ori SCI I i;s diin ai{ai{|s\m
iKC.S-l'.Ki:
IlAUiwiG DKRKMHOLUG
Membre de l'Institut
Opuscules
d'un
Arabisant
1868-1905
Antar. — Le Coran. — Ihn Al-Kiftî.
— La Haggadah de la Paqle juive.
— Quatre lettres missives d'Alboa-
GEN. — Michèle Amari. — Adolphe
Krangk. — Maximin Deloghe. — Les
DeRENBOURG. — I3IBLIOGRAPHIE DE
H. D.
(^Pti-fP^^^"^^
PARIS
CHARLES CARRIXGTOX, Libraire-Éditeur
13, Faubourg Montmartre, l'\
1905
114b6G4
A mon cher cl vcncvc Confrcrc
Monsieur Henri WKIL
Membre de VlnslUut
A IHonimc! An Sfuuml ! A l'Anii!
AVAM-PROPOS
]^)iir(jii()i ceci plulnl (iiiecclci? P()iii'(|U()i lu Viu
(le Michèle Anniri pliilôl (]ue ki Bio^i'aphie de
Silvestre de Saev ? ()ue de eiirieuses ou suhlik^
tliéories je pourrciis émettre pour justifier mes
choix! Klles ne sernienl que mimge et ficlion. Les
choses se sont passées plus simplement: j'ai réim-
primé les morceaux i)()ur lesquels mes entrailles
de père avaient conçu le i)lus d'afTection, comme
étant mes enfants les ])lus oubliés ou les plus
ignorés, parexem|)le « Anlar))el <( la (lomposilion du
(loran », deux péchés de jeunesse, (< Adolphe Franck
et la Société des études juives», iVagmenI d'un
discours |)ron()ncé dans une séance solennelle de
celle Société savante, discours enfoui si profondé-
ment dans les annexes de sa Hcinie quil avait
écha[)pé à l'enquête clairvoyante, miiuilieuse, bien
informée et bien conduile du dernier biograi)he de
Franck, mon ami trop lot disparu, le j)oéle lùigéne
Manuel'. Ma collaboration au Journal des Sdiuinls
• Eugène Manuel, Préface (p i-xxxii) en tèlc de Adolphe
Franck, Xoiwellcs éludes orientales, Paris, 1896.
VI AVANT-PROPOS
est largement représentée dans les Opuscules
duii (wahlsant. La série sur ^lichele Amari v
avant été interrompue brusquement par des cir-
constances indépendantes de ma volonté, je lui
ai ajouté un sup])lément inédit, conçu dans la
même pensée d'admiration pour un beau caractère
d'homme et pour une science impeccable d'érudit.
Les deux derniers chapitres du volume risquent
d^ètre dénoncés comme empreints d^un individua-
lisme outré. Je ne nie pas qu'ils pourraient me faire
accuser d'orgueil, voire même d'outrecuidance, je ne
méconnais pas qu'ils auraient donné barre contre
moi aux malveillants et aux détracteurs, s'il v en
avait dans ce paradis terrestre, où les humains sont
si bienveillants les uns pour les autres. Mon opti-
misme, héréditaire et inébranlable, maintiendra
jusqu'à la fin sa résidence favorite, sa tour d'ivoire,
avec la compagne qui l'a partagé, entretenu,
afFermi et sauvé de l'effondrement, avec ses amis
les rêves, avec ses amies les espérances, que le
vulgaire appelle des illusions.
Je n'ai d'ailleurs pas réédité Les Derenbourg, qui
avaient paru en Amérique tronqués et écourtés, ni
prolongé la bibliographie de mes livres, brochures
et articles jusqu'au commencement de 1905 pour
mes confrères d'aujourd'hui seulement^ mais je me
suis préoccupé surtout de faciliter la tâche à mon
successeur, quel qu'il soit, un ami, un indifférent
ou un inconnu, en tout état de cause condamné,
AVANT-I'HOPOS
VII
(le par son élection, n me eonsaei'er une notice.
Si je duie (juelques années, je prends envers ce
savant, dont j'ignore juscju'an nom et ancfuel je
reurette de ne pouvoir donner ma Noix, l'enuaue-
ment de mettre au courant, sans trop de relard, j)ar
des suj)i)léments la bil)liograplne actuelle, (]ui lui
est particulièrement destinée par son prédécesseur.
Briinij;, ce 'Jô juillet li)()4.
I
I
Le poète antéislamique Antar
Le poète antéislamique Antar
Anlar est pour les Aral)es rincarnation du Héclouiii;
le Prophète Mohammad re<^rctte de ne pas l'avoir
conuu - el, après lui, les i^énèralions (pii se succèdent
concentrent sur ce héros tous les souvenirs (pie leur a
légués la Iraililion nationale. La légende du vieil Antar,
en passant de bouche en bouche, répétée et transfor-
mée par de nond)reux rhapsodes ''\ s'est enrichie ])en-
dant plusieurs siècles avant d'être fixée ; et la fan-
taisie orientale s'est donné libre carrière, ajoutant un
trait à la physionomie du personnage, un fait d'armes
à la liste de ses triomphes, un poème à la collection
de ses vers K Ainsi s'est formé le Sirat 'Anfara, le ro-
man d'Antar cpii, par l'étendue variable de son con-
* Journal Asiatique de 18G8, II, p. 454-4G2, à propos de Ilein-
rich Tiiorbeclvc, Antarali, ein vorislamiclicr Diclilcr, Leipzig, 18G7.
Dans ces quelques pages, j'ai substitué le populaire Antar au
scientifique 'Antara.
'^ Caussin de l^erceval, Essai sur iliisloire des Arabes avant
rislamisme, II, p. 521 ; III, p. 218.
^ Il v avait des 'anàtira, c'est-à-dire des hommes dont le
métier était de colporter et de réciter les exploits d'Antar.
^ Le poète et orientaliste Fr. Hùckert a prouvé qu'un certain
nombre des poésies attribuées à Antar dans le Homan d'Antar
sont basées sur des vers qui se trouvent dans \q Diivàn du poète
et qui sont réellement de lui ; cf. Zeitscliri/t der deutsch. morg.
Gesellschaft, II (1848), p. 202.
Opiiscnli'S d'iiu aral)isaiit
tenu et par la nature des récits variés et divers qui s'y
sont glissés tour à tour, était, comme les Mille el une
nuils, destiné à rester anonyme. Un tel ouvrage est de
ceux auxquels toute une nation a collaboré, dont
personne ne se prétend l'auteur. Les noms d'Al-Asma-
'î, d'Aboù 'Obaida, de Wahb ibn Mounabbih ne sont cités
en tête de chaque paragraphe que pour donner plus
d'autorité à ces aimables fictions. Leur lecture, qu'Aloïs
Sprenger se plaignait de voir trop délaissée ', peut être
d'une arande utilité comme introduction à l'étude des
plus anciens poètes arabes -.
Mais, à côté de ce roman^ ou plutôt de cette épopée,
dont Antar est le héros, nous avons des documents
sur son histoire et un recueil contenant vingt-sept de
ses poésies ^. M. Heinrich Thorbecke, ce doux géant
qui, le 3 janvier 1890, a été terrassé en pleine activité,
enlevé à notre amitié et à notre admiration, avait réuni
dans sa substantielle brochure les matériaux qu'il avait
trouvés sur le « poète antéislamique ». Et il avait pris
comme base de son exposé le chapitre du Kiiàh al-
agâni sur Antar ^. Les douze premières pages sont
consacrées au texte de ce chapitre, qui est publié
d'après les manuscrits de Gotha, de Paris et de Berlin;
la dissertation et les notes occupent les pages 13-44.
L'édition, comme la biographie d'Antar et les notes
qui l'accompagnent, témoignent de beaucoup de science
et d'érudition : on sent bien que les comparaisons et
les citations sont puisées dans un riche trésor qui n'a
1 Sprenger, Bas Leheii iiiid die Lehre des Mohammad, III, p. 548.
- Thorbecke, Antarah, p. 33.
3 Une partie de ces documents avait déjà été utilisée par le
baron de Slane dans sa Notice sur Aiitava [Journal asiatique
de 1838, I, p 445 et suiv.)
'* Le chapitre a été traduit un peu librement par Perron dans
le Journal Asiatique de 1840, II, p. 515 et suiv.
Le poète antéisIaniKiiie Aiitar
pas été réuni pour la circonstance, mais dans lequel
un choix heureux a été fait avec discrétion et sûreté.
Ahoii Ma'àya 'Antara (Antar) i])n Shaddàd ibn Mou-
'âwya était le fds d'une esclave abyssine, nommée
Zabîba. Aussi la couleur de ses traits fit-elle mettre
Antar au nombre des « corbeaux des Arabes » ^
Condamné par l'obscurité de sa naissance à l'escla-
vage, il ne fut reconnu par son père que lorsque ses
exploits eurent rendu son nom célèbre. La femme
légitime de son père, Soumayya (peut-être Souhaiyya)
le persécutait et l'accusait d'avoir voulu la séduire.
Schaddâd s'irrita contre son fils et le frappa violem-
ment. Sur ces entrefaites, Soumaiyya, qui l'avait
accusé, s'interposa en sa faveur et pleura sur les
blessures qu'avaient faites ses calomnies. C'est à ce
propos que le poète dit les vers suivants :
Est-ce que les larmes qui coulent des yeux de Sou-
maiijya sont de vraies larmes ? Pourquoi iiai-je rien
connu de semblable chez toi avant ce jour ?
Alors quelle se détournait de moi sans me parler^ je
croyais voir une gazelle de 'Ousfàn impassible, aux yeux
injectés.
Elle m'a préservé du bâton qui tombait sur moi; et elle
ni est apparue comme une statue vénérée qu'on visite
souvent.
* L'époque antéislasmique compte trois « corbeaux des
Arabes » ; cf. Ibn Kotaiba, Liber poësis et poëlariim, éd. De
Goeje, p. 131 : « II était un des corbeaux des Arabes, et ils sont
trois : Antar, Khoufàf ibn Nadba, dont la mère était noire, et
qui a été nommé d'après elle, tandis que son père était 'Oumair,
et Soulaik ibn Soulaka As-Sa'dî. » D'après le Kàmoùs, le sobri-
quet de corbeaux fut appliqué également un peu plus tard à des
hommes remarquables par leur teint foncé, par exemple aux
deux grands poètes Ta'abbata Scharran et Schanfarà. Thorbecke
a donné une savante notice sur Khoufàf ibn Xadba (p. 36, note 13).
6 Opuscules d'un arabisant
Mon bien est votre bien ; esclave que je suis, je suis
votre esclave. Ta punition s est-elle donc détournée de
moi?
Oublies-tu mon courage, quand la lutte était chaude
et que se précipitaient cm combat les juments longues et
élancées ?
Elles se précipitcùent, alors que leurs selles étaient cou-
vertes de sueur, tandis que leurs cavaliers les poussaient
en avant, les narines gonflées, pleins d'ardeur ?
Quand je me mesurerai avec mon ennemi, je le frap-
perai de coups qui laissent leurs traces, de ces coups qui
font pâlir la main de celui qui les reçoit et qui l'épui-
sent.
Antar, l'esclave poète, le guerrier juvénile ^ , devait
gagner sa liJ3erté sur le champ de bataille. Dans une
lutte que les 'Absites soutenaient contre une tribu voi-
sine^ son père lui cria « Au combat, Antar ! » Antar
répondit : « Un esclave n'est pas fait pour combattre,
mais pour traire les vaches et pour lier les chamelles. »
Le père reprit : « Au combat I tu es libre. » Il s'élança,
en disant :
Je suis Antar, le fils d'une esclave;
Tout homme défend le ventre de sa mère.
Que ce ventre soit rouge ou noir.
Même Vhomme dont les cheveux sont crépus.
Antar prit alors part à la lutte et fd preuve d'une
grande bravoure. Son père le reconnut et l'inscrivit sur
ses tables généalogiques.
C'est de ce moment que date la vie propre du poète.
^ Antar prit plus tard en horreur les luttes et les combats. On
lui dit un jour : « Décris la guerre. » Il répondit : « Au début,
lamentations ; au milieu, mystère; à la fin, déboire » (Ibn 'Abd
Rabbihi, Al-'Ikd al-farid, I. p. 36.
Le poète antéislamique Antar
Il fit de nombreuses campagnes, accomplit des prouesses
et, plus tard, on reprochait à sa tribu d'avoir eu un
noir pour défenseur. Lui-même se vante plus d'une
fois de son origine, il se considère comme un parvenu
c( dont la mère est de la race de Cham », mais il a « son
épée pour se défendre ».
Ses exploits peuvent être partagés en trois groupes :
les luttes contre les ennemis de 'Abs au jour de Dàhis,
celles contre les familles de Tamîm et celles contre les
Tayyites. Heinrich Thorbecke, à qui nous empruntons
cette division, ne s'est pas contenté de nous tracer
les contours du cadre ; il l'a rempli grâce au Kitâb al-
agânî, grâce aussi au Diwân ' et aux notes qui y
sont insérées en tête de chaque poésie. Ces notes peu-
vent devenir comme un commentaire suivi, parfois
aussi servir de contrôle pour les notices biographiques
de VAgâiiï.
^ Heinrich Thorbeclve avait en 1867 annoncé une édition
critique prochaine du Diwàn. Avec quelle perfection il l'eût
exécutée, ses Collectanea conservés à la Bibliothèque de la
Société asiatique allemande (voir Zeitschrift d. dciifscheii morg.
Gesellschaft,XL\, 1891, p. 465-492, et en particulier p. 472) permet-
traient de le présumer même à ceux de mes confrères qui n'ont
pas eu, comme moi, la chance d'avoir leurs épreuves revisées,
leurs éditions améliorées par un collaborateur de cette puissante
envergure. Le seul regret de ma reconnaissance posthume est
d'avoir accaparé à mon profit une parcelle d'une existence stu-
dieuse qui devait être de si courte durée. Ma consolation, c'est
qu'aucun crime n'a recruté autant de complices sans scrupules.
Thorbecke, dans son abnégation altruiste, continuait les tradi-
tions de notre maître à tous deux, Lcberecht Fleischer. Quant
an Diwàn d'Antar, Tun des nombreux rêves que mon ami n'a
pas réalisés, il a été publié presque aussitôt par le Nestor de
nos études, aujourd'hui encore sur la brèche, le professeur \Y.
Ahhvardt, dans ses Divans of the six ancient Arabie poeis (Lon-
don, 1870), auxquels il vient de donner des suppléments pré-
cieux dans les trois volumes de sa Sammliing aller arabiseher
Diehler (Berlin, 1902-1903).
8 Opuscules d'un arabisant
Anlar doit avoir atteint un âge très avancé puis-
qu'une glose parle de ses cent vingt ans. Il a dit lui-
même :
Ce ne sont pas les fatigues de la guerre qui m'ont
épuisé, mais les années de ma vie qui se sont écoulées....
Il y a dans VAgânl trois versions sur les circons-
tances qui accompagnèrent sa mort. D'après la pre-
mière, il fut tué par Wizr ibn Djâbir, de la tribu des
Banoù Xabhân ; selon la deuxième, après une défaite
de sa tribu, il tomba de cheval au moment où il vou-
lait fuir et fut tué par les avant-postes des Tayyites.
Enfin, on raconte que, dans sa vieillesse^ réduit à la
misère, il fut obligé de mettre tout en œuvre pour
vivre. Ayant à réclamer un jeune chameau à un homme
de Gatafân, il partit et mourut en route, frappé par un
de ces vents chauds d*été qui ne pardonnent pas.
A ces récits, M. Thorbecke aurait pu ajouter une
autre tradition qui est rapportée d'après Aboû TJbaida
par Ibn Doraid ^ « Un des Banoù 'Abs est 'Antara
(Antar) ibn Shaddâd, un des cavaliers et des poètes
arabes. Il fut tué par un Tayyite, à ce que pensent les
Arabes et la plupart des savants. Mais Aboû 'Obaida
le nie et dit : (^ Il mourut de froid à un âge très
avancé. »
J'aime mieux pour Antar la première tradition qui
le fait mourir sur un champ de bataille, en s'écriant^ :
Cest Ibn Salmâ, sachez-le bien, qui a versé mon sang.
Hélas ! il ng a à espérer ni de mettre la main sur Ibn
Salmû, ni de venger mon sang.
^ Ibn Doraid, Kllûb (il-ischtikâk (cd. Wûstenfeld), p. 17.
2 Afjâiii, VH, p. 152; Ahlwardt, The Divans, p. 181.
Lo |)(>ôt(* antéislaini(iii(» Aiitar 9
Lorsquil s\ivancc au milicn des inonta(jncs de Tuijij
à la hauteur des Pléiades, il est inébraid(dde.
Il tira sur moi sans crainte, avec une jtèche bleuâtre,
pénétrante, au soir oii F on campa entre un pic et une
colline.
Mais riiisloire n'a pas à se préoccuper d'embellir
ses personnages. Or, raulhenlieitê de ces vers est loin
d'être garantie par des preuves irrécusables.
Il
La composition du Coran
La composition du Coran *
Je voudrais essayer de montrer ce qu'est le Coran
dans son ensemble et comment s'est formée cette vaste
collection de 114 sourates ou chapitres.
Si nous considérions le (^oran comme une (Luivre
divine, si nous avions pour la parole de Mahomet '^ la
dévotion qui est imposée à ses adhérents, la piété dimi-
nuerait la liberté et la franchise de nos aj)préciations,
et nous n'apporterions pas dans cette étude une somme
suffisante d'impartialité et de désintéressement. Pour
le Musulman, l'exégèse du Coran tait partie de la reli-
gion, car ce code divin émane d'Allah, qui l'a révélé
au Prophète. Mais nous, en étudiant le Coran, nous
ne faisons pas de la théologie, nous jugeons une œuvre
littéraire et nous lui assignons sa place dans l'histoire
de l'humanité, sans nous laisser entraîner par un élan
d'enlhousi^asme fanaticjuc, mais aussi sans chercher à
' Leçon d'ouverture, fiiite au commencement de février 1869,
d'un cours litjre sur la langue et la littérature arabes, professé
en 1869 et 187U ù la Sorbonne (salle Gerson), leçon (jui a été
publiée dans la Revue des eoiirs littcraires de la Freinée et de
rétranger,\\, numéro5dul7avrill869. Je n'aipas osé transformer
cet exposé, ancien et vieilli, qui a des rides trop visibles. Sauf
quelques retouches nécessaires, je n'ai tenté de rajeunir et
d'améliorer que les traductions du (^oran.
- Je conserve cette prononciation incorrecte, imposée par
l'usage, au lieu de Mohammad. De même pour Coran.
14 Opuscules d un arabisant
décrier ou à ravaler de parti pris un livre adopté et
consacré par une foi vieille aujourd'hui de douze
siècles.
La critique moderne fut naturellement amenée à
faire entrer le Coran dans le cadre de ses recherches.
Il y avait là un prohléme digne d'exciter la curiosité et
de provoquer la méditation. Le Mahomet de la légende
et le Coran de la tradition devaient-ils rester dehout ou
céder la place au Mahomet et au Coran de l'histoire?
MM. Weil, Caussin de Perceval, Muir, Sprenger et
Nœldeke ont, chacun pour sa part, contrihué à corri-
ger les erreurs accréditées et à leur suhstituer une
image ressemhlante du Prophète. Michèle x\mari nous
donnera un jour l'ouvrage qu'il a composé sur le même
sujet ', et que rx\cadémie des inscriptions et helles-
lettres a couronné en le mettant de pair avec ceux de
maîtres comme MM. Sprenger et Xœldeke. L'exégèse
du Coran est aujourd'hui une science, et un Anglais,
M. Pxodwell, n'a pas craint, dans un essai peut-être
prématuré, de puhlier une traduction du Coran, dis-
posé d'après la composition présumée des divers mor-
ceaux '-. MM. Weil et Muir ont donné des listes chrono-
logiques des sourates \ La saine appréciation du Coran
a aussi beaucoup gagné aux articles que M. Barthélémy
Saint-Hilaire a insérés dans le Journal des Savants
de 1863 et 1864. Ce résumé lucide sert fréquem-
ment à préciser la pensée qu'il analyse, et restera long-
temps la meilleure introduction à la connaissance du
Coran et de son auteur.
' Amari est mort en 1889, sans avoir consenti à réaliser mon
vœu. Voir sa biographie dans ce volume, p. 86 et saiv.
^ Londres, 1861, in-12.
3 M. ^Yeil, Mohammed der Prophet, p. 364; M. Muir, The life of
Mahomet, II, p. 318.
La conipositioii du Coran 15
Au moment où Mnliomel parut, im ffraïul mouve-
mciU des esprits ai^itait la péninsule aiahicpie. La
poésie fut, eomme partout ailleurs, l'expression j)re-
mière de cette excitation nouvelle, et les rythmes les
plus savants turent inventés spontanément et comme
instinctivement par des hommes doués d'une oreille
fine et d'un sentiment musical, que l'éducation n'avait
encore ni dévelo|)pé, ni altéré. Chacpie tiihu [)osséda
ses chantres, dont elle était tière, et dont les nohles
accents retentissaient dans les cojurs. La lermentation,
encore latente, éclata })ul)li(piement au contact de
l'ardeur poéti([ue, et se répandit avec fracas de toute
part. Révolution dans la langue, révolution politique,
révolution religieuse, telles furent les conséquences
lorcées et fatales de cet entrainement qui se commu-
niquait de proche en proclie, et auquel aucune force
n'aurait pu résister.
Parmi les idées fécondes qui avaient germé dans
ces natures jeunes et exubérantes, l'idée monothéiste
parait s'être accusée avec le plus d'énergie. On ne sait
pas à quelle époque le judaïsme avait pénétré pour la
première fois en Arabie. La question est assez obscure
pour qu'un savant comme M. Dozy ait en vain cherché
à y répondre dans ses «. Israélites à La Mecque » L
Mais, en tout cas, les croyances des Juifs avaient
exercé une grande et salutaire inlluence sur des popu-
lations qui affirmaient leur communauté d'origine
avec eux, sur des populations qui se disaient issues
d'Abraham par Ismaël, comme les .Juifs étaient les
descendants d'Abraham par Isaac. Un prince hymyarite,
Dhoù Nouwàs, s'était même converti au judaïsme. L'ac-
» Leipzig, 1864.
16 Opuscules d'uu arabisant
lion de l'idée juive sur l'islamisme naissant * a, dès 1833,
été reconnue et démontrée par Abraham Geiger -,
qui a ainsi préludé à cette série de travaux importants,
qui rendent son nom justement célèbre en Europe. Le
christianisme comptait aussi en Arabie de nombreux
adhérents : il dominait le Nord par les rois de Hîra et
de Gassàn, le centre par Médine, le Sud par les évêchés
du Yémen. A côté de ces religions qui s'appuyaient cha-
cune sur un livre révélé et qui n'ont pas pris racine
sur le sol de l'Arabie, il se constitua des groupes de
croyants, qui furent des Musulmans avant l'islamisme.
Ce sont ceux qu'on appelle les hanîf, littéralement
d'après les uns n. les pieux », d'après les autres « ceux
qui inclinent vers les idées nouvelles ». Mahomet com-
prit quels services une telle secte, si j'ose ainsi dési-
gner ces monothéistes, unis entre eux par leur haine
commune de l'idolâtrie, pouvait lui rendre pour le suc-
cès immédiat et pour le triomphe définitif de sa pro-
phétie . Aussi Abraham lui-même n'est-il pour Mahomet
« ni un juif, ni un chrétien, c'est un hanîf d 3.
Pour que ces éléments divers, en se fondant et en se
pénétrant, pussent former une religion appropriée à
ces peuples et destinée à satisfaire leurs aspirations
en les réglant, il fallait qu'un homme se fit le
représentant de ces tendances encore mal définies, il
^ Voir maintenant mon petit mémoire : Les noms de personnes
dans l'Ancien Testament et dans les inscriptions himyarites, dans
la Revue des études juives, I (1880), p. 56-60.
"^ Was hat Mohammed aus dem Judenthume aufgenommen :'
Bonn, 1833. Cette monographie a eu les honneurs d'une réim-
pression en 1902.
2 Coran, in, 60. Les Muhammedanische Studien d'Ignaz Gold-
ziher (Halle, 1889-1890), qui établissent avec autorité l'antithèse
entre l'islamisme et ce qui l'a précédé en Arabie, ont profondé-
ment modifié mon point de vue.
La composition du Coran 17
fallait qu'un homme sût imposer une discipline à ces
âmes ardentes, éprises de liberté et enivrées par la
transformation qui s'accomplissait autour d'elles et en
elles-mêmes. Le r()le n'était pas plus l'acile dans la con-
ception que dans l'exécution, et le courant ne pouvait être
ni contenu, ni arrêté : il devait être dirigé. On sait (jue
Mahomet a pleinement réussi, et que le Coran est au-
jourd'hui le livre sacré de plus de 100. ()()(). ()()() d'hommes
disséminés dans trois ])arlies du monde '.
Pour ap})récier le Coran à sa valeur, pour en saisir la
portée, soit comme œuvre littéraire, soit comme in-
strument de prosélytisme, il y a deux points qu'il faut
examiner : sa composition successive et sa rédaction
officielle. Comment les diverses sourates ont-elles été
composées, dans quel ordre et à quelle époque ?
Comment sont-elles parvenues jusqu'à nous ? Les
avons-nous dans leur intégrité ? N'ont-elles pas été
changées et retouchées sous des influences religieuses
ou politiques? Le Coran, tel que nous le possédons,
est-il en entier l'œuvre de Mahomet, ou n'est-il
arrivé à sa forme actuelle que par une série de modi-
fications et de remaniements? Telles sont les questions
principales que pose l'exégèse du Coran, et les limites
où doit se renfermer notre entretien nous permettront
à peine de les aborder. Mais du moins pourrons-nous
constater l'intérêt que présentent les progrès impor-
tants réalisés, les résultats obtenus et les solutions
données. Aucune recherche ultérieure n'aura le droit
de les ignorer et l'on sera obligé de les accepter, même
pour les continuer et pour les dépasser.
L'authenticité du Coran n'a jamais été mise en doute,
» M. Roûhî Khàlidî, le savant consul de Turquie à Bordeaux,
évalue le nombre actuel des Musulmans à 300,000,000. Cherchons
la vérité entre les deux chiffres.
2
tS Opuscules d un arabisant
et la science n'a fait que confirmer et sanctionner la
tradition qui nommait Mahomet comme l'auteur du
Livre dans tous ses chapitres et dans tous ses versets.
Les contradictions même qui abondent dans le recueil
actuel, et qui auraient pu faire contester l'unité de la
composition, ont paru une preuve de plus en faveur de
l'authenticité. A la lumière de l'histoire, on a vu que
ce manque d'harmonie entre les diverses parties répond
aux dispositions changeantes qui se sont succédé dans
l'esprit du Prophète. Aussi fut-il permis de se donner
carrière dans l'interprétation, mais la lettre est de
bonne heure devenue intangible. Les exégètes musul-
mans ne se seraient jamais permis de changer une
ligne du texte, de substituer une phrase ou même un
mot à un autre. Mais ils n'ont pas craint de tourmenter
le sens pour en tirer des conclusions forcées et favo-
rables à leurs desseins. Ces erreurs voulues, ces
contre-sens prémédités ont été pour la première fois
introduits dans l'explication du Coran par 'Abd AUàh
Ibn 'Abbàs, surnommé « le rabbin » ou <:< l'interprète
du Coran » ^ Il a formé de nombreux élèves qui ont
poussé jusqu'à ses dernières limites l'art de faire vio-
lence à un passage pour y mettre par surprise une inten-
tion qui n'était pas dans la pensée de l'auteur. Ce
fut le caractère de l'exégèse au premier siècle de
l'hégire. Au ne siècle, on commença à étudier les mots
en eux-mêmes et à protéger le Coran contre l'invasion
de la langue vulgaire, qui peu à peu gagnait du terrain
et semblait en route pour usurper partout la place du
vieil arabe. Après avoir cherché, expliqué et détourné
les allusions du Coran, on en était venu à l'étudier au
point de vue de la langue même, en vue d'en faire la
base de la grammaire et du lexique, 1
1 Nœldeke, Gescliichlc des Qorans, p. xxv. 4*
La composition du Coran 19
Et cepciulanl MalioniL'l ilail loin d'Olre un Icllré :
orj)hclinde bonne heure, il n'avait pas eu de direelioii,
et il ne sut j)robablenîent jamais ni lii'e, ni éerire '. Mais
les voyages nombreux qu'il avait laits avaient donné à
sa pensée une maturité précoce cl Tourni à son inlelli-
(^ence des sujets de réllexion où elle se comi)laisail. Le
man({ue d'instruction parait étie un garant pour la
sincérité de la })r()phétie de Mahomet. Un espiit trop
cultivé et d'où l'éducation aurait chassé la naïveté et
la spontanéité i)remières, auiait été mal préparé à rece-
voir les inspirations de l'r^sprit-Saint et de l'ange (iabriel.
Le i)rophéte qui parle en inspiré est appelé à montrer
un mélange d'enthousiasme et d'abandon ((ui n'exclut
pas l'élévation et la grandeur dans les idées, mais (jui
serait allaibli par les raninements de la civilisation
et par la j)récision rélléchie de la science. L'idée reli-
gieuse doit remplir et dominer le prophète à tel j)()int
qu en la répandant, il se croit poussé par une impulsion
irrésistible à faire connaître la i)arole de Dieu. 11 est
telles des prophéties de Mahomet, où il s'imaginait enten-
dre résonner à son oreille le son des cloches, annon-
çant la révélation. Il en est d'autres où il pensait voir
Allah face à face et s'entretenir avec lui, soit dans ses
veilles, soit pendant les heures de son sonnneil. La
prophétie a i)lusou moins une part de songe, de rêverie
et d'hallucination.
Chez Mahomet, il faut aussi tenir grand compte de
son état nerveux. Dès sa première jeunesse, il avait eu
de terribles attaques d'épile])iîie. Les si)ectateurs devaient
s'emparer de ce phénomène physique, si iirégulier
et si inconstant dans ses effets, pour y chercher le signe
d'une intervention divine. Mahomet lui-même ne dou-
* M. Sprenger a soutenu le contraire.
I
20 Opuscules d'un arabisant î
I
tait pas que les accès de son mal ne fussent pour lui j
un avertissement, et c'est au sortir de telles crises qu'il 1
lança ses premières prédications, empreintes d'un
accent si farouche et d'une précipitation si agressive.
Ce sont comme des cris jetés au milieu de la douleur,
comme les vibrations qu'un corps maladif produit dans
une âme inquiète et agitée. On n'y rencontre pas le
calme mesuré des chapitres plus modernes, mais, en
revanche, au lieu de développements longs et prolixes,
nous avons encore la concision vigoureuse et la netteté |
éléf^ante. Plus tard, la variété des expressions devien- l
dra l'uniformité plate et monotone d'un style, oîi les
mêmes mots seront sans cesse répétés, où le charme
du langage restera seul, mais sera impuissant à dissi-
muler l'absence des idées et le vide de la conception.
Le Prophète ne sera plus visité que de loin en loin par
le souffle divin, il sera soulagé de ces surexcitations que
la maladie lui apportait, et il dictera tranquillement à
ses disciples et à ses secrétaires cette série de longues
homélies, qui, en dehors de la première sourate, for-
ment le commencement du Coran. Bien plus, il ajoutera
lui-même, il intercalera, il changera, mais à tête repo-
sée, et sans le feu sacré de la révélation. On le voit, le
point de vue esthétique servira de puissant auxiliaire
pour une saine exégèse du Coran.
Il est permis de poser en règle générale que, dans le ^
Coran, les tirades les plus belles, les plus saillantes, je
dirai même les plus inspirées, sont aussi les plus
anciennes. La critique sans doute ne saurait admettre
le f^oùt comme le seul arbitre chargé de prononcer sur
un point aussi délicat ; mais elle ne méconnaît pas non
plus les droits qu'il fait valoir à être un des juges appe-
lés et consultés. Quant à l'ordre où les sourates du
Coran se trouvent aujourd'hui dans le recueil, il n'a
I
La composition du Coran 21
aucune valeur historique ou chronolo^icjue, et les Mu-
sulmans eux-mêmes ne lui en ont jamais attribué une
semblable. Divers chapitres ont été sinii)lement juxta-
posés, après avoir été à peu près ordonnés d'après la
proportion de leur longueur. La première sourate fait
seule exception ; c'est une courte prière placée sur le
seuil du livre comme i)()ur servir d'introduction. Mais
les autres morceaux de moindre étendue ont été relé-
gués à la fin, comme c'est aujourd'hui encore un
usage h'équent chez les Arabes, lorsqu'ils classent un
volume de poésies pour constituer un Dlivàn. Les inter-
prètes du Coran ont de bonne heure compris que
l'ordre des sourates est artificiel, et ils ont eux-
mêmes composé des listes où ils les passent en revue
d'après la notion qu'ils se sont faite de leur compo-
sition. Ces tableaux ' ne peuvent pas être admis sans
contrôle; ils n'ont d'ailleurs aucune prétention à être
inattaquables ou infaillibles. L'accord est même loin
de régner entre les nombreuses séries parallèles cpie
nous ont transmises les savants indigènes, et, à côté
de leurs opinions divergentes, il y a place pour des
études plus ap})rofondies et pour des trouvailles plus
importantes.
La première difficulté est de distinguer entre les sou-
rates révélées à La Mecque et les sourates révélées à
Médine, entre celles qui précèdent et celles qui suivent
l'hégire. Les données de la tradition sur cette question
délicate ont pénétré jusque dans les textes du (]oran,
La mention du « Dieu clément, miséricordieux ^ )> est
' En dehors des classifications citées par Nœldeke, Gc-
scliichle des Qorans, p. 47 et 58, et par Iluglics, A Dictionarij of
Islam, p. 490-492, voyez celles que contient le Fihrist (édition
Fliigel), I, p. 25-28.
■^ Je ne traduis plus ainsi, l'adjectif ralimàn n'étant pas
22 Opuscules d'un arabisant
toujours précédée d'une indication sur l'endroit où
Allah s'est fait entendre au Prophète^ puis du nombre
des versets dont se compose l'ensemble du morceau.
Mais nous devons examiner ces indications avec liberté
et ne les accepter que lorsqu'elles sont confirmées, d'un
côté par rhistoii;e, de l'autre par l'étude impartiale
du chapitre auquel elles se rapportent. Et même, quand
elles nous paraissent exactes, il faut se demander si,
vraies pour le début du morceau, elles le sont égale-
ment pour les autres parties agrégées. Car, les longues
sourates ne sont pas venues d'un seul jet et le travail
de soudure n'a pas assez relié les divers fragments,
dont elles sont formées, pour qu'on ne puisse pas les
décomposer, les analyser et en retrouver les éléments.
Nous avons dit quelle ardeur sans frein, quelle pas-
sion inconsciente entraînait Mahomet au moment où il
fut appelé à prêcher la nouvelle religion. Cette flamme
intérieure devait se répandre au dehors et embraser
les cœurs. Dans cette première période^ la phrase est
courte, hachée, entrecoupée; il semble que le Prophète
s'arrête sans cesse pour écouter la parole de son Maître.
A chaque instant, la rime résonne comme pour
marquer le mouvement rapide de la pensée et du lan-
gage. On ne peut pas donner en français une idée de
ce rythme étrange, qui est au moins égal à la poésie,
mais avec une allure plus franche et moins chargée
d'entraves. La richesse et l'abondance des images
produisent parfois une certaine obscurité, mais bien-
employé en arabe et le dieu Ar-Rahmân ayant été, dans l'esprit
de Mahomet, le concurrent qui avait longtemps disputé la pré-
séance au victorieux Allah. La formule qui, dans le canon
musulman, est en tête de toutes les sourates, excepté la neu-
vième, est un compromis entre les deux rivaux.du monothéisme
et je la traduis : « Au nom d'Allah, le Rahmàn miséricordieux. »
La composition du Coran 23
tôt ridée se dégage avec un vif éclat. Mahomet ne
dissimule peut-être pas non plus assez la crainte qu'il
éprouve de voir sa ])rophétie traitée de mensonge et
d'imposture. De là tant de serments (pii nousétonnent,
où il invoque le ciel, la terre, le monde entier, les
appelant à témoin de sa mission divine.
La tradition musulmane et la science modei'ue sont
d'accord pour considérer le commencement de la sou-
rate xcvi comme la première prophétie de Mahomet,
celle où son Maître s'adresse à lui i)()ur lui faire con-
naître ses destinées : « Récite au nom de ton Maitre ',
qui a créé, qui a créé l'homme de sang coagulé.
Récite, car ton Maître est le plus nohle. C'est lui qui a
enseigné l'usage du kalnm, qui a enseigné à l'homme
ce qu'il n'avait pas appris. » Mahomet croyait avoir
entendu cet appel dans une promenade sur le mont
Hîra, au milieu de méditations solitaires : un ange
lui était apparu, lui ordonnant de se rappeler et de
propager les paroles révélées. D'après une autre ver-
sion, c'est dans un rêve que l'ordre de son Maître
aurait été comme imprimé dans le cœur du Prophète.
Nous devinerions, si nous ne les connaissions, les com-
bats qui se livrèrent dans l'àme de Mahomet : porté à
la timidité par sa nature, excité à l'action par des voix
intérieures qu'il ne pouvait étouffer, il songea un
moment à se donner la mort. Tout en s'imposant une
retraite de trois années, il semble avoir opéré dès cette
époque un petit nombre de conversions dans sa famille
et parmi ses amis les plus intimes.
Lorsque Mahomet rompit enfin le silence, sa pro-
phétie, longtemps comprimée, jaillit impétueusement
^ Mahomet ne connaît à ce moment ni Rahmàn, ni Allah, mais
seulement son Maître.
24 Opuscules d'un arabisant
dans des prédications, qui se succédaient, parait-il,
presque sans interruption. La santé de Mahomet ne lui
permettait pas de sortir sans qu'il fût enveloppé dans
un manteau épais qui lui couvrait le corps entier. « 0
toi, l'homme au manteau (ainsi l'interpelle son Maître),
lève-toi, puis lance des avertissements. Et ton Maître,
honore-le ; tes vêtements, purifie-les ; l'idolâtrie, ahan-
donne-la ; ne donne pas en demandant trop en retour.
En face de ton Maître, prends patience. » Cette sou-
rate ' semble avoir été vraiment prononcée à La Mec-
que et cet exorde, si plein de vivacité, appartient
évidemment aux dél)uts du Prophète. Quelle énergie
aussi dans la malédiction lancée par Mahomet contre
son oncle paternel 'Abd al-'Ouzzà ibn 'Abd al-Mouttalib,
surnommé Aboù Lahab, dont il aurait voulu obtenir
le concours et qui l'avait repoussé avec obstination - :
((. Puissent les deux mains d'Aboù Lahab péiir et puisse-
t-il périr ! Puissent sa fortune et ses biens acquis ne
lui servir de rien ! Oui, il sera rôti à un feu enflammé,
tandis que sa femme en portera l'aliment, en ayant au
cou une corde formée de filaments de palmier. »
Plus nous avançons dans cette première période,
plus nous avons besoin, pour nous diriger, d'un guide
moins mobile et moins trompeur que le goût. Le
même morceau peut produire sur des esprits bien
doués une variété d'impressions telle qu'on a de la
peine à les reconnaître comme les reflets dune même
image. Aussi ne peut-on étudier le Coran d'une manière
profitable sans avoir d'abord une connaissance parfaite
de la vie de Mahomet, sans en avoir suivi les péripéties,
sans en avoir exploré les grandeurs et les petitesses.
^ Sourate lxxiv, 1-7.
2 Sourate cxi.
La composition du (loniii 2
^•>
La liiot^n'aphic csl le plus piiissanl auxiliaire de l'cxé-
gèse. Il semble (lifficile de les séparer l'une de l'autre.
Le Coran, (vuvre de Mahomet, est le doeument le plus
sur et le moins eontesté pour son histoire, Thistoire de
Mahomet est un commenlaii'e pei'pétuel du Coran.
Cc|)endant les sourates les plus anciennes expriment
souvent des idées tellement générales (pi'on ne peut i)as
exactement fixer la date de leur composition. C'est là
que le style seul peut d'ordinaire nous renseigner sur
répo((ue où elles ont été prononcées. Qui hésiterait à
placer dans la i)remière étape de la prédication ces
véhémentes apostrophes de Mahomet sur le jugement
dernier ' : « Le choc, (pie sera le choc? Qu'est-ce qui t'a
fait savoir ce que sera le choc au jour où les hommes
seront comme les papillons disséminés, et où les mon-
tagnes seront comme la laine bigarrée répandue en
flocons? Alors, celui en faveur de qui les balances pen-
cheront, sera dans une vie de félicité et celui qui n'aura
pour lui (pie des poids légers sera perdu pour sa mère.
Qu'est-ce donc qui l'a fait savoir ce que sera le choc?
Ce sera un feu brûlant. »
Avant de quitter la première épo(pie de la vie de
Mahomet, je voudrais donner lecture des sourates lxxxi
et Lxxxii, qui appartiennent aux inspirations les plus
vivantes du Coran. Je cherche à reproduire aussi litté-
ralement que possible les expressions et aussi le mou-
vement du texte. Seulement j'intervertis l'ordre et je
commence par la sourate i.xxxn intitulée : L'action de
se fendre, probablement la i)lus ancienne des deux :
« Lorsque le ciel se fendra, et que les étoiles se ré[)an-
dront, et que les mers seront entr'ouvertes, et que les
tombeaux seront renversés sens dessus dessous, alors
* Sourate ci.
26 Opuscules d'un arabisant
seulement chaque âme humaine reconnaîtra ses actes
du commencement et de la fin. 0 toi homme, qu'est-
ce qui t'a égaré contre ton Maître si noble, qui t'a créé,
t'a façonné, puis t'a mis en équilibre, puis t'a composé
sous une forme telle qu'il la voulait? Mais vous, vous
traitez la religion de mensonge, tandis que vous avez
des gardiens nobles, inscrivant et sachant ce que vous
faites. Aux pieux est réservé un lieu de délices, aux
impies un feu auquel ils seront rôtis le jour du juge-
ment, sans qu'ils puissent y échapper. Qu'est-ce qui
t'a fait savoir ce qu'est le jour du jugement ; encore
une fois, qu'est-ce qui t'a fait savoir ce qu'est le jour du
jugement, ce jour où aucune âme ne pourra rien ordon-
ner pour aucune autre, le droit d'ordonner n'étant en
ce jour qu'à Allah ? »
Voici maintenant la sourate lxxxi, la sourate intitu-
lée : L'enroulement : « Lorsque le soleil sera enroulé,
et que les étoiles descendront, et que les montagnes
seront mises en mouvement, et que les chamelles gros-
ses de dix mois goûteront le repos, et que les bêtes
féroces seront assemblées, et que les mers seront gon-
flées, et que les âmes seront accouplées, et que la fille
ensevelie vivante sera appelée à dire pour quelle faute
elle a été tuée, et aussi lorsque les feuillets seront
déployés, et que le ciel aura été changé de place, et que
le brasier sera enflammé, et que le paradis sera rap-
proché, c'est alors que chaque âme reconnaîtra ce
qu'elle a produit. Oui ^ je le jure par les planètes
occultées qui courent vers leurs retraites, et par la nuit
quand elle se couvre de ténèbres, et par l'aurore avec
* Ici et dans les serments analogues du Coran, lvi, 74 ; lxix,
38; Lxx, 40 ; lxxv, 1 et 2; lxxxiv, 16; xc, 1, je considère là non
pas comme une négation, mais comme un « rassasiement »
(ischba) vocalique de la particule affirmative la.
La composition du Coran 27
le souffle (le son vent uialinal, ceci est la parole d'un
noble envoyé ^ plein de force et d'influence auprès de
Celui qui est assis sur le trône, d'un envoyé qui mérite
votre soumission et aussi votre conliance. Cai", votre
compatriote, qui n'est pas possédé des djinns, l'a vu jui
firmament distinct et il n'en ij[arde pas pour lui le
mystère. Ceci n'est pas la parole d'un Satan lapidé..
Mais vous, où allez-vous ? (A'ci n'est cpi'un avertisse-
ment [)()ur les mondes, pour ceux d'entre vous qui veu-
lent marcher droit. Or, vous autres, vous ne voulez (juc
ce que veut Allah, le maître des mondes. » Quel psaume,
et, je ne crois pas l'expression trop forte, quel psaume
admirable, d'une beauté et d'une puissance incompa-
rables !
Nous pourrions multiplier ces citations et traduire
nombre d'autres passages qui sont placés par tous les
exégètes dans la première période. Nous préférons nous
arrêter seulement à un morceau qui semble être à la
limite entre la première et la seconde manière de
Mahomet. C'est la courte i< prière » qui ouvre le Coran et
qu'on appelle « l'Ouvrante », la a Suffisante », la « Mère
du Coran». Nulle part la formule de l'islamisme n'est
mieux exprimée dans sa simplicité, nulle part les
rigueurs du monothéisme ne sont affirmées avec plus
de netteté : « Gloire à AUàh, le maître des mondes, le
Rahmàn -, le miséricordieux, qui dirigera le jour du juge-
ment. C'est toi que nous servons, et c'est toi que nous
appelons à notre secours. Conduis-nous dans la voie la
plus droite, dans la voie de ceux à qui tu as prodigué
tes faveurs, dans la voie de ceux sur lescpiels ne pèse
aucune colère et qui ne s'égarent pas.» Encore aujour-
c:
' C'est-à-dire d'un ange (maVak qui a le même sens). L'ange
auquel il est fait allusion est l'ange Gabriel.
T- Plus haut, p. 21, n. 2.
28 Opuscules d'un arabisant
d'hiii cette courte invocation, si saisissante, occupe la
place d'honneur dans le rituel des Musulmans.
L'exaltation du Prophète ne pouvait pas se maintenir
toujours au même degré d'intensité fébrile. Peu à peu
le calme revenait dans son esprit, et l'âge avait sans
doute arrêté ïes efïusions débordantes de son tempé-
rament nerveux. Il ne faut pas oublier que Mahomet
avait quarante ans au moment où il sentit sa vocation.
La deuxième période de la prophétie, qu'on en fixe le
commencement avec Muir à l'an 10 de la révélation,
ou avec Nœldeke à l'an 13, représente évidemment
une époque de transition dans la vie et dans la prophétie
de Mahomet. Elle nous fait parcourir les degrés qui
séparent l'éloquence bouillante de ses plus anciennes
prédications et la froideur glaciale des dernières. Les
mêmes injonctions qu'il a lancées, soutenues autrefois
avec chaleur, s'alanguissent chez lui avec le temps,
quand elles ne lui deviennent pas tout à fait indiffé-
rentes. Le Prophète continuait à jouer son rôle, mais
en politique avisé plus qu'en prédicateur inspiré.
Passons à la troisième période mecquoise. Nous y
retrouvons l'écrivain, le rhéteur et l'orateur; le poète a
disparu. Parfois un écho du passé se laisse percevoir
et l'on reconnaît dans quelques passages heureux, qu'il
faut chercher, l'ancienne éloquence, aujourd'hui éteinte,
du Prophète communiquant son émotion vraie et
proclamant la parole d'Allah. Un caractère particulier
de cette troisième période, c'est que le Prophète apo-
strophe sans cesse l'humanité entière. L'allocution :
« 0 hommes » généralise pour l'avenir les doctrines du
Coran. Ce sont les sourates qui ont précédé immédiate-
ment l'hégire. Mahomet n'y dissimule pas le découra-
gement qu'il éprouve en voyant combien les idolâtres
de la Ka'ba persistent à opposer de résistance à ses
Lu composition du Coran 29
exhortations. Les convertis sont rares et appartiennent,
soit à sa famille, soit à la classe la moins élevée, celle
qu'on peut le plus facilement gagner aux croyances
nouvelles.
Il fallait frapper un grand coup ou renoncer à pour-
suivre l'œuvre combattue avec un tel acharnement. Les
habitants de La Mecque^ les Koraischites, restés pour
la plu})art fidèles à leurs anciennes superstitions, accu-
saieut le Prophète d'imposture et le menaçaient de leurs
persécutions. Mahomet fit d'abord sortir isolément ou
par groupes ses principaux adeptes; puis il partit lui-
même ou i)liitôt il émigra de La Mecque. L'hégire (Htté-
ralement l'émigration) fut suivie d'une entiée triomphale
à Yathrib, qui devait bientôt recevoir le nom de Madînat
an-Nabi, « la Ville du Prophète », j)lus brièvement Al-
Madîna, Médine. La mission religieuse de Mahomet se
transforma dès lors en un prosélytisme par le kalam
et surtout par l'épée, et ce caractère particulier, l'appel
à la guerre sainte, est la marque des sourates compo-
sées après l'hégire. Ici, plus que partout ailleurs, l'his-
toire et l'exégèse sont étroitement liées et, pour indi-
quer les traits qui distinguent cette quatrième période,
il faudrait en montrer l'origine historique et raconter à
grands traits les événements qui ont influé sur l'action
et sur le langage de Mahomet.
Tandis que les actes les moins graves, les gestes les
plus insignifiants du Prophète étaient interprétés, em-
bellis et glorifiés, les sourates de Médine sont restées
inaltérées et peuvent seules donner la note juste de
l'histoire dans ce concert de panégyriques, où la vérité
est souvent sacrifiée à l'orgueil national. Mahomet était
devenu le chef temporel et spirituel d'un peuple guer-
rier, qui reconnaissait sa suprématie et s'offrait à l'ai-
der pour apaiser ou pour abattre les révoltes. Nous
30 Opuscules d'un arabisant
avons de nouveau le style calme et mesuré de la
troisième période ; mais presque chaque mot ren-
ferme une allusion à des faits connus, et le classement
chronologique devient à la fois plus facile et plus exact.
Mais il ne faut chercher dans ces productions ni gran-
deur, ni poésie. L'homme d'Etat, si j'ose ainsi parler,
ne laisse plus que rarement la parole au Prophète.
Si nous résumons ces considérations trop longues,
nous distinguerons quatre périodes dans la prophétie
de Mahomet, les trois premières jusqu'à l'hégire, la
quatrième après l'émigration à Médine. Aux défaillances
pathologiques et aux apostrophes véhémentes succè-
dent les prédications réfléchies et les paroles compas-
sées du Prophète désahusé ; mais, entre ces périodes
extrêmes, il y a une série de transitions, où les violences
d'autrefois se combinent peu à peu avec les tendances
finales. A Médine commence une nouvelle époque
dans l'existence et dans le langage de Mahomet : l'his-
toire y devient le seul critérium de l'exégèse ; les faits
qui dominent la situation envahissent peu à peu l'esprit
et la lettre des sourates : la consolidation d'une puis-
sance mal assise, la conduite à tenir à l'égard des
adversaires, les nécessités du prosélytisme, voilà les
préoccupations du moment. La vie active a remplacé
la vie contemplative, la politique a tué la conviction
prophétique du Prophète.
Il y a bien des questions que soulève le Coran, et
dont j'aurais voulu faire l'objet d'un examen rapide.
Comment de ces dictées éparses s'est formée la collec-
tion actuelle du Coran ? Quels points de vue ont pré-
valu dans le choix des morceaux ? Le Coran aurait-
il survécu à son auteur, s'il n'avait pas été d'abord fixé
par l'écriture, puis définitivement constitué par une
sorte de canon 9 On raconte que, du vivant de
La conipositioii du Coran ;M
Mahomet, les fragments divers étaient reproduits sur
des étoffes, sur des feuilles de palmier, sur des omo-
plates de chameau, sur de larges pierres, quelques-uns
même confiés à la mémoire des auditeurs. Lorsque,
sous le khalilat dAboù Bekr, Omar voulut le premier
assurer la conservation du (À)ran, lorsqu'il entreprit
de le publier, il dut puiser à toutes ces sources qu'on
ne pouvait souvent atteindre qu'au prix de longues et
pénibles recherches. La même révélation, entenckie
et recueillie par plusieurs compagnons du Prophète,
avait revêtu des formes diverses dans les souvenirs
de chacun ; comme toujours, Tintelligence et la réllexion
avaient exercé une iniluence fâcheuse sur la pureté de
la tradition ; tous, involontairement, et sans le savoir,
ils avaient touché au dépôt qu'ils croyaient garder
intact, et Omar se trouvait en face de variantes nom-
breuses et importantes.
Cette édition princeps n'eut jamais, qu'on me par-
donne l'expression, d'autorité ecclésiastique ; elle resta
la propriété de Omar et d'Aboù Bekr comme ces ar-
chives de famille qu'on converve religieusement, mais
qu'on soustrait aux yeux du vulgaire. La propagation
de l'islamisme ne pouvait cependant pas se faire seule-
ment par le glaive ; il fallait que la nouvelle foi eût
son Livre reconnu et accepté par tous. Aussi plusieurs
versions circulaient-elles dans la péninsule, et les villes
se prononçaient-elles pour l'une ou pour l'autre. C'était
un danger pour l'unité de l'islamisme ; Otlimàn réso-
lut de faire étal^lir une rédaction seule authentique
du Coran. Ce furent Zaid ilni Thàbit et quelques
Koraischites, dont le dialecte ressemblait à celui du
Prophète, qui furent chargés de prendre l'édition d'Al^où
Bekr pour base de leur travail, de coUationner les
exemplaires qu'ils pourraient trouver et de restituer avec
32 Opuscules diin arabisant
discernement le texte primitif intégral. On ne se permit ni
interpolations, ni changements, même quand ils auraient
pu être favorables à l'hérédité delà famille régnante.
Et pourtant les livres sacrés peuvent devenir une arme
trop puissante pour qu'un parti au pouvoir ne s'efforce
pas de la faire servir à ses desseins.
Après avoir fixé le texte canonique, on résolut
d'anéantir les éditions parallèles, qui avaient cours dans
la péninsule, et la légende nous parle d'un immense
au-to-da-fé.
Le texte canonique d'Othmân, qui est parvenu jus-
qu'à nous, a aussi son histoire. De nouvelles variantes
y ont été introduites par les copistes, d'anciennes ont
reparu ; mais les unes et les autres ne peuvent servir
qu'à montrer la supériorité des leçons qui leur ont été
préférées. La récitation du Coran devint bientôt une
science, qui eut ses maîtres et ses disciples. Que de
problèmes, auxquels il ne m'est loisible de toucher
qu'en les effleurant ! Et les copies du Coran, où tant
d'art et d'habileté ont été dépensés ! Les peuples, qui
reconnaissent le Coran comme leur livre sacré, ont
rivalisé d'ardeur, employant dans leurs copies les res-
sources de prestigieuses calligraphies. Et la classification
des sourates, et leur division en versets, et la vocali-
sation du texte, quels sujets d'étude minutieuse, sur les-
quels il ne m'est pas permis de m'arrêter !
Et même, au point de vue de la langue, quelle impor-
tance n'a pas le Coran ! Tous les auteurs célèbres, dont
les ouvrages nous ont été conservés, prennent pour
modèle la langue de Mahomet et cherchent à s'en
rapprocher; ils ont tous appris par cœur et retenu les
cent quatorze sourates et souvent ils en répètent les
expressions, qui répondent à leur pensée ; ils croient
composer au moment où ils se souviennent. Aussi, sans
La composition du Coran 33
une connaissance approfondie du Coran, n'esl-il possi-
l)lc de comprendre pleinement aucun écrivain arabe.
Bien plus, l'étude du Coran est nécessaire pour expli-
quer les poètes qui nous sont restés de répo(|ue antéis-
lamique. Cette assertion, ({ui au premier abord paraît
un paradoxe, uqw est pas moins justifiée et confirmée
par les textes, tels que nous les possédons. Or, ces
œuvres ne sont pas de l)eaucou[) antérieures à l'bé-
gire, et certains dires populaires, qui étaient répandus
dans les masses, sont entrés à la fois dans la prose rimée
de Mabomet et dans les cliants ins})irés des grands
poètes '. Les grammairiens de Basra, qui ont sauvé
ces précieuses épaves de la vieille littérature arabe,
ont souvent changé un mot, modifié une tournure
pour y substituer l'expression ou la phrase usitée de
leur temps. Ils voulaient faire disparaître la moindre
trace des anciens dialectes et hâter leur absorption
dans l'unité recherchée et réalisée par eux de la lan-
gue arabe. On peut donc affirmer que les effets du
Coran ont été non seulement éprouvés dans l'ensemble
de la littérature musulmane, mais que les anciennes
productions, qui lui étaient antérieures, en ont elles-
mêmes ressenti la répercussion.
' Ce passage, vieux de trente-six ans, a été reproduit sans
changement dans le fond et dans la forme. Mon opinion n'a
pas été modifiée par la contre-partie habilement présentée
par mon collègue et ami, M. Clément Huart, d'abord dans sa
Littcraliire Arabe (Paris, 1902), p. 24, ensuite dans une commu-
nication faite, le 22 avril 1904, à l'Académie des inscriptions et
belles-lettres, résumée dans les Comptes rendus de 1904, p. 210-
242 (La poésie arabe aiitê islamique et le Coran), et publiée dans
le Journal asiatique de 1904, II, p. 125-167 (Une source nouvelle
du Qoràn). Mon point de vue a été, indépendamment de ma
leçon oubliée et ignorée, mis en pleine lumière par David
Margoliouth dans le Journal of tlie Royal Asiatic Society of
Great Britain and Ireland de 1904, p, 572 et 573.
o
«
I
I
J
III
L'histoire des philosophes
attribuée à Ibn Al-Kifti
(il 72-1 248)
L'histoire des philosophes attribuée à Ibn Al-Kiftî
(1172-1248) '
Nulle édition princcps d'un ouvrage inédit n'a été
autant détlorée que celle de 1' « Histoire des philoso-
phes » avant son apparition. Les morceaux les plus
importants, détachés de l'ensemble^ ont donné au livre
une réputation qu'il mérite, ont fourni à l'histoire lit-
téraire des documents précieux qu'elle a enregistrés et
utilisés, se sont portés garants du prix que les érudits
attachent aux notices biographiques et bibliographi-
ques dont il se compose ; mais, en même temps, ils
ont fait tort évidemment à la publication actuelle en
lui enlevant une grande part de sa nouveauté et par là
même de son urgence. N'exagérons pas, mais ne dissi-
mulons pas non plus la déception éprouvée. Elle ne
provient pas seulement des fragments de l'œuvre^, mis
préventivement à notre portée, mais aussi de l'identité
fréquente des renseignements donnés et de ceux
que nous ont fournis au moins quatre ouvrages, anté-
rieurs ou postérieurs, qui nous sont accessibles depuis
plusieurs années par des éditions critiques : le Fihrist
' Journal des Savants de novembre 1904, p. 630-639, à propos
de Ibn Al-Qiftî's Ta'rih al-Iuikamà, auf Grund der Yorarbeiten
Aug. Mûller's herausgegeben von Prof. D"" Julius Lippert,
Leipzig, 1903, in-4('.
38 Opuscules d'uu arabisant
al-'ouloùni « Catalogue des sciences », composé par
Mohammad ibn Ishàk An-Nadîm en 377 (988) ; les
Classes des médecins, par Ibn Abî Ousaibi'a, mort en
668 (1270); l'Histoire abrégée des dynasties, par Aboû
'1-Faradj Yoiihannâ Bar Hebrceiis ', mort en 688(1289),
dont les emprunts à 1' « Histoire des philosophes )>
tiennent du plagiat; enfin, le dictionnaire bibliogra-
phique de Hâdjî Khalifa, mort en 1068 (1658).
Ibn Al-Kifti, « le fils de l'homme de Kift )s le savant
qui a eu la conception del' « Histoire des philosophes»,
a inspiré une monographie excellente et documentée à
mon regretté ami August Mûller dans les Actes du hui-
tième congrès international des Orientcdistes tenu en
1889 à Stockholm et à Christiania'-. M. le professeur
Julius Lippert s'est contenté, dans son introduction,
de résumer clairement cet exposé lumineux. J'ajoute-
rai qu'un illustre contemporain d'Ibn Al-Kiftî, Kamâl
ad-Dîn Ibn Al-'Adîm, mort au Caire en 660 (1262) ^, a
mentionné son vizirat d'Alep à plusieurs reprises dans
sa Zoubdat al-halah fi tarikh Halah « La crème du
lait frais, chronique d'Alep ^ ».
Je suppose qu'on accueillera avec faveur, comme un
complément original aux biographies connues, qui se
répètent les unes les autres, relatives à Ibn Al-Kiftî, le
passage original suivant que j'emprunte au Kitàb ai-
^ Je ne fais pas allusion à l'édition si méritoire d'Ed. Pocock
(Oxford, 1663-1672), avec une traduction latine, mais au texte
fixé par le P. A. Salhànî (Beyrouth, 1890).
2 August Millier, Vber das sogennanle Târich cl-hiikamù des Ibn
el-Qifli, dans les Actes, etc. Section I : sémitique (A), ler fasci-
cule rLeide, 1891), p. 17-36.
3 Hartwig Dcrenbourg, Yie d Oiisàma, p. 569-593.
* Manuscrit 1666 de la Bibliothèque Nationale ; voir la traduc-
tion française de M. Edgard Blochet (Paris, 1900), p. 89, 190,
223, 224.
I^ histoire des philosophes 31)
tàli as-sa'Ul (il-iljàini li-cisnuï noudjuha AsSaid
« Livre inliliilé : L'iioioscope licurciix, ic'nlcrnKml les
noms des hommes illiislres de la Haute K^yi)le >-, par
Kamàl ad-Diu l)ja lar Al-AdloiiNvi, ne à Kdlbii, moil au
Caire en 74tS il.'MT). Cq dietionnaire hicjgraphique,
classé d'après les initiales, conlienl la notice sui-
vante ' :
'Ali ibn Voùsouf ibn Ibrahim ibn Abd al-\Vàhid ibn
Moùsà ibn Ahniad ibn Mohammad ibn Ishàk ibn Mobani-
mad ibn Habi'a Asch-Scbaibànî Al-Kifti, le vizir, Djaniàl
ad-Din Aboii '1-IIasan tut auditeur du cours de traditions
professé à Misr par Aboù 't-Tàhir Ibn Bannàn - et suivit à
Halab les cours de plusieurs maîtres. Il se réclama comme
autorité du hàfilli Al)où 't-Tàhir As-Silafi, en vertu d'un di-
plôme ^.
Le hàfilh Aboù Abd Allah Mohammad Al-Bagdàdhi *
a dit : J'ai entretenu des relations avec lui et j'ai constaté
l'abondance de ses supériorités, la richesse de ses connais-
sances, l'éclat de ses talents, sa grande autorité, son àme
» Manuscrit 21 18 de la Bibliothèque Nationale, fol. 179 v"-180
r^. Je ne donne ici que la traduction française ; le texte arabe a
été publié dans le Journal des Savants de 1904, p. 031.
- Ou bien : Ibn Bounàn. Les deux prononciations sont possi-
bles pour le nom de ce savant oublié dont le nom est donné
plus complètement par Mouhyî ad-Dîn, un frère d'Ibn Al-Kil'lî :
le kàdi id-atliir Mohammad ibn Mohammad Ibn Bannàn (ou Ibn
Bounàn) Al-Anbàrî. Cf. A. MùUer, ,lc/es, etc., p. 34, et Yàkoùt,
Mou'djani, IV, p. 711, 1. 17.
•* C. Brockelmann, Gcschichlc der Ai'abisclien Liticraliir, I,
p. 305. As-Silafî étant mort en 570 (1180) ou en 578 (11S2), Ibn
Al-Kifti aurait eu moins de huit ou de dix ans, lorsque le cen-
tenaire aurait muni lenfnnt de son idjàza à son école d'Alexan-
drie, Celte précocité orientale n'est pas un fait isolé : un petit-
fils {sibi) d'As-Silafî, né deux ans après Ibn Al-Kiflî. est compté
parmi les disciples de son grand-père (h\ns As-Souyoùtî, Iloiisn
al-nwuliàdara, I, p. 214.
' C. Brockelmann, Geschichle der Arabischen Lilleratiir, I,
p. 394.
40 Opuscules d'un arabisant
généreuse, son visage épanoui, ses qualités aimables. Il a
eu des rapports avec les maîtres dans toute science :
grammaire, vocabulaire, jurisprudence, tradition, compa-
raison des sept lectures du Coran, principes fondamentaux
de l'islam, logique, astronomie, géométrie, liistoire.
Ibn Ai-Kifti a étudié la grammaire cliez le schcdkh, chez
le savant Sàlih ibn Gàdhî i et il a reconnu, dans son livre
intitulé : Les plus illustres grammairiens, combien il a
profité de son contact avec lui. Il a aussi sa valeur litté-
raire. Ses panégyristes sont nombreux. Yàkoùt de Hamâ^
et d'autres ont fait sou éloge. Il fut appelé au vizirat d'Alep
au commencemeni de l'année 614 (avril 1217 de notre ère),
puis il fut destitué, puis réintégré.
Parmi ses ouvrages en divers genres, je citerai : 1° Les
récits sur les écrivains et leurs écrits ; 2^ La notoriété
donnée aux narrateurs qui traitent des plus illustres
poètes ; 3'' La chronique du Yémen ; 4° La Chronique
d'Egypte jusqu'à l'époque de Saladin ; ô^- La Chronique des
Boùyides 3 ; Qo La Chronique des rois Seldjoùkides ;
7^' Les poésies de ceux qui se nomment Yazîd ; etc.
Né à Kift^ en l'an 568 (1172), il mourut à Alep en l'an
646 (1248). Il est l'auteur de poésies et de livres de littéra-
ture. Le hàfith 'Abd al-Mou'min^ l'a mentionné parmi
^ Le manuscrit d'Oxford a Gàdî ; Mouhyi ad-Dîn, dans A. Mûlier,
ibid., p. 34, le nomme « le iurisccnsulte (al-faklh) As-Sâlih ibn
A
'Adî Al-'Abdànî le grammairien (aii-nahwi),\e ïeuirier (al-anmàti)
de Misr. Sur le sens du mot al-anmcdi, voir îbn Khallikàn, Bio-
graphical Diclionary, II, p. 186.
■^ Cest le célèbre géographe Yâkoût de Hamâ, mort à Alep en
626 (1229j; cf. Yàkoùt, Moii'djam, I, p. 12, 1. 4-21 ; 262, 1. 17-19,
et les autres passages cités dans l'Index, VI, p. 577,1. 5-6.
^ Manuscrit avec un ta en tête, remplacé par un bâ d'après
As-Souyoùtî, Hoiisn al-moiihàdara, I, p. 319, 1. 21, et d'après
Hàdjî Khalîfa, Lexicon bibliographiciim. II, p. 109, n^ 2146.
* Kift est un bourg du Sa'îd, de la Haute Egypte.
5 Ad-Dimyâtî « L'homme de Damiette », ainsi est dénommé
Scharaf ad-Dîn Aboû Mohammad 'Abd al-Mou'min ibn Khalaf
ibn Abî '1-Hasan At-Toûnî, le Schàfilte, né en 613 (1216), mort à
la fm de 705 (1306). Voir As-Souyoùlî (Adh-Dhahabî), Tabakât
al-houffâth, éd. Wûstenfeld, III. p. 65, n» 7.
L'histoire des pliilosoplies 'i 1
ceux qui lui ont conféré le diplùiiic. Ibn Sa id ' a parlé de
lui.
La notice est terniiiiéc i)ar une citation de (juatre
vers, deux d'Ibn Al-Kifli et deux d'ihn Sa id au sujet
d'une esclave que le premier avait achetée.
Dans la liste des œuvres d'Ibn AI-Kii'ti dressée par
DjaTar Al-Adfou\vî, 1' « Histoire des pliilosoplies » ne
ti»^ure j)as ])lus que dans les seize titres énuinérés pres-
que à la même épo([ue par Khalil As-Safadi -, mort en
7()4 (1303), ni dans les dix-huit donnés |)ar Ibn
Schàkir Al-Koutoubî •', mort la même année. On peut
en conclure que l'ouvrage circulait avec l'attribution à
un autre auteur et en etfet le manuscrit 2112 de Paris
nomme en tête et dans la souscription Mohammad ibn
'AU ibn Mohammad Al-Kliatibî Az-Zauzani qui date
lui-même sa rédaction de ^yVl ^ (1219)., c'est-à-dire de
l'année ([ui suivit la mort d'Ibn Al-Kiftî. Dans un
autre manuscrit entré j)lus tard à la Bibliothèque Na-
tionale avec la Collection Schefer et coté 5889, les
mêmes origines et la même date se retrouvent, avec
le titre significatif de Al-Moiinldkluibàl nui l-inoultd-
katât (.< Les choix et les extraits ^ », comme dans plu-
' 11)11 Sa'îd est Noùr ad-I)în Aboù '1-IIasan Ali ibn Moùsà Al-
'Anasi Al-Andalousî Al-(iarnàlî Al-Maj^ribi, né près de (irenade
en OUI (1214), mort, selon les uns, à Damas en 073 (1274), selon
d'autres, à Tunis eu 685 (1286) ; cf. C. Brockelmann. Gescliiclile
der Arabischen Litleratiir, I, p. .336 -.337 ; II, p. 699.
- As-Safadî, Al-Wàfi bi-l-wafai]àt, i)ublié par G. Flii^el dans
Aboù '1-Fidà. Hisloria anteislniuica, éd. Fleischer, p. 234, et par
A. Mùller, dans Aclcs, etc., p. 36.
^ Ibn Schàkir Al-Koutoubî, Fawàl al-wafaijàt. II, p. 97, éd. de
Boûlàk de 1299(1882).
♦ Slane, Calalogiie, p. 375 a.
^ Hartwig Derenbourg, Les manuscrits arabes de la Collection
^chefer à la Bibliothèque \ationale (Paris, 1901), p. 33.
42 Opuscules d un arabisant
sieurs exemplaires et dans Hâdjî Khalifa, Lexicon
bibliographicum, VI, p. 166^ n° 13107. Or, ces « choix
et extraits » nous étant seuls parvenus^ y a-t-il lieu de
supposer qu'ils ont été empruntés à un ouvrage plus
étendu, con>posé par Ibn Al-Kifti^ et d'espérer qu'une
heureuse trouvaille nous permettra de substituer quel-
que jour l'original perdu à l'abrégé relégué désormais
parmi les antiquailles?
Ma conviction est établie et je crois pouvoir sans
témérité affirmer que le statu quo est définitif. Ibn Al-
Kifti parait avoir eu dans les sujets qu'il a traités l'esprit
d'initiative plutôt que l'esprit de suite. Il voyait les
lacunes de la science, se préoccupait de les combler,
mais ne s'attardait pas à terminer la tache commencée
lorsqu'il en apercevait une autre de nature à solliciter
son attention et à satisfaire sa curiosité toujours en éveil.
Il a laissé plus d'un livre inachevé * : son répertoire
des grammairiens naurait pas plus vu le jour que
celui des philosophes, s'il ne s'était pas rencontré un
Adh-Dhahabi, mort en 748 (1348 s pour mettre au point,
dans un résumé concis^ la biographie de ceux-là -,
comme un siècle plus tôt, il s'était rencontré un Az-
Zauzani pour coordonner, en élaguant le superflu, les
notes éparses recueillies sur ceux-ci par Ibn Al-Kifti ^.
^ As-Safadî et Ibn Schàkir Al-Koutoubî, loc. cit., affirment
qu'Ibn Al-Kiflî n'a terminé ni sa « Parole » sur le Moiiiuatla, le
code de la doctrine màlikite, ni celle sur le Sahih d'Al-Boukhàrî.
Sa Notice sur les poètes portant le nom de Mohammad, conser-
vée à notre Bibliothèque Nationale sous le n^ 3335, est une
œuvre posthume d'après Slane, Calaloyiie, p. 583 a et b.
- L'autographe d"Adh-Dhahabî se trouve à la Bibliothèque de
l'Académie de Leide sous le n^ 87G de R. Doz};, Calalogiis, II,
p. 205-206; cf. Hàdji Khalifa, Lexicon bibliographiciim, I, p. 441,
no 1280 ; IV, p. 154, n^- 7929.
^ Je crois que c'est à ces feuilles volantes que Mouhyî ad-Dîn,
frère d'Ibn Al-Kiftî, fait allusion en lui attribuant « un livre qui
L'histoire des pliilosophes ^3
Son (iHivrc posthume a ûlc i)rcsenlL'c au puljlic dus le
lendemain de sa moit par un éditeur persan sur lecjuel
nous ne possédons aueun rensei«^nement et (pii a
devaneé de plus de sept sièeles et demi le jeune édi-
teur allemand, M. le professeur .î. Lipperl.
Rassembler les matériaux. plul(")l (jiie les mettre en
œuvre, amasser les doeuments dans les trésors d'une
bibliothèque riche en raretés et accrue sans cesse par
une suite non interrompue d'accpiisitions menées avec
une habile prodiij;alité par un bibliomane aussi forcené
qu'avisé, consacrer à des recherches encyclopédicpies
les loisirs d'un vizirat, d'un ministère des finances
intermittent, subi comme une corvée pesante, voilà
quel fut le lot du vizii", du <( kàdi le plus généreux» ',
fils et petit-fils de kàdis, haut dignitaire qui renonça
spontanément aux avantages de la propriété et de la
famille pour satisfaire, sans partage de son fait, son
ardente et exclusive passion de collectionneur. Sa
bibliothèque contenait maint autographe précieux
qu'il avait disputé à prix d'or à l'élite des amateurs.
La valeur en était estimée à 50,000 dinars, c'est-à-dire
à près de 700,000 francs. Il n'auiait jamais toléré (pic
conii)ren(l les récits relatifs aux philosophes »; voir A. MiilkT
dans Actes, etc., p. 3(), 1. 2 et 3.
* Ihn Al-Kiftî est appelé (il-iuazir al-akram, « le vizir le plus
généreux », le j)lus souvent dl-kùdi al-akrnm, a le kndi le plus
généreux », ou encore al-akram, « le plus généreux » ; voir sa
biograi)hie par son frère Mouhyî ad Dîn, publiée par A. Muller
dans Actes, etc., p. 34, 1. G ; Yàkoùt, Moii'djanu I, p. 12. 1. 8 ; 202,
1. 18; II, p. 28, 1. 18; 271), 1. 12; .301), 1. 10; 510, 1. 14 ; .VJl, 1. 18;
934, 1. 20 ; IV, p. 152, 1. 15 ; Kamàl ad-Dîn Ibn Al-Adîm, Zoiibda,
tr. Blochet. p. 189,190, 223, 224; Ibn KhalhUàn, Bionraphical
Diclionarij, II, p. 491 ; III, p. 207; IV, p. 12; Ibn Schàkir Al-Kou-
toubî. Fawàt, II, p. 90, 1. 2 a f . ; Hàdjî Khalîfa, Lexicon lnblio(jra-
pliicum, IV, p. 154 ; Ilartwig Derenbourg, Les manuscrits arabes
de la Collection Schefer, p. 33.
44 Opuscules d'uu arabisant
SCS livres fussent dispersés et il les légua, par un testa-
ment en règle, à son maître, au prince Ayyoùbide
d'Alep, Al-Malik An-Nàsir Salàh ad-Dîn Yoùsouf, l'ho-
monyme et l'arrière petit-fils de Saladin '. On com-
prend qu'lbn Al-Kiftî, acheteur insatiable et lecteur
assidu de ses acquisitions, n'ait pas, surtout à l'époque
de sa vie politique, réalisé avec son kalam tous ses
rêves de compositions littéraires, historiques et biogra-
phiques.
Si des coupures ont été pratiquées par Az-Zauzani
dans les brouillons qui lui furent confiés, je suppose
qu'il écarta certains noms insignifiants et qu'il suppri-
ma nombre de détails, qui lui paraissaient du rempli-
sage, dans les articles qu'il admit. Mais l'appareil ])iblio-
graphique ne se prête pas aux amputations et il a dû
être maintenu dans sa plénitude. Or, c'est là le point
important et nous pouvons nous réjouir des trésors qui
ont été conservés. Nous pourrions apprécier avec plus
de certitude encore la genèse du recueil sans la perte
regrettable de l'abrégé, d'après Az-Zauzanî sans doute,
par Al)OLi Mohammad Abd Allah ibn Sa'd ibn x\hmad
Ibn Abi Djamra Al-Azdî Al-Andalousî, mort au Caire
en 675 (1276) "-. C'est par suite d'une confusion entre
deux écrits d'ihn Al-Kiftî que M. le professeur Lippert
parle d'une autre rédaction écourtée, d'un siècle plus
^ An-Nouwairî, Xihàyat al-arah, d'après Quatremèrc. Mé-
moire sur le goût des livres chez les Orientaux, publié d'abord
dans le Journal asiatique de 1838, II, p. 35-73 ; reproduit dans
E. Quatremère, Mélanges d'histoire et de philologie orientale,
p. 1-39; voir surtout p. 30-31.
2 Hàdjî Khalifa, Lexicon bihliographicum, IV, p. 135, qui com-
plète C. Brockelmann, Geschichte der Arabischen Lilteratur, I,
p. 372, n^ 15. Ajoutez-y également pour l'ouvrage 1 l'exemplaire
de la Bibliothèque Nationale de Madrid, coté 480 dans Robles,
Catàlogo, p. 203 a.
1
L'histoire des (iliilosoplies /lô
moderne, qui aurait eu pour auteur l'àdj ad-Din Ahoù
Molianimad Aliniail iliu Ahd al-Ivàdii" Ibn Maktoùin
Al-Kaisi le llanalile, mort en 71'.) (loKS)'.
Ce qui n'est pas douteux, c'est que la comniodili' de
l'ordre aipliahéliciue d'après les initiales rend Tusa'^e
de ee dictionnaire aisé, les classements |)ar matières
étant toujours arbitraires et subjectils. Aux deux index
des noms propres de i)ersonnes et de lieux aurait
pu être ajoutée avec profit une table des œuvres
citées; mais, pour utile et presque nécessaire (piellc
eût été, elle aurait risciué de grossir le livre démesu-
rément. 11 a iallu accepter ce sacrifice, mais je ne
[)uis assez le regretter. Je me serais plutôt résigné à
un tormat plus modeste, à des marges plus resserrées,
à unv pubHcation d'un prix moins exorbitant. D'autre
part, l'amoureux des beaux livres qu'était Ibn Al-Killi,
s'il contemplait et maniait un aussi magniiique volume,
se sentirait lieureux de posséder et d'admirer, sur un
rayon de sa bibliothèque d'outre-tombe, au moins un
exemplaire de son Histoire des philosophes, adaptée
par Az-Zauzani, publiée dans une édition de luxe
à son goût et à son usage par M. le professeur Julius
Lippert.
Je disais en commençant combien cette mine de
richesses scientifiques avait été exploitée au préalable,
avant d'être ouverte dans son opulence aux recher-
ches des travailleurs. Dans la seconde moitié du dix-
huitième siècle, le prêtre maronite Micliaël Casiri, char-
gé par « le très pieux et très religieux })rince des
Espagnes » Charles III, qui régna de 1731) à 178cS, de
cataloguer ses manuscrits arabes de l'Escurial, connut
' J. Lippert, Eiiileitung, p. 11 ; cf. G. Brockelmann, lieschichte
der Arabiscîien Litleratur, II, p. 110, ii'^ 6.
46 Opuscules d'un arabisant
l'ouvrage à travers un seul exemplaire médiocre, sans
nom d'auteur, qui porte aujourd'hui le no 1778 (Casiri
1773) ' . Il en tira nombre de hors-d'œuvre savoureux
qui coupaient sa description au grand plaisir des lec-
teurs ; il les leur ofïrit d'après la Bibliotheca philoso-
phorumy comme il appelle cette collection anonyme
de monographies -.
Sur 400 articles environ, dont se compose le
recueil complet, Casiri en a publié 115 ^ sans s'a-
streindre à les reproduire intégralement. Réduit pour ses
extraits à un seul manuscrit qui n'est pas des meilleurs,
il n'a pas pu arriver à un déchiffrement et à une éki-
cidation comparables aux résultats qu'a obtenus M. J.
Lippert, avec le riche appareil dont il disposait et avec
la préparation que l'état des études arabes en Europe
assure aux disciples formés par l'élite des maîtres con-
temporains. Pour les emprunts puisés à la même
source que ceux de Casiri, M. Lippert cite encore Louis
Amélie Sédillot^, Prolégomènes des tables astronomiques
^ M. Casiri, Bibliotheca Arabico-Hispana Esciirialeiisis, Matrili,
1760-1770,2 vol. in-folio. Casiri mourut à Madrid le 12 mars 1791 ;
voir Hartwig Derenbourg, Notes critiques sur les Manuscrits
arabes de la Bibliothèque Nationale de Madrid (Paris, 1904), p. 11
et 42.
- Le copieux index qui, dans la Bibliotheca, suit II, p. 352,
permet d'j- retrouver chacune des monographies.
^ Et non pas 33, comme l'a prétendu M. Lippert, en ne comp-
tant probablement que les morceaux de longue haleine. J'ai
donné la liste des 115 articles en suivant l'ordre où ils figu-
rent dans le texte complet. Voir le Journal des Savants de 1904,
p. 636-637.
^ M. Lippert a omis les prénoms, sans se douter qu'il y a eu
deux Sédillot, « des mathématiciens au moins autant que des
arabisants », comme je les ai caractérisés dans mon Silvestre de
Sacy, éd. du centenaire de l'Ecole (Paris, 1895), p. 59, le père,
Jean-Jacques Emmanuel (1777-1832) et son second fils, un pâle
reflet du père (1808-1875).
L liist()ir«^ (les philosoplies 47
(TOloïKj Bi'ij (Paris, 1817) cl le coninieiîlaiiv crAiigusl
Millier dans le second volume de (i. FIii<^el, Kilàh al-
filirist (Leipzig, 1872). Je crois que celle lisle n'esl pas
complète et (pi'on pourrait y ajouter entre autres
\Venrich, De (iiuioruiu (jnvconim ucrsionihus... com-
mcntatii) (Lij)si(r, 1812i; D' Lucien Leclere, Histoire
de lu médeeine ar(d)c (Paris, 1870, 2 vol.); M. Stein-
schneider, Die avcdnschen Veherselziuujen ans dein (irie-
chischeii (Lei])ziL> et Berlin, 1889-189()) ' ; i\u même,
Ar(d)isclie MidlienKdiker mil luiischluss der Aslronoiuen,
dans VOrientidislische Zeitiiiuj de 1901, 1902 et 1903;
H. Suler, Die McdlieiiKdiker iiiul Aslrononieii der Aiaher
iiiul ilire Werke (Leipzig, 1900). Que de prélihalions
ont pi'écédé notre jouissance pleine !
Aux trois groupes de manuscrits décrits et classés
par M. Lipj)ert s'ajoutent les deux parisiens et l'exem-
plaire de l'Escurial, tous trois se rattachant à la série-/.
Quant au manuscrit R, de la série y, qui provient de
la succession Michèle Amari, il appartient maintenant
à la Real Accademia dei Lincei à Rome -.
La puhlication de l'Histoire des philosophes, rédigée
par Az-Zauzani sur les notes d'ibn Al-Kitfî, a été inter-
calée par mon jeune collègue^ M. le professeur Julius
Lippert, au milieu de travaux consacrés par lui aux
procédés et au développement de l'oculistique arabe, à
l'instigation et avec la collaboration d'un illustre spé-
cialiste berlinois, M. le professeur D'' J. Hirschberg. De
ce fécond laboratoire sont sortis jusqu'ici: Die AïKjeu-
' Une table générale de cet ouvrage, publié par bribes el par
morceaux, a paru dans la Zeilschrift der dciils. morg. Gesellscha/t,
L (1896>, p. 371-417.
- Al-Battani sive Albatenii Opiis aslronoiuicum... ediluni, latine
versuni... a Carolo Alphonso Nallino. Pars prima (Mediolani
Insubrium, 1903), p. vni et lxvi.
48 Opuscules d'un ai*al)isant
heilkiindc des Ibii Sina (Leipzig, 1902); il y a peu de
mois .1// ibii Isa Erinnerungsbuch fur Aiigenœrtzte
(Leipzig, 1904). On annonce, comme prêt pour l'impres-
sion, un nouveau volume, qui débutera par ((. Un choix
sur le traitement des maladies de l'œil», composé vers
l'an 1000 de notre ère par Aboù '1-Kàsim 'Ammâr ibn
'Ali de Mausil. On voit que cette branche delà littéra-
ture arabe médicale, si elle chôme en Europe depuis
au moins un quart de siècle, recommence à y être cul-
tivée, exploitée, mise en valeur '.
^ M. Lippert n'est pas non plus étranger à J. Hirschberg, Ueber
das œllesie arabische Lehrbuch der Aagenheilkiiiide, dans les
SitzLuigsberichte de l'Académie de Berlin de 1903, p. 1080-1094 ;
tirage à part, n» XLIX.
IV
La Haggâdàh de la Pâque juive
et
la miniature espagnole juive
à partir de Pan 1300
J
La Haggâdâh de la Pâqiie juive et la miniature
espagnole juive à partir de Tan 1300 '.
Parmi les éléments dont se composent les deux
Talmuds, celui de Habylone comme celui de Jérusalem,
on dislinoue d'une part la Ilalàkhàh, c'est-à-dire l'aj)-
plication de la loi mosaïque à la condition nouvelle
des Juifs après la destruction du second Temple en
70 et après la dispersion, d'autre part la ll(uj(jàd(\h,
vaste répertoire des légendes, paraboles et allégories
qui circulaient autour de l'Ancien lestament et de ses
personnages. En opposition avec la (( voie » légale et
obligatoire, le « récit » s'inspirait delà tradition popu-
laire sans formuler de prescription religieuse et racon-
tait, par exemple, la jeunesse d'Abraliam, ses luttes
avec Xenn'od, son opposition violente à l'idolâtrie de
son père Térab et autres liistoires plus ou moins édi-
fiantes qui n'ont point pénétré dans les textes cano-
niques '-. C'est la II(f(j(j(ï(l(iIi qui nous a conservé les
' Journal des Savants de novembre ISÎKS. p. 657-()r>8,à propos de
D.-H. Millier und .T. von Schlosser. Die Ilaijijadah von Sarajevo,
2 vol. in-8o Jésus, \Vien, Alfred Ilolder. 181)8 : Texlband, iv et 311
pages, avec un frontispice en couleurs, XXXVIII planches en
chromotypie, 10 gravures, 8 chromotypies et 2 fac-similés dans
le texte ; Tafelband, avec 33 phototypies et 2 chromotypies.
-M. Gûdemann a opposé la Ihtggàdàli « récit oral >, non pas
à la Halàkhàh, mais au Ketàb « récit écrit » mentionné dans
o:^
2 Opuscules d'un arabisant
trésors du folklore juif. Elle n'a que le nom de com-
mun avec la Haggâdâli copiée et illustrée dans le ma-
nuscrit du musée régional de Bosna-Seraï ou Sarajevo,
la capitale de la Bosnie^ manuscrit dont MM. D.-H.
Millier et J. von Schlosser viennent de publier une
description savante et une reproduction luxueuse.
hix Haggàdàh, le « Récit », tel est le titre de l'opus-
cule que les juifs récitent dans leurs demeures le pre-
mier soir de la Pàque. La répétition accoutumée du
second soir provient seulement d'une erreur possible
dans la fixation de la néoménie par rapport à la
date immuable du It nîsàn. A l'exception du grand
jeune de kippour, et pour cause, les autres fêtes du
calendrier juif ont été allongées d'un jour en vue de
parer aux conséquences d'une supputation inexacte.
La cérémonie publique dans la synagogue achevée,
les fidèles rentrent pour prendre part à une réunion
privée, présidée par le chef de la famille, organisée
par lui et chez lui, ouverte, en dehors des parents,
à quiconque souffre de la faim et est dans le besoin,
accueillante à tous ceux qui se considèrent comme
associés eux-mêmes à la sortie d'Egypte ^ à tous ceux
qui aspirent à en célébrer l'anniversaire par la lecture
du (( récit » tel qu'il est donné dans la Haggâdâli. La
raideur est bannie de l'assemblée convoquée pour rap-
peler ((i avec une grande joie - » l'événement capital
quia fondé l'indépendance d'Israël après les 430 années
de captivité sur les bords du Xil. La prière est coupée
Ézéchiel. xiii, 9. Son mémoire, intitulé : Haggada und Midrasch-
Haggada a paru dans la Jiibelschrift ziim 90. Gebiirtstag von L.
Zanz (Berlin, 1884); cf. Joseph Derenbourg, Haggada el légende,
dans la Revue des études juives, IX, p. 301-305.
^ Exode, XIII, 8.
^Chroniques, 2e livre, xxx, 21.
La HaçHpidAli de la Pàtiur jui\r r>3
])ar quatre lasades régulièrcnienl espacées, sans parler
(lu dîner qui la divise en deux j)arliesà peu près égales.
L'ancienne tète du prinlenq)s, qui, à l'origine, avait
l'ait appeler le mois entier « le mois des épis ' »> est
devenue la tête nationale. C'est le souvenir le plus
vivant chez Israël de ses soutVrances passées. Le Deea-
loi>ue ouvre par ces mots bien si^uilicatits - : « Je suis
l'Éternel, ton Dieu, qui t'ai lait sortir de LL^ypte, (k*
la terre d'esclavai^e. » Et^eu ellet, les Israélites, après
avoir abandonné la Syrie méridionale pour le Delta,
s'évadèrent au début du xnv- siècle avant notre ère sous
le règne de Minéphlali pour se réfugier aux solitudes
d'Arabie. Cette borde confuse, fuyant avec ses troupeaux,
j)auvre, mal armée, « anéantie, n'ayant plus de graine »,
comme Minépbtah la caractériser dans son chant de
victoire^, emportait, à l'insu du roi d'Lgypte, des
graines abondantes, vivaces et productives, qu'elle
planterait, féconderait et ferait fructifier dans les ter-
roirs les plus favorables à leur développement.
A quelle épocpie l'oraison de la Fàque, la lecture de
la HiUjijàdàh, est-elle entrée dans la liturgie juive pour
y remplacer l'immolation de Fagneau pascal, abolie
au moment de l'exil, ainsi que les autres sacrifices ^ ?'
^ Exode, xui, 4; xxni, 15; xxxrv, 18; Denté rotioine^ \vi, i.
'^Exode, XX, 2; Deiiléroiioine, v, 6.
^G. Maspero, Histoire ancienne des penples de i Orient classiquey
II Paris, 181)7), p. 70, 71, 436, 437, 443.
''La première édition imprimée, sans voyelles, avec commcrv-
taire de Don Isaac Abravanel (Constantinople, ir)!).'), petit in-
folio), porte le titre de « Sacrifice de la Pàque •>. Il en est de
même des exemplaires de Venise, ITA'i, et de Histrowitz, l.")*>2,
décrits par M. Steinschncider dans le Calidogns lihrornm he-
hrivornm in Bibliotlieca Bodleinnci, col. 412 et 413. I/impression
XA'-Iographiqiie de Prag, 152fi, dont MM. MùHer et Von Schlosser
ont publié le frontispice (Textband, p. 223» et dont l'Alliance
Israélite de Paris possède un exemplaire, débute par une im'o—
cation sans titre.
54 Opuscules d'un arabisant
M. D.-H. Millier, dans le volume de texte (p. 3-18), a
consacré une courte monographie aux origines et à la
composition de ce petit livre. Le moi Hag g âdâh n'est
ni biblique, ni mischnique ; la racine est déjà biblique
et la forme verbale dont il a été tiré est fréquente dans
l'Ancien Testament avec le sens de « faire connaître,
raconter ' ». Il apparaît pour la première fois dans le
Talmud - pour désigner la Haggddcih de la Pâque. Le
rite était plus ancien que cette dénomination. Elle
n'avait pas cours alors que, dès le début du ni^ siècle
de notre ère, Rabbî Yehoudàh An-Nâsî, le rédacteur
de la Mischnàh, consacrait à ces actions de grâce en
commun dans l'intimité du foyer domestique une
description qui ne diffère pas sensiblement du tableau
pittoresque que Henri Heine a dépeint d'après ses sou-
venirs personnels dans Le rabbin de Bacharach. C'est à
M. D.-H. Millier que j'emprunte l'idée de ce rapproche-
ment ingénieux. Le passage de la Mischnàh, qu'il a
traduit sans en rien omettre ^, méritait d'être rapporté
et élucidé intégralement.
Ce passage exhibe déjà la scène et le colloque entre
le fils qui interroge et le père qui répond. Après les
bénédictions initiales, la veillée pieuse commence
de nos jours, comme alors et bien auparavant sans
doute, par quatre questions que le plus jeune fils ou,
à son défaut, un autre enfant pose, soit au maître de la
maison, soit à l'ancien qui le supplée, sur « ce en quoi
cette soirée diffère des autres soirées ^ ». L'officiant
^ Cette forme verbale est spécialement appliquée aux récits
qui concernent la Pâque dans Exode, xii, 26; xiii, 8.
'^Talmud de Babylone, Pesàhim, 115 b et 116 b.
^ Textband, p. 5-9.
*Les deux premiers mots de cette question ont été adoptés
comme titre par plusieurs éditions allemandes du xvn^ siècle ;
cf. Steinschneider, loc. cit.
La llaggi\di\ti de la Pi\i[iie juive 55
amateur entonne alors sa mélopée, soutenu par les
voix des convives (jui rineilenl à j)resser les mouve-
ments, afin d'arriver ])lus vite au tliner. Les omissions
volontaires sont lVé(|uentes dans cette série d'explica-
tions ap|)uyées sur des citations bibliques, sui" des dis-
cussions ral)bini(iues, sur la reconnaissance des l)ien-
faits prodigués dans le passé, sur la toi dans l'appui
futur du « Très Saint (béni soit-il ! ) ». Les dix plaies
d'Egypte sont énumérées, ainsi (|ue les miracles accom-
plis, dont chacun « nous aurait sulli », depuis la sortie
d'Egypte jusqu'à la réunion des tribus dans le pays
d'Israël. Ce prologue est terminé, après la commémo-
ration de l'agneau pascal, des pains azymes et des
herbes améres •% par deux psaumes de l'euloge connu
sous le nom de liallcly les psaumes 113 et 114 du texte
hébraïque.
Après quelques courtes cérémonies et le lavement
des mains, le repas est servi. La viande rôtie au l'eu
et les pains azymes y figurent de i)ar la loi '. Il est
achevé. On })rocéde aussitôt à la « bénédiction de la
nourriture >>, on récite les psaumes 115-118, lin du
hallcl, ainsi que le psaume 130 proclamant « la grâce
éternelle » de Dieu ; puis on s'enfonce dans des réfle-
xions philosophiques sur « l'àme de tout vivant », em-
pruntées aux oilices du sabbat.
En dépit delà quatrième coupe de vin réservée pour
le dénouement et de la bénédiction (jui l'accompagne
« sur la vigne et sur le IVuit de la vigne » ', l'épilogue
mélancolique parut, dans le couis des temps, présen-
ter un contraste choquant avec la « grande joie » que
la délivrance des ancêtres suscitait dans les cœurs, avec
^ Exode, xn, 8.
-Le texte de cette bénédiction présente quelques variantes
dans la Haggàdàh de Sarajevo ; voir Texlband, p. "^A.
56 Opuscules d'un arabisant
l'allégresse dont les assistants débordaient en louant le
Sjeigneur, avec le besoin* d'épancliements et de trans-
ports bruyants comme conclusion à une soirée comr
mencée dans le recueillement de la commémoration
solennelle. C'est à ce sentiment légitime^ au désir de
se séparer sur une impression de bonne humeur
franche et expansive, que sont dues plusieurs des addi-
tions introduites après coup dans, le texte adopté.Elles
sont postérieures au manuscrit de Sarajevo ^ et à la
plu]>art des manuscrits anciens ; elles n'ont pénétré ni
dans le rituel du Yémen -, ni dans les liturgies orien-
tales. Tels sont deux poèmes alphabétiques, composés
dés le XI' siècle, avec la Nuit et la Pâque nommées
respectivement au bout de chaque vers ^. Tels aussi
trois morceaux,, dont le premier, antérieur au xye
siècle ^, est plus répandu que les autres, qui sont pro-
bablement du XV- siècle,, tous trois d'origine allemande
ou polonaise, avec des couplets que l'officiant articur
lait. et des refrains que l'assistance reprenait en chœur.
Tel enfin le chant du chevreau, un appendice inatten^
du„ sans aucun, lien religieux on littéraire a\^c ce
qui précède ^, un morceau de Haggûdâh, ainsi que
^Textband, loc. cit.
^\\^illiam H. Greenburg, The Haggadah according io the rite
of Yemen, London, 1896.
^Un morceau contemporain ou à peu près constate en quel-
ques lignes que la prière deila. Pâque est terminée et qu'elle^ a
été régulièrement faite.,
*Textband. p. 15.
°Ala littérature donnée p. 15, note 2, il convient d'ajouter
Gaston Paris, La chansondu Chevreau, dans\aHomania,J, p. 218-
221, article omis dans la table décennale de ce recueil, reproduit
dans la Revue israélite, III, p. 325 328. Parmi les contributions
plus récentes, on utilisera avec critique G. -A. Kohut, Le Had
Gaxhja et tes chansons similaives^^ dans la R&vae: des études juive^y
XXXI (1895)i p. 240-^461
La lla(|(|:\(l.'\h de la l*:Wpie juive 57
nous l'avons (loliiiic vn coininoni^-anl, un hors-cl'œuvre
déplacé dans la Haijijiulàh de la Pà(iue. Il s'y est intro-
dnil j)ai' eHïaclion vers le milieu du wv sièele * et y a
été délinilivemenl ratlaehé dans h» rite allemand. L'as-
semblée n'avait aueune liàte de se disperser l'I auiail
volontiers prolongé la séanee juscpi'à l'auhe, a l'exem-
ple des doeteurs énumérés prescpie en tête de la Ihuiijà'
dàh, cpii s'ouljlièrenl la première nuit de la Pàcjue en
racontant à leurs disciples la sortie d'Egypte, au point
d'être surpris par le jour (pii eommeneail à |)ointlre
et par l'appel à la prière du malin.
Le manuscrit conservé à Sarajevo ne contient pas
seulement la Haijifàdàh^ dans sa forme concise avant
les accroissements. Elle n'y occupe (pie la seconde
place (loi. 1-30, d'après nn numérotage spécial), comme
il appert de la description tracée avec le plus grand
soin par MM. David Heinrich Millier et Jiilius von
Schlosser ( 7'tu/^a/î(/, p. 19-92). Si l'exemplaire n'avait
soulevé cpie des })roI)lèmes palèographicpies et i)liilolo-
giques, M.D.H.Mùller, un maître des études hèbraicpies
et arabes, un épigrapliiste faisant autorité dans les do-
maines divers des inscriptions sémitiques, se serait
passé de recourir à la collaboration de l'arcbêologue
qui a composé un Recueil de documents pour l'iiistoire
de l'art occidental au moven àt^e-. L'illustration très
riclie du livre réclamait l'examen d'un spécialiste, dont
l'enquête porterait sur la technique, la comj'osition,
^Dans ce résumé, je me réclame surtout de L. Zunz, Die gol-
tcsdiciistlichcn Vortrâgc der Juden (Berlin, 1832), j). 126 et suiv.
La seconde édition de 1892 (voir p. 138 et suiv.) n'est qu'une
réimpression. Jai aussi consulté M. l'riedmann, I)as Fvstbuch
Haggadah (Wicn, 1895).
2J. von Sclîlosser, Qiiellenbiich ziir Gesckichtc des cd)eiidUcn-
dischen Mitielalters (Wien, 1896).
58 Opuscules d un arabisant
l'orii^ine et la date des miniatures sous le contrôle de
l'orientaliste qui examinerait la calligraphie, applique-
rait les règles de la diplomatique, apprécierait les notes
éventuelles de copie ou de vente, noterait et au besoin
discuterait les légendes explicatives des planches. Plus
le point de départ entre les deux rédacteurs était éloi-
gné, mieux leur accord au point d'arrivée assurait la
conquête de la vérité. Ils l'ont recherchée avec autant
d'ardeur que de succès ; nous les suivrons en pleine
confiance, en profitant, chemin faisant, des résultats
consignés dans le chapitre spécialement consacré par
M. J. von Schlosser aux images inspirées par laHaggâ-
dâliK Ces vues générales reposent sur la comparaison
de la Haggàdâli de Sarajevo avec les exemplaires ana-
logues des dépôts européens. Les deux auteurs se sont
associés dans cette tâche surérogatoire - et ont mis
dans leur livre beaucoup plus que le titre ne per-
mettait d'espérer. Ils sont allés plus loin encore et ont
inséré, pour clore et pour compléter leur œuvre, un
mémoire du regretté professeur David Kaufmann sur
l'histoire de l'illustration des manuscrits par les Juifs ^.
Il y a en effet une question préjudicielle qui ne pou-
vait pas être éludée sans déconcerter le lecteur, quelle
que fût la place où elle serait posée. Les Juifs ne vio-
lent-ils pas le code de l'Ancien Testament par les re-
présentations figurées d'êtres vivants, hommes, femmes,
animaux des deux sexes ? Le deuxième commandement
du Décalogue, qui proscrit le culte des images, n'inter-
dit-il pas absolument la reproduction de l'homme, que
Dieu a fait à son image, à sa ressemblance *, et de tou-
'Textband, p. 209-252.
^Ibid., p. 93-208.
Ubid., p. 253-311.
''Genèse, i, 26; cf. i, 27; v, 3; ix, 6.
La Hagcjà(li\li de la Pàqiie juive 5ii
tes les créatures? Le I)éeal()i;iie i)()ile expressément' :
(( Tu ne le leias point d'idole, ni aneiine li<^iire des cho-
ses qui sont au eieren liant, ou sur la terre en bas, ou
dans les eaux plus bas que la terre ; lu ne te pioster-
neras pas devant elles, ni ne les atloreras. » Les préju-
gés d'un rigorisme outié ont pu voir dans cette délensc
autre chose (ju'une mise en garde contre l'idolâtrie ; en
réalité, si elle s'a})p]i(pie à la statuaire et aux reh'et's,
elle laisse horsde cause le dessin, l'eiduminurc et hi i)ein-
ture. Les scribes officiels des synagogues occui)és à tra-
cer les lignes de l'écriture carrée, les calligraphes des
accents si fins et si délicats qui indiquent les nuances
de la massore ne sont-ils j)as les précurseurs des artis-
tes juifs qui se sont crus autorisés à illustrer l'Ancien
Testament en général, le rouleau d'Hsther et la II(«j(j(ï'
dâh en particulier ? L'influence chrétienne a i)récipité
ce mouvement que le piétisme essayait encore d'entra-
ver et d'enrayer dans la seconde moitié du xn*" siècle.
Ces principes ont été mis en pleine lumière par David
Kaufmann dans sa dissertation, pour laquelle il n'a eu
qu'à puiser dans sa vaste science et dans sa liche bi-
bliothèque.
C'est à cette tolérance de moins en moins contestée
qu'est due la conception réalisée magnificjneme^it dans
le manuscrit de Sarajevo. Le Musée l'a acquis en 1894
d'une très ancienne tamille juive espagnole établie dans
cette ville. Du format in-quarto, mesurant 22 centimè-
tres en hauteur sur 16 en largeur, divisé en cahiers de
8 feuillets, il a été écrit sur du parchemin italien poli
et calciné. En tète du volume, qui commence à dioite
pour finir à gauche, selon l'ordre sémiliciue, un ali)um
de 66 compositions sur 34 planches, dont les 2 premiè-
^ Exode, XX, 4 ; Dcutéroiwnie, v, 8. Je copie la traduction
d'Edouard Reuss, Lliistoirc sainte et la loi, II, p. 55 et 288.
60 Opuscules d'un arabisant
res et la 26^ divisées en 4 parties, et les antres en 2, à
l'exception des planches 30, 32 et 34 remplies par nn
seul petit tableau. Les planches sont placées face à face
sur le verso du premier feuillet, puis sur le recto du
second, les deux pages intermédiaires restant vides, et
ainsi de suite. De courtes légendes en hébreu indiquent
les sujets traités, les principaux épisodes de l'histoire
sainte depuis et y compris la création jusqu'à la béné-
diction de Moïse au moment où il va mourir (fol. 1-31) ;
le temple de l'avenir, avec le tabernacle et les deux
tables de la loi (fol. 32); le père de famille distribuant
à son entourage la Haggâdàh et les pains azymes (fol.
33) ; enfin ifol. 34) la synagogue, dont l'extérieur laisse
voir un mur en pierres de taille régulièrement coupées,
quatre fenêtres cintrées aux grillages entre-croisés et
une large baie, également cintrée, permettant de recon-
ntiître à l'intérieur le tabernacle exhaussé sur un pié-
destal^ avec ses deux portes ouvertes^ avec trois rou-
leaux de la loi dans leurs manteaux d'étoffes voyantes,
avec deux lampes éternelles suspendues aux deux cô-
tés. Tandis qu'une femme restée dans le sanctuaire
avance la main vers l'un des rouleaux sacrés pour le
toucher et pour baiser ensuite cette main bénie par le
contact, "les fidèles sortent, en se dirigeant, comme l'écri-
ture, de droite à gauche, hommes, femmes, enfants,
avec des houppelandes rouges et bleues surmontées de
capuchons *.
Je viens d'amplifier la notice sommaire- donnée
à la fin de la description très exacte de cette illustra-
^Voir le portrait en pied, reproduit en couleurs, de Roven
Salamo, juii espagnol, de 1347, ainsi que deux autres miniatures
analogues, l'une en couleurs, l'autre en noir, dans la Revue des
études juives, VI (1883), p. 268-269 ; cf. ibid., XY (1887), p. 115-
^ Texlband, p. 44.
La Ha()():i<!àli de la Pà<|iir juive <>I
tion'. Je lie nie i)crnieUrai sur celle lahle des inalieres
qu'une seule observation. Kn parlant du fol. 2(1, les
auteurs disent : «« Septième jour. Repos du Sabbat de
Dieu. Jeliovab, juvénileinenl imberbe, dinérant abso-
lument du type elirétion, dans une lon^nie robe rouge
avec ca])ucbon, assis sur un banc sous un arc de
feuilles de trèlle. » Si peu rêlVactaire (jue soit l'Ancien
Testament aux anthropomorphismes, alors même cpie
l'homme v est considéré comme créé à rimaue de
Dieu, j'ai peine à admettre la divinité de cet épbèbe
insigniliant dont 'SI. J. von Sclilosser lui-même a com-
paré la léte sans expression à celle d'un tiourant de
théâtre '^. Pour moi, l'artiste a au contraire voulu
éviter tout ce qui le rapprocherait de l'idolâtrie, et ce
scrupule l'a induit à symboliser le septième jour, le
jour du repos, sous les traits d'un juif quelconque vêtu
de rou«>e, semblable d'aspect et de costume à l'un des
personnages qu'au fol. 34 l'on voit sortir de la syna-
gogue, immobile dans son calme indifférent, confor-
mant son inaction et sa pose nonchalante au qua-
trième commandement du Décalogue -K Ce qui donne
quelque vraisemblance à mon hypothèse, c'est que
l'œuvre des six jours s'achève sous nos yeux, sans que
le Dieu créateur y intervienne en personne, sans qu'il
apparaisse autrement que par les manifestations suc-
cessives de ses volontés, sans que son image vivante
nous montre l'auteur de toutes choses. J'ajouterai qu'il
n'est pas moins absent de la scène où il tire la fennne
de la côte de l'homme (fol. 3 v°), ainsi que de toute
l'illustration du volume. Comment l'unicjue exce])tion
serait-elle Dieu se délassant de ses fatigues, « ayant
^ Tcxlbaiid, p. 33-44.
Ubid , p. 232.
^ExodCf XX, 11 ; Deiitcronomc, v, 12.
G2 Opuscules d'un arabisant
cessé l'œuvre de sa création » ', quand la création
s'est déroulée devant nous avec l'intention évidente de
laisser dans les hauteurs invisibles Celui qui du fir-
mament dirigeait ses rayons vers la terre ronde déga-
gée du chaos ? Je ne sais si je m'abuse ; mais la
légende hébraïque, portant simplement « le jour du
Sa])hat », alors que l'espace vide semblait inciter à une
rédaction plus longue, me paraît un argument de plus
en faveur de mon interprétation.
Sur 34 planches, 33 sont rendues par des héliogra-
vures, c'est-à-dire par des photographies en noir,
répondant à 33 aquarelles. Les couleurs de l'original,
or, jaune, rouge, bleu et blanc, ont été admirablement
reproduites dans la chromotypie de la synagogue. Ce
spécimen serait insuffisant comme élément d'appré-
ciation sur l'enluminure du volume, si MM. D. H. Millier
et J. von Schlosser, dans la dernière planche de
l'atlas et dans le volume de texte, ne nous en avaient
pas fourni des exemples nombreux et bien choisis,
empruntés à la seconde partie du manuscrit, au texte
de la Haggâdàh. Ils ne proviennent peut-être pas du
même artiste ou des mêmes artistes, mais ils appar-
tiennent sans aucun doute à la même école, au même
groupe de miniaturistes, de rubricateurs. En dehors du
fol. 25 annexé à l'atlas et représentant sur un fond
quadrillé Rabbân Gamli'êl qui, le fouet à la main, ins-
truit trois élèves munis de leurs livres, ce sont : le
fronnspice devenu le frontispice du Textband ; le repas
de la Pàque avec sur le devant de la table une esclave
noiie, une Mauresque très probablement (p. 3); un
cartouche avec encadrement portant en lettres d'or
^Genèse, ii, 2 et 3. Remarquez cependant que, dans l'un et
l'autre verset, le verbe Schàbat est appliqué à Dieu.
ï.a 1Ia(|(jA(lAli (1<* la l^à»ni(^ juive iu\
hdttouschhàlinl ' tl siiiinonlanl liois colonnes, cnlrr les-
quelles un homme et urni t'enime oui été |)lus laid
dessinés «frossièremenl à la plume en altitude de
prière, sans doute des possesseurs du manuscrit au
xv<^ siècle (p. 1<S) ; un autre cartouche avec hdlUilou, le
haut des (\(iu\ liuncd seivanl de suppoit à daw dra-
gons opposés l'un à l'autre, tenant dans leuis gueules
des hianches d'épines i p. 21); unarhre imaginaire avec
des rameaux de tantaisie et des leuilles de vigne (p. 92);
deux dragons ailés se taisant pendimt en sens con-
traire au hout de lignes courhes ornementales, termi-
nées en formes d'ailes (p. 9.")); la tête et le corps d'un
houlTon avec une pèlerine à capuchon, sur deux pattes
de chien, au-dessus des([uelles émeige une ((ueuc
d'animal terminée par des Heurs (p. 207); deux dra-
gons ailés se faisant vis-à-vis, leurs longs hecs ouverts
faisant saillir leurs langues, leurs ([ueues se rejoignant
symétricjuement (p. 211); deux hommes placés face à
face^ avec des manteaux rouges et des cai)uchons
bleus, soutenant avec leurs mains sur \\\\ fond cpia-
drillé un [)ain a/yme de grande dimension avec les
mots iu(tss('ili zon en lettres d'or dans un cartouche
rectangulaire, les espaces vides au-dessus et au-dessous
étant comblés par des branches, des feuilles et des
Heurs, les deux tètes d'hommes étant suiinontées par
deux mots empruntés à la fhujçjàdàh (p. 27)2).
Ce fond (juadrillé, comme celui du folio 2."), comme
les fonds guillocliés, échi([uetés, losanges, étoiles, fleuris
et diaprés en or ou en couleurs, à l'imilalion des étofTes
et des tapisseries-, sont des témoignages d'origine, ({ui
permettent de dater et de localiser les miniatures qui
^Nos textes de la Ilaggàdàh ne portent pas cette forme ara-
méenne, mais la forme hcbraï(iiie Initlisclibàhôt.
'-Tajelband, fol. 3-21, 28 b, 29 a, 30, 31, 33 et 34.
04 Opuscules d'uu arabisant
ornent le manuscrit de Sarajevo. Le procédé du dessin
à la plume colorié, avec un embryon de perspective,
avec une palette réduite, je l'ai dit, aux teintes or, jaune,
rouge, bleu et blanc, avec l'esquisse d'un paysage ou
d'une forteresse, quelquefois, plus souvent, avec un
réseau géométrique, sur lequel se détachent les per-
sonnages, appartient à la seconde moitié du xni° siècle
pour son apparition, à la première du xiv^ pour son
développement. Quant à son lieu de provenance, c'est le
sud de la France, l'Aquitaine, d'où il s'est répandu vers le
sud en Italie et en Espagne. Les habitudes d'ordre hiéra-
tique se mêlèrent, à ces époques et dans ces pays, à
l'esprit satirique, comme sur les façades des églises
gothiques. Ce sont les moines qui, dans les cloîtres,
ont été les artisans de la renaissance calligraphique
d'abord, picturale ensuite, où le profane avait envahi
le sacré et s'était confondu avec lui sous l'influence de
la chevalerie. Dans la France méridionale et en Italie,
le christianisme, après avoir renouvelé cette forme
d'art en la dégageant du type byzantin dont elle était
l'héritière directe, en avait gardé le monopole ^^ tandis
qu'en Espagne des artistes juifs s'inspiraient des maîtres
chrétiens, dont ils appliquaient la manière au Penta-
teuque, à l'Ancien Testament, à la Haggâdâh.
La Haggâdâh de Sarajevo est le plus ancien monu-
ment qui ait survécu au naufrage de la miniature espa-
gnole telle qu'elle semble avoir été pratiquée vers l'an
1300 de notre ère par les Juifs de Tolède et de Barce-
lone. Sur le frontispice du manuscrit, au sommet, entre
^ Pour cet exposé, j'ai choisi pour guides Auguste Molinier,
Les iiKimiscrits et la miniature (Paris, 1892), et G. Pawlowski,
article Miniature dans la Grande Encyclopédie, XXIII (1898),
p. 1049-1055, où, à la page 1055, on trouvera la bibliographie du
sujet.
La Ha<|(|rHl:ili de la Pàqiie juive C>5
deux clochers byzantins, au-dessus d'une tourelle i)lus
petite, qui s'harmonise avec deux autres tourelles placées
horizontalement aux deux extrémités, on dislin^ue les
armes d'Ara^jon, l'éeu d'or à quatre pals de ^Tueule.
L'artiste ou plutôt les îutisles, car je crois reconnaître
plusieuis mains, ont été les précurseurs du Juif l)a|)lisé
qui, au xv siècle, a présidé à la décoration de la Bible
castillane exécutée pour le duc de l'Infantado fms. I.
j. 3 de THscurial) et ornée de soixante-six ^naiules
miniatures représentant l'histoire bibli(jue moins la
création, depuis Adam et Eve jusqu'aux Macchabées.
Ils ont été les j)rimitifs dont a dû s'inspirer en les
continuant Kaby Mosé Arragel', chargé en 1422 par
D. Luiz de Guzman, grand maître de Calatrava, de gloser
et d'historier une bible « en romance », la célèbre
Bible d'Olivarès, conservée au palais de Liria à Madrid,
parmi les trésors de la Casa de Alba. Samuel Berger a
montré dans la version et dans les peintures l'œuvre
collective, achevée en 1430, du rabbin de Maqueda et
de savants et artistes chrétiens, parmi lesquels au moins
un Franciscain et un Dominicain-. La Haggâdàh (|ui
* Arragcl Qsi une transcription du nc()licl)raïque hdrragil s'i-
gnifiant l'habile, l'expert, souvent joint j)ar la copule îxhdzzàkên
« le vieux », le schaikh. Dans le psaume xlv, 2, màhir a |)()ur
équivalent dans la version chaldéenne ragil.Cciie inlerprétalion
de l'inexpliqué Arvagcl a été adoptée par mon regretté condis-
ciple et ami Samuel Berger dans son mémoire intitulé ; Les
bibles castillanes, dans la Romaiiia, XXVIII (181)9), p. 522.
^Samuel Berger, Les nianiiscrils de la Bible caslillane enliuni-
nés en Espagne sons la direclion des Jnifs, comnmnicalion à la
Société nationale des Anticpiaires de F'rance; voir Bullelin dv
1898, p. 226-231. Samuel Berger, pour la Bible d'Albe, renvoie au
livre presque introuvable de l'inquisiteur Joaquim de Ville-
nuova, La leccion de la S. Escriptnra in lingnas vulgares (Valen-
ce, 1791, in-folio) et à la notice contenue dans le Calàlogo de las
colecciones expueslas en las vilrinas del palacio de Liria. Le pu-
5
66 Opuscules d'un arabisant
nous occupe n'avait-elle pas également provoqué une
collaboration entre chrétiens et juifs, entre les initia-
teurs et les initiés? C'est là une question que les minia-
tures anonymes, trop inégales à mon sens pour ne pas
trahir des degrés dans les mérites des auteurs, ne per-
mettent plus de résoudre.
Les migrations du manuscrit, avant qu'il parvînt
dans l'asile inviolable dun dépôt public, peuvent encore
être suivies dans quelques-unes de leurs étapes. En
1510 ^ il avait été l'olDJel d'une transaction, et l'acte de
vente en caractères hébraïques cursifs révèle paléogra-
phiquement une plume italienne. Si l'attribution du
manuscrit aux juifs espagnols n'est pas contestable, il
a dû voyager de l'ouest à l'est sous la garde de juifs
réfugiés, cpii avaient adopté la voie de mer pour se
rendre d'Espagne en Italie. Il y a séjourné quelque
temps, comme l'atteste le visa du censeur romain Gio-
vanni Domenico Yictorini apposé en 1609. L'ancienne
famille espagnole de Sarajevo, qui l'avait en sa posses-
sion, et qui est établie depuis plusieurs générations en
Bosnie, semble l'y avoir apporté, à travers l'Adriatique,
comme un héritage de ses ancêtres.
X la suite de la Haggâdâh (fol. 53-81 de la seconde
pagination), le manuscrit de Sarajevo contient un « sup-
plément poético-liturgique » composé de poèmes en
hébreu, empruntés pour la plupart aux maîtres de la
période espagnole-arabe. Cette anthologie a été étudiée
avec méthode et rigueur par M. D.-H. Mûller à tous
les points de vue : provenance, métrique, langue, sujets
bllca La Duqiiesa de Berwick ij de Alba, Coiidesa de Sinicla
(Madrid, 1898, gr. in-S^), n^ 32, p. 40-42, avec deux phototypies.
^ Entre les deux dates possibles d'après le fac-similé (2V.v/-
buch, p. 26), je n'hésite pas à me prononcer pour la seconde,
1510 et non 1314.
La lla4j<jà<l;ili do la l^uiuc juive; <;7
de comparaison, classcnienl des morceaux ])ar ordre
alphal)éli(iue des initiales, pui)liealion tie pièces iné-
diles et Lradiiclioiis en vers allemands, signées A. M.
et S. Heller, de poèmes choisis. I^ place qu'occupe
celte sélection dans le manuscrit me su^<^ère la j)ensct.'
que, dans la composition du volume, on s'était préoc-
cupé de fournir des lectures d'ordre supérieui* aux
dévots inlatii^ahles qui, après les éclats de voix et de
rire terminant la soirée en commun, tenaient à pro-
longer les deux premières nuits de la Pàciue, isolés
dans la prière à voix basse et dans la méditation silen-
cieuse. C'est à eux qu'était destiné ce régal de stro])lies
j)laintives et ardentes au goùl du jour.
MM. D.-H. Millier et J. von Schlosser, dans leur
féconde collaboration, ont étendu leur enquête aux
autres Haijijàdàhs illustrées manuscrites (pii leur
paraissaient mériter cet honneur. Nous nous conten-
terons de marquer leurs itinéraires, sans nous y engager
à leur suite. Ils ont passé tour à tour par les exem-
plaires espagnols, français, allemands et italiens, appar-
tenant à la Bibliothèque Nationale de Paris ', au British
Muséum, au Musée national germanique de Nurem-
berg, au comte de Crawford dans son château de Ilaigh
Hall à Wigan, dans le Lancashire, à David Kaufmann
qui vivait à Budapest, au baron Edmond de Bothschild
' Postérieure à 1898 est l'acquisilion par la Bibliollièciue Xalio-
nale d'une haij(jàdùh italienne, écrite sur vélin, abondamment
et richement, illustrée au xvr- siècle, l'^llc a été décrite par
M. Moïse Schwab; voir l'iic luujcjddali illustrée, dans la Hcinic
des études juives, XLV (1902), p. 112-132, avec 43 planches en
photogravure, et Le manuseril hébreu N" 13S8 de la Bibliothèque
Nationale ^uiie haggadah j)ascale' et V iconographie juive au temps
de la renaissance, dans les Xotices et extraits des manuscrits,
XXXVIII, première partie (1903), p. 1-25.
68 Opuscules d'un arabisant
à Paris, à M. Albert Wolf à Dresde ^ Comme on le voit
par cette énumération, les auteurs ont élargi leur ter-
rain bien au delà du petit domaine que, d'après le titre
de leur livre, ils s'étaient assigné tout d'abord. Ils ont
promis peu ; ils ont tenu beaucoup.
* M. Moïse Schwab, dans son deuxième mémoire cité, p. 4
du tirage à part, signale trois autres exemplaires chez le baron
David de Gùnzburg, à Saint-Pétersbourg. Un nouvel organe
scientifique, La Rivista israelitica, qui paraît à Florence, vient
de publier dans les numéros 4 et 5 de sa première année (1904)
un intéressant article, intitulé : Le miniature delV Agada et
signé : Ernst Cohn de Berlin.
V
Quatre lettres missives
éeritesdanslesannées 1470-1 475
par Abou '1-Hasan ^Alî,
avant-dernier roi more
de Grenade
Quatre lettres missives écrites dans les années
1470-1475, par Aboù 'I-Hasan Alî, avant-
dernier roi more de Grenade '.
INTRODUCTION
Les quatre lettres missives sont dociinients d'ultime
date dans l'histoire de l'Espagne musulmane. Lors-
qu'elles furent écrites dans les années entre 1 170 et
1475, la chrétienté avait partout repris le dessus, ex-
cepté dans le royaume de (irenade. Les princes Nas-
rides n'avaient pas encore été dépossédés et chassés de
leur Alhambra ; mais, afTaiblis par l'hostilité de leurs
voisins et par l'indiscipline de leurs sujets, ils ne pos-
sédaient plus qu'une autorité de nom et de forme sur
les cosas de Graiiada -. Aboù '1-lIasan Ali, VAlboaceii des
chroniques andalouses-^ en était réduit à mendier des
^Mélanges oricnlaiix. Textes et traductions publiés par les
professeurs de l'I^cole des langues orientales vivantes à l'occa-
sion du sixième Congrès international des orientalistes réuni à
Leyde (septembre 1883), Paris, 1883, p. 1-28. L'introduction a
été abrégée et le texte arabe (p. 9-16) a été omis.
"J. Millier, Die lelzteii Zeiten von Granada (Mûncben, 1863),
p. 56.
^Gayangos, The Hislorij of the Mohammechm Dijnasties inSpain
(London, 1840—1843, 2 vol. in-4), II, p. 040. ('e même roi est
appelé Abulhazen dans la Croiiica de los rreyes ccdùUcos don fer-
72 Opuscules d un arabisant
alliances, à désavouer ses généraux, à s'humilier de-
vant ses vassaux et ses ennemis, à remercier avec effu-
sion les uns et les autres pour le moindre témoignage
de bienveillance, à leur promettre et à leur offrir
un concours sans réserves et sans compensations.
Les quatre lettres d'Aboù '1-Hasan ont beau affecter un
style pompeux et une forme déclamatoire. L'agonie
de la puissance musulmane en Espagne se montre
sous l'aisance affectée du langage. En 1474, Isabelle
la Catholique et Ferdinand V montèrent sur le trône
de Castille, après la rédaction des deux premières
lettres, avant l'envoi des deux dernières ; dans les
premiers jours de 1492, le royaume de Grenade suc-
comba définitivement ^ ; son dernier prince, le fils
d'x\boù '1-Hasan, Aboù 'Abd Allah Mohammad, plus
connu sous son prénom défiguré de Boabdil, après
avoir poussé « un dernier soupir »-, prit le chemin de
nando ij dona isabel de Hernando de Pulgar, publiée par J, Mûller
d'après le manuscrit III. Y. 6 de l'Escurial. Voir Op. cit.
p. 69, 82j 86, etc. A la fin du xvi^ siècle, Luis de Mârmol le
nomme Abil Hascen dans son Historia de la rebelion y castigo
de los moriscos. Cf. Simonet, Descripciôn, etc. (2^ éd., Granada,
1872), p 257 et 258. Aboù '1-Hasan 'Alî, le dix-neuvième des rois
Nàsrides, occupa le trône de Grenade une première fois de 866
à 887 de l'Hégire (1461—1482 de notre ère), une seconde de 888
à 890 (1483-1485).
* Ferdinand V fit son entrée à l'Alhambra le 2 janvier 1492. Cf.
G. Weil, Geschichte der islamitischen Vœlker (Stuttgart, 1866), p.
295.
^Boabdil «a poussé hors de Grenade conquise ce gémisse-
ment historique, el idtimo siispiro del Moro, qui a baptisé un ro-
cher de la Sierra d'Elvire » Théophile Gautier, Voyage en Es-
pagne (Tras los montes' ^ p. 221 (édition de 1879). Le nom que
porte encore aujourd'hui ce point de la Sierra Nevada, a été
complété d'après A. Germond de Lavigne, Itinéraire général...
de l'Espagne et du Portugal, 3« éd. (Paris, 1880), p. 604.
fjuîitri» lettres missives 7^
l'exil '. 11 mourut à Fe/ en 910 de l'Hégire (1533 de
notre ère) -.
Des ({uatre pièces dii)l()inali(iues, traduites dans
Tordre de leurs dates, la picniièie est conservée à
TAcadéniie de l'histoire de Madrid dans deux cakjues
d'autant plus exacts ((u'ils paraissent pris par une per-
sonne incompétente, qui ne possédait ni la science, ni
la prétention d'expliquer ou de contrôler son texte. Si
mes souvenirs sont exacts, la charte elle-même appar-
tenait à l'archéologue 1). Juan de Tro. Les originaux des
trois autres documents sont entrés successivement dans
^ J. Millier a publié, d après le manuscrit 1758 de l'Escurial
(Casiri 1753), fol. 83 r», une lettre d'Itjn Al-KoCiliyya, datée de
896 de l'Hégire (1491 de notre ère) sur la situation faite en Afri-
que aux émigrés de (irenade. Voir Beilrœge ziir Geschichtc (1er
westlichen Araber (Munchen, 18G()— 1878, 2 Ilefte;, l, p. 42—44.
'Al Makkarî, Analeclcs sur F histoire el la littéruUire des Ara-
bes (V Espagne, publiés par MM. Dozy, Dugat, Krehl et Wright
(Leide, 1855-1861, 2 vol. in-4), II, p. 814 ; cf. Gayangos, Mohammedan
Dynasties, 11, p. 390. L'année 1538, que, dans ce dernier passnge,
une faute d'impression a substituée à 1533, a été reproduite
dans Weil, Geschichte der islamitisclien Vœlker, p. 396. La date
incontestable de 1533 suffirait pour détruire riiypothèse de
C Hrosselard, qui a cru retrouver à Tlemcen le tombeau de Boab-
dil. L'épitaphe qu'il a publiée, ^ Journal Asiatique de 1876, I, p.
159-197), n'est pas celle de Boabdil, le «dernier roi de Grenade»,
mais celle de son homonyme Aboù 'Abd AUàh Mohammad,
surnommé Az-Zagal, le frère et non le fils d'Aboù '1-IIasan
'AH. L'étude des documents, que nous publions plus loin,
prouve avec évidence qu'à la ligne 10 du monumeni (ibid., p.
175) il faut insérer Abî Nasr ibn al-amîr. Un maitre ara-
bisant, le sénateur D. Francisco Fernândez y Gonzalez, a traité
cette question avec ampleur et l'a résolue définitivement dans
son mémoire intitulé : (lorreccinn a una noticia de el Diario
Asiàtico de Paris, acerca de una hipida sépulcral h(dlada en
Tremecén y atribuida à Boabdil, uHimo rey de Granada. Voir
Boletin de ta Real Acadeniia de la Ilistoria, tomo I, cuaderno n
(niayo 1878), p. 140-150.
74 Opuscules d'uu arabisant
la Bibliothèque de l'Académie de l'Histoire, où j'ai été
autorisé à les étudier et à les copier. La deuxième lettre
a été acquise la dernière ; elle a été longtemps dans les
archives du comte d'Altamira.
L'Académie de l'Histoire de Madrid se proposait de
traduire en espagnol ces quatres chartes destinées à
accompagner la Crônica latina de D. Enriqiie IV ^. Ce
plan ancien sera-t-il jamais exécuté ^ ? Vers la fin de
1834, dans une séance solennelle, le directeur de la
compagnie^ en quittant le fauteuil de la présidence,
parlait à ses collègues de trois chartes (on ne connais-
sait pas encore la première), traduites par D. Francisco
Antonio Gonzalez 2. Dans le cas où la publication an-
noncée resterait à l'ordre du jour et devrait aboutir,
l'Académie de l'histoire ne manquerait pas de pro-
voquer un remaniement des anciennes traductions
qu'elle possède, afin de les mettre au niveau des pro-
grès que les études orientales ont faits en Europe et en
Espagne pendant les cinquante dernières années. Un
commentaire paléographique •', historique et géogra-
phique, où aucune source d'information n'aurait été
négligée, serait le complément naturel de cette version
officielle et définitive. C'est aux arabisants de Madrid
^ La chonique latine, qui doit constituer l'ouvrage principal,
est intitulée : Alphonsi Palentini historiographi gesta llispanien-
sîa ex annalibiis suonim dieriim colligenlis. Elle doit avoir pour
appendice une Colecclôn diplomâlica de la Crmiica de D. En-
riqiie IV. A travers de nombreuses péripéties, Henri IV occupa
le trône de Castille de 1454 à sa mort en 1474.
^Discurso leido à la Real Academia de laHistoria enJiinlade28
de Novienibre de 183^i por su Direclor el Excmo SeiiorDon Martin
Fenvindez de Navarrete, al terminai' el trienio de sn direcciôn
(Madrid, 1835, in-8). On y lit, p. 7 : «estas très cartas traduci-
das por nuestro compafiero D. Francisco x\ntonio Gonz.ilez. »
^L'écriture (ai-je besoin de le dire?) est l'écriture magrébine
d'Espagne.
Oiialro h'ttiTs inissivos 7."»
qu'il apparlic'iil (l\'ciii(.' celle pa^c de leur hisloii-e
nationale.
TRADUCTION FUAXCAISI-:
riu:Mu:nK i.KTvnE missivk
Au nom crAllàh, le Raliniàn, le Miséricuitlieux !
Puisse Allah réi)andre ses bénédielions sur Mohani-
niad, sur sa famille et sur ses c()ini)agnons ! Puisse-l-il
leur donner la paix I
De la part du serviteur d'Allah, de Téniir des Musul-
mans ' 'Ali Al-(i(ilil) Billàh-, fds de notre maitre l'émir
des Musulmans Ahoù 'n-Nasr -^ lils de l'émir sancti-
lié ^ Aboù '1-Hasan •"', fils de l'émir des Musulmans
-Le litre d' « émir dus Musulmans » est une variante de celui
d' « émir des croyants » réservé aux khalifes de Bagdad. Il pa-
raît (jue le premier émir des Musulmans fut Yoùsouf ibn Tà-
schouiîn, le deuxième des Almoravides en 479 de l'IIéj^ire (1(I8G
de notre ère) Cf. Ibn Al-Athîr, ('Jiruiiicon, X, p. lOiJ; I). Francisco
Codera, Tilalos ij nombres propios en his nionedas ArabicfO-Espci'
l'iolas (Madrid, 1878, in-4<'), p. 31 et suiv,; Tralado de luunisni'ilicay
p. 194. Les rois Xasrides de Grenade ont tous adopté ce litre.
■^Aboù '1-Hasan Ali était surnommé Al-GùUb JiiUàh « le vain-
queur par Allah», comme le fondateur et la plupait des mem-
bres de sa dynastie. Ci\ Ibn Al-Khatib dans Casiri, Uibliolheca
Aiubieo-IIispuna Esearialensis, II, p. 2()0 ; Journal Asi(ili(jue de
187(3, I, p. 175. Ce surnom est rappelé par la devise de la dynas-
tie, telle qu'elle se trouve sur les monnaies frajjpées de leur
temps et sur les murs de l'Alhambra : Là (jàlib illà Allùh « Il
n'y a pas de vainqueur, hors Allah. » Voir (Codera, Tralado de
mimisniiilica, p. 233.
^ Aboù Nasr Sa'd Al-Moiislain, le dix-huitième des rois Nas-
rides.
'Le prince ainsi désigné n'a pas régné. Cf. l'insciiption dans
le Journal Asialique, loc. eil.
^Aboù '1-Hasan Ali.
76 Opuscules d'un arabisant *
— — . j
Aboù '1-Hadjdjàdj ^ fils de l'émir des Musulmans
Aboii 'Abd Allah -, fils de l'émir des Musulmans Aboù \
'1-Hadjdjàdj ^ fils de l'émir des Musulmans Aboù '1- '
Walîd % le Nasride (puisse Allah le fortifier par son ^
secours ^ et l'assister de son indulgence !) aux deux
chevaliers honorés, estimés, considérés, glorifiés, fidè- i
les, le maréchal ^ Don Diego Herrandez et Martin
Alfonso " de Montemayor ^, seigneur d'Alcaudi-
que 9 (puisse Allah les honorer tous deux de sa
crainte et les réjouir par sa direction !). En réponse à
votre salut, recevez nombre de salutations distinguées,
que Nous vous avons adressées de Notre Alhambra ^^,
^Aboû '1-Hadjdjàdj Yoùsoiif, le onzième des roisNasrides.
^Aboù 'Abd Allah Mohammad Al-Gànî Billàh, le huitième des
rois Xasrides.
^Aboû '1-Hadjdjâdj Yoûsouf, le septième des rois Nasrides.
^Aboû '1-Walid Ismà'îl, le cinquième des rois Nasrides.
^11 3' a jeu de mots entre Nasr et binasrihi du texte arabe.
^Dans les lettres deuxième et quatrième, il est appelé avec
plus de précision « le maréchal de Castille ».
'La transcription régulière eût été, ici et plus loin, Alhon/o
ou Alonzo, forme populaire pour Alfonso.
^ Sur le « chàteau-fort de Montema3'or », voir Al-Idrisî, De-
scription de r Afrique et de F Espagne, par Dozj' et De Gœje, p. 183
du texte ; 222 de la traduction ; Simonet, Descripciôn del rcino
de Granada, 2e éd., p. 132 et 210.
^ Le nom d'Alcaudete s'était d'abord présenté à mon esprit ;
mais Alcaudete est toujours transcrit en arabe par Al-Kabdhàk;
cf. Al-Idrisî, Description. .. de l'Espagne, p. 204du texte, 252de la
traduction ; Yàkoùt, Mou'djam, IV, p 27 ; Simonet, Descripciôn,
p. 13, 94 et passim. L'identification d'Al-Kabdhîk avec Alcaudi-
que m'a été suggérée par Simonet, ibid. p. 151, 286, 302, 306.
*'^0n sait que l'Alhambra signifie le Palais Rouge. «Cette signi-
fication, dit M. Girault de Prangey, serait parfaitement confir-
mée par l'aspect actuel de ses murailles et de ses tours con-
struites en tapia, car le temps etle soleil lesontcoloréesdeteintes
admirables». Cf. son Essai sur V architecture des Arabes et desMores,
en Espagne, en Sicile, et en Barbarie (P£ivis,lH41),p .124. Cesldansce
volume que Joseph Derenbourg, mon regretté père, adonné « une
Quatre IcUrcs missives
qui s'élève n Grenade (puisse Allah le ^ardei- î Gloiie
à Allah, j)ar l'elVel de sa faveur et de sa pioleeliou !).
Ht maintenant, sachez tous deux, ùehevalieis hono-
rés, que votre écrit Nous l'st j)aivenu, ([U(* Nous avons
compris tout ce (pie vous y avez mentionné, (pie Nous
vous avons été reconnaissant de vos indications et de
votre démarche, que Nous nous louons de votie ami-
tié et de vos sentiments alTectueux, et (pic Nous avons
a])piis avec reconnaissance votre arrivée à Alcaudi(pie
et vos lémoi^na»^es publics d'une alVection poui- Nous,
que Nous ne mettons pas en doute. Vous aussi, Allah
le sait, vous comptez parmi nos plus tidéles amis, vous
êtes l'élite de Nos familiers.
Nous avons été informé que Don Allonso, avec ses
cavaliers, s'est rendu à la rencontre du vizir de Notre
Majesté, dans la direction de Guadix ', et que celui-ci
s'est avancé ra])idement. Mais, de même (|ue Nous
n'avons encore reçu aucune nouvelle sûre, il n'a pu
rien vous annoncer. C'est pour ce motif que Nous vous
invitons à ne pas cesser de Nous faire connaître le sur-
plus de ce qui auia lieu de votre ccjlé ; et, par contre,
Nous vous communicjuerons le surplus de ce (pii aura
lieu chez Nous. Nous chercherons à satisfaire tous les
désirs (jue vous Nous exprimerez, et Allah honorera
en vous la piété.
révision des inscriptions de rAIlninibra » d'après le ninniiscril
actuellement coté 210G à la Bibliothèque Nationale, (jui conliiiil
les poésies d'Ahniad Al-Magribi, le neveu d'Al-Miikkaii, re|)ro-
duitosen arabesques comme encadrements poéticjues aux hau-
tes murailles du Palais Houge. Sur* l'Alhambra au xv' siècle,
voir iialael Contreras, EsUulio descripUvo de loa nioiiumiiilos
arabes de Graïuida, SevUla y Cordoba (Madrid, 1878), p. l.')7-167.
MVàdî Âsch=:Guadix ; cf. Al-Idrîsî, Discriplion. .. de VEsjia-
gne, p. 175,202 et 203 du texte; 209, 247 elsuiv. de la traduction.
78 Opuscules d'uu arabisant
1
i
4
Cet écrit a été rédi«"é le dix-neuf du mois de rabi'
^ I
iM'emier, en Tan 875 •. 1
i
La cbarte est autlientique. Fin -.
DEUXIÈME LETTRE MISSIVE |
!
I
Au nom d'Allah, le Rahmàn, le Miséricordieux ! ;
Puisse Aliàh répandre ses bénédictions sur notre
maître Mohammad, sur sa famille et sur ses compa- !
gnons ! Puisse-t-il leur donner la paix ! j
Voici ce que nous portons à la connaissance de qui- "
conque lira ou entendra lire ce noble écrit, Nous, le j
serviteur d'Allah, l'émir des Musulnians, 'x\li Al-Gàllb '
Billâh, fils de notre maître l'émir des Musulmans Aboù j
'n-Nasr, etc. ^ \
Entre Xous^ d'une part et de l'autre le chevalier '
honoré, estimé, considéré, glorifié, modèle de fidélité, j
Don Diego Herrandez^ de Cordoue, comte de Cabra, |
vicomte d'Iznajar, seigneur de Baena ^ et gouverneur ^ !
d'Alcala" ; le chevalier honoré, estimé, considéré, ]
glorifié, Martin Alfonso de Montemavor, seigneur i
t
■i
' Le 15 septembre 1470 de notre ère. 4.
- Le signe, qui termine cliacune des quatre missives, est
abrégé de Iiitahà « C'est fini ». |
3 La généalogie se poursuit comme dans la première lettre. j
'' Il ne faut pas confondre ce Don Diego Herrandez avec son ■
fils, le maréchal de Castille, cité dans la première lettre, et dont
il est de nouveau question plus loin dans la deuxième. |
' Les positions respectives de Cabra, Iznajar et Baena sont I
indiquées par Al-Idrîsî, Description, etc., p. 204 et 205 du texte ; î
251 et 252 de la traduction. Sur Iznajar, voir aussi Simonet,
Descripciôn, etc., p. 4, 128. j
® Dans Tarabe d'Espagne, kcïid (espagnol alcade = al-kcïid), j
signifie surtout un gouverneur militaire, plutôt un commandant 1
de place qu'un général.
■ Il s'agit d'Alcala la Real. Voir Simonet, ibid., p. 222; J. Miil- j
1er, Die letzteii Zeiten von Granada, p. 121.
Qiiatn' h'ttrrs missives 7l>
(rAlcaii(li([iie ; oiilin le chevalier honoré, considéré,
estimé, glorifié, I^^as Vene^as, seigneur de Liujue et
d'Alhendin ' (puisse Allah les honorer de sa ciainle !)
a existé une paix constante, nne amitié sincère, et une
afïeetion pure, dont témoi<^ne un traité signé pour un
temps déterminé.
Or, comme cette amitié entre Notre Majesté et les
susdits chevaliers grandit cIkhiuc jour et à chaciue ins- .
tant, et (pie Nous désirons lavoir s'augmenter encore,
Nous voulons aujourd'hui en renouveler l'expression
et faiie entrer dans Notre alliance et dans Notre amitié
les chevaliers honorés, Egas Vcnegas, seigneur de
Lu(pie et d'Alhentlin ; Don Diego Herrandez, maréchal
de (.astillc et grand vizir de Cordouc, et Don Martin,
commandeur d'Kstepa -, tous trois fds du comte de
(lahia.
Vous saurez donc, ô chevaliers honorés, ô excellents
amis. Don Diego Herrandez de Cordoue, comte de
('.ahra, vicomte d'Iznajar, seigneur de Baena et gou-
verneur d'Alcala ; Martin Alfonso de Montemayor, sei-
gneur d'Alcaudique ; aussi Egas Venegas, seigneur de
I.uciue et d'Alhendin ; Don Diego Herrandez, maréchal
de Castille, grand vizir de Cordoue, et Don Martin,
commandeur d'Estepa (puisse Allah vous honorer de
sa crainte !) que Notre Majesté nohle renoue et renou-
velle avec vous une paix cordiale, gage d'amitié solide
et ])ure, i)our cette année solaire et neuf autres années
consécutives, à partir du premier janvier 1472 de Tère
' Sur Luque,cf. Sinionet, J )cscrij)ci<'n,\). A, \)4, 12^) ; F,ur Whcmlin,
p. 299, peut-être aussi p. 1(»7, où il est parlé d'Albondon. Luque
est aussi mentionné par Yàkoût, Moii'djcim, IV, p. 365.
^ D'après d'autres, ce serait Teba. Cf. Dozy, Recherches sur
ihisloire et la littérature de r Espagne pendant le moyen âge
(S'^ éd., Leyde, 1881, 2 vol. in-8), I, p. 299.
80 Opuscules d'un arabisant
du Messie jusqu'au Irente-et-un décembre 1481 de la
même ère ^
Nous nous engageons à être les amis de vos amis
et les ennemis de vos ennemis, à vous appuyer chaque
fois que vous en aurez besoin pour la défense de votre
territoire, dans la mesure de Nos ressources, contre
tous vos ennemis, à quelque catégorie qu'ils appar-
tiennent, et pour l'espace de temps que vous détermi-
nerez. Au moment même, où vous Nous transmettrez
votre demande d'assistance, ou bien que vous donne-
rez mission à votre envoyé de faire appel à Notre con-
cours. Nous vous aiderons dans la mesure de Nos res-
sources.
De même. Nous vous ferons savoir, ô chevaliers ho-
norés, tout ce que Nous saurons et tout ce que Nous
apprendrons, que ce soit secret ou public, de ce qui
sera attentatoire à votre honneur. Nous vous informe-
rons promptement par un envoyé sûr, éprouvé, afm
que vous assuriez le salut de votre pays avant le ravage
de vos champs ". Lorsque Nous distinguerons un mal
qui peut vous atteindre, Nous ferons des efforts pour
l'éloigner de vous ; lorsque Nous distinguerons un
avantage ou une utilité que vous pouvez recueillir,
Nous ferons des efforts pour l'approcher de vous. Nous
conserverons l'amitié et l'alliance, stipulées entre Nous
et vous, dans les paroles et dans les actes.
Et sachez, 6 chevaliers honorés susdits, que Nos fds
les émirs •' (qu'Allah leur accorde le bonheur !) garde-
^ Les années musulmanes correspondantes sont 876-88G.
^ Le sens, que nous avons donné à al-fasàd, est emprunté à
J. MûUer, Die lelzten Zeilen von Granada, p. 117, note 1.
^ L'un des fils, auxquels il est fait allusion dans ce passage,
est précisément Boabdil ou, en d'autres termes, Aboû 'Abd
Allah Mohammad.
Quatre lettres missives SI
ront à votre égard cette paix, cette amitié et cette
alliance, comme Nous la garderons. Nous, dans le pri-
vilège de Notre Majesté noble.
Quant à vous, par égai'd |)our Nos amis fidèles et
purs, et en vue de Nos illustres alliés, cpie vos bonnes
relations avec Nous ne se démentent jamais et {[ue
votre amitié produise une alliance durable, où Nous
ne mettrons pas en doute la sincérité de votre atTection
et la réalité de vos sentiments. Pour Nous, le pacte, que
Nous contractons avec vous, est fondé sur la vérité de
ce que Nous vous avons exprimé, et Nous vous jurons
par Allàb runi([ue, le juste, (jue tout ce (jue Nous vous
avons promis. Nous raccomj)lirons, Nous le tiendrons,
Nous l'observerons avec sincérité ' et fidélité en tout
temps, sans perfidie et sans trabison.
Et, pour que cette convention lïit valable et solide,
Nous l'avons scellée avec Notre anneau bienbeureux,
qui émane de - Notre main noble, et Nous y avons
placé notre cacbet puissant, pour bien montrer que
rengagement a été pris par Notre noble Majesté dans
les premiers jours du radjab unicpie, béni, en l'année
870 -K Allàb a connu l'autorité de cet engagement.
La cbarle est autbentique. P'in.
Sur les débris du cachet, ou lit cucore : Allàb '*.
TROISIKMK LETTF^E MISSIVK
Au nom d'Allàb, le Habmàn, le Miséricordieux !
' Je lis hrs-sidki, sur la proposition de I). .Iiilian Hi!)cra, cor-
rection que m'a conimuniciuceen son nom I). Francisco Codera,
dans une lettre du 9 mai 188t.
- J'ai imprimé min ; l'original porte an.
^ Seconde moitié de décembre 1471 de notre ère.
' Ou Billàh, qui proviendrait d' Al-Gàlib Dillàli, surnom liono-
rifique d'Aboù '1-Hasan Ali.
6
82 Opuscules d'un arabisant
Puisse Allah répandre ses bénédictions sur notre maî-
tre Mohammad, siu' sa famille et sur ses compagnons
Puisse-t-il leur donner la paix!
De la part du serviteur d'Allah, de l'émir des Musul-
mans Alî Al-Gàlib Billâh, fils de Notre maître l'émir
des Musulmans Aboù 'n-Nasr S etc., au chevalier honoré
estimé, considéré, glorifié, modèle de fidélité. Don
Diego Herrandez de Cordoue, comte de Cabra, vicomte
diznajar, seigneur de Baena et gouverneur d'Alcala
(puisse Allah l'honorer de sa crainte et le réjouir par sa
direction !). En réponse à votre salut, recevez nombre
de salutations distinguées, que Nous vous avons adres-
sées de Notre Alhambra, qui s'élève à Grenade (puisse
Allah le garder par l'efïet de sa faveur et de sa protec-
tion! Gloire à Aîlàh !).
Sachez , ô chevalier honoré et comte haut placé, que
Nous avons reçu votre écrit, qu'il Nous a été remis par
le gouverneur Juan Inâda-, que nous avons exécuté
entièrement ce que vous y avez mentionné, et que nous
avons ordonné au vizir de Notre noble Majesté (puisse
Allah le combler de bonheur !i de s'entretenir avec
votre envové et de lui confirmer les intentions de Notre
auguste Majesté (puisse Allah la rendre plus auguste
encore!), ainsi qu'il vous les exposera.
Quant à ce que vous avez dit de l'excursion et du
voyage, que vous projetez chez le prince de Castille ^,
Notre ami (puisse Allah l'honorer de sa crainte !), puis-
^ Généalogie comme dans la première et dans la deuxième
lettre. •
2 Tout en me bornant à transcrire ce nom, je me demande si
l'on ne devrait pas le traduire par Ignacio. La comparaison des
chartes espagnoles contemporaines et une connaissance plus
approfondie de l'onomastique arabico-espagnole peuvent seules
donner la solution du problème.
3 A ce moment, le « prince de Castille » était déjà Ferdinand V.
Onîiti*<» loltres missives 83
que vous y trouvez voire ink rèl, vous vous y rendrez
en paix, si Allàli le veut.
Kt saehez, ô eonile luiiil placé, (pie Xotie ami, voire
lils le maréchal ' (puisse Allah l'honorer de sa erainlel),
et voire pays sont chers à Notre cœur, et ([u'il ne veut
rien leur faire (pii leur soit désa^^rcahle. Mais, ce qui
est arrivé n'a eu lieu que par des motifs que votre
envoyé vous exjîosera. Il n'est pas douteux - que parfois
Nos cavaliers se sont laissés égarer par un mirage ;
mais rall'eelion ([ue vous Nous inspirez est connue,
n'en doute/ pas, et n'ajoutez i)as foi à ceux qui vous
diraient le contraire. Notre cœur réclame de vous (pie
vous recommandiez aux troupes d'Alcala d'éviter les
sorties inutiles.
Dans toute circonstance, Nous ferons ce qui vous
agréera ; et Allah honorera en vous la piété.
Cette lettre a été écrite le vingt-qualre du premier
rahi , en l'an (S80 -K
La charte est authentique. Fin.
.1 VdiKjle supérieur du rcclo, on lil en raraclrres
(irabcs :
Le gouverneur d'Alcala K
On Ut au verso roinme adresse :
Le chevalier honoré, estimé, considéré, modèle de
fidélité, Don Diego Ilerrandez de Cordoue, comte de
Cahra, vicomte d'Iznajar, seigneur de Baena et gou-
verneur d'Alcala (puisse Allah l'honorer de sacraintc!).
^ Ce lils est Don Diego Ilerrandez, maréchal de (bastille el
grand vizirde Cordoue, dont il est également parlé dansla pre-
mière, dans la deuxième et dans la quatrième missive.
'^ Lisez : ivalà schakka, ainsi que porte l'original.
^ Le 21) juillet 1475 de notre ère.
» Le gouverneur militaire d'Alcali la Real, c'est Don Diego
Herrandez de Cordoue, comte de Cabra, vicomte d'Iznajar ;
voir plus haut, p. 78. 1. 16, et note 4; et p. 79, 1. 13 et 18.
84 Opuscules d'un arabisant
QUATRIÈME LETTRE MISSIVE
Au nom d'Allah, le Rahmân, le Miséricordieux !
Puisse Allah répandre ses bénédictions sur notre maître
Mohammad, sur sa famille et sur ses compagnons !
Puisse-t-il leur donner la paix !
De la part du serviteur d'Allah, de l'émir des Musul-
mans 'Alî Al-Gàlib Billàh,û\s de notre maître l'émir des
Musulmans Aboù 'n-Nasr,etc', aux deux chevaliers ho-
norés, estimés, glorifiés, fidèles, bien-aimésDon Diego
Herrandez, maréchal de Castille, et Martin Alfonso
de Montemayor, seigneur d'Alcaudique (puisse Allah
les honorer de sa crainte et les favoriser de sa direc-
tion !). En réponse à votre salut, recevez nombre de
salutations distinguées, que Nous vous avons adres-
sées de Notre Alhambra, qui s'élève à Grenade (puisse
Allah le garder par l'effet de sa faveur et de sa protec-
tion ! Gloire à Allah !).
Sachez donc tous deux, ô chevaliers honorés, que
Nous avons reçu votre écrit, que Nous avons exécuté
entièrement ce que vous y avez mentionné, et que
Nous vous avons été reconnaissant tant de vos inten-
tions que de vos sentiments affectueux.
Le pacte, que vous avez demandé, vous fera hon-
neur à vous-mêmes, et Nous avons ordonné au vizir de
Notre auguste Majesté (puisse xVllàh le combler de
bonheur!) devons écrire clairement quelle sera sa ma-
nière d'agir à votre égard. Sachez-le !
Dans toute circonstance. Nous ferons ce qui vous
agréera et Allah honorera en vous la piété.
Cette lettre a été écrite le quatorze du premier djou-
m à d a , e n r a n 880 - .
^ Généalogie identique à celle des trois premières lettres.
* IG septembre 1475 de notre èie.
Quatre lettres missives 85
La charte est aiillK'nli(jiie. Fin.
A laïujlc supérieur de diuiley un lit sur le recto, en
arabe :
Le maréchal cl Martin Alloiiso.
On m (lu verso connue adresse, eu arabe:
Les deux chcvaHcrs lioiiorcs, estimés Duii Dieg(j
Herrandez le maréchal et Martin Altonso de Monte-
mayor, seigneur (rAlcaudi(|ue (puisse Allah les hono-
rer tous deux de sa crainte !)
4
I
I
I
VI
Notice biographique
sur Michèle Amari
(1806-1889)
fj
i
Notice biographique sur Michèle Amari '
(1<S()()-1S(S<.I)
AVANT-PUOPOS
I/éleclion cii décembre 11)01 (rAlcssautlro D'Aïu-oiia
parmi les correspoiulanls étraiii^cis de IWeadémie des
inscrij)lions et ])elles-lellres a ravivé en moi le j)laisir
que m'avait eaiisé naguèie sa belle j)ublicali()n de la
Correspoiulanee de Michèle Amari, avec sa riche anno-
tation, une véritable encyclopédie des hommes et des
choses d'Italie au xix° siècle. Les deux volumes - ont
paru simultanément en 1890. Tls sont terminés (II,
p. 31 5-397) par un éloge d'Amari, lu par Alessandro D'An-
cona à Florence, le 21 décembre 1(S9(), dans une séance
publique tle la li. Accademia (kdla Crusca. Le 20 avril
de cette même année, Oreste Tonnnasini avait à Rome
rappel-' devant la H. Accademia dei Lincei « la vie et les
œuvres » de son illustre contVère ^. Tous deux ont mis
à j)rorit des Esquisses autobiographiques {Appiinti auto-
bioijvafici), qu'Amaii avait tiacées lui-même en 1S<S1 à
l'instigation de Leone Carpi et cpie M""' Amari conserve
pieusement dans sa villa aux environs de Florence. Des
^ Journal des Saïuints de 19u2, p. 2oi)-222 ; iSf)- 198 ; ()()«-()22.
- Alessandro D'Ancona, (larleijijio di Michèle Amari (Torino,
189G), 2 vol., 589 et 407 pages in-H-.
^ Oreste Tommasini, Scritti di sturia e critica (Roma, 1891),
p. 271-354.
90 Opuscules d'un arabisant
raisons matérielles l'ont empêchée, à son grand regret
et au mien, de les mettre actuellement à ma disposi-
tion et j'ai dû me résigner à les entrevoir à travers les
citations qui en ont été faites. Je ne puis pas préjuger
absolument si elles ajouteraient quelques traits à la
figure que je vais essayer d'évoquer, non seulement
grâce aux documents que je viens d'énumérer, mais
encore grâce à une biographie un peu terne, mais
exacte, de Gustave Dugat (Paris, 1868) ^ à une étude
pénétrante de l'avocat F. G. Vitale (Milano, 1888) \ à
un article juvénile et alerte de Daniel Halévy (Paris,
1897) ^. J'ai aussi utilisé la brochure contenant les
Discours prononcés par divers orateurs dans une des
salles de l'Institut Royal des études supérieures à Flo-
rence devant le cercueil du sénateur Michèle Amari le
18 juillet 1889^ ».
Lorsque, en 1866% j'entrai au Cabinet des manus-
crits de la Bibliothèque Impériale, j'y fus chargé de
reviser et de continuer, après une interruption de sept
années, le catalogue raisonné des manuscrits arabes,
qui avait était commencé par Michèle Amari. Je m'en-
thousiasmai d'instinct pour le travail de mon prédé-
' Gustave Dugat, Histoire des orientalistes de VEurope (Paris,
1868-1870, 2 vol. in-12), I, p. 12-24.
2 // Risorgimento itcdiano, biografie storico-politiche d'illustri
Itatiani contemporanei, IV, p. 459-478. Je n'ai trouvé à Paris aucun
exemplaire de ce recueil. A l'instigation de Mme Amari, mon
confrère, l'arabisant G. Schiàparelli de Rome, élève d'Amari,
a fait copier pour moi avec la machine à écrire l'étude de
Vitale.
3 La Revue de Paris, 1" mars 1897, p. 69-86. Get article a été
provoqué par la publication du Carteggio.
^ Parole prominziate da diversi oratori sut feretro del senatore
Michèle Amari il giorno 18 di luglio 1889 in nna dette sale del
R. Istituto di sludi siiperiori in Firenze , Firenze, 1889, 38 p.
^ Slane, Catalogue, Avertissement^ p. m, porte à tort 1867.
Notice sur Michèle Ainari ÎM
ccssciir ; je deviiKii la prohiU- do ses rochciTlies cl la
justesse (le ses eoiu'lusioiis, je considérai comme
imperlineiile de ma pail la préleiilioii de soii<^er alors
à des reloiiehes |)iématin'êes cl j'occMj)ai, sans la rem-
plir, la <• place vide aii|)rès de la([uelle, en ISliO, Henan
ne passait jamais sans éj)i()uver un vif senlimenl de
regret » '. Mon and)iti()n était daeliever l'ceuvre
d'Amari,en m'inspirant de son esj)iil et de son exemple.
Mon admiration n'a lait (pie grandir et (|ue s'étendre
depuis (pie je connais et (jue je eiois avoir eompris,
non seulement le savant oiientalistc, mais encore
riîomme, le patriote, Téerivain, riiistorien. I)evais-je
examiner séparément chaeune des laces sous les(|uelles
Amari s'est montré à ses contemj)()rains et est entré
de son vivan.t dans l'immortalité ? Je ne l'ai pas cru.
Tout se tient dans son existence à chacune des épo(jues
(ju'elle a tiaversées, des étapes ciuelie a parcourues.
Ses actes ont l'unité d'une (cuvre bien conçue, aux
nombreux volumes. Ses livres sont des actes. L'évolu-
tion de sa vie ressortiia le mieux de sa biographie j)ar
l'exposé des laits et des idées dans l'ordre chronolo-
«»i(iue de leur succession -.
Les (|ualre phases de son développement graduel et
continu feront le partage naturel de cette notice :
^ Carlcgcfio, II, p. 8().
- C'est Tordre clîronolo«^i([uc, le plus logicpic de tous, avec
des intercalations et des parallèles. (ju'Aniari a éj^alenient pré-
conis(} en Icte de la Sloria dei Mfisiilinaiii di Sicilia, I (l.S3()),
p. xxxn. Mon élude biographicpie contient de larges emprunts à
une conférence que jai laite à la Sorbonne devant la Société
d'études italiennes le 1.') mnrs 1902, sous le titre : «Un historien
et arabisant d'Italie : Michcle Aniari ». Ma conférence, provo-
quée par mon ami Charles Dejob, a été recueillie excellemment
par M. Eug. Heymann, sténographe de la (>hambre des députés,
auquel j'adresse publiquement mes remerciements, avec le
témoignage de ma reconnaissance.
92 Opuscules d'un arabisant
1" Après renfance et l'éducation^ Amari est avant
tout un révolutionnaire palermitain, un autonomiste
sicilien.
2*5 Le partisan des libertés locales et provinciales
adopte l'idée de la fédération italienne sous un régime
mixte, où aucune région ne soit absorbée par l'autre,
où cbacune conserve sa pbysionomie distincte et son
gouvernement propre.
3° Les préférences personnelles cèdent le pas à la
nécessité inéluctable de l'unité italienne, dont la direc-
tion ne peut être assumée que par la dynastie savoyarde
des rois du Piémont^ devenus rois d'Italie.
4o L'unité atteinte, elle ne peut être préservée que
par un concours loyal au roi et aux institutions parle-
mentaires. La personnalité d' Amari est arrivée à son
entier déploiement jusqu'à ce qu'elle soit atteinte par
la décadence et que, dans un recul plus rapide que la
marche en avant, elle soit anéantie par la mort.
C'est dans la deuxième période que l'arabisant s'est
greffé sur le patriote, pour ne plus être séparé de lui
jusqu'au dénouement fatal. Ils sont unis par un lien
constant, se prêtant un mutuel appui, poursuivant le
même objet, passant par les mêmes transformations et
les mêmes progrès, s'élevant dans leurs efforts en com-
mun à l'apogée de leur puissance. Les prééminences
d'un Amari autorisent à se glorifier d'être homme.
Notice sur Micliolc Ainari U:\
KNFANCK HT .IKl'NKSSK d'aMAIU. SA I llll. I)i: SICIM-:
KT SON AHnivi':i: a pahis kn ISTi.
MiclK'k'BciîC(k'lU) (lactiuio AiiKiri ', raîiK'ck'si'nraiils
de Ferdinaiulo Aiiiaii cl (k' (iiulia VcnUiiclli, lUKiiiit à
Pak'rine le 7 juillet 18()G dans le lo^is de sdh ^rand-j)ère
pak'riiel, qui hal)ilail la rue principale, apj)elée au-
jourd'hui oniciellenieiU le O)rso Viltorio I-jnanuele,
sans (jue le peuple ait renoncé à la vieille dénomina-
tion arabe de Via del (lassaro, « rue dn Palais ». Son
grantl-|)ère, cpii lui aussi s'appelait Michèle Aniari,
occupait un troisième étage dans une maison sise au
coin de la ruelle apj)elée Strada dclla Mercede « rue
de la >k'rci ». Il exerçait la profession d'avocat, avait
peu de k)rtune, mais se taisait des revenus assez con-
sidéi'ahles par son activité et ses succès au barreau.
Quant au père de notre Amari, il était agent comptable
à la bancjue municipale de Païenne, k)nctionnaire mal
rétribué, mécontent de son sort^ aigri par la misère,
tribun acharné dans les discussions j)oliti([ues et
religieuses, voltaiiien j)assionné pour la philosophie
iVançaise du xvnr- siècle et pour les principes de la Hévo-
lulion, tVondeur asi)iranl au ré)le de conspirateur, cause
de troubles Iréquenls pour rintérieur calme et paliiai-
' (iiovanni Flecliia, I)i (ilcuiii crilcrii pcr l'orifjiiuizione dci
cognomi ilalidiii (Honia. 1.S78), considère le noiiid'Aniari comme
syncopé delaforme pleine Aldon)ari, é([iiivalenl italien du nom
propre germanique Aldemar = Adiiémar; cf. le Carlcgyio, II,
p. 22(1.
94 Opuscules d'iiii arabisant
cal qui l'avait recueilli avec sa progéniture. La désa-
grégation d'éléments aussi disparates s'imposait. Seul,
le petit Michèle fut laissé à son aïeul ; il grandit auprès
de lui et de deux vieilles tantes non mariées, éprises
de leur jeune neveu.
Deux souvenirs de son enfance avaient persisté,
comme les deux premiers ferments de sa tendresse om-
brageuse pour la terre natale. A deux pas de sa demeure
étaient l'église et le couvent délia Mercede, qui avaient
donné leur nom ii la ruelle. Or, il avait le souvenir poi-
gnant d'avoir vu dans cette église le duc d'Orléans, le
futur roi de France Louis-Philippe, avec sa femme, la
duchesse Marie-Amélie, deuxième fille du roi Ferdi-
nand IV ^ Le duc portait un costume de hussard,
avec la culotte blanche collante. Le bambin, que ce
spectacle offusquait, avait bien de 4 à 5 ans. L'homme
fait rappelait aussi avec mélancolie une compagnie de
fantassins anglais, qui, en 1812, s'étaient postés dans la
rue du Palais avec leurs fusils chargés pour contenir la
foule sans cesse grossissante, rendue houleuse par les
nouvelles du continent et par la terreur de la peste
qui sévissait à Malte. C'est avec un sentiment de juste
orgueil, peut-être avec une sincère illusion, qu'Amari
vantait beaucoup plus tard les mesures hygiéniques de
précaution qui furent prises alors^ sans qu'elles fussent
compromises par les superstitions en vogue des amu-
lettes et des recours aux saints.
L'éducation d'Amari fut confiée à des prêtres irre-
spectueux envers leurs soutanes, incapables d'inculquer
une foi dont ils étaient dépourvus. «Je n'ai jamais eu,
* Ce même prince fut Ferdinand IV de Naples, Ferdinand III
de Sicile, Ferdinand F' des Deux-Siciles. Voir O. Tomniasini,
Scritti di storia e critica, p. 279.
1
N(>tico sur Miclide Ainari ;>i"i
dit-il liii-inéine en USSl ', crcdiuiUion itli^icusc j)io-
prcmeiit dite. L'histoire sainte, les réeils siii- le Christ
étaient donnés j)()ur des tiadilions. La relii^ion consis-
tait à réeiler le ehaj)elel, à jeûner, à laiie niai^ne, à
aller à la messe et à ohsei'ver l'ohli^alion jiaseale. Mon
confessenr ne ni'enseii^na pas ])liis le ehrislianisnie
que ne le firent mes éducateurs à la maison ou mes
préeepleurs. 11 en lut aulremenl poui' la morale civicpie.
Outre l'exemple des nuiHirs |)uies des lemmes de la
iamille, des sentiments de piohilé, de justice et de
modestie m'étaient ins})irés par les paroles de toutes
les personnes que jefiTqucntais, mon |)ère, mon ^rand-
père, mes précepteurs, mes ands libéraux et illibéraux,
par les livres que je lisais. Je communiai pour la der-
nière fois à l'âge de douze ans. A treize ans, étudiant
la métaphysi(jue à l'Université, j'étais matérialiste de
la télé à la pointe des pieds ; dans les discussions
solennelles, je cond)altais la spiritualité et l'immorta-
litc de l'àme avec une telle férocité (pi'un jour mon
professeur, le théatin Li Donni, partisan de la (Chro-
nique ' en i)olili(jue et peut-être aussi mécréant pour
son compte, mais spiritualiste en chaii'c, à bout d'argu-
ments, lança sur moi sa barrette à trois cornes. »
Après avoir reçu deux fois par Jour du prêtre Quat-
trocchi des leçons particulières de latin, d'italien et de
géographie et avoir, non seulement fait sa rhétorique,
mais appris la gymnastique dans une école privée
^ Aniari, Appiinli aiilobioijrafici, dans le Carle(jf/io, II, p. .'>r)8-3()9.
-Les Siciliens étaient divisés en (^ronici ci Aiiticroiiici, selon
qu'ils approuvaient ou blâmaient la politicfuc du journal La
Cronica di Sicilia, fondé le 2 septembre hSK'i pour soutenir le
maintien, pour réclamer au besoin le rétablissement de la con-
stitution parlementaire et aristocratique, modelée sur la consti-
tution anglaise, octroyée à la Sicile en 1812, sur injonction de
l'Angleterre, par l'autocrate napolitain Ferdinand IV.
96 Opuscules d'un arabisant
tenue par deux prêtres, Campione et Gianfalo, Amari
entra à l'âge de onze ans dans ce qu'on appelait pom-
peusement l'Université, dans ce qu'en Italie, comme en
France, on désignerait sous le nom de lycée. « En
première année, nous dit encore Amari en 1881 ', j'étu-
diai l'éloquence, la poétique et l'arithmétique, expli-
quant et apprenant par cœur Virgile, Horace, etc. La
deuxième année universitaire, je la consacrai de nou-
veau à l'éloquence latine et italienne, sous la direction
d'un élégant latiniste, le père Nascè, en y joignant la
philosophie, la géométrie etl'histoire naturelle. Troisiè-
me année : philosophie encore, droit naturel, mathéma-
tiques supérieures et physique expérimentale, celle-ci
exposée par Scinà. Quatrième année : économie poli-
tique et physique sous Scinà et Casano. Je suis resté
leur grand ami, parce que j'avais et que j'ai encore un
goût très prononcé pour les sciences naturelles. »
Les temps étaient durs. Il fallut renoncer à une cin-
quième année d'Université. Le jeune étudiant, qui au-
rait aimé devenir officier du génie, fut pourvu d'un
emploi civil immédiatement rétrihué. Il put rester à
Palerme, où il déhuta, en février 1828, au Ministère de
lintérieur. Un mois après, son grand-père mourut
subitement et avec lui disparut l'aisance de la famille.
Les deux bonnes tantes se réfugièrent dans une retraite
cachée, Michèle dans la maison de son père, qu'il
n'avait jamais habitée. C'était une vie nouvelle dont
la révolution politique, qui grondait sourdement, allait
encore augmenter les difficultés et aggraver les périls.
Le 14 juillet 1820 au soir, la fête de Sainte Rosalie
avait attiré le peuple de Palerme vers les illuminations
de la rue du Palais. Michèle Amari se promenait avec
^ Amari, Appunli aiitobiografici, dans le Caiteggio, II, ]). 3()9.
Notice sur Micholc Aiiiari U7
son père au milieu de l;i foule <»rouillante. I/insuiree-
tion d'I^spa^ne el la proelaiiKiliou d'une eonslitulion
à Madrid, avaient allumé de proche en proche juscju'à
Naples rincendie, dont la pi()j)ai;alion à Palei'nie se
manilesla en ce (pi'on vil tout a coup les nombreux
aliiliés arborer les insignes tricolores de la (Iharbonne-
rie, cette Iranc-maçoinierie des opposants, sur leurs
poitrines, sur leurs chaj)eaux, à leurs balcons. Le len-
demain, au iou*>e, au bleu et au noii' (pii distinguaient
les « bons cousins » des « païens », Amari i)ere et lils,
connue les autres « fendeurs », adjoignirent le ruban
jaune avec l'Aii^le sicilien et la devise Indcpcnildiia' on
mort. Des aristocrates de Palerme n'acceptaient pas la
constitution démocratique espagnole, que le roi de
Naples s'était résigné à i)roclamer. Michèle, en dépit
des entraves administratives, prit parti ouvertement
pour la rébellion fomentée par les amis de son père,
par son père lui-même. Pendant trois jours, on se bat-
tit dans les rues de Palerme ; les régiments napolitains
tirèrent sur le peuple, mais durent céder à l'ardeur et
au nombre de leurs adversaires, elle jeune homme vit
le Cassa ro encombré par les cadavres gisants, par les
débris d'armes abandonnées, par les vêtements ensan-
glantés des morts et des blessés^ tandis qu'aux râles et
aux cris de douleur se mêlaient les chants joyeux des
vainqueurs et les cris de : Vive Sainte Rosalie.
Le lieutenant du roi, gouverneur de l'île, ayant
abandonné son poste, le gouvernement ])rovisoire fut
attribué à une Junte de sécurité et de trancjuillité publi-
ques, qui, réunie au Palais de l'archevêché, fut prési-
dée par le cardinal Gravina, «parce qu'il était l'archevê-
que H. Michèle Amari, comme les autres employés du
' Amari, Appunti aalobiografici, dans O. Tommasini, Scrilti\
p. 282. ,
7
98 Opuscules d'un arabisant
Ministère, fut affecté au secrétariat de la Junte et v
apprit à connaître chez Ruggero Settimo, l'un des
membres, celui-là même qui devait, en 1848^ présider
à Palerme le gouvernement sicilien, « ses tendances
favorables à la Chronique, ses sympathies pour la con-
stitution anglaise et sa modération d'homme qui savait
penser au lendemain '». La capitulation du 5 octobre,
signée sur le navire anglais « Parker », se fit à des con-
ditions trop avantageuses à la Sicile pour ne pas être
d'avance annulées par des restrictions mentales.
La tyrannie de Naples s'appesantit de nouveau sur
l'île et les « huttes » des Charbonniers, dans leurs
« ventes », ne laissèrent pas clore l'ère des conjura-
tions. Michèle avait repris son modeste emploi au
Ministère elle remplissait avec la même ponctualité qu'il
apportait à l'étude des actes de la Junte, tels qu'il les
avait recueillis et conservés. De même qu'il n'était pas
admis aux « rites bouffons » de la Charbonnerie, il ne
fréquenta pas non plus les conciliabules de 1822, dans
lesquels l'émeute se préparait « avec une étrange im-
prudence et vanité » et qui comptaient parmi leurs
discoureurs les plus entraînés, parmi leurs coopérateurs
les plus actifs, le père de notre Amari. te Un jour, écrit
celui-ci -, en revenant de la secrétairerie, je trouvai,, à
la porte, des soldats autrichiens et, à l'intérieur, des
sous-inspecteurs de la police, qui fouillaient les armoi-
res. Ils ne trouvèrent ni papiers ni armes, parce que
mon père avait brûlé ceux-là et que moi, pendant les
jours précédents, j'avais caché sous les toits les armes
et la collection complète des documents imprimés rela-
tifs à 1820. » Ferdinando Amari, un des chefs de la
1 Amari, Appiinti aidobiografici, dans O. Tommasini, Scriltij
loc. cit.
2 Amari, dans le Carteggio, II, p. 323.
Notice sur Mii-liele Aiiiari Dli
conjuration, fut arrêté et la famille se (lis|)cMsa clu'z les
parents. « Nous n'avions, ajoute Michèle, cju'une niai-
«re subsistance et liés peu d'ar^eiil (pii se réduisit à
rien par l'entretien de mon père v\\ prison. A 17 ans»
sans autre ressource (pie mes a{)pointemenls du Minis-
tère, je restai chef d une famille composée de ma mère,
de deux frères et de deux sœurs. »
Les devoirs élèvent les individus à leur hauteui' et
l'école la plus forliliante pour l'honnne, c'est la lutte
contre l'étreinte de l'adversité. On ne s'en dé«^a<^e (pi'au
prix de combats cpii épuisent les débiles, cpii déve-
loppent la tremi)e de la volonté chez les forts. Ferdi-
nando Amari, ayant avoué son crime, ne fut ])as
exécuté comme les autres meneurs : la peine capitale fut
commuée pour lui en trente années de ba^ne dans l'ile
de San Stephano. Son lils Michèle prit conijé de lui,
d^'abord |)ar une visite dans son cachot, puis par des
adieux au moment du départ, quand il fut embarcpié
avec les fers aux pieds pour être transporté à Na])les.
Au sujet de ces deux entrevues, Amari pourra écrire
sans forfanterie, vin^t-sept ans ])lus tard, en 1849":
«Le déchirement fut inexprimable, mais je me raj)pelle
bien que la haine du despotisme et des Allemands,
ainsi que le désir de la veni>eance, remportèrent de
beaucoup chez moi sur l'affliction. i>
Michèle avait j)ris des résolutions viriles. Il se prêta
à lui-même, il prêta peut-être à son père un véritable
serment d'Annibal, jurant de venj^^er les souffrances de
la Sicile et du forçat expatrié. Mais il eut la sai^esse
d'attendre le moment favorable pour assouvir son res-
sentiment. Ferdinand 1% étant mort le 4 janvier 182Ô,
eut pour successeur François F>" (1825-1830), qui laissa
le trône à son fds, Ferdinand II, le roi Bomba, comme
1 Amari, dans le Caricggio, IT, p. 324.
100 Opuscules d'un arabisant
l'histoire Ta surnommé. On ne peut que louer la tolé-
rance de ceux qui, sous ces trois régnes, maintinrent
l'employé suspecté dans ses fonctions et la conscience
avec laquelle celui-ci s'en acquitta pour gagner sa
solde de 35 ducats par mois (400 francs environ), tan-
dis que son esprit vaguait ailleurs et qu'il rongeait son
frein avec indignation. Son éducation physique lui pa-
rut insulfisante et il se préoccupa de la compléter en
y consacrant ses jours de liherté et ses heures quoti-
diennes de loisir. Les courses solitaires dans la plaine,
au mont Pellegrino, à Monreale et dans les environs
de Palerme, les nuits passées sur la dure, la natation,
les promenades à cheval, le tir à la cihle, où il était
passé maître, et, par-dessus tout, la chasse pour la-
quelle il éprouva jusqu'à un âge très avancé une fer-
vente passion, devinrent ses distractions préférées par
lesquelles il se préparait à la guerre de guérillas qu'il
rêvait pour l'indépendance de son cher triangle insu-
laire. Dans cette période de sa vie, Naples intercepte
encore sa vision de l'Italie et son horizon ne s'étend
pas au-delà des Deux-Siciles, dont il voudrait briser
l'union artificielle pour en détacher la Sicile unique.
Il a noté plus tard cette impression de sa jeunesse dans
un style pittoresque : « A cette époque, dit-il, l'Italie
d'au delà du Garigliano ne se voyait pas de la Sicile,
parce que le royaume de Naples la cachait, parce que
le menu peuple en ignorait jusqu'au nom, parce que
les hommes cultivés, qui le trouvaient dans les livres
ne pouvaient pas ressentir d'affection pour des frères
dont ils ne connaissaient ni la face, ni le son de la
voix, dont ils n'espéraient rien, avec lesquels ils ne
croyaient jamais pouvoir coopérer à une même entre-
prise ; pour des frères dont, si l'un arrivait en Sicile
pour visiter le temple de Ségeste ou gravir l'Etna, il
Notice sur Michèle Aiiiari lOl
serait Irailé (rélraiigcrcoinnu' les t^cns des antres pays,
à moins (ju'il ne tïil né à Naj)les, an(|nel cas il ne
paraîtrait pas cii«^ne de ce nom honoriliqne '. v
Le dan^ei' de l'idée fixe lut eonjnré par des occnjia-
tions ré<j;nlières d'une j)arl et pai' la vie en j)lein air
d'antie part sons nn ciel pnr avec nn climat tempéré. Le
rayon de soleil de l'amour échaniVa aussi le cœur simj)le
et tendie, ouvert aux plus nobles aspirations, de ce
doux athlète, sain de coips et d'àme, ardent et timide,
téméraire et circonspect, passionné et réservé. Ses con-
fidences à rarchéologne Salinas n'ont voulu compro-
mettre que lui-même. Il lui })arle d'un amour malheu-
reux - qui l'aurait ramené dans la voie des études,
regrette son ancien manque de chasteté, vertu si néces-
saire aux hommes studieux, et met certainement (juel-
que exagération dans le rappel lointain <les passions
politiques et erotiques dans lesquelles il aurait consumé
sa jeunesse-^. Je ne crois pas à ces tempêtes incompa-
tibles avec le caractère et l'existence d'Amari. Sa ma-
nière de laiie la cour aux femmes qui ont touché son
cœur se révèle bien plutôt dans cette tiaduclion en
vers italiens de Marmion, i)oème anglais en six chants
par \Valter Scott, qu'il lit imprimer à Palerme en 1832
en deux élégants volumes pour complaire à une jeune
fdle noble et qui lui valut les félicitations du célèbre
romancier, a n'osant pas lui souhaiter la popularité
qu'il a eu lui la bonne fortune de conquérir » *.
' Aniari, Prefazionc air cdiz. /ioreiiiiiia del Vcs/)ro (ISôl),
p. XXV, d'après A. D'Ancona dans le Carteygio, II, p. 373-374 ; cf.
ïomniasini. Scritli, j). 275-27(».
' « hinocent et niallieiireux », dit Amari dans ses Appiinti
autohiogru/ici ; cf. Tomniasini, Sciilti, p. 284.
3 Carteggio, II, p. 247; cf. p. 299.
'» Ibid., i, p. 1-2.
102 Opuscules d'un arabisant
Michèle Amari avait vingt-six ans. Il avait beaucoup
lu, médité plus encore, et s'était mis au courant de la
littérature anglaise, ancienne et moderne, comme des
littératures latine et italienne. Mais tout à coup il cesse
de composer et de traduire des vers. L'histoire locale
l'attire et la politique le guette. Il s'est abstenu de toute
participation active aux troubles de 1831 provoqués par
la révolution française de 1830, et s'est contenté d'in-
tervenir en faveur des plus menacés entre ses compa-
triotes, dont il partageait les espérances sans admettre
avec eux l'opportunité du mouvement. Dès 1833, il a
été nommé associé de l'Académie d'Acireale, ce site
maritime délicieux où la légende a placé les amours
d'Acis et de Galathée. Ce n'est ni de Galathée, ni d'au-
cune nymphe qu' Amari est maintenant épris. La Sicile
s'est de nouveau emparée de lui et il s'est consacré
exclusivement à l'étude de son passé pour assurer son
relèvement dans l'avenir. Giuseppe Del Re avait publié
à Naples en 1830 une Description topographique, phy-
sique, économique ^politique des vrais maîtres de ce côté-
ci du Faro dans le roycuime des Deux-Siciles, dans la-
laquelle il faisait remonter à Roger II, grand-comte de
Sicile, roi des Fouilles, de Calabre et de Sicile en 1130,
les droits historiques et imprescriptibles des Bourbons
sur la Sicile. Amari réfuta cette opinion erronée dans
des Observations d'autant plus convaincantes qu'elles
étaient appuyées sur la critique impartiale de docu-
ments authentiques. L'Académie des sciences de Pa-
lerme, qui venait d'élire Amari, publia le mémoire en
1833 dans son recueil intitulé : Ephémérides scientifi-
ques et littéraires pour la Sicile.
Amari s'absorbait dans un labeur incessant : il faisait
réimprimer avec deux de ses collègues du Ministère et
Notice sni' Michèle Aiiiaci ir>3
augmentait d'une préface et cVadditions' « Un ehoix de
quelques mots très usités (jui ne sont pas dans les voca-
bulaires italiens »: il s'occupait surtout à compulser les
archives et les livres j)()ur rédi<^er, connne suite à ses
Observations, une monographie des Vêpres siciliennes^.
Mais voici que, pendant l'été de 1837, le choléra, im-
porté de Naples, s'abattit sur la Sicile avec une telle
violence que les victimes du lléau déi)assèrent à I^a-
lerme seule trente mille. Amari sacrifia au bien |)ul)lic
ses recherches et ses travaux personnels : il se multiplia
pour calmer la terreur panique des habitants affolés,
crédules et défiants, superstitieux et accusateurs, les
uns avant rabnéijation de soigner les malades, les
autres la lâcheté de les abandonner à leur malheureux
sort. Les premiers cas furent constatés dans la nuit du
6 au 7 juin. Amari écrivait le 27'' : « Etant presque seul
au Ministère à diri^^er les mesures imposées par l'état
sanitaire, je suis très fatigué et j'envoie un déluge de
' Païenne, hS;}."). Le titre italien complet, donné par D'Ancona
d'après Amari, dans le Carteggio, II, p. 390, est Elenco di (tienne
parole oggidi frcqnenlemente in nsOj le quali non sono ne' voca-
bulari iUdiani eon la eorrispondenza di (jnelle elle vi sono am-
messe. La première édition (Milan, 1812), que les trois jeunes
Palermitains déclaraient anonyme, a été restituée par M. D'An-
cona à son auteur, G. Bernardoni ; celui ci avait voulu com-
battre l'invasion des gallicismes dans l'italien, conséquence
de l'invasion et de la domination françaises en Italie.
- Le plan d'une étude approfondie sur la constitution sicilienne
de 1812 avait été précédemment conçu, réalisé en partie par
l'assemblage des matériaux, abandonné après \\n |)remier brouil-
lon, avant la mise en œuvre déllnitive. Ces coi)eaux provenant
de l'atelier, pour emprunter le langage de Max Midler, ont été
ramassés plus tard et utilisés dans les pamphlets rédigés par
Amari à Paris, en français, sous les titres de : 1" Qnehjues obser-
vations sur le droit publie de la Sieile (Paris, 9 février 1848, 22 pa-
ges) ; 2» La Sieile et les Bourbons (Paris, janvier 1849, hJ8 pages),
avec un Post-scriptum Paris, 29 mars 1849, 3U pages).
^ Amari, Appuuti aulobiografici, dansTommasini, Scritti, p. 292.
104 Opuscules d'un arabisant
dépêches qui ne disent rien et qui contiennent rare-
ment quelque mesure de précaution, quelque remède
énergique et efficace, mais toujours des paroles et des
sornettes... Le choléra^ je ne le crains pas, parce que
je suis solidement bâti et que je n'ai aucune raison
d'aimer une vie sans amour, sans gloire, sans divertis-
sements, mais non sans amertumes et sans désagré-
ments. L'émeute, je la crains encore moins, mais l'un
et l'autre m'afffigent pour mon infortuné pays et pour
mes amis les plus chers. . . Et, à vivre dans une ville
si triste et si exposée, je suis naturellement plein de
tristesse et d'ennui. »
Lorsque le choléra bourbonien cessa d'être déchaîné
contre Palerme et la Sicile, Amari espéra que le gou-
vernement bourbonien récompenserait par un avance-
ment mérité le zèle qu'il avait déployé, tandis que ses
supérieurs se dérobaient. Ses actes d'héroïsme furent
considérés par eux comme des reproches à leur adresse
et on n'eut garde de les lui pardonner. Il avait servi le
pays et non le gouvernement qui ne lui était redevable
d'aucune récompense. Afin d'éviter les protestations de
l'affection et de l'admiration populaires, on leur enleva
l'homme qu'elles acclamaient et on le comprit dans un
chassé-croisé entre les fonctionnaires napolitains et si-
ciliens. Le 9 mars 1838 fut décrété son transfert à
Naples et le 9 juillet son attribution au bureau des af-
faires civiles près le Ministère de grâce et de justice.
«La force de l'iniquité, écrivait-il de Naples le 12juini,
m'a arraché à ma Palerme, à mes parents besogneux
et caducs -, à mes sœurs, à mes frères, à mes amis, à ce
* Carteggio, I, p. 29.
"^ Ferdinando Amari avait obtenu en février 1832 une commu-
tation de sa peine en deux années d'internement dans la forte-
resse de Palerme. La grâce royale lui fit encore remise des
Notice sur Michèle Amari 1 Oô
((u'on a (le j)liis cher cl de phis sjicrc' iiii inoiuk' cl j'ai
dû, pressé et contraiiil, me |)ré|)arer à changer contre
un autre séjour le sourire de ma patrie, hi l'écondité
malheureuse de hi terre où je suis né, les tomhes des
miens, les commémorations des gloires (hi pavs, la vi-
vacité des visa«^es de mes coneih)yens, le son a«^réal)le
de l'idiome ([ui a été le père de Tilalien, cl (jui éveille
mille et mille souvenirs très chers à (jui Ta parlé dans
ses jeunes années et l'a entendu des houches de ceux
qu'il a le plus aimés, l^^xilé, sans autre péché (jue
d'aimer mon pays, puni au moment où j'espérais la ré-
munération des sueurs répandues, des riscpies encou-
rus, des mérites reconnus, lorscpie j'allendais la réali-
sation d'amhilions légitimes, je me vois maintenant
dans le malheur et dans la désolation : l'espérance
même, que jeune et fort, j'avais caressée, s'assom-
brit. »)
Dans l'exil naj)olitain, Amari écrivit d'abord son Ca-
téchisme sicilien anonyme, j)ar questions et par répon-
ses, (pii ne tarda pas à circuler dans toute l'ile, écrit
de propagande destiné à y ranimer la loi dans un
meilleur avenir '. Puis il se remit à ses Vêpres : il avait
apporté de Palerme plusieurs chapitres ébauchés qu'il
parht à Naples, pourvu des trésors mis à sa disposition
aux Archives de l'Etat-. Les recherches terminées,
Amari, à force de démarches et de supplications, obtint^
deux derniers mois. Il mourut en 1850. J'emprunte ces détails
au (Airtcf/gio, II, p. 370, note 13. Je ne sais pas comment M. A.
D'Ancona concilie remprisonnement en février 1832 avec la libé-
ration signée le 5 juillet 1834. L'intervalle entre ces deux dates
est plus long que les vingt-deux mois assignés à iD réclusion.
' Carteygio, I, p. 77.
* Ce fut un privilège, car les Archives n'étaient pas ouvertes
librement aux érudits ; cf. Amari, Sluria dci Musulmani di Sici-
lia, I, p. xxxn.
106 Opuscules d'un arabisant
le 22 septembre 1840, sa réintégration à Palerme avec
le titre de « fonctionnaire de première classe au Minis-
tère et à la Secrétairerie d'Etat près le Lieutenant gé-
néral de Sa Majesté dans les territoires au delà du
Faro ». Ses appointements mensuels, qui avaient été
précédemment de 35 ducats, furent portés à 45, soit
500 francs environ.
C'était mieux qu'il n'avait soubaité, lui qui ne deman-
dait que « le bonbeur de la grenouille qui se nourrit
d'eau et de limon, mais qui cbante à son gré ». Mais,
pour jouir tranquillement des faveurs qu'Amari obte-
nait enfin comme une réparation tardive, il aurait dû
arrêter des travaux commencés, enfouir ses documents,
renoncer à ses revendications, garder par devers soi
dans Tombre l'œuvre qu'il avait polie avec amour pour
la faire briller en pleine lumière, renoncer à la per-
spective d'améliorer le présent de la Sicile par la con-
naissance de son passé, aliéner sa liberté, vendre son
servage et abdiquer les droits de sa conscience. Ce
n'est pas un Michèle x\mariqui eût jamais souscrit à un
tel accommodement. Son àmeaété encore émue parle
spectacle que lui offre Palerme après une absenced'un
an et demi à peine ^ : « La ville dépeuplée, les indus-
tries languissantes, sur de nombreux visages la faim,
sur tous le dédain des injustices subies et le souci de
celles qui vont s'appesantir, ma mère vieillie de dix
ans dans un si court espace de temps ; ma famille dans
une situation que je n'ose pas décrire. » Le sacrifice
s'accomplira, quelles qu'en soient les conséquences
matérielles, et la première édition des Vêpres sort en
mai 1842 de la typographie Empédocle, avec le titre
anodin de Une période des histoires siciliennes du
* Carteggio, I, p. 36.
Notice sur Aïiclicle Aiiiari 107
xiif siècle. L'aiilciir, en ini|)iiiiKml son livre, y a liii-
nicnic aUciuié (jiiol(|Ucs c\j)rc'ssi()ns Irop hardies, mais
le censeur, le ehaiioine Hossi, a donné soiî pUirvl sans
réclamer la suppression d'une virgule '.
A l'ori^^inc, Amaii avait voulu écrire un roman his-
toriciue à la manière el peul-élie sous rintluence du
Cimi Mars on une coujuvatiou sous Louis A7//, d'AHred
deVi^ny. La venue d'Alexandre Dumas a Palerme en
1835 - et les entretiens cju'il y eut avec Amari ont pu
ne pas être étrangers à celle conception. Mais Amari,
lorsque, et avec une patience de bénédictin », il lut
parvenu à dominer son sujet, prit le parti de n'y intro-
duire aucun élément ficlifet de le tiailer <»ravemenlen
historien. 11 ne lui suilisait pas d'écrire un Irsfo di
liiujua, il arriva à la conviction et tint à la i)()rter dans
les esprits que le soulèvement des populations sicilien-
nes contre la domination de Charles d'Anjou, frère de
Saint Louis, (pie le massacre des chevaliers Francs le
deuxièmejour de Fàques au premier coup de vêpres le
30 mars 1282, ne lurent i)as les conséquences d'une
conspiration ourdie par Giovanni da Procida, médecin
et gentilhomme de Salerne, avec la complicité de trois
potentats, mais qu'ils résultèrent du mécontentement
universel, donnant le branle à un mouvement «^ subit,
uniforme, irrésistible, désiré mais non tramé, résolu
et exécuté en un clin d'œil » ^. La révolte contre la
tyrannie el les ignominies des con{[uérants n'avait pas
été l'œuvre d'un homme, mais d'un peuple en fureur,
brisant ses ters, vengeant son esclavage ])ar l'extermi-
nation de ses oppresseurs étrangers, versant le sang
plutôt que de subir plus longtemps le déshonneur.
* Car te g g io, I, p. 44.
•^ Ibid., I p. 16 et II, p. 178 et 380.
^ Amari, Vespro, ibid.. Il, p. 334.
108 Opuscules d'un arabisant
Pour compléter sa démonstration, Amari poursuit le
récit des péripéties brusques et sanglantes qui suivi-
rent les Vêpres jusqu'à ce qu'en 1302 le traité de paix,
signé à Caltabellota, ait assuré l'indépendance de la
Sicile. Le savant est en même temps un écrivain et un
évocateur qui frissonne et qui fait frissonner. « Aucun
sujet, dit Amari', ne répondait mieux à mes inten-
tions. Cinq siècles et demi d'antiquité à opposer à la
censure; une révolution... terrible, victorieuse, grâce
à laquelle s'étaient dissipées les haines municipales
qui déchiraient la Sicile vers 1282 et qui se turent
alors pour être déchaînées ensuite de nouveau jus-
qu'au delà de 1820. La conscience ou la vanité me
dirent que le livre pouvait servir la chose publique et
j'affrontai en connaissance de cause le danger que je
vovais clairement. Telle est la somme de mes ruses. »
Les allusions à la situation de la Sicile en 1842
étaient transparentes. On souleva les masques sous
lesquels étaient cachés les contemporains et des clefs
coururent, dont l'exactitude ne laissait subsister aucun
doute. L'édition de mille exemplaires fut vite épuisée ;
Messine en acheta plus que Palerme. Le succès d'un
tel livre, c'était le gain d'une bataille. Le gouverne-
ment de Naples s'en émut comme d'une défaite et
interdit la réimpression projetée-. Le censeur com-
plaisant fut destitué, ainsi que d'autres victimes de ce
succès littéraire qui était gros d'émeutes. Amari fut
destitué de ses fonctions et appelé à Naples le 20 oc-
tobre pour se justifier. Ses amis lui conseillèrent de ne
pas se rendre à un appel qui était la prétace d'un
procès, ou encore du cachot, peut-être du bagne sans
^ Id., Préface de l'édition de Florence (1851j, dans Tommasini,
Scritti, p. 290.
2 Carteggio, I, p. 62.
X<>titM» sur Michèle Ainari lOÎ)
procès. Son pèic lui avait sans doulc (lci)cinl souvent
ses s()nil)rcs années de caplivitc. Sa nicre était moite
le .") février 1 (S 12 et il s'était senti seul dans sa maison,
seul au monde'. Lue luite |)!vcipitée, hahik'inent con-
certée et dissimulée, valait mieux (pTun suj)|)lice iiui-
tile(pii aurait privé la Sicile d'une télé, d'un bras et
d'une âme-, (l'est sur la l-'iance et sur Paris (|u'Amari
jeta son dévolu.
L'accusé, i)en(lant cpie les ^endainies le recherchaient,
s'end)arcpiait furtivement le 27) ou le 2G octobre sur une
tartane française en destination de Mai'seille, avec un
passeport que le consul de France à Palerme lui avait
délivré au nom d'Alexandre l)u|){)nt, négociant. Il
n'arriva i)as à destination sans encombre. Le bateau à
voiles, apiés avoir (piitté le j)ort de l^alerme, y rentra
bientôt après, rapportant le précieux dépôt (jui lui
avait été confié. Le pauvre Amari aurait couru un
danger sérieux s'il n'eût été caché dans un grenier
situé à l'écart, où il resta pendant ([uinze jours, souf-
frant de la faim, de la diète, de la mélancolie, roulant
dans son esprit les pensées de Machiavel et de Ben-
jamin Constant. Il fut ensuite transbordé sur un autre
bateau français qui mit à la voile le 1 1 novend)re au
soir pour la France -^ Le 4 décembre, le proscrit dé-
barqua à Toulon* et de là gagna Marseille et Paris.
^ Carteggio, I, p. 43-44.
' «Tète belle, droite et robuste, àiiie très <fénéreiisc », dit
Pielro Giordani en parlant d'Aniari dans une lettre du 9 no-
vembre 1842; cf. le (Àirlcggio, 1, p. ()2.
^ Amari, Appiiuti aiilobiogra/ici, dans Tommasini, Scritli, p. 300,
♦ Carteggio, I, p. 63.
110 Opuscules d'un arabisant
CHAPITRE DEUXIEME
AMARI DEVENU ARABISANT A PARIS POUR ÉCRIRE l'hISTOIRE
DE LA SICILE MUSULMANE. — SON MINISTÈRE DES FINANCES
DANS LE GOUVERNEMENT RÉVOLUTIONNAIRE SICILIEN DE
1848. — DEUXIÈME SÉJOUR A PARIS DANS LE POSTE
DE COMMISSAIRE SPÉCIAL PRÈS LA RÉPUBLIQUE FRAN-
ÇAISE. — RETOUR A PALERME, BIENTOT SUIVI d'uN TROI-
SIÈME EXIL A PARIS EN MAI 1849.
Paris était enseveli sous une couche épaisse de neige
lorsque la malle-poste y déposa l'exilé. Sa réputation
d'écrivain l'y avait précédé, et quelques exemplaires
des Vêpres siciliennes étaient parvenus à ceux de ses
compatriotes, qui étaient ses frères parles idées et par
les espérances. Les deux foyers des revendications
siciliennes étaient Londres et Paris. Selon les tempé-
raments, les goûts et les affinités, on s'échauffait et on
se réchauffait à l'un ou à l'autre, souvent à l'un et à
l'autre. Il s'était établi un va-et-vient continuel à tra-
vers le détroit, et il semble que les difficultés des
voyages en faisaient valoir les attraits à une époque où
ils étaient réservés à un petit nombre de privilégiés.
Ce ne fut pas sans avoir un serrement de cœur
qu'Amari vit s'ouvrir l'année 1843 sur la mansarde
étroite, sans air et sans feu, où le reléguait la misère
dans la grande ville, « la patrie incontestable de tous
les persécutés ^ ». Cette « patrie » nouvelle ne s'était
pas présentée tout d'abord à Michèle Amari sous sa
^ Massimo D'Azeglio, dans le Carteggio, 1, p. 96.
Notice sur Miclielo Ainari 111
parure* de clianne j)cnélranl cjiii liiiit piw insj)iri'r un
amour spécial à ses cnlanls cl'adoijliou . Le temps
n'avait pas lardé à redevenir « très doux et, certains
jours peut-être, à la température de Païenne ' ».
Mal^fié la noslal«^ûe initiale, Amari ne tarda pas à s'ac-
climater dans ce milieu sympatliicpie, où les h'rançais
de marque lui firent une réception aussi cordiale que
ses compagnons de bannissement. C.es trans|)lantés
comme lui, c'étaient le comte Pellegrino Uossi, (iia-
cinto Clarini, Terenzio Mamiani, le baron di Friddani,
les deux l\'pe, Guglielmo et Ciiuseppe, Filippo (^anuti,
Cesare Airoldi, le marcjuis Arconati Visconti, sans
compter les lemmes j)atriotes et aimables, la princesse
di lielgiojoso, une liéroïne de roman-, et la marquise
Arconati Visconti, une correspondante délicieuse et
attentive-*, sans compter les comparses des deux sexes
empressés à saluer la venue et à recliercber la con-
naissance d'im liomme jeune encore et déjà célèbre K
Guglielmo Libri seul, après s'être montré alTable, cour-
tois et même généreux de promesses, avait cbangé
d'attitude à l'égard d Amari. Celui-ci s'en étonne naï-
vement dans une lettre à Antonio Panizzi ' : « Je sais
bien ({ue, si l'on ne me connait pas personnellement,
on peut émettre une opinion délavorable sur ce que
' Lettre d'Amari, du 19 janvier 1843, ilana le Carteggio,], p. 84.
- Sous ce titre : Une princesse italienne à Paris. (Christine Tri-
milzio BeUjiojosOy Mademoiselle Dora Melegari a lincmenl ana-
lysé dans le Temps du 1^^^' août 1902 le livre de Halliiello Jiarbiera:
La principessa di Belgiojoso. I siioi amici e nemici. Il suo tempo.
Sur la princesse, voir Amari dans le (kirteggio, I, p. 81 et 537;
D'Ancona, ibid., I, p. 81-82.
^ Cinq lettres de Costanza Arconati ont été insérées ibid.^ I,
p. 100, 151, 200, 202, 225.
• Voir l'impression qu'Amari fil sur Giuseppe Arcangeli, ibid.,
II, p. 380.
^ Ibid., I, p. 118.
112 Opuscules d'un arabisant
j'ai écrit et se montrer mal disposé envers moi. Mais,
une fois la connaissance ébauchée, un galant homme
(le cas serait dilTérent avec une femme, plus ditférent
encore avec un coquin), un galant homme, dis-je, ne
peut qu'acquérir de l'amitié pour moi, car je suis cer-
tainement un honnête homme. » Mais c'est précisé-
ment ce que n'était pas Guglielmo Libri, pas plus qu'il
n'était un galant homme !
Les Français qui accueillirent de prime abord
l'étranger n'étaient pas moindres que Thiers, Yille-
main, Guizot, Michelet, Edgar Quinet, Augustin et
Amédée Thierry, Longpérier, le duc de Luynes, Char-
les Lenormant, Hase, Reinaud, Buchon, l'éditeur du
Panthéon litiéraire, Alexandre Dumas que, nous l'avons
vu, il avait déjà connu et goûté en Italie. Le cours de
Michelet au Collège de France n'avait pas d'auditeur
plus passionné que ce jeune historien, plein d'enthou-
siasme pour les nationalités mortes dont le maître
annonçait en prophète la résurrection prochaine. Il
prenait pour la Sicile les appels chaleureux que son
professeur lançait en faveur de la Pologne. Mais le
dîner que lui offrit Thiers, la soirée chez le ministre
Villemain, les invitations des Thierry et de la colonie
italienne, l'assiduité au cours de Michelet, les succès
de bon aloi dans les salons n'empêchaient pas Amari
d'être sans ressources, d'avoir faim et froid, d'aspirer
à ces amitiés intimes, «qu'on ne prend pas et qu'on ne
quitte pas comme un vêtement^ ». Il rencontra heureu-
sement, pour le tirer d'affaire en attendant une meil-
leure aubaine, les deux frères Baudry, qui, devançant
leurs temps, avaient fondé une «librairie européenne »,
destinée à répandre en France la connaissance des
* Lettre d'Amari, du 22 février 1843, dans le CarlegyiOy I, p. 86.
Notice sur Michèle Aiiiari ri:j
langues et des littératures étranf^ères. Les Vè})res sicilien-
nes, arborant cette fois leur vrai titre devant l'ancien,
dans une réédition (|ui ne serait pas une simple réim-
pression, étaient appelées à prendre |)lace, dés le mois
d'avril 1813, dans leur C<ollection des meilleurs au-
teurs italiens '. Le traité, si<fné le t mars, stipulait une
somme de 1,000 francs attribuée à l'auteui . L'année ne
se passa pas sans qu'une contrefaçon éhontée, tour-
nant le livre à l'exaltation de la cour de Home, parût
à la librairie reli«^ieuse de Debécourt, sous le litre de :
I.es Vêpres siciliennes ou Ilisloire de l Italie (ni wiV siècle ,
par IL Possien et J. (Jiantrel. «Je déclare hautement,
écrit Amarià latin de septembre -, que, sur les 160 pages
de ce livre, 390 ne sont qu'une traduction du mien,
très littérale ordinairement, ((uelquelois un j)eu libre,
jamais sans erreurs.» Amari se consola de ce «pil-
lage )' par la vogue de sa nouvelle rédaction que, par
une revision méticuleuse du style, il avait réussi, sans
rien changer au fond, à rendre de langue moins exclu-
sivement sicilienne et plus véritablement italienne '.
L'exemple des frères Baudry ne trouva pas d'imita-
' (loUezione de' iniffliori aiitori ilaliani anticlii o mode r ni, vol.
XXXIX et XL, contenant Micliele Amari, La yuerrii del Vesj)ro
siciliano, o un periodo délie islorie siciliatie del seeolo xni ; se-
conda edizione accrescinta e corretta dall' aiitore e corredata
di nuovi docunienti, I, vni-3-18 p.; II, 372 p. La préface porte à
la lin : <' Parigi. Aprile 1S43. »
- (Aiiieggio, I, p. 127, note 1.
' Amari, en parlant de cette revision littéraire, se demande
s'il est parvenu à la forme qui, à lui-même, lui i)araitrait la
meilleure (édition de Paris, I, p. 1). Les changements apportés
au style de l'ouvrage ont obtenu, malgré les défiances de l'au-
teur, l'approbation sans réserve d'un Alessandro Manzoni
{Carteggio, 1, p. 1.V2). L'édition deuxième de Paris fut reproduite
sans changement dans une réimpression clandestine et non au-
torisée par l'auteur, comme 3'^^ édition, à Lugano, en 1844.
8
114 Opuscules d'un arabisant
teurs parmi les éditeurs parisiens, « qui n'achètent que
des drames ou des romans ' ». Quel remède apporter
à la détresse d'Amari, puisque les circonstances le con-
damnaient à se passer des relations avec les personnes
qu'il avait chéries le plus vivement, des chasses avec
son chien Giaour gardé et soigné à Palerme, de la vue
de son cher Mont Pellegrino, des courses parmi les
arbres et les édifices qui avaient réjoui son enfance, du
contact avec ces fripons au parler et à l'accent siciliens,
qu'il s'était plu naguère à écouter devisant sur la plage,
de la lutte avec ces paires d'yeux noirs qui l'avaient si
souvent assailli aussi brusquement que le démon saint
Antoine dans le désert? Amari, exilé de son pays, se
décida à en étudier le passé pour s'y réfugier contre les
tristesses présentes. Il se proposa de remonter au delà
de l'époque normande jusqu'à la période musulmane
et peut-être jusqu'à la domination byzantine. Le 30
mars, veille de l'anniversaire des Vêpres siciliennes, il
écrivait de Paris à Giovani Notarbartolo di Sciarra, resté
à Palerme- : « Je vais très bien. Mon pauvre corps (coi-
picciiiolo) résiste à dix à douze heures d'études par jour,
comme il supportait 10 à 12 milles de courses avec mes
chiens sur le Mont Pellegrino... Je ne suis ni sourd à
quelques éloges, ni indifférent à l'espoir de mettre en
lumière le passé de notre malheureux pays, en écri-
vant son histoire, comme personne ne l'a fait jus-
qu'ici. »
L'originalité de la tentative que méditait Amari con-
sistait dans l'adjonction des documents arabes et grecs
aux documents italiens dont il avait tiré les éléments
* Lettre d'Amari, du 17 juillet 1843, dans le Carfeggio, I, p. 110.
2 Ibid., I, p. 98. C'est d'une combinaison de cette lettre avec
d'autres confidences au même ami (ibid., l, p. 86) qu'est formé
ce paragraphe.
Notice sur Michèle Ainuri 115
(le sa première monographie. C'est pr()l)al)lemenl l'il-
lusion d'apprendre pralitpiemenl raral)e (jui l'avait
poussé à vouloir, dès son arrivée en France, se taire
incorporer dans la lésion étrangère à Al<^er. Le ^ou-
vernemenl lui aurait assuré les vivres et le coucher,
même une solde, |)our insigniliante ({u'elle fût, et il se
serait instruit par la fréquentation des indigènes. Par
la même occasion, il eût satisfait son l(oùI ]:)our la
chasse, <' la maladie principale de sa vie ».
On le sauva de cette aventure par l'assurance d'une
suhvention réi^ulière et par l'insistance amicale de con-
seillers Judicieux. Puis(pie l'un des enfants de la Sicile
se préparait à s'armer de tous les moyens, dont une
saine érudition dispose, pour élucider les trois siè-
cles où l'islamisme y prévalut, n'était-ce pas un devoir
national d'assurer à ce patriotique elfort des loisirs stu-
dieux sans préoccupation matérielle, de le soustraire
au fléau, (jui le menaçait, des leçons d'italien au ca-
chet '. Amari opposa d'ahord un refus au projet de
souscription à son profit. On veut, dit-il plaisamment,
lui donner les moyens « d'aller courir les théâtres, de
caresser les griselles, de s'hahiller en dameret, de dîner
en gastronome- ». Quelle ironie d'orgueilleux ! Il capi-
tulera, en acceptant, sous forme de prêt, l'avance d'une
pension alimentaire, qui ne prévoit ni les spectacles,
ni la luxure, ni la toilette, ni les excès de lahle. On se
cotise })our suhvenir sans i)arcimonie aux hesoins plus
que modestes d'un ascète lahorieux et de son vieux
père, impotent et aigri, qui est demeuré en arrière à
Palerme^. Amari nous a conservé la liste de ses hien-
* Carteggio, I, p. 110.
- Lettre d'Amari à Panizzi, du 10 mars 1883, ibid., I, p. 89.
^ Ibid., I, p. 92 et 109.
116 Opuscules d'un arabisant
faiteiirs. Mariano Stabile, « par délicatesse et par gé-
nérosité », ne lui a révélé leurs noms que lorsque tous
deux furent exilés ensemble à Paris en 1850 ^ Amari a
ainsi énuméré les souscripteurs d'après l'ordre alpha-
bétique ^ : Cesare Airoldi, Massimo D'Azeglio, la signe-
ra Carpi, le baron di Friddani, la famille Gargallo,
Giovanni Merlo, Domenico Peranni, le marquis Ruffo,
le duc di San Martino, le prince di Scordia, le comte
de Syracuse '\ Mariano Stabile, Troysi, Salvatore Vigo.
Cette association, que favorisait sans souscrire ouver-
tement le prince di Granatelli, alors président de
l'Académie palermitaine des sciences et lettres, main-
tint son action réconfortante de 1844 à 1846*, et, s'il y
eut quelques défections ou quelques retards dans les
payements, les deux promoteurs, le baron di Friddani
et Césare Airoldi, surent les dissimuler à leur ombrageux
et fier ami.
Celui-ci s'était laissé convaincre que, sous Reinaud
et Hase, il apprendrait l'art d'exploiter « l'immense mine
des manuscrits de la Bibliothèque Royale^» plus fruc-
tueusement que par des séjours prolongés dans les
pays musulmans et en Grèce. En dehors de Reinaud, il
eut la bonne tortune de fréquenter deux arabisants aussi
avisés que Noël Des Vergers et le baron Mac Guckin de
Slane. C'était l'école de Silvestre de Sacy dans ses
représentants les plus autorisés''. Bien que Reinaud
1 Carte ggio, II, p. 15.
- Amari, Storid dei Miisiilmaiii di Sîcilia, I (1854), p. xxxv.
•^ Le comte de Syracuse, qui vivait à Paris, était le frère cadet
du roi Bomba, de Ferdinand II (voir plus haut, p. 99).
* Peut-être même jusqu'en 1848, d'après Amari, Solivan et
Mota (Florence, 1851), p. viii.
•^ Préface de l'édition de Paris des Vêpres siciliennes, I, p. ii.
^ J'avais un remords d'avoir omis Noël Des Vergers parmi les
orientalistes qui ont été formés par Silvestre de Sacj^ ; voir mon
Notice siii* Michèle Aiiiari 117
ait été lin j)àlc" rellcl du i^raïul hoinnie donl il eut en
183(S le j)éiilk'iix honneur de continuer les leçons, le
prcsli«^e de l'I^cole de i^iris eonliiuie à y iiltirer disciples
et auditeurs. Les successeurs actuels de Caussin de
Perceval, de Defrénierv et de Heinaud s'apj)li(juent et
s'apj)li({uer()nl à mériter ri a niaintenii" le bénéiice de
celle aiHuence persistante cpii leur est échue par voie
d'héritai>e.
La méthode direcle, (pi'on essaieaujourd'hui d'expé-
rimenter en h^'ance, n'y exerçait pas encore ses rava-
ges '. La u;rammaiie, (pi On traite en susj)ecte et (pii se
détendra. Je Tespére, contre les menaces d'élimination
ou de déchéance, régentait maîtres et étudiants sans se
heurter à aucune opposition. Amari se mit à l'école à
trente-six ans chez Reinaud et à trente-huit chez Hase,
chez « papa Hase- », comme il api)elle lamilièrement
cet helléniste de premier ordre, Allemand éi^aré à Pa-
ris qu'il a honoré par sa science, étonné par ses allu-
res, désavoué i)ar le le*^s de sa bi])liothéque à la ville
de Breslau ^
L'histoire de la Sicile bvzantine ne devant être
SHvcslrc de Sacij, édition du centenaire de l'I^coie des langues
orientales vivantes (I^aris, octobre KSI).")), p. 56-59. J'ai comblé
cette lacune dans l'édition publiée au (^aire en 1901.
^ Je n'ai pas cliangé d'opinion depuis l'exposé de mes idées,
que j'ai puljlié dans L'islainisme cl lu science des religions
(Paris, lcS9G), p. 87-93. Mon point de vue a eu l'honneur d'être
adopté par un homme que j'admire et (jue j'aime, D. Kduardo
Saavedra, doyen de l'Académie de l'Histoire à Madrid. 11 a tra-
duit en espagnol cette partie de mes conférences dans la ReuisUt
de (jeoyra/ia comercial (Madrid, JuIio-.Sctiembre de 1880), p.
96-98.
- Carle(j(jio,-\, p. 179, lettre dWmari du "> décembre 1845.
^Michel Bvédl, La Jeunesse d\in eiithousidsle. La jeunesse de
M. Flase, dans la Revue des deux mondes du 15 mars 1883,
p. 347-367.
118 Opuscules d'un arabisant
abordée par Amari que par régression après achève-
ment de ses travaux sur la domination musulmane,
il commença par concentrer son activité sur la culture
intensive du champ de l'arabe. Avant son départ de
la Sicile, il lui était tombé entre les mains un volume,
qui éveilla d'abord sa jalousie, comme une incur-
sion étrangère sur le terrain de son choix. M. Noël
Des Vergers avait eu l'audace de publier et de traduire
les passages relatifs à la Sicile de l'Histoire univer-
selle, intulée : Les exemples (Al-'Ibar), compilée au
xivû siècle de notre ère par le Tunisien Ibn Khal-
doùn ^ Cette lecture avait démontré péremptoirement
au jeune historien la nécessité, qui s'imposait à lui,
d'étudier à fond, dès qu'il en trouverait l'occasion, la
langue et la paléographie arabes, s'il voulait avec com-
pétence remonter dans le passé de son ile au delà des
Vêpres siciliennes. On ne pouvait s'en tenir à «la mai-
gre récolte » faite par Rosario Di Gregorio malgré le
titre de : Reriiin Arabicariim qiiœ ad historiam siciilam
spectant Ampla Collectio -, L'essai de Noël Des Vergers
renouait la chaîne interrompue depuis 1790 ', Le che-
min était de nouveau ouvert. Amari s'empressa d'y
entrer.
^ Noël Des Vergers, Histoire de V Afrique sous la dyanstie des
Aghlabites et de la Sicile sous la domination musulmane. Texte
arabe d'Ibn Khaldoun, accompagné d'une traduction française
et de notes. Paris, 1841, in-8o.
^ Panormi, 1790, un volume in-folio ; cf. D'Ancona, dans le
Carteggio, I, p. 199, note 1. Dans cette note, M. D'Ancona
confond les deux Caussin de Perceval, le père et le fils.
3 Je ne mentionne que pour mémoire l'Histoire de Sicile tra-
duite de l'arabe d'An-Nouwairî, par le citoyen J.-J.-A. Caussin,
publiée en 1802 à la suite des Voyages eu Sicile, par le baron de
Riedesel. Ici, comme partout ailleurs, j'ai substitué, pour le
nom de l'auteur, ma transcription à celle qui est emploj'ée par
les uns et les autres.
Notice sur Michèle Aniari 119
L'élève de Ueiiiaïul était jugù mûr en 181.") pour im-
primer et traduire en français, dans \v Joiinial asialiqne,
« journal de paix et d'érudition ' », la Dcscriplion de
Païenne au milieu du x'* siècle de 1ère uulçjcure, par Ibn
Haukal -. A la lin de la même année, il élait admis à
publier dans le même reeueil le Vnijiuje en Sicile de
Mohammad Ihn Djohair de Valenee sous le réi»ne de
-Guillaume le Bon. Au texte arai)e il ajoutait « une tra-
duction française et des notes ■' ». C.e sont des œuvres
de début, mais non de débutant, que leur auteur a
sans doute retouebées, mais dont il annonçait déjà la
mise au point le 28 juillet 1841 K Pas de ces incertitu-
des qui trabissent les premiers pas dans une voie inex-
plorée. L'bistorien s'est doublé d'un arabisant et
l'un eslàla bauteurdel'autre. Celui-ci du reste fréquente
non seulement le dépôt de la Bibliotbéque Royale,
qu'il sera plus tard appelé à inventorier, mais il va
passer le mois de septembre 1845 à Oxtord, à (^am-
])ridge, à Londres ' , où, mis en présence de nombreux
^ (Mrteggio, I, p. 159.
- Journal asiatique de 1845, II, p. 73-114; cf. celui de 1846,
p. 241-242. Une édition complète du r( Livre intitulé: Les voies et
les royaumes > par Ibn Haukal a été donnée par M. J. De Goeje,
dans sa Bihliotheca geographorum arabicorum, II (Lcide, 1873).
2 Journal asiatique de 1845, II, p. 507-545, continué dans celui
de 184G. I, p. 73-92 et 201-241. Le voyage d'Ibn Djobair de Gre-
nade à La Mecque pendant les années 578-581 de Tliégire (1182-
1185 de notre ère) a été publié par William Wright (Leide, 1852).
Un de mes disciples, M. Emmanuel Thubert, en prépare une
traduction intégralp. Nous espérons, lui et moi, qu'il pourra
coUationner le texte de Wright avec le manuscrit conservé dans
la grande mosquée de Fez ; voir le catalogue manuscrit 4725 de
la Bibliothèque Nationale, cité par Ed. Fagnan, dans llonienaje
a D. Francisco Codera (Zaragoza, 1904), p. 111. n. 1. Des
(( fragments » (noubadh) se trouvent aussi à l'Escurial sous le
Jit> 488, 3^; voir mes Manuscrits arabes de l'Escurial, I, p. 328.
'* Carteggio, I, p. 145.
'' lbid.,l,p. 171, 173 et 178.
120 Opuscules d'un arabisant
manuscrits arabes, il les déchiffre, les copie et les dé-
pouille avec l'ardeur et la fougue d'un novice, avec la
perspicacité et la sagesse d'un vétéran.
Ni la description de Palerme au x' siècle, ni celle de
la Sicile au\ni° n'absorbent Amari au point delui laisser
oublier un instant les maux de son île opprimée au xixS
ou de lui faire considérer comme définitive sa c( toute
petite hégire* », ainsi qu'il a rétrospectivement appelé
son émigration à Paris -, en se comparant au Prophète
des Musulmans. Il désire abréger son ce hégire » et,
comme le Prophète, quitter Médine pour La Mecque
reconquise. Et pourtant le séjour à l'étranger a modi-
fié ses conceptions. Le patriotisme provincial, dont son
cœur déborde, s'élargit peu à peu, maintenant que le
cap napolitain ne dérobe plus à sa vue le reste de
ritalie. L'avènement du Pape Pie IX en 1846 a été, à
ses yeux, comme aux yeux de ses compatriotes et de
tant d'autres spectateurs plus désintéressés, le commen-
cement d'une ère libérale, d'une aurore de salut pour
le grand pays affaibli par ses divisions. Amari ne sou-
haite pas pour cette agglomération d'hommes l'unité
politique dans laquelle la Sicile risquerait de perdre sa
physionomie particulière et de se confondre dans l'en-
semble, mais la fédération fraternelle qui permettra
aux forces des Etats composant la grande famille ita-
lienne de se coaliser pour la défense de leurs intérêts
^ Amari. Préface à la neuvième édition du \e^^^o (Milan,
1886, 3 vol. in-8*'), I, p. vni.
■^ u Émigration », telle est la traduction exacte du mot arabe
hidjra, que nous avons transformé en hégire et qu'il est d'usage
de traduire par « fuite ». Cette erreur traditionnelle provient des
circonstances pénibles qui imposèrent au Prophète son « émi-
gration » de La Mecque à Yathrib, comme s'appelait alors
Médine. Voir plus haut, p. 29.
Notice sur Michèle Aiiiari 11>I
coniinuns^ Mais, dans cette phase de son évolution,
Amari n'admet pas qu'en dehors des Autriehiens, ces
intrus qu'il faut chasser, on touche aux possessions, on
discute les droits, on se partage les territoires d'aucun
des prinees détenteurs de lautorité, pourvu (jue la
Sicile soit détaehée et rendue indépendante ilu royau-
me des Deux-Siciles, (jue la prépondérance de Xaplcs
aurait dû faire api)eler j)lutôt le royaume des Deux-
Naples. Il se contenterait à la ri*^ueur d'une union a la
manière de la Suède et de la Norvège, non pas à
l'image de l'Angleterre et de l'Irlande-. « A la fin de
1817, dit Amari -^ lorsque se produisit le houillonnc-
ment des âmes en Italie et (pie de toute part on parlait
de rétbrme, j'avais mis un peu de coté les Musulmans
pour traiter des Bourhons, en puhliant l'teuvre pos-
thume de Palmieri sur la « constitution du Royaume
« de Sicile jusqu'en 181(), avec une introduction et de
« nombreuses notes ^ ».
L'ouvrage était dédié |)ar son auteur au Parlement
anglais. Amari mit son introduction anonyme, datée de
Italiciy décembre 1840, et })ul)liée à Lausanne en 1847,
sous les auspices de « cet autre Parlement sans tête,
sans nom et sans statuts, (pii, des Al])es à la pointe de
Lilybée, commence dès maintenant à délibérer sur ses
' Carleijijio, I, p. 376, 381, 384, 395, 391), etc.
2 Ibici., i, p. 191.
^ Amari, Solwaii cl Mota\ p. xi.
^ S(iç](jio storico-polilico siilUi cosiilazionc dcl Regiio di Sicilùi
infuio (d ISWy cou un' Appendice sulla Rivolnzionc dcl ÎS^JO, Opéra
jwsluma di Niccolo Palmieri, con nna Introdiizione e Annotazion^
di Anoninio ; Losanna, lionamici, 1847. Je cite d'après l'exem-
plaire de la Bibliothèque Nationale, coté K, 12893 ; voir le Cata-
logue des imprimés de la Bibliothèque Xationale, Noms d'auteurs,
II, col. 815. La fiction d'une Italia imaginaire, lieu d'origine de
l'Introduction rédigée à Paris, est caractéristique de l'évolution
qui s'était accomplie dans les idées d'Amari.
122 Opuscules d'uu arabisant
propres affaires ». Ce pamphlet de politique italienne
contemporaine * » fut répandu par centaines d'exem-
plaires en Sicile, où la révolution grondait, n'attendant
ciu'une amorce pour s'enflammer. Amari la lui fournit;
on y réimprima secrètement son Introduction- et bien-
tôt elle fut dans toutes les mains, échaufTant tous les
cœurs, sans qu'aucune indiscrétion trahît la provenance
-de la traînée de feu et de lumière qu'elle propageait.
Les mobiles les plus nobles avaient empêché Amari
de proclamer hautement sa collaboration à une publi-
cation séditieuse. Il ne craignait pas de se compro-
mettre, et dailleurs son séjour en France le mettait à
l'abri des venoeances bourboniennes. C'est sur ses
amis, adeptes de ses opinions, hommes d'opposition
courageuse, restés au pays, appelés à retenir ou à dé-
chaîner le courant populaire, que s'exerceraient les re-
présailles. Il importait que ces chefs fussent mainte-
nus à leur poste d'attente et de préparation, lorsqu'il
faudrait renoncer à toute chance d'un dénouement pa-
cifique, d'un accord amiable entre la Sicile résignée,
mais non satisfaite, et Ferdinand II, « mal conseillé,
mais non disposé à trahir sottement la cause ita-
lienne ^ ».
La révolte éclate à Palerme le 12 janvier 1848^, le
^ Carieggio, I, p. 194.
2 D'Ancona, d'après le marquis diTorrearsa, 6.2ins\e Carteggio,
I, p. 193, notes. D'Ancona. ibid., signale la publication à Paler-
me, en 1848, de la partie intitulée Storia délia Rivoliizione del
1820, con note critiche di Michèle Amari. Je ne sais vraiment ce
qu'est l'édition de Paris, citée par 0. Toramasini, Scrittij p. 311»
n. 1.
^ Amari, dans le Carieggio, I, p. 238.
'* G. Romano-Catania, Rosalino Pilo e la Rivoliizione siciliana
del 18^-18W (Roma, 1904; extrait de la Nuova Antologia), p. IS-
IS.
Notice siii' Michèle Amari 12Î5
jour mcmo de la fêle du roi Ferdinand, plus d'un mois
avant la révolution de Paiis contre L()uis-lMHli|)i)e. Les
troupes napolitaines, l)lo(piées par le peuple, n'ont
opposé qu'un siniulaere de résistance tlu 12 au 26.
C'est l'eflondrenient de la tyrannie, la perspeetivc de
rémanei])ation. Les événement de Sicile |)réludent à
ceux qui se préparent dans l^aris surexeilé. Ils y sont
accueillis, selon les opinions, avec sympathie ou avec
indit>nation. Amari ron^e son IVein et se désole de ne
pas faire le coup de feu contre les suppcMsdu roi Jioin-
h(i. Les lettres qu'il reçoit attisent encore la fièvie qui
le dévore. De Florence, Costanza Arconali lui écrit le
18 janvier ' : « Oui, venez. Je me fais une idée très
triste de la vie d'un Italien amoureux de la patrie, ah-
sent de l'Italie à l'heure i)résente. Si les nouvelles qui
circulent aujourd'hui sont vraies, la Sicile aura suivi
votre conseil. Je suis chaque jour plus émerveillée de
la rapidité avec laquelle s'avance le feu italien. )> l^^t de
Palerme, Mai'iano Stahile lui adresse le 24 ra[)pel
vihrant du lutteur lancé dons la mêlée- : « Nous
sommes depuis le 12 en pleine révolution. Nous avons
un Comité général de dépense et de salut puhlics i)ré-
sidé par le maréchal Settimo, et dont je suis le Secré-
taire général... Le peuple a été et continue à être
suhlime. Les hautes classes ont montré leur confiance
dans le peuple, le peuple a mis sa confiance en nous...
Tout le monde parle de toi et te désire. Le jour de ton
arrivée sera un jour de fête puhlique. »
Un cas de force majeure empêchait le proscrit d'ohéir
à l'élan de son cœur, aux démarches de ses amis. Dans
sa nohle discrétion, dont il ne s'est jamais départi,
sans que son àme ouverte manquât jamais à l'expres-
' Cartcggio, I, p. 225.
■^ Ibid., I, p. 228 et 229.
124 Opuscules d'un arabisant
sion franche et sincère de ce qu'elle ressentait, il n'ac-
cuse personne, il ne récrimine pas contre les individus
qui entravent son départ, il attaque seulement et
« maudit le destin qui le retient loin de la Sicile, pen-
dant qu'on y combat et qu'on y meurt pour la liberté ^ ».
Tout en criant : « Vive Palerme et la Sicile ! - », Amari
voit maintenant plus loin. Le mouvement insurrec-
tionnel se conmiunique de proche en proche à l'Italie
entière et c'est pour tous ses frères, pour l'île à la fois
et pour la péninsule, qu'Amari réclame des constitu-
tions libérales dans une ligue dont la solidarité sera
affirmée par un traité d'union ofTensive et défensive.
L'arabisant sicilien a changé de ton en regardant la
marche des événements du haut de son observatoire
parisien. Le 27 janvier, il écrit à ses éditeurs Bona-
mici de Lausanne ^ : « Le gouvernement de Naples
jette le gant à toute l'Italie, à toute l'Europe civilisée...
Heureux ceux qui combattent en Sicile pour la liberté
italienne, tandis que d'autres se consument de désir et
d'anxiété sur la terre étrangère ! La guerre étant dé-
chaînée, quel que soit le succès, je ne veux pas que
manque aux commentaires sur l'œuvre de Palmieri le
nom de Michèle Amari. » L'auteur revendique haute-
ment son Introduction comme une arme de guerre
dont il connaît le maniement et dont l'origine divulguée
augmentera la portée.
Le 3 février, Amari adresse une sorte de proclama-
tion collective « aux amis Siciliens ^ » pour les féliciter
de leur valeur, de leur bon sens, de leur constance et
de leur modération. Il a enfin réussi à se procurer un
* Amari (24 janvier 1848), dans le Carleggio, I, p 230.
Md., ibid., I, p. 237.
Ud., z'^/rf., I, p. 238.
* Id., ibid., I, p. 239-240.
Notice sur Michèle Aiiiari 125
passeport'. Mais il relarde son départ pour rédiger au
])liisvile un manifeste destiné à démontrer que la Sicile
ne demande pas au roi l'octroi d'une constitution nou-
velle, mais la convocation de son Parlement, le retour
à la loi ])()liti(iue de 1<S1(), le règlement du contrat avec
Naj)les.
Dès le 1), cette autre aiine était aiguisée et Amari,
(fui espérait le concours moral de la France en faveur
des révoltés, la dégainait sous forme d'une phujuelte
rédigée en français, (pi'il intitulait : Quelques observa-
valions sur le droil public de la Sicile -. Après avoir
affirmé (jue h le |)euple sicilien a été le premier en
Italie à remplacer j)ar ce mot de constitution celui tort
vague de réfoiine », Amari termine sa démonstration
par cette éhxpienle péroraison : (( J'espère que les nou-
veaux Ministres de Xaples, soutenus j)ar l'opinion
puhlicpie de Xaples, de toute l'Italie, de toute l'Europe,
connnenceront leur gouvernement par un acte solennel
de justice en convoquant le Parlement sicilien cjui
aurait dû siéger dei)uis longtemps selon l'article 10 de
la loi du 11 décembre liSlO. Le Parlement sicilien,
ap])elé à délibérer sur les termes de l'union j)()lilique
de la Sicile à Xaples, ne fera pas défaut à la cause
italienne, j'en suis sûr. Je le sens bien dans mon cœur.
Le Parlement sicilien saura remplir sa mission aussi
bien (jue le peu|)le a rempli la sienne les armes à la
main. C'est le peuple du seul état d'Italie qui, après le
naufrage de LSlô, sauva une plancbe sur lac(uelle on
lisait encore le mot de Lnu:RTi':. »
Amari croit encore à la possibilité d'un lien fraternel
entre Xaples et Palerme sous un même roi constitu-
' Amari, dans le Caiieggio, I, p. 239 ; cf. p. 172.
- Paris, imprimerie de Poussielgue, 1848, 22 p., sans couver-
ture et sans titre autre que celui qui est en tète de la |)age 1.
12(> Opuscules d'un aral)isant
tionnel, avec des garanties suffisantes pour sauvegarder :
contre les excès de l'absolutisme les droits des deux |
pays associés. Il sera moins disposé à entrer en com- ^
position avec le despote, lorsqu'il respirera l'air embrasé
sur le tbéàtre de la lutte. « Parti le 17 février, écrit ]
Amari', je fus à Palerme le matin du l^^' mars et, le |
soir du même jour, ils m'avaient déjà nommé Membre i
du Comité révolutionnaire, dans lequel ils firent ensuite
de moi le Yice'-Président de la section de guerre -. Le ;
Parlement ayant alors été convoqué, je fus élu, parmi ;
les députés de Palerme, le deuxième par le nombre des \
suffrages après Ruggero Settimo^; ensuite, après Fou- !
verture des Chambres, je fus mis en croix au Ministère |
des finances. » j
Dans rénumération des honneurs dont Amari fut
accablé aussitôt après son retour et que, « au risque j
de compromettre sa réputation, il accepta ^ », il oublie j
de nous dire qu'un des premiers actes du nouveau
gouvernement fut de l'appeler, dès le 2 mars, à la |
chaire, vacante depuis la mort de Rosario Di Gregorio, !
de droit public sicilien et qu'en cette qualité il prononça, ;
le 20 mars, le discours d'ouverture à l'inauguration solen-
nelle de l'Université^. Ce fut une journée sans lende-
main, le professeur improvisé ayant plus d'aptitude !
que de goût pour l'enseignement public. Cinq jours
plus tard, le 25 mars, le Parlement était ouvert et le
Ministère, présidé par Mariano Stabile, se présentait '
* Amari, lettre de Paris du 24 novembre 1848, dans le Cartcggio, '
I, p. 450-451, 1
- Le 8 mars. ]
3 Le 16 mars, par 2.370 voix, deux de moins seulement que '
Ruggero Settimo. •
^' Amari, Appiinti aiitobiogrcifici, passage communiqué par j
Tommasini, Scritli, p. 313. ]
» D'Ancona, dans le Carteggio, II, p. 347. \
Notice sur ^licliele Aiiiari 127
devant la « Chanil)re des communes >» avec une décla-
ration ([u'Amari, dans ses Notes aut()l)io«^ra|)hiques,
reconnaît avoir i'édii>ée'. Lors((ue, le 2U, il vint con-
lirmer son accei)talion dn Ministère des linances, il le
lit avec la modestie d\in linancier (jui avait à Paris un
l)ud<>et à peine supérieur à 130 Irancs j)ar mois-, (pii
maintenant, à court dapjîointements et de subventions,
en était réduit à loi>er chez son heau-iVère (iiusepj)e
Del Fiore "*. Si le Ministie n'avait pas de domicile, il
veillait aux destinées d'une caisse cpii n'avait j)rescpie
pas de ressources, où chacun demandait à i)uiser, où
personne ne voulait rien verser. « On se relïisait à paver
les im[)ôls, écrit Amari ^ ; tous voulaient îles emplois,
par injonction du peuple souverain. Dix-huit heures
par jour je restais au travail, à me sentir déchirer l'àme
par les postulants ou les oreilles par les honorables
Membres des deux Cduunbres, qui ne se sentaient
Membres qu'à condition de taire opposition au Minis-
tère pour préserver les libertés publicjues menacées
sans trêve par les Ministres, par moi, j)ar Mariano
Stabile, etc., nous qui, pendant quinze années, avions
mis nos tètes sous la hache pour cette cause. A dire
vrai, je paraissais personnellement le moins usurpateur
de tous, et le Ministère tint jusqu'en août; quand moi
et mes collègues nous nous retirâmes, ce fut par suite
' Amari, Appunti aiilobiografici, cités par D'Ancona, dans le
Carlegijio. II, p. 383. Aiiiari a donné une traduction française in
iwiciiso de ce « Discours hi par le vc'nérat)le Président »> dans son
« mcuîoire », intitulé La Sicile cl les Bourbons (Viwïs, janvier 1849),
p.74-87. J'y vois une raison de plus de lui attriljuerl'oriifinal italien.
^ C'est ce que j'infère d'une lettre d'Amari, dans le Carleggio,
I, p. 235.
3 Amari, Appunli antobiografici , dans Tommasini, Scrilti
p. 313. no 3.
' Lettre de Paris, citée plus haut, du 24 novembre 1848 ; voii
le Carleggio, I, p. 451.
128 Opuscules d un arabisant
de l'opposition faite par la Chambre des pairs à un
projet d'emprunt que j'avais proposé et qui avait été
consenti à l'unanimité par la Chambre des com-
munes. »
L'amertume du pouvoir dans ces temps troublés
n'avait été adoucie pour le Ministre des finances que
par le sentiment d'un devoir à remplir, d'un service à
rendre. Le 13 août, il quitta sans regret des fonctions
qu'il n'avait pas sollicitées, mais subies « par ordre du
premier citoyen d'Italie », qu'il avait essayé de résigner
le 14 juin ^, sans obtenir alors que l'on mît fin à ses
« tortures ». Le rêve d'une « fédération italienne des
Etats-Unis dltalie » s'évanouissait dans les brumes
d'un avenir lointain : la Sicile, « en guerre avec le roi
de Naples, en paix avec les frères italiens du royaume
de Naples- », avait vainement offert, le 10 juillet 1848,
la couronne à Ferdinand de Savoie, duc de Gènes, fils
de Charles-Albert, roi de Piémont^, « par une sorte de
prévision fatidique de la domination heureuse qu'éta-
blirait sur l'île la dynastie gardienne des Alpes*»;
l'Europe monarchique regardait avec une curiosité
hostile un mouvement qui ne rencontrait une neutra-
lité plutcM bienveillante que dans la France républi-
caine et dans l'Angleterre parlementaire ; enfin, le roi
de Naples, Ferdinand II, n'attendait qu'une occasion
favorable, un temps opportun, la répression des trou-
' A m a ri, dans le (Airteggio, I. p. 255.
•^ Amari, ibid., I, p. 243 et 244.
■^ La lettre, écrite par Ferdinand de Savoie pour « ne pas
accepter l'honneur qu'on veut lui faire », datée de Milan 6 août
1848, adressée par le prince au marquis Lorenzo Pareto, minis-
tre des affaires étrangères du Piémont, a été publiée par M. G.
Romano Caetana, op. cit., p. 19-20, d'après l'autographe déposé
au Musée de Palerme.
' Tommasini, Scrilti, p. 314.
Notice sur Michèle Aiiiari 12î>
blés qui ravaieiit menacé dans sa résidence de Naples
les 14 et 13 mai, i)OLir écraser la rébellion, minée
d'avance par sa durée, par l'insuffisance de ses res-
sources, par la rivalité de ses meneurs, par l'incapacité
de ses généraux, par les dissensions intestines, la
mollesse et les excès de leurs soldats désœuvrés.
Ruggero Setlimo, président du gouvernement de
Sicile', appela, le 13 août 1818, à la présidence du
nouveau Ministère Vincenzo Fardella, marquis di Tor-
rearsa, depuis le 13 avril président de la (Miambre des
conmiunes-. Ce grand seigneur, ouvertement affilié à la
révolution de janvier, se réserva le double portefeuille
desafTaires étrangères et du commerce. Alors qu'Amari
se flattait de goûter un repos chèrement gagné, alors
que sa présence éclairait d'une lueur de sérénité la
vieillesse sombre de son père, qu'il se préparait à respirer
librement l'air vivifiant de sa ville natale et à reprendre
ses courses dans la campagne et ses ascensions sur son
son cher mont Pellegrino, il fut, sans délai et sans
merci, sollicité d'apporter à l'étranger un concours
immédiat à ses successeurs, arraché à sa vie de famille,
condamné à s'expatrier. Son premier exil, qui lui avait
fait voir Paris et entrevoir Londres, suggéia l'idée de
lui infliger le deuxième, qui lui permetli^ait d'utiliser
dans ces deux villes, au profit de la Sicile, son expé-
rience des hommes et des choses. Le 31 août, Amari
fut muni d'instructions écrites signées par le marquis
di Torrearsa, en qualité de « Commissaire spécial du
Pouvoir exécutif du royaume de Sicile près la Képu-
blique française et près le Gouvernement biitan-
^ J'emprunte ce protocole à Amari, La Sicile et les Bourbons,
p. 88.
- D'Ancona, dans le Carleggio, I, p. 287.
9
130 Opuscules d'uu arabisant
nique* ». Il doit se rendre à Londres, en passant par
Paris, où il se concertera avec le « représentant » offi-
cieux de la Sicile, son ami le baron di Friddani. On
accrédite le Commissaire spécial, à Paris, auprès du
général Cavaignac, président de la Piépublique, et du
citoyen Jules Bastide, ministre des afïaires étrangères ;
à Londres, auprès de lord Palmerston, ministre des
affaires étrangères dans le cabinet ^Ybig présidé par le
comte John Russell, et auprès de lord Minto. Le jeune
néaociateur saurait-il d'emblée tenir tête aux « vieux
renards de la diplomatie»'-? Ses instructions lui inti-
maient l'ordre de joindre ses efforts à ceux de ses
collègues, le baron di Friddani à Paris, Luigi Scalia et
le prince Granatelli à Londres, pour obtenir des deux
puissances la reconnaissance officielle de la Sicile,
irrévocablement séparée du royaume de Naples, placée
sous la souveraineté offerte par le vote du Parlement au
duc de Gènes, qui finira par l'accepter, ou, à son défaut,
conférée à un prince de la maison de Toscane^; une
intervention pressante ou au moins une médiation effi-
cace pour arrêter le roi de Naples, si, au mépris des en-
gagements qu'il a pris avec l'Angleterre et la France,
il trame, ainsi que l'affirme lord Napier, une expédition
pour chercher à usurper de nouveau ses anciennes con-
quêtes ; enfin, un appui moral et matériel prêté fran-
chement au Statut nouveau que le Commissaire aura
pour mission spéciale de défendre à Londres en ce
qu'il a de contraire aux idées et aux usages aristocra-
tiques de l'Angleterre.
^ Ces instructions sont reproduites intégralement dans le Car-
te g gio, I, p. 264-2G6.
- Expression empruntée à ibicL, I, p. 362.
2 La clause relative au prince de Toscane devait rester
secrète et ne pas être communiquée par Amari à ses collègues.
Voir cependant le Carteggio, I, p. 297 et 298.
Notice sur Michèle Aniari 131
Amari s'ciiil)aiqiia,sansprok'slercl sans larder, sur un
vapeur de guerre anglais, la Porciipiiw. Ce fui pour lui un
déchirement de cœur que ce dépari hàliF, mais la voix
publique l'avail indicjué à un Ministère composé exclu-
sivement de ses amis '. Le 4 septembre, il est en rade
dans le golfe de Naples, à la barbe du tyran-, y a|)pjend
avec émotion le bombardement par le roi Bomba et
la résistance héroïque de Messine ^^ arrive à Marseille
le 7, à Paris le 10 ^ L'arabisant de la veille et du len-
demain n'y fréquente plus avec suite ni ses anciens
professeurs, ni les manuscrits tant aimés de la Biblio-
thèque devenue Nationale '^. On le rencontre dans les
antichambres, il court les audiences, il assiste et il
prend i)art aux réceptions officielles, il s'accroche dans
les soirées des ministères et partout ailleurs aux per-
sonnages, qu'il obsède et qui essaient en vain de se
dérober. On concède à son insistance des promesses
vagues qui al)outissent le plus souvent à d'amers dé-
boires. Sa santé de fer lui permet de faire sans relâche
la navette entre la i^iare du Nord à Paris et celle de
London Bridge à Londres''. Ses entretiens çà et là
développent les qualités de son esprit observateur.
Dans le véritable Lihro Verde, que M. D'Ancona nous
a transmis sur cette période de négociations pénibles
et absorbantes ", que de croquis vivants, rapides, res-
semblants, malicieux sans aigreur, spirituels sans pré-
^ Cartcggio, I, p. 451 .
2 Ibîd., I, p. 274.
3 Ibîd., I, p. 273 et 281. La ville, ravagée, décimée et ruinée,
capitula le 7 septembre, non sans avoir inflif^c des pertes
sérieuses aux assiégeants; cf. ibid., I, p. 282 et 291 .
' Ibid., I, p. 282.
« Ibid., I, p. 547-548.
« Ibid., I, p. 307, 310, 314, etc.
' Ibid.,l, p. 267-566.
132 Opuscules d'uu arî\l)isant
tcnlion, Àmari a tracés de sa plume bien taillée, à
rimage de F'erdinand II, « le roi sacripant ^ », de lord
Palmerston, « un whig aristocrate, pratiquant l'art
d'écouter en silence avec autant d'attention que de
patience - », de lord Normanby, « le vrai roi de
France à l'époque actuelle », de Thiers, « l'esprit k
plus élevé et le premier orateur qui reste à la France,
ce petit avorton », avec sa « forte odeur de parvenu,
cette miniature de réactionnaire^ », du général Cavai-
gnac, '( chef du gouvernement en titre et de fait »,
toujours aussi loyal et de plus en plus impopulaire,
aux réparties d une rondeur et d'une brusquerie solda-
tesque ^, du (( très honnête » Bastide •', du candidat
Louis Napoléon, le « Napoléonide », comme Amari
l'appelle avec irrévérence'', parce qu'il le juge un
homme <i inepte, qui n'a ni talents, ni habiletés, ni
qu-alités autres que des qualités médiocres'' ». La cor-
respondance diplomatique d'Amari contient aussi des
jugements sommaires et tranchants sur Mazzini, « excel-
lent et saint, mais nullement politique^ », sur Garibaldi,
« qui n'a jamais été un général, mais un chef résolu et
rien d'autre^ ->, sur ses deux « amis incrédules et répu-
blicains ^'^ », Michelet, « aftblé de la Sicile '' », et Edgar
' Carteyglo, I, p. 310, 314, 315, etc.
^ Ibid., L p. 297, 399, 560 et 561 .
-' Jbid.,l, p. 285.
* Ibid., I, p. 423 et 490. Le mot (.< parvenu » est en français;
cl", ibid., l, p. 549.
= Ibid., I, p. 316, 320, 336, 342, 400, 425, note, 488 et 489.
« /&zV/., I, p. 410.
" Ibid., I, p. 313 et 347.
« Ibid., I, p. 422.
^ Ibid., I, p. 431. Aniari ne soupçonnait pas alors le rôle qu'il
jouerait pour seconder Garibaldi dans la libération définitive de
la Sicile. Cf. aussi ibid., \, p. 415.
''' Ibid.,\, p. 480.
^' Ibid.,l, p. 345.
Notice sur Miclicle Aiiiai'i 1:^3
Qiiiiiel, « écrivain pour l'Ilalic ' », |)()iir ne citer (in'un
pt'lit nonihi'c de célébrités incontestées.
La reprise des liostilités entre les tioupes du tyian
dépossédé et ses anciens sujets, voilà un duel fjn'il
faut éluder à tout prix, tout en se préparant a ralVron-
ler, s'il devient inévitable. L'n double remède s'impose
pour j)arei' aux dangers ({ue couil la Sicile. Amari sent
vivement que, d'une paît, il impolie d accroitre les
forces militaires dont elle disj)ose, alin (ju'elle soit
en état de se défendre contre les assaillants et de les
tenir en respect, (jue, d'autre paît, la truande famille
italienne, des Alpes à Lilybée, en deçà et au delà du
Phare, doit s'associer dans une fédération intime, sans
aucun remaniement de territoire^ avec l'admission à
titre égal de toutes les subnalionalilés géographicjucs,
cthnicjues ou hislori(pies, sous le palrona<i;e de rAuLjle-
terre et tie la France plul()l ([ue de l'Autriche et de la
Russie -.
i*our faire fi^^ure dans ce pacte, qui laissera à clKUfue
étal son indépendance ^, la Sicile a besoin de monti'er
combien son concours peut devenir précieux et recher-
ché, combien son apj)()int mérite considération, rpielle
quantité et cpielle cpialilé d'auxiliaires elle mettra en
ligne dans l'intérêt de la cause commune. La diplo-
matie ne peut })as se passer d'une victoire sicilienne K
C'est pourquoi, tandis (jue les deux nations amies se
bouchent les oreilles pour ne rien entendre, Michèle
' (Àirtcgcfio, I, j). 34(>. Voir au bas de celle iiièiiie |)af^e la
savante et judicieuse note, par laquelle M. D'Ancona démontre
que « Quinet mérite vraiment ce nom, et celui d'ami de l'Italie ».
Voir aussi ibid., I, p. â.')!).
^ Amari, La Sicile elles Bourbons (Paris, janvier 184*.)), p. Ul
et 105; Pos/-.sc/7>/ii/2i (Paris, 29 mars LS49). p. 29-30.
3 Amari, La Sicile, p. 91 ; cf. Carteggio, I, p. 48G.
' Ibid., I, p. 322.
134 Opuscules d'un arabisant
Amari et son collègue, le baron di Friddani^ entament
à Paris, leur « point stratégique ^ », des pourparlers
avec plusieurs officiers disponibles de toute arme et
de toute origine : ce sont le vieux général français
« vert et valide », Jacques de Trobriand, (( impatient
de faire avec nous sa dernière campagne - », le Polo-
nais Louis Mieroslawski, le condoltiere né des soulève-
ments européens ^, le colonel polonais Wiercinski,
« l'bomme de la chose * », le colonel Gccrtuer de
Brunswick ^ et d'autres, bien décidés à tenter l'aven-
ture. On mettra sous leurs ordres des combattants de
l'empire encore solides, des républicains exaltés avides
de transporter au dehors leurs personnes et leurs idées,
des troupes cosmopolites à la solde de qui les enrôle ^.
Les achats de canons, de fusils, de matériel et de mu-
nitions sont, non seulement tolérés, mais encouragés ''y
et, le 3 octobre 1848, le général Cavaignac se laisse
aller à promettre « un petit crédit ^ ». On marchande
et on se dispose à équiper le vapeur VHcllesponl ^. Les
préparatifs de guerre se poursuivent ouvertement à
Palerme et à Paris, sous le couvert d'un armistice
arraché au roi de Naples par la médiation franco-
anglaise, qui lui lie les mains ^^, parfois interrompus et
souvent contrariés par la disette des finances, avec la
* Carteggio, I, p. 410.
2 Ibid., I, p. 343, 344, 354, 391, 405, 417, 430, 431, 459, 514.
3 Ibid., I, p. 515, 568, 571 et 582.
♦ Ibid., I, p. 391, 405, 418, 429, 459, 472.
s Ibid., I, p. 343-344.
6 Ibid., I, p. 308.
' Ibid., 1, p. 32-2, 364, 395, 426, 427; cf. p. 459.
« Ibid., I, p. 34'i; cf. p. 413.
9 Ibid., I, p. 282, 307, 335, 351, 355, 356, 357, 373; cf., sur d'au-
tres vapeurs à acquérir ou acquis, ibid., I, p. 302, 391, 427, 499,
540 551; II, p. 1 et 2.
" Ibid., I, p. 394.
Notic€> sur Michèle Ainari KJ5
connivence avérée des deux puissances neiilres. La
Sicile puise un regain de conliance dans l'ardeui' impé-
tueuse de ces recrues bruyantes, dans rinaclioii pro-
longée du roi Bomba, qui se réserve j)our le printemps
prochain, dans le succès éclatant d'un emi)iiinl forcé
qui fui couvert sans difficulté dans « ce pays des
miracles >, et qui remplit pour un moment les caisses
vides des Siciliens à Palerme et à Paris '.
Un sage comme Amari, tout en co()|)érant aux
mesures qui relèvent les courages de ses compatriotes,
ne se dissimule pas la nécessité urgente de résoudre à
bref délai le problème de l'union, «puisque, pour le
moment et pour longtemps, il ne sera pas question
d'unité en Italie - ». Il faut lire d'un bout à l'aulie le
remarquable rapport rédigé en français, que le 8 dé-
cembre 1818, Michèle Amari et le baron di Friddani
adressèrent au ministre Bastide ^. On v reconnaît la
précision et la fermeté de pensée et de langage qui
distinguent les écrits d'Amari , scientifiques ou poli-
tiques, historiques ou littéraires, et je n'hésite pas à le
dénoncer comme le rédacteur du manifeste, signé par
lui et par son collègue de Paris, qui n'hésita pas à sou-
scrire les termes de son éloquente déclaration.
La situation est ainsi dépeinte dans un tableau sai-
sissant, destiné à porter la conviction dans l'esprit du
' (AirU'(j(jio, I,p.499; IctU-e du marquis di Torrcarsa à Amari du
19 décemljrc 1848. L'emprunt étatt de 100.000 onze, dit la lettre;
Amari (La Sicile, p. 39) parle d'un million et demi de francs cjui
auraient été versés. Uoiiza sicilienne, sur laquelle je n'ai pas
trouvé à me renseigner, valait donc lô francs. Un projet d'em-
prunt, à contracter à Paris, venait d'échouer misérablement
après des remises successives; cf. \c Carleggio, I, p. 117, 458-
459, 495-496, etc.
2 Amari, La Sicile et les Bourbons, p. 104.
^ Carleggio, I, p. 485-488.
130 Opuscules d un arabisant
Ministre auquel est adressé cet exposé lumineLix ' :
« La Sicile, dans sa révolution de 1848, ne s'est pas écartée
un seul iustant du principe de l'union nationale de l'Ita-
lie. Les objets de cette révolution ont été : 1" d'abroger un
pouvoir illégal et despotique ; 2° de cliasser un prince
sanguinaire, l'ennemi de ses peuples, de l'Italie et de
la civiHsation ; 3«^ enfin de briser non pas un lien frater-
nel, mais une chaîne d'esclavage, forgée par les traités
de 1815... Maintenant, sous le coup de la réaction de
la Loml)ardie et de Naples, il ne reste d'autre parti
à prendre que de consolider au plus tôt les idées de
fédération. Il ne paraît pas difficile qu'on tombe
d'accord sur deux points essentiels : l'élection ^popu-
laire pour la'Diète Constituante et l'admission, à titre
égal^ de toutes les subnationalités historiques ou géogra-
phiques : Piémont, Lombardie et Vénétie, Toscane, Etats
Romains, Naples, Sicile. Peut-être les différents projets
formés en Piémont, en Toscane, à Rome, ne tarderont-
ils pas à se fondre en un seul, et celui-ci à recevoir la
sanction des Parlements, des Princes et des peuples...
Personne ne peut douter de l'etficace coopération de la
France à la fédération italienne, quand on a pour
gages les principes proclamés par la République, le
haut intérêt politique de la France à voir l'ItaHe con-
stituée d'après ces principes, les déclarations réitérées
de l'Assemblée nationale et du Pouvoir exécutif pour
l'affranchissement de l'Italie. Quant à la Sicile en par-
ticulier, ne devrait-elle pas compter sur l'appui de la
France pour devenir un des membres indépendants de
^ On aura profit à étudier la genèse et le développement de
ce point de vue, qui va toujours en s'élargissant dans l'esprit
clairvoyant d'Amari, en lisant, dans l'ordre où ils se suivent, les
passages suivants publiés dans le Carteggio, I, p. 376, 377, 381,
384, 395-397, 462, 464, 466 (important), 470, 483, 492 et 499.
Notice sur ^lichele Aniari i:$7
la fédération? Les hommes d'Etat aj)i)elés aux Conseils
de la Répul)li(|iie connaissent trop bien l'histoire et la
position actuelle de la Sicile pour ne pas être convain-
cus que l'union de cette île à Naples, sous Ferdinand
de Bourbon, est devenue impossible, et ce lien IVa^ile
et odieux ne servirait ({u'à attirer les ambitions de
l'étranger sur la Sicile '. La Ué[)ul)li(jue a reconnu de
fait l'indépendance de cette ile; le canon français a
salué cent fois le pavillon sicilien. La France ne pourrait
sourire à un despote, qui le foulerait tout sanij;lant à
sc^ pieds ».
Au moment où Amari s'évertuait à placer sousla sau-
vegarde de la France le pavillon sicilien « aux trois
couleurs italiennes - », les pensées à Paris et dans les
départements convergeaient vers l'élection présiden-
tielle iixée au 10 décembre 181(S. Qui l'emporterait,
du général Cavaignac ou du prince Louis Napoléon?
Les pronostics les plus autorisés étaient d'accord
pour annoncer avec certitude que le sutTrage universel
réservait au prince une majorité écrasante. Amaii eut
préféré ne {)as croire à cette issue qu'il considérait
comme une calamité |)our la F'rance '-K Mais il avait
assisté aux progrés des « idées napoléoniennes * » et il
se rendait à l'évidence. Il s'indignait déjà en prévoyant
' Le 28 février 1849, Aiiinri, à in pnge 30 et (iernière de son
Posl-scripliim à Im Sicile cl les Bourbons, agitera devant la France
et l'Anifletcrrc, témoins syn)i)atliiques, niais spectateurs immo-
biles, le spectre d'(( une garnison napolitaine, croate ou cosaque,
peu importe », mise par l'Autriche ou la Russie dans « l'ile la
plus importante de la Méditerranée, qui, dans le commerce
comme dans la guerre, pouvait devenir la clef de l'Italie et de
l'Orient ».
■^ Caiieggio, I, p. 186.
3 //)/(/., I, p. 338, lettre d'Amari du 30 octobre 1848.
* .l'emprunte cette expression au titre d'un des premiers opus-
cules de Louis Napoléon ( Paris, 1839j.
138 Opuscules d'un arabisant
que, dans les rues de la capitale, « la neige serait
teinte du sang versé ^ » et que les protestations des
meilleurs républicains risquaient d'amener la guerre
civile. Amari n'entretint jamais aucune relation directe
ni avec le Prince Président, ni plus tard avec Napo-
léon III, empereur des Français.
Drouvn de Liivs avant été nommé, le 20 décembre,
Ministre des affaires étrangères, Friddani et Amari,
admis auprès de lui le 25-, essayèrent de le gagner à
la cause de leur mallieureux pays avec autant de cha-
leur qu'ils l'avaient fait auprès de son prédécesseur, le
citoyen Bastide, et trouvèrent en celui-là un interlocu-
teur aussi sourd à leurs prières, mais moins aimable
et plus décourageant que ne l'avait été celui-ci. Le Mi-
nistère des affaires étrangères n'a pas cessé d'être, dans
les pays civilisés, celui dans lequel les traditions se
perpétuent avec le plus de continuité, quel que soit le
régime, royauté, république ou empire. Néanmoins,
Drouyn de Luys met à dessein plus de raideur et de
sécheresse dans son accueil pour accentuer plus nette-
ment l'attitude désormais inexorable de la France
envers la Sicile. Le baron di Friddani ne veut plus
gravir les marches du Ministère ; et moi, écrit Amari -^
(( je vais seul subir avec dédain toutes ces humilia-
tions, qui sont pour moi un sacrifice fait au pays ».
Ce fut à la parole écrite, comme à un instrument
plus efficace d'action sur gouvernants et gouvernés,
qu'Amari, pour s'épargner le retour de pareilles « humi-
liations », résolut d'avoir recours dans l'accomplisse-
ment de sa mission. Il organisa une propagande active
^ Carteggio,l,i). 410.
^ Giovanni Lucifora, dans les Memorie délia Rivoliizione sici-
licina (sur cet ouvrage, voir p. 150, note 2), I. p. 229.
^ Carteggio., I, p. 532; cf. p. 563.
Notice sur Michèle Aiuari i:{î>
par des insertions d'articles dans les jonrnaux français
et anglais, ainsi que dans celles des Revues (|ui donnent
le branle à l'opinion publique '. A ses Qiicl(iiies obser-
valions sur le droit public de lu Sicile, vieilles de près
d'une année-, il médite de substituer un manuel où il
mettra en parallèle les droits saerés de la Sicile et les
méfaits iniques des Bourbons. Ferdinand 11 n'a-t-il pas
donné réeeniment de nouveaux gages à la réaction en
recueillant, le 25 novembre, à Gaètc, le Pape Pie IX,
qui a été mis en fuite par l'insurrection romaine, ses
sujets ne lui ayant pas pardonné sa volte-face au libé-
ralisme de ses débuts '^ ? Amari parle d'abord d'un
« opuscule documenté de 200 à 300 pages ^ », qu'il ne
signera pas de son nom, pour ne pas froisser les con-
venances parlementaires ^, et finalement il condense la
matière dans une plaquette de 108 pages, datée de jan-
vier 1819, en tète de laquelle on lit : La Sicile et les
Bourbons, par Amari, membre du Parlement sicilien ^.
Le 29 mars, « malgré la répugnance que lui inspire ce
blaspbème contre les droits sacrés de la Sicile », il
reproduit dans un Post-scriptum ' le projet de constitu-
tion de Gaète, en cinquante-six articles, proposé à la
Sicile, comme (( concession royale », par Ferdinand 11 le
28 février, et Amari, conformément à ses opinions pro-
fondément enracinées, justifie « le refus de ces condi-
' Cartcgg'o, I, p. 350,356, 367, 371, 481, etc.
^ Les Quelques observations sont du 9 février 1848; voir plus
haut, p. 125.
^ Cartcggio, I, p. 471. « Révolution heureuse à Rome», avait
écrit Amari, aussitôt que la nouvelle lui en était parvenue; cf.
/7>zV/.,I,p. 453, une lettre précisément datée du 25 novemhre 1848.
► Ihid., I, p. 416. Si c'est là un « opuscule », que sera un livre?
* Ibid., I, p. 41 4.
« Paris, A. Franck; cf. Carleggio, I, p. 521, note, 527-528.
■^ Paris, Pion, 30 pages; y voir p. 4-14.
140 Opuscules d'un arabisant
tions par le Comité sicilien », et juge sévèrement « le
refus par Ferdinand des conditions que le Comité lui
proposait à son tour • ». Il préconise la solution des
diflicultés pendantes dans une brochure anonyme dont
le titre indique suffisamment rol)jet : La médiation fran-
çaise dans les affaires de Sicile -, en même temps que,
sous un titre analogue ^, il publie à Londres, en la
signant de son nom, une traduction anglaise de son
Post-scriptiiin, allégée du texte de la « charte offerte ».
Devançons Amari en Sicile, dont la situation s'est
aggravée, et à Païenne, où il abordera le 16 avril 1849 *.
Pendant qu'il écrivait, <( comme on dit en Sicile, avec
le sang aux yeux ^ », les événements se précipitaient
et la catastrophe finale paraissait imminente. La patience
du roi Bomba est à bout; il a laissé passer l'hiver l'arme
au bras, sans coup férir, non pas seulement par longa-
nimité, mais aussi sur les instances réitérées^ impé-
rieuses, de l'Angleterre et de la France. Les prétentions
de la Sicile ont, dans le Prince Président et dans son
Ministre des affaires étrangères, des antagonistes plu-
tôt que des alliés. Si l'étiquette républicaine n'est pas
effacée en France, le gouvernement se solidarise avec
les rois pour acheminer le pays vers la restauration de
l'empire. Il y a plusieurs mois que l'Angleterre, (( paci-
fique et réactionnaire ^ », a déçu les espérances qu'avait
mises en elle Amari, «à l'origine anglophile, sinon anglo-
^ Amari, Post-scriptiim, p. 29.
^ Paris, Pion, sans date (1849i, 14 pages gr. in-8t».
^ The anglo-french Médiation in Sicilij or Post-scriptiim to Sicity
and the Bourbons, London, 1849; cf. Tommasini, Scritti, p. 315,
note. La Bibliothèque de l'Institut de France possède un exem-
plaire de celte traduction anglaise.
' Carleggio, I. p. 569, 580, 582 et 586.
° Ibid., I, p. 511.
« Ibid., I, p. 389.
Notice sur Michèle Ainuri 141
mane ». « A présent, écrit-il le (> décciiibrc IH IcS ', ne inc
parlez pas de John Bull. » La crise ministérielle si malen-
contreuse qui, à Païenne, renversa du pouvoir, le 1.") fé-
vrier 1819,deslu)inniestels (jue le mar(|uisdi Torrearsaet
ses collègues, dont la vertu elle dévouement rehaussaient
l'auloriléau dedans et au dehors, aurait pu avoir des eon-
sé({uenees graves pour la Sicile, si Pietro Lanza, prince
di Butera, chef du nouveau cabinet, n'avait pas inspiré
et mérité pleine conliance -. H inaugura ses lonctions
en recevant de (iaéte la « charte octroyée x), datée du
28 février^, accompagnée d'un ultimatum. ^ Les condi-
tions ci-dessus, dit en terminant le roi de Xaples * , se-
ront considérées comme non avenues, non faites et non
})romises, si la Sicile ne se soumet pas immédiatement
à l'auloiité de son légitime souverain. Dans le cas où
l'armée royale se verrait dans la nécessité d'agir pour
reprendre possession de cette partie des pays du Uoi^,
la Sicile s'exposerait à tous les dommages {|u'entraîne
la guerre et à la ])erte des avantages que lui assurent
les présentes concessions. » Cette ])roclamation aux
Siciliens, avec les (( dispositions » que le Roi « se ré-
serve de lornnder à la lin de juin de l'année courante »,
commençait i)ar u\\<t anmistie ^.c pour tous les laits et
délits politiques'^ ». Amari, dans son indignation cour-
roucée, avant d'entreprendre une analyse partiale de la
« charte octroyée », la llétrit comme une « étrange
' Cartcggîo, T, p. 480.
- Aniari n'approuve pas tous les choix et demande « un chan-
gement i)artiei ». Lettre du 7 mars 1849, ibid,, I, p. ô4î). M.
D'Ancona, ibid., note, énumère les membres du Ministère au
15 février et ceux qu'il s'adjoignit dans un remaniement con-
forme aux vœux d'Amari, en date du 13 mars.
^ Voir plus haut, p. 139.
* Amari, l'ost-scripliim, p. 14.
5 Ibid., p. 5 et 6.
142 Opuscules d'un arabisant
concession royale qui commence par l'insulte et le
mensonge et finit par la menace d'une guerre d'exter-
mination ^ ».
Au cas où les Siciliens n'acquiesceraient pas au par-
don et à la rentrée en grâce accordés au « pays de
Gérés * » s'il abandonne les armes pour la charrue,
l'ouverture des hostilités serait fixée au dixième jour
après le refus des propositions ^ La répression énergi-
que, implacable, ne chômerait pas, le bourreau, qui
en est chargé, n'étant autre que le généralissime Carlo
Filangieri, prince de Satriano, « le boucher de Mes-
sine^ », qui a remis l'ultimatum aux ministres pléni-
potentiaires anglais et français à Naples, Sir ^\^illiam
Temple et Alphonse de Rayneval, pour qu'il fût com-
muniqué au Gouvernement du Royaume de Sicile par
les amiraux anglais et français Parker et Baudin^.
Amari ne se soucie plus que d'aller immédiatement
faire le coup de feu à Palerme, où le sort de la Sicile
se décidera, comme en janvier 1848. Sa conscience lui
enjoint de s'associer autrement que de loin aux périls
et au destin de ses anciens amis politiques. Au premier
coup de canon, il quittera Paris et regagnera son poste,
qui peut devenir périlleux, à la Ghambre des commu-
nes, dans les rangs de la Garde nationale mobilisée,
dans les troupes de citoyens qui sortiront à la rencon-
tre de l'ennemi. Il aspire à combattre et à mourir pour
^ Amari, Post-scripium, p. 14.
^ Expression du Roi dans sa proclamation; ibid., p. 5.
3 Car le g g io, \, p. 551.
^ Ihid., I, p. 310 et 550; Amari, Post-scriptiim, p. 4.
3 D'Ancona, dans le Caiieggio, I, p. 557. C'est l'amiral Baudin
qui a indiqué expressément la durée du délai au prince di
Butera. Quant à l'amiral Parker, il n'avait spécifié aucune date
pour la rupture de l'armistice. Lettre du prince di Butera du 8
mars 1849, ibid., I, p. 551.
Notice sur Michèle Ainari I/i3
la nol)le cause, dont il espère la victoire, en conseillanl
la résistance jusque sous le couteau '. (le n'est pas à
Palerme, où ses sentiments les plus intimes le poussent
à exposer sa vie allègrement, c'est à Londres, où « la
conOanee immense » du prince di Imitera lui a fait
« l'honneur d'une importante mission- », cpi'Amari va
se rendre tout d'ahord . II part le 8 mars 1<S19, la mort
dans l'àme, pour tenter une démarche suprême auprès
de lord l^dmerston, silencieux et impénétrahle à son
ordinaire, avec la complicité active de lord Minto,
« toujours courtois et amoureux comme un père à
l'égard de la Sicile*^ >'. Dans ces entretiens, la candi-
dature éventuelle de Ferdinand de Savoie, duc de Gê-
nes, cà la royauté de la Sicile, est de nouveau posée et
soutenue par Amari, mais sans cpi'il ohtienne créance
sur l'acceptation possihle du prince, au moment où
son père, ('diarles Alhert, roi de Sardaigne, ahandonné
à lui-même par l'Angleterre et par la France, était com-
haltu sans merci par l'Autriche ^ Amari, rentré à Pa-
ris le 13 mars"', n'y rencontra pas de dispositions plus
favorahles à la Sicile. La « crainte des rouges^ » y
prédominait. Les pro])ositions « très inlàmes » du roi
Bomha paraissaient acceptahles, et le mieux serait de
' Cdrlcfigio, I, p. 490, 519, 526, 528, 530, 537, 556, 562, 563, 566,
58(1,582. Ma rcctaction donne le sens et en partie les termes de
ces passages écrits pour la plupart du 16 décembre 1848 au
22 mars 1849.
- Ihid., I, p. 54i).
^ Ibid., I, p. 552; cf p. 553 et 557.
' Ibid.yl, p. 556, 560 et 566. Les hostilités contre le royaume
de Sardaigne, reprises après une trêve le 12 mars, aboutirent
le 23 à la défaite de Xovarre, qui eut pour conséquence l'ab-
dication de Charles Albert en faveur de son lils aîné, Victor
Emanucl II.
'" Ibid.. I, p. 556.
^ Ibid., I, p. 563.
144 Opuscules duii arabisant
s'y résigner. Amari n'admet pas qu'on transige et, le
27, il écrit de Paris au marquis di Torrearsa * : « Notre
politique est unique et très claire, et l'on ne peut s'y
tromper. Résister et nous faire égorger, ne jamais cé-
der, surtout ne jamais faire une ligne de convention
que dans l'avenir on puisse alléguer comme une renon-
ciation à nos droits... Combattons sans compter sur
aucun appui. »
Le principe de non-intervention est donc invoqué
parles deux Puissances indiilérentes, qui donnent carte
blanche au roi Bomba. Après avoir vainement attendu
la soumission du Gouvernement sicilien, il donne à
son armée l'ordre de prendre l'offensive. Il commence
par s'emparer de Taormina, mal défendu par Mieros-
lawski'-. Le 6 avril, vers le soir, c'est Catane qui se
rend « après une courte résistance traversée par mille
malentendus et parce qu'une partie de la troupe s'est
débandée^ ». Ces échecs étaient des symptômes de la
démoralisation générale qui, d'avance, condamnait lile
vaincue à de nouvelles souffrances et à une oppression
pire que celle du passé. Dès le 9, le prince di Butera
épanche « en ami et confidentiellement ^ » sa douleur
et son désespoir dans le cœur d' Amari, qui souffre plus
que jamais, dans cette période critique, de n'avoir pas
su échapper à sa servitude parisienne. Il la secoue en-
fui et arrive à Palerme le 16 avril.
Le spectacle qui le trappe et qui le navre, aussitôt
qu'il a mis le pied dans sa ville natale libi'e encore du
joug napolitain, c'est le laisser-aller qui y règne, l'iner-
1 Torrearsa, dans le Carleggio, I, p. 558.
2 IbicL, I, p. 565-566.
■^ Ibid., I, p. 568; cf. p. 571.
'' Le prince di Butera à Amari, le 9 avril; ibid., I, p. 566; cf.
p. 568.
Notice sur Michèle Ainari 145
lie des chefs, riiuliscipline des soldats, le mauvais
vouloir de la bourgeoisie, lasse de ({uiiize mois de révo-
lution dans l'isolement (Tune île, épouvantée de l'ap-
parition et des progrès du choléra, qui y choisit le plus
souvent ses victimes. Il venait payer à la Sicile le tri-
but de son sang et il trouve Palerme à la veille d'une
catastrophe dont elle ne s'alarme pas, d'une capitula-
tion plus désirée que redoutée, d'une redchlion en fa-
veur de hK[uelle la (iarde nationale et le Parlement
sicilien sont disposés favorablement '. Les bateaux à
vapeur fiançais s'apprêtent à supprimer leur relâche à
Trapani, sur la route de Marseille à Malte, (f II faut
absolument, écrit Amari dès son débar({uement -, con-
server ce service, au moins tant que notre bannière
n'est pas abattue à Palerme... S'il cessait, nous per-
drions l'unique voie de communication qui nous reste
dans les conditions présentes, dont nous ne pouvons
pas pressentir la durée » S'il avait connu plus tôt la
populace dont le contact l'effarouche maintenant, qu'il
avait crue attachée à ses droits et acharnée contre les
Bourbons^ il aurait sans doute montré quehjucs défail-
lances de la volonté dans l'accomplissement de son
mandat à Paris et à Londres. Ce qui le désole, c'est
que le grondement du canon ne couvre pas la voix de
la diplomatie et des di})lomates, que « la Sicile ne veut
j)lus coml)attre pour sa liberté^ ». Il n'a plus retrouvé
le Ministère Butera qui, le 14 avril, a dû céder la place
à un « fantôme de Ministère, dont l'àmc est le baron
Riso, devenu préteur de Païenne ». Comme les méde-
cins se succèdent au chevet des moribonds, nombreux
sont les cabinets qui président l'un après l'autre à l'ago-
^ Carteggio, I, p. 582,
- Ibid.f I, p. Ô139-570.
^ Ibid., I, p. 570.
10
146 * Opuscules d"un arabisant
nie du Gouvernement du Royaume de Sicile. Le der-
nier, le ministère de la ploutocratie, des appétits et de
la capitulation, n'a pas laissé les meilleurs souvenirs*.
Le 20 avril, Amari assiste à un (Conseil extraordinaire
des notables, convoqué par le « très saint »"- et véné-
rable Président du Gouvernement, Ruggcro Settimo.
Amari, La Farina et quelques autres parlent contre la
reddition. Une autre séance est tenue le lendemain.
Amari s'abstient cette fois d'intervenir, parce qu'il ne
se sent soutenu que par une minorité impuissante^.
(( Tout effort de ma part^ écrivait Amari quatre mois
plus tard, après avoir eu le temps de la réflexion sur
ce qu'il avait vu et éprouvé ^, tout effort de la part
d'un autre auraient été vains, et je vous confesse qu'il
nous manqua le courage de déchaîner une guerre
civile comme prélude à la continuation de la guerre
contre les Croates ou les Cosaques, connue vous vous
plaisez à les appeler, du roi de Naples. Le peuple
nous aurait suivis; mais qui pouvait 'répondre de la
modération d'un peuple qui avait bu les premières
gouttes du sang de ses concitoyens, d'un peuple qui,
sous l'empire des lois, a l'habitude d'être malheureu-
sement trop enclin à répandre le sang ? Le rôle de
chef d'une multitude. .. méfait peur, à moins que je
ne voie la probabilité d'une issue heureuse, qui justifie
toujours les moyens par la sainteté de la cause victo-
rieuse. Nous nous laissons, pour ainsi dire, chasser
' D'Ancona, dans le Carleggio, I, p. 573, note.
■2 Amari, ibid., l, p. 563.
^ Amari et D'Ancona, ihid., I, p. 576; cf. Giovanni Liicifora,
dans les Meniorie délia Rivoluzione siciliana (sur cet ouvrage,
voir p. 150, noie 2), I, p. 227.
^ Le 6 août 1849; cf. le Carleggio, l, p. 582-583. Nous avons
déjà donné des fragments de cette lettre d'Amari à Giovanni
Arrivabene.
Notice sur Michèle Aiiiari 147
par la Garde nationale ([iie nous aurions pu, en une
demi- journée, renvoyer dans ses fo\'ers. »
Amari, déçu, désenchanté, réveillé hruscpienient de
ses illusions, dé|)rimé par le dégoût de tant de has-
sesses et de complaisances, prescpie « chassé » par ses
compagnons de la Garde nationale, éprouva l'impa-
tience de s'éloigner avec la même intensité avec laquelle,
naguère, il avait rongé son h'ein, lorsque mille causes
avaient dilleré son départ. Il avait eu la consolation de
revoir son vieux ])ére, déhris d'un lointain passé. Une
autre diversion aux nausées dont il souillait lui fut
fournie par l'arahisant qui sommeillait en lui. <' Au
bout d'une semaine, dit-il, dans une lettre à M. Adrien
de Longpérier écrite à la fin de 1819 ^ je fus obligé de
chercher un asile à l'étranger. L'idée me vint alors
d'employer les deux derniers jours, faute de mieux, à
l'estampage de l'inscription de laCouba.. . Montés sur
des échelles jusqu'à un petit escalier tournant en pierre,
que je crois lîé avec le château -, nous gagnâmes la
terrasse qui sert de toit et d'où l'on jouit d'une vue
magnifique. On estam])e l'inscription sous nos yeux,
et M. Cavallari se charge d'en reprendre les traits au
crayon, en examinant l'inscription iV^n bas à l'aide
d'une bonne lunette. C'est ainsi qu'a été pris le calque
^ Revue archéologique de 1849, p. 669-683. Le passage cité est
p. 682.
- Le palais de la Couba (correctement la Koiibha «la Coupole »),
le Trianon des rois de Sicile, aux portes de l^alcrnie, remonte
au xne siècle de notre ère, ayant été construit, d'après le texte
de l'inscription arabe, par Guillaume II le Bon, vers 1180. Le
pluriel se rauporte à Amari et à ses deux collaborateurs, l'ha-
bile artiste Saverio Cavallari etie colonel (iiacinto Carini, « mon
ami et maintenant mon compagnon d'exil ». Sur le premier, voir
D'Ancona, dans le Carleygio, II, p. 62; sur le second, plus haut,
p. 111; D'Ancona, dans le Carteggio, I, p. 577; G. Pipitone
Federico, Michèle Amari e Francesco Ferez durante e dopo Vesilio
(Palermo. 1904), p. 55, n. 1 ; plus bas, p. 150.
148 Opuscules d'un arabisant
que je me suis empressé de vous soumettre. » Amari
racontera plus tard au professeur Antonio Salinas ^
comment il avait eu « la folie de risquer une chute de
cette hauteur en circulant sur les poutres, pendant que
la milice municipale^ commandée par le patriote Mor-
tillaro et excitée par le virus de Pllangieri, voulait
tailler en pièces ces révolutionnaires qui avaient trou-
blé la paix publique. Mais, dans l'espace d'une semaine,
j'échappai, non seulement à ces deux espèces de mort,
mais aussi à une troisième sur l'écueil des Porcelli. »
Arrivé à Palerme avec une charge d'armes pour
V faire son devoir, Amari en repartait, portant sous le
bras une petite cassette où étaient déposés ses travaux
arabes. Il les avait laissés en 1848 chez son beau-frère
Del Fiore, lorsque avait commencé son deuxième exil.
Il y avait là ses copies de textes arabes, ^es notes et
la première ébauche de l'histoire, aux trois quarts rédi-
gée. Embarqué sur la frégate à vapeur VOdiii le 23
avril 1849, où il fut admis à se réfugier avec trois de ses
collègues, Mariano Stabile, le marquis di Torrearsa et
le prince di Scordia, Amari fut transbordé le lendemain
dans le port de Trapani sur le vapeur français le
Rhamsès. Une demi-heure après, le Rhamsès donnait
droit contre un écueil bien connu qui s'élève au-dessus
des eaux dans ces parages, et cela en plein midi, en
plein cahiie. UOdin revint en arrière pour recueillir
les naufragés et les transporter à Malte, puis de là à
Marseille. Amari^, en regagnant dans les premiers jours
de mai Paris où il était acclimaté, dut sentir son àme
soulagée d'un poids qui l'avait oj^pressée démesuré-
* Carteggio, II, p. 245-246, lettre du 5 mars 1879; cf. ibid., II,
p. 18 et 114; Amari, Frammenti delV iscrizione arabica délia
Cuba, leliera del prof. Michèle Amari al prof . A. Salinas ; Palermo,
B. Virzi, 1877; in-4o, 15 p., 1 planche.
Notice sur Michèle Aiiiari 149
ment. Il n'avait pas ct>aré la précieuse cassette, la seule
marchandise ([uil lui importât de sauver '.
Son troisième exil avait été imposé à Michèle Amari
par le triomphe de la réaction, qui jugeait sa présence
à Palerme compromettante, éventuellement dange-
reuse pour les intérêts du parti. Et cependant sa con-
science timorée lui reprocha sa désertion, lorsqu'il fut
informé (ju'un simulacre de résistance s'organisait à
Palerme. 11 se frappa la poitrine, comme si spontané-
ment il s'était sauvé devant le danger. Scrupules admi-
rahles d'une nature supérieure, qui s'accuse au lieu d'ac-
cuser ceux qui s'étaient rendus coupahles de son départ
forcé ! Dès le 11 mai, xVmari écrit de Paris à Mariano
Stahile, réfugié prés de Marseille, au Château desMam-
louks - : « Je ne saurais l'exprimer suffisamment la
douleur, la honte, le désespoir, l'anéantissement qui
me dévorent, surtout aujourd'hui. La nouvelle de ce
qui s'est passé à Palerme le 30, que tu me transmets,
s'accorde avec celle du Daily Xews datée de Messine du
2 mai et reproduite dans le Xalional d'aujourd'hui.
Tout n'était donc pas fini à Palerme ! Nous sommes
donc par erreur et par précipitation des déserteurs,
des déserteurs à la cause dont nous avons été les pro-
moteurs ! Bien que ma conscience ne m'accuse même
pas d'un moment d'égoïsme ou de peur, ce mot déser-
teur sonne à mon oreille comme la trompette du juge-
ment dernier à celle d'un croyant. »
Une députation, à la suite des résolutions votées le
20 et le 21 avril 1849 par le Conseil extraordinaire des
notables ^, avait été envoyée pour faire sa soumission
* Ce paragraplie est formé par la combinaison du Carteggio,
I, p. 568, 580-581, 583 et 586 ; II, p. 246.
'^ Ibid., I, p. 571.
3 Plus haut, p. 146.
150 Opuscules d'un arabisant
au général Filangicri au nom de la ville, traîtreusement
(( dégarnie de toute défense. La députation, après avoir
couru après Filangieri sans avoir pu le trouver, s'en
retourna elle-même furieuse. La mesure de l'indigna-
tion étant comble, le peuple s'insurgea le 29 avril,
chassa le gouvernement réactionnaire, créa un autre
gouvernement, ouvrit les prisons, s'empara des forts,
et une partie de la Garde nationale s'unit à lui. Vous
voyez par le Constitutionnel qu'on a continué pendant
huit jours sous ce nouveau gouvernement. Quel malheur
que le peuple ait attendu une semaine pour vouloir
ce qui était conseillé par Agnetta, par votre serviteur
Amari, par La Farina, Raeli, Pisani, Carini, Ciaccio,
etc. ! Mais personne ne nous appuyait et, pour mon-
trer un peu de bravoure, ils ont attendu l'éloignement
de 500 personnes environ, parmi les meilleures et les
pires. A présent, que fera-t-on ? Pourront-ils résister à
la longue * ? »
Le 15 mai -, Palerme capitula, La Sicile renoua avec
^ Michèle Amari et le baron di Friddani à Granatelli et Scalia,
de Paris, le 17 mai 1849, dans le Carteggio, I, p. 576-577.
^ Giovanni Lucifora, Ricordi délia Rivohizione siciliana del
t8U8. Dal 13 gennaro 18^8 al 15 maggio 1849, dans les Mcmorie
délia Rivoluzione siciliana delV aimo MDCCCXL VIII pubblicale net
cinqiiantesimo anniversario del xn gennaio di esso anno (Palermo,
1898, 2 vol. gr. in-8û), I, 284 pages, avec un numérotage spécial.
Malgré la date de 1898, l'impression de cet important recueil de
documents authentiques et de mémoires originaux n"a été ter-
minée que le 31 octobre 1904, comme il appert d'une suscription
à la fin du second volume. Le Municipio di Palermo m'a expédié,
le 25 janvier 1905, ces deux beaux volumes imprimés aux frais
de la ville par décision du Consiglio Communale , trop lard pour
que j'aie pu en faire état dans ma narration, sauf pages 138,
146 et ici. Voici quelques emprunts additionnels : page 105,
note 1, ajoutez : Des extraits du Catéchisme sicilien ont été
publiés par Alfonso Sansone dans les Memorie, I, p. 18-21. —
P. 12-2, note 4, ajoutez : Voir aussi Giuseppe Lodi, // 12 gennaio
Notice sur Miclicle Ainari 151
le royiimnc de Xaples « ce lien IVa^^ile et odieux ",
qui êluil pour elle, « non pas un lieu iValernel, mais
une eliaine (l'esciavai^e ' » et ([u'elle avait inutilement
essayé de hiiser. Amari et ses « très ehers collègues
de martyre- » se réservèrent poui' une occasion plus
propice. Le 20 janvier 18r)(), Amaii écrit a Paris au i é-
dacteui- eu chel" de la Drinocrdlic paci fi(jnr •' : <( J'ai loi
dans la destinée de l'Italie, et je vois (pi'elle a IVappé
d'un aveut^lement complet un pape et lui roi, pour les
atteler à son char et les pousser en avant dans sa
propre voie. »
1848, dans les Meniorie, I, IG pages. — P. 127, note 2, après
Cartcijijio, H, p. 283, insérez : Cf. Giovanni Liicifora, Ricordi,
dans les Mcinoric, I, p. 34 et 284. — P. 123, ligne 17, au lieu de
la couronne, lisez plutôt : « le trône vacant », d'après Giovanni
Lucifora, Ricoidi, dans Mcinorie, I, p. 59. — P. 128, note 3,
ajoutez : La même lettre a été aussi publiée d'après l'autographe
par Giovanni Lucifora, lUcordi, dans les Memorie, I, p. IH).
* Plus haut, p. 13G, d'après Amari, dans le Cartegyio, I, p.
485.
'2 Amari appelle ainsi Granatelli et Scalia, ibid., I, p 574.
^ Ihid . Il, p. 7. La Dcmocralie pacifique, journal quotidien,
paraissant à Paris, était devenu 1 organe des revendications
siciliennes; il s'était engagé à insérer chaque semaine au moins
un article consacré à leur exposé et à leur justication : « Il nous
a paru ])on, écrit Amari à Perez le 6 novembre 1849, cpie l'élite
des émigrés et, autant que possible, celle des restés dans la
terre de Pharaon, reçussent ces avis siciliens, qui en guise de
consolation, qui comme réconfort, qui pour son instruction. »
Voir G. Pipitone Federico, Michèle Amari e Fraiicesco Percz,
p. 42 ; cf. p. 53.
152 Opuscules d'un arabisant
CHAPITRE TROISIÈME i
Amari devenu partisan résolu de l'unité italienne.
— Il commence a publier son Histoire des Musul-
mans DE Sicile et rédige le Catalogue des manu-
scrits ARABES DE LA BIBLIOTHÈQUE IMPÉRIALE DE
Paris. — En 1859, Amari a Florence. — La révolu-
tion DE 1860 EN Sicile et Garibaldi, Amari étant a
Florence le secrétaire et le caissier d'un Comité
DE PROPAGANDE. — AmARI, ENVOYÉ PAR LE COMTE DE
Cavour a Palerme vers Garibaldi, accepte de celui-
ci LE PORTEFEUILLE DE l'iNSTRUCTION PUBLIQUE, PUIS
celui des affaires étrangères. — annexion de la
Sicile et retour d'Amaiu a Florence. — Amari en
1861 sénateur, de la fin de 1862 a aout 1864
Ministre de l'instruction publique du royaume
d'Italie. — Son mariage en 1865 avec une française.
— Rome capitale en 1871. — Amari ÉxMigre de Flo-
rence A Rome a la fin de 1872, après avoir achemî
son Histoire des Musulmans de Sicile.
Amari, rendu à sa misère parisienne -, « prêt à
recommencer la lutte, au risque de se rompre les liras
' Ce qui suit, jusqu'à la fin de la NoHce biographique sur
Michèle Amari, est inédit.
^ Le 13 février 1850, l'ancien Ministre du gouvernement révo-
lutionnaire de Sicile écrit à Francesco Ferez quil possède deux
francs cinquante ; le 17 décembre 1855, ii ajoute mélancolique-
ment qu'une loi devrait être promulguée, interdisant aux pau-
vres détudier autre chose que l'abécé et l'arithmétique ; voir
G. Pipitone Federico, Michèle Amari e Francesco Ferez durante
e dopo l'esilio, p. 34, 53 et 70.
Notice sur Michèle Ainari ir>3
ou de se fendre le eiàne dans un nouvel ellbrl tenté
avec une nuire ehaleui" el moins de nioderalion senti-
nienlale », resta |)endanl les deux premiers mois « dans
la plus cruelle inertie, dans la tristesse et dans la stu-
pidité * », sans (( savoir prendre sui* lui d écrire une
lettre, de faire unv visite. J'allais, dit-il -, en lietil-
lant comme un somnambule, en déliiant dans le vaste
clianij) des regrets. » Sa santé coipoielle était restée
excellente, mais sa bourse persistait a restei* « phlisicpie,
c'est-à-dire très maigre, et condamnée irrévocable-
ment à mort'». La science, celte consolatrice des
tristesses et des soutlVances morales, cette libératrice
des cœurs ulcérés et des âmes endolories, j)()uvait
seule lui a})p()rter le calme, rapaisemenl, le lepos des
aventures et un morceau de pain ^ 11 était j)arli de
Paris chargé d'armes pour faire son devoir en Sicile et
il rentrait à Paris, l'apportant [)our toute richesse la
petite caisse contenant sjs réserves de travaux arabes^.
L'éditeur Le ?ylonnier, de Florence, s'était substitué
aux amis d'autrefois pour lui assurer le strict néces-
saire'' dans une mansarde de vin^l pieds de lon^ sur
' (ÀtrtccfgiOy I, p. 579 et 58,').
- Ibid., i, p. 5S3.
3 Ibid., I, p. 580.
* Ibid., I, p. 579 et 583 ; II, p. 52. En 1857, Amari se résigne
à donner, trois fois j)nr semaine, nnc leçon (l'italien. « Une
heure et demie ou deux de perdues, six francs de gagnes. »Voir
ibid., II, p. 50.
^ //)/(/. , I, p. 580.
^ En dehors des 1.200 lire que valurent au traducteur les
Consolcdions poliliqiies, dont il va être parlé, Le Monnier, à l'ins-
tigation du baron di Friddani, aciieta d'avance VHistoire des Mu-
snlmaiis de Sicile, moyennant quinze mille lire, sur lesquelles
Amari en touchait deux cents par mois. Voir O. Tommasini,
Scritti, p. 319, n. 3; D'Ancona, dans le Carleggio, II, p. 351 et
387. Sur les stipulations complémentaires ultérieures, voir
G. Pipitone Federico, Michèle Amari e Francesco Ferez, p. 57-66.
154 Opuscules d'un arabisant
douze de large, sans même le luxe d'un siège pour
quelque visiteur inattendu '. Le premier volume de
YHistoire des Musulmans de Sicile nécessitant encore
plusieurs années de recherches, Amari, pour payer un
à-compte sur sa dette envers son éditeur, lui livra le
manuscrit, prêt pour l'impression, des Conforti politici
di Ibn Zafer-. Ces « Consolations politiques » sont dues
à un polygraphe sicilien du douzième siècle, « réfugié
et famélique » comme Amari, « mort dans la paix
d'Allah et avec les prières du Prophète )). Amari écrit,
le 6 novembre 1849, à Francesco Ferez -' : « Je t'assure
que la dépouille est vraiment précieuse quant à la
forme et quant au fond et que, si je ne devais pas la
voler pour vivre, je la pillerais afin de la montrer à
l'Italie, qui n'a jamais pensé qu'un de ses fds circoncis,
deux siècles et demi avant Boccace, ait écrit un livre
sur le même sujet que lui, dans une langue aussi élé-
gante, sans rien de lubrique, livre plus élevé que celui
de l'auteur toscan dans les conceptions politiques. »
La science orientale n'a pas absorbé les pensées
^ Le réduit qui abritait Amari était juché sous les toits, au 48,
rue de Luxembourg, la rue Cambon actuelle. En 1851, les
largesses de Le Monnier permirent au pauvre Amari d'occuper
un logement plus salubre, 11, rue du Mont Thabor ; voir
G. Pipitone Federico, Michèle Amari e Francesco Ferez, p. 38-52
et 55-80 .
2 Soliuan el Mota... di Ibn Zafer... Versione ilaliana di Michèle
Amari, siil leslo arabico inedito, non tradoUo in alcnna lingua
deir Occidente. Firenze, Le Monnier, 1851, in-16. L'original
arabe a paru depuis lors à BoCilàk en 1861, à Tunis en 1862, à
Bej'roûth en 1883. Sur un exemplaire arabe de ce livre, illustré
de superbes miniatures, voir mes Manuscrits arabes de VEscnrial,
I, p. 355-358. Sous le titre de Walers of Comfort, une traduction
anglaise, par Miss Percy, calquée sur la « Version italienne »,
parut dès 1853 à Londres en 2 vol. ; cf. le Carteggio, II, p. 56.
^ G. Pipitone Federico, Michèle Amari e Francesco Ferez,
p. 42 ; cf. p. 40, 43 et 55.
Notice sur Michèle Aiiiari 155
d'Aniiiri an poinl de lui faire oublier ses soueis j)()ur
l'avenir de la Sieile. Mais son Iioii/on de patriote s'est
élar<»i et s'étendra désormais à la péninsule ilali(pie
entière. Voiei en (piels termes il piésente ee livre des
ConsolalioiLs politiques pour le roi parfait, « plus sin-
gulier ([ue le griffon, plus merveilleux que l'aleliimie,
plus rare que l'or vermeil ' » :
« En rendant à l'Italie une (l'uvre polilicpie écrite
sur son territoire, il y a six siècles, je n'ignoie pas, dit
Amari en ISf)! -, ([ue c'est comme si je lui oilVais l'arsenal
du roi Roger, l()rs(iue notre malheureuse patrie réclame
des fusils à percussion, des canons Paixhanset des fré-
gates à vapeur pour se soulever contre les vainqueurs
de 1849. Nous n'avons pas encore fondé la ville dont
nous sommes les citoyens. Nous vivons dans l'inter-
valle entre deux guerres, ou, pour mieux dire, entre
deux campagnes d'une même guerre, et, à cause de
cela, avant tout autre savoir, nous devons api)rendre
Tart de la victoire, étudier nos forces et celles de
l'ennemi, étudier les erreurs et les fatalités qui nous
ont perdus. D'ailleurs, les faits de 18 et de 19 ont bien
montré que la lame italienne tranchait, mais que, si
elle ne portait pas des coups mortels, c'est ([u'elle ne
trouvait aucune soudure avec la poignée. 11 convient
donc de travailler aujourd'hui à la poignée de l'épée
qui est le gouvernement civil; il convient ({ue les écri-
vains italiens, petits et grands, dans les livres, dans les
brochures, dans les journaux, traitent sans cesse les
problèmes (juc soulève la condition politique, reli-
gieuse et sociale du pays, les embarras qui, en pai'lie,
nous ont été légués par l'histoire et, en partie, nous
ont été causés par les progrès généraux de l'humanité.
' Citation d'Ibn Thafar, dans Amari, Versione, p. iv et 200.
^ Commencement de Vlnlroduccione au Soliuaii el Mota\
156 Opuscules d'un arabisaut
Heureusement que ces travaux préparatoires abrége-
ront au moins la période des incertitudes et des dis-
sensions et que le peuple italien s'acheminera vers
cette unité dévie politique, dans laquelle il doit entrer
tôt ou tard . »
L'évolution est complète : le séparatiste et le fédéra-
liste ont fait place à l'Italien qui écrit le 18 juin 1852^ :
« Le nom d'Italie, sacré pour tous - et c'est le seul,
mais incommensurable progrès qu'a fait la patrie — le
nom, dis-je, d'Italie unit maintenant dans un commun
amour les compatriotes nés dans quelque province que
ce soit. C'est ainsi qu'au lieu de l'ancienne inimitié
territoriale, la division n'a plus subsisté sur le but à
atteindre^, mais sur les moyens de parvenir à réaliser
notre régénération'-. » Aussi Emerico Amari, son ho-
monyme, mais non son parent, lui écrivit-il de Gènes,
le 14 décembre 1853 ^, à la nouvelle qu'Amari avait
enfui envoyé à Le Monnier le premier volume de sa
Sloria ciel Miisulmani di Sicilia, volume publié par
celui-ci en 1854 : « Je me réjouis, comme d'une gloire
nationale, de ce que tu as accompli le travail d'Her-
cule, que seul tu étais en état de concevoir et de
mettre à exécution. Il sera un monument sicilien, dû
par une contradiction originale à qui, dit-on, ne pense
plus qu'il y ait une Sicile, mais pkitôt je ne sais quelle
province de je ne sais quelle Italie. En pensant combien
en 1853 les partis se sont modifiés, au point que moi, qui,
en 1837, était maudit par toi comme un ilalianiste, je
dois lutter aujourd'hui avec toi pour le municipalisme,
^ Carleggio, II, p. 19.
"^ Bien caractéristique est également le titre d'un instrument
de propagande façonné par Amari et que Mazzini fit impri-
mer à Londres en 1852 : hlruzione populare per gli Italiani di
Sicilia .
3 Carleggio, W, p. 25-26; cf. p. 227.
Notice sur Micliole Amari 157
ma kHe se confond, et je dis en nioi-inrnu' : Viiiiilé
des vanités, el nous sommes tous vanité. Quoi (juil
en soil, moi municipalisle el loi italianisle, moi Sici-
lien juscju'au bout des onnles el toi Italien jus({irà la
pointe des cheveux, nous sommes IVères et je t'aime
comme vieil ami ; toi auteui" des Vêpres el île
V Histoire des Arabes, je le vénère comme Thonneur de
la Sicile ; toi victime de la colère bourbonienne,
je le vénère comme un martyr de la cause siei-
lienne de Sicile, je te mets au nombre des pères de
la patrie; et, aussi vrai qu'est mon entêtement, je
l'esi)ère i)armi les plus francs défenseurs de noti'e
indépendance au moment voulu. Tu seras Italien, et
je crois l'être moi aussi, mais j'attendrai toujours en
vain de lire de mes yeux ou d'entendre de mes oreilles,
et de la main et de ta bouche, que, i)our être Italien,
un Sicilien doive acce])ter le baptême na])olitain. Tant
([ue lu ne me le diras pas, il n'y aura entre toi et moi
d'autre dillérence que celle (pii existe entre l'amoureux
de la centralisation française et le partisan de la fédé-
ration américaine. »
Le })remier volume de Yllistoire des Musulmans de
Sicile, précédé par (piekpies hors d'œuvre de moindre
étendue, d'égale érudition ', parut à Reinaud en faveur
de son élève un litre suffisant poui* lui confier, vers
la lin de 18ôt, à la Bibliothèque devenue Impériale, la
' Fin 1849. Lettre à M. Ad. de Longe rie r sur r origine du palais
de la Coiiba, près Palerme, avec une planche dounant le texte
(le l'inscription arabe (voir p. 147, noie I) ; en 1830, pour
V Encyclopédie nouvelle de Léon Renier, les articles Vcdas,
Vehema, Visigots ; en 1851, la belle et savante Inlroduccione de
Lxxvii pages aux Consolations politiques; en 1853, les Questions
philosophiques adressées aux savants musulmans par ïempereur
Frédéric II, avec le texte arabe d'Ibn Sab'în, dans le Journal
asialique de 1853, I, p. 245-274.
158 Opuscules d'un arabisant
refonte du Catalogue des maauscrits arabes. Amari,
surtout préoccupé de l'Italie et de la Sicile, n'avait
pas protesté ouvertement en 1851 contre le coup
d'État', en 1852 contre le rétablissement de l'empire.
Son silence prudent, mais non calculé, permit de lui
oiTrir un emploi qui, s'il était une consécration offi-
cielle de sa science, n'apportait qu'une légère augmen-
tation de son pécule : cinq francs par jour pour cinq
heures de présence effective au Cabinet des manuscrits,
(( beaucoup moins, dit-il, que ce dont on a besoin pour
vivre misérablement à Paris- ». Nos budgets, qui s'en-
flent tous les ans, n'ont pas jusqu'à présent jeté un
regard de compassion vers ces humbles serviteurs des
hautes études, qui acceptent une réclusion claustrale
sans protester contre l'indifférence à leur égard de ce
que l'on appelle les pouvoirs publics.
Amari, dès son arrivée au Cabinet des manuscrits,
fut présenté par Reinaud à un jeune orientaliste de 33
ans, employé modèle et ponctuel qui travaillait dans
une embrasure de fenêtre, comme un saint dans une
niche, au dépouillement des manuscrits syriaques -^ Il y
avait dans l'accueil qu'il fit au nouveau venu un reste
de manières ecclésiastiques onctueuses qui dénonçaient
l'évadé de Saint-Sulpice, un accent de sincérité cor-
' Amari, dans ses Appiuili aiitobiografici, ne se gêne pas pour
dire finement que « le deux décembre est devenu le jour de l'an
des Français » ; voir Tommasini, Scrîtti, p. 334.
2 Carleggio, II, p. 33; cf. p. 42, 49, 53, 56, 164. Amari, malgré
la fatigue de ses yeux, avant de se rendre à la Bibliothèque, tra-
vaillait quatre à cinq heures chez lui, d'après ce qu'il raconte
à son ami Ferez le 2 décembre 1854; voir G. Pipitone Federico,
Michèle Amari e Frcincesco Ferez, p. 59.
•^ Catalogue des maniiscriis syriaques de la Bibliothèque Impériale^
p. 215 a, n" 282. Le prédécesseur d'Ernest Renan dans cet em-
ploi subalterne avait été Salomon Munk, son successeur fut
Michel Bréal, Toussaint Reinaud demeurant conservateur.
! i
Notice sur Michclo Aiiiari ITïU
dialt' (iiii laissail pressentir le fiiliir avocat du diiihle,
comme Aiii^ustiu Tliierrv, eilé |)arAmaii ', a lamilière-
ment appelé Ernest Renan. L'iiilimilé lut vile scellée
entre ces deux hommes su|)érieurs ((ui aimaient et
poursuivaient la vérité -.Ses études surAverroès avaient
amené Uenan dans le nord tle l'Italie et à liome. Il
avait rapporté de deux voyages scientifiques un vif en-
thousiasme poui' l'Italie, ses artistes et ses penseuis.
Que n'a-t-on lecueilli les [)aroles qu'échangèrent dans
leurs rencontres quotidiennes -^ deux collègues, (|ui
s'échappaient volontiers de l'Orient i)our deviser sur
lesdestinées de l'Occident. Les fragments de correspon-
dance, que nous a conservés M. D'Ancona S ne sau-
raient nous dédommager de tant de paroles intimes
envolées sans avoir été saisies au |)assage.
Notre admirahle collection de manuscrits arabes était
alors divisée en deux parties : l'Ancien fonds, de 1. 683
' Carlcggio. II, p. 162.
^ A la fin (le 1855, Michèle Amari jjublia dans la Rivista Enci-
clopcdicii de Turin une notice sur V Histoire des laïujues scmi-
tiqiies de Renan, « ce chef-d'œuvre de l'école sceptitiue mo-
derne, qui anatoniise la Bible comme s'il s'agissait de l'Histoire
de Tite-Live ». Voir G. Pipitone Federico, Michèle Amari e
Francesco Perez, p. 72.
^ Amari, minisire du royaume d'Italie, après avoir reçu la Vie
de Jésus, écrivait, en français à Renan le 28 juin 1863 (Carlcggio,
II, p. 164) : « Mille tonnerres sur le minislère et la politique ! A
l'heure qu'il est, j'aurais dévoré votre livre, attendu depuis
quelques mois, désiré, vous en rappelez-vous ? depuis 4 ou 5
ans, lorsque je quittais pour quelcfues moments mon catalogue
et je vous poussais contre les rayons de la salle en vous priant
d'entreprendre u n ouvrage sur les origi nés duch ri stinnisme: vous,
le seul capable d'aborder un tel sujet. . »
* Carlcggio, passages cités dans les index, II, p. 400 et 402,
au nom de Renan. Lorsque mes amis Psichari, dans leurs hom-
mages posthumes à la mémoire de leur père et beau-père, abor-
deront la Correspondance, ils n'auront garde d'oublier ces 36
lettres, les unes d'Ernest Renan, les autres de Michèle Amari.
160 Opuscules d'un arabisant
volumes, de 1. 626 numéros, composé surtout des acqui-
sitions qui, au xvic et au xvn° siècles, avaient été faites en
Orient à l'instigation du cardinal Mazarin, du chance-
lier Séguier et du contrôleur-général Colbert, par des
voyageurs habiles et compétents ' ; le Supplément,
formé peu à peu par les apports des couvents après
la révolution de 1789, de l'Egypte après la campagne
de Napoléon P'", des bibliothèques publiques pari-
siennes qui, sous l'empire, furent contraintes à cette
amputation, aussi par des dons qu'on ne saurait trop
encourager lorsqu'ils n'encombrent pas les rayons de
non-valeurs inaliénables, enfin par un choix heureux
d'acquisitions intelligentes. Pour l'Ancien fonds, il
n'existait auparavant que le Catalogue suranné de 1739-,
préparé par des feuillets détachés dont le plus grand
nombre, signés d'Ascari, maintenant insérés dans les
manuscrits eux-mêmes, sont datés de 1735, 1736 et
1737. Quant au Supplément, un premier déblaiement,
opéré par le baron Mac Guckin de Slane, avait con-
tribué largement à l'inventaire en deux volumes, copié
par Ch. Defrénery en 1846 et signé « par M. Reinaud ^)).
Amari rédigea des l)ullelins relatifs aux manuscrits de
l'Ancien fonds, qui y étaient cotés 1-881 ; du Supplé-
ment, qui portaient les numéros 1-534, 885-954. Ces
notices sont aujourd'hui conservées, dans le Fonds
arabe unifié, sous les numéros 4494-4501, immédiate-
ment avant mes bulletins cartonnés sous les numéros
^ Léopold Delisle, Le Cabinet des inaniiscrits de la Bibliothèque
Impériale, I, p. 279 et suiv. ; p. 439 et suiv. ; II, p. 78 et suiv. ;
Henri Omont, Missions archéologiques françaises aux XVII<^ et
XVIII^ siècles, 2 parties, Paris, 1902.
2 Calalogus codicum inanuscriplorum Bibliothecœ. Regiie (l'ari-
siis, 1739), I, p. 99-2G9.
3 Voir Slane, Catalogue (Paris, 1883-1895), p. 714 b et 715 a,
numéros 4482, 448G à 4491, surtout 4492 et 4493.
Notice sur Micliele Auiari Kîl
4502-ir)07, ce dernier coiisliliianl un Supplrmcnl au
Slip pleine ni arabe, coiiiine je l'ai naguère inliliilé. Plus
de mille maniiserils, entres depuis lors au (lahi-
nel (les nianuserits, liop lard pour être admis dans le
Caialoijiie imprimé, allendenl une deseri|)tion raison-
née qui n'esl méritée ((ue par une minoi'ilé, vraiment
supérieure', de ees aceroissemenls, qui ne sont pas
toujours des emiehissements-.
Dans le CaUdocjiie, parle baron de SIane-',()n lit a la
page 87 à propos du manuseril coranique 321 : « 1(S0()
feuillets, provenant de 227 exemplaires acquis en 1<S.'U).
Les feuillets ont été classés par M. Amari. » (A'ile con-
statation sèche n'a|)précie pas à sa valeur l'ellort intense
et rintuition divinatoire (pii ont été oblii);atoires pour
dépouiller les éléments dispersés des 227 Corans, pour
leur assigner des dates approximatives et pour suivre
la marche de l'éeriture koùfique, c'est-à-dire de l'écri-
ture hiératique, à travers ses étapes jusqu'à sa fusion
dans sa sœur laïciue, dans l'écriture counmte, \v nashkl
des coj)ies profanes. Il y a là des matériaux pré-
cieux pour une paléograi)hie arabe, [)our hupielle
des exemples ont été amassés, qui n'a pas encore été
codifiée ^
' J'ai annoncé, dans le Journal des Savants de 19ol, \). 179,
que je renseignerais le monde savant sur ces richesses cachées ;
j'esi)ère être mis en mesure de le faire.
- A propos de Berlin, celle plélhoie malsaine a éié diagnos-
tiquée de même par moi dans la Hcviie crili<iiic de 188S. I, p. 41.
•' En dépit de cette êliquetle bibliographique, les rédacteurs
successifs du Catalocjiic ont été Michèle Amari (ISÔÔ-lSÔDj. Hart-
wig Derenbourg (186()-1870), le baron Mac (iuckin de Slane
(1871-1878), enfin Ilermann Zotcnberg (1878-180')), qui a ici,
comme dans les autres catalogues de nos manuscrits orientaux,
achevé l'œuvre de ses prédécesseurs pour en abréger les lon-
gueurs et pour en rendre les conclusions accessibles aux tra-
vailleurs.
^ La Paléographie arabe de J. J. Marcel (Paris, 1828, in-folio)
11
162 Opuscules d'un arabisant
Le premier résultat du séjour d'Amari à la Biblio-
thèque Impériale fut sa Bibliotheca arabo-siculn, plus
de sept cents pages de textes arabes, publiés en 1857
sous les auspices de Fleischer à Leipzig par la Société
asiatique allemande, laborieuse compilation, dont il
n'eut « d'autre récompense que dix exemplaires et la
couronne du martyre » ^ Cette besogne terminée, le
récolement des Corans et l'espoir de « devenir sous
peu un Crésus » - lui suggérèrent l'ambition de con-
courir pour un prix de l'Académie des inscriptions et
belles-lettres, qui avait proposé comme sujet la Chro-
nologie du Coran. Je suppose que Reinaud avait choisi
cette question en préjugeant la candidature unique
et le succès certain d'Amari, qu'il vo3ait à ses côtés
occupé à des reconnaissances préparatoires. Les con-
currents imprévus ne furent pas moindres que Theo-
dor Nœldeke et Aloïs Sprenger. Le prix, décerné le 6
juillet 1859, fut, après avoir été porté de 2.000 à 3.000
a des rides, à l'instar des planches, publiées autrefois dans la
Grammaire arabe de Silvestre de Sac}', supprimées avec raison
dans la réimpression actuelle entreprise par llnstitut de Car-
thase. Outre les bulletins de Michèle Amari sur les Corans de
la Bibliothèque Nationale, on pourra utiliser, comme base du
manuel que je préconise, les beaux fac-similés de VOricntal Pa-
leographical Society (London, 1875-1883) et les reproductions
photographiques qu'Ahhvardt a donnés à la suite de son vaste
répertoire en dix volumes des manuscrits arabes de Berlin.
^ Carleggio, II, p. 49. Deux suppléments ont paru à Leipzig en
1875 et en 1887. Amari a traduit lui-même ses textes arabes en
italien, avec des notes historiques, comme appendice à la
réimpression de Muratori, Reriim italicariim Scriplores, dans le
même format grand in-4o. J'ai sous les yeux une édition in-8",
Turin, Bocca, 1880-1881, 2 vol. Dès 1855, Amari avait commencé
la traduction italienne et rattachait dans sa pensée son recueil
à celui de Muratori ; voir le Cartegcjio, II, p. 39 ; cf. p. 223, 225,
226 et 245.
2 Amari, ibid., II, p. 57, lettre du 31 janvier 1859, où il parle
Notice sur Michèle Aniari 10:j
francs, paila^^c é<,^alemenl entre les trois rivaux ', au-
cun d'eux n'élant pi'oclanié prinuis iiifcr pdi'cs. Seul,
des trois, la mémoire d'Amaii dorl iuédit à l'inslitut
de France, ayant été Ju^é insullisant par son auteui*,
qui en a intei'dit la [)uhlicalion et qui, en 18(Sj, Ta
qualifié de vieilli '-.
En l(Sr)(S avait paru le deuxième volume, aussi par-
fait que le premier, de Vllisloirc des Musuliudiis de,
Sicile, ce chel-d'ceuvre scientirupie et littéraire^, aussi
profondément conçu (juc sagement composé et hril-
lannnent écrit. La vie de Michèle Amari se continuait,
sans secousse et sans déplacement, à Paris que, atfir-
mait-il le 12 mars 1838 ^ ((je n'ai pas quitté une seule
journée dcjuiis le court voyage que je fis en janvier
18r)5 pour des recherches historiques au Brilisli Mu-
sciiiUQi à la Bodleienne d'Oxt'ord »^. Avant la fin de 1808,
Amari avait dressé pour le duc Honoré Théodoric
d'All>ert de Luynes, qui avait mis à contrihution son
invité de 1811 ^, une Carie comparée de la Sicile moderne
avec la Sicile du xif siècle d\iprès Edrisi et d'autres
géographes arabes, qui était accompagnée d'une A^o//ce
explicative considérahle. Carte et notice parurent en
1839.
Dès janvier 1839, une nostalgie dévorante envahit
évidemment des 2,000 francs qu'il attendait du prix. Le 9 février,
Amari comptait encore toucher les 2,000 francs; voir G. Pii)i-
tonc Federico, Michèle Amari e Fraiicesco Ferez, p. 75.
* Cil. de Clierrier fit entendre contre le parta^^e de la somme
augmentée une protestation injustement passionnée ; voir le
Cartegyio, II, p. 00-62.
■^D'Ancona, /7)/(/., II, p. 387. Sprenger n'a ])as publié à part son
mémoire couronné, mais il en a infusé la moelle, les membres
et la chair dans son livre suggestif : Das Lebeii iind die Lelire des
Mohammed, Berlin, 1861 1805, 3 vol. in-8".
^ Amari, dans le Carleggio, II, p. 49 et 53.
♦ Amari, ibid., II, p. 51.
^ Amari, ibid., I, p. 138 ; cf. I, p. 156; II, p. 49.
164 Opuscules d uu arabisant
l'àine de Michèle Amari, le Sicilien austère et résigné,
qui, « comme le sublime Manin, conservait gaiement
sa foi dans la résurrection de son pays, qui déjeu-
nait avec un morceau de pain et qui se chauffait en
gardant son manteau sur les épaules ' ». Ce régime
d'anachorète convenait à sa sobriété et les mensualités
de l'éditeur Le Monnier, jointes aux indemnités, capri-
cieusement rognées -, de la Bibliothèque Impériale,
suffisaient largement aux maigres besoins d' Amari.
Mais il étouffait dans sa prison, cherchait un moyen de
s'en évader, et applaudissait des deux mains, dans le
feu de son enthousiasme surexcité, à l'appel vibrant que
l'empereur Napoléon III adressait le 3 mai à son armée
avant de la conduire au combat pour le Principe des natio-
nalités, afin de réaliser avec elle «une Italie libre jus-
qu'à l'Adriatique ». Noble conception, dont la France
démembrée expie cruellement la réussite ! Nos popu-
lations avaient de sombres pressentiments, qui ne se
sont dissipés qu'au bruit des tambours et à la nouvelle
répandue que les Autrichiens très nombreux et très
sanguinaires menaçaient le Piémont^. « Les républi-
cains, ajoutait Amari, sont a()solument d'accord avec le
gouvernement sur la question de la guerre ; quant aux
légitimistes et aux orléanistes, toujours incurables, ils
sont forcés de se taire et de se poser en bons Français. »
Amari n'y tient plus, il est saisi d'une « fière révolte
contre l'arabe et l'histoire, les livres, la petite table, le
porte-plume auxquels, depuis trop longtemps, l'habi-
tude et le besoin le ramènent » ^.
^ Lettre de Madame Luisa Amari, veuve de Michèle, datée du
6 mai 1902, adressée à l'auteur de cette notice.
'^Ch. de Cherrier, dans le Carleggio, II, p. 62.
^ Amari, ibid., II, p. 59; cf. p. 58 et 205.
' Amari, ibid., II, p. 54.
Notice sur Michèle A ni a ri 105
«Vers le 20 mai ', A ma ri n'est plus à Paris, mais à
Florence, ayant été appelé le 1 comme i)r()fessenr de
lani>ue et histoire arabes à l'Athénée de Pise parle Gou-
vernement Provisoire 1 Oscan, cpii, aj)rès avoir expulsé
le grand duc Léopold II et s'être substitué le 27 avril
à la dynastie des cadets de la maison d'Autriche,
s'honorait, huit jours seulement après sa constitution,
en rouvrant les portes de l'Italie à l'arabisant sicilien-.
Gelui-ci est à Florence, haleliint, l'o'il aux aguets,
l'oreille tendue, lesprit agité, à l'alVùt des nouvelles.
Elles sont lavoiables à la cause italienne : le 4 juin, la
victoire des troupes IVanco-sardes sur les Autrichiens à
Magenta, le 8 l'entrée de Victor Fmanuel à Milan, le
24, la victoire décisive de Solferino. Mais soudain la
marche en avant s'arrête court, les pourparleis s'en-
gagent et aboutissent le 11 juillet aux i)réliminaires de
paix signés à VillatVanca di Verona, le 10 novendjre à
la paix de Zurich. L'em|)ereur d'Autriche François
Joseph ]•', ce vétéran assis aujourd'hui encore sur un
double trône d'épines à Vienne et à Budapest, cédait
à l'Empereur Napoléon III la Lombardie que celui-ci
rétrocédait aussitôt à Victor Emanuel. Les Autri-
chiens restaient provisoirement à Venise et dans le
quadrilatère, Ferdinand II, le roi Bomba, à Xai)les et
en Sicile.
Amari, désappointé, navré, abasourdi, retourne à
Paris, sous prétexte de ne pas y laisser en souffrance
et d'y régler ses grandissimes afTaires -K 11 y est pro-
' Aniari, ilaiis le (Miicggio, II, p. 51). Je m'imn<^inc que cette
lettre à François Sal^atier est du \) plutôt (juedu 1!) mai 1859.
- Le décret portait entre autres considérants qu'Amari « avait
tant illustré l'Italie par ses écrits»; voir D'Ancona, //)/(/., II, p. 300;
cf. p . 58 et 59.
^ Tommasini, Scritti, p. 336.
166 Opuscules d'un arabisant
bablemeiit de passage, lorsque, à la séance du vendredi
6 juillet 1859, la Commission le désigne avec ses deux
copartageants comme lauréat de l'Institut '. Mais, après
une courte apparition aux alentours de la rue Riche-
lieu -, il n'avait pas attendu, avant de repartir, son
élection par l'Académie des inscriptions et belles-
lettres parmi ses correspondants étrangers. Elle eut lieu
le 23 décembre par 13 voix contre 8 à l'illustre archéo-
logique Gian Battista de Rossi. Toussaint Reinaud
lui écrit le jour même du vote ^ qu'il a été «vivement
soutenu par M. Hase, M. Victor Leclerc, M. de Long-
périer, M. Jomard, M. Berger de Xivrey, etc.» Il ne
nomme ni Renan, ni lui-même, parce qu'ils sont les
promoteurs de « l'idée ^ ». Un sentiment peut-être
inconscient de partialité jalouse empêche Reinaud de
porter sur cette liste Jules MohP, à qui la dictature des
études orientales en France avait été dévolue sans
conteste, de par son autorité native, de par la supé-
riorité de son caractère et de son intelligence, de par
l'étendue et la profondeur de son savoir, de par
un consentement tacite, subi par certains grincheux,
accordé de bonne grâce par les confrères les plus émi-
nents et par les amateurs soucieux d'uns saine direc-
tion. Mohl n'a jamais laissé passer une occasion de
• Plus haut, p. 162-163.
■^ La Bibliothèque occupe un quadrilatère qui avait plusieurs
enclaves, annexées depuis lors, formé par les rues de Richelieu,
Colbert, Vivienne et des Petits-Champs. L'entrée du Cabinet des
manuscrits était et est rue de Richelieu.
^ Reinaud, dans le (larteggio, II, p. 67-70.
' Ibid., II, p. 68, 1. 1.
° L'impartialité sereine de Mohl s'élève à la plus noble bien-
veillance dans la Notice qu'il a consacrée à Reinaud en tête du
Catalogne de sa bibliothèque (Paris, 1868).
Notice sur Micliele Amari l(>7
louer Aniari et ses œuvres '. Il lui a cerlaiueineiil donné
sa voix et l'appui de son inlluenee. Reinaud, en excel-
lent collègue qu'il était, ne cite pas non plus Léopold
Delisle, dont je soupçonne, dont je n'ose pas affirmer
la connivence au trionii)he de son zélé collaborateur
de la veille, à peine échappé de celle Bihliolliècpie à
laquelle lui, il est resté lidèle, qu'il dirige avec autant
d'amour (pie de clairvoyance, a[)résy avoir ^ravi un à
un les degrés de la hiérarchie pour })arvenii' au sommet.
Dans une lettre en français, datée du 29 décembre
1809-, adressée de Florence à Ernest Renan, Amari
exprime naïvement sa surprise et chaleureusement sa
reconnaissance: c' Vous n'y allez pas de main morte
lorsqu'il vous passe quelque chose par la tête; voilà
ma nomination ])rojetée au mois d'octobre et obtenue
au mois de décembre, nonobstant des difficultés ([ue
je ne me dissimulais pas, dans la conviction que je
pouvais compter plutôt sur l'amitié des membres in-
fluents de l'Académie que sur mes propres titres. Je
vous en remercie bien profondément; d'abord, parce
qu'on doit être infiniment flatté d'avoir obtenu une
distinction aussi importante que le patronage de Re-
nan ; ensuite, parce que cette nomination me place très
bien dans mon propre pays. Vous m'avez obligé, et en
même temps vousavez rendu heureux mes amis et des
personnes cpii me connaissent à peine, mais qui sont
flattées de ce (ju'un Italien a été nommé membre coires-
pondant de l'Institut^.
' Molli, Vingt années (Vc Indes orientales (Paris, 1871)-18(SO, 2 vol.),
I, p. 500 ; II, p. 28, 160-1()2 et 454.
' Aniari, dans le Carlegcjio, II, p. 64 et Gô. La date doit être
ainsi rectifiée d'après celle de l'élection, le 23 décembre, et
d'après celle du Monitenr toscan du 25, qui y est cité ; voir plus
bas, p. 169. Voir encore Renan, dans le (Airteggio, II, p. 85.
' L'Académie des inscriptions et belles-lettres comprend 40
108 Opuscules d'un arabisant
L'Italie revoyait chez elle l'un de ses fils les plus
aimants et les plus attachés à sa grande et à sa petite
patrie, à l'Italie libérée jusqu'à l'Arno et à la Sicile
toujours asservie. Revenu dans la grande, il se sentait
mieux placé pour servir et hâter la délivrance de la
petite. Le Paris de l'empire ne s'aperçut pas qu'un
grand étranger, inconnu de la cour et ignoré du peuple,
l'avait quitté sans esprit de retour. Ses intimes regret-
tèrent pour eux son départ sans oser pour lui l'en blâ-
mer. Le catalogue des manuscrits arabes revint à son
état de stagnation, jusqu'au moment où, en 1866,
M. Taschereau, administrateur général de la Biblio-
thèque Impériale, me choisit à mes débuts en vue de
le remettre en mouvement. Pour impatient qu'Amari
fût de briser sa chaîne, il avait décliné en janvier 1859
une chaire de géographie et de statistique que des amis
lui destinaient à l'Université de Turin. Il argua de son
incompétence en ces matières, sa conscience ne lui
permettant « d'assumer la grave charge de l'enseigne-
ment » que si on lui confiait un cours sur l'histoire etla
littérature arabes, les deux seules spécialités qu'il eut
faites siennes '. Il n'occupa jamais la chaire que, nous
l'avons vu, il avait acceptée à Pise, bien qu'elle répon-
dit à ses goûts et à ses aptitudes. On disposa autrement
de celui que Fleischer invitait à être a le régénérateur
de la science de l'Orient parmi ses compatriotes - ».
Pendant qu'Amari, dans sa dernière fugue à Paris,
membres ordinaires, 10 membres libres, 8 associés étrangers,
40 (alors 30) correspondants étrangers et 30 (alors 20) corres-
pondants français. Le protocole ignore le terme de membre
correspondant, qui a été écarté à bon droit, bien qu'il soit usuel
ailleurs, en Allemagne, par exemple.
* Amari à D'Ancona, dans le Carteggio. II, p. 54-56; cf. G. Pi-
pitone Federico, Michèle Amari e Francesco Ferez, p. 74-75.
'^ Fleischer, dans le Carteggio, II, p. 64.
Notice sur Micliole A mûri Kîîl
(levisîiit avec ses nuMlleurs amis et ({u'il prenait défini-
tivemenl conoé d'eux pour aller le plus tôt i)ossil)le
s'acquiller de ses devoirs à rAthcnée de Pise\ il
apprenait tout à coup son changement de destination.
Dans l'intervalle, 1^'lorenee avait revendi(pié et obte-
nu i)()ur elle Michèle Amari. Pise dut céder sa con-
(pièle. Cet épisode se dénoua à son détriment, connue
tant d'autres dans l'histoire de la rivalité séculaire
enlie les deux villes toscanes. <( Si |)ar hasard, écrit
Amari à Renan en IVancais -, il vous est tombé sous les
yeux le Moniteur toscan du 25 décembre, vous avez
vu avec élonnement la création d'un Islilulo d'Inse-
(jndiuciilo Siipcriorc-^ à Florence, dans lequel on a niché
ma chaiie d'arabe. A pai't le décousu et les duplica-
tions ou lacunes (|u'on remar(iue dans les chaires, on
pourrait blâmer de trop de luxe le i^ouvernemenl d'un
pays, (pii possède les Universités de Pise et de Sienne
et (]ui \ ienl d'y augmenter le nombre des chaires et le
traitement des j)iotesseurs (vous savez que maintenant
nous avons 1.000 IVancs). Mais, après tout, on a agi
avec de bonnes intentions, et l'argent que l'on dépense
dans l'instruction publique n'est jamais perdu. »
L'ouverture du nouvel Istiliito fut célébrée le 20 jan-
vier 1800 par un Discorso iiKuujiirdlr d'Amari qui y
adapta sans doule les matériaux réunis pour sa pre-
mière leçon préparée, espérée et ajournée de Pise.
«Après avoir brièvement énuméré les victoires delà cul-
ture italienne depuis le moyen âge, dit M. D'Ancona ^ et
' Plus haut, p. 165.
- (larlcggio, II, p. 6r)-(i(î.
3 La fondation de Hidolfi s'appelait et s'apjielle Vlslilnlo di
Stiidi siiperiori pralici e di Pcrfczionamento,. litre copié |>ar
Duruy en 1879 lorsqu'il créa VEcole. pratique des Iiaiites-étiides
de Paris.
* D'Ancona, dans \e(Airteggio, II, p. 361.
170 Opuscules d'uu arabisant
insisté plus spécialement sur les institutions scolaires de
la Toscane, l'orateur termina en augurant que la
liberté renouvelée et l'indépendance restituée à la patrie
feraient aussi refleurir les disciplines intellectuelles. »
Amari, arabisant de premier ordre, n'était pas né pro-
fesseur et n'avait de goût que pour ce que les Allemands
appellent des privatissima avec un seul élève, deux ou
trois au plus. Il n'a jamais dirigé une classe, ni présidé
à ces colloques lieureusement renouvelés du moyen
âge éducateur 1, mais il a communiqué sa méthode, ses
principes et son érudition à un choix de disciples triés,
aimés, dirigés, ses collaborateurs d'élection -.
* Sur l'histoire de ce sj^stème qui, dans un auditoire restreint,
fournit à cliacun l'occasion d'affirmer sa vocation, sa compétence
et sa valeur, je recommande la thèse consciencieuse et exacte
de mon ancien collègue, qui vient de mourir et à qui j'adresse
l'hommage de ma plus haute estime, Louis Massebiau ; Les collo-
ques scolaires du seizième siècle et leurs auteurs (1480-157U), Paris,
1878.
- Le vénérable Fausto Lasinio, successeur d'Amari dans la
chaire de Vlstituto, n'était pas son élève. L'étaient Lupo Buo-
nazia, professeur à l'Université de Naples, et Celestino Schiapa-
relli, professeur d'arabe à l'Université de Rome, qui, en 1883,
eut l'honneur de signer avec Michèle Amari Vllalia descritla nel
libre del Re Ruggiero, compilato da Edrisi, testo arabo con ver-
sione e note. Je songe ensuite à l'existence, brisée avant l'âge et
avant la récolte, d'Isaïa Gliiron (D'Ancona, dans le Carteggio,
II, p. 313). qui, en 1868, dédia à son maître les Iscrizioni arabe
delta R. Armeria di Torino. La liste des dédicaces agréées par
Amari, liste dressée par Tommasini, Scritti, p. 340, n. 1, révèle
peut-être quelques-uns des élèves qu'il avait formés, David
Castelli et Angelo de Gubernatis par exemple. Mon ami, Ignazio
Guidi, professeur des langues sémitiques à l'Université de Rome,
mis au premier rang en Europe comme arabisant et comme
sémitisant, aussi modeste qu'érudit, regrette de n'avoir jamais
été l'élève de Michèle Amari. Nous nous sommes rencontres, lui
et moi, vers 1860 à Paris, au cours de Reinaud, nous nous som-
mes suivis de près à Leipzig, lorsque, dans l'hiver de 1865-1866,
yy ai participé aux leçons de Fleischer avec Ethé, Georg Hof-
mann, Loth, Prym, Sachau, Thorbecke, Wùnsche e tutti quanti.
Notice sur Mirhele Aiiiari 171
Bien vite, Ainari ii'appoile à sa chaire ([irune alleii-
tion iiiteiinilleiile. Son cœur bal avec celui de l'ilalie
renaissanle ', ressiiscilée, fréinissanle, oubliant ses
querelles locales, tournant ses yeux attendris vers le
Piémont, réclamant avec frénésie son unité amorcée,
ébauchée, sui)ltement entravée dans son essor, appe-
lant à ^H'ands cris Victor Kmamiel comme son libé-
rateur et comme son roi. Amari ai)prend sans étonne-
menl, mais non sans émotion, l'annexion au Piémont
de ri^milie, c'est-à-dire de Parme, Plaisance, Modène,
Regi^io, b\'riare, Bologne, liavenne, Forli, sanctionnée
par le plébiscite du 12 mars 18()(), puis de la Toscane i)ar
celui du 1j. Le teu se pr()[)age et finira par s étendre,
non seulement à la péninsule entière, mais aussi à
l'ile méridionale, à la Sicile. <( Les victoires di'Ma<^enla
et de Solt'erino ont été saluées à Palerme, à Messine, à
Catane, avec les mêmes démonsi rations qu'à Xaples,
Home et Venise -. »
Au commencement de mars, Mariano Slabile, l'an-
cien ministre révolutionnaire palermitain "^ assagi par
les épreuves et pnv l'expérience, demande à entrete-
nir Xai)oléon 111 lui-même })our solliciter son inter-
vention en vue d'alTranchir la Sicile, maintenue sous
la doir.inalion autrichienne par piocuiation ^ donnée
au roi de Xa})les François II qui, le 22 mai LS.')!), avait
remplacé sur le lré)ne son père Ferdinand II, le roi
Bomba, à Sa Majesté Bond)icella vassal volontaire de
' « La noble renaissance ([ui semble i)oin(lrc de toutes parts
pnrnii vous », expression d'Ernest Henan dans une lein^e du 17
mai 1860 à Amari, dans le Cartc(/c/io, II, p. 85.
- Ibid., II, p. 7G; Amari au directeur de la Xcizionc, 20 avril
1860.
^ Plus haut, p. 116, 123, 126, 127, etc.
^ Carteggio, II, p 76.
172 Opuscules d'un aral)isant
l'Autriche *. C'est à ce sujet que Mariano Stal)ile écrit
de Paris le 10 avril à Michel Amari-: « x\près plus d'un
mois d'attente, je finis par recevoir une lettre du Grand
Chamhellan pour m'avertir que l'empereur ne pouvait
pas m'accorder l'audience, mais qu'il l'avait chargé de
me recevoir et d'écouter tout ce que j'aurais voulu lui
exposer. Au jour et à l'heure indiqués, je fus donc aux
Tuileries, et mon audience dura une heure et demie.
Le duc de Bassano fut très aimable et abonda toujours
dans mon sens. Nous convînmes que je rédigerais un
mémoire sur toutes les choses dites et qu'il le présen-
terait aussitôt à l'empereur. Mon mémoire terminé, je
le fis réviser par Madame Cornu et, avec une sainte
patience, je le copiai de ma meilleure écriture... Mon
mémoire fut remis un jour avant celui où les jour-
naux publièrent les nouvelles télégraphiques d'une
insurrection en Sicile. »
La révolution a éclaté le 9 avril 1860 aux cris de :
Yiva Viltorio Emamiele /^ Le comte di Cavour, renommé
président du Conseil des ministres le 16 janvier, a sous
main encouragé les rebelles et fourni des subsides aux
provocateurs les plus ardents et les plus écoutés. Ce
serait un feu de paille, rapidement noyé dans le sang
après avoir flambé inutilement, sans deux aliments
nécessaires pour en prolonger la coml)ustion : l'argent
italien et un chef populaire. Le héros, ce fut Garibaldi
qui débarqua le 11 mai h Marsala ^ avec ses 1.000, ou
plutôt avec ses 1.005 volontaires^, «ramenant l'humanité
^ Caiieggio, II, p. 75.
2 Ibid., II, p. 72-73.
-* Amari, ibid., II, p. 76; cf. p. 71, 82 et 96.
' Ibid., II, p. 86.
^ 770-r235; voir P. Spangaro, l'un des lieutenants de Gari-
baldi, lettre du 8 mai, ibid., II, p. 81.
Xotice sur Michèle Aniari 173
aux lenii)s Ik'tohiiu's et j)ros({ue à la niyllioloLjie » '.
Quant aux tonds, ils liuviit deiiiaiulés à une sousciip-
tion nationak' ouverte vers le If) avril, à la(|uelle fuiTut
appelés à contribuer, non seulement les sujets de \'ic-
tor lùnanuel, non seulement les habitants de la
Sieile ainsi (pie eeux de Xaples et Sicile, mais encore
les Italiens séparés de leurs tVères, mais unis a eux
par leurs communes. asj)irations, leuis concilovensdes
états ponlilicaux, du (piadrilatére vénitien et derélran-
ger. Les sommes recueillies devaient être mises à la
disposition d'un (Comité exécutif, (pii sié<^ail à (iénes
et dont le comte Michèle Amari était le président, par
un (lomilé de propagande (jui sié^^ait à Morcnce et
dont Tarahisant Michèle Amari avait accei)té d'être le
secrétaire en même temps que le caissier-.
<f Depuis tantôt deux mois, écrit notre Michèle Amari
en français à Renan le 4 juin'', je ne suis bon (pi'à faire
la chasse aux nouvelles de l'insuirection ^, à procurer
des moyens j)()ur l'aider, surtout à réunir de l'argent
par pièces de dix sous, de vingt francs, etc., etc. A cet
elVel, Ton organisa à Florence un (Comité dont je suis
le secrétaire et le caissier ; l'on se mit en correspon-
' Amari, dans le Carie ggio, II, p. 00.
* « Les Italiens de toutes les provinces, libres ou non », écrit
Michèle Aniari au comte Michèle Amari le 20 avril (ibid., II, p.
73). La similitude de leurs noms et prénoms, leur résidence
simultanée à Florence comme sénateurs du royaume d'Italie,
ex|)li([uent le post-scriptum d'ime lettre que l'orientaliste m'a
fait l'honneur de m'écrire le Ki janvier ISfuS et qu'on trouvera
plus loin : « Adresser Professeur et Sénateur pour éviter récjui-
voque d'un homonyme. » A la mort de ce Michèle Amari en
janvier 1877, la mort de notre Amari fut annoncée, comme aussi
déjà en février 1870 lorsque disparut Emerico Amari ; voir
ibid.y II, p. 2-27.
^Ibid., II, p. OL
^ On était souvent mieux informé à Paris qu'à Florence; voir
Mariano Stabile, ibid., II, p. 85.
174 Opuscules d'uu arabisant
dance avec Garibaldi ; Ion organisa tant bien que mal
la première expédition, qui a eu des résultats aussi
prodigieux, grâce au génie du célèbre partisan italien
et au courage, au dévouement et à la constance opi-
niâtre de mes compatriotes insulaires. J'allais prendre
un fusil et m'embarquer, lorsque la prise de Palerme
est venue me dispenser pour le moment de la guerre
sacrée. Probablement je partirai pour la Sicile dans
quelques jours, mais en voyageur, pour aller voir si
ma maison est brûlée, si mes parents sont au nombre
des vivants'. » Une semaine auparavant, le 29 mai,
Micbele Amari, écrivait en italien au comte, son homo-
nyme- : c( Tu sais que je me propose de partir avec la
troisième expédition. Je l'ai promis et je me le dois à
moi-même, pouvant encore, avec mes 53 ans accomplis,
taire mes trois ou quatre étapes et tirer mes coups de
fusil comme les autres. Mais, si Garibaldi est entré à
Palerme avant le départ de l'expédition, je ne veux pas
aller me présenter comme candidat au ministère^ ou à
une Commission. Les acteurs, bons ou mauvais, de
1848 ne doivent pas remonter sur la scène sans y être
appelés. »
Or, Garibaldi, muni par les soins d'Amari des 100,000
lire, que la souscription nationale avait mises à sa dispo-
sition* « au nom du roi Victor Emanuel II », débarqua
^ La mère d'Amari était morte en 1842 et son père en 1850;
voir plus haut, p. 99, 104, 109 et 147. Son beau-frère Del Fiore
(plus haut, p. 127, 129 et 148) vivait-il encore? Je ne sais et ne
puis préciser à quels « parents» Amari fait allusion.
^ Carteggio, II, p. 39.
^ « Je ne me soucie pas plus que toi, écrit Amari à son homo-
nyme le 6 juin 1860, de me coucher une seconde fois dans ce lit
de Procuste d'un Ministère sicilien. » Ibid., II, p. 94. « Je refu-
serai toute part au gouvernement » ; autre lettre du 13 juin du
même au même, ibid., II, p. 95.
* Ibid., II, p. 79, Giuseppe Garibaldi à Michèle Amari, 4 mai
1860; cf. p. 84, 88, 90, 93, 221.
Notice sur Michèle Aiiiari 175
sur la côle occidentale de l'ile à Maisala, le 11 mai,
avec ses « chasseurs des Ali)es ' »), coiuine il avait sur-
nommé ses volonlaiies, s'arrooea la dietature le 1 1,
hattit le 15 à (^alalalimi les tr()ui)es naj)()Iilaines com-
mandées par Landi et prit j)ossessi()n de Palerme le
27, avant l'entrée en eampa<^ne de la troisième expé-
dition, de celle (pii aurait dû ramener Amari dans sa
ville natale, (lelui-ei dilléra son (léj)arl de h^orence,
où il Juij;eait sa présence utile pour y mener la propa-
gande auprès de « ceux ([ui aiment la patrie et la
liherté » en faveur d' a une souscription qu'aucune loi
ne peut interdire chez un peuple libre. -» Tout mar-
che à souhait. 11 n'y a plus de Napolitains qu'à
Messine-^ » Garihaldi est parti pour eonquérirles (Pala-
bres et le royaume de Xaples, après avoir nommé
Depretis prodietaleur pour la Sieile-^ «Lu grande peur
d'Amari, républicain de la veille converti par raison
comme Ciaribaldi au royabsme, est qu'en l'absence
du dietateur, la Sicile, débarrassée des Bourbons, ne
veuille taire un essai de république démocratique et
sociale pour étendre cet essai avec Ledru-Iiollin à la
France et avec Kossulli à la Hongrie."' » Le programme
' (Atrle(jfjio, II, p. 82, Spangaro à Amari, 8 mai 18G0.
- Ibi(L, II, p. 84, Amari au directeur de la Xazione, IG mai
1860.
■'Le 28 juillet 18()(l, Messine fut enfin occupé parles volon-
taires de Garibaldi, qui, peu de jours après, « fut accueilli avec
enthousiasme ». (I)eprelisà Amari, ibicl., II, p. 11.')). La citadelle
ne se rendit que le 13 mars 18G1 au général italien Cialdini.
' Ibid., II, p. 107-1(18; passage très intéressant sur Agostino
Depretis dont Amari loue, dès juillet 1800, « l'intelligence et la
fermeté, la science administrative, la i)ratique des affaires et
l'habileté politique ». Amari, admirateur de Depretis (ibid.. Il,
p. 108, 110, 112-1:^5), lui devint, en 1879, hostile (ibid., II, p. 243,
246, 247, etc.).
'lbid.,U, p. 93. Michèle Amari au comte Michèle Amari, 6
juin 1860.
170 Opuscules d uu arabisant
d'Amari comporte comme premier article « l'annexion
au Piémont », comme deuxième article « l'Italie une,
mais sans administration centralisatrice. » ^ Le mi-
nistre Farini juge à propos de mander x\mari à Turin
au milieu de juin pour le présenter au comte di Cavour,
à la recherche d'un patriote sur et circonspect qui
puisse, sans le compromettre, se charger en son nom
d'une mission confidentielle auprès de Garibaldi. Le
comte discerne au premier coup d'œil quel concours
efficace lui apportera « l'illustre auteur des Vêpres, un
homme très capable qui pourrait rendre quelques ser-
vices à Garibaldi, si celui-ci voulait l'écouter- ». Une
conférence, présidée par Cavour dans son domicile
privé, réunit Amari avec plusieurs Napolitains de
marque, en vue d'une consultation sur la Sicile. « Etaient
présents La Farina, Francesco Peiez, le prince di San
Giuseppe et d'autres -. » Amari, d'accord avec Cavour
sur tous les points, se laissa convaincre par lui
qu'il y avait urgence à son expédition pacifique en
Sicile, où sa personne, son prestige, sa parole aide-
raient puissamment à y faire prévaloir leurs idées.
Le 29 juin, Amari s'embarque à Gènes et, après « un
bon voyage de 54 heures », arrive à Palerme <( sain et
sauf » le dimanche L-i" juillet, à sept heures du soir ^.
Le surlendemain, Michèle Amari esquisse ses « im-
' Carteggio, II, p. 95. Amari à Amari, 13 juin 18G0.
2 Lettre de Cavour du 28 juin au contre-amiral Di Persano,
pour lui recommander Amari, dans Cavour, Leltere, ed Chiala,
(Torino, 1884), III, p. 276, cité d'après Tommasini, Scrilii, p. 337,
et d'après D'Ancona dans le Carleggio, II, p. 389; cf. Amari,
ihid, II, p. 97-98.
^ Amari, Appmiii aiilobiografici, communiqués par D'Ancona,
ibid., II, p 389.
^ Ibid., II, p. 96. Lettre d'x\mari à son homon3'me, datée de
Palerme, 3 juillet 1800; cf. ibid., II, p. 107.
I
Notice sur Mirliele Arnari 177
pressions de la première journée » à son <( très elier » cori-
fidenl, avec qui il a^il de concert ' » depuis qu'il a foulé
de nouveau le sol italien, le comte Michèle Amari :
<r J'ai vu hier Garihaldi... Il m'a répété très clairement
ne vouloir que l'aFmexion à la royauté constitutionnelle
de Victor F^manuel..., le régime pour le([nel le peuple
s'est prononcé à l'unanimilé. . ., le régime le plus
avancé dont jouisse aucun |)euj)le, y compris les l^tals-
Unis d'Amérique... Crispi - m'a exj^rimé les mêmes
idées... Il me présenta au général comme un des
noires, c'est-à-dire des vrais Italiens, etc.; il me dit
ensuite que Mazzini ne pouvait rien souhaiter d'autre,
([ue lui-même n'avait jamais désiré et ne désirait
aucune solution différente. Sa mauvaise humeur
n'éclatait qu'au sujet de La Farina, auquel, selon
Crispi, le général ne savait pardonner ni son vote
dans la question de Nice, ni sa servilité à l'égard du
Ministère. Si je ne me trompe, ces heurts proviennent
plutôt d'amhilions et de rancunes personnelles que de
dissentimentssurla direction politique... A Palerme, on
ne relate ni les vols, ni les homicides, ni les autres vio-
lences de 1818^... Fais-moi la faveur d'accuser réception
de sa dépêche au comte de Cavour, auquel je t'auto-
rise à communiquer ce que j'ai écrit. »
L'optimisme d'Amari, mieux informé, ne lui fait pas
fermer les yeux sur la confusion et les dilapidations
de l'administration militaire, non plus que sur les
désordres de tout genre dans les provinces, « tandis
' Cartcggio, II, p. 117.
2 Crispi était alors secrétaire de la Dictature. Note de D'An-
cona, ihid., II, p. KX). Cet homme d'État. « avec ses allures de
partisan et de factotum », n'a jamais éveillé chez Amari une vive
sympathie, ibid., II, p. 101, 108, 113, 114, 117, 119, 121, 123, 126-
128, 131 133, 135.
3 Plus haut, p. 146 et 150.
12
178 Opuscules d'un arabisant
qu'à Païenne la sécurité des personues et des transac-
tions commerciales est assurée comme en temps de
paix * ». L'annexion est urgente, et « Garibaldi ne
menace plus de la différer jusqu'à la conquête du Vati-
can et de la place Saint-Marc » -. Mais, avec son flair
instinctif des nécessités politiques, le « dictateur glo-
rieux, populaire et ignorant des choses de c^' monde » ^
devine les collaborateurs dont il lui faut solliciter et
exiger le concours, afin que son œuvre, loin de péri-
cliter, s'affermisse et se consolide. Amari est du nom-
bre. Il a beau se défendre et refuser d'entrer à l'aveu-
gle dans ce qu'il appelle sévèrement (( un ministère de
commis » *. Garibaldi ne cache pas que, « si les hon-
nêtes gens » ^ se dérobent, il appellera au pouvoir
les officiers de son état-major. Ce danger triomphe \|
des résistances de Michèle Amari, qui, le 10 juillet,
accepte le « petit » portefeuille de l'instruction publi-
que ^. Le 13, il écrit à un ami anglais en français : \
(.( Votre lettre du 22 juin ne m'a pas trouvé précisé- i
ment en prison, mais dans quelque chose de sembla- i
ble : un ministère pendant une révolution... Espérons |
que la nécessité d'un sacrifice pareil cesse bientôt et |
^ Carteggio, II, p. 109, combiné avec ibid.^ II, p. 98; cf. aussi
p. 119.
2 Ibid., II, p. 99; cf. p. 136.
3 Ibid., II, p. 101.
' Ibid., loc. cit. La lettre CCCXLIV {ibid., II, p. 99-105) est
évidemment d'un jour au moins antérieure au 10 juillet, puisque,
le 10, Amari « inconnu et austère », comme il s'y qualifie lui-
même, céda aux instances de Garibaldi.
* Ibid., II, p. 10G-107, Amari à Cartwright. A cette même lettre
sont empruntés les autres passages entre guillemets de ce para-
graphe.
^ Les Travaux publics avaient été rattachés à l'Instruction ;
cf. Amari, ibid., II, p. 120; Tommasini, Scrilti, p. 337; D'Ancona,
dans le Carteggio, II, p. 361.
Notice sur Micliele Aiiiari 1 7î>
que l'on me rende à ma liberté. Je vous avone ((ue
Garihaldi est un homme eharmanl» séduisant, un
homme de Plutarciue, fiane, loyal, aimable et d'un
cœur excellent, aussi bon (jue brave. »
Amari se sent dépaysé, surtout dans les (juestions
relatives au personnel de son Ministère, après avoir
été absent pendant « douze ans, pour ne pas dire (iix-
huit ». 11 aimerait être allégé d'une <'harL>e (pii lui
pèse, fuir la terreur des candidats aux fonctions publi-
ques et le supi^lice des audiences, abandonner une
position secondaire, ne plus servir sous les ordres de
Crispi, retourner à sa chaire de Florence '. Le plébis-
cite est ajourné, de peur qu'il ne « lie les bras à dari-
baldi )> dans sa campagne naj)olitaine. Kn revanche,
Crispi a imaginé et le prodictateur a ordonné, le 3 août,
de faire prêter serment a Victor Emanuel et au Statut
par les fonctionnaires de tout oi'dre, et c'est ainsi que,
le 1), les magistrats de Palerme ont juré, « contrai-
rement à la logi([ue de l'école, mais selon la logique
de la politicpie et de la révolution » -. Amari, ministre
récalcitrant, a été transféré par Depretis à un autre
« petit portefeuille, celui des alVaires étrangères » •'. Le
18 août, il demande à le résigner, en invoquant auprès
du prodiclateur, non plus seulement des raisons de
convenance personnelle, mais aussi la crainte de « ne
pas être l'interprète de la pensée du gouvernement lui-
même dans les (piestions de politique étrangère » *.
Ayant obtenu satisfaction siu* le point en litige, Amàri
n'insiste pas et c'est lui qui, le 4 septembre, s'occupe
' Cartcggio, II p. lo7; combiné avec ibid., II, ]). 114, VU), VU,
140, 143.
^ Ibid., II, p. 115 et 116. cf. p. 121.
3 Ibid., II p. 120; cf. p. 124.
♦ Ibid., II, p. 124.
180 Opuscules d'un arabisant
de rédiger une proclamation au peuple sicilien pour
l'inviter au plébiscite et un projet de décret pour en
arrêter la date prochaine, les considérants et la for-
mule ^ Les partisans de la convocation d'une assem-
blée, « les indépendentistes et les autonomistes »,
d'accord avec les « faux amis de Garibaldi » et avec les
f( mazziniens plus ou moins déguisés », ont « mis des
entraves à l'annexion » -. Le ministère Depretis avait,
dès le 14 septembre, menacé Garibaldi de sa démis-
sion collective. Elle fut aussitôt acceptée par le dicta-
teur, venu incontinent à Palerme pour imposer sa
volonté et pour instituer la prodictature d'Antonio
Mordini. Michèle Amari, s'il y consent, est sollicité de
conserver son portefeuille à l'exclusion de ses collè-
gues. Mais il se solidarise avec eux dans ses actes
conformes à ses opinions et, en se défendant de vouloir
(( allumer même un semblant de guerre civile », se
déclare l'avocat intransigeant des mesures révolution-
naires, lorsque, le 7 octobre, il écrit en français^:
« L'annexion prononcée par les insurgés, confirmée
par les municipalités, est le vœu certain et général
de la Sicile. Qu'un plébiscite lui donne une forme
légale, et la conscience la plus scrupuleuse sera satis-
faite amplement. »
Le prodictateur Mordini, après avoir « joué sa der-
nière carte en proclamant pour le 21 octobre l'élection
des membres d'une assemblée » ^ fut contraint de
s'infliger un démenti à lui-même et de convoquer par
ordre, pour ce même jour, le peuple sicilien dans ses
comices en vue d'accepter ou de rejeter le plébiscite,
' Carie ggio, II, p. 131 et 137.
■2 Ibid., II, p. 134 et 135.
3 Ibid., II, p. 136.
* Ibid., loc. cit.
. Notice sur Michèle Aiiuiri 181
tandis que, au même jour étfalcnu'iil, les élcclcuis du
royaume de Xaples avaient été appelés aussi à se pro-
noncer pour ou contre son annexion au royaume de
Sardaigne. Le .') novembre, avant la proelamalion du
recensement officiel, Amari constatait déjà en Sieile
400,000 oui et 100 non '. Les Deux-Sieiles donnèrent à
Victor Kmanuel 1,3()1,20(S oui en face de 10,327 non.
Le succès était éclatant : le patriotisme fou«^iieux
d'Amari avait préparé et remporté pour son lie natale
le triomphe décisif de ses idées et de ses aspirations.
Les citoyens de Paleinie, prêtres et laKjues, s'étaient
rendus aux urnes « avec joie, presc[ue avec frénésie »,
sans « tionble i){)ur la tian(juillité et l'oiclre publics »-.
Le gouvernement loeal, loin de tijarder rancune à
l'intervention heureuse d'Amari, avait, (luelcjucs jours
auparavant, le 17, nommé l'ancien ministre professeur
émérite de littérature arabe à l'Université de Palcrme,
le ramenant ainsi, sans faire peser sur lui aueune
charge, dans la chaire où il n'était monté qu'une seule
fois après y avoir été appelé par le Comité sicilien de
1848 3. Amari se réjouit avec une entière reconnais-
sance d'accei)ter le titre honorifique qui le rattaehait
à l'Université où il avait fait ses premières études et à.
la ville où il était né, qu'il avait toujours aimée en fils
affectueux. L'orientaliste placé au Ministère de l'Ins-
truction, l'abbé Gregorio Ugdulena ^, à l'exemple de
Garibaldi et du prodictateur Mordini, doublait, triplait,
centuplait les grades et les emplois '. Or, étant mieux
' Amari, dans le Carlegyîo, II, p. 130.
3 Amari, ibid., loc. cit. Palcrme vota l'annexion presque à
l'unanimité, 36, 232 oui, 20 non, 15 bulletins nuls sur 36, 237 suffra-
ges exprimés.
3 Plus haut, p. 126.
'* D'Ancona. dans le Carleggio, II, p. 102-103.
^ Amari, ibid., II, p. 145.
182 Opuscules d un arabisant
que personne à même d'apprécier la science d'Amari,
il voulut faire violence à son désintéressement en réta-
blissant pour lui, par le même arrêté, les vieilles fonc-
tions d'historiographe de la Sicile, avec 2.500 lire
d'appointements. Amari craignit d'aliéner son indépen-
dance d'écrivain « dans cette république sans magis-
trats, comme il convient que soit celle des lettres ». Il
refusa catégoriquement le poste, a aussi ridicule que
celui d'un poète césarien )),la(( sinécure qui, à ses yeux,
était un anachronisme ou une chinoiserie ji),le « cadeau
venant du parti hostile à l'annexion ». Elle était heu-
reusement consommée et l'arabisant, avant son retour
à Florence, eut la joie, non seulement d'avoir « échappé
miraculeusement à l'épreuve de faire partie du gou-
vernement de la Sicile sous Montezemolo », nommé
d'abord commissaire extraordinaire, puis gouverneur
général par Cavour, « et même au fardeau d'une croix
de SS. Maurice et Lazare », mais encore d'assister en
spectateur enthousiaste à la réception que le peuple de
Palerme fit, le l^i' décembre 1860, à Victor Emanuel
et en convive résigné « au grand dîner que donna le
roi ». En décembre, Amari écrit de Florence en fran-
çais : « Tout ce que vous en avez lu dans les journaux
reste au-dessous de la réalité... J'ai repris mes travaux
et ma chaire, bien résolu à ne reparaître sur la scène
de la politique que comme député de Palerme ou de
tout autre collège électoral » ^
Amari, revenu à ses « anciennes amours non poli-
tiques» -, en fut bientôt distrait par sa nomination dans
^ Les passages de ce paragraphe, placés entre guillemets, sont
empruntés au Cuiieggio, II, p. 137-141. Ibid., II, p. 144, Amari
« avoue qu'il aimerait à entrer comme député sicilien au Parle-
ment national. » Voir encore Huillard-Bréholles, ibid. ,11, p. 149-
150; Cavour, z7>ic/.,II, p. 152;Tommasini, Scrilti, p. 338.
^ Fleischer, dans le Carteggio, II, p. 146, en français.
Notice sur Michèle Aniari IH'A
une fournée de sénateurs, le 20 janvier 1<S()1 ', lors de
la convocation du premier parlement italien. Camille di
Cavour, « le «frand ministre italien », eomme raj)i)elle
Amari et comme il est fermement convaincu que la
postérité le nommera -, ne nie pas (pi'il a contribué
lui aussi à léleetion d'Amari comme sénateur du
royaume. " Il m'a paru, écrit Cavour le l février en
réponse aux remerciements du très cher professeur ^,
et il me parait encore que notre vSénal ne ré|)ondrait
pas pleinement à son objet de réunir en son sein les
plus jji^randes illustrations italiennes, si vous n\'i\ étiez
l)as. (^est pour(|uoi je ne saurais vous conseiller de
préférer le rôle de député à celui de sénateur. Dans le
vrai concept de la hiérarchie constitutionnelle, le Sénat
représente avant tout l'aristocratie générale de l'intel-
ligence. Aussi, dans la grande œuvre de la réorganisa-
tion italienne, aura-t-il une part non moins im])or-
tanle (jue celle (jui revient à la Chambre des députés.
DaPiS l'espoir de vous voir bientôt à Turin, je vous
renouvelle les expressions de ma considération la plus
distiui^uée ».
L'appel de Cavour fut entendu et Michèle Amari
abandonna de nouveau ses « chers et excellents tra-
vaux littéraires » ^ de Florence pour la vie politi(jue
de Turin. 11 participa au vote de la loi (jui, le 17 mars
1861, éleva Victor Emanuel II, roi de Sardaigne, au
rang de Victor Emanuel I'-, roi d'Italie. Ce titre était
tombé en désuétude depuis (ju'il avait été porté par
^ D'Ancona, dans le Carteijgio, II, p. 3()2.
* Amari, ibid., II, p. 143.
^ Cavour dans Toniniasini, Scrilli, p. 338 et 339, et dans le
Cartegyio, II. p. 102.
* Ch. de Gherrier, ibid., II, p. 147.
184 Opuscules d'un arabisant
Napoléon I^' de 1805 cà 1815. La période héroïque des
tergiversations, des atermoiements, des tâtonnements,
dss ballottements dans le vide, des incertitudes, des
doutes sur une situation précaire et sur un avenir mal
assuré, était close pour l'Italie, pour son nouveau roi
et pour le sénateur fraichement éclos, l'arabisant
Michèle Amari.
Le 6 janvier 1861, Ch. de Cherrier, au regret d'être
resté célibataire^ écrivait à Michèle Amari, alors âgé
de cinquante-quatre ans passés ' : « Je voudrais vous
voir marié. A votre âge, la chose est encore possible ;
si vous tardez beaucoup, elle ne le sera plus. Croyez-
moi, il est bien triste d'être seul quand l'on est parvenu
à la vieillesse. Évitez cet isolement, vous ne vous
doutez pas de l'ennui qu'il donne. C'est en ami que je
vous parle ; si vous ne m'écoutez pas, vous vous en
repentirez plus tard. Ne pouvez-vous trouver à Flo-
rence une femme d'une trentaine d'années avec une
certaine fortune ? J'insiste sur ce point, ainsi que
M. Reinaud, qui vous aime et désire comme moi vous
savoir heureux. »
Le départ d' Amari, transféré à Turin et lancé subi-
tement dans une atmosphère qu'il n'avait pas encore
respirée, lui fit ajourner tout projet matrimonial. Ses
« objections » n'avaient pas été une fm de non rece-
voir; mais, « battu par l'orage » ", il ne se sentait
pas assez rapproché du port. Il en était même plus
éloigné que jamais par l'apprentissage qu'il allait faire
* Cti. de Clierrier, dans le Carteggio, II, p. 147. Quelques mois
auparavant, le 9 mai 1860, Ch. de Clierrier, qui croj^ait Amari
a arrivé à 52 ans », lui disait en connaissance de cause : ft Vous
ne pouvez vous figurer combien l'isolement est afïreux, lorsque
la vieillesse est venue » (ibid., U, p. 83).
•^ Ibid., II, p. 82.
Notice sur Micli<*Ie Aiiiari 185
à Turin où, dans la session de 1<S()1-1S()2, en dehors de
ses discours en nialière d'iiislruelion et de j)()lili(jue,
il ne rédi<^ea j)as moins de ein(j ia|)|)()rls, loiis sur les
obligations contraelées par l'Ilalie envers la piovince
de Sicile '. Poui* consolider la coiHjuèle et l'union,
Ratazzi olliil au sicilien Miehele Aniari le porteleuille
de l'instruetion |)ul)li(jue dans le Ministère (ju'il par-
vint à constituer le .'> mars liSli'J. (iavour était mort le
G juin 18()1, et le baron Hieasoli, son «);ouverneur de la
Toscane a\anl d ètie son sueeesseui* à la |)iési(lence
du (lonseil, avait déployé au pouvoir plus déneri^ie (jue
de souplesse. Amari ne se laissa j)as persuader celte
fois et relusa d'interrompre sa vie paisible et labo-
rieuse, partai^ée entre ses éludes de prédilection et le
mandat cpii lui avait été conféré par le roi. Le 10 dé-
cend)re, le cabinet Peruzzi-Min^helli triompha de ses
résistances. Cv fut, comme à son ordinaiie, par raison
et non par inclination, qu'il céda : ce mariage avec la
direction des aiVaires publiques était bien dillérent de
celui que ses amis rêvaient pour sa maturité demeurée
juvénile. Le bonheur esj)éré d'une union tardive était
différé par son acceptation forcée d'un Ministère qui
en reculait la réalisation. L'atteindrail-il jamais?
Voici donc Michèle Amari ledevcnu f>xcellence et,
en déj)it des «grandeurs, « toujours le même, inlè<^re,
désintéressé, inébranlable et inCaliiiable » -. Voici
l'arabisant, ainsi qu'il écrit le 20 décembre à l'un
de ses intimes, à François Sabatier ^, <( enchainé
' DAncona, dans le Cartcggio, II. p. .'i81).
^ Fleischer, ibicL, II, p. 14(5.
^ Sur François Sabatier, un F'rançais de Montpellier trans-
planté à Florence et sur sa femme, la célèbre cantatrice vien-
noise d'ori<^ine, Caroline Ungher, de quinze ans j)lus âgée que
lui, voir V Avant-propos anonyme qu'a rédigé la seconde femme
18(> Opuscules d'un arabisant
depuis dix jours à un poste, d'où il regarde une lan-
terne magique, à travers laquelle défilent très rapide-
ment professeurs, étudiants, sénateurs, députés, amis
et non amis, présents ou absents, ceux-là avec la voix
et l'impétuosité des actes, ceux-ci avec des lettres, tous
demandant pour soi ou pour d'autres des chaires, de
l'argent, des dispenses, des privilèges, des emplois, ou
donnant des conseils, ou se plaignant de Matteucci
et du règlemenl, etc., etc. Ce spectacle alterne avec la
lanterne magique des lettres à signer, avec les faces
de la bureaucratie piémontaise, qui veut mettre dans
son lit de Procuste l'enseignement public de toutes les
autres provinces, commander aux instituteurs et aux
professeurs comme à autant de soldats et tirer une
infinité de cercles concentriques et de rayons du centre
Turin jusqu'à la circonférence la plus éloignée. Vous
voyez, conclut Amari, qu'il y a de quoi devenir fou,
de quoi, ce qui est pire, me crétiniser A présent, si je
ne me trompe, je commence à distinguer quelque ligne
et quelque couleur dans cet arc-en-ciel confus de la
lanterne magique. Nombre de députés et de sénateurs
partent en hâte pour leurs maisons et nous ne sommes
plus obligés de rester trois ou quatre heures à la
Chambre. 11 me plaît d'espérer que mon étourdisse-
ment se calme. Vous voyez que déjà je vous écris, je
l'espère, sans déraisonner'. »
Quinze jours plus tard, le 5 janvier 1863, Amari écrit
de Sabatier, M""- Maria BoU-Jung, comme préface à la publica-
tion posthume de son mari : Le Faust de Grnthe (Paris, 1893);
voir aussi Alessandro D'Ancona dans le Caiiecjgio, I, p. 141-142.
^ Amari, dans le Carleggio, II, p. 158-159; cf. Amari, ibid.^ II,
p. 167 et 176. Après le refus d'Amari, Matteucci, ancien membre
du Sénat piémontais et correspondant de l'Institut de France,
avait accepté, occupé et réglementé le Ministère de l'instruction
dans le Cabinet Ratazzi.
Notice sur Micliele A mari 187
à Percz : < Jai voulu concentrer la concentration, com-
mencer sans secrétaire ijénéral, rcdi^er et sii'ncr toutes
les lettres... 11 fallait connaître par soi-même ce quai-
tier (le la bureaucratie, comme les curieux ou les mora-
listes vont se plonger dans les mauvais lieux de la
Cité de Londres pour les étudiei'. .luscprà présent, j'ai
fait la correspondance plutôt (pie les afTaires. Sous
peu de jours, j'aurai un secrétaire général (|ui allégera
un peu ma charité '. »
Le passage d'Amari au Ministère de rinslruclion
publicfue se prolongea juscpi'en septembre 1864. A cette
épocpie de transition, où les yeux étaient bra(piés sur
Venise et sur Home, (jui mancjuaient à la grande patrie,
(n on ne pouvait pas se llatter (jue le sentiment général
prendrait une vive part aux cboses de l'instruction
pul)li(pie, réservées du reste, par leur nature, à la mé-
ditation des sages (jui sont toujours la minorité. Je
dirai cependant, à l'éloge d'xVmari, ajoute un témoin
oculaire ([ui a[)partient à l'élite de cette minorité,
M. Alessandro D'Ancona -, alors déjà professeur titu-
laire de littérature italienne à l'Université de Pise,
qu'Amari, pendant son Ministère, ne désorganisa pas
les services qui lui étaient contiés par des pro])ositi()ns
intempestives et des réformes violentes, mais (ju'il
cbercha à y remettre de l'ordre, de la justice, de l'bar-
monie, de l'unité, en procédant avec circonspection et
pondération. » Le ministre ne se laissa pas oublier du
monde savant. Dans l'intervalle entre sa corvée de
Palerme et son « acte d'abnégation » •* de Turin, Amari
avait consacré ses loisirs de Florence à des fouilles
* G. Pipilone Federico, Michèle Ainuri e Fraiicesco Ferez, p. 80.
- D'Ancona, dans le Carleggio, II, p. 303. Amari, (ibid., II,
p. 107) écrit : « J'ai réglé les concours, mais je les ai maintenus. »
^ Expression d'Ernest Renan, ibid., II, p. 103.
188 Opuscules d'un arabisant
dans les archives de cette ville. Il en publia les résul-
tats (( comme Ministre de rinstruction publique de
l'Italie » '. Un de ses meilleurs élèves, Isaia Ghiron, fut
attaché à son cabinet pour être placé à la portée de
ses leçons particulières clandestines, continuation in-
termittente de son enseignement public"-. Enfin, le
prêt des manuscrits au dehors, « qui se pratique sur
tout le continent européen, de la Russie à la France »,
eut un chaleureux défenseur dans celui qui, « pauvre
et exilé en France, avait eu chez lui, de 1842 à 1859,
tous les livres et manuscrits qu'il avait voulus de la
Bibliothèque de Paris et aussi un de Saint-Péters-
bourg ». Aux mesures restrictives et illibérales qu'une
a croisade » ^ essaye de lui arracher, Amari répond par
l'offre de sa démission : « Deux mots d'interpellation,
dit-il, un ordre du jour contraire ou douteux sur ce
point et tout embarras cessera pour mes adversaires
comme pour moi K »
Amari resta prisonnier du Ministère et de la politique
jusqu'à la chute du cabinet dont il faisait partie et qui,
après avoir failli se disloquer le 28 juin 1864% se dis-
* Amari à Ernest Renan, en français, dans le Carleggio, II,
p. 162, en lui adressant un exemplaire de son ouvrage : / Di-
plomi Arabi del R. Archiuio Fiorenlino. Testo originale con la
traduzione letterale e illustrazioni. Firenze, 1863, in-4«. Un
Appendice parut en 1867.
2 Tommasini, Scritti, p. 340.
3 Amari, dans le Carteggio, II, p. 179.
* Amai'ijComparetti, D'Ancona, MonHnsen,dans le Cavleggio^
II, p. 176-179. La cause du libre échange scientifique n'a pas
jusqu'ici remporté la victoire partout en Europe, l'Angleterre et
l'Espagne étant restées protectionnistes sur ce terrain, où les
« accords internationaux » pourraient si aisément s'augmenter
d'un codicille. Je l'appelle de tous mes vœux dans le Journal
des Savants de janvier 1905, p. 51.
^ Minghetti à Amari, dans le Carleggio, II, p. 182.
Notice sur Miciiele Aiuari 1811
soiulre au commencement d'août', ne survécut que
quehjues jouis à la convention du 1.') septemhie stipu-
lant le transfert de la capitale à Florence, 'i'urin
dépossédé se révolta contre les arrangements pris
entre remi)ereur Napoléon 111 et le roi Victor-Hma-
nuel I'''". La répression violente de l'énieule acheva un
Ministère usé, divisé, qui avait terminé sa tache et cpii
se survivait sans force et sans prestii^^e. Un des der-
niers actes d'Amari, avant qu'il tïit libéré de cette
i^alére-, avant (pfil eût « tijlissé dans le sang de
septembre 1<S()4, comme disent les liurgraves de
Turin » ''\ avait été, le 5 mai, sa résistance à Pascpuile
Villari, ([ui demandait Texemption de la conscription
pour les élèves de l'Hcole normale de Pise. Le grand
citoyen Amari ne craint ni rimj)opularité, ni les
atla(|ues des évincés : « La conscription, écrit-il cou-
rageusement ^ est la base de l'Italie. Aussi aimerais-je
echangei" une paire d'élèves de l'Hcole et unt' douzaine
de professeurs de renseignement secondaire contre
un seul fantassin. Traitez-moi de barbare tant que vous
le voudrez. »
La lutte contre les sollicitations et contre le favori-
tisme avait été menée par Amari ministre, unique-
ment préoccupé de 1 intérêt général^, sans trêve, sans
merci et sans capitulation. 11 savait refuser avec obsti-
nation et courtoisie ce qui lui était demandé avec
insistance et à grand renfort d'arguments persuasifs.
Son budget, « enflé » ^ ])ar la création, antérieure à lui.
' L. CJtjrario à Amari, dans le Carteggio, loc. cil.
• Même lettre, ibid., loc. cit.
3 Amari à Renan, ibid.^ II, p. 181).
* Amari à Villari, ibid., II, p. 180.
° Amari à Fr. Sabatier, ibid., II, p. 169.
^ L. Cibrario à Amari, ibid.^ II, p. 181.
190 Opuscules d'un arabisant
de fonctions innliles, avait besoin d'être dégonflé par
des saignées abondantes. 11 se définit lui-même, au
moment où il pratique cette opération, u un centaure
avec visage de sagesse et corps d'économie ' » . C'est
ainsi que son ami Antonio Satinas, désireux de faire
prolonger une mission en Grèce, est sommé, avec des
ménagements de forme délicieux, de reprendre dès
l'automne de 1863 ses fonctions à YArchiuio de Pa-
lerme, en attendant une cliaire d'archéologie à l'Uni-
versité, qu'il (( gagnera à la pointe de la baïonnette »,
s'il suit « la voie la plus digne » en demandant à faire
un cours libre-. C'est ainsi qu'Henri Martin, Michelet et
Renan s'étant coalisés avec « l'excellent et respectable
M. Dubois » et avec Yacherot pour faire nommer Chal-
lemel-Lacour, alois âgé de trente-six ans, professeur
de littérature française à Turin ^, Amari, « écrasé par
l'autorité de Renan et charmé par la conversation de
M. Challemel lui-même », se soumet « honnêtement »
à l'avis contraire de l'Université, qu'il aurait eu le droit
d'annuler en vertu de son pouvoir discrétionnaire. « Je
n'ai donc, écrit-il à Renan en français '', à regretter
1 Amari à Satinas, dans le Carteggio, II, p. 167.
2 Même lettre, ibid., II, p. 167-168.
3 Ibid., II, p. 169-173.
* Ibid., II, p. 174. Il est piquant de voir Ernest Renan plaider
alors la cause de Challemel-Lacour, son successeur à l'Acadé-
mie française, qui, dans son discours de réception, prononcé
le 25 janvier 1894, trahit la cause de son modèle, désappointa
nombre de ses auditeurs et de ses lecteurs par son langage qui
dénotait l'homme de parti et le pamphlétaire, plutôt que le fin
lettré, « plein d'esprit et de tact » (Michelet, ibid., II, p. 171), et \
conspira ouvertement avec les détracteurs du maître penseur !
et du maître écrivain, alors qu'il était appelé à prononcer
l'éloge de l'un et de l'autre. Gaston Boissier, dans sa réponse au ;
récipiendaire, a tracé de son ami un portrait exact, véridique, !
vécu, compris et saisissant de ressemblance. i
Notice sut* Michclt' Aniari IDl
que racc()inj)lisseiiiciit d'un devoir dur et désagréable,
mais bien un devoir (ra|)rèsiiia conscience. »
L'altitude d'Amari au Ministère de l'instruelion i)U-
blicpie ne sciait pas retiacée sous toutes ses laces,
si je passais sous silence son boireur du cléricalisme
et des congrégations, sa passion pour la prédominance
de la société laïc[ue sur < les légions mitrées et tonsurées
du Vicaire sur terre' ». Le 2(S juin ISC).), il éciit à ICrnest
Renan en français- : « Nous allons disculei" aujour-
d'iiui dans le (Conseil un projet de loi sm* la suj)pres-
sion des ortires religieux dans les provinces où elles
existent encore et sur le règlement des biens ecclésias-
tiques dans tout le royaiuiie. Le pays est parfaitement
disposé à accepter cette loi et nous n'avons aucune
raison de ménager la mauvaise secte cpii nous joue les
tours les plus pendables à chaque moment. . Il est
probable (juc les hjnoraniins seront obligés de se retirer
de toute l'Italie actuellement italienne avant même la
séparation des ordres. » Le 19 mars 18()4, Amari écrit
en italien à ¥v. Sabatier^ : « J'ai jeté ieu et llamme
pour chasser lès sœurs de la Conception (Concezionc),
constituer l'hôpital et y assigner aux clinicpies 7(),(H)0
francs annuels sur les biens ecclésiastiques, (le qui m*a
réussi. Le joui* de ma victoire dans celte bataille a été
l'unique et le seul où, pendant ces quinze mois^ je me
sois réjoui d'être ministre. »
Une joie moins courte était réservée à lex-minislre,
lors([ue, le 5 octobre 1864, il recouvra son «^ petit j)a-
radis perdu ^ >>, sa chaire d'arabe à l'Institut de Flo-
rence. Le gouvernement, placé sous la direction du
* Amari à Renan en français, 22 mai 1865, dï>qs le Carlcggio,
II, p. 189.
5 Ihid., II, p. 165. \
3 Ibid., II, p. 178-179. \
* Fleischer, ibid.^ II, p. 171 ; cf., le même, //)/(/., II, p. 191.
192 Opuscules d'un arabisant
général Lamormora, 1'}^ rejoignit bientôt, sans se
laisser arrêter par l'encyclique pontificale du 22 dé-
cembre. Victor-Enianuel entra dans sa nouvelle capi-
tale le 13 février 1865. La Chambre des députés y
établit son siège le 28 avril et le Sénat le 14 mai.
Le séjour à Turin pendant la session de 1864 avait
encore fait ajourner des espérances que la réunion
à Florence des occupations d'Amari allaient permettre
enfin de réaliser. Il fréquentait assidûment chez M. et
Mme François Sabatier \ l'hiver dans le palais de la
rue Renaï, Tété, surtout pendant les vacances parle-
mentaires, dans la villa Sabatier-Ungher, dite La Con-
cezione, « La Conception », située aux portes de Flo-
rence '-. Une jeune orpbeline française, Louise Caroline
Boucher, avait été recueillie dès sa plus tendre enfance
par ce ménage sans enfants^, adoptée par ce couple
« de grand cœur, de belle intelligence », élevée dans
un milieu bospitalier aux savants, aux gens de lettres,
aux artistes ^. Le 3 novembre 1860, Amari s'informe
par lettre de ce que devient « l'aimable Louise '^)) ; le
29 octobre 1865, il l'épouse et ses noces sont célébrées
en l'église paroissiale de Santa Lucia de'Magnoli, à
Florence, les témoins étant l'irlandais John Bail et le
sicilien Vito Beltrani*^. Le nouveau marié avait 59 ans
» Plus haut, p. 185.
- Avanl-propos placé en tète de Fr. Sabatier, Le Faust de
Gœthe. p. vn.
^D'Ancona, dans le Carleggio, \, p. 142.
♦ Avant-propos cité, p. vu et vni.
' Amari dans le Carteggio, II, p. 140.
" D'Ancona, ibid., II, p. 392. John Bail est l'objet d'une notice
intéressante dans A. De Gubernatis, Dictionnaire international
des écrivains du jour (Florence, 1891), p. 135 t-136 a. A la 1. 11
du paragraphe, lisez février 1855 au lieu de février 1865. Quant
à Beltrani et à ses relations de 1848 avec Amari, D'Ancona a
parlé de lui, comme d'un « ami perdu», dans le Carteggio, I, p.
135-136 et 587.
Notice sur Mk'lirh' Anmi-i 103
sonnés, innis ses li'aits L'ncr<^i(iut's, loin d'cxprinici' nno
lant^fourciisc rési^iuilion, ainionçaienl un honinu' ({ui a
pris son parti cl ([ui ilil : « Je ne veux ni ahandoinier
mes amis, ni loiniier le clos à mes ennemis. » Su pho-
tographie (le lin 1<S().'Î Taisait dire à Fleisehei' ' : « J'aime
à i)enser (pie la sc-rcMiitc; de vos traits est le i ellet de
celle de votre intérieur, el je piie le hon Dieu de vous les
conserver l'une et l'autre dans le Minist(!'re et hors du
Minisl(l're. »
Louise C.aroline Houeher avait animé i)ar l'expan-
sion de sa jeunesse, de sa grâce et de sa heauté, la vie
des deux êtres sui)érieurs cpii avaient aimé, gâté,
façonné en elle une fille de leur choix; Luisa Amari
se manifesta du premier au dernier jour la parure et
la flamme du loyer, dont le rayonnement fut une source
intarissahle de chaleur pour son mari el pour sa mai-
sonnée. Elle lui donna les joies de la paternité. Amari
eut deux fdles, les sùjnoruie C.arolina et Francesca, et
un lils, Michèle qui, avec sa veuve inconsolée, toujours
vive et sémillante, gardent pieusement et honorent
grandement sa mémoire.
Le i)léhiscite du 21 et du 22 oclohre 1800 ayant
scellé l'annexion de Venise à l'Italie, Michelet écrit
presque aussit()t à Amari ce joli petit mot- : « Ma joie
a été douhle de savoir : Premièrement, que vous êtes
presque complet, que vous avez Venise, celte chère
fleur de notre Italie, qui ferme presque sa couronne ;
deuxièmement, d'apprendre que votre vie si agitée a
maintenant un foyer et un nid. — Cela, cl la j)atrie,
quoi de plus en ce monde? »
« Ancré dans le port du mariage, voilà Amari
rejoignant ses chers Bédouins et aspirant à ])Ieins
* Fieisclier, clans le Carleggio, II, p. 171.
^ Michelet, ibid., II, p. 193-194.
13
194 Opuscules d'un arabisant
poumons l'air du désert. » «Mais apparemment, lui
écrit Fleischer avec une sympathie souriante ^ ces chers
Bédouins seuls ont-ils laissé quelque vide dans votre
àme, pour vous faire sentir le besoin d'une compagne
non bédouine. » Le vœu de Charles de Cherrier s'ac-
complit. Après avoir crié Bravo sur son conseil suivi
et sur l'union contractée, il ajoute- : « Espérons que
l'orage est désormais passé et que la seconde moitié
de votre vie vous dédommagera du malheur de la
première moitié. )) Avec la nature placide et bonne
d'Amari, je ne crois pas qu'il se soit jamais considéré
comme la victime d'événements funestes, comme la
proie d'infortunes accablantes. Mais le bonheur parfait
ne s'est réalisé pour l'homme que par la sollicitude de
la femme aimée, pour le savant que par l'apaisement
de la recherche et de la découverte, pour le patriote
que par l'unité italienne avec Rome capitale.
En attendant que ce rêve devienne une réalité en
1871, quels beaux jours s'écoulent à Florence dans les
délices de l'intimité la plus confiante en pleine lune de
miel, dans renchantement de l'étude reconquise, dans
la satisfaction des devoirs strictement remplis à l'In-
stitut des études supérieures, au Sénat et à la prési-
dence des commissions diverses auxquelles ses com-
pétences ne lui permirent pas de se dérober ^ ! Son
enseignement ne fut pas interrompu par ses droits à
la retraite et il le continua sans traitement jusqu'à la
fui de 1872. Le mari amoureux et aimé qui « a mainte-
nant un foyer et un nid » ^ vit en homme d'étude plutôt
qu'en membre du Parlement, ne va pas dans le monde
1 Fleischer, le 18 nov. 1865, dans le Carteggio, II, p. 190-191.
■2 Cil. de Cherrier, ibid., II, p. 191.
J D'Ancona, ibid,, II, p. 394.
* Michelet, ibid., II, p. 194; cf. plus haut, p. 193.
Notice sur Michèle Amari 195
et travaille eu désespéré pour achever l'histoire de la
Sicile musulmane ', ayant lenoncé à faire désormais
lui-même celle de l'Italie contemporaine. Spectateur
attentif et vigilant, conseillei- indépendant et piiident,
savant lal)orieux et prohe, il défend son ména<^e con-
tre les cacpiets et les indiscrétions. La France, pour
laquelle il a été parfois injuste, lui parait una seconde
patrie, maintenant cpi'il a épousé une femme française,
et il ne se souvient plus de ses déconvenues lointaines,
mais seulement des gracieusetés qui lui ont été prodi-
guées pendant prés de vingt années d'exil parisien-.
Ma visite chez lui en septembre 1807, pendant un
congé de la Bibliothèque Impériale, amena entre nous
un échange d'idées sur le travail qu'il avait commencé,
sur la tâche qu'après lui j'avais eu la témérité d'assu-
mer. Mon prédécesseur m'intimida par son allure
solennelle, sa parole calme et mesurée, heurta ma fou-
gue juvénile, sa vaste science me parut un chàteau-
fort à côté de mon humble cabane et la fin de l'entre-
tien me produisit un effet de soulagement. Comment
le pygmée que j'étais avait-il tenté de se hausser jus-
qu'à un travail de géant, hors de sa portée et au-des-
sus de ses moyens ? L'impression que je ressentis se
prolongea jusqu'à mon retour à Paris et, après cette
leçon de modestie, je me remis à l'œuvre interrompue
avec une moindre dose de sécurité en mes forces,
avec la volonté ferme de les accroître.
Excepté lorsqu'il me parla de mon père, son cadet,
presque son contemporain, la courtoisie charmante de
mon hôte ne me laissa pas oublier un seul instant qu'il
éprouvait le sentiment juste de sa supériorité sur son
continuateur.
^ Amari, dans le Carteggio, II, p. 196.
2 Amari, ibid., II, p. 198 ; cf. p, 263, 264, 272.
196 Opuscules d'un arabisant
J'étais imprégné de celte sensation, plutôt bienfai-
sante qu'encourageante^ lorsque, le 16 janvier 1868,
Michèle Amari me fit l'honneur de m'écrire de Florence
(7, Piazza dell' Independenza), en français :
« Monsieur. En bon chrétien que je suis, et même
catholique, apostolique et romain, j'admets l'identité
du père et du fils, et je m'adresse à vous pour votre
propre compte ainsi cpie pour celui de votre père.
« Ab joue initiiim K Je dis donc à Monsieur Joseph,
mon ancien camarade à l'école de M. Reinaud, que je
le remercie pour son Essai sur r histoire et la géogra-
phie de la Palestine, avec toute la force du sentiment
que m'inspirent l'importance du sujet et l'ancienne
date de notre connaissance, un quart de siècle ni plus
ni moins. M. Derenbourg arrache des enveloppes
obscures d'un galimatias religieux des pages d'histoire
qui ont la plus haute importance. L'esprit juif a été
l'un des facteurs [les] plus actifs dans la civilisation du
moyen âge, soit par le christianisme, qui se ressent un
peu trop de Jéhovah et de la théocratie, soit par l'en-
tremise de nos chers amis les Musulmans. Il est temps
d'interpréter l'histoire des Juifs sans préjugés d'aucune
espèce, ni mosaïstiques, ni chrétiens, ni même philo-
sophiques.
(( Maintenant c'est votre tour. J'avais déjà approuvé,
en lisant le Journal asiatique, le savoir et la sagacité
dont vous avez donné un essai aussi heureux dans
votre article sur les pluriels arabes. Je m'empresse
d'ajouter à l'expression de ce jugement celle de la
reconnaissance que je vous dois pour votre cadeau.
« Je profite de cette occasion pour vous prier de me
donner un renseignement que vous m'avez promis à
• Sic. Amari vont dire évidemment : A Joue principinm.
Notice sur Michèle Aiiiari Iî>7
Florence. Y a-l-il un diclionnaiie l)eil)ùie-rrançais
autre que celui de Venlure de Paradis ; ou seulement
le dictionnaire français-berbère, i)ul)lié récemment à la
suite du prix j)ro|)osé ])ar loMinistèi'e de la Guerre ?...
S'il y a un bon dictionnaire berbère-français, Je le pré-
fère... Vous savez peut-être que j'ai besoin de consul-
ter un dictionnaire berbère pour l'édition (pie l'un de
mes élèves fait en ce moment ' d'un diclionnaiie de
pocbe arabe-latin et latin-arabe de la fin du xir' au
commencement du xn^' siècle, œuvre d'un italien,
très probablement de Pise, résidant à Tunis ou Hout^ie,
etc. J'y ai trouvé plusieurs vocables anarabi(jues.
« Puisque je vous demande une lettre, j'ose encore
ajouter un autre ennui. Benjamin de Tudèle, que je ne
connais (pie par la traduction anglaise de Asber, dit
que la ville de Palerme occupait l'espace de 2 milles
carrés. De quelle espèce de milles se sert-il, le vérita-
ble ou supposé auteur du voyage ? Et d'après le texte
doit-on interpréter deux carrés d'un mille ou bien le
carré de deux milles de côté ? Je penche à l'opinion
qu'il s'agit de milles arabes de Sicile, dont se servait
Edrizi.
« Offrez mes salutations afYectueuses à Monsieur votre
père, ainsi ({u'à nos amis des manuscrits Delisle,
Michelant, Claude, et à MM. Taschereau et Ravenel. Et
votre catalogue avance-t-il ?
« Adieu, cher M. Derenbourg, agréez les sentiments
distingués de votre dévoué M. Amari '-. »
* L'ouvrage a paru en 1871 sous le titre de Vocabulista in
arabico, pubblicato per la prima volta... da C. Schiaparelli»
alunno del R. Istiluto di studi superiori.
^ Le post-scriptum indiquait les précautions à prendre pour
éviter l'équivoque de l'homonymie entre les deux Michèle
Amari habitant la même ville ; voir plus haut, p. 173, n. 2.
198 Opuscules d'un arabisant
Cette lettre condescendante eut-elle des lendemains
ou des surlendemains ? Je répondis de mon mieux aux
questions qui m'étaient posées, mais je ne trouve
trace, ni dans mes notes, ni dans mes souvenirs, d'un
commerce épistolaire entre le maitre et le débutant.
Mon admiration n'a fait que grandir à mesure que j'ai
pu de mieux en mieux apprécier les mérites de mon
correspondant éphémère. J'ai essa3^é, mais sans succès,
de le revoir à Pise en 1885, alors qu'il habitait la Via
Fibonacci, 12 ^ . Notre entrevue de 1867 ne devait pas
se renouveler.
Ce n'est pas à moi, ce n'est pas à mon père, ce n'est
pas à Ernest Renan, nia aucun de ses amis de France,
que, le 13 mars, aussitôt après la guerre de 1871
et les préliminaires de paix, Amari exprime sa sympa-
thie pour la nation vaincue, rançonnée, démembrée,
pantelante. C'est auprès du célèbre bibliographe alle-
mand Otto Hartwig qu'il épanche son indignation
des conditions exorbitantes imposées par l'i^Uemagne
victorieuse, conditions « que n'excuse pas le moins du
monde à ses yeux la nécessité de s'assurer pour l'ave-
nir ». Amari, qui présage le relèvement de la France,
ajoute - : « L'égoïsme national me porterait à bénir
cette guerre, qui nous a conduits à Rome et nous a déli-
vrés d'un timi dangereux, toujours disposé à effacer
les bienfaits par les offenses et singulièrement désa-
gréable avec sa tendance à la religion du moyen âge.
Mais les divisions entre les peuples cultivés me cha-
grinent comme des guerres civiles. »
Cette même épître d'((un l)on italien» à «un bon
allemand >> se termine par un gracieux tableau de genre :
^ D'Ancona, dans le Carteggio, II, p. 278, note 1.
» Ibid., II, p. 199; cf. p. 204-205.
Notice hiir Michèle Aiiiari lliU
«Je inc rc'joiiis de loiil cceiir de hi naissance de voire
Siegfried, aïKjuel j'augure longue vie el i)c']lcs cjuali-
tés. Mon excellente femme, fiançaise de naissance, (juasi
italienne d'éducalion, idenliliée à mes pcnsers politi-
ques et pliil()sophi(iucs, a été juscprà présent, de même
que la meilleuie, égalemenl la plus heureuse des mè-
res. Nos trois hamhins sont en vie el grandissent vigou-
reusement sans avoir jamais soulVert, fût-ce d\\n mal
de tète. Puisse-t-il en être ainsi des vôtres! »
La Française (pii anime celte scène el ({ui réj)an(l des
flots de honlieur sur Taulomne d'Amari, (pi'il « aime
et estime pour son esprit comme pour ses vertus »,'
dut être enchantée, lorsque son mari, le 'M) juin 1871,
fut élu memhre associé de notre Académie des inscrip-
tions et belles-lettres-. Amari, aussitôt averti de sa
nomination, écrit en français à llenan ^. « Je ne crois pas
me tromper en taisant tomber sur vous la j)artie prin-
cipale de la responsabilité de cet acte, par lequel la
' Carti'f/gio, II, p. 420.
- Madiuiie Micliclct écrit de Ilyères à Michèle Aniari le 26 jan-
vier 1872 : « Combien nous avons été heureux des belles justices
(jui vous ont été faites, et comme j'ai vu d'ici le visage et le
cœur de votre femme s'épanouir! » Madame Jules Miclielet, Les
Chais, p. 306. On trouve, ibicL, p. 300, une amusante déclaration
de guerre aux chats, faite en français par Amari et datée de
Florence 20 janvier hS72 : « .Te n'aime pas la race féline.
Comme Hercule avec le serpent, je débutai dans mon enfance
par assommer, avec une barre de fer, un chat qui m'attaquait
fort lâchement. Ma haine date donc d'un demi-siécle. Je veux
bien fouiller l'histoire de ce détestable animal, mais c'est pour
le faire détester à tout le monde. Je ferai comme M. Hase qui,
en travaillant à la Bibliothèque de Paris sur les vies des saints
grecs, me disait : Ils me le paieront. Vous savez qu'il était alle-
mand et qu'il faisait du voltairianisme avec ses amis fidèles. »
Suit, ibid., p. 310-315, une curieuse monographie d'Amari sur la
prédilection des Arabes pour les chats, surtout d'après le
Hayàl al-hayawàn d'Ad-Damîrî.
'-" Carteggiu, II, p. 200.
200 Opuscules d'un arabisant
majorité de l'Académie a donné un témoignage aussi
brillant d'estime à un allié de Satan, qui, par-dessus le
marché, a contribué, en sa qualité de membre du
Parlement italien, à la spoliation du Saint Père, comme
les cléricaux ont l'habitude de l'appeler. » Renan répond
de Sèvres le 16 juilet * : « Comme vous pouviez bien le
croire, j'ai été de ceux qui ont participé au crime très
noir de l'élection de 1' « allié de Satan » que vous dites ;
mais j'ai trouvé l'Académie si bien disposée à entrer
dans cette voie de perdition que je n'ai pas eu à la
pousser. »
Le Sénat italien ayant ouvert sa session dans Rome
capitale le 27 novembre 1871, le domicile d'Amari à
Florence n'était plus que provisoire, son « enseigne-
ment gratuit-») de l'arabe que temporaire. Amari
malade ne put pas se rendre à Rome pour assister
à l'inauguration du Parlement, pour féliciter de vive
voix son ami F'rancesco Perez qui venait d'être promu
sénateur ^\ La caravane, composée du père et de la
mère, des deux petites filles et du garçonnet, ne tarde-
rait pas à émigrer, surtout qu'un changement d'air
avait été prescrit par Cipriani * à la nerveuse et fragile
d'apparence Luisa Amari, une sensitive flexible et pen-
chée, exposée sans défense aux atteintes de la tem-
pérature variable, des émotions passagères, des moin-
dres chocs qui troublaient sa quiétude instable. Le
déplacement nécessaire fut cependant ajourné jus-
qu'aux derniers jours de 1872 par les vacances du
Parlement, par des raisons de famille et par ces ater-
' Carteggio, II, p. 201.
2 Plus haut, p. 194.
3 G. Pipitone Federico, Michèle Amari e Francesco Perez,
p. 116.
* Id., ibid., p. 118.
Notice sur Micliele Auiari 201
moicnicnls (jii'on cluTche volontiers avanl de (juiller
les lieux, témoins de la vie passée, dépositaires des
souvenirs, Le 8 septenihi'e 1(S72, Aniaii éerit en fran-
eais ' : « Mes t'orees ne sont pas alVaihlies, pas plus (pie
mon cœur n'est refroidi aux sentiments de la i)aliie, de
l'amitié et de la ianiille. .l'ai même le bonheur d'éprou-
ver dans mes vieux jours l'allection du foyer (juc je ne
connaissais pas, et de sentir (pie la patrie est un être
réel et vivant, non pas une espérance lointaine et un
germe à dévelopi)er. »
Le retard de eette nouvelle héifirc devait, aux veux
d'Amari, avoir j)our dernier terme l'aeliévemcnt de
l'Histoire des Musulmans de Sieile avec ses eoj)ieux
index. La seconde partie du volume troisième parut
eniin en 1872, dix-huit ans a})rès l'apparition du pre-
mier. Ce grand événement, suivant de près la prise de
possession de Rome par l'Italie, arrache à la joie
déhordaFite de l'heureux Amari un cri de victoire
retentissant : « J'achève, s'écrie-t-il -, dans la patrie
unie et lihie, \\\\ travail au(piel je me suis préparé
dans l'exil il y a trente ans, mù par un désir irrésis-
tible de voir clair dans les ténèbres (|ui envel()pi)aient
l'histoire de la Sicile avant les Normands et alléché
par les faeilités que m'offraient les écoles et les biblio-
thèques de Paris. J abordai ce sujet avec l'âme d'un
Sicilien ({ui souhaitait ardemment la liberté d'un petit
Etat et désiiait l'union de l'Italie, sans l'espérer pro-
chaine. Je termine mon œuvre, pleinement convaincu
(juc tous ces Italiens fraternisent de plus en plus, ([u'ils
voient dans l'unité et dans la liberté la sécurité et
' Carteggio, II, p. 209; lettre au prince Frédéric de Sclilcswig-
Holstein.
' Amari, Storia dei Miisnlmani di Sicilia, III, 2 (Firenze, 1872),
p. 895.
202 Opuscules d'un arabisaut
riionneiir de tous et de chacun, que le pays va croître
en sagesse, en prudence, en puissance, en richesse, et
que la Rome nouvelle, au lieu de l'oppression armée
de l'antiquité et des crimes du moyen âge, propagera
désormais dans le monde la juste liberté du travail et
la liberté illimitée de la pensée. »
La distribution des exemplaires ne se fit qu'au com-
mencement de 1873, lorsque l'auteur avait quitté Flo-
rence pour Rome. Ernest Renan, dans son accusé de
réception du 11 janvier, écrit ^ : ((J'ai reçu votre beau
et savant volume. Gomme vous êtes heureux de pou-
voir dire : Exegi monumeniiim ! Je vous ai lu avec le
plus vif intérêt. Voilà de la grande histoire, aussi solide
par le fond des recherches que par l'esprit philoso-
phique qui les a inspirées et qui les anime. »
Le 2 décembre 1872, Amari avait accompli son coup
d'Etat de venir habiter Rome capitale. Le 5, il écrivait
de Rome à Francesco Ferez qui, malgré ses devoirs
de sénateur, était à Païenne - : (^ Il y a trois jours que
je suis ici avec trois poupons et sans trois douzaines
de mille lire qui nous seraient nécessaires pour nous
mettre à l'aise. Or, j'ai trouvé une maison meublée, sise
Via di Porta Pinciana, no 37, au deuxième étage, bien
exposée, pas très élégante, mais pas très chère non
plus. »
-1 Carteggio, II, p. 209-210; cf. Longpérier, ibid., II, p. 214.
^ G. Pipitone Federico, Michèle Amari e Francesco Ferez,
p. 118.
Notice sur Michèle Ainuri 2(K5
ciiAiM'nu-: orAiiiii^MK
Amaiu a llo.Mi: ui: iix 1S72 .ii'squ'ai Miuia di: 18{S2. —
Hl'Iïikmk ht nkl'vikmk édition i>r Vr.srno f.n 1S75 kt
ISiSf), CELLK-CI ACIIKVKK A PiSK OU AmAIU VKCIT 1)K 1S(S2
A 1(SSS. — Amaiu phksidi-: i:n 1(S7S m-: qia tiukmi-:
C()N(.Hl":S INTEHNATIONAL DKS OHIKNTALISilIS A Fl.OHIlNCi:
ET ASSISTE EN ISSl AU CINQUIÈME A BeHEIN. Il EST
LE 30 MARS 1882 i/aME de la SÉANCE ACADÉMIQUE
TENUE A PaLEHME POUR Li: SIX CENTIÈME ANN1VEUSAIHI-:
DES Vêpres Sicieiennes. — Retour a Rome en 1888.
— Moin d'Amari a Florence le 10 .iuilli:t 1889. —
Translation de ses cendres a Paeerme. — Son
monumi:nt y est a l'église San Domenico.
Qu'inipoitail le luxe du logis, qui alhiit al)riter ce
couple parfaitement heureux, en camp volaul dans un
quartier saluhre de Rome, près du roi, loin du i)ape,
avec les terrasses du Pincio et les vastes jardins de la
Villa Médicis puritiant l'air (jue la temme hien-aimée
respirerait? Un chan<>ement, (piel (pi'il fût, ne ])nuvait
être que sah'.laire à la nature mobile de Madame Amari,
cette ennemie irréconciliable de la monotonie et de
l'uniformité. Quant à la couvée, elle s'iiupiiétait peu
de l'endroit où était posé le nid, pourvu (pi'elle pût y
gazouiller bruyamment et s'y ébattre en pleine liberté
à la satisfaction de parents indulgents et tendres. Par-
tout où la caravane établirait son foyer, il brûlerait des
mêmes feux purs et répandrait autour de lui le même
ravonnement lumineux. Le roman tardif d'Amari se
déroule sans péripéties, sans secousses, sans heurts,
204 Opuscules d'un aral)isa!it
sans incidents, dans une atmosphère chaude, récon-
fortante, avec la compagne « digne d adoration»', pkis
jeune que lui, choisie entre toutes, qui a répondu à
son appel, qui lui a donné une lignée, qui veille sur lui
à l'instar d'une mère non moins que d'une épouse, qui
s'efforce de conserver et de prolonger ses jours, à grand
renfort de soins, de sollicitude, d'affection, d'amour.
L'enseignement, même piivé, est irrévocablement
abandonné à Rome par le professeur émérite de VIsti-
tiito de Florence. La deuxième session du nouveau
Sénat romain reconquiert Amari après une interrup-
tion forcée d'une année. L'ancien pater conscriptiis ne
laisse pas à de plus jeunes les travaux des commis-
sions et la rédaction des rapports. Seulement, de plus
en plus, il se confine dans les affaires siciliennes et
dans les questions où sont intéressées l'évolution de
l'instruction publique et l'organisation des musées -. A
Rome même, où <( des écoles, des institutions scien-
tifiques et littéraires remplacent les couvents ^ », l'ensei-
gnement supérieur italien et la science italienne voient
se dresser à leurs côtés la concurrence d'émulés, véri-
tables collaborateurs, dont la rivalité pacifique leur
impose une recrudescence tant d'initiatives hardies
que d'efforts incessants. La France témoigne de sa vita-
lité renaissante en créant de toutes pièces à Rome un
organe nouveau, sans compromettre le bon état de
l'ancien, l'Académie, créée en 1666, installée à la Villa
Médicis en 1802^, où vivent côte à côte en commun les
1 Amari, au commencement de 1881, dans le Carteggio, II,
p. 250.
2 D'Ancona, ibid., II, p. 390.
3 Amari, ibid., II, p. 215.
' Alphonse Bertrand, L'art français à Rome, dans la Revue
des deux mondes du l""* février 1904, p. 604.
Notice sni' Micliele Amai'i *J()5
archilccles, les j)eiiilres, les sculpleurs, les «graveurs et
les iiuisieiens. Amari assiste à la créalioii iriiiie lù'ole
franV'^i''^*^' (rarehéolo^ie, inslituee le 2.') mars 1<S73 par
un décret du Président de la Uépiihliciiie Ihiers, placée
au palais Faruèse, au-dessus de notre Ambassade près
le Quirinal, el diiigée par un sage, Auguste Gellroy.
Le 18 mai 1(S71, un décret de rem|)ereur (luillaumc I''',
contresigné par le prince de Bismarck, léorganise l'In-
stitut allemand de correspondance archéologicpie, (pii
datait de 1829, (jui lut officiellement revendiqué i)ar la
Prusse le 2 mars 1871, en attendant (pi'il devînt en 1874
institution de l'empiie. \Sn mouvement aussi ra})ide,
importé du dehors, avait communiqué sa vitesse à
celui de l'Italie. D'une i)art, en 1871, elle modifia son
enseignement supérieur sur un rapport de Michèle
x\mari ; d'autre part, elle étendit le champ d'action
de son Accddcinid (Ici Liiicri, l'ondée le 3 juin 1817 à
Rome par le pa])e Pie IX.
Jusqu'au 14 h'vrier 1875, cette académie pontificale
était limitée aux « sciences 'i)hysiques, mathématiques
et naturelles ». Le Ministre de l'instruction publique
da royaume d'Italie, Huggero Bonghi, un encycl()|)é-
diste, professeur d'histoire ancienne à l'Université de
Rome, tout en maintenant « l'autonomie » de la classe
antérieure, lui adjoignit par le Statut uul^ classe des
« sciences morales, historiques et i)hilosophi(|ues »'.
La nomination y précéda la cooptation et le roi Victor-
Emanuel y appela le 9 mai 1875 Michèle Amari, « pro-
fesseur émérite, sénateur du royaume », sur la même
' Des rapports étroits se nouèrent ininiédialcnient entre cette
classe f « qui cultive des sciences analogues », et llnstitut
archéologique allemand. Voir une lettre du 14 avril 1875,
adressée par Quintino Sella à Michèle Amari, dans le Car-
te g gio. II, p. 219.
206 Opuscules d'un arabisant
liste que Domenico Comparetti et x\tto Yannucci, le
13 mai Terenzio Mamiani. Amari prit séance le 6 juin
parmi ses confrères de l'ancienne c/as6e ^ avant que la
nouvelle ne fût régulièrement constituée.
Michèle Amari, arrivé à Rome à la fin de 1872, s'était
logé avec les siens, au commencement de 1873, d'une
manière moins précaire, dans un appartement sis
29, Via délie Quatlro Fonlane, au deuxième étage, en
face les jardins du Quirinal'-. La deuxième session du
Sénat terminée, comment employer ses loisirs de
vacances en dehors des mois brûlants d'été indolem-
ment consacrés à la cure d'air annuelle à La Concezione,
sur les coteaux de Fiesole, dans la Via Bolognese^'!
L'historien et l'orientaliste n'étaient pas encore assez
acclimatés pour renouveler l'acier de la plume rouillée.
La convalescence s'achevait, mais, la crise étant con-
jurée, le repos absolu devenait incompatible avec la
santé recouvrée, avec le tempérament robuste, avec la
nature ardente d'Amari. Il s'enrôla, sans arrière-pensée
et sans réserve, parmi l'es adhérents d'un congrès
scientifique et laïque, que son ami, le comte Terenzio
Mamiani délia Rovere proposait d'ouvrir à Rome même
au cours de l'été 1873, pour que l'écho des communi-
cations et des débats résonnât jusqu'au Vatican. Amari
seconda de toutes ses forces, de tout son zèle et de
toute son autorité personnelle son collègue militant
de la Chambre haute, autrefois l'un de ses compa-
^ Accademia dei Lincei. Atti.j série 2^, II, 1874-1875 (Rom^,
1875), p. Lvii.
2 Amari n'habitait plus là en 1881, mais 5, Piazza del Esqui-
lino; voir Carleggio, II, p. 260; Yerhandlnngen des fiinften
Orienlalislen-Congresses gehalten zii Berlin in September 1881,
p. 8.
^ O. Toramasini, Scrilti, p. 350, plus précis que mon dire de
la p. 192.
Notice sur ^licliclc Amari 207
gnons d'exil à Paris ', ancien ministre comme Ini,
son futur eonlVère des Lincci. Il s'associa allègrement
aux démarches multiples (|ue le j)résident désigné
taisait, d'une part auprès {\\\ Ouirinal et des Ministres,
d'autre {)art auprès des adei)tes dans les milieux in-
struits et populaires, en vue de ressusciter le Coiujrcsso
dexjli Scicnziali-, un revenant de 1839, (pii avait tait le
mort de 1819 à 1870, qui s'était réveillé de sa loninie
léthargie en 1870, (pii venait de tenir à Sienne une
session préparatoire à la manifestation romaine, anti-
papale et anticléricale, de 1873 ^. Amari, épris de
l'idée, essaya de lui gagner des souscripteurs et des
adhérents. II écrit à Renan en français le 23 avriP :
«Pie IX a lait toujours nos affaires à merveille : il les
fait par ses sots discours, comme par l'encouragement
qu'il donne aux jésuites. » Adrien de Long[)érier,
qu'Amari a convié imprudemment, se dérobe par des
subterfuges à une invitation que sa famille, ses convic-
tions et ses accointances lui interdisaient d'accepter.
(( L'Italie, écrit-il le 15 octobre 1873 •"', en ce moment-
ci, fait une expérience. Naturellement, comme tous les
< Plus haut, p. 111.
■^ Ces renseignements m'ont été fournis gracieusement par
M. A. D'Ancona; communication du 7 janvier 1903.
^ La session suivante eut lieu à Palerme en 1875, à l'instiga-
tion et avec la coopération prépondérante de Francesco Ferez;
voir G. IMpitone Federico, Michèle Amari e Francesco Perez, p. 22.
M. A. D'Ancona m'a informé que Gaston Paris assista au Con-
gres de Palerme et y prononça un discours, signalé sous le
n^' 331 dans .Joseph Bédier et Mario Roques, Biblioyraphie de
Gasion Paris, Y'vkVis, Société amicale Gaston Paris, 1904, p. 49.
♦ Carteggio, II, p. 212. Il est peu probable que cette lettre
émane de Florence, à moins qu'Amari ne l'ait écrite pendant sa
première fugue estivale à la Coiicczione, où sa femme avait été
élevée par les Sabatier comme leur fille adoptive.
5 Ibid., II, p. 214.
208 Opuscules d'un arabisant |
chimistes qui ont un alambic sur le fourneau, elle attend !
avec enthousiasme le résultat de la coction. Plus tard, \
I
lorsque l'alambic et l'enthousiasme seront un peu ;
refroidis, il sera plus convenable d'aller causer avec elle i
sans crainte de l'impatienter. Je crois bien que je ne |
mourrai pas sans avoir revu l'Italie dégermanisée. » i
Il y a plus de franchise dans les regrets sincèics de '
Renan qui aurait vraiment aimé s'associer aux tra- i
vaux, aux débats et aux réunions des Scienzali. Il écrit '
<ie Sèvres le 19 octobre ' : (( Il faut assurément des rai- '
sons impérieuses pour que je ne me sois pas rendu au \
Congrès de Rome. C'est bien, comme vous le dites, un ■
événement dans l'histoire de l'esprit humain que ce j
fait d'une discussion scientifique libre se tenant dans \
la vieille capitale de la science orthodoxe, c'est-à-dire ■
de la science faussée. Le royaume dlialie, n'aurait-il ;
pas rendu d'autre service à la libre pensée, aurait, par :
cela seul, bien mérité de ceux qui aiment la vérité, l
Présentez mes respects à M. Mamiani, à tous nos amis, |
et dites-leur que je suis avec eux d'esprit et de cœur. » ;
he Congresso degll Scienzali ïi'cWcâl éié qu'un intcr- i
mède bruyant sur un vaste théâtre, qu'un épisode de i
propagande à ciel ouvert, qu'une affirmation publique ;
de convictions profondes et invétérées, qu'une bataille
de tribune, en contraste avec la paix d'une vie intime, j
calme et retirée, que le mari et le père partageaient de j
nouveau avec l'historien, le littérateur et l'arabisant,
sans parler du sénateur et, à partir de 1875, de l'aca-
démicien. Ce cumul d'occupations librement entassées
et vaillamment affrontées se conciliait avec les habitudes
immuables d'Amari, telles qu'il les avait contractées
dans les temps héroïques du surmenage parisien -. A
^ Carteggio, U, p, 214.
2 Plus haut, p. 158, note 2.
Notice sur Michèle Ainari 20î>
Rome, comme à Paris, à Morenceet à fnrin, le travail-
leur iulalii'able et poiicliiel se levait à qiialre heures
du malin, avec la seule tlillrrenee (|ue, maiulenanl, il
marchait sui- hi j)()iiite des pieds pour ne pas réveiller
la marniaille endormie. 11 |)rûi)arail lui-même son calé
sans bruit, déjeunait iaj)idem«'nl et se j)réeipitait au
travail comme s'il crai«^nait que sa moil, plusicuis Ibis
annoncée et heuieuscment démentie ', ne vint à l'im-
proviste le sur|)i'endre et l'empêcher de remj)lii- le pio-
i>ramme qu'il s'était tracé. La seule interruj)tion ré^^u-
lièrc qu'il admette, c'est le moment où à sept heui'es
' la bande d'ici à cé)lé, laissée en plein sommeil, va se
réveiller ». L'excellent père s'exprime tendrement - :
« Ces visages frais, ces caresses, ces enrantillages char-
mants m'arracheront à mon bureau, je ne sais pendant
combien de temps. »
Le 13 janvier LST."), Amari, en renouveau de produc-
tion, à la veille de ses soixante-dix ans, précise ainsi
en français l'emploi de ses matinées commencées avant
rau])e ' : « A (pudre heures du malin il faut, après
avoir pris mon café, proliler du silence de la maison
pour travailler, soit à l'Appendice de mes textes arabes
que l'on imprime en Allemagne ^ et aux corrections que
^L Fleischer m'impose le plus souvent à raison et
quelquefois à tort; soit à la huitième édition de mes
Vêpres siciliennes. Ces diables d'Allemands boulever-
sent à présent tous les recueils hisl()rir{ues, toutes
les compilations ; ils travaillent à la démolition par
escouades de vingt ou de cinciuante docteurs ; ils ne
' Plus liant, p. 173, note 2.
- Cartcggio, II, p. 226; lettre d'Aiiiari, de Home, du 11) no-
vembre 1876, au prince Frédéric de Schleswig-IIolstein.
' Amari au même, ibid., II, p. 217 et 218.
* Appendice \iuh\ïé à Lcipz'v^ en ISlô; voir plus haut, p. 162, n.l.
14
210 Opuscules d'un arabisant
i
laissent aucun événement de l'histoire du moyen âge
sans une nouvelle monographie. Vous concevez que je ;
ne veux pas rester en arrière, quoiqu'il me coûte beau- '■
coup de lire l'allemand, ce que je n'ai commencé à I
essayer que dans ma cinquante-huitième année i. Ce ;
n'est pas trop tôt, je l'espère. En attendant il m'a fallu |
avaler et, qui pis est, acheter quatre ou cinq livres ;
allemands relatifs de près ou de loin à mon sujet. Et je i
n'ai pas encore commencé ma nouvelle préface. » j
La préface datée de Roma, ottobre 1875, comprend :
une liste des auteurs allemands consultés pour la hui- |
tième édition, publiée à Florence en 1876 -. On y voit !
figurer A. Busson, A. Dove^ F. Gregorovius, Otto
Hartwig, A. von Reùmont, Scheffer-Boichorst. Michèle j
Amari s'est enquis et s'est servi des références^, mises à |
sa portée par un effort persévérant, pour améliorer et i
mettre au point sa précédente révision florentine ^ de j
la première rédaction palermitaire '*. S'il touche à cer- ;
^ Ce renseignement paraît plus strictement exact que les j
« 55 ou 56 ans à Florence », indiqués par Amari à Otto Hartwig
dans une lettre du 22 septembre 1881 (Carteggio, II, p. 255). j
Voir aussi (ibid., II, p. 204) une lettre au même du 12 septembre i
1871, dans laquelle Amari gémit que l'allemand ne soit pas t
entré dans les études de son adolescence et qu'il ne puisse le
déchiffrer qu'en ayant recours au dictionnaire. UOportel stii-
diiisse lui revient souvent. Quoi qu'il en soit, la première
citation allemande qu'ait risquée l'érudit consciencieux me
paraît être de 1868, dans la Storia dei Miisnlmaiii di Sicilia, III,
parte prima, p. 209, note 3, où est allégué Zunz, Ziir Geschichte
iind Literalur. En 1851, Amari n'avait pas pu lire la version
allemande de ses Vêpres, qui parut alors à Leipzig d'après la
première édition florentine de même date.
- 2 vol. in-16. Cette Prefazione a été réimprimée en tête de la
9^ édition (Milano, Hœpli, 1886, 3 vol. in-16), I, p. xli-l.
^ Firenze, 1866, 2 vol. in-16, dont on trouvera également la
Prefazione, ibid., I, p. xxxvii-xl.
' Palermo, 1842; voir plus haut, p. 106-108.
Notifia sur Aiiclich' Aiiiari 211
tains détails insi<i;iiifianls, il respccle le fond et la forme,
eoinine si ce vénéi'ahle leslo di liiujiKt lui paraissait in-
tangible, ^c Plutôt, dit Aniari scjuede lapiéeei' le vêlement
avec du drap d'autre main-trœuvre et d'autre couleur,
je veux donner le vieil ouvra<j;e j)res(pie comme il ria-
(juit et le nouveau ainsi qu'il peut être. » Kn d'autres
termes, les additions n'ont j)as pénétré dans le texte,
dont elles forment parallèlement « un commentaire .
suivi ». Le remaniement et le bouleversement ont été
évités cette fois, sans que les exi<^ences imposées par
« les progrés de la criticpie hisloricjue » aient été ajour-
nées ou repoussées.
Sans attendre que la i)réface de la huitième édition
f.U rédigée, pendant que l'imprimeur composait et tirait
les feuilles du texte, Michèle Amari s'accorda en février
ou mars 1875, un i)etit voyage à Palerme - pour se rendre
à l'appel de la Socielà Siciliaiui pcr laStorut Palvia qui
venait de l'élire Président d'honneur ••. (l'était une vic-
toire éclatante des conciliatr'urs sur les intransigeants,
dont les suspicions avaient jusque-là tenu leur compa-
triote Amari en dehors de leur Socielà locale, exclusive
et asservie à des meneurs défiants. L'ostracisme contre
le maitre étant levé, il écrit de Kome le 11 février à son
ami Perez qui est intervenu efficacement dans la lutte
menée sur son nom^ : « CherFrancesco^ je n'ai pas en-
core donné mon nom à la Socictd Sicilidiia, parce que
' Prcfazione de la (S- édition, dans la [)'\ I, p. xlh.
- A la fin de 1871, Amari avait été « obligé de se rendre à
Palerme, à cause de la mort de son beau-frère » Del Fiore. Voir
une lettre d'Amari à Madame Michelet, du 29 janvier 1872, dans
Madame Jules Michelet, Les Cluds, p. 208; cf. plus haut, p. 174,
n. 1.
^ Amari et d'Ancona, dans le Carleggio, II, p. 235, 269 et 392.
■' G. Pipitone Federico, Michèle Amari e Franccsco Ferez,
p. 119.
212 Opuscules d'un arabisant
je n'ai pas voulu m'introduire, avant d'y être appelé,
dans une compagnie, où j'ai assurément plusieurs amis,
mais où je pouvais me douter que quelques autres
m'auraient en haine à cause de mes défauts et peut-être
aussi de quelque bonne qualité. Je suis joyeux de l'in-
vitation qui me vient de toi et je remercie la Société de
l'honneur qu'elle veut me conférer, honneur que j'ac-
cepte avec gratitude du pays où je suis né et où j'ai
passé les plus belles années de ma vie. Que je ne t'aime
pas, c'est ce que ne peuvent dire que les calomniateurs,
Bourboniens ou Sacristains. »
Michèle Amari ne prévoyait pas alors que la vie lui
serait octroyée avec une telle prodigalité, que son intel-
ligence et son talent persisteraient avec une telle pléni-
tude qu'en juillet 1885 il ferait éclore une neuvième
édition définitive, transformée et recréée par le créateur
lointain de l'œuvre primitive. Il ne s'agissait pas cette
fois de discuter des idées sur les points contestés, ni de
mettre au courant les bibliographies italienne et alle-
mande. Une nouvelle édition avait été rendue nécessa-ire
par de nouvelles trouvailles Deux registres « intermi-
nables » et « très importants » de diplômes inédits
avaient été copiés au printemps de 1882 par le chanoine
Isidoro Garini à Barcelone, où ïArchivio de la Corona
de Aragon le dédommagea des quatre mois au moins
que dura sa longue « déportation »^ et publiés par lui à
Palerme en 1884. - Les agissements de Pierre III d'Aragon
dans sa lutte contre Charles Ici^ d'Anjou pour la posses-
1 Le mot est d'Amari, 19 avril 1882, dans le Carteggio, II, p. 275.
- Isidoro Carini, lettre du 16 avril 188'2, adressée de Barcelone
à Amari, ibid., II, p. 271 ; voir aussi du même, Gli Archivj e le
Biblioleche di Spagna iii rapporta alla sloria d'Ilalia in générale
e di Sicilia in particolare, Palermo, Tip. dello Statuto, 1884,
3 vol., daprès D'Ancona, ibid., II, p. 2G8.
Notice sur Michèle Aiiiari 213
sion (le la Sicile venaient d'être < dévoilés ou éclaircis )>
par les chartes angevines de Xaples, étudiées et éditées
parGiuseppe del Giiidice et par Camillo Minieri Riccio '.
Une refonte s'imposait alin d'embrasser dans un récit
continu des élénu'iits d'origine et d'épotpie diverses.
Le rajeunissemt'iil tlu tond entiainait loicément le ra-
jeunissement de la torme. \in même temi)s ([u'Amari
réformerait ou atténuerait des jugements polili(pies •• ou
erronés ou lrt)p durs », l'octogénaire, ennemi de la
routine, remaniant son improvisation juvénile au bout
de pres([ue un demi-siècle écoulé, loin de s'obstinei* à
son jargon sicilien de IS 12, se proposait de supprimer
les ])rovincialismes et les archaïsmes })our substituer
l'italien moderne, « la langue d'aujourd'hui », à la lan-
gue d'hier -.
Dans l'intervalle entre l'achèvement des deux édi-
tions, les dix années entre ISTô et IScSf) furent mar-
quées pour Amari par nombre d'événements, dont il
importe de narrer les princijianx. Son excursion à
Palerme en 1873 l'avait mis en goût. 11 y retourna en
1877 et trouva la ville méconnaissable, tant elle avait
progressé depuis deux ans, tant elle était améliorée au
point de vue de l'industrie, de la richesse, de la tran-
quillité, tant le parti libéral — modérés et progressistes
' Prcfdzionc de la 9*^ édition (tu Vcspro, I, p. v. Sur le titre,
l'édition est donnée comme corretta ed accresciula dalT aulore
secondo recfistri di Jhircelloiui cd (dlri dociiinenli e corredala di
alcani tesli parcdlcli. Deux ans plus lard. Amari ajouta un (jua-
trième volume, de même format (Milano, Hœpii, 1.S87), intitulé :
Altre Xarrazioiii del Vcspro Siciliaiio scrilte nel buoii sccolo délia
lingiia. Appendice cdla noua editione del Vespro Sieiliano. Voir
ce qu'Amari en écrit de Pise à Isidoro Carini, le 30 Juin 18«S6,
dans le Caiieggio, II. p. 297, et la réponse de Carini (Homa,
le 1er juillet), ibid., II, p. 298.
^ Vespro, 9^ édition, I, p. vi-vni.
214 Opuscules d'uu arabisant
unis — y gagnait du terrain à la veille d'un triomphe
imminent '.
L'année précédente, un « véritable pavé était tombé
sur la tête » d'Amari : la présidence du quatrième Con-
grès des orientalistes à Florence. Il écrit à Renan en
français, le 3 octobre 1876-, un mois environ après
que, le 31 août, son « acceptation » a été transmise par
Angelo de Gubernatis dans la séance de clôture du
troisième Congrès à Saint-Pétersbourg^ : « Vous con-
cevez que je n'aimerais pas que cette institution ou,
pour mieux dire, cet essai expirât en Italie entre mes
mains, comme il a failli trouver son tombeau à Saint-
Pétersbourg. Je ne crois pas à la grande utilité des
Congrès des puissances ni des savants, mais je recon-
nais que ces derniers gagnent toujours quelque chose
à causer et à s'amuser ensemble. » Le nouveau roi
Humbert V\ sur le trône depuis le 9 janvier 1878, avait \
accepté, dans l'été de 1877, en qualité de prince royal, I
« le titre de protecteur du Congrès », qu'il ne récusa pas i
après son avènement ^. L'ouverture solennelle eut lieu [
le 12 septembre 1878, en présence de son frère, le prince i
Amédée, duc d'Aoste, qui ne put assister, le 18, à la :
séance de clôturer Malgré la concurrence de notre i
Exposition universelle ^, le Congrès de Florence fit |
bonne figure dans la série qui va se continuer le mer- i
* Carleggio, II, p. 235, Amari à Otto Hartwig, 18 juillet 1877.
2 Ibid., II, p. 223.
^ Bulletin du Congrès international des orientalistes. Session de
1876 à Saint-Pétersbourg (Saint-Pétersbourg, 1876), p. 130-131.
* Carleggio, II, p. 223, 225, 237 et 238; cf. Atti del IV Congresso
iuternazionale degli orientalisti, II (Firenze, 1881), p. 336, 347
et 357.
" Ibid., II, p. 344 et 357.
^ Carleggio, II, p. 223. Renan et Bréal proposaient « de re-
mettre l'ouverture au mois d'octobre ». Voir ibid., II, p. 238.
Notice sur Miclicle Ainari 1215
credi 10 avril lOO/i, par la qualor/ièinc session (rAl«^L'r '.
On n'y verra plus ni r'ranrois Lonornianl, ni lùnesl
Renan-, ni Charles Schefer, (pii rcliaussèrenl les assises
(le Florence par les concours de leurs personnalités
élevées, dont l'iiunianilé et la science déplorent la dis-
parition. Mais, parmi les T^-ançais, bien vivants aujour-
dhui, ([ui prii'ent part alors à ce Congrès dont le pré-
sident Aniari désespérait (ju'il attirât à l'iorence des
« hôtes orientalistes^ », je signalerai Henri Cordier,
Gaston Maspero, Jules Oppert et le fondateur de ces
tournois internationaux Léon de Rosny K Sur 217 adhé-
rents, italiens et étrangers, il y eut VU) membres pré-
sents contre 1)1 absents"'. Amari, pleinement rassuré,
prononça le discours de bienvenue à la séance inau-
gurale du 12 et celui de congratulations ultimes à la
séance finale du bS'J. Remar(piable surtout est le pre-
mier, où il trace à ses confrères d'une semaine un pro-
gramme tendanciel mettant au premier rang l'Afrique
septentrionale, ainsi ({ue ses populations d'Arabes et
de Berbères", comme complément de l'Extrême-Orient
prépondérant à Paris, des études ariennes et hami-
tiques ayant prévalu à Londres, de l'Asie centrale,
' Un schisme inomcntaiié a dédouljlé la 9' session de Lon-
dres. Deux Congrès successifs, indépendants l'un de l'autre,
ont été tenus à Londres, sous ce même numéro d'ordre, en
1891 et en 1892.
■^ Madame lù'nest Renan, cette femme de grand esprit et de
noble cœur, avait accompagné son mari à Florence, comme il
appert du Carlcggio, II, p. 242.
' Ibid., II, p. 223.
^ Atli, II, p. 338-344.
» Ihid., II, p. 337.
« Ibid., II, p. 344-349 et 357-361.
■' Amari était curieux de « la langue et de la race berbère w;
voir le Carlegcjio, II, p. 224, et plus haut, p. 197. Il était déjà
hanté par le rêve d'une Italie méditerranéenne, rêve qui, en
216 Opuscules d'un arabisant
point de mire politique et scientifique à la réunion de
Saint-Pélersbourg "^
Aussitôt descendu du fauteuil de la Présidence qu'il
avait exercée, avec autorité et discernement, sur « notre
secte inolTensive » 2, Michèle Amari fut désigné par le
nouveau Roi "^ comme Vice-Président du Sénat pour la
rentrée du Parlement au 20 décembre 1878 ^ Renommé
en 1879, Amari se vit enlever, en 1880, de par la volonté
d'Agostino Depretis, le titre qui lui avait été conféré
deux ans auparavant. Le sénateur avait démérité, ayant
osé voter contre la suppression de l'impôt sur la mou-
ture ^. Plus tard, en 1886, lorsqu'on voulut porter
Amari à la présidence du Sénat, il se rappela cette dé-
convenue pour écarter résolument une proposition
tardive ^.
La langue allemande écrite, qu'Amari était arrivé à
lire, à comprendre suffisamment et à faire entrer dans
ses citations", aurait pu lui fournir, avec un peu d'exer-
cice et d'habitude, un instrument maniable de conver-
1881, fut troublé par notre occupation de la Tunisie. Amari à
Renan, dans le Carteggio, II, p. 250-252; cf. p. 257, 268 n. et
271 n.
* Aiti, II, p. 347; cf. le Carteggio, II, p. 221.
^ Expression d'Amari, ibid., II, p. 2-23.
^ Les relations d'x\mari avec Humbert 1er avaient été de prime
abord très cordiales ; voir ibid., II, p. 237; cf. p. 239. Quant
à la reine, il la décrit (ibid., II, p. 244) comme « aimable, belle,
cultivée au delà de tout ce qu'on peut supposer, aimée de
tous ».
* Ibid., II, p 240 et 242.
» Amari et d'Ancona. ibid., II, p. 246. « Le Sénat nommé par
le roi, ou plutôt par les ministres » ; Amari, ibid., II, p. 253.
6 Ibid., II, p. 300. Amari octogénaire n'était plus à Rome,
mais commençait en « invalide ;), à Pise, sa quatre-vingt-
unième année.
1 Ibid., II, p. 253-254, et plus haut, p. 210.
Notice sur Michèle Aiiiari 217
sation, lorsciiic, en scptcml)re 1<S81, il se rendit, en
conipa<^nie d'Ascoli el de Fleeliia, au cin(|uiènie Con-
grès des orientalistes, dont le siè<,^e était Berlin. l)'aj)rès
ses conlidenees à Olto Hartwig', il voya^^ea a la nia-
nièie d'nn sourd-niiiel et hâta d'autant plus son retour
à Florence, puis à Home, que^ malgré ki courtoisie des
professeurs allemands, il soufTrait de son ignorance
et s'ennuyait de parler par interprète, que le j)ère de
famille s'accusait de faire tort à ses trois enfants si,
après avoir refusé les subsides du ^hnistère, il ne res-
trei<4nait pas sa dé[)ense à l'indispensable. (>'est en veitu
de ces considérations ({u'il ne répondit pas à l'invita-
tion du plus lidèle correspondant, Otto Hartwig, et
qu'il s'abstint de faire un crochet jiar Halle, où il aurait
aimé faire sa connaissance personnelle, lui serrer la
main et parcourir sa riche i)ibliolhèque. Mais il ne sut
pas résister à la tentation de s'arrêter au retour pour
quel([ues heures à Leij)zig et de « se trouver face à lace,
dit Amari -, avec le bon b'ieischer, ami épistolaire, et
qui, pour cela, ne m'était ni moins bienveillant, ni
moins aimé ^. ;>
Le 12 septembre, à la séance d'ouverture coïncidant
jour pour jour avec la date de celle qu'il avait présidée
à Florence en l(S7cS, Amari avait ollert au Congrès de
Berlin deux primeurs : les premiers exem})laires, sortis
des presses depuis peu de jours, de sa Bibiioleca Arabu-
' Cartcgyio, II, p 2ô5, Michèle Amari à Otto Martwig, de
Florence, 22 septembre 1.S81 ; cf. p. 2.>7 et 258.
■^ IbicL, II, p. 254, même lettre.
^ Plus haut, p. 162 et 209. Pleischer avait adhéré, mais n'avait
pas assisté au Congrès; voir Verhandluiujen des fiinflen inler-
nazioiuden Orieiitali.slen-Coiigresses geliallen zu Berlin in Sep-
tember ISSl (Berlin, Î8bl j. p. 4 et 19.
218 Opuscules d'un arabisant
Siciila, traduite en italien ^ et de ses Epigrafi arabiclie
di Sicilia, recueil d'épigraphes tombales-.
Le six centième anniversaire des Vêpres siciliennes
allait avoir son échéance le 30 mars 1882. La commé-
moration de cette délivrance occupait Amari avant
son départ pour Berlin, elle l'absorbe depuis son retour.
Sa crainte la plus vive est que le souvenir de la libé-
ration aragonaise, qui a affranchi la Sicile de la domi-
nation angevine, ne fournisse une occasion aux senti-
ments anti-français ^ de s'épancher par des provoca-
tions inconsidérées. A propos de Charles d'Anjou ^, les
têtes chaudes et les révolutionnaires comptaient peut-
être dire son fait à la Piépublique voisine et à ses
hommes d'Etat. Une solennité « académique » ^, avec
« des discours lus et des travaux imprimés g », com-
posés en vue de la circonstance par des Siciliens, avec
des hommages aux ancêtres morts pour la bonne cause,
avec la fierté de l'unité nationale englobant désormais
la Sicile italienne et l'Italie sicilienne, voici quelle était.
^ Verhandliingen, p. 46 et 126 ; cf. Carteggio, II, passages
cités plus haut, p. 162, note 1. C'était l'édition in-4o dont Amari
avait fait hommage au Congrès de Berlin .
■2 Documenli per servire alla Storia di Sicilia piihblicali a cura
délia Società Siciliana per la Storia Palria. Terza série. Epi-
grafia. Vol. I, fasc. 2, Palermo, Virzi, 1881. Le premier fascicule
avait paru avec la même estampille en 1879. Voir le Carteggio^
II, p. 245 et 256.
^ Amari, dans la courte introduction de « l'auteur au lecteur»,
placée en tête de son Racconlo popolare del Vcspro Siciliano
(Roma, 1882) et reproduite intégralement en note dans le
Carteggio, II, p. 263-264; cf. Amari, ibid., II, p. 260, 263, 264,
271-275.
'* Ibid., II, p. 256,258, 271, 273, 275, 276,302.
5 C'est ce qu' Amari recommande aux schaikhs palermitains ;
ibid., II, p. 249'.
^ D'Ancona, ibid., II, p. 268, n.
Notice sur Micliele Aiiiari 211i
aux }'eux (rAinari, la manière la |)liis dimu' d'un peuple
libre de faire eouuailre au\ géuéralions nouvelles
les saerifices sanglants alIVontés par les insurree-
lions aneiennes. Aniari lui-niènie s'élail assigné >< son
trihul ' » d'hisloiien patriote dans cet échaiii^e de com-
munications sur un même sujet (pii serait, à ce moment
précis, dans tous les cœurs et sur toutes les lèvres : la
Narration populaire des \'èj)res siciliennes était résolue
par lui dans l'été de 1881 et Amari avait eu rinlention
d'en éerire aussitôt le commencement dans sa villéi^ia-
ture de la Concczione '-. Il ne se mit à Tcruvre (pi'après
son retour à Rome, au commencement d'octobre : le
récit sommaire, qui se rattaclie plutôt à la 8" qu'à la
9" édition du Vrspro, puiscpi'il est antérieur aux acces-
sions provenant de Barcelone et de Nai)les, lut publié
à Rome en février, assez à temps pour être répandu à
Palerme et dans l'île avant le grand jour 3.
Les massacres émancipateurs de 1282 ne pouvaient
être prétextes dilluminations et de bals, comme d'au-
cuns 1 auraient voulu '. Le sani^ versé au xui*^ siècle
méritait d'être rappelé sans apoloi^ie par des bommages
funèbres aux victimes, plulcU ([ue d'être insulté au
xix^ par des réjouissances publiques, plus(( populaires »
que le Racconlo'' dans les rues ([u'il avait douloureuse-
ment et eruellement arrosées''. La Socicla Siciliaiia pcr
la Sloria Pallia organisa jiour le 30 mars 1882 une
* Amari, dans le Carteggio, II, p. 259.
^ Amari, ihid., II, p. 250.
3 Amari, ihid., II, p. 250, 259, 271.
'* Amari, ibid., Il, p. 259.
■^ Le titre de ce résume en 102 pages est : Racconlo popolare
del Vespro Siciliaiio, Homa, Forzani, 1882.
^ Amari, dans le Carteggio, II, p. 200.
220 Opuscules d'un arabisant
« séance extraordinaire^ », qui serait tenue dans la
salle des pierres du Palais de ville -, sous la présidence
du marquis de Torrearsa^. Cette fête politique, locale
et littéraire fut ouverte par une allocution du Prési-
dent. Ensuite Francesco Lanza, prince di Scalea, aux
applaudissements unanimes de l'assistance distinguée
et nombreuse, offrit solennellement, en qualité de Pré-
sident de la commission executive, à l'un des deux Pré-
sidents honoraires de la Socieià '% à l'auteur du Vespro,
à Michèle Amari, une médaille d'or frappée en son
honneur, par souscription des corps savants et ensei-
gnants, ainsi que des Sociétés et députations histo-
riques d'Italie, et un album contenant les noms des
souscripteurs. Le marquis, très ému, ajouta quelques
paroles touchantes, affectueuses et passionnément dithy-
rambiques pour l'ancien ami, pour l'exilé d'autrefois, le
médaillé du jour. Le 16 avril, Isidoro Carini écrit de Bar-
celone à Michèle Amari ^ : « Je comprends l'émotion du
vénérable marquis di Torrearsa. Un témoignage donné
d'un commiin accord par un pays entier au vrai^ mé-
1 Sesio centenario ciel Vespro. Tornata straordinaria délia
Società Sicilioiia per la Sloria Palvia iiel di XXX marzo 1882.
« Fascicule extraordinaire » (31 p. in-4") de VArchivio storico
sicilianOy nouvelle série, année VII (Palermo, tipografia del gior-
nale « Lo Statuto », 1882. Le fascicolo slraordinario est analysé
par D'Ancona, dans le Carteggio, II, au bas de la p. 269.
- Sala délie lapididel Palazzo di cilla.
3 L'orthographe du nom flotte entre Torrearsa et Torre Arsa.
En un seul mot dans le « Fascicule extraordinaire », elle est en
deux mots dans la liste des membres du bureau pour 1881, ibid.,
Nouvelle série, Année VI (Palermo, 1881), p. III. De même, le
plus souvent, dans les deux volumes des Memorie délia Rivolii-
zioiie Siciliana dell' anno MDCCCXLVIII (plus haut, p. 150, n. 2).
» L'autre Président honoraire était le sénateur Francesco
Perez, l'ami et le correspondant d'Amari.
5 Carleggio, II, p. 268-269.
* Les mots imprimés en italiques sont soulignés dans l'ori-
ginal.
Notice sur Miclicle Aiiiari 221
rite, voilà ce qui se voit bien rareinenl. » Le l)el ordre
du jour portail enliii, pour la chMure, la lecture par
Ainari d'un discours, coFUj)osé expressément par lui,
sur r« Ordonnance de la Uépul)li(pie sicilienne de 12(S2 »>.
La belle baranuiue bistoricjue se termina |)ar des sou-
venirs j)lus actuels au u vaillant et loyal N'ictor l^^ma-
nuel » et à « Giuseppe Garibaldi dans la viirneur de
rà^e » -. Il importait (ju'en pai'cil moment, ces deux
grands noms, omis par les piécédents orateurs, ne
fussent ni oubliés, ni passés sous silence.
Micbelc Amari, (pii fut « Tàme • » de ce mémorial
sat^e, calme et rassurant au dedans et au deliors, se
prodi^^uia dans les réunions privées qui suivirent cet
après-midi d'ovations ])our les services lendus par
le «vieux patriote^» qu'il était. Le soir même, il fit
une conférence au (k'rcle pbilologique de Palerme
« sur l'origine de la dénomination Vcspro Siciliano ^ ».
Le 2 avril, au banquet des journalistes, il suscita d'in-
justes polémicpics par un toast inolïensif (piil i)orta et
c[ue certains auditeurs dénoncèrent comme une
olTense aux légitimes susceptibilités italiennes vis-à-vis
la France. La presse s'empara de l'incident pour le
grossir, le dénaturer et renvenimer. Amari, troublé
par ce malentendu, protesta contie les fausses inter-
prétations de ses pensées et de ses paroles, reprocha
vivement à ses concitovens leur ingratitude contre leur
alliée de 1859 et fil un tableau enthousiaste de l'accueil
sympathique et empressé ([u'aussitôt après et malgré
* Archiuio storico siciliano de 1882, Fascicolo slraordinario,
p. 31. Sur le maintien des relations personnelles entre Amari et
(raribaldi, voir le Carteggio, II, p. 221.
- Expression de Tommasini,5c/7///, p. Ml.
^ Amari, dans le Carlcggio, II, p. 21)0.
' Tommasini, .Scr////, p. 346; D'Ancona, dans le Carlcggio, II,
p. 395.
222 Opuscules d'un arabisant
la première édition du Vcspro, il avait reçu des Fran-
çais les plus éminents^
Voici en quels termes, le 5 avril 1882, Amari fait ses
adieux au Syndic de Palerme et à sa ville natale- :
« Ma conscience me dit que j'ai été comblé de trop
d'honneurs et qu'ils prouvent l'àme généreuse des
citoyens dont ils émanent. Mais^ je ressens de plus
au fond de mon cœur combien est vrai le proverbe :
l'amour se paye avec de l'amour. Mes concitoyens ont
deviné, avec leur intuition si prompte et si sûre, mon
attachement à cette cité splendideetà ce grand peuple.
Oh ! quelle joie j'éprouve chaque fois que je revois
Palerme toujours plus ornée, plus florissante par l'in-
dustrie et le commerce, plus civilisée, plus digne de la
liberté dont jouit l'Italie, plus associée au sentiment
national, qui est la gloire et la protection de tous ! »
La rentrée à Pxome ne fut qu'une halte pour y pren-
dre les dernières mesures et pour y faire les derniers
préparatifs du départ pour Pise, selon un projet con-
certé entre le mari et la femme, inspiré par le désir de
relever la santé défaillante de la chétive Luisa Amari,
réalisé sans remise comme sous la pression d'une
nécessité urgente. Et pourtant les années passées à
Rome s'étaient écoulées dans le calme et dans la
sérénité.
L'appartement, dans lequel Amari menait une vie
claustrale d'ermite 3, mais d'ermite entouré et gâté
par son entourage, n'était entre-bâillé qu'au profit de
1 Caiieggio, II, p. 232, 2ô3 et 270-275; cf. plus haut, p. 112.
« Jetons autant qu'il dépend de nous un drap mouillé sur ces
matières inflamm^ibles. » Renan à Amari, le 22 avril 1882, ibid.,
II, p. 276.
2 Ibid., II, p. 266.
3 Amari, ibid., II, p. 262. Il habita jusqu'à son départs, Piazza
del Esqiiiliiio ; voir plus haut, p. 206, n. 2.
Notice siii* Miclich* Aiiiari *2*2l^
quelques amis inlinu-s triés. Oi', dans la rue, il élail
inq)ossil)le de ne rencontrer (jue ces privilégiés. D'autres
conlaels lacheux imposaient à sa notoriété au moins
des politesses dont il s'aecpiiltail en mau<>réant : « Vrai
diamant (jue la civilisation n'avait pas laeetté au détri-
ment de son originalité, il conservait une ingénuité
aimable comme tous les vrais savants. Scrupuleux i)our
tous ses devoirs, il était intolérant et montrait claire-
ment son mépris aux i)ersonnes suspectes de peu
d'honnêteté. Souvent un salut ostensible pi'ovoquait
cliez lui un i>ro^ncmcnt significatif ([ui amusait fort ses
amis présents. * »
Pour se soustraire au dan<^er des impressions désa-
gréai)les, Amari se réfugiait dans son ermitage, s'y can-
tonnait et s'y enfermait, travaillait toujours, écrivait et
n'allait plus au Sénat (ju'aux rares jours de séance,
parfois aussi quelques minutes pour y lire un journal
ou pour y consulter un livre à la l^ibliothécpie-. Apres
sa maladie de Florence en 1872'^ il avait re])ris l'écpii-
libre de son tem})érament robuste, de sa santé de fer,
inaccessible aux refroidissements et aux maux de tête ^
ses habitudes de lever matinal, de travail avant l'aurore'',
d'humeur égale, d'activité sans surmenage, de sorties
quotidiennes, sans excès de fatigue, dans les rues et
les promenades les plus désertes, de courses à la cam-
' Extrait d'une Icllre que M'"*^^ Amari m'a fait ilionncur de
m'écrirc de Home, le (î mai 1902.
- Amari, dans le (Aiiicggio, II, j). 2()2; cf. p. 259.
^ Plus haut, p. 200.
* Amari, dans le Carlcyyio, II, p. 217; cf. p. 209, '215, 249, 25G.
En 1878, Amari soullVit à l'œil gauche d'un mal extérieur passa-
ger, sans péril, mais non sans douleur, qui interrompit ses
travaux: cf. ibid., II, p. 240.
^ Tommasini, Scritli, p. 348; Carteggio, II, p. 22G; cf. p. 3o7 et
plus haut, p. 158, n. 2.
224 Opuscules d'un arabisant
pagne avec le bambin', d'internement le soir dans la
douceur suave des liens familiaux, dans le charme des
entretiens intimes avec la plus délicieuse des épouses.
Son mariage avec elle l'avait transfiguré -. Celle-ci se
levait très tard, vaquait à son ménage, faisait ou des
courses ou des visites, lisait, peignait^, s'accordait la
sieste de midi et s'étendait volontiers quelques heures
pendant l'après-midi pour réserver le soir à son mari
un visage frais et reposé, une société réconfortante.
Quant aux trois enfants, c'étaient, au dire de leur
père, qui les choyait et les adorait « trois diables * »,
qui aimaient avec frénésie les jeux et les gâteaux % qui
« poussaientà vue d'œil, sains, éveillés et excellents '')),
qui se développaient normalement et qui, à part en
1877 une scarlatine inquiétante de Michelino, heureu-
sement guéri ", n'avaient jamais été malades. Leurs
1 Carteggio, II, p. 245.
- Lettre de M'"^ Amari, du 6 mai 1902; plus haut, p. 223, n. 1.
^ La « chère artiste » (Madame Michelet à Michèle Amari,
Hyères, 26 janvier 1872, dans Madame Jules Michelet, Les Chats,
p. 306), élève d'Ary Scheffer, avait obtenu, en 1862, à l'exposition
régionale de Florence une médaille de bronze pour une nature
morte.
'* Carteggio, II, p. 248.
•^ Ibid., même lettre d'Amari à Tullo Massarani, du 23 dé-
cembre 1880 : ft Chaque année, maintenant, vous jetez dans la
maison le tison de la révolte. Hier, à l'arrivée de votre triomphal
pain de Milan, il s'éleva, avant les cris de joie, certains cris stri-
dents comme ceux de l'aigle se jetant sur sa proie. Mon aînée
redevint une gamine de six ans; Michèle mit de coté le latin et
commença à distribuer des coups de poing d'allégresse à ses
sœurs, qui, à leur tour, voulurent prouver qu'elles sont nées
dans le siècle de l'égalité (j'espère bien que ce ne soit pas
l'émancipation) de la femme. En somme ce fut une èbullition,
une diablerie, une ivresse presque féroce. » Charles Dejob m'in-
forme que le panettone est un gâteau milanais aux raisins de
Corinthe.
6 Jbid., II, p. 262.
- Ibid., II, p. 232.
Notice sur Mîcliele Aiiiuri 22.1
éducations allaient subir un temps d'arrêt par le trans-
iert dans une résidence nouvelle, par un chanf^enienl
de direction et de méthode sous d'autres maitres, pro-
fesseurs publics et particuliers, hommes et lemmes.
Le 2.') avril 1882, l'ancien Ministre des finances Quin-
tino Sella écrit à Michèle Amari, son confrère aux
Lincci^ : « Je considère comme un désastre pour l'Aca-
démie et i)our le Sénat que tu ((uittes Home. Mais je
n'ose en dire davantai^e devant la sainteté des raisons
(pie lu nralk\i4ues Tes deux ^^^entilles demoiselles, ton
petit si pétulant, dont j'ai vu si souvent, avec tant de
satisfaction, les faces dans la Via Xazioiudc, m'intéres-
sent trop, moi aussi, pour que je ne prenne pas à cœur
tout ce qui concerne leur bien. »
Le besoin impérieux du déplacement fut un facteur
déterminant dans la résolution prise par les Amari et
réalisée par eux le 3 juillet 1882 -. I^nir séjour à Pise,
où Amari pensait finir sa vie '^, dura six ans et demi.
Ils y déménagèrent au moins trois fois ^ avant de
reprendre le chemin de Rome, sans compter les départs
annuels pour la Concezione, où l'on séjournait chaque
été depuis l'entrée en vacances des enfants jusqu'en
octobre ^. Une fois même, en 1885, on s'évada vers les
hauteurs de l'Abetone, à 1294 mètres au-dessus du
* Caiicggio, II, p. 276.
'^ Amari, ibid., II, p. 277.
3 Amari, ilnd., II, p. 280.
^ D'Ancona, ibid., II, p. 278, n. 1. Peu durable fut rencliante-
ment produit sur Amari par sa première habitation, Via Lnvac/na,
à quelques pas de l'église San Paoto a Ripa dAriio. o C'est, écrit
Amari, à Tullo Massarani (ibid., II, p. 277), une petite villa assez
commode, avec un jardin comble de choux et de radis qui vont
être extirpés pour céder le terrain aux Ileurs. »
= Ibid., IL p. 212, 234, 253, 255, 256, 300, 305; G. Pipitone
Federico, Michèle Amari e Francesco Ferez, p. 118.
le
226 Opuscules d'un arabisant i
i
!
niveau de la mer. Les voyageurs montèrent en voiture i
à Pracchia le 26 juillet à deux heures et arrivèrent le :
soir à sept heures sur les sommets, d'où ils ne redes- j
cendirent qu'à la fni d'octobre. Amari venait d'achever
la neuvième édition du Vespro, y compris la Prefa-
zione, datée de Pisa, liiglio 1885 K L'éditeur ne le
harcèlera pas dans sa retraite et dans son besoin d'un
repos bien gagné. Amari écrit à Tullo Massarani le ;
lendemain de son ascension ^ : « Des fraises, j'en ai vu i
et mangé; des fleurs, des sapins, j'en ai les yeux rem- j
plis, mais aucune bergerette, même laide. Par-dessus
tout, l'air est délicieux^ on sent la vie entrer dans les i
poumons et le sang circuler plus librement, avec plus
de vigueur. Hélas ! que ne me rend-il celle de mes i
vingt ans, ni même celle de mes soixante ans? Je
m'essaie à gravir la pente et je retombe en bas. Mais i
les enfants courent sus à travers la montagne et à Ira- ;
vers le bois, qui est une délice. Louise est fort contente i
de l'air qu'on respire ici. ))
De retour au bercail de Pise, Amari reprit allègre- :
ment son collier de labeur incessant, se rendant à lui- i
même la justice qu'il « travaille à peu près comme dans
sa jeunesse, quoique la 80 année s'approche, prête à
tomber sur ses épaules ^ ». Il y a naturellement des
hauts et des bas chez l'octogénaire. D'une part, le
30 juin 1886, il se plaint de sa « santé gravement alté-
rée depuis deux mois, surtout des difficultés qu'il
ressent à marcher vile, ou après le dîner et cela,
d'après les médecins, sans lésion au cœur ^ ». « L'inva-
lide j^ 5, d'autre part, reconnaît une semaine plus tard
' Plus haut, p. 212, et Carleggio, II, p. 292.
2 Ibid., II, p. 294.
^ Amari à Renan, ibid.^ II, p. 296.
'' Amari, ibid., II, p. 297; cf. p. 299 et 301.
5 Amari, ibid., II, p. 300 et 301.
Notice sur Miciiele Aiiiari 227
que (( pour le reste la maeliiiie va de ravaiit coiiiine le
veut la physiologie ' » .
Le 7 juillet 18(S6, Amari fut témoin de sa lé^^itime
apothéose, sanetionnée par l'opinion puhlicpie, au
quatre-vingtième anniversaire du Jour (pie ses j)èrc cl
mère, dès sa première enfance, lui avaient indicpié
comme celui de sa naissance, leur dire étant conliiiné
par les registres de la i)ar()isse de Sauf Antonio à
Palerme -. Une commission, constituée à Palerme,
s'était réunie le 25 février. De vieux amis d'Amari, le
mar(piis di Torrearsa et rarchéologue Antonio SaHnas
y siégeaient avec de plus récents admirateurs du patiiote
et du savant. L'institution d'un Prix Amaii, réservé
aux études d'histoire sicilienne et de lamjiues orien-
taies, fut décidé à l'unanimité et la Faculté phih)>o-
phico-littérairc de l'Université de Palerme fut chargée
de le décerner •*^. Une souscription puhlique fut orga-
nisée, r^rnest Renan et Gahriel Monod lancèrent un
appel dans la Revue historique ^ pour « recommander
celte souscription excellente à ceux de leurs confrères
qui ont le goût du vrai en histoire ». Ernest Renan eut
beau montrer « la trace lumineuse » laissée par
Michèle Amari dans les études sur la Sicile musulmane,
en même temps qu'il vantait la m vive imj)ression »
que lui avaient fait éprouver « son courage, sa sérénité,
* Amari, dans le CartC(/(/io, II, p. 299.
2 Amari, ibid., II, p. 298.
^ D'Ancona, ibid., II, p. 302-303. Le Premio Amari avait été
imaginé, à l'imitation du Flcisclii'r-Sli})cndiiim,ins['i[uc ii Lcipzij^
en 1874 au cinquantième anniversaire du doctorat de Fieischer.
Sur mon illustre maître, voir plus haut, p. 217, et la récente
biographie, par Ignaz Goldziher, dans la Allgemeiiie Deuslche
Biographie, XLVIII (Berlin, 1904), p. 584-594.
^ Revue historique, XXXIII (Paris, 1887), ]). 393, reproduite par
D'Ancona dans le Carteggio, II, p. 303.
228 Opuscules d'uu arabisant
sa haute philosophie, qui lui rappelait celle de Littré » ;
il eut heau retracer sa « vie si pure, si noblement
remplie » ; Gabriel Monod eut beau insister sur ce que
<( Michèle Amari a prouvé, lors de la souscription
ouverte pour le monument de Michelet^ qu'il n'avait
pas oublié l'hospitalité de la France, ni l'accueil de ses
savants ». L'indifférence et l'oubli firent échouer cette
propagande hardie et généreuse de deux esprits aussi
nobles que persuasifs en faveur d'un de leurs rares
pairs. Si je suis bien informé, une seule adhésion se
joignit à la leur : celle de mon ami et collègue Henri
Cordier.
On n'infligea pas cette fois au vieillard les fatigues
incompatibles avec sa santé délabrée et l'affaissement
de son corps. L'enthousiasme ne déborda ni dans la
rue, ni dans le théâtre d'aucune cérémonie d'apparat.
UAccademia deiLincei envoya une adresse à son membre
transfuge pour le convier à revenir partager ses travaux
et à reprendre son assiduité coutumière. La Criisca ne
resta pas muette. La Società Sicilianaper la Stoiia Patria
de Palerme n'oublia pas ses souhaits à l'un de ses deux
présidents honoraires. L'Université, l'Ecole normale
supérieure ' et les autres corps enseignants de Pise inter-
* Il a été question plus haut, p. 189, de cette Ecole Normale
supérieure, dirigée en 1864 par Pasquale Villari.- Fondée par
Napoléon le"" en 1813 comme sœur puînée et comme une « suc-
cursale » de la nôtre et destinée par lui à préparer le personnel
de l'enseignement secondaire dans la péninsule, elle ferma ses
portes en 1814 pour être rétablie par le Duc de Toscane Léo-
pold II en 1846, annexée en 1860, dotée et réorganisée en 1862
par le ministre Matteucci afin qu'elle pût suffire aux besoins de
l'Italie unifiée. Mon confrère, Alessandro D'Ancona, si rensei-
gné et si obligeant, m'a mis à même d'étudier ce rouage, son
fonctionnement et ses effets, en menvoyant: 1^ Kotizie storiche
sulla R. Sciiola normale siiperiore di Pisa, dans les Annali délia
R. Sciiola normale siiperiore di Pisa. Scienze fisiche e maiemati-
Notice sur Michole Aiiiari 229
vinrent par leurs lioniniai>es et leurs félieitalions. Les
cadeaux ', les Ulét^raninies et les lettres allluèrent avec
des congratulations ollicielles et privées, collectives et
personnelles, à riionime du jour. Quant au roi d'Italie
Ilunihert 1 ', en voyage le 7, il lit parvenir (juihiues
jours a])iès à rillustre Palerniilain, en Louise de « présent
réparateur i>, la grande croix des deux Saints -, accom-
pagnée d'une « très belle lettre », dans hupielle Sa
Majesté exprimait le regret de n'avoir pu donner aucun
signe autre de sa haute considération pour le jubilaire"^.
Les u Allemands bénis » célébrèrent les quatre-vingts
ans d'Amari à leur manière et pour leur comj)le, Tai-
sant bande à part malgré leur communion d'idées et
de sentiments avec les autres manifestants. Leur sys-
tème a été appelé par Amari lui-même « l'oraison
funèbre des vivants » K Docteur honoris causa df^ Leide
depuis 1875, de Tubingue depuis 1877, il reçut le
7 juillet 1886 un diplôme de docteur, emphatiquement
laudatil", décerné' par VOrdo philosoplioriun de l'Uni-
versité de Strasbourg \ De Berlin il avait reçu en 1884
Tordre civil pour le mérite, limité à 30 membres.
che, I (Pisa, 1?^71), p. I-XLVTII; 2" Elcnco dcf/li (iluniiii esciti
dalla R. Scnola normale superiorc di Pisa finoali anno /cS%'(Fisa,
1896), 30 p.
' Franccsco Ferez est remercié de son « cadeau » par une
lettre tardive d'Amari du 26 novembre 1886, puljliee par G.
Pipitone Federico, Michèle Amari e Fraiicesco Ferez, p. 120.
2 Les deux Saints sont Maurice et Lazare.
^ Amari, dans le Carlccjfjio, II, p. 301. Il y a une pari de con-
jecture dans mon énumération des adresses envoyées et reçues
à cette occasion.
* Ibid., II, p. 301.
" D'Ancona, ibid., IL p. 395; cf. p. 301. La rédaction ampoulée
de ce diplôme, amusant spécimen du formulaire amphigourique
conforme au protocole, a été reproduite tout au long dans
Tommasini, Scritli, p. 347, n.
230 Opuscules d'un arabisant
simultanément avec son élection presque à l'unanimité
de << membre correspondant » par T Académie des
sciences '. Plusieurs membres de sa classe, Weber,
Mommsen, Kiepert, etc., lui firent parvenir le 6 juillet
1886 leurs vœux au nom de la Compaguie '-.
Le vétéran honoré, le « sage accompli » \ comme
l'appelle Renan, ne se résignait pas à vieillir, ce Mes
amis, écrit-il au lendemain de sa glorification publi-
que ^ aiment à se faire illusion ou croient faire œuvre
de charité en me flattant, mais je sens le poids d'une
grave maladie. Je mange bien, je digère mieux, je dors
tranquille et je puis encore travailler. Mais^ à la suite
du moindre mouvement un peu rapide, c'est la lassi-
tude ou le vertige . »
Les symptômes de la décadence et du déclin n'em-
pêchent pas Amari de faire des projets d'avenir et de
ne pas considérer sa journée comme finie. Il continue
à « courir les bibliothèques, à feuilleter les vieux ma-
nuscrits », à compulser et à compiler des documents
pour une deuxième édition de Y Histoire des Musulmans
de Sicile^. Sa revision, entreprise en 1885, n'avance pas
assez vite à son gré. A l'automne de 1887, il se hâte
dans l'espoir d'aboutir avant sa mort^. C'est un combat
singulier à qui arrivera le premier, du lutteur infati-
gable ou de l'ennemie qui, sans en donner avis et sans
demander l'autorisation, tranchera le fil de sa des-
tinée *\ Et cependant le milieu, dans lequel il s'inquiète
parfois, est salutaire et fortifiant. Il écrit le 8 février
1 Albrecht Weber, dans le Carleggio, II, p. 287-289.
'2 Amari, ibid., II, p. 301.
•5 Renan, ibid., II, p. 276.
^ Amari, ibid., II, p. 301 ; cf. plus haut, p. 22G et 227.
s Amari dans le Carleggio, 11, p. 22G, 256, 283, 301, 304-308.
^ Amari, ibid., II, p. 304.
' Amari, ibid., II, p. 305 et 307.
Notice sur Micliele Ainai i *21M
1888': « Il me plaît de pouvoir dire que Louise va
])ien, que les enfants promettent et que je ne sens au-
cune maladie, excepté les incommodités de la vieil-
lesse, qui ne m'ôtent pas la faculté de travailler comme
d'habitude ou à peu près. » Il se levait toujours
à quatre heures du malin, à cinq heures au i)lus tard,
et se mettait aussitôt ix ses MlishIiikuis de Sicile jus(ju'à
dix heures et demie, puis les reprenait d'une heure à
cinq heures et demie de l'apiès-midi-. En dehors des
rhumatismes qui gênent sa marche, ses quatre-vingt-
deux ans ne lui ont apporté d'autre incommodité qu'un
anaiblissement sérieux de son ouïe. Il écrit de Rome
en français à Renan le 25 décembre 1888^ : « Si Toreille
s'endurcit un peu et si je n'ai plus mes bottes de dix
lieues, je peux travailler presqu'à mon ordinaire, et la
recherche du vrai continue de m'aiguillonner comme
dans les plus beaux jours de ma vie. Ce n'est pas ma
faute si les résultats sont fort médiocres. »
Amari continue sa lettre en annonçant à son ami
une grande révolution dans son existence, changement
violent et dangereux à son âge : « Nous sommes reve-
nus à Rome à cause de mon fils qui entreprend les
études d'ingénieur K A Pise, il n'y a pas d'Kcole Supé-
rieure pour cela. En outre ma famille s'ennuyait beau-
coup dans cette ville morte"', et moi aussi je sentais
' Amari, dans le (Airtcggio, II, p. 306.
■^ Ibid., II, p. 307; cf. plus liant, p. 209.
^ Amari, dans le Carteggio, II, p. 308.
♦ Michclino Amari, resté célibataire comme ses sœurs, est
électricien à Florence. La maison, qu'il y dirige, est dénommée
d'après Galilée (Communication de M. D'Ancona).
^ Dés son arrivée à Pise, Amari écrivait le 18 juillet 1882 (Car-
teggio, II, p. 277-278): « En passant de Rome à Pise, on ne peut se
soustraire à un sentiment de tristesse, comme dans la solitude.
Je l'ai éprouvé un tant soit peu moi aussi, nonobstant ma peau
dure. » Même note dans une lettre française à Renan du 30
232 Opuscules d'un arabisant
réloignement des grandes bibliothèques Pourrai-je
vous dire : Au revoir?.... Je n'espère pas que, dans ce
peu de vie qui me reste, vous ayez l'occasion de venir,
comme une fois, en Italie ^ Ajournons donc notre
rendez-vous aux arches rougies au feu, où Farinata
degli Uberti et Frédéric de Souabe expient la hardiesse
de leur pensée, et, en attendant, serrons-nous la main. »
Quel stoïcisme impassible dans ces adieux prématurés
d'un libre penseur à un libre penseur !
UAccademia dei Lincei recouvrait le plus ancien de
ses membres dans la section d'histoire, le Sénat l'un
de ses doyens. Amari réinstalla, non sans mélancolie-,
ses meubles vagabonds^ ses livres fréquemment em-
ballés et déballés^ ses manuscrits nomades^. Via Fon-
ianella di Borghese, vis-à-vis le Palazzo Borghese, dans
un domicile exigu ^, voisin du Sénat, pas trop éloigné
de l'Académie.
Le 3 février 1889, il lit devant ses confrères re-
cueillis ses « Autres fragments arabes relatifs à l'his-
toire d'Italie » ^ ; le 19 avril, la politique coloniale
mars 1883 (ibîd., II, p. 282) : « Nous nous portons bien, quoique
ces petites demoiselles regrettent encore leurs amies de Rome
et le mouvement d'une capitale, qui croit de splendeur tous les
jours. »
^ En septembre 1878 ; voir plus haut, p. 215.
2 Lettre d'Oreste Tommasini du 28 février 1905.
^ Amari a raconté (Carteggio, II, p. 277) l'od^^ssée de ses meu-
bles et de sa bibliothèque de Rome à Pise et les fatigues
qu'avait endurées en 1892, « dans la confusion et la poussière »,
sa femme « à la constitution grêle ». Ces misères recommen-
çaient au passage par les mêmes stades en sens inverse.
^ Ibid., Il, p. 311.
^ Les Alli i frammenti arabi relativi alla storia d'italia furent
publiés après la mort de l'auteur par ÏAccademia dei Lincei dans
les Memorie délia Classe di scienze morali, sloriche e fllologiclie.
Série quarta, VI, (Roma, 1889), p. 5-31. C'est dans le même
Notice sur ^Michèle Ainuri 2;iî$
de Crispi, qu'il approuve dans la question de l'Krv-
thrée, lui fait auuoucer à Tullo Massarani (pi'il halail-
lera eoulre lui à la rentrée du Sénat, e'est-à-dire en
novembre '.
Les (jualre-vini^t-lrois ans sonnés, qu'il s'attribuait
d'avance le 17 mars 1889-, n'ont pas alVaibli son zèle
pour l'étude au même point que ses lorees. Sa devise
est toujours : Laboremus^. Il « continue à travailler,
ne pouvant j)as faire autre cliose, pas même la conver-
sation, depuis que ses oreilles sont boiichées ou tout
comme ))K La deuxième édition des Musulmans de
Sicile n'est pas abandonnée, mais ajournée sine die. Un
an s'est écoulé sans que l'auteur s'en soit occupé parti-
culièrement^. Or, pour mener à terme une aussi vaste
entreprise, l'elFort d'Amari vieilli, alïaibli, se survi-
vant, sinon par rintelli(j;ence et le cœur^ du moins par
la diminution de son être physique, aurait eu besoin
d*être « concentré )>''' sur un but poursuivi sans relâche
et sans concurrence. L'abandon de Pise pour Rome,
s'il favorisait les études du lils, avait été un élément de
perturbation dans celles du père. Les recherches pré-
paratoires, les annotations sur les marges d'un exem-
plaire de la première édition, les monograj)hies supplé-
mentaires rédigées constituent-elles une accumulation
de matériaux assez abondante et assez riche pour être
mise en œuvre utilement par la science orientale? Pas
volume, p. 340-376, qu'a paru d'abord Lu vila e le opère di Michèle
Amari, par Oreste Tommasini (plus haut, p. 89), avant d'être
réimprimée dans ses Scritti di sloria e critica.
* Amari, dans le Carteggio, II, p. 310.
* Amari, ibid., II, p. 309.
3 Comme en 1876; voir ibid., II, p. 220.
^ Amari, ibid., II, p. 310.
^ Amari un mois avant sa mort à D'Ancona, ibid., II, p. 395.
« Amari, ibid., II, p. 306.
234 Opuscules d'uu arabisant
un grain ne saurait être perdu de la récolte faite par le
puissant laboureur.
Le 11 juin, Amari résiste avec ce qui lui reste
d'énergie aux « tentations d'un banquet jovial », qui
réunira des professeurs et des étudiants siciliens ^ Le
valétudinaire, « contraint de se reposer à la fin du
dîner et du déjeuner », s'excuse de ne pas accepter
l'invitation et de ne pas venir, après le dîner, « offrir
aux convives sa compagnie, la triste compagnie d'un
invalide et d'un sourd ».
Le patriote, qui pressent sa fin prochaine, « envoie
à la mère patrie le dernier salut et les derniers présages
de sa piété filiale » par ces nobles paroles, les dernières
que nous ait conservées le recueil de ses lettres : « Et
néanmoins je ne renonce pas à porter mon toast à la
santé des convives et des amphitryons et, avant eux
tous, à l'Italie libre, une, indivisible, qui grandisse en
territoire, en puissance, en prospérité et ne perde
jamais la sagesse. »
Amari se courbait -, baissait et traînait. Il était pres-
que entièrement privé de ses oreilles, devenues de plus
en plus paresseuses ^. Ses yeux troubles étaient aveuglés
par le soleiH. Aucun symptôme grave ne laissait cepen-
dant prévoir l'imminence du dénoùment. Son dernier
sommeil fut précédé par un brusque réveil de ses facul-
tés, qui se traduisit par une dernière matinée bien
remplie, terminée subitement par la crise fatale. Le
^ Amari, ibid., II, p. 311.
■^ Pasquale Villari, dans les Parole prominziate da divevsi
oratori siil ferclro del senatore Michèle Amari (voir plus haut,
p. 90, note 4), p. 22.
'' Plus haut, p. 231 et 233.
» Amari, dans le Carteggio, II, p. 310. Deux ans plus tôt, il se
vantait encore de sa vue ; voir ibid., II, p. 304.
Notice sni* MiclielL' Aiiiari liriô
M juilk'l I<S89 ', il était parti de Rome pour Florence.
Il avait (lemaiulé (|iie IVil lixée au siirleiuleinain une
séance du (loniité, constitué en ISSl en vue d'élever
un monument à son ami et ancien collègue Atto
Vannucci dans Santa (Irocc, le Panthéon des illustres
Florentins '. Madame Amari avait l'ait le vovaiie avec
son mari, dont elle ne se séparait (jue le plus rarement
possible. Le couple descendit de la (j)HC('zi()iu' à sept
heures du malin et chemina en llànant à travers les
rues de Florence dans la direction de la lUbliolvva
Nazionale. Amari, en passant le long (\\\ Dôme, fut
tout à coup assailli par un sond)re pressentiment. Il
rappela à sa compagne bien-aimée que son grand-père
et son père étaient morts à l'improviste. File, toujours
souriante et accorte, pour le détourner de ces j)ensées
lunèbrcs, lui montra une belle (leur exposée pour la
vente sur les degrés du temj)le. La lleur lui agréa et il
s'exclama {{ue ses fdles se seraient assurément réjouies
de la voir elles aussi. Parvenu à la Bihliolcca Xdzioiuile
à neuf heures, il y corrigea les épreuves des u Autres
fragments arabes » destinés aux Mémoires de la classe
des sciences morales, historiques et philologi({ues des
Lincci. Ouand ils furent insérés, leur auteur avait suc-
combé depuis plusieurs mois '. Fn efTet, arrivé à la
' Je suis Villari dans les Parole pvoiumziale, p. 22, en avance
d'un jour sur D'Ancona, dans le (Àtrlcggio, II, p. 304.
'^ Tommasini, La vila e le opère di Allô Vannucci, dans le recueil
de VAccadcmia dei Lincei intitulé Mcmorie délia classe di scienze
morali, sloriche e fdoloijiche, série terza, XIII (Honia, 1S.S4),
p. 380-399, et dans Scrilli di sloria e crilica, p. 2^3-270. Cf. Amari,
dans le Carleffyio, II, p. 33-40, 51-52, 5G-57, 291, 300; D'Ancona,
ibid., I, p. 174 ; II, p. 291-292 et3()4.
^ Plus haut, p. 232. Le récit qui suit a été formé par une
combinaison de Tommasini, Scrilli, p. 350-351 ; D'Ancona, dans le
Carleggio, II, p. 364, et Villari, dans les Parole prominziale, p. 22.
236 Opuscules d'un arabisant
Piazza San Marco, près de son ancienne habitation de
la Piazza deli Independenza ', il se préparait à péné-
trer dans son cher Isiitiito di stiidi siiperiori, où il
était convoqné pour deux heures, afin de délibérer sur
l'exécution du monument, qui ne fut inauguré que le
13 juin 1891 -. Amari fut renversé sur le seuil de l'édi-
fice, au pied de l'escalier, par une défaillance qui le
terrassa. Sur une chaise, qu'on lui apporta, il expira
au bout de quelques minutes, sans avoir repris con-
naissance. Sa femme, accourue comme poussée par un
mstinct de sollicitude anxieuse, recueillit le dernier
soupir du moribond. C'est à peine s'il put murmurer son
nomet lui serrer la main. La rose, qu'il avait tant admirée
le matin, fut placée sur sa poitrine refroidie, comme
un hommage au dernier ravissement qu'il eût vraiment
éprouvé et vivement exprimé. La douleur poignante du
suprême adieu fut évitée par la mort foudroyante à son
àme sensible, qui l'avait « souhaitée pour éviter aux
siens et à lui-même les angoisses de la séparation ^ ».
Le matin même de l'enterrement, sa veuve éplorée,
les yeux mouillés de larmes, répétait : « C'était une
grande âme ^. »
Les obsèques du sénateur Michèle Amari furent
célébrées le 18 juillet 1889 à l'endroit qu'il eût choisi
lui-même, dans une des salles de VIstitnto, « ce temple
des études savantes et libres » % ce témoin du long en-
seignement d'Amari et de sa mort inopinée. Les ora-
teurs qui parlèrent devant le cercueil furent Paolo
' Plus haut, p. 196.
^ D'Ancona, dans le Cartcggio, II, p. 291.
^ Lettre de Madame Luisa Amari à H. D. du 6 mai 1902; cf.
plus haut, p. 223 et 224.
* Paolo Boselli, dans les Parole pronunziale, p. 10.
* Paolo Boselli, ibid., p. 5.
Notice sur Michèle Aiiiari 2:J7
Bosclli, niinislre de rinslriiclioii piihliciiic, au nom du
gouvernemoiU, Pielro Tom<^iani, syndic de IMorence,
au nom des municipalités florentine et palermitaine,
Pascale Villari, au nom de la classe des lettres des
Lincci, TuUo Massarani, le dernier en date, mais non
en aHeclion réciproque, des amis • d'Amari, au nom du
Sénat, Francesco Todaro, au nom des compatriotes du
défunt, enfin Fauslo Lasinio, le successeur d'Amari
dans sa chaire de VIstilulo -.
Tour à tour les « paroles prononcées » mirent en
relief Tunité patrioti(|ue et scientifique de sa vie, ses
inspirations de précurseur •', son culte de la famille, de
l'étude et de Tamilié \ son caractère moral fidèle con-
stamment à son devoir, son bonheur de mari et de père
faisant le bonheur des siens, parlant d'eux avec l'accent
d'un dévot qui parle de ses saints '', sa conscience ri-
,nde et pure comme le cristal, son noble front de philo-
sophe caressé par des ailes d'ange dans le silence du
sanctuaire familial ^, sa foi dans la monarchie et son
saint amour de la patrie petite et grande ", sa célébrité
européenne dans le monde des orientalistes et dans la
république des lettres^. Ces oraisons funèbres après la
mort étaient toutes à la même justesse de diapason que
celles dont Amari souriait lorsque, trois ans auparavant,
elles lui furent prodiguées de son vivant ''. Francesco
^ Nombreuses sont les lettres qu'Amari adressa à Tiillo Mas-
sarani depuis la fin de 1878; voir l'index du Caiicfjcjio, II,
p. 399 b; cf. plus haut, p. 224, 225, 226 et 233.
2 Plus haut, p. 170, note 2.
' Paolo Boselli, dans les Parole pronnnziale, p. 5.
* Pietro Torrigiani, ibid., p. 14.
^ Pasquale Villari, ibid., p. 17 et 21.
* Tullo Massarani, ibid., p. 27 et 28.
" Francesco Todaro, ibid., p. 31.
* Fauslo Lasinio, ibid., p. 37.
« Plus haut, p. 229.
238 Opuscules d'un arabisant
Todaro lui appliqua à bon droit, sans hyperl^ole de
panégyrique, le dicton gravé sur le tombeau de
Macliiavel : Tanto iiomini niillnin par elogiiim K
La dépouille mortelle du défunt fut d'abord conduite
à San Miniato al Monte, au-dessus de Florence, où elle
reposa provisoirement auprès de celle d'Atto Yannucci "-.
Les deux collègues attendirent côte à côte la construc-
tion de leurs mausolées. Ils furent bientôt séparés. Les
restes d'Amari, revendiqués par sa ville natale, furent
exhumés le 21 mai 1890 avec le consentement de la
famille et transportés de Florence à Païenne, sous la
conduite d'une députation envoyée par le syndic de
Palerme pour les réclamer et les rapporter. A la tête
de cette délégation était l'admirateur d'Amari, qui lui
avait remis publiquement une médaille d'or à l'occasion
du six-centième anniversaire du Vespro, Francesco
Lanza, prince di Scalea ^.
Le corps fut déposé le 24 mai, accompagné d'un
imposant cortège, où figuraient toutes les catégories
de la population, dans l'église des Capucins, asile tem-
poraire où il séjournerait, pendant qu'à San Domenico
on lui érigerait un monument définitif '*. Le cadavre de
Michèle Amari, après avoir été ainsi ballotté de même
que l'avait été sa personne vivante, finit j^ar atteindre
au repos le l'2 janvier 1898 ^, à San Domenico, dans
1 Francesco Todaro, dans les Parole promiiuiate, p. 37; cf.
G. Pipitone Federico, Michèle Amaii e Francesco Ferez, p. 33.
^ D'Ancona, dans le Carleggio, II, p. 366.
3 Tommasini, Scritti, p. 353, n. 2; voir plus haut, p. 220.
^ Tommasini, ibid., loc. cil.
" G. Pipilone Federico, Michèle Amari e Francesco Ferez, p. 33.
La date choisie n'eut rien d'arbitraire. Les honneurs suprêmes,
rendus à Michèle Amari plus de huit ans après sa mort, coïn-
cidèrent ostensiblement avec le jour même où la Sicile entière
célébra le cinquantenaire de la révolution palermitaine du
12 janvier 1848.
Notice sur Michèle Ainari *21M)
celle nécropole des ilhislres palerniilains, où il avait été
précédé, un quarl de siècle i)liis loi, par le vénérable
Président du gouvernemenl révolutionnaire sicilien,
dont il avait été le niinislre des finances, par l'inlè^re
et verlueux Rui>i>ero Sellinio '.
Voici l'inscription, rédigée par Oresle Tommasini,
que «la Commune de Rome » avail fait gi'aver en 1<S91
sur une plaque de marbre apposée à la dernière maison
qu'Amari y eût babilée- : Michèle AiiKiri \ Hccitalore fra
i priml I Del Risor(jiiuento (Vltalia \ Storico délia (jner-
ra ciel Vespro \ E dei Miisuliudiu dl Sicilla \ Filolo(jo
insigne \ Sinibolo delV (tlJello perpeluo \ CJie saldô
r Isola sua naliva \ AlV uni ta délia palria \ Se nature
del Regno \ Ministro di Re Vittorio Emanuele II | Ahilô
qnesta casa \ E nella niodesta operosità degli studii \
Vi compie ïanno LXXXIX \ lllimo deli illibata sua
vita I // Conuine de Roma P. MDCCCXCI.
Des témoignages poslliumes affirmèrent la reconnais-
sance que ses concitoyens avaient vouée à l'illustre
Palermitain, au serviteur de la Sicile et de l'Ilalie. J'ai
vu, en la société du célèbre jurisconsulte, du sénateur
Pieranloni, à la Bibliolbèque du Sénat italien, le buste
d'Amari, taillé dans un marbre cbatoyant par L. Cam-
pisi. hWccademia délia Crusca de Florence, dont il
fut élu a membre correspondant » en 1867 '\ possède
probablement un buste de son Socio corrispondente.
Quant à VAccademia dei Lincei, dont il fut nommé par
^ Plus haut, p. 123, 126, 129, 148.
- Copie de l'inscription et révélation de son auteur, je les dois
à une aimable comnuinication, faite le 5 mars 1902 i)ar Made-
moiselle Francesca Amari, la plus jeune entre les filles d'Amari.
Le Caiieggio, d'où ont été éliminées les confidences de famille,
a admis par exception (II, p. 278-279) une lettre du 17 octobre
1882, adressée par Michèle Amari à Francesca Amari.
^ D'Ancona, ibid., II, p. 365.
1!40 Opuscules d'un arabisant
le roi membre lors de son dédoublement en 1875, elle
a placé dès 1890 son buste par Trabacchi dans la salle
où sont réunis les livres arabes. Il n'y a point de par le
monde d'académie qui n'ait annexé un musée de sculp-
ture, encombré de froides effigies '. Le buste d'Amari,
par le sculpteur Guastalla, figure aussi à Rome, à côté
de celui de Garibaldi, dans la promenade publique du
Pincio, parmi les Italiens illustres qui y ont été grou-
pés sur l'initiative de Mazzini en 1849. A Palerme, son
tombeau monumental comprend un buste -. Une statue
en pied lui a-t-elle été dressée sur quelque place publi-
que de Palerme, de Florence, de Rome ou dePise?
Assurément, s'il a échappé à la profusion des statues,
il eût été le dernier à se plaindre d'une aussi décevante
injustice. Mais, si elle a été commise par ingratitude
ou par oubli, elle peut toujours être réparée. Avec
une légère variante de l'adage que la mémoire de
Machiavel a suscité, je dirai : Tanio nomini imlliis par
honos.
^ A l'Institut de France, les bustes en détresse sont descendus
dans les caves et ont escaladé les greniers. Mon confrère et
ami, Louis Léger leur a offert un palais somptueux, notre pro-
priété de Chantilly, à la condition expresse qu'ils y seraient
exposés, classés et étiquetés. Voilà un vœu que j'applaudis fort
et qui mériterait d'être pris en sérieuse considération. Il y a
des chefs-d'œuvre dans la collection, sans parler de l'acte de
déférence et de justice, que nous serons par la suite tour à
tour récompensés d'avoir accompli envers nos aines.
- Les renseignements sur les bustes d'Amari aux Linceij au
Pincio et à Palerme émanent de Mademoiselle Francesca
Amari, lettre à Charles Dejob du premier mars 1902.
Notice sur Michèle Aiuari 241
KIMLOC.UE
Le inercredi <S avril 19(KÎ, à Uoiiie, alors (|iie le Con-
i^rès inlernalional des sciences liislori(jiies louchait à
salin, je vis apparaître à rilôlel Michel où, ma leninie
et moi, nous étions descendus, une vision léminine
pale, émaciée, cssoullée, haletante, vacillante, chance-
lante, parvenue jus({u'au seuil par relîort d'une volonté
tenace, vision im})uissante à faire un pas de plus
en avant. Par honlieur, j'étais descendu au rez-de-
chaussée, j'allais sortir, Je soutins la visiteuse exté-
nuée, je la fis asseoir dans le vestihule : je reconnus
aussitôt le cor})s frêle, les traits lins, les yeux vifs de
Madame Louise Amari. Elle venait nous prier de nous
asseoir à sa tahle de famille le samedi soir 11 avril,
au Vicolo Tolentiiw, 1. 1>. Llle espérait être assez valide,
assez remontée jusque-là pour que son état de santé lui
permit de présider le diner. Amére déception! Ses
forces ne furent pas à la hauteur de sa vaillance. Elle
duts'ahstenir et se ménager pour la veillée. Nos convi-
ves furent ses deux fdles, les sigiwrine Carolina et Fran-
cesca, Mii^' Dora Melegari, l'évocatrice des Ames dor-
mantes, enfin l'ami généreux des jours difficiles, le pur
etcharmant écrivain, le biographe etl'exégète de Machia-
vel, au cœur et au talent si appréciés par Amari, Oreste
Tommasini. Après l'heure des agapes, une petite porte
s'ouvrit mystérieuse et la déesse du lieu apparut. ïnces-
sii patiiit dea. La grande ombre de Michèle Amari avait
plané sur les conversations rétrospectives, consacrées
au passé, indifférentes au présent et à l'avenir. Il sem-
blait que la porte étroite, refermée sur la déesse, allait
16
242 Opuscules dun arabisant '
___ . i
!
I
se rouvrir pour livrer passage au dieu. Il était présent I
parmi nous, je l'affirme, bien que mes yeux ne l'aient |
aperçu qu'en imagination. Son souvenir évoqué, son
exemple, le plus parfait des modèles, sa vie, un idéal j
de sagesse et de vertu, sa pensée d'essence éternelle '
étaient parfums répandus dans l'air que nous respi- !
rions. Le mort parlait. Et nous l'écoutions en silence, '
attentifs, respectueux, recueillis, fascinés, éblouis par le i
prestige de suggestions captivantes et dominatrices. '
VII
Adolphe Franck
(1809-1893)
Adolphe Franck
(1809-1893) •
Si Adolphe Franck avait vOcii quelques mois plus
longtemps, il aurait été, il y a huit jours, le héros d'une
touchante cérémonie. L'Académie des sciences morales
et politiques se faisait fête de lui remettre solennelle-
ment, le samedi 20 janvier 1894, une médaille commé-
morative, qui avait même été modelée d'avance, pour
céléhrer le cinquantième anniversaire de son entrée
dans la compagnie. La mort qui, pendant plus de qua-
tre-vingt-trois ans, avait condescendu à ne pas hriser
l'enveloppe fragile de cette àme solide, aurait bien dû
lui accorder, comme faveur suprême, un sursis lui per-
mettant, comme à son ami^ le vénérable Barthélémy
Saint-Hilaire en 1889, la satisfaction de se voir décer-
ner l'apothéose des noces d'or académiques.
Né à Liocourt, dans le département de la Meurthe,
le 9 octobre 1809, Ad. Franck appartenait à une famille
estimée de modestes agriculteurs. Son père avait un
goût marqué pour l'apiculture. Quant au jeune Franck,
au milieu des essaims d'abeilles élevées par son père,
il se montra, comme elles, avide de butiner partout où
s'offrait à lui quelque occasion favorable. Le curé de
l'endroit s'intéressa à ce petit juif, malingre et studieux.
Il avait reconnu en lui un élève d'avenir et ne s'était
pas trompé. Dès 1843, Ad. Franck passait le premier
* Allocution prononcée à l'Assemblée générale de la Société
des études juives, le samedi 27 janvier 1894.
240 Opuscules d'un arabisant
l'agrcgation de philosophie, avec une avance sur des
concuiTents de la force de Jules Simon et Emile Saisset ;
dans cette même année, il puhliait la Kabbale ou la
Philosophie religieuse des Hébreux, en attendant la se-
conde édition de 1889 ; enfin, en 1844, à peine âgé de
trente-cinq ans, il s'imposait par la force de son talent
et l'ardeur de ses convictions aux suffrages de l'Acadé-
mie des sciences morales et politiques, sur la recom-
mandation de Victor Cousin, le grand électeur d'alors.
C'était le premier juif qui pénétrât sous la coupole.
Aussi, dans mon enfance, le nom de Franck et sa haute
situation dans le monde académique étaient-ils asso-
ciés si étroitement dans le respect public que l'on disait
M. Franck de l'Institut, comme on est accoutumé à
dire Louis deRouvroy, duc de Saint-Simon, le marquis
Melchior... de Vogué, le duc Albert... de Broglie.
La philosophie spiritualiste et le judaïsme mono-
théiste, telles étaient les deux préoccupations du pré-
coce membre de l'Institut. Ou plutôt les deux concep-
tions se réunissaient dans son esprit et dans sa foi,
ainsi que deux anneaux d'une même chaîne. Dans sa
longue carrière, il n'a varié, tout en traitant les sujets
les plus divers, soit par la plume, soit par la parole^
dans sa chaire, j'allais presque dire, dans sa tribune
du Collège de France, que par des nuances, et encore
dans la forme plus que dans la pensée. Apôtre de la
vérité telle qu'il la concevait, il parlait sans ménage-
ment des doctrines qu'il réprouvait, s'acharnait contre
les opinions, s'attaquait violemment aux idées, se révol-
tait avec indignation contre la vogue de certaines théo-
ries et dénonçait avec véhémence les sources contami-
nées qui lui paraissaient empoisonner l'humanité . Je
ne résiste pas à la tentation d'alléguer devant vous un
fragment du dernier article qu'à l'occasion d'un livre
Adolphe Franck 247
sur le pessimisme, Franek })iil)lia dans le numéro d'oe-
tohre 1(S<)12 du Jonnuil des Sciv(tiUs : « Si l'on se passe
de Dieu, il la ut se passer de toute eause et, se passer
de toute eause, e'est se passer de tous les elîels, c'est
se passer de toute existence, c'est supprimer à la t'ois
le bien et le mal, la matière cl l'esprit, Dieu, riiumanité
et la nature. »
Ce testament d'un philosophe théiste, ennemi irré-
conciliable de la rébellion, ne contient pas un mot
agressif contre les personnes. Jamais Franck n'a
mancpié de courtoisie envers ses adversaires, même
alors qu'au Conseil supérieur de l'Instruction publicjuc
sous l'Empire, il siégeait, lui, un laïque, comme seul
représentant du judaïsme dans un concile intolérant
de cardinaux, d'archevêques et d'évéques. Les polé-
miques excitaient sa verve implacable pour les erreurs,
exempte d'animosité envers les égarés. S il combat à
outrance les fauteurs d'hérésie, comme il sait chercher,
encourager, louer, défendre, stimuler ses alliés! Notre
Société naissante n'a pas rencontré de patron plus zélé
que lui, plus disposé à conspirer avec nous pour la
réussite de nos elTorts en conniuin. Deux essais anté-
rieurs, l'un i)our constituer une Bible des familles et
pour créer des instruments de pédagogie juive, l'autre
pour former une bibliothècpie historique du judaïsme,
soit par des œuvres originales, soit j)ar des traductions
en langue française, avaient trouvé chez Franck un
initiateur enthousiaste, qui ne marchandait pas i)lus
son temps que l'énergie de son concours. La Société
des études juives allait en IcSSO réaliser ces beaux
rêves, d'une part en fondant une Revue périodique^,
d'autre part en inaugurant des conférences. Nous repre-
nions aves de meilleures chances de succès les tenta-
' La Revue, de prime abord trimestrielle, a pleinement réalisé
248 Opuscules d'un arabisant
tives de nos devanciers qui, disons-le franchement,
avaient avorté pour n'avoir point groupé, comme dans
un faisceau, toutes les forces vives du judaïsme, pour
être demeurées les œuvres exclusives de groups fer-
més, avec des exclusions préméditées.
La leçon nous a^sagement profité. Car, notre Société
a failli verser à ses débuts dans la même ornière
pour avoir méconnu la nécessité de l'union sur le
terrain mouvant du judaïsme actuel. Quelle déception
pour nos espérances, quel symptôme d'infériorité, si
nous nous étions associés à des sentiments incon-
sidérés d'orgueil intransigeant à l'égard de nos aînés,
de nos guides naturels ! Dans une réunion préparatoire
qui .eut lieu chez notre premier président, M. le
baron James de Rothschild, plusieurs soldats en-
rôlés sous notre bannière exprimèrent leur défiance
à l'égard des généraux. Une jeunesse infatuée prétendit
qu'il était surtout urgent de prendre ses précautions
contre la gérontocratie envahissante. L'anarchie des
propositions fut poussée à l'extrême. La nomination du
bureau provisoire, composé exclusivement dérudits,
comme MM. James de Rothschild, président ; Arsène
Darmesteter et Zadoc Kahn, vice-présidents, fut un
les espérances de ses fondateurs. La mort et les défections lui
ont enlevé nombre de collaborateurs qui furent naguère sa
parure et sa force. Et pourtant, son niveau scientifique n'a pas
baissé. Son passé, après un quart de siècle de succès austères,
est un sûr garant de son avenir. Cne table générale des vingt-
cinq premières années, qui paraîtra en 1905, permettra de con-
stater les résultats obtenus par une critique rigoureuse, par un
examen des faits religieux dégagé des préjugés de l'apologétique,
exempt des entichements des polémiques, par des recherches
fécondes, surtout dans les domaines de l'histoire et de la philo-
logie. Les noces d'argent de la Société ont été célébrées par
nous avec solennité le 14 mars 1905. A nos continuateurs de
1930 de lui assurer d'éclatantes noces d'or.
Adolphe rraiick 24î>
acte décisif délcnninant le sens de notre orientation.
Dn triumvirat (jue nous avions élu [)our diriger nos
premiers pas, M. le Grand-Rabbin Zadoc Kahn reste
seul sur la brèche, heureusement phis alerte, plus
souriant et plus ferme à son poste que jamais. La
mort impitoyable a fauché prématurément les deux
autres artisans de la première heure cpii, avec lui et
avec Isidore Loeb', avaient sagement conchiit notre
Société naissante dans la ])onne voie dont elle ne s'est
jamais écartée.
Le numéro 1 de hi Revue porte la date de juillet-
septembre 1880. 11 ouvre par un article d'un de ces
anciens, mon illustre père, M. Joseph Derenbourg,
qu'une minorité avait voulu éliminer par haine des
supériorités. Un autre de ces précurseurs, qui sera tou-
jours le plus jeune d'entre nous, M. Jules Oppert, nous
a fait rhonneur d'être notre porte-drapeau pendant les
années 1890 et 1891. Leur doyen, Adolphe Franck, un
troisième épouvantail pour les mêmes cerveaux étroits,
n'attendit pas que nous fissions un api)el direct à son
bon vouloir. Dès que la Revue eut donné sa mesure
dans le numéro 2 d'octobre-décembre 1880, il en a^^réa
le programme et donna sa haute et complète approba-
tion à l'esprit qui animait la nouvelle Société. Non seu-
lement il s'inscrivit spontanément parmi nos (( mem-
bres souscripteurs », mais encore il s'empressa, dans
• Isidore Locb est mort le 2jiiinl(S92 avant d'avoir donné sa me-
sure, aussitôt après avoir publié sa remarqiialjle Litlcniliirc des
Pauvres dans la Bible. Sa production, pour remarquable qu'elle
soit, est encore dépassée par l'inlluence qu'il a exercée sur « le
peuple juif » et sur la science juive. La direction qu'il leur a
imprimée continue à les régir par l'autorité de son nom et de
ses « Considérations », de son érudition et de sa méthode, de son
caractère et de son talent. Quant à moi, je pleure l'ami dont je
porterai le deuil jusqu'à mon dernier jour.
250 Opuscules d'un arabisant
le Journal des Scwanls d'avril 1881 (p. 212-222), de
nous faire une réclame fortement motivée et qui a lar-
gement contribué à l'épanouissement de notre renom-
mée fraîche éclose. Après avoir cité des extraits de
l'Appel anonyme à nos lecteurs, dont la contexture et
le style trahissent le penseur et l'écrivain qu'était mon
ami Isidore Loeb, Franck ajoute :
« Tel est l'esprit qui a présidé à la création du nou-
veau recueil et l'on reconnaît avec plaisir que jusqu'à
présent il y est resté fidèle. Aussi la liste de ses rédac-
teurs ne se compose-t-elle pas uniquement de noms
israélites ; on remarque parmi eux des noms honora-
blement connus de savants chrétiens ou étrangers au
judaïsme. Quant aux sujets qui y sont traités, ils appar-
tiennent à presque toutes les branches de l'érudition :
à la philologie, surtout à la philologie biblique et tal-
mudique, à l'histoire, à l'archéologie, à l'histoire litté-
raire, à lépigraphie, à l'étude comparée des religions
et des controverses religieuses. On y trouve également
des notices bibliographiques et des critiques d'ouvrages
nouveaux, que leur brièveté n'empêche pas d'être
utiles et quelquefois très intéressantes. Elles appellent
l'attention sur des publications savantes que leur
origine étrangère ou leurs titres incompris déroberaient
facilement cà la connaissance du public français. »
On voit avec quelle sympathie Franck saluait l'au-
rore de notre Société. Elle a été une de ses dernières
passions et elle s'en targue. Il a eu, pour lui faire la
cour, des accents d'amoureux plein d'illusions sin-
cères; il lui a réservé dans son cœur une place qu'elle
n'aurait pas osé revendiquer. Sa déclaration d'amour
n'était pas l'explosion d'un caprice éphémère. Si nous
la rappelons aujourd'hui, c'est que, loin de nous de-
mander le secret, il nous a conviés à la répéter lors-
Adolphe Franck 251
qu'un jour nuus rendrions hununage à sa niénioire.
C'est ici nuMiic (ju'à noire neuviènie assemblée géné-
rale, le 25 janvier 1S9(), Ad. r'ranek s'exprimait en ces
termes : « Pour moi, je tiens pour un des meilleurs
souvenirs de ma vie l'honneur d'avoir, pendant ces
neuf ans, présidé deux lois vos réunions et rempli
trois l'ois la tâche enviée du conl'érencier. » Puis il ajoute
avec une tendresse [)leine d'expansion {Jont j'ai con-
servé l'écho dans mon oreille, tant l'orateur avait su
régler ses intonations : « Si un jour (jneUpTun de mes
auditeurs, de mes amis ou de mes lecteurs ne ju<*e pas
au-dessous de lui d'éciire ma biographie, je le sup|)lie
d'avance de ne pas oublier, |)ai-mi les modestes titres
que je pourrai présenter à l'estime de ceux (|ui me
survivront, les témoignages de bienveillance que j'ai
reçus de la Société des études juives. Je les place au
niveau des honneurs académi([ues et de l'avantage que
j'ai eu d'enseigner du haut de la chaire du Collège de
France. »
Dès le 30 novembre 1882, Ad. Franck avait honoré
notre deuxième Assemblée générale en nous a|)portant
une conférence sur Lu relujioii et la science dans le
judaïsme. Il nous priait modestement d'accueillir avec
indulgence sa maigre oITrande, «comme le prêtre
accueillait le demi-sicle d'argent que les j)lus pauvres
en Israël déposaient autrefois sur le seuil du temple ».
Ce fut à notre cincjuième Assemblée générale, le 17 dé-
cembre 188."), que Franck nous entretint d'une « bien
vieille histoire » qu'il sut rajeunir: Le péché orùjiiiel et
la femme d\iprès le récit de la Genèse. Il terminait son
apologie de la femme par l'évocation d'une ligure
idéale, dans laquelle je crois reconnaître, comme dans
un souvenir lointain, la comi)agne admirable qui lui
avait été enlevée le 10 octobre 1867, après l'union la
252 Opuscules d'un arabisant
plus parfaite dans un ciel sans nuages '. Voici cette
page exquise :
« La destinée de la femme est d'être, dans la me-
sure des moyens dont elle dispose et suivant le milieu
où le sort l'a placée, la divinité du foyer, la providence
des faibles et des petits, l'ange de la charité, la conso-
latrice des affligés, la messagère de la conciliation et
du pardon, la gardienne du feu sacré, non pas de ce
feu matériel que l'antique Rome confiait à la vigilance
de ses Vestales, mais de la flamme divine à laquelle
s'allument la piété, le patriotisme, l'esprit de sacri-
fice, l'amour de toute beauté morale, les saintes et vivi-
fiantes espérances.
(( Que la femme se présente devant nous, revêtue de
cette parure, nous ne répéterons pas les paroles pro-
noncées par Adam quand il vit pour la première fois
sa compagne : C'est l'os de mes os et la chair de ma
chair. Mais nous lui dirons, nous mettant à la place
de l'humanité : Tu es l'àme de mon âme, la vie de ma
vie, la plus chère et la plus précieuse moitié de moi-
même. »
Puis Franck conclut, non sans une certaine pointe
de coquetterie : « Mesdames, Messieurs, je finis sur ces
mots. Si quelques-uns d'entre vous me reprochent d'avoir
été trop favorable à une partie de cette réunion, ils
m'accorderont du moins, en raison de mon âge, le
mérite du désintéressement. »
Adolphe Franck, que ses états de service pour la
défense de notre patrimoine moral et intellectuel
* Une pieuse pensée a fait choisir et grouper les éléments d'un
volume que j'ai eu grand'peine à entrevoir : Une vie de femme.
Lettres intimes de Pauline Franck. Tours, imprimerie Paul
Bousrez, s, d. (1898). La cueillette s'étend de 1830 à septembre
1867.
Adolplie Franck 25:J
avaient clési<^né pour la })rcsi(lence en 18(S8^ (jui l'ut
maintenu à notre tête en 1S81), ouvrit le 11) janvier 1889
notre huitième Assemblée «générale en (lualité de pré-
sident et la ierma à titre de conféreneier. Le sujet de
sa conférence était : Le panthéisme oriental et le mono-
théisme hél^reii. « Assurément, dit-il en tête de la pre-
mière de ces deux allocutions successives, vous auriez
eu le droit de demander qu'on m'applicpiàt la loi (jui
interdit le cumul des fonctions. » C'est le cumul des
services rendus (jue notre Société s'est bien «gardée de
récuser chez notre regretté confrère, et nous avons
peut-être abusé de l'inépuisable générosité avec laquelle
il nous prodiguait les trésors de sa parole.
Le charme de ces entretiens à la fois familiers et pro-
fonds ne s*évanouira pas^ ainsi qu'une impression
fugitive, pour ceux qui ont eu la bonne Ibrtune de le
ressentir. La lecture attentive de ces morceaux recueillis
pieusement ne saurait remplacer l'action exercée par
l'orateur sur son auditoire. Il le tenait en haleine, ra-
lentissant pariois son débit, le hâtant par des effets bien
préparés, sans que jamais la clarté eût à soulTrir par
trop de précipitation, sans que l'attention faiblît par
suite d'une articulation traînante. VA ces résultats sur-
prenants étaient conquis par une voix grêle, d'un
timbre peu sonore. L'élan chaleureux d'une àme pas-
sionnée la faisait vibrer avec éclat et lui donnait une
portée qui, sans fatigue, ni pour celui qui la maniait,
ni pour celui qui l'entendait, la mettait en contact avec
les foules amassées dans les plus vastes salles et amphi-
théâtres. Franck, qui a soutenu de son ap[)ui et de ses
conseils mes débuts dans les études orientales, me
répétait souvent un conseil qu'à mon tour je me per-
mets de donner, en me réclamant de lui, à ceux qui
aspirent à bien parler dans la chaire du professeur ou
25^ Opuscules d'un arabisant
dans celle du prédicateur : « On ne réussit, disait-il,
à se faire écouter, ni par les éclats de voix, ni par les
cris où se perdent les unités acoustiques. Il importe
bien plutôt de veiller à ce que chaque syllabe parvienne
isolée au pavillon de l'oreille, sans se confondre plus
avec celle qui l'a précédée qu'avec celle qui la suivra.
C'est le principe dont l'application m'a permis d'ob-
tenir avec des moyens limités des résultats considé-
rables, facilement accessibles à ceux qui suivront mon
exemple. »
L'intimité de Franck avec notre Société, resserrée
par sa présidence de deux ans, se relâcha lorsqu'il
fut rassuré sur notre destinée, lorsqu'il sentit que
désormais nous étions en état de poursuivre notre
route sans lisières. Il reporta son affection, sans réserve
et presque sans partage, sur la Ligue nationale contre
l'athéisme, dont il fut le fondateur, l'orateur et l'écri-
vain. La période de la lutte pour l'existence était
close pour nous et il fallait à ce paladin octogénaire
ce que nous ne pouvions plus lui offrir, un champ
de bataille. Le Dieu de la religion naturelle, dont la
négation l'exaspérait et le faisait bondir, c'était encore
pour lui le Dieu d'Israël, en faveur duquel il rom-
pait des lances, soit dans le journal de la Ligue,
dans la Paix sociale, soit dans des homélies fanatiques
qu'échauffait le plus ardent esprit de prosélytisme. Ce
fut la dernière campagne de propagande qu'ait menée
cet athlète infatigable, dont les forces déclinaient sans
que sa volonté pût se résigner à un repos nécessaire.
Bien que Franck fût rassasié d'années, selon l'ex-
pression biblique, bien qu'il eût dépassé de beaucoup
la moyenne de la vie humaine, ce fut un accident qui
détermina la crise fatale, le 11 avril 1893. Lors des
obsèques, M. le Grand-Rabbin de France, parlant au
Atlol])lie Franck 255
nom (lu jiidaïsiîic français, se fit rinU'iprèk' i'l()(|ncnt
de noire Soeiélé et de ses i\\i(rels unanimes; mais noire
deuil était ti'op profond pour s(» laisser eonfondre
dans Trinolion générale des eceurs allli'^és'. Nous
avions besoin (répaneher jnd)li({nemenl noli'e douleur
|)arlieulière dans eelle salle même où, à trois reprises,
la parole de Franek avail exeilé voire légitime enthou-
siasme el provcxpié vos applaudissements unanimes»
C'est j)our(|U()i voire Président, sans allronler le iienrc
périlleux de l'oiaison funèl)re, a eru réjK)ndre à vos
senlimenls intimes en venant déposer en voire nom,
sur la lond)e de son éminent maître et ami, une gerbe
de lleurs el une eouronne d'immortelles.
A peine Franek avait-il publié, en IcSI.'J, sa Kdbhale
qu'un inconnu, Adolf Jellinek, traduisait en allemand
et commentait dans des notes originales la monogra-
phie du jeune professeur fi'aneais. (les deux hommes,
un moment unis par la communauté de leurs travaux,
sont de nouveau rapj)rochés j)ar la mort. Aj)rès vous
avoir parlé de Franck, je suis amené pai' le liasaid
des dates à vous rapj)eler les souvenirs (pi'éveille la
vie si remplie et si glorieuse de Jellinek.
Il était né le 20 juin 1821 dans un village de Mo-
ravie, vint en 1(S12 suivre les cours de ITuiversité de
Leipzig, oii il aborda de front les éludes orientales,
hislori(iues et philoso[)hiques, et où, aj)rés son docto-
rat, en 1815, la communauté juive se l'attacha comme
prédicateur. Il y resta jusqu'au moment où, en hS.lb,
il fut appelé à dé|)loyer son talent sur une scène
plus vaste, dans l'une des synagogues de Vienne, où
il prêcha pour la jiremière fois le jour de Simhat Tnrâ
en 1857, sur le thème suivant : « Chaque homme a
son temps et chaque temps a son homme. » C'est à
' Zadoc Kahn, Souvenirs et regrets (Paris, 1898), p. 344-353.
256 Opuscules d'un arabisant
Vienne qu'il est mort le jeudi 28 décembre 1893 à l'âge
de 73 ans, c'est là que son enterrement a eu lieu en
grande pompe le 31 décembre dernier.
Les deux maîtrises de Jellinek, aussi fécond comme
écrivain que comme orateur, étaient de premier ordre.
Isidore Loeb, qui s'y connaissait, le considérait comme
l'homme le plus intelligent qu'il eût jamais rencontré.
La nomenclature de ses publications, dans un cata-
logue publié en 1882 par le libraire Lippe^ atteignait
déjà le nombre respectable de 109 numéros. Sur un
exemplaire annoté de sa main, Jellinek en ajoute deux
qui auraient été omises, et notez que sa production ne
s'est pas arrêtée, excepté dans les toutes dernières
années ; notez que ses articles, disséminés dans les
Revues, ne sont point compris dans cette énuméra-
tion. Quant à sa parole, aucun éloge ne pourrait en
donner une idée approchante à qui n'en a pas connu
l'impression irrésistible. Je l'ai entendu en 1867 et je
m'en souviendrai toujours. Le talent oratoire de Jel-
linek combinait les ressources d'un art consommé
servi par une voix magnifique avec un savoir étendu
et sur qu'il dissimulait sous les artifices d'un langage
brillant et approprié aux circonstances. Le geste était
sobre et imposant. Condamné par une surdité incu-
rable à se replier sans cesse sur lui-même dans ses
méditations et dans ses recherches^ il savait mettre la
science au service de la chaire et la chaire au service*
de la science. Comme Franck, il avait le culte de la
femme, avec l'ambition de la relever sans abaisser
l'homme; comme Franck, il était un adversaire impi-
toyable du nihilisme religieux. Le judaïsme et la
science juive ont perdu en lui un de leurs serviteurs
les plus utiles et les plus fidèles, notre Société l'un de
ses membres étrangers dont l'adhésion réfléchie était
pour nous un titre de gloire.
Mil
Maxîniin Deloehe
(1817-1900)
I
I
I
Maximin Deloche
(1817-1000)'
Messieurs, dans votre séance du 11 aoùl 1899, Maxi-
min Deloche intervenait avec sa véhémence hal)ituelle,
vous conjurant d'altrihuer (^ un caractère pour ainsi
dire officiel » aux notices nécrologiques, que, « en con-
formité d'une disposition réglementaire », tout memhrc
élu dans votre Compagnie était tenu désormais de rédi-
ger sur son prédécesseur. « L'Académie, disait-il en
suhslance -, alors qu'elle accorde un tour de faveur à
la lecture d'une telle notice, donne un témoignage de
respectueuse sympathie à la mémoire du memhre
qu'elle a perdu. » L'ardeur juvénile du vieillard ne
laissait pas soupçonner que la procédure, dont il déli-
1 Notice sur la vie et les travaux de M. Maximin Deloche, lue
dans la séance de l'Acadéinie des inscriptions et belles-lettres
du 29 novembre 190t. Dans les trois éditions antérieures (voir
Bibliographie de IL D., n" 136), cette notice est accompagnée
d'une Bibliographie des principales publications de M. Maximin
Df/oc/ic, que je n'ai j)as jugé à proj)Os de reproduire dans les
Opuscules. 11 convient d'y ajouter maintenant 34. Etude histori-
(pie sur les Voies d'accès de Tulle, dans le Bulletin de la Société
des lettres, sciences et arts de la Corrèze de 1902, p. 141-150, ainsi
que Henri Stein, Bibliographie de Maximin Deloche, dans le Bul-
letin de la Société nationale des anti(ju(ures de France de 1902,
p. 89-101. Signalons aussi avec éloge la Notice biographiipie, par
Paul Monceaux, ibid., p. 61-88.
- Académie des inscriptions et belles-lettres. Comptes rendus des
séances de Vannée 1S99, p. 492; cf. Henri Wallon, ibid., année
1898, p. 768, en tète de sa belle Notice historique sur Eugène de
Rozière.
260 Opuscules d'un arabisant
nissait le protocole et la formule, lui serait à bref délai
applicable. Il devait mourir six mois après, le 12 fé-
vrier 1900.
J'ai tardé plus que je n'aurais voulu à vous fournir
l'occasion de témoigner à la mémoire de Maximin
Deloche cette respectueuse sympathie qu'il avait récla-
mée poui' ses confrères défunts, qu'il a conquise haut
la main dans les milieux divers où il a déployé ses
brillantes facultés, qu'il était fier d'inspirer à l'unani-
mité de ceux qui ont eu le privilège d'être ses confrères.
Et moi-même, en parlant de lui, puis-je oublier que le
jour de son admission parmi vous, le22 décembre 1871,
a été pour moi un jour de grande allégresse, puisque,
par une coïncidence remarquable, mon père et l'homme
éminent dont votre bienveillance m'a fait le successeur,
avaient l'un après l'autre recueilli la majorité de vos
suffrages pour remplacer dans notre Compagnie déci-
mée Caussin de Perceval et Huillard-Bréholles?
C'est sous les auspices de ces deux frères jumeaux
par votre adoption que je vous demande la permission
de placer ces notes qui, en dépit de mon zèle^ portent
les marques trop évidentes de mon incompétence.
Maxiniiii Drloche 2(>1
Jiiles-Edinoiul-Maxiniiii DcIocIk' naquit à Tulle le
27 octobre 1817, dans l'ancien couvent des liécollels,
sis rue de la Hariière, autreiois un monastère, puis une
prison, depuis hSOO la Manufacture d'armes, actuelle-
ment une caserne '. Son père, un Champenois de Char-
leville, avait lait les campagnes du premier Empire et
se trouvait à la lin de lcS12 au passage de la Bèrèsina.
A son retour en France, il fut détaché à la Manufacture
d'armes en cpudilè de garde d'artillerie, y tut logé, s'y
maria ou plutôt s'y remaria - avec M"*' Lanol, lille du
conventionneP, s'y fixa et eut de sa seconde union
jileux fds, l'aîné Gustave, né en liSl.'), (pii fut avoué à
Tulle avant de fournir une carrière administrative
comme préfet et comme directeur des asiles du Vésinet
et de Vincennes, le cadet Maximin, celui dont j'essaie
d'évoquer devant vous la physionomie.
L'enfant était heureusement doué. On l'envoya, au-
près de la maison paternelle, au vieux Collège, dont la
façade regardait les (juais de la Corrèze et que rem-
place maintenant, sur le mamelon Ouest, derrière les
' En 190 1, la municipalité et le Conseil municipal de Tulle ont
donné le nom iVHcole Mdximiii Deloche à un groupe scolaire
nouvellement construit non loin du Lycée, au dessus de la
caserne des Récollets. On y parviendra du Lj'cée par la future
Avenue Maximin Deloche.
'^ Deloche père s'était marié en premières noces avec une
Italienne et de cette union provint celui de ses petits-fils qui a
été connu dans le monde artistique sous le pseudonyme de
Campocasso. Parmi ses neveux et ses petits-neveux, je signa-
lerai les Leioir, une dynastie de peintres et d'aquarellistes.
^ Par sa mère, Maximin Deloche était apparenté à notre con-
frère Henri Meilhac, qui lui écrivait : « Mon cher cousin », aux
obsèques duquel il fut appelé à conduire le deuil le 9 juillet 1897.
262 Opuscules d'un arabisant
tours, le vaste Lycée tout flambant neuf. Le principal
et les professeurs, assemblage varié d'éléments dispa-
rates, ont été esquissés dans des croquis humoristiques
par un excellent élève qui suivit de près le jeuneMaxi-
min sur les bancs et qui était dans les classes des
petits, alors que celui-ci était dans celles des grands,
par M. Emile Page, président de la Société des lettres,
sciences et arts de la CorrèzeK Or, l'écolier nous inté-
resse plus que l'école. c( Il était, m'écrit M. Emile
Page, intelligent, laborieux, très appliqué à ses devoirs
et bien ordonné en toutes choses. Ses études furent
brillantes ; elles faisaient bien augurer de son avenir.
Ses aptitudes variées, également ouvertes du côté des
lettres et de l'histoire, servies par un esprit méthodi-
que et fécondées par un travail assidu, permettaient
d'entrevoir l'éclosion prochaine d'une marquante per-
sonnalité intellectuelle. » Si M. Emile Page, dans cette
lettre du 17 janvier 1001, peut être qualifié de pro-
phète après l'événement, il reflète avec l'exactitude d'un
^ Emile Fage, Souvenirs d'enfance et de jeunesse (Tulle, 1901),
p. 139-150, 167-172, 181-203, 216-219 ; du même, Maximin Deloclie,
dans le Bulletin de la Société des lettres, sciences et arts de la Cor-
rèze de 1902, p. 129-139, et dans Mélanges, Portraits et paysages
(Tulle, 1905), p. 245-258. M. Emile Fage a bien voulu me con-
seiller et me renseigner avec son expérience, son autorité et sa
(( façon de donner », qui rehausse encore le prix de ce qu'il m'a
donné si généreusement. La Société des lettres, sciences et arts
de la Corrèze, dont le siège est à Tulle, y a été fondée le 14 no-
vembre 1878. Maximin Deloche en fut d'abord le président effec-
tif, puis le président d'honneur depuis 1880 jusqu'à sa mort. Un
autre groupe, la Société scientifique, historique et archéologique
de la Corrèze, s'était constitué deux mois auparavant, le 9 sep-
tembre 1878, à Brive, sous la présidence d'honneur de notre
ancien confrère, le comte Ferdinand de Lastej^rie. Lorsque
celui-ci mourut, le 13 mai 1879, elle acclama comme son succes-
seur à vie son fds, notre président de 1901, M. le comte Robert
de Lastevrie.
Maxiiniii Deloclie 2(>3
ancien souvenir l'impression produite par le jeune De-
loche sur SCS niailres et sur ses condisciples. Deloche
lui-niènie se rappela toujours avec émotion les années
qu'il avait passées avec les uns et les autres. Il écrivait
en 181)3 • : « Le collège est mieux ([u'une hôtellerie de
passage ou qu'un manège organisé pour rentraîne-
menl des esprits : c'est une autre patrie, la i)atric intel-
lectuelle. »
L'éducation musicale de l'adolescent s'ajoutait par
surcroit, comme un complément et une distraction, à
son instruction classique. 11 avait hérité de son père
le goût de la musique, ('.elui-ci, guitariste distingué,
initia le futur compositeur aux premiers j)rincipcs de
l'art, pour lecjuel votre conlVère conserva toujours une
prédilection très vive et prescjuc un regret de ne s'y être
pas consacré. Quelle illusion fréquente chez les hommes
d'être prêts à sacrifier leurs succès légitimes à la chi-
mère d'un mirage !
Bachelier es lettres à 17 ans, Deloche partit pour
Toulouse, où il fit son droit. Je n'ai pas réussi à retrou-
ver sa thèse de licence, dont la soutenance eut lieu
vers la iin de l'année scolaire 183r)-l(S3(). Le choix du
sujet - fournit quelque indice sur les voies latentes par
* Fragment d'une lettre de M. Deloche à M. Kniile Fage.lue par
celui-ci le 4 janvier 1894 au premier banquet, qu'il présidait, de
l'Association des anciens élèves du Collège et du Lycée de
Tulle.
2 Mon ami et confrère, M. .\uguste Longnon, m'a révélé un
passage, écrit par notre savant confrère, M. Paul Viollet, dans
son Histoire du droit civit (Paris, 181)3, p. 876, note 2). A pro-
pos des articles 913-910 du Code civil sur le droit de lester, il
renvoie à « une élude comparative de la loi de germinal, an
VIII, et du Code civil dans Deloche, Thèse de licence. Toulouse,
1836 ». M. Paul Viollet, qui devait ce renseignement au témoi-
gnage oral de Maximin Deloche, ajoute sur la même autorité:
« Deloche préfère aux solutions du Code civil celles de la loi de
germinal. »
264 Opuscules d'un arabisant
lesquelles son esprit s'acheminait vers la science et
vers l'érudition.
Il prit de longs détours pour y parvenir K Muni de
son diplôme, il s'inscrivit en 1837 au barreau de Bor-
deaux comme stagiaire -, à l'instigation d'un parent,
M. Lacoste, avocat près la cour royale de cette ville
depuis 1817, ami personnel de Jules Dufaure. Celui-ci
avait fait, en 1823, ses débuts d'orateur au Palais de
justice de Bordeaux, et y avait, en 1832, succédé comme
bâtonnier de l'ordre à ce même M. Lacoste. Son nom
y figura au tableau jusqu'en 1852. J'emprunte textuel-
lement ce qui suit à l'allocution que notre confrère,
M. Maxime Collignon, a prononcée le 9 janvier der-
nier, en quittant la présidence de la Société des anti-
quaires de France ^ : (.(. Un jour, M. Dufaure vient à
Bordeaux pour y plaider dans un procès. L'avocat de
la partie adverse est indisposé. M. Deloche le rem_
place, et si brillamment que son adversaire delà veille
devient pour lui un protecteur dévoué, l'emmène à
Paris et le fait entrer au Ministère des travaux publics. »
* Un de nos regrettés confrères, Edmond Le Blant, a parcouru
une carrière analogue à celle de Maximin Deloche. Comme lui
avocat, musicien, fonctionnaire public, il est devenu comme lui
un archéologue consommé, ainsi que l'ont montré deux de ses
biographes, M. Amédée Hauvette, Notice nécrologique, dans le
Bulletin de la Société nationale des antiquaires de France de 1899,
p. 59-77; et M. Henri Wallon, Notice, dans nos Comptes rendus
de 1906, p. 609-644.
2 Deloche est inscrit au barreau bordelais dans le tableau arrêté
fin décembre 1837 et dans celui de fin décembre 1838. Il habitait
à Bordeaux place du Marché-aux- Veaux, 12, ce quia son intérêt;
car c'est le coin le plus pittoresque et le plus ancien de la ville,
le centre de la Cité communale, la Place par excellence aumoj^en
âge, celle des proclamations, des émeutes et des marchés. (Com-
munication de M. Camille Jullian).
^ Bulletin de la Société nationale des antiquaires de France
de 1901, p. 60.
Maxiiniii Deloclie 2G5
Le 12 mai 1839, après la cliiik' du iiiiiiislèrc Mole,
Dufaiire, affilié à la coalilion i)ar laquelle il avait été
renversé, reçut du inaréehal Soull, président du (lon-
seil, le portefeuille des travaux i)ul)lics. Le .'> oetohre
de la niénie année, Deloehe était appelé comme rédae-
teur de 2'- classe au 2'' bureau de la Direction des
mines. Le L'' lévrier 1814, il devenait sous-chef de
bureau dans le même service, puis donnait sa démis-
sion le 8 mai 181G, ayant été nommé, le 3 mai, par le
Ministre de la guerre, alors chargé du service de l'Algé-
rie, chef du bureau des ponts et chaussées et des mines
à la Direction nouvellement créée des travaux publics
à Alger.
Maximin Deloehe, rédacteur et sous-chef, sans man-
quer aux obligations imposées par ses fonctions admi-
nistratives, avait fait profession d'adepte initié aux
secrets de la composition musicale '. Plus d'un collè-
gue blâmait cette concurrence à la bureaucratie et la
dénonçait comme une incorrection. Deloehe persévé-
rait dans son péché, malgré les remontrances de ses
supérieurs qu'offusquaient ses succès dans les salons
et dans les concerts -. Il ne se contentait pas d'écrire,
on gravait de lui des romances, des ballades, des
mélodies, des nocturnes, des chansonnettes et jusqu'à
une féerie dans le goût du temps, avec une pointe de
sentiment, comme chez ses émules, Loïsa Puget,
' Ce paragraphe et le suivant ont été reproduits dans la Revue
musicale de 1901, p. 453-454.
- Plusieurs romances mises en musique par Deloehe ont été
réimprimées en 1868 dans une collection intitulée : La muse des
cafcs-concerts. Romances et chausonucltcs de divers aulcurs. Elles
portent la note suivante : A l'avenir, les compositions de
M. Deloehe seront publiées sous le nom de Jules Valry. » C'est
en vain que, mes amis et moi, nous avons fait des battues pour
découvrir un morceau de musique signé de ce pseudonyme.
26G Opuscules d'un arabisant
Joseph Darcier, Pierre Dupont, PaalHenrion, Gustave
Nadaud. Disciple quelque peu indépendant de nos
confrères FromenlalHalévy et Henri Pxeber, il maintint
toujours son idéal à une certaine hauteur en n'accom-
modant que des poésies sans vulgarité et sans licence.
La Rêveuse, sur des paroles d'Arsène Houssaye, est
assurément sa vierge la moins farouche. Si j'avais la
jolie voix de ténor, avec laquelle Deloche faisait valoir
ses mélodies en s'accompagnant lui-même au piano,
si, comme lui, j'avais appris à chanter chez Manuel
Garcia, le frère de la Malibran et de Madame Pauline
Yiardot, je serais mieux en état que par mon témoi-
gnage de vous faire goûter l'inspiration musicale de
votre confrère.
Dans son album de 1843, se rencontre entre autres
romances : Jeanne et ma montagne. Limousine K Et
nous voici par le sujet conduits vers le terroir pour
lequel Deloche éprouva une passion dominante. La
petite patrie dans la grande patrie exerçait sur le Tul-
liste transplanté un charme irrésistible et l'enserrait
dans des liens qu'il ne chercha jamais à rompre. Les
chansons populaires du pays natal eurent pour lui,
dans cette période de sa vie, le même attrait qu'il res-
sentit ultérieurement pour le passé historique et géo-
graphique du Limousin. Un quart de siècle plus tard,
La bette Lisette, légende tulliste, ressuscitée par lui et
^ Les paroles ne sont ni de Maximin Deloche, qui n'a jamais
versifié, ni d'André Lemo3me, auquel, par une confusion avec
l'éditeur de même nom ou à peu près (Henri Lemoine), elles
ont été attribuées. Elles sont en réalité d'Emile Barateau. Voir,
dans la Publication officielle de notre Académie, p. 13, le Dis-
cours prononcé par notre éminent confrère, M. Edmond Perrier,
aux funérailles de M. Deloche, le jeudi 15 février 1900, et la rec-
tification dans le Compte rendu de la séance tenue par r.4s.so-
ciaiion corrézicnne le 25 février 1900.
Maxiiniii Doloche 2(>7
par lui conininni(|uée avec amour à Auil)r()ise Thomas
en 1867, n'a l-elle pas disputé presque jus([u*à la veille
de la représentation les prélerenees du c()mi)()siteur
iVIIdiulct à la mélodie norvégienne devenue au l»^ acte
u l'émouvante lamentation d'Ophélie » ' ? Deloelie,
s'il n'orchestra plus lui-même ses œuvres récentes, ne
cessa pas de noter pour son entourage de parents et
d'amis, en particulier pour ses pelits-enlants, les airs-
cpi'il imaginait ou qu'il recueillait. A-t-il collahoré aux
revues spécialesquis'imprimaient a Paris aux environs
de 1810? Je l'ignore, je ne connais que sa Nolice musi-
cale sur Renaud de Yilback, publiée à Paris en 1844.
Pour courte qu'elle soit, elle nous révèle son esthéti-
que musicale, son culte pour Mozart, «ce génie sublime
qui seul, avec Raphaël d'Urbin, a reçu le surnom de
Divin, et qui, ainsi que Raphaël, a passé sur notre
terre comme un brillant météore », son désaveu <( de
l'inlhience et du svstème habituel de M. Ilalévv », son
admiration pour les mélodies du « fécond Rossini »,
son goût pour l'orgue, c( ce divin instrument qui, par
ses ressources infinies, peut seul suppléer à l'orchestre»,
sa passion pour la franchise, la clarté, l'originalité dans
les idées et dans la forme des accompagnements, pour
la simplicité dans les moyens et la puissance dans
l'effet. La lil)erté de conscience littéraire est aussi
prônée dans cet opuscule comme la dernière conquête
libérale du siècle, et Deloche y paraît un peu désal)usé
de Paris, « immense cité, où les grandes j)assi()ns et
les grandes existences s'agitent sous l'éternel brouillard
qui renvelo]:)pe ».
La nostalijiie du Midi et du soleil détermina Deloche
^ Edmond Perricr, Discours, Publication officielle, p. 14;
cf. Jules Tiersot, dans la Revue des tradilions populaires, XII
(1897), p. 144.
268 Opuscules d'un arabisant
à échanger son poste de Paris contre une situation
officielle qu'on lui offrait à x\lger. Mais la préoccupa-
tion de soustraire sa santé à « l'éternel brouillard » et
le désir naturel d'avancement ne furent pas les seuls
mobiles de cette grave décision. D'une part^ le minis-
tère reprochait à son serviteur de n'être pas à lui sans
partage ; d'autre part, l'Algérie française, dans son âge
héroïque, ce champ où la bataille était en permanence,
où la révolte d'Abd-el-Kader, même après les défaites
de l'émir, couvait sous la cendre, où la colonisation
n'avait pas encore dépassé l'état embryonnaire, c'était
la terre promise pour l'activité d'un esprit laborieux,
pour l'initiative d'un talent organisateur^ pour la com-
bativité d'un lutteur qui, une fois épris d'une concep-
tion ou convaincu d'une théorie, aimait à frapper
d'estoc et de taille ses contradicteurs.
Au moment où, en 1846, Deloche débarquait à
Alger, le maréchal Bugeaud, duc d'Isly, gouverneur
général, après avoir agrandi et pacifié la colonie,
n'avait pas pu empêcher l'immixtion des bureaux de
Paris dans ce qu'ils prétendaient à diriger et à organi-
ser de loin et avait du subir la concentation à Alger
d'une administration centralisatrice '. L'ordonnance
organique du 15 avril 1845 y avait créé les quatre
Directions de l'intérieur, de la justice, des finances et
des affaires arabes. Plus d'un an après, l'ordonnance
du 22 avril 1846 en ajoutait une cinquième, celle des
travaux publics, dont les attributions s'étendaient à
tout le littoral pour les travaux maritimes et à toute
l'Algérie pour le service des mines -.
^ Camille Rousset, La conquête de V Algérie, II, p. 31-33.
2 Ministère de la guerre. Tableau de la situation des établisse-
ments français en Algérie, 1846-1849. Paris, Imprimerie Natio-
nale, novembre 1851, p. 77.
Miixiiiiiii Deloche 2G9
L'ort^anisalion de ce nouveau service compta Delo-
che parmi ses artisans de la prcmicre heure. Mais, à
peine éhaueiic, rrdilicc lui abandonné.
A la lin de mai 1X17, le marcehal HuLïeaud avant été
rapi)elé en France, un système contraire prévalut, la
Direction des travaux publics lut su])piiméc à Al^^er et,
par une ordonnance du l''" septembre, on ciéa dans
chacune des trois provinces une Direction des allaires
civiles. Deloche, son emploi d'Aller n'ayant pas été
maintenu, fut envoyé à Constantine comme chef du
bureau des travaux publics, de l'agriculture et de la
colonisation. Le duc d'Aumale, le héros de la Smalah,
nommé gouverneur général le 11 seplcndjre de cette
même année après rintérim du général Bedeau, délé-
gua son lïilur coniVère à Boue, avec le litre de sous-
directeur, à la suite de troubles qui avaient éclaté
dans celle ville '. Je suppose que Deloche, après la
répression, avait été chargé d'une mission temporaire
pour rétablir Tordre dans les finances de la cité et
pour rassurer les populations. Le général Cavaignac,
investi du gouvernement général par la Bépublique de
184(S après Fexil du duc d'Aumale, rendit le 2() mai un
arrêté qui ramenait Deloche à (lonstanline connue
secrétaire à la Direction des afTaires civiles. Le 9 dé-
cembre, par assimilation à la métropole, les trois j)ro-
vinces de l'Algérie étant devenues trois départements,
Deloche fut mainlenu à Constantine comme conseiller
de direction d'ahord, puis, par arrêté du (S février 1819,
nonnné conseiller de préfecture du déparlemenl de la
province et désigné pour rem})lir les fonctions de
secrétaire général de la préfecture. Ce fut en cette qua-
lité également qu'il fut transféré à Oran, par arrêté du
25 juin 1850.
* Ce fut une échaufTouréc toute locale, sur laquelle les détails
me manquent.
270 Opuscules d'un arabisant
Je ne pense pas que ce déplacement ait été mis à
exécution par Deloche, dont la santé avait été ébran-
lée par son séjour prolongé en Algérie. Il était atteint
de fièvres palustres. Son estomac ne digérait plus faci-
lement sous un ciel de feu sans ombre et sans pluie,
La vie nomade, avec une succession continue d'étapes
diverses, lui pesait maintenant. Les circonstances
avaient voulu qu'il traversât l'Algérie sans rencontrer
sur sa route ces antiquités romaines qui auraient
éveillé ses aptitudes endormies d'archéologue '. Il aspi-
rait sans doute aussi à se créer une famille. Le décret
qui ordonnait son changement de résidence le trouva
peut-être déjà rentré en France et en Limousin. J'ai
quelque raison de croire qu'il y était revenu dès les
premiers jours de 1850, à la suite d'un épisode qui
avait eu Constantine pour théâtre et qui avait été de la
part du bouillant Deloche une infraction au protocole
du fonctionnaire public. Ne s'était-il pas avisé de se
battre en duel avec un chef de bataillon des tirailleurs
indigènes, en garnison dans cette ville ? <( Des deux
champions qui croisaient ainsi le fer, a dit spirituelle-
ment notre confrère Maxime Collignon -, l'un ne devait
plus porter un jour que l'inoffensive épée d'académi-
cien ; l'autre devait illustrer la sienne à Inkermann et
à Sébastopol : c'était Bourbaki 3. »
* Sur le tard, Deloche parlait de son séjour en Algérie comme
ayant décidé de sa vocation, et M. Louis Farges s'est fait l'écho
des propos fréquents qu'il tenait volontiers à ce sujet ; voir sa
notice sur Deloche dans la Revue encyclopédique du 12 mai 1900.
Je crois que Deloche, comme son biographe, se faisait illusion
sur celte phase de son évolution.
2 Bulletin de la Société ncdionale des antiquaires de France de
1901, p. 60.
3 Cet épisode est resté inconnu aux deux biographes du géné-
ral Bourbaki : « un de ses anciens officiers d'ordonnance » Louis
Maxiniiii Doloclie 271
L'inaction élait inc()nipalil)le avec la nalure de Maxi-
niin Dcloche. Les loisirs qu'il sul)issail, rink'rrii|)li()n
forcée de sa carrière, son retour au pays dans un état
de santé, sinon alarmant, du moins précaire, sa réclu-
sion à Tulle ou aux environs })ar ordonnance des méde-
cins, son besoin de travailler toujours et (piand même,
ses réflexi(^ns de solitaire replié sur lui-même, les
vides d'une existence trop peu rem])lie à son tjré, ame-
nèrent Deloclie à percevoir l'appel i)ressant de sa voca-
tion impérieuse, de celle ([ui l'a illustré, de celle que
vous avez encouragée par vos récompenses avant de la
consacrer par vos suirra*>es. Par intuition, par instinct,
sans la préj)aration régulière de notre merveilleuse
Ecole des Cdiartes, Deloclie avait trouvé sa voie qu'il
suivit en silence jusqu'au jour où raiehéoloifue inat-
tendu surgit el réclama sa place au soleil, où l'autodi-
dacte inconnu, après l'avoir conquise, la défendit avec
acharnement contre les attaques des censeurs et des
détracteurs. Ln attendant, il se recueillait dans l'étude
et les uersonnes admises dans son intimité étaient
les seuls témoins de son activité dans un domaine
qu'il avait d'abord limité à son pays d'origine, qu'il
avait ensuite peu à peu étendu en même temps qu'il
relayait et le consolidait.
Les premiers fondements étaient posés, lorsque
Deloclie, remis du mal qui l'avait tait renoncer provi-
soirement à sa besogne administrative, fut replacé
dans les cadres le 1^'' août 1853 et rentra au Ministère
de l'Agriculture, du commerce et des travaux publics
comme rédacteur au 1' bureau de la Division des
d'Eichthal (Paris, 188()) et le commandnnt (irandin (Paris, 1898).
Deloclie reçut-il une blessure ou s'en tira-t-il avec une contu-
sion ? En tout cas, cette rencontre n'eut, ni pour lui, ni pour
son adversaire, de suites graves.
272 Opuscules d'un arabisant
mines. On lui tint compte de son dossier et de son âge
pour ne point immobiliser le transfuge dans les grades
inférieurs. Dès le l^"" décembre 1853, il passe comme
sous-chef, faisant les fonctions de chef, au 2^ bureau
de la Division de l'exploitation des chemins de fer.
Entre temps, Deloche, qui était catholique, s'était
marié à Paris le 3 avril 1854 ^ avec une protestante,
Mademoiselle Fourcade Prunet, une personne de tête
et de cœur, fdle d'un médecin. La tolérance réciproque
scella la paix et le bonheur dans l'union qui ne fut pas
de longue durée. M"'^ Deloche devait être emportée en
septembre 1861 par l'épidémie de diphtérie qui fit tant
de victimes dans la capitale. Elle avait assisté et sans
doute contribué par son impulsion bienfaisante aux
premiers succès du savant.
Ses débuts dans l'érudition ne sont pas antérieurs
à la fm de l'année 1855. Le 20 novembre, Bourquelot
lit en son nom la première partie d'un mémoire
devant la Société des antiquaires de France qui, dès
le 16 avril 1856, l'élisait parmi ses membres résidants.
Alexis de Tocqueville, qui venait de publier r.4/za'e/z /?egz-
me et la Révolution^ lui écrit le 10 août 1856 - : « Rien
n'est plus agréable que de se voir si complètement
compris et si apprécié par un esprit distingué et de
trouver un juge si bienveillant dans un homme dont on
estime tout à la fois le talent et le caractère. Vous
1 La date exacte est fixée par une lettre de Jules Dufaure, datée
du 2 avril 1854 : « Ne doutez pas, mon cher Monsieur Deloche,
du sentiment de très vive affection avec lequel j'assisterai
demain, si je le puis, à votre mariage. » Ce document m'a été
communiqué avec quelques autres par M"ie Debord, la fille de
Maximin Deloche.
2 Lettre inédite communiquée par M'»*^ Debord, qui en possède
encore deux autres envojées de ïocqueville, par Saint-Pierre-
Église (Manche), le 28 août et le 10 octobre 1856.
Maxiiiiiii Deloclie 273
savez ([lie vous êtes pour moi cet homnic-là. >- (yesl à
(( cet honiine-hi » (jne, dans le eoiirs delà nièine année,
vous décerniez une troisième médaille au concours des
Anti(|uités delà l'rance; en IS.')?, il obtenait la première,
en même temps (ju'il était nommé chevalier de la
Lét^ion d'honneur. Deux années de suite, en 1800 et en
1(S(')1, vous lui avez accordé le second i)ri\ (lohert. Va\
1865, vous lui témoigniez votre estime croissante par
l'octroi du prix de numismalicpie ancienne fondé par
Allier de Hauteroche. Pour ne rien omettre d'essentiel,
je dirai que, le l*"'" juillet 18()1, Deloche avait été charf^é
de diriger le 1^'" bureau de la Division du personnel
dans ce même Ministère où son noviciat remontait à
octobre 1839.
Son avancement demeura stalionnairejus([u'au rema-
niement par le(juel les Iravaux publics lurent débar-
rassés de leurs annexes, et (pii valut à l'agriculture et
au commerce réunis le bénéfice de l'autonomie. Le 28
juillet 18139, Deloche tut compris dans la constitution
du nouveau département ministériel, comme chef de
la Division du secrétariat général et du personnel. Mais
son ami)ition légitime aspirait à d'autres honneurs. Il
vous avait apporté à plusieurs reprises des communi-
cations (jui avaient été appréciées par cette élite à
laquelle il les adressait et dont rai)probali()n était son
rêve, en attendant que votre choix porté sur lui réalisât
son idéal. Vous lui avez donné satisfaction, ainsi c{ue
j'ai dit en commençant, le 22 décembre 1871. VA,
comme pour relier ses deux existences, vojs avez pro-
fité de sa présence pour le choisir dès le 12juilk't 1872
comme l'un de vos deux commissaires |)our la vérifi-
cation des comptes de 1871, de sa com|)étence avérée
pour le réélire chaque année. Le 13 octobre 1873, il
était élevé au grade d'officier dans l'ordre national de
18
274 Opuscules d'un arabisant
la Légion d'honneur. L'administration enchérissait par
cette distinction sur celle par laquelle vous aviez com-
blé ses vœux. Elle attestait encore le prix qu'elle atta-
chait à son concours en le nommant, le l^i' juin 1875,
Directeur de la comptabilité centrale et de la statisti-
que. En 1878, vous faisiez un nouvel appel à son dévoue-
ment et à son expérience en l'appelant à siéger parmi
vos représentants dans la Commission administrative
centrale pour administrer les propriétés et les fonds
communs aux cinq x\cadémies. Il ne déclina votre dési-
gnation annuellement renouvelée et le secrétariat, dont
ses collègues lui maintenaient la charge comme au
mieux entendu dans les affaires, qu'à la fin de 1895,
lorsque l'âge et la fatigue l'eurent contraint à rési-
gner « ce mandat qui lui a été confié durant près
de 21 années consécutives » K Promu commandeur
de la Légion d'honneur le 3 février 1880, il fut, le 28
du même mois, admis à faire valoir ses droits à la
retraite à titre d'ancienneté de services et nommé
Directeur honoraire.
Une légère claudication, conséquence d'un refroi-
dissement contracté en 1880 à une soirée chez Gambetta,
qui était alors président de la Chambre des députés,
avait condamné Deloche à brusquer ce dénouement.
Le rhumatisme, qui avait raidi son genou droit, sans
empirer, passa à l'état chronique et il prit la détermi-
nation d'aller vivre à la campagne, assez près de Paris
pour ne pas manquer les séances de son cher Institut,
assez loin pour consommer une rupture définitive avec
ses habitudes invétérées d'assiduité quotidienne au
Ministère. Il s'en était autrefois rapproché, lorsqu'en
^ Académie des inscriptions et belles-lettres. Comptes rendus des
séances de Vannée 1896 ^ p. 82.
Maxiinin l>eloche 275
18()() il avait ([iiitU' la rue Monlholon, 11, pour venir
habilei" rue de rUniveisilé, iU, puis eu 1S7'), rue de
Solférino, 13. Le voisinai^e de son IVère Gustave l'attira
d'abord à Vineeunes, où il s'éla])lil rue de la i^ré-
voyance, 19, puis, dans l'espoir d'un air plus vivifiant
et d'une quiétude plus douce, à Saint-Maurice où, en
dehors de son frère, de sa belle-sœur et de ses neveux ',
seuls ses proches, ses amis intimes et... les candidats
à l'Institut et aux Anti([uaires venaient procurer quel-
que distraction au solitaire dans ses deux ermitages, sis
depuis 1884 au ()(), depuis 1887 au 8 de l'avenue de
Gravclle. Paris le reconquit en 1891 : le vieil étudiant,
qui ne vieillissait pas, s'installa ccMe à c(Me avec la
jeunesse studieuse, tout près du Luxembourg, sur le
versant Est de la Montagne Sainte-Geneviève, rue
Herschel, 5. Ce fut un refroidissement^ causé par une
imprudence, qui eut raison de sa santé jus(jue-là per-
sistante en dépit des heurts et des secousses. Aussi,
j'en appelle à vos souvenirs, quels ne furent pas votre
saisissement, votre surprise et votre consternation,
lorsque la nouvelle se répandit parmi vous que Maxi-
min Deloclie, qui participait activement à vos travaux
quelques semaines auparavant, avait été emporté subi-
tement le 12 février 1900 !
^ Gustave Deloche quitta l'Asile national de \ineennes pour
être retraité en janvier 18<S0; il est mort à Tulle le 24 janvier
1892.
270 Opuscules d'un arabisant
II
Maximin Deloclie, dont la production scientifique fut
tardive, rattrapa le temps perdu par une rare fécon-
dité. La Xotice musicale sur Renaud de Vilback clôt en
1844 une ère, celle où le compositeur et le chanteur
récoltaient des succès dans un genre qui avait la vogue.
Celui-là cesse ensuite d'écrire, excepté pour le cercle
restreint de quelques privilégiés, celui-ci fredonne à
mi-voix et le séjour en Algérie arrête l'expansion de
leur renommée mondaine. C'est un autre homme qui
revient en France et au nom duquel, le 20 novemhre
1855, Bourquelot lit la première partie d'un mémoire
manuscrit intitulé : Etudes sur les Lemovices Armori-
cani^. Il est en train de remanier son travail pour le
livrer à l'impression, lorsque (je reproduis les termes
émus dont Deloche s'est servi) une a inconcevable
attaque » contre Etienne Baluze fait tressaillir d'indi-
gnation le fervent Tulliste. En face de « si injustes et si
ingrates paroles », il se constitue le champion de celui
qui, au xvn'^ siècle, avait été, comme on l'a dit, « son
grand ancêtre dans l'érudition française » -. Son élo-
quent pamphlet, daté de 1856 ^, atteste, non seulement
la science solide dont il s'était muni et les fortes études
^ Annuaire de la Société impériale des antiquaires de France
de 1855, p. 136; cf. p. 145 et 147. Voir surtout les Mémoires de
cette Société, année 1856, p. 46-108. sous le titre de : Les Lemo-
vices de l'Armorique, mentionnés par César.
•^ Emile Fage, Etienne Baluze (Tulle, 1890), p. 133.
•' M. Deloche, Élienne Baluze, dans le Bulletin de la Société
archéologique et historique du Limousin, VI (Limoges, 1855),
p. 81-94; tirage à part, Paris, 1856. Professeur d'histoire au Lj^cée
de Tulle en 1901, M. Ch. Godard a consacré la thèse latine,
qu'il a soutenue le 5 février 1902 devant la Faculté des lettres
Maxiiiiili Deloche 277
auxquelles il s'était astreint, mais encore la passion
ingénue et généreuse, ineonseiente et })eiit-étre aven-
turée, qui animait sa pensée et enflammait son langage.
Le silence était rompu et cha{[ue année allait apporter
au monde savant des manileslations de cette force
imprévue, spontanée, secrètement acquise et déve-
loppée, soudainement révélée, dont l'action i)uissante
n'avait été mise en mouvement par les leçons d'aucune
école. Votre verdict favorable, renouvelé à deux
reprises, était pour le Caiiiilaire de VAbhmje de Bcaii-
lieii, publié par Delocbe en 18.19, une juste compen-
sation des critiques peu bienveillantes dirigées contre
son éditeur et un encouragement flatteur pour celui en
considération chupiel vous l'avez rendu. Quant à lui,
il ne perd pas la tête et excelle à se défendre contre le
plus qualifié de ses agresseurs. 11 taille sa plume la
j)lus aiguë pour atteindre le côté faible de la polémicpie,
par endroits discourtoise, que Léon Lacabane a ouverte
contre lui dans la Bibliothcqiie de iEculc des eluirtes.
Le troisième coup de griffe est prémédité, on t'annonce
d'avance, mais il ne sera pas donné, Delocbe l'ayant
paré en 18()1 par ses DiDisioiis territoriales du Qiieveij
aux ix% x*-^ et xi' siècles. L'année précédente, il avait
adressé une Réponse aux observations froidement réflé-
cbies de M. Alfred Jacobs, un géograpbe érudit trop
oublié aujourd'hui.
de Paris De Stcpliano Baliizio Tiitclcnsi à la revision du procès
de Baliize, et ses conclusions lui sont plutôt favorables. Notre
savant confrère, M. A. de I^oislisle, prépare sur cette même
question un ouvraj^e considérable, dans lequel il s'api)liquera
à démontrer que, chez Baluze, le caractère n'a pas été toujours
et partout au niveau de l'érudition. La sévérité de son juge-
ment ressort de l'appendice VIII au tome XIV de sa belle édition
de Saint-Simon. Mémoires, p. 533-558 : Le Cardinal de Bouillon,
Baluze et le orocès des faussaires.
278 Opuscules d'uu arabisant
En 1860, Deloclie démontre par son Principe des
ludionaUiés qu'il ne se désintéresse pas des questions
contemporaines'. C'est son Discours sur V histoire uni-
verselle. « Les nations sont voulues de Dieu », tel en
est l'épigraphe, emprunté à un mandement de M«' Ber-
teaud, évêque de Tulle. (( Les débris des races et des
nations, dit-il - (je cite en abrégeant), ont fait un tra-
vail, d'abord caché, aujourd'hui patent, pour parvenir
à se rejoindre, à renouer des relations violemment
interrompues... Ce travail... est sacré, car il n'est point
l'œuvre de l'homme, mais celle de Dieu même. »
L'unité de l'Italie trouve en Deloclie un apôtre enthou-
siaste, il prodigue ses encouragements aux promoteurs
de l'unité allemande et réclame, comme un droit pour
la France, les frontières naturelles avec la possession
des pays situés sur la rive gauche du Rhin. On ignorait
alors quelles déceptions le principe des nationalités
réservait à la France, quelle expiation cruelle il infli-
gerait à l'empereur Napoléon III, qui lui avait subor-
donné sa politique extérieure, qui en avait fait l'apo-
logie dans ses discours et l'application dans ses actes.
Seules quelques individualités clairvoyantes, comme
notre confrère Charles Schefer, prévoyaient alors qu'il
entraînerait après lui le démembrement de la France ^.
Parmi les sujets qui avaient séduit Deloclie, alors
qu'il faisait son apprentissage de savant, étaient les
problèmes soulevés par les monnaies mérovingiennes
du Limousin. Ce fut pour lui une matière pour ainsi
^ Trente ans plus tard, Deloche saisissait l'occasion d'un
hommage pour s'essayer à dégager les inconnues d'un pro-
blème, qui plus que jamais est à l'ordre du jour, l'affaiblisse-
ment de la natalité en France ; voir nos Comptes rendus de 1890,
p. 368-371; cf. ceux de 1886, p. 408-410.
^ M. Deloche, Du principe des nationalités, p. 31.
3 Plus haut, p. 164.
Maxiiniii Deloche !2/î>
dire incpuisablc, étant (ionné le i^rand nombre des
espèees monétaires (jui lui passèrent sous les yeux. La
Revue ininusni(ili(iuc, dirigée i)ar noseonlVères k' jjaron
de Willeet Adrien de Longpérier, accueillit en Deloehe
une excellente recrue (jui y collabora sans inlerrui)li()n
de IcSÔ? à 1S(),'>. 11 continua celte série successivement
et concurremment dans tous les reueils ouverts à de
pareilles recherches. Je les énumère en suivant l'ordre
chronol()i^i(|ue de leur premier contact avec Deloehe
numismate : JUillcliii de la Société ludioiude îles (tiili-
qiKurcs, IhiUctin de la Société archéolo(}i(iuedii Limousin
à Limoi^es, Revue arcliéolofjiiiue, Mémoires et Comptes
rendus de iAc(tdénde des inscriptions et l)etles-letlres,
Buttetin de ta Société scientifique, historique et arehéo-
loqiiiue de ta Corrèze à Hrive, Revue munisnudiijue.
Bulletin de la Société des lettres, sciences et (uts de la
Corrèze à Tulle, Revue beUje de numismatique publiée
à Bruxelles. La bibliographie détaillée et minutieuse-
ment exacte, publiée par >L Henri Slein dans le Bul-
letin de la Société natioiude des antiquaires de France^,
démontre que Maximin Deloehe cultiva cette spécia-
lité pendant [)lus de quarante années, de LS.")? à lcS9(S.
Il s'y est montré un novateur méth()di(iue, fixant les
règles et leurs applications. Ce lut Deloehe (|ui, le pre-
mier, fil ressortir pleinement l'importance des styles
régionaux pour la classincation des monnaies du
vii*^ siècle. La multitude des lieux portant le même
nom rendait impossible la détermination de celle, entre
ces localités homonymes, où une monnaie de l'époque
mérovingienne avait été frappée, tant (ju'on ne sétait
pas avisé qu'il fallait recourir à un autre élément d'in-
formation. Cet élément, le style, Deloehe l'a dégagé et
^ Plus haut, p. 259, note 1.
280 Opuscules d'un arabisant
mis en lumière. Le dessin de l'effigie et de ses détails,
la forme de la croix, la disposition des ornements
secondaires comme les grènetis varient suivant les
régions et, sauf exception^ dissipent toute confusion
entre une pièce de l'Est de la Gaule et une pièce sortie
de l'atelier de l'Ouest, entre une monnaie du Nord et
une autre provenant de la région méridionale. Per-
mettez-moi d'alléguer un exemple. Si Deloche a pu,
entre les localités dont le nom est tiré de Breciaco,
adopter Bersac, dans la Haute -Vienne, comme le lieu
d'origine d'un tiers de sol d'or frappé par le mon-
nayeur Ursulfus, c'est que le buste gravé au droit de
cette pièce est de même dessin que les bustes dont est
orné le cbamp des pièces frappées par des contempo-
rains à Limoges ^ On est donc fondé, sans hyperbole
laudative, à reconnaître que Deloche, élargissant le
cadre de ses études consacrées à des types monétaires,
les a comparés habilement, en a saisi les rapproche-
ments et les séparations, et a posé quelques-uns des
principes généraux qui régissent la numismatique
mérovingienne.
Si Deloche a eu des précurseurs dans l'interprétation
des chiffres xxi et vu sur les monnaies d'or mérovin-
giennes, qui pourrait lui contester le mérite personnel
d'avoir eu l'intuition qu'ils devaient être rattachés à la
formule De selequas, et d'être ainsi parvenu le premier
à en préciser la valeur exacte'-?
* M. Deloche, Description des monnaies mérovingiennes da
Limousin (Paris, 1853), p. 9-21 et 204; cf. Prou, Catalogue des
monnaies françaises de la Bibliothèque Nationale. Les monnaies
mérovingiennes (Paris, 1892), p. 407.
^ Revue archéologique, nouvelle série, XL (1880), p. 172-176 ;
cf. E. Babelon, dans le Journal des Savants de février 1901,
p. 119.
Maxiiiiiii Deloclie 281
Les cachets et anneaux niérovin^nens ne s'adjoiijjni-
rent aux monnaies de même origine dans le champ
d'études de votre conlVère (ju'en ISSO, au moment oîi il
s'était affranchi de ses corvées administratives. 11 vous
entretient le 16 avril ISSO d'un anneau-cachet d'or mé-
ioviui^ien orné au chaton d'une cornaline gravée anti-
que, moins de i\vu\ mois après qu'il a recouvré sa
liherté. Kt il ne s'arréteia plus de décrire dans la Revue
archéologique « un nomhre considérahle de bijoux de
ce genre^ en usage sous le Bas Empire, puis dans les
Etats barbares et particulièrement dans la Gaule méro-
vingienne » '. (tétaient pour lui d'amusantes récréa-
tions; c'est pour nous un divertissement de savourer
ses déchiffrements ini>énieux de monoi^rammes, aux-
quels sont consacrées des notes courtes, incisives, s|)i-
rituelles, documentées, mais où piufois des es])rits
sceptiques ont soupçonné quelques habiletés de presti-
digitateur. Les résultats (jui se sont dégagés de ces
notes éparses ont été consignés en 18Uf) dans vos Mé-
moires, où Deloche s'est étendu siu- Le port des (inneaux
dans V antiquité romaine et les premiers siècles du moyen
âge. Enfui il a « conçu le dessein de former un recueil
où ces petits monuments seraient classés méthodique-
ment, soigneusement commentés, et accompagnés d'un
résumé succinct des notions utiles qu'on en peut tirer».
Ce recueil, le premier de cette sorte qui ait paru, est
précédé d'une longue et substantielle introduction. De-
loche eut encore la joie de vous l'offrir lui-même dans
votre séance du 10 novembre 1(S99. 11 vous apportait
par cet hommage son testament scientilique.
' M. Deloche, ÉUide historique et archcoloffiqiic sur les
anneaux sigillaircs et autres des premiers siècles du nmijen (Uje.
Description de 315 anneaux, avee dessins dans le texte (Paris,
1900), p. 1.
282 Opuscules d'un arabisant
Le classement des objets décrits, pour peu que la
provenance en fût connue, d'après les provinces ecclé-
siastiques et les diocèses, ramenait Deloche en arrière
vers le sujet plus ample, dont ses études sur les mon-
naies avaient été l'entrée en matière, devenue une partie
accessoire, dont son Corpus des anneaux était l'appen-
dice, devenu la conclusion : les Lémovices de VArmo-
riqiie, le Cartiilaire de l Abbaye de BeanUeu, avec les
enseignements de sa préface si suggestive, la Géogra-
phie historique du Limousin et ses subdivisions, lecture
inaugurale remarquée àla26<^ session du Congrès scien-
tifique de France qui tint ses assises à Limoges en 1859,
le mémoire justificatif Des divisions territoriates du
Quercy, la Description des monnaies mérovingiennes
du Limousin laissaient pressentir, comme des aboutis-
sants logiques, les belles Etudes sur la géographie his-
torique de la Gaule et spécialement sur les divisions ter-
ritoriales du Limousin au moyen âge, qui ont reçu
l'hospitalité chez vous dès 1861 et 1864 dans \es Mémoi-
res présentés par divers savants, et La trustis eiVantrus-
lion royal sous les deux premières races, un volume
compact, qui ne doit pas seulement à l'étrangeté de
l'intitulé le succès qu'il a obtenu, mais qui, en 1873,
a sanctionné avec éclat le choix récent par lequel vous
aviez accordé vos préférences à son auteur.
Deloche y aborde, sans préambule, le problème
qu'il se propose de résoudre : « La trustis, dit-il, com-
pagnonnage guerrier, et l'antrustion, compagnon vo-
lontaire des rois francs, représentaient, en Gaule, une
des institutions fondamentales des conquérants et cor-
respondaient à l'un des organes essentiels de l'ancienne
société germanique. » Sommes-nous, ajouterai-je, des
Celtes, des Germains ou des Ligures? Ou bien notre
race mélangée est-elle une combinaison de ces trois
Maxiiuiii Deloclie 2bii
éléments à des doses (|iie la eliiinie ellino^raplii(|iie n'a
pas eneorc évaluées avec précision ' ? Cle sonl des
questions sur lesquelles Deloehe a plusieurs fois varié,
mais qui ne pouvaient nullement modifier sa coneei)-
lion originale de l'antrustionat. J'en em|)iiinle la deli-
nilion et la earaetéristicpie à un savant, (juc Deloehe
tenait en particulière estime et (pii m'inspire pleine
confiance, M. Maurice Prou, le successeur de notre
Arthur Giry dans sa chaire de ri-^cole des chartes-:
« Dans le compagnonna^^e royal, ceux qui tenaient au roi
par les liens les })lus étroits étaient les a/?//7/.s7/o//.s-. Leur
nom vient du mot Inislis, qui signifie ordinairement
aide, protection, et cpii, par extension, désigna le corps
des antiustions et, enfin, une troupe d'hommes armés...
Les antrustions formaient la i^arde i)articuliére (hi roi
mérovingien; ils tenaient la place des /;/o/cc/oyc.s impé-
riaux ; comme eux, ils formaient une scola placée sous
les ordres du maire du j)alais. Ce n'étaient pas néces-
sairement des hommes lihies, au moins à l'origine;
car, au vu'' siècle, les serfs n'étaient plus admis dans ce
corps d'élite. Les antrustions avaient entrée, comme les
autres palatins, dans le conseil royal; on leur conliait
des missions extraordinaires. Mais, en retour des ol)li-
gations auxquelles ils étaient tenus envers le roi, ils
avaient certains privilèges. D'ahord leur personne était
protégée par un triple wercjeld, c'est-à-dire qu'au cas
où l'un deux était tué, le meurtrier payait ()(H) sols, soit
* M. Deloche s'est j)ciit-ctrc exagéré en dernier lieu la part
des Ligures dans notre formation ; voir Des indices de l'occupa-
tion par les Liyiires de la région qui fat plus tard appelée ladaule^
dans le tome XXXVII de nos Mémoires {Vav'xs, 181)7); cf. l'extrait
paru dans la Revue celtique, XVI II, p. 365-373.
- Maurice Prou, La Gaule mérovingienue (Paris, 1897), p. 4G-
47; cf. les conclusions identiques de P. Guilhiermoz, Essai sur
V origine de la noblesse en France au moyen éige (Paris, 1902).
284 Opuscules d'un arabisant
une amende trois fois plus forte que celle dont le meur-
tre d'un Franc libre entraînait le paiement. De plus,
une procédure particulière avait été établie en leur
faveur. L'antrustionat ne formait pas une noblesse, la
cpialité d'antrustion était essentiellement personnelle,
elle ne passait pas du père au fds. »
La trustis et l'antrustion, voilà un chapitre de nos
origines que Deloche a élucidé d'une manière défini-
tive. Les commencements de notre histoire constituent
le lien commun qui unit ses disciplines favorites :
géographie historique, numismatique et sigillographie
mérovingiennes. Le Principe des nationalités s'y ratta-
che par l'utopie généreuse qu'il imagine : une France
complétée au milieu de peuples unifiés, satisfaits de
leur sort et alliés avec elle. Le patriotisme rétrospec-
tif enflamme son érudition. Il s'échaufte dans sa dis-
cussion avec un autre bon Français, M. Albert Réville,
qui avait écrit deux articles, « pleins de remarques
originales et d'hypothèses vraisemblables ^ », sur le
druidisme et sur l'armée gauloise à la bataille d'Ale-
sia -. Le déblaiement et la conservation des arènes de
Lutèce n'ont pas de plus vaillant, ni de plus obstiné
défenseur. Une Ecole nationale de géographie lui
paraît une institution nécessaire, quïl préconise avec
la chaleur entraînante d'une conviction qu'il voudrait
rendre contagieuse, tant elle est profonde et sincère!
Le caractère essentiel qui donne de l'unité aux œuvres
éparses, souvent fragmentaires, de cet infatigable tra-
vailleur, réside dans son amour de la terre natale,
ville, province, région, pays. Tulle, la Gorrèze, le
* Ce jugement est emprunté à M. Camille Jullian,V'^(?/-cz72^e7o/7.r
(Paris, 1901 j, p. 398.
'2 Lettre signée Maximin Deloche, dans la Revue des Deux
Mondes, tome CCXXXVIÎI (1877), p. 465-472.
Maxiniiii Doloche
285
Quercv et le [Jinoiisin, Lulùco, Paris cl notre Aeailé-
inie, la Gaule et la l'iance ont eu en lui un adorateur
constant, dont les elVusions se sont proloni^ées pendant
la seconde moitié du xix'" siècle. Il a concentré ses
efTorts sur l'étude de la contrée, petite et grande, oii il
était né, où il avait i>randi, où il avait vécu, à laquelle
il avait voué son alTection. La France n'oubliera pas
une vie de labeur consacrée i)ar un de ses enfants les
mieux doués et les plus actifs à la poui'suite et à la
découvcite de ses titres de noblesse.
286 Opuscules d'un aral)isant
III
Ni l'administrateur, ni le savant n'avaient étouffé
chez Deloclie lliomme de cœur foncièrement bon,
bienveillant pour les inférieurs, compatissant aux
misères du prochain, sensible avec affmement, expan-
sif par franchise, désireux de plaire et de persuader,
serviable avec empressement, se prêtant volontiers au
badinage, évitant de nuire à qui que ce soit. Ecoutez-le
plutôt et vous aurez plaisir à reconnaître son accent
oratoire ^ : a Charité ! Charité ! c'est-à-dire sollicitude
et assistance aux humbles et aux souffrants; absence
d'envie et de convoitise à l'égard des puissants et des
heureux; indulgence, amour, pour tous ceux qui com-
posent avec nous le grand corps social : telle est la loi
qui, de l'Écriture, doit passer dans le fait, de la prédi-
cation dans les mœurs, et à laquelle doit obéir fidèle-
ment tout véritable ami de l'humanité, tout soldat
dévoué du progrès. » Et, dans son indignation contre
les accusateurs de son illustre compatriote Etienne
Baluze, Deloche se souvenait qu'il avait été avocat et,
dominé par des considérations de sentiment, il disait
avec éloquence : « Conservons avec piété, exaltons
avec ferveur ces gloires si pures, vraiment nationales,
qui ne traînent point après elles, comme tant d'autres
gloires, un triste et lugubre cortège de douleurs et
d'infortunes! En elles consiste notre plus précieux
héritage, dépôt sacré qui nous fut légué par nos pères
et que nous devons transmettre intact à nos enfants. »
Ce programme, ainsi généralisé à propos d'un
^ M. Deloche, Etienne Baluze (tirage à part), p. 16.
Maxiinin Deloche 287
problùnie pailiciilici-, a clé renipli par Deloche
dans sa vie iiioiivcnientée ainsi cpie dans ses noni-
l)rcux écrits. 11 s'est partout imposé, comme un devoir
qu'il revendi(piait, la mission de rechercher, de main-
tenir et de j)eri)étuer les traditions. Son bon sens de
Corrézien et de I^'iançais a indicpié non seulement la
voie à l'érudit, mais encore au musicien, à ra(hninis-
tratenr, à l'académicien. Dès (pi'il fut entré parmi
vous, il devint l'arbitre des litiges cpie soulevait j)arrois
rap})lication de votre règlement. Faisant face au bu-
reau, il épiait le moindre relâchement dans sa vigi-
lance, et, la surprenait-il en défaut, il bondissait,
redresseur de torts, paladin armé de pied en ca]), ou-
bliait pour un moment son infirmité, se soulevait sur
le pied gauche pour rehausser sa taille, réclamait avec
instance et attendait avec impatience un comité secret
pour dénoncer certaines tolérances, pour discuter le
sens strict et rigoureux d'un article, i)our soutenir avec
impétuosité son exégèse, })our repousser prestement
toute objection, se cramponnait à la table d'une main
noueuse, la frappait à coups redoublés de l'autre et
prodiguait ses talents sans compter pour un point de
détail avec autant d'exubérance que pour un point de
doctrine. Dans les élections, bien que l'acception des
personnes ne le laissât pas indillerent, il était surtout
préoccupé de maintenir dans votre sein, entre les brim-
ches rivales jalouses de leurs droits, cet é(piilibre dont
les nouveaux domaines conquis parla science risquent
sans cesse de modifier les conditions.
Ce n'était pas sans résistance que Deloche acceptait
les modifications obligatoires et qu'il faisait plier son
respect pour le temps jadis devant les nécessités pres-
santes imposées par la marche en avant de l'humanité.
« Animé de cet esprit large et libéral qui faisait jadis
288 Opuscules d uu arabisant
le charme de notre société française ' », il n'était
certes pas un rétrograde. Mais il déplorait la propen-
sion de chaque âge à démolir ce que des générations
ont construit. Or, la loi de continuité dans ce monde
ordonne que des conservateurs éclairés comme Deloche
lancent des avertissements salutaires pour assurer
l'avenir des institutions héréditaires, dont ils se consti-
tuent, à un moment donnée les gardiens rigides et
inflexibles. Les procès-verbaux de vos comités secrets
portent les traces de cette opiniâtreté, comme aussi les
dossiers des archives ministérielles. Elle est tout à
l'honneur de votre confrère. 1
Au moment où la guerre de 1870 éclata, Deloche 1
allait avoir 53 ans. Resté à son poste civil de chef de :
division dans Paris assiégé, il ne se contenta pas d'être i
le plus ponctuel et le plus discipliné des gardes natio- ]
naux, en même temps que le plus régulier et le plus j
zélé des fonctionnaires, en attendant qu'il devint le g
plus assidu et le plus appliqué des académiciens. Le ]
besoin de dépenser ses réserves d'activité, les sugges- j
lions de son cœur chaud et la vivacité de ses élans
patriotiques le poussèrent à examiner les moyens par
lesquels il parviendrait à soulager efficacement ceux
des Corréziens, réfugiés à Paris, sur qui pesait le plus
lourdement le fardeau des souffrances obsidionales.
Notre éminent et aimable confrère, M. Edmond
Perrier, un Tulliste comme Deloche, vous a révélé un
secret que Deloche avait bien gardé, étant peu disposé
à divulguer ses actes de charité -. « Aux approches de
' Discours de M. le comte Robert de Lasteyrie à notre séance
publique annuelle du vendredi 16 novembre 1900. Voir les Comp-
tes rendus de F Académie des inscriptions et belles-lettres de 1900,
p 591. Notre président associait dans un juste éloge Deloche et
Ravaisson, qui « tous deux », ajoutait-il, « ont vécu en sages ».
- Edmond Perrier, Discours, éd. de notre Académie, n. 15.
Maxiniiu Deloche 2S1>
riieure de la faim, alors que chacun eùl clé prcscjue
excusable de ne penser qu'à lui-niènie. Maxiinin Delo-
che ne pensa ({u'aux misères de ses compatriotes,
enfermés comme lui dans le cercle prussien; il pensa
à ceux pour ([ui la prévoyance avait été impossible,
à ceux (jue la maladie avait atteints, aux femmes, aux
enfants, aux vieillards dont la dél)ilité augmentait la
soulTrance, aux isolés privés de leuis proches et de
leurs amis. Quelques Corréziens s'étaient réunis pour
veiller sur leurs jeunes compatriotes, soldats de Taiinée
de Vinoy; il accourut et, dans un grand élan de soli-
darité, il fit sui'i^ir de ce groupement éphémère
VAssocialioii conézicnne... II en dirigea lui-même
pendant dix ans les travaux ^ A celte œuvre toute de
charité il continua ses plus ardentes sympathies, même
après qu'une cruelle iniirmité, survenue en KScSO, l'eut
condamné à un repos relatif; il en demeura le prési-
dent honoraire et i)rofondément honoré. »
A partir de 1880, il se réserva pour notre Compagnie,
pour ses confrères, pour ses visiteurs. Vous vous le
rappelez invariablement coiffé d'une calotte en velours
noir qui effleurait seulement le haut de son front déve-
loppé et méditatif. Au repos, ses |)aupières étaient
baissées sur les yeux presque fermés. S'animail-il, ses
yeux sortant de leurs orbites devenaient j)élillants,
son regard interrogateur scrutait les pensées avec une
expression d'ironie sans cruauté, de malice sans mé-
chanceté ; sa bouche souriait, finement empreinte de
bonhomie narcjuoise. Sa verve un peu gouailleuse
rappelait aux auditeurs que la Corrèze est ))lulôt l'an-
tichambre du Midi que la prolongation de la France
^ Je signale aux amateurs de pensées saines, délicatement et
éloquemment exprimées, le charmant discours que Deloche pro-
nonça devant V Union corrézienne, le 13 février 1876.
19
290 Opuscules d'un arabisant
centrale. Deloche avait un beau nez, régulier de forme,
aux narines gonflées et vibrantes. Sa figure rasée était
terminée par un bouquet de barbe écourtée et arrondie.
Quant à son vêtement, soigneusement, presque coquet-
tement ajusté, il était en drap noir, avec le gilet mon-
tant jusqu'à la barbiche. Les manchettes blanches
ressortaient seules sur le fond uniformément noir du
costume ^
Sa conversation était charmante, parce qu'il était
d'humeur causeuse et de nature sociable. Si je n'avais
suivi que mes goûts, je serais allé souvent écouter sa
parole familière et sans prétention, mais non sans sa-
veur. Il m'interpellait par mon prénom pour me met-
tre à l'aise. Plus d'une fois, il m'a raconté ses commen-
cements, parlé de sa musique, montré ses monnaies et
ses anneaux, exposé ses théories et ses déchiffrements,
tandis que (et je m'en accuse) j'avais l'esprit détourné
par d'autres préoccupations. Pourquoi n'ai-je pas
profité de ses doctes confidences, pourquoi n'a-t-il pas
trouvé en moi un disciple attentif à ses leçons, pour-
quoi ai-je laissé passer les occasions de m'instruire
dans ce qu'il connaissait si bien? Je ne prévoyais pas
alors que je serais appelé à résumer devant vous la
carrière et les écrits d'un savant, dont je sens vive-
ment que je ne suis pas préparé à discerner et à expli-
quer la supériorité. ^
^ Une exquise photogravure, représentant Deloche dans son
cabinet de travail, tel que nous 1'}' avons vu pendant ces dernières
années, a paru dans la Revue encyclopédique du 12 mars 1900,
p. 380 b. Voir aussi la gravure sur bois, représentant Deloche
sexagénaire, dans le Lemoiizi, organe de la Ruche corrézienne,
no 54 (février 1900). p. 17 a. C'est entre les deux que se place le
portrait en buste de Maximin Deloche septuagénaire, publié
d'après un excellent chché de Pierre Petit et fils dans le Monde
illuslré du 17 février 1900, p. 108.
IVIaxiiniii Deloehe 291
Mon incapacité d'apprécier et de louer Maximin
Deloche selon ses mérites sera bientôt compensée, je
l'espère, par nn i)anégyrique émanant d'un maitre
informé, d'un juge compétent. En efTet, dans votre
séance du 4 lévrier 189S, vous ave/ pris la résolution
suivante que vous avez incorporée dans votre règle-
ment: «1^ Il y a lieu de faire la notice biographique
de chacun des membres décédés de la Compagnie,
sans préjudice de l'Eloge qui pourra être fait de quel-
ques-uns d'entre eux, en séance publique, par le Secré-
taire perpétuel. 2" Pour les membres ordinaires et pour
les membres libres, la notice biographique sera con-
fiée d'office au successeur du défunt '. » La tache que
votre indulgence m'a imposée, j'ai essayé de l'accom-
plir dans la mesure de mes moyens. L'amertume des
regrets que j'éprouve de mon insuffisance ne sera adou-
cie que le jour où notre vénéré et bien-aimé Secrétaire
perpétuel, M. Henri Wallon, remplacera mon esquisse
par un portrait de son contemporain, digne du modèle
et destiné à occuper une place d'honneur en pleine
lumière dans la galerie de ses Notices historiques, qui
sont autant de chefs-d'œuvre '-.
* Voici le complément de cette législation inédite : «S» La no-
tice biographique sera accompagnée d'une notice bibliographi-
que. 4o Pour les associés étrangers, il sera, dans chaque cas,
statué par décision spéciale de la Commission des travaux litté-
raires. 5o Enfin, si, pour cause de force majeure, le nouveau
membre se trouvait dans l'impossibilité de faire la notice deman-
dée, il serait statué par décision spéciale de la Commission des
travaux littéraires, comme ci-dessus, à l'article 4. »
^Cetespoirest irrévocablement déçu. M. Henri Wallon ayant ter-
miné, le 13 novembre 1904, sa longue et belle existence, toute de
vertu active et de dévoùment à la France, à l'Institut, à la science
et aux savants.
IX
Une Famille sémitique de Sémitistes
Les Derenbourg
•1
%
■^-
Une famille sémitique de sémitistes.
Les Derenbourg'.
I
LliS OHKIINES
Le fondateur dv celle dynaslie d'orientalisles est
mon i>rand-})ère, Hailwii^ (Sehi Hirseli) Dereubiii ^. De
mon l)isaïeiil, je sais seulemenl qu'il se nommait Jakol)
Derenl)uri,^ Où mou L>iaud-pcre est-il né et eu quelle
année ? Xi son épitaphe au cimetière de Mayeuce, ni
la préface de sa comédie iulilulée Yôschcht'' téwcl, « Les
habitants du monde », composée à rimilation de
Laijijescluivim Trhillàh de Mose Ilayyim Lu/zato et
imi)rimée à Olfenhach eu 17»S1)-, ne nous renseit<uent à
ce sujet. Le berceau de la lamille, aucpiel elle a em-
prunté son nom, est Derenburg, un saint lieu de pèle-
rinage, ap})arteuanl au district de Ilalberstadl, daus la
proviuce de Magdebourg. Ce fut de là (prelle émigra
à OlTenbach, Francfort-sur-le-Mein et Mayeuce, où
Hartwig I)ereid)urL5 s'était fixé avant la publication de
sa pièce, j)uisqu'il Ta signée en qualité de « précep-
' Des fragments de celte notice ont paru dans Id.lciiusli Ency-
cloj)cdiii, IV (New- York, 1903), p. 530 6-532 b, avec deux pliolo-
graphies.
■^ La Bibliothèque parisienne de rAlliance israéiite, depuis
peu transférée à TEcole Orientale, rue d'Auteuil, 59, possède un
exemplaire sous la cote 1329 D.
296 Opuscules d'un arabisant
teur chez M'^^' Brendeli, veuve de Béer Hamburg, à
Mayence ». D'autre part, il l'a dédiée au « savant et
généreux Salomon Fùrth, à Francfort, au fils duquel il
V a donné des leçons ».
L'œuvre édifiante de Hartwig Dcrenburg a un but
d'enseignement et de moralisation. Grâce à elle, « les
habitants du inonde » doivent apprendre comment on
arrive à repousser le mal et à choisir le bien. R. Xo*ah
Hayyîm Hirsch, Grand-Rabbin de la communauté
juive de Mayence, encouragea l'auteur à imprimer les
88 paragraphes de ses scènes dialoguées, où huit per-
sonnages évoluent et se donnent des répliques comme
représentants de huit péchés capitaux, que le redres-
seur de torts, « le maître de la paix », Sar schalôm, le
pasteur de la communauté, flétrit et réprime. Ainsi
que plus tard Gœthe dans la Fille naturelle, Hartwig
Deren]3urg s'abstient de donner des noms propres à ses
personnages. Mais, de même qu'on a la clef des êtres
vivants que Gœthe a mis sur la scène sous le voile de
l'anonyme ^ de même, les contemporains de Deren-
burg ont reconnu à travers le masque transparent les
principaux membres de la communauté juive de
Mayence, auxquels leur rabbin, « le maître de la paix »,
R. Xo'ah Hayyîm Hirsch, adressait de justes remon-
trances. Cette production n'eut pas de lendemain. Son
auteur, d'une part, ouvrit un restaurant juif pour ses
coreligionnaires, d'autre part, oublieux de sa misère, il
s'absorba dans les pratiques d'un judaïsme rigoureux,
dans l'étude orthodoxe de la Bible et du Talmud. Son
^ Cette comparaison m'est suggérée par les deux très inté-
ressants articles de M. Michel Bréal dans la Revue de Paris des
l^*" et 15 février 1898 : Une héroïne de Gœthe. Les personnages
originaux de la » Fille naturelle ». L'auteur a réimprimé cette
série dans Deux études sur Gœthe (Paris, Hachette, 1898, in-12).
Une famille de séiiiitistes 2Î>7
fils aîné, Jakob Dcrciiburg, né à Mayence en 1791,
s'étant voué au droit et étant devenu de bonne beure
un maître avocat ', Hartwig Derenburg espéra se conti-
nuer et se survivre dans son Benjamin, dans Joseph
(Naftalî) Derenburg, mon père regretté, né à Mayence
le 21 août 1811. Hartwig Derenburg y mourut en 1830,
sa femme, ma grand'mère, en 1839.
1 Jakob Derenburg, devenu Jakob Dernburg, après des succès
d'orateur, qui le firent choisir par la communauté juive de
Mayence comme son « Prœses » (parnàs), écrivit en 18'24 dans
le Gei'st de Michel Creizenach quelques articles sur le serment
et sur le culte juifs, ainsi que sur la méthode défectueuse
appliquée à l'étude du Talmud, en 1831 des considérations
(Betrachtiingen) sur trente-deux thèses talmudiques, puis aban-
donna le judaïsme et le barreau vers 1837. Il ne fit qu'un court
passage à l'Université régionale de Giessen comme professeur
ordinaire à la Faculté de droit et devint bientôt Obcrappella-
tioiisrath à la Cour suprême hessoise de Darmstadt. Il y mourut
le 23 mars 1878. Ses deux fils, mes cousins germains, lleinrich
et Friedrich Dernburg ont accentué l'essor de la famille vers les
carrières libérales. Le premier, successivement professeur de
droit à Zurich, Halle et Berlin, membre à vie de la Chambre
des seigneurs, a célébré en 1902 le cinquantenaire de son ensei-
gnement et en 1904 celui de ses publications souveraines en
droit romain et en droit prussien. Son frère Friedrich, informé
et spirituel, manie une plume alerte avec une verve juvénile.
Transfuge de la presse politique, il a échangé son épée de
combat de la Xazional Zeitiing contre la houlette pacifique du
chroniqueur littéraire au BerUncr Tageblatl. Mon petit cousin,
neveu de Michel Bréal, Ernst Landsberg, professeur ordinaire
de droit romain et de droit pénal à l'Université de Bonn, par
ses cours et par ses écrits, maintient non interrompue la chaîne
de mes parents jurisconsultes.
298 Opuscules d'un arabisant
II
Joseph Derenbourg *
(1811-1895)
L'acte de naissance de mon père, rédigé en français
à Mayence, chef-lieu du département français du Mont-
Tonnerre, désigne ses parents comme « Hartwig Deren-
burg, cabaretier, et Hélène Gundersheim, son épouse ».
Une éducation exclusivement rabbinique fut donnée à
l'enfant jusqu'à l'âge de treize ans.
Chaque jour, de huit heures à midi le matin, de huit
heures à minuit le soir, mon grand-père oubliait la
Garkùche à l'enseigne : Ziir goldenen Kanne, aux
clients affamés et altérés, pour former son élève stu-
dieux à la lecture de la Bible et du Talmud, avec les
commentaires, alors presque sept fois centenaires, de
Raschî. La complicité de sa mère, soutenue par ses
oncles maternels, les Jacques de Hanovre, permit au
talmudiste accompli de treize ans, muni d'un diplôme
attestant la haute compétence de l'adolescent en ces
matières, d'aborder les études classiques. Quand il se
sentit suffisamment préparé, il entra en Secunda au
Gymnasiiim de Mayence ; puis, muni de son Abitiirieii-
tendiplom, il fréquenta les Universités de Giessen
d'abord, où trois semestres étaient obligatoires pour
^ W. Bâcher, Joseph Derenbourg, sa vie et son œuvre, dans la
Revue des éludes juives, XXXII (1896,', p. 1-38. Tirage à part de
même date, avec un portrait. Un résumé de cette notice a paru
dans le Bulletin de la Société de linguistique de Paris, IX, 4, no42
(juillet 1896), p. CLViii-CLXxvni.
Joseph Dereiiboiiry 2Î>1>
les Hessois, j)Liis de Honn. L'iir braisai il i'in|)iii{iiie cl
asservi à la Iracliliou élait devciui un savaiil laïque cl
novalcur, un philolo<^ue cl un scuiitislc à Gicssen.
L'ensci<^ncincnl de Ci. ^^^ 1^'rcyla^f en lit à Bonn un
arabisanl, ({ue la soeiélé et raniilié d'Ahraiiam (iei^er,
non moins que sa voealion décidée, conservérenl a la
science juive.
Ayanl renoncé dérinilivenienl au rahhinal, le jeune
docleur en |)liil()S()pliie quitta en liSiU Hoini pnuv Am-
sterdam, où un j)récej)loral lui avait été dévolu dans la
famille HischolVsheim. Son élève Haphaël, son lutur
confrère à l'Inslitul, ayanl émi<^ré à Paris en l.S.'i(S, afm
d'y suivre les cours de l'Ecole centrale, mon père l'y
accompagna el s'y fixa. En lcS41, il devint associé de
la pension Coulant, qui se l'attacha comme directeur
moral et religieux des élèves juifs. Le 21 aoid 18 li), il
épousait à Nancy Delphine Moïse, dite Meyer, le jour
même où il avait accom{)li ses 32 ans. Je renonce à
dire de ma mère le bien ([ue j'en pense, moi, son fils
aîné, qu'elle créa à son image le 17 juin LSll. Quel-
ques mois après, mon père recouvrait la nationalité
française. Joseph Derenburg, puis Dernbui'g', s'appe-
lait désormais Joseph Derenbourg. Agrégé d'allemand
en 1850, professeur suppléant de celle langue au lycée
Henri IV pendant l'année scolaire 18r)l-18r)2, correcteur
de première classe en 1832, })uis correcteur des textes
orientaux en 1836 à l'Imprimerie Impériale, chargé à la
même époque de rédiger le catalogue des manuscrits
* La signature J. Dernburg se lit dans riiraull de Fi'angey,
Essai sur rarchilcclurc des Arabes el des Mores. (Paris, A. Hauser,
1841), Appendice, p. iv. Dans une lettre du 13 juillet 1844 de Graf
à Ed. Reuss, « der Jude Dernburg » est signale parmi les audi-
teurs du samedi au cours de Reinaud ; cf. Edaard Reiiss Brief-
wechsel mit... Cari Heiiirich G/-a/(Giessen, Ricker, 1904), p. 202.
300 Opuscules d'uu arabisant
hébreux de la Bibliothèque Impériale ^, Joseph Deren-
bourg persévéra en même temps dans son œuvre pé-
dagogique : fidèle à la pension Coûtant jusqu'au 31
décembre 1866, il prit ensuite et garda jusqu'en 1864
la direction d'une institution de jeunes gens, qu'il avait
fondée 30, rue de la Tour-d'Auvergne. Décoré de la
Légion d'honneur le 15 août 1859, le chef d'institution
libéré, devenu l'auteur des Notes épigraphiques, l'his-
torien de la Palestine depuis Cyrus jusqu'à Adrien,
fut élu, le 22 décembre 1871 -, membre de l'Institut
(Académie des inscriptions et belles lettres), en même
temps que mon prédécesseur dans la docte compagnie,
Maximin Deloche, « ce savant, à la fois musicien,
administrateur, historien, géographe, numismate, glyp-
tologue, sigillographe, épigraphiste ^ ».
Si mon père succédait nominalement à son ancien
professeur A. P. Caussin de Perceval, en réalité il était
désigné pour occuper la place laissée vacante par la
mort de Salomon Munk, survenue le 7 février 1867.
Dès le 3 mai 1868, il avait recueilli la succession de son
illustre ami comme membre du Comité central de
l'Alliance Israélite, dont il fut l'un des deux vice-prési-
dents depuis 1878 jusqu'à sa mort. Je ne parlerai que
pour mémoire de son passage au Consistoire israélite
^ Les bulletins de Joseph Derenbourg, rédigés de 1853 à
1856, sont conservés à la Bibliothèque Nationale, sous les
numéros 1300 à 1304 du fonds hébreu; cf. aussi 1305 à 1307; voir
Catalogues des manuscrits hébreux et samaritains (Paris, 1866j,
p. 233.
2 Quel merveilleux exemple du libéralisme français que l'élec-
tion à l'Institut de France d'un juif mayençais, sept mois et
demi après le traité de Francfort !
3 Hartwig Derenbourg, Discours, dans les Atti det Congresso
internazionale di scienze storiche, IV (Borna, 1904), p. xvni. Ma
Notice sur Deloche occupe dans les Opuscules les p. 257-291.
Josepli Derenliourcj 301
de Paris de 1873 à 1876. En 1877, le inaiivnis état de sa
vue le eoiilraigiiit à résioiier ses ibnelions à l'Impri-
merie Nationale ; mais, au nièiiie iiioineiil, il était
appelé, avec le titre de Direetein-adjoint ', à enseigner
l'hébreu rabl)ini([ue à l'Ecole des hautes études (section
des sciences historiques et philolo^i(|ues). Il a conservé
cette chaire, tardivement créée pour lui par ^^'adding-
ton, jusqu'en juin 1895. Ma mère avait eu encore la
joie de voir son mari, à Gi) ans, débuter dans l'ensei-
gnement supérieur, presque à l'âge habituel de la re-
traite. Elle mourut après une cruelle maladie le i)re-
mierjour de soiikkôl, le quinze tischrî 5G40 (2 octobre
1879).
Dans l'isolement de son veuvage, mon père, dont les
yeux baissaient, dont l'intelligence avait conservé sa
fraîcheur et son activité, réussit à s'adjoindre et ^ for-
mer des secrétaires aussi dévoués que méritants : feu
L. Bank, leur doyen; mon cher collègue, après avoir
été mon cher disciple, Mayer Lambert ; mon ami
Isaac Broydé entre autres. Je m'enrôlai comme volon-
taire dans ce bataillon d'élite-.
Le 21 août 1891, le quatre-vingtième anniversaire
de Joseph Derenbourg fut célébré à Paris par des
députations, par des adresses et des discours, par des
envois de télégrammes et de lettres, enfin j)ar des
mémoires que publièrent à cette date en son honneur
ses amis et ses admirateurs \ Le Nestor des études
^ Joseph Derenbourg fut nommé Directeur d'études le 4 jan-
vier 1884.
^ La restitution du laboratoire, avec son directeur, ses prépa-
rateurs et son outillage perfectionné, a été tentée par moi dans
V Avant-propos que j'ai mis en tète de R. Saadia, Œuvres com-
plètes, V (1899), Version arabe da Livre de Job, p. xix et xx.
^ Larédaction d'un volume collectif ne prévalut pas cette fois et,
pour ma part, je regrette que l'exemple n'ait pas rencontré d'imi-
302 Opuscules d'un arabisant
juives, malgré l'affaiblissement graduel de sa vision
réduite à ne plus distinguer que le blanc et le noir, le
jour et la nuit, ne se ralentissait pas dans sa production,
dans son labeur acharné, faisait des projets pour l'avenir,
publiait en 1893 le premier volume des Œuvres com-
plètes de Saadia, dont la série annoncée en comprenait
douze '. Un mois de vacances bien gagnées était tout ce
que s'accordait chaque année le vieillard resté debout
qui, dès les fortes chaleurs, partait gaiement avec un
de ses secrétaires pour sa villégiature préférée d'Ems.
Sous prétexte d'y soigner sa gorge, il se réjouissait d'y
rencontrer nombre de rabbins et d'hébraïsants, accou-
rus de toute part à ce rendez-vous périodique pour
avoir la bonne fortune d'échanger leurs idées avec
les siennes, de puiser à cette source intarissable d'in-
formation et de science. Ce fut pendant l'un de ces pèleri-
nages que, dans la nuit du 28 au 29 juillet 1895, Joseph
Derenbourg s'éteignit à Ems, loin des siens, assisté
tateurs. Les auteurs de ces dédicaces isolées et indépendantes
furent Philippe Berger, x\dolf Berliner, Maurice Bloch, Auguste
Carrière, Henri Cordier, James Darmesteter, Hartwig Deren-
bourg, Abraham Epstein, Moritz Friedlânder, Ludwig Geiger,
J. Guttnann, A. Harkavy, Marcus Jastrow, Zadoc Kahn, Majxr
Lambert, Israël Lévi, Isidore Lœb, Joël MûUer, Ad. Neubauer,
Jules Oppert, Salomon Reinach, Moïse Schwab, Moritz Stein-
schneider, Heymann Steinthal, Henri Weil, D"" Victor Widal. Sur
cette manifestation, voir James Darmesteter dans le Journal
asiatique de 1892, II, p. 99-100 ; Moïse Schwab, dans les Archives
Israélites du jeudi 27 août 1891, p. 278 b et 279 a. Si, par hasard,
i'ai oublié le nom d'un des participants, c'est défaillance de ma
mémoire, ce n'est pas refroidissement de ma gratitude.
* La besogne, interrompue en 1899, va être reprise sous peu
avec un regain d'ardeur, avec les concours assurés de Wilhelm
Bâcher, d'Adolf et de Samuel Poznanski, avec des renforts de
collaborateurs zélés et compétents, avec des ressources accrues
en documents manuscrits et imprimés, avec des concours
moraux et financiers acquis. Il ne s'agit plus de douze, mais de
seize volumes.
Josepli Dei*enl)oiii*(j 303
par deux de ses amis intimes, les rahhiiis .1. Gutlmami
de Breslau et Simonseu de (.openhagiie. Le Consistoire
de Paris fit à son aneien mcml)re, le 4 août, au ci-
metière du Père-Lachaise, des ohsècpies discrètes et
touchantes, dont sa famille a gardé et i^^ardera le sou-
venir ému. Sur sa tombe entr'ouverte, des discours
éloquents furent prononcés par M. le «^rand-rabbin de
France Zadoc Kahn', par MM. Gaston Maspero -,
Narcisse Leven, Abraham Cahen, Maurice Bloch,
Auf^uste Carrière ^.
La bibliographie de « mon guide dans la vie et dans
la science ^ » est trop touffue pour que je lente l'inven-
taire de cette littérature vaste et dispersée. Après mûre
réflexion, je me contente de donner ici quelques sup-
pléments^ additions et rectifications aux quatre listes
dressées par Moïse Schwab dans son précieux Réper-
toire des articles relatifs à V Histoire et à la Littérature
juives parus dans les Périodiques de 1783 à 1900 ', par
Mark Lidzbarski dans son Manuel d'épigraphie sémi-
tique du Nord ^^ par A. Gascard dans sa Table métlio-
1 Zadoc Kahn, Souvenirs et regrets (Paris, 1898), p. 387-398.
'^ Funérailles de M. Derenhourg. Diseours de M. Maspero, pré-
sident de r Académie. Publication de l'Institut, 1S93. — 10 .4 p.
in-4o.
^ Auguste Carrière, Josepli Derenhourg, dans V Annuaire de
VÉcole des hautes-études, (section des sciences historiques et
philologiques) de 1897, p. 31-40.
^ Dédicace de mon m^uscule Les Monuments sabéens et him-
yarites de la Bibliothèque Nationale, écrit pour les 80 ans de
mon père.
^ Paris, Durlacher, 1899-1903, 2 vol. en 3 tomes. 99 numéros
sont recensés dans le Répertoire, I, p. 82 ^-85 a, sans parler
des additions, p. 454 a et 486 /). Or, le Répertoire ne fait état ni
des Comptes rendus deV Académie des inscriptions et belles-lettres,
ni du Journal asiatique, ni de la Revue archéologique.
•■' Mark Lidzbarski, llandbuch der nordsemitischen Epigraphik
(Weimar, 1898), Bibliographie, index, p. 85 a, 498 c.
304 Opuscules d'uu arabisant
diqiie de la Revue critique dliistoire et de littérature \
par moi dans le volume quatrième de l'Encyclopédie
juive ■-. J'ajouterai une cinquième source d'omissions
préméditées. Toutes les fois que les publications pater-
nelles s'enchevêtrent dans les miennes, je les ai acca-
parées au profit de ma bibliographie complète, donnée
plus loin dans sa plénitude et ses détails, sans lacunes
voulues. On verra ainsi combien a été féconde pour moi
la collaboration du père et du fils, du maître et de
l'élève.
L'énumération suivante, classée dans l'ordre chro-
nologique, dépouillée de ses éléments essentiels, de-
meure abondante et riche :
1. Over de noodzakelijkheid van het Godsdiensi-Onder-
wijs, dans les Jaarbœkeii uoor de Israëliten in Neder-
landK IV (Gravenhage, 1838), p. 347-360.
2. Leerredenen door Israëliten in het Nederlandsch
gehouden, ibid., p. 364-377.
3. Het Amsterdamsche Opper-Rabbinaat. 2 stukjes.
Amsterdam, 1839. Ce pamphlet anonyme a été reconnu
par son auteur; voir M. Roest, Snippers mit de onde
doos, dans Xieuv. Isr. Nieuwsbode de 1880, nos 6, 8, 30
et 31 ; (Di' J. H. Dùnner), dans S. Seeligmann, Catalog
der reichhaltigen Sammlung... nachgelassen von N. H.
Van Biema, Amsterdam, 1904, p. 196, n° 3364.
4. Inscriptions de VAlhambra. Appendice à Girault
' Paris, Ernest Leroux, 1894, index, p. 229 (nos 5914, 6357,
6822, les autres articles signés J. D. étant de James Darmes-
teter) et 300 .
2 The Jewish Encyclopedia, lY (New-York, 1903), p. 531.
^ C'est d'après le même recueil, III (1837), p. 369-392, avec
portrait, que Moïse Schwab, Répertoire, I, p. 83 a, n° 11, a attri-
bué avec raison à Joseph Derenbourg l'article anonj^me intitulé
Cari Asser, le nom de l'auteur étant donné dans Jost, Israeli-
tische Annalen de 1839, 9, p. 20 et suiv.
Joseph Deron])oiir(| 305
de Prangcy, Essai sur idirJulcdurc des Arabes cl des
Mores, en Espagne, en Siede et en Barbarie. Paris,
A. Haiiscr, 1811 (cl non IcSf)!, dans la Jeunsh Encij-
clopedia), xxviii j).
5. Travanx prcj)aratoircs pour nne édition crili(iuc
du Ta rifài d'Al-Djordjàni, avec traduction tVançaisc et
notes. Spécimen des p. 1-8 de la 7'raduclion et des
notes. Paris, s. d. (1812)'.
6. Livre de uersels ou première inslruelion reliijieuse
pour Venfance israclite en versels extrculs de la UiMe.
Paris, au bureau des Archives Israélites, 1811, 51 j).
in-16.
7. Les Séances de llariri, i)ul)liées en arabe avec un
commentaire choisi par Silvestre de Sacy. Deuxième
édition revue sur les manuscrits et au«^nnentée d'un
choix de notes historiques et explicatives en français
par M. Reinaud et M. Derenbour*^. Paris, Hachette,
1847-4853 (et non 1847-1851, dans la Jewisli Encijelo-
pedia). 2 tomes in-4'», 216 et 780 p.
8. Quelques réflexions sur la conjufjaison el les pro-
noms dans les Uuujues sémitiques, dans le Journal asia-
tique de 1850, 1, p. 86-98.
9. Catalogue des n}(uuiscrits hébreux de la Biblio-
thèque Impériale. Paris, 1852-1856. Manuscrits 1300-
1304 (Cf. 1305-1307) du Fonds hébreu de la Bibliothèque
Nationale. « Ce travail a servi de base au présent
Catalogue », dit le rédacteur du Cataloijue imprimé
* Jules Mohl, Viiujt-scpt ans d'Iiistoire des éludes orienUdes,
(Paris, 1879-1880, 2 vol. in-8o), I, p. 16-17 et 218; Ilartwift Deren-
bourg, Avant-propos à H. Saadia, Livre de Job, p. xxn. L'édition
de G. Flûgel(Lipsiie, 1815, in-8"') n'a rien ùté de leur valeur aux
matériaux accumulés par Joseph Derenbourg et tenus à la dis-
position de qui voudra les mettre en œuvre. Il n'en a tiré lui-
même que : Un vers du Tarifai expliqué, dans le Journal asiatique
de 1869, I, p. 255-256.
20
306 Opuscules d'un arabisant
(Paris, 1866, iii-4o), Hermann Zotenberg ; voir p. 233
a et b et plus haut, p. 161, n. 3; 300, n. 1.
10. Travaux préparatoires pour une édition projetée,
avec traduction française, d'Al-Mas'oùdî^ Les Prairies
(lor. Paris, 1852-1858'.
11. Notice sur les premières publications de la Société
de Mkitzé Xirdamim, dans le Journal asiatique de 1865,
II, p. 262-281.
12. Quelques observations sur le passage du Kitâb
al-Fihrist relatif au Huzwaresch. Ibid. de 1866, I,
p. 440-444 ; cf. II, p. 25.
13. Explication d'un mot difpxile dans le Livre
d'Ezra. Ibid. de 1866, II, p. 401-415.
14. Lne traduction hébraïque du Hure de Hénoch.
Ibid. de 1867, I, p. 91-94.
15. La prononciation du tschim. Ibid. de 1867, I,
p. 94-96.
16. Sep lier Taghin. Liber coronarum pu])lié par
]\ï. l'abbé Barges. Compte rendu, ibid. de 1867, I,
p. 242-251.
17. Quelques observations sur U accent zakeph-katon
en hébreu. Ibid. de 1867, I, p. 251-253.
18. Essai sur V histoire et la géographie de la Pales-
tine d'après les Talmuds et les autres sources rabbi-
niques. Première partie. Histoire de la Palestine depuis
Cyrus jusquà Adrien. Paris, A. Franck, 1867, 486
pages gr. in-8°. Traduction hébraïque, par Braunstein,
avec des additions et corrections par A. Harkavy,
Saint-Pétersbourg, typographie Behrsohn et Rabbi-
^ Jules Mohl, livre cité, I, p. 475, 552-553; II, p. 82, i50 ; Les
prairies cTor, texte et traduction par C. Barbier de Mej^nard et
Pavet de Courteille, I, (Paris, 1861), p. i-ii et xi ; Joseph Deren-
bourg. Deux passages dans le IV^ volume des Prairies d'or de
Masoudi, dans le Journal asiatique de 1868, I, p. 253-254.
Josei>Ii Dcreiil)()iir(j 307
nowi/, IcSOG, pour la revue Ilain-Mrlis, '2U\ p. in-8" '. —
Deuxième partie, (irogi'dpluc de Ui Pdlcsliiw. Matériaux
puisés aux mêmes sourees, sur liehes, avec quelques
perles, antérieures à leur prise de possession |)ar la
Bil)]i()lliè(jue de l'Université de Paris, à la Sorhomie.
Ces notes y sont libéralement mises à la disposition
des travailleurs; voir Ilartwi^ l)ereni)()ur^, Andiil-
propos à R. Saadia, Livre de Joh, p. xxni.
19. Notes épi(jr({plu(jiies I-IX dans le Joiinicd asia-
/r(/zze de 18G7 à 1869 ; cf. ibid, de 1868, 11, p. 78; de
1869, II, p. 25. Tirage à part resté sur le marbre,
publié seulement en 1877, 111 p. in-8''. Une table des
matières est donnée dans le Jouriud (isialiciiie de 1872,
II, p. 330 a, et dans Lidzbarski, IhiiuHuirh, p. 36,
no 410.
20. La Médidlle de Foiiruière, dans la Revue israélilc,
1(1870), p. [-8.
21. Le slèle de Meslia, dans le Jouriud asi(di(jue de
1870, I, p. 155-160; cf. Revue israélile, I (1870), p. 113-
116; 193-198.
22. Manuel du lecteur, d'un auteur inconnu, publié
d'après un manuscrit venu du Yémen et accompagné
de notes, dans le Journal asUdùjue de 1870, II,
p. 309-550. Tirage à part, Paris, Henry Sotlieran,
Joseph Baer etCi'\ 1871, 213 p.
23. Lue stèle du temple dllérode, dans le Journal
asiatique de 1872, II, p. 178-195; cf. Revue israélite, IV
(1873), p. 17-20.
24. Ancdijse d'un mémoire sur rimmortalitê de lame
1 L'édition française, épuisée et rare, n'a été tirée qu'à 500
exemplaires. Mon ami, M. Xahum Slousch, qui, nourri des anciens
textes, a gagné une maîtrise glorieuse dans la prose hébraïque
moderne, m'assure que l'éditeur de la traduction Braunstein a
eu l'audace d'en faire imprimer dix fois autant.
308 Opuscules d'un arabisant
chez les Hébreux, dans les Comptes rendus de V Acadé-
mie des inscripiions et belles-lettres de 1873, p. 78-85;
cf. p. 16, 85-86, 146-147, 151. Voir aussi Llmmorta-
lité de rame chez les Juifs, ibid, de 1882, p. 213-219;
cf. p. 184 et ibid. de 1883, p. 9.
25. Inscription bilingue de Aïn-Youssef, dans la. Revue
archéologique de 1876, I, p. 175-179; cf. Journal asia-
tique de 1876, II, p. 37; de 1883, II, p. 65.
26. Quelques observations sur les inscriptions du Safa,
dans les Comptes rendus de 1877, p. 269-273 ; cf. p. 257.
27. Cachet hébraïque trouvé en Mésopotamie, ibid. de
1878, p. 168-171; cf. p. 148.
>■;
Hai'twifj D ère II bourg :50Si
III
HARTWIG OEHKNBOLRG
Oïl comprendra que, lorsqu'il s'agit de poser devant
moi, comme un peintre se servant à lui-même de mo-
dèle, je marcjue seulement les étapes de ma carrière ob-
jectivement, en spectateur impartial autant que je le puis,
siiic iraci sliiilio. Né à Paris le 17 juin ISli, j'ai fait mes
études classiques aux lycées Charlemagne et Bonaparte
(celui-ci le lycée Condorcet actuel). Bachelier ès-lettres
en 1860, licencié ès-lettres en 1863, docteur en philoso-
phie de Gœttingen en 1866, j'ai étudié l'hébreu, l'arabe
et les langues sémitiques à Paris, où mes maîtres ont
été le grand-rabbin de France Ulmann, mon père et
Reinaud ; à Gœttingen, où j'ai été l'élève d'Kwald, de
Bertheau, de Wnslenfeld et de Théodor Bentey; à
Leipzig, comme disciple de Fleischer ' et de Krehl. Lors
de ma rentrée à Paris, au printemps de 1866, j'ai eu
l'honneur de travailler sous la direction de Salomon
Munk- jusqu'au moment où, à l'automne de cette mê-
me année, je suis entré au Département des manuscrits
de la Bibliothèque Impériale pour y continuer le Cata-
logue des manuscrits arabes interrompu depuis ([u'en
1859, Michèle Amari avait quitté la terre d'exil pour
* Morgenlàndische Forschiingen. Festschrift Ilcrrn Professor
Dr H. L. Flcischer zu seineni fiinfzigjahrigen Doctorjubilaum
am 4. Màrz 1874 gewidmct von seinen Scluilcrn H. Dercnbourg,
H. Ethé, O. Loth, A. Mûller, F. Philippi, B. Stade, H. Thorbecke.
Leipzig, Brockhaus, 1875.
' Moïse Schwab, Salomon Miink (Paris, 1900), p. 179-181 ; cf.
Comptes rendus de V Académie des inscriptions et belles-lettres de
1900, p. 417.
310 Opuscules cl un arabisant
rentrer dans sa patrie ^ Le 31 août 1870 est la date à la
fois de ma démission comme employé de la Bibliothè-
que et de mon mariage, à Paris, avec Betty Baer, fille
de Herrmann Joseph Baer, le grand libraire de Franc-
fort-sur-le-Mein. Celui-ci me confia la direction d'une
succursale fondée à Paris.
Sous l'impulsion de ma femme, je restai adonné à mes
études de pi'édilection et, dès 1875, j'étais presque simul-
tanément nommé professeur d'arabe et de langues sé-
mitiques au Séminaire Israélite de Paris, sur les cadres
duquel je figure encore comme professeur honoraire,
et chargé d'un cours de grammaire arabe à l'Ecole spé-
ciale des langues orientales vivantes. En avril 1879, je
réalisai mon rêve d'adolescent d'occuper un jour, dans
cet établissement d'enseignement supérieur, la chaire
d'arabe littéral, occupée jusqu'en 1838 par Silvestre de
Sacy et supprimée en 1867 à la mort de Reinaud. En
1880 et en 1905, le Ministère de l'instruction publique,
qui m'avait, en 1876, délégué comme l'un de ses deux
représentants au 3^ Congrès international des orienta-
listes de Saint-Pétersbourg, me chargea de missions
scientifiques à l'Escurial et dans les bibliothèques de
l'Espagne pour y rechercher et pour y cataloguer les
manuscrits arabes. Le résultat le plus important de
mon premier voyage d'exploration fut la découverte, à
l'Escurial, de V Autobiographie d'Ousàma, document
capital sur l'histoire des premières croisades-.
En 1881, Ernest Renan me fit attacher comme auxi-
liaire à la Commission des inscriptions sémitiques de
l'Académie des inscriptions et belles-lettres. Je fus
^ Plus haut, p. 168.
. '2 :Voir mon Avant-propos en français à la traduction alle-
mande, par le pasteur Schumann, de V Autobiographie d'Ou^
sâma (Innsbruck, Wagner, 1905).
llarlwiy Dereiiboiiry 311
char<4é spccialiMnenl, sous la dircclioii dv mon j)ère,
de la partie hiniyarili([iK' v[ sahécnne.
Deux chaires nréeliureiil depuis loi's : eu l«SS'f, celle
de lan<^ue arabe à l'I^A'ole des liaules-éludes, section
des sciences historicjues et i)hilol()L(i(pies ; eu ISS.'), celle
d'islamisme et religions de l'Arabie à l'KcoU' des hau-
tes-études, section des sciences religieuses, ((ui venait
d'être créée.
Chevalier de la légion d'honneur en levi'ier IS'.IT, j'ai
été élu, le 1" juin 1900, niend)re de l'Institut (Académie
des insciiptions et belles-lettresi. .Famais Je n'exj)rime-
rai en termes assez chaleuieux la reconnaissance (juc
j'éprouve envers mes conhéres (jui m'ont accordé ce
couronnement de ma cariiére. Quel vil regret pour
mon cœur de ne j)as voir parmi nous cha(pie vendredi
mon père, non plus qu'Krnesl Renan et Gaston Paris,
non i)lus que plusieurs de ceux que j'ai tant aimés î
Les années, en s'écoulant, m'v)nt comblé, puis(|ue je
suis devenu commandeur de la Couronne d'Italie,
officier de l'instruction j)ul)lique, membie honoiaire
de l'Académie de l'Histoire de Madrid, membre hono-
raire de l'Institut égyj)tien du Caire, membre honoraire
de la Societij ofBlhliciil Archeoloijij dii Londres, membre
du Conseil de la Société asiatique, membre du Conseil
de perfectionnement de la Mission scientifique fran-
çaise du Maroc, membre du (Comité central de l'Alliance
israélite, membre du Conseil de la Société des études
juives, vice-président du (vonseil d'adtiiinistiation de
riicole de travail israélite, membre du Forciijn Board
of consiillinij edilors de la Jeivish Eiicyclopcdid. .J'ai
été l'un des directeurs de la Grande Encijclopcdie, dont
les 31 volumes portent ma signature.
Je n'ai ni enfant, ni neveu. Avec moi s'éteindra la
dvnastie des Derenbourg orientalistes.
I
I
M
l
i
I
?
^
n
4
X
Bibliographie de H. D.
(1866-mars 1905)
*■
à-
Bibliographie de H. D.
<1866-mars 1905)
BiBLK i:t JUDAISMK
1. Version uvabe ci haïe de R. Saadia ben Joscf Al-
Fayyoùnii, publiée avec des notes bébraïques et une
traduction IVançaise d'après l'arabe par Josepli Deren-
bourg et Harlwig Derenbourg. Paris, Ernest Leroux,
1896, in-8'-, vn-l.lO et IKi p.
2. Version arcibe du Livre de Job de li. Saadia ben
Josef Al-Fayvoùnîi, publiée avec des notes bébraïcjues
par W. Bacber, x-122 p. Accompagnée d'une traduc-
tion française d'après l'arabe j)ar J. Derenbourg et
H. Derenbourg. Paris, Ernest Leroux, LS99, in-8",
68 p., introduite par un Avanl-propns de xxni p.,
signé : I^aris, ce 29 juillet 1900, 3" anniversaire de la
mort de mon père. Hartwig Derenbourg.
3. Les mots grecs dans le livre biblique de Daniel,
dans les Mélanges Graux i^Paris, Ernest Tborin, 1881),
p. 232-214. Traduction anglaise par M. Jaslrow j^ dans
Hebraica, IV (1887), p. 7-13.
4. Xœldeke (Th.). Histoire littéraire de iAncicn Tes^
tanient, traduit de Lallemand par M>L Hartwig Deren-
bourg et Jules Sourv. Paris, Sandoz et Fiscbbacber,
in-8'' et in-12, iv-389 p.
■ 5. Catalogue des manuscrits judaïques entrés au Bri-
tisli Muséum de 1867 à 1890, dans la Revue des études
juives, XXIII (1891), p. 99-116 et 279-301.
316 Opuscules d'un arabisant
6. Henri Gréville, La juive. Notice, ibid., IV (1882),
p. 306-307.
7. D. H. Millier und J. vonSchlosser, Die Haggadah
von Sarajevo. Compte rendu dans le Journal des Sa-
vants de 1898, p. 657-668. 2^ édition dans les Opuscules
d'un arabisant t Paris, Charles Carrington, 1905^, p. 49-
68.
ÉPIGRAPHIE SÉMITIQUE
I. ÉPIGRAPHIE PHÉNICIENNE
8. Corpus Inscriptionum Semiticarum ab Academia
inscriptionum et litterarum humaniorum conditum
atque digestum. Pars prima^, inscriptiones phœnicias
continens. Comptes rendus dans la Revue des études
juives, m (1881), p. 310-319; VIII (1884), p. 145-152.
9. Les Inscriptions phéniciennes du Temple de Seti à
Abydos, publiées et traduites d'après une copie inédite
de M. Sayce, par Joseph et Hartwig Derenbourg, dans
la Revue cVassyriologie et d' archéologie orientale, I, 3
(1885), p. 81-101, avec 4 planches.
10. U Inscription de Tabnit, père d'Eschmounazar,
dans la Revue de U histoire des religions, XVI (1887j,
p. 7-15.
11. Un sceau phénicien, dans la Revue des études
juives, XXIII (1891), p. 314-317.
12. Une nouvelle inscription phénicienne de Citium,
ibid., XXX (1895), p. 118-121.
13. Note sur Uétymologie de Masscdia, Marseille,
dans Michel Clerc, Les Phéniciens dans la région de
Marseille avant l'arrivée des Grecs, p. 14-15, extrait de
la Revue historique de Provence, I (Marseille, 1901) ;
cf. Répertoire d'épigraphie sémitique, I, 5 (1903), p. 254-
255.
Bibliographie de H. D. ;U7
II. EPiGHAPHii: ahamkknm:
14. PiiKunou, fils de Karil, dans la Rcinie des ('(udes
juives, XXYI (1893), p. KiVl.'lS.
15. Un dieu nahaléen ivre sans avoir bu de vin, ibid.,
XLIV (1902), p. 121-126.
m. ÉPIGRAPHIE DU YÉMEN
16. Corpus Inscriplionuni Scinilicdruni, al) Acadeniia
inscriptioiuiin et litleranini hiinianioruin condiUini
alque digesluin. Pars quarta, inscriplioncs hiinyari-
ticas et sabccas continens :
Fasciculus primus, 1889, p. 1-102 in-folio, avec les
planches I-XII (sous la direction de M. Joseph Dcreii-
bourg).
Fasciculus secundus, 1892, p. 103-174, avec les
planches XIII-XVIII ;sous la direction de M. Joseph
Derenhourg).
Fasciculus tertius, 1900, p. 175-322, avec les planches
XIX-XXVII.
17. Les Noms de personnes dans r Ancien Testiunent
et dans les inscriptions hiniijarites, dans la Revue des
études juives^ I 1880), p. 56-60.
18. Etudes sur Vépigraphie du Yénien, I et II, 1, par
MM. Joseph et Hartwig Derenhourg, dans le Journal
asiatique de 1882, 1, p. 361-394; de 1883, II, p. 229-277;
de 1884, II, p. 322-331, avec 5 héliogravures Dujardin.
Voir Erklœrung, signée Joseph und Hartwig Deren-
hourg, dans la Zeitschrift d. deutschen morcj. Gesell-
schaft, XXXVIII (1884), p. 152.
19. Les Monuments sabéens et himijarites du Louvre,
par MM. Joseph et Hartwig Derenhourg, dans la Revue
318 Opuscules d'un arabisant
(rassijriologie et (V circhéGlogie orientale, I, 2 (1885),
p. 50-65, avec 4 planches. Il y a des exemplaires avec
le titre de Nouvelles études sur Vépigraphie du Yémen.
20. Yemen Inscriptions, tlie Glaser Collection in the
British Muséum, dans le Babylonian and Oriental Re-
cord, I (1888), p. 167-180 et 195-205.
21. Un nouveau roi de Saba sur une inscription sa-
béenne inédite du Louvre, dans les Etudes de critique et
dliistoire, par les membres de la section des sciences
religieuses, lr« série (Paris, Ernest Leroux, 1889),
p. 93-97.
22. Les Monuments sabéens et himyariles de ta Biblio-
thèque Nationale, cabinet des médailles et antiques.
Paris, Léopold Cerf, 1891, 45 p. in-18, avec une hélio-
gravure Dujardin.
23. The himyaritic Inscription 32 of the British Mu-
séum, dans le Babylonicm and Oriental Record, V
(1891), p. 193-196.
24. Le dieu Allah dans une inscription minéenne, dans
le Journal asiatique de 1892, II, p. 157-166.
25. Une épitaphe minéenne d'Egypte, inscrite sous
Ptolémée, fils de Ptolémée, dans le Journal asiatique de
1893, II, p. 515-528.
26. Nouveau Mémoire sur F épitaphe minéenne d'Egypte,
inscrite sous Ptolémée, fils de Ptolémée. Paris, Ernest
Leroux, 1895, 34 p. in-8°, avec une héliogravure Du-
jardin.
27. Le dieu Rimmôn sur une inscription himyarite,
dans Semitic Studies in Memory of... Alexander Koliut
(Berlin, S. Calvary and Co, 1897), p. 120-125.
28. Les Monuments sabéens et himyarites du Musée
d' archéologie de Marseille, dans la Revue archéologique
de 1899, I, p. 1-15; voir Répertoire d'épigraphie sémiti-
que, I, 3 (1901), p. 150-160.
niljlioyiapliic de 11. D. :U1>
29. Xoiiveaiix Irxfcs ijéiuriiilcs iurdils, j)nl)lic'S et Ira-
chiits dans In Rrviir (rdssijriolofjir et (rni'chi'olixjie
orientale, V, l (11)02), p. 117-128, el pi. VI et VII; cf.
Répertoire d^'piijidpliie sêinititiue, I, .") (HH).'^), ]). 255-
267.
30. r\iiLr et faussaires ijéménites, dans le Journal
asiatique de 1903, I, p. 102-165; cf. Répertoire (Vépi-
(jraphie sémitique, I, 5 (1903), p. 2()7-2()9.
31. Xouveaux envois du Yéinen, dans la Revue arehéo-
logique de 1903, I, p. 407-412, avec une Lîiavnre pholo-
typique; cf. Répertoire (répi(jr(q)lue sénuti(iue, I, (>
(1904), p. 344-350.
32. Premier Supplément cnix Monuments sabéens et
himijarites du Louvre, dans la Revue d'assijriolocjie
et d\u'ehéolo()ie orieiilale, \U\, 2 (1905), p. 33-4(); cf.
Répertoire d'é pi (j rapide sémiti(iue, II, 1 (1905i.
32. Le culte de la déesse Al-'Ouzzéi en Andne au
iv*^ siècle de notre ère, dans le Recueil de nu'inoires orien-
taux. Textes et traductions publiés par les professeurs
de l'Ecole spéciale des langues orientales vivantes à
l'occasion du xiv= Contrés international des orienta-
listes réuni à x\lger (avril 1905). Paris, Ernest Leroux,
1905), p. 31-40 ; cf. Répertoire d'épi(jr(q)lue sémitique,
II, 1 (1905), p. 1 et suiv., avec une héliogravure Dujardin.
IV. EPIGHAPIUE PROTOAHABE
33. Uinscription nabatéo-arabe dWn-Xanuïra, dans
le Répertoire d\q)igraphie sémitique, I, 0 (1904), j). 361-
366.
320 Opuscules d'un arabisant
POÉSIE ARABE ANTEISLAMIQUE
34. Le Dîwân de Xâbiga Dhobycinî, texte arabe,
publié pour la première fois, suivi d'une traduction
française et précédé d'une introduction historique,
dans le Journal asiatique de 1868, II, p. 197-297;
301-439; 484-515. Tirage à part, Paris, Maisonneuve
et Cie, 1869, 272 p. in-8«.
35. Complément. NâbigaDhobyâni inédit, d'après le
manuscrit arabe 65 de la Collection Schefer, ibid. de
1899, I, p. 5-55. Tirage à part, Paris, J. Maisonneuve,
1899, 55 p. in-8o.
36. Le poète antéislamiqae Imroiioii l-Kais et le dieu
arabe Al-Kais, dans les Etudes de critique et d'histoire,
par les membres de la section des sciences religieuses,
2« série, (Paris, Ernest Leroux, 1896 , p. 119-123.
37. Imruulkaisi Muallaka, edidit Augustus Mueller,
Halis, Barthel, 1869. Compte rendu dans la Revue cri-
tique de 1869, II, p. 129-133.
38. H. Thorbecke, Antarah, ein vorislamischer
Dichter, Leipzig, 1867. Compte rendu dans le Journal
asiatique de 1868, I, p. 454-462. 2^ éd. dans les Opus-
cules d'un arabisant, p. 1-9.
39. ^Y. Ahlwardt, Scunmlungen aller arabischen
Dichter. l, Elaçmciijjàt. Berlin, Reuther und Reichard,
1902. Compte rendu dans le Journal des Savants de
1903, p. 68-69.
40. R. E. Briinnow, The twenty-flrst volume of the
Kitâb al-aghâni. Leyden, Brill, 1888. Compte rendu
dans la Revue critique de 1888, I, p. 281-283.
IJiblioyiaphie de H D. 821
ISLAMISME
41. La Composition du (j)ran, leçon (roiiverlure du
cours d'iirahc professé à la salle Gerson (Sorhonuc),
dans la licDiic des cours lillcruircs de lu Fruncc cl de
Vétramjcr, VI (1809), p. 'Ml /;-318 u. l' rd. dans les
Opuscules dun arabiscud, p. 11-.').'î.
42. J. M. Arnold, />/• /.s7a/7i. Aus dcni lùiiilisclien.
Gûtersloh, Herlelsmann, 1878. Compte rendu dans la
Revue crilique de 1878, II, p. 65-60.
43. R. Dozy, Essai suiriiisloire de rishuuisiuc. Tra-
duit du hollandais par Victor Chauvin. Levclcn, Hrill,
1879. Compte rendu dans la Revue crilifiue de 1880, I,
p. 140-1 19.
44. Ed. Savons, Jésus-Chrisl d'après M(dion\cl. Leip-
zig, O. Schulzc, 1880. Compte rendu ibid. de 1880, I,
p. 149-102.
45. La Science des religions cl Fishunisujc. Deux con-
férences faites le 19 et le 2() mars 188() à l'Ecole des
hautes-études (section des sciences religieuses), pu-
bliées dans la Revue de Vliisloire des religions, XIII
(1880, p. 292-333; réimprimées dans la liihliothèque
orientale elzévirienne, tome XLVIII, Paris, Ernest Le-
roux, 1880, in-32, 95 p.
40. Otto Loth, Bas Classenhucli des Ihn So'd. Leij)/ig,
Hinrichs, 1889. Compte rendu dans la Hcnue crilique
de 1809, II, p. 190-200.
47. Lucien Gautier, Ad-Dourra al-fàkhira. La perle
précieuse de Gliazâli. Traité d'eschaiologie musul-
mane. Genève, H. Geori:r, 1878. Compte rendu dans la
Revue crilique de 1880, II, p. 01-03.
21
322 Opuscules d un arabisant
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
ET DES SCIENXES
48. Hoffmann, De Iiermeneiiticis apiid Syros arisio-
teleis. Lipsiae, Hinrichs, 1869. Compte rendu dans le
Journal asiatique de 1870, I, p. 304-306.
49. Le commentaire arabe clAuerroès sur quelques
petits écrits physiques cVAristote. Communication sur le
manuscrit XXXVII de la Bibliothèque Nationale de
Madrid, faite au deuxième Congrès de philosophie de
Genè\e,pi\h\iée di\nshud\vigSiein, Arc hiuf il rGeschichte
der Philosophie, X\m (Berlin, 1905), p. 250-252.
50. Les Traducteurs arabes d'auteurs grecs et V auteur
musulman des Aphorismes des philosophes, dans les
Mélanges Henri Vy^eil (Paris, A. Fontemoing, 1898),
p. 117-124.
51. L'histoire des philosophes attribuée à Ibn Al-
Kifti, cà propos de Ibn Al-Qiftis Tarih al-hukama , auf
Grund der Yorarbeiten Aug. Milliers herausgegeben
vonJ. Lippert (Leipzig, Dieterich, 1903). Article publié
d'abord dans le Journal des Savants de 1904, p. 630-
639, puis dans les Opuscules d'un arabisant, p. 35-48.
52. Deux exemplaires à Madrid du Dioscoride
arabe. Communication sur les manuscrits CXXV et
CiCXXXIII de la Bibliothèque Nationale de Madrid,
laite au deuxième Congrès de philosophie de Genève,
section de l'Histoire des sciences, publiée dans Kahl-
baum und Sudhoff, Mitteilungen zur Geschichte der
Medizin und Xaturwissenschafften. Hamburg und Leip
zig, L. Voss, III, 5 (1904), p. 477-478.
Biblioçjraphie de H. D. 823
LIX(;UISTIQUK
I. LANGUES SKMrTIQL'KS
(Hébreu, Aramécn, Arabe, Ktbiopien.)
53. Abou l-Walîd Manvàn il)n Djanàh (Ral)l)î
Yônah), Tlic book of licbrcm roots, publié par Ad.
Neiibauer. Oxford, Clarendon Press. 1<S7."). ('ompte
rendu du premier fascicule dans le Journal (isidliriue
de 1874, I, p. ôôG-ôôO.
54. Opuscules et Traités d'Abou 1-Walid Ibn DJanab
de Cordoue, texte arabe pul)lié avec une Irachiction
française par Josepb Deren])ourg et Hartwig Deren-
bourg. Paris, Josepb Baer et C'^ 1880, in-8", cxxiv et
400 p .
55. Le Kitàh al-mouslalhak (Clbn Djanàh, dans la
Revue des études juives, \\\(W.):^), p.298-2*M).
56. Quelques observations sur icuiliquité de la décli-
naison dans les langues sémitiques, dans le Journal
asiatique de 1867, II, p. 373-401.
57. Noms sémitiques des deux bois servant éi la pro-
duction du feu. Communication faite à la Société de
linguistique, le 4 mars 1882, résumée dans son lUd-
letin, V, p. Lxiv-Lxv.
58. Land, The Principles of Hcbrew (rrannuar. Lon-
don, Trul)nci', 1876. Compte rendu dans la Revue cri-
tique de 1876, 11, p. 360-373.
59. A. Rœdiger, Chrestomatia sijriaca. Editio altéra,
Halis Saxonum, sumptibus Orpbanotropbci, 1868.
Compte rendu dans la Revue critique de 1869, I,
p. 17-19.
60. Rubens Duval, Traité de grammaire syriaque,
324 Opuscules d'uu arabisant
Paris, F. Vieweg, 1881. Compte rendu dans la Revue
critique de 1881, II, p. 433-447.
61. W-Asnm'i, Das Kitùb al-wuhusch, heraiisgegeben
Yon R. Geyer. Wien, Temsky, 1888. Compte rendu
dans la Revue critique de 1889, II, p. 61.
62. De pluraliuni tiuguœ arabicœ et œthlopicœ for-
maruni omuis generis origine et indole scripsit et
Sibawaihi capita de plurali edidit Hartwig Derenbourg
Parisiensis . Gottinga?, 1867, 14 et 31 p. in-4°.
63. Le Livre de Sibawaihi. Traité de grammaire
arabe par Siboùya, dit Sibawaihi. Texte arabe publié
d'après les manuscrits du Caire, de l'Escurial, d'Ox-
ford, de Paris, de Saint-Pétersbourg et de Vienne.
Paris, Joseph Baer et Ci-^^ et Jean Maisonneuve, 1881-
1889, 2 vol. in-8°, xliv et 460 p. ; ii et 498 p. A cette pu-
blication du texte se rattache étroitement SibaïuailiCs
Buch iïber die Grammatik, nach der Ausgabe von
H. Derenbourg und dem Commentar des Siràfi ûber-
setzt und erklaert von G. Jahn. Berlin, Reuther uikI
Reichard, 1894-1900, 30 livraisons gr. in-8°. Il paraîtra,
je l'espère, des index communs à l'édition arabe et à
la traduction allemande ; voir ma notice dans la Revue
critique de 1902, I, p. 170-172, oîi, p. 171, n. i, je signale
la contrefaçon égyptienne de mon édition princeps :
2 vol. gr. in-8 , imprimés à Boùlàk en 1316 et 1317 de
l'hégire = 1898 et 1899 de notre ère. « Billiger Neu-
druck der Ausgabe v. H. Derenbourg mit derselben
Vocalisation », dit \e Biicher-Catalog 285 d'Otto Haras-
sowitz (Leipzig, 1905), p. 52, no 1192.
64. Y\\ ^Yright, The Kûmil of Mubarrad. Leipzig,
1864-1881. Compte rendu des parties 1 et 2 dans le
Journal asiatique de 1866, II, p. 259-265.
65. J. Barth, Talab's Kitâb al-Fasîh. Leipzig, Hin-
richs, 1876. Compte rendu dans la Revue critique de
1876, I, p. 301-303.
Siil)lio(|rapiiic de 11. 1>. «V25
66. Paul Rronnk', The Kilàh (d-miiUsùr W(il-n\(undùil
by Ibii Wallàd, Loiuloii, Liizac, 11)00. (A)niplc rciulii
dans le Jounuil (isidticjiir de 1901, I, p. !^7(h379.
67. 11)11 K'hàlawaihi, JJvrc iiililulr Ijtisd sur les ex-
ceptions de la langue arabe, par Ihii Khàloùva, dit Ihn
Khâlawaihi, texte arabe publié d'après le manuscrit
unicpie du British Muséum, dans Ilchidicu, X (1<S91),
p. 88-10."), et dans Anicriccui Journal ofsciuilir Ijuujua-
gcs and Litcrcdurcs, continuation des Ilchndcd, XIV
(1898), p. 81-93 ; XV (1898 et 1899), p. 32-11 et 2ir)-223 ;
XVllI il901), p. 36-.")l. La seconde moitié du texte arabe
est encore inédite.
68. G. Jahn, Ihn Jaîscli Commenliw zu Zanuich-
schans Mufassal, I. et II. Heft, Leipzig, Brockbaus,
1870-1877. Compte rendu dans la Revue critique de
1877, II, p. 393-396.
69. Gcnuâlilas Alniu'arrah berausgegeben von l^d .
Sacbau, Leipzig, Kngelmann, 1867. Compte rendu dans
le Jounud asi(tti(iue de 1867, 11, p. 338-315.
70. Le Livre des locutions vicieuses de Djawàlikî, pu-
blié pour la première fois d'après le manuscrit de Paris
dans les Morgenldndische Forscliungen (Leipzig, Brock-
haus, 1875)^ p. 107-166.
71. Caspari's Arabische Grammatik. Vierte Aullage,
bearbeitet von August Mullcr. Halle, Buchliandlung
des Waisenbauses, 1876. Compte rendu dans la Revue
critique de 1876, II, p. 17-21.
72. Lane, An Arabic-English Lexicon, Book I, Part
6, London, Williams and Norgate, 1877. Compte rendu
dans la Revue critique de 1878, I, p. r)7-60.
73. Chrestomcdhie élémentaire de V arabe littéral, avec
un glossaire, par Hartwig Derenbourg et Jean Spiro.
Paris, Ernest Leroux, 1885 ; 2^ éd., Paris, cbez le même,
1892, in-18, XIV et 220 p.
326 Opuscules d'un arabisant
74. A. Sociii, Arablsche Sprichivôrter uncl Redensar-
ten. Tûbingen, Laupp, 1878. Compte rendu danslai^e-
viie critique de 1878, I, p. 397-399.
75. Essai sur lesforines de pluriels en arabe, dans le
Journal asiatique de 1867, II, p. 425-524. Tirage à part
de 105 p., à la librairie Franck, rue de Richelieu, 67.
76. Fleischer, Beitrâge zur arabischen Sprachkunde.
Leipzig-, Hirzel, 1864, 1865 et 1867. Notice dans le /oizr-
nal asiatique de 1860, I, p. 107-108.
77. Pryni, De enuntiationibus relativis dissertatio lin-
guistica. Pars prior de euntiationibus relativis arabicis
agens. Bonn, Habicht, 1868. Compte rendu dans la
Revue critique de 1868, II, p. 337-338.
78. Sur les formes de rin/initif arabe. Communication
faite à la Société de linguistique le 24 avril 1869, résu-
mée dans son Bulletin, I, p. li.
79. Notes sur la grammaire arabe, dans la Revue de
linguistique, III (1869), p. 135-156, et IV(1871^ p. 321-
337.
80. Lettre imprimée en tête de Mahmoud Rouchedy,
Dictionnaire de médecine français-arabe (Paris, 1870),
p. xvii-xvni.
81. J. Rœdiger, De nominibus verborum arabicis com-
mentatio. Halis, in librario Orphanotrophei, 1870.
Compte rendu dans la Revue critique de 1870, I, p. 161-
163.
82. Leçon d'ouverture de la conférence d'arabe, à
l'Ecole des hautes-études (section des sciences histori-
ques et philologiques), extrait dans L Université, II,
(1885), p. 54 a,
83. P. Donat Vernier, Grammaire arabe. Beyrouth,
Imprimerie catholique, 1891-1892. Compte rendu dans
le Journal asiatique de 1893, I, p. 537-546 ; cf. ibid. de
1896, II, p. 173-177.
Bibliographie de H. D. 327
II. Autres familles de langues
84. Stanislas Julien, Syntaxe nouvelle de li langue chi-
noise fondée sur la position des mois. Premier volume,
Paris j Maisonneiive, 18()9. Compte rendu anonyme
dans la Reuue critique de 18()9, II, p. 1 lô-lK).
85. Abel Hovclacque, La lin(juisti(iue. Paris, Rein-
wald, 187(). Compte rendu dans le Journal asiatique de
187G, I, p. 585-588.
86. G. Barone, Vita, precursori ed opère del P. Pao-
lino (la S. Bartolommeo [Filippo WerdinJ. Napoli,
Morano, 1888. Compte rendu dans la Revue de lliis-
toire des religions, XVII (1888), p. 354-355.
CATALOGUES DE MANUSCRITS ARABES
87. Catalogue des manuscrits arabes 883 à 1620 de
l'Ancien Fonds et, à partir du n° 535, d'une partie des
manuscrits du Supplément arabe de la Bi])liotlièque
Nationale, Catalogue formant les manuscrits 4502 cà
4504 du Fonds arabe de cet établissement. 3 vol., 356,
374 et 387 feuillets (Slane, Catalogue, p. m et 715).
88. Catalogue des manusci its 1959 bis à 2287 du Sup-
plément arabe de la Bibliothècfue Nationale ; manuscrit
4505 du fonds arabe de cet établissement, 86 feuillets
(Slane, Catalogue, p. 715 b),
89. Les Manuscrits arabes de VEscurial, tome I (i Gram-
maire ; II Rhétorique ; m Poésie ; iv Philologie et
Belles-Lettres; v Lexicographie; vi Philosophie). Pa-
ris, Ernest Leroux, 1884, xliii et 527 pages gr. in-8\
Tome II. Extrait contenant : vu Morale et politi-
que, offert au XIL Congrès international des orienta-
328 Opuscules d un arabisant
listes (session de Rome), Paris, 1899^ 81 pages gr. in-8°.
Publié comme II, fascicule I^ à Paris, Ernest Leroux,
1903, avec des Observations critiques sur tes manuscrits
arabes de lEscuriat, p. v-xxvii.
90. Lettre du 6 juillet 1883 à M. Barbier de Meynard
sur les manuscrits de Germain de Silésie conservés à
l'Escurial, dans le Journat asiatique de 1883,11, p. 307-
308 et 550.
91. W. Pertsch, Die arabischen Handschriften dev
Herzoglichen Bibliotliek zu Gotha, I-Ill. Gotha, Perthes,
1878-1881. Compte rendu dans la Revue critique de
1882, I, p. 201-211 et 221-229.
92. W. Ahhvardt,/)/e Handschriften-Verzeichnisseder
Kôniglichen Bibtiothek zu Berlin, VII. Verzeichniss der
Arabischen Handschriften, I, Berlin, 1887. Compte icn-
du, ibid. de 1888,1, p. 41-44.
93. Les manuscrits arabes de la Collection Schefer à
la Bibliothèque Nationale, dans le Journal des Savants
de 1901, p. 178-200, 299-324, 374-393. Tirage à part de
76 pages in-4°, avec l'addition d'un index des titres cités,
en vente chez J. Maisonneuve.
94. Notes critiques sur les Manuscrits arabes de la Bi-
bliothèque Nationale de Madrid. Extrait des Homenaje à
D. Francisco Codera. (Zaragoza, 1904), p. 571-618.
Tirage à part (Paris, 1904), 52 pages gr. in-8^.
HISTOIRE POLITIQUE ET LITTÉRAIRE,
BIBLIOGRAPHIE ET BIOGRAPHIE ORIENTALES
I. HISTOIRE ANCIENNE DE l'oRIENT
95. Ernest Vinet, Lart et V archéologie. Paris, Didier,
1874. Notice dans le Journal asiatique de 1876, II,
p. 540.
Ijihlioijraphie de 11. I). :52î>
96. Gcoi-^es Perrol et Charles CJiipie/, Ilisloirc de
lavt dans riuU'uimlc. Paris, Hachelle, vol. I-VIII, 1.SS2-
1904. Comptes rendus dans la Revue des éludes juiues,
VIII (1884), p. ir)2.i:)7, et XLVIII (1901), p. 290-297.
97. Gaston Masj)ero, Ilisloire aiieienne des j)eui)les de
i Orient cldssùjue. I. Les oriijiney. Jùjijpte el CJnddêe. Paris,
Hachette, 189."). Notice //)/V/., XXX (189.1), p. i;i9-ll().
11. IIISIOIHI-: 1)1 KlIALUAT o'uiUhNT
98. Al)ù llaniià Ad-Dinaweri , Kitàh (d-cdddxiv (d-
tiuHÏl, i)ul)lié par Vladimir Ciuir»i;ass. Leide, Hrill, 1888.
Compte rendu dans la Reuue eiUùjue de 1888, II,
p. 61-()4.
99. Un Ahréijé du Faldirî, dans le Journal asiali(iue
de 18()7, II, p. :r)9-:5()I.
100. Al-F(dd\ri. Histoire du khalifat et du viziral de-
puis leurs orii^ines jusqu'à la cluite (\\\ khalilal Ahba-
side de Bagdad (U-f).")!) de l'hégire = ():r2-1228 de notre
ère), avec des prolégomènes sur les principes du gou-
vernement, j)ar ïhn Al-Tiktakà. Nouvelle édition du
texte arabe. Paris, Emile Bouillon, 1895, ÔO et 497 pages
gr. in-8o. Une édition, calquée sur la mienne, a été
publiée au Caire en 1317 de l'hégire (1898 de notre
ère) par la « Société pour l'impression des ouvrages
arabes », 304 p. in-8".
101. Un passage Ironqué du Fakhri sur ^\boù ' Abd
Allah Al-Barîdî, vizir d'Ar-Ràdî Billàh el d'Al-Moullaki
Lillàh, dans la l'^eslschrifl pour les soixante-dix ans de
44ieodor Nœldeke. Giessen, J. Uicker, 1900.
in. HISTOIRE d'aRAHIK ET d'ÉGVPTE
102. Oumàra du Yémen. Sa nie el son œuvre. Tome
330 Opuscules d'uu arabisaut
premier. Autobiographie et récits sur les vizirs d'Egypte.
Choix de poésies. Paris, Ernest Leroux, 1897, xvi et
400 pages gr. iii-8*'.
Tome deuxième (partie arabe). Poésies, épîtres, bio-
graphies, notices en arabe par Oumàra et sur 'Oumâra.
Paris, Ernest Leroux, 1902, p. xvn-xxx et 401-696 gr.
in-8°.
Tome deuxième (partie française). Vie de Oumàra
du Yémen. en cours d'impression, pour paraitre au
commencement de 1906.
IV. HISTOIRE DES SELDJOUKIUES
103. TIi. Houtsma, Recueil de textes relatifs à V histoire
des Seldjoucides. Vol. I et II, Leide, Brill, 1886-1889.
Compte rendu dans la Revue critique de 1889, II, p.
22-26.
V. HISTOIRE d'eSPAGXE
104. Quatre Lettres missives écrites dans les années
1470-1475 par Aboù '1-Hasan Alî, avant-dernier roi
more de Grenade. Texte arabe publié pour la première
fois et traduction française dans les Mélanges orientaux
(Paris, Ernest Leroux, 1883), p. 1-28. 2- éd., sans le texte
arabe, dans les Opuscules d'un arabisant, p. 69-85.
105. Etudes sur l'histoire de la pédagogie en Espague,
pour Paul Mel[l]on, U Enseignement supérieur en
Espagne, Paris, Armand Golin^ 1898, 133 p. in-8'3.
VI. HISTOIRE DES CROISADES
106. Ousâma Ibn Mouniddh. Un émir syrien au pre-
mier siècle des croisades (1095-1188,. Texte arabe de
V Autobiographie d'Ousâma publié d'après le manuscrit
Bil)ii()(jiai>liic^ <lo II. I>. IVM
de rMsciirial. Paris, I^rnest Leroux, LSSO, xii el ItS.'i
pa^es <^i-. in S".
107. Aiilobiographie (rOiisàiUd. rradiielioii IVaiiraise
d'après le texte arabe, dans la Kciuic de rOricnf laliii,
II, 3 et 4 ilSDl), p. '.V27 -7){)7) . 'l'irai^e à part sous le titre
de : SoiiDciiiis luslorifjurs cl ircils de chasse, \n\v un
émir syi"ien du xu'sièeie. Aut()l)i()ij;i'aj)iru' d'Ousània Ihn
Mounkidh intitulée : I^InslrucUoii par les cieinplcs. Tra-
duetion fianeaise d'après le texte arabe. Paris, iMiiesl
Leroux, 18U3, vi et 238 p. iii-8". Traduetion allemande
par le pasteur Georg Seluimann, préeèdèe d'une prè-
faee inédite en français, par H. 1)., intitulée : Coiumcnl
f(d trouve à rEsciiri(d le inanuscril de rAidohiofjrdpIue
d*()iisàin(i. Innsbruek, Wagner, 11)00, xn et 287 p. in-8".
108. Ousâiud poète. Xotiee inédite tirée de la KIui-
ridcd (d-kasr, par Imàd ad-I)in Al-Kàtib ( 1 12r)-1201 ),
dans les Xoiiveoirr incUuiijes orientaux (Paiis, l*^rnest
Leroux, 188()), p. 113-155.
100. rn pass(t<p' sur les Juifs (ui xii" siècle, traduit
de \ Autolno(] rapide d'Ousàma, dans la Jubelsclirij't
zum siebziijsten (]ehurlsta(j des Prof. IP II. (iraetz
(Breslau, S. Sehotthen 1er, 18S7), p. 127-130.
110. Xote sur (juebjues mots de la huujue des Ildiics
cm xw siècle, dans les Meliuujes Léon Renier (Paiis,
F. Vieweo, 1887), p. 453-465.
111. Ousàma Ibn Mounkidb, Préface du Livre du
bâton. To\{e arabe inédit, avee une traduetion iVançaise,
dans A. Lanier, Recueil de Te.vtes êtrauijers (Paris,
A. Lanier, 1888), p. Ml.
112. Vie d'Ousània. Paris, Ernest Leroux, 1889-1803,
X et 730 j). gv. in-8".
113. Anthologie de textes arabes inédits, par Ousàma
et sur Ousàma. Tirage à part du ebapitre XII de la Vie
d'Ousàma (Paris, Ernest Leroux, 1893;, 149 p.
332 Opuscules d'un arabisant
114. Femmes musulmanes et chrétiennes de Syrie au
xii^ siècle. Épisodes iivés de V Autobiographie d'Ousanuiy
dans les Mélanges Julien Havet (Paris^ Ernest Leroux,
1895), p. 305-316.
115. Les Croisades d'après le Dictionnaire géogra-
phique de Yàkoût, dans le Recueil in-4° dit Centenaire
de rÉcole des langues orientales (Paris, Ernest Leroux,
1895), p. 71-92.
116. Les continuateurs du comte Riant : Hagenmager,
Kohler, Rœhricht, dans le Journal des Savants de 1902,
p. 339-341.
VII. HISTOIRE LITTÉRAIRE
117. M. Steinschneider, Die arabische Literatur der
Juden. Francfort-sur-le-Mein, Kaufmann, 1902. Compte
rendu dans le Journal des Savants de 1904, p. 588-589,
118. Divan de Férazdak, publié avec une traduction
française par R. Boucher, l^e livraison. Paris, Labitte,
1870. Compte rendu dans The Academg , I (1870),
p. 216 6-217 a,
119. Ibn At-Ta'àwîdhî, Diwàn, texte arabe publié
par D. S. Margoliouth, Misr. 1905. Compte rendu dans
le Journal des Savants de 1905, p. 50-51.
120. // divano di 'Omar ben Al Fared tradotto e para-
gonato col canzoniere ciel Petrarca, per P. Yalerga,
Firenze, 1874. Compte rendu dans la Revue de linguis-
tique, VII (1875), p. 380-381.
121. Al-Mostatraf, par Al-Abschîhî, traduit en trançais
par G. Rat. Paris et Toulon, 1899-1902. Compte rendu
dans le Journal des Savants de 1902, p. 397-399.
122. Discours prononcés dans la sixième séance
(jeudi 9 avril 1903) de la section III (Histoire des litté-
ratures) du Congrès international des sciences histo-
riques, dans les Atti del Congresso internazionale di
scienze storiche, IV (Roma, 1904), p. xvi-xviii.
Bibliograpliie i\o H. D. 3:^3
VIII. BllJLIOdHAPHlH
123. Notice sur (lurhjiics imprimes arabes de 7'///?/.v,
dans le Journal asialique de 1870, I, p. 17)2-1.').").
121. Bibliographie des croisades (ui \iv siècle. Table
alphal)éti({iie des ])rincipaiix nianiiserits et des ouvrages
ini|)riniés jus([iren 1803, dans la Vie (rOusàma, \). ()39-
651, à 2 colonnes.
127). Bibliographie de VEijijpie musulmane, inédile,
bien qu'imprimée, dans 'Oumàra du Yémen, II (partie
française), pour paraître chez Ernest Leroux en 1906,
p. 6-19.
12(). A. G. Ellis, Catalogue of arable books in ihe
Brilish Muséum. London, 1894-1901,2 vol. in-4°. Compte
rendu dans la Revue critique de 1902, I, }). 121-122.
127. Supplément aux bibliographies de Joseph Deren-
bourg, dans les Opuscules d'un (uabisant, j). 301-309.
128. Titres scientifiques de M. llartwig Derenbourg
(Janvier 1900). Chalon-sur-Saône, iinprimciie K. Ber-
trand, 1900, 10 p. in-80.
129. Bibliographie de H. D., dans les Opuscules d\in
arabisant, p. 313-336.
IX. BIOGRAPHIE
130. Al-Bat(dgoûsi, dans la Revue des études juives,
VU (1883), p. 271-279.
131. Léon l Africain et Jacob Mantino, ibid., VII
(1883), p. 283-283.
132. Guillaume Posiel. Travaux préparatoires pour sa
biographie, utilisés en partie dans G. Weill, De Gu-
lielmi Postelli vita etindole. Paris, Hachette, 1892, 127 p.
in-8^
133. Silvestre de Sacg (1758-1838). Une esquisse bio-
^34 Opuscules d'uu arabisa ut
graphique dans V Internationale Zeitsclirift fur allge-
meine Spracluvissenschaft, III (Leipzig, 1886), p. i-xxviii,
avec portrait d'après une lithographie de Delpech. —
2e éd., augmentée d'un Avant-propos. Paris, Léopold
Cerf, 1892. — 3" éd. Édition du centenaire de l'École.
Paris, Ernest Leroux, octobre 1895, 64 p. gr. in-8°,
avec la reproduction du médaillon de Silvestre de
Sacy par David d'Angers. — 4^ éd. Edition nouvelle,
revue et corrigée en 1903, avec la Bibliographie de Sil-
vestre de Sacij, par Georges Salmon. Le Caire, Imprime-
rie de l'Institut français d'archéologie orientale, 1904,
cxvi pages in-4o, avec la reproduction de la lithographie
faite par Julien Boilly.
134. Adolphe Franck. Allocution prononcée à l'As-
semblée générale de la Société des études juives le
samedi 27 janvier 1894. — 2^ édition, dans les Opus-
cules d'un arabisant, p. 243-256.
135. Xotice biographique sur Michèle Amari (1806-
1899) d'après sa correspondance, dans le Journal des
Savants de 1902, p. 209-222; 486-498; 608-622; revue,
continuée et complétée dans les Opuscules d'un arabi-
sant, p. 87-242.
136. Maximin Deloche. Académie des inscriptions et
belles-lettres. Xotice sur la vie et les travaux de M. Maxi-
min Deloche, par M. Hartwig Derenbourg, membre de
l'Académie, lue dans la séance du 29 novembre 1901.
Paris, 1901 (Institut. 1901. 33). Avec une Bibliographie
des principales publications de M. Maximin Deloche.
42 pages in-4°. — 2^ édition, dans les Comptes rendus
de l'Académie des inscriptions et belles-lettres de 1901,
p. 871-903. Tirage à part de 34 pages in-8°, avec un
Post-scriptum à la page 29. — 3° édition, avec de
légères corrections et un portrait, dans les Mémoires
de la Société des lettres, sciences et arts de la Corrèze,
Hil>lio(|rîiplii(' (!<' II. 1) :{:{,-
XXIV (Tulle, I'.>()2), |). .l-ll. — 1" ('(lilioM, mise ;m cou-
rant, (liins les Opuscules iluu uruhisuul, p. 2.").") 2(Si).
\'M. Di'rruhunj (Dci'cuhourfi), (\i\ns Tlic Jcuush ilucij-
dopcdid, IV {VM\ , |). :).■;() b-WXl h. Hcstiluliou des
articles sous leur tbrnie |)riniili\ c dans les Opuscules
il uu avuhisiuil, p. 29.'r.'U 1 .
13S. Louis de CJeic(j. Xéci-oIo<>;ie, dans le liolelin de l(i
Real Academid de lu Ilisloria, XLIII, iv (Madiid,
octobre 190.')), j). X)'.\-',\7){). Piei)ro(luil dans la llevue
iuleruidiouide de l'ensei(jiieinenl, XLVIIII, 11 i Paris,
novembre 11)01), p. 133-435.
130. (iuslou Puris. Xécr()l()<;ie, avec une biblioi^iapbic
il)éri(pie de (iaslon Paris, dans le Holeliu de lu Real
Acudeuuu de lu Ilisloiiu, XLllI, iv, j). 3r)r)-3()(). Réédi-
tion dans la Reuue inlernaliouule de reiisei(jiïeru'nly
XLVIII, 11 (novend)re 1001), p. 135-137.
1 10. Widler Scoll, (Junupollioii le jeuue cl Ahcl Bcr-
gai(jne. Propos de voyage et de table, tenus dans l'Isère
au Meeliu(j de l'Association franco-écossaise de 1003,
ibid., XLVII, 2 (Paris, lévrier 1001), p. 115-110; cf.
(^.ouiples rendus de rAc(uléinie des iuscriplioi^s et helles-
lellrcsdc lOO.'i, p. 438, et Paul Mellon, .'f- Meelinfj franco-
écossais (Dole, 1901), p. (•)7-(J8 et 121-127.
VAHIA
141. Opuscules d'un arabisanl. Paris, (Charles (lar-
rington, 1905, 337 p. in-8°.
142. Papiers el correspondance de la famille iinpêri(de.
Paris, Imj)rimerie Xationale, cbez L. l^cauvais, 1870-
1871, 25 livraisons formant 2 volumes, dont le second
arrêté h la page 288. Deux lettres de Fr. Ritschl à
l'empereur Napoléon III et cà M'^'^' [(>3rnuJ, la pre-
336 Opuscules d'un arabisant
mière datée du 14 avril 1865, la seconde sans date,
probablement du même mois. Traduction française,
avec le texte allemand de celle-ci, II, p. 197-201.
143. Henri Bordier, L'Allemagne aux Tuileries. Paris,
Beauvais, 1872, de xvi et 512 pages. « Collection de faits
divers », par « un Français soucieux de sa patrie »,
dont les traductions ont été révisées par un collabo-
rateur innommé.
144. La Grande Encyclopédie. Paris, 1885-1903. 31
vol. in-4o, l'un des membres du Comité de direction
étant H. D.
145. The Jewish Encyclopedia. New -York, Funk and
^Yagnalls Company, 1901-1905. 9 vol. publiés sur 12,
l'un des membres du Foreign Bocwd of consulling edi-
tors étant H. D.
146. Encyclopedia of Religions, 12 vol. in-4o, qui
paraîtront à New-York dans les années 1906 et suiv.,
H. D. étant directeur du département de l'islamisme.
tâiuj: i)i:s matii:iu:s
Pages
AVANÏ-PHOFOS V
I . Le poète iinléislaini([ue Anlar 1
II. La composition (kl C.oran 11
m. L'histoiie des philosophes attriiniée à Ibn Al-Klflî
(1172-1248) .T)
IV. La Haggàdàh de la PiKpie juive et la miniature
espagnole juive à partir de l'an 1300 \\)
V. Quatre lettres missives écrites dans les années
1 170-1475 par Aboù I-IIasan Ali, avant-dernier
roi more de Grenade 69
VI. Notice biographique sur Michèle Amari (l.S()()-18.S9). 87
VII. Adoli)he lYanck (1809-l.S9:i) 24.'^
VIII . Maximin Deloche (1817-11)00) 2r)7
IX. Une famille sémiticpie de sémitistes. Les Deren-
bourg 2<.)1
X. Bibliographie de IL D. (18GG-mars 1003) 313
ALENCON, — IMP. VEUVE FÉLIX GUY ET c'^
i
BINOING SECT. MAR 2 0 1967
PJ Derenbourg, H^r^wig
^^ Opuscules d|un
^^7 arabisant
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY