WBLIOTHECA
<v
COLLECTION
COMPLÈTE
DES ŒUVRES
D E
J. J. ROUSSEAU,
CITOYEN DE GENEVE,
Ornée de son portrait.
TOME CINQUIEME.
Contenant le Discours qui a remporté le prix à l'Académie de
Dijon , sur cette question : si le rétablissement des sciences et
des arts a contribué à épurer les mœurs. La réponse au Discours
précédent. — Les Observations de J. J. Rousseau sur cette ré-
ponse. — Réfutation de ce Discours par M. Gauthier , avec la
réponse de J. J. Rousseau. Lettres sur la musique française.
— Le Devin du village , opéra. — Narcisse ou l'Amant de lui-
même , comédie. — Lettres de Rousseau à Voltaire. — L'allée de
Sylvie Discours sur l'économie politique. Projet de paix
perpétuelle. — Différentes lettres.
A GENEVE,
ET A PARIS,
Chez V o L L A N D , Libraire , Quai des Augustîns ,
N«. 2J-.
M. D C C. C X.
DISCOURS
U I A REMPORTÉ LE PRIX
A L'ACADEMIE
I J O N 5
EN VANNÉE 1750 ,
Sur cette Queftion propofée par la même Académie;
5"/ le rétablijjement des Sciences & des Arts a contribué à épurer
les mœurs.
Barbarus hic ego fum , qui non intelligor illis.
OVI D.
Œuvres mélûs. Tome J,
»*.
V.
P RÉFACE.
Oici une des plus grandes & des plus belles queftions;
qui aient jamais été agitées. Il ne s'agit point dans ce Difcours
de ces fubtilités métaphyfiques qui ont gagné toutes les par-
ties de la littérature , & dont les programmes d'Académie
ne font pas toujours exempts. Mais il s'agit d'une de ces
vérités qui tiennent au bonheur du genre humain.
Je prévois qu'on me pardonnera difficilement le parti que
j'ai ofé prendre. Heurtant de front tout ce qui fait aujour-
d'hui l'admiration des hommes; je ne puis m'attendre qu'à
un blâme univerfel; & ce n'eft pas pour avoir été honoré
de l'approbation de quelques Sages que je dois compter fur
celle du Public. AufTi mon parti eft-il pris ; je ne me fou-
cie pas de plaire ni aux beaux efprits , ni aux gens k la mo-
de. Il y aura dans tous les temps des hommes faits pour
être fubjugués par les opinions de leur fociété. Tel fait au-
jourd'hui l'efprit fort & le philofophe , qui par la même rai-
fon n'eût été qu'un fanatique du temps de la ligue. Il ne
faut point écrire pour de tels le^lcurs, quand on veut vivre
au-delà de fon fiecle.
Un mot encore , & je finis. Comptant peu fur l'honneur
que j'ai reçu, j'avois, depuis l'envoi, refondu & augmenté
ce Difcours, au point d'en faire, en quelque manière, un
autre ouvrage -, aujourd'hui , je me fuis cru obligé de le ré-
tablir dans l'état où il a été couronné. J'y ai feulement jette
quelques notes, & laifTé deux additions faciles à reconnoî-
trc , ^z que l'Académie n'auroit peut-être pas approuvées.
J'ai penfé que l'équité , le refpeét & la reconnoiflànce exi-
gcoient de moi cet avertiflèment.
Aij
DISCOURS
SUR
CETTE QUESTION
Si le réîabUJfement des Sciences & des Ans a contribué à éj^urer
les mœurs.
Decipimur fpecie leâi.
I j E rétabliflement des Sciences & des Arts a t-il contribué a
épurer où ^ corrompre les mœurs ? Voilà ce qu'il s'agit d'exa-
miner. Quel parti dois-je prendre dans cette quefJ ion? Celui, Mef-
fîcurs , qui convient à un honnête homme qui ne fait rien fie
qui ne s'en eftime pas moins.
Il fera difficile , je le fens , d^approprier ce que j'ai à dire au
Tribunal où je comparois. Comment ofer blâmer les fciences de-
vant une des plus favantes Compagnies de l'Europe, louer l'igno-
rance dans une célèbre Acade'mie, & concilier le mdpris pour l'é-
tude avec le refpeft pour les vrais favans ? J'ai vu ces contrarié-
tés , & elles ne m'ont point rebuté. Ce n'eft point la fcience que
je maltraite , me fuis-je dit ; c'eft la vertu que je défends de-
vant des hommes vertueux. La probité eft encore plus chère aux
gens de bien, que l'érudition aux doéles. Qu'ai- je donc à redou-
ter? Les lumières de l'afTemblée qui m'écoute ? Je l'avoue; mais
c'eft pour la conftitution du difcours , & non pour le fentiment
de l'orateur. Les Souverains équitables n'ont jamais balancé k fa
condamner eux-mêmes dans des difculîîons douteufes ; & la pofi-
tion la plus avantageufe au bon droit, eft d'avoir a fe défendre
contre une partie intègre & éclairée , juge en fa propre caufe.
A ce motif qui m'encourage , il s'en joint un autre qui me
6 Discours SUR LES
détermine : c'eft qu'après avoir Contenu , félon ma lumière natu-
ffcile, le parti de Ja vérité, quel que foir mon fuccès, il eu an
prix qui ne peut me manquer: je le trouverai dans le fond de
mon cœur.
c
PREMIERE PARTIE.
l'EsT un grand & beau fpe(5tacle de voir l'homme Ibrtir , en
quelque manière , du néant par fes propres efforts ; difliper , par
les lumières de fa raifon, les ténèbres dans lefquelles la nature l'a-
voit enveloppé ; s'élever au-deflus de foi- même; s'élancer par l'ef-
prit jufques dans les régions céleftes; parcourir h pas de géant, ainfî
que le foleil , la vafte étendue de l'univers; &, ce qui eft encore
plus grand & plus difficile, rentrer en foi pour y étudier l'homme
& connoître fa nature, fes devoirs & fa fin. Toutes ces merveil-
les fe font rénouvellées depuis peu de générations.
L'Europe étoit retombée dans h barbarie des premiers âges.
Les peuples de cette partie du monde aujourd'hui fi éclairée , vi-
voient , il y a quelques fiècles , dans un état pire que l'ignorance.
Je ne fais quel jargon fcientifique, encore plus méprifable que
l'ignorance , avoit ufurpé le nom du favoir , & oppofoit à fon re-
tour un obftade prefqu 'invincible. Il failoit une révolution pour ra-
mener les hommes au fens commun; elle vint enfin du côté d'où
on l'auroit le moins attendue. Ce fut Je ftupide Mufulman, ce
fut l'éternel flcau des lettres, qui les fit renaître parmi nous. La
chute du trône de Conftantin porta dans l'Italie les débris de l'an-
cienne Grèce. La France s'enrichit a fon tour de ces précieufes
dépouilles. Bientôt les fciences fuivirent les lettres ; à l'art d'écrire
fe joignit l'art de penfer : gradation qui paroît étrange , & qui
n'eft peut-être que trop naturelle ; & l'on commença à fentir le
principal avantage du commerce des Mufes, celui de rendre les
hommes plus fociables , en leur infpirant le dcfir de fc piaire les
uns aux autres par des ouvrages dignes de leur approbation mu-
tuelle.
L'esprit a fes befjins, ainfi que le corps. Ceux-ci font les
Sciences et les Arts. 7
fondemens de la fociété , les autres en font l'agrément. Tandis
que le gouvernenaent & les loix pourvoient à la sûreté & au bien-
être des hommes afTemblés , les fciences , les lettres &: les arts ,
moins defpotiqucs & plus puiflans peut-être, étendent des guir-
landes de fleurs fur les chaînes de fer dont ils font chargés ,
étouffent en eux le fentiment de cette liberté originelle pour la-
quelle ils fembloient être nés, leur font aimer leur efclavage ,
& en forment ce qu'on appelle des peuples policés. Le befoin
éleva les trônes ; les fciences & les arts les ont affermis. Puîffancts
de la terre , aimez les talens , & protégez ceux qui les cultivent.
( I ) Peuples policés , cultivez-les : heureux efclaves , vous leur de-
vez ce goiàt délicat & fin dont vous vous piquez ; cette douceur
de caraélère ik. cette urbanité de mœurs qui rendent parmi vous
le commerce fi liant & fi facile; en un mot, les apparences de
toutes les vertus, fans en avoir aucune.
C'est par cette forte de politefTe, d'autant plus aimable qu'elle
afîeâe moins de fe montrer, que fe diftinguerent autrefois Athè-
nes & Rome , dans les jours fi vantés de leur magnificence & de
leur éclat : c'eil par elle fans doute que notre fiècle & notre na-
tion l'emporteront fur tous les temps & fur tous les peuples. Un
ton philofophe fans pédanterie, des manières naturelles & pourtant
prévenantes , également éloignées de la ruflicité Tudefque & de li
pantomime Ultramontaine : voilk les fruits du goût acquis par de
bonnes études , & perfedionné dans le commerce du monde.
Qu'il feroit doux de vivre parmi nous, fi la contenance ex-
térieure étoit toujours l'image des difpofitions du cœur; fi la dé-
cence étoit la vertu ; fi nos maximes nous fervoient de règles ; fi
( I ) Les Princes voient toujoursavec tenir les Ichthyophages dans fa dépen-
plaifir le goût des arts agréables & des dance , les contraignit de renoncer k la
fuperfluités , dont l'exportation de l'ar- pèche , & de fe nourrir des alimens
gent ne réfulte pas, s'étendre parmi communs aux autres peuples j & les fa u-
leursfujets. Car outre qu'ils les nour- vages de l'Amérique ,. qui vont tout
riffent ainfi dans cette petiteffe d'ame fi nuds , & qui ne vivent que du produit
propre à fa fervitude , ils favent très- de leur chaffe, n'ont jamais pu être
bien que tous les befoins que le peuple domptés. En effet quel joug impofe-
fe donne , font autant de chaînes dont roit-on à des hommes qui n'ont befoin
il fe ch.?rge. Alexandre voulant mam- de rien.
8
Discours sur les
la. véritable phllofophie étort inféparable du titre de philofophe !
Mais tant de qualités vont trop rarement enfemble , & la vertu ne
marche guères en fi grande pompe. La richeffe de la parure peut
annoncer un homme opulent, & fon élégance un homme de goût ;
l'homme fain & robufte fe reconnnoît à d'autres marques : c'efl
fous l'habit ruftique d'un laboureur, & non fous la dorure d'un
courtifan , qu'on trouvera la force & la vigueur du corps. La pa-
rure neù pas moins étrangère k la vertu, qui eft la force & la
vigueur de l'ame. L'homme de bien eft un athlète qui fe plaît k
Combattre nud : il méprife tous ces vils ornemens qui géneroient
l'ufage de fes forces, & dont la plupart n'ont été inventés que
pour cacher quelque difformité.
Avant que l'art eût façonné nos manières & appris à nos paf-
fions k parler un langage apprêté, nos mœurs étoient ruftiques,
mais naturelles ; & la différence des procédés annonçoit au premier
coup d'oeil celle des caraflères. La nature humaine , au fond , n'é-
toit pas meilleure ; mais les hommes trouvoient leur fécurité dans
la facilité de fe pénétrer réciproquement ; & cet avantage , dont
nous ne fentons plus le prix, leur épargnoit bien des vices.
Aujourd'hui que des recherches plus fubtiles & un goût plus
fin ont réduit l'art de plaire en principes, il règne dans nos mœurs
une vile & trompeufe uniformité , & tous les efprits femblent avoir
été jettes dans un même moule : fans ceffe la politeffe exige , la
bienféance ordonne : fans cefle on fuit des ufïiges, jamais fon pro-
pre génie. On n'ofe plus paroître ce qu'on ell : & dans cette con-
trainte perpétuelle , les hommes , qui forment ce troupeau qu'on
appelle fociété , placés dans les mêmes circonflances, feront tous
les mêmes chofes, fi des motifs plus puiflants ne les en détour-
nent. On ne faura donc jamais bien à qui l'on a affaire : il fau-
dra donc, pour connoître fon ami , attendre les grandes occafions;
c'efl: h-dire attendre qu'il n'en foit plus temps, puifque c'eû pour
CCS occafions mêmes qu'il eût été effentiel de le connoître.
Quel cortège de vices n'accompagnera point cette incertitude?
Plus d'amitiés fmcères; plus d'eftime réelle, plus de confiance
fondée. Les foupçons , les ombrages , les craintes , la froideur, la
réferve ,
Sciences et les Arts. 9
réferve, la haine, la trahifon, fe cacheront fans cefTe fous ce voile
uniforme & perfide de politefie, fous cette urbanité fi vantée que
nous devons aux lumières de notre fiècle. On ne profanera plus
par des juremens le nom du Maître de l'univers ; mais on l'in-
îultera par des blafphêmes, fans que nos oreilles fcrupuleufes en
foient ofFenfées. On ne vantera pas fon propre mérite; mais on ra-
baifîèra celui d 'autrui. On n'outragera point grolTiérement fon en-"
nemi , mais on le calom.niera avec adre/Te, Lts haines nationales
s'éteindront , mais ce fera avec l'amour de la patrie. A l'ignorance
méprifée on fubftituera un dangereux pyrrhcnifme. Il y aura des '
excès profcrits, des vices déshonorés; mais d'autres feront décorés
du nom de vertus; il faudra ou les avoir, ou les affeâer. Van-
tera qui voudra la fobriété des fages du temps : je n'y vois, pour
moi , qu'un rafinement d'intempérance, autant indigne de mon
éloge que leur artificieufe fimplicité. (2.)
Telle efl la pureté que nos mœurs ont acquife. C'eft ainfi que
nous fommes devenus gens de bien. C'eft aux lettres, aux fcicnces
& aux arts à revendiquer ce qui leur appartient dans un fi falu-
taire ouvrage. J'ajouterai feulement une réflexion, c'eft qu'un habi-
tant de quelques contrées éloignées, qui chercheroit à fe former
une idée des mœurs Européennes, fur l'état des fciences parmi
nous, fur la perfeâion de nos arts, fur la bienféance de nos fpec-
tzcles , fur la politcfle de nos manières, fur l'affabilité de nos dif-
cours , fur nos démonflrations perpétuelles de bienveillance , &
fur ce concours tumultueux d'hommes de tout âge & de tout état ,
qui femblent emprefîés, depuis le lever- de l'aurore jufqu'au cou-
cher du foleil, à s'obliger réciproquement; c'efl que cet étranger,
dis-je, dcvineroit exadement de nos mœurs le cdntraire de ce qu'el-
les font.
Ou il n'y a nul effet, il n'y a point de caufe h chercher ; maïs
ici l'effet eft certain, la dépravation réelle, & nos âmes fe font cor-
( a ) J'aime , dit Montaigne , i con- rade de fon efprit &■ de fon caquet , je
tefter & difcourir ^ mais c'efi avec peu trouve que c'eji un métier très-méféant à
d'hommes , & pour moi. Car d<f fervir de un homme d'honneur. C'efl celui de tous
fpeâacle aux grands , & faire à l'ehvi pa- nos beaux efprits , hors un.
Œuvres mêlées. Ta/ne I. B
lo Discours sur les
rompues à mefure que nos fciences & nos arts fe font avancés à
la perfefiion. Dira-t-on que c'eft un malheur particulier k notre
âge? Non, Meflieurs; les maux caufés par notre vaine curiofité
font aufli vieux que le monde. L'élévation & l'abaifTcment jour-
nalier des eaux de l'océan n'ont pas été plus régulièrement afTujet-
tis au cours de l'aftre qui nous éclaire durant la nuit, que le fort
des mœurs & de la probité aux progrès des fciences & des arts.
On a vu la vertu s'enfuir à mefure que leur lumière s'élevoit fur
notre horizon , & le même phénomène eft obfervé dans tous les
temps & dans tous les lieux.
Voyez l'Egypte, cette première école de l'univers , ce climat
(1 fertile fous un ciel d'airain , cette contrée célèbre d'où Séfoftris
partit autrefois pour conquérir le monde. Elle devient la mère de
la philofophie & des beaux arts; & bientôt après la conquête de
Cambife; puis celle des Grecs, des Romains, des Arabes, & enfin
des Turcs.
Voyez la Grèce, Jadis peuplée de Héros, qui vainquirent deux
fois l'Afie; l'une devant Troyes, & l'autre dans leurs propres foyers.
Les lettres naiflantes n'avoient point encore porté la corruption dans
les cœurs de fes habitans, mais le progrès des arts, la dilToIution
des mœurs & le joug du Macédonien fe fuivirent de près, & la
Grèce, toujours favante, toujours voluptueufe & toujours efclave,
n'éprouva plus dans (es révolutions que des changemens de maîtres.
Toute l'éloquence de Démofthène ne put jamais ranimer un corps
que le luxe & les arts avoient énervé.
C'est au temps d^s Ennius & des Térence que Rome , fondée
par un pâtre & illuflrée par des laboureurs, commence k dégénérer.
Mais après les Ovide, les Catulle, les Martial, & cette foule d'au-
teurs obfcènes, dont les noms fsuls allarment la pudeur, Rome,
jadis le temple de la vertu, devient le théâtre du crime, l'opprobre
des nations , & le jouet des barbares. Cette capitale du monde
tombe enfin fous le joug qu'elle avoit impofé k tant de peuples,
& le jour de fa chute fut la veille de celui où l'on donna à l'un de
fes citoyens, le titre d'arbitre du bon goût.
Sciences et les Arts, h
Que dirai-je de cette métropole de l'Empire d'Orient, quî
par fa pofition, fembloit devoir l'être du monde entier; de cet
afyle des fciences & des arts profcrits du refte de l'Europe, plus
peut-être par fagefîe que par barbarie ? Tout ce que la débauche
& la corruption ont de plus honteux; les trahifons, les aflaffinats &
les poifons , de plus noir; le concours de tous les crimes, de plus
atroce : voila ce qui forme le tifTu de l'hifloire de Conflantino-
ple ; voilà la fourcc pure d'où nous font émanées les lumières dont
notre fiècle fe glorifie.
Mais pourquoi chercher, dans des temps reculés, des preuves
d'une vérité dont nous avons fous nos yeux des témoignages fub-
fiflans? Il eft en Afie une contrée immenfc où les lettres hono-
rées conduifent aux premières dignités de l'Etat. Si les fciences
épuroient les mœurs ; fi elles apprenoient aux hommes h verfer leur
fang pour la patrie; fi elles animoicnt le courage, les peuples de la
Chine devroient être fages, libres & invincibles. Mais s'il n'y a
point de vice qui ne les domine, point de crime qui ne leur foit
familier; fi les lumières des Miniftres, ni la prétendue ùgefîe des
loix, ni la multitude des habitans de ce vafte Empire n'ont pu le
garantir du joug du Tartare ignorant & grofiler, de quoi lui ont
fervi tous les favans ? Quel fruit a-t-il retiré des honneurs dont
ils font comblés? Seroit-ce d'être peuplé d'efclaves & de méchans }
Opposons à ces tableaux celui des mœurs du petit nombre de
peuples qui, préfervés de cette contagion des vaines connoifTances,
ont par leurs vertus fait leur propre bonheur & l'exemple des au-
tres nations. Tels furent les premiers Perfes, nation (îngLlicre,
chez laquelle on apprenoit la vertu , comme chez nous on apprend
la fcience ; qui fubjugua l'Afie avec tant de facilité, & qui feule
a eu cette gloire, que l'hiftoire de fe;: inftitutions ait pafTé pour
un roman de philofophie : tels furent les Scythes, dont on nous a
laifTé de fi magnifiques éloges ; tels les Germains, dont une plume,
lafiè de tracer les crimes & les noirceurs d'un peuple inflruit, opu-
lent & voluptueux, fe foulageoit k peindre la fimplicité, l'inro-
cence & les vertus ; telle avoii été Rome même dans les ttmps de
fa pauvreté & de fon ignorance i tel enfin s'eft montrée jufqu'à no»
Bij
12 Discours sur les
jours cette nation ruftique, fi vantée pour fon courage, que l'ad-
verfité n'a pu abattre , & pour fa fidélité que l'exemple n'a pu
corrompre. ( 3 )
Ce n'eft point par fiupidité que ceux-ci ont préféré d'autres
exercices à ceux de l'erprit. Ils n'ignoroient pas que dans d'autres
contrées des hommes oififs pafToient leur vie à difputer fur le fou-
verain bien, fur le vice & fur la vertu, & que d'orgueilleux rai-
fonncurs , fe donnant \ eux-mêmes les plus grands éloges, con-
fondoient les autres peuples fous le nom méprifant de Barbares ;
mais ils ont confidéré leurs mœurs , & appris à dédaigner leur
doctrine, ( 4 )
OuBLiÈROiS- JE que ce fut dans le fein même de la Grèce
qii'on vit s'élever cette cité aufli célèbre par fon heureufe igno-
rance que par la ù^tffQ de ^QS loix , CQiie République de demi-
Dieux, plutôt que d'hommes; tant leurs vertus fembloient fupé-
rieures \\ l'humanité! O Sparte! opprobre éternel d'une vaine doc-
trmt ! tandis que les vices conduits par les beaux arts s'introdui-
fjient enlcmble dans Athènes ; tandis qu'un tyran y rafTembloit ,
avec tant de foin , les ouvrages du Prince des Poètes, tu chaffbis
de tes murs les arts & les artiftes , les fcicnces & les favans.
( 3 ) Je n'ofe ainfi parler de ces quelle opinion les Athéniens mêmes
nations heureufes qui ne connoiiïent dévoient avoir de l'éloquence , quand
pas même de nom les vices que nous ils l'écarrent avec tant de foin de ce
avons tant de peine a réprimer , de tribunal intègre , des jugements du-
ces fauvages de l'Amérique , dont quel les Dieux même n'appelloient
^Montaigne ne balance point à préfé- pas? Que penfoient les Romains de
rer la fimple & naturelle police non- la médecine , quand ils la banni-
feulement aux loix de Platon, mais rent de leur République? Et quand
même à tout ce que la philofophie un refte d'humanité porta les Efpa-
pourra jamais imaginer de plus pir- gnols à interdire à leurs gens de loi
fait pour le gouvernement des peu- lentrée de l'Amérique , quelle idée
pies. Il en cite quantité d'exemples falloit-il qu'ils euiTent de la jurifpru-
frappnns pour, qui les fauroit admi- dence ? Ne dircit-on pas qu'ils ont
rer : Mais quoi^ dit - il , ils ne pcr- cru réparer , par ce feul acte , tous les
tent point de chaujfes ! maux qu'ils avoienc fait à ces mal-
(4) Ds bonne foi, qu'on me dife heureux Indiens.
Sciences et les Arts. 13
L'ÉVÉNEMENT marqua cette difFérence. Athènes dévint le fé-
jour de la politefîe & du bon goût , le pays des orateurs & des
philofophes. L'élégance des bâiimens y répondoit à celle du lan-
gage. On y voyoit de toutes parts le marbre & la toile animés par
les mains des maîtres les plus habiles. C'eft d'Athènes que font
fortis ces ouvrages furprenans qui ferviront de modèles dans rous
les âges corrompus. Le tableau de Lacédémone cû moins brillant.
Là, difoient les autres peuples, Its hommes naijfint- vertueux, &
l'air même du pays femble infpircr lu vertu. Il ne nous refle de fes
habitans que la mémoire de leurs aâions héroïques. De rtls mo-
numens vaudroient- ils moins pour nous que les marbres curieux
qu'Athènes nous a laiffés ?
Quelques lâges, il eft vrai, ont réfilîé au torrent général ,
& fe font garantis du vice dans le féjour des Mufes. Mais qu'on
écoute le jugement que le premier & le plus malheureux d'entre
eux portoit des favans iU des artiftes de Ion temps.
» J'ai examiné, dit-il, les poètes, & je les regarde comme
» des gens dont le talent en impofe à eux-mêmes & aux autres ,
» qui fe donnent pour fages, qu'on prend pour tels, & qui ne
3» font rien moins.
» Des poètes, continue Socratc, j'ai paflé aux artifleg. Perfonne
» n'ignoroit plus les arts que moi ; perfonne n'étoit plus convaincu
» que les artiftes poflédoient de fort beaux fecrets. Cependant je
» me fuis apperçus que leur condition n'eft pas meilleure que celle
M des poètes, & qu'ils font, les uns & les autres, dans le même
» préjugé. Parce que les plus habiles d'entre eux, excellent dans
» leur partie , ils le regardent comme les plus fages des hommes.
» Cette préfomption a terni tout-à-fait leur favoir à mes yeux ;
1» de forte que me mettant à h place de l'Oracle , & me deman-
M dant ce que j'aimcrois le mieux être, ce que je fuis ou ce qu'ils
» font, favoir ce qu'ils ont appris, ou favoir qtie je ne fais rien;
» j'ai répondu à moi-même & au Dieu : Je veux relîer ce que
» je fuis.
» Nous ne favons, ni les fophiftes, ni les poètes, ni Iqs ora-
14 Discours sur les
n leurs , ni les artiftes , ni moi , ce que c'efl que le vrai , le bon
» & Je beau; mais il y a entre nous ctne différence, que, quoi-
» que ces gens ne fâchent rien, tous croient favoir quelque chofe ;
• au lieu que moi , fi je ne fais rien , au moins je n'en fuis pas
» en doute : de forte que touts cette fupériorité de fage/Te , qui
D m'eft accordée par l'Oracle , fe réduit feulement à être biea
» convaincu que j 'ignore ce que je ne fais pas. «
Voila donc le plus fage des hommes au jugement des Dieux,
& le plus C»v3nt des Athéniens au fentiment de la Grèce entière,
Socrate, faifant l'éloge de l'ignorance. Croit-on que, s'il reffufci-
toit parmi nous, nos favans & nos artiftes lui feroient changer
d'avis ? Non, Meflieurs ; cet homme ju/le continueroit de mépri-
fer nos vaines fciences; il n'aideroit point h grofllr cette foule de
livres dont on nous inonde de toutes parts, & ne laiflèroit» com-
me il a fait, pour tout précepte à fes difciples & à nos neveux ,
que l'exemple & la mémoire de fa vertu. C'eft ainfx qu'il eft beau
d'inftruire les hommes.
Socrate avoir commencé dans Athènes, le vieux Caton
continua dans Rome, de Ce déchaîner contre ces Grecs artificieux
& fubtils qui féduifoient la vertu & amollifToient le courage de
fes concitoyens; mais les fciences, les arts & la diakaique pré-
valurent encore. Rome fe remplit de philofophes & d'orateurs; on
négligea la difcipline militaire; on méprifa l'agriculture; on em-
brafTa des fcdes , & l'on oublia la patrie. Aux noms facrés de li-
berté, de défintéreflement, d'obéiflance aux loix , fuccéderent les
noms d'Épicure, de Zenon, d'Arcéfilas. Depuis que les favans ont
commencé à paraître parmi nous, difoient leurs propres philofo-
phes, les gens de bien fe font ècllpfês. Jufqu'alors les Romains s'é-
toient contentés de pratiquer la vertu ; tout fut perdu quand ils
commencèrent \ l'étudier,
O Fabricius! qu'eût penfé votre prande ame , fi , pour votre
malheur, rappelle à la vie, vous euffiez vu la face pompeufe de
cette Rome fauvée par votre bras , & que votre nom rePpeélable
avoit plus illuftrée que toutes fes conquêtes ! » Dieux , euflîez-
Sciences et les A n t s- 15
9 vous dit , que font devenus ces toks de chaume & ces foyers
9 ruftiques qu'habitoient jadis la modération & la vertu ? Quelle
1» fplendeur funefte a fuccédé à h fimplicité Romaine? Quel eft
i> ce langage étranger ? Quelles font ces mœurs efféminées ? Que
■ fignifient ces ftatues, ces tableaux , ces édifices ? Infeufés , qu'avez-
» vous fait î Vous, les maîtres des nations, vous vous êtes ren^
» dus les efclaves des hommes frivoles que vous avez vaincus; ce
i> font des rhéteurs qui vous gouvernent : c'efl pour enrichir des
s archite(5les , des peintres, des flatuaires & des hifîrions, que vous
» avez arrofé de votre fang la Grèce & l'Afie. Les dépouilles de
» Carthage font la proie d'un joueur de flûte. Romains, hâtez-
» vous de renverfer ces amphithéâtres, brifez ces marbres, brûlez
» ces tableaux, chaffez ces efclaves qui vous fubjuguent , & dont
» les funeftes arts vous corrompent. Que d'autres mains s'illuftrent
ï> par de vains talens : le feul talent digne de Rome eft celui de
» conquérir le monde, & d'y faire régner la vertu. Quand Cy-
» néas prit notre fcnat pour une aïïèmbiée de Rois, il ne fut
» ébloui, ni par une pompe vaine, ni par une élégance recher-
» chée. Il n'y entendit point cette éloquence frivole , l'étude &
» le charme des hommes futiles. Que vit donc Cynéas de majef-
» tueux ? O citoyens, il vit un fpe6ï3cle que ne donneront jamais
» vos riche/îès ni vos arts, le plus beau fpeflacle qui ait jamais
» paru fous le ciel, l'aflèmblée de deux cens hommes vertueux»
» dignes de commander à Rome & de gouverner la terre, o
Mais franchi/Tons la diftance des lieux & des temps, & voyons
ce qui s'eft pafTé dans nos contrées & fous nos yeux, ou plutôt
écartons des peintures odieufes qui blefTeroient notre délicateffe ,
& épargnons- nous la peine de répéter les mêmes chofes fous d'au-
tres noms. Ce n'eft point en vain que j'invoquois les mânes de
Fabricius; & qu'ai-je fait dire à ce grand homme , que je n'euffe
pu mettre dans la bouche de Louis XII, ou de Henri IV? Parmi
nous, il eft vrai, Socrate n'eût point bu la ciguë, mais il eût bu
dans une coupe encore plus amère la raillerie infultante, & le
mépris pire cent fois que la mort.
Voua comment le luxe , la diftblution & Tefclavage ont été
i6 Discours s u p. les
de tout temps le châtiment des efforts orgueilleux que nous avons
faits pour fortir de l'heureufe ignorance où la fagefTe érernelie nous
avoit placés. Le voile épais dont elle a couvert toutes fcs opéra-
tions, fembloit nous avertir afTez qu'elle ne nous a point deftinés
îi de vaines recherches; mais eft-il quelqu'une de fes leçons dont
nous ayons fa profiter, ou que nous ayons négligée impunément?
Peuples, fâchez donc une fois que la nature a voulu vous préferver
de la fcience, comme une mère arrache une arme dangereufe des
mains de fon entant; que tous les fecrets qu'elle vous cache font
autant de maux dont elle vous garantit, & que la peine que vous
trouvez h vous in/îruire, n'eft pas le moindre de fes bienfaits. Les
hommes font pervers; ils feroient pires encore s'ils avoicnt eu
le malheur de naître favans.
Que ces réflexions font humiliantes pour l'humanité! Que
notre orgueil en doit être mortifié! Quoi! la probité feroit fille
de l'ignorance, la fcience & la vertu feroient incompatibles ! Quel-
les conféquences ne tireroit-on point de ces préjugés? Mais pour
concilier ces contrariétés apparentes, il ne faut qu'examiner de
près la vanité & le néant de ces titres orgueilleux qui nous éblouif-
fent , & que nous donnons fi gratuitement aux connoiffances hu-
maines. Confidérons donc les fciences & les arts en eux-mêmes.
Voyons ce qui doit réfulter de leur progrès, & ne balançons plus
ï convenir de tous les points où nos raifonnemens (è trouveront
d'accord avec les indudions hiftoriques.
SECONDE PARTIE.
\_^'Étoit une ancienne tradition pafTée de l'Egypte en Grèce ,
qu'un Dieu ennemi du repos des hommes, étoit l'inventeur des
fciences (5)- Quelle opinion falloit-il qu'euflent d'elles les Égyp-
tiens
( T ) On voit aifément rallégorie de plus favorablement que les Egypriens
V fable de Prométhée; & il ne pa- de leur Dieu Theums. » Le Satyre,
oît pas que les Grecs, qui l'ont cloué » dit un ancienne fable , voulut bai-
ur I9 Caucife , en penfaiïent guères » fer & embralfer le feu , la première
Sciences ET LES Arts. 17
tiens mêmes chez qui elles étoient nées ? C'eû qu'ils voyoient
de près les fources qui les avoient produites. En effet, foie qu'on
feuillette les anrxales du monde, foit qu'on fupplée à des chroniques
incertaines par des recherches philofophiques, on ne trouvera pas,
aux connoiflanccs humaines, une origine qui réponde k l'idée qu'on
aime à s'en former. L'aftronomie eft née de la fuperftition ; l'é-
loquence, de l'ambition, de la haine, de la flatterie, du menfonge;
la géométrie, de Pavarice; la phyfique , d'une vaine curiofité ;
toutes, & la morale même de l'orgueil humain. Les fciences &c
les arts doivent donc leur nai/Tance à nos vices: nous ferions moins
en doute fur leurs avantages , s'ils la dévoient à nos vertus.
Le défaut de leur origine ne nous eu. que trop retracé dans leurs
objets. Que ferions - nous des arts làns le luxe qui les nourrir ?
Sans les injufticcs des hommes, h quoi ferviroit la jurifprudcnce >
Que devîendroit l'hiftoire , s'il n*y avoit ni tyrans, ni guerres,
ni confpirateurs ? Qui voudroit, en un mot, palTer fa vie à de fté-
riles contemplations , fi chacun , ne confultant que les devoirs de
l'homme & les befoins de la nature, n'avoit de temps que pour
I2 patrie, pour les malheureux & pour fes amis ? Sommes -nous
donc faits pour mourir attachés fur les bords du puits où la vérité
s'eft retirée? Cette feule réflexion devroit rebuter, dès les pre-
miers pas, tout homme qui chercheroît férieufement k s'inftruire
par l'étude de la philofophie.
Que de dangers! que de faufîes routes dans l'inveftigation des
fciences! Par combien d'erreurs, mille fois plus d.ingereufes que
la vérité n'efl: utile, ne faut-il point pafTer pour arriver à elle? Le
défavantage cft vifible; car le faux eft fufceptible d'une infinité de
combinaifons ; mais la vérité n'a qu'une manière d'être. Qui efl:ce
d'ailleurs qui la cherche bien fincérement? Même avec la meil-
leure volonté, à quelles marques efl-on sûr de la reconnoître ?
Dans cette fouis de fentimens difFérens , quel fera notre Crlicriurn
" fois qu'il le vie; mais Proméchée » quand on y touche. " C'eft le fu-
» lui cria : Satyre , tu pleureras la jet du fromifpice.
" barbe de ton menton ; car il brûle
Œuvres méUcs. Tome I. C
i8 Discours sur les
pour en bien juger (6) ? Et ce qui eft le plus difficile, fi par bonheur'
nous la trouvons h la fin, qui de nous en faura faire un bon ufage ?
Si nos fciences font vaines dans l'objet qu'elles fe propo-
fent , elles font encore plus dangereufes par les effets qu'elles
produifenr. N;.^es dans l'oifiveté, elles la nourriflènt à leur tour;
& la perte irréparable du temps eft le premier préjudice qu'elles
caufent néceffairement à la fociété. En politique comme en mora-
le, c'eft un grand mal que de ne point faire de bien; & tout ci-
toyen inutile doit être regardé comme un homme pernicieux. Ré-
pondez-moi donc, philofophes illuflres, vous par qui nous favons
en quelle raifon les corps s'attirent dans le vuide : quels font , dans
les révolutions des planettes, les rapports des aires parcourues en
temps égaux: quelles courbes ont des points conjugués, des points
d'inflexion & de rebrouffement ; comment l'ame & le corps fe
correfpondent fans communication , ainfi que feroient deux horlo-
ges : quels aftres peuvent être habités : quels infefles fe reprodui-
sent d'une manière extraordinaire; répondez-moi, dis-je, vous de
qui nous avons reçu tant de fublimes connoiiïànces : quand vous ne
nous auriez jamais rien appris de ces chofes, en ferions-nous moins
nombreux, moins bien gouvernés, moins redoutables, moins flo-
riffans , ou plus pervers ? Revenez donc fur l'importance de vo«
produdions ; & fi les travaux des plus éclairés de nos favans & de
nos meilleurs citoyens nous procurent fi peu d'utilité, dites- nous
ce que nous devons penfcr de cette foule d'écrivains obfcurs & de
lettrés oififs , qui dévorent en pure perte la fubilance de l'État ?
Que dis-je, oififs? Et plût à Dieu qu'Ms le fufTent en effet!
Les mœurs en feroient plus faines, & la fociété plus paifible. Mais
ces vains & futiles déclamatcurs vont de tous côtés armés de leuri
funtfles paradoxes, fappant les fondcmens de la foi, & anéantifTant
la vertu. Ils fourient dédaigneufement k ces vieux mots de patrie
( 6 ) Moins on fait , plus on croît même en Europe , fi mince Phyficiea
favoir. Les Péripatériciens doutoient- qui n'explique hardiment ce profond
ils de rien ? Defcjrtes n'a-t-il pas conf- myfl jre de l'éledricité , qui fera peut-
truit l'univers avec des cubes & des être à jamais le défefpoir des vrai*
«ourbillons ] Et y a - 1 - il aujourd'hui , JPhilofophes ?
Sciences et les A r t s. 19
& de religion , & confacrent leurs talens & leur philofophîe k dé-
truire & avilir tout ce qu'il y a de facré parmi les hommes ; no»
qu'au fond ils haïfient ni la vertu ni nos dogmes : c'eft de l'opi-
nion publique qu'ils font ennemis , & pour les ramener aux pieds
des autels , il fiiffiroit de les reléguer parmi les athées. O fureur
de fe diflinguer, que ne pouvez-vous point?
C'est un grand mal que l'abus du temps. D'autres maux pires
encore fuivent les lettres & les arts. Tel eu le luxe : né comme
eux de l'oifiveté & de la vanité des hommes, le luxe va rarement
fans les fcicnccs & les arts, & jamais ils ne vont fans lui. Je fais
que notre philofophie, toujours féconde en maximes fingulières ,
prétend , contre l'expérience de tous les fiècles , que le luxe fait la
fplendeur des États; mais après avoir oublié la nécertîté des loix
fomptuaires , oferat-elle nier encore que les bonnes mœurs ne
foient efTentielIes h la durée des Empires , & que le luxe ne foie
diamétralement oppofé aux bonnes mœurs ? Que le luxe foit un
/igné certain des riche/fes, qu'il ferve même, il l'on veut, à les
multiplier; que faudra-t-il conclure de ce paradoxe fi digne
d'être né de nos jours ? Et que deviendra la vertu , quand il
faudra s'enrichir k quelque prix que ce foit ? Les anciens politi-
ques parloient fans ce/îe de mœurs & de vertu ; les nôtres ne
parlent que de commerce & d'argent. L'un vous dira qu'un hom -
me vaut en telle contrée la fomme qu'on le vendroit à Alger;
un autre , en fuivant ce calcul , trouvera des pays où un homme
ne vaut rien , &f d'autres où il vput moins que rien. Ils évaluent
les hommes comme des troupeaux de bétail. Selon eux, un hom-
me ne vaut k l'Hitat que la confommation qu'il y fait : ainfi un Sy-
barite auroit bien valu trente Lacédémoniens. Qu'on devine donc
laquelle de ces deux républiques, de Sparte ou de Sybaris , futfub-
juguée par une poignée de payfans , & laquelle fit trembler l'Afie.
La monarchie de Cyrus a été conquife avec trente mille hom-
mes, par un Prince plus pauvre que le moindre des Satrapes de
Perfe ; & les Scythes , le plus miférable de tous les peuples , ont
réfifté aux plus puiflàns Monarques de l'univers. Deux fameuses
républiques fe difputcrent l'empire du monde; Tune étoit très-
C ij
20 Discours sur les
riche, l'autre n'avoit rien; & ce fut celle-ci qui détruifit l'autre,
L'Empire Romain, à fon tour, après avoir englouti toutes les ri-
chefles de l'univers , fut la proie de gens qui ne favoient pas mê-
me ce que c'étoit que richtriïe Les Francs conquirent les Gaules;
les Saxons, l'Angleterre, fans autres tréfors que leur bravoure 6c
leur pauvreté. Une troupe de pauvres Montagnards, dont toute
l'avidité fe bornoit h quelques peaux de moutons, après avoir
dompté la fierté Autrichienne , écrafa cette opulente & redoutable
maifon de Bourgogne qui faifoit trembler les Potentats de l'Eu-
rope. Enfin toute la puiiïance & toute la fagefTe de l'héritier de
Charles Quint, foutenucs de tous les tréfors des Indes , vinrent
fe briler contre une poignée de pêcheurs de harengs. Que nos
politiques daignent «fufpendre leurs calculs, pour réfléchir à ces
exemples , & qu'ils apprennent une fois qu'on a de tout avec de l'ar-
gent, hormis des mœurs & des citoyens.
De quoi s'agit- il donc précifément dans cette queftion du luxe?
De favoir lequel importe le plus aux empires d'être brillans &
inomentané<;, ou vertueux & durables. Je dis brillans; mais de
quel éclat? Le goût du fafle ne s'aflbcie guères dms les mêmes
2mes avec celui de l'honnêteté. Non, il n'eft: pas pofîible que des
efprits dégradés par une multitude de foins futiles , s'élèvent jamais
à rien de grand; & quand ils en auroient la force, le courage leur
manqueroit.
Tout artifte veut être applaudi. Les éloges de fes contemporains
font la partie la plus précieufe de fa récompenle. Que fera t-il donc
pour les obtenir, s'il a le malheur d'être né chez un peuple, &
dans des temps où les favans devenus à la mode , ont mis une
jeunefTe frivole en état de donner le ton ; où les hommes ont fa-
crifié leur goût aux tyrans de leur liberté ( 7 ); où l'un des {^yits
(7) Je fuis bien éloigné de penfer de mal aujourd'hui. On ne fent point
que cet afcendant des femmes foir un affez quels avantages naîtroient dant
mal en foi. C'eft un préfent que leur la fociété d'une meilleure éducation
a fait la nature pour le bonheur du donnée à cette moitié du genre humain
genre humain : mieux dirigé , il poui-- qui gouverne l'autre. Les hommes fe-
roit produire autant de bien qu'il fait ront toujours ce qu'il plaira aux fem»
^ Sciences ET LES Arts. 21
n'ofant approuver que ce qui eft proportionné k la pufillanimité de
rautre.on lailTe tomber des chefs- d'œuvres de poélie dramatique,
& des prodiges d'harmonie font rebutés. Ce qu'il fera, MtfTieursî
Il rabaiflera fon génie au niveau de fon fiècle, & aimera mieux
, compofer des ouvrages communs, qu'on admire pendant fa vie,
que des merveilles qu'on n'admireroit que long temps après fa mort.
Dites- nous, célèbre Arouet, combien vous avez facrifié de beautés
mâles & fortes k notre faufî'e délicatefTe, & combien refprit delà
galanterie, fi fertile en petites chofes, vous en a coûté de grandes?
C'est ainfi que la diflblution des mœurs , fuite néceiïaire du luxe ,
entraîne k fon tour la corruption du goût. Que fi par hazard, en-
tre les hommes ordinaires par leurs talens , il s'en trouve quel-
qu'un qui ait de la fermeté dans i'ame, & qui refufe de fe prê-
ter au génie de fon fiècle, & de s'avilir par des prcduflions pué-
riles ; malheur k lui ! 11 mourra dans l'indigence & dans l'oubli.
Que n'eft-ce ici un pronoftic que je fais, & non une expérience
que je rapporte ! Carie, Pierre, le moment eft venu , où ce pin-
ceau deftiné k augmenter la majefté de nos temples par des ima-
ges fublimes & faintes , tombera de vos mains , ou fera proftitué
i orner de peintures lafcives les paneaux d'un vis- k- vis. Et toi,
rival des Praxiteles & des Phidias, toi dont les Anciens auraient
employé le cifeau k leur faire des Dieux capables d'excufer k nos
yeux leur idolâtrie; inimitable Pigal , ta main fe réfoudra k ra-
valler le ventre d'un magot, ou il faudra qu'elle demeure oifive.
On ne peut réfléchir fur les mœurs , qu'on ne fe plaife k fe
rappeller l'image de la fimplicité des premiers temps. C'eft un
beau rivage paré des feules mains de la nature , vers lequel on
tourne inceffamment les" yeux, & dont on fe fent éloigner k re-
gret. Quand les hommes innocens ôc vertueux aimoitnt à avoir
mes : fi vous voulez donc qu'ils devien- autrefois , mériteioient fort cî'ctre
nent grands & vertueux , apprenez aux mieux développées par une plume di-
femmes ce que c'eft que grandeur d'à- gne d'écrire d'après un tel maure, Sc
me & vertu. Les réflexions que ce de défcndic une û grande caufe.
fujet fouwiit, & que Platon a faites
^^ Discours sur i £ s
les Dieux pour témoins de leurs avions, ils habitoient enfembie
fous les mêmes cabanes; mais bientôt devenus méchans,ils le
laiïsrent de ces incommodes fpedarcurs, & \es reléguèrent dans
des temples magnifiques. Ils les en chaflfcrent enfin pour s'y éta-
blir eux-mêmes , ou du moins les temples des Dieux ne fc dif-
tinguerent plus des maifons des citoyens. Ce fut alors le comble
de la dépravation ; &c les vices ne furent jamais pouffes plus loin
que quand on les vit, pour ainfi dire, foutenus k l'entrée des pa-
lais des grands fur des colonnes de marbre , & gravés fur des cha-
pitaux Ccrinthiens,
Tandis que les commodités de la vie fs multiplient, que les
arts fe perfectionnent 6c que le luxe s'étend, le vrai courage s'é-
nerve , les vertus s'évanouiflent , & c'eft encore l'ouvrage des fcien-
ccs , & de tous ces arts qui s'exercent dans l'ombre du cabinet.
Quand les Goths ravagèrent la Grèce, toutes les bibliothèques ns
furent fauvées du feu que par cette opinion femée par l'un d'entre
eux, qu'il falloit laiflêr aux ennemis des meubles Ci propres à les
détourner de l'exercice militaire, & à les amufer à des occupations
oifives & fédentaires. Charles VIII fe vit maître de la Tofcane
& du Royaume de Naples , fans avoir prefque tiré l'épée ; 5c toute
fa cour attribua cette facilité inefpérée à ce que les Princes & la
noblefls d'Italie s'amufoient plus à fc rendre ingénieux & favsns ,
qu'ils ne s'exerçoient a devenir vigoureux & guerriers. En effet ,'
dit l'homme de fens qui rapporte ces deux traits , tous les exem-
ples nous apprennent qu'en cette martiale police & en toutes celles
qui lui font femblables, l'étude des fciences efi bien plus propre
à amollir & efïéminer les courages, qu'à les affermir & les animer.
Les Romains ont avoué que la vertu militaire s'étoit éteinte
parmi eux, à mefure qu'ils avoient commencé k fe connoître en
tableaux, en gravures, en valès d'orfèvrerie, & à cultiver les beaux
arts ; t: comme fi cette contrée fameufe étoît deflinée à fervir
fans cefle d'exemple aux autres peuple?, l'élévation des lettres a
fait tomber derechef, & peut-être pour toujours , cette réputation
guerrière que l'Italie femblbit avoir recouvrée il y a quelques
fièclcs.
Sciences ET tES Arts. 23
Les anciennes républiques de la Grèce, avec cette fagefle qui
brilloit dans la plupart de leurs inftitutions, avoient interdit à
leurs citoyens tous ces métiers tranquilles & fédentaires, qui ,
en affaifTant & corrompant le corps, énervent ii-tôt la vigueur de
Tame. De quel œil , en effet , penfè-t-on que puiflènt envifager la
faim , la foif , les fatigues, les dangers & la nwrt, des hommes
que le moindre befoin accable, & que la moindre peine rebute?
Avec quel courage les foldats fupporteront-ils des travaux cxceffifs ,
dont ils n'ont aucune habitude ? Avec quelle ardeur feront-ils des
marches forcées , fous des officiers qui n'ont pas même la force
de voyager k cheval? Qu'on ne m'objefle point la valeur renom-
mée de tous ces modernes guerriers fî favamment difciplinés. On
me vante bien leur bravoure en un jour de bataille ; mais on ne
me dit point comment ils fupportent l'excès du travail , comment
ils réfiflent à la rigueur des failbns & aux intempéries de l'air. Il
ne faut qu'un peu de foleil ou de neige ; il ne faut que la
privation de quelques fuperfluités pour fondre & détruire en peu
de jours la meilleure de nos armées. Guerriers intrépides , fouf-
frez une fois la vérité qu'il vous efl fî rare d'entendre ; vous
êtes braves , je le fais ; vous eufTiez triomphé avec Annibal à
Canne & à Trafîmène ; Céfar avec vous eût pafTé le Rubicon-
de afTervi fon pays ; mais ce n'eft point avec vous que le premier
eût traverfé les Alpes, & que l'autre eût vaincu vos ayeux.
Les combats ne font pas toujours le fucccs de la guerre; & iï
efl pour les généraux un art fupérieur à celui de gagner des ba-
tailles. Tel court au feu avec intrépidité., qui ne laifTe pas d'être
un très- mauvais officier .-dans le foldat même, un peu plus de for-
ce & de vigueur feroit peut-être plus nécefîaire que tant de bra-
voure qui ne le garantit pas de la mort : & qu'importe à l'Etat
que fes troupes périfTent par la fièvre & le froid, ou par le fer
de l'ennemi ? •
Si la culture des fciences eft nuifible aux qualités guerrières,
elle eft encore plus aux qualités morales. C'eft dès nos premières
années qu'une éducation infènfée orne notre efprit, & corrompî
notre jugement. Je vois de toutes parts des établifTemens immen^
24
Discours sur lis
fes;où l'on élevé à grands frais la jeunefle, pour lui apprendre
toutes chofes , excepté ks devoirs. Vos enfans ignoreront leur
propre langue ; mais ils en parleront d'autres qui ne font en ufage
nulle part : ils fauront compofer des vers, qu'à peine ils pourront
comprendre : fans favoir démêler l'erreur de la vérité , ils polfé-
deront l'art de les rendre méconnoiflables aux autres par des ar-
gumens fpécîeux \ mais ces mots de magnanimité , d'équité , de
tempérance, d'humanité, de courage, ils ne fauront ce que c'eft;
ce doux nom de patrie ne frappera jamais leur oreille ; & s'ils
entendent parler de Dieu (8 ), ce fera moins pour le craindre que
pour en avoir peur. J'aimerois autant, difoit un fage, que mon
écolier eût pafTé le temps dans un jeu de paume , au moins le
corps en feroit plus difpos. Je fais qu'il faut occuper Iqs enfans,
& que Toifiveté eft pour eux le danger le plus à craindre. Que
faut- il donc qu'ils apprennent ? Voilà, certes, une belle queftion!
Qu'ils apprennent ce qu'ils doivent faire étant hommes (9), &
non ce qu'ils doivent oublier.
Nos
( 8 ) Penfées Philofophiques.
( 9 ) Telle étoit l'éducation des
Spartiates , au rapport du plus grand
de leurs Rois. C'eft , dit Montaigne ^
chofe digne de très-grande confidéra-
tion , qu'en cette excellente police de
Lycurgus , & 'a la vérité nionftrueufe
par fa perfedion , fi foigneufe pourtant
de la nourriture des enfans, comme
de fa principale charge , & au gîte mê-
me des Mufes , il s'y faffc fi peu men- de quatre ; le plus jufte , le plus fage ,
nourri. Après fa naiflance, on ledon-
noit , non à des femmes , mais à des
eunuques de la première autorité près
du Roi , à caufe de leur vertu. Ceux-
ci prenoient charge de lui rendre le
corps beau & fain , & après fept ans le
duifoient à monter à cheval , & aller à
la chafie. Quand il étoit au quatorziè-
me , ils le dépofoient entre les mains
tion de la dodrine , comme fi cette gé-
néreufe jeunelTe dédaignant tout autre
joug , on ait dû lui fournir , au lieu de
nos maîtres de fciences , feulement des
maîtres de vaillance, prudence &juf-
tice.
Voyons maintenant comment le mê-
me Auteur parie des anciens Ferfes.
Tlaton , dit-il , raconte que le fils aîné
de leur fuccefllon royale t'toit ainlî
le plus tempérant , le plus vaillant de
la nation. Le premier lui apprenoitla
religion ; le fécond, a être toujours vé-
ritable^ le tiers, à vaincre fa cupidité;
le quart , à ne rien craindre. Tous ,
ajouterai-je , à le rendre bonj aucun,
à le rendre favant.
Ailyage , en Xénophon , demande à
Cyrus compte de fa dernière leçon.
C'eil , dii-il , qu'en notre école un grand
ScrENCESETLESARTS. 2^
Nos jardins font ornés de ftatues , & nos galeries de tableaux.
Que penferiez-vous que repréfentent ces chefs - d'œuvres de l'art
cxpofés h l'admiration publique ? Les défenfeurs de la patrie , ou
ces hommes plus grands encore, qui l'ont enrichie par leurs ver-
tus. Non : ce font des images de tous les égaremens du cœur &
de la raifon, tirées foigneufement de l'ancienne mythologie, & pré-
fentées de bonne heure à la curiofité de nos enfans , fans doute afin
qu'ils aient fous leurs yeux des modèles de mauvaifes avions, avant
même que de favoir lire.
D'OU naifTent tous ces abus, fi ce n'eft de l'inégalité fjnefîc,
introduite entre les hommes par la diftindion des talens & par Ta-
vilifTement des vertus? Voilk l'effet le plus évident de toutes noi
études, & la plus dangereufe de toutes leurs confcquences. On ne
demande plus d'un homme s'il a de la probité , mais s'il a des
talens; ni d'un livre s'il eft utile, mais s'il efl bien écrit. Les ré-
compenfcs font prodiguées au bel efprit, & la vertu refle fans hon-
neurs. Il y a mille prix pour les beaux difcours, aucun pour les
belles aflions. Qu'on me dife cependant fi la gloire attachée au
meilleur des difcours qui feront couronnés dans cette Académie,
fefl comparable au mérite d'en avoir fondé le prix.
LEfagene court point après la fortune, mais il n'efl pas inlenfi-
ble à la gloire; & quand il la voit fi mal difiribuée, fa vertu, qu'un
peu d'émulation auroit animée & rendue avantageufe à la fociété ,
tombe en langueur & s'éteint dans la misère & dans l'oubli. Voilk
ce qu'à la longue doit produire par-tout la préférence des talens
agréables fur les talens utiles , & ce que l'expérience n'a que trop
garçon ayant un petit faye , le donna féancs ; & il falloit premièrement avoir
à l'un de fes compagnons de plus petite pourvu à la juftice , qui vouloit qur
taille , & lui ôta Ton faye qui étoitplus nul ne fiîr forcé en ce qui lui appar-
grand. Notre Précepteur m'ayant fait tenoit , & dit qu'il en fut puni , comme
juge de ce différend , je jugeai qu'il on nous punit en nos villages pour
falloit laiffer les chofes en cet état; & avoir oublié le premier aorifte de ti/tt*»
que l'un &rautrefembIoientêtre mieux Mon Régent me feroit une belle ha-
accommodés en ce point. Sur quoi il rangue in génère deinonftratiyo , avant
me remontra quej'avois mal fait; car qu'il me perfuadât que fon école vaut
je m'étois arrêté à confidérer la bien- celle-là.
(Ruvres méUes. Tome I. D
26 Discours sur les
confirmé depuis le renouvellement des fciences & des arts. Nous
avons des phyliciens, des géomètres, des chymifles , des aftrono-
mes , des poètes, des muficiens, des peintres : nous n'avons plus
de citoyens; ou, s'il nous en refle encore, difperfés dans nos cam-
pagnes abandonnées, ils y périffent indigens & méprifés. Tel eft
l'état où font réduits, tels font les fentimens <ju'obtienner>t de nous
ceux qui nous donnent du pain, & qui donnent du lait à nos
en fans.
Je l'avoue cependant, le mal n'eft pas auflï grand qu'il auroit
pu le devenir. La prévoyance éternelle , en plaçant k côté de diver-
ses plantes nuifibles , des fimples faluiaires, & dans la fubftance de
plufieurs animaux malfaifans le remède à leurs blefTures , a enfei-
^né aux Souverains, qui font fes miniftres, b imiter fa fagefTe. C'eft
)i fon exemple que du fein même des fciences & des arts , fources
de mille déréglemens, ce grand Monarque, dont la gloire ne fera
qu'acquérir d'âge en âge un nouvel éclat , tira ces fociétés célè-
bres, chargées k la fois du dangereux dépôt des connoiflances hu-
maines , & du dépôt facré des mœurs, par l'attention qu'elles ont
d'en maintenir chez elles toute la pureté , & de l'exiger dans les
membres qu'elles reçoivent.
Ces fages inftitutions affermies par fon augufte fucceffeur, imi-
tées par tous les Rois de l'Europe, ferviront du moins de frein aux
gens de lettres qui tous, alpirant à l'honneur d'être admis dans les
Académies, veilleront fur eux-mêmes, & tâcheront de s'en rendre
dignes par des ouvrages utiles & des mœurs irréprochables. Celles
de ces compagnies qui, pour le prix dont elles honorent le mérite
littéraire, feront un choix de fujets piopres k ranimer l'amour de
la vertu dans les cœurs des citoyens , montreront que cet amour re-
^ne parmi cHes , & dotineront aux peuples ce plaifîr fi rare & fi doux ,
devoir des fociétés faVantes fe dévouer à verfer fur le genre humain,
non- feulement des lumières agréables, mais auffi des inflrudions
iàlutaires.
Qu'on ne m'oppofe donc point une objeflion qui n'eft pour moi
qu'u«€ nouvelle preuve. Tant de foins ne montrent que trop la né-
Sciences et les Arts, zj
celTicé de les prendre, & l'on ne cherche point de remèdes à des
maux qui n'exiftent pas. Pour quoi faut- il que ceux-ci portent en-
core , par leur infuffifance, les caraélères des remèdes ordinaires?
Tant d'établifîemens faits à l'avantage des lavans , n'en font que
plus capables d'en impofer (ur les objets des fciences, & de tour-
ner les é(prits à leur culture. 11 ièmble, aux précautions qu'on
prend, qu'on ait trop de laboureurs, & qu'on craigne de manquer
de philofophes. Je ne veux point ha2arder ici une comparaifon de
l'agriculture & de la philofophie, on ne la fupporteroit pas. Je de-
manderai feulement : qu'eft-ce que la philofophie? Que contien-
nent les écrits des philofophes les plus connus ? quelles font les
leçons de ces amis de la lâgeflè ? A les entendre , ne les pren-
droit-on pas pour une troupe de charlatans, criant, chacun de fon
côté , fur une place publique : venez à moi , c'eft moi feul qui
ne trompe point. L'un prétend qu'il n'y a point de corps, & que
tout eft en repréfentation : l'autre , qu'il n'y a point d'autre fubftance
que la matière, ni d'autre Dieu que le monde. Celui-ci avance qu'il
n'y a ni vertus ni vices, & que le bien & le mal moral font des
chimères ; celui- Ik , que les hommes font des loups, & peuvent fe
dévorer en toute sûreté de confcience. O grands philofophes ! que ne
réfervez-vous pour vos amis & pour vos enfans ces leçons profi-
tables ? Vous en recevriez bientôt le prix, & nous ne craindrions
pas de trouver dans les nôtres quelqu'un de vos feflateurs.
Voila donc les hommes merveilleux k qui l'eftime de leurs
contemporains a été prodiguée pendant leur vie, & l'immortalité
réfervée après leur trépas! Voilà les fages maximes que nous avons,
reçues d'eux , & que nous tranfniettons d'âge en âge k nos defcen-
dans ! Le paganifme, livré k tous les égaremens de la raifon hu-
maine, a-t-il laifl'é à la poftérité rien qu'on puifîe comparer aux
monumens honteux que lui a préparés l'Imprimerie fous le règne
de l'Évangile ? Les écrits impies des Lcucippe & des Diagoras font
péris avec eux. On n'avoit point encore inventé l'art d'éternifer les
extravagances de l'efprit humain; mais grâces aux caraflères ty-
pographiques ( I o ) & à l'ufage que nous en faifons , les dangereu-
(lo) A confidérer les défordres affreux que l'Imprimerie a déjà caufés crt
Europe j a juger de l'avenir par le progrès que le mal fait d'un jour à
Dij
28 Discours SUR LES
fes rêveries des Hobbes & des Spiuofa referont h jamais. Aller,
écrits célèbres, dont l'ignorance 6c la ruflicité de nos pères n'au-
roient point été capables , accompagnez chez nos defcendans ces
ouvrages plus dangereux encore, d'où s'exhale la corruption des
mœurs de notre fiècle, & portez enfemble aux fiècles à venir une
hiftoire fidelle du progrès &c des avantages de nos fciences & de
nos arts. S'ils vous lifent, vous ne leur laiiïèrez aucune perplexité
fur la queftion que nous agitons aujourd'hui ; & h moins qu'ils ne
foient plus infenfés que nous , ils lèveront leurs mains au Ciel , &
diront dans l'amertume de leur cœur : » Dieu tout-puiflant , toi
» qui tiens dans tes mains les efprits, délivrez- nous des lumières
}> & des funeftes arts de nos pères; & rends- nous l'ignorance, l'in-
» nocence & la pauvreté, les feuls biens qui puiflènt faire notre bon-
» heur, & qui foient précieux devant toi. «
Mais fi le progrès des fciences & des arts n^a rien ajouté à
notre véritable félicité, s'il a corrompu nos mœurs, & fi la cor-
ruption des mœurs a porté atteinte îi la pureté du goût , que
penferons-nous de cette foule d'auteurs élémentaires , qui ont
écarté du temple des mufes , les difficultés qui défendoient fon
abord, & que la nature y avoir répandues, comme une épreuve
des forces de ceux qui feroient tentés de favoir? Que penferons-
nous de ces compilateurs d'ouvrages , qui ont indifcrettcment brifé
la porte des fciences , & introduit dans leur fanduaire une popu-
l'autre , on peut prévoir aifément que répondit en ces termes : Si les livres de
les Souverains ne tarderont pas a fe cette bibliothèque contiennent des cho-
donner autant de foin pour bannir cet fes oppofées à l'Alcoran , ils font mau-
arc terrible de leurs États , qu'ils en ont vais , & il faut les brûler ; s'ils ne con-
pris pour l'y établir. Le Sultan Ach- tiennent que la doélrrne de l'Alcoran ,
met cédant aux importunités de quel- brûlez-les encore , ils font fuperflus.
ques prétendus gens de goût, avoit Nos favans ont cité ce raifonncment
confenti d'établir une Imprimerie à comme le comble de l'abfurdité. Ce-
Conftantinople ; mais à peine la prefle pendant , fuppofez Grégoire le Grand
fut-elle en train qu'on fut contraint de à la place d'Omar, & l'Évangile à la
la détruire , &: d'en jetter les inftru- place de l'Alcoran , la bibliothèque
mens dans un puits. On dit que le Ca- auroit encore été brûlée , & ce feroit
life Omar , confulté fur ce qu'il falloit peut-être le plus beau irait de cet U-
faire de la bibliothèque d'Alexandrie , luftre Pontife,
Sciences et les A r t s. 2^
lace indigne d'en approcher ; tandis qu'il feroit a fouhaiter que
tous ceux qui ne pouvoient avancer loin dans la carrière des let-
tres , eufîcnt été rebute's dès l'entrée , & fe fuïïent jettes dans des
arts utiles ^ la fociété ? Tel qui fera toute fa vie un mauvais ver-
fificatcur , un géomètre fubalterne , fcroit peut-être devenu un
grand fabricateur d'étoffe. Il n'a point fallu de maîtres à ceux qu«
la nature defîinoit à faire des difciples. Les Vérulam , les Def-
cartes & les Newton , ces précepteurs du genre humain , n'en ont
point eu eux-mêmes; & quels guides les euflent conduits jufqu'où
leur vafle génie les a portés ? Des maîtres ordinaires n'auroient
pu que rétrécir leur entendement , en le refferrant dans l'étroite
capacité du leur. C'efl par les premiers obftacles qu'ils ont appris
à faire des efforts , & qu'ils fe font exercés h franchir l'efpace im-
tnenfe qu'ils ont parcouru. S'il faut permettre a quelques hom-
mes de fe livrer ^ l'étude des fciences & des arts, ce n'eft qu'à
ceux qui fe fentiront la force de marcher feuls fur leurs traces ,
& de les devancer : c'eft k ce petit nombre qu'il appartient d'éle-
ver des monumens à la gloire de l'efprit humain. Mais fi l'on veut
que rien ne foit au-deffus de leur génie, il faut que rien ne foit
au-deffus de leurs efpérances. Voilà l'unique encouragement dont
ils ont befoin. L'ame fe proportionne infenfiblement aux objets
qui l'occupe, & ce font les grandes occafions qui font les grands
hommes. Le prince de l'éloquence fut Conful de Rome; & le
plus grand , peut- être, des philofophes , Chancelier d'Angle-
terre. Croit - on que fi l'un n'eût occupé qu'une chaire dans
quelque univerfiré , & que l'autre n'eût obtenu qu'une modique
penfion d'Académie; croit- on, dis- je, que leurs ouvrages ne
fe fentiroient pas de leur état î Que les Rois ne dédaignent
point d'admettre dans leurs confeils les gens les plus capables de
les bien confeiller ; qu'ils renoncent à ce vieux préjugé inventé
par l'orgueil des grands, que l'art de conduire les peuples eft
plus difficile que celui de les éclairer ; comme s'il étoit plus aifé
d'engager les hommes à bien faire de leur bon gré , que de les y
contraindre par la force. Quo les favans du premier ordre trou-
vent dans leurs cours d'honorables afylcs ; qu'ils y obtiennent la
feule récompenfe digne d'eux ; celle de contribuer par leur crédit
^o Discours SUR LES &c.
au bonheur des peuples à qui ils auront enfeigné la fagefTe : c'efc
alors feulement qu'on verra ce que peuvent ia vertu, la fcienco
& l'autorité animées d'une noble émulation , & travaillant de con-
cert à la félicité du genre humain. Mais tant que la puiflance Csrn
feule d'un côté, les lumières & la fagtfle feules d'un autre, lej
favans penferont rarement de grandes chofes ; les Princes en feront
plus rarement de belles, & les peuples continueront d'être vils , cor-
rompus &c malheureux.
Pour nous , hommes vulgaires , à qui le Ciel n'a point départi
de fi grands talens , & qu'il ne deftine pas k tant de gloire, ref-
tons dans notre obfcurité. Ne courons point après une réputation
qui nous échapperoit , & qui, dans l'état préfent des chofes, ne
nous rendroit jamais ce qu'elle nous auroit coûté, quand nous au-
rions tous les titres pour l'obtenir. A quoi bon chercher notre
bonheur dans l'opinion d'autrui , fi nous pouvons le trouver en nous-
, mêmes? Laiflbns à d'autres le foin d'inftruire les peuples de leurs
devoirs , & bornons-nous h bien remplir les nôtres : nous n'avons
pas befoin d'en favoir davantage.
O vertu , fcience fublime des âmes fîmples, faut-il donc tant
de peines & d'appareil pour te connoître ? Tes principes ne font-ils
pas gravés dans tous les cœurs ? Et ne fufïît - il pas , pour appren-
dre tes loix, de rentrer en foi-même, & d'écouter la voix de fa
confcience dans le filencc des partions ? Voilà la véritable phiiofo-
phie ; fâchons nous en contenter ; & fans envier la gloire de ces
hommes célèbres , qui s'immortalifent dans la république des let-
tres , tâchons de mettre entr'eux & nous cette diflindion glorieufè
qu'on remarquoit jadis entre deux grands peuples; que l'un favoic
bien dire, & l'autre bien faire.
51
REPONSE
AU DISCOURS PRÉCÉDENT ,
p. L. R. D. P. -
1
E Difcours du Citoyen de Genève a de quoi furprendre; &
on fira peut-être également furpris de le voir couronné par une
Académie célèbre.
Est-ce fon fentiment particulier que l'Auteur a voulu établir?
N'eft-ce qu'un paradoxe dont il a voulu amuièr le public? Quoi
qu'il en foit, pour réfuter fon opinion, il ne faut qu'en examiner
les preuves, remettre l'anonyme vis-a-vis des vérités qu'il a adop-
tées, & l'oppolèr lui-même à lui-même. PuifTé-je, en le combat-
tant par fes principes , le vaincre par fes armes & le faire triompher
par fa propre défaite.
Sa façon de penfer annonce un cœur vertueux. Sa manière d'é-
crire décèle un elprit cultivé; mais s'il réunit efFedivement la fcien-
ce k la vertu, & que l'une ( comme il s'efforce de le prouver)
foit incompatible avec l'autre, comment fa do(5lrine n'a-t-clle pas
corrompu fa fagefTe ? Ou comment fa fjgelTe ne l'a-t-elle pas déter-
miné à refler dans l'ignorance ? A-t-il donné à la vertu la préfé-
rence fur lafcience? Pourquoi donc nous étaler avec tant d'afFec-
lation une érudition fi vafle & fi recherchée? A-t-il préféré, au
contraire, lafcience h la vertu? Pourquoi donc nous prêcher avec
tant d'éloquence ceHe-ci au préjudice de celle-lk ? Qu'il corn-
mence par concilier des conrradiélions fi fingulières, avant que de
combattre les notions communes; avant que d'attaquer les autres,
-iqu'il s'accorda avec lui-même.
N'auÏIOIT-IL prétendu qu'exercer fon efprît & faire briller fon
îmagioation? Ne lui envions pas le frivole avantage d'y avoir rtulH-
32 Réponse
Mais que conclure en ce cas de fon Difcours? Ce que l'on conclut
après la lecture d'un roman ingénieux; en vain un auteur prête k
des fables les couleurs do la vérité, on voit fort bien qu'il ne croit
pas ce qu'il feint de vouloir perfuader.
Pour moi , qui ne me flatte, ni d'avoir aflez de capacité pour
en appréhender quelque chofe au préjudice de mes mœurs, ni d'a-
voir afTez de vertu pour pouvoir en faire beaucoup d'honneur h
mon ignorance , en m'élevant contre une opinion fi peu fouiena-
ble, je n'ai d'autre intérêt que de foutenir celui de la vérité. L'au-
teur trouvera en moi un adverfaire impartial. Je cherche même à
me faire un mérite auprès de lui en l'attaquant; tous mes efforts,
dans ce combat, n'ayant d'autre but que de réconcilier fon ef-
f rit avec fon cœur , & de procurer la fatisfaâion de voir réu-
nies , dans fon ame , les fciences que j'admire avec les vertuà
que j'aime.
PREMIERE PARTIE.
(Es fc'iences lervent à faire connoître le vrai, le bon, l'utile
en tout genre : connoiffànce précieufe qui, en éclairant les efprits,
doit naturellement contribuer à épurer les mœurs.
La vérité de cette propofition n'a befoin que d'être préfentée
pour être crue : auffi ne m'arrêterai- je pas h la prouver; je m'at-
tache feulement H réfuter les fophifmss ingénieux de celui qui ofc
la combattre.
DÈS l'entrée de fon Difcours , l'auteur ofFrc à nos yeux le plus
beau fpeâacle; il nous repréfente l'homme aux prifes , pour ainlî
dire, avec lui-même, fortant en quelque manière du néant de fon
ignorance; dilfipant, par les efforts de fa raifon, les ténèbres dans
lefquelles la nature l'avoit enveloppé; s'élevant par l'efprit jufques
dans les plus hautes fphères des régions céleftes ; afferviffant à fon
calcul les mouvemens des aftres, & mefurant de fon compas la vafte
étendue de l'univers; rentrant enfuite dans le fond de fon cœur, &
fe rendant compte h lui-même de la -nature de fon ame, de fon
pxçellence, de fa haute dellin;:t'on.
Qu'un
'AU Discours précèdes t. 5 5
Qu'un pareil aveu, arraché à la vérité, eft honorable aux fcien-
ces ! qu'il en montre bien la néceflité & les avantages ! qu'il en a dû
coûter à l'auteur d'être forcé à le faire, & encore plus à le rétrader !
La nature, dit-il, eft afTez belle par elle-même, elle ne peut
que perdre k être ornée. Heureux les hommes, ajoute-t-i! , qui
favent profiter de fes dons fans les connoître ! C'eft k la fimpli-
cité de leur efprit qu'ils doivent l'innocence de leurs mœurs. La
belle morale que nous débite ici le cenfeur des fciences & l'apo-
logifte des mœurs! Qui fe feroit attendu que de pareilles réflexions
duflent être la fuite des principes qu'il vient d'établir?
La nature d'elle-même eft belle, fans doute; mais n'eft-ce pas
\ en découvrir les beautés, à en pénétrer les fecrets, à en dévoi-
ler les opérations , que les favans emploient leurs recherches ? Pour-
quoi un fi vafte champ eft-il offert à nos regards ? L 'efprit fait pour
le parcourir, & qui acquiert dans cet exercice, fi digne de fon ac-
tivité , plus de force & d'étendue, doit- il fe réduire à quelques
perceptions paffagères, ou à une ftupide admiration? l.es mœurs
feront-elles moins pures, parce que la raifon fera plus éclairée?
Et k mefure que le flambeau qui nous eft donné pour nous con-
duire , augmentera de lumières, notre route, deviendra- t-elle moins
aifée h trouver, & plus difficile à tenir? A quoi aboutiroient tous
les dons que le Créateur a faits à l'homme, fi, borné aux fondions
organiques de (es fens, il ne pouvoir feulement examiner ce qu'il
voit, réfléchir fur ce qu'il entend, difcerner par l'odorat les rap-
ports qu'ont avec lui les objets, fuppléer par le tadl au défaut de la
vue, & juger par le goût de ce qui lui efl avantageux ou nuifible ?
Sans la raifon qui nous éclaire & nous dirige, confondus avec les
bêtes, gouvernés par l'inflind, ne deviendrions -nous pas bientôt
auffi femblables à elles par nos aflions, que nous le fommes déjà
par nos befoins ? Ce n'eft que par le fecours de la réflexion & de
l'étude, que nous pouvons parvenir k régler l'ufage des chofes fen-
fibles qui font h notre portée, à corriger les erreurs de nos feris,
à foumettre le corps à l'empire de l'efprit, à conduire l'ame , cette
fubflance fpirituelle & immortelle, à la connoifTance de fes devoirs
& de fa fin.
Œuvres mûces. Tome I. E
34 Réponse
Comme c'efl principalement par leurs effets Air les mœurs , que
l'Auteur s'attache à décrier les fciences; pour les venger d'une fi
fauffc imputation , je n'aurois qu'k rapporter ici les avantages que
leur doit la fociété, mais qui pourroit détailler les biens fans nom-
bre qu'elles y rapportent, & les agrémens infinis qu'elles y répan-
dent? Plus elles font cultivées dans un État, plus l'État eft florif-
fant; tout y languiroit fans elles.
Que ne leur doit pas l'artifan, pour tout ce qui contribue à la
beauté, à la folidité, à la proporrion, à la perfeflion de fes ouvra-
ges? Le laboureur, pour les différentes ùçons de forcer la terre à
payera fes travaux les tributs qu'il eu attend ? Le médecin, pour
découvrir la nature des maladies, & la propriété des remèdes ? Le
jurifconfultc, pour difcerner l'efprit des loix & la diverfité des de-
voirs ? Le juge , pour démêler les artifices de la cupidité d'avec la
/implicite de l'innocence, & décider avec équité des biens & delà
vie des hommes? Tour citoyen, de quelque profelîion , de quelque
condition qu'il foit , a des devoirs à remplir ; & comment les remplir
fans les connoître? Sans la connoi (Tance de l'Hiftoire, de la politique ,
de la religion , comment ceux qui font prépofés au gouvernement
des États, fauroient-ils y maintenir l'ordre, la fubordination , h
sûreté , l'abondance ?
La curiofité, naturelle k l'homme, lui infpire l'envie d'appren-
dre ; fes befoins lui en font fentir la nécefîîté ; fes emplois lui en
impofent l'obligation ; fes progrès lui en font goûter le plaifir. Ses
premières découvertes augmentent l'avidité qu'il a de favoir; plus
il connoît, plus il fent qu'il a de connoiflances k acquérir; & plus
il a de connoiffances acquifes , plus il a de facilité ^ bien faire.
Le citoyen de Genève nel'auroit-il pas éprouvé ? Gardons-nous
il 'en croire fa modeftie. Il prétend qu'on feroit plus vertueux, fî
l'on étoit moins favant : ce font les fciences , dit-il, qui nous font
connoître le mal. Que de crimes, s'écrie-t-il , nous ignorerions
fans elles! Mais l'ignorance du vice eft-elle donc une vertu? Efl-
ce faire le bien que d'ignorer le mal ? Et fi , s'en abftenir parce
qu'on ne le connoît pas , c'eft-là ce qu'il appelle être vertueux ,
Av Discours précédent. 35
qu'il convienne du moins que ce n'eft pas l'être avec beaucoup de
mérite : c'eft s'expofer k ne pas l'être long-temps, c'eft ne l'être
que jufqu'k ce que quelque objet vienne folliciter les penchan»
naturels , ou quelque occafion vienne réveiller des partions endor-
mies. Il me femble voir un faux brave , qui ne fait montre de fa
valeur que quand il ne fe préfente point d'ennemis : un ennemi
▼ient-il à paroîrre, faut-il fe mettre en défenfe, le courage man-
que , & la vertu s'évanouit. Si les fciences nous font connoître le
mal , elles nous en font connoître auffi le remède. Un botanifte
habile fait démêler les plantes falutaires d'avec les herbes véni-
meulès ; tandis que le vulgaire, qui ignore également la vertu des
unes & le poifon des autres, les foule aux pieds fans diftinftion,
ou les ceuille fans choix. Un homme éclairé par les fciences, dif-
tingue dans le grand nombre d'objets qui s'offrent à fes connoil^
fan ces , ceux qui méritent fon averfion , ou fes recherches : il trou-
ve dans la difformité du vice & dans le trouble qui le fuit, dans
les charmes de la vertu & dans la paix qui l'accompagne, de quoi
fixer fon eftime & fon goût pour l'une , fon horreur & fon mépri»
pour l'autre; il eft fage par choix , il eftfolidement vertueux.
Mais, dit-on, il y a des pays où, fans fcience , (ans étude;
fans connoître en détail les principes de la morale, on la pratique
mieux que dans d'autres où elle eft plus connue, plus louée, plus
hautement enfeignée. Sans examiner ici, 2i la rigueur, ces parallèles
qu'on fait fi fouvent de nos mœurs avec celles des anciens ou de»
étrangers , parallèles odieux , où il entre moins de zèle & d'équité,
que d'envie contre fes compatriotes & d'humeur contre fes contem-
porains, n'efî-ce point au climat, au tempérament, au manque
d'occafion , au défaut d'objet , h l'économie du gouvernement , aux
coutumes, aux loix , à toute autre caufe qu'aux fciences , qu'on doit
attribuer cette différence qu'on remarque quelquefois dans les mœurs,
en différens pays & en différens temps ? Rappeller fans ceffe cette
fimplicité primitive dont on fait tant d'éloges, fe la repréfenter tou-
jours comme la compagne inféparable de l'innocence, n'tfl-ce point
tracer un portrait en idée pour fe faire illufion? Où vit- on jamais
des hommes fans défauts, fans defirs, fans partions ? Ne portons-
Eij
36 R È F O N S E
nous pas en nous-mêmes le germe de tous les vices ? Et s'il futdeis
temps , s'il efi: encore des climats où certains crimes foient ignorés ,
n'y voit-on pas d'autres défordres ? N'en voit-on pas encore de plus
monftrueux chez ces peuples dont on vante la ftupidité? Parce que
l'on ne tente pas leur cupidité, parce que les honneurs n'excitent
pas leur ambition, en connoifTent- ils moins l'orgueil & l'injuftice ?
Y font ils moins livrés aux bafTefles de l'envie, moins emportés par
la fureur de la vengeance? Leurs fens grofliers font-ils inacceflîbles
à l'attrait des plaifîrs ? Et h quels excès ne fe porte pas une volupté
qui n'a point de règles, & qui ne connoît point de freins? Mais
quand même dans ces contrées fauvages , il y auroit moins de
crimes que dans certaines nations policées, y a-t-il autant de ver-
tus ? Y voit-on fur toutes ces vertus fublimes, cette pureté de
mœurs, ce dé/intéreflement magnanime, ces aflions furnaturelles
qu'enfante la religion î
Tant de grands hommes qui l'ont défendue par leurs ouvra-
ges, qui l'ont fait admirer par leurs mœurs , n'avoient-ils pas puifé
dans l'étude ces lumières fupérieures qui ont triomphé des erreurs
& des vices ? C'eft le faux bel efprit , c'eft l'ignorance préfomp-
tueufe qui font éclore les doutes & les préjugés; c'eft Torgueil ,
c'eft l'obftination qui produifent les fchifmes & les héréfies ; c'eft
le pyrrhonifme, c'eft l'incrédulité qui favorifent l'indépendance,
h révolte, les paflîons, tous les forfaits. De tels adverfaires font
honneur à la religion. Pour les vaincre, elle n'a qu'à paroître
feule , elle a de quoi les confondre tous ; elle ne craint que de n'ê-
tre pas alTez connue , elle n'a befoin que d'être approfondie pour
fe faire refpecfter ; on l'aime dès qu'on la connoît; k mefure
qu'on l'approfondit davantage , on trouve de nouveaux motifs
pour la croire, & de nouveaux moyens pour la pratiquer : plus
le chrétien examine l'authenticité de fes titres, plus il fe rafifurs
dans la ponefiion de fa croyance; plus il étudie la révélation,
plus il fe fortifie dans la foi. C'eft dans les divines écritures
qu'il en découvrs l'origine & l'excellence; c'eft dans les àoSïes
écrits des pères de l'églifa qu'il en fuit de fiède en fiécle le
développement ; c'eft dans les livres de morale & les annales
AU Discours précédent. } 7
fâintes qu'il en voit les exemples, & qu'il s'eû fait rapplication.
Quoi ! l'ignorance enlèvera à la religion & à la vertu des lu-
mières fi pures , des appuis fi puiflans , & ce fera à cette même re-
ligion qu'un Dofteur de Genève enfeignera hautement qu'on doit
l'irrégularité des mœurs ! On s'étonneroit davantage d'entendre un
fi étrange paradoxe, fi on ne favoit que la fingularité d'un fyftê-
me, quelque dangereux qu'il foit, n'eiï qu'une raifon de plus pour
qui n'a pour règle que l'efprit particulier. La religion étudiée efl
pour tous les hommes la règle infaillible des bonnes mœurs. Je dis
plus : l'étude même de la nature contribue à élever les fentimens,
à régler la conduite; elle ramène naturellement à l'admiiation , h.
î'amour, ^ la reconuoifiânce , à la foumi/fiôn que toute ame rai-
fonnable fent être dues au Tout-PuifTant. Dans le cours régulier
de ces globes immenfes qui roulent fur nos têtes, i'aftronome dé-
couvre une puiflance infinie. Dans la proportion exade de toutes
les parties qui compofent l'univers, le géomètre apperçoit l'efFec
d'une intelligence fans bornes. Dans la fuccefîion des temps , l'en-
chaînement des caufes aux effets , la végétation des plantes, l'or-
ganifation des animaux, la confiante uniformité fie la variété éton-
nante des différens phénomènes de la nature, lephyficien n'en peut
méconnoître l'auteur, le conlèrvateur , l'arbitre & Je maître.
De ces réflexions, le vrai philofophe defcendanth des conféquen-
ces pratiques , & rentrant en lui-même après avoir vainement cher-
ché dans tous les objets qui l'environnent ce bonheur parfait après
lequel il foupire fans ccfTe, & ne trouvant rien ici-bas qui réponde
a l'immenfité de fes defirs, il fent qu'il eft fait pour quelque chofè
de plus grand que tout ce qui eft créé; il fe retourne naturellement
vers fon premier principe & fa dernière fin. Heureux, fi docile k
la grâce, il apprend h ne chercher la félicité de fon cœur que dans
la pofTefiion de fon Dieu !
38 Réponse
SECONDE PARTIE.
XCi l'auteur anonyme donne lui-même l'exemple de l'abus qu'on
peur faire de l'érudition, & de l'afcendant qu'ont fur l'efprit da
préjugés. Il va fouiller dans les fiècïes les plus reculés. Il remonte
i la plus haute antiquité. Il s'épuife en raifounemens & en recher-
ches pour trouver des fuffrages qui accréditent fon opinion. Il cite
des témoins qui attribuent k la culture des fciences & des arts, la
décadence des royaumes & des empires. Il impute aux favans & aux
artiHes le luxe & la moUefTe, fources ordinaires des plus étranges
révolutions.
Mais l'Egypte, la Grèce, la république de Rome, l'empire de
la Chine , qu'il ofe appeller en témoignage en faveur de l'ignorance,
au mépris des fciences & au préjudice des mœurs, auroient dû rap-
peller h fon fouvenir ces Législateurs fameux qui ont éclairé par
l'étendue de leurs lumières, & réglé par la Cageffe de leurs loix, ces
grands États dont ils avoient pofé les premiers fondemens : ces ora-
teurs célèbres qui les ont foutenus fur le penchant de leur ruine,
par la force vidorieufe de leur fublime éloquence : ces philofophes,
ces fages , qui par leurs dodes écrits , & leurs vertus morales , ont
illuftré leur patrie , & immortalifé leur nom.
Quelle foule d'exemples éclatans ne pourrois-je pas oppoler
su petit nombre d'auteurs hardis qu'il a cités ! Je n'aurois qu'à ou-
vrir les annales du monde. Par combien de témoignages incontef-
tables , d'auguftes monumens , d'ouvrages immortels , l'hiftoire
n'attefte-t-elle pas que les fciences ont contribué par-tout au bon-
heur des hommes , à la gloire des empires , au triomphe de la
vertu ?
Non , ce n'eft pas des fciences , c'efl: du fein des richelTes que
font nés de tout temps la mollefTe & le luxe; & dans aucun temps les
richefTes n'ont été l'appanage ordinaire des favans. Pour un Platon
dans l'opulence, un Ariflipe accrédité à la Cour, combien de phi-
lofophes réduits au manteau & à la beface, enveloppés dans leur
propre vertu & ignorés dans leur folitude! combien d'Homères âc
AU Discours précédent. 39
de Diogèncs, d'Épiâètes & d'Éfopes dans l'indigence! Les favans
n*ont ni le goût ni le loifir d'amaïïer de grands biens. Ils aiment
l'étude ; ils vivent dans la médiocrité, & une vie laborieufe & mo-
dérée , paflée dans le jûlence de la retraite , occupée de la lefture &
du travail, n'eft pas afTurément une vie voluptueufe & criminelle.
Les commodités de la vie, pour être Ibuvent le fruit des arts , n'en
font pas davantage le partage desartiftes ; ils ne travaillent que pour
les riches , & ce font les riches oififs qui profitent & abufent des
fruits de leur induftrie.
L'effet le plus vanté des fciences & des arts, c'cft , continue
l'auteur, cette politefTe introduite parmi les hommes, qu'il lui plaît
de confondre avec l'artifice & l'hypocrifie. PolitefTe, félon lui, qui
ne fcrt qu'h cacher les défauts & à mafquer les vices. Voudroit il
donc que le vice parût à découvert; que l'indécence fût jointe au
défordre , & le fcandale au crime? Quand efFeftivement cette poli-
teffe dans les manières ne feroit qu'un rafinement de l'amour-proprc
pour voiler les foiblefTes, ne feroit ce pas encore un avantage pour
lafociété, que le vicieux n'osât s'y montrer tel qu'il efl, èi qu'il
fût forcé d'emprunter les livrées de la bienféance & de la modef-
tie ? On l'a dit, & il efl vrai ; l'hypocrifie, toute odieufe qu'elle
tR en elle-même, efl pourtant un hommage que le vice rend k la
vertu ; elle garantit du moins les âmes foibles de la contagion du
mauvais exemple.
Mais c'eft mal connoître les favans , que de s'en prendre ï
eux du crédit qu'a dans le monde cette prétendue politefTe qu'on
taxe de diffimulation : on peut être poli fans être diffimulé ; on
peut afTurément être l'un & l'autre fans être bien favant ; & plus
communément encore on peut être bien favant fans être fort poli.
L'amour de la folitude, le goût des livres, le peu d'envie
de paroître dans ce qu'on appelle le beau-monde , le peu de dif^
pofîtion à s'y préfenter avec grâce, le peu d'efpoir d'y plaire, d'y
briller, l'ennui inféparable des converfations frivoles & prtfque
infupportables pour des efprits accoutumés h penfer ; tout concourt
à rendre les belles compagnies auflî étrangères pour le favant.
40 R É P O N S E
qu'il efl: lui-même étranger pour elles. Quelle figure ftroit-,il
dans les cercles ? Voyez -le avec fon air rév^eur, fès fréquentes
diftr^flions, fon efprit occupé , fes expre/Iions étudiées, fes difcours
fententieux , fon ignorance profonde des modes les plus reçues & des
ufages les plus commuas ; bientôt par le ridicule qu'il y porte &
qu'il y trouve, parla contrainte qu'il y éprouve & qu'il y caufe, il
ennuie , il eft ennuyé. Il fort peu fatisfait , on eft fort content de
le voir fortir. Il cenfure intérieurement tous ceux qu'il quitte ; on
raille hautement celui qui part; & tandis que celui-ci gémit fur
leurs vices , ceux-là rient de fis défauts. Mais tous ces défauts , après
tout, font aiïez indifférens pour les mœurs, & c'eft k ces défauts que
plus d'un favant , peut-être, a l'obligation de n'être pas aufîl vicieux
que ceux qui le critiquent.
?v1ais avant le règne des fciences & des arts, on voyoit, ajoute
l'auteur, des Empires plus étendus , des conquêtes plus rapides , des
guerriers plus fameux. S'il avoit parlé moins en orateur & plus en
philofophe , il auroit dit qu'on v^oyoit plus alors de ces hommes au-
dacieux , qui, tranfportés par des pâiïîons violentes, & traînant à
leur fuite une foule d'efclaves, alloient attaquer des nations tran-
quilles, fubjuguoient des peuples qui ignoroient le métier de la guer-
re, affujettiffoient des pays où les arts n'avoient élevé aucune bar-
rière à leurs fubites excurfions : leur valeur n'étoit que férocité ,
leur courage que cruauté , leurs conquêtes qu'inhumanité ; c'étoient
des torrens impétueux qui faifoient d'autant plus de ravages, qu'ils
rencontroîent moins d'obftacles. Auflî ^ peine étoient-ils pafîés, qu'il
ne reftoit fur leurs traces que celles de leur fureur ; nulle forme de
gouvernement, nulle loi, nulle police, nul lien ne retenoit & n'u-
nilToit h eux les peuples vaincus.
Que l'on compare à ces temps d'ignorance & de barbarie, ces
fiècles heureux , où les fciences ont répandu par-tout l'efprit d'ordre
& de juftice. On voit de nos jours des guerres moins fréquentes,
niais plus juftes ; desaflions moins étonnantes , mais plus héroïques ;
des viéloires moins fanglantes , mais plus glorieufes ; des conquêtes
moins rapides, mais plus affurées; des guerriers moins violens , mais
plus redoutés , fâchant vaincre avec modération , traitant les vaincus
avïc
^ V Discours précédent. 41
avec humanité : l'honneur eft leur guide ; la gloire, leur récom-
penfe. Cependant, dit l'auteur, on remarque dans les combats une
grande différence entre les nations pauvres , qu'on appelle barba-
res, & les peuples riches , qu'on appelle policés. Il paroît bien que
le citoyen de Genève nes'tft jamais trouvé h portée de remarquer
de près ce qui le pafTe ordinairement dans les combats. Eft-il fur-
prenant que des barbares fe ménagent moins & s 'expofent davantage ?
Qu'ils vainquent ou qu'ils foient vaincus, ils ne peuvent que gagner
s'ils furvivent k leurs défaites. Mais ce que l'efpérance d'un vil in-
térêt , ou plutôt ce qu'un défefpoir brutal infpire à ces hommes
fanguinaires, les fentimens , le devoir l'excitent dans ces âmes gé-
néreufes qui fe dévouent a la patrie; avec cette différence que n'a
pu obfèrver l'auteur , que la valeur de ceux-ci, plus froide, plus
réfléchie, plus modérée, plus favamment conduite, eu par-li même
toujours plus sûre du fuccès.
Mais enfin Socrate , le fameux Socrate, s'eft lui-même récrié
contre les fciences de fon temps. Faut- il s'en étonner ? L'orgueil
indomptable des Stoïciens, la molleffe efféminée des Épicuriens,
les raifonnemens abfurdes des Pyrrhoniens, le goût de la difpute,
de Viiines fubtilités , des erreurs fans nombre, des vices monflrueux
infefloient pour lors la philofophie, & dcshonoroient les phiiofo-
phes. C'étoit l'abus des fciences, non les fciences elles-mêmes,
que condjmnoit ce grand homme , & nous le condamnons après lui.
Mais l'abus qu'on fait d'une chofe fuppofe le bon ufage qu'on en
peut faire. De quoi n'abufe-t-on pas? Et parce qu'un auteur ano-
nyme, par exemple, pour défendre une mauvaife caufe, aura abufé
une fois de la fécondité de fon efprit & de la légèreté de fa plume,
faudra-t-il lui en interdire l'ufage en d'autres occafions , & pour
d'autres fujets plus dignes de fon génie? Pour corriger quelques
excès d'intempérance, faut- il arracher toutes les vignes? L'ivrefîe
de l'elprit a précipité quelques favans dans d'étranges égaremens :
j'en conviens, j'en gémis. Par les difcours de quulques-uns, dans
les écris de quelques autres, la religion a dégénéré en hypocrifie,
la piété en fuperffition , la théologie en erreur, la jurifprudcnce en
chicanne , l'affronomie en aftrologie judiciaire , la phyfique en athéïf-
(Euvres mclées. Tome 1. F
42 Réponse &c.
me. Jouet des préjugés les plus bizarres , attaché aux opinions les
plus abfurdes , entêté des fyftémes les plus infenfés , dans quels écsrrs
ne donne pas l'efprit humain , quand, livré à une curiofité prélomp-
tueufe , il veut franchir les limites que lui a marqué la même main
qui a donné des bornes à la mer! Mais en vain fes flots mugifTcnt,
fe foulèvcnt , s'élancent avec fureur fur les côtes oppofées ; contraints
de fe replier bientôt fur eux-mêmes , ils rentrent dans le fein de
l'océan, & ne laiflent fur fes bords qu'une écume légère qui s'éva-
pore à l'inftant, ou qu'un fable mouvant qui fuit fous nos pas.
Image naturelle des vains efforts de l'efprit, quand, échauffé par
les faillies d'une imagination dominante , fe laiffant emporter à tout
vent dedo6trine, d'un vol audacieux, il veut s'élever au- delà de fa
fphère , & s'efforce de pénétrer ce qu'il ne lui eft pas donné de
comprendre.
Mais les fciences , bien loin d'autorifer de pareils excès, font
pleines de maximes qui les réprouvent : & le vrai favant , qui ne
perd jamais de vue le flambeau de la révélation, qui fuit toujours
le guide infaillible de l'autorité légitime, procède avec sûreté, mar-
che avec confiance , avance ï grands pas dan? la carrière des fciences,
fe rend utile à la fociété , honore fa patrie, fournit fa courfe dans
l'innocence, & la termine avec gloire.
45
OBSERVATIONS
DE JEAN'JAC QUES ROUSSEAU*
DE GENÈVE,
Sur la Réponfc qui a été faite à fin Difiours.
Je devrois plutôt un remerciement qu'une réplique k l'auteur ano-
nyme qui vient d'honorer mon difcours d'une réponfe; mais ce que
je dois. à la reconnoifTance ne me fera point oublier ce que je doij
à la vérité; & je n'oublierai pas non plus que toutes les fois qu'il
eft queftion de raifon , les hommes rentrent dans le droit de la na-
ture , & reprennent leur première égalité.
Le difcours auquel j'ai à répliquer eft plein de chofes très-vraies
& très-bien prouvées, auxquelles je ne vois aucune réponfe : car
quoique j'y fois qualifié de do6leur , je ferois bien fâché d'être au
nombre de ceux qui faveni répondre à tout.
Ma défenfe n'en fera pas moins facile ; elle fe bornera h compa-
rer avec mon fentiment les vérités qu'on m'obje(5le : car fi je prouve
qu'elles ne l'attaquent point, ce fera, je crois, l'avoir alTez bien
défendu.
Je puis réduire \ deux points principaux toutes les propofîtions
établies par monadverfaire ; l'un renferme l'éloge des fciences, l'au-
tre traite de leurs abus. Je les examinerai féparément.
Il femble , au ton de la réponfe , qu'on feroit bien- aife que j'eufle
dit des fciences beaucoup pkis de mal que je n'en ai dit en effet. On
y fuppofe que leur éloge qui fe trouve h la tête de mon difcours,
a dià me coûter beaucoup : c'ell, félon l'auteur, un aveu arraché 2i
la vérité , & que je n'ai pas tardé à rétraéler.
Si cet aveu eft un éloge arraché par la vérité , il faut donc croire
que je penfois des fciences le bien que j'en ai dit : le bien que l'au-
F ij
^4 Observations de
teur cT7 dit Jui-méme n'sfl donc po'nt contraire à mon fentimenf.
Cet aveu , à\i- on , eft arraché par force : tant mieux pour ma caufe ;
car cela montre que la vérité eft chez moi plus forre que le penchant.
Mais fur quoi peut-oa juger que cet éloge efl forcé ? Seroit-cepour
être mal fait ? Ce feroit intenter un procès bien terrible h la fincérité
des auteurs, que d'en juger fur ce nouveau principe. Seroit-ce pour
être trop court? Il me femble que j'aurois pu facilement dire moins
de chofes en plus de pages. C'tft, dit- on, que je me fuis rétrafté ;
j'ignore en quel endroit j'ai fait cette faute; & tout ce que je puis
répondre , c'cft que ce n'a pas été mon intention.
La fcience eft très- bonne en foi, cela eft évident; & il fau-
droit avoir renoncé au bon fens pour dire le contraire. L'Auteur
de toutes chofes eft la fource de la vérité ; tout connoître °eft un
de fes divins attributs ; c'eft donc participer en quelque forte k la
fuprême intelligence, que d'acquérir des connoiflances , & d'éten-
dre fes lumières. En ce fens , j'ai loué le favoir , & c'eft en ce fens
que je loue mon adverfaire. Il s'étend encore fur les divers gen-
res d'utilité que l'homme. peut retirer des arts & des fciences ; &
j'en aurois volontiers dit autant , fi cela eût été de mon fujet.
Ainfi nous fommes parfaitement d'accord en ce point.
Mais comment fe peut-il faire que les fciences, dont la fource
eft fi pjre & la fin fi louable , engendrent tant d'impiétés, tant
d'héréfies , tant d'erreurs , tant de fyftémes abfurdes , tant de con-
trariétés, tant d'inepties , tant de miférables romans , tant de vers
licencieux, tant de livres obfcènes ; & dans ceux qui les cultivent,
tant d'orgueil , tant d'avarice , tant de malignité , tant de cabales ,
tant de jaloufie, tant de menfonges, tant de noirceurs, tant de ca-
lomnies, tant de lâches & honteufes flatteries? Je difois que c'eft
parce que la fcience, toute belle, toute fublime qu'elle eft, n'cft
point faite pour l'homme, qu'il a l'efprit trop borné pour y faire
de grands progrès; & trop de pafîions dans le cœur pour n'en pas
faire un mauvais ufage ; que c'eft afTez pour lui de bien étudier
fes devoirs, & que chacun a reçu toutes les lumières dont il a
befoin pour cette étude. Mon adverfaire avoue de fon côté que
Je AN- Jacques Rousseau. 45
les fciences deviennent nuifibles quand on en abufe , & que plu-
fieurs en abuftnt en effet. En cela nous ne difons pas, je crois,
des chofes fort différentes ; j'ajoute , ii efl vrai , qu'on en abufe
beaucoup , & qu'on en abufe toujours ; & il ne me femble pas que
dans la réponfe on ait foutenu le contraire.
Je peux donc affurer que nos principes, & par conféquent tou-
tes les propofitions qu'on en peut déduire, n'ont rien d'oppofé, &
c'eft ce que j'avois à prouver. Cependant, quand nous venons à
conclure , nos deux conclufîons fe trouvent contraires. La mienne
étoit que, puifque les fciences font plus de mal aux mïEurs que de
bien à la fociéié , il eût été k defirer que les hommes s'y fuffent
livrés avec moins d'ardeur. Celle de mon adverfaire efî que, quoi-
que les fciences faffent beaucoup de mal, il ne faut pas laifTer de
les cultiver k caufe du bien qu'elles font. Je m'en rapporte, non au
public, mais au petit nombre de vrais philofophes, fur celle qu'il
faut préférer de ces deux conclufions.
Il me refte de légères obfervations k faire fur quelques endroits
de cette réponfe , qui m'ont paru manquer un peu de la juflefle que
j'admire volontiers dans les autres, & qui ont pu contribuer par-là
à l'erreur de la conféqueuce que l'auteur en tire.
L'ouvrage commence par quelques perfonnalitéî , que je ne'
relèverai qu'autant qu'elles feront à la queftion. L'auteur m'honore
de plufieurs éloges, & c'eft afTurément m'ouvrir une belle carrière;
mais il y a trop peu de proportion entre ces chofes : un filence
refpc(51ueux fur les objets de notre admiration , efl fouvent plus
convenable que des louanges indifcrettes ( 1 1 ).
( II )Tous les Princes, bons &mau- bien, du moins que Trajanferoit beau-
vais , feront toujours balfement & in- coup plus grand à mes yeux , fi Pline
différemment loués, tant qu'il y aura n'eût jamais écrit. Si Alexandre eût
des courtifans & des gens de lettres. été en efTet ce qu'il afFe(5loit de paroî-
Quant aux Princes qui font de grands tre , il n'eût point fongé a fon portrait
hommes , il leur faut des éloges plus ni à fa ftatue ; mais pour fon panégy-
modérés & mieux choifis. La flatterie rique , il n'eût permis qu'a un Lacé-
ofFenfe leur vertu , & la louange mé- démonien de le faire , au rifque de'
me peut faire tort a leur gloire. Je fais n'en point avoir. Le feul éloge , digne
46
Observations de
Mon difcours, dit-on, a de quoi furprendre (ix). Il me fem-
ble que ceci demanderoit quelque éclairciflcment. On eft encore
furpris de le voir couronné. Ce n'eft pourtant pas un prodige de
voir couronner de médiocres écrits. Dans tout autre fens cette fur-
prife feroit auflî honorable à l'Académie de Dijon , qu'injurieufe i
l'intégrité des Académies en général; & il eft aifé de fentir com-
bien j'en ferois le profit de ma caufc.
On me taxe, par des phralês fort agréablement arrangées, de
contradidion entre ma conduite & ma doflrine ; on me reproche
d'avoir cultivé moi-même les études que je condamne (13); puif-
que la fcience & la vertu font incompatibles , comme on prétend
que je m'efforce de le prouver , on me demande , d'un ton affez
preflant , comment j'ofe employer l'une en me déclarant ppur l'autre.
Il y a beaucoup d'adreffe k m'impliquer ainfi moi-même dans
la queftion : cette perfonnalité ne peut manquer de jetter de l'em-
barras dans mes réponfes ; car malheureufemcnt j'en ai plus d'une
à faire. Tâchons du moins que la jufteffe y fupplée à l'agrément.
I. QuH la culture des fciences corrompe les mœurs d'une na-
tion, c'eft ce que j'ai ofé foutenir; c'eft ce que j'ofe croire avoir
• d'un Roi, eft celui qui fe fait enten- te occafion le temps qu'elle accordoit
dre , non par la bouche mercenaire ci-devant aux auteurs , même pour les
d'un orateur , mais par la voix d'un fujets les plus difficiles,
peuple libre.
(13) Je ne faurois me juftifîer , com-
(11) C'eft de la queftion même qu'on me bien d'autres , fur ce que notre édu-
pourroit être furpris ; grande & belle cation ne dépend point de nous, &
queftion , s'il en fut jamais , & qui qu'on ne nous confulte pas pour nous
pourra bien n'être pas ft-tôt renouvel- empoifonner ; c'eft de très-bon gré
lée. L'Académie Francoife vient de pro- que je me fuis jette dans l'étude, &
pofer pour le prix de l'éloquence de c'eft de meilleur encore que je l'ai aban-
l'année lyyi , un fujet fort femblable donnée , en m'appercevant du trouble
à celui-là. Il s'agit de foutenir que /'a- qu'elle jettoit dans mon ame fans au-
mour des lettres infpire l'amour de la ver- c un profit pour ma nïfon. Je ne v^x
tu. L'Académie n'a pas jugé à propos plus d'un métier trompeur , où l'on
. de lailTer un tel fujet en problème ; & croit beaucoup faire pour la fagefle , eo
eetce fage compagnie a doublé dans cet- faifant tout pour la vanité.
J EAN ' J A C ÇIU E s ROUSSEAU. 47
prouvé. Mais comment aurois-je pu dire que dans chaque homme
en particulier , la fcience & la vertu font incompatibles , moi qui
ai exhorté les Princes à appeller les vrais favans à leur cour , & à
leur donner leur confiance, afin qu'on voie une fois ce que peu-
vent la fcience & la vertu réunies pour le bonheur du genre hu-
main? Ces vrais fàvans font en petit nombre, je l'avoue; car,
pour bien ufer de ta fcience , il faut réunir de grands tJlens & d«
grandes vertus ; or , deH ce qu'on peur efpérer de quelques âmes
privilégiées, mais qu'on ne doit point attendre de tout un peu-
ple. On ne fauroit donc conclure de mes principes, qu'un homme
ne puifTe être favant & vertueux tout à la fois.
z. On pourroit encore moins me prefîer perfonnellement par
cette prétendue contradiftion , quand même elle exifteroit réelle-
ment. J'adore la vertu, mon cœur me rend ce témoignage; il me
dit trop aufli combien il y a loin de cet amour h la pratique qui
fait l'homme vertueux ; d'ailleurs, je fuis fort éloigné d'avoir de
la fcience , & plus encore d'en afFeéler. J'aurois cru que l'aveu in-
génu , que j'ai fait au commencement de mon difcours, me garan-
tiroit de cette imputation ; je craignois bien plutôt qu'on ne m'ac-
cusât de juger des choies que je ne connoiflbis pas. On fent afîèz
combien il m'étoit impo/Iîble d'éviter à la fois ces deux repro-
ches. Que fai.--je même fi l'on n'en viendroit point à les réunir,
fi je ne me hârois de paffer condamnation fur celui-ci , quelque
peu mérité qu'il puifTe être?
3. Je pourroîs rapporter à ce fujet ce que difoient les Pères de
l'Églife des fcicnces mondaines qu'ils méprifoient , & dont pour-
tant ils (è fervoient pour combattre les philofophes payens. Je pour-
rois citer la comparaifon qu'ils en faifoicnt avec les vafes des Égyp-
tiens volés par les Ifraélites : mais je me contenter.ii , pour der-
nière réponfe , de propofer cette qutflion : fi quelqu'un vcnoit
pour me tuer, & que j'eufTe le bonheur de me fàifir de fon ar-
me, me feroit-il défendu, avant que de la jetter, de m'en fervir
pour le chafîèr de chez moi î
Si la contradi(ftion qu'on me reproche n'exiftepas, il n'eft donc
48 OBSERVATIOh'S DE
pas nécefTaire de fuppofer que je n'ai voulu que m'égayer fur un
frivole paradoxe; & cela me paroît d'autant moins nécefTaire, que
le ton que j'ai, quelque mauvais qu'il puifle être, n'eft pas celui
qu'on emploie dans les jeux d'efprit.
Il eft temps de finir fur ce qui me regarde : on ne gagne ja-
mais rien à parler de foi ; & c'tft une indifcrétion que le public
pardonne difficilement, même quand on y eft forcé. La vérité
eft fi indépendante de ceux qui l'attaquent, & de ceux qui la dé-
fendent, que les autres qui en difputent, devroient bien s'oublier
réciproquement : cela épargneroit beaucoup de papier & d'encre.
Mais cette règle fi ai fée k pratiquer avec moi, ne l'eft point du
tout vis-a-vis de mon adverfaire , & c'eft une différence qui n'eft
pas à l'avantage de ma réplique.
L'auteur, obfervant que j'attaque les fciences & les arts par
leurs effets fur les mœurs, emploie, pour me répondre, le dé-
nombrement des utilités qu'on en retire dans tous les états \ com-
me fi, pour juftificr un accufé , on fe contentoit de prouver qu'il
fe porte fort bien , qu'il a beaucoup d'habileté, ou qu'il eft fort
riche. Pourvu qu'on m'accorde que les arts & les fciences nous
rendent malhonnêtes gens, je ne difconviendrai pas qu'ils ne nous
foient d'ailleurs très -commodes ; c'eft une conformité de plus qu'ils
auront avec la plupart des vices.
•
L'auteur va plus loin, & prétend encore que l'étude nous
eft nécefTaire pour admirer les beautés de l'univers, & que le fpec-
tacle de la nature expofé , ce femble, aux yeux de tous pour l'inf-
trudion des fimples, exige lui-même beaucoup d'inftrudion dans
les obfervateurs pour en être apperçu. J'avoue que cette propofi-
tion me furprend. Seroit-ce qu'il eft ordonné à tous les hommes
d'être philofophes, ou qu'il n'eft ordonné qu'aux feuls philofophcs
de croire en Dieu? L'écriture nous exhorte en mille endroits d'a-
dorer la grandeur & la bonté de Dieu dans les merveilles de fes
œuvres; je ne penfe pas qu'elle nous ait prefcrit nulle part d'étu-
dier laphyfique, ni que l'auteur de la nature foit moins bien ado-
ré par moi qui ne fais rien, que par celui qui connoît & le cèdre
&
JEAN-J^CqUES ROVSSEJU. 49
& l'hyfope , & la trompe de la mouche , & celle de l'éléphant.
On croit toujours avoir dit ce que font les fciences , quand on a
dit ce qu'elles devroient faire. Cela me paroît pourtant fort difFcrent ;
l'étude de l'univers devroit élever l'homme à Ton créateur, je le fais;
mais elle n'élève que la vanité humaine. Le philofophe qui fe flatte
de pénétrer dans les fecrets de Dieu , ofe afTocier fa prétendue fagefTe
a la fagefic éternelle : il approuve, il blâme, il corrige, il prefcrit
des loix à la nature, 5c des bornes à la Divinité; & tandis qu'oc-
cupé de fes vains fyflémes, il fe donne mille peines pour arranger
la machine du monde; le laboureur qui voit la pluie & le foleil
tour-à-tour fertilifer fon champ, admire, loue & bénit la main dont
il reçoit ces grâces , fans fe mêler de la manière dont elles lui par-
viennent. Il ne cherche point k juftificr fon ignorance ou fes vices
par fon incrédulité. Il ne cenfure point les œuvres de Dieu, & ne
s'attaque point k fon maître pour faire briller fa fufîifance. Jamais
le mot impie d'Alphonfe X ne tombera dans l'efprit d'un homme
vulgaire : c'cû à une bouche favante que ce blafphéme étoit réfervé.
La curiofité naturelle à V homme , continue -t- on , lui infpirc
V envie d'apprendre. Il devroit donc travaillera la contenir, comme
tous fes perichans naturels. Ses hefoins lui en font fentir la nécejjitê.
A bien des égards les connoifTances font utiles; cependant les fau-
vages font des hommes , & ne fentent point cette nécefTité-lh, Ses
emplois lui en impofent l'obligation. Ils lui impofent bien plus fou-
vent celle de renoncer à l'étude pour vaquer a fes devoirs ( i 4. ).
Ses progrès lui en font goûter le plaijir. C'eft pour cela même qu'il
devroit s'en défier, Sc^ premières découvertes augmentent raviditc
qiL il a de [avoir. Cela arrive, en effet, \ ceux qui ont du talent.
Fins il connoit , plus il fent qu'ila de connoijfancesà acquérir. C'eft-
^ dire, que l'ufage de tout le temps qu'il perd, cft de l'exciter à en
perdre encore davantage. Mais il n'y a guères qu'un petit nombre
d'hommes de génie, en qui la vue de leur ignorance fe développa
(14) C'eft une mauvaife marque être, ils n'auroient guères befoin d'é-
pour une fociécé , qu'il faille tant de tudier pour apprendre les chofes qu'il»
fcience dans ceux qui la conduifent. ont à faire.
Si les hommes étoient ce qu'ils doivent
(Euvres mêlées, lome I. G
50 Observations de
en spprenant , & c'eft pour eux feulement que l'étude peut être
bonne : a peine les petits efprits ont- ils appris quelque chofe, qu'ils
croient tout favoir; & il n'y a forte de lottife que cette perfualion
ne leur fafTb dire & faire. Plus il a de connojfunces acquijes , plus
il a de facilité à bien faire. On voit qu'en parlant ainfi, l'auteur a
bien plus confulté fon cœur qu'il n'a obfervé les hommes.
Il avance encore qu'il eft bon de connoître le mal pour ap-
prendre à le fuir; & il fait entendre qu'on ne peut s'afl'urer de fa
vertu qu'après l'avoir mife à l'épreuve. Ces maximes font au moins
douteufes & fujettes à bien des difcuflion';. Il n'eft pas certain que
pour apprendre \ bien faire, on foie obligé de favoir en combien
de manières on peut faire le mal. Nous avons un guide intérieur,
bien plus infaillible que tous les livres, & qui ne nous abandonne
jamais dans le befoin. C'en feroit aflez pour nous conduire inno-
cemment , fi nous voulions l'écouter toujours. Et comment fe-
roit- on obligé d'éprouver fes forces, pour s'aflurcr de fa vertu , fi
c'eft un des exercices de la vertu de fuir les occafions du vice?
L'homme fage eft continuellement fur fes gardes , & fe défie
toujours de (es propres forces : il réferve tout fon courage pour le
befoin, & ne s'expofe jamais mal-à-propos. Le fanfaron eft celui
qui fe vante fans ceffe de plus qu'il ne peut faire, & qui, après
avoir bravé & infulté tout le monde, fe laiffe battre à la première
rencontre. Je demande lequel de ces deux portraits reftemble le
mieux à un philofophe aux prifes avec fes paflions.
On me reproche d'avoir affeflé de prendre chez les anciens mes
exemples de vertu. Il y a bien de l'apparence que j'en aurois trou-
vé encore davantage , fi j'avois pu remonter plus haut. J'ai cité
auflî un peuple moderne, & ce n'eft pas ma faute fi je n'en ai
trouvé qu'un. On me reproche encore, dans une maxime générale,
àt% parallèles odieux, où il entre , dit-on, moins de zèle & d'é-
quité, que d'envie contre mes compatriotes , & d'humeur contre
mes contemporains. Cependant perfonne, peut-être, n'aime autant
que moi fon psys & fes compatriotes. Au furplus , je n'ai qu'un
mot à répondre : j'ai dit mes raifons, & ce font elles qu'il faut
J EAN-J Acqu ES Rousseau. 51
pefcr. Quant à mes intentions , il en faut laiflèr le jugement h.
celui- Ta feul auquel il appartient.
Je ne dois point pafTeT ici fous filencc une objeftron confidé-
rable , qui m'a déjà été faite par un philofophe (15): N'ejl-ca
point, me dit-ofi, au climat, au tempérament , au manque cfocca-
(ion , au défaut d'objet , à T économie du gouvernement , aux cou-
tumes , aux ioix , à toute autre chofe quaux fciences , qu'on doit
attribuer cette différence quon remarque quelquefois dans les moeurs,
en différens pays 6" en dïfférens temps ?
Cette queftion renferme de grandes vues, & demandcroit
des éciaircifTemens trop étendus pour convenir \ cet écrit. D'ail-
leurs , il s'agiroit d'examiner les relations très-cachées , mais très-
réelles, qui fe trouvent entre la nature du gouvernement & le gé-
nie, les mœurs & les connoiflances des citoyens; & ceci me jette-
roit dans des difcuffions délicates qui me pourroient mener trop loin.
De plus , il me feroit bien difficile de parler de gouvernement , fans
donner trop beau jeu à mon adverfaire; & tout bien pefé , ce font
des recherches bonnes h faire k Genève, & dans d'autres circonf-
tances.
Je paffe à une acculàtion bien plus grave que l'objeftion précé-
dente; je la tranfcrirai dans ks propres termes ; car il eft important
de la mettre fidèlement fous les yeux du leâeur.
Plus le Chrétiai examine l authenticité de fis titres , plus il fè
rajTure dans la poffejjion de fa croyance ; plus il étudie là révélation ,
plus il fe fortifia dans lu foi. C'ejî dans les divines écritures qu'iien
découvre l'origine l'excellence ; c^ej? dans les docles écrits des Pères
de VÉglife qu' il en fuit de fiècle en fié de le développement ; cefldans
les livres de morale & les annales faintes , qu'il en voit les exemples
& qu'il s'en fait l'application.
Q^UOI ! l'ignorance enlèvera à la religion €' à la vertu des appuis
Jî puijfàns ; & ce fira à cette niznie religion qu'un doclcur de Genève
enfeignera hautement qu'on doit l'irrégularité des lUccurs ! On s'éton-
(Ij)Piéf. de l'EncycI.
Gij
52 O l: s E n . .. T I O N s D E
Tteroit davantage d'entendre un fi étrange paradoxe ^ fi on ne fiavoit
qui U fingiiUritc d'un jyfiéine , quelque dangereux qu'il Joit , n'efi
quune racjun de plus pour qui n'a pour règle que l' e} prit particulier.
J'osfc le demandera l'auteur; comment a-t-il pu jamais don-
ner une pareille int-Tprétation aux principes que j'ai établis ? Com-
ment a-t-il pu m'acciif;r de b'âmer l'étude de la religion , moi qui
biâme fur- tout l'étude de nos vaines fciences, parce qu'elle nous
détourne de celle de nos devoirs? Et queft-ce que l'étude des de-
voirs du Chrétien , fmon celle de fa religion même ?
Sans doute j'aurois dû blâmer exprefTément toutes ces puériles
fubtilités de la (cholaftique, avec lefquelles fous prétexte d'éclair-
cir les principes de la religion, on en anéantit l'efprit, en fubfti-
tuant l'orgueil fcientifique à l'humilité chrétienne. J'aurois dû m'é-
lever avec plus de force contre ces minières indifcrets , qui les pre-
miers ont ofé porter les mains h l'arche, pour étayer avec leur foi-
ble favoir un édifice foutenu par la main de Dieu, J'aurois dû m'in-
digner contre ces hommes frivoles, qui, par leurs milérables poin-
tilleries, ont avili la fublime fimplicité de l'Evangile, & réduit en
fyîlogifmcs la doflrine de Jefus-Chrift ; mais il s'agit aujourd'hui
de me défendre, & non d'attaquer.
Je vois que c'eft par Thifloire & les faits qu'il faudroit terminer
cette difpute. Si je favois expofer,en peu de mots , ce que les fciences
ôc la religion ont eu de commun dès le commencement , peut-être
cela ferviroit-il à décider la queftion fur ce point.
Le peuple que Dieu s'étoit choifi, n'a jamais cultivé les fcien-
ces , & on ne lui en a jamais confeillé l'étude ; cependant fi cette
étude étoit bonne \ quelque chofe, il en auroit eu plus befom qu'un
autre. Au contraire , fes chefs firent tous leurs efforts pour le tenir
féparé, autant qu'il étoit polTîble, des nations idolâtres & favantes
qui l'environnoient. Précaution moins néceffaire pour lui d'un côté
que de l'autre : car ce peuple foible & groflier étoit bien plus aifé
a féduire par des fourberies les prêtres de Baal, que par les fophif-
mss des philo fophes.
J EA N-J AcquES Rousseau. 53
Après des difperfions fréquentes parmi les Egyptiens & les Grecs,
lafcience eut encore mille peines à germer dans les têtes des Hébreux.
Jofeph & Philon, qui pjr - tout ailleurs n'auroient été que deux
hommes médiocres, furent des prodiges parmi eux. Les Sjducéens
recbnnoifTables kleur irréligion, furent les philofophes de Jérufjlem;
les Pharifiens , grands h) pocrites , en furent les dofleurs. ( x 6 ) Ceux-
ci , quoiqu'ils bornafTent h -peu près leur fcicnce à l'étude de la loi,
faifoicni cette étude avec tout le farte & toute la fuffifance dogma-
tiques; ils obfervoient au/Ti avec un très-grand foin toutes les pra-
tiques de la religion : mais lEvangile nous apprend l'efprit de cî U
exactitude, & le cas qu'il falloit en faire : au fur plus, ils avoient
tous très- peu de fcience & beaucoup d'orgueil; & ce n'eft pas en
cela qu'ils différoient le plus de nos doâeurs d'aujourd'hui.
Dans l'établiflement de la nouvelle Loi , ce ne fut point k des
favans que Jefus-Chrift voulut confier fa doctrine & fon miniftere.
Il fuivit dans fon choix la prédiiedion qu'il a montrée en toute
occafion pour les petits & les fimples. Et dans les inftruflions
qu'il donnoit h fes difciples , on ne voit pas un mot d'étude ni de
fcience , fi ce n'eft pour marquer le mépris qu'il faifoit de tout cela.
Après la mort de Jefus-Chrift, douze pauvres pécheurs & ar-
tifans entreprirent dinftruire & de convertir le monde. Leur mé-
thode étoit fimple; ils préchoient fans art, mais avec un cœur
pénétré : & de tous les miracles dont Dieu honoroit leur foi , le
plus frappant étoit la fainteté de leur vie; leurs difciples fuivirent
cet exemple , & le fuccès fut prodigieux. Les prêtres payens a4-
larmés firent entendre aux Princes que l'Etat écoit perdu , parce
( l6 ) On voyoit régner entre ces l'Antiquaire & le Bel-Efprit , le Chy-
ieux partis cette haine & ce mépris ré- mille & l'Homme de Lettres , le Jurif-
cipri/ques , qui régnèrent de tout temps confulte & le Médecin , le Géomètre &
entre les dufleurs & les philofophes , le Verfificateur , le Théologien & le
c"ell-à-dire,entre ceux qui font de leur Philofophe. Pour bien juger de tous
tête un répertoire de la fcience d'au- ces gens-là, il fuffit de s'en rapporter
trui , & ceux qui fe piquent d'en avoir à eux-mêmes , & d'écouter ce que cha-
une a. eux. Mettez aux prifes le maître cun vous dit , non de foi , mais des au-
de mufique & le maître a danfer du très.
Bourgeois Gentilhomme , vous aurez
H
Observations de
que les offirandes diminuoieftt. Les perfécutions s'élevèrent , & les
perfécuteurs ne firent qu'accélérer les progrès de cet e religion
qu'ils vouloient étouffer. Tous les Chrétiens couroient au marty-
re ; tous les peuples couroient au baptême : l'hifloire de ces pre-
miers temps eft un prodige continuel.
Cependant les prêtres des idoles, non contcns de perfécuter
les Chrétiens, fe mirent à les calomnier ; les philofophes , qui ne
trouvoient pas leur compte dans une religion qui prêche l'humi-
lité , fe joignirent h leurs prêtres. Les railleries &. les injures pleu-
voient de toutes parts fur la nouvelle fefle. Il fallut prendre la
plume pour fe défendre. Saint Juftin , martyr (17), écrivit le
(17) Ces premiers écrivains, qui
fcelloient de leur fang le témoignage
de leur plume , feroienc aujourd hui
àes auteurs bien fcandaieuxj car ils fou-
tenoient précifément le même fenri-
ment que moi. Saint Juftin , dans fon
entretien avec Triphon , palTe en re-
vue les diverfes fedes de philofophie
dont il avoit autrefois eflayé , & les
rend fi ridicules , qu'on croiroit lire un
dialogue de Lucien : aufTi voit-on dans
l'apologie de Tertullien , combien les
premiers Chrétiens fe tenoient ofFenfés
d'être pris pour des philofophes.
Ce feroit, en effet, un détail bien
flétrilTant pour la philofophie , que l'ex-
pofition des maximes pernicieufes &
des dogmes impies de fes diverfes fec-
les. Les -Épicuriens nioient toute pro-
vidence ; les Académiciens doutoient
de l'exiftence de la Divinité , & les
Stoïciens de l'immortalité de l'ame. Les
fcdes moins célèbres n'avoienr pas de
meilleurs fentimens : en voici un échan-
tillon dans ceux de Théodore , Chef
d'une des deux branches des Cyrénaï-
ques , rapporté par Diogène Laëice.
Suftulit amicitîam , quoil ea neque injî-
pientibus neque fapientibus adjit .....
Probabile dicebat prude ntem virum non
feipfum , propatrid , periculis exponere ;
neque enim pro injîpientium commodis
amittendam ejfeprudennam. Furto quo-
que & adulterio & facrilegio , cum tem-
pejîiviim erit,daturum operam/apientenif
nihil quippè horum turpe naturd ejfe.
Sed aufei atur de hifce vulgaris opinio ,
qutx à ftultOTum imperitorumque plebe-
culâ conjlata efl fapientem publiée ,
abjque ullo pudore ac fufpicione ,/cor~
iis congrejfiirum.
Ces opinions font particulières , je le
fais ; maisy a-t-il une feule de toutes fes
fecles qui nefoit tombée dans quelque
erreur dangereufe ? Et que dirons-nous
de la diftindion des deux doflrines , fi
avidement reçue de tous les philofo'^
phes , & par laquelle ils profeflbient ea
fecret des fentimens contraires 'a ceux
qu'ils enfeignoient publiquement ? Py-
thagore fut le premier qui fit ufage de
la doéîrine intérieure ; il ne la décou-
vroit à fes difciples qu'après de lon-
gues épreuves , & avec le plus grand
J EA N - J ACqu ES Rousseau. 55
premier l'apologie de fa foi. On attaqua les psyens à leur tour;
les attaquer c'étoit les vaincre. Les premiers fuccès encouragèrent
d'autres écrivains. Sous prétexte d'expofer la turpitude du paga-
nifme, on fe jttta dans la mythologie & dans l'érudition ( i8) :
on voulut montrer de la fcience & du bel efprit ; les livres paru-
rent en foule , & les mœurs commencèrent a fe relâcher.
Bien- TÔT on ne fe contenta plus de la fimplicîté de l*Évan-
gile & de la foi des Apôtres; il fallut toujours avoir plus d'efprit
que fes prédécefleurs. On fubtilifa fur tous les dogmes ; chacun
voulut foutenir fon opinion ; perfonne ne voulut céder. L'ambition
d'être chef de feâe fe fit entendre ; les héréfies pullulèrent de tou-
tes parts.
L'emportement & la violence ne tardèrent pas à fe joindre
à la difpute. Ces Chrétiens fi doux , qui ne fdvoient que tendre
la gorge aux couteaux , devinrent entre eux des perfécuteurs fu-
rieux , pires que les idolâtres : tous tombèrent dans les mêmes
excès; & le parti de la vérité ne fut pas foutenu avec plus de mo-
dération que celui de l'erreur.
Un autre mal encore plus dangereux naquit de la même four-
myftère ; leur donnoit en fecret des Mais qui pourroic voir, fans rire , tou-
lecons d'Athéifme , & offroit folem- tes les peines que fe donnent aujour-
nellement des Hécatombes a Jupiter. d'hui nos favans , pour éclaircir les rê-
Les philofophes fe trouvèrent fi bien veries de la Mythologie ?
de cette méthode, qu'elle fe re'pandit La doflrine intérieure n'a point été
rapidement dans la Grèce, & de-là dans portée d'Europe à la Chine ; mais elle
Rome , comme on le voit par les ouvra- y eft née auffi avec la philofophie , &
^es de Cicéron , qui fe moquoit avec c'eft à elle que les Chinois font re-
fes amis des Dieux immortels , qu'il devables de cette foule d'Athées ou de
atieftoit avec tant d'emphafe fur la tri- philofophes qu'ils ont parmi eux. L'hif-
bune aux harangues. toire de cette fatale doftrine , faire par
un homme inftruit & fmcère, feroit
(18) On a fait de jultes reproches à un terrible coup porté à la philofophie
Clément d'Alexandrie , d'avoir afiTefté ancienne & moderne. Mais la philo-
ôans fes écrits une érudition profane, fophie bravera toujours la raifon&le
peu convenable à un Chrétien. Cepen- temps même , parce qu'elle a fa fource
dant il femble qu'on étoit excufable dans l'orgueil humain , plus fort que
alors de s'inftruire de la do(fïrine con- toutes ces chofes.
tre laquelle on avoic a fc défendre.
56 Observations de
ce. C'eft l'introduclion de l'ancienne philofophie dans la dodrine
chrétienne. A force d'étudier les philofoplies Grecs , on crut y voir
des rapports avec le chriftianifme. On où croire que la religion en
deviendroit plus refpe'flable , revêtue de l'autorité de la philofo-
phie. II fut un temps où il falloit être Platonicien pour être or-
thodoxe ; & peu s'en fallut que Platon d'abord, & enfuite Arifto-
te , ne fût placé fur l'autel, à côté de J. C.
L'Égliss s'éleva plus d'une fois contre ces abus. Ses plus ii-
luftres défenfeurs les déplorèrent fouvent en termes pleins de for-
ce & d'énergie : fouvent ils tentèrent d'en bannir toute cette
fcience mondaine qui en fouilloit la pureré. Un des plus illuftres
Papes en vint même jufqu'h cet excès de zèle, de foutenir que
c'étoit une chofe honteufe d'afTcrvir la parole de Dieu aux règles
de la grammaire.
Mais ils eurent beau crier, entraînés par le torrent, ils fu-
rent contraints de fe conformer eux-mêmes à l'ufage qu'ils con-
damnoient ; & ce fut d'une manière très-favante que la plupart
d'entre eux déclamèrent contre le progrès des fciences.
Après de longues agitations, les choies prirent enfin une af-
fiette plus fixe. Vers le dixième fiècle , le flambeau des fciences
cefTa d'éclairer la terre ; le Clergé demeura plongé dans une igno-
rance que je ne veux pas juftifier, puifqu'elle ne tomboit pas moins
fur les chofes qu'il doit favoir , que fur celles qui lui font inutiles,
mais a laquelle l'Eglife gagna du moins un peu plus de repos
qu'elle n'en avoit éprouvé jufques-Ik.
Après la renaifTance des lettres, les divifions ne tardèrent pas
h recommencer plus terribles que jamais. De favans hommes
émurent la querelle, de favans hommes la foutinrcnt; & le? plus
capables fe montrèrent les plus obftinés. C'efl en vain qu'on éta-
blit des conférences entre les doéleurs des difTérens partis ; aucun
n'y portoît l'amour de la réconciliation , ni peut-être celui de la
vérité ; tous n'y portoicnt que le defir de briller aux dépens
de leur adverfaire; chacun vouloir vaincre, nul ne vouloit s'inf-
truire : le plus fort impofoit filence au plus foible : la difpute fe
terminoit
y EAN'ÎAcqu ES Rousseau. 57
terminoit toujours par des injures, & la perfécution en a toujours
été le fruit. Dieu feul fait quand tous ces maux finiront.
Les fciences font floriflantes aujourd'hui; la littérature & la
arts brillent parmi nous : quel profit en a tiré la religion ? De-
mandons-le ^ cette multitude de philofophes qui (è piquent de
n'en point avoir. Nos bibliothèques regorgent de livres de théo-
logie , & les cafuiftes fourmillent parmi nous. Autrefois nous
avions des Saints, & point de cafuiftes. La fcience s'étend, & la
foi s'anéantit. Tout le monde veut enfeigner à bien faire, & per-
fonne ne veut l'apprendre. Nous fommes tous devenus dofteurs,
& nous avons celTé d'être Chrétiens.
Non , ce n'eft point avec tant d'art & d'appareil que l'Evan-
gile s'eft étendu par tout l'univers, & que fa beauté raviflànte a
pénétré les cœurs. Ce divin livre, le leul néceffaire à un Chré-
tien , & le plus utile de tous k quiconque même ne le feroit pas,
n'a befoin que d'être médité pour porter dans l'ame l'amour de
fon Auteur , & la volonté d'accomplir fes préceptes. Jamais la
vertu n'a parlé un fi doux langage ; jamais la plus profonde fa-
gefle ne s'eft exprimée avec tant d'énergie & de fimplicité. On
n'en quitte point la leélure fans fe fentir meilleur qu'auparavant.
O vous, Miniftres de la loi qui m'y eft annoncée, donnez- vous
moins de peine pour m'inftruire de tant de chofes inutiles ! Laiflez-
Ik tous ces livres favans qui ne favent ni me convaincre ni me tou-
cher. Profternez-vous aux pieds de ce Dieu de miféricorde , que
vous vous chargez de me faire connoître & aimer; demandez-lui
pour vous cette humilité profonde que vous devez me prêcher.
N'étalez point à mes yeux cette fcience orgueilleufe , ni ce fafte
indécent qui vous déshonorent & qui me révoltent ; foyez touchés
vous-mêmes, fi vous voulez que je le fois; & fur-tout montrez-
moi dans votre conduite la pratique de cette loi dont vous pré-
tendez m'inftruire. Vous n'avez pas befoin d'en favoir ni de m'en
enfeigner davantage, & votre miniftère eft accompli. Il n'eft point
en tout cela queftion de belles- lettres , ni de philofophie. C'eft
ainfi qu'il convient de fuivre & de prêcher l'Evangile ; & c'eft
ainfi que fes premiers défenfeurs l'ont fait triompher de toutes les
Œuvres meUcs. Tome I. H
58 Observations de
nations: non Arijîotdlco more, difoient les Pères de l'Egltfe ,yè/f
pifcatorio.
J E fens que je deviens long; mais j'ai cru ne pouvoir me dif-
penfer de m'étendre un peu fur un point de l'importance de celut-
cL Déplus, les lefleurs impatients doivent faire réflexion que c'eft
une chofe bien commode que la critique; car où l'on attaque avec
un mot, il faut des pages pour fe défendre.
J E pafTe cl la deuxième partie de la réponfe, fur laquelle je tâ-
cherai d'être plus court , quoique je n'y trouve guères moins d'ob-
fervations k faire.
Ce rUcjî pas des fciences , me dit -on, c'ejl du féin des richejfes ,
que font nés de tout temps la mollejfe Ù le luxe. Je n'avois pas dit
non plus que le luxe fût né des fciences , mais qu'ils étoient nés
enfemble, & que l'un n'alloit guères fans l'autre. Voici comment
j'arrangeois cette généalogie ; la première fource du mal eft l'iné-
galité; de l'inégalité font venues les richelTes ; car ces mots de pau-
vre & de riche font relatifs ; & par-tout ou les hommes feront égaux
il n'y aura ni riches ni pauvres : des richelTes font nés le luxeSil oi-
fiveté ; du luxe font venus les beaux arts, & de l'oifiveté les fcien-
ces. Dans aucun temps les richejfes nont été Tappanage des favans.
C'efl en cela même que le mal eft plus grand ; les riches & les
favans ne fervent qu'à fe corrompre mutuellement. Si les riches
étoient plus favans, ou que les favans fuflent plus riches, les uns
feroient de moins lâches flatteurs , les autres aimeroient moins la
baffe flatterie, & tous en vaudroient mieux. C'eft ce qui peut fe
voir par le petit nombre de ceux qui ont le bonheur d'être favans
& riches tout à la fois. Pour un Platon dans l'opulence , pour un
Ariflippe accrédité à la Cour, combien de philojophcs réduits au man-
tcau& à la beface , enveloppés dans leur propre vertu , & ignorés dans
leurfolitude? Je ne difconviens pas qu'il n'y ait un grand nombre
de philofophes très- pauvres , & sûrement très- fâchés de l'être : je
ne doute pas non plus que ce foit h leur feule pauvreté que la plupart
d'entr'eux doivent leur philofophie ; mais quand je voudrois bien
les fuppofer vertueux, feroit-ce fur leur mœurs , que le peuple ne
J EJN' Jacques Ro usseau. jç
Toit point, qu'il apprendroit à réformer les Tiennes ? Les favans
n'ont ni le goût ni le loifir cfamajfer de grands biens. Je confèns
à croire qu'ils n'en ont pas de loifir. Ils aiment Vctiide. Celui qui
n'aimeroit pas fon métier, feroit un homme bien fou ou bien mi-
férable. Ils vivent dans la. médiocrité. Il faut être extrêmement dif-
pofé en leur faveur pour leur en faire un mérite. Une vie lahorieufe
& modérée , pajfée dans lefihnce de la retraite , occupée delà lecture
& du travail y n'ejl pas ajfurément une vie voluptueufe & criminelle.
Non pas du moins aux yeux des hommes : tout dépend de l'intérieur.
Un homme peut être contraint k mener une telle vie, & avoir pour-
tant l'ame très - corrompue : d'ailleurs, qu'importe qu'il foit lui-
même vertueux & modefte , fi les travaux dont il s'occupe nour-
riffent l'oifiveté , &: gâtent l'efprit de fes concitoyens? les commo-
dites de la vie , pour être fouvent les fruits des arts, rien font pas
davantage le partage des artijies. Il ne me paroît guères qu'ils foient
gens k fe les rcfufer , fur-tout ceux qui, s'occupant des arts tout-
à-fait inutiles, & par conféquent très-lucratifs, font plus en état
de fe procurer tout ce qu'ils défirent. Ils ne travaillent que pour les
riches. Au train que prennent les chofes , je ne ferois pas étonné
de voir quelque jour les riches travailler pour eux. Et ce font les
riches oififs qui profitent & abujent de leur indujlrie. Encore une
fois , je ne vois point que nos artirtes foient des gens il fimplcs
& fi modeftes. Le luxe ne fauroit régner dans un ordre de citoyens,
qu'il ne fe glifle bientôt parmi tous les autres fous différentes mo-
difications ; & par-tout il fait le même ravage.
Le luxe corrompt tout, & le riche qui en jouit, & le miféra-
ble qui le convoite. On ne fauroit dire que ce fût un mal en foi
de porter des manchettes de points , un habit brodé & une boîtJ
émaillée; mais c'en eft un très-grand défaire quelque cas de cq%
colifichets , d'eftimer heureux le peuple qui les porte , & de confa-
crer à fe mettre en état d'en acquérir de femblables , un temps &
des foins que tout homme doit h de plus nobles objets- Je n'ai
pas befoin d'apprendre quel e/l le métier de celui qui s'occupe de
telles vues , pour favoir le jugement que je dois porter de lui.
J'ai paffé le beau portrait qu'on nous fait ici des f:;vans , &
Hij
6o Observations de
je crois pouvoir me faire un mérite di cette complaifance. Mon
adverftire eft moins indulgent; non-feulemcnt il ne m'accorde rien
qu'il puiffe me refufer; mais plutôt que de pafTer condamnation
fur le mal que je penfede notre vaine & faufle politefTe, il aime
mieux excufer l'hypocrifie. Il me demande fi je voudrois que le
vice fe montrât h découvert ; aflurément je le voudrois. La confian-
ce & i'eflime renaîtroient entre les bons : on apprendroit k fe dé-
fier des médians, & la fociété en feroit plus sûre. J'aime mieux
que mon ennemi m'attaque à force ouverte, que de venir en trahifon
me frapper par derrière. Quoi donc! faudra-t-il joindre le fcandale
au crime? Je ne fais , mais je voudrois bien qu'on n'y joignit pas
la fourberie. C'eft une chofe très-commode pour les vicieux, que
toutes les maximes qu'on nous débite depuis long- temps furie fcan-
dale; Ci on les vouloir fuivre h la rigueur, il faudroit fe laifTer pil-
ler, trahir, tuer impunément, & ne jamais punir perfonne; car
c'eft un objet très-fcandalêux qu'un fcélérat fur la roue.... Mais
l'hypocrifie eft un hommage que le vice rend à la vertu..,. Oui,
comme celui des afTaffins de Céfar , qui fe proftcrnoient à fcs pieds
pour l'égorger plus sûrement. Cette penfée a beau être brillante ,
elle a beau être autorifée du nom célèbre de fon Auteur ; elle
n'en eft pas plus jufte. Dira-t-on jamais d'un filou , qui prend la li-
vrée d'une maifon pour faire fon coup plus commodément, qu'il
rend hommage au maître de la maifon qu'il vole ? Non ; couvrir
fa méchanceté du dangereux manteau de l'hypocrifie , ce n'eft point
honorer la vertu , c'eft l'outrager , en profanant fcs enfeignes ; c'eft
ajouter la lâcheté & la fourberie à tous les autres vices ; c'eft fe
fermer pour jamais tout retour vers la probité. Il y a des caraclères
élevés qui portent, jufques dans le crime, je ne fais quoi de fier
& de généreux, qui laifTe voir audedans encore quelque étincelle
de ce feu célefte, fait pour animer les belles âmes. Mais l'ame
vile & rampante de l'hypocrifie eft femblab'e a un cadavre , où
l'on ne trouve plus ni feu, ni chaleur, ni reffource k la vie.
J'en appelle à l'expérience. On a vu de grands fcélérats rentrer
en eux-mêmes, achever faîntement leur carrière, U mourir en
prédeftinés. Mais ce que perfonne n'a jamais vu , c'eft un hypo-
crite devenir homme de bien : on auroit pu raifonnablement tea-
Jean 'Jj cquE s Ro ussEA u. 6i
ter la converfion de Cartouche , jamais homme fage n'eût entre-
pris celle de Cromwel.
J'ai attribué au rétaBliflement des lettres & des arts .l'élégance
& la politeffe qui régnent dans nos manières. L'auteur de la ré-
ponfe me le difpute, & j'en fuis étonné; car puifqu'il fait tant de
cas de la politefTe & des fcienccs, je n'apperçois pas l'avantage qui
Jui reviendra d'ôter a l'une de ces chofes, l'honneur d'avoir pro-
duit l'autre. Mais examinons fes preuves ; elles fe réduiront h ceci.
On ne voit point que les favans Joient plus polis que les autres hom.'
mes; au contraire, ils le font /auvent beaucoup moins : donc notre
politejje n'ejl pas V ouvrage des Jciences.
Je remarquerai d'abord qu'il s'agit moins ici de fciences que
de littérature , de beaux arts & d'ouvrages de goût ; & nos beaux
efprits , auflî f>eu favans qu'on voudra, mais fi polis, fi répandus,
fi brillsns , fi petits maîtres , fe reconnoîtront difficilement h Pair
n^aufTade & pédantefque que l'auteur de la réponle leur veut don-
ner. Mais pafTons lui cet antécédent ; accordons, s'il le faut, que
les favans , les poètes & les beaux efprits font tous également ri-
dicules ; que Meflïeurs de l'Académie des Belles-Lettres, Meflleurs
de l'Académie des Sciences , Meflîeurs de l'Académie Françoiie font
des gens grofliers qui ne connoiflent ni le ton ni les ufages du mon-
de , & exclus par état de la bonne compagnie; l'auteur gagnera
peu de chofe à cela , & n'en fera pas plus en droit de nier que la
politefTe & l'urbanité, qui régnent parmi nous, foient l'effet du bon
goût, puifé d'abord chez les Anciens, & répandu parmi les peuples
de l'Europe , par les livres agréables qu'on y publie de toutes
parts. ( 19 ) Comme les meilleurs maîtres k danfer ne font pas
( 19 ) Quand il eft queftion d'objets re des Lettres , i! ne faut pas chercher Ci
avilfi généraux que les mœurs &c les ma- unfavant,ou un autre, fontdes genspo-
nières d'un peuple, il faut prendre gar- lis; mais il faut examiner les rapports
de de ne pas toujours rétrécir fes vues qui peuvent être entre la littérature &
fur desexeniples particuliers. Ce feroit la politelfe , & voir enfuite quels font
le moyen de ne jamais appercevoir les les peuples chez lefquels ces chofes fe
fources des chofes. Pour favoirfi j'ai font trouvées réunies ou féparées. J'en
raifon d'attribuer la politefie à la cultu- dis autant du luxe , de la liberté , & de
62 Observations DE
toujours les gens qui fe préfentent le mieux , on peur donner de
très- bonnes leçons depolitefle, fans vouloir ou pouvoir être fort
poli foi-méme. Ces pefants commentateurs, qu'on nous dit qui
connoifToient tout dans les Anciens, hors la'grace & la finefTe, n'ont
pas laifTé , par leurs ouvrages utiles, quoique méprifés , de nous
apprendre h fentir ces beautés qu'ils ne fentoient point. *Il en eft de
même de cet agrément du commerce, & de cette élégance de mœurs
qu'on fubftitue à leur pureté , & qui s'e/l fait remarquer chez tous
les peuples où les Lettres ont été en honneur. A Athènes , k Rome,
k la Chine, par- tout on a vu la politefTe & du langage & des ma-
nières accompagner toujours , non les favans & lesartiftei, mais
les fciences & les beaux arts.
L'Auteur attaque enfuite les louanges que j'ai données îi l'igno-
rance; & me taxant d'avoir parlé plus en orateur qu'en philofophe,
il peint l'ignorance k fon tour ; & l'on peut bien fe douter qu'il ne
lui prête pas de belles couleurs.
Je ne nie point qu'il ait raifon ; mais je ne crois pas avoir tort.
Il ne faut qu'une diftinftion très - jufte & très - vraie pour nous
concilier. ,
Il y a une ignorance féroce ( 2.0 ) & brutale , qui naît d'un mau-
vais cœur & d'un efprit faux , une ignorance criminelle qui s'étend
jufqu'aux devoirs de l'humanité , qui multiplie les vices , qui dégra-
toutes les autres chofes qui influent fur rans & vertueux pour m'oppofer ,
les mœurs d'une nation , & fur iefquel- la lifte de toutes les troupes de brigands,
les j'entends faire chaque jour tant de qui ont infefté h terre, 6c qui pour
pitoyables raifonnemens. Examiner l'ordinaire n'étoient pas de fort favans
tout cela en petit & fur quelques indi- hommes. Je les exhorte d'avance à ne
vidus, ce n'eft pas philofopherj c'eft pas fe fatiguer a cette recherche, à
perdre fon temps & fes réflexions; car moins qu'ils ne l'eftiment nécelTaire
on peut- connoître a fond Pierre ou pour montrer de l'érudition. Si j'avoi»
Jacques, & avoir fait très-peu de pro- dit qu'il fuffit d'être ignorant pour être
grès dans la connoifl'ance des hommes. vertueux , ce ne feroit pas la peine de
me répondre, &par la même raifon je
( ao ) Je ferai fort étonné fi quel- me croirai très-difpenfé de répondre
qu'un de mes critiques ne part de l'éloge moi-même à ceux qui perdront leur
4jue j'ai fait de plufieurs peuples ig.io- temps à me foutenir le contraire.
Jean- Jacques Rousseau. 65
delaraiTon, avilit l'ame & rend les hommes feniblables aux bétes;
cette ignorance eft celle que l'auteur attaque , & dont il fait un por-
trait fort odieux & fort reflembiant. Il y a une autre forte d'i-
gnorance raifonnable, qui conlifte à borner fa curiofité h l'étendue
des facultés qu'on a reçues; une ignorance modeflc , qui naît d'un
vif amour pour la vertu, & n'infpire qu'indifférence fur toutes les
chofes qui ne font point dignes de remplir le cœur de l'homme,
& qui ne contribuent point à le rendre meilleur : une douce &
précieufe ignorance , tréfor d'une ame pure & contente de foi , qui
met toute fa félicité h fe replier fur elle-même, k fe retidre té-
moignage de fon innocence, ik. n'a pas befoin de chercher un faux
& vain honneur dans l'opinion que les autres pourroient avoir de
fes lumières. Voila l'ignorance que j'ai louée, & celle que je de-
mande au Ciel, en punition du fcandale que j'ai caufé aux dofles
par mon mépris déclaré pour les fciences humaines.
Ql/t Fon compare, dit l'auteur, â ces temps d'ignorance & de
Barbarie , ces Jiècles heureux ou le'S J'ciences ont répandu par - tout
l'efprit d'ordre & de jujiice. Ces fiècles heureux feront difficiles à
trouver; mais on en trouvera plus aifément, oia , grâce aux fcien-
ces , ordre & jujîice ne feront plus que de vains noms, faits pour en
impofer au peuple, & où l'apparence en aura été confervée avec foin,
pour les détruire en effet plus impunément. Onvoit de nos jours des
guerres moins fiéquentes , mais plus jujles. En quelque temps que ce
foit , comment la guerre pourra-t-elle être plus ju/le dans l'un des
partis , fans être plus injufle dans l'autre ? Je ne faurois concevoir
cela. Des aciions moins étonnantes , mais plus héroïques. Perfonne
affurément ne difputera h mon adverfaire le droit de juger del'héroïf-
me ; mais penfe-t-il que ce qui n'eft point étonnant pour lui , ne le
foit pas pour nous. Des yicloires moins Janglantes , mais plus glo-
rieufes ; des conquêtes moins rapides, mais plus ajfurées; des guer-
riers moins violens , mais plus redoutés ; Jachant vaincre avec modé-
ration ; traitant les vaincus avec humanité ; l'honneur eft leur guide y
la gloire leur récompenfe. Je ne nie pas \ l'auteur qu'il y ait de
grands hommes parmi nous; il lui feroit trop aifé d'en fournir la
preuve ; ce qui n'empêche point que les peuples ne foient très-cor-
64 Observations DE
rompus. Au refte , ces chofes font fi vagues , qu'on pourroit prefque
les dire de tous les âges : & il eft impofTible dy répondre , parce
qu'il faudroit feuilleter des bibliothèques & faire desin-Jolio pour
établir des preuves pour ou contre.
Quand Socrate a maltraité les fciences , il n'a pu , ce me fem-
ble, avoir en vue, ni l'orgueil des Stoïciens, ni la moUefle det
Épicuriens , ni l'abfurde jargon des Pyrrhoniens, parce qu'aucun
de tous ce gens-là n'exiftoit de fon temps. Mais ce léger anacronifme
n'eft point méféant h mon adverfaire : il a mieux employé fa vie
qu'à vérifier des dates, & n'eft pas plus obligé de favoir par cœur
fon Diogène Laërce , que moi d'avoir vu de près ce qui fe paflTc
dans les combats.
Je conviens donc que Socrate n'a fongé qu'à relever les vices
des philofophes de fon temps ; mais je ne fais qu'en conclure ,
finon que dès ce temps-là les vices puUuloient avec les philofophes.
A cela on me répond que c'eft l'abus de la philofophie; & je ne
penfe pas avoir dit le contraire.... Quoi ! faut-il donc fupprimer tou-
tes les chofes dont on abufe ? Oui, fans doute, répondrai-je fans
balancer : toutes celles qui font inutiles, toutes celles dont l'abus
fait plus de mal que leur ufage ne fait de bien.
Arrêtons- NOUS un inflant fur cette dernière conféquence, &
gardons-nous d'en conclure qu'il faille aujourd'hui brûler toute»
les bibliothèques, & détruire toutes les Univerfités & les Acadé-
mies. Nous ne ferions que replonger l'Europe dans la barbarie ,
& les mœurs n'y gagneroient rien. ( 1 1 ) C'eft avec douleur que
je vais prononcer une grande & fatale vérité. Il n'y a qu'ua
pas du favoir k l'ignorance; & l'alternative de l'un à l'autre eft fré-
quente chez les nations ; mais on n'a jamais vu de peuple une foi»
corrompu , revenir k la vertu. En vain vous ôteriez les alimens de
la vanité, de l'oifiveté & du luxe; en vain même vous ramèneriez
les
( al ) Les vices nous refleroient , dit de lignes que cet auteur a écrites lur
lephilofophe que j'ai déjà cité , & nous ce grand fujet, on voit qu'il a tourné
aurions l'ignorance de plus. Dans le peu les yeux de ce côté , & qu'il a vu loin.
J E A N- Jacques Rousseau. 6^
les hommes h cette première égalité , confervatrice de l'innocence
& fource de toute vertu : leurs cœurs, une fois gâtés, le feront
toujours; il n'y a plus de remède, à moins de quelque grande
révolution prefque aufli k craindre que le mal qu'elle pourroit gué-
rir, & qu'il eft blâmable de defirer, & impoiïîble de prévoir.
Laissons donc les fciences & les arts adoucir en quelque forte
la férocité des hommes qu'ils ont corrompus : cherchons k faire
une diverfion fage, & tâchons de donner le change k leurs pafïions.
Offrons quelques alimens k ces tigres, afin qu'ils ne dévorent pas
nos enfans. Les lumières du méchant font encore moins k crain-
dre que fa brutale ftupidité : elles le rendent au moins plus cir-
confpeâ fur le mal qu'il pourroit faire, par la connoiflânce de celui
qu'il en recevroit lui-même.
J'ai loué les Académies & leurs illuftres fondateurs, & j'en ré-
péterai volontiers l'éloge. Quand le mal eft incurable, le médecin
applique des palliatifs, & proportionne les remèdes, moins aux be-
foins qu'au tempérament du malade. C'eft aux fages législateurs
d'imiter fa prudence ; & ne pouvant plus approprier aux peuples
malades la plu» excellente police, de leur donner du moins, com-
me Solon, la meilleure qu'ils puiffent comporter.
Il y a en Europe un grand Prince, & ce qui eft bien plus , un
vertueux citoyen, qui, dans la patrie qu'il a adoptée, & qu'il rend
heureufe, vient de former plufieurs inftitutions en faveur des let-
tres. Il a fait en cela une chofe très- digne de fa fagefle ôc de ù
vertu. Quand il eft queftion d'établiflemens politiques, c'eft le
temps & le lieu qui décident de tout. Il faut , pour leurs propres
intérêts , que les Princes favorifent toujours les fciences & les arts ;
j'en ai dit la raifon : & dans l'état préfent des chofes , il faut en-
core qu'ils les favorifent aujourd'hui pour l'intérêt même des peu-
ples. S'il y avoit aduellement parmi nous quelque Monarque affez
borné pour penfer & agir différemment, fes fujets refteroient pau-
vres & ignorans , & n'en feroient pas moins vicieux. Mon adver-
faire a négligé de tirer avantage d'un exemple ft frappant & fi fa-,
Œuvres mêlées. Tome T. I
66 Observations &c:
vorable en apparence ^ fa caufe. Peut-être eft-il le feul qui l'igno-
re, ou qui n'y ait pas foogé. Qu'il foufFre donc qu'on le lui rap-
pelle; qu'il ne reflife point, à de grandes chofes , les éloges qui leur
font dus ; qu'il les admire ainlî que nous , 6c ne s'en tienne pas
|)lus fort contre les vérités qu'il attaque.
67
REFUTATION
D^vvDifcouTsqui a remporté le Prix de V Académie de Dijon en
Vannée 1750, fur cette quejîion propofée par la même Aca-
démie : Si le rétablifîèment des Sciences & des Arts a con-
tribué à épurer les mœurs. Cette Réfutation a été lue dans
une Séance delà Société Royale de Nancy y par M, Gautier^
Profejfeur de Mathématique & d'HiJîoire»
X^'Établissement que Sa Majefté a procuré pour faciliter le
développement des talens & du génie, a été indireâeaient attaqué
par un ouvrage , où l'on tâche de prouver que nos âmes fe font
corrompues à mefure que nos fcienccs & nos arts fe font perfec-
tionnés , & que le même phénomène s'eft obfervé dans tous les tempi
& dans tous les lieux. Ce difcours de M. Roufleau renferme plufîeuM
autres proportions , dont il eft très- important démontrer la fauffcté ,
puifque , félon de favans Journaliftes , il paroît capable de faire une
révolution dans les idées de notre fiècle. Je conviens qu'il eft écrit
avec une chaleur peu commune , qu'il offre des tableaux d'une tou-
che mâle & correde : plus la manière de cet ouvrage eft grande fie
hardie, plus il eft propre h enimpofcr, à accréditer des maximes
pernicieufes. Il ne s'agit pas ici de ces paradoxes littéraires, qui
permettent de foutenir le pour ou le contre ; de ces vains fujeti
d'éloquence , où l'on fait parade de penfées futiles , ingénieufement
contraftées. Je vais, Mefîîeurs , plaider une caufe qui intéreflè vo-
tre bonheur. J'ai prévu qu'en me bornant à montrer combien la
plupart des raifonnemens ( ^^ ) de M. Rouffeau font défeflueux,
je tomberois dans la féchereflè du genre polémique. Cet inconvé-
( ai ) Il y auroit de l'injuHice a dire coup d'éloges pour s'être élevé avec
que tous les raifonnemens de M. Rouf- force contre les abus "qui fe glifleni
feau font défectueux. Cette propofi- dans les arts & dans la république des
tion doit être modifiée. Il mérite beau- lettres.
68 Réfutation
nient ne m'a point arrêté , perfuadé que la folidité d'une réfutation
de cette nature , fait fon principal mérite.
Si, comme l'auteur le prétend, les fciences dépravent les maurs,
Stanislas le bienfaifanc, fera donc blâmé par la poflérité d'avoir fait
un établi/Tement pour les rendre plus floriiïantes ; & fon minière,
d'avoir encouragé les talens & fait éclater les fiens : fi les fcien-
ces dépravent les mœurs , vous devez donc détefter l'éducation
qu'on vous a donnée , regretter amèrement le temps que vous avex
employé k acquérir des connoi/Tances, & vous repentir des efforts
que vous avez faits pour vous rendre utiles k la patrie. L'aureur
que je combats eft l'apologille de l'ignorance : il paroît fouhaiter
qu'on brûle les bibliothèques ; il avoue qu'il heurte dt front tout
ce qui fait aujourd'hui l'admiration des hommes, & qu'il ne peut
s'attendre qu'à un blâme univerfel ; mais il compte fur les fuffrages
des fîècles h venir. Il pourra les remporter, n'en doutons point,
quand l'Europe retombera dans la barbarie ; quand fur les ruines
des beaux arts éplorés , triompheront infolemment l'ignorance & la
ruflicité.
Nous avons deux queflions k difcuter, l'une de fait, l'autre
de droit. Nous examinerons dans la première partie de ce dif-
cours , fî les fciences & les arts ont contribué à corrompre les
mœurs ; & dans la féconde, ce qui peut réfulter du progrès des
fciences & des arts confidérés en eux-mêmes : tel efl le plan de
l'ouvrage que je critique.
PREMIERE PARTIE.
-cI-Vant , dit M. Rouffeau , que l'art eût façonné nos maniè-
res , & appris k nos paffions k parler un langage apprêté , nos mœurs
étoient rufliques, mais naturelles , & la différence des procédés
marquoit au premier coup d'œil celle des caraftères, La nature
humaine au fond n'étoit pas meilleure; mais les hommes trou-
voient leur 'fécurîté dans la facilité de fe pénétrer réciproque-
ment; & cet avantage, dont nous ne fentons plus le prix, leur
«pargnoit bien des vices. Les foupçons, les ombrages, les craia-
D E M. G A U T I E R. 69
tes , la froideur , la réferve , la haine , la trahifon fe cachent fans
cefle fous ce voile uniforme & perfide de politefTe, fous cette ur-
banité fi vantée que nous devons aux lumières de notre fîècle.
Nous avons les apparences de toutes les vertus fans en avoir
aucune.
Je réponds qu'en examinant la fource de cette politefle qui
fait tant d'honneur à notre fiècle, & tant de peine à M. Rouffeau,
on découvre aifément combien elle eft eftimable. C'eft le defir
déplaire dans la fociété qui en a fait prendre l'efprit. On a étudié
les hommes, leurs humeurs, leurs caraftères, leurs defirs , leurs
befoins , leur amour-propre. L'expérience a marqué ce qui dé-
plaît. On a analyfé les agrémens , dévoilé leurs caufes, apprécié
le mérite , diftingué fes divers degrés. D'une infinité de réflexions
fur le beau, l'honnête & le décent, s'efl formé un art précieux ,
l'art de vivre avec les hommes, de tourner nos befoins en plailîrs,
^e répandre des charmes dans la converfation , de gagner l'efprit
par fes difcours & les cœurs par fes procédés. Egards , attentions ,
complaifances , prévenances, refpe^l, autant de liens qui nous at-
tachent mutuellement. Plus la politefTe s'tft perfeélionnée , plus la
fociété a été utile aux hommes; on s'eft plié aux bienféances, fou-
vent plus puifiantes que les devoirs; les inclinations font devenues
plus douces , les caraâères plus liants, les vertus fociales plus com-
munes. Combien ne changent de difpofiiions , que parce qu'ils font
contraints de paroître en changer! Celui qui a des vices eft obligé
de les déguifer ; c'eft pour lui un avertiiïement continuel qu'il n'eft
pas ce qu'il doit être; fes mœurs prennent infenfîblement la teinte
des mœurs reçues. La néceffité de copier fans cefTe la vertu , le
rend enfin vertueux ; ou du moins fes vices ne font pas conta-
gieux comme ils le feroient , s'ils fe préfentoient de front avec cette
rufticité que regrette mon adverfaire.
Il dit que les hommes trouvoient leur fécurîté dans la facilité
de fe pénétrer réciproquement, & que cet avantage leur épargnoit
bien des vices. II n'a pas confidéré que la nature humaine n'étant
pas meilleure alors , comme il l'avoue, la rufticité n'empêchoitpas
le déguifemenr. On en a fous les yeux une preuve fans réplique :
70 Réfutation
on voit àe^ nations dont les manières ne font pas façonnées , ni
le langage apprêté, ufer de détours, de diflîmulations & d'arti-
fices, tromper adroitement, fans qu'on puifTc en rendre compta-
bles les belles-lettres , les fciences & les arts. D'ailleurs , fi l'art
de fe dévoiler s'eft perfedionné , celui de pénétrer les voiles a fait
les mêmes progrès. On ne juge pas des hommes fur de fimples
apparences; on n'attend pas à les éprouver qu'on foit dans l'obli-
gation indifpenfable de recourir à leurs bienfaits. On eft convain-
cu qu'en général il ne faut pas compter fur eux, à moins qu'on
ne leur pUife ou qu'on ne leur foit utile, qu'ils n'aient quelqu'in-
térêt h nous rendre fervice. On fait évaluer les offres fpécieufes
de la politefTe , & ramener ks expreffions k leur lignification reçue.
Ce n'eft pas qu'il n'y ait une infinité d'ames nobles , qui en obli-
geant ne cherchent que le plaifir même d'obliger. Leur politefTe a
un ton bien fupérieur à tout ce qui n'eft que cérémonial ; leur
candeur, un langage qui lui cft propre : leur mérite cft leur art
de plaire.
Ajoutez que le feul commerce du monde fuffit pour acquérir
cette politefTe dont fe pique un galant homme : on n'cft donc pas
fondé k en faire honneur aux fciences.
A quoi tendent donc les éloquentes déclamations de M. Rouf-
feau ? Qui ne (êroit pas indigné de l'entendre afTurer que nous avons
les apparences de toutes les vertus fans en avoir aucune? Et pour-
quoi n'a- 1- on plus de vertu? C'eft qu'on cultive les belles- lettres,
les fciences & les arts. Si l'on étoit impoli, ruflique, ignorant,
Goht , Hun ou Vandale , on feroit digne àes éloges de M. Rouf-
feau. Ne fe la(Iera-t-on jamais d'invcfliver les hommes? Croira-
t-on toujours les rendre plus vertueux, en leur difant qu'ils n'ont
point de vertu ? Sous prétexte d'épurer les mœurs, eft-il permis
d'en renverfer les appuis? O doux nœuds de la fociété , charmes
des vrais philofophcs, aimables vertus , c'efl par vos propres at-
traits que vous régnez dans les cœurs ; vous ne devez votre em-
pire, ni l'aprêté floïque, ni k des mœurs barbares, ni aux conleils
d'une orgueilleufc rufticité.
DE M, Gautier. 71
M. Rouflèau attribue h notre fiècle des défauts & des vices qu'il
n'a point, ou qu'il a de commun avec les nations qui ne font pas
policées ; & il en conclut que le fort des mœurs & de la probité
a été régulièrement aflujetti aux progrès des fciences & des arts. '*
LaifTons ces vagues imputations , Se pafTons au fait.
Pour montrer que les fciences ont corrompu les mœurs dans '3
tous les temps , il dit que plufieurs peuples tombèrent fous le joug,
lorfqu'ils étoient les plus renommés par la culture des fciences.
On fait bien qu'elles ne rendent point invincibles ; s'enfuit-il qu'el-
les corrompent les mœurs ? Par cette façon fingulière de raifonner,
on pourroit conclure auffi que l'ignorance entraîne leur dépravation,
puifqu'un grand nombre de nations barbares ont été fubjuguées
par des peuples amateurs des beaux arts. Quand même on pourroit
prouver , par des faits , que la diflblution des mœurs a toujours re- .
gné avec les fciences, il ne s'enfuivroit pas que le fort de la pro-
bité dépendît de leurs progrès. Lorfqu'une nation jouit d'une
tranquille abondance, elle fe porte ordinairement aux plaifirs & aux
beaux arts. Les richefles procurent les moyens de fatisfaire fes paf-
fions : ainfi ce fcroient les riche/Tes , & non pas les belles-lettres , "qui
pourroient faire naitre la corruption dans les cœurs , (ans parler de
plufieurs autres caufes qui n'influent pas moins que l'abondance
fur cette dépravation : l'extrême pauvreté efi la mère de bien des
crimes, & elle peut être jointe avec une profonde ignorance. Tous
les faits donc qu'allègue notre adveriàire , ne prouvent point que
les fciences corrompent les mœurs.
Il prétend montrer, par ce qui eft arrivé en Egypte, en Grèce,
à Rome, à Conftantinople , à la Chine, que les arts énervent les
peuples qui les cultivent. Quoique cette afiertion fur laquelle il
Jnfifte principalement , paroifle étrangère à la queftion dont il s'a-
git , il eft à propos d'en montrer la fauffeté. L'Egypte, dit-il ,
devint la mère de la phiiofophie & des beaux arts , & bientôt après
la conquête de Cambife : mais bien des fiècles avant cette épo-
que , elle avoit été foumife par des bergers Arabes, fous le règne
de Timaiis. Leur domination dura plus de cinq cens ans. Pourquoi
les Egyptiens n'eurent-ils pas même alors le courage de fe défea-
72 Réfutation
dre? Étoient-ils énervés par les beaux arts qu'ils ignoroicnt? Sont-
ce les fcienccs qui ont efféminé les Afiatiques , & rendu lâches îi
l'excès tant de nations barbares de l'Afrique & de l'Amérique.
Les viâoires que les Athéniens remportèrent fur les Perfes &
fur les Lacédénioniens même , font voir que les arts peuvent s'af-
focier avec la vertu militaire. Leur gouvernement , devenu vénal
fous Périclès , prend une nouvelle face ; l'amour du plaifir étouffe
leur bravoure, les fondlions les plus honorables font avilies, l'im-
punité multiplie les mauvais citoyens, les fonds deftinés k la
guerre font employés à nourrir la molleffe & roifiveté; toutes ces
caufes de corruption , quel rapport ont- elles aux fciences ?
De quelle gloire militaire les Romains ne fe font-ils pas cou-
verts dans le temps que la littérature étoit en honneur \ Rome?
Étoient-ils énervés par les arts, lorfque Cicéron difoit à Céfar :
vous îTvez dompté des nations fauvages & féroces , innombrables
par leur multitude, répandues au loin en divers lieux? Comme
un feul de ces faits fuffit pour détruire les raifonnemens de mon
adverfaire, il étoit inutile d'infifter davantage fur cet article. On
connoît les caufes des révolutions qui arrivent dans les États. Les
fciences ne pourroient contribuer h. leur décadence , qu'au cas que
«eux qui font deflinés à les défendre, s'occuperoient des fciences
au point de négliger leurs fondions militaires ; dans cette fuppofî-
tion, toute occupation étrangère à la guerre auroit les mêmes fuites.
M. Rouflêau , pour montrer que l'ignorance préferve les mœurs
de la corruption, pafTe en revue les Schytes, les premiers Perfes,
les Germains & les Romains dans les premiers temps de leur républi-
que; & il dit que ces peuples ont, par leur vertu, fait leur propre
bonheur & l'exemple des autres nations. On avoue que Juflinafait
un éloge magnifique des Scytes ; mais Hérodote, & des auteurs
cités par Strabon , les repréftntent commç une nation des plus fé-
roces. Ils immoloient au Dieu Mars la cinquième partie de leurs
prifonniers, & crevoient les yeux aux autres. A l'anniverfatre d'un
Roi ils étrangloient cinquante de fes officiers. Ceux qui habitoient
▼ers le Pont-Euxin fe nourriffbient de la chair des étrangers qui
arrivoient
DE M. Gautier. 75
arrivoient chez eux. L'hiftoire des diverfes nations Schytes offre
par-tout des traits , ou qui les déshonorent , ou qui font horreur à
la nature, hçs femmes étoient communes entre les Maffàgètes ; les
perfonnes âgées étoient immolées par leurs parens , qui ferégaloient
de leurs chairs. Les Agatyrfiens ne vivoient que de pillage, &
Tivoient leurs femmes en commun. Les Anthropophages, au rapport
d'Hérodote, étoient injuftes & inhumains. Tels furent les peuples
qu'on propofe pour exemple aux autres nations.
A l'égard des anciens Perfes, tout le. monde convient fans doute
avec M. Rollin qu'on ne fauroit lire fans horreur jufqu'où ils avoient
porté l'oubli & le mépris des loix les plus communes de la nature.
Chez eux toutes fortes d'inceftes étoient autorifés. Dans la tribu
fàcerdotale, on conféroit prefque toujours les premières dignités à
ceux qui étoient nés du mariage d'un fils avec fa mère. Il falloit
qu'ils fuflent bien cruels pour faire mourir des enfans dans le feu
qu'ils adoroient.
Les couleurs dont Pomponius - Mêla peint les Germains, ne
feront pas naître non plus l'envie de leur rcflembler : peuple natu-
rellement féroce , fauvage jufqu'à manger de la chair crue , chez qui
le vol n'eft point une chofe honteufe, & qui ne reconnoit d'autre
droit que fà force.
Que de reproches auroit eu raifon de faire aux Romains , dans
le temps qu'ils n'étoient point encore familiarifés avec les lettres,
un philofophe éclairé de toutes les lumières de la raifon ? Illuftres
barbares, auroit- il pu leur dire, toute votre grandeur n'eft qu'un
grand crime. Quelle fureur vous anime & vous porte à ravager
l'univers? Tigres altétés du fang des hommes, comment ofez-vous
mettre votre gloire h être injuftes, à vivre de pillage, à exercer
la plus odieufe tyrannie ? Qui vous a donné le droit de difpofer de
nos biens & de nos vies, & de nous rendre efclaves & malheureux ,
de répandre par-tout la terreur , la défolation & la mort? Eft-cela
grandeur d'ame dont vous vous piquez? O déteftable grandeur ,
qui fe repaît de misères & de calamités! N'acquérez-vous de pré-
tendues vertus , que pour punir la terre de ce qu'elles vous ont
Cliuvns mclées. Tome I. K
74 Réfutation
coûté? Eft-ce la force ? Les loix de l'humanité n'en ont donc plus >
Sa voix ne Te fait donc point entendre kvos cœurs ? Vous méprifez
la volonté des Dieux qui vous ont deftiné, ainfi que nous, à paf-
fer tranquillement quelques inftans fur la terre : mais la peine eft
toujours à côté du crime. Vous avez eu la honte de paflèr fous
le joug , la douleur de voir vos armées taillées en pièces , & vous
aurez bientôt celle de voir la république fe déchirer par fes pro-
pres forces. Qui vous empêche de paflèr une vie agréable dans le
fein de la paix , des arts , des fcicnces & de la vertu ? Romains ,
ceflez d'être injuftes; ceflez de porter en tous lieux les horreurs de
la guerre & les crimes qu'elle entraine.
Mais je veux qu'il y ait eu des nations vertueufes dans le fein
de l'ignorance ; je demande fi ce n'efl pas à des loix fages, main-
tenues avec vigueur, avec prudence, & non pas k la privation
des arts, qu'elles ont été redevables de leur bonheur? En vain
prétend-on que Socrate même & Càton ont décrié les lettres ;
ils ne furent jamais les apologiftes de l'ignorance. Le plus favant
des Athéniens avoit raifon de dire que la préfomption des hom-
mes d'État, des poètes & des artiftes d'Athènes, terniflbit leur
favoir k fes yeux , & qu'ils avoient tort de fe croire les plus fages
des hommes ; mais en blâmant leur orgueil & en décréditant les
Sophiftes , il ne faifoit point l'éloge de l'ignorance , qu'il regar-
doit comme le plus grand mal. Il aimoit à tirer des fons harmo-
nieux de la lyre, avec la main dont il avoit fait les fîatues des
Grâces. La rhétorique, la phyfique, l'aftronomie furent l'objet
de fes études; &, félon Diogène-Laërce, il travailla aux tragé-
dies d'Euripide. Il eft vrai qu'il s'appliqua principalement à faire
une fcience de la morale , & qu'il ne s'imaginoit pas favoir ce qu'il
ne favoit pas : cft-ce-lk favorifcr l'ignorance ? Doit-elle fe préva-
loir du déchaînement de l'ancien Caton contre ces difcoureurs ar-
tificieux , contre ces Grecs qui apprenoient aux Romains l'art fu-
neflc de rendre toutes les vérités douteufes ? Un des chefs de la
troifième Académie, Carnéade, montrant , en préfence de Caton,
la néceflîté d'une loi naturelle, & renverfant le lendemain ce qu'il
avoit établi le jour précédent, devoit naturellement prévenir l 'et
D £ M. Gautier. 7J
prie de ce cenleur contre la littérature des Grec?. Cette préven-
tion , à Ja vérité, s'étendit trop loin; il en fentit l'injuAice & la
répara en apprenant la Langue Grecque, quoiqu'avancé en âge; il
forma fon ftyle fur celui de Thucidide & de Démoftbène, & en-
richit fes ouvrages des maximes & des faits qu'il en tira. L'agri-
culture , la médecine, l'hiftoire, & beaucoup d'autres matières
exercèrent fa plume. Ces traits font voir que fi Socrate & Caton
eufTent fait l'éloge de l'ignorance , ils fe feroient cenfurés eux-
mêmes; & M. Rou fléau , qui a fi heureufcment cultivé les bel-
les-lettres , montre combien elles font cftimables , par la manière
dont il exprime le mépris qu'il paroît en faire : je dis, qu'il pa-
roît ; parce qu'il n'eft pas vraifemblable qu'il fafTe peu de cas de
fes connoiflances. Dans tous les temps on a vu des auteurs décrier
leurs fiècles & louer k l'excès des nations anciennes. On met une
forte de gloire k fe roidir contre les idées communes ; de fupé-
riorité,à blâmer ce qui eft loué; de grandeur, à dégrader ce que
les hommes efliment le plus.
La meilleure manière de décider la queftion de fait dont il
s'agit, eft d'examiner l'état aduel des mœurs de toutes les nations.
Or , il réfulte de cet examen fait impartialement , que les peuples
policés & diftingués par la culture des lettres & des fciences , ont
en général moins de vices que ceux qui ne le font pas. Dans la
Barbarie & dans la plupart des pays orientaux régnent des vices
qu'il ne conviendroit pas même de nommer. Si vous parcourez
les divers états d'Afrique , vous êtes étonné de voir tant de peu-
ples fainéans, lâches, fourbes, traîtres, avares, cruels, voleurs &
débauchés. Là , font établis des ufages inhumains; ici , l'impudi-
cité eft autorifée par les loix. Là , le brigandage & le meurtre
font érigés en profeflions ; ici, on eft tellement barbare, qu'on
fe nourrit de chair humaine. Dans plufieurs Royaumes les maris
vendent leurs femmes & leurs enfans ; en d'autres on facrifie des
ho.mmes au démon : on tue quelques perfonnes pour faire honneur
îiu Roi lorfqu'il paroît en public, ou qu'il vient à mourir. L'Afic
& l'Amérique offrent des tableaux femblables ( 2,3 ).
( 13 ) Les bornes étroites que je me fuis prefcrites , m'obligent à renvoyer
à l'Hi/loire des Voyages , & à THiftoire générale, par M. l'Abbé Lambert.
K \]
76
Réfutation
L'ignorance & les mœurs corrompues des nations qui habi-
tent ces vaftes contrées, font voir combien porte à faux cette ré-
flexion de mon adverfaire : peuples , fâchez une fois que la na-
ture a voulu vous préferver de la fcience, comme une mère arra-
che une arme dangereufe des mains de fon enfant; que tous les
fecrets qu'elle vous cache, font autant de maux dont elle vous ga-
rantit , & que la peine que vous trouvez à vous inftruire , n'eft
pas le moindre de fes bienfaits. J'aimerois autant qu'il eût dit :
peuples , fâchez une fois que la nature ne veut pas que vous vous
nourrifliez des produdions de la terre; la peine qu'elle a attachée
à fa culture , eft un avertiflement pour vous de la laiffer en fri-
che. Il finit la première partie de fon difcours par cette réflexion :
que la probité eft fille de l'ignorance , & que la fcience & la vertu
font incompatibles. Voilà un fentiment bien contraire à celui de
rÉglife ; elle regarda comme la plus dangereufe des perfécutions
la défenfe que l'Empereur Julien fit aux Chrétiens d'enfeigner à
leurs enfans la rhétorique , la poétique & la philofophic. >
SECONDE PARTIE.
xVxOnsif.UR RoulTeau entreprend de prouver dans la féconde par-
tie de fon difcours , que l'origine des fciences eft vicieufe , leurs
objets vains, & leurs effets pernicieux. C'étoit , dit- il, une an-
cienne tradition paffée de l'Egypte en Grèce, qu'un Dieu ennemi
du repos des hommes, étoit l'inventeur des fciences : d'où il in-
fère que les Egyptiens, chez qui elles étoient nées, n'en avoient
pas une opinion favorable. Comment accorder fa conclufion avec
ces paroles : Remèdes pour les maladies de lame : Infcription qu'au
rapport de Diodore de Sicile, on lifoit fur le frontifpice de la
plus ancienne des bibliothèques, de celle d'Ofymandias , Roi d'E-
gypte.
Il afTure que l'aftronomie eft née de la fuperftition; l'éloquen-
ce de l'ambition, de la haine, de la flatterie, du menfonge ; la
géométrie de l'avarice; la phyfiquc d'une vaine curiofité ; toutes,
6c la morale même , de l'orgueil humain. Il fuffit de rapporter ces
D E M. Gautier. tj
belles découvertes pour en faire connoître toute l'importance. Juf-
qu'ici on avoit cru que les fciences & les arts dévoient leur naif-
fance \ nos befoins ; on l'avoit même fait voir dans plufieurs ou-
vrages.
Vous dites que le défaut de l'origine des fciences & des arts,
ne nous efl que trop retracé dans leurs objets. Vous demandez ce
que nous ferions des arts fans le luxe qui les nourrit : tout le
monde vous répondra que les arts inftruftifs &: miniftériels , in-
dépendamment du luxe, fervent aux agrémens, ou aux commodi-
tés, ou aux befoins de la vie.
Vous demandez k quoi ferviroit la jurifprudence fans les in-
juftices des hommes : on peut vous répondre qu'aucun corps po-
litique ne pourroit fubfifter fans loix , ne fût-il compofé que
d'hommes juftes. Vous voulez favoir ce que deviendroit l'hiftoi-
re, s'il n'y avoit ni tyrans, ni guerres, ni confpirateurs : vous
n'ignorez cependant pas que l'Hifloire Univerfelle contient la def-
cription des pays, la religion, le gouvernement, les mœurs, le
commerce & les coutumes des peuples, les dignités, les magif-
tratures, les vies des Princes pacifiques, des philofophes & des
artiftes célèbres. Tous ces fujets, qu'ont- ils de commun avec \ç.%
tyrans, les guerriers & les confpirateurs.
SoMMKS-NOUS donc faits dites-vous, pour mourir attachés fur
les bords du puits où la vérité s'eft retirée? Cette lèule vérité de-
vroit rebuter dès les premiers pas tout homme qui chercheroit fé-
rîeufement à s'inftruire par l'étude de la philofophie. Vous favez
que les fciences dont on occupe les jeunes philofophes dans les
Univerfités ; font la logique , la métaphyfique , la morale , la phyfi-
que, les mathématiques élémentaires. Ce font donclh, félon vous ,
de ftériles fpéculations. Les Univerfités vous ont une grande obli-
gation de leur avoir appris que la vérité de ces fciences s'eft re-
tirée au fond d'un puits! Les grands philofophes qui les pofTedent
dans un degré éminent, font fans doute bien furpris d'apprendre
qu'ils ne favent rien. Ils ignoroient auflï , fans vous, les grands
dangers que l'on rencontre dans l'învefligation des fciences. Vous
78
Réfutation
dites que le faux eft fufceptible d'une infinité de combinaifons >
& que la vérité n'a qu'une manière d'être; mais n'y a-t-il pas
différentes routes, différentes méthodes pour arriver à la vérité?
Qui efl-ce d'ailleurs, ajoutez-vous, qui la cherche bien fincérc-
ment? A quelle marque eft- on sûr de la reconnoître? Les philo-
fophes vous répondront qu'ils n'ont appris les fciences que pour
les favoir & en faire ufage , & que l'évidence, c'eft-à-dire, la
perception du rapport des idées , eft le caradere diftinflif de la
vérité , & qu'on s'en tient h ce qui paroît le plus probable dans des
matières qui ne font pas fufceptibles de démonftration. Voudriez-
vous voir renaître les feélcs de Pyrrhon , d'Arcéfilas ou de Lacyde ?
Convenez que vous auriez pu vous difpenfer de parler de l'o-
rigine des fciences, & que vous n'avez point prouvé que leurs ob-
jets font vains. Comment l'auriez- vous pu faire, puifque tout ce
qui nous environne nous parle en faveur des fciences & des arts ?
Habillemens , meubles, bâtimens , bibliothèques, produdions des
pays étrangers dues a la navigation dirigée par l'aftronomie. Lh,
les arts méchaniqucs mettent nos biens en valeur; les progrès de
l'anatomie afturent ceux de la chirurgie; la chymie, la botanique
nous préparent des remèdes : les arts libéraux, des plaifirs inftruc-
tifs : ils s'occupent a tranfmettre k la poftérité le fouvenir des belles
avions , & immortalifent les grands hommes & notre reconnoiflànce
pour les ferviccs qu'ils nous ont rendus. Ici, la géométrie appuyée
de l'algèbre, préfide à la plupart des fciences; elle donne des le-
çons k l'aftronomie, à la navigation, k l'artillerie, à la phyfique.
Quoi! tous ces objets font vains ? Oui, &, félon M. Rouflèau ,
tous ceux qui s'en occupent font des citoyens inutiles ; & il conclut
que tout citoyen inutile peut être regardé comme pernicieux. Que
dis-je? Selon lui, nous ne fommes pas même des citoyens. Voici
fes propres paroles : Nous avonà des phyfîciens, des géomètres, des
chymiftes , des aftronomes , des poètes , des muficiens , des pein-
tres , nous n'avons plus de citoyens; ou s'il nous en reftc encore,
ûifperfés dans nos campagnes abandonnées, ils y périffent indigens
& méprifés. Ainfî, Meflîeurs, cefTez donc de vous regarder comme
«les citoyens. Quoique vous confacriez vos jours au fervice dô la
DE M, Gautier. 79
fociété , quoique vous rempliflîez dignement les emplois où vos ta-
Icns vous ont appelles, vous n'êtes pas dignes d'être nommés ci-
toyens. Cette qualité eft le partage des payfans , & il faudra que
vous cultiviez tous la terre pour la mériter. Comment ofe-t-on
înfulter ainfî une nation qui produit tant d'excellens citoyens dans
tous les états?
O Louis le Grand! quel feroit votre étonnement , fi rendu aux
vœux de la France & à ceux du Monarque qui la gouverne en mar-
chant fur vos traces glorieufes, vous appreniez qu'une de nos Aca-
démies a couronné un ouvrage où l'on foutient que les fciences
font vaines dans leur objet, pernicieufes dans leurs effets ; que ceux
qui les cultivent ne font pas citoyens! Quoi! pourriez- vous dire,
j'aurois imprimé une tache à ma gloire pour a%'oir donné un afyla
aux mufes, établi des Académies, rendu la vie aux beaux - arts,
pour avoir envoyé des aftronomes dans les pays les plus éloignés ,
récompenfé les talens & les découvertes , attiré les favans près
du Trône! Quoi! j'aurois terni ma gloire pour avoir fait naître
des Praxitèles & des Sy fi p pes , des Apelles & des Ariftides , des
Amphions & des Orphées ! Que tardez - vous de brifer ces inf-
trumeris des arts & des fciences , de brûler ces précieufes dé-
pouilles des Grecs & des Romains , toutes les Archives de
l'efprit & du génie ? Replongez - vous dans les ténèbres épaifTes
de la barbarie, dans les préjugés qu'elle confacre fous les funeftes
aufpices de l'ignorance & de la fuperftition. Renoncez aux lumiè-
res de votre fiècle ; que des abus anciens ufurpent les droits de l'é-
quité ; rétablirez des loix civiles contraires à la loi naturelle ;
que l'innocent qu'accufe rinjuflice, foit obligé, pour fe juflifier-,
a s'expofer à périr par l'eau ou par le feu; que des peuples aillent
encore mafTacrer d'autres peuples fous le manteau de la religion ;
qu'on fàfle les plus grands maux avec la même tranquillité de con-
fcience qu'on éprouve à faire les plus grands biens : telles & plus
déplorables encore feront les fuites de cette ignorance où vous vou-
lez rentrer»
Non , grand Roi , l'Académie de Dijon n'eft point cenfée adop-
ter tous les fentimcns de l'Auteur qu'elle a couronné. Elle ne peclè
8o Réfutation
point, comme lui, que les travaux des plus éclairés de nos favans
& de nos meilleurs citoyens ne font prefque d'aucune utilité. Elle ne
confond point comme lui les découvertes véritablement utiles au
genre humain, avec celles dont on n'a pu encore tirer des fervices,
faute de connoître tous leurs rapports & l'enfemble des parties de
la nature ; mais elle penfe,ainn que toutes les Académies de l'Eu-
rope , qu'il eft important d'étendre de toutes parts les branches de
notre favoir, d'en creufer les analogies, d'en fuivre toutes les rami-
fications. Elle fait que telle connoifTance qui paroît ftérile pendant un
temps , peut ce/Ter de l'être par des applications dues au génie , à des
recherches laborieufes , peut- être même au hazard. Elle fait que pour
élever un édifice, on raflemble des matériaux de toute efpèce; ces
pièces brutes, amas informe, ont leur deftination ; l'art les dégroffit
& les arrange, il en forme des chefs-d 'œuvres d'architedure Hc de
bon goûti
On peut dire qu'il en eft, en quelque forte, de certaines vérités
détachées du corps de celle dont l'utilité eft reconnue, comme de
ces glaçons errants au gré du hazard fur la fur face des fleuves ; ils
fe réunifTent, ils fe fortifient mutuellement & fervent h les traverfer.
Si l'auteur a avancé (ans fondement que cultiver les fciences eft
abulèrdu temps, il n'a pas eu moins de tort d'attribuer le luxe aux
lettres & aux arts. Le luxe eft une fomptuofité que font naître les
biens partagés inégalement. La vanité à l'aide de l'abondance , cher-
che à fe diftinguer, & procure à quelques arts les moyens de lui
fournir le fuperflu ; mais ce qui eft fuperflu , par rapport k certains
états, eft nécelTaire à d'autres , pour entretenir les diftinclions qui
•caraétérifent les rangs divers de la fociété. La religion même ne con-
damne point les dépenfes qu'exige la décence de chaque condition.
Ce qui eft luxe pour l'artifan , peut ne pas l'être pour l'homme de
robe ou l'homme d'épée. Dira- t-on que des meubles ou des ha-
billemens d'un grand prix dégradent l'iionnête homme & lui tranf-
mettent les fentimens de l'homme vicieux ? Caton le grand , folr
liciteur des loix fompruaires, fuivant la remarque d'un politique,
nous eft dépeint avare & intempérant, même ufurier & ivrogne ; au
lieu que le fomptueux Lucullus , encore plus grand Capitaine &
auHi
D E M. Gautier. ti
aufli jufte que lui , fut toujours libéral & bienfaifant. Condamnons
la foinptuofité de Lucullus & de fes imitateurs : mais ne concluons
pas qu'il faille chafTer de nos murs les favans & les artiftes. Les
paflîons peuvent abufer des arts ; ce font elles qu'il faut réprimer.
Les arts font le foutien des États ; ils réparent continuellement l 'iné-
galité des fortunes, & procurent le nécefTaire phyfique à la plu-
part des citoyens. Les terres, la guerre ne peuvent occuper qu'une
partie de la nation : comment pourront fubfifler les autres fujets ,
fi les riches craignent de dépenfer , fi la circulation des efpèces eft
fufpendue par une économie fatale k ceux qui ne peuvent vivre que
du travail de leurs mains ?
Tandis, ajoute l'auteur, que les commodités de la vie fe mul-
tiplient, que les arts fe perfectionnent, & que le luxe s'étend ,
le vrai courage s'énerve , les vertus militaires s'évanouifTent , & c'eft
encore l'ouvrage des fciences & de tous ces arts qui s'exercent dans
l'ombre du cabinet. Ne diroit-on pas. Meilleurs, que tous nos
fotdats font occupés h cultiver les fciences, & que tous leurs Offi-
ciers font des Maupertuis & des Réaumurs ? S'ell-on apperçu fous
les règnes de Louis XIV & de Louis XV que les vertus militaires
fe (oient évanouies ? Si on veut parler des fciences qui n'ont au-
cun rapport à la guerre, on ne voir pas ce que les académies ont
de commun avec ïts troupes; èc s'il s'agit de fciences militaires,
peut-on les porter h une trop grande perfeflion ? A l'égard de
l'abondance, on ne l'a jamais vu régner davantage dans les armées
Françoifes, que durant le cours de leurs vidoires. Comment peut-
on s'imaginer que des foldats deviendront plus vaillans , parce
qu'ils feront mal vêtus & mal nourris ?
Monsieur Roufleau eft-il mieux fondé à foutenir que la cul-
ture des fciences eft nuifible aux qualités morales? C'eft, dit-il,
dès nos premières années, qu'une éducation infenfée orne notre
efprit & corrompt notre jugement. Je vois de toutes parts des éta-
bîiiïemens immenfes , où l'on élève à grands frais la jeuncfle ,
pour lui apprendre toutes chofes , excepté fes devoirs.
Peut-on attaquer de la forte tant de corps refpeflables , uni-
Œuvres mêlées. Tome L L
82 Réfutation
quement dévoué? h l'inflrudion des jeunes gens, k qui ils incul-
quent fans c^/Te les principes de l'honneur, de la probité & du
chriftianifme? La fcience , les mœurs, la religion, voilà les objets
que s'eft toujours propofé l'univerfité de Paris , conformément
aux réglemens qui lui ont été donnés par les Rois de Fi-ance.
Dans tous les établifTemens faits pour l'éducation des jeunes gens,
on emploie tous les moyens poflibles pour leur infpirer l'amoiir
de la vertu & l'horreur du vice, pour en former d'excellens ci-
toyens : on met continuellement fous leurs yeux les maximes &
les exemples des grands hommes de l'antiquité. L'hiftoire facréc
& profane leur donne des leçons foutenues par les faits Se l'expé-
rience, & forme dans leur efprit une impreflîon qu'on attendroit
en vain de l'aridité des préceptes. Gomment les fciences pour-
roient- elles nuire aux qualités morales? Un de leurs premiers effets
eft de retirer de l'oifiveté, & par conféquent du jeu & de la dé-
bauche, qui en font les fuites. Séneque , que M, Roufleau cite
pour appuyer fon fentiment, convient que les belles- lettres pré-
parent k la vertu. ( Senec. EpiJ}. 88.)
Que veulent dire ces traits fatyriques lancés contre notre fîè-
cle? Que l'effet le plus évident de toutes nos études eft l'avilif-
fcment des vertus; qu'on ne demande plus d'un homme s'il a de
la probité, mais s'il a des talens; que la vertu refte fans honneur;
qu'il y a mille prix pour les beaux difcours, aucun pour les bel-
les aflions. Comment peut-on ignorer qu'un homme qui pafTe
pour manquer de probité eft méprifé univerfellement? La punition
du vice n'eft-elle pas déjà la première récompenfe de la vertu ?
L'eftime, l'amitié de fes concitoyens, des diftindions honorables,
voilà des prix bien fupérieurs à àts lauriers académiques. D'ail-
leurs celui qui fert fes amis, qui foulage de.pauvres familles, ira-
t-il publier fes bienfaits? Ce feroit en anéantir le mérite. Rien
de plus beau que les aflions vertueufes, fi ce n'eft le foin même
de les cacher.
Monsieur Rouffeau parle de nos philofophes avec mépris; il
cite les dangereufes rêveries des Hobbes & des Spinofa , & les met
fur une même ligne avec toutes les produâioas de la philofophic.
DE ikf. Gautier. 83
Pourquoi confondre ainfi avec les ouvrages de nos vrais philofo-
phes, des fyftémes que nous abhorrons ? Doit-on rcjetter fur
fétude des belles-lettres les opinions infenfées de quelques écri-
vains, tandis qu'un grand nombre de peuples font infatués de fyf-
témes abfurdes, fruit de leur ignorance & de leur crédulité? L'ef-
prit humain n'a pas befoin d'être cultivé pour enfanter des opi-
nions monftrueufes. C'eft en s'élevant avec tout l'effbr dont elle
efl capable, que la raifon fe met au-deflus des chimères. La vraie
philofophie nous apprend à déchirer le voile des préjugés & de la
fijperflition. Parce que quelques auteurs ont abufé de leurs lu-
mières, faudra-t-il profcrire la culture de la raifon î Eh ! de quoi
ne peut-on pas abufer ? Pouvoir, loix , religion, tout ce qu'il y
a de plus utile ne peut - il pas être détourné k des ufages nui-
fibles? Tel eft celui qu'a fait M. Roufleau de fa puifTante élo-
quence pour infpirer le mépris des fciences, des lettres & des phi-
lofophes. Au tableau qu'il préfente de ces hommes favans , op-
pofons celui du vrai philofophc.
Je vais le tracer , Meflieurs, d'après les modèles que J'ai l'hon-
neur de connoître parmi vous. Qu'eft-ce qu'un vrai philofophe î
C'eft un homme très-raifonnable & très- éclairé. Sous quelque
point de vue qu'on le confidère, on ne peut s'empêcher de lui
accorder toute fon eflime , & l'on n'eft content de foi- même que
lorfqu'on mérite la fîenne. Il ne connoîi ni les fouplefTes rampan-
tes de la flatterie , ni les intrigues artificieufes de la jaloufie , ni
la baflefTe d'une haine produite par la vanité , ni le malheureux
talent d'obfcurcir celui des autres; car l'envie, qui ne pardonne
ni les fuccès, ni fes propres injuftices , eft toujours le partage de
l'infériorité. On ne le voit jamais avilir fes maximes en les ccn-
tredifant par fes aflions ; jamais acceflible k la licence que con-
damnent la religion qu'elle attaque, les loix qu'elle élude , la vertu
qu'elle foule aux pieds. On doute fi fon caractère a plus de no-
blefTe que de force, plus d'élévation que de vérité. Son efprit eft
toujours l'organe de fon cœur, & fon exprefîion l'image de fes
fentimens. La franchife, qui eft un défaut quand elle n'eft pas un
mérite, donne k fes difcours cet air aimable de fincérité, qui ne
Lij
84 R ÈFV TATION DE M. G A UT 1ER.
vaut beaucoup que lorfqu'il ne coûte rien. Quand il oblige, vous
diriez qu'il fe charge de la reconnoilTance , & qu'il reçoit le bien-
fait qu'il accorde; & il paroît toujours qu'il oblige, parce qu'il
defire toujours d'obliger. Il met fa gloire à fervir fa patrie qu'il
honore, k travailler au bonheur des hommes qu'il éclaire. Jamais
il ne porta dans. la fociété cette raifon farouche, qui ne fait pas
fe relâcher de fa fupériorité; cette inflexibilité de fentiment, qui,
fous le nom de fermeté , brufque les égards & les condefcendances;
cet efprit de contradiflion, qui, fecouant le joug des bienféances ,
fe fait un jeu de heurter les opinions qu'il n'a pas adoptées , éga-
lement haïiïàble , foit qu'il défende les droits de la vérité, ou les
prétentions de fon orgueil. Le vrai philofophe s'enveloppe dans fa
modeftie , & pour faire valoir les qualités des autres , il n'héfite
pas à cacher l'éclat des fîennes. D'un commerce aufli sûr qu'utile,
il ne cherche dans les fautes que le moyen de lesexcufer, &: dans
la converfation que celui d'aflocier les autres à fon propre mérite.
Il fait qu'un des plus folides appuis de la juftice que nous nous
flattons d'obtenir, eft celle que nous rendons au mérite d'autrui ;
& quand il l'ignoreroit , il ne monteroit pas fa conduite fur des
principes difFérens de ceux que nous venons d'expofer : perfuadé
que le cœur fait l'homme ; l'indulgence , les vrais amis ; la modef-
tie , des citoyens aimables. Je fais bien que par ces traits je ne
rends pas tout le mérite du philofophe, & fur-tout du philofo-
phe chrétien ; mon deflein a été feulement d'en donner une légère
efquifTe.
8?
LETTRE
DE JT. y. ROUSSEAU,
DE GENEVE,
A M. ***.
Sur la Réfutation prcccdente. ( zA )
JE vous envoie, Monfieur, le Mercure d'Odlobre que vous avez
eu la bonté de me prêter. Jy ai lu avec beaucoup de plai/ir la ré-
futation que M. Gautier a pris la peine de faire de mon difcours ;
mais je ne crois pas être, comme vous le prétendez, dans la né-
ceflîté d'y répondre; & voici mes objeâions.
I. Je ne puis me perfuader que, pour avoir raifon , on foit indif-
penfablement obligé de parler le dernier,
i. Plus je relis la réfutation, & plus je fuis convaincu que je
n'ai pas befoin de donner à M. Gautier d'autre réplique, que le
difcours même auquel il a répondu. Lifez, je vous prie, dans l'un
& l'autre écrit, les articles du luxe, de la guerre, des académies,
de l'éducation : lifez la Profopopée de Louis le Grand , & celle de
Fabricius ; enfin lifez la conclufion de M. Gautier & la mienne, Se
vous comprendrez ce que je veux dire.
3. Je penfe en tout fi différemment de M. Gautier , que s'il me
falloit relever tous les endroits où nous ne fommes pas de même
avis, je ferois obligé de le combattre, même dans les chofes que
j'aurois dites comme lui; & cela me donneroit un air contraint,
que je voudrois bien pouvoir éviter. Par exemple, en parlant de la
politeffe , il fait entendre très- clairement que, pour devenir hom-
( 14 ) La Réfutation qu'on vient de lire , avoit été lue à l'Académie de Nancy ,
& inférée dans le Mercure d'Odtobre Ijjl. Elle ne fe trouve ici qu'à caufe de
la réponfe de M. RouITeau.
86 J. J. Rousseau
me de bien, il eft bon de commencer par être hypocrite, & que
la faufTeté eft un chemin sûr pour arriver \ la vertu. Il dit encore
que les vices ornés par la politefle ne font pas contagieux comme
ils le feroient, s'ils fe préfentoient de front avec rufti cité ; que l'art
de pénétrer les hommes a fait le même progrès que celui de fe
déguifer ; qu'on cft corivaincu qu'il ne faut pas compter fur eux , à
moins qu'on ne leur plaife ou qu'on ne leur foit utile; qu'on fait
évaluer les offres fpécieufes de la politefTe ; c'eft-à-dire, fans dou-
te, que quand deux hommes fe font des complimens, que l'un dit
\ l'autre dans le fond de fon cœur : Je vous traite comme un fot y
& je me moque de vous , l'autre lui répond dans le fond du fîen :
Je fais que vous mente-;^impudemment ; mais jt vous le rends de mon
mieux. Si j'avois voulu employer la plus amère ironie, j'en aurois
pu dire h- peu-près autant.
4. On voit à chaque page de la réfutation , que l'auteur n'entend
point, ou ne veut point entendre l'ouvrage qu'il réfute : ce qui lui
eft aflurément fort commode ; parce que répondant fans cefle h fa
penfée, & jamais \ la mienne , il a la plus belle occafîon du monde
de dire tout ce qui lui plaît. D'un autre côté, fi ma réplique en
devient plus difficile , elle en devient auffi moins néceflaire : car
on n'a jamais oui dire qu'un peintre qui expofe en public un ta-
bleau , foit obligé de vifiter les yeux des fpeâateurs , & de four-
nir des lunettes à tous ceux qui en ont befoin.
•
D'ailleurs il n'eft pas bien sûr que je me fiiïe entendre , mê-
me en répliquant. Par exemple ; je fais, dirois-je à M. Gautier,
que nos foldats ne font point des Réaumurs & des Fontenelles , &
c'eft tant pis pour eux, pour nous, & fur-tout pour les ennemis.
Je fais qu'ils ne favent rien , qu'ils font brutaux & grofHers ; & tou-
tefois j'ai dit, & je dis encore qu'ils font énervés par les fciences
qu'ils méprifent , & par les beaux arts qu'ils ignorent. C'eft un des
grands inconvéniens de la culture des lettres , que, pour quelques
hommes qu'elles éclairent, elles corrompent \ pure perte toute
une nation. Or, vous voyez bien, Minfleur, que ceci ne ftroit
qu'un autre paradoxe inexplicable pour iM. Gautier , pour ce M.
Gautier qui me demande fièrement ce que les troupes ont de com-
A M. G R I M AI. tj
mun avec les académies; fi les foldats en auront plus de bravoure
pour être mal vêtus & mal nourris; ce que je veux dire, en avan-
çant qu'à force d'honorer les talens, on néglige les vertus ; & d'au-
tres queftions fcmblables, qui toutes montrent qu'il efl impoflîble
d'y répondre intelligiblement au gré de celui qui les fait. Je crois
que vous conviendrez que ce n'eft pas la peine de m'expliquer une
féconde fois, pour n'être pas mieux entendu que la première.
5. Si je voulois répondre à la première partie de la réfutation,
ce, feroit le moyen de ne jamais finir. M. Gautier juge k propos
de me prefcrire les auteurs que je puis citer, & ceux qu'il faut
que je rejette. Son choix eft tout-k-fait naturel ; il récufe l'auto-
rité de ceux qui dépofent pour moi', & veut que je m'en rapporte
k ceux qu'il croit m'être contraires. En vain voudrois-je lui faire
entendre qu'un feul témoignage en ma faveur eft décifif , tandis que
cent témoignages ne peuvent rien contre mon fentiment, parce que
les témoins font parties dans le procès ; en vain le prierois- je de
diflinguer dans les exemples qu'il allègue; en vain lui repréfente-
rois - je qu'être barbare ou criminel font deux chofes tout-à-
fait différentes, & que les peuples véritablement corrompus font
moins ceux qui ont de mauvaifes loix , que ceux qui méprifent
les loix ; fa réplique eft aifée à prévoir. Le moyen qu'on puif-
fe ajouter foi à des écrivains fcandaleux , qui ofent louer des
barbares qui ne favent ni lire ni écrire; le moyen qu'on puiffe ja-
mais fuppofer de la pudeur à des gens qui vont tout nuds , & de
la vertu k ceux qui mangent de la chair crue? Il faudra donc dif-
puter. Voilà donc Hérodote, Srrabon , Pomponius- Mêla aux pri-
fes avec Xénophon, Juftin , Quinte - Curce, Tacite. Nous voilà
donc dans les recherches de critique, dans les antiquités, dans l'é-
rudition. Les brochures fe transforment en volumes ; les livres fe
multiplient, & la queftion s'oublie. C'eft le fort des difputes de
littérature, qu'après des in-folio d'éclaircilTemens , on finit tou-
jours par ne favoir où l'on en eft : ce n'eft pas la peine de commencer.
Si je voulois répliquer h la féconde partie, cela feroit bien-tôt
fait; mais je n'apprendrois rien à perfonne, M. Gautier fe con-
tente, pour m'y réfuter, de dire oui par- tout où j'ai dit non, &
88 /. /. Rousseau
non par- tout où j'ai dit oui, je n'ai donc qu'à dire encore noa
par - tout où j'avois dit non, oui par- tout où j'avois dit oui,
& fupprimer les preuves, j'aurai très-exadement répondu. En fui-
vant la méthode de M. Gautier, je ne puis donc répondre aux deux
parties de la réfutation, fans en dire trop & trop peu : or, je vou-
drois bien ne faire ni l'un ni l'autre.
6. Je pourrois fuivre une autre méthode, & examiner féparé-
nient les raifonnemens de M. Gautier, & le ftyle de la réfutation.
Si j'examinois fes raifonnemens, il me feroit aifé de montrer
qu'ils portent tous à faux, & que l'auteur n'a point faiii l'état de
la queftion, & qu'il ne m'a point entendu.
Par exemple , M. Gautier prend la peine de m'apprendre
qu'il y a des peuples vicieux qui ne font pas favans ; & je m étois
déjà bien douté que les Kalmouques , les Bédouins, les CafFres,
n'étoient pas des prodiges de vertu ni d'érudition. Si M. Gautier
avoit donné les mêmes foins k me montrer quelque peuple favant
qui ne fut pas vicieux, il m'auroit furpris davantage. Par-tout il
me fait raifonner comme fi j'avois dit que la fciencc eft la feule
fource de corruption parmi les hommes. S'il a cru cela de bonne
foi, j'admire la bonté qu'il a de me répondre.
Il dit que le commerce du monde fuffit pour acquérir cette po-
litefTe dont fe pique un galant homme ; d'où il conclut qu'on
n'eft pas fondé à en faire honneur aux fciences. Mais k quoi donc
nous permettra- 1- il d'en faire honneur? Depuis que les hommes
vivent en fociété, il y a eu des peuples polis, & d'autres qui ne
l'étoient pas. M. Gautier a oublié de nous faire raifon de cette dif-
férence.
M. Gautier eu par-tout en admiration de la pureté de nos mœurs
adluelles. Cette bonne opinion qu'il a, fait alTurément beaucoup
d'honneur aux fiennes ; mais elle n'annonce pas une grande ex-
périence. On diroit , au ton dont il parle , qu'il a étudié les
hommes comme les Péripatéticiens étudioient la phyfique, fans
fortir de fon cabinet. Quant à moi, j'ai fermé mes livres ; & après
avoir
A M. G R I M M. 89
avoir écouté parler les hommes, je les ai regardé agir. Ce n'efi:
pas une merveille , qu'ayant fuivi des méthodes fi différentes , nous
nous rencontrions fi peu dans nos jugemens. Je vois qu'on ne fau-
roit employer un langage plus honnête que celui de notre fièclc ,
& voilk ce qui frappe M. Gautier : mais je vois encore qu'on ne
fauroit avoir des mœurs, plus corrompues, & voilà ce qui me
fcandalife, Penfons-nous être dévenus gens de bien, parce qu'à
force de donner des noms décens à nos vices, nous avons appris
à n'en plus rougir ?
Il dit encore que, quand même on pourroit prouver par des
faits que la diflblution des mœurs a toujours régné avec les fcien-
ces, il ne s'enfuivroit pas que le fort de la probité dépendît de
leur progrès. Après avoir employé la première partie de mon dif-
cours à prouver que ces chofes avoient toujours marché enfemble
j'ai deftiné la féconde à montrer qu'en effet l'une tenoit à l'autre
A qui donc puis-je imaginer que M. Gautier veut répondre ici
Il me paroît fur- tout très-fcandalifé de la manière dont j'ai
parlé de l'éducation des collèges. Il m'apprend qu'on y enfeigne
aux jeunes gens je ne fais combien de belles chofes, qui peuvent
être d'une bonne refTource pour leur amufement , quand ils feront
grands, mais dont j'avoue que je ne vois point le rapport avec
les devoirs des citoyens, dont il faut commencer par les inftruire.
» Nous nous enquérons volontiers : Sait- il du Grec & du Latin î
» Écrit- il en vers ou en profe ? Mais s'il eu. devenu meilleur ou
» plus avifé, c'étoit le principal; & c'eft ce qui demeure derrière.
D Criez d'un pafTant à notre peuple : O le f avant homme! & d'un
■D autre , O le bon homme ! Il ne faudra pas à détourner fes yeux
» & fon refpeft vers le premier : il y faudroit un tiers crieur, O
» les lourdes têtes! » ^
J'ai dit que la nature a voulu nous préferver de la fcience ,'
comme une mère arrache une arme dangereufe des mains de fon
enfant, & que la peine que nous trouvons à nous inftruire n'eft
pas le moindre de fes bienfaits. M. Gautier aimeroit autant que
j'eufle dit : Peuples, fâchez donc une fois que la nature ne veut
Œuvres mêlées. Tome L M
90 J. J. Rousseau
pas que vous vous nourriflîez des produirions de la terre : la peine
qu'elle a attachée à fa culture, eft un avertiflcment pour vous de
la laifler en friche. M. Gautier n'a pas fongé qu'avec un peu de
travail on eft sûr de faire du pain; mais qu'avec beaucoup d'(:tude,
il eft très- douteux qu'on parvienne à faire un homme raifonnable.
Il n'a pas fongé encore que ceci n'eft précifément qu'une obfervation
de plus en ma faveur : car pourquoi la nature nous a-telle impofé
des travaux néceftaires, ft ce n'eft pour nous détourner des occupa-
tions oifeufes? Mais au mépris qu'il montre pour l'agriculture , on
voit aifément que s'il ne tenoit qu'à lui , tous les laboureurs défer-
teroient bientôt les campagnes , pour aller argumenter dans les éco-
les ; occupation , félon M. Gautier , & je crois , félon bien des pro-
feflèurs, fort importante pour le bonheur de l'Etat.
En raifonnant fur un pafTage de Platon , j'avois préfumé que
peut-être les anciens Egyptiens ne faifoient ils pas des fciences tout
le cas qu'on auroit pu croire. L'auteur de la réfutation me demande
comment on peut faire accorder cette opinion avec l'infcription
qu'Ofymandias avoit mife h fa bibliothèque. Cette difficulté eût
pu être bonne du vivant de ce Prince, A préfent qu'il eft mort ,
je demande, à mon tour, où eft la néceflité de faire accorder le
fentiment du Roi Ofymandias avec celui des fages d'Egypte. S'il
eût compté , & fur- tout pefé les voix, qui me répondra que le mot
de poifons ticût pas été fubftitué à celui des remèdes? Mais paf-
fons celte faftueufe infcription. Ces remèdes font excellens, j'en
conviens, & je l'ai déjà répété bien des fois; mais eft- ce une rai-
fon pour les adminiftrer inconfidérément, &: fans égard aux tem-
péramens des malades ? Tel aliment eft très-bon en foi , qui, dans
lin eftomac infirme, ne produit qu'indigeftions & mauvaifes hu-
meurs. Que diroiton d'un médecin qui, après avoir fait l'éloge
■ de quelques viandes fucculentes, concluroit que tous les malades
s'en doivent raftaftier ?
J'ai fait voir que les fciences & les arts énervent le courage. M.
Gautier appelle cela une façon fingulière deraifonner; ik ilnevoit
point la liaifon qui fe trouve entre le courage &c la vertu. Ce n'eft
pourtant pas, ce me femble, une chofe fi difficile k comprendre.
A ilf . G R I 31 AL 91
Celui qui s'eft une fois accoutumé à préférer fa vie h fon devoir,
ne tardera guères k lui préférer encore les chofes qui rendent la vie
facile & agréable.
J'AI dit que la fcience convient k quelques grands génies, mais
qu'elle eft toujours nuifible aux peuples qui la cultivent. M. Gau-
tier dit que Socrate & Caton, qui blâmoient les fciences , étoicnt
pourtant eux- mêmes de fort favans hommes, & il appelle cela
m 'avoir réfuté.
J'ai dit que Socrate étoit le plus favant des Athéniens ; & c'eft
de- là que je tire l'autorité de fon témoignage : tout cela n'empêche
point M. Gautier de m'apprendre que Socrate étoit favant.
Il me blâme d'avoir avancé que Caton méprifoit les philolb-
phes Grecs, & il fe fonde fur ce que Carnéade fe faifoit un jeu
d'établir & de renverfer les mêmes proportions, ce qui prévint
mal-h-propos Caton contre la littérature des Grecs. M. Gautier
devroit bien nous dire quel étoit le pays & le métier de ce Car-
néade.
Sans doute que Carnéade eft le feul philofophe, ou le feul fa-
vant qui fe foit piqué de foutenir le pour & le contre; autrement
tout ce que dit ici M. Gautier ne fignifieroit rien du tout. Je m'en
rapporte fur ce point h fon érudition.
Si la réfutation n'eft pas abondante en bons raifonnemens , en
revanche elle l'eft fort en belles déclamations. L'.mteur fubftitue
par- tout les ornemens de l'art à la folidité des preuves qu'il pro-
mettoit en commençant; & c'eft en prodiguant la pompe oratoire
dans une réfutation qu'il me reproche h moi de l'avoir employée
dans un difcours académique.
^ quoi tendent donc, dit M. Gautier, les éloquentes dcclamations
de M. RouJJeau ? A abolir, s'il étoit poflible , les vaines déclama-
tions des collèges. Q^ui ne Jeroit pas indigné de l'entendre ajfurer que.
nous avons les apparences de toutes les vertus , fans en avoir aucune ?
J'avoue qu'il y a un peu de flatterie à dire que nous en avons les
apparences; mais M. Gautier auroit dû, mieux que perfonne, me
M ij
92 /. /. Rousseau
pardonner celle - là. Eh ! pourquoi na-t-on plus de vertu ? Cejl
qu'on cultive les belles-lettres, les fciences & les arts. Pour cela pré-
cirément. Si l'on étoit impoli, rujiique , ignorant, Gothy Hun ou
Vandale , on fer oit digne des éloges de M. Roujfeau. Pourquoi non ?
Y a-t-il quelqu'un de ces noms-là qui donne i'exclufion à la vertu ?
Ne fe laffcra t-on point d'invecliver les hommes ? Ne fe laiïcront-
ils point d'être méchans ? Croira- 1- on toujours les rendre plus ver-
tueux , en leur difant quils n ont point de vertu? Croira-t-on Its
rendre meilleurs, en leur perfundant qu'ils font affèz bons ? Sous
prétexte d'épurer les mœurs, efl- il permis d'en renverjer les appuis?
Sous prétexte d'éclairer les efprits , faudra- t-il pervertir les âmes ?
O doux nccuds de la fociété ! charme des vrais philojbphes ! aimables
vertus! c'ejl par vos propres attraits que vous regne^dans les cœurs ;
vous ne deve^votre empire, ni à l'dpreté Jioique , ni à des clameurs
barbares , ni aux confeils d'une orgueilleufe rujîicitc.
Je remarquerai d'abord une chofe afTez plaifante; c'eft que de
toutes les fefles des anciens philofophcs que j'ai attaquées comme
inutiles à la vertu , les Stoïciens font les feuis que M. Gautier m'a-
bandonne , & qu'il fsmble même vouloir mettre de mon côté. Il
a raifon : je n'en ferai guères plus fier.
Mais voyons un peu fi je pourrois rendre exaflement en d'au-
tres termes le fens de cette exclamation : O aimables vertus! c'eji
par vos propres attraits que vous regne^ dans les âmes. Vous nu-
ve\ pas befoin de tout ce grand appareil d'ignorance & de rujlicité.
Vous fave^^ aller au cœur par des routes plus fimples & plus natu-
relles. Il fuffit de favoir la rhétorique, la logique, la phyfiquc, la
métaphyfiquc les mathématiques , pour acquérir le droit de vous
pojfeder.
Autre exemple du ftyle de M. Gautier.
Vo us favei^que les fciences , dont on occupe les jeunes philofophcs
dans les univerjîtés , font la logique, la métaphyfiquc, la phyfiquc, les
mathématiques élémentaires. Si je l'ai fu, je l'avois oublié, comme
nous faifons tous , en devenant raifonnables. Ce font donc là , filon
vous j de fiériks fpécuUtions l Stériles, félon l'opinion commune j
A M. G R 1 M M. 9J
maïs, félon moi, très-fertiles en mauvaifes chofes. Les univerfités
vous ont une grande obligation de leur avoir appris que la vérité
de ces Jciences s'ejî retirée au fond d'un puits. Je ne crois pas avoir
appris cela à perfonne. Cette fentence n'eft point de mon inven-
tion ; elle eft aufïi ancienne que la philofophie. Au refte , je fais
que les univerfités ne me doivent aucune reconnoifTance ; & je
n'ignorois pas, en prenant la plume, que je ne pouvois k la fois
faire ma cour aux hommes, & rendre hommage h la vérité. Les grands
philojophes qui les pojfèdent dans un degré éminenî, font fans doute
bien furpris d'apprendre quils ne favent rien. Je crois qu'en effet
ces grands philofophes, qui pofTèdcnt toutes ces grandes fciences
dans un degré éminent, feroient trèsfurpris d'apprendre qu'ils ne
favent rien. Mais je ferois bien plus furpris moi-même fi ces hom-
mes, qui favent tant de chofes, favoient jamais celle-là.
Je remarque que M, Gautier, qui me traite par-tout avec la plus
grande politefle , n'épargne aucune occafion de me fufciter des en-
nemis ; il étend fes foins, à cet égard , depuis les régens de col-
lège jufqu'h la fouveraine puiffance. M, Gautier fait fort bien de
juftifier les ufiges du monde ; on voit qu'ils ne lui font point étran-
gers. Mais revenons à la réfutation.
Toutes ces manières d'écrire & de raifonner, qui ne vont point
à un homme d'autant d'e/prit que M. Gautier me paroîten avoir,
m'ont fait faire une conjedure que vous trouverez hardie , & que
je crois raifonnable. Il m'accufe , très-sûrement fans en rien croi-
re , de n'être point perfuadé du fentiment que je foutiens. Moi je
le foupçonne avec plus de fondement d'être en fecret de mon avis.
Les places qu'il occupe, les circonfîances où il fe trouve, l'auront
mis dans une efpèce de nécefîïté de prendre parti contre mt>i. La
bienféance de notre fiècle eft bonne à bien des chofes ; il m'aura
donc réfuté par bienféance ; mais il aura pris toutes fortes de pré-
cautions, & employé tout l'art poflible pour le faire de manière
a ne perfuader perfonne.
C'est dans cette vue qu'il commence par déclarer très-mal-
h-propos , que la caufç qu'il défend IntéreiTe le bonheur de raffem-
94 ^» J' Rousseau
blée devant laquelle il parle, & la gloire du grand Prince fous les
loix duquel il a la douceur de vivre. C'efl précifément comme s'il
difoit : vous ne pouvez, Mefîîeurs, fans ingratitude envers votre ref-
pc(5lable proteâeur, vous difptnfer de me donner raifon; & de plus,
c'eft votre propre caufe que je plaide aujourd'hui devant vous , ainft
de quelque; côté que vous envifagiez mes preuves, j'ai droit de
compter que vous ne vous rendrez pas difficiles fur leur folidité
Je dis que tout homme qui parle ainfi a plus d'attention à fermer
la bouche aux gens, que d'envie de les convaincre.
Si vous lifez attentivement la réfutation , vous n'y trouverez pref-
que pas une ligne qui ne femble être Ik pour attendre & indiquer
la réponfe. Un feul exemple fuffira pour me faire entendre.
Les victoires que les Athéniens remportèrent fur les Perfcs & fur
les Lacédlmoniens mêmes ^ font voir que les arts peuvent s\xJfo*ier
avec la vertu militaire. Je demande (i ce n'eft pas-lk une adreffc
pour rappeller ce que j'ai dit de la défaite de Xerxès , & pour me
faire fonger au dénouement de la guerre du Péioponèfe. Leur gow
vernement devenu vénal fous Périclés , prend une nouvelle face; l'a-
mour du plaijîr étouffe leur bravoure ; les fonctions les plus honora-
bles font avilies ; l'impunité multiplie les mauvais citoyens; les fonds
dejlincs à la guerre font definés à nourrir la mollejft & loifiveté ;
toutes ces caufes de corruption, quel rapport ont-elles aux fciences?
Que fait ici M, Gautier, finon de rappeller toute la féconde
partie de mon difcours, où j'ai montré ce rapport? Remarquez l'art
avec lequel il nous donne pour caufes les effets de la corruption,
zfind'engager tout homme de bon fens h remonter de lui-même h la
première caufe de ces caufes prétendues. Remarquez encore com-
ment, "pour en laiffer faire la réflexion au leâeur , il feint d'ignorer ce
qu'on ne peut fuppofer qu'il ignore en effet, & ce que tous les
hifloriens difent unanimement, que la dépravation des mœurs &
du gouvernement des Athéniens fut l'ouvrage des orateurs. Il efl
donc certain que m'attaquer de cette manière, c'eft bien claire-
ment m'indiquer les réponfes que je dois faire.
Ceci n'eft pourtant qu'une conjefture , que je ne prétends point
A M. G R I M M. 95
garantir. M. Gautier n'approuveroit peut-être pas que je vouluffe
juftifier fùn (avoir aux dépens de fa bonne foi : mais fi en effet il
a parié fincéremeut, en réfutant mon difcours, comment M. Gau-
tier, profeffèur en hiftoire , profeffeur en mathématiques, mem-
bre de l'académie de Nancy , ne s'efl-il pas un peu défié de tous
les titres qu'il porte ?
Je ne répliquerai donc pas h M. Gautier; c'eft un point réfolu.
Je ne pourrois jamais répondre férieufement , & fuivre la réfutation
pied h pied : vous en voyez la raifon; & ce feroit mal reconnoître
les éloges dont M. Gautier m'honore, que d'employer le ridicu-
lum acri, l'ironie &: l'amère plaifanterie. Je crains bien déjà qu'il
n'ait que trop h fe plaindre du ton de cette lettre : au moins n'i-
gnoroit-il pas, en écrivant fa réfutation, qu'il attaquoit un homme
qui ne fait pas aflez de cas de la politefle pour vouloir apprendre
d'elle h déguifer fon fentiment.
AtJ refte, je fuis prêt à rendre à M. Gautier toute la juftice
qui lui eft due. Son ouvrage me paroît celui d'un homme d'efprit
qui a bien des connoiiïànces. D'autres y trouveront peut-être de la
philofophie; quant à moi , j'y trouve beaucoup d'érudition.
Je fuis de tout mon cœur, Monfieur, &c.
P. S. Je viens de lire dans la gazette d'Utrecht ,du ii Oflobre,
une pompeufe expofition de l'ouvrage de M. Gautier, & cetteexpo-
fition femble faite exprès pour confirmer mes foupçons. Un auteur qui
a quelque confiance en fon ouvrage , laiffe aux autres le foin d'en faire
l'éloge, & fe borne à en fjire un bon extrait. Celui de la réfuta-
tion eft tourné avec tant d'adreiïe, que , quoiqu'il tombe unique-
ment fur des bagatelles que je n'avois employées que pour fervir de
tranfitions, il n'y en a pas une feule fur laquelle un le(5leur judi-
cieux puifFe être de l'avis de M. Gautier.
Il n'eft pas vrai , félon lui , que ce foit des vices des hommes que
l'hiftoire tire fon propre intérêt.
Je pourrois lai/ferles preuves de raifonnement, & pour mettre
Al. Gautier fur Ion tsrrein, je lui citerois dçs autorités.
9^ ^' J' Rousseau
Heureux les peuples dont les Rois ont/ait peu de bruit dans
ïhijloïrc !
Si jamais les hommes deviennent fages y leur hijîoire namnfera.
guères.
M. Gautier dit avec raifon qu'une fociété , fût-elle toute com-
pofée d'hommes juftes, ne fauroit fubfifter fans loix ; & il conclut
de-là qu'il n'eft pas vrai que, fans les injuftices des hommes, la
jurifprudence feroit inutile. Un fi favant auteur confondroit - il la
jurifprudence & les loix ?
Je pourrois encore laiffer les preuves de raifonnement; & pour
mettre M. Gautier fur fon terrein, je lui citerois des faits.
Les Lacédémoniens n'avoient ni jurifconfultes, ni avocats;
leurs loix n'étoient pas même écrites : cependant ils avoient des
loix. Je m'en rapporte à l'érudition de M. Gautier, pour favoir
Il les loix étoient plus mal obfervées à Lacédémone, que dans les
pays où fourmillent les gens de loi.
Je ne m'arrcterai point à toutes les minuties qui fervent de
texte à M. Gautier, & qu'il étale dans h gazette; mais je finirai
par cette obfervation, que je foumets à votre examen.
Donnons par- tout raifon \ M. Gautier, & retranchons de
mon difcours toutes les chofes qu'il attaque; mes preuves n'auront
prefque rien perdu de leur force. Otons de l'écrit de M. Gautier
tout ce qui ne touche pas le fond de la queftion, il n'y refl:era
rien du tout.
Je conclus toujours qu'il ne faut point répondre \ M. Gautier^
A Paris y ce premier Novembre 275/-
DISCOURS
97
S
DISCOURS
Sur l es a va n ta g £ s
DES SCIENCES ET DES ARTS,
Prononcé dans VAJJembUe publique de V Académie des Sciences &
Belles- Lettres de Lyon ^ le zz Juin tj$t>
Par M. Borde.
v_/N eft défabufé depuis long-temps de la chimère de l'âge d'orî
par-tout la barbarie a précédé i établi fTement des fociétés; c'eft
une vérité prouvée par les annales de tous les peuples. Par-tout
les befoins & les crimes forcèrent les hommes \ fe réunir, à s'im-
pofcr des loix , à s'enfermer dans des remparts. Les premiers Dieux
& les premiers Rois furent des bienfaiteurs ou des tyrans, la re-
conxiO\{{2it\CQ & la crainte élevèrent les trônes & les autels. La
fuperftition & le defpotifme vinrent alors couvrir la face de la
terre: de nouveaux malheurs , de nouveaux crimes fuccéderent; les
révolutions fe multiplièrent.
A travers ce vafle fpedacle des pallions & des misères des hom-
mes , nous appercevons à peine quelques corHTé.Gs plus fages &
plus heureufes. Tandis que la plus grande partie du monde étoit
inconnue, que l'Europe étoit fauvage & l'Afie efclave, la Grèce
penfa & s'éleva par l'efprit à tout ce qui peut rendre un peuple
recommandabie. Des philofophes formereut fes mœurs & lui don-
nèrent des loix.
Si l'on refufe d'ajouter foi aux traditions qui nous difent que
les Orphée & les Amphion attirèrent les hommes du fond des
ioxiti par U douceur de leurs chants, on eft forcé par l'hiftoire
de convenir que cette heureufe révolution eft due aux arts utiles
& aux fciences. Quels hommes ctaient-ce que ces premiers légis-
Œuvres mélcis. Tome L N
98 Discours SUR LES Avantages
bteurs de la Grèce î Peut-on nier qu'ils ne fufTcnt les plus ver-
tueux & les plus favans de leur fiècle ? Ils avoient acquis tout
ce que l'étude & la réflaxion peuvent donner de lumière à
l'efprit, & ils y avoient joint les fecours de l'expérience par les
voyages qu'ils avoient entrepris en Crète ,• en Egypte, chez tou-
tes les nations où ils avoient cru trouver à s'inftruire.
Tandis qu'ils établifToient leurs divers fyflémes de politique ^
par qui les paflîons particulières devenoient le plus sûr inftrument
du bien public, & qui faifoient germer la vertu du fein même
de l'amour propre ; d'autres philofophes écrivoient fur la morale,
remontoient aux premiers principes des chofes , obfervoient la
nature & fi-.s effets. La gloire de l'efprit & celle des armes avan-
çoient d'un pns égal; les fagcs & les héros naifToient en foule; à
côté des Mihiades & des Thémiftocles, on trouvoit les Ariftides
& les Socrates. La fuperbe Afie vit brifer fes forces innombra-
bles contre une poignée d'hommes que la philofophie conduifoit
à la gloire. Tel eft l'infaillible effet des connoifTances de l'efprit:
les mœurs & les loix font la feule fource du véritable héroïfme.
En un mot, la Grèce dut tout aux fciences, & le refte du monde
dut tout à la Grèce.
Opposer A-T- ON à ce brillant tableau les mœurs grofîîères des
Perfes & des Scythes î J'admirerai, fi l'on veut, des peuples qui
paflentleur vie k la guerre ou dans les bois, qui couchent fur la
terre , & vivent de légumes. Mais eft-ce parmi eux qu'on ira cher-
cher le bonheur? Quel fpeclacle nous préfentc-roit le genre humain,
compofé uniquement de laboureurs, de foldats , de chafTeurs & de
bergers? Faut-il donc, pour être digne du nom d'homme, vivre
comme les lions & les ours? Erigera-t-on en vertus les facultés de
l'inflind pour fe nourrir , fe perpétuer & fe défendre? Je ne vois
l\\ que des vertus animales, peu conformes à la dignité de notre
être; le corps efl exercé, mais l'ame efclave ne fait que ramper &
languir.
Li-:s Perfes n'eurent pas plutôt fait la conquête de l'Afie, qu'ils
perdirent leurs mœurs ; les Scythes dégénérèrent auffi, quoique
DES S C I ENCES £T DES A R T S. 99
pîus tard; des vertus fi fauvages font trop contraires a l'humanit^
pour être durables; fe priver de tout &ne defirer rien , eft un état
trop violent ; une ignorance fi grofïïère ne fauroit être qu'un état
de pafTage. Il n'y a que la ftupidité & la misère qui puiflent y af-
fujettir les hommes.
Sparte, ce phénomène politique, cette république de foldats
vertueux, eft le feul peuple qui ait eu la gloire d'être pauvre par
inftitution & par choix. Ses loix fi admirées avoient pourtant
de grands défauts. La dureté des maîtres & des pères, l'expofi-'
tion des enfans , le vol autorifé , la pudeur violée dans l'éduca-
tion & les mariages, une oifiveté éternelle, les exercices du
corps recommandés uniquement, ceux de l'efprit profcrits & mé-
prifés, i'auftérité & la férocité des mœurs qui en étoient la fuite,
& qui aliénèrent bientôt tous les alliés de la république , font déjà
d'afTez juftes reproches: peut-être ne fe borneroient-ils pas là , fi les
particularités de fon hiftoire intérieure nous étoient mieux connues;
Elle fe fit une vertu artificielle en fe privant de l'ufage de l'or ; mais
que devenoient les vertus de fes citoyens, fi- tôt qu'ils s'éloignoient
de leur patrie ? Lyfandre & Paufanias n'en furent que plus aifés à
corrompre. Cette nation qui ne refpiroit que la guerre, s'eft - elle
fait une gloire plus grande dans les armes que fa rivale , qui avoit
réuni toutes les fortes de gloire? Athènes ne fut pa« moins guer-
rière que Sparte, elle fut de plus favante, ingénicufe & magnifi-
que ; elle enfanta tous les arts & tous les talens ; & dans le fein
même de la corruption qu'on lui reproche, elle donna le jour au
plus fage des Grecs. Après avoir été plufieurs fois fur le point de
vaincre, elle fut vaincue, il eft vrai, & il eft furprenant qu'elle ne
l'eût pas été plutôt, puifque l'Attique étoit un pays tout ouvert,
& qui ne pouvoit fe défendre que par une très- grande fupériorité
de fuccès. La gloire des Lacédémoniens fut peu folide ; la profpé-
rité corrompit leurs inftitutions, trop bizarres pour pouvoir fe con-
ferver long-temps; la fière Sparte perdit fes mœurs comme la fa-
vante Athènes. Elle ne fit plus rien depuis qui fût digne de fa
réputation; 6c tandis que les Athéniens & plufieurs autres villes lut-
toient contre la Macédoine, pour la liberté de la Grèce, Sparte
N ij
BIBIIOTHECA
100 Discours SUR z es Avantages
•feule languiflbit dans le repos, & voyoit préparer de loin fa deP.
trudion, fans fonger à la prévenir.
Mais enfin je fuppofe que tous les États dont la Grèce étoit
compofée , euffent fuivi les mêmes loix que Sparte, que nous rtfte-
roit-il de cette contrée fi célèbre ? A peine fon nom feroit parvenu
jufqu'à nous. Elle auroit déJ^iigné de former des hifloriens pour
trsnfmettre fa gloire à la poftériré; !e fpedacle de fes farouches ver-
.tus eût été perdu pour nous : il nous fcioit indifférent par confé-
quent qu'elles euffent exiflé ou non. Ces no:nbreux fyrtémes de
phiiofophie qui ont épuifé toutes les combinaifons poiTibles de nos
idées , & qui , s'ils n'ont pas étendu beaucoup les limites de notre
efprit^ nous ont appris du moins où elles étoient fixées : ces chefs-
d'œuvre d'éloquence & de poéiîe qiii nous ont enfeigné toutes les
routss du cœur; les arts utiles ou aorézW.cs qui confcrvent ou em-
bellifTent la vie; enfin l'ineftimable tradition des penfées &: des ac-
tions de tous les grands hommes qui ont fait la gloire ou le bon-
heur de l'humanité ; toutes ces précieufes richefles de l'efprit euf-
iènt été perdues pour jamais. Les fiècles fe feroient accumulés, les
générations des hommes fe feroient fuccédées comme celles des
animaux, fans aucun fruit pour leur profpérité, & n'auroient laifTé'
après elles qu'un fouvenir confus de leur exifl^ence : le monde au-
roit vieilli, & les hommes feroient demeurés dans une enfance
éternelle.
Que prétendent enfin les ennemis de la fcience? Quoi! le don
de penfer feroit un préfent funefte de la divinité ! Les connoiffances
&: les mœurs feroient incompatibles! La vertu feroit un vain fan-
tôme produit par un inftinft aveugle, & le flambeau de la raifon
la feroit évanouir , en voulant l'éclaircir ! quelle étrange idée vou-
droit-on nous donner & de la raifon & de la vertu l
Comment prouve-r-on de fi bizarres pafadoxes? On objcfle
que lesfciences & les* arts ont porté un coup mortel aux mœurs an-
ciennes, aux inftitutions primitives des étrits : on cite, pour exem-
ple, Athènes &: Rome. Euripide & Démofthène ont vu Athènes li-
vrée aux Spartiates & aux Macédoniens : fioracc, Virgile 6c Cicéroiv
DES Sciences et des Arts, ioi
ont été contemporains de la ruine delà liberté Romaine ; les uns &
les autres ont été témoins des malheurs de leur pays : ils en ont donc
été la caufe. Conféquence peu fondée, puisqu'on en pourroit dire
autant de Socrate & de Caton.
En accordant que l'altération des loix & la corruption des
moeurs aient beaucoup influé fur ces grands événemens, me force-
ra t- on de convenir que les fciences & les arts y aient contribué?
La corruption fuit de près la profpérité , les fciences font pour
l'ordinaire leurs plus rapides progrès dans le mcme temps : des
chofes fi diverfes peuvent naître enfemble & fe rencontrer ^ mais
c'eft fans aucune relation entre elles de caufe & d'effet.
Athènes & Rome étoient petites & pauvres dans leurs corn-
mencemens , tous leurs citoyens étoient foldats , toutes leurs ver-
tus étoient nécefiaires , les occafions même de corrompre leurs
mœurs n'exifloient pas. Peu après elles acquirent des richeffes &
de la puifTance. Une partie des citoyens ne fut plus employée à
la guerre; on apprit a jouir & h penfer. Dans le fein de leur opu-
lence ou de leur loifir, les uns perfedionnerent le luxe, qui fait
la plus ordinaire occupation des gens heureux ; d'autres ayant
reçu de la nature de plus favorables difpofitions , étendirent les li-
mites de l'efprit, & créèrent une gloire nouvelle.
Ainsi, tandis que les uns, par le fpeétacle des richeffes & des
voluptés, profanoient les loix & les mœurs, les autres allumoient
le flambeau de la phiiofophie & des arts, inftruifoient , ou célé-
broient les vertus, & donnoient naiffance à ces noms fl chers aux
gens qui favent penfer, l'atticifme & l'urbanité. Des occupations
fl oppofées peuvent- elles donc mériter les mêmes qualifications ?
Pouvoient- elles produire les mêmes effets?
Je ne nierai pas que la corruption générale ne fe foit répandue
quelquefois jufques fur les lettres, & qu'elle n'ait produit des ex-
cès dv^ngereux ; mais doit-on confondre la noble deflination des
fciences avec l'abus criminel qu'on en a pu faire ? Metrra-t-on
d.ins la bnlance quelques épigrammes de Catulle ou de Martial,
101 D ISCOURS SUR LES A VANTACES
contre les nombreux volumes philofophiques , politiques & mo-
raux de Cicéron, contre le fage poëme de Virgile ?
D'ailleurs, les ouvrages licencieux font ordinairement le
fruit de l'imagination, & non celui de la fcience & du travail.
Les hommes dans tous les temps & dans tous les pays ont eu des
partions ; ils les ont chantées. La France avoit des Romanciers
& des Troubadours , long-temps avant qu'elle eût des favans &
des philofophes. En fuppofant donc que les fciences & les arts
euflent été étouffés dans leur berceau , toutes les idées infpirées
par les partions , n'en auroient pas moins été réalifées en profe &
en vers ; avec cette différence que nous aurions eu de moins tout
ce que les philofophes , les poètes & les hifloriens ont fait pour
nous plaire ou pour nous inftruire.
Athènes fut enfin forcée de céder à la fortune de la Macé-
doine ; mais elle ne céda qu'avec l'univers. C'étoit un torrent ra-
pide qui entraînoit tout ; & c'efl perdre le temps que de cher-
cher des caufes particulières , où l'on voit une force fupérieure G.
marquée.
Rome, mai treffe du monde , ne trouvoit plus d'ennemis; II
s'en forma dans fon fein. Sa grandeur fit fa perte. Les loix d'une
petite ville n'étoient pas faites pour gouverner le monde entier :
elles avoient pu fuffire contre les faflions des Manlius , des Caf-
fîus & des Gracques : elles fuccomberent fous les armées de
Silla, de Céfar & d'Oflave : Rome perdit fa liberté; mais elle
conferva fa puiflance. Opprimée par les foldats qu'elle payoit,
elle étoit encore la terreur des nations. Ses tyrans étoient tour
à tour déclarés pères de la patrie & maflacrés. Un monflre,
indigne du nom d'homme, fe faifoit proclamer Empereur ; &
l'augufle corps du Sénat n'avoit plus d'autres fondions que celle
de le mettre au rang des Dieux, Etranges alternatives d'efclava-
ge & de tyrannie ; mais telles qu'on les a vues dans tous les
États où la milice difpofoit du Trône. Enfin de nombreufcs ir-
ruptions des Barbares vinrent renverfer & fouler aux pieds ce vieux
DES Sciences et des Arts. 105
colofTe ébranlé de toutes parts , & de fes débris fe farTncrent tous
les Empires qui ont fubfillé depuis.
Ces fanglantes révolutions ont-elles donc quelque chofe de
commun avec les progrès des lettres ? Par-tout je vois des caufes
purement politiques. Si Rome eut encore quelques beaux jours,
ce Fut fous des Empereurs philofophes. Sénèque a-t-il donc été
le corrupteur de Néron? Eft-ce l'étude de la philofophie & des
arts qui fit autant de monflres des Caligula , des Domitien , des
Héliogabale? Les lettres qui s'étoient élevées avec la gloire de
Rome, ne tomberent-elles pas fous ces règnes cruels? Elles s'af-
foiblirent ainfî par degrés avec le-vafte Empire auquel la deflinée
du monde fembloit être attachée. Leurs ruines furent communes ,
& l'ignorance envahit l'univers une féconde fois, avec la barbarie
& la fcrvitude, fes compagnes fidelles.
Disons donc que les Mufes aiment la liberté , la gloire & le
bonheur. Par-tout je les vois prodiguer leurs bienfaits fur les na-
tions , au moment où elles, font le plus floriflantes. Elles n'ont
plus redouté les glaces de la Ruflle, fî-tôt qu'elles ont été attirées
dans ce puifTant Empire par le Héros fmgulierj qui en a été,
pour ainfi dire, le créateur : le législateur de Berlin, le conqué-
rant de la Siléfie, les fixe aujourd'hui dans le nord de l'Allema-
gne , qu'elles font retentir de leurs chants.
S'il eft arrivé quelquefois que la gloire des Empires n'a pas
furvécu long-temps à celle des lettres, c'cfï qu'elle étoit à fon
comble, lorfqua les lettres ont été cultivées, & que le fort des
chofes humaines efl de ne pas durer long- temps dans le même
état. Mais bien loin que les fciences y contribuent , elles périf-
feni infailliblement frappées des mêmes coups ; en forte que l'on
peut obferver que les progrès des lettres & leur déclin font ordi-
nairement dans une jufte proportion avec la fortune & l'abaifie-
ment des Empires.
Cette vérité fè confirme encore par l'expérience des derniers
temps. L'efprit humain, après une éclipfe de plulîeurs fiècles,
fembla s éveiller d'un profond fommeil. On fouilla dans les çea-
Ï04 Discours sur les Avantages
dres antiques, & le feu facré fe ralluma de toutes parts. Nou»
devons encore aux Grecs cette Teconde génération des fciences.
Mais dans quel temps reprirent-elles cette nouvelle vie ? Ce fut
lorfque l'Europe, après tant de convulfions violentes, eut enfin
pris une pofition aflurée & une forme plus heureulè.
Ici fe développe un nouvel ordre de chofes, II ne s'agit plus de
ces petits Royaumes domeftiques, renfermés dans l'enceinte d'une
ville ; de ces peuples condamnés à combattre pour leurs héritages
& leurs maifons, tremblans fans celTe pour une partie toujours prête
à leur échapper : c'eft une Monarchie vafîe & puiflànte , combi-
née dans toutes Tes parties par. une législation profonde. Tandis
que cent mille foldats combattent gaiement pour la sûreté de l'É-
tat , vingt millions de citoyens heureux & tranquilles , occupés k
fa profpérité intérieure, cultivent fans allarmes les immenfes cam-
pagnes, font fleurir les loix , le commerce, les arts & les lettres
dans l'enceinte des villes : toutes les profeflîons diverfes, appli-
quées uniquement à leur objet , font maintenues dans un jufte
équilibre, & dirigées au bien général par la main puiflante qui
les conduit & les anime. Telle eft la foible image du beau règne
de Louis XIV* & de celui fous lequel nous avons le bonheur de
vivre : la France riche, guerrière & favante , eft devenue le mo-
dèle & l'arbitre de l'Europe; elle fait vaincre & chanter fes vic-
toires : fes philofophes mefurent la terre, & fon Roi la pacifie.
Qui ofera foutenir que le courage des François ait dégénéré
depuis qu'ils ont cultivé les lettres? Dans quel fiècle a-t-il
éclaté plus glorieufement qu'à Montalban , Lawfeit , & dans tant
d'autres occafions que jepourrois citer? Ont-ils jamais fait paroî-
tre plus de confiance que dans les retraites de Prague & de Ba-
vière? Qu'y a-t-il enfin de fupérieur dans l'antiquité au fiège de
Berg-op-Zoom , & à ces braves grenadiers renouvelles tant de fois,
qui voloient avec ardeur aux mêmes portes où ils venolcnt de voir
foudroyer ou engloutir les Héros qui les précédoient ?
En vain veut-on nous perfuader que le rétablifTement des fcien-
ges a gâté les mœurs. Oa eft d'abord obligé de convenir que les
vices
DES Sciences et des Arts. ioj
vices grofTiers de nos ancêtres font prefqu'entiérement profcn'ts
parmi nous.
C'tST déjà un grand av;\ntage pour la caufe des lettres , que
cet aveu qu'on eft forcé de faire. En effet les débauches , les que-
relles & les combats qui en étoient les fuites , les violences des
grands, la tyrannie des pères, la bizarrerie de la vieilleH^e, les
égaremens impétueux des jeunes gens, tous ces excès fi communs
autrefois , funeftes effets de l'ignorance & de l'oifiveté , n'exiftent
plus depuis que nos mœurs ont été adoucies par les connoiffances
dont tous les efprits font occupés ou amufés.
On nous reproche des vices rafinés & délicats ; c'eft que par-
tout où il y a des hommes , il y aura des vices. Mais les voiles,
ou la parure dont ils fe couvrent, font du moins l'aveu de leur
honte, & un témoignage du refpeft public pour la vertu.
S'il y a des rnodes de folie , de ridicule & de corruption , elles ne
fe trouvent que dans la capitale feulement , & ce n'efl même que dans
un tourbillon d'hommes perdus par les richefles & l'oifiveté. Les
provinces entières, & la plus grande partie de Paris, ignorent ces
excès, ou ne les connoiffent que de nom. Jugera-t-on toute la na-
tion fur les travers d'un petit nombre d'hommes ? Des écrits in-
génieux réclament cependant contre ces abus; la corruption ne jouit
de fes prétendus fuccès que dans des têtes ignorantes ; les fciences
& les lettres ne ceffent point de dépofer contr'elle ; la morale la dé-
mafque , la philofophie humilie fes petits triomphes } la comédie ,
la fatyre , l'épigramme la percent de mille traits.
Les bons livres font la feule défenfe des efprits foibles, c'efl-
à-dire des trois quarts des hommes, contre la contagion de l'exem-
ple. Il n'appartient qu'à eux de conferver fidèlement le dépôt des
mœurs. Nos excellens ouvrages de morale furvivront éternellement
à ces brochures licencieufes., qui difparoiflent rapidement avec le
goût de mode qui les a fait naître. C'eft outrager injuftement les
fciences & les arts , que de leur imputer ces produftions honteu-
fes. L'efprit feul , échaufij; par les partions , fuffit pour les enfanter.
Les favans, les philofophes , les grands orateurs & les grands poer
Œuvres méUes. Tome I, O
io6 B iscovRs SUR LES Avantages
tes, bien loin d'en être les auteurs, les méprifent, ou même igno-
rent leur exiftcnce : il y a plus , dans le nombre infini des grands
écrivains en tout genre qui ont illuftré le dernier règne , à peine
en trouve-t-on deux ou.trois qui aient abufé de leurs talens. Quelle
proportion entre les reproches qu'on peut leur faire, & les avanta-
ges immortels que le genre humain a retirés des fciences cultivées?
Des écrivains , la plupart obfcurs , fe font jettes de nos jours dans
de plus grands excès; heureufement cette corruption a peu duré;
elle paroît prefque entièrement éteinte ou épuifée. Mais c'étoit une
fuite particulière du goût léger & frivole de notre nation; l'Angle-
terre &: 1 Italie n'ont point de femblables reproches à faire aux
lettres.
Je pourrois me difpenfer de parler du luxe, puifqu'il naît im-
médiatement des richtflês , & non des fciences & des arts. Et quel
rapport peut avoir avec les lettres le luxe du fafie & de la mollef-
fe, qui efl le feul que la morale puiflè condamner ou reflreindre.
Il efi , à la vérité, une forte de luxe ingénieux & fâvant qui
anime les arts & les élève à la perfeélion. C'eft lui qui multiplie
les productions de la peinture, de la fculpture & de la mufique.
Les choies les plus louables en elles-mêmes doivent avoir leurs
bornes; & une nation feroit juflement méprifée, qui, pour au-
gmenter le nombre des peintres & des muficiens, fe laifleroit man-
quer de laboureurs & de foldats. Mais lorfque les armées font
complettes & la terre cultivée , à quoi employer le loifir du refte
des citoyens ? Je ne vois pas pourquoi ils ne pjurroient pas fe don-
ner des tableaux , des ftatues & des fpedacles.
Vouloir rappeller les grands Etats aux petites vertus des petites
Républiques , c'eft vouloir contraindre un homme fort & robufte à
bégayer dans un berceau; c'étoit la folie de Caton : avec l'humeur
& les préjugés héréditaires dans {â famille, il déclama toute fa vie ,
combattit îx' mourut enfin fans avoir rien fait d'utile pour fa patrie.
Les anciens Romains labouroient d'une main & combattoient de
l'autre. C'étoient de grands hommes, je Je crois, quoiqu'ils ne firent
que des petites chofss : ils fe confacroient tout entiers à kur pa-
DES Sciences et des Arts 107
trie, parce qu'elle étoit éternellement en danger. Dans c&s pre-
miers temps on ne favoit qu'exifter; la tempérance & Je courage ne
pouvoient être de vraies vertus, ce n'étoient que des qualités for-
cées : on étoit alors dans une impoflibilité phyfique d'être volup-
tueux \ & qui vouloit être lâche, devoir fe réfoudre \ être efclave.
Les États s'accrurent; l'inégalité des biens s'introduifit nécefTatre-
ment : un Proconful d'Afie pouvoit-il être aufli pauvre que ces
Confuls anciens, demi- bourgeois & demi-payfans , qui ravageoient
un jour les champs des Fidénates, & revenoient le lendemain cul-
tiver les leurs ? Les circonftances feules ont fait ces différences :
la pauvreté ni la richefle ne font point la vertu ; elle eft unique-
ment dans le bon ou le mauvais ufage des biens ou des maux
que nous avons reçu de la nature & de la fortune.
Après avoir juftifié les lettres fur l'article du luxe, il me rôfte
^ faire voir que la politeffe qu'elles oqt introduite dans nos
mœurs , efl: un des plus utiles préfens qu'elles pufTent faire aux hom-
mes. Suppofons que la politeffe n'eft qu'un mafque trompeur qui
voile tous les vices, c'eft préfenter l'exception au lieu de la règle,
& l'abus de la chofe à la place de la chofe même.
Mais que deviendront ces accufations, fi la politeffe n'ell en
efîet que l'expreflion d'une ame douce & bienfaifante î L'habitude
d'une fi louable imitation feroit feule capable de nous élever juf-
qu'à la vertu même; tel eft le mépris de la coutume. Nous de-
venons enfin ce que nous feignons d'être. Il entre dans la poli-
teffe des mœurs plus de philofophie qu'on ne penfe; elle refpefle
1© nom & la qualité d'homme ; elle feule conferve entr'eux une
forte d'égalité fiiflive ; foible, mais précieux refle de leur ancien
droir naturel. Entreégaux, elle devient la médiatrice de leur amour-
propre ; elle eft le facrifice perpétuel de l'humeur & de l'efprit de
fingularité.
DiR A - T - ON que tout un peuple qui exerce habituellement ces
démonllrations de douceur, de bienveillance, n'eft compofé que
de perfides »Sc de dupes ? Croira-t-on que tous foient en même temps
fie trompeurs & trompés î
O ij
ic8 Discours sur les Ava-ntages
Nos cœurs ne font point afTez parfaits pour fe montrer fans
voile : la politelTe eft un vernis qui adoucit les teintes tranchantes
des caraflères ; elle rapproche les hommes, & les engage à s'ai-
mer par les refTemblances générales qu'elle répand fur eux : fans
elle .la fociété n'offriroit que des difparates & des chocs; on fe
haïroit pour les petites chofes ; 6»: avec cette difpofition il feroit
difficile de s'aimer même pour les plus grandes qualités. On a plus
fouvent befoin.de complaifance que de fervicesj l'ami le plus gé-
néreux m'obligera peut - être tout au plus une fois dans (a vie.
Mais une fociété douce & polie embellit tous les momens du jour.
Enfin la politefTc place les vertus*; elle feule leur eiifeigne ces com-
binaifons fines, qui les fubordonncnt les unes aux autres dans d'ad-
mirables proportions , ainfi que ce jufle milieu , au-deç'a & au-delk
duquel elles perdent infiniment de leur prix,
On ne fe contente pas d'attaquer les fciences dans les effets qu'on
leur attribue, on les empoifonne jufques dans leur fource; on nous
peint la curiofité comme un penchant funefle; on charge fon por-
trait des couleurs les plus odieufes. J'avouerai que l'allégorie de
Pandore peut avoir un bon côté dans le fyftême moral : mais il n'en
eft pas moins vrai que nous devons k nos connoifTances , & par con-
féquent à notre curiofité, tous les biens dont nous jouifTons. Sans
elle , réduits à la condition des brutes , notre vie fe païïeroit k ram-
per fur la petite portion de terrein deftiné à nous nourrir & à nous
engloutir un jour. L'état d'ignorance eft un état de crainte & de
befoin ; tout eft danger alors pour notre fragilité : la mort gronde
fur nos têtes, elle eft cachée dans l'herbe que nous foulons aux
pieds, Lorfqu'on craint tout, & qu'on a befoin de tout, quelle
difpofition plus raifonnable que celle de vouloir tout connoitre ?
Telle eft la noble diftinélion d'un être penfant : feroit-ce donc
en vain que nous aurions été doués feuls de cette faculté divine ?
C'eft s'en rendre digne que d'en ufer.
Les premiers hommes fe contentèrent de cultiver la ferre, pour
en tirer le bled ; enfiiite on creufa dans fes entrailles, on en arracha
les métaux. Les mêmes progrès fe font faits dans les fciences : on
DES Sciences et des Arts. 109
ne s'eft pas contenté des découvertes les plus néceiïaircs ; on s'eft
attaché avecardtur k" celles qui ne paroifToient que difficiles & glo-
rieafes. Quel étoit le point où l'on auroit dû s'arrêter? Ce que
nous appelions génie , n'eft autre chofe qu'une raifon fublime &
courageufe; il n'appartient qu'à lui feul de fe juger.
CfhS globes' lumineux placés loin de nous à des diflances fi énor-
mes , font nos guid;;s dans la navgation , &c l'étude de leurs fîtua-
tions refpefltves, qu'on n'a peut-être regardées d'abord que comme
l'objet de la curiofité la plus vaine, eft devenue une des fcicnces
la plus utile. La propriété fingulière de l'aimant, qui n'étoitpour
nos pères qu'une énigme frivole de la nature, nous a conduits, com-
me par la main , à travers l'immenfité des mers.
Deux verres placés & taillés d'une certaine manière, nous ont
montré une nouvelle fcène de merveilles, que nos yeux ne foup-
çonnoient pas.
Les expériences du tube éleârifé fembloient n'être qu'un jeu:
peut-être leur devra-ton un jour la connoifTance du règne univer-
fel de la nature.
Après la découverte de ces rapports fi imprévus, C majeftueux,
entre les plus petites & les plus grandes chofes quelles connoif-
fances ©ferions -nous dédaigner? En favons - nous afTez pour mépri-
fer ce que nous ne favons pas ? Bien loin d'étouffer la curiofité , ne
femble-t-il pas , au contraire , que l'Ltre Suprême ait voulu la
réveiller par des découvertes fingulières; qu'aucune analogie n'avoit
annoncées.
Mais de combien d'erreurs eft afllégée l'étude de la vérité ?
Quelle audace, nous dit- on, ou plutôt quelle témérité de s'en-
gager dans des routes trompeufes , où tant d'autres fe font égarés ?
Sur ces principes il n'y aura plus rien que nous ofions entrepren-
dre ; la crainte éternelle des maux nous privera de tous les biens
où nous aurions puafpirer, puifqu'il n'en eft point fans mélange. La
véritable f^gefte , au contraire, confifte feulement à les épurer, au-
tant que notre condition le permet.
iio Discours sur les Avantages
Tous les reproches que l'on fait à la philofophie , attaquent l'ef-
prit humain, ou plutôt l'Auteur de la nature, qui nouj a fait tels
que nous fommes. Les philofophes étoient des hommes, ils fe
font trompés. Doit -on s'en étonner: phignons - les , profitons
de leurs fautes, & corrigeons - nous , forgeons que c'eft à leurs
erreurs multipliées que nous devons la pofr.ffion d.es vérités dont
nous jouiflbns. Il falloir épuifer les combinaifons de tous ces di-
vers fyftêmes, la plupart fi répréhenfibles & fi outrés, pour par-
venir h quelque chofe de raifonnable. Mille routes conduifent k
l'erreur; une feule mené k la vérité. Faut- il être furpris qu'on fe
foit mdpris fi fouvent fur celle-ci , & qu'elle ait été découverte
fi tard ?
L'esprit humain étoit trop borné pour embraiïer d'abord la
totalité des chofes. Chacun de ces philofophes ne voyoit qu'une
face, ceux la raffembloient les motifs de douter : ceux-ci rédui-
foient tout en dogmes : chacun d'eux avoit fon principe favori ,
fon objet dominant, auquel il rapportoit toutes fes idées. Les uns
faifoient entrer la vertu dans la compofition du bonheur, qui étoit
la fin de leurs recherches ; les autres fe propofoient la vertu mê-
me, comme leur unique objet, & fe flattoient d'y rencontrer le
bonheur. Il y en avoit qui regardoient la folitude & la pauvreté
comme l'afyle des mœurs : d'autres ufoient des richefles comme
d'un inftrument de leur félicité & de celle d*autrui : quelques-
uns fréquentoient les Cours & les afTemblées publiques pour ren-
dre leur fagefTe utile aux Rois & aux peuples. Un feul homme
n'eft pas tous ; un feul efprit , un feul fyftéme n'enferme pas toute
la fcience ; c'eft par la comparaifon des extrêmes que l'on faifit
enfin le jufte milieu; c'eft par le combat des erreurs qui s'entre-
détruifent , que la vérité triomphe : ces diverfes parties fe modi-
fient, s'élèvent & fe perfeflionnent mutuellement; elles fe rap-
prochent enfin , pour former la chaîne des vérités ; les nuages fe
diflipent & la lumière de l'évidence fe levé.
Je ne diffimulerai cependant pas que les fciences ont rarement
atteint l'objst qu'elles s'étoient propofé. La métaphyfique vouloir
connoitre la nature des efprits;&, non moins utile peut-être.
DES Sciences et des Arts, m
elle n'a fait que nous développer leurs opérations : le phyfiçicn a
entrepris l'hiftoire de la nature , & n'a imaginé que des romans ;
niais en pourfuivant un objet chimérique, combien n'a -r- il pas
fait de découvertes admirables ? La chymie n'a pu nous donner
de l'or , & fa folie nous a valu d'autres miracles dans fes analyfes
& fes méiang-s. Les fciences font donc utiles jufques dans leurs
•écarts 6c leurs dérégleniens ; il n'y a que l'ignorance qui n'eft ja-
mais bonne à rien. Peut-être ont -elles trop élevé leurs prétentions.
Les anciens à cet égard paroifToient plus fages que nous : nous avons
la manie de vouloir procéder toujours par démonftrations ; il n'y a
fî petit profefTeur qui n'ait fes argumens & fes dogmes, & parcon-
féquent fes erreurs Se fes abfurdités. Cicéron & Platon traiioient
la philofophie en dialogues : chacun des interlocuteurs faifoit va-
loir fon opinion : on difputoit, on cherchoit , & on ne fe pi-
quoit point de prononcer. Nous n'avons peut - être que trop écrit
fur l'évidence; elle eft plus propre k être fentie qu'à être défi-
nie ; mais nous avons prefque perdu l'art de comparer les probabi-
lités & les vraifemblances , & de calculer le degré de confente-
ment qu'on leur doit. Qu'il y a peu de chofcs démontrées! &
combien n'y en a-t-îl pas qui ne font que probables! Ce fe-
roit rendre un grand fervice aux hommes que de donner une
méthode pour l'opinion.
L'esprit de fyftêmc qui s'eft long -temps attaché à des ob-
jets où il ne pouvoit prefque que nous égarer', devroit régler l'ac-
quifition, l'enchaînement & le progrès de nos idées : nous avons
btfoin d'un ordre entre les diverfes fciences , pour nous conduire
des plus fimples aux plus compofées , & parvenir ainfi k conftruire
une efpece d'obfervatoire fpirituel, d'où nous puiflions contempler
toutes nos connoiflânces ; ce qui eft le plus haut degré de l'efprit.
La plupart des fciences ont été faites au hazard ; chaque au-
teur a fuivi l'idée qui le dominoit, fouvent fans favoir où elle de-
voit le conduire : un jour viendra où tous les livres feront ex-
traits & refondus, conformément h un certain fyftéme qu'on fe
fera formé ; alors les efprits ne feront plus de pas inutiles hors de .
la route ôc fouvent en arrière. Mais quel eft le génie en état
112 Discours sur les Ai^antages
d'embrafler toutes les connoiffances humaines, de choifir le meil-
leur ordre pour les préfenter à l'efprit ? Sommes - nous aflez avan-
cés pour cela? Il eft du moins glorieux de le tenter : la nouvelle
Encyclopédie doit former une époque mémorable dans i'hiftoire
dcsl ettrcs.
Le temple des fciences eft un édifice immenfe, qui ne peut
s'achever que dans la durée des fiècles. Le travail de chaque hom-
me eft peu de chofe dans un ouvrage fi vafte ; mais le travail de
chaque homme y eft nécefTaire. Le ruiflèau qui porte fes eaux à
la mer doit-il s'arrêter dans fa courfe , en confidérant la petitefTe
de fon tribut] Quels éloges ne doit-on pas à ces hommes géné-
reux , qui ont percé & écrit pour la poftérité ? Ne bornons point
nos idées a notre vie propre j étendons- les fur la vie totale du
genre humain ; méritons d'y participer , & que l'inftant rapide
où nous aurons vécu, foit digne d'être marqué dans fon hiftoire.
Pour bien juger de l'élévation d'un phiiofophe ou d'un hom-
me de lettres au-deffiis du commun des hommes, il ne faut que
confidérer le fort de leurs penfées : celles de l'un, utiles à la fo-
ciété générale , font immortelles , & confacrées à l'admiration de
tous les fiècles ; tandis que les autres voient difparoître toutes leurs
idées avec le jour, la circonftance, le moment qui les a vu naître :
chez les trois quarts des hommes le lendemain efface la veille , fans
qu'il en refte la moindre tracô.
Je ne parlerai point de l'aftrologie judiciaire , de la cabale, &
de toutes les fciences qu'on appelloit occultes ; elles n'ont fervi qu'à
prouver que la curiofité eft un penchant invincible; & quand les
vraies fciences n'auroient fait que nous délivrer de celles qui en
ufurpoient fi honteufement le nom, nous leur devrions déjà beau-
coup.
On nous oppofe un jugement de Socrate, qui porta, non fur
les favans , mais fur les fophiftes, non fur les fciences, mais fur
l'abus qu'on en peut faire : Socrate étoit chef d'une f;6la qui en-
feignoit à douter , & il cenfuroit avec juftice l'orgueil de ceux qui
prétendoient tout favoir. La vraie fcience eft bien éloignée de cette
affedation,
DES S ciENCES' ET DES Arts. 115
affeflation. Socrate eft ici témoin contre lui -même; le plus fa-
vant des Grecs ne rougiiïbit point de Ton ignorance. Les fciences
n'ont donc pas leurs fources dans nos vices ; elles ne font pas tou-
tes nées de l'orgueil humain : déclamation vaine , qui ne peut faire
illufion qu'à des efprits prévenus.
On demande , par exemple , ce que deviendroit l'hiftoire s'il
n'y avoir ni guerriers , ni tyrans , ni confpirateurs. Je réponds qu'elle
feroit l'hiftoire des vertus des hommes. Je dirai plus ; fi les hom-
mes étoient tous vertueux , ils n'aur oient plus'befoin, ni de Juges,
ni de Magifîrats , ni de foldats. A quoi s'occuperoient-ils ? Il ne
leur refleroit que les fciences &c les arts. La contemplation des
chofes naturelles, l'exercice de l'efprit, font donc la plus noble
& la plus pure fonélion de l'homme.
Dire que les fciences font nées de l'oifiveté , c'eft abufer vifible-
ment des termes. Elles naiflent du loifir , il eft vrai ; mais elles
garantirent de l'oiiîveté. Le citoyen que fes befoins attachent h
la charrue , n'eft pas plus occupé que le géomètre ou l'anatomille ;
j'avoue que fon travail eft de première ncceflîté : mais fous pré-
texte que le pain eft néceffaire , faut-il que tout le monde fe mette
h labourer la terre ? FJt parce qu'il eft plus néceffaire que les loix ,
le laboureur fera-t-il élevé au-deffus du Magiftrat ou du Miniftre ?
Il n'y a point d'abfurdités où de pareils principes ne puftent nous
conduire.
Il femble , nous dït-on , qu'on ait trop de laboureurs , & qu'on
craigne de manquer de philofophes. Je demandrai à mon tour 11
l'on craint que les profeflions lucratives ne manquent de fujers
pour les exercer. Oeft bien mal connoître l'empire de la cupidité ;
tout nous jette dès notre enfance dans les conditions utiles; &
quels préjugés n'a-t-on pas à vaincre , quel courage ne faut-il pas
pour ofer n'être qu'un Defcartes, un Newton , un Locke?
Sur quel fondement peut-on reprocher aux fciences d'être
nuifibles aux qualités morales ? Quoi ! l'exercice du raifonnement
qui nous a été donné pour guide ; les fciences mathématiques,
qui, en renfermant tant d'utilités relatives k nos befoins préfens.
Œuvres mêlées. Tome I, P
11^ Discours sur les Avantages
tiennent l'efprit fi éloigné des idées in/pirées par les fens & par
la cupidité ; Tétude de l'antiquité , qui fait partie de l'expérience ,
la première fcience de rhomme i les obfervfations de la nature,
fi néce/Taires à la confervation de notre être, & qui nous élèvent
jufqu'a fon auteur : toutes ces connoiflances contribueroient à
détruire les mœurs ! Par quel prodige opéreroient-elles un effet
fi contraire aux objets qu'elles fe propofent ? Et on ofe traiter
d'éducation infenfée celle qui occupe la jeune/Te de tout ce qu'il
y a jamais eu de nçhle & d'utile dans l'e/prit des hommes! Quoi,
les minières d'une religion pure & fainte , à qui la jeune/Te eft or-
dinairement confiée parmi nous , lui laifTeroient ignorer les devoirs
de l'homme & du citoyen! Suffit -il d'avancer une imputation fi
injufte pour la perfiaader ? On prétend nous faire regretter l'édu-
cation des Perfes ; cette éducation fondée fur des principes bar-
bares , qui donnoit un gouverneur pour apprendre a ne rien crain-
dre , un autre pour la tempérance, un autre enfin pour enfeigner
à ne point mentir ; comme fi les vertus étoient divifées , & dé-
voient former chacune un art féparé, La vertu eft un être unique ,
indivifible : il s'agit de l'infpirer , non de l'enfeigner j d'en faire
aimer la pratique , & non d'en démontrer la théorie.
On fe livre enfuite à de nouvelles déclamations contre les arts
& les fciences , fous prétexte que le luxe va rarement fans elles ,
& qu'elles ne vont jamais fans lui. Quand j'accorderofs cette pro-
pofition , que pourroit-on en conclure ? La plupart des fciences
me paroiflent d'abord parfaitement défintéreffées dans cette pré-
tendue objedion : le géomètre , l'aftronome , le phyficien ne font
pas fufpefts afiurément. A l'égard des arts, s'ils ont en effet quel-
que rapport avec le luxe , c'eft un côté louable de ce luxe même,
contre lequel on déclame tant, fans le bien connoître. Quoique
cette quefl:ion doive être regardée comme étrangère a mon fujet,
je ne puis m'empêcher de dire que tant qu'on ne voudra raifonner
fur cette rnatiere que par comparaifon du paffé au préfent, on
en tirera les plus mauvaifes conféquences du monde. Lorfque les
hommes marchoient tout nuds , celui qui s'avifa le premier de por-
ter des fabots , palTa pour un voluptueux : de fiècle en fiècle on
DES Sciences et des Arts. 115
n'a jamais cefTé de crier k la corruption , fans comprendre ce qu'on
vouloir dire; le préjugé toujours vaincu, renaifToit fidèlement à
chaque nouveauté.
Le commerce & le luxe Tont devenus les liens des nations. La
terre avant eux n'étoit qu'un champ de bataille , la guerre un
brigandage , & les hommes des barbares , qui ne fe croyoient nés
que pour s'aflervir , fe piller & fe maflacrer mutuellement. Tels
étoient ces /îècles anciens que l'on veut nous faire regretter.
La terre ne fufiBfoir ni à la nourriture , ni au travail de fes ha-
bitans ; les fujets devenoient à charge à l'État ; fî-tôt qu'ils étoienc
défarmés , il falloit les ramener à la guerre pour fe foulager d'un
poids incommode. Ces émigrations effroyables des peuples du
Nord, la honte de l'humanité, qui détruifirent l'empire Romain,
& qui défolerent le neuvième fiècle , n'avoient d'autres fources que
la misère d'un peuple oifif. Au défaut de l'égalité des biens , qui
a été long-temps la chimère de la politique, & qui eu impoflîble
dans les grands états , le luxe feul peut nourrir & occuper les fu-
jets. Ils ne deviennent pas moins utiles dans la paix que dans la
guerre; leur induftrie fert autant que leur courage. Le travail du
pauvre eu payé du fuperflu du riche. Tous les ordres des citoyens
s'attachent au gouvernement par les avantages qu'ils en retirent.
Tandis qu'un petit nombre d'hommes jouit avec modération
de ce qu'on nomme luxe , & qu'un nombre infiniment plus petit
en abufe , parce qu'il faut que les hommes abufent de tout ; il fait
l'eipoir, l'émulation & la fubfi/lance d'un million de citoyens, qui
languiroient fans lui dans les horreurs de la mendicité. Tel eft en
France l'état de la capitale. Parcourez les provinces : les propor-
tions y font encore plus favorables. Vous y trouverez peu d'ex-
cès ; le nécefTaire commode afiez rare , l'artifan & le laboureur ,
c'eft-à-dire le corps de la nation , borné à la fimple exiftence : en forte
qu'on peut regarder le luxe comme une humeur jettée fur une très-
petite partie du corps politique , qui fait la force & la fanté du refie.
Mais , nous dit-on , les arts amollirent le courage : on cite
quelques peuples lettrés qui ont été peu belliqueux, tels que
P ii
ii6 T> iscovRS SUR LES Avantages
l'ancienne Kgypte , les Chinois & les Italiens modernes. Quelle
injufîice d'en accufer les fciences! Il feroit trop long d'en re-
chercher ici les caufes. Il fuffira de citer , pour l'honneur des
lettres, l'exemple des Grecs & des Romains, de l'Efpagne , de
l'Angleterre & de la France , c'eft-k-dire , des nations les plus
guerrières & les plus favantes.
Des barbares ont fait de grandes conquêtes; c'eft qu'ils étoient
très-injuftes ; ils ont vaincu quelquefois des peuples policés. 7''en
conclurai , (i l'on veut , qu'un peuple n'efl pas invincible pour
être favant. A toutes ces révolutions j'oppoferai feulement la
plus vafte & la plus facile conquête qui ait jamais été faite ;
c'eft celle de l'Amérique , que les arts & les fciences de l'Eu-
rope ont fubjuguée avec une poignée de foldats ; preuve
fans réplique de la différence qu'elles peuvent mettre entre les
hommes.
J'AIOUTERAI que c'eft enfin une barbarie pafFée de mode ,
de fuppofer que les hommes ne font nés que pour fe détruire.
Les talens & les vertus militaires méritent fans doute un rang
diftingué dans l'ordre de la nécelTîté : mais la philofophie a épuré
nos idées fur la gloire : l'ambition des Rois n'efl: z fes yeux que
le plus monftrueux des crimes : grâces aux vertus du Prince qui
nous gouverne , nous ofons célébrer la modération & l'humanité.
Que quelques nations, au fein de l'ignorance , aient eu des
idées de la gloire «Se de la vertu , ce font des exceptions fi fin-
gulières , qu'elles ne peuvent former aucun préjugé contre les
fciences : pour nous en convaincre , jettons les yeux fur l'im-
menfe continent de l'Afrique , où nul mortel n'eft aflez hardi
pour pénétrer, ou affez heureux pour l'avoir tenté impunément.
Un bras de mer fépare à peine les contrées favantes & heureu-
fes de l'Europe , de ces régions funeftes où l'homme eft ennemi
né de l'homme, où les Souverains ne font que les affaflins pri-
vilégiés d'un peuple efclave. D'où naiffent ces différences Ci pro-
digieufes entre des climats fi voifins , où font ces beaux rivafjes
que l'on nous peint parés par les mains de la nature ? L'Ame-
DES Sciences et des Arts, iij
rîqne ne nous offre pas des fpe^.acles moins honteux pour Tef-
pece humaine. Pour un peuple vertueux dans l'ignorance , on
en comptera cent barbares ou fauvages. Par-tout je vois Tigno-
rance enfanter Terreur, les préjugés, les violences, les partions
& les crimes. La terre, abandonnée fans culture n'eft point oi--
fivç ; elle produit des épines & des poifons , elle nourrit des
monftres.
J'ADMIRE les Brutus , les Décius , les Lucrèce , les Virginius ,
les Scevola; j'admirerai plus encore un Etat pui/Tant & bien gou-
verné , où les citoyens ne feront point condamnés à des vertus fi
cruelles.
•
CiNCiNNATUS vainqueur retournoit à fa charrue : dans un fiè-
cle plus heureux, Scipion triomphant revenoit goûter avec Lé-
lius & Térence les charmes de la philofophie & des lettres , &
ceux de l'amitié , plus précieux encore. Nous célébrons Fabri-
cius , qui , avec fes raves cuites fous la cendre , méprife l'or de
Pyrrhus ; mais Titus , dans la fomptuofité de fes palais , mefu-
rant fon bonheur fur celui qu'il procure au monde par fes bien-
faits & par fes loix , devient le héros de mon cœur. Au lieu de
cet antique héroïfme fuperftitieux , ruflique ou barbare , que
j'admire en frémi/Tant , j'adore une vertu éclairée , heureufe &
bienfaifante ; l'idée de mon exiftence s'embellit : j'apprends à
honorer & à chérir l'humanité.
Qui pourroit être afTez aveugle ou a/Tez inju/le pour n'être
pas frappé de ces différences ? Le plus beau fpediacle de la na-
ture , c'eft l'union de la vertu & du bonheur ; les fciences & les
arts peuvent feuls élever la raifon à cet accord fublime. C'eft de
leur fecours qu'elle emprunte des forces pour vaincre les paf-
fions , des lumières pour diflîper leurs pre/liges , de l'élévation
pour apprécier leurs petiteffes , des attraits enfin & des dédom-
magemens pour fe diftraire de leurs fédudions.
On a dit que le crime n'étoit qu'un faux jugement (25). La
(it) Confidération fur les Mœi:rs.
ii8 Discours SUR l es Avantages
iciences, dont le premier objet efl l'exercice & la perfection du
raifonnement , font donc les guides les plus afTurés des mœurs.
L'innocence fans principes & fans lumières , n'eft qu'une qualité
de tempérament , auflî fragile que lui. La fageiïe éclairée con-
.Aoît fes ennemis & fes forces. Au moyen de fon point de vue
fixe , elle purifie les biens matériels , & en extrait le bonheur :
elle fait tour-h-tour s'abftenir & jouir dans les bornes qu'elle
s'eft prefcrites.
Il n'eft pas plus difficile de faire voir l'utilité des arts pour
la perfe<5lion des mœurs. On comptera les abus que les paffions
en ont fait quelquefois ; mais qui pourra compter les biens qu'ils
ont produits ?
Otez les arts du monde : que refte-t-il ? Les exercices du
corps & les paffions. L'efprit n'cfl plus qu'un agent matériel,
ou rinftrument du vice. On ne fe délivre de (es paffions que par
àes goûts : les arts font nécefTaires à une nation heureufe : s'ils
font i'occafion de quelques défordres , n'en accufons que l'imper-
fciîtion même dé notre nature : de quoi n'abufe-t-elle pas ? Ils
ont donné l'être aux plaifirs de l'ame, les feuls qui foient di-
gnes de nous : nous devons , à leurs fédu^ions utiles , l'amour de
la vérité & des vertus, que la plupart des hommes auroient haïes
ôç redoutées , fi elles n'eufient été parées de leiu-s mains.
C'EST a tort qu'on affede de regarder leurs productions com-
me frivoles. La fculpture , la peinture flattent la tendrefle , con-
folent les regrets, immortalifent les vertus & les talens; elles
font des fources vivantes de l'émulation : Céfar verfoit des lar-
mes en contemplant la ilatue d'Alexandre.
L'HARMONIE a fur nous des droits naturels , que nous vou-
drions en vain méconnoître ; la fable a dit qu'elle arrêtoit le
cours des flots. Elle fait plus , elle fufpend la penfée , elle cal-
me nos agitations & nos troubles les plus cruels : elle anime la
valeur , & préfide aux plaifirs.
Ne femble-t-il pas que la divine poéfie ait dérobé le feu du
DES Sciences et des Arts. 119
Ciel pour animer toute la nature ? Quelle ame peut être inac-
ceflible k fa touchante magie ? Elle adoucit le maintien févère
<^e la vérité , elle fait fourire la fagefle ; les chefs-d'œuvre du
théâtre doivent être confidérés comme de favantes expériences
du cœur humain.
C'EST aux arts enfin que nous devons le beau choix des
idées , les grâces de l'efprit & l'enjouement ingénieux qui font
les "charmes de la fociété ; ils ont doré les liens qui nous unif-
fent, orné la fcene du monde, & multiplié les bienfaits de la
nature.
121
^
RÉPONSE
BE JEAN-JACQUES ROUSSEAU
AU DISCOURS PRÉCÉDENT.
Ne, dum tacemus , non verecundiir , fed diffidentia caufâ , tacere videamur.
Cyprian. contra Démet.
''Est avec une extrême répugnance que j'amufe de mes dif-
putes des lefteurs oififs , qui fe foucient très-peu de la vérité; mais
la manière dont on vient de l'attaquer , me force à prendre fa dé-
fenfe encore une fois , afin que mon /îlence ne foit pas pris , par
la multitude , pour un aveu , ni pour un dédain par les philofophes.
Il faut me répéter \ je le fens bien , & le public ne me le par-
donnera pas. Mais les fages diront : cet homme n'a pas befoin de
chercher fans ceffe de nouvelles raifons \ c'eft une preuve de la
folidité des fîennes ( 2^ ).
(16) Il y a des vérités très-certai-
nes, qui au premier coup -d'oeil pa-
roiflent des abfurdités , & qui paf-
feront toujours pour telles auprès de
la plupart des gens. Allez dire a un
homme du peuple que le foleil eft
plus près de nous en hiver qu'en été ,
ou qu'il eft couché avant que nous
celTions de le voir , il fe moquera de
vous. Il en eft ainfi du fentiment que
je foutiens. Les hommes les plus fu-
perficiels ont toujours été les plus
prompts à prendre parti contre moi;
les vrais philofophes fe hâtent moins ;
& fi j'ai la gloire d'avoir fait quel-
ques profélytes, ce n'eft que parm
ces derniers. Avant que de m'expli-
(Jluvrcs mCUes. Tome 2.
quer, j'ai long-temps & profondément
médité mon fujet, & j'ai tâché de le
confidérer par toutes fes faces. Je doute
qu'aucun de mes adverfaires en puifîe
dire autant. Au moins n'apperçois-je
point dans leurs écrits de ces vérités
iumineufes qui ne frappent pas moins
par leur évidence que par leur nou-
veauté , & qui font toujours le fruit
& la preuve d'une fuffifante médita-
tion. J'ofe dire qu'ils ne m'ont jamais
fait une objeélion raifonnable que Je
n'eulTe prévue, & à laquelle je n'aie
répondu d'avance. Voilà pourquoi je
fuis réduit à redire toujours les mê-
mes chofes.
122 R É P O N s E DE M. R O US SEAU
Comme ceux qui m''attaquent ne manquent jamais de s'écar-
ter de la queflion & de fupprimer les diltindions efTentielles que
j'y ai mifes, il faut toujours commencer par les y ramener. Voici
donc un fommaire des propofirions que j'ai foutenues , & que je
foutiendrai auïïî long-temps que je ne confukerai d'autre intérêt
que celui de la vérité.
Les fciences font le chef-d'œuvre du génie & de la raifon.
L'efprit d'imitation a produit les beaux arts, '&• l'expérience les
a perfectionnés. Nous fommes redevables aux arts méchaniques
d'un grand nombre d'inventions utiles qui ont ajouté aux char-
mes &; aux commodités de la vie. Voila des vérités dont je con-
viens de très-bon cœur affurément. Mais confidérons maintenant
toutes ces connoi/Tances par rapport aux mœurs (27).
Si des intelligences célefles cultivoient les fciences, il n'en ré-
fulteroir que du bien; j'en dis autant des grands hommes, qui
font faits pour guider les autres. Socrare, favanr & vertueux, fut
l'honneur de l'humanité : mais les vices des hommes vulgaires
empoifonnent les plus fublimes connoifTances & les rendent per-
nicieufes aux nations j les méchans en tirent beaucoup de chofes
( 17 ) Les connoijfances rendent les
hommes doux , dit ce philofophe cé-
lèbre dont l'ouvrage toujours profond
& quelquefois fublime , refpire par-
tout l'amour de l'humanité. Il a écrit
en ce peu de mots, & , ce qui eft
rare , fans déclamation , ce qu'on a
jamais écrit de plus folide à l'avantage
des lettres. Il eft vrai , les connoifTan-
ces rendent les hommes doux. Mais
la douceur , qui eft la plus aimable
des vertus, eft aufll quelquefois une
foiblefle de l'ame. La vertu n'eft pas
toujours douce ; elle fait s'armer à pro-
pos de févérité contre le vice ; elle
s'enflamme d'indignation contre le cri-
me.
Ec lejiifteau méchant ne fait point pardonner.
Ce fut une réponfe très-fage que
celle d'un Roi de Lacédémone à ceux
qui louoient en fa préfence l'extrême
bonté de fon collègue Charillus : Et
comment feroit-il bon , leur dit-il, i'i/
ne Jait pas être terrible aux médians 1
Brutus n'étoit point un homme doux :
Qui auroit le front de dire qu'il n'é-
toit pas vertueux ? Au contraire , il y
a des âmes lâches t<. pufillanimes qui
n'ont ni feu ni chaleur, & qui ne
font douces que par indifférence pour
le bien & pour le mal. Telle eft la
douceur qu'infpire aux peuples le goût
des lettres.
A M, Bordes. 125
nuifibles : les bons en tirent peu d'avantages. Si nul autre que
Socrate ne fe fut piqué de philofophie à Athènes , le fang d'un
jufte n'eût point crié vengeance contre la patrie des fciences &c des
arts (28).
C'EST une queftion ^ examiner , s'il feroit avantageux aux hom-
mes d'avoir de la fcience , en fuppofant que ce qu'ils appellent
de ce nom , le méritât en efFet ; mais c'eft une folie de prétendre
que les chimères de la philofophie , les erreurs & les menfonges
des philofophes puifTent jamais être bons à rien. Serons-nous tou-
jours dupes des mots, & ne comprendrons-nous jamais qu'étu-
des , connoiffances , favoir & philofophie ne font que de vains fi-
mulacres élevés par l'orgueil humain , & très-indignes des noms
pompeux qu'il leur donne?
A mefure que le goût de ces niaiferies s'étend chez une na-
tion , elle perd celui des folides vertus ; car il en coûte moins
pour fe diftinguer par du babil que par de bonnes mœurs , dès
qu'on eft difpenfé d'être homme de bien , pourvu qu'on foit un
homme agréabje.
Plus l'intérieur fe corrompt & plus l'extérieur fe compofe(29):
( i8 ) Il en a coûté la vie à Socrate que je n'admire la délicatefle des fpec-
pour avoir dit précifément les mêmes tateurs. Un mot un peu libre , une
chofes que moi. Dans le procès qui exprefllon plutôt groflière qu'obfcène,
lui fut intenté , l'un de fes accufa- tout blefle leurs chartes oreilles j &
teurs plaidoit pour les artiftes , l'autre je ne doute nullement que les plus
pour les orateurs , le troifième pour corrompus ne foient toujours les plus
les poètes , tous pour la prétendue fcandalifés. Cependant fi l'on compa-
caufe des Dieux. Les poètes , les ar- roit les mœurs du fiècle de Molière
tiftes , les fanatiques , les rhéteurs avec celles du nôtre, quelqu'un croi-
triompherent , Se Socrate périt. J'ai ra-t-il que le réfultat fût à l'avantage
bien peur d'avoir fait trop d'honneur de celui-ci ? Quand l'imagination efl
à mon fiècle en avançant que Socrate une fois falie , tout devient pour elle
n'y eût point bu la ciguë. un fujet de fcandale; quand on n'a
plus rien de bon que l'extérieur , on
( 19 ) Je n'affifte jamais à la repré- redouble tous fes foins pour le con-
fentation d'une comédie de Molière, ferver.
12^^ Réponse de M. Rousseau
c'eft ainfi que la culture des lettres engendre infenfiblement la
politefle. Le goût naît encore de la même fource. L'approba-
tion publique étant le premier prix des travaux littéraires , il eft
naturel que ceux qui s'en occupent réfléchiffent fur les moyens
déplaire ; & ce font ces réflexions, qui à la longue forment le flyle ,
épurent le goût & répandent par-tout les grâces de Turbanité.
Toutes ces chofes feront, fî l'on veut, le fupplément de la vertu;
mais jamais on ne pourra dire qu'elles foient la vertu, & rare-
ment elles s'afTocieront avec elle. Il y aura toujours cette diffé-
rence , que celui qui fe rend utile , travaille pour les autres , & que
celui qui ne fonge qu'à fe rendre agréable , ne travaille que pour
lui. Le flatteur, par exemple, n'épargne aucun foin pour plaire,
& cependant il ne fait que du mal.
La vanité & l'oifîveté, qui ont engendré nos fciences , ont auffi
engendré le luxe. Le goût du luxe accompagne toujours celui des
lettres , & le goût des lettres accompagne fouvent celui du luxe
(30) : toutes ces chofes fe tiennent affez fidelle compagnie, parce
qu'elles font l'ouvrage des mêmes vices.
Si l'expérience ne s'accordoit pas avec ces pc '^ofitions démon-
trées , il faudroit chercher les caufes particulières de cette contra-
riété. Mais la première idée de ces propofitions efl: née elle-même
d'une longue méditation fur l'expérience ; &c pour voir h quel point
elle les confirme, il ne faut qu'ouvrir les annales du monde.
Les premiers hommes furent très-ignorans. Comment oferoit-
on dire qu'ils étoient corrompus, dans des temps où les fources
de la corruption n'étoient pas encore ouvertes ?
(30) On m'a oppofé quelque part
le luxe des Afiatiques , par cerre mê-
me manière de raifonner qui fait qu'on
m'oppofe les vices des peuples igno-
rans. Mais , par un malheur qui pour-
fuit mes adverfaires , ils fe trompent
même dans les faits qui ne prouvent
rien contre moi. Je fais bien que les
peuples de l'Orient ne font pas moins
ignorans quejious; mais cela n'empê-
che pas qu'ils ne foient aufFi vains &
ne faflent prefque autant de livres.
Les Turcs, ceux de tous qui cultivent
le moins les lettres , comptoient par-
mi eux. cinq cens quatre-vingt poè-
tes clafliques vers le milieu du fiècle
dernier.
A M. Bordés.
ïî5
A travers Tobrcuricé des anciens temps & la rufticité des anciens
peuples , on apperçoit chez plufieurs d'entre eux de fort grandes ver-
tus , fur-tout une févérité de mœurs qui ell une marque infaillible de
leur pureté, la bonne foi, i'hofpitalité , la juftice, & ce qui eft très-
important, une grande horreur pour la débauche (31), mère fé-
conde de tous les autres vices. La vertu n'efl donc pas incompa-
tible avec rignorance.
Elle n'efl pas non plus toujours fa compagne ^ car plufieurs
( 31 ) Je n'ai nul defTein de faire ma
cour aux femmes ; je confens qu'el-
les m'honorent derépithète de pédant ,
fi redoutée de tous nos galans philo-
fophes. Je fuis groflier, maulTade,
impoli par principes , & ne veux point
de prôneurs ; ainfi je vais dire la vé-
rité tout à mon aife.
L'homme &: la femme font faits pour
l'aimer & s'unir ; mais pafle cette union
légitime , tout commerce d'amour en-
tr'eux eft une fource affreufe de dc-
fordre dans la fociété & dans les mœurs.
Il eft certain que les femmes feules
pourroient ramener l'honneur & la
probité parmi nous; mais elles dé-
daignent, des mains de la vertu , un em-
pire qu'elles ne veulent devoir qu'à
leurs charmes ; ainfi elles ne font que
du mal , & reçoivent fouvent elles-
mêmes la punition de cette préférence.
On a peine a concevoir comment ,
dans une religion fi pure, la chafteté
a pu devenir une vertu baffe & mo-
nacale , capable de rendre ridicule
tout homme , & je dirois prefque tou-
te femme qui oferoit s'en piquer ;
tandis que chez les payens cette même
vertu étoit univerfelleraent honorée ,
regardée comme propre aux grands
hommes , &: admirée dans leurs plus
îlluflres héros. J'en puis nommer trois .
qui ne céderont le pas à nul autre ,
& qui , fans que la religion s'en mê-
lât , ont tous donné des exemples
mémorables de continence : Cyrus,
Alexandre , & le jeune Scipion. De
toutes les raretés que renferme le ca-
binet du Roi , je ne voudrois voir que
le bouclier d'argent qui fut donné à
ce dernier par les peuples d'Efpagne ,
& fur lequel ils avoient fait graver
le triomphe de fa vertu : c'eft ainlî
qu'il appartenoit aux Romains de fou-'
mettre les peuples , autant par la véné-
ration due à leurs mœurs que par
l'effort de leurs armes : c'eft ainfi que
la ville des Falifques fut fubjuguée ,
& Pyrrhus vainqueur , chaffé de l'I-
talie,
Je me fouviens d'avoir lu quelque
part une affez bonne réponfe du poète
Dryden à un jeune Seigneur Anglois ,
qui lui reprochoit que , dans une de
(es tragédies , Cléomène s'amufoit à
caufer tête-à-téte avec fon amante,
au lieu de former quelque entreprife
digne de fon amour. Quand je fuis
auprès d'une belle, lui difoit le jeune
Lord , je fais mieux mettre le temps à
profit. Je le crois, lui répliqua Dryden -
mais auflï m'avouerez-vous bien que
vous n'êtes pas un héros ?
126 Réponse de M, Ko usseau
peuples très-ignorans étoient très-vicieux. L'ignorance n'efl un
ob/tacle ni au bien ni au mal ; eJJe eu. /eulement l'érat naturel
de rhomme (32).
On n'en pourra pas dire autant de la fcience. Tous les peu-
ples favans ont été corrompus , & Cefï déjà un terrible pi'éjugé
contre elle. Mais comme les comparaifons de peuple h peuple
font difficiles , qu'il y faut faire entrer un fort grand nombre
d'objets , & qu'elles manquent toujours d'exaditude par quelque
côté , on efl: beaucoup plus sûr de ce qu'on fait en fuivant l'hif-
toire d'un même peuple , & comparant les progrès de fes con-
noiflànces avec les révolutions de Tes mœurs. Or, le réfultat de
cet examen eu que le beau temps , le temps de la vertu de cha-
que peuple , a été celui de fon ignorance ; & qu'a mefure qu'il
efl: devenu favant , artifte & philofophe, il a perdu fes mœurs &
fa probité ; il eft redefcendu h cet égard au rang des nations igno-
rantes & vicieufes qui font la honte de l'humanité. Si l'on veut
s'opiniâtrer à y chercher àQS différences , j'en puis reconnoître
une , & la voici : c'eft que tous les peuples barbares , ceux mêmes
qui font fans vertu, honorent cependant toujours la vertu; au
lieu qu'à force de progrès , les peuples favans & philofophes par-
viennent enfin a la tourner en ridicule &: à la méprifer. C'eft quand
une nation eft une fois à ce point , qu'on peut dire que la cor-
ruption efl au comble, & qu'il ne faut plus efpérer de remèdes.
Tel eft le fommaire des chofes que j'ai avancées , & dont je
crois avoir donné les preuves. Voyons maintenant celui de la
doctrine qu'on m'oppofe.
•» Les hommes font méchans naturellement \ ils ont été tels
( 32 ) Je ne puis m'empêcher de vice , s'enfuit-il que l'ignorance en-
rire en voyant, je ne fais combien de gendre nécelTairement la vertu .^ Ces
fort favans hommes qui m'honorent manières d'augmenter peuvent erre
de leur critique, m'oppofer toujours bonnes pour des rhéteurs, ou pour
les vices d'une multitude de peuples les enfans par lefquels on m'a fait ré-
icrnorans , comme fi cela fa'ifon quel- futer dans mon pays j mais les philo-
que chofe z. la queftion. De ce que fophes doivent raifonner d'autre forte.
là fcience engendre néceiTairement le •
A M, B O R D E s. 117
» avant la formation des fociétés; & par-tout où les fciences
» n'ont pas porté leur flambeau , les peuples abandonnés aux
» £evi\Qs facultés de rinjlin3 , réduits avec les lions & les ours à
» une vie purement animale, font demeurés plongés dans la
» barbarie &: dans la misère.
» La Grèce feule , dans les anciens temps , penfa & • s'éleva
» par Tejprit à tout ce qui peut rendre un peuple recommanda-
» ble. Des philofoplies formèrent fes mœurs & lui donnèrent des
* loix,
» Sparte, il eft vrai, fut pauvre & ignorante par inftirutîon &
» par choix; mais fes loix avoient de grands défauts, fes citoyens
» un grand penchant h fe laiiïer corrompre ; fa gloire fut peu
» folide, & elle perdit bientôt fes inflirutions , fes loix & fes mœurs,
5> Athènes & Rome dégénérèrent auflî. L'une céda k la fortune
> de la Macédoine ; l'autre fuccomba fous fa propre grandeur ,
» parce que les loix d'une petite ville n'étoient pas faites pour
» gouverner le monde. S'il eft arrivé quelquefois que la gloire
» des grands empires n'ait pas duré long-temps avec celle Ae.s
» lettres , c'eft qu'elle étoit à fon comble lorfque les lettres y ont
» été cultivées , & que c'e/î le fort des chofes humaines de ne
» pas durer long-temps dans le même état. En accordant donc
» que l'altération des loix & des mœurs ait influé fur ces grands
» événemens , on ne fera point forcé de convenir que les fciences
» & les arts y aient contribué : & l'on peut obferver au contraire
» que le progrès & la décadence des lettres efl: toujours en pro-
» portion avec la fortune & l'abaiflement des empires.
» Cette vérité fe confirme par l'expérience des derniers temps ,
» où l'on voit dans une monarchie va/le & puifTante la profpérité
» de l'état , la culture des fciences & des arts , & la vertu guer-
» rière concourir à la fois h la gloù-e & à la grandeur de l'empire.
» Nos mœurs font les meilleures qu'on puiïïe avoù' ; plufieurs vi-
» ces ont été profcrits parmi nous ; ceux qui nous reftent appar-
» tiennent à l'humanité, & les fciences n'y ont nulle part.
128 Réponse de M. Rousseau
» Le luxe n'a rien non plus de commun avec elles ; ainfi les
» défordres qu'il peut caufer ne doivent point leur être attribués.
y> D'ailleurs le luxe eft nécefTaire dans les grands États ; il y fait
y> plus de bien que de mal ; il efl utile pour occuper les citoyens
» oiTifs & donner du pain aux pauvres.
» La politefle doit être plutôt comptée au nombre des vertus
» qu'au nombre des vices : elle empêche les hommes de fe mon-
» trer tels qu'ils font i précaution très-néceiïaire pour les rendre
» fupportables les uns aux autres.
» Les fciences ont rarement atteint le but qu'elles fe propo-
» fent ; mais au moins elles y vifent. On avance à pas lents dans
» la connoiflance de la vérité i ce qui n'empêche pas que l'on n'y
» fafTe quelque progrès.
ï> Enfin quand il feroit vrai que les fciences & les arts amol-
w liflent le courage , les biens infinis qu'ils nous procurent ne fe-
» roient-ils pas encore préférables à cette vertu barbare & fa-
» rouche qui fait frémir l'humanité ? " Je pafTe l'inutile & pom-
peufe revue de ces biens : & pour commencer fur ce dernier point
par un aveu propre k prévenir bien du verbiage , je déclare , une fois
pour toutes , que fi quelque chofe peut compenfer la ruine des
mœurs, je fuis prêt à convenir que les fciences font plus de bien
que de mal. Venons maintenant au refte.
Je pourrois fans beaucoup de rifque fuppofer tout cela prouvé ,
puifque de tant d'aflertions û hardiment avancées , il y en a très-
peu qui touchent le fond de la queflion , moins encore dont on
puifle tirer, contre mon fentiment, quelque conclufion valable, &
que même la plupart d'entr'elles fourniroient de nouveaux argumens
en ma faveur , fi ma caufe en avoit befoin.
En effet , i . Si les hommes font méchans par leur nature , il
peut arriver, fi l'on veut, que les fciences produiront quelque
bien entre leurs mains ; mais il eft très-certain qu'elles y feront
beaucoup plus de mal. Il ne faut point donner d'armes a des fu-
rieux.
2. Si
:a M. B o R D E s. 129
1. Si les fciences atteignent rarement leur but , II y aura toujours
■beaucoup plus de temps perdu que de bien employé. Et quand ilfe-
roit vrai que nous aurions trouvé les meilleures méthodes , la plupart
de nos travaux feroient encore aufli ridicules que ceux d'un homme
<îui , bien sûr de fuivre exactement la ligne d'à - plomb , voudroit
mener un puits jufqu'au centre de la terre.
3. Il ne faut point nous faire tant de peur de la vie purement
animale , ni la confîdérer comme le pire état où nous puifîions
tomber i car il vaudroit encore mieux reflembler ^ une brebis
qu'à un mauvais ange.
4. La Grèce fut redevable de fes mœvirs & de fes loix à des
philofophes & à des légidateurs. Je le veux. J'ai déjà dit cent fois
qu'il eft bon qu'il y ait des pliilofophes , pourvu que le peuple ne fc
mêle pas de l'être.
5 . N'OSANT avancer que Sparte n'avoit pas de bonnes loix , on
blâme les loix de Sparte d'avoir eu de grands défauts : de forte
que , pour rétorquer les reproches que je fais aux peuples favans
d'avoir toujours été corrompus , on reproche aux peuples ignorans
de n'avoir pas atteint la perfection.
6. Le progrès des lettres efl toujours en proportion avec la
grandeur des empires. Soit. Je vois qu'on me parle toujours de
fortune & de grandeur. Je parlois moi de mœurs & de vertu.
7. Nos mœurs font les meilleures que de méchans hommes com-
me nous puiffent avoir. Cela peut être. Nous avons profcritplufieurs
vices ; je n'en difconviens pas. Je n'accufe point les hommes de ce
fiècle d'avoir tous les vices i ils n'ont que ceux des âmes lâches ;
ils font feulement fourbes & frippons. Quant aux vices qui fuppo-
fent du courage & de la fermeté, je les en crois incapables.
8. Le luxe peut être néceffaire pour donner du pain aux pau-
vres. Mais s'il n'y avoir point de luxe , il n'y auroit point de pau-
vres (33). Il occupe les citoyens oififs. Et pourquoi y a-t-il des
(33) Le luxe nourrit cent pauvres qui circule entre les mains des riche«
dans nos villes , & en fait périr cent & des artiiles , pour fournir à leur»
mille dans nos campagnes ; l'argent fuperfluités , eft perdu pour la fub-
iSdivrcs mcUas. lomc I. R
ijo Réponse de M. Rousseau
citoyens oififs? Quand l'agriculture étoit en honneur, il n'y avoic
ni misère ni oifiveté , & il y avoit beaucoup moins de vices.
9. Je vois qu'on a fort à cœur cette caufe du luxe, qu'on feint
pourtant de vouloir féparer de celle des fciences & des arts. Je con-
viendrai donc, puifqu'on le veut û abfolument , que le luxe fert au
foutien des États , comme les cariatides fervent à foutenir les palais
qu'elles décorent i ou plutôt , comme ces poutres dont on étaie
des bâtimens pourris , & qui fouvent achèvent de les renverier.
Hommes fages & prudens , fortez de toute maifon qu'on étaie.
Ceci peut montrer combien il me feroit aifé de détourner , en
ma faveur , la plupart des chofes qu'on prétend m'oppofer ; mais a
parler franchement , je ne les trouve pas afTez bien prouvées pour
avoir le courage de m'en prévaloir.
On avance que les premiers hommes furent méchans ; d'où il
fuit que l'homme eiT: méchant naturellement ( 34). Ceci n'eft pas
une afTertion de légère importance ; il me femble qu'elle eut bien
fiftance du laboureur; & celui-ci n'a
point d'habit précifément parce qu'il
faut du galon aux autres. Le gafpil-
lage des matières qui fervent à la nour-
riture des hommes, fuffit feul pour
rendre le luxe odieux à l'humanité.
Mes adverfaires font bien heureux que
la coupable délicatefle de notre langue
m'empêche d'entrer là-deflus dans des
détails qui les feroient rougir de la
caufe qu'ils ofent défendre. Il faut des
jus dans nos cuifinesj voilà pourquoi
tant de malades manquent de bouillon.
Il faut des liqueurs fur nos tables; voilà
pourquoi le payfan ne boit que de l'eau.
Il faut de la poudre à nos perruques ;
voilà pourquoi tant de pauvres n'ont
point de pain.
[ 34 ] Cette note eH pour les phi-
lofophes; je confeille aux autres de
la pafler.
Si l'homme efl: méchant par fa na-
ture , il efl clair que lés fciences ne
feront que le rendre pire ; ainfi voila
leur caufe perdue par cette feule fup-
pofition. Mais il faut bien faire at-
tention que , quoique l'homme foit
naturellement bon, comme je le crois,
& comme j'ai le bonheur de le fentir,
il ne s'enfuit pas pour cela que les
fciences lui foient falutaires ; car toute
pofition qui met un peuple dans le
cas de les cultiver , annonce néceffai-
rement un commencement de corrup-
tion qu'elles accélèrent bien vite. Alors
le vice de la conllirution fait tout le
mal qu'auroit pu faire celui de la na-
ture , & les mauvais préjugés tiennent
lieu des mauvais penchans.
A M. Bordes, x^t
valu la peine d'être prouvée. Les annales de tous les peuples qu'on
ofe citer en preuve , font beaucoup plus favorables à la fuppofition
Contraire ; & il faudroit bien des témoignages pour m'obliger de
croire une abfurdité. Avant que ces mots affreux de ticnèc de mien
fuflent inventés ; avant qu'il y eût de cette efpèce d'hommes cruels &
brutaux qu'on appelle maîtres, & de cette autre efpèce d'hommes
frippons , menteurs, qu'on appelle efclaves; avant qu'il y eût des
hommes a/Tez abominables pour ofer avoir du fuperflu pendant
que d'autres hommes meurent de faim; avant qu'une dépendance
mutuelle les eût tous forcés à devenir fourbes , jaloux & traîtres ;
je voudrois bien qu'on m'expliquât en quoi pouvoient confiiler ces
vices , ces crimes qu'on leur reproche avec tant d'emphafe. On
m'affure qu'on eu depuis long-temps défabuféde la chimère de l'âge
d'or. Que n'ajoutoit-on encore qu'il y a long-temps qu'on eft défa-
bufé de la chimère de la vertu.
J'AI dit que les premiers Grecs furent vertueux avant que la
fcience les eût corrompus ; & je ne veux pas me rétraâïer fur ce
point, quoiqu'en y regardant de plus près, je ne fois pas fans dé-
fiance fur la folidité des vertus d'un peuple fi babillard , ni fur la
juftice des éloges qu'il aimoit tant à fe prodiguer , & que je ne vois
confirmés par aucun autre témoignage. Que m'oppofe-t-on a cela?
Que les premiers Grecs, dont j'ai loué la vertu, éroient éclairés &
favans , puifque des philofophes formèrent leurs mœurs & leur don-
nèrent des loix. Mais avec cette manière de raiA noer , qui m'em-
pêchera d'en dire autant de toutes les autres nations ? Les Perfes
n'ont-ils pas eu leurs Mages, les AfTyriens leurs Chaldéens , les In-
des leurs Gymnofophiftes , les Celtes leurs Druides ? Ochus n'a-t-
11 pas brillé chez les Phéniciens, Atlas chez les Lybiens, Zoroaf-
tre chez les Perfes, Zamolxis chez les Thraces? Et plufieurs mê-
me n'ont-ils pas prétendu que la philofophie étoitnée chez les Bar-
bares ? C'étoient donc des favans à ce compte que tous ces peuples-
là. A côte des Miltiade & des Thémijîocle on trouvait y me dit-on ,
lesAriJîide & les Socrate. A côté, fi l'on veut; car que m'importe?
Cependant Miltiade , Arifiide, Thémiftocle , qui étoient des héros,
vivoient dans un temps ; Socrate & Platon, qui étoient des philo-
Rij
1^1 Réponse de M, Rousseau
fophes , vivoient dans un autre ; quand on commença ^ ouvrir des
écoles publiques de philofophie, la Grèce avilie & dégénérée avoit
déjà renoncé h fa vertu & vendu fa liberté.
La fuperbe AJîevit hrifcr fes forces innombrables contre une poi-
gnée d'hommes que la philofophie conduifoit à la gloire. Il efl vrai :
la philorophie de Tame conduit à la véritable gloire ; mais celle-lh
ne s'apprend point dans les livres. Tel ejî Vinfailliblc effet des con-
noijfances de Vefprit. Je prie le lefleur d'être attentif h cette con-
clufion. Les mceurs & les loix font la feule fource du véritable hé~
roifme. Les fciences n'y ont donc que faire. En un mot , la Grèce dut
tout aux fciences , & le rejîe du monde dut tout à la Grèce. La Grèce
ni le monde ne durent donc rien aux loix ni aux mœurs. J'en de-
mande pardon à mes adverfaii-es ; mais il n'y a pas moyen de leur
pafTer ces fophifmes.
Examinons encore un moment cette préférence qu'on prétend
donner k la Grèce fur tous les autres peuples , & dont il femble
qu'on fe foit fait un point capital. J'admirerai ,Jï l'on veut, des peu-
ples qui pajfent leur vie à la guerre ou dans les bois, qui couchent
fur la terre Ù vivent de légumes. Cette admiration eft en effet
très - digne d'un vrai philofophe : il n'appartient qu'au peuple aveu-
gle & ftupide d'admirer des gens qui paffent leur vie , non a dé-
fendre leur liberté , mais h fe voler & fe trahir mutuellement pour
fatisfaire leur moUeffe ou leur ambition , & qui ofent nourrir leur
oifiveté de la fueur , du fang & des travaux d'un million de mal-
heureux. Mais efl-ce parmi ces gens grojfiers quon ira chercher le
bonheur! On l'y chercheroit beaucoup plus raifonnablement , que
la vertu parmi les autres. Quel jpeclacle nous préfenteroit le genre
humain compofé uniquement de laboureurs , de foldats , de chajfeurs
& de bergers? Un fpeftacle infiniment plus beau que celui du genre
humain compofé de cuifmiers , de poètes , d'imprimeurs , d'orfè-
vres , de peintres & de muficiens. Il n'y a que le motyôW^/ qu'il
faut rayer du premier tableau. La guerre efl quelquefois un de-
voir , & n'efl point faite pour être un métier. Tout homme doit
être foldat pour la défenfe de fa liberté; nul ne doit l'être pour
envahir celle d'autrui ; & mourir en fervant la patrie , efl un em-
A M. Bordes. 155
ploi trop beau pour le confier à des mercenaires. Faut - il donc ^
four être dignes du nom d'hommes, vivre comme les lions & les ours?
Si j'ai le bonheur de trouver un feul lecleur impartial êi ami de la
vérité, je le prie de jetter un coup-d'œil fur la fociéré aftuelle ,
& d'y remarquer qui font ceux qui vivent entr'eux comme les lions
& les ours, comme les tigres ôc les crocodiles. Érigera • t - on en
vertus les /acuités de V injlincl pour fe nourrir, fe perpétuer fe dé-
fendre? Ce font àcs vertus, n'en doutons pas, quand elles font
guidées par la raifon & facrement ménagées ; & ce font fur -tout
des vertus quand elles font employées à l'afTiftance de nos fem-
blables. Je ne vois-là que des vertus animales , peu conformes à la
dignité de notre être. Le corps efl exercé, mais V ame efclave ne fait
que ramper & languir. Je dirois volontiers en parcourant les faf-
tueufes recherches de toutes nos académies : » Je ne vois -là que
» d'ingénieufes fubtilités, peu conformes à la dignité de notre être.
» L'efprit efl exercé, mais l'ame efclave ne fait que ramper & lan-
» guir. " Ote^^ les arts du monde , nous dit-on ailleurs , que refe-t-
il? Les exercices du corps & les pajfions. Voyez , je vous prie , com-
ment la raifon & la vertu font toujours oubliées !' Les arts ont don-
né l'être aux plaijîrs de Vame , les feuls qui foient dignes de nous.
C'eil-h-dire , qu'ils en ont fubflitué d'autres à celui de bien faire ,
beaucoup plus digne de nous encore. Qu'on fuive l'efprit de tout
ceci, on y verra, comme dans les raifonnemens de la plupart de
mes adverfaires, un enthoufiafme fi marqué fur les merveilles de
l'entendement, que cette autre faculté infiniment plus fublime &
plus capable d'élever & d'ennoblir l'ame , n'y efl jamais comptée
pour rien. Voilk l'effet toujours affuré de la culture des lettres.
Je fuis sûr qu'il n'y a pas aduellement un favant qui n'eftime beau-
coup plus l'éloquence de Cicéron que fon zèle, & qui n'aimât in-
finiment mieux avoir compofé les catilinaires que d'avoir fauve
fon pays.
L'EMBARRAS de mes adverfaires efl vifible toutes les fois qu'il
faut parler de Sparte. Que ne donneroient-iis point pour que cette
fatale Sparte n'eût jamais exiflé ? Et eux qui prétendent que les
grandes adions ne font bonnes qu'à être célébrées , h quel prix ne
ï^^ Réponse de M. Rousseau
voudroient-ils point que les Tiennes ne l'eufTent jamais été? C'efî
une terrible chofe qu'au milieu de cette fameufe Grèce , qui ne
devoit fa vertu qu'k la philorophie , Tétat où la vertu a été la plus
pure & a duré le plus long-temps , ait été précifément celui où il
n'y avoit point de philofophes. Les mœurs de Sparte ont toujours
été propofées en exemple à toute la Grèce ; toute la Grèce étoit
corrompue , & il y avoit de la vertu à Sparte; toute la Grèce étoit
efclave , Sparte feule étoit encore libre : cela eil défolant. Mais en-
iin la fière Sparte perdit fes mœurs & fa. liberté , comme les avoit
perdues la favante Athènes; Sparte a fini. Que puis-je répondre àcela ?
Encore deux obfervations fur Sparte , & je pafTe a autre chofe;
voici la première. Après avoir été pliificurs fois fur h point de vain.'
crty Athènes fut vaincue , il ejî vrai ; & il ejî furprenant qu'elle ne
l'eût pas été plutôt , puifque l'Attique étoit un pays tout ouvert ,
qui ne pouvait fe défendre que par la fupériorité de fuccès. Athènes
eût dû vraincre par toutes fortes de raifons. Elle étoit plus grande
oc beaucoup plus peuplée que Lacédémone ; elle avoit de grands
revenus , & plufieurs peuples étoienr fes tributaires ; Sparte n'avoit
rien de tout cela. Athènes , fur-tout par fa pofition , avoit un avan-
tage dont Sparte étoit privée , qui la mit en état de défoler plufieurs
fois le Péloponèfe, & qui devoir feullui affurer l'empire de la Grèce.
C'étoit un port vafle & commode ; c'étoit une marine formidable
dont elle étoit redevable à la prévoyance de ce ruftre de Thémif-
tocle qui ne favoit pas jouer de la flûte. On pourroit donc être fur-
pris qu'Athènes , avec tant d'avantages , ait pourtant enfin fuccom-
bé. Mais quoique la guerre du Péloponèfe , qui a ruiné la Grèce,
n'ait fait honneur ni h l'une ni à l'autre république , & qu'elle ait fur-
tout été, de la part des Lacédémoniens ,une infraction des maximes
de leur fage légiflateur, il ne faut pas s'étonner qu'h la longue le
vrai courage l'ait emporté fur les reffources , ni même que la ré-
putation de Sparte lui en ait donné plufieurs qui lui facilitèrent la
victoire. En vérité , j'ai bien de la honte de favoir ces chofes-Ià , &
d'être forcé de les dire.
L'AUTRE obfervation ne fera pas moins remarquable. En voici
le texte , que je crois devoir remettre fous les yeux du lefteur.
A M. ^ o k D Ë s. 1 3 j
Je fuppofe qui tous les États dont la Grèce étoit compofêe^cujfent
fuivi les mêmes loix que Sparte y que nous rejîeroit-il de cette con-
trée fi célèbre ? A peine Jon nom ferait parvenu jufqu à nous. Elli
auroit dédaigné de former des hijîoriens ^ pour tranfmettre fa gloirt
à la pojîérité; h Jpe3acle de fes farouches vertus eût été perdu pour
nous ; il nous Jeroit indiffèrent , par confcquent^ qii elles tujfent exifli
ou non. Les nombreux fyfîémcs de philo fophie, qui ont épuifi tou-
tes les combinaifons pojjiblcs de nos idées , & qui ^ s'' ils n ont pas
étendu beaucoup les limites de notre efprit , nous ont appris du moins
Quelles étoient fixées; ce s chefs d' œuvre d'éloquence & de poéfie qui nous
ont enfeigné toutes les routes du cœur; les arts utiles ou agréables
qui confervent ou embellijfent la vie; enfin tinejlimable tradition des
penfces & des actions de tous les grands hommes, qui ont fait la gloire
ou le bonheur de leurs pareils : toutes ces précieufes richejfes de V efprit
euffcnt été perdues pour jamais. Les fècles fe feroient accumulés , les
générations des hommes fe feraient fuccédées comme celles des animaux ^
fans aucun fruit pour la poférité, & n'auraient laijfé après elles qu'un
fouvenir confus de leur exifence ; le monde auroit vieilli , 6" les hommes
feraient demeurés dans une enfance éternelle.
Supposons \ notre tour qu'un Lacédémonien , pénétré de la force
de ces raifons , eût voulu les expofer h fes compatriotes ; & tâchons
d'imaginer le difcours qu'il eût pu faire dans la place publique de
Sparte.
„ Citoyens, ouvrez les yeux fur votre aveuglement. Je vois
„ avec douleur que vous ne travaillez qu'à acquérir de la vertu , qu'à
„ exercer votre courage & maintenir votre liberté ; & cependant
„ vous oubliez le devoir plus important d'amufer les oififs des
„ races futures. Dites-moi i h quoi peut être bonne la vertu , fi ce
„ n'efl à faire du bruit dans le monde ? Que vous aura fervi d'être
„ gens de bien , quand perfonne ne parlera de vous ? Qu'impor-
„ tera aux fiècles \ venir que vous vous foyez dévoués \ la more
„ aux Termopiles pour le falut des Athéniens, fi vous ne laifTez,
„ comme eux, ni (y^^m&s de philofophie , ni vers, ni comédies , ni
„ ftatues (35)? Hâtez - vous donc d'abandonner des loix qui ne
[3J] Périclès avoit de grands talens , beaucoup d'éloquence, de magnificence
ii6 Réponse de M. Ro u s seau
„ font bonnes qu'a vous rendre heureux ; ne fongez qu'à faire beau-
„ coup parler de vous quand vous ne ferez plus ; n'oubliez jamais
„ que fi Ton ne célébroit les grands Jiommes , il feroic inutile de
„ l'être. "
Voila, je penfe , à peu-près ce qu'auroitpu dire cet homme,
fi les Éphores l'eufTent laifTé achever.
Ce n'eft pas dans cet endroit feulement qu'on nous avertit que
la vertu n'eft bonne qu'à faire parler de foi. Ailleurs on nous vante
encore les penfées du philofophe , parce qu'elles font immortel-
les & confacrées à l'admiration de tous les fiècles ; tandis que les
autres voient difparoitre leurs idées avec le jour , la circonjîance , h
moment qui les a vu naître : che;^ les trois quarts des hommes , lelen~
demain efface la veille , fans quil en rcjle la moindre trace. Ah !
il en refte au moins quelqu'une dans le témoignage d'une bonne
confcience, dans les malheureux qu'on a foulages , dans les bon-
nes avions qu'on a faites , & dans la mémoire de ce Dieu bien-
faifant qu'on aura fervi en filence. Mort ou vivant ^ difoit le bon
Socrate, l'homme de bien n'efl jamais oublié des Dieux. On me ré-
pondra peut-être , que ce n'eft pas de ces fortes de penfées qu'on
a voulu parler ; & moi je dis , que toutes les autres ne valent pas
la peine qu'on en parle.
Il
& de goût ; il embellit Athènes d'ex- fondé ; Ci Péridès futjuftement ou in-
cellens ouvrages de fculpture , d'édi- juftement accufé de malverfation ; je
fkes fomptueux & de chefs-d'œuvre demanderai feulement fi les Athéniens
dans tous les arts. Aufli Dieu fait com- devinrent meilleurs ou pires fous fon
ment il a été prôné par la foule des gouvernemeru ; je prierai qu'on me
écrivains 1 Cependant il refte encore nomme quelqu'un parmi les citoyens,
à favoir fi Périclès a été un bon ma- parmi les efclaves , même parmi fes
ciftrat ; car dans la conduite des Etats, propres enfans, dont fes foins aient
jl ne s'at^it pas d'élever des ftarues , fait un homme de bien. Voilà pour-
mais de bien gouverner des hommes. tant , ce me femble , la première fonc-
Je ne m'amuferai point à développer tion du Magiftrat& du Souverain. Car
les motifs fecrets de la guerre du Pé- le plus sûr moyen de rendre les hom-
loponèfe,quifut laruinede la républi- mes heureux, n'eft pas d'orner leurs
que , je ne rechercherai point fi le villes , ni même de les enrichir , mais
<onfeil d'Alcibiade étoit bien ou mal de les rendre bons.
A M. Bordes.
137
11 efl: aifé de s'imaginer que faifant fi peu de cas de Sparte ,
on ne montre guères plus d'efîime "pour les anciens Romains. On
confent à croire que c'étaient de grands hommes, quoiqu'ils ne fif-
Jent que de petites chofes. Sur ce pied-la j'avoue qu'il y a long-
temps qu'on n'en fait plus que de grandes. On reproche à leur
tempérance & k leur courage de n'avoir pas été de vraies vertus ,
mais des qualités forcées ( 3<?) : cependant quelques pages après,
on avoue que Fabricius méprifoit.Por de Pyrrhus , & Ton ne peut
ignorer que l'hiftoire Romaine eft pleine d'exemples de la facilité
qu'euïïent eue à s'enrichir ces magiftrats , ces guerriers vénérables
qui faifoient tant de cas de leur pauvreté (37). Quant au cou-
rage , ne fait-on pas que la lâcheté ne fauroit entendre raifon , &
qu'un poltron ne laifTe pas de fuir , quoique sûr d'être tué en fuyant >
C'eji , dit-on , vouloir contraindre un homme fort & robujie à bé-
gayer dans un berceau , que de vouloir rappeller les grands États
[36] Je vois la plupart des efprits de
mon temps faire les ingénieux à obf-
curcir la gloire des belles & généreufes
allions anciennes , leur donnant quel-
que interprétation vile , & leur con-
trouvant des occafions & des caufes
vaines. Grande fubtilité! Qu'on me
donne l'aftiôn la plus excellente & pu-
re , je m'en vais y fournir vraifembla-
blementcinquante vicieufes intentions.
Dieu fait , à qui les veut étendre ,
quelle diverfité d'images ne foufFre no-
tre interne volonté. Ils ne font pas tant
malicieufement que lourdement , &
grofllérement , les ingénieux , avec leur
médifance. La même peine qu'on prend
a détraiSter ces grands noms , èc la
même licence , je la prendrois volon-
tiers a leur donner un tour d'épaule
pour les haulfer. Ces rares figures ,
.& tirées pour l'exemple du monde ,
par le confentement des fages , je ne
me feindrois pas de les recharger d'hon-
(Euvres mêlées. Tome I.
neur , autant que mon Invention pour-
roit, en interprétation & favorables
circonftances. Et il faut croire que les
efforts de notre invention font bien au-
defibus de leur mérite. C'eft l'office des
gens de bien de peindre la vertu la
plus belle qu'il fe pui.Te. Et ne mef-
fiéroit pas quand la paiïion nous tranf-
porteroit a la faveur de fi faintes for-
mes. Ce n'efl: pas Rouffeau qui dit tout
cela , c'eft Montaigne.
[ 37 ] Curius refufant les préfens des
Samnites , difoit qu'il aimoit mieux
commander à ceux qui avoientde l'or,
que d'en avoir lui-même. Curius avoit
raifon. Ceux qui aiment les richefles
font faits pour fervir , & ceux qui les
méprifent pour commander. Ce n'efl:
pas la force de l'or , qui aflervit les pau-
vres aux riches ; mais c'efl: qu'ils veu-
lent s'enrichir a leur tour ; fans cela ils
feroient néceflairemcnt les maîtres.
138 Réponse de M, Rousseau
aux petites vertus des petites républiques. Voila une phrafe. qui ne
doit pas être nouvelle dans les Cours. Elle eût été très -digne de
Tibère ou de Catherine de Médicis , & je ne doute pas que l'un 6:
l'autre n'en aient fouvent employé de femblables.
Il feroit difficile d'imaginer qu'il fallût mefurer la morale avec
un inftrument d'arpenteur. Cependant on ne fauroit dire que l'é-
tendue des Etats foit tout-à-fait indifférente aux mœurs des citoyens.
Il y a sûrement quelque proportion entre ces cliofes ; je ne fais fi
cette proportion ne feroit point inverfe. Voila une importante
queflion \ méditer; & je crois qu'on peut bien la regarder encore
comme indécife , malgré le ton , plus méprifant que philofophi-
que , avec lequel elle eil: ici tranchée en deux mots.
CétOIT , continue-t-on , la folie de Caton. Avec Thumeur &
les préjugés héréditaires dans fa famille ^ il déclama toute fa vie,
combattit & mourut fans avoir rien fait d'utile pour fa patrie. Je ne
fais s'il n'a rien fait pour fa patrie; mais je fais qu'il a beaucoup
fait pour le genre humain , en lui donnant le fpeflacle & le modèle
de la vertu la plus pure qui ait jamais exirté : il a appris à ceux qui
aiment fincérement le véritable honneur , à favoir réfifter aux vices
de leur fiècle , & a dérefter cette horrible maxime de gens à la mode
qu il faut faire comme les autres; maxime avec laquelle ils ir oient
loin fans doute , s'ils avoient le malheur de tomber dans quelque
bande de Carrouchiens. Nos defcendans apprendront un jour que
dans ce fiècle de fages & de philofophes , le plus vertueux des
liommes a été tourné en ridicule & traité de fou , pour n'avoir pas
Toulu fouiller fa grande ame des crimes de fes contemporains , pour
n'avoir pas voulu être un fcélérat avec Céfar & les autres brigands
de fon temps.
On vient de voir comment nos philofophes parlent de Caton.
On va voir comment en parloier.t les anciens philofophes. Ecce
fpeclaculum dignum ad quod refpiciet , intentas operi fuo , Deus.
Ecce par Deo dignum , virfortis cum malâ fortunâ compofitus. Non
video, inquam , quid habeat in terris Jupiter pulchrius , fi conver-
tere animum velit , quàm ut fp''act Catonem , jam partibus non fe-
melfraclis, nihilominàs inter ruinas public a s ereclum.
A M, Bordes. 139
Voici ce qu'on nous dit ailleurs des premiers Romains. J'ad-
mire les Brutus y les Dccius, les Lucrèce y les Virginius , les Scé-
vola. Oeft quelque chofe dans le fiècle oîi nous fommes. Mais
j'admirerai encore plus un État piiijfant & bien gouverné. Un Etat
puifTant, bien gouverné! & moi aufli, vraiment. Ozi les citoyens ne
feront point condamnés à des vertus fi cruelles. J'entends , il eflplus
commode de vivre dans une con/litution de chofes où chacun foit
difpenfé d'être homme de bien. Mais fi les Citoyens de cet Ktar
qu'on adm.ire , fe trouvoient réduits par quelque malheur ou à re-
noncer à Ja vertu , ou h pratiquer ces vertus cruelles , & qu'ils
euflent la force de faiie leur devoir , feroit-ce donc une raifon de
les admirer moins ?
Prenons l'exemple qui révolte le plus notre fiècle , & exami-
nons la conduite de Brutus fiauverain MagiUrat , faifant mourir fes
enfans , qui avoient confpiré contre l'Etat, dans un moment criti-
que , où il ne falloit prefque rien pour le renverfer. Il eft certain
que , s'il leur eût fait grâce , fon collègue eût infailliblement fauve
tous les autres complices , & que la république étoit perdue. Qu'im-
porte , me dira-t-on ? Puifque cela eft Ci indifférent , fuppofons
donc qu'elle eût fubfifié , & que Brutus ayant condamné à mort
quelque malfaiteur, le coupable luieûtparlé ainfi : „ Conful , pour-
„ quoi me fais-tu mourir ? Ai-je fait pis que de trahir ma patrie ? Ne
„ fuis-je pas auflî ton enfant ? " Je voudrois bien qu'on prît la
peine de me dire ce que Brutus auroit pu répondre.
Brutus, me dira-t-on encore, devoit abdiquer le confulat plu-
tôt que de faire périr fes enfans. Et moi je dis que tout Magif-
trat qui , dans une circonllance aulTi périlleufe , abandonne le foin
de la patrie, & abdique la niagiflrature , eft un traître qui mérite
la mort.
Tl n'y a point de milieu; il falloit que Brutus fût un infâme, ou
^ue les têtes de Titus & de Tibérinus tombaffent par fon ordre
fous la hache des lidteurs. Je ne dis pas pour cela que beaucoup de
gens euflent choifi comme lui.
Quoiqu'on ne fe décide pas ouvertement pour les derniers temps
Sij
i^o Réponse de M, Ro us sea u
dî Rom3 , on laifTe pourta-.it aT;z entendre qu'on les préfère nux
premiers ; & Ton a autant de peine a appercevoir de grands hom-
mes à travers la fimplicité de ceux-ci , que j'en ai moi - même h ap-
percevoir d'honnêtes gens à travers la pompe des autres. On oppofe
Titus à Fabricius : mais on a omis cette différence, qu'au temps
de PyrrJius tous les Romains étoient des Fabricius, au lieu que
fous le règne de Titeiln'y avoit que lui feul d'homme de bien ( 38 ).
J'oublierai, fi l'on veut, les aftions héroïques des premiers Ro-
mains & les crimes des derniers : mais ce que je ne faurois oublier ,
c'eft que la vertu étoit honorée des uns & méprifée des autres,
Ce que quand il y avoit des couronnes pour les vainqueurs des jeux
du cirque , il n'y en avoit plus pour celui qui fauvoit la vie à un
citoyen. Qu'on ne croie pas , au refte , que ceci foit particulier h
Rome. Il fut un temps, où la république d'Athènes étoit afTez ri-
che , pour dépenfer des fommes immenfes h fes fpeftacles , & pour
payer très-chèrement les auteurs , les comédiens , & même les
fpedlateurs : ce même temps fut celui où il ne fe trouva point d'ar-
gent pour défendre l'Etat contre les entreprifes de Philippe.
On vient enfin aux peuples modernes \ & je n'ai garde de fuivre
les raifonnemens qu'on juge k propos de faire h ce fujet. Je remar-
querai feulement que c'efi un avantage peu honorable que celui
qu'on fe procure, non en réfutant les raifons de fon adverfaù-e ,
mais en l'empêchant de les dire.
Je ne fuivrai pas non plus toutes les réflexions qu'on prend la
peine de faire fur le luxe , fur la politefTe , fur l'admirable
éducation de nos enfans ( 39) , fur les meilleures méthodes pour
( 38 ) Si Titus n'eût été Empereur , bono cejfit , converfaque efl in maximae
nous n'aurions jamais entendu parler laudes.
de lui ; car il eût continué de vivre
comme les autres ; & il ne devint hom- ( 39 ) Il ne faut pas demander fi les
me de bien que quand , ceflant de pères & les maîtres feront attentifs à
recevoir l'exemple de (on fîècle , il lui écarter mes dangereux écrits des yeux
fut permis d'en donner un meilleur. de leurs enfans & de leurs élèves. En :
Privatus atque etiam fuh pâtre princi- effet, quel affreux défordre , quelle
pe , ne oJio quidem , mdum. vitupéra- mdecence ne feroit-ce point fi ces en-
tione publicâ caruit. At illi eafama pro fans fi bien élevés vencient a dédaigner
A M. Bordes. 141
étendre nos connoi/Tances , fur Tutiliré des iciences & Tagré-
ment des beaux - arcs , & fur d'autres points dont plufieurs ne
me regardent pas, dont quelques-uns fe réfutent d'eux-mêmes,
& dont les autres ont déjà été réfutés. Je me contenterai de citer
encore quelques morceaux pris au Iiazard, &c qui me paroîrront
avoir befoin d'éclaircifTement. Il faut bien que je me borne à des
paraphrafes, dans l'impoUibiliré de fuivre des raifonnemens dont
je n'ai pu faifir le fil.
On prétend que les nations ignorantes , qui ont eu des idées de
la gloire & de la vertu , font des exceptions Jîngulières qui ne peu-
vent former aucun préjugé contre les fciences. Fort bien , mais tou-
tes les nations favantes, avec leurs belles idées de gloire & de vertu ,
en ont toujours perdu l'amour & la pratique. Cela efl: fans ex-
ception : pafTons a la preuve. Pour nous en convaincre , jettons les
yeux fur l'immenfe continent de V Afrique , oh nul mortel n'ejl ajfe-^
hardi pour pénétrer , ou affe^^ heureux pour V avoir tenté impunément.
Ainfi de ce que nous n'avons pu pénétrer dans le continent de l'A-
frique , de ce que nous ignorons ce qui s'y paOe , on nous fait con-
clure que les peuples en font chargés de vices : c'eft fi nous avions
trouvé le moyen d'y porter les nôtres, qu'il faudroit tirer, cette con-
clufion. Si j'étois chef de quelqu'un des peuples de la Nigritie ,
je déclare que je ferois élever , fur la frontière du pays , une potence
où je ferois pendre, fans rémiflîonj le premier Européen qui oferoit
y pénétrer , & le premier citoyen qui tenteroic d'en fortir ( 40 ).
tant de jolies chofes , & a préférer blement , & je vous réponds de votre
tout de bon la vertu au favoir 1 Ceci fortune,
me rappelle la réponfe d'un précep-
teur Lacédémonien , à qui l'on de- [ 4° ] On me demandera peut-être
mandoit par moquerie ce qu'il enfei- quel mal peut faire à l'État un citoyen
gneroit a fon élève. Je lui apprendrai , qui en fort pour n'y plus rentrer? Il fait
dit-il , à aimer les chofes honnêtes. Si je du mal aux autres par le mauvais exem-
rencontrois un tel homme parmi nous , pie qu'il donne : il en fait à lui-même
je lui dirois à l'oreille : Gardez - vous par les vices qu'il va chercher. De
bien de parler ainfi ; car jamais vous toutes manières c'eft à la loi de le pré-
n'auriez de difciples ; mais dites que venir ; & il vaut encore mieux qu'il
vous leur apprendrez à babiller agréa- foit pendu que méchant.
142 Réponse de M. Rouss eav
V Amérique ne nous offre pas des fpeclacles niôins honteux pour î es-
pèce humaine. Sur-tout depuis que les Européens y font. On comp-
tera cent peuples barbares ou fauvages dans V ignorance pour un feul
vertueux. Soit : on en comptera du moins un : mais de peuple ver-
tueux & cultivant les fciences , on n'en a jamais vu, La terre aban~
donnée fans culture rHeft point oifive; elle produit des poifons , elle
nourrit des monjîres. Voilà ce qu'elle commence h faire dans les
lieux où le goût des arts frivoles a fait abandonner celui de l'agri-
culture. Notre ame , peut-on dire auflî , n'ejî point oifive quand
la vertu Vahandonnt. Elle produit des ficlions y des romans , des Ja*
tyres , des vers , elle nourrit des vices.
Si des Barbares ont fait des conquêtes , c'e/? qu'ils étaient très^
injujîes. Qu'étions-nous donc , je vous prie , quand nous avons fait
cette conquête de l'Amérique qu'on admire fi fort? Mais le moyen
que des gens qui ont du canon , des carres marines & des bouflbles ,
puifTent commettre des injuiHces ! Me dira-t-on que l'événement
marque la valeur des conquérans ? Il marque feulement leur rufe &
leur habileté ; il marque qu'un homme adroit & fubtil peut tenir
de fon induflrie les fuccès qu'un brave homme n'attend que de fa
valeur. Paj^ns fans partialité. Qui jugerons -nous le plus coura-
geux , ^e l'odieux Cortez fubjuguant le Mexique k force de pou-
dre , de perfidie & de trahifons ; ou de l'infortuné Guatimozin étendu
par d'honnêtes Européens fur des charbons ardens pour avoir fes
tréfors, tançant un de fes Officiers à qui le même traitement ar-
rachoit quelques plaintes , & lui difant fièrement : & moi , fuis-je
fur des rofes ?
Dire que les fciences font nées de toifiveté, c'ejî abufer vifible-
ment des termes ; elles naiffent du loifir; mais elles garantirent de
Voifiveté. Je n'entends point cette diilinclion de l'oifiveté & du loifir.
Mais je fais très-certainement que nul honnête homme ne peut ja-
mais fe vanter d'avoir du loifir , tant qu'il y aura du bien à faire ,
une patrie à fervir , des malheureux à foulager ; & je défie qu'on me
montre dans mes principes aucun fens honnête , dont ce mot loiffr
puifTe être fufceptible. Le citoyen que Jes be/oins attachent à la char~
rue , nef pas plus occupé que le géomètre ou l'anatomijic. Pas plus
A M. Bordes. 145
que Tenfant qui éiève un châtean de carres ; mais plus utilement.
Sous prétexte que le pain eji nécejfaire , faut-il que tout h monde fe
mette à labourer la terre? Pourquoi non? Qu'ils paifTent même,
s'il le faut. .T'aime encore mieux voir les hommes brouter l'herbe
dans les champs , que s'entredévorer dans les villes. Il efl: vrai que
tels que je les demande, ils reffembleroient beaucoup hdesbétes , &
que tels qu'ils font, ils re/Temblent beaucoup à des hommes.
Vè ta T d'ignorance ejî un ctat de crainte Çf de befoin. Tout ejl
danger alors pour notre fragilité. La mort gronde fur nos têtes , elle
ejl cachée dans V herbe que nous foulons aux. pieds : lorfquon craint
tout & qu'on a befoin de tout ^ quelle di/pofition plus raifonnable
que celle de vouloir tout connoître? Il ne faut que confîdérer les in-
quiétudes continuelles des médecins & des anatomiftes fur leur fanté ,
pour favoii- fi les connoifTances fervent h nous rafTurer fur nos dan-
gers. Comme elles nous en découvrent toujours beaucoup plus que
de moyens de nous en garantir , ce n'e/l pas une merveille /i elles
ne font qu'augmenter nos allarmes & nous rendre pufillanimes. Les
animaux vivent fur tout cela dans une fécurité profonde , & ne s'en
trouvent pas plus mal. Une geniiïe n'a pas befoin d'étudier la bo-
tanique pour apprendre à tirer fon foin , & le loup dévore fa proie
fans fonger à l'indigeflion. Pour répondre à cela , ofera-t-on pren-
dre le parti de l'inflinifb contre la raifon ? C'efl: précifément ce que
je demande.
Il femble , nous dit-on, quon ait trop de laboureurs , Ù qu'on
craigne de manquer de philo fophes. J e demanderai ^ à mon tour ^ Jl
l'on craint que les profejjions lucratives ne manquent de fujets pour
les exercer ? Cefî bien mal connoître l'empire de la cupidité. Tout
nous jette dis notre enfance dans les conditions utiles. Et quels pri'
jugés n a- 1- on pas à vaincre , quel courage ne faut-il pas , pour o fer
Tiétre qu'un Defcartes , un Newton, un Locke?
Leibnitz & Nev/ton font morts comblés de biens & d'hon-
neurs , & ils en méritoient encore davantage. Dirons-nous que c'eft
par modération qu'ils ne fe font point élevés jufqu'à la charrue? Je
connois affez l'empire de la cupidité pour favoir que tout nous
^^^ Réponse de M, Rousseau
porte aux profeflîons lucratives r voila pourquoi je dis que tout nous
éloigne àes profe/fions utiles. Un Hébert, un Lafrenaye, un Du-
lac, un Martin gagnent plus d'argent en un jour que tous les la-
boureurs d'une province ne Tauroient faire en un mois. Je pourrois
proporer" un problême afTez fingulier fur le pafTage qui m'occupe
actuellement. Ce feroit , en ôtantles deux premières lignes &c le lifant
ifolé, de deviner s'il eiï tiré de mes écrits ou de ceux de mes ad-
verfaires.
Les bons livres font la feule défenfe des efprits faibles , c^ej?-à-
dire , des trois quarts des hommes , contre la contagion de V exemple.
Premièrement, les favans ne. feront jamais autant de bons livres
qu'ils donnent de mauvais exemples. Secondement, il y aura tou-
jours plus de mauvais livres que de bons. En troifième lieu , les
meilleurs guides, que les honnêtes genspuiffent avoir, font la raifon
& la confcience : Paucis ejî opus litteris ad mentem bonam. Quant
a ceux qui ont l'efprit louche ou la confcience endurcie, la leflure
ne peut jamais leur être bonne à rien. Enfin , pour quelqu'hom-
me que ce foit, il n'y a de livres néceffaires que ceux de la reli-
gion, les feuls que je n'ai jamais condamnés.
On prétend nous faire regretter F éducation des Perfes. Remar-
quez que c'eft Platon qui prétend cela. J'avois cru me faire une
fauve-garde de l'autorité de ce philorophe : mais je vois que rien
ne me peut garantir de l'animofité de mes adverfaires : Tros Rutu-
lufvefuat ; ils aiment mieux fe percer l'un l'autre que de me don-
ner le moindre quartier ,& fe fontplus de mal qu'à moi (41 ). Cette
éducation était ^ dit - on , fondée fur des principes barbares , parce
au on donnait un maître pour V exercice de chaque vertu, quoique la.
vertu fait indivifible ; parce qu'il s'agit de Vinfpirer, Ù non de l'en'
feigner; d^en faire aimer la pratique, & non d'en démontrer la théo-
rie.
[ 41 ] Il me pafle par la tête un s'enfuivra qu'ils ont tous été des ba -
nouveau projet de défenfe; je ne ré- vards , comme je le prétends, fi l'on
ponds pas que je n'aie encore la foi- trouve leurs raifons mauvaifesj ou que
bleife de l'exécuter quelque jour. Cette j'ai caufe gagnée fi on les troure bon-
défenfe ne fera compofée que de rai- nei.
fons tirées des philofophes ; d'où U
A M. Bordes. 145
rie. Que de chofes n'aurois-je point k répondi*e! Mais il ne faut
pas faire au le(5leur l'injure de lui tout dire. Je me contenterai
de ces deux remarques. La première , que celui qui veut élever
un enfant , ne commence pas par lui dire qu'il faut pratiquer la
vertu i car il n'en feroit pas entendu : mais il lui enfeigne premiè-
rement Il être vrai, & puis à être tempérant, & puis courageux,
&c. & enfin il lui apprend que la colledion de toutes ces chofes
s'appelle vertu. La féconde , que c'efl nous qui nous contentons
de démontrer la théorie ; mais les Perfes enfeignoient la pratique.
Voyez mon Difcours , page a^.
To us les reproches qu'on fait à la philofophie , attaquent l'efprit
humain. J'en conviens. Ou plutôt l'auteur de la nature ^ qui nous
a faits tels que nous fommes. S'il nous a faits philofophes , à quoi
bon nous donner tant de peine pour le devenir ? Les philofophes
étaient des hommes ; ils fe font trompés ; doit-on s en étonnera C'eft
quand ils ne fe tromperont plus qu'il faudra s'en étonner. Plai-
gnons-les ^ profitons de leurs fautes , & corrigeons-nous. Oai , cor-
rigeons-nous , & ne philofophons plus Mille routes conduifent
à l'erreur ^ une feule mène à la vérité. Voila précifément ce que je
difois. Faut- il être fur pris qiCon fe foit mépris fi fouvent fur celle-
ci & qu\lk ait été découverte fi tard ? Ah ! nous l'avons donc trouvé
h la fin.
On nous oppofe un jugement de Socrate , qui porte, non fur les
Javans ^ mais fur les Sophifies; non fur les fciences , mais fur l'abus
qii^on en peut faire. Que peut demander de plus celui qui foutient,
que toutes nos fciences ne font qu'abus, & tous nos favans que
de vrais Sophifies ? Socrate étoit chef £une fe3e qui enfeignoit à
douter. Je rabattrois bien de ma vénération pour Socrate, fi je
croyois qu'il eût eu la forte vanité de vouloir être chef de fede.
Et ilcenjuroit avec jufice t orgueil dé ceux quiprétendoient tout favoir.
C'e/l-ii-dire , l'orgneil de tout les favans. La vraie fcience ef bien
éloignée de cette affeclation. II efl vrai : mais c'eft de la nôtre que
je parle. Socrate efl ici témoin contre lui même. Ceci me paroit
difficile h entendre. Le plus favant des Grecs ne rougijfoit point de
fon ignorance. Le plus favant des Grecs ne favoit rien , de fon
(StUvres mêlées, Tom^ I. T
146 Réponse de M, Rousseau
propre aveu ; tirez la conclufion pour les autres. Les fc'unces rCont
donc pas leurs fources dans nos vices. Nos fciences ont donc leurs '
fources dans nos vices. Elles ne font donc pas toutes nées de For-
gueil humain. J'ai dija dit mon fentiment là-defTus. Déclamation
vaine ^ qui ne peut faire illujion quà des ejprits prévenus. Je ne
fais point répondre à cela.
En parlant des bornes du luxe , on prétend qu'il ne faut pis
raifonner fur cette matière du pa/Té au préfent. Lorfque les hom-
mes marchaient tout nuds , celui qui s'avifa le premier de porter
des fabots , pajfa pour un voluptueux ; de Jièclc en fié de onna cejfc
de crier à la corruption , fans comprendre ce qu'on voulait dire.
Il eft vrai que jufqu à ce temps, le luxe, quoique fouvent en
règne , avoit du moins été regardé dans tous les âges , comme la
fource funefle d'une infinité de maux. Il étoit réfervé h M. Melon
de publier cette doctrine empoifonnce, dont la nouveauté lui a
acquis plus de fetftateurs que la folidité de fes raifons. Je ne crains
point de combattre feul dans mon fîècle ces maximes odieufes qui
ne tendent qu'a détruire & avilir la vertu , & a faire des riches &:
des miférables, c'eft-h-dire, toujours des méchans.
On croit m'embarraïïer beaucoup en me demandant îi quel
point il faut borner le luxe ? Mon fentiment efl: qu'il n'en faut point
du tout. Tout efl fource de mal au-delà du néceffaire phyfique.
La nature ne nous donne que trop de befoins ; & c'eft au moins
une très-haute imprudence de les multiplier fans néceffité , & de
mettre ain/1 fon ame dans une plus grande dépendance. Ce n'e/l
pas fans raifon que Socrate, regardant l'étalage d'une boutique,
fefélicitoit de n'avoir affaire de rien de tout cela. Il y a cent a parier
contre un , que le premier qui porta des fabots étoit un homme
punifTable, à moins qu'il n'eût mnl aux pieds. Quant h nous, nous
fommes trop obligés d'avoir des fouhers , pour n'être pas difpen-
fés d'avoir de la vertu.
J'AI déjà dit a'ileurs que je ne propofois point de bouleverfer la
fociété aftuelle , de brûler les bibliothèques & tous les livres , de
détruire les collèges &c académies ; &: je dois ajourer ici que je ne
A M. Bordes. 147
propofe point non plus de réduire les hommes à Te contenter du
fimple nécefTaire. Je fens bien qu'il ne faut pas former le chimé-
rique projet d'en faire d'honnêtes gens ; mais je me fuis cru obligé
de dire fans déguifement la vérité qu'on m'a demandée. J'ai vu
le mal & tâché d'en trouver les caufes : d'autres plus hardis ou plus
infenfés pourront chercher le rem.ède.
Je me lafTe , & je pofe la plume pour ne la plus reprendre dans
ceiw trop longue difpute. J'apprends qu'un très-grand nombre d'au-
teurs (42) fe font exercés à me réfuter. Je fuis très-fjché de ne
pouvoir répondre à tous; mais je crois avoir montré par ceux que
j'ai choifîs (43) pour cela , que ce n'efl: pas la crainte qui me retient
à l'égard des autres.
J'AI tâché d'élever un monument qui ne dût point h l'art fa force
& fa folidité : la vérité feule , à qui je l'ai confacré , a droit de le
rendre inébranlable. Etfi jerepouffe encore une fois les coups qu'on
lui porte , c'eft plus pour m'honorer moi-même en la défendant,
que pour lui prêter un fecours , dont elle n'a pas befoin.
Qu'il me foit permis de protefter en finifTant , que le feul amour
de l'humanité & delà vertu m'a fait rompre le fîlence , & que l'amer-
tume de mes inveftives contre les vices , dont je fuis le témoin , ne
naît que de la douleur qu'ils m'infpirent, & du defir ardent quej'au-
rois de voir les hommes plus heureux , & fur-tout plus dignes de l'être,
(41) Il n'y pas jufqu"a de petites & que j'eufTe même expofé mes rai-
feuilles critiques faites pour l'amufe- fons pour n'en rien faire. Apparemment
ment des jeunes gens , où l'on ne m'ait que M. Gautier ne trouve pas ces rai-
fait l'honneur de fe fouvenir de moi. fons bonnes, puifqu'il prend la peine
Je ne les ai point lues & ne les lirai de les réfuter. Je vois bien qu'il faut
point très - afi'urément ; mais rien ne céder à M. Gautier ; Se je conviens de
m'empêche d'en faire le cas qu'elles très-bon cœur du tort que j'ai eu de
méritent , & je ne doute point que tout ne lui pas répondre ; ainlî nous voili
cela ne (oit fort plaifant. d'accord. Mon regret eft de ne pouvoir
réparer ma faute ; car par malheur il
(43) On m'aflure que M. Gautier n'eft plus temps, & perfonne nefau-
m'a fait l'honneur de me répliquer, roit de quoi je veux parler,
quoique je ne lui eulFe point répondu.
149
LETTRE
DE J. J. ROUSSEAU,
DE GENÈVE,
Sur la nouvelle réfutation de fo?i Difcours y -par un Académi-
cien de Dijon ( 44 ).
Je viens, Monfieur, de voir une brochure intitulée : Difcoiirs qui
a remporté le prix à C Académie de Dijon en ly^o, &c. accompa.'
gné de la réfutation de ce Dijcours , par un Académicien de Dijon ,
jzyi lui a rejujé Jon fuffrage ; & je penfois, en parcourant cet écrit ,
qu'au lieu de s'abaifTer jufqu'h être l'éditeur de mon Difcours , l'a-
cadémicien , qui lui refufa fon fufFrage , auroit bien dû publier l'ou-
vrage auquel il l'avoit accordé : c'eût été une très-bonne manière
de réfuter le mien.
Voila donc un de mes juges qui ne dédaigne pas de devenir un
de mes adverfaires , & qui trouve très - mauvais que fes collègues
m'aient honoré du prix ; j'avoue que j'en ai été fort étonné moi-
même i j'avois tâché de le mériter , mais je n'avois rien fait pour
l'obtenir. D'ailleurs, quoique je fuiïe que les Académies n'adoptent
point les fentimens des auteurs qu'elles couronnent, & que le prix
s'accorde , non k celui qu'on croit avoir foutenu la meilleure caufe i
mais h celui qui a le mieux parlé ; même en me fuppofant dans ce
cas , j'étois bien éloigné d'attendre d'une Académie cette impartia-
[ 44 ] L'ouvrage auquel répond M. réfutation de ce Difcours. On y a joint
Roufleau , eft une brochure in-S" , en des apoflilles critiques , & une réplique
deux colonnes , imprimée en 1771 , & à la réponfe faite par M. Roufleau a M-
contenant 131 pages. Dans l'une de Gautier. Cette réplique , ainfi que la
ces colonnes eftle Difcours de M. Rouf- nouvelle réfutation, ne nous ont pas
fcau , qui a remporté le prix de l'Aca- paru dignes d'être inférées dans le re-
•démie de Dijon, Dans l'autre eft une cueil des Œuvres de M. RouJJeau.
150 Lettre
lire dont les Tavans ne fe piquent nullement toutes les fois qu'il s'a-
git de leurs intérêts.
Mais fi j'ai été furpris de l'équité de mes juges , j'avoue que je
ne le fuis pas moins de l'indifcrétion de mes adverfaires : comment
ofent-ils témoigner publiquement leur mauvaife humeur fur l'hon-
neur que j'ai reçu ? Comment n'apperçoivent-ils point le tort ii-répa-
rable qu'ils font en cela h leur propre caufe? Qu'ils ne fe flattent pas
<jue perfonne prenne le change fur le fujet de leur chagrin : ce n'eft
pas parce que mon Difcours efl mal fait qu'ils font fâchés de le voir
couronné i on en couronne tous les jours d'aufli mauvais , & ils ne
difentmoti c'efl; par une autre raifon qui touche de plus près h leur
métier , & qui n'eft pas difficile h voir. Je favois bien que les fcien-
ces corrompoient les mœurs, rendoient les hommes injuftes & ja-
loux, & leur faifoient tout facrifier à leur intérêt & à leur vaine
gloire ; mais j'avois cru m'appercevoir que cela fe faifoit avec un peu
plus de décence & d'adrefTe : je voyois que les gens de lettres par-
loient fans ceffe d'équité , de modération , de vertu , & que c'étoit
fous la fauve-garde facrée de ces beaux mots qu'ils fe livroient im-
punément à leurs pafTions & à leurs vices ; mais je n'aurois jamais
cru qu'ils eufTent le front de blâmer publiquement l'impartialité de
leurs confrères. Par-tout ailleurs , c'eft la gloire des juges de pro-
ïToncer félon l'équité contre leur propre intérêt; il n'appartient
qu'aux fciences de faire, à ceux qui les cultivent, un crime de leur
intégrité : voilh vraiment un beau privilège qu'elles ont là !
J'OSE le dire, l'Académie de Dijon, en faifant beaucoup pour
ma gloire , a beaucoup fait pour la fienne : un jour à venir les adver-
faires de ma caufe tireront avantage de ce jugement , pour prouver
que la culture des lettres peut s'alfocier avec l'équité & le dé/înté-
relTement. Alors les partifans de la vérité leur répondront : voilh un
exemple particulier qui femble fait contre nous ; mais fouvenez-
vous du fcandale que ce jugement caufa dans le temps parmi la foule
des gens de lettres, & de la manière dont ils s'en pfaignirent, & ti-
Xez de-lh une jufte conféquence fur leurs maximes.
Ce n'eft pas , a mon avis , une moindre imprudence de fe plain-
DE J. J. Rousseau. 151
dfe que rAcadtmie ait prcpofé Ton fujet en problème : je laifie a
part le peu de vraifemblance qu'il y avoit, que dans l'enthoufiafine
univerfel qui règne aujourd'hui, quelqu'un eût le coiuage de re-
noncer volontairement au prix , en fe déclarant pour la négative ;
mais je ne fais comment des philofophes ofent trouver mauvais qu'on
leur offre des voies de difcuflîon : bel amour de la vérité , qui trem-
ble qu'on n'examine le pour & le contre ! Dans les recherches de phi-
lofophic , les meilleurs moyens de rendre un fenriment fufpeifl: , c'eft
de donner l'exclufion au fentiment contraire : quiconque s'y prend
ainfi, a bien l'air d'un homme de mauvaife foi , qui fe défie de la borné
de fa caufe. Toute la France efl: dans l'attente de la pièce qui rem-
portera cette année le prix à l'Académie Françoife ; non-feulement
elle effacera très-certainement mon Difcours , ce qui ne fera guères
difficile , mais on ne fauroit même douter qu'elle ne foitun chef-d'œu-
vre. Cependant que fera cela h la folution de la queffion ? Rien du
tout; car chacun dira, après l'avoir lue : Ce Difcours ejî fort beau ;
mais fi V auteur avoit eu la liberté de prendre le fcnîiment contraire y
il en eût peut-être fait un plus beau encore.
J'AI parcouru la nouvelle réfutation ; car c'en efl encore une ;
& je ne fais par quelle fatalité les écrits de mes adverfaires , qui por-
tent ce titre fi décifif , font toujours ceux où je fuis le plus mal
réfuté. Je l'ai donc parcourue cette réfutation , fans avoir le moin-
dre regret à la réfolution que j'ai prife de ne plus répondre h per-
fonne \ je me contenterai de citer un feul pa/Tage , fur lequel le
lecteur pourra juger fi j'ai tort ou raifon : le voici.
Je conviendrai quon peut être honnête homme fans talens ; mais
riejî-on engagé dans la fociété quà être honnête homme ? Et quef-ce
qu'un honnête homme ignorant & fins talens ? Un fardeau inutile^
à charge même à la terre , Oc. Je ne répondrai pas fans doute à un
auteur capable d'écrire de cette manière \ mais je crois qu'il peut
m'en remercier.
Il n'y auroit guères moyen non plus , \ moins que de vouloir
être aulTi diffus que l'auteur , de répondre à la nombreufe collediori
des pafTages latins , à&'i vers de la Fontaine , de Boileau , de Molière ,
/
152
Lettre
de Voiture, de Regnard, de M. GrefTet, ni k rhifloire de Nemrod,
ni h celle des payfans Picards ; car que peut-on dire h un philofophe
qui nous aiïure qu'il veut du mal aux ignorans , parce que fon fer-
mier de Picardie , qui n'efl pas un dodeur , le paie exaftement , à la
vérité , mais ne lui donne pas aflez d'argent de fa terre ? L'auteur
e/î: fi occupé de fes terres , qu'il me parle même de la mienne. Une
terre h moi 1 La terre de Jean- Jacques Roufleau! en vérité je lui
confeille de me calomnier (45) plus adroitement.
Si j'avois a répondre a quelque partie de la réfutation , ce feroit
auxperfonnalités dont cette critique efl remplie ; mais comme elles
ne font rien h la queftion ; je ne m'écarterai point de la confiante
maxime que j'ai toujours fuivie , de me renfermer dans le fujet que
je traite , fans y mêler rien de perfonnel : le véritable refpeâ; qu'on
doit au public eft de lui épargner , non de tri/les vérités qui peuvent
lui être utiles , mais bien toutes les petites hargneries d'auteurs {^6) ,
dont on rem.plit les écrits polémiques, & qui ne font bonnes qu'a
fatisfaire une honteufe animofité. On veut que j'aie pris dans Clé-
nard ( 47 ) un mot de Cicéron , foit : que j'aie fait des folécifmes,
a
(4!r) Si l'auteur me fait l'honneur
4e réfuter cette lettre , il ne faut pas
■àouter qu'il ne me prouve dans une
belle & dodle démonftration, foute-
nue de très-graves autorités , que ce
n'eft point un crime d'avoir une ter-
re : en effet , il fe peut que ce n'en
foit pas un pour d'autres ; mais c'en
feroit un pour moi.
(46) On peut voir dans le Difcours
de Lyon un très-beau modèle de la
riianière dont il convient aux philo-
fophes d'attaquer & de cornbatcre fans
perfonnalités &fans inveJlives. Je me
iîatte qu'on trouvera auffi dans ma
réponfe , qui eft fous prefTe , un exem-
ple de la manière dont on peut dé-
tendre ce qu&n croit vrai, avec la
force dont on eft capable , fans ai-
greur contre ceux qui l'attaquent.
(47) Si je difois qu'une fi bifarre
citation vient h coup sûr de quelqu'un
à qui la méthode Grecque de Clénard
eft plus familière que les Offices de
Cicéron , &z qui , par conféquent , fcm-
ble fe porter alTez gratuitement pour
défenfeur des bonnes lettres ; fi j'a-
joutois qu'il y a des profeffions , com-
me , par exemple , la chirurgie , où
l'on emploie tant de terme* dérivés
du Grec , que cela met ceux qui les
exercent dans la nécefTité d'avoir quel-
ques notions élémentaires de cette lan-
gue , ce feroit prendre le ton du nou-
vel adverfaire , & rcDondre comme
il auroit pu faire à raa place. Je puis
DE J. J. Rousseau. 155
k la bonne heure : que je cultive les belles-lettres & la muHque,
malgré le mal que j'en penfe , j'en conviendrai , fi l'on veut ; je
dois porter , dans un âge plus raifonnable , la peine des amufemens
de ma jeunefTe ; mais enfin , qu'importe tout cela , & au public &: à
la caufe des fciences? Rouïïeau peut mal parler François , & que
la grammaire n'en foit pas plus utile à la vertu. Jean-Jacques peut
avoir une mauraife conduite , & que celle des favans n'en foit pas
meilleure : voilk toute la réponfe que je ferai , & je crois toute
celle que je dois faire k la nouvelle réfutation.
Je finirai cette lettre , & ce que j'ai k dire fur un fujet fi long-
temps débattu, par un confeil à mes adverfaires, qu'ils mépriferont
à coup sûr , & qui pourtant feroit plus avantageux qu'ils ne penfent
au parti qu'ils veulent défendre ; c'eft de ne pas tellement écouter
leur zèle , qu'ils négligent de confulter leurs forces , & quid va-
leant humcri. Ils me diront fans doute que j'aurois dû prendre cet
avis pour moi-même , &: cela peut être vrai; mais il y a au moins
cette différence que j'étois feul de mon parti, au lieu que le leur
étant celui de la foule , les derniers venus fembloient difpenfés de
fe mettre fur les rangs , ou obligés de faire mieux que les autres.
De peur que cet avis r^e paroi/Te téméraire ou préfomptueux,
répondre , moi , que quand j'ai hazardé que la première règle de tous nos Écri-
le mot Invefiigation, j'ïi voulu rendre vains eft d'écrire correctement , &,
un fervice a la langue, en elTayant d'y comme ils difenc , de parler francois ;
introduire un terme doux, harmo- c'eft qu'ils ont des préter!tions,& qu'ils
iiieux , dont le fens eft déjà connu , & veulent pafler pour avoir de h cor-
qui n'a point de fynonyme en fran- reilion & de lélégance. Ma première
cois. C'eft , je crois , toutes les condi- règle , à moi , qui ne me foucie nui-
rions qu'on exige pour autorifer cette lement de ce qu'on penlera de mon
liberté faiutaire : ftyje , eft de me faire entendre : tou-
tes les fois qu'à l'aide de dix foldcif-
Ego cur , acquirtre pauca ■ • > • \ c
Ji pqlfum , invideor; cum lilguu Catonis & """ ' '^ P""""'^' "^ exprimer plus for-
Enni tement, ou plus clairement , je ne ba-
Sermonem Paîrtum ditaverit ? lancerai jamais. Pourvu que je fois bien
compris des philofophes , je laifTe vo-
J'ai fur-tout voulu rendre exafle- lontiers les puriftes courir après le«
ment mon idée ; je fais , il eft vrai , mots.
Œuvres mêlées. Jomc I. y
54 Lettre
je joins ici un échantillon des raifonnemens de mes adverfaires, par
lequel on pourra juger de la ju/îefTe & de la force de leurs criti-
ques : les peuples de V Europe , ai-je dit , vivaient , il y a quelques
fiècles dans un état pire que V ignorance; je ne fais quel jargon fcicn-
dfique, encore plus méprifable qu'elle, avait ufurpé h nom du fa-
voir , & oppofoit à fon retour un ohjlach prefque invincible : il fal-
lait une révolution pour r<xinencr les hommes au fens commun. Les
peuples avoient perdu le fens commun , non parce qu'ils étoient
ignorans, mais parce qu'ils avoient la bérife de croire favoir quel-
que chofe , avec les grands mots d'Ariflore & l'impertinente doftrine
de Raymond LuIIe ; A falloit une révolution pour leur apprendre
qu'Us ne favoientrien , & nous en aurions grand befoin d'une autre
pour nous apprendre la même vérité. Voici la-defTus l'argument
de mes adverfaires : Cette révolution efî due aux lettres; elles ont
ramené le fens commun , de l'aveu de l'auteur ; mais aujfi , félon lui,
elles ont corrompu les mœurs : il faut donc quUtn peuple renonce au
fens commun pour avoir de bonnes moeurs. Trois écrivains de fuite
ont répété ce beau raifonnement : je leur demande maintenant le-
quel ils aiment mieux que j'accufe , ou leur efprit, de n'avoir pu
pénétrer le fens très - clair de ce pafTage , ou leur mauvaife foi ,
d'avoir feint de ne pas l'entendre ? Ils font gens de lettres , ainfi
leur choix ne fera pas douteux. Mais que dirons-nous des plaifantes
interprétations qu'il plaît a ce dernier adverfaire de prêter à la fi-
gure de mon Frontifpice? J'aurois cru faire injure aux letfteurs,
& les traiter comme des enfans , de leur interpréter une allégorie
fi claire i de leur dire que le flambeau de Prométhée eft celui des
fciences , fait pour animer les grands génies ; que le fatyre , qui
voyant le feu pour la première fois , court a lui , & veut l'embvaf-
fer , repréfente les hommes vulgaires, qui, féduits par l'éclat des
lettres , fe livrent indifcrettement à l'étude ; que le Prométhée qui
crie & les avertit du danger , efl le citoyen de Genève. Cette al-
légorie efl: jufte , belle , j'ofe la croire fublime. Que doit-on penfer
d'un écrivain qui l'a méditée , & qui n'a pu parvenir k l'entendre ?
On peut croire que cet homme-lh n'eût pas été un grand dofteur
parmi les Égyptiens fes amis.
DE /. /. Rousseau. 155
Je prends donc la liberté de propofer à mes adverfaires , & fur-
tout au dernier, cette fage leçon d'un philofophe fur un autre fu-
jet : fâchez qu'il n'y a point d'objeélions , qui puiflent faire autant
de tort k votre parti , que les mauvaifes réponfes ^ fâchez que fi
vous n'avez rien dit qui vaille , on avilira votre caufe , en vous faifant
l'honneur de croire qu'il n'y avoir rien de mieux à dire.
Je fuis , &c.
V^
«J7
DESAVEU
D E
L'A C A D É M I E D E DIJON,
Aujujet de la réfutation attribuée faujjement à Vun defes Mem-
bres i tiré du Mercure de France ^ Août 1752.
J-^'AcADÉMiE de Dijon a vu avec furprife dans une lettre imprimée
de M. RoufTeau, qu'il paroi.Toit une brochure intitulée : Dijcours
qui a remporté h prix de l'Académie de Dijon en ijs^ > accom-
pagné d'une réfutation de ce Dijcours , par un Académicien de Dijow
qui lui a refufi jon fuff'rage.
L'ACADÉMIE fait parfaitement que fes décifions, ainfi que celles
des autres Académies du Royaume, refTortifTent au tribunal du pu-
blic. Elle n'auroit pas relevé la réfutation qu'elle défavoue , fi Ton
auteur , plus occupé du plaifir de critiquer , que du foin de faire
une bonne critique, n'avoit cru , en fe déguifant fous une dénomi-
nation qui ne \m e/ï pas due, intérelîer le public dans une que-
relle qui n'a que trop duré, ou tout au moins lui laifTer entrevoir
qnelqife femence de divifion dans cette fociété, tandis que ceux qui
la compofent , uniquement occupés à la recherche du vrai , le difcu-
tenr fans aigreur, & fans fe livrer à ces haines de parti , qui {ont
ordinairement le réfultat des difputes littéraires.
Ils favent tout le refpe<5^ qui eft dû aux chofes jugées , la force
qu'elles doivent avoir parmi eux, & combien il feroit indécent que,
dans une afTemblée de gens de lettres , un particulier s'avisât de
réfuter par écrit une décifion qui auroit pafTé contre fon avis. II pa-
roît par la lettre de M. RoufTeau, que ce prétendu académicien de
Dijon n'a pas les premières notions du local d'une Académie oii il
prétend qu'il occupe une place , lorfgu'il parle de fa terre & de £es
158 Désaveu de v Académie de Dijon.
fermiers de Picardie , puifque dans le fait il eft faux qu'aucun Aca-
démicien de Dijon pofTede un pouce de terre dans cette province.
L'Académie défavoue donc formellement l'auteur pfeudonyme, &
fa réfutation attribuée à l'un de fes membres par une faufîeté indi-
gne d'un homme qui fait profeflion des lettres , & que rien n'obli-
geoit a fe mafquer.
Mais de quelque plume que parte cet ouvrage, & quel qu'ait
pu être le deffein de celui qui l'a compofé , il fera toujours hon-
neur au Difcours de M. RoufTeau , qui , ufant de la liberté des pro-
blêmes , la feule voie propre k éclaircir la vérité , a eu affez de
courage pour en foutenir le parti ; & à l'Académie , qui a eu affez
de bonne foi pour le couronner.
FfTiT , Secréuire de l'Académie des Sciences de Dijon.
A Dijon le zz Juin tj$x*
LETTRE
SUR
LA MUSIQUE
FÏIANCOÏSE,
PAR
JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
Sunt verba. & voces , prœUrcaquCf nîh'iL
M. D C C. L I I I.
i6r
AVERTISSEMENT.
r A querelle excitée l'année dernière a l'Opéra , n'ayant abouti
qu'à des injures, dites d'un côté avec beaucoup d'efprit & de
l'autre avec beaucoup d'animofité ; je n'y voulus prendre aucune
part; car cette efpëce de guerre ne me convenoit en aucun fens,
ôc je fentois bien que ce n'étoit pas le temps de ne dire que des
raifons. Maintenant que les bouffons font congédiés , ou prêts
à l'être , & quil n'efl plus queftion de cabales , je crois pouvoir
hazarder mon fentiment , & je le dirai avec ma franchifè ordi-
naire , fans craindre en cela d'oftènfer perfonne; il me femble
même que fur un pareil fujet toute précaution feroit injurieufè
pour les leéleurs ; car j'avoue que j'aurois fort mauvaife opinion
d'un peuple qui donneroit à des chanfons une importance ri-
dicule , qui feroit plu> de cas de fes muficiens que de fes .phi-
lofophes, (Se chez lequel il faudroit parler de mufique avec plus
de circonfpedion que des plus graves fujets de morale.
C'est par la raifon que je viens d'expofer que, quoique
quelques-uns m'accufent , à ce qu'on dit, d'avoir manqué de
refped à la mufique Françoife dans ma première édition , le
refpeél: beaucoup- plus grand , & l'eftime que je dois à la na-
tion , m'empêchent de rien changer à cet égard dans celle-ci.
Une chofe prefque incroyable fi elle regardoit tout autre
que moi, c'ed qu'on ofc m'accufer d'avoir parlé de la langue
avec mépris dans un ouvrage , où il n'en peut être quedion
que par rapport a la mufique. Je n'ai pas changé Ik-deiïus un
feul mot dans cette édition ; ainfi , en la parcourant de fens
froid , le lefteur pourra voir fi cette accufation eft julle. Il
efl vrai que quoique nous avons eu d'excellens poètes, ôc
(Euvres mélUs. Tome L X
i6* Avertissement.
même quelques muficiens qui n'étoient pas fans génie, j-e crois
notre langue peu propre à la poéfie , & poinc du tout à la mu-
fîque. Je ne crains pas de m'en rapporter fur ce point aux
poètes mêmes; car quant aux muficiens, chacun fait qu'on
peut {è difpenfer de les confulter fur toute affaire de raifon-
nement. En revanche , la langue Françoiiè me paroît celle des
philofophes & des fages ( 4S ) : elle femble faite pour être
l'organe de la vérité & de la raifon : malheur h quiconque
oflenfe l'un ou l'autre dans des écrits qui la déshonorent. Quant
à moi , le plus digne hommage que je croie pouvoir rendre
h cette belle & fage langue , dont j'ai le bonlieur de faire:
ulàge, efl: de tâcher de ne la point avilir.
Quoique je ne vueille & ne doive point changer de ton
avec le public , que je n'attende rien de lui, & que je me fou-
eie tout auffi peu de fes fatyres que de fes éloges , je crois le
fefpefter beaucoup plus que c^tts foule d'écrivains mercenai-
res & dangereux, qui le flattent pour leur intérêt. Ce ref-
ped;, il eft vrai, ne confîfte pas dans de vains ménagemens,
qui marquent l'opinion qu'on a de la foibleiîè de fes lefteursi
mais à rendre hommage à leur jugement, en appuyant, par
des raifons folides, le fentinient qu'on leur propofe , & c'efl
ce que je me fuis toujours efïbrcé de faire.. Ainfi , de quel-
que fens qu'on veuille envifàger les chofes , en appréciant équi-
tablement toutes les clameurs que cette lettre a excitées , j'ai
bien peur qu'à la fin mon plus grand tort ne foit d'avoir raL
fon ; car je fais trop que celui - là ne me fera jamais pardonné.
( 48 ) C'efl le fentiment de l'auteur de la lettre fur les Sourds & les Muets ;
fentiment qu'il foutient très-bien dans l'additiûii à cet ouvrage , 6i qu'il prouve
encore mi^ux par tous, fes écrits.
LETTRE
SUR
LA MUSIQUE
FRANÇOISE,
V Ous fouvenez - vous , Monfieur , de l'hifloire de cet enfant
de Sildfie dont parle M. de Fontenelle, & qui étoit né avec
une dent d'or ? Tous les dodeurs de l'Allemagne s'épuiierent d'a-
bord en favantes diflertations , pour expliquer comment on
pouvoit naître avec une dent d'or : la dernière chofe dont on s'a-
vifa fut de vérifier le fait , & il fe trouva que la dent n'étoit pas d'or.
Pour éviter un femblable inconvénient, avant que de parler de
l'excellence de notre mufique, il feroit peut-être bon de s'aflurer
-de fon exiftence, & d'examiner d'abord, non pas fi elle eft d'or,
mais fi nous en avons une.
Les Allemands, les E/pagnols & les Anglois, ont long -temps
prétendu pofTéder une mufique propre à leur langue : en effet , Us
avoient des Opéra nationnaux qu'ils admiroient de très-bonne foi,
& ils étoient bien perfuadés qu'iJ y alloit de leur gloire k laifFer
abolir ces chefs-d'œuvres infupportables h toutes les oreilles , ex-
cepté les leurs. Enfin le plaifir l'a emporté chez eux fur la vanité »
ou du moins ils s'en font fait luie mieux entendue, de facrifier au
coût & a la raifon des préjugés qui rendent fouvent les nations ri-
dicules , par l'honneur même qu'elles y attachent.
Nous fommes en France dans les fentimens où ils étoient alors-;
mais qui nous aflurera que pour avoir été plus opiniâtres , notr»
«ntêtement en foit mieux fondée Ne feroit-il point h propos, pour
^n bien juger , de mettre une fois la mufique Françoife k la coupelle
jde la raifon , & de voir fi elle en foutiendra l'épreuve ?
Xij
164
Lettre sur la
Je n'ai pas defTein d'approfondir ici cet examen ; ce n'efl pas
l'affaire d'une lettre , ni peut-être la mienne. Je voudrois feulement
tâcher d'établir quelques principes , fur lefquels , en attendant qu'on
en trouve de meilleurs, les maîtres de l'art, ou plutôt les philofo-
phes, puiïent diriger leurs recherches : car, dif oit autrefois un fa-
ge , c'eft au poète à faire de la poéfie , & au muficien h faire de
la mufique ; mais il n'appartient qu'au philofophe de bien parler
de l'une & de l'autre.
Toute mufique ne peut être compofée que de ces trois chofes ;
mélodie ou chant, harmonie ou accompagnement , mouvement ou
mefure ( 49 )•
Quoique le chant tire fon principal cara(5lère de la mefure i
comme il naît immédiatement de l'harmonie , & qu'il afTujettit tou-
jours l'accomp-ignement h fa marche , j'unirai ces deux parties dans
un même article , puis je parlerai de la mefure féparément.
L'HARMONIE ayant fon principe dans la nature , e/l la même
pour routes les nations; ou il elle a quelques différences, elles
font introduites par celle de la mélodie ; airfi c'efl de la mélodie
feulement qu'il faut tirer le caraclère particulier d'une mufique na-
tionale ; d'autant plus que ce caraftère étant principalement donné
par la langue , le chant proprement dit , doit refîèntir fa plus grande
influence.
On peut concevoir des langues plus propres k la mufique les unes
que les autres ; on en peut concevoir qui ne le feroient point du
tout. Telle en pourroit être une , qui ne feroit compofée que de
fons mixtes , de fyllabes muettes , fourdes ou nazales , peu de
voyelles fonores, beaucoup de confonnes & d'articulations, & qui
manqueroit encore d'autres conditions effentielles , dont je parlerai
dans l'article de la mefure. Cherchons, par curioflté , ce qui ré-
/ultei^oir de la mufique appliquée h une telle langue.
[49] Quoiqu'on entende par mt-yi/rc voir ici confondre ces chofes fous Ti-
la détermination du nombre, & du dée générale de modification de la du-
rapport des temps , & par nnuvement rée ou du temps,
celle du degré de vîtelfe , j'ai cru pou-
Musique Françoise. 165
Premièrement , le défaut d'éclat dans le Ton des voyelles
obligeroit d'en donner beaucoup h celui des notes ; fie parce que
la langue feroit fourde , la mufique feroit criarde. En fécond lieu ,
la dureté & la fréquence des confonnes forceroit à exclure beau-
coup de mots , à ne procéder fur les autres que par des intonations
élémentaires , & la muflque feroit infipide & monotone ; fa marche
feroit encore lente & ennuyeufe par la même raifon ; & quand
on voudroit prefTer un peu le mouvement , fa vîtefTe refTembleroit
à celle d'un corps dur & anguleux qui roule fur le pavé.
Comme une telle mufique feroit dénuée de toute mélodie agréa-
ble , on tàcheroit d'y fuppléer par des beautés fadlices & peu na-
turelles; on la chargeroit de modulations fréquentes & régulières ,
mais froides, fans grâces & fans evpreffion. On inventeroit des
fredons , des cadences , des ports-de-voix & d'autres agrémens pof-
tichcs qu'on prodigueroit dans le cliant, & qui ne feroient que le
rendre plus ridicule fans le rendre moins plat. La mufîque avec
toute cette maufTade parure refteroit languifTante & fans expref-
fion ; & fes images , dénuées de force & d'énergie , peindroient peu
d'objets en beaucoup de notes , comme ces écritures gothiques ,
dont les lignes remplies de traits & de lettres figurées ne contien-
nent que deux ou trois mots, qui renferment très-peu de fens en
un grand efpace.
L'IMPOSSIBILITÉ d'inventer des chants agréables obligeroit les
compofîteurs à tourner tous leurs foins du côté de l'harmonie; & faute
de beautés réelles , ils y introduiroient des beautés de convention ,
qui n\iuroient prefque d'autre mérite que la difficulté vaincue : au
lieu d'une bonne mufîque , ils imagineroient une muiîque favante ;
pour fuppléer au chant , ils multiplieroient les accompagnemens ;
il leur en coiireroit moins de placer beaucoup de mauvaifes parties
les unes au-defTus des autres , que d'en faire une qui fût bonne.
Pour ôrer rinfipidité , ils augmenteroient la confufion; ils croiroient
faire de la mufique , & ils ne feroient que du bruit.
Un autre effet qui réfulteroir du défaut de mélodie , feroit que
les muiiciens n'en ayant qu'une fauife idée , trouveroient par-rour
ï66 Lettre s u k là
une mélodie \ leur manière : n'ayant pas de v^éritable chant, ïes
parties de chant ne leur coiiteroient rien a multiplier , parce qu'ils
donneroient hardiment ce nom à ce qui n'en feroit pas ; même
jufqu'à la baffe-continue , k l'uniflon de laquelle ils feroient fans
façon réciter les baffes-tailles , fauf à couvrir le tout d'une forte d'ac-
compagnement, dont la prétendue mélodie n'auroit aucun rapport à
celle de la partie vocale. Par-tout où ils verroient des notes, ils trou-
veroient du chant , attendu qu'en effet leur chant ne feroit que no-
tes. Voces y prœtcreaquc nihU.
Passons maintenant k la mefure, dans le fentiment de laquelle
confifte en grande partie la beauté & l'expreflion du chant. La me-
fure eft à-peu-près k la mélodie ce que la fyntaxe eft au difcours :
c'efl: elle qui fait l'enchaînement des mots , qui diftingue les phra-
fes , & qui donne un fens , une liaifon au tout. Toute mufique dont
on ne fent point la mefure , reffemble , fi la faute vient de celui qui
l'exécute , k une écriture en chiffres , dont il faut néceffairement
trouver la clef pour en démêler le fens ; mais fi en effet cette mu-
Aque n'a pas de mefure fenlîble , ce n'eff alors qu'une colleélion
tonfufe de mots pris au hazard & écrits fans fuite , auxquels le
leâeur ne trouve aucun fens , parce que l'auteur n'y en a point mis.
J'AI dit que toute mufique nationale tire Con principal cara(îière
de la langue qui lui eft propre , & je dois ajouter que c'eft principa-
lement la profodie de la langue qui conftitue ce caradère. Comme
la mufique vocale a précédé de beaucoup l'inftrumentale , celle-ci
a toujours reçu de l'autre fes tours de chant & fa mefure , & les
diverfes mefures de la mufique vocale n'ont pu naître que des diver-
fes manières , dont on pouvoit fcander le difcours , & placer les
brèves & les longues les unes k l'égard des autres : ce qui eft très-
évident dans la mufique Grecque , dont toutes les mefures n'étoient
que les formules d'autant de rythmes fournis par tous les arrange-
mens des fyllabes longues ou brèves , & des pieds dont la langue
& la poéfie étoient fufceptibles. De forte que quoiqu'on puiffe très-
bien diftinguer dans le rythme mufical la mefure de la profodie , la
jnefure du vers , & la mefure du chant , il ne faut pas douter que
la mufique la plus agréable , ou du moins la mieux cadencée , ne
M u s I (^ u E Françoise. t6j
foit celle où ces trois mefures concourent enfemble le plus par-
faitement qu'il eft poflîble.
ApRis ces éclairciflemens , je reviens a mon hypothèfe , & je
fuppofe que la même langue, dont je viens de parler eût une raau-
vaiie profodie , peu marquée , fans exaditude & fans précifion , que
les longues & les brèves n'eu/Tent pas entr'elles en durées , & en
nombres des rapports flmples & propres h rendre le rythme agréa-
ble , exad , régulier , qu'elle eût des longues plus ou moins longues
les unes que les autres, des brèves plus ou moins brèves , des fyl-
labes ni brèves ni longues , & que les différences des unes & des
autres fuflent indéterminées & prefque incommenfurables : il eft
clair que la mufique nationale étant contrainte de recevoir dans fa
melure les irrégularités de la profodie , n'en auroit qu'une fort va-
gue , inégale & très-peu fenfîble ; que le récitatif fe fentiroit fur-
touc de cette irrégularité; qu'on ne fauroit prefque comment y
faire accorder les valeurs des notes & celles des fyllabes ; qu'on f&-
xoit conti-ainr d'y changer de mefure a tout moment, & qu'on ne
pourroit jamais y rendre les vers dans un rythme exad & cadencé 5
que même dans les airs mefurés tous les mouvemens feroient peu
naturels & fa^ns précifion ; que pour peu de lenteur qu'on joignît k
ce défaut, l'idée de l'égalité des temps fe perdroir entièrement dans
Tefprit du chanteur & de l'auditeur, & qu'enfin la mefure n'étant
plus fenfible , ni fes retours égaux , elle ne feroit afilijettie qu'au
caprice du muficien , qui pourroit a chaque infiant la prefier ou ra-
lentir à fon gré ; de forte qu'il ne feroit pas pofiîble dans un concert
de fe pafCer de quelqu'un qui la marquât a tous, félon la fantaifie
ou la commodité d'un feul.
C'EST ainfi que les adleurs contradteroient tellement l'habitude
de s'aflervir la mefure , qu'on les entendroic même l'altérer h defieiri ,
dans les morceaijc où le compofiteur feroit venu h bout de la rendre
fenfible. Marquer la mefiu-e feroit une faute contre la compofition ,
& la fuivre en feroit une contre le goût du chant ; les défauts pafie-
roient pour des beautés & les beautés pour des défauts; les vices fe-
roient établis en règles, &pour faire de la mufique au goût de la nation,
Une faudroit que s'attacher avec foin à ce qui déplaît à tous les autres.
i68 Lettre sur la
Aussi avec quelque art qu'on cherchât k couvrir les défauts
o'une pareille mufique , il feroit impoffible qu'elle plût jamais k
d'autres oreilles qu'à celles des naturels du pays où elle feroit en
ufage : à force d'e/Tuyer des reproches fur leur mauvais goût , a foi'-
ce d'entendre dans une langue plus favorable de la véritable mu-
fique , ils chercheroient a en rapprocher la leur , & ne feroient que
lui ôter fon caraftère & la convenance qu'elle avoit avec la langue
pour laquelle elle avoit été faite. S'ils vouloient dénaturer leur
chant, ils le rendroient dur, baroque & prefque inchantable ;
s'ils fe contentoient de l'orner par d'autres accompagnemens que
ceux qui lui font propres , ils ne feroient que marquer mieux fa pla-
titude par un contrafte inévitable ; ils ôteroient a leur mufique la
feule beauté dont elle étoit fufceptible , en étant a toutes fes
parties l'uniformité de caraftère qui la faifoit être une ; & en accou-
tumant les oreilles à dédaigner le chant pour n'écouter que la fym-
phonie , ils parviendroient enfin à ne faire fervir les voix que d'ac-
compagnement à l'accompagnement.
Voila par quel moyen la mufique d'une telle nation fe di-
viferoit en mufique vocale & mufique inflrumentale ; voila com-
ment, donnant des caraf^ères différens k ces deux efpèces, on
en feroit un tout monftrueux. La fymphonie voudroit aller en
mefure, & le chant ne pouvant foufFrir aucune gène, on enten-
droit fouvent, dans les mêmes morceaux, les adeurs 6c l'orchef-
tre fe contrarier & fe faire obflacle mutuellement. Cette incer-
titude & le mélange des deux caraélères introduiroient, dans la ma-
nière d'accompagner , une froideur & une lâcheté qui fe tourne-
roient tellement en habitude , que les fymphoni/îes ne pourroient
pas, même en exécutant de bonne mufique, lui laiHer de la force
& de l'énergie. En la jouant comme la leur , ils l'énerveroient en-
tièrement; ils feroient forts les doux , doux les forts y & ne connoî-
troient pas une des nuances de ces deux mots. Ces autres mots ,
rinfor:^ando dolce (50), rifoluto , con gujlo , fpiritofo , fojîenuto ,
con
( jo) Il n'y a peut-être pas quatre fymphoniftes François , qui fâchent la
différence de piano & d-ylce , & c'eft fort inutilement qu'ils la faiiroient ; ca»
aui d'entr'eux feroit en état de la rendre ?
Musique Fr'ançoise. 169
ton brio, n'auroient pas même de fynonymes dans leur langue ,
& celui à'exprejjion n'y auroit aucun fens. Ils fubftitueroienr je
ne fais combien de petits ornemens froids & mauïïades à la vi-
gueur du coup d'archet. Quelque nombreux que fiît l'Orcheflre,
il ne feroit aucun effet, ou n'en feroit qu'un très- défagréable.
Comme l'exécution feroit toujours lâche , & que les fymphoniftes
aimeroient mieux jouer proprement que d'aller en mefure , ils
ne feroient jamais enfemble : ils ne pourroient venir à bout de
tirer un fon net & jufle , ni de rien exécuter dans fon caraftère ,
& les étrangers feroient tout furpris qu'à quelques-uns près , un
Orcheflre vanté comme le premier du monde , feroit à peine digne
des tréteaux d'une guinguette (51). Il devroit naturellement arri-
ver que de tels mufîciens priffent en haine la mufîque, qui auroic
mis leur honte en évidence , & bientôt joignant la mauvaife volonté
au mauvais goût, ils mettroient encore du deflein prémédité dans
la ridicule exécution, dont ils auroient bien pu fe fier à leur mal-
adreffe.
D'APRÈS une autre fuppofition contraire à celle que je viens de
faire , je pourrois déduire aifément toutes les qualités d'une véri-
table mufique , faite pour émouvoir, pour imiter, pour plaire &
pour porter au cœur les plus douces impreflions de l'harmonie &
du chant i mais comme ceci nous écarteroit trop de notre fujet,
£c fur-tout des idées qui nous font connues , j'aime mieux me
borner a quelques obfervations fur la mufique Itahenne , qui puif-
fent nous aider à mieux juger de la nôtre.
Si l'on demandoit laquelle de toutes les langues doit avoir une
meilleure grammaire , je répondrois que c'efl celle du peuple qui
raifonne le mieux ; & fî l'on demandoit lequel de tous les peuples
doit avoir une meilleure mufique , je dirois que c'efl celui , dont
[yi] Comme on m'a affuré qu'il y ne fe prêtent point aux cabales de
avoit parmi les fymphoniftes de lO- leurs confrères pour mal fervir le pu-
péra , non - feulement de très - bons blic ; je me hâte d'ajouter ici cette dif-
violons , ce que je confelTe qu'ils font tinftion , pour réparer, autant qu'il
prefque tous pris féparément , mais eft en moi , le tort que je puis avoir
de véritablement honnêtes gens qui vis-à-vis de ceux qui la méritent.
Œuvres méliçs. Tome L Y
17^ Lettre SUR LA
la langue y e(ï le plus propre. C'eft ce que j'ai déjà établi ci-Je-
vant, & que j'aurai occafion de confirmer dans la fuite de cette
lettre. Or , s'il y a en Europe une langue propre à la mufique ,
c'eft certainement l'Italienne ; car cette langue eft douce, fonore ,
harmonieufe , & accentuée plus qu'aucune autre, & ces quatre
qualités font précifément les plus convenables au chant.
Elle efl douce, parce que les articulations y font peu compo-
fées, que la rencontre des confonnes y efl rare «Se fans rudeffe , &
qu'un très -grand nombre de fyllabes n'y étant formées que de
voyelles , les fréquentes élifions en rendent la prononciation plus
coulante : elle efl: fonore , parce que la plupart des voyelles y font
éclatantes , qu'elle n'a pas de diphtongues compofées , qu'elle a peu
ou point de voyelles nazales , tk que les articulations rares & faci-
les diftinguent mieux le fon des fyllabes , qui en devient plus net
& plus plein. A l'égard de l'harmonie , qui dépend du nombre &
de la profodie autant que des fons , l'avantage de la langue Ita-
lienne efl manifefle fur ce point ; car il faut remarquer que ce
<|ui rend une langue harmonieufe & véritablement pittorefque , dé-
pend moins de la force réelle de fes termes, que de la diflance
qu'il y a du doux au fort entre les fons qu'elle emploie , & du choix
qu'on en peut faire pour les tableaux qu'on a k peindre. Ceci
fuppofé , que ceux qui penfent que l'Italien n'eft que le langage
de la douceur & de la tendrefTe , prennent la peine de comparer
cntr'elles ces deux ftrophes du Taffe.
Teneri fdegnl e placide e tranquille
Repulfe e cari ve:^^!. e liete paci ,
Sorrifi y paroktte , e dolci JlilU
Di pianîo e fofpir , tronchi c molli bacci ;
Fiifc rai coje tutu , t pofcia unillc ,
Et alfoce temprà di lente faci :
E ne forma quel si mirabil cinto
Di ch' ella avéra il bel fianco fuccinto.
Chiamma gV ahitator de Nombre etcrnc
Musique Françoise. 171
Il rauco fuon de la tartarca tromha ;
Treman le Jpa^iofe atre caverne
JE l'aer cieco a quel romor rimbomha ;
Ne si Jiridendo mai da le fupernc
Regioni del Cielo ilfolgor piomba^
Ne si fcofia giammai tréma la terra
Qitando i vapori in Jen gravida ferra.
Et s'ils défefperent de rendre en François la douce harmo-
nie de Tune , qu'ils efîaient d'exprimer la rauque dureté de l'autre :
il n'eft pas befoin , pour juger de ceci , d'entendre la langue , û
ne faut qu'avoir des oreilles & de la bonne foi. Au refle, vous
obferverez que cette dureté de la dernière ftrophe n'eft point fouT'
de , mais très-fonore , & qu'elle n'eft que pour l'oreille & non pour
la prononciation : car la langue n'articule pas moins facilement les
r multipliées , qui font la rudefle de cette ftrophe , que les / qui
rendent la première fi coulante. Au contraire toutes les fois que
nous voulons donner de la dureté à l'harmonie de notre langue ,
nous femmes forcés d'entafTer des confonnes de toute efpèce , qui
forment des articulations difficiles & rudes, ce qui retarde la mar-
che du chant & contraint fouvent la mufique d'aller plus lentement ,
précifément quand le fens des paroles exigeroit le plus de vîteffe.
Si je voulois m'étendre fur cet article , je pourrois peut-être
vous faire voir encore que les inverfions de la langue Itahenne
font beaucoup plus favorables à la bonne mélodie , que l'ordre
didaftique de la nôtre , & qu'une phrafe muficale fe développe
d'une manière plus agréable & plus intéreffante , quand le fens du
difcours , long-temps fufpendu , fe réfout fur le verbe avec la ca-
dence , que quand il fe développe k mefure , & laifle affoiblir ou
fatisfaire ainfi par degré le defir de l'efprit ; tandis que celui de
l'oreille augmente en raifon contraire jufqu'à la fin de la phrafe. Je
vous prouverois encore que l'art des fufpenfions & des mots en-
trecoupés, que l'heureufê conftitution de la langue rend fi familier
à la mufique Italienne , efl entièrement inconnu dans la nôtre , &
que nous n'avons d'autres moyens pour y fuppléer que des filen-
Y i;
17^ Lettre sur la
ces qui ne font jamais du chant, & qui , dans ces occafions, mon-
tre!-:t plutôt la pauvreté de la mufique, que les refTources du
muficien.
Il me refteroit a parler de raccent ; mais ce point important
demande une Ci profonde difcuflion qu'il vaut mieux la réferver à
une meilleure main : je vais donc pafler aux chofes plus effentiel-
les à mon objet, & tâcher d'examiner notre mufique en elle-même^
Les Italiens prétendent q-^e notre mélodie eft plate & fans au-
cun chant , & toutes les nations neutres ( ■; 2 ) confirment unanime-
ment leur jugement fur ce point; de notre côté nous accufons la
leur d'être bizarre & baroque ( 5 ^ ). J'aime mieux croire que les
uns ou les autres fe trompent, que d'être riduit a dire que dans des
contrées où les fciences & tous les arts font parvenus K un fi haut
degré , la mufique feule eft encore à naitre.
Les moins prévenus d'entre nous (54) fe contentent de dire
que la mufique Italienne & la Françoife font toutes deux bonnes,
chacune dans fon genre , chacune pour la langue qui lui efl: propre \
mais outre que les autres nations ne conviennent pas de cette parité ,
il refteroit toujours h favoir laquelle des deux langues peut com-
porter le meilleur genre de mufique en foi : queftion fort agitée
en France , mais qui ne le fera jamais ailleurs; queflion qui ne peut
être décidée que par une oreille parfaitement neutre , & qui par
conféquent devient tous les jours plus difficile à réfoudre dans le
( yi ) Il a été un temps , dit Mylord dre parmi nous : c'eft ainfi que cette
Schaftesbury , où l'ufage de parler mufique admirable n'a qu'a fe montrer
François avoit mis parmi nous la mu- telle qu'elle eft pour fe juftifier de tous
fique Françoife à la mode. Mais bien- les torts dont on l'accufe.
tôt la mufique Italienne nous montrant
la nature de plus près , nous dégoûta ( 5^4) Plufieurs condamnent l'exclu-
de l'autre , & nous la fit appercevoir fion totale que les amateurs de mufi-
aufll lourde , aulTi plate, &aufrimauf- que donnent fans balancer 'a la mufi-
làde qu'elle l'eft en effet. que Françoife ; ces modérés concilia-
teurs ne voudroient pas de goûts ex-
( ^3 ) Il me femble qu'on n'ofe plus clufifs , comme fi l'amour des bonnes
tant faire ce reproche à la mélodie Ita- chofes devoit faire aimer les mauvaifes»
lienne, depuis qu'elle s'efl fait enten-
MusiquE Françoise. 173
feul pays où elle foit en problème. Voici fur ce fujet quelques
•xpériences que chacun eft: maître de vérifier , & qui me paroi/Tent
pouvoir fervir à cette folution , du moins quant à la mélodie , a
laquelle feule fe réduit prefque toute la difpute.
J'AI pris dans les deuxmufiques des airs égalementeftimés chacun
dans fon genre, & les dépouillant les uns de leurs ports-de-voix & do
leurs, cadences éternelles , les autres des notes fous-entendues que
le compofîteur ne fe donne point la peine d'écrire , & dont il fe
remet à rinrelligence du chanteur ( 5 >; ) , je les ai folfiés exactement
fur la note , fans aucun ornement , & fans rien fournir de moi-mê-
me an fens ni à la liaifon de la phrafe. Je ne vous dirai point quel
a été dans mon efprit le réfulrat de cette comparaifon , parce que
j'ai le droit de vous propofer mes raifons , & non pas mon autorité :
Je vous rends compte feulement des moyens que j'ai pris pour me
déterminer , afin que fi vous les trouvez bons vous puifliez les em-
ployer k votre tour. Je dois vous avertir feulement , que cette ex-
périence demande bien plus de précautions qu'il ne femble. La
première & la plus difficile de routes eft d'être de bonne foi , &
de fe rendre également équitable dans le choix & dans le juge-
ment. La féconde eft que pour tenter cet examen il faut néceftai-
rement être également verfé dans les deux ftiles ; autrement celui
qui feroit le plus familier fe préfenteroit h chaque inftant à l'efprit
au préjudice de l'autre ; & cette deuxième condition n'eft guères plus
facile que la première ; car de tous ceux qui connoiftent bien l'une
& l'autre mu/lque , nul ne balance fur le choix , & l'on a pu voir ,
par les plaifans barbouillages de ceux qui fe font mêlés d'attaquer
( yj ) C'eft donner toute la faveur viation , au lieu que les cadences &
à lamufiqueFrancoife que de s'y pren- les ports-de-voix du chant François
dreainfi ; car ces notes fous-entendues font bien, fi l'on veut, exigés parle
dans l'Italienne , ne font pas moins de goiit, mais ne conftituenr point la
l'efTence de la mélodie, que celles qui mélodie , & ne font pas de fon effen-
fonc fur le papier. Il s'agit moins de ce : c'eft pour elle une forte de fard
ce qui eft écrit que de ce qui doit fe qui couvre fà laideur fans la détruire,
chanter , &c cette manière de noter doit & qui ne la rend que plus ridicule aux
feulement pafler pour une forte d'abré- oreilles fenfibles.
174 Lettre SUR LA
ritalienne , quelle connoiiïance ils avoient d'elle & de l'art en
général.
Je dois ajouter qu'il eft effentiel d'aller bien exadement en
mefure ; mais je prévois que cet avertiiïement , fuperflu dans tout
autre pays, fera fort inutile dans celui-ci, & cette feule omiflîon
entraîne néceflàirement l'incompétence du jugement.
Avec toutes ces précautions, le caraélère de cliaque genre ne
tarde pas h fe déclarer , & alors il eft bien diflicile de ne pas re-
vêtir les phrafes des idées qui leur conviennent, & de n'y pas ajou-
ter , du moins par l'efprit , les tours & les ornemens qu'on a la
force de leur refufer par le chant. Il ne faut pas non plus s'en te-
nir a une feule épreuve, car un air peut plaire plus qu'un autre,
fans que cela décide de la préférence du genre ; & ce n'ell qu'a-
près un grand nombre d'effais qu'on peut établir un jugement rai-
fonnable ; d'ailleurs , en s'ôtant la connoiiïance des paroles , on
s'ôte celle de la partie la plus importante de la mélodie , qui ed
l'expreflîon ; & tout ce qu'on peut décider par cette voie , c'efl fi
la modulation eft bonne & fi le chant a du naturel & de la beauté.
Tout cela nous montre combien il eft difficile de prendre afTez
de précautions contre les préjugés, & combien le raifonnement
nous eu néceiïaire pour nous mettre en état de juger fainement des
chofes de goût.
J'AI fait une autre épreuve qui demande moins de précautions ,
& qui vous paroîtra peut-être plus décifive. J'ai donné à chanter
h des Italiens les plus beaux airs de Lulli , &: h des muficiens
François des .ajrs de Léo & du Pergolèfe, & j'ai remarqué que
quoique ceux-ci fuiïent fort éloignés de faifir le vrai goût de ces
morceaux, ils en fentoient pourtant la mélodie, & en tiroienrh
leurs manières des phrafes de mufique chantantes , agréables &
bien cadencées. Mais les Italiens folfiant très-exadement nos airs
les plus pathétiques , n'ont jamais pu y reconnoître ni phrafes ni
chant i ce n'étoit pas pour eux de la mufique qui eût du fens , mais
feulement des fuites de notes placées fans choix & comme au ha-
Musique Françoise. 175
zard ; ils les chantoient précirément , comme vous liriez des mots
Arabes écrits en caraflère François (5<^).
Troisième expérience. J'ai vu à Veniie un Arménien , hom-
me d'erprit , qui n'avoit jamais entendu de mufique , & devant le-
quel on exécuta , dans un même concert, un monologue François
qui commence par ce vers :
Temple facré féjour tranquille ,
Et un air de Caluppi qui commence par celui-ci :
Voi che languite feen^a Jperan^ ;
l'un & l'autre furent chantés , médiocrement pour le François , &
mal pour l'Italien , par un homme accoutumé feulement à la mufi-
que Françoife , & alors très-enthoufiafte de celle de M. Rameau.
Je remarquai dans l'Arménien , durant tout le chant François , plus
de furprife que de plaifir ; mais tout le monde obferva , dès les
premières mefures de l'air Italien , que fon vifage & fes yeux s'a-
doucifToient i il étoit enchanté, il prétoit fon ame aux impreffions
de la mufique , & quoiqu'il entendît peu la langue , les fimples fons
lui caufoient un raviflement fenfible. Dès ce moment on ne put
plus lui faire écouter aucun air François.
Mais fans chercher ailleurs des exemples , n'avons - nous pas
même parmi nous plufieurs perfonnes qui, ne connoifiant que no-
tre Opéra , croyoient de bonne foi n'avoir aucun goût pour le
chant , & n'ont été défabufés que par les intermèdes Italiens. C'efl
précifément parce qu'ils n'aimoient que la véritable mufique , qu'ils
croyoient ne pas aimer la mufique.
( j6 ) Nos muficiens prétendent ti- var/t mieux que la leur. Ils ne roient
rer un grand avantage de cette dif- pas qu'ils devroient tirer une conféquen-
férence ; Noi/s exécutons la mufique ce toute contraire , & dire , donc les
Italienne , difent-ils avec leur fierté Italiens ont une mélodie ^ & nous n'ai
accoutumée, & les Italiens ne peuvent avons points
exécuter la. nôtre ; donc notre mufique
17^ Lettre SUR LA
J'AVOUE que tant de faits m'ont rendu douteufe l'exiflence de
notre mélodie , & m'ont fait foupçonner qu'elle pourroit bien n'ê-
tre qu'une forte de plein-chant modulé , qui n'a rien d'agréable
en lui-même, qui ne plaît qu'à l'aide de quelques ornemens ar-
bitraires , & feulement à ceux qui font convenus de les trouver
beaux. Auflî h peine notre mufique efl-elle fupportable à nos pro-
pres oreilles , lorfqu'elle eft exécutée par des voix médiocres ,
qui manquent d'art pour la faire valoir. Il faut des Fel & des Je-
liottepour chanter la mufique Françoife ; mais toute voix eft bonne
pour l'Italienne , parce que les beautés du chant Italien font dans
la mufique même , au lieu que celles du chant François , s'il en a,
ne font que dans l'art du chanteur (57).
Trois chofes me paroiffent concourir à la perfeâion de la mé-
lodie Italienne. La première eft la douceur de la langue, qui, ren-
dant toutes les inflexions faciles , laiiïe au goût du muftcien la liberté
d'en faire un choix plus exquis , de varier davantage les combinai-
fons, & de donner à chaque adeur un tour de chant particulier ,
de même que chaque homme a fon gefte & fon ton qui lui font
propres, & qui le diftinguent d'un autre homme.
La deuxième eft la hardiefTe des modulations , qui , quoique
moins fervilement préparées que les nôtres , fe rendent plus agréa-
bles en fe rendant plus fenfibles ; & fans donner la dureté au chant,
ajoutent une vive énergie à l'exprefTion. C'eft par elle que le mu-
ficien , paiïant brufquement d'un ton ou d'un mode h un autre ,
&
( ^7 ) Au refte, c'eft une erreur de fort, nous difent nos maîtres ; enflez
croire qu'en général les chanteurs Ita- les fons , ouvrez la bouche , donnez
liens aient moins de voix que les Fran- toute votre voix. Plus doux , difent les
cois. Il faut au contraire qu'ils aient maîtres Italiens, ne forcez point, chan-
le timbre plus fort & plus harmonieux tez fans gène , rendez vos fons doux ,
pour pouvoir fe faire entendre fur les flexibles & coulans , réfervez les éclats
théâtres immenfes de l'Italie , fans cef- pour ces momens rares & palTagers ,
fer de ménager les fons , comme le où il faut furprendre & déchirer. Or,
veut la mufique Italienne. Le chant il me paroît que dans la nécefllté de fe
prancois exige tout l'effort des pou- faire entendre , celui-ci doit avoir plus
pions , toute l'étendue de la VOIX i plus de voix, qui peut fe paffer de crier.
Musique Françoise. 177
^: fupprimant , quand i! le faut, les tran/îtions intermédiaires & fcho-
laftiques , fait exprimer les réticences , les interruptions , les difcours
entrecoupés qui font le langage des partions impétueufes , que le
bouillant Métaftafe a employé fi fouvent, que les Porpora, les Ga-
luppi, les Cochi, les Jumella, les Perrez, les Terradeglias ont fu
rendre avec fuccès , & que nos poètes lyriques connoi/Tent auflï
peu que nos muficiens.
Le troifième avantage , & celui qui prête h la mélodie fon plus
grand effet , eft Textrême précifion de mefure , qui s'y fait fentir
dans les mouvemens les plus lents , ainfi que dans les plus gais :
précifion qui rend le chant animé & intéreiïant, les accompagne-
mens vifs & cadencés , qui multiplie réellement les chants, en fai-
fant d'une même combinaifon de fons autant de différentes mélo-
dies , qu'il y a de manières de les fcander; qui porte au cœur
tous les fentimens , & k Tefprit tous les tableaux ; qui donne au
muficien le moyen de mettre en air tous les caraftères de paroles
imaginables , plufieurs dont nous n'avons pas même l'idée (58),
& qui rend tous les mouvemens propres à exprimer tous les ca-
radères ('59), ou un feul mouvement propre à contrafler & chan-
ger de caraflère au gré du compofiteur.
Voila , ce me femble , les fources d'oîi le chant Italien tire fes
charmes & fon énergie ; h quoi l'on peut ajouter une nouvelle &
très-forte preuve de l'avantage de fa mélodie, en ce qu'elle n'exige
(y8) Pour ne pas fortir du genre miers élémens, & dont elle n'eft pas en
comique , le feul connu à Paris , voyez état d'exprimer un feul mot.
les airs , Quando fcioho avro il con-
tiattOy Sec. lo o un vefpajo ^ &c. O ( ^9 ) Je me contenterai d'en citer
quefto o quello t'ai a rifolvere , &c. A un feul exemple, mais très-frappant j
un gufto dajlordire^Scc. Stinofo mio , c'eft l'air : Se pur d'un infelice , Sec.
ftilipfo , &c. lofono una Doniella , &c. de la FaufTe Suivante ; air très-paihé-
Quanti maejtri , quanti dotteri , &c. tique fur un mouvement très-gai , au-
J Sbirri già lo afpettano , &c. Ma dun^ quel il n'a manqué qu'une voix pour
que il tejlamento , &c. Senti me , fe le chanter , un Orcheflre pour l'accom-
brami ftare , o che rifa , chepiacere , pagner , des oreilles pour l'entendre ,
&c. tous caraftères d'airs , dont la & la féconde partie qu'il ne falloit pas
mufique Françoife n'a pas les pre- fupprimer.
(Euvnsmélàs. lome I. Z
178 Lettre sur la
pas autant que la nôtre de ces fréquens renverfemens d'harmonie,
qui donnent à la bafTe-continue le véritable chant d'un defTus. Ceux
qui trouvent de fi grandes beautés dans la mélodie Françoife , de-
vroient bien nous dire à laquelle de ces chofes elle en eft rede-
vable , ou nous montrer les avantages qu'elle a pour y fuppléer.
Quand on commence a connoître la mélodie Italienne, on ne
lui trouve d'abord que des grâces , & on ne la croit propre qu'à
exprimer des fentimens agréables; mais pour peu qu'on étudie fon
caraflère pathétique & tragique, on eil bientôt furpris de la force
que lui prête l'art des compofiteurs , dans les grands morceaux de
mufique. C'eft à l'aide de ces modulations favantes , de cette har-
monie fimple & pure , de ces accompagnemens vifs &: brillans , que
ces chants divins déchirent ou raviflTent l'ame , mettent le fpeflateur
hors de lui-même, & lui arrachent dans fes tranfports des cris,
dont jamais nos tranquilles Opéra ne furent honorés.
Comment le muficien vient-il k bout de produire ces grands ef-
fets ? Eft-ce à force de contrafter les mouvemens , de multiplier
les accords , les notes, les parties? Eft-ce à force d'entafTer deiïeins
fur defleins , inftrumens fur inftrumens ? Tout ce fatras , qui n'eft
qu'un mauvais fupplément où le génie manque , étoufferoit le chant,
loin de l'animer , & détruiroit l'intérêt en partageant l'attention.
Quelque harmonie que puiflent faire enfemble plufieurs parties
toutes bien chantantes , l'effet de ces beaux chants s'évanouit auflî-
tôt qu'ils fe font entendre à la fois , & il ne reûe que celui d'une
fuite d'accords , qui , quoi qu'on puifie dire , eil toujours froide
quand la mélodie ne l'anime pas ; de forte que plus on entafTe des
chants mal-à-propos , & moins la mufique eft agréable & chantante;
parce qu'il eft impofîîble à l'oreille de fe prêter au même inf-
tant à plufieurs mélodies , & que l'une effaçant l'imprefîîon de l'au-
tre , il ne réfulte du tout que de la confufion & du bruit. Pour
qu'une mufique devienne intéreffante , pour qu'elle porte à l'ame
les fentimens qu'on y veut exciter, il faut que toutes les parties
concourent à fortifier l'exprelfion du fujet; que l'harmonie ne ferve
qu'à le rendre plus énergique ; que l'accompagnement l'embellif-
fe , fans le couvrir ni le défi^iirer i que la baiTe , par une mai'che
M u s I <i u E Françoise. 179
Tlniforme & fimple , guide en quelque forte celui qui chante &
celui qui écoute , fans que ni l'un ni l'autre s'en apperçoive i il
faut , en un mot, que le tout enfemble ne porte à la fois qu'une
mélodie à Toreille & qu'une idée k l'efprit.
CETtE unité de mélodie me paroît une règle indifpenfable , &
non moins importante en mufique , que l'unité d'aiflion dans une
Tragédie ; car elle efl fondée fur le même principe , & dirigée vers
le même objet. AufTi tous les bons compofiteurs Italiens s'y con-
forment-ils avec un foin qui dégénère quelquefois en afFeftationi
& pour peu qu'on y réfléchifle , on fent bientôt que c'eft d'elle
que leur mufique tire fon principal effet. C'efl dans cette grande
règle qu'il faut chercher la caufe des fréquens accompagnemens
à l'unifTon qu'on remarque dans la mufique Italienne , & qui , for-
tifiant l'idée du chant, en rendent en même-temps les fons plus
moelleux , plus doux & moins fariguans pour la voix. Ces unif-
fons ne font point praticables dans notre mufique , fi ce n'eft fur
quelques caractères d'airs choifis , & tournés exprès pour cela;
jamais un air pathétique François ne feroit fupporrable accompa-
gné de cette manière , parce que la mufique vocale & ihfirumen-
tale ayant parmi nous des caraflères difFérens , on ne peut , fans
pécher contre la mélodie éc le goût, appliquer à l'une les mêmes
tours qui conviennent à l'autre , fans compter que la mefure étant
toujours vague & indéterminée , fur-tout dans les airs lents , les inf-
trumens & la voix ne pourroient jamais s'accorder , & ne mar-
cheroient point aiïez de concert pour produire enfemble un effet
agréable. Une beauté qui réfulte encore de ces uniffons , c'efl
de donner une expreffion plus fenfible à la mélodie , tantôt en
renforçant tout-d'un-coup les inflrumens fur un pafTage , tantôt en les
radoucifTant , tantôt en leur donnant un trait de chant énergique &
faillant que la voix n'auroit pu faire , & que l'auditeur adroitement
trompé , ne laifTe pas de lui attribuer quand l'orcheftre fait le faire
fortir h propos. De-lh naît encore cette parfaite correfpondance dé
la fymphonie & du chant , qui fait que tous les traits qu'on admire
dans l'une, ne font que des développemens de l'autre; de forte que
c'efi toujours dans la partie vocale , qu'il faut chercher la fouree de
Zij
i8o Lettre SUR LA
toutes les beautés de raccompagnement. Cet accompagnement e/l
fi bien un avec le chant , & fi exadement relatif aux paroles , qu'il
femble fouvent déterminer le jeu & difter k l'adeur le gefte qu'il
doit faire ( 60 ) ; & tel qui n'auroit pu jouer le rôle fur les paroles
feules le jouera très-jufte fur la muflque , parce qu'elle fait bien
fa fonftion d'interprète.
Au refte, il s'en faut beaucoup que les accompagnemens Italiens
foient toujours a l'unifTon de la voix. Il y a deux cas affez fréquens
où le muficien les en fépare : l'un quand la voix roulant avec lé-
gèreté fur des cordes d'harmonie , fixe àffez l'attention pour que
l'accompagnement ne puifie la partager , encore alors donne-t-on
tant de fimplicité h cet accompagnement , que l'oreille afFeclée
feulement d'accords agréables , n'y fent aucun chant qui puifTe la
difl:raire. L'autre cas demande un peu plus de foin pour le faire
entendre.
Quand le muJîcUn Jaura fon art, dit l'auteur de la Lettre fur
les Sourds &c les Muets , les parties d'accompagnement concourront
ou à fortifier VexpreJJion de la partie chantante, ou à ajouter de nou-
velles idées que le fujet demandait, & que la partie chantante n aura
pu rendre. Ce pafTage me paroît renfermer un précepte très-utile ;
& voici comment je penfe qu'on doit l'entendre.
Si le chant eft de nature à exiger quelques additions » ou , com-
me difoient nos anciens muficiens , quelques diminutions {61) qui
ajoutent à l'expreflîon ou k l'agrément , fans détruire en cela l'u-
nité de mélodie , de forte que l'oreille, qui blàmeroit peut-être
ces additions faites par la voix , les approuve dans l'accompagne-
ment & s'en laifle doucement afFeder , fans ceffer pour cela d'être
( 60 ) On en trouve des exemples tu non penfi no fignora de la Bohé-
fréquens dans les intermèdes qui nous mienne , & dans prefque tous ceux
ont été donnés cette année, entr'autres qui demandent du jeu.
dans l'air à un gufio dajiordire du Maî-
tre de Mufique , dans celui fon Padro- ( ^I ) On trouvera le mot diminu-
ne de la Femme Orgueilleufe , dans ce- tion dans le quatrième volume de l'En-
Uii vi fo ben du Tracollo , dans celui cyclopédie.
Musique Françoise. i8f
attentive au chant ; alors i'habile muficien , en les ménageant k pro-
pos & les employant avec goût, embellira Ton fujet & le rendra
plus expreflîf fans le rendre moins un ;& quoique l'accompagne-
ment n'y foit pas exaétement femblable à la partie chantante , l'un
& l'autre ne feront pourtant qu'un chant & qu'une mélodie. Que
fi le fens des paroles comporte une idée accefToire que le chant
n'aura pas pu rendre , le muflcien l'enchafTera dans des filences ou
dans des tenues, de manière qu'il puifTe la préfenter h l'auditeur,
fans le détourner de celle du chant. L'avantage feroit encore plus
grand , fi cette idée acceffoire pouvoir être rendue par un accom-
pagnement contraint & continu , qui fit plutôt un léger murmure
qu'un véritable chant, comme feroit le bruit d'une rivière ou le
gazouillement des oifeaux : car alors le compofireur pourroit fé-
parer tout-à-fait le chant de l'accompagnement ; & deftinant uni-
quement ce dernier à rendre l'idée accefToire , il difpofera fon
chant de manière à donner des jours fréquens à l'orcheftre, en
obfervant avec foin que la fymphonie foit toujours dominée par
la partie chantante; ce qui dépend encore plus de l'art du compo-
fîteur, que de l'exécution des inftrumens ; mais ceci demande une
expérience confommée pour éviter la duplicité de mélodie.
Voila tout ce que la règle de l'unité peut accorder au goût du
muficien , pour parer le chant ou le rendre plus exprefîîf , foit en
embellifTant le fujet principal , foit en y en ajoutant un autre qui
lui refle affujetti. Mais de faire chanter à part des violons d'un côté,
de l'autre des flûtes , de l'autre des baffons , chacun fur un deffein
particulier, & prefque fans rapport entre eux, & d'appeller tout
ce cahos de la mufique , c'eil infulter également l'oreille & le ju-
gement des auditeurs.
Une autre chofe, qui n'ef^ pas moins contraire que la multipli-
cation des parties a la règle que je viens d'établir , c'efl l'abus ou
plutôt l'ufage des fugues, imitations, doubles defîeins , & autres
beautés arbitraires &: de pure convention , qui n'ont prefque de
mérite que la difficulté vaincue , & qui toutes ont été inventées dans
la naiiïance de l'art pour faire briller- le favoir, en attendant ou'it
fût queflion du génie. Je ne dis pas qu'il foit tout-à-fait impoflibîe
1^2 Lettre SUR LA
<le conrerver l'unité de mélodie dans une fugue , en conduifant ha-
bilement l'attention de Tauditeur d'une partie à l'autre , h mefurc
que le fujet y pafle ; mais ce travail eft fi pénible que prefque
perfonne n'y rcuflît, & fi ingrat, qu'à peine le fuccès peut -il dé-
dommager de la fatigue d'un tel ouvrage. Tout cela n'abouti/Tant
qu'à faire du bruit , ainfi que la plupart de nos chœurs , fi admi-
rés (6ï)y eft également indigne d'occuper la plume d'un homme
de génie , & l'attention d'un homme dégoût. A l'égard des contre-
fugues , doubles fugues , fugues renverfées , balTes contraintes , & au-
tres fottifes difficiles que l'oreille ne peut foufFrir, & quelaraifon ne
peut juftifier , ce font évidemment des reftes de barbarie & de mauvais
goût, qui ne fubfiftent, comme les portails de nos Églifes gothiques,
que pour la honte de ceux qui ont eu la patience de les faire.
Il a été un temps où l'Italie étoit barbare , & même après la
renaifTance des autres arts que l'Europe lui doit tous , la mufîque
plus tardive n'y a point pris aifément cette pureté de goût qu'on
y voit briller aujourd'hui , & l'on ne peut guères donner une plus
mauvaife idée de ce qu'elle étoit alors , qu'en remarquant qu'il
n'y a eu pendant long-temps qu'une même mufique en France &
en Italie ( ^3 ) , & que les muficiens des deux contrées communi-
[62} Les Italiens ne font pas eux- beaucoup pour faire honneur aux Pays-
mêmes tout-à-fait revenus de ce pré- Bas , du renouvellement de la mufi-
jugé barbare, lis fe piquent encore que , &: cela pourroit s'admettre fi
d'avoir dans leurs Églifes de la mufi- l'on donnoit le nom de mufique a un
que bruyante; ils ont fouvent des continuel rempliflage d'accords; mais
MelTes & des Motets à quatre chœurs , fi l'harmonie n'eft que la bafe commu-
chacun fur un deffein différent ; mais ne , & que la mélodie feule conftitue
les grands maîtres ne font que rire de le caraiflère , non-feulement la mufi-
tout ce fatras. Je me fouviens que que moderne eft née en Italie , mais il
Terradeglias me parlant de plufieurs y a quelque apparence , que dans tou-
Motets de fa compofiiion , où il avoic tes nos langues vivantes la mufique
mis des choeurs travaillés avec un grand Italienne efl la feule , qui puilfe réel-
foin , étoit honteux d'en avoir fait de lementexifter. Du temps d'Orlande &
fi beaux , & s'en excufoit fur fa jeu- de Goudimel on faifoit de l'harmonie
neife ; autrefois , difoit-il , j'aimois à & des fons ; Lully y a joint un peu de
faire du bruit; à préfent je tâche de cadence ; Correlli, Buononcini , Vin-
faire de la mufique. ci & Pergolèfe font les premiers , qui
[ 63 1 L'Abbé du Bos fe tourmente aient fait de la mufique.
Musique Françoise. 185
quoient familièrement entr'eux , non pourtant fans qu'on pût re-
marquer déjà dans les nôtres le germe /le cette jaloufie , qvù cft
inféparable de l'infériorité. Lully même , allarmé de Tarrivée de
Correlli, fe hâta de le faire chafier de France : ce qui lui fut d'au-
tant plus aifé que Correlli étoit plus grand homme , & par confé-
quent moins courtifan que lui. Dans ces temps où la mufique naif-
foit h peine , elle avoit en Italie cette ridicule emphafe de fçience
harmonique, ces pédantefques prétentions de doftrine qu'elle a
chèrement confervées parmi nous, & parlefquelles on diflingue au-
jourd'hui cette mufique méthodique, compa/Tée , mais fans génie ,
fans invention & fans goût , qu'on appelle à Paris , miijîque écrite
par excellence, & qui, tout au plus, n'eft bonne, en effet, qu'à
écrire , & jamais h exécuter.
Depuis même que les Italiens ont rendu l'harmonie plus pure,
plus (impie , & donné tous leurs foins à la perfedion de la mélodie ,
je ne nie pas qu'il ne foit encore demeuré parmi eux quelques légères
traces des fugues & defTeins gothiques , & quelquefois de doubles &
triples mélodies. C'eft de quoi je pourrois citer plu/îeurs exemples
dans les intermèdes qui nous font connus , & entr'autres le mauvais
quatuor , qui eu k la fin de la Femme Orgueilleufe. Mais outre que
ces chofes fortent du caraftère établi , outre qu'on ne trouve jamais
rien de femblable dans les Tragédies , àc qu'il n'eft pas plus jufte
de juger l'Opéra Italien fur ces farces , que de juger notre théâtre
François fur V Impromptu de Campagne ^ ou le Baron de la Crajfe ;
il faut auflî rendre juftice h l'art, avec lequel les compofiteurs ont
fourent évité dans ces intermèdes les pièges , qui leur étoient ten-
dus par les poètes , & ont fait tourner, au profit de la règle, des-
fituations qui fembloient les forcer à l'enfreindre.
De toutes les parties de la mufique , la plus difficile à traiter
fans fortir de l'unité de mélodie , eft le duo , & cet article mé-
rite de nous arrêter un moment. L'auteur de la lettre fur Omphale
a déjà remarqué que les duo font hors de la nature ; car rien n'eft
moins naturel que de voir deux perfonnes fe parler a la fois du-
rant un certain temps , foit pour dire la même chofe, foit pour fe
contredire , fans jamais s'écouter ni fe répondre : & qi^r.nd cette;
1^4
Lettre sur l'a
fuppofition poiirroit s'admettre en certains cas , il eft bien certain
que ce ne feroit jamais dans la Tragédie, oii cette indécence n'efl
convenable ni à la dignité des perfonnages qu'on y fait parler , ni
à réducation qu'on leur fuppofe. Or , le meilleur moyen de fau-
ver cette abfurdité , c'eft de traiter , le plus qu'il eft poffible , le duo
en dialogue , &: ce premier ibin regarde le poëte ; ce qui regarde
le muficien, c'efl: de trouver un chant convenable au fujet, & dif-
tribué de telle forte que chacun des interlocuteurs parlant alter-
nativement , toute la fuite du dialogue ne forme qu'une mélodie ,
qui, fans changer de fujet, ou du moins fans altérer le mouve-
ment, paiïe dans fon progrès d'une partie \ l'autre, fans ceffer
d'être une & fans enjamber. Quand on joint enfemble les deux
parties , ce qui doit fe faire rarement & durer peu , il faut trouver
un chant fufceptible d'une marche par tierces , ou par fixtes , dans
lequel la féconde partie faffe fon effet fans diftraire l'oreille de la
première. Il faut garder la dureté des diiïbnances , les fons perçans
& renforcés , le fortiffmio de l'orcheftre pour des inftans de défor-
dre & de tranfport, où les adeursfemblant s'oublier eux-mêmes ,
portent leur égarement dans l'ame de tout fpeftateur fenfible , &
lui font éprouver le pouvoir de l'harmonie fobrement ménagée.
Mais ces inftans doivent être rares & amenés avec art. Il faut, par
une mufique douce & affeccueufe , avoir déjà difpofé l'oreille & le
cœur h l'émotion , pour que l'un & l'autre fe prêtent à ces ébran-
lemens violens , & il faut qu'ils pafTent avec la rapidité , qui con-
vient à notre foibleffe \ car quand l'agitation eft trop forte , elle ne
fauroit durer , & tout ce qui efl au-delà de la nature ne touche plus.
En difant ce que les duo doivent être , j'ai dit précifément ce
qu'ils font dans les Opéra Itahens. Si quelqu'un à pu entendre fur
un Théâtre d'Itahe un duo tragique chanté par deux bons afleurs,
& accompagné par un véritable orcheftre , fans en être attendri ;
s'il a pu d'un œil fec afîîfter aux Adieux de Mandane & d'Arbace ,
je le tiens digne de pleurer k ceux de Lybie & d'Epaphus.
Mais fans infifter fur les duo tragiques , genre de mufique
dont on n'a pas même l'idée à Paris , je puis vous citer un duo
comique , qui y efl connu de tout le monde , & je le citerai hardi-
ment
Musique Françoise. 185
ment comme un modèle de chant, d'unité de mélodie, de dialo-
gue & de goût, auquel, félon moi , rien ne manquera , quand il
fera bien exécuté , que des auditeurs qui fâchent l'entendre : c'efl:
celui du premier a<5^e de la Serva Padrona, Lo conofco à quegl*
ochietti, &c. J'avoue que peu de muficiens François font en état d'en
fentir les beautés ; & je dirois volontiers du Pergolèfe , comme
Cicéron difoit d'Homère , que c'efl déjà avoir fait beaucoup de
progrès dans l'art, que de fe plaire à fa ledure.
J'ESPÈRE , Monfieur, que vous me pardonnerez la longueur de
cet article en faveur de fa nouveauté , & de l'importance de fon ob-
jet. J'ai cru devoir m'érendre un peu fur une règle auffi eflentielle
que celle de l'unité de mélodie ; règle dont aucun théoricien , que
je fâche, n'a parlé jufqu'à ce jour; que les compofiteurs Italiens ont
feuls fentie & pratiquée , fans fe douter , peut-être , de fon exif-
tence ; & de laquelle dépendent la douceur du chant, la force de
l'exprefTion , & prefque tout le charme de la bonne mufique. Avant
que de quitter ce fujet , il me refle à vous montrer qu'il en réfulte
de nouveaux avantages pour l'harmonie même, aux dépens de la-
quelle je femblois accorder tout l'avantage à la mélodie; &c que
rexprefîion du chant donne lieu h celle des accords en forçant le
compofiteur a. les ménager.
Vous refTouvenez-vous , Monfieur, d'avoir entendu quelquefois
dans les intermèdes qu'on nous a donnés cette année , le fils de l'entre-
preneur Italien , jeune enfant de dix ans au plus , accompagner quel-
quefois k l'Opéra? Nous fûmes frappés dès le premier jour de l'ef-
fet , que produifoit fous fes petits doigts l'accompagnement du cla-
vefiîn ; & tout le fpeclacle s'apperçut,à fon jeu précis & brillant, que
ce n'étoit pas l'accompagnateur ordinaire. Je cherchai aufli-tôt les
raifons de cette différence , car je ne doutois pas que le fieur Noblet
ne fût bon harmonise & n'accompagnât très -exadement : mais
quelle fut ma furprife , en obfervant les mains du petit bon-Jiomme ,
de voir qu'il ne rempliffoir prefque jamais les accords , qu'il fup-
primoit beaucoup de fons, & n'employoit très-fouvent que deux
doigts, dont l'un fonnoit prefque toujours l'oélave de la baffe! Quoi',
difois-je en moi-même , l'harmonie complette fait moins d'effet que
duvrcs mcUts. Tumè 1. A a
i86 Lettre SUR LA
rharmonie mutilée, & nos accompagnateurs , en rendant tons les ac-
cords pleins , ne font qu'un bruit confus , tandis que celui-ci avec
moins de fons fait plus d'harmonie , ou du moins rend fon accom-
pagnement plus fenfible & plus agréable ! Ceci fut pour moi un
problême inquiétant, & j'en compris encore mieux toute l'impor-
tance quand , après d'autres obfervations , je vis que les Italiens ac-
compagnoient tous de la même manière que le petit bambin, & que
par conféquent cette épargne , dans leur accompagnement , devoit
tenir au même principe que celle qu'ils afFeétent dans leurs par-
titions.
Je comprenois bien que la baffe étant le fondement de toute
harmonie , doit toujours dominer fur le refle , & que quand les autres
parties l'étouffent ou la couvrent, il en réfulte une confufion qui
peut rendre l'harmonie plus fourde ; & je m'expliquois ainfi pour-
<}uoi les Italiens , û économes de leur main droite dans l'accompa-
gnement , redoublent ordinairement a la gauche l'oclave de la baffe ;
pourquoi ils mettent tant de contre-baffes dans leurs orcheftres i
& pourquoi ils font fi fouvent marcher leurs quintes ( 6^ ) avec la
baffe , au lieu de leur donner une autre partie , comme les François
ne manquent jamais de faire. Alais ceci, qui pouvoir rendre rai-
fon de la netteté des accords , n'en rendoit pas de leur énergie,
& je vis bientôt qu'il devoit y avoir quelque principe plus caché &
plus -fin de l'expreflîon que je remarquois dans la fimplicité de
l'harmonie Italienne , tandis que je trouvois la nôtre fi compofée , il
froide & fi languiffante.
Je me fouviens alors d'avoir lu dans quelque ouvrage de M. Ra-
meau , que chaque confonance a fon caraiftère particulier , c'efl-h-
dire, une manière d'affedter l'ame qui lui eft propre; que l'effet de
la tierce n'efl point le même que celui de la quinte , ni l'effet de la
( 64 ) On peut remarquer a l'orchef- daigne-t-on pas même la copier en
ire de notre Opéra, que dans la mufi- pareil cas. Ceux qui conduifent l'or-
que Italienne les quintes ne jouent pref- cheftre ignoreroient -ils que ce défaut
que jamais leur partie, quand elle efl de liaifon entre la bafTe & le defTus,
à l'oftave de la balTej peut-être ne rend l'harmonie trop feche ?
Musique Françoise. 187
quarte le même que celui de la fîxte. De même les tierces & les
fixtes mineures doivent produire des affedions différentes de celles
que produifent les tierces & fîxtes majeures ; & ces faits une fois
accordés , il s'enfuit aflTez évidemment que les difTonances & tous
les intervalles poiïîbles , feront aufTî dans le même cas. Expérience
que la raifon confirme , puifque toutes les fois que les rapports font
différens , Timpreflion ne fauroit être la même.
Or , me difois-je à moi-même , en raifonnant d'après cette fup-
pofition , je vois clairement que deux confonances ajoutées l'une
à l'autre mal-à-propos , quoique félon les règles des accords, pour-
ront, même en augmentant l'harmonie , affoiblir mutuellement leur
effet, le combattre, ou le partager. Si tout l'effet d'une quinte
m'eft néceffaire pour l'expreflîon dont j'ai befoin , je peux rifquer
d'affoiblir cette expreflion par un troifîème fon , qui, divifant cette
quinte en deux autres intervalles , en modifiera néceffairement l'ef-
fet par celui des deux tierces dans lefquelles je la réfous ; & ces
tierces mêmes , quoique le tout enfemble fafle une fort bonne har-
monie , étant de différente efpèce , peuvent encore nuire mutuelle-
ment k l'impreffion l'une de l'autre. De même, û l'impreflion fi-
multanée de la quinte & des deux tierces m'éroit néceffaire, j'affoi-
blirois & j'altérerois mal-a-propos cette impreflion, en retranchant
un des trois fons qui en forment l'accord. Ce raifonnement devient
encore plus fenfible , appliqué à la diffonance. Supjîofons que j'aie
befoin de toute la dureté du triton , ou de toute la fadeur de la fauffe
quinte; oppofition , pour le dire en paffant, qui prouve combien
les divers renverfemens des accords en peuvent changer l'effet; fi
dans une telle circonflance , au lieu de porter a Toreille les deux
uniques fons qui forment la diffonance , je m'avife de remplir l'ac-
cord de tous ceux qui lui conviennent , alors j'ajoute au triton la fé-
conde & la fixte , & k la fauffe quinte la fixte & la tierce , c'efl-k-
du-e , qn'introduifant dans chacun de ces accords une nouvelle diffo-
nance , j'y introduis en même-temps trois confonances , qui doivent
néceffairement en tempérer & affoiblir l'effet, en rendant un de ces
accords moins fade & l'autre moins dur. C'efl donc un principe
certain & fondé dans la nature , que toute mufique où l'harmonie
A a ij
i88 Lettre sur la
ell fcrupuleufement remplie, rout accompagnemenr où tous les
accords font complets, doit faire beaucoup de bruit, mais avoir très-
peu d'expreiïîon : ce qui eft précifément le caradère de la mufique
Françoife. Il eft vrai qu'en ménageant les accords & les parties , le
choix devient difllcile & demande beaucoup d'expérience & de goût
pour le faire toujours à propos; mais s'il y a une règle pour aider
au compofiteur a fe bien conduire en pareille occa/îon , c'eft cer-
tainement celle de l'unité de mélodie que j'ai tâché d'établir ; ce
qui fe rapporte au caraélère de la mufique Italienne , & rend rai-
fon de la douceur du chant jointe à la force d'expreflîon qui y
régnent.
Il fuit de tout ceci , qu'après avoir bien étudié les règles élé-
mentaires de l'harmonie , le muficien ne doit point fe hâter de
la prodiguer inconfidérément , ni fe croire en état de compofer,
parce qu'il fait remplir des accords ; mais qu'il doit , avant que
de mettre la main \ l'œuvre , s'appliquer à l'étude beaucoup plus
longue & plus difficile des impreffions diverfes que les confonan-
ces , les diflbnances & tous les accords font fur les oreilles fenfi-
"bles , & fe dire fouvent à lui-même , que le grand art du compo-
fîteur ne confî/re pas moins à favoir difcerner dans l'occafion les
fons qu'on doit fupprimer , que ceux dont il faut faire ufage. C'eft en
étudiant & feuilletant fans cefTe les chefs-d'œuvres d'Italie , qu'il ap-
prendra a faire ce choix exquis, fi la nature lui a donné aflTez de
génie &: de goût pour en fentir la néceflîté \ car les difficultés de l'art
ne fe laifTent appercevoir qu'à ceux qui font fàm pour les vaincre ,
& ceux-là ne s'aviferont pas de compter avec mépris les portées
vuides d'une partition ; mais voyant la facilité qu'un écolier auroit
eue à les remplir , ils foupçonneront & chercheront les raifons de
cette (implicite trompeufe , d'autant plus admirable qu'elle cache
des prodiges fous une feinte négligence , & que Varte chc tutto fa y
nullu fi Jcuopre.
Voila, \ ce qu'il me femble, la caufe des effets furprenans,
que produit l'harmonie de la mullque Italienne , quoique beaucoup
moins chargée que la nôtre , qui en produit (i peu. Ce qui ne (1-
gnifie pas qu'il ne faille jamais remplir l'harmonie , mais qu'il ne
Musique Françoise. i8g
faut la remplir qu'avec choix & difcernement ; ce n'efl pas non
plus à dire que pour ce choix le muficien foit obligé de faire tous
ces raifonnemens , mais qu'il en doit fentir le réfultat. Oeft à lui
d'avoir du génie & du goût pour trouver les chofes d'effet; c'eft au
théoricien h en chercher les caufes , & a dire pourquoi ce font des
chofes d'effet.
Si vous jetrez les yeux fur nos compo/itions modernes, fur-
tout fi vous les écoutez , vous reconnoîtrez bientôt que nos mufi-
ciens ont fî mal compris tout ceci , que , s'efforçant d'arriver au
même but , ils ont diredement fuivi la route oppofée ; & s'il m'efl
permis de vous dire naturellement ma penfée , je trouve que plus
notre mufique fe perfeftionne en apparence , & plus elle fe gâte en
effet. Il étoit peut-être néceffaire qu'elle vînt au point où elle efl
pour accoutumer infenfiblement nos oreilles a rejetter les préjugés
de l'habitude , & a goûter d'autres airs que ceux dont nos nourri-
ces nous ont endormis; mais je prévois que pour la porter au très-
médiocre degré de bonté dont elle eft fufceptible , il faudra tôt
ou tard commencer par redefcendre ou remonter au point oùLuIIy
l'avoit mife. Convenons que l'harmonie de ce célèbre muficien efl
plus pure & moins renverfée, que fes ba/fes font plus naturelles
& marchent plus rondement, que fon chant efl mieux fuivi, que
fes accompagnemens moins chargés naiffent mieux du fujet & en
fortent moins , que fon récitatif efl beaucoup moins maniéré , &
par conféquent beaucoup meilleur que le nôtre; ce qui fe confirme
par le goût de l'exécution : car l'ancien récitatif étoit rendu par les
adleurs de ce temps-la tout autrement que nous ne faifons aujour-
d'hui; il étoit plus vif & moins traînant; on le chantoit moins, &
on le déclamoit davantage (6<)). Les cadences, les ports-de-voix
fe font multipliés dans le nôtre; il efl devenu encore plus languif-
fant , 6c l'on n'y trouve prefque plus rien qui le diflingue de ce
qu'il nous plaît d'appeller air.
(6^ ) Cela fe prouve par la durée qui les ont vus anciennement. Au/ïï
des Opéra de Lully , beaucoup plus toutes les fois qu'on redonne ces Opéra
grande aujourd'hui que de fon temps, eft- on obligé d'y faire des retranche-
lelon le rapport unanime de tous ceux , mens confidér ables.
iço Lettre SUR Lu4
Puisqu'il eu queftion d'airs & de récitatifs, vous voulez bien ,
Monfieur, que je termine cette lettre par quelques obfervations
fur Tun & fur l'autre , qui deviendront peut-être des éclaircifle-
mens utiles à la folution du problème dont il s'agit.
On peut juger de l'idée de nos mufîciens fur la conflitution
d'un Opéra , par la fingularité de leur nomenclature. Ces grands
morceaux de mufique Italienne qui raviffent ; ces chefs - d'œuvres
de génie qui arrachent des larmes, qui offrent les tableaux les plus
frappans , qui peignent les fituations les plus vives, & portent dans
l'ame toutes les pafllons qu'ils expriment, les François les appel-
lent des ariettes. Ils donnent le nom d'airj à ces infîpides chan-
fonnettes , dont ils entremêlent les fcènes de leurs Opéra , &
réfervent celui de monologues par excellence h ces traînantes &
ennuyeufes lamentations , à qui il ne manque, pour affoupir tout le
monde , que d'être chantées jufte & fans cris.
Dans les Opéra Italiens tous les airs font en fituation & font
partie des fcènes. Tantôt c'efl un père défefpéré , qui croit voir
l'ombre d'un fils qu'il a fait mourir injuflement , lui reprocher fa
cruauté : tantôt c'eft un Prince débonnaire , qui , forcé de donner
un exemple de févérité, demande aux Dieux de lui ôter l'Empire ou
de Ivii donner un cœur moins fenfible. Ici c'eft une mère tendre , qui
verfe des larmes en retrouvant fon fils qu'elle croyoit mort. Lk, c'eft
le langage de l'amour , non rempli de ce fade &c puérile galimatias
de flammes & de chaînes, mais tragique, vif, bouillant, entrecou-
pé , & tel qu'il convient aux paftîons impérueufes. C'eft fur de
telles paroles , qu'il fied bien de déployer toutes les richeffes d'une
mufique pleine de force &: d'expreflîon , & de renchérir fur l'énergie
de la poéfie par celle de l'harmonie & du chant. Au contraire, les pa-
roles de nos ariettes toujours détachées du fujet, ne font qu'un mifé-
rable jargon emmiellé , qu'on eft trop heureux de ne pas entendre :
c'eft une collection faite au hazard du très-petit nombre de mots
fonores que notre langue peut fournir , tournés & retournés de
toutes les manières, excepté de celle qui pourroit leur donner du
fens. C'eft fur ces impertinens amphigouris , que nos mufîciens
épuifent leur goût & leur favoir , & nos adeurs leurs geftes &: leurs
M u s I q u E Françoise- 191
poumons, c'efl à ces morceaux e.vtravagms , que nos femmes fe
pâment d'admiration ; & la preuve la plus marquée que la muflque
Françoife ne fait ni peindre ni parler , c'efl: qu'elle ne peut dévelop-
per le peu de beautés dont elle efl fufceptible , que fur des pa-
roles qui ne fignifient rien. Cependant , à entendre les François
parler de mufique , on croiroit que c'eft dans leurs Opéra qu'elle
peint de grands tableaux & de grandes paflions , & qu'on ne trouve
que des ariettes dans les Opéra Italiens , où le nom même d'a-
riette & la ridicule chofe qu'il exprime , font également inconnus.
Il ne faut pas être furpris de la grofliéreté de ces préjugés : la mu-
fique Italienne n'a d'ennemis , même parmi nous , que ceux qui n'y
connoiffent rien; & tous les François qui ont tenté de l'étudier dans
le feul deffein de la critiquer en connoifTance de caufe , ont bien-
tôt été fes plus zélés admirateurs (66).
APRiiS les ariettes , qui font à Paris le triomphe du goût mo-
derne , viennent les fameux monologues qu'on admire dans nos
anciens Opéra : fur quoi l'on doit remarquer que nos plus beaux
airs font toujours dans les monologues & jamais dans les fcènes ,
parce que nos adeurs n'ayant aucun jeu muet, & la mufique n'in-
diquant aucun gefte & ne peignant aucune fituation , celui qui gar-
de le filence , ne fait que faire de fa perfonne pendant que l'au-
tre chante.
Le caractère traînant de la langue , le peu de flexibilité de nos
voix , & le ton lamentable qui règne perpétuellement dans notre
Opéra , mettent prefque tous les monologues François fur un
mouvement lent; & comme la mefure ne s'y fait fentir ni dans le
chant, ni dans la bafle , ni dans l'accompagnement, rien n'efl fi
traînant, fi lâche , fi languiffant que ces beaux monologues que
tout le monde admire en bâillant; ils voudroient être triftes ôc ne
font qu'ennuyeux ; ils voudroient toucher le cœur , & ne font
qu'affliger les oreilles.
Les Itahens font plus adroits dans leurs Adagio : car lorfque le
[66] C'eû un préjugé peu favorable a la mufique Françoife , que ceux qui
la mépnfent le plus, foient précifément ceux qui la connoiflenc le mieux ; car
elle efl: aufli ridicule quand on l'examine , qu'infupportable quand on l'écoute.
'9^ Lettre sur la
chant eft fi lent qu'il feroit à craindre qu'il ne laifsit afFoiblîr'
l'idée de la mefure , ils font marcher la bafTe par notes égales qui
marquent le mouvement, & l'accompagnement le marque aufîi par
des fubdivifions de notes, qui, foutenant la voix & l'oreille en me-
fure , ne rendent le chant que plus agréable , & fur-tout plus éner-
gique par cette précifion. Mais la nature du chant François in-
terdit cette refTource à nos compofiteurs : car dès que l'aéleur fe-
roit forcé d'aller en mefure , il ne pourroitplus développer fa voix
ni fon jeu , traîner fon chant, renfler , prolonger fes fons , ni crier
à pleine tête , & par conféquent il ne feroit plus applaudi.
Mais ce qui prévient encore plus efficacement la monotonie ,
& l'ennui dans les Tragédies Italiennes, c'efl: l'avantage de pouvoir
exprimer tous lesfentimens , & peindre tous les caradlères avec telle
mefure & tel mouvement qu'il plaît au conipofiteur. Notre mé-
lodie , qui ne dit rien par elle - même , tire toute fon expreflîon
du mouvement qu'on lui donne ; elle efl forcément trifte fur une
mefure lente , furieufe ou gaie fur un mouvement vif, grave fur un
mouvement modéré : le chant n'y fait prefque rien , la mefure
feule , ou , pour parler plus jufte , le feul degré de vîteffe détermine
le caraélère. Mais la mélodie Italienne trouve dans chaque mou-
vement des expreflîons pour tous les caractères , des tableaux pour
tous les objets. Elle e/î, quand il plaît au mu/îcien, tri/fe fur un
mouvement vif, gaie fur un mouvement lent, &, comme je l'ai
déjà dit , elle change fur le même mouvement de caraélère au gré
du compofiteur ; ce qui lui donne la facilité des contrafles, fans dé-
pendre en cela du poète & fans s'expofer à des contrefens.
Voila la fource de cette prodigieufe variété, que les grands
maîtres d'Italie favenr répandre dans leurs Opéra, fans jamais for-
tir de la nature : variété qui prévient la monotonie, la langueur &
l'ennui, & que les muficiens François ne peuvent imiter , parce que
leurs mouvemens font donnés par le fens des paroles , & qu'ils font
forcéj de s'y tenir , s'ils ne veulent tomber dans des contrefens ri-
dicules.
A l'égard du récitatif, dont il me reile à parler , il femble que
pour
M u s I q u E Françoise. 19^
pour en bien juger il faudroît une fois favoirprécifémentceque c'eUi
car jufqu'ici je ne fâche pas que de tous ceux qui en ontdifputé ,
perfonne fe foit avifé de le définir. Je ne fais , Monfleur , quelle
idée vous pouvez avoii- de ce mot; quant à moi, j'appelle récita-
tif une déclamation harmonieufe , c'eft-k-dire , une déclamation
dont toutes les inflexions fe font par intervalles harmoniques.
D'où il fuit que comme chaque langue a une déclamation qui lui
eft propre , chaque langue doit aufîî avoir fon récitatif particulier j
ce qui n'empêche pas qu'on ne puifTe très-bien comparer un ré-
citatif à un autre , pour favoir lequel des deux eft le meilleur,
ou celui qui fe rapporte le mieux à fon objet.
Le récitatif efl: nécefTaire dans les drames lyriques : i. Pour
lier l'aôion & rendre le fpeftacle un. 2. Pour faire valoir les airs,
dont la continuité deviendroit infupportable. 3. Pour exprimer une
multitude de chofes , qui ne peuvent ou ne doivent point être ex-
primées par la mufique chantante & cadencée. La fimple déclama-
tion ne pouvoit convenir k tout cela dans un ouvrage lyrique ,
parce <iue la tranfition de la parole au chant, & fur-tout du chant
îi la parole , a une dureté h laquelle l'oreille fe prête difficilement ,
& forme un contrafte choquant qui détruit toute l'illufion , ù: par
conféquent l'intérêt ; car il y a une forte de vraifemblance qu'il
faut conferver, même à l'Opéra, en rendant le difcours tellement
uniforme, que le tout puiffe être pris au moins pour une langue
hypothétique. Joignez h cela que le fecours des accords augmente
l'énergie de la déclamation harmonieufe , & dédommage avanta-
geufement de ce qu'elle a de moins naturel dans les intonations.
Il efl évident , d'après ces idées , que le meilleur récitatif, dans
quelque langue que ce foit, Ci elle a d'ailleurs les conditions né-
cefTaires , eft celui qui approche le plus de la parole ; s'il y en
avoir un qui en approchât tellement, en confervant l'harmonie qui
lui convient , que l'oreille ou l'efprit pût s'y tromper , on devroit
prononcer hardiment que celui-lk auroit atteint toute la perfeftion,
dont aucun récitatif puiffe être fufceptible.
Examinons maintenant fur cette règle ce qu'on appelle en France
iEuvrcs mclccs. Tome L Bb
194 Lettre SUR LA
récitatif, & dites-moi, je vous prie , quel rapport vous pouvez trou-
ver entre ce récitatif & notre déclamation? Comment concevrez-
vous jamais que la langue Françoife, dont l'accent eft fi uni, fi
fimple, fi modefte, fi peu chantant, foit bien rendue par les
bruyantes & criardes intonations de ce récitatif, & qu'il y ait quel-
que rapport entre les douces inflexions de la parole , & ces fons
foutenus & renflés , ou plutôt ces cris éternels qui font le tiflu de
cette partie de notre mufique encore plus même que des airs?
Faites, par exemple, réciter à quelqu'un qui fâche lire, les qua-
tre premiers vers de la fameufe reconnoifTance d'Iplîigénie. A
peine reconnoîtrez-vous quelques légères inégalités, quelques foi-
bles inflexions de voix dans un récit tranquille, qui n'a rien de
vif ni de paflîonné , rien qui doive engager celle qui le fait a éle-
ver ou abaifTer la voix. Faites enfuite réciter par une de nos ac-
trices ces mêmes vers fur la note du muficien , & tâchez , fi vous
le pouvez , de fupporter cette extravagante criaillerie , qui paiïe h
chaque inftant de bas en haut & de haut en bas , parcourt fans fu-
jet toute l'étendue de la voix, & fufpend le récit hors de propos
pour filer de beaux fons fur des fyllabes qui ne fignifient rien , &
qui ne forment aucun repos dans le fens.
Qu'on joigne k cela les fredons , les cadences, les ports-de-
voix qui reviennent à chaque infiant, & qu'on me dife quelle ana-
logie il peut y avoir entre la parole & toute cette mauffade pré-
tintaille, entre la déclamation & ce prétendu récitatif? Qu'on me
montre au moins quelque côté par lequel on puifTe raifonna-
blement vanter ce merveilleux récitatif François, dont l'invention
fait la gloire de LuUy ?
C'EST une chofe afiez plaifante que d'entendre les partifans de
la mufique Françoife fe retrancher dans le caraftère de la langue ,
& rejetter fur elle des défauts , dont ils n'ofent accufer leur idole ,
tandis qu'il eft de toute évidence que le meilleur récitatif qui peut
convenir k la langue Françoife, doit être oppofé prefque en tout
à celui qui y efl: en ufage : qu'il doit rouler entre de fort petits
intervalles, n'élever ni n'abaiiïer beaucoup la voix, peu de fons
foutenus , jamais d'éclats , encore moins de cris , rien fur-tout qui
i
Musique Frai^çoîse. 19 j
f eflemble au chant , peu d'inégalité dans la durée ou valeur des
notes , ainfi que dans leurs degrés. En un mot , le vrai récitatif
François , s'il peut y en avoii- un , ne fe trouvera que dans une
route direftement contraire à celle de Lully ôc de fes fucce/Teurs ;
dans quelque route nouvelle qu'aflurément les compofiteurs Fran-
çois , (i fiers de leur faux favoir , & par conféquent fi éloignés de
fentir & d'aimer le véritable, ne s'aviferont pas de chercher fi-tôt,
6c que probablement ils ne trouveront jamais.
Ce feroit ici le lieu de vous montrer par l'exemple du récitatif
Italien, que toutes les conditions que j'ai fuppofées dans un bon
récitatif, peuvent en effet s'y trouver ; qu'il peut avoir h la fois
toute la vivacité de la déclamation , & toute l'énergie de l'harmo-
nie \ qu'il peut marcher auffi rapidement que la parole , & être auffi
mélodieux qu'un véritable chant; qu'il peut marquer toutes les
inflexions , dont les paflions les plus véhémentes animent le dif-
cours, fans forcer la voix du chanteur, ni étourdir les oreilles de
ceux qui écoutent. Je pourrois vous montrer comment, à l'aide
d'une marche fondamentale particuUère, on peut multiplier les
modulations du récitatif d'une manière qui lui foit propre , & qui
contribue à le diftinguer des airs, où, pour conferver les grâces
de la mélodie , il faut changer de ton moins fréquemment , com-
ment fur-tout , quand on veut donner \ la paffion le temps de dé-
ployer tous fes mouvemens, on peut, h l'aide d'une fymphonie
habilement ménagée , faire exprimer à l'orcheftre , par des chants
pathétiques & variés, ce que Tafteur ne doit que réciter : chef-d'œu-
vre de l'art du muficien , par lequel il fait , dans un récitatif obligé (<? 7),
joindre la mélodie la plus touchante à toute la véhémence de
la déclamation , fans jamais confondre l'une avec l'autre : je pour-
rois vous déployer les beautés fans nombre de cet admirable ré-
citatif, dont on fait en France tant de contes aufli abfiurdes que
[ 67 ] J'avois efpéré que le Sieur connoiffeurs , ce qu'ils jugent depuis
CafTarelli nous donneroic , au Concert fi long-teiïips ; mais fur fes raifons
Spirituel , quelque morceau de grand pour n'en rien faire , j'ai trouvé qu'il
récitatif & de chant pathétique , pour connoiflbit encore mieux que moi la.
faire entendre une fois aux prétendus portée de fes auditeurs.
Bbi;
içô
Lettre sur la
les jugemens qu'on s'y mêle d'en porter; comme fi quelqu'un
pouvoit prononcer fur un récitatif, fans connoître \ fond la lan-
gue k laquelle il eft propre. Mais pour entrer dans ces détails il
faudroit, pour ainfi dire, créer un nouveau diftionnaire , inventer
a chaque infiant des termes pour offrir aux le(fleurs François des
idées inconnues parmi eux, & leur tenir des difcours qui leur pa-
roîtroient du galimatias. En un mot , pour en être compris il fau-
droit leur parler un langage qu'ils entendiflent, & par conféquenc
de fcience & d'arts de tout genre , excepté la feule mufique. Je
n'entrerai donc point fur cette maHère dans un dérail affe61:é qui
ne fei'viroit de rien pour Tinflruflion des lefteurs , & fur lequel
ils pourroient préfumer que je ne dois qu'a leui* ignorance en cette
partie la force apparente de mes preuves.
Par la mcme raifon je ne tenterai pas non plus le parallèle
qui a été propofé cet liiver dans un écrit adreffé au petit Prophète
& k fes adverfaires, de deux morceaux de mufique , l'un Italien
& l'autre François, qui y font indiqués. La fcène Italienne con-
fondue en Itahe avec mille autres chefs-d'œuvres égaux ou fupé-
rieurs , étant peu connue à Paris, peu de gens pourroient fuivre
la comparaifon , & il fe trouveroit que je n'aurois parlé que pour
le petit nombre de ceux qui favoient déjà ce que j'avois k leur
dire. Mais quant h la fcène Françoife, j'en crayonnerai volontiers
l'analyfe avec d'autant plus de plaifir , qu'étant le morceau con-
facré dans la nation par les plus unanimes fuffrages , je n'aurai
pas à craindre qu'on m'accufe d'avoir mis de la partialité dans la
choix, ni d'avoir voulu fouflraire mon jugement a celui des lec-
reurs par un fujet peu connu.
Au refte , comme je ne puis examiner ce morceau fans en adop-
ter le genre , au moins par hypothèfe , c'eft rendre à la mufique
Françoife tout l'avantage que la raifon m'a forcé de lui ôter dans
le cours de cette lettre ; c'eft la juger fur fes propres règles ; de
forte que , quand cette fcène feroit auflî parfaite qu'on le pré-
rend , on n'en pourroit conclure autre chofe , /înon que c'eft de
la mufique Françoife bien faire , ce qui n'empêcher oit pas que lo
genre étajit démontré mauvais, ce ne fût abfolumcnt de mauva'ifô
M u s I (^ u E Françoise. 197
mufique ; il ne s'agit donc ici que de voir fi l'on peut l'admettre
pour bonne , au moins dans fon genre.
Je vais pour cela tâcher d'analyfer en peu de mots ce célèbre
monologue d'Armide , en/în il ejl en ma puijfancc, qui pafTe pour
un chef-d'œuvre de déclamation , & que les maîtres donnent eux-
mêmes pour le modèle le plus parfait du vrai récitatif François.
Je remarque d'abord que M. Rameau l'a cité avec raifon en
exemple d'une modulation exafte &: très-bien liée : mais cet éloge
appliqué au morceau dont il s'agit, devient une véritable fatyre ,
& M. Rameau lui-même fe feroit bien gardé de mériter une fem-
blable louange en pareil cas : car que peut - on penfer de plus
mal conçu que cette régularité fcholaftique dans une fcène oii l'em-
portement , la tendrefTe & le contrafte des paflions oppofées met-
tent l'adlrice & les fpedateurs dans la plus vive agitation > Armide
furieufe vient poignarder fon ennemi. A fon afped , elle héfite ,
elle fe lailFe attendrir , le poignard lui tombe des mains , elle ou-
blie tous fes projets de vengeance , & n'oublie pas un feul inftant
fa modulation. Les réticences, les interruptions , les tranfitions in-'
telleftuelles que le poëte offroit au muficien , n'ont pas été une
feule fois faifiespar celui-ci. L'héroïne finit par adorer celui qu'elle
vouloit égorger au commencement; le muficien finit en E fi mi
comme il avoit commencé , fans avoir jamais quitté les cordes
les plus analogues au ton principal, fans avoir mis une feule fois,
dans la déclamation de l'aflrice, la moindre inflexion extraordinaire
qui fît foi de l'agitation de fon ame , fans avoir donné la moin-
dre expreflîon à l'harmonie : & je défie qui que ce foit d'aflîgner
par la mufique leule , foit dans le ton, foit dans la mélodie, foit
dans la déclamation, foit dans l'accompagnement, aucune diffé-
rence fenfible entre le commencement & la fin de cette fcène,
par où le fpedateur puifle juger du changement prodigieux , qui
s'eft fait dans le cœur d'Armide.
Observez cette baffe -continue : que de croches! que de pe-
tites notes paffagères pour courir après la fuccefîïon harmonique !
Eft-ce ainfi que marche la baffe d'un bon récitatif, où l'on ne doit
198
Lettre sur la
entendre que de groflTes notes, de loin en loin, le plus râfement
qu'il eft poflîble , & feulement pour empêcher la voix du récitant
& Toreille du fpeflateur de s'égarer?
Mais voyons comment font rendus les beaux vers de ce mo-
nologue , qui peut paffer en effet pour un chef-d'œuvre de poéfie.
Enfin il ejî en ma puijfancc.
Voila un trille {6%), &, qui pis eft, un repos abfolu dès le
premier vers , tandis que le fens n'eft achevé qu'au fécond. J'avoue
que le poëte eut peut-être mieux fait d'omettre ce fécond vers, &
de laifTer aux fpeftateurs le plaifir d'en lire le fens dans l'ame de l'ac-
trice j mais puifqu'il Ta employé, c'étoit au muficien de le rendre.
Ce fatal ennemi, ce fuperbe vainqueur!
Je pardonnerois peut-être au muficien d'avoir mis ce fécond
vers dans un autre ton que le premier , s'il fe permettoit un peu
plus d'en changer dans les occafions néceflaires.
Le charme du fommeil le livre à ma vengeance .
Les mots de charme Se de fommeil ont été pour le muficien
un piège inévitable ^ il a oublié la fureur d'Armide , pour faire ici
un petit fomme , dont il fe reveillera au mot percer. Si vous croyez
que c'eft par hazard qu'il a employé des fons doux fur le pre-
mier hémiftiche, vous n'avez qu'a écouter la baffe : LuUy n'étoit
pas homme à employer de ces dièfes pour rien.
Je vais percer fon invincible cœur.
Que cette cadence fànale efl: ridicule dans un mouvement aufilî
(68 ) Je fuis contraint de francifer tant dans la néceiïîté de me fervir du
te mot pour exprimer le battement de mot de ca^e^ice dans une autre accep-
gofier que les Italiens appellent ainfi , tion , il ne m'écoit pas poflîble d'éviter
parce que me trouvant à chaque inf- autrement des équivoques continuelle»»
Musique Françoise. 199
impétueux ! Que ce trille eft froid & de mauvaife grâce ! Qu'il
eft mal placé fur une fyllabe brève, dans un récitatif qui devroic
voler , & au milieu d'un tranfport violent !
Par lui tous mes captifs font for lis d'efclavagc ;
Qu'il éprouve toute ma rage.
On voit qu'il y a ici une adroite réticence du poëte. Armi-
de , après avoir dit qu'elle va percer l'invincible cœur de Renaud ,
fent dans le fien les premiers mouvemens de la pitié , ou plutôt
de l'amour; elle cherche des raifons pour fe raffermir, & cette
rranfition intellefcuelle amène fort bien ces deux vers , qui fans
cela fe lieroient mal avec les précédens , & deviendroient une ré-
pétition tout-à-fait fuperflue de ce qui n'eft ignoré, ni de l'adrice
ni des fpecftateurs.
Voyons maintenant comment le muficien a exprimé cette mar-
che fecrette du cœur d'Armide. Il a bien vu qu'il falloit mettre
un intervalle entre ces deux vers & les précédens , & il a fait un
/îlence qu'il n'a rempli de rien , dans un moment où Armide avoit
tant de chofes \ fentir , & par conféquent l'orcheftre \ exprimer.
Après cette paufe , il recommence exactement dans le même ton,
fur le même accord, fur la même note par oîi il vient de finir,
paffe fucceflîvement par tous les fons de l'accord durant une me-
fure entière , & quitte enfin avec peine , & dans un moment où
cela n'efl: plus néceffaiie, le ton autour duquel il vient de tour-
ner fi mal-h-propos.
Qud trouble me faifit? Qui me fait héjîter ?
Autre filence , & puis c'efl tout. Ce vers eft dans le même
ton , prefque dans le même accord que le précédent. Pas une
altération qui pui/Te indiquer le changement prodigieux qui fe fait
dans l'ame & dans les difcours d'Armide. La tonique, il e(l vrai,
devierit dominante par un mouvement de bafle. Eh Dieux ! il e/l
bien queftion de tonique «Se de donoinante dans un infiant , où
aoo Lettre sur la
toute lîaifon harmonique doit être interrompue , où tout doit pein-
dre le défordre & l'agitation ! D'ailleurs , une légère altération
qui n'eft que dans la baflè , peut donner plus d'énergie aux in-
flexions de la voix , mais jamais y fuppléer. Dans ce vers , le cœur ,
les yeux , le vifage , le gefte d'Armide , tout eft changé , hormis
fa voix : elle parle plus bas , mais elle garde le même toiu
Qu'ejî'ce qu'en fa faveur la pitié m< veut dire ?
Frappons.
Comme ce vers peut être pris en deux fens difFérens , je ne
veux pas chicaner Lully pour n'avoir pas préféré celui que j'au-
roîs choifî. Cependant il eft incomparablement plus vif, plus ani-
mé , & fait mieux valoir ce qui fuit. Armide , comme Lully la
fait parler , continue k s'attendrir en s'en demandant la caufe à
elle-même :
QueJ}-ce qu en fa faveur la pitié me veut dire ?
Puis tout d'un coup elle revient k fa fureur par ce feul mot :
Frappons.
Armide indignée, comme je la conçois, après avoir héfité,
rejette avec précipitation fa vaine pitié, & prononce vivement &
tout d'une haleine en levant le poignard :
Quefî-ce quen fa faveur la pitié me veut dire ?
Frappons.
Peut-être Lully même a-t-il entendu aînfi ce vers, quoiqu'il
Tait rendu autrement : car fa note décide fi peu la déclamation ,
c[u'on lui peut donner fans rifque le fens que l'on aime mieux.
. ; , . . Ciel qui peut m'arrcter?
Achevons , . . je frémis! vengeons-nous . . ,jefoupire.
Voit-i
M u s I (i u E Françoise. 20 ï
Voila certainement le moment le plus violent de toute la
fcène. C'eft ici que fe fait le plus grand combat dans le cœur
d'Armide. Qui croiroit que le muficien a laiiïe toute cette agi-
tation dans le même ton, fans la moindre tranfition intelleftuelle,
fans le moindre écart harmonique, d'une manière fi infipide ,
avec une mélodie fi peu caraclérifée & une fi inconcevable mal-
adrefTe, qu'au lieu du dernier vers que dit le poète,
Achevons; je /remis. Vengeons - nous ; je foupire.
le muficien dit exaftement celui-ci :
Achevons ; . achevons. Vengeons - nous ; vengeons - nous.
Les trilles font fur-tout un bel effet fur de telles paroles , &
c'eft une chofe bien trouvée que la cadence parfaite fur le mot
foupire.
JEy?-cc ainji que je dois me venger aujourd'hui ?
Ma colère s'éteint quand j'approche de lui.
Ces deux vers feroient bien déclamés s'il y avoit plus d'inter-
valle entr'eux, & que le fécond ne finît pas par une cadence par-
faite. Ces cadences parfaites font toujours la mort de Texpreflion,
fur-tout dans le récitatif François , où elles tombent fi lourdement.
plus je le vois , plus ma vengeance ejî vaine.
TouTfe perfonne qui fentira la véritable déclamation de ce
vers, jugera que le fécond hémiftiche eft à contre-fens; la voix
doit s'élever fur ma vengeance, & retomber doucement fur vaine.
Mon bras tremblant fe rtfufe à ma haine.
Mauvaise cadence parfaite ! d'autant plus qu'elle ell accom-
pagnée d'un trille.
(Euvres mêlées. Tome /. . Ce
202 Lettre sur la
Ah ! quelle cruauté de, lui ravir h jour.
Faites déclamer ce vers h Mademoirelle Dumefnil , & vous
trouverez que le mot cruauté fera le plus élevé, & que la voix
ira toujours en baiiïant jufqu'à la fin du vers; mais le moyen de
ne pas faire poindre le jour ! je reconnois-lh le muficien.
Je pafTe, pour abréger, le rcfle de cette fcène , qui n'a plus
rien d'intéreflant ni de remarquable, que les contre-fens ordinai-
res & des trilles continuels , & je finis par le vers qui la termine.
Que y s'il fe peut , je le hdiffe.
Cette parenthèfe , /z/yè peut, me femble une épreuve fuffi-
fante du talent du muficien ; quand on la trouve fur le même
ton , fur les mêmes notes que je le hdijje , il eft bien difficile de
ne pas fentir combien Lully étoit peu capable de mettre de la
mufique fur les paroles du grand homme qu'il tenoit à fes gages.
A regard du petit air de guinguette qui eft à la fin de ce
monologue , je veux bien confentir à n'en rien dire , & s'il y a
quelques amateurs de la mufique Françoife , qui connoiflentla fcène
Italienne qu'on a mife en parallèle avec celle-ci, &: fur -tout l'air
impétueux , pathétique & tragique qui la termine , ils me fauront
gré fans doute de ce fdence.
Pour réfumer, en peu de mots, mon fentimentfur le célèbre
monologue, je dis que fi on l'envifage comme du chant, on n'y trouve
ni mefure , ni caraélère , ni mélodie : fi l'on veut que ce foit du
récitatif, on n'y trouve ni naturel ni expreflion ; quelque nom
qu'on veuille lui donner , on le trouve rempli de fons filés , de
trilles & autres ornemens du chant, bien plus ridicules encore dans
une pareille fituation qu'ils ne le font communément dans la mu-
fique Françoife. La modulation en eft régulière, mais puérile par
cela même , fcholafiique , fans énergie , fans afFedion fenfible.I. 'ac-
compagnement s'y borne à la baffe continue , dans une fituation
où toutes les puifTances de la mufique doivent être déployées; &
M u s I q u E Françoise. 203
cette bafTe ^ft plutôt celle qu'on feroit mettre à un écolier fous
la leçon de mufique , que Taccompagnement d'aune vive fcène de
l'opéra , dont rharmonie doit être choifie & appliquée avec un
difcernement exquis , pour rendre la déclamation plus fenfîble &
l'exprefTlon plus vive. En un mot, fi Ton s'avifoit d'exécuter la
mufique de cette fcène fans y joindre les paroles , fans crier ni
gefliculer , il ne feroit pas poffible d'y rien démêler d'analogue
a la fituation qu'elle veut peindre , & aux fentimens qu'elle veut
exprimer , & tout cela ne paroîtrort qu'une ennuyeufe fuite de
fons modulés au hazard & feulement pour la faire durer.
Cependant ce monologue a toujours fait , & je ne doute pas
qu'il ne fit encore un grand effet au théâtre , parce que les vers
en font admirables .& la fituation vive & intéreflante. Mais fans
les bras & le jeu de l'a(51:rice, je fuis perfuadé que perfonne n'en
pourroit fouffrir le récitatif, & qu'une pareille mufique a grand
befoin du fecours des yeux , pour être fupportable aux oreilles.
Je crois avoir fait voir qu'il n'y a ni mefure , ni mélodie dans
la mufique Françoife , parce que la langue n'en eft pas fufcepti-
ble ; que le chant François n'eft qu'un aboiement continuel , in-
fupportable à toute oreille non prévenue ; que l'harmonie en cfl:
brute , fans expreffion , & fentant uniquement fon remplifTage d'é-
colier ; que les airs François ne font point des airs ; que le réci-
tatif François n'eft point du récitatif D'où je conclus que les Fran-
çois n'ont point de mufique & n'en peuvent avoir (6^) j ou que
ù jamais ils en ont une , ce fera tant pis pour eux.
Je fuis , &c.
(69) Je n'appelle pas avoir une fera déformais l'étude denosmuficiens,
mufique que d'emprunter celle d'une eft trop monftrueux pour être admis ,
autre langue pour tâcher de l'appli- & le carafière de notre langue ne s'y
quer a la fienne,& j'aimerois mieux prêtera jamais. Tout au plus quelques
que nous gardafllons notre mauffade pièces comiques pourront-elles pader
& ridicule chant , que d'affocier en- en faveur de la fymphonie ; mais je
core plus ridiculement la mélodie Ita- prédis hardiment que le ^enre rragi-
lienne a la langue Françoife. Ce dé- que ne fera pas même tenté. On a
goûtant aflemblage , qui peut-être applaudi , cet été, à l'opéra comique,
C c ij
204
Lettre sur l a &
c.
l'ouvrage d'un homme de talent qui
paroît avoir écouté la borme mufique
avec de bonnes oreilles , & qui en a
traduit le genre François d'au/Ti près
qu'il étoit pofïïble; fes accompagne-
mens font bien imités, fans être co-
piés; & s'il n'a point fait de chant,
c'eft qu'il n'eft pas poflîble d'en faire.
Jeunes muficiens , qui vous fentez du
talent , continuez de méprifer en pu-
blic la mufique Italienne , je fens bien
que votre intérêt préfent l'exige ; mais
hâtez-vous d'étudier, en particulier,
cette langue & cette mufique , fi vous
voulez pouvoir tourner un jour con-
tre vos camarades le dédain que vous
affetftez aujourd'hui contre vos maî-
tres.
20J
EXTRAIT
D' U N E
LETTRE DE M. ROUSSEAU,
A M
Sur les Ouvrages de M. Rameau.
J E voudrois d'abord tâcher de fixer , à-peu-près , Pidée qu'un
homme raifonnable & impartial , doit avoir des ouvrages de M.
Rameau ; car je compte pour rien les clabauderies des cabales
pour & contre. Quant à moi je pourrai mal juger par défaut
de lumières ; mais fi la raifon ne fe trouve pas dans ce que j'en
dirai, l'impartialité s'y trouvera sûrement, & ce fera toujours avoir
fait le plus difficile.
Les ouvrages théoriques de M. Rameau ont ceci de fort fin-
gulier , qu'ils ont fait une grande fortune fans avoir été lus , &
ils le feront bien moins déformais, depuis qu'un philofophe (70)
a pris la peine d'écrire le fommaire de la doârine de cet auteur.
Il eft bien sûr que cet abrégé anéantira les originaux , & avec un
tel dédommagement on n'aura aucun fujet de les regretter. Ces
difFérens ouvrages ne- renferment rien de neuf ni d'utile, que le
principe de la bafle fondamentale (71) ; mais ce n'efl pas peu
de chofe que d'avoii" donné un principe, fût-il même arbitraire
h un art qui fembloit n'en point avoir, & d'en avoir tellement
facilité les règles que Tétude delà compofirion, qui étoit autre-
fois une affaire de vingt années , eft h préfent celle de quelque
mois. Les muficiens ont faifi avidement la découverte de M. Ra-
meau en affedant de la dédaigner. Les Élèves fe font multipliés
avec une rapidité étonnante j on n'a vu de tous côtés que pe-
(70) M. d'Alembert.
[71] Ce n'eft point par oubli que je ne dis rien ici du prétendu prin-
cipe phyfique de l'harmonie.
2o6 Extrait d' u n e Lettre
tits compofiteurs de deux jours , la plupart fans talens , qui faî-
foient les docteurs aux dépens de leur maître ; & les fervices très-
réels, très-grands & très-folides que M. Rameau a rendus à la
mufique , ont en même temps amené cet inconvénient, que la
France s'eft trouvée inondée de mauvaife mufique & de mauvais
muficiens, parce que chacun croyant connoître toutes les finefTes
de Tart , dès qu'il en a fu les élémens , tous Ce font mêlés de faire
de rharmonie , avant que l'oreille & l'expérience leur eufTent ap-
pris à difcerner la bonne.
A regard des opéra de M. Rameau, on leur a d'abord cette obli-
gation d'avoir les premiers élevé le Théâtre de l'opéra au-deflTus des
tréteaux du Pont-neuf. Il a franchi hardiment le petit cercle de
très - petite mufique autour duquel nos petits muficiens tournoient
fans cefTe depuis la mort du grand Lully : de forte que , quand
on feroit affez injulle pour refufer des talens fupérieurs à M. Ra-
meau , on ne pourroit au moins difconvenir qu'il ne leur ait en
quelque forte ouvert la carrière , & qu'il n'ait mis les muficiens f
qui viendront après lui , à portée de déployer impunément les
leurs ; ce qui afTurément n'étoit pas une entreprife aifée. Il a
fenti les épines ; fes fuccefTeurs cueilleront les rofes.
On l'accufe aflez légèrement, ce me femble , de n'avoir travaillé
que fur de mauvaifes paroles ; d'ailleurs pour que ce reproche
eût le fens commun, il faudroit montrer qu'il a été à portée d'en
choifir de bonnes. Aimeroit-on mieux qu'il n'eût rien fait dutoutî
Un reproche plus jufle eu de n'avoir pas toujours entendu celles
dont il s'efi chargé ,. d'avoir fouvent mal faifi les idées du poète ,
ou de n'en avoir pas fubftitué de plus convenables , & d'avoir fait
beaucoup de contre-fens. Ce n'eft pas fa faute s'il a travaillé fur
de mauvaifes paroles ; mais on peut douter s'il en eût fait valoir
de meilleures. Il efi: certainement du côté de l'efprit & de l'intel-
ligence fort au-de/Tous de Lully , quoiqu'il lui foitprefque toujours
fupérieur du côté de l'exprefTion. M. Rameau n'eût pas plus fait
le monologue de Roland ( 72 ) > que Lully celui de Dardanus,
Il faut reconnoître dans M. Rameau un très - grand talent,
( 71 ) Acle IV. Scène II.
DE M, Rousseau a M... 207
beaucoup de feu, une tcte bien fonnante,une grande connoifTance
des renverfemens harmoniques & de toutes les chofes d'effet;
beaucoup d'art pour s'approprier, dénaturer, orner; embellir les
idées d'autrui , & retourner les Tiennes ; a/Tez peu de facilité pour
en inventer de nouvelles-, plus d'habileté que de fécondité, plus
de favoir que de génie : ou du moins un génie étouffé par trop
de favoir; mais toujours de la force & de Télégance , & n-ès-fou-
vent du beau chant.
Son récitatif e/1: moins nararel , mais beaucoup plus varié que
celui de Luliy ; admirable dans un petit nombre de fcènes , mau-
vais prefque par-tout ailleurs : ce qui eft peut-être autant la faute
du genre que la fienne ; car c'efl: fouvent pour avoir trop voulu
s'affervir a la déclamation, qu'il a rendu Ton chant baroque, &:
fes tranfirions dures. S'il eût eu la force d'imaginer le vrai réci-
tatif, (Se de le faire paffer chez cette troupe moutonnière , je crois
qu'il y eût pu exceller.
Il eil le premier qui ait fait des fymphonies & des aocompa-
gnemens travaillés , & il en a abufé. L'orcheftre de l'opéra ref-
fcmbloit avant lui à une troupe de quinze-vingts attaqués de pa-
ralyfie. Il les a un peu dégourdis. Ils affurent qu'ils ont acluel-
lement de l'exécution ; mais je dis , moi , que ces gens-là n'auront
jamais ni goût ni ame. Ce n'ell: encore rien d'érre enfemble , de
jouer fort ou doux, & de bien fuivre un a^eur. Renfoncer, adou-
cir, appuyer, dérober des fons, félon que le bon goût ou l'ex-
preflîon l'exigent; prendre l'efprit d'un accompagnement, faire
valoir & foutenir des voix , c'eft l'art de tous les orcheftres du
monde , excepté celui de notre opéra.
Je dis que M. Rameau a abufé de cet orcheilre tel quel. II
a rendu fes accompagnemens fi confus, fi chargés, û fréquens,
que la tète a peine à tenir au tintarmarre continuel de divers inf^
trumens, pendant l'exécution de fes opéra, qu'on auroît tant de
plaifir k entendre s'ils étourdiffoient un peu moins les oreilles. Cela
fait que l'orcheftre , k force d'être fans ceffb en jeu, ne faifir,ne
frappe jamais, &: manque prefque toujours fon effet. Il faut qu'a-
2o8 Extrait b' u n e L e t t r e,&c.
près une fcène de réciratif , un coup d'archet inattendu réveille
le fpedateur. le plus diftrait , & le force d'être attentif aux ima-
ges que l'auteur va lui préfenter, ou de fe prêter aux fentimens
qu'il veut exciter en lui. Voilà ce qu'un orcheftre ne fera point
quand il ne cefle de racler.
Une autre raifon plus forte contre les accompagnemens trop
travaillés , c'eft qu'ils font tout le contraire de ce qu'ils devroienc
faire. Au lieu de fixer plus agréablement l'attention du fpecfba-
teur , ils la détruifent en la partageant. Avant qu'on me perfua'de
que c'efT: une belle chofe que trois ou quatre defTeins enta.(^és
l'un fur l'autre par trois efpèces d'inftrumens , il faudra qu'on
me prouve que trois ou quatre aflions font néceffaires dans une
comédie. Toutes ces belles finefTes de l'art, ces imitations , ces
doubles deffeins , ces baffes contraintes, ces contrefugues ne font
que des monftres difformes, des monumens du mauvais goût ,
qu'il faut réléguer dans les cloîtres comme dans leur dernier afyle.
Poi>R revenir à M. Rameau, & finir cette digreffion, je penfe
que perfonne n'a mieux que lui faifi l'efprit des détails , perfonne
n'a mieux fu l'art des contraires ; mais en même-temps perfonne
n'a moins fu donner à fes opéra cette unité fi favaiite & fi de-
firée ; & il efl: peut-être le feul au monde qui n'ait pu venir h bout
de faire un bon ouvrage de plufieurs beaux morceaux fort bien
arrangés.
Et ungues
Exprimet, & molles imitabitur art capillos ;
Infdix operis fummâ , quia ponerc totum
Ue/cier.
Voila , Monfieur , ce que je penfe des ouvrages du célèbre M.
Rameau , auquel il faudroit que la nation rendît bien des honneurs
pour lui accorder ce qu'elle lui doit. Je fais fort bien que ce ju-
gement ne contentera ni fes partifans , ni fes ennemis; auflî n'ai-
je voulu que le rendre équitable , & je vous le propofe , non com-
me la règle du vôtre , mais comme un exemple de la fincérité avec
laquelle il convient qu'un honnête homme parle des grands talens
qu'il admire , & qu'il ne croit pas fans défaut. LE
LE DEVIN
INTERMÈDE;
Repréfenté à Fontaine-Bkau , devant k Roi, les i8 & z^
Octobre tjsx;
Et à Paris, par l'Académie Royale de Mufique, le jeudi
premier Mars 1753.
(Euvres mtlêes. Tome I. T>è
MONSIEUR
D U C L O S,
HISTORIOGRAPHE DE FRANCE,
li'uD des Quarante de l'Académie Françoife, 6c des InC-
criptions &• Belles-Lettres.
Q>ou^tt7 y oA/Lontitur^ ^ aut ^^otzc nom foiL-
a la tue ac eu \Juvzaat ^ aui jtan^ \>ou^ utuuj)
jamau jnazu. \^t itza ma -pztmiczt Q^ untquzJ?
JJ&dicacc. ^Hiùt't-tllt -Çou^ taizt autant à* non-
ntur^ au a mot.
Otfuij y ae tout mon coeur^ ^
M
OPUtCUl
V
otzt ticj-numbù isr^ tztg-
ootiùant Q)tzÇittur^
X J. ROUSSEAU.
AVERTISSEMENT.
Q
UoiQ UE j'aie approuvé les changemens que mes amis
jugèrent à propos de faire à cet Intermède , quand il fut
joué à la Cour, & que fon fuccès leur fait dû en grande par-
tie , je n'ai pas jugé à propos de les adopter aujourd'hui , &
cela par plujîeurs raifons. La première ejl que, puifque cet
Ouvrage porte mon nom , il faut que ce foit le mien , dût-il en
être plus mauvais ; la féconde , que ces changemens pouvaient
être fort bien en eux-mêmes , & ôttr pourtant à la Pièce cette
unité fi peu connue, qui ferait le chef-d'œuvre de VArt, fi Von
pouvoit la conferver fans répétitions & fans monotonie. Ma.
troifième raifon eft que n'ayant fait cet Ouvrage que pour mon
amufement , fon vrai fuccès ejl de me plaire : or , perfonne ne
fait mieux que moi , comment il doit être pour me plaire le plus..
ACTEURS.
Colin.
COLETTE.
LE DEVIN.
TK-OUPE de jeunes cens du VILtAGE.
LE DEVIN
DU VILLAGE,
INTERMÈDE.
Le Théâtre, repréfente , d'un côte la maifon du Devin ; de Vautre,
des arbres & des fontaines; dans le fond ^ un hameau.
SCENE PREMIERE.
Colette, foupirant, Ù s'ejfuyant les yeux avec fon tablier.
::*z:
=S=
J
AI perdu tout mon bonheur, j'ai per-
du mon fer - vi - teur : Colin me dé - laif-
=|Êl^iË||Ê||^p^^i|p=|^Ê||
fe. Colin me dé- laif -fe. J'ai per-
2l6
Le Devin
^
du mon ferviteur, j'ai perdu mon fervitçur : Co-
*:g:ï:
^
A *%i -.... ^ - . « v-~H =*»^ te-i — +^-"++
» Il »»■■■»«■' II»- .^^ '■ I ' —' ...I» >| i ■ I II II I il i yH 'fm ^ i.i. l .— LJ,
^=
lin me dé-Iaif-fe, Co-lin me dé-laifTe.
■&iBg3:^
g^il
Hélas! il a pu changer! je voudr ois n'y plus fon-
==S£3=p£3^^|^^p^^=^E^P=
.1
ger. Hé-las! hé-lasî hé - las! hélas! il a
pu changer! je voudrois n'y plus fonger. Hé-
las ! lié - las! fy fonge fans celTe , j'y fon-
•^ ^ • f - • *
n^-
ge fans cef ^ fe. J'ai perdu , &:c. juffu'au mot TiN.
DU Village. ny
II m'aimoit autrefois , & ce fut mon malheur.
Mais quelle eft donc celle qu'il me préfère ?
Elle eu donc bien charmante! Imprudente Bergère,
Ne crains-tu point les maux que j'éprouve en ce jour?
Colin a pu changer i tu peux avoir ton tour.
Que me fert de rêver fans cefle ?
Rien ne peut guérir mon amour,
Et tout augmente ma triftefîe.
J'ai perdu mon ferviteur,
J'ai perdu tout mon bonheur ;
Colin me délaifTe.
Je veux le haïr .... je le dois ....
eut-être il m'aime encor .... Pourquoi me fuir fans CefTe?
Il me cherchoit tant autrefois!
Le Devin du canton fait ici fa demeure :
11 fait tout ; il faura le fort de mon amour :
Je le vois , & je v€ux m'éclaircir en ce jour.
SCENE IL
LE DEVIN, COLETTE.
( Tandis que le Devin s'avance gravement, Colette compte dans fit
main de la monnaie : puis elle la plie dans un papier , & la
prêfente au Devin, après avoir un peu héjttê à V aborder.)
Colette, d'un air timide.
Jl Erdrai-JE Colin fans retour ?
Dites-moi s'il faut que je meure.
Œuvres mêlées. Tome I. Ee
aiB Le B e V I n
Le Devin, gravement.
Je lis dans votre cœur, & j'ai lu dans le fien.
Colette.
O Dieux 1
Le Devin.
Modérez-vous.
Colette.
Ehl bien?
Col
in
Le Devin.
Vous efl: infidèle.
Colette.
Je me meurs.
L E D E V I N.
Et pourtant il vous aime toujours.
Colette, vivement.
Que dites-vous ?
Le Devin.
Plus adroite & moins belle,
" La Dame de ces lieux
Colette.
II me quitte pour elle ?
Le Devin.
Je vous l'ai déjà dit, il vous aime toujours.
Colette, trijîement.
Et toujours il me fuit.
DU Village.
Le Devin.
Comptez fur mon Tecours;
Je prétends a vos pieds ramener le volage.
Colin veut être brave ; il aime a fe parer :
Sa vanité vous a fait un outrage
Que fon amour doit réparer.
Colette.
I19
^^
'^ — -{
Si des galans de la vil - le j'eufle é-
fgiiÊ3giÉgpË^ É §i ÊÊiÊgÊiE
coûté les difcours , ah! qu'il m'eût é - té fa-
Fiw.
ci- le de former d'autres amours'. Mife en
■V
.^fJ._„
riche Demoi - fel - le , je bril - le-rois tous les
i; ;^ ;;^ ;;;^;|^gj;;;^;;g^;
jours ; de rubans
&: de den - tel - les je char-
Ee ij
120
Le Devin
—^
^=E"E~*EFEÊE^~ÊEE5!=Î~
ge - rois mes atours , Si des galans de la
■=z^it-z-z-
i^^iÉlÊi=lfeÊËi
ns
,-rrt=:
vil-le j'eufTe é - cou - té les difcours, ah! qu'il
m'eût été fa - ci - le ds former d'autres a-
'-!•-
mours \ Pour l'amour de l'in - fi - de - le j'ai re-
liiiilOiiiEiliiPiiii
fu - fé mon bonheur ; j'aimois mieux être moins
be!-le, & lui confer-ver mon cœurrj'ai-
__ _. 5 ^ -h rPzzzËz _fi__
mois mieux ê-tre moins bel - le , & lui conferver mon
cœur. Si des galans, Sec. A la rcprlje jufga'au molViN,
D V F 1 l L A G i,
Le Devin.
Je vous rendrai le fien : ce fera mon ouvrage.
Vous, a le mieux garder appliquez tous vos ibins,
Pour vous faire aimer davafitage ,
Feignez d'aimer un peu moins.
2H
^^ -"— "• -
^-^"^-fr-p a-T--r----F P ■-4— rr^ •-
L'amour croît, s'il s'in-qui - ec - te; il s'en-
mii^iilliiilliliigi
dort, s'il eu content, l'amour croît, s'il s'inqui-
êÈS;gSEg; ^E E ^;| E^ iE J^;Eg;Eg^;ggg|
et-te; il s'endort, s'il eft content, l'amour
croît , s'il s'in - qui — et - - te i il s'endort s'il
eft con - tent , il s'endort s'il efl: con-
tent, s'il eft content. La Ber-gè-re un pea
222
Le Devin
jpt
— ,-1 — di — Ë — s«__rËrr
mi^mm^m^^^^mm
co-quet-te rend le Berger plus conf-
jÊu -.^ rË= ^m^ _._ zê: zÊz
tant, la Bergère un peu co-quet-te rend
le Berger plus confiant, la Bergère un peu co-
gl!îÈpÊÊâÊÊËig:-^ÊÊgÊîËÊpp| p g|
quette rend le Berger^ plus confiant.
L'amour croît, $"11 sHn-qui - - et- te i il s'en-
ë gË ^Ê g=g Ëi|pgËîgÊgppÊiÊ
dort, s'il eft content, l'amour croît, s'il s'in - qui-
ri"^^~=rs=r=rpr
j^zn-zsszjig
='EEPEEgEEp=E^E=îEEgÉg=E
et»-tei il s'en-dort s'il efl con - - - tent,
DU VILLAGE:
12}
il s'endort s'il eft content, s'il eïl content.
La Bergère un peu co-quet-te rend le
^IliiiiiiiiliiiiEEÉÉ
Berger plus confiant, la Bergère un
ëËS ;É;EÉ;|§EÊgE^|;pEÉ ; pËEgÉE g ÉE ^E
peu co - qi:e:-te rend le Berger plus
^ËÎÊSEii
confiant.
Colette.
A vos fages leçons Colette s'abandonne.
Le Devin.
Avec Colin prenez un autre ton.
Colette,
Je feindrai d'imiter l'exemple qu'il me donne.
224 Le Devin
Le Devin.
Ne l'imitez pas tout de bon ;
Mais qu'il ne puifTe le connoître*
Mon art m'apprend qu'il va paroître;
Je vous appellerai quand il en (hra. temps.
SCENE III.
LE DEVIN.
^1 'Ai tout fu de Colin ; & ces pauvres enfans
Admirent tous les deux la fcience profonde
Qui me fait deviner tout ce qu'ils m'ont appris.
Leur amour à propos en ce jour me féconde ;
En les rendant heureux , il faut que je confonde
De la Dame du lieu les airs & les mépris.
SCENE IV.
LE DEVIN, COLIN.
Colin.
X-/ 'Amour & vos leçons m'ont enfin rendu fage;
Je préfère Colette à des biens fuperflus :
Je fus lui plaire en habit de village ;
Sous un habit doré qu'obtiendrois-je de plus ?
Le Devin.
Colin , il n'eiî plus temps , & Colette t'oublie.
C o n N.
Elle m'oublie, ô cielî Colette a pu changer?
Le
D V Village.
L B Devin.
Elle eft femme , jeune & jolie ;
Manqueroit-elle à fe venger ?
C O LIN.
225
Non, non, Co - let - te n'efl point trom-peu-fe, el-
lEil^ïiiiiiliEiPliil
le m'a promis fa foi; non, non, Co - let - te n'eil
point trompeu - fe , el - le m'a promis fa foi, el-
Fin.
le m'a promis fa foi. Peit-clle é-tre
Tamou - reu - fe d'un autre Berger que mo:?peut-
iHÊ^Iliiliiiiiiiiïil
elle être l'a - mou - reu - fe d'un au-tre Ber-
D'UN AIR PENSIF.
ger que moi ? Non , non , non , non , non , non , Colette , &c.
Œuvres méUcs. Tome L F f
^26 Le Devin
Le Devin.
Ce n'eft point un berger qu'elle préfère k toi ;
C'efl un beau Monfieur de la ville.
Colin.
Qui vous Ta dit ?
Le Devin, avec emphafe.
Mon art.
Colin.
Je n'en faurois douter.
Hélas 1 qu'il m'en va coûter
Pour avoir été trop facile 1
Aurois-je donc perdu Colette fans retour?
Le Devin.
On fert mal à la fois la fortune & l'amour.
D'être fl beau garçon quelquefois il en coûte.
Colin.
De grâce apprenez-moi le moyen d'éviter
Le coup affreux que je redoute.
Le Devin.
Laifle-moi feul un moment confuiter.
. ( Le Devin tire de fa poche, un livre de grimoire Ù un petit hdton.
de Jacob , avec le/quels il fait un charme. De jeunes Pay-
fannes , qui venaient le confuiter ylaijfent tomber leurs préfens y
^ fi fauvent tout effrayées en voyant f es contorfions,)
Le Devin.
Le charme eft fait. Colette ea ce lieu va fe rendre >
Il faut ici l'attendre.
DU Village.
Colin,
A l'appaifer pourrai-je parvenir ?
Hélas ! voudra-t-elle m'entendre ?
Le Devin.
Avec un cœur fidèle & tendre
On a droit de tout obtenir.
( A part. )
Sur ce qu'elle doit dire , allons la prévenir.
22'
SCENE V.
COLIN.
È^ÊÈÊËË^:
E vais re - voir ma char-man - te maî-
^z5zE3-rzj=jziilz=zi— i:W4zE==Ez|rE=Ez^=pzS
tref-re. Adieu châteaux, grandeurs, ri-chef-fe.
~0-
gE^gÊ Êgg pi|gE i^="^'^=^==^^
E^EÉ^ZÊ^ÊJ
votre éclat ne me tente plus. Si mes pleurs, mes
^!s^gEg|;p£!^iEg|^ Ê^
ibins af - jG - dus peuvent toucher ce que j'a-
Ff ij
228
Le Devin
^ifâlî^iPlpS
■ — p^ ,^ —
do-re , je vous ver - - rai renaître
en- - co - - re, doux momens que j'ai per-
^i Ë^ |Ê^E^E=;j|Êlpl|^Ei!gE^;
dus i je vous ver - - - rai renaître en-
i^SSiiiiiii
— îÈ*
co - re , doux momens que j'ai perdus
Colin.
Quand on fait ai-mer & plaire , a-t-
leiiîiiiiiiîiiiiiii
on
be - foin d'autre bien ? Rends-moi ton
:=É»-=tEz:
cœur , ma Ber - gè - re j Co - lin t'a ren-
DU Village, 229
m^fm%
du le fien. Mon cha - lu - meau , ma hou - let - te
liiilî^^liS^iii=
foyez mes feules gran - deurs : ma parure eft
ma Co - let - te ■■, mes tréfors font fes faveurs.
Quand .on fait aimer & plaire , a - t - on
î;i=
iliiliiiiiiiili
befoin d'autre bien ? Rends-moi ton cœur, ma Ber-
gè - re , Co - lin
Ferme.
t'a ren - du le fien.
Plus doux.
C_=ZQII=QI
iigiilî^liiliili
Que de Seigneurs d'impor - tan-cc voudroient bien
zjo
Le Devin
iliiiiiiliiîi^liii^ii
avoir fa foi! Malgré toute leur puif- fan-
^EggËpâPîppg^
ce, ils font moins heureux que moi; ils font
moins heureux que moi. Quand on, &c.
SCENE VI.
COLIN, COLETTE, parée.
C O L I N , û part.
J E Tappercois Je tremble en m'offrant à fa vue . .
.... Sauvons-nous ... . je la perds , fi je fuis. , . ,
Colette,^ part.
Il me voir. . . . Que je fuis émue!
Le cœur me bat ....
Colin.
Je ne fais où j'en fuis.
Colette.
Trop près, fans y fonger,je me fuis approchée.
DU Village. 2^1
Colin.
Je ne puis m'en dédire , il la faut aborder.
{A Colette , d'un ton radouci, & dun air moitié riant ^ moitié
emharrajfi. )
Ma Colerre .... étes-vous fâchée ?
Je fuis Colin : daignez me regarder.
Colette.
Colin m'aimoit, Colin m'étoit fidèle :
Je vous regarde , & ne vois plus Colin.
Colin.
Mon cœur n'i point changé : mon erreur trop cruelle
Venoit d'un fort jette par quelque efprit malin :
Le Devin l'a détruit. Je fuis, malgré l'envie,
Toujours Colin , toujours plus amoureux.
Colette.
Par un fort, à mon tour, je me fens poui'fuivîe.
Le Devin n'y peut rien.
Colin.
Que je fuis malheureux t
Colette.
D'un amant plus confiant
Colin.
Ah! de ma mort fuivie
Votre infidélité' ... 7
Colette.
Vos foins font fuperflns.
Non , Colin , je ne t'aime plus.
232
Le Devin
Colin.
Ta foi ne m'eft point ra - vi - - e :
non,
ÎS^ÊÊ^Ê]
con - fui - te mieux tan cœur. Toi-même en m'ô-
ZM
-n
tant la vi - e , tu perdrois tout ton bon-
lilElÉElIPiEpJiiïiî^ill
heur ; toi-même en m'ô - tant la vi - - e ,
tu per - drois tout ton bonheur.
Colette.
{A part.) {A Colin.)
Hélas ! non , vous m'avez trahie.
Vos foins font fuperflus.
Non, Colin, je ne t'aime plus.
Colin.
C'en efl: donc fait! vous voulez que te meure;
Et je vais pour jamais m'éloigner du hameau.
Colette,
DU V 1 1 1 A G i. i^y
Colette, rappdlant Colin qui s'éloigne lentement.
Colin ?
Colin.
Quoi?
Colette;
Tu me fuis!
Colin.
Faut-il que je demeure
Pour vous voir un amant nouveau?
DUO.
COLETTE.
^-
Tant qvi'h mon Co-lin j'ai fu plaire , mon fort
COLIN.
combloit mes defirs. Quand je plai-
^SÊ^ÊPlÉpiÊiiÊl^î
=!^ÊË^ii
fois h ma Ber-gè-re, je vi - vois dans
COLETTE. -|»i
les plaifirs. Depuis que fon cœur me mé-
piiiiiiÉiigiillii:
prife, un autre a gagné
duvres méléci. Tome I.
le mien.
Gg
^54
COLIN
Le Devin
A -près les doux nœuds qu'elle bri-fe, feroit-
il un au - tre bien? Ma Co - let - te fe
COLETTE.
^E-LE« g'— -|=E— [^— g--^^- — :E=|— — ==:— ^irr:^ '
dé - ga - ge.
Je crains
f
ggsiJ^-JÉCi E giggggg i:
un a-mant
vo - la - ge. Je me dé-
COLIN.
Je me dé-
lïliâyiiÊ^^ËiÊiiii
pi
:tir.
gage à mon tour, à mon tour. Mon cœur de -
gage à mon" tour, à mon tour. Mon ccurJe-
DU Village.
*5J
±z=î.
W^
Sgf=f
[5=P^:
S^t
5=&;
ve - nu pai - fi - ble , ou - blie - ra , s'il eft
+
-Si
^^^l
\- r
ve
- nu pai - fi - ble , ou - blie - ra, s'il eft
!
s^
^r-^
^mm^^^^ê
pof--fi--ble, que tu lui fus cher un
agigÊÊgÊÊgi^g^g iÊF ÊÊ^iÊ
pof--fi--ble, que tu lui fus chère
un
l^^iiiir^iiiiiifÉrÉ
jour", mon cœur de - ve - nu pai - fi - ble ,
jour , mon cœur de ve - nu pai fi - - ble ,
i
ou
blie-ra, s'il eft pof - fi-ble, s'il eft pof-
E^3-ïr^=r=pL^iîÊËiÊÊïËp]
ou-blie-ra, s'il eft pof-fi--ble, s'il eft pof-
236 Le Devin
fi - ble , que tu lui fus cher un jour,
fi - ble, que tu lui fus chère un jour
que tu lui fus cher un jour, mon cœur
que tu lui fus chère un jour , mon cœur
<|EiEEEÉEE^EEEEEÊ È| S^ÈEE^E^EË|fe^
/ de - - ve - nu pai - fi - - ble , ou - blie - ra ,
:^_z
îÊ^ï^ÊiÊi^pppi
de - - ve - - nu pai - fi — ble , ou - blie - - ra ,
5=^
H
v=:=\[
Ê=Ï3E
E
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s'il eft pof-fi-ble, s'il eft pof - - fi - ble,
l^m^m
:zçz
s'U eft pof - fi -- ble , s'il eft pof-fi-ble.
i> V Village.
37
g^iiiiiiiiiaiLlliii
\
que tu lui fus cher un jour, que tu
Ëi?:
=;7-^::fc=ST-
^PSE£:
que tu lui fus chère un jour, que tu
mw^m^
lui fus cher un jour , que tu 1
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^t=fc _lil=t=t >siz=ii4i=. -=t_\tz=st====
lui fus chère un jour, que tu lui fus
ŒE
cher un jour.
^-gjg^P
chère an jour.
Colin.
Quelque bonheur qu'on me promette
Dans les nœuds qui me font offerts,
J'euiïe encore préféré Colette
A tous les biens de l'univers.
Colette.
Quoiqu'un Seigneur jeune, aimtible
*3^ L E D E V I N
Me parle aujourd'hui d'amour.
Colin m'eût femblé préférable
A tout l'éclat de la Cour.
Colin, tendrement.
Ah! Colette!
C o L E T T E , avec un Jbupir,
Ah! Berger volage l
Faut-il t'aimer malgré moi!
( Colin fe jette aux pieds de Colette : elle lui fait remarquer à fon
chapeau un ruban fort riche qu'il a reçu de la Dame : Colin le
jette avec dédain. Colette lui en donne un plus Jîmple , dont elle
ctoit parée , & quil reçoit avec tranfport. )
DUO.
Ensemble.
A jamais Co - lin t'en - ga - ge Ton
îiiiî^iiî^i^iiiiî^î
--^-
cœur & fa foi , fon cœur & fa foi ,
ffl=
DU Village.
59
A ja--mais, Co - - lin , je t'en - ga - ge mon
\
caur & ma foi , mon cœur & ma
foi
fr
efeg
cœur
& fa foi.
Qu'un doux
f
-^m^
dtïzrz:
±z:
'S-
m^ ^-T-l» •
Qu'un
Ëg gËÊÊgj ^p gEi^lgg gigi iÊgi;
ma - ri - - a - - ge m'uniffe a - vec toi - -
doux ma ri -a ge, qu'un doux ma - - ri -
n
izgzs
_ i ''. — i__z *z — " -P ~~" l — I* — ~rZZ' — T — —
qu'un doux ma - ri -
a40
Le Devin
îZZzrrzzNq
i '"
a--ge m'uniiïe a - vec toi,-- - - - nVunif-
a - - gc m'uniïïe a - vec toi , - - - . -
^unif-
! - - - -
fe a - vec toi, • - - - m'u-nif- fe a - vec
fç a- vec toi, - - - - m'u - nif- fe a -
vec
^ toi. A jamais, Co - 1 i , je t'en - ga - ge mon
toi.
/ cœur & ma foi, mon cœur &
iÉ^iHHii
ma foi , -
mon
DU Village.
Ëm
zrzpz:
241
IzTTi^irr— zr
nion cœur &
A jamais Co - lin t'en - ga - ge fon cœur &
p===i^Tz5=zzp=pp=zpz=rPzT:^pzz2p=^ZTrpzrF=r*T
\
ma foi. Qu'un doux ma - ri - a - ge m'unifle avec
fa foi ,
fon cœur, fon cœur £c fa
toi, qu'un Aoux rm - ri - a - ge m'uni/Te avec
f^ÊÊÊÊÉ^Ê^:
foi. Qu'un doux ma - ri - a - ge m'uniiïe avec
toi.
A ja - mais , Co-
toi. A ja - miis Colin t'en - ga - ge fon
Œuvres mêlées. Tome /. H h
'24^
Le Devin
wMw^mm^^mm
I
\ "•"■ ' '- - "'• b" b-
lin, je t'en - ga - ge mon cœur & ma foi. Qu'un
~ f-'^^ ' ~ ^
cœur,
Ton cœur & ùl foi. Qu'un
doux ma - ri — a - ge m'uniffe a-vec toi, qu'un
doux ma - ri - a — ge m'uniiïe a-vec toi, qu'un
liiingPiÉiiiiiÉÉ
doux ma - ri - a - ge m'unifTe a-vec toi,
)
doux ma - ri - - a - - ge m'unifTe a - vec toi, - - -
(pg^^EpilEpipIlMi]
y _ _ _ m'u - nif-fe a - - vec toi , - - - - m'u-nif-
« - - m'u - nif - fe a - vec toi , - - - - m'u-nii-
DU Village.
M5
j
"!^*^
— «si —
yE^PÉElë
fe a - vec
Fin.
toi.
fe a -vec
Fin,
toi.
Li - mens tou-
FM-
^ill^iiliii^îlliiiii
jours fans par - ta - ge j que l'a - mour foit notre
!
s^-'-S^
^
Que rAmour foit no-tre loi ,
gHiiiill^iliSgii
1
S
-x:
:=r^P:
:^
loi, que l'Amour foie no-tre loi. Aimons tou-
que l'Amour foit no - tre
i^^^^
jours fans par - ta - ge.
Hh ij
244
Le Devin
f-
-T ^^
•^^=^^
m
loi.
A la reprife.
Qu'un doux ma - ri - - a - ge m'unilTe avec , &c.
SCENE VII.
LE DEVIN, COLIN, COLETTE.
Le Devin.
T
,fE vous ai délivrés d'un cruel maléfice ;
Vous vous aimez encor, malgré les envieux.
Colin.
( Ils offrent chacun un prêfent au Devin. )
Quel don pourroit jamais payer un tel fervice?
Le Devin, recevant des deux mains^
Je fuis aflez payé fi vous êtes heureux.
ggÊpijgi JEii ÉÊ^JpÉi
Ve-nez,
jeu - nés garçons; ve - nez,
— SK 1 h ■ r-i
m^"^^
_^ _
— -7~^
.,-=?:-
-^
ai - ma - blés fil - - les ; raf-fcm-blez-rous, raf-
D V Village.
24J
fem-blez - vous , raf-fem-blez - vous : ve-nez les
IMIliîÉÉiiii^^ilil^lil
1 - - mi - ter.
£
Ve-nez, ga - lans Ber
'-^'^M^Sààà
gers; ve-nez, beautés gen - til - les:
ve
-nez en chan - tant leur bonheur , ap-
^r?^zE==£^==i
ffiEi^EÊEÊ|ï-2:EiÊiÉEPEαEʧ5EÊiÈ=èiEE
^ë^^m
prendre à le goû - ter , apprendre \ le goû-
z-ç-ni'LZ--zzzKrr:^
êiEÏEÉiSEEE'
ter.
2^6
Le D e V I
N
SCENE DERNIÈRE.
LE DEVIN, COLIN, COLETTE, GARÇONS
ET FILLES DU VILLAGE.
Chœur.
Olin revient a fa Bergère i
Célébrons un retour fi beau.
Que leur amîtié fincère
Soit un charme toujours nouveau.
Du Devin de notre village
Chantons le pouvoir éclatant ;
Il ramène un amant volage,
Et le renil heureux & confiant.
Colin.
ROMANCE.
Dans ma cabane
obf - eu - re toujours Tou-
cis nouveaux : vent , fo-leil ou froi - du - re,
ÈËE^È^E
TJir
m^
^-^-T--^ i&
EEÏEIE!
toujours peine & ■ travaux. Co - let - te , ma Ber-
DU Village.
247
#S:^-É^ppÉ^ÊÊFÊ
E
-ZD^
-^^-
gè - re , fi tu viens Tha - bi - ter , Co-lin dans
fa chau-miè - re n'a rien à re —
gret-
IeÉ^e^eM;
ter.
Des champs , de la prairie
Retournant chaque foir,
Chaque foir plus chérie
Je viendrai te revoir :
Du foleil , dans nos plaines ,
Devançant le retour ,
Je charmerai mes peines
£n chantant notre amour.
( On danfc. )
Le Devin.
Il faut tous \ Tenvi
Nous fignaler ici;
Si je ne puis fauter ainfi,
Je dirai , pour ma part une chanfon nouvelle."
( // tin une chanfon de fa poche. )
24?
Le Devin
vaudeville.
L
L'art à Tamour eft fa - vo - rable , &
fans art Tamour fait charmer : à la ville
^'^ — : ~zzczi „_;; i!!>.»,h_i_[z zi Lu ziiibz~iis%;zi;
on eft plus ai-mable, au vil-lage on fait
mieux
aimer. Ah! pour Tor - di - nai - re Tamour
^
_,i.
i^PlSiii^l^iiilil
ne fait guère ce qu'il permet, ce qu'il défend;
Ebz:
:'eft un en - - fant, c'eft un enfant.
Col I N , répète le refrein.
Ah! pour l'ordinaire
L'Amour ne fait guère
D V V I L LA C E. 249
Ce qu'il permet , ce qu'il défend \
C'efl un enfant, c'eft un enfant.
{Regardant lii chanjon.)
Elle a d'autres couplets ! je la trouve affez belle.
Colette, avec emprejfement.
Voyons, voyons, nous chanterons auiïî.
( Elle prend la chanfon. )
I I.
îci de la fimple nature
L'Amour fuit la naïveté ;
En d'autres lieux de la parure
Il cherche l'éclat emprunté.
Ah! pour l'ordinaire
L'Amour ne fait guère
Ce qu'il permet, ce qu'il défend;
C'eft un enfant, c'eft un enfant.
C H (E U R.
C'eft un enfant , c'efl un enfant.
I I L
Colin.
Souvent une flamme chérie
Eft celle d'un cœur ingénu;
Souvent par la coquetterie
Un cœur volage efl: retenu.
Ah ! pour l'ordinaire , &c.
{A la fin de chaque couplet le Chœur répète ce yers. }
C'eft un enfant, c'efl un enfant.
(Euvres mtlûs. Tome L li
250
Le Devin
I V.
Le Devin.
L'Amour, félon fa fantaifie.
Ordonne & dirpofe de nous :
Ce Dieu permet la jaloufie,
Et ce Dieu punit les jaloux.
Ah! pour l'ordinaire, &c.
V.
Colin.
A voltiger de belle en belle
On perd fouvent Theureux infiant;
Souvent un Berger trop fidèle
Eft moins aimé qu'un inconftant.
Ali! pour l'ordinaire, &c.
V L
Colette.
A fo'n caprice on eft en bute,
Il veut les ris, il veut les pleurs;
Par les ... . par les ... .
C o L I N , /ui aidant à lire.
Par les rigueurs on le rebute.
Colette.
On l'affoiblit par l'es faveurs :
Ensemble,
Ah! pour l'ordinaire
DU V 1 l t À G E.
L'Amour ne fait guère
Ce qu'il permet, ce qu'il défend;
C'eil un enfant, c'eft un enfant.
Chœur.
C'eft un enfant, c'eft un enfant.
( On danfe.)
Colette.
*p
=EliEiEiEÊE,
^^^^^=^^
^iï§E-^-"*-ï-
A - veç Tob - jet de mes a - mours
3^
rien ne nVaf-fli-ge, tout m'en - chan-te;
•^
=Ëi=P^ÈEpE=^^Ê5^%ÉEÊ^=p|Ët^
fans cefle il rit, tou-jours je chan-
=ËgÊ^|^g|||g|ï|||Êp?|É|
te,
fans ceffe il rit, tou - jours je
piiHiiiiliiiiiliii
chante : c'eft' u - ne chaîne d'heureux
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252
Le D e y j n
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jours i fans cefTe il rit , tou - jours je
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chan-te , c'eft u - - ne chaîne d'heureux
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-^i^:;^— =^— z£^P=|i^P=EsEzE^^=r
fans cefle il rir, tou -jours
DU Village.
255
H
je chan - te : c'eft u - ne chai - ne
d'heureux jours.
A - - vec Tobjec
de mes a - - mours rien ne m'af- fli - ge,
-^-^EE^ÎiÊEiiEpEp^EÉE=
iÊ^iÉËÉlliËgÊ^iiil
tout m'en - chan - te ; fans cefTe il rit ,
tou - jours je chan-te, fans cefle il rit,
.=ff=^
tou-jours je chante , c'efl: u - - ne chaîne
r'
^pi=iîie^i=
d'heureux jours,
c'efl u - ne chaî-
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Le Devin
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ne d'heureux jours ,
c'efl: u - - ne
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c'eft u - - ne chaîne d'heureux jours;
fans ceffe il
rit tou - jours je
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chante; c'eft u - - ne chaîne d'heureux
i> V Village.
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fans cefTe il rit, tou - jours
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d'heureux jours.
Colette.
Quand on fait bien aimer, que ' la vie e/l char-
:«z=ztTzPzpr!:
man - te ! quand on fait bien aimer , que la vie
efl char - man - te '. Tel au milieu des
Jleurs qui brillent fur fon cours un doux
2j6
Le Devin
^i:^;g^^^^sgEgÊî;g=i?lg g;
ruifleau coule & fer - pen - te ,
un
^^sÊ=ll^g^iii^^
doux ruif - - feau cou ------ le &
p^Êi^llÉil^lëpâ
fer - pen - te. Quand on fait bien ai -mer, que la
pii^Ëî^îPPîiiiî^lp
vie eft cliar-man - te ! quand on fait bien aimer ,
pi^SilÊ^jÈfeTpî^
que la vie eil char - man - te !
( On danfi. )
Colette,
RONDE.
^^^^ë^^m^
Al - Ions dan — fer fous les
ormeaux , a-
jiinie?/-
vu Village,
^57
j&^ r^AT sr~" ^p:z\b-J::
ni-mez-vous, jeunes fil - let-tesi al -Ions dan-
gl^ilii^li
fer fous les ormeaux \ galans , prenez vos
f^ Fin.
Fin.
cha - - lu-meaux.
Les Villageoises répètent ces quatre vers.
Colette.
Ré - pé-tons mil - le chan - fon - net - tes^
S^ÈÊË^EilËSS^^^Ë^Ë^Ê^llÊz
& pour a-voir le cceur joyeux, danfons
>p^ -p-_ p
—iz^ËS
a - vec nos a - - mou-reux j mais n'y
ref-
tons
i^^m^^ÊMm^
ja - mais feu - let - tes. Allons danfer , &c.
dEuvres muées. Tome L K K
2j8 L E D E y i N DU Village.
Les Villageoises.
Allons danfer fous les ormeaux , ôcc.
Colette.
É=:^zEzzst=i=^r
A la ville on fait bien plus de fracas :
^^
mais font -ils auf-fi gais dans leurs é-bats? Tou-
jours contens, toujours chantans. Plaifir faiîs art,
piËp5iiiËl=^i=iËiÊfiÊEË
liËiÊlËÏÈi-^ïiiiâiËiÊii:
beauté fans fard ^ tous leurs concerts va - lent - ils
'^-
zxz-S-
i=Ë^^ËËÊ=£-i^Sa==ii
nos mu-fet-tes? Al-lons danfer, &c.
Les Villageoises.
Allons danfer fous les ormeaux, &c.
^59
FRAGMENT
D'UNE LETTRE
DE M. ROUSSEAU,
Écrite de Montmorency à un ami ^ le 5 Avril 1759, nu fujet
de fon entrée à l'Opéra, qu'il avoit eue pour [on Devin du
Village , qui lui fut ôtée à caufe de fa Lettre fur la Mufi-
que, 6" quon voulut lui rendre quand il eut quitté Paris.
Al
.Près m'avoir ôté les entrées, tandis que j'étois k Paris, me
les rendre quand je n'y fuis plus, n'eft-ce pas joindre la raillerie
h rinfulte? Ne favent-ils pas bien que je n'ai ni le moyen, ni
l'intention de profiter de leur offre? Eh, pourquoi diable irois-je
fi loin chercher leur Opéra? N'ai -je pas tout à ma porte les
chouettes de la forêt de Montmorency ?
Ils ne refufent pas, dit M. D** *, de me rendre mes entrées.'
J'entends bien : ils me les rendront volontiers aujourd'hui, pour
avoir le plaifir de me les ôter demain, & me faire avoir un fé-
cond affront. Puifque ces gens-la n'ont ni foi , rii parole , qui efl-
ce qui me répondra d'eux, & de leurs intentions? Ne me fera-t-
il pas bien agréable de ne me jamais préfenter h la porte que
dans l'attente de me la voir fermer une féconde fois ? Ils n'en
auront plus , direz-vous, le prétexte. Eh! pardonnez-moi, Mon-
fieur ; ils l'auront toujours; car fitôt qu'il faudra trouver leur Opéra
beau , qu'on me remène aux carrières ? Que n'ont-ils propofé cette
admirable condition dans leur marché ? Jamais ils n'auroient maf-
facré mon pauvre Devin. Quand ils voudront me chicaner, man-
queront-ils de prétextes? Avec des menfonges on n'en manque ja-
mais. N'ont-ils pas dit que je faifois du bruit au fpedacle , &
que mon exclufion étoit une affaii'e de police ?
Kk ij
26o Fragment d'une Lettre
Premièrement, ils mentent. J'en prends k témoin tout îe
parterre & l'amphlthëarre de ce temps-Ia. De ma vie je n'ai crié
ni battu des mains aux bouffons ; & je ne pouvois ni rire ni bâil-
ler ^ l'Opéra François, puifque je n'y reftois jamais, & qu'auffi-
tôt que j'entendois commencer la lugubre pfalmodie , je me fau-
vois dans les corridors. S'ils avoient pu me prendre en faute au
fpec^acle, ils fe feroient bien gardés de m'en éloigner. Tout le
monde a fu avec quel foin j'étois configné , recommandé aux fcn-
tinelles. Par-tout on n'attendoit qu'un mot, qu'un gefte pour m'ar-
réier : fitôt que j'allois au parterre, j'étois environné de mouches
qui cherchoient à m'exciter. Imagirez-vous s'il fallut ufer de pru-
dence pour ne donner aucune prife fur moi. Tous leurs efforts
furent vains; car il y a long-temps que je me fuis dit : Jean-Jac-
ques , puijque tu prends le dangereux emploi de dèfenfeur de la vé-
rité, Jois Jans cejje attentif jur toi-même, foumis en tout aux loix
& aux règles , afin que , quand en voudra te maltraiter , on
ait toujours tort. Plaife k Dieu que j'obferve auflî-bien ce pré-
cepte jufqu'à la fin de ma vie , que je crois l'avoir obfervé jufqu'icil
Ainsi, mon bon ami, je parle ferme, & n'ai peur de rien.
Je fens qu'il n'y a homme fur terre qui puiOTe me faire du mal
juftement; & quant à l'injuftice, perfonne au monde n'en cft a
l'abri. Je fuis le plus foible des êtres ; tout le monde peut me
faire du mal impunément. J'éprouve qu'on le fait bien, & les
infulxes des Dire^leurs de l'Opéra font pour moi le coup de p'ed
de l'âne. Rien de tout cela ne dépend de moi; qu'y ferois-)e ?
Mais c'eft mon affaire , que quiconque me fera du mal , fa/fe mal ;
&: voila de quoi je réponds.
PremiI^REMENT donc, ils mentent; & en fécond lieu , quand
ils ne mentiroient pas, ils ont tort; car quelque mal que j'euffe
pu dire, écrire ou faire, il ne faîloit point m'ôter les entrées, at-
tendu que l'Opéra n'eit étant pas moins poflèffeur de mon ou-
vrage , n'en devoir pas moins payer le prix convenu. Que falloif-'l
donc faire? M'arrérer, me traduire devant les tribunaux, me fa.re
mon procès , me faire pendre , écarteler , brûler , jetrer mes cen-
dres au vent, fi je l'avois mérité : mais il ne falloir pas m'ôter les
VE M, Rousseau. 261
entrées. Auflî bien, comment, étant prifonnier ou pendu, feroîs-
je allé faire du bruit h TOpéra? Ils difent encore, puifqu'il fe
déplaît k notre théâtre quel mal lui a-t-on fait de lui en ôter
l'entrée? Je réponds qu'on m'a fait tort, violence, injuftîce, af-
front; & c'eft du mal que cela. De ce que mon voi/in ne veut
pas employer fon argent , eft-ce a dire que je fois en droit d'aller
lui couper la bourfe ?
De quelque manière que je tourne la cliofe, quelque règle
de juftice que je puifTe appliquer, je crois toujours qu'en juge-
ment contradiftoîre , pardevant tous les tribunaux de la terre ,
les Direfteurs de l'Opéra feroient a l'inftant condamnés à reftiru-
tion de ma pièce , a réparation , )\ dommages & intérêts. Mais il
eft clair que j'ai tort, parce que je ne puis obtenir juftice ; &
qu'ils ont raifon , parce qu'ils font les plus forts. Je défie qui
que ce foit au monde de pouvoir alléguer en leur faveur autre
chofe que cela.
Il faut à préfent vous parler de mes Libraires, & je com-
mencerai par M. P***. J'ignore s'il a gagné ou perdu avec
moi; toutes les fois que je lui demandois fi la vente alloit bien,
il me réponàolt , pajfablement; fans que jamais j'en aie pu tirer
autre chofe. Il ne m'a pas donné un fol de mon premier Dif-
cours , ni aucune efpèce de préfent, finon quelques exemplaires
pour mes amis. J'ai traité avec lui pour la gravure du Devin du
Village , fur le pied de 500 frans, moitié en livres & moitié en
argent, qu'il s'obligea de me payer à plufieurs fois & en certains
termes : il ne ti;:t parole h aucun, & j'ai été obligé de courir
long-temps après mes deux cens cinquante livres.
Par rapport à mon Libraire de Hollande , je l'ai trouvé en
toutes chofes exa<fl, attentif, honnête; je lui demandai vingt-cinq
louis de mon Difcours fur Vlnégaliti : il me les donna fur-le-
champ , & il envoya de plus une robe .\ ma gouvernante. Je lui
ai demandé trente louis de ma Leffrc à M. d' AUmbert ^ & il me
les donna fur-Ie-champ ; il n'a fait à cette occafion aucun préfent
^62 Fragment D'Une Lettré
ni a moi , ni k ma gouvernante (7 3) ; & il ne le devoit pas ; mais
il m'a fait un plaifir que je n'ai jamais reçu de M. P* * *, en me
déclarant de bon cœur qu'il faifoit bien fes affaires avec mo'. Voi-
là, mon ami, les faits dans leur exaftitude. Si quelqu'un vous dit
quelque chofe de contraire à cela , il ne dit pas vrai.
Si ceux qui m'accufent de manquer de défintérefTement , enten-
dent par-lh que je ne meverroispas ôreravec plaifir le peu que je ga-
gne pour vivre, ils ont raifon; & il efï clair qu'il n'y a pour moi
d'autres moyens de leur paroître défintérefTé , que de me lai/Ter mou-
rir de faim. S'ils entendent que toutes reffources me font également
bonnes, & que , pourvu que l'argent vienne , je m'embaira/Te peu
comment il vient, je crois qu'ils ont tort. Si j'étois plus facile fur
les moyens d'acquérir, il me feroit moins douloureux de perdre;
& Ton fait bien qu'il n'y a perfonne de fi prodigue que les voleurs.
Mais quand on me dépouille injuflement de ce qui m'appartient,
quand on m'ôte le modique produit de mon travail , on me fait
un tort qu'il ne m'eû pas aifé de réparer : il m'ell bien dur de
n'avoir pas même la liberté de m'en plaindre. Il y a long -temps
que le public de Paris fe fait un Jean- Jacques h fa mode, & lui
prodigue d'une main libérale des dons , dont le Jean - Jacques de
Montmorency ne voit jamais rien. Infirme & malade les trois
quarts de l'année, il faut que je trouve fur le travail de l'autre
quart de quoi pourvoir h tour. Ceux qui ne gagnent leur pain
que par des voies honnêtes, connoifTent le prix de ce pain, &
ne feront pas furpris que je ne puifle faire du mien de grandes
largeffes.
Ne vous chargez point, croyez-moi, de me défendre des dif-
cours publics ; vous auriez trop h faire. Il fuffit qu'ils ne vous
abufent pas , & que votre eflime & votre amitié me reftent. J'ai
h Paris & ailleurs des ennemis cachés qui n'oublieront point les
maux qu'ils m'ont faits; car quelquefois l'offenfé pardonne, mais
l'offenfeur ne pardonne jamais. Vous devez fenrir combien la
(73) Depuis lors, il lui a fait une penfion viagère de trois cens livres^ &
je me fais un fenfible plaifir de rendre public un adle auffi rare de recoHnoif-
fance &de générofité.
DE M. Rousseau. 26^
partie eft inégale entre eux & moi. Répandus dans le monde ,
ils y font pafler tout ce qui leur plaît, fans que je puiiïe ni le
favoir, ni m'en défendre; ne fait-on pas que l'abfent a toujours
tort? D'ailleurs, avec mon étourdie franchife, je commence par
rompre ouvertement avec les gens qui m'ont trompé. En décla-
rant haut & clair que celui qui fe dit mon ami ne Veïï point, &
que je ne fuis plus le fîen , j'avertis le public de fe tenir en garde
contre le mal que j'en pourrois dire. Pour eux , ils ne font pas
fi mal-adroits que cela. C'efl une fi belle chofe que le vernis des
procédés & le ménagement de la bienféance ! La haine en tire
un fi commode parti ! On fatisfair fa vengeance k fon aife en fai-
fant admirer fa générofiré. On cache doucement le poignard fous
le manteau de l'amitié , & l'on fait égorger en feignant de plain-
dre. Ce pauvre citoyen! dans le fond, il n'efl pas méchant; mais
il a une mauvaife tète qui le conduit aufîî mal que feroit un mau-
vais cœur. On lâche myftérieufement quelque mot obfcur, qui
bientôt eft relevé, commenté, répandu par les apprentifs philo-
fophes : on prépare dans d'obfcurs conciliabules le poifon qu'ils fe
chargent de répandre dans le public.
Tel a la grandeur d'ame de dire mille biens de moi, après
avoir pris fes mefures pour que perfonne n'en puifTe rien croire.
Tel me défend du mal dont on m'accufe , après avoir fait en
forfe qu'on n'en puiflè douter. Voila ce qui s'appelle de l'habi-
leté ! Que voulez-vous que je faffe à cela ? Entends-je de ma re-
traite les difcours que l'on tient dans les cercles ? Quand je les
entendrois, irois-je, pour les démentir, révéler les fecrets de
l'amitié, même après qu'elle eft éteinte? Non, cher le Nieps ,
on peut repouHer les coups portés par des mains ennemies ; mais
quand on voit parmi les afTaflins fon ami le poignard à la main ,
il ne refte qu'à s'envelopper la tête.
4^5
PREFACE
D E
NARCISSE.
J^'Ai écrit cette Comédie a Tâge de dix-huit ans, & je me fuis
gardé de la montrer , aufîî long - temps que j'ai tenu quelque
compte de la réputation d'auteur. Je me fuis enfin fenti le cou-
rage de la publier; mais je n'aurai jamais celui d'en rien dire.
Ce n'ell donc pas de ma pièce , mais de moi-même , qu'il s'agit
ici.
Il faut, malgré ma répugnance, que je parle de moi; il faut
<5ue je convienne des torts que l'on m'attribue , ou que je m'en
juflifie. Les armes ne feront pas égales , je le fens bien ; car on
m'attaquera avec des plaifanteries , & je ne me défendrai qu'avec
des raifons : mais pourvu que je convainque mes adverfaires, je
me foucie très-peu de les perfuader. En travaillant à mériter ma
propre eHime , j'ai appris à me pafTer de celle des autres , qui , pour
la plupart, fe pafTent bien de la mienne. Mais, s'il ne m'importe
guère qu'on penfe bien ou mal de moi, il m'importe que per-
îonne n'ait droit d'en mal penfer; & il importe à la vérité que
j'ai foutenue , que fon défenfeur ne foit point accufé juftement de
ne lui avoir prêté fon fecours que par caprice ou par vanité ,
fans l'aimer & fans la connoître.
Le parti que j'ai pris dans la queftion que j'examinois , il y a
quelques années, n'a pas manqué de me fufciter une multitude
d'adverfaires (74), plus attentifs peut-être à l'intérêt des gens de
(74) Onm'aflTure queplufieurs trou- l'on n'ofe plus rien appeller par fon
vent mauvais que j'appelle mes adver- nom. J'apprends aufli que chacun de
fajres , mes adverfaires ,& cela me pa- mes adverfaires fe plaint, quand je
joît aflez croyable dans un fiède où réponds ï d'autres objedions que le»
Œuvres mclées. Tome I. LI
a66
Préface
lettres qu'a l'honneur de la littérature. Je l'avois prévu, & je
m'étois bien douté que leur conduite en cette occafion prou-
veroit en ma faveur p!us que tous mes difcours. En effet, ils
n'ont déguifé ni leur furprife , ni leur chagrin, de ce qu'une
Académie s'étoit montrée intègre û mal - à -propos. Ils n'ont
épargné contre elle, ni les inveélivesindifcrettes , ni même les fauf-
fetés (75), pour tâcher d'affoiblir le poids de fon jugement. Je
n'ai pas non plus été oublié dans leurs déclamations. Plu/îeurs
ont entrepris de me réfuter hautement; les fages ont pu voir avec
ijuelle force, & le public avec quel iuccès ils l'ont fait. D'autres
Cennes» que je perds mon temps à me
battre contre des chimères; ce qui me
prouve une chofe dont je me doutois
déjà bien j favoir, qu'ils ne perdent
point le leur a fe lire ou a s'écouter
les uns les autres. Quant à moi , c'efl
une peine que j'ai cru devoir prendre,
& j'ai lu les nombreux écrits qu'ils
ont publiés contre moi , depuis la pre-
mière réponfe dont je fus honoré ,
jufqu'aux quatre fermons Allemands,
dont l'un commence à - peu - près de
cette manière : Mes Frères , Jï Socrate
revenait parmi nous , & quiL vit l'état
flonjfant ou les Sciences font en Eu-
rope ; que dis-je en Europe ! en Alle-
magne j que dis -je en Allemagne ^ en
Saxe; que dis-je en Saxel à Leipjic ;
que dis-je à Leipfic l dans cette Vni-
rerfité ; alors faiji d'étonnement ^ & pé-
nétré de refpeây Socrate s'ajpéroit mo-
de flement parmi nos écoliers ; & rece-
vant nos leçons avec humilité, il -per-
drait bientôt avec nous cette ignorance
dont il fe plaignait fi juftsment. J'ai lu
tout cela , & n'y ai fait que peu de
réponfes ; mais je fuis fort aife que ces
MelTieurs les ayent trouvés allez agréa-
bles pour être jaloux de la préférence.
Pour les gens qui font choqués du mot
à'adverjaires , je conlens de bon cœur
à le leur abandonner, pourvu qu'ils
veuillent bien m'en indiquer un au-
tre , par lequel je puilTe défigner , non-
feulement tous ceux qui ont combattu
mon fentiment, foit par écrit, foit
plus prudemment , & plus à leur aife,
dans les cercles de femmes & de beaux
efprits, où ils étoient bien sûrs que
je n'irois pas me défendre; mais en-
core ceux qui, feignant aujourdhui
de croire que je n'ai point d'adverfai-
res, trouvoient d'abord lans réplique
ks réponfes de mes adverfaires ; puis ,
quand j'ai répliqué, m'ont blâmé de
l'avoir fait, parce que, félon eux,
on ne m avoit point attaqué. En at-
tendant , ils permettront que je con-
tinue d'appeller mes adverfaires , mes
adverfaires; car, malgré la politefle de
notre fiècle, je fuis grolTier comme
les Macédoniens de Philippe.
(yy) On peut voir dans le Mercure
lyyx, le défaveu de l'Académie de
Dijon au fujct de je ne fais quel écrit
attribué faullcment par l'auteur à l'un
des Membres de cette Académie.
DE Narcisse. 267
plus adroits , connoiffant le danger de combattre dire(?tement des
vérités démontrées, ont habilement détourné fur ma perfonne une
attention qu'il ne falloit donner qu'à mes raifons; & l'examen des
accufations qu'ils m'ont intentées a fait oublier les accufations plus
graves que je leur intentois moi-même. C'eft donc à ceux-ci qu'il
faut répondre une fois.
Ils prétendent que je ne penfe pas un mot des vérités que
j'ai foutenues , & qu'en démontrant une propofition , je ne laifTois
pas de croire le contraire ; c'eft-k-dire , que j'ai prouvé des cho-
ses fi extravagantes, qu'on peut affirmer que je n'ai pu les fou-
tenir que par jeu. Voilh un bel honneur qu'ils font en cela à la
fcience qui fert de fondement à toutes les autres ; & l'on doit
croire que l'art de raifonner fert de beaucoup h la découverte de
la vérité , quand on le voit employer avec fuccès à démontrer
Âes folies!
Ils prétendent que je ne penfe pas un mot des vérités que
j'ai foutenues. C'eft fans doute de leur part une manière nouvelle
& commode de répondre à des argumens fans réponfe , de ré-
futer les démonftrations mêmes d'Euclide , & tout ce qu'il y a
de démontré dans l'univers. Il me femble , à moi, que ceux qui
m'accufent fi témérairement de parler contre ma penfée , ne fe font
pas eux-mêmes un grand fcrupule de parler contre la leur ^ car
ils n'ont afTurément rien trouvé dans mes écrits , ni dans ma con-
duite , qui ait dû leur infpirer cette idée , comme je le prouve-
rai bientôt; & il ne leur eft pas permis d'ignorer que, dès qu'un
homme parle férieufement, on doit penfer qu'il croit ce qu'il
dit , à moins que fes adions ou fes difcours ne le démentent ;
encore cela même ne fuffit-il pas toujours pour s'affurer qu'il
n'en croit rien.
Ils peuvent donc crier, autant qu'il leur plaira, qu'en me dé-
clarant contre les fciences , j'ai parlé contre mon fentiment. A
une affertion aufli téméraire, dénuée également de pre ;ve & de
vraifemblance , je ne fais qu'une réponfe ; elle eft courte & éner-
gique , & je les prie de fe la tenir pour faire.
268 Préface
Ils prétendent encore que ma conduite eft en contradiclîon
avec mes principes , & il ne faut pas douter qu'ils n'employent
cette féconde inftance h établir la première ; car il y a beaucoup
de gens qui favent trouver des preuves à ce qui n'eft pas. Ils
diront donc , qu'en faifant de la mufique & des vers , on a mau-
vaife grâce k déprimer les beaux arts, & qu'il y a dans les bel-
les-lettres, que j'affefte deméprifer, mille occupations plus loua-
bles que d'écrire des Comédies. Il faut répondre auffi à cette
accufation.
Premièrement, quand même on l'admettroit dans toute Ta
rigueur, je dis qu'elle prouveroit que je me conduis mal; mais
non , que je ne parle pas de bonne foi. S'il étoit permis de tirer
des avions des hommes la preuve de leurs fentimens, il faudroit
dire que l'amour de la juftice eft banni de tous les cœurs , &
qu'il n'y a pas un feul chrétien fur la terre. Qu'on me montre
des hommes qui agiffent toujours conféquemment a leurs maxi-
mes, & je pafle condamnation fur les miennes. Tel eft le fort de
l'humanité; la raifon nous montre le but, & les partions nous
en écartent. Quand il feroit vrai que je n'agis pas félon mes
principes , on n'auroit donc pas raifon de m'accufer , pour cela
feul, de parler contre mon fentiment, ni d'accufer mes princi-
pes de faufleté.
Mais fi je voulois pafTer condamnation fur ce point, il me
fuffiroit de comparer le temps pour concilier les chofes. Je n'ai
pas toujours eu le bonheur de penfer comme je fais. Long-temps'
féduit par les préjugés de mon fiècle , je prenois l'étude pour la
feule occupation digne d'un fage , je ne regardois les fciences
qu'avec refpecl, & les favans. qu'avec admiration ( j6 ). Je n»
(76) Toutes les fois que je fonge a irréprochables. Je me formois de leur
mon ancienne fimplicité, je ne puis commerce des idées angéliques, & je
m'empêcher d'en rire. Je ne lifois pas n'aurois approché de la maifon de l'un
un livre de morale ou de philofophie , d'eux que comme d'un fanduairc. En-
que ;e ne crufl'e y voir l'ame & les fin je lésai vus; ce préjugé puérile s'e/l
principes de l'auteur. Je regardois diflipé ,& c'eflla feule erreur dont ils
tous ces graves écrivains comme des m'ayent guén.
hommes modefles, fages, vertueux,
DE Narcisse. 269
comprenois pas que Ton pût s'égarer en démontrant toujours ,
de mal faire , en parlant toujours de fagefle. Ce n'eft qu'après
avoir vu les chofes de près que j'ai appris ^ les eftimer ce qu'el-
les valent; & quoique dans mes recherches j'aie toujours trouvé
/utis eloquentiœ ^ Japientiœ parùm, û m'a fallu bien des réflexions,
bien des obfervations , bien du temps pour détruire en moi l'iN
lufion de toute cette vaine pompe fcientifique, 'Il n'eft pas éton-
nant que , durant ces temps de préjugés & d'erreurs , où j'eftimois
tant la qualité d'auteur , j'aie quelquefois afpiré h l'obtenir moi-
même. C'eft alors que furent compofés les vers & la plupart des
autres écrits qui font fortis de ma plume, & entre autres cette
petite Comédie. Il y auroit peut-être de la dureté à me repro-
cher aujourd'hui ces amufemens de ma jeunefle i & on auroit tort
au moins de m'accufer d'avoir contredit en cela des principes qui
n'étoient pas encore les miens. Il y a long-temps que je ne mets
plus à toutes ces chofes aucune efpèce de prétention ; & hafarder
de les donner au public dans ces circonflances , après avoir eu la
prudence de les garder fi long-temps, c'efl dire afTez que je dé'
daigne également la louange & le blâme qui peuvent leur être
dûs ; car je ne penfe plus comme l'auteur dont ils font l'ouvrage.
Ce font des enfans illégitimes que l'on carefTe encore avec plai-
fir, en rougiflant d'en être le père; k qui l'on fait fes derniers
adieux, & qu'on envoie chercher fortune, fans beaucoup s'em-
barra/Ier de ce qu'ils deviendront.
Mais c'eft trop raifonner après des fuppofitions chimérique?;
Si l'on m'accufe fans raifon de cultiver les lettres que je mépri-
fe , je m'en défends fans néceffité; car, quand le fait feroit vrai,
il n'y auroit en cela aucune inconféquence \ c'eil ce qui me refle
à prouver.
Je fuivrai pour cela , félon ma coutume , la méthode fimple
& facile qui convient h la vérité. J'établirai de nouveau l'état de
la queftion; j'expoferai de nouveau mon fentiment, & j'attendrai
que , fur cet expofé , on veuille me montrer en quoi mes avions
démentent mes difcours. Mes adverfaires, de leur côté, n'auront
garde de demeurer fans réponfe, eux qui po/Tédent l'art ruer-
^^0 T R É FA C E
veilleux de difputer pour & contre fur toutes fortes de fujets. Ils
commenceront, félon leur coutume, par établir une autre quef-
tion à leur fantaifie ; ils me la feront réfoudre comme il leur con-
viendra. Pour m'atraquer plus commodément, ils me feront rai-
fonner , non à ma manière , mais à la leur : ils détourneront ha-
bilement les yeux du leâeur de l'objet eflentiel , pour les fixer a
droite & à gauche. Ils combattront un phantôme, & prétendront
lîî'avoir vaincu j mais j'aurai fait ce que je dois faire j & je comr
mence.
» La fcience n'eft bonne à rien , & ne fait jamais que du mal ;
» car elle eft mauvaife de fa nature. Elle n'e/1 pas plus infépa-
» rable du vice que l'ignorance de la vertu. Tous les peuples
» lettrés ont toujours été corrompus ; tous les peuples ignorans
>» ont été vertueux : en un mot, il n'y a de vices que parmi
» les favans , ni d'homme vertueux que celui qui ne fait rien. Il
« y a donc un moyen pour nous de redevenir honnêtes gens;
» c'efl de nous hâter de profcrire la fcience & les favans, de
» brûler nos bibliothèques, fermer nos académies, nos collèges,
» nos univerfités , & de nous replonger dans la barbarie des pre-
» miers fiècles. »
Voila ce que mes adverfaires ont très-bien réfuté : auflî ja-
mais n'ai-je dit ni penfé un feul mot de tout cela, & l'on ne
fauroit rien imaginer de plus oppofé à mon fyfléme que cette
abfurde do(5trine qu'ils ont la bonté de m'attribuer. Mais voici
ce que j'ai dit, & qu'on n'a point réfuté.
Il s'agifToit de favoir fi le rétabliflement des fciences & des
arts a contribué \ épurer nos mœurs.
En montrant, comme je l'ai fait, que nos mœurs ne font point
apurées (77), la queftion étoit à-peu-près réfolue.
[77] Quand j'ai dit que nos mœurs pires. Il y a parmi les hommes mil-
s'étoient corrompues, je n'ai pas pré- le fources de corruption; & quoique
tendu dire pour cela que celles de les fciences foient peut - être la plus
nos ayeux fu/Tent bonnes, mais feu- abondante & la plus rapide, il s'en
lement que les nôtres étoient encore faut bien que ce foit la feule. La ruinç
DE Narcisse. 271
Mais elle en renfermoit implicitement une autfe plus géné-
rale & plus importante fur Tinfluence que la culture des fciences
doit avoir en toute occafion fur les mœurs des peuples. C'efl
celle-ci, dont la première n'eft qu'une conféquence , que je
me propofai d'examiner avec foin.
Je commençai par les faits , & je montrai que les mœurs ont
dégénéré chez tous les peuples du monde h mefure que le goût
de rétude & des lettres s'eft étendu parmi eux.
Ce n'étoir pas aflez; car fans pouvoir nier que ces chofes euf-
fent toujours marché enfemble, on pouvoit nier que Tune eût
amené Tavitre : je m'appliquai donc k montrer cette liaifon nér
cefTaire. Je fis voir que la fource de nos erreurs fur ce point,
vient de ce que nous confondons nos vaines & trompeufes con-
noifTances avec la fouveraine Intelligence , qui voit d'un coup
d'œil la vérité de toutes chofes. Lafcience, prife d'une manière
abflraite , mérite toute notre admiration. La folle fcience des
hommes n'eft digne que de rifée & de mépris.
de l'Empire Romain , les invafions d'u- propre , c'efl d'avoir donné à nos vices
ne multitude de Jiarbares ont fdit un une couleur agréable , un certain air
mélange de tous les peuples, qui a dû honnête qui nous empêche d en avoir
néceflairement détruire les mœurs & horreur. Quand on joua , pour la pro-
ies coutumes de chacun d'eux. Les mière fois , la Comédie du iV/f'cAd/zi , je
croifades , le commerce , la découverte me fouviens qu'on ne trouvoit pas que
des Indes, la navigation , les voyages le rôleprincipalrépondîtau titre. Cléon
de long cours ,& d'autres caufes enco- ne parut qu'un homme ordinaire : il
re que je ne veux pas dire , ont entre- étoit , difoit-on , comme tout le monde,
tenu & augmenté le.défordre. Tout ce Ce fcélérat abominable, dont le carac-
qui tacilite la communication entre les tère fi bien expofé auroit du faire fré-
diverfes nations, porte aux unes, non mir fur eux-mêmes tous ceux qui ont
les vertus des autres, mais leurs cri- le malheur de lui reffembler, parut un
mes , & ahère chez toutes , les mœurs caraflère tout - à - fait manqué; & ces
qui font propies à leur climat & à la noirceurs pafTerent pour des gentillef-
conftitution de leur gouvernement. Les fes^ parce que tel, qui fe croyoit un
fciences n'ont donc pas fait tout le mal; fort honnête homme , s'y reconjioiflbit
elles y ont feulement leur bonne part ; trait pour trait,
Sk. celui fur-tout qui leur appartient en
27* Préface
Le goût des lettres annonce toujours chez un peuple un com-
mencement de corruption qu'il accélère très-promptement. Car
ce goût ne peup naître ainfi dans toute une nation que de deux
mauvaifes fources , que Tétude entretient & grofÏÏt à fon tour ,
favoir roifiveté & le defir de ie àïiïinguer. Dans un État bien
conftitué chaque citoyen a fes devoirs h remplir; & ces foins
importans lui font trop chers pour lui laiiïèr le loi/îr de vaquer
^ de frivoles fpéculations. Dans un État bien conftitué tous les
citoyens font fi bien égaux que nul ne peut être préféré aux
autres comme le plus habile , mais tout au plus comme le meil-
leur : encore cette dernière diftinétion eft-elle fouvent dangereu-
fe; car elle fait des fourbes & des hypocrites.
Le goût des lettres qui naît du defir de fe diftinguer, pro-
duit néceflairement des maux infiniment plus dangereux que tout
le bien qu'elles font n'eft utile ; c'eft de rendre à la fin ceux
qui s'y livrent , très-peu fcrupuleux fur les moyens de réuflir.
Les premiers philofophes fe firent une grande réputation en en-
feignant aux hommes la pratique de leurs devoirs Se les princi-
pes de la vertu. Mais bientôt ces préceptes étant devenus com-
muns , il fallut fe diftinguer en frayant des routes contraires.
Telle eft l'origine des fyftêmes abfurdes des Leucippe, des Dio-
gène, des Pyrrhon, des Protagore , des Lucrèce. Les Hobbes,
les Mandeville & mille autres ont affeélé de fe diftinguer de mê-
me parmi nous; & leur dangereufe doctrine a tellement fruélifié
que, quoiqu'il nous refte de vrais philofophes, ardens k rappel-
1er dans nos cœurs les loix de l'humanité & de la vertu, on eft
épouvanté de voir jufqu'à quel point notre fiècle raifonneur a poufte
dans fes maximes le mépris des devoirs de l'homme & du citoy-en.
Le goût des lettres , de la philofophie & des beaux arts anéan-
tie l'amour de nos premiers devoirs & de la véritable gloire.
Quand une fois les talens ont envahi les honneurs dus à la ver-
tu , chacun veut être un homme agréable , & nul ne fe foucie
d'être un homme de bien, De-Jk naît encore cette autre incon-
féquence, qu'on ne récompenfe dans les hommes que les qualités
qui ne dépendent pas d'eux : car nos talens naiftent avec nous, nos
vertus feules nous appartiennent. Les
DE Narcisse 273
Les premiers, & prefque les uniques foins qu'on donne à no-
tre éducation, font les fruits & les femences de ces ridicules pré-
jugés. Oeft pour nous enfeigner les lettres qu'on tourmente no-
tre miférable jeun-effe. Nous favons toutes les règles de la gram-
maire avant qve d'avoir oui parler des devoirs de Thomme :
nous favons tout ce qui s'eû fait jufqu'à préfent, avant qu'on
nous ait dit un mot de ce que nous devons faire ; & pourvu qu'on
exerce notre babil, perfonne ne Ce foucie que nous fâchions
agir ni penfer. En un mot , il n'efl prefcrit d'être favant que dans
Jcs chofes qui ne peuvent nous fervir de rien ; & nos enfans font
précifément élevés comme les anciens athlètes des jeux publics ,
qui, deilinant leurs membres robuftes h un exercice inutile &
fuperflu , fe gardoient de les employer jamais à aucun travail
profitable.
Le goût des lettres, de la philofo^hie & des beaux arts amol-
lit les corps & les âmes. Le travail du cabinet rend les hommes
•délicats, afFoiblit leur tempérament, & l'ame garde difficilement
fa vigueur quand le corps a perdu la fienne. L'étude ufe la ma-
chine , épuife les efprits , détruit la force , énerve le courage ; &
cela feul montre afTez qu'elle n'efl: pas faite pour nous : c'eft
ainfî qu'on devient lâche & pufillanime , incapable de réilfter éga-
lement k la peine & aux paiïions. Chacun fait combien les habi-
tans des villes font peu propres h foutenir les travaux de la guer-
re, & l'on n'ignore pas quelle eft la réputation des gens de let-
tres en fait de bravoure (78). Or, rien n'efl plus jullement fuf-
ped que l'honneur d'un poltron.
Tant de réflexions fur la foiblefTe de notre nature ne fervent
fouvent qu'îi nous détourner des entreprifes généreufes. A force
de méditer fur les misères de Thumanité, notre imagination nous
accable de leur poids, &: trop de prévoyance nous ô:e le cou-
[78] Voici un exemple moderne moyen plus sûr que d'éiablir chez eux
pour ceux qui me reprochent de n'en une académie. Il ne me feroit pas dif-
citer que d'anciens. La République de ficile d'allonger cette note ; mais ce fe-
Cènes , cherchant à fubjuguer plus ai- roit faire tort à l'intelligence des feuJ»
fément les Corfes, n'a pas trouvé de Douleurs dont je me foucie.
(ILuvres m&Lécs. Tome I. M ra
274 P R É F J C E
rage, en nous ôrant la fécuriré. C'eft bien en vain que nous prcf-
tendons nous munir contre les accidens imprévus, fi la fcience ,
» efTayant de nous armer de nouvelles défenfes contre les incon-
» véniens naturels, nous a plus imprimé en la fantaifie leur gran-
» deur & poids , qu'elle n'a fes raifons & vaines fubtilités à nous
» en couvrir. »
Le goût de la philofophie relâche tous les liens d'e/îime & de
bienveillance qui attachent les hommes a la fociété ; & c'efl; peut-
être le plus dangereux des maux qu'elle engendre. Le charme
de l'étude rend bientôt in/îpide tout attachement. De plus , à
force de réfléchir fur l'humanité , a force d'obferver les hommes ,
le philofophe apprend h les apprécier félon leur valeur; & il eft
difficile d'avoir bien de l'afFeflion pour ce qu'on méprlfe. Bientôt
il réunit en fa perfonne tout l'intérêt que les hommes vertueux
partagent avec leurs femblables : fon mépris pour les autres tourne
au profit de fon orgueil : fon amour-propre augmente en même
proportion que fon indifférence pour le refte de l'univers. La
famille, la patrie deviennent pour lui des mots vuides de fens;
il n'eft ni parent, ni citoyen, ni homme; il efl: philofophe.
En même temps que la culture des fciences retire , en quel-
que forte , de la prefTe le cœur du philofophe , elle y engage ,
en un autre celui de l'homme de lettres ; & toujours avec un
égal préjifdice pour la vertu. Tout homme qui s'occupe des
talens agréables, veut plaire, être admiré, & il veut être admiré
plus qu'un autre. Les applaudifTemcns publics appartiennent à lui
feul : je dirois qu'il fait tout pour les obtenir, s'il ne faifoit en-
core plus pour en priver fcs concurrens. De-lh nai/Fent, d'un co-
té , les rafinemens du goût & de la politefTe , vile & baffe flatte-
rie , foins fédu(5}eurs , infidieux , puériles, qui, h la longue, rap-
pétiflent l'ame & corrompent le cœur ; & de l'autre , les jaloufies ,
les rivalités , les haines d'artift^s fi renommées, la perfide calom-
nie, la fourberie, la trahifon, & tout ce que le vice a de plus
lâche & de plus odieux. Si le philofophe méprife les hommes 7
l'artifle s'en fait bientôt méprifer, & tous deux concourent enfin
a les rendre méprifabJes.
D B Narcisse. 27 j
Il y a plus; & de toutes les vérités que j'ai propofées a la con-
fidération des fages , voici la plus étonnante & la plus cruelle.
Nos écrivains regardent tous, comme le chef-d'œuvre de la poli-
tique de notre fiècle , les fciences , les arts, le luxe, le commer-
ce , les loix & les autres liens , qui , reiïerrant entre les hommes
les nœuds de la fociété (79) , par l'intérêt perfonnel, les mettent
tous dans une dépendance mutuelle , leur donnent des befoins ré-
ciproques & des intérêts communs, & obligent chacun d'eux de
concourir au bonheur des autres pour pouvoir faire le fien. Ces
idées font belles , fans doute , & préfentées fous un jour favora-
ble : mais en les examinant avec attention & fans partialité, on
trouve beaucoup k rabattre des avantages qu'elles femblent pré-
fenter d'abord.
C'EST donc une chofe bien merveilleufe que d'avoir mis les
hommes dans l'impofîîbilité de vivre entre eux fans fe prévenir,
fe fupplanter, fe tromper, fe détruire mutuellement! Il faut dé-
formais fe garder de nous laiiïer jamais voir tels que nous fom-
mes : car pour deux hommes dont les intérêts s'accordent, cent
mille peut-être leur font oppofés; & il n'y a d'autres moyens
pour réuflîr que de tromper ou perdre tous ces gens - là. Voilà
la fource funefle des violences , des trahifons , des perfidies & de
toutes les horreurs qu'exige néceffairement un état de chofes où
chacun , feignant de travailler à la fortune ou a la réputation des
autres , ne cherche qu'à élever la fienne au-deffus d'eux & à leurs
dépens.
Qu'avons-nous gagné à cela? Beaucoup de babil, des ri-
ches & des raifonneurs, c'efl-à-dire , des ennemis de la vertu &
du fens commun. En revanche, nous avons perdu l'innocence &
les mœurs. La foule rampe dans la misère; tous fout les efclaves
[ 79 ] Je me plains de ce que la commerce reflerrent les liens de la fo-
philofophie relâche les liens de la ciété par l'intérêt perfonnel. C'eft
fociété , qui font formés par l'eftime qu'en effet on ne peut refferrer un
& la bienveillance mutuelle, & je de ces liens, que l'autre ne fe relâ,
me plains de ce que les fciences ^ che d'autant. Il n'y a donc point en
les arts & tous les autres obje.s de ceci de contradiction.
Mm ij
iy6 Préface
du vice. Les crimes non commis font déjà dans le fond des
cœurs , & il ne manque k leur exécution que l'afFurance de l'im-
punité.
Étrange & funefte conftirution , où les richeffes accumulées
facilitent toujours les moyens d'en accumuler de plus grandes »
& où il e/l impo/Tible , à celui qui n'a rien, d'acquérir quelque
chofe ; oîi l'homme de bien n'a nul moyen de fortir de la misè-
re ; où les plus frippons font les plus honorés, & on il faut né-
ceffairement renoncer à la vertu pour devenir honnête homme ! Je
fais que les déclamateurs ont dit cent fois tout cela : mais ils le
difoient en déclamant, & moi je le dis fur des raifons : ils ont
apperçu le mal; & moi j'en découvre les caufes, & je fais voir
fur-tout une chofe très-confolante & très-utile , en montrant que
tous ces vices n*appartiennent pas tant à l'homme qu'à l'homme
mal gouverné (80).
[80] Je remarque qu'il règne ac-
tuellement dans le monde une mul-
titude de petites maximes qui fédui-
fent leï fimples par un faux air de
philofophie, & qui, outre cela, font
très-commodes pour terminer les dif-
putes d'un ton important & de'cifif,
fans avoir befoin d'examiner la quef-
tion. Telle eft celle-ci : » les hom-
n mes ont par-rout les mêmes paf-
j> fions; par-tout l'amour-propre &
» l'intérêt les conduifent : donc ils
r> font par-tout les mêmes. » Quand
les Géomètres ont fait une fuppofi-
tion , qui ,
de raifonnement en rai-
fonnem.ent, les conduit à une abfur-
dité, ils reviennent fur leurs pas, &
démontrent ainfi la fuppofition fauffe.
La néme méthode, appliquée à la
niaxime en queftion , en montreroic
aifément l'ahfurdité : mais raifonnons
autrement. Un fauvage eft un hom-
mie , & ua Européen eii un homme.
Le demi-philofophe conclut aufîî-t6t
que l'un ne vaut pas mieux que l'au-
tre; mais le philofophe dit : en Eu-
rope , le gouvernement , les loix , les
coutumes, l'intérêt, tout met les par-
ticuliers dans la néceffité de fe trom-
per mutuellement & fans ceffe ; tout
leur fait un devoir du vice; il faut
qu'ils foient méchans pour être fa-
ges; car il n'y a point de plus gran-
de folie que de faire le bonheur des
frippons aux dépens du fien. Parmi
les fauvages , l'intérêt perfonnel parle
aulli fortement que parmi nous , mais
il ne dit pas les mêmes chofes : l'a-
mour de la fociété , & le foin de leur
commune défenfe , font les feuls liens
qui les unifient : ce mot de propriété^
qui coûte tant de crimes a nos hon-
nêtes gens, n'a prefqu'aucun fens
parmi eux, ils n'ont entre eux nulle
difcuflion qui les divife ; rien ne les
porte à fe tromper l'un l'autre j Tefti-
DE Narcisse. 477
Telles font les vérités que j'ai développées , & que j'ai tâché
de prouver dans les divers écrits que j'ai publiés fur cette matière.
Voici maintenant les conclufions que j'en ai tirées.
La fcience n'eft point faite pour l'homme en général. Il s'é-
gare fans ceffe dans fa recherche; &, s'il l'obtient quelquefois,
ce n'eft prefque jamais qu'k fon préjudice. Il eu né pour agir
& penfer , & non pour réfléchir. La réflexion ne fert qu'à le
rendre malheureux, fans le rendre meilleur ni plus fage; elle lui
fait regretter les biens pafTés , & l'empêche de jouir du préfent :
elle lui préfente l'avenir heureux pour le féduire par l'imagina-
tion , & le tourmenter par les defirs ; & l'avenir malheureux , pour
le lui faire fentir d'avance. L'étude corrompt fes mœurs, altère
fa fanté, détruit fon tempérament, & gâte fouvent fa raifon : fi
elle lui apprenoit quelque clxofe, je le trouverois encore fort
mal dédommagé,
J'AVOUE qu'il y a quelques génies fublimes qui favent péné-
trer à travers les voiles dont la vérité s'enveloppe ; quelques âmes
privilégiées, capables de réfifter à la bétife de la vanité, à la bafle
jaloufie & aux autres paflîons qu'engendre le goût des lettres. Le
petit nombre de ceux qui ont le bonheur de réunir ces qualités ,
eft la lumière & l'honneur du genre humain ; c'efl à eux feuls
qu'il convient, pour le bien de tous, de s'exercer à l'étude; &
me publique eu le feu! bien auquel tement, & plus ils font dignes de m^-
chacun afpire ,& qu'ils méritent tous. pris. Je le dis à regret ^ 1 homme de
Il eft très-poffible qu'un fauvage fafle bien eft celui qui n'a befoin de trom-
une mauvaifeaftioni mais il n'eft pas per perfonne, & le fauvage eft cet
poflible qu'il prenne l'habitude de mal homme-là;
faire ; car cela ne lui feroit bon a
rien. Je crois qu'on peut faire une Ulum non popull fa/ces, non purpurrregum
irès-jufte eftimation des mœurs des F/exU.&inJîdos agitant dlfcordiafratres;
hommes fur la multitude des affaires Nomes Romains, periiuraqut régna; nequé
qu'ils ont entre eux : plus ils cora- '"^
mercent enfemble, plus ils admirent ^»t àoluit miferant inopem, aut învldiihar
leurs talens & leur induftrie , plus ils benti.
fe fripponnent décetiunent & adcoi-
ayB
T R É F A C E
cette exception même confirme la règle : car fî tous les hommes
étoient des Socrate , la fcience alors ne leur feroit pas nuifiblei
mais ils n'auroient aucun befoin d'elle.
Tout peuple qui a des mœurs, & qui par conféquent ref-
pedle fes loix, & ne veut point rafiner fur les anciens ufages ,
doit Te garantir avec foin des fciences, & fur-tout des favans, dont
les maximes fentencieufes & dogmatiques lui apprendroient bien-
tôt k méprifer fes ufages & fes loix; ce qu'une nation ne peut
jamais faire fans fe corrompre. Le moindre changement dans les
coutumes, fût-il même avantageux h certains égards, tourne tou-
jours au préjudice des mœurs : car les coutumes font la morale-
du peuple; & dès qu'il ceffe de les refpefler, il n'a plus de rè-
gle que fes partions, ni de frein que les loix qui peuvent quel-
quefois contenir les méchans, mais jamais les rendre bons. D'ail-
leurs, quand la philofophie a une fois appris au peuple à mé-
prifer fes coutumes, il trouve bientôt le fecret d'éluder fes loix.
Je dis donc qu'il en eu des mœurs d'un peuple comme de l'hon-
neur d'un homme; c'efl: un uéÇor qu'il faut conferver; mais qu'on
ne recouvre plus quand on l'a perdu (8i).
AIais quand un peuple e/l une fois corrompu h un certain
point, foit que les fciences y ayent contribué ou non, faut-il les
[ 8l ] Je trouve dans l'Hiftoire un la vertu, mais ils ne la connoiflbient
exemple unique, mais frappant, qui pas encore; car ces mots vertus 8c
femble contredire cette maxime ; c'eft vices font des notions coUeôives qui
celui de la fondation de Rome, faite ne naiiïent que de la fréquentation
par une troupe de bandits, dont les des hommes. Au furplus, on tircroit
defcendans devinrent en peu de gé- un mauvais parti de cette objedlion
nérations le plus vertueux peuple qui en faveur des fciences ; car , des deux
ait jamais exjfté. Je ne ferois pas en premiers Rois de Rome qui donnèrent
peine d'expliquer ce fait , fi c'en étoit une forme a la république & infti-
ici le lieu : mais je me contenterai de tuèrent fes coutumes & fes mœurs,
remarquer que les fondateurs de Ro- l'un ne s'occupoit que de guerres ,
me étoient moins des hommes dont l'autre que des rus facrés , les deux
les mœurs fuffent corrompues , que chofes du monde les plus éloignées
des hommes dont les mœurs n'éroient de la philofophie.
point formées ; ils ne méprifoient pas
DE Narcisse. 279
banir ou l'en préferver , pour le rendre meilleur , ou pour l'em-
pêcher de devenir pire? C'efl: une autre quertion dans laquelle
je me fuis pofitivement déclaré pour la négative. Cir, premié-
remct, puifqu'un peuple vicieux ne revient jamais k la vertu,
il ne s'agit pas de rendre bons ceux qui ne le font plus; mais
de coulerver tels ceux qui ont le bonheur de l'être. En fécond
lieu, les mêmes caufes qui ont corrompu les peuples, fervent
quelquefois à prévenir une plus grande corruption ; c'efl: ainfi
q.Q celui qui s'eft^ gâté le tempérament par un ufage indifcrec
de la médecine , eu forcé de recourir encore aux médecins pour
fe conferver en vie ; & c'efl; ainfi que les arts & les fciences ,
après avoir fait éclore les vices , font néceflaires pour les empê-
cher de fe tourner en crimes; elles les couvrent au moins d'un
vern's qui ne permet pas au poifon de s'exhaler auflî librement.
Elles détruifent la vertu, mais elles en laifl'ent le fimulacre pu-
blic (82), qui efl toujours une belle chofe. Elles introduifent à
fa place la polireflè & les bienféances ; & h la crainte de paroî-
tre méchant, elles fublHtuent celle de paroître ridicule. >
McN avis efl donc, & je l'ai déjà dit plus d'une fois, de laifler
fubfifter, & même d'entretenir avec foin les académies, les col-
lèges, les univerfités, les bibliothèques, les fpedacles & tous les
autres amufemens qui peuvent faire quelque diverfion h la mé-
chanceté des hommes , (Se les empêcher d'occuper leur oifiveté à
des chofes plus dangereufes : car dans une contrée où il ne fe-
roit plus queflion d'honnêtes gens, ni de bonnes mœurs, il vau-
droit encore mieux vivre avec des fripons qu'avec des brigands.
Je demande maintenant où efl la contradidion de cultiver moi-
même des goûts dont j'approuve le progrès ? Il ne s'agit plus
[81] Ce fimulacre eft une certaine fait dans l'oubli. C'efl le vice qui
douceur de mœurs qui fupplée quel- prend le mafque de la vertu , non
quefois à leur pureté; une certaine comme l'hypocrifie , pour tromper
apparence d'ordre qui prévient l'hor- & trahir , mais pours'ôter, fous cette
rible confufion; une certaine admi- aimable & facrée effigie, l'horreur
ration des belles chofes qui empé- qu'il a de lui-même , quand il fe yoii
che les bonnes de tomber tout-à- a décQuyert.
tto F R É FA C E
àe porter les peuples h bien faire , il faut feulement les dîflraîre
de faire le mal ; il faut les occuper h des niaiferies pour les dé-
tourner des mauvaife aélions ; il faut les amufer , au lieu de les
prêcher. Si mes écrits ont édifié le petit nombre des bons , je
leur ai fait tout le bien qui dépendoit de moi, & c'efl peut-être
les fervir utilement encore que d'offrir aux autres des objets de
diftraélion qui les empêchent de fonger à eux. Je m'eftimerois
trop heureux d'avoir tous les jours une pièce à faire fiffler, fi je
pouvois k ce prix contenir pendant deux heures les mauvais def-
feins d'un feul des fpedateurs , & fauver l'honneur de la fille ou
de la femme de fon ami , le fecret de fon confident , ou la for-
tune de fon créancier. Lorfqu'il n'y a plus de mœurs , il ne faut
fonger qu'a la police, & l'on fait afTez que la mufique & les fpec-
tacles en font un des plus importans objets.
S'il refte quelque difficulté à ma jufîification , j'ofe le dire
hardiment, ce n'eft ni vis-Wis du public, ni de mes adverfaires ,
c'eft vis-!>vis de moi fcul : car ce n'eft qu'en m'obfervant moi»
même que je puis juger fi je dois me compter dans le petit nom-
bre , & fi mon ame eft en état de foutenir le faix des exercices
littéraires. J'en ai fenti plus d'une fois le danger; plus d'une fois
je les ai abandonnés dans le defTein de ne plus les reprendre; &,
renonçant h leur charme féduâeur , j'ai facrifié à la paix de mon
cœur les feuls plaifirs qui pouvoient encore le flatter. Si dans les
langueurs qui m'accablent, fi fur la fin d'une carrière pénible &
douloureufe l'ai ofé encore quelques momens reprendre ces exer-
cices pour charmer mes maux , je crois au moins n'y avoir mis
ni affez d'intérêt, ni affez de prétention pour mériter à cet égard
les juftes reproches que j'ai faits aux gens de lettres.
Il me falloit une épreuve pour achever la connoiflance de
moi-même , & je l'ai faite fa is balancer. Après avoir reconnu
la fituation de mon ame dans les fuccès littéraires , il me refloic
h l'examiner dans les revers. Je fais maintenant qu'en penfer,
& je puis mettre le public au pire. Ma pièce a eu le fort qu'elle
méritoit, & que j'avois prévu j mais, à l'ennui près qu'elle m'a
caufé ,
t> E Narcisse. iSr
caufé, je fuis forti delà repréfentation bien plus content de moi.
Ce à plus jufte titre que fi elle eût réullu
•
Je confeille donc à ceux qui font fi ardens k chercher des
reproches à me faire , de vouloir mieux étudier mes principes , &
mieux obferver ma conduite , avant que de m'y taxer de con-
tradiction & d'inconféquence. S'ils s'apperçoivent jamais que je
commence à briguer les fufFrages du public, ou que je tire va-
nité d'avoir fait de jolies chanfons , ou que je rougi/Te d'avoir
écrit de mauvaifes comédies , ou que je cherche h nuire à la
gloire de mes concurrens , ou que j'afFe(fle de mal parler des
grands hommes de mon fiècle , pour tâcher de m'élever à leur
niveau, en les rabaiffant au mien, ou que j'afpire k des places
d''académie , ou que j'aille faire ma cour aux femmes qui don-
nent le ton , ou que j'encenfe la fottife des grands , ou que , cef-
faut de vouloir vivre du travail de mes mains, je tienne h igno-
minie le métier que je me fuis choifi, & fa/Te des pas vers la
fortune; s'ils remarquent, en un mot, que l'amour de la répu-
tation me faiïè oublier celui de la vertu , je les prie de m'en
avertir, & miéme publiquement, & je leur promets de jetter k
l'infiant au feu mes écrits & mes livres , & de convenir de toutes
les erreurs qu'il leur plaira de me reprocher.
En attendant, j'écrirai des livres, je ferai des vers & de la
mufique , fi j'en ai le talent, le temps, la force & la volonté :
je continuerai à dire très-franchement tout le mal que je penfe
des lettres, & de ceux qui les cultivent (8i ), & croirai n'en
( 8l ) J'admire combien la plupart de s'en fervir aujourd'hui , comme
des gens de lettres ont pris ie change d'une médecine au mal qu'elles ont
dans cette afFaire-ci ! Quand ils ont caufé, ou comme de ces animaux
vu les Iciences & les arts attaqués , mal - faifans qu'il faut écrafer fur la
ils ont cru qu'on en vouloitperfonnel- morfure. En un mot, il n'y a pas un
lement à eux; tandis que, fans fe homme de lettres, qui, s'il peutfou-
contredire eux-mêmes , ils pourroient tenir dans fa conduite l'article pré-
tous penfer , comme moi , que , quoi- cèdent , ne puifle dire en fa faveur
que ces chofes ayent fait beaucoup de ce que je dis en la mienne ; & cette
mal à la fociété , il eft très-eflentiel manière de raifonner me paroît leur
(Euvres mcUes. Tome I. îs n
28i Préface de Narcisse.
valoir pas moins pour cela. Il efl: vrai qu'on pourroit dire quel-
que jour : cet ennemi fi déclaré des fciences & des arts, fit
pourtant & publia des pièces de théâtre; & ce difcours. fera,
je l'avoue, une fatyre très - amère, non de moi, mais de mon
fiècle.
convenir d'amant mieux , qu'entre comme les Prêtres du Paganifme , qui
nous ils fe foucient fort peu des ne tenoient à la religion qu'autant
fciences , pourvu qu'elles continuent qu'elle les faifoit refpeder.
de mettre les favans en honneur. C'eil
N A R CI s s E^
o u
I.' A M A M T
DE LUI-MEME,
COMÉDIE,
PAR M. J. J. ROUSSEAU.
Repréfemée par les Comédiens François ordinaires
du Roi U i8 Décembre 1752.
Nn ij
ACTEURS.
ÈRE, I
L I S I M O N.
V A L È R E,
LUC
ANGÉLIQUE, î p^^^^ ^ Sœur , Pupilles ds
LEANDRE, | Lifimon.
M A R T O N , Suivante,
F R O N T I N, Fakt de VaUrs.
La Scène ejl dans rappartemem de VaUre,
Ms
î.^ A M A M T
DE LUI-MÊME,
COMÉDIE,
' — '■ ' " -^
SCÈNE PREMIÈRE.
LUCINDE, MARTON.
L U C I N D E.
J E viens de voir mon frère Te promener dans le jardin ; hâtons-
nous , avant fon retour , de placer fon portrait fur fa toilette.
M AR T o N.
Le voilh, Mademoifelle , changé dans fes ajuftemens de ma-
nière à le rendre méprifable. Quoiqu'il foit le plus joli homme
du monde , il brille ici en femme encore avec de nouvelles grâces,
L u c I N D E.
Valère eft, par fa délicate^e & par I'affe(51ation de fa parure
une efpèce de femme cachée fous des habits d'homme; & ce
portrait, ainfi travelli, femble moins le déguifer que le rendre ^
fon état naturel.
M A R T ON.
Eh bien ! ou q{[ le mal ? Puifque les femmes aujourd'hui cher-
chent h fe rapprocher des hommes, n'eiî-il pas convenable que
ceux-ci faiïent la moitié du chemin, & qu'ils tâchent de gagner
en agrémens autant qu'elles en folidité? Grâce \ la mode touc
l'en mettra plus aifémenc de niveau.
a86 VAmant de lui-même^
L U C I N D E,
Je ne puis me faire h des modes aiifli ridicules. Peut-être no*
tre fexe aura-t-il le bonheur de n'en plaire pas moins, quoiqu'il
devienne plus eflimable. Mais pour les hommes, je plains leur
aveuglement. Que prétend cette jeunefTe étourdie en ufurpanc
tous nos droits? Efpèrenr-ils de mieux plaire aux femmes, en
s'efForçant de leur reflTembler ?
M A R T O N.
Pour celui-Ia, ils auroient tort, & elles fe haï/Tent trop mu-
tuellement pour aimer ce qui leur refTemble. Mais revenons au
portrait. Ne craignez-vous point que cette petite raillerie ne
fâche Monfieur le Chevalier ?
L u c I N D E.
Non , Marton ; mon frère eft naturellement bon : il eft même
raifonnable , à fon défaut près. ÎI fentira qu'en lui faifanr, par ce
portrait, un reproche muet «5c badin,, je n'ai fongé qu'à le gué-
rir d'un travers qui choque jufqu'a cette tendre Angélique, cette
aimable pupille de mon père, que Valere époufe aujourd'hui.
C'eft lui rendre fervice que de corriger les défauts de fon amant,
& tu fais combien j'ai befoin des foins de cette amie pour rrie
délivrer de Léandre , fon frère , que mon père veut auflî me faire
époufer.
Marton.
Si bien que ce jeune inconnu, ce Cléonte, que vous vîtes
l'été dernier a Pafly , vous tient toujours au cœur ?
L u c I N D E.
Je ne m'en défends point; je compte même fur la parole qu'il
m'a donnée de reparoître bientôt, & fur la promeffe que m'a
faite Angélique d'engager fon frère à renoncer à moi.
Marton.
Bon, renoncer! Songez que vos yeux auront plus de force
Comédie. 287
pour ferrer cet engagement , qu'Angélique n'en Tauroit avoir
pour le rompre.
L U C I N D E.
Sans difputer fur tes flatteries , je te dirai que , comme Léan-
dre ne m'a jamais vue, il fera aifé à fa fœur de le prévenir, &
de lui faire entendre que ne pouvant être heureux avec une fem-
me dont le cœur eft engagé ailleurs, il ne fauroit mieux faire
que de s'en dégager par un refus honnête.
M A R T O N.
Un refus Honnête! ah! Mademoifelle, refufer une femme faite
comme vous, avec quarante mille écus , c'eft une honnêteté donc
jamais Léandre ne fera capable. ( A part. ) Si elle favoit que
Léandre & Cléonte ne font que la même perfonne, un tel re-.
fus changeroit bien d'épithète.
L u c I N D E.
Ah! Marton, j'entends du bruit; cachons vîte ce portrait. C'eft
fans doute mon frère qui revient, & en nous amufant à jafer
nous nous fommes ôté le loifîr d'exécuter notre projet.
Marton.
Non, c'eft Angélique.
SCÈNE II.
ANGÉLIQUE, LUCINDE, MARTON.
Angélique.
IVJLA chère Lucinde, vous favez avec quelle répugnance je me
prérai .î votre projet, quand vous fîtes changer la parure du
portrait de Valère en des ajufîemens de femme. A préfent que
je vous vois prête à l'exécuter , je tremble que le déplaifir de fe
288 V Amant de lui-même,
voir jouer ne l'indifpofe contre nous. Renonçons, je vous prie,
h ce frivole badinage. Je Tens que je ne puis trouver de goût k
m'égayer au rifque du repos de mon cœur.
L U C I N D E.
Que vous êtes timide î Vaîère vous aime trop pour pren-
dre en mauvaife part tout ce qui viendra de la vôtre , tant que
vous ne ferez que fa maîtrefle. Songez que vous n'avez plus
qu'un jour k donner carrière k vos fantaifies , & que le tour des
Tiennes ne viendra que trop tôt. D'ailleurs il efl que/lion de le
guérir d'un foible qui l'expofe k la raillerie , & voila proprement
l'ouvrage d'une maîtrefTe. Nous pouvons corriger les défauts d'un
amant i mais, hélas l il faut fupporter ceux d'un mari.
Angjeîliquje.
Que lui trouvez-vous, après tout, de fi ridicule? Puifqu'il eft
aimable , a-t-il fi grand tort de s'aimer , & ne lui en donnons-
nous pas l'exemple? Il cherche a plaire. Ah! fi c'eft un défaut,
quelle vertu plus charmante un homme pourroit-il apporter dans
U fociété?
M A R T O N.
Sur-tout dans la fociété des femmes.
Angélique.
Enfin, Lucinde, fi vous m'en croyez, nous fupprimerons;
&: le portrait, & cet air de raillerie, qui peut auffi bien pafler
pour une infulte que pour une correftion.
Lucinde.
Oh '. non : je ne perds pas ainfi les frais de mon indufirie.
Mais je veux courir feule les rifques du fuccès , & rien ne vous
oblige d'être complice dans une affaire dont vous pouvez n'être
que témoin.
M A R T N.
Belle diftindion l
Ï^UCIN D E,
C O M É D l'R 28r>
L U C I N D E.
Te me réjouis de voir la contenance de Valère. De quelq'^e
manière qu'il prenne la chofe , cela fera toujours une fcène afTez
plaifante.
M A R T O N.
J'entends. Le prétexte eu de corriger Valère ; mais le vrai
motif eu de rire a fes dépens. Voila le génie & le bonheur des
femmes. Elles corrigent fouvent les ridicules , en ne fongeanc
qu'à s'en amufer.
Angélique.
Enfin , vous le voulez ; mais je vous avertis que vous me ré-
pondrez de l'événement.
L U C I N DE.
Soit.
Angélique.
Depuis que nous fommes enfemble vous m'avez fait cent piè-
ces dont je vous dois la punition. Si cette affaire-ci me caufe Ix
moindre tracaffcrie avec Valère , prenez garde k vous.
L u G I N D E.
Oui, oui.
Angélique.
Songez un peu k Léandre.
L u c I N D E.
Ah! ma chère Angélique
Angélique.
Oh ! fi vous me brouillez avec votre frère , je vous jure que
voiis épouferez le mien. {Bas.) Marton, vous m'avez promiû le
fecret.
Marton, bas.
Ne craignez rien.
Œuvres mcUts. Tome l. Oo
290 VA MA NT DE LUI-MÊME,
L U C I N D E.
Enfin , je •"
M A R T O N.
J'entends la voix du Chevalier. Prenez au plutôt votre parti,
^ moins que vous ne vouliez lui donner un cercle de filles à fa
roilette.
L u c I N D E.
Il faut bien éviter qu'il nous apperçoive. ( Elle met le portrait
.fur la toilette. ) Voilà le piège tendu.
M AR T O N.
Je veux un peu guetter mon homme , pour voir .... ; 3
L u c I N D E.
Paix. Sauvons-nous.
A N c ^' L I Q .u E.
Que j'ai de mauvais prefTentimens de tout ceci!
■■■' ■ -»
SCÈNE III.
VALÈRE, FRONTIN.
V A L È R E.
OAngaride, ce jour eft un grand jour pour vous;
F R o N T I N.
Sangarîde ! c'eft-à-dire , Angélique. Oui , c'oft un grand jour
que celui de la noce , & qui même allonge diablement tous ceux,
qui le fuivent.
V A L È R e.
Que je vais goûter de plaifîr à rendre Angélique heureufe]
F R o N T I N.
vAuTÎez-vous envîc de la rendre veuvei
C O'M É D I E. 291
V A L i R E.
Mauvais plaifant! Tu fais h quel point je Taime. Dis-
moi; que connois-tu qui puifTe manquer à fa félicité? Avec
beaucoup d'amour, quelque peu d'efprit, & une figure
comme tu voisj on peut, je penfe, fe tenir toujours affez sûr
de plaire.
F R o N T I N.
La chofe eft indubitable, & vous en avez fait fur vous-mém?
la première expérience.
V A L È R E.
Ce que je plains en tout cela, c'efl je ne fais combien de
petites perfonnes que mon mariage fera fécher de regret, & qui
vont ne favoir que faire de leur cœur.
F R o N T I N.
Oh ! que fi. Celles qui vous ont aimé , par exemple , s'occu-
peront \ bien détefter votre chère moitié, h&i autres Mais
où diable les prendre ces auti'es-lk ?
V A L È R E.
La matinée s'avance ; il eft temps de m'habiller pour aller voir
Angélique. Allons. [Il Je met à la toilette.) Comment me trouves-
tu ce matin? Je n'ai point de feu dans les yeux ; j'ai le tein bat»
eu ? il me fcmble que je ne fuis point à l'ordinaire.
F R O N T I N.
A l'ordinaire! Non; vous étts feulement à votre ordinaire.
V A L È R E.
C'eft une fort méchante habitude que l'ufage du rouge; h la
fin je ne pourrai m'en pafTer, & je ferai du dernier mal fans cela.
Oii eft donc ma boîte à mouches? Mais que vois-je Ta? Un por-
trait !... Ah! Frontin , le charmant objet !... Où as-tu pris ce portrait?
Oo i)
2<)2 L'Amant de l'ui^mémê^
m
F R O N T I N.
Moi! je veux être pendu , fi je fais de quoi vous me parlez.
V A L È R E.
Quoi l ce n'efl pas roi qui a mis ce portrait fur ma toilette ?
F R o N T I N.
Non , que je meure.
V A L È R E.
Qui feroit-ce donc ?
F R O N T I N,
Ma foi, je n'en fais rien. Ce ne peut être que le diable, ou
vous.
V A L ii R E.
A d'autres \ On t'a payé pour te taire Sais-tu bien que
la comparaifon de cet objet nuit a Angélique ? . . . . Voilà d'hon-
neur la plus jolie figure que j'aie vue de ma vie. Quels yeux»
Frontin ! Je crois qu'ils reflemblent aux miens.
F R O N T I N.
C'eft tout dire.
V A L È R E.
Je lui trouve beaucoup de mon air Elle efl ma foi char-
mante! Ah! fi l'efprit foutient tout cela Mais fon
goût me répond de fon efprit. La friponne eft connoifTeufe en
mérite.
Frontin.
Que diable ! Voyons donc toutes ces merveilles.
V A L i R E,
Tiens , tiens. Penfes-tu me duper avec ton air niais ? Me croîi-
lu novice en aventui*fes\
Comédie. -295
Frontin, à part.
Ne me trompé-je point? Oefl lui c'eft lui-même. Com-
me le voilk.paré! Que de fleurs! que de pompons! C'efl fans
doute quelque tour de Lucinde : Marton y fera tout au moins de
moitié. Ne troublons point leur badinage. Aies indifcrétions pré-
cédentes m'ont coûté trop cher.
V A L È R E.
Eh bien! Monfîeur Frontin reconnoît-il l'original de cette
peinture ?
Frontin.
Pouhl fi je le connois? Quelques centaines de coups de pied
au cul , & autant de foufflets que j'ai eu l'honneur d'en recevoir
en détail , ont bien cimenté la connoifTance.
V A L È R E.
Une fille , des coups de pieds ! Cela eft un peu gaillard.
Front in.
Ce font de petites impatiences domefliques qui la prennent î»
propos de rien.
V A L i; R E.
Comment! l'aurois-tu fervie?
Frontin.
Oui, Monfîeur; & j'ai même l'honneur d'être toujours fon
très-humble ferviteur.
V A L È R E.
Il feroit afTez plaifant qu'il y eût dans Paris une jolie femme
qui ne fût pas de ma connoifTance! Parle-moi fmcérement.
L'original eft-il aufTi aimable que le portrait ?
Frontin.
Comment, aimable! Savez-vous, Monfîeur, que ii quelquW
294 VA MA NT DE LUJ-MÊME;
pouvoir approcher de vos perfedions , je ne trouverois qu'elle
feule à vous comparer.
V A L è R E , confidérant le portrait, -
Mon cœur n'y réfifte pas Frontin, dis-moi le nom de
xette belle.
Frontin, à part.
Ah! ma foi, me voilà pris fans verd.
V A L È R E.
Comment s'appelle-t-elle ? Parle donc.
Frontin.
Elle s'appelle elle s'appelle elle ne s'appelle point.
C'ell une fille 'anonyme , comme tant d'autres.
V A L È R E.
Dans quels triftes foupçons me jette ce coquin! Se pourroît-
il que des traits auflî charmans ne fuiïent que ceux d'une grifette?
Frontin.
Pourquoi non ? La beauté fe plaît à parer des vifages qui ne
tirent leur fierté que d'elle.
V A L È R E.
Quoi ! c'eft !.....
Frontin.
Une petite perfonne bien coquette, bien m.inaudière, bien vai-
ne, fans grand fujet de l'être: en un rnot, un vrai petit-maître
femelle.
V A L È R E.
Voilk comment ces faquins de valets parlent des gens qu'ils
ont fervis. Il faut voir cependant. Dis-moi oii elle demeure l
Comédie. 295
F R O N T I N-
Bon! demeurer! Eft-ce que cela demeure jamais?
V A L È R E.
Si tu m'impatientes Où loge-t-elle , maraud?
F R O N T I N.
Ma foi, Monfieur, à ne vous point mentir, vous le favez tout
aufli-bien que moi.
V A L è R E.
Comment?
F R o N T I N.
Je vous jure que je ne connois pas mieux que vous l'original
'de ce portrait.
V A L è R E.
Ce n'eil pas toi qui l'as placé là?
F R o N T I N»
Non, la pe/le m'étouffe.
V A L è R E.
Ces idées que tu m'en as données :
F R O N TIN.
Ne voyez -vous pas que vous me les fourniffez vous-même"?
Eft-ce qu'il y a quelqu'un dans le monde aufTi ridicule que cela?
V A L è R E.
Quoi! je ne pourrai découvrir d'où vient ce portrait! Le myi^
tère & la difiiculré irritent mon empreffement. Car, je te l'avoue
j'en fuis très-réellement épris.
Front IN, ^ part.
Xa chofe eft impayable! le voilà amoureux de lui-même,-
^9^ L'A MA NT DE LUÎ-MÊME,,
V A L È R E.
Cependant Angélique, la charmante Angélique En vé-
rité , je ne comprends rien à mon cœur, &: je veux voir cette
nouvelle maitreffe avant de rien déterminer fur mon mariage.
• *-»
F R O N T 1 N.
Comment, Monfieur! vous ne Ah! vous vous moquez.
V A L à R E.
Non , je te dis très - férieufement que je ne faurois offrir ma
main h Angélique, tant que Tincertitude de mes fentimens fera
un obftacie à notre bonheur mutuel. Je ne puis Tépoufer aujour-
d'hui j c'eft un point réfolu.
F R O N T I N.
Oui, chez vous. Mais Monfieur votre père, qui a fait aufïï
. fes petites réfolutions h part, eft l'homme du monde le nioins
propre h céder aux vôtres. Vous favez que fon foible n'eft pas
Ja complaifance.
V A L è R E.
Il faut la trouver à quelque prix que ce foit. Allons, Fron-
tin i courons , cherchons par-tout.
F R O N T I N.
Allons, courons, volons; faifons Tinventaire & le fignalement
^le toutes les jolies filles de Paris. Pefle ! le bon petit livre que
nous aurions là! Livre rare dont la ledure n'endormircxit pas.
V A L È R E.
Hâtons-nous. Viens achever de m'habiller.
F R o N T r N.
Attendez, voici tout-à-propos Monfieur votre père. Propofons-
lui d'être de la partie.
V A L i R B.
Comédie. 297
V A L È R E.
Tais-toi, bourreau. Le malheureux contre-temps!
SCÈNE IV.
LISIMON, VALÈRE, FRONTIN.
L I s I M ON, qui doit toujours avoir h ton brufque.
X-j\{ bien, mon fils?
V A L È R E.
Frontin, un fiège à Monfîeur.
L I s I M O N.
Je veux refter debout. Je n'ai que deux mots à te dire.
V A L È R E.
Je ne faurois, Monfîeur, vous écouter que vous ne foyez aflîs.
L I s I M o N.
Que diable ! il ne me plaît pas moi. Vous verrez que l'im-
pertinent fera des complimens avec fon père.
V A L è: R E.
Le refped . . . . .'
L I s I M o N.
Oh , le refpeft confifte a m'obéir & k ne me point gêner. Mais
qu'eft-ce? encore en déshabillé! un jour de noces! Voilk qui eft
joli] Angélique n'a donc point encore reçu ta viiite ?
V" A L È R E.
J'achevois de me coeffer, & j'allois m'habiller pour me préfen-
ter décemment devant elle.
Œuvres mclées. Tome I. * P p
298 L'Amant de lui-même,
L I s I M O N.
Faut-il tant d'appareil pour nouer des cheveux & mettre un
habit? Parbleu! dans ma jeunefTe , nous ufions mieux du temps,
& fans perdre les trois quarts de la journée \ faire la roue devant
un miroir , nous favions à plus jufte titre avancer nos affaires au-
près des belles.
V A L È R E.
Il femble cependant que , quand on veut être aimé , on ne fau-
roit prendre trop de foin pour fe rendre aimable , & qu'une pa-
rure fi négligée ne devroit pas annoncer des amans bien occupés
du foin de plaire.
L I s I M o N.
Pure fottife. Un peu de négligence fied quelquefois bien quand
on aime. Les femmes nous tenoient plus de compte de nos em-
preflemens que du temps que nous aurions perdu à notre toi-
lette i fans afFefler tant de délicatefTe dans la parure , nous en avions
davantage dans le cœur. Mais laifTons cela. Pavois penfé à diffé-
rer ton mariage jufqu'a l'arrivée de Léandre , afin qu'il eût le
plaifir d'y aflîfter, & que j'eufTe, moi, celui de faiie tes noces
& celles de ta fœur en un même jour.
V A L È R E , bus,
Frontin , quel bonheur !
F R o N T I N.
Oui, un mariage reculé; c'eft toujours autant de gagné fur
le repentir.
L I s I M o N.
Qu'en dis-tu, Valère? Il femble qu'il ne feroit pas féant de
marier la fœur fans attendre le frère , puifqu'il eft en chemin.
Valère.
Je dis , mon père , qu'on ne peut rien de mieux penfé.
Comédie. 299
L I s I M O N.
Ce délai ne te feroit donc pas de peine t
V A L fe R E.
L'emprefTement de vous obéir fur monter a toujours toutes mes
répugnances.
L I SIMON.
C'étoit pourtant dans la crainte de te mécontenter que je ne
te l'avois pas propofé.
V A L È R E.
Votre volonté n'efl pas moins la règle de mes defirs que celle
de mes adions. {Bas.) Frontin, quel bon homme de père.'
L I S I M O N.
Je fuis charmé de te trouver fî docile : tu en auras le mérite
h bon marché j car , par une lettre que je reçois à l'inflant ,
Léandre m'apprend qu'il arrive aujourd'hui.
V A L È R E.
Eh bien] mon père!
L I s I M O N.
Eh bien ] mon fils , par ce moyen rien ne fera dérangé.
V AL k RE,
Comment, vous voudriez le marier en arrivant?
Frontin.
Marier un homme tout botté!
L I s I M o N.
Non pas cela , puifque d'ailleurs Lucinde & lui ne s'étant ja-
mais vus , il faut bien leur lai/Ter le loifir de faire connoifTance ;
mais il afîîftera au mariage de fa fœur, & je n'aurai pas la dureté
de faire languir un fils aufïï complaifant. P p ij
3CO L'Amant de lui-même,
V A L È R E.
Monfieur
L I s I M O N.
Ne crains rien; ]e connois & j'approuve trop ton empfefle-
ment pour te jouer un auflî mauvais tour.
V A L jfe R E.
Mon père
L I s I M o N.
LaifTons cela, te dis-je : je devine tout ce que tu pourrois me
dire.
V A L è R E.
Mon père j'ai fait des réflexions . . : . i
L I S 1 M O N.
Des réflexions , toi ! Je n'aïu-ois pas deviné celui - là. Sur quoi
donc , s'il vous plaît , roulent vos méditations fublimes ?
V A L è R E.
Sur les inconvéniens du mar/age.
F R o N T I N.
Voilà un texte qui fournit.
L I s I M o N.
Un fût peut réfléchir quelquefois ; mais ce n'eft jamais qu'après
la fottife. Je reconnois là mon fils.
V A L è R E.
Comment! après la fottife. Mais je ne fuis point encore marié.
L I s I M o N.
Apprenez, Moniîeur le Fhilofophe, qu'il iî'y a nulle différence
Comédie. 301
de ma volonté \ Tade. Vous pouviez moralifer quand je vous
propofai la chofe , & que vous en étiez vous-même fi emprefTé.
J'aurois de bon cœur écouté -vos raifons \ car vous favez fi je fuis
complaifant.
F R o N T I rr.
Oh! oui, Monfieur, nous fommes là-deflus en état de vbu3
rendre juftice.
L I S I M N.
Mais aujourd'hui que tout efl arrêté , vous pouvez fpéculer
à votre aifej ce fera, s'il vous plaît, fans préjudice de la noce.
V A L è R E.
La crainte redouble ma répugnance. Songez, je' vous fupplie,
\ l'importance de l'affaire. Daignez m'accorder quelques jours,
L I s I M o N.
Adieu , mon fils ; tu feras marié ce foir , ou tu m'en-
tens. Comme j'étois la dupe de la déférence du pendard!
S C È N E V.
VALÊRE, FRONTIN.
V A L i R E.
C^^Iel ! dans quelle peine me jette fon inflexibilité !
F R o N T I N.
Oui; marié ou déshérité; époufer une femme ou la pauvreté?
on balancer oit a moins.
V A L è R E.
Moi , balancer ! Non ; mon choix étoit encore incertain ,
l'opiniâtreté de mon père l'a déterminé.
J02 VA MA NT DE LUI-MÊME,
F R O N T I N,
En faveur d'Angélique ?
V A L È R E.
Tout au contraire.
F R o N T I N.
Je vous félicite, Monfieur, d'une réfolution aufîî héroïque;
Vous allez mourir de faim en digne martyr de la liberté. Mais
s'il étoit queftion d'époufer le portrait ? Hem .' le mariage ne
vous paroîtroit plus fi affreux ?
V A L Ê R E.
Non, mais fi mon père prétendoit m'y forcer, je crois que
J'y réfifterois'avec la même fermeté, & je fens que mon cœur
me rameneroit vers Angélique , fi-tôt qu'on m'en voudroit éloi-
gner.
F R o N T I N.
Quelle docilité ! Si vous n'héritez pas des biens de Monfieur
votre père, vous hériterez au moins de fes vertus. (^Regardant
le portrait, ) Ah 1
V A L È R E.
Qu'as-tu ?
F R o N T I N.
Depuis notre difgrace , ce portrait me femble avoir pris une
phyfionomie famélique , un certain air allongé.
V A L È R E.
C'eft trop perdre de temps k des impertinences. Nous de-
vrions déjà avoir couru la moitié de Paris.
{Il fort.)
F R O N T I N.
Au train dont vous allez, vous courrez bien-tôt les champs.
Attendons cependant le dénouement de tout ceci j & pour fein-
Comédie. 20^
dre de mon côté une recherche imaginaire , allons nous cacher
dans un cabaret.
SCÈNE VI.
ANGÉLIQUE, MARTON.
M A R T O N.
x\H , ah , ah , ah ! la plaifante fcène ! qui l'eût jamais prévue ?
Que vous avez perdu , Mademoirelle , à n'être point ici cachée
avec moi , quand il s'efl fi bien épris de Ces propres charmes !
ANGÉLiqUE.
Il s'eft vu par mes yeux.
M A R T o N.
Quoi ! vous auriez la foiblefTe de conferver des fentimens
pour un homme capable d'un pareil travers.
Angél ique.
Il te paroît donc bien coupable ? Qu'a-t-on cependant h lui
reprocher que le vice univerfel de fon âge ? Ne crois pas pour-
tant qu'infenfible a l'outrage du Chevalier , je foufFre qu'il me
préfère ainfi le premier vifage qui le frappe agréablement. J'ai
trop d'amour pour n'avoir pas de la délicatefTe : & Valère me
facrifiera Tes folies dès ce jour , ou je facrifierai mon amour à
ma raifon.
M A R T o N.
Je crains bien que l'un ne foit aufli difficile que l'autre.
Angélique.
Voici Lucinde. Mon frère doit arriver aujourd'hui. Prends
bien garde qu'elle ne le fonpçonne point d'être fon inconnu juf-
qu'à ce qu'il en foit temps.
304 VA MA NT DE LUI- MÊME,
SCÈNE VII.
LUCINDE, ANGÉLIQUE, MARTON.
M A R T O N.
J E gage , Mademoifelle , que vous ne devinerez jamais quel a
été TefFet du portrait ? Vous en rirez sûrement.
L u c I N D E,
Eh ! Marton , laifTons-là le portrait : j'ai bien d'autres chofes
en tête. Ma chère Angélique , je fuis défolée , je fuis mourante.
Voici l'inftant où j'ai befoin de tout votre fecours. Mon père vient
de m'annoncer l'arrivée de Léandre. Il veut que je me difpofe
h le recevoir aujourd'hui, & k lui donner la main dans huit
jours.
Angélique.
Que trouvez-vous donc Ih de fi terrible >
Marton.
Comment , terrible ! Vouloir marier une belle perfonne de
dix-huit ans avec un homme de vingt-deux , riche & bien-fait I
En vérité, cela fait peur, il n'y a point de fille en âge de raifon,
\ qui ridée d'un tel mariage ne donnât la fièvre.
L U c I N D E.
Je ne veux rien vous cacher. J'ai reçu en même temps une
lettre de Cléonte ; il fera inceiïamentà Paris; il va faire agir auprès
de mon père : il me conjure de différer mon mariage : enfin il
m'aime toujours. Ah .'ma chère, ferez -vous infenfible aux alar-
mes de mon cœur ? & cette amitié que vous m'avez jurée. . . .
Angélique.
Plus cette amitié m'eft chère , & plus je dois fouhaiter d'en
^Qir
C O M È D 1 E. 305
voir refTerrer les nœuds par votre mariage avec mon frère. Ce-
pendant, Lucinde , votre repos eft le premier de mes djfirsi &
mes vœux font encore plus conformes aux vôtres que vous ne
penfez.
Lucinde.
Daignez donc vous rappeller vos promefTes. Faites bien com-
prendre a Léandre que mon cœur ne fauroit être à lui^ que
M A R T O N.
Mon Dieu! ne jurons de rien. Les hommes ont tant de ref-
fources, & les femmes tant d'inconflance, que fi Léandre fe
mettoit bien dans la tête de vous plaire, je parie qu'il en vien-
droit à bout malgré vous.
Lucinde.
Marton 1
M A R T o N.
Je ne lui donne pas deux jours pour fupplanter votre inconnu,
fans vous en laiiïcr même le moindre regret.
Lucinde.
Allons , continuez Chère Angélique , je compte fur vos
foins ; & dans le trouble qui m'agite , je cours tout tenter auprès
de mon père pour différer , s'il éft pofïïble , un hymen que la
préoccupation de mon cœur me fait envifager avec effroi.
(Elle fort.)
Angjélique.
Je devois l'arrêter. Mais Lifimon n'efl pas homme a céder
aux follicitations de fa fille , & toutes fes prières ne feront qu'af-
fermir ce mariage , qu'elle-même fouhaite d'autant plus qu'elle
paroît le craindre. Si je me plais k jouir pendant quelques inf-
tans de îts inquiétudes, c'efl pour lui en rendre l'événement
plus doux. Quelle autre vengeance pourroit être autorifée par
l'amitié ?
(Euvres mêlées. Tome I. Qq
3o6 UAaiant de lui-même,
M A R T O N.
Je vais la fuivre ; &, fans trahir notre fecret , TeiTipécher, s'il
Te peur, de faire quelque folie.
SCÈNE VIII.
ANGÉLIQUE.
J-NsENSÉE que je fuis! mon efprir s'occupe à des badineries ,
pendant que j'ai tant d'affaires avec mon cœur. Hélas! peut-être
qu'en ce moment Valère confirme fon infidélité. Peut-être qu'inf-
truit de tout, & honteux de s'être laiffé furprendre, il offre par
dépit fon cœur h quelqu'aurre objet. Car voilà les hommes : ils
ne fe vengent jamais avec plus d'emportement que quand ils ont
le plus de tort. Mais le voici, bien occupé de fon portrait.
S C È N E I X.
ANGÉLIQUE, VALÈRE.
Valère, fans voir Angélique.
J E cours fans favoir où je dois chercher cet objet charmant.
L'amour ne guidera-t-il point mes pas?
Angélique, à part.
Ingrat! il ne les conduit que trop bien.
Valère.
Alnfî l'amour a toujours fes peines. Il faut que je les éprouve
\ chercher la beauté que j'aime , ne pouvant en trouver h me
faire aimer.
Angélique,/} part.
Quelle impertinence! Hélas! comment peut-on être fi fat &
fi aimable tout à la fois.
C M É ô î É. 307
V A L è R E.
Il faut attendre Frontin; il aura peut-être mieux réufîî. Iji
tout cas Angélique m'adore
Ancllique, à part.
Ah! traître, tu connois trop mon foible,
V A L è R E.
Après tout, je fens toujours que je ne perdrai rien auprès
d'elle : le cœur , les appas , tout s'y trouve.
Angélique, à part.
II me fera l'honneur de m'agréer pour fon pis-aller.
V A L È R E.
Que j'éprouve de bizarrerie dans mes fentimens ! Je renonce
à la pofTeiïion d'un objet charmant, & auquel, dans le fond, mon
penchant me ramène encore. Je m'expofe à la difgrace de mon
père pour m'entéter d'une belle , peut-être indigne de mes fou-
pirs, peut-être imaginaire, fur la feule foi d'un portrait tombé
des nues, & flatté h coup sûr. Quel caprice! quelle folie! Mais
quoi! la folie & les caprices ne font-ils pas le relief d'un homme
aimable? ( Regardant le portrait. ) Que de grâces! " Quels
traits! .... Que cela eft enchanté! .... Que cela eft divin! ....
Ah! qu'Angélique ne fe flatte pas de foutenir la comparaifon
avec tant de charmes.
Angélique, faifijfant h portrait.
Je n'ai garde aflurément. Mais qu'il me foit permis de par-
tager votre admiration. La connoifTance des charmes de cette
Jieureufe rivale adoucira du moins la honte de ma défaite.
V A L è R E.
O Ciel!
Qq î]
5o8 VAmais't de lui-même,
Angélique.
Qu'avez-vous donc ? Vous paroi/Tez tout interdit. Je n'aurois
jamais cru qu'un petit-maître fût fi aifé à décontenancer.
V A L È R E.
Ah! cnielle, vous connoifTez tout Tafcendant que vous avez fur
moi, & vous m'outragez fans que je puifTe répondre.
Angélique.
C'eft fort mal fait, en vérité; & régulièrement vous devriez
me dire des injures. Allez, Chevalier, j'ai pitié de votre embar-
ras. Voila votre portrait ; & je fuis d'autant moins fâchée que vous
en aimiez l'original , que vos fentimens font fur ce point tout-k-
fait d'accord avec les miens.
V A L È R E.
Quoi ! vous connoiflez la perfonne ...:.:
Angélique.
Non-feulement je la connois , mais je puis vous dire qu'elle eft
ce que j'ai de plus cher au monde.
V A L È R E.
Vraiment, voici du nouveau, & le langage efl: un peu /îngu-
lier dans la bouche d'une rivale.
Angélique.
Je ne fais; mais il eil fincère. {A part.) S'il fe pique, je
triomphe.
V A L È R E.
Elle a donc bien du mérite ?
Angélique.
Il ne tient qu''.\ elle d'en avoir infiniment.
Comédie. 309
V A L È R E.
Point de défauts fans doute.
Angiêlique.
Ohl beaucoup. C'eft une petite perfonne bizarre, capricieufe,
éventée, étourdie, volage, & fur- tout d'une vanité infupportable.
Mais, quoi! elle eft a'inable avec tout cela, & je prédis d'avance
que vous l'aimerez jufqu'au tombeau.
V A L i; R E.
Vous y confentez donc?
Angélique.
Oui.
V A L È R E.
Cela ne vous fàcliera point ?
ANGliLIQUE.
Non.
V A L È R E , â part.
Son indifférence me défefpère. ( Haut. ) Oferai - je me flatter
qu'en ma faveur , vous voudriez bien re/Terrer encore votre union
avec elle l
Angélique,
C'e/l tout ce que je demande.
V A L È R E , ou/ré.
Vous dites tout cela avec une tranquillité qui me charme.
Angélique.
Comment donc ! vous vous plaigniez tout-h-l'heure de mon en-
jouement, &: h préfent vous vous fâchez de mon fang froid ! /e ne
fais plus quel ton prendre avec vous.
jio L'Amant de lui-même.
Val ère, has.
Je crève de àép\t. {Haut.) Mademoîfelle m'accordera - t- elle
la faveur de me faire faire connoifTance avec elle \
Angélique.
Voilh, par exemple, un genre de fervice que )e fuis bien sûre
que vous n'attendez pas de moi : maisî'je veux pafler votre ef-
pérance, & je vous le promets encore.
V A L è R E.
Ce fera bien-tôt, au moins?
Angélique.
Peut-être dès aujourd'hui.
V A L È R E.
Je n'y puis plus tenir. ( Il veut s'en aller. )
Angélique, à part.
Je commence à -bien augurer de tout ceci; il a trop de dépit
pour n'avoir plus d'amour. {Haut. ) Où allez-vous, Valère?
V A L il R E.
Je vois que ma préfence vous gêne, & je vais vous céder la
place.
Angélique.
Ah ! point. Je vais me retirer moi - même ; il n'eft pas julle
que je vous chaiïe de chez vous.
Valère.
Allez, allez; fouvenez - vous que qui n'aime rien ne mérite
pas d'être aimée.
Angélique.
Il vaut encore mieux n'aimer rien que d'être amoureux de
foi-même.
Comédie. it%.
SCÈNE X.
V A L È R E.
A:
-MouREUX de foi-méme! Eft-ce un crime de fentir un peu ce
qu'on vaut? Je fuis cependant bien piqué, Eft-il pofTible qu'on
perde un amant tel que moi fans douleur? On diroit qu'elle me
regarde comme un homme ordinaire. Hélas ! je me déguife en
vain le trouble de mon cœur , & je tremble de l'aimer encore
après fon inconfîance. Mais non; tout mon cœur n'efl qu'à ce
charmant objet. Courons tenter de nouvelles recherches, & joi-
gnons au foin de faire mon bonheur, celui d'exciter la jaloufie
d'Angélique. Mais voici Frontin.
SCÈNE XI.
VALÈRE, FRONTIN, iyre.
Frontin.
Q
Ue diable ! je ne fais pourquoi je ne puis me tenir ; j'ai pourr
tant fait de mon mieux pour prendre des forces.
V AL È R E.
Eh bien 1 Frontin , as-tu trouvé
Front in.
Oh '. oui , Mon/leur.
V A L ii R E.
Ah, Ciel! feroit-il poflible?
Frontin.
AulTî j'ai bien eu de la peine.
^1% L'Amai^t de lu 1-MÊM^;
V A L i R E.
Hâte- toi donc de me dire
F R o N T I N.
Il m'a fallu courir tous les cabarets du quartier.
V A L È R E.
Des cabarets!
F R o N T I N. .
Mais j'ai réuflî au-delà de mes efpérances,
V A L è R E.
Conte-moi donc
F R O N T I N.
Oétoic un feu une moufle
V A L è R E.
Que diable barbouille cet animal ?
F R o N T I N.
Attendez que je reprenne la cliofe par ordre.
V A L È R E.
Tais-toi, ivrogne, faquin, ou réponds-moi fur les ordres que
Je fai donnés au fujet de l'original du portrait.
F R o N T I N.
Ah! oui, l'original : jugement. Réjouiffez-vous , réjouifTcz-vous,
vous dis-je.
V A L È R E.
Eh bien!
F R o N T I N.
. Il n'eft déjà ni \ la croix blanche , ni au lion d'or , ni à la
pomme de pin , ni
V A i i R E.
Comédie. jij
V A I È R E.
Bourreau, finiras-tu?
F R O N T I Ni
Patience. Puifqu'il n'eft pas la , il faut qu'il foît ailleurs ; &.....;
oh] je le trouverai, je le trouverai
V A L È R E.
Il me prend des démangeaifoos de TafTommer ; fortons.
SCÈNE XII.
F R O N T I N.
iV±E voil^, en efÏQt ^ afTez joli garçon! Ce plancher eil
diablement raboteux. Où en étois-je ? Ma foi , je n'y fuis plus.
Ah! fi fait
' ' -
SCÈNE XIII.
LUCINDE, FRONTIN,
L U C I N D E.
X/RoNTiN, où eft ton maître?
F R o N T I N.
Mais je crois qu'il fe cherche adluellement.
L U C I N D E.
Comment , il fe cherche ?
F R O N T I N.
Oui , il fe cherche pour s'époufer,
(S.uyres mêlées. Tome L R r
3T4 LAmant de lui-même
L V.C INDE.
Qu'efl - ce que c'eft que ce galimatias ?
F R O N T I N.
Ce galimatias ! vous n'y comprenez donc rien ?
L U C I N D E.
Non, en vérité.
F R O N T I N.
Ma foi , ni moi non plus : je vais pourtant vous l'expliquer fi
vous voulez.
L u c I N D E.
Comment m'expliquer ce que tu ne comprends pas ?
F R o N T I N.
Oh l dame , j'ai fait mes études , moi.
L u c I N D E.
II eft ivre, je crois. Eh ! Fronrin, je t''en prie, rappelle un
peu ton bon fens j tâche de te faire entendre.
F K O N T I N.
Pardi , rien n'eft plus aifé. Tenez. C'efl un portrait mé~
tamor non , métaphor. .... oui , métaphorifé. C'eft mim
maître, c'eft une fille vous avez fait un certain mélange...
Car j'ai deviné tout ça, moi. Eh bien ! peut-on parler plus
clairement ?
L u c I N D E.
Non , cela n'eft pas poffible.
F R O N T I N.
Il n'y a que mon maître qui n'y comprenne rien. Car il efl
devenu amoureux de fa reffemblance.
C O M É D J s. 315:
L U C I N D E.
Quoi! fans fe reconnoître ?
F R O N T I N.
Oui , & c'eû bien ce qu'il y a d'extraordinaire.
L u c I N D E.
AhJ je comprends tout le refte. Et qui pouvoit prévoir cela?
Cours vite, mon pauvre Frontin, vole chercher ton maître, &
dis-lui que j'ai les chofes les plus prefTantes à lui communiquer.
Prends garde, fur-tout, de ne lui point parler de tes divinations.
Tiens j voilà pour
Frontin.
Pour boire , n'eil-ce pas ?
L u c I N D E,
Oh! non, tu n'en as pas befoin.
Frontin.
Ce fera par précaution.
SCÈNE XIV.
L u c I N D E.
)l\E balançons pas un inftant, avouons tout, & quoi qu'il m'en
puifTc arriver, ne foufFrons pas qu'un frère fi cher fe donne un
ridicule, par les moyens mêmes que j'avois employés pour l'en
guérir. Que je fuis malheureufe ! J'ai défobligé mon frère , mon
père , irrité de ma réfiftance , n'en eft que plus abfolu : mon
amant abfent n'eft point en état de me fecourir; je crains les tra-
hifons d'une amie , & les précautions d'un homme que je ne puis
fouffrir; car je le hais sûrement, & je fens que je préférerois h
mort à Léandi-e. Rr ij
316 V A MAN T DE LU I- M£ M £,
SCÈNE XV.
ANGÉLIQUE, LUCINDE, MARTON.
Angélique.
n
V-/Onsolez- vous , Lucinde; Léandre ne veut pas tous faire
mourir. Je vous avoue cependant qu'il a voulu vous voir fans que
vous le fufliez.
Lucinde.
Hélas ! tant pis.
Angéli que.
Mais favez-vous bien que voilà un tant pis qui n'efl pas trop
modefte?
M A R T O N.
C'eft une petite veine du fang fraternel.
Lucinde.
Mon Dieu! que vous êtes méchante! Après cela qu'a-t-il dit?
Angélique.
Il nCz. dit qu'il feroit au défefpoir de vous obtenir contre vo-
tre gré.
M A R T O N.
Il a même ajouté que votre réfiftance lui faifoit plaifir en quel-
que manière. Mais il a dit cela d'un certain air Savez-
vous qu'à bien juger de vos fentimens pour lui, je gagerois qu'il
n'eft guère en refte avec vous. HaïfTez-ie toujours de même, il
ne vous rendra pas mal le change.
Lucinde.
Yoilà une façon de m'obéir qui n'eft pas trop polie.
Comédie. 317
M A R T O N.
Pour être poli avec nous autres femmes, il ne faut pas toujours
être fi obéifTant.
Angélique.
La feule condition qu'il a mife a fa renonciation, ell que vous
recevrez fa vifite d'adieu.
L U C I N D E.
Oh.' pour cela nonj je l'en quitte.
Angélique.
Ah! vous ne fauriez lui refufer cela. C'eft d'ailleurs un enf^a=
gement que j'ai pris avec lui. Je vous avertis même confidem-
ment qu'il compte beaucoup fur le fuccès de cette entrevue , &
qu'if ofe efpérer qu'après avoir paru h vos yeux , vous ne réfide-
rez plus il cette alliance.
L U C I N D E.
Il a donc bien de la vanité?
M A R T O N,
Il fe flatte de vous apprivoffer.
AngAl ique.
Et ce n'efl que fur cet efpoir qu'il a confenti au traité que je
lui ai propofé.
M A R T O n.
.Te vous réponds qu'il n'accepte le marché que parce qu'il efè
bien sûr que vous ne le prendrez pas au mot.
L U C I N D E.
n faut être d'une fatuité bien infupportable. Eh bien ! il rf^
qu'à paroître : je ferai curieufe de voir comment il s'y prendra
pour étaler fes charmes ; & je vous donne ma parole qu'il fera
3i8 VAmant de lui-même,
d'un air faites-le venir. Il a befoin d'une leçon ; comptez
qu'il la recevra inflrudive.
Angélique.
Voyez -vous, ma chère Lucinde : on ne tient pas tout ce
qu'on fe propofe i je gage que vous vous radoucirez.
M A R T O N.
Les hommes font furieufement adroits ; vous verrez qu'on
vous appaifera.
Lucinde.
Soyez en repos la-defTus.
ANGjéLIQUE.
Prenez -y garde au moins ^ vous ne direz pas qu'on ne>ous
îi point avertie.
M A R T o N.
Ce ne fera pas notre faute fi vous vous laiflez furprendre.
Lucinde.
En vérité, je crois que vous voulez me faire devenir folle-
ANCélIQUE.
(Bas à Marton. ) La voilk au point. [Haut.) Puirque vous
le voulez donc, Marton va vous l'amener.
»
Lucinde.
Comment !
Marton.
Nous l'avons laifTé dans l'anti-chambre ; il va être ici à l'infîanc.
Lucinde.
O cher Cléonte ! que ne peux -tu voir la manière dont Je
recois tes rivaux .'
Comédie, 319
SCÈNE XYI.
ANGÉLIQUE , LUCINDE , MARTON,
L É A N D R E.
Angélique.
X*. PpROCHEZ , Léandre ; venez apprendre ^ Lucinde \ mieux
connoître Ton propre cœur ; elle croit vous haïr , & va faire tous
fes efforts pour vous mal recevoir ^ mais je vous réponds, moi,
que toutes ces marques apparentes de haine, font en effet au-
tant de preuves réelles de fon amour pour vous.
Lucinde, toujours fans regarder Léandre.
Sur ce pied-Ih , il doit s'eflimer bien favorifé, je vous aflure.
Le mauvais petit e/prit!
Angélique.
Allons, Lucinde, faut -il que la colère vous empêche de re-
garder les gens ?
LÉANDRE.
Si mon amour excite votre haine , connoi/Tez combien je fuis
criminel,
{Il Je jctfe aux genoux de Lucinde. )
Lucinde.
Ah ! Cléonte l Ah 1 méchante Angélique !
LÉANDRE.
Léandre vous a trop déplu pour que j'ofe me prévaloir fous
ce nom des grâces que j'ai reçues fous celui de Cléonte. Mais
fi le motif de mon déguifement en peut juflilîer Teffet, vous le
pardonnerez h la déiicateiïe d'un cœur dont Je foible eft de vouloir
être aimé pour lui-même.
520 VAmant de lui-même,
L V C I N D E.
Levez - vous , Léandre ; un excès de délicateffe n'ofFenfe que
!es cœurs qui en manquent, & le mien eft aufîi content de lé-
preuve, que le vôtre doit Tétre du fuccès. Mais vous, Angéli-
que ! ma chère Angélique a eu la cruauté de fe faire un amu-
fement de mes peines i
Angélique.
Vraiment , il vous fiéroit bien de vous plaindre ! Hélas ! vous
êtes heureux l'un èc l'autre, tandis que je luis en proie aux
alarmes.
Léandre.
Quoi \ ma chère fœur, vous avez fongé h mon bonheur ,
j^endant même que vous aviez des inquiétudes fur le vôtre! Ah l
c'eft une honcé que je n'oublierai jamais.
( Il lui baifc la main. )
SCÈNE XVII.
LÉANDRE, VALÈRE, ANGÉLIQUE,
LUCINDE, MARTON.
V A L è R E.
V^ U E ma préfence ne vous gêne point. Comment , Mademoi-
felie ! Je ne connoi/Tois pas toutes vos conquêtes , ni l'heureux
objet de votre préférence i & j'aurai foin de me fouvjnir par
humilité, qu'après avoir foupiré le plus conflaniment, Vaière a
été le plus maltraité.
Angislique.
Ce feroit mieux fait que vous ne penfez , & vous auriez
befoin en effet de quelques leçons de modeflie.
y A L è RE.
Comédie. ^ir
V A L È R E.
Quoi! VOUS ofez joindre la raillerie h l'outrage! vous avez la
front de vous applaudir, quand vous devriez mourir de honte !
Angélique. •
Ah ! vous vous fâchez ! Je vous laifTe j je n'aime pas les
injures.
V A L fe R E.
Non, vous demeurerez; il faut que je joui/Te de toute votre
honte.
Angélique.
Eh bien ! jouiflez.
V A L È R E.
Car j'efpère que vous n'aurez pas la hardie/Te de tenter votre
juflification.
Angélique.
N'ayez pas peur.
V A L i: R E.
Et que vous ne vous flattez pas que je conferve encore le&
moindres fentimens en votre faveur.
Angélique.
Mon opinion Ik-defTus ne changera rien k la chofe.
V A L È R E.
Je vous déclare que je ne veux plus avoir pour vous que ds
la haine.
Angélique.
C'eft fort bien fait.
V A L è R E , tirant h portrait.
Et voici déformais l'unique objet de tout mon amour.
QLuyres mêlées. Toma I. ^^
^22 VA MA NT DE LUI-MÊME;
Angélique.
Vous avez raifon. Et moi je vous déclare que j'ai pour Mon-
sieur { montrant fon frère.) un attachement qui n'efl guère in£é-
•rieur au vôtre pour Toriginal de ce portrait.
V A L È R E.
L'ingrate! Hélas î il ne me refle plus qu'à mourii'.
Angélique.
Valère, écoutez. J'ai pitié de l'érat où je vous vois. Vous de-
vez convenir que vous êtes le plus injufle des hommes, de vous
emporter fur une apparence d'infidélité dont vous m'avez vous-
même donné l'exemple i mais ma bonté veut bien encore aujour-
-d'hui pafTer vos travers.
Valère.
Vous verrez qu'on me fera la grâce de me pardonnerî
Angélique.
En vérité , vous ne le méritez guère. Je vais cependant vous
apprendre a quel prix je puis m'y réfoudre. Vous m'avez cirde-
v^nt témoigné des fentimens, que j'ai payés d'un retour trop
tendre pour un ingrat. Malgré cela, vous m'avez indignement
outragée par un amour extravagant conçu fur un fimple portrait,
avec toute la légèreté, & j'ofe dire, toute i'étourderie de votre
âge & de votre caradère. Tl n'e/l pas temps d'examiner Ci j'ai
dû vous imiter , & ce n'efl pas à vous , qui êtes coupable , qu'il
conviendroit de blâmer ma conduite.
V A L È RE.'
Ce n'eft pas à moi, grands Dieux! Mais voyons où tendent
ces beaux difcours.
Angélique.
Le voici. Je vous ai dit que je connoiflbis l'objet de votre nou-
vel amour , & cela efl vrai. J'ai ajouté que je l'ainiois tendrement,
Comédie. 325'
& cela n'efl encore que trop vrai. En vous avouant fon mérite , je ne
vous ai point déguifé fes défauts. J'ai fait plus, je vous ai pro-
mis de vous le faire connoître ; & je vous engage à préfent ma-
parole de le faire aujourd'hui , dès cette heure même : car je
vous avertis qu'il eiï plus près de vous que vous ne penfez.
V A L è R E.
Qu'entends -je ? quoi! la
Angélique.
Ne m'interrompez point, je vous prie. Enfin , la vérité me force
encore à vous repérer que cette perfonne vous aime avec ardeur,
& je puis vous répondre de fon attachement comme du mien"
propre. C'eft à vous maintenant de choifir, entr'elle & moi , celle
à qui vous dellinez toute votre tendrefTe : choififfez , Chevalier :
mais choififfez dès cet inftant, & fans retour.
M A R T O N.
Le voila, ma foi, bien embarraffé ! L'alternative eft plaifante.
Croyez - moi , Monfieur , choififfez le portrait j c'eft le aïoyeir
d'être h l'abri des rivaux.
L u c r N D E.
Ah ! Valère , faut -il balancer fi long -temps pour fuivre les
imprefTions du cœur ?
Valère, aux pieds d'Angélique , & jettant h portrait.
C'en eîl fait; vous avez vaincu, belte Angélique, & je fera
combien les fentimens qui naiffent du caprice font inférieurs à
ceux que vous infpirez. { Marton ramcijfc le portrait.^ Mais hélas!
quand tout mon cœur revient à vous, puis-je m^e flatter qu'il me.
ramenera le vôtre?
Angélique,
Vous pourrez juger de ma reconnoiffance par le AcrifTce qua
vous venez de me faire. Levez-vous , Valère , & confidérez bieu
r£s. traits,- S f ij
324 VA MA NT DE LV l'MÊMEi
L É A N D R E , regardant aujji.
Attendez donc ! Mais je crois reconnoître cet objet-lh. Oeft. . .
oui, ma foi, c'efl lui
V A L à- R E.
Qui ? lui ! Dites donc , elle. C'efl une femme h qui je renonce
comme à toutes les femmes de l'univers , fur qui Angélique
l'emportera toujours.
Angélique.
Oui , Valère , c'étoit une femme jufqu'ici : mais j'efpère que
ce fera déformais un homme fupérieur h ces petites foibleffes ,
qui dégradoient fou fexe & fon caraftëre.
Valère.
Dans quelle étrange furprife vous me jettez.
Angélique.
Vous devriez d'autant moins méconnoître cet objet que vous
avez eu avec lui le commerce le plus intime , & qu'affurément
on ne vous accufera pas de l'avoir négligé. Otez cette parure
étrange que votre fœur y a fait ajouter
Valère.
Ah ! que vois-je ?
M a R T o N.
La chofe n'eft - elle pas claire ? Vous voyez le portrait , &
toilh l'original.
Valère.
O Ciel ! & je ne meurs pas de honte !
M A R T o N.
Eh , Monfieur ! vous êtes peut-être le feul de votre ordre qui
Ja connoilTez.
Comédie fif
ANcilIQUE.
Ingrat ! avois-je tort de vous dire que j'aimoîs l'original de ce
portrait?
V A L îi R E.
Et moi , je ne veux plus l'aimer que parce qu'il vous adore.
Angélique.
Vous voulez bien que , pour afFermir notre réconciliation ,
je vous préfente Léandre mon frère ?
L i AN D R E.
Souffrez , Monfieur. .....
V A L ii R E.
Dieux ! quel comble de félicité ! Quoi ! même quand j'étois
ingrat , Angélique n'étoit pas infidelle !
L U C I N DE.
Que je prends de part a votre bonheur! & que le mien même
en eft augmenté !
SCÈNE XVI. II.
LISIMON, FRONTIN,
Les Aâeurs de la. Scène précédente.
L I S I M O N.
.zVH ! vous voici tous raffemblés fort à propos. Valère & Lu-
cinde ayant tous deux réfifté à leiu-s mariages , j'avois d'abord
réfolu de les y contraindre; mais j'ai réfléchi qu'il faut quelque-
fois être bon père , & que la violence ne fait pas toujours des
mariages heureux. J'ai donc pris le parti de rompre dès aujour-
5^6 L'Amant de lu i~mé M^i,
d'hui ront ce q'.ii avoit été arrêté \ & voici les nouveaux arran--
gemers que j'y fub^itue. Angélique nj'époufera : Lucinde ira
dans un couvent : Valère fera déshérité ; & quant a vous > Léan»
dre, vous prendrez patience , s'il vous plaît.
M A R T O N.
Fort bien, ma foi ! voilà qui efl: toifé , on ne peut mieux '.
L I s I M O N.
Qu'eft-ce donc ! vous voilà tous interdits ! Eft-ce que ce projer
ne vous accommode pas ?
F R o N T I N.
Voyez fi pas un d'eux deHerrera les dents ! La pefle des fots
amants & de la fotte jeuneiïe I
L I s I M o îf .
Allons, vous favez tous mes, intentions ^ vous n'avez qu'à vous
y conformer.
L É A N D R E.
Eh , Monfieur ! daignez fufpendre votre courroux. Ne lifez-
vous pas le repentir des coupables dans, leurs yeux & dans leur
embarras ? & vodez-votis confondre les irinocens dans la même.
• punition ?
L I s I M o N,
Çà, je veux bien avoir la foibleHe d'éprouver leur obéiiïànce
encore une fois. Voyons un p^u. Eh bien, Monfieur Vaière^l
faires-vous toujours des térlexions ?
Val è r f.
Oui, mon père;, mais au lieu dés peines, du mariage, e^Ae%.
ne m'en offrent plus, qne les plaifirs..
t^ O M É D I R 517
L I s I M O N.
Oh ! oh ! vous avez bien changé de langage ! Et toi, Lucinde,
aimes-tu toujours bien ta liberté ?
Lucinde.
Je fens mon père , qu'il peut être doux de la perdre fous le*
loix du devoir.
L I S I M ON.
Ah ! les voilà tous raifonnables. J'en fuis charmé. Embraflez-
TOoi , mes enfans , & allons conclure ces heureux hyménées. Ce
-que c'eft qu'un coup d'autorité frappé k propos !
V A L È R E.
Venez , belle Angélique ; vous m'avez guéri d'un ridicule
-qui faifoit la honte de ma jeunefTe i & je vais déformais éprou-
ver près de vous que, quand on aime bien , on ne ibnge plus
■à foi -même.
329
S
LETTRE
DE J, J. ROUSSEAU,
A M. DE VOLTAIRE.
Le i8 Août 175^.
V Os derniers Poèmes , Monfieur , me font parvenus cîans ma
folitude i & quoique tous mes amis connoifTent Tamour que j'ai
pour vos écrits, je ne fais de quelle part ceux-ci me pourroient
venir , a moins que ce ne foit de la vôtre. J'y ai trouvé leplaifir
avec rinftruftion , & reconnu la main du maître ; & je crois
vous devoir remercier h la fois de Texemplaire & de l'ouvrage.
Je ne vous dirai pas que tout m'en paroifTe également bon ;
mais les chofes qui m'y déplaifent ne font que m'impofer plus
de confiance pour celles qui me tranfportent. Ce n'efl: pas fans
peine que je défends quelquefois ma raifon contre les charmes
de votre poéfie i mais c'ell: pour rendre mon admiration plus
digne de vos ouvrages, que je m'efforce de n'y pas tout admirer.
Je ferai plus , Monfieur ; je vous dirai fans détoui" , non les
beautés que j'ai cru fentir dans ces deux Poèmes; la tâche ef-
frayeroit ma parefTe : ni même les défauts qu'y remarqueront
peut-être de plus habiles gens que moi; mais les déplaifirs qui
troublent, en cet infiant, le goût que je prenois à vos leçons, &
je vous les dirai , encore attendri d'une première lecture où mon
cœur écoutoit avidement le vôtre , vous aimant comme mon
frère , vous honorant comme mon maître , me flattant enfin que
vous reconnoîtrez dans mes intentions la franchife d'une ame
droite , & dans mes difcours le ton d'un ami de la vérité qui
parle a un Philofophe. D'ailleurs plus votre fécond poëme m'en-
xhante , plus je prends librement parti contre le premier ; car
fi vous n'avez pas craint de vous oppofer k vous-même , pour-
CEavres mclées. Tomt I. T t
55^ Lettre de J. J. Rousseau,
quoi craindrois-je d'être de votre avis ? Je dois croire que vous
ne tenez pas beaucoup a des fentimens que vous réfutez fi
bien.
Tous mes griefs font donc contre votre poëme fur le défaflre
de Lisbonne , parce que j'en attendois des effets plus dignes de
l'humanité qui paroît vous l'avoif infpiré. Vous reprochez à
Pope & h Léibnitz d'infulter a nos maux , en foufennnt que
tout eu bien , & vous amplifiez tellement le tableau de nos
misères, que vous en aggravez le fentiment; au lieu des confo-
lations que j'efpérois , vous ne faites que m'affliger. On diroit
que vous craignez que je ne voie pas a/Tez combien je fuis mal-
heureux ; & vous croiriez, ce femble , me tranquillifer beaucoup
en me prouvant que tout efl: mal.
Ne vous y trompez pas , Monfieur ; il arrive tout le contraire
de ce que vous vous propofez. Cet optimifme que vous trouvez
11 cruel, me confole pourtant dans les mêmes douleurs que vous
me peignez comme infupportables.
Le poëme de Pope adoucit mes maux & me porte k la
patience : le vôtre aigrit mes peines , m'excite au murmure , &
m'ôrant tour, hors une efpérance ébranlée, il me réduit au
défefpoir. Dans cette étrange oppofition qui règne entre ce que
vous établifTez & ce que j'éprouve , calmez la perplexité qui
m'agite, & dites-moi qui s'abufe, du fentiment ou de la raifon.
» Homme , prends patience , « me difent Pope & Léibnitz.
» Tes maux font un effet nécefTaire de ta nature & de Ja conf"
» titution de cet univers. L'Etre éternel 6c bienfaifant qui te
» gouverne eût voulu t'en garantir. De toutes les économies
» poflîbles , il a choifi celle qui réuniffoit le moins de mal & le
« plus de bien , ou (pour dire la même chofe encore plus cru-
» ment, s'il le faut, ) s'il n'a pas mieux fait, c'e/l qu'il ne pou-
» voit mieux faire. «
Que me dit maintenant votre poëme : » Souffre à jamais ,
» malheureux. S'il efl un Dieu qui t'ait créé, fans doute il efl
» tout puiffant j il pouvoit prévenir tous tes maux : n'efpère donc
A M. DE Voltaire. 331
» Jamais qu'ils finifTent ; car on ne fauroit voir pourquoi tu
» exiftes , fî ce n'eft pour fouffrir & mourir. « Je ne fais ce
qu'une pareille doctrine peut avoir de plus confolant que Top-
timifme & que la fatalité même. Pour moi , j'avoue qu'elle me
paroît plus cruelle encore que le Manichéifme. Si l'embarras
de l'origine du mal vous forçoit d'altérer quelqu'une des per-
fedions de Dieu , pourquoi vouloir juilifier fa puifTance aux
dépens de fa bonté ? S'il faut choifir entre deux erreurs , j'aime
encore mieux la première.
Vous ne voulez pas , Monfieur, qu'on regarde votre ouvrage
comme un poëme contre la Providence i & je me garderai bien
de lui donner ce nom , quoique vous ayez qualifié de livre
contre le genre humain , un écrit où je plaidois la caufe du genre
humain contre lui-même. Je fais la diftindion qu'il faut faire
entre les intentions d'un auteur, & les conféquences qui peu-
vent fe tirer de fa dodrine. La jufte défenfe de moi-même,
m'oblige feulement à vous faire obferver qu'en peignant les
misères humaines , mon but étoit excufable , & même louable ,
à ce que je crois; car je montrois aux hommes comment ils
faifoient leurs malheurs eux-mêmes , & par conféquent comment
ils pouvoient les éviter.
Je ne vois pas qu'on puifTe chercher la fource du mal moral
ailleurs que dans Thomme libre, perfedlionné , partant corrom-
pu ; & quant aux maux phyfiques , fi la matière fenfible &
impafîîble efl une contradidion , comme il me le femble , ils
font inévitables dans tout fyftême dont l'homme fait partie ; &
alors la queftion n'efl point, pourquoi l'homme n'eft pas parfai-
tement heureux ; mais pourquoi il exifte ? De plus , je crois
avoir montré qu'excepté la mort , qui n'efl prefque un mal que
par les préparatifs dont on la fait précéder , la plupart de nos
maux phyfiques font encore notre ouvrage. Sans quitter votre
fujet de Lisbonne , convenez , par exemple , que la nature n'avoit
point raffemblé là vingt mille maifons de fix h fept étages ; &
que fi les habitans de cette grande ville euffent été difperfés
plus également, & plus légèrement logés, le dégât eût été beau-
Ttij
33^ Lettre de /. /. Rousseau,
Coup moindre , & peut - être nul. Tout eût fui au premier
ébranlement , & on les eût vu le lendemain îi vingt lieues de-l'a ,
tout aufli gais que s'il n'étoit rien arrivé; mais il faut refier,
s'opiniâtrer autour des mafures , s'expofer à de nouvelles fe-
couffes , parce que ce qu'on JaifTe vaut mieux que ce qu'on peut
emporter. Combien de malheureux ont péri dans ce défaire
pour vouloir prendre, l'un Tes habits, l'autre fes papiers, l'autre
fon argent ? Ne fait-on pas que la perfonne de chaque homme
eft devenue la moindre partie de lui-même, & que ce n'efV
prefque pas la peine de la fauver q^uand on a perdu tout le
teûe ?
Vous aufiez voulu , (& qui n'eût pas voulu de même !) que
!e tremblement fe fût fait au fond d'un défert plutôt qu'a Lif-
bonne. Peut-on douter qu'il ne s'en forme auffi dans les déferts?
Mais nous n'en parlons point , parce qu'ils ne font aucun maf
aux Mefîieurs de villes, les feuls hommes dont nous tenions
compte : ils en font peu même aux animaux & aux Sauvages
qui habitent épars dans des lieux retirés, & qui ne craignent,
ni la chute des toits, ni l'embrafement des maifons. Mais que
fîgnifieroit un pareil privilège ? Seroit-ce donc à dire que l'ordre
du monde doit changer félon nos caprices, que la nature doit
être foumife à nos loix, & que pour Jui interdire un tremble-
ment de terre en quelque lieu , nous n'avons qu'a y bâtir une
ville ?
Il y a des événemens qui nous frappent fowent plus ou
moins , félon les faces fous lefquelles on les conlidère , & qui
perdent beaucoup de l'horreur qu'ils infpirent au premier afped ,
quand on veut les examiner de près. J'ai appris dans Zadig , &
la nature me confirme de jour en jour, qu'une mort accélérée
n'efl pas toujours un mal réel , & qu'elle peut pa/Ter quelquefois
pour un bien relatif. De tant d'hommes écrafés fous les ruines
de Lisbonne , plusieurs fans doute ont évité de pJus grands
malheurs ; & malgré ce qu'une pai-eille defcription a de tou-
chant , & fournit à la poéfie , il n'efl pas sûr qu'un feul de
ces infortunés ait plus foyfferî que fi, félon le cours ordinaire
'^ M, DE Voltaire. 355
^es chofes , il eût attendu , dans de longues angoifTes, la mort
qui Teft venu furprendrc. îlft-il une fin plus trifle que celle
d'un mourant qu'on accable de foins inutiles , qu'un Notaire &
des héritiers ne laiflent pas refpirer , que les Médecins aiïafli-»
cent dans Ton lit à leur aife , & à qui des Prêtres barbares fonc
avec art favourer la mort ? Pour moi je vois par-tout que les
maux auxquels nous afTujettic la nature, font beaucoup moins
cruels que ceux que nous y ajoutons,-
Mais quelque ingénieux que nous puiflïons être à fomenter
nos misères à force de belles inftitutions , nous n'avons pu ,
jufqu'h préfent , nous perfeftionner au point de nous rendre
généralement la vie à charge , & de préférer le néant à notre
exiflence ; fans quoi , le découragement & le défefpoir fe fe-
roient bientôt emparés du plus grand nombre , & le genre hu-
main n'eût pu fubfifler long-temps. Or, s'il eft mieux pour nous
d'être que de n'être pas, c'en feroit alTez pour jnftifier notre
exiftence , quand même nous n'aurions aucun dédommagement
h attendre des maux que nous avons à foufFrir , & que ces maux
feroient auflî grands que vous les dépeignez. Mais il eu diflîcile
de trouver fur ce fujet de la bonne foi chez les hommes , ôc de
bons calculs chez les philofophes ; parce que ceux - ci , dans la
comparaifon des biens Se des maux, oublient toujours le doux
fentiment de l'exiftence , indépendamment de toute autre fen'
fation , & que la vanité de méprifer la mort engage les autres
<i calomnier la vie; ^-peu-près comme ces femmes qui, avec
une robe tachée & des cifeaux , prétendent aimer mieux des*
trous que des taches.
Vous penfez avec Érafrne que peu de gens voudroient renaî-
tre aux mêmes conditions qu'ils ont vécu , mais tel tient fa mar-
chandife fort haute , qui en rabatrroit beaucoup s'il avoit quelque
efpoir de conclure le marché. D'ailleurs , Monfieur , qui dois-je
croire que vous avez confulté fur cela ? Des riches , peut-être ,
raflafiés de faux plaifîrs , mais ignorant les véritables , toujours
ennuyés de la vie & toujours tremblant de la perdre; peut-
être àQs gens de lettres , de tous les ordres d'hommes le plus-
J34 Lettre de /. J. Rousseau ;
Sédentaire , le plus mal-fain , le plus réfléchifTant , & par confé-
quent le plus malheureux. Voulez-vous trouver des hommes de
meilleure compofition , ou du moins communément plus fin-
cères , & qui , formant le plus grand nombre , doivent au moins
pour cela être écoutés par préférence ? Confultez un honnête
bourgeois qui aura pafTé une vie obfcure & tranquille , fans
projets & fans ambition ; un bon artifan , qui vit commodément
de fon métier ; un payfan même , non de France , ou l'on
prétend qu'il faut les faire mourir de misère , afin qu'ils nous
fafTent vivre : mais du pays, par exemple, où vous êtes y &
généralement de tout pays libre. J'ofe pofer en fait qu'il n'y a
peut-être pas dans le haut Valais un feul Montagnard mécontent
de fa vie prefque automate , & qui n'acceptât volontiers, au lieu
rnéme du Paradis , le marché de renaître fans ceffe pour végéter
ainfi perpétuellement. Ces différences me font croire que ^'efl
fouvent l'abus que nous faifons de la vie qui nous la reiid a
charge ^ & j'ai bien moins bonne opinion de ceux qui font
fâchés d'avoir vécu, que de celui qui peut dire avec Caton :
IÇcc me vixijpc pcenitct, quoniam ita vixi ut frujîrà nu natum
non cxijîimem. Cela n'empêche pas que le Sage ne puifTe quel-
quefois déloger volontairement, fans murmure & fans défefpoir,
quand la nature ou la fortune lui portent bien diftinflement
l'ordre du départ. Mais , félon le cours ordinaire des chofes , de
quelques maux que foit femée la vie humaine , elle n'eft pas ,
à tout prendre , un mauvais préfent ; & fi ce n'eft pas toujours
un mal de mourir, c'en efl fort rarement un de vivre.
Nos différentes manières de penfer fur tous ces articles m'ap-
prennent pourquoi plufieurs de vos preuves font peu concluantes
oour moi. Car je n'ignore pas combien la raifon humaine prend
plus facilement le moule de nos opinions que celui de la vérité,
& qu'entre deux hommes d'avis contraire , ce que l'un croit
démontré , n'efl fouvent qu'un fophifme pour l'autre. Quand
vous attaquez , par exemple , la chaîne des êtres fi bien déente
par Pope, vous dites qu'il n'eft pas vrai que fi l'on ôtoir u'i
ftcôme du monde , le monde ne pourroit fubfifter. Vous cirea
A M. DE Voltaire. 335
la-defTus M. de Crouzas ; puis vous ajourez que la nature n'efl:
afTervie h aucune mefure piécife, ni h aucune forme précife ;
que nulle planète ne fe meut dans une courbe abfolument régu-
lière ; que nul être connu n'eft d'une figure précifément ma-
thématique ; que nulle quantité précife n'efi: requife pour nulle
opération ; que la nature n'agit jamais rigoureufement i qu'ainfi
on n'a aucune raifon d'afTurer qu'un atome de moins fur la
terre feroit la caufe de la deftrudion de la terre. Je vous avoue
que fur tout cela , Monfîeur , je fuis plus frappé de la force
de l'aflertion que de celle du raifonnement, & qu'en cette
occafion je céderois avec plus de confiance a votre autorité
qu'a vos preuves.
A l'égard de M. de Crouzas , je n'ai point lu fon écrit contre
Pope, &: ne fuis peut-être pas en état de l'entendre; mais ce
qu'il y a de très-certain , c'eft que je ne lui céderai pas ce
que je vous aurai difputé, & que j'ai tout aufli peu de foi à
fes preuves qu'à fon autorité. Loin de penfer que la nature ne
foit point afTervie k la précifion des quantités & des figures, je
croirois tout au contraire qu'elle feule fuit à la rigueur cette
précifion , parce qu'elle feule fait comparer exactement les f.ns &
les moyens , & mefurer la force à la rénfiance. Quant à ces
irrégularités prétendues , peut-on douter qu'elles n'aient toutes
leur caufe phyfique ; & fuffit-il de ne la pas appercevoir pour
nier qu'elle exifie ? Ces apparentes irrégularités viennent fans
doute de quelques loix que nous ignorons, & que la nature fuit
tout aulTî fidèlement que celles qui nous font connues ; de quel-
que agent que nous n'appercevons pas, & dont l'obflacle ou le
concours a des mefures fixes dans toutes fes opérations : autre-
ment il faudroit dire nettement qu'il y a des a(flions far^s prin-
cipe & des effets fans caufe ; ce qui répugne à toute philofophie.
Supposons deux poids en équilibre, & pourtant inégaux;
qu'on ajoute au plus petit la quantité dont ils différent : ou les
deux poids referont encore en équilibre j & l'on aura une
caufe fans effet ; ou l'équilibre fera rompu , & l'on aura un effet
fans caufe. Mais ù, les poids étoiçnt de fer , & qu'il y eût un
35^ Lettre DE J. J. Rousseau,
grain d'aimant caché fous l'un des deux , la précifion de îa
nature lui ôteroit alors Tapparence de la précifîon , & à force
d'exaâitude elle paroîtroit en manquer. II n'y a pas une figure, pas
une opérarion , pas une loi dans le monde phyfique , à laquelle
on ne puiffe appliquer quelque exemple femblable h cçlui que je
viens de propofer fur la pefanteur.
Vous dites que nul être connu n'eft d'une figure précifément
mathématique; je vous demande , Monfieur, s'il y a quelque fi-
gure pofTible qui ne le foit pas , & fi la courbe la plus bizarre n'efl
pas aulTi régulière aux yeux de la nature qu'un cerck parfait aux
nôtres? J'imagine , au relie , que fi quelque corps pouvoir avoir
cette apparente régularité , ce ne feroit que l'univçrs même , en
le fuppofant plein & borné , car les figures mathématiques n'étant
que des abftraflions , n'ont de rapport qu'a elles-mêmes j au lieu
que toutes celles des corps naturels font relatives à d'autres corps
& à des mouveraens qui les modifient : ainfî cela ne prouveroit en-
core rien contre la précifion de la nature , quand même nous
ferions d'accord fur ce que vous entendez par ce mot de précifion.
Vous diftinguez les événemens qui ont des effets , de ceux
qui n'en ont point. Je doute que cette difiindion foit folide. Tout
événement me femble avoir néce/Tairement quelque effet ou mo-
ral , ou phyfique , ou compofé des deux , mais qu'on n'apperçoic
pas toujours , parce que la fiHation des événemens eft encore plus
difficile à fuivre que celle des hommes; comme en général on ne
doit pas chercher des effets plus confidérables que les événemens
qui les produifent, la petiteffe des caufes rend fouvent l'examen
ridicule , quoique les effets foient certains; & fouvent auffi plu-
fieurs effets prefque imperceptibles fe réuniffent pour produire un
événement confidérable. Ajoutez que tel effet ne laiffe pas d'avoir
lieu , quoiqu'il agifie hors du corps qui le produit. Ainfi la pouffière
qu'élevé un carroiïe peut ne rien faire àlamarclie de la voiture &
influer fur celle du monde ; mais comme il n'y a rien d'étranger k
l'univers , tout ce qui s'y fait agit néceffaîrement fur l'univers mê-
me. Ainfi , Monfieur , vos exemples me paroiffent plus ingénieux
<^'ae convaincans; je vois mille raifons plaufibles pourquoi il n'é-
toit
A M, DE Voltaire. 357
toit peut-être pas indifférent à l'europe qu'un certain jour l'hé-
ritière de Bourgogne fût bien ou mal coéffée ; ni au deftin de
Rome, que Céfar •tournât les yeux à droite ou h gauche, &
crachât de l'un ou de l'autre côté, en allant au Sénat, le jour
qu'il y fut puni. En un mot , en me rappellant le grain de fa-
ble cité par Pafcal , je fuis k quelques égards de l'avis de votre
Bramine; & de quelque manière qu'on envifage les chofes , fi
tous les événem'ens n'ont pas des effets fenfibies , il me parole
inconteflable que tous en ont de réels, dont Tefprit humain p^rd
aifément le fil , mais qui ne font jamais confondus par la nature.
Vous dites qu'il eft démontré que les corps célefles font leur
révolution dans l'efpace non-réfiftant. C'étoit affurément une
belle chofe a démontrer i mais , félon la coutume des ignorans »
j'ai très-peu de foi aux démonflrations qui paffent ma portée.
J'imaginerois que, pour bâtir celle-ci, l'on auroit à -peu -près
raifonné de cette manière.
Telle force agiffant félon telle loi , doit donner aux aflres
tel mouvement dans un milieu non-réfiftant : or , les aftres ont
exactement le mouvement calculé , dont il n'y a point de réfif-
tance. Mais qui 'peut favoir s'il n'y a peut-être pas un million
d'autres loix pofTibles , fans compter la véritable , félon lefquelles
les mêmes mouvemens s'expliqueroient mieux encore dans un
vuide que dans le vuide par celle-ci? L'horreur du vuide n'a-t-elle
pas long-temps expliqué la plupart des effets qu'on a depuis at-
tribués k l'aclion de l'air ? D'autres expériences ayant enfuite dé-
truit l'horreur du vuide, tout ne s'elt-il pas trouvé plein? N'a-
t-on pas rétabli le vuide fur de nouveaux calculs? Qui nous ré-
pondra qu'un fyftême encore plus exad ne le détruira pas de-
rechef? LaifTons les difficultés fans nombre qu'un phyfîcien feroit
peut-être fur la nature de la lumière & des efpaces éclairés; mais
croyez-vous de bonne foi que Bayle, dont j'admire avec vous la
fage/Te & la retenue en matière d'opinion , eût trouvé la vôtre fi
démontrée? En général il femble que les Sceptiques s'oublient
un peu , fi-tôt qu'ils prennent le ton dogmatique , & qu'ils de-
vroient ufer plus fobrement queperfonne du terme de demontrcj".
(S^uvrcs mclces. Tome I. V v
33^ Lettre de J. /. Rousseau,
Le moyen d'être cru , quand on Te vante de ne rien favoir , en
affirmant tant de chofes?
«
Au refte , vous avez faif un correctif très-juiîe au fyfléme de
Pope , en obfervant qu'il n'y a aucune gradation proportionnelle
entre les créatures & le Créateur , & que fi la chaîne des êtres
créés aboutit h Dieu , c'efl parce qu'il la tient , & non parce
qu'il la termine. •
•Sur le bien du tout , préférable \ celui de fa partie , vous
faites dire à l'homme : » Je dois être aufîî cher à mon maître ,
» moi être penfant & fenrant, que les planètes, qui probablement
« ne fentent point. » Sans doute cet univers matériel ne doit pas
être plus cher à fon auteur qu'un feul être penfant & fentanr.
Mais le fyftême de cet univers qui produit, conferve & perpé-
tue tous les êtres penfans è-r fentans, doit lui être plus cher qu'un
feul de ces êtres ; il peut donc , malgré fa bonté , ou plutôt par
fa bonté même , facrifier quelque chofe du bonheur des indivi-
dus h la confervation du tout. Je croîs , j'efpère valoir mieux aux
yeux de Dieu que la terre d'une planète ; mais fi les planètes font
habitées, comme il eft probable, pourquoi vaudrois-je mieux \
Ces yeux que tous les habitans de Saturne ? On a beau tourner
ces idées en ridicule , il ell certain que toutes les analogies font
pour cette population , & qu'il n'y a que l'orgueil humain qui foit
contre. Or, cette population fuppofée , la confervation de l'uni-
vers femble avoir, pour Dieu même, une moralité qui fe multi-
plie par le nombre des mondes habités.
Que le cadavre d'un homme nourrifTe des vers , des loups ou
des plantes , ce n'efl pas , je l'avoue , un dédommagement de la
mort de cet homme ; mais fî , dans le fyfiême de l'univers , il
eft néceffaire a la confervation du genre humain qu'il y ait une
circulation de fu bilan ce entre les hommes, les animaux & les vé-
o^étaux , alors le mal particulier d'un individu contribue au bien
général. Je meurs , je fuis mangé des vers '-, mais mes enfans ,
mes frères vivront comme j'ai vécu , & je fais , par Tordre de
la nature , pour tous les hommes , ce que firent volontairement
À M, DE Voltaire. 339
Codrus , Currius , les Cécies , les Philènes , & mille autres pouf
une petite partie d'hommes.
Pour revenir , Monfieur , au fyftéme que vous attaquez , je
crois qu'on ne peut l'examiner convenablement , fans diilinguer
avec foin le mal particulier dont aucun philofophe n'a jamais
nié l'exiftence , du mal général que nie l'optimifte. Il n'aft pas
quellion de favoir fi chacun de nous foufFre , ou non ; mais s'il
étoic bon que l'univers fût, & fi nos maux étoient inévitables
dans la conflitiuion de l'univers. Ainfi l'addition d'un article ren-
droit, ce femble , la propofition plus exafle; & au lieu de TouteJÎ
bien, il vaudroit peut-être mieux dire : Le tout ejl bien, ou Tout
tjî bien pour le tout. Alors il efl très-évident qu'aucun homme
ne fauroit donner des preuves directes ni pour , ni contre ; car
ces preuves dépendent d'une connoiflance parfaite de la confti-
tution du monde & du but de fon auteur, & cette connoifTance
eft inconteftablement au-defTus de l'intelligence humaine. Les
vrais principes de l'optimifme ne peuvent fe tirer , ni des pro-
priétés de la matière , ni de la méchanique de l'univers , mais
feulement par indudion des perfe(5l:ions de Dieu qui préiîde k
tout ; de forte qu'on ne prouve pas l'exiftence de Dieu par le
fyftême de Pope , mais le fyftême de Pope par l'exiftence de
Dieu : & c'eft fans contredit de la queftion de la Providence
qu'eft dérivée celle de l'origine du mal. Que fi ces deux ques-
tions n'ont pas mieux été traitées l'une que l'autre, c'eft qu'on a
toujours fi mal raifonné fur la Providence, que ce qu'on en a
dit d'abfurde , a fort embrouillé tous les corollaires qu'on pou-
voic tirer de ce grand Se confolant dogme.
Les premiers qui ont gâté la caufe de Dieu , font les Prêtres
& les dévots , qui ne fouffrent pas que rien fe fA^e félon l'or-
dre établi, mais font toujours intervenir la juftice divine a des
événemens purement naturels; & pour être sûrs de leur fait,
punifTent & châtient les méchans , éprouvent ou récompenfenc
les bons indifféremment avec des biens ou des maux , félon
l'événement. Je ne fais , pour moi , fi c'eft une bonne théo-
logie ; mais je trouve que c'eft une mauvaife manière de rai-
Vv ij
340 Lettre de /• J* Rousseau ,
fonner, de fonder indifféremment fur le pour & le contre les
preuves de la Providence , & de lui attribuer fans choix tout
ce qui fe feroit également fans elle.
Les Philofophes , k leur tour , ne me paroiffent guère plus
raifonnables , quand je les vois s'en prendre au Ciel de ce qu'ils
ne font pas impaflîbles , crier que tout eft perdu, quand ils
ont mal aux dents, ou qu'ils font pauvres, ou qu'on les vole,
& charger Dieu, comme dit Séneque, de la garde de leur
valife. Si quelque accident tragique eiât fait périr Cartouche ou
Céfar dans leur enfance , on auroit dit : quels crimes avoient-
ils commis ? Ces deux brigands ont vécu , & nous difons : pour-
quoi les avoir laifle vivre ? Au contraire , un dévot dira dans
le premier cas : Dieu vouloir punir le père en lui ôtant fon
enfant ; & dans le fécond : Dieu confervoit l'enfant pour le
châtiment du peuple. Ainfi quelque parti qu'ait pris la nature , la
Providence a toujours raifon chez les dévots, & toujours tort
chez les Philofophes. Peut-être dans l'ordre des chofes humai-
nes , n'a-t-elle ni tort ni raifon, parce que tout tient à la loi
commune , & qu'il n'y a d'exception pour perfonne. Il eft k
croire que les événemens particuliers ne font rien ici -bas aux
yeux du Maître de l'univers , que fa Providence eft feulement
univerfelle , qu'il fe contente de conferver les genres & les
efpèces , & de préfider au tout , fans s'inquiéter de la manière
dont chaque individu pafle cette courte vie. Un Roi fage qui
veut que chacun* vive heureux dans fes États , a-t-il befoin de
s'informer fl les cabarets y font bons ? Le pafTant mgrmure
une nuit, quand ils font mauvais, & rit tout le relie de fes
jours d'une impatience aufli déplacée. Commorandi cnim Natura
diverjorium nohis , non habitandi dedU.
Pour penfer jufte k cet égard, il femble que les chofes
devroient être çonfidérées relativement dans l'ordre phyfique,
& abfolument dans l'ordre moral : de forte que la plus grande
idée que je puis me faire de la Providence , eft que chaque
être matériel foit difpofé le mieux qu'il eft poffible par rap-
port au tout, & chaque être intelligent & fenfible le mieux
A M. DE Voltaire, 341
qu'il eft pofnble par rapport h lui-même ; ce qui fignifie en
d'autres termes , que pour qui fent fon exiftence , il vaut mieux
exifter que ne pas exifter. Mais il faut appliquer cette règle à
la durée totale de chaque être fenfible , & non à quelques
in/tans particuliers de fa durée , tel que la vie humaine ; ce
qui montre combien la queftion de la Providence tient h celle
de l'immortalité de l'ame , que j'ai le bonheur de croire , fans
ignorer que la raifon peur en douter ; & à celle de l'éternité
des peines, que ni vous, ni moi, ni jamais homme penfaut bien
de Dieu , ne croirons jamais.
Si je ramène ces queflions diverfes à leur principe commun,
il me femble qu'elles fe rapportent toutes h celle de l'exiflence
de Dieu. Si Dieu exifte , il eft parfait; s'il eft parfait , il eft
fage , puiflant & jufte ; s'il e/l fage & puifTant , tout eft bienj
s'il eft jufle & pui/fant, mon ame eft immortelle , fi mon ame
eft immortelle , trente ans de vie ne font rien pour moi, &
font peut - être néceffaires au maintien de l'univers. Si l'on
m'accorde la première propofition , jamais on n'ébranlera les
^ fuivantes \ fi on la nie , il ne faut point difputer fur ces con-
féquences.
Nous ne fommes ni l'un ni l'autre dans ce dernier cas.
Bien loin du moins que je puiffe préfumer rien de femblable
de votre part en lifant le recueil de vos œuvres , la plupart
m'offrent les idées les plus grandes , les plus douces , les plus
confolantes de la Divinité ; & j'aime bien mieux un Chrétien
de votre façon que de celle de la Sorbonne.
Quant h moi , je vous avouerai naïvement , que ni le pour
ni le contre ne me paroiflent démontrés fur ce point par les
lumières de la raifon , & que fi le Théifte ne fonde fon fenti-
ment que fur des probabilités , l'Athée , moins précis encore ,
ne me paroît fonder le fien que fur des poflibilités contraires.
De plus, les objef^ions , de part & d'autre, font toujours info-
iubles , parce qu'elles roulent fur des chofes dont les hommes
n'ont point de véritable idée. Je conviens de tout cela , &
34* Lettre DE J. J* Rousseau,
pourtant je crois en Dieu tout aufli fortement que je croye
aucune autre vérité, parce que croire & ne croire pas font les
clîofes qui dépendent le moins de moi j que l'état de doute eft
un état trop violent pour mon ame ; que quand ma raifon
flotte , ma foi ne peut refter long-temps en fufpens , &c fç
détermine fans elle ; qu'enfin mille fujets de préférence m'atti-
rent du côté le plus confolant, & joignent le poids de l'efpé-
rance ii l'équilibre de la raifon.
Voila donc une vérité dont nous partons tous deux , à
l'appui de laquelle vous fentez combien l'optimifme e(i facile à
défendre, & la Providence à juftifier , & ce n'e/l pas à vous
qu'il faut répéter les raifonnemens rebattus , mais folides , qui
ont été faits (i fouvent \ ce fujet. A l'égard d?s Phllofophes qui
ne conviennent pas du principe , il ne faut point difputer avec
eux fur ces matières, parce que ce qui n'efl qu'une preuve de
fentiment pour nous, ne peut devenir pour eux une démonf-
tration, & que ce n'eft pas un difcours raifonnable de dire à
un homme : Vous devez croire ceci parce que je Je crois. Eux ,
de leur côté , ne doivent point difputer avec nous fur ces mêmes
inatières , parce qu'elles ne font que des corollaires de la p'ro-
pofition principale qu'un adverfaire honnête ofe à peine leur
oppofer , & qu'à leur tour ils auroient tort d'exiger qu'on leur
prouvât le corollaire indépendamment de la propofition qui lui
fert de bafe. Je penfe qu'ils ne le doivent pas , encore par une
autre raifon. C'efl: qu'il y a de l'inhumanité à troubler les âmes
paifibles , & h défoler les hommes à pure perte , quand ce qu'on
veut leur apprendre n'eft ni certain ni utile. Je penfe , en un
mot, qu'a votre exemple on ne fauroit attaquer trop fortement
la fuperftition qui trouble la fociété , ni trop refpecler la Reli-
gion qui la foutient.
Mais je fuis indigné, comme vous, que la foi de chacun
ne foit pas dans la plus parfaire liberté , & que l'homme ofe
contrôler l'intérieur des confciences où il ne fauroit pénétrer :
comme s'il dépendoit de nous de croire ou de ne pas croire
dans des matières oii la démonflration n'a point lieu, & qu'on
A M, DE Voltaire. 345
pût jamais aflervir la raifon à Tautorité. Les Rois de ce monde
ont-ils donc quelque infpeâion dans Tautre ? & font-ils en droit
de tourmenter leurs Sujets ici-bas , pour les forcer d'aller en
Paradis ? Non ; tout Gouvernement humain fe borne par fa
nature aux devoirs civils ; & quoiqu'en ait pu dire le fophi/îe
Hobbes , quand un homme fert bien TÉtat , il ne doit compte
à perfonne de la manière dont il fert Dieu,
J'ignore fi cet être jufle ne punira point un jour toute
tyrannie exercée en fon nom; je fuis bien sûr au moins qu'il
ne la partagera pas , & ne refufera le bonheur éternel \ nul
incrédule vertueux & de bonne foi. Puis-je , fans offenfer fa
bonté & même fa juftice , douter qu'un cœur droit ne racheté
vme erreur involontaire, & que des mœurs irréprochables ne
vaillent bien mille cultes bizarres prefcrits par les hommes , &
rejettes par la raifon ? Je dirai plus ; fi je pouvois , k mon choix ,
acheter les œuvres aux dépens de ma foi, & compenfer h force
de vertu mon incrédulité fuppofée , je ne balancerois pas un inf-
tant ; & j'aimerois mieux pouvoir dire à Dieu : J'ai fait fans
fonger à toi , le bien qui t'eft agréable , & mon cœur fuivoit ta
volonté fans la connoître : que de lui dire, comme il faudra que
je fafTe un jour : Hélas ! je t'aimois & n'ai cefTé de t'offenièr; je
t'ai connu , & n'ai rien fait pour te plaire.
Il y a, je l'avoue, une forte de profeflion de foi que les
loix peuvent impofer ; mais hors les principes de la morale &
du droit naturel , elle doit être purement négative , parce qu'il
peut exifter des Religions qui attaquent les fondemens de la
fociété, & qu'il faut commencer par exterminer ces Religions
pour afTurer la paix de l'État. De ces dogmes k profcrire
l'intolérance ell fans difficulté le plus odieux ; mais il faut le
prendre \ fa fource ; car les fanatiques les plus fanguinaires
changent de langage félon la fortune , & ne prêchent que pa-
tience & douceur quand ils ne font pas les plus forts. Ainfi j'ap-
pelle intolérant par principe tout homme qui s'imagine qu'on ne
peut être homme de bien fans croire tout ce qu'il croit , & damn3
impitoyablement tous ceux qui ne perfent pas comme lui. En
H4 Lettre de L /. Rousseau ,
^^tt , les fidèles font rarement d'iiumeur a laifler les réprouvés
en paix dans ce monde ; & un Saint qui croit vivre avec des
damnés , anticipe volontiers fur le métier du diable. Que s'il y
avoit des incrédules intolérans , qui voulufTent forcer le peuple k
ne rien croire , je ne les bannirois pas moins févérement que
ceux qui le veulent forcer à croire tout ce qui leur plaît.
Je voudrois donc qu'on eût dans chaque état un code moral ,
ou une efpèce de profeflion de foi civile, qui contint pofirive-
ment les maximes fociales que chacun feroit tenu d'admettre ,
& négativement les maximes fanatiques qu'on, feroit tenu de re-
jetter , non comme impies , mais comme féditieufes. Ainfi toute
religion qui pourroit s'accorder avec le code , feroit admife; toute
religion qui ne s'y accorderoit pas feroit profcrite : & chacun fe-
roit libre de n'en avoir point d'autre que le code même. Cet
ouvrage fait avec foin feroit , ce me femble , le livre le plus utile
qui ait jamais été compofé, & peut-être le feul néceiïaire aux
hommes. Voilh , Monfieur , un fujet pour vous. Je fouhaiterois
paflîonnément que vous vouluffiez entreprendre cet ouvrage,
& l'embellir de votre poéfie , afin que , chacun pouvant l'ap-
prendre aifément, il portât, dès l'enfance dans tous les cœurs ,
ces fentimens de douceur & d'humanité qui brillent dans vos
écrits, & qui manquèrent toujours aux dévots. Je vous exhorte
h méditer ce projet , qui doit plaire au moins à votre ame. Vous
nous avez donné dans votre poëme fur la religion naturelle le
catéchifme de l'homme : donnez-nous maintenant , dans celui que
je vous propofe , le catéchifme du citoyen. C'eft une matière h
mt^diter long-temps, & peut-être à réferver pour le dernier de
vos ouvrages, afin d'achever, par un bienfait au genre humain,
la plus brillante carrière que jamais homme de lettres ait par-
courue.
Je ne puis m'empécher , Monfieur , de remarquer h ce pro-
pos une oppofition bien fingulière entre vous & moi dans le
fujet de cette lettre. Raflafié de gloire , & défabufé des vaines
grandeurs , vous vivez libre au fein de l'abondance ; bien sur de
l'immortalité , vous philofophez paifiblement fur la nature de l'ame ;
&
A M, DE Voltaire. 345
& fi le corps ou le cœur foufFre , vous avez Tronchin pour mé-
decin & pour ami : vous ne trouvez pourtant que mal fur la terre.
Et moi , obfcur , pauvre & tourmenté d'un mal fans remède , je
médite avec plaifir dans ma retraite , & trouve que tout eft bien.
D'où viennent ces contradidions apparentes ? Vous l'avez vous-
même expliqué : vous jouifTez ; mais j'efpère , & Terpérance
embellit tout.
J'AI autant de peine k quitter cette ennuyeufe lettre, que
vous en aurez h l'achever. Pardonnez-moi , grand homme , un
zèle peut-être indifcret, mais qui ne s'épancheroit pas avec
vous , fi je vous eftimois moins. A Dieu ne plaife que je veuille
ofFenfer celui de mes contemporains Aom j'honore le plus les
talens, & dont les écrits parlent le mieux h mon cœur; mais il
s'agit de la caufe de la Providence , dont j'attends tout. Après
avoir fi long-temps puifé dans vos leçons des confiDlations & du
courage, il m'eft dur que vous m'ôtiez maintenant tout cela,
pour ne m'ofFrir qu'une efpérance incertaine & vague, plutôt
comme un palliatif aéluel que comme un dédommagement à ve-
nir. Non : j'ai trop foufîèrt en cette vie pour n'en pas attendre
une autre. Toutes les fubtilités de la métaphyfique ne me feront
pas douter un moment de l'immortalité de l'ame , & d'une Pro-
vidence bienfaifante. Je la fens, je la crois, je la veux, je
Pefpère, je la défendrai jufqu'à mon dernier foupir, & ce fera j
de toutes les difputes que j'aurai foutenues , la feule où morï
intérêt ne fera pas oublié. Je fuis, Monfieur , &:c.
(Eu\r(s miUes, Tomi I.
347
L' A L L É E
(38)-
Q<
D E
S I L V I E.
(J'A m'égarer dans ces bocages
Mon cœur goûte de voluptés 1
Que je me plais fous ces ombrages»'
Que j'aime ces flots argentés l
Douce & charmante rêverie ,
Solitude aimable & chérie ,
Puiflîez-vous toujours me charmer ?
De ma triile & lente carrière
Rien n'adouciroit la misère ,
Si je ce/Tois de vous aimer.
Fuyez de cet heureux afyle ,
Fuyez de mon ame tranquille.
Vains & tumultueux projets ;
Vous pouvez promettre fans cefTe
Et le bonheur & la fagefTe ;
Mais vous ne les donnez jamais.
Quoi ! l'homme ne pourra-t-il vivre
A moins que fon cœur ne fe livre
Aux foins d'un douteux avenir ?
Et fi le temps coule fi vite ,
Au lieu de retarder fa fuite,
Faut -il encor la prévenir?
Oh ! qu'avec moins de prévoyance
La vertu , la fimpie innocence ,
Font des heureux k peu de frais !
Si peu de bien fuffit au Sage ,
( 83 ) C'eft le nom d'une promenade foiitaire où ces vers ont été compofés.
Xx ij
14^ H A LL È È
Qu'avec le plus léger partage
Tous Tes defirs font fatisfaits :
Tant de foins, tant de prévoyance
Sont moins des fruits de la prudence
Que des fruits de l'ambition^:
L'homme , qpntent du nécefTaire ,
Craint peu la. fortune contraire ,
Quand fojî cœur eft fans paiïîon.
Partions , fources de délices ,
PaflTfons , fources de fupplices ,
Cruels tyrans , doux fédudleurs ,
Sans vos fureurs impétueufes ,
Sans vos amorces dangereufes ,
La paix feroit dans tous les cœurs.
Malheur au mortel méprifable
Qui dans fon ame infatiabie
Nourrit l'ardente foif de l'or !
Que du vil penchant qui l'entraîne
Chaque inftant il trouve la peine
Au fond même de fon tréfor.
Malheur \ l'ame ambitieufe ,
De qui l'infolence odieufe
Veut afTervir tous les humains !
Qu'à fes rivaux toujours en bute ,
L'abyme apprêté pour fa chute
Soit creufé de îts propres mains.
Malheur h tout homme farouche ;
A tout mortel que rien ne touche
Que fa propre félicité !
Qu'il éprouve dans fa misère ,
De la part de fon propre frère ,
La même infen/ibiiité.
Sans doute un cœur né pour le crime
Eft fait pour être la victime
De ces affreufes pafîîons \
Mais jamais du Ciel condarrmée,
D B S î t V I ^. J49
On ne vit une ame bien née
Céder k leurs féduftions.
Il en eft de plus dangereufes ,
De qui les amorces flatteufes
Déguifent bien mieux le poifon ,
Kc qui toujours dans un cœur tendre
Commencent à fe faire entendre
En faifant taire ia raifon i
Mais du moins leurs leçons charmantes
N'impcfent que <l''aimables loix :
La haine & fes Fureurs fanglantes
S'endorment à leur douce voix.
Des fentimens fi légitimes
Seront -ils toujours combattus ?
Nous les mettons au rang des crimes ^
Ils devroient être des vertus.
Pourquoi de ces penchans aimables
Le Ciel nous fait-il un tourment ?
Il en eft tant de plus coupables
Qu'il traite moins févérement.
O difcours trop remplis de charmes !
Eft -ce h moi de vous écouter?
Je fais avec mes propres armes
Les maux que je veux éviter.
Une langueur enchanterefTe
Me pourfuit jufqu'en ce jour ;
.T'y veux moralifer fans cefle ,
Et toujours j'y fonge h l'amour.
Je fens qu'une ame plus tranquille ,
Plus exempte de tendres foins,
Plus libre en ce charmant afyle ,
Philofopheroit beaucoup moins.
Ainfi du feu qui me dévore
Tout fert à fomenter l'ardeur :
Hélas ! n'eft-il pas temps encore
Que la paix règne dans mon cœur ?
55^ ' r A z L É £
Déjà de mon feptième luflre
Je vois le terme s'avancer i
Déjà la jeunefTe & fon lurtre
Chez moi commence ^ s'effacer.
La rrifîe & févère SagefTc
Fera bientôt fuir les Amours ;
Bientôt la pefante vieilleffe
Va fuccéder h mes beaux jours.
Alors les ennuis de la vie
Chaflant l'aimable volupté ,
On verra la philofophie
Naître de la néceflîté;
On me verra par jaloufie ,
Prêcher mes caduques vertus ,
Et fouvent blâmer par envie
Les plaifirs que je n'aurai plus.
Mais malgré les glaces de l'âge ,
Raifon, malgré ton vain effort,
Le Sage a fouvent fait naufrage
Quand il croyoit toucher au port.
O fageffe ! aimable chimère î
Douce illufion de nos cœurs î
C'efl fous ton divin caradère
Que nous encenfons nos erreurs.
Chaque homme t'habille à fa mode y
Sous le mafque le plus commoàQ
A leur propre félicité ,
Ils déguifent tous leur foibleffe ,
Et donnent le nom de fageffe
Au penchant qu'ils ont adopté.
Tel , chez la Jeuneffe étourdie ,
Le vice inflruit par la folie ,
Et d'un faux titre revêtu ,
Sous le nom de philofophie
Tend des pièges à la vertu.
D E s J L V I E. 35
Tel dans une route contraire
On voit le fanatique auftère
En guerre avec tous fes defxrs ,
Peignant Dieu toujours en colère.
Et ne s'attachant, pour lui plaire,
Qu'k fuir la joie & les plaifirs.
Ah ! s'il exi/toit un vrai Sage,
Que, différent en fon langage ,
Et plus différent en fes mœurs,
Ennemi des vils fédufleurs ,
D'une fageffe plus aimable.
D'une vertu plus fociable ,
Il joindroit le julle milieu
A cet hommage pur & tendre
Que tous les cœurs auroient dû rendre;
Aux grandeurs , aux bienfaits de Dieu !
35}
MBBÊ
IMITATION LIBRE
D'UNE CHANSON ITALIENNE
DE METASTASE.
VJtRace à tant de tromperies ,
Grâce à tes coquetteries ,
Nice , je refpire enfin.
Mon cœur libre de fa chaîne ,
Ne déguife plus fa peine i
Ce n'eil: plus un fonge vain.
Toute ma flamme eft éteinte :
Sous une colère feinte ,
L'amour ne fe cache plus.
Qu'on te nomme en ton abfencc ,
Qu'on t'adore en ma préfence ,
Mes fens n'en font point émus.
En paix , fans toi , je fommeille ^
Tu n'es plus quand je m'éveille
Le premier de mes defirs.
Rien de ta part ne m'agite j
Je t'aborde & je te quitte
Sans regrets & fans plaifirs.
Le fouvenir de tes charmes ,
Le fouvenir de mes larmes
Ne fait nul effet fur moi.
Juge enfin comme je t'aime :
Avec mon rival lui-même
Je pourrois parler de toi.
Sois fière , fois inhumaine ,
ouvres mcUcs. Tome /. Y y
354 Imitation libre
Ta fierté n'eft pas moins vaine
Que le feroit ta douceur.
Sans être ému je t'écoute ;
Et tes yeux n'ont plus de route
Pour pénétrer dans mon creur.
D'UN mépris , d'une care/Te ,
Mes plaifirs ou ma tri/lefTe
Ne reçoivent plus la loi.
Sans toi j'aime les bocages;
L'horreur des antres fauvages
Peut me déplaire avec toi.
Tu me parois encor belle ;
Mais , Nice, tu n'es plus celle
Dont mes fens font enchantés.
Je vois , devenu plus fage ,
Des défauts fur ton vifage ,
Qui me fembloient des beautés.
Lorsque je brifai ma chaîne,
D'eu , que j'éprouvai de peine !
Hélas ! je crus en mourir.
Mais quand on a du courage.
Pour fe tirer d'efclavage
Que ne peut - on point foulTrir 1
Ainsi du piège perfide
Un oifcau fimple & timide
Avec effort échappé ,
Au prix des plumes qu'il laifTe
Prend des leçons de fagefle
Pour n'être plus attrapé.
Tu crois que mon GCEur t- adore ^
Voyant que je parle encore
Des foupirs que j'ai pouffes ;
Mais tel au port qu'il defire ,1,
DE Métastase, 355
Le Nocher aime à redire
Les périls qu'il a pafTés.
Le guerrier couvert de gloire
Se plaît , après la vidoire ,
A raconter Tes exploits \
Et l'efclave, exempt de peine,
Montre avec plaifir la chaîne
Qu'il a traînée autrefois.
Je m'exprime fans contrainte ;
Je ne parle point par feinte
Pour que tu m'ajoutes foij
Et quoique tu puifTes dire ,
Je ne daigne pas m'inl^ruire
Comment tu parles de moi.
Tes appas , beauté trop vaine ,"
Ne te rendront pas fans peine
Un auflî fidèle amant.
Ma perte eft moins dangereufe ;
Je fais qu'une autre trompeufe
Se trouve plus aifément.
Tyij
GIUSEPPE FARSETTI,
FATRIZIO VENETO A GIQ.
GIACOMO ROUSSEAU,
CITTADINO GINEVRINO.
S E R M O N E,
O'îo non vedefïî con quefli occhi, quale
E quanta ha virtù Teggio entro il tuo perto ,
E corne, Toro, e le lucenti gemme
E gli agi , cui si dietro il mondo corre ,
Difprezzi , e fei Signor di te medefmo 9
lo crederei che aveïïe iJ falfo fcritto
Di Diogene faggio il fecol prifco.
O fpirro degno ! opta diverfa è certo
Empier le carte di feveri detti ,
Porgendo fiiofofici confîgli ;
Ed aver Talma di giuftizia piena ,
E porre di ragione in u/b il lume ;
Quefto a te ferba il ciel. G'ù non parl'îo
Per farti onor, che il fuon délie tue lodi
Poco gradifci , e nulla il biafmo curi;
Ma per far noto il ver la lingua fnodo.
Siegui il tuo nobil corfo, anima fciolta
D'ogni umano legame. Odo chi dice :
Folle alterigia è che rifiuta l'oro ,
Che ricca e larga man ti porge in dono.
Ma tu , cià di che d'uopo alcun non hai,
Riiîuti folo, e d'uopo hai ben di poo,
E lieto vivi , e temperato , e Taggio ;
Came coJui , che vedi , cke la chioma
^ê CiusEPPE Farsetti.
Colta e fparfa d'odor , gli eletti panni
E moire maffe di fecondo argento ,
Raro Tuonio beato in terra fanno.
Ma la cieca età noftra è giiinta a taie,
Ch'ammira fol cio che par bello agli occhi;
E l'opre generofe , e i fatti egregi ,
E l'aima pura e di rimorfi fcarca,
Prima fonte e cagion d'ogni ben no/îro,
Contempla appena , o non cognofce afFato.
L'UMANA razza , al mio parer , fomiglia
Color che, corne il Gelli un tempo ha fcritto ,
Fur da Circe cangiati in crude fiere ;
Che poi , tornar pocendo aile lor forme,
E riavere il lor conofcimento ,
Megiio amar rimaner beftie nel fango.
Or dimmi quanti nel pantano immerfi
Di vizi opprobriofi oggi rifcontri,
Che a noverargli opra perduta fora ?
Odio ad amor che mai non difTer vero '.
Reggono il mondo ; mafchera e belletto
Copre e travefte le parole e i fatti.
Ov'è chi fcrifTe con fî puri inchioftri;
» La gola , il fonno , e l'oziofe piume
» Hanno dal mondo ogni virtù sbandita ? «
Riforga per veder fe il fuo concerto
In quefla noflra etade al ver s'appone.
Quindi è che il fenfo depravato e guarto ,
Che non puô regger di virtute al lume ,
Omaggio non le rende , e ogni via tenta
Onde vana e ridicola riefca.
Deh ! Cittadino di citth ben retta ,
E compagno e fratel d'ottime genti
Ch'amor del giufto ha ragunare infieme ,
Del tuo fido operar pago e contento
GjUSEPPE FjRSETTl. 5^9
Vivi -y che la giuftizia e la virtude ,
Come di fe principio e di fe fine ,
Vive di fe contenta, e non cerca oltre.
Ma ftolto ! Il foglio di moral precetti
Spargo , ne ch'io ragiono a te m'avveggio ;
Da cui tanto s'apprende in un fol giorno ,
Quanto da più volumi in parecchi anni.
361
Œ
LETTRE
D E
MONSIEUR ROUSSEAU,
Écrite de Paris /e 25 Juillet 1750 ^ à V Auteur du
Mercure.
V Ous le voulez, Monfieur; je ne ré/ifte plus ; il faut vous
ouvrir un porte-feuille qui n'écoit p:^s ,de{liné a voir le jour ^
& qui en eft très-peu digne. Les plaintes du public fur ce dé-
luge de mauvais écrits dont on Tinonde journellement , m'ont affer
appris qu'il n'a que faire des miens ; & de mon côté , la répu-
tation d'Auteur médiocre , à laquelle feule j'aurois pu afpirer ,
a peu flatté mon ambition. N'ayant pu vaincre mon penchant
pour les Lettres, j'ai prefque toujours éci-ît pour mol feul; ifc
le Public ni mes amis n'auront pas à fe plaindre que j'aie été
pour eux Recitator acerbus. Or, on efl toujours indulgent a foi-
même , & des écrits ainfi dellinés à l'obfcurité , l'Auteur même
eut-il du talent, manqueront toujours de ce feu que donne
l'émulation , & de cette corredion dont le feul defîr de plaire
peut furmonter le dégoût.
Une chofe fîngulière, c'efl qu'ayant autrefois publié un feul
Ouvrage, (84) où certainement il n'eft point queflion de poé-
(ie , on me faffe aujourd'hui Poëte malgré moi ; on vient tous
les jours me faire compliment fur àts Comédies & d'autres
pièces de vers que je n'ai point faites, & que je ne fuis pas
capable de faire. C'efl la conformité du nom de l'Auteur avec
le mien qui m'attire cet honneur. J'en ferois flatté , fans doute ,
(î l'on pouvoit l'être des éloges qu'on dérobe à autrui j mais
(84) Diflertation fur la Mufique moderJtte,
Œuvres mêlées. Tome I, Zz
j6:
Lettre de J- J. Rousseau.
louer un homme de chofes qui font au-deflus de Çts forces ,
c'eft le faire fonger à ion infuffifance.
Je m'étois efTayé , je ravo\:e , dans le genre lyrique , par
un Ouvrage loué des amateurs , décrié des Artiftes , & que la
réunion de deux Arts difliciles a fait exclure par ceux-ci avec
autant de chaleur que /î en effet 11 eût été excellent ; je m'étois
imaginé , en vrai Suiffe , que pour réufîîr , il ne falloit que bien
faire \ mais ayant vu par l'expérience d'autrui , que bien faire
eft le premier & le plus dangereux obftacle qu'on trouve \
furmonter dans cette carrière ; & ayant éprouvé moi-mcmc qu'il
y faut d'autres talens, que je ne puis ni ne veux avoir, je me
fuis hâté de rentrer dans l'obfcurité qui convient également k
jhes talens & i mon caraftère , & oti vous devriez me laiffer
pour l'honneur de votre Journal.
■MHMMaakMH
LETTRES
DE MONSIEUR
LE COMTE DE TRESSAN,
A
MONSIEUR ROUSSEAU,
Avec les Réponfes de celui-ci , concernant Monjîeur
PALISSOT j Auteur de la Comédie des
Philofophes.
Zz ij
î<5
PREMIERE LETTRE
Ve M. Le Comte de TRES SAN,
V Ous connoîtrez, Monfieur , par la lettre du Roi de Po-
logne que j'envoie à M. d'AJembert , k quel point ce Prince eu
indigné de l'attentat du Sr. PalifTot ; il eft tout fimple , il elT:
bien sûr que vous auriez trop méprifé Paliflbt pour être ému
par la fottife qu'il vient de faire; mais le Roi de Polot^ne
mérite d'avoir des ferviteurs attachés , & je fuis trop jaloux de
fa gloire pour n'avoir pas rempli , dans cette occafion , des devoirs
auffi chers k mon cœur.
Je n'ai pas l'honneur d'être connu de vous , Monfieur; mais
je fuis lié d'une tendre amitié avec vos compatriotes. Je regarde
Genève comme h ville de l'Europe où la jeunefle reçoit la
plus excellente éducation : j'ai toujours fous mes ordres beau-
coup de jeunes Officiers Genevois ; je n'en vois aucun fortir de
fa famille fans prouver qu'il a des mœurs & de la littérature. Si
l'ancienne amitié dont plu/îeurs de vos amis m'honorent, iî l'a-
mour que j'ai pour les fciences & les lettres que vous enri-
chifîez tous les jours, peuvent m'être un titre auprès de vous,
j'aurai bien de l'emprefTement , Monfieur , h me lier avec vous
dans le premier voyage que je ferai k Paris, & je vous prie de
recevoir avec plaifir & amitié les affurances de la haute e/îime
avec laquelle , &c. »
Toulf zo Oclolrc fjss.
^66 Lettres DE M, le Comte de Tressais,
RÉPONSE
De M. J. J. Ro us SE AU.
1 E vous honorois , Monfieur , comme nous faiions touj s »!
m'eft doux de joindre la reconnoilTance h l'eftime , & je remer-
cierois volontiers M. Paliflbt de m' avoir procuré, fans y fonger ,
des témoignages de vos bontés, qui me permettent de vous en
donner de mon refped. Si cet Auteur a manqué h celui qu'il
devoit & que doit toute la terre au Prince qu'il vouloit amufer ,
qui plus que moi doit le trouver inexcufable ? Mais fi tout fon
crime eft d'avoir expofé mes ridicules, c'eft le droit du théâ-
tre ; je ne vois en cela rien de repréhenfible pour l'honnête
homme, & j'y vois pour l'Auteur le mérite d'un heureux choix.
Je vous prie donc, Monfieur, de ne pas écouter Ih-de/Tus le
zèle que l'amitié & la générofité infpirent k M. d'Alembert , &
de ne point chagriner , pour cette bagatelle , un homme de mérite
qui ne m'a fait aucune peine, & qui porteroit avec douleur la
difgrace du Roi de Pologne & la vôtre.
Mon cœur eft ému àe^ éloges dont vous honorez ceux de
mes concitoyens qui font fous vos ordres. Efieûivemcnt le Ge-
nevois efl: naturellement bon ; il a l'ame honnête , il ne manque
pas de fens , & il ne lui faut que de bons exemples pour fe
tourner tout-à-faic au bien. Permettez-moi, Monfieur , d'exhor-
ter ces jeunes Officiers à profiter du vôtre , à fe rendre dignes
de vos bontés , & à perfeftionner fous vos yeux les qualités qu'ils
vous doivent peut-être , & que vous atuibuez à leur éducation.
Je prendrai volontiers pour moi , quand vous viendrez k Paris ,
le confeil que je leur donne ; ils étudieront l'homme de guerre ,
moi le Philofophe : notre étude commune fera l'homme de
bien , & vous ferez toujours notre maître.
Paris ce xS Décembre 17 s 5*
Ri
A J^ J. R O U S S EA U. 367
, ■ ■ . -. ■ . ..j
LETTRE II.
De M. Le Comte de Tressan.
-EcEVEz, Monfieur, le prix de h vertu la plus pure. Vos
ouvrages nous la font aimer en nous peignant fes charmes dans
leur première fimplicitéi vous venez de l'enfeigner dans ce mo-
ment par l'aâ;e le plus généreux Se le plus digne de vous.
Le Roi de Pologne , Monfieur, attendri, édifié par votre
lettre , croit ne pouvoir vous donner une marque plus écla-
tante de fon eflime , qu'en foufcrivant h la grâce que feul au-
jourd'hui vous pouviez prononcer. M. PalifTot ne fera point
chafTé de la Société de Nancy , mais cette anecdote littéraire
doit refter infcrite dans fes regiftres , & vous ne pouvez nous
blâmer de conferver dans la mémoire des hommes , avec les
excès qui peuvent les avilir , les z&.es de vertu qui les hono-
rent. Enchanté de vos ouvrages , Mon/îeur , & defirant d'afFer-
mir dans mon cœur les fentimens qui font fi naturels dans le
vôtre , je n'ai fait en cette occafion que ce que j'ai dû , & fans
l'ordre du Roi de Pologne , qui ma chargé de vous faire paiïer
cette lettre , je n'aurois point ofé vous faire connoître tout mon
zèle.
Vous me promettez , Monfieur , de me recevoir quand j'irai
à Paris, & moi je vous promets de vous écouter avec confiance,
& de travailler de bonne foi à me rendre digne d'être votre
ami.
Pardonnez-moi d'avoir donné plufieurs copies de la lettre
que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire. Malgré l'eflime
trop honorable que vous m'y témoignez, je fens qu'on doit
m'oublier en lifant cette lettre, & ne s'occuper que du grand
homme qui s'y montre tout entier pour faire rougir le vice &
pour le triomphe de la vertu. J'ai l'honneur d'être , &c.
Lunévillef ie premier Janvier zjs^S,
jôS Lettres DE M. le Comte de Tressa^},
REPONSE
De M. J. J. Rousseau.
\^UelquE danger qu'il y air, Monfieur, de me rendre im«
portun , je ne puis m'empécher de joindre aux remerciemens
^ue je vous dois , des remarques Air l'enrégiftrement de l'affaire
de M. Paliiïbt, & je prendrai d'abord la liberté de vous dire
que mon admiration même pour les vertus du Roi de Pologne ,
ne me permet d'accepter le témoignage de bonté dont S. M.
m'honore en cette occafion qu'à condition que tout Toit oublié.
J'ofe dire qu'il ne lui convient pas d'accorder une grâce inconi-
pletre, & qu'il n'y a qu'un pardon fans réferve qui foit digne
de fa grande ame. D'ailleurs, e/l-ce faire grâce que d'érernifer
la punition, & les regiftres d'une Académie ne doivent-ils pas
plutôt pallier que relever les petites fautes de fes membres ?
Enfin quelque peu d'eftime que je fafTe de nos contemporains,
îi Dieu ne plaife que nous les avilifîîons à ce point d'infcrire
comme un a61e de vertu ce qui n'eft au fond qu'un procédé des
plus fimples , que tout homnic de lettres n'eût pas manqué d'avoir
à ma place.
Achevez donc, Monfieur, la bonne œuvre que vous avez
fi bien commencée , afin de la rendre digne de vous. Qu'il ne
foit plus queflion d'une bagatelle qui a déjà fait plus de bruit
& donné plus de chagrin h M. Paliflbt que l'affaire ne Je méri-
roit. Qu'aurons-nous fait pour lui , fi Je pardon lui coûte aulïï cher
que la peine ?
Permettez-moi de ne point répondre aux extrêmes louan-
ges dont vous m'honorez ; ce font des leçons févères dont je
ferai mon profit ; car je n'ignore pas , & cette lettre en fait foi ,
qu'on loue avec fobriété ceux qu'on eflime parfaitement. Mais,
ÎVlonfieur , il faut renvoyer ces éclairciflemens k nos entrevues.
J'attends avec empreflement le plaifir que vous me promettez,
(& vous verrez que de manière ou d'autre vous ne me louerez
plus quand nous nous connoîtrons.
Paris 7 Janvier ZJS^-
A /. J. Rousseau. ^6gt
■ — ■
LETTRE III,
Du Cornu de TRES S AN,
V Ous ferez obéi, Monfieur ; il eu. bien jufte que roui
jouifïîez de l'empire que vous vous acquérez fur les efprits.
Je vous avoue cependant que j'aurois peut-être encore balancé
à vous accorder tout pour M. PalifTot, fans une lettre que fai
reçue de Paris en même-temps que celle que vous m'avez fait
l'honneur de m'écrire. On commence par m'alTurer d'une
amitié à toute épreuve , & c'eft en conféquence de ce fenti-
ment qu'on m'avertit qu'on fort d'une compagnie nombreufe &
brillante , où l'on s'eft déchaîné contre moi au fujet de l'affaire
de M. Paliffot , & que même on s'y eft dit l'un h l'autre k
l'oreille une épigramme faite contre moi. Cette lettre m'a dé-
terminé fur le champ , Monfieur , à fuivre votre exemple. Je
me trouve aujourd'hui dans le cas d'avoir auÏÏi a pardonner k
M. Paliffût ; je le fais fans nulle reflridion , trop heureux
qu'il me procure cette occafion de vous prouver que j'aime k
profiter de vos leçons.
J'AI répondu h cette perfonne avec toute la vérité la plus
/împle. Je lui ai mandé ce qui s'eft pa/Té, ce que j'avois fait,
& ce que vous m'avez empêché d'achever. N'en parlons donc
plus , & que M. PalifTot puifTe être affez heureux pour ne jetter
jamais des pierres qu'h des Sages. Si je le fuis dans ce moment ,
lui & moi vous le devons également. Je confens de tout mon
cœur a ne plus vous louer lorfque je jouirai du bonheur de
vous voir & de vous entendre. Alors ma façon de vous applau-
dir me fera utile, & répondra h vos vues : jufqu'à ce moment,
permettez-moi de vous dire encore que mon admiration pour
vos ouvrages & pour votre cœur , égale l'attachement que je
vous voue pour le refte de ma vie.
LuntYilU tt JanyUrf tjsS.
fEuvrcs m^écs. Tome L Aaa
37° Lettres de M. le Comte de Trsss^n, ùc.
RÉPONSE
Dt M. J. J. Rousseau.
J'Apprends, Monfieur , avec une vive fatisfaflion que vous
avez entièrement terminé TafFaire de M. Palin"ot, & je vous en
remercie de tout mon cœur. Je ne vous dirai rien du petit dé-
plaifîr qu*elle a pu vous occafionner ; car ceux de cène efpèce
ne font guère fenfibles k Thomme fagej & d'ailleurs vous favez
mieux que moi que dans les chagrins qui peuvent fuivre une
bonne aftion , le prix en efface toujours la peine. Après avoir
heureufement achevé celle-ci , il ne nous refte plus rien à defirer y
à vous & à moi , que de n'en plus entendre parler.
Paris t ly Janvier 17 s^^
Î7Ï
3
AVIS A UN ANONYME,
PAR
jr. J.
O U s s EA U. (8y)
J'Ai reçu le 16 de ce mois une lettre anonyme, datée du
a8 Odobre dernier, qui, mal adrefTée, après avoir été à Ge-
nève , m'eft; revenue à Paris , franche de port. A cette lettre
étoit joint un écrit pour ma défenfe, que je ne puis donner
au Mercure , comme PAuteur le defire , par des raifons qu'il
doit fentir, s'il a réellement pour moi Teftime qu'il m'y témoi-
gne. Il peut donc le faire retirer de mes mains , au moyen
d'un billet de la même écriture , fans quoi fa pièce reftera
fupprimée.
L'Auteur ne devoit pas croire fi facilement que celui qu'il
réfute fut Citoyen de Genève, quoiqu'il fe donne pour tel;
car il eft aifé de dater de ce pays-lh : mais tel fe vante d'en
être , qui dit le contraire fans y penfer. Je n'ai ni la vanité ni
la confolation de croire que tous mes concitoyens penfent comme
moi ; mais je connois la candeur de leurs procédés ; iï quelqu'un
d'eux m'attaque , ce fera hautement & fans fe cacher ; ils m'efti-
( 8}" ) Deux Anonymes avoient écrit
à M. Roufleau , l'un par la voix du
Mercure , & l'autre par la pofte. Le
premier , qui étoit un Bordelois , di-
foit à M. RoulFeau : >» Puifque la
>» fociété ne peut changer de face ,
j) les Arts lui font néceffaires , &
» l'inégahté des conditions inévita-
j» ble : pourquoi donc en troubler
» l'ordre, en portant dans fes mem-
»» bres le découragement & l'efprit
« d'indépendance ? ... Un homme tel
" que vous, quand il écrit pour le»
>' autres , ne doit le faire que pour
» amufer ou pour inftruire. Ainfi, fi,
'> au lieu d'avoir perdu votre temps a
» faire deux Difcours , vous eulTiez
>» fait un Opéra comme le Devin du
j> Village , il vous auroit une féconde
'» fois gagné les cœurs de tous ceux
)> qui l'auroient connu. <c
On verra par l'Avis de M. Rouiïeau
quel étoit le fujet de la féconde lettre
anonyme.
A a a ij
lyi Avis a vu A i^o n vme, &c.
meront affez en me combattant , ou du moins s'enimeront affez eux-
mêmes pour me rendre la franchife dont j'ufe envers tout le monde.
D'ailleurs, eux pour qui cet ouvrage eu écrit, eux à qui il eft dé-
dié , eux qui l'ont honoré de leur approbation , ne me demanderonf
point k quoi il eft utile; ils ne m'objecleront point, avec beaucoup
d'autres, que, quand tout cela ferait vrai, je n'aurois pas dû le
dire ; comme fî le bonheur de la fociété n'étoit fondé que fur les
erreurs des hommes. Ils y verront , j'ofe le croire, de fortes rai-
fons d'aimer leur Gouvernement, des moyens de le conferver, Se
s'ils y trouvent les maximes qui conviennent au bon & vertueux ci-
toyen, ils ne mépriferont point un écrit qui refpire par - tout
l'humanité, la liberté, l'amour de la patrie , l'obéiHance aux loix.
Quant aux habitans des autres pays , s'ils ne trouvent dans
cet ouvrage rien d'utile ni d'amufant, il feroit mieux, ce me
fembJe , de leur demander pourquoi ils le lifent, que de leur
expliquer pourquoi il eft écrit. Qu'un bel efprit de Bordeaux
m'exhorte gravement h laiïïer les difcuflions politiques pour
faire des Opéra , attendu que lui , bel efprit , s'amufe beaucoup
plus à la repréfen ration du Devin du Villûge, qu'.'i la le<?lure du
Difcours fur V Inégalité ; il a raifon , fans doute, s'il eft vrai
qu'en écrivant aux citoyens de Genève je fois obligé d'amufer
les Bourgeois de Bordeaux.
Quoi qu'il en foit , en témoignant ma reconnoiffance h mon
défenfeur , je le prie de laifTer le champ libre à mes adverfaires ,
& j'ai bien du regret moi-même au temps que je perdois autre-
fois h leur répondre. Quand la recherche de la vérité dégénère
en difputes & querelles perfonnelles , elle ne tarde pas k pren-
dre les armes du menfonge \ craignons de l'avilir ainfi. De
quelque prix que foit la fcience , la paix de l'ame vaut encore
mieux. Je ne veux point d'autre défenfe pour mes écrits , que
la raifon & la vérité , ni pour ma perfonne , que ma conduite
& mes mœurs : fi ces appuis me manquent, rien ne me fou-
tiendra; s'ils me foutiennent, qu'ai -je h craindre?
A Paris , le x§ Novembre tj^$.
37Î
LETTRE
D'UN BOURGEOIS DE B O RDEAUX A V AUTEUR
DU MERCURE.
•'-'-■•Onsieur, en lifant votre Mercure i j'ai trouvé une lettre
de rilluilre M. Rou/Teau , où il fe défend contre ceux qui ofent
attaquer les nouveautés étonnantes de fes fyftêmes. Je n'entre
point dans toutes ces difcuflions i mais je ne feindrai pas d'avouer
que j'ai été furpris de la hauteur ftoïque & lacédémonienne
avec laquelle il nous traite. Il nous infinue avec une clarté aflez
dure , que fon defTein n'eft ni de nous amufer , ni de nous-
inftruire. Je lui réponds d'abord qu'il fera l'un & l'autre malgré
lui , par la feule raifon que nous nous occupons à le lire :
chofe qu'il ne fauroit empêcher. Tout le fruit qu'il pourra tirer
de fa mauvaife intention pour nous , c'eft de nous difpenfer de
lui être reconnoiflant , puisqu'il ne nous éclaire qu'en proteflanc
qu'il ne veut pas nous éclairer. C'eft un vrai larcin que nous
lui faifons.
Mais je demande , quelle raifon lui avons-nous donnée de
fe fâcher contre nous ? Si quelqu'un de nos concitoyens a mé-
rité fa colère par quelques petits dilemmes embarra/Tans , mais
point incivils , toute la ville qu'il profcrit n'a point de part )i
cela. Une chofe bien certaine , c'eft que nous admirons fon élo'
quence comme tout le reûe du monde : preuve aflez évidente
que nous valons quelque chofe. Comment peut-il avoir la cruauté
de foudroyer ainfi fes admirateurs ?
Il femble nous apprendre qu'il n'écn'r que pour Genève v
cela veut dire qu'il n'aime qu'elle. J'avouerai que j'avois cru
jufqu'ici que le vrai Philofophe étoit l'ami du monde entier j
qu'il regardoit tous les hommes comme des frères. Qu'il aime
Genève, h la bonne heure; mais nous ofons le prier de nous
aimer un peu, tout Bordelois que nous pouvons être, car,
après tout, que faic-:I ? Peut-être fommes-nous des hommes?
374 Lettre d'un Bourgeois de Bordeau;
Il feroit mieux , dit-il , de demander k ceux qui ne font pa$
Genevois, & qui ne me goûtent point, pourquoi ils lifent mon
ouvrage, que de leur expliquer pourquoi il eifl fait. Les termes
dont il fe fert pour dire cela ont un air fentencieux , mais j'ai
bien peur qu'ils n'en aient que l'air, i ° . Il eft très -sûr que
tout le monde le goûte & l'admire, Genevois ou non; ainfi il
ie fonde fur une hypothèfe faufTe. Suppofons , comme lui ,
l'impoflîble ; fuppofons , dis -je, qu'il eût fait un ouvrage où
l'utile & l'amufant ne fe trouvaient point , & qu'il dît à ceux
qui s'en plaindroient : Pourquoi le lifiez-vous ? Mais, Monfîeur,
pourroit-on lui répondre, je ne prévoyois pas , en prenant
votre livre , qu'il ne devoir m'amufer ni m'inflruire. La réponfe
feroit bonne, perfonne n'étant devin.
Cependant quand je réfléchis à fa fentence , je crois y
démêler une idée trop fière pour être la fienne. Ne voudroit-il
pas dire qu'il eft peu de gens qui doivent le lire ; c'eft-k-dire ,
qu'il en eft peu qui foient dignes de le faire; & puis en cher-
chant quels font ces mortels privilégié?, il femble que ce font
les Genevois, & ceux qui le trouvent inftruflif & amufant, ou
pour dire la chofe comme elle eft , ceux qui font fes appro-
bateurs. Voilà une idée qu'on ne doit pas attribuer a un Philo-
fophe aufîî modefte & auftî bon Logicien que lui. Il eft donc
de l'équité de convenir que fa fentence ne fignifie rien.
Au refte , il ne nous a pas appris h quoi peuvent fervir fes
fyftêmes , & quel a été fon but en écrivant. J'ai écrit, dira-t-ii ,
pour donner aux Genevois de fortes raifons d'aimer leur gou-
vernement , pour leur infpirer l'humanité , l'amour de la patrie
& de la liberté , & l'obéiflance aux loix.
Je crois donc entendre M. Roufl'eau parlant ainfi à fes con-
citoyens : Aimez votre gouvernement , car l'homme auroit beau-
coup mieux fait de n'en point établir. Aimez vos femblables ,
car nous avons eu tort de fortir de cet état ancien où nous
n'aimions que le repos , une femelle & la nourriture. Aimez
votre patrie, puifqu'il eft vrai que nous devrions n'en avoir ja-
A r Auteur du Mercurs. 375
mais eu d'autre qu'une caverne ou le pied d'un arbre. Soyez
libres , attendu que nous fomnies à plaindre de n'être plus
dépendans d'un lion ou d'un ours , qui nous auroit fait fuir
devant lui. Enfin ob^iflez aux loix , puifque vous étiez faits pour
n'obéir à aucune. Si les Genevois n'avoient pas de meilleures
raifons pour être bons citoyens , nous n'aurions pas admiré ,
comme nous faifons, la fagefle de leur gouvernement & la pureté
de leurs mœurs.
Je fais bien qu'il pourroit répliquer, comme Agamemnon ;
Seigneur , je ne rends point compte de mes dejfeins , fur - tout
devant des adverfaires obfcures & indignes de moi , tels que
vous êtes; vous, dont je craindrois de relever la bafTefîe, fî je
defcendois jufqu'k elle. De plus , que m'importe qu'on m'ap-'
prouve , ou qu'on me condamne ? Mes approbateurs font la
raifon & la vérité, (à Dieu ne plaife que cela fait , ) je n'at-
tends rien de perfonne. Je foule aux pieds les critiques & les
fufFrages : Si fraSus ilhbatur orbis ^ impavidum ferient ruines.
Tous ces fentimens ont une majefté philofophique qui éblouit »
mais je foupçonne qu'ils font trop métaphyfiques pour être
réels. La Nature a mis dans nos cœurs un violent defir d'être
eftimé de fes femblables ; & je croirois fort que , fans ce defir»
Ih , perfonne ne fe feroit imprimer, pas même M. RoufFeau.
De plus, répéter mille & mille fois qu'on méprife Teftime
des hommes , c'eft répéter qu'on méprife les hommes mêmes.
Or , comme le mépris dérive toujours d'une comparaifon rela-
tive à fa propre perfonne , dire qu'on méprife les hommes ^
c'eft dire , en termes couverts , qu'on fe croit plus qu'eux. Il
feroit pourtant im peu violent de fe. croire le premier homme
du monde.
L'AFFECTATION cft toujours ridîcule. Il y en a , ce me fem-
ble, k fe proclamer Philofophe par un certain ton altier &
crud, qu'on prend un peu trop dans notre fiècle. Du moins ^
pour l'être , on ne doit pas traiter fon monde d'une m.anière fi
hautaine; car alors il paroîtra qu'on a plus de colère que de
philofophie.
37^ Lettre d'un Bourgeois de BordeaV,
Pourquoi , par exemple , répondre par des injures î ( le
titre de bel efpric en eft une de la manière que M. Roufleau
le donne. ) Pourquoi, dis-je, ne pas répondre par des raifonsî
Il n'en avoit point , dira-t-on ; il ne falloit donc pas répondre.
Je connois des gens qui ont cru appercevoir dans fes écries
une humeur fort éloignée de cette douceur gracieufe & liante
qui doit être comme l'habit de la véritable vertu. Je n'ai garde
d'être de leur avis; & je fuis perfuadé que M. Rouffeau eft
auffi aimable par fon caradère , qu'il eft eftimable par fes mœurs ,
admirable par (es écrits ; mais je fuis obligé de convenir que cet
avis où il répond fi durement a été écrit dans quelque quart
d'heure d'inquiétude; & je gagerois que fa famé n'étoit pas bien
dilpofée dans ce momenr-lh.
Je finirai par l'avertir que l'indifpofition où il pouvoir être
alors, lui a empêché de faire a/îez d'attention h la lettre qu'on
lui écrivit; enforte qu'il ne lui a pas fait l'honneur de ^entendre.
On ne Texhorte pas à quitter les difcuflion^ politiques pour
faire des Opéra; on s'intérefTe trop à fa gloire pour exiger de
lui une pareille chute ; on croit même que la littérature perdroit
trop s'il n'étoit que Poète; & qu'en cas qu'il ne fût que Mu-
fîcien , la Mufique ne gagneroit pas autant que l'Eloquence a
déjà gagnée h être cultivée par lui. On a voulu lui dire feulement
qu'il vaut mieux ne faire qu'amufer que de donnner des inf-
truélions fondées fur des principes aufîi dangereux que les fiens ;
d'où dérive naturellement la conféquence que l'homme n'a été
fait ni pour une morale , ni pour une Religion , conféquence
que la droiture pieufe de fon cœur défavoueroit aiïlirément. Du
refte , on l'exhorte k pourfuivre fes recherches, & fur -tout à
prétendre aux découvertes neuves , fans aimer les nouveautés.
Cet avis, ce n'eft point les Bordelois feuls qui le lui donnent j
les Genevois , j'ofe le dire , le lui donnent auffi.
Je ne crois pas avoir dit rien de choquant k M, RoufTeau;
& je viens de relire ma lettre , pour voir s'il m'eft échappé la
/noindre chofe qui démentît les fentimens d'eftinie, d'admiration,
■A L'Auteur du Mercure. 377
& même de refpeâ, dont je fuis pénétré pour lui. Je fuis même
Cl afTuré de la noblefTe & de la candeur de fes fentimens , que
je fuis perfuadé qu'il confentira lui-même à ce que cette lettre
foit inférée dans votre Mercure; honneur que je vous fupplie
de lui accorder.
De Bordeaux y h t/^ Janvier ty^6.
RÉPONSE
DE M. ROUSSEAU A M. DE BOISSY,
Qiii lui avait communique la Lettre précédente.
MONSIEUR ,
I E remercie très-humblement M. de Boiffy de la bonté qu'il
a eu de me communiquer cette pièce. Elle me paroît agréa-
blement écrite , afTaifonnée de cette ironie fine & plaifante qu'on
appelle , je crois , de la poUteJfe , & je ne m'y trouve nulle-
ment ofFenfé. Non -feulement je confens à fa publication, mais
je defire même qu'elle foit imprimée dans l'état où elle eft ,
pour rinftrudion du Public & la mienne. Si la morale de l'Au-
teur paroît plus faine que fa logique , & fes avis meilleurs que
fes raifonnemens , ne feroit-ce point que les défauts de ma
perfonne fe voient bien mieux que les erreurs de mon livre ?
Au refîe , toutes les horribles chofes qu'il y trouve lui mon-
trent plus que jamais qu'il ne devroir pas perdre fon temps k
le lire.
ROUSSEAU.
A Paris y h i.^ Janvier iJS^'
(Eurres mêlées. Tome î. Bbb
Î78
LETTRE
DEJ. J. ROUSSEAU A M***.
A Motiers, h x8 Mai lyS/^.
,'EsT rendre un vrai fervice k un folitaire éloigné de tout,
que de Taverrir de ce qui fe pafTe par rapport à lui. Voilà,
Monfieur, ce que vous avez très-obligeamment fait en m'en-
voyant un exemplaire de ma prétendue Lettre à M. TArche-
vêque d'Aufch. Cette Lettre, comme vous l'avez deviné, n'efl
pas plus de moi que tous ces écrits pfeudonymes qui courent
Paris fous mon nom. Je n'ai point vu le Mandement auquel
elle répond , je n'en ai même jamais oui parler , & il y a huit
jours que j'ignorois qu'il y eût un M. Montillet , Archevêque.
J'ai peine \ croire que l'Auteur de cette Lettre ait voulu per-
fuader férieufement qu'elle étoit de moi. N'ai-je pas aflez des
affaires qu'on me fufcite , fans m'aller mêler de celles d'autrui ?
Depuis quand m'a-t-on vu devenir homme de parti ? Quel
nouvel intérêt m'auroit fait changer fi brufquement de maximes?
Les Jéfuites font-ils en meilleur état que quand je refufois
d'écrire contr'eux dans leurs difgraces ? Quelqu'un me connoîc-
il affez lâche, affez vil, pour infultcr aux malheureux ? Eh !
que m'importe enfin le fort des Jéfiiites , quel qu'il puifie
être ? La trifie vérité délai/Tée eft-elle plus chère aux uns qu'aux
autres ? Et foit qu'ils triomphent ou qu'ils fuccombent, en
ferois-je moins perfécuté ? D'ailleurs , pour peu qu'on life atten-
tivement cette Lettre, qui ne fentira pas, comme vous, que
je n'en fuis point l'Auteur ? Les mal - adrefles y font entaffées ;
elle eft datée de Neufchâtel où je n'ai pas mis le pied-, on y
employé la formule de três-humblcfcrvitcur, dont je n'ufe avec
perfonne ; on m'y fait prendre le titre de Citoyen de Genève,
auquel j'ai renoncé : tout en commençant on s'échauffe pour M.
de Voltaire, le plus ardent, le plus adroit de mes perfécuteurs ,
& qui fe paffe bien, je crois, d'un défenfeur tel que moi : on
Lettre de /. /. Rousseau, 379
affefte quelques imitations de mes phrafes , & ces imitations fe
démentent Tinflant après ; le flyle de la Lettre peut être meil-
leur que le mien , mais enfin ce n'eft pas le mien : on m'y
prête des exprefTions bafles ; on m'y fait dire des groflîéretés
qu'on ne trouvera certainement dans aucun de mes Ecrits ;
on m'y fait dire vous k Dieu \ ufage que je ne blâme pas ; mais
qui n'eft pas le nôtre. Pour me fuppofer l'Auteur de cette
Lettre , il faut fuppofer aufli que j'ai voulu me déguifer. Il n'y
falloit donc pas mettre mon nom , & alors on auroit pu per-
fuader aux fots qu'elle étoic de moi.
Telles font, Monfieur , les armes dignes de mes adverfai-
res , dont ils achèvent de m'accabler. Non contents de m'outra-
ger dans mes ouvrages : ils prennent le parti , plus cruel encore ,
de m'attribuer les leurs. A la vérité, le Public jufqu'ici n'a pas
pris le change , & il faudroit qu'il fût bien aveuglé pour le
prendre aujourd'hui. La ju/lice que j'en attends fur ce point ,
eft une confolation bien foible pour tant de maux. Vous favez
la nouvelle afflidion qui m'accable : la perte de M. de Luxem-
bourg met le comble à toutes les autres; je la fentirai jufqu'au
tombeau. Il fut mon confolateur durant fa vie, il fera mon
protecteur après fa mort. Sa chère & honorable mémoire
défendra la mienne des outrages de mes ennemis, & quand ils
voudront la fouiller par leurs calomnies , on leur dira : com-
ment cela pourroit-il être ? Le plus honnête homme de France
fut fon ami.
Je vous remercie & vous falue , Monfieur , de tout mon
cœur.
Rousseau.
••♦*-
B1)b
380
LETTRE
DE J. J. ROUSSEAU A M. LE PROFESSEUR
DE F E L I C E.
J
A Moticrs y le t^ Alars ty6^.
E n'ai point fait , Monfieur, l'Ouvrage intitulé Des Princes ^
je ne l'ai point vu ; je doute même qu'il exifle. Je comprends
aifément de quelle fabrique vient cette invention , comme beau-
coup d'autres , & je trouve que mes ennemis fe rendent bien
juftice en m'attaquant avec des armes fi dignes d'eux. Comme
je n'ai jamais défavoué aucun Ouvrage qui fûx de moi, j'ai le
droit d'en être cru fur ceux que je déclare n'en pas être. Je
TOUS prie, Monfieur, de recevoir & de publier cette déclara-
tion , en faveur de la vérité , & d'un homme qui n'a qu'elle
pour fa défenfe. Recevez mes très- humbles falutations.
Rousseau.
38i
DISCOURS
SUR
î.'É€OMOMï
P O L I T I Q U E.(
86)
jl/CoNOMiE OU (Economie {morale & politique^ ce mot vient
deer^oî, maifbn & de»»/*»?, loi, & ne fîgnifie originairement que
le fage & légitime gouvernement de la maifon , pour le bien
commun de toute la famille. Le fens de ce terme a été dans
la fuite étendu au gouvernement de la grande famille , qui eft
l'État. Pour diftinguer ces deux acceptions , on l'appelle , dans
ee dernier cas, économie générale ou politique, & dans l'autre,
économie domejîique particulière. Ce n'efl que de la première
qu'il elt queftion dans ce Difcours.
Quand il y auroit entre l'État & la famille autant de rap-
port que plufieurs Auteurs le prétendent, il ne s'enfuivroit pas
pour cela que les règles de conduite propres à l'une de ces
deux fociétés fu/Tent convenables à l'autre \ elles diffèrent trop
en grandeur pour pouvoir être adminirtrées de la même ma-
nière ; fie il y aura toujours une extrême différence entre le
gouvernement domeflique, où le père peut tout voir par lui-
même, & le gouvernement civil, oii le chef ne voit prefque
rien qre par les yeux d'autrui. Pour que les chofes devinffent
égales à cet égard, il faudroit que les talens, la force & toutes
les facultés du père augmentaffent en raifon de la grandeur de
fa famille , & que l'ame d'un puiffant Monarque fût à celle
(*(?) Ce Difcours imprimé d'abord dans le Diâionr.aire Enoyelopédique ,.
ftuut e-rfnite féi'urcmînt , 6' on en a fait plujieun éditions.
î8
Discours
d'un homme ordinaire, comme retendue de fon empii'c eft à
rhérltage d'un particulier.
Mats comment le gouvernement de l'Ktat pourroit-il être
femblable à celui de la famille , dont le fondement eft fi diffé-
rent ? Le père étant phyfiquement plus fort que fes enfans
aufli long-temps que fon fecours leur eft néceflaire, le pouvoir
paternel paffe avec raifon pour être établi par la nature. Dans
la grande famille , dont tous les membres font naturellement
égaux, l'autorité politique, purement arbitraire, quant h fon
inftiturion, ne peut être fondée que fur des conventions, ni le
Magiftrat commander aux autres qu'en vertu des loix. Les de-
voirs du père lui font didés par des fentimens naturels , & d'un
ton qui lui permet rarement de défobéir. Les Chefs n'ont point
de femblable règle , & ne font réellement tenus envers le peuple
qu'à ce qu'ils lui ont promis de faire , & dont il eft en droit
d'exiger l'exécution. Une autre différence plus importante en-
core , c'eft que les enfans n'ayant rien que ce qu'ils reçoivent
du père , il eft évident que tous les droits de propriété lui ap-
partiennent, ou émanent de lui; c'eft tout le contraire dans
la grande famille , où l'adminiftration générale n'eft établie que
pour afturer la propriété particulière qui lui eft antérieure. Le
principal objet des travaux de toute la maifon eft de conferver
& d'accroître le patrimoine du père , afin qu'il puiffe un jour le
partager entre fes enfans fans les appauvrir ; au lieu que la
richeffe du fifc n'eft qu'un moyen, fouvent mal entendu, pour
maintenir les particuUers dans la paix & dans l'abondance. En
un' mot, la petite famille eft deftinée à s'éteindre & à fe réfou-
dre un jour en plufîeurs autres familles femblables ; mais la
grande étant faite pour durer toujours dans le même état , il
faut que la première s'augmente pour Ce multiplier ; & non-
feulement il fuffit que l'autre fe conferve , mais on peut prou-
ver aifément que toute augmentation lui eft plus préjudiciable
qu'utile.
Par plufieurs raifons tirées de la nature de la chofe , le père
doit commander dans la famille. Premièrement , l'autorité ne
SUR L'ÉCONOMIE POLITiqUF, 383
doit pas être égale entre le père & la mère , mais il faut que
le gouvernement foit un , & que dans les partages d'avis il y aie
une voix prépondérante qui décide ; 2 ° . quelque légères qu'on
veuille fuppofer les incommodités particulières a la femme ,
comme elles font toujours pour elle un intervalle d'inaélion ,
c'eft une raifon /uffifanre pour l'exclure de cette primauté ;
car quand la balance eft parfaitement égale , une paille fuffit
pour la faire pencher. De plus , le mari doit avoir infpedion
fur la conduite de fa femme , parce qu'il lui importe de s'afTii-.
rer que les enfans , qu'il eft forcé de reconnoître & de nour-
rir , n'appartiennent pas à d'autres qu'à lui. La femme qui n'a
rien de femblable à craindre , n'a pas le même droit fur le
mari ; 3 ° . les enfans doivent obéir au père , d'abord par né-
ceflité , enfuite par reconnoifTance ; après avoir reçu de lui leurs
befoins durant la moitié de leur vie , ils doivent confacrer l'autre
h pourvoir aux fiens; 4 ° . à l'égard des domeftiques , ils lui
doivent au/Tî leurs fervices en échange de l'entretien qu'il leur
donne, fauf à rompre le marché dès qu'il cefTe de leur con-
venir. Je ne parle point de l'efclavage, parce qu'il efl contraire
à la nature , & qu'aucun droit ne peut l'autorifer.
Il n'y a rien de tout cela dans la fociété politique. Loin que
le chef ait un intérêt naturel au bonheur des particuliers , il ne
lui eft pas rare de chercher le fien dans leur misère. La ma-
giftrature eft-elle héréditaire ; c'eft fouvent un enfant qui com-
mande k des hommes : eft-elle élective ; mille inconvéniens fe
font fentir dans les élections ; & l'on perd dans l'un & l'autre
cas, tous les avantages de la paternité. Si vous n'avez qu'un
feul chef, vous êtes à la difcrétion d'un maître qui n'a nulle
raifon de vous aimer ; fi vous en avez plufieurs , il faut fupporter
^ la fois leur tyrannie & leurs divifîons. En un mot , les abus
font inévitables & leurs fuites funeftes dans toute fociété où
l'intérêt public & les loix n'ont aucune force naturelle, & font
fans cefle attaqués par l'intérêt perfonnel & les pallions du
chef & des membres.
Quoique les fondions du père de fajiiiUç & du premier
384 D I s c o u R s
Magiftrat doivent tendre au même butj c'eft par des voies H
différentes; leur devoir &c leurs droits font tellement diflingués,
qu'on ne peut les confondre fans fe former de faufils idées
des loix fondamentales de la fociété , & fans tomber dans des
erreurs fatales au genre humain. En effet , fi la voix de la
nature eiï le meilleur confeil que doive écouter un bon père
pour bien remplir fes devoirs, elle n'eu pour le Magiflrat qu'un
faux guide qui travaille fans ceffe à l'écarter des fiens, & qui
l'entraîne tôt ou„t^rd a fa perte & à celle de l'État , s'il n'eft
retenu par la plus fublime vertu. La feule précaution néce/Faire
au père de famille, eft de fe garanrir de la dépravation, &
d'empêcher que les inclinations naturelles ne fe corrompent en
lui : mais ce font elles qui corrompent le Magiftrat. Pour bien
faire, le premier n'a qu'à confulter fon cœur; Pautre devient un
traître au moment qu'il écoute le fien : fa raifon même lui doit
être fufpefte ; & il ne doit fuivre d'autre règle que la raifon
publique qui eil la loi. Aufïï la nature a-t-elle fait une multi-
tude de bons pères de famille ; mais il efl douteux que , depuis
l'exiflence du monde , la fagefTe humaine ait jamais fait dix hom»
mes capables de gouverner leurs femblables.
De tout ce que je viens d'expofer , il s'enfuit que c'eft avec
raifon -qu'on a diflingué l économie publique de Péconomie par-
ticulière , & que l'Etat n'ayant rien de commun avec la famille
que l'obligation qu'ont les chefs de rendre heureux l'un & l'au-
tre , les mêmes règles de conduite ne fauroient convenir h tous
les deux. J'ai cru qu'il fuffiroit de ce peu de lignes pour ren-
verfer l'odieux fyftême que le Chevalier Filmer a tâché d'é-
tablir dans un ouvrage intitulé Patriarcha^ auquel deux hommes
illuflres ont fait trop d'honneur en écrivant des livres pour le
réfuter : au relie, cette erreur efl fort ancienne, puifqu'Arif-
tote même a jugé à propos de la combattre par à&s raifons
qu'on peut voir au premier livre de fes Politiques.
Je prie mes leéleurs de bien diftinguer encore Yèconomie pu-
llique , dont j'ai à parler, & que j'appelle gouvernement, de
J'aurorité fuprême que j'appelle fouveraineté \ di/lintlion qu«
confifle
SUR VÉCONOMIE POLITIQ^UE. 38J
confifle en ce que l'une a le droit légiflatif, & oblige , en cer-
tains cas , le corps même de la nation , tandis que l'autre n'a,
que la puilTance executive , & ne peut obliger que les parti-
culiers.
Qu'on me permette d'employer, pour un moment , une
comparaifon commune & peu exade à bien des égards, mais
propre à me faire mieux entendre.
Le corpi politique, pris individuellement, peut être confidéré
comme un corps organifé , vivant & femblable à celui de l'hom-
me. Le pouvoir fouverain repréfenre la tére ^ les loix & le*
coutumes font le cerveau, principe des nerfs 6c fiège de l'en-
tendement, de la volonté & des fens , jlont les Juges & Ma-
giftrats font les organes \ le commerce , l'induftrie & l'agriculture
font la bouche & l'eftomac qui préparent la fubftance commune;
les finances publiques font le fang qu'une fage économie , en
faifant les fondions du cœur , renvoie diftribuer par tout le
corps la nourriture & la vie; les citoyens font le corps & les
membres qui font mouvoir , vivre & travailler la machine , &
qu'on ne fauroit blefTer en aucune partie, qu'auffi-tôt l'impreflion
douloureufe ne s'en porte au cerveau , fi l'animal eft dans un
état de fanté.
La vie de l'un & de l'autre eft le moi commun au tout,
la f«nfibilité réciproque & la correfpondance interne de toutes
les parties. Cette communication vient-elle k cefler , l'unité for-
TTielle \ s'évanouir, & les parties contigues a n'appartenir plus
l'une à l'autre que par juxtapofition : l'homme eil mort, ou
l'État eft diflbus.
Le coi^js politique cft donc auflî un être moral qui a une
volonté •-, & cette volonté générale , qui tend toujours k la con-
fervation & au bien-être du tout & de chaque partie , & qui
eft la fource des loix, eft pour tous les membres de l'État,
par rapport k eux & à lui , la règle du jufte & de l'injufte ;
vérité qui, pour le dire en palTant , montre avec combien de
*^uvrts méîUs. Tmrne I, Ccc
386 D I s C O U R s
fens tant d'Écrivains ont traité de vol la fubtilité prefcrite aux
enfans de Lacédémone, pour gagner leur frugal repas i conîme
fi tout ce qu'ordonne la loi pouvoit ne pas être légitime.
Il eft important de remarquer que cette règle de juflice,
sûre p?r rapport h tous les citoyens, peut être fautive avec les
étrangers ; la raifon de ceci eu évidente : c'efl qu'alors la vo-
lonté de i'Etat, quoique générale par rapport à fes membres,
ne Teit plus par rapport aux autres États & à leurs membres ,
mais devient pour eux volonté particulière & individuelle, qui
a fa règle de juflice dans la loi de nature ; ce qui rentre
également dans le principe établi : car alors la grande ville du
monde devient le corps politique dont la loi de nature eft tou-
jours la volonté générale , & dont les États & peuples divers ne
font que des membres individuels.
De ces mêmes diftinêlions appliquées h chaque fociété poli-
tique & a fes membres , découlent les règles les plus univer-
felles & les plus sûres fur lefquelles on puifTe juger d'un bon
ou d'un mauvais gouvernement, & en général de la moralité
de toutes les aêlions humaines.
Toute fociété politique e/1 compofée d'autres fociétés plus
petites de différentes efpèces , dont chacune a fes intérêts & fes
maximes; mais ces fociétés que chacun apperçoit, parce qu'elles
ont une forme extérieure & autorifée , ne font pas les feules
qui exigent réellement dans l'Etat; tous les particuliers qu'un
intérêt commun réunit , en compofent autant d'autres , perma-
nentes ou paffagères , dont la force n'efl pas moins réelle pour
être moins apparente , & dont les divers rapports bien obfervés
font la véritable connoiflance àes mœurs. Ce font toutes ces
a/fociations tacites ou formelles qui modifient de tant de ma-
nières les apparences de la volonté publique par l'influence de
la leur. La volonté de ces fociétés particulières a toujours deux
relations ; pour les membres de Taffociation , c'eft une volonté
générale ; pour la grande fociété , c'eft une volonté particuliè-
re , qui très - fouvent fe trouve droite au premier égard , &
vicieufe au fécond. Tel peut être Prêtre dévot, ou brave fol-
SUR L'Économie politique. 587
dat , ou patricien zéîé , & mauvais citoyen. Telle délibération
peut être avantageufe h la petite communauté , & très-pernitieufe
à la grande. Il eu vrai que les fociétés particulières étant tou-
jours fubordonnées h celle-ci préférablement aux autres, les
devoirs du citoyen vont avant ceux du Sénateur, & cev.x de
Thomme avant ceux du citoyen: mais malheureufement l'intérêt
perfonnel fe trouve toujours en raifon inverfe du devoir, &
augmente à mefure que l'afTociation devient plus étroite «S: ren-
gagement moins facré ; preuve invincible que la volonté la plus
générale efl auflî toujours la plus jufte, & que la voix du peu-
ple efl en effet la voix de Dieu.
Il ne s'enfuit pas pour cela que les délibérations publiques
foient toujours équitables : elles peuvent ne l'être pas lorfqu'il
s'agit d'affaires étrangères; j'en ai dit la raifon. Ainfi il n'eft pas
poflîble qu'une République bien gouvernée faffe une guerre
injufte. Il ne l'efl: pas non plus que le Confeil d'une Démocratie
pafTe de mauvais décrets & condamne les innocens ; mais cela
n'arrivera jamais que le peuple ne foit féduit par des intérêts
particuliers , qu'avec du crédit & de l'éloquence quelques hom-
mes adroits fauront fiibftituer aux fiens. Alors autre cliofe fera
la délibération publique , & autre chofe la volonté générale.
Qu'on ne m'oppofe donc point la Démocratie d'Athènes, parce
qu'Athènes n'étoit point en effet une Démocratie , mais une
Ariffocratie , très-tyrannique , gouvernée par des Savants & des
Orateurs. Examinez avec foin ce qui fe paffe dans une délibé-
ration quelconque, & vous verrez que la volonté générale eff
toujours pour le bien commun ; mais très-fouvent il fe fait une
fcifllon fecrette , une confédération tacite, qui, pour des vues
particulières , fait éluder la difpofition naturelle de l'affemblée.
Alors le corps focial fe divife réellement en d'autres , dont les
membres prennent une volonté générale, bonne & jufte h l'égard
de ces nouveaux corps , injufle & mauvaife à l'égard du tout ,
dont chacun d'eux fe démembre.
On voit avec quelle facilité l'on explique, à l'aide de ces
principes , les contradidions apparentes qu'on remarque dans
C c c ij
328 Discours
la conduite de tant d'hommes remplis de fcrupule & d'honneur
\ certains égards , trompeurs &c frippons ^ d'autres , foulant aux
pieds les plus facrés devoirs , & fidèles jufqu'k la mort à des
engagemens fouvent illégitimes. Oeft ainfi que les hommes les
plus corrompus rendent toujours quelque forte d'hommage à la
foi publique ; c'eft ainfi que les brigands mêmes , qui font les
ennemis de la vertu dans la grande fociété , en adorent le fimu-
lacre dans leurs cavernes.
En établiflant la volonté générale pour premier principe de
Ycconomic publique & règle fondamentale du gouvernement ,
je n'ai pas cru nécefTaire d'examiner férieufement C\ les Magif-
trats appartiennent au peuple , ou le- peuple aux Magiftrats , &
fi dans les affaires publiques on doit confulter le bien de l'État
ou celui Aes chefs. Depuis long-temps cette queftion a été
décidée d'une manière par la pratique, & d'une autre par la
raifon; & en général ce feroit une grande folie d'efpérer que
ceux qui dans le fait font les maîtres , préféreront un autre inté-
rêt au leur. Il feroit donc k propos de divifer encore Ycconomic
publique en populaire & tyrannique, La première eft celle de
tout Etat ou règne entre le peuple & les chefs unité d'intérêt
& de volonté; l'autre exifiera néceflairement par -tout où le
gouvernement & le peuple auront des intérêts difFérens & par
conféquent des volontés oppofées. Les maximes de celle-ci font
jnfcrites au long dans les archives de l'Hiftoire & dans les fatyres
de Machiavel. Les autres ne fe trouvent que dans les écrits de«
PJiilofophes qui ofent réclamer les droits de l'humanité.
I. La première & la plus importante maxime du gouverne-
ment légitime ou populaire , c'eft-h-dire , de celui qui a pour
objet le bien du peuple , eft donc , comme je l'ai dit , de fuivre
en tout la volonté générale; mais poiu* la fuivre il faut la con-
noître , & fur-tout la bien dijftinguer de la volonté particulière ,
en commençant par foi-même; difiinélion toujours fort difficile
a faire , & pour laquelle il n'appartient qu'à la plus fublime
rertu de donner de fuffifantes lumières. Comme pour vouloir il
^\xt çttc libre, une autre difficulté, qui n'eft guère moindre,,-
SUR VÉCONOMIE POLITIQ^UE. 58$
e/l d'affurer h la fois la liberté publique & l'autorité du gouver-
nement. Cherchez les motifs qui ont porté les hommes unis par
leurs befoins mutuels dans la grande fociété , k s'unir plus étroite-
ment par des fociétés civiles; vous n'en trouverez point d'autre que
celui d'afTurer les biens , la vie & la liberté de chaque membre par
la protection de tous : or , comment forcer les hommes a défendre
la liberté de l'un d'entr'eui , fans porter atteinte h celle des
autres ? Et comment pourvoi'* aux befoins publics , fans altérer
la propriété particulière de ceux qu'on force d'y contribuer >
De quelques fophifmes qu'on puifle colorer tout cela , il eft
certain que /î l'on peut contraindre ma volonté, je ne fuis plus
libre ; & je ne fuis plus maître de mon bien fi quelqu'autre
peut y toucher. Cette difficulté, qui devoir fembler infurmon-
table , a été levée avec la première par la plus fublime de
toutes les inflitutions humaines , ou plutôt par une infpiration
célefte, qui apprit k l'homme à imiter ici-bas les décrets immua'
blés de la Divinité. Par quel art inconcevable a-t-on pu trouver
le moyen d'afTujcttir les hommes pour les rendre libres ? D'em-
ployer au fervice de l'Érat les biens, les bras &c la vie même
de tous fes membres, fans les contraindre & fans les confulterî
D'enchaîner leur volonté de leur propre aveu ? De faire valoir
leur confentement contre leur refus , & de les forcer h fe
punir eux-mêmes , quand ils font ce qu'ils n'ont pas voulu ?
Comment fe peut -il faire qu'ils obéiflent & que perfonne ne
Commande, qu'ils fervent & n'aient point de maître; d'autant
plus libres en effet que , fous une apparente fujétion , nul ne
perd de fa liberté que ce qui peut nuire à celle d'un autre?
Ces prodiges font l'ouvrage de la loi. C'e/l à la loi feule que
les hommes doivent la juflice & la liberté. C'eft cet organe falu-
taire de la volonté de tous qui rétablit dans le droit l'égalité
naturelle entre les hommes. C'eft cette voix célefte qui à[&.e
h chaque citoyen les préceptes de la raifon publique , & lui
apprend h agir félon les maximes de fon propre jugernent , & à
n'être pas en contradiflion avec lui-même. C'eft elle feule aufli
que les clvcfs doivent faire parler quand ils commandent; car
û- tôt qu'indépendamment des loix un homme en prétend foit?
39^ D I s c o u R s
mettre un autre a fa volonté privée , il fort à l'inflant de l'état
civil, & fe met vis-à-vis de lui dans le pur état de la nature,
cil robéi/Tance n'eft jamais prefcrite que par la nécefîîré.
Le plus puiiïant intérêt du chef, de même que fon devoir
le plus indifpenfable, eft donc de veiller h l'obfervation des loix
dont il efl le miniftre , & fur lefquelles e(l fondée toute fon
autorité. S'il doit les faire obferver aux autres , h plus forte
raifon doit-il les obferver lui-même qui jouit de toute leur
faveur. Car fon exemple efl: de telle force , que quand même
le peuple voudroit bien foufFrir qu'il s'affranchît du joug de la
loi , il devroit fe garder de profiter d'une fi dangereufe préro-
gative , que d'autres s'efforceroient bientôt d'ufurper a leur tour
& fouvent h fon préjudice. Au fond , comme tous les engage-
mens de la fociété font réciproques par leur nature , il n'eft
pas poffible de fe mettre au - delTus de la loi fans renoncer h
fes avantages , & perfonne ne doit rien h quiconque prétend ne
rien devoir à perfonne. Par la même raifon , nulle exemption
de la loi ne fera jamais accordée , h quelque titre que ce
puiffe être , dans un gouvernement bien policé. Les citoyens
mêmes qui ont bien mérité de la patrie, doivent être récom-
penfés par des honneurs , & jamais par des privilèges ; car la
République efl h la veille de fa ruine fi-tôt que quelqu'un peut
penfer qu'il efl: beau de ne pas obéir aux loix. Mais fl jamais
la nobleffe ou le militaire, ou quelqu'autre ordre de l'État,
adoptoit une pareille maxime, tout feroit perdu fans refTource.
La puifTance des loix dépend encore plus de leur propre
fageffe que de la févérité de leurs miniflres , & la volonté
publique tire fon plus grand poids de la raifon qui l'a diclée,
c'eft pour cela que Platon regarde comme une précaution
très-importante de mettre toujours h la tête des p]dits un préam-
bule raifonné qui en montre la juflice & l'utilité. En effet, la
première des loix efl de refpefler les loix : la rigueur des châ-
timeiis n'ert qu'une vaine reffource imaginée par de petits efprits
pour fubflituer la terreur à ce refpeft au'ils ne peuvent obtenir.
On a toujours remarqué que les pays où les fupplices font les
SUR L'ÉCONOMIE POLITIQUE. J9I
plus terribles , font aufïï ceux où ils font les plus fréquens;
de forte que la cruauté des peines ne marque guère que la
multitude des infrafleurs , & qu'en punifTant tout avec la même
févérité , l'on force les coupables de commettre des crimes pour
échapper a la punition de leurs fautes.
Mais quoique le gouvernement ne foit pas le maître de la
loi, c'efi: beaucoup d'en ctre le garant &: d'avoir mille moyens
de la faire aimer. Ce n'eft qu'en cela que confifre le talent de
régner. Quand on a la force en main , il n'y a point d'art k
faire trembler tout le monde , & il n'y en a pas même beau-
coup à gagner les cœurs i car l'expérience a depuis long-temps
appris au peuple \ tenir grand compte à fes chefs de tout le
mal qu'ils ne lui font pas , & h les adorer quand il n'en efl
pas haï. Un imbécille obéi , peut comme un autre punir les for-
faits : le véritable homme d'Etat fait les prévenir ; c'efl: fur les
volontés encore plus que fur les aftions qu'il étend fon refpec-
table empire. S'il pouvoit obtenir que tout le monde fit bien ,
il n'auroit lui-même plus rien h faire , & le chef-d'œuvre de fes
travaux feroit de pouvoir refier oifif. Il eft certain du moins ,
que le plus grand talent des chefs eft de déguifer leur pouvoir
pour le rendre moins odieux , & de conduire l'Etat fl paifi-
blement qu'il femble n'avoir pas befoin de conducteurs.
Je conclus donc que comme le premier devoir du Légifla-
teur eft de conformer les loix à la volonté générale , la première
règle de Véconomie publique efl: que l'adminiflration foit con-
forme aux loix. C'en fera même afTez pour que l'Etat ne foit
pas mal gouverné , fî le Légiflateur a pourvu , comme il le
devoir, à tout ce qu'exigeoient les lieux, le climat, le fol, les
mœurs, le voifmage , & tous les rapports particuliers du peuple
qu'il avoir k inftituer. Ce n'eft pas qu'il ne refte encore une
infinité de détails de police & ^'économie , abandonnés à la
fagefTe du gouvernement : mais il a toujours deux règles in-
faillibles pour fe bien conduiie dans ces occafions ; l'une efl
l'efprit de la loi qui doit fervir h la décifîon des cas qu'elle n'a
pu prévoir \ l'autre efl la volonté générale , fource & fupplément
3-9* Discours
de toutes les loix , & qui doit toujours être confultée \ leur
défaut. Comment , me dira-t-on , connoître la volonté générale
dans le cas où elle ne s'efl: point expliquée ? Faudra-t-il affem-
bler toute la nation à chaque événement imprévu ? Il faudra
<i'autant moins l'a/Tembler, qu'il n'e/l pas sûr que fa déci/îon
fut Texpre/fion de la volonté générale ; que ce moyen e/l
impraticable dans un grand peuple , & qu'il eft rarement nécef-
faire quand le gouvernement efl: bien intentionné ^ car les chefs
favent afTcz que la volonté générale eft toujours pour le parti
le plus favorable à l'intérêt public , c'eft-à-dire^ le plus équitable ;
de forte qu'il ne faut qu'être jufte pour s'afTurer de fuivre la
volonté générale. Souvent, quand on la choque trop ouverte-
ment , elle fe laifTe appercevoir, malgré le frein terrible de
^autorité publique. Je cherche le plus près qu'il m'eft poffible
les exemples à fuivre en pareil cas. A la Chine , le Prince a
pour maxime confiante de donner le tort à ks Officiers dans
foutes les altercations qui s'élèvent entr'eux & le peuple. Le
pain çfl-il cher dans une province , l'Intendant eil mis en prifon :
fe fait-il dans une autre une émeute; le Gouverneur ejfl: caffé,
& chaque Mandarin répond fur fa tête de tout le mal qui arrive
dans fon département. Ce n'eft pas qu'on n'examine enfuite
l'affaire dans un procès régulier ; maïs une longue expérience
en a fait prévenir ainfl le jugement. L'on a rarement en cela
quelque injuftice à réparer \ & l'Empereur , perfuadé xjue la
clameur pubhque ne s'élève jamais fans fujct , démêle toujours ,
au travers des cris féditieux qu'U punit , de jufîes griefs qu'il
redreiîi.
C'EST beaucoup que d^avoir fait régner l'ordre & la paix
dans toutes les parties de la République \ c'eft beaucoup que
l'État foit tranquille & la loi refpeétée ; mais fi l'on ne fait
rien de plus , il y aura dans touf cela plus d'apparence que de
réalité, & le gouvernement fe fera difficilement obéir , s'il fe
borne k l'obéiffance. S'il eft bon de favoir employer les hommes
tels qu'ils font , il vaut beaucoup mieux encore les rendre tels
qu'on a befoin qu'ils foient \ l'autorité la plus abfolue eft celle
qui
'SUR VÈCONOMIE POLITIQ^UE. JÇJ
qui pénètre jufqu'à Pintérieur de Thomine , & ne s'exerce pas
moins fur la volonté que fur les adions. Il eft certain que les
peuples font a la longue ce que le gouvernement les fait être ;
guerriers, citoyens, hommes , quand il le veut; populace &
canaille quand il lui plaît : & tout Prince qui méprife fes fujets
fe déshonore lui-même , en montrant qu'il n'a pas fu les rendre
eftimables. Formez donc des hommes , fî vous voulez com-
mander à des hommes : fi vous voulez qu'on obéiiïe aux lolx ,
faites qu'on les aime , & que , pour faire ce qu'on doit , il
fuffife de fonger qu'on le doit faire. C'étoit-là le grand art des
gouvernemens anciens , dans ces temps reculés où les Philofo-
phes donnoient des loix aux peuples, & n'employ oient leur au-
torité qu'h les rendre fages & heureux. De -Ih tant de loix
fomptuaires, tant de réglemens fur les mœurs, tant de maxi-
mes publiques admifes ou rejettées avec le plus grand foin. Les
tyrans mêmes n'oublioient pas cette importante partie de l'admi-
niftration, & on les voyoit attentifs à corrompre les mœurs de
leurs efclaves avec autant de foin qu'en avoient les Magiflrats à
corriger celles de leurs concitoyens. Mais nos gouvernemens
modernes , qui croient avoir tout fait quand ils ont tiré de l'ar-
gent , n'imaginent pas même qu'il foit nécefTaire ou pofïïble
d'aller jufques-l^.
II. Seconde règle eflentielle de Veconomle publique , non
moins importante que la première. Voulez- vous que la volonté
générale foit accomplie; faites que toutes les volontés parti-
culières s'y rapportent; & comme la vertu n'eft que cette
conformité de la volonté particulière a la générale , pour dire
la même chofe en un mot, faites régner la vertu.
Si les politiques étoient moins aveuglés par leur ambition ,
ils verroient combien il eft impoflîble qu'aucun établiffemenr,
quel qu'il foit , puifTe marcher félon Tefprit de fon inflitution ,
s'il n'eft dirigé félon la loi du devoir ; ils fentiroient que le plus
grand reffort de l'autorité publique eft dans le cœur des ci-
toyens; & que rien ne peut fuppléer aux mœurs pour le maintien
du gouvernement. Non - feulement il n'y a que des gens de biet^
(àuvres mêlées. Tome I. Ddd
394 Discours
qui fâchent admîniftrer les loix , mais il n'y a dans le fond que
d'honnéres gens qui fâchent leur obéir. Celui qui vient k bouc
de braver les remords, ne tardera pas à braver les fuppljces;
châtiment moins rigoureux , moins continuel, & auquel on a
du moins l'efpoir d'échapper ; & quelques précautions qu'on
prenne, ceux qui n'attendent que l'impunité pour mal faire, ne
manquent guère de moyens d'éluder la loi ou d'échapper h la
peine. Alors, comme tous les intérêts particuliers fe réunifTent
contre l'intérêt général , qui n'eft plus celui de perfonne , les
vices publics ont plus de force pour énerver les loix , que les
loix n'en ont pour réprimer les vices ;,^ la corruption du peuple
& des chefs s'étend enfin jufqu'au gouvernement , quelque fage
qu'il puifTe être : le pire de tous les abus eft de n'obéir en
apparence aux loix que pour les enfreindre en effet avec sûreté.
Bientôt les meilleures loix deviennent les plus funefles : Il vau-
droit mieux cent fois qu'elles n'cxiftaffent pas; ce feroit une
reflburce qu'on auroit encore quand il n'en refle plus. Dans
une pareille firuation l'on ajoute vainement Édirs fur Edits,
Réglemens fur Réglemens. Tout cela ne fert qu'à introduire
d'autres abus fans corriger' les premiers. Plus vous multipliez
les loix , plus vous les rendez méprifables ; & tous les furveil-
lans que vous inftituez ne font que de nouveaux infracteurs
deftinés a pattager avec les anciens; ou à faire leur pillage a
part. Bientôt le prix de la vertu devient celui du brigandage ;
les hommes les plus vils font les plus accrédités ; plus ils font
grands; plus ils font méprifables ; leur infamie éclate dans leurs
dignités , & ils font déshonorés par leurs honneurs. S'ils achètent
les fuffrages des chefs ou la protefiion des femmes , c'eft pour
vendre a leur tour la jullice , le devoir & l'État ; & le peuple ,
qui ne voit pas que fes vices font la première caufe de {es
malheurs , murmure & s'écrie en gémiffant : » Tous mes maux
» ne viennent que de ceux que je paie pour m'en garantii". «
C'EST alors qu'h la voix du devoir, qui ne parle plus dans
les cœurs , les chefs font forcés de fubftituer le cri de la terreur
ou le leurre d'un intérêt apparent dort ils trompent leurs créa-
SUR VÈCOI^OMIB POLITIQ^UE. 59J
turcs. C'eft alors qu'il faut recourir h toutes les petites & mé-
prifables rufes qu'ils appellent maximes d'État & myjîèrcs du
cabinet. Tout ce qui refte de vigueur au gouvernement ert em-
ployé par fes membres k fe perdre & fupplanter l'un l'autre,
tandis que les affaires demeurent abandonnées, où ne fe font
qu'à mefure que l'intérêt perfonnel le demande, & félon qu'il
les dirige. Enfin toute l'habileté de ces grands politiques eft de
fafciner tellement les yeux de ceux dont ils ont befoin , que
chacun croie travailler pour fon intérêt, en travaillant pour /«
leur-, je dis le leur , {\ tant efl qu'en effet le véritable intérêt des
chefs foit d'anéantir les peuples pour les foumettre, & de ruiner
leur propre bien pour s'en affarer la poffeffion.
Mais quand les citoyens aiment leur devoir , &: que Tes
dépofitaires de l'autorité publique s'appliquent fincérement à
nourrir cet amour par leur exemple & par leurs foins, toutes
les difficultés s'cv-anouiffent ; l'adminiftration prend une facilité
qui la difpenfe de cet art ténébreux dont la noirceur fait tout
le myflère. Ces efprirs values , fi dangereux & fi admirés , tous
ces grands Minières dont la gloire fe confond avec les malheurs
du peuple, ne font plus regrettés : les mœurs publiques fuppléent
au génie des chefs; & plus la vertu règne, moins les talens font
néceffaires. L'ambition même efl: mieux fervie par le devoir que
par l'ufurpation : le peuple convaincu que fes chefs ne travaillent
qu'a faire fon bonheur , les difpenfe par fa déférence de travailler
a affermir leur pouvoir; & Thiftoire nous montre en mille en-
droits que l'autorité qu'il accorde à ceux qu'il aime & dont il
eft aimé, eft cent fois plus abfolue que toute la tyrannie des
ufurpateurs. Ceci ne fîgnifie pas que le gouvernement doive
craindre d'ufer de fon pouvoir , mais qu'il n'en doit ufer que
d'une manière légitime. On trouvera dans l'hifîoire mille exem-
ples de chefs ambitieux ou pufiUanimes, que la niolleffe ou
l'orgueil ont perdus ; aucun qui fe foit mal trouvé de n'être
qu'équitable. Mais on ne doit pas confondre la négligence avec
U modération, ni la douceur avec la foible^Te. Il faut être
Ddd ij
39^^ Discours
févère pour être jufte : Touffrir la méchanceté qu'on a le droit
& le pouvoir de réprimer, c'eft être méchant foi-même.
Ce n'efl pas afTez de dire aux citoyens, foyez bons, il faut
leur apprendre à Têtre ; & l'exemple même, qui eft ^ cet égard
la première leçon , n'eft pas le feul moyen qu'il faille employer :
l'amour de la patrie efl le plus efficace, car, comme je l'ai
déjà dit , tout homme efl: vertueux quand fa volonté particulière
eft conforme en tout ^ la volonté générale , & nous voulons
volontiers ce que veulent les gens que nous aimons.
Il femble que le fentiment de l'humanité s'évapore & s'afFoi-
bliffe en s'étendant fur toute la terre , & que nous ne faurions
être touchés des calamités de la Tartarie ou du Japon comme
de celles d'un peuple Européen, Il faut en quelque manière
borner & comprimer l'intérêt & la commifération , pour lui
donner de l'aftivité. Or , comme ce penchant en nous ne peut
être utile qu'a ceux avec qui nous avons h vivre , il eft bon
que l'humanité concentrée entre les concitoyens prenne en eux
une nouvelle force par l'habitude de fe voir, & par l'intérêt
commun qui les réunit. Il eft certain que les plus grands pro-
diges de vertu ont été produits par l'amour de la patrie : ce
fentiment doux & vif, qui joint la force de l'amour - propre à
toute la beauté de la vertu , lui donne une énergie qui , fans
la défigurer , en fait la plus héroïque de toutes les partions.
C'eft lui qui produiflt tant d'adions immortelles dont l'éclat
éblouit nos foibles yeux, Se tant de grands hommes, dont les
antiques vertus pafîènc pour des fables , depuis que l'amour de la
patrie eft tourné en dérifion. Ne nous en étonnons pas : les
tranfports des cœurs tendres paroifTent autant de chimères à
quiconque ne les a point fentis ; & l'amour de la patrie , plus vif
& plus délicieux cent fois que celui d'une maîtrefte ; ne fe con-
çoit de même qu'en l'éprouvant : mais il eft aifé de remarquer
dans tous les cœurs qu'il échauffe , dans toutes les aêlions qu'il
infpire , cette ardeur bouillante & fublime dont ne brille pas la
plus pure vertu , quand elle en eft féparée. Ofons oppofer
SocraU même k Caton : l'un étoit plus philofophe , & l'autre
SUR VÉCONOMI E POLITIQUE. 597
plus citoyen. Athènes étoit déjà perdue , & Socratc n'avoit plus
de patrie que le monde entier : Caton porta toujours la Tienne
au fond de fon cœur i il ne vivoit que pour elle , & ne put lui
furvivre. La vertu de ^oxrra/c eft celle du plus fage des hommes ,
mais entre Ccjar & Pompée:, Caton femble un Dieu parmi des
mortels. L'un inftruit quelques particuliers , combat les Sophif-
tes, & meurt pour la vérité : l'autre défend TEtat , la liberté,
les loix contre les conquérans du monde, & quitte enfin la
terre quand il n'y voit plus de patrie h fervir. Un digne élevé
de Socrate feroit le plus vertueux de fes contemporains ; un
digne 'émule de Caton en feroit le plus grand. La vertu du
premier feroit fon bonheur ; le fécond chercheroit fon bonheur
dans celui de tous. Nous ferions inftruits par l'un & conduits
par l'autre ; & cela feul décideroit de la préférence ; car on
n'a jamais fait un peuple de fages , mais il n'eft pas impo/Tible
de rendre un peuple heureux.
Voulons-nous que les peuples foient vertueux ? commen-
çons donc par leur faire aimer la patrie : mais comment l'ai-
meront-ils , fi la patrie n'efl rien de pins pour eux que pour
des étrangers , & qu'elle ne leur accorde que ce qu'elle ne peut
refufer h perfonne ? Ce feroit bien pis s'ils n'y. joui/Toient pas
même de la sûreté civile , & que leurs biens , leur vie ou leur
liberté fuflent a la difcrétion des hommes puifTans , fans qu'il leur
fût poïïible ou permis d'ofer reclamer les loix. Alors fournis aux
devoirs de l'Etat civil , fans jouir même des droits de l'état de
nature , & fans pouvoir employer leur force pour fe défendre ,
ils feroient par conféquent dans la pire condition où fe puiïïent
trouver des hommes libres i & le mot de patrie ne pourroit
avoir pour eux qu'un fens odieux ou ridicule. Il ne faut pas
croire que l'on puifTe ofFenfer ou couper un bras , que la douleur
ne s'en porte à la tête ; & il n'eft pas plus croyable que la
volonté générale confente qu'un membre de l'État, quel qu'il
foit, en blefTe ou dérruife un autre, qu'il ne l'eft , que les
doigts d'un homme , ufant de fa raifon , aillent lui crever les yeux.
La sûreté particulière eft tellement liée avec la confédération
59^ Discours
publique , que , Tans les égards que Ton doit h la foiblcfTe hu-
maine , cerce convention feroit difToure par le droit , s'il pé-
rinbit dans l'Etat un feul citoyen qu'on eût pu fecourir , fi l'on
en rerenoit h tort un feul en" prifon , ef'i^'il'ie perdoir un feul
procès avec une injuftice évidente : car les conventions fonda-
mentales étant enfreintes, on ne voit phjs quel droit ni quel
intérêt pourroit maintenir le peuple dans l'union fociale , à
moins qu'il n'y fût retenu par la feule force qui fait la diffo-
lution de l'État civil.
En effet , l'engagement du corps de la Nation n'e(î-il pas de
pourvoir h la confervation du dernier de fes membres avec
autant de foin qu'a celle de tovis les autres ? Et le falut d'un
citoyen eft-il moins la caufe commune que celui de tout l'État ?
Qu'on nous dife qu'il efl; bon qu'un feul périfle pour tous ;
j'admirerai cette fentence dans la bouche d'un digne & ver-
tueux patriote , qui fe confacre volontairement <Sc par devoir à
la mort pour le falut de fon pays : mais fi Ton entend qu'il foie
permis au gouvernement de facrifier un innocent au falut de la
multitude, je tiens cette maxime pour une des plus exécrables
que jamais la tyrannie ait inventées, la plus fauHe qu'on puifTe
avancer^ 4a plus dangereufe qu'on puifle admettre, & la plus
dire«ftement oppofée aux loix fondamentales de la fociété. Loin
qu'un feul doive périr pour tous, tous ont engagé leurs biens
& leurs vies à la défenfe de chacun d'eux, afin que la foibiefle
particulière fût toujours prorégée par la force publique, ^fclia-
que membre par tout l'État. Après avoir par fuppofition retran-
ché du peuple un individu après l'autre , prefTez les partifans de
cette maxime k mieux expliquer ce qu'ils entendent par le corps
de PÉtat, & vous verrez qu'ils le réduiront h la fin à un petit
nombre d'hommes qui ne font pas le peuple , mais les Officiers
du peuple , & qui s'érant obligés par un ferment particulier à
périr eux-mêmes pour fon falut, prétendent prouver par-fa que
c'eft à lui de périr pour le leur.
Veut-On trouver des exemples de la prote<5lion que l'État
doit à fes membres , & du refpeà qu'il doit à leurs perfonnes ?
SUR r ÉCONOMIE POLITiqUE. J^^
ce n'eu que chez les plus iiluftres & les plus courageufes nations
' de la terre qu'il faut les chercher i ôc il n'y a guère que les
.peuples libres oii Ton fâche ce que vaut un homme. A Sparte,
on fait en quelle perplexité fe trouvoit toute la république lorf-
qu'il étoit queftion de punir un citoyen coupable. En Macé-
doine', la vife d'un homme étoir une affaire Ti importante, que
dans toute la grandeur d'Alexandre , ce puiffant Monarque n'eût
ofé,de fang froid, faire mourir un Macédonien criminel, que
Taccufé n'eût comparu pour fe défendre devant fes concitoyens ,
& n'eût été condamné par eux. Mais les Romains fe diftingue-
rent au-defTus de tous les peuples de la tefre , par les égards
du gouvernement pour les particuliers , & par fon attention fcru-
puleufe a refpeder les droits inviolables de tous les membres
de l'Etat. Il n'y avoit rien de fi facré que la vie des fimples
citoyens ; il ne falloit pas moins que l'afTcmblée de tout le peu-
ple pour en condamner un : le Sénat même ni les Confuls ,
dans toute leur majefté, n'en avoient, pas le droit : & chez le
plus puifTant peuple du monde, le crime & la peine d'un citoyen
étoient une défolation publique ; auflî parut-il fi dur d'en verfer
le fang pour quelque crime que ce pût être , que par la loi
Porcia la peine de mort fut commuée en celle de l'exil , pour
tous ceux qui voudroient furvivre à la perte d'une Ci douce patrie.
Tout refpiroit h Rome & dans les armées cet amour des con-
citoyens les îjns pour les autres , & ce refpéd pour le nom
Romain qui élevoit le courage & animoit la vertu de quiconque
avoit l'honneur de le porter. Le chapeau d'un citoyen délivré
d'efclavage , la couronne civique de celui qui avoit fauve la vie
k un autre , étoit ce qu'on regardoit avec !e plus de plaifir
danÇp 1?-, pomps des triomphes ^ & il eft à remarquer que des
couronnes dont on honoroit à la guerre les belles aétions, il
n'y avoit que la civique & celles des triomphateurs qui fufFenî
d'herbe «Se de feuilles , toutes les autres n'étoient que d'or. C'efl
ainfi que Rome fut vertueufe &c devint la maître/Te du monde.
Chefs ambitieux ! un pâtre gouverne fes chiens & fes troupeaux,
&: n'eft que le dernier des hpmmçs. S'il eft beau de comman-
-der , c'eft quand ceux qui nous obéiiïent peuvent nous honorer :
40C JDlSCOURS
refpeflez donc ros concitoyens, & vous vous rendrer refpeôa-
bles ; refpeélez la liberté , & votre puifTance augmentera tous
les jours ; ne paflez jamais vos droits , & bientôt ils feront fans *
bornes.
Que la patrie fe montre donc la mère commune d-es citoyens,
que les avantages dont ils joui/Tent dans leur pays le leur
rendent cher ; que le gouvernement leur laifTe afTez de part à
Tadminiftration publique pour fentir qu'ils font chez eux ; & que
les loix ne foient h leurs yeux que les garans de la commune
liberté. Ces droits , tout beaux qu'ils font, appartiennent à tous
les hommes i mais, fans paroître les attaquer direftcment, la
mauvaife volonté des chefs en réduit aifément l'efFet a rien. La
loi dont on abufe , fert à la fois au puiffant , d'arme ofFenfive , &
de bouclier contre le foible, & le prétexte du bien public eft
toujours le plus dangereux fléau du peuple. Ce qu'il y a de
plus nécefTaire , & peut-être de plus difficile dans le gouverne-
ment , c'eft une intégrité févère a rendre juftice à tous , & fur-
tout à protéger le pauvre contre la tyrannie du riche. Le plus
grand mal eu déjà fait quand on a des pauvres à défendre &
des riches à contenir. C'eft fur la médiocrité feule que s'exerce
toute la force des loix; elles font également impuifTantes contre
les tréfors du riche & contre la misère du pauvre ; le premier
les élude , le fécond leur échappe j l'un brifç la toile , & l'autre
pafTe au travers.
C'EST donc une des plus importantes affaires du gouverne-
ment de prévenir l'extrême inégalité des fortunes , non en enle-
vant les tréfors à leurs pofTefleurs , mais en ôtant a tous les
moyens d'en accumuler ; ni en bâtiffant des hôpitaux pour les
pauvres , mais en garantifTant les citoyens de le devenir. Les
hommes inégalement diftribués fur le territoire , & entaffés dans
un lieu , tandis que les autres fe dépeuplent ; les arts d'agrément
& de pure induftrie favorifés aux dépens des métiers utiles &
pénibles; l'agriculture facrifiée au commerce; le publicain rendu
nécelTaire par la mauvaife adminifîration des deniers de l'Érat;
enfin la vénahté pouffée à tel excès que la confidération fe
compte
SUR rÈCONOMlE POLlTiqUE. 40I
compte avec les piftoles , & que les vertus mêmes Ce vendent k
prix d'argent : telles font les caufes les plus fen/îbles de Topulence
& de la misère, de Tintérét public, de la haine mutuelle des
citoyens , de leur indifférence pour la caufe commune , de U
corruption du peuple , & de raffoibliiïement de fous les reiïbrts
du gouvernement. Tels font par conféquent les maux qu'on
guérit difiicilement quand ils fe font fentir, mais qu'une Tage
adminiftration doit prévenir pour maintenir, avec les bonnes
mœurs, le refpeâ pour les loix, l'amour de la patrie, & Ja vigueur
de la volonté générale.
Mais toutes ces précautions feront infuffîfantes , fi l'on ne s'y
prend de plus loin encore. Je finis cette partie de VÊconomie publi-
que par où j'aurois dû la commencer. La patrie ne peut fubfîfter
fans liberté , ni la liberté fans la vertu , ni la vertu fans les citoyens ;
vous aurez tout fi vous formez des citoyens : fans cela vous n'aurez
que de médians efclaves , h commencer par les chefs de l'Etat. Or ,
former des citoyens , n'eft pas l'affaire d'un jour ; & pour les avoir
hommes , il faut les inllruire enfans. Qu'on me dife que quiconque
a des hommes à gouverner ne doit pas chercher hors de leur na-
ture une perfection dont ils ne font pas fufceptibles ; qu'il ne doit
pas vouloir détruire en eux les partions ,& que l'exécution d'un pa-
reil projet ne feroit pas plus defirable que pofllble ; je conviendrai
d'autant mieux de tout cela, qu'un homme qui n'aïu-oit point de
partions feroit certainement un mauvais citoyen ; mais il faut con-
venir auflî que , fi l'on n'apprend point aux hommes à n'aimer
rien, il n'eft pas importîble de leur apprendre \ aimer un objet
plutôt qu'un autre , & ce qui eft véritablement beau , plutôt que
ce qui eft difforme. Si , par exemple , on les exerce affez tôt à
ne jamais regarder leur individu que par Ces relations avec le
corps de l'État , & à n'appercevoir, pour ainft dire , leur propre
exiftence que comme une partie de la fienne , ils pourront par-
venir enfin à s'identifier en quelque forte avec ce plus grand
tout , à fe fentir membres de la patrie, h l'aimer de ce fentiment
exquis que tout homme ifolé n'a que pour foi-même , à élever
perpétuellement leur ame à ce grand objet, & a transformer
i/iuyrcs rneUfj. Tomi I. E e e
402 D j s c o u R s
ain/î en une vertu fublime cette dirpo/Jtion dangereufe d'où naif-
fent tous nos vices. Non-feulement la philofophie démontre la
poflibilité de ces nouvelles direflions , mais rhiftoire en four-
nit mille exemples éclatans : s'ils font fi rares parmi nous , c'eft
que perfonne ne fe foucie qu'il y ait des citoyens, & qu'on
s'avife encore moins de s'y prendre affez tôt pour les former.
Il n'eft plus temps de changer nos inclinations naturelles quand
elles ont pris leur cours , & que l'habitude s'efl jointe h l'amour-
propre; il n'eft plus temps de nous tirer hors de nous-mêmes,
quand une fois le moi humain , concentré dans nos cœurs , y a
acquis cette méprifable adivité qui abforde route vertu ôc fait la
rie des petites âmes. Comment l'amour de la patrie pourroit-il
germer au milieu de tant d'autres paflîons qui l'étoufFent ? Et
que refte-t-il pour les concitoyens d'un cœur déjà partagé entre
l'avarice, une maîtrefTe, & la vanité ?
C'EST du premier moment de la vie qu'il faut apprendre k
mériter de vivre , & comme on participe en naifTant aux droits
des citoyens , l'inflant de notre naiiïance doit être le commence-
ment de l'exercice de nos devoirs. S'il y a des loix pour l'âge
mûr , il doit y en avoir pour l'enfance , qui enfeignent h obéir
aux autres ; & comme on ne laifTe pas la raifon de chaque
homme unique arbitre de fes devoirs , on doit d'autant moins
abandonner aux lumières & aux préjugés des pères l'éducation
de leurs enfans, qu'elle importe à l'Etat encore plus qu'aux pères;
car félon le cours de la nature , la mort du père lui dérobe fou-
vent les derniers fruits de cette éducation; mais la patrie en fent
tôt ou tard les effets ; l'État demeure , & la famille fe diffout.
Que fi l'autorité publique , en prenant la place des pères , & fe
chargeant de cette importante fonftion , acquiert leurs droits en
remplifTant leurs devoirs , ils ont d'autant moins fujet de s'en
plaindre , qu'a cet égard ils ne font proprement que changer de
nom , & qu'ils auront en commun , fous le nom de citoyens ,
la même autorité fur leurs enfans qu'ils exerçoient féparément
fous le nom de pères , & n'en feront pas moins obéis en parlant
au nom de la loi , qu'ils l'étoient en parlant au nom de la nature.
SUR L'Économie POLITIQUE. 405
L'éducation publique fous des règles prefcrites par le gouverne-
mcT-, & fous des Magi/lrars établis par Je Souverain , eu donc
une des maximes fondamentales du gouvernement populaire ou
légitime. Si les enfans font élevés en commun dans le fein de
l'égalité; s'ils font imbus des loix de J'Ktar & des maximes de
la volonté générale; s'ils font inftruits k les reTpefter par-defTus
toutes chofes ; s'ils font environnés d'exemples & d'objets qui
leur parlent fans ceflè de la tendre mère qui les nourrit , de
l'amour qu'elle a pour eux, des biens ineftimables qu'ils reçoivent
d'elle, & du retour qu'ils lui doivent, ne doutons pas qu'ils n'ap-
prennent ainfi à fe chérir mutuellement comme des frères , 'a ne
vouloir jamais que ce que veut la fociété, k fubltituer des
avions d'hommes & de citoyens au ftérile & vain babil des fo-
phiftes , & k devenir un jour les défenfeurs & les pères de la
patrie dont ils auront été fî long-temps les enfans.
Je ne parlerai point des Magiftrats deflinés h préfider à cette
éducation, qui certainement efl la plus importante affaire de
l'État. On fent que, fi de telles marques de la confiance pu-
blique étoient légèrement accordées , fi cette fondion fublime
n'étoit , pour ceux qui auroient dignement rempli toutes les
autres, le prix de leurs travaux, l'honorable & doux repos de
leur vieillefTe, & le comble de tous les honneurs , toute l'entre-
prife feroit inutile & l'éducation fans fuccès ; car par-tout où la
leçon n'eft pas foutenue par l'autorité , & le précepte par l'exem-
ple , l'inftruftion demeure fans fruit , & la vertu même perd
fon crédit dans la bouche de celui qui ne la pratique pas. Mais
que de guerriers illuftres , courbés fous le faix de leurs lau-
riers, prêchent le courage; que de Magiftrats intègres, blanchis
dans la pourpre & fur les Tribunaux, enfeignent la juft'ce; les
uns. & les autres fe formeront ainfi de vertueux fucceffeurs, &
tranfmettront d'âge en âge, aux générations fuivantes , l'expé-
rience & les talens des chefs, le courage & la vertu des citoyens,
& l'émulation commune à tous de vivre & de mourir pour la
patrie.
Je ne fâche <jue trois peuples qui aient autrefois pratiqué
Eee ij
404 Discours
réducation publique, favoir les Cretois, les Lacédémoniens, ic
les anciens Perfes : chez tous les trois elle eut le plus grand
fuccès , & fit des prodiges chez les deux derniers. Quand le
monde s'eft trouvé divifé en nations trop grandes pour pouvoir
être bien gouvernées , ce moyen n'a plus été praticable ; & d'au-
tres raifons , que le lefteur peut voir aifément , ont encore em-
pêché qu'il n'ait été tenté chez aucun peuple moderne. C'efl
une chofe très-remarquable que les Romains aient pu s'en pafTer ;
mais Rome fut durant cinq cens ans un miracle continuel, que
le monde ne doit plus efpérer de revoir. La verm des Romains,
engendrée par l'horreur de la tyrannie & des crimes des tyrans ,
& par l'amour inné de la patrie , fit de toutes leurs maifons
autant d'écoles de citoyens; & le pouvoir fans bornes des pères
fur leurs enfans mit tant de févéricé dans la police particulière ,
que le père, plus craint que les Magiilrars, étoît dans fon
tribunal domeftique le cenfeur des mœurs & le vengeur des
loix.
C'EST ainfi qu'un gouvernement attentif & bien intentionné ,
veillant fans cefle k maintenir ou rappeller chez le peuple l'amour
de la patrie & les bonnes mœurs , prévient de loin les maux qui
réfultent tôt ou tard de l'indifFérence des citoyens pour le fort
de la République , & contient dans d'étroites bornes cet intérêt
perfonnel qui ifole tellement les particuliers, que l'État s'afFoiblit
par leur puiflance & n'a rien à efpérer de leur bonne volonté.
Par-tout où le peuple aime fon pays, refpedte les loix, & vit
fimplement , il refte peu de chofes à faire pour les rendre
heureux; & dans l'adminiilration publique, où la. fortune a moins
de part qu'au fort des particuliers , la fagelTe eft fi près du
bonhexir que ces deux objets fe confondent.
III. Ce n'eft pas affez d'avoir des citoyens & de les protéger,
il faut encore fonger a leur fubfiÛance ; & pourvoir aux befoins
publics, eft une fuite évidente de la volonté générale , & le
troifîème devoir eiïentiel du gouvernement. Ce devoir n'eft pas,
comme on doit le fentir, de remplir les greniers des particuliers
& les difpenfer du travail i mais maintenir l'abondance tellement
SUR L'ÉCONOMIE POLITIQ^UE. 405
k lenr portée , que , pour l'acquérir , le travail foie toujours né-
cefTaire & ne foit jamais inutile. Il s'étend aufli k toutes les opé-
rations qui regardent Tentretien du fifc & les dépenfes de Tad»
miniftration publique. Ainfi après avoir parlé de ^Économie géné-
rale par rapport au gouvernement des perfonnes, il nous refte ^
la confidérer par rapport a radminiftration des biens.
Cette partie n'offre pas moins de difficultés k réfoudre , nî
de contradictions à lever que la précédente. Il eft certain que le
droit de propriété efl le plus facré de tous les droits des citoyens ,
& plus important, h certains égards, que la liberté même i foit
parce qu'il tient de plus près à la confervation de la vie ; foit
parce que les biens étant plus faciles ^ ufurper & plus pénibles
à défendre que la perfonne , on doit plus refpeder ce qui fe
ravit aifément; foit enfin , parce que la propriété e/î: le vrai
fondement de la fociété civile , & le vrai garant des engage-
mens des citoyens; car fi les biens ne répondoient pas des per-
fonnes , rien ne feroit fi facile que d'éluder fes devoirs & de fe
moquer des loix. D'un autre côté , il n'efl: pas moins sûr que le
maintien de l'Etat & du gouvernement exige des frais & de la
dépenfe; & comme quiconque accorde la fin ne peut refufer
les moyens , il s'enfuit que les membres de la fociété doivent
contribuer de leurs biens k fon entretien. De plus, il e{\ difficile
d'afTurer d'un côté la propriété des particuliers fans l'attaquer
d'un autre , & il n'efl pas poffible que tous les réglemens qui
regardent l'ordre des fucceffions ; les teflamens, les contrats, ne
gênent les citoyens à certains égards fur la difpofition de leur
propre bien , & par conféquent fur leur droit de propriété.
Mais outre ce que j'ai dit ci-devant de l'accord qui règne
entre l'autorité de la loi & la liberté du citoyen, il y a , par
rapport à la difpofition des biens , une remarque importante h
faire , qui levé bien des difficultés. C'efl , comme l'a montré
PuffendorJ^, que par la nature du droit de propriété, l'I ne
s'étend point au-delà de la vie du propriétaire, & qu'à l'in/lanc
qu'un homme efl mort, fon bien ne lui appartient plus. Ainfi lui
prefcrire les conditions fous lefquelles il en peut difpofer , c'eft
4o6
Discours
au fond moins altérer fon droit en apparence , que Tétendre en
efFet.
En général , quoique l'inftiturion des loix qui règlent le pou-
voir des particuliers dans la difpofition de leur propre bien ,
n'appartienne qu'au Souverain , l'efprit de ces loix que le gou-
vernement doit fuivre dans leur application, ert que, de père
en fils & de proche en proche, les biens de la famille en for-
tent & s'aliènent le moins qu'il eft poffible. Il y a une raifon
fenfible de ceci en faveur des enfans , h qui le droit de pro-
priété feroit fort inutile , fi le père ne leur laifToit rien , & qui
de plus ayant fouvent contribué par leur travail k l'acquifition
des biens du père, font, de leur chef, afTociésh fon droit. Mais
une autre raifon plus éloignée & non moins importante , eft que
rien n'eft plus funefle aux mœurs & h la République que les
changemens continuels d'état & de fortune entre les citoyens ;
chan5;emens qui font la preuve & la fource de mille défordres ,
qui bouleverfent & confondent tour , & par lefquels ceux qui
font élevés pour une chofe , fe trouvant deflinés pour une
autre , ni ceux qui montent ni ceux qui defcendent , ne peuvent
prendre les maximes ni les lumières convenables à leur nouvel
état, & beaucoup moins en remplir les devoirs. Je pafle a l'objet
de finances publiques.
Si le peuple fe gouvernoir lui-même, & qu'il n'y eût rien
d'intermédiaire entre l'adminiftration de l'Etat & les citoyens ,
ils n'auroient qu'à fe cotrifer dans l'occafion , )i proportion des
befoins publics & des facultés des particuliers , & comme chacun
ne perdroit jamais de vue le recouvrement ni l'emploi des de-
niers , il ne pourroit fe gliffer ni fraude ni abus dans leur manie-
ment; l'Érar ne feroit jamais obéré de dettes, ni le peuple
accablé d'impôts, ou du moins la sûreté de l'emploi le confo-
leroit de la dureté de la taxe. Mais les chofes ne fauroient aller
ainfi i & quelque borné que foit un Etat , la fociété civile y eft
toujours trop nombreufe pour pouvoir erre gouvernée par tous
fes membres. Il faut nécefTairement que les deniers publics paf-
fent par les mains des chefs, lefquels, outre l'intérêt de l'Etat,
SUR VÉ CONOMIE POLITiqUE. 4O7
ont tous le leur particulier , qui n'eft pas le dernier écouté. Le
peuple de Ton côté , qui s'apperçoit plutôt de l'avidité des chefs ,
& de leurs folles dépenfes , que des befoins publics , murmure
de fe voir dépouiller du nécefTaire pour fournir au fuperflu
d'aaitrui; & quand une fois ces manœuvres Pont aigri jufqu'h
certain point ; la plus intègre adminiftration ne viendroit pas ^
bout de rétablir la confiance. Alors, fi les contributions font
volontaires , elles ne produifent rien ; fi elles font forcées , elles
font illégitimes ; & c'eft dans cette cruelle alternative de laifler
périr l'Etat, ou d'attaquer le droit facré de la propriété, qui
en eft le foutien, que confifte la difficulté d'une jufie & fage
économie.
La première chofe que doit faire, après l'établifTement des
loix , rinftituteur d'une République , c'eft de trouver un fonds
fuffifant pour l'entretien des Magiftrats & autres Officiers , &
pour toutes les dépenfes publiques. Ce fonds s'appelle œrarium
ou fi Je , s'il efi: en argent y domaine public, s'il efl en terres;
& ce dernier efi: de beaucoup préférable \ l'autre , par des rai-
fons faciles h voir. Quiconque aura fuffifamment réfléchi fur
cette matière, ne pourra guère être, h cet égard, d'un autre
avis que Bodin , qui regarde le domaine public comme le plus
honnête & le plus sûr de tous les moyens de pourvoir aux
befoins de l'État ; & il efi h remarquer que le premier foin
de Romiilus , dans la divifion des terres , fut d'en defiiner le
tiers à cet ufage. J'avoue qu'il n'efi pas impofllble que le pro-
duit du domaine mal adminifiré fe réduife k rien \ mais il n'efi
pas de l'eflènce du domaine d'être mal adminifiré.
Préalablement h tout emploi , ce fonds doit être afiîgné
ou accepté par l'afTemblée du peuple ou des États du pays ,
qui doit enfuite en déterminer l'ufage. Après cette folemnité ,
qui rend ces fonds inaliénables, ils changent, pour ainfi dire,
de nature; & leurs revenus deviennent tellement facrés , que
c'efi non-feulement le plus infâme de tous les vols , mais un
crime de lè/e-Majefié , que d'en détourner la moindre chofe au
préjudice de leur defiination. C'efi un grand deshonneur pour
4oB
D 1 s c o V R s
Rome que Tintëgrité du Quefteur Caton y ait été un fujet de
remarque, & qu'un Empereur, récompenfant de quelques écus
le talent d'un chanteur , ait eu befoin d'ajouter que cet argent
venoit du bien de fa famille , & non de celui de l'État. Mais
s'il retrouve peu de Galba ^ où chercherons -nous des Caton }
Et quand une fois le vice ne déshonorera plus , quels feront
les cheft afTez fcrupuleux pour s'abftenir de toucher aux revenus
publics abandonnés k leur difcrétion , & pour ne pas s'en
impofer bientôt k eux-mêmes, en affedant de confondre leurs
vaines & fcandaleufes diffipations avec la gloire de l'Etat ; & les
moyens d'étendre leur autorité , avec ceux d'augmenter fa puif-
fance ? C'efl fur-tout en cette déjicate partie de l'admini/lration
que la vertu eft le feul inftrument eflîcace , & que l'intégrité
du Magiftrat eft le feul frein capable de contenir fon avarice.
Les livres & tous les comptes des RégifTeurs fervent moins k
déceler leurs infidélités qu'à les couvrir } & la prudence n'eft
jamais auflî prompte k imaginer de nouvelles précautions , que
la fripponnerie à les éluder. Lai/Tez donc les regiflres & papiers,
&: remettez les finances en des mains fidellesi c'eft le feul moyen
qu'elles foient fidèlement régies.
Quand une fois les fonds publics font établis , les chefs de
l'Etat en font de droit les adminiftrateurs j car cette adminiftra-
tion fait une partie du gouvernement, toujours effentielle , quoi-
que non toujours également : fon influence augmente k mefure
que celle des autres re/Torts diminue; & l'on peut dire qu'un
gouvernement eft parvenu k fon dernier degré de corruption
quand il n'a plus d'autre nerf que l'argent : or , comme tout gou-
vernement tend fans cefTe au relâchement , cette feule raifon
montre pourquoi nul Etat ne peut fubfiiler , (i fes revenus
n'augmentent fans ceffe.
Le premier fentiment de la néceflîté de cette augmentation
eft auHi le premier figne du défordre intérieur de l'État ; & le
fage adrniniftrateur , en fongeant a trouver de l'argent pour
pourvoir au befoin préfent, ne néglige pas de rechercher la
caufe éloignée de ce nouveau befoin : comme un marin voyant
l'eau
SUR VÉCONOMIE POLITIQUE. 409
l'eau gagner fon vaifTcau, n'oublie pas, en faiiant jouer les pom-
pes , de faire aufli chercher & boucher la voie.
De cette règle découle la plus importante maxime de l'admi-
niflration des finances , qui eft de travailler avec beaucoup plus
de foin à prévenir les befoins qu'à augmenter les revenus ; de
quelque diligence qu'on puifle ufer, le fecours qui ne vient
qu'après le mal , & plus lentement , laifTe toujours l'Etat en
fouffiance ; tandis qu'on fonge a remédier h un inconvénient ,
un autre fe fait déjà fentir , & les refTources mêmes produifent
de nouveaux inconvéniens ; de forte qu'h la fin la Nation s'o-
bère , le Peuple eft foulé, le gouvernement perd toute fa
vigueur , & ne fait plus que peu de chofe avec beaucoup
d'argent. Je crois que de cette grande maxime bien établie décou-
loient les prodiges des gouverncmens anciens , qui faifoient plus
avec leur parcimonie que les nôtres avec tous leurs tréfors; &
c'eft peut-être de-1^ qu'ell dérivée l'acception vulgaire du mot
d'économie , qui s'entend plutôt du fige ménagement de ce
qu'on a , que des moyens d'acquérir ce que l'on n'a pas.
Indépendamment du domaine public, qui rend k l'Etat k
proportion de la probité de ceux qui le régiffent , fi l'on con-
noiffoit affez toute la force de l'adminiftration générale, fur-tout
quand elle fe borne aux moyens légitimes , on feroit étonné
des reflburces qu'ont les Chefs pour prévenir tous les befoins
publics , fans toucher aux biens des particuliers. Comme ils font
les maîtres de tour le commerce de l'Etat, rien ne leur efl fi
facile que de \s diriger d'une manière qui pourvoie à tout ,
fouvent fans qu'ils paroiflenc s'en mêler. La diftribution des
denrées , de l'argent & des marchandifes par de jufles propor-
tions , félon les temps & les lieux , eft le vrai fecret des finances
& la fource de leurs richeffes , pourvu que ceux qui les admi-
niftrent fâchent porter leur vue afTez loin , & faire dans l'occa-
fion une perte apparente & prochaine , pour avoir réellement
des profits immenfes dans un temps éloigné. Quand on voit un
gouvernement payer des droits, loin d'en recevoir, pour la
fortie des bleds dans les années d'abondance , & pour leur intro-
(Euvrcs mêlées. Tome I. F f f
4'® Discours
duâion dans les années de diferte , on a befoin d'avoir de tels
faits fous les yeux pour les croire véritables ; & on les mettroit
au rang àes romans , s'ils fe fu/Tenc pafTés anciennement. Suppo-
fons que pour prévenir la difette dans les mauvaifes années,
on propofàt d'établir des magafins publics, dans combien de
pays l'entretien d'un établifîèment fi utile ne ferviroit-il pas de
prétexte h de nouveaux impôts? A Genève, ces greniers éta-
blis & entretenus par une fage adminiftration , font la relTource
publique dans les mauvaifes années, & le principal revenu de
TEtat dans tous les temps i Mit & ditat, c'eft la belle &: jufle
infcription qu'on lit fur la façade de l'édifice. Pour expofer ici
le fyfléme économique d'un bon gouvernement, j'ai fouvenc
tourné les yeux fur celui de cette République : heureux de trou-
ver ainfi dans ma patrie l'exemple de la fagefTe & du bonheur
que je voudrois voir régner dans tous les pays'.
Si Ton examine comment croiiïent les befoins d'un État , on
trouvera que fouvent cela arrive à-peu-près comme chez les
particuliers , moins par une véritable nécefîîté , que par un
accroiflement de defirs inutiles, & que fouvent on n'augmente
la dépenfe , que pour avoir un prétexte d'augmenter la recette i
de forte que l'État gagneroit quelquefois à fe pafTer d'être riche,
& que cette richefle apparente lui eil , au fond , plus onéreufe
que ne feroit la pauvreté même. On peut efpérer, il eft vrai,
de tenir les peuples dans une dépendance plus étroite , en leur
donnant d'une main ce qu'on leur a pris de l'autre; & ce ^ut\a.
politique dont ufa Jofcph avec les Fgypriens ; mais ce vain fo-
phifme efl d'autant plus funefte à l'Etat , que l'argent ne rentre
plus dans les mêmes mains d'où il eft forci , & qu'avec de pa-
reilles maximes on n'enrichit que des fainéans de la dépouille
des hommes utiles.
Le goût des conquêtes eft lîne àes caufes les plus fenfibles
& les plus dangereufes de cette augmentation. Ce goût, en-
gendré fouvent par une auti-e ef^ihce d'ambition que celle qu'il
femble annoncer , n'cft pas toujours ce qu'il paroît être , & n'a
pas tanc pour véritable modf le defir apparent d'aggrandir la
SUR VÉCONOMIF POLITIQUE. 41 1
Nation , que le defir caché d'augmenter au-dedans l'autorité des
Chefs , a l'aide de l'augmentation des troupes , & k la faveur
de la diverfion que font les objets de la guerre dans l'efprit des
citoyens.
Ce qu'il y a du moins de très-certain , c'efl que rien n"'eft ni
fi foulé ni fi miférable que les peuples conquérants , & que leurs
fuccès mêmes ne font qu'augmenter leurs misères; quand l'hif-
toire ne nous l'apprendroit pas , la raifon fuffiroit pour nous
démontrer que plus un Etat eft grand, & plus les dépenfes y
deviennent proportionnellement fortes & onéreufes ; car il faut
que toutes les provinces fourniffent leur contingent aux frais de
l'adminiftration générale, & que chacune, outre cela, fafTe pour
la fienne particulière la même dépenfe que fi elle étoit indépen-
dante. Ajoutez que toutes les fortunes fe font dans un lieu &
fe confument dans un autre; ce qui rompt bientôt l'équilibre du
produit & de la confommation , & appauvrit beaucoup de pays
pour enrichir une feule ville.
Autre fource'de l'augmentation des befoins publics, qui tient
\ la précédente. Il peut venir un temps où les citoyens ne fe
regardant plus comme intérefTés à la caufe commune, cefTeroient
d*étre les défenfeurs de la patrie , & où les Magirtra^s aime-
roient mieux commander à des mercenaires qu'a des hommes
libres , ne fut-ce qu'afin d'employer en temps & lieu les pre-
miers pour mieux afTujettir les autres. Tel fut l'État de Rome
fur la fin de la République & fous les Empereurs; car toutes
les vifloires des premiers Romains , de même que celles d'A-
lexandre , avoient été remportées par de braves citoyens , qui
favoient donner au befoin leur fang pour la patrie, mais qui ne
le vendoient jamais. Ce ne fut qu'au fiège de Veies qu'on com-
mença de payer l'infanterie Romaine. Marius fut le premier
qui, dans la guerre de Jugurtha, déshonora les légions, en y
introduifant des affranchis , des vagabonds & autres mercenaires.
Devenus les ennemis des peuples qu'ils étoient chargés de rendre
heureux , les tyrans établirent des troupes réglées en apparence
pour contenir l'étranger, & en effet pour opprimer l'habitant.
Fff ij
^^^ Discours
Pour former ces troupes, il fallut enlever à la terre des culti-
vateurs , dont le défaut diminua la quantité des denrées , &
donc l'entretien introduifit des impôts qui en augmentèrent le
prix. Ce premier défordre fit murmurer les peuples; il fallut,
pour les réprimer, multiplier les troupes , & par conféquenc
la misère ; & plus le défefpoir augmentoit , plus Ton fe voyoit
contraint de l'augmenter encore pour en prévenir les effets.
D'un autre côté, ces mercenaires, qu'on pouvoir eftimer fur le
prix auquel ils fe vendoient eux-mêmes , fiers de leur aviliiïe-
ment , méprifant les loix dont ils étoient protégés , & leurs
frères dont ils mangeoient le pain , fe crurent plus honorés
d'être les fatellites de Céfar , que les défenfeurs de Rome ; &
dévoués 'a une obéllTance aveugle , tenoient par état le poignard
levé fur leurs concitoyens , prêts k tout égorger au premier
fignal. Il ne feroit pas difficile de montrer que ce fut-lh une
des principales caufes de la ruine de l'Empire Romain.
L'invention de l'artillerie & des fortifications a forcé de
nos jours les Souverains de l'Europe à rétablir l'ufage des troupes
réglées , pour garder leurs places ; maïs avec des motifs plus
légitimes , il efl à craindre que l'effet n'en foie également funefle.
Il n'en faudra pas moins dépeupler les campagnes pour former
les armées & les garnifons ; pour les entretenir, il n'en faudra
pas moins fouler les peuples ; & ces dangereux établifTemens
s'accroiflent depuis quelque temps avec une telle rapidité dans
tous nos climats, qu'on n'en peut prévoir que la dépopulation
prochaine de l'Europe , & tôt ou tard la ruine des peuples qui
l'habitent.
Qloi qu'il en foit , on doit voir que de telles inftitutions
renverfent néceffairement le vrai fyfèéme économique , qui tire
le principal revenu de l'Etat du domaine public, & ne laifTent
que la reffouree fàcheufe des fubfides & impôts, dont il me
refte à parler.
Il faut fe reflT.mvenir id que le fondement du pade foetal efl
la propriété ; & fa première condition , que chacun foit maintenu
dans la'paiiible jouifTance de ce qui lui appartient. II efl vrai
SUR VÈCONOMIE POLITIQUE. 41 J
que par le même traité chacun s'oblige , au moins tacitement ,
à fe cotifer dans les befoins publics ; mais cet engagement ne
pouvant nuire a la loi fondamentale; & fuppofant l'évidence du
befoin reconnue par les contribuables , on voit que pour être
légitime, cette cotifation doit être volontaire, non d'une volonté
particulière , comme s'il étoit néceflaire d'avoir le confentement
de chaque citoyen, & qu'il ne dût fournir que ce qu'il lui plaît,
ce qui feroit direftement contre l'efprit de la confédération ,
mais d'une volonté générale , a la pluralité des voix , & fur
un tarif proportionnel qui ne laifTe rien d'arbitraire à l'impofition.
Cette vérité que les impôts ne peuvent être établis légiti-
mement que du confentement du peuple ou de fes repréfentans
a été reconnue généralement de tous les Philofophes & Jurif-
confultes qui fe font acquis quelque réputation dans les ma-
tières de droit politique , fans en excepter Bodin même. Si
quelques-uns ont établi des maximes contraires en apparence
outre qu'il eft aifé de voir les motifs particuliers qui les y ont
portés, ils y mettent tant de conditions & de refîridions, qu'au
fond la chofe revient exai51ement au même : car que le peuole
puifle refufer , ou que le Souverain ne doive pas exiger, cela
eft indifférent quant au droit; & s'il n'eft quertion que de la
force , c'eft la chofe la plus inutile que d'examiner ce qui eft
légitime ou non.
Les contributions qui fe lèvent fur le peuple font de deux
fortes; les unes réelles, qui fe perçoivent fur les chofes; les
autres perfonnelles , qui fe paient par tête. On donne aux unes
& aux autres les noms d'impôts ou fubfîdes , quand le peuple
fixe la femme qu'il accorde , elle s'appelle fubfide ; quand il
accorde tout le produit d'une taxe , alors c'eft un impôt. On
trouve dans le Livre de l'Efprit des Loix, que rimpofition par
tête eft plus propre à la fervitude , & laf taxe réelle plus conve-
nable à la liberté. Cela feroit inconteftable fi les contingens par
tête étoient égaux ; car il n'y auroit rien de plus difpvopor-
tionné qu'une pareille taxe ; & c'eft fur-tout dans les proportions
exa(?.ement obfervées que confifte l'efprit de la liberté. Mais fi
414 Discours
la taxe par tête eft exadement proportionnée au moyen des
particuliers , comme pourroit être celle qui porte en France le
nom décapitation, & qui de cette manière efl à la fois réelle
& perfonnelle , elle ert la plus équitable , & par conféquent la
plus convenable à des hommes libres. Ces pj-oportions paroifTent
d'abord très-faciles à obferver , parce qu'étant relatives à l'état
que chacun tient dans le monde » les inclinations font toujours
publiques ; mais outre que l'avarice , le crédit & la fraude favenc
éluder jufqu'h l'évidence, il efl: rare que Ton tienne compte , dans
ces calculs , de tous les élémens qui doivent y entrer. Premiè-
rement , on doit confîdérer le rapport des quantités , félon le-
quel, toutes chofes égales, celui qui a dix fois plus de bien
qu'un autre, doit payer dix fois plus que lui. Secondement, le
rapport des ufages , c'eft-k-dire , la diflincftion du nécefTaire & du
fuperflu ; celui qui n'a que le fimple néceffaire ne doit rien payer
du tout i la taxe de celui qui a du fuperflu peut aller au be-
foin , jufqu'h la concurrence de tout ce qui excède fon nécef-
faire. A cela il dira , qu'eu égard k fon rang , ce qui feroit
fuperflu pour un homme inférieur , efl: néceffaire pour lui ^ mais
c'eft un menfonge, car un grand a deux jambes, ainfi qu'un
bouvier, & n'a qu'un ventre non plus que lui. De plus, ce pré-
tendu néceffaire efl fi peu néceffaire h fon rang , que s'il favoit
y renoncer pour vm fujet louable, il n'en feroit que plus ref-
pedé. Le peuple fe proflerneroit devant un Miniflre qui iroit
au Confeil à pied , pour avoir vendu fes carroffes dans un prefl*ant
befoin de l'Etat. Enfin la loi ne prefcrit la magnificence h per-
fonne i & la bienféance n'eft jamais une raifon contre le droit.
Un troifième rapport , qu'on ne compte jamais , & qu'on
devroit toujours compter le premier ; eft celui des utilités que
chacun retire de la confédération fociale , qui protège forte-
ment les immenfes pofl"efllons du riche , & laifTe à peine un
miférable jouir de la chaumière qu'il a confl-ruire de fes mains.
Tous les avantages de la fociéré ne font-ils pas pour les puiffans
& les riches ? Tous les emplois lucratifs ne font-ils pas remplis
par eux feuls ? Toutes les grâces , toutes les exemptions ne leur
SUR rÉCONOMI E POLITIQUE. 41$
font - elles pas réfervées ? Et l'autorité publique n'eft-elle pas
toute en leur faveur ? Qu'un homme de confidération vole fes
créanciers , ou fa/Te d'autres fripponneries , n'eft-il pas toujours
sûr de l'impunité ? Les coups de bâton qu'il dirtribue , les vio-
lences qu'il commet, les meurtres mêmes & les afTaflînats dont
il fe rend coupable , ne font-ce pas des affaires qu'on affoupit,
& dont au bout de fix mois il n'efl plus queftion ? Que ce même
homme foit volé , toute la police efl auflî-tôt en mouvement,
& malheur aux innocens qu'il foupçonne ! Paffe-t-il dans un
lieu dangereux ; voilà les efcortes en campagne : l'aiflleu de fa
chaife vient-il à fe rompre , tout vole à fon fecours : fait-on du
bruit k fa porte , il dit un mot , & tout fe tait : la foule l'in-
commode-t-elle , il fait un figne & tout fe range ; un charretier
fe trouve-t-il fur fon paffage , fes gens font prêts h l'afTommer ;
& cinquante honnêtes piétons allant à leurs affaires , feroient plu-
tôt écrafés, qu'un faquin oi/if retardé dans fon équipage. Tous
ces égards ne lui coûtent pas un fou ; ils font le droit de l'homme
riche, & non le prix de la richeffe. Que le tableau du pauvre
efl différent ! Plus l'humanité lui doit, plus la fociété lui refufe :
toutes les portes lui font fermées , même quand il a le droit de
les faire ouvrir; & fi quelquefois il obtient jufîice, c''e{\ avec
plus de peine qu'un autre n'obtiendroit grâce ; s'il y a des cor-
vées h faire , une milice a tirer, c'eft à lui qu'on donne la pré-
férence; il porte toujours, outre fa charge, celle dont fon voi/în
plus riche a le crédit de fe faire exempter : au moindre accident
qui lui arrive , chacun s'éloigne de lui : fi fa pauvre charrette
renverfe, loin d'être aidé par perfonne, je le tiens heureux s'il
évite en pafTant les avanies àes gens lefles d'un jeune Duc : en
un mot , toute afTifîance gratuite le fuit au befoin , précifément
parce qu'il n'a pas de quoi la payer : mais je le tiens pour un
homme perdu, s'il a le malheur d'avoir l'ame honnête, une fille
aimable , & un puifTant voifin.
Une auti*e attention non moins importante à faire , c'e/î que
les pertes des pauvres font beaucoup moins réparables que celles
du riche , & que la difficulté d'acquérir croit toujours en raifon
4»^ Discours
du befoin. On re fait rien avec rien ; cela efl vrai dans les
affaires comme en phyfique , l'argent eft la femence de l'argent,
& la première piftole eft quelquefois plus difficile h gagner
que le fécond million. Il y a plus encore : c'eft que tout ce que
le pauvre paie , eft à jamais perdu pour lui , &: refte ou revient
dans les mains du riche; & comme c'eft aux feuls hommes qui
ont part au gouvernement, ou à ceux qui en approchent, que
paffe tôt ou tard le produit des impôts ; ils ont , même en
payant leur contingent , un intérêt fenfible à les augmenter.
RfaSUMONS en quatre mots le pafte focial des deux Erats.
Vous ave:r^ bejoin de moi , car je Juis riche & vous êtes pauvre;
faijons donc un accord entre nous : je permettrai que vous aye^
Vhonneur de me fervir , à condition que vous me donnere^ le peu
^ui vous rejïe , pour la. peine que je prendrai de vous commander.
Si l'on combine avec foin toutes ces chofes , on trouvera
que , pour répartir les taxes d'une manière équitable & vraiment
proportionnelle , Timpofition n'en doit pas être faite feulement
en raifon des biens des contribuables ; mais en raifon compofée
de la différence de leurs conditions & du fuperflu de leurs biens;
opération très-importante & très-difficile , que font tous les jours
des multitudes de commis honnêtes gens, & qui favent l'arithmé-
tique , mais dont les Platon & les Montefquieu n'euffent ofé fe
charger qu'en tremblant & en demandant au Ciel des lumières
& de l'intégrité.
Un autre inconvénient de la taxe perfonnelle, c'eft de fc
faire trop fentir , & d'être levée avec trop de dureté ; ce qui
n"'empêche pas qu'elle ne foit fujette k beaucoup de non-valeurs,
parce qu'il eft plus aifé de dérober au rôle & aux pourfuites fa
tête que fes poffeftions.
De toutes les autres impofîticms , le cens fur les terres ou la
taille réelle a toujours paffé pour la plus avantageufe dans les
pays où l'on a plus d'égard h la quantité du produit & h la
sûreté du recouvrement , qu'à la moindre incommodité du peu-
ple. On a même ofé dire qu'il falloir charger le payfan pour
réveiller
^SUR VÉCONOMIE POLITIQ^UE. 4T7
"éveiller fa parefTe , & qu'il ne feroit rien s'il n'avoir rien à
payer. Mais l'expérience dément chez tous les peuples du monde
cette maxime ridicule ; c'eft en Hollande , en Angleterre , où le
cultivateur paie très-peu de chofe, & fur-tout h la Chine , oîi il
ne paie rien , que la terre eft le mieux cultivée. Au contraire ,
par-tout cil le laboureur fe voit cliargé à proportion du produit
de fon champ , il le laiffe en friche , ou n'en retire exaflement
que ce qu'il lui faut pour vivre. Car pour qui perd le fruir de
fa peine , c'eft gagner que ne rien faire , & mettre le travail k
l'amende , eft un moyen fort fingulier de bannir la parefTe.
De la taxe fur les terres ou fur le bled, fur-tout quand elle
efl exceffive , réfultent deux inconvéniens fi terribles, qu'ils doi-
vent dépeupler & ruiner à la longue tous les pays où elle eft
établie.
Le premier vient du défaut de circulation des efpèces ; car
le commerce & l'induftrie attirent dans les capitales towt l'argent
de la campagne : & l'impôt détruifant la proportion qui pouvoit
fe trouver encore entre les befoins du laboureur & le prix de
fon bled , l'argent vient fans cefTe & ne retourne jamais ; plus
la ville eft riche , plus le pays eft miférable. Le produit des
tailles pafTe des mains du Prince ou des Financiers dans celles
des Artiftes & des Marchands j & le cultivateur , qui n'en reçoit
jamais que la moindre partie , s'épuife enfin en payant toujours
également & recevant toujours moins. Comment voudroit-on
que pût vivre un homme qui n'auroit que des veines & point
d'artères , ou dont les artères ne porteroient le fang qu'h quatre
doigts du cœur ? Chardin dit qu'en Perfe les droits du Roi fur
les denrées fe paient aulTî en denrées i cetufage, qu'Hérodote
témoigne avoir autrefois été pratiqué dans le même pays juf-
qu'a Darius , peut prévenir le mal dont je viens de parler. Mais
à moins qu'en Perfe les Intendans, Direfleurs , Commis & Gar-
des-magafins ne foient une autre efpèce de gens que par - tout
ailleurs , j'ai peine k croire qu'il arrive jufqu'au Roi la moindre
chofe de tous ces produits , que les bleds ne fe gâtent pas
(Ëuvres mclics. Tome I. Ggg
41 8 Discours
dans tous les greniers , & que le feu ne confume pas la plu|îEart
àQs magafins.
Le fécond inconvénient vient d'un avantage apparent , -qui
laifTe aggraver les maux avant qu'on les apperçoive. Oeft q-ue
le bled efl une denrée que les impôts ne renchéri/Tenr point Ai^n&
le pays qui la produit, & dont , malgré fon abfolue néce(TîtéV
la quantité diminue, fans que le prix en augmente; ce qui fait
que beaucoup de gens meurent de faim , quoique le bled c'onfti-'
nue d'être h bon marché, & que le' laboureur refle feul chargé
de l'impôt qu'il n'a pu défalquer fur le prix de la vente. Il faut
bien faire attention qu'on ne doit pas raifonner de la taille réelle
comme des droits fur toutes les marchandifes qui en font haufTer
le prix , & font ain/î payés moins par les marchands que par les
acheteurs. Car ces droits , quelque forts qu'ils puilTent être , font
pourtant volontaires, & ne font payés par le Marchand qu'h pro-
portion des marchandifes qu'il acheté ; & comme il n'acheté qu'à
proportion de fon débit , il fait la loi au particulier. Mais le labou-
reur qui , foit qu'il vende ou non , e/l contraint de payer à des
termes fixes pour le terroin qu'il cultive , n'eft pas le maître
d'attendre qu'on mette à fa denrée le pi'ix qu'il lui plaît : &
quand il ne la vendroit pas pour s'entretenir , il feroit forcé de
la vendre pour payer la taille; de forte que c'eft quelquefois
l'énormité de l'impofîtion qui maintient la denrée a vil prix.
Remarquez encore que les reflburces du commerce & de
l'induftrie, loin de rendre la raille plus fupportable par l'abon-
dance de l'argent, ne la rendent que plus onéreufe. Je n'infif-
terai point fur une chofe très-évidente , favoir que fi la plus
grande ou la moindre quantité d'argent dans un Etat peut lui
doJiner plus ou moins de crédit au dehors , elle ne change en
aucune manière la fortune réelle des citoyens, & ne les met
ni plus ni moins h leur aife. Mais je ferai ces deux remarques
importantes ; l'une , qu'à moins que l'État n'ait des denrées
fuperflues , & que l'abondance de l'argent ne vienne de leur débit
chez l'étranger , les villes où fe fait le commerce fe (entent (en-
les de cette abondance , & que le payfan ne fait qu'en devenir
SUR L'ÉCONOMIE POLITIQ^UE. 419
Relativement plus pauvre ; l'autre , que le prix de toutes chofes
haufTant avec Taugmentation de l'argent , il faut aufîi que les
impôts haufTent h proportion; de forte que le laboureur fe trouve
plus chargé fans avoir plus de refTources.
On doit voir que la taille fur les terres efî un véritable impôt
fur leur produit. Cependant chacun convient que rien n'eft fi dan-
gereux qu'un impôt fur le bled payé par l'acheteur ; comment
ne voit-on pas que le mal eft cent fois pire quand cet impôt
eft payé par le cultivateur même ? N'eft-ce pas attaquer la
fubftance de l'État jufques dans la fource ? N'eft-ce pas tra-
vailler aufli diredement qu'il eft poflible h dépeupler le pays,
& par conféquent à le ruiner a la longue ? Car il n'y a point pour
une nation de pire difette que celle des hommes.
Il n'appartient qu'au véritable homme d'Etat d'élever fes
vues , dans l'aflîette des impôts , plus haut que l'objet des finan-
ces ; de transformer des charges onéreufes en d'utiles régle-
mens de Police , &c de faire douter au peuple fi de tels érabiif-
femens n'ont pas eu pour fin le bien de la nation , plutôt que
le produit des taxes.
Les droits fur l'importation des marchandifes étrangères , dont
les habitans font avides fans que le pays en ait befoin , fur l'ex-
portation de celles du cru du pays dont il xj'a pas de trop , &
dont les étrangers ne peuvent fe pafTer, fur les productions
des arts inutiles & trop lucratifs , fur les entrées dans les villes
des chofes de pur agrément, & en général fur tous les objets
du luxe , rempliront tout ce double objet. C'efl: par de tels im-
pôts , qui foulagent la pauvreté , & chargent la riche/Te , qu'il
faut prévenir l'augmentation continuelle de l'inégalité des fortu-
nes , l'afTervilTement aux riches d'une multitude d'ouvriers & de
fervkeurs inutiles, la multiplication des gens oififs dans les villes,
& la défertion des campagnes.
IL eft important de mettre entre le prix des chofes & les
droits dont on les charge, une telle proportion, que l'avidité
Ggg 'i
420 Discours
des particuliers ne foit point trop portée k la fraude par \a
grandeur des profirs. Il faut encore prévenir la facilité de la con-
trebande , en préférant les marchandifes les moins faciles k ca-
cher. Enfin il convient que Timpôt foit payé par celui qui
emploie la chofe taxée , plutôt que par celui qui la vend,
auquel la quantité des droits dont il fe trouveroit chargé , donne-
roit plus de tentations & de moyens de les frauder. C'eft Tufage
confiant de la Chine , le pays du monde où les impôts font les
plus forts & les mieux payés ; le marchand ne paie rien j Ta-
cheteur feul acquitte le droit, fans qu'il en réfulte ni murmures
ni féditions , parce que les denrées nécefTaires h la vie , telles
que le riz & le bled, étant abfolument franches, le peuple n'efl
point foulé , & rimpôt ne tombe que fur les gens aifés. Au
refte toutes ces précautions ne doivent pas tant être diftées pac
la crainte de la contrebande , que par l'attention que doit
avoir le gouvernement a garantir les particuliers de la réduc-
tion des profits illégitimes , qui , après en avoir fait de mauvais
citoyens , ne tarderoient pas d'en faire de mal-honnétes gens.
Q'u'ON établifTe de fortes taxes fur la livrée , fur les équi-
pages, fur les glaces, luflres & ameublemens, fur les étoffes &
la dorure , fur les cours & jardins des hôtels , fur les fpe(5lacles de
toute efpèce , fur les profelTîons oifeufcs , comme baladins ,
chanteurs , hiftrions , & en un mot, fur cette foule d'objets de
luxe , d'amufement & d'oifiveté qui frappent tous les yeux , &
qui peuvent d'autant moins fe cacher , que leur feul ufage efl
de fe montrer , & qu'ils feroient inutiles s'ils n'étoient vus. Qu'on
ne craigne pas que de tels produits fufTent arbitraires pour
n'être fondes que fur des chofes qui ne font pas d'abfolue
néceflité : c'efl bien mal connoître les hommes que de croire
qu'après s'être laiiïe Une fois féduire par le luxe, ils y puiffent
jamais renoncer ; ils renonceroient cent fois plutôt au nécefTaire ,
& aimeroient encore mieux mourir de faim que de honte.
L'augmentation de la dépenfe ne fera qu'une nouvelle raifon
pour la foutenir , quand la vanité de fe montrer opulent fera
fon profit du prix de la chofe & des frais de la taxe. Tant qu'il
'SUR'VÈCONOMIE POLITIQUE. 4ZI
y aura des riches , ils voudront fe diftinguer des pauvres , &
l'État ne fauroit fe former un revenu moins onéreux ni plus
afTuré que fur cette diftindion.
Par la même raifon, l'induflrie n'auroit rien à fouffrir d'un
ordre économique qui enrichiroit les finances, ranimeroit l'agri-
culture en foulageant le laboureur , & rapprocheroit infenfible-
ment toutes les fortunes de cette médiocrité qui fait la véritable
force d'un Etat. II fe pourroit , je l'avoue, que les impôts
contribuaflènt a faire pafTer plus rapidement quelques modes ;
mais ce ne farcit jamais que pour en fubftituer d'autres , fur
lefquelles l'ouvrier gagneroit , fans que le fifc eût rien à perdre.
En un mot , fuppofons que l'efprit du gouvernement foit conf-
tamment d'afTeoir toutes les taxes fur le fuperflu des richeHes ,
il arrivera de deux chofes l'une : ou les riches renonceront \
leurs dépenfes fuperflues pour n'en faire que d'utiles qui retour-
neront au profit de l'Etat ; alors l'aflîette des impôts aura pro-
duit l'effet des meilleures loix fomptuaires ; les dépenfes de
l'Etat auront néceffairement diminué avec celles des particuliers;
& le fifc ne fauroit moins recevoir de cette manière , qu'il n'ait
beaucoup moins encore k débourfer : ou fi les riches ne dimi-
nuent rien de leurs profufions , le fifc aura dans le produit des
impôts les re/Tources qu'il cherchoit pour pourvoir aux befoins
réels de l'Etat. Dans le premier cas, le fifc s'enrichit de toutes
la dépenfe qu'il a de moins 'a faire; dans le fécond il s'enrichit
encore de la dépenfe inutile des particuliers.
Ajoutons à tout ceci une importante diflincfcion en matière
de droit politique, & à laquelle les gouvernemens, jaloux de
faire tout par eux-mêmes, devroient donner une grande atten-
tion. J'ai dit que les taxes perfonnelles & les impôts fur les
chofes d'une abfolue néceflité , attaquant diredement le droit de
propriété, & par conféquent le vrai fondement de la fociété
politique , font toujours fujets h des conféquences dangereufes ,
s'ils ne font établis avec l'exprès confentement du peuple ou de
fes repréfentans. Il n'en eft pas de même des chofes dont on
peut s'interdire l'ufage ; car alors le particulier n'étant point
4^2 BjscovRs SUR l'Économie politique.
abrolument contraint à payer , fa contribution peut pafler pour
volontaire ; de forte que le confentement particulier de chacun
des contribuans fupplée au confentement général , & le fuppofe
même en quelque manière ; car pourquoi le peuple s'oppoferoit-
il à toute impofition qui ne tombe que fur quiconque veut bien
la payer ? IJ me paroi t certain que tout ce qui n'efl: pas prof-
crit par les loix , ni contraire aux mœurs , & que le gouverne-
ment peut défendre , il peut le permettre moyennant un droit.
Si , par exemple , le gouvernement peut interdire Tufage des
carroffes , il peut a plus forte raifon impofer une taxe fur les
carrofles, moyen fage & utile d'en blâmer Tufage fans le fiire
cefTer. Alors on peut regarder la taxe comme une efpèce d'a-
mende , dont le produit dédommage de l'abus qu'elle punit.
Quelqu'un m'objeflera peut-être que ceux que Bodin appelle
impojleurs y c'eft-h-dire , ceux qui impofent ou imaginent les taxes,
étant dans la claffe des riches, n'auront garde d'épargner les
autres a leurs propres dépens , & de fe charger eux-mêmes pour
foulager les pauvres. Mais il faut rejetter de pareilles idées. Si,
dans chaque nation , ceux à qui le Souverain commet le gou-
vernement des peuples en étoient les ennemis par état , ce ne
feroit pas la peine de rechercher ce qu'ils doivent faire pour les
rendre heureux.
EXTRAIT
DU PROJET
V E
FAÎX FEMFÉTUELLE
DE MONSIEUR
L'ABBÉ DE S. PIERRE:
Far J. J. ROVSSEAU, Citoyen ic Gerûyc.
Tune genus humanum pofitis fihî confulat armù;
Inque vieem gens omnis amtt,
LtTCAiir.
4»5
AVERTISSEMENT.
Il y a fix ans que M. le Comte de Saint-Pierre m'ayant
confié les manufcrits de feu M. l'Abbé fon oncle, j'avois
commencé d'abréger fes écrits, afin de les rendre plus com-
modes à lire , & que ce qu'ils ont d'utiles fût plus connu.
Mon defîèin étoit de publier cet abrégé en deux volumes»
l'un defquels eût contenu les extraits des Ouvrages , &
l'autre un jugement raifonné fur chaque projet : mais , après
quelque efîài de ce travail , je vis qu'il ne m'étoit pas pro-
pre & que je n'y réuffirois point. J'abandonnai donc ce
defîèin, après l'avoir feulement exécuté fur la Paix perpé-
tuelle & fur la Polyfinodie. Je vous envoie , Monfieur , le
premier de ces extraits , comme un fujet inaugural pour
vous , qui aimez la paix , & dont les écrits la refpirent.
PuifTions-nous la voir bientôt rétablie entre les PuifTances 1
car entre les Auteurs on ne l'a jamais vue , & ce n'efl pas
aujourd'hui qu'on doit l'efpérer.
Rousseau.
A Montmorency , le 5 Décembre 1^60,
Œuvres mcUes. Tome I. Hhh
4^7
PROJET
D E
PAIX PERPÉTUELLE.
,Omme jamais projet plus grand , plus beau ni plus utile
n'occupa refprit humain que celui d'une paix perpétuelle & uni-
verfelie entre tous les peuples de l'Europe : jamais Auteur ne
mérita mieux l'attention du Public que celui qui propofe des
moyens pour mettre ce projet en exécution. Il eft même bien
difficile qu'une pareille matière laiffe un homme fenfible & ver-
tueux exempt d'un peu d'enthoufiafme ; & je ne fais fi l'illufion
d'un cœur véritablement humain , à qui fon zèle rend tout facile ,
n'eft pas en cela préférable à cette âpre & repoufTante raifon,
qui trouve toujours dans fon indifférence pour le bien public , le
premier obflacle à tout ce qui peut le favorifer.
Je ne doute pas que beaucoup de Ledeurs ne s'arment d'à-
va ice d'incrédulité pour réfifler au plaifir de la perfuafion , & je
les plains de prendre fi trifiement l'entêtement pour la fagefTe.
Mais j'efpère que quelque ame honnête partagera l'émotion
délicieufe avec laquelle je prends la plume fur un fujet fi inté-
refTant pour l'humanité. Je vais voir, du moins en idée ,les hom-
mes s'unir & s'aimer ; je vais penfer a une douce & piifible
fociété de frères , vivans dans une concorde éternelle, tous
conduits par les mêmes maximes, tous heureux du bonheur
commun; & réalifant en moi-même un tableau fi touchant,
rimage d'une félicité qui n'efi point, m'en fera goûter quelques
inftans une véritable.
Je n'ai pu refufer ces premières lignes au fentiment dont
j'étois plein. Tâchons maintenant de raifonner de fens froid.
Bien réfolu de ne rien avancer que je ne le prouve , je crois
Hhh ij
428 PROJET
pouvoir prier le Lefleur h Ton tour de ne rien nier qu'il ne le
réfute : car ce ne font pas tant les raifonneurs que je crains ,
que ceux qui , fans fe rendre aux preuves , n'y veulent rien
obje(5ter.
Il ne faut pas avoir long -temps médité fur les moyens de
perfectionner un gouvernement quelconque , pour appercevoir
des embarras & des obftacles qui naiflent moins de fa confti-
tution que de fes relations externes ; de forte que la plupart
des foins qu'il faudroit confacrer h fa police , on efl contraint
de les donner h fa sûreté , & de fonger plus à le mettre en
état de réfifter aux autres , qu'à le rendre parfait en lui-même.
Si Tordre focial étoit, comme on le prérend, Touvrage de la
raifon plutôt que des paflîons , eût-on tardé fi long-temps a voir
qu'on en a fait trop ou trop peu pour notre bonheur ; que
chacun de nous étant dans l'état civil avec fes concitoyens, &
dans l'état de nature avec tout le refte du monde , nous n'a-
vons prévenu les guerres particulières que pour en allumer de
générales , qui font mille fois plus terribles , & qu'en nous
uniiïant à quelques hommes , nous devenons réellement les
ennemis du genre humain ?
S'IL y a quelque moyen de lever ces dangereufes contra-
diflions , ce ne peut être que par une forme de gouverne-
ment confédérative , qui , unifiant les peuples par des liens fem-
blables a ceux qui unifient les individus , foumette également les
uns & les autres à l'autorité des loix. Ce gouvernement paroit
d'ailleurs préférable à tout autre , en ce qu'il comprend à la fois
les avantages des grands & des petits Etats , qu'il efi: redoutable
au dehors par fa puifiance , que les loix y font en vigueur , &
qu'il efi: le feul propre à contenir également les fujets , les Chefs
& les étrangers.
Quoique cette forme paroifie nouvelle à certains égards,
& qu'elle n'ait en effet été bien entendue que par les Modernes ,
les Anciens ne l'ont pas ignorée. Les Grecs eurent leurs Am-
phiâions, les Etrufques leurs Lucumonies , les Latins leurs Fé-
JD E Faix perpétuelle. 429
ries, les Gaules leurs Cités, & les derniers foupirs de la Grèce
devinrent encore illuflres dans la ligue Achéenne. Mais nulles
de ces confédérations n'approchèrent pour la fagefTe de celle du
Corps Germanique, de la Ligue Helvétique & des Etats-Géné-
raux. Que fi ces corps politiques font encore en fi petit nom-
bre & fi loin de la perfeâion dont on fent qu'ils feroient fuf-
ceptibles, c'eft que le mieux ne s'exécute pas comme il s'imagine,
& qu'en politique ainfi qu'en morale , l'étendue de nos con-
noiffances ne prouve guère que la grandeur de nos maux.
Outre ces confédérations publiques, il s'en peut former
tacitement d'autres moins apparentes & non moins réelles , par
l'union des intérêts, par le rapport des maximes, par la con-
formité des coutumes, ou par d'autres circonfiances qui laiflent
fubfifier des relations communes entre des peuples divifés. C'efl
ainfi que toutes les Puiiïances de l'Europe forment entr'elles
une forte de fyfiéme qui les unit par une même religion, par
un même droit des gens, par les mœurs, par les lettres, par
le commerce , & par une forte d'équilibre qui efl: l'effet nécef-
faire de tout cela, & qui, fans que perfonne fonge en effet h
le conferver , ne feroit pourtant pas fi facile h rompre que le
penfent beaucoup de gens.
Cette fociété de peuples de l'Europe n'a pas toujours exifié,
& les caufes particulières qui l'ont fait naître fervent encore h
la maintenir. En effet , avant les conquêtes des Romains , tous
les peuples de cette partie du monde , barbares & inconnus les
uns aux autres, n'avoient rien de commun que leur qualité
d'hommes; qualité qui, ravalée alors par Tefclavage , ne différoit
guère dans leur efprit de celle de brute. Aufii les Grecs , rai-
fonneurs & vains, diflinguoient-ils , pour ainfi dire, deux efpèces
dans l'humanité , dont l'une , favoir la leur, étoit faite pour
commander , & l'autre , qui comprenoit tout le refîe du monde,
uniquement pour fervir. De ce principe il réfultoit qu'un Gaulois ,
ou un Ibère, n'étoit rien de plus pour un Grec, que n'eût été
un Caffre ou un Américain , & les Barbares eux-mêmes n'avoient
pas plus d'aflinité entr'eux que n'en avoient les Grecs avec les
uns ôc les autres.
45^ Projet
Mais quand ce peuple , fouverain par nature , eut été Tournis
aux Romains , fes efclaves , & qu'une partie de rhémifphère
connu eut fubi le même joug, il le forma une union politique
& civile entre tous les membres d'un même empire ^ cette union
fiit beaucoup re/Terrée par la maxime , ou très-fage ou très-
infenfée , de communiquer aux vaincus tous les droits des vain-
queurs , & fur-tout par le fameux décret de Claude , qui incor-
poroit tous les fujets de Rome au nombre de fes citoyens.
A la chaîne politique qui réunifToit ainfi tous les membres en
un corps , fe joignirent les inilitutions civiles & les loix qui don-
nèrent une nouvelle force à ces liens , en déterminant d'une ma-
nière équitable , claire & précife , du moins autant qu'on le pou-
voit dans un fi vafte empire , les devoirs & les droits réciproques
du Prince & des fujets , & ceux des citoyens entr'eux. Le Code
de Théodofe , & enfuite les livres de Juftinien , furent une
nouvelle chaîne de jufiice & de raifon fubftituée à propos à celle
du pouvoir fouverain , qui fe relâchoit très-fenfiblement. Ce fup-
plément retarda beaucoup la diffblution de l'Empire , & lui
conferva long-temps une forte de jurifdiftion fur les Barbares
mêmes qui le défoloienr.
Un troifième lien , plus fort que les précédens , fut celui de
la religion, & l'on ne peut nier que ce ne foit fur -tout au
Chriftianifme que l'Europe doit encore aujourd'hui l'efpèce de
fociété qui s'eft perpétuée entre fes membres ; tellement que
celui de fes membres qui n'a point adopté fur ce point le fenti-
ment des autres , eft toujours demeuré comme étranger parmi
eux. Le Chriftianifme , fi méprifé "a fa naifTance , fervit enfin
d'afyle à fes détradleurs. Après l'avoir fi cruellement & fi vaine-
ment perfécuté , l'Empire Romain y trouva les reflources qu'il
n'avoit plus d:rns fes forces ; fes miflîons lui valoient mieux que
des viftoires ; il envoyoit des Evéques réparer les fautes de fes
Généraux, & triomphoit par fes Prêtres quand fes foldats étoient
battus. C'eft ainfi que les Francs, les Goths , les Bourguignons,
les Lombards, les Abares & mille autres reconnurent enfin l'au-
torité de TEmpire après l'avoir fubjugué , & reçurent, du moins
DE P J I X P E R P É T U E L L E. 43 I
tn apparence , avec la loi de l'Evangile , celle du Prince qui la
leur faifoit annoncer.
Tel étoic le refpecfb qu'on portoit encore à ce grand corps
expirant , que jufqu'au dernier infiant Tes deltrudeurs s'iionoroient
de Tes titres i on voyoit devenir Oflîciers de l'Empire les mêmes
conquérans qui Tavoient avili , les plus grands Rois accepter ,
briguer même les honneurs patriciaux , la préfecture, le confulat;
& comme un lion qui flatte Thomme qu'il pourroit dévorer , on
Voyoit ces vainqueurs terribles rendre hommage au trône impé-
rial qu'ils étoient maîtres de renverfer.
Voila comment le Sacerdoce &: l'Empire ont formé le lien
focial de divers peuples , qui , fans avoir aucune communauté
réelle d'intérêts , de droits ou de dépendance , en avoient une
de maximes & d'opinions, dont l'influence efl: encore demeurée,
quand le principe a été détruit. Le flmulacre antique de l'Empire
Romain a continué de former une forte de haifon entre les
membres qui l'avoient compofé ; & Rome ayant dominé d'une
autre manière après la dcflruétion de l'Empire , il efl refté de
ce double lien (87) une fociété plus étroite entre les nations de
l'Europe , où étoit le centre des deux puifTances , que dans les
autres parties du monde , dont les divers peuples , trop épars
pour fe correfpondre , n'ont de plus aucun point de réunion.
Joignez à cela la fituation particulière de l'Europe , plus éga-
lement peuplée , plus également fertile , mieux réunie en toutes
fes parties ; le mélange continuel des intérêts que les liens du
fang & les affaires du commerce, des arts, des colonies ont mis
entre les Souverains ; la multitude des rivières & la variété de
leur cours, qui rend toutes les communications faciles; l'humeur
înconflante des habitans , qui les porte h voyager fans ceffe & h fe
tranfporter fréquemment les uns chez les autres j l'invention de
(87) Le refpefb pour l'Empire Ro- n'étoir pas le Souverain naturel du
main a tellement furvécu à fa puiffance, Inonde; & Banhole a pouffé leschofes
que bien des Jurifconfultes ont mis en jufqu'à traiter d'hérétique quiconque
queflion fi l'Empereur d'Allemagne oferoit en douter.
45* Projet
rimprimerie & le goût général des Lettres , qui a mis entr'eux
une communauté d'études & de connoifTances ; enfin la multitude
& la petitefTe des États, qui, jointe aux befoins du luxe & a la
diverfité des climats, rend les uns toujours nécefTaires aux autres.
Toutes ces caufes réunies forment de l'Europe , non -feulement,
comme l'Afie ou l'Afrique , une idéale collection de peuples qui
n'ont de commun qu'un nom , mais une fociété réelle qui a fa
religion, fes mœurs, fes coutumes & même fes loix; dont aucun
des peuples qui la compofent , ne peut s'écarter fans caufer aullî-
tôt des troubles.
A voir , d'un autre côté , les diiïentions perpétuelles , les bri-
gandages , les ufurpations , les révoltes , les guerres , les meurtres
qui défoJenr journellement ce refpeftable féjour des Sages , ce
brillant afyle des Sciences & des Artsi h confidérer nos beaux
dlfcours & nos procédés horribles , tant d'humanité dans les maxi-
.mes & de cruauté dans les actions, une religion fi douce & une
fi fanguinaire intolérance , une politique fi fage dans les livres &
fi dure dans la pratique , des Chefs fi bienfaifants & des peuples
fi miférables , des gouvernemens fi modérés & des guerres fi
cruelles : on fait à peine comment concilier ces étranges contra-
riétés ; & cette fraternité prétendue des peuples de l'Europe ne
femble être qu'un nom de dérifion pour exprimer avec ironie
leur mutuelle animofité.
Cependant les chofes ne font que fuivre en cela leurs cours
naturel ; toute fociété fans loix ou fans Chefs , toute union for-
mée ou maintenue par le hazard , doit néceffairement dégénérer
en querelle & diffention h la première circonftance qui vient k
changer ; l'antique union des peuples de l'Europe a compliqué
leurs intérêts & leurs droits de mille manières ; ils fe touchent
par tant de points , que le moindre m>ouvement des uns ne peut
manquer de choquer les autres ; leurs divifions font d'autant plus
funeftes que leurs liaifons font plus intimes ; & leurs fréquentes
querelles ont prefque la cruauté des guerres civiles.
Convenons djnc que l'étac relatif des Puiffances de l'Europe
eft
DE Faix perpétuelle. 433
efl: proprement un état de guerre , &^que tous les traités
partiels entre quelques-unes de ces Pui/Tances, font plutôt des
trêves paffagères que de véritables paix : foit parce que ces traités
n'ont point communément d'autres garans que les parties contrac-
tantes , foit parce que les droits des luîes & des autres n'y font
jamais décidés radicalement, & que ces droits mal éteints, ou
les prétentions qui en tiennent lieu entre des PuifTances , qui ne
reconnoiflent aucun fupérieur , feront infailliblement des fources
de nouvelles guerres , fi - tôt que d'autres circonftances auront
donné de nouvelles forces aux Prétendans.
D'ailleurs , le droit public de l'Europe n'étant point établi
ou autorifé de concert, n'ayant aucuns principes généraux, &
variant incefTamment félon les temps & les lieux, il eft plein de
règles contradictoires , qui ne fe peuvent concilier que par le
droit du plus fort ; de forte que la raifon fans guide aiïliré , fe
pliant toujours vers l'intérêt perfonnel dans les chofes douteufes,
la guerre feroit encore inévitable , quand même chacun voudroit
être jufte. Tout ce qu'on peut faire avec de bonnes intentions ,
c'eft de décider ces fortes d'affaires par la voie des armes , ou
de les aiToupir par des traités paffagers ; mais bientôt aux occa-
fions qui raniment les mêmes querelles, il s'en joint d'autres
qui les modifient ; tout s'embrouille ; tout fe complique ; on ne
voit plus rien au fond des chofes; l'ufurpation paffe pour droit,
la foibleffe pour injuûice ; &: parmi ce défordre continuel , cha-
cun fe trouve infenfiblement fi fort déplacé , que fi l'on pouvoit
remonter au droit folide & primitif , il y auroJt peu de Souve-
rains en Europe qui ne duflënt rendre tout ce qu'ils ont.
Une autre femence de guerre plus cachée & non moins réelle,
c'eft que les chofes ne changent point de forme en cliangeant
de nature ; que des Etats héréditaires en effet refient éleftifs
en apparence ; qu'il y ait des Parlemens ou États nationaux
dans des Monarchies, des Chefs héréditaires dans des Répu-
bliques; qu'une Puiffance dépendante d'une autre conferve encore
une apparence de liberté; que tous les peuples foumis au même
pouvoir ne foier-t pas gouvernés par les mêmes loix ; que l'ordre
(ILuvris mêlées. Tom& L ï i i
434 Traité
de fucceflîon foit difféi^nt dans les divers Etats d'un même Sou-
verain ; enfin que chaque gouvernement tende toujours k s'altérer,
fans qu'il foit pofîîble d'empêcher ce progrès : voilà les caufes
générales & particulières qui nous uniiïent pour nous détruire ,
& nous font écrire une fi belle dodrine fociale avec des mains
toujours teintes de fang humain.
Les caufes du mal étant une fois connues, le remède , s'il
exifte, eft fuffifamment indiqué par elles. Chacun voit que toute
fociété fe forme par les intérêts communs ; que toute divifion
naît des intérêts oppofés ; que mille événemens fortuits pouvant
clianger & modifier les uns & les autres, dès qu'il y a fociété ,
il faut néceffairemenr une force coaclive , qui ordonne & con-
certe les mouvemens de fes membres, afin de donner aux com-
muns intérêts & aux engagemens réciproques la folidité qu'ils ne
fauroient avoir par eux-mêmes.
Ce feroit d'ailleurs une grande erreur d'efpêrer que cet état
violent pût jamais changer par la feule force des chofes, & fans
le fecours de l'art. Le fyftême de l'Europe a précifément le
degré de folidité qui peut la maintenir dans une agitation perpé-
tuelle , fans la renverfer tout-h-fait ; & fi nos maux ne peuvent
augmenter , ils peuvent encore moins finir , parce que toute
grande révolution eft déformais impofïïble.
Pour donner a ceci l'évidence néceflaire , commençons par
jetter un coup d'œil général fur l'état préfent de l'Europe. La
fituation des montagnes , des mers & des fleuves qui fervent de
bornes aux nations qui l'habitent, femble avoir décidé du nom-
bre & de la grandeur de ces nations , & l'on peut dire que
l'ordre politique de cette partie du monde efl à certains égards
l'ouvrage de la nature.
En effet, ne penfons pas que cet équilibre fi vanté ait été
établi par perfonne , & que perfonne ait rien fait à deffein de
le conferver : on trouve qu'il exiile ; & ceux qui ne fentent pas
en eux-mêmes aflez de poids pour le rompre , couvrent leurs vues
particulières du prétexte de le foutenir. Mais qu'on y fonge ou
ï)£ T A I X PERPÉTUELLE 43 J
non, cet équilibre fubfifle, & n'a befoin que de lui-même pour
fe conferver fans que perfonne s'en mêle; & quand il fe romproit
un moment d'un côté, il fe rétabliroit bientôt d'un autre : de
forte que fi les Princes qu'on accufoir d'afpirer h la monarchie
univerfelle , y ont réellement afpiré , ils montroient en cela plus
d'ambition que de génie ; car comment envifager un moment ce
projet, fans en. voir auflî-tôt le ridicule? Comment ne pas fentir
qu'il n'y a point de Potentat en Europe affez fupérieur aux
autres pour pouvoir jamais en devenir le maître ? Tous les con-
quérans qui ont fait des révolutions , fe préfentoient toujours
avec des forces inattendues, ou avec des ti-oupes étrangères &
différemment aguerries , à des peuples ou défarmés , ou divifés ,
ou fans difcipline; mais où prendroit un Prince Européen des
forces inattendues , pour accabler tous les autres , tandis que le
plus puifTant d'entr'eux eft une fi petite partie du tout, & qu'ils
ont de concert une û grande vigilance ? Aura-t-il plus de troupes
qu'eux tous ? Il ne le peut, ou n'en fera que plutôt ruiné, ou
fes troupes feront plus mauvaifes , en raifon de leur plus grand
nombre. En aura-t-il de mieux aguerries ? Il en aura moins \
proportion. D'ailleurs la difcipline eft par-tout h -peu -près la
même , ou le deviendra dans peu. Aura-t-il plus d'argent ? Les
fources en font communes , & jamais l'argent ne fit de grandes
conquêtes. Fera-t-il une invafion fubite ? La famine ou des places
fortes l'arrêteront à chaque pas. Voudra-t-il s'agrandir pied-à-
pied ? Il donne aux ennemis le moyen de s'unir pour réfifter ;
le temps, l'argent & les hommes ne tarderont pas h lui manquer,
Divifera-t-il les autres PuifFances pour les vaincre l'une par l'au-
tre ? Les maximes de l'Europe rendent cette politique vaine ; &:
le Prince le plus borné ne donneroit pas dans ce piège. Enfin
aucun d'eux ne pouvant avoir de refTources exçlufives , la réfiflance
eft à la longue égale h l'effort; & le temps rétablit bientôt les
brufques accJdens de la fortune , finon pour chaque Prince en
particulier , au moins pour la conftitution générale.
Veut - on maintenant fuppofer h plaifir l'accopd de deux ou
trois Potentats , pour fubjuguer tout le reile ? Ces trois Potentats ,
I ii ij
43^ Traité
quels qu'ils foient , ne feront pas enfemble la moitié de l'Europe.
Alors l'autre moitié s'unira certainement contre eux; ils auront
donc à vaincre plus fort qu'eux-mêmes. J'ajoute que les vues
des uns font trop oppofées à celles des autres , & qu'il règne une
trop grande jaloufie entr'eux, pour qu'ils puiflent même former
un femblable projet : j'ajoute encore que, quand ils l'auroient
formé, qu'ils le mettroient en exécution, & qu'il auroit quelques
fuccès , ces fuccès mêmes feroient , pour les Conquérans alliés ,
des fcmences de difcorde , parce qu'il ne feroit pas poflîble que
les avantages fu/Tent tellement partagés que chacun fe trouvât
également fatisfait des fiens ; & que le moins heureux s'oppo-
feroit bientôt aux progrès des autres , qui , par une femblable
raifon , ne tarderoient pas h fe divifer eux-mêmes. Je doute que
depuis que le monde exifte , on ait jamais vu trois ni même deux
grandes Puiffances bien unies , en fubjuguer d'autres , fans fe
brouiller fur les contingens ou fur les partages, &c fans donner
bientôt par leur méfintelligence de nouvelles refTources aux foi-
b!es. Ainfî , quelque fuppofition qu'on fafle , il n'eft pas vraifem-
blable que ni Prince , ni Ligue puiffe déformais changer confî-
dérablement & à demeure l'état des chofes parmi nous.
Ce n'efl: pas k dire que les Aipes , le Rhin , la Mer , les
Pyrénées foient des obftacles infurmontables a l'ambition ; mais
ces obftacles font foutenus par d'autres qui les fortifient , ou
ramènent les Etats aux mêmes limites , quand des efforts paffa-
gers les en ont écartés. Ce qui fait le vrai foutien du fyfîéme de
l'Europe , c'efl bien en partie le jeu des négociations , qui pref-
que toujours fe balancent mutuellement ; mais ce fyftcme a un
autre appui plus folide encore ; & cet appui c'eft le corps Ger-
manique , placé prefque au centre de l'Europe , lequel en tient
toutes les autres parties en refpect , & fert peut-être encore plus
au maintien de fes voifins , qu'h celui de fes propres membres :
corps redoutable aux étrangers, par fon étendue, par le nombre
& la valeur de fes peuples . mais utile à tous par fa conftitution ,
qui, lui ôtant los moyens &z la volonté de rien conquérir', en f^it
recueil des conquérans. Malgré les défauts de cette conftitution de
DE Vaixpekpètuelle. 437
rEmpire , il eft certain que tant qu'elle fubfiftera , jamais l'équi-
libre de l'Europe ne fera rompu, qu'aucun Potentat n'aura a
craindre d'être détrôné par un autre , & que le traité de Wefl-
phalie fera peut-être à jamais parmi nous, la bafe du fyftéme
politique. Ainfi le droit public que les Allemands étudien^ avec
tant de foin, eft encore plus important qu'ils ne penfent, & n'efl
pas feulerhent le droit public Germanique , mais , k certains
égards , celui de toute l'Europe.
Mais fi le préfcnt fyftéme eft inébranlable , c'eft en cela
même qu'il eft plus orageux ; car il y a entre les PuifTances
Européennes une adion & une réaâion qui, fans les déplacer
tout-à-fait , les tient dans une agitation continuelle ; léurS efforts
font toujours vains & toujours renaiffans , comme les flots de
la mer , qui fans cefle agitent fa furface , fans jamais en changer
le nireau \ de forte que les peuples font inceffamment défolés
fans aucun profit fenfible pour les Souverains.
Il me feroit aifé de déduire la même vérité àes intérêts par-
ticuliers jde toutes les Cours de l'Europe i tar je ferois voir
aiféraent que ces intérêts fe croifent de manière à tenir toutes
leurs forces mutuellement en refpeél^ mais les idées de commerce
& d'argent ayant produit une efpèce de fanatifme politique, font
fi promptement changer les intérêts apparens de tous les Princes,
qu'on ne peut établir aucune maxime ftable fur leurs vrais inté-
rêts, parce que tout dépend maintenant des fyftêmës ^conomi-'
ques , la plupart fort bizarres , qui pafTenc par ïa têfè dès
Miniftres. Quoi qu'il en foit, le commerce qui tend journellement
h fe mettre en équilibre , étant à certaines Puiiïances l'avantage
exclufif qu'elles en tiroient, leur ôte en même temps un des
grands moyens qu'elles avoient de faire la loi aux autres. (88)
( 88 ) Les chofes ont changé depuis que l'agriculture fleurit dans cette Ifle ,
que j'écrivois ceci ; maismon principe & moi jeparie qu'elle y dépérit. Lon-
ferà toujours vrai. Il eft , par exemple , dres s'agrandit tous les jours ; donc le
très-aifé de prévoir que dans vingt ans Royaume fe dépeuple. LesAngloisveu"
d'ici l'Angleterre avec toute fa gloire , lent être conquérons ; donc ils ne tâf-^
fera ruinée, & de plus aura perdu le deront pas d'être efclavest
refte de fa liberté, Tout le mondf alTure
458
1 R A 1 T è
Si j'ai infifté fur l'égale diftribution de force , qui rérulte en
Europe de la conftitution afluelle , c'étoit pour en déduire une
conféquence importante h l'établifTement d'une afTociation géné-
rale ^ car pour former une confédération folide & durable, il
faut en mettre tous les membres dans une dépendance tellement
mutuelle , qu'aucun ne foit feul en état de réfifter k tous les
autres , & que les affociations particulières qui pourroient nuire
i la grande, y rencontrent des obftacles fuffifans pour empêcher
leur exécution : fans quoi la confédération feroit vaine , & chacun
feroit réellement indépendant fous une apparente fujétion. Or ,
fi ces ob/lacles font tels que j'ai dit ci- devant, maintenant que
toutes les PuifTances font dans une entière liberté de formée
entr'elles des ligues & des traités ofFenfifs , qu'on juge de ce
qu'ils feroient quand il y auroit une grande ligue armée , toujours
prête à prévenir ceux qui voudroient entreprendre de la détruire
ou de lui réfiiîer. Ceci fuffit pour montrer qu'une telle afTocia-
tion ne confifteroit pas en délibérations vaines , auxquelles chacun
pût réfifter impunément ; mais qu'il en naitroit une puiffance
cfFeftive, capable de forcer les ambitieux à fe tenir dans les
bornes du traité général.
Il réfuite de cet expofé trois vérités inconteftables. L'une,
qu'excepté le Turc, il règne entre tous les peuples de l'Europe
une liaifon fociale imparfaite, mais plus étroite que les nœuds
généraux & lâches de l'humanité. La féconde , que l'imper-
fedion de cette fociété rend la condition de ceux qui la com-
pofent pire que la privation de route fociété entr'eux. La troi-
fième , que ces' premiers liens , qui rendent cette fociété nui-
fible.la rendent en même temps facile a perfectionner; enforte
que tous fes membres pourroient tirer leur bonheur de ce qui
fait aftuellement leur misère , & changer en une paix éternelle
l'état de guerre qui règne entr'eux.
Voyons maintenant de quelle manière ce grand ouvrage ,
commencé par la fortune, peut être achevé par la raifon; &
comment la fociété libre & volontaire , qui unir tous les Etats
DE Paix perpétuelle. 439
Européens, prenant la force & la folidité d'un vrai corps poli-
tique, peut fe changer en une confédération réelle. Il eft indu-
bitable qu'un pareil établiflement donnant à cette aflbciation la
perfe(n:ion qui lui manquoit, en détruira Tabus , en étendra les
avantages , & forcera toutes les parties à concourir au bien
commun i mais il faut pour cela que cette confédération foi»
tellement générale, que nulle puilTance confidérable ne s'y refufe;
qu'elle ait un Tribunal judiciaire , qui puiiïe établir les loix &
les réglemens qui doivent obliger tous les membres i qu'elle aie
une force coadive & coërcirive , pour contraindre chaque État
de fe foumettre aux délibérations communes , foie pour agir ,
foit pour s'abftenir ; enfin , qu'elle foit ferme & durable , pour
empêcher que les membres ne s'en détachent k leur volonté , û-
tôt qu'ils croiront voir leur intérêt particulier contraire à l'intérêt
général. Voilà les fîgnes certains auxquels on reconnoîtra que
l'inftitution eft fage, utile & inébranlable : il s'agit maintenant
d'étendre cette fuppofition , pour chercher par analyfe quels
effets doivent en réfulter, quels moyens font propres k l'établir,
& quel efpoir raifonnable on peut avoir de la mettre en exé-
cution.
Il fe forme de temps en temps parmi nous des efpèces de
Diètes générales fous le nom de congrès , où l'on fe rend folem-
nellement de tous le Etats de l'Europe pour s'en retourner de
même i où l'on s'afTemble pour ne rien dire ; où toutes les
affaires publiques fe traitent en particulier; où l'on délibère en
commun Ci la table fera ronde ou quarrée, /i la falle aura plus
ou moins de portes , fi un tel Plénipotentiaire aura le vifage ou
le dos tourné vers la fenêtre, fl tel autre fera deux pouces de
chemin de plus ou de moins dans une vifite , & fur mille queflions
de pareille importance , inutilement agitées depuis trois fîècles ,
& très-dignes affurément d'occuper les politiques du nôtre.
Il fe peut faire que les membres d'une de ces affemblées
foient une fois doués du fens commun; il n'efl pas même im-
pofTible qu'ils veuillent fîncérement le bien public ; & par les
raifons qui feront ci-après déduites, on peut concevoir encore
449 Traité
qu'après avoir applani bien des difficultés, ils auront ordre de
leurs Souverains refpeâifs de figner la confédération générale,
que je fuppofe Sommairement contenue dans les cinq articles
fuivans.
Par le premier, les Souverains contradtans établiront entr'eux
une alliance perpétuelle & irrévocable, & nommeront des Plé-
nipotentiaires pour tenir , dans un lieu déterminé , une Diète ou
un congrès permanent , dans lequel tous les différends des parties
contraftantes feront réglés & terminés par voies d'arbitrage ou de
jugement.
Par le fécond, on fpécifiera le nombre des Souverains dont
les Plénipotentiaires auront voix h la Diète ^ ceux qui feront invi-
tés d'accéder au traité ; l'ordre , le temps & la manière dont la
préfidence pafiera de l'un k l'autre par intervalles égaux ; enfin
la quantité relative des contributions, & la manière de les lever,
pour fournir aux dépenfes communes.
Par le troifième , la confédération garantira k chacun de fef
membres la pofTelTion & le gouvernement de tous les États qu'il
poiïede a(?huellement , de même que la fucceflion éledive ou
iiéréditaire ; félon que le tout eil: établi par les loix fondamen-
tales de chaque pays ; & pour fupprimer tout d'un coup la
foyrce des démêlés qui renaifTent incefTamment , on conviendra de
prendre la pofTeflîon aduelle & les derniers traités pour bafe de
tous les droits mutuels des Puiffances contrariantes, renonçant
pour jamais & réciproquement \ toute autre prétention anté-
rieure; fauf les fucceffions futures contentieufes , & autres droits
a échoir, qui feront tous réglés a l'arbitrage de la Diète, fans
qu'il foit permis de s'en faire raifon par voies de fait , ni de
prendre jamais les armes l'un contre l'autre , fous quelque pré-
texte que ce pAiifTe être.
Par le quatrième , on fpécifiera les cas où tout Allié , infrac-
teur du traité , feroit mis au banc de l'Europe , & profcrit comme
ennemi public ; favoir, s'il refufoit d'exécuter les jugemens de 1»
grande
DE V A I X PERPÉTUELLE. 441
grande alliance , qu'il fît des préparatifs de guerre , qu'il négo-
ciât des traités contraires à la confédération , qu'il prît les armes
pour lui réfifter , ou pour attaquer quelqu'un des Alliés.
Il fera encore convenu par le même article qu'on armera fie
agira ofFenfivement , conjointement & a frais communs, contre
tour Etat au ban de l'Europe , jufqu'h ce qu'il ait mis bas les
armes, exécuté les jugemens & réglemens de la Diète, réparé
les torts, rembourfé les frais, & fait raifon même des préparatifs
de guerre contraires au traité.
Enfin , par le cinquième , les Plénipotentiaires du corps
Européen auront toujours le pouvoir de former dans la Diète, \
la pluralité des roix pour la provifion, & aux trois quarts des
voix cinq ans après pour la définitive , fur les inflruftions de leurs
Cours, les réglemens qu'ils jugeront importans pour procurer
à la République Européenne & h chacun de fes membres , tous
les avantages poiïibles ; mais on ne pourra jamais rien changer
h ces cinq articles fondamentaux, que du confentement unanime
des confédérés.
Ces cinq articles, ainfi abrégés & couchés en règles généra-
les , font , je n'ignore pas , fujets h mille petites difficultés , dont
plufieurs demanderoient de longs éclaircifTemens ; mais les petites
difficultés fe lèvent aifément au befoin ; & ce n'eft pas d'elles
qu'il s'agit dans une entreprife de l'importance de celle-ci. Quand
il fera queftion du détail de la police du Congrès , on trouvera
mille obflacles , & dix mille moyens de les lever. Ici il eft quef-
tion d'examiner , par la nature des chofes , fi l'entreprife e/l
polTîble ou non. On fe perdroit dans des volumes de riens, s'il
falloit tout prévoir & répondre h tout. En fe tenant aux prin-
cipes inconteftables , on ne doit pas vouloir contenter tous les
efprits , ni réfoudre toutes les objedions , ni dire comment tout
fe fera : il fuffit de montrer que tout fe peut faire.
Que faut-il donc examiner pour bien juger de ce fyftéme ?
Deux queftions feulement; car c'eft une infulte que je ne veux"
Œuvres meUcs. Tome I. Kkk
44^ Proie t
pxi faire au le(?\enr , de lui prouver qu'en général l'état de paix
eft préférable à Tétat de guerre.
La première quefiion efl , fi la confédération propofée ircMt
sûrement à fon but, & feroit fuffifante pour donner a l'Europe
une paix folide & perpétuelle.
I.A féconde , s'il eu de l'intérêt des Souverains d'établir cette
confédération , &c d'acheter une paix confiante à ce prix.
Quand l'utilité générale & particulière fera ainfi démontrée ,
on ne voit plus dans la raifon des chofes quelle caufe pourroft
empêcher l'effet d'un établifTement qui ne dépend que de la
volonté des intéreffés.
Pour difcuter d'abord le premier article , appliquons ici ce
que j'ai dit ci-devant du fyfléme général de l'Europe , & de
l'effort commun qui circonfcrit chaque Puiffance ;i-peu-près dans
fes bornes , & ne lui permet pas d'en écrafer entièrement d'au-
tres. Pour rendre fur ce point mes raifonnemens plus fenfibles ,
je joins ici la lifte des dix-neuf PuifTmces qu'on fuppofe compo-
fer la République Européenne ; enforte que chacune ayant voix
égAle , il y auroit dix-neuf voix dans la Diète j
SA VOIR.
L'Empereur des Romains.
L'Empereur de Ruflîe.
Le Roi de France.
Le Roi d'Efpagne.
Le Roi d'Angleterre.
Les États-Généraux.
Le Roi de Dannemarck.
La Suéde.
La Pologne.
Le Roi de Portugal.
Le Souverain de Rome.
Le Roi de Pruffe.
L'Elefteur de Bavière & fes Co-afTociés.
De V a î X PEnpiTUEL^LE. 44J
L'Elefteur Palatin & Tes Co-afTociés.
Les SuifTes & leurs Co-aflbciés.
Les Eleâeurs Eccléfiaftiques & leurs AfTociés.
La République de Venife & Tes Co-afTociés.
Le Roi de Naples.
Le Roi de Sardaigne.
Plusieurs Souverains moins confidérables , tels que la Ré-
publique de Gènes, les Ducs de Modène & de Parme, &
d'autres , étant omis dans cette lifte , feront joints aux moins
puifTans , par forme d'afTociation , & auront avec eux un droit
de fufFrage , femblable au votum curiatum des Comtes de PEm-
pire. Il eft inutile de rendre ici cette énumération plus précife ,
parce que , jufqu'à l'exécution du projet , il peut furvenir d'un
moment k l'autre des accidens fur lefquels il la faudroit réformer,
mais qui ne changeroient rien au fond du fyftéme.
Il ne faut que jetter les yeux fur cette lifte , pour voir avec
la dernière évidence qu'il n'eft pas pofïïble,ni qu'aucune des
PuiflTances qui la compofent foit en état de réfifter à toutes les
autres unies en corps , ni qu'il s'y forme aucune ligue partielle ,
capable de faire tète à la grande confédération.
Car comment fe feroit cette ligue ? Seroit-ce entre les plus
puiffans ? Nous avons montré qu'elle ne fauroit être durable ■-, &
il eft bien aifé maintenant de voir encore qu'elle eft incom-
patible avec le fyftéme particulier de chaque grande Puiftance ,
& avec les intérêts inféparables de fa conftitution. Seroit-ce entre
un grand État & plufieurs petits ? Mais les autres grands Etats ,
unis k la confédération , auront bientôt écrafé la ligue \ & l'on
doit fentir que la grande alliance étant toujours unie & armée ,
il lui fera facile , en vertu du quatrième article , de prévenir &
d'étouffer d'abord toute alliance partielle & féditieufe , qui ten-
droit k troubler la paix & l'ordre public. Qu'on voie ce qui fe
pafTe dans le corps Germanique , malgré les abus de fa police ,
& l'extrême inégalité de fes membres : y en a- 1- il un feul ,
même parmi les plus puiftans , qui osât s'expofer au ban de
Kkkij
444 Projet
l'Empire, en bleffant ouvertement fa conAitution, à moins qu'il
ne crût avoir de bonnes raifons de i>e point craindre que l'Em-
pire voulût agir contre lui tout de bon ?
Ainsi je riens pour démontré que la Diète Européenne une
fois établie , n'aura jamais de rébellion à craindre i & que bien
qu'il s'y puilTe introduire quelques abus , ils ne peuvent jamais
aller jufqu'à éluder l'objet de l'inftitution, Refèe à voir fi cet
objet fera bien rempli par l'inftitution même.
Pour cela , confidérons les motifs qui mettent aux Princes les
armes a la main. Ces motifs font, ou de faire des conquêtes,
ou de fe défendre d'un conquérant, ou d'afFoiblir un trop pu'iC-
fant voifm , ou de foutenir fes droits attaqués, ou de vuider un
différend qu'on n'a pu terminer à l'amiable , ou enfin de remplir
Jes engagemens d'un traité. Il n'y a ni caufe ni prétexte de guerre
qu'on ne puiffe ranger fous quelqu'un de ces fîx chefs ; or , il
ell évident qu'aucun des fix ne peut exifter dans ce nouvel état
de chofes.
Premièrement, il faut renoncer aux conquêtes, par l'im-
pofTibilité d'en faire , attendu qu'on eft sûr d'être arrêté dans
fon chemin par de plus grandes forces que celles qu'on peut
avoir; de forte qu'en rifquant de tout perdre , on eft dans l'im-
puiffance de rien gagner. Un Prince ambitieux qui veut s'agrandir
en Europe , fait deux chofes. Il commence par fe fortifier de
bonnes alliances , puis 11 tâche de prendre fon ennemi au dé-
pourvu. Mais les alliances particulières ne ferviroient de rien
contre une alliance plus forte & toujours fubfiflante; & nul Prince
n'ayant plus aucun prétexte d'armer , il ne fauroit le faire fans
être apperçu , prévenu & puni par la confédération toujours
armée.
La même raifon qui ôte à chaque Prince tout efpoir de con-
quête, lui ôte en même-temps toute crainte d'être attaqué ; &
non-feulement fes États garantis par route l'Europe, lui font aufTi
affurés qu'aux citoyens leurs pofleflions dans un pays bien policé;
mais plus que s'il étoit leur uniijue & propre défenfeur , dans
DE V A I X PERPÉTUELLE 44J
le même rapport que l'Europe entière eft plus forte que lui
feul.
On n'a plus de raifon de vouloir afFoiblir un voifin dont on
n'a plus rien à craindre ; & Ton n'en eft pas même tenté , quand
on n'a nul efpoir de réuflir.
A l'égard du foutien de Tes droits , il faut d'abord remarquer
qu'une infinité de chicannes & de prétentions obfcures & em-
brouillées , feront toutes anéanties par le troifième article de la
confédération , qui règle définitivement tous les droits récipro-
ques des Souverains alliés fur leur a(5luelle pofTefTion. Ainfi toutes
les demandes & prétentions poffibles deviendront claires \ l'ave-
nir , & feront Jugées dans la Diète h mefure qu'elles pourront
naître : ajoutez que fi l'on attaque mes droits, je dois les fou-
tenir par la même voie. Or , on ne peut les attaquer par les
armes , fans encourir le ban de la Diète. Ce n'ef} donc pas non
plus par les armes que j'ai befi)in de les défendre : on doit dire
la même chofe des injures , d^es torts, des réparations, & de
tous les différends imprévus qui peuvent s'élever entre deux
Souverains ; & le même pouvoir qui doit défendre leurs droits ,
doit auffi redre/îèr leurs griefs.
Quant au dernier article , la folution faute aux yeux. On
voit d'abord que n'ayant plus d'agrelTeur h craindre , on n'a plus
befoin de traité défenfif j & que comme on n'en fauroit faire de
plus folide & de plus sûr que celui de la grande confédération,
tout autre feroir irtutile , illégitime , & par conféquenr nul.
Il n'eft donc pas poflîble que la confédération une fois éta-
blie , puifTe laiffer aucune femence de guerre entre les confédé-
rés, & que l'objet de la paix perpétuelle ne foit exadement
rempli par l'exécution du fyflême propofé.
Il nous refte maintenant à examiner l'autre quef^ion , qui
regarde l'avantage des parties contraâantes ; car on fent bien
que vainement feroit-on parler l'intérêt public an préjudice de
l'intérêt particulier. Prouver que la paix efl en général préfé-
44<^
F R O y E T
rable à la guerre , c'eft ne rien dire a celui qui croît avoir des
raifons de préférer la guerre à la paix ; & lui montrer lej
moyens d'établir une paix durable , ce n'eft que Texciter k s'y
oppofer.
En efFet, dira-t-on, vous ôtez aux Souverains le droit de fe"
faire jullice à eux-mêmes , d'être injufles quand il leur plaît i
vous leur ôtez le pouvoir de s'agrandir i vous les faites renoncer
h cet appareil de puifTance & de terreur dont ils aiment k
effrayer le monde, à cette gloire des conquêtes, dont ils tirent
leur honneur; enfin vous les forcez d'être équitables & pacifi-
ques. Quels feront les dédommagemens de tant de privations i
Je n'oferois répondre avec TAbbé de Saint - Pierre : que la
véritable gloire des Princes confifle h procurer l'utilité publique,
& le bonheur de leurs fujets , que tous leurs intérêts font fubor-
donnés à leur réputation i & que la réputation qu'on acquiert
auprès des fages , fe mefure fur le bien que l'on fait aux hom-
mes ; que Tentreprife d'une paix perpétuelle étant la plus grande
qui ait jamais été faite , eft la plus capable de couvrir fon auteur
d'une gloire immortelle ; que cette même entreprife étant aufli
la plus utile aux peuples , eft encore la plus honorable aux
Souverains, la feule fur-tout qui ne foit pas fouillée de fang , de
rapines , de pleurs, de malédidions; & qu'enfin le plus sûr moyen
de fe diftinguer dans la foule des Rois , eft de travailler au
bonheur public. Ces difcours, dans les cabinets des Miniftres,
ont couvert de ridicule l'Auteur & fes projets : mais ne méprifons
pas comme eux fes raifons; & quoi qu'il en foit des vertus des
Princes , parlons de leurs intérêts.
Toutes les Puiffances de l'Europe ont des droits ou des pré-
tentions les unes contre les autres ; ces droits ne font pas de
nature k pouvoir jamais être parfaitement éclaircis , parce qu'il
n'y a point, pour- en juger , de règle commune & confiante; &
qu'ils font fouvent fondés fur des faits équivoques ou incertains.
Les différends qu'ils caufent ne fauroient non plus être jamais
terminés fans retour , tant faute d'arbitre compétent, que parce
DE Faix perpétuelle. 447
que chaque Prince revient dans Toccafion fans fcrupule , fur les
cefîions qui lui ont été arrachées par force dans des traités par
les plus puifTms , ou après des guerres malheureufes. C'eft donc
une erreur de ne fonger qu'à fes prétentions fur les autres, &
d'oublier celles des autres fur nous, lorfqu'il n'y a d'aucun côté
ni plus de juftice , ni plus d'avantage dans les moyens de faire valoir
ces prétentions réciproques. Si-tôt que tout dépend de la fortune,
la pofTeffion a<fluelle efl d'un prix que la fagefle ne permet pas de
rifquer contre le profit à venir, même h chance égale; & tout le
monde blâme un homme à fon aife qui , dans l'efpoir de doubler
fon bien, l'ofe rifquer en un coup de dez. Mais nous avons fait
voir que dans les projets d'agrandifTement , chacun même , dans
Je fyfléme afiuel , doit trouver une ré/ifiance fupérieure h fon
effort ; d'où il fuit que les plus puifTans n'ayant aucune raifon
de jouer, ni les plus foibles aucun efpoir de profit, c'eft un
bien pour tous de renoncer h ce qu'ils défirent, pour s'aiïurer
ce qu'ils pofîedent.
CcNSiDf':RONS la confommation d'hommes, d'argent, de
forces de toute efpèce , l'épuifement oii la plus heureufe guerre
Jette un Etat quelconque; & comparons ce préjudice aux avan-
tages qu'il en retire ; nous trouverons qu'il perd fouvent quand
il croit gagner , & que le vainqueur , toujours plus foible qu'avant
la guerre , n'a de confolation que de voir le vaincu plus affoibli
que lui ; encore cet avantage efl-il moins réel qu'apparent ,
parce que la fupériorité qu'on peut avoir acquife fur fon adver-
faire , on l'a perdue en même temps contre les PuiHances neutres
qui, fans changer d'écar, fe fortifient, par rapport a nous, de
tout notre afFoiblifTement.
Si tous les Rois ne font pas revenus encore de la folie des
conquêtes, il femble au moins que les plus fages commencent
à entrevoir qu'elles courent quelquefois plus qu'elles ne valent.
Sans entrer h cet égard dans mille dif}in(fcions qui nous mene-
roient trop loin , on peut dire en général qu'un Prince qui,
pour reculer fes frontières , perd autant de fes anciens fujets
qu'il en acquiert de nouveaux, s'aifoiblit en s'agrandiiïant ; parce
44^
Projet
qu'avec un plus grand cfpace à défendre, il n'a pas pïus de
défenfeurs. Or , on ne peut ignorer que par la manière dont U
guerre fe fait aujourd'hui , la moindre dépopulation qu'elle pro-
duit eft celle qui fe fait dans les armées : c'cft bien Ih la perte
apparente & fenfible ; mais il s'en fait en même temps dans tout
l'État une plus grave & plus irréparable que celle des hommes
qui meurent, par ceux qui ne naifTentpas, par l'augmentation
des impôts, par l'interruption du commerce, par la défertion
des campagnes , par l'abandon de l'agriculture ; ce mal qu'on
n'apperçoit point d'abord, fe fait fentir cruellement dans la fuite;
& c'eft alors qu'on eft étonné d'être iî foible , pour s'être rendu
fi puilTant.
Ce qui rend encore les conquêtes moins intérefTantes , c'efl
qu'on fait maintenant par quels moyens on peut doubler & tri-
pler fa puifTance , non-feulement fans étendre fon territoire ,
mais quelquefois en le refTerrant , comme fit très-fagement l'Em-
pereur Adrien. On fait que ce font les hommes feuls qui font
la force des Rois ; «Se c'eft une proportion qui découle de ce que
je viens de dire , que de deux Etats qui nourriffent le même
nombre d'habitans , celui qui occupe une moindre étendue de
terre, efl réellement le plus puiiTant. C'eft donc par de bonnes
loix, par une fage police, par de grandes vues économiques,
qu'un Souverain judicieux eft sûr d'augmenter fes forces , fans
rien donner au liafard. Les véritables conquêtes qu'il fait fur fes
voifins , font les établlfTemens plus utiles qu'il forma dans fes
États i & tous les fujers de plus qui lui rjaifTent, font auta:7t
d'ennemis qu'il tue.
Il ne faut point m'objeder ici que je prouve trop , en ce que,
fi les chofes étoient comme je les repréfente , chacun ayant un
véritable intérêt de ne pas entrer en guerre , & les intérêts par-
ticuliers, s'unifTant à l'intérêt commun pour maintenir la paix,
cette paix devroit s'établir d'elle-même , & durer toujours fans aucu-
ne confédération; ce feroit faire un fort mauvais raifonnement dans
!a préfente conftitution ; car quoiqu'il fût beaucoup meilleur
pour tous d'être toujours en paix , le défaut commun de sûreti
7) F Paix p e n p è t V e l l e. 449^
k cet égard , fait que chacun ne pouvant s'afTurer d'éviter la
guerre, tache au moins de la commencer k fon avantage quand
rocca/îon le favorife , & de prévenir un voiiîn , qui ne manque-
roit pas de le prévenir k fon tour dans Toccafion contraire i de
forte que beaucoup de guerres , même ofFenfives , font d'injuftes
précautions pour mettre en sûreté fon propre bien , plutôt que
des moyens d'ufurper celui des autres. Quelque falutaires que
puiffent être généralement les maximes du bien public , il eft
certain qu'à ne confidérer que l'objet qu'on regarde en politique ,
& fouvent mcme en morale, elles deviennent pernicieufes à celui
qui s'obftinc \ les pratiquer avec tout le monde , quand per-
fonne ne les pratique avec lui.
Je n'ai rien \ dire fur l'appareil des armes, parce que deflitué
de fondemens foUdes, foit de crainte, foit d'efpérance, cet appa-
reil eH; un jeu d'enfant , & que les Rois ne doivent point avoir
de poupées. Je ne dis rien non plus de la gloire des conquérans ,
parce que s'il y avoir quelques monflres qui s'afRigealFent uni-
quement pour n'avoir perfonne k maffacrer , il ne faudroit point
leur parler raifon , mais leur ôter les moyens d'exercer leur
rage meurtrière. La garantie de l'article troifième ayant prévenu
toutes folides raifons de guerre, on ne fauroit avoir de motif de
l'allumer contre autrui , qui ne pui/Te en fournir autant à autrui
contre nous-mêmes , & c'eft gagner beaucoup que de s'affranchir
d'un rifque où chacun eft feul contre tous.
Quant \ la dépendance oîi chacun fera du Tribunal com-
mun, il eft très-clair qu'elle ne diminuera rien des droits de la
fouveraineté , mais les affermira au contraire, & les rendra plus
affurés par l'article troifième , en garantiffant à chacun , non-feu-
lement fes Etats contre toute invafion étrangère, mais encore fon
autorité contre toute rébellion de fes fujets , ainfi les Princes
n'en feront pas moins abfolus, & leur couronne en fera plus
affurée : de forte qu'en fe foumettant au jugement de la Diète
dans leurs démêlés d'égal k égal , & s'ôtant le dangereux pou-
voir de s'emparer du bien d'autrui , ils ne font que s'affurer de
leurs véritables droits & renoncer \ ceux qu'ils n'ont pas. D'ail-
QLuyres mdc<s. Tome I, hW
4^o Projet
leurs, il y a bien de la différence entre dépendre d'autrui ou
feulement d'un corps dont on eft membre , & dont chacun eft
chef a fon tour -, car en ce dernier cas on ne fait qu'afTurer fa
liberté par les garans qu'on lui donne ; elle s'aliéneroit dans les
mains d'un maître , mais elle s'affermit dans celles des affociés.
Ceci fe confirme par l'exemple du Corps Germanique; car bien
que la fouveraineté de fes membres foit altérée à bien des égards
par fa conftitution , & qu'ils foient par conféquent dans un cas
moins fa\^orable que ne feroient ceux du Corps Européen , il
n'y en a pourtant pas un feul , quelque jaloux qu'il foit de fon
autorité, qui voulût, quand il le pourroit, s'affurer une indé-
pendance abfolue, en fe détachant de l'Empire.
Remarquez de plus que le Corps Germanique ayant un
Chef permanent, l'autorité de ce Chef doit néceffairement ren-
dre fans ceffe à l'ufurpation ; ce qui ne peut arriver de même
dans la Diète Européenne , où la préfidence doit être alternative ,
& fans égard k l'inégalité de puifTance.
A toutes ces confîdérations il s'en joint une autre bien plus
importante encore pour des gens aufïï avides d'argent que le
font toujours les Princes ; c'efl une grande facilité de plus d'en
avoir beaucoup , par tous les avantages qui réfulteront pour leurs
peuples & pour eux d'une paix continuelle , & par TexcefTive
dépenfe qu'épargne la réforme de l'état militaire , de ces mul-
titudes de fortereffes , & de cette énorme quantité de troupes
qui abforbe leurs revenus , & devient chaque jour plus à charge
h leurs peuples & à eux-mêmes. Je fais qu'il ne convient pas a
tous les Souverains de fupprimer toutes leurs troupes , & de
n'avoir aucune force publique en main pour étouffer une émeute
inopinée, ou repouffer une invafion fubire. (89) Je fais encore
qu'il y aura un contingent h fournir à la confédération, tant
pour la garde des frontières de l'Europe , que pour l'entretien
de l'armée confédérative deflinée k foutenir , au befoin, les dé-
(89) Il fe préfente encore ici d'autres objections ; mais comme l'Auteur du
Projet ne les a pas faites, je les airejetcées dans l'examen.
DE VaÎX PERPÉTUELLE- 4Ji
Crets <ie la Diète. Mais toutes ces dépenfes faites , & Textraor^
dinaire des guerres à jamais fupprimé , il refîeroit encore plus
de la moitié de la dépenfe militaire ordinaire à répartir entre le
foulagement des fujets fk les coffres du Prince ; de forte que le
peuple payeroit beaucoup moins i que le Prince, beaucoup plus
riche, feroit en état d'exciter le commerce, l'agriculture, les
arts , de faire des établiffemens utiles , qui augmenteroient en-
core la richefîe du peuple & la fienne ; & que TÉtat feroit avec
cela dans une sûreté beaucoup plus parfaite que celle qu'il peut
tirer de fes armées , & de tout cet appareil de guerre , qui ne
celTe de Tépuifer au fcin de la paix.
On dira peut-être que les pays frontières de l'Europe feroienC
alors dans une pofition plus défavantageufe , & pourroient avoir
également des guerres à foutenir, ou avec le Turc, ou avec les
Corfaires d'Afrique, ou avec les Tartares.
A cela je réponds , i ° . que ces pays font dans le même
cas aujourd'hui , & que par conféquent ce ne feroit pas pour
eux un défavantage pofitif à cirer , mais feulement un avantage
de moins , & un inconvénient inévitable , auquel leur fituation
les expofe. 2 ° . Que délivrés de toute inquiétude du côté de
l'Europe, ils feroient beaucoup plus en état de ré/î/îer au dehors.
3 *^ . Que la fupprefïïon de toutes les fortereiïes de l'intérieur
de l'Europe , & des frais néceflaires à leur entretien , mettroit
la confédération en état d'en établir un grand nombre fur les
frontières, fans être à charge aux confédérés. 4 ° . Que ces
fortereiïes conftruites, entretenues & gardées à frais communs,
feroient autant de sûretés & de moyens d'épargne pour les Puif-
fances frontières dont elles garantiroient les Etats. 5 ° . Que les
troupes de la confédération diiîribuées fur les conûns de l'Eu-
rope, feroient toujours prêtes h repouffer l'agrefleur. 6 ^ . Qu'enfin
un corps auflî redoutable que la République Européenne , ôte-
roit aux étrangers l'envie d'attaquer aucun de (e% membres ;
comme le Corps Germanique , infiniment moins puiiïant , ne
lairte pas de l'être affez pour fe faire refpeéter de fes voiflns ,
& protéger utilement tous les Princes qui le compofent.
LU ij
45^ V R O J E f
On pourra dire encore que les Européens n'ayant plus de
guerres entr'eux , Tare militaire tomberoit infenfiblement dans
Voubli ; que les troupes perdroient leur courage & leur difci-
pline ; qu'il n'y auroit plus ni Généraux , ni Soldats, & que l'Eu-
rope refteroit k la merci du premier venu.
Je réponds qu'il arrivera de deux chofes l'une : ou les voifins
de l'Europe l'attaqueront & lui feront la guerre , ou ils redou-
teront la confédération, & la laifleront en paix.
Dans le premier cas, voila les occafions de cultiver le génie
& les talens militaires , d'aguerrir & former des troupes , les armées
de la confédération feront à cet égard l'école de l'Europe \ on
ira fur la frontière apprendre la guerre; dans le fein de l'Europe
on jouira de la paix ; & l'on réunira par ce moyen les avantages
de l'une &: de l'autre. Croit-on qu'il foit toujours nécefTaire de
fe battre chez foi pour devenir guerrier, & les François font-
ils moins braves , parce que les Provinces de Touraine & d'Anjou
ne font pas en guerre l'une contre .l'autre ?
D.\NS le fécond cas , on ne pourra plus s'aguerrir , il efl vrai,
mais on n'en aura plus befoin ; car k quoi bon s'exercer h la
guerre pour ne la faire à perfonne ? Lequel vaut mieux de
cultiver un art funefle ou de le rendre inutile ? S'il y avoit.un
fecret pour jouir d'une fanté inaltérable , y auroit-il du bon fens
à le rejetrer , pour ne pas ôter aux Médecins l'occa/îon d'acquérir
de Texpérience ? II refte à voir dans ce parallèle lequel des deux
arts eft plus falutaire en foi , & mérite mieux d'être confervé.
Qu'on ne nous menace pas d'une învafion fubite; on fait
bien que l'Europe n'en a point à craindre , & que ce premier
venu ne viendra jamais. Ce n'eft plus le temps de ces éruptions
de Barbares qui fembloient tomber des nues. Depuis que nous
parcourons d'un œil curieux toute la furface de la terre , il ne
peut plus rien venir jufqu'k nous qui ne foit prévu de très-loin.
Il n'y a nulle Puiffance au monde qui foit maintenant en état de
menacer l'Europe entière v ^ ^ jamais il en vient une, ou l'oa
DE Faix perpétuelle. 45}
aura le temps de fe préparer , ou Ton fera du moins plus en
état de lui réfifter , étant unis en un corps , que quand il faudra
terminer tout d'un coup de longs différends , & fe réunir h la
hâte.
Nous venons de voir que tous les prétendus inconvéniens de
l'état de confédération bien pefés, fe réduifent k rien. Nous de-
mandons maintenant fi quelqu'un dans le monde en oferoit dire
autant de ceux qui réfultent de la manière aftuelle de vuider les
différends entre Prince & Prince par le droit du plus fort, c'eft-a-
dire , de Tétat d'impoHce & de guerre , qu'engendre nécefTaire-
ment l'indépendance abfolue & mutuelle de tous les Souverains
dans la fociété imparfaire qui règne entr'eux dans l'Europe.
Pour qu'on foit mieux en état de pefer ces inconvéniens , j'en
vais réfumer en peu de mots le fommaire , que je laifTe examiner
au Ledeur.
I. Nul droit afluré que celui du plus fore.
II. Changemens continuels & inévitables de relations enfre
les peuples , qui empêchent aucun d'eux dé pouvoir fixer en fes
mains la force dont il jouit.
III. Point de sûreté parfaite , aufîi long-temps que les voifins
ne font pas fournis ou anéantis.
IV. Impossibilité générale de les anéantir , attendu qu'en
fubjuguant les premiers on en trouve d'autres.
V. Précautions & frais immenfes pour fe tenir fur fes
gardes.
VI. Défaut de force & de défenfe dans les minorités 5c
dans les révoltes ; car quand l'Etat fe partage, qui peut foutenir
un des partis contre l'autre ?
VII. DÉFAUT de sûreté dans les engagemens mutuels.
VIII. Jamais de jufiice à efpérer d'autrui, fans des frais &
des pertes immenfes , qui ne l'obtiennent pas toujours , & donî
l'objet difputé ne dédommage que rarement.
IX. Risque inévitable de fes États, & quelquefois de fa vie^
dans la pourluite de fes droits.
X. NÉCESSITÉ de prendre part , malgré foi , aux querelles
de fes voifins, & d'avoir la guerre quand on la voudroit le moins.
XI. Interruption du commerce & des reflburces publiques,
au moment qu'elles font le plus néceffaires.
XII. Danger continuel de la part d'un voifîn puiffant , fi l'on
eft foible , & d'une ligue , fx l'on eft fort.
XIII. Enfin , inutilité de la fagefle où préfide la fortune , défo-
lation continuelle des peuples , affoibliffement de l'Etat dans les
fuccès & dans les revers , impoffibilité totale d'établir jamais un
bon gouvernement , de compter fur fon propre bien , & de
rendre heureux ni foi ni les autres.
RÉCavitulons de même les avantages de l'arbitrage Euro-
péen pour les Princes confédérés. •
I. Sûreté entière que leurs différends préfens 6r futurs feront
toujours terminés fans aucune guerre : sûreté incomparablement
plus utile pour eux que ne feroit pour les particuliers celle de
n'avoir jamais de procès
II. Sujets de conteftatîons ôtés ou réduits à très-peu de chofe
par l'anéantifTement de toutes prétentions antérieures, qui com-
penfera les renonciations & affermira les poffefîions.
III. Sûreté entière & perpétuelle , & do la perfonne du Frince ,
& de fa famille , & de fes Etats , & de l'ordre de fucceflion fixé
par les loix de chaque pays, tant contre l'ambition des Préten-
dans injuftes & ambitieux , que contre les révoltes des fujets re-
belles.
IV. SuRETé parfaite de l'exécution de tous les engagemens
réciproques entre Prince & Prince, par la garantie de la Répu-
blique Européenne.
V. Liberté & sûreté parfaite & perpétuelle à l'égard du
DE Paix perpétuelle, 45 j
commerce tant d'État a État , que de chaque État dans les ré-
gions éloignées.
VI. Suppression totale & perpétuelle de leur dépenfe mili-
taire extraordinaire par terre & par mer en temps de guerre,
& confidérable diminution de leiu: dépenfe ordinaire en temps
de paix.
VIT. Progrès fenfible de TAgriculture & de la population,
des richefles de l'Etat & des revenus du Prince.
VIII. Facilité de tous les ëtabliffemens qui peuvent au-
gmenter la gloire & l'autorité du Souverain f les reflburces publi-
ques &: le bonheur des Peuples.
Je laifTe , comme je l'ai déjà dit , au jugement des Leéleurs
l'examen de tous ces articles & la comparaifon de l'état de paix
qui réfulte de la confédération , avec l'état de guerre qui réfulte
de l'impolice Européenne.
Si nous avons bien raifonné dans l'expofîtion de ce Projet,
il efl: démontré, premièrement, que l'établifTement de la paix
perpétuelle dépend uniquement du confentement des Souverains,
& n'offre point à lever d'autre difficulté que leur réfiflance ;
fecondement , que cet établiffement leur feroit utile de toute
manière , &c qu'il n'y a nulle comparaifon h faire , même pour
eux, entre les inconvéniens & les avantages; en troifième lieu,
qu'il ell raifonnable de fuppofer que leur volonté s'accorde avec
leur intérêt ; enfin , que cet établifTement une fois formé fur le
plan propofé , feroit folide & durable, & rempliroit parfaitement
fon objet. Sans doute , ce n'eft pas k dire que les Souverains adop-
teront ce projet ; ( qui peur répondre de la raifon d'autrui ? )
mais feulement qu'ils l'adopteroient, s'ils confultoient leurs vrais
intérêts : car on doit bien remarquer que nous n'avons point
fuppofé les hommes tels qu'ils devroiént être , bons, généreux,
défintéreffés , & aimant le bien public par humanité ; mais tels
qu'ils font , injuiîes , avides, & préférant leur intérêt à tour.
4%(' P Ji O J E T ^£.
La feule chofe qu'on leur fuppofe , c'efl afTez de raifon pour voir
ce qui leur eft utile, & aflez de courage pour faire leur propre
bonheur. Si , malgré tout cela , ce Projet demeure fans exécu-
tion , ce n'eft donc pas qu'il foit chimérique ; c'eft que les
hommes font mfenfés , & que c'efl une forte de folie d'être fage
au milieu des fous.
LETTRE
457
^= . ' a
LETTRE
El, J. ROUSSEAU
A MONSIEUR DE GINGINS DE MOIRY ,
Membre du Confeil Souverain de la République de Berner & Seigneur
Bailli/ à Yvcrdon.
Vitam impendere vero.
J'Use, Monfieur , de la permîflîon que vous m'avez donnée
de rappeller h votre fouvenir un homme dont le cœur , plein de
vous & de vos bontés, confervera toujours chèrement les fen-
timens que vous lui avez infpiré. Tous mes malheurs me viennent
d'avoir trop bien penfé des hommes i ils me font fentir combien
je m'étois trompé. J'avois befoin , Monfieur , de vous connoître ,
vous & le petit nombre de ceux qui vous reiïemblent, pour ne
pas rougir d'une erreur qui m'a coûté fi cher. Je favois qu'on ne
pouvoit dire impunément la vérité dans ce fiècle , ni peut - être
dans aucun autre : je m'attendois à foufFrir pour la caufe de Dieu ,
mais je ne m'attendois pas , je l'avoue , aux traitemens inouis
que je viens d'éprouver. De tous les maux de la vie humaine ,
l'opprobre & les affronts font le feul auquel l'honnête homme
n'eft: point préparé. Tant de barbarie & d'acharnement m'ont
furpris au dépourvu. Calomnié publiquement par des hommes
établis pour venger l'innocence ; traité comme un malfaiteur dans
mon propre pays que j'ai tâché d'honorer; pourfuivi, chafTé
d'afyle en afyle , j'avois l'ame émue & troublée \ j'étois découragé
fans vous. Homme illuflre & refpedable , vos confolations m'ont
fait oublier ma misère j vos difcours ont élevé mon cœur; votre
efiime m'a mis en état d'en demeurer toujours digne. J'ai plus
gagné par votre bienveillance , que perdu par mes malheurs ;
vous me la conferverez , Monfieur , je l'efpère , malgré les hur-
lemens du fanatifme & les adroites noirceurs de l'impiété : vous
êtes trop vertueux pour me haïr d'ofer croire en Dieu , & trop
fage pour me punir d'ufer de la raifon qu'il m'a donnée.
Mo tiers, h zi Juillet ijSx.
QLuvres mêlées , Tome I. M m m
458
LETTRE
DE M. J. T. ROUSSE A U A M, FA.VRE , premier
Syndic de la République de Genève^ par laquelle M, RO U S-
SE A V abdique à perpétuité fon droit de Bourgeoijîe Ù de Cité
dam la ville république de Genève,
MONSIEUR,
JCV E V E N u du long éfonnement ou m'a jette , de- fa part du
magnifique Confeil , le procédé que j'en devois le moins atten-
dre , je prends enfin le parti que l'honneur & la raifon mç
prefcrivent, quoiqu'il coûte cher à mon cœur.
Je vous déclare donc, Monfieur , & je vous prie de déclarer,
de ma part , au magnifique Confeil, que j'abdique à perpétuité
mon droit de Bourgeoise & de Cité dans la ville & république
de Genève. Ayant rempli de mon mieux les devoirs attachés k
ce titre , fans jouir d'aucun de fes avantages , je ne crois point
^tre en refle envers l'Etat en le quittant. J'ai tâché d'honorer le
nom Genevois \ j'ai tendrement aimé mes compatriotes; je n'ai
rien oublié pour me faire aimer d'eux; on ne fauroit plus mal
rjéuflir ; je veux leur complaire jufques dans leur haine. Le der-
nier facrifîce qui me refle \ leur faire, eft celui d'un nom qui
nie fut fi cher. Mais, Monfieur, ma Patrie , en me devenant
étrangère, ne peut me devenir indifférente : je lui refte toujours
attaciié par un tendre fouvenir , & je n'oublie d'elle que fes
outrages. Puiffe-t-elle profpérer toujours, & voir augmenter fa
gloire ! Puiffe-t-ellc abonder en citoyens meilleurs , & fur - tout
plus heureux que moi.
Recevez , je vous piîe, Monfieur , les aflurances de mon
profond refpe(fl. (89)
A Motiers- Travers ^ le zi Mai 176^.
[ 89 ] n fut réfolu qu'on accepteroit purement & firaplement la renonciation
de M. Rouffeau aux drous de Cité & de BourgeoLfie , & que fa lettre feroic
inférée dan^ les, regiflres.
459
REPONSE
DE M. ROU SSEAU, à unt Lettre d'un dejes Ccncitoycmi
du x6 Mai ijS^.
IE vois, Monfieur, par la lettre dont vous m'avez honoré le i8
de ce mois, que vous me jugez bien légèrement dans mes dif-
graces : il en coûte fi peu d'accabler les malheureux, qu'on eft
prefque toujours difpofé à leur faire un crime de leurs malheurs.
Vous dites que vous ne comprenez rien à ma démarche : elle
eft pourtant aufTi claire que la trifle nécelTîcé qui m'y a réduit.
Flétri publiqueme'nt 'dans ma patrie , fans que perfonne ait
réclamé contre cette fiétrifïïire, après dix mois d'attente, j'ai
dû prendre le feul parti propre a conferver mon honneur fi cruel-
lement offenfé : c'eft avec la plus vive douleur que je m'y fuis
déterminé ; mais qire pouvois-je "faire ? Demeurer volontairement
membre de l'État après ce qui s'étoit pafTé , n'étoit-ce pas con-
fentir a mon déshonneur.
Je ne comprenais pas comment vous m'ofez demander ce que
m'a fait la .patrie. Un homme auflî éclairé que vous ignore-t-il
que toute démarche publique , faite par le Magiftrat , efl: cenfée
faite par tout l'Etat , lorfqu'aucun de ceux qui ont droit de la
défavouer, ne la défavoue ? Je ne dois pas feulement compte de
moi aux Genevois, je le dois à moi-même, au public , dont f al
h malheur d'être connu , à la poftcritc de qui je le ferai peut-être.
Si j'étois aHTez fot pour vouloir perfuader au refte de l'Europe
que les,, Genevois ont défapprouvé la conduite de leurs Magif-
trats , ne s'y moqueroit-on pas de moi ? Ne favons - nous pas ,
me dirait - on , que l<i bourgeoifie a droit de faire des repré—
fentations dans toutes les occafions où elle croit les loix léfées ,
& oii elle improuve la conduite de fes Magiftrats ? Qu'a-t-elle
fait dans celle-ci, depuis pr€s d'un an que vous avez attendu ? Si
cinq ou fix Bourgeois feulement euffent protefté , on pouroit vous
M mm ij
46<
Réponse
croire fur les fentimens que vous leur prêtez ; cette démarche
étoit facile , légitime ; elle ne troubloit point l'ordre public ;
pourquoi donc ne Ta-t-on pas faire ? Le filence de tous ne
dément-il pas vos afTertions ? Montrez-nous le figne du défaveu
que vous leur prêtez. Voilk , Monfieur , ce que l'on me diroit ,
& ce que l'on auroit raifon de me dire ; on ne juge pas des
hommes fur leurs penfées ; mais fur leurs adions : il y avoit
peut-être divers moyens de me venger de l'outrage; mais il n'y
en avoit qu'un de le repouffer fans vengeance , c'eft celui que
j'ai pris; ce moyen qui ne fait du mal qu'k moi, doit-il m'at-
tirer des reproches, au lieu de confolarions que je devois atten-
dre ? Vous me dites que je n'avois point le droit de demander
l'abdication de ma bourgeoifie ; mais le dire n'eft pas le prouver :
nous femmes bien loin de compte, car je n'ai point prétendu
demander cette abdication , mais la donner : j'ai afTez étudié mes
droits pour les connoître, quoique je ne les aie exercé^ qu'une
fois feulement pour les abdiquer : ayant pour moi l'ufage de
tous les peuples, l'autorité de la raifon, du droit naturel, de
Grotius , de tous les Jurifconfultes , & même l'aveu du Confeil ,
je ne fuis pas obligé de me régler fur votre erreur. Chacua
fait que tout paéle , dont une des parties enfreint les conditions ,
devient nul pour l'autre ; quand je devois tout h la patrie , ne
me devoit-elle donc rien ? J'ai payé ma dette ; a-t-elle payé la
fienne ? On n'a jamais droit de la déferter , je l'avoue; mais quand
elle nous rejette , on a toujours droit de la quitter ; on le peut
dans les cas que j'ai fpécifiés , & même on le doit dans le mien.
Le ferment que j'ai fait envers elle : elle l'a fait envers moi :
en violant fes engagemens , elle m'affranchit des miens ; & en
me les rendant ignominieux, elle me fait un devoir d'y revenir.
Vous dites que û des citoyens fe préfentoient au magnifique
Confeil pour demander pareille chofe , vous ne feriez pas furpris
qu'on les incarcérât : ni moi non plus, je n'en ferois pas furpris,
parce que rien d'injufte ne doit furprendre de la part de ceux
qui ont la force en main. Mais bien qu'une loi (qu'on n'obfervera
jamais ) défende au citoyen qui veut demeurer tel , de fortir fans
congé du territoire , comme on n'a pas droit de demander J'ufage
D E M. Rousseau, 46 1
(Tun droit qu'on a , quand un Genevois veut quitter fa patrie
pour aller s'établir dans un pays étranger \ perfonne ne fonge
a lui en faire un crime , & on ne Tincarcère pas pour cela i il
eft vrai qu'ordinairement cette renonciation n'efl pas foiemnelle;
mais c'eft qu'ordinairement ceux qui la font, n'ayant pas reçu
des affronts publics , n'ont pas befoin de renoncer publiquement
a la fociété qui les leur a fait. J'ai attendu , j'ai médité , j'ai
cherché long-temps d'éviter une démarche qui m'a déchiré. Je
vous avois confié mon honneur , ô Genevois ! Et j'étois tran-
quille ; mais vous avez fl mal gardé ce dépôt , que vous
m'avez forcé de vous l'ôter. Mes bons anciens compatriotes ,
que j'aimerai toujours , malgré votre ingratitude , de grâce , ne
me forcez point par vos propos durs & mal-honnétes de faire
publiquement mon apologie : épargnez-moi dans ma misère la
douleur de me défendre a vos dépens.
ScuvENEZ-vous , Monfieur, que c'eft malgré moi que je fuis
réduit à vous répondre fur ce ton ; la vérité dans cette occafion
n'en a pas deux : fi vous m'attaquiez moins rudement , je ne cher-
cherois qu'à verfer mes peines dans votre fein. Votre amitié me
fera toujours chère : je me ferai toujours un devoir delà cultiver;
mais je vous conjure , en m'écrivant , de ne me la pas rendre fi
cruelle , & de mieux confulter votre bon cœur ; je vous embrafTc
de tout le mien.
4^2
LETTRE
DE M. J. J. ROUSSEAU, contenant une déclaration de fes
fentitnms en matière de foi , adrejjce à M. h Profejfcur D E
MONTMOLLIN, PaJIeur de VÉglife de Mo tiers, avant la
première Communion de M. RO USSEA t/, dans cette ÉgUfc,
MONSIEUR,
(E refped que je vous porte , & mon devoir , comme votre
paroiflien, m'obligent, nvant que d'approcher de la fainre Table,
<le vous faire de mes fentimens , en matière de foi, une décla-
ration devenue néceiïaire pav l'étrange -préjugé pris contre un
de mes écrits.
Il eft: fâcheux que les Miniflres de TÉvangile fe faffent
en cette occafion les vengeurs de rÉglife Romaine , faute d'avoir
voulu m'entendre , ou faute même d'e m'avôir lu. Comme vous
n'êtes -pas , Monfieur , dans ce cas -là , j'attends de vous un juge-
ment plus équitable. Quoi qu'il en foit , l'ouvrage porte en foi
tous fes éclairciiïemens ; & comme je ne poufrois l'expliqu^er que
par lui-même, je l'abandonne , tel qu'il eft, au blâme ou a
l'approbation des fages^ fans vouloir ni le défendre ni le défa-
vouer.
Me bornant donc à ce qui regarde ma perfonne , je vous
déclare , Monfieur , avec refpefl; , que , depuis ma réunion à
l'Églife dans laquelle je fuis né, j'ai toujours fait de la religion
Chrétienne réformée une profelîîon d'autant moins fufpede,
que l'on n'exigeoit de moi , dans le pays où j'ai vécu , que
garder le filence & lai/Ter quelques doutes à cet égard , pour
jouir des avantages civils dont j'étois exclu par ma religion. Je
fuis attaché de bonne foi h cette religion véritable & fainte ,
& je le ferai jufqu'à mon dernier foupir. Je deflre d'être toujours
uni extérieurement à l'Églife , comme je le fuis dans le fond de
Lettre DE M, Rousseau. 465
moi> co&up; & quelqjLie consolant qii'ii foir pour- moi de participer
«i la Communion des fidèles , je le defire , je vous protefte , autant
pour leur édification que pour mon propre avantage; car il n'eft
pas bon que l'on penfe qu'un homme de bonne foi, q^ui rai»
fonne , ne peut être un membre de Jefus - Chrift.
J'IRAI , Monfieur , recevoir de vous une réponfe verbale, &
Yous confulter fur la manière dont je dois me conduire en cette
occafion , pour ne donner ni furprife au Pafteur que j'Jionore „
ni. fcandale au troupeau que je voudrois édifier.
464
NOTICE
D'UN OUVRAGE INTITULÉ:
Reprèfentations des Citoyens & Bourgeois de Genève au premier
Syndic de cette République , avec les Réponfes du Confeil à ces
Reprèfentations , vol. in-S '^ . / 7 6*5.
JL/Es Citoyens & Bourgeois de Genève remirent le 18 Juin
1763, au premier Syndic de leur république, une première
repréfentation refpeftueufe , pour réclamer contre le jugement
rendu par le magnifique Confeil contre M. Roujfeau & deux de
fes ouvrages {Emile & le Contrat Social,) fans qu'il eût été ni
oui ni appelle ; & malgré la difpofition formelle des Statuts
Eccléfiafliques de Genève. Le Confeil ayant fait une réponfe
tendante \ pallier plutôt qu'à juftifier fon procédé envers M.
Roujeau , les Citoyens & Bourgeois firent, le 8 Août de la
même année , une féconde repréfentation pour montrer k ce
Confeil que fes raifons n'écoient pas fondées. Nouvelle réponfe de
celui-ci, datée du 1 1 Odlobre fuivant, beaucoup plus étendue que
la première, mais qui ne tranchoir pas encore le nœud de l'affaire.
Dissertation HiJJorique & critique fur le Gouvernement
de Genève & fes révolutions. Autre écrit publié vers la fin de
l'année lyô-^, pour animer les Genevois au foutien de leurs
loix conflitutives & de leur liberté. Dans cette vue , l'Auteur
( qui n'eft pas connu ) rappelle fuccinflemenr ces loix fonda-
mentales, fuit rapidement le fil des événemens pour faire voir
les atteintes qu'elles ont reçues en divers temps de l'ambition des
Magiftrats , & montre avec quel courage le citoyen s'eH: fouvent
oppofé h leurs ufurpations tyranniques. Cette pièce, comme l'on voit,
milite également pour la liberté des Genevois & pour M. Roujfeau.
Autre ouvrage curieux & raifonné fur cette même affaire.
Réponses aux Lettres écrites de la Campagne, grand in-8 ° .
I vol.de 315 pages, non compris l Examen Analytique du droit
négatif, de 30 pages. RÉ-
46 J
REPONSES
AUX
LETTRES POPULAIRES.
X/RemiÈRE & féconde partie , publiées en ij66, avec une
fuite , que l'on peut regarder comme une troifième Partie , qui
a paru en iy66 , le tout dans un volume fn-8 ° . Les Citoyens
& Bourgeois de Genève Auteurs de ces réponfes , réfutent avec
autant de force dans leurs argumens que de modérations dans
leur flyle, tout ce que l'Auteur des Lettres Populaires met en
avant pour foutenir le fyfléme pernicieux des Lettres de lu Cam-
pagne , déjà viclorieufement combattu par ces mêmes Citoyens.
Dans la première partie ils défendent contre cet Auteur , partifan
outré du petit Confeil , un des plus forts remparts de leur conf-
titutit)!! , favoir , la préfidence nécefTaire de leurs Syndics dans tous
les Confeils de l'Etat. Dans la féconde, qui roule fur les empri-
fonnemens , ils rendent inutiles tous les efforts odieux que fait
leur adverfaire pour ravir h fes concitoyens leur liberté & leur
sûreté. On fait parler la loi qui eft leur fauve-garde , & Texpref-
fion en eft fi claire qu'il ne paroît pas que les plus ténébreufes
fubtilités puiffent Tobfcurcir. Lz fuite des réponfes concerne divers
faits cités dans la rèponfe aux Lettres de la Campagne. L'Auteur
des Lettres Populaires eût mieux fait de ne pas entreprendre de
les relever , puifque , de fon propre aveu , le plus grand nombre
fe trouve vrai, & que les doutes qu'il s'efl efforcé de jetter fur
le refle , font levps par les Citpyens & Bourgeois d'une manière
qui fait peu d'honneur à fon jugement & h fa bonne foi.
(S.uvres mtUes. Tome 1. Nnn
4^6 Lettre
— il— i— — ^Mi— — — — i— ^— sa
LETTRE
DE M. J. J. ROUSSEAU.
A Moùers-Travers ^ le S Août lyS^.
|.\ On , Monfieur , jamais , quoique Ton en dife , je ne me repen-
tirai d'avoir loué M. de Montmollin. J'ai loué de lui ce que j'en
connoifTois , fa conduite vraiment paflorale envers moi. Je n'ai
point loué fon caraftère , que je ne connoilTois pas; je n'ai point
loué fa véracité , fa droiture. J'avouerai même que fon extérieur,
qui ne lui eft pas favorable , fon ton , fon air , fon regard finiiire
me repouiïbit malgré moi : j'étois étonné de voir tant de douceur»
d'humanité, de vertus fe cacher fous une auflî fombre phyfiono-
mie. Mais j'étoufFois ce penchant injufte ; falloit-il juger d'un
homme fur des lignes trompeurs que fa conduite démentoit fi bien ?
Falloit-il épier malignement le principe fecret d'une tolérance peu
attendue ? Je hais cet art cruel d'empoifonner les bonnes aftions
d'autrui , & mon cœur ne fait point trouver de mauvais motifs k
ce qui e/î: bien. Plus je fentois en moi d'éloignement pour M. de
M. plus je cherchois h le combattre par la reconnoifTance que je
lui devois. Suppofons derechef poflible le même cas , & tout ce
que j'ai fait, je le ferois encore.
Aujourd'hui M. de M. levé le mafque &: fe montre vrai-
ment tel qu'il e/î. S^ conduire préfenre explique la précédente.
Il eft clair que fa prétendue tolérance qui le quitte au moment
qu'elle eût été le plus jufîe , vient de la même fource que ce cruel
zèle qui l'a pris fubitement. Quel étoit fon objet ? Quel efl-il h
préfent ? Je l'ignore ; je fais feulement qu'il ne fauroit êt/e bon.
Non-feulement il m'admet avec empreffement , avec honneur , a
la Communion , mais il me recherche, me prône, me fête quand
je parois avoir attaqué de gaieté de cœur le Chrifîianifme ; (S: quand
je prouve qu'il eft faux que je l'aie attaqué , qu'il eft faux du moins
que j'ai eu ce deffein, le voilh lui-même attaquant brufquement
■D£ /. J, Rousseau.
467
ma sûreté , ma foi , ma perfonne ; il veut m'excommunier , me
profcrire; il ameute la paroifle après moi, il me pourfuit avec un
acharnement qui rient de la rage. Ces difparates font-elles dans
fon devoir ? Non , la charité n'eil point inconflanre , la vertu ne
fe contredit point elle-même , & la confcience n'a pas deux voix.
Après s'être montré fi peu tolérant, il s'étoit avifé trop tard de
Têtre ; cette affedation ne lui alloit point , & comme elle n'abu-
foit perfonne , il a bien fait de rentrer dans fon état naturel. En
détruifant fon propre ouvrage , en me faifant plus de mal qu'il ne
m'avoit fait de bien , il m'acquitte envers lui de toute reconnoif-
fance , je ne lui dois plus que la vérité ; je me la dois a moi-
même : & puifqu'il me force à la dire, je la dirai.
Vous voulez favoir au vrai ce qui s'eft pafTé entre nous dans
cette affaire. M. de M. a fait au public fa relation en homme
d'Eglife , & trempant fa plume dans ce miel empoifonné qui tue,
il s'eft ménagé tous les avantages de fon état. Pour moi , Mon-
fîeur , je vous ferai la mienne du ton fimple dont les gens d'hon-
neur fe parlent entr'eux. Je ne m'étendrai point en proteflations
d'être fincère. Je laifTe a votre efprit fain , à votre cœur ami de la
vérité , le foin de la démêler entre lui & moi.
Je ne fuis point , grâces au Ciel , de ces gens qu'on fête &
que Ton méprife. J'ai l'honneur d'être de ceux que l'on eftime &
qu'on chafTe. Quand je me réfugiai dans ce pays, je n'y apportai
de recommandations pour perfonne, pas même pour Mylord Ma-
refchal. Je n'ai qu'une recommandation que je porte par - tout ,
& vprès de Mylard Marefchal il n'en faut point d'autre. Deux
heures après mon arrivée, écrivant h S. E. pour l'en informer
& me mettre fous fa protedion , je vis entrer un homme inconnu ,
qui s'étanr nommé le Pafîeur du lieu , me fit des avances de toute
efpèce , & qui voyant que j'écrivois à Mylord Marefchal, m'offrit
d'ajouter de fa main quelques lignes pour me recommander. Je
n'acceptai point CQtie offre ; mi lettre partit , & j'eus l'accueil
que peut efpérer l'innocence opprimée par - tout où régnera la
vertu.
Nnn ij
468
Lettre
Comme je ne m\ittendois pas dans la circonftance a trouver
un Pafteur fi liant , je contai dès le même jour cette hiftoire a
tout le monde, & entr'autres à M. le Colonel Roguin, qui plein
pour moi des bontés les plus tendres, avoit bien voulu m'accom-
pagner jufqu'ici.
Les emprefTemens de M. de M. continuèrent. Je crus devoir
en profiter , & voyant approcher la Communion de Septembre ,
je pris le parti de lui écrire pour favoir fi , malgré la rumeur
publique , je pouvois m'y préfenter. Je préférai une lettre à une
vifite pour éviter les explications verbales, qu'il auroit pu vouloir
poufTer trop loin. C'eft même fur quoi je tâchai de le prévenir ;
car déclarer que je ne voulois , ni défavouer , ni défendre mon
livre, c'éroit dire aiïez que je ne voulois entrer fur ce point dans
aucune difcufllon. Et en effet forcé de défendre mon honneur &
ma perfonne au fujet de ce livre , j'ai toujours paffé condamnation
fur les erreurs qui pouvoient y être , me bornant à montrer
qu'elles ne prouvoient point que l'Auteur voulût attaquer le Chrif-
tianifme , & qu'on avoit tort de le pourfuivre criminellement pour
cela.
M. de M. écrit que j'allai le lendemain favoir fa réponfe ;
c'eft ce que j'aurois fait s'il n'étoit venu me l'apporter : ma mé-
moire peut me tromper fur ces bagatelles, mais il me prévint,
ce me femble, & je me fouviens au moins que par les démonf-
trations de la plus vive joie , il me marqua combien ma démarche
lui faifoit de plaifir. Il me dit en propres termes que lui & fon
troupeau s'en tenoient honorés, & que cette démarche inefpérée
nlloit édifier tous les fidèles. Ce momenr , je vous l'avoue, fut
un de plus doux de ma vie. Il faut connoître tous mes malheurs ,
il faut avoir éprouvé les peines d'un cœur fenfible qui perd tout
ce qui lui étoit cher , pour juger combien il m'étoit confolant de
tenir a une fociété de frères qui me dédommageroit des pertes
que j'avois faites, & des amis que je ne pouvois plus cultiver. Il
me fembloit qu'uni de cœur avec ce jîetit troupeau dans un culte
affefcueux & raifonnablcj, j'oublierois plus aifément tous mes en-
nemis. Dans les premiers temps je m'attendrifTois au Temple
DE J. J. Rousseau, 469
jufqu'aux larmes. N'ayant jamais vécu chez les Proteflans , je
m'écois fait d'eux & de leur Clergé des images angéliques. Ce
culte û fimple & fi pur étoit précifément ce qu'il falloit à mon
cœur; il, me fembloit fait exprès pour foutenir le courage &
Tefpoir des malheureux; tous ceux qui le partageoient me fem-
bloient autant de vrais Chrétiens , unis entr'eux par la plus ten-
dre charité. Qu'ils m'ont bien guéri d'une erreur fi douce ! Mais
enfin j'y étois alors, & c'étoit d'après mes idées que je jugeois
du prix d'être admis au milieu d'eux.
Voyant que durant cette vifite M. de M. ne me difoit rien
fur mes fentimens en matière de foi , je crus qu'il réfervoit cet
entretien pour un autre temps , & fâchant combien ces Meffieurs
font enclins à s'arroger le droit qu'ils n'ont pas de juger de la
foi des Chrétiens , je lui déclarai que je n'entendois me foumettre
à aucune interrogation , ni k aucun écIairci/Tement quel qu'il pût
être. Il me répondit qu'il n'en exigeoit jamais, & il m'a là-deiïus
fi bien tenu parole , je l'ai toujours trouvé fi foigneux d'éviter
toute difcuflîon fur la doctrine, que jufqu'à la dernière affaire il
ne m'en a jamais dit un feul mot , quoiqu'il me foit arrivé de lui
en parler quelquefois moi-même.
Les chofes fe pafferent de cette forte , tant avant qu'après la
Communion ; toujours même empreffement de la part de M. de
M. & toujours même filence fur les matières théologiques. Il
portoit même fi loin l'efprit de tolérance & le montroit fi ou-
vertement dans fes fermons , qu'il m'inquiétoit quelquefois pour
lui-même. Comme je lui étois fincérement attaché , je ne lui
déguifois point mes allarmes ; & je me fouviens qu'un jour qu'il
prêchoit rrès-vivement contre l'intolérance des Proteftans , je fus
très-effrayé de lui entendre foutenir avec chaleur , que l'Eglife
réformée avoit grand befoin d'une réformation nouvelle , tant
dans la doflrine que dans les mœurs. Je n'imaginois guère alors
qu'il fourniroit dans peu lui - même une fi grande preuve de ce
befoin.
Sa tolérance & l'honneur qu'elle lui faifoit dans le monde exci-
tèrent la jaloufie de plufieurs de fes confrères, fur-tout à Genève.
47^ L -E T T R E
Ils ne cefTerent de le harceler par des reproches , & de lui tendre
des pièges oii il eft h la fin tombé. J'en fuis fâché , mais ce n'eft
affurément pas ma faute. Si M. de M. eut voulu foutenir une
conduite fi paftorale par des moyens qui en fuffent dignes , s'il fe
fût contenté pour fa défenfe d'employer avec courage , avec
franchife, les feules armes du Chriftianifme & de la vérité, quel
exemple ne donnoir-il point h l'Eglife, à l'Europe entière ? quel
triomphe ne s'afFuroit-il point > Il a préféré les armes de fon mé-
tier , & les fentant mollir contre la vérité pour fa défenfe , il a
voulu les rendre offenfives en m'attaquant. Il s'efl trompé ; ces
vieilles armes , fortes contre qui les craint, foibles contre qui les
brave , fe font brifées. Il s'étoit mal adrefle pour réufîîr.
Quelques mois après mon admiflïon , je vis entrer un foir
M. de M. dans ma chambre. II avoir l'air embarraffé. Il s'aflît &
aarda long-temps le filence ; il le rompit enfin par un de ces
longs exordes dont le fréquent befoin lui a fait un talent. Venant
enfuite a fon fujet, il me dit que le parti qu'il avoitpris de m'ad-
metrre h la Communion , lui avoir attiré bien des chagrins & le
blâme de fes confrères ; qu'il étoit réduit à fe juftifier la-defTjs
d'une manière qui pût leur fermer la bouche , & que fi la bonne
opinion qu'il avoit de mes fentimens lui avoir fait fupprimer les
explications qu'^ fa place un autre auroit exigées » il ne pouvoir,
fans fe compromettre, laifTer croire qu'il n'en avoit eu aucune.
La-dessus tirant doucement un papier de fa poche, il fe mit
à lire dans un projet de lettre h un Miniftre de Genève , des détails
d'entretiens qui n'avoient jamais exilTié ; mais où il plaçoit h la
vérité fort heureufement quelques mots par-ci, par-lh, dits a la
volée & fur un tout autre objet. Jugez , Monfieur de mon éton-
nement : il fut tel que j'eus befoin de toute la longueur de
cette lefture pour me remettre en l'écoutant. Dans les endroits
ou la fidion étoit la plus forte , il s'interrompoit en me difant :
Vous fentei^ la nécejfité. . . . ma fituation. . . . ma place. . . . il faut
lien un peu fc prêter. Cette lettre , au refle , étoit faite avec afTez
d'adrefTe , & a peu de chofe près il avoit grand foin de ne m'y
faire dire que ce que j'aurois pu dire en effet. En finiffant il me
DE J. J. Rousseau. 47 r
demanda fi j'approuvois cette lettre , & s'il pouvoit l'envoyer telle
qu'elle écoit.
Je répondis que je le plaignois d'être réduit h de pareilles
refTources ; que quant à moi je ne pouvois rien dire de fembla-
ble i mais que , puifque c'éto'rt lui qui fe chargeoit de le dire ,
c'étoit fon affaire & non pas la mienne ; que je n'y voyois rien
non plus que je fuffe obligé de démentir. Comme tout ceci ,
reprit-il, ne peut nuire h perfonne & peut vous être utile, ainfî
qu'h moi, je pafle aifément fur un petit fcrupule qui ne feroit
qu'empêcher le bien. Mais, dites-moi, au furplus , fi vous êtes
content de cette lettre , & fi vous n'y voyez rien à changer pour
qu'elle foit mieux. Je lui dis que je la trouvois bien pour la fin
qu'il s'y propofiait. Il me prçfTa tant , que pour lui complaire , je
lui indiquai quelques légères corredions qui ne fignifioient pas
grand'chofe. Or , il faut favoir que , de la manière dont nous étions
affis , récritoire étoit devant M. de M. mais durant tout ce petit
colloque , il la pouffa comme par hafard devant moi : & comme
je tenois alors fa lettre pour la relire , il me préfenta la plume
pour faire les changemens indiqués ; ce que je fis avec la fimpli-
cité que je mets à toute chofe. Cela fait , il mit fon papier dans
fa poche & s'en alla.
Pardonnez-moi ce long détail, il étoit néceffaire. Je vous
épargnerai celui de mon dernier entretien avec M. de M. qu'il
eft plus aifé d'imaginer. Vous comprenez ce qu'on peut répondre
à quelqu'un qui vient froidement vous dire : Monfieur , j'ai ordre
de vous cafTer la tête; mais fi vous voulez bien vous caffer la
jambe , peut-être fe contentera-t-on de cela. M, de M. doit avoir
eu quelquefois k traiter de mauvaifes affaires. Cependant je ne
vis de ma vie un homme aufTi embarraffé qu'il le fût vis-à-vis
de moi dans celle-là. Rien n'efl plus gênant en pareil cas que
d'être aux prifes avec un homme ouvert & franc , qui , fans com-
battre avec vous de fubtilités & de rufes , vous rompt en vifière
à tout moment. M. de M. affure qi^e je lui dis en le quittant que
s'il venoit avec de bonnes nouvelles je l'embrafferois, finon que
nous nous tournerions le dos. J'ai pu dire des chofes équivalentes,
47^ Lettre
mais en termes plus honnêtes ; & quant à ces dernières expref^
fions , je fuis très-sûr de ne m'en être point fervi. M, de M. peut
reconnoltre qu'il ne me fait pas fi aifément tourner le dos qu'il
l'avoit cru.
Quant au dévot Pathos dont il ufe pour prouver la néceflîté
de févir, on fent pour quelle forte de gens il eft fait , & ni vous
ni moi n'avons rien h leur dire Lai/Tant h part ce jargon d'Inqui-
fiteur , je vais examiner Ces raifons vis-à-vis de moi , fans entrer
dans celles qu'il pouvoit avoir avec d'autres.
Ennuyé du trifte métier d'Auteur, pour lequel j'érois fi peu
fait, j'avois depuis long-temps réfolu d'y renoncer; quand l'Emile
parut j'avois déclaré à tous mes amis a Paris , h Genève &
ailleurs , que c'étoit mon dernier Ouvrage , & qu'en l'achevant
je pofois la plume pour ne la plus reprendre. Beaucoup de lettres
me relient où l'on cherchoit k me difiuader de ce deffein. En
arrivant ici j'avois dit la même chofe à tout le monde : h vous-
même, ainfi qu'a M. de M. Il eft le feul qui fe foit avifé de
transformer ce propos en promefTe , & de prétendre que je
m'érois engagé avec lui de ne plus écrire, parce que je lui en
avois montré l'intention. Si je lui difois aujourd'hui que je compte
aller demain à Neufchàtel , prendroit-il ade de cette parole , &
fi j'y rnanquois m'en feroit-il un procès ? C'eft la même chofe
abfolument , & je n'ai pas plus fongé à faire une promefTe "a M.
de M. qu'à vous d'une réfolution dont j'informois fimplement
l'un ôc l'autre.
M. de M. oferoit-il dire qu'il ait entendu la chofe autrement ?
Oferoit-il affirmer , comme il l'ofe faire entendre , que c'efl: fur
cet engagement prérendu qu'il m'admit à la Communion ? La
preuve du contraire eft qu'à la publication de ma lettre à M,
l'Archevêque de Paris , M. de M. loin de m'accufer de lui avoir
manqué de parole , fut très-content de cet Ouvrage , & qu'il en
fit l'éloge à moi-même & à tout le monde , fans dire alors un
mot de cette fabuleufe prome/îe qu'il m'accufe aujourd'hui de lui
avoir fait auparavant. Remarquez pourtant que cet écrit eîi bien
DE /. /. Rousseau. 473
plus fort fur les myftères & même fur les miracles que celui dont
il fait maintenant tant de bruit. Remarquez encore que j'y parle
de même en mon nom, & non plus au nom du Vicaire. Peut-
on chercher des fujets d'excommunication dans ce dernier , qui
n'ont pas même été des fujets de plaintes dans l'autre ?
Quand j'aurois fait à M. de M. cette promeiïe a laquelle je
ne fongeai de ma vie, prétendroit-il qu'elle fût fî abfolue qn'elle
ne fupportât pas la moindre exception , pas même d'imprimer
un mémoire pour ma défenfe lorfque j'aurois un procès ? Et
quelle exception m'étoir mieux permile que celle où me jufli-
fiant je le jurtifiois lui - même ; où je montrois qu'il étoit faux
qu'il eût admis dans fon Églife un agrefleur de la religion ?
Quelle promefTe pouvoit m'acquitter de ce que je devois à d'autres
&: à moi-même ? Comment pouvois-je fupprimer un écrit défenfif
pour mon honneur , pour celui de mes anciens compatriotes ;
un écrit que tant de grands motifs rendoient néceïïaire , & où
j'avois à remplir de fi faints devoirs ? A qui M. de M. fera-t-il
croire que je lui ai promis d'endurer l'ignominie en filence ? A
préfent même que j'ai pris avec un Corps refpeflable un enga-
gement formel, qui efl-ce dans ce Corps qui m'accuferoir d'y
manquer , fi , forcé par les outrages de M. de M. je prenois le
parti de les repoufler aufîi publiquement qu'il ofe les faire ?
Quelque promeiïe que faiïe un honnête homme , on n'exigera
jamais, on préfumera bien moins encore, qu'elle aille jufqu'hfe
laifler déshonorer.
En publiant les lettres écrites de la Montagne, je fis mon de-
voir & je ne manquai point à M. de M. Il en jugea lui-même
ainfi, puifqu'après la publication de l'Ouvrage, dont je lui avois
envoyé un exemplaire, il ne changea point avec moi de manière
d'agir. Il le lut avec plaifir , m'en parla avec éloge ; pas un mot
qui fentit l'objeflion. Depuis lors il me vit long - temps encore ,
toujours de la meilleure amitié; jamais la moindre plainte fur
mon livre. On parloit dans ce temps-lk d"'une édition générale
de mes écrits. Non-feulement il approuvoit cette entreprife , il
defiroit même s'y intéreiïer : il me marqua ce defir que je n'en-
(Euyres mêlées. Tome I. O o o
474 Lettre
courageai pas, fâchant que la compagnie qui s^étoit formée fe
trouvoit déjà trop nombreufe, & ne vouloit plus d'autre aiïbcié.
Sur mon peu d'empreffement , qu'il remarqua trop , il réfléchit
quelque temps après que la bienféance de fon état ne lui permet-
toit pas d'entrer dans cette entreprife. C'eft alors que la ClaHe
prit le parti de s'y oppofer , & fit des repréfentations à la Cour.
Du refte , la bonne intelligence étoit fî parfaite encore entre
nous, & mon dernier ouvrage y mettoit fi peu d'obfi:acIe, que
long-temps après cette publication , M. de M. caufant avec moi ,
me dit qu'il vouloit demander h la Cour une augmentation de
prébende ; & me propofa de mettre quelques lignes dans la lettre
qu'il écriroit pour cet effet h A'iylord Marefchal. Cette forme
de recommandation me paroifTant trop familière , je lui demandai
quinze jours pour en écrire h Mylord Marefchal auparavant. Il
fe tut, & ne m'a plus parlé de cette affaire. Dès -lors il com-
mença de voir d'un autre œil les Lettres de la Montagne , fans
cependant en improuver jamais un feul mot en ma préfence.
Une fois feulement il me dit : pour moi ^ je crois aux miracles.
J'aurois pu lui répondre , j'y crois tout autant que vous.
Puisque je fuis fur mes torts avec M. de M. je dois vous avouer ,
Monfieur , que je m'en reconnois d'autres encore. Pénétré pour
lui de reconnoifTance , j'ai cherché toutes les occafions de la
lui marquer, tant en public qu'en particulier. Mais je n'ai point
fait d'un fentiment fi noble, un trafic d'intérêt, l'exemple ne m'a
point gagné, je ne fais pas acheter les chofes faintes. M. de M.
vouloit favoir toutes mes affaires , connoître tous mes correfpon-
dans , diriger , recevoir mon teflament , gouverner mon périt
ménage : Voila ce que je n'ai point foufFert. M. de M. aime k
tenir table long-temps : pour moi c'efl un vrai fupplice. Rare-
ment il a mangé chez moi, jamais je n'ai mangé chez lui. Enfin
j'ai toujours repoufie, avec tous les égards & tout le reÇpeSt pof-
fibles , l'intimité qu'il vouloit établir entre nous. Elle n'eft jamais
un devoir dès qu'elle ne convient pas à tous deux.
Voila mes torts , je les confeffe , fans pouvoir m'en repentir.
DE J' J, Rousseau. 47J
lis font grands, fi l'on veut; mais ils font les feuls , & j'attefîe
quiconque connoît un peu ces contrées , fî je ne m'y fuis pas fou-
vent rendu défagréable aux honnêtes gens par mon zèle a louer
dans M. de M. ce que j'y trouvois de louable.
Cependant quelques mécontentemens fecrets qu'il eût contre
moi , jamais il n'eut pris pour les faire éclater un moment Ci
mal choifi , fi d'autres motifs ne l'eufTent porté k re/Iàifir l'occa-
fion fugitive qu'il avoit d'abord laifTée échapper. II voyoit trop
combien fa conduite alloit être choquante & contradidoire. Que
de combats n'a-t-il pas dû fentir en lui-même avant d'ofer afficher
une fi claire prévarication ? Car , paflbns telle condamnation qu'on
voudra fur les Lettres de la Montagne i en diront-elles , enfin ,
plus que l'Emile , après lequel j'ai été , non pas laiffé , mais admis
h la Table facrée ? Plus que la lettre à M. de Beaumont, fur
laquelle on n'a pas dit un feul mot ? Qu'elles ne foient , fi l'on
veut, qu'un tiffu d'erreurs, que s'enfuivra-t-il ? Qu'elles ne m'ont
point juftifié , & que l'Auteur d'Emile demeure inexcufable , mais
jamais que celui des Lettres écrites de la Montagne doive en par-
ticulier être condamné. Après avoir fait grâce a un homme du
crime dont on l'accufe , le punit - on pour s'être mal défendu ?
Voilk pourtant ce que fait ici M. de M. & je le défie, lui &
tous fes confrères, de citer dans ce dernier ouvrage aucun des
fentimens qu'ils cenfurent , que je ne prouve être plus fortement
établi dans les précédens.
Mais excité fous main par d'autres gens , il faifit le prétexte
qu'on lui préfente ; sûr qu'en criant k tort & k travers h l'impie ,
on met toujours le peuple en fureur , il fonne après coup le tocfin
de Motiers fur un pauvre homme pour s'être ofé défendre chez
les Genevois; & fentant bien que le fuccès feul pouvoit le fauver
du blâme , il n'épargne rien pour fe l'afTurer. Je vis à Motiers ,
je ne veux point parler de ce qui s'y pafTe , vous le favez aufli
bien que moi; perfonne à Neufchâtel ne l'ignore; les étrangers
qui viennent le voient, gémifient; & moi je me tais.
M. de M. s'excufe fur les ordres de la Clafie. Mais fuppofons
O 00 ij
47^ Le t t r e
les exécutés par des voies légitimes \ fi ces ordres étoient jufles
comment avoit-il attendu fi tard à le fentir ? Comment ne les
prévenoit-il point lui-même que cela regardoit Tpéciaiement ?
Comment, après avoir lu & relu les Lettres de la Montagne,
n'y avoit-il jamais trouvé un mot a reprendre, ou pourquoi ne
m'en avoit-il rien dit , à moi (on paroi/fien , dans plufieurs vifites
qu'il m'avoit faites > Qu'étoit devenu fon zèle paftoral ? Voudroit-
il qu'on le prît pour un imbécille , qui ne fait voir dans un livre
de fon métier ce qui y ell que quand on le lui montre ? Si ces
ordres étoient injuftes , pourquoi s'y foumettoit-il? ( 90 ) Un Mi-
nière de l'Évangile , un Pafteur doit-il perfécuter par obéiffance
un homme qu'il fait être innocent ? Tgnore-t-il que paroître même
en Confifloire cft une peine ignominieufe , un affront cruel pour
un homme de mon âge , fur-tout dans un village où l'on ne
connoît d'autres matières confiiloriales que des admonitions fur
les mœurs ? Il y a dix ans que je fus difpenfé à Genève de
paroître en Confiiîoire dans une occafion beaucoup plus légitime ,
&, ce que je me reproche prefque, contre le texte formel de
la loi. Mais il n'eft pas étonnant que l'on connoifle à Genève des
bienféances que l'on ignore a Motiers.
Je ne fais pour qui M. de M. prend Ces lefteurs quand il leur
dit qu'il n'y avoit point d'inquifition dans cette affaire ^ c'efî comme
s'il difoit qu'il n'y avoit point de Confifloire , car c'eft la même
chofe en cette occafion. Il fait entendre , il affure même qu'elle
ne devoit point avoir de fuite temporelle : le contraire eft connu
de tous les gens au fait du projet : & qui ne fait qu'en furpre-
nant la religion du Confeil d'Érat , on l'avoit déjà engagé à faire
des démarches qui tendoient a m'ôter la proteftion du Roi ? Le
pas nécefTaire pour achever étoit l'excommunication ; après quoi
de nouvelles remontrances au Confeil d'État auroient fait le refîe ■,
on s'y étoit engagé , & voilh d'où vient la douleur de n'avoir pu
(go )Pour être comme un ['dion dans pas l'étendue de l'obéiflance due à la
la main de celui qui le guide. Voyez les ClalTe par fes membres. Il pourra s'en
Conflitutions des Jéfuites. inftruire en jettant un coup d'oeil fur la
M. Roujfeau ne connoît fans doute Pièce juftifîcative.
DE /. /. Rousseau. 477
réùflir. Car d'ailleurs , qu'importe h M. de M. Craint-ii que je
ne me préfente pour communier de fa main ? Qu'il fe raflure.
Je ne fuis pas aguerri aux Communions comme je vois tant de
gens l'être. J'admire ces eftomacs dévots toujours fi prêts à digérer
le pain facré : le mien n'eft pas fi robufte.
ÏL dit qu'il n'avoit qu'une queftion très-fimple à me faire de
la part de Ja Cla/Ie. Pourquoi donc en me citant ne me fit - il
pas fignifier cette quefiion ? Quelle eft cette rufe d'ufer de fur-
prife , & de forcer les gens de répondre k l'inftant même , fans
leur donner un moment pour réfléchir ? C'efl: qu'avec cette
queftion de la Clafle dont M. de M. parie, il m'en réfervoit
de fon chef d'autres dont il ne parle point , & fur lefquelles il
ne vouloit pas que j'eufTe le temps de me préparer. On fait que
fon projet étoit abfolument de me prendre en faute , & de m'em-
barrafier par tant d'interrogations captieufes qu'il en vînt h bout.
Il favoit combien j'étois languiffant & foible. Je ne veux pas l'ac-
cufer d'avoir eu le defTein d'épuifer mes forces : mais quand je
fus cité j'étois malade , hors d'état de fartir , & gardant la chambre
depuis fix mois. C'étoit l'hiver, il faifoit froid, & c'efl pour un
pauvre infirme un étrange fpécifique qu'une féance de plufieurs
heures, debout, interrogé fans relâche fur des matières de Théo-
logie, devant des anciens dont les plus infiruits déclarent n'y
rien entendre. N'importe , on ne s'informa pas même fi je pou-
vois fortir de mon lit , fi j'avois la force d'aller , s'il faudroit me
faire porter; on ne s'embarraffbit pas de cela. La charité pafio-
rale occupée des chofes de la foi , ne s'abaifle pas aux terrefires
foins de cette vie.
Vous favez, Monfieur , ce qui fe pafTa dans le Confifioire en
mon abfence, comment s'y fit la leêlure de ma lettre, & les pro-
pos qu'on y tint pour en empêcher l'effet. Vos mémoires là-def-
fus vous viennent de la bonne fource. Concevez-vous qu'après cela
M. de M. change tout à coup d'état & de titre , & que s'étant
fait commiffaire de la ClafTe pour folliciter l'affaire, il redevienne
auffi-tôt Pafteur pour la juger? Tagijfois, dit -il, comme Pajltur^
comme chef du Conjîjîoirc > 6" non comme reprèfmtant de la vénéra-
478
Lettre
hh Cldjfc, C'étoit bien tard changer de rôle , après en avoir fait
jufqu'alors un (i différent. Craignons , Monfieur , les gens qui font
fi volontiers deux perfonnages dans la même affaire. Il efl rare
que ces deux en faflent un bon.
Il appuie la nécefllté de févir fur le fcandale caufé par mon
livre. Voilà des fcrupules tout nouveaux qu'il n'eut point du temps
de rÉmile. Le fcandale fut tout auHl grand pour le moins : les
gens d'Églife & les gazetiers ne firent pas moins de bruit. On
brûloit, on brailloit, on m'infultoit par toute l'Europe. M. de M.
trouve aujourd'hui des raifons de m'excommunier dans celles qui
ne l'empêchèrent pas alors de m'admettre. Son zèle, fuivant le
précepte , prend toutes les formes pour agir félon les temps &
les lieux. Mais qui eft-ce , je vous prie , qui excita dans fa pa-
roriïe le fcandale dont il fe plaint au fujet de mon dernier livre?
Qui eft-ce qui affedoit d'en faire un bruit affreux, & par foi-même
& par des gens apoftés ? Qui eff-ce , parmi tout ce peuple fi fain-
tement forcené, qui auroit fu que j'avois commis le crime énorme
de prouver que le Confeil de Genève m'avoit condamné h tort,
fi l'on n'eût pris foin de le leur dire , en leur peignant ce fingu-
lier crime avec les couleurs que chacun fait? Qui d'entr'eux eft
même en état de lire mon livre & d'entendre ce dont il s'agit ?
Exceptons , fi l'on veut , l'ardent fatellite de M. de M. ce grand
Maréchal qu'il cite fi fièrement, ce grand clerc, le Boirude de
fon Églife , qui fe connoît fi bien en fers de chevaux & en livres
de théologie.. Je veux le Croire en état de lire à jeun & fans épel-
1er une ligne entière, quel autre des ameutés en peut faire autant?
En entrevoyant fur mes pages les mots d'Évangile ôc de miracles,
ils auroient cru lire un livre de dévotion , & me fâchant bon hom-
me , il auroient dit : ^ut Dieu le bénijfe , il nous édifie. Mais on leur
a tant affuré que j'étois un homme abominable , un impie , qui
difoit qu'il n'y avoit point de Dieu , & que les femmes n'avoient
point d'ame, que, fans fonger au langage fi contraire qu'on leur
tenoit ci-devant, ils ont h leur tour répété; c'eft un impie, un fcé-
lératjC'eft l'antechi-ift , il faut l'excommunier, le brûler. On leur
a charitablement répondu ; fans doute, mais criez & laiffez-nous
faire , tout ira bien.
DE /. /. Rousseau. 479
La marche ordinaire de Meflîeurs les gens d'Églife me pa-
roît admirable pour aller à leur but. Après avoir établi en
principe leur compétence fur tout fcandale , ils excitent le fcan-
dale fur tel objet qu'il leur plaît, & puis, en vertu de ce fcandale ,
qui eft leur ouvrage, ils s'emparent de Pafîaire pour la juger. Voilk
de quoi fe rendre maîtres de tous les peuples , de toutes les loix ,
de tous les Rois & de toute la terre, fans qu'on ait le moindre
mot \ leur dire. Vous rappellez-vous le conte de ce chirurgien ,
dont la boutique donnoit fur deux rues , & qui fortant par une
porte eftropioit les pafTans , puis rentroit fubtilement, & pour les
panfer relTortoit par l'autre. Voila rhiftoire de tous les Clergés du
monde, excepté que le chirurgien guérifToit du moins (es blcfTés ,
& que ces Meflileurs, en traitant les leurs , les achèvent.
N'ENTRONS point , Monfieur, dans les intrigues fecrettes qu'il
ne faut pas mettre au grand jour. Mais fi M. de M. n'eût voulu
qu'exécuter l'ordre de la CiafTe , ou faire l'acquit de fa confcien-
ce, pourquoi l'acharnement qu'il a mis a cette affaire? Pourquoi
ce tumulte excité dans le pays? Pourquoi ces prédications violen-
tes? Pourquoi ces conciliabules? Pourquoi tant de fots bruits ré-
pandus pour tâcher de m'effrayer par les cris de la populace?
Tout cela n'efl-il pas notoire au public ? M. de M. le nie ; & pour-
quoi non, puifqu'il a bien nié d'avoir prétendu deux voix dans le
ConfilToire? Moi j'en vois trois, fi je ne me trompe. D'abord
celle de fon Diacre , qui n'étoit la que comme fon repréfentant ;
la fienne enfuite qui formoit l'égalité , & celle enfin qu'il vouloir
avoir pour départager les fuffrages. Trois voix à lui feul c'eût été
beaucoup, même pour abfoudre ; il les vouloir pour condamner ,
& ne put les obtenir : où étoit le mal ? M. de M. étoit trop heu-
reux que fon Confiftoire, plus fage que lui, l'eût tiré d'affaire avec
la Clafle , avec fes confrères , avec fes correfpondans , avec lui-mê-
me. J'ai fait mon devoir, auroit-il dit, j'ai vivement pourfuivi la
chofe : mon Confiftoire n'a pas jugé comme moi , il a abfous Rous-
seau, contre mon avis. Ce n'eft pas ma faute; je me retire; je
n'en puis faire davantage fans bleffer les loix , fans défobéir au
Prince, fans troubler le repos public : je fuis trop bon chrétien.
4^0 L E T T R 1
trop bon citoyen , trop bon Pafteur , pour rien tenter de fembla-
ble. Après avoir échoué, il pouvoir encore, avec un peu d'adrefle,
conferver fa dignité & recouvrer fa réputation. Mais Tamour-pro-
pre irrité n'eft pas fi fage. On pardonne encore moins aux autres
le mal qu'on leur a voulu faire que celui qu'on leur a fait en effet.
Furieux de voir manquer , k la face de l'Europe , ce grand crédit
dont il aime à fe vanter, il ne peut quitter la partie , il dit en Claiïe
qu'il n'eft pas fans efpoir de la renouer, il le tente dans un autre
Confiftoire : mais pour fe montrer Jrioins k découvert, il ne la
propofe pas lui-même , il la fait propofer par fon Maréchal , par
cet inftrument de fes menées, qu'il appelle à témoin qu'il n'en a
pas fait. Cela n'étoit-il pas finement trouvé? Ce n'eft pas que M.
de M. ne foit fin : mais un homme que la colère aveugle ne fait
plus que des fottifes quand il fe livre à fa pafTion.
Cette reffource lui manque encore. Vous croiriez qu'au moins
alors fes efforts s'arrêtent Ih. Point du tout. Dans l'affemblée fui-
vante de la Claffe, il propofe un autre expédient, fondé fur l'im-
poffibilité d'éluder l'activité de l'Ofiîcier du Prince dans fa paroirte.
C'eft d'attendre que j'aie pafTé dans une autre , & Ih de recom-
mencer les pourfuites fur nouveaux frais. En conféquence de ce
bel expédient, les fermons emportés recommencèrent ; on met
derechef le peuple en rumeur, comptant, à force de défagré-
mens, me forcer enfin de quitter la paroifie. En voila trop, en
vérité, pour un homme aufïï tolérant que M. de M. prétend l'être,
.& qui n'agit que par l'ordre de fon corps.
Ma lettre s'allonge beaucoup, Monfieur , mais il le faut; &:
pourquoi la çouperois-je ? Seroit-ce l'abréger que d'en multiplier
les formules ? Laiffons k M. de M. le plaifir de dire dix fois de
fuite : Dinaiçirde, mafccur, dorme^voust
Je n'ai point entamé la queftion de droit*, je me fuis interdit
cette matière. Je me fuis borné dans la féconde partie de cette
tertre k vous prouver que M, de M. malgré le ton béat qu'il af-
fede, n'a point été conduit dans cette affaire par le zèle de la foi,
ni par fon devoir; mais qu'il a, félon l'ufage, fait fervir Dieu d'inf-
trumenr
D E J^ J. Rousseau. 481
trument à Ces paffions. Or , jugez fi pour telles fins on emploie
des moyens qui fiaient honnêtes, & dirpenfez-moi d'entrer dans des
détails qui feroient gémir la vertu.
Dans la première partie de ma lettre , je rapporte des faits op-
pofés à ceux qu'avance M. de M. Il avoit eu l'art de fe ménager
des indices , auxquels je n'ai pu répondre que par le récit fidèle
de ce qui s'eft pafié. De ces afiertions contraires de fa part & de
la mienne, vous conclurez que l'un des deux efi un menteur , &
j'avoue que cette conclufion me paroit jufie.
En voulant finir ma lettre & pofer fa brochure , je la fi^uillette
encore. Les obfervations fe prélentent fans nombre, & il ne faut
pas toujours recommencer. Cependant comment pafler ce que j'ai
dans cet inftant fous les yeux, page 128. Que feront nos MiniJ-
tres , fe difoit-on publiquement ? Défendront- ils V Évangile attaqué
fi ouvertement par Jes ennemis? C'eft donc moi qui fuis l'ennemi de
l'Évangile , parce que je m'indigne qu'on le défigure ôc qu'on l'a-
viliffei Eh! que fes prétendus défenfeurs n'imitent-ils l'ufage que
j'en voudrois faire ! Que n'en prennent-ils ce qui les rendroit bons
& juftes , que n'en laifTent-ils ce qui ne fert de rien à perfonne &
qu'ils n'entendent pas plus que moi!
Si un citoyen de ce pays avoit ofé dire ou écrire quelque chofe d'ap-
prochant à ce qu^ avance M. R. neféviroit-onpas contre lui ? Non affu-
rément; j'ofe le croire pour l'honneur de cet Etat. Peuple de Neuf-
châtel , quelles feroient donc vos franchifes , fi , pour quelque point
qui fourniroit matière de chicane aux Minifires, ils pouvoient pour-
fuivre au milieu de vous l'auteur d'un faiftum imprimé à l'autre
bout de l'Europe , pour fa défenfe en pays étranger? M. de M.
m'a choifi pour vous impofer en moi ce nouveau joug; mais ferois-
je digne d'avoir été reçu parmi vous , fi j'y laifibis par mon exem-
ple une fervitude que je n'y ai point trouvée?
M. Roujfeau , nouveau citoyen , a-t-il donc plus de privilèges que
tous les anciens citoyens? Je ne réclame pas même ici les leurs ; je
ne réclame que ceux que j'avois étant homme , & comme firapîe
étrano-er. Le correfpondant que M. de M. fait parler , ce merveil-
leux correfpondant qu'il ne nomme point, & qui lui donne tant de
Œuvres mêlées. Tome I. P P P
482 Lettre
louanges, eft un fingulier raifonneur , ce me femble. Je veux avoir,
félon lui , plus de privilèges que tous les citoyens , parce que je ré-
fifte à des vexations que n'endura jamais aucun citoyen. Pour m'ô-
ter le droit de défendre ma bourfe contre un voleur qui voudroit
me la prendre , il n'auroit donc qu'à me dire : Vous êtes plaijant
de ne vouloir pas que je vous vole ! Je volerais bien un homme du pays ^
s*il paJJoLt au lieu de vous.
Remarquez qu'ici Monfieur le Profeffeur de Montmollin eft
le feul Souverain, le defpoce qui me condamne, & que la loi, le
Confifloire , le Magiftrat , le Gouvernement, le Gouverneur, le
Roi même , qui me protègent , font autant de rebelles à Tautorité
fupréme de Monfîeur le Profeffeur de Montmollin.
L'Anonyme demande y? je ne me fuis pas fournis comme citoyen
aux loix de VÈtat & aux ufages ; & de Taflirmative qu'affurément
on ne iui conteftera pas , il conclut que je me fuis foumis h une loi
qui n'exifte point , & h un ufage qui n'eut jamais lieu.
M. de M. dit h cela que cette loi exifte à Genève , & que je
me fuis plaint moi-même qu'on Ta violée h mon préjudice. Ainfî
donc la loi qui exifte k Genève & qui n'exi/Te pas à Moriers , on
la viole h Genève pour me décréter , & on la fuit à Moriers pour
m'excommunier. Convenez que me voilà dans une agréable po-
fition ! C'étoit fans doute dans un de fes momens de gaieté que
M. de M. fit ce raifonnement-là.
Il plaifante à-peu-près fur le même ton dans une note fur l'of-
fre ( 91 ) que je voulus bien faire h la Claffe, à condition qu'on
me laifsât en repos. Il dit que c'eft fe moquer, & qu'on ne fait
pas aiiifi la loi à fes fupérieurs.
Premièrement il fe moque lui-même quand il prétend qu'of-
frir une fitisfaélion très-obféquieufe , & très-raifonnable à gens qui
fe plaignent , quoiqu'à tort, c'eft leur faire la loi.
( 91 ) Offre dont le fecret fut fi bien pas y faire la moindre re'ponfe. II fal-
gardé , que perfonne n'en fut rien que lut même que je fiffe redemander a M.
quand je le publiai ; & qui fut fi mal- de M. ma déclaration qu'il s'écoit dou-
honnétement reçu , qu'on ne daigna cernent appropriée.
D E J. J. Rousseau. 48 3
Mais la plaifanterie eu d'avoir appelle MefTieurs de la Cla/Te
mes fupérieurs , comme fi j'étois homme d'Eglife. Car qui ne fait
que la Clafle ayant jurifdidtion fur le Clergé feulement, & n'ayant
au furplus rien h commander à qui que ce foit, (es membres ne
font comme tels les fupérieurs de perfonne ( 92 )? Or , de me
traiter en homme d'Eglife eft une plaifanterie fort déplacée , à mon
avis. M. de M. fait très-bien que je ne fuis point homme d'Eglife,
& que j'ai même, grâces au Ciel, très-peu de vocation pour le
devenir.
Encore quelques mots fur la lettre que j'écrivis au Confîftoîre ,
& j'ai fini. M. de M. promet peu de commentaires fur cette lettre.
Je crois qu'il fait très-bien, & qu'il eût mieux fait encore de n'en
point donner du tout. Permettez que je pafle en revue ceux qui
me regardent; l'examen ne fera pas long.
Comment répondre, dit -il page i6t,, à des quejîions qu!on
ignore? Comme j'ai fait; en prouvant d'avance qu'on n'a point le
droit de queftionner.
Un E fol dont on ne doit compte qiùà. Dieu y ne fe publie pas dans
toute V Europe.
Et pourquoi une foi dont on ne doit compte qu'h Dieu , ne fe
publieroit-elle pas dans toute l'Europe?
Remarquez l'étrange prétention d'empêcher un homme de
dire fon fentiment , quand on lui en prête d'autres , de lui fermer
la bouche & de le faire parler.
Celui qui erre en Chrétien redrejjfe volontiers fes erreurs. Plaifant
fophifme !
Celui qui erre en Chrétien ne fait pas qu'il erre. S'il redref-
foit fes erreurs fans les connoitre , il n'erreroit pas moins , & de
plus il mentiroit. Ce ne feroit plus errer en Chrétien.
( 91 ) Il faudroit croire que la tête ClafTe quelque fupériorité fur les au-
tourne k M. de M. fi l'on lui fuppo- très fujets du Roi. Il n'y a pas cent
foit afiez d'arrogance pour vouloir fé- ans que ces Supérieurs précendus ne
rieufement donner à Meffleurs de la fignolent qu'après tous les autres corps.
Ppp ji
484 Lettre
Est-ce s'appuyer fur l'autorité de P Évangile , que de rendre,
douteux les mirj.cUs7 Oui, quand c'efl par Taucorité même de TÉ-
vangile qu'on rend douteux les miracles.
Et d'y jitttr du ridicule. Pourquoi non, quand, s'appuyant fur
rÉvangile,o!i prouve que ce ridicule n'eft que dans les interprérations
des théologiens?
Je fuis sûr que M. de M. Te félicitoit ici beaucoup de Ton laco-
nifm?. Il eft toujours aifé de répondre à de bons raifonnemens par
des fentences ineptes.
Q U A NT à la note de Théodore de Beje , page /fo , il n'a pas voulu
dire autre chnje , finon que la joi du Chrétien nejî pas appuyée uni-
quement fur Us miracles.
Prenez garde , Monfieur le ProfefTeur ; ou vous n'entendez pas
le latin ( 9 ^ ) , ou vous êtes un homme de mauvaife foi.
Ce pafTage non fatis tuta fid s eorum qui miraculis nituntur ne
fignifie point du tout, comme vous le prétendez, que la foi du
Chrétien n'ejl pas appuyée uniquement fur les miracles.
Au contraire , il fignifie très-exaflement que la foi de quiconque
3'appuiefur les miracles ejl peu folide. Ce fens fe rapporte fort bien
au pafTage de faint Jean qu'il commente , & qui dit de Jefus que
plufieurs crurent en lui voyant fes miracles , mais qu'il ne leur con-
fioit point pour cela fa perfonne, parce quil les connoijfoit bien.
Penfez-vous qu'il auroit aujourd'hui plus de confiance en ceux qui
(ont tant de bruit de la même foi >
1V£ croiroit-on pas entendre M. Roujfeau dire dans fa lettre à
V archevêque de Paris, quon devrait lui dreffer des Jlutues pour fon
Emile? Notez que cela fe dit au moment où , preffé par la com-
(93) La preuve que M. le ProfefTeur correftement, de Latin en François
entend le Latin, c'eft qu'après avoir pour l'intelligence de fes Le<51eurs.
très-bien traduit de François en Latin Voulant donner un trait d'érudition
cet adage nouveau, Sautres temps, dans fes lettres, pouvoit-il plus heu-
d autres nuxurs , il le traduit , non moins reufement choifir ?
D E J. J. Rousseau. 485
paraifon d'Emile & des lettres de la Montagne , M. de M. ne fait
comment s'échapper. Il fe tire d'affaire par une gambade.
S'IL falloit fuivre pied à pied fes écarts, s'il falloit examiner le
poids de fes affirmations, & analyfer les fînguliers raifonnemens
dont il nous paie , on ne finiroit pas , & il faut finir. Au bout de
tout cela, fier de s'être nommé il s'en vante. Je ne vois pas trop W
de quoi fe vanter. Quand une fois on a pris fon parti fur certaines
chofes , on a peu de mérite à fe nommer.
Pour vous, Monfieur, qui gardiez par ménagement pour lui
l'anonyme qu'il vous reproche , nommez-vous puifqu'il le veut.
Acceptez des honnêtes gens l'éJoge qui vous eft dû : montrez-leur
le digne Avocat de la caufe jufle , l'hiflorien de la vérité , l'apologifle
des droits de l'opprimé , de ceux du Prince , de l'Etat &: des peu-
ples , tous attaqués par lui dans ma perfonne : mes défenfeurs ,
mes protedeurs font connus ; qu'il montre à fon tour fon anonyme
& fes partifans dans cette affaire : il en a déjà nommé deux ; qu'il
achevé. Il m'a fait bien du mal, il vouloit m'en faire bien davanta-
ge ; que tout le monde connoiffe fes amis & les miens. Je ne veux
point d'autre vengeance.
Recevez, Monfieur , mes tendres falutations.
Signé J. J. Rousseau.
Fin du Tome fécond.
TABLE.
XJiSCO VRSfiir les Sciences & les Arts , Page 5
heponjè au Dijcours précédent, 3'
Obfervations de J. J. Roujfeau de Genève , fur la Rèponfe qui a été
faite à fou Difcours , 4-3
liéjutation d'un Dijcours qui a remporté le Prix de V Académie de
Dijon en l'année, '75° , ^^- ^7
Lettre de J. J. Roujfeau de Genève ^ à M***, fur la Réfutation.
précédente, 8§
Dijcours fur les avantages des Sciences & des Arts, 97
Réponfe de J. J. Roujfeau au Difcours précédent , z^i
Lettre de J. J. Roufjeau fur la nouvelle Réfutation de fon Difcours
par un Académicien de Dijon , t^-^
Défaveu de l'Académie de Dijon, Oc. i S7
Lettre fur la Mu fi que Fran^oife, z6^
Ixtrait d'une Lettre de M. Roujfeau à M.. . . fur Us Ouvrages de
M. Rameau , 2.05
Le Devin du l^illage , intermède , zz^
Fragment d^ une Lettre de Al. Roujfeau, n^^
Préface de Naràjfe , 2 6^
I^arciJJ'e ou l'Amant de lui-même , comédie, x8 ^
Lettre de /. /. Roujfeau à Al. de Volt aire ^ ^x^
Veillée de Silvie , 34.7
Imitation libre d'une Chanfon Italienne de Métafiafe, 253
Guiji'ppe Farfetti Fuin\io Vtneto a Gio Gia eo mo Roujfeau Citta^
dino Genevrino. Scrmone , -^^j
Lettre de M.. Rnuffeau à l'auteur du Mercure, ^ffi
Lettres de M. le Comte de Trejfan à Ai. Roujfeau , 3 6^
Réponfe de M. J. J. Roujfeau , ^66
Lettre II de M. le Comte de Trejfan , ^Gj
Réponfe de M. J. J. Roujfeau , ^ffH
Lettre III du Comte de Trejfan, ^Si)
Réponfe de M. J. J. RuuJJcuu , ^jo
Table.
Avis à un anonyme, par J. J. Kouffeau , P'ige J7'
Lettre d'un Bourgeois de Bordeaux à l'auteur du Mercure , ^y^
Réponfe de M. Koujfeau à AI. de Boijfy , ^yj
Lettre de J. J. Roujfeau à M. le ProfeJJeur de Félice , ^80
Dijcours fur V Économie politique , ^8 z
Projet de Paix perpétuelle , Axj
Lettre de J. J. RouJJeau à M. de Gingins de Moiry , A^j
Lettre de J. J, Roujfeau à M. Favre, ^^8
Réponfe de M. Roujfeau à une Lettre d'un de fis concitoyens , ^j^
Lettre de M. Rouffeau contenant une déclaration de fes fentimens en
matière de foi, &c. ^6'z
Notice d^un Ouvrage intitulé ^ Repréfentations des citoyens Q Bour-
geois de Genève, Oc. ^6/^
Réponfes aux Lettres populaires , A.6^
Lettre de M. J. J. Roujfeau, j^6G
Fin de la Table,
fliBLIOTHKA
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Echéance
Calui qui rapporte un volume
oprèt la dernière date timbrée
ci>destout devra payer une
amende de dix sous, plus cinq
sous pour chaque jour de retard.
The Librory
University of Ottawa
Date due
For fallure to return a book
on or before the lost date stamp-
ed below there will be a fine of
ten cents, and on extra charge
of five cents for eoch odditional
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