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Full text of "Collection complète des oeuvres de J.J. Rousseau, citoyen de Genève Volume 5"

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WBLIOTHECA 



<v 



COLLECTION 

COMPLÈTE 

DES ŒUVRES 

D E 

J. J. ROUSSEAU, 

CITOYEN DE GENEVE, 
Ornée de son portrait. 



TOME CINQUIEME. 



Contenant le Discours qui a remporté le prix à l'Académie de 
Dijon , sur cette question : si le rétablissement des sciences et 
des arts a contribué à épurer les mœurs. La réponse au Discours 
précédent. — Les Observations de J. J. Rousseau sur cette ré- 
ponse. — Réfutation de ce Discours par M. Gauthier , avec la 

réponse de J. J. Rousseau. Lettres sur la musique française. 

— Le Devin du village , opéra. — Narcisse ou l'Amant de lui- 
même , comédie. — Lettres de Rousseau à Voltaire. — L'allée de 

Sylvie Discours sur l'économie politique. Projet de paix 

perpétuelle. — Différentes lettres. 



A GENEVE, 

ET A PARIS, 
Chez V o L L A N D , Libraire , Quai des Augustîns , 

N«. 2J-. 

M. D C C. C X. 



DISCOURS 

U I A REMPORTÉ LE PRIX 

A L'ACADEMIE 

I J O N 5 

EN VANNÉE 1750 , 

Sur cette Queftion propofée par la même Académie; 

5"/ le rétablijjement des Sciences & des Arts a contribué à épurer 

les mœurs. 



Barbarus hic ego fum , qui non intelligor illis. 

OVI D. 



Œuvres mélûs. Tome J, 



»*. 



V. 



P RÉFACE. 



Oici une des plus grandes & des plus belles queftions; 
qui aient jamais été agitées. Il ne s'agit point dans ce Difcours 
de ces fubtilités métaphyfiques qui ont gagné toutes les par- 
ties de la littérature , & dont les programmes d'Académie 
ne font pas toujours exempts. Mais il s'agit d'une de ces 
vérités qui tiennent au bonheur du genre humain. 

Je prévois qu'on me pardonnera difficilement le parti que 
j'ai ofé prendre. Heurtant de front tout ce qui fait aujour- 
d'hui l'admiration des hommes; je ne puis m'attendre qu'à 
un blâme univerfel; & ce n'eft pas pour avoir été honoré 
de l'approbation de quelques Sages que je dois compter fur 
celle du Public. AufTi mon parti eft-il pris ; je ne me fou- 
cie pas de plaire ni aux beaux efprits , ni aux gens k la mo- 
de. Il y aura dans tous les temps des hommes faits pour 
être fubjugués par les opinions de leur fociété. Tel fait au- 
jourd'hui l'efprit fort & le philofophe , qui par la même rai- 
fon n'eût été qu'un fanatique du temps de la ligue. Il ne 
faut point écrire pour de tels le^lcurs, quand on veut vivre 
au-delà de fon fiecle. 

Un mot encore , & je finis. Comptant peu fur l'honneur 
que j'ai reçu, j'avois, depuis l'envoi, refondu & augmenté 
ce Difcours, au point d'en faire, en quelque manière, un 
autre ouvrage -, aujourd'hui , je me fuis cru obligé de le ré- 
tablir dans l'état où il a été couronné. J'y ai feulement jette 
quelques notes, & laifTé deux additions faciles à reconnoî- 
trc , ^z que l'Académie n'auroit peut-être pas approuvées. 
J'ai penfé que l'équité , le refpeét & la reconnoiflànce exi- 
gcoient de moi cet avertiflèment. 

Aij 



DISCOURS 

SUR 

CETTE QUESTION 

Si le réîabUJfement des Sciences & des Ans a contribué à éj^urer 

les mœurs. 



Decipimur fpecie leâi. 



I j E rétabliflement des Sciences & des Arts a t-il contribué a 
épurer où ^ corrompre les mœurs ? Voilà ce qu'il s'agit d'exa- 
miner. Quel parti dois-je prendre dans cette quefJ ion? Celui, Mef- 
fîcurs , qui convient à un honnête homme qui ne fait rien fie 
qui ne s'en eftime pas moins. 

Il fera difficile , je le fens , d^approprier ce que j'ai à dire au 
Tribunal où je comparois. Comment ofer blâmer les fciences de- 
vant une des plus favantes Compagnies de l'Europe, louer l'igno- 
rance dans une célèbre Acade'mie, & concilier le mdpris pour l'é- 
tude avec le refpeft pour les vrais favans ? J'ai vu ces contrarié- 
tés , & elles ne m'ont point rebuté. Ce n'eft point la fcience que 
je maltraite , me fuis-je dit ; c'eft la vertu que je défends de- 
vant des hommes vertueux. La probité eft encore plus chère aux 
gens de bien, que l'érudition aux doéles. Qu'ai- je donc à redou- 
ter? Les lumières de l'afTemblée qui m'écoute ? Je l'avoue; mais 
c'eft pour la conftitution du difcours , & non pour le fentiment 
de l'orateur. Les Souverains équitables n'ont jamais balancé k fa 
condamner eux-mêmes dans des difculîîons douteufes ; & la pofi- 
tion la plus avantageufe au bon droit, eft d'avoir a fe défendre 
contre une partie intègre & éclairée , juge en fa propre caufe. 

A ce motif qui m'encourage , il s'en joint un autre qui me 



6 Discours SUR LES 

détermine : c'eft qu'après avoir Contenu , félon ma lumière natu- 
ffcile, le parti de Ja vérité, quel que foir mon fuccès, il eu an 
prix qui ne peut me manquer: je le trouverai dans le fond de 
mon cœur. 



c 



PREMIERE PARTIE. 



l'EsT un grand & beau fpe(5tacle de voir l'homme Ibrtir , en 
quelque manière , du néant par fes propres efforts ; difliper , par 
les lumières de fa raifon, les ténèbres dans lefquelles la nature l'a- 
voit enveloppé ; s'élever au-deflus de foi- même; s'élancer par l'ef- 
prit jufques dans les régions céleftes; parcourir h pas de géant, ainfî 
que le foleil , la vafte étendue de l'univers; &, ce qui eft encore 
plus grand & plus difficile, rentrer en foi pour y étudier l'homme 
& connoître fa nature, fes devoirs & fa fin. Toutes ces merveil- 
les fe font rénouvellées depuis peu de générations. 

L'Europe étoit retombée dans h barbarie des premiers âges. 
Les peuples de cette partie du monde aujourd'hui fi éclairée , vi- 
voient , il y a quelques fiècles , dans un état pire que l'ignorance. 
Je ne fais quel jargon fcientifique, encore plus méprifable que 
l'ignorance , avoit ufurpé le nom du favoir , & oppofoit à fon re- 
tour un obftade prefqu 'invincible. Il failoit une révolution pour ra- 
mener les hommes au fens commun; elle vint enfin du côté d'où 
on l'auroit le moins attendue. Ce fut Je ftupide Mufulman, ce 
fut l'éternel flcau des lettres, qui les fit renaître parmi nous. La 
chute du trône de Conftantin porta dans l'Italie les débris de l'an- 
cienne Grèce. La France s'enrichit a fon tour de ces précieufes 
dépouilles. Bientôt les fciences fuivirent les lettres ; à l'art d'écrire 
fe joignit l'art de penfer : gradation qui paroît étrange , & qui 
n'eft peut-être que trop naturelle ; & l'on commença à fentir le 
principal avantage du commerce des Mufes, celui de rendre les 
hommes plus fociables , en leur infpirant le dcfir de fc piaire les 
uns aux autres par des ouvrages dignes de leur approbation mu- 
tuelle. 

L'esprit a fes befjins, ainfi que le corps. Ceux-ci font les 



Sciences et les Arts. 7 

fondemens de la fociété , les autres en font l'agrément. Tandis 
que le gouvernenaent & les loix pourvoient à la sûreté & au bien- 
être des hommes afTemblés , les fciences , les lettres &: les arts , 
moins defpotiqucs & plus puiflans peut-être, étendent des guir- 
landes de fleurs fur les chaînes de fer dont ils font chargés , 
étouffent en eux le fentiment de cette liberté originelle pour la- 
quelle ils fembloient être nés, leur font aimer leur efclavage , 
& en forment ce qu'on appelle des peuples policés. Le befoin 
éleva les trônes ; les fciences & les arts les ont affermis. Puîffancts 
de la terre , aimez les talens , & protégez ceux qui les cultivent. 
( I ) Peuples policés , cultivez-les : heureux efclaves , vous leur de- 
vez ce goiàt délicat & fin dont vous vous piquez ; cette douceur 
de caraélère ik. cette urbanité de mœurs qui rendent parmi vous 
le commerce fi liant & fi facile; en un mot, les apparences de 
toutes les vertus, fans en avoir aucune. 

C'est par cette forte de politefTe, d'autant plus aimable qu'elle 
afîeâe moins de fe montrer, que fe diftinguerent autrefois Athè- 
nes & Rome , dans les jours fi vantés de leur magnificence & de 
leur éclat : c'eil par elle fans doute que notre fiècle & notre na- 
tion l'emporteront fur tous les temps & fur tous les peuples. Un 
ton philofophe fans pédanterie, des manières naturelles & pourtant 
prévenantes , également éloignées de la ruflicité Tudefque & de li 
pantomime Ultramontaine : voilk les fruits du goût acquis par de 
bonnes études , & perfedionné dans le commerce du monde. 

Qu'il feroit doux de vivre parmi nous, fi la contenance ex- 
térieure étoit toujours l'image des difpofitions du cœur; fi la dé- 
cence étoit la vertu ; fi nos maximes nous fervoient de règles ; fi 

( I ) Les Princes voient toujoursavec tenir les Ichthyophages dans fa dépen- 

plaifir le goût des arts agréables & des dance , les contraignit de renoncer k la 

fuperfluités , dont l'exportation de l'ar- pèche , & de fe nourrir des alimens 

gent ne réfulte pas, s'étendre parmi communs aux autres peuples j & les fa u- 

leursfujets. Car outre qu'ils les nour- vages de l'Amérique ,. qui vont tout 

riffent ainfi dans cette petiteffe d'ame fi nuds , & qui ne vivent que du produit 

propre à fa fervitude , ils favent très- de leur chaffe, n'ont jamais pu être 

bien que tous les befoins que le peuple domptés. En effet quel joug impofe- 

fe donne , font autant de chaînes dont roit-on à des hommes qui n'ont befoin 

il fe ch.?rge. Alexandre voulant mam- de rien. 



8 



Discours sur les 



la. véritable phllofophie étort inféparable du titre de philofophe ! 
Mais tant de qualités vont trop rarement enfemble , & la vertu ne 
marche guères en fi grande pompe. La richeffe de la parure peut 
annoncer un homme opulent, & fon élégance un homme de goût ; 
l'homme fain & robufte fe reconnnoît à d'autres marques : c'efl 
fous l'habit ruftique d'un laboureur, & non fous la dorure d'un 
courtifan , qu'on trouvera la force & la vigueur du corps. La pa- 
rure neù pas moins étrangère k la vertu, qui eft la force & la 
vigueur de l'ame. L'homme de bien eft un athlète qui fe plaît k 
Combattre nud : il méprife tous ces vils ornemens qui géneroient 
l'ufage de fes forces, & dont la plupart n'ont été inventés que 
pour cacher quelque difformité. 

Avant que l'art eût façonné nos manières & appris à nos paf- 
fions k parler un langage apprêté, nos mœurs étoient ruftiques, 
mais naturelles ; & la différence des procédés annonçoit au premier 
coup d'oeil celle des caraflères. La nature humaine , au fond , n'é- 
toit pas meilleure ; mais les hommes trouvoient leur fécurité dans 
la facilité de fe pénétrer réciproquement ; & cet avantage , dont 
nous ne fentons plus le prix, leur épargnoit bien des vices. 

Aujourd'hui que des recherches plus fubtiles & un goût plus 
fin ont réduit l'art de plaire en principes, il règne dans nos mœurs 
une vile & trompeufe uniformité , & tous les efprits femblent avoir 
été jettes dans un même moule : fans ceffe la politeffe exige , la 
bienféance ordonne : fans cefle on fuit des ufïiges, jamais fon pro- 
pre génie. On n'ofe plus paroître ce qu'on ell : & dans cette con- 
trainte perpétuelle , les hommes , qui forment ce troupeau qu'on 
appelle fociété , placés dans les mêmes circonflances, feront tous 
les mêmes chofes, fi des motifs plus puiflants ne les en détour- 
nent. On ne faura donc jamais bien à qui l'on a affaire : il fau- 
dra donc, pour connoître fon ami , attendre les grandes occafions; 
c'efl: h-dire attendre qu'il n'en foit plus temps, puifque c'eû pour 
CCS occafions mêmes qu'il eût été effentiel de le connoître. 

Quel cortège de vices n'accompagnera point cette incertitude? 
Plus d'amitiés fmcères; plus d'eftime réelle, plus de confiance 
fondée. Les foupçons , les ombrages , les craintes , la froideur, la 

réferve , 



Sciences et les Arts. 9 

réferve, la haine, la trahifon, fe cacheront fans cefTe fous ce voile 
uniforme & perfide de politefie, fous cette urbanité fi vantée que 
nous devons aux lumières de notre fiècle. On ne profanera plus 
par des juremens le nom du Maître de l'univers ; mais on l'in- 
îultera par des blafphêmes, fans que nos oreilles fcrupuleufes en 
foient ofFenfées. On ne vantera pas fon propre mérite; mais on ra- 
baifîèra celui d 'autrui. On n'outragera point grolTiérement fon en-" 
nemi , mais on le calom.niera avec adre/Te, Lts haines nationales 
s'éteindront , mais ce fera avec l'amour de la patrie. A l'ignorance 
méprifée on fubftituera un dangereux pyrrhcnifme. Il y aura des ' 
excès profcrits, des vices déshonorés; mais d'autres feront décorés 
du nom de vertus; il faudra ou les avoir, ou les affeâer. Van- 
tera qui voudra la fobriété des fages du temps : je n'y vois, pour 
moi , qu'un rafinement d'intempérance, autant indigne de mon 
éloge que leur artificieufe fimplicité. (2.) 

Telle efl la pureté que nos mœurs ont acquife. C'eft ainfi que 
nous fommes devenus gens de bien. C'eft aux lettres, aux fcicnces 
& aux arts à revendiquer ce qui leur appartient dans un fi falu- 
taire ouvrage. J'ajouterai feulement une réflexion, c'eft qu'un habi- 
tant de quelques contrées éloignées, qui chercheroit à fe former 
une idée des mœurs Européennes, fur l'état des fciences parmi 
nous, fur la perfeâion de nos arts, fur la bienféance de nos fpec- 
tzcles , fur la politcfle de nos manières, fur l'affabilité de nos dif- 
cours , fur nos démonflrations perpétuelles de bienveillance , & 
fur ce concours tumultueux d'hommes de tout âge & de tout état , 
qui femblent emprefîés, depuis le lever- de l'aurore jufqu'au cou- 
cher du foleil, à s'obliger réciproquement; c'efl que cet étranger, 
dis-je, dcvineroit exadement de nos mœurs le cdntraire de ce qu'el- 
les font. 

Ou il n'y a nul effet, il n'y a point de caufe h chercher ; maïs 
ici l'effet eft certain, la dépravation réelle, & nos âmes fe font cor- 

( a ) J'aime , dit Montaigne , i con- rade de fon efprit &■ de fon caquet , je 

tefter & difcourir ^ mais c'efi avec peu trouve que c'eji un métier très-méféant à 

d'hommes , & pour moi. Car d<f fervir de un homme d'honneur. C'efl celui de tous 

fpeâacle aux grands , & faire à l'ehvi pa- nos beaux efprits , hors un. 

Œuvres mêlées. Ta/ne I. B 



lo Discours sur les 

rompues à mefure que nos fciences & nos arts fe font avancés à 
la perfefiion. Dira-t-on que c'eft un malheur particulier k notre 
âge? Non, Meflieurs; les maux caufés par notre vaine curiofité 
font aufli vieux que le monde. L'élévation & l'abaifTcment jour- 
nalier des eaux de l'océan n'ont pas été plus régulièrement afTujet- 
tis au cours de l'aftre qui nous éclaire durant la nuit, que le fort 
des mœurs & de la probité aux progrès des fciences & des arts. 
On a vu la vertu s'enfuir à mefure que leur lumière s'élevoit fur 
notre horizon , & le même phénomène eft obfervé dans tous les 
temps & dans tous les lieux. 

Voyez l'Egypte, cette première école de l'univers , ce climat 
(1 fertile fous un ciel d'airain , cette contrée célèbre d'où Séfoftris 
partit autrefois pour conquérir le monde. Elle devient la mère de 
la philofophie & des beaux arts; & bientôt après la conquête de 
Cambife; puis celle des Grecs, des Romains, des Arabes, & enfin 
des Turcs. 

Voyez la Grèce, Jadis peuplée de Héros, qui vainquirent deux 
fois l'Afie; l'une devant Troyes, & l'autre dans leurs propres foyers. 
Les lettres naiflantes n'avoient point encore porté la corruption dans 
les cœurs de fes habitans, mais le progrès des arts, la dilToIution 
des mœurs & le joug du Macédonien fe fuivirent de près, & la 
Grèce, toujours favante, toujours voluptueufe & toujours efclave, 
n'éprouva plus dans (es révolutions que des changemens de maîtres. 
Toute l'éloquence de Démofthène ne put jamais ranimer un corps 
que le luxe & les arts avoient énervé. 

C'est au temps d^s Ennius & des Térence que Rome , fondée 
par un pâtre & illuflrée par des laboureurs, commence k dégénérer. 
Mais après les Ovide, les Catulle, les Martial, & cette foule d'au- 
teurs obfcènes, dont les noms fsuls allarment la pudeur, Rome, 
jadis le temple de la vertu, devient le théâtre du crime, l'opprobre 
des nations , & le jouet des barbares. Cette capitale du monde 
tombe enfin fous le joug qu'elle avoit impofé k tant de peuples, 
& le jour de fa chute fut la veille de celui où l'on donna à l'un de 
fes citoyens, le titre d'arbitre du bon goût. 



Sciences et les Arts, h 

Que dirai-je de cette métropole de l'Empire d'Orient, quî 
par fa pofition, fembloit devoir l'être du monde entier; de cet 
afyle des fciences & des arts profcrits du refte de l'Europe, plus 
peut-être par fagefîe que par barbarie ? Tout ce que la débauche 
& la corruption ont de plus honteux; les trahifons, les aflaffinats & 
les poifons , de plus noir; le concours de tous les crimes, de plus 
atroce : voila ce qui forme le tifTu de l'hifloire de Conflantino- 
ple ; voilà la fourcc pure d'où nous font émanées les lumières dont 
notre fiècle fe glorifie. 

Mais pourquoi chercher, dans des temps reculés, des preuves 
d'une vérité dont nous avons fous nos yeux des témoignages fub- 
fiflans? Il eft en Afie une contrée immenfc où les lettres hono- 
rées conduifent aux premières dignités de l'Etat. Si les fciences 
épuroient les mœurs ; fi elles apprenoient aux hommes h verfer leur 
fang pour la patrie; fi elles animoicnt le courage, les peuples de la 
Chine devroient être fages, libres & invincibles. Mais s'il n'y a 
point de vice qui ne les domine, point de crime qui ne leur foit 
familier; fi les lumières des Miniftres, ni la prétendue ùgefîe des 
loix, ni la multitude des habitans de ce vafte Empire n'ont pu le 
garantir du joug du Tartare ignorant & grofiler, de quoi lui ont 
fervi tous les favans ? Quel fruit a-t-il retiré des honneurs dont 
ils font comblés? Seroit-ce d'être peuplé d'efclaves & de méchans } 

Opposons à ces tableaux celui des mœurs du petit nombre de 
peuples qui, préfervés de cette contagion des vaines connoifTances, 
ont par leurs vertus fait leur propre bonheur & l'exemple des au- 
tres nations. Tels furent les premiers Perfes, nation (îngLlicre, 
chez laquelle on apprenoit la vertu , comme chez nous on apprend 
la fcience ; qui fubjugua l'Afie avec tant de facilité, & qui feule 
a eu cette gloire, que l'hiftoire de fe;: inftitutions ait pafTé pour 
un roman de philofophie : tels furent les Scythes, dont on nous a 
laifTé de fi magnifiques éloges ; tels les Germains, dont une plume, 
lafiè de tracer les crimes & les noirceurs d'un peuple inflruit, opu- 
lent & voluptueux, fe foulageoit k peindre la fimplicité, l'inro- 
cence & les vertus ; telle avoii été Rome même dans les ttmps de 
fa pauvreté & de fon ignorance i tel enfin s'eft montrée jufqu'à no» 

Bij 



12 Discours sur les 

jours cette nation ruftique, fi vantée pour fon courage, que l'ad- 
verfité n'a pu abattre , & pour fa fidélité que l'exemple n'a pu 
corrompre. ( 3 ) 

Ce n'eft point par fiupidité que ceux-ci ont préféré d'autres 
exercices à ceux de l'erprit. Ils n'ignoroient pas que dans d'autres 
contrées des hommes oififs pafToient leur vie à difputer fur le fou- 
verain bien, fur le vice & fur la vertu, & que d'orgueilleux rai- 
fonncurs , fe donnant \ eux-mêmes les plus grands éloges, con- 
fondoient les autres peuples fous le nom méprifant de Barbares ; 
mais ils ont confidéré leurs mœurs , & appris à dédaigner leur 
doctrine, ( 4 ) 

OuBLiÈROiS- JE que ce fut dans le fein même de la Grèce 
qii'on vit s'élever cette cité aufli célèbre par fon heureufe igno- 
rance que par la ù^tffQ de ^QS loix , CQiie République de demi- 
Dieux, plutôt que d'hommes; tant leurs vertus fembloient fupé- 
rieures \\ l'humanité! O Sparte! opprobre éternel d'une vaine doc- 
trmt ! tandis que les vices conduits par les beaux arts s'introdui- 
fjient enlcmble dans Athènes ; tandis qu'un tyran y rafTembloit , 
avec tant de foin , les ouvrages du Prince des Poètes, tu chaffbis 
de tes murs les arts & les artiftes , les fcicnces & les favans. 

( 3 ) Je n'ofe ainfi parler de ces quelle opinion les Athéniens mêmes 
nations heureufes qui ne connoiiïent dévoient avoir de l'éloquence , quand 
pas même de nom les vices que nous ils l'écarrent avec tant de foin de ce 
avons tant de peine a réprimer , de tribunal intègre , des jugements du- 
ces fauvages de l'Amérique , dont quel les Dieux même n'appelloient 
^Montaigne ne balance point à préfé- pas? Que penfoient les Romains de 
rer la fimple & naturelle police non- la médecine , quand ils la banni- 
feulement aux loix de Platon, mais rent de leur République? Et quand 
même à tout ce que la philofophie un refte d'humanité porta les Efpa- 
pourra jamais imaginer de plus pir- gnols à interdire à leurs gens de loi 
fait pour le gouvernement des peu- lentrée de l'Amérique , quelle idée 
pies. Il en cite quantité d'exemples falloit-il qu'ils euiTent de la jurifpru- 
frappnns pour, qui les fauroit admi- dence ? Ne dircit-on pas qu'ils ont 
rer : Mais quoi^ dit - il , ils ne pcr- cru réparer , par ce feul acte , tous les 
tent point de chaujfes ! maux qu'ils avoienc fait à ces mal- 

(4) Ds bonne foi, qu'on me dife heureux Indiens. 



Sciences et les Arts. 13 

L'ÉVÉNEMENT marqua cette difFérence. Athènes dévint le fé- 
jour de la politefîe & du bon goût , le pays des orateurs & des 
philofophes. L'élégance des bâiimens y répondoit à celle du lan- 
gage. On y voyoit de toutes parts le marbre & la toile animés par 
les mains des maîtres les plus habiles. C'eft d'Athènes que font 
fortis ces ouvrages furprenans qui ferviront de modèles dans rous 
les âges corrompus. Le tableau de Lacédémone cû moins brillant. 
Là, difoient les autres peuples, Its hommes naijfint- vertueux, & 
l'air même du pays femble infpircr lu vertu. Il ne nous refle de fes 
habitans que la mémoire de leurs aâions héroïques. De rtls mo- 
numens vaudroient- ils moins pour nous que les marbres curieux 
qu'Athènes nous a laiffés ? 

Quelques lâges, il eft vrai, ont réfilîé au torrent général , 
& fe font garantis du vice dans le féjour des Mufes. Mais qu'on 
écoute le jugement que le premier & le plus malheureux d'entre 
eux portoit des favans iU des artiftes de Ion temps. 

» J'ai examiné, dit-il, les poètes, & je les regarde comme 
» des gens dont le talent en impofe à eux-mêmes & aux autres , 
» qui fe donnent pour fages, qu'on prend pour tels, & qui ne 
3» font rien moins. 

» Des poètes, continue Socratc, j'ai paflé aux artifleg. Perfonne 
» n'ignoroit plus les arts que moi ; perfonne n'étoit plus convaincu 
» que les artiftes poflédoient de fort beaux fecrets. Cependant je 
» me fuis apperçus que leur condition n'eft pas meilleure que celle 
M des poètes, & qu'ils font, les uns & les autres, dans le même 
» préjugé. Parce que les plus habiles d'entre eux, excellent dans 
» leur partie , ils le regardent comme les plus fages des hommes. 
» Cette préfomption a terni tout-à-fait leur favoir à mes yeux ; 
1» de forte que me mettant à h place de l'Oracle , & me deman- 
M dant ce que j'aimcrois le mieux être, ce que je fuis ou ce qu'ils 
» font, favoir ce qu'ils ont appris, ou favoir qtie je ne fais rien; 
» j'ai répondu à moi-même & au Dieu : Je veux relîer ce que 
» je fuis. 

» Nous ne favons, ni les fophiftes, ni les poètes, ni Iqs ora- 



14 Discours sur les 

n leurs , ni les artiftes , ni moi , ce que c'efl que le vrai , le bon 
» & Je beau; mais il y a entre nous ctne différence, que, quoi- 
» que ces gens ne fâchent rien, tous croient favoir quelque chofe ; 
• au lieu que moi , fi je ne fais rien , au moins je n'en fuis pas 
» en doute : de forte que touts cette fupériorité de fage/Te , qui 
D m'eft accordée par l'Oracle , fe réduit feulement à être biea 
» convaincu que j 'ignore ce que je ne fais pas. « 

Voila donc le plus fage des hommes au jugement des Dieux, 
& le plus C»v3nt des Athéniens au fentiment de la Grèce entière, 
Socrate, faifant l'éloge de l'ignorance. Croit-on que, s'il reffufci- 
toit parmi nous, nos favans & nos artiftes lui feroient changer 
d'avis ? Non, Meflieurs ; cet homme ju/le continueroit de mépri- 
fer nos vaines fciences; il n'aideroit point h grofllr cette foule de 
livres dont on nous inonde de toutes parts, & ne laiflèroit» com- 
me il a fait, pour tout précepte à fes difciples & à nos neveux , 
que l'exemple & la mémoire de fa vertu. C'eft ainfx qu'il eft beau 
d'inftruire les hommes. 

Socrate avoir commencé dans Athènes, le vieux Caton 
continua dans Rome, de Ce déchaîner contre ces Grecs artificieux 
& fubtils qui féduifoient la vertu & amollifToient le courage de 
fes concitoyens; mais les fciences, les arts & la diakaique pré- 
valurent encore. Rome fe remplit de philofophes & d'orateurs; on 
négligea la difcipline militaire; on méprifa l'agriculture; on em- 
brafTa des fcdes , & l'on oublia la patrie. Aux noms facrés de li- 
berté, de défintéreflement, d'obéiflance aux loix , fuccéderent les 
noms d'Épicure, de Zenon, d'Arcéfilas. Depuis que les favans ont 
commencé à paraître parmi nous, difoient leurs propres philofo- 
phes, les gens de bien fe font ècllpfês. Jufqu'alors les Romains s'é- 
toient contentés de pratiquer la vertu ; tout fut perdu quand ils 
commencèrent \ l'étudier, 

O Fabricius! qu'eût penfé votre prande ame , fi , pour votre 
malheur, rappelle à la vie, vous euffiez vu la face pompeufe de 
cette Rome fauvée par votre bras , & que votre nom rePpeélable 
avoit plus illuftrée que toutes fes conquêtes ! » Dieux , euflîez- 



Sciences et les A n t s- 15 

9 vous dit , que font devenus ces toks de chaume & ces foyers 
9 ruftiques qu'habitoient jadis la modération & la vertu ? Quelle 
1» fplendeur funefte a fuccédé à h fimplicité Romaine? Quel eft 
i> ce langage étranger ? Quelles font ces mœurs efféminées ? Que 
■ fignifient ces ftatues, ces tableaux , ces édifices ? Infeufés , qu'avez- 
» vous fait î Vous, les maîtres des nations, vous vous êtes ren^ 
» dus les efclaves des hommes frivoles que vous avez vaincus; ce 
i> font des rhéteurs qui vous gouvernent : c'efl pour enrichir des 
s archite(5les , des peintres, des flatuaires & des hifîrions, que vous 
» avez arrofé de votre fang la Grèce & l'Afie. Les dépouilles de 
» Carthage font la proie d'un joueur de flûte. Romains, hâtez- 
» vous de renverfer ces amphithéâtres, brifez ces marbres, brûlez 
» ces tableaux, chaffez ces efclaves qui vous fubjuguent , & dont 
» les funeftes arts vous corrompent. Que d'autres mains s'illuftrent 
ï> par de vains talens : le feul talent digne de Rome eft celui de 
» conquérir le monde, & d'y faire régner la vertu. Quand Cy- 
» néas prit notre fcnat pour une aïïèmbiée de Rois, il ne fut 
» ébloui, ni par une pompe vaine, ni par une élégance recher- 
» chée. Il n'y entendit point cette éloquence frivole , l'étude & 
» le charme des hommes futiles. Que vit donc Cynéas de majef- 
» tueux ? O citoyens, il vit un fpe6ï3cle que ne donneront jamais 
» vos riche/îès ni vos arts, le plus beau fpeflacle qui ait jamais 
» paru fous le ciel, l'aflèmblée de deux cens hommes vertueux» 
» dignes de commander à Rome & de gouverner la terre, o 

Mais franchi/Tons la diftance des lieux & des temps, & voyons 
ce qui s'eft pafTé dans nos contrées & fous nos yeux, ou plutôt 
écartons des peintures odieufes qui blefTeroient notre délicateffe , 
& épargnons- nous la peine de répéter les mêmes chofes fous d'au- 
tres noms. Ce n'eft point en vain que j'invoquois les mânes de 
Fabricius; & qu'ai-je fait dire à ce grand homme , que je n'euffe 
pu mettre dans la bouche de Louis XII, ou de Henri IV? Parmi 
nous, il eft vrai, Socrate n'eût point bu la ciguë, mais il eût bu 
dans une coupe encore plus amère la raillerie infultante, & le 
mépris pire cent fois que la mort. 

Voua comment le luxe , la diftblution & Tefclavage ont été 



i6 Discours s u p. les 

de tout temps le châtiment des efforts orgueilleux que nous avons 
faits pour fortir de l'heureufe ignorance où la fagefTe érernelie nous 
avoit placés. Le voile épais dont elle a couvert toutes fcs opéra- 
tions, fembloit nous avertir afTez qu'elle ne nous a point deftinés 
îi de vaines recherches; mais eft-il quelqu'une de fes leçons dont 
nous ayons fa profiter, ou que nous ayons négligée impunément? 
Peuples, fâchez donc une fois que la nature a voulu vous préferver 
de la fcience, comme une mère arrache une arme dangereufe des 
mains de fon entant; que tous les fecrets qu'elle vous cache font 
autant de maux dont elle vous garantit, & que la peine que vous 
trouvez h vous in/îruire, n'eft pas le moindre de fes bienfaits. Les 
hommes font pervers; ils feroient pires encore s'ils avoicnt eu 
le malheur de naître favans. 

Que ces réflexions font humiliantes pour l'humanité! Que 
notre orgueil en doit être mortifié! Quoi! la probité feroit fille 
de l'ignorance, la fcience & la vertu feroient incompatibles ! Quel- 
les conféquences ne tireroit-on point de ces préjugés? Mais pour 
concilier ces contrariétés apparentes, il ne faut qu'examiner de 
près la vanité & le néant de ces titres orgueilleux qui nous éblouif- 
fent , & que nous donnons fi gratuitement aux connoiffances hu- 
maines. Confidérons donc les fciences & les arts en eux-mêmes. 
Voyons ce qui doit réfulter de leur progrès, & ne balançons plus 
ï convenir de tous les points où nos raifonnemens (è trouveront 
d'accord avec les indudions hiftoriques. 

SECONDE PARTIE. 

\_^'Étoit une ancienne tradition pafTée de l'Egypte en Grèce , 
qu'un Dieu ennemi du repos des hommes, étoit l'inventeur des 
fciences (5)- Quelle opinion falloit-il qu'euflent d'elles les Égyp- 
tiens 

( T ) On voit aifément rallégorie de plus favorablement que les Egypriens 

V fable de Prométhée; & il ne pa- de leur Dieu Theums. » Le Satyre, 

oît pas que les Grecs, qui l'ont cloué » dit un ancienne fable , voulut bai- 

ur I9 Caucife , en penfaiïent guères » fer & embralfer le feu , la première 



Sciences ET LES Arts. 17 

tiens mêmes chez qui elles étoient nées ? C'eû qu'ils voyoient 
de près les fources qui les avoient produites. En effet, foie qu'on 
feuillette les anrxales du monde, foit qu'on fupplée à des chroniques 
incertaines par des recherches philofophiques, on ne trouvera pas, 
aux connoiflanccs humaines, une origine qui réponde k l'idée qu'on 
aime à s'en former. L'aftronomie eft née de la fuperftition ; l'é- 
loquence, de l'ambition, de la haine, de la flatterie, du menfonge; 
la géométrie, de Pavarice; la phyfique , d'une vaine curiofité ; 
toutes, & la morale même de l'orgueil humain. Les fciences &c 
les arts doivent donc leur nai/Tance à nos vices: nous ferions moins 
en doute fur leurs avantages , s'ils la dévoient à nos vertus. 

Le défaut de leur origine ne nous eu. que trop retracé dans leurs 
objets. Que ferions - nous des arts làns le luxe qui les nourrir ? 
Sans les injufticcs des hommes, h quoi ferviroit la jurifprudcnce > 
Que devîendroit l'hiftoire , s'il n*y avoit ni tyrans, ni guerres, 
ni confpirateurs ? Qui voudroit, en un mot, palTer fa vie à de fté- 
riles contemplations , fi chacun , ne confultant que les devoirs de 
l'homme & les befoins de la nature, n'avoit de temps que pour 
I2 patrie, pour les malheureux & pour fes amis ? Sommes -nous 
donc faits pour mourir attachés fur les bords du puits où la vérité 
s'eft retirée? Cette feule réflexion devroit rebuter, dès les pre- 
miers pas, tout homme qui chercheroît férieufement k s'inftruire 
par l'étude de la philofophie. 

Que de dangers! que de faufîes routes dans l'inveftigation des 
fciences! Par combien d'erreurs, mille fois plus d.ingereufes que 
la vérité n'efl: utile, ne faut-il point pafTer pour arriver à elle? Le 
défavantage cft vifible; car le faux eft fufceptible d'une infinité de 
combinaifons ; mais la vérité n'a qu'une manière d'être. Qui efl:ce 
d'ailleurs qui la cherche bien fincérement? Même avec la meil- 
leure volonté, à quelles marques efl-on sûr de la reconnoître ? 
Dans cette fouis de fentimens difFérens , quel fera notre Crlicriurn 

" fois qu'il le vie; mais Proméchée » quand on y touche. " C'eft le fu- 
» lui cria : Satyre , tu pleureras la jet du fromifpice. 
" barbe de ton menton ; car il brûle 

Œuvres méUcs. Tome I. C 



i8 Discours sur les 

pour en bien juger (6) ? Et ce qui eft le plus difficile, fi par bonheur' 
nous la trouvons h la fin, qui de nous en faura faire un bon ufage ? 

Si nos fciences font vaines dans l'objet qu'elles fe propo- 
fent , elles font encore plus dangereufes par les effets qu'elles 
produifenr. N;.^es dans l'oifiveté, elles la nourriflènt à leur tour; 
& la perte irréparable du temps eft le premier préjudice qu'elles 
caufent néceffairement à la fociété. En politique comme en mora- 
le, c'eft un grand mal que de ne point faire de bien; & tout ci- 
toyen inutile doit être regardé comme un homme pernicieux. Ré- 
pondez-moi donc, philofophes illuflres, vous par qui nous favons 
en quelle raifon les corps s'attirent dans le vuide : quels font , dans 
les révolutions des planettes, les rapports des aires parcourues en 
temps égaux: quelles courbes ont des points conjugués, des points 
d'inflexion & de rebrouffement ; comment l'ame & le corps fe 
correfpondent fans communication , ainfi que feroient deux horlo- 
ges : quels aftres peuvent être habités : quels infefles fe reprodui- 
sent d'une manière extraordinaire; répondez-moi, dis-je, vous de 
qui nous avons reçu tant de fublimes connoiiïànces : quand vous ne 
nous auriez jamais rien appris de ces chofes, en ferions-nous moins 
nombreux, moins bien gouvernés, moins redoutables, moins flo- 
riffans , ou plus pervers ? Revenez donc fur l'importance de vo« 
produdions ; & fi les travaux des plus éclairés de nos favans & de 
nos meilleurs citoyens nous procurent fi peu d'utilité, dites- nous 
ce que nous devons penfcr de cette foule d'écrivains obfcurs & de 
lettrés oififs , qui dévorent en pure perte la fubilance de l'État ? 

Que dis-je, oififs? Et plût à Dieu qu'Ms le fufTent en effet! 
Les mœurs en feroient plus faines, & la fociété plus paifible. Mais 
ces vains & futiles déclamatcurs vont de tous côtés armés de leuri 
funtfles paradoxes, fappant les fondcmens de la foi, & anéantifTant 
la vertu. Ils fourient dédaigneufement k ces vieux mots de patrie 

( 6 ) Moins on fait , plus on croît même en Europe , fi mince Phyficiea 

favoir. Les Péripatériciens doutoient- qui n'explique hardiment ce profond 

ils de rien ? Defcjrtes n'a-t-il pas conf- myfl jre de l'éledricité , qui fera peut- 

truit l'univers avec des cubes & des être à jamais le défefpoir des vrai* 

«ourbillons ] Et y a - 1 - il aujourd'hui , JPhilofophes ? 



Sciences et les A r t s. 19 

& de religion , & confacrent leurs talens & leur philofophîe k dé- 
truire & avilir tout ce qu'il y a de facré parmi les hommes ; no» 
qu'au fond ils haïfient ni la vertu ni nos dogmes : c'eft de l'opi- 
nion publique qu'ils font ennemis , & pour les ramener aux pieds 
des autels , il fiiffiroit de les reléguer parmi les athées. O fureur 
de fe diflinguer, que ne pouvez-vous point? 

C'est un grand mal que l'abus du temps. D'autres maux pires 
encore fuivent les lettres & les arts. Tel eu le luxe : né comme 
eux de l'oifiveté & de la vanité des hommes, le luxe va rarement 
fans les fcicnccs & les arts, & jamais ils ne vont fans lui. Je fais 
que notre philofophie, toujours féconde en maximes fingulières , 
prétend , contre l'expérience de tous les fiècles , que le luxe fait la 
fplendeur des États; mais après avoir oublié la nécertîté des loix 
fomptuaires , oferat-elle nier encore que les bonnes mœurs ne 
foient efTentielIes h la durée des Empires , & que le luxe ne foie 
diamétralement oppofé aux bonnes mœurs ? Que le luxe foit un 
/igné certain des riche/fes, qu'il ferve même, il l'on veut, à les 
multiplier; que faudra-t-il conclure de ce paradoxe fi digne 
d'être né de nos jours ? Et que deviendra la vertu , quand il 
faudra s'enrichir k quelque prix que ce foit ? Les anciens politi- 
ques parloient fans ce/îe de mœurs & de vertu ; les nôtres ne 
parlent que de commerce & d'argent. L'un vous dira qu'un hom - 
me vaut en telle contrée la fomme qu'on le vendroit à Alger; 
un autre , en fuivant ce calcul , trouvera des pays où un homme 
ne vaut rien , &f d'autres où il vput moins que rien. Ils évaluent 
les hommes comme des troupeaux de bétail. Selon eux, un hom- 
me ne vaut k l'Hitat que la confommation qu'il y fait : ainfi un Sy- 
barite auroit bien valu trente Lacédémoniens. Qu'on devine donc 
laquelle de ces deux républiques, de Sparte ou de Sybaris , futfub- 
juguée par une poignée de payfans , & laquelle fit trembler l'Afie. 

La monarchie de Cyrus a été conquife avec trente mille hom- 
mes, par un Prince plus pauvre que le moindre des Satrapes de 
Perfe ; & les Scythes , le plus miférable de tous les peuples , ont 
réfifté aux plus puiflàns Monarques de l'univers. Deux fameuses 
républiques fe difputcrent l'empire du monde; Tune étoit très- 

C ij 



20 Discours sur les 

riche, l'autre n'avoit rien; & ce fut celle-ci qui détruifit l'autre, 
L'Empire Romain, à fon tour, après avoir englouti toutes les ri- 
chefles de l'univers , fut la proie de gens qui ne favoient pas mê- 
me ce que c'étoit que richtriïe Les Francs conquirent les Gaules; 
les Saxons, l'Angleterre, fans autres tréfors que leur bravoure 6c 
leur pauvreté. Une troupe de pauvres Montagnards, dont toute 
l'avidité fe bornoit h quelques peaux de moutons, après avoir 
dompté la fierté Autrichienne , écrafa cette opulente & redoutable 
maifon de Bourgogne qui faifoit trembler les Potentats de l'Eu- 
rope. Enfin toute la puiiïance & toute la fagefTe de l'héritier de 
Charles Quint, foutenucs de tous les tréfors des Indes , vinrent 
fe briler contre une poignée de pêcheurs de harengs. Que nos 
politiques daignent «fufpendre leurs calculs, pour réfléchir à ces 
exemples , & qu'ils apprennent une fois qu'on a de tout avec de l'ar- 
gent, hormis des mœurs & des citoyens. 

De quoi s'agit- il donc précifément dans cette queftion du luxe? 
De favoir lequel importe le plus aux empires d'être brillans & 
inomentané<;, ou vertueux & durables. Je dis brillans; mais de 
quel éclat? Le goût du fafle ne s'aflbcie guères dms les mêmes 
2mes avec celui de l'honnêteté. Non, il n'eft: pas pofîible que des 
efprits dégradés par une multitude de foins futiles , s'élèvent jamais 
à rien de grand; & quand ils en auroient la force, le courage leur 
manqueroit. 

Tout artifte veut être applaudi. Les éloges de fes contemporains 
font la partie la plus précieufe de fa récompenle. Que fera t-il donc 
pour les obtenir, s'il a le malheur d'être né chez un peuple, & 
dans des temps où les favans devenus à la mode , ont mis une 
jeunefTe frivole en état de donner le ton ; où les hommes ont fa- 
crifié leur goût aux tyrans de leur liberté ( 7 ); où l'un des {^yits 

(7) Je fuis bien éloigné de penfer de mal aujourd'hui. On ne fent point 

que cet afcendant des femmes foir un affez quels avantages naîtroient dant 

mal en foi. C'eft un préfent que leur la fociété d'une meilleure éducation 

a fait la nature pour le bonheur du donnée à cette moitié du genre humain 

genre humain : mieux dirigé , il poui-- qui gouverne l'autre. Les hommes fe- 

roit produire autant de bien qu'il fait ront toujours ce qu'il plaira aux fem» 



^ Sciences ET LES Arts. 21 

n'ofant approuver que ce qui eft proportionné k la pufillanimité de 
rautre.on lailTe tomber des chefs- d'œuvres de poélie dramatique, 
& des prodiges d'harmonie font rebutés. Ce qu'il fera, MtfTieursî 
Il rabaiflera fon génie au niveau de fon fiècle, & aimera mieux 
, compofer des ouvrages communs, qu'on admire pendant fa vie, 
que des merveilles qu'on n'admireroit que long temps après fa mort. 
Dites- nous, célèbre Arouet, combien vous avez facrifié de beautés 
mâles & fortes k notre faufî'e délicatefTe, & combien refprit delà 
galanterie, fi fertile en petites chofes, vous en a coûté de grandes? 

C'est ainfi que la diflblution des mœurs , fuite néceiïaire du luxe , 
entraîne k fon tour la corruption du goût. Que fi par hazard, en- 
tre les hommes ordinaires par leurs talens , il s'en trouve quel- 
qu'un qui ait de la fermeté dans i'ame, & qui refufe de fe prê- 
ter au génie de fon fiècle, & de s'avilir par des prcduflions pué- 
riles ; malheur k lui ! 11 mourra dans l'indigence & dans l'oubli. 
Que n'eft-ce ici un pronoftic que je fais, & non une expérience 
que je rapporte ! Carie, Pierre, le moment eft venu , où ce pin- 
ceau deftiné k augmenter la majefté de nos temples par des ima- 
ges fublimes & faintes , tombera de vos mains , ou fera proftitué 
i orner de peintures lafcives les paneaux d'un vis- k- vis. Et toi, 
rival des Praxiteles & des Phidias, toi dont les Anciens auraient 
employé le cifeau k leur faire des Dieux capables d'excufer k nos 
yeux leur idolâtrie; inimitable Pigal , ta main fe réfoudra k ra- 
valler le ventre d'un magot, ou il faudra qu'elle demeure oifive. 

On ne peut réfléchir fur les mœurs , qu'on ne fe plaife k fe 
rappeller l'image de la fimplicité des premiers temps. C'eft un 
beau rivage paré des feules mains de la nature , vers lequel on 
tourne inceffamment les" yeux, & dont on fe fent éloigner k re- 
gret. Quand les hommes innocens ôc vertueux aimoitnt à avoir 

mes : fi vous voulez donc qu'ils devien- autrefois , mériteioient fort cî'ctre 

nent grands & vertueux , apprenez aux mieux développées par une plume di- 

femmes ce que c'eft que grandeur d'à- gne d'écrire d'après un tel maure, Sc 

me & vertu. Les réflexions que ce de défcndic une û grande caufe. 
fujet fouwiit, & que Platon a faites 



^^ Discours sur i £ s 

les Dieux pour témoins de leurs avions, ils habitoient enfembie 
fous les mêmes cabanes; mais bientôt devenus méchans,ils le 
laiïsrent de ces incommodes fpedarcurs, & \es reléguèrent dans 
des temples magnifiques. Ils les en chaflfcrent enfin pour s'y éta- 
blir eux-mêmes , ou du moins les temples des Dieux ne fc dif- 
tinguerent plus des maifons des citoyens. Ce fut alors le comble 
de la dépravation ; &c les vices ne furent jamais pouffes plus loin 
que quand on les vit, pour ainfi dire, foutenus k l'entrée des pa- 
lais des grands fur des colonnes de marbre , & gravés fur des cha- 
pitaux Ccrinthiens, 

Tandis que les commodités de la vie fs multiplient, que les 
arts fe perfectionnent 6c que le luxe s'étend, le vrai courage s'é- 
nerve , les vertus s'évanouiflent , & c'eft encore l'ouvrage des fcien- 
ccs , & de tous ces arts qui s'exercent dans l'ombre du cabinet. 
Quand les Goths ravagèrent la Grèce, toutes les bibliothèques ns 
furent fauvées du feu que par cette opinion femée par l'un d'entre 
eux, qu'il falloit laiflêr aux ennemis des meubles Ci propres à les 
détourner de l'exercice militaire, & à les amufer à des occupations 
oifives & fédentaires. Charles VIII fe vit maître de la Tofcane 
& du Royaume de Naples , fans avoir prefque tiré l'épée ; 5c toute 
fa cour attribua cette facilité inefpérée à ce que les Princes & la 
noblefls d'Italie s'amufoient plus à fc rendre ingénieux & favsns , 
qu'ils ne s'exerçoient a devenir vigoureux & guerriers. En effet ,' 
dit l'homme de fens qui rapporte ces deux traits , tous les exem- 
ples nous apprennent qu'en cette martiale police & en toutes celles 
qui lui font femblables, l'étude des fciences efi bien plus propre 
à amollir & efïéminer les courages, qu'à les affermir & les animer. 

Les Romains ont avoué que la vertu militaire s'étoit éteinte 
parmi eux, à mefure qu'ils avoient commencé k fe connoître en 
tableaux, en gravures, en valès d'orfèvrerie, & à cultiver les beaux 
arts ; t: comme fi cette contrée fameufe étoît deflinée à fervir 
fans cefle d'exemple aux autres peuple?, l'élévation des lettres a 
fait tomber derechef, & peut-être pour toujours , cette réputation 
guerrière que l'Italie femblbit avoir recouvrée il y a quelques 
fièclcs. 



Sciences ET tES Arts. 23 

Les anciennes républiques de la Grèce, avec cette fagefle qui 
brilloit dans la plupart de leurs inftitutions, avoient interdit à 
leurs citoyens tous ces métiers tranquilles & fédentaires, qui , 
en affaifTant & corrompant le corps, énervent ii-tôt la vigueur de 
Tame. De quel œil , en effet , penfè-t-on que puiflènt envifager la 
faim , la foif , les fatigues, les dangers & la nwrt, des hommes 
que le moindre befoin accable, & que la moindre peine rebute? 
Avec quel courage les foldats fupporteront-ils des travaux cxceffifs , 
dont ils n'ont aucune habitude ? Avec quelle ardeur feront-ils des 
marches forcées , fous des officiers qui n'ont pas même la force 
de voyager k cheval? Qu'on ne m'objefle point la valeur renom- 
mée de tous ces modernes guerriers fî favamment difciplinés. On 
me vante bien leur bravoure en un jour de bataille ; mais on ne 
me dit point comment ils fupportent l'excès du travail , comment 
ils réfiflent à la rigueur des failbns & aux intempéries de l'air. Il 
ne faut qu'un peu de foleil ou de neige ; il ne faut que la 
privation de quelques fuperfluités pour fondre & détruire en peu 
de jours la meilleure de nos armées. Guerriers intrépides , fouf- 
frez une fois la vérité qu'il vous efl fî rare d'entendre ; vous 
êtes braves , je le fais ; vous eufTiez triomphé avec Annibal à 
Canne & à Trafîmène ; Céfar avec vous eût pafTé le Rubicon- 
de afTervi fon pays ; mais ce n'eft point avec vous que le premier 
eût traverfé les Alpes, & que l'autre eût vaincu vos ayeux. 

Les combats ne font pas toujours le fucccs de la guerre; & iï 
efl pour les généraux un art fupérieur à celui de gagner des ba- 
tailles. Tel court au feu avec intrépidité., qui ne laifTe pas d'être 
un très- mauvais officier .-dans le foldat même, un peu plus de for- 
ce & de vigueur feroit peut-être plus nécefîaire que tant de bra- 
voure qui ne le garantit pas de la mort : & qu'importe à l'Etat 
que fes troupes périfTent par la fièvre & le froid, ou par le fer 
de l'ennemi ? • 

Si la culture des fciences eft nuifible aux qualités guerrières, 
elle eft encore plus aux qualités morales. C'eft dès nos premières 
années qu'une éducation infènfée orne notre efprit, & corrompî 
notre jugement. Je vois de toutes parts des établifTemens immen^ 



24 



Discours sur lis 



fes;où l'on élevé à grands frais la jeunefle, pour lui apprendre 
toutes chofes , excepté ks devoirs. Vos enfans ignoreront leur 
propre langue ; mais ils en parleront d'autres qui ne font en ufage 
nulle part : ils fauront compofer des vers, qu'à peine ils pourront 
comprendre : fans favoir démêler l'erreur de la vérité , ils polfé- 
deront l'art de les rendre méconnoiflables aux autres par des ar- 
gumens fpécîeux \ mais ces mots de magnanimité , d'équité , de 
tempérance, d'humanité, de courage, ils ne fauront ce que c'eft; 
ce doux nom de patrie ne frappera jamais leur oreille ; & s'ils 
entendent parler de Dieu (8 ), ce fera moins pour le craindre que 
pour en avoir peur. J'aimerois autant, difoit un fage, que mon 
écolier eût pafTé le temps dans un jeu de paume , au moins le 
corps en feroit plus difpos. Je fais qu'il faut occuper Iqs enfans, 
& que Toifiveté eft pour eux le danger le plus à craindre. Que 
faut- il donc qu'ils apprennent ? Voilà, certes, une belle queftion! 
Qu'ils apprennent ce qu'ils doivent faire étant hommes (9), & 
non ce qu'ils doivent oublier. 

Nos 



( 8 ) Penfées Philofophiques. 

( 9 ) Telle étoit l'éducation des 
Spartiates , au rapport du plus grand 
de leurs Rois. C'eft , dit Montaigne ^ 
chofe digne de très-grande confidéra- 
tion , qu'en cette excellente police de 
Lycurgus , & 'a la vérité nionftrueufe 
par fa perfedion , fi foigneufe pourtant 
de la nourriture des enfans, comme 
de fa principale charge , & au gîte mê- 
me des Mufes , il s'y faffc fi peu men- de quatre ; le plus jufte , le plus fage , 



nourri. Après fa naiflance, on ledon- 
noit , non à des femmes , mais à des 
eunuques de la première autorité près 
du Roi , à caufe de leur vertu. Ceux- 
ci prenoient charge de lui rendre le 
corps beau & fain , & après fept ans le 
duifoient à monter à cheval , & aller à 
la chafie. Quand il étoit au quatorziè- 
me , ils le dépofoient entre les mains 



tion de la dodrine , comme fi cette gé- 
néreufe jeunelTe dédaignant tout autre 
joug , on ait dû lui fournir , au lieu de 
nos maîtres de fciences , feulement des 
maîtres de vaillance, prudence &juf- 
tice. 

Voyons maintenant comment le mê- 
me Auteur parie des anciens Ferfes. 
Tlaton , dit-il , raconte que le fils aîné 
de leur fuccefllon royale t'toit ainlî 



le plus tempérant , le plus vaillant de 
la nation. Le premier lui apprenoitla 
religion ; le fécond, a être toujours vé- 
ritable^ le tiers, à vaincre fa cupidité; 
le quart , à ne rien craindre. Tous , 
ajouterai-je , à le rendre bonj aucun, 
à le rendre favant. 

Ailyage , en Xénophon , demande à 
Cyrus compte de fa dernière leçon. 
C'eil , dii-il , qu'en notre école un grand 



ScrENCESETLESARTS. 2^ 

Nos jardins font ornés de ftatues , & nos galeries de tableaux. 
Que penferiez-vous que repréfentent ces chefs - d'œuvres de l'art 
cxpofés h l'admiration publique ? Les défenfeurs de la patrie , ou 
ces hommes plus grands encore, qui l'ont enrichie par leurs ver- 
tus. Non : ce font des images de tous les égaremens du cœur & 
de la raifon, tirées foigneufement de l'ancienne mythologie, & pré- 
fentées de bonne heure à la curiofité de nos enfans , fans doute afin 
qu'ils aient fous leurs yeux des modèles de mauvaifes avions, avant 
même que de favoir lire. 

D'OU naifTent tous ces abus, fi ce n'eft de l'inégalité fjnefîc, 
introduite entre les hommes par la diftindion des talens & par Ta- 
vilifTement des vertus? Voilk l'effet le plus évident de toutes noi 
études, & la plus dangereufe de toutes leurs confcquences. On ne 
demande plus d'un homme s'il a de la probité , mais s'il a des 
talens; ni d'un livre s'il eft utile, mais s'il efl bien écrit. Les ré- 
compenfcs font prodiguées au bel efprit, & la vertu refle fans hon- 
neurs. Il y a mille prix pour les beaux difcours, aucun pour les 
belles aflions. Qu'on me dife cependant fi la gloire attachée au 
meilleur des difcours qui feront couronnés dans cette Académie, 
fefl comparable au mérite d'en avoir fondé le prix. 

LEfagene court point après la fortune, mais il n'efl pas inlenfi- 
ble à la gloire; & quand il la voit fi mal difiribuée, fa vertu, qu'un 
peu d'émulation auroit animée & rendue avantageufe à la fociété , 
tombe en langueur & s'éteint dans la misère & dans l'oubli. Voilk 
ce qu'à la longue doit produire par-tout la préférence des talens 
agréables fur les talens utiles , & ce que l'expérience n'a que trop 

garçon ayant un petit faye , le donna féancs ; & il falloit premièrement avoir 

à l'un de fes compagnons de plus petite pourvu à la juftice , qui vouloit qur 

taille , & lui ôta Ton faye qui étoitplus nul ne fiîr forcé en ce qui lui appar- 

grand. Notre Précepteur m'ayant fait tenoit , & dit qu'il en fut puni , comme 

juge de ce différend , je jugeai qu'il on nous punit en nos villages pour 

falloit laiffer les chofes en cet état; & avoir oublié le premier aorifte de ti/tt*» 

que l'un &rautrefembIoientêtre mieux Mon Régent me feroit une belle ha- 

accommodés en ce point. Sur quoi il rangue in génère deinonftratiyo , avant 

me remontra quej'avois mal fait; car qu'il me perfuadât que fon école vaut 

je m'étois arrêté à confidérer la bien- celle-là. 

(Ruvres méUes. Tome I. D 



26 Discours sur les 

confirmé depuis le renouvellement des fciences & des arts. Nous 
avons des phyliciens, des géomètres, des chymifles , des aftrono- 
mes , des poètes, des muficiens, des peintres : nous n'avons plus 
de citoyens; ou, s'il nous en refle encore, difperfés dans nos cam- 
pagnes abandonnées, ils y périffent indigens & méprifés. Tel eft 
l'état où font réduits, tels font les fentimens <ju'obtienner>t de nous 
ceux qui nous donnent du pain, & qui donnent du lait à nos 
en fans. 

Je l'avoue cependant, le mal n'eft pas auflï grand qu'il auroit 
pu le devenir. La prévoyance éternelle , en plaçant k côté de diver- 
ses plantes nuifibles , des fimples faluiaires, & dans la fubftance de 
plufieurs animaux malfaifans le remède à leurs blefTures , a enfei- 
^né aux Souverains, qui font fes miniftres, b imiter fa fagefTe. C'eft 
)i fon exemple que du fein même des fciences & des arts , fources 
de mille déréglemens, ce grand Monarque, dont la gloire ne fera 
qu'acquérir d'âge en âge un nouvel éclat , tira ces fociétés célè- 
bres, chargées k la fois du dangereux dépôt des connoiflances hu- 
maines , & du dépôt facré des mœurs, par l'attention qu'elles ont 
d'en maintenir chez elles toute la pureté , & de l'exiger dans les 
membres qu'elles reçoivent. 

Ces fages inftitutions affermies par fon augufte fucceffeur, imi- 
tées par tous les Rois de l'Europe, ferviront du moins de frein aux 
gens de lettres qui tous, alpirant à l'honneur d'être admis dans les 
Académies, veilleront fur eux-mêmes, & tâcheront de s'en rendre 
dignes par des ouvrages utiles & des mœurs irréprochables. Celles 
de ces compagnies qui, pour le prix dont elles honorent le mérite 
littéraire, feront un choix de fujets piopres k ranimer l'amour de 
la vertu dans les cœurs des citoyens , montreront que cet amour re- 
^ne parmi cHes , & dotineront aux peuples ce plaifîr fi rare & fi doux , 
devoir des fociétés faVantes fe dévouer à verfer fur le genre humain, 
non- feulement des lumières agréables, mais auffi des inflrudions 
iàlutaires. 

Qu'on ne m'oppofe donc point une objeflion qui n'eft pour moi 
qu'u«€ nouvelle preuve. Tant de foins ne montrent que trop la né- 



Sciences et les Arts, zj 

celTicé de les prendre, & l'on ne cherche point de remèdes à des 
maux qui n'exiftent pas. Pour quoi faut- il que ceux-ci portent en- 
core , par leur infuffifance, les caraélères des remèdes ordinaires? 
Tant d'établifîemens faits à l'avantage des lavans , n'en font que 
plus capables d'en impofer (ur les objets des fciences, & de tour- 
ner les é(prits à leur culture. 11 ièmble, aux précautions qu'on 
prend, qu'on ait trop de laboureurs, & qu'on craigne de manquer 
de philofophes. Je ne veux point ha2arder ici une comparaifon de 
l'agriculture & de la philofophie, on ne la fupporteroit pas. Je de- 
manderai feulement : qu'eft-ce que la philofophie? Que contien- 
nent les écrits des philofophes les plus connus ? quelles font les 
leçons de ces amis de la lâgeflè ? A les entendre , ne les pren- 
droit-on pas pour une troupe de charlatans, criant, chacun de fon 
côté , fur une place publique : venez à moi , c'eft moi feul qui 
ne trompe point. L'un prétend qu'il n'y a point de corps, & que 
tout eft en repréfentation : l'autre , qu'il n'y a point d'autre fubftance 
que la matière, ni d'autre Dieu que le monde. Celui-ci avance qu'il 
n'y a ni vertus ni vices, & que le bien & le mal moral font des 
chimères ; celui- Ik , que les hommes font des loups, & peuvent fe 
dévorer en toute sûreté de confcience. O grands philofophes ! que ne 
réfervez-vous pour vos amis & pour vos enfans ces leçons profi- 
tables ? Vous en recevriez bientôt le prix, & nous ne craindrions 
pas de trouver dans les nôtres quelqu'un de vos feflateurs. 

Voila donc les hommes merveilleux k qui l'eftime de leurs 
contemporains a été prodiguée pendant leur vie, & l'immortalité 
réfervée après leur trépas! Voilà les fages maximes que nous avons, 
reçues d'eux , & que nous tranfniettons d'âge en âge k nos defcen- 
dans ! Le paganifme, livré k tous les égaremens de la raifon hu- 
maine, a-t-il laifl'é à la poftérité rien qu'on puifîe comparer aux 
monumens honteux que lui a préparés l'Imprimerie fous le règne 
de l'Évangile ? Les écrits impies des Lcucippe & des Diagoras font 
péris avec eux. On n'avoit point encore inventé l'art d'éternifer les 
extravagances de l'efprit humain; mais grâces aux caraflères ty- 
pographiques ( I o ) & à l'ufage que nous en faifons , les dangereu- 

(lo) A confidérer les défordres affreux que l'Imprimerie a déjà caufés crt 
Europe j a juger de l'avenir par le progrès que le mal fait d'un jour à 

Dij 



28 Discours SUR LES 

fes rêveries des Hobbes & des Spiuofa referont h jamais. Aller, 
écrits célèbres, dont l'ignorance 6c la ruflicité de nos pères n'au- 
roient point été capables , accompagnez chez nos defcendans ces 
ouvrages plus dangereux encore, d'où s'exhale la corruption des 
mœurs de notre fiècle, & portez enfemble aux fiècles à venir une 
hiftoire fidelle du progrès &c des avantages de nos fciences & de 
nos arts. S'ils vous lifent, vous ne leur laiiïèrez aucune perplexité 
fur la queftion que nous agitons aujourd'hui ; & h moins qu'ils ne 
foient plus infenfés que nous , ils lèveront leurs mains au Ciel , & 
diront dans l'amertume de leur cœur : » Dieu tout-puiflant , toi 
» qui tiens dans tes mains les efprits, délivrez- nous des lumières 
}> & des funeftes arts de nos pères; & rends- nous l'ignorance, l'in- 
» nocence & la pauvreté, les feuls biens qui puiflènt faire notre bon- 
» heur, & qui foient précieux devant toi. « 

Mais fi le progrès des fciences & des arts n^a rien ajouté à 
notre véritable félicité, s'il a corrompu nos mœurs, & fi la cor- 
ruption des mœurs a porté atteinte îi la pureté du goût , que 
penferons-nous de cette foule d'auteurs élémentaires , qui ont 
écarté du temple des mufes , les difficultés qui défendoient fon 
abord, & que la nature y avoir répandues, comme une épreuve 
des forces de ceux qui feroient tentés de favoir? Que penferons- 
nous de ces compilateurs d'ouvrages , qui ont indifcrettcment brifé 
la porte des fciences , & introduit dans leur fanduaire une popu- 

l'autre , on peut prévoir aifément que répondit en ces termes : Si les livres de 

les Souverains ne tarderont pas a fe cette bibliothèque contiennent des cho- 

donner autant de foin pour bannir cet fes oppofées à l'Alcoran , ils font mau- 

arc terrible de leurs États , qu'ils en ont vais , & il faut les brûler ; s'ils ne con- 

pris pour l'y établir. Le Sultan Ach- tiennent que la doélrrne de l'Alcoran , 

met cédant aux importunités de quel- brûlez-les encore , ils font fuperflus. 

ques prétendus gens de goût, avoit Nos favans ont cité ce raifonncment 

confenti d'établir une Imprimerie à comme le comble de l'abfurdité. Ce- 

Conftantinople ; mais à peine la prefle pendant , fuppofez Grégoire le Grand 

fut-elle en train qu'on fut contraint de à la place d'Omar, & l'Évangile à la 

la détruire , &: d'en jetter les inftru- place de l'Alcoran , la bibliothèque 

mens dans un puits. On dit que le Ca- auroit encore été brûlée , & ce feroit 

life Omar , confulté fur ce qu'il falloit peut-être le plus beau irait de cet U- 

faire de la bibliothèque d'Alexandrie , luftre Pontife, 



Sciences et les A r t s. 2^ 

lace indigne d'en approcher ; tandis qu'il feroit a fouhaiter que 
tous ceux qui ne pouvoient avancer loin dans la carrière des let- 
tres , eufîcnt été rebute's dès l'entrée , & fe fuïïent jettes dans des 
arts utiles ^ la fociété ? Tel qui fera toute fa vie un mauvais ver- 
fificatcur , un géomètre fubalterne , fcroit peut-être devenu un 
grand fabricateur d'étoffe. Il n'a point fallu de maîtres à ceux qu« 
la nature defîinoit à faire des difciples. Les Vérulam , les Def- 
cartes & les Newton , ces précepteurs du genre humain , n'en ont 
point eu eux-mêmes; & quels guides les euflent conduits jufqu'où 
leur vafle génie les a portés ? Des maîtres ordinaires n'auroient 
pu que rétrécir leur entendement , en le refferrant dans l'étroite 
capacité du leur. C'efl par les premiers obftacles qu'ils ont appris 
à faire des efforts , & qu'ils fe font exercés h franchir l'efpace im- 
tnenfe qu'ils ont parcouru. S'il faut permettre a quelques hom- 
mes de fe livrer ^ l'étude des fciences & des arts, ce n'eft qu'à 
ceux qui fe fentiront la force de marcher feuls fur leurs traces , 
& de les devancer : c'eft k ce petit nombre qu'il appartient d'éle- 
ver des monumens à la gloire de l'efprit humain. Mais fi l'on veut 
que rien ne foit au-deffus de leur génie, il faut que rien ne foit 
au-deffus de leurs efpérances. Voilà l'unique encouragement dont 
ils ont befoin. L'ame fe proportionne infenfiblement aux objets 
qui l'occupe, & ce font les grandes occafions qui font les grands 
hommes. Le prince de l'éloquence fut Conful de Rome; & le 
plus grand , peut- être, des philofophes , Chancelier d'Angle- 
terre. Croit - on que fi l'un n'eût occupé qu'une chaire dans 
quelque univerfiré , & que l'autre n'eût obtenu qu'une modique 
penfion d'Académie; croit- on, dis- je, que leurs ouvrages ne 
fe fentiroient pas de leur état î Que les Rois ne dédaignent 
point d'admettre dans leurs confeils les gens les plus capables de 
les bien confeiller ; qu'ils renoncent à ce vieux préjugé inventé 
par l'orgueil des grands, que l'art de conduire les peuples eft 
plus difficile que celui de les éclairer ; comme s'il étoit plus aifé 
d'engager les hommes à bien faire de leur bon gré , que de les y 
contraindre par la force. Quo les favans du premier ordre trou- 
vent dans leurs cours d'honorables afylcs ; qu'ils y obtiennent la 
feule récompenfe digne d'eux ; celle de contribuer par leur crédit 



^o Discours SUR LES &c. 

au bonheur des peuples à qui ils auront enfeigné la fagefTe : c'efc 
alors feulement qu'on verra ce que peuvent ia vertu, la fcienco 
& l'autorité animées d'une noble émulation , & travaillant de con- 
cert à la félicité du genre humain. Mais tant que la puiflance Csrn 
feule d'un côté, les lumières & la fagtfle feules d'un autre, lej 
favans penferont rarement de grandes chofes ; les Princes en feront 
plus rarement de belles, & les peuples continueront d'être vils , cor- 
rompus &c malheureux. 

Pour nous , hommes vulgaires , à qui le Ciel n'a point départi 
de fi grands talens , & qu'il ne deftine pas k tant de gloire, ref- 
tons dans notre obfcurité. Ne courons point après une réputation 
qui nous échapperoit , & qui, dans l'état préfent des chofes, ne 
nous rendroit jamais ce qu'elle nous auroit coûté, quand nous au- 
rions tous les titres pour l'obtenir. A quoi bon chercher notre 
bonheur dans l'opinion d'autrui , fi nous pouvons le trouver en nous- 
, mêmes? Laiflbns à d'autres le foin d'inftruire les peuples de leurs 
devoirs , & bornons-nous h bien remplir les nôtres : nous n'avons 
pas befoin d'en favoir davantage. 

O vertu , fcience fublime des âmes fîmples, faut-il donc tant 
de peines & d'appareil pour te connoître ? Tes principes ne font-ils 
pas gravés dans tous les cœurs ? Et ne fufïît - il pas , pour appren- 
dre tes loix, de rentrer en foi-même, & d'écouter la voix de fa 
confcience dans le filencc des partions ? Voilà la véritable phiiofo- 
phie ; fâchons nous en contenter ; & fans envier la gloire de ces 
hommes célèbres , qui s'immortalifent dans la république des let- 
tres , tâchons de mettre entr'eux & nous cette diflindion glorieufè 
qu'on remarquoit jadis entre deux grands peuples; que l'un favoic 
bien dire, & l'autre bien faire. 



51 



REPONSE 

AU DISCOURS PRÉCÉDENT , 

p. L. R. D. P. - 

1 

E Difcours du Citoyen de Genève a de quoi furprendre; & 
on fira peut-être également furpris de le voir couronné par une 
Académie célèbre. 

Est-ce fon fentiment particulier que l'Auteur a voulu établir? 
N'eft-ce qu'un paradoxe dont il a voulu amuièr le public? Quoi 
qu'il en foit, pour réfuter fon opinion, il ne faut qu'en examiner 
les preuves, remettre l'anonyme vis-a-vis des vérités qu'il a adop- 
tées, & l'oppolèr lui-même à lui-même. PuifTé-je, en le combat- 
tant par fes principes , le vaincre par fes armes & le faire triompher 
par fa propre défaite. 

Sa façon de penfer annonce un cœur vertueux. Sa manière d'é- 
crire décèle un elprit cultivé; mais s'il réunit efFedivement la fcien- 
ce k la vertu, & que l'une ( comme il s'efforce de le prouver) 
foit incompatible avec l'autre, comment fa do(5lrine n'a-t-clle pas 
corrompu fa fagefTe ? Ou comment fa fjgelTe ne l'a-t-elle pas déter- 
miné à refler dans l'ignorance ? A-t-il donné à la vertu la préfé- 
rence fur lafcience? Pourquoi donc nous étaler avec tant d'afFec- 
lation une érudition fi vafle & fi recherchée? A-t-il préféré, au 
contraire, lafcience h la vertu? Pourquoi donc nous prêcher avec 
tant d'éloquence ceHe-ci au préjudice de celle-lk ? Qu'il corn- 
mence par concilier des conrradiélions fi fingulières, avant que de 
combattre les notions communes; avant que d'attaquer les autres, 
-iqu'il s'accorda avec lui-même. 

N'auÏIOIT-IL prétendu qu'exercer fon efprît & faire briller fon 
îmagioation? Ne lui envions pas le frivole avantage d'y avoir rtulH- 



32 Réponse 

Mais que conclure en ce cas de fon Difcours? Ce que l'on conclut 
après la lecture d'un roman ingénieux; en vain un auteur prête k 
des fables les couleurs do la vérité, on voit fort bien qu'il ne croit 
pas ce qu'il feint de vouloir perfuader. 

Pour moi , qui ne me flatte, ni d'avoir aflez de capacité pour 
en appréhender quelque chofe au préjudice de mes mœurs, ni d'a- 
voir afTez de vertu pour pouvoir en faire beaucoup d'honneur h 
mon ignorance , en m'élevant contre une opinion fi peu fouiena- 
ble, je n'ai d'autre intérêt que de foutenir celui de la vérité. L'au- 
teur trouvera en moi un adverfaire impartial. Je cherche même à 
me faire un mérite auprès de lui en l'attaquant; tous mes efforts, 
dans ce combat, n'ayant d'autre but que de réconcilier fon ef- 
f rit avec fon cœur , & de procurer la fatisfaâion de voir réu- 
nies , dans fon ame , les fciences que j'admire avec les vertuà 
que j'aime. 

PREMIERE PARTIE. 

(Es fc'iences lervent à faire connoître le vrai, le bon, l'utile 
en tout genre : connoiffànce précieufe qui, en éclairant les efprits, 
doit naturellement contribuer à épurer les mœurs. 

La vérité de cette propofition n'a befoin que d'être préfentée 
pour être crue : auffi ne m'arrêterai- je pas h la prouver; je m'at- 
tache feulement H réfuter les fophifmss ingénieux de celui qui ofc 
la combattre. 

DÈS l'entrée de fon Difcours , l'auteur ofFrc à nos yeux le plus 
beau fpeâacle; il nous repréfente l'homme aux prifes , pour ainlî 
dire, avec lui-même, fortant en quelque manière du néant de fon 
ignorance; dilfipant, par les efforts de fa raifon, les ténèbres dans 
lefquelles la nature l'avoit enveloppé; s'élevant par l'efprit jufques 
dans les plus hautes fphères des régions céleftes ; afferviffant à fon 
calcul les mouvemens des aftres, & mefurant de fon compas la vafte 
étendue de l'univers; rentrant enfuite dans le fond de fon cœur, & 
fe rendant compte h lui-même de la -nature de fon ame, de fon 
pxçellence, de fa haute dellin;:t'on. 

Qu'un 



'AU Discours précèdes t. 5 5 

Qu'un pareil aveu, arraché à la vérité, eft honorable aux fcien- 
ces ! qu'il en montre bien la néceflité & les avantages ! qu'il en a dû 
coûter à l'auteur d'être forcé à le faire, & encore plus à le rétrader ! 

La nature, dit-il, eft afTez belle par elle-même, elle ne peut 
que perdre k être ornée. Heureux les hommes, ajoute-t-i! , qui 
favent profiter de fes dons fans les connoître ! C'eft k la fimpli- 
cité de leur efprit qu'ils doivent l'innocence de leurs mœurs. La 
belle morale que nous débite ici le cenfeur des fciences & l'apo- 
logifte des mœurs! Qui fe feroit attendu que de pareilles réflexions 
duflent être la fuite des principes qu'il vient d'établir? 

La nature d'elle-même eft belle, fans doute; mais n'eft-ce pas 
\ en découvrir les beautés, à en pénétrer les fecrets, à en dévoi- 
ler les opérations , que les favans emploient leurs recherches ? Pour- 
quoi un fi vafte champ eft-il offert à nos regards ? L 'efprit fait pour 
le parcourir, & qui acquiert dans cet exercice, fi digne de fon ac- 
tivité , plus de force & d'étendue, doit- il fe réduire à quelques 
perceptions paffagères, ou à une ftupide admiration? l.es mœurs 
feront-elles moins pures, parce que la raifon fera plus éclairée? 
Et k mefure que le flambeau qui nous eft donné pour nous con- 
duire , augmentera de lumières, notre route, deviendra- t-elle moins 
aifée h trouver, & plus difficile à tenir? A quoi aboutiroient tous 
les dons que le Créateur a faits à l'homme, fi, borné aux fondions 
organiques de (es fens, il ne pouvoir feulement examiner ce qu'il 
voit, réfléchir fur ce qu'il entend, difcerner par l'odorat les rap- 
ports qu'ont avec lui les objets, fuppléer par le tadl au défaut de la 
vue, & juger par le goût de ce qui lui efl avantageux ou nuifible ? 
Sans la raifon qui nous éclaire & nous dirige, confondus avec les 
bêtes, gouvernés par l'inflind, ne deviendrions -nous pas bientôt 
auffi femblables à elles par nos aflions, que nous le fommes déjà 
par nos befoins ? Ce n'eft que par le fecours de la réflexion & de 
l'étude, que nous pouvons parvenir k régler l'ufage des chofes fen- 
fibles qui font h notre portée, à corriger les erreurs de nos feris, 
à foumettre le corps à l'empire de l'efprit, à conduire l'ame , cette 
fubflance fpirituelle & immortelle, à la connoifTance de fes devoirs 
& de fa fin. 

Œuvres mûces. Tome I. E 



34 Réponse 

Comme c'efl principalement par leurs effets Air les mœurs , que 
l'Auteur s'attache à décrier les fciences; pour les venger d'une fi 
fauffc imputation , je n'aurois qu'k rapporter ici les avantages que 
leur doit la fociété, mais qui pourroit détailler les biens fans nom- 
bre qu'elles y rapportent, & les agrémens infinis qu'elles y répan- 
dent? Plus elles font cultivées dans un État, plus l'État eft florif- 
fant; tout y languiroit fans elles. 

Que ne leur doit pas l'artifan, pour tout ce qui contribue à la 
beauté, à la folidité, à la proporrion, à la perfeflion de fes ouvra- 
ges? Le laboureur, pour les différentes ùçons de forcer la terre à 
payera fes travaux les tributs qu'il eu attend ? Le médecin, pour 
découvrir la nature des maladies, & la propriété des remèdes ? Le 
jurifconfultc, pour difcerner l'efprit des loix & la diverfité des de- 
voirs ? Le juge , pour démêler les artifices de la cupidité d'avec la 
/implicite de l'innocence, & décider avec équité des biens & delà 
vie des hommes? Tour citoyen, de quelque profelîion , de quelque 
condition qu'il foit , a des devoirs à remplir ; & comment les remplir 
fans les connoître? Sans la connoi (Tance de l'Hiftoire, de la politique , 
de la religion , comment ceux qui font prépofés au gouvernement 
des États, fauroient-ils y maintenir l'ordre, la fubordination , h 
sûreté , l'abondance ? 

La curiofité, naturelle k l'homme, lui infpire l'envie d'appren- 
dre ; fes befoins lui en font fentir la nécefîîté ; fes emplois lui en 
impofent l'obligation ; fes progrès lui en font goûter le plaifir. Ses 
premières découvertes augmentent l'avidité qu'il a de favoir; plus 
il connoît, plus il fent qu'il a de connoiflances k acquérir; & plus 
il a de connoiffances acquifes , plus il a de facilité ^ bien faire. 

Le citoyen de Genève nel'auroit-il pas éprouvé ? Gardons-nous 
il 'en croire fa modeftie. Il prétend qu'on feroit plus vertueux, fî 
l'on étoit moins favant : ce font les fciences , dit-il, qui nous font 
connoître le mal. Que de crimes, s'écrie-t-il , nous ignorerions 
fans elles! Mais l'ignorance du vice eft-elle donc une vertu? Efl- 
ce faire le bien que d'ignorer le mal ? Et fi , s'en abftenir parce 
qu'on ne le connoît pas , c'eft-là ce qu'il appelle être vertueux , 



Av Discours précédent. 35 

qu'il convienne du moins que ce n'eft pas l'être avec beaucoup de 
mérite : c'eft s'expofer k ne pas l'être long-temps, c'eft ne l'être 
que jufqu'k ce que quelque objet vienne folliciter les penchan» 
naturels , ou quelque occafion vienne réveiller des partions endor- 
mies. Il me femble voir un faux brave , qui ne fait montre de fa 
valeur que quand il ne fe préfente point d'ennemis : un ennemi 
▼ient-il à paroîrre, faut-il fe mettre en défenfe, le courage man- 
que , & la vertu s'évanouit. Si les fciences nous font connoître le 
mal , elles nous en font connoître auffi le remède. Un botanifte 
habile fait démêler les plantes falutaires d'avec les herbes véni- 
meulès ; tandis que le vulgaire, qui ignore également la vertu des 
unes & le poifon des autres, les foule aux pieds fans diftinftion, 
ou les ceuille fans choix. Un homme éclairé par les fciences, dif- 
tingue dans le grand nombre d'objets qui s'offrent à fes connoil^ 
fan ces , ceux qui méritent fon averfion , ou fes recherches : il trou- 
ve dans la difformité du vice & dans le trouble qui le fuit, dans 
les charmes de la vertu & dans la paix qui l'accompagne, de quoi 
fixer fon eftime & fon goût pour l'une , fon horreur & fon mépri» 
pour l'autre; il eft fage par choix , il eftfolidement vertueux. 

Mais, dit-on, il y a des pays où, fans fcience , (ans étude; 
fans connoître en détail les principes de la morale, on la pratique 
mieux que dans d'autres où elle eft plus connue, plus louée, plus 
hautement enfeignée. Sans examiner ici, 2i la rigueur, ces parallèles 
qu'on fait fi fouvent de nos mœurs avec celles des anciens ou de» 
étrangers , parallèles odieux , où il entre moins de zèle & d'équité, 
que d'envie contre fes compatriotes & d'humeur contre fes contem- 
porains, n'efî-ce point au climat, au tempérament, au manque 
d'occafion , au défaut d'objet , h l'économie du gouvernement , aux 
coutumes, aux loix , à toute autre caufe qu'aux fciences , qu'on doit 
attribuer cette différence qu'on remarque quelquefois dans les mœurs, 
en différens pays & en différens temps ? Rappeller fans ceffe cette 
fimplicité primitive dont on fait tant d'éloges, fe la repréfenter tou- 
jours comme la compagne inféparable de l'innocence, n'tfl-ce point 
tracer un portrait en idée pour fe faire illufion? Où vit- on jamais 
des hommes fans défauts, fans defirs, fans partions ? Ne portons- 

Eij 



36 R È F O N S E 

nous pas en nous-mêmes le germe de tous les vices ? Et s'il futdeis 
temps , s'il efi: encore des climats où certains crimes foient ignorés , 
n'y voit-on pas d'autres défordres ? N'en voit-on pas encore de plus 
monftrueux chez ces peuples dont on vante la ftupidité? Parce que 
l'on ne tente pas leur cupidité, parce que les honneurs n'excitent 
pas leur ambition, en connoifTent- ils moins l'orgueil & l'injuftice ? 
Y font ils moins livrés aux bafTefles de l'envie, moins emportés par 
la fureur de la vengeance? Leurs fens grofliers font-ils inacceflîbles 
à l'attrait des plaifîrs ? Et h quels excès ne fe porte pas une volupté 
qui n'a point de règles, & qui ne connoît point de freins? Mais 
quand même dans ces contrées fauvages , il y auroit moins de 
crimes que dans certaines nations policées, y a-t-il autant de ver- 
tus ? Y voit-on fur toutes ces vertus fublimes, cette pureté de 
mœurs, ce dé/intéreflement magnanime, ces aflions furnaturelles 
qu'enfante la religion î 

Tant de grands hommes qui l'ont défendue par leurs ouvra- 
ges, qui l'ont fait admirer par leurs mœurs , n'avoient-ils pas puifé 
dans l'étude ces lumières fupérieures qui ont triomphé des erreurs 
& des vices ? C'eft le faux bel efprit , c'eft l'ignorance préfomp- 
tueufe qui font éclore les doutes & les préjugés; c'eft Torgueil , 
c'eft l'obftination qui produifent les fchifmes & les héréfies ; c'eft 
le pyrrhonifme, c'eft l'incrédulité qui favorifent l'indépendance, 
h révolte, les paflîons, tous les forfaits. De tels adverfaires font 
honneur à la religion. Pour les vaincre, elle n'a qu'à paroître 
feule , elle a de quoi les confondre tous ; elle ne craint que de n'ê- 
tre pas alTez connue , elle n'a befoin que d'être approfondie pour 
fe faire refpecfter ; on l'aime dès qu'on la connoît; k mefure 
qu'on l'approfondit davantage , on trouve de nouveaux motifs 
pour la croire, & de nouveaux moyens pour la pratiquer : plus 
le chrétien examine l'authenticité de fes titres, plus il fe rafifurs 
dans la ponefiion de fa croyance; plus il étudie la révélation, 
plus il fe fortifie dans la foi. C'eft dans les divines écritures 
qu'il en découvrs l'origine & l'excellence; c'eft dans les àoSïes 
écrits des pères de l'églifa qu'il en fuit de fiède en fiécle le 
développement ; c'eft dans les livres de morale & les annales 



AU Discours précédent. } 7 

fâintes qu'il en voit les exemples, & qu'il s'eû fait rapplication. 

Quoi ! l'ignorance enlèvera à la religion & à la vertu des lu- 
mières fi pures , des appuis fi puiflans , & ce fera à cette même re- 
ligion qu'un Dofteur de Genève enfeignera hautement qu'on doit 
l'irrégularité des mœurs ! On s'étonneroit davantage d'entendre un 
fi étrange paradoxe, fi on ne favoit que la fingularité d'un fyftê- 
me, quelque dangereux qu'il foit, n'eiï qu'une raifon de plus pour 
qui n'a pour règle que l'efprit particulier. La religion étudiée efl 
pour tous les hommes la règle infaillible des bonnes mœurs. Je dis 
plus : l'étude même de la nature contribue à élever les fentimens, 
à régler la conduite; elle ramène naturellement à l'admiiation , h. 
î'amour, ^ la reconuoifiânce , à la foumi/fiôn que toute ame rai- 
fonnable fent être dues au Tout-PuifTant. Dans le cours régulier 
de ces globes immenfes qui roulent fur nos têtes, i'aftronome dé- 
couvre une puiflance infinie. Dans la proportion exade de toutes 
les parties qui compofent l'univers, le géomètre apperçoit l'efFec 
d'une intelligence fans bornes. Dans la fuccefîion des temps , l'en- 
chaînement des caufes aux effets , la végétation des plantes, l'or- 
ganifation des animaux, la confiante uniformité fie la variété éton- 
nante des différens phénomènes de la nature, lephyficien n'en peut 
méconnoître l'auteur, le conlèrvateur , l'arbitre & Je maître. 

De ces réflexions, le vrai philofophe defcendanth des conféquen- 
ces pratiques , & rentrant en lui-même après avoir vainement cher- 
ché dans tous les objets qui l'environnent ce bonheur parfait après 
lequel il foupire fans ccfTe, & ne trouvant rien ici-bas qui réponde 
a l'immenfité de fes defirs, il fent qu'il eft fait pour quelque chofè 
de plus grand que tout ce qui eft créé; il fe retourne naturellement 
vers fon premier principe & fa dernière fin. Heureux, fi docile k 
la grâce, il apprend h ne chercher la félicité de fon cœur que dans 
la pofTefiion de fon Dieu ! 



38 Réponse 

SECONDE PARTIE. 

XCi l'auteur anonyme donne lui-même l'exemple de l'abus qu'on 
peur faire de l'érudition, & de l'afcendant qu'ont fur l'efprit da 
préjugés. Il va fouiller dans les fiècïes les plus reculés. Il remonte 
i la plus haute antiquité. Il s'épuife en raifounemens & en recher- 
ches pour trouver des fuffrages qui accréditent fon opinion. Il cite 
des témoins qui attribuent k la culture des fciences & des arts, la 
décadence des royaumes & des empires. Il impute aux favans & aux 
artiHes le luxe & la moUefTe, fources ordinaires des plus étranges 
révolutions. 

Mais l'Egypte, la Grèce, la république de Rome, l'empire de 
la Chine , qu'il ofe appeller en témoignage en faveur de l'ignorance, 
au mépris des fciences & au préjudice des mœurs, auroient dû rap- 
peller h fon fouvenir ces Législateurs fameux qui ont éclairé par 
l'étendue de leurs lumières, & réglé par la Cageffe de leurs loix, ces 
grands États dont ils avoient pofé les premiers fondemens : ces ora- 
teurs célèbres qui les ont foutenus fur le penchant de leur ruine, 
par la force vidorieufe de leur fublime éloquence : ces philofophes, 
ces fages , qui par leurs dodes écrits , & leurs vertus morales , ont 
illuftré leur patrie , & immortalifé leur nom. 

Quelle foule d'exemples éclatans ne pourrois-je pas oppoler 
su petit nombre d'auteurs hardis qu'il a cités ! Je n'aurois qu'à ou- 
vrir les annales du monde. Par combien de témoignages incontef- 
tables , d'auguftes monumens , d'ouvrages immortels , l'hiftoire 
n'attefte-t-elle pas que les fciences ont contribué par-tout au bon- 
heur des hommes , à la gloire des empires , au triomphe de la 
vertu ? 

Non , ce n'eft pas des fciences , c'efl: du fein des richelTes que 
font nés de tout temps la mollefTe & le luxe; & dans aucun temps les 
richefTes n'ont été l'appanage ordinaire des favans. Pour un Platon 
dans l'opulence, un Ariflipe accrédité à la Cour, combien de phi- 
lofophes réduits au manteau & à la beface, enveloppés dans leur 
propre vertu & ignorés dans leur folitude! combien d'Homères âc 



AU Discours précédent. 39 

de Diogèncs, d'Épiâètes & d'Éfopes dans l'indigence! Les favans 
n*ont ni le goût ni le loifir d'amaïïer de grands biens. Ils aiment 
l'étude ; ils vivent dans la médiocrité, & une vie laborieufe & mo- 
dérée , paflée dans le jûlence de la retraite , occupée de la lefture & 
du travail, n'eft pas afTurément une vie voluptueufe & criminelle. 
Les commodités de la vie, pour être Ibuvent le fruit des arts , n'en 
font pas davantage le partage desartiftes ; ils ne travaillent que pour 
les riches , & ce font les riches oififs qui profitent & abufent des 
fruits de leur induftrie. 

L'effet le plus vanté des fciences & des arts, c'cft , continue 
l'auteur, cette politefTe introduite parmi les hommes, qu'il lui plaît 
de confondre avec l'artifice & l'hypocrifie. PolitefTe, félon lui, qui 
ne fcrt qu'h cacher les défauts & à mafquer les vices. Voudroit il 
donc que le vice parût à découvert; que l'indécence fût jointe au 
défordre , & le fcandale au crime? Quand efFeftivement cette poli- 
teffe dans les manières ne feroit qu'un rafinement de l'amour-proprc 
pour voiler les foiblefTes, ne feroit ce pas encore un avantage pour 
lafociété, que le vicieux n'osât s'y montrer tel qu'il efl, èi qu'il 
fût forcé d'emprunter les livrées de la bienféance & de la modef- 
tie ? On l'a dit, & il efl vrai ; l'hypocrifie, toute odieufe qu'elle 
tR en elle-même, efl pourtant un hommage que le vice rend k la 
vertu ; elle garantit du moins les âmes foibles de la contagion du 
mauvais exemple. 

Mais c'eft mal connoître les favans , que de s'en prendre ï 
eux du crédit qu'a dans le monde cette prétendue politefTe qu'on 
taxe de diffimulation : on peut être poli fans être diffimulé ; on 
peut afTurément être l'un & l'autre fans être bien favant ; & plus 
communément encore on peut être bien favant fans être fort poli. 

L'amour de la folitude, le goût des livres, le peu d'envie 
de paroître dans ce qu'on appelle le beau-monde , le peu de dif^ 
pofîtion à s'y préfenter avec grâce, le peu d'efpoir d'y plaire, d'y 
briller, l'ennui inféparable des converfations frivoles & prtfque 
infupportables pour des efprits accoutumés h penfer ; tout concourt 
à rendre les belles compagnies auflî étrangères pour le favant. 



40 R É P O N S E 



qu'il efl: lui-même étranger pour elles. Quelle figure ftroit-,il 
dans les cercles ? Voyez -le avec fon air rév^eur, fès fréquentes 
diftr^flions, fon efprit occupé , fes expre/Iions étudiées, fes difcours 
fententieux , fon ignorance profonde des modes les plus reçues & des 
ufages les plus commuas ; bientôt par le ridicule qu'il y porte & 
qu'il y trouve, parla contrainte qu'il y éprouve & qu'il y caufe, il 
ennuie , il eft ennuyé. Il fort peu fatisfait , on eft fort content de 
le voir fortir. Il cenfure intérieurement tous ceux qu'il quitte ; on 
raille hautement celui qui part; & tandis que celui-ci gémit fur 
leurs vices , ceux-là rient de fis défauts. Mais tous ces défauts , après 
tout, font aiïez indifférens pour les mœurs, & c'eft k ces défauts que 
plus d'un favant , peut-être, a l'obligation de n'être pas aufîl vicieux 
que ceux qui le critiquent. 

?v1ais avant le règne des fciences & des arts, on voyoit, ajoute 
l'auteur, des Empires plus étendus , des conquêtes plus rapides , des 
guerriers plus fameux. S'il avoit parlé moins en orateur & plus en 
philofophe , il auroit dit qu'on v^oyoit plus alors de ces hommes au- 
dacieux , qui, tranfportés par des pâiïîons violentes, & traînant à 
leur fuite une foule d'efclaves, alloient attaquer des nations tran- 
quilles, fubjuguoient des peuples qui ignoroient le métier de la guer- 
re, affujettiffoient des pays où les arts n'avoient élevé aucune bar- 
rière à leurs fubites excurfions : leur valeur n'étoit que férocité , 
leur courage que cruauté , leurs conquêtes qu'inhumanité ; c'étoient 
des torrens impétueux qui faifoient d'autant plus de ravages, qu'ils 
rencontroîent moins d'obftacles. Auflî ^ peine étoient-ils pafîés, qu'il 
ne reftoit fur leurs traces que celles de leur fureur ; nulle forme de 
gouvernement, nulle loi, nulle police, nul lien ne retenoit & n'u- 
nilToit h eux les peuples vaincus. 

Que l'on compare à ces temps d'ignorance & de barbarie, ces 
fiècles heureux , où les fciences ont répandu par-tout l'efprit d'ordre 
& de juftice. On voit de nos jours des guerres moins fréquentes, 
niais plus juftes ; desaflions moins étonnantes , mais plus héroïques ; 
des viéloires moins fanglantes , mais plus glorieufes ; des conquêtes 
moins rapides, mais plus affurées; des guerriers moins violens , mais 
plus redoutés , fâchant vaincre avec modération , traitant les vaincus 

avïc 



^ V Discours précédent. 41 

avec humanité : l'honneur eft leur guide ; la gloire, leur récom- 
penfe. Cependant, dit l'auteur, on remarque dans les combats une 
grande différence entre les nations pauvres , qu'on appelle barba- 
res, & les peuples riches , qu'on appelle policés. Il paroît bien que 
le citoyen de Genève nes'tft jamais trouvé h portée de remarquer 
de près ce qui le pafTe ordinairement dans les combats. Eft-il fur- 
prenant que des barbares fe ménagent moins & s 'expofent davantage ? 
Qu'ils vainquent ou qu'ils foient vaincus, ils ne peuvent que gagner 
s'ils furvivent k leurs défaites. Mais ce que l'efpérance d'un vil in- 
térêt , ou plutôt ce qu'un défefpoir brutal infpire à ces hommes 
fanguinaires, les fentimens , le devoir l'excitent dans ces âmes gé- 
néreufes qui fe dévouent a la patrie; avec cette différence que n'a 
pu obfèrver l'auteur , que la valeur de ceux-ci, plus froide, plus 
réfléchie, plus modérée, plus favamment conduite, eu par-li même 
toujours plus sûre du fuccès. 

Mais enfin Socrate , le fameux Socrate, s'eft lui-même récrié 
contre les fciences de fon temps. Faut- il s'en étonner ? L'orgueil 
indomptable des Stoïciens, la molleffe efféminée des Épicuriens, 
les raifonnemens abfurdes des Pyrrhoniens, le goût de la difpute, 
de Viiines fubtilités , des erreurs fans nombre, des vices monflrueux 
infefloient pour lors la philofophie, & dcshonoroient les phiiofo- 
phes. C'étoit l'abus des fciences, non les fciences elles-mêmes, 
que condjmnoit ce grand homme , & nous le condamnons après lui. 
Mais l'abus qu'on fait d'une chofe fuppofe le bon ufage qu'on en 
peut faire. De quoi n'abufe-t-on pas? Et parce qu'un auteur ano- 
nyme, par exemple, pour défendre une mauvaife caufe, aura abufé 
une fois de la fécondité de fon efprit & de la légèreté de fa plume, 
faudra-t-il lui en interdire l'ufage en d'autres occafions , & pour 
d'autres fujets plus dignes de fon génie? Pour corriger quelques 
excès d'intempérance, faut- il arracher toutes les vignes? L'ivrefîe 
de l'elprit a précipité quelques favans dans d'étranges égaremens : 
j'en conviens, j'en gémis. Par les difcours de quulques-uns, dans 
les écris de quelques autres, la religion a dégénéré en hypocrifie, 
la piété en fuperffition , la théologie en erreur, la jurifprudcnce en 
chicanne , l'affronomie en aftrologie judiciaire , la phyfique en athéïf- 

(Euvres mclées. Tome 1. F 



42 Réponse &c. 

me. Jouet des préjugés les plus bizarres , attaché aux opinions les 
plus abfurdes , entêté des fyftémes les plus infenfés , dans quels écsrrs 
ne donne pas l'efprit humain , quand, livré à une curiofité prélomp- 
tueufe , il veut franchir les limites que lui a marqué la même main 
qui a donné des bornes à la mer! Mais en vain fes flots mugifTcnt, 
fe foulèvcnt , s'élancent avec fureur fur les côtes oppofées ; contraints 
de fe replier bientôt fur eux-mêmes , ils rentrent dans le fein de 
l'océan, & ne laiflent fur fes bords qu'une écume légère qui s'éva- 
pore à l'inftant, ou qu'un fable mouvant qui fuit fous nos pas. 

Image naturelle des vains efforts de l'efprit, quand, échauffé par 

les faillies d'une imagination dominante , fe laiffant emporter à tout 

vent dedo6trine, d'un vol audacieux, il veut s'élever au- delà de fa 

fphère , & s'efforce de pénétrer ce qu'il ne lui eft pas donné de 

comprendre. 

Mais les fciences , bien loin d'autorifer de pareils excès, font 
pleines de maximes qui les réprouvent : & le vrai favant , qui ne 
perd jamais de vue le flambeau de la révélation, qui fuit toujours 
le guide infaillible de l'autorité légitime, procède avec sûreté, mar- 
che avec confiance , avance ï grands pas dan? la carrière des fciences, 
fe rend utile à la fociété , honore fa patrie, fournit fa courfe dans 
l'innocence, & la termine avec gloire. 



45 



OBSERVATIONS 

DE JEAN'JAC QUES ROUSSEAU* 

DE GENÈVE, 

Sur la Réponfc qui a été faite à fin Difiours. 

Je devrois plutôt un remerciement qu'une réplique k l'auteur ano- 
nyme qui vient d'honorer mon difcours d'une réponfe; mais ce que 
je dois. à la reconnoifTance ne me fera point oublier ce que je doij 
à la vérité; & je n'oublierai pas non plus que toutes les fois qu'il 
eft queftion de raifon , les hommes rentrent dans le droit de la na- 
ture , & reprennent leur première égalité. 

Le difcours auquel j'ai à répliquer eft plein de chofes très-vraies 
& très-bien prouvées, auxquelles je ne vois aucune réponfe : car 
quoique j'y fois qualifié de do6leur , je ferois bien fâché d'être au 
nombre de ceux qui faveni répondre à tout. 

Ma défenfe n'en fera pas moins facile ; elle fe bornera h compa- 
rer avec mon fentiment les vérités qu'on m'obje(5le : car fi je prouve 
qu'elles ne l'attaquent point, ce fera, je crois, l'avoir alTez bien 
défendu. 

Je puis réduire \ deux points principaux toutes les propofîtions 
établies par monadverfaire ; l'un renferme l'éloge des fciences, l'au- 
tre traite de leurs abus. Je les examinerai féparément. 

Il femble , au ton de la réponfe , qu'on feroit bien- aife que j'eufle 
dit des fciences beaucoup pkis de mal que je n'en ai dit en effet. On 
y fuppofe que leur éloge qui fe trouve h la tête de mon difcours, 
a dià me coûter beaucoup : c'ell, félon l'auteur, un aveu arraché 2i 
la vérité , & que je n'ai pas tardé à rétraéler. 

Si cet aveu eft un éloge arraché par la vérité , il faut donc croire 
que je penfois des fciences le bien que j'en ai dit : le bien que l'au- 

F ij 



^4 Observations de 

teur cT7 dit Jui-méme n'sfl donc po'nt contraire à mon fentimenf. 
Cet aveu , à\i- on , eft arraché par force : tant mieux pour ma caufe ; 
car cela montre que la vérité eft chez moi plus forre que le penchant. 
Mais fur quoi peut-oa juger que cet éloge efl forcé ? Seroit-cepour 
être mal fait ? Ce feroit intenter un procès bien terrible h la fincérité 
des auteurs, que d'en juger fur ce nouveau principe. Seroit-ce pour 
être trop court? Il me femble que j'aurois pu facilement dire moins 
de chofes en plus de pages. C'tft, dit- on, que je me fuis rétrafté ; 
j'ignore en quel endroit j'ai fait cette faute; & tout ce que je puis 
répondre , c'cft que ce n'a pas été mon intention. 

La fcience eft très- bonne en foi, cela eft évident; & il fau- 
droit avoir renoncé au bon fens pour dire le contraire. L'Auteur 
de toutes chofes eft la fource de la vérité ; tout connoître °eft un 
de fes divins attributs ; c'eft donc participer en quelque forte k la 
fuprême intelligence, que d'acquérir des connoiflances , & d'éten- 
dre fes lumières. En ce fens , j'ai loué le favoir , & c'eft en ce fens 
que je loue mon adverfaire. Il s'étend encore fur les divers gen- 
res d'utilité que l'homme. peut retirer des arts & des fciences ; & 
j'en aurois volontiers dit autant , fi cela eût été de mon fujet. 
Ainfi nous fommes parfaitement d'accord en ce point. 

Mais comment fe peut-il faire que les fciences, dont la fource 
eft fi pjre & la fin fi louable , engendrent tant d'impiétés, tant 
d'héréfies , tant d'erreurs , tant de fyftémes abfurdes , tant de con- 
trariétés, tant d'inepties , tant de miférables romans , tant de vers 
licencieux, tant de livres obfcènes ; & dans ceux qui les cultivent, 
tant d'orgueil , tant d'avarice , tant de malignité , tant de cabales , 
tant de jaloufie, tant de menfonges, tant de noirceurs, tant de ca- 
lomnies, tant de lâches & honteufes flatteries? Je difois que c'eft 
parce que la fcience, toute belle, toute fublime qu'elle eft, n'cft 
point faite pour l'homme, qu'il a l'efprit trop borné pour y faire 
de grands progrès; & trop de pafîions dans le cœur pour n'en pas 
faire un mauvais ufage ; que c'eft afTez pour lui de bien étudier 
fes devoirs, & que chacun a reçu toutes les lumières dont il a 
befoin pour cette étude. Mon adverfaire avoue de fon côté que 



Je AN- Jacques Rousseau. 45 

les fciences deviennent nuifibles quand on en abufe , & que plu- 
fieurs en abuftnt en effet. En cela nous ne difons pas, je crois, 
des chofes fort différentes ; j'ajoute , ii efl vrai , qu'on en abufe 
beaucoup , & qu'on en abufe toujours ; & il ne me femble pas que 
dans la réponfe on ait foutenu le contraire. 

Je peux donc affurer que nos principes, & par conféquent tou- 
tes les propofitions qu'on en peut déduire, n'ont rien d'oppofé, & 
c'eft ce que j'avois à prouver. Cependant, quand nous venons à 
conclure , nos deux conclufîons fe trouvent contraires. La mienne 
étoit que, puifque les fciences font plus de mal aux mïEurs que de 
bien à la fociéié , il eût été k defirer que les hommes s'y fuffent 
livrés avec moins d'ardeur. Celle de mon adverfaire efî que, quoi- 
que les fciences faffent beaucoup de mal, il ne faut pas laifTer de 
les cultiver k caufe du bien qu'elles font. Je m'en rapporte, non au 
public, mais au petit nombre de vrais philofophes, fur celle qu'il 
faut préférer de ces deux conclufions. 

Il me refte de légères obfervations k faire fur quelques endroits 
de cette réponfe , qui m'ont paru manquer un peu de la juflefle que 
j'admire volontiers dans les autres, & qui ont pu contribuer par-là 
à l'erreur de la conféqueuce que l'auteur en tire. 

L'ouvrage commence par quelques perfonnalitéî , que je ne' 
relèverai qu'autant qu'elles feront à la queftion. L'auteur m'honore 
de plufieurs éloges, & c'eft afTurément m'ouvrir une belle carrière; 
mais il y a trop peu de proportion entre ces chofes : un filence 
refpc(51ueux fur les objets de notre admiration , efl fouvent plus 
convenable que des louanges indifcrettes ( 1 1 ). 

( II )Tous les Princes, bons &mau- bien, du moins que Trajanferoit beau- 

vais , feront toujours balfement & in- coup plus grand à mes yeux , fi Pline 

différemment loués, tant qu'il y aura n'eût jamais écrit. Si Alexandre eût 

des courtifans & des gens de lettres. été en efTet ce qu'il afFe(5loit de paroî- 

Quant aux Princes qui font de grands tre , il n'eût point fongé a fon portrait 

hommes , il leur faut des éloges plus ni à fa ftatue ; mais pour fon panégy- 

modérés & mieux choifis. La flatterie rique , il n'eût permis qu'a un Lacé- 

ofFenfe leur vertu , & la louange mé- démonien de le faire , au rifque de' 

me peut faire tort a leur gloire. Je fais n'en point avoir. Le feul éloge , digne 



46 



Observations de 



Mon difcours, dit-on, a de quoi furprendre (ix). Il me fem- 
ble que ceci demanderoit quelque éclairciflcment. On eft encore 
furpris de le voir couronné. Ce n'eft pourtant pas un prodige de 
voir couronner de médiocres écrits. Dans tout autre fens cette fur- 
prife feroit auflî honorable à l'Académie de Dijon , qu'injurieufe i 
l'intégrité des Académies en général; & il eft aifé de fentir com- 
bien j'en ferois le profit de ma caufc. 

On me taxe, par des phralês fort agréablement arrangées, de 
contradidion entre ma conduite & ma doflrine ; on me reproche 
d'avoir cultivé moi-même les études que je condamne (13); puif- 
que la fcience & la vertu font incompatibles , comme on prétend 
que je m'efforce de le prouver , on me demande , d'un ton affez 
preflant , comment j'ofe employer l'une en me déclarant ppur l'autre. 

Il y a beaucoup d'adreffe k m'impliquer ainfi moi-même dans 
la queftion : cette perfonnalité ne peut manquer de jetter de l'em- 
barras dans mes réponfes ; car malheureufemcnt j'en ai plus d'une 
à faire. Tâchons du moins que la jufteffe y fupplée à l'agrément. 

I. QuH la culture des fciences corrompe les mœurs d'une na- 
tion, c'eft ce que j'ai ofé foutenir; c'eft ce que j'ofe croire avoir 

• d'un Roi, eft celui qui fe fait enten- te occafion le temps qu'elle accordoit 

dre , non par la bouche mercenaire ci-devant aux auteurs , même pour les 

d'un orateur , mais par la voix d'un fujets les plus difficiles, 
peuple libre. 

(13) Je ne faurois me juftifîer , com- 

(11) C'eft de la queftion même qu'on me bien d'autres , fur ce que notre édu- 

pourroit être furpris ; grande & belle cation ne dépend point de nous, & 

queftion , s'il en fut jamais , & qui qu'on ne nous confulte pas pour nous 

pourra bien n'être pas ft-tôt renouvel- empoifonner ; c'eft de très-bon gré 

lée. L'Académie Francoife vient de pro- que je me fuis jette dans l'étude, & 

pofer pour le prix de l'éloquence de c'eft de meilleur encore que je l'ai aban- 

l'année lyyi , un fujet fort femblable donnée , en m'appercevant du trouble 

à celui-là. Il s'agit de foutenir que /'a- qu'elle jettoit dans mon ame fans au- 

mour des lettres infpire l'amour de la ver- c un profit pour ma nïfon. Je ne v^x 

tu. L'Académie n'a pas jugé à propos plus d'un métier trompeur , où l'on 

. de lailTer un tel fujet en problème ; & croit beaucoup faire pour la fagefle , eo 

eetce fage compagnie a doublé dans cet- faifant tout pour la vanité. 



J EAN ' J A C ÇIU E s ROUSSEAU. 47 

prouvé. Mais comment aurois-je pu dire que dans chaque homme 
en particulier , la fcience & la vertu font incompatibles , moi qui 
ai exhorté les Princes à appeller les vrais favans à leur cour , & à 
leur donner leur confiance, afin qu'on voie une fois ce que peu- 
vent la fcience & la vertu réunies pour le bonheur du genre hu- 
main? Ces vrais fàvans font en petit nombre, je l'avoue; car, 
pour bien ufer de ta fcience , il faut réunir de grands tJlens & d« 
grandes vertus ; or , deH ce qu'on peur efpérer de quelques âmes 
privilégiées, mais qu'on ne doit point attendre de tout un peu- 
ple. On ne fauroit donc conclure de mes principes, qu'un homme 
ne puifTe être favant & vertueux tout à la fois. 

z. On pourroit encore moins me prefîer perfonnellement par 
cette prétendue contradiftion , quand même elle exifteroit réelle- 
ment. J'adore la vertu, mon cœur me rend ce témoignage; il me 
dit trop aufli combien il y a loin de cet amour h la pratique qui 
fait l'homme vertueux ; d'ailleurs, je fuis fort éloigné d'avoir de 
la fcience , & plus encore d'en afFeéler. J'aurois cru que l'aveu in- 
génu , que j'ai fait au commencement de mon difcours, me garan- 
tiroit de cette imputation ; je craignois bien plutôt qu'on ne m'ac- 
cusât de juger des choies que je ne connoiflbis pas. On fent afîèz 
combien il m'étoit impo/Iîble d'éviter à la fois ces deux repro- 
ches. Que fai.--je même fi l'on n'en viendroit point à les réunir, 
fi je ne me hârois de paffer condamnation fur celui-ci , quelque 
peu mérité qu'il puifTe être? 

3. Je pourroîs rapporter à ce fujet ce que difoient les Pères de 
l'Églife des fcicnces mondaines qu'ils méprifoient , & dont pour- 
tant ils (è fervoient pour combattre les philofophes payens. Je pour- 
rois citer la comparaifon qu'ils en faifoicnt avec les vafes des Égyp- 
tiens volés par les Ifraélites : mais je me contenter.ii , pour der- 
nière réponfe , de propofer cette qutflion : fi quelqu'un vcnoit 
pour me tuer, & que j'eufTe le bonheur de me fàifir de fon ar- 
me, me feroit-il défendu, avant que de la jetter, de m'en fervir 
pour le chafîèr de chez moi î 

Si la contradi(ftion qu'on me reproche n'exiftepas, il n'eft donc 



48 OBSERVATIOh'S DE 

pas nécefTaire de fuppofer que je n'ai voulu que m'égayer fur un 
frivole paradoxe; & cela me paroît d'autant moins nécefTaire, que 
le ton que j'ai, quelque mauvais qu'il puifle être, n'eft pas celui 
qu'on emploie dans les jeux d'efprit. 

Il eft temps de finir fur ce qui me regarde : on ne gagne ja- 
mais rien à parler de foi ; & c'tft une indifcrétion que le public 
pardonne difficilement, même quand on y eft forcé. La vérité 
eft fi indépendante de ceux qui l'attaquent, & de ceux qui la dé- 
fendent, que les autres qui en difputent, devroient bien s'oublier 
réciproquement : cela épargneroit beaucoup de papier & d'encre. 
Mais cette règle fi ai fée k pratiquer avec moi, ne l'eft point du 
tout vis-a-vis de mon adverfaire , & c'eft une différence qui n'eft 
pas à l'avantage de ma réplique. 

L'auteur, obfervant que j'attaque les fciences & les arts par 
leurs effets fur les mœurs, emploie, pour me répondre, le dé- 
nombrement des utilités qu'on en retire dans tous les états \ com- 
me fi, pour juftificr un accufé , on fe contentoit de prouver qu'il 
fe porte fort bien , qu'il a beaucoup d'habileté, ou qu'il eft fort 
riche. Pourvu qu'on m'accorde que les arts & les fciences nous 
rendent malhonnêtes gens, je ne difconviendrai pas qu'ils ne nous 
foient d'ailleurs très -commodes ; c'eft une conformité de plus qu'ils 
auront avec la plupart des vices. 

• 

L'auteur va plus loin, & prétend encore que l'étude nous 

eft nécefTaire pour admirer les beautés de l'univers, & que le fpec- 
tacle de la nature expofé , ce femble, aux yeux de tous pour l'inf- 
trudion des fimples, exige lui-même beaucoup d'inftrudion dans 
les obfervateurs pour en être apperçu. J'avoue que cette propofi- 
tion me furprend. Seroit-ce qu'il eft ordonné à tous les hommes 
d'être philofophes, ou qu'il n'eft ordonné qu'aux feuls philofophcs 
de croire en Dieu? L'écriture nous exhorte en mille endroits d'a- 
dorer la grandeur & la bonté de Dieu dans les merveilles de fes 
œuvres; je ne penfe pas qu'elle nous ait prefcrit nulle part d'étu- 
dier laphyfique, ni que l'auteur de la nature foit moins bien ado- 
ré par moi qui ne fais rien, que par celui qui connoît & le cèdre 

& 



JEAN-J^CqUES ROVSSEJU. 49 
& l'hyfope , & la trompe de la mouche , & celle de l'éléphant. 

On croit toujours avoir dit ce que font les fciences , quand on a 
dit ce qu'elles devroient faire. Cela me paroît pourtant fort difFcrent ; 
l'étude de l'univers devroit élever l'homme à Ton créateur, je le fais; 
mais elle n'élève que la vanité humaine. Le philofophe qui fe flatte 
de pénétrer dans les fecrets de Dieu , ofe afTocier fa prétendue fagefTe 
a la fagefic éternelle : il approuve, il blâme, il corrige, il prefcrit 
des loix à la nature, 5c des bornes à la Divinité; & tandis qu'oc- 
cupé de fes vains fyflémes, il fe donne mille peines pour arranger 
la machine du monde; le laboureur qui voit la pluie & le foleil 
tour-à-tour fertilifer fon champ, admire, loue & bénit la main dont 
il reçoit ces grâces , fans fe mêler de la manière dont elles lui par- 
viennent. Il ne cherche point k juftificr fon ignorance ou fes vices 
par fon incrédulité. Il ne cenfure point les œuvres de Dieu, & ne 
s'attaque point k fon maître pour faire briller fa fufîifance. Jamais 
le mot impie d'Alphonfe X ne tombera dans l'efprit d'un homme 
vulgaire : c'cû à une bouche favante que ce blafphéme étoit réfervé. 

La curiofité naturelle à V homme , continue -t- on , lui infpirc 
V envie d'apprendre. Il devroit donc travaillera la contenir, comme 
tous fes perichans naturels. Ses hefoins lui en font fentir la nécejjitê. 
A bien des égards les connoifTances font utiles; cependant les fau- 
vages font des hommes , & ne fentent point cette nécefTité-lh, Ses 
emplois lui en impofent l'obligation. Ils lui impofent bien plus fou- 
vent celle de renoncer à l'étude pour vaquer a fes devoirs ( i 4. ). 
Ses progrès lui en font goûter le plaijir. C'eft pour cela même qu'il 
devroit s'en défier, Sc^ premières découvertes augmentent raviditc 
qiL il a de [avoir. Cela arrive, en effet, \ ceux qui ont du talent. 
Fins il connoit , plus il fent qu'ila de connoijfancesà acquérir. C'eft- 
^ dire, que l'ufage de tout le temps qu'il perd, cft de l'exciter à en 
perdre encore davantage. Mais il n'y a guères qu'un petit nombre 
d'hommes de génie, en qui la vue de leur ignorance fe développa 

(14) C'eft une mauvaife marque être, ils n'auroient guères befoin d'é- 
pour une fociécé , qu'il faille tant de tudier pour apprendre les chofes qu'il» 
fcience dans ceux qui la conduifent. ont à faire. 
Si les hommes étoient ce qu'ils doivent 

(Euvres mêlées, lome I. G 



50 Observations de 

en spprenant , & c'eft pour eux feulement que l'étude peut être 
bonne : a peine les petits efprits ont- ils appris quelque chofe, qu'ils 
croient tout favoir; & il n'y a forte de lottife que cette perfualion 
ne leur fafTb dire & faire. Plus il a de connojfunces acquijes , plus 
il a de facilité à bien faire. On voit qu'en parlant ainfi, l'auteur a 
bien plus confulté fon cœur qu'il n'a obfervé les hommes. 

Il avance encore qu'il eft bon de connoître le mal pour ap- 
prendre à le fuir; & il fait entendre qu'on ne peut s'afl'urer de fa 
vertu qu'après l'avoir mife à l'épreuve. Ces maximes font au moins 
douteufes & fujettes à bien des difcuflion';. Il n'eft pas certain que 
pour apprendre \ bien faire, on foie obligé de favoir en combien 
de manières on peut faire le mal. Nous avons un guide intérieur, 
bien plus infaillible que tous les livres, & qui ne nous abandonne 
jamais dans le befoin. C'en feroit aflez pour nous conduire inno- 
cemment , fi nous voulions l'écouter toujours. Et comment fe- 
roit- on obligé d'éprouver fes forces, pour s'aflurcr de fa vertu , fi 
c'eft un des exercices de la vertu de fuir les occafions du vice? 

L'homme fage eft continuellement fur fes gardes , & fe défie 
toujours de (es propres forces : il réferve tout fon courage pour le 
befoin, & ne s'expofe jamais mal-à-propos. Le fanfaron eft celui 
qui fe vante fans ceffe de plus qu'il ne peut faire, & qui, après 
avoir bravé & infulté tout le monde, fe laiffe battre à la première 
rencontre. Je demande lequel de ces deux portraits reftemble le 
mieux à un philofophe aux prifes avec fes paflions. 

On me reproche d'avoir affeflé de prendre chez les anciens mes 
exemples de vertu. Il y a bien de l'apparence que j'en aurois trou- 
vé encore davantage , fi j'avois pu remonter plus haut. J'ai cité 
auflî un peuple moderne, & ce n'eft pas ma faute fi je n'en ai 
trouvé qu'un. On me reproche encore, dans une maxime générale, 
àt% parallèles odieux, où il entre , dit-on, moins de zèle & d'é- 
quité, que d'envie contre mes compatriotes , & d'humeur contre 
mes contemporains. Cependant perfonne, peut-être, n'aime autant 
que moi fon psys & fes compatriotes. Au furplus , je n'ai qu'un 
mot à répondre : j'ai dit mes raifons, & ce font elles qu'il faut 



J EAN-J Acqu ES Rousseau. 51 

pefcr. Quant à mes intentions , il en faut laiflèr le jugement h. 
celui- Ta feul auquel il appartient. 

Je ne dois point pafTeT ici fous filencc une objeftron confidé- 
rable , qui m'a déjà été faite par un philofophe (15): N'ejl-ca 
point, me dit-ofi, au climat, au tempérament , au manque cfocca- 
(ion , au défaut d'objet , à T économie du gouvernement , aux cou- 
tumes , aux ioix , à toute autre chofe quaux fciences , qu'on doit 
attribuer cette différence quon remarque quelquefois dans les moeurs, 
en différens pays 6" en dïfférens temps ? 

Cette queftion renferme de grandes vues, & demandcroit 
des éciaircifTemens trop étendus pour convenir \ cet écrit. D'ail- 
leurs , il s'agiroit d'examiner les relations très-cachées , mais très- 
réelles, qui fe trouvent entre la nature du gouvernement & le gé- 
nie, les mœurs & les connoiflances des citoyens; & ceci me jette- 
roit dans des difcuffions délicates qui me pourroient mener trop loin. 
De plus , il me feroit bien difficile de parler de gouvernement , fans 
donner trop beau jeu à mon adverfaire; & tout bien pefé , ce font 
des recherches bonnes h faire k Genève, & dans d'autres circonf- 
tances. 

Je paffe à une acculàtion bien plus grave que l'objeftion précé- 
dente; je la tranfcrirai dans ks propres termes ; car il eft important 
de la mettre fidèlement fous les yeux du leâeur. 

Plus le Chrétiai examine l authenticité de fis titres , plus il fè 
rajTure dans la poffejjion de fa croyance ; plus il étudie là révélation , 
plus il fe fortifia dans lu foi. C'ejî dans les divines écritures qu'iien 
découvre l'origine l'excellence ; c^ej? dans les docles écrits des Pères 
de VÉglife qu' il en fuit de fiècle en fié de le développement ; cefldans 
les livres de morale & les annales faintes , qu'il en voit les exemples 
& qu'il s'en fait l'application. 

Q^UOI ! l'ignorance enlèvera à la religion €' à la vertu des appuis 
Jî puijfàns ; & ce fira à cette niznie religion qu'un doclcur de Genève 
enfeignera hautement qu'on doit l'irrégularité des lUccurs ! On s'éton- 

(Ij)Piéf. de l'EncycI. 

Gij 



52 O l: s E n . .. T I O N s D E 

Tteroit davantage d'entendre un fi étrange paradoxe ^ fi on ne fiavoit 
qui U fingiiUritc d'un jyfiéine , quelque dangereux qu'il Joit , n'efi 
quune racjun de plus pour qui n'a pour règle que l' e} prit particulier. 

J'osfc le demandera l'auteur; comment a-t-il pu jamais don- 
ner une pareille int-Tprétation aux principes que j'ai établis ? Com- 
ment a-t-il pu m'acciif;r de b'âmer l'étude de la religion , moi qui 
biâme fur- tout l'étude de nos vaines fciences, parce qu'elle nous 
détourne de celle de nos devoirs? Et queft-ce que l'étude des de- 
voirs du Chrétien , fmon celle de fa religion même ? 

Sans doute j'aurois dû blâmer exprefTément toutes ces puériles 
fubtilités de la (cholaftique, avec lefquelles fous prétexte d'éclair- 
cir les principes de la religion, on en anéantit l'efprit, en fubfti- 
tuant l'orgueil fcientifique à l'humilité chrétienne. J'aurois dû m'é- 
lever avec plus de force contre ces minières indifcrets , qui les pre- 
miers ont ofé porter les mains h l'arche, pour étayer avec leur foi- 
ble favoir un édifice foutenu par la main de Dieu, J'aurois dû m'in- 
digner contre ces hommes frivoles, qui, par leurs milérables poin- 
tilleries, ont avili la fublime fimplicité de l'Evangile, & réduit en 
fyîlogifmcs la doflrine de Jefus-Chrift ; mais il s'agit aujourd'hui 
de me défendre, & non d'attaquer. 

Je vois que c'eft par Thifloire & les faits qu'il faudroit terminer 
cette difpute. Si je favois expofer,en peu de mots , ce que les fciences 
ôc la religion ont eu de commun dès le commencement , peut-être 
cela ferviroit-il à décider la queftion fur ce point. 

Le peuple que Dieu s'étoit choifi, n'a jamais cultivé les fcien- 
ces , & on ne lui en a jamais confeillé l'étude ; cependant fi cette 
étude étoit bonne \ quelque chofe, il en auroit eu plus befom qu'un 
autre. Au contraire , fes chefs firent tous leurs efforts pour le tenir 
féparé, autant qu'il étoit polTîble, des nations idolâtres & favantes 
qui l'environnoient. Précaution moins néceffaire pour lui d'un côté 
que de l'autre : car ce peuple foible & groflier étoit bien plus aifé 
a féduire par des fourberies les prêtres de Baal, que par les fophif- 
mss des philo fophes. 



J EA N-J AcquES Rousseau. 53 

Après des difperfions fréquentes parmi les Egyptiens & les Grecs, 
lafcience eut encore mille peines à germer dans les têtes des Hébreux. 
Jofeph & Philon, qui pjr - tout ailleurs n'auroient été que deux 
hommes médiocres, furent des prodiges parmi eux. Les Sjducéens 
recbnnoifTables kleur irréligion, furent les philofophes de Jérufjlem; 
les Pharifiens , grands h) pocrites , en furent les dofleurs. ( x 6 ) Ceux- 
ci , quoiqu'ils bornafTent h -peu près leur fcicnce à l'étude de la loi, 
faifoicni cette étude avec tout le farte & toute la fuffifance dogma- 
tiques; ils obfervoient au/Ti avec un très-grand foin toutes les pra- 
tiques de la religion : mais lEvangile nous apprend l'efprit de cî U 
exactitude, & le cas qu'il falloit en faire : au fur plus, ils avoient 
tous très- peu de fcience & beaucoup d'orgueil; & ce n'eft pas en 
cela qu'ils différoient le plus de nos doâeurs d'aujourd'hui. 

Dans l'établiflement de la nouvelle Loi , ce ne fut point k des 
favans que Jefus-Chrift voulut confier fa doctrine & fon miniftere. 
Il fuivit dans fon choix la prédiiedion qu'il a montrée en toute 
occafion pour les petits & les fimples. Et dans les inftruflions 
qu'il donnoit h fes difciples , on ne voit pas un mot d'étude ni de 
fcience , fi ce n'eft pour marquer le mépris qu'il faifoit de tout cela. 

Après la mort de Jefus-Chrift, douze pauvres pécheurs & ar- 
tifans entreprirent dinftruire & de convertir le monde. Leur mé- 
thode étoit fimple; ils préchoient fans art, mais avec un cœur 
pénétré : & de tous les miracles dont Dieu honoroit leur foi , le 
plus frappant étoit la fainteté de leur vie; leurs difciples fuivirent 
cet exemple , & le fuccès fut prodigieux. Les prêtres payens a4- 
larmés firent entendre aux Princes que l'Etat écoit perdu , parce 

( l6 ) On voyoit régner entre ces l'Antiquaire & le Bel-Efprit , le Chy- 

ieux partis cette haine & ce mépris ré- mille & l'Homme de Lettres , le Jurif- 

cipri/ques , qui régnèrent de tout temps confulte & le Médecin , le Géomètre & 

entre les dufleurs & les philofophes , le Verfificateur , le Théologien & le 

c"ell-à-dire,entre ceux qui font de leur Philofophe. Pour bien juger de tous 

tête un répertoire de la fcience d'au- ces gens-là, il fuffit de s'en rapporter 

trui , & ceux qui fe piquent d'en avoir à eux-mêmes , & d'écouter ce que cha- 

une a. eux. Mettez aux prifes le maître cun vous dit , non de foi , mais des au- 

de mufique & le maître a danfer du très. 
Bourgeois Gentilhomme , vous aurez 



H 



Observations de 



que les offirandes diminuoieftt. Les perfécutions s'élevèrent , & les 
perfécuteurs ne firent qu'accélérer les progrès de cet e religion 
qu'ils vouloient étouffer. Tous les Chrétiens couroient au marty- 
re ; tous les peuples couroient au baptême : l'hifloire de ces pre- 
miers temps eft un prodige continuel. 

Cependant les prêtres des idoles, non contcns de perfécuter 
les Chrétiens, fe mirent à les calomnier ; les philofophes , qui ne 
trouvoient pas leur compte dans une religion qui prêche l'humi- 
lité , fe joignirent h leurs prêtres. Les railleries &. les injures pleu- 
voient de toutes parts fur la nouvelle fefle. Il fallut prendre la 
plume pour fe défendre. Saint Juftin , martyr (17), écrivit le 



(17) Ces premiers écrivains, qui 
fcelloient de leur fang le témoignage 
de leur plume , feroienc aujourd hui 
àes auteurs bien fcandaieuxj car ils fou- 
tenoient précifément le même fenri- 
ment que moi. Saint Juftin , dans fon 
entretien avec Triphon , palTe en re- 
vue les diverfes fedes de philofophie 
dont il avoit autrefois eflayé , & les 
rend fi ridicules , qu'on croiroit lire un 
dialogue de Lucien : aufTi voit-on dans 
l'apologie de Tertullien , combien les 
premiers Chrétiens fe tenoient ofFenfés 
d'être pris pour des philofophes. 

Ce feroit, en effet, un détail bien 
flétrilTant pour la philofophie , que l'ex- 
pofition des maximes pernicieufes & 
des dogmes impies de fes diverfes fec- 
les. Les -Épicuriens nioient toute pro- 
vidence ; les Académiciens doutoient 
de l'exiftence de la Divinité , & les 
Stoïciens de l'immortalité de l'ame. Les 
fcdes moins célèbres n'avoienr pas de 
meilleurs fentimens : en voici un échan- 
tillon dans ceux de Théodore , Chef 
d'une des deux branches des Cyrénaï- 
ques , rapporté par Diogène Laëice. 



Suftulit amicitîam , quoil ea neque injî- 
pientibus neque fapientibus adjit ..... 
Probabile dicebat prude ntem virum non 
feipfum , propatrid , periculis exponere ; 
neque enim pro injîpientium commodis 
amittendam ejfeprudennam. Furto quo- 
que & adulterio & facrilegio , cum tem- 
pejîiviim erit,daturum operam/apientenif 
nihil quippè horum turpe naturd ejfe. 
Sed aufei atur de hifce vulgaris opinio , 
qutx à ftultOTum imperitorumque plebe- 

culâ conjlata efl fapientem publiée , 

abjque ullo pudore ac fufpicione ,/cor~ 
iis congrejfiirum. 

Ces opinions font particulières , je le 
fais ; maisy a-t-il une feule de toutes fes 
fecles qui nefoit tombée dans quelque 
erreur dangereufe ? Et que dirons-nous 
de la diftindion des deux doflrines , fi 
avidement reçue de tous les philofo'^ 
phes , & par laquelle ils profeflbient ea 
fecret des fentimens contraires 'a ceux 
qu'ils enfeignoient publiquement ? Py- 
thagore fut le premier qui fit ufage de 
la doéîrine intérieure ; il ne la décou- 
vroit à fes difciples qu'après de lon- 
gues épreuves , & avec le plus grand 



J EA N - J ACqu ES Rousseau. 55 

premier l'apologie de fa foi. On attaqua les psyens à leur tour; 
les attaquer c'étoit les vaincre. Les premiers fuccès encouragèrent 
d'autres écrivains. Sous prétexte d'expofer la turpitude du paga- 
nifme, on fe jttta dans la mythologie & dans l'érudition ( i8) : 
on voulut montrer de la fcience & du bel efprit ; les livres paru- 
rent en foule , & les mœurs commencèrent a fe relâcher. 

Bien- TÔT on ne fe contenta plus de la fimplicîté de l*Évan- 
gile & de la foi des Apôtres; il fallut toujours avoir plus d'efprit 
que fes prédécefleurs. On fubtilifa fur tous les dogmes ; chacun 
voulut foutenir fon opinion ; perfonne ne voulut céder. L'ambition 
d'être chef de feâe fe fit entendre ; les héréfies pullulèrent de tou- 
tes parts. 

L'emportement & la violence ne tardèrent pas à fe joindre 
à la difpute. Ces Chrétiens fi doux , qui ne fdvoient que tendre 
la gorge aux couteaux , devinrent entre eux des perfécuteurs fu- 
rieux , pires que les idolâtres : tous tombèrent dans les mêmes 
excès; & le parti de la vérité ne fut pas foutenu avec plus de mo- 
dération que celui de l'erreur. 

Un autre mal encore plus dangereux naquit de la même four- 

myftère ; leur donnoit en fecret des Mais qui pourroic voir, fans rire , tou- 

lecons d'Athéifme , & offroit folem- tes les peines que fe donnent aujour- 

nellement des Hécatombes a Jupiter. d'hui nos favans , pour éclaircir les rê- 

Les philofophes fe trouvèrent fi bien veries de la Mythologie ? 

de cette méthode, qu'elle fe re'pandit La doflrine intérieure n'a point été 

rapidement dans la Grèce, & de-là dans portée d'Europe à la Chine ; mais elle 

Rome , comme on le voit par les ouvra- y eft née auffi avec la philofophie , & 

^es de Cicéron , qui fe moquoit avec c'eft à elle que les Chinois font re- 

fes amis des Dieux immortels , qu'il devables de cette foule d'Athées ou de 

atieftoit avec tant d'emphafe fur la tri- philofophes qu'ils ont parmi eux. L'hif- 

bune aux harangues. toire de cette fatale doftrine , faire par 

un homme inftruit & fmcère, feroit 

(18) On a fait de jultes reproches à un terrible coup porté à la philofophie 

Clément d'Alexandrie , d'avoir afiTefté ancienne & moderne. Mais la philo- 

ôans fes écrits une érudition profane, fophie bravera toujours la raifon&le 

peu convenable à un Chrétien. Cepen- temps même , parce qu'elle a fa fource 

dant il femble qu'on étoit excufable dans l'orgueil humain , plus fort que 

alors de s'inftruire de la do(fïrine con- toutes ces chofes. 
tre laquelle on avoic a fc défendre. 



56 Observations de 

ce. C'eft l'introduclion de l'ancienne philofophie dans la dodrine 
chrétienne. A force d'étudier les philofoplies Grecs , on crut y voir 
des rapports avec le chriftianifme. On où croire que la religion en 
deviendroit plus refpe'flable , revêtue de l'autorité de la philofo- 
phie. II fut un temps où il falloit être Platonicien pour être or- 
thodoxe ; & peu s'en fallut que Platon d'abord, & enfuite Arifto- 
te , ne fût placé fur l'autel, à côté de J. C. 

L'Égliss s'éleva plus d'une fois contre ces abus. Ses plus ii- 
luftres défenfeurs les déplorèrent fouvent en termes pleins de for- 
ce & d'énergie : fouvent ils tentèrent d'en bannir toute cette 
fcience mondaine qui en fouilloit la pureré. Un des plus illuftres 
Papes en vint même jufqu'h cet excès de zèle, de foutenir que 
c'étoit une chofe honteufe d'afTcrvir la parole de Dieu aux règles 
de la grammaire. 

Mais ils eurent beau crier, entraînés par le torrent, ils fu- 
rent contraints de fe conformer eux-mêmes à l'ufage qu'ils con- 
damnoient ; & ce fut d'une manière très-favante que la plupart 
d'entre eux déclamèrent contre le progrès des fciences. 

Après de longues agitations, les choies prirent enfin une af- 
fiette plus fixe. Vers le dixième fiècle , le flambeau des fciences 
cefTa d'éclairer la terre ; le Clergé demeura plongé dans une igno- 
rance que je ne veux pas juftifier, puifqu'elle ne tomboit pas moins 
fur les chofes qu'il doit favoir , que fur celles qui lui font inutiles, 
mais a laquelle l'Eglife gagna du moins un peu plus de repos 
qu'elle n'en avoit éprouvé jufques-Ik. 

Après la renaifTance des lettres, les divifions ne tardèrent pas 
h recommencer plus terribles que jamais. De favans hommes 
émurent la querelle, de favans hommes la foutinrcnt; & le? plus 
capables fe montrèrent les plus obftinés. C'efl en vain qu'on éta- 
blit des conférences entre les doéleurs des difTérens partis ; aucun 
n'y portoît l'amour de la réconciliation , ni peut-être celui de la 
vérité ; tous n'y portoicnt que le defir de briller aux dépens 
de leur adverfaire; chacun vouloir vaincre, nul ne vouloit s'inf- 
truire : le plus fort impofoit filence au plus foible : la difpute fe 

terminoit 



y EAN'ÎAcqu ES Rousseau. 57 

terminoit toujours par des injures, & la perfécution en a toujours 
été le fruit. Dieu feul fait quand tous ces maux finiront. 

Les fciences font floriflantes aujourd'hui; la littérature & la 
arts brillent parmi nous : quel profit en a tiré la religion ? De- 
mandons-le ^ cette multitude de philofophes qui (è piquent de 
n'en point avoir. Nos bibliothèques regorgent de livres de théo- 
logie , & les cafuiftes fourmillent parmi nous. Autrefois nous 
avions des Saints, & point de cafuiftes. La fcience s'étend, & la 
foi s'anéantit. Tout le monde veut enfeigner à bien faire, & per- 
fonne ne veut l'apprendre. Nous fommes tous devenus dofteurs, 
& nous avons celTé d'être Chrétiens. 

Non , ce n'eft point avec tant d'art & d'appareil que l'Evan- 
gile s'eft étendu par tout l'univers, & que fa beauté raviflànte a 
pénétré les cœurs. Ce divin livre, le leul néceffaire à un Chré- 
tien , & le plus utile de tous k quiconque même ne le feroit pas, 
n'a befoin que d'être médité pour porter dans l'ame l'amour de 
fon Auteur , & la volonté d'accomplir fes préceptes. Jamais la 
vertu n'a parlé un fi doux langage ; jamais la plus profonde fa- 
gefle ne s'eft exprimée avec tant d'énergie & de fimplicité. On 
n'en quitte point la leélure fans fe fentir meilleur qu'auparavant. 
O vous, Miniftres de la loi qui m'y eft annoncée, donnez- vous 
moins de peine pour m'inftruire de tant de chofes inutiles ! Laiflez- 
Ik tous ces livres favans qui ne favent ni me convaincre ni me tou- 
cher. Profternez-vous aux pieds de ce Dieu de miféricorde , que 
vous vous chargez de me faire connoître & aimer; demandez-lui 
pour vous cette humilité profonde que vous devez me prêcher. 
N'étalez point à mes yeux cette fcience orgueilleufe , ni ce fafte 
indécent qui vous déshonorent & qui me révoltent ; foyez touchés 
vous-mêmes, fi vous voulez que je le fois; & fur-tout montrez- 
moi dans votre conduite la pratique de cette loi dont vous pré- 
tendez m'inftruire. Vous n'avez pas befoin d'en favoir ni de m'en 
enfeigner davantage, & votre miniftère eft accompli. Il n'eft point 
en tout cela queftion de belles- lettres , ni de philofophie. C'eft 
ainfi qu'il convient de fuivre & de prêcher l'Evangile ; & c'eft 
ainfi que fes premiers défenfeurs l'ont fait triompher de toutes les 
Œuvres meUcs. Tome I. H 



58 Observations de 

nations: non Arijîotdlco more, difoient les Pères de l'Egltfe ,yè/f 
pifcatorio. 

J E fens que je deviens long; mais j'ai cru ne pouvoir me dif- 
penfer de m'étendre un peu fur un point de l'importance de celut- 
cL Déplus, les lefleurs impatients doivent faire réflexion que c'eft 
une chofe bien commode que la critique; car où l'on attaque avec 
un mot, il faut des pages pour fe défendre. 

J E pafTe cl la deuxième partie de la réponfe, fur laquelle je tâ- 
cherai d'être plus court , quoique je n'y trouve guères moins d'ob- 
fervations k faire. 

Ce rUcjî pas des fciences , me dit -on, c'ejl du féin des richejfes , 
que font nés de tout temps la mollejfe Ù le luxe. Je n'avois pas dit 
non plus que le luxe fût né des fciences , mais qu'ils étoient nés 
enfemble, & que l'un n'alloit guères fans l'autre. Voici comment 
j'arrangeois cette généalogie ; la première fource du mal eft l'iné- 
galité; de l'inégalité font venues les richelTes ; car ces mots de pau- 
vre & de riche font relatifs ; & par-tout ou les hommes feront égaux 
il n'y aura ni riches ni pauvres : des richelTes font nés le luxeSil oi- 
fiveté ; du luxe font venus les beaux arts, & de l'oifiveté les fcien- 
ces. Dans aucun temps les richejfes nont été Tappanage des favans. 
C'efl en cela même que le mal eft plus grand ; les riches & les 
favans ne fervent qu'à fe corrompre mutuellement. Si les riches 
étoient plus favans, ou que les favans fuflent plus riches, les uns 
feroient de moins lâches flatteurs , les autres aimeroient moins la 
baffe flatterie, & tous en vaudroient mieux. C'eft ce qui peut fe 
voir par le petit nombre de ceux qui ont le bonheur d'être favans 
& riches tout à la fois. Pour un Platon dans l'opulence , pour un 
Ariflippe accrédité à la Cour, combien de philojophcs réduits au man- 
tcau& à la beface , enveloppés dans leur propre vertu , & ignorés dans 
leurfolitude? Je ne difconviens pas qu'il n'y ait un grand nombre 
de philofophes très- pauvres , & sûrement très- fâchés de l'être : je 
ne doute pas non plus que ce foit h leur feule pauvreté que la plupart 
d'entr'eux doivent leur philofophie ; mais quand je voudrois bien 
les fuppofer vertueux, feroit-ce fur leur mœurs , que le peuple ne 



J EJN' Jacques Ro usseau. jç 

Toit point, qu'il apprendroit à réformer les Tiennes ? Les favans 
n'ont ni le goût ni le loifir cfamajfer de grands biens. Je confèns 
à croire qu'ils n'en ont pas de loifir. Ils aiment Vctiide. Celui qui 
n'aimeroit pas fon métier, feroit un homme bien fou ou bien mi- 
férable. Ils vivent dans la. médiocrité. Il faut être extrêmement dif- 
pofé en leur faveur pour leur en faire un mérite. Une vie lahorieufe 
& modérée , pajfée dans lefihnce de la retraite , occupée delà lecture 
& du travail y n'ejl pas ajfurément une vie voluptueufe & criminelle. 
Non pas du moins aux yeux des hommes : tout dépend de l'intérieur. 
Un homme peut être contraint k mener une telle vie, & avoir pour- 
tant l'ame très - corrompue : d'ailleurs, qu'importe qu'il foit lui- 
même vertueux & modefte , fi les travaux dont il s'occupe nour- 
riffent l'oifiveté , &: gâtent l'efprit de fes concitoyens? les commo- 
dites de la vie , pour être fouvent les fruits des arts, rien font pas 
davantage le partage des artijies. Il ne me paroît guères qu'ils foient 
gens k fe les rcfufer , fur-tout ceux qui, s'occupant des arts tout- 
à-fait inutiles, & par conféquent très-lucratifs, font plus en état 
de fe procurer tout ce qu'ils défirent. Ils ne travaillent que pour les 
riches. Au train que prennent les chofes , je ne ferois pas étonné 
de voir quelque jour les riches travailler pour eux. Et ce font les 
riches oififs qui profitent & abujent de leur indujlrie. Encore une 
fois , je ne vois point que nos artirtes foient des gens il fimplcs 
& fi modeftes. Le luxe ne fauroit régner dans un ordre de citoyens, 
qu'il ne fe glifle bientôt parmi tous les autres fous différentes mo- 
difications ; & par-tout il fait le même ravage. 

Le luxe corrompt tout, & le riche qui en jouit, & le miféra- 
ble qui le convoite. On ne fauroit dire que ce fût un mal en foi 
de porter des manchettes de points , un habit brodé & une boîtJ 
émaillée; mais c'en eft un très-grand défaire quelque cas de cq% 
colifichets , d'eftimer heureux le peuple qui les porte , & de confa- 
crer à fe mettre en état d'en acquérir de femblables , un temps & 
des foins que tout homme doit h de plus nobles objets- Je n'ai 
pas befoin d'apprendre quel e/l le métier de celui qui s'occupe de 
telles vues , pour favoir le jugement que je dois porter de lui. 

J'ai paffé le beau portrait qu'on nous fait ici des f:;vans , & 

Hij 



6o Observations de 

je crois pouvoir me faire un mérite di cette complaifance. Mon 
adverftire eft moins indulgent; non-feulemcnt il ne m'accorde rien 
qu'il puiffe me refufer; mais plutôt que de pafTer condamnation 
fur le mal que je penfede notre vaine & faufle politefTe, il aime 
mieux excufer l'hypocrifie. Il me demande fi je voudrois que le 
vice fe montrât h découvert ; aflurément je le voudrois. La confian- 
ce & i'eflime renaîtroient entre les bons : on apprendroit k fe dé- 
fier des médians, & la fociété en feroit plus sûre. J'aime mieux 
que mon ennemi m'attaque à force ouverte, que de venir en trahifon 
me frapper par derrière. Quoi donc! faudra-t-il joindre le fcandale 
au crime? Je ne fais , mais je voudrois bien qu'on n'y joignit pas 
la fourberie. C'eft une chofe très-commode pour les vicieux, que 
toutes les maximes qu'on nous débite depuis long- temps furie fcan- 
dale; Ci on les vouloir fuivre h la rigueur, il faudroit fe laifTer pil- 
ler, trahir, tuer impunément, & ne jamais punir perfonne; car 
c'eft un objet très-fcandalêux qu'un fcélérat fur la roue.... Mais 
l'hypocrifie eft un hommage que le vice rend à la vertu..,. Oui, 
comme celui des afTaffins de Céfar , qui fe proftcrnoient à fcs pieds 
pour l'égorger plus sûrement. Cette penfée a beau être brillante , 
elle a beau être autorifée du nom célèbre de fon Auteur ; elle 
n'en eft pas plus jufte. Dira-t-on jamais d'un filou , qui prend la li- 
vrée d'une maifon pour faire fon coup plus commodément, qu'il 
rend hommage au maître de la maifon qu'il vole ? Non ; couvrir 
fa méchanceté du dangereux manteau de l'hypocrifie , ce n'eft point 
honorer la vertu , c'eft l'outrager , en profanant fcs enfeignes ; c'eft 
ajouter la lâcheté & la fourberie à tous les autres vices ; c'eft fe 
fermer pour jamais tout retour vers la probité. Il y a des caraclères 
élevés qui portent, jufques dans le crime, je ne fais quoi de fier 
& de généreux, qui laifTe voir audedans encore quelque étincelle 
de ce feu célefte, fait pour animer les belles âmes. Mais l'ame 
vile & rampante de l'hypocrifie eft femblab'e a un cadavre , où 
l'on ne trouve plus ni feu, ni chaleur, ni reffource k la vie. 
J'en appelle à l'expérience. On a vu de grands fcélérats rentrer 
en eux-mêmes, achever faîntement leur carrière, U mourir en 
prédeftinés. Mais ce que perfonne n'a jamais vu , c'eft un hypo- 
crite devenir homme de bien : on auroit pu raifonnablement tea- 



Jean 'Jj cquE s Ro ussEA u. 6i 

ter la converfion de Cartouche , jamais homme fage n'eût entre- 
pris celle de Cromwel. 

J'ai attribué au rétaBliflement des lettres & des arts .l'élégance 
& la politeffe qui régnent dans nos manières. L'auteur de la ré- 
ponfe me le difpute, & j'en fuis étonné; car puifqu'il fait tant de 
cas de la politefTe & des fcienccs, je n'apperçois pas l'avantage qui 
Jui reviendra d'ôter a l'une de ces chofes, l'honneur d'avoir pro- 
duit l'autre. Mais examinons fes preuves ; elles fe réduiront h ceci. 
On ne voit point que les favans Joient plus polis que les autres hom.' 
mes; au contraire, ils le font /auvent beaucoup moins : donc notre 
politejje n'ejl pas V ouvrage des Jciences. 

Je remarquerai d'abord qu'il s'agit moins ici de fciences que 
de littérature , de beaux arts & d'ouvrages de goût ; & nos beaux 
efprits , auflî f>eu favans qu'on voudra, mais fi polis, fi répandus, 
fi brillsns , fi petits maîtres , fe reconnoîtront difficilement h Pair 
n^aufTade & pédantefque que l'auteur de la réponle leur veut don- 
ner. Mais pafTons lui cet antécédent ; accordons, s'il le faut, que 
les favans , les poètes & les beaux efprits font tous également ri- 
dicules ; que Meflïeurs de l'Académie des Belles-Lettres, Meflleurs 
de l'Académie des Sciences , Meflîeurs de l'Académie Françoiie font 
des gens grofliers qui ne connoiflent ni le ton ni les ufages du mon- 
de , & exclus par état de la bonne compagnie; l'auteur gagnera 
peu de chofe à cela , & n'en fera pas plus en droit de nier que la 
politefTe & l'urbanité, qui régnent parmi nous, foient l'effet du bon 
goût, puifé d'abord chez les Anciens, & répandu parmi les peuples 
de l'Europe , par les livres agréables qu'on y publie de toutes 
parts. ( 19 ) Comme les meilleurs maîtres k danfer ne font pas 

( 19 ) Quand il eft queftion d'objets re des Lettres , i! ne faut pas chercher Ci 

avilfi généraux que les mœurs &c les ma- unfavant,ou un autre, fontdes genspo- 

nières d'un peuple, il faut prendre gar- lis; mais il faut examiner les rapports 

de de ne pas toujours rétrécir fes vues qui peuvent être entre la littérature & 

fur desexeniples particuliers. Ce feroit la politelfe , & voir enfuite quels font 

le moyen de ne jamais appercevoir les les peuples chez lefquels ces chofes fe 

fources des chofes. Pour favoirfi j'ai font trouvées réunies ou féparées. J'en 

raifon d'attribuer la politefie à la cultu- dis autant du luxe , de la liberté , & de 



62 Observations DE 

toujours les gens qui fe préfentent le mieux , on peur donner de 
très- bonnes leçons depolitefle, fans vouloir ou pouvoir être fort 
poli foi-méme. Ces pefants commentateurs, qu'on nous dit qui 
connoifToient tout dans les Anciens, hors la'grace & la finefTe, n'ont 
pas laifTé , par leurs ouvrages utiles, quoique méprifés , de nous 
apprendre h fentir ces beautés qu'ils ne fentoient point. *Il en eft de 
même de cet agrément du commerce, & de cette élégance de mœurs 
qu'on fubftitue à leur pureté , & qui s'e/l fait remarquer chez tous 
les peuples où les Lettres ont été en honneur. A Athènes , k Rome, 
k la Chine, par- tout on a vu la politefTe & du langage & des ma- 
nières accompagner toujours , non les favans & lesartiftei, mais 
les fciences & les beaux arts. 

L'Auteur attaque enfuite les louanges que j'ai données îi l'igno- 
rance; & me taxant d'avoir parlé plus en orateur qu'en philofophe, 
il peint l'ignorance k fon tour ; & l'on peut bien fe douter qu'il ne 
lui prête pas de belles couleurs. 

Je ne nie point qu'il ait raifon ; mais je ne crois pas avoir tort. 
Il ne faut qu'une diftinftion très - jufte & très - vraie pour nous 
concilier. , 

Il y a une ignorance féroce ( 2.0 ) & brutale , qui naît d'un mau- 
vais cœur & d'un efprit faux , une ignorance criminelle qui s'étend 
jufqu'aux devoirs de l'humanité , qui multiplie les vices , qui dégra- 

toutes les autres chofes qui influent fur rans & vertueux pour m'oppofer , 

les mœurs d'une nation , & fur iefquel- la lifte de toutes les troupes de brigands, 

les j'entends faire chaque jour tant de qui ont infefté h terre, 6c qui pour 

pitoyables raifonnemens. Examiner l'ordinaire n'étoient pas de fort favans 

tout cela en petit & fur quelques indi- hommes. Je les exhorte d'avance à ne 

vidus, ce n'eft pas philofopherj c'eft pas fe fatiguer a cette recherche, à 

perdre fon temps & fes réflexions; car moins qu'ils ne l'eftiment nécelTaire 

on peut- connoître a fond Pierre ou pour montrer de l'érudition. Si j'avoi» 

Jacques, & avoir fait très-peu de pro- dit qu'il fuffit d'être ignorant pour être 

grès dans la connoifl'ance des hommes. vertueux , ce ne feroit pas la peine de 

me répondre, &par la même raifon je 

( ao ) Je ferai fort étonné fi quel- me croirai très-difpenfé de répondre 

qu'un de mes critiques ne part de l'éloge moi-même à ceux qui perdront leur 

4jue j'ai fait de plufieurs peuples ig.io- temps à me foutenir le contraire. 



Jean- Jacques Rousseau. 65 

delaraiTon, avilit l'ame & rend les hommes feniblables aux bétes; 
cette ignorance eft celle que l'auteur attaque , & dont il fait un por- 
trait fort odieux & fort reflembiant. Il y a une autre forte d'i- 
gnorance raifonnable, qui conlifte à borner fa curiofité h l'étendue 
des facultés qu'on a reçues; une ignorance modeflc , qui naît d'un 
vif amour pour la vertu, & n'infpire qu'indifférence fur toutes les 
chofes qui ne font point dignes de remplir le cœur de l'homme, 
& qui ne contribuent point à le rendre meilleur : une douce & 
précieufe ignorance , tréfor d'une ame pure & contente de foi , qui 
met toute fa félicité h fe replier fur elle-même, k fe retidre té- 
moignage de fon innocence, ik. n'a pas befoin de chercher un faux 
& vain honneur dans l'opinion que les autres pourroient avoir de 
fes lumières. Voila l'ignorance que j'ai louée, & celle que je de- 
mande au Ciel, en punition du fcandale que j'ai caufé aux dofles 
par mon mépris déclaré pour les fciences humaines. 

Ql/t Fon compare, dit l'auteur, â ces temps d'ignorance & de 
Barbarie , ces Jiècles heureux ou le'S J'ciences ont répandu par - tout 
l'efprit d'ordre & de jujiice. Ces fiècles heureux feront difficiles à 
trouver; mais on en trouvera plus aifément, oia , grâce aux fcien- 
ces , ordre & jujîice ne feront plus que de vains noms, faits pour en 
impofer au peuple, & où l'apparence en aura été confervée avec foin, 
pour les détruire en effet plus impunément. Onvoit de nos jours des 
guerres moins fiéquentes , mais plus jujles. En quelque temps que ce 
foit , comment la guerre pourra-t-elle être plus ju/le dans l'un des 
partis , fans être plus injufle dans l'autre ? Je ne faurois concevoir 
cela. Des aciions moins étonnantes , mais plus héroïques. Perfonne 
affurément ne difputera h mon adverfaire le droit de juger del'héroïf- 
me ; mais penfe-t-il que ce qui n'eft point étonnant pour lui , ne le 
foit pas pour nous. Des yicloires moins Janglantes , mais plus glo- 
rieufes ; des conquêtes moins rapides, mais plus ajfurées; des guer- 
riers moins violens , mais plus redoutés ; Jachant vaincre avec modé- 
ration ; traitant les vaincus avec humanité ; l'honneur eft leur guide y 
la gloire leur récompenfe. Je ne nie pas \ l'auteur qu'il y ait de 
grands hommes parmi nous; il lui feroit trop aifé d'en fournir la 
preuve ; ce qui n'empêche point que les peuples ne foient très-cor- 



64 Observations DE 

rompus. Au refte , ces chofes font fi vagues , qu'on pourroit prefque 
les dire de tous les âges : & il eft impofTible dy répondre , parce 
qu'il faudroit feuilleter des bibliothèques & faire desin-Jolio pour 
établir des preuves pour ou contre. 

Quand Socrate a maltraité les fciences , il n'a pu , ce me fem- 
ble, avoir en vue, ni l'orgueil des Stoïciens, ni la moUefle det 
Épicuriens , ni l'abfurde jargon des Pyrrhoniens, parce qu'aucun 
de tous ce gens-là n'exiftoit de fon temps. Mais ce léger anacronifme 
n'eft point méféant h mon adverfaire : il a mieux employé fa vie 
qu'à vérifier des dates, & n'eft pas plus obligé de favoir par cœur 
fon Diogène Laërce , que moi d'avoir vu de près ce qui fe paflTc 
dans les combats. 

Je conviens donc que Socrate n'a fongé qu'à relever les vices 
des philofophes de fon temps ; mais je ne fais qu'en conclure , 
finon que dès ce temps-là les vices puUuloient avec les philofophes. 
A cela on me répond que c'eft l'abus de la philofophie; & je ne 
penfe pas avoir dit le contraire.... Quoi ! faut-il donc fupprimer tou- 
tes les chofes dont on abufe ? Oui, fans doute, répondrai-je fans 
balancer : toutes celles qui font inutiles, toutes celles dont l'abus 
fait plus de mal que leur ufage ne fait de bien. 

Arrêtons- NOUS un inflant fur cette dernière conféquence, & 
gardons-nous d'en conclure qu'il faille aujourd'hui brûler toute» 
les bibliothèques, & détruire toutes les Univerfités & les Acadé- 
mies. Nous ne ferions que replonger l'Europe dans la barbarie , 
& les mœurs n'y gagneroient rien. ( 1 1 ) C'eft avec douleur que 
je vais prononcer une grande & fatale vérité. Il n'y a qu'ua 
pas du favoir k l'ignorance; & l'alternative de l'un à l'autre eft fré- 
quente chez les nations ; mais on n'a jamais vu de peuple une foi» 
corrompu , revenir k la vertu. En vain vous ôteriez les alimens de 
la vanité, de l'oifiveté & du luxe; en vain même vous ramèneriez 

les 

( al ) Les vices nous refleroient , dit de lignes que cet auteur a écrites lur 
lephilofophe que j'ai déjà cité , & nous ce grand fujet, on voit qu'il a tourné 
aurions l'ignorance de plus. Dans le peu les yeux de ce côté , & qu'il a vu loin. 



J E A N- Jacques Rousseau. 6^ 

les hommes h cette première égalité , confervatrice de l'innocence 
& fource de toute vertu : leurs cœurs, une fois gâtés, le feront 
toujours; il n'y a plus de remède, à moins de quelque grande 
révolution prefque aufli k craindre que le mal qu'elle pourroit gué- 
rir, & qu'il eft blâmable de defirer, & impoiïîble de prévoir. 

Laissons donc les fciences & les arts adoucir en quelque forte 
la férocité des hommes qu'ils ont corrompus : cherchons k faire 
une diverfion fage, & tâchons de donner le change k leurs pafïions. 
Offrons quelques alimens k ces tigres, afin qu'ils ne dévorent pas 
nos enfans. Les lumières du méchant font encore moins k crain- 
dre que fa brutale ftupidité : elles le rendent au moins plus cir- 
confpeâ fur le mal qu'il pourroit faire, par la connoiflânce de celui 
qu'il en recevroit lui-même. 

J'ai loué les Académies & leurs illuftres fondateurs, & j'en ré- 
péterai volontiers l'éloge. Quand le mal eft incurable, le médecin 
applique des palliatifs, & proportionne les remèdes, moins aux be- 
foins qu'au tempérament du malade. C'eft aux fages législateurs 
d'imiter fa prudence ; & ne pouvant plus approprier aux peuples 
malades la plu» excellente police, de leur donner du moins, com- 
me Solon, la meilleure qu'ils puiffent comporter. 

Il y a en Europe un grand Prince, & ce qui eft bien plus , un 
vertueux citoyen, qui, dans la patrie qu'il a adoptée, & qu'il rend 
heureufe, vient de former plufieurs inftitutions en faveur des let- 
tres. Il a fait en cela une chofe très- digne de fa fagefle ôc de ù 
vertu. Quand il eft queftion d'établiflemens politiques, c'eft le 
temps & le lieu qui décident de tout. Il faut , pour leurs propres 
intérêts , que les Princes favorifent toujours les fciences & les arts ; 
j'en ai dit la raifon : & dans l'état préfent des chofes , il faut en- 
core qu'ils les favorifent aujourd'hui pour l'intérêt même des peu- 
ples. S'il y avoit aduellement parmi nous quelque Monarque affez 
borné pour penfer & agir différemment, fes fujets refteroient pau- 
vres & ignorans , & n'en feroient pas moins vicieux. Mon adver- 
faire a négligé de tirer avantage d'un exemple ft frappant & fi fa-, 

Œuvres mêlées. Tome T. I 



66 Observations &c: 

vorable en apparence ^ fa caufe. Peut-être eft-il le feul qui l'igno- 
re, ou qui n'y ait pas foogé. Qu'il foufFre donc qu'on le lui rap- 
pelle; qu'il ne reflife point, à de grandes chofes , les éloges qui leur 
font dus ; qu'il les admire ainlî que nous , 6c ne s'en tienne pas 
|)lus fort contre les vérités qu'il attaque. 



67 



REFUTATION 

D^vvDifcouTsqui a remporté le Prix de V Académie de Dijon en 
Vannée 1750, fur cette quejîion propofée par la même Aca- 
démie : Si le rétablifîèment des Sciences & des Arts a con- 
tribué à épurer les mœurs. Cette Réfutation a été lue dans 
une Séance delà Société Royale de Nancy y par M, Gautier^ 
Profejfeur de Mathématique & d'HiJîoire» 

X^'Établissement que Sa Majefté a procuré pour faciliter le 
développement des talens & du génie, a été indireâeaient attaqué 
par un ouvrage , où l'on tâche de prouver que nos âmes fe font 
corrompues à mefure que nos fcienccs & nos arts fe font perfec- 
tionnés , & que le même phénomène s'eft obfervé dans tous les tempi 
& dans tous les lieux. Ce difcours de M. Roufleau renferme plufîeuM 
autres proportions , dont il eft très- important démontrer la fauffcté , 
puifque , félon de favans Journaliftes , il paroît capable de faire une 
révolution dans les idées de notre fiècle. Je conviens qu'il eft écrit 
avec une chaleur peu commune , qu'il offre des tableaux d'une tou- 
che mâle & correde : plus la manière de cet ouvrage eft grande fie 
hardie, plus il eft propre h enimpofcr, à accréditer des maximes 
pernicieufes. Il ne s'agit pas ici de ces paradoxes littéraires, qui 
permettent de foutenir le pour ou le contre ; de ces vains fujeti 
d'éloquence , où l'on fait parade de penfées futiles , ingénieufement 
contraftées. Je vais, Mefîîeurs , plaider une caufe qui intéreflè vo- 
tre bonheur. J'ai prévu qu'en me bornant à montrer combien la 
plupart des raifonnemens ( ^^ ) de M. Rouffeau font défeflueux, 
je tomberois dans la féchereflè du genre polémique. Cet inconvé- 

( ai ) Il y auroit de l'injuHice a dire coup d'éloges pour s'être élevé avec 

que tous les raifonnemens de M. Rouf- force contre les abus "qui fe glifleni 

feau font défectueux. Cette propofi- dans les arts & dans la république des 

tion doit être modifiée. Il mérite beau- lettres. 



68 Réfutation 

nient ne m'a point arrêté , perfuadé que la folidité d'une réfutation 
de cette nature , fait fon principal mérite. 

Si, comme l'auteur le prétend, les fciences dépravent les maurs, 
Stanislas le bienfaifanc, fera donc blâmé par la poflérité d'avoir fait 
un établi/Tement pour les rendre plus floriiïantes ; & fon minière, 
d'avoir encouragé les talens & fait éclater les fiens : fi les fcien- 
ces dépravent les mœurs , vous devez donc détefter l'éducation 
qu'on vous a donnée , regretter amèrement le temps que vous avex 
employé k acquérir des connoi/Tances, & vous repentir des efforts 
que vous avez faits pour vous rendre utiles k la patrie. L'aureur 
que je combats eft l'apologille de l'ignorance : il paroît fouhaiter 
qu'on brûle les bibliothèques ; il avoue qu'il heurte dt front tout 
ce qui fait aujourd'hui l'admiration des hommes, & qu'il ne peut 
s'attendre qu'à un blâme univerfel ; mais il compte fur les fuffrages 
des fîècles h venir. Il pourra les remporter, n'en doutons point, 
quand l'Europe retombera dans la barbarie ; quand fur les ruines 
des beaux arts éplorés , triompheront infolemment l'ignorance & la 
ruflicité. 

Nous avons deux queflions k difcuter, l'une de fait, l'autre 
de droit. Nous examinerons dans la première partie de ce dif- 
cours , fî les fciences & les arts ont contribué à corrompre les 
mœurs ; & dans la féconde, ce qui peut réfulter du progrès des 
fciences & des arts confidérés en eux-mêmes : tel efl le plan de 
l'ouvrage que je critique. 

PREMIERE PARTIE. 

-cI-Vant , dit M. Rouffeau , que l'art eût façonné nos maniè- 
res , & appris k nos paffions k parler un langage apprêté , nos mœurs 
étoient rufliques, mais naturelles , & la différence des procédés 
marquoit au premier coup d'œil celle des caraftères, La nature 
humaine au fond n'étoit pas meilleure; mais les hommes trou- 
voient leur 'fécurîté dans la facilité de fe pénétrer réciproque- 
ment; & cet avantage, dont nous ne fentons plus le prix, leur 
«pargnoit bien des vices. Les foupçons, les ombrages, les craia- 



D E M. G A U T I E R. 69 

tes , la froideur , la réferve , la haine , la trahifon fe cachent fans 
cefle fous ce voile uniforme & perfide de politefTe, fous cette ur- 
banité fi vantée que nous devons aux lumières de notre fîècle. 
Nous avons les apparences de toutes les vertus fans en avoir 
aucune. 

Je réponds qu'en examinant la fource de cette politefle qui 
fait tant d'honneur à notre fiècle, & tant de peine à M. Rouffeau, 
on découvre aifément combien elle eft eftimable. C'eft le defir 
déplaire dans la fociété qui en a fait prendre l'efprit. On a étudié 
les hommes, leurs humeurs, leurs caraftères, leurs defirs , leurs 
befoins , leur amour-propre. L'expérience a marqué ce qui dé- 
plaît. On a analyfé les agrémens , dévoilé leurs caufes, apprécié 
le mérite , diftingué fes divers degrés. D'une infinité de réflexions 
fur le beau, l'honnête & le décent, s'efl formé un art précieux , 
l'art de vivre avec les hommes, de tourner nos befoins en plailîrs, 
^e répandre des charmes dans la converfation , de gagner l'efprit 
par fes difcours & les cœurs par fes procédés. Egards , attentions , 
complaifances , prévenances, refpe^l, autant de liens qui nous at- 
tachent mutuellement. Plus la politefTe s'tft perfeélionnée , plus la 
fociété a été utile aux hommes; on s'eft plié aux bienféances, fou- 
vent plus puifiantes que les devoirs; les inclinations font devenues 
plus douces , les caraâères plus liants, les vertus fociales plus com- 
munes. Combien ne changent de difpofiiions , que parce qu'ils font 
contraints de paroître en changer! Celui qui a des vices eft obligé 
de les déguifer ; c'eft pour lui un avertiiïement continuel qu'il n'eft 
pas ce qu'il doit être; fes mœurs prennent infenfîblement la teinte 
des mœurs reçues. La néceffité de copier fans cefTe la vertu , le 
rend enfin vertueux ; ou du moins fes vices ne font pas conta- 
gieux comme ils le feroient , s'ils fe préfentoient de front avec cette 
rufticité que regrette mon adverfaire. 

Il dit que les hommes trouvoient leur fécurîté dans la facilité 
de fe pénétrer réciproquement, & que cet avantage leur épargnoit 
bien des vices. II n'a pas confidéré que la nature humaine n'étant 
pas meilleure alors , comme il l'avoue, la rufticité n'empêchoitpas 
le déguifemenr. On en a fous les yeux une preuve fans réplique : 



70 Réfutation 

on voit àe^ nations dont les manières ne font pas façonnées , ni 
le langage apprêté, ufer de détours, de diflîmulations & d'arti- 
fices, tromper adroitement, fans qu'on puifTc en rendre compta- 
bles les belles-lettres , les fciences & les arts. D'ailleurs , fi l'art 
de fe dévoiler s'eft perfedionné , celui de pénétrer les voiles a fait 
les mêmes progrès. On ne juge pas des hommes fur de fimples 
apparences; on n'attend pas à les éprouver qu'on foit dans l'obli- 
gation indifpenfable de recourir à leurs bienfaits. On eft convain- 
cu qu'en général il ne faut pas compter fur eux, à moins qu'on 
ne leur pUife ou qu'on ne leur foit utile, qu'ils n'aient quelqu'in- 
térêt h nous rendre fervice. On fait évaluer les offres fpécieufes 
de la politefTe , & ramener ks expreffions k leur lignification reçue. 
Ce n'eft pas qu'il n'y ait une infinité d'ames nobles , qui en obli- 
geant ne cherchent que le plaifir même d'obliger. Leur politefTe a 
un ton bien fupérieur à tout ce qui n'eft que cérémonial ; leur 
candeur, un langage qui lui cft propre : leur mérite cft leur art 
de plaire. 

Ajoutez que le feul commerce du monde fuffit pour acquérir 
cette politefTe dont fe pique un galant homme : on n'cft donc pas 
fondé k en faire honneur aux fciences. 

A quoi tendent donc les éloquentes déclamations de M. Rouf- 
feau ? Qui ne (êroit pas indigné de l'entendre afTurer que nous avons 
les apparences de toutes les vertus fans en avoir aucune? Et pour- 
quoi n'a- 1- on plus de vertu? C'eft qu'on cultive les belles- lettres, 
les fciences & les arts. Si l'on étoit impoli, ruflique, ignorant, 
Goht , Hun ou Vandale , on feroit digne àes éloges de M. Rouf- 
feau. Ne fe la(Iera-t-on jamais d'invcfliver les hommes? Croira- 
t-on toujours les rendre plus vertueux, en leur difant qu'ils n'ont 
point de vertu ? Sous prétexte d'épurer les mœurs, eft-il permis 
d'en renverfer les appuis? O doux nœuds de la fociété , charmes 
des vrais philofophcs, aimables vertus , c'efl par vos propres at- 
traits que vous régnez dans les cœurs ; vous ne devez votre em- 
pire, ni l'aprêté floïque, ni k des mœurs barbares, ni aux conleils 
d'une orgueilleufc rufticité. 



DE M, Gautier. 71 

M. Rouflèau attribue h notre fiècle des défauts & des vices qu'il 
n'a point, ou qu'il a de commun avec les nations qui ne font pas 
policées ; & il en conclut que le fort des mœurs & de la probité 
a été régulièrement aflujetti aux progrès des fciences & des arts. '* 

LaifTons ces vagues imputations , Se pafTons au fait. 

Pour montrer que les fciences ont corrompu les mœurs dans '3 

tous les temps , il dit que plufieurs peuples tombèrent fous le joug, 
lorfqu'ils étoient les plus renommés par la culture des fciences. 
On fait bien qu'elles ne rendent point invincibles ; s'enfuit-il qu'el- 
les corrompent les mœurs ? Par cette façon fingulière de raifonner, 
on pourroit conclure auffi que l'ignorance entraîne leur dépravation, 
puifqu'un grand nombre de nations barbares ont été fubjuguées 
par des peuples amateurs des beaux arts. Quand même on pourroit 
prouver , par des faits , que la diflblution des mœurs a toujours re- . 
gné avec les fciences, il ne s'enfuivroit pas que le fort de la pro- 
bité dépendît de leurs progrès. Lorfqu'une nation jouit d'une 
tranquille abondance, elle fe porte ordinairement aux plaifirs & aux 
beaux arts. Les richefles procurent les moyens de fatisfaire fes paf- 
fions : ainfi ce fcroient les riche/Tes , & non pas les belles-lettres , "qui 
pourroient faire naitre la corruption dans les cœurs , (ans parler de 
plufieurs autres caufes qui n'influent pas moins que l'abondance 
fur cette dépravation : l'extrême pauvreté efi la mère de bien des 
crimes, & elle peut être jointe avec une profonde ignorance. Tous 
les faits donc qu'allègue notre adveriàire , ne prouvent point que 
les fciences corrompent les mœurs. 

Il prétend montrer, par ce qui eft arrivé en Egypte, en Grèce, 
à Rome, à Conftantinople , à la Chine, que les arts énervent les 
peuples qui les cultivent. Quoique cette afiertion fur laquelle il 
Jnfifte principalement , paroifle étrangère à la queftion dont il s'a- 
git , il eft à propos d'en montrer la fauffeté. L'Egypte, dit-il , 
devint la mère de la phiiofophie & des beaux arts , & bientôt après 
la conquête de Cambife : mais bien des fiècles avant cette épo- 
que , elle avoit été foumife par des bergers Arabes, fous le règne 
de Timaiis. Leur domination dura plus de cinq cens ans. Pourquoi 
les Egyptiens n'eurent-ils pas même alors le courage de fe défea- 



72 Réfutation 

dre? Étoient-ils énervés par les beaux arts qu'ils ignoroicnt? Sont- 
ce les fcienccs qui ont efféminé les Afiatiques , & rendu lâches îi 
l'excès tant de nations barbares de l'Afrique & de l'Amérique. 

Les viâoires que les Athéniens remportèrent fur les Perfes & 
fur les Lacédénioniens même , font voir que les arts peuvent s'af- 
focier avec la vertu militaire. Leur gouvernement , devenu vénal 
fous Périclès , prend une nouvelle face ; l'amour du plaifir étouffe 
leur bravoure, les fondlions les plus honorables font avilies, l'im- 
punité multiplie les mauvais citoyens, les fonds deftinés k la 
guerre font employés à nourrir la molleffe & roifiveté; toutes ces 
caufes de corruption , quel rapport ont- elles aux fciences ? 

De quelle gloire militaire les Romains ne fe font-ils pas cou- 
verts dans le temps que la littérature étoit en honneur \ Rome? 
Étoient-ils énervés par les arts, lorfque Cicéron difoit à Céfar : 
vous îTvez dompté des nations fauvages & féroces , innombrables 
par leur multitude, répandues au loin en divers lieux? Comme 
un feul de ces faits fuffit pour détruire les raifonnemens de mon 
adverfaire, il étoit inutile d'infifter davantage fur cet article. On 
connoît les caufes des révolutions qui arrivent dans les États. Les 
fciences ne pourroient contribuer h. leur décadence , qu'au cas que 
«eux qui font deflinés à les défendre, s'occuperoient des fciences 
au point de négliger leurs fondions militaires ; dans cette fuppofî- 
tion, toute occupation étrangère à la guerre auroit les mêmes fuites. 

M. Rouflêau , pour montrer que l'ignorance préferve les mœurs 
de la corruption, pafTe en revue les Schytes, les premiers Perfes, 
les Germains & les Romains dans les premiers temps de leur républi- 
que; & il dit que ces peuples ont, par leur vertu, fait leur propre 
bonheur & l'exemple des autres nations. On avoue que Juflinafait 
un éloge magnifique des Scytes ; mais Hérodote, & des auteurs 
cités par Strabon , les repréftntent commç une nation des plus fé- 
roces. Ils immoloient au Dieu Mars la cinquième partie de leurs 
prifonniers, & crevoient les yeux aux autres. A l'anniverfatre d'un 
Roi ils étrangloient cinquante de fes officiers. Ceux qui habitoient 
▼ers le Pont-Euxin fe nourriffbient de la chair des étrangers qui 

arrivoient 



DE M. Gautier. 75 

arrivoient chez eux. L'hiftoire des diverfes nations Schytes offre 
par-tout des traits , ou qui les déshonorent , ou qui font horreur à 
la nature, hçs femmes étoient communes entre les Maffàgètes ; les 
perfonnes âgées étoient immolées par leurs parens , qui ferégaloient 
de leurs chairs. Les Agatyrfiens ne vivoient que de pillage, & 
Tivoient leurs femmes en commun. Les Anthropophages, au rapport 
d'Hérodote, étoient injuftes & inhumains. Tels furent les peuples 
qu'on propofe pour exemple aux autres nations. 

A l'égard des anciens Perfes, tout le. monde convient fans doute 
avec M. Rollin qu'on ne fauroit lire fans horreur jufqu'où ils avoient 
porté l'oubli & le mépris des loix les plus communes de la nature. 
Chez eux toutes fortes d'inceftes étoient autorifés. Dans la tribu 
fàcerdotale, on conféroit prefque toujours les premières dignités à 
ceux qui étoient nés du mariage d'un fils avec fa mère. Il falloit 
qu'ils fuflent bien cruels pour faire mourir des enfans dans le feu 
qu'ils adoroient. 

Les couleurs dont Pomponius - Mêla peint les Germains, ne 
feront pas naître non plus l'envie de leur rcflembler : peuple natu- 
rellement féroce , fauvage jufqu'à manger de la chair crue , chez qui 
le vol n'eft point une chofe honteufe, & qui ne reconnoit d'autre 
droit que fà force. 

Que de reproches auroit eu raifon de faire aux Romains , dans 
le temps qu'ils n'étoient point encore familiarifés avec les lettres, 
un philofophe éclairé de toutes les lumières de la raifon ? Illuftres 
barbares, auroit- il pu leur dire, toute votre grandeur n'eft qu'un 
grand crime. Quelle fureur vous anime & vous porte à ravager 
l'univers? Tigres altétés du fang des hommes, comment ofez-vous 
mettre votre gloire h être injuftes, à vivre de pillage, à exercer 
la plus odieufe tyrannie ? Qui vous a donné le droit de difpofer de 
nos biens & de nos vies, & de nous rendre efclaves & malheureux , 
de répandre par-tout la terreur , la défolation & la mort? Eft-cela 
grandeur d'ame dont vous vous piquez? O déteftable grandeur , 
qui fe repaît de misères & de calamités! N'acquérez-vous de pré- 
tendues vertus , que pour punir la terre de ce qu'elles vous ont 

Cliuvns mclées. Tome I. K 



74 Réfutation 

coûté? Eft-ce la force ? Les loix de l'humanité n'en ont donc plus > 
Sa voix ne Te fait donc point entendre kvos cœurs ? Vous méprifez 
la volonté des Dieux qui vous ont deftiné, ainfi que nous, à paf- 
fer tranquillement quelques inftans fur la terre : mais la peine eft 
toujours à côté du crime. Vous avez eu la honte de paflèr fous 
le joug , la douleur de voir vos armées taillées en pièces , & vous 
aurez bientôt celle de voir la république fe déchirer par fes pro- 
pres forces. Qui vous empêche de paflèr une vie agréable dans le 
fein de la paix , des arts , des fcicnces & de la vertu ? Romains , 
ceflez d'être injuftes; ceflez de porter en tous lieux les horreurs de 
la guerre & les crimes qu'elle entraine. 

Mais je veux qu'il y ait eu des nations vertueufes dans le fein 
de l'ignorance ; je demande fi ce n'efl pas à des loix fages, main- 
tenues avec vigueur, avec prudence, & non pas k la privation 
des arts, qu'elles ont été redevables de leur bonheur? En vain 
prétend-on que Socrate même & Càton ont décrié les lettres ; 
ils ne furent jamais les apologiftes de l'ignorance. Le plus favant 
des Athéniens avoit raifon de dire que la préfomption des hom- 
mes d'État, des poètes & des artiftes d'Athènes, terniflbit leur 
favoir k fes yeux , & qu'ils avoient tort de fe croire les plus fages 
des hommes ; mais en blâmant leur orgueil & en décréditant les 
Sophiftes , il ne faifoit point l'éloge de l'ignorance , qu'il regar- 
doit comme le plus grand mal. Il aimoit à tirer des fons harmo- 
nieux de la lyre, avec la main dont il avoit fait les fîatues des 
Grâces. La rhétorique, la phyfique, l'aftronomie furent l'objet 
de fes études; &, félon Diogène-Laërce, il travailla aux tragé- 
dies d'Euripide. Il eft vrai qu'il s'appliqua principalement à faire 
une fcience de la morale , & qu'il ne s'imaginoit pas favoir ce qu'il 
ne favoit pas : cft-ce-lk favorifcr l'ignorance ? Doit-elle fe préva- 
loir du déchaînement de l'ancien Caton contre ces difcoureurs ar- 
tificieux , contre ces Grecs qui apprenoient aux Romains l'art fu- 
neflc de rendre toutes les vérités douteufes ? Un des chefs de la 
troifième Académie, Carnéade, montrant , en préfence de Caton, 
la néceflîté d'une loi naturelle, & renverfant le lendemain ce qu'il 
avoit établi le jour précédent, devoit naturellement prévenir l 'et 



D £ M. Gautier. 7J 

prie de ce cenleur contre la littérature des Grec?. Cette préven- 
tion , à Ja vérité, s'étendit trop loin; il en fentit l'injuAice & la 
répara en apprenant la Langue Grecque, quoiqu'avancé en âge; il 
forma fon ftyle fur celui de Thucidide & de Démoftbène, & en- 
richit fes ouvrages des maximes & des faits qu'il en tira. L'agri- 
culture , la médecine, l'hiftoire, & beaucoup d'autres matières 
exercèrent fa plume. Ces traits font voir que fi Socrate & Caton 
eufTent fait l'éloge de l'ignorance , ils fe feroient cenfurés eux- 
mêmes; & M. Rou fléau , qui a fi heureufcment cultivé les bel- 
les-lettres , montre combien elles font cftimables , par la manière 
dont il exprime le mépris qu'il paroît en faire : je dis, qu'il pa- 
roît ; parce qu'il n'eft pas vraifemblable qu'il fafTe peu de cas de 
fes connoiflances. Dans tous les temps on a vu des auteurs décrier 
leurs fiècles & louer k l'excès des nations anciennes. On met une 
forte de gloire k fe roidir contre les idées communes ; de fupé- 
riorité,à blâmer ce qui eft loué; de grandeur, à dégrader ce que 
les hommes efliment le plus. 

La meilleure manière de décider la queftion de fait dont il 
s'agit, eft d'examiner l'état aduel des mœurs de toutes les nations. 
Or , il réfulte de cet examen fait impartialement , que les peuples 
policés & diftingués par la culture des lettres & des fciences , ont 
en général moins de vices que ceux qui ne le font pas. Dans la 
Barbarie & dans la plupart des pays orientaux régnent des vices 
qu'il ne conviendroit pas même de nommer. Si vous parcourez 
les divers états d'Afrique , vous êtes étonné de voir tant de peu- 
ples fainéans, lâches, fourbes, traîtres, avares, cruels, voleurs & 
débauchés. Là , font établis des ufages inhumains; ici , l'impudi- 
cité eft autorifée par les loix. Là , le brigandage & le meurtre 
font érigés en profeflions ; ici, on eft tellement barbare, qu'on 
fe nourrit de chair humaine. Dans plufieurs Royaumes les maris 
vendent leurs femmes & leurs enfans ; en d'autres on facrifie des 
ho.mmes au démon : on tue quelques perfonnes pour faire honneur 
îiu Roi lorfqu'il paroît en public, ou qu'il vient à mourir. L'Afic 
& l'Amérique offrent des tableaux femblables ( 2,3 ). 

( 13 ) Les bornes étroites que je me fuis prefcrites , m'obligent à renvoyer 
à l'Hi/loire des Voyages , & à THiftoire générale, par M. l'Abbé Lambert. 

K \] 



76 



Réfutation 



L'ignorance & les mœurs corrompues des nations qui habi- 
tent ces vaftes contrées, font voir combien porte à faux cette ré- 
flexion de mon adverfaire : peuples , fâchez une fois que la na- 
ture a voulu vous préferver de la fcience, comme une mère arra- 
che une arme dangereufe des mains de fon enfant; que tous les 
fecrets qu'elle vous cache, font autant de maux dont elle vous ga- 
rantit , & que la peine que vous trouvez à vous inftruire , n'eft 
pas le moindre de fes bienfaits. J'aimerois autant qu'il eût dit : 
peuples , fâchez une fois que la nature ne veut pas que vous vous 
nourrifliez des produdions de la terre; la peine qu'elle a attachée 
à fa culture , eft un avertiflement pour vous de la laiffer en fri- 
che. Il finit la première partie de fon difcours par cette réflexion : 
que la probité eft fille de l'ignorance , & que la fcience & la vertu 
font incompatibles. Voilà un fentiment bien contraire à celui de 
rÉglife ; elle regarda comme la plus dangereufe des perfécutions 
la défenfe que l'Empereur Julien fit aux Chrétiens d'enfeigner à 
leurs enfans la rhétorique , la poétique & la philofophic. > 

SECONDE PARTIE. 

xVxOnsif.UR RoulTeau entreprend de prouver dans la féconde par- 
tie de fon difcours , que l'origine des fciences eft vicieufe , leurs 
objets vains, & leurs effets pernicieux. C'étoit , dit- il, une an- 
cienne tradition paffée de l'Egypte en Grèce, qu'un Dieu ennemi 
du repos des hommes, étoit l'inventeur des fciences : d'où il in- 
fère que les Egyptiens, chez qui elles étoient nées, n'en avoient 
pas une opinion favorable. Comment accorder fa conclufion avec 
ces paroles : Remèdes pour les maladies de lame : Infcription qu'au 
rapport de Diodore de Sicile, on lifoit fur le frontifpice de la 
plus ancienne des bibliothèques, de celle d'Ofymandias , Roi d'E- 
gypte. 

Il afTure que l'aftronomie eft née de la fuperftition; l'éloquen- 
ce de l'ambition, de la haine, de la flatterie, du menfonge ; la 
géométrie de l'avarice; la phyfiquc d'une vaine curiofité ; toutes, 
6c la morale même , de l'orgueil humain. Il fuffit de rapporter ces 



D E M. Gautier. tj 

belles découvertes pour en faire connoître toute l'importance. Juf- 
qu'ici on avoit cru que les fciences & les arts dévoient leur naif- 
fance \ nos befoins ; on l'avoit même fait voir dans plufieurs ou- 
vrages. 

Vous dites que le défaut de l'origine des fciences & des arts, 
ne nous efl que trop retracé dans leurs objets. Vous demandez ce 
que nous ferions des arts fans le luxe qui les nourrit : tout le 
monde vous répondra que les arts inftruftifs &: miniftériels , in- 
dépendamment du luxe, fervent aux agrémens, ou aux commodi- 
tés, ou aux befoins de la vie. 

Vous demandez k quoi ferviroit la jurifprudence fans les in- 
juftices des hommes : on peut vous répondre qu'aucun corps po- 
litique ne pourroit fubfifter fans loix , ne fût-il compofé que 
d'hommes juftes. Vous voulez favoir ce que deviendroit l'hiftoi- 
re, s'il n'y avoit ni tyrans, ni guerres, ni confpirateurs : vous 
n'ignorez cependant pas que l'Hifloire Univerfelle contient la def- 
cription des pays, la religion, le gouvernement, les mœurs, le 
commerce & les coutumes des peuples, les dignités, les magif- 
tratures, les vies des Princes pacifiques, des philofophes & des 
artiftes célèbres. Tous ces fujets, qu'ont- ils de commun avec \ç.% 
tyrans, les guerriers & les confpirateurs. 

SoMMKS-NOUS donc faits dites-vous, pour mourir attachés fur 
les bords du puits où la vérité s'eft retirée? Cette lèule vérité de- 
vroit rebuter dès les premiers pas tout homme qui chercheroit fé- 
rîeufement à s'inftruire par l'étude de la philofophie. Vous favez 
que les fciences dont on occupe les jeunes philofophes dans les 
Univerfités ; font la logique , la métaphyfique , la morale , la phyfi- 
que, les mathématiques élémentaires. Ce font donclh, félon vous , 
de ftériles fpéculations. Les Univerfités vous ont une grande obli- 
gation de leur avoir appris que la vérité de ces fciences s'eft re- 
tirée au fond d'un puits! Les grands philofophes qui les pofTedent 
dans un degré éminent, font fans doute bien furpris d'apprendre 
qu'ils ne favent rien. Ils ignoroient auflï , fans vous, les grands 
dangers que l'on rencontre dans l'învefligation des fciences. Vous 



78 



Réfutation 



dites que le faux eft fufceptible d'une infinité de combinaifons > 
& que la vérité n'a qu'une manière d'être; mais n'y a-t-il pas 
différentes routes, différentes méthodes pour arriver à la vérité? 
Qui efl-ce d'ailleurs, ajoutez-vous, qui la cherche bien fincérc- 
ment? A quelle marque eft- on sûr de la reconnoître? Les philo- 
fophes vous répondront qu'ils n'ont appris les fciences que pour 
les favoir & en faire ufage , & que l'évidence, c'eft-à-dire, la 
perception du rapport des idées , eft le caradere diftinflif de la 
vérité , & qu'on s'en tient h ce qui paroît le plus probable dans des 
matières qui ne font pas fufceptibles de démonftration. Voudriez- 
vous voir renaître les feélcs de Pyrrhon , d'Arcéfilas ou de Lacyde ? 

Convenez que vous auriez pu vous difpenfer de parler de l'o- 
rigine des fciences, & que vous n'avez point prouvé que leurs ob- 
jets font vains. Comment l'auriez- vous pu faire, puifque tout ce 
qui nous environne nous parle en faveur des fciences & des arts ? 
Habillemens , meubles, bâtimens , bibliothèques, produdions des 
pays étrangers dues a la navigation dirigée par l'aftronomie. Lh, 
les arts méchaniqucs mettent nos biens en valeur; les progrès de 
l'anatomie afturent ceux de la chirurgie; la chymie, la botanique 
nous préparent des remèdes : les arts libéraux, des plaifirs inftruc- 
tifs : ils s'occupent a tranfmettre k la poftérité le fouvenir des belles 
avions , & immortalifent les grands hommes & notre reconnoiflànce 
pour les ferviccs qu'ils nous ont rendus. Ici, la géométrie appuyée 
de l'algèbre, préfide à la plupart des fciences; elle donne des le- 
çons k l'aftronomie, à la navigation, k l'artillerie, à la phyfique. 
Quoi! tous ces objets font vains ? Oui, &, félon M. Rouflèau , 
tous ceux qui s'en occupent font des citoyens inutiles ; & il conclut 
que tout citoyen inutile peut être regardé comme pernicieux. Que 
dis-je? Selon lui, nous ne fommes pas même des citoyens. Voici 
fes propres paroles : Nous avonà des phyfîciens, des géomètres, des 
chymiftes , des aftronomes , des poètes , des muficiens , des pein- 
tres , nous n'avons plus de citoyens; ou s'il nous en reftc encore, 
ûifperfés dans nos campagnes abandonnées, ils y périffent indigens 
& méprifés. Ainfî, Meflîeurs, cefTez donc de vous regarder comme 
«les citoyens. Quoique vous confacriez vos jours au fervice dô la 



DE M, Gautier. 79 

fociété , quoique vous rempliflîez dignement les emplois où vos ta- 
Icns vous ont appelles, vous n'êtes pas dignes d'être nommés ci- 
toyens. Cette qualité eft le partage des payfans , & il faudra que 
vous cultiviez tous la terre pour la mériter. Comment ofe-t-on 
înfulter ainfî une nation qui produit tant d'excellens citoyens dans 
tous les états? 

O Louis le Grand! quel feroit votre étonnement , fi rendu aux 
vœux de la France & à ceux du Monarque qui la gouverne en mar- 
chant fur vos traces glorieufes, vous appreniez qu'une de nos Aca- 
démies a couronné un ouvrage où l'on foutient que les fciences 
font vaines dans leur objet, pernicieufes dans leurs effets ; que ceux 
qui les cultivent ne font pas citoyens! Quoi! pourriez- vous dire, 
j'aurois imprimé une tache à ma gloire pour a%'oir donné un afyla 
aux mufes, établi des Académies, rendu la vie aux beaux - arts, 
pour avoir envoyé des aftronomes dans les pays les plus éloignés , 
récompenfé les talens & les découvertes , attiré les favans près 
du Trône! Quoi! j'aurois terni ma gloire pour avoir fait naître 
des Praxitèles & des Sy fi p pes , des Apelles & des Ariftides , des 
Amphions & des Orphées ! Que tardez - vous de brifer ces inf- 
trumeris des arts & des fciences , de brûler ces précieufes dé- 
pouilles des Grecs & des Romains , toutes les Archives de 
l'efprit & du génie ? Replongez - vous dans les ténèbres épaifTes 
de la barbarie, dans les préjugés qu'elle confacre fous les funeftes 
aufpices de l'ignorance & de la fuperftition. Renoncez aux lumiè- 
res de votre fiècle ; que des abus anciens ufurpent les droits de l'é- 
quité ; rétablirez des loix civiles contraires à la loi naturelle ; 
que l'innocent qu'accufe rinjuflice, foit obligé, pour fe juflifier-, 
a s'expofer à périr par l'eau ou par le feu; que des peuples aillent 
encore mafTacrer d'autres peuples fous le manteau de la religion ; 
qu'on fàfle les plus grands maux avec la même tranquillité de con- 
fcience qu'on éprouve à faire les plus grands biens : telles & plus 
déplorables encore feront les fuites de cette ignorance où vous vou- 
lez rentrer» 

Non , grand Roi , l'Académie de Dijon n'eft point cenfée adop- 
ter tous les fentimcns de l'Auteur qu'elle a couronné. Elle ne peclè 



8o Réfutation 

point, comme lui, que les travaux des plus éclairés de nos favans 
& de nos meilleurs citoyens ne font prefque d'aucune utilité. Elle ne 
confond point comme lui les découvertes véritablement utiles au 
genre humain, avec celles dont on n'a pu encore tirer des fervices, 
faute de connoître tous leurs rapports & l'enfemble des parties de 
la nature ; mais elle penfe,ainn que toutes les Académies de l'Eu- 
rope , qu'il eft important d'étendre de toutes parts les branches de 
notre favoir, d'en creufer les analogies, d'en fuivre toutes les rami- 
fications. Elle fait que telle connoifTance qui paroît ftérile pendant un 
temps , peut ce/Ter de l'être par des applications dues au génie , à des 
recherches laborieufes , peut- être même au hazard. Elle fait que pour 
élever un édifice, on raflemble des matériaux de toute efpèce; ces 
pièces brutes, amas informe, ont leur deftination ; l'art les dégroffit 
& les arrange, il en forme des chefs-d 'œuvres d'architedure Hc de 
bon goûti 

On peut dire qu'il en eft, en quelque forte, de certaines vérités 
détachées du corps de celle dont l'utilité eft reconnue, comme de 
ces glaçons errants au gré du hazard fur la fur face des fleuves ; ils 
fe réunifTent, ils fe fortifient mutuellement & fervent h les traverfer. 

Si l'auteur a avancé (ans fondement que cultiver les fciences eft 
abulèrdu temps, il n'a pas eu moins de tort d'attribuer le luxe aux 
lettres & aux arts. Le luxe eft une fomptuofité que font naître les 
biens partagés inégalement. La vanité à l'aide de l'abondance , cher- 
che à fe diftinguer, & procure à quelques arts les moyens de lui 
fournir le fuperflu ; mais ce qui eft fuperflu , par rapport k certains 
états, eft nécelTaire à d'autres , pour entretenir les diftinclions qui 
•caraétérifent les rangs divers de la fociété. La religion même ne con- 
damne point les dépenfes qu'exige la décence de chaque condition. 
Ce qui eft luxe pour l'artifan , peut ne pas l'être pour l'homme de 
robe ou l'homme d'épée. Dira- t-on que des meubles ou des ha- 
billemens d'un grand prix dégradent l'iionnête homme & lui tranf- 
mettent les fentimens de l'homme vicieux ? Caton le grand , folr 
liciteur des loix fompruaires, fuivant la remarque d'un politique, 
nous eft dépeint avare & intempérant, même ufurier & ivrogne ; au 
lieu que le fomptueux Lucullus , encore plus grand Capitaine & 

auHi 



D E M. Gautier. ti 

aufli jufte que lui , fut toujours libéral & bienfaifant. Condamnons 
la foinptuofité de Lucullus & de fes imitateurs : mais ne concluons 
pas qu'il faille chafTer de nos murs les favans & les artiftes. Les 
paflîons peuvent abufer des arts ; ce font elles qu'il faut réprimer. 
Les arts font le foutien des États ; ils réparent continuellement l 'iné- 
galité des fortunes, & procurent le nécefTaire phyfique à la plu- 
part des citoyens. Les terres, la guerre ne peuvent occuper qu'une 
partie de la nation : comment pourront fubfifler les autres fujets , 
fi les riches craignent de dépenfer , fi la circulation des efpèces eft 
fufpendue par une économie fatale k ceux qui ne peuvent vivre que 
du travail de leurs mains ? 

Tandis, ajoute l'auteur, que les commodités de la vie fe mul- 
tiplient, que les arts fe perfectionnent, & que le luxe s'étend , 
le vrai courage s'énerve , les vertus militaires s'évanouifTent , & c'eft 
encore l'ouvrage des fciences & de tous ces arts qui s'exercent dans 
l'ombre du cabinet. Ne diroit-on pas. Meilleurs, que tous nos 
fotdats font occupés h cultiver les fciences, & que tous leurs Offi- 
ciers font des Maupertuis & des Réaumurs ? S'ell-on apperçu fous 
les règnes de Louis XIV & de Louis XV que les vertus militaires 
fe (oient évanouies ? Si on veut parler des fciences qui n'ont au- 
cun rapport à la guerre, on ne voir pas ce que les académies ont 
de commun avec ïts troupes; èc s'il s'agit de fciences militaires, 
peut-on les porter h une trop grande perfeflion ? A l'égard de 
l'abondance, on ne l'a jamais vu régner davantage dans les armées 
Françoifes, que durant le cours de leurs vidoires. Comment peut- 
on s'imaginer que des foldats deviendront plus vaillans , parce 
qu'ils feront mal vêtus & mal nourris ? 

Monsieur Roufleau eft-il mieux fondé à foutenir que la cul- 
ture des fciences eft nuifible aux qualités morales? C'eft, dit-il, 
dès nos premières années, qu'une éducation infenfée orne notre 
efprit & corrompt notre jugement. Je vois de toutes parts des éta- 
bîiiïemens immenfes , où l'on élève à grands frais la jeuncfle , 
pour lui apprendre toutes chofes , excepté fes devoirs. 

Peut-on attaquer de la forte tant de corps refpeflables , uni- 
Œuvres mêlées. Tome L L 



82 Réfutation 

quement dévoué? h l'inflrudion des jeunes gens, k qui ils incul- 
quent fans c^/Te les principes de l'honneur, de la probité & du 
chriftianifme? La fcience , les mœurs, la religion, voilà les objets 
que s'eft toujours propofé l'univerfité de Paris , conformément 
aux réglemens qui lui ont été donnés par les Rois de Fi-ance. 
Dans tous les établifTemens faits pour l'éducation des jeunes gens, 
on emploie tous les moyens poflibles pour leur infpirer l'amoiir 
de la vertu & l'horreur du vice, pour en former d'excellens ci- 
toyens : on met continuellement fous leurs yeux les maximes & 
les exemples des grands hommes de l'antiquité. L'hiftoire facréc 
& profane leur donne des leçons foutenues par les faits Se l'expé- 
rience, & forme dans leur efprit une impreflîon qu'on attendroit 
en vain de l'aridité des préceptes. Gomment les fciences pour- 
roient- elles nuire aux qualités morales? Un de leurs premiers effets 
eft de retirer de l'oifiveté, & par conféquent du jeu & de la dé- 
bauche, qui en font les fuites. Séneque , que M, Roufleau cite 
pour appuyer fon fentiment, convient que les belles- lettres pré- 
parent k la vertu. ( Senec. EpiJ}. 88.) 

Que veulent dire ces traits fatyriques lancés contre notre fîè- 
cle? Que l'effet le plus évident de toutes nos études eft l'avilif- 
fcment des vertus; qu'on ne demande plus d'un homme s'il a de 
la probité, mais s'il a des talens; que la vertu refte fans honneur; 
qu'il y a mille prix pour les beaux difcours, aucun pour les bel- 
les aflions. Comment peut-on ignorer qu'un homme qui pafTe 
pour manquer de probité eft méprifé univerfellement? La punition 
du vice n'eft-elle pas déjà la première récompenfe de la vertu ? 
L'eftime, l'amitié de fes concitoyens, des diftindions honorables, 
voilà des prix bien fupérieurs à àts lauriers académiques. D'ail- 
leurs celui qui fert fes amis, qui foulage de.pauvres familles, ira- 
t-il publier fes bienfaits? Ce feroit en anéantir le mérite. Rien 
de plus beau que les aflions vertueufes, fi ce n'eft le foin même 
de les cacher. 

Monsieur Rouffeau parle de nos philofophes avec mépris; il 
cite les dangereufes rêveries des Hobbes & des Spinofa , & les met 
fur une même ligne avec toutes les produâioas de la philofophic. 



DE ikf. Gautier. 83 

Pourquoi confondre ainfi avec les ouvrages de nos vrais philofo- 
phes, des fyftémes que nous abhorrons ? Doit-on rcjetter fur 
fétude des belles-lettres les opinions infenfées de quelques écri- 
vains, tandis qu'un grand nombre de peuples font infatués de fyf- 
témes abfurdes, fruit de leur ignorance & de leur crédulité? L'ef- 
prit humain n'a pas befoin d'être cultivé pour enfanter des opi- 
nions monftrueufes. C'eft en s'élevant avec tout l'effbr dont elle 
efl capable, que la raifon fe met au-deflus des chimères. La vraie 
philofophie nous apprend à déchirer le voile des préjugés & de la 
fijperflition. Parce que quelques auteurs ont abufé de leurs lu- 
mières, faudra-t-il profcrire la culture de la raifon î Eh ! de quoi 
ne peut-on pas abufer ? Pouvoir, loix , religion, tout ce qu'il y 
a de plus utile ne peut - il pas être détourné k des ufages nui- 
fibles? Tel eft celui qu'a fait M. Roufleau de fa puifTante élo- 
quence pour infpirer le mépris des fciences, des lettres & des phi- 
lofophes. Au tableau qu'il préfente de ces hommes favans , op- 
pofons celui du vrai philofophc. 

Je vais le tracer , Meflieurs, d'après les modèles que J'ai l'hon- 
neur de connoître parmi vous. Qu'eft-ce qu'un vrai philofophe î 
C'eft un homme très-raifonnable & très- éclairé. Sous quelque 
point de vue qu'on le confidère, on ne peut s'empêcher de lui 
accorder toute fon eflime , & l'on n'eft content de foi- même que 
lorfqu'on mérite la fîenne. Il ne connoîi ni les fouplefTes rampan- 
tes de la flatterie , ni les intrigues artificieufes de la jaloufie , ni 
la baflefTe d'une haine produite par la vanité , ni le malheureux 
talent d'obfcurcir celui des autres; car l'envie, qui ne pardonne 
ni les fuccès, ni fes propres injuftices , eft toujours le partage de 
l'infériorité. On ne le voit jamais avilir fes maximes en les ccn- 
tredifant par fes aflions ; jamais acceflible k la licence que con- 
damnent la religion qu'elle attaque, les loix qu'elle élude , la vertu 
qu'elle foule aux pieds. On doute fi fon caractère a plus de no- 
blefTe que de force, plus d'élévation que de vérité. Son efprit eft 
toujours l'organe de fon cœur, & fon exprefîion l'image de fes 
fentimens. La franchife, qui eft un défaut quand elle n'eft pas un 
mérite, donne k fes difcours cet air aimable de fincérité, qui ne 

Lij 



84 R ÈFV TATION DE M. G A UT 1ER. 

vaut beaucoup que lorfqu'il ne coûte rien. Quand il oblige, vous 
diriez qu'il fe charge de la reconnoilTance , & qu'il reçoit le bien- 
fait qu'il accorde; & il paroît toujours qu'il oblige, parce qu'il 
defire toujours d'obliger. Il met fa gloire à fervir fa patrie qu'il 
honore, k travailler au bonheur des hommes qu'il éclaire. Jamais 
il ne porta dans. la fociété cette raifon farouche, qui ne fait pas 
fe relâcher de fa fupériorité; cette inflexibilité de fentiment, qui, 
fous le nom de fermeté , brufque les égards & les condefcendances; 
cet efprit de contradiflion, qui, fecouant le joug des bienféances , 
fe fait un jeu de heurter les opinions qu'il n'a pas adoptées , éga- 
lement haïiïàble , foit qu'il défende les droits de la vérité, ou les 
prétentions de fon orgueil. Le vrai philofophe s'enveloppe dans fa 
modeftie , & pour faire valoir les qualités des autres , il n'héfite 
pas à cacher l'éclat des fîennes. D'un commerce aufli sûr qu'utile, 
il ne cherche dans les fautes que le moyen de lesexcufer, &: dans 
la converfation que celui d'aflocier les autres à fon propre mérite. 
Il fait qu'un des plus folides appuis de la juftice que nous nous 
flattons d'obtenir, eft celle que nous rendons au mérite d'autrui ; 
& quand il l'ignoreroit , il ne monteroit pas fa conduite fur des 
principes difFérens de ceux que nous venons d'expofer : perfuadé 
que le cœur fait l'homme ; l'indulgence , les vrais amis ; la modef- 
tie , des citoyens aimables. Je fais bien que par ces traits je ne 
rends pas tout le mérite du philofophe, & fur-tout du philofo- 
phe chrétien ; mon deflein a été feulement d'en donner une légère 
efquifTe. 



8? 



LETTRE 

DE JT. y. ROUSSEAU, 

DE GENEVE, 

A M. ***. 

Sur la Réfutation prcccdente. ( zA ) 

JE vous envoie, Monfieur, le Mercure d'Odlobre que vous avez 
eu la bonté de me prêter. Jy ai lu avec beaucoup de plai/ir la ré- 
futation que M. Gautier a pris la peine de faire de mon difcours ; 
mais je ne crois pas être, comme vous le prétendez, dans la né- 
ceflîté d'y répondre; & voici mes objeâions. 

I. Je ne puis me perfuader que, pour avoir raifon , on foit indif- 
penfablement obligé de parler le dernier, 

i. Plus je relis la réfutation, & plus je fuis convaincu que je 
n'ai pas befoin de donner à M. Gautier d'autre réplique, que le 
difcours même auquel il a répondu. Lifez, je vous prie, dans l'un 
& l'autre écrit, les articles du luxe, de la guerre, des académies, 
de l'éducation : lifez la Profopopée de Louis le Grand , & celle de 
Fabricius ; enfin lifez la conclufion de M. Gautier & la mienne, Se 
vous comprendrez ce que je veux dire. 

3. Je penfe en tout fi différemment de M. Gautier , que s'il me 
falloit relever tous les endroits où nous ne fommes pas de même 
avis, je ferois obligé de le combattre, même dans les chofes que 
j'aurois dites comme lui; & cela me donneroit un air contraint, 
que je voudrois bien pouvoir éviter. Par exemple, en parlant de la 
politeffe , il fait entendre très- clairement que, pour devenir hom- 

( 14 ) La Réfutation qu'on vient de lire , avoit été lue à l'Académie de Nancy , 
& inférée dans le Mercure d'Odtobre Ijjl. Elle ne fe trouve ici qu'à caufe de 
la réponfe de M. RouITeau. 



86 J. J. Rousseau 

me de bien, il eft bon de commencer par être hypocrite, & que 
la faufTeté eft un chemin sûr pour arriver \ la vertu. Il dit encore 
que les vices ornés par la politefle ne font pas contagieux comme 
ils le feroient, s'ils fe préfentoient de front avec rufti cité ; que l'art 
de pénétrer les hommes a fait le même progrès que celui de fe 
déguifer ; qu'on cft corivaincu qu'il ne faut pas compter fur eux , à 
moins qu'on ne leur plaife ou qu'on ne leur foit utile; qu'on fait 
évaluer les offres fpécieufes de la politefTe ; c'eft-à-dire, fans dou- 
te, que quand deux hommes fe font des complimens, que l'un dit 
\ l'autre dans le fond de fon cœur : Je vous traite comme un fot y 
& je me moque de vous , l'autre lui répond dans le fond du fîen : 
Je fais que vous mente-;^impudemment ; mais jt vous le rends de mon 
mieux. Si j'avois voulu employer la plus amère ironie, j'en aurois 
pu dire h- peu-près autant. 

4. On voit à chaque page de la réfutation , que l'auteur n'entend 
point, ou ne veut point entendre l'ouvrage qu'il réfute : ce qui lui 
eft aflurément fort commode ; parce que répondant fans cefle h fa 
penfée, & jamais \ la mienne , il a la plus belle occafîon du monde 
de dire tout ce qui lui plaît. D'un autre côté, fi ma réplique en 
devient plus difficile , elle en devient auffi moins néceflaire : car 
on n'a jamais oui dire qu'un peintre qui expofe en public un ta- 
bleau , foit obligé de vifiter les yeux des fpeâateurs , & de four- 
nir des lunettes à tous ceux qui en ont befoin. 

• 

D'ailleurs il n'eft pas bien sûr que je me fiiïe entendre , mê- 
me en répliquant. Par exemple ; je fais, dirois-je à M. Gautier, 
que nos foldats ne font point des Réaumurs & des Fontenelles , & 
c'eft tant pis pour eux, pour nous, & fur-tout pour les ennemis. 
Je fais qu'ils ne favent rien , qu'ils font brutaux & grofHers ; & tou- 
tefois j'ai dit, & je dis encore qu'ils font énervés par les fciences 
qu'ils méprifent , & par les beaux arts qu'ils ignorent. C'eft un des 
grands inconvéniens de la culture des lettres , que, pour quelques 
hommes qu'elles éclairent, elles corrompent \ pure perte toute 
une nation. Or, vous voyez bien, Minfleur, que ceci ne ftroit 
qu'un autre paradoxe inexplicable pour iM. Gautier , pour ce M. 
Gautier qui me demande fièrement ce que les troupes ont de com- 



A M. G R I M AI. tj 

mun avec les académies; fi les foldats en auront plus de bravoure 
pour être mal vêtus & mal nourris; ce que je veux dire, en avan- 
çant qu'à force d'honorer les talens, on néglige les vertus ; & d'au- 
tres queftions fcmblables, qui toutes montrent qu'il efl impoflîble 
d'y répondre intelligiblement au gré de celui qui les fait. Je crois 
que vous conviendrez que ce n'eft pas la peine de m'expliquer une 
féconde fois, pour n'être pas mieux entendu que la première. 

5. Si je voulois répondre à la première partie de la réfutation, 
ce, feroit le moyen de ne jamais finir. M. Gautier juge k propos 
de me prefcrire les auteurs que je puis citer, & ceux qu'il faut 
que je rejette. Son choix eft tout-k-fait naturel ; il récufe l'auto- 
rité de ceux qui dépofent pour moi', & veut que je m'en rapporte 
k ceux qu'il croit m'être contraires. En vain voudrois-je lui faire 
entendre qu'un feul témoignage en ma faveur eft décifif , tandis que 
cent témoignages ne peuvent rien contre mon fentiment, parce que 
les témoins font parties dans le procès ; en vain le prierois- je de 
diflinguer dans les exemples qu'il allègue; en vain lui repréfente- 
rois - je qu'être barbare ou criminel font deux chofes tout-à- 
fait différentes, & que les peuples véritablement corrompus font 
moins ceux qui ont de mauvaifes loix , que ceux qui méprifent 
les loix ; fa réplique eft aifée à prévoir. Le moyen qu'on puif- 
fe ajouter foi à des écrivains fcandaleux , qui ofent louer des 
barbares qui ne favent ni lire ni écrire; le moyen qu'on puiffe ja- 
mais fuppofer de la pudeur à des gens qui vont tout nuds , & de 
la vertu k ceux qui mangent de la chair crue? Il faudra donc dif- 
puter. Voilà donc Hérodote, Srrabon , Pomponius- Mêla aux pri- 
fes avec Xénophon, Juftin , Quinte - Curce, Tacite. Nous voilà 
donc dans les recherches de critique, dans les antiquités, dans l'é- 
rudition. Les brochures fe transforment en volumes ; les livres fe 
multiplient, & la queftion s'oublie. C'eft le fort des difputes de 
littérature, qu'après des in-folio d'éclaircilTemens , on finit tou- 
jours par ne favoir où l'on en eft : ce n'eft pas la peine de commencer. 

Si je voulois répliquer h la féconde partie, cela feroit bien-tôt 
fait; mais je n'apprendrois rien à perfonne, M. Gautier fe con- 
tente, pour m'y réfuter, de dire oui par- tout où j'ai dit non, & 



88 /. /. Rousseau 

non par- tout où j'ai dit oui, je n'ai donc qu'à dire encore noa 
par - tout où j'avois dit non, oui par- tout où j'avois dit oui, 
& fupprimer les preuves, j'aurai très-exadement répondu. En fui- 
vant la méthode de M. Gautier, je ne puis donc répondre aux deux 
parties de la réfutation, fans en dire trop & trop peu : or, je vou- 
drois bien ne faire ni l'un ni l'autre. 

6. Je pourrois fuivre une autre méthode, & examiner féparé- 
nient les raifonnemens de M. Gautier, & le ftyle de la réfutation. 

Si j'examinois fes raifonnemens, il me feroit aifé de montrer 
qu'ils portent tous à faux, & que l'auteur n'a point faiii l'état de 
la queftion, & qu'il ne m'a point entendu. 

Par exemple , M. Gautier prend la peine de m'apprendre 
qu'il y a des peuples vicieux qui ne font pas favans ; & je m étois 
déjà bien douté que les Kalmouques , les Bédouins, les CafFres, 
n'étoient pas des prodiges de vertu ni d'érudition. Si M. Gautier 
avoit donné les mêmes foins k me montrer quelque peuple favant 
qui ne fut pas vicieux, il m'auroit furpris davantage. Par-tout il 
me fait raifonner comme fi j'avois dit que la fciencc eft la feule 
fource de corruption parmi les hommes. S'il a cru cela de bonne 
foi, j'admire la bonté qu'il a de me répondre. 

Il dit que le commerce du monde fuffit pour acquérir cette po- 
litefTe dont fe pique un galant homme ; d'où il conclut qu'on 
n'eft pas fondé à en faire honneur aux fciences. Mais k quoi donc 
nous permettra- 1- il d'en faire honneur? Depuis que les hommes 
vivent en fociété, il y a eu des peuples polis, & d'autres qui ne 
l'étoient pas. M. Gautier a oublié de nous faire raifon de cette dif- 
férence. 

M. Gautier eu par-tout en admiration de la pureté de nos mœurs 
adluelles. Cette bonne opinion qu'il a, fait alTurément beaucoup 
d'honneur aux fiennes ; mais elle n'annonce pas une grande ex- 
périence. On diroit , au ton dont il parle , qu'il a étudié les 
hommes comme les Péripatéticiens étudioient la phyfique, fans 
fortir de fon cabinet. Quant à moi, j'ai fermé mes livres ; & après 

avoir 



A M. G R I M M. 89 

avoir écouté parler les hommes, je les ai regardé agir. Ce n'efi: 
pas une merveille , qu'ayant fuivi des méthodes fi différentes , nous 
nous rencontrions fi peu dans nos jugemens. Je vois qu'on ne fau- 
roit employer un langage plus honnête que celui de notre fièclc , 
& voilk ce qui frappe M. Gautier : mais je vois encore qu'on ne 
fauroit avoir des mœurs, plus corrompues, & voilà ce qui me 
fcandalife, Penfons-nous être dévenus gens de bien, parce qu'à 
force de donner des noms décens à nos vices, nous avons appris 
à n'en plus rougir ? 

Il dit encore que, quand même on pourroit prouver par des 
faits que la diflblution des mœurs a toujours régné avec les fcien- 
ces, il ne s'enfuivroit pas que le fort de la probité dépendît de 
leur progrès. Après avoir employé la première partie de mon dif- 
cours à prouver que ces chofes avoient toujours marché enfemble 
j'ai deftiné la féconde à montrer qu'en effet l'une tenoit à l'autre 
A qui donc puis-je imaginer que M. Gautier veut répondre ici 

Il me paroît fur- tout très-fcandalifé de la manière dont j'ai 
parlé de l'éducation des collèges. Il m'apprend qu'on y enfeigne 
aux jeunes gens je ne fais combien de belles chofes, qui peuvent 
être d'une bonne refTource pour leur amufement , quand ils feront 
grands, mais dont j'avoue que je ne vois point le rapport avec 
les devoirs des citoyens, dont il faut commencer par les inftruire. 
» Nous nous enquérons volontiers : Sait- il du Grec & du Latin î 
» Écrit- il en vers ou en profe ? Mais s'il eu. devenu meilleur ou 
» plus avifé, c'étoit le principal; & c'eft ce qui demeure derrière. 
D Criez d'un pafTant à notre peuple : O le f avant homme! & d'un 
■D autre , O le bon homme ! Il ne faudra pas à détourner fes yeux 
» & fon refpeft vers le premier : il y faudroit un tiers crieur, O 
» les lourdes têtes! » ^ 

J'ai dit que la nature a voulu nous préferver de la fcience ,' 
comme une mère arrache une arme dangereufe des mains de fon 
enfant, & que la peine que nous trouvons à nous inftruire n'eft 
pas le moindre de fes bienfaits. M. Gautier aimeroit autant que 
j'eufle dit : Peuples, fâchez donc une fois que la nature ne veut 
Œuvres mêlées. Tome L M 



90 J. J. Rousseau 

pas que vous vous nourriflîez des produirions de la terre : la peine 
qu'elle a attachée à fa culture, eft un avertiflcment pour vous de 
la laifler en friche. M. Gautier n'a pas fongé qu'avec un peu de 
travail on eft sûr de faire du pain; mais qu'avec beaucoup d'(:tude, 
il eft très- douteux qu'on parvienne à faire un homme raifonnable. 
Il n'a pas fongé encore que ceci n'eft précifément qu'une obfervation 
de plus en ma faveur : car pourquoi la nature nous a-telle impofé 
des travaux néceftaires, ft ce n'eft pour nous détourner des occupa- 
tions oifeufes? Mais au mépris qu'il montre pour l'agriculture , on 
voit aifément que s'il ne tenoit qu'à lui , tous les laboureurs défer- 
teroient bientôt les campagnes , pour aller argumenter dans les éco- 
les ; occupation , félon M. Gautier , & je crois , félon bien des pro- 
feflèurs, fort importante pour le bonheur de l'Etat. 

En raifonnant fur un pafTage de Platon , j'avois préfumé que 
peut-être les anciens Egyptiens ne faifoient ils pas des fciences tout 
le cas qu'on auroit pu croire. L'auteur de la réfutation me demande 
comment on peut faire accorder cette opinion avec l'infcription 
qu'Ofymandias avoit mife h fa bibliothèque. Cette difficulté eût 
pu être bonne du vivant de ce Prince, A préfent qu'il eft mort , 
je demande, à mon tour, où eft la néceflité de faire accorder le 
fentiment du Roi Ofymandias avec celui des fages d'Egypte. S'il 
eût compté , & fur- tout pefé les voix, qui me répondra que le mot 
de poifons ticût pas été fubftitué à celui des remèdes? Mais paf- 
fons celte faftueufe infcription. Ces remèdes font excellens, j'en 
conviens, & je l'ai déjà répété bien des fois; mais eft- ce une rai- 
fon pour les adminiftrer inconfidérément, &: fans égard aux tem- 
péramens des malades ? Tel aliment eft très-bon en foi , qui, dans 
lin eftomac infirme, ne produit qu'indigeftions & mauvaifes hu- 
meurs. Que diroiton d'un médecin qui, après avoir fait l'éloge 
■ de quelques viandes fucculentes, concluroit que tous les malades 
s'en doivent raftaftier ? 

J'ai fait voir que les fciences & les arts énervent le courage. M. 
Gautier appelle cela une façon fingulière deraifonner; ik ilnevoit 
point la liaifon qui fe trouve entre le courage &c la vertu. Ce n'eft 
pourtant pas, ce me femble, une chofe fi difficile k comprendre. 



A ilf . G R I 31 AL 91 

Celui qui s'eft une fois accoutumé à préférer fa vie h fon devoir, 
ne tardera guères k lui préférer encore les chofes qui rendent la vie 
facile & agréable. 

J'AI dit que la fcience convient k quelques grands génies, mais 
qu'elle eft toujours nuifible aux peuples qui la cultivent. M. Gau- 
tier dit que Socrate & Caton, qui blâmoient les fciences , étoicnt 
pourtant eux- mêmes de fort favans hommes, & il appelle cela 
m 'avoir réfuté. 

J'ai dit que Socrate étoit le plus favant des Athéniens ; & c'eft 
de- là que je tire l'autorité de fon témoignage : tout cela n'empêche 
point M. Gautier de m'apprendre que Socrate étoit favant. 

Il me blâme d'avoir avancé que Caton méprifoit les philolb- 
phes Grecs, & il fe fonde fur ce que Carnéade fe faifoit un jeu 
d'établir & de renverfer les mêmes proportions, ce qui prévint 
mal-h-propos Caton contre la littérature des Grecs. M. Gautier 
devroit bien nous dire quel étoit le pays & le métier de ce Car- 
néade. 

Sans doute que Carnéade eft le feul philofophe, ou le feul fa- 
vant qui fe foit piqué de foutenir le pour & le contre; autrement 
tout ce que dit ici M. Gautier ne fignifieroit rien du tout. Je m'en 
rapporte fur ce point h fon érudition. 

Si la réfutation n'eft pas abondante en bons raifonnemens , en 
revanche elle l'eft fort en belles déclamations. L'.mteur fubftitue 
par- tout les ornemens de l'art à la folidité des preuves qu'il pro- 
mettoit en commençant; & c'eft en prodiguant la pompe oratoire 
dans une réfutation qu'il me reproche h moi de l'avoir employée 
dans un difcours académique. 

^ quoi tendent donc, dit M. Gautier, les éloquentes dcclamations 
de M. RouJJeau ? A abolir, s'il étoit poflible , les vaines déclama- 
tions des collèges. Q^ui ne Jeroit pas indigné de l'entendre ajfurer que. 
nous avons les apparences de toutes les vertus , fans en avoir aucune ? 
J'avoue qu'il y a un peu de flatterie à dire que nous en avons les 
apparences; mais M. Gautier auroit dû, mieux que perfonne, me 

M ij 



92 /. /. Rousseau 

pardonner celle - là. Eh ! pourquoi na-t-on plus de vertu ? Cejl 
qu'on cultive les belles-lettres, les fciences & les arts. Pour cela pré- 
cirément. Si l'on étoit impoli, rujiique , ignorant, Gothy Hun ou 
Vandale , on fer oit digne des éloges de M. Roujfeau. Pourquoi non ? 
Y a-t-il quelqu'un de ces noms-là qui donne i'exclufion à la vertu ? 
Ne fe laffcra t-on point d'invecliver les hommes ? Ne fe laiïcront- 
ils point d'être méchans ? Croira- 1- on toujours les rendre plus ver- 
tueux , en leur difant quils n ont point de vertu? Croira-t-on Its 
rendre meilleurs, en leur perfundant qu'ils font affèz bons ? Sous 
prétexte d'épurer les mœurs, efl- il permis d'en renverjer les appuis? 
Sous prétexte d'éclairer les efprits , faudra- t-il pervertir les âmes ? 
O doux nccuds de la fociété ! charme des vrais philojbphes ! aimables 
vertus! c'ejl par vos propres attraits que vous regne^dans les cœurs ; 
vous ne deve^votre empire, ni à l'dpreté Jioique , ni à des clameurs 
barbares , ni aux confeils d'une orgueilleufe rujîicitc. 

Je remarquerai d'abord une chofe afTez plaifante; c'eft que de 
toutes les fefles des anciens philofophcs que j'ai attaquées comme 
inutiles à la vertu , les Stoïciens font les feuis que M. Gautier m'a- 
bandonne , & qu'il fsmble même vouloir mettre de mon côté. Il 
a raifon : je n'en ferai guères plus fier. 

Mais voyons un peu fi je pourrois rendre exaflement en d'au- 
tres termes le fens de cette exclamation : O aimables vertus! c'eji 
par vos propres attraits que vous regne^ dans les âmes. Vous nu- 
ve\ pas befoin de tout ce grand appareil d'ignorance & de rujlicité. 
Vous fave^^ aller au cœur par des routes plus fimples & plus natu- 
relles. Il fuffit de favoir la rhétorique, la logique, la phyfiquc, la 
métaphyfiquc les mathématiques , pour acquérir le droit de vous 
pojfeder. 

Autre exemple du ftyle de M. Gautier. 

Vo us favei^que les fciences , dont on occupe les jeunes philofophcs 
dans les univerjîtés , font la logique, la métaphyfiquc, la phyfiquc, les 
mathématiques élémentaires. Si je l'ai fu, je l'avois oublié, comme 
nous faifons tous , en devenant raifonnables. Ce font donc là , filon 
vous j de fiériks fpécuUtions l Stériles, félon l'opinion commune j 



A M. G R 1 M M. 9J 

maïs, félon moi, très-fertiles en mauvaifes chofes. Les univerfités 
vous ont une grande obligation de leur avoir appris que la vérité 
de ces Jciences s'ejî retirée au fond d'un puits. Je ne crois pas avoir 
appris cela à perfonne. Cette fentence n'eft point de mon inven- 
tion ; elle eft aufïi ancienne que la philofophie. Au refte , je fais 
que les univerfités ne me doivent aucune reconnoifTance ; & je 
n'ignorois pas, en prenant la plume, que je ne pouvois k la fois 
faire ma cour aux hommes, & rendre hommage h la vérité. Les grands 
philojophes qui les pojfèdent dans un degré éminenî, font fans doute 
bien furpris d'apprendre quils ne favent rien. Je crois qu'en effet 
ces grands philofophes, qui pofTèdcnt toutes ces grandes fciences 
dans un degré éminent, feroient trèsfurpris d'apprendre qu'ils ne 
favent rien. Mais je ferois bien plus furpris moi-même fi ces hom- 
mes, qui favent tant de chofes, favoient jamais celle-là. 

Je remarque que M, Gautier, qui me traite par-tout avec la plus 
grande politefle , n'épargne aucune occafion de me fufciter des en- 
nemis ; il étend fes foins, à cet égard , depuis les régens de col- 
lège jufqu'h la fouveraine puiffance. M, Gautier fait fort bien de 
juftifier les ufiges du monde ; on voit qu'ils ne lui font point étran- 
gers. Mais revenons à la réfutation. 

Toutes ces manières d'écrire & de raifonner, qui ne vont point 
à un homme d'autant d'e/prit que M. Gautier me paroîten avoir, 
m'ont fait faire une conjedure que vous trouverez hardie , & que 
je crois raifonnable. Il m'accufe , très-sûrement fans en rien croi- 
re , de n'être point perfuadé du fentiment que je foutiens. Moi je 
le foupçonne avec plus de fondement d'être en fecret de mon avis. 
Les places qu'il occupe, les circonfîances où il fe trouve, l'auront 
mis dans une efpèce de nécefîïté de prendre parti contre mt>i. La 
bienféance de notre fiècle eft bonne à bien des chofes ; il m'aura 
donc réfuté par bienféance ; mais il aura pris toutes fortes de pré- 
cautions, & employé tout l'art poflible pour le faire de manière 
a ne perfuader perfonne. 

C'est dans cette vue qu'il commence par déclarer très-mal- 
h-propos , que la caufç qu'il défend IntéreiTe le bonheur de raffem- 



94 ^» J' Rousseau 

blée devant laquelle il parle, & la gloire du grand Prince fous les 
loix duquel il a la douceur de vivre. C'efl précifément comme s'il 
difoit : vous ne pouvez, Mefîîeurs, fans ingratitude envers votre ref- 
pc(5lable proteâeur, vous difptnfer de me donner raifon; & de plus, 
c'eft votre propre caufe que je plaide aujourd'hui devant vous , ainft 
de quelque; côté que vous envifagiez mes preuves, j'ai droit de 

compter que vous ne vous rendrez pas difficiles fur leur folidité 

Je dis que tout homme qui parle ainfi a plus d'attention à fermer 
la bouche aux gens, que d'envie de les convaincre. 

Si vous lifez attentivement la réfutation , vous n'y trouverez pref- 
que pas une ligne qui ne femble être Ik pour attendre & indiquer 
la réponfe. Un feul exemple fuffira pour me faire entendre. 

Les victoires que les Athéniens remportèrent fur les Perfcs & fur 
les Lacédlmoniens mêmes ^ font voir que les arts peuvent s\xJfo*ier 
avec la vertu militaire. Je demande (i ce n'eft pas-lk une adreffc 
pour rappeller ce que j'ai dit de la défaite de Xerxès , & pour me 
faire fonger au dénouement de la guerre du Péioponèfe. Leur gow 
vernement devenu vénal fous Périclés , prend une nouvelle face; l'a- 
mour du plaijîr étouffe leur bravoure ; les fonctions les plus honora- 
bles font avilies ; l'impunité multiplie les mauvais citoyens; les fonds 
dejlincs à la guerre font definés à nourrir la mollejft & loifiveté ; 
toutes ces caufes de corruption, quel rapport ont-elles aux fciences? 

Que fait ici M, Gautier, finon de rappeller toute la féconde 
partie de mon difcours, où j'ai montré ce rapport? Remarquez l'art 
avec lequel il nous donne pour caufes les effets de la corruption, 
zfind'engager tout homme de bon fens h remonter de lui-même h la 
première caufe de ces caufes prétendues. Remarquez encore com- 
ment, "pour en laiffer faire la réflexion au leâeur , il feint d'ignorer ce 
qu'on ne peut fuppofer qu'il ignore en effet, & ce que tous les 
hifloriens difent unanimement, que la dépravation des mœurs & 
du gouvernement des Athéniens fut l'ouvrage des orateurs. Il efl 
donc certain que m'attaquer de cette manière, c'eft bien claire- 
ment m'indiquer les réponfes que je dois faire. 

Ceci n'eft pourtant qu'une conjefture , que je ne prétends point 



A M. G R I M M. 95 

garantir. M. Gautier n'approuveroit peut-être pas que je vouluffe 
juftifier fùn (avoir aux dépens de fa bonne foi : mais fi en effet il 
a parié fincéremeut, en réfutant mon difcours, comment M. Gau- 
tier, profeffèur en hiftoire , profeffeur en mathématiques, mem- 
bre de l'académie de Nancy , ne s'efl-il pas un peu défié de tous 
les titres qu'il porte ? 

Je ne répliquerai donc pas h M. Gautier; c'eft un point réfolu. 
Je ne pourrois jamais répondre férieufement , & fuivre la réfutation 
pied h pied : vous en voyez la raifon; & ce feroit mal reconnoître 
les éloges dont M. Gautier m'honore, que d'employer le ridicu- 
lum acri, l'ironie &: l'amère plaifanterie. Je crains bien déjà qu'il 
n'ait que trop h fe plaindre du ton de cette lettre : au moins n'i- 
gnoroit-il pas, en écrivant fa réfutation, qu'il attaquoit un homme 
qui ne fait pas aflez de cas de la politefle pour vouloir apprendre 
d'elle h déguifer fon fentiment. 

AtJ refte, je fuis prêt à rendre à M. Gautier toute la juftice 
qui lui eft due. Son ouvrage me paroît celui d'un homme d'efprit 
qui a bien des connoiiïànces. D'autres y trouveront peut-être de la 
philofophie; quant à moi , j'y trouve beaucoup d'érudition. 

Je fuis de tout mon cœur, Monfieur, &c. 

P. S. Je viens de lire dans la gazette d'Utrecht ,du ii Oflobre, 
une pompeufe expofition de l'ouvrage de M. Gautier, & cetteexpo- 
fition femble faite exprès pour confirmer mes foupçons. Un auteur qui 
a quelque confiance en fon ouvrage , laiffe aux autres le foin d'en faire 
l'éloge, & fe borne à en fjire un bon extrait. Celui de la réfuta- 
tion eft tourné avec tant d'adreiïe, que , quoiqu'il tombe unique- 
ment fur des bagatelles que je n'avois employées que pour fervir de 
tranfitions, il n'y en a pas une feule fur laquelle un le(5leur judi- 
cieux puifFe être de l'avis de M. Gautier. 

Il n'eft pas vrai , félon lui , que ce foit des vices des hommes que 
l'hiftoire tire fon propre intérêt. 

Je pourrois lai/ferles preuves de raifonnement, & pour mettre 
Al. Gautier fur Ion tsrrein, je lui citerois dçs autorités. 



9^ ^' J' Rousseau 

Heureux les peuples dont les Rois ont/ait peu de bruit dans 
ïhijloïrc ! 

Si jamais les hommes deviennent fages y leur hijîoire namnfera. 

guères. 

M. Gautier dit avec raifon qu'une fociété , fût-elle toute com- 
pofée d'hommes juftes, ne fauroit fubfifter fans loix ; & il conclut 
de-là qu'il n'eft pas vrai que, fans les injuftices des hommes, la 
jurifprudence feroit inutile. Un fi favant auteur confondroit - il la 
jurifprudence & les loix ? 

Je pourrois encore laiffer les preuves de raifonnement; & pour 
mettre M. Gautier fur fon terrein, je lui citerois des faits. 

Les Lacédémoniens n'avoient ni jurifconfultes, ni avocats; 
leurs loix n'étoient pas même écrites : cependant ils avoient des 
loix. Je m'en rapporte à l'érudition de M. Gautier, pour favoir 
Il les loix étoient plus mal obfervées à Lacédémone, que dans les 
pays où fourmillent les gens de loi. 

Je ne m'arrcterai point à toutes les minuties qui fervent de 
texte à M. Gautier, & qu'il étale dans h gazette; mais je finirai 
par cette obfervation, que je foumets à votre examen. 

Donnons par- tout raifon \ M. Gautier, & retranchons de 
mon difcours toutes les chofes qu'il attaque; mes preuves n'auront 
prefque rien perdu de leur force. Otons de l'écrit de M. Gautier 
tout ce qui ne touche pas le fond de la queftion, il n'y refl:era 
rien du tout. 

Je conclus toujours qu'il ne faut point répondre \ M. Gautier^ 

A Paris y ce premier Novembre 275/- 



DISCOURS 



97 



S 



DISCOURS 

Sur l es a va n ta g £ s 

DES SCIENCES ET DES ARTS, 

Prononcé dans VAJJembUe publique de V Académie des Sciences & 
Belles- Lettres de Lyon ^ le zz Juin tj$t> 

Par M. Borde. 

v_/N eft défabufé depuis long-temps de la chimère de l'âge d'orî 
par-tout la barbarie a précédé i établi fTement des fociétés; c'eft 
une vérité prouvée par les annales de tous les peuples. Par-tout 
les befoins & les crimes forcèrent les hommes \ fe réunir, à s'im- 
pofcr des loix , à s'enfermer dans des remparts. Les premiers Dieux 
& les premiers Rois furent des bienfaiteurs ou des tyrans, la re- 
conxiO\{{2it\CQ & la crainte élevèrent les trônes & les autels. La 
fuperftition & le defpotifme vinrent alors couvrir la face de la 
terre: de nouveaux malheurs , de nouveaux crimes fuccéderent; les 
révolutions fe multiplièrent. 

A travers ce vafle fpedacle des pallions & des misères des hom- 
mes , nous appercevons à peine quelques corHTé.Gs plus fages & 
plus heureufes. Tandis que la plus grande partie du monde étoit 
inconnue, que l'Europe étoit fauvage & l'Afie efclave, la Grèce 
penfa & s'éleva par l'efprit à tout ce qui peut rendre un peuple 
recommandabie. Des philofophes formereut fes mœurs & lui don- 
nèrent des loix. 

Si l'on refufe d'ajouter foi aux traditions qui nous difent que 
les Orphée & les Amphion attirèrent les hommes du fond des 
ioxiti par U douceur de leurs chants, on eft forcé par l'hiftoire 
de convenir que cette heureufe révolution eft due aux arts utiles 
& aux fciences. Quels hommes ctaient-ce que ces premiers légis- 

Œuvres mélcis. Tome L N 



98 Discours SUR LES Avantages 

bteurs de la Grèce î Peut-on nier qu'ils ne fufTcnt les plus ver- 
tueux & les plus favans de leur fiècle ? Ils avoient acquis tout 
ce que l'étude & la réflaxion peuvent donner de lumière à 
l'efprit, & ils y avoient joint les fecours de l'expérience par les 
voyages qu'ils avoient entrepris en Crète ,• en Egypte, chez tou- 
tes les nations où ils avoient cru trouver à s'inftruire. 

Tandis qu'ils établifToient leurs divers fyflémes de politique ^ 
par qui les paflîons particulières devenoient le plus sûr inftrument 
du bien public, & qui faifoient germer la vertu du fein même 
de l'amour propre ; d'autres philofophes écrivoient fur la morale, 
remontoient aux premiers principes des chofes , obfervoient la 
nature & fi-.s effets. La gloire de l'efprit & celle des armes avan- 
çoient d'un pns égal; les fagcs & les héros naifToient en foule; à 
côté des Mihiades & des Thémiftocles, on trouvoit les Ariftides 
& les Socrates. La fuperbe Afie vit brifer fes forces innombra- 
bles contre une poignée d'hommes que la philofophie conduifoit 
à la gloire. Tel eft l'infaillible effet des connoifTances de l'efprit: 
les mœurs & les loix font la feule fource du véritable héroïfme. 
En un mot, la Grèce dut tout aux fciences, & le refte du monde 
dut tout à la Grèce. 

Opposer A-T- ON à ce brillant tableau les mœurs grofîîères des 
Perfes & des Scythes î J'admirerai, fi l'on veut, des peuples qui 
paflentleur vie k la guerre ou dans les bois, qui couchent fur la 
terre , & vivent de légumes. Mais eft-ce parmi eux qu'on ira cher- 
cher le bonheur? Quel fpeclacle nous préfentc-roit le genre humain, 
compofé uniquement de laboureurs, de foldats , de chafTeurs & de 
bergers? Faut-il donc, pour être digne du nom d'homme, vivre 
comme les lions & les ours? Erigera-t-on en vertus les facultés de 
l'inflind pour fe nourrir , fe perpétuer & fe défendre? Je ne vois 
l\\ que des vertus animales, peu conformes à la dignité de notre 
être; le corps efl exercé, mais l'ame efclave ne fait que ramper & 
languir. 

Li-:s Perfes n'eurent pas plutôt fait la conquête de l'Afie, qu'ils 
perdirent leurs mœurs ; les Scythes dégénérèrent auffi, quoique 



DES S C I ENCES £T DES A R T S. 99 

pîus tard; des vertus fi fauvages font trop contraires a l'humanit^ 
pour être durables; fe priver de tout &ne defirer rien , eft un état 
trop violent ; une ignorance fi grofïïère ne fauroit être qu'un état 
de pafTage. Il n'y a que la ftupidité & la misère qui puiflent y af- 
fujettir les hommes. 

Sparte, ce phénomène politique, cette république de foldats 
vertueux, eft le feul peuple qui ait eu la gloire d'être pauvre par 
inftitution & par choix. Ses loix fi admirées avoient pourtant 
de grands défauts. La dureté des maîtres & des pères, l'expofi-' 
tion des enfans , le vol autorifé , la pudeur violée dans l'éduca- 
tion & les mariages, une oifiveté éternelle, les exercices du 
corps recommandés uniquement, ceux de l'efprit profcrits & mé- 
prifés, i'auftérité & la férocité des mœurs qui en étoient la fuite, 
& qui aliénèrent bientôt tous les alliés de la république , font déjà 
d'afTez juftes reproches: peut-être ne fe borneroient-ils pas là , fi les 
particularités de fon hiftoire intérieure nous étoient mieux connues; 
Elle fe fit une vertu artificielle en fe privant de l'ufage de l'or ; mais 
que devenoient les vertus de fes citoyens, fi- tôt qu'ils s'éloignoient 
de leur patrie ? Lyfandre & Paufanias n'en furent que plus aifés à 
corrompre. Cette nation qui ne refpiroit que la guerre, s'eft - elle 
fait une gloire plus grande dans les armes que fa rivale , qui avoit 
réuni toutes les fortes de gloire? Athènes ne fut pa« moins guer- 
rière que Sparte, elle fut de plus favante, ingénicufe & magnifi- 
que ; elle enfanta tous les arts & tous les talens ; & dans le fein 
même de la corruption qu'on lui reproche, elle donna le jour au 
plus fage des Grecs. Après avoir été plufieurs fois fur le point de 
vaincre, elle fut vaincue, il eft vrai, & il eft furprenant qu'elle ne 
l'eût pas été plutôt, puifque l'Attique étoit un pays tout ouvert, 
& qui ne pouvoit fe défendre que par une très- grande fupériorité 
de fuccès. La gloire des Lacédémoniens fut peu folide ; la profpé- 
rité corrompit leurs inftitutions, trop bizarres pour pouvoir fe con- 
ferver long-temps; la fière Sparte perdit fes mœurs comme la fa- 
vante Athènes. Elle ne fit plus rien depuis qui fût digne de fa 
réputation; 6c tandis que les Athéniens & plufieurs autres villes lut- 
toient contre la Macédoine, pour la liberté de la Grèce, Sparte 

N ij 



BIBIIOTHECA 



100 Discours SUR z es Avantages 

•feule languiflbit dans le repos, & voyoit préparer de loin fa deP. 
trudion, fans fonger à la prévenir. 

Mais enfin je fuppofe que tous les États dont la Grèce étoit 
compofée , euffent fuivi les mêmes loix que Sparte, que nous rtfte- 
roit-il de cette contrée fi célèbre ? A peine fon nom feroit parvenu 
jufqu'à nous. Elle auroit déJ^iigné de former des hifloriens pour 
trsnfmettre fa gloire à la poftériré; !e fpedacle de fes farouches ver- 
.tus eût été perdu pour nous : il nous fcioit indifférent par confé- 
quent qu'elles euffent exiflé ou non. Ces no:nbreux fyrtémes de 
phiiofophie qui ont épuifé toutes les combinaifons poiTibles de nos 
idées , & qui , s'ils n'ont pas étendu beaucoup les limites de notre 
efprit^ nous ont appris du moins où elles étoient fixées : ces chefs- 
d'œuvre d'éloquence & de poéiîe qiii nous ont enfeigné toutes les 
routss du cœur; les arts utiles ou aorézW.cs qui confcrvent ou em- 
bellifTent la vie; enfin l'ineftimable tradition des penfées &: des ac- 
tions de tous les grands hommes qui ont fait la gloire ou le bon- 
heur de l'humanité ; toutes ces précieufes richefles de l'efprit euf- 
iènt été perdues pour jamais. Les fiècles fe feroient accumulés, les 
générations des hommes fe feroient fuccédées comme celles des 
animaux, fans aucun fruit pour leur profpérité, & n'auroient laifTé' 
après elles qu'un fouvenir confus de leur exifl^ence : le monde au- 
roit vieilli, & les hommes feroient demeurés dans une enfance 
éternelle. 

Que prétendent enfin les ennemis de la fcience? Quoi! le don 
de penfer feroit un préfent funefte de la divinité ! Les connoiffances 
&: les mœurs feroient incompatibles! La vertu feroit un vain fan- 
tôme produit par un inftinft aveugle, & le flambeau de la raifon 
la feroit évanouir , en voulant l'éclaircir ! quelle étrange idée vou- 
droit-on nous donner & de la raifon & de la vertu l 

Comment prouve-r-on de fi bizarres pafadoxes? On objcfle 
que lesfciences & les* arts ont porté un coup mortel aux mœurs an- 
ciennes, aux inftitutions primitives des étrits : on cite, pour exem- 
ple, Athènes &: Rome. Euripide & Démofthène ont vu Athènes li- 
vrée aux Spartiates & aux Macédoniens : fioracc, Virgile 6c Cicéroiv 



DES Sciences et des Arts, ioi 

ont été contemporains de la ruine delà liberté Romaine ; les uns & 
les autres ont été témoins des malheurs de leur pays : ils en ont donc 
été la caufe. Conféquence peu fondée, puisqu'on en pourroit dire 
autant de Socrate & de Caton. 

En accordant que l'altération des loix & la corruption des 
moeurs aient beaucoup influé fur ces grands événemens, me force- 
ra t- on de convenir que les fciences & les arts y aient contribué? 
La corruption fuit de près la profpérité , les fciences font pour 
l'ordinaire leurs plus rapides progrès dans le mcme temps : des 
chofes fi diverfes peuvent naître enfemble & fe rencontrer ^ mais 
c'eft fans aucune relation entre elles de caufe & d'effet. 

Athènes & Rome étoient petites & pauvres dans leurs corn- 
mencemens , tous leurs citoyens étoient foldats , toutes leurs ver- 
tus étoient nécefiaires , les occafions même de corrompre leurs 
mœurs n'exifloient pas. Peu après elles acquirent des richeffes & 
de la puifTance. Une partie des citoyens ne fut plus employée à 
la guerre; on apprit a jouir & h penfer. Dans le fein de leur opu- 
lence ou de leur loifir, les uns perfedionnerent le luxe, qui fait 
la plus ordinaire occupation des gens heureux ; d'autres ayant 
reçu de la nature de plus favorables difpofitions , étendirent les li- 
mites de l'efprit, & créèrent une gloire nouvelle. 

Ainsi, tandis que les uns, par le fpeétacle des richeffes & des 
voluptés, profanoient les loix & les mœurs, les autres allumoient 
le flambeau de la phiiofophie & des arts, inftruifoient , ou célé- 
broient les vertus, & donnoient naiffance à ces noms fl chers aux 
gens qui favent penfer, l'atticifme & l'urbanité. Des occupations 
fl oppofées peuvent- elles donc mériter les mêmes qualifications ? 
Pouvoient- elles produire les mêmes effets? 

Je ne nierai pas que la corruption générale ne fe foit répandue 
quelquefois jufques fur les lettres, & qu'elle n'ait produit des ex- 
cès dv^ngereux ; mais doit-on confondre la noble deflination des 
fciences avec l'abus criminel qu'on en a pu faire ? Metrra-t-on 
d.ins la bnlance quelques épigrammes de Catulle ou de Martial, 



101 D ISCOURS SUR LES A VANTACES 

contre les nombreux volumes philofophiques , politiques & mo- 
raux de Cicéron, contre le fage poëme de Virgile ? 

D'ailleurs, les ouvrages licencieux font ordinairement le 
fruit de l'imagination, & non celui de la fcience & du travail. 
Les hommes dans tous les temps & dans tous les pays ont eu des 
partions ; ils les ont chantées. La France avoit des Romanciers 
& des Troubadours , long-temps avant qu'elle eût des favans & 
des philofophes. En fuppofant donc que les fciences & les arts 
euflent été étouffés dans leur berceau , toutes les idées infpirées 
par les partions , n'en auroient pas moins été réalifées en profe & 
en vers ; avec cette différence que nous aurions eu de moins tout 
ce que les philofophes , les poètes & les hifloriens ont fait pour 
nous plaire ou pour nous inftruire. 

Athènes fut enfin forcée de céder à la fortune de la Macé- 
doine ; mais elle ne céda qu'avec l'univers. C'étoit un torrent ra- 
pide qui entraînoit tout ; & c'efl perdre le temps que de cher- 
cher des caufes particulières , où l'on voit une force fupérieure G. 
marquée. 

Rome, mai treffe du monde , ne trouvoit plus d'ennemis; II 
s'en forma dans fon fein. Sa grandeur fit fa perte. Les loix d'une 
petite ville n'étoient pas faites pour gouverner le monde entier : 
elles avoient pu fuffire contre les faflions des Manlius , des Caf- 
fîus & des Gracques : elles fuccomberent fous les armées de 
Silla, de Céfar & d'Oflave : Rome perdit fa liberté; mais elle 
conferva fa puiflance. Opprimée par les foldats qu'elle payoit, 
elle étoit encore la terreur des nations. Ses tyrans étoient tour 
à tour déclarés pères de la patrie & maflacrés. Un monflre, 
indigne du nom d'homme, fe faifoit proclamer Empereur ; & 
l'augufle corps du Sénat n'avoit plus d'autres fondions que celle 
de le mettre au rang des Dieux, Etranges alternatives d'efclava- 
ge & de tyrannie ; mais telles qu'on les a vues dans tous les 
États où la milice difpofoit du Trône. Enfin de nombreufcs ir- 
ruptions des Barbares vinrent renverfer & fouler aux pieds ce vieux 



DES Sciences et des Arts. 105 

colofTe ébranlé de toutes parts , & de fes débris fe farTncrent tous 
les Empires qui ont fubfillé depuis. 

Ces fanglantes révolutions ont-elles donc quelque chofe de 
commun avec les progrès des lettres ? Par-tout je vois des caufes 
purement politiques. Si Rome eut encore quelques beaux jours, 
ce Fut fous des Empereurs philofophes. Sénèque a-t-il donc été 
le corrupteur de Néron? Eft-ce l'étude de la philofophie & des 
arts qui fit autant de monflres des Caligula , des Domitien , des 
Héliogabale? Les lettres qui s'étoient élevées avec la gloire de 
Rome, ne tomberent-elles pas fous ces règnes cruels? Elles s'af- 
foiblirent ainfî par degrés avec le-vafte Empire auquel la deflinée 
du monde fembloit être attachée. Leurs ruines furent communes , 
& l'ignorance envahit l'univers une féconde fois, avec la barbarie 
& la fcrvitude, fes compagnes fidelles. 

Disons donc que les Mufes aiment la liberté , la gloire & le 
bonheur. Par-tout je les vois prodiguer leurs bienfaits fur les na- 
tions , au moment où elles, font le plus floriflantes. Elles n'ont 
plus redouté les glaces de la Ruflle, fî-tôt qu'elles ont été attirées 
dans ce puifTant Empire par le Héros fmgulierj qui en a été, 
pour ainfi dire, le créateur : le législateur de Berlin, le conqué- 
rant de la Siléfie, les fixe aujourd'hui dans le nord de l'Allema- 
gne , qu'elles font retentir de leurs chants. 

S'il eft arrivé quelquefois que la gloire des Empires n'a pas 
furvécu long-temps à celle des lettres, c'cfï qu'elle étoit à fon 
comble, lorfqua les lettres ont été cultivées, & que le fort des 
chofes humaines efl de ne pas durer long- temps dans le même 
état. Mais bien loin que les fciences y contribuent , elles périf- 
feni infailliblement frappées des mêmes coups ; en forte que l'on 
peut obferver que les progrès des lettres & leur déclin font ordi- 
nairement dans une jufte proportion avec la fortune & l'abaifie- 
ment des Empires. 

Cette vérité fè confirme encore par l'expérience des derniers 
temps. L'efprit humain, après une éclipfe de plulîeurs fiècles, 
fembla s éveiller d'un profond fommeil. On fouilla dans les çea- 



Ï04 Discours sur les Avantages 

dres antiques, & le feu facré fe ralluma de toutes parts. Nou» 
devons encore aux Grecs cette Teconde génération des fciences. 
Mais dans quel temps reprirent-elles cette nouvelle vie ? Ce fut 
lorfque l'Europe, après tant de convulfions violentes, eut enfin 
pris une pofition aflurée & une forme plus heureulè. 

Ici fe développe un nouvel ordre de chofes, II ne s'agit plus de 
ces petits Royaumes domeftiques, renfermés dans l'enceinte d'une 
ville ; de ces peuples condamnés à combattre pour leurs héritages 
& leurs maifons, tremblans fans celTe pour une partie toujours prête 
à leur échapper : c'eft une Monarchie vafîe & puiflànte , combi- 
née dans toutes Tes parties par. une législation profonde. Tandis 
que cent mille foldats combattent gaiement pour la sûreté de l'É- 
tat , vingt millions de citoyens heureux & tranquilles , occupés k 
fa profpérité intérieure, cultivent fans allarmes les immenfes cam- 
pagnes, font fleurir les loix , le commerce, les arts & les lettres 
dans l'enceinte des villes : toutes les profeflîons diverfes, appli- 
quées uniquement à leur objet , font maintenues dans un jufte 
équilibre, & dirigées au bien général par la main puiflante qui 
les conduit & les anime. Telle eft la foible image du beau règne 
de Louis XIV* & de celui fous lequel nous avons le bonheur de 
vivre : la France riche, guerrière & favante , eft devenue le mo- 
dèle & l'arbitre de l'Europe; elle fait vaincre & chanter fes vic- 
toires : fes philofophes mefurent la terre, & fon Roi la pacifie. 

Qui ofera foutenir que le courage des François ait dégénéré 
depuis qu'ils ont cultivé les lettres? Dans quel fiècle a-t-il 
éclaté plus glorieufement qu'à Montalban , Lawfeit , & dans tant 
d'autres occafions que jepourrois citer? Ont-ils jamais fait paroî- 
tre plus de confiance que dans les retraites de Prague & de Ba- 
vière? Qu'y a-t-il enfin de fupérieur dans l'antiquité au fiège de 
Berg-op-Zoom , & à ces braves grenadiers renouvelles tant de fois, 
qui voloient avec ardeur aux mêmes portes où ils venolcnt de voir 
foudroyer ou engloutir les Héros qui les précédoient ? 

En vain veut-on nous perfuader que le rétablifTement des fcien- 
ges a gâté les mœurs. Oa eft d'abord obligé de convenir que les 

vices 



DES Sciences et des Arts. ioj 

vices grofTiers de nos ancêtres font prefqu'entiérement profcn'ts 
parmi nous. 

C'tST déjà un grand av;\ntage pour la caufe des lettres , que 
cet aveu qu'on eft forcé de faire. En effet les débauches , les que- 
relles & les combats qui en étoient les fuites , les violences des 
grands, la tyrannie des pères, la bizarrerie de la vieilleH^e, les 
égaremens impétueux des jeunes gens, tous ces excès fi communs 
autrefois , funeftes effets de l'ignorance & de l'oifiveté , n'exiftent 
plus depuis que nos mœurs ont été adoucies par les connoiffances 
dont tous les efprits font occupés ou amufés. 

On nous reproche des vices rafinés & délicats ; c'eft que par- 
tout où il y a des hommes , il y aura des vices. Mais les voiles, 
ou la parure dont ils fe couvrent, font du moins l'aveu de leur 
honte, & un témoignage du refpeft public pour la vertu. 

S'il y a des rnodes de folie , de ridicule & de corruption , elles ne 
fe trouvent que dans la capitale feulement , & ce n'efl même que dans 
un tourbillon d'hommes perdus par les richefles & l'oifiveté. Les 
provinces entières, & la plus grande partie de Paris, ignorent ces 
excès, ou ne les connoiffent que de nom. Jugera-t-on toute la na- 
tion fur les travers d'un petit nombre d'hommes ? Des écrits in- 
génieux réclament cependant contre ces abus; la corruption ne jouit 
de fes prétendus fuccès que dans des têtes ignorantes ; les fciences 
& les lettres ne ceffent point de dépofer contr'elle ; la morale la dé- 
mafque , la philofophie humilie fes petits triomphes } la comédie , 
la fatyre , l'épigramme la percent de mille traits. 

Les bons livres font la feule défenfe des efprits foibles, c'efl- 
à-dire des trois quarts des hommes, contre la contagion de l'exem- 
ple. Il n'appartient qu'à eux de conferver fidèlement le dépôt des 
mœurs. Nos excellens ouvrages de morale furvivront éternellement 
à ces brochures licencieufes., qui difparoiflent rapidement avec le 
goût de mode qui les a fait naître. C'eft outrager injuftement les 
fciences & les arts , que de leur imputer ces produftions honteu- 
fes. L'efprit feul , échaufij; par les partions , fuffit pour les enfanter. 
Les favans, les philofophes , les grands orateurs & les grands poer 

Œuvres méUes. Tome I, O 



io6 B iscovRs SUR LES Avantages 

tes, bien loin d'en être les auteurs, les méprifent, ou même igno- 
rent leur exiftcnce : il y a plus , dans le nombre infini des grands 
écrivains en tout genre qui ont illuftré le dernier règne , à peine 
en trouve-t-on deux ou.trois qui aient abufé de leurs talens. Quelle 
proportion entre les reproches qu'on peut leur faire, & les avanta- 
ges immortels que le genre humain a retirés des fciences cultivées? 
Des écrivains , la plupart obfcurs , fe font jettes de nos jours dans 
de plus grands excès; heureufement cette corruption a peu duré; 
elle paroît prefque entièrement éteinte ou épuifée. Mais c'étoit une 
fuite particulière du goût léger & frivole de notre nation; l'Angle- 
terre &: 1 Italie n'ont point de femblables reproches à faire aux 
lettres. 

Je pourrois me difpenfer de parler du luxe, puifqu'il naît im- 
médiatement des richtflês , & non des fciences & des arts. Et quel 
rapport peut avoir avec les lettres le luxe du fafie & de la mollef- 
fe, qui efl le feul que la morale puiflè condamner ou reflreindre. 

Il efi , à la vérité, une forte de luxe ingénieux & fâvant qui 
anime les arts & les élève à la perfeélion. C'eft lui qui multiplie 
les productions de la peinture, de la fculpture & de la mufique. 
Les choies les plus louables en elles-mêmes doivent avoir leurs 
bornes; & une nation feroit juflement méprifée, qui, pour au- 
gmenter le nombre des peintres & des muficiens, fe laifleroit man- 
quer de laboureurs & de foldats. Mais lorfque les armées font 
complettes & la terre cultivée , à quoi employer le loifir du refte 
des citoyens ? Je ne vois pas pourquoi ils ne pjurroient pas fe don- 
ner des tableaux , des ftatues & des fpedacles. 

Vouloir rappeller les grands Etats aux petites vertus des petites 
Républiques , c'eft vouloir contraindre un homme fort & robufte à 
bégayer dans un berceau; c'étoit la folie de Caton : avec l'humeur 
& les préjugés héréditaires dans {â famille, il déclama toute fa vie , 
combattit îx' mourut enfin fans avoir rien fait d'utile pour fa patrie. 
Les anciens Romains labouroient d'une main & combattoient de 
l'autre. C'étoient de grands hommes, je Je crois, quoiqu'ils ne firent 
que des petites chofss : ils fe confacroient tout entiers à kur pa- 



DES Sciences et des Arts 107 

trie, parce qu'elle étoit éternellement en danger. Dans c&s pre- 
miers temps on ne favoit qu'exifter; la tempérance & Je courage ne 
pouvoient être de vraies vertus, ce n'étoient que des qualités for- 
cées : on étoit alors dans une impoflibilité phyfique d'être volup- 
tueux \ & qui vouloit être lâche, devoir fe réfoudre \ être efclave. 
Les États s'accrurent; l'inégalité des biens s'introduifit nécefTatre- 
ment : un Proconful d'Afie pouvoit-il être aufli pauvre que ces 
Confuls anciens, demi- bourgeois & demi-payfans , qui ravageoient 
un jour les champs des Fidénates, & revenoient le lendemain cul- 
tiver les leurs ? Les circonftances feules ont fait ces différences : 
la pauvreté ni la richefle ne font point la vertu ; elle eft unique- 
ment dans le bon ou le mauvais ufage des biens ou des maux 
que nous avons reçu de la nature & de la fortune. 

Après avoir juftifié les lettres fur l'article du luxe, il me rôfte 
^ faire voir que la politeffe qu'elles oqt introduite dans nos 
mœurs , efl: un des plus utiles préfens qu'elles pufTent faire aux hom- 
mes. Suppofons que la politeffe n'eft qu'un mafque trompeur qui 
voile tous les vices, c'eft préfenter l'exception au lieu de la règle, 
& l'abus de la chofe à la place de la chofe même. 

Mais que deviendront ces accufations, fi la politeffe n'ell en 
efîet que l'expreflion d'une ame douce & bienfaifante î L'habitude 
d'une fi louable imitation feroit feule capable de nous élever juf- 
qu'à la vertu même; tel eft le mépris de la coutume. Nous de- 
venons enfin ce que nous feignons d'être. Il entre dans la poli- 
teffe des mœurs plus de philofophie qu'on ne penfe; elle refpefle 
1© nom & la qualité d'homme ; elle feule conferve entr'eux une 
forte d'égalité fiiflive ; foible, mais précieux refle de leur ancien 
droir naturel. Entreégaux, elle devient la médiatrice de leur amour- 
propre ; elle eft le facrifice perpétuel de l'humeur & de l'efprit de 
fingularité. 

DiR A - T - ON que tout un peuple qui exerce habituellement ces 
démonllrations de douceur, de bienveillance, n'eft compofé que 
de perfides »Sc de dupes ? Croira-t-on que tous foient en même temps 
fie trompeurs & trompés î 

O ij 



ic8 Discours sur les Ava-ntages 

Nos cœurs ne font point afTez parfaits pour fe montrer fans 
voile : la politelTe eft un vernis qui adoucit les teintes tranchantes 
des caraflères ; elle rapproche les hommes, & les engage à s'ai- 
mer par les refTemblances générales qu'elle répand fur eux : fans 
elle .la fociété n'offriroit que des difparates & des chocs; on fe 
haïroit pour les petites chofes ; 6»: avec cette difpofition il feroit 
difficile de s'aimer même pour les plus grandes qualités. On a plus 
fouvent befoin.de complaifance que de fervicesj l'ami le plus gé- 
néreux m'obligera peut - être tout au plus une fois dans (a vie. 
Mais une fociété douce & polie embellit tous les momens du jour. 
Enfin la politefTc place les vertus*; elle feule leur eiifeigne ces com- 
binaifons fines, qui les fubordonncnt les unes aux autres dans d'ad- 
mirables proportions , ainfi que ce jufle milieu , au-deç'a & au-delk 
duquel elles perdent infiniment de leur prix, 

On ne fe contente pas d'attaquer les fciences dans les effets qu'on 
leur attribue, on les empoifonne jufques dans leur fource; on nous 
peint la curiofité comme un penchant funefle; on charge fon por- 
trait des couleurs les plus odieufes. J'avouerai que l'allégorie de 
Pandore peut avoir un bon côté dans le fyftême moral : mais il n'en 
eft pas moins vrai que nous devons k nos connoifTances , & par con- 
féquent à notre curiofité, tous les biens dont nous jouifTons. Sans 
elle , réduits à la condition des brutes , notre vie fe païïeroit k ram- 
per fur la petite portion de terrein deftiné à nous nourrir & à nous 
engloutir un jour. L'état d'ignorance eft un état de crainte & de 
befoin ; tout eft danger alors pour notre fragilité : la mort gronde 
fur nos têtes, elle eft cachée dans l'herbe que nous foulons aux 
pieds, Lorfqu'on craint tout, & qu'on a befoin de tout, quelle 
difpofition plus raifonnable que celle de vouloir tout connoitre ? 

Telle eft la noble diftinélion d'un être penfant : feroit-ce donc 
en vain que nous aurions été doués feuls de cette faculté divine ? 
C'eft s'en rendre digne que d'en ufer. 

Les premiers hommes fe contentèrent de cultiver la ferre, pour 
en tirer le bled ; enfiiite on creufa dans fes entrailles, on en arracha 
les métaux. Les mêmes progrès fe font faits dans les fciences : on 



DES Sciences et des Arts. 109 

ne s'eft pas contenté des découvertes les plus néceiïaircs ; on s'eft 
attaché avecardtur k" celles qui ne paroifToient que difficiles & glo- 
rieafes. Quel étoit le point où l'on auroit dû s'arrêter? Ce que 
nous appelions génie , n'eft autre chofe qu'une raifon fublime & 
courageufe; il n'appartient qu'à lui feul de fe juger. 

CfhS globes' lumineux placés loin de nous à des diflances fi énor- 
mes , font nos guid;;s dans la navgation , &c l'étude de leurs fîtua- 
tions refpefltves, qu'on n'a peut-être regardées d'abord que comme 
l'objet de la curiofité la plus vaine, eft devenue une des fcicnces 
la plus utile. La propriété fingulière de l'aimant, qui n'étoitpour 
nos pères qu'une énigme frivole de la nature, nous a conduits, com- 
me par la main , à travers l'immenfité des mers. 

Deux verres placés & taillés d'une certaine manière, nous ont 
montré une nouvelle fcène de merveilles, que nos yeux ne foup- 
çonnoient pas. 

Les expériences du tube éleârifé fembloient n'être qu'un jeu: 
peut-être leur devra-ton un jour la connoifTance du règne univer- 
fel de la nature. 

Après la découverte de ces rapports fi imprévus, C majeftueux, 
entre les plus petites & les plus grandes chofes quelles connoif- 
fances ©ferions -nous dédaigner? En favons - nous afTez pour mépri- 
fer ce que nous ne favons pas ? Bien loin d'étouffer la curiofité , ne 
femble-t-il pas , au contraire , que l'Ltre Suprême ait voulu la 
réveiller par des découvertes fingulières; qu'aucune analogie n'avoit 
annoncées. 

Mais de combien d'erreurs eft afllégée l'étude de la vérité ? 
Quelle audace, nous dit- on, ou plutôt quelle témérité de s'en- 
gager dans des routes trompeufes , où tant d'autres fe font égarés ? 
Sur ces principes il n'y aura plus rien que nous ofions entrepren- 
dre ; la crainte éternelle des maux nous privera de tous les biens 
où nous aurions puafpirer, puifqu'il n'en eft point fans mélange. La 
véritable f^gefte , au contraire, confifte feulement à les épurer, au- 
tant que notre condition le permet. 



iio Discours sur les Avantages 

Tous les reproches que l'on fait à la philofophie , attaquent l'ef- 
prit humain, ou plutôt l'Auteur de la nature, qui nouj a fait tels 
que nous fommes. Les philofophes étoient des hommes, ils fe 
font trompés. Doit -on s'en étonner: phignons - les , profitons 
de leurs fautes, & corrigeons - nous , forgeons que c'eft à leurs 
erreurs multipliées que nous devons la pofr.ffion d.es vérités dont 
nous jouiflbns. Il falloir épuifer les combinaifons de tous ces di- 
vers fyftêmes, la plupart fi répréhenfibles & fi outrés, pour par- 
venir h quelque chofe de raifonnable. Mille routes conduifent k 
l'erreur; une feule mené k la vérité. Faut- il être furpris qu'on fe 
foit mdpris fi fouvent fur celle-ci , & qu'elle ait été découverte 
fi tard ? 

L'esprit humain étoit trop borné pour embraiïer d'abord la 
totalité des chofes. Chacun de ces philofophes ne voyoit qu'une 
face, ceux la raffembloient les motifs de douter : ceux-ci rédui- 
foient tout en dogmes : chacun d'eux avoit fon principe favori , 
fon objet dominant, auquel il rapportoit toutes fes idées. Les uns 
faifoient entrer la vertu dans la compofition du bonheur, qui étoit 
la fin de leurs recherches ; les autres fe propofoient la vertu mê- 
me, comme leur unique objet, & fe flattoient d'y rencontrer le 
bonheur. Il y en avoit qui regardoient la folitude & la pauvreté 
comme l'afyle des mœurs : d'autres ufoient des richefles comme 
d'un inftrument de leur félicité & de celle d*autrui : quelques- 
uns fréquentoient les Cours & les afTemblées publiques pour ren- 
dre leur fagefTe utile aux Rois & aux peuples. Un feul homme 
n'eft pas tous ; un feul efprit , un feul fyftéme n'enferme pas toute 
la fcience ; c'eft par la comparaifon des extrêmes que l'on faifit 
enfin le jufte milieu; c'eft par le combat des erreurs qui s'entre- 
détruifent , que la vérité triomphe : ces diverfes parties fe modi- 
fient, s'élèvent & fe perfeflionnent mutuellement; elles fe rap- 
prochent enfin , pour former la chaîne des vérités ; les nuages fe 
diflipent & la lumière de l'évidence fe levé. 

Je ne diffimulerai cependant pas que les fciences ont rarement 
atteint l'objst qu'elles s'étoient propofé. La métaphyfique vouloir 
connoitre la nature des efprits;&, non moins utile peut-être. 



DES Sciences et des Arts, m 

elle n'a fait que nous développer leurs opérations : le phyfiçicn a 
entrepris l'hiftoire de la nature , & n'a imaginé que des romans ; 
niais en pourfuivant un objet chimérique, combien n'a -r- il pas 
fait de découvertes admirables ? La chymie n'a pu nous donner 
de l'or , & fa folie nous a valu d'autres miracles dans fes analyfes 
& fes méiang-s. Les fciences font donc utiles jufques dans leurs 
•écarts 6c leurs dérégleniens ; il n'y a que l'ignorance qui n'eft ja- 
mais bonne à rien. Peut-être ont -elles trop élevé leurs prétentions. 
Les anciens à cet égard paroifToient plus fages que nous : nous avons 
la manie de vouloir procéder toujours par démonftrations ; il n'y a 
fî petit profefTeur qui n'ait fes argumens & fes dogmes, & parcon- 
féquent fes erreurs Se fes abfurdités. Cicéron & Platon traiioient 
la philofophie en dialogues : chacun des interlocuteurs faifoit va- 
loir fon opinion : on difputoit, on cherchoit , & on ne fe pi- 
quoit point de prononcer. Nous n'avons peut - être que trop écrit 
fur l'évidence; elle eft plus propre k être fentie qu'à être défi- 
nie ; mais nous avons prefque perdu l'art de comparer les probabi- 
lités & les vraifemblances , & de calculer le degré de confente- 
ment qu'on leur doit. Qu'il y a peu de chofcs démontrées! & 
combien n'y en a-t-îl pas qui ne font que probables! Ce fe- 
roit rendre un grand fervice aux hommes que de donner une 
méthode pour l'opinion. 

L'esprit de fyftêmc qui s'eft long -temps attaché à des ob- 
jets où il ne pouvoit prefque que nous égarer', devroit régler l'ac- 
quifition, l'enchaînement & le progrès de nos idées : nous avons 
btfoin d'un ordre entre les diverfes fciences , pour nous conduire 
des plus fimples aux plus compofées , & parvenir ainfi k conftruire 
une efpece d'obfervatoire fpirituel, d'où nous puiflions contempler 
toutes nos connoiflânces ; ce qui eft le plus haut degré de l'efprit. 

La plupart des fciences ont été faites au hazard ; chaque au- 
teur a fuivi l'idée qui le dominoit, fouvent fans favoir où elle de- 
voit le conduire : un jour viendra où tous les livres feront ex- 
traits & refondus, conformément h un certain fyftéme qu'on fe 
fera formé ; alors les efprits ne feront plus de pas inutiles hors de . 
la route ôc fouvent en arrière. Mais quel eft le génie en état 



112 Discours sur les Ai^antages 

d'embrafler toutes les connoiffances humaines, de choifir le meil- 
leur ordre pour les préfenter à l'efprit ? Sommes - nous aflez avan- 
cés pour cela? Il eft du moins glorieux de le tenter : la nouvelle 
Encyclopédie doit former une époque mémorable dans i'hiftoire 
dcsl ettrcs. 

Le temple des fciences eft un édifice immenfe, qui ne peut 
s'achever que dans la durée des fiècles. Le travail de chaque hom- 
me eft peu de chofe dans un ouvrage fi vafte ; mais le travail de 
chaque homme y eft nécefTaire. Le ruiflèau qui porte fes eaux à 
la mer doit-il s'arrêter dans fa courfe , en confidérant la petitefTe 
de fon tribut] Quels éloges ne doit-on pas à ces hommes géné- 
reux , qui ont percé & écrit pour la poftérité ? Ne bornons point 
nos idées a notre vie propre j étendons- les fur la vie totale du 
genre humain ; méritons d'y participer , & que l'inftant rapide 
où nous aurons vécu, foit digne d'être marqué dans fon hiftoire. 

Pour bien juger de l'élévation d'un phiiofophe ou d'un hom- 
me de lettres au-deffiis du commun des hommes, il ne faut que 
confidérer le fort de leurs penfées : celles de l'un, utiles à la fo- 
ciété générale , font immortelles , & confacrées à l'admiration de 
tous les fiècles ; tandis que les autres voient difparoître toutes leurs 
idées avec le jour, la circonftance, le moment qui les a vu naître : 
chez les trois quarts des hommes le lendemain efface la veille , fans 
qu'il en refte la moindre tracô. 

Je ne parlerai point de l'aftrologie judiciaire , de la cabale, & 
de toutes les fciences qu'on appelloit occultes ; elles n'ont fervi qu'à 
prouver que la curiofité eft un penchant invincible; & quand les 
vraies fciences n'auroient fait que nous délivrer de celles qui en 
ufurpoient fi honteufement le nom, nous leur devrions déjà beau- 
coup. 

On nous oppofe un jugement de Socrate, qui porta, non fur 
les favans , mais fur les fophiftes, non fur les fciences, mais fur 
l'abus qu'on en peut faire : Socrate étoit chef d'une f;6la qui en- 
feignoit à douter , & il cenfuroit avec juftice l'orgueil de ceux qui 
prétendoient tout favoir. La vraie fcience eft bien éloignée de cette 

affedation, 



DES S ciENCES' ET DES Arts. 115 

affeflation. Socrate eft ici témoin contre lui -même; le plus fa- 
vant des Grecs ne rougiiïbit point de Ton ignorance. Les fciences 
n'ont donc pas leurs fources dans nos vices ; elles ne font pas tou- 
tes nées de l'orgueil humain : déclamation vaine , qui ne peut faire 
illufion qu'à des efprits prévenus. 

On demande , par exemple , ce que deviendroit l'hiftoire s'il 
n'y avoir ni guerriers , ni tyrans , ni confpirateurs. Je réponds qu'elle 
feroit l'hiftoire des vertus des hommes. Je dirai plus ; fi les hom- 
mes étoient tous vertueux , ils n'aur oient plus'befoin, ni de Juges, 
ni de Magifîrats , ni de foldats. A quoi s'occuperoient-ils ? Il ne 
leur refleroit que les fciences &c les arts. La contemplation des 
chofes naturelles, l'exercice de l'efprit, font donc la plus noble 
& la plus pure fonélion de l'homme. 

Dire que les fciences font nées de l'oifiveté , c'eft abufer vifible- 
ment des termes. Elles naiflent du loifir , il eft vrai ; mais elles 
garantirent de l'oiiîveté. Le citoyen que fes befoins attachent h 
la charrue , n'eft pas plus occupé que le géomètre ou l'anatomille ; 
j'avoue que fon travail eft de première ncceflîté : mais fous pré- 
texte que le pain eft néceffaire , faut-il que tout le monde fe mette 
h labourer la terre ? FJt parce qu'il eft plus néceffaire que les loix , 
le laboureur fera-t-il élevé au-deffus du Magiftrat ou du Miniftre ? 
Il n'y a point d'abfurdités où de pareils principes ne puftent nous 
conduire. 

Il femble , nous dït-on , qu'on ait trop de laboureurs , & qu'on 
craigne de manquer de philofophes. Je demandrai à mon tour 11 
l'on craint que les profeflions lucratives ne manquent de fujers 
pour les exercer. Oeft bien mal connoître l'empire de la cupidité ; 
tout nous jette dès notre enfance dans les conditions utiles; & 
quels préjugés n'a-t-on pas à vaincre , quel courage ne faut-il pas 
pour ofer n'être qu'un Defcartes, un Newton , un Locke? 

Sur quel fondement peut-on reprocher aux fciences d'être 
nuifibles aux qualités morales ? Quoi ! l'exercice du raifonnement 
qui nous a été donné pour guide ; les fciences mathématiques, 
qui, en renfermant tant d'utilités relatives k nos befoins préfens. 

Œuvres mêlées. Tome I, P 



11^ Discours sur les Avantages 

tiennent l'efprit fi éloigné des idées in/pirées par les fens & par 
la cupidité ; Tétude de l'antiquité , qui fait partie de l'expérience , 
la première fcience de rhomme i les obfervfations de la nature, 
fi néce/Taires à la confervation de notre être, & qui nous élèvent 
jufqu'a fon auteur : toutes ces connoiflances contribueroient à 
détruire les mœurs ! Par quel prodige opéreroient-elles un effet 
fi contraire aux objets qu'elles fe propofent ? Et on ofe traiter 
d'éducation infenfée celle qui occupe la jeune/Te de tout ce qu'il 
y a jamais eu de nçhle & d'utile dans l'e/prit des hommes! Quoi, 
les minières d'une religion pure & fainte , à qui la jeune/Te eft or- 
dinairement confiée parmi nous , lui laifTeroient ignorer les devoirs 
de l'homme & du citoyen! Suffit -il d'avancer une imputation fi 
injufte pour la perfiaader ? On prétend nous faire regretter l'édu- 
cation des Perfes ; cette éducation fondée fur des principes bar- 
bares , qui donnoit un gouverneur pour apprendre a ne rien crain- 
dre , un autre pour la tempérance, un autre enfin pour enfeigner 
à ne point mentir ; comme fi les vertus étoient divifées , & dé- 
voient former chacune un art féparé, La vertu eft un être unique , 
indivifible : il s'agit de l'infpirer , non de l'enfeigner j d'en faire 
aimer la pratique , & non d'en démontrer la théorie. 

On fe livre enfuite à de nouvelles déclamations contre les arts 
& les fciences , fous prétexte que le luxe va rarement fans elles , 
& qu'elles ne vont jamais fans lui. Quand j'accorderofs cette pro- 
pofition , que pourroit-on en conclure ? La plupart des fciences 
me paroiflent d'abord parfaitement défintéreffées dans cette pré- 
tendue objedion : le géomètre , l'aftronome , le phyficien ne font 
pas fufpefts afiurément. A l'égard des arts, s'ils ont en effet quel- 
que rapport avec le luxe , c'eft un côté louable de ce luxe même, 
contre lequel on déclame tant, fans le bien connoître. Quoique 
cette quefl:ion doive être regardée comme étrangère a mon fujet, 
je ne puis m'empêcher de dire que tant qu'on ne voudra raifonner 
fur cette rnatiere que par comparaifon du paffé au préfent, on 
en tirera les plus mauvaifes conféquences du monde. Lorfque les 
hommes marchoient tout nuds , celui qui s'avifa le premier de por- 
ter des fabots , palTa pour un voluptueux : de fiècle en fiècle on 



DES Sciences et des Arts. 115 

n'a jamais cefTé de crier k la corruption , fans comprendre ce qu'on 
vouloir dire; le préjugé toujours vaincu, renaifToit fidèlement à 
chaque nouveauté. 

Le commerce & le luxe Tont devenus les liens des nations. La 
terre avant eux n'étoit qu'un champ de bataille , la guerre un 
brigandage , & les hommes des barbares , qui ne fe croyoient nés 
que pour s'aflervir , fe piller & fe maflacrer mutuellement. Tels 
étoient ces /îècles anciens que l'on veut nous faire regretter. 

La terre ne fufiBfoir ni à la nourriture , ni au travail de fes ha- 
bitans ; les fujets devenoient à charge à l'État ; fî-tôt qu'ils étoienc 
défarmés , il falloit les ramener à la guerre pour fe foulager d'un 
poids incommode. Ces émigrations effroyables des peuples du 
Nord, la honte de l'humanité, qui détruifirent l'empire Romain, 
& qui défolerent le neuvième fiècle , n'avoient d'autres fources que 
la misère d'un peuple oifif. Au défaut de l'égalité des biens , qui 
a été long-temps la chimère de la politique, & qui eu impoflîble 
dans les grands états , le luxe feul peut nourrir & occuper les fu- 
jets. Ils ne deviennent pas moins utiles dans la paix que dans la 
guerre; leur induftrie fert autant que leur courage. Le travail du 
pauvre eu payé du fuperflu du riche. Tous les ordres des citoyens 
s'attachent au gouvernement par les avantages qu'ils en retirent. 

Tandis qu'un petit nombre d'hommes jouit avec modération 
de ce qu'on nomme luxe , & qu'un nombre infiniment plus petit 
en abufe , parce qu'il faut que les hommes abufent de tout ; il fait 
l'eipoir, l'émulation & la fubfi/lance d'un million de citoyens, qui 
languiroient fans lui dans les horreurs de la mendicité. Tel eft en 
France l'état de la capitale. Parcourez les provinces : les propor- 
tions y font encore plus favorables. Vous y trouverez peu d'ex- 
cès ; le nécefTaire commode afiez rare , l'artifan & le laboureur , 
c'eft-à-dire le corps de la nation , borné à la fimple exiftence : en forte 
qu'on peut regarder le luxe comme une humeur jettée fur une très- 
petite partie du corps politique , qui fait la force & la fanté du refie. 

Mais , nous dit-on , les arts amollirent le courage : on cite 
quelques peuples lettrés qui ont été peu belliqueux, tels que 

P ii 



ii6 T> iscovRS SUR LES Avantages 

l'ancienne Kgypte , les Chinois & les Italiens modernes. Quelle 
injufîice d'en accufer les fciences! Il feroit trop long d'en re- 
chercher ici les caufes. Il fuffira de citer , pour l'honneur des 
lettres, l'exemple des Grecs & des Romains, de l'Efpagne , de 
l'Angleterre & de la France , c'eft-k-dire , des nations les plus 
guerrières & les plus favantes. 

Des barbares ont fait de grandes conquêtes; c'eft qu'ils étoient 
très-injuftes ; ils ont vaincu quelquefois des peuples policés. 7''en 
conclurai , (i l'on veut , qu'un peuple n'efl pas invincible pour 
être favant. A toutes ces révolutions j'oppoferai feulement la 
plus vafte & la plus facile conquête qui ait jamais été faite ; 
c'eft celle de l'Amérique , que les arts & les fciences de l'Eu- 
rope ont fubjuguée avec une poignée de foldats ; preuve 
fans réplique de la différence qu'elles peuvent mettre entre les 
hommes. 

J'AIOUTERAI que c'eft enfin une barbarie pafFée de mode , 
de fuppofer que les hommes ne font nés que pour fe détruire. 
Les talens & les vertus militaires méritent fans doute un rang 
diftingué dans l'ordre de la nécelTîté : mais la philofophie a épuré 
nos idées fur la gloire : l'ambition des Rois n'efl: z fes yeux que 
le plus monftrueux des crimes : grâces aux vertus du Prince qui 
nous gouverne , nous ofons célébrer la modération & l'humanité. 

Que quelques nations, au fein de l'ignorance , aient eu des 
idées de la gloire «Se de la vertu , ce font des exceptions fi fin- 
gulières , qu'elles ne peuvent former aucun préjugé contre les 
fciences : pour nous en convaincre , jettons les yeux fur l'im- 
menfe continent de l'Afrique , où nul mortel n'eft aflez hardi 
pour pénétrer, ou affez heureux pour l'avoir tenté impunément. 
Un bras de mer fépare à peine les contrées favantes & heureu- 
fes de l'Europe , de ces régions funeftes où l'homme eft ennemi 
né de l'homme, où les Souverains ne font que les affaflins pri- 
vilégiés d'un peuple efclave. D'où naiffent ces différences Ci pro- 
digieufes entre des climats fi voifins , où font ces beaux rivafjes 
que l'on nous peint parés par les mains de la nature ? L'Ame- 



DES Sciences et des Arts, iij 

rîqne ne nous offre pas des fpe^.acles moins honteux pour Tef- 
pece humaine. Pour un peuple vertueux dans l'ignorance , on 
en comptera cent barbares ou fauvages. Par-tout je vois Tigno- 
rance enfanter Terreur, les préjugés, les violences, les partions 
& les crimes. La terre, abandonnée fans culture n'eft point oi-- 
fivç ; elle produit des épines & des poifons , elle nourrit des 
monftres. 

J'ADMIRE les Brutus , les Décius , les Lucrèce , les Virginius , 
les Scevola; j'admirerai plus encore un Etat pui/Tant & bien gou- 
verné , où les citoyens ne feront point condamnés à des vertus fi 
cruelles. 

• 

CiNCiNNATUS vainqueur retournoit à fa charrue : dans un fiè- 
cle plus heureux, Scipion triomphant revenoit goûter avec Lé- 
lius & Térence les charmes de la philofophie & des lettres , & 
ceux de l'amitié , plus précieux encore. Nous célébrons Fabri- 
cius , qui , avec fes raves cuites fous la cendre , méprife l'or de 
Pyrrhus ; mais Titus , dans la fomptuofité de fes palais , mefu- 
rant fon bonheur fur celui qu'il procure au monde par fes bien- 
faits & par fes loix , devient le héros de mon cœur. Au lieu de 
cet antique héroïfme fuperftitieux , ruflique ou barbare , que 
j'admire en frémi/Tant , j'adore une vertu éclairée , heureufe & 
bienfaifante ; l'idée de mon exiftence s'embellit : j'apprends à 
honorer & à chérir l'humanité. 

Qui pourroit être afTez aveugle ou a/Tez inju/le pour n'être 
pas frappé de ces différences ? Le plus beau fpediacle de la na- 
ture , c'eft l'union de la vertu & du bonheur ; les fciences & les 
arts peuvent feuls élever la raifon à cet accord fublime. C'eft de 
leur fecours qu'elle emprunte des forces pour vaincre les paf- 
fions , des lumières pour diflîper leurs pre/liges , de l'élévation 
pour apprécier leurs petiteffes , des attraits enfin & des dédom- 
magemens pour fe diftraire de leurs fédudions. 

On a dit que le crime n'étoit qu'un faux jugement (25). La 
(it) Confidération fur les Mœi:rs. 



ii8 Discours SUR l es Avantages 

iciences, dont le premier objet efl l'exercice & la perfection du 
raifonnement , font donc les guides les plus afTurés des mœurs. 
L'innocence fans principes & fans lumières , n'eft qu'une qualité 
de tempérament , auflî fragile que lui. La fageiïe éclairée con- 
.Aoît fes ennemis & fes forces. Au moyen de fon point de vue 
fixe , elle purifie les biens matériels , & en extrait le bonheur : 
elle fait tour-h-tour s'abftenir & jouir dans les bornes qu'elle 
s'eft prefcrites. 

Il n'eft pas plus difficile de faire voir l'utilité des arts pour 
la perfe<5lion des mœurs. On comptera les abus que les paffions 
en ont fait quelquefois ; mais qui pourra compter les biens qu'ils 
ont produits ? 

Otez les arts du monde : que refte-t-il ? Les exercices du 
corps & les paffions. L'efprit n'cfl plus qu'un agent matériel, 
ou rinftrument du vice. On ne fe délivre de (es paffions que par 
àes goûts : les arts font nécefTaires à une nation heureufe : s'ils 
font i'occafion de quelques défordres , n'en accufons que l'imper- 
fciîtion même dé notre nature : de quoi n'abufe-t-elle pas ? Ils 
ont donné l'être aux plaifirs de l'ame, les feuls qui foient di- 
gnes de nous : nous devons , à leurs fédu^ions utiles , l'amour de 
la vérité & des vertus, que la plupart des hommes auroient haïes 
ôç redoutées , fi elles n'eufient été parées de leiu-s mains. 

C'EST a tort qu'on affede de regarder leurs productions com- 
me frivoles. La fculpture , la peinture flattent la tendrefle , con- 
folent les regrets, immortalifent les vertus & les talens; elles 
font des fources vivantes de l'émulation : Céfar verfoit des lar- 
mes en contemplant la ilatue d'Alexandre. 

L'HARMONIE a fur nous des droits naturels , que nous vou- 
drions en vain méconnoître ; la fable a dit qu'elle arrêtoit le 
cours des flots. Elle fait plus , elle fufpend la penfée , elle cal- 
me nos agitations & nos troubles les plus cruels : elle anime la 
valeur , & préfide aux plaifirs. 

Ne femble-t-il pas que la divine poéfie ait dérobé le feu du 



DES Sciences et des Arts. 119 

Ciel pour animer toute la nature ? Quelle ame peut être inac- 
ceflible k fa touchante magie ? Elle adoucit le maintien févère 
<^e la vérité , elle fait fourire la fagefle ; les chefs-d'œuvre du 
théâtre doivent être confidérés comme de favantes expériences 
du cœur humain. 

C'EST aux arts enfin que nous devons le beau choix des 
idées , les grâces de l'efprit & l'enjouement ingénieux qui font 
les "charmes de la fociété ; ils ont doré les liens qui nous unif- 
fent, orné la fcene du monde, & multiplié les bienfaits de la 
nature. 



121 



^ 



RÉPONSE 

BE JEAN-JACQUES ROUSSEAU 
AU DISCOURS PRÉCÉDENT. 



Ne, dum tacemus , non verecundiir , fed diffidentia caufâ , tacere videamur. 

Cyprian. contra Démet. 



''Est avec une extrême répugnance que j'amufe de mes dif- 
putes des lefteurs oififs , qui fe foucient très-peu de la vérité; mais 
la manière dont on vient de l'attaquer , me force à prendre fa dé- 
fenfe encore une fois , afin que mon /îlence ne foit pas pris , par 
la multitude , pour un aveu , ni pour un dédain par les philofophes. 

Il faut me répéter \ je le fens bien , & le public ne me le par- 
donnera pas. Mais les fages diront : cet homme n'a pas befoin de 
chercher fans ceffe de nouvelles raifons \ c'eft une preuve de la 
folidité des fîennes ( 2^ ). 



(16) Il y a des vérités très-certai- 
nes, qui au premier coup -d'oeil pa- 
roiflent des abfurdités , & qui paf- 
feront toujours pour telles auprès de 
la plupart des gens. Allez dire a un 
homme du peuple que le foleil eft 
plus près de nous en hiver qu'en été , 
ou qu'il eft couché avant que nous 
celTions de le voir , il fe moquera de 
vous. Il en eft ainfi du fentiment que 
je foutiens. Les hommes les plus fu- 
perficiels ont toujours été les plus 
prompts à prendre parti contre moi; 
les vrais philofophes fe hâtent moins ; 
& fi j'ai la gloire d'avoir fait quel- 
ques profélytes, ce n'eft que parm 
ces derniers. Avant que de m'expli- 
(Jluvrcs mCUes. Tome 2. 



quer, j'ai long-temps & profondément 
médité mon fujet, & j'ai tâché de le 
confidérer par toutes fes faces. Je doute 
qu'aucun de mes adverfaires en puifîe 
dire autant. Au moins n'apperçois-je 
point dans leurs écrits de ces vérités 
iumineufes qui ne frappent pas moins 
par leur évidence que par leur nou- 
veauté , & qui font toujours le fruit 
& la preuve d'une fuffifante médita- 
tion. J'ofe dire qu'ils ne m'ont jamais 
fait une objeélion raifonnable que Je 
n'eulTe prévue, & à laquelle je n'aie 
répondu d'avance. Voilà pourquoi je 
fuis réduit à redire toujours les mê- 
mes chofes. 



122 R É P O N s E DE M. R O US SEAU 

Comme ceux qui m''attaquent ne manquent jamais de s'écar- 
ter de la queflion & de fupprimer les diltindions efTentielles que 
j'y ai mifes, il faut toujours commencer par les y ramener. Voici 
donc un fommaire des propofirions que j'ai foutenues , & que je 
foutiendrai auïïî long-temps que je ne confukerai d'autre intérêt 
que celui de la vérité. 

Les fciences font le chef-d'œuvre du génie & de la raifon. 
L'efprit d'imitation a produit les beaux arts, '&• l'expérience les 
a perfectionnés. Nous fommes redevables aux arts méchaniques 
d'un grand nombre d'inventions utiles qui ont ajouté aux char- 
mes &; aux commodités de la vie. Voila des vérités dont je con- 
viens de très-bon cœur affurément. Mais confidérons maintenant 
toutes ces connoi/Tances par rapport aux mœurs (27). 

Si des intelligences célefles cultivoient les fciences, il n'en ré- 
fulteroir que du bien; j'en dis autant des grands hommes, qui 
font faits pour guider les autres. Socrare, favanr & vertueux, fut 
l'honneur de l'humanité : mais les vices des hommes vulgaires 
empoifonnent les plus fublimes connoifTances & les rendent per- 
nicieufes aux nations j les méchans en tirent beaucoup de chofes 



( 17 ) Les connoijfances rendent les 
hommes doux , dit ce philofophe cé- 
lèbre dont l'ouvrage toujours profond 
& quelquefois fublime , refpire par- 
tout l'amour de l'humanité. Il a écrit 
en ce peu de mots, & , ce qui eft 
rare , fans déclamation , ce qu'on a 
jamais écrit de plus folide à l'avantage 
des lettres. Il eft vrai , les connoifTan- 
ces rendent les hommes doux. Mais 
la douceur , qui eft la plus aimable 
des vertus, eft aufll quelquefois une 
foiblefle de l'ame. La vertu n'eft pas 
toujours douce ; elle fait s'armer à pro- 
pos de févérité contre le vice ; elle 
s'enflamme d'indignation contre le cri- 
me. 



Ec lejiifteau méchant ne fait point pardonner. 

Ce fut une réponfe très-fage que 
celle d'un Roi de Lacédémone à ceux 
qui louoient en fa préfence l'extrême 
bonté de fon collègue Charillus : Et 
comment feroit-il bon , leur dit-il, i'i/ 
ne Jait pas être terrible aux médians 1 
Brutus n'étoit point un homme doux : 
Qui auroit le front de dire qu'il n'é- 
toit pas vertueux ? Au contraire , il y 
a des âmes lâches t<. pufillanimes qui 
n'ont ni feu ni chaleur, & qui ne 
font douces que par indifférence pour 
le bien & pour le mal. Telle eft la 
douceur qu'infpire aux peuples le goût 
des lettres. 



A M, Bordes. 125 

nuifibles : les bons en tirent peu d'avantages. Si nul autre que 
Socrate ne fe fut piqué de philofophie à Athènes , le fang d'un 
jufte n'eût point crié vengeance contre la patrie des fciences &c des 
arts (28). 

C'EST une queftion ^ examiner , s'il feroit avantageux aux hom- 
mes d'avoir de la fcience , en fuppofant que ce qu'ils appellent 
de ce nom , le méritât en efFet ; mais c'eft une folie de prétendre 
que les chimères de la philofophie , les erreurs & les menfonges 
des philofophes puifTent jamais être bons à rien. Serons-nous tou- 
jours dupes des mots, & ne comprendrons-nous jamais qu'étu- 
des , connoiffances , favoir & philofophie ne font que de vains fi- 
mulacres élevés par l'orgueil humain , & très-indignes des noms 
pompeux qu'il leur donne? 

A mefure que le goût de ces niaiferies s'étend chez une na- 
tion , elle perd celui des folides vertus ; car il en coûte moins 
pour fe diftinguer par du babil que par de bonnes mœurs , dès 
qu'on eft difpenfé d'être homme de bien , pourvu qu'on foit un 
homme agréabje. 

Plus l'intérieur fe corrompt & plus l'extérieur fe compofe(29): 

( i8 ) Il en a coûté la vie à Socrate que je n'admire la délicatefle des fpec- 

pour avoir dit précifément les mêmes tateurs. Un mot un peu libre , une 

chofes que moi. Dans le procès qui exprefllon plutôt groflière qu'obfcène, 

lui fut intenté , l'un de fes accufa- tout blefle leurs chartes oreilles j & 

teurs plaidoit pour les artiftes , l'autre je ne doute nullement que les plus 

pour les orateurs , le troifième pour corrompus ne foient toujours les plus 

les poètes , tous pour la prétendue fcandalifés. Cependant fi l'on compa- 

caufe des Dieux. Les poètes , les ar- roit les mœurs du fiècle de Molière 

tiftes , les fanatiques , les rhéteurs avec celles du nôtre, quelqu'un croi- 

triompherent , Se Socrate périt. J'ai ra-t-il que le réfultat fût à l'avantage 

bien peur d'avoir fait trop d'honneur de celui-ci ? Quand l'imagination efl 

à mon fiècle en avançant que Socrate une fois falie , tout devient pour elle 

n'y eût point bu la ciguë. un fujet de fcandale; quand on n'a 

plus rien de bon que l'extérieur , on 

( 19 ) Je n'affifte jamais à la repré- redouble tous fes foins pour le con- 

fentation d'une comédie de Molière, ferver. 



12^^ Réponse de M. Rousseau 

c'eft ainfi que la culture des lettres engendre infenfiblement la 
politefle. Le goût naît encore de la même fource. L'approba- 
tion publique étant le premier prix des travaux littéraires , il eft 
naturel que ceux qui s'en occupent réfléchiffent fur les moyens 
déplaire ; & ce font ces réflexions, qui à la longue forment le flyle , 
épurent le goût & répandent par-tout les grâces de Turbanité. 
Toutes ces chofes feront, fî l'on veut, le fupplément de la vertu; 
mais jamais on ne pourra dire qu'elles foient la vertu, & rare- 
ment elles s'afTocieront avec elle. Il y aura toujours cette diffé- 
rence , que celui qui fe rend utile , travaille pour les autres , & que 
celui qui ne fonge qu'à fe rendre agréable , ne travaille que pour 
lui. Le flatteur, par exemple, n'épargne aucun foin pour plaire, 
& cependant il ne fait que du mal. 

La vanité & l'oifîveté, qui ont engendré nos fciences , ont auffi 
engendré le luxe. Le goût du luxe accompagne toujours celui des 
lettres , & le goût des lettres accompagne fouvent celui du luxe 
(30) : toutes ces chofes fe tiennent affez fidelle compagnie, parce 
qu'elles font l'ouvrage des mêmes vices. 

Si l'expérience ne s'accordoit pas avec ces pc '^ofitions démon- 
trées , il faudroit chercher les caufes particulières de cette contra- 
riété. Mais la première idée de ces propofitions efl: née elle-même 
d'une longue méditation fur l'expérience ; &c pour voir h quel point 
elle les confirme, il ne faut qu'ouvrir les annales du monde. 

Les premiers hommes furent très-ignorans. Comment oferoit- 
on dire qu'ils étoient corrompus, dans des temps où les fources 
de la corruption n'étoient pas encore ouvertes ? 



(30) On m'a oppofé quelque part 
le luxe des Afiatiques , par cerre mê- 
me manière de raifonner qui fait qu'on 
m'oppofe les vices des peuples igno- 
rans. Mais , par un malheur qui pour- 
fuit mes adverfaires , ils fe trompent 
même dans les faits qui ne prouvent 
rien contre moi. Je fais bien que les 
peuples de l'Orient ne font pas moins 



ignorans quejious; mais cela n'empê- 
che pas qu'ils ne foient aufFi vains & 
ne faflent prefque autant de livres. 
Les Turcs, ceux de tous qui cultivent 
le moins les lettres , comptoient par- 
mi eux. cinq cens quatre-vingt poè- 
tes clafliques vers le milieu du fiècle 
dernier. 



A M. Bordés. 



ïî5 



A travers Tobrcuricé des anciens temps & la rufticité des anciens 
peuples , on apperçoit chez plufieurs d'entre eux de fort grandes ver- 
tus , fur-tout une févérité de mœurs qui ell une marque infaillible de 
leur pureté, la bonne foi, i'hofpitalité , la juftice, & ce qui eft très- 
important, une grande horreur pour la débauche (31), mère fé- 
conde de tous les autres vices. La vertu n'efl donc pas incompa- 
tible avec rignorance. 

Elle n'efl pas non plus toujours fa compagne ^ car plufieurs 



( 31 ) Je n'ai nul defTein de faire ma 
cour aux femmes ; je confens qu'el- 
les m'honorent derépithète de pédant , 
fi redoutée de tous nos galans philo- 
fophes. Je fuis groflier, maulTade, 
impoli par principes , & ne veux point 
de prôneurs ; ainfi je vais dire la vé- 
rité tout à mon aife. 

L'homme &: la femme font faits pour 
l'aimer & s'unir ; mais pafle cette union 
légitime , tout commerce d'amour en- 
tr'eux eft une fource affreufe de dc- 
fordre dans la fociété & dans les mœurs. 
Il eft certain que les femmes feules 
pourroient ramener l'honneur & la 
probité parmi nous; mais elles dé- 
daignent, des mains de la vertu , un em- 
pire qu'elles ne veulent devoir qu'à 
leurs charmes ; ainfi elles ne font que 
du mal , & reçoivent fouvent elles- 
mêmes la punition de cette préférence. 
On a peine a concevoir comment , 
dans une religion fi pure, la chafteté 
a pu devenir une vertu baffe & mo- 
nacale , capable de rendre ridicule 
tout homme , & je dirois prefque tou- 
te femme qui oferoit s'en piquer ; 
tandis que chez les payens cette même 
vertu étoit univerfelleraent honorée , 
regardée comme propre aux grands 
hommes , &: admirée dans leurs plus 
îlluflres héros. J'en puis nommer trois . 



qui ne céderont le pas à nul autre , 
& qui , fans que la religion s'en mê- 
lât , ont tous donné des exemples 
mémorables de continence : Cyrus, 
Alexandre , & le jeune Scipion. De 
toutes les raretés que renferme le ca- 
binet du Roi , je ne voudrois voir que 
le bouclier d'argent qui fut donné à 
ce dernier par les peuples d'Efpagne , 
& fur lequel ils avoient fait graver 
le triomphe de fa vertu : c'eft ainlî 
qu'il appartenoit aux Romains de fou-' 
mettre les peuples , autant par la véné- 
ration due à leurs mœurs que par 
l'effort de leurs armes : c'eft ainfi que 
la ville des Falifques fut fubjuguée , 
& Pyrrhus vainqueur , chaffé de l'I- 
talie, 

Je me fouviens d'avoir lu quelque 
part une affez bonne réponfe du poète 
Dryden à un jeune Seigneur Anglois , 
qui lui reprochoit que , dans une de 
(es tragédies , Cléomène s'amufoit à 
caufer tête-à-téte avec fon amante, 
au lieu de former quelque entreprife 
digne de fon amour. Quand je fuis 
auprès d'une belle, lui difoit le jeune 
Lord , je fais mieux mettre le temps à 
profit. Je le crois, lui répliqua Dryden - 
mais auflï m'avouerez-vous bien que 
vous n'êtes pas un héros ? 



126 Réponse de M, Ko usseau 

peuples très-ignorans étoient très-vicieux. L'ignorance n'efl un 
ob/tacle ni au bien ni au mal ; eJJe eu. /eulement l'érat naturel 
de rhomme (32). 

On n'en pourra pas dire autant de la fcience. Tous les peu- 
ples favans ont été corrompus , & Cefï déjà un terrible pi'éjugé 
contre elle. Mais comme les comparaifons de peuple h peuple 
font difficiles , qu'il y faut faire entrer un fort grand nombre 
d'objets , & qu'elles manquent toujours d'exaditude par quelque 
côté , on efl: beaucoup plus sûr de ce qu'on fait en fuivant l'hif- 
toire d'un même peuple , & comparant les progrès de fes con- 
noiflànces avec les révolutions de Tes mœurs. Or, le réfultat de 
cet examen eu que le beau temps , le temps de la vertu de cha- 
que peuple , a été celui de fon ignorance ; & qu'a mefure qu'il 
efl: devenu favant , artifte & philofophe, il a perdu fes mœurs & 
fa probité ; il eft redefcendu h cet égard au rang des nations igno- 
rantes & vicieufes qui font la honte de l'humanité. Si l'on veut 
s'opiniâtrer à y chercher àQS différences , j'en puis reconnoître 
une , & la voici : c'eft que tous les peuples barbares , ceux mêmes 
qui font fans vertu, honorent cependant toujours la vertu; au 
lieu qu'à force de progrès , les peuples favans & philofophes par- 
viennent enfin a la tourner en ridicule &: à la méprifer. C'eft quand 
une nation eft une fois à ce point , qu'on peut dire que la cor- 
ruption efl au comble, & qu'il ne faut plus efpérer de remèdes. 

Tel eft le fommaire des chofes que j'ai avancées , & dont je 
crois avoir donné les preuves. Voyons maintenant celui de la 
doctrine qu'on m'oppofe. 

•» Les hommes font méchans naturellement \ ils ont été tels 

( 32 ) Je ne puis m'empêcher de vice , s'enfuit-il que l'ignorance en- 
rire en voyant, je ne fais combien de gendre nécelTairement la vertu .^ Ces 
fort favans hommes qui m'honorent manières d'augmenter peuvent erre 
de leur critique, m'oppofer toujours bonnes pour des rhéteurs, ou pour 
les vices d'une multitude de peuples les enfans par lefquels on m'a fait ré- 
icrnorans , comme fi cela fa'ifon quel- futer dans mon pays j mais les philo- 
que chofe z. la queftion. De ce que fophes doivent raifonner d'autre forte. 
là fcience engendre néceiTairement le • 



A M, B O R D E s. 117 

» avant la formation des fociétés; & par-tout où les fciences 
» n'ont pas porté leur flambeau , les peuples abandonnés aux 
» £evi\Qs facultés de rinjlin3 , réduits avec les lions & les ours à 
» une vie purement animale, font demeurés plongés dans la 
» barbarie &: dans la misère. 

» La Grèce feule , dans les anciens temps , penfa & • s'éleva 
» par Tejprit à tout ce qui peut rendre un peuple recommanda- 
» ble. Des philofoplies formèrent fes mœurs & lui donnèrent des 
* loix, 

» Sparte, il eft vrai, fut pauvre & ignorante par inftirutîon & 
» par choix; mais fes loix avoient de grands défauts, fes citoyens 
» un grand penchant h fe laiiïer corrompre ; fa gloire fut peu 
» folide, & elle perdit bientôt fes inflirutions , fes loix & fes mœurs, 

5> Athènes & Rome dégénérèrent auflî. L'une céda k la fortune 
> de la Macédoine ; l'autre fuccomba fous fa propre grandeur , 
» parce que les loix d'une petite ville n'étoient pas faites pour 
» gouverner le monde. S'il eft arrivé quelquefois que la gloire 
» des grands empires n'ait pas duré long-temps avec celle Ae.s 
» lettres , c'eft qu'elle étoit à fon comble lorfque les lettres y ont 
» été cultivées , & que c'e/î le fort des chofes humaines de ne 
» pas durer long-temps dans le même état. En accordant donc 
» que l'altération des loix & des mœurs ait influé fur ces grands 
» événemens , on ne fera point forcé de convenir que les fciences 
» & les arts y aient contribué : & l'on peut obferver au contraire 
» que le progrès & la décadence des lettres efl: toujours en pro- 
» portion avec la fortune & l'abaiflement des empires. 

» Cette vérité fe confirme par l'expérience des derniers temps , 
» où l'on voit dans une monarchie va/le & puifTante la profpérité 
» de l'état , la culture des fciences & des arts , & la vertu guer- 
» rière concourir à la fois h la gloù-e & à la grandeur de l'empire. 

» Nos mœurs font les meilleures qu'on puiïïe avoù' ; plufieurs vi- 
» ces ont été profcrits parmi nous ; ceux qui nous reftent appar- 
» tiennent à l'humanité, & les fciences n'y ont nulle part. 



128 Réponse de M. Rousseau 

» Le luxe n'a rien non plus de commun avec elles ; ainfi les 
» défordres qu'il peut caufer ne doivent point leur être attribués. 
y> D'ailleurs le luxe eft nécefTaire dans les grands États ; il y fait 
y> plus de bien que de mal ; il efl utile pour occuper les citoyens 
» oiTifs & donner du pain aux pauvres. 

» La politefle doit être plutôt comptée au nombre des vertus 
» qu'au nombre des vices : elle empêche les hommes de fe mon- 
» trer tels qu'ils font i précaution très-néceiïaire pour les rendre 
» fupportables les uns aux autres. 

» Les fciences ont rarement atteint le but qu'elles fe propo- 
» fent ; mais au moins elles y vifent. On avance à pas lents dans 
» la connoiflance de la vérité i ce qui n'empêche pas que l'on n'y 
» fafTe quelque progrès. 

ï> Enfin quand il feroit vrai que les fciences & les arts amol- 
w liflent le courage , les biens infinis qu'ils nous procurent ne fe- 
» roient-ils pas encore préférables à cette vertu barbare & fa- 
» rouche qui fait frémir l'humanité ? " Je pafTe l'inutile & pom- 
peufe revue de ces biens : & pour commencer fur ce dernier point 
par un aveu propre k prévenir bien du verbiage , je déclare , une fois 
pour toutes , que fi quelque chofe peut compenfer la ruine des 
mœurs, je fuis prêt à convenir que les fciences font plus de bien 
que de mal. Venons maintenant au refte. 

Je pourrois fans beaucoup de rifque fuppofer tout cela prouvé , 
puifque de tant d'aflertions û hardiment avancées , il y en a très- 
peu qui touchent le fond de la queflion , moins encore dont on 
puifle tirer, contre mon fentiment, quelque conclufion valable, & 
que même la plupart d'entr'elles fourniroient de nouveaux argumens 
en ma faveur , fi ma caufe en avoit befoin. 

En effet , i . Si les hommes font méchans par leur nature , il 
peut arriver, fi l'on veut, que les fciences produiront quelque 
bien entre leurs mains ; mais il eft très-certain qu'elles y feront 
beaucoup plus de mal. Il ne faut point donner d'armes a des fu- 
rieux. 

2. Si 



:a M. B o R D E s. 129 

1. Si les fciences atteignent rarement leur but , II y aura toujours 
■beaucoup plus de temps perdu que de bien employé. Et quand ilfe- 
roit vrai que nous aurions trouvé les meilleures méthodes , la plupart 
de nos travaux feroient encore aufli ridicules que ceux d'un homme 
<îui , bien sûr de fuivre exactement la ligne d'à - plomb , voudroit 
mener un puits jufqu'au centre de la terre. 

3. Il ne faut point nous faire tant de peur de la vie purement 
animale , ni la confîdérer comme le pire état où nous puifîions 
tomber i car il vaudroit encore mieux reflembler ^ une brebis 
qu'à un mauvais ange. 

4. La Grèce fut redevable de fes mœvirs & de fes loix à des 
philofophes & à des légidateurs. Je le veux. J'ai déjà dit cent fois 
qu'il eft bon qu'il y ait des pliilofophes , pourvu que le peuple ne fc 
mêle pas de l'être. 

5 . N'OSANT avancer que Sparte n'avoit pas de bonnes loix , on 
blâme les loix de Sparte d'avoir eu de grands défauts : de forte 
que , pour rétorquer les reproches que je fais aux peuples favans 
d'avoir toujours été corrompus , on reproche aux peuples ignorans 
de n'avoir pas atteint la perfection. 

6. Le progrès des lettres efl toujours en proportion avec la 
grandeur des empires. Soit. Je vois qu'on me parle toujours de 
fortune & de grandeur. Je parlois moi de mœurs & de vertu. 

7. Nos mœurs font les meilleures que de méchans hommes com- 
me nous puiffent avoir. Cela peut être. Nous avons profcritplufieurs 
vices ; je n'en difconviens pas. Je n'accufe point les hommes de ce 
fiècle d'avoir tous les vices i ils n'ont que ceux des âmes lâches ; 
ils font feulement fourbes & frippons. Quant aux vices qui fuppo- 
fent du courage & de la fermeté, je les en crois incapables. 

8. Le luxe peut être néceffaire pour donner du pain aux pau- 
vres. Mais s'il n'y avoir point de luxe , il n'y auroit point de pau- 
vres (33). Il occupe les citoyens oififs. Et pourquoi y a-t-il des 

(33) Le luxe nourrit cent pauvres qui circule entre les mains des riche« 

dans nos villes , & en fait périr cent & des artiiles , pour fournir à leur» 

mille dans nos campagnes ; l'argent fuperfluités , eft perdu pour la fub- 
iSdivrcs mcUas. lomc I. R 



ijo Réponse de M. Rousseau 

citoyens oififs? Quand l'agriculture étoit en honneur, il n'y avoic 
ni misère ni oifiveté , & il y avoit beaucoup moins de vices. 

9. Je vois qu'on a fort à cœur cette caufe du luxe, qu'on feint 
pourtant de vouloir féparer de celle des fciences & des arts. Je con- 
viendrai donc, puifqu'on le veut û abfolument , que le luxe fert au 
foutien des États , comme les cariatides fervent à foutenir les palais 
qu'elles décorent i ou plutôt , comme ces poutres dont on étaie 
des bâtimens pourris , & qui fouvent achèvent de les renverier. 
Hommes fages & prudens , fortez de toute maifon qu'on étaie. 

Ceci peut montrer combien il me feroit aifé de détourner , en 
ma faveur , la plupart des chofes qu'on prétend m'oppofer ; mais a 
parler franchement , je ne les trouve pas afTez bien prouvées pour 
avoir le courage de m'en prévaloir. 

On avance que les premiers hommes furent méchans ; d'où il 
fuit que l'homme eiT: méchant naturellement ( 34). Ceci n'eft pas 
une afTertion de légère importance ; il me femble qu'elle eut bien 



fiftance du laboureur; & celui-ci n'a 
point d'habit précifément parce qu'il 
faut du galon aux autres. Le gafpil- 
lage des matières qui fervent à la nour- 
riture des hommes, fuffit feul pour 
rendre le luxe odieux à l'humanité. 
Mes adverfaires font bien heureux que 
la coupable délicatefle de notre langue 
m'empêche d'entrer là-deflus dans des 
détails qui les feroient rougir de la 
caufe qu'ils ofent défendre. Il faut des 
jus dans nos cuifinesj voilà pourquoi 
tant de malades manquent de bouillon. 
Il faut des liqueurs fur nos tables; voilà 
pourquoi le payfan ne boit que de l'eau. 
Il faut de la poudre à nos perruques ; 
voilà pourquoi tant de pauvres n'ont 
point de pain. 

[ 34 ] Cette note eH pour les phi- 



lofophes; je confeille aux autres de 
la pafler. 

Si l'homme efl: méchant par fa na- 
ture , il efl clair que lés fciences ne 
feront que le rendre pire ; ainfi voila 
leur caufe perdue par cette feule fup- 
pofition. Mais il faut bien faire at- 
tention que , quoique l'homme foit 
naturellement bon, comme je le crois, 
& comme j'ai le bonheur de le fentir, 
il ne s'enfuit pas pour cela que les 
fciences lui foient falutaires ; car toute 
pofition qui met un peuple dans le 
cas de les cultiver , annonce néceffai- 
rement un commencement de corrup- 
tion qu'elles accélèrent bien vite. Alors 
le vice de la conllirution fait tout le 
mal qu'auroit pu faire celui de la na- 
ture , & les mauvais préjugés tiennent 
lieu des mauvais penchans. 



A M. Bordes, x^t 

valu la peine d'être prouvée. Les annales de tous les peuples qu'on 
ofe citer en preuve , font beaucoup plus favorables à la fuppofition 
Contraire ; & il faudroit bien des témoignages pour m'obliger de 
croire une abfurdité. Avant que ces mots affreux de ticnèc de mien 
fuflent inventés ; avant qu'il y eût de cette efpèce d'hommes cruels & 
brutaux qu'on appelle maîtres, & de cette autre efpèce d'hommes 
frippons , menteurs, qu'on appelle efclaves; avant qu'il y eût des 
hommes a/Tez abominables pour ofer avoir du fuperflu pendant 
que d'autres hommes meurent de faim; avant qu'une dépendance 
mutuelle les eût tous forcés à devenir fourbes , jaloux & traîtres ; 
je voudrois bien qu'on m'expliquât en quoi pouvoient confiiler ces 
vices , ces crimes qu'on leur reproche avec tant d'emphafe. On 
m'affure qu'on eu depuis long-temps défabuféde la chimère de l'âge 
d'or. Que n'ajoutoit-on encore qu'il y a long-temps qu'on eft défa- 
bufé de la chimère de la vertu. 

J'AI dit que les premiers Grecs furent vertueux avant que la 
fcience les eût corrompus ; & je ne veux pas me rétraâïer fur ce 
point, quoiqu'en y regardant de plus près, je ne fois pas fans dé- 
fiance fur la folidité des vertus d'un peuple fi babillard , ni fur la 
juftice des éloges qu'il aimoit tant à fe prodiguer , & que je ne vois 
confirmés par aucun autre témoignage. Que m'oppofe-t-on a cela? 
Que les premiers Grecs, dont j'ai loué la vertu, éroient éclairés & 
favans , puifque des philofophes formèrent leurs mœurs & leur don- 
nèrent des loix. Mais avec cette manière de raiA noer , qui m'em- 
pêchera d'en dire autant de toutes les autres nations ? Les Perfes 
n'ont-ils pas eu leurs Mages, les AfTyriens leurs Chaldéens , les In- 
des leurs Gymnofophiftes , les Celtes leurs Druides ? Ochus n'a-t- 
11 pas brillé chez les Phéniciens, Atlas chez les Lybiens, Zoroaf- 
tre chez les Perfes, Zamolxis chez les Thraces? Et plufieurs mê- 
me n'ont-ils pas prétendu que la philofophie étoitnée chez les Bar- 
bares ? C'étoient donc des favans à ce compte que tous ces peuples- 
là. A côte des Miltiade & des Thémijîocle on trouvait y me dit-on , 
lesAriJîide & les Socrate. A côté, fi l'on veut; car que m'importe? 
Cependant Miltiade , Arifiide, Thémiftocle , qui étoient des héros, 
vivoient dans un temps ; Socrate & Platon, qui étoient des philo- 

Rij 



1^1 Réponse de M, Rousseau 

fophes , vivoient dans un autre ; quand on commença ^ ouvrir des 
écoles publiques de philofophie, la Grèce avilie & dégénérée avoit 
déjà renoncé h fa vertu & vendu fa liberté. 

La fuperbe AJîevit hrifcr fes forces innombrables contre une poi- 
gnée d'hommes que la philofophie conduifoit à la gloire. Il efl vrai : 
la philorophie de Tame conduit à la véritable gloire ; mais celle-lh 
ne s'apprend point dans les livres. Tel ejî Vinfailliblc effet des con- 
noijfances de Vefprit. Je prie le lefleur d'être attentif h cette con- 
clufion. Les mceurs & les loix font la feule fource du véritable hé~ 
roifme. Les fciences n'y ont donc que faire. En un mot , la Grèce dut 
tout aux fciences , & le rejîe du monde dut tout à la Grèce. La Grèce 
ni le monde ne durent donc rien aux loix ni aux mœurs. J'en de- 
mande pardon à mes adverfaii-es ; mais il n'y a pas moyen de leur 
pafTer ces fophifmes. 

Examinons encore un moment cette préférence qu'on prétend 
donner k la Grèce fur tous les autres peuples , & dont il femble 
qu'on fe foit fait un point capital. J'admirerai ,Jï l'on veut, des peu- 
ples qui pajfent leur vie à la guerre ou dans les bois, qui couchent 
fur la terre Ù vivent de légumes. Cette admiration eft en effet 
très - digne d'un vrai philofophe : il n'appartient qu'au peuple aveu- 
gle & ftupide d'admirer des gens qui paffent leur vie , non a dé- 
fendre leur liberté , mais h fe voler & fe trahir mutuellement pour 
fatisfaire leur moUeffe ou leur ambition , & qui ofent nourrir leur 
oifiveté de la fueur , du fang & des travaux d'un million de mal- 
heureux. Mais efl-ce parmi ces gens grojfiers quon ira chercher le 
bonheur! On l'y chercheroit beaucoup plus raifonnablement , que 
la vertu parmi les autres. Quel jpeclacle nous préfenteroit le genre 
humain compofé uniquement de laboureurs , de foldats , de chajfeurs 
& de bergers? Un fpeftacle infiniment plus beau que celui du genre 
humain compofé de cuifmiers , de poètes , d'imprimeurs , d'orfè- 
vres , de peintres & de muficiens. Il n'y a que le motyôW^/ qu'il 
faut rayer du premier tableau. La guerre efl quelquefois un de- 
voir , & n'efl point faite pour être un métier. Tout homme doit 
être foldat pour la défenfe de fa liberté; nul ne doit l'être pour 
envahir celle d'autrui ; & mourir en fervant la patrie , efl un em- 



A M. Bordes. 155 

ploi trop beau pour le confier à des mercenaires. Faut - il donc ^ 
four être dignes du nom d'hommes, vivre comme les lions & les ours? 
Si j'ai le bonheur de trouver un feul lecleur impartial êi ami de la 
vérité, je le prie de jetter un coup-d'œil fur la fociéré aftuelle , 
& d'y remarquer qui font ceux qui vivent entr'eux comme les lions 
& les ours, comme les tigres ôc les crocodiles. Érigera • t - on en 
vertus les /acuités de V injlincl pour fe nourrir, fe perpétuer fe dé- 
fendre? Ce font àcs vertus, n'en doutons pas, quand elles font 
guidées par la raifon & facrement ménagées ; & ce font fur -tout 
des vertus quand elles font employées à l'afTiftance de nos fem- 
blables. Je ne vois-là que des vertus animales , peu conformes à la 
dignité de notre être. Le corps efl exercé, mais V ame efclave ne fait 
que ramper & languir. Je dirois volontiers en parcourant les faf- 
tueufes recherches de toutes nos académies : » Je ne vois -là que 
» d'ingénieufes fubtilités, peu conformes à la dignité de notre être. 
» L'efprit efl exercé, mais l'ame efclave ne fait que ramper & lan- 
» guir. " Ote^^ les arts du monde , nous dit-on ailleurs , que refe-t- 
il? Les exercices du corps & les pajfions. Voyez , je vous prie , com- 
ment la raifon & la vertu font toujours oubliées !' Les arts ont don- 
né l'être aux plaijîrs de Vame , les feuls qui foient dignes de nous. 
C'eil-h-dire , qu'ils en ont fubflitué d'autres à celui de bien faire , 
beaucoup plus digne de nous encore. Qu'on fuive l'efprit de tout 
ceci, on y verra, comme dans les raifonnemens de la plupart de 
mes adverfaires, un enthoufiafme fi marqué fur les merveilles de 
l'entendement, que cette autre faculté infiniment plus fublime & 
plus capable d'élever & d'ennoblir l'ame , n'y efl jamais comptée 
pour rien. Voilk l'effet toujours affuré de la culture des lettres. 
Je fuis sûr qu'il n'y a pas aduellement un favant qui n'eftime beau- 
coup plus l'éloquence de Cicéron que fon zèle, & qui n'aimât in- 
finiment mieux avoir compofé les catilinaires que d'avoir fauve 
fon pays. 

L'EMBARRAS de mes adverfaires efl vifible toutes les fois qu'il 
faut parler de Sparte. Que ne donneroient-iis point pour que cette 
fatale Sparte n'eût jamais exiflé ? Et eux qui prétendent que les 
grandes adions ne font bonnes qu'à être célébrées , h quel prix ne 



ï^^ Réponse de M. Rousseau 

voudroient-ils point que les Tiennes ne l'eufTent jamais été? C'efî 
une terrible chofe qu'au milieu de cette fameufe Grèce , qui ne 
devoit fa vertu qu'k la philorophie , Tétat où la vertu a été la plus 
pure & a duré le plus long-temps , ait été précifément celui où il 
n'y avoit point de philofophes. Les mœurs de Sparte ont toujours 
été propofées en exemple à toute la Grèce ; toute la Grèce étoit 
corrompue , & il y avoit de la vertu à Sparte; toute la Grèce étoit 
efclave , Sparte feule étoit encore libre : cela eil défolant. Mais en- 
iin la fière Sparte perdit fes mœurs & fa. liberté , comme les avoit 
perdues la favante Athènes; Sparte a fini. Que puis-je répondre àcela ? 

Encore deux obfervations fur Sparte , & je pafTe a autre chofe; 
voici la première. Après avoir été pliificurs fois fur h point de vain.' 
crty Athènes fut vaincue , il ejî vrai ; & il ejî furprenant qu'elle ne 
l'eût pas été plutôt , puifque l'Attique étoit un pays tout ouvert , 
qui ne pouvait fe défendre que par la fupériorité de fuccès. Athènes 
eût dû vraincre par toutes fortes de raifons. Elle étoit plus grande 
oc beaucoup plus peuplée que Lacédémone ; elle avoit de grands 
revenus , & plufieurs peuples étoienr fes tributaires ; Sparte n'avoit 
rien de tout cela. Athènes , fur-tout par fa pofition , avoit un avan- 
tage dont Sparte étoit privée , qui la mit en état de défoler plufieurs 
fois le Péloponèfe, & qui devoir feullui affurer l'empire de la Grèce. 
C'étoit un port vafle & commode ; c'étoit une marine formidable 
dont elle étoit redevable à la prévoyance de ce ruftre de Thémif- 
tocle qui ne favoit pas jouer de la flûte. On pourroit donc être fur- 
pris qu'Athènes , avec tant d'avantages , ait pourtant enfin fuccom- 
bé. Mais quoique la guerre du Péloponèfe , qui a ruiné la Grèce, 
n'ait fait honneur ni h l'une ni à l'autre république , & qu'elle ait fur- 
tout été, de la part des Lacédémoniens ,une infraction des maximes 
de leur fage légiflateur, il ne faut pas s'étonner qu'h la longue le 
vrai courage l'ait emporté fur les reffources , ni même que la ré- 
putation de Sparte lui en ait donné plufieurs qui lui facilitèrent la 
victoire. En vérité , j'ai bien de la honte de favoir ces chofes-Ià , & 
d'être forcé de les dire. 

L'AUTRE obfervation ne fera pas moins remarquable. En voici 
le texte , que je crois devoir remettre fous les yeux du lefteur. 



A M. ^ o k D Ë s. 1 3 j 

Je fuppofe qui tous les États dont la Grèce étoit compofêe^cujfent 
fuivi les mêmes loix que Sparte y que nous rejîeroit-il de cette con- 
trée fi célèbre ? A peine Jon nom ferait parvenu jufqu à nous. Elli 
auroit dédaigné de former des hijîoriens ^ pour tranfmettre fa gloirt 
à la pojîérité; h Jpe3acle de fes farouches vertus eût été perdu pour 
nous ; il nous Jeroit indiffèrent , par confcquent^ qii elles tujfent exifli 
ou non. Les nombreux fyfîémcs de philo fophie, qui ont épuifi tou- 
tes les combinaifons pojjiblcs de nos idées , & qui ^ s'' ils n ont pas 
étendu beaucoup les limites de notre efprit , nous ont appris du moins 
Quelles étoient fixées; ce s chefs d' œuvre d'éloquence & de poéfie qui nous 
ont enfeigné toutes les routes du cœur; les arts utiles ou agréables 
qui confervent ou embellijfent la vie; enfin tinejlimable tradition des 
penfces & des actions de tous les grands hommes, qui ont fait la gloire 
ou le bonheur de leurs pareils : toutes ces précieufes richejfes de V efprit 
euffcnt été perdues pour jamais. Les fècles fe feroient accumulés , les 
générations des hommes fe feraient fuccédées comme celles des animaux ^ 
fans aucun fruit pour la poférité, & n'auraient laijfé après elles qu'un 
fouvenir confus de leur exifence ; le monde auroit vieilli , 6" les hommes 
feraient demeurés dans une enfance éternelle. 

Supposons \ notre tour qu'un Lacédémonien , pénétré de la force 
de ces raifons , eût voulu les expofer h fes compatriotes ; & tâchons 
d'imaginer le difcours qu'il eût pu faire dans la place publique de 
Sparte. 

„ Citoyens, ouvrez les yeux fur votre aveuglement. Je vois 
„ avec douleur que vous ne travaillez qu'à acquérir de la vertu , qu'à 
„ exercer votre courage & maintenir votre liberté ; & cependant 
„ vous oubliez le devoir plus important d'amufer les oififs des 
„ races futures. Dites-moi i h quoi peut être bonne la vertu , fi ce 
„ n'efl à faire du bruit dans le monde ? Que vous aura fervi d'être 
„ gens de bien , quand perfonne ne parlera de vous ? Qu'impor- 
„ tera aux fiècles \ venir que vous vous foyez dévoués \ la more 
„ aux Termopiles pour le falut des Athéniens, fi vous ne laifTez, 
„ comme eux, ni (y^^m&s de philofophie , ni vers, ni comédies , ni 
„ ftatues (35)? Hâtez - vous donc d'abandonner des loix qui ne 

[3J] Périclès avoit de grands talens , beaucoup d'éloquence, de magnificence 



ii6 Réponse de M. Ro u s seau 

„ font bonnes qu'a vous rendre heureux ; ne fongez qu'à faire beau- 
„ coup parler de vous quand vous ne ferez plus ; n'oubliez jamais 
„ que fi Ton ne célébroit les grands Jiommes , il feroic inutile de 
„ l'être. " 

Voila, je penfe , à peu-près ce qu'auroitpu dire cet homme, 
fi les Éphores l'eufTent laifTé achever. 

Ce n'eft pas dans cet endroit feulement qu'on nous avertit que 
la vertu n'eft bonne qu'à faire parler de foi. Ailleurs on nous vante 
encore les penfées du philofophe , parce qu'elles font immortel- 
les & confacrées à l'admiration de tous les fiècles ; tandis que les 
autres voient difparoitre leurs idées avec le jour , la circonjîance , h 
moment qui les a vu naître : che;^ les trois quarts des hommes , lelen~ 
demain efface la veille , fans quil en rcjle la moindre trace. Ah ! 
il en refte au moins quelqu'une dans le témoignage d'une bonne 
confcience, dans les malheureux qu'on a foulages , dans les bon- 
nes avions qu'on a faites , & dans la mémoire de ce Dieu bien- 
faifant qu'on aura fervi en filence. Mort ou vivant ^ difoit le bon 
Socrate, l'homme de bien n'efl jamais oublié des Dieux. On me ré- 
pondra peut-être , que ce n'eft pas de ces fortes de penfées qu'on 
a voulu parler ; & moi je dis , que toutes les autres ne valent pas 
la peine qu'on en parle. 

Il 

& de goût ; il embellit Athènes d'ex- fondé ; Ci Péridès futjuftement ou in- 
cellens ouvrages de fculpture , d'édi- juftement accufé de malverfation ; je 
fkes fomptueux & de chefs-d'œuvre demanderai feulement fi les Athéniens 
dans tous les arts. Aufli Dieu fait com- devinrent meilleurs ou pires fous fon 
ment il a été prôné par la foule des gouvernemeru ; je prierai qu'on me 
écrivains 1 Cependant il refte encore nomme quelqu'un parmi les citoyens, 
à favoir fi Périclès a été un bon ma- parmi les efclaves , même parmi fes 
ciftrat ; car dans la conduite des Etats, propres enfans, dont fes foins aient 
jl ne s'at^it pas d'élever des ftarues , fait un homme de bien. Voilà pour- 
mais de bien gouverner des hommes. tant , ce me femble , la première fonc- 
Je ne m'amuferai point à développer tion du Magiftrat& du Souverain. Car 
les motifs fecrets de la guerre du Pé- le plus sûr moyen de rendre les hom- 
loponèfe,quifut laruinede la républi- mes heureux, n'eft pas d'orner leurs 
que , je ne rechercherai point fi le villes , ni même de les enrichir , mais 
<onfeil d'Alcibiade étoit bien ou mal de les rendre bons. 



A M. Bordes. 



137 



11 efl: aifé de s'imaginer que faifant fi peu de cas de Sparte , 
on ne montre guères plus d'efîime "pour les anciens Romains. On 
confent à croire que c'étaient de grands hommes, quoiqu'ils ne fif- 
Jent que de petites chofes. Sur ce pied-la j'avoue qu'il y a long- 
temps qu'on n'en fait plus que de grandes. On reproche à leur 
tempérance & k leur courage de n'avoir pas été de vraies vertus , 
mais des qualités forcées ( 3<?) : cependant quelques pages après, 
on avoue que Fabricius méprifoit.Por de Pyrrhus , & Ton ne peut 
ignorer que l'hiftoire Romaine eft pleine d'exemples de la facilité 
qu'euïïent eue à s'enrichir ces magiftrats , ces guerriers vénérables 
qui faifoient tant de cas de leur pauvreté (37). Quant au cou- 
rage , ne fait-on pas que la lâcheté ne fauroit entendre raifon , & 
qu'un poltron ne laifTe pas de fuir , quoique sûr d'être tué en fuyant > 
C'eji , dit-on , vouloir contraindre un homme fort & robujie à bé- 
gayer dans un berceau , que de vouloir rappeller les grands États 



[36] Je vois la plupart des efprits de 
mon temps faire les ingénieux à obf- 
curcir la gloire des belles & généreufes 
allions anciennes , leur donnant quel- 
que interprétation vile , & leur con- 
trouvant des occafions & des caufes 
vaines. Grande fubtilité! Qu'on me 
donne l'aftiôn la plus excellente & pu- 
re , je m'en vais y fournir vraifembla- 
blementcinquante vicieufes intentions. 
Dieu fait , à qui les veut étendre , 
quelle diverfité d'images ne foufFre no- 
tre interne volonté. Ils ne font pas tant 
malicieufement que lourdement , & 
grofllérement , les ingénieux , avec leur 
médifance. La même peine qu'on prend 
a détraiSter ces grands noms , èc la 
même licence , je la prendrois volon- 
tiers a leur donner un tour d'épaule 
pour les haulfer. Ces rares figures , 
.& tirées pour l'exemple du monde , 
par le confentement des fages , je ne 
me feindrois pas de les recharger d'hon- 
(Euvres mêlées. Tome I. 



neur , autant que mon Invention pour- 
roit, en interprétation & favorables 
circonftances. Et il faut croire que les 
efforts de notre invention font bien au- 
defibus de leur mérite. C'eft l'office des 
gens de bien de peindre la vertu la 
plus belle qu'il fe pui.Te. Et ne mef- 
fiéroit pas quand la paiïion nous tranf- 
porteroit a la faveur de fi faintes for- 
mes. Ce n'efl: pas Rouffeau qui dit tout 
cela , c'eft Montaigne. 

[ 37 ] Curius refufant les préfens des 
Samnites , difoit qu'il aimoit mieux 
commander à ceux qui avoientde l'or, 
que d'en avoir lui-même. Curius avoit 
raifon. Ceux qui aiment les richefles 
font faits pour fervir , & ceux qui les 
méprifent pour commander. Ce n'efl: 
pas la force de l'or , qui aflervit les pau- 
vres aux riches ; mais c'efl: qu'ils veu- 
lent s'enrichir a leur tour ; fans cela ils 
feroient néceflairemcnt les maîtres. 



138 Réponse de M, Rousseau 

aux petites vertus des petites républiques. Voila une phrafe. qui ne 
doit pas être nouvelle dans les Cours. Elle eût été très -digne de 
Tibère ou de Catherine de Médicis , & je ne doute pas que l'un 6: 
l'autre n'en aient fouvent employé de femblables. 

Il feroit difficile d'imaginer qu'il fallût mefurer la morale avec 
un inftrument d'arpenteur. Cependant on ne fauroit dire que l'é- 
tendue des Etats foit tout-à-fait indifférente aux mœurs des citoyens. 
Il y a sûrement quelque proportion entre ces cliofes ; je ne fais fi 
cette proportion ne feroit point inverfe. Voila une importante 
queflion \ méditer; & je crois qu'on peut bien la regarder encore 
comme indécife , malgré le ton , plus méprifant que philofophi- 
que , avec lequel elle eil: ici tranchée en deux mots. 

CétOIT , continue-t-on , la folie de Caton. Avec Thumeur & 
les préjugés héréditaires dans fa famille ^ il déclama toute fa vie, 
combattit & mourut fans avoir rien fait d'utile pour fa patrie. Je ne 
fais s'il n'a rien fait pour fa patrie; mais je fais qu'il a beaucoup 
fait pour le genre humain , en lui donnant le fpeflacle & le modèle 
de la vertu la plus pure qui ait jamais exirté : il a appris à ceux qui 
aiment fincérement le véritable honneur , à favoir réfifter aux vices 
de leur fiècle , & a dérefter cette horrible maxime de gens à la mode 
qu il faut faire comme les autres; maxime avec laquelle ils ir oient 
loin fans doute , s'ils avoient le malheur de tomber dans quelque 
bande de Carrouchiens. Nos defcendans apprendront un jour que 
dans ce fiècle de fages & de philofophes , le plus vertueux des 
liommes a été tourné en ridicule & traité de fou , pour n'avoir pas 
Toulu fouiller fa grande ame des crimes de fes contemporains , pour 
n'avoir pas voulu être un fcélérat avec Céfar & les autres brigands 
de fon temps. 

On vient de voir comment nos philofophes parlent de Caton. 
On va voir comment en parloier.t les anciens philofophes. Ecce 
fpeclaculum dignum ad quod refpiciet , intentas operi fuo , Deus. 
Ecce par Deo dignum , virfortis cum malâ fortunâ compofitus. Non 
video, inquam , quid habeat in terris Jupiter pulchrius , fi conver- 
tere animum velit , quàm ut fp''act Catonem , jam partibus non fe- 
melfraclis, nihilominàs inter ruinas public a s ereclum. 



A M, Bordes. 139 

Voici ce qu'on nous dit ailleurs des premiers Romains. J'ad- 
mire les Brutus y les Dccius, les Lucrèce y les Virginius , les Scé- 
vola. Oeft quelque chofe dans le fiècle oîi nous fommes. Mais 
j'admirerai encore plus un État piiijfant & bien gouverné. Un Etat 
puifTant, bien gouverné! & moi aufli, vraiment. Ozi les citoyens ne 
feront point condamnés à des vertus fi cruelles. J'entends , il eflplus 
commode de vivre dans une con/litution de chofes où chacun foit 
difpenfé d'être homme de bien. Mais fi les Citoyens de cet Ktar 
qu'on adm.ire , fe trouvoient réduits par quelque malheur ou à re- 
noncer à Ja vertu , ou h pratiquer ces vertus cruelles , & qu'ils 
euflent la force de faiie leur devoir , feroit-ce donc une raifon de 
les admirer moins ? 

Prenons l'exemple qui révolte le plus notre fiècle , & exami- 
nons la conduite de Brutus fiauverain MagiUrat , faifant mourir fes 
enfans , qui avoient confpiré contre l'Etat, dans un moment criti- 
que , où il ne falloit prefque rien pour le renverfer. Il eft certain 
que , s'il leur eût fait grâce , fon collègue eût infailliblement fauve 
tous les autres complices , & que la république étoit perdue. Qu'im- 
porte , me dira-t-on ? Puifque cela eft Ci indifférent , fuppofons 
donc qu'elle eût fubfifié , & que Brutus ayant condamné à mort 
quelque malfaiteur, le coupable luieûtparlé ainfi : „ Conful , pour- 
„ quoi me fais-tu mourir ? Ai-je fait pis que de trahir ma patrie ? Ne 
„ fuis-je pas auflî ton enfant ? " Je voudrois bien qu'on prît la 
peine de me dire ce que Brutus auroit pu répondre. 

Brutus, me dira-t-on encore, devoit abdiquer le confulat plu- 
tôt que de faire périr fes enfans. Et moi je dis que tout Magif- 
trat qui , dans une circonllance aulTi périlleufe , abandonne le foin 
de la patrie, & abdique la niagiflrature , eft un traître qui mérite 
la mort. 

Tl n'y a point de milieu; il falloit que Brutus fût un infâme, ou 
^ue les têtes de Titus & de Tibérinus tombaffent par fon ordre 
fous la hache des lidteurs. Je ne dis pas pour cela que beaucoup de 
gens euflent choifi comme lui. 

Quoiqu'on ne fe décide pas ouvertement pour les derniers temps 

Sij 



i^o Réponse de M, Ro us sea u 

dî Rom3 , on laifTe pourta-.it aT;z entendre qu'on les préfère nux 
premiers ; & Ton a autant de peine a appercevoir de grands hom- 
mes à travers la fimplicité de ceux-ci , que j'en ai moi - même h ap- 
percevoir d'honnêtes gens à travers la pompe des autres. On oppofe 
Titus à Fabricius : mais on a omis cette différence, qu'au temps 
de PyrrJius tous les Romains étoient des Fabricius, au lieu que 
fous le règne de Titeiln'y avoit que lui feul d'homme de bien ( 38 ). 
J'oublierai, fi l'on veut, les aftions héroïques des premiers Ro- 
mains & les crimes des derniers : mais ce que je ne faurois oublier , 
c'eft que la vertu étoit honorée des uns & méprifée des autres, 
Ce que quand il y avoit des couronnes pour les vainqueurs des jeux 
du cirque , il n'y en avoit plus pour celui qui fauvoit la vie à un 
citoyen. Qu'on ne croie pas , au refte , que ceci foit particulier h 
Rome. Il fut un temps, où la république d'Athènes étoit afTez ri- 
che , pour dépenfer des fommes immenfes h fes fpeftacles , & pour 
payer très-chèrement les auteurs , les comédiens , & même les 
fpedlateurs : ce même temps fut celui où il ne fe trouva point d'ar- 
gent pour défendre l'Etat contre les entreprifes de Philippe. 

On vient enfin aux peuples modernes \ & je n'ai garde de fuivre 
les raifonnemens qu'on juge k propos de faire h ce fujet. Je remar- 
querai feulement que c'efi un avantage peu honorable que celui 
qu'on fe procure, non en réfutant les raifons de fon adverfaù-e , 
mais en l'empêchant de les dire. 

Je ne fuivrai pas non plus toutes les réflexions qu'on prend la 
peine de faire fur le luxe , fur la politefTe , fur l'admirable 
éducation de nos enfans ( 39) , fur les meilleures méthodes pour 

( 38 ) Si Titus n'eût été Empereur , bono cejfit , converfaque efl in maximae 

nous n'aurions jamais entendu parler laudes. 
de lui ; car il eût continué de vivre 

comme les autres ; & il ne devint hom- ( 39 ) Il ne faut pas demander fi les 

me de bien que quand , ceflant de pères & les maîtres feront attentifs à 

recevoir l'exemple de (on fîècle , il lui écarter mes dangereux écrits des yeux 

fut permis d'en donner un meilleur. de leurs enfans & de leurs élèves. En : 

Privatus atque etiam fuh pâtre princi- effet, quel affreux défordre , quelle 

pe , ne oJio quidem , mdum. vitupéra- mdecence ne feroit-ce point fi ces en- 

tione publicâ caruit. At illi eafama pro fans fi bien élevés vencient a dédaigner 



A M. Bordes. 141 

étendre nos connoi/Tances , fur Tutiliré des iciences & Tagré- 
ment des beaux - arcs , & fur d'autres points dont plufieurs ne 
me regardent pas, dont quelques-uns fe réfutent d'eux-mêmes, 
& dont les autres ont déjà été réfutés. Je me contenterai de citer 
encore quelques morceaux pris au Iiazard, &c qui me paroîrront 
avoir befoin d'éclaircifTement. Il faut bien que je me borne à des 
paraphrafes, dans l'impoUibiliré de fuivre des raifonnemens dont 
je n'ai pu faifir le fil. 

On prétend que les nations ignorantes , qui ont eu des idées de 
la gloire & de la vertu , font des exceptions Jîngulières qui ne peu- 
vent former aucun préjugé contre les fciences. Fort bien , mais tou- 
tes les nations favantes, avec leurs belles idées de gloire & de vertu , 
en ont toujours perdu l'amour & la pratique. Cela efl: fans ex- 
ception : pafTons a la preuve. Pour nous en convaincre , jettons les 
yeux fur l'immenfe continent de V Afrique , oh nul mortel n'ejl ajfe-^ 
hardi pour pénétrer , ou affe^^ heureux pour V avoir tenté impunément. 
Ainfi de ce que nous n'avons pu pénétrer dans le continent de l'A- 
frique , de ce que nous ignorons ce qui s'y paOe , on nous fait con- 
clure que les peuples en font chargés de vices : c'eft fi nous avions 
trouvé le moyen d'y porter les nôtres, qu'il faudroit tirer, cette con- 
clufion. Si j'étois chef de quelqu'un des peuples de la Nigritie , 
je déclare que je ferois élever , fur la frontière du pays , une potence 
où je ferois pendre, fans rémiflîonj le premier Européen qui oferoit 
y pénétrer , & le premier citoyen qui tenteroic d'en fortir ( 40 ). 

tant de jolies chofes , & a préférer blement , & je vous réponds de votre 

tout de bon la vertu au favoir 1 Ceci fortune, 
me rappelle la réponfe d'un précep- 
teur Lacédémonien , à qui l'on de- [ 4° ] On me demandera peut-être 

mandoit par moquerie ce qu'il enfei- quel mal peut faire à l'État un citoyen 

gneroit a fon élève. Je lui apprendrai , qui en fort pour n'y plus rentrer? Il fait 

dit-il , à aimer les chofes honnêtes. Si je du mal aux autres par le mauvais exem- 

rencontrois un tel homme parmi nous , pie qu'il donne : il en fait à lui-même 

je lui dirois à l'oreille : Gardez - vous par les vices qu'il va chercher. De 

bien de parler ainfi ; car jamais vous toutes manières c'eft à la loi de le pré- 

n'auriez de difciples ; mais dites que venir ; & il vaut encore mieux qu'il 

vous leur apprendrez à babiller agréa- foit pendu que méchant. 



142 Réponse de M. Rouss eav 

V Amérique ne nous offre pas des fpeclacles niôins honteux pour î es- 
pèce humaine. Sur-tout depuis que les Européens y font. On comp- 
tera cent peuples barbares ou fauvages dans V ignorance pour un feul 
vertueux. Soit : on en comptera du moins un : mais de peuple ver- 
tueux & cultivant les fciences , on n'en a jamais vu, La terre aban~ 
donnée fans culture rHeft point oifive; elle produit des poifons , elle 
nourrit des monjîres. Voilà ce qu'elle commence h faire dans les 
lieux où le goût des arts frivoles a fait abandonner celui de l'agri- 
culture. Notre ame , peut-on dire auflî , n'ejî point oifive quand 
la vertu Vahandonnt. Elle produit des ficlions y des romans , des Ja* 
tyres , des vers , elle nourrit des vices. 

Si des Barbares ont fait des conquêtes , c'e/? qu'ils étaient très^ 
injujîes. Qu'étions-nous donc , je vous prie , quand nous avons fait 
cette conquête de l'Amérique qu'on admire fi fort? Mais le moyen 
que des gens qui ont du canon , des carres marines & des bouflbles , 
puifTent commettre des injuiHces ! Me dira-t-on que l'événement 
marque la valeur des conquérans ? Il marque feulement leur rufe & 
leur habileté ; il marque qu'un homme adroit & fubtil peut tenir 
de fon induflrie les fuccès qu'un brave homme n'attend que de fa 
valeur. Paj^ns fans partialité. Qui jugerons -nous le plus coura- 
geux , ^e l'odieux Cortez fubjuguant le Mexique k force de pou- 
dre , de perfidie & de trahifons ; ou de l'infortuné Guatimozin étendu 
par d'honnêtes Européens fur des charbons ardens pour avoir fes 
tréfors, tançant un de fes Officiers à qui le même traitement ar- 
rachoit quelques plaintes , & lui difant fièrement : & moi , fuis-je 
fur des rofes ? 

Dire que les fciences font nées de toifiveté, c'ejî abufer vifible- 
ment des termes ; elles naiffent du loifir; mais elles garantirent de 
Voifiveté. Je n'entends point cette diilinclion de l'oifiveté & du loifir. 
Mais je fais très-certainement que nul honnête homme ne peut ja- 
mais fe vanter d'avoir du loifir , tant qu'il y aura du bien à faire , 
une patrie à fervir , des malheureux à foulager ; & je défie qu'on me 
montre dans mes principes aucun fens honnête , dont ce mot loiffr 
puifTe être fufceptible. Le citoyen que Jes be/oins attachent à la char~ 
rue , nef pas plus occupé que le géomètre ou l'anatomijic. Pas plus 



A M. Bordes. 145 

que Tenfant qui éiève un châtean de carres ; mais plus utilement. 
Sous prétexte que le pain eji nécejfaire , faut-il que tout h monde fe 
mette à labourer la terre? Pourquoi non? Qu'ils paifTent même, 
s'il le faut. .T'aime encore mieux voir les hommes brouter l'herbe 
dans les champs , que s'entredévorer dans les villes. Il efl: vrai que 
tels que je les demande, ils reffembleroient beaucoup hdesbétes , & 
que tels qu'ils font, ils re/Temblent beaucoup à des hommes. 

Vè ta T d'ignorance ejî un ctat de crainte Çf de befoin. Tout ejl 
danger alors pour notre fragilité. La mort gronde fur nos têtes , elle 
ejl cachée dans V herbe que nous foulons aux. pieds : lorfquon craint 
tout & qu'on a befoin de tout ^ quelle di/pofition plus raifonnable 
que celle de vouloir tout connoître? Il ne faut que confîdérer les in- 
quiétudes continuelles des médecins & des anatomiftes fur leur fanté , 
pour favoii- fi les connoifTances fervent h nous rafTurer fur nos dan- 
gers. Comme elles nous en découvrent toujours beaucoup plus que 
de moyens de nous en garantir , ce n'e/l pas une merveille /i elles 
ne font qu'augmenter nos allarmes & nous rendre pufillanimes. Les 
animaux vivent fur tout cela dans une fécurité profonde , & ne s'en 
trouvent pas plus mal. Une geniiïe n'a pas befoin d'étudier la bo- 
tanique pour apprendre à tirer fon foin , & le loup dévore fa proie 
fans fonger à l'indigeflion. Pour répondre à cela , ofera-t-on pren- 
dre le parti de l'inflinifb contre la raifon ? C'efl: précifément ce que 
je demande. 

Il femble , nous dit-on, quon ait trop de laboureurs , Ù qu'on 
craigne de manquer de philo fophes. J e demanderai ^ à mon tour ^ Jl 
l'on craint que les profejjions lucratives ne manquent de fujets pour 
les exercer ? Cefî bien mal connoître l'empire de la cupidité. Tout 
nous jette dis notre enfance dans les conditions utiles. Et quels pri' 
jugés n a- 1- on pas à vaincre , quel courage ne faut-il pas , pour o fer 
Tiétre qu'un Defcartes , un Newton, un Locke? 

Leibnitz & Nev/ton font morts comblés de biens & d'hon- 
neurs , & ils en méritoient encore davantage. Dirons-nous que c'eft 
par modération qu'ils ne fe font point élevés jufqu'à la charrue? Je 
connois affez l'empire de la cupidité pour favoir que tout nous 



^^^ Réponse de M, Rousseau 

porte aux profeflîons lucratives r voila pourquoi je dis que tout nous 
éloigne àes profe/fions utiles. Un Hébert, un Lafrenaye, un Du- 
lac, un Martin gagnent plus d'argent en un jour que tous les la- 
boureurs d'une province ne Tauroient faire en un mois. Je pourrois 
proporer" un problême afTez fingulier fur le pafTage qui m'occupe 
actuellement. Ce feroit , en ôtantles deux premières lignes &c le lifant 
ifolé, de deviner s'il eiï tiré de mes écrits ou de ceux de mes ad- 
verfaires. 

Les bons livres font la feule défenfe des efprits faibles , c^ej?-à- 
dire , des trois quarts des hommes , contre la contagion de V exemple. 
Premièrement, les favans ne. feront jamais autant de bons livres 
qu'ils donnent de mauvais exemples. Secondement, il y aura tou- 
jours plus de mauvais livres que de bons. En troifième lieu , les 
meilleurs guides, que les honnêtes genspuiffent avoir, font la raifon 
& la confcience : Paucis ejî opus litteris ad mentem bonam. Quant 
a ceux qui ont l'efprit louche ou la confcience endurcie, la leflure 
ne peut jamais leur être bonne à rien. Enfin , pour quelqu'hom- 
me que ce foit, il n'y a de livres néceffaires que ceux de la reli- 
gion, les feuls que je n'ai jamais condamnés. 

On prétend nous faire regretter F éducation des Perfes. Remar- 
quez que c'eft Platon qui prétend cela. J'avois cru me faire une 
fauve-garde de l'autorité de ce philorophe : mais je vois que rien 
ne me peut garantir de l'animofité de mes adverfaires : Tros Rutu- 
lufvefuat ; ils aiment mieux fe percer l'un l'autre que de me don- 
ner le moindre quartier ,& fe fontplus de mal qu'à moi (41 ). Cette 
éducation était ^ dit - on , fondée fur des principes barbares , parce 
au on donnait un maître pour V exercice de chaque vertu, quoique la. 
vertu fait indivifible ; parce qu'il s'agit de Vinfpirer, Ù non de l'en' 
feigner; d^en faire aimer la pratique, & non d'en démontrer la théo- 
rie. 

[ 41 ] Il me pafle par la tête un s'enfuivra qu'ils ont tous été des ba - 

nouveau projet de défenfe; je ne ré- vards , comme je le prétends, fi l'on 

ponds pas que je n'aie encore la foi- trouve leurs raifons mauvaifesj ou que 

bleife de l'exécuter quelque jour. Cette j'ai caufe gagnée fi on les troure bon- 

défenfe ne fera compofée que de rai- nei. 
fons tirées des philofophes ; d'où U 



A M. Bordes. 145 

rie. Que de chofes n'aurois-je point k répondi*e! Mais il ne faut 
pas faire au le(5leur l'injure de lui tout dire. Je me contenterai 
de ces deux remarques. La première , que celui qui veut élever 
un enfant , ne commence pas par lui dire qu'il faut pratiquer la 
vertu i car il n'en feroit pas entendu : mais il lui enfeigne premiè- 
rement Il être vrai, & puis à être tempérant, & puis courageux, 
&c. & enfin il lui apprend que la colledion de toutes ces chofes 
s'appelle vertu. La féconde , que c'efl nous qui nous contentons 
de démontrer la théorie ; mais les Perfes enfeignoient la pratique. 
Voyez mon Difcours , page a^. 

To us les reproches qu'on fait à la philofophie , attaquent l'efprit 
humain. J'en conviens. Ou plutôt l'auteur de la nature ^ qui nous 
a faits tels que nous fommes. S'il nous a faits philofophes , à quoi 
bon nous donner tant de peine pour le devenir ? Les philofophes 
étaient des hommes ; ils fe font trompés ; doit-on s en étonnera C'eft 
quand ils ne fe tromperont plus qu'il faudra s'en étonner. Plai- 
gnons-les ^ profitons de leurs fautes , & corrigeons-nous. Oai , cor- 
rigeons-nous , & ne philofophons plus Mille routes conduifent 

à l'erreur ^ une feule mène à la vérité. Voila précifément ce que je 
difois. Faut- il être fur pris qiCon fe foit mépris fi fouvent fur celle- 
ci & qu\lk ait été découverte fi tard ? Ah ! nous l'avons donc trouvé 
h la fin. 

On nous oppofe un jugement de Socrate , qui porte, non fur les 
Javans ^ mais fur les Sophifies; non fur les fciences , mais fur l'abus 
qii^on en peut faire. Que peut demander de plus celui qui foutient, 
que toutes nos fciences ne font qu'abus, & tous nos favans que 
de vrais Sophifies ? Socrate étoit chef £une fe3e qui enfeignoit à 
douter. Je rabattrois bien de ma vénération pour Socrate, fi je 
croyois qu'il eût eu la forte vanité de vouloir être chef de fede. 
Et ilcenjuroit avec jufice t orgueil dé ceux quiprétendoient tout favoir. 
C'e/l-ii-dire , l'orgneil de tout les favans. La vraie fcience ef bien 
éloignée de cette affeclation. II efl vrai : mais c'eft de la nôtre que 
je parle. Socrate efl ici témoin contre lui même. Ceci me paroit 
difficile h entendre. Le plus favant des Grecs ne rougijfoit point de 
fon ignorance. Le plus favant des Grecs ne favoit rien , de fon 

(StUvres mêlées, Tom^ I. T 



146 Réponse de M, Rousseau 

propre aveu ; tirez la conclufion pour les autres. Les fc'unces rCont 
donc pas leurs fources dans nos vices. Nos fciences ont donc leurs ' 
fources dans nos vices. Elles ne font donc pas toutes nées de For- 
gueil humain. J'ai dija dit mon fentiment là-defTus. Déclamation 
vaine ^ qui ne peut faire illujion quà des ejprits prévenus. Je ne 
fais point répondre à cela. 

En parlant des bornes du luxe , on prétend qu'il ne faut pis 
raifonner fur cette matière du pa/Té au préfent. Lorfque les hom- 
mes marchaient tout nuds , celui qui s'avifa le premier de porter 
des fabots , pajfa pour un voluptueux ; de Jièclc en fié de onna cejfc 
de crier à la corruption , fans comprendre ce qu'on voulait dire. 

Il eft vrai que jufqu à ce temps, le luxe, quoique fouvent en 
règne , avoit du moins été regardé dans tous les âges , comme la 
fource funefle d'une infinité de maux. Il étoit réfervé h M. Melon 
de publier cette doctrine empoifonnce, dont la nouveauté lui a 
acquis plus de fetftateurs que la folidité de fes raifons. Je ne crains 
point de combattre feul dans mon fîècle ces maximes odieufes qui 
ne tendent qu'a détruire & avilir la vertu , & a faire des riches &: 
des miférables, c'eft-h-dire, toujours des méchans. 

On croit m'embarraïïer beaucoup en me demandant îi quel 
point il faut borner le luxe ? Mon fentiment efl: qu'il n'en faut point 
du tout. Tout efl fource de mal au-delà du néceffaire phyfique. 
La nature ne nous donne que trop de befoins ; & c'eft au moins 
une très-haute imprudence de les multiplier fans néceffité , & de 
mettre ain/1 fon ame dans une plus grande dépendance. Ce n'e/l 
pas fans raifon que Socrate, regardant l'étalage d'une boutique, 
fefélicitoit de n'avoir affaire de rien de tout cela. Il y a cent a parier 
contre un , que le premier qui porta des fabots étoit un homme 
punifTable, à moins qu'il n'eût mnl aux pieds. Quant h nous, nous 
fommes trop obligés d'avoir des fouhers , pour n'être pas difpen- 
fés d'avoir de la vertu. 

J'AI déjà dit a'ileurs que je ne propofois point de bouleverfer la 
fociété aftuelle , de brûler les bibliothèques & tous les livres , de 
détruire les collèges &c académies ; &: je dois ajourer ici que je ne 



A M. Bordes. 147 

propofe point non plus de réduire les hommes à Te contenter du 
fimple nécefTaire. Je fens bien qu'il ne faut pas former le chimé- 
rique projet d'en faire d'honnêtes gens ; mais je me fuis cru obligé 
de dire fans déguifement la vérité qu'on m'a demandée. J'ai vu 
le mal & tâché d'en trouver les caufes : d'autres plus hardis ou plus 
infenfés pourront chercher le rem.ède. 

Je me lafTe , & je pofe la plume pour ne la plus reprendre dans 
ceiw trop longue difpute. J'apprends qu'un très-grand nombre d'au- 
teurs (42) fe font exercés à me réfuter. Je fuis très-fjché de ne 
pouvoir répondre à tous; mais je crois avoir montré par ceux que 
j'ai choifîs (43) pour cela , que ce n'efl: pas la crainte qui me retient 
à l'égard des autres. 

J'AI tâché d'élever un monument qui ne dût point h l'art fa force 
& fa folidité : la vérité feule , à qui je l'ai confacré , a droit de le 
rendre inébranlable. Etfi jerepouffe encore une fois les coups qu'on 
lui porte , c'eft plus pour m'honorer moi-même en la défendant, 
que pour lui prêter un fecours , dont elle n'a pas befoin. 

Qu'il me foit permis de protefter en finifTant , que le feul amour 
de l'humanité & delà vertu m'a fait rompre le fîlence , & que l'amer- 
tume de mes inveftives contre les vices , dont je fuis le témoin , ne 
naît que de la douleur qu'ils m'infpirent, & du defir ardent quej'au- 
rois de voir les hommes plus heureux , & fur-tout plus dignes de l'être, 

(41) Il n'y pas jufqu"a de petites & que j'eufTe même expofé mes rai- 
feuilles critiques faites pour l'amufe- fons pour n'en rien faire. Apparemment 
ment des jeunes gens , où l'on ne m'ait que M. Gautier ne trouve pas ces rai- 
fait l'honneur de fe fouvenir de moi. fons bonnes, puifqu'il prend la peine 
Je ne les ai point lues & ne les lirai de les réfuter. Je vois bien qu'il faut 
point très - afi'urément ; mais rien ne céder à M. Gautier ; Se je conviens de 
m'empêche d'en faire le cas qu'elles très-bon cœur du tort que j'ai eu de 
méritent , & je ne doute point que tout ne lui pas répondre ; ainlî nous voili 
cela ne (oit fort plaifant. d'accord. Mon regret eft de ne pouvoir 

réparer ma faute ; car par malheur il 

(43) On m'aflure que M. Gautier n'eft plus temps, & perfonne nefau- 

m'a fait l'honneur de me répliquer, roit de quoi je veux parler, 
quoique je ne lui eulFe point répondu. 



149 



LETTRE 

DE J. J. ROUSSEAU, 

DE GENÈVE, 

Sur la nouvelle réfutation de fo?i Difcours y -par un Académi- 
cien de Dijon ( 44 ). 

Je viens, Monfieur, de voir une brochure intitulée : Difcoiirs qui 
a remporté le prix à C Académie de Dijon en ly^o, &c. accompa.' 
gné de la réfutation de ce Dijcours , par un Académicien de Dijon , 
jzyi lui a rejujé Jon fuffrage ; & je penfois, en parcourant cet écrit , 
qu'au lieu de s'abaifTer jufqu'h être l'éditeur de mon Difcours , l'a- 
cadémicien , qui lui refufa fon fufFrage , auroit bien dû publier l'ou- 
vrage auquel il l'avoit accordé : c'eût été une très-bonne manière 
de réfuter le mien. 

Voila donc un de mes juges qui ne dédaigne pas de devenir un 
de mes adverfaires , & qui trouve très - mauvais que fes collègues 
m'aient honoré du prix ; j'avoue que j'en ai été fort étonné moi- 
même i j'avois tâché de le mériter , mais je n'avois rien fait pour 
l'obtenir. D'ailleurs, quoique je fuiïe que les Académies n'adoptent 
point les fentimens des auteurs qu'elles couronnent, & que le prix 
s'accorde , non k celui qu'on croit avoir foutenu la meilleure caufe i 
mais h celui qui a le mieux parlé ; même en me fuppofant dans ce 
cas , j'étois bien éloigné d'attendre d'une Académie cette impartia- 

[ 44 ] L'ouvrage auquel répond M. réfutation de ce Difcours. On y a joint 

Roufleau , eft une brochure in-S" , en des apoflilles critiques , & une réplique 

deux colonnes , imprimée en 1771 , & à la réponfe faite par M. Roufleau a M- 

contenant 131 pages. Dans l'une de Gautier. Cette réplique , ainfi que la 

ces colonnes eftle Difcours de M. Rouf- nouvelle réfutation, ne nous ont pas 

fcau , qui a remporté le prix de l'Aca- paru dignes d'être inférées dans le re- 

•démie de Dijon, Dans l'autre eft une cueil des Œuvres de M. RouJJeau. 



150 Lettre 

lire dont les Tavans ne fe piquent nullement toutes les fois qu'il s'a- 
git de leurs intérêts. 

Mais fi j'ai été furpris de l'équité de mes juges , j'avoue que je 
ne le fuis pas moins de l'indifcrétion de mes adverfaires : comment 
ofent-ils témoigner publiquement leur mauvaife humeur fur l'hon- 
neur que j'ai reçu ? Comment n'apperçoivent-ils point le tort ii-répa- 
rable qu'ils font en cela h leur propre caufe? Qu'ils ne fe flattent pas 
<jue perfonne prenne le change fur le fujet de leur chagrin : ce n'eft 
pas parce que mon Difcours efl mal fait qu'ils font fâchés de le voir 
couronné i on en couronne tous les jours d'aufli mauvais , & ils ne 
difentmoti c'efl; par une autre raifon qui touche de plus près h leur 
métier , & qui n'eft pas difficile h voir. Je favois bien que les fcien- 
ces corrompoient les mœurs, rendoient les hommes injuftes & ja- 
loux, & leur faifoient tout facrifier à leur intérêt & à leur vaine 
gloire ; mais j'avois cru m'appercevoir que cela fe faifoit avec un peu 
plus de décence & d'adrefTe : je voyois que les gens de lettres par- 
loient fans ceffe d'équité , de modération , de vertu , & que c'étoit 
fous la fauve-garde facrée de ces beaux mots qu'ils fe livroient im- 
punément à leurs pafTions & à leurs vices ; mais je n'aurois jamais 
cru qu'ils eufTent le front de blâmer publiquement l'impartialité de 
leurs confrères. Par-tout ailleurs , c'eft la gloire des juges de pro- 
ïToncer félon l'équité contre leur propre intérêt; il n'appartient 
qu'aux fciences de faire, à ceux qui les cultivent, un crime de leur 
intégrité : voilh vraiment un beau privilège qu'elles ont là ! 

J'OSE le dire, l'Académie de Dijon, en faifant beaucoup pour 
ma gloire , a beaucoup fait pour la fienne : un jour à venir les adver- 
faires de ma caufe tireront avantage de ce jugement , pour prouver 
que la culture des lettres peut s'alfocier avec l'équité & le dé/înté- 
relTement. Alors les partifans de la vérité leur répondront : voilh un 
exemple particulier qui femble fait contre nous ; mais fouvenez- 
vous du fcandale que ce jugement caufa dans le temps parmi la foule 
des gens de lettres, & de la manière dont ils s'en pfaignirent, & ti- 
Xez de-lh une jufte conféquence fur leurs maximes. 

Ce n'eft pas , a mon avis , une moindre imprudence de fe plain- 



DE J. J. Rousseau. 151 

dfe que rAcadtmie ait prcpofé Ton fujet en problème : je laifie a 
part le peu de vraifemblance qu'il y avoit, que dans l'enthoufiafine 
univerfel qui règne aujourd'hui, quelqu'un eût le coiuage de re- 
noncer volontairement au prix , en fe déclarant pour la négative ; 
mais je ne fais comment des philofophes ofent trouver mauvais qu'on 
leur offre des voies de difcuflîon : bel amour de la vérité , qui trem- 
ble qu'on n'examine le pour & le contre ! Dans les recherches de phi- 
lofophic , les meilleurs moyens de rendre un fenriment fufpeifl: , c'eft 
de donner l'exclufion au fentiment contraire : quiconque s'y prend 
ainfi, a bien l'air d'un homme de mauvaife foi , qui fe défie de la borné 
de fa caufe. Toute la France efl: dans l'attente de la pièce qui rem- 
portera cette année le prix à l'Académie Françoife ; non-feulement 
elle effacera très-certainement mon Difcours , ce qui ne fera guères 
difficile , mais on ne fauroit même douter qu'elle ne foitun chef-d'œu- 
vre. Cependant que fera cela h la folution de la queffion ? Rien du 
tout; car chacun dira, après l'avoir lue : Ce Difcours ejî fort beau ; 
mais fi V auteur avoit eu la liberté de prendre le fcnîiment contraire y 
il en eût peut-être fait un plus beau encore. 

J'AI parcouru la nouvelle réfutation ; car c'en efl encore une ; 
& je ne fais par quelle fatalité les écrits de mes adverfaires , qui por- 
tent ce titre fi décifif , font toujours ceux où je fuis le plus mal 
réfuté. Je l'ai donc parcourue cette réfutation , fans avoir le moin- 
dre regret à la réfolution que j'ai prife de ne plus répondre h per- 
fonne \ je me contenterai de citer un feul pa/Tage , fur lequel le 
lecteur pourra juger fi j'ai tort ou raifon : le voici. 

Je conviendrai quon peut être honnête homme fans talens ; mais 
riejî-on engagé dans la fociété quà être honnête homme ? Et quef-ce 
qu'un honnête homme ignorant & fins talens ? Un fardeau inutile^ 
à charge même à la terre , Oc. Je ne répondrai pas fans doute à un 
auteur capable d'écrire de cette manière \ mais je crois qu'il peut 
m'en remercier. 

Il n'y auroit guères moyen non plus , \ moins que de vouloir 
être aulTi diffus que l'auteur , de répondre à la nombreufe collediori 
des pafTages latins , à&'i vers de la Fontaine , de Boileau , de Molière , 



/ 



152 



Lettre 



de Voiture, de Regnard, de M. GrefTet, ni k rhifloire de Nemrod, 
ni h celle des payfans Picards ; car que peut-on dire h un philofophe 
qui nous aiïure qu'il veut du mal aux ignorans , parce que fon fer- 
mier de Picardie , qui n'efl pas un dodeur , le paie exaftement , à la 
vérité , mais ne lui donne pas aflez d'argent de fa terre ? L'auteur 
e/î: fi occupé de fes terres , qu'il me parle même de la mienne. Une 
terre h moi 1 La terre de Jean- Jacques Roufleau! en vérité je lui 
confeille de me calomnier (45) plus adroitement. 

Si j'avois a répondre a quelque partie de la réfutation , ce feroit 
auxperfonnalités dont cette critique efl remplie ; mais comme elles 
ne font rien h la queftion ; je ne m'écarterai point de la confiante 
maxime que j'ai toujours fuivie , de me renfermer dans le fujet que 
je traite , fans y mêler rien de perfonnel : le véritable refpeâ; qu'on 
doit au public eft de lui épargner , non de tri/les vérités qui peuvent 
lui être utiles , mais bien toutes les petites hargneries d'auteurs {^6) , 
dont on rem.plit les écrits polémiques, & qui ne font bonnes qu'a 
fatisfaire une honteufe animofité. On veut que j'aie pris dans Clé- 
nard ( 47 ) un mot de Cicéron , foit : que j'aie fait des folécifmes, 

a 



(4!r) Si l'auteur me fait l'honneur 
4e réfuter cette lettre , il ne faut pas 
■àouter qu'il ne me prouve dans une 
belle & dodle démonftration, foute- 
nue de très-graves autorités , que ce 
n'eft point un crime d'avoir une ter- 
re : en effet , il fe peut que ce n'en 
foit pas un pour d'autres ; mais c'en 
feroit un pour moi. 

(46) On peut voir dans le Difcours 
de Lyon un très-beau modèle de la 
riianière dont il convient aux philo- 
fophes d'attaquer & de cornbatcre fans 
perfonnalités &fans inveJlives. Je me 
iîatte qu'on trouvera auffi dans ma 
réponfe , qui eft fous prefTe , un exem- 
ple de la manière dont on peut dé- 
tendre ce qu&n croit vrai, avec la 



force dont on eft capable , fans ai- 
greur contre ceux qui l'attaquent. 

(47) Si je difois qu'une fi bifarre 
citation vient h coup sûr de quelqu'un 
à qui la méthode Grecque de Clénard 
eft plus familière que les Offices de 
Cicéron , &z qui , par conféquent , fcm- 
ble fe porter alTez gratuitement pour 
défenfeur des bonnes lettres ; fi j'a- 
joutois qu'il y a des profeffions , com- 
me , par exemple , la chirurgie , où 
l'on emploie tant de terme* dérivés 
du Grec , que cela met ceux qui les 
exercent dans la nécefTité d'avoir quel- 
ques notions élémentaires de cette lan- 
gue , ce feroit prendre le ton du nou- 
vel adverfaire , & rcDondre comme 
il auroit pu faire à raa place. Je puis 



DE J. J. Rousseau. 155 

k la bonne heure : que je cultive les belles-lettres & la muHque, 
malgré le mal que j'en penfe , j'en conviendrai , fi l'on veut ; je 
dois porter , dans un âge plus raifonnable , la peine des amufemens 
de ma jeunefTe ; mais enfin , qu'importe tout cela , & au public &: à 
la caufe des fciences? Rouïïeau peut mal parler François , & que 
la grammaire n'en foit pas plus utile à la vertu. Jean-Jacques peut 
avoir une mauraife conduite , & que celle des favans n'en foit pas 
meilleure : voilk toute la réponfe que je ferai , & je crois toute 
celle que je dois faire k la nouvelle réfutation. 

Je finirai cette lettre , & ce que j'ai k dire fur un fujet fi long- 
temps débattu, par un confeil à mes adverfaires, qu'ils mépriferont 
à coup sûr , & qui pourtant feroit plus avantageux qu'ils ne penfent 
au parti qu'ils veulent défendre ; c'eft de ne pas tellement écouter 
leur zèle , qu'ils négligent de confulter leurs forces , & quid va- 
leant humcri. Ils me diront fans doute que j'aurois dû prendre cet 
avis pour moi-même , &: cela peut être vrai; mais il y a au moins 
cette différence que j'étois feul de mon parti, au lieu que le leur 
étant celui de la foule , les derniers venus fembloient difpenfés de 
fe mettre fur les rangs , ou obligés de faire mieux que les autres. 

De peur que cet avis r^e paroi/Te téméraire ou préfomptueux, 

répondre , moi , que quand j'ai hazardé que la première règle de tous nos Écri- 
le mot Invefiigation, j'ïi voulu rendre vains eft d'écrire correctement , &, 
un fervice a la langue, en elTayant d'y comme ils difenc , de parler francois ; 
introduire un terme doux, harmo- c'eft qu'ils ont des préter!tions,& qu'ils 
iiieux , dont le fens eft déjà connu , & veulent pafler pour avoir de h cor- 
qui n'a point de fynonyme en fran- reilion & de lélégance. Ma première 
cois. C'eft , je crois , toutes les condi- règle , à moi , qui ne me foucie nui- 
rions qu'on exige pour autorifer cette lement de ce qu'on penlera de mon 
liberté faiutaire : ftyje , eft de me faire entendre : tou- 
tes les fois qu'à l'aide de dix foldcif- 

Ego cur , acquirtre pauca ■ • > • \ c 

Ji pqlfum , invideor; cum lilguu Catonis & """ ' '^ P""""'^' "^ exprimer plus for- 

Enni tement, ou plus clairement , je ne ba- 

Sermonem Paîrtum ditaverit ? lancerai jamais. Pourvu que je fois bien 

compris des philofophes , je laifTe vo- 

J'ai fur-tout voulu rendre exafle- lontiers les puriftes courir après le« 

ment mon idée ; je fais , il eft vrai , mots. 

Œuvres mêlées. Jomc I. y 



54 Lettre 



je joins ici un échantillon des raifonnemens de mes adverfaires, par 
lequel on pourra juger de la ju/îefTe & de la force de leurs criti- 
ques : les peuples de V Europe , ai-je dit , vivaient , il y a quelques 
fiècles dans un état pire que V ignorance; je ne fais quel jargon fcicn- 
dfique, encore plus méprifable qu'elle, avait ufurpé h nom du fa- 
voir , & oppofoit à fon retour un ohjlach prefque invincible : il fal- 
lait une révolution pour r<xinencr les hommes au fens commun. Les 
peuples avoient perdu le fens commun , non parce qu'ils étoient 
ignorans, mais parce qu'ils avoient la bérife de croire favoir quel- 
que chofe , avec les grands mots d'Ariflore & l'impertinente doftrine 
de Raymond LuIIe ; A falloit une révolution pour leur apprendre 
qu'Us ne favoientrien , & nous en aurions grand befoin d'une autre 
pour nous apprendre la même vérité. Voici la-defTus l'argument 
de mes adverfaires : Cette révolution efî due aux lettres; elles ont 
ramené le fens commun , de l'aveu de l'auteur ; mais aujfi , félon lui, 
elles ont corrompu les mœurs : il faut donc quUtn peuple renonce au 
fens commun pour avoir de bonnes moeurs. Trois écrivains de fuite 
ont répété ce beau raifonnement : je leur demande maintenant le- 
quel ils aiment mieux que j'accufe , ou leur efprit, de n'avoir pu 
pénétrer le fens très - clair de ce pafTage , ou leur mauvaife foi , 
d'avoir feint de ne pas l'entendre ? Ils font gens de lettres , ainfi 
leur choix ne fera pas douteux. Mais que dirons-nous des plaifantes 
interprétations qu'il plaît a ce dernier adverfaire de prêter à la fi- 
gure de mon Frontifpice? J'aurois cru faire injure aux letfteurs, 
& les traiter comme des enfans , de leur interpréter une allégorie 
fi claire i de leur dire que le flambeau de Prométhée eft celui des 
fciences , fait pour animer les grands génies ; que le fatyre , qui 
voyant le feu pour la première fois , court a lui , & veut l'embvaf- 
fer , repréfente les hommes vulgaires, qui, féduits par l'éclat des 
lettres , fe livrent indifcrettement à l'étude ; que le Prométhée qui 
crie & les avertit du danger , efl le citoyen de Genève. Cette al- 
légorie efl: jufte , belle , j'ofe la croire fublime. Que doit-on penfer 
d'un écrivain qui l'a méditée , & qui n'a pu parvenir k l'entendre ? 
On peut croire que cet homme-lh n'eût pas été un grand dofteur 
parmi les Égyptiens fes amis. 



DE /. /. Rousseau. 155 

Je prends donc la liberté de propofer à mes adverfaires , & fur- 
tout au dernier, cette fage leçon d'un philofophe fur un autre fu- 
jet : fâchez qu'il n'y a point d'objeélions , qui puiflent faire autant 
de tort k votre parti , que les mauvaifes réponfes ^ fâchez que fi 
vous n'avez rien dit qui vaille , on avilira votre caufe , en vous faifant 
l'honneur de croire qu'il n'y avoir rien de mieux à dire. 

Je fuis , &c. 



V^ 



«J7 



DESAVEU 

D E 

L'A C A D É M I E D E DIJON, 

Aujujet de la réfutation attribuée faujjement à Vun defes Mem- 
bres i tiré du Mercure de France ^ Août 1752. 

J-^'AcADÉMiE de Dijon a vu avec furprife dans une lettre imprimée 
de M. RoufTeau, qu'il paroi.Toit une brochure intitulée : Dijcours 
qui a remporté h prix de l'Académie de Dijon en ijs^ > accom- 
pagné d'une réfutation de ce Dijcours , par un Académicien de Dijow 
qui lui a refufi jon fuff'rage. 

L'ACADÉMIE fait parfaitement que fes décifions, ainfi que celles 
des autres Académies du Royaume, refTortifTent au tribunal du pu- 
blic. Elle n'auroit pas relevé la réfutation qu'elle défavoue , fi Ton 
auteur , plus occupé du plaifir de critiquer , que du foin de faire 
une bonne critique, n'avoit cru , en fe déguifant fous une dénomi- 
nation qui ne \m e/ï pas due, intérelîer le public dans une que- 
relle qui n'a que trop duré, ou tout au moins lui laifTer entrevoir 
qnelqife femence de divifion dans cette fociété, tandis que ceux qui 
la compofent , uniquement occupés à la recherche du vrai , le difcu- 
tenr fans aigreur, & fans fe livrer à ces haines de parti , qui {ont 
ordinairement le réfultat des difputes littéraires. 

Ils favent tout le refpe<5^ qui eft dû aux chofes jugées , la force 
qu'elles doivent avoir parmi eux, & combien il feroit indécent que, 
dans une afTemblée de gens de lettres , un particulier s'avisât de 
réfuter par écrit une décifion qui auroit pafTé contre fon avis. II pa- 
roît par la lettre de M. RoufTeau, que ce prétendu académicien de 
Dijon n'a pas les premières notions du local d'une Académie oii il 
prétend qu'il occupe une place , lorfgu'il parle de fa terre & de £es 



158 Désaveu de v Académie de Dijon. 

fermiers de Picardie , puifque dans le fait il eft faux qu'aucun Aca- 
démicien de Dijon pofTede un pouce de terre dans cette province. 
L'Académie défavoue donc formellement l'auteur pfeudonyme, & 
fa réfutation attribuée à l'un de fes membres par une faufîeté indi- 
gne d'un homme qui fait profeflion des lettres , & que rien n'obli- 
geoit a fe mafquer. 

Mais de quelque plume que parte cet ouvrage, & quel qu'ait 
pu être le deffein de celui qui l'a compofé , il fera toujours hon- 
neur au Difcours de M. RoufTeau , qui , ufant de la liberté des pro- 
blêmes , la feule voie propre k éclaircir la vérité , a eu affez de 
courage pour en foutenir le parti ; & à l'Académie , qui a eu affez 
de bonne foi pour le couronner. 

FfTiT , Secréuire de l'Académie des Sciences de Dijon. 
A Dijon le zz Juin tj$x* 



LETTRE 

SUR 

LA MUSIQUE 

FÏIANCOÏSE, 

PAR 

JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 



Sunt verba. & voces , prœUrcaquCf nîh'iL 



M. D C C. L I I I. 



i6r 



AVERTISSEMENT. 

r A querelle excitée l'année dernière a l'Opéra , n'ayant abouti 
qu'à des injures, dites d'un côté avec beaucoup d'efprit & de 
l'autre avec beaucoup d'animofité ; je n'y voulus prendre aucune 
part; car cette efpëce de guerre ne me convenoit en aucun fens, 
ôc je fentois bien que ce n'étoit pas le temps de ne dire que des 
raifons. Maintenant que les bouffons font congédiés , ou prêts 
à l'être , & quil n'efl plus queftion de cabales , je crois pouvoir 
hazarder mon fentiment , & je le dirai avec ma franchifè ordi- 
naire , fans craindre en cela d'oftènfer perfonne; il me femble 
même que fur un pareil fujet toute précaution feroit injurieufè 
pour les leéleurs ; car j'avoue que j'aurois fort mauvaife opinion 
d'un peuple qui donneroit à des chanfons une importance ri- 
dicule , qui feroit plu> de cas de fes muficiens que de fes .phi- 
lofophes, (Se chez lequel il faudroit parler de mufique avec plus 
de circonfpedion que des plus graves fujets de morale. 

C'est par la raifon que je viens d'expofer que, quoique 
quelques-uns m'accufent , à ce qu'on dit, d'avoir manqué de 
refped à la mufique Françoife dans ma première édition , le 
refpeél: beaucoup- plus grand , & l'eftime que je dois à la na- 
tion , m'empêchent de rien changer à cet égard dans celle-ci. 

Une chofe prefque incroyable fi elle regardoit tout autre 
que moi, c'ed qu'on ofc m'accufer d'avoir parlé de la langue 
avec mépris dans un ouvrage , où il n'en peut être quedion 
que par rapport a la mufique. Je n'ai pas changé Ik-deiïus un 
feul mot dans cette édition ; ainfi , en la parcourant de fens 
froid , le lefteur pourra voir fi cette accufation eft julle. Il 
efl vrai que quoique nous avons eu d'excellens poètes, ôc 

(Euvres mélUs. Tome L X 



i6* Avertissement. 

même quelques muficiens qui n'étoient pas fans génie, j-e crois 
notre langue peu propre à la poéfie , & poinc du tout à la mu- 
fîque. Je ne crains pas de m'en rapporter fur ce point aux 
poètes mêmes; car quant aux muficiens, chacun fait qu'on 
peut {è difpenfer de les confulter fur toute affaire de raifon- 
nement. En revanche , la langue Françoiiè me paroît celle des 
philofophes & des fages ( 4S ) : elle femble faite pour être 
l'organe de la vérité & de la raifon : malheur h quiconque 
oflenfe l'un ou l'autre dans des écrits qui la déshonorent. Quant 
à moi , le plus digne hommage que je croie pouvoir rendre 
h cette belle & fage langue , dont j'ai le bonlieur de faire: 
ulàge, efl: de tâcher de ne la point avilir. 

Quoique je ne vueille & ne doive point changer de ton 
avec le public , que je n'attende rien de lui, & que je me fou- 
eie tout auffi peu de fes fatyres que de fes éloges , je crois le 
fefpefter beaucoup plus que c^tts foule d'écrivains mercenai- 
res & dangereux, qui le flattent pour leur intérêt. Ce ref- 
ped;, il eft vrai, ne confîfte pas dans de vains ménagemens, 
qui marquent l'opinion qu'on a de la foibleiîè de fes lefteursi 
mais à rendre hommage à leur jugement, en appuyant, par 
des raifons folides, le fentinient qu'on leur propofe , & c'efl 
ce que je me fuis toujours efïbrcé de faire.. Ainfi , de quel- 
que fens qu'on veuille envifàger les chofes , en appréciant équi- 
tablement toutes les clameurs que cette lettre a excitées , j'ai 
bien peur qu'à la fin mon plus grand tort ne foit d'avoir raL 
fon ; car je fais trop que celui - là ne me fera jamais pardonné. 

( 48 ) C'efl le fentiment de l'auteur de la lettre fur les Sourds & les Muets ; 
fentiment qu'il foutient très-bien dans l'additiûii à cet ouvrage , 6i qu'il prouve 
encore mi^ux par tous, fes écrits. 






LETTRE 

SUR 

LA MUSIQUE 

FRANÇOISE, 

V Ous fouvenez - vous , Monfieur , de l'hifloire de cet enfant 
de Sildfie dont parle M. de Fontenelle, & qui étoit né avec 
une dent d'or ? Tous les dodeurs de l'Allemagne s'épuiierent d'a- 
bord en favantes diflertations , pour expliquer comment on 
pouvoit naître avec une dent d'or : la dernière chofe dont on s'a- 
vifa fut de vérifier le fait , & il fe trouva que la dent n'étoit pas d'or. 
Pour éviter un femblable inconvénient, avant que de parler de 
l'excellence de notre mufique, il feroit peut-être bon de s'aflurer 
-de fon exiftence, & d'examiner d'abord, non pas fi elle eft d'or, 
mais fi nous en avons une. 

Les Allemands, les E/pagnols & les Anglois, ont long -temps 
prétendu pofTéder une mufique propre à leur langue : en effet , Us 
avoient des Opéra nationnaux qu'ils admiroient de très-bonne foi, 
& ils étoient bien perfuadés qu'iJ y alloit de leur gloire k laifFer 
abolir ces chefs-d'œuvres infupportables h toutes les oreilles , ex- 
cepté les leurs. Enfin le plaifir l'a emporté chez eux fur la vanité » 
ou du moins ils s'en font fait luie mieux entendue, de facrifier au 
coût & a la raifon des préjugés qui rendent fouvent les nations ri- 
dicules , par l'honneur même qu'elles y attachent. 

Nous fommes en France dans les fentimens où ils étoient alors-; 
mais qui nous aflurera que pour avoir été plus opiniâtres , notr» 
«ntêtement en foit mieux fondée Ne feroit-il point h propos, pour 
^n bien juger , de mettre une fois la mufique Françoife k la coupelle 
jde la raifon , & de voir fi elle en foutiendra l'épreuve ? 

Xij 



164 



Lettre sur la 



Je n'ai pas defTein d'approfondir ici cet examen ; ce n'efl pas 
l'affaire d'une lettre , ni peut-être la mienne. Je voudrois feulement 
tâcher d'établir quelques principes , fur lefquels , en attendant qu'on 
en trouve de meilleurs, les maîtres de l'art, ou plutôt les philofo- 
phes, puiïent diriger leurs recherches : car, dif oit autrefois un fa- 
ge , c'eft au poète à faire de la poéfie , & au muficien h faire de 
la mufique ; mais il n'appartient qu'au philofophe de bien parler 
de l'une & de l'autre. 

Toute mufique ne peut être compofée que de ces trois chofes ; 
mélodie ou chant, harmonie ou accompagnement , mouvement ou 
mefure ( 49 )• 

Quoique le chant tire fon principal cara(5lère de la mefure i 
comme il naît immédiatement de l'harmonie , & qu'il afTujettit tou- 
jours l'accomp-ignement h fa marche , j'unirai ces deux parties dans 
un même article , puis je parlerai de la mefure féparément. 

L'HARMONIE ayant fon principe dans la nature , e/l la même 
pour routes les nations; ou il elle a quelques différences, elles 
font introduites par celle de la mélodie ; airfi c'efl de la mélodie 
feulement qu'il faut tirer le caraclère particulier d'une mufique na- 
tionale ; d'autant plus que ce caraftère étant principalement donné 
par la langue , le chant proprement dit , doit refîèntir fa plus grande 
influence. 

On peut concevoir des langues plus propres k la mufique les unes 
que les autres ; on en peut concevoir qui ne le feroient point du 
tout. Telle en pourroit être une , qui ne feroit compofée que de 
fons mixtes , de fyllabes muettes , fourdes ou nazales , peu de 
voyelles fonores, beaucoup de confonnes & d'articulations, & qui 
manqueroit encore d'autres conditions effentielles , dont je parlerai 
dans l'article de la mefure. Cherchons, par curioflté , ce qui ré- 
/ultei^oir de la mufique appliquée h une telle langue. 

[49] Quoiqu'on entende par mt-yi/rc voir ici confondre ces chofes fous Ti- 

la détermination du nombre, & du dée générale de modification de la du- 

rapport des temps , & par nnuvement rée ou du temps, 
celle du degré de vîtelfe , j'ai cru pou- 



Musique Françoise. 165 

Premièrement , le défaut d'éclat dans le Ton des voyelles 
obligeroit d'en donner beaucoup h celui des notes ; fie parce que 
la langue feroit fourde , la mufique feroit criarde. En fécond lieu , 
la dureté & la fréquence des confonnes forceroit à exclure beau- 
coup de mots , à ne procéder fur les autres que par des intonations 
élémentaires , & la muflque feroit infipide & monotone ; fa marche 
feroit encore lente & ennuyeufe par la même raifon ; & quand 
on voudroit prefTer un peu le mouvement , fa vîtefTe refTembleroit 
à celle d'un corps dur & anguleux qui roule fur le pavé. 

Comme une telle mufique feroit dénuée de toute mélodie agréa- 
ble , on tàcheroit d'y fuppléer par des beautés fadlices & peu na- 
turelles; on la chargeroit de modulations fréquentes & régulières , 
mais froides, fans grâces & fans evpreffion. On inventeroit des 
fredons , des cadences , des ports-de-voix & d'autres agrémens pof- 
tichcs qu'on prodigueroit dans le cliant, & qui ne feroient que le 
rendre plus ridicule fans le rendre moins plat. La mufîque avec 
toute cette maufTade parure refteroit languifTante & fans expref- 
fion ; & fes images , dénuées de force & d'énergie , peindroient peu 
d'objets en beaucoup de notes , comme ces écritures gothiques , 
dont les lignes remplies de traits & de lettres figurées ne contien- 
nent que deux ou trois mots, qui renferment très-peu de fens en 
un grand efpace. 

L'IMPOSSIBILITÉ d'inventer des chants agréables obligeroit les 
compofîteurs à tourner tous leurs foins du côté de l'harmonie; & faute 
de beautés réelles , ils y introduiroient des beautés de convention , 
qui n\iuroient prefque d'autre mérite que la difficulté vaincue : au 
lieu d'une bonne mufîque , ils imagineroient une muiîque favante ; 
pour fuppléer au chant , ils multiplieroient les accompagnemens ; 
il leur en coiireroit moins de placer beaucoup de mauvaifes parties 
les unes au-defTus des autres , que d'en faire une qui fût bonne. 
Pour ôrer rinfipidité , ils augmenteroient la confufion; ils croiroient 
faire de la mufique , & ils ne feroient que du bruit. 

Un autre effet qui réfulteroir du défaut de mélodie , feroit que 
les muiiciens n'en ayant qu'une fauife idée , trouveroient par-rour 



ï66 Lettre s u k là 

une mélodie \ leur manière : n'ayant pas de v^éritable chant, ïes 
parties de chant ne leur coiiteroient rien a multiplier , parce qu'ils 
donneroient hardiment ce nom à ce qui n'en feroit pas ; même 
jufqu'à la baffe-continue , k l'uniflon de laquelle ils feroient fans 
façon réciter les baffes-tailles , fauf à couvrir le tout d'une forte d'ac- 
compagnement, dont la prétendue mélodie n'auroit aucun rapport à 
celle de la partie vocale. Par-tout où ils verroient des notes, ils trou- 
veroient du chant , attendu qu'en effet leur chant ne feroit que no- 
tes. Voces y prœtcreaquc nihU. 

Passons maintenant k la mefure, dans le fentiment de laquelle 
confifte en grande partie la beauté & l'expreflion du chant. La me- 
fure eft à-peu-près k la mélodie ce que la fyntaxe eft au difcours : 
c'efl: elle qui fait l'enchaînement des mots , qui diftingue les phra- 
fes , & qui donne un fens , une liaifon au tout. Toute mufique dont 
on ne fent point la mefure , reffemble , fi la faute vient de celui qui 
l'exécute , k une écriture en chiffres , dont il faut néceffairement 
trouver la clef pour en démêler le fens ; mais fi en effet cette mu- 
Aque n'a pas de mefure fenlîble , ce n'eff alors qu'une colleélion 
tonfufe de mots pris au hazard & écrits fans fuite , auxquels le 
leâeur ne trouve aucun fens , parce que l'auteur n'y en a point mis. 

J'AI dit que toute mufique nationale tire Con principal cara(îière 
de la langue qui lui eft propre , & je dois ajouter que c'eft principa- 
lement la profodie de la langue qui conftitue ce caradère. Comme 
la mufique vocale a précédé de beaucoup l'inftrumentale , celle-ci 
a toujours reçu de l'autre fes tours de chant & fa mefure , & les 
diverfes mefures de la mufique vocale n'ont pu naître que des diver- 
fes manières , dont on pouvoit fcander le difcours , & placer les 
brèves & les longues les unes k l'égard des autres : ce qui eft très- 
évident dans la mufique Grecque , dont toutes les mefures n'étoient 
que les formules d'autant de rythmes fournis par tous les arrange- 
mens des fyllabes longues ou brèves , & des pieds dont la langue 
& la poéfie étoient fufceptibles. De forte que quoiqu'on puiffe très- 
bien diftinguer dans le rythme mufical la mefure de la profodie , la 
jnefure du vers , & la mefure du chant , il ne faut pas douter que 
la mufique la plus agréable , ou du moins la mieux cadencée , ne 



M u s I (^ u E Françoise. t6j 

foit celle où ces trois mefures concourent enfemble le plus par- 
faitement qu'il eft poflîble. 

ApRis ces éclairciflemens , je reviens a mon hypothèfe , & je 
fuppofe que la même langue, dont je viens de parler eût une raau- 
vaiie profodie , peu marquée , fans exaditude & fans précifion , que 
les longues & les brèves n'eu/Tent pas entr'elles en durées , & en 
nombres des rapports flmples & propres h rendre le rythme agréa- 
ble , exad , régulier , qu'elle eût des longues plus ou moins longues 
les unes que les autres, des brèves plus ou moins brèves , des fyl- 
labes ni brèves ni longues , & que les différences des unes & des 
autres fuflent indéterminées & prefque incommenfurables : il eft 
clair que la mufique nationale étant contrainte de recevoir dans fa 
melure les irrégularités de la profodie , n'en auroit qu'une fort va- 
gue , inégale & très-peu fenfîble ; que le récitatif fe fentiroit fur- 
touc de cette irrégularité; qu'on ne fauroit prefque comment y 
faire accorder les valeurs des notes & celles des fyllabes ; qu'on f&- 
xoit conti-ainr d'y changer de mefure a tout moment, & qu'on ne 
pourroit jamais y rendre les vers dans un rythme exad & cadencé 5 
que même dans les airs mefurés tous les mouvemens feroient peu 
naturels & fa^ns précifion ; que pour peu de lenteur qu'on joignît k 
ce défaut, l'idée de l'égalité des temps fe perdroir entièrement dans 
Tefprit du chanteur & de l'auditeur, & qu'enfin la mefure n'étant 
plus fenfible , ni fes retours égaux , elle ne feroit afilijettie qu'au 
caprice du muficien , qui pourroit a chaque infiant la prefier ou ra- 
lentir à fon gré ; de forte qu'il ne feroit pas pofiîble dans un concert 
de fe pafCer de quelqu'un qui la marquât a tous, félon la fantaifie 
ou la commodité d'un feul. 

C'EST ainfi que les adleurs contradteroient tellement l'habitude 
de s'aflervir la mefure , qu'on les entendroic même l'altérer h defieiri , 
dans les morceaijc où le compofiteur feroit venu h bout de la rendre 
fenfible. Marquer la mefiu-e feroit une faute contre la compofition , 
& la fuivre en feroit une contre le goût du chant ; les défauts pafie- 
roient pour des beautés & les beautés pour des défauts; les vices fe- 
roient établis en règles, &pour faire de la mufique au goût de la nation, 
Une faudroit que s'attacher avec foin à ce qui déplaît à tous les autres. 



i68 Lettre sur la 

Aussi avec quelque art qu'on cherchât k couvrir les défauts 
o'une pareille mufique , il feroit impoffible qu'elle plût jamais k 
d'autres oreilles qu'à celles des naturels du pays où elle feroit en 
ufage : à force d'e/Tuyer des reproches fur leur mauvais goût , a foi'- 
ce d'entendre dans une langue plus favorable de la véritable mu- 
fique , ils chercheroient a en rapprocher la leur , & ne feroient que 
lui ôter fon caraftère & la convenance qu'elle avoit avec la langue 
pour laquelle elle avoit été faite. S'ils vouloient dénaturer leur 
chant, ils le rendroient dur, baroque & prefque inchantable ; 
s'ils fe contentoient de l'orner par d'autres accompagnemens que 
ceux qui lui font propres , ils ne feroient que marquer mieux fa pla- 
titude par un contrafte inévitable ; ils ôteroient a leur mufique la 
feule beauté dont elle étoit fufceptible , en étant a toutes fes 
parties l'uniformité de caraftère qui la faifoit être une ; & en accou- 
tumant les oreilles à dédaigner le chant pour n'écouter que la fym- 
phonie , ils parviendroient enfin à ne faire fervir les voix que d'ac- 
compagnement à l'accompagnement. 

Voila par quel moyen la mufique d'une telle nation fe di- 
viferoit en mufique vocale & mufique inflrumentale ; voila com- 
ment, donnant des caraf^ères différens k ces deux efpèces, on 
en feroit un tout monftrueux. La fymphonie voudroit aller en 
mefure, & le chant ne pouvant foufFrir aucune gène, on enten- 
droit fouvent, dans les mêmes morceaux, les adeurs 6c l'orchef- 
tre fe contrarier & fe faire obflacle mutuellement. Cette incer- 
titude & le mélange des deux caraélères introduiroient, dans la ma- 
nière d'accompagner , une froideur & une lâcheté qui fe tourne- 
roient tellement en habitude , que les fymphoni/îes ne pourroient 
pas, même en exécutant de bonne mufique, lui laiHer de la force 
& de l'énergie. En la jouant comme la leur , ils l'énerveroient en- 
tièrement; ils feroient forts les doux , doux les forts y & ne connoî- 
troient pas une des nuances de ces deux mots. Ces autres mots , 
rinfor:^ando dolce (50), rifoluto , con gujlo , fpiritofo , fojîenuto , 

con 

( jo) Il n'y a peut-être pas quatre fymphoniftes François , qui fâchent la 
différence de piano & d-ylce , & c'eft fort inutilement qu'ils la faiiroient ; ca» 
aui d'entr'eux feroit en état de la rendre ? 



Musique Fr'ançoise. 169 

ton brio, n'auroient pas même de fynonymes dans leur langue , 
& celui à'exprejjion n'y auroit aucun fens. Ils fubftitueroienr je 
ne fais combien de petits ornemens froids & mauïïades à la vi- 
gueur du coup d'archet. Quelque nombreux que fiît l'Orcheflre, 
il ne feroit aucun effet, ou n'en feroit qu'un très- défagréable. 
Comme l'exécution feroit toujours lâche , & que les fymphoniftes 
aimeroient mieux jouer proprement que d'aller en mefure , ils 
ne feroient jamais enfemble : ils ne pourroient venir à bout de 
tirer un fon net & jufle , ni de rien exécuter dans fon caraftère , 
& les étrangers feroient tout furpris qu'à quelques-uns près , un 
Orcheflre vanté comme le premier du monde , feroit à peine digne 
des tréteaux d'une guinguette (51). Il devroit naturellement arri- 
ver que de tels mufîciens priffent en haine la mufîque, qui auroic 
mis leur honte en évidence , & bientôt joignant la mauvaife volonté 
au mauvais goût, ils mettroient encore du deflein prémédité dans 
la ridicule exécution, dont ils auroient bien pu fe fier à leur mal- 
adreffe. 

D'APRÈS une autre fuppofition contraire à celle que je viens de 
faire , je pourrois déduire aifément toutes les qualités d'une véri- 
table mufique , faite pour émouvoir, pour imiter, pour plaire & 
pour porter au cœur les plus douces impreflions de l'harmonie & 
du chant i mais comme ceci nous écarteroit trop de notre fujet, 
£c fur-tout des idées qui nous font connues , j'aime mieux me 
borner a quelques obfervations fur la mufique Itahenne , qui puif- 
fent nous aider à mieux juger de la nôtre. 

Si l'on demandoit laquelle de toutes les langues doit avoir une 
meilleure grammaire , je répondrois que c'efl celle du peuple qui 
raifonne le mieux ; & fî l'on demandoit lequel de tous les peuples 
doit avoir une meilleure mufique , je dirois que c'efl celui , dont 

[yi] Comme on m'a affuré qu'il y ne fe prêtent point aux cabales de 

avoit parmi les fymphoniftes de lO- leurs confrères pour mal fervir le pu- 

péra , non - feulement de très - bons blic ; je me hâte d'ajouter ici cette dif- 

violons , ce que je confelTe qu'ils font tinftion , pour réparer, autant qu'il 

prefque tous pris féparément , mais eft en moi , le tort que je puis avoir 

de véritablement honnêtes gens qui vis-à-vis de ceux qui la méritent. 
Œuvres méliçs. Tome L Y 



17^ Lettre SUR LA 

la langue y e(ï le plus propre. C'eft ce que j'ai déjà établi ci-Je- 
vant, & que j'aurai occafion de confirmer dans la fuite de cette 
lettre. Or , s'il y a en Europe une langue propre à la mufique , 
c'eft certainement l'Italienne ; car cette langue eft douce, fonore , 
harmonieufe , & accentuée plus qu'aucune autre, & ces quatre 
qualités font précifément les plus convenables au chant. 

Elle efl douce, parce que les articulations y font peu compo- 
fées, que la rencontre des confonnes y efl rare «Se fans rudeffe , & 
qu'un très -grand nombre de fyllabes n'y étant formées que de 
voyelles , les fréquentes élifions en rendent la prononciation plus 
coulante : elle efl: fonore , parce que la plupart des voyelles y font 
éclatantes , qu'elle n'a pas de diphtongues compofées , qu'elle a peu 
ou point de voyelles nazales , tk que les articulations rares & faci- 
les diftinguent mieux le fon des fyllabes , qui en devient plus net 
& plus plein. A l'égard de l'harmonie , qui dépend du nombre & 
de la profodie autant que des fons , l'avantage de la langue Ita- 
lienne efl manifefle fur ce point ; car il faut remarquer que ce 
<|ui rend une langue harmonieufe & véritablement pittorefque , dé- 
pend moins de la force réelle de fes termes, que de la diflance 
qu'il y a du doux au fort entre les fons qu'elle emploie , & du choix 
qu'on en peut faire pour les tableaux qu'on a k peindre. Ceci 
fuppofé , que ceux qui penfent que l'Italien n'eft que le langage 
de la douceur & de la tendrefTe , prennent la peine de comparer 
cntr'elles ces deux ftrophes du Taffe. 

Teneri fdegnl e placide e tranquille 

Repulfe e cari ve:^^!. e liete paci , 

Sorrifi y paroktte , e dolci JlilU 

Di pianîo e fofpir , tronchi c molli bacci ; 

Fiifc rai coje tutu , t pofcia unillc , 

Et alfoce temprà di lente faci : 

E ne forma quel si mirabil cinto 

Di ch' ella avéra il bel fianco fuccinto. 

Chiamma gV ahitator de Nombre etcrnc 



Musique Françoise. 171 

Il rauco fuon de la tartarca tromha ; 
Treman le Jpa^iofe atre caverne 
JE l'aer cieco a quel romor rimbomha ; 
Ne si Jiridendo mai da le fupernc 
Regioni del Cielo ilfolgor piomba^ 
Ne si fcofia giammai tréma la terra 
Qitando i vapori in Jen gravida ferra. 

Et s'ils défefperent de rendre en François la douce harmo- 
nie de Tune , qu'ils efîaient d'exprimer la rauque dureté de l'autre : 
il n'eft pas befoin , pour juger de ceci , d'entendre la langue , û 
ne faut qu'avoir des oreilles & de la bonne foi. Au refle, vous 
obferverez que cette dureté de la dernière ftrophe n'eft point fouT' 
de , mais très-fonore , & qu'elle n'eft que pour l'oreille & non pour 
la prononciation : car la langue n'articule pas moins facilement les 
r multipliées , qui font la rudefle de cette ftrophe , que les / qui 
rendent la première fi coulante. Au contraire toutes les fois que 
nous voulons donner de la dureté à l'harmonie de notre langue , 
nous femmes forcés d'entafTer des confonnes de toute efpèce , qui 
forment des articulations difficiles & rudes, ce qui retarde la mar- 
che du chant & contraint fouvent la mufique d'aller plus lentement , 
précifément quand le fens des paroles exigeroit le plus de vîteffe. 

Si je voulois m'étendre fur cet article , je pourrois peut-être 
vous faire voir encore que les inverfions de la langue Itahenne 
font beaucoup plus favorables à la bonne mélodie , que l'ordre 
didaftique de la nôtre , & qu'une phrafe muficale fe développe 
d'une manière plus agréable & plus intéreffante , quand le fens du 
difcours , long-temps fufpendu , fe réfout fur le verbe avec la ca- 
dence , que quand il fe développe k mefure , & laifle affoiblir ou 
fatisfaire ainfi par degré le defir de l'efprit ; tandis que celui de 
l'oreille augmente en raifon contraire jufqu'à la fin de la phrafe. Je 
vous prouverois encore que l'art des fufpenfions & des mots en- 
trecoupés, que l'heureufê conftitution de la langue rend fi familier 
à la mufique Italienne , efl entièrement inconnu dans la nôtre , & 
que nous n'avons d'autres moyens pour y fuppléer que des filen- 

Y i; 



17^ Lettre sur la 

ces qui ne font jamais du chant, & qui , dans ces occafions, mon- 
tre!-:t plutôt la pauvreté de la mufique, que les refTources du 
muficien. 

Il me refteroit a parler de raccent ; mais ce point important 
demande une Ci profonde difcuflion qu'il vaut mieux la réferver à 
une meilleure main : je vais donc pafler aux chofes plus effentiel- 
les à mon objet, & tâcher d'examiner notre mufique en elle-même^ 

Les Italiens prétendent q-^e notre mélodie eft plate & fans au- 
cun chant , & toutes les nations neutres ( ■; 2 ) confirment unanime- 
ment leur jugement fur ce point; de notre côté nous accufons la 
leur d'être bizarre & baroque ( 5 ^ ). J'aime mieux croire que les 
uns ou les autres fe trompent, que d'être riduit a dire que dans des 
contrées où les fciences & tous les arts font parvenus K un fi haut 
degré , la mufique feule eft encore à naitre. 

Les moins prévenus d'entre nous (54) fe contentent de dire 
que la mufique Italienne & la Françoife font toutes deux bonnes, 
chacune dans fon genre , chacune pour la langue qui lui efl: propre \ 
mais outre que les autres nations ne conviennent pas de cette parité , 
il refteroit toujours h favoir laquelle des deux langues peut com- 
porter le meilleur genre de mufique en foi : queftion fort agitée 
en France , mais qui ne le fera jamais ailleurs; queflion qui ne peut 
être décidée que par une oreille parfaitement neutre , & qui par 
conféquent devient tous les jours plus difficile à réfoudre dans le 

( yi ) Il a été un temps , dit Mylord dre parmi nous : c'eft ainfi que cette 

Schaftesbury , où l'ufage de parler mufique admirable n'a qu'a fe montrer 

François avoit mis parmi nous la mu- telle qu'elle eft pour fe juftifier de tous 

fique Françoife à la mode. Mais bien- les torts dont on l'accufe. 
tôt la mufique Italienne nous montrant 

la nature de plus près , nous dégoûta ( 5^4) Plufieurs condamnent l'exclu- 

de l'autre , & nous la fit appercevoir fion totale que les amateurs de mufi- 

aufll lourde , aulTi plate, &aufrimauf- que donnent fans balancer 'a la mufi- 

làde qu'elle l'eft en effet. que Françoife ; ces modérés concilia- 
teurs ne voudroient pas de goûts ex- 

( ^3 ) Il me femble qu'on n'ofe plus clufifs , comme fi l'amour des bonnes 

tant faire ce reproche à la mélodie Ita- chofes devoit faire aimer les mauvaifes» 
lienne, depuis qu'elle s'efl fait enten- 



MusiquE Françoise. 173 

feul pays où elle foit en problème. Voici fur ce fujet quelques 
•xpériences que chacun eft: maître de vérifier , & qui me paroi/Tent 
pouvoir fervir à cette folution , du moins quant à la mélodie , a 
laquelle feule fe réduit prefque toute la difpute. 

J'AI pris dans les deuxmufiques des airs égalementeftimés chacun 
dans fon genre, & les dépouillant les uns de leurs ports-de-voix & do 
leurs, cadences éternelles , les autres des notes fous-entendues que 
le compofîteur ne fe donne point la peine d'écrire , & dont il fe 
remet à rinrelligence du chanteur ( 5 >; ) , je les ai folfiés exactement 
fur la note , fans aucun ornement , & fans rien fournir de moi-mê- 
me an fens ni à la liaifon de la phrafe. Je ne vous dirai point quel 
a été dans mon efprit le réfulrat de cette comparaifon , parce que 
j'ai le droit de vous propofer mes raifons , & non pas mon autorité : 
Je vous rends compte feulement des moyens que j'ai pris pour me 
déterminer , afin que fi vous les trouvez bons vous puifliez les em- 
ployer k votre tour. Je dois vous avertir feulement , que cette ex- 
périence demande bien plus de précautions qu'il ne femble. La 
première & la plus difficile de routes eft d'être de bonne foi , & 
de fe rendre également équitable dans le choix & dans le juge- 
ment. La féconde eft que pour tenter cet examen il faut néceftai- 
rement être également verfé dans les deux ftiles ; autrement celui 
qui feroit le plus familier fe préfenteroit h chaque inftant à l'efprit 
au préjudice de l'autre ; & cette deuxième condition n'eft guères plus 
facile que la première ; car de tous ceux qui connoiftent bien l'une 
& l'autre mu/lque , nul ne balance fur le choix , & l'on a pu voir , 
par les plaifans barbouillages de ceux qui fe font mêlés d'attaquer 

( yj ) C'eft donner toute la faveur viation , au lieu que les cadences & 

à lamufiqueFrancoife que de s'y pren- les ports-de-voix du chant François 

dreainfi ; car ces notes fous-entendues font bien, fi l'on veut, exigés parle 

dans l'Italienne , ne font pas moins de goiit, mais ne conftituenr point la 

l'efTence de la mélodie, que celles qui mélodie , & ne font pas de fon effen- 

fonc fur le papier. Il s'agit moins de ce : c'eft pour elle une forte de fard 

ce qui eft écrit que de ce qui doit fe qui couvre fà laideur fans la détruire, 

chanter , &c cette manière de noter doit & qui ne la rend que plus ridicule aux 

feulement pafler pour une forte d'abré- oreilles fenfibles. 



174 Lettre SUR LA 

ritalienne , quelle connoiiïance ils avoient d'elle & de l'art en 
général. 

Je dois ajouter qu'il eft effentiel d'aller bien exadement en 
mefure ; mais je prévois que cet avertiiïement , fuperflu dans tout 
autre pays, fera fort inutile dans celui-ci, & cette feule omiflîon 
entraîne néceflàirement l'incompétence du jugement. 

Avec toutes ces précautions, le caraélère de cliaque genre ne 
tarde pas h fe déclarer , & alors il eft bien diflicile de ne pas re- 
vêtir les phrafes des idées qui leur conviennent, & de n'y pas ajou- 
ter , du moins par l'efprit , les tours & les ornemens qu'on a la 
force de leur refufer par le chant. Il ne faut pas non plus s'en te- 
nir a une feule épreuve, car un air peut plaire plus qu'un autre, 
fans que cela décide de la préférence du genre ; & ce n'ell qu'a- 
près un grand nombre d'effais qu'on peut établir un jugement rai- 
fonnable ; d'ailleurs , en s'ôtant la connoiiïance des paroles , on 
s'ôte celle de la partie la plus importante de la mélodie , qui ed 
l'expreflîon ; & tout ce qu'on peut décider par cette voie , c'efl fi 
la modulation eft bonne & fi le chant a du naturel & de la beauté. 
Tout cela nous montre combien il eft difficile de prendre afTez 
de précautions contre les préjugés, & combien le raifonnement 
nous eu néceiïaire pour nous mettre en état de juger fainement des 
chofes de goût. 

J'AI fait une autre épreuve qui demande moins de précautions , 
& qui vous paroîtra peut-être plus décifive. J'ai donné à chanter 
h des Italiens les plus beaux airs de Lulli , &: h des muficiens 
François des .ajrs de Léo & du Pergolèfe, & j'ai remarqué que 
quoique ceux-ci fuiïent fort éloignés de faifir le vrai goût de ces 
morceaux, ils en fentoient pourtant la mélodie, & en tiroienrh 
leurs manières des phrafes de mufique chantantes , agréables & 
bien cadencées. Mais les Italiens folfiant très-exadement nos airs 
les plus pathétiques , n'ont jamais pu y reconnoître ni phrafes ni 
chant i ce n'étoit pas pour eux de la mufique qui eût du fens , mais 
feulement des fuites de notes placées fans choix & comme au ha- 



Musique Françoise. 175 

zard ; ils les chantoient précirément , comme vous liriez des mots 
Arabes écrits en caraflère François (5<^). 

Troisième expérience. J'ai vu à Veniie un Arménien , hom- 
me d'erprit , qui n'avoit jamais entendu de mufique , & devant le- 
quel on exécuta , dans un même concert, un monologue François 
qui commence par ce vers : 

Temple facré féjour tranquille , 

Et un air de Caluppi qui commence par celui-ci : 

Voi che languite feen^a Jperan^ ; 

l'un & l'autre furent chantés , médiocrement pour le François , & 
mal pour l'Italien , par un homme accoutumé feulement à la mufi- 
que Françoife , & alors très-enthoufiafte de celle de M. Rameau. 
Je remarquai dans l'Arménien , durant tout le chant François , plus 
de furprife que de plaifir ; mais tout le monde obferva , dès les 
premières mefures de l'air Italien , que fon vifage & fes yeux s'a- 
doucifToient i il étoit enchanté, il prétoit fon ame aux impreffions 
de la mufique , & quoiqu'il entendît peu la langue , les fimples fons 
lui caufoient un raviflement fenfible. Dès ce moment on ne put 
plus lui faire écouter aucun air François. 

Mais fans chercher ailleurs des exemples , n'avons - nous pas 
même parmi nous plufieurs perfonnes qui, ne connoifiant que no- 
tre Opéra , croyoient de bonne foi n'avoir aucun goût pour le 
chant , & n'ont été défabufés que par les intermèdes Italiens. C'efl 
précifément parce qu'ils n'aimoient que la véritable mufique , qu'ils 
croyoient ne pas aimer la mufique. 

( j6 ) Nos muficiens prétendent ti- var/t mieux que la leur. Ils ne roient 

rer un grand avantage de cette dif- pas qu'ils devroient tirer une conféquen- 

férence ; Noi/s exécutons la mufique ce toute contraire , & dire , donc les 

Italienne , difent-ils avec leur fierté Italiens ont une mélodie ^ & nous n'ai 

accoutumée, & les Italiens ne peuvent avons points 
exécuter la. nôtre ; donc notre mufique 



17^ Lettre SUR LA 

J'AVOUE que tant de faits m'ont rendu douteufe l'exiflence de 
notre mélodie , & m'ont fait foupçonner qu'elle pourroit bien n'ê- 
tre qu'une forte de plein-chant modulé , qui n'a rien d'agréable 
en lui-même, qui ne plaît qu'à l'aide de quelques ornemens ar- 
bitraires , & feulement à ceux qui font convenus de les trouver 
beaux. Auflî h peine notre mufique efl-elle fupportable à nos pro- 
pres oreilles , lorfqu'elle eft exécutée par des voix médiocres , 
qui manquent d'art pour la faire valoir. Il faut des Fel & des Je- 
liottepour chanter la mufique Françoife ; mais toute voix eft bonne 
pour l'Italienne , parce que les beautés du chant Italien font dans 
la mufique même , au lieu que celles du chant François , s'il en a, 
ne font que dans l'art du chanteur (57). 

Trois chofes me paroiffent concourir à la perfeâion de la mé- 
lodie Italienne. La première eft la douceur de la langue, qui, ren- 
dant toutes les inflexions faciles , laiiïe au goût du muftcien la liberté 
d'en faire un choix plus exquis , de varier davantage les combinai- 
fons, & de donner à chaque adeur un tour de chant particulier , 
de même que chaque homme a fon gefte & fon ton qui lui font 
propres, & qui le diftinguent d'un autre homme. 

La deuxième eft la hardiefTe des modulations , qui , quoique 
moins fervilement préparées que les nôtres , fe rendent plus agréa- 
bles en fe rendant plus fenfibles ; & fans donner la dureté au chant, 
ajoutent une vive énergie à l'exprefTion. C'eft par elle que le mu- 
ficien , paiïant brufquement d'un ton ou d'un mode h un autre , 

& 

( ^7 ) Au refte, c'eft une erreur de fort, nous difent nos maîtres ; enflez 

croire qu'en général les chanteurs Ita- les fons , ouvrez la bouche , donnez 

liens aient moins de voix que les Fran- toute votre voix. Plus doux , difent les 

cois. Il faut au contraire qu'ils aient maîtres Italiens, ne forcez point, chan- 

le timbre plus fort & plus harmonieux tez fans gène , rendez vos fons doux , 

pour pouvoir fe faire entendre fur les flexibles & coulans , réfervez les éclats 

théâtres immenfes de l'Italie , fans cef- pour ces momens rares & palTagers , 

fer de ménager les fons , comme le où il faut furprendre & déchirer. Or, 

veut la mufique Italienne. Le chant il me paroît que dans la nécefllté de fe 

prancois exige tout l'effort des pou- faire entendre , celui-ci doit avoir plus 

pions , toute l'étendue de la VOIX i plus de voix, qui peut fe paffer de crier. 



Musique Françoise. 177 

^: fupprimant , quand i! le faut, les tran/îtions intermédiaires & fcho- 
laftiques , fait exprimer les réticences , les interruptions , les difcours 
entrecoupés qui font le langage des partions impétueufes , que le 
bouillant Métaftafe a employé fi fouvent, que les Porpora, les Ga- 
luppi, les Cochi, les Jumella, les Perrez, les Terradeglias ont fu 
rendre avec fuccès , & que nos poètes lyriques connoi/Tent auflï 
peu que nos muficiens. 

Le troifième avantage , & celui qui prête h la mélodie fon plus 
grand effet , eft Textrême précifion de mefure , qui s'y fait fentir 
dans les mouvemens les plus lents , ainfi que dans les plus gais : 
précifion qui rend le chant animé & intéreiïant, les accompagne- 
mens vifs & cadencés , qui multiplie réellement les chants, en fai- 
fant d'une même combinaifon de fons autant de différentes mélo- 
dies , qu'il y a de manières de les fcander; qui porte au cœur 
tous les fentimens , & k Tefprit tous les tableaux ; qui donne au 
muficien le moyen de mettre en air tous les caraftères de paroles 
imaginables , plufieurs dont nous n'avons pas même l'idée (58), 
& qui rend tous les mouvemens propres à exprimer tous les ca- 
radères ('59), ou un feul mouvement propre à contrafler & chan- 
ger de caraflère au gré du compofiteur. 

Voila , ce me femble , les fources d'oîi le chant Italien tire fes 
charmes & fon énergie ; h quoi l'on peut ajouter une nouvelle & 
très-forte preuve de l'avantage de fa mélodie, en ce qu'elle n'exige 

(y8) Pour ne pas fortir du genre miers élémens, & dont elle n'eft pas en 

comique , le feul connu à Paris , voyez état d'exprimer un feul mot. 
les airs , Quando fcioho avro il con- 

tiattOy Sec. lo o un vefpajo ^ &c. O ( ^9 ) Je me contenterai d'en citer 

quefto o quello t'ai a rifolvere , &c. A un feul exemple, mais très-frappant j 

un gufto dajlordire^Scc. Stinofo mio , c'eft l'air : Se pur d'un infelice , Sec. 

ftilipfo , &c. lofono una Doniella , &c. de la FaufTe Suivante ; air très-paihé- 

Quanti maejtri , quanti dotteri , &c. tique fur un mouvement très-gai , au- 

J Sbirri già lo afpettano , &c. Ma dun^ quel il n'a manqué qu'une voix pour 

que il tejlamento , &c. Senti me , fe le chanter , un Orcheflre pour l'accom- 

brami ftare , o che rifa , chepiacere , pagner , des oreilles pour l'entendre , 

&c. tous caraftères d'airs , dont la & la féconde partie qu'il ne falloit pas 

mufique Françoife n'a pas les pre- fupprimer. 

(Euvnsmélàs. lome I. Z 



178 Lettre sur la 

pas autant que la nôtre de ces fréquens renverfemens d'harmonie, 
qui donnent à la bafTe-continue le véritable chant d'un defTus. Ceux 
qui trouvent de fi grandes beautés dans la mélodie Françoife , de- 
vroient bien nous dire à laquelle de ces chofes elle en eft rede- 
vable , ou nous montrer les avantages qu'elle a pour y fuppléer. 

Quand on commence a connoître la mélodie Italienne, on ne 
lui trouve d'abord que des grâces , & on ne la croit propre qu'à 
exprimer des fentimens agréables; mais pour peu qu'on étudie fon 
caraflère pathétique & tragique, on eil bientôt furpris de la force 
que lui prête l'art des compofiteurs , dans les grands morceaux de 
mufique. C'eft à l'aide de ces modulations favantes , de cette har- 
monie fimple & pure , de ces accompagnemens vifs &: brillans , que 
ces chants divins déchirent ou raviflTent l'ame , mettent le fpeflateur 
hors de lui-même, & lui arrachent dans fes tranfports des cris, 
dont jamais nos tranquilles Opéra ne furent honorés. 

Comment le muficien vient-il k bout de produire ces grands ef- 
fets ? Eft-ce à force de contrafter les mouvemens , de multiplier 
les accords , les notes, les parties? Eft-ce à force d'entafTer deiïeins 
fur defleins , inftrumens fur inftrumens ? Tout ce fatras , qui n'eft 
qu'un mauvais fupplément où le génie manque , étoufferoit le chant, 
loin de l'animer , & détruiroit l'intérêt en partageant l'attention. 
Quelque harmonie que puiflent faire enfemble plufieurs parties 
toutes bien chantantes , l'effet de ces beaux chants s'évanouit auflî- 
tôt qu'ils fe font entendre à la fois , & il ne reûe que celui d'une 
fuite d'accords , qui , quoi qu'on puifie dire , eil toujours froide 
quand la mélodie ne l'anime pas ; de forte que plus on entafTe des 
chants mal-à-propos , & moins la mufique eft agréable & chantante; 
parce qu'il eft impofîîble à l'oreille de fe prêter au même inf- 
tant à plufieurs mélodies , & que l'une effaçant l'imprefîîon de l'au- 
tre , il ne réfulte du tout que de la confufion & du bruit. Pour 
qu'une mufique devienne intéreffante , pour qu'elle porte à l'ame 
les fentimens qu'on y veut exciter, il faut que toutes les parties 
concourent à fortifier l'exprelfion du fujet; que l'harmonie ne ferve 
qu'à le rendre plus énergique ; que l'accompagnement l'embellif- 
fe , fans le couvrir ni le défi^iirer i que la baiTe , par une mai'che 



M u s I <i u E Françoise. 179 

Tlniforme & fimple , guide en quelque forte celui qui chante & 
celui qui écoute , fans que ni l'un ni l'autre s'en apperçoive i il 
faut , en un mot, que le tout enfemble ne porte à la fois qu'une 
mélodie à Toreille & qu'une idée k l'efprit. 

CETtE unité de mélodie me paroît une règle indifpenfable , & 
non moins importante en mufique , que l'unité d'aiflion dans une 
Tragédie ; car elle efl fondée fur le même principe , & dirigée vers 
le même objet. AufTi tous les bons compofiteurs Italiens s'y con- 
forment-ils avec un foin qui dégénère quelquefois en afFeftationi 
& pour peu qu'on y réfléchifle , on fent bientôt que c'eft d'elle 
que leur mufique tire fon principal effet. C'efl dans cette grande 
règle qu'il faut chercher la caufe des fréquens accompagnemens 
à l'unifTon qu'on remarque dans la mufique Italienne , & qui , for- 
tifiant l'idée du chant, en rendent en même-temps les fons plus 
moelleux , plus doux & moins fariguans pour la voix. Ces unif- 
fons ne font point praticables dans notre mufique , fi ce n'eft fur 
quelques caractères d'airs choifis , & tournés exprès pour cela; 
jamais un air pathétique François ne feroit fupporrable accompa- 
gné de cette manière , parce que la mufique vocale & ihfirumen- 
tale ayant parmi nous des caraflères difFérens , on ne peut , fans 
pécher contre la mélodie éc le goût, appliquer à l'une les mêmes 
tours qui conviennent à l'autre , fans compter que la mefure étant 
toujours vague & indéterminée , fur-tout dans les airs lents , les inf- 
trumens & la voix ne pourroient jamais s'accorder , & ne mar- 
cheroient point aiïez de concert pour produire enfemble un effet 
agréable. Une beauté qui réfulte encore de ces uniffons , c'efl 
de donner une expreffion plus fenfible à la mélodie , tantôt en 
renforçant tout-d'un-coup les inflrumens fur un pafTage , tantôt en les 
radoucifTant , tantôt en leur donnant un trait de chant énergique & 
faillant que la voix n'auroit pu faire , & que l'auditeur adroitement 
trompé , ne laifTe pas de lui attribuer quand l'orcheftre fait le faire 
fortir h propos. De-lh naît encore cette parfaite correfpondance dé 
la fymphonie & du chant , qui fait que tous les traits qu'on admire 
dans l'une, ne font que des développemens de l'autre; de forte que 
c'efi toujours dans la partie vocale , qu'il faut chercher la fouree de 

Zij 



i8o Lettre SUR LA 

toutes les beautés de raccompagnement. Cet accompagnement e/l 
fi bien un avec le chant , & fi exadement relatif aux paroles , qu'il 
femble fouvent déterminer le jeu & difter k l'adeur le gefte qu'il 
doit faire ( 60 ) ; & tel qui n'auroit pu jouer le rôle fur les paroles 
feules le jouera très-jufte fur la muflque , parce qu'elle fait bien 
fa fonftion d'interprète. 

Au refte, il s'en faut beaucoup que les accompagnemens Italiens 
foient toujours a l'unifTon de la voix. Il y a deux cas affez fréquens 
où le muficien les en fépare : l'un quand la voix roulant avec lé- 
gèreté fur des cordes d'harmonie , fixe àffez l'attention pour que 
l'accompagnement ne puifie la partager , encore alors donne-t-on 
tant de fimplicité h cet accompagnement , que l'oreille afFeclée 
feulement d'accords agréables , n'y fent aucun chant qui puifTe la 
difl:raire. L'autre cas demande un peu plus de foin pour le faire 
entendre. 

Quand le muJîcUn Jaura fon art, dit l'auteur de la Lettre fur 
les Sourds &c les Muets , les parties d'accompagnement concourront 
ou à fortifier VexpreJJion de la partie chantante, ou à ajouter de nou- 
velles idées que le fujet demandait, & que la partie chantante n aura 
pu rendre. Ce pafTage me paroît renfermer un précepte très-utile ; 
& voici comment je penfe qu'on doit l'entendre. 

Si le chant eft de nature à exiger quelques additions » ou , com- 
me difoient nos anciens muficiens , quelques diminutions {61) qui 
ajoutent à l'expreflîon ou k l'agrément , fans détruire en cela l'u- 
nité de mélodie , de forte que l'oreille, qui blàmeroit peut-être 
ces additions faites par la voix , les approuve dans l'accompagne- 
ment & s'en laifle doucement afFeder , fans ceffer pour cela d'être 

( 60 ) On en trouve des exemples tu non penfi no fignora de la Bohé- 
fréquens dans les intermèdes qui nous mienne , & dans prefque tous ceux 
ont été donnés cette année, entr'autres qui demandent du jeu. 
dans l'air à un gufio dajiordire du Maî- 
tre de Mufique , dans celui fon Padro- ( ^I ) On trouvera le mot diminu- 
ne de la Femme Orgueilleufe , dans ce- tion dans le quatrième volume de l'En- 
Uii vi fo ben du Tracollo , dans celui cyclopédie. 



Musique Françoise. i8f 

attentive au chant ; alors i'habile muficien , en les ménageant k pro- 
pos & les employant avec goût, embellira Ton fujet & le rendra 
plus expreflîf fans le rendre moins un ;& quoique l'accompagne- 
ment n'y foit pas exaétement femblable à la partie chantante , l'un 
& l'autre ne feront pourtant qu'un chant & qu'une mélodie. Que 
fi le fens des paroles comporte une idée accefToire que le chant 
n'aura pas pu rendre , le muflcien l'enchafTera dans des filences ou 
dans des tenues, de manière qu'il puifTe la préfenter h l'auditeur, 
fans le détourner de celle du chant. L'avantage feroit encore plus 
grand , fi cette idée acceffoire pouvoir être rendue par un accom- 
pagnement contraint & continu , qui fit plutôt un léger murmure 
qu'un véritable chant, comme feroit le bruit d'une rivière ou le 
gazouillement des oifeaux : car alors le compofireur pourroit fé- 
parer tout-à-fait le chant de l'accompagnement ; & deftinant uni- 
quement ce dernier à rendre l'idée accefToire , il difpofera fon 
chant de manière à donner des jours fréquens à l'orcheftre, en 
obfervant avec foin que la fymphonie foit toujours dominée par 
la partie chantante; ce qui dépend encore plus de l'art du compo- 
fîteur, que de l'exécution des inftrumens ; mais ceci demande une 
expérience confommée pour éviter la duplicité de mélodie. 

Voila tout ce que la règle de l'unité peut accorder au goût du 
muficien , pour parer le chant ou le rendre plus exprefîîf , foit en 
embellifTant le fujet principal , foit en y en ajoutant un autre qui 
lui refle affujetti. Mais de faire chanter à part des violons d'un côté, 
de l'autre des flûtes , de l'autre des baffons , chacun fur un deffein 
particulier, & prefque fans rapport entre eux, & d'appeller tout 
ce cahos de la mufique , c'eil infulter également l'oreille & le ju- 
gement des auditeurs. 

Une autre chofe, qui n'ef^ pas moins contraire que la multipli- 
cation des parties a la règle que je viens d'établir , c'efl l'abus ou 
plutôt l'ufage des fugues, imitations, doubles defîeins , & autres 
beautés arbitraires &: de pure convention , qui n'ont prefque de 
mérite que la difficulté vaincue , & qui toutes ont été inventées dans 
la naiiïance de l'art pour faire briller- le favoir, en attendant ou'it 
fût queflion du génie. Je ne dis pas qu'il foit tout-à-fait impoflibîe 



1^2 Lettre SUR LA 

<le conrerver l'unité de mélodie dans une fugue , en conduifant ha- 
bilement l'attention de Tauditeur d'une partie à l'autre , h mefurc 
que le fujet y pafle ; mais ce travail eft fi pénible que prefque 
perfonne n'y rcuflît, & fi ingrat, qu'à peine le fuccès peut -il dé- 
dommager de la fatigue d'un tel ouvrage. Tout cela n'abouti/Tant 
qu'à faire du bruit , ainfi que la plupart de nos chœurs , fi admi- 
rés (6ï)y eft également indigne d'occuper la plume d'un homme 
de génie , & l'attention d'un homme dégoût. A l'égard des contre- 
fugues , doubles fugues , fugues renverfées , balTes contraintes , & au- 
tres fottifes difficiles que l'oreille ne peut foufFrir, & quelaraifon ne 
peut juftifier , ce font évidemment des reftes de barbarie & de mauvais 
goût, qui ne fubfiftent, comme les portails de nos Églifes gothiques, 
que pour la honte de ceux qui ont eu la patience de les faire. 

Il a été un temps où l'Italie étoit barbare , & même après la 
renaifTance des autres arts que l'Europe lui doit tous , la mufîque 
plus tardive n'y a point pris aifément cette pureté de goût qu'on 
y voit briller aujourd'hui , & l'on ne peut guères donner une plus 
mauvaife idée de ce qu'elle étoit alors , qu'en remarquant qu'il 
n'y a eu pendant long-temps qu'une même mufique en France & 
en Italie ( ^3 ) , & que les muficiens des deux contrées communi- 

[62} Les Italiens ne font pas eux- beaucoup pour faire honneur aux Pays- 
mêmes tout-à-fait revenus de ce pré- Bas , du renouvellement de la mufi- 
jugé barbare, lis fe piquent encore que , &: cela pourroit s'admettre fi 
d'avoir dans leurs Églifes de la mufi- l'on donnoit le nom de mufique a un 
que bruyante; ils ont fouvent des continuel rempliflage d'accords; mais 
MelTes & des Motets à quatre chœurs , fi l'harmonie n'eft que la bafe commu- 
chacun fur un deffein différent ; mais ne , & que la mélodie feule conftitue 
les grands maîtres ne font que rire de le caraiflère , non-feulement la mufi- 
tout ce fatras. Je me fouviens que que moderne eft née en Italie , mais il 
Terradeglias me parlant de plufieurs y a quelque apparence , que dans tou- 
Motets de fa compofiiion , où il avoic tes nos langues vivantes la mufique 
mis des choeurs travaillés avec un grand Italienne efl la feule , qui puilfe réel- 
foin , étoit honteux d'en avoir fait de lementexifter. Du temps d'Orlande & 
fi beaux , & s'en excufoit fur fa jeu- de Goudimel on faifoit de l'harmonie 
neife ; autrefois , difoit-il , j'aimois à & des fons ; Lully y a joint un peu de 
faire du bruit; à préfent je tâche de cadence ; Correlli, Buononcini , Vin- 
faire de la mufique. ci & Pergolèfe font les premiers , qui 
[ 63 1 L'Abbé du Bos fe tourmente aient fait de la mufique. 



Musique Françoise. 185 

quoient familièrement entr'eux , non pourtant fans qu'on pût re- 
marquer déjà dans les nôtres le germe /le cette jaloufie , qvù cft 
inféparable de l'infériorité. Lully même , allarmé de Tarrivée de 
Correlli, fe hâta de le faire chafier de France : ce qui lui fut d'au- 
tant plus aifé que Correlli étoit plus grand homme , & par confé- 
quent moins courtifan que lui. Dans ces temps où la mufique naif- 
foit h peine , elle avoit en Italie cette ridicule emphafe de fçience 
harmonique, ces pédantefques prétentions de doftrine qu'elle a 
chèrement confervées parmi nous, & parlefquelles on diflingue au- 
jourd'hui cette mufique méthodique, compa/Tée , mais fans génie , 
fans invention & fans goût , qu'on appelle à Paris , miijîque écrite 
par excellence, & qui, tout au plus, n'eft bonne, en effet, qu'à 
écrire , & jamais h exécuter. 

Depuis même que les Italiens ont rendu l'harmonie plus pure, 
plus (impie , & donné tous leurs foins à la perfedion de la mélodie , 
je ne nie pas qu'il ne foit encore demeuré parmi eux quelques légères 
traces des fugues & defTeins gothiques , & quelquefois de doubles & 
triples mélodies. C'eft de quoi je pourrois citer plu/îeurs exemples 
dans les intermèdes qui nous font connus , & entr'autres le mauvais 
quatuor , qui eu k la fin de la Femme Orgueilleufe. Mais outre que 
ces chofes fortent du caraftère établi , outre qu'on ne trouve jamais 
rien de femblable dans les Tragédies , àc qu'il n'eft pas plus jufte 
de juger l'Opéra Italien fur ces farces , que de juger notre théâtre 
François fur V Impromptu de Campagne ^ ou le Baron de la Crajfe ; 
il faut auflî rendre juftice h l'art, avec lequel les compofiteurs ont 
fourent évité dans ces intermèdes les pièges , qui leur étoient ten- 
dus par les poètes , & ont fait tourner, au profit de la règle, des- 
fituations qui fembloient les forcer à l'enfreindre. 

De toutes les parties de la mufique , la plus difficile à traiter 
fans fortir de l'unité de mélodie , eft le duo , & cet article mé- 
rite de nous arrêter un moment. L'auteur de la lettre fur Omphale 
a déjà remarqué que les duo font hors de la nature ; car rien n'eft 
moins naturel que de voir deux perfonnes fe parler a la fois du- 
rant un certain temps , foit pour dire la même chofe, foit pour fe 
contredire , fans jamais s'écouter ni fe répondre : & qi^r.nd cette; 



1^4 



Lettre sur l'a 



fuppofition poiirroit s'admettre en certains cas , il eft bien certain 
que ce ne feroit jamais dans la Tragédie, oii cette indécence n'efl 
convenable ni à la dignité des perfonnages qu'on y fait parler , ni 
à réducation qu'on leur fuppofe. Or , le meilleur moyen de fau- 
ver cette abfurdité , c'eft de traiter , le plus qu'il eft poffible , le duo 
en dialogue , &: ce premier ibin regarde le poëte ; ce qui regarde 
le muficien, c'efl: de trouver un chant convenable au fujet, & dif- 
tribué de telle forte que chacun des interlocuteurs parlant alter- 
nativement , toute la fuite du dialogue ne forme qu'une mélodie , 
qui, fans changer de fujet, ou du moins fans altérer le mouve- 
ment, paiïe dans fon progrès d'une partie \ l'autre, fans ceffer 
d'être une & fans enjamber. Quand on joint enfemble les deux 
parties , ce qui doit fe faire rarement & durer peu , il faut trouver 
un chant fufceptible d'une marche par tierces , ou par fixtes , dans 
lequel la féconde partie faffe fon effet fans diftraire l'oreille de la 
première. Il faut garder la dureté des diiïbnances , les fons perçans 
& renforcés , le fortiffmio de l'orcheftre pour des inftans de défor- 
dre & de tranfport, où les adeursfemblant s'oublier eux-mêmes , 
portent leur égarement dans l'ame de tout fpeftateur fenfible , & 
lui font éprouver le pouvoir de l'harmonie fobrement ménagée. 
Mais ces inftans doivent être rares & amenés avec art. Il faut, par 
une mufique douce & affeccueufe , avoir déjà difpofé l'oreille & le 
cœur h l'émotion , pour que l'un & l'autre fe prêtent à ces ébran- 
lemens violens , & il faut qu'ils pafTent avec la rapidité , qui con- 
vient à notre foibleffe \ car quand l'agitation eft trop forte , elle ne 
fauroit durer , & tout ce qui efl au-delà de la nature ne touche plus. 

En difant ce que les duo doivent être , j'ai dit précifément ce 
qu'ils font dans les Opéra Itahens. Si quelqu'un à pu entendre fur 
un Théâtre d'Itahe un duo tragique chanté par deux bons afleurs, 
& accompagné par un véritable orcheftre , fans en être attendri ; 
s'il a pu d'un œil fec afîîfter aux Adieux de Mandane & d'Arbace , 
je le tiens digne de pleurer k ceux de Lybie & d'Epaphus. 

Mais fans infifter fur les duo tragiques , genre de mufique 
dont on n'a pas même l'idée à Paris , je puis vous citer un duo 
comique , qui y efl connu de tout le monde , & je le citerai hardi- 
ment 



Musique Françoise. 185 

ment comme un modèle de chant, d'unité de mélodie, de dialo- 
gue & de goût, auquel, félon moi , rien ne manquera , quand il 
fera bien exécuté , que des auditeurs qui fâchent l'entendre : c'efl: 
celui du premier a<5^e de la Serva Padrona, Lo conofco à quegl* 
ochietti, &c. J'avoue que peu de muficiens François font en état d'en 
fentir les beautés ; & je dirois volontiers du Pergolèfe , comme 
Cicéron difoit d'Homère , que c'efl déjà avoir fait beaucoup de 
progrès dans l'art, que de fe plaire à fa ledure. 

J'ESPÈRE , Monfieur, que vous me pardonnerez la longueur de 
cet article en faveur de fa nouveauté , & de l'importance de fon ob- 
jet. J'ai cru devoir m'érendre un peu fur une règle auffi eflentielle 
que celle de l'unité de mélodie ; règle dont aucun théoricien , que 
je fâche, n'a parlé jufqu'à ce jour; que les compofiteurs Italiens ont 
feuls fentie & pratiquée , fans fe douter , peut-être , de fon exif- 
tence ; & de laquelle dépendent la douceur du chant, la force de 
l'exprefTion , & prefque tout le charme de la bonne mufique. Avant 
que de quitter ce fujet , il me refle à vous montrer qu'il en réfulte 
de nouveaux avantages pour l'harmonie même, aux dépens de la- 
quelle je femblois accorder tout l'avantage à la mélodie; &c que 
rexprefîion du chant donne lieu h celle des accords en forçant le 
compofiteur a. les ménager. 

Vous refTouvenez-vous , Monfieur, d'avoir entendu quelquefois 
dans les intermèdes qu'on nous a donnés cette année , le fils de l'entre- 
preneur Italien , jeune enfant de dix ans au plus , accompagner quel- 
quefois k l'Opéra? Nous fûmes frappés dès le premier jour de l'ef- 
fet , que produifoit fous fes petits doigts l'accompagnement du cla- 
vefiîn ; & tout le fpeclacle s'apperçut,à fon jeu précis & brillant, que 
ce n'étoit pas l'accompagnateur ordinaire. Je cherchai aufli-tôt les 
raifons de cette différence , car je ne doutois pas que le fieur Noblet 
ne fût bon harmonise & n'accompagnât très -exadement : mais 
quelle fut ma furprife , en obfervant les mains du petit bon-Jiomme , 
de voir qu'il ne rempliffoir prefque jamais les accords , qu'il fup- 
primoit beaucoup de fons, & n'employoit très-fouvent que deux 
doigts, dont l'un fonnoit prefque toujours l'oélave de la baffe! Quoi', 
difois-je en moi-même , l'harmonie complette fait moins d'effet que 

duvrcs mcUts. Tumè 1. A a 



i86 Lettre SUR LA 

rharmonie mutilée, & nos accompagnateurs , en rendant tons les ac- 
cords pleins , ne font qu'un bruit confus , tandis que celui-ci avec 
moins de fons fait plus d'harmonie , ou du moins rend fon accom- 
pagnement plus fenfible & plus agréable ! Ceci fut pour moi un 
problême inquiétant, & j'en compris encore mieux toute l'impor- 
tance quand , après d'autres obfervations , je vis que les Italiens ac- 
compagnoient tous de la même manière que le petit bambin, & que 
par conféquent cette épargne , dans leur accompagnement , devoit 
tenir au même principe que celle qu'ils afFeétent dans leurs par- 
titions. 

Je comprenois bien que la baffe étant le fondement de toute 
harmonie , doit toujours dominer fur le refle , & que quand les autres 
parties l'étouffent ou la couvrent, il en réfulte une confufion qui 
peut rendre l'harmonie plus fourde ; & je m'expliquois ainfi pour- 
<}uoi les Italiens , û économes de leur main droite dans l'accompa- 
gnement , redoublent ordinairement a la gauche l'oclave de la baffe ; 
pourquoi ils mettent tant de contre-baffes dans leurs orcheftres i 
& pourquoi ils font fi fouvent marcher leurs quintes ( 6^ ) avec la 
baffe , au lieu de leur donner une autre partie , comme les François 
ne manquent jamais de faire. Alais ceci, qui pouvoir rendre rai- 
fon de la netteté des accords , n'en rendoit pas de leur énergie, 
& je vis bientôt qu'il devoit y avoir quelque principe plus caché & 
plus -fin de l'expreflîon que je remarquois dans la fimplicité de 
l'harmonie Italienne , tandis que je trouvois la nôtre fi compofée , il 
froide & fi languiffante. 

Je me fouviens alors d'avoir lu dans quelque ouvrage de M. Ra- 
meau , que chaque confonance a fon caraiftère particulier , c'efl-h- 
dire, une manière d'affedter l'ame qui lui eft propre; que l'effet de 
la tierce n'efl point le même que celui de la quinte , ni l'effet de la 

( 64 ) On peut remarquer a l'orchef- daigne-t-on pas même la copier en 
ire de notre Opéra, que dans la mufi- pareil cas. Ceux qui conduifent l'or- 
que Italienne les quintes ne jouent pref- cheftre ignoreroient -ils que ce défaut 
que jamais leur partie, quand elle efl de liaifon entre la bafTe & le defTus, 
à l'oftave de la balTej peut-être ne rend l'harmonie trop feche ? 



Musique Françoise. 187 

quarte le même que celui de la fîxte. De même les tierces & les 
fixtes mineures doivent produire des affedions différentes de celles 
que produifent les tierces & fîxtes majeures ; & ces faits une fois 
accordés , il s'enfuit aflTez évidemment que les difTonances & tous 
les intervalles poiïîbles , feront aufTî dans le même cas. Expérience 
que la raifon confirme , puifque toutes les fois que les rapports font 
différens , Timpreflion ne fauroit être la même. 

Or , me difois-je à moi-même , en raifonnant d'après cette fup- 
pofition , je vois clairement que deux confonances ajoutées l'une 
à l'autre mal-à-propos , quoique félon les règles des accords, pour- 
ront, même en augmentant l'harmonie , affoiblir mutuellement leur 
effet, le combattre, ou le partager. Si tout l'effet d'une quinte 
m'eft néceffaire pour l'expreflîon dont j'ai befoin , je peux rifquer 
d'affoiblir cette expreflion par un troifîème fon , qui, divifant cette 
quinte en deux autres intervalles , en modifiera néceffairement l'ef- 
fet par celui des deux tierces dans lefquelles je la réfous ; & ces 
tierces mêmes , quoique le tout enfemble fafle une fort bonne har- 
monie , étant de différente efpèce , peuvent encore nuire mutuelle- 
ment k l'impreffion l'une de l'autre. De même, û l'impreflion fi- 
multanée de la quinte & des deux tierces m'éroit néceffaire, j'affoi- 
blirois & j'altérerois mal-a-propos cette impreflion, en retranchant 
un des trois fons qui en forment l'accord. Ce raifonnement devient 
encore plus fenfible , appliqué à la diffonance. Supjîofons que j'aie 
befoin de toute la dureté du triton , ou de toute la fadeur de la fauffe 
quinte; oppofition , pour le dire en paffant, qui prouve combien 
les divers renverfemens des accords en peuvent changer l'effet; fi 
dans une telle circonflance , au lieu de porter a Toreille les deux 
uniques fons qui forment la diffonance , je m'avife de remplir l'ac- 
cord de tous ceux qui lui conviennent , alors j'ajoute au triton la fé- 
conde & la fixte , & k la fauffe quinte la fixte & la tierce , c'efl-k- 
du-e , qn'introduifant dans chacun de ces accords une nouvelle diffo- 
nance , j'y introduis en même-temps trois confonances , qui doivent 
néceffairement en tempérer & affoiblir l'effet, en rendant un de ces 
accords moins fade & l'autre moins dur. C'efl donc un principe 
certain & fondé dans la nature , que toute mufique où l'harmonie 

A a ij 



i88 Lettre sur la 

ell fcrupuleufement remplie, rout accompagnemenr où tous les 
accords font complets, doit faire beaucoup de bruit, mais avoir très- 
peu d'expreiïîon : ce qui eft précifément le caradère de la mufique 
Françoife. Il eft vrai qu'en ménageant les accords & les parties , le 
choix devient difllcile & demande beaucoup d'expérience & de goût 
pour le faire toujours à propos; mais s'il y a une règle pour aider 
au compofiteur a fe bien conduire en pareille occa/îon , c'eft cer- 
tainement celle de l'unité de mélodie que j'ai tâché d'établir ; ce 
qui fe rapporte au caraélère de la mufique Italienne , & rend rai- 
fon de la douceur du chant jointe à la force d'expreflîon qui y 
régnent. 

Il fuit de tout ceci , qu'après avoir bien étudié les règles élé- 
mentaires de l'harmonie , le muficien ne doit point fe hâter de 
la prodiguer inconfidérément , ni fe croire en état de compofer, 
parce qu'il fait remplir des accords ; mais qu'il doit , avant que 
de mettre la main \ l'œuvre , s'appliquer à l'étude beaucoup plus 
longue & plus difficile des impreffions diverfes que les confonan- 
ces , les diflbnances & tous les accords font fur les oreilles fenfi- 
"bles , & fe dire fouvent à lui-même , que le grand art du compo- 
fîteur ne confî/re pas moins à favoir difcerner dans l'occafion les 
fons qu'on doit fupprimer , que ceux dont il faut faire ufage. C'eft en 
étudiant & feuilletant fans cefTe les chefs-d'œuvres d'Italie , qu'il ap- 
prendra a faire ce choix exquis, fi la nature lui a donné aflTez de 
génie &: de goût pour en fentir la néceflîté \ car les difficultés de l'art 
ne fe laifTent appercevoir qu'à ceux qui font fàm pour les vaincre , 
& ceux-là ne s'aviferont pas de compter avec mépris les portées 
vuides d'une partition ; mais voyant la facilité qu'un écolier auroit 
eue à les remplir , ils foupçonneront & chercheront les raifons de 
cette (implicite trompeufe , d'autant plus admirable qu'elle cache 
des prodiges fous une feinte négligence , & que Varte chc tutto fa y 
nullu fi Jcuopre. 

Voila, \ ce qu'il me femble, la caufe des effets furprenans, 
que produit l'harmonie de la mullque Italienne , quoique beaucoup 
moins chargée que la nôtre , qui en produit (i peu. Ce qui ne (1- 
gnifie pas qu'il ne faille jamais remplir l'harmonie , mais qu'il ne 



Musique Françoise. i8g 

faut la remplir qu'avec choix & difcernement ; ce n'efl pas non 
plus à dire que pour ce choix le muficien foit obligé de faire tous 
ces raifonnemens , mais qu'il en doit fentir le réfultat. Oeft à lui 
d'avoir du génie & du goût pour trouver les chofes d'effet; c'eft au 
théoricien h en chercher les caufes , & a dire pourquoi ce font des 
chofes d'effet. 

Si vous jetrez les yeux fur nos compo/itions modernes, fur- 
tout fi vous les écoutez , vous reconnoîtrez bientôt que nos mufi- 
ciens ont fî mal compris tout ceci , que , s'efforçant d'arriver au 
même but , ils ont diredement fuivi la route oppofée ; & s'il m'efl 
permis de vous dire naturellement ma penfée , je trouve que plus 
notre mufique fe perfeftionne en apparence , & plus elle fe gâte en 
effet. Il étoit peut-être néceffaire qu'elle vînt au point où elle efl 
pour accoutumer infenfiblement nos oreilles a rejetter les préjugés 
de l'habitude , & a goûter d'autres airs que ceux dont nos nourri- 
ces nous ont endormis; mais je prévois que pour la porter au très- 
médiocre degré de bonté dont elle eft fufceptible , il faudra tôt 
ou tard commencer par redefcendre ou remonter au point oùLuIIy 
l'avoit mife. Convenons que l'harmonie de ce célèbre muficien efl 
plus pure & moins renverfée, que fes ba/fes font plus naturelles 
& marchent plus rondement, que fon chant efl mieux fuivi, que 
fes accompagnemens moins chargés naiffent mieux du fujet & en 
fortent moins , que fon récitatif efl beaucoup moins maniéré , & 
par conféquent beaucoup meilleur que le nôtre; ce qui fe confirme 
par le goût de l'exécution : car l'ancien récitatif étoit rendu par les 
adleurs de ce temps-la tout autrement que nous ne faifons aujour- 
d'hui; il étoit plus vif & moins traînant; on le chantoit moins, & 
on le déclamoit davantage (6<)). Les cadences, les ports-de-voix 
fe font multipliés dans le nôtre; il efl devenu encore plus languif- 
fant , 6c l'on n'y trouve prefque plus rien qui le diflingue de ce 
qu'il nous plaît d'appeller air. 

(6^ ) Cela fe prouve par la durée qui les ont vus anciennement. Au/ïï 

des Opéra de Lully , beaucoup plus toutes les fois qu'on redonne ces Opéra 

grande aujourd'hui que de fon temps, eft- on obligé d'y faire des retranche- 

lelon le rapport unanime de tous ceux , mens confidér ables. 



iço Lettre SUR Lu4 

Puisqu'il eu queftion d'airs & de récitatifs, vous voulez bien , 
Monfieur, que je termine cette lettre par quelques obfervations 
fur Tun & fur l'autre , qui deviendront peut-être des éclaircifle- 
mens utiles à la folution du problème dont il s'agit. 

On peut juger de l'idée de nos mufîciens fur la conflitution 
d'un Opéra , par la fingularité de leur nomenclature. Ces grands 
morceaux de mufique Italienne qui raviffent ; ces chefs - d'œuvres 
de génie qui arrachent des larmes, qui offrent les tableaux les plus 
frappans , qui peignent les fituations les plus vives, & portent dans 
l'ame toutes les pafllons qu'ils expriment, les François les appel- 
lent des ariettes. Ils donnent le nom d'airj à ces infîpides chan- 
fonnettes , dont ils entremêlent les fcènes de leurs Opéra , & 
réfervent celui de monologues par excellence h ces traînantes & 
ennuyeufes lamentations , à qui il ne manque, pour affoupir tout le 
monde , que d'être chantées jufte & fans cris. 

Dans les Opéra Italiens tous les airs font en fituation & font 
partie des fcènes. Tantôt c'efl un père défefpéré , qui croit voir 
l'ombre d'un fils qu'il a fait mourir injuflement , lui reprocher fa 
cruauté : tantôt c'eft un Prince débonnaire , qui , forcé de donner 
un exemple de févérité, demande aux Dieux de lui ôter l'Empire ou 
de Ivii donner un cœur moins fenfible. Ici c'eft une mère tendre , qui 
verfe des larmes en retrouvant fon fils qu'elle croyoit mort. Lk, c'eft 
le langage de l'amour , non rempli de ce fade &c puérile galimatias 
de flammes & de chaînes, mais tragique, vif, bouillant, entrecou- 
pé , & tel qu'il convient aux paftîons impérueufes. C'eft fur de 
telles paroles , qu'il fied bien de déployer toutes les richeffes d'une 
mufique pleine de force &: d'expreflîon , & de renchérir fur l'énergie 
de la poéfie par celle de l'harmonie & du chant. Au contraire, les pa- 
roles de nos ariettes toujours détachées du fujet, ne font qu'un mifé- 
rable jargon emmiellé , qu'on eft trop heureux de ne pas entendre : 
c'eft une collection faite au hazard du très-petit nombre de mots 
fonores que notre langue peut fournir , tournés & retournés de 
toutes les manières, excepté de celle qui pourroit leur donner du 
fens. C'eft fur ces impertinens amphigouris , que nos mufîciens 
épuifent leur goût & leur favoir , & nos adeurs leurs geftes &: leurs 



M u s I q u E Françoise- 191 

poumons, c'efl à ces morceaux e.vtravagms , que nos femmes fe 
pâment d'admiration ; & la preuve la plus marquée que la muflque 
Françoife ne fait ni peindre ni parler , c'efl: qu'elle ne peut dévelop- 
per le peu de beautés dont elle efl fufceptible , que fur des pa- 
roles qui ne fignifient rien. Cependant , à entendre les François 
parler de mufique , on croiroit que c'eft dans leurs Opéra qu'elle 
peint de grands tableaux & de grandes paflions , & qu'on ne trouve 
que des ariettes dans les Opéra Italiens , où le nom même d'a- 
riette & la ridicule chofe qu'il exprime , font également inconnus. 
Il ne faut pas être furpris de la grofliéreté de ces préjugés : la mu- 
fique Italienne n'a d'ennemis , même parmi nous , que ceux qui n'y 
connoiffent rien; & tous les François qui ont tenté de l'étudier dans 
le feul deffein de la critiquer en connoifTance de caufe , ont bien- 
tôt été fes plus zélés admirateurs (66). 

APRiiS les ariettes , qui font à Paris le triomphe du goût mo- 
derne , viennent les fameux monologues qu'on admire dans nos 
anciens Opéra : fur quoi l'on doit remarquer que nos plus beaux 
airs font toujours dans les monologues & jamais dans les fcènes , 
parce que nos adeurs n'ayant aucun jeu muet, & la mufique n'in- 
diquant aucun gefte & ne peignant aucune fituation , celui qui gar- 
de le filence , ne fait que faire de fa perfonne pendant que l'au- 
tre chante. 

Le caractère traînant de la langue , le peu de flexibilité de nos 
voix , & le ton lamentable qui règne perpétuellement dans notre 
Opéra , mettent prefque tous les monologues François fur un 
mouvement lent; & comme la mefure ne s'y fait fentir ni dans le 
chant, ni dans la bafle , ni dans l'accompagnement, rien n'efl fi 
traînant, fi lâche , fi languiffant que ces beaux monologues que 
tout le monde admire en bâillant; ils voudroient être triftes ôc ne 
font qu'ennuyeux ; ils voudroient toucher le cœur , & ne font 
qu'affliger les oreilles. 

Les Itahens font plus adroits dans leurs Adagio : car lorfque le 

[66] C'eû un préjugé peu favorable a la mufique Françoife , que ceux qui 
la mépnfent le plus, foient précifément ceux qui la connoiflenc le mieux ; car 
elle efl: aufli ridicule quand on l'examine , qu'infupportable quand on l'écoute. 



'9^ Lettre sur la 

chant eft fi lent qu'il feroit à craindre qu'il ne laifsit afFoiblîr' 
l'idée de la mefure , ils font marcher la bafTe par notes égales qui 
marquent le mouvement, & l'accompagnement le marque aufîi par 
des fubdivifions de notes, qui, foutenant la voix & l'oreille en me- 
fure , ne rendent le chant que plus agréable , & fur-tout plus éner- 
gique par cette précifion. Mais la nature du chant François in- 
terdit cette refTource à nos compofiteurs : car dès que l'aéleur fe- 
roit forcé d'aller en mefure , il ne pourroitplus développer fa voix 
ni fon jeu , traîner fon chant, renfler , prolonger fes fons , ni crier 
à pleine tête , & par conféquent il ne feroit plus applaudi. 

Mais ce qui prévient encore plus efficacement la monotonie , 
& l'ennui dans les Tragédies Italiennes, c'efl: l'avantage de pouvoir 
exprimer tous lesfentimens , & peindre tous les caradlères avec telle 
mefure & tel mouvement qu'il plaît au conipofiteur. Notre mé- 
lodie , qui ne dit rien par elle - même , tire toute fon expreflîon 
du mouvement qu'on lui donne ; elle efl forcément trifte fur une 
mefure lente , furieufe ou gaie fur un mouvement vif, grave fur un 
mouvement modéré : le chant n'y fait prefque rien , la mefure 
feule , ou , pour parler plus jufte , le feul degré de vîteffe détermine 
le caraélère. Mais la mélodie Italienne trouve dans chaque mou- 
vement des expreflîons pour tous les caractères , des tableaux pour 
tous les objets. Elle e/î, quand il plaît au mu/îcien, tri/fe fur un 
mouvement vif, gaie fur un mouvement lent, &, comme je l'ai 
déjà dit , elle change fur le même mouvement de caraélère au gré 
du compofiteur ; ce qui lui donne la facilité des contrafles, fans dé- 
pendre en cela du poète & fans s'expofer à des contrefens. 

Voila la fource de cette prodigieufe variété, que les grands 
maîtres d'Italie favenr répandre dans leurs Opéra, fans jamais for- 
tir de la nature : variété qui prévient la monotonie, la langueur & 
l'ennui, & que les muficiens François ne peuvent imiter , parce que 
leurs mouvemens font donnés par le fens des paroles , & qu'ils font 
forcéj de s'y tenir , s'ils ne veulent tomber dans des contrefens ri- 
dicules. 

A l'égard du récitatif, dont il me reile à parler , il femble que 

pour 



M u s I q u E Françoise. 19^ 

pour en bien juger il faudroît une fois favoirprécifémentceque c'eUi 
car jufqu'ici je ne fâche pas que de tous ceux qui en ontdifputé , 
perfonne fe foit avifé de le définir. Je ne fais , Monfleur , quelle 
idée vous pouvez avoii- de ce mot; quant à moi, j'appelle récita- 
tif une déclamation harmonieufe , c'eft-k-dire , une déclamation 
dont toutes les inflexions fe font par intervalles harmoniques. 
D'où il fuit que comme chaque langue a une déclamation qui lui 
eft propre , chaque langue doit aufîî avoir fon récitatif particulier j 
ce qui n'empêche pas qu'on ne puifTe très-bien comparer un ré- 
citatif à un autre , pour favoir lequel des deux eft le meilleur, 
ou celui qui fe rapporte le mieux à fon objet. 

Le récitatif efl: nécefTaire dans les drames lyriques : i. Pour 
lier l'aôion & rendre le fpeftacle un. 2. Pour faire valoir les airs, 
dont la continuité deviendroit infupportable. 3. Pour exprimer une 
multitude de chofes , qui ne peuvent ou ne doivent point être ex- 
primées par la mufique chantante & cadencée. La fimple déclama- 
tion ne pouvoit convenir k tout cela dans un ouvrage lyrique , 
parce <iue la tranfition de la parole au chant, & fur-tout du chant 
îi la parole , a une dureté h laquelle l'oreille fe prête difficilement , 
& forme un contrafte choquant qui détruit toute l'illufion , ù: par 
conféquent l'intérêt ; car il y a une forte de vraifemblance qu'il 
faut conferver, même à l'Opéra, en rendant le difcours tellement 
uniforme, que le tout puiffe être pris au moins pour une langue 
hypothétique. Joignez h cela que le fecours des accords augmente 
l'énergie de la déclamation harmonieufe , & dédommage avanta- 
geufement de ce qu'elle a de moins naturel dans les intonations. 

Il efl évident , d'après ces idées , que le meilleur récitatif, dans 
quelque langue que ce foit, Ci elle a d'ailleurs les conditions né- 
cefTaires , eft celui qui approche le plus de la parole ; s'il y en 
avoir un qui en approchât tellement, en confervant l'harmonie qui 
lui convient , que l'oreille ou l'efprit pût s'y tromper , on devroit 
prononcer hardiment que celui-lk auroit atteint toute la perfeftion, 
dont aucun récitatif puiffe être fufceptible. 

Examinons maintenant fur cette règle ce qu'on appelle en France 
iEuvrcs mclccs. Tome L Bb 



194 Lettre SUR LA 

récitatif, & dites-moi, je vous prie , quel rapport vous pouvez trou- 
ver entre ce récitatif & notre déclamation? Comment concevrez- 
vous jamais que la langue Françoife, dont l'accent eft fi uni, fi 
fimple, fi modefte, fi peu chantant, foit bien rendue par les 
bruyantes & criardes intonations de ce récitatif, & qu'il y ait quel- 
que rapport entre les douces inflexions de la parole , & ces fons 
foutenus & renflés , ou plutôt ces cris éternels qui font le tiflu de 
cette partie de notre mufique encore plus même que des airs? 
Faites, par exemple, réciter à quelqu'un qui fâche lire, les qua- 
tre premiers vers de la fameufe reconnoifTance d'Iplîigénie. A 
peine reconnoîtrez-vous quelques légères inégalités, quelques foi- 
bles inflexions de voix dans un récit tranquille, qui n'a rien de 
vif ni de paflîonné , rien qui doive engager celle qui le fait a éle- 
ver ou abaifTer la voix. Faites enfuite réciter par une de nos ac- 
trices ces mêmes vers fur la note du muficien , & tâchez , fi vous 
le pouvez , de fupporter cette extravagante criaillerie , qui paiïe h 
chaque inftant de bas en haut & de haut en bas , parcourt fans fu- 
jet toute l'étendue de la voix, & fufpend le récit hors de propos 
pour filer de beaux fons fur des fyllabes qui ne fignifient rien , & 
qui ne forment aucun repos dans le fens. 

Qu'on joigne k cela les fredons , les cadences, les ports-de- 
voix qui reviennent à chaque infiant, & qu'on me dife quelle ana- 
logie il peut y avoir entre la parole & toute cette mauffade pré- 
tintaille, entre la déclamation & ce prétendu récitatif? Qu'on me 
montre au moins quelque côté par lequel on puifTe raifonna- 
blement vanter ce merveilleux récitatif François, dont l'invention 
fait la gloire de LuUy ? 

C'EST une chofe afiez plaifante que d'entendre les partifans de 
la mufique Françoife fe retrancher dans le caraftère de la langue , 
& rejetter fur elle des défauts , dont ils n'ofent accufer leur idole , 
tandis qu'il eft de toute évidence que le meilleur récitatif qui peut 
convenir k la langue Françoife, doit être oppofé prefque en tout 
à celui qui y efl: en ufage : qu'il doit rouler entre de fort petits 
intervalles, n'élever ni n'abaiiïer beaucoup la voix, peu de fons 
foutenus , jamais d'éclats , encore moins de cris , rien fur-tout qui 



i 



Musique Frai^çoîse. 19 j 

f eflemble au chant , peu d'inégalité dans la durée ou valeur des 
notes , ainfi que dans leurs degrés. En un mot , le vrai récitatif 
François , s'il peut y en avoii- un , ne fe trouvera que dans une 
route direftement contraire à celle de Lully ôc de fes fucce/Teurs ; 
dans quelque route nouvelle qu'aflurément les compofiteurs Fran- 
çois , (i fiers de leur faux favoir , & par conféquent fi éloignés de 
fentir & d'aimer le véritable, ne s'aviferont pas de chercher fi-tôt, 
6c que probablement ils ne trouveront jamais. 

Ce feroit ici le lieu de vous montrer par l'exemple du récitatif 
Italien, que toutes les conditions que j'ai fuppofées dans un bon 
récitatif, peuvent en effet s'y trouver ; qu'il peut avoir h la fois 
toute la vivacité de la déclamation , & toute l'énergie de l'harmo- 
nie \ qu'il peut marcher auffi rapidement que la parole , & être auffi 
mélodieux qu'un véritable chant; qu'il peut marquer toutes les 
inflexions , dont les paflions les plus véhémentes animent le dif- 
cours, fans forcer la voix du chanteur, ni étourdir les oreilles de 
ceux qui écoutent. Je pourrois vous montrer comment, à l'aide 
d'une marche fondamentale particuUère, on peut multiplier les 
modulations du récitatif d'une manière qui lui foit propre , & qui 
contribue à le diftinguer des airs, où, pour conferver les grâces 
de la mélodie , il faut changer de ton moins fréquemment , com- 
ment fur-tout , quand on veut donner \ la paffion le temps de dé- 
ployer tous fes mouvemens, on peut, h l'aide d'une fymphonie 
habilement ménagée , faire exprimer à l'orcheftre , par des chants 
pathétiques & variés, ce que Tafteur ne doit que réciter : chef-d'œu- 
vre de l'art du muficien , par lequel il fait , dans un récitatif obligé (<? 7), 
joindre la mélodie la plus touchante à toute la véhémence de 
la déclamation , fans jamais confondre l'une avec l'autre : je pour- 
rois vous déployer les beautés fans nombre de cet admirable ré- 
citatif, dont on fait en France tant de contes aufli abfiurdes que 

[ 67 ] J'avois efpéré que le Sieur connoiffeurs , ce qu'ils jugent depuis 

CafTarelli nous donneroic , au Concert fi long-teiïips ; mais fur fes raifons 

Spirituel , quelque morceau de grand pour n'en rien faire , j'ai trouvé qu'il 

récitatif & de chant pathétique , pour connoiflbit encore mieux que moi la. 

faire entendre une fois aux prétendus portée de fes auditeurs. 

Bbi; 



içô 



Lettre sur la 



les jugemens qu'on s'y mêle d'en porter; comme fi quelqu'un 
pouvoit prononcer fur un récitatif, fans connoître \ fond la lan- 
gue k laquelle il eft propre. Mais pour entrer dans ces détails il 
faudroit, pour ainfi dire, créer un nouveau diftionnaire , inventer 
a chaque infiant des termes pour offrir aux le(fleurs François des 
idées inconnues parmi eux, & leur tenir des difcours qui leur pa- 
roîtroient du galimatias. En un mot , pour en être compris il fau- 
droit leur parler un langage qu'ils entendiflent, & par conféquenc 
de fcience & d'arts de tout genre , excepté la feule mufique. Je 
n'entrerai donc point fur cette maHère dans un dérail affe61:é qui 
ne fei'viroit de rien pour Tinflruflion des lefteurs , & fur lequel 
ils pourroient préfumer que je ne dois qu'a leui* ignorance en cette 
partie la force apparente de mes preuves. 

Par la mcme raifon je ne tenterai pas non plus le parallèle 
qui a été propofé cet liiver dans un écrit adreffé au petit Prophète 
& k fes adverfaires, de deux morceaux de mufique , l'un Italien 
& l'autre François, qui y font indiqués. La fcène Italienne con- 
fondue en Itahe avec mille autres chefs-d'œuvres égaux ou fupé- 
rieurs , étant peu connue à Paris, peu de gens pourroient fuivre 
la comparaifon , & il fe trouveroit que je n'aurois parlé que pour 
le petit nombre de ceux qui favoient déjà ce que j'avois k leur 
dire. Mais quant h la fcène Françoife, j'en crayonnerai volontiers 
l'analyfe avec d'autant plus de plaifir , qu'étant le morceau con- 
facré dans la nation par les plus unanimes fuffrages , je n'aurai 
pas à craindre qu'on m'accufe d'avoir mis de la partialité dans la 
choix, ni d'avoir voulu fouflraire mon jugement a celui des lec- 
reurs par un fujet peu connu. 

Au refte , comme je ne puis examiner ce morceau fans en adop- 
ter le genre , au moins par hypothèfe , c'eft rendre à la mufique 
Françoife tout l'avantage que la raifon m'a forcé de lui ôter dans 
le cours de cette lettre ; c'eft la juger fur fes propres règles ; de 
forte que , quand cette fcène feroit auflî parfaite qu'on le pré- 
rend , on n'en pourroit conclure autre chofe , /înon que c'eft de 
la mufique Françoife bien faire , ce qui n'empêcher oit pas que lo 
genre étajit démontré mauvais, ce ne fût abfolumcnt de mauva'ifô 



M u s I (^ u E Françoise. 197 

mufique ; il ne s'agit donc ici que de voir fi l'on peut l'admettre 
pour bonne , au moins dans fon genre. 

Je vais pour cela tâcher d'analyfer en peu de mots ce célèbre 
monologue d'Armide , en/în il ejl en ma puijfancc, qui pafTe pour 
un chef-d'œuvre de déclamation , & que les maîtres donnent eux- 
mêmes pour le modèle le plus parfait du vrai récitatif François. 

Je remarque d'abord que M. Rameau l'a cité avec raifon en 
exemple d'une modulation exafte &: très-bien liée : mais cet éloge 
appliqué au morceau dont il s'agit, devient une véritable fatyre , 
& M. Rameau lui-même fe feroit bien gardé de mériter une fem- 
blable louange en pareil cas : car que peut - on penfer de plus 
mal conçu que cette régularité fcholaftique dans une fcène oii l'em- 
portement , la tendrefTe & le contrafte des paflions oppofées met- 
tent l'adlrice & les fpedateurs dans la plus vive agitation > Armide 
furieufe vient poignarder fon ennemi. A fon afped , elle héfite , 
elle fe lailFe attendrir , le poignard lui tombe des mains , elle ou- 
blie tous fes projets de vengeance , & n'oublie pas un feul inftant 
fa modulation. Les réticences, les interruptions , les tranfitions in-' 
telleftuelles que le poëte offroit au muficien , n'ont pas été une 
feule fois faifiespar celui-ci. L'héroïne finit par adorer celui qu'elle 
vouloit égorger au commencement; le muficien finit en E fi mi 
comme il avoit commencé , fans avoir jamais quitté les cordes 
les plus analogues au ton principal, fans avoir mis une feule fois, 
dans la déclamation de l'aflrice, la moindre inflexion extraordinaire 
qui fît foi de l'agitation de fon ame , fans avoir donné la moin- 
dre expreflîon à l'harmonie : & je défie qui que ce foit d'aflîgner 
par la mufique leule , foit dans le ton, foit dans la mélodie, foit 
dans la déclamation, foit dans l'accompagnement, aucune diffé- 
rence fenfible entre le commencement & la fin de cette fcène, 
par où le fpedateur puifle juger du changement prodigieux , qui 
s'eft fait dans le cœur d'Armide. 

Observez cette baffe -continue : que de croches! que de pe- 
tites notes paffagères pour courir après la fuccefîïon harmonique ! 
Eft-ce ainfi que marche la baffe d'un bon récitatif, où l'on ne doit 



198 



Lettre sur la 



entendre que de groflTes notes, de loin en loin, le plus râfement 
qu'il eft poflîble , & feulement pour empêcher la voix du récitant 
& Toreille du fpeflateur de s'égarer? 

Mais voyons comment font rendus les beaux vers de ce mo- 
nologue , qui peut paffer en effet pour un chef-d'œuvre de poéfie. 

Enfin il ejî en ma puijfancc. 

Voila un trille {6%), &, qui pis eft, un repos abfolu dès le 
premier vers , tandis que le fens n'eft achevé qu'au fécond. J'avoue 
que le poëte eut peut-être mieux fait d'omettre ce fécond vers, & 
de laifTer aux fpeftateurs le plaifir d'en lire le fens dans l'ame de l'ac- 
trice j mais puifqu'il Ta employé, c'étoit au muficien de le rendre. 

Ce fatal ennemi, ce fuperbe vainqueur! 

Je pardonnerois peut-être au muficien d'avoir mis ce fécond 
vers dans un autre ton que le premier , s'il fe permettoit un peu 
plus d'en changer dans les occafions néceflaires. 

Le charme du fommeil le livre à ma vengeance . 

Les mots de charme Se de fommeil ont été pour le muficien 
un piège inévitable ^ il a oublié la fureur d'Armide , pour faire ici 
un petit fomme , dont il fe reveillera au mot percer. Si vous croyez 
que c'eft par hazard qu'il a employé des fons doux fur le pre- 
mier hémiftiche, vous n'avez qu'a écouter la baffe : LuUy n'étoit 
pas homme à employer de ces dièfes pour rien. 

Je vais percer fon invincible cœur. 

Que cette cadence fànale efl: ridicule dans un mouvement aufilî 

(68 ) Je fuis contraint de francifer tant dans la néceiïîté de me fervir du 

te mot pour exprimer le battement de mot de ca^e^ice dans une autre accep- 

gofier que les Italiens appellent ainfi , tion , il ne m'écoit pas poflîble d'éviter 

parce que me trouvant à chaque inf- autrement des équivoques continuelle»» 



Musique Françoise. 199 

impétueux ! Que ce trille eft froid & de mauvaife grâce ! Qu'il 
eft mal placé fur une fyllabe brève, dans un récitatif qui devroic 
voler , & au milieu d'un tranfport violent ! 

Par lui tous mes captifs font for lis d'efclavagc ; 
Qu'il éprouve toute ma rage. 

On voit qu'il y a ici une adroite réticence du poëte. Armi- 
de , après avoir dit qu'elle va percer l'invincible cœur de Renaud , 
fent dans le fien les premiers mouvemens de la pitié , ou plutôt 
de l'amour; elle cherche des raifons pour fe raffermir, & cette 
rranfition intellefcuelle amène fort bien ces deux vers , qui fans 
cela fe lieroient mal avec les précédens , & deviendroient une ré- 
pétition tout-à-fait fuperflue de ce qui n'eft ignoré, ni de l'adrice 
ni des fpecftateurs. 

Voyons maintenant comment le muficien a exprimé cette mar- 
che fecrette du cœur d'Armide. Il a bien vu qu'il falloit mettre 
un intervalle entre ces deux vers & les précédens , & il a fait un 
/îlence qu'il n'a rempli de rien , dans un moment où Armide avoit 
tant de chofes \ fentir , & par conféquent l'orcheftre \ exprimer. 
Après cette paufe , il recommence exactement dans le même ton, 
fur le même accord, fur la même note par oîi il vient de finir, 
paffe fucceflîvement par tous les fons de l'accord durant une me- 
fure entière , & quitte enfin avec peine , & dans un moment où 
cela n'efl: plus néceffaiie, le ton autour duquel il vient de tour- 
ner fi mal-h-propos. 

Qud trouble me faifit? Qui me fait héjîter ? 

Autre filence , & puis c'efl tout. Ce vers eft dans le même 
ton , prefque dans le même accord que le précédent. Pas une 
altération qui pui/Te indiquer le changement prodigieux qui fe fait 
dans l'ame & dans les difcours d'Armide. La tonique, il e(l vrai, 
devierit dominante par un mouvement de bafle. Eh Dieux ! il e/l 
bien queftion de tonique «Se de donoinante dans un infiant , où 



aoo Lettre sur la 

toute lîaifon harmonique doit être interrompue , où tout doit pein- 
dre le défordre & l'agitation ! D'ailleurs , une légère altération 
qui n'eft que dans la baflè , peut donner plus d'énergie aux in- 
flexions de la voix , mais jamais y fuppléer. Dans ce vers , le cœur , 
les yeux , le vifage , le gefte d'Armide , tout eft changé , hormis 
fa voix : elle parle plus bas , mais elle garde le même toiu 

Qu'ejî'ce qu'en fa faveur la pitié m< veut dire ? 
Frappons. 

Comme ce vers peut être pris en deux fens difFérens , je ne 
veux pas chicaner Lully pour n'avoir pas préféré celui que j'au- 
roîs choifî. Cependant il eft incomparablement plus vif, plus ani- 
mé , & fait mieux valoir ce qui fuit. Armide , comme Lully la 
fait parler , continue k s'attendrir en s'en demandant la caufe à 
elle-même : 

QueJ}-ce qu en fa faveur la pitié me veut dire ? 

Puis tout d'un coup elle revient k fa fureur par ce feul mot : 

Frappons. 

Armide indignée, comme je la conçois, après avoir héfité, 
rejette avec précipitation fa vaine pitié, & prononce vivement & 
tout d'une haleine en levant le poignard : 

Quefî-ce quen fa faveur la pitié me veut dire ? 
Frappons. 

Peut-être Lully même a-t-il entendu aînfi ce vers, quoiqu'il 
Tait rendu autrement : car fa note décide fi peu la déclamation , 
c[u'on lui peut donner fans rifque le fens que l'on aime mieux. 



. ; , . . Ciel qui peut m'arrcter? 
Achevons , . . je frémis! vengeons-nous . . ,jefoupire. 



Voit-i 



M u s I (i u E Françoise. 20 ï 

Voila certainement le moment le plus violent de toute la 
fcène. C'eft ici que fe fait le plus grand combat dans le cœur 
d'Armide. Qui croiroit que le muficien a laiiïe toute cette agi- 
tation dans le même ton, fans la moindre tranfition intelleftuelle, 
fans le moindre écart harmonique, d'une manière fi infipide , 
avec une mélodie fi peu caraclérifée & une fi inconcevable mal- 
adrefTe, qu'au lieu du dernier vers que dit le poète, 

Achevons; je /remis. Vengeons - nous ; je foupire. 

le muficien dit exaftement celui-ci : 

Achevons ; . achevons. Vengeons - nous ; vengeons - nous. 

Les trilles font fur-tout un bel effet fur de telles paroles , & 
c'eft une chofe bien trouvée que la cadence parfaite fur le mot 
foupire. 

JEy?-cc ainji que je dois me venger aujourd'hui ? 
Ma colère s'éteint quand j'approche de lui. 

Ces deux vers feroient bien déclamés s'il y avoit plus d'inter- 
valle entr'eux, & que le fécond ne finît pas par une cadence par- 
faite. Ces cadences parfaites font toujours la mort de Texpreflion, 
fur-tout dans le récitatif François , où elles tombent fi lourdement. 

plus je le vois , plus ma vengeance ejî vaine. 

TouTfe perfonne qui fentira la véritable déclamation de ce 
vers, jugera que le fécond hémiftiche eft à contre-fens; la voix 
doit s'élever fur ma vengeance, & retomber doucement fur vaine. 

Mon bras tremblant fe rtfufe à ma haine. 

Mauvaise cadence parfaite ! d'autant plus qu'elle ell accom- 
pagnée d'un trille. 

(Euvres mêlées. Tome /. . Ce 



202 Lettre sur la 

Ah ! quelle cruauté de, lui ravir h jour. 

Faites déclamer ce vers h Mademoirelle Dumefnil , & vous 
trouverez que le mot cruauté fera le plus élevé, & que la voix 
ira toujours en baiiïant jufqu'à la fin du vers; mais le moyen de 
ne pas faire poindre le jour ! je reconnois-lh le muficien. 

Je pafTe, pour abréger, le rcfle de cette fcène , qui n'a plus 
rien d'intéreflant ni de remarquable, que les contre-fens ordinai- 
res & des trilles continuels , & je finis par le vers qui la termine. 

Que y s'il fe peut , je le hdiffe. 

Cette parenthèfe , /z/yè peut, me femble une épreuve fuffi- 
fante du talent du muficien ; quand on la trouve fur le même 
ton , fur les mêmes notes que je le hdijje , il eft bien difficile de 
ne pas fentir combien Lully étoit peu capable de mettre de la 
mufique fur les paroles du grand homme qu'il tenoit à fes gages. 

A regard du petit air de guinguette qui eft à la fin de ce 
monologue , je veux bien confentir à n'en rien dire , & s'il y a 
quelques amateurs de la mufique Françoife , qui connoiflentla fcène 
Italienne qu'on a mife en parallèle avec celle-ci, &: fur -tout l'air 
impétueux , pathétique & tragique qui la termine , ils me fauront 
gré fans doute de ce fdence. 

Pour réfumer, en peu de mots, mon fentimentfur le célèbre 
monologue, je dis que fi on l'envifage comme du chant, on n'y trouve 
ni mefure , ni caraélère , ni mélodie : fi l'on veut que ce foit du 
récitatif, on n'y trouve ni naturel ni expreflion ; quelque nom 
qu'on veuille lui donner , on le trouve rempli de fons filés , de 
trilles & autres ornemens du chant, bien plus ridicules encore dans 
une pareille fituation qu'ils ne le font communément dans la mu- 
fique Françoife. La modulation en eft régulière, mais puérile par 
cela même , fcholafiique , fans énergie , fans afFedion fenfible.I. 'ac- 
compagnement s'y borne à la baffe continue , dans une fituation 
où toutes les puifTances de la mufique doivent être déployées; & 



M u s I q u E Françoise. 203 

cette bafTe ^ft plutôt celle qu'on feroit mettre à un écolier fous 
la leçon de mufique , que Taccompagnement d'aune vive fcène de 
l'opéra , dont rharmonie doit être choifie & appliquée avec un 
difcernement exquis , pour rendre la déclamation plus fenfîble & 
l'exprefTlon plus vive. En un mot, fi Ton s'avifoit d'exécuter la 
mufique de cette fcène fans y joindre les paroles , fans crier ni 
gefliculer , il ne feroit pas poffible d'y rien démêler d'analogue 
a la fituation qu'elle veut peindre , & aux fentimens qu'elle veut 
exprimer , & tout cela ne paroîtrort qu'une ennuyeufe fuite de 
fons modulés au hazard & feulement pour la faire durer. 

Cependant ce monologue a toujours fait , & je ne doute pas 
qu'il ne fit encore un grand effet au théâtre , parce que les vers 
en font admirables .& la fituation vive & intéreflante. Mais fans 
les bras & le jeu de l'a(51:rice, je fuis perfuadé que perfonne n'en 
pourroit fouffrir le récitatif, & qu'une pareille mufique a grand 
befoin du fecours des yeux , pour être fupportable aux oreilles. 

Je crois avoir fait voir qu'il n'y a ni mefure , ni mélodie dans 
la mufique Françoife , parce que la langue n'en eft pas fufcepti- 
ble ; que le chant François n'eft qu'un aboiement continuel , in- 
fupportable à toute oreille non prévenue ; que l'harmonie en cfl: 
brute , fans expreffion , & fentant uniquement fon remplifTage d'é- 
colier ; que les airs François ne font point des airs ; que le réci- 
tatif François n'eft point du récitatif D'où je conclus que les Fran- 
çois n'ont point de mufique & n'en peuvent avoir (6^) j ou que 
ù jamais ils en ont une , ce fera tant pis pour eux. 

Je fuis , &c. 

(69) Je n'appelle pas avoir une fera déformais l'étude denosmuficiens, 

mufique que d'emprunter celle d'une eft trop monftrueux pour être admis , 

autre langue pour tâcher de l'appli- & le carafière de notre langue ne s'y 

quer a la fienne,& j'aimerois mieux prêtera jamais. Tout au plus quelques 

que nous gardafllons notre mauffade pièces comiques pourront-elles pader 

& ridicule chant , que d'affocier en- en faveur de la fymphonie ; mais je 

core plus ridiculement la mélodie Ita- prédis hardiment que le ^enre rragi- 

lienne a la langue Françoife. Ce dé- que ne fera pas même tenté. On a 

goûtant aflemblage , qui peut-être applaudi , cet été, à l'opéra comique, 

C c ij 



204 



Lettre sur l a & 



c. 



l'ouvrage d'un homme de talent qui 
paroît avoir écouté la borme mufique 
avec de bonnes oreilles , & qui en a 
traduit le genre François d'au/Ti près 
qu'il étoit pofïïble; fes accompagne- 
mens font bien imités, fans être co- 
piés; & s'il n'a point fait de chant, 
c'eft qu'il n'eft pas poflîble d'en faire. 
Jeunes muficiens , qui vous fentez du 



talent , continuez de méprifer en pu- 
blic la mufique Italienne , je fens bien 
que votre intérêt préfent l'exige ; mais 
hâtez-vous d'étudier, en particulier, 
cette langue & cette mufique , fi vous 
voulez pouvoir tourner un jour con- 
tre vos camarades le dédain que vous 
affetftez aujourd'hui contre vos maî- 
tres. 



20J 



EXTRAIT 

D' U N E 

LETTRE DE M. ROUSSEAU, 

A M 

Sur les Ouvrages de M. Rameau. 

J E voudrois d'abord tâcher de fixer , à-peu-près , Pidée qu'un 
homme raifonnable & impartial , doit avoir des ouvrages de M. 
Rameau ; car je compte pour rien les clabauderies des cabales 
pour & contre. Quant à moi je pourrai mal juger par défaut 
de lumières ; mais fi la raifon ne fe trouve pas dans ce que j'en 
dirai, l'impartialité s'y trouvera sûrement, & ce fera toujours avoir 
fait le plus difficile. 

Les ouvrages théoriques de M. Rameau ont ceci de fort fin- 
gulier , qu'ils ont fait une grande fortune fans avoir été lus , & 
ils le feront bien moins déformais, depuis qu'un philofophe (70) 
a pris la peine d'écrire le fommaire de la doârine de cet auteur. 
Il eft bien sûr que cet abrégé anéantira les originaux , & avec un 
tel dédommagement on n'aura aucun fujet de les regretter. Ces 
difFérens ouvrages ne- renferment rien de neuf ni d'utile, que le 
principe de la bafle fondamentale (71) ; mais ce n'efl pas peu 
de chofe que d'avoii" donné un principe, fût-il même arbitraire 
h un art qui fembloit n'en point avoir, & d'en avoir tellement 
facilité les règles que Tétude delà compofirion, qui étoit autre- 
fois une affaire de vingt années , eft h préfent celle de quelque 
mois. Les muficiens ont faifi avidement la découverte de M. Ra- 
meau en affedant de la dédaigner. Les Élèves fe font multipliés 
avec une rapidité étonnante j on n'a vu de tous côtés que pe- 
(70) M. d'Alembert. 

[71] Ce n'eft point par oubli que je ne dis rien ici du prétendu prin- 

cipe phyfique de l'harmonie. 



2o6 Extrait d' u n e Lettre 

tits compofiteurs de deux jours , la plupart fans talens , qui faî- 
foient les docteurs aux dépens de leur maître ; & les fervices très- 
réels, très-grands & très-folides que M. Rameau a rendus à la 
mufique , ont en même temps amené cet inconvénient, que la 
France s'eft trouvée inondée de mauvaife mufique & de mauvais 
muficiens, parce que chacun croyant connoître toutes les finefTes 
de Tart , dès qu'il en a fu les élémens , tous Ce font mêlés de faire 
de rharmonie , avant que l'oreille & l'expérience leur eufTent ap- 
pris à difcerner la bonne. 

A regard des opéra de M. Rameau, on leur a d'abord cette obli- 
gation d'avoir les premiers élevé le Théâtre de l'opéra au-deflTus des 
tréteaux du Pont-neuf. Il a franchi hardiment le petit cercle de 
très - petite mufique autour duquel nos petits muficiens tournoient 
fans cefTe depuis la mort du grand Lully : de forte que , quand 
on feroit affez injulle pour refufer des talens fupérieurs à M. Ra- 
meau , on ne pourroit au moins difconvenir qu'il ne leur ait en 
quelque forte ouvert la carrière , & qu'il n'ait mis les muficiens f 
qui viendront après lui , à portée de déployer impunément les 
leurs ; ce qui afTurément n'étoit pas une entreprife aifée. Il a 
fenti les épines ; fes fuccefTeurs cueilleront les rofes. 

On l'accufe aflez légèrement, ce me femble , de n'avoir travaillé 
que fur de mauvaifes paroles ; d'ailleurs pour que ce reproche 
eût le fens commun, il faudroit montrer qu'il a été à portée d'en 
choifir de bonnes. Aimeroit-on mieux qu'il n'eût rien fait dutoutî 
Un reproche plus jufle eu de n'avoir pas toujours entendu celles 
dont il s'efi chargé ,. d'avoir fouvent mal faifi les idées du poète , 
ou de n'en avoir pas fubftitué de plus convenables , & d'avoir fait 
beaucoup de contre-fens. Ce n'eft pas fa faute s'il a travaillé fur 
de mauvaifes paroles ; mais on peut douter s'il en eût fait valoir 
de meilleures. Il efi: certainement du côté de l'efprit & de l'intel- 
ligence fort au-de/Tous de Lully , quoiqu'il lui foitprefque toujours 
fupérieur du côté de l'exprefTion. M. Rameau n'eût pas plus fait 
le monologue de Roland ( 72 ) > que Lully celui de Dardanus, 

Il faut reconnoître dans M. Rameau un très - grand talent, 

( 71 ) Acle IV. Scène II. 



DE M, Rousseau a M... 207 

beaucoup de feu, une tcte bien fonnante,une grande connoifTance 
des renverfemens harmoniques & de toutes les chofes d'effet; 
beaucoup d'art pour s'approprier, dénaturer, orner; embellir les 
idées d'autrui , & retourner les Tiennes ; a/Tez peu de facilité pour 
en inventer de nouvelles-, plus d'habileté que de fécondité, plus 
de favoir que de génie : ou du moins un génie étouffé par trop 
de favoir; mais toujours de la force & de Télégance , & n-ès-fou- 
vent du beau chant. 

Son récitatif e/1: moins nararel , mais beaucoup plus varié que 
celui de Luliy ; admirable dans un petit nombre de fcènes , mau- 
vais prefque par-tout ailleurs : ce qui eft peut-être autant la faute 
du genre que la fienne ; car c'efl: fouvent pour avoir trop voulu 
s'affervir a la déclamation, qu'il a rendu Ton chant baroque, &: 
fes tranfirions dures. S'il eût eu la force d'imaginer le vrai réci- 
tatif, (Se de le faire paffer chez cette troupe moutonnière , je crois 
qu'il y eût pu exceller. 

Il eil le premier qui ait fait des fymphonies & des aocompa- 
gnemens travaillés , & il en a abufé. L'orcheftre de l'opéra ref- 
fcmbloit avant lui à une troupe de quinze-vingts attaqués de pa- 
ralyfie. Il les a un peu dégourdis. Ils affurent qu'ils ont acluel- 
lement de l'exécution ; mais je dis , moi , que ces gens-là n'auront 
jamais ni goût ni ame. Ce n'ell: encore rien d'érre enfemble , de 
jouer fort ou doux, & de bien fuivre un a^eur. Renfoncer, adou- 
cir, appuyer, dérober des fons, félon que le bon goût ou l'ex- 
preflîon l'exigent; prendre l'efprit d'un accompagnement, faire 
valoir & foutenir des voix , c'eft l'art de tous les orcheftres du 
monde , excepté celui de notre opéra. 

Je dis que M. Rameau a abufé de cet orcheilre tel quel. II 
a rendu fes accompagnemens fi confus, fi chargés, û fréquens, 
que la tète a peine à tenir au tintarmarre continuel de divers inf^ 
trumens, pendant l'exécution de fes opéra, qu'on auroît tant de 
plaifir k entendre s'ils étourdiffoient un peu moins les oreilles. Cela 
fait que l'orcheftre , k force d'être fans ceffb en jeu, ne faifir,ne 
frappe jamais, &: manque prefque toujours fon effet. Il faut qu'a- 



2o8 Extrait b' u n e L e t t r e,&c. 

près une fcène de réciratif , un coup d'archet inattendu réveille 
le fpedateur. le plus diftrait , & le force d'être attentif aux ima- 
ges que l'auteur va lui préfenter, ou de fe prêter aux fentimens 
qu'il veut exciter en lui. Voilà ce qu'un orcheftre ne fera point 
quand il ne cefle de racler. 

Une autre raifon plus forte contre les accompagnemens trop 
travaillés , c'eft qu'ils font tout le contraire de ce qu'ils devroienc 
faire. Au lieu de fixer plus agréablement l'attention du fpecfba- 
teur , ils la détruifent en la partageant. Avant qu'on me perfua'de 
que c'efT: une belle chofe que trois ou quatre defTeins enta.(^és 
l'un fur l'autre par trois efpèces d'inftrumens , il faudra qu'on 
me prouve que trois ou quatre aflions font néceffaires dans une 
comédie. Toutes ces belles finefTes de l'art, ces imitations , ces 
doubles deffeins , ces baffes contraintes, ces contrefugues ne font 
que des monftres difformes, des monumens du mauvais goût , 
qu'il faut réléguer dans les cloîtres comme dans leur dernier afyle. 

Poi>R revenir à M. Rameau, & finir cette digreffion, je penfe 
que perfonne n'a mieux que lui faifi l'efprit des détails , perfonne 
n'a mieux fu l'art des contraires ; mais en même-temps perfonne 
n'a moins fu donner à fes opéra cette unité fi favaiite & fi de- 
firée ; & il efl: peut-être le feul au monde qui n'ait pu venir h bout 
de faire un bon ouvrage de plufieurs beaux morceaux fort bien 
arrangés. 

Et ungues 

Exprimet, & molles imitabitur art capillos ; 

Infdix operis fummâ , quia ponerc totum 

Ue/cier. 

Voila , Monfieur , ce que je penfe des ouvrages du célèbre M. 
Rameau , auquel il faudroit que la nation rendît bien des honneurs 
pour lui accorder ce qu'elle lui doit. Je fais fort bien que ce ju- 
gement ne contentera ni fes partifans , ni fes ennemis; auflî n'ai- 
je voulu que le rendre équitable , & je vous le propofe , non com- 
me la règle du vôtre , mais comme un exemple de la fincérité avec 
laquelle il convient qu'un honnête homme parle des grands talens 
qu'il admire , & qu'il ne croit pas fans défaut. LE 



LE DEVIN 

INTERMÈDE; 



Repréfenté à Fontaine-Bkau , devant k Roi, les i8 & z^ 

Octobre tjsx; 

Et à Paris, par l'Académie Royale de Mufique, le jeudi 

premier Mars 1753. 



(Euvres mtlêes. Tome I. T>è 



MONSIEUR 

D U C L O S, 

HISTORIOGRAPHE DE FRANCE, 

li'uD des Quarante de l'Académie Françoife, 6c des InC- 
criptions &• Belles-Lettres. 

Q>ou^tt7 y oA/Lontitur^ ^ aut ^^otzc nom foiL- 
a la tue ac eu \Juvzaat ^ aui jtan^ \>ou^ utuuj) 
jamau jnazu. \^t itza ma -pztmiczt Q^ untquzJ? 
JJ&dicacc. ^Hiùt't-tllt -Çou^ taizt autant à* non- 
ntur^ au a mot. 

Otfuij y ae tout mon coeur^ ^ 



M 



OPUtCUl 



V 



otzt ticj-numbù isr^ tztg- 
ootiùant Q)tzÇittur^ 
X J. ROUSSEAU. 



AVERTISSEMENT. 



Q 



UoiQ UE j'aie approuvé les changemens que mes amis 
jugèrent à propos de faire à cet Intermède , quand il fut 
joué à la Cour, & que fon fuccès leur fait dû en grande par- 
tie , je n'ai pas jugé à propos de les adopter aujourd'hui , & 
cela par plujîeurs raifons. La première ejl que, puifque cet 
Ouvrage porte mon nom , il faut que ce foit le mien , dût-il en 
être plus mauvais ; la féconde , que ces changemens pouvaient 
être fort bien en eux-mêmes , & ôttr pourtant à la Pièce cette 
unité fi peu connue, qui ferait le chef-d'œuvre de VArt, fi Von 
pouvoit la conferver fans répétitions & fans monotonie. Ma. 
troifième raifon eft que n'ayant fait cet Ouvrage que pour mon 
amufement , fon vrai fuccès ejl de me plaire : or , perfonne ne 
fait mieux que moi , comment il doit être pour me plaire le plus.. 



ACTEURS. 

Colin. 

COLETTE. 
LE DEVIN. 

TK-OUPE de jeunes cens du VILtAGE. 



LE DEVIN 

DU VILLAGE, 



INTERMÈDE. 



Le Théâtre, repréfente , d'un côte la maifon du Devin ; de Vautre, 

des arbres & des fontaines; dans le fond ^ un hameau. 



SCENE PREMIERE. 
Colette, foupirant, Ù s'ejfuyant les yeux avec fon tablier. 



::*z: 



=S= 









J 



AI perdu tout mon bonheur, j'ai per- 



du mon fer - vi - teur : Colin me dé - laif- 



=|Êl^iË||Ê||^p^^i|p=|^Ê|| 



fe. Colin me dé- laif -fe. J'ai per- 



2l6 



Le Devin 



^ 






du mon ferviteur, j'ai perdu mon fervitçur : Co- 



*:g:ï: 



^ 



A *%i -.... ^ - . « v-~H =*»^ te-i — +^-"++ 

» Il »»■■■»«■' II»- .^^ '■ I ' —' ...I» >| i ■ I II II I il i yH 'fm ^ i.i. l .— LJ, 



^= 



lin me dé-Iaif-fe, Co-lin me dé-laifTe. 



■&iBg3:^ 



g^il 



Hélas! il a pu changer! je voudr ois n'y plus fon- 



==S£3=p£3^^|^^p^^=^E^P= 




.1 



ger. Hé-las! hé-lasî hé - las! hélas! il a 






pu changer! je voudrois n'y plus fonger. Hé- 



las ! lié - las! fy fonge fans celTe , j'y fon- 

•^ ^ • f - • * 



n^- 




ge fans cef ^ fe. J'ai perdu , &:c. juffu'au mot TiN. 



DU Village. ny 

II m'aimoit autrefois , & ce fut mon malheur. 

Mais quelle eft donc celle qu'il me préfère ? 
Elle eu donc bien charmante! Imprudente Bergère, 
Ne crains-tu point les maux que j'éprouve en ce jour? 
Colin a pu changer i tu peux avoir ton tour. 

Que me fert de rêver fans cefle ? 
Rien ne peut guérir mon amour, 
Et tout augmente ma triftefîe. 

J'ai perdu mon ferviteur, 
J'ai perdu tout mon bonheur ; 
Colin me délaifTe. 

Je veux le haïr .... je le dois .... 
eut-être il m'aime encor .... Pourquoi me fuir fans CefTe? 
Il me cherchoit tant autrefois! 

Le Devin du canton fait ici fa demeure : 
11 fait tout ; il faura le fort de mon amour : 
Je le vois , & je v€ux m'éclaircir en ce jour. 



SCENE IL 

LE DEVIN, COLETTE. 

( Tandis que le Devin s'avance gravement, Colette compte dans fit 
main de la monnaie : puis elle la plie dans un papier , & la 
prêfente au Devin, après avoir un peu héjttê à V aborder.) 

Colette, d'un air timide. 

Jl Erdrai-JE Colin fans retour ? 
Dites-moi s'il faut que je meure. 

Œuvres mêlées. Tome I. Ee 



aiB Le B e V I n 

Le Devin, gravement. 
Je lis dans votre cœur, & j'ai lu dans le fien. 
Colette. 
O Dieux 1 

Le Devin. 

Modérez-vous. 

Colette. 

Ehl bien? 



Col 



in 



Le Devin. 

Vous efl: infidèle. 
Colette. 



Je me meurs. 



L E D E V I N. 

Et pourtant il vous aime toujours. 

Colette, vivement. 

Que dites-vous ? 

Le Devin. 

Plus adroite & moins belle, 
" La Dame de ces lieux 

Colette. 

II me quitte pour elle ? 

Le Devin. 

Je vous l'ai déjà dit, il vous aime toujours. 

Colette, trijîement. 

Et toujours il me fuit. 



DU Village. 

Le Devin. 

Comptez fur mon Tecours; 
Je prétends a vos pieds ramener le volage. 
Colin veut être brave ; il aime a fe parer : 
Sa vanité vous a fait un outrage 
Que fon amour doit réparer. 

Colette. 



I19 



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'^ — -{ 



Si des galans de la vil - le j'eufle é- 



fgiiÊ3giÉgpË^ É §i ÊÊiÊgÊiE 



coûté les difcours , ah! qu'il m'eût é - té fa- 

Fiw. 



ci- le de former d'autres amours'. Mife en 



■V 



.^fJ._„ 



riche Demoi - fel - le , je bril - le-rois tous les 






i; ;^ ;;^ ;;;^;|^gj;;;^;;g^; 



jours ; de rubans 



&: de den - tel - les je char- 

Ee ij 



120 



Le Devin 



—^ 






^=E"E~*EFEÊE^~ÊEE5!=Î~ 



ge - rois mes atours , Si des galans de la 



■=z^it-z-z- 



i^^iÉlÊi=lfeÊËi 



ns 



,-rrt=: 



vil-le j'eufTe é - cou - té les difcours, ah! qu'il 



m'eût été fa - ci - le ds former d'autres a- 



'-!•- 



mours \ Pour l'amour de l'in - fi - de - le j'ai re- 

liiiilOiiiEiliiPiiii 

fu - fé mon bonheur ; j'aimois mieux être moins 
be!-le, & lui confer-ver mon cœurrj'ai- 

__ _. 5 ^ -h rPzzzËz _fi__ 



mois mieux ê-tre moins bel - le , & lui conferver mon 
cœur. Si des galans, Sec. A la rcprlje jufga'au molViN, 



D V F 1 l L A G i, 

Le Devin. 

Je vous rendrai le fien : ce fera mon ouvrage. 
Vous, a le mieux garder appliquez tous vos ibins, 
Pour vous faire aimer davafitage , 
Feignez d'aimer un peu moins. 



2H 



^^ -"— "• - 






^-^"^-fr-p a-T--r----F P ■-4— rr^ •- 



L'amour croît, s'il s'in-qui - ec - te; il s'en- 

mii^iilliiilliliigi 

dort, s'il eu content, l'amour croît, s'il s'inqui- 

êÈS;gSEg; ^E E ^;| E^ iE J^;Eg;Eg^;ggg| 

et-te; il s'endort, s'il eft content, l'amour 



croît , s'il s'in - qui — et - - te i il s'endort s'il 
eft con - tent , il s'endort s'il efl: con- 

tent, s'il eft content. La Ber-gè-re un pea 



222 



Le Devin 



jpt 



— ,-1 — di — Ë — s«__rËrr 



mi^mm^m^^^^mm 



co-quet-te rend le Berger plus conf- 



jÊu -.^ rË= ^m^ _._ zê: zÊz 



tant, la Bergère un peu co-quet-te rend 

le Berger plus confiant, la Bergère un peu co- 

gl!îÈpÊÊâÊÊËig:-^ÊÊgÊîËÊpp| p g| 

quette rend le Berger^ plus confiant. 



L'amour croît, $"11 sHn-qui - - et- te i il s'en- 



ë gË ^Ê g=g Ëi|pgËîgÊgppÊiÊ 



dort, s'il eft content, l'amour croît, s'il s'in - qui- 



ri"^^~=rs=r=rpr 



j^zn-zsszjig 



='EEPEEgEEp=E^E=îEEgÉg=E 



et»-tei il s'en-dort s'il efl con - - - tent, 



DU VILLAGE: 



12} 



il s'endort s'il eft content, s'il eïl content. 






La Bergère un peu co-quet-te rend le 

^IliiiiiiiiliiiiEEÉÉ 

Berger plus confiant, la Bergère un 



ëËS ;É;EÉ;|§EÊgE^|;pEÉ ; pËEgÉE g ÉE ^E 

peu co - qi:e:-te rend le Berger plus 



^ËÎÊSEii 



confiant. 




Colette. 
A vos fages leçons Colette s'abandonne. 
Le Devin. 
Avec Colin prenez un autre ton. 
Colette, 
Je feindrai d'imiter l'exemple qu'il me donne. 



224 Le Devin 

Le Devin. 

Ne l'imitez pas tout de bon ; 
Mais qu'il ne puifTe le connoître* 

Mon art m'apprend qu'il va paroître; 
Je vous appellerai quand il en (hra. temps. 



SCENE III. 

LE DEVIN. 

^1 'Ai tout fu de Colin ; & ces pauvres enfans 
Admirent tous les deux la fcience profonde 
Qui me fait deviner tout ce qu'ils m'ont appris. 
Leur amour à propos en ce jour me féconde ; 
En les rendant heureux , il faut que je confonde 
De la Dame du lieu les airs & les mépris. 



SCENE IV. 
LE DEVIN, COLIN. 

Colin. 

X-/ 'Amour & vos leçons m'ont enfin rendu fage; 
Je préfère Colette à des biens fuperflus : 
Je fus lui plaire en habit de village ; 
Sous un habit doré qu'obtiendrois-je de plus ? 

Le Devin. 

Colin , il n'eiî plus temps , & Colette t'oublie. 

C o n N. 

Elle m'oublie, ô cielî Colette a pu changer? 

Le 



D V Village. 

L B Devin. 

Elle eft femme , jeune & jolie ; 
Manqueroit-elle à fe venger ? 

C O LIN. 



225 






Non, non, Co - let - te n'efl point trom-peu-fe, el- 

lEil^ïiiiiiliEiPliil 

le m'a promis fa foi; non, non, Co - let - te n'eil 



point trompeu - fe , el - le m'a promis fa foi, el- 

Fin. 

le m'a promis fa foi. Peit-clle é-tre 



Tamou - reu - fe d'un autre Berger que mo:?peut- 



iHÊ^Iliiliiiiiiiiïil 



elle être l'a - mou - reu - fe d'un au-tre Ber- 

D'UN AIR PENSIF. 



ger que moi ? Non , non , non , non , non , non , Colette , &c. 
Œuvres méUcs. Tome L F f 



^26 Le Devin 

Le Devin. 

Ce n'eft point un berger qu'elle préfère k toi ; 
C'efl un beau Monfieur de la ville. 

Colin. 

Qui vous Ta dit ? 

Le Devin, avec emphafe. 

Mon art. 

Colin. 

Je n'en faurois douter. 
Hélas 1 qu'il m'en va coûter 
Pour avoir été trop facile 1 

Aurois-je donc perdu Colette fans retour? 

Le Devin. 

On fert mal à la fois la fortune & l'amour. 
D'être fl beau garçon quelquefois il en coûte. 

Colin. 

De grâce apprenez-moi le moyen d'éviter 
Le coup affreux que je redoute. 

Le Devin. 

Laifle-moi feul un moment confuiter. 

. ( Le Devin tire de fa poche, un livre de grimoire Ù un petit hdton. 
de Jacob , avec le/quels il fait un charme. De jeunes Pay- 
fannes , qui venaient le confuiter ylaijfent tomber leurs préfens y 
^ fi fauvent tout effrayées en voyant f es contorfions,) 

Le Devin. 

Le charme eft fait. Colette ea ce lieu va fe rendre > 
Il faut ici l'attendre. 



DU Village. 

Colin, 

A l'appaifer pourrai-je parvenir ? 
Hélas ! voudra-t-elle m'entendre ? 

Le Devin. 

Avec un cœur fidèle & tendre 
On a droit de tout obtenir. 
( A part. ) 

Sur ce qu'elle doit dire , allons la prévenir. 



22' 



SCENE V. 
COLIN. 



È^ÊÈÊËË^: 



E vais re - voir ma char-man - te maî- 



^z5zE3-rzj=jziilz=zi— i:W4zE==Ez|rE=Ez^=pzS 



tref-re. Adieu châteaux, grandeurs, ri-chef-fe. 



~0- 



gE^gÊ Êgg pi|gE i^="^'^=^==^^ 



E^EÉ^ZÊ^ÊJ 



votre éclat ne me tente plus. Si mes pleurs, mes 



^!s^gEg|;p£!^iEg|^ Ê^ 



ibins af - jG - dus peuvent toucher ce que j'a- 

Ff ij 



228 



Le Devin 



^ifâlî^iPlpS 



■ — p^ ,^ — 



do-re , je vous ver - - rai renaître 



en- - co - - re, doux momens que j'ai per- 



^i Ë^ |Ê^E^E=;j|Êlpl|^Ei!gE^; 



dus i je vous ver - - - rai renaître en- 



i^SSiiiiiii 



— îÈ* 




co - re , doux momens que j'ai perdus 
Colin. 



Quand on fait ai-mer & plaire , a-t- 

leiiîiiiiiiîiiiiiii 



on 



be - foin d'autre bien ? Rends-moi ton 



:=É»-=tEz: 






cœur , ma Ber - gè - re j Co - lin t'a ren- 



DU Village, 229 



m^fm% 



du le fien. Mon cha - lu - meau , ma hou - let - te 



liiilî^^liS^iii= 



foyez mes feules gran - deurs : ma parure eft 
ma Co - let - te ■■, mes tréfors font fes faveurs. 






Quand .on fait aimer & plaire , a - t - on 



î;i= 



iliiliiiiiiiili 



befoin d'autre bien ? Rends-moi ton cœur, ma Ber- 



gè - re , Co - lin 

Ferme. 



t'a ren - du le fien. 

Plus doux. 



C_=ZQII=QI 



iigiilî^liiliili 



Que de Seigneurs d'impor - tan-cc voudroient bien 



zjo 



Le Devin 



iliiiiiiliiîi^liii^ii 

avoir fa foi! Malgré toute leur puif- fan- 






^EggËpâPîppg^ 



ce, ils font moins heureux que moi; ils font 
moins heureux que moi. Quand on, &c. 



SCENE VI. 
COLIN, COLETTE, parée. 
C O L I N , û part. 

J E Tappercois Je tremble en m'offrant à fa vue . . 

.... Sauvons-nous ... . je la perds , fi je fuis. , . , 

Colette,^ part. 

Il me voir. . . . Que je fuis émue! 
Le cœur me bat .... 

Colin. 

Je ne fais où j'en fuis. 

Colette. 

Trop près, fans y fonger,je me fuis approchée. 



DU Village. 2^1 

Colin. 

Je ne puis m'en dédire , il la faut aborder. 

{A Colette , d'un ton radouci, & dun air moitié riant ^ moitié 

emharrajfi. ) 

Ma Colerre .... étes-vous fâchée ? 
Je fuis Colin : daignez me regarder. 

Colette. 

Colin m'aimoit, Colin m'étoit fidèle : 
Je vous regarde , & ne vois plus Colin. 

Colin. 

Mon cœur n'i point changé : mon erreur trop cruelle 
Venoit d'un fort jette par quelque efprit malin : 
Le Devin l'a détruit. Je fuis, malgré l'envie, 

Toujours Colin , toujours plus amoureux. 

Colette. 

Par un fort, à mon tour, je me fens poui'fuivîe. 
Le Devin n'y peut rien. 

Colin. 

Que je fuis malheureux t 

Colette. 

D'un amant plus confiant 

Colin. 

Ah! de ma mort fuivie 
Votre infidélité' ... 7 

Colette. 

Vos foins font fuperflns. 
Non , Colin , je ne t'aime plus. 



232 



Le Devin 

Colin. 









Ta foi ne m'eft point ra - vi - - e : 



non, 







ÎS^ÊÊ^Ê] 



con - fui - te mieux tan cœur. Toi-même en m'ô- 



ZM 
-n 



tant la vi - e , tu perdrois tout ton bon- 

lilElÉElIPiEpJiiïiî^ill 

heur ; toi-même en m'ô - tant la vi - - e , 







tu per - drois tout ton bonheur. 

Colette. 

{A part.) {A Colin.) 

Hélas ! non , vous m'avez trahie. 

Vos foins font fuperflus. 
Non, Colin, je ne t'aime plus. 

Colin. 

C'en efl: donc fait! vous voulez que te meure; 
Et je vais pour jamais m'éloigner du hameau. 

Colette, 



DU V 1 1 1 A G i. i^y 

Colette, rappdlant Colin qui s'éloigne lentement. 
Colin ? 



Colin. 



Quoi? 



Colette; 

Tu me fuis! 

Colin. 

Faut-il que je demeure 
Pour vous voir un amant nouveau? 



DUO. 



COLETTE. 






^- 



Tant qvi'h mon Co-lin j'ai fu plaire , mon fort 

COLIN. 



combloit mes defirs. Quand je plai- 



^SÊ^ÊPlÉpiÊiiÊl^î 



=!^ÊË^ii 



fois h ma Ber-gè-re, je vi - vois dans 

COLETTE. -|»i 



les plaifirs. Depuis que fon cœur me mé- 

piiiiiiÉiigiillii: 



prife, un autre a gagné 
duvres méléci. Tome I. 



le mien. 

Gg 



^54 

COLIN 



Le Devin 



A -près les doux nœuds qu'elle bri-fe, feroit- 



il un au - tre bien? Ma Co - let - te fe 

COLETTE. 



^E-LE« g'— -|=E— [^— g--^^- — :E=|— — ==:— ^irr:^ ' 



dé - ga - ge. 



Je crains 



f 



ggsiJ^-JÉCi E giggggg i: 



un a-mant 



vo - la - ge. Je me dé- 

COLIN. 






Je me dé- 



lïliâyiiÊ^^ËiÊiiii 



pi 

:tir. 



gage à mon tour, à mon tour. Mon cœur de - 
gage à mon" tour, à mon tour. Mon ccurJe- 



DU Village. 



*5J 



±z=î. 



W^ 



Sgf=f 



[5=P^: 



S^t 



5=&; 



ve - nu pai - fi - ble , ou - blie - ra , s'il eft 

+ 



-Si 



^^^l 



\- r 



ve 



- nu pai - fi - ble , ou - blie - ra, s'il eft 



! 



s^ 



^r-^ 



^mm^^^^ê 



pof--fi--ble, que tu lui fus cher un 



agigÊÊgÊÊgi^g^g iÊF ÊÊ^iÊ 



pof--fi--ble, que tu lui fus chère 



un 






l^^iiiir^iiiiiifÉrÉ 



jour", mon cœur de - ve - nu pai - fi - ble , 
jour , mon cœur de ve - nu pai fi - - ble , 






i 



ou 



blie-ra, s'il eft pof - fi-ble, s'il eft pof- 



E^3-ïr^=r=pL^iîÊËiÊÊïËp] 



ou-blie-ra, s'il eft pof-fi--ble, s'il eft pof- 



236 Le Devin 

fi - ble , que tu lui fus cher un jour, 
fi - ble, que tu lui fus chère un jour 



que tu lui fus cher un jour, mon cœur 






que tu lui fus chère un jour , mon cœur 



<|EiEEEÉEE^EEEEEÊ È| S^ÈEE^E^EË|fe^ 

/ de - - ve - nu pai - fi - - ble , ou - blie - ra , 






:^_z 



îÊ^ï^ÊiÊi^pppi 



de - - ve - - nu pai - fi — ble , ou - blie - - ra , 



5=^ 



H 



v=:=\[ 



Ê=Ï3E 



E 



^M 



s'il eft pof-fi-ble, s'il eft pof - - fi - ble, 



l^m^m 



:zçz 



s'U eft pof - fi -- ble , s'il eft pof-fi-ble. 



i> V Village. 



37 



g^iiiiiiiiiaiLlliii 



\ 



que tu lui fus cher un jour, que tu 






Ëi?: 



=;7-^::fc=ST- 



^PSE£: 



que tu lui fus chère un jour, que tu 









mw^m^ 



lui fus cher un jour , que tu 1 



ui 



fu5 



-f^ 



EEE 



^t=fc _lil=t=t >siz=ii4i=. -=t_\tz=st==== 



lui fus chère un jour, que tu lui fus 









ŒE 



cher un jour. 



^-gjg^P 



chère an jour. 



Colin. 



Quelque bonheur qu'on me promette 
Dans les nœuds qui me font offerts, 
J'euiïe encore préféré Colette 
A tous les biens de l'univers. 

Colette. 

Quoiqu'un Seigneur jeune, aimtible 



*3^ L E D E V I N 

Me parle aujourd'hui d'amour. 
Colin m'eût femblé préférable 
A tout l'éclat de la Cour. 

Colin, tendrement. 

Ah! Colette! 

C o L E T T E , avec un Jbupir, 

Ah! Berger volage l 
Faut-il t'aimer malgré moi! 

( Colin fe jette aux pieds de Colette : elle lui fait remarquer à fon 
chapeau un ruban fort riche qu'il a reçu de la Dame : Colin le 
jette avec dédain. Colette lui en donne un plus Jîmple , dont elle 
ctoit parée , & quil reçoit avec tranfport. ) 

DUO. 

Ensemble. 






A jamais Co - lin t'en - ga - ge Ton 






îiiiî^iiî^i^iiiiî^î 



--^- 



cœur & fa foi , fon cœur & fa foi , 



ffl= 



DU Village. 



59 






A ja--mais, Co - - lin , je t'en - ga - ge mon 







\ 



caur & ma foi , mon cœur & ma 



foi 






fr 






efeg 



cœur 



& fa foi. 



Qu'un doux 



f 



-^m^ 



dtïzrz: 



±z: 



'S- 



m^ ^-T-l» • 



Qu'un 



Ëg gËÊÊgj ^p gEi^lgg gigi iÊgi; 



ma - ri - - a - - ge m'uniffe a - vec toi - - 
doux ma ri -a ge, qu'un doux ma - - ri - 



n 



izgzs 



_ i ''. — i__z *z — " -P ~~" l — I* — ~rZZ' — T — — 



qu'un doux ma - ri - 



a40 



Le Devin 

îZZzrrzzNq 



i '" 




a--ge m'uniiïe a - vec toi,-- - - - nVunif- 
a - - gc m'uniïïe a - vec toi , - - - . - 



^unif- 



! - - - - 



fe a - vec toi, • - - - m'u-nif- fe a - vec 



fç a- vec toi, - - - - m'u - nif- fe a - 



vec 



^ toi. A jamais, Co - 1 i , je t'en - ga - ge mon 



toi. 



/ cœur & ma foi, mon cœur & 



iÉ^iHHii 






ma foi , - 






mon 



DU Village. 



Ëm 



zrzpz: 



241 

IzTTi^irr— zr 









nion cœur & 



A jamais Co - lin t'en - ga - ge fon cœur & 



p===i^Tz5=zzp=pp=zpz=rPzT:^pzz2p=^ZTrpzrF=r*T 



\ 



ma foi. Qu'un doux ma - ri - a - ge m'unifle avec 



fa foi , 



fon cœur, fon cœur £c fa 



toi, qu'un Aoux rm - ri - a - ge m'uni/Te avec 



f^ÊÊÊÊÉ^Ê^: 



foi. Qu'un doux ma - ri - a - ge m'uniiïe avec 









toi. 



A ja - mais , Co- 



toi. A ja - miis Colin t'en - ga - ge fon 

Œuvres mêlées. Tome /. H h 



'24^ 



Le Devin 



wMw^mm^^mm 



I 

\ "•"■ ' '- - "'• b" b- 



lin, je t'en - ga - ge mon cœur & ma foi. Qu'un 



~ f-'^^ ' ~ ^ 






cœur, 



Ton cœur & ùl foi. Qu'un 






doux ma - ri — a - ge m'uniffe a-vec toi, qu'un 






doux ma - ri - a — ge m'uniiïe a-vec toi, qu'un 

liiingPiÉiiiiiÉÉ 



doux ma - ri - a - ge m'unifTe a-vec toi, 



) 

doux ma - ri - - a - - ge m'unifTe a - vec toi, - - - 

(pg^^EpilEpipIlMi] 

y _ _ _ m'u - nif-fe a - - vec toi , - - - - m'u-nif- 



« - - m'u - nif - fe a - vec toi , - - - - m'u-nii- 



DU Village. 



M5 



j 



"!^*^ 



— «si — 



yE^PÉElë 



fe a - vec 



Fin. 



toi. 






fe a -vec 



Fin, 
toi. 



Li - mens tou- 



FM- 



^ill^iiliii^îlliiiii 



jours fans par - ta - ge j que l'a - mour foit notre 



! 



s^-'-S^ 



^ 



Que rAmour foit no-tre loi , 



gHiiiill^iliSgii 



1 



S 



-x: 



:=r^P: 



:^ 



loi, que l'Amour foie no-tre loi. Aimons tou- 

que l'Amour foit no - tre 



i^^^^ 



jours fans par - ta - ge. 



Hh ij 



244 



Le Devin 



f- 



-T ^^ 



•^^=^^ 



m 



loi. 



A la reprife. 






Qu'un doux ma - ri - - a - ge m'unilTe avec , &c. 



SCENE VII. 
LE DEVIN, COLIN, COLETTE. 

Le Devin. 



T 



,fE vous ai délivrés d'un cruel maléfice ; 
Vous vous aimez encor, malgré les envieux. 

Colin. 

( Ils offrent chacun un prêfent au Devin. ) 

Quel don pourroit jamais payer un tel fervice? 

Le Devin, recevant des deux mains^ 

Je fuis aflez payé fi vous êtes heureux. 



ggÊpijgi JEii ÉÊ^JpÉi 



Ve-nez, 



jeu - nés garçons; ve - nez, 



— SK 1 h ■ r-i 



m^"^^ 






_^ _ 



— -7~^ 



.,-=?:- 



-^ 



ai - ma - blés fil - - les ; raf-fcm-blez-rous, raf- 



D V Village. 



24J 



fem-blez - vous , raf-fem-blez - vous : ve-nez les 



IMIliîÉÉiiii^^ilil^lil 



1 - - mi - ter. 



£ 



Ve-nez, ga - lans Ber 



'-^'^M^Sààà 



gers; ve-nez, beautés gen - til - les: 



ve 



-nez en chan - tant leur bonheur , ap- 



^r?^zE==£^==i 



ffiEi^EÊEÊ|ï-2:EiÊiÉEPEαEʧ5EÊiÈ=èiEE 



^ë^^m 



prendre à le goû - ter , apprendre \ le goû- 



z-ç-ni'LZ--zzzKrr:^ 



êiEÏEÉiSEEE' 



ter. 



2^6 



Le D e V I 



N 



SCENE DERNIÈRE. 

LE DEVIN, COLIN, COLETTE, GARÇONS 
ET FILLES DU VILLAGE. 

Chœur. 

Olin revient a fa Bergère i 
Célébrons un retour fi beau. 
Que leur amîtié fincère 
Soit un charme toujours nouveau. 

Du Devin de notre village 
Chantons le pouvoir éclatant ; 
Il ramène un amant volage, 
Et le renil heureux & confiant. 

Colin. 

ROMANCE. 






Dans ma cabane 



obf - eu - re toujours Tou- 









cis nouveaux : vent , fo-leil ou froi - du - re, 



ÈËE^È^E 



TJir 



m^ 



^-^-T--^ i& 



EEÏEIE! 



toujours peine & ■ travaux. Co - let - te , ma Ber- 



DU Village. 



247 



#S:^-É^ppÉ^ÊÊFÊ 



E 



-ZD^ 



-^^- 






gè - re , fi tu viens Tha - bi - ter , Co-lin dans 






fa chau-miè - re n'a rien à re — 



gret- 



IeÉ^e^eM; 



ter. 



Des champs , de la prairie 
Retournant chaque foir, 
Chaque foir plus chérie 
Je viendrai te revoir : 
Du foleil , dans nos plaines , 
Devançant le retour , 
Je charmerai mes peines 
£n chantant notre amour. 

( On danfc. ) 

Le Devin. 

Il faut tous \ Tenvi 
Nous fignaler ici; 
Si je ne puis fauter ainfi, 
Je dirai , pour ma part une chanfon nouvelle." 

( // tin une chanfon de fa poche. ) 



24? 



Le Devin 
vaudeville. 

L 



L'art à Tamour eft fa - vo - rable , & 

fans art Tamour fait charmer : à la ville 



^'^ — : ~zzczi „_;; i!!>.»,h_i_[z zi Lu ziiibz~iis%;zi; 



on eft plus ai-mable, au vil-lage on fait 



mieux 



aimer. Ah! pour Tor - di - nai - re Tamour 



^ 
_,i. 



i^PlSiii^l^iiilil 



ne fait guère ce qu'il permet, ce qu'il défend; 



Ebz: 









:'eft un en - - fant, c'eft un enfant. 

Col I N , répète le refrein. 

Ah! pour l'ordinaire 
L'Amour ne fait guère 



D V V I L LA C E. 249 

Ce qu'il permet , ce qu'il défend \ 
C'efl un enfant, c'eft un enfant. 

{Regardant lii chanjon.) 

Elle a d'autres couplets ! je la trouve affez belle. 

Colette, avec emprejfement. 

Voyons, voyons, nous chanterons auiïî. 

( Elle prend la chanfon. ) 

I I. 

îci de la fimple nature 
L'Amour fuit la naïveté ; 
En d'autres lieux de la parure 
Il cherche l'éclat emprunté. 
Ah! pour l'ordinaire 
L'Amour ne fait guère 
Ce qu'il permet, ce qu'il défend; 
C'eft un enfant, c'eft un enfant. 

C H (E U R. 

C'eft un enfant , c'efl un enfant. 

I I L 

Colin. 

Souvent une flamme chérie 
Eft celle d'un cœur ingénu; 
Souvent par la coquetterie 
Un cœur volage efl: retenu. 
Ah ! pour l'ordinaire , &c. 

{A la fin de chaque couplet le Chœur répète ce yers. } 

C'eft un enfant, c'efl un enfant. 

(Euvres mtlûs. Tome L li 



250 



Le Devin 

I V. 

Le Devin. 

L'Amour, félon fa fantaifie. 
Ordonne & dirpofe de nous : 
Ce Dieu permet la jaloufie, 
Et ce Dieu punit les jaloux. 
Ah! pour l'ordinaire, &c. 

V. 

Colin. 

A voltiger de belle en belle 
On perd fouvent Theureux infiant; 
Souvent un Berger trop fidèle 
Eft moins aimé qu'un inconftant. 
Ali! pour l'ordinaire, &c. 

V L 

Colette. 

A fo'n caprice on eft en bute, 
Il veut les ris, il veut les pleurs; 
Par les ... . par les ... . 

C o L I N , /ui aidant à lire. 

Par les rigueurs on le rebute. 

Colette. 

On l'affoiblit par l'es faveurs : 

Ensemble, 

Ah! pour l'ordinaire 



DU V 1 l t À G E. 

L'Amour ne fait guère 
Ce qu'il permet, ce qu'il défend; 
C'eil un enfant, c'eft un enfant. 

Chœur. 

C'eft un enfant, c'eft un enfant. 

( On danfe.) 

Colette. 



*p 



=EliEiEiEÊE, 



^^^^^=^^ 







^iï§E-^-"*-ï- 



A - veç Tob - jet de mes a - mours 

3^ 







rien ne nVaf-fli-ge, tout m'en - chan-te; 



•^ 



=Ëi=P^ÈEpE=^^Ê5^%ÉEÊ^=p|Ët^ 



fans cefle il rit, tou-jours je chan- 

=ËgÊ^|^g|||g|ï|||Êp?|É| 



te, 



fans ceffe il rit, tou - jours je 



piiHiiiiliiiiiliii 



chante : c'eft' u - ne chaîne d'heureux 

li ij 



252 



Le D e y j n 



-2: i2: ■ii± "12: hITi;- «^-'Ër "P r f z*r 



jours 1 



c'eft u - - ne chai — 



-h ^- _-,_ _ 



n 



^-c — J— . 



_«_ __-•-. 






^Em^^Mm=^^ 



n 



mmmmi^ÊmMm 



ne 



c'efi: u - - ne chaîne d'heureux 



EEfe=&aEiÊirE!rS=§ÊpESE^È^=f-^ 



^y — 5 

-S' 






jours i fans cefTe il rit , tou - jours je 

• ? 

chan-te , c'eft u - - ne chaîne d'heureux 



^" 



jours i 



-^i^:;^— =^— z£^P=|i^P=EsEzE^^=r 

fans cefle il rir, tou -jours 



DU Village. 



255 



H 

je chan - te : c'eft u - ne chai - ne 



d'heureux jours. 



A - - vec Tobjec 



de mes a - - mours rien ne m'af- fli - ge, 



-^-^EE^ÎiÊEiiEpEp^EÉE= 



iÊ^iÉËÉlliËgÊ^iiil 






tout m'en - chan - te ; fans cefTe il rit , 



tou - jours je chan-te, fans cefle il rit, 






.=ff=^ 



tou-jours je chante , c'efl: u - - ne chaîne 






r' 



^pi=iîie^i= 



d'heureux jours, 



c'efl u - ne chaî- 



«H 



Le Devin 



'^- 



ig^isiioiiii^g 



ne d'heureux jours , 



c'efl: u - - ne 



-^^M^m^^^^^ 



^ 



chaî 






ïï^^^^m^^ 



ne, 









-T-^- 



^^^îiii 



c'eft u - - ne chaîne d'heureux jours; 






fans ceffe il 



rit tou - jours je 



gj^Eg ^^i^ a^li^g^EgÊI 



chante; c'eft u - - ne chaîne d'heureux 



i> V Village. 



^5S 



zr=§-^-- 



jours: 



-i^-^ 



Ei^3 



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r- 



^=È 






fans cefTe il rit, tou - jours 



==^ 



iëip^^Ms 



p=:T^eÉPEzzP=? 



t: 



îSr^ 



je 



chante 



'eft 



u - - ne 



chaîne 



=^=i3^l^~ 



?g 



— 9gp — - 



d'heureux jours. 



Colette. 



Quand on fait bien aimer, que ' la vie e/l char- 






:«z=ztTzPzpr!: 



man - te ! quand on fait bien aimer , que la vie 



efl char - man - te '. Tel au milieu des 






Jleurs qui brillent fur fon cours un doux 



2j6 



Le Devin 



^i:^;g^^^^sgEgÊî;g=i?lg g; 



ruifleau coule & fer - pen - te , 



un 



^^sÊ=ll^g^iii^^ 



doux ruif - - feau cou ------ le & 



p^Êi^llÉil^lëpâ 



fer - pen - te. Quand on fait bien ai -mer, que la 



pii^Ëî^îPPîiiiî^lp 



vie eft cliar-man - te ! quand on fait bien aimer , 



pi^SilÊ^jÈfeTpî^ 



que la vie eil char - man - te ! 

( On danfi. ) 
Colette, 
RONDE. 






^^^^ë^^m^ 



Al - Ions dan — fer fous les 



ormeaux , a- 

jiinie?/- 



vu Village, 



^57 






j&^ r^AT sr~" ^p:z\b-J:: 



ni-mez-vous, jeunes fil - let-tesi al -Ions dan- 



gl^ilii^li 



fer fous les ormeaux \ galans , prenez vos 



f^ Fin. 



Fin. 
cha - - lu-meaux. 

Les Villageoises répètent ces quatre vers. 
Colette. 



Ré - pé-tons mil - le chan - fon - net - tes^ 



S^ÈÊË^EilËSS^^^Ë^Ë^Ê^llÊz 



& pour a-voir le cceur joyeux, danfons 
>p^ -p-_ p 



—iz^ËS 



a - vec nos a - - mou-reux j mais n'y 



ref- 



tons 



i^^m^^ÊMm^ 



ja - mais feu - let - tes. Allons danfer , &c. 
dEuvres muées. Tome L K K 



2j8 L E D E y i N DU Village. 

Les Villageoises. 

Allons danfer fous les ormeaux , ôcc. 
Colette. 









É=:^zEzzst=i=^r 



A la ville on fait bien plus de fracas : 



^^ 






mais font -ils auf-fi gais dans leurs é-bats? Tou- 



jours contens, toujours chantans. Plaifir faiîs art, 



piËp5iiiËl=^i=iËiÊfiÊEË 



liËiÊlËÏÈi-^ïiiiâiËiÊii: 

beauté fans fard ^ tous leurs concerts va - lent - ils 



'^- 



zxz-S- 



i=Ë^^ËËÊ=£-i^Sa==ii 




nos mu-fet-tes? Al-lons danfer, &c. 



Les Villageoises. 
Allons danfer fous les ormeaux, &c. 



^59 



FRAGMENT 

D'UNE LETTRE 

DE M. ROUSSEAU, 

Écrite de Montmorency à un ami ^ le 5 Avril 1759, nu fujet 
de fon entrée à l'Opéra, qu'il avoit eue pour [on Devin du 
Village , qui lui fut ôtée à caufe de fa Lettre fur la Mufi- 
que, 6" quon voulut lui rendre quand il eut quitté Paris. 



Al 



.Près m'avoir ôté les entrées, tandis que j'étois k Paris, me 
les rendre quand je n'y fuis plus, n'eft-ce pas joindre la raillerie 
h rinfulte? Ne favent-ils pas bien que je n'ai ni le moyen, ni 
l'intention de profiter de leur offre? Eh, pourquoi diable irois-je 
fi loin chercher leur Opéra? N'ai -je pas tout à ma porte les 
chouettes de la forêt de Montmorency ? 

Ils ne refufent pas, dit M. D** *, de me rendre mes entrées.' 
J'entends bien : ils me les rendront volontiers aujourd'hui, pour 
avoir le plaifir de me les ôter demain, & me faire avoir un fé- 
cond affront. Puifque ces gens-la n'ont ni foi , rii parole , qui efl- 
ce qui me répondra d'eux, & de leurs intentions? Ne me fera-t- 
il pas bien agréable de ne me jamais préfenter h la porte que 
dans l'attente de me la voir fermer une féconde fois ? Ils n'en 
auront plus , direz-vous, le prétexte. Eh! pardonnez-moi, Mon- 
fieur ; ils l'auront toujours; car fitôt qu'il faudra trouver leur Opéra 
beau , qu'on me remène aux carrières ? Que n'ont-ils propofé cette 
admirable condition dans leur marché ? Jamais ils n'auroient maf- 
facré mon pauvre Devin. Quand ils voudront me chicaner, man- 
queront-ils de prétextes? Avec des menfonges on n'en manque ja- 
mais. N'ont-ils pas dit que je faifois du bruit au fpedacle , & 
que mon exclufion étoit une affaii'e de police ? 

Kk ij 



26o Fragment d'une Lettre 

Premièrement, ils mentent. J'en prends k témoin tout îe 
parterre & l'amphlthëarre de ce temps-Ia. De ma vie je n'ai crié 
ni battu des mains aux bouffons ; & je ne pouvois ni rire ni bâil- 
ler ^ l'Opéra François, puifque je n'y reftois jamais, & qu'auffi- 
tôt que j'entendois commencer la lugubre pfalmodie , je me fau- 
vois dans les corridors. S'ils avoient pu me prendre en faute au 
fpec^acle, ils fe feroient bien gardés de m'en éloigner. Tout le 
monde a fu avec quel foin j'étois configné , recommandé aux fcn- 
tinelles. Par-tout on n'attendoit qu'un mot, qu'un gefte pour m'ar- 
réier : fitôt que j'allois au parterre, j'étois environné de mouches 
qui cherchoient à m'exciter. Imagirez-vous s'il fallut ufer de pru- 
dence pour ne donner aucune prife fur moi. Tous leurs efforts 
furent vains; car il y a long-temps que je me fuis dit : Jean-Jac- 
ques , puijque tu prends le dangereux emploi de dèfenfeur de la vé- 
rité, Jois Jans cejje attentif jur toi-même, foumis en tout aux loix 
& aux règles , afin que , quand en voudra te maltraiter , on 
ait toujours tort. Plaife k Dieu que j'obferve auflî-bien ce pré- 
cepte jufqu'à la fin de ma vie , que je crois l'avoir obfervé jufqu'icil 

Ainsi, mon bon ami, je parle ferme, & n'ai peur de rien. 
Je fens qu'il n'y a homme fur terre qui puiOTe me faire du mal 
juftement; & quant à l'injuftice, perfonne au monde n'en cft a 
l'abri. Je fuis le plus foible des êtres ; tout le monde peut me 
faire du mal impunément. J'éprouve qu'on le fait bien, & les 
infulxes des Dire^leurs de l'Opéra font pour moi le coup de p'ed 
de l'âne. Rien de tout cela ne dépend de moi; qu'y ferois-)e ? 
Mais c'eft mon affaire , que quiconque me fera du mal , fa/fe mal ; 
&: voila de quoi je réponds. 

PremiI^REMENT donc, ils mentent; & en fécond lieu , quand 
ils ne mentiroient pas, ils ont tort; car quelque mal que j'euffe 
pu dire, écrire ou faire, il ne faîloit point m'ôter les entrées, at- 
tendu que l'Opéra n'eit étant pas moins poflèffeur de mon ou- 
vrage , n'en devoir pas moins payer le prix convenu. Que falloif-'l 
donc faire? M'arrérer, me traduire devant les tribunaux, me fa.re 
mon procès , me faire pendre , écarteler , brûler , jetrer mes cen- 
dres au vent, fi je l'avois mérité : mais il ne falloir pas m'ôter les 



VE M, Rousseau. 261 

entrées. Auflî bien, comment, étant prifonnier ou pendu, feroîs- 
je allé faire du bruit h TOpéra? Ils difent encore, puifqu'il fe 
déplaît k notre théâtre quel mal lui a-t-on fait de lui en ôter 
l'entrée? Je réponds qu'on m'a fait tort, violence, injuftîce, af- 
front; & c'eft du mal que cela. De ce que mon voi/in ne veut 
pas employer fon argent , eft-ce a dire que je fois en droit d'aller 
lui couper la bourfe ? 

De quelque manière que je tourne la cliofe, quelque règle 
de juftice que je puifTe appliquer, je crois toujours qu'en juge- 
ment contradiftoîre , pardevant tous les tribunaux de la terre , 
les Direfteurs de l'Opéra feroient a l'inftant condamnés à reftiru- 
tion de ma pièce , a réparation , )\ dommages & intérêts. Mais il 
eft clair que j'ai tort, parce que je ne puis obtenir juftice ; & 
qu'ils ont raifon , parce qu'ils font les plus forts. Je défie qui 
que ce foit au monde de pouvoir alléguer en leur faveur autre 
chofe que cela. 

Il faut à préfent vous parler de mes Libraires, & je com- 
mencerai par M. P***. J'ignore s'il a gagné ou perdu avec 
moi; toutes les fois que je lui demandois fi la vente alloit bien, 
il me réponàolt , pajfablement; fans que jamais j'en aie pu tirer 
autre chofe. Il ne m'a pas donné un fol de mon premier Dif- 
cours , ni aucune efpèce de préfent, finon quelques exemplaires 
pour mes amis. J'ai traité avec lui pour la gravure du Devin du 
Village , fur le pied de 500 frans, moitié en livres & moitié en 
argent, qu'il s'obligea de me payer à plufieurs fois & en certains 
termes : il ne ti;:t parole h aucun, & j'ai été obligé de courir 
long-temps après mes deux cens cinquante livres. 

Par rapport à mon Libraire de Hollande , je l'ai trouvé en 
toutes chofes exa<fl, attentif, honnête; je lui demandai vingt-cinq 
louis de mon Difcours fur Vlnégaliti : il me les donna fur-le- 
champ , & il envoya de plus une robe .\ ma gouvernante. Je lui 
ai demandé trente louis de ma Leffrc à M. d' AUmbert ^ & il me 
les donna fur-Ie-champ ; il n'a fait à cette occafion aucun préfent 



^62 Fragment D'Une Lettré 

ni a moi , ni k ma gouvernante (7 3) ; & il ne le devoit pas ; mais 
il m'a fait un plaifir que je n'ai jamais reçu de M. P* * *, en me 
déclarant de bon cœur qu'il faifoit bien fes affaires avec mo'. Voi- 
là, mon ami, les faits dans leur exaftitude. Si quelqu'un vous dit 
quelque chofe de contraire à cela , il ne dit pas vrai. 

Si ceux qui m'accufent de manquer de défintérefTement , enten- 
dent par-lh que je ne meverroispas ôreravec plaifir le peu que je ga- 
gne pour vivre, ils ont raifon; & il efï clair qu'il n'y a pour moi 
d'autres moyens de leur paroître défintérefTé , que de me lai/Ter mou- 
rir de faim. S'ils entendent que toutes reffources me font également 
bonnes, & que , pourvu que l'argent vienne , je m'embaira/Te peu 
comment il vient, je crois qu'ils ont tort. Si j'étois plus facile fur 
les moyens d'acquérir, il me feroit moins douloureux de perdre; 
& Ton fait bien qu'il n'y a perfonne de fi prodigue que les voleurs. 
Mais quand on me dépouille injuflement de ce qui m'appartient, 
quand on m'ôte le modique produit de mon travail , on me fait 
un tort qu'il ne m'eû pas aifé de réparer : il m'ell bien dur de 
n'avoir pas même la liberté de m'en plaindre. Il y a long -temps 
que le public de Paris fe fait un Jean- Jacques h fa mode, & lui 
prodigue d'une main libérale des dons , dont le Jean - Jacques de 
Montmorency ne voit jamais rien. Infirme & malade les trois 
quarts de l'année, il faut que je trouve fur le travail de l'autre 
quart de quoi pourvoir h tour. Ceux qui ne gagnent leur pain 
que par des voies honnêtes, connoifTent le prix de ce pain, & 
ne feront pas furpris que je ne puifle faire du mien de grandes 
largeffes. 

Ne vous chargez point, croyez-moi, de me défendre des dif- 
cours publics ; vous auriez trop h faire. Il fuffit qu'ils ne vous 
abufent pas , & que votre eflime & votre amitié me reftent. J'ai 
h Paris & ailleurs des ennemis cachés qui n'oublieront point les 
maux qu'ils m'ont faits; car quelquefois l'offenfé pardonne, mais 
l'offenfeur ne pardonne jamais. Vous devez fenrir combien la 

(73) Depuis lors, il lui a fait une penfion viagère de trois cens livres^ & 
je me fais un fenfible plaifir de rendre public un adle auffi rare de recoHnoif- 
fance &de générofité. 



DE M. Rousseau. 26^ 

partie eft inégale entre eux & moi. Répandus dans le monde , 
ils y font pafler tout ce qui leur plaît, fans que je puiiïe ni le 
favoir, ni m'en défendre; ne fait-on pas que l'abfent a toujours 
tort? D'ailleurs, avec mon étourdie franchife, je commence par 
rompre ouvertement avec les gens qui m'ont trompé. En décla- 
rant haut & clair que celui qui fe dit mon ami ne Veïï point, & 
que je ne fuis plus le fîen , j'avertis le public de fe tenir en garde 
contre le mal que j'en pourrois dire. Pour eux , ils ne font pas 
fi mal-adroits que cela. C'efl une fi belle chofe que le vernis des 
procédés & le ménagement de la bienféance ! La haine en tire 
un fi commode parti ! On fatisfair fa vengeance k fon aife en fai- 
fant admirer fa générofiré. On cache doucement le poignard fous 
le manteau de l'amitié , & l'on fait égorger en feignant de plain- 
dre. Ce pauvre citoyen! dans le fond, il n'efl pas méchant; mais 
il a une mauvaife tète qui le conduit aufîî mal que feroit un mau- 
vais cœur. On lâche myftérieufement quelque mot obfcur, qui 
bientôt eft relevé, commenté, répandu par les apprentifs philo- 
fophes : on prépare dans d'obfcurs conciliabules le poifon qu'ils fe 
chargent de répandre dans le public. 

Tel a la grandeur d'ame de dire mille biens de moi, après 
avoir pris fes mefures pour que perfonne n'en puifTe rien croire. 
Tel me défend du mal dont on m'accufe , après avoir fait en 
forfe qu'on n'en puiflè douter. Voila ce qui s'appelle de l'habi- 
leté ! Que voulez-vous que je faffe à cela ? Entends-je de ma re- 
traite les difcours que l'on tient dans les cercles ? Quand je les 
entendrois, irois-je, pour les démentir, révéler les fecrets de 
l'amitié, même après qu'elle eft éteinte? Non, cher le Nieps , 
on peut repouHer les coups portés par des mains ennemies ; mais 
quand on voit parmi les afTaflins fon ami le poignard à la main , 
il ne refte qu'à s'envelopper la tête. 



4^5 

PREFACE 

D E 

NARCISSE. 

J^'Ai écrit cette Comédie a Tâge de dix-huit ans, & je me fuis 
gardé de la montrer , aufîî long - temps que j'ai tenu quelque 
compte de la réputation d'auteur. Je me fuis enfin fenti le cou- 
rage de la publier; mais je n'aurai jamais celui d'en rien dire. 
Ce n'ell donc pas de ma pièce , mais de moi-même , qu'il s'agit 
ici. 

Il faut, malgré ma répugnance, que je parle de moi; il faut 
<5ue je convienne des torts que l'on m'attribue , ou que je m'en 
juflifie. Les armes ne feront pas égales , je le fens bien ; car on 
m'attaquera avec des plaifanteries , & je ne me défendrai qu'avec 
des raifons : mais pourvu que je convainque mes adverfaires, je 
me foucie très-peu de les perfuader. En travaillant à mériter ma 
propre eHime , j'ai appris à me pafTer de celle des autres , qui , pour 
la plupart, fe pafTent bien de la mienne. Mais, s'il ne m'importe 
guère qu'on penfe bien ou mal de moi, il m'importe que per- 
îonne n'ait droit d'en mal penfer; & il importe à la vérité que 
j'ai foutenue , que fon défenfeur ne foit point accufé juftement de 
ne lui avoir prêté fon fecours que par caprice ou par vanité , 
fans l'aimer & fans la connoître. 

Le parti que j'ai pris dans la queftion que j'examinois , il y a 
quelques années, n'a pas manqué de me fufciter une multitude 
d'adverfaires (74), plus attentifs peut-être à l'intérêt des gens de 

(74) Onm'aflTure queplufieurs trou- l'on n'ofe plus rien appeller par fon 

vent mauvais que j'appelle mes adver- nom. J'apprends aufli que chacun de 

fajres , mes adverfaires ,& cela me pa- mes adverfaires fe plaint, quand je 

joît aflez croyable dans un fiède où réponds ï d'autres objedions que le» 

Œuvres mclées. Tome I. LI 



a66 



Préface 



lettres qu'a l'honneur de la littérature. Je l'avois prévu, & je 
m'étois bien douté que leur conduite en cette occafion prou- 
veroit en ma faveur p!us que tous mes difcours. En effet, ils 
n'ont déguifé ni leur furprife , ni leur chagrin, de ce qu'une 
Académie s'étoit montrée intègre û mal - à -propos. Ils n'ont 
épargné contre elle, ni les inveélivesindifcrettes , ni même les fauf- 
fetés (75), pour tâcher d'affoiblir le poids de fon jugement. Je 
n'ai pas non plus été oublié dans leurs déclamations. Plu/îeurs 
ont entrepris de me réfuter hautement; les fages ont pu voir avec 
ijuelle force, & le public avec quel iuccès ils l'ont fait. D'autres 



Cennes» que je perds mon temps à me 
battre contre des chimères; ce qui me 
prouve une chofe dont je me doutois 
déjà bien j favoir, qu'ils ne perdent 
point le leur a fe lire ou a s'écouter 
les uns les autres. Quant à moi , c'efl 
une peine que j'ai cru devoir prendre, 
& j'ai lu les nombreux écrits qu'ils 
ont publiés contre moi , depuis la pre- 
mière réponfe dont je fus honoré , 
jufqu'aux quatre fermons Allemands, 
dont l'un commence à - peu - près de 
cette manière : Mes Frères , Jï Socrate 
revenait parmi nous , & quiL vit l'état 
flonjfant ou les Sciences font en Eu- 
rope ; que dis-je en Europe ! en Alle- 
magne j que dis -je en Allemagne ^ en 
Saxe; que dis-je en Saxel à Leipjic ; 
que dis-je à Leipfic l dans cette Vni- 
rerfité ; alors faiji d'étonnement ^ & pé- 
nétré de refpeây Socrate s'ajpéroit mo- 
de flement parmi nos écoliers ; & rece- 
vant nos leçons avec humilité, il -per- 
drait bientôt avec nous cette ignorance 
dont il fe plaignait fi juftsment. J'ai lu 
tout cela , & n'y ai fait que peu de 
réponfes ; mais je fuis fort aife que ces 
MelTieurs les ayent trouvés allez agréa- 
bles pour être jaloux de la préférence. 



Pour les gens qui font choqués du mot 
à'adverjaires , je conlens de bon cœur 
à le leur abandonner, pourvu qu'ils 
veuillent bien m'en indiquer un au- 
tre , par lequel je puilTe défigner , non- 
feulement tous ceux qui ont combattu 
mon fentiment, foit par écrit, foit 
plus prudemment , & plus à leur aife, 
dans les cercles de femmes & de beaux 
efprits, où ils étoient bien sûrs que 
je n'irois pas me défendre; mais en- 
core ceux qui, feignant aujourdhui 
de croire que je n'ai point d'adverfai- 
res, trouvoient d'abord lans réplique 
ks réponfes de mes adverfaires ; puis , 
quand j'ai répliqué, m'ont blâmé de 
l'avoir fait, parce que, félon eux, 
on ne m avoit point attaqué. En at- 
tendant , ils permettront que je con- 
tinue d'appeller mes adverfaires , mes 
adverfaires; car, malgré la politefle de 
notre fiècle, je fuis grolTier comme 
les Macédoniens de Philippe. 

(yy) On peut voir dans le Mercure 
lyyx, le défaveu de l'Académie de 
Dijon au fujct de je ne fais quel écrit 
attribué faullcment par l'auteur à l'un 
des Membres de cette Académie. 



DE Narcisse. 267 

plus adroits , connoiffant le danger de combattre dire(?tement des 
vérités démontrées, ont habilement détourné fur ma perfonne une 
attention qu'il ne falloit donner qu'à mes raifons; & l'examen des 
accufations qu'ils m'ont intentées a fait oublier les accufations plus 
graves que je leur intentois moi-même. C'eft donc à ceux-ci qu'il 
faut répondre une fois. 

Ils prétendent que je ne penfe pas un mot des vérités que 
j'ai foutenues , & qu'en démontrant une propofition , je ne laifTois 
pas de croire le contraire ; c'eft-k-dire , que j'ai prouvé des cho- 
ses fi extravagantes, qu'on peut affirmer que je n'ai pu les fou- 
tenir que par jeu. Voilh un bel honneur qu'ils font en cela à la 
fcience qui fert de fondement à toutes les autres ; & l'on doit 
croire que l'art de raifonner fert de beaucoup h la découverte de 
la vérité , quand on le voit employer avec fuccès à démontrer 
Âes folies! 

Ils prétendent que je ne penfe pas un mot des vérités que 
j'ai foutenues. C'eft fans doute de leur part une manière nouvelle 
& commode de répondre à des argumens fans réponfe , de ré- 
futer les démonftrations mêmes d'Euclide , & tout ce qu'il y a 
de démontré dans l'univers. Il me femble , à moi, que ceux qui 
m'accufent fi témérairement de parler contre ma penfée , ne fe font 
pas eux-mêmes un grand fcrupule de parler contre la leur ^ car 
ils n'ont afTurément rien trouvé dans mes écrits , ni dans ma con- 
duite , qui ait dû leur infpirer cette idée , comme je le prouve- 
rai bientôt; & il ne leur eft pas permis d'ignorer que, dès qu'un 
homme parle férieufement, on doit penfer qu'il croit ce qu'il 
dit , à moins que fes adions ou fes difcours ne le démentent ; 
encore cela même ne fuffit-il pas toujours pour s'affurer qu'il 
n'en croit rien. 

Ils peuvent donc crier, autant qu'il leur plaira, qu'en me dé- 
clarant contre les fciences , j'ai parlé contre mon fentiment. A 
une affertion aufli téméraire, dénuée également de pre ;ve & de 
vraifemblance , je ne fais qu'une réponfe ; elle eft courte & éner- 
gique , & je les prie de fe la tenir pour faire. 



268 Préface 

Ils prétendent encore que ma conduite eft en contradiclîon 
avec mes principes , & il ne faut pas douter qu'ils n'employent 
cette féconde inftance h établir la première ; car il y a beaucoup 
de gens qui favent trouver des preuves à ce qui n'eft pas. Ils 
diront donc , qu'en faifant de la mufique & des vers , on a mau- 
vaife grâce k déprimer les beaux arts, & qu'il y a dans les bel- 
les-lettres, que j'affefte deméprifer, mille occupations plus loua- 
bles que d'écrire des Comédies. Il faut répondre auffi à cette 
accufation. 

Premièrement, quand même on l'admettroit dans toute Ta 
rigueur, je dis qu'elle prouveroit que je me conduis mal; mais 
non , que je ne parle pas de bonne foi. S'il étoit permis de tirer 
des avions des hommes la preuve de leurs fentimens, il faudroit 
dire que l'amour de la juftice eft banni de tous les cœurs , & 
qu'il n'y a pas un feul chrétien fur la terre. Qu'on me montre 
des hommes qui agiffent toujours conféquemment a leurs maxi- 
mes, & je pafle condamnation fur les miennes. Tel eft le fort de 
l'humanité; la raifon nous montre le but, & les partions nous 
en écartent. Quand il feroit vrai que je n'agis pas félon mes 
principes , on n'auroit donc pas raifon de m'accufer , pour cela 
feul, de parler contre mon fentiment, ni d'accufer mes princi- 
pes de faufleté. 

Mais fi je voulois pafTer condamnation fur ce point, il me 
fuffiroit de comparer le temps pour concilier les chofes. Je n'ai 
pas toujours eu le bonheur de penfer comme je fais. Long-temps' 
féduit par les préjugés de mon fiècle , je prenois l'étude pour la 
feule occupation digne d'un fage , je ne regardois les fciences 
qu'avec refpecl, & les favans. qu'avec admiration ( j6 ). Je n» 

(76) Toutes les fois que je fonge a irréprochables. Je me formois de leur 
mon ancienne fimplicité, je ne puis commerce des idées angéliques, & je 
m'empêcher d'en rire. Je ne lifois pas n'aurois approché de la maifon de l'un 
un livre de morale ou de philofophie , d'eux que comme d'un fanduairc. En- 
que ;e ne crufl'e y voir l'ame & les fin je lésai vus; ce préjugé puérile s'e/l 
principes de l'auteur. Je regardois diflipé ,& c'eflla feule erreur dont ils 
tous ces graves écrivains comme des m'ayent guén. 
hommes modefles, fages, vertueux, 



DE Narcisse. 269 

comprenois pas que Ton pût s'égarer en démontrant toujours , 
de mal faire , en parlant toujours de fagefle. Ce n'eft qu'après 
avoir vu les chofes de près que j'ai appris ^ les eftimer ce qu'el- 
les valent; & quoique dans mes recherches j'aie toujours trouvé 
/utis eloquentiœ ^ Japientiœ parùm, û m'a fallu bien des réflexions, 
bien des obfervations , bien du temps pour détruire en moi l'iN 
lufion de toute cette vaine pompe fcientifique, 'Il n'eft pas éton- 
nant que , durant ces temps de préjugés & d'erreurs , où j'eftimois 
tant la qualité d'auteur , j'aie quelquefois afpiré h l'obtenir moi- 
même. C'eft alors que furent compofés les vers & la plupart des 
autres écrits qui font fortis de ma plume, & entre autres cette 
petite Comédie. Il y auroit peut-être de la dureté à me repro- 
cher aujourd'hui ces amufemens de ma jeunefle i & on auroit tort 
au moins de m'accufer d'avoir contredit en cela des principes qui 
n'étoient pas encore les miens. Il y a long-temps que je ne mets 
plus à toutes ces chofes aucune efpèce de prétention ; & hafarder 
de les donner au public dans ces circonflances , après avoir eu la 
prudence de les garder fi long-temps, c'efl dire afTez que je dé' 
daigne également la louange & le blâme qui peuvent leur être 
dûs ; car je ne penfe plus comme l'auteur dont ils font l'ouvrage. 
Ce font des enfans illégitimes que l'on carefTe encore avec plai- 
fir, en rougiflant d'en être le père; k qui l'on fait fes derniers 
adieux, & qu'on envoie chercher fortune, fans beaucoup s'em- 
barra/Ier de ce qu'ils deviendront. 

Mais c'eft trop raifonner après des fuppofitions chimérique?; 
Si l'on m'accufe fans raifon de cultiver les lettres que je mépri- 
fe , je m'en défends fans néceffité; car, quand le fait feroit vrai, 
il n'y auroit en cela aucune inconféquence \ c'eil ce qui me refle 
à prouver. 

Je fuivrai pour cela , félon ma coutume , la méthode fimple 
& facile qui convient h la vérité. J'établirai de nouveau l'état de 
la queftion; j'expoferai de nouveau mon fentiment, & j'attendrai 
que , fur cet expofé , on veuille me montrer en quoi mes avions 
démentent mes difcours. Mes adverfaires, de leur côté, n'auront 
garde de demeurer fans réponfe, eux qui po/Tédent l'art ruer- 



^^0 T R É FA C E 

veilleux de difputer pour & contre fur toutes fortes de fujets. Ils 
commenceront, félon leur coutume, par établir une autre quef- 
tion à leur fantaifie ; ils me la feront réfoudre comme il leur con- 
viendra. Pour m'atraquer plus commodément, ils me feront rai- 
fonner , non à ma manière , mais à la leur : ils détourneront ha- 
bilement les yeux du leâeur de l'objet eflentiel , pour les fixer a 
droite & à gauche. Ils combattront un phantôme, & prétendront 
lîî'avoir vaincu j mais j'aurai fait ce que je dois faire j & je comr 
mence. 

» La fcience n'eft bonne à rien , & ne fait jamais que du mal ; 
» car elle eft mauvaife de fa nature. Elle n'e/1 pas plus infépa- 
» rable du vice que l'ignorance de la vertu. Tous les peuples 
» lettrés ont toujours été corrompus ; tous les peuples ignorans 
>» ont été vertueux : en un mot, il n'y a de vices que parmi 
» les favans , ni d'homme vertueux que celui qui ne fait rien. Il 
« y a donc un moyen pour nous de redevenir honnêtes gens; 
» c'efl de nous hâter de profcrire la fcience & les favans, de 
» brûler nos bibliothèques, fermer nos académies, nos collèges, 
» nos univerfités , & de nous replonger dans la barbarie des pre- 
» miers fiècles. » 

Voila ce que mes adverfaires ont très-bien réfuté : auflî ja- 
mais n'ai-je dit ni penfé un feul mot de tout cela, & l'on ne 
fauroit rien imaginer de plus oppofé à mon fyfléme que cette 
abfurde do(5trine qu'ils ont la bonté de m'attribuer. Mais voici 
ce que j'ai dit, & qu'on n'a point réfuté. 

Il s'agifToit de favoir fi le rétabliflement des fciences & des 
arts a contribué \ épurer nos mœurs. 

En montrant, comme je l'ai fait, que nos mœurs ne font point 
apurées (77), la queftion étoit à-peu-près réfolue. 

[77] Quand j'ai dit que nos mœurs pires. Il y a parmi les hommes mil- 

s'étoient corrompues, je n'ai pas pré- le fources de corruption; & quoique 

tendu dire pour cela que celles de les fciences foient peut - être la plus 

nos ayeux fu/Tent bonnes, mais feu- abondante & la plus rapide, il s'en 

lement que les nôtres étoient encore faut bien que ce foit la feule. La ruinç 



DE Narcisse. 271 

Mais elle en renfermoit implicitement une autfe plus géné- 
rale & plus importante fur Tinfluence que la culture des fciences 
doit avoir en toute occafion fur les mœurs des peuples. C'efl 
celle-ci, dont la première n'eft qu'une conféquence , que je 
me propofai d'examiner avec foin. 

Je commençai par les faits , & je montrai que les mœurs ont 
dégénéré chez tous les peuples du monde h mefure que le goût 
de rétude & des lettres s'eft étendu parmi eux. 

Ce n'étoir pas aflez; car fans pouvoir nier que ces chofes euf- 
fent toujours marché enfemble, on pouvoit nier que Tune eût 
amené Tavitre : je m'appliquai donc k montrer cette liaifon nér 
cefTaire. Je fis voir que la fource de nos erreurs fur ce point, 
vient de ce que nous confondons nos vaines & trompeufes con- 
noifTances avec la fouveraine Intelligence , qui voit d'un coup 
d'œil la vérité de toutes chofes. Lafcience, prife d'une manière 
abflraite , mérite toute notre admiration. La folle fcience des 
hommes n'eft digne que de rifée & de mépris. 

de l'Empire Romain , les invafions d'u- propre , c'efl d'avoir donné à nos vices 
ne multitude de Jiarbares ont fdit un une couleur agréable , un certain air 
mélange de tous les peuples, qui a dû honnête qui nous empêche d en avoir 
néceflairement détruire les mœurs & horreur. Quand on joua , pour la pro- 
ies coutumes de chacun d'eux. Les mière fois , la Comédie du iV/f'cAd/zi , je 
croifades , le commerce , la découverte me fouviens qu'on ne trouvoit pas que 
des Indes, la navigation , les voyages le rôleprincipalrépondîtau titre. Cléon 
de long cours ,& d'autres caufes enco- ne parut qu'un homme ordinaire : il 
re que je ne veux pas dire , ont entre- étoit , difoit-on , comme tout le monde, 
tenu & augmenté le.défordre. Tout ce Ce fcélérat abominable, dont le carac- 
qui tacilite la communication entre les tère fi bien expofé auroit du faire fré- 
diverfes nations, porte aux unes, non mir fur eux-mêmes tous ceux qui ont 
les vertus des autres, mais leurs cri- le malheur de lui reffembler, parut un 
mes , & ahère chez toutes , les mœurs caraflère tout - à - fait manqué; & ces 
qui font propies à leur climat & à la noirceurs pafTerent pour des gentillef- 
conftitution de leur gouvernement. Les fes^ parce que tel, qui fe croyoit un 
fciences n'ont donc pas fait tout le mal; fort honnête homme , s'y reconjioiflbit 
elles y ont feulement leur bonne part ; trait pour trait, 
Sk. celui fur-tout qui leur appartient en 



27* Préface 

Le goût des lettres annonce toujours chez un peuple un com- 
mencement de corruption qu'il accélère très-promptement. Car 
ce goût ne peup naître ainfi dans toute une nation que de deux 
mauvaifes fources , que Tétude entretient & grofÏÏt à fon tour , 
favoir roifiveté & le defir de ie àïiïinguer. Dans un État bien 
conftitué chaque citoyen a fes devoirs h remplir; & ces foins 
importans lui font trop chers pour lui laiiïèr le loi/îr de vaquer 
^ de frivoles fpéculations. Dans un État bien conftitué tous les 
citoyens font fi bien égaux que nul ne peut être préféré aux 
autres comme le plus habile , mais tout au plus comme le meil- 
leur : encore cette dernière diftinétion eft-elle fouvent dangereu- 
fe; car elle fait des fourbes & des hypocrites. 

Le goût des lettres qui naît du defir de fe diftinguer, pro- 
duit néceflairement des maux infiniment plus dangereux que tout 
le bien qu'elles font n'eft utile ; c'eft de rendre à la fin ceux 
qui s'y livrent , très-peu fcrupuleux fur les moyens de réuflir. 
Les premiers philofophes fe firent une grande réputation en en- 
feignant aux hommes la pratique de leurs devoirs Se les princi- 
pes de la vertu. Mais bientôt ces préceptes étant devenus com- 
muns , il fallut fe diftinguer en frayant des routes contraires. 
Telle eft l'origine des fyftêmes abfurdes des Leucippe, des Dio- 
gène, des Pyrrhon, des Protagore , des Lucrèce. Les Hobbes, 
les Mandeville & mille autres ont affeélé de fe diftinguer de mê- 
me parmi nous; & leur dangereufe doctrine a tellement fruélifié 
que, quoiqu'il nous refte de vrais philofophes, ardens k rappel- 
1er dans nos cœurs les loix de l'humanité & de la vertu, on eft 
épouvanté de voir jufqu'à quel point notre fiècle raifonneur a poufte 
dans fes maximes le mépris des devoirs de l'homme & du citoy-en. 

Le goût des lettres , de la philofophie & des beaux arts anéan- 
tie l'amour de nos premiers devoirs & de la véritable gloire. 
Quand une fois les talens ont envahi les honneurs dus à la ver- 
tu , chacun veut être un homme agréable , & nul ne fe foucie 
d'être un homme de bien, De-Jk naît encore cette autre incon- 
féquence, qu'on ne récompenfe dans les hommes que les qualités 
qui ne dépendent pas d'eux : car nos talens naiftent avec nous, nos 
vertus feules nous appartiennent. Les 



DE Narcisse 273 

Les premiers, & prefque les uniques foins qu'on donne à no- 
tre éducation, font les fruits & les femences de ces ridicules pré- 
jugés. Oeft pour nous enfeigner les lettres qu'on tourmente no- 
tre miférable jeun-effe. Nous favons toutes les règles de la gram- 
maire avant qve d'avoir oui parler des devoirs de Thomme : 
nous favons tout ce qui s'eû fait jufqu'à préfent, avant qu'on 
nous ait dit un mot de ce que nous devons faire ; & pourvu qu'on 
exerce notre babil, perfonne ne Ce foucie que nous fâchions 
agir ni penfer. En un mot , il n'efl prefcrit d'être favant que dans 
Jcs chofes qui ne peuvent nous fervir de rien ; & nos enfans font 
précifément élevés comme les anciens athlètes des jeux publics , 
qui, deilinant leurs membres robuftes h un exercice inutile & 
fuperflu , fe gardoient de les employer jamais à aucun travail 
profitable. 

Le goût des lettres, de la philofo^hie & des beaux arts amol- 
lit les corps & les âmes. Le travail du cabinet rend les hommes 
•délicats, afFoiblit leur tempérament, & l'ame garde difficilement 
fa vigueur quand le corps a perdu la fienne. L'étude ufe la ma- 
chine , épuife les efprits , détruit la force , énerve le courage ; & 
cela feul montre afTez qu'elle n'efl: pas faite pour nous : c'eft 
ainfî qu'on devient lâche & pufillanime , incapable de réilfter éga- 
lement k la peine & aux paiïions. Chacun fait combien les habi- 
tans des villes font peu propres h foutenir les travaux de la guer- 
re, & l'on n'ignore pas quelle eft la réputation des gens de let- 
tres en fait de bravoure (78). Or, rien n'efl plus jullement fuf- 
ped que l'honneur d'un poltron. 

Tant de réflexions fur la foiblefTe de notre nature ne fervent 
fouvent qu'îi nous détourner des entreprifes généreufes. A force 
de méditer fur les misères de Thumanité, notre imagination nous 
accable de leur poids, &: trop de prévoyance nous ô:e le cou- 

[78] Voici un exemple moderne moyen plus sûr que d'éiablir chez eux 

pour ceux qui me reprochent de n'en une académie. Il ne me feroit pas dif- 

citer que d'anciens. La République de ficile d'allonger cette note ; mais ce fe- 

Cènes , cherchant à fubjuguer plus ai- roit faire tort à l'intelligence des feuJ» 

fément les Corfes, n'a pas trouvé de Douleurs dont je me foucie. 

(ILuvres m&Lécs. Tome I. M ra 



274 P R É F J C E 

rage, en nous ôrant la fécuriré. C'eft bien en vain que nous prcf- 
tendons nous munir contre les accidens imprévus, fi la fcience , 
» efTayant de nous armer de nouvelles défenfes contre les incon- 
» véniens naturels, nous a plus imprimé en la fantaifie leur gran- 
» deur & poids , qu'elle n'a fes raifons & vaines fubtilités à nous 
» en couvrir. » 

Le goût de la philofophie relâche tous les liens d'e/îime & de 
bienveillance qui attachent les hommes a la fociété ; & c'efl; peut- 
être le plus dangereux des maux qu'elle engendre. Le charme 
de l'étude rend bientôt in/îpide tout attachement. De plus , à 
force de réfléchir fur l'humanité , a force d'obferver les hommes , 
le philofophe apprend h les apprécier félon leur valeur; & il eft 
difficile d'avoir bien de l'afFeflion pour ce qu'on méprlfe. Bientôt 
il réunit en fa perfonne tout l'intérêt que les hommes vertueux 
partagent avec leurs femblables : fon mépris pour les autres tourne 
au profit de fon orgueil : fon amour-propre augmente en même 
proportion que fon indifférence pour le refte de l'univers. La 
famille, la patrie deviennent pour lui des mots vuides de fens; 
il n'eft ni parent, ni citoyen, ni homme; il efl: philofophe. 

En même temps que la culture des fciences retire , en quel- 
que forte , de la prefTe le cœur du philofophe , elle y engage , 
en un autre celui de l'homme de lettres ; & toujours avec un 
égal préjifdice pour la vertu. Tout homme qui s'occupe des 
talens agréables, veut plaire, être admiré, & il veut être admiré 
plus qu'un autre. Les applaudifTemcns publics appartiennent à lui 
feul : je dirois qu'il fait tout pour les obtenir, s'il ne faifoit en- 
core plus pour en priver fcs concurrens. De-lh nai/Fent, d'un co- 
té , les rafinemens du goût & de la politefTe , vile & baffe flatte- 
rie , foins fédu(5}eurs , infidieux , puériles, qui, h la longue, rap- 
pétiflent l'ame & corrompent le cœur ; & de l'autre , les jaloufies , 
les rivalités , les haines d'artift^s fi renommées, la perfide calom- 
nie, la fourberie, la trahifon, & tout ce que le vice a de plus 
lâche & de plus odieux. Si le philofophe méprife les hommes 7 
l'artifle s'en fait bientôt méprifer, & tous deux concourent enfin 
a les rendre méprifabJes. 



D B Narcisse. 27 j 

Il y a plus; & de toutes les vérités que j'ai propofées a la con- 
fidération des fages , voici la plus étonnante & la plus cruelle. 
Nos écrivains regardent tous, comme le chef-d'œuvre de la poli- 
tique de notre fiècle , les fciences , les arts, le luxe, le commer- 
ce , les loix & les autres liens , qui , reiïerrant entre les hommes 
les nœuds de la fociété (79) , par l'intérêt perfonnel, les mettent 
tous dans une dépendance mutuelle , leur donnent des befoins ré- 
ciproques & des intérêts communs, & obligent chacun d'eux de 
concourir au bonheur des autres pour pouvoir faire le fien. Ces 
idées font belles , fans doute , & préfentées fous un jour favora- 
ble : mais en les examinant avec attention & fans partialité, on 
trouve beaucoup k rabattre des avantages qu'elles femblent pré- 
fenter d'abord. 

C'EST donc une chofe bien merveilleufe que d'avoir mis les 
hommes dans l'impofîîbilité de vivre entre eux fans fe prévenir, 
fe fupplanter, fe tromper, fe détruire mutuellement! Il faut dé- 
formais fe garder de nous laiiïer jamais voir tels que nous fom- 
mes : car pour deux hommes dont les intérêts s'accordent, cent 
mille peut-être leur font oppofés; & il n'y a d'autres moyens 
pour réuflîr que de tromper ou perdre tous ces gens - là. Voilà 
la fource funefle des violences , des trahifons , des perfidies & de 
toutes les horreurs qu'exige néceffairement un état de chofes où 
chacun , feignant de travailler à la fortune ou a la réputation des 
autres , ne cherche qu'à élever la fienne au-deffus d'eux & à leurs 
dépens. 

Qu'avons-nous gagné à cela? Beaucoup de babil, des ri- 
ches & des raifonneurs, c'efl-à-dire , des ennemis de la vertu & 
du fens commun. En revanche, nous avons perdu l'innocence & 
les mœurs. La foule rampe dans la misère; tous fout les efclaves 

[ 79 ] Je me plains de ce que la commerce reflerrent les liens de la fo- 

philofophie relâche les liens de la ciété par l'intérêt perfonnel. C'eft 

fociété , qui font formés par l'eftime qu'en effet on ne peut refferrer un 

& la bienveillance mutuelle, & je de ces liens, que l'autre ne fe relâ, 

me plains de ce que les fciences ^ che d'autant. Il n'y a donc point en 

les arts & tous les autres obje.s de ceci de contradiction. 

Mm ij 



iy6 Préface 

du vice. Les crimes non commis font déjà dans le fond des 
cœurs , & il ne manque k leur exécution que l'afFurance de l'im- 
punité. 

Étrange & funefte conftirution , où les richeffes accumulées 
facilitent toujours les moyens d'en accumuler de plus grandes » 
& où il e/l impo/Tible , à celui qui n'a rien, d'acquérir quelque 
chofe ; oîi l'homme de bien n'a nul moyen de fortir de la misè- 
re ; où les plus frippons font les plus honorés, & on il faut né- 
ceffairement renoncer à la vertu pour devenir honnête homme ! Je 
fais que les déclamateurs ont dit cent fois tout cela : mais ils le 
difoient en déclamant, & moi je le dis fur des raifons : ils ont 
apperçu le mal; & moi j'en découvre les caufes, & je fais voir 
fur-tout une chofe très-confolante & très-utile , en montrant que 
tous ces vices n*appartiennent pas tant à l'homme qu'à l'homme 
mal gouverné (80). 



[80] Je remarque qu'il règne ac- 
tuellement dans le monde une mul- 
titude de petites maximes qui fédui- 
fent leï fimples par un faux air de 
philofophie, & qui, outre cela, font 
très-commodes pour terminer les dif- 
putes d'un ton important & de'cifif, 
fans avoir befoin d'examiner la quef- 
tion. Telle eft celle-ci : » les hom- 
n mes ont par-rout les mêmes paf- 
j> fions; par-tout l'amour-propre & 
» l'intérêt les conduifent : donc ils 
r> font par-tout les mêmes. » Quand 
les Géomètres ont fait une fuppofi- 



tion , qui , 



de raifonnement en rai- 



fonnem.ent, les conduit à une abfur- 
dité, ils reviennent fur leurs pas, & 
démontrent ainfi la fuppofition fauffe. 
La néme méthode, appliquée à la 
niaxime en queftion , en montreroic 
aifément l'ahfurdité : mais raifonnons 
autrement. Un fauvage eft un hom- 
mie , & ua Européen eii un homme. 



Le demi-philofophe conclut aufîî-t6t 
que l'un ne vaut pas mieux que l'au- 
tre; mais le philofophe dit : en Eu- 
rope , le gouvernement , les loix , les 
coutumes, l'intérêt, tout met les par- 
ticuliers dans la néceffité de fe trom- 
per mutuellement & fans ceffe ; tout 
leur fait un devoir du vice; il faut 
qu'ils foient méchans pour être fa- 
ges; car il n'y a point de plus gran- 
de folie que de faire le bonheur des 
frippons aux dépens du fien. Parmi 
les fauvages , l'intérêt perfonnel parle 
aulli fortement que parmi nous , mais 
il ne dit pas les mêmes chofes : l'a- 
mour de la fociété , & le foin de leur 
commune défenfe , font les feuls liens 
qui les unifient : ce mot de propriété^ 
qui coûte tant de crimes a nos hon- 
nêtes gens, n'a prefqu'aucun fens 
parmi eux, ils n'ont entre eux nulle 
difcuflion qui les divife ; rien ne les 
porte à fe tromper l'un l'autre j Tefti- 



DE Narcisse. 477 

Telles font les vérités que j'ai développées , & que j'ai tâché 
de prouver dans les divers écrits que j'ai publiés fur cette matière. 
Voici maintenant les conclufions que j'en ai tirées. 

La fcience n'eft point faite pour l'homme en général. Il s'é- 
gare fans ceffe dans fa recherche; &, s'il l'obtient quelquefois, 
ce n'eft prefque jamais qu'k fon préjudice. Il eu né pour agir 
& penfer , & non pour réfléchir. La réflexion ne fert qu'à le 
rendre malheureux, fans le rendre meilleur ni plus fage; elle lui 
fait regretter les biens pafTés , & l'empêche de jouir du préfent : 
elle lui préfente l'avenir heureux pour le féduire par l'imagina- 
tion , & le tourmenter par les defirs ; & l'avenir malheureux , pour 
le lui faire fentir d'avance. L'étude corrompt fes mœurs, altère 
fa fanté, détruit fon tempérament, & gâte fouvent fa raifon : fi 
elle lui apprenoit quelque clxofe, je le trouverois encore fort 
mal dédommagé, 

J'AVOUE qu'il y a quelques génies fublimes qui favent péné- 
trer à travers les voiles dont la vérité s'enveloppe ; quelques âmes 
privilégiées, capables de réfifter à la bétife de la vanité, à la bafle 
jaloufie & aux autres paflîons qu'engendre le goût des lettres. Le 
petit nombre de ceux qui ont le bonheur de réunir ces qualités , 
eft la lumière & l'honneur du genre humain ; c'efl à eux feuls 
qu'il convient, pour le bien de tous, de s'exercer à l'étude; & 

me publique eu le feu! bien auquel tement, & plus ils font dignes de m^- 

chacun afpire ,& qu'ils méritent tous. pris. Je le dis à regret ^ 1 homme de 

Il eft très-poffible qu'un fauvage fafle bien eft celui qui n'a befoin de trom- 

une mauvaifeaftioni mais il n'eft pas per perfonne, & le fauvage eft cet 

poflible qu'il prenne l'habitude de mal homme-là; 

faire ; car cela ne lui feroit bon a 

rien. Je crois qu'on peut faire une Ulum non popull fa/ces, non purpurrregum 

irès-jufte eftimation des mœurs des F/exU.&inJîdos agitant dlfcordiafratres; 

hommes fur la multitude des affaires Nomes Romains, periiuraqut régna; nequé 

qu'ils ont entre eux : plus ils cora- '"^ 

mercent enfemble, plus ils admirent ^»t àoluit miferant inopem, aut învldiihar 

leurs talens & leur induftrie , plus ils benti. 

fe fripponnent décetiunent & adcoi- 



ayB 



T R É F A C E 



cette exception même confirme la règle : car fî tous les hommes 
étoient des Socrate , la fcience alors ne leur feroit pas nuifiblei 
mais ils n'auroient aucun befoin d'elle. 

Tout peuple qui a des mœurs, & qui par conféquent ref- 
pedle fes loix, & ne veut point rafiner fur les anciens ufages , 
doit Te garantir avec foin des fciences, & fur-tout des favans, dont 
les maximes fentencieufes & dogmatiques lui apprendroient bien- 
tôt k méprifer fes ufages & fes loix; ce qu'une nation ne peut 
jamais faire fans fe corrompre. Le moindre changement dans les 
coutumes, fût-il même avantageux h certains égards, tourne tou- 
jours au préjudice des mœurs : car les coutumes font la morale- 
du peuple; & dès qu'il ceffe de les refpefler, il n'a plus de rè- 
gle que fes partions, ni de frein que les loix qui peuvent quel- 
quefois contenir les méchans, mais jamais les rendre bons. D'ail- 
leurs, quand la philofophie a une fois appris au peuple à mé- 
prifer fes coutumes, il trouve bientôt le fecret d'éluder fes loix. 
Je dis donc qu'il en eu des mœurs d'un peuple comme de l'hon- 
neur d'un homme; c'efl: un uéÇor qu'il faut conferver; mais qu'on 
ne recouvre plus quand on l'a perdu (8i). 

AIais quand un peuple e/l une fois corrompu h un certain 
point, foit que les fciences y ayent contribué ou non, faut-il les 

[ 8l ] Je trouve dans l'Hiftoire un la vertu, mais ils ne la connoiflbient 

exemple unique, mais frappant, qui pas encore; car ces mots vertus 8c 

femble contredire cette maxime ; c'eft vices font des notions coUeôives qui 

celui de la fondation de Rome, faite ne naiiïent que de la fréquentation 

par une troupe de bandits, dont les des hommes. Au furplus, on tircroit 

defcendans devinrent en peu de gé- un mauvais parti de cette objedlion 

nérations le plus vertueux peuple qui en faveur des fciences ; car , des deux 

ait jamais exjfté. Je ne ferois pas en premiers Rois de Rome qui donnèrent 

peine d'expliquer ce fait , fi c'en étoit une forme a la république & infti- 

ici le lieu : mais je me contenterai de tuèrent fes coutumes & fes mœurs, 

remarquer que les fondateurs de Ro- l'un ne s'occupoit que de guerres , 

me étoient moins des hommes dont l'autre que des rus facrés , les deux 

les mœurs fuffent corrompues , que chofes du monde les plus éloignées 

des hommes dont les mœurs n'éroient de la philofophie. 
point formées ; ils ne méprifoient pas 



DE Narcisse. 279 

banir ou l'en préferver , pour le rendre meilleur , ou pour l'em- 
pêcher de devenir pire? C'efl: une autre quertion dans laquelle 
je me fuis pofitivement déclaré pour la négative. Cir, premié- 
remct, puifqu'un peuple vicieux ne revient jamais k la vertu, 
il ne s'agit pas de rendre bons ceux qui ne le font plus; mais 
de coulerver tels ceux qui ont le bonheur de l'être. En fécond 
lieu, les mêmes caufes qui ont corrompu les peuples, fervent 
quelquefois à prévenir une plus grande corruption ; c'efl: ainfi 
q.Q celui qui s'eft^ gâté le tempérament par un ufage indifcrec 
de la médecine , eu forcé de recourir encore aux médecins pour 
fe conferver en vie ; & c'efl; ainfi que les arts & les fciences , 
après avoir fait éclore les vices , font néceflaires pour les empê- 
cher de fe tourner en crimes; elles les couvrent au moins d'un 
vern's qui ne permet pas au poifon de s'exhaler auflî librement. 
Elles détruifent la vertu, mais elles en laifl'ent le fimulacre pu- 
blic (82), qui efl toujours une belle chofe. Elles introduifent à 
fa place la polireflè & les bienféances ; & h la crainte de paroî- 
tre méchant, elles fublHtuent celle de paroître ridicule. > 

McN avis efl donc, & je l'ai déjà dit plus d'une fois, de laifler 
fubfifter, & même d'entretenir avec foin les académies, les col- 
lèges, les univerfités, les bibliothèques, les fpedacles & tous les 
autres amufemens qui peuvent faire quelque diverfion h la mé- 
chanceté des hommes , (Se les empêcher d'occuper leur oifiveté à 
des chofes plus dangereufes : car dans une contrée où il ne fe- 
roit plus queflion d'honnêtes gens, ni de bonnes mœurs, il vau- 
droit encore mieux vivre avec des fripons qu'avec des brigands. 

Je demande maintenant où efl la contradidion de cultiver moi- 
même des goûts dont j'approuve le progrès ? Il ne s'agit plus 

[81] Ce fimulacre eft une certaine fait dans l'oubli. C'efl le vice qui 

douceur de mœurs qui fupplée quel- prend le mafque de la vertu , non 

quefois à leur pureté; une certaine comme l'hypocrifie , pour tromper 

apparence d'ordre qui prévient l'hor- & trahir , mais pours'ôter, fous cette 

rible confufion; une certaine admi- aimable & facrée effigie, l'horreur 

ration des belles chofes qui empé- qu'il a de lui-même , quand il fe yoii 

che les bonnes de tomber tout-à- a décQuyert. 



tto F R É FA C E 

àe porter les peuples h bien faire , il faut feulement les dîflraîre 
de faire le mal ; il faut les occuper h des niaiferies pour les dé- 
tourner des mauvaife aélions ; il faut les amufer , au lieu de les 
prêcher. Si mes écrits ont édifié le petit nombre des bons , je 
leur ai fait tout le bien qui dépendoit de moi, & c'efl peut-être 
les fervir utilement encore que d'offrir aux autres des objets de 
diftraélion qui les empêchent de fonger à eux. Je m'eftimerois 
trop heureux d'avoir tous les jours une pièce à faire fiffler, fi je 
pouvois k ce prix contenir pendant deux heures les mauvais def- 
feins d'un feul des fpedateurs , & fauver l'honneur de la fille ou 
de la femme de fon ami , le fecret de fon confident , ou la for- 
tune de fon créancier. Lorfqu'il n'y a plus de mœurs , il ne faut 
fonger qu'a la police, & l'on fait afTez que la mufique & les fpec- 
tacles en font un des plus importans objets. 

S'il refte quelque difficulté à ma jufîification , j'ofe le dire 
hardiment, ce n'eft ni vis-Wis du public, ni de mes adverfaires , 
c'eft vis-!>vis de moi fcul : car ce n'eft qu'en m'obfervant moi» 
même que je puis juger fi je dois me compter dans le petit nom- 
bre , & fi mon ame eft en état de foutenir le faix des exercices 
littéraires. J'en ai fenti plus d'une fois le danger; plus d'une fois 
je les ai abandonnés dans le defTein de ne plus les reprendre; &, 
renonçant h leur charme féduâeur , j'ai facrifié à la paix de mon 
cœur les feuls plaifirs qui pouvoient encore le flatter. Si dans les 
langueurs qui m'accablent, fi fur la fin d'une carrière pénible & 
douloureufe l'ai ofé encore quelques momens reprendre ces exer- 
cices pour charmer mes maux , je crois au moins n'y avoir mis 
ni affez d'intérêt, ni affez de prétention pour mériter à cet égard 
les juftes reproches que j'ai faits aux gens de lettres. 

Il me falloit une épreuve pour achever la connoiflance de 
moi-même , & je l'ai faite fa is balancer. Après avoir reconnu 
la fituation de mon ame dans les fuccès littéraires , il me refloic 
h l'examiner dans les revers. Je fais maintenant qu'en penfer, 
& je puis mettre le public au pire. Ma pièce a eu le fort qu'elle 
méritoit, & que j'avois prévu j mais, à l'ennui près qu'elle m'a 

caufé , 



t> E Narcisse. iSr 

caufé, je fuis forti delà repréfentation bien plus content de moi. 
Ce à plus jufte titre que fi elle eût réullu 

• 

Je confeille donc à ceux qui font fi ardens k chercher des 
reproches à me faire , de vouloir mieux étudier mes principes , & 
mieux obferver ma conduite , avant que de m'y taxer de con- 
tradiction & d'inconféquence. S'ils s'apperçoivent jamais que je 
commence à briguer les fufFrages du public, ou que je tire va- 
nité d'avoir fait de jolies chanfons , ou que je rougi/Te d'avoir 
écrit de mauvaifes comédies , ou que je cherche h nuire à la 
gloire de mes concurrens , ou que j'afFe(fle de mal parler des 
grands hommes de mon fiècle , pour tâcher de m'élever à leur 
niveau, en les rabaiffant au mien, ou que j'afpire k des places 
d''académie , ou que j'aille faire ma cour aux femmes qui don- 
nent le ton , ou que j'encenfe la fottife des grands , ou que , cef- 
faut de vouloir vivre du travail de mes mains, je tienne h igno- 
minie le métier que je me fuis choifi, & fa/Te des pas vers la 
fortune; s'ils remarquent, en un mot, que l'amour de la répu- 
tation me faiïè oublier celui de la vertu , je les prie de m'en 
avertir, & miéme publiquement, & je leur promets de jetter k 
l'infiant au feu mes écrits & mes livres , & de convenir de toutes 
les erreurs qu'il leur plaira de me reprocher. 

En attendant, j'écrirai des livres, je ferai des vers & de la 
mufique , fi j'en ai le talent, le temps, la force & la volonté : 
je continuerai à dire très-franchement tout le mal que je penfe 
des lettres, & de ceux qui les cultivent (8i ), & croirai n'en 

( 8l ) J'admire combien la plupart de s'en fervir aujourd'hui , comme 
des gens de lettres ont pris ie change d'une médecine au mal qu'elles ont 
dans cette afFaire-ci ! Quand ils ont caufé, ou comme de ces animaux 
vu les Iciences & les arts attaqués , mal - faifans qu'il faut écrafer fur la 
ils ont cru qu'on en vouloitperfonnel- morfure. En un mot, il n'y a pas un 
lement à eux; tandis que, fans fe homme de lettres, qui, s'il peutfou- 
contredire eux-mêmes , ils pourroient tenir dans fa conduite l'article pré- 
tous penfer , comme moi , que , quoi- cèdent , ne puifle dire en fa faveur 
que ces chofes ayent fait beaucoup de ce que je dis en la mienne ; & cette 
mal à la fociété , il eft très-eflentiel manière de raifonner me paroît leur 
(Euvres mcUes. Tome I. îs n 



28i Préface de Narcisse. 

valoir pas moins pour cela. Il efl: vrai qu'on pourroit dire quel- 
que jour : cet ennemi fi déclaré des fciences & des arts, fit 
pourtant & publia des pièces de théâtre; & ce difcours. fera, 
je l'avoue, une fatyre très - amère, non de moi, mais de mon 
fiècle. 



convenir d'amant mieux , qu'entre comme les Prêtres du Paganifme , qui 

nous ils fe foucient fort peu des ne tenoient à la religion qu'autant 

fciences , pourvu qu'elles continuent qu'elle les faifoit refpeder. 
de mettre les favans en honneur. C'eil 



N A R CI s s E^ 

o u 

I.' A M A M T 

DE LUI-MEME, 

COMÉDIE, 

PAR M. J. J. ROUSSEAU. 

Repréfemée par les Comédiens François ordinaires 
du Roi U i8 Décembre 1752. 



Nn ij 



ACTEURS. 



ÈRE, I 



L I S I M O N. 
V A L È R E, 
LUC 

ANGÉLIQUE, î p^^^^ ^ Sœur , Pupilles ds 
LEANDRE, | Lifimon. 

M A R T O N , Suivante, 

F R O N T I N, Fakt de VaUrs. 



La Scène ejl dans rappartemem de VaUre, 



Ms 



î.^ A M A M T 

DE LUI-MÊME, 

COMÉDIE, 

' — '■ ' " -^ 

SCÈNE PREMIÈRE. 
LUCINDE, MARTON. 

L U C I N D E. 

J E viens de voir mon frère Te promener dans le jardin ; hâtons- 
nous , avant fon retour , de placer fon portrait fur fa toilette. 

M AR T o N. 

Le voilh, Mademoifelle , changé dans fes ajuftemens de ma- 
nière à le rendre méprifable. Quoiqu'il foit le plus joli homme 
du monde , il brille ici en femme encore avec de nouvelles grâces, 

L u c I N D E. 

Valère eft, par fa délicate^e & par I'affe(51ation de fa parure 
une efpèce de femme cachée fous des habits d'homme; & ce 
portrait, ainfi travelli, femble moins le déguifer que le rendre ^ 
fon état naturel. 

M A R T ON. 

Eh bien ! ou q{[ le mal ? Puifque les femmes aujourd'hui cher- 
chent h fe rapprocher des hommes, n'eiî-il pas convenable que 
ceux-ci faiïent la moitié du chemin, & qu'ils tâchent de gagner 
en agrémens autant qu'elles en folidité? Grâce \ la mode touc 
l'en mettra plus aifémenc de niveau. 



a86 VAmant de lui-même^ 

L U C I N D E, 

Je ne puis me faire h des modes aiifli ridicules. Peut-être no* 
tre fexe aura-t-il le bonheur de n'en plaire pas moins, quoiqu'il 
devienne plus eflimable. Mais pour les hommes, je plains leur 
aveuglement. Que prétend cette jeunefTe étourdie en ufurpanc 
tous nos droits? Efpèrenr-ils de mieux plaire aux femmes, en 
s'efForçant de leur reflTembler ? 

M A R T O N. 

Pour celui-Ia, ils auroient tort, & elles fe haï/Tent trop mu- 
tuellement pour aimer ce qui leur refTemble. Mais revenons au 
portrait. Ne craignez-vous point que cette petite raillerie ne 
fâche Monfieur le Chevalier ? 

L u c I N D E. 

Non , Marton ; mon frère eft naturellement bon : il eft même 
raifonnable , à fon défaut près. ÎI fentira qu'en lui faifanr, par ce 
portrait, un reproche muet «5c badin,, je n'ai fongé qu'à le gué- 
rir d'un travers qui choque jufqu'a cette tendre Angélique, cette 
aimable pupille de mon père, que Valere époufe aujourd'hui. 
C'eft lui rendre fervice que de corriger les défauts de fon amant, 
& tu fais combien j'ai befoin des foins de cette amie pour rrie 
délivrer de Léandre , fon frère , que mon père veut auflî me faire 
époufer. 

Marton. 

Si bien que ce jeune inconnu, ce Cléonte, que vous vîtes 
l'été dernier a Pafly , vous tient toujours au cœur ? 

L u c I N D E. 

Je ne m'en défends point; je compte même fur la parole qu'il 
m'a donnée de reparoître bientôt, & fur la promeffe que m'a 
faite Angélique d'engager fon frère à renoncer à moi. 

Marton. 
Bon, renoncer! Songez que vos yeux auront plus de force 



Comédie. 287 

pour ferrer cet engagement , qu'Angélique n'en Tauroit avoir 
pour le rompre. 

L U C I N D E. 

Sans difputer fur tes flatteries , je te dirai que , comme Léan- 
dre ne m'a jamais vue, il fera aifé à fa fœur de le prévenir, & 
de lui faire entendre que ne pouvant être heureux avec une fem- 
me dont le cœur eft engagé ailleurs, il ne fauroit mieux faire 
que de s'en dégager par un refus honnête. 

M A R T O N. 

Un refus Honnête! ah! Mademoifelle, refufer une femme faite 
comme vous, avec quarante mille écus , c'eft une honnêteté donc 
jamais Léandre ne fera capable. ( A part. ) Si elle favoit que 
Léandre & Cléonte ne font que la même perfonne, un tel re-. 
fus changeroit bien d'épithète. 

L u c I N D E. 

Ah! Marton, j'entends du bruit; cachons vîte ce portrait. C'eft 
fans doute mon frère qui revient, & en nous amufant à jafer 
nous nous fommes ôté le loifîr d'exécuter notre projet. 

Marton. 

Non, c'eft Angélique. 



SCÈNE II. 
ANGÉLIQUE, LUCINDE, MARTON. 

Angélique. 

IVJLA chère Lucinde, vous favez avec quelle répugnance je me 
prérai .î votre projet, quand vous fîtes changer la parure du 
portrait de Valère en des ajufîemens de femme. A préfent que 
je vous vois prête à l'exécuter , je tremble que le déplaifir de fe 



288 V Amant de lui-même, 

voir jouer ne l'indifpofe contre nous. Renonçons, je vous prie, 
h ce frivole badinage. Je Tens que je ne puis trouver de goût k 
m'égayer au rifque du repos de mon cœur. 

L U C I N D E. 

Que vous êtes timide î Vaîère vous aime trop pour pren- 
dre en mauvaife part tout ce qui viendra de la vôtre , tant que 
vous ne ferez que fa maîtrefle. Songez que vous n'avez plus 
qu'un jour k donner carrière k vos fantaifies , & que le tour des 
Tiennes ne viendra que trop tôt. D'ailleurs il efl que/lion de le 
guérir d'un foible qui l'expofe k la raillerie , & voila proprement 
l'ouvrage d'une maîtrefTe. Nous pouvons corriger les défauts d'un 
amant i mais, hélas l il faut fupporter ceux d'un mari. 

Angjeîliquje. 

Que lui trouvez-vous, après tout, de fi ridicule? Puifqu'il eft 
aimable , a-t-il fi grand tort de s'aimer , & ne lui en donnons- 
nous pas l'exemple? Il cherche a plaire. Ah! fi c'eft un défaut, 
quelle vertu plus charmante un homme pourroit-il apporter dans 
U fociété? 

M A R T O N. 

Sur-tout dans la fociété des femmes. 

Angélique. 

Enfin, Lucinde, fi vous m'en croyez, nous fupprimerons; 
&: le portrait, & cet air de raillerie, qui peut auffi bien pafler 
pour une infulte que pour une correftion. 

Lucinde. 

Oh '. non : je ne perds pas ainfi les frais de mon indufirie. 
Mais je veux courir feule les rifques du fuccès , & rien ne vous 
oblige d'être complice dans une affaire dont vous pouvez n'être 
que témoin. 

M A R T N. 
Belle diftindion l 

Ï^UCIN D E, 



C O M É D l'R 28r> 

L U C I N D E. 

Te me réjouis de voir la contenance de Valère. De quelq'^e 
manière qu'il prenne la chofe , cela fera toujours une fcène afTez 
plaifante. 

M A R T O N. 

J'entends. Le prétexte eu de corriger Valère ; mais le vrai 
motif eu de rire a fes dépens. Voila le génie & le bonheur des 
femmes. Elles corrigent fouvent les ridicules , en ne fongeanc 
qu'à s'en amufer. 

Angélique. 

Enfin , vous le voulez ; mais je vous avertis que vous me ré- 
pondrez de l'événement. 

L U C I N DE. 

Soit. 

Angélique. 

Depuis que nous fommes enfemble vous m'avez fait cent piè- 
ces dont je vous dois la punition. Si cette affaire-ci me caufe Ix 
moindre tracaffcrie avec Valère , prenez garde k vous. 

L u G I N D E. 

Oui, oui. 

Angélique. 

Songez un peu k Léandre. 

L u c I N D E. 

Ah! ma chère Angélique 

Angélique. 

Oh ! fi vous me brouillez avec votre frère , je vous jure que 
voiis épouferez le mien. {Bas.) Marton, vous m'avez promiû le 
fecret. 

Marton, bas. 

Ne craignez rien. 

Œuvres mcUts. Tome l. Oo 



290 VA MA NT DE LUI-MÊME, 

L U C I N D E. 

Enfin , je •" 

M A R T O N. 

J'entends la voix du Chevalier. Prenez au plutôt votre parti, 
^ moins que vous ne vouliez lui donner un cercle de filles à fa 
roilette. 

L u c I N D E. 

Il faut bien éviter qu'il nous apperçoive. ( Elle met le portrait 
.fur la toilette. ) Voilà le piège tendu. 

M AR T O N. 

Je veux un peu guetter mon homme , pour voir .... ; 3 

L u c I N D E. 
Paix. Sauvons-nous. 

A N c ^' L I Q .u E. 

Que j'ai de mauvais prefTentimens de tout ceci! 

■■■' ■ -» 



SCÈNE III. 
VALÈRE, FRONTIN. 

V A L È R E. 

OAngaride, ce jour eft un grand jour pour vous; 

F R o N T I N. 

Sangarîde ! c'eft-à-dire , Angélique. Oui , c'oft un grand jour 
que celui de la noce , & qui même allonge diablement tous ceux, 
qui le fuivent. 

V A L È R e. 

Que je vais goûter de plaifîr à rendre Angélique heureufe] 

F R o N T I N. 

vAuTÎez-vous envîc de la rendre veuvei 



C O'M É D I E. 291 

V A L i R E. 

Mauvais plaifant! Tu fais h quel point je Taime. Dis- 
moi; que connois-tu qui puifTe manquer à fa félicité? Avec 

beaucoup d'amour, quelque peu d'efprit, & une figure 

comme tu voisj on peut, je penfe, fe tenir toujours affez sûr 
de plaire. 

F R o N T I N. 

La chofe eft indubitable, & vous en avez fait fur vous-mém? 
la première expérience. 

V A L È R E. 

Ce que je plains en tout cela, c'efl je ne fais combien de 
petites perfonnes que mon mariage fera fécher de regret, & qui 
vont ne favoir que faire de leur cœur. 

F R o N T I N. 

Oh ! que fi. Celles qui vous ont aimé , par exemple , s'occu- 
peront \ bien détefter votre chère moitié, h&i autres Mais 

où diable les prendre ces auti'es-lk ? 

V A L È R E. 

La matinée s'avance ; il eft temps de m'habiller pour aller voir 
Angélique. Allons. [Il Je met à la toilette.) Comment me trouves- 
tu ce matin? Je n'ai point de feu dans les yeux ; j'ai le tein bat» 
eu ? il me fcmble que je ne fuis point à l'ordinaire. 

F R O N T I N. 

A l'ordinaire! Non; vous étts feulement à votre ordinaire. 

V A L È R E. 

C'eft une fort méchante habitude que l'ufage du rouge; h la 
fin je ne pourrai m'en pafTer, & je ferai du dernier mal fans cela. 
Oii eft donc ma boîte à mouches? Mais que vois-je Ta? Un por- 
trait !... Ah! Frontin , le charmant objet !... Où as-tu pris ce portrait? 

Oo i) 



2<)2 L'Amant de l'ui^mémê^ 

m 

F R O N T I N. 

Moi! je veux être pendu , fi je fais de quoi vous me parlez. 

V A L È R E. 

Quoi l ce n'efl pas roi qui a mis ce portrait fur ma toilette ? 

F R o N T I N. 

Non , que je meure. 

V A L È R E. 

Qui feroit-ce donc ? 

F R O N T I N, 

Ma foi, je n'en fais rien. Ce ne peut être que le diable, ou 
vous. 

V A L ii R E. 

A d'autres \ On t'a payé pour te taire Sais-tu bien que 

la comparaifon de cet objet nuit a Angélique ? . . . . Voilà d'hon- 
neur la plus jolie figure que j'aie vue de ma vie. Quels yeux» 
Frontin ! Je crois qu'ils reflemblent aux miens. 

F R O N T I N. 

C'eft tout dire. 

V A L È R E. 

Je lui trouve beaucoup de mon air Elle efl ma foi char- 
mante! Ah! fi l'efprit foutient tout cela Mais fon 

goût me répond de fon efprit. La friponne eft connoifTeufe en 
mérite. 

Frontin. 

Que diable ! Voyons donc toutes ces merveilles. 

V A L i R E, 

Tiens , tiens. Penfes-tu me duper avec ton air niais ? Me croîi- 
lu novice en aventui*fes\ 



Comédie. -295 

Frontin, à part. 

Ne me trompé-je point? Oefl lui c'eft lui-même. Com- 
me le voilk.paré! Que de fleurs! que de pompons! C'efl fans 
doute quelque tour de Lucinde : Marton y fera tout au moins de 
moitié. Ne troublons point leur badinage. Aies indifcrétions pré- 
cédentes m'ont coûté trop cher. 

V A L È R E. 

Eh bien! Monfîeur Frontin reconnoît-il l'original de cette 
peinture ? 

Frontin. 

Pouhl fi je le connois? Quelques centaines de coups de pied 
au cul , & autant de foufflets que j'ai eu l'honneur d'en recevoir 
en détail , ont bien cimenté la connoifTance. 

V A L È R E. 

Une fille , des coups de pieds ! Cela eft un peu gaillard. 

Front in. 

Ce font de petites impatiences domefliques qui la prennent î» 
propos de rien. 

V A L i; R E. 

Comment! l'aurois-tu fervie? 

Frontin. 

Oui, Monfîeur; & j'ai même l'honneur d'être toujours fon 
très-humble ferviteur. 

V A L È R E. 

Il feroit afTez plaifant qu'il y eût dans Paris une jolie femme 

qui ne fût pas de ma connoifTance! Parle-moi fmcérement. 

L'original eft-il aufTi aimable que le portrait ? 

Frontin. 

Comment, aimable! Savez-vous, Monfîeur, que ii quelquW 



294 VA MA NT DE LUJ-MÊME; 

pouvoir approcher de vos perfedions , je ne trouverois qu'elle 
feule à vous comparer. 

V A L è R E , confidérant le portrait, - 

Mon cœur n'y réfifte pas Frontin, dis-moi le nom de 

xette belle. 

Frontin, à part. 

Ah! ma foi, me voilà pris fans verd. 

V A L È R E. 

Comment s'appelle-t-elle ? Parle donc. 

Frontin. 

Elle s'appelle elle s'appelle elle ne s'appelle point. 

C'ell une fille 'anonyme , comme tant d'autres. 

V A L È R E. 

Dans quels triftes foupçons me jette ce coquin! Se pourroît- 
il que des traits auflî charmans ne fuiïent que ceux d'une grifette? 

Frontin. 

Pourquoi non ? La beauté fe plaît à parer des vifages qui ne 
tirent leur fierté que d'elle. 

V A L È R E. 

Quoi ! c'eft !..... 

Frontin. 

Une petite perfonne bien coquette, bien m.inaudière, bien vai- 
ne, fans grand fujet de l'être: en un rnot, un vrai petit-maître 
femelle. 

V A L È R E. 

Voilk comment ces faquins de valets parlent des gens qu'ils 
ont fervis. Il faut voir cependant. Dis-moi oii elle demeure l 



Comédie. 295 

F R O N T I N- 

Bon! demeurer! Eft-ce que cela demeure jamais? 

V A L È R E. 

Si tu m'impatientes Où loge-t-elle , maraud? 

F R O N T I N. 

Ma foi, Monfieur, à ne vous point mentir, vous le favez tout 
aufli-bien que moi. 

V A L è R E. 

Comment? 

F R o N T I N. 

Je vous jure que je ne connois pas mieux que vous l'original 
'de ce portrait. 

V A L è R E. 

Ce n'eil pas toi qui l'as placé là? 

F R o N T I N» 
Non, la pe/le m'étouffe. 

V A L è R E. 
Ces idées que tu m'en as données : 

F R O N TIN. 

Ne voyez -vous pas que vous me les fourniffez vous-même"? 
Eft-ce qu'il y a quelqu'un dans le monde aufTi ridicule que cela? 

V A L è R E. 

Quoi! je ne pourrai découvrir d'où vient ce portrait! Le myi^ 
tère & la difiiculré irritent mon empreffement. Car, je te l'avoue 
j'en fuis très-réellement épris. 

Front IN, ^ part. 

Xa chofe eft impayable! le voilà amoureux de lui-même,- 



^9^ L'A MA NT DE LUÎ-MÊME,, 

V A L È R E. 

Cependant Angélique, la charmante Angélique En vé- 
rité , je ne comprends rien à mon cœur, &: je veux voir cette 

nouvelle maitreffe avant de rien déterminer fur mon mariage. 

• *-» 

F R O N T 1 N. 

Comment, Monfieur! vous ne Ah! vous vous moquez. 

V A L à R E. 

Non , je te dis très - férieufement que je ne faurois offrir ma 
main h Angélique, tant que Tincertitude de mes fentimens fera 
un obftacie à notre bonheur mutuel. Je ne puis Tépoufer aujour- 
d'hui j c'eft un point réfolu. 

F R O N T I N. 

Oui, chez vous. Mais Monfieur votre père, qui a fait aufïï 
. fes petites réfolutions h part, eft l'homme du monde le nioins 
propre h céder aux vôtres. Vous favez que fon foible n'eft pas 
Ja complaifance. 

V A L è R E. 

Il faut la trouver à quelque prix que ce foit. Allons, Fron- 
tin i courons , cherchons par-tout. 

F R O N T I N. 

Allons, courons, volons; faifons Tinventaire & le fignalement 
^le toutes les jolies filles de Paris. Pefle ! le bon petit livre que 
nous aurions là! Livre rare dont la ledure n'endormircxit pas. 

V A L È R E. 

Hâtons-nous. Viens achever de m'habiller. 

F R o N T r N. 

Attendez, voici tout-à-propos Monfieur votre père. Propofons- 
lui d'être de la partie. 

V A L i R B. 



Comédie. 297 

V A L È R E. 

Tais-toi, bourreau. Le malheureux contre-temps! 

SCÈNE IV. 

LISIMON, VALÈRE, FRONTIN. 

L I s I M ON, qui doit toujours avoir h ton brufque. 
X-j\{ bien, mon fils? 

V A L È R E. 
Frontin, un fiège à Monfîeur. 

L I s I M O N. 

Je veux refter debout. Je n'ai que deux mots à te dire. 

V A L È R E. 

Je ne faurois, Monfîeur, vous écouter que vous ne foyez aflîs. 

L I s I M o N. 

Que diable ! il ne me plaît pas moi. Vous verrez que l'im- 
pertinent fera des complimens avec fon père. 

V A L è: R E. 
Le refped . . . . .' 

L I s I M o N. 

Oh , le refpeft confifte a m'obéir & k ne me point gêner. Mais 
qu'eft-ce? encore en déshabillé! un jour de noces! Voilk qui eft 
joli] Angélique n'a donc point encore reçu ta viiite ? 

V" A L È R E. 

J'achevois de me coeffer, & j'allois m'habiller pour me préfen- 
ter décemment devant elle. 

Œuvres mclées. Tome I. * P p 



298 L'Amant de lui-même, 

L I s I M O N. 

Faut-il tant d'appareil pour nouer des cheveux & mettre un 
habit? Parbleu! dans ma jeunefTe , nous ufions mieux du temps, 
& fans perdre les trois quarts de la journée \ faire la roue devant 
un miroir , nous favions à plus jufte titre avancer nos affaires au- 
près des belles. 

V A L È R E. 

Il femble cependant que , quand on veut être aimé , on ne fau- 
roit prendre trop de foin pour fe rendre aimable , & qu'une pa- 
rure fi négligée ne devroit pas annoncer des amans bien occupés 
du foin de plaire. 

L I s I M o N. 

Pure fottife. Un peu de négligence fied quelquefois bien quand 
on aime. Les femmes nous tenoient plus de compte de nos em- 
preflemens que du temps que nous aurions perdu à notre toi- 
lette i fans afFefler tant de délicatefTe dans la parure , nous en avions 
davantage dans le cœur. Mais laifTons cela. Pavois penfé à diffé- 
rer ton mariage jufqu'a l'arrivée de Léandre , afin qu'il eût le 
plaifir d'y aflîfter, & que j'eufTe, moi, celui de faiie tes noces 
& celles de ta fœur en un même jour. 

V A L È R E , bus, 

Frontin , quel bonheur ! 

F R o N T I N. 

Oui, un mariage reculé; c'eft toujours autant de gagné fur 
le repentir. 

L I s I M o N. 

Qu'en dis-tu, Valère? Il femble qu'il ne feroit pas féant de 
marier la fœur fans attendre le frère , puifqu'il eft en chemin. 

Valère. 

Je dis , mon père , qu'on ne peut rien de mieux penfé. 



Comédie. 299 

L I s I M O N. 

Ce délai ne te feroit donc pas de peine t 

V A L fe R E. 

L'emprefTement de vous obéir fur monter a toujours toutes mes 
répugnances. 

L I SIMON. 

C'étoit pourtant dans la crainte de te mécontenter que je ne 
te l'avois pas propofé. 

V A L È R E. 

Votre volonté n'efl pas moins la règle de mes defirs que celle 
de mes adions. {Bas.) Frontin, quel bon homme de père.' 

L I S I M O N. 

Je fuis charmé de te trouver fî docile : tu en auras le mérite 
h bon marché j car , par une lettre que je reçois à l'inflant , 
Léandre m'apprend qu'il arrive aujourd'hui. 

V A L È R E. 
Eh bien] mon père! 

L I s I M O N. 

Eh bien ] mon fils , par ce moyen rien ne fera dérangé. 

V AL k RE, 
Comment, vous voudriez le marier en arrivant? 

Frontin. 

Marier un homme tout botté! 

L I s I M o N. 

Non pas cela , puifque d'ailleurs Lucinde & lui ne s'étant ja- 
mais vus , il faut bien leur lai/Ter le loifir de faire connoifTance ; 
mais il afîîftera au mariage de fa fœur, & je n'aurai pas la dureté 
de faire languir un fils aufïï complaifant. P p ij 



3CO L'Amant de lui-même, 

V A L È R E. 

Monfieur 

L I s I M O N. 

Ne crains rien; ]e connois & j'approuve trop ton empfefle- 
ment pour te jouer un auflî mauvais tour. 

V A L jfe R E. 

Mon père 

L I s I M o N. 

LaifTons cela, te dis-je : je devine tout ce que tu pourrois me 
dire. 

V A L è R E. 

Mon père j'ai fait des réflexions . . : . i 

L I S 1 M O N. 

Des réflexions , toi ! Je n'aïu-ois pas deviné celui - là. Sur quoi 
donc , s'il vous plaît , roulent vos méditations fublimes ? 

V A L è R E. 

Sur les inconvéniens du mar/age. 

F R o N T I N. 
Voilà un texte qui fournit. 

L I s I M o N. 

Un fût peut réfléchir quelquefois ; mais ce n'eft jamais qu'après 
la fottife. Je reconnois là mon fils. 

V A L è R E. 

Comment! après la fottife. Mais je ne fuis point encore marié. 

L I s I M o N. 
Apprenez, Moniîeur le Fhilofophe, qu'il iî'y a nulle différence 



Comédie. 301 

de ma volonté \ Tade. Vous pouviez moralifer quand je vous 
propofai la chofe , & que vous en étiez vous-même fi emprefTé. 
J'aurois de bon cœur écouté -vos raifons \ car vous favez fi je fuis 
complaifant. 

F R o N T I rr. 

Oh! oui, Monfieur, nous fommes là-deflus en état de vbu3 
rendre juftice. 

L I S I M N. 

Mais aujourd'hui que tout efl arrêté , vous pouvez fpéculer 
à votre aifej ce fera, s'il vous plaît, fans préjudice de la noce. 

V A L è R E. 

La crainte redouble ma répugnance. Songez, je' vous fupplie, 
\ l'importance de l'affaire. Daignez m'accorder quelques jours, 

L I s I M o N. 

Adieu , mon fils ; tu feras marié ce foir , ou tu m'en- 

tens. Comme j'étois la dupe de la déférence du pendard! 



S C È N E V. 
VALÊRE, FRONTIN. 

V A L i R E. 

C^^Iel ! dans quelle peine me jette fon inflexibilité ! 

F R o N T I N. 

Oui; marié ou déshérité; époufer une femme ou la pauvreté? 
on balancer oit a moins. 

V A L è R E. 

Moi , balancer ! Non ; mon choix étoit encore incertain , 
l'opiniâtreté de mon père l'a déterminé. 



J02 VA MA NT DE LUI-MÊME, 

F R O N T I N, 

En faveur d'Angélique ? 

V A L È R E. 

Tout au contraire. 

F R o N T I N. 

Je vous félicite, Monfieur, d'une réfolution aufîî héroïque; 
Vous allez mourir de faim en digne martyr de la liberté. Mais 
s'il étoit queftion d'époufer le portrait ? Hem .' le mariage ne 
vous paroîtroit plus fi affreux ? 

V A L Ê R E. 

Non, mais fi mon père prétendoit m'y forcer, je crois que 
J'y réfifterois'avec la même fermeté, & je fens que mon cœur 
me rameneroit vers Angélique , fi-tôt qu'on m'en voudroit éloi- 
gner. 

F R o N T I N. 

Quelle docilité ! Si vous n'héritez pas des biens de Monfieur 
votre père, vous hériterez au moins de fes vertus. (^Regardant 
le portrait, ) Ah 1 

V A L È R E. 

Qu'as-tu ? 

F R o N T I N. 

Depuis notre difgrace , ce portrait me femble avoir pris une 
phyfionomie famélique , un certain air allongé. 

V A L È R E. 

C'eft trop perdre de temps k des impertinences. Nous de- 
vrions déjà avoir couru la moitié de Paris. 

{Il fort.) 

F R O N T I N. 

Au train dont vous allez, vous courrez bien-tôt les champs. 
Attendons cependant le dénouement de tout ceci j & pour fein- 



Comédie. 20^ 

dre de mon côté une recherche imaginaire , allons nous cacher 
dans un cabaret. 



SCÈNE VI. 
ANGÉLIQUE, MARTON. 

M A R T O N. 

x\H , ah , ah , ah ! la plaifante fcène ! qui l'eût jamais prévue ? 
Que vous avez perdu , Mademoirelle , à n'être point ici cachée 
avec moi , quand il s'efl fi bien épris de Ces propres charmes ! 

ANGÉLiqUE. 

Il s'eft vu par mes yeux. 

M A R T o N. 

Quoi ! vous auriez la foiblefTe de conferver des fentimens 
pour un homme capable d'un pareil travers. 

Angél ique. 

Il te paroît donc bien coupable ? Qu'a-t-on cependant h lui 
reprocher que le vice univerfel de fon âge ? Ne crois pas pour- 
tant qu'infenfible a l'outrage du Chevalier , je foufFre qu'il me 
préfère ainfi le premier vifage qui le frappe agréablement. J'ai 
trop d'amour pour n'avoir pas de la délicatefTe : & Valère me 
facrifiera Tes folies dès ce jour , ou je facrifierai mon amour à 
ma raifon. 

M A R T o N. 

Je crains bien que l'un ne foit aufli difficile que l'autre. 

Angélique. 

Voici Lucinde. Mon frère doit arriver aujourd'hui. Prends 
bien garde qu'elle ne le fonpçonne point d'être fon inconnu juf- 
qu'à ce qu'il en foit temps. 



304 VA MA NT DE LUI- MÊME, 

SCÈNE VII. 
LUCINDE, ANGÉLIQUE, MARTON. 

M A R T O N. 

J E gage , Mademoifelle , que vous ne devinerez jamais quel a 
été TefFet du portrait ? Vous en rirez sûrement. 

L u c I N D E, 

Eh ! Marton , laifTons-là le portrait : j'ai bien d'autres chofes 
en tête. Ma chère Angélique , je fuis défolée , je fuis mourante. 
Voici l'inftant où j'ai befoin de tout votre fecours. Mon père vient 
de m'annoncer l'arrivée de Léandre. Il veut que je me difpofe 
h le recevoir aujourd'hui, & k lui donner la main dans huit 
jours. 

Angélique. 

Que trouvez-vous donc Ih de fi terrible > 

Marton. 

Comment , terrible ! Vouloir marier une belle perfonne de 
dix-huit ans avec un homme de vingt-deux , riche & bien-fait I 
En vérité, cela fait peur, il n'y a point de fille en âge de raifon, 
\ qui ridée d'un tel mariage ne donnât la fièvre. 

L U c I N D E. 

Je ne veux rien vous cacher. J'ai reçu en même temps une 
lettre de Cléonte ; il fera inceiïamentà Paris; il va faire agir auprès 
de mon père : il me conjure de différer mon mariage : enfin il 
m'aime toujours. Ah .'ma chère, ferez -vous infenfible aux alar- 
mes de mon cœur ? & cette amitié que vous m'avez jurée. . . . 

Angélique. 

Plus cette amitié m'eft chère , & plus je dois fouhaiter d'en 

^Qir 



C O M È D 1 E. 305 

voir refTerrer les nœuds par votre mariage avec mon frère. Ce- 
pendant, Lucinde , votre repos eft le premier de mes djfirsi & 
mes vœux font encore plus conformes aux vôtres que vous ne 
penfez. 

Lucinde. 

Daignez donc vous rappeller vos promefTes. Faites bien com- 
prendre a Léandre que mon cœur ne fauroit être à lui^ que 

M A R T O N. 

Mon Dieu! ne jurons de rien. Les hommes ont tant de ref- 
fources, & les femmes tant d'inconflance, que fi Léandre fe 
mettoit bien dans la tête de vous plaire, je parie qu'il en vien- 
droit à bout malgré vous. 

Lucinde. 
Marton 1 

M A R T o N. 

Je ne lui donne pas deux jours pour fupplanter votre inconnu, 
fans vous en laiiïcr même le moindre regret. 

Lucinde. 

Allons , continuez Chère Angélique , je compte fur vos 

foins ; & dans le trouble qui m'agite , je cours tout tenter auprès 
de mon père pour différer , s'il éft pofïïble , un hymen que la 
préoccupation de mon cœur me fait envifager avec effroi. 

(Elle fort.) 
Angjélique. 

Je devois l'arrêter. Mais Lifimon n'efl pas homme a céder 
aux follicitations de fa fille , & toutes fes prières ne feront qu'af- 
fermir ce mariage , qu'elle-même fouhaite d'autant plus qu'elle 
paroît le craindre. Si je me plais k jouir pendant quelques inf- 
tans de îts inquiétudes, c'efl pour lui en rendre l'événement 
plus doux. Quelle autre vengeance pourroit être autorifée par 
l'amitié ? 

(Euvres mêlées. Tome I. Qq 



3o6 UAaiant de lui-même, 

M A R T O N. 

Je vais la fuivre ; &, fans trahir notre fecret , TeiTipécher, s'il 
Te peur, de faire quelque folie. 



SCÈNE VIII. 
ANGÉLIQUE. 

J-NsENSÉE que je fuis! mon efprir s'occupe à des badineries , 
pendant que j'ai tant d'affaires avec mon cœur. Hélas! peut-être 
qu'en ce moment Valère confirme fon infidélité. Peut-être qu'inf- 
truit de tout, & honteux de s'être laiffé furprendre, il offre par 
dépit fon cœur h quelqu'aurre objet. Car voilà les hommes : ils 
ne fe vengent jamais avec plus d'emportement que quand ils ont 
le plus de tort. Mais le voici, bien occupé de fon portrait. 

S C È N E I X. 

ANGÉLIQUE, VALÈRE. 

Valère, fans voir Angélique. 

J E cours fans favoir où je dois chercher cet objet charmant. 
L'amour ne guidera-t-il point mes pas? 

Angélique, à part. 

Ingrat! il ne les conduit que trop bien. 

Valère. 

Alnfî l'amour a toujours fes peines. Il faut que je les éprouve 
\ chercher la beauté que j'aime , ne pouvant en trouver h me 
faire aimer. 

Angélique,/} part. 

Quelle impertinence! Hélas! comment peut-on être fi fat & 
fi aimable tout à la fois. 



C M É ô î É. 307 

V A L è R E. 

Il faut attendre Frontin; il aura peut-être mieux réufîî. Iji 
tout cas Angélique m'adore 

Ancllique, à part. 

Ah! traître, tu connois trop mon foible, 

V A L è R E. 

Après tout, je fens toujours que je ne perdrai rien auprès 
d'elle : le cœur , les appas , tout s'y trouve. 

Angélique, à part. 

II me fera l'honneur de m'agréer pour fon pis-aller. 

V A L È R E. 

Que j'éprouve de bizarrerie dans mes fentimens ! Je renonce 
à la pofTeiïion d'un objet charmant, & auquel, dans le fond, mon 
penchant me ramène encore. Je m'expofe à la difgrace de mon 
père pour m'entéter d'une belle , peut-être indigne de mes fou- 
pirs, peut-être imaginaire, fur la feule foi d'un portrait tombé 
des nues, & flatté h coup sûr. Quel caprice! quelle folie! Mais 
quoi! la folie & les caprices ne font-ils pas le relief d'un homme 

aimable? ( Regardant le portrait. ) Que de grâces! " Quels 

traits! .... Que cela eft enchanté! .... Que cela eft divin! .... 
Ah! qu'Angélique ne fe flatte pas de foutenir la comparaifon 
avec tant de charmes. 

Angélique, faifijfant h portrait. 

Je n'ai garde aflurément. Mais qu'il me foit permis de par- 
tager votre admiration. La connoifTance des charmes de cette 
Jieureufe rivale adoucira du moins la honte de ma défaite. 



V A L è R E. 

O Ciel! 



Qq î] 



5o8 VAmais't de lui-même, 

Angélique. 

Qu'avez-vous donc ? Vous paroi/Tez tout interdit. Je n'aurois 
jamais cru qu'un petit-maître fût fi aifé à décontenancer. 

V A L È R E. 

Ah! cnielle, vous connoifTez tout Tafcendant que vous avez fur 
moi, & vous m'outragez fans que je puifTe répondre. 

Angélique. 

C'eft fort mal fait, en vérité; & régulièrement vous devriez 
me dire des injures. Allez, Chevalier, j'ai pitié de votre embar- 
ras. Voila votre portrait ; & je fuis d'autant moins fâchée que vous 
en aimiez l'original , que vos fentimens font fur ce point tout-k- 
fait d'accord avec les miens. 

V A L È R E. 
Quoi ! vous connoiflez la perfonne ...:.: 

Angélique. 

Non-feulement je la connois , mais je puis vous dire qu'elle eft 
ce que j'ai de plus cher au monde. 

V A L È R E. 

Vraiment, voici du nouveau, & le langage efl: un peu /îngu- 
lier dans la bouche d'une rivale. 

Angélique. 

Je ne fais; mais il eil fincère. {A part.) S'il fe pique, je 

triomphe. 

V A L È R E. 

Elle a donc bien du mérite ? 

Angélique. 
Il ne tient qu''.\ elle d'en avoir infiniment. 



Comédie. 309 

V A L È R E. 

Point de défauts fans doute. 

Angiêlique. 

Ohl beaucoup. C'eft une petite perfonne bizarre, capricieufe, 
éventée, étourdie, volage, & fur- tout d'une vanité infupportable. 
Mais, quoi! elle eft a'inable avec tout cela, & je prédis d'avance 
que vous l'aimerez jufqu'au tombeau. 

V A L i; R E. 

Vous y confentez donc? 

Angélique. 
Oui. 

V A L È R E. 

Cela ne vous fàcliera point ? 

ANGliLIQUE. 
Non. 

V A L È R E , â part. 

Son indifférence me défefpère. ( Haut. ) Oferai - je me flatter 
qu'en ma faveur , vous voudriez bien re/Terrer encore votre union 
avec elle l 

Angélique, 

C'e/l tout ce que je demande. 

V A L È R E , ou/ré. 

Vous dites tout cela avec une tranquillité qui me charme. 

Angélique. 

Comment donc ! vous vous plaigniez tout-h-l'heure de mon en- 
jouement, &: h préfent vous vous fâchez de mon fang froid ! /e ne 
fais plus quel ton prendre avec vous. 



jio L'Amant de lui-même. 

Val ère, has. 

Je crève de àép\t. {Haut.) Mademoîfelle m'accordera - t- elle 
la faveur de me faire faire connoifTance avec elle \ 

Angélique. 

Voilh, par exemple, un genre de fervice que )e fuis bien sûre 
que vous n'attendez pas de moi : maisî'je veux pafler votre ef- 
pérance, & je vous le promets encore. 

V A L è R E. 
Ce fera bien-tôt, au moins? 

Angélique. 
Peut-être dès aujourd'hui. 

V A L È R E. 

Je n'y puis plus tenir. ( Il veut s'en aller. ) 

Angélique, à part. 

Je commence à -bien augurer de tout ceci; il a trop de dépit 
pour n'avoir plus d'amour. {Haut. ) Où allez-vous, Valère? 

V A L il R E. 

Je vois que ma préfence vous gêne, & je vais vous céder la 

place. 

Angélique. 

Ah ! point. Je vais me retirer moi - même ; il n'eft pas julle 
que je vous chaiïe de chez vous. 

Valère. 

Allez, allez; fouvenez - vous que qui n'aime rien ne mérite 
pas d'être aimée. 

Angélique. 

Il vaut encore mieux n'aimer rien que d'être amoureux de 
foi-même. 



Comédie. it%. 

SCÈNE X. 
V A L È R E. 



A: 



-MouREUX de foi-méme! Eft-ce un crime de fentir un peu ce 
qu'on vaut? Je fuis cependant bien piqué, Eft-il pofTible qu'on 
perde un amant tel que moi fans douleur? On diroit qu'elle me 
regarde comme un homme ordinaire. Hélas ! je me déguife en 
vain le trouble de mon cœur , & je tremble de l'aimer encore 
après fon inconfîance. Mais non; tout mon cœur n'efl qu'à ce 
charmant objet. Courons tenter de nouvelles recherches, & joi- 
gnons au foin de faire mon bonheur, celui d'exciter la jaloufie 
d'Angélique. Mais voici Frontin. 



SCÈNE XI. 
VALÈRE, FRONTIN, iyre. 
Frontin. 



Q 



Ue diable ! je ne fais pourquoi je ne puis me tenir ; j'ai pourr 
tant fait de mon mieux pour prendre des forces. 

V AL È R E. 

Eh bien 1 Frontin , as-tu trouvé 

Front in. 
Oh '. oui , Mon/leur. 

V A L ii R E. 

Ah, Ciel! feroit-il poflible? 

Frontin. 
AulTî j'ai bien eu de la peine. 



^1% L'Amai^t de lu 1-MÊM^; 

V A L i R E. 
Hâte- toi donc de me dire 

F R o N T I N. 
Il m'a fallu courir tous les cabarets du quartier. 

V A L È R E. 
Des cabarets! 

F R o N T I N. . 

Mais j'ai réuflî au-delà de mes efpérances, 

V A L è R E. 
Conte-moi donc 

F R O N T I N. 

Oétoic un feu une moufle 

V A L è R E. 

Que diable barbouille cet animal ? 

F R o N T I N. 
Attendez que je reprenne la cliofe par ordre. 

V A L È R E. 

Tais-toi, ivrogne, faquin, ou réponds-moi fur les ordres que 
Je fai donnés au fujet de l'original du portrait. 

F R o N T I N. 

Ah! oui, l'original : jugement. Réjouiffez-vous , réjouifTcz-vous, 
vous dis-je. 

V A L È R E. 
Eh bien! 

F R o N T I N. 

. Il n'eft déjà ni \ la croix blanche , ni au lion d'or , ni à la 

pomme de pin , ni 

V A i i R E. 



Comédie. jij 

V A I È R E. 

Bourreau, finiras-tu? 

F R O N T I Ni 

Patience. Puifqu'il n'eft pas la , il faut qu'il foît ailleurs ; &.....; 
oh] je le trouverai, je le trouverai 

V A L È R E. 

Il me prend des démangeaifoos de TafTommer ; fortons. 

SCÈNE XII. 
F R O N T I N. 

iV±E voil^, en efÏQt ^ afTez joli garçon! Ce plancher eil 

diablement raboteux. Où en étois-je ? Ma foi , je n'y fuis plus. 
Ah! fi fait 

' ' - 

SCÈNE XIII. 

LUCINDE, FRONTIN, 

L U C I N D E. 

X/RoNTiN, où eft ton maître? 

F R o N T I N. 
Mais je crois qu'il fe cherche adluellement. 

L U C I N D E. 

Comment , il fe cherche ? 

F R O N T I N. 

Oui , il fe cherche pour s'époufer, 

(S.uyres mêlées. Tome L R r 



3T4 LAmant de lui-même 

L V.C INDE. 
Qu'efl - ce que c'eft que ce galimatias ? 

F R O N T I N. 

Ce galimatias ! vous n'y comprenez donc rien ? 

L U C I N D E. 

Non, en vérité. 

F R O N T I N. 

Ma foi , ni moi non plus : je vais pourtant vous l'expliquer fi 
vous voulez. 

L u c I N D E. 

Comment m'expliquer ce que tu ne comprends pas ? 

F R o N T I N. 
Oh l dame , j'ai fait mes études , moi. 

L u c I N D E. 

II eft ivre, je crois. Eh ! Fronrin, je t''en prie, rappelle un 
peu ton bon fens j tâche de te faire entendre. 

F K O N T I N. 

Pardi , rien n'eft plus aifé. Tenez. C'efl un portrait mé~ 

tamor non , métaphor. .... oui , métaphorifé. C'eft mim 

maître, c'eft une fille vous avez fait un certain mélange... 

Car j'ai deviné tout ça, moi. Eh bien ! peut-on parler plus 
clairement ? 

L u c I N D E. 

Non , cela n'eft pas poffible. 

F R O N T I N. 

Il n'y a que mon maître qui n'y comprenne rien. Car il efl 
devenu amoureux de fa reffemblance. 



C O M É D J s. 315: 

L U C I N D E. 
Quoi! fans fe reconnoître ? 

F R O N T I N. 
Oui , & c'eû bien ce qu'il y a d'extraordinaire. 

L u c I N D E. 

AhJ je comprends tout le refte. Et qui pouvoit prévoir cela? 
Cours vite, mon pauvre Frontin, vole chercher ton maître, & 
dis-lui que j'ai les chofes les plus prefTantes à lui communiquer. 
Prends garde, fur-tout, de ne lui point parler de tes divinations. 

Tiens j voilà pour 

Frontin. 

Pour boire , n'eil-ce pas ? 

L u c I N D E, 
Oh! non, tu n'en as pas befoin. 

Frontin. 
Ce fera par précaution. 

SCÈNE XIV. 

L u c I N D E. 

)l\E balançons pas un inftant, avouons tout, & quoi qu'il m'en 
puifTc arriver, ne foufFrons pas qu'un frère fi cher fe donne un 
ridicule, par les moyens mêmes que j'avois employés pour l'en 
guérir. Que je fuis malheureufe ! J'ai défobligé mon frère , mon 
père , irrité de ma réfiftance , n'en eft que plus abfolu : mon 
amant abfent n'eft point en état de me fecourir; je crains les tra- 
hifons d'une amie , & les précautions d'un homme que je ne puis 
fouffrir; car je le hais sûrement, & je fens que je préférerois h 
mort à Léandi-e. Rr ij 



316 V A MAN T DE LU I- M£ M £, 



SCÈNE XV. 
ANGÉLIQUE, LUCINDE, MARTON. 

Angélique. 

n 

V-/Onsolez- vous , Lucinde; Léandre ne veut pas tous faire 
mourir. Je vous avoue cependant qu'il a voulu vous voir fans que 
vous le fufliez. 

Lucinde. 
Hélas ! tant pis. 

Angéli que. 

Mais favez-vous bien que voilà un tant pis qui n'efl pas trop 
modefte? 

M A R T O N. 

C'eft une petite veine du fang fraternel. 

Lucinde. 

Mon Dieu! que vous êtes méchante! Après cela qu'a-t-il dit? 

Angélique. 

Il nCz. dit qu'il feroit au défefpoir de vous obtenir contre vo- 
tre gré. 

M A R T O N. 

Il a même ajouté que votre réfiftance lui faifoit plaifir en quel- 
que manière. Mais il a dit cela d'un certain air Savez- 

vous qu'à bien juger de vos fentimens pour lui, je gagerois qu'il 
n'eft guère en refte avec vous. HaïfTez-ie toujours de même, il 
ne vous rendra pas mal le change. 

Lucinde. 

Yoilà une façon de m'obéir qui n'eft pas trop polie. 



Comédie. 317 

M A R T O N. 

Pour être poli avec nous autres femmes, il ne faut pas toujours 
être fi obéifTant. 

Angélique. 

La feule condition qu'il a mife a fa renonciation, ell que vous 
recevrez fa vifite d'adieu. 

L U C I N D E. 

Oh.' pour cela nonj je l'en quitte. 

Angélique. 

Ah! vous ne fauriez lui refufer cela. C'eft d'ailleurs un enf^a= 
gement que j'ai pris avec lui. Je vous avertis même confidem- 
ment qu'il compte beaucoup fur le fuccès de cette entrevue , & 
qu'if ofe efpérer qu'après avoir paru h vos yeux , vous ne réfide- 
rez plus il cette alliance. 

L U C I N D E. 

Il a donc bien de la vanité? 

M A R T O N, 

Il fe flatte de vous apprivoffer. 

AngAl ique. 

Et ce n'efl que fur cet efpoir qu'il a confenti au traité que je 
lui ai propofé. 

M A R T O n. 

.Te vous réponds qu'il n'accepte le marché que parce qu'il efè 
bien sûr que vous ne le prendrez pas au mot. 

L U C I N D E. 

n faut être d'une fatuité bien infupportable. Eh bien ! il rf^ 
qu'à paroître : je ferai curieufe de voir comment il s'y prendra 
pour étaler fes charmes ; & je vous donne ma parole qu'il fera 



3i8 VAmant de lui-même, 

d'un air faites-le venir. Il a befoin d'une leçon ; comptez 

qu'il la recevra inflrudive. 

Angélique. 

Voyez -vous, ma chère Lucinde : on ne tient pas tout ce 
qu'on fe propofe i je gage que vous vous radoucirez. 

M A R T O N. 

Les hommes font furieufement adroits ; vous verrez qu'on 
vous appaifera. 

Lucinde. 

Soyez en repos la-defTus. 

ANGjéLIQUE. 

Prenez -y garde au moins ^ vous ne direz pas qu'on ne>ous 
îi point avertie. 

M A R T o N. 

Ce ne fera pas notre faute fi vous vous laiflez furprendre. 

Lucinde. 

En vérité, je crois que vous voulez me faire devenir folle- 

ANCélIQUE. 

(Bas à Marton. ) La voilk au point. [Haut.) Puirque vous 
le voulez donc, Marton va vous l'amener. 

» 

Lucinde. 
Comment ! 

Marton. 

Nous l'avons laifTé dans l'anti-chambre ; il va être ici à l'infîanc. 

Lucinde. 

O cher Cléonte ! que ne peux -tu voir la manière dont Je 
recois tes rivaux .' 



Comédie, 319 



SCÈNE XYI. 

ANGÉLIQUE , LUCINDE , MARTON, 

L É A N D R E. 

Angélique. 

X*. PpROCHEZ , Léandre ; venez apprendre ^ Lucinde \ mieux 
connoître Ton propre cœur ; elle croit vous haïr , & va faire tous 
fes efforts pour vous mal recevoir ^ mais je vous réponds, moi, 
que toutes ces marques apparentes de haine, font en effet au- 
tant de preuves réelles de fon amour pour vous. 

Lucinde, toujours fans regarder Léandre. 

Sur ce pied-Ih , il doit s'eflimer bien favorifé, je vous aflure. 
Le mauvais petit e/prit! 

Angélique. 

Allons, Lucinde, faut -il que la colère vous empêche de re- 
garder les gens ? 

LÉANDRE. 

Si mon amour excite votre haine , connoi/Tez combien je fuis 
criminel, 

{Il Je jctfe aux genoux de Lucinde. ) 

Lucinde. 

Ah ! Cléonte l Ah 1 méchante Angélique ! 

LÉANDRE. 

Léandre vous a trop déplu pour que j'ofe me prévaloir fous 
ce nom des grâces que j'ai reçues fous celui de Cléonte. Mais 
fi le motif de mon déguifement en peut juflilîer Teffet, vous le 
pardonnerez h la déiicateiïe d'un cœur dont Je foible eft de vouloir 
être aimé pour lui-même. 



520 VAmant de lui-même, 

L V C I N D E. 

Levez - vous , Léandre ; un excès de délicateffe n'ofFenfe que 
!es cœurs qui en manquent, & le mien eft aufîi content de lé- 
preuve, que le vôtre doit Tétre du fuccès. Mais vous, Angéli- 
que ! ma chère Angélique a eu la cruauté de fe faire un amu- 
fement de mes peines i 

Angélique. 

Vraiment , il vous fiéroit bien de vous plaindre ! Hélas ! vous 
êtes heureux l'un èc l'autre, tandis que je luis en proie aux 
alarmes. 

Léandre. 

Quoi \ ma chère fœur, vous avez fongé h mon bonheur , 
j^endant même que vous aviez des inquiétudes fur le vôtre! Ah l 
c'eft une honcé que je n'oublierai jamais. 

( Il lui baifc la main. ) 



SCÈNE XVII. 

LÉANDRE, VALÈRE, ANGÉLIQUE, 
LUCINDE, MARTON. 

V A L è R E. 

V^ U E ma préfence ne vous gêne point. Comment , Mademoi- 
felie ! Je ne connoi/Tois pas toutes vos conquêtes , ni l'heureux 
objet de votre préférence i & j'aurai foin de me fouvjnir par 
humilité, qu'après avoir foupiré le plus conflaniment, Vaière a 
été le plus maltraité. 

Angislique. 

Ce feroit mieux fait que vous ne penfez , & vous auriez 
befoin en effet de quelques leçons de modeflie. 

y A L è RE. 



Comédie. ^ir 

V A L È R E. 

Quoi! VOUS ofez joindre la raillerie h l'outrage! vous avez la 
front de vous applaudir, quand vous devriez mourir de honte ! 

Angélique. • 

Ah ! vous vous fâchez ! Je vous laifTe j je n'aime pas les 
injures. 

V A L fe R E. 

Non, vous demeurerez; il faut que je joui/Te de toute votre 
honte. 

Angélique. 

Eh bien ! jouiflez. 

V A L È R E. 

Car j'efpère que vous n'aurez pas la hardie/Te de tenter votre 
juflification. 

Angélique. 

N'ayez pas peur. 

V A L i: R E. 

Et que vous ne vous flattez pas que je conferve encore le& 
moindres fentimens en votre faveur. 

Angélique. 

Mon opinion Ik-defTus ne changera rien k la chofe. 

V A L È R E. 

Je vous déclare que je ne veux plus avoir pour vous que ds 
la haine. 

Angélique. 

C'eft fort bien fait. 

V A L è R E , tirant h portrait. 
Et voici déformais l'unique objet de tout mon amour. 
QLuyres mêlées. Toma I. ^^ 



^22 VA MA NT DE LUI-MÊME; 

Angélique. 

Vous avez raifon. Et moi je vous déclare que j'ai pour Mon- 
sieur { montrant fon frère.) un attachement qui n'efl guère in£é- 
•rieur au vôtre pour Toriginal de ce portrait. 

V A L È R E. 

L'ingrate! Hélas î il ne me refle plus qu'à mourii'. 

Angélique. 

Valère, écoutez. J'ai pitié de l'érat où je vous vois. Vous de- 
vez convenir que vous êtes le plus injufle des hommes, de vous 
emporter fur une apparence d'infidélité dont vous m'avez vous- 
même donné l'exemple i mais ma bonté veut bien encore aujour- 
-d'hui pafTer vos travers. 

Valère. 

Vous verrez qu'on me fera la grâce de me pardonnerî 

Angélique. 

En vérité , vous ne le méritez guère. Je vais cependant vous 
apprendre a quel prix je puis m'y réfoudre. Vous m'avez cirde- 
v^nt témoigné des fentimens, que j'ai payés d'un retour trop 
tendre pour un ingrat. Malgré cela, vous m'avez indignement 
outragée par un amour extravagant conçu fur un fimple portrait, 
avec toute la légèreté, & j'ofe dire, toute i'étourderie de votre 
âge & de votre caradère. Tl n'e/l pas temps d'examiner Ci j'ai 
dû vous imiter , & ce n'efl pas à vous , qui êtes coupable , qu'il 
conviendroit de blâmer ma conduite. 

V A L È RE.' 

Ce n'eft pas à moi, grands Dieux! Mais voyons où tendent 
ces beaux difcours. 

Angélique. 

Le voici. Je vous ai dit que je connoiflbis l'objet de votre nou- 
vel amour , & cela efl vrai. J'ai ajouté que je l'ainiois tendrement, 



Comédie. 325' 

& cela n'efl encore que trop vrai. En vous avouant fon mérite , je ne 
vous ai point déguifé fes défauts. J'ai fait plus, je vous ai pro- 
mis de vous le faire connoître ; & je vous engage à préfent ma- 
parole de le faire aujourd'hui , dès cette heure même : car je 
vous avertis qu'il eiï plus près de vous que vous ne penfez. 

V A L è R E. 

Qu'entends -je ? quoi! la 

Angélique. 

Ne m'interrompez point, je vous prie. Enfin , la vérité me force 
encore à vous repérer que cette perfonne vous aime avec ardeur, 
& je puis vous répondre de fon attachement comme du mien" 
propre. C'eft à vous maintenant de choifir, entr'elle & moi , celle 
à qui vous dellinez toute votre tendrefTe : choififfez , Chevalier : 
mais choififfez dès cet inftant, & fans retour. 

M A R T O N. 

Le voila, ma foi, bien embarraffé ! L'alternative eft plaifante. 
Croyez - moi , Monfieur , choififfez le portrait j c'eft le aïoyeir 
d'être h l'abri des rivaux. 

L u c r N D E. 

Ah ! Valère , faut -il balancer fi long -temps pour fuivre les 
imprefTions du cœur ? 

Valère, aux pieds d'Angélique , & jettant h portrait. 

C'en eîl fait; vous avez vaincu, belte Angélique, & je fera 
combien les fentimens qui naiffent du caprice font inférieurs à 
ceux que vous infpirez. { Marton ramcijfc le portrait.^ Mais hélas! 
quand tout mon cœur revient à vous, puis-je m^e flatter qu'il me. 
ramenera le vôtre? 

Angélique, 

Vous pourrez juger de ma reconnoiffance par le AcrifTce qua 
vous venez de me faire. Levez-vous , Valère , & confidérez bieu 
r£s. traits,- S f ij 



324 VA MA NT DE LV l'MÊMEi 

L É A N D R E , regardant aujji. 

Attendez donc ! Mais je crois reconnoître cet objet-lh. Oeft. . . 
oui, ma foi, c'efl lui 

V A L à- R E. 

Qui ? lui ! Dites donc , elle. C'efl une femme h qui je renonce 
comme à toutes les femmes de l'univers , fur qui Angélique 
l'emportera toujours. 

Angélique. 

Oui , Valère , c'étoit une femme jufqu'ici : mais j'efpère que 
ce fera déformais un homme fupérieur h ces petites foibleffes , 
qui dégradoient fou fexe & fon caraftëre. 

Valère. 

Dans quelle étrange furprife vous me jettez. 

Angélique. 

Vous devriez d'autant moins méconnoître cet objet que vous 
avez eu avec lui le commerce le plus intime , & qu'affurément 
on ne vous accufera pas de l'avoir négligé. Otez cette parure 
étrange que votre fœur y a fait ajouter 

Valère. 
Ah ! que vois-je ? 

M a R T o N. 

La chofe n'eft - elle pas claire ? Vous voyez le portrait , & 
toilh l'original. 

Valère. 

O Ciel ! & je ne meurs pas de honte ! 

M A R T o N. 

Eh , Monfieur ! vous êtes peut-être le feul de votre ordre qui 
Ja connoilTez. 



Comédie fif 

ANcilIQUE. 

Ingrat ! avois-je tort de vous dire que j'aimoîs l'original de ce 
portrait? 

V A L îi R E. 

Et moi , je ne veux plus l'aimer que parce qu'il vous adore. 

Angélique. 

Vous voulez bien que , pour afFermir notre réconciliation , 
je vous préfente Léandre mon frère ? 

L i AN D R E. 

Souffrez , Monfieur. ..... 

V A L ii R E. 

Dieux ! quel comble de félicité ! Quoi ! même quand j'étois 
ingrat , Angélique n'étoit pas infidelle ! 

L U C I N DE. 

Que je prends de part a votre bonheur! & que le mien même 
en eft augmenté ! 

SCÈNE XVI. II. 
LISIMON, FRONTIN, 

Les Aâeurs de la. Scène précédente. 

L I S I M O N. 

.zVH ! vous voici tous raffemblés fort à propos. Valère & Lu- 
cinde ayant tous deux réfifté à leiu-s mariages , j'avois d'abord 
réfolu de les y contraindre; mais j'ai réfléchi qu'il faut quelque- 
fois être bon père , & que la violence ne fait pas toujours des 
mariages heureux. J'ai donc pris le parti de rompre dès aujour- 



5^6 L'Amant de lu i~mé M^i, 

d'hui ront ce q'.ii avoit été arrêté \ & voici les nouveaux arran-- 
gemers que j'y fub^itue. Angélique nj'époufera : Lucinde ira 
dans un couvent : Valère fera déshérité ; & quant a vous > Léan» 
dre, vous prendrez patience , s'il vous plaît. 

M A R T O N. 

Fort bien, ma foi ! voilà qui efl: toifé , on ne peut mieux '. 

L I s I M O N. 

Qu'eft-ce donc ! vous voilà tous interdits ! Eft-ce que ce projer 
ne vous accommode pas ? 

F R o N T I N. 

Voyez fi pas un d'eux deHerrera les dents ! La pefle des fots 
amants & de la fotte jeuneiïe I 

L I s I M o îf . 

Allons, vous favez tous mes, intentions ^ vous n'avez qu'à vous 
y conformer. 

L É A N D R E. 

Eh , Monfieur ! daignez fufpendre votre courroux. Ne lifez- 
vous pas le repentir des coupables dans, leurs yeux & dans leur 
embarras ? & vodez-votis confondre les irinocens dans la même. 
• punition ? 

L I s I M o N, 

Çà, je veux bien avoir la foibleHe d'éprouver leur obéiiïànce 
encore une fois. Voyons un p^u. Eh bien, Monfieur Vaière^l 
faires-vous toujours des térlexions ? 

Val è r f. 

Oui, mon père;, mais au lieu dés peines, du mariage, e^Ae%. 
ne m'en offrent plus, qne les plaifirs.. 



t^ O M É D I R 517 

L I s I M O N. 

Oh ! oh ! vous avez bien changé de langage ! Et toi, Lucinde, 
aimes-tu toujours bien ta liberté ? 

Lucinde. 

Je fens mon père , qu'il peut être doux de la perdre fous le* 
loix du devoir. 

L I S I M ON. 

Ah ! les voilà tous raifonnables. J'en fuis charmé. Embraflez- 
TOoi , mes enfans , & allons conclure ces heureux hyménées. Ce 
-que c'eft qu'un coup d'autorité frappé k propos ! 

V A L È R E. 

Venez , belle Angélique ; vous m'avez guéri d'un ridicule 
-qui faifoit la honte de ma jeunefTe i & je vais déformais éprou- 
ver près de vous que, quand on aime bien , on ne ibnge plus 
■à foi -même. 



329 



S 



LETTRE 

DE J, J. ROUSSEAU, 

A M. DE VOLTAIRE. 

Le i8 Août 175^. 

V Os derniers Poèmes , Monfieur , me font parvenus cîans ma 
folitude i & quoique tous mes amis connoifTent Tamour que j'ai 
pour vos écrits, je ne fais de quelle part ceux-ci me pourroient 
venir , a moins que ce ne foit de la vôtre. J'y ai trouvé leplaifir 
avec rinftruftion , & reconnu la main du maître ; & je crois 
vous devoir remercier h la fois de Texemplaire & de l'ouvrage. 
Je ne vous dirai pas que tout m'en paroifTe également bon ; 
mais les chofes qui m'y déplaifent ne font que m'impofer plus 
de confiance pour celles qui me tranfportent. Ce n'efl: pas fans 
peine que je défends quelquefois ma raifon contre les charmes 
de votre poéfie i mais c'ell: pour rendre mon admiration plus 
digne de vos ouvrages, que je m'efforce de n'y pas tout admirer. 

Je ferai plus , Monfieur ; je vous dirai fans détoui" , non les 
beautés que j'ai cru fentir dans ces deux Poèmes; la tâche ef- 
frayeroit ma parefTe : ni même les défauts qu'y remarqueront 
peut-être de plus habiles gens que moi; mais les déplaifirs qui 
troublent, en cet infiant, le goût que je prenois à vos leçons, & 
je vous les dirai , encore attendri d'une première lecture où mon 
cœur écoutoit avidement le vôtre , vous aimant comme mon 
frère , vous honorant comme mon maître , me flattant enfin que 
vous reconnoîtrez dans mes intentions la franchife d'une ame 
droite , & dans mes difcours le ton d'un ami de la vérité qui 
parle a un Philofophe. D'ailleurs plus votre fécond poëme m'en- 
xhante , plus je prends librement parti contre le premier ; car 
fi vous n'avez pas craint de vous oppofer k vous-même , pour- 

CEavres mclées. Tomt I. T t 



55^ Lettre de J. J. Rousseau, 

quoi craindrois-je d'être de votre avis ? Je dois croire que vous 
ne tenez pas beaucoup a des fentimens que vous réfutez fi 
bien. 

Tous mes griefs font donc contre votre poëme fur le défaflre 
de Lisbonne , parce que j'en attendois des effets plus dignes de 
l'humanité qui paroît vous l'avoif infpiré. Vous reprochez à 
Pope & h Léibnitz d'infulter a nos maux , en foufennnt que 
tout eu bien , & vous amplifiez tellement le tableau de nos 
misères, que vous en aggravez le fentiment; au lieu des confo- 
lations que j'efpérois , vous ne faites que m'affliger. On diroit 
que vous craignez que je ne voie pas a/Tez combien je fuis mal- 
heureux ; & vous croiriez, ce femble , me tranquillifer beaucoup 
en me prouvant que tout efl: mal. 

Ne vous y trompez pas , Monfieur ; il arrive tout le contraire 
de ce que vous vous propofez. Cet optimifme que vous trouvez 
11 cruel, me confole pourtant dans les mêmes douleurs que vous 
me peignez comme infupportables. 

Le poëme de Pope adoucit mes maux & me porte k la 
patience : le vôtre aigrit mes peines , m'excite au murmure , & 
m'ôrant tour, hors une efpérance ébranlée, il me réduit au 
défefpoir. Dans cette étrange oppofition qui règne entre ce que 
vous établifTez & ce que j'éprouve , calmez la perplexité qui 
m'agite, & dites-moi qui s'abufe, du fentiment ou de la raifon. 
» Homme , prends patience , « me difent Pope & Léibnitz. 
» Tes maux font un effet nécefTaire de ta nature & de Ja conf" 
» titution de cet univers. L'Etre éternel 6c bienfaifant qui te 
» gouverne eût voulu t'en garantir. De toutes les économies 
» poflîbles , il a choifi celle qui réuniffoit le moins de mal & le 
« plus de bien , ou (pour dire la même chofe encore plus cru- 
» ment, s'il le faut, ) s'il n'a pas mieux fait, c'e/l qu'il ne pou- 
» voit mieux faire. « 

Que me dit maintenant votre poëme : » Souffre à jamais , 
» malheureux. S'il efl un Dieu qui t'ait créé, fans doute il efl 
» tout puiffant j il pouvoit prévenir tous tes maux : n'efpère donc 



A M. DE Voltaire. 331 

» Jamais qu'ils finifTent ; car on ne fauroit voir pourquoi tu 
» exiftes , fî ce n'eft pour fouffrir & mourir. « Je ne fais ce 
qu'une pareille doctrine peut avoir de plus confolant que Top- 
timifme & que la fatalité même. Pour moi , j'avoue qu'elle me 
paroît plus cruelle encore que le Manichéifme. Si l'embarras 
de l'origine du mal vous forçoit d'altérer quelqu'une des per- 
fedions de Dieu , pourquoi vouloir juilifier fa puifTance aux 
dépens de fa bonté ? S'il faut choifir entre deux erreurs , j'aime 
encore mieux la première. 

Vous ne voulez pas , Monfieur, qu'on regarde votre ouvrage 
comme un poëme contre la Providence i & je me garderai bien 
de lui donner ce nom , quoique vous ayez qualifié de livre 
contre le genre humain , un écrit où je plaidois la caufe du genre 
humain contre lui-même. Je fais la diftindion qu'il faut faire 
entre les intentions d'un auteur, & les conféquences qui peu- 
vent fe tirer de fa dodrine. La jufte défenfe de moi-même, 
m'oblige feulement à vous faire obferver qu'en peignant les 
misères humaines , mon but étoit excufable , & même louable , 
à ce que je crois; car je montrois aux hommes comment ils 
faifoient leurs malheurs eux-mêmes , & par conféquent comment 
ils pouvoient les éviter. 

Je ne vois pas qu'on puifTe chercher la fource du mal moral 
ailleurs que dans Thomme libre, perfedlionné , partant corrom- 
pu ; & quant aux maux phyfiques , fi la matière fenfible & 
impafîîble efl une contradidion , comme il me le femble , ils 
font inévitables dans tout fyftême dont l'homme fait partie ; & 
alors la queftion n'efl point, pourquoi l'homme n'eft pas parfai- 
tement heureux ; mais pourquoi il exifte ? De plus , je crois 
avoir montré qu'excepté la mort , qui n'efl prefque un mal que 
par les préparatifs dont on la fait précéder , la plupart de nos 
maux phyfiques font encore notre ouvrage. Sans quitter votre 
fujet de Lisbonne , convenez , par exemple , que la nature n'avoit 
point raffemblé là vingt mille maifons de fix h fept étages ; & 
que fi les habitans de cette grande ville euffent été difperfés 
plus également, & plus légèrement logés, le dégât eût été beau- 

Ttij 



33^ Lettre de /. /. Rousseau, 

Coup moindre , & peut - être nul. Tout eût fui au premier 
ébranlement , & on les eût vu le lendemain îi vingt lieues de-l'a , 
tout aufli gais que s'il n'étoit rien arrivé; mais il faut refier, 
s'opiniâtrer autour des mafures , s'expofer à de nouvelles fe- 
couffes , parce que ce qu'on JaifTe vaut mieux que ce qu'on peut 
emporter. Combien de malheureux ont péri dans ce défaire 
pour vouloir prendre, l'un Tes habits, l'autre fes papiers, l'autre 
fon argent ? Ne fait-on pas que la perfonne de chaque homme 
eft devenue la moindre partie de lui-même, & que ce n'efV 
prefque pas la peine de la fauver q^uand on a perdu tout le 
teûe ? 

Vous aufiez voulu , (& qui n'eût pas voulu de même !) que 
!e tremblement fe fût fait au fond d'un défert plutôt qu'a Lif- 
bonne. Peut-on douter qu'il ne s'en forme auffi dans les déferts? 
Mais nous n'en parlons point , parce qu'ils ne font aucun maf 
aux Mefîieurs de villes, les feuls hommes dont nous tenions 
compte : ils en font peu même aux animaux & aux Sauvages 
qui habitent épars dans des lieux retirés, & qui ne craignent, 
ni la chute des toits, ni l'embrafement des maifons. Mais que 
fîgnifieroit un pareil privilège ? Seroit-ce donc à dire que l'ordre 
du monde doit changer félon nos caprices, que la nature doit 
être foumife à nos loix, & que pour Jui interdire un tremble- 
ment de terre en quelque lieu , nous n'avons qu'a y bâtir une 
ville ? 

Il y a des événemens qui nous frappent fowent plus ou 
moins , félon les faces fous lefquelles on les conlidère , & qui 
perdent beaucoup de l'horreur qu'ils infpirent au premier afped , 
quand on veut les examiner de près. J'ai appris dans Zadig , & 
la nature me confirme de jour en jour, qu'une mort accélérée 
n'efl pas toujours un mal réel , & qu'elle peut pa/Ter quelquefois 
pour un bien relatif. De tant d'hommes écrafés fous les ruines 
de Lisbonne , plusieurs fans doute ont évité de pJus grands 
malheurs ; & malgré ce qu'une pai-eille defcription a de tou- 
chant , & fournit à la poéfie , il n'efl pas sûr qu'un feul de 
ces infortunés ait plus foyfferî que fi, félon le cours ordinaire 



'^ M, DE Voltaire. 355 

^es chofes , il eût attendu , dans de longues angoifTes, la mort 
qui Teft venu furprendrc. îlft-il une fin plus trifle que celle 
d'un mourant qu'on accable de foins inutiles , qu'un Notaire & 
des héritiers ne laiflent pas refpirer , que les Médecins aiïafli-» 
cent dans Ton lit à leur aife , & à qui des Prêtres barbares fonc 
avec art favourer la mort ? Pour moi je vois par-tout que les 
maux auxquels nous afTujettic la nature, font beaucoup moins 
cruels que ceux que nous y ajoutons,- 

Mais quelque ingénieux que nous puiflïons être à fomenter 
nos misères à force de belles inftitutions , nous n'avons pu , 
jufqu'h préfent , nous perfeftionner au point de nous rendre 
généralement la vie à charge , & de préférer le néant à notre 
exiflence ; fans quoi , le découragement & le défefpoir fe fe- 
roient bientôt emparés du plus grand nombre , & le genre hu- 
main n'eût pu fubfifler long-temps. Or, s'il eft mieux pour nous 
d'être que de n'être pas, c'en feroit alTez pour jnftifier notre 
exiftence , quand même nous n'aurions aucun dédommagement 
h attendre des maux que nous avons à foufFrir , & que ces maux 
feroient auflî grands que vous les dépeignez. Mais il eu diflîcile 
de trouver fur ce fujet de la bonne foi chez les hommes , ôc de 
bons calculs chez les philofophes ; parce que ceux - ci , dans la 
comparaifon des biens Se des maux, oublient toujours le doux 
fentiment de l'exiftence , indépendamment de toute autre fen' 
fation , & que la vanité de méprifer la mort engage les autres 
<i calomnier la vie; ^-peu-près comme ces femmes qui, avec 
une robe tachée & des cifeaux , prétendent aimer mieux des* 
trous que des taches. 

Vous penfez avec Érafrne que peu de gens voudroient renaî- 
tre aux mêmes conditions qu'ils ont vécu , mais tel tient fa mar- 
chandife fort haute , qui en rabatrroit beaucoup s'il avoit quelque 
efpoir de conclure le marché. D'ailleurs , Monfieur , qui dois-je 
croire que vous avez confulté fur cela ? Des riches , peut-être , 
raflafiés de faux plaifîrs , mais ignorant les véritables , toujours 
ennuyés de la vie & toujours tremblant de la perdre; peut- 
être àQs gens de lettres , de tous les ordres d'hommes le plus- 



J34 Lettre de /. J. Rousseau ; 

Sédentaire , le plus mal-fain , le plus réfléchifTant , & par confé- 
quent le plus malheureux. Voulez-vous trouver des hommes de 
meilleure compofition , ou du moins communément plus fin- 
cères , & qui , formant le plus grand nombre , doivent au moins 
pour cela être écoutés par préférence ? Confultez un honnête 
bourgeois qui aura pafTé une vie obfcure & tranquille , fans 
projets & fans ambition ; un bon artifan , qui vit commodément 
de fon métier ; un payfan même , non de France , ou l'on 
prétend qu'il faut les faire mourir de misère , afin qu'ils nous 
fafTent vivre : mais du pays, par exemple, où vous êtes y & 
généralement de tout pays libre. J'ofe pofer en fait qu'il n'y a 
peut-être pas dans le haut Valais un feul Montagnard mécontent 
de fa vie prefque automate , & qui n'acceptât volontiers, au lieu 
rnéme du Paradis , le marché de renaître fans ceffe pour végéter 
ainfi perpétuellement. Ces différences me font croire que ^'efl 
fouvent l'abus que nous faifons de la vie qui nous la reiid a 
charge ^ & j'ai bien moins bonne opinion de ceux qui font 
fâchés d'avoir vécu, que de celui qui peut dire avec Caton : 
IÇcc me vixijpc pcenitct, quoniam ita vixi ut frujîrà nu natum 
non cxijîimem. Cela n'empêche pas que le Sage ne puifTe quel- 
quefois déloger volontairement, fans murmure & fans défefpoir, 
quand la nature ou la fortune lui portent bien diftinflement 
l'ordre du départ. Mais , félon le cours ordinaire des chofes , de 
quelques maux que foit femée la vie humaine , elle n'eft pas , 
à tout prendre , un mauvais préfent ; & fi ce n'eft pas toujours 
un mal de mourir, c'en efl fort rarement un de vivre. 

Nos différentes manières de penfer fur tous ces articles m'ap- 
prennent pourquoi plufieurs de vos preuves font peu concluantes 
oour moi. Car je n'ignore pas combien la raifon humaine prend 
plus facilement le moule de nos opinions que celui de la vérité, 
& qu'entre deux hommes d'avis contraire , ce que l'un croit 
démontré , n'efl fouvent qu'un fophifme pour l'autre. Quand 
vous attaquez , par exemple , la chaîne des êtres fi bien déente 
par Pope, vous dites qu'il n'eft pas vrai que fi l'on ôtoir u'i 
ftcôme du monde , le monde ne pourroit fubfifter. Vous cirea 



A M. DE Voltaire. 335 

la-defTus M. de Crouzas ; puis vous ajourez que la nature n'efl: 
afTervie h aucune mefure piécife, ni h aucune forme précife ; 
que nulle planète ne fe meut dans une courbe abfolument régu- 
lière ; que nul être connu n'eft d'une figure précifément ma- 
thématique ; que nulle quantité précife n'efi: requife pour nulle 
opération ; que la nature n'agit jamais rigoureufement i qu'ainfi 
on n'a aucune raifon d'afTurer qu'un atome de moins fur la 
terre feroit la caufe de la deftrudion de la terre. Je vous avoue 
que fur tout cela , Monfîeur , je fuis plus frappé de la force 
de l'aflertion que de celle du raifonnement, & qu'en cette 
occafion je céderois avec plus de confiance a votre autorité 
qu'a vos preuves. 

A l'égard de M. de Crouzas , je n'ai point lu fon écrit contre 
Pope, &: ne fuis peut-être pas en état de l'entendre; mais ce 
qu'il y a de très-certain , c'eft que je ne lui céderai pas ce 
que je vous aurai difputé, & que j'ai tout aufli peu de foi à 
fes preuves qu'à fon autorité. Loin de penfer que la nature ne 
foit point afTervie k la précifion des quantités & des figures, je 
croirois tout au contraire qu'elle feule fuit à la rigueur cette 
précifion , parce qu'elle feule fait comparer exactement les f.ns & 
les moyens , & mefurer la force à la rénfiance. Quant à ces 
irrégularités prétendues , peut-on douter qu'elles n'aient toutes 
leur caufe phyfique ; & fuffit-il de ne la pas appercevoir pour 
nier qu'elle exifie ? Ces apparentes irrégularités viennent fans 
doute de quelques loix que nous ignorons, & que la nature fuit 
tout aulTî fidèlement que celles qui nous font connues ; de quel- 
que agent que nous n'appercevons pas, & dont l'obflacle ou le 
concours a des mefures fixes dans toutes fes opérations : autre- 
ment il faudroit dire nettement qu'il y a des a(flions far^s prin- 
cipe & des effets fans caufe ; ce qui répugne à toute philofophie. 

Supposons deux poids en équilibre, & pourtant inégaux; 
qu'on ajoute au plus petit la quantité dont ils différent : ou les 
deux poids referont encore en équilibre j & l'on aura une 
caufe fans effet ; ou l'équilibre fera rompu , & l'on aura un effet 
fans caufe. Mais ù, les poids étoiçnt de fer , & qu'il y eût un 



35^ Lettre DE J. J. Rousseau, 

grain d'aimant caché fous l'un des deux , la précifion de îa 
nature lui ôteroit alors Tapparence de la précifîon , & à force 
d'exaâitude elle paroîtroit en manquer. II n'y a pas une figure, pas 
une opérarion , pas une loi dans le monde phyfique , à laquelle 
on ne puiffe appliquer quelque exemple femblable h cçlui que je 
viens de propofer fur la pefanteur. 

Vous dites que nul être connu n'eft d'une figure précifément 
mathématique; je vous demande , Monfieur, s'il y a quelque fi- 
gure pofTible qui ne le foit pas , & fi la courbe la plus bizarre n'efl 
pas aulTi régulière aux yeux de la nature qu'un cerck parfait aux 
nôtres? J'imagine , au relie , que fi quelque corps pouvoir avoir 
cette apparente régularité , ce ne feroit que l'univçrs même , en 
le fuppofant plein & borné , car les figures mathématiques n'étant 
que des abftraflions , n'ont de rapport qu'a elles-mêmes j au lieu 
que toutes celles des corps naturels font relatives à d'autres corps 
& à des mouveraens qui les modifient : ainfî cela ne prouveroit en- 
core rien contre la précifion de la nature , quand même nous 
ferions d'accord fur ce que vous entendez par ce mot de précifion. 

Vous diftinguez les événemens qui ont des effets , de ceux 
qui n'en ont point. Je doute que cette difiindion foit folide. Tout 
événement me femble avoir néce/Tairement quelque effet ou mo- 
ral , ou phyfique , ou compofé des deux , mais qu'on n'apperçoic 
pas toujours , parce que la fiHation des événemens eft encore plus 
difficile à fuivre que celle des hommes; comme en général on ne 
doit pas chercher des effets plus confidérables que les événemens 
qui les produifent, la petiteffe des caufes rend fouvent l'examen 
ridicule , quoique les effets foient certains; & fouvent auffi plu- 
fieurs effets prefque imperceptibles fe réuniffent pour produire un 
événement confidérable. Ajoutez que tel effet ne laiffe pas d'avoir 
lieu , quoiqu'il agifie hors du corps qui le produit. Ainfi la pouffière 
qu'élevé un carroiïe peut ne rien faire àlamarclie de la voiture & 
influer fur celle du monde ; mais comme il n'y a rien d'étranger k 
l'univers , tout ce qui s'y fait agit néceffaîrement fur l'univers mê- 
me. Ainfi , Monfieur , vos exemples me paroiffent plus ingénieux 
<^'ae convaincans; je vois mille raifons plaufibles pourquoi il n'é- 

toit 



A M, DE Voltaire. 357 

toit peut-être pas indifférent à l'europe qu'un certain jour l'hé- 
ritière de Bourgogne fût bien ou mal coéffée ; ni au deftin de 
Rome, que Céfar •tournât les yeux à droite ou h gauche, & 
crachât de l'un ou de l'autre côté, en allant au Sénat, le jour 
qu'il y fut puni. En un mot , en me rappellant le grain de fa- 
ble cité par Pafcal , je fuis k quelques égards de l'avis de votre 
Bramine; & de quelque manière qu'on envifage les chofes , fi 
tous les événem'ens n'ont pas des effets fenfibies , il me parole 
inconteflable que tous en ont de réels, dont Tefprit humain p^rd 
aifément le fil , mais qui ne font jamais confondus par la nature. 

Vous dites qu'il eft démontré que les corps célefles font leur 
révolution dans l'efpace non-réfiftant. C'étoit affurément une 
belle chofe a démontrer i mais , félon la coutume des ignorans » 
j'ai très-peu de foi aux démonflrations qui paffent ma portée. 
J'imaginerois que, pour bâtir celle-ci, l'on auroit à -peu -près 
raifonné de cette manière. 

Telle force agiffant félon telle loi , doit donner aux aflres 
tel mouvement dans un milieu non-réfiftant : or , les aftres ont 
exactement le mouvement calculé , dont il n'y a point de réfif- 
tance. Mais qui 'peut favoir s'il n'y a peut-être pas un million 
d'autres loix pofTibles , fans compter la véritable , félon lefquelles 
les mêmes mouvemens s'expliqueroient mieux encore dans un 
vuide que dans le vuide par celle-ci? L'horreur du vuide n'a-t-elle 
pas long-temps expliqué la plupart des effets qu'on a depuis at- 
tribués k l'aclion de l'air ? D'autres expériences ayant enfuite dé- 
truit l'horreur du vuide, tout ne s'elt-il pas trouvé plein? N'a- 
t-on pas rétabli le vuide fur de nouveaux calculs? Qui nous ré- 
pondra qu'un fyftême encore plus exad ne le détruira pas de- 
rechef? LaifTons les difficultés fans nombre qu'un phyfîcien feroit 
peut-être fur la nature de la lumière & des efpaces éclairés; mais 
croyez-vous de bonne foi que Bayle, dont j'admire avec vous la 
fage/Te & la retenue en matière d'opinion , eût trouvé la vôtre fi 
démontrée? En général il femble que les Sceptiques s'oublient 
un peu , fi-tôt qu'ils prennent le ton dogmatique , & qu'ils de- 
vroient ufer plus fobrement queperfonne du terme de demontrcj". 

(S^uvrcs mclces. Tome I. V v 



33^ Lettre de J. /. Rousseau, 

Le moyen d'être cru , quand on Te vante de ne rien favoir , en 
affirmant tant de chofes? 

« 

Au refte , vous avez faif un correctif très-juiîe au fyfléme de 
Pope , en obfervant qu'il n'y a aucune gradation proportionnelle 
entre les créatures & le Créateur , & que fi la chaîne des êtres 
créés aboutit h Dieu , c'efl parce qu'il la tient , & non parce 
qu'il la termine. • 

•Sur le bien du tout , préférable \ celui de fa partie , vous 
faites dire à l'homme : » Je dois être aufîî cher à mon maître , 
» moi être penfant & fenrant, que les planètes, qui probablement 
« ne fentent point. » Sans doute cet univers matériel ne doit pas 
être plus cher à fon auteur qu'un feul être penfant & fentanr. 
Mais le fyftême de cet univers qui produit, conferve & perpé- 
tue tous les êtres penfans è-r fentans, doit lui être plus cher qu'un 
feul de ces êtres ; il peut donc , malgré fa bonté , ou plutôt par 
fa bonté même , facrifier quelque chofe du bonheur des indivi- 
dus h la confervation du tout. Je croîs , j'efpère valoir mieux aux 
yeux de Dieu que la terre d'une planète ; mais fi les planètes font 
habitées, comme il eft probable, pourquoi vaudrois-je mieux \ 
Ces yeux que tous les habitans de Saturne ? On a beau tourner 
ces idées en ridicule , il ell certain que toutes les analogies font 
pour cette population , & qu'il n'y a que l'orgueil humain qui foit 
contre. Or, cette population fuppofée , la confervation de l'uni- 
vers femble avoir, pour Dieu même, une moralité qui fe multi- 
plie par le nombre des mondes habités. 

Que le cadavre d'un homme nourrifTe des vers , des loups ou 
des plantes , ce n'efl pas , je l'avoue , un dédommagement de la 
mort de cet homme ; mais fî , dans le fyfiême de l'univers , il 
eft néceffaire a la confervation du genre humain qu'il y ait une 
circulation de fu bilan ce entre les hommes, les animaux & les vé- 
o^étaux , alors le mal particulier d'un individu contribue au bien 
général. Je meurs , je fuis mangé des vers '-, mais mes enfans , 
mes frères vivront comme j'ai vécu , & je fais , par Tordre de 
la nature , pour tous les hommes , ce que firent volontairement 



À M, DE Voltaire. 339 

Codrus , Currius , les Cécies , les Philènes , & mille autres pouf 
une petite partie d'hommes. 

Pour revenir , Monfieur , au fyftéme que vous attaquez , je 
crois qu'on ne peut l'examiner convenablement , fans diilinguer 
avec foin le mal particulier dont aucun philofophe n'a jamais 
nié l'exiftence , du mal général que nie l'optimifte. Il n'aft pas 
quellion de favoir fi chacun de nous foufFre , ou non ; mais s'il 
étoic bon que l'univers fût, & fi nos maux étoient inévitables 
dans la conflitiuion de l'univers. Ainfi l'addition d'un article ren- 
droit, ce femble , la propofition plus exafle; & au lieu de TouteJÎ 
bien, il vaudroit peut-être mieux dire : Le tout ejl bien, ou Tout 
tjî bien pour le tout. Alors il efl très-évident qu'aucun homme 
ne fauroit donner des preuves directes ni pour , ni contre ; car 
ces preuves dépendent d'une connoiflance parfaite de la confti- 
tution du monde & du but de fon auteur, & cette connoifTance 
eft inconteftablement au-defTus de l'intelligence humaine. Les 
vrais principes de l'optimifme ne peuvent fe tirer , ni des pro- 
priétés de la matière , ni de la méchanique de l'univers , mais 
feulement par indudion des perfe(5l:ions de Dieu qui préiîde k 
tout ; de forte qu'on ne prouve pas l'exiftence de Dieu par le 
fyftême de Pope , mais le fyftême de Pope par l'exiftence de 
Dieu : & c'eft fans contredit de la queftion de la Providence 
qu'eft dérivée celle de l'origine du mal. Que fi ces deux ques- 
tions n'ont pas mieux été traitées l'une que l'autre, c'eft qu'on a 
toujours fi mal raifonné fur la Providence, que ce qu'on en a 
dit d'abfurde , a fort embrouillé tous les corollaires qu'on pou- 
voic tirer de ce grand Se confolant dogme. 

Les premiers qui ont gâté la caufe de Dieu , font les Prêtres 
& les dévots , qui ne fouffrent pas que rien fe fA^e félon l'or- 
dre établi, mais font toujours intervenir la juftice divine a des 
événemens purement naturels; & pour être sûrs de leur fait, 
punifTent & châtient les méchans , éprouvent ou récompenfenc 
les bons indifféremment avec des biens ou des maux , félon 
l'événement. Je ne fais , pour moi , fi c'eft une bonne théo- 
logie ; mais je trouve que c'eft une mauvaife manière de rai- 

Vv ij 



340 Lettre de /• J* Rousseau , 

fonner, de fonder indifféremment fur le pour & le contre les 
preuves de la Providence , & de lui attribuer fans choix tout 
ce qui fe feroit également fans elle. 

Les Philofophes , k leur tour , ne me paroiffent guère plus 
raifonnables , quand je les vois s'en prendre au Ciel de ce qu'ils 
ne font pas impaflîbles , crier que tout eft perdu, quand ils 
ont mal aux dents, ou qu'ils font pauvres, ou qu'on les vole, 
& charger Dieu, comme dit Séneque, de la garde de leur 
valife. Si quelque accident tragique eiât fait périr Cartouche ou 
Céfar dans leur enfance , on auroit dit : quels crimes avoient- 
ils commis ? Ces deux brigands ont vécu , & nous difons : pour- 
quoi les avoir laifle vivre ? Au contraire , un dévot dira dans 
le premier cas : Dieu vouloir punir le père en lui ôtant fon 
enfant ; & dans le fécond : Dieu confervoit l'enfant pour le 
châtiment du peuple. Ainfi quelque parti qu'ait pris la nature , la 
Providence a toujours raifon chez les dévots, & toujours tort 
chez les Philofophes. Peut-être dans l'ordre des chofes humai- 
nes , n'a-t-elle ni tort ni raifon, parce que tout tient à la loi 
commune , & qu'il n'y a d'exception pour perfonne. Il eft k 
croire que les événemens particuliers ne font rien ici -bas aux 
yeux du Maître de l'univers , que fa Providence eft feulement 
univerfelle , qu'il fe contente de conferver les genres & les 
efpèces , & de préfider au tout , fans s'inquiéter de la manière 
dont chaque individu pafle cette courte vie. Un Roi fage qui 
veut que chacun* vive heureux dans fes États , a-t-il befoin de 
s'informer fl les cabarets y font bons ? Le pafTant mgrmure 
une nuit, quand ils font mauvais, & rit tout le relie de fes 
jours d'une impatience aufli déplacée. Commorandi cnim Natura 
diverjorium nohis , non habitandi dedU. 

Pour penfer jufte k cet égard, il femble que les chofes 
devroient être çonfidérées relativement dans l'ordre phyfique, 
& abfolument dans l'ordre moral : de forte que la plus grande 
idée que je puis me faire de la Providence , eft que chaque 
être matériel foit difpofé le mieux qu'il eft poffible par rap- 
port au tout, & chaque être intelligent & fenfible le mieux 



A M. DE Voltaire, 341 

qu'il eft pofnble par rapport h lui-même ; ce qui fignifie en 
d'autres termes , que pour qui fent fon exiftence , il vaut mieux 
exifter que ne pas exifter. Mais il faut appliquer cette règle à 
la durée totale de chaque être fenfible , & non à quelques 
in/tans particuliers de fa durée , tel que la vie humaine ; ce 
qui montre combien la queftion de la Providence tient h celle 
de l'immortalité de l'ame , que j'ai le bonheur de croire , fans 
ignorer que la raifon peur en douter ; & à celle de l'éternité 
des peines, que ni vous, ni moi, ni jamais homme penfaut bien 
de Dieu , ne croirons jamais. 

Si je ramène ces queflions diverfes à leur principe commun, 
il me femble qu'elles fe rapportent toutes h celle de l'exiflence 
de Dieu. Si Dieu exifte , il eft parfait; s'il eft parfait , il eft 
fage , puiflant & jufte ; s'il e/l fage & puifTant , tout eft bienj 
s'il eft jufle & pui/fant, mon ame eft immortelle , fi mon ame 
eft immortelle , trente ans de vie ne font rien pour moi, & 
font peut - être néceffaires au maintien de l'univers. Si l'on 
m'accorde la première propofition , jamais on n'ébranlera les 
^ fuivantes \ fi on la nie , il ne faut point difputer fur ces con- 
féquences. 

Nous ne fommes ni l'un ni l'autre dans ce dernier cas. 
Bien loin du moins que je puiffe préfumer rien de femblable 
de votre part en lifant le recueil de vos œuvres , la plupart 
m'offrent les idées les plus grandes , les plus douces , les plus 
confolantes de la Divinité ; & j'aime bien mieux un Chrétien 
de votre façon que de celle de la Sorbonne. 

Quant h moi , je vous avouerai naïvement , que ni le pour 
ni le contre ne me paroiflent démontrés fur ce point par les 
lumières de la raifon , & que fi le Théifte ne fonde fon fenti- 
ment que fur des probabilités , l'Athée , moins précis encore , 
ne me paroît fonder le fien que fur des poflibilités contraires. 
De plus, les objef^ions , de part & d'autre, font toujours info- 
iubles , parce qu'elles roulent fur des chofes dont les hommes 
n'ont point de véritable idée. Je conviens de tout cela , & 



34* Lettre DE J. J* Rousseau, 

pourtant je crois en Dieu tout aufli fortement que je croye 
aucune autre vérité, parce que croire & ne croire pas font les 
clîofes qui dépendent le moins de moi j que l'état de doute eft 
un état trop violent pour mon ame ; que quand ma raifon 
flotte , ma foi ne peut refter long-temps en fufpens , &c fç 
détermine fans elle ; qu'enfin mille fujets de préférence m'atti- 
rent du côté le plus confolant, & joignent le poids de l'efpé- 
rance ii l'équilibre de la raifon. 

Voila donc une vérité dont nous partons tous deux , à 
l'appui de laquelle vous fentez combien l'optimifme e(i facile à 
défendre, & la Providence à juftifier , & ce n'e/l pas à vous 
qu'il faut répéter les raifonnemens rebattus , mais folides , qui 
ont été faits (i fouvent \ ce fujet. A l'égard d?s Phllofophes qui 
ne conviennent pas du principe , il ne faut point difputer avec 
eux fur ces matières, parce que ce qui n'efl qu'une preuve de 
fentiment pour nous, ne peut devenir pour eux une démonf- 
tration, & que ce n'eft pas un difcours raifonnable de dire à 
un homme : Vous devez croire ceci parce que je Je crois. Eux , 
de leur côté , ne doivent point difputer avec nous fur ces mêmes 
inatières , parce qu'elles ne font que des corollaires de la p'ro- 
pofition principale qu'un adverfaire honnête ofe à peine leur 
oppofer , & qu'à leur tour ils auroient tort d'exiger qu'on leur 
prouvât le corollaire indépendamment de la propofition qui lui 
fert de bafe. Je penfe qu'ils ne le doivent pas , encore par une 
autre raifon. C'efl: qu'il y a de l'inhumanité à troubler les âmes 
paifibles , & h défoler les hommes à pure perte , quand ce qu'on 
veut leur apprendre n'eft ni certain ni utile. Je penfe , en un 
mot, qu'a votre exemple on ne fauroit attaquer trop fortement 
la fuperftition qui trouble la fociété , ni trop refpecler la Reli- 
gion qui la foutient. 

Mais je fuis indigné, comme vous, que la foi de chacun 
ne foit pas dans la plus parfaire liberté , & que l'homme ofe 
contrôler l'intérieur des confciences où il ne fauroit pénétrer : 
comme s'il dépendoit de nous de croire ou de ne pas croire 
dans des matières oii la démonflration n'a point lieu, & qu'on 



A M, DE Voltaire. 345 

pût jamais aflervir la raifon à Tautorité. Les Rois de ce monde 
ont-ils donc quelque infpeâion dans Tautre ? & font-ils en droit 
de tourmenter leurs Sujets ici-bas , pour les forcer d'aller en 
Paradis ? Non ; tout Gouvernement humain fe borne par fa 
nature aux devoirs civils ; & quoiqu'en ait pu dire le fophi/îe 
Hobbes , quand un homme fert bien TÉtat , il ne doit compte 
à perfonne de la manière dont il fert Dieu, 

J'ignore fi cet être jufle ne punira point un jour toute 
tyrannie exercée en fon nom; je fuis bien sûr au moins qu'il 
ne la partagera pas , & ne refufera le bonheur éternel \ nul 
incrédule vertueux & de bonne foi. Puis-je , fans offenfer fa 
bonté & même fa juftice , douter qu'un cœur droit ne racheté 
vme erreur involontaire, & que des mœurs irréprochables ne 
vaillent bien mille cultes bizarres prefcrits par les hommes , & 
rejettes par la raifon ? Je dirai plus ; fi je pouvois , k mon choix , 
acheter les œuvres aux dépens de ma foi, & compenfer h force 
de vertu mon incrédulité fuppofée , je ne balancerois pas un inf- 
tant ; & j'aimerois mieux pouvoir dire à Dieu : J'ai fait fans 
fonger à toi , le bien qui t'eft agréable , & mon cœur fuivoit ta 
volonté fans la connoître : que de lui dire, comme il faudra que 
je fafTe un jour : Hélas ! je t'aimois & n'ai cefTé de t'offenièr; je 
t'ai connu , & n'ai rien fait pour te plaire. 

Il y a, je l'avoue, une forte de profeflion de foi que les 
loix peuvent impofer ; mais hors les principes de la morale & 
du droit naturel , elle doit être purement négative , parce qu'il 
peut exifter des Religions qui attaquent les fondemens de la 
fociété, & qu'il faut commencer par exterminer ces Religions 
pour afTurer la paix de l'État. De ces dogmes k profcrire 
l'intolérance ell fans difficulté le plus odieux ; mais il faut le 
prendre \ fa fource ; car les fanatiques les plus fanguinaires 
changent de langage félon la fortune , & ne prêchent que pa- 
tience & douceur quand ils ne font pas les plus forts. Ainfi j'ap- 
pelle intolérant par principe tout homme qui s'imagine qu'on ne 
peut être homme de bien fans croire tout ce qu'il croit , & damn3 
impitoyablement tous ceux qui ne perfent pas comme lui. En 



H4 Lettre de L /. Rousseau , 

^^tt , les fidèles font rarement d'iiumeur a laifler les réprouvés 
en paix dans ce monde ; & un Saint qui croit vivre avec des 
damnés , anticipe volontiers fur le métier du diable. Que s'il y 
avoit des incrédules intolérans , qui voulufTent forcer le peuple k 
ne rien croire , je ne les bannirois pas moins févérement que 
ceux qui le veulent forcer à croire tout ce qui leur plaît. 

Je voudrois donc qu'on eût dans chaque état un code moral , 
ou une efpèce de profeflion de foi civile, qui contint pofirive- 
ment les maximes fociales que chacun feroit tenu d'admettre , 
& négativement les maximes fanatiques qu'on, feroit tenu de re- 
jetter , non comme impies , mais comme féditieufes. Ainfi toute 
religion qui pourroit s'accorder avec le code , feroit admife; toute 
religion qui ne s'y accorderoit pas feroit profcrite : & chacun fe- 
roit libre de n'en avoir point d'autre que le code même. Cet 
ouvrage fait avec foin feroit , ce me femble , le livre le plus utile 
qui ait jamais été compofé, & peut-être le feul néceiïaire aux 
hommes. Voilh , Monfieur , un fujet pour vous. Je fouhaiterois 
paflîonnément que vous vouluffiez entreprendre cet ouvrage, 
& l'embellir de votre poéfie , afin que , chacun pouvant l'ap- 
prendre aifément, il portât, dès l'enfance dans tous les cœurs , 
ces fentimens de douceur & d'humanité qui brillent dans vos 
écrits, & qui manquèrent toujours aux dévots. Je vous exhorte 
h méditer ce projet , qui doit plaire au moins à votre ame. Vous 
nous avez donné dans votre poëme fur la religion naturelle le 
catéchifme de l'homme : donnez-nous maintenant , dans celui que 
je vous propofe , le catéchifme du citoyen. C'eft une matière h 
mt^diter long-temps, & peut-être à réferver pour le dernier de 
vos ouvrages, afin d'achever, par un bienfait au genre humain, 
la plus brillante carrière que jamais homme de lettres ait par- 
courue. 

Je ne puis m'empécher , Monfieur , de remarquer h ce pro- 
pos une oppofition bien fingulière entre vous & moi dans le 
fujet de cette lettre. Raflafié de gloire , & défabufé des vaines 
grandeurs , vous vivez libre au fein de l'abondance ; bien sur de 
l'immortalité , vous philofophez paifiblement fur la nature de l'ame ; 

& 



A M, DE Voltaire. 345 

& fi le corps ou le cœur foufFre , vous avez Tronchin pour mé- 
decin & pour ami : vous ne trouvez pourtant que mal fur la terre. 
Et moi , obfcur , pauvre & tourmenté d'un mal fans remède , je 
médite avec plaifir dans ma retraite , & trouve que tout eft bien. 
D'où viennent ces contradidions apparentes ? Vous l'avez vous- 
même expliqué : vous jouifTez ; mais j'efpère , & Terpérance 
embellit tout. 

J'AI autant de peine k quitter cette ennuyeufe lettre, que 
vous en aurez h l'achever. Pardonnez-moi , grand homme , un 
zèle peut-être indifcret, mais qui ne s'épancheroit pas avec 
vous , fi je vous eftimois moins. A Dieu ne plaife que je veuille 
ofFenfer celui de mes contemporains Aom j'honore le plus les 
talens, & dont les écrits parlent le mieux h mon cœur; mais il 
s'agit de la caufe de la Providence , dont j'attends tout. Après 
avoir fi long-temps puifé dans vos leçons des confiDlations & du 
courage, il m'eft dur que vous m'ôtiez maintenant tout cela, 
pour ne m'ofFrir qu'une efpérance incertaine & vague, plutôt 
comme un palliatif aéluel que comme un dédommagement à ve- 
nir. Non : j'ai trop foufîèrt en cette vie pour n'en pas attendre 
une autre. Toutes les fubtilités de la métaphyfique ne me feront 
pas douter un moment de l'immortalité de l'ame , & d'une Pro- 
vidence bienfaifante. Je la fens, je la crois, je la veux, je 
Pefpère, je la défendrai jufqu'à mon dernier foupir, & ce fera j 
de toutes les difputes que j'aurai foutenues , la feule où morï 
intérêt ne fera pas oublié. Je fuis, Monfieur , &:c. 



(Eu\r(s miUes, Tomi I. 



347 



L' A L L É E 



(38)- 



Q< 



D E 

S I L V I E. 



(J'A m'égarer dans ces bocages 
Mon cœur goûte de voluptés 1 
Que je me plais fous ces ombrages»' 
Que j'aime ces flots argentés l 
Douce & charmante rêverie , 
Solitude aimable & chérie , 
Puiflîez-vous toujours me charmer ? 
De ma triile & lente carrière 
Rien n'adouciroit la misère , 
Si je ce/Tois de vous aimer. 
Fuyez de cet heureux afyle , 
Fuyez de mon ame tranquille. 
Vains & tumultueux projets ; 
Vous pouvez promettre fans cefTe 
Et le bonheur & la fagefTe ; 
Mais vous ne les donnez jamais. 
Quoi ! l'homme ne pourra-t-il vivre 
A moins que fon cœur ne fe livre 
Aux foins d'un douteux avenir ? 
Et fi le temps coule fi vite , 
Au lieu de retarder fa fuite, 
Faut -il encor la prévenir? 
Oh ! qu'avec moins de prévoyance 
La vertu , la fimpie innocence , 
Font des heureux k peu de frais ! 
Si peu de bien fuffit au Sage , 

( 83 ) C'eft le nom d'une promenade foiitaire où ces vers ont été compofés. 

Xx ij 



14^ H A LL È È 

Qu'avec le plus léger partage 
Tous Tes defirs font fatisfaits : 
Tant de foins, tant de prévoyance 
Sont moins des fruits de la prudence 
Que des fruits de l'ambition^: 
L'homme , qpntent du nécefTaire , 
Craint peu la. fortune contraire , 
Quand fojî cœur eft fans paiïîon. 
Partions , fources de délices , 
PaflTfons , fources de fupplices , 
Cruels tyrans , doux fédudleurs , 
Sans vos fureurs impétueufes , 
Sans vos amorces dangereufes , 
La paix feroit dans tous les cœurs. 
Malheur au mortel méprifable 
Qui dans fon ame infatiabie 
Nourrit l'ardente foif de l'or ! 
Que du vil penchant qui l'entraîne 
Chaque inftant il trouve la peine 
Au fond même de fon tréfor. 
Malheur \ l'ame ambitieufe , 
De qui l'infolence odieufe 
Veut afTervir tous les humains ! 
Qu'à fes rivaux toujours en bute , 
L'abyme apprêté pour fa chute 
Soit creufé de îts propres mains. 
Malheur h tout homme farouche ; 
A tout mortel que rien ne touche 
Que fa propre félicité ! 
Qu'il éprouve dans fa misère , 
De la part de fon propre frère , 
La même infen/ibiiité. 
Sans doute un cœur né pour le crime 
Eft fait pour être la victime 
De ces affreufes pafîîons \ 
Mais jamais du Ciel condarrmée, 



D B S î t V I ^. J49 

On ne vit une ame bien née 

Céder k leurs féduftions. 

Il en eft de plus dangereufes , 

De qui les amorces flatteufes 

Déguifent bien mieux le poifon , 

Kc qui toujours dans un cœur tendre 

Commencent à fe faire entendre 

En faifant taire ia raifon i 

Mais du moins leurs leçons charmantes 

N'impcfent que <l''aimables loix : 

La haine & fes Fureurs fanglantes 

S'endorment à leur douce voix. 

Des fentimens fi légitimes 

Seront -ils toujours combattus ? 

Nous les mettons au rang des crimes ^ 

Ils devroient être des vertus. 

Pourquoi de ces penchans aimables 

Le Ciel nous fait-il un tourment ? 

Il en eft tant de plus coupables 

Qu'il traite moins févérement. 

O difcours trop remplis de charmes ! 

Eft -ce h moi de vous écouter? 

Je fais avec mes propres armes 

Les maux que je veux éviter. 

Une langueur enchanterefTe 

Me pourfuit jufqu'en ce jour ; 

.T'y veux moralifer fans cefle , 

Et toujours j'y fonge h l'amour. 

Je fens qu'une ame plus tranquille , 

Plus exempte de tendres foins, 

Plus libre en ce charmant afyle , 

Philofopheroit beaucoup moins. 

Ainfi du feu qui me dévore 

Tout fert à fomenter l'ardeur : 

Hélas ! n'eft-il pas temps encore 

Que la paix règne dans mon cœur ? 



55^ ' r A z L É £ 

Déjà de mon feptième luflre 
Je vois le terme s'avancer i 
Déjà la jeunefTe & fon lurtre 
Chez moi commence ^ s'effacer. 
La rrifîe & févère SagefTc 
Fera bientôt fuir les Amours ; 
Bientôt la pefante vieilleffe 
Va fuccéder h mes beaux jours. 
Alors les ennuis de la vie 
Chaflant l'aimable volupté , 
On verra la philofophie 
Naître de la néceflîté; 
On me verra par jaloufie , 
Prêcher mes caduques vertus , 
Et fouvent blâmer par envie 
Les plaifirs que je n'aurai plus. 
Mais malgré les glaces de l'âge , 
Raifon, malgré ton vain effort, 
Le Sage a fouvent fait naufrage 
Quand il croyoit toucher au port. 

O fageffe ! aimable chimère î 
Douce illufion de nos cœurs î 
C'efl fous ton divin caradère 
Que nous encenfons nos erreurs. 
Chaque homme t'habille à fa mode y 
Sous le mafque le plus commoàQ 
A leur propre félicité , 
Ils déguifent tous leur foibleffe , 
Et donnent le nom de fageffe 
Au penchant qu'ils ont adopté. 

Tel , chez la Jeuneffe étourdie , 
Le vice inflruit par la folie , 
Et d'un faux titre revêtu , 
Sous le nom de philofophie 
Tend des pièges à la vertu. 



D E s J L V I E. 35 

Tel dans une route contraire 

On voit le fanatique auftère 

En guerre avec tous fes defxrs , 

Peignant Dieu toujours en colère. 

Et ne s'attachant, pour lui plaire, 

Qu'k fuir la joie & les plaifirs. 

Ah ! s'il exi/toit un vrai Sage, 

Que, différent en fon langage , 

Et plus différent en fes mœurs, 

Ennemi des vils fédufleurs , 

D'une fageffe plus aimable. 

D'une vertu plus fociable , 

Il joindroit le julle milieu 

A cet hommage pur & tendre 

Que tous les cœurs auroient dû rendre; 

Aux grandeurs , aux bienfaits de Dieu ! 



35} 



MBBÊ 



IMITATION LIBRE 

D'UNE CHANSON ITALIENNE 

DE METASTASE. 

VJtRace à tant de tromperies , 
Grâce à tes coquetteries , 
Nice , je refpire enfin. 
Mon cœur libre de fa chaîne , 
Ne déguife plus fa peine i 
Ce n'eil: plus un fonge vain. 

Toute ma flamme eft éteinte : 
Sous une colère feinte , 
L'amour ne fe cache plus. 
Qu'on te nomme en ton abfencc , 
Qu'on t'adore en ma préfence , 
Mes fens n'en font point émus. 

En paix , fans toi , je fommeille ^ 
Tu n'es plus quand je m'éveille 
Le premier de mes defirs. 
Rien de ta part ne m'agite j 
Je t'aborde & je te quitte 
Sans regrets & fans plaifirs. 

Le fouvenir de tes charmes , 
Le fouvenir de mes larmes 
Ne fait nul effet fur moi. 
Juge enfin comme je t'aime : 
Avec mon rival lui-même 
Je pourrois parler de toi. 

Sois fière , fois inhumaine , 
ouvres mcUcs. Tome /. Y y 



354 Imitation libre 

Ta fierté n'eft pas moins vaine 
Que le feroit ta douceur. 
Sans être ému je t'écoute ; 
Et tes yeux n'ont plus de route 
Pour pénétrer dans mon creur. 

D'UN mépris , d'une care/Te , 
Mes plaifirs ou ma tri/lefTe 
Ne reçoivent plus la loi. 
Sans toi j'aime les bocages; 
L'horreur des antres fauvages 
Peut me déplaire avec toi. 

Tu me parois encor belle ; 
Mais , Nice, tu n'es plus celle 
Dont mes fens font enchantés. 
Je vois , devenu plus fage , 
Des défauts fur ton vifage , 
Qui me fembloient des beautés. 

Lorsque je brifai ma chaîne, 
D'eu , que j'éprouvai de peine ! 
Hélas ! je crus en mourir. 
Mais quand on a du courage. 
Pour fe tirer d'efclavage 
Que ne peut - on point foulTrir 1 

Ainsi du piège perfide 
Un oifcau fimple & timide 
Avec effort échappé , 
Au prix des plumes qu'il laifTe 
Prend des leçons de fagefle 
Pour n'être plus attrapé. 

Tu crois que mon GCEur t- adore ^ 
Voyant que je parle encore 
Des foupirs que j'ai pouffes ; 
Mais tel au port qu'il defire ,1, 



DE Métastase, 355 

Le Nocher aime à redire 
Les périls qu'il a pafTés. 

Le guerrier couvert de gloire 
Se plaît , après la vidoire , 
A raconter Tes exploits \ 
Et l'efclave, exempt de peine, 
Montre avec plaifir la chaîne 
Qu'il a traînée autrefois. 

Je m'exprime fans contrainte ; 
Je ne parle point par feinte 
Pour que tu m'ajoutes foij 
Et quoique tu puifTes dire , 
Je ne daigne pas m'inl^ruire 
Comment tu parles de moi. 

Tes appas , beauté trop vaine ," 
Ne te rendront pas fans peine 
Un auflî fidèle amant. 
Ma perte eft moins dangereufe ; 
Je fais qu'une autre trompeufe 
Se trouve plus aifément. 



Tyij 



GIUSEPPE FARSETTI, 

FATRIZIO VENETO A GIQ. 

GIACOMO ROUSSEAU, 

CITTADINO GINEVRINO. 

S E R M O N E, 

O'îo non vedefïî con quefli occhi, quale 
E quanta ha virtù Teggio entro il tuo perto , 
E corne, Toro, e le lucenti gemme 
E gli agi , cui si dietro il mondo corre , 
Difprezzi , e fei Signor di te medefmo 9 
lo crederei che aveïïe iJ falfo fcritto 
Di Diogene faggio il fecol prifco. 
O fpirro degno ! opta diverfa è certo 
Empier le carte di feveri detti , 
Porgendo fiiofofici confîgli ; 
Ed aver Talma di giuftizia piena , 
E porre di ragione in u/b il lume ; 
Quefto a te ferba il ciel. G'ù non parl'îo 
Per farti onor, che il fuon délie tue lodi 
Poco gradifci , e nulla il biafmo curi; 
Ma per far noto il ver la lingua fnodo. 
Siegui il tuo nobil corfo, anima fciolta 
D'ogni umano legame. Odo chi dice : 
Folle alterigia è che rifiuta l'oro , 
Che ricca e larga man ti porge in dono. 
Ma tu , cià di che d'uopo alcun non hai, 
Riiîuti folo, e d'uopo hai ben di poo, 
E lieto vivi , e temperato , e Taggio ; 
Came coJui , che vedi , cke la chioma 



^ê CiusEPPE Farsetti. 

Colta e fparfa d'odor , gli eletti panni 
E moire maffe di fecondo argento , 
Raro Tuonio beato in terra fanno. 
Ma la cieca età noftra è giiinta a taie, 
Ch'ammira fol cio che par bello agli occhi; 
E l'opre generofe , e i fatti egregi , 
E l'aima pura e di rimorfi fcarca, 
Prima fonte e cagion d'ogni ben no/îro, 
Contempla appena , o non cognofce afFato. 

L'UMANA razza , al mio parer , fomiglia 
Color che, corne il Gelli un tempo ha fcritto , 
Fur da Circe cangiati in crude fiere ; 
Che poi , tornar pocendo aile lor forme, 
E riavere il lor conofcimento , 
Megiio amar rimaner beftie nel fango. 
Or dimmi quanti nel pantano immerfi 
Di vizi opprobriofi oggi rifcontri, 
Che a noverargli opra perduta fora ? 
Odio ad amor che mai non difTer vero '. 
Reggono il mondo ; mafchera e belletto 
Copre e travefte le parole e i fatti. 
Ov'è chi fcrifTe con fî puri inchioftri; 
» La gola , il fonno , e l'oziofe piume 
» Hanno dal mondo ogni virtù sbandita ? « 
Riforga per veder fe il fuo concerto 
In quefla noflra etade al ver s'appone. 
Quindi è che il fenfo depravato e guarto , 
Che non puô regger di virtute al lume , 
Omaggio non le rende , e ogni via tenta 
Onde vana e ridicola riefca. 

Deh ! Cittadino di citth ben retta , 
E compagno e fratel d'ottime genti 
Ch'amor del giufto ha ragunare infieme , 
Del tuo fido operar pago e contento 



GjUSEPPE FjRSETTl. 5^9 

Vivi -y che la giuftizia e la virtude , 
Come di fe principio e di fe fine , 
Vive di fe contenta, e non cerca oltre. 
Ma ftolto ! Il foglio di moral precetti 
Spargo , ne ch'io ragiono a te m'avveggio ; 
Da cui tanto s'apprende in un fol giorno , 
Quanto da più volumi in parecchi anni. 



361 



Π



LETTRE 

D E 

MONSIEUR ROUSSEAU, 

Écrite de Paris /e 25 Juillet 1750 ^ à V Auteur du 

Mercure. 

V Ous le voulez, Monfieur; je ne ré/ifte plus ; il faut vous 
ouvrir un porte-feuille qui n'écoit p:^s ,de{liné a voir le jour ^ 
& qui en eft très-peu digne. Les plaintes du public fur ce dé- 
luge de mauvais écrits dont on Tinonde journellement , m'ont affer 
appris qu'il n'a que faire des miens ; & de mon côté , la répu- 
tation d'Auteur médiocre , à laquelle feule j'aurois pu afpirer , 
a peu flatté mon ambition. N'ayant pu vaincre mon penchant 
pour les Lettres, j'ai prefque toujours éci-ît pour mol feul; ifc 
le Public ni mes amis n'auront pas à fe plaindre que j'aie été 
pour eux Recitator acerbus. Or, on efl toujours indulgent a foi- 
même , & des écrits ainfi dellinés à l'obfcurité , l'Auteur même 
eut-il du talent, manqueront toujours de ce feu que donne 
l'émulation , & de cette corredion dont le feul defîr de plaire 
peut furmonter le dégoût. 

Une chofe fîngulière, c'efl qu'ayant autrefois publié un feul 
Ouvrage, (84) où certainement il n'eft point queflion de poé- 
(ie , on me faffe aujourd'hui Poëte malgré moi ; on vient tous 
les jours me faire compliment fur àts Comédies & d'autres 
pièces de vers que je n'ai point faites, & que je ne fuis pas 
capable de faire. C'efl la conformité du nom de l'Auteur avec 
le mien qui m'attire cet honneur. J'en ferois flatté , fans doute , 
(î l'on pouvoit l'être des éloges qu'on dérobe à autrui j mais 

(84) Diflertation fur la Mufique moderJtte, 

Œuvres mêlées. Tome I, Zz 



j6: 



Lettre de J- J. Rousseau. 



louer un homme de chofes qui font au-deflus de Çts forces , 
c'eft le faire fonger à ion infuffifance. 

Je m'étois efTayé , je ravo\:e , dans le genre lyrique , par 
un Ouvrage loué des amateurs , décrié des Artiftes , & que la 
réunion de deux Arts difliciles a fait exclure par ceux-ci avec 
autant de chaleur que /î en effet 11 eût été excellent ; je m'étois 
imaginé , en vrai Suiffe , que pour réufîîr , il ne falloit que bien 
faire \ mais ayant vu par l'expérience d'autrui , que bien faire 
eft le premier & le plus dangereux obftacle qu'on trouve \ 
furmonter dans cette carrière ; & ayant éprouvé moi-mcmc qu'il 
y faut d'autres talens, que je ne puis ni ne veux avoir, je me 
fuis hâté de rentrer dans l'obfcurité qui convient également k 
jhes talens & i mon caraftère , & oti vous devriez me laiffer 
pour l'honneur de votre Journal. 



■MHMMaakMH 



LETTRES 

DE MONSIEUR 

LE COMTE DE TRESSAN, 

A 

MONSIEUR ROUSSEAU, 

Avec les Réponfes de celui-ci , concernant Monjîeur 
PALISSOT j Auteur de la Comédie des 
Philofophes. 



Zz ij 



î<5 



PREMIERE LETTRE 

Ve M. Le Comte de TRES SAN, 

V Ous connoîtrez, Monfieur , par la lettre du Roi de Po- 
logne que j'envoie à M. d'AJembert , k quel point ce Prince eu 
indigné de l'attentat du Sr. PalifTot ; il eft tout fimple , il elT: 
bien sûr que vous auriez trop méprifé Paliflbt pour être ému 
par la fottife qu'il vient de faire; mais le Roi de Polot^ne 
mérite d'avoir des ferviteurs attachés , & je fuis trop jaloux de 
fa gloire pour n'avoir pas rempli , dans cette occafion , des devoirs 
auffi chers k mon cœur. 

Je n'ai pas l'honneur d'être connu de vous , Monfieur; mais 
je fuis lié d'une tendre amitié avec vos compatriotes. Je regarde 
Genève comme h ville de l'Europe où la jeunefle reçoit la 
plus excellente éducation : j'ai toujours fous mes ordres beau- 
coup de jeunes Officiers Genevois ; je n'en vois aucun fortir de 
fa famille fans prouver qu'il a des mœurs & de la littérature. Si 
l'ancienne amitié dont plu/îeurs de vos amis m'honorent, iî l'a- 
mour que j'ai pour les fciences & les lettres que vous enri- 
chifîez tous les jours, peuvent m'être un titre auprès de vous, 
j'aurai bien de l'emprefTement , Monfieur , h me lier avec vous 
dans le premier voyage que je ferai k Paris, & je vous prie de 
recevoir avec plaifir & amitié les affurances de la haute e/îime 
avec laquelle , &c. » 

Toulf zo Oclolrc fjss. 



^66 Lettres DE M, le Comte de Tressais, 
RÉPONSE 

De M. J. J. Ro us SE AU. 

1 E vous honorois , Monfieur , comme nous faiions touj s »! 
m'eft doux de joindre la reconnoilTance h l'eftime , & je remer- 
cierois volontiers M. Paliflbt de m' avoir procuré, fans y fonger , 
des témoignages de vos bontés, qui me permettent de vous en 
donner de mon refped. Si cet Auteur a manqué h celui qu'il 
devoit & que doit toute la terre au Prince qu'il vouloit amufer , 
qui plus que moi doit le trouver inexcufable ? Mais fi tout fon 
crime eft d'avoir expofé mes ridicules, c'eft le droit du théâ- 
tre ; je ne vois en cela rien de repréhenfible pour l'honnête 
homme, & j'y vois pour l'Auteur le mérite d'un heureux choix. 
Je vous prie donc, Monfieur, de ne pas écouter Ih-de/Tus le 
zèle que l'amitié & la générofité infpirent k M. d'Alembert , & 
de ne point chagriner , pour cette bagatelle , un homme de mérite 
qui ne m'a fait aucune peine, & qui porteroit avec douleur la 
difgrace du Roi de Pologne & la vôtre. 

Mon cœur eft ému àe^ éloges dont vous honorez ceux de 
mes concitoyens qui font fous vos ordres. Efieûivemcnt le Ge- 
nevois efl: naturellement bon ; il a l'ame honnête , il ne manque 
pas de fens , & il ne lui faut que de bons exemples pour fe 
tourner tout-à-faic au bien. Permettez-moi, Monfieur , d'exhor- 
ter ces jeunes Officiers à profiter du vôtre , à fe rendre dignes 
de vos bontés , & à perfeftionner fous vos yeux les qualités qu'ils 
vous doivent peut-être , & que vous atuibuez à leur éducation. 
Je prendrai volontiers pour moi , quand vous viendrez k Paris , 
le confeil que je leur donne ; ils étudieront l'homme de guerre , 
moi le Philofophe : notre étude commune fera l'homme de 
bien , & vous ferez toujours notre maître. 

Paris ce xS Décembre 17 s 5* 



Ri 



A J^ J. R O U S S EA U. 367 

, ■ ■ . -. ■ . ..j 

LETTRE II. 

De M. Le Comte de Tressan. 



-EcEVEz, Monfieur, le prix de h vertu la plus pure. Vos 
ouvrages nous la font aimer en nous peignant fes charmes dans 
leur première fimplicitéi vous venez de l'enfeigner dans ce mo- 
ment par l'aâ;e le plus généreux Se le plus digne de vous. 

Le Roi de Pologne , Monfieur, attendri, édifié par votre 
lettre , croit ne pouvoir vous donner une marque plus écla- 
tante de fon eflime , qu'en foufcrivant h la grâce que feul au- 
jourd'hui vous pouviez prononcer. M. PalifTot ne fera point 
chafTé de la Société de Nancy , mais cette anecdote littéraire 
doit refter infcrite dans fes regiftres , & vous ne pouvez nous 
blâmer de conferver dans la mémoire des hommes , avec les 
excès qui peuvent les avilir , les z&.es de vertu qui les hono- 
rent. Enchanté de vos ouvrages , Mon/îeur , & defirant d'afFer- 
mir dans mon cœur les fentimens qui font fi naturels dans le 
vôtre , je n'ai fait en cette occafion que ce que j'ai dû , & fans 
l'ordre du Roi de Pologne , qui ma chargé de vous faire paiïer 
cette lettre , je n'aurois point ofé vous faire connoître tout mon 
zèle. 

Vous me promettez , Monfieur , de me recevoir quand j'irai 
à Paris, & moi je vous promets de vous écouter avec confiance, 
& de travailler de bonne foi à me rendre digne d'être votre 
ami. 

Pardonnez-moi d'avoir donné plufieurs copies de la lettre 
que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire. Malgré l'eflime 
trop honorable que vous m'y témoignez, je fens qu'on doit 
m'oublier en lifant cette lettre, & ne s'occuper que du grand 
homme qui s'y montre tout entier pour faire rougir le vice & 
pour le triomphe de la vertu. J'ai l'honneur d'être , &c. 

Lunévillef ie premier Janvier zjs^S, 



jôS Lettres DE M. le Comte de Tressa^}, 



REPONSE 

De M. J. J. Rousseau. 

\^UelquE danger qu'il y air, Monfieur, de me rendre im« 
portun , je ne puis m'empécher de joindre aux remerciemens 
^ue je vous dois , des remarques Air l'enrégiftrement de l'affaire 
de M. Paliiïbt, & je prendrai d'abord la liberté de vous dire 
que mon admiration même pour les vertus du Roi de Pologne , 
ne me permet d'accepter le témoignage de bonté dont S. M. 
m'honore en cette occafion qu'à condition que tout Toit oublié. 
J'ofe dire qu'il ne lui convient pas d'accorder une grâce inconi- 
pletre, & qu'il n'y a qu'un pardon fans réferve qui foit digne 
de fa grande ame. D'ailleurs, e/l-ce faire grâce que d'érernifer 
la punition, & les regiftres d'une Académie ne doivent-ils pas 
plutôt pallier que relever les petites fautes de fes membres ? 
Enfin quelque peu d'eftime que je fafTe de nos contemporains, 
îi Dieu ne plaife que nous les avilifîîons à ce point d'infcrire 
comme un a61e de vertu ce qui n'eft au fond qu'un procédé des 
plus fimples , que tout homnic de lettres n'eût pas manqué d'avoir 
à ma place. 

Achevez donc, Monfieur, la bonne œuvre que vous avez 
fi bien commencée , afin de la rendre digne de vous. Qu'il ne 
foit plus queflion d'une bagatelle qui a déjà fait plus de bruit 
& donné plus de chagrin h M. Paliflbt que l'affaire ne Je méri- 
roit. Qu'aurons-nous fait pour lui , fi Je pardon lui coûte aulïï cher 
que la peine ? 

Permettez-moi de ne point répondre aux extrêmes louan- 
ges dont vous m'honorez ; ce font des leçons févères dont je 
ferai mon profit ; car je n'ignore pas , & cette lettre en fait foi , 
qu'on loue avec fobriété ceux qu'on eflime parfaitement. Mais, 
ÎVlonfieur , il faut renvoyer ces éclairciflemens k nos entrevues. 
J'attends avec empreflement le plaifir que vous me promettez, 
(& vous verrez que de manière ou d'autre vous ne me louerez 
plus quand nous nous connoîtrons. 

Paris 7 Janvier ZJS^- 



A /. J. Rousseau. ^6gt 

■ — ■ 

LETTRE III, 

Du Cornu de TRES S AN, 

V Ous ferez obéi, Monfieur ; il eu. bien jufte que roui 
jouifïîez de l'empire que vous vous acquérez fur les efprits. 
Je vous avoue cependant que j'aurois peut-être encore balancé 
à vous accorder tout pour M. PalifTot, fans une lettre que fai 
reçue de Paris en même-temps que celle que vous m'avez fait 
l'honneur de m'écrire. On commence par m'alTurer d'une 
amitié à toute épreuve , & c'eft en conféquence de ce fenti- 
ment qu'on m'avertit qu'on fort d'une compagnie nombreufe & 
brillante , où l'on s'eft déchaîné contre moi au fujet de l'affaire 
de M. Paliffot , & que même on s'y eft dit l'un h l'autre k 
l'oreille une épigramme faite contre moi. Cette lettre m'a dé- 
terminé fur le champ , Monfieur , à fuivre votre exemple. Je 
me trouve aujourd'hui dans le cas d'avoir auÏÏi a pardonner k 
M. Paliffût ; je le fais fans nulle reflridion , trop heureux 
qu'il me procure cette occafion de vous prouver que j'aime k 
profiter de vos leçons. 

J'AI répondu h cette perfonne avec toute la vérité la plus 
/împle. Je lui ai mandé ce qui s'eft pa/Té, ce que j'avois fait, 
& ce que vous m'avez empêché d'achever. N'en parlons donc 
plus , & que M. PalifTot puifTe être affez heureux pour ne jetter 
jamais des pierres qu'h des Sages. Si je le fuis dans ce moment , 
lui & moi vous le devons également. Je confens de tout mon 
cœur a ne plus vous louer lorfque je jouirai du bonheur de 
vous voir & de vous entendre. Alors ma façon de vous applau- 
dir me fera utile, & répondra h vos vues : jufqu'à ce moment, 
permettez-moi de vous dire encore que mon admiration pour 
vos ouvrages & pour votre cœur , égale l'attachement que je 
vous voue pour le refte de ma vie. 

LuntYilU tt JanyUrf tjsS. 
fEuvrcs m^écs. Tome L Aaa 



37° Lettres de M. le Comte de Trsss^n, ùc. 



RÉPONSE 

Dt M. J. J. Rousseau. 

J'Apprends, Monfieur , avec une vive fatisfaflion que vous 
avez entièrement terminé TafFaire de M. Palin"ot, & je vous en 
remercie de tout mon cœur. Je ne vous dirai rien du petit dé- 
plaifîr qu*elle a pu vous occafionner ; car ceux de cène efpèce 
ne font guère fenfibles k Thomme fagej & d'ailleurs vous favez 
mieux que moi que dans les chagrins qui peuvent fuivre une 
bonne aftion , le prix en efface toujours la peine. Après avoir 
heureufement achevé celle-ci , il ne nous refte plus rien à defirer y 
à vous & à moi , que de n'en plus entendre parler. 

Paris t ly Janvier 17 s^^ 



Î7Ï 



3 



AVIS A UN ANONYME, 

PAR 



jr. J. 



O U s s EA U. (8y) 



J'Ai reçu le 16 de ce mois une lettre anonyme, datée du 
a8 Odobre dernier, qui, mal adrefTée, après avoir été à Ge- 
nève , m'eft; revenue à Paris , franche de port. A cette lettre 
étoit joint un écrit pour ma défenfe, que je ne puis donner 
au Mercure , comme PAuteur le defire , par des raifons qu'il 
doit fentir, s'il a réellement pour moi Teftime qu'il m'y témoi- 
gne. Il peut donc le faire retirer de mes mains , au moyen 
d'un billet de la même écriture , fans quoi fa pièce reftera 
fupprimée. 

L'Auteur ne devoit pas croire fi facilement que celui qu'il 
réfute fut Citoyen de Genève, quoiqu'il fe donne pour tel; 
car il eft aifé de dater de ce pays-lh : mais tel fe vante d'en 
être , qui dit le contraire fans y penfer. Je n'ai ni la vanité ni 
la confolation de croire que tous mes concitoyens penfent comme 
moi ; mais je connois la candeur de leurs procédés ; iï quelqu'un 
d'eux m'attaque , ce fera hautement & fans fe cacher ; ils m'efti- 



( 8}" ) Deux Anonymes avoient écrit 
à M. Roufleau , l'un par la voix du 
Mercure , & l'autre par la pofte. Le 
premier , qui étoit un Bordelois , di- 
foit à M. RoulFeau : >» Puifque la 
>» fociété ne peut changer de face , 
j) les Arts lui font néceffaires , & 
» l'inégahté des conditions inévita- 
j» ble : pourquoi donc en troubler 
» l'ordre, en portant dans fes mem- 
»» bres le découragement & l'efprit 
« d'indépendance ? ... Un homme tel 



" que vous, quand il écrit pour le» 
>' autres , ne doit le faire que pour 
» amufer ou pour inftruire. Ainfi, fi, 
'> au lieu d'avoir perdu votre temps a 
» faire deux Difcours , vous eulTiez 
>» fait un Opéra comme le Devin du 
j> Village , il vous auroit une féconde 
'» fois gagné les cœurs de tous ceux 
)> qui l'auroient connu. <c 

On verra par l'Avis de M. Rouiïeau 
quel étoit le fujet de la féconde lettre 
anonyme. 

A a a ij 



lyi Avis a vu A i^o n vme, &c. 

meront affez en me combattant , ou du moins s'enimeront affez eux- 
mêmes pour me rendre la franchife dont j'ufe envers tout le monde. 
D'ailleurs, eux pour qui cet ouvrage eu écrit, eux à qui il eft dé- 
dié , eux qui l'ont honoré de leur approbation , ne me demanderonf 
point k quoi il eft utile; ils ne m'objecleront point, avec beaucoup 
d'autres, que, quand tout cela ferait vrai, je n'aurois pas dû le 
dire ; comme fî le bonheur de la fociété n'étoit fondé que fur les 
erreurs des hommes. Ils y verront , j'ofe le croire, de fortes rai- 
fons d'aimer leur Gouvernement, des moyens de le conferver, Se 
s'ils y trouvent les maximes qui conviennent au bon & vertueux ci- 
toyen, ils ne mépriferont point un écrit qui refpire par - tout 
l'humanité, la liberté, l'amour de la patrie , l'obéiHance aux loix. 

Quant aux habitans des autres pays , s'ils ne trouvent dans 
cet ouvrage rien d'utile ni d'amufant, il feroit mieux, ce me 
fembJe , de leur demander pourquoi ils le lifent, que de leur 
expliquer pourquoi il eft écrit. Qu'un bel efprit de Bordeaux 
m'exhorte gravement h laiïïer les difcuflions politiques pour 
faire des Opéra , attendu que lui , bel efprit , s'amufe beaucoup 
plus à la repréfen ration du Devin du Villûge, qu'.'i la le<?lure du 
Difcours fur V Inégalité ; il a raifon , fans doute, s'il eft vrai 
qu'en écrivant aux citoyens de Genève je fois obligé d'amufer 
les Bourgeois de Bordeaux. 

Quoi qu'il en foit , en témoignant ma reconnoiffance h mon 
défenfeur , je le prie de laifTer le champ libre à mes adverfaires , 
& j'ai bien du regret moi-même au temps que je perdois autre- 
fois h leur répondre. Quand la recherche de la vérité dégénère 
en difputes & querelles perfonnelles , elle ne tarde pas k pren- 
dre les armes du menfonge \ craignons de l'avilir ainfi. De 
quelque prix que foit la fcience , la paix de l'ame vaut encore 
mieux. Je ne veux point d'autre défenfe pour mes écrits , que 
la raifon & la vérité , ni pour ma perfonne , que ma conduite 
& mes mœurs : fi ces appuis me manquent, rien ne me fou- 
tiendra; s'ils me foutiennent, qu'ai -je h craindre? 

A Paris , le x§ Novembre tj^$. 



37Î 



LETTRE 

D'UN BOURGEOIS DE B O RDEAUX A V AUTEUR 

DU MERCURE. 

•'-'-■•Onsieur, en lifant votre Mercure i j'ai trouvé une lettre 
de rilluilre M. Rou/Teau , où il fe défend contre ceux qui ofent 
attaquer les nouveautés étonnantes de fes fyftêmes. Je n'entre 
point dans toutes ces difcuflions i mais je ne feindrai pas d'avouer 
que j'ai été furpris de la hauteur ftoïque & lacédémonienne 
avec laquelle il nous traite. Il nous infinue avec une clarté aflez 
dure , que fon defTein n'eft ni de nous amufer , ni de nous- 
inftruire. Je lui réponds d'abord qu'il fera l'un & l'autre malgré 
lui , par la feule raifon que nous nous occupons à le lire : 
chofe qu'il ne fauroit empêcher. Tout le fruit qu'il pourra tirer 
de fa mauvaife intention pour nous , c'eft de nous difpenfer de 
lui être reconnoiflant , puisqu'il ne nous éclaire qu'en proteflanc 
qu'il ne veut pas nous éclairer. C'eft un vrai larcin que nous 
lui faifons. 

Mais je demande , quelle raifon lui avons-nous donnée de 
fe fâcher contre nous ? Si quelqu'un de nos concitoyens a mé- 
rité fa colère par quelques petits dilemmes embarra/Tans , mais 
point incivils , toute la ville qu'il profcrit n'a point de part )i 
cela. Une chofe bien certaine , c'eft que nous admirons fon élo' 
quence comme tout le reûe du monde : preuve aflez évidente 
que nous valons quelque chofe. Comment peut-il avoir la cruauté 
de foudroyer ainfi fes admirateurs ? 

Il femble nous apprendre qu'il n'écn'r que pour Genève v 
cela veut dire qu'il n'aime qu'elle. J'avouerai que j'avois cru 
jufqu'ici que le vrai Philofophe étoit l'ami du monde entier j 
qu'il regardoit tous les hommes comme des frères. Qu'il aime 
Genève, h la bonne heure; mais nous ofons le prier de nous 
aimer un peu, tout Bordelois que nous pouvons être, car, 
après tout, que faic-:I ? Peut-être fommes-nous des hommes? 



374 Lettre d'un Bourgeois de Bordeau; 

Il feroit mieux , dit-il , de demander k ceux qui ne font pa$ 
Genevois, & qui ne me goûtent point, pourquoi ils lifent mon 
ouvrage, que de leur expliquer pourquoi il eifl fait. Les termes 
dont il fe fert pour dire cela ont un air fentencieux , mais j'ai 
bien peur qu'ils n'en aient que l'air, i ° . Il eft très -sûr que 
tout le monde le goûte & l'admire, Genevois ou non; ainfi il 
ie fonde fur une hypothèfe faufTe. Suppofons , comme lui , 
l'impoflîble ; fuppofons , dis -je, qu'il eût fait un ouvrage où 
l'utile & l'amufant ne fe trouvaient point , & qu'il dît à ceux 
qui s'en plaindroient : Pourquoi le lifiez-vous ? Mais, Monfîeur, 
pourroit-on lui répondre, je ne prévoyois pas , en prenant 
votre livre , qu'il ne devoir m'amufer ni m'inflruire. La réponfe 
feroit bonne, perfonne n'étant devin. 

Cependant quand je réfléchis à fa fentence , je crois y 
démêler une idée trop fière pour être la fienne. Ne voudroit-il 
pas dire qu'il eft peu de gens qui doivent le lire ; c'eft-k-dire , 
qu'il en eft peu qui foient dignes de le faire; & puis en cher- 
chant quels font ces mortels privilégié?, il femble que ce font 
les Genevois, & ceux qui le trouvent inftruflif & amufant, ou 
pour dire la chofe comme elle eft , ceux qui font fes appro- 
bateurs. Voilà une idée qu'on ne doit pas attribuer a un Philo- 
fophe aufîî modefte & auftî bon Logicien que lui. Il eft donc 
de l'équité de convenir que fa fentence ne fignifie rien. 

Au refte , il ne nous a pas appris h quoi peuvent fervir fes 
fyftêmes , & quel a été fon but en écrivant. J'ai écrit, dira-t-ii , 
pour donner aux Genevois de fortes raifons d'aimer leur gou- 
vernement , pour leur infpirer l'humanité , l'amour de la patrie 
& de la liberté , & l'obéiflance aux loix. 

Je crois donc entendre M. Roufl'eau parlant ainfi à fes con- 
citoyens : Aimez votre gouvernement , car l'homme auroit beau- 
coup mieux fait de n'en point établir. Aimez vos femblables , 
car nous avons eu tort de fortir de cet état ancien où nous 
n'aimions que le repos , une femelle & la nourriture. Aimez 
votre patrie, puifqu'il eft vrai que nous devrions n'en avoir ja- 



A r Auteur du Mercurs. 375 

mais eu d'autre qu'une caverne ou le pied d'un arbre. Soyez 
libres , attendu que nous fomnies à plaindre de n'être plus 
dépendans d'un lion ou d'un ours , qui nous auroit fait fuir 
devant lui. Enfin ob^iflez aux loix , puifque vous étiez faits pour 
n'obéir à aucune. Si les Genevois n'avoient pas de meilleures 
raifons pour être bons citoyens , nous n'aurions pas admiré , 
comme nous faifons, la fagefle de leur gouvernement & la pureté 
de leurs mœurs. 

Je fais bien qu'il pourroit répliquer, comme Agamemnon ; 
Seigneur , je ne rends point compte de mes dejfeins , fur - tout 
devant des adverfaires obfcures & indignes de moi , tels que 
vous êtes; vous, dont je craindrois de relever la bafTefîe, fî je 
defcendois jufqu'k elle. De plus , que m'importe qu'on m'ap-' 
prouve , ou qu'on me condamne ? Mes approbateurs font la 
raifon & la vérité, (à Dieu ne plaife que cela fait , ) je n'at- 
tends rien de perfonne. Je foule aux pieds les critiques & les 
fufFrages : Si fraSus ilhbatur orbis ^ impavidum ferient ruines. 
Tous ces fentimens ont une majefté philofophique qui éblouit » 
mais je foupçonne qu'ils font trop métaphyfiques pour être 
réels. La Nature a mis dans nos cœurs un violent defir d'être 
eftimé de fes femblables ; & je croirois fort que , fans ce defir» 
Ih , perfonne ne fe feroit imprimer, pas même M. RoufFeau. 
De plus, répéter mille & mille fois qu'on méprife Teftime 
des hommes , c'eft répéter qu'on méprife les hommes mêmes. 
Or , comme le mépris dérive toujours d'une comparaifon rela- 
tive à fa propre perfonne , dire qu'on méprife les hommes ^ 
c'eft dire , en termes couverts , qu'on fe croit plus qu'eux. Il 
feroit pourtant im peu violent de fe. croire le premier homme 
du monde. 

L'AFFECTATION cft toujours ridîcule. Il y en a , ce me fem- 
ble, k fe proclamer Philofophe par un certain ton altier & 
crud, qu'on prend un peu trop dans notre fiècle. Du moins ^ 
pour l'être , on ne doit pas traiter fon monde d'une m.anière fi 
hautaine; car alors il paroîtra qu'on a plus de colère que de 
philofophie. 



37^ Lettre d'un Bourgeois de BordeaV, 

Pourquoi , par exemple , répondre par des injures î ( le 
titre de bel efpric en eft une de la manière que M. Roufleau 
le donne. ) Pourquoi, dis-je, ne pas répondre par des raifonsî 
Il n'en avoit point , dira-t-on ; il ne falloit donc pas répondre. 

Je connois des gens qui ont cru appercevoir dans fes écries 
une humeur fort éloignée de cette douceur gracieufe & liante 
qui doit être comme l'habit de la véritable vertu. Je n'ai garde 
d'être de leur avis; & je fuis perfuadé que M. Rouffeau eft 
auffi aimable par fon caradère , qu'il eft eftimable par fes mœurs , 
admirable par (es écrits ; mais je fuis obligé de convenir que cet 
avis où il répond fi durement a été écrit dans quelque quart 
d'heure d'inquiétude; & je gagerois que fa famé n'étoit pas bien 
dilpofée dans ce momenr-lh. 

Je finirai par l'avertir que l'indifpofition où il pouvoir être 
alors, lui a empêché de faire a/îez d'attention h la lettre qu'on 
lui écrivit; enforte qu'il ne lui a pas fait l'honneur de ^entendre. 
On ne Texhorte pas à quitter les difcuflion^ politiques pour 
faire des Opéra; on s'intérefTe trop à fa gloire pour exiger de 
lui une pareille chute ; on croit même que la littérature perdroit 
trop s'il n'étoit que Poète; & qu'en cas qu'il ne fût que Mu- 
fîcien , la Mufique ne gagneroit pas autant que l'Eloquence a 
déjà gagnée h être cultivée par lui. On a voulu lui dire feulement 
qu'il vaut mieux ne faire qu'amufer que de donnner des inf- 
truélions fondées fur des principes aufîi dangereux que les fiens ; 
d'où dérive naturellement la conféquence que l'homme n'a été 
fait ni pour une morale , ni pour une Religion , conféquence 
que la droiture pieufe de fon cœur défavoueroit aiïlirément. Du 
refte , on l'exhorte k pourfuivre fes recherches, & fur -tout à 
prétendre aux découvertes neuves , fans aimer les nouveautés. 
Cet avis, ce n'eft point les Bordelois feuls qui le lui donnent j 
les Genevois , j'ofe le dire , le lui donnent auffi. 

Je ne crois pas avoir dit rien de choquant k M, RoufTeau; 
& je viens de relire ma lettre , pour voir s'il m'eft échappé la 
/noindre chofe qui démentît les fentimens d'eftinie, d'admiration, 



■A L'Auteur du Mercure. 377 

& même de refpeâ, dont je fuis pénétré pour lui. Je fuis même 
Cl afTuré de la noblefTe & de la candeur de fes fentimens , que 
je fuis perfuadé qu'il confentira lui-même à ce que cette lettre 
foit inférée dans votre Mercure; honneur que je vous fupplie 
de lui accorder. 

De Bordeaux y h t/^ Janvier ty^6. 

RÉPONSE 

DE M. ROUSSEAU A M. DE BOISSY, 
Qiii lui avait communique la Lettre précédente. 

MONSIEUR , 

I E remercie très-humblement M. de Boiffy de la bonté qu'il 
a eu de me communiquer cette pièce. Elle me paroît agréa- 
blement écrite , afTaifonnée de cette ironie fine & plaifante qu'on 
appelle , je crois , de la poUteJfe , & je ne m'y trouve nulle- 
ment ofFenfé. Non -feulement je confens à fa publication, mais 
je defire même qu'elle foit imprimée dans l'état où elle eft , 
pour rinftrudion du Public & la mienne. Si la morale de l'Au- 
teur paroît plus faine que fa logique , & fes avis meilleurs que 
fes raifonnemens , ne feroit-ce point que les défauts de ma 
perfonne fe voient bien mieux que les erreurs de mon livre ? 
Au refîe , toutes les horribles chofes qu'il y trouve lui mon- 
trent plus que jamais qu'il ne devroir pas perdre fon temps k 
le lire. 

ROUSSEAU. 
A Paris y h i.^ Janvier iJS^' 



(Eurres mêlées. Tome î. Bbb 



Î78 



LETTRE 

DEJ. J. ROUSSEAU A M***. 

A Motiers, h x8 Mai lyS/^. 

,'EsT rendre un vrai fervice k un folitaire éloigné de tout, 
que de Taverrir de ce qui fe pafTe par rapport à lui. Voilà, 
Monfieur, ce que vous avez très-obligeamment fait en m'en- 
voyant un exemplaire de ma prétendue Lettre à M. TArche- 
vêque d'Aufch. Cette Lettre, comme vous l'avez deviné, n'efl 
pas plus de moi que tous ces écrits pfeudonymes qui courent 
Paris fous mon nom. Je n'ai point vu le Mandement auquel 
elle répond , je n'en ai même jamais oui parler , & il y a huit 
jours que j'ignorois qu'il y eût un M. Montillet , Archevêque. 
J'ai peine \ croire que l'Auteur de cette Lettre ait voulu per- 
fuader férieufement qu'elle étoit de moi. N'ai-je pas aflez des 
affaires qu'on me fufcite , fans m'aller mêler de celles d'autrui ? 
Depuis quand m'a-t-on vu devenir homme de parti ? Quel 
nouvel intérêt m'auroit fait changer fi brufquement de maximes? 
Les Jéfuites font-ils en meilleur état que quand je refufois 
d'écrire contr'eux dans leurs difgraces ? Quelqu'un me connoîc- 
il affez lâche, affez vil, pour infultcr aux malheureux ? Eh ! 
que m'importe enfin le fort des Jéfiiites , quel qu'il puifie 
être ? La trifie vérité délai/Tée eft-elle plus chère aux uns qu'aux 
autres ? Et foit qu'ils triomphent ou qu'ils fuccombent, en 
ferois-je moins perfécuté ? D'ailleurs , pour peu qu'on life atten- 
tivement cette Lettre, qui ne fentira pas, comme vous, que 
je n'en fuis point l'Auteur ? Les mal - adrefles y font entaffées ; 
elle eft datée de Neufchâtel où je n'ai pas mis le pied-, on y 
employé la formule de três-humblcfcrvitcur, dont je n'ufe avec 
perfonne ; on m'y fait prendre le titre de Citoyen de Genève, 
auquel j'ai renoncé : tout en commençant on s'échauffe pour M. 
de Voltaire, le plus ardent, le plus adroit de mes perfécuteurs , 
& qui fe paffe bien, je crois, d'un défenfeur tel que moi : on 



Lettre de /. /. Rousseau, 379 

affefte quelques imitations de mes phrafes , & ces imitations fe 
démentent Tinflant après ; le flyle de la Lettre peut être meil- 
leur que le mien , mais enfin ce n'eft pas le mien : on m'y 
prête des exprefTions bafles ; on m'y fait dire des groflîéretés 
qu'on ne trouvera certainement dans aucun de mes Ecrits ; 
on m'y fait dire vous k Dieu \ ufage que je ne blâme pas ; mais 
qui n'eft pas le nôtre. Pour me fuppofer l'Auteur de cette 
Lettre , il faut fuppofer aufli que j'ai voulu me déguifer. Il n'y 
falloit donc pas mettre mon nom , & alors on auroit pu per- 
fuader aux fots qu'elle étoic de moi. 

Telles font, Monfieur , les armes dignes de mes adverfai- 
res , dont ils achèvent de m'accabler. Non contents de m'outra- 
ger dans mes ouvrages : ils prennent le parti , plus cruel encore , 
de m'attribuer les leurs. A la vérité, le Public jufqu'ici n'a pas 
pris le change , & il faudroit qu'il fût bien aveuglé pour le 
prendre aujourd'hui. La ju/lice que j'en attends fur ce point , 
eft une confolation bien foible pour tant de maux. Vous favez 
la nouvelle afflidion qui m'accable : la perte de M. de Luxem- 
bourg met le comble à toutes les autres; je la fentirai jufqu'au 
tombeau. Il fut mon confolateur durant fa vie, il fera mon 
protecteur après fa mort. Sa chère & honorable mémoire 
défendra la mienne des outrages de mes ennemis, & quand ils 
voudront la fouiller par leurs calomnies , on leur dira : com- 
ment cela pourroit-il être ? Le plus honnête homme de France 
fut fon ami. 

Je vous remercie & vous falue , Monfieur , de tout mon 
cœur. 

Rousseau. 



••♦*- 



B1)b 



380 



LETTRE 

DE J. J. ROUSSEAU A M. LE PROFESSEUR 

DE F E L I C E. 



J 



A Moticrs y le t^ Alars ty6^. 



E n'ai point fait , Monfieur, l'Ouvrage intitulé Des Princes ^ 
je ne l'ai point vu ; je doute même qu'il exifle. Je comprends 
aifément de quelle fabrique vient cette invention , comme beau- 
coup d'autres , & je trouve que mes ennemis fe rendent bien 
juftice en m'attaquant avec des armes fi dignes d'eux. Comme 
je n'ai jamais défavoué aucun Ouvrage qui fûx de moi, j'ai le 
droit d'en être cru fur ceux que je déclare n'en pas être. Je 
TOUS prie, Monfieur, de recevoir & de publier cette déclara- 
tion , en faveur de la vérité , & d'un homme qui n'a qu'elle 
pour fa défenfe. Recevez mes très- humbles falutations. 

Rousseau. 



38i 



DISCOURS 



SUR 



î.'É€OMOMï 



P O L I T I Q U E.( 



86) 



jl/CoNOMiE OU (Economie {morale & politique^ ce mot vient 
deer^oî, maifbn & de»»/*»?, loi, & ne fîgnifie originairement que 
le fage & légitime gouvernement de la maifon , pour le bien 
commun de toute la famille. Le fens de ce terme a été dans 
la fuite étendu au gouvernement de la grande famille , qui eft 
l'État. Pour diftinguer ces deux acceptions , on l'appelle , dans 
ee dernier cas, économie générale ou politique, & dans l'autre, 
économie domejîique particulière. Ce n'efl que de la première 
qu'il elt queftion dans ce Difcours. 

Quand il y auroit entre l'État & la famille autant de rap- 
port que plufieurs Auteurs le prétendent, il ne s'enfuivroit pas 
pour cela que les règles de conduite propres à l'une de ces 
deux fociétés fu/Tent convenables à l'autre \ elles diffèrent trop 
en grandeur pour pouvoir être adminirtrées de la même ma- 
nière ; fie il y aura toujours une extrême différence entre le 
gouvernement domeflique, où le père peut tout voir par lui- 
même, & le gouvernement civil, oii le chef ne voit prefque 
rien qre par les yeux d'autrui. Pour que les chofes devinffent 
égales à cet égard, il faudroit que les talens, la force & toutes 
les facultés du père augmentaffent en raifon de la grandeur de 
fa famille , & que l'ame d'un puiffant Monarque fût à celle 

(*(?) Ce Difcours imprimé d'abord dans le Diâionr.aire Enoyelopédique ,. 
ftuut e-rfnite féi'urcmînt , 6' on en a fait plujieun éditions. 



î8 



Discours 



d'un homme ordinaire, comme retendue de fon empii'c eft à 
rhérltage d'un particulier. 

Mats comment le gouvernement de l'Ktat pourroit-il être 
femblable à celui de la famille , dont le fondement eft fi diffé- 
rent ? Le père étant phyfiquement plus fort que fes enfans 
aufli long-temps que fon fecours leur eft néceflaire, le pouvoir 
paternel paffe avec raifon pour être établi par la nature. Dans 
la grande famille , dont tous les membres font naturellement 
égaux, l'autorité politique, purement arbitraire, quant h fon 
inftiturion, ne peut être fondée que fur des conventions, ni le 
Magiftrat commander aux autres qu'en vertu des loix. Les de- 
voirs du père lui font didés par des fentimens naturels , & d'un 
ton qui lui permet rarement de défobéir. Les Chefs n'ont point 
de femblable règle , & ne font réellement tenus envers le peuple 
qu'à ce qu'ils lui ont promis de faire , & dont il eft en droit 
d'exiger l'exécution. Une autre différence plus importante en- 
core , c'eft que les enfans n'ayant rien que ce qu'ils reçoivent 
du père , il eft évident que tous les droits de propriété lui ap- 
partiennent, ou émanent de lui; c'eft tout le contraire dans 
la grande famille , où l'adminiftration générale n'eft établie que 
pour afturer la propriété particulière qui lui eft antérieure. Le 
principal objet des travaux de toute la maifon eft de conferver 
& d'accroître le patrimoine du père , afin qu'il puiffe un jour le 
partager entre fes enfans fans les appauvrir ; au lieu que la 
richeffe du fifc n'eft qu'un moyen, fouvent mal entendu, pour 
maintenir les particuUers dans la paix & dans l'abondance. En 
un' mot, la petite famille eft deftinée à s'éteindre & à fe réfou- 
dre un jour en plufîeurs autres familles femblables ; mais la 
grande étant faite pour durer toujours dans le même état , il 
faut que la première s'augmente pour Ce multiplier ; & non- 
feulement il fuffit que l'autre fe conferve , mais on peut prou- 
ver aifément que toute augmentation lui eft plus préjudiciable 
qu'utile. 

Par plufieurs raifons tirées de la nature de la chofe , le père 
doit commander dans la famille. Premièrement , l'autorité ne 



SUR L'ÉCONOMIE POLITiqUF, 383 

doit pas être égale entre le père & la mère , mais il faut que 
le gouvernement foit un , & que dans les partages d'avis il y aie 
une voix prépondérante qui décide ; 2 ° . quelque légères qu'on 
veuille fuppofer les incommodités particulières a la femme , 
comme elles font toujours pour elle un intervalle d'inaélion , 
c'eft une raifon /uffifanre pour l'exclure de cette primauté ; 
car quand la balance eft parfaitement égale , une paille fuffit 
pour la faire pencher. De plus , le mari doit avoir infpedion 
fur la conduite de fa femme , parce qu'il lui importe de s'afTii-. 
rer que les enfans , qu'il eft forcé de reconnoître & de nour- 
rir , n'appartiennent pas à d'autres qu'à lui. La femme qui n'a 
rien de femblable à craindre , n'a pas le même droit fur le 
mari ; 3 ° . les enfans doivent obéir au père , d'abord par né- 
ceflité , enfuite par reconnoifTance ; après avoir reçu de lui leurs 
befoins durant la moitié de leur vie , ils doivent confacrer l'autre 
h pourvoir aux fiens; 4 ° . à l'égard des domeftiques , ils lui 
doivent au/Tî leurs fervices en échange de l'entretien qu'il leur 
donne, fauf à rompre le marché dès qu'il cefTe de leur con- 
venir. Je ne parle point de l'efclavage, parce qu'il efl contraire 
à la nature , & qu'aucun droit ne peut l'autorifer. 

Il n'y a rien de tout cela dans la fociété politique. Loin que 
le chef ait un intérêt naturel au bonheur des particuliers , il ne 
lui eft pas rare de chercher le fien dans leur misère. La ma- 
giftrature eft-elle héréditaire ; c'eft fouvent un enfant qui com- 
mande k des hommes : eft-elle élective ; mille inconvéniens fe 
font fentir dans les élections ; & l'on perd dans l'un & l'autre 
cas, tous les avantages de la paternité. Si vous n'avez qu'un 
feul chef, vous êtes à la difcrétion d'un maître qui n'a nulle 
raifon de vous aimer ; fi vous en avez plufieurs , il faut fupporter 
^ la fois leur tyrannie & leurs divifîons. En un mot , les abus 
font inévitables & leurs fuites funeftes dans toute fociété où 
l'intérêt public & les loix n'ont aucune force naturelle, & font 
fans cefle attaqués par l'intérêt perfonnel & les pallions du 
chef & des membres. 

Quoique les fondions du père de fajiiiUç & du premier 



384 D I s c o u R s 

Magiftrat doivent tendre au même butj c'eft par des voies H 
différentes; leur devoir &c leurs droits font tellement diflingués, 
qu'on ne peut les confondre fans fe former de faufils idées 
des loix fondamentales de la fociété , & fans tomber dans des 
erreurs fatales au genre humain. En effet , fi la voix de la 
nature eiï le meilleur confeil que doive écouter un bon père 
pour bien remplir fes devoirs, elle n'eu pour le Magiflrat qu'un 
faux guide qui travaille fans ceffe à l'écarter des fiens, & qui 
l'entraîne tôt ou„t^rd a fa perte & à celle de l'État , s'il n'eft 
retenu par la plus fublime vertu. La feule précaution néce/Faire 
au père de famille, eft de fe garanrir de la dépravation, & 
d'empêcher que les inclinations naturelles ne fe corrompent en 
lui : mais ce font elles qui corrompent le Magiftrat. Pour bien 
faire, le premier n'a qu'à confulter fon cœur; Pautre devient un 
traître au moment qu'il écoute le fien : fa raifon même lui doit 
être fufpefte ; & il ne doit fuivre d'autre règle que la raifon 
publique qui eil la loi. Aufïï la nature a-t-elle fait une multi- 
tude de bons pères de famille ; mais il efl douteux que , depuis 
l'exiflence du monde , la fagefTe humaine ait jamais fait dix hom» 
mes capables de gouverner leurs femblables. 

De tout ce que je viens d'expofer , il s'enfuit que c'eft avec 
raifon -qu'on a diflingué l économie publique de Péconomie par- 
ticulière , & que l'Etat n'ayant rien de commun avec la famille 
que l'obligation qu'ont les chefs de rendre heureux l'un & l'au- 
tre , les mêmes règles de conduite ne fauroient convenir h tous 
les deux. J'ai cru qu'il fuffiroit de ce peu de lignes pour ren- 
verfer l'odieux fyftême que le Chevalier Filmer a tâché d'é- 
tablir dans un ouvrage intitulé Patriarcha^ auquel deux hommes 
illuflres ont fait trop d'honneur en écrivant des livres pour le 
réfuter : au relie, cette erreur efl fort ancienne, puifqu'Arif- 
tote même a jugé à propos de la combattre par à&s raifons 
qu'on peut voir au premier livre de fes Politiques. 

Je prie mes leéleurs de bien diftinguer encore Yèconomie pu- 
llique , dont j'ai à parler, & que j'appelle gouvernement, de 
J'aurorité fuprême que j'appelle fouveraineté \ di/lintlion qu« 

confifle 



SUR VÉCONOMIE POLITIQ^UE. 38J 

confifle en ce que l'une a le droit légiflatif, & oblige , en cer- 
tains cas , le corps même de la nation , tandis que l'autre n'a, 
que la puilTance executive , & ne peut obliger que les parti- 
culiers. 

Qu'on me permette d'employer, pour un moment , une 
comparaifon commune & peu exade à bien des égards, mais 
propre à me faire mieux entendre. 

Le corpi politique, pris individuellement, peut être confidéré 
comme un corps organifé , vivant & femblable à celui de l'hom- 
me. Le pouvoir fouverain repréfenre la tére ^ les loix & le* 
coutumes font le cerveau, principe des nerfs 6c fiège de l'en- 
tendement, de la volonté & des fens , jlont les Juges & Ma- 
giftrats font les organes \ le commerce , l'induftrie & l'agriculture 
font la bouche & l'eftomac qui préparent la fubftance commune; 
les finances publiques font le fang qu'une fage économie , en 
faifant les fondions du cœur , renvoie diftribuer par tout le 
corps la nourriture & la vie; les citoyens font le corps & les 
membres qui font mouvoir , vivre & travailler la machine , & 
qu'on ne fauroit blefTer en aucune partie, qu'auffi-tôt l'impreflion 
douloureufe ne s'en porte au cerveau , fi l'animal eft dans un 
état de fanté. 

La vie de l'un & de l'autre eft le moi commun au tout, 
la f«nfibilité réciproque & la correfpondance interne de toutes 
les parties. Cette communication vient-elle k cefler , l'unité for- 
TTielle \ s'évanouir, & les parties contigues a n'appartenir plus 
l'une à l'autre que par juxtapofition : l'homme eil mort, ou 
l'État eft diflbus. 

Le coi^js politique cft donc auflî un être moral qui a une 
volonté •-, & cette volonté générale , qui tend toujours k la con- 
fervation & au bien-être du tout & de chaque partie , & qui 
eft la fource des loix, eft pour tous les membres de l'État, 
par rapport k eux & à lui , la règle du jufte & de l'injufte ; 
vérité qui, pour le dire en palTant , montre avec combien de 

*^uvrts méîUs. Tmrne I, Ccc 



386 D I s C O U R s 

fens tant d'Écrivains ont traité de vol la fubtilité prefcrite aux 
enfans de Lacédémone, pour gagner leur frugal repas i conîme 
fi tout ce qu'ordonne la loi pouvoit ne pas être légitime. 

Il eft important de remarquer que cette règle de juflice, 
sûre p?r rapport h tous les citoyens, peut être fautive avec les 
étrangers ; la raifon de ceci eu évidente : c'efl qu'alors la vo- 
lonté de i'Etat, quoique générale par rapport à fes membres, 
ne Teit plus par rapport aux autres États & à leurs membres , 
mais devient pour eux volonté particulière & individuelle, qui 
a fa règle de juflice dans la loi de nature ; ce qui rentre 
également dans le principe établi : car alors la grande ville du 
monde devient le corps politique dont la loi de nature eft tou- 
jours la volonté générale , & dont les États & peuples divers ne 
font que des membres individuels. 

De ces mêmes diftinêlions appliquées h chaque fociété poli- 
tique & a fes membres , découlent les règles les plus univer- 
felles & les plus sûres fur lefquelles on puifTe juger d'un bon 
ou d'un mauvais gouvernement, & en général de la moralité 
de toutes les aêlions humaines. 

Toute fociété politique e/1 compofée d'autres fociétés plus 
petites de différentes efpèces , dont chacune a fes intérêts & fes 
maximes; mais ces fociétés que chacun apperçoit, parce qu'elles 
ont une forme extérieure & autorifée , ne font pas les feules 
qui exigent réellement dans l'Etat; tous les particuliers qu'un 
intérêt commun réunit , en compofent autant d'autres , perma- 
nentes ou paffagères , dont la force n'efl pas moins réelle pour 
être moins apparente , & dont les divers rapports bien obfervés 
font la véritable connoiflance àes mœurs. Ce font toutes ces 
a/fociations tacites ou formelles qui modifient de tant de ma- 
nières les apparences de la volonté publique par l'influence de 
la leur. La volonté de ces fociétés particulières a toujours deux 
relations ; pour les membres de Taffociation , c'eft une volonté 
générale ; pour la grande fociété , c'eft une volonté particuliè- 
re , qui très - fouvent fe trouve droite au premier égard , & 
vicieufe au fécond. Tel peut être Prêtre dévot, ou brave fol- 



SUR L'Économie politique. 587 

dat , ou patricien zéîé , & mauvais citoyen. Telle délibération 
peut être avantageufe h la petite communauté , & très-pernitieufe 
à la grande. Il eu vrai que les fociétés particulières étant tou- 
jours fubordonnées h celle-ci préférablement aux autres, les 
devoirs du citoyen vont avant ceux du Sénateur, & cev.x de 
Thomme avant ceux du citoyen: mais malheureufement l'intérêt 
perfonnel fe trouve toujours en raifon inverfe du devoir, & 
augmente à mefure que l'afTociation devient plus étroite «S: ren- 
gagement moins facré ; preuve invincible que la volonté la plus 
générale efl auflî toujours la plus jufte, & que la voix du peu- 
ple efl en effet la voix de Dieu. 

Il ne s'enfuit pas pour cela que les délibérations publiques 
foient toujours équitables : elles peuvent ne l'être pas lorfqu'il 
s'agit d'affaires étrangères; j'en ai dit la raifon. Ainfi il n'eft pas 
poflîble qu'une République bien gouvernée faffe une guerre 
injufte. Il ne l'efl: pas non plus que le Confeil d'une Démocratie 
pafTe de mauvais décrets & condamne les innocens ; mais cela 
n'arrivera jamais que le peuple ne foit féduit par des intérêts 
particuliers , qu'avec du crédit & de l'éloquence quelques hom- 
mes adroits fauront fiibftituer aux fiens. Alors autre cliofe fera 
la délibération publique , & autre chofe la volonté générale. 
Qu'on ne m'oppofe donc point la Démocratie d'Athènes, parce 
qu'Athènes n'étoit point en effet une Démocratie , mais une 
Ariffocratie , très-tyrannique , gouvernée par des Savants & des 
Orateurs. Examinez avec foin ce qui fe paffe dans une délibé- 
ration quelconque, & vous verrez que la volonté générale eff 
toujours pour le bien commun ; mais très-fouvent il fe fait une 
fcifllon fecrette , une confédération tacite, qui, pour des vues 
particulières , fait éluder la difpofition naturelle de l'affemblée. 
Alors le corps focial fe divife réellement en d'autres , dont les 
membres prennent une volonté générale, bonne & jufte h l'égard 
de ces nouveaux corps , injufle & mauvaife à l'égard du tout , 
dont chacun d'eux fe démembre. 

On voit avec quelle facilité l'on explique, à l'aide de ces 
principes , les contradidions apparentes qu'on remarque dans 

C c c ij 



328 Discours 

la conduite de tant d'hommes remplis de fcrupule & d'honneur 
\ certains égards , trompeurs &c frippons ^ d'autres , foulant aux 
pieds les plus facrés devoirs , & fidèles jufqu'k la mort à des 
engagemens fouvent illégitimes. Oeft ainfi que les hommes les 
plus corrompus rendent toujours quelque forte d'hommage à la 
foi publique ; c'eft ainfi que les brigands mêmes , qui font les 
ennemis de la vertu dans la grande fociété , en adorent le fimu- 
lacre dans leurs cavernes. 

En établiflant la volonté générale pour premier principe de 
Ycconomic publique & règle fondamentale du gouvernement , 
je n'ai pas cru nécefTaire d'examiner férieufement C\ les Magif- 
trats appartiennent au peuple , ou le- peuple aux Magiftrats , & 
fi dans les affaires publiques on doit confulter le bien de l'État 
ou celui Aes chefs. Depuis long-temps cette queftion a été 
décidée d'une manière par la pratique, & d'une autre par la 
raifon; & en général ce feroit une grande folie d'efpérer que 
ceux qui dans le fait font les maîtres , préféreront un autre inté- 
rêt au leur. Il feroit donc k propos de divifer encore Ycconomic 
publique en populaire & tyrannique, La première eft celle de 
tout Etat ou règne entre le peuple & les chefs unité d'intérêt 
& de volonté; l'autre exifiera néceflairement par -tout où le 
gouvernement & le peuple auront des intérêts difFérens & par 
conféquent des volontés oppofées. Les maximes de celle-ci font 
jnfcrites au long dans les archives de l'Hiftoire & dans les fatyres 
de Machiavel. Les autres ne fe trouvent que dans les écrits de« 
PJiilofophes qui ofent réclamer les droits de l'humanité. 

I. La première & la plus importante maxime du gouverne- 
ment légitime ou populaire , c'eft-h-dire , de celui qui a pour 
objet le bien du peuple , eft donc , comme je l'ai dit , de fuivre 
en tout la volonté générale; mais poiu* la fuivre il faut la con- 
noître , & fur-tout la bien dijftinguer de la volonté particulière , 
en commençant par foi-même; difiinélion toujours fort difficile 
a faire , & pour laquelle il n'appartient qu'à la plus fublime 
rertu de donner de fuffifantes lumières. Comme pour vouloir il 
^\xt çttc libre, une autre difficulté, qui n'eft guère moindre,,- 



SUR VÉCONOMIE POLITIQ^UE. 58$ 

e/l d'affurer h la fois la liberté publique & l'autorité du gouver- 
nement. Cherchez les motifs qui ont porté les hommes unis par 
leurs befoins mutuels dans la grande fociété , k s'unir plus étroite- 
ment par des fociétés civiles; vous n'en trouverez point d'autre que 
celui d'afTurer les biens , la vie & la liberté de chaque membre par 
la protection de tous : or , comment forcer les hommes a défendre 
la liberté de l'un d'entr'eui , fans porter atteinte h celle des 
autres ? Et comment pourvoi'* aux befoins publics , fans altérer 
la propriété particulière de ceux qu'on force d'y contribuer > 
De quelques fophifmes qu'on puifle colorer tout cela , il eft 
certain que /î l'on peut contraindre ma volonté, je ne fuis plus 
libre ; & je ne fuis plus maître de mon bien fi quelqu'autre 
peut y toucher. Cette difficulté, qui devoir fembler infurmon- 
table , a été levée avec la première par la plus fublime de 
toutes les inflitutions humaines , ou plutôt par une infpiration 
célefte, qui apprit k l'homme à imiter ici-bas les décrets immua' 
blés de la Divinité. Par quel art inconcevable a-t-on pu trouver 
le moyen d'afTujcttir les hommes pour les rendre libres ? D'em- 
ployer au fervice de l'Érat les biens, les bras &c la vie même 
de tous fes membres, fans les contraindre & fans les confulterî 
D'enchaîner leur volonté de leur propre aveu ? De faire valoir 
leur confentement contre leur refus , & de les forcer h fe 
punir eux-mêmes , quand ils font ce qu'ils n'ont pas voulu ? 
Comment fe peut -il faire qu'ils obéiflent & que perfonne ne 
Commande, qu'ils fervent & n'aient point de maître; d'autant 
plus libres en effet que , fous une apparente fujétion , nul ne 
perd de fa liberté que ce qui peut nuire à celle d'un autre? 
Ces prodiges font l'ouvrage de la loi. C'e/l à la loi feule que 
les hommes doivent la juflice & la liberté. C'eft cet organe falu- 
taire de la volonté de tous qui rétablit dans le droit l'égalité 
naturelle entre les hommes. C'eft cette voix célefte qui à[&.e 
h chaque citoyen les préceptes de la raifon publique , & lui 
apprend h agir félon les maximes de fon propre jugernent , & à 
n'être pas en contradiflion avec lui-même. C'eft elle feule aufli 
que les clvcfs doivent faire parler quand ils commandent; car 
û- tôt qu'indépendamment des loix un homme en prétend foit? 



39^ D I s c o u R s 

mettre un autre a fa volonté privée , il fort à l'inflant de l'état 
civil, & fe met vis-à-vis de lui dans le pur état de la nature, 
cil robéi/Tance n'eft jamais prefcrite que par la nécefîîré. 

Le plus puiiïant intérêt du chef, de même que fon devoir 
le plus indifpenfable, eft donc de veiller h l'obfervation des loix 
dont il efl le miniftre , & fur lefquelles e(l fondée toute fon 
autorité. S'il doit les faire obferver aux autres , h plus forte 
raifon doit-il les obferver lui-même qui jouit de toute leur 
faveur. Car fon exemple efl: de telle force , que quand même 
le peuple voudroit bien foufFrir qu'il s'affranchît du joug de la 
loi , il devroit fe garder de profiter d'une fi dangereufe préro- 
gative , que d'autres s'efforceroient bientôt d'ufurper a leur tour 
& fouvent h fon préjudice. Au fond , comme tous les engage- 
mens de la fociété font réciproques par leur nature , il n'eft 
pas poffible de fe mettre au - delTus de la loi fans renoncer h 
fes avantages , & perfonne ne doit rien h quiconque prétend ne 
rien devoir à perfonne. Par la même raifon , nulle exemption 
de la loi ne fera jamais accordée , h quelque titre que ce 
puiffe être , dans un gouvernement bien policé. Les citoyens 
mêmes qui ont bien mérité de la patrie, doivent être récom- 
penfés par des honneurs , & jamais par des privilèges ; car la 
République efl h la veille de fa ruine fi-tôt que quelqu'un peut 
penfer qu'il efl: beau de ne pas obéir aux loix. Mais fl jamais 
la nobleffe ou le militaire, ou quelqu'autre ordre de l'État, 
adoptoit une pareille maxime, tout feroit perdu fans refTource. 

La puifTance des loix dépend encore plus de leur propre 
fageffe que de la févérité de leurs miniflres , & la volonté 
publique tire fon plus grand poids de la raifon qui l'a diclée, 
c'eft pour cela que Platon regarde comme une précaution 
très-importante de mettre toujours h la tête des p]dits un préam- 
bule raifonné qui en montre la juflice & l'utilité. En effet, la 
première des loix efl de refpefler les loix : la rigueur des châ- 
timeiis n'ert qu'une vaine reffource imaginée par de petits efprits 
pour fubflituer la terreur à ce refpeft au'ils ne peuvent obtenir. 
On a toujours remarqué que les pays où les fupplices font les 



SUR L'ÉCONOMIE POLITIQUE. J9I 

plus terribles , font aufïï ceux où ils font les plus fréquens; 
de forte que la cruauté des peines ne marque guère que la 
multitude des infrafleurs , & qu'en punifTant tout avec la même 
févérité , l'on force les coupables de commettre des crimes pour 
échapper a la punition de leurs fautes. 

Mais quoique le gouvernement ne foit pas le maître de la 
loi, c'efi: beaucoup d'en ctre le garant &: d'avoir mille moyens 
de la faire aimer. Ce n'eft qu'en cela que confifre le talent de 
régner. Quand on a la force en main , il n'y a point d'art k 
faire trembler tout le monde , & il n'y en a pas même beau- 
coup à gagner les cœurs i car l'expérience a depuis long-temps 
appris au peuple \ tenir grand compte à fes chefs de tout le 
mal qu'ils ne lui font pas , & h les adorer quand il n'en efl 
pas haï. Un imbécille obéi , peut comme un autre punir les for- 
faits : le véritable homme d'Etat fait les prévenir ; c'efl: fur les 
volontés encore plus que fur les aftions qu'il étend fon refpec- 
table empire. S'il pouvoit obtenir que tout le monde fit bien , 
il n'auroit lui-même plus rien h faire , & le chef-d'œuvre de fes 
travaux feroit de pouvoir refier oifif. Il eft certain du moins , 
que le plus grand talent des chefs eft de déguifer leur pouvoir 
pour le rendre moins odieux , & de conduire l'Etat fl paifi- 
blement qu'il femble n'avoir pas befoin de conducteurs. 

Je conclus donc que comme le premier devoir du Légifla- 
teur eft de conformer les loix à la volonté générale , la première 
règle de Véconomie publique efl: que l'adminiflration foit con- 
forme aux loix. C'en fera même afTez pour que l'Etat ne foit 
pas mal gouverné , fî le Légiflateur a pourvu , comme il le 
devoir, à tout ce qu'exigeoient les lieux, le climat, le fol, les 
mœurs, le voifmage , & tous les rapports particuliers du peuple 
qu'il avoir k inftituer. Ce n'eft pas qu'il ne refte encore une 
infinité de détails de police & ^'économie , abandonnés à la 
fagefTe du gouvernement : mais il a toujours deux règles in- 
faillibles pour fe bien conduiie dans ces occafions ; l'une efl 
l'efprit de la loi qui doit fervir h la décifîon des cas qu'elle n'a 
pu prévoir \ l'autre efl la volonté générale , fource & fupplément 



3-9* Discours 

de toutes les loix , & qui doit toujours être confultée \ leur 
défaut. Comment , me dira-t-on , connoître la volonté générale 
dans le cas où elle ne s'efl: point expliquée ? Faudra-t-il affem- 
bler toute la nation à chaque événement imprévu ? Il faudra 
<i'autant moins l'a/Tembler, qu'il n'e/l pas sûr que fa déci/îon 
fut Texpre/fion de la volonté générale ; que ce moyen e/l 
impraticable dans un grand peuple , & qu'il eft rarement nécef- 
faire quand le gouvernement efl: bien intentionné ^ car les chefs 
favent afTcz que la volonté générale eft toujours pour le parti 
le plus favorable à l'intérêt public , c'eft-à-dire^ le plus équitable ; 
de forte qu'il ne faut qu'être jufte pour s'afTurer de fuivre la 
volonté générale. Souvent, quand on la choque trop ouverte- 
ment , elle fe laifTe appercevoir, malgré le frein terrible de 
^autorité publique. Je cherche le plus près qu'il m'eft poffible 
les exemples à fuivre en pareil cas. A la Chine , le Prince a 
pour maxime confiante de donner le tort à ks Officiers dans 
foutes les altercations qui s'élèvent entr'eux & le peuple. Le 
pain çfl-il cher dans une province , l'Intendant eil mis en prifon : 
fe fait-il dans une autre une émeute; le Gouverneur ejfl: caffé, 
& chaque Mandarin répond fur fa tête de tout le mal qui arrive 
dans fon département. Ce n'eft pas qu'on n'examine enfuite 
l'affaire dans un procès régulier ; maïs une longue expérience 
en a fait prévenir ainfl le jugement. L'on a rarement en cela 
quelque injuftice à réparer \ & l'Empereur , perfuadé xjue la 
clameur pubhque ne s'élève jamais fans fujct , démêle toujours , 
au travers des cris féditieux qu'U punit , de jufîes griefs qu'il 
redreiîi. 

C'EST beaucoup que d^avoir fait régner l'ordre & la paix 
dans toutes les parties de la République \ c'eft beaucoup que 
l'État foit tranquille & la loi refpeétée ; mais fi l'on ne fait 
rien de plus , il y aura dans touf cela plus d'apparence que de 
réalité, & le gouvernement fe fera difficilement obéir , s'il fe 
borne k l'obéiffance. S'il eft bon de favoir employer les hommes 
tels qu'ils font , il vaut beaucoup mieux encore les rendre tels 
qu'on a befoin qu'ils foient \ l'autorité la plus abfolue eft celle 

qui 



'SUR VÈCONOMIE POLITIQ^UE. JÇJ 

qui pénètre jufqu'à Pintérieur de Thomine , & ne s'exerce pas 
moins fur la volonté que fur les adions. Il eft certain que les 
peuples font a la longue ce que le gouvernement les fait être ; 
guerriers, citoyens, hommes , quand il le veut; populace & 
canaille quand il lui plaît : & tout Prince qui méprife fes fujets 
fe déshonore lui-même , en montrant qu'il n'a pas fu les rendre 
eftimables. Formez donc des hommes , fî vous voulez com- 
mander à des hommes : fi vous voulez qu'on obéiiïe aux lolx , 
faites qu'on les aime , & que , pour faire ce qu'on doit , il 
fuffife de fonger qu'on le doit faire. C'étoit-là le grand art des 
gouvernemens anciens , dans ces temps reculés où les Philofo- 
phes donnoient des loix aux peuples, & n'employ oient leur au- 
torité qu'h les rendre fages & heureux. De -Ih tant de loix 
fomptuaires, tant de réglemens fur les mœurs, tant de maxi- 
mes publiques admifes ou rejettées avec le plus grand foin. Les 
tyrans mêmes n'oublioient pas cette importante partie de l'admi- 
niftration, & on les voyoit attentifs à corrompre les mœurs de 
leurs efclaves avec autant de foin qu'en avoient les Magiflrats à 
corriger celles de leurs concitoyens. Mais nos gouvernemens 
modernes , qui croient avoir tout fait quand ils ont tiré de l'ar- 
gent , n'imaginent pas même qu'il foit nécefTaire ou pofïïble 
d'aller jufques-l^. 

II. Seconde règle eflentielle de Veconomle publique , non 
moins importante que la première. Voulez- vous que la volonté 
générale foit accomplie; faites que toutes les volontés parti- 
culières s'y rapportent; & comme la vertu n'eft que cette 
conformité de la volonté particulière a la générale , pour dire 
la même chofe en un mot, faites régner la vertu. 

Si les politiques étoient moins aveuglés par leur ambition , 
ils verroient combien il eft impoflîble qu'aucun établiffemenr, 
quel qu'il foit , puifTe marcher félon Tefprit de fon inflitution , 
s'il n'eft dirigé félon la loi du devoir ; ils fentiroient que le plus 
grand reffort de l'autorité publique eft dans le cœur des ci- 
toyens; & que rien ne peut fuppléer aux mœurs pour le maintien 
du gouvernement. Non - feulement il n'y a que des gens de biet^ 

(àuvres mêlées. Tome I. Ddd 



394 Discours 

qui fâchent admîniftrer les loix , mais il n'y a dans le fond que 
d'honnéres gens qui fâchent leur obéir. Celui qui vient k bouc 
de braver les remords, ne tardera pas à braver les fuppljces; 
châtiment moins rigoureux , moins continuel, & auquel on a 
du moins l'efpoir d'échapper ; & quelques précautions qu'on 
prenne, ceux qui n'attendent que l'impunité pour mal faire, ne 
manquent guère de moyens d'éluder la loi ou d'échapper h la 
peine. Alors, comme tous les intérêts particuliers fe réunifTent 
contre l'intérêt général , qui n'eft plus celui de perfonne , les 
vices publics ont plus de force pour énerver les loix , que les 
loix n'en ont pour réprimer les vices ;,^ la corruption du peuple 
& des chefs s'étend enfin jufqu'au gouvernement , quelque fage 
qu'il puifTe être : le pire de tous les abus eft de n'obéir en 
apparence aux loix que pour les enfreindre en effet avec sûreté. 
Bientôt les meilleures loix deviennent les plus funefles : Il vau- 
droit mieux cent fois qu'elles n'cxiftaffent pas; ce feroit une 
reflburce qu'on auroit encore quand il n'en refle plus. Dans 
une pareille firuation l'on ajoute vainement Édirs fur Edits, 
Réglemens fur Réglemens. Tout cela ne fert qu'à introduire 
d'autres abus fans corriger' les premiers. Plus vous multipliez 
les loix , plus vous les rendez méprifables ; & tous les furveil- 
lans que vous inftituez ne font que de nouveaux infracteurs 
deftinés a pattager avec les anciens; ou à faire leur pillage a 
part. Bientôt le prix de la vertu devient celui du brigandage ; 
les hommes les plus vils font les plus accrédités ; plus ils font 
grands; plus ils font méprifables ; leur infamie éclate dans leurs 
dignités , & ils font déshonorés par leurs honneurs. S'ils achètent 
les fuffrages des chefs ou la protefiion des femmes , c'eft pour 
vendre a leur tour la jullice , le devoir & l'État ; & le peuple , 
qui ne voit pas que fes vices font la première caufe de {es 
malheurs , murmure & s'écrie en gémiffant : » Tous mes maux 
» ne viennent que de ceux que je paie pour m'en garantii". « 

C'EST alors qu'h la voix du devoir, qui ne parle plus dans 
les cœurs , les chefs font forcés de fubftituer le cri de la terreur 
ou le leurre d'un intérêt apparent dort ils trompent leurs créa- 



SUR VÈCOI^OMIB POLITIQ^UE. 59J 

turcs. C'eft alors qu'il faut recourir h toutes les petites & mé- 
prifables rufes qu'ils appellent maximes d'État & myjîèrcs du 
cabinet. Tout ce qui refte de vigueur au gouvernement ert em- 
ployé par fes membres k fe perdre & fupplanter l'un l'autre, 
tandis que les affaires demeurent abandonnées, où ne fe font 
qu'à mefure que l'intérêt perfonnel le demande, & félon qu'il 
les dirige. Enfin toute l'habileté de ces grands politiques eft de 
fafciner tellement les yeux de ceux dont ils ont befoin , que 
chacun croie travailler pour fon intérêt, en travaillant pour /« 
leur-, je dis le leur , {\ tant efl qu'en effet le véritable intérêt des 
chefs foit d'anéantir les peuples pour les foumettre, & de ruiner 
leur propre bien pour s'en affarer la poffeffion. 

Mais quand les citoyens aiment leur devoir , &: que Tes 
dépofitaires de l'autorité publique s'appliquent fincérement à 
nourrir cet amour par leur exemple & par leurs foins, toutes 
les difficultés s'cv-anouiffent ; l'adminiftration prend une facilité 
qui la difpenfe de cet art ténébreux dont la noirceur fait tout 
le myflère. Ces efprirs values , fi dangereux & fi admirés , tous 
ces grands Minières dont la gloire fe confond avec les malheurs 
du peuple, ne font plus regrettés : les mœurs publiques fuppléent 
au génie des chefs; & plus la vertu règne, moins les talens font 
néceffaires. L'ambition même efl: mieux fervie par le devoir que 
par l'ufurpation : le peuple convaincu que fes chefs ne travaillent 
qu'a faire fon bonheur , les difpenfe par fa déférence de travailler 
a affermir leur pouvoir; & Thiftoire nous montre en mille en- 
droits que l'autorité qu'il accorde à ceux qu'il aime & dont il 
eft aimé, eft cent fois plus abfolue que toute la tyrannie des 
ufurpateurs. Ceci ne fîgnifie pas que le gouvernement doive 
craindre d'ufer de fon pouvoir , mais qu'il n'en doit ufer que 
d'une manière légitime. On trouvera dans l'hifîoire mille exem- 
ples de chefs ambitieux ou pufiUanimes, que la niolleffe ou 
l'orgueil ont perdus ; aucun qui fe foit mal trouvé de n'être 
qu'équitable. Mais on ne doit pas confondre la négligence avec 
U modération, ni la douceur avec la foible^Te. Il faut être 

Ddd ij 



39^^ Discours 

févère pour être jufte : Touffrir la méchanceté qu'on a le droit 
& le pouvoir de réprimer, c'eft être méchant foi-même. 

Ce n'efl pas afTez de dire aux citoyens, foyez bons, il faut 
leur apprendre à Têtre ; & l'exemple même, qui eft ^ cet égard 
la première leçon , n'eft pas le feul moyen qu'il faille employer : 
l'amour de la patrie efl le plus efficace, car, comme je l'ai 
déjà dit , tout homme efl: vertueux quand fa volonté particulière 
eft conforme en tout ^ la volonté générale , & nous voulons 
volontiers ce que veulent les gens que nous aimons. 

Il femble que le fentiment de l'humanité s'évapore & s'afFoi- 
bliffe en s'étendant fur toute la terre , & que nous ne faurions 
être touchés des calamités de la Tartarie ou du Japon comme 
de celles d'un peuple Européen, Il faut en quelque manière 
borner & comprimer l'intérêt & la commifération , pour lui 
donner de l'aftivité. Or , comme ce penchant en nous ne peut 
être utile qu'a ceux avec qui nous avons h vivre , il eft bon 
que l'humanité concentrée entre les concitoyens prenne en eux 
une nouvelle force par l'habitude de fe voir, & par l'intérêt 
commun qui les réunit. Il eft certain que les plus grands pro- 
diges de vertu ont été produits par l'amour de la patrie : ce 
fentiment doux & vif, qui joint la force de l'amour - propre à 
toute la beauté de la vertu , lui donne une énergie qui , fans 
la défigurer , en fait la plus héroïque de toutes les partions. 
C'eft lui qui produiflt tant d'adions immortelles dont l'éclat 
éblouit nos foibles yeux, Se tant de grands hommes, dont les 
antiques vertus pafîènc pour des fables , depuis que l'amour de la 
patrie eft tourné en dérifion. Ne nous en étonnons pas : les 
tranfports des cœurs tendres paroifTent autant de chimères à 
quiconque ne les a point fentis ; & l'amour de la patrie , plus vif 
& plus délicieux cent fois que celui d'une maîtrefte ; ne fe con- 
çoit de même qu'en l'éprouvant : mais il eft aifé de remarquer 
dans tous les cœurs qu'il échauffe , dans toutes les aêlions qu'il 
infpire , cette ardeur bouillante & fublime dont ne brille pas la 
plus pure vertu , quand elle en eft féparée. Ofons oppofer 
SocraU même k Caton : l'un étoit plus philofophe , & l'autre 



SUR VÉCONOMI E POLITIQUE. 597 

plus citoyen. Athènes étoit déjà perdue , & Socratc n'avoit plus 
de patrie que le monde entier : Caton porta toujours la Tienne 
au fond de fon cœur i il ne vivoit que pour elle , & ne put lui 
furvivre. La vertu de ^oxrra/c eft celle du plus fage des hommes , 
mais entre Ccjar & Pompée:, Caton femble un Dieu parmi des 
mortels. L'un inftruit quelques particuliers , combat les Sophif- 
tes, & meurt pour la vérité : l'autre défend TEtat , la liberté, 
les loix contre les conquérans du monde, & quitte enfin la 
terre quand il n'y voit plus de patrie h fervir. Un digne élevé 
de Socrate feroit le plus vertueux de fes contemporains ; un 
digne 'émule de Caton en feroit le plus grand. La vertu du 
premier feroit fon bonheur ; le fécond chercheroit fon bonheur 
dans celui de tous. Nous ferions inftruits par l'un & conduits 
par l'autre ; & cela feul décideroit de la préférence ; car on 
n'a jamais fait un peuple de fages , mais il n'eft pas impo/Tible 
de rendre un peuple heureux. 

Voulons-nous que les peuples foient vertueux ? commen- 
çons donc par leur faire aimer la patrie : mais comment l'ai- 
meront-ils , fi la patrie n'efl rien de pins pour eux que pour 
des étrangers , & qu'elle ne leur accorde que ce qu'elle ne peut 
refufer h perfonne ? Ce feroit bien pis s'ils n'y. joui/Toient pas 
même de la sûreté civile , & que leurs biens , leur vie ou leur 
liberté fuflent a la difcrétion des hommes puifTans , fans qu'il leur 
fût poïïible ou permis d'ofer reclamer les loix. Alors fournis aux 
devoirs de l'Etat civil , fans jouir même des droits de l'état de 
nature , & fans pouvoir employer leur force pour fe défendre , 
ils feroient par conféquent dans la pire condition où fe puiïïent 
trouver des hommes libres i & le mot de patrie ne pourroit 
avoir pour eux qu'un fens odieux ou ridicule. Il ne faut pas 
croire que l'on puifTe ofFenfer ou couper un bras , que la douleur 
ne s'en porte à la tête ; & il n'eft pas plus croyable que la 
volonté générale confente qu'un membre de l'État, quel qu'il 
foit, en blefTe ou dérruife un autre, qu'il ne l'eft , que les 
doigts d'un homme , ufant de fa raifon , aillent lui crever les yeux. 
La sûreté particulière eft tellement liée avec la confédération 



59^ Discours 

publique , que , Tans les égards que Ton doit h la foiblcfTe hu- 
maine , cerce convention feroit difToure par le droit , s'il pé- 
rinbit dans l'Etat un feul citoyen qu'on eût pu fecourir , fi l'on 
en rerenoit h tort un feul en" prifon , ef'i^'il'ie perdoir un feul 
procès avec une injuftice évidente : car les conventions fonda- 
mentales étant enfreintes, on ne voit phjs quel droit ni quel 
intérêt pourroit maintenir le peuple dans l'union fociale , à 
moins qu'il n'y fût retenu par la feule force qui fait la diffo- 
lution de l'État civil. 

En effet , l'engagement du corps de la Nation n'e(î-il pas de 
pourvoir h la confervation du dernier de fes membres avec 
autant de foin qu'a celle de tovis les autres ? Et le falut d'un 
citoyen eft-il moins la caufe commune que celui de tout l'État ? 
Qu'on nous dife qu'il efl; bon qu'un feul périfle pour tous ; 
j'admirerai cette fentence dans la bouche d'un digne & ver- 
tueux patriote , qui fe confacre volontairement <Sc par devoir à 
la mort pour le falut de fon pays : mais fi Ton entend qu'il foie 
permis au gouvernement de facrifier un innocent au falut de la 
multitude, je tiens cette maxime pour une des plus exécrables 
que jamais la tyrannie ait inventées, la plus fauHe qu'on puifTe 
avancer^ 4a plus dangereufe qu'on puifle admettre, & la plus 
dire«ftement oppofée aux loix fondamentales de la fociété. Loin 
qu'un feul doive périr pour tous, tous ont engagé leurs biens 
& leurs vies à la défenfe de chacun d'eux, afin que la foibiefle 
particulière fût toujours prorégée par la force publique, ^fclia- 
que membre par tout l'État. Après avoir par fuppofition retran- 
ché du peuple un individu après l'autre , prefTez les partifans de 
cette maxime k mieux expliquer ce qu'ils entendent par le corps 
de PÉtat, & vous verrez qu'ils le réduiront h la fin à un petit 
nombre d'hommes qui ne font pas le peuple , mais les Officiers 
du peuple , & qui s'érant obligés par un ferment particulier à 
périr eux-mêmes pour fon falut, prétendent prouver par-fa que 
c'eft à lui de périr pour le leur. 

Veut-On trouver des exemples de la prote<5lion que l'État 
doit à fes membres , & du refpeà qu'il doit à leurs perfonnes ? 



SUR r ÉCONOMIE POLITiqUE. J^^ 

ce n'eu que chez les plus iiluftres & les plus courageufes nations 
' de la terre qu'il faut les chercher i ôc il n'y a guère que les 
.peuples libres oii Ton fâche ce que vaut un homme. A Sparte, 
on fait en quelle perplexité fe trouvoit toute la république lorf- 
qu'il étoit queftion de punir un citoyen coupable. En Macé- 
doine', la vife d'un homme étoir une affaire Ti importante, que 
dans toute la grandeur d'Alexandre , ce puiffant Monarque n'eût 
ofé,de fang froid, faire mourir un Macédonien criminel, que 
Taccufé n'eût comparu pour fe défendre devant fes concitoyens , 
& n'eût été condamné par eux. Mais les Romains fe diftingue- 
rent au-defTus de tous les peuples de la tefre , par les égards 
du gouvernement pour les particuliers , & par fon attention fcru- 
puleufe a refpeder les droits inviolables de tous les membres 
de l'Etat. Il n'y avoit rien de fi facré que la vie des fimples 
citoyens ; il ne falloit pas moins que l'afTcmblée de tout le peu- 
ple pour en condamner un : le Sénat même ni les Confuls , 
dans toute leur majefté, n'en avoient, pas le droit : & chez le 
plus puifTant peuple du monde, le crime & la peine d'un citoyen 
étoient une défolation publique ; auflî parut-il fi dur d'en verfer 
le fang pour quelque crime que ce pût être , que par la loi 
Porcia la peine de mort fut commuée en celle de l'exil , pour 
tous ceux qui voudroient furvivre à la perte d'une Ci douce patrie. 
Tout refpiroit h Rome & dans les armées cet amour des con- 
citoyens les îjns pour les autres , & ce refpéd pour le nom 
Romain qui élevoit le courage & animoit la vertu de quiconque 
avoit l'honneur de le porter. Le chapeau d'un citoyen délivré 
d'efclavage , la couronne civique de celui qui avoit fauve la vie 
k un autre , étoit ce qu'on regardoit avec !e plus de plaifir 
danÇp 1?-, pomps des triomphes ^ & il eft à remarquer que des 
couronnes dont on honoroit à la guerre les belles aétions, il 
n'y avoit que la civique & celles des triomphateurs qui fufFenî 
d'herbe «Se de feuilles , toutes les autres n'étoient que d'or. C'efl 
ainfi que Rome fut vertueufe &c devint la maître/Te du monde. 
Chefs ambitieux ! un pâtre gouverne fes chiens & fes troupeaux, 
&: n'eft que le dernier des hpmmçs. S'il eft beau de comman- 
-der , c'eft quand ceux qui nous obéiiïent peuvent nous honorer : 



40C JDlSCOURS 

refpeflez donc ros concitoyens, & vous vous rendrer refpeôa- 
bles ; refpeélez la liberté , & votre puifTance augmentera tous 
les jours ; ne paflez jamais vos droits , & bientôt ils feront fans * 
bornes. 

Que la patrie fe montre donc la mère commune d-es citoyens, 
que les avantages dont ils joui/Tent dans leur pays le leur 
rendent cher ; que le gouvernement leur laifTe afTez de part à 
Tadminiftration publique pour fentir qu'ils font chez eux ; & que 
les loix ne foient h leurs yeux que les garans de la commune 
liberté. Ces droits , tout beaux qu'ils font, appartiennent à tous 
les hommes i mais, fans paroître les attaquer direftcment, la 
mauvaife volonté des chefs en réduit aifément l'efFet a rien. La 
loi dont on abufe , fert à la fois au puiffant , d'arme ofFenfive , & 
de bouclier contre le foible, & le prétexte du bien public eft 
toujours le plus dangereux fléau du peuple. Ce qu'il y a de 
plus nécefTaire , & peut-être de plus difficile dans le gouverne- 
ment , c'eft une intégrité févère a rendre juftice à tous , & fur- 
tout à protéger le pauvre contre la tyrannie du riche. Le plus 
grand mal eu déjà fait quand on a des pauvres à défendre & 
des riches à contenir. C'eft fur la médiocrité feule que s'exerce 
toute la force des loix; elles font également impuifTantes contre 
les tréfors du riche & contre la misère du pauvre ; le premier 
les élude , le fécond leur échappe j l'un brifç la toile , & l'autre 
pafTe au travers. 

C'EST donc une des plus importantes affaires du gouverne- 
ment de prévenir l'extrême inégalité des fortunes , non en enle- 
vant les tréfors à leurs pofTefleurs , mais en ôtant a tous les 
moyens d'en accumuler ; ni en bâtiffant des hôpitaux pour les 
pauvres , mais en garantifTant les citoyens de le devenir. Les 
hommes inégalement diftribués fur le territoire , & entaffés dans 
un lieu , tandis que les autres fe dépeuplent ; les arts d'agrément 
& de pure induftrie favorifés aux dépens des métiers utiles & 
pénibles; l'agriculture facrifiée au commerce; le publicain rendu 
nécelTaire par la mauvaife adminifîration des deniers de l'Érat; 
enfin la vénahté pouffée à tel excès que la confidération fe 

compte 



SUR rÈCONOMlE POLlTiqUE. 40I 

compte avec les piftoles , & que les vertus mêmes Ce vendent k 
prix d'argent : telles font les caufes les plus fen/îbles de Topulence 
& de la misère, de Tintérét public, de la haine mutuelle des 
citoyens , de leur indifférence pour la caufe commune , de U 
corruption du peuple , & de raffoibliiïement de fous les reiïbrts 
du gouvernement. Tels font par conféquent les maux qu'on 
guérit difiicilement quand ils fe font fentir, mais qu'une Tage 
adminiftration doit prévenir pour maintenir, avec les bonnes 
mœurs, le refpeâ pour les loix, l'amour de la patrie, & Ja vigueur 
de la volonté générale. 

Mais toutes ces précautions feront infuffîfantes , fi l'on ne s'y 
prend de plus loin encore. Je finis cette partie de VÊconomie publi- 
que par où j'aurois dû la commencer. La patrie ne peut fubfîfter 
fans liberté , ni la liberté fans la vertu , ni la vertu fans les citoyens ; 
vous aurez tout fi vous formez des citoyens : fans cela vous n'aurez 
que de médians efclaves , h commencer par les chefs de l'Etat. Or , 
former des citoyens , n'eft pas l'affaire d'un jour ; & pour les avoir 
hommes , il faut les inllruire enfans. Qu'on me dife que quiconque 
a des hommes à gouverner ne doit pas chercher hors de leur na- 
ture une perfection dont ils ne font pas fufceptibles ; qu'il ne doit 
pas vouloir détruire en eux les partions ,& que l'exécution d'un pa- 
reil projet ne feroit pas plus defirable que pofllble ; je conviendrai 
d'autant mieux de tout cela, qu'un homme qui n'aïu-oit point de 
partions feroit certainement un mauvais citoyen ; mais il faut con- 
venir auflî que , fi l'on n'apprend point aux hommes à n'aimer 
rien, il n'eft pas importîble de leur apprendre \ aimer un objet 
plutôt qu'un autre , & ce qui eft véritablement beau , plutôt que 
ce qui eft difforme. Si , par exemple , on les exerce affez tôt à 
ne jamais regarder leur individu que par Ces relations avec le 
corps de l'État , & à n'appercevoir, pour ainft dire , leur propre 
exiftence que comme une partie de la fienne , ils pourront par- 
venir enfin à s'identifier en quelque forte avec ce plus grand 
tout , à fe fentir membres de la patrie, h l'aimer de ce fentiment 
exquis que tout homme ifolé n'a que pour foi-même , à élever 
perpétuellement leur ame à ce grand objet, & a transformer 

i/iuyrcs rneUfj. Tomi I. E e e 



402 D j s c o u R s 

ain/î en une vertu fublime cette dirpo/Jtion dangereufe d'où naif- 
fent tous nos vices. Non-feulement la philofophie démontre la 
poflibilité de ces nouvelles direflions , mais rhiftoire en four- 
nit mille exemples éclatans : s'ils font fi rares parmi nous , c'eft 
que perfonne ne fe foucie qu'il y ait des citoyens, & qu'on 
s'avife encore moins de s'y prendre affez tôt pour les former. 
Il n'eft plus temps de changer nos inclinations naturelles quand 
elles ont pris leur cours , & que l'habitude s'efl jointe h l'amour- 
propre; il n'eft plus temps de nous tirer hors de nous-mêmes, 
quand une fois le moi humain , concentré dans nos cœurs , y a 
acquis cette méprifable adivité qui abforde route vertu ôc fait la 
rie des petites âmes. Comment l'amour de la patrie pourroit-il 
germer au milieu de tant d'autres paflîons qui l'étoufFent ? Et 
que refte-t-il pour les concitoyens d'un cœur déjà partagé entre 
l'avarice, une maîtrefTe, & la vanité ? 

C'EST du premier moment de la vie qu'il faut apprendre k 
mériter de vivre , & comme on participe en naifTant aux droits 
des citoyens , l'inflant de notre naiiïance doit être le commence- 
ment de l'exercice de nos devoirs. S'il y a des loix pour l'âge 
mûr , il doit y en avoir pour l'enfance , qui enfeignent h obéir 
aux autres ; & comme on ne laifTe pas la raifon de chaque 
homme unique arbitre de fes devoirs , on doit d'autant moins 
abandonner aux lumières & aux préjugés des pères l'éducation 
de leurs enfans, qu'elle importe à l'Etat encore plus qu'aux pères; 
car félon le cours de la nature , la mort du père lui dérobe fou- 
vent les derniers fruits de cette éducation; mais la patrie en fent 
tôt ou tard les effets ; l'État demeure , & la famille fe diffout. 
Que fi l'autorité publique , en prenant la place des pères , & fe 
chargeant de cette importante fonftion , acquiert leurs droits en 
remplifTant leurs devoirs , ils ont d'autant moins fujet de s'en 
plaindre , qu'a cet égard ils ne font proprement que changer de 
nom , & qu'ils auront en commun , fous le nom de citoyens , 
la même autorité fur leurs enfans qu'ils exerçoient féparément 
fous le nom de pères , & n'en feront pas moins obéis en parlant 
au nom de la loi , qu'ils l'étoient en parlant au nom de la nature. 



SUR L'Économie POLITIQUE. 405 

L'éducation publique fous des règles prefcrites par le gouverne- 
mcT-, & fous des Magi/lrars établis par Je Souverain , eu donc 
une des maximes fondamentales du gouvernement populaire ou 
légitime. Si les enfans font élevés en commun dans le fein de 
l'égalité; s'ils font imbus des loix de J'Ktar & des maximes de 
la volonté générale; s'ils font inftruits k les reTpefter par-defTus 
toutes chofes ; s'ils font environnés d'exemples & d'objets qui 
leur parlent fans ceflè de la tendre mère qui les nourrit , de 
l'amour qu'elle a pour eux, des biens ineftimables qu'ils reçoivent 
d'elle, & du retour qu'ils lui doivent, ne doutons pas qu'ils n'ap- 
prennent ainfi à fe chérir mutuellement comme des frères , 'a ne 
vouloir jamais que ce que veut la fociété, k fubltituer des 
avions d'hommes & de citoyens au ftérile & vain babil des fo- 
phiftes , & k devenir un jour les défenfeurs & les pères de la 
patrie dont ils auront été fî long-temps les enfans. 

Je ne parlerai point des Magiftrats deflinés h préfider à cette 
éducation, qui certainement efl la plus importante affaire de 
l'État. On fent que, fi de telles marques de la confiance pu- 
blique étoient légèrement accordées , fi cette fondion fublime 
n'étoit , pour ceux qui auroient dignement rempli toutes les 
autres, le prix de leurs travaux, l'honorable & doux repos de 
leur vieillefTe, & le comble de tous les honneurs , toute l'entre- 
prife feroit inutile & l'éducation fans fuccès ; car par-tout où la 
leçon n'eft pas foutenue par l'autorité , & le précepte par l'exem- 
ple , l'inftruftion demeure fans fruit , & la vertu même perd 
fon crédit dans la bouche de celui qui ne la pratique pas. Mais 
que de guerriers illuftres , courbés fous le faix de leurs lau- 
riers, prêchent le courage; que de Magiftrats intègres, blanchis 
dans la pourpre & fur les Tribunaux, enfeignent la juft'ce; les 
uns. & les autres fe formeront ainfi de vertueux fucceffeurs, & 
tranfmettront d'âge en âge, aux générations fuivantes , l'expé- 
rience & les talens des chefs, le courage & la vertu des citoyens, 
& l'émulation commune à tous de vivre & de mourir pour la 
patrie. 

Je ne fâche <jue trois peuples qui aient autrefois pratiqué 

Eee ij 



404 Discours 

réducation publique, favoir les Cretois, les Lacédémoniens, ic 
les anciens Perfes : chez tous les trois elle eut le plus grand 
fuccès , & fit des prodiges chez les deux derniers. Quand le 
monde s'eft trouvé divifé en nations trop grandes pour pouvoir 
être bien gouvernées , ce moyen n'a plus été praticable ; & d'au- 
tres raifons , que le lefteur peut voir aifément , ont encore em- 
pêché qu'il n'ait été tenté chez aucun peuple moderne. C'efl 
une chofe très-remarquable que les Romains aient pu s'en pafTer ; 
mais Rome fut durant cinq cens ans un miracle continuel, que 
le monde ne doit plus efpérer de revoir. La verm des Romains, 
engendrée par l'horreur de la tyrannie & des crimes des tyrans , 
& par l'amour inné de la patrie , fit de toutes leurs maifons 
autant d'écoles de citoyens; & le pouvoir fans bornes des pères 
fur leurs enfans mit tant de févéricé dans la police particulière , 
que le père, plus craint que les Magiilrars, étoît dans fon 
tribunal domeftique le cenfeur des mœurs & le vengeur des 
loix. 

C'EST ainfi qu'un gouvernement attentif & bien intentionné , 
veillant fans cefle k maintenir ou rappeller chez le peuple l'amour 
de la patrie & les bonnes mœurs , prévient de loin les maux qui 
réfultent tôt ou tard de l'indifFérence des citoyens pour le fort 
de la République , & contient dans d'étroites bornes cet intérêt 
perfonnel qui ifole tellement les particuliers, que l'État s'afFoiblit 
par leur puiflance & n'a rien à efpérer de leur bonne volonté. 
Par-tout où le peuple aime fon pays, refpedte les loix, & vit 
fimplement , il refte peu de chofes à faire pour les rendre 
heureux; & dans l'adminiilration publique, où la. fortune a moins 
de part qu'au fort des particuliers , la fagelTe eft fi près du 
bonhexir que ces deux objets fe confondent. 

III. Ce n'eft pas affez d'avoir des citoyens & de les protéger, 
il faut encore fonger a leur fubfiÛance ; & pourvoir aux befoins 
publics, eft une fuite évidente de la volonté générale , & le 
troifîème devoir eiïentiel du gouvernement. Ce devoir n'eft pas, 
comme on doit le fentir, de remplir les greniers des particuliers 
& les difpenfer du travail i mais maintenir l'abondance tellement 



SUR L'ÉCONOMIE POLITIQ^UE. 405 

k lenr portée , que , pour l'acquérir , le travail foie toujours né- 
cefTaire & ne foit jamais inutile. Il s'étend aufli k toutes les opé- 
rations qui regardent Tentretien du fifc & les dépenfes de Tad» 
miniftration publique. Ainfi après avoir parlé de ^Économie géné- 
rale par rapport au gouvernement des perfonnes, il nous refte ^ 
la confidérer par rapport a radminiftration des biens. 

Cette partie n'offre pas moins de difficultés k réfoudre , nî 
de contradictions à lever que la précédente. Il eft certain que le 
droit de propriété efl le plus facré de tous les droits des citoyens , 
& plus important, h certains égards, que la liberté même i foit 
parce qu'il tient de plus près à la confervation de la vie ; foit 
parce que les biens étant plus faciles ^ ufurper & plus pénibles 
à défendre que la perfonne , on doit plus refpeder ce qui fe 
ravit aifément; foit enfin , parce que la propriété e/î: le vrai 
fondement de la fociété civile , & le vrai garant des engage- 
mens des citoyens; car fi les biens ne répondoient pas des per- 
fonnes , rien ne feroit fi facile que d'éluder fes devoirs & de fe 
moquer des loix. D'un autre côté , il n'efl: pas moins sûr que le 
maintien de l'Etat & du gouvernement exige des frais & de la 
dépenfe; & comme quiconque accorde la fin ne peut refufer 
les moyens , il s'enfuit que les membres de la fociété doivent 
contribuer de leurs biens k fon entretien. De plus, il e{\ difficile 
d'afTurer d'un côté la propriété des particuliers fans l'attaquer 
d'un autre , & il n'efl pas poffible que tous les réglemens qui 
regardent l'ordre des fucceffions ; les teflamens, les contrats, ne 
gênent les citoyens à certains égards fur la difpofition de leur 
propre bien , & par conféquent fur leur droit de propriété. 

Mais outre ce que j'ai dit ci-devant de l'accord qui règne 
entre l'autorité de la loi & la liberté du citoyen, il y a , par 
rapport à la difpofition des biens , une remarque importante h 
faire , qui levé bien des difficultés. C'efl , comme l'a montré 
PuffendorJ^, que par la nature du droit de propriété, l'I ne 
s'étend point au-delà de la vie du propriétaire, & qu'à l'in/lanc 
qu'un homme efl mort, fon bien ne lui appartient plus. Ainfi lui 
prefcrire les conditions fous lefquelles il en peut difpofer , c'eft 



4o6 



Discours 



au fond moins altérer fon droit en apparence , que Tétendre en 
efFet. 

En général , quoique l'inftiturion des loix qui règlent le pou- 
voir des particuliers dans la difpofition de leur propre bien , 
n'appartienne qu'au Souverain , l'efprit de ces loix que le gou- 
vernement doit fuivre dans leur application, ert que, de père 
en fils & de proche en proche, les biens de la famille en for- 
tent & s'aliènent le moins qu'il eft poffible. Il y a une raifon 
fenfible de ceci en faveur des enfans , h qui le droit de pro- 
priété feroit fort inutile , fi le père ne leur laifToit rien , & qui 
de plus ayant fouvent contribué par leur travail k l'acquifition 
des biens du père, font, de leur chef, afTociésh fon droit. Mais 
une autre raifon plus éloignée & non moins importante , eft que 
rien n'eft plus funefle aux mœurs & h la République que les 
changemens continuels d'état & de fortune entre les citoyens ; 
chan5;emens qui font la preuve & la fource de mille défordres , 
qui bouleverfent & confondent tour , & par lefquels ceux qui 
font élevés pour une chofe , fe trouvant deflinés pour une 
autre , ni ceux qui montent ni ceux qui defcendent , ne peuvent 
prendre les maximes ni les lumières convenables à leur nouvel 
état, & beaucoup moins en remplir les devoirs. Je pafle a l'objet 
de finances publiques. 

Si le peuple fe gouvernoir lui-même, & qu'il n'y eût rien 
d'intermédiaire entre l'adminiftration de l'Etat & les citoyens , 
ils n'auroient qu'à fe cotrifer dans l'occafion , )i proportion des 
befoins publics & des facultés des particuliers , & comme chacun 
ne perdroit jamais de vue le recouvrement ni l'emploi des de- 
niers , il ne pourroit fe gliffer ni fraude ni abus dans leur manie- 
ment; l'Érar ne feroit jamais obéré de dettes, ni le peuple 
accablé d'impôts, ou du moins la sûreté de l'emploi le confo- 
leroit de la dureté de la taxe. Mais les chofes ne fauroient aller 
ainfi i & quelque borné que foit un Etat , la fociété civile y eft 
toujours trop nombreufe pour pouvoir erre gouvernée par tous 
fes membres. Il faut nécefTairement que les deniers publics paf- 
fent par les mains des chefs, lefquels, outre l'intérêt de l'Etat, 



SUR VÉ CONOMIE POLITiqUE. 4O7 

ont tous le leur particulier , qui n'eft pas le dernier écouté. Le 
peuple de Ton côté , qui s'apperçoit plutôt de l'avidité des chefs , 
& de leurs folles dépenfes , que des befoins publics , murmure 
de fe voir dépouiller du nécefTaire pour fournir au fuperflu 
d'aaitrui; & quand une fois ces manœuvres Pont aigri jufqu'h 
certain point ; la plus intègre adminiftration ne viendroit pas ^ 
bout de rétablir la confiance. Alors, fi les contributions font 
volontaires , elles ne produifent rien ; fi elles font forcées , elles 
font illégitimes ; & c'eft dans cette cruelle alternative de laifler 
périr l'Etat, ou d'attaquer le droit facré de la propriété, qui 
en eft le foutien, que confifte la difficulté d'une jufie & fage 
économie. 

La première chofe que doit faire, après l'établifTement des 
loix , rinftituteur d'une République , c'eft de trouver un fonds 
fuffifant pour l'entretien des Magiftrats & autres Officiers , & 
pour toutes les dépenfes publiques. Ce fonds s'appelle œrarium 
ou fi Je , s'il efi: en argent y domaine public, s'il efl en terres; 
& ce dernier efi: de beaucoup préférable \ l'autre , par des rai- 
fons faciles h voir. Quiconque aura fuffifamment réfléchi fur 
cette matière, ne pourra guère être, h cet égard, d'un autre 
avis que Bodin , qui regarde le domaine public comme le plus 
honnête & le plus sûr de tous les moyens de pourvoir aux 
befoins de l'État ; & il efi h remarquer que le premier foin 
de Romiilus , dans la divifion des terres , fut d'en defiiner le 
tiers à cet ufage. J'avoue qu'il n'efi pas impofllble que le pro- 
duit du domaine mal adminifiré fe réduife k rien \ mais il n'efi 
pas de l'eflènce du domaine d'être mal adminifiré. 

Préalablement h tout emploi , ce fonds doit être afiîgné 
ou accepté par l'afTemblée du peuple ou des États du pays , 
qui doit enfuite en déterminer l'ufage. Après cette folemnité , 
qui rend ces fonds inaliénables, ils changent, pour ainfi dire, 
de nature; & leurs revenus deviennent tellement facrés , que 
c'efi non-feulement le plus infâme de tous les vols , mais un 
crime de lè/e-Majefié , que d'en détourner la moindre chofe au 
préjudice de leur defiination. C'efi un grand deshonneur pour 



4oB 



D 1 s c o V R s 



Rome que Tintëgrité du Quefteur Caton y ait été un fujet de 
remarque, & qu'un Empereur, récompenfant de quelques écus 
le talent d'un chanteur , ait eu befoin d'ajouter que cet argent 
venoit du bien de fa famille , & non de celui de l'État. Mais 
s'il retrouve peu de Galba ^ où chercherons -nous des Caton } 
Et quand une fois le vice ne déshonorera plus , quels feront 
les cheft afTez fcrupuleux pour s'abftenir de toucher aux revenus 
publics abandonnés k leur difcrétion , & pour ne pas s'en 
impofer bientôt k eux-mêmes, en affedant de confondre leurs 
vaines & fcandaleufes diffipations avec la gloire de l'Etat ; & les 
moyens d'étendre leur autorité , avec ceux d'augmenter fa puif- 
fance ? C'efl fur-tout en cette déjicate partie de l'admini/lration 
que la vertu eft le feul inftrument eflîcace , & que l'intégrité 
du Magiftrat eft le feul frein capable de contenir fon avarice. 
Les livres & tous les comptes des RégifTeurs fervent moins k 
déceler leurs infidélités qu'à les couvrir } & la prudence n'eft 
jamais auflî prompte k imaginer de nouvelles précautions , que 
la fripponnerie à les éluder. Lai/Tez donc les regiflres & papiers, 
&: remettez les finances en des mains fidellesi c'eft le feul moyen 
qu'elles foient fidèlement régies. 

Quand une fois les fonds publics font établis , les chefs de 
l'Etat en font de droit les adminiftrateurs j car cette adminiftra- 
tion fait une partie du gouvernement, toujours effentielle , quoi- 
que non toujours également : fon influence augmente k mefure 
que celle des autres re/Torts diminue; & l'on peut dire qu'un 
gouvernement eft parvenu k fon dernier degré de corruption 
quand il n'a plus d'autre nerf que l'argent : or , comme tout gou- 
vernement tend fans cefTe au relâchement , cette feule raifon 
montre pourquoi nul Etat ne peut fubfiiler , (i fes revenus 
n'augmentent fans ceffe. 

Le premier fentiment de la néceflîté de cette augmentation 
eft auHi le premier figne du défordre intérieur de l'État ; & le 
fage adrniniftrateur , en fongeant a trouver de l'argent pour 
pourvoir au befoin préfent, ne néglige pas de rechercher la 
caufe éloignée de ce nouveau befoin : comme un marin voyant 

l'eau 



SUR VÉCONOMIE POLITIQUE. 409 

l'eau gagner fon vaifTcau, n'oublie pas, en faiiant jouer les pom- 
pes , de faire aufli chercher & boucher la voie. 

De cette règle découle la plus importante maxime de l'admi- 
niflration des finances , qui eft de travailler avec beaucoup plus 
de foin à prévenir les befoins qu'à augmenter les revenus ; de 
quelque diligence qu'on puifle ufer, le fecours qui ne vient 
qu'après le mal , & plus lentement , laifTe toujours l'Etat en 
fouffiance ; tandis qu'on fonge a remédier h un inconvénient , 
un autre fe fait déjà fentir , & les refTources mêmes produifent 
de nouveaux inconvéniens ; de forte qu'h la fin la Nation s'o- 
bère , le Peuple eft foulé, le gouvernement perd toute fa 
vigueur , & ne fait plus que peu de chofe avec beaucoup 
d'argent. Je crois que de cette grande maxime bien établie décou- 
loient les prodiges des gouverncmens anciens , qui faifoient plus 
avec leur parcimonie que les nôtres avec tous leurs tréfors; & 
c'eft peut-être de-1^ qu'ell dérivée l'acception vulgaire du mot 
d'économie , qui s'entend plutôt du fige ménagement de ce 
qu'on a , que des moyens d'acquérir ce que l'on n'a pas. 

Indépendamment du domaine public, qui rend k l'Etat k 
proportion de la probité de ceux qui le régiffent , fi l'on con- 
noiffoit affez toute la force de l'adminiftration générale, fur-tout 
quand elle fe borne aux moyens légitimes , on feroit étonné 
des reflburces qu'ont les Chefs pour prévenir tous les befoins 
publics , fans toucher aux biens des particuliers. Comme ils font 
les maîtres de tour le commerce de l'Etat, rien ne leur efl fi 
facile que de \s diriger d'une manière qui pourvoie à tout , 
fouvent fans qu'ils paroiflenc s'en mêler. La diftribution des 
denrées , de l'argent & des marchandifes par de jufles propor- 
tions , félon les temps & les lieux , eft le vrai fecret des finances 
& la fource de leurs richeffes , pourvu que ceux qui les admi- 
niftrent fâchent porter leur vue afTez loin , & faire dans l'occa- 
fion une perte apparente & prochaine , pour avoir réellement 
des profits immenfes dans un temps éloigné. Quand on voit un 
gouvernement payer des droits, loin d'en recevoir, pour la 
fortie des bleds dans les années d'abondance , & pour leur intro- 

(Euvrcs mêlées. Tome I. F f f 



4'® Discours 

duâion dans les années de diferte , on a befoin d'avoir de tels 
faits fous les yeux pour les croire véritables ; & on les mettroit 
au rang àes romans , s'ils fe fu/Tenc pafTés anciennement. Suppo- 
fons que pour prévenir la difette dans les mauvaifes années, 
on propofàt d'établir des magafins publics, dans combien de 
pays l'entretien d'un établifîèment fi utile ne ferviroit-il pas de 
prétexte h de nouveaux impôts? A Genève, ces greniers éta- 
blis & entretenus par une fage adminiftration , font la relTource 
publique dans les mauvaifes années, & le principal revenu de 
TEtat dans tous les temps i Mit & ditat, c'eft la belle &: jufle 
infcription qu'on lit fur la façade de l'édifice. Pour expofer ici 
le fyfléme économique d'un bon gouvernement, j'ai fouvenc 
tourné les yeux fur celui de cette République : heureux de trou- 
ver ainfi dans ma patrie l'exemple de la fagefTe & du bonheur 
que je voudrois voir régner dans tous les pays'. 

Si Ton examine comment croiiïent les befoins d'un État , on 
trouvera que fouvent cela arrive à-peu-près comme chez les 
particuliers , moins par une véritable nécefîîté , que par un 
accroiflement de defirs inutiles, & que fouvent on n'augmente 
la dépenfe , que pour avoir un prétexte d'augmenter la recette i 
de forte que l'État gagneroit quelquefois à fe pafTer d'être riche, 
& que cette richefle apparente lui eil , au fond , plus onéreufe 
que ne feroit la pauvreté même. On peut efpérer, il eft vrai, 
de tenir les peuples dans une dépendance plus étroite , en leur 
donnant d'une main ce qu'on leur a pris de l'autre; & ce ^ut\a. 
politique dont ufa Jofcph avec les Fgypriens ; mais ce vain fo- 
phifme efl d'autant plus funefte à l'Etat , que l'argent ne rentre 
plus dans les mêmes mains d'où il eft forci , & qu'avec de pa- 
reilles maximes on n'enrichit que des fainéans de la dépouille 
des hommes utiles. 

Le goût des conquêtes eft lîne àes caufes les plus fenfibles 
& les plus dangereufes de cette augmentation. Ce goût, en- 
gendré fouvent par une auti-e ef^ihce d'ambition que celle qu'il 
femble annoncer , n'cft pas toujours ce qu'il paroît être , & n'a 
pas tanc pour véritable modf le defir apparent d'aggrandir la 



SUR VÉCONOMIF POLITIQUE. 41 1 

Nation , que le defir caché d'augmenter au-dedans l'autorité des 
Chefs , a l'aide de l'augmentation des troupes , & k la faveur 
de la diverfion que font les objets de la guerre dans l'efprit des 
citoyens. 

Ce qu'il y a du moins de très-certain , c'efl que rien n"'eft ni 
fi foulé ni fi miférable que les peuples conquérants , & que leurs 
fuccès mêmes ne font qu'augmenter leurs misères; quand l'hif- 
toire ne nous l'apprendroit pas , la raifon fuffiroit pour nous 
démontrer que plus un Etat eft grand, & plus les dépenfes y 
deviennent proportionnellement fortes & onéreufes ; car il faut 
que toutes les provinces fourniffent leur contingent aux frais de 
l'adminiftration générale, & que chacune, outre cela, fafTe pour 
la fienne particulière la même dépenfe que fi elle étoit indépen- 
dante. Ajoutez que toutes les fortunes fe font dans un lieu & 
fe confument dans un autre; ce qui rompt bientôt l'équilibre du 
produit & de la confommation , & appauvrit beaucoup de pays 
pour enrichir une feule ville. 

Autre fource'de l'augmentation des befoins publics, qui tient 
\ la précédente. Il peut venir un temps où les citoyens ne fe 
regardant plus comme intérefTés à la caufe commune, cefTeroient 
d*étre les défenfeurs de la patrie , & où les Magirtra^s aime- 
roient mieux commander à des mercenaires qu'a des hommes 
libres , ne fut-ce qu'afin d'employer en temps & lieu les pre- 
miers pour mieux afTujettir les autres. Tel fut l'État de Rome 
fur la fin de la République & fous les Empereurs; car toutes 
les vifloires des premiers Romains , de même que celles d'A- 
lexandre , avoient été remportées par de braves citoyens , qui 
favoient donner au befoin leur fang pour la patrie, mais qui ne 
le vendoient jamais. Ce ne fut qu'au fiège de Veies qu'on com- 
mença de payer l'infanterie Romaine. Marius fut le premier 
qui, dans la guerre de Jugurtha, déshonora les légions, en y 
introduifant des affranchis , des vagabonds & autres mercenaires. 
Devenus les ennemis des peuples qu'ils étoient chargés de rendre 
heureux , les tyrans établirent des troupes réglées en apparence 
pour contenir l'étranger, & en effet pour opprimer l'habitant. 

Fff ij 



^^^ Discours 

Pour former ces troupes, il fallut enlever à la terre des culti- 
vateurs , dont le défaut diminua la quantité des denrées , & 
donc l'entretien introduifit des impôts qui en augmentèrent le 
prix. Ce premier défordre fit murmurer les peuples; il fallut, 
pour les réprimer, multiplier les troupes , & par conféquenc 
la misère ; & plus le défefpoir augmentoit , plus Ton fe voyoit 
contraint de l'augmenter encore pour en prévenir les effets. 
D'un autre côté, ces mercenaires, qu'on pouvoir eftimer fur le 
prix auquel ils fe vendoient eux-mêmes , fiers de leur aviliiïe- 
ment , méprifant les loix dont ils étoient protégés , & leurs 
frères dont ils mangeoient le pain , fe crurent plus honorés 
d'être les fatellites de Céfar , que les défenfeurs de Rome ; & 
dévoués 'a une obéllTance aveugle , tenoient par état le poignard 
levé fur leurs concitoyens , prêts k tout égorger au premier 
fignal. Il ne feroit pas difficile de montrer que ce fut-lh une 
des principales caufes de la ruine de l'Empire Romain. 

L'invention de l'artillerie & des fortifications a forcé de 

nos jours les Souverains de l'Europe à rétablir l'ufage des troupes 

réglées , pour garder leurs places ; maïs avec des motifs plus 

légitimes , il efl à craindre que l'effet n'en foie également funefle. 

Il n'en faudra pas moins dépeupler les campagnes pour former 

les armées & les garnifons ; pour les entretenir, il n'en faudra 

pas moins fouler les peuples ; & ces dangereux établifTemens 

s'accroiflent depuis quelque temps avec une telle rapidité dans 

tous nos climats, qu'on n'en peut prévoir que la dépopulation 

prochaine de l'Europe , & tôt ou tard la ruine des peuples qui 

l'habitent. 

Qloi qu'il en foit , on doit voir que de telles inftitutions 
renverfent néceffairement le vrai fyfèéme économique , qui tire 
le principal revenu de l'Etat du domaine public, & ne laifTent 
que la reffouree fàcheufe des fubfides & impôts, dont il me 
refte à parler. 

Il faut fe reflT.mvenir id que le fondement du pade foetal efl 
la propriété ; & fa première condition , que chacun foit maintenu 
dans la'paiiible jouifTance de ce qui lui appartient. II efl vrai 



SUR VÈCONOMIE POLITIQUE. 41 J 

que par le même traité chacun s'oblige , au moins tacitement , 
à fe cotifer dans les befoins publics ; mais cet engagement ne 
pouvant nuire a la loi fondamentale; & fuppofant l'évidence du 
befoin reconnue par les contribuables , on voit que pour être 
légitime, cette cotifation doit être volontaire, non d'une volonté 
particulière , comme s'il étoit néceflaire d'avoir le confentement 
de chaque citoyen, & qu'il ne dût fournir que ce qu'il lui plaît, 
ce qui feroit direftement contre l'efprit de la confédération , 
mais d'une volonté générale , a la pluralité des voix , & fur 
un tarif proportionnel qui ne laifTe rien d'arbitraire à l'impofition. 

Cette vérité que les impôts ne peuvent être établis légiti- 
mement que du confentement du peuple ou de fes repréfentans 
a été reconnue généralement de tous les Philofophes & Jurif- 
confultes qui fe font acquis quelque réputation dans les ma- 
tières de droit politique , fans en excepter Bodin même. Si 
quelques-uns ont établi des maximes contraires en apparence 
outre qu'il eft aifé de voir les motifs particuliers qui les y ont 
portés, ils y mettent tant de conditions & de refîridions, qu'au 
fond la chofe revient exai51ement au même : car que le peuole 
puifle refufer , ou que le Souverain ne doive pas exiger, cela 
eft indifférent quant au droit; & s'il n'eft quertion que de la 
force , c'eft la chofe la plus inutile que d'examiner ce qui eft 
légitime ou non. 

Les contributions qui fe lèvent fur le peuple font de deux 
fortes; les unes réelles, qui fe perçoivent fur les chofes; les 
autres perfonnelles , qui fe paient par tête. On donne aux unes 
& aux autres les noms d'impôts ou fubfîdes , quand le peuple 
fixe la femme qu'il accorde , elle s'appelle fubfide ; quand il 
accorde tout le produit d'une taxe , alors c'eft un impôt. On 
trouve dans le Livre de l'Efprit des Loix, que rimpofition par 
tête eft plus propre à la fervitude , & laf taxe réelle plus conve- 
nable à la liberté. Cela feroit inconteftable fi les contingens par 
tête étoient égaux ; car il n'y auroit rien de plus difpvopor- 
tionné qu'une pareille taxe ; & c'eft fur-tout dans les proportions 
exa(?.ement obfervées que confifte l'efprit de la liberté. Mais fi 



414 Discours 

la taxe par tête eft exadement proportionnée au moyen des 
particuliers , comme pourroit être celle qui porte en France le 
nom décapitation, & qui de cette manière efl à la fois réelle 
& perfonnelle , elle ert la plus équitable , & par conféquent la 
plus convenable à des hommes libres. Ces pj-oportions paroifTent 
d'abord très-faciles à obferver , parce qu'étant relatives à l'état 
que chacun tient dans le monde » les inclinations font toujours 
publiques ; mais outre que l'avarice , le crédit & la fraude favenc 
éluder jufqu'h l'évidence, il efl: rare que Ton tienne compte , dans 
ces calculs , de tous les élémens qui doivent y entrer. Premiè- 
rement , on doit confîdérer le rapport des quantités , félon le- 
quel, toutes chofes égales, celui qui a dix fois plus de bien 
qu'un autre, doit payer dix fois plus que lui. Secondement, le 
rapport des ufages , c'eft-k-dire , la diflincftion du nécefTaire & du 
fuperflu ; celui qui n'a que le fimple néceffaire ne doit rien payer 
du tout i la taxe de celui qui a du fuperflu peut aller au be- 
foin , jufqu'h la concurrence de tout ce qui excède fon nécef- 
faire. A cela il dira , qu'eu égard k fon rang , ce qui feroit 
fuperflu pour un homme inférieur , efl: néceffaire pour lui ^ mais 
c'eft un menfonge, car un grand a deux jambes, ainfi qu'un 
bouvier, & n'a qu'un ventre non plus que lui. De plus, ce pré- 
tendu néceffaire efl fi peu néceffaire h fon rang , que s'il favoit 
y renoncer pour vm fujet louable, il n'en feroit que plus ref- 
pedé. Le peuple fe proflerneroit devant un Miniflre qui iroit 
au Confeil à pied , pour avoir vendu fes carroffes dans un prefl*ant 
befoin de l'Etat. Enfin la loi ne prefcrit la magnificence h per- 
fonne i & la bienféance n'eft jamais une raifon contre le droit. 

Un troifième rapport , qu'on ne compte jamais , & qu'on 
devroit toujours compter le premier ; eft celui des utilités que 
chacun retire de la confédération fociale , qui protège forte- 
ment les immenfes pofl"efllons du riche , & laifTe à peine un 
miférable jouir de la chaumière qu'il a confl-ruire de fes mains. 
Tous les avantages de la fociéré ne font-ils pas pour les puiffans 
& les riches ? Tous les emplois lucratifs ne font-ils pas remplis 
par eux feuls ? Toutes les grâces , toutes les exemptions ne leur 



SUR rÉCONOMI E POLITIQUE. 41$ 

font - elles pas réfervées ? Et l'autorité publique n'eft-elle pas 
toute en leur faveur ? Qu'un homme de confidération vole fes 
créanciers , ou fa/Te d'autres fripponneries , n'eft-il pas toujours 
sûr de l'impunité ? Les coups de bâton qu'il dirtribue , les vio- 
lences qu'il commet, les meurtres mêmes & les afTaflînats dont 
il fe rend coupable , ne font-ce pas des affaires qu'on affoupit, 
& dont au bout de fix mois il n'efl plus queftion ? Que ce même 
homme foit volé , toute la police efl auflî-tôt en mouvement, 
& malheur aux innocens qu'il foupçonne ! Paffe-t-il dans un 
lieu dangereux ; voilà les efcortes en campagne : l'aiflleu de fa 
chaife vient-il à fe rompre , tout vole à fon fecours : fait-on du 
bruit k fa porte , il dit un mot , & tout fe tait : la foule l'in- 
commode-t-elle , il fait un figne & tout fe range ; un charretier 
fe trouve-t-il fur fon paffage , fes gens font prêts h l'afTommer ; 
& cinquante honnêtes piétons allant à leurs affaires , feroient plu- 
tôt écrafés, qu'un faquin oi/if retardé dans fon équipage. Tous 
ces égards ne lui coûtent pas un fou ; ils font le droit de l'homme 
riche, & non le prix de la richeffe. Que le tableau du pauvre 
efl différent ! Plus l'humanité lui doit, plus la fociété lui refufe : 
toutes les portes lui font fermées , même quand il a le droit de 
les faire ouvrir; & fi quelquefois il obtient jufîice, c''e{\ avec 
plus de peine qu'un autre n'obtiendroit grâce ; s'il y a des cor- 
vées h faire , une milice a tirer, c'eft à lui qu'on donne la pré- 
férence; il porte toujours, outre fa charge, celle dont fon voi/în 
plus riche a le crédit de fe faire exempter : au moindre accident 
qui lui arrive , chacun s'éloigne de lui : fi fa pauvre charrette 
renverfe, loin d'être aidé par perfonne, je le tiens heureux s'il 
évite en pafTant les avanies àes gens lefles d'un jeune Duc : en 
un mot , toute afTifîance gratuite le fuit au befoin , précifément 
parce qu'il n'a pas de quoi la payer : mais je le tiens pour un 
homme perdu, s'il a le malheur d'avoir l'ame honnête, une fille 
aimable , & un puifTant voifin. 

Une auti*e attention non moins importante à faire , c'e/î que 
les pertes des pauvres font beaucoup moins réparables que celles 
du riche , & que la difficulté d'acquérir croit toujours en raifon 



4»^ Discours 

du befoin. On re fait rien avec rien ; cela efl vrai dans les 
affaires comme en phyfique , l'argent eft la femence de l'argent, 
& la première piftole eft quelquefois plus difficile h gagner 
que le fécond million. Il y a plus encore : c'eft que tout ce que 
le pauvre paie , eft à jamais perdu pour lui , &: refte ou revient 
dans les mains du riche; & comme c'eft aux feuls hommes qui 
ont part au gouvernement, ou à ceux qui en approchent, que 
paffe tôt ou tard le produit des impôts ; ils ont , même en 
payant leur contingent , un intérêt fenfible à les augmenter. 

RfaSUMONS en quatre mots le pafte focial des deux Erats. 

Vous ave:r^ bejoin de moi , car je Juis riche & vous êtes pauvre; 

faijons donc un accord entre nous : je permettrai que vous aye^ 

Vhonneur de me fervir , à condition que vous me donnere^ le peu 

^ui vous rejïe , pour la. peine que je prendrai de vous commander. 

Si l'on combine avec foin toutes ces chofes , on trouvera 
que , pour répartir les taxes d'une manière équitable & vraiment 
proportionnelle , Timpofition n'en doit pas être faite feulement 
en raifon des biens des contribuables ; mais en raifon compofée 
de la différence de leurs conditions & du fuperflu de leurs biens; 
opération très-importante & très-difficile , que font tous les jours 
des multitudes de commis honnêtes gens, & qui favent l'arithmé- 
tique , mais dont les Platon & les Montefquieu n'euffent ofé fe 
charger qu'en tremblant & en demandant au Ciel des lumières 
& de l'intégrité. 

Un autre inconvénient de la taxe perfonnelle, c'eft de fc 
faire trop fentir , & d'être levée avec trop de dureté ; ce qui 
n"'empêche pas qu'elle ne foit fujette k beaucoup de non-valeurs, 
parce qu'il eft plus aifé de dérober au rôle & aux pourfuites fa 
tête que fes poffeftions. 

De toutes les autres impofîticms , le cens fur les terres ou la 
taille réelle a toujours paffé pour la plus avantageufe dans les 
pays où l'on a plus d'égard h la quantité du produit & h la 
sûreté du recouvrement , qu'à la moindre incommodité du peu- 
ple. On a même ofé dire qu'il falloir charger le payfan pour 

réveiller 



^SUR VÉCONOMIE POLITIQ^UE. 4T7 

"éveiller fa parefTe , & qu'il ne feroit rien s'il n'avoir rien à 
payer. Mais l'expérience dément chez tous les peuples du monde 
cette maxime ridicule ; c'eft en Hollande , en Angleterre , où le 
cultivateur paie très-peu de chofe, & fur-tout h la Chine , oîi il 
ne paie rien , que la terre eft le mieux cultivée. Au contraire , 
par-tout cil le laboureur fe voit cliargé à proportion du produit 
de fon champ , il le laiffe en friche , ou n'en retire exaflement 
que ce qu'il lui faut pour vivre. Car pour qui perd le fruir de 
fa peine , c'eft gagner que ne rien faire , & mettre le travail k 
l'amende , eft un moyen fort fingulier de bannir la parefTe. 

De la taxe fur les terres ou fur le bled, fur-tout quand elle 
efl exceffive , réfultent deux inconvéniens fi terribles, qu'ils doi- 
vent dépeupler & ruiner à la longue tous les pays où elle eft 
établie. 

Le premier vient du défaut de circulation des efpèces ; car 
le commerce & l'induftrie attirent dans les capitales towt l'argent 
de la campagne : & l'impôt détruifant la proportion qui pouvoit 
fe trouver encore entre les befoins du laboureur & le prix de 
fon bled , l'argent vient fans cefTe & ne retourne jamais ; plus 
la ville eft riche , plus le pays eft miférable. Le produit des 
tailles pafTe des mains du Prince ou des Financiers dans celles 
des Artiftes & des Marchands j & le cultivateur , qui n'en reçoit 
jamais que la moindre partie , s'épuife enfin en payant toujours 
également & recevant toujours moins. Comment voudroit-on 
que pût vivre un homme qui n'auroit que des veines & point 
d'artères , ou dont les artères ne porteroient le fang qu'h quatre 
doigts du cœur ? Chardin dit qu'en Perfe les droits du Roi fur 
les denrées fe paient aulTî en denrées i cetufage, qu'Hérodote 
témoigne avoir autrefois été pratiqué dans le même pays juf- 
qu'a Darius , peut prévenir le mal dont je viens de parler. Mais 
à moins qu'en Perfe les Intendans, Direfleurs , Commis & Gar- 
des-magafins ne foient une autre efpèce de gens que par - tout 
ailleurs , j'ai peine k croire qu'il arrive jufqu'au Roi la moindre 
chofe de tous ces produits , que les bleds ne fe gâtent pas 

(Ëuvres mclics. Tome I. Ggg 



41 8 Discours 

dans tous les greniers , & que le feu ne confume pas la plu|îEart 
àQs magafins. 

Le fécond inconvénient vient d'un avantage apparent , -qui 
laifTe aggraver les maux avant qu'on les apperçoive. Oeft q-ue 
le bled efl une denrée que les impôts ne renchéri/Tenr point Ai^n& 
le pays qui la produit, & dont , malgré fon abfolue néce(TîtéV 
la quantité diminue, fans que le prix en augmente; ce qui fait 
que beaucoup de gens meurent de faim , quoique le bled c'onfti-' 
nue d'être h bon marché, & que le' laboureur refle feul chargé 
de l'impôt qu'il n'a pu défalquer fur le prix de la vente. Il faut 
bien faire attention qu'on ne doit pas raifonner de la taille réelle 
comme des droits fur toutes les marchandifes qui en font haufTer 
le prix , & font ain/î payés moins par les marchands que par les 
acheteurs. Car ces droits , quelque forts qu'ils puilTent être , font 
pourtant volontaires, & ne font payés par le Marchand qu'h pro- 
portion des marchandifes qu'il acheté ; & comme il n'acheté qu'à 
proportion de fon débit , il fait la loi au particulier. Mais le labou- 
reur qui , foit qu'il vende ou non , e/l contraint de payer à des 
termes fixes pour le terroin qu'il cultive , n'eft pas le maître 
d'attendre qu'on mette à fa denrée le pi'ix qu'il lui plaît : & 
quand il ne la vendroit pas pour s'entretenir , il feroit forcé de 
la vendre pour payer la taille; de forte que c'eft quelquefois 
l'énormité de l'impofîtion qui maintient la denrée a vil prix. 

Remarquez encore que les reflburces du commerce & de 
l'induftrie, loin de rendre la raille plus fupportable par l'abon- 
dance de l'argent, ne la rendent que plus onéreufe. Je n'infif- 
terai point fur une chofe très-évidente , favoir que fi la plus 
grande ou la moindre quantité d'argent dans un Etat peut lui 
doJiner plus ou moins de crédit au dehors , elle ne change en 
aucune manière la fortune réelle des citoyens, & ne les met 
ni plus ni moins h leur aife. Mais je ferai ces deux remarques 
importantes ; l'une , qu'à moins que l'État n'ait des denrées 
fuperflues , & que l'abondance de l'argent ne vienne de leur débit 
chez l'étranger , les villes où fe fait le commerce fe (entent (en- 
les de cette abondance , & que le payfan ne fait qu'en devenir 



SUR L'ÉCONOMIE POLITIQ^UE. 419 

Relativement plus pauvre ; l'autre , que le prix de toutes chofes 
haufTant avec Taugmentation de l'argent , il faut aufîi que les 
impôts haufTent h proportion; de forte que le laboureur fe trouve 
plus chargé fans avoir plus de refTources. 

On doit voir que la taille fur les terres efî un véritable impôt 
fur leur produit. Cependant chacun convient que rien n'eft fi dan- 
gereux qu'un impôt fur le bled payé par l'acheteur ; comment 
ne voit-on pas que le mal eft cent fois pire quand cet impôt 
eft payé par le cultivateur même ? N'eft-ce pas attaquer la 
fubftance de l'État jufques dans la fource ? N'eft-ce pas tra- 
vailler aufli diredement qu'il eft poflible h dépeupler le pays, 
& par conféquent à le ruiner a la longue ? Car il n'y a point pour 
une nation de pire difette que celle des hommes. 

Il n'appartient qu'au véritable homme d'Etat d'élever fes 
vues , dans l'aflîette des impôts , plus haut que l'objet des finan- 
ces ; de transformer des charges onéreufes en d'utiles régle- 
mens de Police , &c de faire douter au peuple fi de tels érabiif- 
femens n'ont pas eu pour fin le bien de la nation , plutôt que 
le produit des taxes. 

Les droits fur l'importation des marchandifes étrangères , dont 
les habitans font avides fans que le pays en ait befoin , fur l'ex- 
portation de celles du cru du pays dont il xj'a pas de trop , & 
dont les étrangers ne peuvent fe pafTer, fur les productions 
des arts inutiles & trop lucratifs , fur les entrées dans les villes 
des chofes de pur agrément, & en général fur tous les objets 
du luxe , rempliront tout ce double objet. C'efl: par de tels im- 
pôts , qui foulagent la pauvreté , & chargent la riche/Te , qu'il 
faut prévenir l'augmentation continuelle de l'inégalité des fortu- 
nes , l'afTervilTement aux riches d'une multitude d'ouvriers & de 
fervkeurs inutiles, la multiplication des gens oififs dans les villes, 
& la défertion des campagnes. 

IL eft important de mettre entre le prix des chofes & les 
droits dont on les charge, une telle proportion, que l'avidité 

Ggg 'i 



420 Discours 

des particuliers ne foit point trop portée k la fraude par \a 
grandeur des profirs. Il faut encore prévenir la facilité de la con- 
trebande , en préférant les marchandifes les moins faciles k ca- 
cher. Enfin il convient que Timpôt foit payé par celui qui 
emploie la chofe taxée , plutôt que par celui qui la vend, 
auquel la quantité des droits dont il fe trouveroit chargé , donne- 
roit plus de tentations & de moyens de les frauder. C'eft Tufage 
confiant de la Chine , le pays du monde où les impôts font les 
plus forts & les mieux payés ; le marchand ne paie rien j Ta- 
cheteur feul acquitte le droit, fans qu'il en réfulte ni murmures 
ni féditions , parce que les denrées nécefTaires h la vie , telles 
que le riz & le bled, étant abfolument franches, le peuple n'efl 
point foulé , & rimpôt ne tombe que fur les gens aifés. Au 
refte toutes ces précautions ne doivent pas tant être diftées pac 
la crainte de la contrebande , que par l'attention que doit 
avoir le gouvernement a garantir les particuliers de la réduc- 
tion des profits illégitimes , qui , après en avoir fait de mauvais 
citoyens , ne tarderoient pas d'en faire de mal-honnétes gens. 

Q'u'ON établifTe de fortes taxes fur la livrée , fur les équi- 
pages, fur les glaces, luflres & ameublemens, fur les étoffes & 
la dorure , fur les cours & jardins des hôtels , fur les fpe(5lacles de 
toute efpèce , fur les profelTîons oifeufcs , comme baladins , 
chanteurs , hiftrions , & en un mot, fur cette foule d'objets de 
luxe , d'amufement & d'oifiveté qui frappent tous les yeux , & 
qui peuvent d'autant moins fe cacher , que leur feul ufage efl 
de fe montrer , & qu'ils feroient inutiles s'ils n'étoient vus. Qu'on 
ne craigne pas que de tels produits fufTent arbitraires pour 
n'être fondes que fur des chofes qui ne font pas d'abfolue 
néceflité : c'efl bien mal connoître les hommes que de croire 
qu'après s'être laiiïe Une fois féduire par le luxe, ils y puiffent 
jamais renoncer ; ils renonceroient cent fois plutôt au nécefTaire , 
& aimeroient encore mieux mourir de faim que de honte. 
L'augmentation de la dépenfe ne fera qu'une nouvelle raifon 
pour la foutenir , quand la vanité de fe montrer opulent fera 
fon profit du prix de la chofe & des frais de la taxe. Tant qu'il 



'SUR'VÈCONOMIE POLITIQUE. 4ZI 

y aura des riches , ils voudront fe diftinguer des pauvres , & 
l'État ne fauroit fe former un revenu moins onéreux ni plus 
afTuré que fur cette diftindion. 

Par la même raifon, l'induflrie n'auroit rien à fouffrir d'un 
ordre économique qui enrichiroit les finances, ranimeroit l'agri- 
culture en foulageant le laboureur , & rapprocheroit infenfible- 
ment toutes les fortunes de cette médiocrité qui fait la véritable 
force d'un Etat. II fe pourroit , je l'avoue, que les impôts 
contribuaflènt a faire pafTer plus rapidement quelques modes ; 
mais ce ne farcit jamais que pour en fubftituer d'autres , fur 
lefquelles l'ouvrier gagneroit , fans que le fifc eût rien à perdre. 
En un mot , fuppofons que l'efprit du gouvernement foit conf- 
tamment d'afTeoir toutes les taxes fur le fuperflu des richeHes , 
il arrivera de deux chofes l'une : ou les riches renonceront \ 
leurs dépenfes fuperflues pour n'en faire que d'utiles qui retour- 
neront au profit de l'Etat ; alors l'aflîette des impôts aura pro- 
duit l'effet des meilleures loix fomptuaires ; les dépenfes de 
l'Etat auront néceffairement diminué avec celles des particuliers; 
& le fifc ne fauroit moins recevoir de cette manière , qu'il n'ait 
beaucoup moins encore k débourfer : ou fi les riches ne dimi- 
nuent rien de leurs profufions , le fifc aura dans le produit des 
impôts les re/Tources qu'il cherchoit pour pourvoir aux befoins 
réels de l'Etat. Dans le premier cas, le fifc s'enrichit de toutes 
la dépenfe qu'il a de moins 'a faire; dans le fécond il s'enrichit 
encore de la dépenfe inutile des particuliers. 

Ajoutons à tout ceci une importante diflincfcion en matière 
de droit politique, & à laquelle les gouvernemens, jaloux de 
faire tout par eux-mêmes, devroient donner une grande atten- 
tion. J'ai dit que les taxes perfonnelles & les impôts fur les 
chofes d'une abfolue néceflité , attaquant diredement le droit de 
propriété, & par conféquent le vrai fondement de la fociété 
politique , font toujours fujets h des conféquences dangereufes , 
s'ils ne font établis avec l'exprès confentement du peuple ou de 
fes repréfentans. Il n'en eft pas de même des chofes dont on 
peut s'interdire l'ufage ; car alors le particulier n'étant point 



4^2 BjscovRs SUR l'Économie politique. 

abrolument contraint à payer , fa contribution peut pafler pour 
volontaire ; de forte que le confentement particulier de chacun 
des contribuans fupplée au confentement général , & le fuppofe 
même en quelque manière ; car pourquoi le peuple s'oppoferoit- 
il à toute impofition qui ne tombe que fur quiconque veut bien 
la payer ? IJ me paroi t certain que tout ce qui n'efl: pas prof- 
crit par les loix , ni contraire aux mœurs , & que le gouverne- 
ment peut défendre , il peut le permettre moyennant un droit. 
Si , par exemple , le gouvernement peut interdire Tufage des 
carroffes , il peut a plus forte raifon impofer une taxe fur les 
carrofles, moyen fage & utile d'en blâmer Tufage fans le fiire 
cefTer. Alors on peut regarder la taxe comme une efpèce d'a- 
mende , dont le produit dédommage de l'abus qu'elle punit. 

Quelqu'un m'objeflera peut-être que ceux que Bodin appelle 
impojleurs y c'eft-h-dire , ceux qui impofent ou imaginent les taxes, 
étant dans la claffe des riches, n'auront garde d'épargner les 
autres a leurs propres dépens , & de fe charger eux-mêmes pour 
foulager les pauvres. Mais il faut rejetter de pareilles idées. Si, 
dans chaque nation , ceux à qui le Souverain commet le gou- 
vernement des peuples en étoient les ennemis par état , ce ne 
feroit pas la peine de rechercher ce qu'ils doivent faire pour les 
rendre heureux. 



EXTRAIT 

DU PROJET 

V E 

FAÎX FEMFÉTUELLE 

DE MONSIEUR 
L'ABBÉ DE S. PIERRE: 
Far J. J. ROVSSEAU, Citoyen ic Gerûyc. 



Tune genus humanum pofitis fihî confulat armù; 
Inque vieem gens omnis amtt, 

LtTCAiir. 



4»5 



AVERTISSEMENT. 

Il y a fix ans que M. le Comte de Saint-Pierre m'ayant 
confié les manufcrits de feu M. l'Abbé fon oncle, j'avois 
commencé d'abréger fes écrits, afin de les rendre plus com- 
modes à lire , & que ce qu'ils ont d'utiles fût plus connu. 
Mon defîèin étoit de publier cet abrégé en deux volumes» 
l'un defquels eût contenu les extraits des Ouvrages , & 
l'autre un jugement raifonné fur chaque projet : mais , après 
quelque efîài de ce travail , je vis qu'il ne m'étoit pas pro- 
pre & que je n'y réuffirois point. J'abandonnai donc ce 
defîèin, après l'avoir feulement exécuté fur la Paix perpé- 
tuelle & fur la Polyfinodie. Je vous envoie , Monfieur , le 
premier de ces extraits , comme un fujet inaugural pour 
vous , qui aimez la paix , & dont les écrits la refpirent. 
PuifTions-nous la voir bientôt rétablie entre les PuifTances 1 
car entre les Auteurs on ne l'a jamais vue , & ce n'efl pas 
aujourd'hui qu'on doit l'efpérer. 

Rousseau. 
A Montmorency , le 5 Décembre 1^60, 



Œuvres mcUes. Tome I. Hhh 



4^7 

PROJET 

D E 

PAIX PERPÉTUELLE. 

,Omme jamais projet plus grand , plus beau ni plus utile 

n'occupa refprit humain que celui d'une paix perpétuelle & uni- 
verfelie entre tous les peuples de l'Europe : jamais Auteur ne 
mérita mieux l'attention du Public que celui qui propofe des 
moyens pour mettre ce projet en exécution. Il eft même bien 
difficile qu'une pareille matière laiffe un homme fenfible & ver- 
tueux exempt d'un peu d'enthoufiafme ; & je ne fais fi l'illufion 
d'un cœur véritablement humain , à qui fon zèle rend tout facile , 
n'eft pas en cela préférable à cette âpre & repoufTante raifon, 
qui trouve toujours dans fon indifférence pour le bien public , le 
premier obflacle à tout ce qui peut le favorifer. 

Je ne doute pas que beaucoup de Ledeurs ne s'arment d'à- 
va ice d'incrédulité pour réfifler au plaifir de la perfuafion , & je 
les plains de prendre fi trifiement l'entêtement pour la fagefTe. 
Mais j'efpère que quelque ame honnête partagera l'émotion 
délicieufe avec laquelle je prends la plume fur un fujet fi inté- 
refTant pour l'humanité. Je vais voir, du moins en idée ,les hom- 
mes s'unir & s'aimer ; je vais penfer a une douce & piifible 
fociété de frères , vivans dans une concorde éternelle, tous 
conduits par les mêmes maximes, tous heureux du bonheur 
commun; & réalifant en moi-même un tableau fi touchant, 
rimage d'une félicité qui n'efi point, m'en fera goûter quelques 
inftans une véritable. 

Je n'ai pu refufer ces premières lignes au fentiment dont 
j'étois plein. Tâchons maintenant de raifonner de fens froid. 
Bien réfolu de ne rien avancer que je ne le prouve , je crois 

Hhh ij 



428 PROJET 

pouvoir prier le Lefleur h Ton tour de ne rien nier qu'il ne le 
réfute : car ce ne font pas tant les raifonneurs que je crains , 
que ceux qui , fans fe rendre aux preuves , n'y veulent rien 
obje(5ter. 

Il ne faut pas avoir long -temps médité fur les moyens de 
perfectionner un gouvernement quelconque , pour appercevoir 
des embarras & des obftacles qui naiflent moins de fa confti- 
tution que de fes relations externes ; de forte que la plupart 
des foins qu'il faudroit confacrer h fa police , on efl contraint 
de les donner h fa sûreté , & de fonger plus à le mettre en 
état de réfifter aux autres , qu'à le rendre parfait en lui-même. 
Si Tordre focial étoit, comme on le prérend, Touvrage de la 
raifon plutôt que des paflîons , eût-on tardé fi long-temps a voir 
qu'on en a fait trop ou trop peu pour notre bonheur ; que 
chacun de nous étant dans l'état civil avec fes concitoyens, & 
dans l'état de nature avec tout le refte du monde , nous n'a- 
vons prévenu les guerres particulières que pour en allumer de 
générales , qui font mille fois plus terribles , & qu'en nous 
uniiïant à quelques hommes , nous devenons réellement les 
ennemis du genre humain ? 

S'IL y a quelque moyen de lever ces dangereufes contra- 
diflions , ce ne peut être que par une forme de gouverne- 
ment confédérative , qui , unifiant les peuples par des liens fem- 
blables a ceux qui unifient les individus , foumette également les 
uns & les autres à l'autorité des loix. Ce gouvernement paroit 
d'ailleurs préférable à tout autre , en ce qu'il comprend à la fois 
les avantages des grands & des petits Etats , qu'il efi: redoutable 
au dehors par fa puifiance , que les loix y font en vigueur , & 
qu'il efi: le feul propre à contenir également les fujets , les Chefs 
& les étrangers. 

Quoique cette forme paroifie nouvelle à certains égards, 
& qu'elle n'ait en effet été bien entendue que par les Modernes , 
les Anciens ne l'ont pas ignorée. Les Grecs eurent leurs Am- 
phiâions, les Etrufques leurs Lucumonies , les Latins leurs Fé- 



JD E Faix perpétuelle. 429 

ries, les Gaules leurs Cités, & les derniers foupirs de la Grèce 
devinrent encore illuflres dans la ligue Achéenne. Mais nulles 
de ces confédérations n'approchèrent pour la fagefTe de celle du 
Corps Germanique, de la Ligue Helvétique & des Etats-Géné- 
raux. Que fi ces corps politiques font encore en fi petit nom- 
bre & fi loin de la perfeâion dont on fent qu'ils feroient fuf- 
ceptibles, c'eft que le mieux ne s'exécute pas comme il s'imagine, 
& qu'en politique ainfi qu'en morale , l'étendue de nos con- 
noiffances ne prouve guère que la grandeur de nos maux. 

Outre ces confédérations publiques, il s'en peut former 
tacitement d'autres moins apparentes & non moins réelles , par 
l'union des intérêts, par le rapport des maximes, par la con- 
formité des coutumes, ou par d'autres circonfiances qui laiflent 
fubfifier des relations communes entre des peuples divifés. C'efl 
ainfi que toutes les Puiiïances de l'Europe forment entr'elles 
une forte de fyfiéme qui les unit par une même religion, par 
un même droit des gens, par les mœurs, par les lettres, par 
le commerce , & par une forte d'équilibre qui efl: l'effet nécef- 
faire de tout cela, & qui, fans que perfonne fonge en effet h 
le conferver , ne feroit pourtant pas fi facile h rompre que le 
penfent beaucoup de gens. 

Cette fociété de peuples de l'Europe n'a pas toujours exifié, 
& les caufes particulières qui l'ont fait naître fervent encore h 
la maintenir. En effet , avant les conquêtes des Romains , tous 
les peuples de cette partie du monde , barbares & inconnus les 
uns aux autres, n'avoient rien de commun que leur qualité 
d'hommes; qualité qui, ravalée alors par Tefclavage , ne différoit 
guère dans leur efprit de celle de brute. Aufii les Grecs , rai- 
fonneurs & vains, diflinguoient-ils , pour ainfi dire, deux efpèces 
dans l'humanité , dont l'une , favoir la leur, étoit faite pour 
commander , & l'autre , qui comprenoit tout le refîe du monde, 
uniquement pour fervir. De ce principe il réfultoit qu'un Gaulois , 
ou un Ibère, n'étoit rien de plus pour un Grec, que n'eût été 
un Caffre ou un Américain , & les Barbares eux-mêmes n'avoient 
pas plus d'aflinité entr'eux que n'en avoient les Grecs avec les 
uns ôc les autres. 



45^ Projet 

Mais quand ce peuple , fouverain par nature , eut été Tournis 
aux Romains , fes efclaves , & qu'une partie de rhémifphère 
connu eut fubi le même joug, il le forma une union politique 
& civile entre tous les membres d'un même empire ^ cette union 
fiit beaucoup re/Terrée par la maxime , ou très-fage ou très- 
infenfée , de communiquer aux vaincus tous les droits des vain- 
queurs , & fur-tout par le fameux décret de Claude , qui incor- 
poroit tous les fujets de Rome au nombre de fes citoyens. 

A la chaîne politique qui réunifToit ainfi tous les membres en 
un corps , fe joignirent les inilitutions civiles & les loix qui don- 
nèrent une nouvelle force à ces liens , en déterminant d'une ma- 
nière équitable , claire & précife , du moins autant qu'on le pou- 
voit dans un fi vafte empire , les devoirs & les droits réciproques 
du Prince & des fujets , & ceux des citoyens entr'eux. Le Code 
de Théodofe , & enfuite les livres de Juftinien , furent une 
nouvelle chaîne de jufiice & de raifon fubftituée à propos à celle 
du pouvoir fouverain , qui fe relâchoit très-fenfiblement. Ce fup- 
plément retarda beaucoup la diffblution de l'Empire , & lui 
conferva long-temps une forte de jurifdiftion fur les Barbares 
mêmes qui le défoloienr. 

Un troifième lien , plus fort que les précédens , fut celui de 
la religion, & l'on ne peut nier que ce ne foit fur -tout au 
Chriftianifme que l'Europe doit encore aujourd'hui l'efpèce de 
fociété qui s'eft perpétuée entre fes membres ; tellement que 
celui de fes membres qui n'a point adopté fur ce point le fenti- 
ment des autres , eft toujours demeuré comme étranger parmi 
eux. Le Chriftianifme , fi méprifé "a fa naifTance , fervit enfin 
d'afyle à fes détradleurs. Après l'avoir fi cruellement & fi vaine- 
ment perfécuté , l'Empire Romain y trouva les reflources qu'il 
n'avoit plus d:rns fes forces ; fes miflîons lui valoient mieux que 
des viftoires ; il envoyoit des Evéques réparer les fautes de fes 
Généraux, & triomphoit par fes Prêtres quand fes foldats étoient 
battus. C'eft ainfi que les Francs, les Goths , les Bourguignons, 
les Lombards, les Abares & mille autres reconnurent enfin l'au- 
torité de TEmpire après l'avoir fubjugué , & reçurent, du moins 



DE P J I X P E R P É T U E L L E. 43 I 

tn apparence , avec la loi de l'Evangile , celle du Prince qui la 
leur faifoit annoncer. 

Tel étoic le refpecfb qu'on portoit encore à ce grand corps 
expirant , que jufqu'au dernier infiant Tes deltrudeurs s'iionoroient 
de Tes titres i on voyoit devenir Oflîciers de l'Empire les mêmes 
conquérans qui Tavoient avili , les plus grands Rois accepter , 
briguer même les honneurs patriciaux , la préfecture, le confulat; 
& comme un lion qui flatte Thomme qu'il pourroit dévorer , on 
Voyoit ces vainqueurs terribles rendre hommage au trône impé- 
rial qu'ils étoient maîtres de renverfer. 

Voila comment le Sacerdoce &: l'Empire ont formé le lien 
focial de divers peuples , qui , fans avoir aucune communauté 
réelle d'intérêts , de droits ou de dépendance , en avoient une 
de maximes & d'opinions, dont l'influence efl: encore demeurée, 
quand le principe a été détruit. Le flmulacre antique de l'Empire 
Romain a continué de former une forte de haifon entre les 
membres qui l'avoient compofé ; & Rome ayant dominé d'une 
autre manière après la dcflruétion de l'Empire , il efl refté de 
ce double lien (87) une fociété plus étroite entre les nations de 
l'Europe , où étoit le centre des deux puifTances , que dans les 
autres parties du monde , dont les divers peuples , trop épars 
pour fe correfpondre , n'ont de plus aucun point de réunion. 

Joignez à cela la fituation particulière de l'Europe , plus éga- 
lement peuplée , plus également fertile , mieux réunie en toutes 
fes parties ; le mélange continuel des intérêts que les liens du 
fang & les affaires du commerce, des arts, des colonies ont mis 
entre les Souverains ; la multitude des rivières & la variété de 
leur cours, qui rend toutes les communications faciles; l'humeur 
înconflante des habitans , qui les porte h voyager fans ceffe & h fe 
tranfporter fréquemment les uns chez les autres j l'invention de 

(87) Le refpefb pour l'Empire Ro- n'étoir pas le Souverain naturel du 

main a tellement furvécu à fa puiffance, Inonde; & Banhole a pouffé leschofes 

que bien des Jurifconfultes ont mis en jufqu'à traiter d'hérétique quiconque 

queflion fi l'Empereur d'Allemagne oferoit en douter. 



45* Projet 

rimprimerie & le goût général des Lettres , qui a mis entr'eux 
une communauté d'études & de connoifTances ; enfin la multitude 
& la petitefTe des États, qui, jointe aux befoins du luxe & a la 
diverfité des climats, rend les uns toujours nécefTaires aux autres. 
Toutes ces caufes réunies forment de l'Europe , non -feulement, 
comme l'Afie ou l'Afrique , une idéale collection de peuples qui 
n'ont de commun qu'un nom , mais une fociété réelle qui a fa 
religion, fes mœurs, fes coutumes & même fes loix; dont aucun 
des peuples qui la compofent , ne peut s'écarter fans caufer aullî- 
tôt des troubles. 

A voir , d'un autre côté , les diiïentions perpétuelles , les bri- 
gandages , les ufurpations , les révoltes , les guerres , les meurtres 
qui défoJenr journellement ce refpeftable féjour des Sages , ce 
brillant afyle des Sciences & des Artsi h confidérer nos beaux 
dlfcours & nos procédés horribles , tant d'humanité dans les maxi- 
.mes & de cruauté dans les actions, une religion fi douce & une 
fi fanguinaire intolérance , une politique fi fage dans les livres & 
fi dure dans la pratique , des Chefs fi bienfaifants & des peuples 
fi miférables , des gouvernemens fi modérés & des guerres fi 
cruelles : on fait à peine comment concilier ces étranges contra- 
riétés ; & cette fraternité prétendue des peuples de l'Europe ne 
femble être qu'un nom de dérifion pour exprimer avec ironie 
leur mutuelle animofité. 

Cependant les chofes ne font que fuivre en cela leurs cours 
naturel ; toute fociété fans loix ou fans Chefs , toute union for- 
mée ou maintenue par le hazard , doit néceffairement dégénérer 
en querelle & diffention h la première circonftance qui vient k 
changer ; l'antique union des peuples de l'Europe a compliqué 
leurs intérêts & leurs droits de mille manières ; ils fe touchent 
par tant de points , que le moindre m>ouvement des uns ne peut 
manquer de choquer les autres ; leurs divifions font d'autant plus 
funeftes que leurs liaifons font plus intimes ; & leurs fréquentes 
querelles ont prefque la cruauté des guerres civiles. 

Convenons djnc que l'étac relatif des Puiffances de l'Europe 

eft 



DE Faix perpétuelle. 433 

efl: proprement un état de guerre , &^que tous les traités 
partiels entre quelques-unes de ces Pui/Tances, font plutôt des 
trêves paffagères que de véritables paix : foit parce que ces traités 
n'ont point communément d'autres garans que les parties contrac- 
tantes , foit parce que les droits des luîes & des autres n'y font 
jamais décidés radicalement, & que ces droits mal éteints, ou 
les prétentions qui en tiennent lieu entre des PuifTances , qui ne 
reconnoiflent aucun fupérieur , feront infailliblement des fources 
de nouvelles guerres , fi - tôt que d'autres circonftances auront 
donné de nouvelles forces aux Prétendans. 

D'ailleurs , le droit public de l'Europe n'étant point établi 
ou autorifé de concert, n'ayant aucuns principes généraux, & 
variant incefTamment félon les temps & les lieux, il eft plein de 
règles contradictoires , qui ne fe peuvent concilier que par le 
droit du plus fort ; de forte que la raifon fans guide aiïliré , fe 
pliant toujours vers l'intérêt perfonnel dans les chofes douteufes, 
la guerre feroit encore inévitable , quand même chacun voudroit 
être jufte. Tout ce qu'on peut faire avec de bonnes intentions , 
c'eft de décider ces fortes d'affaires par la voie des armes , ou 
de les aiToupir par des traités paffagers ; mais bientôt aux occa- 
fions qui raniment les mêmes querelles, il s'en joint d'autres 
qui les modifient ; tout s'embrouille ; tout fe complique ; on ne 
voit plus rien au fond des chofes; l'ufurpation paffe pour droit, 
la foibleffe pour injuûice ; &: parmi ce défordre continuel , cha- 
cun fe trouve infenfiblement fi fort déplacé , que fi l'on pouvoit 
remonter au droit folide & primitif , il y auroJt peu de Souve- 
rains en Europe qui ne duflënt rendre tout ce qu'ils ont. 

Une autre femence de guerre plus cachée & non moins réelle, 
c'eft que les chofes ne changent point de forme en cliangeant 
de nature ; que des Etats héréditaires en effet refient éleftifs 
en apparence ; qu'il y ait des Parlemens ou États nationaux 
dans des Monarchies, des Chefs héréditaires dans des Répu- 
bliques; qu'une Puiffance dépendante d'une autre conferve encore 
une apparence de liberté; que tous les peuples foumis au même 
pouvoir ne foier-t pas gouvernés par les mêmes loix ; que l'ordre 
(ILuvris mêlées. Tom& L ï i i 



434 Traité 

de fucceflîon foit difféi^nt dans les divers Etats d'un même Sou- 
verain ; enfin que chaque gouvernement tende toujours k s'altérer, 
fans qu'il foit pofîîble d'empêcher ce progrès : voilà les caufes 
générales & particulières qui nous uniiïent pour nous détruire , 
& nous font écrire une fi belle dodrine fociale avec des mains 
toujours teintes de fang humain. 

Les caufes du mal étant une fois connues, le remède , s'il 
exifte, eft fuffifamment indiqué par elles. Chacun voit que toute 
fociété fe forme par les intérêts communs ; que toute divifion 
naît des intérêts oppofés ; que mille événemens fortuits pouvant 
clianger & modifier les uns & les autres, dès qu'il y a fociété , 
il faut néceffairemenr une force coaclive , qui ordonne & con- 
certe les mouvemens de fes membres, afin de donner aux com- 
muns intérêts & aux engagemens réciproques la folidité qu'ils ne 
fauroient avoir par eux-mêmes. 

Ce feroit d'ailleurs une grande erreur d'efpêrer que cet état 
violent pût jamais changer par la feule force des chofes, & fans 
le fecours de l'art. Le fyftême de l'Europe a précifément le 
degré de folidité qui peut la maintenir dans une agitation perpé- 
tuelle , fans la renverfer tout-h-fait ; & fi nos maux ne peuvent 
augmenter , ils peuvent encore moins finir , parce que toute 
grande révolution eft déformais impofïïble. 

Pour donner a ceci l'évidence néceflaire , commençons par 
jetter un coup d'œil général fur l'état préfent de l'Europe. La 
fituation des montagnes , des mers & des fleuves qui fervent de 
bornes aux nations qui l'habitent, femble avoir décidé du nom- 
bre & de la grandeur de ces nations , & l'on peut dire que 
l'ordre politique de cette partie du monde efl à certains égards 
l'ouvrage de la nature. 

En effet, ne penfons pas que cet équilibre fi vanté ait été 
établi par perfonne , & que perfonne ait rien fait à deffein de 
le conferver : on trouve qu'il exiile ; & ceux qui ne fentent pas 
en eux-mêmes aflez de poids pour le rompre , couvrent leurs vues 
particulières du prétexte de le foutenir. Mais qu'on y fonge ou 



ï)£ T A I X PERPÉTUELLE 43 J 

non, cet équilibre fubfifle, & n'a befoin que de lui-même pour 
fe conferver fans que perfonne s'en mêle; & quand il fe romproit 
un moment d'un côté, il fe rétabliroit bientôt d'un autre : de 
forte que fi les Princes qu'on accufoir d'afpirer h la monarchie 
univerfelle , y ont réellement afpiré , ils montroient en cela plus 
d'ambition que de génie ; car comment envifager un moment ce 
projet, fans en. voir auflî-tôt le ridicule? Comment ne pas fentir 
qu'il n'y a point de Potentat en Europe affez fupérieur aux 
autres pour pouvoir jamais en devenir le maître ? Tous les con- 
quérans qui ont fait des révolutions , fe préfentoient toujours 
avec des forces inattendues, ou avec des ti-oupes étrangères & 
différemment aguerries , à des peuples ou défarmés , ou divifés , 
ou fans difcipline; mais où prendroit un Prince Européen des 
forces inattendues , pour accabler tous les autres , tandis que le 
plus puifTant d'entr'eux eft une fi petite partie du tout, & qu'ils 
ont de concert une û grande vigilance ? Aura-t-il plus de troupes 
qu'eux tous ? Il ne le peut, ou n'en fera que plutôt ruiné, ou 
fes troupes feront plus mauvaifes , en raifon de leur plus grand 
nombre. En aura-t-il de mieux aguerries ? Il en aura moins \ 
proportion. D'ailleurs la difcipline eft par-tout h -peu -près la 
même , ou le deviendra dans peu. Aura-t-il plus d'argent ? Les 
fources en font communes , & jamais l'argent ne fit de grandes 
conquêtes. Fera-t-il une invafion fubite ? La famine ou des places 
fortes l'arrêteront à chaque pas. Voudra-t-il s'agrandir pied-à- 
pied ? Il donne aux ennemis le moyen de s'unir pour réfifter ; 
le temps, l'argent & les hommes ne tarderont pas h lui manquer, 
Divifera-t-il les autres PuifFances pour les vaincre l'une par l'au- 
tre ? Les maximes de l'Europe rendent cette politique vaine ; &: 
le Prince le plus borné ne donneroit pas dans ce piège. Enfin 
aucun d'eux ne pouvant avoir de refTources exçlufives , la réfiflance 
eft à la longue égale h l'effort; & le temps rétablit bientôt les 
brufques accJdens de la fortune , finon pour chaque Prince en 
particulier , au moins pour la conftitution générale. 

Veut - on maintenant fuppofer h plaifir l'accopd de deux ou 
trois Potentats , pour fubjuguer tout le reile ? Ces trois Potentats , 

I ii ij 



43^ Traité 

quels qu'ils foient , ne feront pas enfemble la moitié de l'Europe. 
Alors l'autre moitié s'unira certainement contre eux; ils auront 
donc à vaincre plus fort qu'eux-mêmes. J'ajoute que les vues 
des uns font trop oppofées à celles des autres , & qu'il règne une 
trop grande jaloufie entr'eux, pour qu'ils puiflent même former 
un femblable projet : j'ajoute encore que, quand ils l'auroient 
formé, qu'ils le mettroient en exécution, & qu'il auroit quelques 
fuccès , ces fuccès mêmes feroient , pour les Conquérans alliés , 
des fcmences de difcorde , parce qu'il ne feroit pas poflîble que 
les avantages fu/Tent tellement partagés que chacun fe trouvât 
également fatisfait des fiens ; & que le moins heureux s'oppo- 
feroit bientôt aux progrès des autres , qui , par une femblable 
raifon , ne tarderoient pas h fe divifer eux-mêmes. Je doute que 
depuis que le monde exifte , on ait jamais vu trois ni même deux 
grandes Puiffances bien unies , en fubjuguer d'autres , fans fe 
brouiller fur les contingens ou fur les partages, &c fans donner 
bientôt par leur méfintelligence de nouvelles refTources aux foi- 
b!es. Ainfî , quelque fuppofition qu'on fafle , il n'eft pas vraifem- 
blable que ni Prince , ni Ligue puiffe déformais changer confî- 
dérablement & à demeure l'état des chofes parmi nous. 

Ce n'efl: pas k dire que les Aipes , le Rhin , la Mer , les 
Pyrénées foient des obftacles infurmontables a l'ambition ; mais 
ces obftacles font foutenus par d'autres qui les fortifient , ou 
ramènent les Etats aux mêmes limites , quand des efforts paffa- 
gers les en ont écartés. Ce qui fait le vrai foutien du fyfîéme de 
l'Europe , c'efl bien en partie le jeu des négociations , qui pref- 
que toujours fe balancent mutuellement ; mais ce fyftcme a un 
autre appui plus folide encore ; & cet appui c'eft le corps Ger- 
manique , placé prefque au centre de l'Europe , lequel en tient 
toutes les autres parties en refpect , & fert peut-être encore plus 
au maintien de fes voifins , qu'h celui de fes propres membres : 
corps redoutable aux étrangers, par fon étendue, par le nombre 
& la valeur de fes peuples . mais utile à tous par fa conftitution , 
qui, lui ôtant los moyens &z la volonté de rien conquérir', en f^it 
recueil des conquérans. Malgré les défauts de cette conftitution de 



DE Vaixpekpètuelle. 437 

rEmpire , il eft certain que tant qu'elle fubfiftera , jamais l'équi- 
libre de l'Europe ne fera rompu, qu'aucun Potentat n'aura a 
craindre d'être détrôné par un autre , & que le traité de Wefl- 
phalie fera peut-être à jamais parmi nous, la bafe du fyftéme 
politique. Ainfi le droit public que les Allemands étudien^ avec 
tant de foin, eft encore plus important qu'ils ne penfent, & n'efl 
pas feulerhent le droit public Germanique , mais , k certains 
égards , celui de toute l'Europe. 

Mais fi le préfcnt fyftéme eft inébranlable , c'eft en cela 
même qu'il eft plus orageux ; car il y a entre les PuifTances 
Européennes une adion & une réaâion qui, fans les déplacer 
tout-à-fait , les tient dans une agitation continuelle ; léurS efforts 
font toujours vains & toujours renaiffans , comme les flots de 
la mer , qui fans cefle agitent fa furface , fans jamais en changer 
le nireau \ de forte que les peuples font inceffamment défolés 
fans aucun profit fenfible pour les Souverains. 

Il me feroit aifé de déduire la même vérité àes intérêts par- 
ticuliers jde toutes les Cours de l'Europe i tar je ferois voir 
aiféraent que ces intérêts fe croifent de manière à tenir toutes 
leurs forces mutuellement en refpeél^ mais les idées de commerce 
& d'argent ayant produit une efpèce de fanatifme politique, font 
fi promptement changer les intérêts apparens de tous les Princes, 
qu'on ne peut établir aucune maxime ftable fur leurs vrais inté- 
rêts, parce que tout dépend maintenant des fyftêmës ^conomi-' 
ques , la plupart fort bizarres , qui pafTenc par ïa têfè dès 
Miniftres. Quoi qu'il en foit, le commerce qui tend journellement 
h fe mettre en équilibre , étant à certaines Puiiïances l'avantage 
exclufif qu'elles en tiroient, leur ôte en même temps un des 
grands moyens qu'elles avoient de faire la loi aux autres. (88) 

( 88 ) Les chofes ont changé depuis que l'agriculture fleurit dans cette Ifle , 

que j'écrivois ceci ; maismon principe & moi jeparie qu'elle y dépérit. Lon- 

ferà toujours vrai. Il eft , par exemple , dres s'agrandit tous les jours ; donc le 

très-aifé de prévoir que dans vingt ans Royaume fe dépeuple. LesAngloisveu" 

d'ici l'Angleterre avec toute fa gloire , lent être conquérons ; donc ils ne tâf-^ 

fera ruinée, & de plus aura perdu le deront pas d'être efclavest 
refte de fa liberté, Tout le mondf alTure 



458 



1 R A 1 T è 



Si j'ai infifté fur l'égale diftribution de force , qui rérulte en 
Europe de la conftitution afluelle , c'étoit pour en déduire une 
conféquence importante h l'établifTement d'une afTociation géné- 
rale ^ car pour former une confédération folide & durable, il 
faut en mettre tous les membres dans une dépendance tellement 
mutuelle , qu'aucun ne foit feul en état de réfifter k tous les 
autres , & que les affociations particulières qui pourroient nuire 
i la grande, y rencontrent des obftacles fuffifans pour empêcher 
leur exécution : fans quoi la confédération feroit vaine , & chacun 
feroit réellement indépendant fous une apparente fujétion. Or , 
fi ces ob/lacles font tels que j'ai dit ci- devant, maintenant que 
toutes les PuifTances font dans une entière liberté de formée 
entr'elles des ligues & des traités ofFenfifs , qu'on juge de ce 
qu'ils feroient quand il y auroit une grande ligue armée , toujours 
prête à prévenir ceux qui voudroient entreprendre de la détruire 
ou de lui réfiiîer. Ceci fuffit pour montrer qu'une telle afTocia- 
tion ne confifteroit pas en délibérations vaines , auxquelles chacun 
pût réfifter impunément ; mais qu'il en naitroit une puiffance 
cfFeftive, capable de forcer les ambitieux à fe tenir dans les 
bornes du traité général. 

Il réfuite de cet expofé trois vérités inconteftables. L'une, 
qu'excepté le Turc, il règne entre tous les peuples de l'Europe 
une liaifon fociale imparfaite, mais plus étroite que les nœuds 
généraux & lâches de l'humanité. La féconde , que l'imper- 
fedion de cette fociété rend la condition de ceux qui la com- 
pofent pire que la privation de route fociété entr'eux. La troi- 
fième , que ces' premiers liens , qui rendent cette fociété nui- 
fible.la rendent en même temps facile a perfectionner; enforte 
que tous fes membres pourroient tirer leur bonheur de ce qui 
fait aftuellement leur misère , & changer en une paix éternelle 
l'état de guerre qui règne entr'eux. 

Voyons maintenant de quelle manière ce grand ouvrage , 
commencé par la fortune, peut être achevé par la raifon; & 
comment la fociété libre & volontaire , qui unir tous les Etats 



DE Paix perpétuelle. 439 

Européens, prenant la force & la folidité d'un vrai corps poli- 
tique, peut fe changer en une confédération réelle. Il eft indu- 
bitable qu'un pareil établiflement donnant à cette aflbciation la 
perfe(n:ion qui lui manquoit, en détruira Tabus , en étendra les 
avantages , & forcera toutes les parties à concourir au bien 
commun i mais il faut pour cela que cette confédération foi» 
tellement générale, que nulle puilTance confidérable ne s'y refufe; 
qu'elle ait un Tribunal judiciaire , qui puiiïe établir les loix & 
les réglemens qui doivent obliger tous les membres i qu'elle aie 
une force coadive & coërcirive , pour contraindre chaque État 
de fe foumettre aux délibérations communes , foie pour agir , 
foit pour s'abftenir ; enfin , qu'elle foit ferme & durable , pour 
empêcher que les membres ne s'en détachent k leur volonté , û- 
tôt qu'ils croiront voir leur intérêt particulier contraire à l'intérêt 
général. Voilà les fîgnes certains auxquels on reconnoîtra que 
l'inftitution eft fage, utile & inébranlable : il s'agit maintenant 
d'étendre cette fuppofition , pour chercher par analyfe quels 
effets doivent en réfulter, quels moyens font propres k l'établir, 
& quel efpoir raifonnable on peut avoir de la mettre en exé- 
cution. 

Il fe forme de temps en temps parmi nous des efpèces de 
Diètes générales fous le nom de congrès , où l'on fe rend folem- 
nellement de tous le Etats de l'Europe pour s'en retourner de 
même i où l'on s'afTemble pour ne rien dire ; où toutes les 
affaires publiques fe traitent en particulier; où l'on délibère en 
commun Ci la table fera ronde ou quarrée, /i la falle aura plus 
ou moins de portes , fi un tel Plénipotentiaire aura le vifage ou 
le dos tourné vers la fenêtre, fl tel autre fera deux pouces de 
chemin de plus ou de moins dans une vifite , & fur mille queflions 
de pareille importance , inutilement agitées depuis trois fîècles , 
& très-dignes affurément d'occuper les politiques du nôtre. 

Il fe peut faire que les membres d'une de ces affemblées 
foient une fois doués du fens commun; il n'efl pas même im- 
pofTible qu'ils veuillent fîncérement le bien public ; & par les 
raifons qui feront ci-après déduites, on peut concevoir encore 



449 Traité 

qu'après avoir applani bien des difficultés, ils auront ordre de 
leurs Souverains refpeâifs de figner la confédération générale, 
que je fuppofe Sommairement contenue dans les cinq articles 
fuivans. 

Par le premier, les Souverains contradtans établiront entr'eux 
une alliance perpétuelle & irrévocable, & nommeront des Plé- 
nipotentiaires pour tenir , dans un lieu déterminé , une Diète ou 
un congrès permanent , dans lequel tous les différends des parties 
contraftantes feront réglés & terminés par voies d'arbitrage ou de 
jugement. 

Par le fécond, on fpécifiera le nombre des Souverains dont 
les Plénipotentiaires auront voix h la Diète ^ ceux qui feront invi- 
tés d'accéder au traité ; l'ordre , le temps & la manière dont la 
préfidence pafiera de l'un k l'autre par intervalles égaux ; enfin 
la quantité relative des contributions, & la manière de les lever, 
pour fournir aux dépenfes communes. 

Par le troifième , la confédération garantira k chacun de fef 
membres la pofTelTion & le gouvernement de tous les États qu'il 
poiïede a(?huellement , de même que la fucceflion éledive ou 
iiéréditaire ; félon que le tout eil: établi par les loix fondamen- 
tales de chaque pays ; & pour fupprimer tout d'un coup la 
foyrce des démêlés qui renaifTent incefTamment , on conviendra de 
prendre la pofTeflîon aduelle & les derniers traités pour bafe de 
tous les droits mutuels des Puiffances contrariantes, renonçant 
pour jamais & réciproquement \ toute autre prétention anté- 
rieure; fauf les fucceffions futures contentieufes , & autres droits 
a échoir, qui feront tous réglés a l'arbitrage de la Diète, fans 
qu'il foit permis de s'en faire raifon par voies de fait , ni de 
prendre jamais les armes l'un contre l'autre , fous quelque pré- 
texte que ce pAiifTe être. 

Par le quatrième , on fpécifiera les cas où tout Allié , infrac- 
teur du traité , feroit mis au banc de l'Europe , & profcrit comme 
ennemi public ; favoir, s'il refufoit d'exécuter les jugemens de 1» 

grande 



DE V A I X PERPÉTUELLE. 441 

grande alliance , qu'il fît des préparatifs de guerre , qu'il négo- 
ciât des traités contraires à la confédération , qu'il prît les armes 
pour lui réfifter , ou pour attaquer quelqu'un des Alliés. 

Il fera encore convenu par le même article qu'on armera fie 
agira ofFenfivement , conjointement & a frais communs, contre 
tour Etat au ban de l'Europe , jufqu'h ce qu'il ait mis bas les 
armes, exécuté les jugemens & réglemens de la Diète, réparé 
les torts, rembourfé les frais, & fait raifon même des préparatifs 
de guerre contraires au traité. 

Enfin , par le cinquième , les Plénipotentiaires du corps 
Européen auront toujours le pouvoir de former dans la Diète, \ 
la pluralité des roix pour la provifion, & aux trois quarts des 
voix cinq ans après pour la définitive , fur les inflruftions de leurs 
Cours, les réglemens qu'ils jugeront importans pour procurer 
à la République Européenne & h chacun de fes membres , tous 
les avantages poiïibles ; mais on ne pourra jamais rien changer 
h ces cinq articles fondamentaux, que du confentement unanime 
des confédérés. 

Ces cinq articles, ainfi abrégés & couchés en règles généra- 
les , font , je n'ignore pas , fujets h mille petites difficultés , dont 
plufieurs demanderoient de longs éclaircifTemens ; mais les petites 
difficultés fe lèvent aifément au befoin ; & ce n'eft pas d'elles 
qu'il s'agit dans une entreprife de l'importance de celle-ci. Quand 
il fera queftion du détail de la police du Congrès , on trouvera 
mille obflacles , & dix mille moyens de les lever. Ici il eft quef- 
tion d'examiner , par la nature des chofes , fi l'entreprife e/l 
polTîble ou non. On fe perdroit dans des volumes de riens, s'il 
falloit tout prévoir & répondre h tout. En fe tenant aux prin- 
cipes inconteftables , on ne doit pas vouloir contenter tous les 
efprits , ni réfoudre toutes les objedions , ni dire comment tout 
fe fera : il fuffit de montrer que tout fe peut faire. 

Que faut-il donc examiner pour bien juger de ce fyftéme ? 
Deux queftions feulement; car c'eft une infulte que je ne veux" 
Œuvres meUcs. Tome I. Kkk 



44^ Proie t 

pxi faire au le(?\enr , de lui prouver qu'en général l'état de paix 
eft préférable à Tétat de guerre. 

La première quefiion efl , fi la confédération propofée ircMt 
sûrement à fon but, & feroit fuffifante pour donner a l'Europe 
une paix folide & perpétuelle. 

I.A féconde , s'il eu de l'intérêt des Souverains d'établir cette 
confédération , &c d'acheter une paix confiante à ce prix. 

Quand l'utilité générale & particulière fera ainfi démontrée , 
on ne voit plus dans la raifon des chofes quelle caufe pourroft 
empêcher l'effet d'un établifTement qui ne dépend que de la 
volonté des intéreffés. 

Pour difcuter d'abord le premier article , appliquons ici ce 
que j'ai dit ci-devant du fyfléme général de l'Europe , & de 
l'effort commun qui circonfcrit chaque Puiffance ;i-peu-près dans 
fes bornes , & ne lui permet pas d'en écrafer entièrement d'au- 
tres. Pour rendre fur ce point mes raifonnemens plus fenfibles , 
je joins ici la lifte des dix-neuf PuifTmces qu'on fuppofe compo- 
fer la République Européenne ; enforte que chacune ayant voix 
égAle , il y auroit dix-neuf voix dans la Diète j 

SA VOIR. 

L'Empereur des Romains. 

L'Empereur de Ruflîe. 

Le Roi de France. 

Le Roi d'Efpagne. 

Le Roi d'Angleterre. 

Les États-Généraux. 

Le Roi de Dannemarck. 

La Suéde. 

La Pologne. 

Le Roi de Portugal. 

Le Souverain de Rome. 

Le Roi de Pruffe. 

L'Elefteur de Bavière & fes Co-afTociés. 



De V a î X PEnpiTUEL^LE. 44J 

L'Elefteur Palatin & Tes Co-afTociés. 

Les SuifTes & leurs Co-aflbciés. 

Les Eleâeurs Eccléfiaftiques & leurs AfTociés. 

La République de Venife & Tes Co-afTociés. 

Le Roi de Naples. 

Le Roi de Sardaigne. 

Plusieurs Souverains moins confidérables , tels que la Ré- 
publique de Gènes, les Ducs de Modène & de Parme, & 
d'autres , étant omis dans cette lifte , feront joints aux moins 
puifTans , par forme d'afTociation , & auront avec eux un droit 
de fufFrage , femblable au votum curiatum des Comtes de PEm- 
pire. Il eft inutile de rendre ici cette énumération plus précife , 
parce que , jufqu'à l'exécution du projet , il peut furvenir d'un 
moment k l'autre des accidens fur lefquels il la faudroit réformer, 
mais qui ne changeroient rien au fond du fyftéme. 

Il ne faut que jetter les yeux fur cette lifte , pour voir avec 
la dernière évidence qu'il n'eft pas pofïïble,ni qu'aucune des 
PuiflTances qui la compofent foit en état de réfifter à toutes les 
autres unies en corps , ni qu'il s'y forme aucune ligue partielle , 
capable de faire tète à la grande confédération. 

Car comment fe feroit cette ligue ? Seroit-ce entre les plus 
puiffans ? Nous avons montré qu'elle ne fauroit être durable ■-, & 
il eft bien aifé maintenant de voir encore qu'elle eft incom- 
patible avec le fyftéme particulier de chaque grande Puiftance , 
& avec les intérêts inféparables de fa conftitution. Seroit-ce entre 
un grand État & plufieurs petits ? Mais les autres grands Etats , 
unis k la confédération , auront bientôt écrafé la ligue \ & l'on 
doit fentir que la grande alliance étant toujours unie & armée , 
il lui fera facile , en vertu du quatrième article , de prévenir & 
d'étouffer d'abord toute alliance partielle & féditieufe , qui ten- 
droit k troubler la paix & l'ordre public. Qu'on voie ce qui fe 
pafTe dans le corps Germanique , malgré les abus de fa police , 
& l'extrême inégalité de fes membres : y en a- 1- il un feul , 
même parmi les plus puiftans , qui osât s'expofer au ban de 

Kkkij 



444 Projet 

l'Empire, en bleffant ouvertement fa conAitution, à moins qu'il 
ne crût avoir de bonnes raifons de i>e point craindre que l'Em- 
pire voulût agir contre lui tout de bon ? 

Ainsi je riens pour démontré que la Diète Européenne une 
fois établie , n'aura jamais de rébellion à craindre i & que bien 
qu'il s'y puilTe introduire quelques abus , ils ne peuvent jamais 
aller jufqu'à éluder l'objet de l'inftitution, Refèe à voir fi cet 
objet fera bien rempli par l'inftitution même. 

Pour cela , confidérons les motifs qui mettent aux Princes les 
armes a la main. Ces motifs font, ou de faire des conquêtes, 
ou de fe défendre d'un conquérant, ou d'afFoiblir un trop pu'iC- 
fant voifm , ou de foutenir fes droits attaqués, ou de vuider un 
différend qu'on n'a pu terminer à l'amiable , ou enfin de remplir 
Jes engagemens d'un traité. Il n'y a ni caufe ni prétexte de guerre 
qu'on ne puiffe ranger fous quelqu'un de ces fîx chefs ; or , il 
ell évident qu'aucun des fix ne peut exifter dans ce nouvel état 
de chofes. 

Premièrement, il faut renoncer aux conquêtes, par l'im- 
pofTibilité d'en faire , attendu qu'on eft sûr d'être arrêté dans 
fon chemin par de plus grandes forces que celles qu'on peut 
avoir; de forte qu'en rifquant de tout perdre , on eft dans l'im- 
puiffance de rien gagner. Un Prince ambitieux qui veut s'agrandir 
en Europe , fait deux chofes. Il commence par fe fortifier de 
bonnes alliances , puis 11 tâche de prendre fon ennemi au dé- 
pourvu. Mais les alliances particulières ne ferviroient de rien 
contre une alliance plus forte & toujours fubfiflante; & nul Prince 
n'ayant plus aucun prétexte d'armer , il ne fauroit le faire fans 
être apperçu , prévenu & puni par la confédération toujours 



armée. 



La même raifon qui ôte à chaque Prince tout efpoir de con- 
quête, lui ôte en même-temps toute crainte d'être attaqué ; & 
non-feulement fes États garantis par route l'Europe, lui font aufTi 
affurés qu'aux citoyens leurs pofleflions dans un pays bien policé; 
mais plus que s'il étoit leur uniijue & propre défenfeur , dans 



DE V A I X PERPÉTUELLE 44J 

le même rapport que l'Europe entière eft plus forte que lui 
feul. 

On n'a plus de raifon de vouloir afFoiblir un voifin dont on 
n'a plus rien à craindre ; & Ton n'en eft pas même tenté , quand 
on n'a nul efpoir de réuflir. 

A l'égard du foutien de Tes droits , il faut d'abord remarquer 
qu'une infinité de chicannes & de prétentions obfcures & em- 
brouillées , feront toutes anéanties par le troifième article de la 
confédération , qui règle définitivement tous les droits récipro- 
ques des Souverains alliés fur leur a(5luelle pofTefTion. Ainfi toutes 
les demandes & prétentions poffibles deviendront claires \ l'ave- 
nir , & feront Jugées dans la Diète h mefure qu'elles pourront 
naître : ajoutez que fi l'on attaque mes droits, je dois les fou- 
tenir par la même voie. Or , on ne peut les attaquer par les 
armes , fans encourir le ban de la Diète. Ce n'ef} donc pas non 
plus par les armes que j'ai befi)in de les défendre : on doit dire 
la même chofe des injures , d^es torts, des réparations, & de 
tous les différends imprévus qui peuvent s'élever entre deux 
Souverains ; & le même pouvoir qui doit défendre leurs droits , 
doit auffi redre/îèr leurs griefs. 

Quant au dernier article , la folution faute aux yeux. On 
voit d'abord que n'ayant plus d'agrelTeur h craindre , on n'a plus 
befoin de traité défenfif j & que comme on n'en fauroit faire de 
plus folide & de plus sûr que celui de la grande confédération, 
tout autre feroir irtutile , illégitime , & par conféquenr nul. 

Il n'eft donc pas poflîble que la confédération une fois éta- 
blie , puifTe laiffer aucune femence de guerre entre les confédé- 
rés, & que l'objet de la paix perpétuelle ne foit exadement 
rempli par l'exécution du fyflême propofé. 

Il nous refte maintenant à examiner l'autre quef^ion , qui 
regarde l'avantage des parties contraâantes ; car on fent bien 
que vainement feroit-on parler l'intérêt public an préjudice de 
l'intérêt particulier. Prouver que la paix efl en général préfé- 



44<^ 



F R O y E T 



rable à la guerre , c'eft ne rien dire a celui qui croît avoir des 
raifons de préférer la guerre à la paix ; & lui montrer lej 
moyens d'établir une paix durable , ce n'eft que Texciter k s'y 
oppofer. 

En efFet, dira-t-on, vous ôtez aux Souverains le droit de fe" 
faire jullice à eux-mêmes , d'être injufles quand il leur plaît i 
vous leur ôtez le pouvoir de s'agrandir i vous les faites renoncer 
h cet appareil de puifTance & de terreur dont ils aiment k 
effrayer le monde, à cette gloire des conquêtes, dont ils tirent 
leur honneur; enfin vous les forcez d'être équitables & pacifi- 
ques. Quels feront les dédommagemens de tant de privations i 

Je n'oferois répondre avec TAbbé de Saint - Pierre : que la 
véritable gloire des Princes confifle h procurer l'utilité publique, 
& le bonheur de leurs fujets , que tous leurs intérêts font fubor- 
donnés à leur réputation i & que la réputation qu'on acquiert 
auprès des fages , fe mefure fur le bien que l'on fait aux hom- 
mes ; que Tentreprife d'une paix perpétuelle étant la plus grande 
qui ait jamais été faite , eft la plus capable de couvrir fon auteur 
d'une gloire immortelle ; que cette même entreprife étant aufli 
la plus utile aux peuples , eft encore la plus honorable aux 
Souverains, la feule fur-tout qui ne foit pas fouillée de fang , de 
rapines , de pleurs, de malédidions; & qu'enfin le plus sûr moyen 
de fe diftinguer dans la foule des Rois , eft de travailler au 
bonheur public. Ces difcours, dans les cabinets des Miniftres, 
ont couvert de ridicule l'Auteur & fes projets : mais ne méprifons 
pas comme eux fes raifons; & quoi qu'il en foit des vertus des 
Princes , parlons de leurs intérêts. 

Toutes les Puiffances de l'Europe ont des droits ou des pré- 
tentions les unes contre les autres ; ces droits ne font pas de 
nature k pouvoir jamais être parfaitement éclaircis , parce qu'il 
n'y a point, pour- en juger , de règle commune & confiante; & 
qu'ils font fouvent fondés fur des faits équivoques ou incertains. 
Les différends qu'ils caufent ne fauroient non plus être jamais 
terminés fans retour , tant faute d'arbitre compétent, que parce 



DE Faix perpétuelle. 447 

que chaque Prince revient dans Toccafion fans fcrupule , fur les 
cefîions qui lui ont été arrachées par force dans des traités par 
les plus puifTms , ou après des guerres malheureufes. C'eft donc 
une erreur de ne fonger qu'à fes prétentions fur les autres, & 
d'oublier celles des autres fur nous, lorfqu'il n'y a d'aucun côté 
ni plus de juftice , ni plus d'avantage dans les moyens de faire valoir 
ces prétentions réciproques. Si-tôt que tout dépend de la fortune, 
la pofTeffion a<fluelle efl d'un prix que la fagefle ne permet pas de 
rifquer contre le profit à venir, même h chance égale; & tout le 
monde blâme un homme à fon aife qui , dans l'efpoir de doubler 
fon bien, l'ofe rifquer en un coup de dez. Mais nous avons fait 
voir que dans les projets d'agrandifTement , chacun même , dans 
Je fyfléme afiuel , doit trouver une ré/ifiance fupérieure h fon 
effort ; d'où il fuit que les plus puifTans n'ayant aucune raifon 
de jouer, ni les plus foibles aucun efpoir de profit, c'eft un 
bien pour tous de renoncer h ce qu'ils défirent, pour s'aiïurer 
ce qu'ils pofîedent. 

CcNSiDf':RONS la confommation d'hommes, d'argent, de 
forces de toute efpèce , l'épuifement oii la plus heureufe guerre 
Jette un Etat quelconque; & comparons ce préjudice aux avan- 
tages qu'il en retire ; nous trouverons qu'il perd fouvent quand 
il croit gagner , & que le vainqueur , toujours plus foible qu'avant 
la guerre , n'a de confolation que de voir le vaincu plus affoibli 
que lui ; encore cet avantage efl-il moins réel qu'apparent , 
parce que la fupériorité qu'on peut avoir acquife fur fon adver- 
faire , on l'a perdue en même temps contre les PuiHances neutres 
qui, fans changer d'écar, fe fortifient, par rapport a nous, de 
tout notre afFoiblifTement. 

Si tous les Rois ne font pas revenus encore de la folie des 
conquêtes, il femble au moins que les plus fages commencent 
à entrevoir qu'elles courent quelquefois plus qu'elles ne valent. 
Sans entrer h cet égard dans mille dif}in(fcions qui nous mene- 
roient trop loin , on peut dire en général qu'un Prince qui, 
pour reculer fes frontières , perd autant de fes anciens fujets 
qu'il en acquiert de nouveaux, s'aifoiblit en s'agrandiiïant ; parce 



44^ 



Projet 



qu'avec un plus grand cfpace à défendre, il n'a pas pïus de 
défenfeurs. Or , on ne peut ignorer que par la manière dont U 
guerre fe fait aujourd'hui , la moindre dépopulation qu'elle pro- 
duit eft celle qui fe fait dans les armées : c'cft bien Ih la perte 
apparente & fenfible ; mais il s'en fait en même temps dans tout 
l'État une plus grave & plus irréparable que celle des hommes 
qui meurent, par ceux qui ne naifTentpas, par l'augmentation 
des impôts, par l'interruption du commerce, par la défertion 
des campagnes , par l'abandon de l'agriculture ; ce mal qu'on 
n'apperçoit point d'abord, fe fait fentir cruellement dans la fuite; 
& c'eft alors qu'on eft étonné d'être iî foible , pour s'être rendu 
fi puilTant. 

Ce qui rend encore les conquêtes moins intérefTantes , c'efl 
qu'on fait maintenant par quels moyens on peut doubler & tri- 
pler fa puifTance , non-feulement fans étendre fon territoire , 
mais quelquefois en le refTerrant , comme fit très-fagement l'Em- 
pereur Adrien. On fait que ce font les hommes feuls qui font 
la force des Rois ; «Se c'eft une proportion qui découle de ce que 
je viens de dire , que de deux Etats qui nourriffent le même 
nombre d'habitans , celui qui occupe une moindre étendue de 
terre, efl réellement le plus puiiTant. C'eft donc par de bonnes 
loix, par une fage police, par de grandes vues économiques, 
qu'un Souverain judicieux eft sûr d'augmenter fes forces , fans 
rien donner au liafard. Les véritables conquêtes qu'il fait fur fes 
voifins , font les établlfTemens plus utiles qu'il forma dans fes 
États i & tous les fujers de plus qui lui rjaifTent, font auta:7t 
d'ennemis qu'il tue. 

Il ne faut point m'objeder ici que je prouve trop , en ce que, 
fi les chofes étoient comme je les repréfente , chacun ayant un 
véritable intérêt de ne pas entrer en guerre , & les intérêts par- 
ticuliers, s'unifTant à l'intérêt commun pour maintenir la paix, 
cette paix devroit s'établir d'elle-même , & durer toujours fans aucu- 
ne confédération; ce feroit faire un fort mauvais raifonnement dans 
!a préfente conftitution ; car quoiqu'il fût beaucoup meilleur 
pour tous d'être toujours en paix , le défaut commun de sûreti 



7) F Paix p e n p è t V e l l e. 449^ 

k cet égard , fait que chacun ne pouvant s'afTurer d'éviter la 
guerre, tache au moins de la commencer k fon avantage quand 
rocca/îon le favorife , & de prévenir un voiiîn , qui ne manque- 
roit pas de le prévenir k fon tour dans Toccafion contraire i de 
forte que beaucoup de guerres , même ofFenfives , font d'injuftes 
précautions pour mettre en sûreté fon propre bien , plutôt que 
des moyens d'ufurper celui des autres. Quelque falutaires que 
puiffent être généralement les maximes du bien public , il eft 
certain qu'à ne confidérer que l'objet qu'on regarde en politique , 
& fouvent mcme en morale, elles deviennent pernicieufes à celui 
qui s'obftinc \ les pratiquer avec tout le monde , quand per- 
fonne ne les pratique avec lui. 

Je n'ai rien \ dire fur l'appareil des armes, parce que deflitué 
de fondemens foUdes, foit de crainte, foit d'efpérance, cet appa- 
reil eH; un jeu d'enfant , & que les Rois ne doivent point avoir 
de poupées. Je ne dis rien non plus de la gloire des conquérans , 
parce que s'il y avoir quelques monflres qui s'afRigealFent uni- 
quement pour n'avoir perfonne k maffacrer , il ne faudroit point 
leur parler raifon , mais leur ôter les moyens d'exercer leur 
rage meurtrière. La garantie de l'article troifième ayant prévenu 
toutes folides raifons de guerre, on ne fauroit avoir de motif de 
l'allumer contre autrui , qui ne pui/Te en fournir autant à autrui 
contre nous-mêmes , & c'eft gagner beaucoup que de s'affranchir 
d'un rifque où chacun eft feul contre tous. 

Quant \ la dépendance oîi chacun fera du Tribunal com- 
mun, il eft très-clair qu'elle ne diminuera rien des droits de la 
fouveraineté , mais les affermira au contraire, & les rendra plus 
affurés par l'article troifième , en garantiffant à chacun , non-feu- 
lement fes Etats contre toute invafion étrangère, mais encore fon 
autorité contre toute rébellion de fes fujets , ainfi les Princes 
n'en feront pas moins abfolus, & leur couronne en fera plus 
affurée : de forte qu'en fe foumettant au jugement de la Diète 
dans leurs démêlés d'égal k égal , & s'ôtant le dangereux pou- 
voir de s'emparer du bien d'autrui , ils ne font que s'affurer de 
leurs véritables droits & renoncer \ ceux qu'ils n'ont pas. D'ail- 

QLuyres mdc<s. Tome I, hW 



4^o Projet 

leurs, il y a bien de la différence entre dépendre d'autrui ou 
feulement d'un corps dont on eft membre , & dont chacun eft 
chef a fon tour -, car en ce dernier cas on ne fait qu'afTurer fa 
liberté par les garans qu'on lui donne ; elle s'aliéneroit dans les 
mains d'un maître , mais elle s'affermit dans celles des affociés. 
Ceci fe confirme par l'exemple du Corps Germanique; car bien 
que la fouveraineté de fes membres foit altérée à bien des égards 
par fa conftitution , & qu'ils foient par conféquent dans un cas 
moins fa\^orable que ne feroient ceux du Corps Européen , il 
n'y en a pourtant pas un feul , quelque jaloux qu'il foit de fon 
autorité, qui voulût, quand il le pourroit, s'affurer une indé- 
pendance abfolue, en fe détachant de l'Empire. 

Remarquez de plus que le Corps Germanique ayant un 
Chef permanent, l'autorité de ce Chef doit néceffairement ren- 
dre fans ceffe à l'ufurpation ; ce qui ne peut arriver de même 
dans la Diète Européenne , où la préfidence doit être alternative , 
& fans égard k l'inégalité de puifTance. 

A toutes ces confîdérations il s'en joint une autre bien plus 
importante encore pour des gens aufïï avides d'argent que le 
font toujours les Princes ; c'efl une grande facilité de plus d'en 
avoir beaucoup , par tous les avantages qui réfulteront pour leurs 
peuples & pour eux d'une paix continuelle , & par TexcefTive 
dépenfe qu'épargne la réforme de l'état militaire , de ces mul- 
titudes de fortereffes , & de cette énorme quantité de troupes 
qui abforbe leurs revenus , & devient chaque jour plus à charge 
h leurs peuples & à eux-mêmes. Je fais qu'il ne convient pas a 
tous les Souverains de fupprimer toutes leurs troupes , & de 
n'avoir aucune force publique en main pour étouffer une émeute 
inopinée, ou repouffer une invafion fubire. (89) Je fais encore 
qu'il y aura un contingent h fournir à la confédération, tant 
pour la garde des frontières de l'Europe , que pour l'entretien 
de l'armée confédérative deflinée k foutenir , au befoin, les dé- 

(89) Il fe préfente encore ici d'autres objections ; mais comme l'Auteur du 
Projet ne les a pas faites, je les airejetcées dans l'examen. 



DE VaÎX PERPÉTUELLE- 4Ji 

Crets <ie la Diète. Mais toutes ces dépenfes faites , & Textraor^ 
dinaire des guerres à jamais fupprimé , il refîeroit encore plus 
de la moitié de la dépenfe militaire ordinaire à répartir entre le 
foulagement des fujets fk les coffres du Prince ; de forte que le 
peuple payeroit beaucoup moins i que le Prince, beaucoup plus 
riche, feroit en état d'exciter le commerce, l'agriculture, les 
arts , de faire des établiffemens utiles , qui augmenteroient en- 
core la richefîe du peuple & la fienne ; & que TÉtat feroit avec 
cela dans une sûreté beaucoup plus parfaite que celle qu'il peut 
tirer de fes armées , & de tout cet appareil de guerre , qui ne 
celTe de Tépuifer au fcin de la paix. 

On dira peut-être que les pays frontières de l'Europe feroienC 
alors dans une pofition plus défavantageufe , & pourroient avoir 
également des guerres à foutenir, ou avec le Turc, ou avec les 
Corfaires d'Afrique, ou avec les Tartares. 

A cela je réponds , i ° . que ces pays font dans le même 
cas aujourd'hui , & que par conféquent ce ne feroit pas pour 
eux un défavantage pofitif à cirer , mais feulement un avantage 
de moins , & un inconvénient inévitable , auquel leur fituation 
les expofe. 2 ° . Que délivrés de toute inquiétude du côté de 
l'Europe, ils feroient beaucoup plus en état de ré/î/îer au dehors. 
3 *^ . Que la fupprefïïon de toutes les fortereiïes de l'intérieur 
de l'Europe , & des frais néceflaires à leur entretien , mettroit 
la confédération en état d'en établir un grand nombre fur les 
frontières, fans être à charge aux confédérés. 4 ° . Que ces 
fortereiïes conftruites, entretenues & gardées à frais communs, 
feroient autant de sûretés & de moyens d'épargne pour les Puif- 
fances frontières dont elles garantiroient les Etats. 5 ° . Que les 
troupes de la confédération diiîribuées fur les conûns de l'Eu- 
rope, feroient toujours prêtes h repouffer l'agrefleur. 6 ^ . Qu'enfin 
un corps auflî redoutable que la République Européenne , ôte- 
roit aux étrangers l'envie d'attaquer aucun de (e% membres ; 
comme le Corps Germanique , infiniment moins puiiïant , ne 
lairte pas de l'être affez pour fe faire refpeéter de fes voiflns , 
& protéger utilement tous les Princes qui le compofent. 

LU ij 



45^ V R O J E f 

On pourra dire encore que les Européens n'ayant plus de 
guerres entr'eux , Tare militaire tomberoit infenfiblement dans 
Voubli ; que les troupes perdroient leur courage & leur difci- 
pline ; qu'il n'y auroit plus ni Généraux , ni Soldats, & que l'Eu- 
rope refteroit k la merci du premier venu. 

Je réponds qu'il arrivera de deux chofes l'une : ou les voifins 
de l'Europe l'attaqueront & lui feront la guerre , ou ils redou- 
teront la confédération, & la laifleront en paix. 

Dans le premier cas, voila les occafions de cultiver le génie 
& les talens militaires , d'aguerrir & former des troupes , les armées 
de la confédération feront à cet égard l'école de l'Europe \ on 
ira fur la frontière apprendre la guerre; dans le fein de l'Europe 
on jouira de la paix ; & l'on réunira par ce moyen les avantages 
de l'une &: de l'autre. Croit-on qu'il foit toujours nécefTaire de 
fe battre chez foi pour devenir guerrier, & les François font- 
ils moins braves , parce que les Provinces de Touraine & d'Anjou 
ne font pas en guerre l'une contre .l'autre ? 

D.\NS le fécond cas , on ne pourra plus s'aguerrir , il efl vrai, 
mais on n'en aura plus befoin ; car k quoi bon s'exercer h la 
guerre pour ne la faire à perfonne ? Lequel vaut mieux de 
cultiver un art funefle ou de le rendre inutile ? S'il y avoit.un 
fecret pour jouir d'une fanté inaltérable , y auroit-il du bon fens 
à le rejetrer , pour ne pas ôter aux Médecins l'occa/îon d'acquérir 
de Texpérience ? II refte à voir dans ce parallèle lequel des deux 
arts eft plus falutaire en foi , & mérite mieux d'être confervé. 

Qu'on ne nous menace pas d'une învafion fubite; on fait 
bien que l'Europe n'en a point à craindre , & que ce premier 
venu ne viendra jamais. Ce n'eft plus le temps de ces éruptions 
de Barbares qui fembloient tomber des nues. Depuis que nous 
parcourons d'un œil curieux toute la furface de la terre , il ne 
peut plus rien venir jufqu'k nous qui ne foit prévu de très-loin. 
Il n'y a nulle Puiffance au monde qui foit maintenant en état de 
menacer l'Europe entière v ^ ^ jamais il en vient une, ou l'oa 



DE Faix perpétuelle. 45} 

aura le temps de fe préparer , ou Ton fera du moins plus en 
état de lui réfifter , étant unis en un corps , que quand il faudra 
terminer tout d'un coup de longs différends , & fe réunir h la 
hâte. 

Nous venons de voir que tous les prétendus inconvéniens de 
l'état de confédération bien pefés, fe réduifent k rien. Nous de- 
mandons maintenant fi quelqu'un dans le monde en oferoit dire 
autant de ceux qui réfultent de la manière aftuelle de vuider les 
différends entre Prince & Prince par le droit du plus fort, c'eft-a- 
dire , de Tétat d'impoHce & de guerre , qu'engendre nécefTaire- 
ment l'indépendance abfolue & mutuelle de tous les Souverains 
dans la fociété imparfaire qui règne entr'eux dans l'Europe. 
Pour qu'on foit mieux en état de pefer ces inconvéniens , j'en 
vais réfumer en peu de mots le fommaire , que je laifTe examiner 
au Ledeur. 

I. Nul droit afluré que celui du plus fore. 

II. Changemens continuels & inévitables de relations enfre 
les peuples , qui empêchent aucun d'eux dé pouvoir fixer en fes 
mains la force dont il jouit. 

III. Point de sûreté parfaite , aufîi long-temps que les voifins 
ne font pas fournis ou anéantis. 

IV. Impossibilité générale de les anéantir , attendu qu'en 
fubjuguant les premiers on en trouve d'autres. 

V. Précautions & frais immenfes pour fe tenir fur fes 
gardes. 

VI. Défaut de force & de défenfe dans les minorités 5c 
dans les révoltes ; car quand l'Etat fe partage, qui peut foutenir 
un des partis contre l'autre ? 

VII. DÉFAUT de sûreté dans les engagemens mutuels. 

VIII. Jamais de jufiice à efpérer d'autrui, fans des frais & 
des pertes immenfes , qui ne l'obtiennent pas toujours , & donî 
l'objet difputé ne dédommage que rarement. 



IX. Risque inévitable de fes États, & quelquefois de fa vie^ 
dans la pourluite de fes droits. 

X. NÉCESSITÉ de prendre part , malgré foi , aux querelles 
de fes voifins, & d'avoir la guerre quand on la voudroit le moins. 

XI. Interruption du commerce & des reflburces publiques, 
au moment qu'elles font le plus néceffaires. 

XII. Danger continuel de la part d'un voifîn puiffant , fi l'on 
eft foible , & d'une ligue , fx l'on eft fort. 

XIII. Enfin , inutilité de la fagefle où préfide la fortune , défo- 
lation continuelle des peuples , affoibliffement de l'Etat dans les 
fuccès & dans les revers , impoffibilité totale d'établir jamais un 
bon gouvernement , de compter fur fon propre bien , & de 
rendre heureux ni foi ni les autres. 

RÉCavitulons de même les avantages de l'arbitrage Euro- 
péen pour les Princes confédérés. • 

I. Sûreté entière que leurs différends préfens 6r futurs feront 
toujours terminés fans aucune guerre : sûreté incomparablement 
plus utile pour eux que ne feroit pour les particuliers celle de 
n'avoir jamais de procès 

II. Sujets de conteftatîons ôtés ou réduits à très-peu de chofe 
par l'anéantifTement de toutes prétentions antérieures, qui com- 
penfera les renonciations & affermira les poffefîions. 

III. Sûreté entière & perpétuelle , & do la perfonne du Frince , 
& de fa famille , & de fes Etats , & de l'ordre de fucceflion fixé 
par les loix de chaque pays, tant contre l'ambition des Préten- 
dans injuftes & ambitieux , que contre les révoltes des fujets re- 
belles. 

IV. SuRETé parfaite de l'exécution de tous les engagemens 
réciproques entre Prince & Prince, par la garantie de la Répu- 
blique Européenne. 

V. Liberté & sûreté parfaite & perpétuelle à l'égard du 



DE Paix perpétuelle, 45 j 

commerce tant d'État a État , que de chaque État dans les ré- 
gions éloignées. 

VI. Suppression totale & perpétuelle de leur dépenfe mili- 
taire extraordinaire par terre & par mer en temps de guerre, 
& confidérable diminution de leiu: dépenfe ordinaire en temps 
de paix. 

VIT. Progrès fenfible de TAgriculture & de la population, 
des richefles de l'Etat & des revenus du Prince. 

VIII. Facilité de tous les ëtabliffemens qui peuvent au- 
gmenter la gloire & l'autorité du Souverain f les reflburces publi- 
ques &: le bonheur des Peuples. 

Je laifTe , comme je l'ai déjà dit , au jugement des Leéleurs 
l'examen de tous ces articles & la comparaifon de l'état de paix 
qui réfulte de la confédération , avec l'état de guerre qui réfulte 
de l'impolice Européenne. 

Si nous avons bien raifonné dans l'expofîtion de ce Projet, 
il efl: démontré, premièrement, que l'établifTement de la paix 
perpétuelle dépend uniquement du confentement des Souverains, 
& n'offre point à lever d'autre difficulté que leur réfiflance ; 
fecondement , que cet établiffement leur feroit utile de toute 
manière , &c qu'il n'y a nulle comparaifon h faire , même pour 
eux, entre les inconvéniens & les avantages; en troifième lieu, 
qu'il ell raifonnable de fuppofer que leur volonté s'accorde avec 
leur intérêt ; enfin , que cet établifTement une fois formé fur le 
plan propofé , feroit folide & durable, & rempliroit parfaitement 
fon objet. Sans doute , ce n'eft pas k dire que les Souverains adop- 
teront ce projet ; ( qui peur répondre de la raifon d'autrui ? ) 
mais feulement qu'ils l'adopteroient, s'ils confultoient leurs vrais 
intérêts : car on doit bien remarquer que nous n'avons point 
fuppofé les hommes tels qu'ils devroiént être , bons, généreux, 
défintéreffés , & aimant le bien public par humanité ; mais tels 
qu'ils font , injuiîes , avides, & préférant leur intérêt à tour. 



4%(' P Ji O J E T ^£. 

La feule chofe qu'on leur fuppofe , c'efl afTez de raifon pour voir 
ce qui leur eft utile, & aflez de courage pour faire leur propre 
bonheur. Si , malgré tout cela , ce Projet demeure fans exécu- 
tion , ce n'eft donc pas qu'il foit chimérique ; c'eft que les 
hommes font mfenfés , & que c'efl une forte de folie d'être fage 
au milieu des fous. 



LETTRE 



457 

^= . ' a 

LETTRE 

El, J. ROUSSEAU 
A MONSIEUR DE GINGINS DE MOIRY , 

Membre du Confeil Souverain de la République de Berner & Seigneur 

Bailli/ à Yvcrdon. 

Vitam impendere vero. 

J'Use, Monfieur , de la permîflîon que vous m'avez donnée 
de rappeller h votre fouvenir un homme dont le cœur , plein de 
vous & de vos bontés, confervera toujours chèrement les fen- 
timens que vous lui avez infpiré. Tous mes malheurs me viennent 
d'avoir trop bien penfé des hommes i ils me font fentir combien 
je m'étois trompé. J'avois befoin , Monfieur , de vous connoître , 
vous & le petit nombre de ceux qui vous reiïemblent, pour ne 
pas rougir d'une erreur qui m'a coûté fi cher. Je favois qu'on ne 
pouvoit dire impunément la vérité dans ce fiècle , ni peut - être 
dans aucun autre : je m'attendois à foufFrir pour la caufe de Dieu , 
mais je ne m'attendois pas , je l'avoue , aux traitemens inouis 
que je viens d'éprouver. De tous les maux de la vie humaine , 
l'opprobre & les affronts font le feul auquel l'honnête homme 
n'eft: point préparé. Tant de barbarie & d'acharnement m'ont 
furpris au dépourvu. Calomnié publiquement par des hommes 
établis pour venger l'innocence ; traité comme un malfaiteur dans 
mon propre pays que j'ai tâché d'honorer; pourfuivi, chafTé 
d'afyle en afyle , j'avois l'ame émue & troublée \ j'étois découragé 
fans vous. Homme illuflre & refpedable , vos confolations m'ont 
fait oublier ma misère j vos difcours ont élevé mon cœur; votre 
efiime m'a mis en état d'en demeurer toujours digne. J'ai plus 
gagné par votre bienveillance , que perdu par mes malheurs ; 
vous me la conferverez , Monfieur , je l'efpère , malgré les hur- 
lemens du fanatifme & les adroites noirceurs de l'impiété : vous 
êtes trop vertueux pour me haïr d'ofer croire en Dieu , & trop 
fage pour me punir d'ufer de la raifon qu'il m'a donnée. 

Mo tiers, h zi Juillet ijSx. 
QLuvres mêlées , Tome I. M m m 



458 



LETTRE 



DE M. J. T. ROUSSE A U A M, FA.VRE , premier 
Syndic de la République de Genève^ par laquelle M, RO U S- 
SE A V abdique à perpétuité fon droit de Bourgeoijîe Ù de Cité 
dam la ville république de Genève, 

MONSIEUR, 

JCV E V E N u du long éfonnement ou m'a jette , de- fa part du 
magnifique Confeil , le procédé que j'en devois le moins atten- 
dre , je prends enfin le parti que l'honneur & la raifon mç 
prefcrivent, quoiqu'il coûte cher à mon cœur. 

Je vous déclare donc, Monfieur , & je vous prie de déclarer, 
de ma part , au magnifique Confeil, que j'abdique à perpétuité 
mon droit de Bourgeoise & de Cité dans la ville & république 
de Genève. Ayant rempli de mon mieux les devoirs attachés k 
ce titre , fans jouir d'aucun de fes avantages , je ne crois point 
^tre en refle envers l'Etat en le quittant. J'ai tâché d'honorer le 
nom Genevois \ j'ai tendrement aimé mes compatriotes; je n'ai 
rien oublié pour me faire aimer d'eux; on ne fauroit plus mal 
rjéuflir ; je veux leur complaire jufques dans leur haine. Le der- 
nier facrifîce qui me refle \ leur faire, eft celui d'un nom qui 
nie fut fi cher. Mais, Monfieur, ma Patrie , en me devenant 
étrangère, ne peut me devenir indifférente : je lui refte toujours 
attaciié par un tendre fouvenir , & je n'oublie d'elle que fes 
outrages. Puiffe-t-elle profpérer toujours, & voir augmenter fa 
gloire ! Puiffe-t-ellc abonder en citoyens meilleurs , & fur - tout 
plus heureux que moi. 

Recevez , je vous piîe, Monfieur , les aflurances de mon 
profond refpe(fl. (89) 

A Motiers- Travers ^ le zi Mai 176^. 

[ 89 ] n fut réfolu qu'on accepteroit purement & firaplement la renonciation 
de M. Rouffeau aux drous de Cité & de BourgeoLfie , & que fa lettre feroic 
inférée dan^ les, regiflres. 



459 



REPONSE 



DE M. ROU SSEAU, à unt Lettre d'un dejes Ccncitoycmi 

du x6 Mai ijS^. 

IE vois, Monfieur, par la lettre dont vous m'avez honoré le i8 
de ce mois, que vous me jugez bien légèrement dans mes dif- 
graces : il en coûte fi peu d'accabler les malheureux, qu'on eft 
prefque toujours difpofé à leur faire un crime de leurs malheurs. 

Vous dites que vous ne comprenez rien à ma démarche : elle 
eft pourtant aufTi claire que la trifle nécelTîcé qui m'y a réduit. 
Flétri publiqueme'nt 'dans ma patrie , fans que perfonne ait 
réclamé contre cette fiétrifïïire, après dix mois d'attente, j'ai 
dû prendre le feul parti propre a conferver mon honneur fi cruel- 
lement offenfé : c'eft avec la plus vive douleur que je m'y fuis 
déterminé ; mais qire pouvois-je "faire ? Demeurer volontairement 
membre de l'État après ce qui s'étoit pafTé , n'étoit-ce pas con- 
fentir a mon déshonneur. 

Je ne comprenais pas comment vous m'ofez demander ce que 
m'a fait la .patrie. Un homme auflî éclairé que vous ignore-t-il 
que toute démarche publique , faite par le Magiftrat , efl: cenfée 
faite par tout l'Etat , lorfqu'aucun de ceux qui ont droit de la 
défavouer, ne la défavoue ? Je ne dois pas feulement compte de 
moi aux Genevois, je le dois à moi-même, au public , dont f al 
h malheur d'être connu , à la poftcritc de qui je le ferai peut-être. 
Si j'étois aHTez fot pour vouloir perfuader au refte de l'Europe 
que les,, Genevois ont défapprouvé la conduite de leurs Magif- 
trats , ne s'y moqueroit-on pas de moi ? Ne favons - nous pas , 
me dirait - on , que l<i bourgeoifie a droit de faire des repré— 
fentations dans toutes les occafions où elle croit les loix léfées , 
& oii elle improuve la conduite de fes Magiftrats ? Qu'a-t-elle 
fait dans celle-ci, depuis pr€s d'un an que vous avez attendu ? Si 
cinq ou fix Bourgeois feulement euffent protefté , on pouroit vous 

M mm ij 



46< 



Réponse 



croire fur les fentimens que vous leur prêtez ; cette démarche 
étoit facile , légitime ; elle ne troubloit point l'ordre public ; 
pourquoi donc ne Ta-t-on pas faire ? Le filence de tous ne 
dément-il pas vos afTertions ? Montrez-nous le figne du défaveu 
que vous leur prêtez. Voilk , Monfieur , ce que l'on me diroit , 
& ce que l'on auroit raifon de me dire ; on ne juge pas des 
hommes fur leurs penfées ; mais fur leurs adions : il y avoit 
peut-être divers moyens de me venger de l'outrage; mais il n'y 
en avoit qu'un de le repouffer fans vengeance , c'eft celui que 
j'ai pris; ce moyen qui ne fait du mal qu'k moi, doit-il m'at- 
tirer des reproches, au lieu de confolarions que je devois atten- 
dre ? Vous me dites que je n'avois point le droit de demander 
l'abdication de ma bourgeoifie ; mais le dire n'eft pas le prouver : 
nous femmes bien loin de compte, car je n'ai point prétendu 
demander cette abdication , mais la donner : j'ai afTez étudié mes 
droits pour les connoître, quoique je ne les aie exercé^ qu'une 
fois feulement pour les abdiquer : ayant pour moi l'ufage de 
tous les peuples, l'autorité de la raifon, du droit naturel, de 
Grotius , de tous les Jurifconfultes , & même l'aveu du Confeil , 
je ne fuis pas obligé de me régler fur votre erreur. Chacua 
fait que tout paéle , dont une des parties enfreint les conditions , 
devient nul pour l'autre ; quand je devois tout h la patrie , ne 
me devoit-elle donc rien ? J'ai payé ma dette ; a-t-elle payé la 
fienne ? On n'a jamais droit de la déferter , je l'avoue; mais quand 
elle nous rejette , on a toujours droit de la quitter ; on le peut 
dans les cas que j'ai fpécifiés , & même on le doit dans le mien. 
Le ferment que j'ai fait envers elle : elle l'a fait envers moi : 
en violant fes engagemens , elle m'affranchit des miens ; & en 
me les rendant ignominieux, elle me fait un devoir d'y revenir. 
Vous dites que û des citoyens fe préfentoient au magnifique 
Confeil pour demander pareille chofe , vous ne feriez pas furpris 
qu'on les incarcérât : ni moi non plus, je n'en ferois pas furpris, 
parce que rien d'injufte ne doit furprendre de la part de ceux 
qui ont la force en main. Mais bien qu'une loi (qu'on n'obfervera 
jamais ) défende au citoyen qui veut demeurer tel , de fortir fans 
congé du territoire , comme on n'a pas droit de demander J'ufage 



D E M. Rousseau, 46 1 

(Tun droit qu'on a , quand un Genevois veut quitter fa patrie 
pour aller s'établir dans un pays étranger \ perfonne ne fonge 
a lui en faire un crime , & on ne Tincarcère pas pour cela i il 
eft vrai qu'ordinairement cette renonciation n'efl pas foiemnelle; 
mais c'eft qu'ordinairement ceux qui la font, n'ayant pas reçu 
des affronts publics , n'ont pas befoin de renoncer publiquement 
a la fociété qui les leur a fait. J'ai attendu , j'ai médité , j'ai 
cherché long-temps d'éviter une démarche qui m'a déchiré. Je 
vous avois confié mon honneur , ô Genevois ! Et j'étois tran- 
quille ; mais vous avez fl mal gardé ce dépôt , que vous 
m'avez forcé de vous l'ôter. Mes bons anciens compatriotes , 
que j'aimerai toujours , malgré votre ingratitude , de grâce , ne 
me forcez point par vos propos durs & mal-honnétes de faire 
publiquement mon apologie : épargnez-moi dans ma misère la 
douleur de me défendre a vos dépens. 

ScuvENEZ-vous , Monfieur, que c'eft malgré moi que je fuis 
réduit à vous répondre fur ce ton ; la vérité dans cette occafion 
n'en a pas deux : fi vous m'attaquiez moins rudement , je ne cher- 
cherois qu'à verfer mes peines dans votre fein. Votre amitié me 
fera toujours chère : je me ferai toujours un devoir delà cultiver; 
mais je vous conjure , en m'écrivant , de ne me la pas rendre fi 
cruelle , & de mieux confulter votre bon cœur ; je vous embrafTc 
de tout le mien. 



4^2 



LETTRE 



DE M. J. J. ROUSSEAU, contenant une déclaration de fes 
fentitnms en matière de foi , adrejjce à M. h Profejfcur D E 
MONTMOLLIN, PaJIeur de VÉglife de Mo tiers, avant la 
première Communion de M. RO USSEA t/, dans cette ÉgUfc, 

MONSIEUR, 

(E refped que je vous porte , & mon devoir , comme votre 
paroiflien, m'obligent, nvant que d'approcher de la fainre Table, 
<le vous faire de mes fentimens , en matière de foi, une décla- 
ration devenue néceiïaire pav l'étrange -préjugé pris contre un 
de mes écrits. 

Il eft: fâcheux que les Miniflres de TÉvangile fe faffent 
en cette occafion les vengeurs de rÉglife Romaine , faute d'avoir 
voulu m'entendre , ou faute même d'e m'avôir lu. Comme vous 
n'êtes -pas , Monfieur , dans ce cas -là , j'attends de vous un juge- 
ment plus équitable. Quoi qu'il en foit , l'ouvrage porte en foi 
tous fes éclairciiïemens ; & comme je ne poufrois l'expliqu^er que 
par lui-même, je l'abandonne , tel qu'il eft, au blâme ou a 
l'approbation des fages^ fans vouloir ni le défendre ni le défa- 
vouer. 

Me bornant donc à ce qui regarde ma perfonne , je vous 
déclare , Monfieur , avec refpefl; , que , depuis ma réunion à 
l'Églife dans laquelle je fuis né, j'ai toujours fait de la religion 
Chrétienne réformée une profelîîon d'autant moins fufpede, 
que l'on n'exigeoit de moi , dans le pays où j'ai vécu , que 
garder le filence & lai/Ter quelques doutes à cet égard , pour 
jouir des avantages civils dont j'étois exclu par ma religion. Je 
fuis attaché de bonne foi h cette religion véritable & fainte , 
& je le ferai jufqu'à mon dernier foupir. Je deflre d'être toujours 
uni extérieurement à l'Églife , comme je le fuis dans le fond de 



Lettre DE M, Rousseau. 465 

moi> co&up; & quelqjLie consolant qii'ii foir pour- moi de participer 
«i la Communion des fidèles , je le defire , je vous protefte , autant 
pour leur édification que pour mon propre avantage; car il n'eft 
pas bon que l'on penfe qu'un homme de bonne foi, q^ui rai» 
fonne , ne peut être un membre de Jefus - Chrift. 

J'IRAI , Monfieur , recevoir de vous une réponfe verbale, & 
Yous confulter fur la manière dont je dois me conduire en cette 
occafion , pour ne donner ni furprife au Pafteur que j'Jionore „ 
ni. fcandale au troupeau que je voudrois édifier. 



464 



NOTICE 

D'UN OUVRAGE INTITULÉ: 

Reprèfentations des Citoyens & Bourgeois de Genève au premier 
Syndic de cette République , avec les Réponfes du Confeil à ces 
Reprèfentations , vol. in-S '^ . / 7 6*5. 

JL/Es Citoyens & Bourgeois de Genève remirent le 18 Juin 
1763, au premier Syndic de leur république, une première 
repréfentation refpeftueufe , pour réclamer contre le jugement 
rendu par le magnifique Confeil contre M. Roujfeau & deux de 
fes ouvrages {Emile & le Contrat Social,) fans qu'il eût été ni 
oui ni appelle ; & malgré la difpofition formelle des Statuts 
Eccléfiafliques de Genève. Le Confeil ayant fait une réponfe 
tendante \ pallier plutôt qu'à juftifier fon procédé envers M. 
Roujeau , les Citoyens & Bourgeois firent, le 8 Août de la 
même année , une féconde repréfentation pour montrer k ce 
Confeil que fes raifons n'écoient pas fondées. Nouvelle réponfe de 
celui-ci, datée du 1 1 Odlobre fuivant, beaucoup plus étendue que 
la première, mais qui ne tranchoir pas encore le nœud de l'affaire. 

Dissertation HiJJorique & critique fur le Gouvernement 
de Genève & fes révolutions. Autre écrit publié vers la fin de 
l'année lyô-^, pour animer les Genevois au foutien de leurs 
loix conflitutives & de leur liberté. Dans cette vue , l'Auteur 
( qui n'eft pas connu ) rappelle fuccinflemenr ces loix fonda- 
mentales, fuit rapidement le fil des événemens pour faire voir 
les atteintes qu'elles ont reçues en divers temps de l'ambition des 
Magiftrats , & montre avec quel courage le citoyen s'eH: fouvent 
oppofé h leurs ufurpations tyranniques. Cette pièce, comme l'on voit, 
milite également pour la liberté des Genevois & pour M. Roujfeau. 

Autre ouvrage curieux & raifonné fur cette même affaire. 

Réponses aux Lettres écrites de la Campagne, grand in-8 ° . 
I vol.de 315 pages, non compris l Examen Analytique du droit 
négatif, de 30 pages. RÉ- 



46 J 



REPONSES 

AUX 

LETTRES POPULAIRES. 

X/RemiÈRE & féconde partie , publiées en ij66, avec une 
fuite , que l'on peut regarder comme une troifième Partie , qui 
a paru en iy66 , le tout dans un volume fn-8 ° . Les Citoyens 
& Bourgeois de Genève Auteurs de ces réponfes , réfutent avec 
autant de force dans leurs argumens que de modérations dans 
leur flyle, tout ce que l'Auteur des Lettres Populaires met en 
avant pour foutenir le fyfléme pernicieux des Lettres de lu Cam- 
pagne , déjà viclorieufement combattu par ces mêmes Citoyens. 
Dans la première partie ils défendent contre cet Auteur , partifan 
outré du petit Confeil , un des plus forts remparts de leur conf- 
titutit)!! , favoir , la préfidence nécefTaire de leurs Syndics dans tous 
les Confeils de l'Etat. Dans la féconde, qui roule fur les empri- 
fonnemens , ils rendent inutiles tous les efforts odieux que fait 
leur adverfaire pour ravir h fes concitoyens leur liberté & leur 
sûreté. On fait parler la loi qui eft leur fauve-garde , & Texpref- 
fion en eft fi claire qu'il ne paroît pas que les plus ténébreufes 
fubtilités puiffent Tobfcurcir. Lz fuite des réponfes concerne divers 
faits cités dans la rèponfe aux Lettres de la Campagne. L'Auteur 
des Lettres Populaires eût mieux fait de ne pas entreprendre de 
les relever , puifque , de fon propre aveu , le plus grand nombre 
fe trouve vrai, & que les doutes qu'il s'efl efforcé de jetter fur 
le refle , font levps par les Citpyens & Bourgeois d'une manière 
qui fait peu d'honneur à fon jugement & h fa bonne foi. 



(S.uvres mtUes. Tome 1. Nnn 



4^6 Lettre 

— il— i— — ^Mi— — — — i— ^— sa 

LETTRE 

DE M. J. J. ROUSSEAU. 
A Moùers-Travers ^ le S Août lyS^. 

|.\ On , Monfieur , jamais , quoique Ton en dife , je ne me repen- 
tirai d'avoir loué M. de Montmollin. J'ai loué de lui ce que j'en 
connoifTois , fa conduite vraiment paflorale envers moi. Je n'ai 
point loué fon caraftère , que je ne connoilTois pas; je n'ai point 
loué fa véracité , fa droiture. J'avouerai même que fon extérieur, 
qui ne lui eft pas favorable , fon ton , fon air , fon regard finiiire 
me repouiïbit malgré moi : j'étois étonné de voir tant de douceur» 
d'humanité, de vertus fe cacher fous une auflî fombre phyfiono- 
mie. Mais j'étoufFois ce penchant injufte ; falloit-il juger d'un 
homme fur des lignes trompeurs que fa conduite démentoit fi bien ? 
Falloit-il épier malignement le principe fecret d'une tolérance peu 
attendue ? Je hais cet art cruel d'empoifonner les bonnes aftions 
d'autrui , & mon cœur ne fait point trouver de mauvais motifs k 
ce qui e/î: bien. Plus je fentois en moi d'éloignement pour M. de 
M. plus je cherchois h le combattre par la reconnoifTance que je 
lui devois. Suppofons derechef poflible le même cas , & tout ce 
que j'ai fait, je le ferois encore. 

Aujourd'hui M. de M. levé le mafque &: fe montre vrai- 
ment tel qu'il e/î. S^ conduire préfenre explique la précédente. 
Il eft clair que fa prétendue tolérance qui le quitte au moment 
qu'elle eût été le plus jufîe , vient de la même fource que ce cruel 
zèle qui l'a pris fubitement. Quel étoit fon objet ? Quel efl-il h 
préfent ? Je l'ignore ; je fais feulement qu'il ne fauroit êt/e bon. 
Non-feulement il m'admet avec empreffement , avec honneur , a 
la Communion , mais il me recherche, me prône, me fête quand 
je parois avoir attaqué de gaieté de cœur le Chrifîianifme ; (S: quand 
je prouve qu'il eft faux que je l'aie attaqué , qu'il eft faux du moins 
que j'ai eu ce deffein, le voilh lui-même attaquant brufquement 



■D£ /. J, Rousseau. 



467 



ma sûreté , ma foi , ma perfonne ; il veut m'excommunier , me 
profcrire; il ameute la paroifle après moi, il me pourfuit avec un 
acharnement qui rient de la rage. Ces difparates font-elles dans 
fon devoir ? Non , la charité n'eil point inconflanre , la vertu ne 
fe contredit point elle-même , & la confcience n'a pas deux voix. 
Après s'être montré fi peu tolérant, il s'étoit avifé trop tard de 
Têtre ; cette affedation ne lui alloit point , & comme elle n'abu- 
foit perfonne , il a bien fait de rentrer dans fon état naturel. En 
détruifant fon propre ouvrage , en me faifant plus de mal qu'il ne 
m'avoit fait de bien , il m'acquitte envers lui de toute reconnoif- 
fance , je ne lui dois plus que la vérité ; je me la dois a moi- 
même : & puifqu'il me force à la dire, je la dirai. 

Vous voulez favoir au vrai ce qui s'eft pafTé entre nous dans 
cette affaire. M. de M. a fait au public fa relation en homme 
d'Eglife , & trempant fa plume dans ce miel empoifonné qui tue, 
il s'eft ménagé tous les avantages de fon état. Pour moi , Mon- 
fîeur , je vous ferai la mienne du ton fimple dont les gens d'hon- 
neur fe parlent entr'eux. Je ne m'étendrai point en proteflations 
d'être fincère. Je laifTe a votre efprit fain , à votre cœur ami de la 
vérité , le foin de la démêler entre lui & moi. 

Je ne fuis point , grâces au Ciel , de ces gens qu'on fête & 
que Ton méprife. J'ai l'honneur d'être de ceux que l'on eftime & 
qu'on chafTe. Quand je me réfugiai dans ce pays, je n'y apportai 
de recommandations pour perfonne, pas même pour Mylord Ma- 
refchal. Je n'ai qu'une recommandation que je porte par - tout , 
& vprès de Mylard Marefchal il n'en faut point d'autre. Deux 
heures après mon arrivée, écrivant h S. E. pour l'en informer 
& me mettre fous fa protedion , je vis entrer un homme inconnu , 
qui s'étanr nommé le Pafîeur du lieu , me fit des avances de toute 
efpèce , & qui voyant que j'écrivois à Mylord Marefchal, m'offrit 
d'ajouter de fa main quelques lignes pour me recommander. Je 
n'acceptai point CQtie offre ; mi lettre partit , & j'eus l'accueil 
que peut efpérer l'innocence opprimée par - tout où régnera la 
vertu. 

Nnn ij 



468 



Lettre 



Comme je ne m\ittendois pas dans la circonftance a trouver 
un Pafteur fi liant , je contai dès le même jour cette hiftoire a 
tout le monde, & entr'autres à M. le Colonel Roguin, qui plein 
pour moi des bontés les plus tendres, avoit bien voulu m'accom- 
pagner jufqu'ici. 

Les emprefTemens de M. de M. continuèrent. Je crus devoir 
en profiter , & voyant approcher la Communion de Septembre , 
je pris le parti de lui écrire pour favoir fi , malgré la rumeur 
publique , je pouvois m'y préfenter. Je préférai une lettre à une 
vifite pour éviter les explications verbales, qu'il auroit pu vouloir 
poufTer trop loin. C'eft même fur quoi je tâchai de le prévenir ; 
car déclarer que je ne voulois , ni défavouer , ni défendre mon 
livre, c'éroit dire aiïez que je ne voulois entrer fur ce point dans 
aucune difcufllon. Et en effet forcé de défendre mon honneur & 
ma perfonne au fujet de ce livre , j'ai toujours paffé condamnation 
fur les erreurs qui pouvoient y être , me bornant à montrer 
qu'elles ne prouvoient point que l'Auteur voulût attaquer le Chrif- 
tianifme , & qu'on avoit tort de le pourfuivre criminellement pour 
cela. 

M. de M. écrit que j'allai le lendemain favoir fa réponfe ; 
c'eft ce que j'aurois fait s'il n'étoit venu me l'apporter : ma mé- 
moire peut me tromper fur ces bagatelles, mais il me prévint, 
ce me femble, & je me fouviens au moins que par les démonf- 
trations de la plus vive joie , il me marqua combien ma démarche 
lui faifoit de plaifir. Il me dit en propres termes que lui & fon 
troupeau s'en tenoient honorés, & que cette démarche inefpérée 
nlloit édifier tous les fidèles. Ce momenr , je vous l'avoue, fut 
un de plus doux de ma vie. Il faut connoître tous mes malheurs , 
il faut avoir éprouvé les peines d'un cœur fenfible qui perd tout 
ce qui lui étoit cher , pour juger combien il m'étoit confolant de 
tenir a une fociété de frères qui me dédommageroit des pertes 
que j'avois faites, & des amis que je ne pouvois plus cultiver. Il 
me fembloit qu'uni de cœur avec ce jîetit troupeau dans un culte 
affefcueux & raifonnablcj, j'oublierois plus aifément tous mes en- 
nemis. Dans les premiers temps je m'attendrifTois au Temple 



DE J. J. Rousseau, 469 

jufqu'aux larmes. N'ayant jamais vécu chez les Proteflans , je 
m'écois fait d'eux & de leur Clergé des images angéliques. Ce 
culte û fimple & fi pur étoit précifément ce qu'il falloit à mon 
cœur; il, me fembloit fait exprès pour foutenir le courage & 
Tefpoir des malheureux; tous ceux qui le partageoient me fem- 
bloient autant de vrais Chrétiens , unis entr'eux par la plus ten- 
dre charité. Qu'ils m'ont bien guéri d'une erreur fi douce ! Mais 
enfin j'y étois alors, & c'étoit d'après mes idées que je jugeois 
du prix d'être admis au milieu d'eux. 

Voyant que durant cette vifite M. de M. ne me difoit rien 
fur mes fentimens en matière de foi , je crus qu'il réfervoit cet 
entretien pour un autre temps , & fâchant combien ces Meffieurs 
font enclins à s'arroger le droit qu'ils n'ont pas de juger de la 
foi des Chrétiens , je lui déclarai que je n'entendois me foumettre 
à aucune interrogation , ni k aucun écIairci/Tement quel qu'il pût 
être. Il me répondit qu'il n'en exigeoit jamais, & il m'a là-deiïus 
fi bien tenu parole , je l'ai toujours trouvé fi foigneux d'éviter 
toute difcuflîon fur la doctrine, que jufqu'à la dernière affaire il 
ne m'en a jamais dit un feul mot , quoiqu'il me foit arrivé de lui 
en parler quelquefois moi-même. 

Les chofes fe pafferent de cette forte , tant avant qu'après la 
Communion ; toujours même empreffement de la part de M. de 
M. & toujours même filence fur les matières théologiques. Il 
portoit même fi loin l'efprit de tolérance & le montroit fi ou- 
vertement dans fes fermons , qu'il m'inquiétoit quelquefois pour 
lui-même. Comme je lui étois fincérement attaché , je ne lui 
déguifois point mes allarmes ; & je me fouviens qu'un jour qu'il 
prêchoit rrès-vivement contre l'intolérance des Proteftans , je fus 
très-effrayé de lui entendre foutenir avec chaleur , que l'Eglife 
réformée avoit grand befoin d'une réformation nouvelle , tant 
dans la doflrine que dans les mœurs. Je n'imaginois guère alors 
qu'il fourniroit dans peu lui - même une fi grande preuve de ce 
befoin. 

Sa tolérance & l'honneur qu'elle lui faifoit dans le monde exci- 
tèrent la jaloufie de plufieurs de fes confrères, fur-tout à Genève. 



47^ L -E T T R E 

Ils ne cefTerent de le harceler par des reproches , & de lui tendre 
des pièges oii il eft h la fin tombé. J'en fuis fâché , mais ce n'eft 
affurément pas ma faute. Si M. de M. eut voulu foutenir une 
conduite fi paftorale par des moyens qui en fuffent dignes , s'il fe 
fût contenté pour fa défenfe d'employer avec courage , avec 
franchife, les feules armes du Chriftianifme & de la vérité, quel 
exemple ne donnoir-il point h l'Eglife, à l'Europe entière ? quel 
triomphe ne s'afFuroit-il point > Il a préféré les armes de fon mé- 
tier , & les fentant mollir contre la vérité pour fa défenfe , il a 
voulu les rendre offenfives en m'attaquant. Il s'efl trompé ; ces 
vieilles armes , fortes contre qui les craint, foibles contre qui les 
brave , fe font brifées. Il s'étoit mal adrefle pour réufîîr. 

Quelques mois après mon admiflïon , je vis entrer un foir 
M. de M. dans ma chambre. II avoir l'air embarraffé. Il s'aflît & 
aarda long-temps le filence ; il le rompit enfin par un de ces 
longs exordes dont le fréquent befoin lui a fait un talent. Venant 
enfuite a fon fujet, il me dit que le parti qu'il avoitpris de m'ad- 
metrre h la Communion , lui avoir attiré bien des chagrins & le 
blâme de fes confrères ; qu'il étoit réduit à fe juftifier la-defTjs 
d'une manière qui pût leur fermer la bouche , & que fi la bonne 
opinion qu'il avoit de mes fentimens lui avoir fait fupprimer les 
explications qu'^ fa place un autre auroit exigées » il ne pouvoir, 
fans fe compromettre, laifTer croire qu'il n'en avoit eu aucune. 

La-dessus tirant doucement un papier de fa poche, il fe mit 
à lire dans un projet de lettre h un Miniftre de Genève , des détails 
d'entretiens qui n'avoient jamais exilTié ; mais où il plaçoit h la 
vérité fort heureufement quelques mots par-ci, par-lh, dits a la 
volée & fur un tout autre objet. Jugez , Monfieur de mon éton- 
nement : il fut tel que j'eus befoin de toute la longueur de 
cette lefture pour me remettre en l'écoutant. Dans les endroits 
ou la fidion étoit la plus forte , il s'interrompoit en me difant : 
Vous fentei^ la nécejfité. . . . ma fituation. . . . ma place. . . . il faut 
lien un peu fc prêter. Cette lettre , au refle , étoit faite avec afTez 
d'adrefTe , & a peu de chofe près il avoit grand foin de ne m'y 
faire dire que ce que j'aurois pu dire en effet. En finiffant il me 



DE J. J. Rousseau. 47 r 

demanda fi j'approuvois cette lettre , & s'il pouvoit l'envoyer telle 
qu'elle écoit. 

Je répondis que je le plaignois d'être réduit h de pareilles 
refTources ; que quant à moi je ne pouvois rien dire de fembla- 
ble i mais que , puifque c'éto'rt lui qui fe chargeoit de le dire , 
c'étoit fon affaire & non pas la mienne ; que je n'y voyois rien 
non plus que je fuffe obligé de démentir. Comme tout ceci , 
reprit-il, ne peut nuire h perfonne & peut vous être utile, ainfî 
qu'h moi, je pafle aifément fur un petit fcrupule qui ne feroit 
qu'empêcher le bien. Mais, dites-moi, au furplus , fi vous êtes 
content de cette lettre , & fi vous n'y voyez rien à changer pour 
qu'elle foit mieux. Je lui dis que je la trouvois bien pour la fin 
qu'il s'y propofiait. Il me prçfTa tant , que pour lui complaire , je 
lui indiquai quelques légères corredions qui ne fignifioient pas 
grand'chofe. Or , il faut favoir que , de la manière dont nous étions 
affis , récritoire étoit devant M. de M. mais durant tout ce petit 
colloque , il la pouffa comme par hafard devant moi : & comme 
je tenois alors fa lettre pour la relire , il me préfenta la plume 
pour faire les changemens indiqués ; ce que je fis avec la fimpli- 
cité que je mets à toute chofe. Cela fait , il mit fon papier dans 
fa poche & s'en alla. 

Pardonnez-moi ce long détail, il étoit néceffaire. Je vous 
épargnerai celui de mon dernier entretien avec M. de M. qu'il 
eft plus aifé d'imaginer. Vous comprenez ce qu'on peut répondre 
à quelqu'un qui vient froidement vous dire : Monfieur , j'ai ordre 
de vous cafTer la tête; mais fi vous voulez bien vous caffer la 
jambe , peut-être fe contentera-t-on de cela. M, de M. doit avoir 
eu quelquefois k traiter de mauvaifes affaires. Cependant je ne 
vis de ma vie un homme aufTi embarraffé qu'il le fût vis-à-vis 
de moi dans celle-là. Rien n'efl plus gênant en pareil cas que 
d'être aux prifes avec un homme ouvert & franc , qui , fans com- 
battre avec vous de fubtilités & de rufes , vous rompt en vifière 
à tout moment. M. de M. affure qi^e je lui dis en le quittant que 
s'il venoit avec de bonnes nouvelles je l'embrafferois, finon que 
nous nous tournerions le dos. J'ai pu dire des chofes équivalentes, 



47^ Lettre 

mais en termes plus honnêtes ; & quant à ces dernières expref^ 
fions , je fuis très-sûr de ne m'en être point fervi. M, de M. peut 
reconnoltre qu'il ne me fait pas fi aifément tourner le dos qu'il 
l'avoit cru. 

Quant au dévot Pathos dont il ufe pour prouver la néceflîté 
de févir, on fent pour quelle forte de gens il eft fait , & ni vous 
ni moi n'avons rien h leur dire Lai/Tant h part ce jargon d'Inqui- 
fiteur , je vais examiner Ces raifons vis-à-vis de moi , fans entrer 
dans celles qu'il pouvoit avoir avec d'autres. 

Ennuyé du trifte métier d'Auteur, pour lequel j'érois fi peu 
fait, j'avois depuis long-temps réfolu d'y renoncer; quand l'Emile 
parut j'avois déclaré à tous mes amis a Paris , h Genève & 
ailleurs , que c'étoit mon dernier Ouvrage , & qu'en l'achevant 
je pofois la plume pour ne la plus reprendre. Beaucoup de lettres 
me relient où l'on cherchoit k me difiuader de ce deffein. En 
arrivant ici j'avois dit la même chofe à tout le monde : h vous- 
même, ainfi qu'a M. de M. Il eft le feul qui fe foit avifé de 
transformer ce propos en promefTe , & de prétendre que je 
m'érois engagé avec lui de ne plus écrire, parce que je lui en 
avois montré l'intention. Si je lui difois aujourd'hui que je compte 
aller demain à Neufchàtel , prendroit-il ade de cette parole , & 
fi j'y rnanquois m'en feroit-il un procès ? C'eft la même chofe 
abfolument , & je n'ai pas plus fongé à faire une promefTe "a M. 
de M. qu'à vous d'une réfolution dont j'informois fimplement 
l'un ôc l'autre. 

M. de M. oferoit-il dire qu'il ait entendu la chofe autrement ? 
Oferoit-il affirmer , comme il l'ofe faire entendre , que c'efl: fur 
cet engagement prérendu qu'il m'admit à la Communion ? La 
preuve du contraire eft qu'à la publication de ma lettre à M, 
l'Archevêque de Paris , M. de M. loin de m'accufer de lui avoir 
manqué de parole , fut très-content de cet Ouvrage , & qu'il en 
fit l'éloge à moi-même & à tout le monde , fans dire alors un 
mot de cette fabuleufe prome/îe qu'il m'accufe aujourd'hui de lui 
avoir fait auparavant. Remarquez pourtant que cet écrit eîi bien 



DE /. /. Rousseau. 473 

plus fort fur les myftères & même fur les miracles que celui dont 
il fait maintenant tant de bruit. Remarquez encore que j'y parle 
de même en mon nom, & non plus au nom du Vicaire. Peut- 
on chercher des fujets d'excommunication dans ce dernier , qui 
n'ont pas même été des fujets de plaintes dans l'autre ? 

Quand j'aurois fait à M. de M. cette promeiïe a laquelle je 
ne fongeai de ma vie, prétendroit-il qu'elle fût fî abfolue qn'elle 
ne fupportât pas la moindre exception , pas même d'imprimer 
un mémoire pour ma défenfe lorfque j'aurois un procès ? Et 
quelle exception m'étoir mieux permile que celle où me jufli- 
fiant je le jurtifiois lui - même ; où je montrois qu'il étoit faux 
qu'il eût admis dans fon Églife un agrefleur de la religion ? 
Quelle promefTe pouvoit m'acquitter de ce que je devois à d'autres 
&: à moi-même ? Comment pouvois-je fupprimer un écrit défenfif 
pour mon honneur , pour celui de mes anciens compatriotes ; 
un écrit que tant de grands motifs rendoient néceïïaire , & où 
j'avois à remplir de fi faints devoirs ? A qui M. de M. fera-t-il 
croire que je lui ai promis d'endurer l'ignominie en filence ? A 
préfent même que j'ai pris avec un Corps refpeflable un enga- 
gement formel, qui efl-ce dans ce Corps qui m'accuferoir d'y 
manquer , fi , forcé par les outrages de M. de M. je prenois le 
parti de les repoufler aufîi publiquement qu'il ofe les faire ? 
Quelque promeiïe que faiïe un honnête homme , on n'exigera 
jamais, on préfumera bien moins encore, qu'elle aille jufqu'hfe 
laifler déshonorer. 

En publiant les lettres écrites de la Montagne, je fis mon de- 
voir & je ne manquai point à M. de M. Il en jugea lui-même 
ainfi, puifqu'après la publication de l'Ouvrage, dont je lui avois 
envoyé un exemplaire, il ne changea point avec moi de manière 
d'agir. Il le lut avec plaifir , m'en parla avec éloge ; pas un mot 
qui fentit l'objeflion. Depuis lors il me vit long - temps encore , 
toujours de la meilleure amitié; jamais la moindre plainte fur 
mon livre. On parloit dans ce temps-lk d"'une édition générale 
de mes écrits. Non-feulement il approuvoit cette entreprife , il 
defiroit même s'y intéreiïer : il me marqua ce defir que je n'en- 

(Euyres mêlées. Tome I. O o o 



474 Lettre 

courageai pas, fâchant que la compagnie qui s^étoit formée fe 
trouvoit déjà trop nombreufe, & ne vouloit plus d'autre aiïbcié. 
Sur mon peu d'empreffement , qu'il remarqua trop , il réfléchit 
quelque temps après que la bienféance de fon état ne lui permet- 
toit pas d'entrer dans cette entreprife. C'eft alors que la ClaHe 
prit le parti de s'y oppofer , & fit des repréfentations à la Cour. 

Du refte , la bonne intelligence étoit fî parfaite encore entre 
nous, & mon dernier ouvrage y mettoit fi peu d'obfi:acIe, que 
long-temps après cette publication , M. de M. caufant avec moi , 
me dit qu'il vouloit demander h la Cour une augmentation de 
prébende ; & me propofa de mettre quelques lignes dans la lettre 
qu'il écriroit pour cet effet h A'iylord Marefchal. Cette forme 
de recommandation me paroifTant trop familière , je lui demandai 
quinze jours pour en écrire h Mylord Marefchal auparavant. Il 
fe tut, & ne m'a plus parlé de cette affaire. Dès -lors il com- 
mença de voir d'un autre œil les Lettres de la Montagne , fans 
cependant en improuver jamais un feul mot en ma préfence. 
Une fois feulement il me dit : pour moi ^ je crois aux miracles. 
J'aurois pu lui répondre , j'y crois tout autant que vous. 

Puisque je fuis fur mes torts avec M. de M. je dois vous avouer , 
Monfieur , que je m'en reconnois d'autres encore. Pénétré pour 
lui de reconnoifTance , j'ai cherché toutes les occafions de la 
lui marquer, tant en public qu'en particulier. Mais je n'ai point 
fait d'un fentiment fi noble, un trafic d'intérêt, l'exemple ne m'a 
point gagné, je ne fais pas acheter les chofes faintes. M. de M. 
vouloit favoir toutes mes affaires , connoître tous mes correfpon- 
dans , diriger , recevoir mon teflament , gouverner mon périt 
ménage : Voila ce que je n'ai point foufFert. M. de M. aime k 
tenir table long-temps : pour moi c'efl un vrai fupplice. Rare- 
ment il a mangé chez moi, jamais je n'ai mangé chez lui. Enfin 
j'ai toujours repoufie, avec tous les égards & tout le reÇpeSt pof- 
fibles , l'intimité qu'il vouloit établir entre nous. Elle n'eft jamais 
un devoir dès qu'elle ne convient pas à tous deux. 

Voila mes torts , je les confeffe , fans pouvoir m'en repentir. 



DE J' J, Rousseau. 47J 

lis font grands, fi l'on veut; mais ils font les feuls , & j'attefîe 
quiconque connoît un peu ces contrées , fî je ne m'y fuis pas fou- 
vent rendu défagréable aux honnêtes gens par mon zèle a louer 
dans M. de M. ce que j'y trouvois de louable. 

Cependant quelques mécontentemens fecrets qu'il eût contre 
moi , jamais il n'eut pris pour les faire éclater un moment Ci 
mal choifi , fi d'autres motifs ne l'eufTent porté k re/Iàifir l'occa- 
fion fugitive qu'il avoit d'abord laifTée échapper. II voyoit trop 
combien fa conduite alloit être choquante & contradidoire. Que 
de combats n'a-t-il pas dû fentir en lui-même avant d'ofer afficher 
une fi claire prévarication ? Car , paflbns telle condamnation qu'on 
voudra fur les Lettres de la Montagne i en diront-elles , enfin , 
plus que l'Emile , après lequel j'ai été , non pas laiffé , mais admis 
h la Table facrée ? Plus que la lettre à M. de Beaumont, fur 
laquelle on n'a pas dit un feul mot ? Qu'elles ne foient , fi l'on 
veut, qu'un tiffu d'erreurs, que s'enfuivra-t-il ? Qu'elles ne m'ont 
point juftifié , & que l'Auteur d'Emile demeure inexcufable , mais 
jamais que celui des Lettres écrites de la Montagne doive en par- 
ticulier être condamné. Après avoir fait grâce a un homme du 
crime dont on l'accufe , le punit - on pour s'être mal défendu ? 
Voilk pourtant ce que fait ici M. de M. & je le défie, lui & 
tous fes confrères, de citer dans ce dernier ouvrage aucun des 
fentimens qu'ils cenfurent , que je ne prouve être plus fortement 
établi dans les précédens. 

Mais excité fous main par d'autres gens , il faifit le prétexte 
qu'on lui préfente ; sûr qu'en criant k tort & k travers h l'impie , 
on met toujours le peuple en fureur , il fonne après coup le tocfin 
de Motiers fur un pauvre homme pour s'être ofé défendre chez 
les Genevois; & fentant bien que le fuccès feul pouvoit le fauver 
du blâme , il n'épargne rien pour fe l'afTurer. Je vis à Motiers , 
je ne veux point parler de ce qui s'y pafTe , vous le favez aufli 
bien que moi; perfonne à Neufchâtel ne l'ignore; les étrangers 
qui viennent le voient, gémifient; & moi je me tais. 

M. de M. s'excufe fur les ordres de la Clafie. Mais fuppofons 

O 00 ij 



47^ Le t t r e 

les exécutés par des voies légitimes \ fi ces ordres étoient jufles 
comment avoit-il attendu fi tard à le fentir ? Comment ne les 
prévenoit-il point lui-même que cela regardoit Tpéciaiement ? 
Comment, après avoir lu & relu les Lettres de la Montagne, 
n'y avoit-il jamais trouvé un mot a reprendre, ou pourquoi ne 
m'en avoit-il rien dit , à moi (on paroi/fien , dans plufieurs vifites 
qu'il m'avoit faites > Qu'étoit devenu fon zèle paftoral ? Voudroit- 
il qu'on le prît pour un imbécille , qui ne fait voir dans un livre 
de fon métier ce qui y ell que quand on le lui montre ? Si ces 
ordres étoient injuftes , pourquoi s'y foumettoit-il? ( 90 ) Un Mi- 
nière de l'Évangile , un Pafteur doit-il perfécuter par obéiffance 
un homme qu'il fait être innocent ? Tgnore-t-il que paroître même 
en Confifloire cft une peine ignominieufe , un affront cruel pour 
un homme de mon âge , fur-tout dans un village où l'on ne 
connoît d'autres matières confiiloriales que des admonitions fur 
les mœurs ? Il y a dix ans que je fus difpenfé à Genève de 
paroître en Confiiîoire dans une occafion beaucoup plus légitime , 
&, ce que je me reproche prefque, contre le texte formel de 
la loi. Mais il n'eft pas étonnant que l'on connoifle à Genève des 
bienféances que l'on ignore a Motiers. 

Je ne fais pour qui M. de M. prend Ces lefteurs quand il leur 
dit qu'il n'y avoit point d'inquifition dans cette affaire ^ c'efî comme 
s'il difoit qu'il n'y avoit point de Confifloire , car c'eft la même 
chofe en cette occafion. Il fait entendre , il affure même qu'elle 
ne devoit point avoir de fuite temporelle : le contraire eft connu 
de tous les gens au fait du projet : & qui ne fait qu'en furpre- 
nant la religion du Confeil d'Érat , on l'avoit déjà engagé à faire 
des démarches qui tendoient a m'ôter la proteftion du Roi ? Le 
pas nécefTaire pour achever étoit l'excommunication ; après quoi 
de nouvelles remontrances au Confeil d'État auroient fait le refîe ■, 
on s'y étoit engagé , & voilh d'où vient la douleur de n'avoir pu 

(go )Pour être comme un ['dion dans pas l'étendue de l'obéiflance due à la 

la main de celui qui le guide. Voyez les ClalTe par fes membres. Il pourra s'en 

Conflitutions des Jéfuites. inftruire en jettant un coup d'oeil fur la 

M. Roujfeau ne connoît fans doute Pièce juftifîcative. 



DE /. /. Rousseau. 477 

réùflir. Car d'ailleurs , qu'importe h M. de M. Craint-ii que je 
ne me préfente pour communier de fa main ? Qu'il fe raflure. 
Je ne fuis pas aguerri aux Communions comme je vois tant de 
gens l'être. J'admire ces eftomacs dévots toujours fi prêts à digérer 
le pain facré : le mien n'eft pas fi robufte. 

ÏL dit qu'il n'avoit qu'une queftion très-fimple à me faire de 
la part de Ja Cla/Ie. Pourquoi donc en me citant ne me fit - il 
pas fignifier cette quefiion ? Quelle eft cette rufe d'ufer de fur- 
prife , & de forcer les gens de répondre k l'inftant même , fans 
leur donner un moment pour réfléchir ? C'efl: qu'avec cette 
queftion de la Clafle dont M. de M. parie, il m'en réfervoit 
de fon chef d'autres dont il ne parle point , & fur lefquelles il 
ne vouloit pas que j'eufTe le temps de me préparer. On fait que 
fon projet étoit abfolument de me prendre en faute , & de m'em- 
barrafier par tant d'interrogations captieufes qu'il en vînt h bout. 
Il favoit combien j'étois languiffant & foible. Je ne veux pas l'ac- 
cufer d'avoir eu le defTein d'épuifer mes forces : mais quand je 
fus cité j'étois malade , hors d'état de fartir , & gardant la chambre 
depuis fix mois. C'étoit l'hiver, il faifoit froid, & c'efl pour un 
pauvre infirme un étrange fpécifique qu'une féance de plufieurs 
heures, debout, interrogé fans relâche fur des matières de Théo- 
logie, devant des anciens dont les plus infiruits déclarent n'y 
rien entendre. N'importe , on ne s'informa pas même fi je pou- 
vois fortir de mon lit , fi j'avois la force d'aller , s'il faudroit me 
faire porter; on ne s'embarraffbit pas de cela. La charité pafio- 
rale occupée des chofes de la foi , ne s'abaifle pas aux terrefires 
foins de cette vie. 

Vous favez, Monfieur , ce qui fe pafTa dans le Confifioire en 
mon abfence, comment s'y fit la leêlure de ma lettre, & les pro- 
pos qu'on y tint pour en empêcher l'effet. Vos mémoires là-def- 
fus vous viennent de la bonne fource. Concevez-vous qu'après cela 
M. de M. change tout à coup d'état & de titre , & que s'étant 
fait commiffaire de la ClafTe pour folliciter l'affaire, il redevienne 
auffi-tôt Pafteur pour la juger? Tagijfois, dit -il, comme Pajltur^ 
comme chef du Conjîjîoirc > 6" non comme reprèfmtant de la vénéra- 



478 



Lettre 



hh Cldjfc, C'étoit bien tard changer de rôle , après en avoir fait 
jufqu'alors un (i différent. Craignons , Monfieur , les gens qui font 
fi volontiers deux perfonnages dans la même affaire. Il efl rare 
que ces deux en faflent un bon. 

Il appuie la nécefllté de févir fur le fcandale caufé par mon 
livre. Voilà des fcrupules tout nouveaux qu'il n'eut point du temps 
de rÉmile. Le fcandale fut tout auHl grand pour le moins : les 
gens d'Églife & les gazetiers ne firent pas moins de bruit. On 
brûloit, on brailloit, on m'infultoit par toute l'Europe. M. de M. 
trouve aujourd'hui des raifons de m'excommunier dans celles qui 
ne l'empêchèrent pas alors de m'admettre. Son zèle, fuivant le 
précepte , prend toutes les formes pour agir félon les temps & 
les lieux. Mais qui eft-ce , je vous prie , qui excita dans fa pa- 
roriïe le fcandale dont il fe plaint au fujet de mon dernier livre? 
Qui eft-ce qui affedoit d'en faire un bruit affreux, & par foi-même 
& par des gens apoftés ? Qui eff-ce , parmi tout ce peuple fi fain- 
tement forcené, qui auroit fu que j'avois commis le crime énorme 
de prouver que le Confeil de Genève m'avoit condamné h tort, 
fi l'on n'eût pris foin de le leur dire , en leur peignant ce fingu- 
lier crime avec les couleurs que chacun fait? Qui d'entr'eux eft 
même en état de lire mon livre & d'entendre ce dont il s'agit ? 
Exceptons , fi l'on veut , l'ardent fatellite de M. de M. ce grand 
Maréchal qu'il cite fi fièrement, ce grand clerc, le Boirude de 
fon Églife , qui fe connoît fi bien en fers de chevaux & en livres 
de théologie.. Je veux le Croire en état de lire à jeun & fans épel- 
1er une ligne entière, quel autre des ameutés en peut faire autant? 
En entrevoyant fur mes pages les mots d'Évangile ôc de miracles, 
ils auroient cru lire un livre de dévotion , & me fâchant bon hom- 
me , il auroient dit : ^ut Dieu le bénijfe , il nous édifie. Mais on leur 
a tant affuré que j'étois un homme abominable , un impie , qui 
difoit qu'il n'y avoit point de Dieu , & que les femmes n'avoient 
point d'ame, que, fans fonger au langage fi contraire qu'on leur 
tenoit ci-devant, ils ont h leur tour répété; c'eft un impie, un fcé- 
lératjC'eft l'antechi-ift , il faut l'excommunier, le brûler. On leur 
a charitablement répondu ; fans doute, mais criez & laiffez-nous 
faire , tout ira bien. 



DE /. /. Rousseau. 479 

La marche ordinaire de Meflîeurs les gens d'Églife me pa- 
roît admirable pour aller à leur but. Après avoir établi en 
principe leur compétence fur tout fcandale , ils excitent le fcan- 
dale fur tel objet qu'il leur plaît, & puis, en vertu de ce fcandale , 
qui eft leur ouvrage, ils s'emparent de Pafîaire pour la juger. Voilk 
de quoi fe rendre maîtres de tous les peuples , de toutes les loix , 
de tous les Rois & de toute la terre, fans qu'on ait le moindre 
mot \ leur dire. Vous rappellez-vous le conte de ce chirurgien , 
dont la boutique donnoit fur deux rues , & qui fortant par une 
porte eftropioit les pafTans , puis rentroit fubtilement, & pour les 
panfer relTortoit par l'autre. Voila rhiftoire de tous les Clergés du 
monde, excepté que le chirurgien guérifToit du moins (es blcfTés , 
& que ces Meflileurs, en traitant les leurs , les achèvent. 

N'ENTRONS point , Monfieur, dans les intrigues fecrettes qu'il 
ne faut pas mettre au grand jour. Mais fi M. de M. n'eût voulu 
qu'exécuter l'ordre de la CiafTe , ou faire l'acquit de fa confcien- 
ce, pourquoi l'acharnement qu'il a mis a cette affaire? Pourquoi 
ce tumulte excité dans le pays? Pourquoi ces prédications violen- 
tes? Pourquoi ces conciliabules? Pourquoi tant de fots bruits ré- 
pandus pour tâcher de m'effrayer par les cris de la populace? 
Tout cela n'efl-il pas notoire au public ? M. de M. le nie ; & pour- 
quoi non, puifqu'il a bien nié d'avoir prétendu deux voix dans le 
ConfilToire? Moi j'en vois trois, fi je ne me trompe. D'abord 
celle de fon Diacre , qui n'étoit la que comme fon repréfentant ; 
la fienne enfuite qui formoit l'égalité , & celle enfin qu'il vouloir 
avoir pour départager les fuffrages. Trois voix à lui feul c'eût été 
beaucoup, même pour abfoudre ; il les vouloir pour condamner , 
& ne put les obtenir : où étoit le mal ? M. de M. étoit trop heu- 
reux que fon Confiftoire, plus fage que lui, l'eût tiré d'affaire avec 
la Clafle , avec fes confrères , avec fes correfpondans , avec lui-mê- 
me. J'ai fait mon devoir, auroit-il dit, j'ai vivement pourfuivi la 
chofe : mon Confiftoire n'a pas jugé comme moi , il a abfous Rous- 
seau, contre mon avis. Ce n'eft pas ma faute; je me retire; je 
n'en puis faire davantage fans bleffer les loix , fans défobéir au 
Prince, fans troubler le repos public : je fuis trop bon chrétien. 



4^0 L E T T R 1 

trop bon citoyen , trop bon Pafteur , pour rien tenter de fembla- 
ble. Après avoir échoué, il pouvoir encore, avec un peu d'adrefle, 
conferver fa dignité & recouvrer fa réputation. Mais Tamour-pro- 
pre irrité n'eft pas fi fage. On pardonne encore moins aux autres 
le mal qu'on leur a voulu faire que celui qu'on leur a fait en effet. 
Furieux de voir manquer , k la face de l'Europe , ce grand crédit 
dont il aime à fe vanter, il ne peut quitter la partie , il dit en Claiïe 
qu'il n'eft pas fans efpoir de la renouer, il le tente dans un autre 
Confiftoire : mais pour fe montrer Jrioins k découvert, il ne la 
propofe pas lui-même , il la fait propofer par fon Maréchal , par 
cet inftrument de fes menées, qu'il appelle à témoin qu'il n'en a 
pas fait. Cela n'étoit-il pas finement trouvé? Ce n'eft pas que M. 
de M. ne foit fin : mais un homme que la colère aveugle ne fait 
plus que des fottifes quand il fe livre à fa pafTion. 

Cette reffource lui manque encore. Vous croiriez qu'au moins 
alors fes efforts s'arrêtent Ih. Point du tout. Dans l'affemblée fui- 
vante de la Claffe, il propofe un autre expédient, fondé fur l'im- 
poffibilité d'éluder l'activité de l'Ofiîcier du Prince dans fa paroirte. 
C'eft d'attendre que j'aie pafTé dans une autre , & Ih de recom- 
mencer les pourfuites fur nouveaux frais. En conféquence de ce 
bel expédient, les fermons emportés recommencèrent ; on met 
derechef le peuple en rumeur, comptant, à force de défagré- 
mens, me forcer enfin de quitter la paroifie. En voila trop, en 
vérité, pour un homme aufïï tolérant que M. de M. prétend l'être, 
.& qui n'agit que par l'ordre de fon corps. 

Ma lettre s'allonge beaucoup, Monfieur , mais il le faut; &: 
pourquoi la çouperois-je ? Seroit-ce l'abréger que d'en multiplier 
les formules ? Laiffons k M. de M. le plaifir de dire dix fois de 
fuite : Dinaiçirde, mafccur, dorme^voust 

Je n'ai point entamé la queftion de droit*, je me fuis interdit 
cette matière. Je me fuis borné dans la féconde partie de cette 
tertre k vous prouver que M, de M. malgré le ton béat qu'il af- 
fede, n'a point été conduit dans cette affaire par le zèle de la foi, 
ni par fon devoir; mais qu'il a, félon l'ufage, fait fervir Dieu d'inf- 

trumenr 



D E J^ J. Rousseau. 481 

trument à Ces paffions. Or , jugez fi pour telles fins on emploie 
des moyens qui fiaient honnêtes, & dirpenfez-moi d'entrer dans des 
détails qui feroient gémir la vertu. 

Dans la première partie de ma lettre , je rapporte des faits op- 
pofés à ceux qu'avance M. de M. Il avoit eu l'art de fe ménager 
des indices , auxquels je n'ai pu répondre que par le récit fidèle 
de ce qui s'eft pafié. De ces afiertions contraires de fa part & de 
la mienne, vous conclurez que l'un des deux efi un menteur , & 
j'avoue que cette conclufion me paroit jufie. 

En voulant finir ma lettre & pofer fa brochure , je la fi^uillette 
encore. Les obfervations fe prélentent fans nombre, & il ne faut 
pas toujours recommencer. Cependant comment pafler ce que j'ai 
dans cet inftant fous les yeux, page 128. Que feront nos MiniJ- 
tres , fe difoit-on publiquement ? Défendront- ils V Évangile attaqué 
fi ouvertement par Jes ennemis? C'eft donc moi qui fuis l'ennemi de 
l'Évangile , parce que je m'indigne qu'on le défigure ôc qu'on l'a- 
viliffei Eh! que fes prétendus défenfeurs n'imitent-ils l'ufage que 
j'en voudrois faire ! Que n'en prennent-ils ce qui les rendroit bons 
& juftes , que n'en laifTent-ils ce qui ne fert de rien à perfonne & 
qu'ils n'entendent pas plus que moi! 

Si un citoyen de ce pays avoit ofé dire ou écrire quelque chofe d'ap- 
prochant à ce qu^ avance M. R. neféviroit-onpas contre lui ? Non affu- 
rément; j'ofe le croire pour l'honneur de cet Etat. Peuple de Neuf- 
châtel , quelles feroient donc vos franchifes , fi , pour quelque point 
qui fourniroit matière de chicane aux Minifires, ils pouvoient pour- 
fuivre au milieu de vous l'auteur d'un faiftum imprimé à l'autre 
bout de l'Europe , pour fa défenfe en pays étranger? M. de M. 
m'a choifi pour vous impofer en moi ce nouveau joug; mais ferois- 
je digne d'avoir été reçu parmi vous , fi j'y laifibis par mon exem- 
ple une fervitude que je n'y ai point trouvée? 

M. Roujfeau , nouveau citoyen , a-t-il donc plus de privilèges que 
tous les anciens citoyens? Je ne réclame pas même ici les leurs ; je 
ne réclame que ceux que j'avois étant homme , & comme firapîe 
étrano-er. Le correfpondant que M. de M. fait parler , ce merveil- 
leux correfpondant qu'il ne nomme point, & qui lui donne tant de 

Œuvres mêlées. Tome I. P P P 



482 Lettre 

louanges, eft un fingulier raifonneur , ce me femble. Je veux avoir, 
félon lui , plus de privilèges que tous les citoyens , parce que je ré- 
fifte à des vexations que n'endura jamais aucun citoyen. Pour m'ô- 
ter le droit de défendre ma bourfe contre un voleur qui voudroit 
me la prendre , il n'auroit donc qu'à me dire : Vous êtes plaijant 
de ne vouloir pas que je vous vole ! Je volerais bien un homme du pays ^ 
s*il paJJoLt au lieu de vous. 

Remarquez qu'ici Monfieur le Profeffeur de Montmollin eft 
le feul Souverain, le defpoce qui me condamne, & que la loi, le 
Confifloire , le Magiftrat , le Gouvernement, le Gouverneur, le 
Roi même , qui me protègent , font autant de rebelles à Tautorité 
fupréme de Monfîeur le Profeffeur de Montmollin. 

L'Anonyme demande y? je ne me fuis pas fournis comme citoyen 
aux loix de VÈtat & aux ufages ; & de Taflirmative qu'affurément 
on ne iui conteftera pas , il conclut que je me fuis foumis h une loi 
qui n'exifte point , & h un ufage qui n'eut jamais lieu. 

M. de M. dit h cela que cette loi exifte à Genève , & que je 
me fuis plaint moi-même qu'on Ta violée h mon préjudice. Ainfî 
donc la loi qui exifte k Genève & qui n'exi/Te pas à Moriers , on 
la viole h Genève pour me décréter , & on la fuit à Moriers pour 
m'excommunier. Convenez que me voilà dans une agréable po- 
fition ! C'étoit fans doute dans un de fes momens de gaieté que 
M. de M. fit ce raifonnement-là. 

Il plaifante à-peu-près fur le même ton dans une note fur l'of- 
fre ( 91 ) que je voulus bien faire h la Claffe, à condition qu'on 
me laifsât en repos. Il dit que c'eft fe moquer, & qu'on ne fait 
pas aiiifi la loi à fes fupérieurs. 

Premièrement il fe moque lui-même quand il prétend qu'of- 
frir une fitisfaélion très-obféquieufe , & très-raifonnable à gens qui 
fe plaignent , quoiqu'à tort, c'eft leur faire la loi. 

( 91 ) Offre dont le fecret fut fi bien pas y faire la moindre re'ponfe. II fal- 

gardé , que perfonne n'en fut rien que lut même que je fiffe redemander a M. 

quand je le publiai ; & qui fut fi mal- de M. ma déclaration qu'il s'écoit dou- 

honnétement reçu , qu'on ne daigna cernent appropriée. 



D E J. J. Rousseau. 48 3 

Mais la plaifanterie eu d'avoir appelle MefTieurs de la Cla/Te 
mes fupérieurs , comme fi j'étois homme d'Eglife. Car qui ne fait 
que la Clafle ayant jurifdidtion fur le Clergé feulement, & n'ayant 
au furplus rien h commander à qui que ce foit, (es membres ne 
font comme tels les fupérieurs de perfonne ( 92 )? Or , de me 
traiter en homme d'Eglife eft une plaifanterie fort déplacée , à mon 
avis. M. de M. fait très-bien que je ne fuis point homme d'Eglife, 
& que j'ai même, grâces au Ciel, très-peu de vocation pour le 
devenir. 

Encore quelques mots fur la lettre que j'écrivis au Confîftoîre , 
& j'ai fini. M. de M. promet peu de commentaires fur cette lettre. 
Je crois qu'il fait très-bien, & qu'il eût mieux fait encore de n'en 
point donner du tout. Permettez que je pafle en revue ceux qui 
me regardent; l'examen ne fera pas long. 

Comment répondre, dit -il page i6t,, à des quejîions qu!on 
ignore? Comme j'ai fait; en prouvant d'avance qu'on n'a point le 
droit de queftionner. 

Un E fol dont on ne doit compte qiùà. Dieu y ne fe publie pas dans 
toute V Europe. 

Et pourquoi une foi dont on ne doit compte qu'h Dieu , ne fe 
publieroit-elle pas dans toute l'Europe? 

Remarquez l'étrange prétention d'empêcher un homme de 
dire fon fentiment , quand on lui en prête d'autres , de lui fermer 
la bouche & de le faire parler. 

Celui qui erre en Chrétien redrejjfe volontiers fes erreurs. Plaifant 
fophifme ! 

Celui qui erre en Chrétien ne fait pas qu'il erre. S'il redref- 
foit fes erreurs fans les connoitre , il n'erreroit pas moins , & de 
plus il mentiroit. Ce ne feroit plus errer en Chrétien. 

( 91 ) Il faudroit croire que la tête ClafTe quelque fupériorité fur les au- 
tourne k M. de M. fi l'on lui fuppo- très fujets du Roi. Il n'y a pas cent 
foit afiez d'arrogance pour vouloir fé- ans que ces Supérieurs précendus ne 
rieufement donner à Meffleurs de la fignolent qu'après tous les autres corps. 

Ppp ji 



484 Lettre 

Est-ce s'appuyer fur l'autorité de P Évangile , que de rendre, 
douteux les mirj.cUs7 Oui, quand c'efl par Taucorité même de TÉ- 
vangile qu'on rend douteux les miracles. 

Et d'y jitttr du ridicule. Pourquoi non, quand, s'appuyant fur 
rÉvangile,o!i prouve que ce ridicule n'eft que dans les interprérations 
des théologiens? 

Je fuis sûr que M. de M. Te félicitoit ici beaucoup de Ton laco- 
nifm?. Il eft toujours aifé de répondre à de bons raifonnemens par 
des fentences ineptes. 

Q U A NT à la note de Théodore de Beje , page /fo , il n'a pas voulu 
dire autre chnje , finon que la joi du Chrétien nejî pas appuyée uni- 
quement fur Us miracles. 

Prenez garde , Monfieur le ProfefTeur ; ou vous n'entendez pas 
le latin ( 9 ^ ) , ou vous êtes un homme de mauvaife foi. 

Ce pafTage non fatis tuta fid s eorum qui miraculis nituntur ne 
fignifie point du tout, comme vous le prétendez, que la foi du 
Chrétien n'ejl pas appuyée uniquement fur les miracles. 

Au contraire , il fignifie très-exaflement que la foi de quiconque 
3'appuiefur les miracles ejl peu folide. Ce fens fe rapporte fort bien 
au pafTage de faint Jean qu'il commente , & qui dit de Jefus que 
plufieurs crurent en lui voyant fes miracles , mais qu'il ne leur con- 
fioit point pour cela fa perfonne, parce quil les connoijfoit bien. 
Penfez-vous qu'il auroit aujourd'hui plus de confiance en ceux qui 
(ont tant de bruit de la même foi > 

1V£ croiroit-on pas entendre M. Roujfeau dire dans fa lettre à 
V archevêque de Paris, quon devrait lui dreffer des Jlutues pour fon 
Emile? Notez que cela fe dit au moment où , preffé par la com- 

(93) La preuve que M. le ProfefTeur correftement, de Latin en François 

entend le Latin, c'eft qu'après avoir pour l'intelligence de fes Le<51eurs. 

très-bien traduit de François en Latin Voulant donner un trait d'érudition 

cet adage nouveau, Sautres temps, dans fes lettres, pouvoit-il plus heu- 

d autres nuxurs , il le traduit , non moins reufement choifir ? 



D E J. J. Rousseau. 485 

paraifon d'Emile & des lettres de la Montagne , M. de M. ne fait 
comment s'échapper. Il fe tire d'affaire par une gambade. 

S'IL falloit fuivre pied à pied fes écarts, s'il falloit examiner le 
poids de fes affirmations, & analyfer les fînguliers raifonnemens 
dont il nous paie , on ne finiroit pas , & il faut finir. Au bout de 
tout cela, fier de s'être nommé il s'en vante. Je ne vois pas trop W 
de quoi fe vanter. Quand une fois on a pris fon parti fur certaines 
chofes , on a peu de mérite à fe nommer. 

Pour vous, Monfieur, qui gardiez par ménagement pour lui 
l'anonyme qu'il vous reproche , nommez-vous puifqu'il le veut. 
Acceptez des honnêtes gens l'éJoge qui vous eft dû : montrez-leur 
le digne Avocat de la caufe jufle , l'hiflorien de la vérité , l'apologifle 
des droits de l'opprimé , de ceux du Prince , de l'Etat &: des peu- 
ples , tous attaqués par lui dans ma perfonne : mes défenfeurs , 
mes protedeurs font connus ; qu'il montre à fon tour fon anonyme 
& fes partifans dans cette affaire : il en a déjà nommé deux ; qu'il 
achevé. Il m'a fait bien du mal, il vouloit m'en faire bien davanta- 
ge ; que tout le monde connoiffe fes amis & les miens. Je ne veux 
point d'autre vengeance. 

Recevez, Monfieur , mes tendres falutations. 

Signé J. J. Rousseau. 

Fin du Tome fécond. 



TABLE. 

XJiSCO VRSfiir les Sciences & les Arts , Page 5 

heponjè au Dijcours précédent, 3' 

Obfervations de J. J. Roujfeau de Genève , fur la Rèponfe qui a été 
faite à fou Difcours , 4-3 

liéjutation d'un Dijcours qui a remporté le Prix de V Académie de 

Dijon en l'année, '75° , ^^- ^7 

Lettre de J. J. Roujfeau de Genève ^ à M***, fur la Réfutation. 

précédente, 8§ 

Dijcours fur les avantages des Sciences & des Arts, 97 

Réponfe de J. J. Roujfeau au Difcours précédent , z^i 

Lettre de J. J. Roufjeau fur la nouvelle Réfutation de fon Difcours 

par un Académicien de Dijon , t^-^ 

Défaveu de l'Académie de Dijon, Oc. i S7 

Lettre fur la Mu fi que Fran^oife, z6^ 

Ixtrait d'une Lettre de M. Roujfeau à M.. . . fur Us Ouvrages de 

M. Rameau , 2.05 

Le Devin du l^illage , intermède , zz^ 

Fragment d^ une Lettre de Al. Roujfeau, n^^ 

Préface de Naràjfe , 2 6^ 

I^arciJJ'e ou l'Amant de lui-même , comédie, x8 ^ 

Lettre de /. /. Roujfeau à Al. de Volt aire ^ ^x^ 

Veillée de Silvie , 34.7 

Imitation libre d'une Chanfon Italienne de Métafiafe, 253 

Guiji'ppe Farfetti Fuin\io Vtneto a Gio Gia eo mo Roujfeau Citta^ 

dino Genevrino. Scrmone , -^^j 

Lettre de M.. Rnuffeau à l'auteur du Mercure, ^ffi 

Lettres de M. le Comte de Trejfan à Ai. Roujfeau , 3 6^ 

Réponfe de M. J. J. Roujfeau , ^66 

Lettre II de M. le Comte de Trejfan , ^Gj 

Réponfe de M. J. J. Roujfeau , ^ffH 

Lettre III du Comte de Trejfan, ^Si) 

Réponfe de M. J. J. RuuJJcuu , ^jo 



Table. 

Avis à un anonyme, par J. J. Kouffeau , P'ige J7' 

Lettre d'un Bourgeois de Bordeaux à l'auteur du Mercure , ^y^ 
Réponfe de M. Koujfeau à AI. de Boijfy , ^yj 

Lettre de J. J. Roujfeau à M. le ProfeJJeur de Félice , ^80 

Dijcours fur V Économie politique , ^8 z 

Projet de Paix perpétuelle , Axj 

Lettre de J. J. RouJJeau à M. de Gingins de Moiry , A^j 

Lettre de J. J, Roujfeau à M. Favre, ^^8 

Réponfe de M. Roujfeau à une Lettre d'un de fis concitoyens , ^j^ 
Lettre de M. Rouffeau contenant une déclaration de fes fentimens en 
matière de foi, &c. ^6'z 

Notice d^un Ouvrage intitulé ^ Repréfentations des citoyens Q Bour- 
geois de Genève, Oc. ^6/^ 
Réponfes aux Lettres populaires , A.6^ 
Lettre de M. J. J. Roujfeau, j^6G 



Fin de la Table, 



fliBLIOTHKA 



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Université d'Ottawa 

Echéance 

Calui qui rapporte un volume 
oprèt la dernière date timbrée 
ci>destout devra payer une 
amende de dix sous, plus cinq 
sous pour chaque jour de retard. 



The Librory 
University of Ottawa 

Date due 

For fallure to return a book 
on or before the lost date stamp- 
ed below there will be a fine of 
ten cents, and on extra charge 
of five cents for eoch odditional 





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