Skip to main content

Full text of "Oraisons funèbres"

See other formats


r  P 


\--j. 


b^' 


^.■*.-^\- 

Œ^  ■% 

'i^ 

ff^?* 

1 

î 

-:-;.    ^*ii« 

t^ 

^**<àt- 


EX  LIBRIS  4^4 

RAUL    LAUMONIER.    SJy 


%\ry   o/-  CONNECTICUT 


p'°?e^iF.02.B655Oc., 

'UNEBRES 


3,,„       Il 


i 


t 
ORAISONS     FUNÈBRES 

I 


BOSSUET 


Imprimerie  de  Ducessois,  55,  quai  des  Augustins 


BOSSUET 


ORAISONS  FUNEBRES 

PRÉCÉDÉES 

D'UNE  NOTICE  BIOGRAPHIQUE  ET  LITTÉRAIRE 
SUR    BOSSDET, 

ET  DE  MORCEAUX  CHOISIS  DE  SES  PREMIÈRES  ORAISONS  FUNÈBRES  ; 

Nouvelle  édition,  coliatioiinée  sur  les  meilleurs  textes, 

et  accompagnée 

DE      NOTICES     HISTORIQUES    ,      DE       SOMMAIRES      ANALYTIQUES, 
DE  NOTES  LITTÉRAIRES  ET  GRAMMATICALES, 

PAR  M.  A.  DIDIER, 

Professeur  de  rhétorique  au  collège  royal  Henri  IV, 
à  Paris. 


PARIS 
DEZOBRY,  E.  MAGDELEINE  ET  Cs  LIB.ÉDIT. 

Rue  des  Macons-Sorbonne,  i. 

1846 


Toutes  nos  édiiions  sont  revêtues  de  iwtre  griffe. 


f^Cpe^oéy^C  Jtd.aodj  xM^h^  C/« 


NOTICE 
BIOGRAPHIQUE  ET    LITTÉRAIRE 

SUR  BOSSUET. 


On  lit  dans  un  écrivain  du  dix-septième  siècle  :  «  Un  soir  que 
«  M.  Arnauld  avoit  mené  le  petit  Bcssuet  de  Dijon,  aujourd'hui 
«  l'abbé  Bossuet,  qui  a  de  la  réputation  pour  la  chaire,  pour 
«  donner  à  M™^  la  marquise  de  Rambouillet  ^  le  divertissement 
«  de  le  voir  prêcher,  car  il  a  préchotté  dès  l'âge  de  douze  ans, 
«  Voiture  ^  dit  :  «  Je  n'ai  jamais  vu  prêcher  de  si  bonne  heure  ni 
«  si  tard  ^.  » 

Ce  récit  curieux  n'est  pas  parfaitement  exact  :  C'était  en  1643  : 
Bossuet,  né  à  Dijon,  le  27  septembre  1627,  avait  seize  ans  quand 
il  improvisa  son  premier  sermon  ;  il  venait  de  soutenir  sa  thèse 
de  philosophie  au  collège  de  Navarre*.  L'événement  fit  grand 
bruit;  il  alla  jusqu'à  la  reine  régente  Anne  d'Autriche,  dont  le  pe- 
Ut  ahhé  devait  faire  l'éloge  funèbre,  à  la  fin  d'un  de  ses  sermons. 

1  Jime  de  Rambouillet  (morte  le  27  décembre  i6ô5,  à  78  ans)  réunissait 
\^ans  son  liôtel  celle  célèlire  société  d'hommes  de  cour  et  de  gens  de  lettres 
^^qui  étaient  en  possession  de  faire  et  défaire  les  renommées.  En  1672,  Flécliier 
^ftiisani  l'oraison  funèhre  de  M^e  de  .Montnusier,  fille  de  M^e  de  Ranibouillet, 
\rappelle  avec  respect  à  ses  auditeurs  :  »  Ces  cabinets  que  l'on  regarde  encore 

t^'    avec  tant  de  vénér.ition,  où   l'esprit  se  purifioit;  où  la   vertu  éioit  révérée 
^^i  -    sous  le  nom  de  lincon.parable  Jrtkenice,  où  se  rendoient  tant  de  personnes 
s.    «   de  qualité  et  de  mérite,  qui  composoieni  une  cour  choisie,  nombreuse  sans 
j^  confusion,  modeste  sans  contrainte,  savante  sans  orgueil,  polie  sans  affec- 
«   talion.  «  —  Ce  nom  à' Arthénice,  anagramme  de  Catherine,  et  qu'on  avait, 
après  mûre  délibération,  préféré  à  deux  autres,  Eracintlte  et  Carinthée,  mon- 
tre que  le  dernier  éloge  donné  par  riecliicr  a  l'hôlel  de  llamlcuillei  n'est  pas 
tout  à  fait  juste. 

2  Voiture,  poète  et  bel  esprit  trop  lou('  par  L'oileau,  auteur  de  lettres  fort 
admirées  de  sou  temps,  et  où  se  trouvent  tout  l'esprit  et  toute  la  prétention 
des  Précieuses.  Nous  en  ;ivons  cité  une,  page  3o3,  rote  3.  —  Né  en  iSgS  ,  il 
mourut  en  ie48. 

3  Tallement  des   Réalx,  Mémoires,  II.   297. 

^        *  Collège  de  l'Université  de  Paris.  Il    fut   fondé   en  i3o4,    sous  le  nom  de 
^    Collège  dr:  Clinmjynrfne ,  par  Jeanne  do  Navarre,  femme  de  IMiilippe-le-lîel  et 

comtesse  de  Cliampagne.  Le  roi  avait  le  titre  de  premier  boursier  du  collège. 

Cet  établissement  célèbre  était  siîué  ru.-  de  la  Montagne-Sainte-Geneviève,  sur 

l'einplacement  de  l'Ecole  polytechnique  actncHo. 


VI  NOTICE  BIOGRAPHIQUE  ET  LITTÉRAIRE 

Jacques-Bénigne  Bossuetétait  le  fils  de  Bénigne  Bossuet,  avocat 
au  parlement  de  Bourgogne,  puis  conseiller  et  doyen  au  parlement 
deMetz.  Elevé  au  collège  des  Jésuites,  qui  avaient  inutilement  es- 
sayé de  le  gagner  à  la  Société  ,  Bossuet  était  venu  à  quinze  ans  à 
Paris,  continuer  ses  études  sous  Nicolas  Cornet,  grand-maître  du 
collège  de  Navarre.  Corneille  était  alors  dans  toute  sa  gloire  ;  Bos- 
suet alla  plus  d'une  fois  l'entendre ,  pour  étudier  au  théâtre  l'ac- 
tion oratoire,  et  peut-être  aussi  la  peinture  éloquente  et  poétique 
de  l'histoire  et  des  passions.  A  vingt  ans,  le  25  janvier  1648,  Bos- 
suet soutenait  sa  thèse  de  théologie  au  collège  de  Navarre,  lorsque 
Condé ,  à  qui  il  l'avait  dédiée,  entre  subitement  dans  la  salle. 
Bossuet,  sans  hésiter,  salue  et  félicite  le  vainqueur  de  Rocroy, 
qui  s'en  allait  gagner  la  bataille  de  Lens.  Condé  eut,  dit-on,  la 
tentation  de  disputer  contre  lui. 

Prêtre  et  docteur  en  1652,  après  de  profondes  études  sur  l'an- 
tiquité tout  entière.surla  Bible,  sur  saint  Augustin  [le grand  homme, 
l'auteur  de  prédilection  de  toute  sa  vie)  ;  guidé  d'ailleurs  dans  ses 
études  philosophiques  par  la  logique  et  la  clarté  de  Descartes, 
Bossuet  devient  l'élève  et  l'ami  de  saint  Vincent  de  Paul  *,  et 
rencontre  en  môme  temps ,  dans  les  concours  de  théologie ,  un 
homme  qui,  au  dix-septième  siècle,  devait  faire  revivre  la  beauté 
des  anciens  jours,  le  célèbre  abbé  de  Rancé'.  Enfin,  chanoine  de 
Metz  en  1655,  il  commence  par  les  sermons,  les  panégyriques,  et 
la  réfutation  du  catéchisme  protestant  de  Paul  Ferry,  sa  pro- 
digieuse vie  d'orateur  et  de  théologien.  Cette  réfutation  n'empê- 
cha pas  le  ministre  protestant  de  rester  l'ami  de  Bossuet.  En  1662, 
l'éloge  oublié  du  père  Bourgoing  ouvre  la  série  des  oraisons 
funèbres.  A  cette  époque ,  Bossuet  se  tient  encore  loin  de  la  cour, 
et,  malgré  toutes  les  instances  qu'on  lui  fait  à  Paris,  il  retourne 
à  ses  fonctions  du  chapitre  de  Metz.  Mais  Louis  XIV  le  rapproche 
de  sa  personne,  et  l'appelle  fréquemment  à  prêcher  devant  lui. 
C'est  la  prédication  surtout  qui  remplit  cette  première  période 
delà  vie  de  Bossuet  (1660-1670).  Ses  sermons  furent  trop  peu 
remarqués  :  M™**  de  Sévigné  n'en  dit  pas  un  mot.  On  lui  préféra 
Bourdaloue,  qui  avait  plus  d'art  apparent,  et  qui  répondait  mieux 
aux  idées  adoptées  sur  le  genre  et  la  forme  du  sermon.  Il  parut  en 
1669,  et  l'on  ne  pensa  plus  guère  aux  sermons  prononcés  avant 
lui.  Bossuet  d'ailleurs,  à  la  fin  de  sa  carrière,  n'écrivait  plus  ses 
discours.  Il  méditait,  jetait  sur  le  papier  quelques  notes,  quelques 
grands  mouvements,  puis  prêchait  d'inspiration.  Aussi  n'eut-on 
pas  de  longtemps  l'idée  de  reconstruire  ou  de  publier  les  sermons 
qui  existent ,  admirés  pourtant  de  Turenne  et  des  solitaires  de 
Port-Royal,  qui  étaient  si  bons  juges  en  pareille  matière,  Plus  tard, 

'  Fondateur  de  l'Instilution  des  sœurs  de  charité  (1634I,  et  de  l'hospice  des 
Enfants-Trouvés  (ifî/jS);  aumônier  général  des  galères;  mort  en  1660. 

2  Réformateur  de  la  Trappe.  Xé  en  1626,  se  retire  à  la  Trappe  en  1662; 
mort  en  1700.  Voy.  pa<je  1S2,   noie  2. 


SUR  BOSSUET.  m 

quand  on  l'a  fait,  on  a  été  tout  surpris  d'y  trouver  la  plus  profonde 
connaissance  des  passions  et  de  la  vie  qui  se  révèle  au  prêtre  par 
la  confession,  et  une  éloquence  originale,  saisissante,  égale  à  tout 
ce  que  Bossuet  a  de  plus  beau. 

La  môme  conviction,  la  môme  logique  éloquente  dictaient  à 
Bossuet  ses  traités  de  controverse,  et  les  faisaient  admirer  à  côté 
des  ouvrages  de  Port-Royal.  Bossuet  fit  plus  que  Port-Royal  : 
l'Exposition  de  la  doctrine  catholiqxie  convertit  Turenne  et  son  ne- 
veu le  maréchal  de  Lorge.  «  Ce  dernier  (dit  Saint-Simon,  son 
«  gendre)  sentoit  qu'il  alloit  plonger  le  poignard  dans  le  cœur  de 
«  trois  personnes  qui  lui  étoient  les  plus  chères,  sa  mère,  sa  sœur 
<r  et  M.  de  Turenne  (son  oncle),  à  qui  il  devoit  tout.  Cependant  ce 

<  fut  par  lui  qu'il  crut  devoir  commencer.  Il  lui  parla  avec  toute 
€  la  tendresse,  la  reconnoissance,  tout  le  respect  du  meilleur  fils 
«  au  meilleur  père;  et  après  un  préambule  dont  il  sentit  tout 
«  l'embarras,  il  lui  fit  toute  la  confidence,  et  il  assaisonna  cette 
«  déclaration  de  tout  ce  qui  en  pouvoit  adoucir  l'amertume.  M.  de 
«  Turenne  l'écouta  sans  l'interrompre  d'un  seul  mot,  puis,  l'em- 
«  brassant  tendrement,  lui  rendit  confidence  pour  confidence,  et 
«  l'assura  qu'il  avoit  d'autant  plus  de  joie  de  sa  résolution  que 
«  lui-même  en  avoit  pris  une  pareille  après  y  avoir  travaillé  long- 
«  temps  avec  le  même  prélat  que  lui.  On  ne  peut  exprimer  la  sur- 
is prise,  le  soulagement,  la  joie  de  M.  de  Lorge.  M.  de  Meaux  lui 
<i  avoit  fidèlement  caché  qu'il  instruisoit  M.  de  Turenne  depuis 
«  longtemps,  et  à  M.  de  Turenne  ce  qu'il  faisoit  avec  M.  de  Lorge.» 
Saint-Simon,  ch.  cxii. 

Bossuet  prêchait  à  Meaux,  pour  une  prise  d'habit,  le  13  sep- 
tembre 1669,  quand  il  reçut  sa  nomination  àl'évéché  de  Condom. 
Déjà  commençait  son  influence  sur  la  Cour.  On  peut  voir  dans  la 
biographie  de  la  duchesse  d'Orléans  (page  47),  ses  touchantes  re- 
lations avec  cette  princesse,  qu'il  entretenait  trois  fois  la  semaine 
des  vérités  de  la  religion-  Les  oraisons  funèbres  témoignent  mieux 
encore  de  cette  influence  :  et  cependant  il  ne  voulait  pas  les  faire 
imprimer.  Quelques  années  après,  envoyant  l'oraison  funèbre 
de  cette  princesse  et  celle  de  sa  more  à  l'abbé  de  Rancé,  il  lui 
écrivait  :  «  J'ai  laissé  ordre  de  vous  faire  passer  deux  oraisons 
«  funèbres  qui,  parce  qu'elles  font  voir  le  néant  du  monde,  peu- 
e  vent  avoir  place  parmi  les  livres  d'un  solitaire,  et  qu'en  tout 
«  cas  il  peut  regarder  comme  deux  têtes  de  mort  assez  touchantes. 

<  (30  octobre  1682.)  » 

Un  an  après  (13  septembre  1670)  la  mort  d'un  protégé  du  duc 
de  Montausier,  le  président  de  Périgny,  fit  appeler  Bossuet  à  l'é- 
ducation du  Dauphin.  Cette  éducation  marque  une  époque  impor- 
tante dans  la  vie  de  Bossuet.  Appelé  à  ces  fonctions  par  Louis XIV, 
il  remet  son  évêché  de  Condom,  en  échange  des  revenus  modiques 
d'une  abbaye,  et  se  consacre  tout  entier  à  l'éducation  du  roi  h 
venir  (  Voy.  page  153,  note  4).  Il  refait  pour  son  élève  toute  son 
éducation  littéraire,  et  écrit  pour  lui  tout  à  la  fois  une  grammaire 


VIII  NOTICE  BIOGRAPHIQUE  ET  LITTÉRAIRE 

latine  et  le  Discours  sur  l'Histoire  universelle  (1681).  C'est  là  qu'iî 
donne  le  développement  le  plus  beau  et  le  plus  complet  de  ses 
vues  sur  la  suite  de  la  reh'qion,  et  l'action  de  la  Providence  ('i™*' 
partie),  et  le  jugement  le  plus  grand,  le  plus  impartial,  le  plus 
vrai  du  monde  chrétien  sur  l'antiquité  (3""^  partie).  —  A  la  même 
époque  se  rattachent  le  Traité  de  la  connoissance  de  Dieu  et  de  soi-^ 
méme/la.  Politique  tirée  deVÉcriture  sainte.ei  lespremlèresgrandes 
oraisons  funèbres  (1669-70),  c'est-àdire  la  manifestation  la  plus 
parfaite  du  caractère  et  du  génie  de  Bossuet.  C'était  la  grande 
époque  du  dix-septième  siècle  ;  la  grande  période  littéraire.  En 
1671 ,  le  6  juin,  Bossuet  entrait  à  l'Académie. 

Louis  XIV  l'avait,  en  1679,  nommé  aumônier  de  la  Pauphine. 
En  1681 ,  il  l'appelle  à  l'évêché  de  Meaux.  C'est  la  troisième,  et 
peut  être  la  plus  belle  période  de  sa  vie  :  il  avait  alors  cinquante- 
quatre  ans.  C'est  alors  qu'il  écrit  pour  les  religieuses  d'un  couvent 
de  Meaux  les  Méditations  sur  l'Évangile  et  les  Elévations  à  Dieu 
sur  les  mystères,  où  il  rencontre,  sans  le  vouloir,  sans  y  penser, 
cette  vraie  poésie  lyrique  du  dix-septième  siècle,  que  l'on  a  cher- 
chée uniquement  dans  quelques  vers  de  Corneille  ,  de  Racine ,  et 
dans  J.-B.  Rousseau. 

_  C'est  le  temps  où  Bossuet  est,  comme  Montaigne  le  dit  de  Vir- 
gile, le  maître  du  choeur  du  grand  siècle.  Le  V  novembre  1681  s'ou- 
vre la  fameuse  assemblée  du  clergé  de  France,  chargée  de  décider 
entre  les  prétentions  de  la  cour  de  Rome  et  les  droits  de  la 
royauté.  Bossuet  prononce  le  discours  d'ouverture,  et  en  fait  un 
de  ses  plus  beaux  sermons,  le  Sermon  sur  l'unité  de  l'Eglise.  C'est 
un  hymne  de  triomphe  en  l'honneur  de  l'Église  catholique ,  de  sa 
suite,  de  sa  grandeur;  et  qui  la  pouvait  célébrer  plus  dignement 
que  Bossuet?  La  même  année,  il  publiait  ses  conférences  tenues 
en  1678  avec  le  ministre  Claude,  sur  les  dififérences  des  deuxre- 
Jigions.  La  même  année  encore,  il  écrivait  ses  lettres  de  direc- 
tion^ et  le  Traité  de  la  communion  sous  les  deux  espèces;  enfin,  la 
série  des  Oraisons  funèbres  continuait  (1683,  85,  86)  pour  se  ter- 
miner, le  10  mars  1687,  par  les  admirables  adieux  de  Bossuet  aux 
chaires  de  Notre-Dame  et  de  Saint-Denis. 

La  fin  de  sa  vie  fut  occupée  par  sa  double  lutte  contre  les  pro- 
testanis  et  contre  Fénelon.  Les  intervalles  étaient  remplis  par  les 
devoirs  de  l'épiscopat  et  par  la  prédication.  Voici  ses  adieux  à  son 
Eglise  dans  son  dernier  sermon  :  «  Je  veux,  dit-il,  que  vous  vous 
«  souveniez  qu'un  certain  tvêque,  votre  pasteur,  qui  faisoit  pro- 
«  fession  de  prêcher  la  vérité  et  de  la  soutenir  sans  déguisement, 
«  a  recueilli  en  un  seul  discours  les  vérités  capitales  de  votre  salut 
«  (18  juin  1702.)  » 

M'est-ce  pas  à  ces  touchantes  paroles  que  l'on  peut  appliquer 
celles  de  l'oraison  funèbre  de  Condé  :  Les  restes  d'une  voix  qui 
tombe,  et  d'une  ardeur  qui  s'éteint? 

A  côté  de  ces  travaux  silencieux  ,  se  place  l'Histoire  des  varia- 
tions de  l'Eglise  protestante  (1688).  Ce  grand  livre  fut  l'œuvre  de 


SUR  BOSSUET.  ix. 

dix  années.  Peu  connu  de  notre  siècle,  qui  ne  sinquiète  guère  de 
ces  discussions  si  familières  à  la  société  religieuse  et  savante  du 
dix-septième  siècle  ,  il  n'en  est  pas  moins  ,  ainsi  que  les  six  aver- 
tissements qui  le  suivent,  un  admirable  modèle  de  polémique  et 
d'éloquence.  Les  attaques  des  réformés  furent  violentes  ;  mais  les 
conférences  de  Bossuet  avec  Leibnitz,  en  1690,  témoignent  de 
l'admiration  à  laquelle  il  les  avait  forcés. 

Chef  du  clergé  de  France ,  c'est  Bossuet  qui  signale  et  condamne 
les  erreurs  des  ecclésiastiques.  On  attribuait  à  un  religieux  in- 
connu, le  P.Caffaro,  une  justification  des  spectacles.  C'était  le 
poète  Boursault  qui  avait  introduit,  en  tête  d'une  édition  de  ses 
comédies,  quelquesfragments  d'une  dissertationlatine  manuscrite 
de  ce  religieux  sur  le  même  sujet ,  et  qui  mettait  ses  propres  idées 
sous  ce  patronage.  Bossuet  écrit  d'abord  au  P.  Caflfaro ,  et,  plus 
tard,  confond  publiquement  le  scandale  par  les  Maximes  sur  la 
comédie  (1694  ,  livre  où  se  mêlent  aux  sévères  arrêts  du  prêtre 
quelques  critiques  littéraires  d'une  profonde  justesse.  Pourquoi 
faut-il  qu'on  j  trouve  un  mot  si  cruel  contre  Molière  ? 

Le  second  procès  fait  par  Bossuet  à  un  prêtre  eut  bien  plus  de 
retentissement;  il  occupa  toute  l'Europe  catholique.  Fénelon,  qui 
avait  été  l'élève  de  Bossuet,  venait  de  renouveler  le  quiétisme^ 
rêverie  d'une  imagination  exaltée,  où  la  perfection  consiste  dans 
une  inaction  absolue,  où  l'âme  s'abime  dans  l'amour  de  Dieu, 
mais  dans  un  amoar  oisif,  sans  action  sur  la  vie  morale ,  et  qui 
abandonne  le  corps  à  ses  instincts.  Fénelon  n'avait  pas  été  si  loin; 
il  s'était  contenté  du  pur  amour.  (Voy.  pag.  191,  n.  6.)  C'était 
une  théorie  mystique  développée  par  une  femme  de  beaucoup 
d'esprit  et  de  piété,  madame  Guyon,  que  le  hasard  avait  rappro- 
chée de  l'archevêque  de  Cambrai.  De  là  des  conférences  entre 
Bossuet  et  Fénelon  ^ ,  en  présence  de  M.  Tronson,  supérieur  du 
séminaire;  puis  une  rupture,  puis  une  polémique  ardente,  opi- 
niâtre, dont  Saint-Simon  nous  a  laissé  un  curieux  souvenir.  «Si 
«  l'on  fut  choqué  de  ne  trouver  le  livre  des  Maximes  des  Saints 
«  (de  Fénelon)  appuyé  d'aucune  approbation,  on  le  fut  bien  da- 
«  vantage  du  style  confus  et  embarrassé,  d'une  précision  si  gênée 
'^  et  si  décidée,  de  la  barbarie  des  termes,  qui  faisoit  comme  une 
«  langue  étrangère,  enfin  de  l'élévation  et  de  la  recherche  des 
«  pensées,  qui  faisoient  perdre  haleine,  comme  dans  l'air  trop 

«  subtil  de  la  moyenne  région Dans  ces  circonstances,  M.  de 

«  Meaux  publia  son  Instruction  sur  les  états  d'oraison  (1697).  Ce 
«  livre  clair,  net,  concis,  appuyé  de  passages  sans  nombre,  et  par- 
«  tout  de  l'Ecriture,  et  des  Pères  ou  des  conciles,  modeste,  mais 
«  serré  et  pressant,  parut  un  contraste  du  barbare,  de  l'obscur, 
'<  de  l'ombragé,  du  nouveau,  et  du  ton  décisif  du  vrai  et  du  faux 
<  des  Maximes  des  Saints.  On  le  dévora  aussitôt  qu'il  parut.  L'un 

'  On  montre  encore  à  Issv,  vil!;)jjo  prAsd.'  V  nU.  le  cabinet  voûté  ca  forma 
rie  caveau  où  i!s  se  rétinis'uioiit. 


X  NOTICE  BIOGRAPHIQUE  ET  LITTERAIRE 

«  comme  inintelligible,  ne  fut  lu  que  des  maîtres  en  Israël.  L'autre, 
«  à  la  portée  ordinaire,  et  secouru  de  l'historique,  fut  reçu  avec 
«  avidité,  et  dévoré  de  même.  »  Le  roi  en  remercia  publiquement 
Bossuet,  et  la  cour  de  Rome  condamna  Fénelon. 

Ce  fut  le  dernier  grand  acte  de  cette  vieillesse  si  avancée  quifaisoit 
honte  à  l'âge  moyen  et  robuste  des  évéques  ,  des  docteurs  et  des  sa- 
vants les  plus  instruits  et  les  plus  laborieux  (Saint-Simon).  Le 
12  avril  1704,  à  soixante-seize  ans,  à  la  veille  des  désastres  de 
Flandre  et  d'Italie,  Bossuet  mourut,  emportant  avec  lui  les  tra- 
ditions ,  la  foi  et  la  grandeur  du  dix-septième  siècle. 

Voilà  l'esquisse  de  cette  vie  si  longue  et  si  remplie.  L'histoire 
seule  de  Bossuet  donne  déjà  l'idée  de  son  génie.  Nous  n'essaie- 
rons pas  d'y  ajouter  l'expression  d'une  admiration  dont  toutes  les 
formules  ont  été  épuisées.  Bossuet  n'a-t-il  pas  dit  lui-même  que 
les  faits  seuls  peuvent  louer  les  hommes  extraordinaires  7-  Cependant 
il  est  intéressant  de  voir  les  principaux  jugements  qu'ont  portés 
de  lui  les  contemporains^  qui  ont  entendu  le  maître  lui-même,  le 
dix-huitième  siècle,  et  la  critique  du  dix-neuvième,  la  plus  impar- 
tiale de  toutes  s'il  suffit  à  l'impartialité  d'être  éloignée  des  pas- 
sions et  des  agitations  d'une  époque. 

«  Que  dirai-je  de  ce  personnage  qui  a  fait  parler  si  longtemps  une  en- 
vieuse critique  ,  et  qui  l'a  fait  taire  ;  qu'on  admire  malgré  soi  ;  qui  ac- 
cable par  le  grand  nombre  et  l'éminence  de  ses  talents?  orateur,  histo- 
rien, théologien,  philosophe,  d'une  rare  érudition,  d'une  plus  rare  élo- 
quence, soit  dans  ses  entretiens,  soit  dans  ses  écrits,  soit  dans  la  chaire  : 
un  défenseur  de  la  religion,  une  lumière  de  l'église,  parlons  d'avance 
le  langage  de  la  postérité,  un  père  de  l'Eglise?  que  n'est-il  point? 
Nommez,  messieurs,  une  vertu  qui  ne  soit  point  la  sienne.»  La  Bruyère, 
Discours  de  réception  à  l'Académie  française^  1693. 

«  L'autre,  d'un  génie  vaste  et  heureux,  d'une  candeur  qui  caractérise 
toujours  les  grandes  âmes  et  les  esprits  du  premier  ordre,  l'ornement 
de  l'épiscopat,  et  dont  le  clergé  de  France  se  fera  honneur  dans  tous  les 
siècles  ;  un  évêque  au  milieu  de  la  cour  ;  l'homme  de  tous  les  talents  et 
de  toutes  les  sciences,  le  docteur  de  toutes  les  Eglises,  la  terreur  de 
toutes  les  sectes,  le  père  du  dix-septième  siècle,  et  à  qui  il  n'a  manqué 
que  d'être  né  dans  les  premiers  temps  pour  avoir  été  la  lumière  des 
conciles,  l'âme  des  Pères  assemblés,  dicté  des  canons  et  présidé  à  Nicée 
et  à  Ephèse.  »  Massillon,  Or.  fun.  du  Dauphin. 

«  Qu'un  homme  dégoût  le  relise  ;  qu'il  le  médite;  il  sera  terrassé  d'ad- 
miration :  je  ne  saurois  exprimer  autrement  la  mienne  pour  Bossuet... 
Dans  Bossuet,  pas  la  moindre  apparence  d'efforts  ni  d'apprêts  ;  rien 
qui  vous  fasse  songer  à  l'auteur  ;  il  vous  échappe  entièrement,  et  ne 
vous  attache  qu'à  ce  qu'il  dit...  Suivez  de  l'œil  l'aigle  au  plus  haut  des 
airs,  traversant  toute  l'étendue  de  l'horizon  ;  il  vole,  et  ses  ailes  sem- 
blent immobiles,  on  croirait  que  les  airs  le  portent.  C'est  l'emblème  de 

l'orateur  et  du  poète  dans  le  genre  sublime;  c'est  celui  de  Bossuet 

Que  cet  homme  est  puissant  orateur!  En  vérité  il  ne  se  sert  point  de  la 
langue  des  autres  hommes  j  il  fait  la  sienne  j  il  U  fait  telle  qu'iUa  lui 


SUR  BOSSUET.  XI 

faut  pour  la  manière  de  sentir  et  de  penser  qui  est  à  lui  :  expressions, 
tournures,  mouvements,  construction,  harmonie,  tout  lui  appartient — 
Nulle  part,  sans  exception,  notre  langue  n'est  ni  plus  vigoureuse,  ni 
plus  hardie,  ni  plus  fière  que  dans  les  beaux  vers  de  Corneille  et  dans 
la  prose  de  Bossuet.  »  La  Harpe,  Cours  de  Littérature ,  IX. 

«  Qu'on  se  représente  un  de  ces  orateurs  que  Cicéron  appelle  véhé- 
ments, et  en  quelque  sorte  tragiques  (Brutus)  ;  qui,  doués  par  la  nature 
de  la  souveraineté  de  la  parole,  et  emportés  par  une  éloquence  toujours 
armée  de  traits  brûlants  comme  la  foudre,  s'élèvent  au-dessus  des 
règles  et  des  modèles,  et  portent  l'art  à  toute  la  hauteur  de  leurs 
propres  conceptions;...  un  orateur  qui  se  crée  une  langue  aussi  neuve 
et  aussi  originale  que  ses  idées,  qui  donne  à  ses  expressions  un  tel 
caractère  d'énergie,  qu'on  croit  l'entendre  quand  on  le  lit,  et  à  son 
style  une  telle  majesté  d'élocution  que  l'idiome  dont  il  se  sert  semble 
se  transformer  et  s'agrandir  sous  sa  plume;  un  apôtre  qui  instruit  l'u- 
nivers, en  pleurant  et  en  célébrant  les  plus  illustres  de  ses  contempo- 
rains, qu'il  rend  eux  mêmes  du  fond  de  leur  cercueil  les  premiers  insti- 
tuteurs et  les  plus  imposants  moralistes  de  tous  les  siècles  ;  qui  répand 
la  consternation  autour  de  lui,  en  rendant,  pour  ainsi  dire  présents  les 
malheurs  qu'il  raconte,  et  qui,  en  déplorant  la  mort  d'un  seul  homme, 
montre  à  découvert  tout  le  néant  de  la  nature  humaine,  enfin,  un  ora- 
teur dont  les  discours  inspirés  par  la  verve  la  plus  ardente,  la  plus  ori- 
ginale, la  plus  véhémente  et  la  plus  sublime,  sont  des  ouvrages  clas- 
siques qu'il  faut  étudier  sans  cesse,  comme  dans  les  arts  on  va  former 
son  goût  et  mûrir  son  talent  à  Bome,  en  méditant  les  chefs-d'œuvre  de 
Raphaël  et  de  Michel-Ange...  On  peut  appliquer  à  ses  écrits  oratoires 
l'éloge  si  mémorable  que  faisait  Quintilien  du  Jupiter  de  Phidias, 
lorsqu'il  disait  que  cette  statue  avait  ajouté  à  la  religion  des  peuples.  » 
Malry,  Essai  sur  l'Eloquence  de  la  chaire,  XYI. 

«  Que  dirons-nous  de  Bossuet  comme  orateur?  A  qui  le  comparerons- 
nous?  Et  quels  discours  de  Cicéron  et  de  Démosthène  ne  s'éclipsent  point 
devant  ses  oraisons  funèbres?  C'est  pour  l'orateur  chrétien  que  ces  pa- 
roles d'un  roi  semblent  avoir  été  écrites  :  «  L'or  et  les  perles  sont  assez 
communs,  mais  les  lèvres  savantes  sont  un  vase  rare  et  sans  prix.  »  Sans 
cesse  occupé  du  tombeau,  et  comme  penché  sur  les  gouffres  d'une  autre 
vie,  Bossuet  aime  à  laisser  tomber  de  sa  bouche  ces  grands  mots  de  temps 
etjde  mort,  qui  retentissent  dans  les  abîmes  silencieux  de  l'éternité... 
Trois  choses  se  succèdent  continuellement  dans  les  discours  de:  Bos- 
suet :  le  trait  de  génie  ou  d'éloquence  ;  la  citation,  si  bien  fondue  avec 
le  texte,  qu'elle  ne  fait  plus  qu'un  avec  lui  ;  enfin,  la  réflexion  ou  le 
coup-d'œil  d'aigle  sur  les  causes  de  l'événemeni  rapporté...  L'évèque 
de  Meaux  a  créé  une  langue  que  lui  seul  a  parlée,  où  souvent  le  terme 
le  plus  simple  et  l'idée  la  plus  relevée,  l'expression  la  plus  commune 
etl'imagela  plus  terrible,  servent...  comme  dans  l'Ecriture,  à  se  donner 
des  dimensions  énormes.  »  M.  de  Chateaubriand,  Génie  du  Christian. 

«  Dans  l'oraison  funèbre,  tout  s'ennoblit  et  se  divinise  :  l'orateur,  maî- 
tre des  esprits  qu'il  élève  et  qu'il  consterne  tour  à  tour,  peut  leur  mon- 
trer quelque  chose  de  plus  grand  que  la  gloire  et  de  plus  effiavanl  que 
la  mort  ;  il  peut  faire  descendre  du  haut  des  cieux  une  éternelle  espé- 
rance sur  ces  tombeaux  où  Pèriclès  n'apportait  que  des  regrets  et  des 
larmes.  Si,  comme  l'orateur  romain,  il  célèbre  les  guerriers  de  la  lé- 
gion de  Mars  tombés  au  champ  de  bataille,  il  donne  à  leurs  âmes  cette 
immortalité  que  Cicéron  n'osait  promettre  qu'à  leur  souvenir  ;  il  charge 
Dieu  lui-même  d'acquitter  la  reconnoissance  de  la  patrie.  Yeut-il    se 


XII        NOTfr.E  niOr.RAPHIQUE  ET  LITTERAIRE  SLli  BOSSUET. 

renfermer  dans  la  prédication  évangélique?  Cette  science  de  la  morale, 
cette  expérience  de  l'homme,  ces  secrets  des  passions,  élude  éternelle 
des  philosophes  et  des  orateurs  anciens,  doivent  être  dans  sa  main. 
C'est  lui,  plus  encore  que  l'orateur  de  l'antiquité,  qui  doit  connaître 
tous  les  détours  du  cœur  humain,  toutes  les  vicissitudes  des  émotions, 
toutes  les  parties  sensibles  de  l'âme,  non  pour  exciter  ces  afleclions 
violentes,  ces  animosités  populaires,  ces  grands  incendies  de  passion, 
ces  feux  de  vengeance  ou  de  haine  où  triomphait  l'antique  éloquence, 
mais  pour  apaiser,  pour  adoucir,  pour  purifier  les  âmes.  Armé  contre 
toutes  les  passions,  sans  avoir  le  droit  a'en  appeler  aucune  à  son  se- 
cours, il  est  obligé  de  créer  une  passion  nouvelle,  s'il  est  permis  de 
profaner  par  ce  nom  le  sentiment  profond  et  sublime  qui  seul  peut  tout 
vaincre  et  tout  remplacer  dans  les  cœurs,  l'enthousiasme  religieux,  qui 
doit  donner  à  son  accent,  à  ses  pensées,  à  ses  paroles  plutôt  l'inspira- 
tion d'un  prophète  que  le  mouvement  d'un  orateur. 

A  celte  image  de  l'éloquence  apostolique,  n'avez-vous  pas  reconnu 
Bossuet?  Grand  homme,  ta  gloire  vaincra  toujours  la  monotonie  d'un 
éloge  tant  de  fois  entendu.  Le  privilège  du  sublime  te  fut  donné;  et 
rien  n'est  inépuisable  comme  l'admiration  que  le  sublime  inspire. 
Soit  que  tu  racontes  les  renversements  des  Etats,  et  que  tu  pénètres 
dans  les  causes  profondes  des  révolutions  ;  soit  que  tu  verses  des  pleurs 
sur  une  jeune  femme  mourante  au  milieu  des  pompes  et  des  dangers 
de  la  cour;  soit  que  ton  âme  s'élance  avec  celle  de  Condé,  et  par- 
tage l'ardeur  qu'elle  décrit;  soit  que,  dans  l'impétueuse  richesse  de 
tes  sermons  à  demi  préparés,  lu  saisisses,  tu  entraînes  toutes  les  vé- 
rités de  la  morale  et  de  la  religion,  partout  tu  agrandis  la  parole 
humaine;  tu  surpasses  l'orateur  antique,  tu  ne  lui  ressembles  pas  ;  réu- 
nissant une  imagination  plus  hardie,  un  enthousiasme  plus  élevé,  une 
fécondité  plus  originale,  une  vocation  plus  haute,  tu  semblés  ajouter 
l'éclat  de  ton  génie  à  la  majesté  du  culte  public,  et  consacrer  encore 
la  religion  elle-même.»  M.  Villeîiain,  Discours  d'ouverlure  du  cours 
d'éloquence  française. 


ANALYSE  ET  FRAGMENTS 

DES   PREMIÈRES   ORAISONS   FUNÈBRES 

DE  BOSSUET. 


Quand  on  aborde  les  oraisons  funèbres  de  Bossuet  par  celle  de 
la  reine  d'Angleterre,  on  se  laisse  aller  à  l'impression  de  cette 
harmonieuse  et  magnifique  éloquence,  sans  se  demander  si  c'est 
là  le  début  de  l'orateur,  un  cowp  de  maître  -pour  un  coup  d'essai.  Que 
l'on  ait  rencontré  parbasard,  en  parcourant  sa  vie,  quelques  noms 
de  personnages  inconnus  comme  leurs  oraisons  funèbres;  c'est  à 
peine  si  l'on  y  jette  un  coup  d'œil.  Les  grandes  choses  entraînent  ; 
li  y  a  tant  à  étudier  dans  Bossuet  que  l'on  est  bien  excusable  de 
s'inquiéter  peu  des  éloges  du  P.  Bourgoing  ou  de  Nicolas  Cornet. 
Si  l'on  avait  présenté  ces  discours  à  La  Harpe,  il  eût  dit,  comme 
des  sermons  (et  moins  à  tort  il  est  vrai),  que  Bossuet  y  était  mé- 
diocre; et  il  eût  passé  outre. 

Aujourd'hui  qu'on  a  le  goût  des  exhumations  et  des  réhabilita- 
tions littéraires  ,  goût  louable  quand  on  n'en  abuse  point,  il  n'est 
pas  sans  intérêt  de  chercher  dans  ces  fragments  incomplets 
et  presque  ignorés  d'oraisons  funèbres  que  Bossuet  ne  publia 
jamais,  le  point  d'où  le  grand  orateur  est  parti.  Non  pas  qu'il 
faille  (ce  qui  arrive  souvent)  grossir  à  plaisir  les  résultats,  et  se  tra- 
vailler à  voir  des  beautés  partout,  de  peur  d'avoir  perdu  sa  peine 
à  faire  une  étude  d'antiquaire  sur  des  débris  informes,  des  oeuvres 
à  demi  effacées,  des  monuments  mutilés,,  qui  ne  disent  rien  à  l'es- 
prit ni  au  sentiment.  L'utilité  et  l'intérêt  de  cette  étude  consistent 
à  suivre,  autant  que  possible,  les  progrès  et  la  marche  d'un  grand 
esprit.  On  y  étudie  le  développement  de  ses  idées,  incomplètes  au 
premier  jet,  plus  tard  remaniées,  et  amenées  par  deux  ou  trois 
épreuves  à  une  forme  dernière,  qui  est  la  vraie  ;  les  divers  senti- 
ments de  l'orateur  devant  son  auditoire,  à  vingt-cinq  ans  de  dis- 
tance; la  part  qu  il  prend  aux  événements  extérieurs,  dont  Técho 
retentit  nécessairement  sous  les  voûtes  de  l'église,  à  !a  mort  de 
cfis  personnages  dont  la  vie  compose  Vhistoire;  enfin,  les  modifica- 


XIV  ANALYSE  ET  FRAGMENTS 

tions  même  du  goût  et  de  la  langue,  sous  l'influence  d'une  époque 
littéraire  où  le  progrès  arrive  à  la  perfection. 

La  première  et  Ja  plus  complète  des  quatre  oraisons  funèbres 
qui  ont  précédé  celle  de  la  reine  d'Angleterre,  est  celle  du  Père 
Bourgoing,  supérieur  général  de  l'Oratoire,  prononcée  le  4  décem- 
bre 1662.  (Voy.  page  17,  n.  6,  Or.  fun.  de  Henriette  de  France). 
Bossuet  commence  ;  mais  il  parle  déjà  en  maître  à  son  auditoire  : 

«  Je  vous  avoue,  chrétiens,  que  j'ai  coutume  de  plaindre  les  prédica- 
teurs, lorsqu'ils  font  les  panégyriques  funèbres  des  princes  et  des 
grands  du  monde.  Ce  n'est  pas  que  de  tels  sujets  ne  fournissent  ordi- 
nairement de  nobles  idées.  Il  est  beau  de  découvrir  les  secrets  d'une 
sublime  politique,  ou  les  sages  tempéraments  d'une  négociation  impor- 
tante, ou  les  succès  glorieux  de  quelque  entreprise  militaire.  L'éclat  de 
telles  actions  semble  illuminer  un  discours  ;  et  le  bruit  qu'elles  font  déjà 
dans  le  monde  aide  celui  qui  parle  à  se  faire  entendre  d'un  ton  plus 
ferme  et  plus  magnifique.  Mais  la  licence  et  l'ambition,  compagnes 
presque  inséparables  des  grandes  fortunes,  mais  l'intérêt  et  l'injustice, 
toujours  mêlés  trop  avant  dans  les  grandes  affaires  du  monde,  font  qu'on 
marche  parmi  les  écueils  ;  et  il  arrive  ordinairement  que  Dieu  a  si  peu 
de  part  dans  de  telles  vies,  qu'on  a  peine  à  y  trouver  quelques  actions 
qui  méritent  d'être  louées  par  ses  ministres.  »  {Exorde.) 

Si  plus  tard,  Bossuet  semble  avoir  oublié  ces  plaintes  vraiment 
éloquentes,  et  s'être  résigné  à  faire  les  panégyriqites  fuuèires  des 
grands,  il  n'a  pas  démenti  ses  principes  ni  ses  premières  paroles; 
car  il  a  su  trouver  des  accents  plus  sublimes  encore  que  ces  traits 
éclatants  qui  illuminentles  discours  :  il  les  a  puisés  dans  les  grandes 
vérités  de  la  religion.  Ici.  du  reste,  il  est  de  bonne  foi  quand  il  parle 
du  plaisir  qu'il  éprouve  à  traiter  un  sujet  plus  stérile,  mais  plus 
chrétien  : 

«  Les  autels,  dit-il,  ne  se  plaindront  pas  que  leur  sacrifice  soitinter- 
rompupar  un  entrelien  profane;  au  contraire,  celui  que /ni  à  vous  faire 
vous  proposera  de  si  saints  exemples,  qu'il  méritera  de  faire  partie 
d'une  cérémonie  sacrée ,  et  qu'il  ne  sera  pas  une  interruption ,  mais 
plutôt  une  continuation  du  mystère.  » 

L'idée  est  grande,  mais  l'expression  est,  comme  dans  la  plu- 
part de  ces  fragments,  incorrecte  et  pénible  ;  la  langue  oratoire 
n'est  pas  arrivée  à  sa  plus  parfaite  expression.  Cette  gène  tient  à 
la  préoccupation  de  Bossuet  :  son  esprit  n'est  pas  encore  parfai- 
tement à  son  aise  dans  ce  genre  d'éloquence.  Il  hésite  entre  les 
formes  du  panégyrique  et  les  grands  enseignements  des  sermons; 
deux  éléments  que  nous  verrons  parfaitement  conciliés  dans 
les  grandes  oraisons  funèbres.  Dans  celle-ci.  Bossuet  adopte  la 
forme  gênante  des  divisions  :  l^^  point,  la  sainte  vie  de  son  héros; 
soie  point,  la  sainteté  de  la  congrégation  de  l'Oratoire.  Il  semble 
qu'il  s'essaie  et  qu'il  cherche  la  forme  la  plus  convenable  et  la 
plus  conforme  à  son  intelligence.  On  le  voit  aussi  préoccupé  du 
ton,  du  genre  littéraire  qui  répondent  le  mieux  à  la  dignité  de  la 
chaire  : 


DES  PREMIÈRES  ORAISONS  FUNÈBRES.  xv 

«  Qu'il  étoit  éloigné  de  ces  prédicateurs  infidèles,  qui  ravilissent  leur 
di'^nité  jusqu'à  faire  servir  au  désir  de  plaire  le  ministère  d'instruire  ! 
qui  ne  rougissent  pas  d'acheter  des  acclamations  par  des  instructions , 
des  paroles^de  flatterie  par  la  parole  delà  vérité,  des  louanges,  vain  ali- 
ment d'un  esprit  léger,  par  la  nourriture  solide  et  substantielle  que  Dieu 
a  préparée  à  ses  enfants  !  » 

Plus  loin  il  commente  ce  mot  de  saint  Paul  .  Il  faut  renverser 
les  rem'parts  des  mauvaises  habitudes  : 

«  Que  ferez-vous  ici,  foibles  discoureurs? Détruirez-vous  ces  remparts 
en  jetant  des  fleurs,?  Dissiperez-vous  ces  conseils  cachés  en  chatouil- 
lant les  oreilles?  Croyez-vous  que  ces  superbes  hauteurs  tombent  au 
bruit  de  vos  périodes  mesurées?  Non,  non,  ne  nous  trompons  pas  : 
pour  renverser  tant  de  remparts  et  vaincre  tant  de  résistance ,  et  nos 
mouvements  afi'ectés,  et  nos  paroles  arrangées,  et  nos  figures  artifi- 
cielles sont  des  machines  trop  foibles.  11  faut  prendre  des  armes  plus 
puissantes,  plus  eflicaces  :  celles  qu'employoit  si  heureusement  le  samt 
prêtre  dont  nous  parlons.  » 

Il  y  a  déjà  là  le  bon  sens  admirable  du  prédicateur^  le  goût  de 
l'écrivain  et  la  noble  hardiesse  du  prêtre.  Plus  tard,  sûr  de^  lui- 
même  et  maître  de  l'opinion ,  Bossuet  en  viendra  à  défier  dédai- 
gneusement les  jugements  et  les  critiques  du  public;  il  lui  dira, 
avec  une  confiance  éloquente  :  Mon  discours^  dont  vous  vous 
croyez  les  juges,  vous  jugera  au  dernier  jour.  Aujourd'hui  il  ne  s'a- 
dresse encore  qu'aux  prédicateurs. 

Malgré  la  rigueur  apparente  de  la  division ,  le  plan  est  incer- 
tain, les  développements  s'embarrassent  ;  les  éloges  se  rattachent 
péniblement,  sauf  le  beau  tableau  de  la  congrégation  de  l'Ora- 
toire (Voy.  ce  tableau,  page  13,  n.  2).  Enfin  ,  malgré  des  détails 
éloquents,  on  sent  c^ue  ce  n'est  pas  encore  tout  à  fait  le  style  de 
Bossuet.  La  phrase  (on  a  déjà  pu  le  voir),  les  figures,  les  mots 
même,  tiennent  plus  du  latin. 

«  Pour  exercer  le  zèle  des  ministres  de  l'Eglise,  il  y  a  toujours  quel- 
ques réfections  à  faire  dans  le  corps  ;  mais  le  fondement  est  si  ferme  , 
qu'il  ne  sera  jamais  ébranlé. 

«  Que  faisons-nous,  chrétiens,  que  faisons-nous  autre  chose,  lorsque 
nous  flattons  notre  corps,  que  d'accroître  la  proie  de  la  mort,  lui  en- 
richir son  butin ,  lui  engraisser  sa  victime  ?  Pourquoi  m'es-lu  donné  ,  ô 
corps  mortel,  fardeau  accablant ,  soutien  nécessaire,  ennemi  flatteur, 
ami  dangereux,  avec  lequel  je  ne  puis  avoir  ni  guerre  ni  paix,  parce 
qu'à  chaque  moment  il  faut  s'accorder,  et  à  chaque  moment  il  faut 
rompre.  0  inconcevable  union  ,  et  aliénation  non  moins  étonnante  !  » 

N'est-ce  pas  là  une  langue  toute  latine ,  et  pour  le  fond ,  et 
même  dans  le  détail?  Quelques  années  plus  tard ,  les  éléments 
tout  à  fait  étrangers  ont  disparu;  la  force,  la  précision,  la  netteté 
du  latin  ont  passé  dans  le  français,  et  l'assimilation  est  complète. 

Déjà  ,  du  reste  ,  on  a  pu,  dès  l'exorde,  reconnaître  Bossuet. 
Voyez  ici  quelle  idée  il  se  fait  du  ministère  des  autels  : 

«  La  préparation  pour  le  sacerdoce  n'est  pas,  comme  plusieurs  le 
pensent,  une  application  de  quelques  jours,  mais  une  étude  de  toute  la 


XVI  ANALYSE  ET  FRAGMENTS 

vie  ;  ce  n'est  pas  un  soudain  offorl  de  l'esprit  pour  se  retirer  du  vice  , 
mais  une  longue  habitude  de  s'en  abstenir;  ce  n'est  pas  une  dévotion 
fervente  seulement  par  sa  nouveauté,  mais  affermie  et  enracinée  par 
un  grand  usage. 

«  Prêtres,  qui  êtes  les  anges  du  Dieu  des  armées,  vous  devez  sans  cesse 
monter  et  descendre,  comme  les  Anges  que  vit  Jacob  dans  celle  échelle 
mystique.  [Gen.  xxviii  ,  1-2.)  Vous  montez  de  la  terre  au  ciel  ,  lorsque 
vous  unissez  vos  esprits  à  Dieu  par  le  moyen  de  l'oraison  ;  vous  descen- 
dez du  ciel  en  la  terre,  quand  vous  poitez  aux  hommes  ses  ordres  et  sa 
parole.  Montez  donc  et  descendez  sans  cesse;  c'est-à-dire,  priez  et 
prêchez  :  parlez  à  Dieu,  parlez  aux  hommes;  allez  premièrement  rece- 
voir, et  puis  venez  répandre  les  lumières;  allez  puiser  dans  la  source; 
après,  venez  arroser  la  terre,  et  faire  germer  le  fruit  de  vie.  » 

D'une  part,  la  profondeur  de  raisonnement,  de  l'autre  la  viva- 
cité d'imagination  :  ne  peut-on  pas  déjà  prévoir  les  grandes  orai- 
sons funèbres?  A  côté  d'exclamations  s'ngulières,  on  en  trouve 
d'admirables  :  au  milieu  de  détails  bizarres  comme  celui-ci  :  «  O 
pntaines  de  larmes ,  sovrces  de  joie  ^  »  on  trouve  cette  exclamation 
vraiment  digne  de  Bossue'  :  «  0  gémissements!  ô  cris  de  la  nuit, 
«  perçant jut?ques  à  Dieu!  » 

Citons  aussi  ce  fragment  sur  la  mort  du  juste,  digne  de  figurer 
même  auprès  du  fameux  morceau  de  Massillon.  Nous  y  rencon- 
trons un  mot  qui  semble  emprunté  aux  études  classiques  de  Bos- 
suet,  un  souvenir  de  la  morale  et  du  courage  des  sto'iciens  : 

«  Il  ne  nomme  la  mort  ni  cruelle  ni  inexorable.  Au  contraire,  il  lui 
tend  les  bras  ;  il  lui  présente  sans  murmure  ce  qui  lui  reste  de  corps, 
et  lui  montre  lui-même  l'endroit  où  elle  doit  frapper  son  dernier  coup. 
O  mort,  lui  dit-il  d'un  visage  ferme,  tune  me  feras  aucun  mal:  tu  ne 
m'ôleras  rien  de  ce  qui  m'est  cher.  Tu  me  sépareras  de  ce  corps  mor- 
tel? 0  mort  !  je  t'en  remercie.  J'ai  travaillé  toute  ma  vie  à  m'en  déta- 
cher ;  j'ai  tâché  de  morlifier  mes  appétits  sensuels  ;  ton  secours,  ô  mort, 
m'éloil  nécessaire  pour  m'en  arracher  jusqu'à  la  racine.  Ainsi,  bien 
loin  d'interrompre  le  cours  de  mes  desseins,  lu  ne  fais  qu'accomplir 
l'ouvrage  que  j'ai  commencé;  ta  ne  détruis  pas  ce  que  je  prétends, 
mais  tu  l'achèves  ;  achève  donc,  ô  mort  favorable,  et  rends  moi  bientôt 
à  mon  maître.  » 

Voilà  des  paroles  éloquentes;  mais  quoi  qu'en  ait  dit  Bossuet , 
elles  perdaient  à  être  prononcées  ainsi  sur  le  cercueil  d'un  per- 
sonnage ignoré.  L'éloquence  a  besoin  de  grandes  circonstances: 
elle  ne  bait  même  pas  toujours  l'éclat  et  l'apparat ,  et  les  Grecs 
l'avaient  senti,  quand  ils  faisaient  un  genre  à  part  pour  l'éta- 
lage de  la  parole  (  î-toîtçt;  ).  Mais  l'oraison  funèbre  d'un  général 
de  rOrato're  devait  se  confondre  presque  inévitablement  avec 
celles  de  tant  d'abbés  et  de  personnages  secondaires,  qui  tous 
avaient  leurs  panégyristes. 

C'était  cependant  un  personnage  remarquable  que  : 

«  Cet  illustre  père,  dont  la  mémoire  toujours  fraîche  et  toujours  ré- 
cenle  est  douce  à  toute  l'Kglise  comme  une  composition  de  parfums,  u 

Bossuet  dit  de  ses  discours,  oubliés  comme  lui  : 


DES  PUEMIÈRES  ORA1S0NS  FUNEBRES.  xvn 

^  «  ÏÏ'faisoit  régner  dans  ses  sermons  la  vérité  et  la  sagesse.  L'élo- 
quence suivoit  comme  la  servante,  non  recherchée  avec  soin,  mais 
attirée  par  les  choses  mêmes.  Ainsi  son  discours  se  répandoil  à  la  ma- 
nière d'un  torrent,  et  s'il  trouvoit  en  son  chemin  les  fleurs  de  l'élocu- 
lion,  il  les  entraînoit  plutôt  après  lui  par  sa  propre  impétuosité  qu'il 
ne  l'es  cueilloii  avec  joie  pour  se  parer  d'un  tel  ornement.  »  Aug.  d& 
Doctr.  Christ.  IV,  42. 

Bossuet,  sans  y  penser,  a  caractérisé  sa  propre  éloquencei^ 
Il  est  curieux,  quand  on  étudie  ces  fragments,  de  voir  dans  ces 
premiers  discours  les  germes  d'idées  qui  mûrissent  plus  tard,  et  que 
Bossuet  manie  et  remanie  avant  de  leur  donner  leur  forme  défi- 
nitive. Ici,  par  exemple  ,  nous  rencontrons  le  fameux  passage  de 
Tertullien  sur  l'anéantissement  du  cadavre,  que  nous  retrouve- 
rons deux  fois  dans  Bossuet.  (Or.  lun.  de  Henriette  d'Angleterre, 
p.  68,  note  3.)  Voici  comme  il  est  amené  : 

«  La  nature,  cruelle  usurière,  nous  ôte  tantôt  un  sens  et  tantôt  un 
autre.  Elle  avoit  ôté  l'ouïe  au  P.  Bourgoing,  et  elle  ne  manque^  pas 
tous  les  jours  de  nous  enlever  quelque  chose  comme  pour  l'intérêt  de 
son  prêt,  sans  se  départir  pour  cela  du  droit  qu'  elle  se  réserve  d]exiger 
en  toute  rigueur  la  somme  totale  à  sa  volonté.  »  (Suit  la  citation  de 
Tertullien.)!  , 

L'idée  de  l'unité  de  l'Eglise,  admirablement  rendue  ailleurs  par 
Bossuet,  fournit  ici  un  développement  long  et  pénible ,  dont  nous 
citerons  quelques  mots ,  pour  montrer  comme  le  style  est  quelque- 
fois incorrect  et  gêné  dans  ces  premiers  discours. 

M  Elle  élève  la  voix  nuit  et  jour  pour  appeler  tous  les  hommes  auban- 
quel  où  ioul  est  fait  un.  Et  lorsqu'elle  voit  les  hérétiques  qui  s'arra- 
chent de  ses  entrailles,  ou  plutôt  qui  lui  arrachent  ses  entrailles 
mêmes,  et  qui  emportent  avec  eux  en  la  déchirant  le  sceau  de  son 
unité,  qui  est  le  baptême,  conviction  visible  de  leur  désertion,  elle  re- 
double son  amour  maternel,  etc.  » 

Les  essais  et  les  tâtonnements  sont  bien  plus  sensibles  encore 
dans  une  oraison  funèbre  beaucoup  plus  inconnue  que  la  première 
(nous  n'en  avons  même  pas  retrouvé  la  date).  C'est  un  éloge  de 
madame  Yolande  de  Monterby,  abbesse  des  Bernardines ,  qui  , 
tout  incomplet,  tout  mutilé  qu'il  est,  offre  pourtant  de  fréquents 
rapprocbements  avec  celui  de  la  ducbesse  d'Orléans.  Le  début 
mérite  de  ne  pas  être  oublié  : 

«  Quand  l'Eglise  ouvre  îa  bouche  des  prédicateurs  dans  les  funérailles 
de  ses  enfants,  ce  n'est  pas  pour  accroître  la  pompe  du  deuil  par  des 
plaintes  étudiées,  ni  pour  satisfaire  l'ambition  des  vivants  par  de  vains 
éloges  des  morts.  La  première  de  ces  deux  choses  est  trop  indigne  de 
sa  feimelé,  et  l'autre  trop  contraire  à  sa  modestie.  Elle  se  propose  un 
objet  plus  noble  dans  la  solennité  des  discours  funèbres  ;  elle  ordonne 
que  ses  ministres,  dans  les  derniers  devoirs  que  l'on  rend  aux  morts, 
fassent  contempler  à  leurs  auditeurs  la  commune  condition  de  tous  les 

'  Eloquentiam,  velut  umbram,  non  hoc  nfjens,  contrahit,  dit  Sénèque  du 
philosophe  Papirius  Fabianus.  Skn.  Ep.  C. 


XVIII  ANALYSE  ET  FRAGMENTS 

mortels,  afin  que  la  pensée  de  la  mort  leur  donne  un  saint  dégoût  de 
la  vie  présente,  et  que  la  vanité  humaine  rougisse  en  regardant  le 
terme  fatal  que  la  Providence  divine  a  donné  à  ses  espérances  trom- 
peuses. » 

Nous  y  trouvons  ensuite  une  discussion  fatigante  sur  la  lon- 
gueur de  la  vie;  Bossuet,  dans  l'Oraison  funèbre  de  Henriette 
d'Angleterre  tirera  des  consolations  touchantes. 

«  Je  nie  que  la  vie  de  l'homme  puisse  être  longue  ;  de  sorte  que  sou- 
haiter une  longue  vie  dans  ce  lieu  de  corruption,  c'est  n'entendre  pas 
ses  propres  désirs.  Je  me  fonde  sur  le  principe  de  saint  Augustin  :  Non 
est  longum  quod  aliquando  finitur  :  tout  ce  qui  a  fin  ne  peut  être 
long.  Et  la  raison  en  est  évidente  ;  car  tout  ce  qui  est  sujet  à  finir  s'ef- 
face nécessairement  au  dernier  moment,  et  on  ne  peut  rien  compter  de 
long  en  ce  qui  est  nécessairement  effacé,  car  de  même  qu'il  ne  sert  de 
rien  de  remplir,  lorsque  j'efface  tout  par  un  dernier  traita  ainsi  la  longue 
et  la  courte  vie  sont  tout  égalées  par  la  mort,  puisqu'elle  les  efface 
toutes  également,  etc.  » 

C'est  là  un  raisonnement  dans  les  formes  ,  raisonnement  de  doc- 
teur et  de  prédicateur.  Comparez  maintenant  à  ces  formes  sèches, 
le  sentiment  qui  anime  et  vivifie  ces  mêmes  idées,  reproduites  de- 
vant le  cercueil  de  la  duchesse  d'Orléans. 

Ailleurs,  mêmes  citations,  mêmes  commentaires  : 
c<  Ecce  mensurabiles  posuisli  dies  meos,  et  suhstantîa  mea  tanquam 
mhilum  ante  te.  Nous  mesurons  le  temps  de  deux  manières  différentes 
en  tant  qu'il  se  mesure  en  lui-même  par  heures,  par  jours,  par  mois, 
par  années  ;  et,  dans  cette  considération,  il  n'est  rien,  parce  que  son 
être  n'est  que  de  couler,  c'est-à-dire  que  tout  son  être  n'est  que  de 
périr,  et  que  partant  tout  son  être  n'est  rien.  » 

Suit  une  discussion  longue,  sèche,  fatigante ,  et  qui  n'est  pas 
animée  ,  comme  dans  l'oraison  funèbre  delà  duchesse  d'Orléans, 
par  des  images  expressives  et  une  parole  rapide. 

«  Ma  substance  est  comme  rien  devant  vous,  parce  que  tout  mon  être 
dépendant  du  temps,dont  la  nature  est  de  n'être  jamais  que  dans  un  mo- 
ment qui  s'enfuit  d'une  course  précipitée  et  irrévocable,  il  s'ensuit  que 
ma  substance  n'est  rien,  étant  inséparablement  attachée  à  cette  vapeur 
légère  et  volage,  qui  ne  se  forme  qu'en  se  dissipant,  et  qui  entraîne 
perpétuellement  mon  être  avec  elle  d'une  manière  si  étrange  et  si  né- 
cessaire^ que,  si  je  ne  suis  le  temps,  je  me  perds,  parce  pue  ma  vie 
demeure  arrêtée  ;  et  d'autre  part,  si  je  suis  le  temps,  qui  se  perd  et 
coule  toujours,  je  me  perds  nécessairement  avec  lui,  ecce  mensurabi- 
les ^  etc.;  d'où  passant  plus  outre  il  conclut  :  in  imagine  pertransit 
homo  :  «  L'homnrie  passe  »  comme  les  vaines  images  que  la  fantaisie 
forme  en  elle-même  dans  l'illusion  de  nos  songes,  sans  corps,  sans  so- 
lidité et  sans  consistance.  » 

Il  s'agit  de  savoir  s'il  faut  préférer  une  vie  longue  ou  courte  : 
Bossuet  discute  longuement  les  deux  questions  et  finit  par  pren- 
dre un  terme  moyen.  Voici  un  fragment  de  ce  développement  : 
«  Arrêtons  un  peu  notre  vue  sur  un  vieillard  qui  auroit  blanchi  dans 
'  La  même  idée  se  retrouve  dans  un  sermon.  Voy.  paye  6^  uote  ^ 


DES  PREMIÈRES  ORAISONS  FUNÈBRES.  XIX 

les  vanités  de  la  terre.  Quoique  l'on  me  montre  ses  cheveux  gris,  quoi- 
oue  l'on  me  compte  ses  longues  années,  je  soutiens  que  sa  vie  ne  peut 
être  lon<^ue,  j'ose  même  assurer  qu'il  n'a  pas  vécu.  Car  que  sont  deve- 
nues toutes  ses  années?  Elles  sont  perdues.  Il  ne  lui  en  reste  pas  la 
moindre  parcelle  en  ses  mains,  parce  qu'il  n'y  a  rien  attache  de  fixe  m 
de  permanent.  Que  si  toutes  ses  années  sont  perdues,  elles  ne  sont  pas 
capables  de  faire  nombre.  Je  ne  vois  rien  à  compter  dans  cette  vie  si 
longue  parce  que  tout  y  est  inutilement  dissipé  :  par  conséquent  tout 
y  est  mort  en  lui:  et  sa  vie  étant  vide  de  toutes  parts,  c'est  erreur  de 
s'imaginer  qu'elle  puisse  jamais  être  estimée  longue.  » 

Quelques  mots  sur  la  discrétion ,  sur  la  charité ,  rappellent  en- 
core vaguement  les  oraisons  funèbres  de  Henriette  d'Angleterre  et 
de  la  Princesse  Palatine  ;  mais  la  fin  du  discours  est  tronquée  ;  et 
l'ensemble  ne  présente  en  somme  rien  de  satisfaisant  pour  le  plan  et 
la  suite  des  idées.  Malgré  l'intérét|et  l'avantage  que  Bossuet  prétend 
trouver  dans  les  éloges  de  ces  personnages  mconnus,  il  est  évidem- 
ment mal  à  son  aise  :  l'oraison  funèbre  n'est  plus  que  le  prétexte,  le 
cadre  d'un  sermon  ;  cadre  gênant  et  incommode  ;  car  il  y  a  des 
conditions  d'étiquette  à  remplir,  et  des  biographies  sans  intérêt  à 
raconter.  Si  le  prédicateur  y  gagne ,  l'orateur  y  perd ,  et  beau- 


coup. 


Il  en  est  de  même  dans  l'oraison  funèbre  de  Henri  de  Gomay, 
seigneur  de  Talange  et  de  Louyn-sue.Seille.  Bossuet  énumère  pé- 
niblement tous  les  titres  de  la  gloire  de  la  maison  de  Gornay,  mais 
il  sait  encore  agrandir  à  sa  manière  cette  noblesse  ignorée. 

«  Il  a  plu  à  notre  Sauveur  de  naître  d'une  maison  illustre  par  la  glo- 
rieuse union  du  sang  royal  et  sacerdotal  dans  la  famille  d'où  il  est  sorti.» 
Mot  curieux,  si  on  le  compare,  et  à  l'exorde  de  l'oraison  fu- 
nèbre du  Père  Bourgoing ,  et  aux  corrections  qu'entraîne  toujours 
dans  l'oraison  funèbre  l'éloge  de  la  noblesse. 

Quelques  idées  de  ce  discours  ont  profité  à  Bossuet  dans  1  elog© 
de  Madame  :  par  exemple  ,  la  comparaison  de  la  vie  et  des  eaux 
courantes  (page  53,  note  5)  ;  la  rapidité  du  coup  qui  a  frappé 
M.  de  Gornay  : 

«  Bien  loin  d'éviter  l'aspect  de  la  mort,  il  l'a  tellement  méditée,  qu'elle 
n'a:pu  le  surprendre,  et  qu'elle  a  été  soudaine  sans  être  imprévue.  » 
Citons  encore  un  mot  qu'on  croirait  de  Pascal  : 
«La  hardiesse  humaine  n'aime  pas  àdemeurer  court.  Où  elle  ne  trouve 
rien  de  certain,  elle  invente.  »  Aïfy-v  ■-="■"  '  •■ 

Voici  des  idées  que  nous  retrouverons  bien  souvent  dans  les 
grandes  oraisons  funèbres  : 

«  Quoique  Dieu  et  la  nature  aient  fait  tous  les  hommes  égaux  en  les 
formant  d'une  même  boue,  la  vanité  humaine  ne  peut  souffrir  cette  éga- 
lité, ni  s'accommoder  à  la  loi  qui  nous  a  été  imposée  de  les  regarder 
tous  comme  nos  semblables.  »  •    j    i» 

«  Nous  commençons  tous  notre  vie  par  les  mêmes  infirmités^de  1  en- 
fance :  nous  saluons  tous,  en  entrant  au  monde,  la  lumière  du  jour  par 


XX  ANALYSE  ET  FRAGMENTS 

nos  pleurs;  et  le  premier  air  que  nous  respirons  nous  sert  à  tous  in- 
différemment à  former  des  cris. 

«  Il  n'y  a  que  la  mort,  où  l'arrogance  humaine  est  bien  confondue  ; 
car  c'en  là  que  i'égalilé  est  inévilabie;  et  encore  que  la  vanité  lâche,' 
en  quelque  sorte,  d'en  couvrir  la  honte  par  les  honneurs  de  la  sépul- 
ture, il  se  voit  peu  d'hommes  assez  insensés  pour  se  consoler  de  leur 
mort  par  l'espérance  d'un  superbe  tombeau,  ou  par  la  magnificence  de 
ses  funérailles.  Tout  ce  que  peuvent  faire  ces  misérables  amoureux  des 
grandeurs  humaines,  c'est  de  goûter  tellement  la  vie,  qu'ils  ne  songent 
point  à  la  mort.  » 

Ces  incorrections  d'un  esprit  qui  n'a  pas  encore  trouvé  sa  vraie 
manifestation  frappent  surtout  dans  l'oraison  funèbre  de  Nicolas 
Cornet,  grand-maitre  du  collège  de  Navarre  (1663).  A  coté  de 
détails  d'un  sens  et  d'une  vérité  profonde  ,  on  y  rencontre  plus 
qu'a  Heurs  l'e-  pression  incorrecte,  et  surtout  les  figures  empha- 
tiques ,  maladroites  ,  la  mauvaise  rhétorique  des  contemporains 
que  Bossuet  pourtant  condamne  si  sévèrement.  Ainsi ,  après  une 
vive  attaque  contre  la  fièvre  d'ambition  qui  travaillait  alors  la 
jeunesse  ecclésiastique,  avide  d'emplois,  de  renommée,  d'in- 
fluence, arrive  une  singulière  apostrophe  : 

«  Ah  !  mo('é  aiion  de  Cornet  !  tu  dois  bien  confondre  cette  jeunesse 
aveuglée!  On  t'a  présenté  des  dignités,  et  tu  les  a  refusées!» 

Il  faut  dire  que  ce  qui  précède  est  vigoureusement  écrit,  et 
peut  servir  de  commentaire  à  quelques  passages  relatifs  à  Le  Tel- 
lier.   (Voj.  page  217.] 

«  Je  vois,  dit  Bossuet,  une  jeunesse  emportée  qui  n'a,  de  toutes  les 
qualités  nécessaires,  que  des  désirs  violents  pour  s'élever  aux  charges 
ecclésiastiques,  sans  considérer  si  elle  pourra  s'acquitter  des  obliga- 
tions qui  sont  altachéps  à  ces  dignités.  On  emploie  tous  les  amis  :  on 
brigue  la  faveur  des  princes  ;  on  croit  que  c'est  assez  de  monter  sur  le 
trône  de  Pharaon,  comme  Joseph,  pour  gouverner  lEgypte;  mais  il 
faut,  comme  lui,  avoir  été  dans  le  cachot  auparavant  que  d'être  le  fa- 
vori de  Pharaon.  » 

Voici  maintenant  des  figures  de  rhétorique  et  des  détails  de 
style  qui  montrent  un  goût  encore  incertain  : 

«  Vous  verrez  donc  Nicolas  Cornet,  trésor  public  et  trésor  caché  ;  plein 
de  lumières  célestes,  et  couvert  autant  qu'il  a  pu  de  nuages  épais; 
illuminant  l'Eglise  par  sa  doctrine,  et  ne  voulant  lui  faire  savoir  que  sa 
soumission  ;  plus  illustre,  sans  comparaison,  par  le  désir  de  cacher 
toutes  ses  vertus,  que  par  le  soin  de  les  acquérir  et  la  gloire  de  les 
posséder 

«  Ce  sont  des  astres  errants,  comme  parle  l'apôtre  saint  Jude,  qui, 
pour  n'être  pas  assez  attachés  à  la  route  immuable  de  la  vérité,  gau- 
chissent et  se  détournent  au  gré  des  vanités,  des  intérêts  et  des  passions 
humaines 

«  l'^sl  permisaux  enfants  de  louer  leur  mère,  et  je  ne  dénierai  point 
ici  à  l'école  de  théologie  de  Paris  (Bossuet  en  était  sorti;  la  louange  qui 
lui  est  due  et  qu'on  lui  rend  aussi  par  toute  l'Eglise.  Le  trésor  de  la  vé- 


DES  PREMIERES  ORAISONS  FUNEBRES.  xxr 

rilé  n'est  nulle  part  plus  inviolable.  Les  fontaines  de  Jacob  ne  coulent 
nulle  pari  plus  incorruptibles » 

L'apostrophe  abonde,  dans  cette  oraison  funèbre  : 

«  Sortez,  grand  homme,  de  ce  tombeau  ;  aussi  bien  y  êtes-vous  des- 
cendu trop  tôt  pour  nous.  Sortez,  dis-je,  de  ce  tombeau,  que  vous 
avez  choisi  inutilement  dans  la  place  la  plus  obscure  et  la  plus  négli- 
gée de  cette  nef 

«  Avant  que  de  finir,  il  faut  que  je  m'adresse  à  toi,  royale  maison*, 
et  que  je  le  dise  deux  mots  :  Célèbre  sa  mémoire ,  continue  et  per- 
sévère, etc.  » 

Les  éloges  des  docteurs,  de  la  faculté  de  tbéologie,  etc.,  se  rat- 
tachent péniblement  au  discours.  Autant  le  plan  est  un,  large, 
hardi  dans  les  grandes  oraisons  funèbres  ,  autant  il  est  incertain 
et  pénible  dans  ce  qui  reste  des  premières.  Cependant,  il  y  a  en- 
core des  fragments  à  citer  dans  celle-ci. 

«  Deux  maladies  dangereuses  ont  afDigé  en  nos  jours  le  corps  de  l'E- 
glise. Il  a  pris  à  quelques  docteurs  une  malheureuse  et  inhumaine 
complaisance,  une  pilié  meurtrière,  qui  leur  a  fait  jiorler  des  coussins 
sous  les  coudes  des  pécheurs -,  chercher  des  couvertures  à  leurs  pas- 
sions, pour  condescendre  à  leur  vanité,  et  flatter  leur  ignorance  affec- 
tée Quelques  autres,  non  moins  extrêmes,  ont  tenu  les  consciences  cap- 
tives sous  des  rigueurs  très-injustes.  Us  ne  peuvent  supporter  aucune 
foible.sse  ;  ils  traînent  toujours  l'enfer  après  eux,   et   ne   fulminent  que 

des  analhèmes Qui  ne  voit  que  cette  rigueur  enfle  la  présomption, 

nourrit  le  dédain,  entrelient  un  chagrin  superbe,  fait  paioîlre  la  vertu 
trop  pesante,  l'Evangile  excessif,   le  christianisme  impossible?  » 

A  part  un  ou  deux  détails  de  mauvais  goût,  n'est-ce  pas  là  le 
sens  admirable  et  la  connaissance  de  la  vie  qu'on  retrouve  à,  cha- 
que pas  dans  Bossuet? 

C'était  d'ailleurs  un  beau  sujet,  quoique  trop  spécial.  Nicolas 
Cornet  avait  signalé  les  propositions  de  Jansénius.  et  joué  un 
rôle  très-important  dans  la  querelle  de  la  grâce  et  du  libre  arbi- 
tre. Bossuet  n'en  a  pas  tiré  tout  le  parti  possible.  Toutefois,  il 
faut  citer  la  condamnation  des  Jansénistes  et  l'allusion  à  la  mo- 
rale des  Jésuites  : 

(f  Quelle   effroyable  tempête   s'est  excitée  en  nos  jours,  touchant  la 

grâce  et  le  libre  arbitre! Voyant  les  flots  s'élever,  les  nues  s'épas- 

sir,  les  flots  s'enfler  de  plus  en  plus;  sage,  tranquille  et  posé  qu'il  étoit, 
il  se  mit  à  considérer  attentivement  quelle  éloit  celte  nouvelle  doctrine, 
et  quelles  étoienl  les  personnes  qui  la  soutcnoienl » 

La  part  des  Jansénistes  est  belle  ;  ce  sont  ; 

«  De  ces  grands  esprits,  mais  ardents  et  chauds,  qui  causent  les  mou- 
vements et  les  tumultes,  plus  capables  de  pousser  les  choses  à  l'extré- 
milé,  que  de  tenir  le  raisonnement  sur  le  penchant;  parti  zélé  et  puis- 
sant, qui  charmoit  du  moins  agréablement,  s'il  n'emporloit  tout  à  fait 
la  fleur  de  l'école  et  de  la  jeunesse.  » 

'  Le  collège  de  Navarre.  (Voy.  pa{;e  i,  note  4)- 

'   Le  carainal  de  Dausset  a  supjirimé  ce  décail  au  moins  bi/ane. 


XXII  ANALYSE  ET  FRAGMENTS 

Le  second  fragment  paraît  évidemment  un  souvenir  lointain 
des  Provinciales ,  livre  que  Bossuet  aimait  tant^  et  qu'il  eût  voulu 
avoir  fait. 

«  M.  Cornet  ne  s'est  pas  laissé  surprendre  à  celte  rigueur  affectée,  qui 
ne  fait  que  des  superbes  et  des  hypocrites  :  mais  aussi  s'est-il  montré 
implacable  à  ces  maximes,  moitié  profanes  et  moitié  saintes,  moitié 
chrétiennes  et  moitié  mondaines,  ou  plutôt  toutes  mondaines  et  toutes 
profanes  ,  parce  qu'elles  ne  sont  qu'à  demi  chrétiennes  et  à  demi 
saintes 

«  Il  a  condamné  l'usure  sous  tous  ses  noms  et  sous  tous  ses  titres.  Sa 
pudeur  a  rougi  de  tous  les  prétextes  honnêtes  des  engagements  déshonr- 

nêtes Enfin,  il  n'a  écouté  aucun  expédient  pour  accorder  l'esprit  et 

la  chair,  entre  lesquels  nous  avons  appris  que  la  guerre  doit  être  im- 
mortelle.» 

La  péroraison  ne  manque  pas  non  plus  de  sentiment  et  de 
grandeur. 

«  Heureux  seront  ceux  qui  vivront  comme  il  a  vécu  !  heureux  seront 
ceux  qui  pratiqueront  les  vertus  qu'il  a  pratiquées  !  heureux  seront  ceux 
qui  retranchent  les  choses  superflues!  heureux  seront  ceux  qui  ne  s'en- 
ivrent pas  de  la  fumée  du  siècle  !  Heureux  seront  ceux  qui  ne  vont  pas 
se  plonger  dans  la  boue  des  plaisirs  du  monde  !  » 

Nous  terminerons  ces  analyses  par  l'exorde  de  cette  oraison 
fiinèbre,oii  l'orateur  parle  de  lui-même  comme  il  en  parlera  vingt- 
cinq  ans  plus  tard,  dans  ses  adieux  au  prince  de  Condé. 

«  Et  moi,  si  toutefois  vous  me  permettez  de  dire  un  mot  de  moi-même, 
moi,  dis-je,  qui  ai  trouvé  en  ce  personnage,  avec  tant  d'autres  rares 
qualités,  un  trésor  inépuisable  de  sages  conseils,  de  bonne  foi,  de  sin- 
cérité, d'amitié  constante  et  inviolable  ,  puis-je  lui  refuser  quelques 
fruits  d'un  esprit  qu'il  a  cultivé  avec  une  bonté  paternelle  dès  sa  pre- 
mière jeunesse,  ou  lui  dénier  quelque  part  de  mes  discours,  après  qu'il 
en  a  été  si  souvent  le  censeur  et  l'arbitre  ?  » 

Ce  souvenir  personnel  n'est-il  pas  aussi  touchant  que  le  mou- 
vement tant  admiré  de  l'oraison  funèbre  de  Condé? 

Tel  est  l'intérêt  que  nous  a  présenté  cette  étude  des  premières 
oraisons  funèbres  de  Bossuet.  Ony  trouve  les  méditations  d'un  ad- 
mirable esprit  sur  les  grandesv  érités  religieuses,  ses  études  sur 
rhomme,sur  lui-même,  sur  l'éloquence  de  la  chaire;un  sens  exquis, 
une  raison  parfaite  ;  un|ensemble  de  vérités  et  de  sentiments  qui  le 
travaillent  constamment,  jusqu'à  ce  qu'il  leur  ait  donné  leur  der- 
nière expression;  en  unmot,  Bossuet  au  début.  L'expression  est  en- 
core souvent  incomplète,incertaine;mais  au  milieu  dutravail  général 
des  intelligences,  et  dans  cette  atmosphère  de  vérité  et  de  raison 
où  ont  vécu  les  grands  esprits  du  siècle,  elle  atteindra  sa  perfec- 
tion dès  que  l'orateur  aura  rencontré  un  sujet  digne  de  lui. 

Il  reste  maintenant  à  suivre  cette  histoire  du  génie  de  Bossuet 
à  l'époque  011  il  devient  le  panégyriste  presque  obligé  detout  grand 
personnage,  où  Louis  XIV  veut  que  sa  voix  anime  ces  tristes  re- 


DES  PREMIERES  ORAISOXS  FUNERRES.  xxiii 

frésentations  et  cet  appareil  funèbre-  C'est  dans  les  sis  grandes 
oraisons  funèbres  que  nous  le  trouverons  maître  tout  à  fait  de 
lui-même.  Isousle  verrons,  «imitateur  de  Cicéron  et  de  Tertullien, 
«  transporter  à  la  cour  polie  de  Louis  XIV  les  hardiesses  de  l'i- 
«  magination  orientale;  original  et  simple,-  plein  d'ordre  dans  ses 
c  écarts  et  de  grandeur  dans  sa  négligence.»  A  cette  marche 
pénible,  gênée,  interrompue  de  sa  première  oraison  funèbre  (la 
seule  que  nous  ayons  complète),  succède  un  discours  libre,  dé- 
gagé des  entraves  des  divisions  scolastiques.  Une  fois  seulement 
[Or.  fiin.  de  la  duch.  d'Orléans),  l'oraison  funèbre  présente  une 
division  régulière,  mais  qui  n'a  rien  d'artificiel  ni  de  fatigant. _^ 
L'unité  de  ses  discours  est  désormais  tout  entière  dans  cette 
grande  idée,  reproduite  sous  diverses  formes,  et  amenée  à  sa  for- 
mule définitive  dans  YOraison  funèbre  de  Condé .  La  piété  est  le 
tout  de  l'homme. 

Il  faut  étudier,  dans  les  six  grandes  oraisons  funèbres,  la  repro- 
duction de  cette  vérité  sous  mille  formes  diverses,  toujours  neuves 
et  toujours  saisissantes. Tantôt,  elle  est  proclamée  hautement,  avec 
l'autorité  d'un  exemple  terrible,  comme  la  mort  de  Madame,  et 
elle  éclate  dans  les  paroles  douloureuses  et  par  les  larmes  de  l'o- 
rateur. Tantôt  elle  ressort  d'images  grandioses  et  imposantes,  de 
leçons  éloquentes  adressées  à  l'univers  par  les  paroles  des  rois, 
et  au  nom  d'une  reine  malheureuse.  Ailleurs,  ce  sont  des  peintures 
mystiques,  des  accents  d'exaltation  et  d'amour^  lorsque  Bossuefe 
raconte  les  sentiments  et  la  piété  ardente  de  Marie-Thérèse.  Ail- 
leurs encore,  c'est  l'histoire  efî"rayante  des  égarements  de  la  prin- 
cesse Palatine,  et  des  incrédules  qui  suivent  son  exemple  ;  ail- 
leurs, an  contraire,  l'exposition  solennelle  et  sévère  des  devoirs  du 
juge,  chargé,  lui  aussi, d'un  ministère  divin,  et  digne  de  le  remplir 
comme  le  chancelier  Le  Tellier. 

Le  sujet  est  donc  le  même  au  fond.  La  division  semble  presque 
toujours  se  réduire  à  la  double  histoire  de  la  vie  et  de  la  mort  du 
héros  :  et  cependant,  aucune  des  six  oraisons  funèbres  ne  res^^ 
semble  à  l'autre.  Bossuet  s'y  montre  tour  à  tour  historien,  confes- 
seur, légiste,  philosophe,  prédicateur,  casuiste  ,  commentateur, 
poëte. 

Les  sujets  pâles,  comme  l'éloge  de  Marie-Thérèse,  deviennent 
sous  sa  main  de  grandes  œuvres  oratoires  :  histoire  contemporaine, 
souvenirs  de  l'Ecriture,  vérités  religieuses ,  tout,  jusqu'à  des  récits 
presque  puérils,  jusqu'à  l'histoire  littéraire,  et  jusqu'aux  circon- 
stances extérieures,  entre  dans  les  éléments  de  cette  admirable 
éloquence.  Ces  éléments,  nous  avons  essayé  de  les  indiquer,  en 
étudiant  les  détails  de  ces  grands  discours  et  de  ce  grand  style, 
Kous  avons  signalé  quelques  rapprochements  de  Bossuet  avec  lui- 
même,  soit  dans  ces  fragments  ignorés,  soit  dans  des  citations  des 
Sermons  et  du  Discours  sur  l'Histoire  universelle  ;  car  Bossuet 
offre  ce  singuUer  caractère,  qu'on  peut  l'expliquer  et  le  commen- 
ter par  lui-même.  Nous  avons  encore  cité,  comme  moyen  de  con- 


XXIV  ANALYSE  ET  FRAGM.  DES  I^es  ORAIS.  Fl'NÉimES. 

Irôle,  les  jugements  des  contemporains  sur  des  hommes  parfois 
trop  admirés  de  Bossuet,  et  que  les  Mémoires  jugent  pfus  sévère- 
ment. Enfin,  nous  avons  essayé  de  faire  comprendre  ce  que  peut 
être  la  lecture  de  Bossuet. 


BOSSUET 


ORAISONS    FUNEBRES. 


ORAISON  FUNÈBRE 

DE 

HENRIETTE    MARIE    DE    FRANCE, 

REINE  DE  LA  GRANDE-BRETAGNE. 


NOTICE    SUR    LA    REINE    DE   LA   GRANDE-BRETAGNE*. 

Henriette-Marie  de  France  était  le  dernier  enfant  de  Henri  IV  et  de 
Marie  de  Médicis.  Née  au  Louvre,  le  25  novembre  1609,  six  mois  avant 
la  mort  de  son  père,  elle  avait  reçu  une  éducation  profondément  reli- 
gieuse, à  laquelle  saint  François  de  Sales  n'avait  pas  été  étranger.  Ce 
fut  Richelieu,  entré  depuis  un  an  au  conseil,  qui  la  maria,  en  1625,  à 
Charles  ler,  roi  d'Angleterre.  Le  pape  Urbain  Mil,  parrain  de  la  prin- 
cesse, comptait  sur  ce  mariage  pour  la  réunion  de  la  Grande-Bretagne 
à  l'Eglise.  La  nouvelle  reine  emportait  des  instructions  de  sa  mère,  et 
d'une  religieuse  carmélite  en  grande  réputation  de  sainteté,  la  mère  Ma- 
deleine de  St-Joseph,  relativement  à  la  propagation  de  la  foi.  Enfin, 
elle  emmenait  son  confesseur,  le  fondateur  de  l'Oratoire,  Pierre  de 
BéruUe ,  qui  avait  fait  le  mariage  ,  et  douze  prêtres  de  cette  congré- 
gation. 

Arrivée  en  Angleterre,  elle  trouva  un  accueil  qui  lui  fit  cruellement 
regretter  la  France.  «  Dès  le  soir  de  son  arrivée,  on  met  les  catholiques 
«  en  prison,  comme  si  on  avoit  voulu  à  sa  vue  les  affliger,  bien  qu'on 
a  les  relâcha  depuis  à  l'instante  prière  qu'elle  en  lit...  Elle  ne  put  souf- 
«  frir  sans  larmes  de  se  voir,  jeune  princesse,  quasi  comme  étrangère,  toute 
«  seule  parmi  des  personnes  de  langue  et  de  religion  différentes,  séparée 
«  de  ceux  en  qui  elle  avoit  créance.  »  [Mém.  de  Richelieu.)  Louis  XIH 
intervint  inutilement  ;  les  prêtres  catholiques  durent  quitter  Londres  et 
la  reine,  malgré  de  formels  engagements.  Henriette  de  France  n'en  avait 
pas  fini  avec  la  persécution  ;  elle  eut  beaucoup  à  souffrir  de  l'inHuence 
jalouse  de  Buckingham.  Le  roi  écoulait  son  favori  plus  que  sa  femme, 
et  la  reine  vécut  inquiète  et  persécutée  jusqu'à  la  mort  de  Buckingham 
et  à  la  paix  de  Suze,  qu'elle  fit  conclure,  en  1628,  entre  son  frère  et 
son  mari. 

Alors  s'écoulèrent  ces  seize  années  d'une  prospérité  accomplie  dont 

*  Cette  notice,  et  ^celles  que  nous  donnerons  par  la  suite,  n'étant  que  le 
complément  de  loraison  tunèbre,  nous  ne  faisons  qu'indiquer  les  faits  tlti- 
yeloppés  dans  le  discours. 


2 

Bossuet  a  fait  l'histoire,  et  qui  furent  plus  funestes  qu'il  ne  le  pense  à 
la  royauté  ;  car  la  révolution  d'Angleterre  eut  pour  occasion  la  vieille 
haine  contre  la  cour  de  Rome.  C'est  en  1639  que  l'Ecosse  se  soulève. 
L'Angleterre  l'imite.  StrafFord  et  Laud  sont  mis  en  jugement.  La  reine, 
violemment  poursuivie  par  les  clameurs  du  peuple,  épouvantée  des  ex- 
cès de  cette  révolution  naissante,  contribue  malheureusement  par  ses 
terreurs  à  décider  Charles  1er  à  livrer  le  malheureux  Strafford  ;  conces- 
sion cruelle  et  inutile,  puisque  bientôt  toute  la  famille  royale  est  forcée 
de  fuir  Londres  (1640). 

Nous  ne  referons  pas  l'histoire  de  la  révolution  et  de  la  part  que  la 
reine  y  prend  :  il  faut  la  lire  dans  Bossuet.  Après  huit  ans  de  cruelles 
épreuves,  proscrite,  poursuivie  à  coups  de  canon,  la  reine  est  enfin  ar- 
rivée au  Louvre,  implorer  le  secours  d'Anne  d'Autriche,  attaquée  elle- 
même.  Abandonnée,  réduite  à  demander  l'aumône  au  parlement,  pour 
dernier  coup  elle  apprend  enfin  la  mort  de  son  mari.  Bien  qu'elle  eût 
dans  l'esprit  plus  d'enjouement  que  de  sérieux  '^,  elle  ressentit  cruel- 
lement cette  perte  terrible,  et  adressa,  par  l'intermédiaire  de  madame  de 
Motteville  ,  confidente  de  deux  reines,  d'éloquents  conseils  à  sa  belle- 
sœur  Anne  d'Autriche  sur  le  danger  de  lutter  contre  une  nation  soulevée. 
Un  dernier  outrage  lui  manquait,  dont  Bossuet  n'a  pas  parlé  :  elle  se 
sentait  à  charge  au  premier  ministre,  et  voulut  au  moins  réclamer  son 
douaire  en  Angleterre.  «  Le  cardinal  Mazarin  le  fit  pour  lui  complaire, 
«  mais  beaucoup  plus  pour  soulager  les  coffres  du  roi  de  cette  dépense  ; 
«  car  sa  grande  économie  faisoit  qu'il  étoit  toujours  fâché  d'en  voir 
«  sortir  de  l'argent  pour  d'autres  que  pour  lui.  »  [Mad.  de  Motteville,) 
Cromwell  répondit  que  la  reine  n'avait  jamais  été  reconnue  comme 
épouse  légitime,  et  refusa. 

Dès  lors,  elle  vécut  ignorée  et  solitaire,  dans  le  couvent  de  la  Visita- 
tion de  Chaillot,  qu'elle  avait  fondé  ,  jusqu'aux  jours  de  la  Restauration 
(1660),  et  du  mariage  de  sa  fille  avec  le  duc  d'Orléans  (1661).  Deux 
voyages  en  Angleterre  et  son  zèle  pour  le  catholicisme  la  rendirent  en- 
core suspecte  aux  Anglais.  Il  fallut  revenir.  La  princesse  d'Orange,  sa 
fille  aînée,  et  le  duc  de  Glocester,  moururent  sous  ses  yeux  de  la  petite 
vérole  ;  sa  fille  Henriette  faillit  mourir  dans  la  traversée  "*.  Poursuivie 
ainsi  jusque  dans  les  jours  de  calme  et  de  prospérité,  la  reine  d'Angle- 
terre traîna  encore  quelques  années  les  restes  d'une  vie  épuisée,  et 
mourut  à  sa  maison  de  Colombe ,  près  de  Paris,  en  1669,  peut-être  em- 
poisonnée par  des  médecins  imprudents.  Son  corps  fut  déposé  à  Saint- 
Denis;  son  cœur,  à  l'église  de  Chaillot.  Bossuet  fut  chargé  de  l'oraison 
funèbre  ;  il  ne  l'eût  pas  fait  imprimer  (car  il  ne  voulait  pas  qu'un  prêtre 
publiât  rien  sans  une  nécessité  absolue)  ;  mais  la  duchesse  d'Orléans  en 
obtint  la  publication.  Dix  mois  après,  il  en  était  de  même  pour  elle.    .^ 

•  Mme  de  Motteville. 

••  Voy.  plus  bas,  p.  47,  la  Notice  sur  la  duchesse  d'Orléans.    ' 


ORAISON  FUNEBRE 
DE  HENRIETTE-MARIE  DE  FRANCE, 

REINE  DE  LA  GMNDE-BRETAGNE, 

PRONONCÉE  LE  16  NOVEMBRE  1669,  EN  PRÉSENCE  DE  MONSIEUR,  FRÈRE 
UNIQUE  DU  ROI  ,  ET  DE  MADAME,  EN  l'ÉGLISE  DES  RELIGIEUSES  DE 
SAINTE-MARIE  DE  CHAILLOT,  OU  REPOSE  LE  COEUR  DE  SA  MAJESTE. 

Et  nunc,  reges,  intelligite;  erudimini  qui  judicatîs  terram  ••  Psal.  ii.  lo. 
Maintenant,  ô  rois,  apprenez;  instruisez-vous,  juges  de  la  terre. 

[  PLAN  DU  DISCOURS."— 'ExoRDE  qui  contient  la  Propositiox': 

lO  Enseignements  que  Dieu  donne  aux  rois;  la  reine  de  la  Grande-Bretagne  en  est 
un  exemple  redoutable. — 2°  Enseignements  qu'elle  a  retirés  de  ses  malheurs. 

Division. — Première  Partie.  Naissance,  caractère,  pieté  de  la  reine. — Son 
influence  sur  la  religion  et  la  politique. 

Deuxième  Partie.  Quelles  sont  les  causes  de  la  révolution? — Ce  n'est  ni  le  ca- 
ractère du  roi. —Ni  le  caractère  de  la  nation. — C'est  la  fureur  de  disputer 
des  choses  divines. 

Troisième  Partie.  Portrait  de  CromweU.  —  Héroïsme,  dangers,  malheurs  de 
reine.  —  Ses  dernières  années. 

Péroraison.  —  La  reine  a  dû  à  ses  malheurs  d'apprendre  la  science  de  l'Evan- 
gile,£et  de  terminer  saintement  sa  vie  *.] 

Monseigneur,* 

4®  ExoRDE. —  Celui  qui  règne  dans  les  cieux,  et  de  t]ui 
relèvent^  tous  les  empires,  à  qui  seul  appartient  la  gloire, 
la  majesté  et  rindépendance,  est  aussi  le  seul  qui  se  glo- 
rifie* de  faire  la  loi  aux  rois,  et  de  leur  donner,  quand  il 
lui  plaît,  de  grandes  et  de  terribles  leçons.  Soit  qu'il  élève 
les  trônes,  soit  qu'il  les  abaisse,  soit  qu'il  communique  sa 
puissance  aux  princes,  soit  qu'il  la  retire  à  lui-même,  et  ne 

*  Ce  texte  avait  déjà  été  employé  par  Fromentières,  évéque  d'Aire, 
pour  l'éloge  funèbre  d'Anne  d'Autriche,  en  1665.  La  même  idée  a  fourni 
à  Massillon  le  célèbre  exorde  de  l'oraison  funèbre  de  Louis  XIV  :  «  Dieu 
«  seul  est  grand,  mes  frères.  »  —  Le  texte  de  Bossuet  résume  l'orai- 
son funèbre  tout  entière  en  un  seul  mot,  les  terribles  leçons  que  Dieu 
donne  aux  rois. 

2  Philippe,  duc  d'Orléans,  né  le  21  septembre  1640,  mort  le  l^r  juin 
1701.  Il  était  père  du  duc  d'Orléans,  qui  fut  régent  du  royaume  après 
la  mort  de  Louis  XIV. 

3  «  Relèvent.  »  Souvenir  de  la  hiérarchie  féodale.  Les  rois  relèvent 
de  Dieu,  comme  les  grands  vassaux  relevaient  du  roi. 

*  «  Se  glorlGe.  »  Expression  grecque,  suyjijQxi. 

*  La  divisioa  et  les  numéros  eoat  répétés  dans  le  texte  du  discoure. 


4  ORAISON  FUNEBRE 

leur  laisse  que  leur  propre  foiblesse*;  il  leur  apprend  leurs 
devoirs  d'une  manière  souveraine  et  digne  de  lui.  Car,  en 
leur  donnant  sa  puissance,  il  leur  commande  d'en  user 
comme  il  fait  ^  lui-même  pour  le  bien  du  monde  ;  et  il  leur 
fait  voir,  en  la  retirant,  que  toute  leur  majesté  est  em- 
pruntée, et  que,  pour  être  assis  sur  le  trône,  ils  n'en  sont 
pas  moins  sous  sa  main  et  sous  son  autorité  suprême  '. 
C'est  ainsi  qu'il  instruit  les  princes,  non-seulement  par 
des  discours  et  par  des  paroles,  mais  encore  par  des  effets 
et  par  des  exemples.  Et  nunc^  reges,  intelligite  ;  erudimini 
qui  judicatis  terram. 

Chrétiens  *,  que  la  mémoire  d'une  grande  reine,  fille, 
femme,  mère  de  rois  si  puissants,  et  souveraine  de  trois 

1  «  Que  leur  propre  foiblesse.  »  «  Celui  qui  eslablit  et  ruine  les  mo- 
«  narchies  et  principautés,  selon  sa  sagesse  et  justice,  donne  tel  con- 
«  trepoids  aux  affaires  humaines,  que  les  plus  puissants  ne  se  remuent, 
«  sinon  quand  et  comme  il  lui  plaist,  afin  que  sa  providence  soit  tou- 
«  jours  reconnue  et  adorée,  et  l'imbécillité  des  conseils  et  efforts  hu- 
«  mains  de  plus  en  plus  reconnue.  »  Plutarque,  Marceflus,  trad. 
d'Amyot.  —  L'exorde  repose  sur  deux  idées  :  1»  Enseignements  donnés 
aux  rois  en  général;  2«  Instruction  que  la  reine  d'Angleterre  en  a  per- 
sonnellement retirée.  C'est  la  première  surtout  qui  donne  aux  paroles 
de  lîossuet  cette  grandeur  admirée  si  souvent.  Ajoutez-y  l'harmonie 
grave  et  soutenue  des  périodes,  et  vous  aurez  une  excellente  explica- 
tion de  cette  formule  donnée  par  Buffon  :  «  Le  ton  n'est  que  la  conve- 
«  nance  du  style  à  la  nature  des  idées  qu'il  exprime.  »  —  Soit  qu'il 
élève  les  trônes,  soit  qu'il  les  abaisse,  etc.  Exemple  A' amplification 
par  redoublements  d'idées;  redoublements  très-expressifs  et  très-permis 
(quoi  qu'en  aient  dit  Voltaire  et  Maury},  quand  ils  ajoutent  à  la  pensée, 
qu'ils  la  développent  progressivement,  ou  qu'ils  la  montrent  sous  un 
nouveau  jour.  —  Il  est  curieux  de  retrouver  souvent  le^^mème  procédé 
dans  Molière  : 

Mon  Dion,  des  mœurs  du  temps  mettons-nous  moins  en  peine. 

Et  faisons  un  peu  yrâce  à  la  mture  humaine,  etc.      Misanth.,  I,  l- 

Voyez  aussi  le  discours  de  Cléante  à  Orgon.  Tartufe,  I,  6. 

2  «  Comme  il  fait.  »  Faire,  mot  explétif,  qui  remplace  le  verbe  user. 
Il  s'emploie  à  chaque  instant  ainsi  au  dix-septième  siècle,  notamment 
dans  Bossuet. 

3  «  En  leur  donnant  sa  puissance,  etc.  »  Modèle  de  période  [-mpio^og, 
Tt-^'.i-jiipzicc.  Conclusio,  comprehensio  verborum).  C'est-à-dire  une  idée 
principale,  développée  par  un  certain  nombre  d'idées  accessoires  qui 
s'expliquent  et  se  complètent  réciproquement;  et  renfermée  en  une 
phrase  large,  harmonieuse  et  bien  terminée;  comme  en  vers,  oùlapen- 
sée  est  pressée  aux  pieds  nombreux  de  la  poésie  (Montaigne). 

*  «  Chrétiens,  etc.  »  Bossuet  entre  ici  dans  la  partie  tout  historique 
Ou  sujet.  Dès  les  premiers  mots,  la  reine  est  nommée  ;  vient  ensuite 
l'hisioiie  de  la  Révolution  et  de  la  Restauration  d'Angleterre,  esquissée 
en  quelques  traits;  enfin,  la  vie  même  de  la  reine,  mêlée  aux  réflexions 
et  aux  conclusions  de  l'orateur. 


DE  HENRIETTE  DE  FRANCE.'  5 

royaumes,  appelle  de  tous  côtés  à  cette  triste  cérémonie, 
ce  discours  vous  fera  paroitre  un  de  ces  exemples  redou- 
tables, qui  étalent  aux  yeux  du  monde  sa  vanité  tout  en- 
tière'. Vous  verrez  dans  une  seule  vie  toutes  les  extrémités 
des  choses  humaines  ;  la  félicité  sans  bornes,  aussi  bien 
que  les  misères;  une  longue  et  paisible  jouissance  d'une  des 
plus  nobles  couronnes  de  Tunivers  -  ;  tout  ce  que  peuvent 
donner  de  plus  glorieux  la  naissance  et  la  grandeur,  accu- 
mulé sur  une  tête  ',  qui  ensuite  est  exposée  à  tous  les  ou- 
trages de  la  fortune*;  la  bonne  cause  d'abord  suivie  de  bons 
succès,  et  depuis,  des  retours  soudains,  des  changements 
inouïs,  la  rébellion  longtemps  retenue,  à  la  fm  tout  à  fait 
maîtresse  ;  nul  frein  à  la  licence;  les  lois  abolies;  la  majes- 
tée  violée  par  des  attentats  jusques  alors  Inconnus  ;  Tusur- 
patlon  et  la  tyrannie  sous  le  nom  de  liberté  ;  une  reine  fu- 
gitive, qui  ne  trouve  aucune  retraite  dans  trois  royaumes, 
et  à  qui  sa  propre  patrie  n'est  plus  qu'un  triste  lieu  d'exil  ^; 
neuf  voyages  sur  mer,  entrepris  par  une  princesse,  malgré 
les  tempêtes;  l'Océan  étonné^  de  se  voir  traversé  tant  de 
fois  en  des  appareils  si  divers,  et  pour  des  causes  si  diffé- 
rentes ;  un  trône  indignement  renversé,  et  miraculeuse- 
ment rétabli.  Voilà  les  enseignements  que  Dieu  donne 
aux  rois  :  ainsi  fait-il  voir  au  monde  ^  le  néant  de  ses  pom- 
pes et  de  ses  grandeurs.  Si  les  paroles  nous  manquent,  si 
les  expressions  ne  répondent  pas  à  un  sujet  si  vaste  et  si 
relevé®,  les  choses  parleront  assez  d'elles-mêmes.  Le  cœur 

*  «  Étalent  sa  vanité.»  Étaler  la  vanité,  alliance  de  mots  énergique. 
V.  pag.  37,  note  5. 

-  ((  La  félicité...  les  misères,  etc. «Exemple  d'énuméralion progressive. 
^  «  Sur  une  tète.  »  Expression  toute  grecque. 

J'ignore  le  destin  d'une  tête  si  chère.    Racine,  Phèdre,  i,  r.  % 

'*  «  La  naissance  et  la  grandeur...  exposée  aux  outrages  de  la  for-- 
tune,  etc.  »  Antithèses  d'idées.  Elles  se  rencontrent  fréquemment  chez 
Bossuet,  que  les  contrastes  frappent  et  inspirent  si  fortement  ;  mais^ 
elles  sont  rarement  balancées  avec  symétrie  comme  dans  Fléchier  ou= 
Massillon. 

5  «  Lieu  d'exil.  »  C'est  le  mot  de  Darius  fugitif.  Quuusque  in  regnt/ 
meo  exulabo.  Q.-Curt.,  V,  24. 

6  «  Malgré  les  tempêtes;  l'Océan  étonné.»  Cette  image  poétique  rap- 
pelle le  Neptune  de  V Odyssée  et  de  V Enéide,  moins  la  part  active  qu'il 
prend  aux  malheurs  d'Uljsse  ou  d'Enée. 

'  «  Ainsi  fait-il  voir  au  monde.  »  Tour  plus  rapide  que  la  forme  ordi- 
naire :  c'est  ainsi  que... 

8  «  Si  les  paroles  nous  manquent.  »  Cette  défiance  de  l'orateur  n'est 
pas  de  la  fausse    modestie,  comme  dans  Fléchier;    c'est  une  crainte 


(i  ORAISON  FUNÈBRE 

d'une  grande  reine  \  autrefois  élevé  parunesi  longue  suite 
de  prospérités,  et  puis  plongé  tout  à  coup  dans  un  ahîme 
d'amertumes,  parlera  assez  liaut^;  et  s'il  n'est  pas  permis 
aux  particuliers  de  faire  des  leçons  aux  princes  sur  des 
événements  si  étranges,  un  roi  me  prête  ses  paroles  pour 
leur  dire  ^  :  Et  nunc,  reges,  iiitelligite  ;  erudimmi,  qui  judi- 
catis  terram  :  a  Enlenàez,  ô  grands  de  la  terre  ;  instruisez- 
vous,  arbitres  du  monde.  » 

â*'  Division.  —  Mais  la  sage  et  religieuse  princesse,  qui 
fait  le  sujet  de  ce  discours,  n'a  pas  été  seulement  un  spec- 
tacle proposé  aux  hommes  pour  y  étudier  les  conseils  de  la 
divine  Providence  et  les  fatales  *  révolutions  des  monar- 
chies ;  elle  s'est  instruite  elle-même,  pendant  que  Dieu 
instruisoit  les  princes  par  son  exemple  ^.  J'ai  déjà  dit  que 
ce  grand  Dieu  ^  les  enseigne,  et  en  leur  donnant  et  en  leur 
ôtant  leur  puissance.  La  reine  dont  nous  parlons  a  égale- 
ment entendu  deux  leçons  si  opposées  ;  c'est-à-dire  qu'elle 
a  usé  chrétiennement  de  la  bonne  et  de  la  mauvaise  for- 
tune. Dans  l'une,  elle  a  été  bienfaisante;  dans  l'autre,  elle 
s'est  montrée  toujours  invincible.  Tant  qu'elle  a  été  heu- 
reuse, elle  a  fait  sentir  son  pouvoir  au  monde  par  des 
bontés  infinies  ;   quand  la  fortune  l'eut  abandonnée ,  elle 

réelle,  une  sorte  de  confusion  inspirée  par  la  grandeur  des  événements 
e.l  par  la  profondeur  des  conseils  divins.  Ainsi,  dans  les  Méditations  sur 
l'Evangile  (1699  jour),  Bossuet  étudie  le  grand  secret  du  ciel,  le  mys- 
tère de  la  Trinité  ;  et  s'écrie,  après  une  explication  admirable  :  «  Par- 
donnez, Seigneur,  ces  expressions,  ce  sont  des  hommes  qui  parlent!  » 
(V.  l'exorde  de  l'or.  fun.  de  Condé;  V.  aussi  l'or.  fun.  d'Anne  de  Gonzague.) 

1  «  Le  cœur,  etc.  »  Allusion  à  cette  circonstance,  que  le  cœur  de  la 
reine  avait  et  3  déposé  dans  l'église  même  où  parle  Bossuet. 

3  «  Parlera  assez  haut.  »  Expression  forcée,  mais  autorisée  par  l'u- 
sage. Buffon  a  dit  :  «  C'est  le  corps  qui  parle  au  corps.  »  —  Il  y  a  aussi 
dans  Corneille  une  expression  toute  semblable  : 

Trois  sceptres 

Parleront  au  lieu  d'elle,  et  ne  se  tairont  pas.         Nicomède,  I,  i. 

3  «  Un  roi  me  prête  ses  paroles.  »  Précaution  oratoire.  Bossuet  se 
couvre  de  l'autorité  de  David  pour  faire  une  leçon  aux  rois,  au  milieu 
des  splendeurs  qui  entouraient  Louis  XIV  en  1669.  Du  reste,  elle  ra- 
mène, par  une  transition  éloquente,  le  texte  et  le  point  de  départ  du 
discours. 

*  «  Fatales,  »  providentielles.  Fatalis.  Ce  mot  n'a  guère  d'autre  sens 
au  dix-septième  siècle. 

5  Variante.  Par  son  exemple  fameux  (f^  et2e  édit.). 

6  «  Ce  grand  Dieu.  »  Epithète  à  laquelle  Bossuet  attache  beaucoup 
de  force.  Dans  l'Histoire  Universelle^  Moïse,  saint  Jean  l'Evangéliste,  et 
bien  d'autres,  sont  traités  de  grands  hommes. 


DE  HENRIETTE  DE  FRANCE.  7 

s'enrichit  plus  que  jamais  elle-même  de  vertus  :  tellement 
qu'elle  a  perdu  pour  son  propre  bien  celte  puissance  royale 
qu'elle  avoit  pour  le  bien  des  autres  *  ;  et  si  ses  sujets,  si  ses 
alliés ,  si  l'Eglise  universelle  a  prolité  de  ses  grandeurs, 
elle-même  a  su  profiter  de  ses  malheurs  et  de  ses  disgrâces 
plus  qu'elle  n  avoit  fait  de  toute  sa  gloire  .  C'est  ce  que 
nous  remarquerons  dans  la  vie  éternellement  mémorable  de 
très-haute,  très-excellente etitrès-puissante  princesse-  Hen- 
riette-Marie DE  France,  reine  de  la  Grande-Bretagne. 
d""^  Partie.  —  Quoique  personne  n'ignore  les  grandes 
qualités  d'une  reine  dont  fhistoire  a  rempli  tout  l'uni- 
vers, je  me  sens  obligé  d'abord  à  ^  les  rappeler  en  votre 
mémoire,  afin  que  cette  idée  nous  serve  pour  toute  la  suite 
du  discours.  Il  seroit  superflu  de  parler  au  long  de  la  glo- 
rieuse naissance  de  cette  princesse  :  on  ne  voit  rien  sous  le 
soleil  qui  en  égale  la  grandeur.  Le  pape  saint  Grégoire  a 
donné,  dès  les  premiers  siècles,  cet  éloge  singulier  *  à  la  cou- 
ronne de  France  :  c(  qu'elle  est  autant  au-dessus  des  autres 
«  couronnes  du  monde,  que  la  dignité  royale  surpasse  les 
((  fortunes  particulières^.  »  Que  s'il  a  parlé  en  ces  termes  du 
temps  du  roi  Childebert,  et  s'il  a  élevé  si  haut  la  race  deMé- 
rovée,  jugez  ce  qu'il  auroit  dit  du  sang  de  saint  Louis  et  de 
Cliarlemagne  ^.  Issue  de  cette  race,  fille  de  Henri  le  Grand 
et  de  tant  de  rois^,  son  grand  cœur  a  surpassé  sa  naissance. 

1  «  Tellement  qu'elle  a  perdu,  etc.  »  Raisonnement  par  induction, 
qui  conclut  de  plusieurs  faits  particuliers  à  une  vérité  générale.  11  amène 
l'application  pratique  et  personnelle  des  conclusions  que  Bossuet  tirera 
à  la  fin  du  discours. 

-  «  Très-Haute,  etc.  »'  Formule  officielle  :  espèce  d'épitaphe  qui  se 
place  en  général  à  la  fin  de  l'exorde.  Voyez  cependant,  comme  exception, 
l'oraison  funèbre  de  la  duchesse  d'Orléans,  p.  49. 

3  «  Obligé  à.  »  H  faudrait  de.  —  Obligé  à  exprime  un  devoir  :  obligé 
de  une  nécessité. 

*  «  Eloge  singulier,  n  Singularis,  particulier.  —  Sens  ordinaire  da 
mot  au  dix-septième  siècle. 

ô  «  Quanto  cœteros  homines  regia  dignilas  antecedit,  tanto  cœtera- 
<(  rum  genlium  régna  regni  veslri  profecto  culmen  excellit.  »  Grég., 
VI,  Ep.  6.  —  Saint  Grégoire  le  Grand,  né  en  550,  pape  en  590,  mort 
en  604,  auteur  du  rit  grégorien  ;  contemporain  de  Childebert  11  et  ds 
B  runehaut. 

6  «  Et  de  Charlemagne.  »  Encore  une  condition  officielle  de  l'oraison 
funèbre  :  l'éloge  de  la  famille  et  de  la  noblesse  de  son  héros.  Cette  con- 
dition du  reste,  entraîne  presque  toujours  une  sorte  de  correction  ;  car 
le  prédicateur  doit  éviter  d'encourager  l'orgueil  (V.  l'or.  fun.  de  la  du- 
chesse d'Orléans,  de  Marie-Thérèse  ;  celle  de  Turenne,  par  Fléchier,  etc.). 

"^  «  Issu  de  cette  race,  fille  de  Henri  le  Grand,  etc.  »  Construction 
interrompue  ou  anacoluthe  {x.  dy.c>K0'j9oî)  ;  l'accord  logique  remplaça 


8  ORAISON  FUNEBRE 

Toute  autre  place  qu'un  trône  eût  été  indigne  d'elle.  A  la 
vérité  elle  eut  de  quoi  satisfaire  à  *  sa  noble  fierté,  quand 
elle  vit  qu'elle  alloit  unir  la  maison  de  France  à  la  royale 
famille  des  Stuarts,  qui  étoient  venus  à  la  succession  de  la 
couronne  d'Angleterre  par  une  fille  de  Henri  Y II  *,  mais 
qui  tenoient  de  leur  chef^,  depuis  plusieurs  siècles,  le 
sceptre  d'Ecosse,  et  qui  descendoient  de  ces  rois  antiques 
dont  l'origine  se  cache  si  avant  dans  l'obscurité  des  pre- 
miers temps.  Mais  si  elle  eut  de  la  joie  de  régner  sur  une 
grande  nation,  c'est  parce  qu'elle  pouvoit  contenter  le  désir 
immense  qui  sans  cesse  lasollicitoit  à  faire  du  bien*".  Elle 
eut  une  magnificence  royale,  et  l'on  eût  dit  qu'elle  perdoit 
ce  qu'elle  ne  donnoit  pas  "\  Ses  autres  vertus  n'ont  pas  été 
moins  admirables.  Fidèle  dépositaire  des  plaintes  et  des 
secrets,  elle  disoit  que  les  princes  dévoient  garder  le  même 
silence  que  les  confesseurs,  et  avoir  la  même  discrétion. 
Dans  la  plus  grande  fureur  des  guerres  civiles,  jamais  on 
n'a  douté  de  sa  parole,  ni  désespéré  de  sa  clémence  ^. 
Quelle  autre  a  mieux  pratiqué  cet  art  obligeant  "^  qui  fait 
qu'on  se  rabaisse  sans  se  dégrader,  et  qui  accorde  si  heu- 
reusement la  liberté  avec  le  respect  ?  Douce ,  familière, 
agréable  autant  que  ferme  et  vigoureuse  ,  elle  savoit  per- 
suader et  convaincre  aussi  bien  que  commander,  et  faire 
valoir  la  raison  non  moins  que  l'autorité.  Vous  verrez  avec 
quelle  prudence  elle  traitoit  les  affaires  ;  et  une  main  si 
habile  eût  sauvé  l'Etat,  si  l'Etat  eût  pu  être  sauvé  ^.  On  ne 

l'accord  grammatical  ;  remarque  qui  se  présente  à  tout  moment  chez  les 
grands  écrivains. 

1  «  Satisfaire  à.  »  Latinisme.  On  en  trouve  beaucoup  dans  Bossuet. 

2  «  Par  une  fille  de  Henri  Vil.  »  Marguerite,  fille  aînée  de  Henri  VH  ; 
mariée  à  Jacques  IV,  en  1502.  Jacques  I^r,  père  de  Charles  1er,  guo- 
eède  à  Elisabeth,  fille  de  Henri  VllI,  en  1603.  11  était  roi  d'Ecosse 
depuis  1567. 

3  «  De  leur  chef.  »  Terme  de  jurisprudence  et  d'histoire. 

*  «  Mais  si  elle  eut  de  la  joie  ,  etc.  »  Exemple  de  stjle  simple.  C'est 
l'esquisse  et  le  premier  trait  du  caractère  de  la  reine,  sans  effets  ni 
recherche.  V.  plus  bas  la  phrase  :  douce,  familière,  agréable,  etc. 

5  «  Qu'elle  perdoit  ce  qu'elle  ne  donnoit  pas.  »  Expression  concise  et 
ingénieuse. 

^  «  Douter  de  sa  parole,  désespérer  de  sa  clémence.  »  Accord  remar- 
quable des  verbes  avec  les  idées. 

■<  «  Art  obligeant.  »  Epithète  expressive,  et  qui  se  rencontre  rarement 
avec  un  mot  aussi  général  que  le  mot  art.  —  Rabaisser  se  prend  rare- 
ment en  bonne  part  :  ici,  le  sens  est  précisé  par  les  mots  qui  précédent 

*  «  Si  l'Etat  eût  pu  être  sauvé.  » 

Si  Per{;ama  dextra 


DE  HENRIETTE  DE  FRANCE.  9 

peut  assez  louer  la  magnanimité  de  cette  princesse.  La  for- 
tune ne  pouvoit  rien  sur  elle  :  ni  les  maux  qu'elle  a  pré- 
vus, ni  ceux  qui  Font  surprise,  n'ont  abattu  son  courage. 
Que  dirai-je  de  son  attachement  immuable  à  la  religion 
de  ses  ancêtres  ?  Elle  a  bien  su  reconnoître  que  cet  atta- 
chement faisoit  la  gloire  de  sa  maison  aussi  bien  que  celle 
de  toute  la  France,  seule  nation  de  l'univers  qui,  depuis 
douze  siècles  presque  accomplis  que  ses  rois  ont  embrassé 
le  christianisme  \  n'a  jamais  vu  sur  le  trône  que  des  princes 
enfants  de  l'Eglise  *.  Aussi  a-t-elle  toujours  déclaré  que  rien 
ne  seroit  capable  de  la  détacher  de  la  foi  de  saint  Louis  ^. 
Le  roi  son  mari  lui  a  donné  jusques  à  la  mort  ce  bel  éloge, 
qu'il  n'y  avoit  que  le  seul  point  de  la  religion  où  leurs  cœurs 
fussent  désunis  ;  et  confirmant  par  son  témoignage  la 
piété  de  la  reine,  ce  prince  très-éclairé  a  fait  connoître  en 
même  temps  à  toute  la  terre  la  tendresse,  l'amour  conjugal, 
la  sainte  et  inviolable  fidélité  de  son  épouse  incomparable. 
Dieu,  qui  rapporte  tous  ses  conseils  *  à  la  conservation 
de  sa  sainte  Eglise,  et  qui,  fécond  en  moyens ,  emploie 
toutes  choses  à  ses  fins  cachées,  s'est  servi  autrefois  des 
chastes  attraits  de  deux  saintes  héroïnes  pour  délivrer  ses 
fidèles  des  mains  de  leurs  ennemis.  Quand  il  voulut  sauver 
la  ville  de  Béthulie,  il  tendit  dans  la  beauté  de  Judith  un 
piège  imprévu  et  inévitable  à  l'aveugle  brutalité  d'Holo- 
pherne  ^.  Les  grâces  pudiques  de  la  reine  Esther  eurent 

Defendi  possent,  etiam  hac  defensa  fuissent,  .^n.  ii,  v.  aga. 

Les  souvenirs  et  les  allusions  tirées  de  l'antiquité  profane  sont  rares 
chez  Bossuct,  malgré  la  forme  souvent  toute  latine  de  son  style.  Il  a 
contribué  pour  sa  part  à  la  réaction  contre  l'abus  de  l'érudition  dans 
la  chaire.  Avant  lui,  «  saint  Cyrille,  Horace,  saint  Cyprien,  Lucrèce, 
«  parlaient  alternativement  :  les  poètes  étoient  de  l'avis  de  saint  Au- 
«  gustin  et  de  tous  les  Pères,..;  il  falloit  savoir  prodigieusement  pour 
«  prêcher  si  mal.  »  La  Bruvèf.e,  De  la  chaire. 

*  «  Depuis  douze  siècles  presque  accomplis,  etc,  »  Conversion  et  bap- 
tême de  Clovis  (495,  bataille  de  Tolbiac]. 

2  «  Elle  a  bien  su  reconnoître...  enfants  de  l'Eglise.  »  Style  un  peu 
lâche.  Voyez  aussi  la  fin  de  l'alinéa. 

3  w  La  foi  de  saint  Louis.  »  Bossuet  insiste  beaucoup  sur  les  éloges 
donnés  à  la  piété  de  la  reine.  L'histoire  a  jugé  plus  sé\èremenl  que  lui 
les  conséquences  de  cette  piétésouventimprudente.  Voyez  p.  15,  note  2. 

^  «  Ses  conseils.  »  Consilium.  Mot  familier  à  tous  les  écrivains  du 
grand  siècle,  depuis  Balzac  jusqu'à  Massillon. 

^  «  Béthulie,  etc.  »  Bathuel  ou  Béthulie,  ville  delà  tribu  deSiméon. 
—  Judith,  veuve  de  Manassès,  tua  pendant  son  sommeil  Holopherne, 
général  de  Nabuchodonosor  1er,  ,-oi  de  Syrie  (658;. 


10  ORAISON  FUNÈBRE 

un  effet  aussi  salutaire*,  mais  moins  violent.  Elle  gagna  le 
cœur  du  roi  sou  mari,  et  fit  d'un  prince  inlidèle  un  illustre 
protecteur  du  peuple  de  Dieu.  Par  un  conseil  à  peu  près 
semblable,  ce  grand  Dieu  avoit  préparé  uncliarme  innocent  * 
au  roi  d'Angleterre  dans  les  agréments  intinis  de  la  reine 
son  épouse.  Comme  elle  possédoit  son  affection  (caries 
nuages  qui  avoient  paru  au  commencement  furent  bientôt 
dissipés),  et  que  son  heureuse  fécondité  redoubloit  tous  les 
jours  les  sacrés  liens  de  leur  amour  mutuelle  ^,  sans  com- 
mettre Tautorité  du  roi  son  seigneur,  elle  employoit  son 
crédit  à  procurer  un  peu  de  repos  aux  catholiques  acca- 
blés. Dès  Tàge  de  quinze  ans  elle  fut  capable  de  ces  soins; 
et  seize  années  d'une  prospérité  accomplie,  qui  coulèrent 
sans  interruption  avec  l'admiration  de  toute  la  terre,  furent 
seize  années  de  douceur  pour  cette  Eglise  affligée  '*.  Le  cré- 
dit de  la  reine  obtint  aux  catholiques  ce  bonheur  singulier 
et  presque  incroyable  d'être  gouvernés  successivement  par 
trois  nonces  apostoliques,  qui  leur  apportoient  les  consola- 
tions que  reçoivent  les  enfants  de  Dieu  de  la  communica- 
tion avec  le  saint-siége. 

Le  pape  saint  Grégoire ,  écrivant  au  pieux  empereur 
Maurice^,  lui  représente  en  ces  termes  les  devoirs 
des  rois  chrétiens  :  ce  Sachez ,  ô  grand  empereur , 
i<  que  la  souveraine  puissance  vous  est  accordée  d'en 
<(  haut,  afin  que  la  vertu  soit  aidée,  que  les  voies  du  ciel 

'  «  Les  grâces  pudiques  de  la  reine  Esther  eurent  un  effet,  etc.  » 

Tout  respire  en  Esther  l'ianocence  et  la  paix. 

L'aimable  Esther  a  fait  ce  grand  ouvrage 

Tout  ressent  de  ses  yeux  les  cliarmes  innocents;^ 
Janaais  tant  de  vertu  fut-elle  couronnée?  etc. 

Kacine,  Esther,  passim. 

-  «  Charme.  »  Etichantement,  séduction,  piège. 

s  Amour  était  du  féminin  au  dix-septiéme  siècle. 

'♦  «  Dès  l'âge  de  quinze  ans,  etc.  »  Style  tempéré,  mélange  de  simplicité, 
d'intérêt  et  de  grandeur,  quand  Bossuet  arrive  à  commenter  les  paroles 
de  saintGrégoiie(V.plus  bas,  p.ll,  note  1).  Il  suit  l'ordre  des  événements, 
mais  il  semble  s'arrêter  à  plaisir  sur  cette  époque  d'une  prospérité  ac- 
complie, comme  s'il  craignait  de  s'engager  dans  le  funeste  récit  de  la 
Révolution.  Ce  genre  de  suspension  se  retrouve,  sauf  certaines  diffé- 
rences, et  avec  bien  plus  d'intérêt  dramatique,  dans  l'or.  fun.  de  la  du- 
chesse d'Orléans.  —Sur  ces  nuages  dont  parle  Bossuel,  Voyez  la  notice 
biographique. 

^  «  Maurice.  »  Mauritius  Tiberius,  empereur  d'Orient,  né  en  559, 
proclamé  en  582,  mis  à  mort  en  602,  dans  la  révolution  soulevée  par 
Phocas,  que  l'armée  lui  donna  pour  successeur. 


DE  HENRIETTE  DE  FRANCE.  H 

a  soient  élargies,  et  que  Tempire  de  la  terre  serve  rem- 
«  _pire  du  ciel  ^  »  C'est  la  Ycritë  elle-même  qui  lui  a  dicté 
ces  belles  paroles  :  car  qu'y  a-t-il  de  plus  convenable  à  la 
puissance  que  de  secourir  la  vertu  ?  à  quoi  la  force  doit- 
elle  servir,  qu'à  défendre  la  raison  ^  ?  et  pourquoi  com- 
mandent les  hommes,  si  ce  n'est  pour  faire  que  Dieu  soit 
obéi  ?  Mais  surtout  il  faut  remarquer  l'obligation  si  glo- 
rieuse que  ce  grand  pape  impose  aux  princes  d'élargir  les 
voiesdu  ciel  ^.  Jésus-Christ  a  dit  dans  son  Evangile laCom- 
<(  bien  est  étroit  le  chemin  qui  mène  à  la  vie  *  !  ))  Et  voici  ce 
qui  le  rend  si  étroit  :  c'est  que  le  juste,  sévère  à  lui-même  ^, 
et  persécuteur  irréconciliable  ^  de  ses  propres  passions,  se 
trouve  encore  persécuté  par  les  injustes  passions  des  au- 
tres, et  ne  peut  pas  même  obtenir  que  le  monde  le  laisse 
en  repos  dans  ce  sentier  solitaire  et  rude  où  il  grimpe  '^ 
plutôt  qu'il  ne  marche.  Accourez,  dit  saint  Grégoire,  puis- 
sances du  siècle  ^;  voyez  dans  quel  sentier  la  vertu  che- 
mine; doublement  à  l'étroit,  et  par  elle-même,  et  par  Tef- 

'  Ad  hoc  enim  potestas  super  omnes  homines  dominorum  nieorum 
pietati  cœlitus  data  est,  ut  qui  bona  appetunt  adjuventur,  ut  cœlorum  via 
largiuspatcat,  ut  terrestre  regnum  cœiesti  regno  famuletur.  Grec,  lib.  II, 
epist.  65,  Maur.  Aug.  —  Le  dernier  mot,  famufelur,  exprime  bien  éner- 
giquement  ;sans  peut-être  que  saint  Grégoire  y  attachât  autant  de  force), 
la  suprématie  temporelle  du  saint-siége.  M.  de  Maistre  n'a  pas  mieux 
dit;  mais  Bossuet  le  commente  autrement  (Voyez  p.  11).— Var.  «Serve 
à  l'empire  du  ciel  »    les  4  premières  éditions). 

2  «  A  quoi  la  force  doit-elle  servir,  etc.  »  Admirable  explication  du 
mot  de  saint  Grégoire,  et  que  toute  philosophie  adoptera  aussi  bien  que 
la  religion:  la  force  matérielle  n'est  que  l'instrument,  l'appui,  ou  l'arme 
de  la  force  intelligente  et  morale. 

3  «  Elargir  les  voies  du  ciel.  »  Souvenir  d'Isaïe  :  Vox  clamantis  in 
deserto  :  Parate  viam  Domini,  reclus  facile  semitas  ejus.  Luc,  m. 

*  Var.  Que  le  chemin  est  étroit  qui  mène  à  la  vie  (les  4  prem.  édit.). 

5  ((  Sévère  à  lui-même.  »  Latinisme.  On  dirait  maintenant  sévère 
pour  lui-même.  La  préposition  à  s'emploie  ainsi  à  chaque  instant,  au 
dix-septième  siècle,  au  lieu  de  pour. 

Inventer  quelque  chose  «  me  tirer  d'ici. 

Molière,  les  Fâvlietix. 
[Dieu]  Me  donne  votre  exemple  «  me  fortifier. 

P.  Corneille,  Polyeucte,  iv,  6. 

6  «  Irréconciliable.  »  In,  conciliare.  C'est  ce  que  Boileau  appelait  des 
mots  trouvés.  Cet  emploi  original  d'expressions  détournées  du  sens  or- 
dinaire pour  revenir  au  sens  étymologique  est  un  des  caractères  de  la 
langue  de  lîossuet. 

■^  «  II  grimpe.  »    «  Le   mot  propre  était  gravit.,  qui  est  même  plus 

«  expressif,  puisque  g'rauzr  c'est  ^rimj9er  avec  effort.  »  La  Harpe,  ix,  272, 

^  «  Accourez,  puissances  du  siècle,  etc.  »  Exemples  de  prosopopéect 


12  ORAISON  FUNÈBRE 

fort  de  ceux  qui  la  persécutent  :  secourez-la,  tendez-lui  la 
main  :  puisque  vous  la  voyez  déjà  fatiguée  du  combat  qu'elle 
soutient  au  dedans  contre  tant  de  tentations  qui  accablent 
la  nature  humaine,  mettez-la  du  moins  à  couvert  des  in- 
sultes ^  du  dehors.  Ainsi  vous  élargirez  un  peu  les  voies 
du  ciel,  et  rétablirez  ce  chemin,  que  sa  hauteur  et  son 
âpreté  rendront  toujours  assez  difficile. 

Mais  si  jamais  Ton  peut  dire  que  la  voie  du  chrétien  est 
étroite,  c'est,  messieurs,  durant  les  persécutions  :  car  que 
peut-on  imaginer  de  plus  malheureux  que  de  ne  pouvoir 
conserver  la  foi  sans  s'exposer  au  supplice,  ni  sacrifier  sans 
trouble,  ni  chercher  Dieu  qu'en ^  tremblant?  Tel  étoit 
l'état  déplorable  des  catholiques  anglois.  L'erreur  et  la 
nouveauté  ^  se  faisoient  entendre  dans  toutes  les  chaires  ; 
et  la  doctrine  ancienne,  qui,  selon  l'oracle  de  l'Evangile, 
((  doit  être  prèchée  jusque  sur  les  toits '^,  »  pouvoit  à  peine 
parler  à  l'oreille^.  Les  enfants  de  Dieu  étoient  étonnés  de 
ne  voir  plus  ni  l'autel,  ni  le  sanctuaire,  ni  ces  tribunaux  de 
miséricorde  qui  justifient  ceux  qui  s'accusent  ".  0  douleur  l 
il  falloit  cacher  la  pénitence  avec  le  même  soin  qu'on  eut 
fait  les  crimes  "  ;  et  Jésus-Christ  même  se  voyoit  contraint, 
au  grand  malheur  des  hommes  ingrats,  de  chercher  d'au- 
tres voiles  et  d'autres  ténèbres  que  ces  voiles  et  ces  ténè- 
bres mystiques  dont  il  se  couvre  volontairement  dans  l'Eu- 
charistie. A  l'arrivée  de  la  reine,  la  rigueur  se  ralentit,  et 

d'hypolypose  (J-ô,  -tottôu,  faire  d'une  descriplion  un  tableau,  une  suite 
d'images  vives  que  l'on  metsoMsles  yeux).Prosopopée  (tt^î^vw-ov  Trotîtv), 
introduire  dans  le  discours  un  personnage  étranger  que  l'on  fait  parler. 
ï  «  A  couvert  des  insultes.  »  Des  attaques. 

Tous  ses  bords  sont  couverts  de  saules  non  plantés  , 
Et  de  noyers  souvent  du  passant  insultés. 

lîoiLEvu,  Ep.  vt,  à  Lamoignon. 

2  «  Qu'en  tremblant.  »  Au  dix-septième  siècle,  le  mot  que  s'emploie 
très-souvent  seul,  comme  conjonction  restrictive. 

3  «  I.a  nouveauté.  »  Novus^  étrange,  inouï. 

*  «  Quod  in  aure  auditis,  praedicale  super  tecta,  »  Ev.  Matth.,  x,27, 

5  «  Parler  à  l'oreille.  »  Personnification  expressive  ;  mais  la  méta- 
phore s'accorde  mal  avec  le  commencement  de  la  phrase. 

6  «  Ni  l'autel,  ni  le  sanctuaire,  ni  les  tribunaux  de  miséricorde.  » 
La  Harpe  admire  ces  périphrases  pour  désigner  la  messe  et  la  confes- 
sion. «  Bossuet,  dit-il,  agrandit  tout  ce  qu'il  traite,  même  ce  qu'un 
<(  usage  journalier  a  rendu  vulgaire  »  (9,  252).  Un  tel  éloge  aurait 
paru  à  Bossuet  peu  sérieux  et  peu  digne;  car  il  ne  recule  jamais  devant 
la  propriété  du  terme,  et  ne  cherche  la  périphrase  que  quand  elle 
;»joule  à  l'idée. 

"^  «  Cacher  la  pénitence,  cacher  les  crimes.  »  Antithèse  énergique. 


DE  HENRIETTE  DE  FRANCE.  15 

les  catholiques  respirèrent.  Cette  chapelle  royale,  qu'elle 
lit  hàtir  avec  tant  de  magnificence  dans  son  palais  de  Som- 
merset,  rendolt  à  TEglise  sa  première  forme  K  Henriette, 
digne  fille  de  saint  Louis,  y  animoit  tout  le  monde  par  son 
exemple,  et  y  soutenoit  avec  gloire  par  ses  retraites  et  par 
ses  prières,  et  par  ses  dévotions,  Tancienne  réputation  de 
la  très-chrétienne  maison  de  France.  Les  prêtres  de  TOra- 
toire,  que  le  grand  Pierre  de  Bérulle  avoit  conduits  avec 
elle  ^,  etaprès  eux  les  pères  capucins,  y  donnèrent,  par  leur 
piété,  aux  autels  leur  véritable  décoration,  et  au  service 
divin  sa  majesté  naturelle.  Les  prêtres  et  les  religieux, 
zélés  et  infatigables  pasteurs  de  ce  troupeau  affligé,  qui  vi- 
voient  eu  Angleterre  pauvres,  errants,  travestis,  ((desquels 
((  aussi  le  monde  n'étoit  pas  digne  ^,  »  venoient  reprendre 
avec  joie  les  marques  glorieuseb  de  leur  profession  dans  la 
chapelle  de  la  reine  ;  et  TEglise  désolée,  qui  autrefois  pou- 

i  «  Rendoit  à  l'Eglise  sa  première  forme.  »  Une  chapelle  qui  rend  une 
forme  à  l'Eglise.  Expression  vague  et  pénible. 

2  En  1550,  saint  Philippe  Néri,  mort  en  1595,  fondait  à  Rome  la 
conlrérie  de  la  Trinité,  chargée  d'inslruiie  le  peuple  et  de  l'appeler  à 
la  prière;  de  là  le  nom  d'Oratoriens.  En  1611,  le  cardinal  Pierre  de 
Bérulle,  mort  en  1625,  introduisit  l'Oratoire  à  Paris,  et  le  pape  Paul  V 
l'autoriia  en  1613,  Le  cardinal  de  Bérulle,  qui  avait  sollicité  les  dis- 
penses pour  le  mariage  d'Henriette  de  France,  profita  de  son  inlluence 
pour  introduire  en  Angleterre  une  congrégation  qui  était  en  partie  son 
ouvrage.  Une  pareille  concession  faite  aux  catholiques,  à  une  époque  où 
les  haines  n^ligieuses  étaient  aussi  violentes  qu'au  seizième  siècle  [Con- 
spiration des  poudres,  1605),  ne  pouvait  que  faire  à  Charles  I^""  de  nom- 
breux ennemis  ;  mais  Bossuet  a  oublié  ou  écarté  cette  idée  fâcheuse.  11 
était  d'ailleurs  vivement  préoccupé  des  grands  caractères  de  l'Oratoire 
(V.  la  notice  sur  Massillon  dans  l'édition  classique  du  Petit  Carême,  an- 
notée par  M.  Deschanel,  p.  \u).  «  Le  cardinal  de  Bérulle,  dit-il  (Or. 
«  fun.  du  P.  Bourgoing,  troisième  général  de  l'Oratoire),  forma  une  com- 
te pagnie  à  laquelle  il  n'avoit  point  voulu  donner  d'autre  esprit  que  l'es- 
«  prit  même  de  l'Eglise,  d'autres  règles  que  les  canons,  ni  d'autres 
«  supérieurs  que  les  évêques,  d'autres  liens  que  la  charité,  ni  d'autres 
((  vœux  solennels  que  ceux  du  baptême  et  du  sacerdoce;  com\)ix^n'\oo\i  une 
«  sainte  liberté  fait  le  saint  engagement;  où  l'on  obéit  sans  dépendre, 
«  où  l'on  gouverne  sans  commander,  où  toute  raulorité  est  dans  la 
«  douceur,  et  où  le  respect  s'entretient  sans  le  secours  de  la  crainte  ; 
«  compagnie  où  la  charité,  qui  bannit  la  crainte,  opère  un  si  grand 
V.  miracle,  et  où,  sans  autre  joug  qu'elle-même,  elle  sait  non-seule- 
H  ment  captiver,  mais  encore  anéantir  la  volonté  propre  ;  compagnie 
«  où,  pour  former  de  vrais  prêtres,  on  les  mène  à  la  source  de  la  yé- 
«  rite  ;  où  ils  ont  toujours  en  main  les  livres  saints,  pour  en  rechercher 
«  sans  relâche  la  lettre  par  l'esprit,  l'esprit  par  l'oraison,  la  pro- 
«  fondeur  par  la  retraite,  l'estime  par  la  pratique,  la  fin  par  la  charité, 
«  à  laquelle  tout  se  termine,  et  qui  est  l'unique  trésor  de  Jésus-Christ.» 

3  «N'éloit  pas  digne.  »  Quibus  dignus  non  erat  mundus.  Heb.,  c.  h,  v.  as. 


14  ORAISON  FUNÈBRE 

voit  à  peine  gémir  librement  et  pleurer  sa  gloire  passée, 
faisoit  retentir  hautement  les  cantiques  de  Sion  dans  une 
terre  étrangère  '.  Ainsi  la  pieuse  reine  consoloit  la  capti- 
vité des  lidèles,  et  relevoit  leur  espérance. 

Quand  Dieu  laisse  sortir  du  puits  de  Tabîme  la  fumée 
qui  obscurcit  le  soleil,  selon  Texpression  de  FApocalypse  ^, 
c'est-à-dire  Terreur  et  Tliérésie;  quand,  pour  punir  les  scan- 
dales, ou  pour  réveiller  les  peuples  et  les  pasteurs,  il  per- 
met à  l'esprit  de  séduction  de  tromper  les  âmes  hautaines, 
et  de  répandre  partout  un  chagrin  superbe,  une  indocile 
curiosité  et  un  esprit  de  révolte  ^  ;  il  détermine  dans  sa 
sagesse  profonde  les  limites  qu'il  veut  donner  aux  malheu- 
reux progrès  de  l'erreur  et  aux  souffrances  de  son  Eglise. 
Je  n'entreprends  pas,  chrétiens,  de  vous  dire  la  destinée 
des  hérésies  de  ces  derniers  siècles,  ni  de  marquer  le  terme 
fatal  dans  lequel  *  Dieu  a  résolu  de  borner  leur  cours. 
Mais  si  mon  jugement  ne  me  trompe  pas  ;  si,  rappelant  la 
mémoire  des  siècles  passés,  j'en  fais  un  juste  rapport  à 
l'état  présent  ^  ;  j'ose  croire,  et  je  vois  les  sages  concourir  à 
ce  sentiment,  que  les  jours  d'aveuglement  sont  écoulés,  et 
qu'il  est  temps  désormais  que  la  lumière  revienne.  Lors- 
que le  roi  Henri  YIII,  prince  en  tout  le  reste  accompli  *, 
s'égara  dans  les  passions  qui  ont  perdu  Salomon  et  tant 

*  «  Pleurer  sa  gloire  passée...  dans  une  terre  étrangère.»  Ps.  136.  I. 
Super  flumina  Babylonis  illic  sedimus  ,  et  flevimus  quum  recordaremur 
Sion...  V.  5.  Quomodo  cantabimus  canticuni  Domini  in  terra  aliéna. 

Mes  filles,  chantcz-noiis  quelqu'un  de  ces  cantiques,    -^ 
Où  vos  voix  si  souvent  se  mêlant  à  mes  pleurs 
De  la  triste  Sion  célèbrent  les  malheurs.    Racine,  Esther,  i,  2. 
^  Aperuit  puteum  abyssi  ;  et  ascendit  fumus  putei,  et  obscuratus  est 
sol  (Apocal.,  IX,  2).  —  Bossuet  dit  des  cantiques  de  Moïse  :  «  Le  style 
<(  de  ces  cantiques,  hardi,  extraordinaire,   naturel  toutefois,  en  ce 
«  qu'il  est  propre  à  représenter  la  nature  dans  ses  transports  ;  qui 
«  marche  pour  celte  raison />ar  de  vives  et  impétueuses  saillies  {X.Vor. 
«  fun.  de  Condé,  l'e  partie),  affranchi  des  liaisons  ordinaires  que  re- 
«  cherche  le  discours  uni,  renfermé  d'ailleurs  dans  des  cadences  nom- 
«  breuses  qui  en  augmentent  la  force,  surprend  l'oreille,  saisit  l'imagi- 
<(  nation,  émeut  le  cœur,  et  s'imprime  plus  aisément  dans  la  mémoire.  » 
Hist.  Universelle,  II"  partie,  m.  —  Quel   admirable   commentaire  de 
l'éloquence  de  Bossuet! 

3  «  Un  esprit  de  révolte.  »  V.,  p.  24,  le  développement  de  celte  idée, 
que  la  cause  principale  de  la  Révolution  d'Angleterre,  c'est  l'orgueil  et 
l'esprit  de  révolte. 

*  «  Le  terme  dans  lequel.  »  Latinisme.  Intra. 

^  «  .l'en  fais  un  juste  rapport  à  l'état  présent.  »  Décomposition  de 
l'idée  renfermée  dans  le  verbe  rapporter. 

^  «  Henri  VIII,  prince  accompli.  »  Le  titre  de  défenseur  de  la  'foi. 


DE  HENRIETTE  DE  FRANCE.  15 

d'autres  rois,  et  commença  d'él)ranler  ^  Tautorité  de  l'E- 
glise, les  sages  lui  dénoncèrent  qu'en  remuant  ce  seul 
point  il  mettoit  tout  en  péril '^  et  qu'il  donnoit,  contre  son 
dessein,  une  licence  effrénée  aux  âges  suivants.  Les  sages 
le  prévinrent;  mais  les  sages  sont-ils  crus  en  ces  temps 
d'emportement,  et  ne  se  rit-on  pas  de  leurs  prophéties  ? 
Ce  qu'une  judicieuse  prévoyance  n'a  pu  mettre  dans  l'es- 
prit des  hommes,  une  maîtresse  ^  plus  impérieuse,  je  veux 
dire  l'expérience,  les  a  forcés  de  le  croire.  Tout  ce  que  la 
religion  a  de  plus  saint  a  été  en  proie  ^.  L'Angleterre  a  tant 
changé,  qu'elle  ne  sait  plus  elle-même  à  quoi  s'en  tenir; 
et  plus  agitée  en  sa  terre  et  dans  ses  ports  mêmes  que  l'O- 
céan qui  l'environne,  elle  se  voit  inondée  par  l'eifroyahle 
débordement  de  mille  sectes  bizarres  ^.  Qui  sait  si,  étant 
revenue  de  ses  erreurs  prodigieuses  touchant  la  royauté, 
elle  ne  poussera  pas  plus  loin  ses  réflexions;  et  si,  ennuyée*' 
de  ses  changements,  elle  ne  regardera  pas  avec  complai- 
sance "^  l'état  qui  a  précédé  ?   Cependant  admirons  ici  la 

donné  à  Henri  VIH  (en  1521  ;,  par  Léon  X,  fait  oublier  ici  à  Bossuet  ce 
que  ce  prince  fut  toujours.  Nous  relrouvcrons  ailleurs  les  fautes  des 
princes  dissimulées  involontairement  sous  le  prestige  de  la  puissance 
royale.  H  n'y  a  pas  là,  du  reste,  connivence  ou  indulgence  d'historien  : 
c'est  une  application  du  mot  de  Tacite  :  Major  e  longinqub  reverentia. 
—  Ajoutons  que  Bossuet  est  plus  sévère  ailleurs  :  «  Personne  n'ignore 
«  les  dérèglements  de  ce  prince,  ni  l'aveuglomenl  où  il  tomba  par  ses 
«  malheureuses  amours,  ni  combien  il  répandit  de  sang  depuis  qu'il  s'y 
«  fut  abandonné,  ni  les  suites  effroyables  de  ses  mariages,  qui  presque 
«  tous  furent  funestes  à  celles  qu'il  épousa.  On  sait  aussi  à  quelle  occa- 
«  sion,  de  prince  Irés-catholique,  il  se  fit  auteur  d'une  nou\elle  secte, 
«  également  détestée  par  les  catholiques,  par  les  luthériens  et  par  les 
«  sacramentaires.  Le  saint-siège  ayant  condamné  le  divorce  qu'il  avoit 
«  fait,  après  vingt-cinq  ans  de  mariage,  avec  Catherine  d'Aragon,  veuve 
«  de  son  frère  Arthur,  et  le  mariage  qu'il  contracta  avec  Anne  de  Bou- 
«  len  (1334;,  non-seulement  il  s'éleva  contre  l'autorité  du  Siège,  qui 
«  le  condamnoit,  mais  encore,  par  une  entreprise  inouïe  jusqu'alors 
«  parmi  les  chrétiens,  il  se  déclara  chef  de  l'Eglise  anglicane,  tant  au 
«  spirituel  qu'au  temporel.  »  Hist.  des  Variations,  vu. 

*  «  Commença  d'ébranler,  »  Locution  vieillie,  mais  néanmoins  bien 
préférable  à  l'hiatus  :  commença  à  ébranler. 

2  «  S'égara  dans  les  passions...  mettoit  tout  en  péril ,  etc.  »  Phrases 
toutes  latines. 

3  «  Maîtresse.  »  Magistra.  Expression  énergique. 
'•*  «  En  proie.  »  Latinisme. 

•>  «L'effroyable  débordement  de  mille  sectes  bizarres.»  Comparaisoa 
et  image  poétique. 

6  «Ennuyée. «Terme  simple  auquel  Bossuet  donne  une  très-grande  force. 

"^  «  Si  elle  ne  regardera  pas  avec  complaisance,  etc.  »  Sens  rare  et 
étymologique  du  mot  complaisance.  Elle  se  complaira  à  regarder. 


îj(5  ORAISON  FUNÈBRE 

piété  de  la  reine,  qui  a  su  si  bien  conserver  les  précieux 
restes  de  tant  de  persécutions.  Que  de  pauvres,  que  de  mal- 
heureux, que  de  familles  ruinées  pour  la  cause  de  la  foi, 
ont  subsisté  pendant  tout  le  cours  de  sa  vie  par  Timmense 
profusion  de  ses  aumônes  î  Elles  se  répandoient  de  toutes 
parts  jusqu'aux  dernières  extrémités  de  ses  trois  royaumes; 
et,  s'étendant  par  leur  abondance  même  sur  les  ennemis  de 
la  foi,  elles  adoucissoient  leur  aigreur,  et  les  ramenoient  à 
l'Eglise.  Ainsi  non-seulement  elle  conservoit,  mais  encore 
elle  augmentoit  le  peuple  de  Dieu.  Les  conversions  étoient 
innombrables  ;  et  ceux  qui  en  ont  été  témoins  oculaires 
nous  ont  appris  que,  pendant  trois  ans  de  séjour  qu'elle  a 
fait  dans  la  cour  du  roi  son  fils*,  la  seule  chapelle"^  royale 
a  vu  plus  de  trois  cents  convertis,  sans  parler  des  autres, 
abjurer  saintement  leurs  erreurs  entre  les  mains  de  ses  au- 
môniers. Heureuse  d'avoir  conservé  si  soigneusement 
l'étincelle  de  ce  feu  divin  que  Jésus  est  venu  allumer  au 
monde  ^  !  Si  jamais  l'Angleterre  revient  à  soi  ;  si  ce  levain, 
précieux  vient  un  jour  à  sanctifier*  toute  cette  masse,  où  il 
a  été  mêlé  par  ces  royales  mains  ^,  la  postérité  la  plus  éloi- 
gnée n'aura  pas  assez  de  louanges  pour  célébrer  les  vertus 
de  la  religieuse  Henriette,  et  croira  devoir  à  sa  piété  l'ou- 
vrage si  mémorable  du  rétablissement  de  l'Eglise. 

Que  si  l'histoire  de  l'Eglise  garde  chèrement  la  mémoire 
de  cette  reine,  notre  histoire  ne  taira  pas  les  avantages 
qu'elle  a  procurés  à  sa  maison  et  à  sa  patrie  ^  Femme  et 
mère  très-chérie  et  très-honorée,  elle  a  réconcilié  avec  la 
France  le  roi  son  mari,  et  le  roi  son  fils.  Qui  ne  sait  qu'après 
la  mémorable  action  de  l'île  de  Ré,  et  durant  ce  fameux 
siège  de  la  Rochelle'',  cette  princesse,  prompte  à  se  servir 
des  conjonctures  importantes,  lit  conclure  la  paix,  qui  em— 


1  «  Du  roi  son  fils.  »  Charles  II. 

*  Var.  (ire  édilion;.  Sa  seule  chapelle. 

3  «  L'étincelle  de  ce  feu  divin  que  Jésus,  etc.  »  Métaphore  hardie  et 
expressive,  à  la  manière  de  celles  de  l'Evangile.  Ignem  vent  mittere  in 
terram;  et  quid  volo,  nisi  ut  accendatur?  (Luc.  xii,  49). 

*  «  A  sanctifier.  »  Alliance  de  mots  singulière  :  un  levain  qui  sanctifie. 

5  «  Toute  cette  masse,  etc.  »  Allusions  qui  ont  sur  les  citations  tex- 
tuelles de  l'Ecriture  l'avantage  de  mieux  s'identifier  à  l'idée. 

6  «  Que  si  l'histoire  de  l'Eglise  garde  chèrement  la  mémoire,  etc.  » 
Transition  par  l'analogie  des  idées. 

^  "^  En  1627.  Défaite  de  Buckingham.  —  Encore  un  éloge  au  point  de 
vue  de  l'orateur  catholique  et  français  :  mais  les  Anglais,  sous  Charles  ler, 
en  avaient  jugé  autrement,  et  ils  avaient  raison. 


DE  HENRIETTE  DE  FRANCE.  17 

pécha  r Angleterre  de  continuer  son  secours  aux  calvinistes 
révoltés?  Et,  dans  ces  dernières  années,  après  que  notre 
grand  roi',  plus  jaloux  de  sa  parole  et  du  salut  de  ses  alliés 
que  de  ses  propres  intérêts,  eut  déclaré  la  guerre  aux  An- 
glois,  ne  fut-elle  pas  encore  une  sage  et  heureuse  média- 
trice? jNe  réunit-elle  pas  les  deux  royaumes?  Et  depuis 
encore,  ne  s'est-elle  pas  appliquée  en  toutes  rencontres  à 
conserver  cette  même  intelligence?  Ces  soins  regardent 
maintenantVos  Altesses  Royales'^;  etTexemple  d'une  grande 
reine,  aussi  hien  que  le  sang  de  France  et  d'Angleterre, 
que  vous  avez  uni  par  votre  heureux  mariage,  vous  doit 
inspirer  le  désir  de  travailler  sans  cesse  à  l'union  de  deux 
rois  qui  vous  sont  si  proches,  et  de  qui  la  puissance  et  la 
vertu  peuvent  faire  le  destin  de  toute  l'Europe^. 

^lonseigneur,  ce  n'est  plus  seulement  par  cette  vaillante 
main  et  par  ce  grand  cœur  que  vous  acquerrez  de  la  gloire: 
dans  le  calme  d'une  profonde  paix  vous  aurez  des  moyens 
de  vous  signaler:  et  vous  pouvez  servir  l'Etat  sans  l'alarmer, 
comme  vous  avez  fait  taiit  de  fois,  en  exposant  au  milieu 
des  plus  grands  hasards  de  la  guerre  une  vie  aussi  pré- 
cieuse et  aussi  nécessaire  que  la  vôtre*.  Ce  service.  Mon- 
seigneur, n'est  pas  le  seul  qu'on  attend  de  vous;  et  l'on  peut 
tout  espérer  d'un  prince  que  la  sagesse  conseille,  que  la 
valeur  anime,  et  que  la  justice  accompagne  dans  toutes  ses 
actions^  Mais  où  m'empgrte  mon  zèle,  si  loin  de  mon  triste 

1  «  Notre  grand  roi,  jaloux  de  sa  parole.  »  (V.  p.  38,  note  3.) 

2  «  Vos  Altesses  Royales.  »  Le  duc  et  la  duchesse  d'Orléans. 

3  «  Peuvent  faire  le  destin  de  toute  l'Europe.  »  Prédiction  vérifiée 
pour  Louis  XIV  et  pour  Guillaume  d'Orange  tour  à  tour,  et  pour  leurs 
successeurs. 

*  «  Une  vie  aussi  précieuse,  etc.  »  Louis  XIV  n'aimait  guère  à  voir 
son  frère  à  la  tète  des  armées.  Depuis  la  victoire  de  Cassel,  remportée 
par  lui  en  1677,  jusqu'à  sa  mort,  il  n'eut  plus  de  commandement. 

s  Comparez  à  ces  éloges  ce  que  dit  Saint-Simon  ;  il  a  traité  le  duc 
d'Orléans  avec  sa  verve  et  sa  mauvaise  humeur  habituelles.  «  Avec  plus 
«  de  monde  que  d'esprit,  et  nulle  lecture...,  il  n'était  capable  de  rien. 
«  Personne  de  si  mou  de  corps  et  d'esprit,  de  plus  faible;  de  plus  ti- 
«  mide,  de  plus  trompé,  de  plus  gouverné,  ni  de  plus  méprisé  par  ses 
«  favoris,  et  très-souvent  de  plus  malmené  par  eux.  Tracassier  et  inca- 
«  pable  de  garder  aucun  secret,  soupçonneux,  déliant,  semant  des 
«  noises  dans  sa  cour  pour  brouiller,  pour  savoir,  souvent  aussi  pour 
«  s'amuser,  et  redisant  des  uns  auxautres.  »  Mais  Saint-Simon  n'a  pas  vu 
le  prince  dans  sa  jeunesse  ;  et  madame  de  La  Fayette  ne  l'a  pas  t<inl 
maltraité  :  «  L'esprit  du  prince  éloil  naturellement  doux,  bienfaisant  et 
«  civil,  capable  d'être  prévenu,  et  si  susceptible  d'impressions,  que  les 
«  personnes  qui  l'approchoient  pouvoienl  quasi  répondre  de  s'en  rendre 


^8  ORAISON  FLNKBUE 

sujet'?  Je  m'arrête  à  considérer  les  vertus  de  Philippe,  et 
je  ne  songe  pas  que  je  vous  dois  l'histoire  des  malheurs  de 
Heîvriette. 

J'avoue,  en  la  commençant,  que  je  sens  plus  que  jamais  ' 
la  difficulté  de  mon  entreprise.  Quand  j'envisage  de  près 
les  infortunes  inouïes  d'une  si  grande  reine,  je  ne  trouve 
plus  de  paroles  ;  et  mon  esprit,  rebuté  de  tant  d'indignes 
iraitements  qu'on  a  faits  à  la  majesté  et  à  la  vertu,  ne  se 
résoudroit  jamais  à  se  jeter  parmi  tant  d'horreurs,  si  la  con- 
stance admirable  avec  laquelle  cette  princesse  a  soutenu 
ses  calamités  ne  surpassoit  de  bien  loin  les  crimes  qui  les 
ont  causées.  Mais  en  même  temps,  chrétiens,  un  autre  soin 
me  travaille^.  Ce  n'est  pas  un  ouvrage  humain  que  je  mé- 
dite. Je  ne  suis  pas  ici  un  historien  qui  doit  vous  développer 
le  secret  des  cabinets,  ni  l'ordre  des  batailles,  ni  les  inté- 
rêts des  partis  :  il  faut  que  je  m'élève  au-dessus  de  l'homme 
pour  faire  trembler  toute  créature  sous  les  jugements  de 
Dieu^.  «  J'entrerai  avec  David  dans  les  puissances  du  Sei- 
<(  gneur  *  ;  »  et  j'ai  à  vous  faire  voir  les  merveilles  ^  de  sa 
main  et  de  ses  conseils;  conseils  de  juste  vengeance  sur 
l'Angleterre  ;  conseils  de  miséricorde  pour  le  salut  de  la 
reine;  mais  conseils  marqués  par  le  doigt  de  Dieu,  dont 
l'empreinte^  est  si  vive  et  si  manifeste  dans  les- événer- 
ments  que  j'ai  à  traiter,  qu'ornée  peut  résister  à  cette  lu- 
mière. .V  , 

2*^  Partie. — Quelque  haut  qu'on  puisse  remonter  pour  re- 
chercher dans  les  histoires  les  exemples  des  grandes  muta- 

«  maîtres,  en  le  prenant  par  son  foible,  La  jalousie  dominoit  en  luf; 
<(  mais  celle  jalousie  le  faisoit  souffrir  plus  que  personne,  la  douceur  d« 
«  son  humeur  le  rendant  incapable  des  actions  violentes  que  la  gran- 
<i  deur  desonrangauroit  pu  lui  permettre.»    [Hist.  de  M^^  Henriette.) 

1  «  Mais  où  m'emporte  mon  zèle  ,  etc.  »  Transition  par  la  figure 
appelée  correction. 

2  «  Me  travaille.  »  Expression  forte. 

3  «  Faire  trembler  toute  créature,  etc.  »  L'idée  générale  du  discours 
reparaît  ici,  ainsi  que  la  division.  Ainsi,  le  plan  se  trouve  nettement  et 
liardiment  accusé,  sans  reproduire  cependant  les  formes  souvent  minu- 
tieuses et  fatigantes  de  la  division  dans  les  sermons. 

'♦  Introibo  in  potentias  Domini.  Psal.  70,  v.  15. 
s  «  Merveilles,  »  miracula. 

Et  faites  retentir  jusques  à  son  oreille 

De  Joas  conservé  l'étonnante  merveille,    .'ithalie,  v,  se.  m. 

Ce  mot  s'emploie  rarement  aujourd'hui  dans  le  sens  de  prodige. 
^  «  L'empreinte.  »  Image  souvent  empruntée  à  l'Écriture.  Le  déve- 
loppement tombe  sur  une  phrase  un  peu  lâche. 


DE  HENRIETTE  DE  FRANCE.  19 

lions  S  on  trouvera  que  jiisques  ici  elles  sont  causées  ou  par 
la  moHesse,  ou  par  la  yiolence  des  princes.  En  effet,  quand 
les  princes,  négligeant  de  connoître  leurs  affaires  et  leurs 
armées,  ne  travaillent  qu'à  la  chasse,  comme  disoit  cet 
historien  ^  n'ont  de  gloire  »  que  pour  le  luxe,  ni  d'esprit 
que  pour  inventer  des  plaisirs  ;  ou  quand,  emportés  par 
leur  humeur  violente,  ils  ne  gardent  plus  ni  lois  ni  mesures, 
et  qu'ils  ôtent  les  égards  et  la  crainte  aux  hommes  en  fai- 
sant que  les  maux  qu'ils  souffrent  leur  paroissent  plus  in- 
supportahles  que  ceux  qu'ils  prévoient  \  alors  ou  la  li- 
cence excessive  ,  ou  la  patience  poussée  à  l'extrémité, 
menacent  terriblement^  les  maisons  régnantes. 

Charles  1",  roi  d'Angleterre,  étoit  juste,  modéré,  magna- 
nime, très-instruit  de  ses  affaires  et  des  moyens  de  régner. 
Jamais  prince  ne  fut  plus  capable  de  rendre  la  royauté  non- 
seulement  vénérable  et  sainte,  mais  encore  aimable  et  chère 
à  ses  peuples  ^  Que  lui  peut-on  reprocher,  sinon  la  clé- 
mence^? Je  veux  bien  avouer  de  lui  ce  qu'un  auteur  cé- 
lèbre adit  de  César,  «qu'il  a  été  clément  jusqu'à  être  obligé 
de  s'en  repentir  :»  Cœsari  proprium  et  pecuUare  sît  clementiœ 
■insigne,  qua  usque  ad  pœnitentiam  omnes  superavit^.  Que 
ce  soit  donc  là,  si  l'on  veut,  l'illustre  défaut  de  Charles 
aussi  bien  que  de  César:  mais  que  ceux  qui  veulent  croire 
que  tout  est  folble  dans  les  malheureux  et  dans  les  vaincus 
ne  pensent  pas  pour  cela  nous  persuader  que  la  force  ^  ait 
manqué  à  son  courage,  ni  la  vigueur  à  ses  conseils.  Pour- 
suivi à  toute   outrance  par  l'implacable  malignité  de  la 

1  «  Mutations,  »  mutatio  rerum.  Révolution.  Encore  un  mol  qui  a 
bien  perdu  de  sa  force. 

2  «  Ne  travaillent  qu'à  la  chasse,  comme  disoit  cet  historien.  »  ^  enatu* 
maximus  labor  est.  (J.  Clrt.  mii,  9. 

3  «  De  gloire.  »  Gloria.  Vanité. 

*  «  Les  maux  qu'ils  souffrent  leur  paioissent  plus  insupportables,  etc.  » 
Expressions  qui  rappellent  la  concision  de  Tacite. 

3  «  Terriblement.  »  Cet  adverbe  est  peut-être  un  souvenir  de  la 
langue  des  Précieuses  :  «  Cathos  aime  terriblement  les  énigmes.  » 
—  Les  rubans  de  Mascarillo  sont  furieusement  bien  choisis  ;  ses 
plumes  efj'roijahlement  belles.  —  Les  Précieuses  (1659,  et  la  cri- 
tique de  l'École  des  Femmes  (1665',  n'avaient  pas  encore  effacé  com- 
plètement l'influence  de  l'hôtel  de  Rambouillet. 

«  «  Aimable  et  chère  à  ses  peuples.  »  Rossuet  oublie  l'orgueil  inflexible 
et  la  volonté  despotique  de  Charles  l^^. 
'  Var.   «  Sa  clémence.  » 

8  Pline,  Hist.  nat.  IX,  2.5. 

9  «  Force,  »  c'est-à-dire  persévérance  :  le  courage  de  principe,  plus 
fort  que  le  courage  d'impétuosité,  comme  dit  Montesquieu. 


20  ORAISON  FUNEDRE 

lortunc,  trahi  de  tous  les  siens,  il  ne  s'est  pas  manqué  à 
lui-même  '.  Malgré  les  mauvais  succès  de  ses  armes  in- 
fortunées, si  on  a  pu  le  vaincre,  on  n'a  pas  pu  le  forcer;  et, 
comme  il  n'a  jamais  refusé  ce  qui  éloil  raisonnable  étant 
vainqueur,  il  a  toujours  rejeté  ce  qui  éloit  foible  et  in- 
juste étant  captif^.  J'ai  peine  à  contempler  son  grand  cœur 
dans  ces  dernières  épreuves.  Mais  certes  il  a  montré  qu'il 
n'est  pas  permis  aux  rebelles  de  faire  perdre  la  majesté  à 
un  roi  qui  sait  se  connoîlre;  et  ceiixqui  ont  vu  de  quel  front 
il  a  paru  dans  la  salle  de  Westminster  et  dans  la  place  de 
Whitehall  ^  peuvent  juger  aisément  combien  il  étoit  intré- 
pide à  la  tète  de  ses  armées,  combien  auguste  et  majestueux 
au  milieu  de  son  palais  et  de  sa  cour.  Grande  reine^,  je  sa- 
tisfais à  vos  plus  tendres  désirs  quand  je  célèbre  ce  monar- 
que; et  ce  cœur,  qui  n'a  jamais  vécu  que  pour  lui,  se  ré- 
veille, tout  poudre  qu'il  est,  et  devient  sensible,  même  sous 
ce  drap  mortuaire,  au  nom  d'un  époux  si  cher,  à  qui  ses 
ennemis  mêmes  accorderont  le  titre  de  sage  et  celui  de  juste, 
et  que  la  postérité  mettra  au  rang  des  grands  princes,  si  son 
histoire  trouve  des  lecteurs  dont  le  jugement  ne  se  laisse 
pas  maîtriser  aux  événements  ni  à  la  fortune  ^. 

Ceux  qui  sont  instruits  des  affaires,  étant  obligés  d'avouer 
que  le  roi  n'avoit  point  donné  d'ouverture  ni  de  prétexte 
aux  excès  sacrilèges  dont  nous  abhorrons  la  mémoire,  en 
accusent  la  fierté  indomptable  de  la  nation  ^  :  et  je  confesse 
(}ue  la  haine  des  parricides  pourroit  jeter  les  esprits  dans  ce 
sentiment.  Mais  quand  on  considère  de  plus  près  l'histoire 
de  ce  grand  royaume,  et  particulièrement  les  derniers 
règnes,  où  l'on  voit  non-seulement  les  rois  majeurs  ''y 
mais  encore  les  pupilles  *,  et  les  reines  mêmes  si  absolues 


1  «  11  ne  s'est  pas  manque  à  lui-même.  »  Remarquez  la  fermeté  et  )a 
vigueur  de  l'expression. 

-  «  Si  on  a  pu  le  vainere,  etc.  »  Anlillièse  d'idées  et  de  mots. 

3  «  11  a  paru  dans  la  salle  de  Westminster  et  dans  la  place  de  White- 
liall.  »  Jugé  à  Westminster,  il  fut  exécuté  à  Wliitehall. 

''  «  Grande  reine,  n  Apostrophe  louchante  ;  allusion  d'un  effet  tout 
dramatique,  grâce  à  l'imagination  de  Bossuet,  qui  semble  avoir  réveillé 
par  sa  parole  les  restes  inanimés  qui  sont  devant  lui. 

0  «  Hume  a  justifié  la  prédiction  de  Bossuet  par  l'équité  de  ses  juge- 
«  ments  sur  Charles  l«^r.  »  De  Reausset. 

''  «  En  accusent  la  fierté  indomptable  de  la  nation.  »  Tel  est  en  effet 
le  caractère  de  Pjm,  de  Hampden,  et  la  raison  des  premières  attaques 
du  Long  Parlement  (16-40). 

■^  «  Les  rois  majeurs.  »  Henri  VIII  (1309).  —  8  Edouard  VI  (1547). 


DE  HENRIETTE  DE  FRANCE.  2î 

et  si  redoutées  *  ;  quand  on  regarde  la  facilité  incroyable 
avec  laquelle  la  religion  a  été  ou  renversée  ou  rétablie  * 
par  Henri,  par  Edouard,  par  Marie,  par  Elisabetb  ^,  on  ne 
trouve  ni  la  nation  si  rebelle,  ni  ses  parlements  si  liers  et  si 
factieux  :  au  contraire  on  est  obligé  de  reprocber  à  ces  peu- 
ples d'avoir  été  trop  soumis,  puisqu'ils  ont  mis  sous  le 
joug  leur  foi  même  et  leur  conscience.  IN 'accusons  donc  pas 
aveuglément  le  naturel  des  habitants  de  Tîle  la  plus  célè- 
bre du  monde,  qui,  selon  les  plus  lidèles  histoires,  tirent 
leur  origine  des  Gaules  ;  et  ne  croyons  pas  que  les  Merciens, 
les  Danois  et  les  Saxons,  aient  tellement  corrompu  en  eux 
ce  que  nos  pères  leur  avoient  donné  de  bon  sang  ^,  qu'ils 
soient  capables  de  s'emporter  à  des  procédés  si  barbares,  s'il 
ne  s'y  étoit  mêlé  d'autres  causes.  Qu'est-ce  donc  qui  les  a 
poussés?  Quelle  force,  quel  transport,  quelle  intempérie  ° 
a  causé  ces  agitations  et  ces  violences?  IN'en  doutons  pas, 
chrétiens  :  les  fausses  religions,  le  libertinage  d'esprit  ^,  la 

*  «  Les  reines  si  absolues,  etc.  »  Marie  (1535)  et  Elisabeth  (1558). 

*  «  Renversée  ou  réfabb'e.  ^)  «  La  foi  alioit  au  gré  des  rois.  »  Bosslet. 
Histoire  des  Variations  des  églises  protestantes,  liv.  X. 

3  Celte  facilité  était  un  effet  du  pouvoir  absolu  établi  par  Henri  Vil 
et  Henri  VHL  Henri  VIll  ne  fut  qu'un  schisniatique.  Le  bill  des  six  ar- 
ticles 1 1556)  maintenait  le  dogme  et  même  le  culte  catholique  [Hist. 
des  Var.,  1.  VII  .  —  Sous  Edouard  VI,  la  puissance  royale  détruisit  la 
foi  que  la  puissance  royale  avoit  établie  llbid.)...  et  la  doctrine 
zuinglienne,  tant  délestée  par  Henri  VJII,  gagna  le  dessus  (1348). 
—  Marie,  femme  de  Philippe  II,  rétablit  le  catholicisme  en  1556.  — 
Enfin,  en  1558,  Elisabeth  essaya  de  transiger  avec  le  saint-siége.  Mais 
Paul  IV  l'accueillit  avec  des  discours  «  qui,  s'ils  sont  véritables,  n'é- 
toient  guères  propres  à  ramener  une  reine.  »  [Hist.  des  Variations, 
passim)  ;  et  Elisabeth  établit  définitivement  la  religion  anglicane.  Cha- 
cune de  ces  révolutions  avait  été  accompagnée  de  persécutions  san- 
glantes. 

*  «  De  bon  sang.  »  Expression  bizarre  d'une  idée  fausse,  et  d'un  or- 
gueil national  bien  maladroit.  Le  sang  s'était  singulièrement  mélangé 
dans  les  Gaules  comme  en  P>ret3gne;  et,  sauf  l'abjuration  de  la  foi  ca- 
tholique, la  France  ne  le  cédait  guère  à  l'Angleterre  en  fait  de  procé- 
dés barbares.  —  Le  royaume  de  Mercie  faisait  partie  de  l'Heptarchie  : 
ainsi,  Merciens  et  Saxons  étaient  la  même  chose.  Quant  aux  Danois,  ou 
hommes  du  nord,  avant  la  grande  invasion  de  1066,  ils  n'avaient  guères 
séjourné  en  Angleterre. 

3  «  Intempérie,  »  délire,  fièvre.  Mot  tout  latin  : 

Larvs  hune  atque  intemperiae,  insaniaeque  agitant  sencm.  Plxvt  ,'Âidul. 

6  «  Le  libertinage  d'esprit,  etc.  »  Le  mot  libertinage,  à  cette  époque, 
signifie  presque  toujours  scepticisme  ou  incrédulité. 

Mon  frère,  ce  discours  sent  le  libertinage.   Molière,  Tartufe,  I,  sc'vi. 

Je  le  soupçonne  aussi  d'être  un  peu  libertin  ; 

Je  ne  remarque  point  qu'il  hante  les  églises.  Ibid.  II,  n. 


22  urtAlSON  FUNEBRE 

fureur  de  disputer  des  choses  divines,  sans  fin,  sans  règle, 
sans  soumission,  a  emporté  les  courages  ^  Voilà  les  en- 
nemis que  la  reine  a  eus  à  combattre,  et  que  ni  sa  prudence, 
ni  sa  douceur,  ni  sa  fermeté,  n'ont  pu  vaincre. 

J'ai  déjà  dit  quelque  chose  de  la  licence  où  se  jettent  les 
esprits  quand  on  ébranle  les  fondements  de  la  religion,  et 
qu'on  remue  les  bornes  une  fois  posées.  Mais,  comme  la 
matière  que  je  traite  me  fournit  un  exemple  manifeste  et 
miique  dans  tous  les  siècles  de  ces  extrémités  furieuses,  il 
est,  messieurs,  de  la  nécessité  de  mon  sujet,  de  remonter 
jusques  au  principe,  et  de  vous  conduire  pas  à  pas  par  tous 
les  excès  où  le  mépris  de  la  religion  ancienne  et  celui  de 
l'autorité  de  l'Eglise  ont  été  capables  de  pousser  les  hommes. 

Donc  ^  la  source  de  tout  le  mal  est  que  ceux  qui  n'ont 
pas  craint  de  tenter,  au  siècle  passé,  la  réformation  par  le 
schisme  ^,  ne  trouvant  point  de  plus  fort  rempart  contre 
toutes  leurs  nouveautés  que  la  sainte  autorité  de  l'Eglise, 
ils  ont  été  obligés  de  la  renverser  *.  Ainsi  les  décrets  des  con- 
ciles, la  doctrine  des  Pères  et  leur  sainte  unanimité,  l'an- 
cienne tradition  du  saint-siége  et  de  l'Eglise  catholique , 
n'ont  plus  été  comme  autrefois  des  lois  sacrées  et  inviola- 
bles. Chacun  s'est  fait  à  soi-même  un  tribunal,  où  il  s'est 
rendu  l'arbitre  de  sa  croyance;  et  encore  qu'il  semble  que 
les  novateurs  aient  voulu  retenir  les  esprits  en  les  renfer- 
mant dans  les  limites  de  l'Ecriture  sainte,  comme  ce  n'a 
été  qu'à  condition  que  chaque  fidèle  en  deviendroit  l'inter- 
prète, et  croiroit  que  le  Saint-Esprit  lui  en  dicte  l'explica- 
tion, il  n'y  a  point  de  particulier  qui  ne  se  voie  autorisé 
par  cette  doctrine  à  adorer  ses  inventions,  à  consacrer  ses 
erreurs,  à  appeler  Dieu  tout  ce  qu'il  pense  ^.  Dès  lors  on 

'  «  La  fureur.  »  furor,  folie.  «  Les  courages.  »  animus^  âme,  cou- 
rage, esprit. 

-  «  Donc.  »  Placée  ainsi  au  commencement  de  la  phrase,  cette  con- 
jonction a  plus  de  force,  et  marque  une  conclusion  impérative.  Cor- 
neille l'emploie  souvent;  à  l'imitation  de  Corneille,  on  l'a  fréquemment 
employée  de  nos  jours,  et  souvent  avec  affectation. 

Donc,  pour  te  dire  encor  quelque  chose  de  plus. . .      Le  Cid.,  I,  v. 
Donc,  vous  n'avez  pas  honte,  et  vous  choisissez  l'heure. ,  . 

3  «  Schisme.  »  Luther  attaqua  l'autorité  du  pape  avant  le  dogme. 

*  Deux  pronoms  sujets  d'un  même  verbe,  légère  incorrection.  Le 
mot  ils  manquait  dans  les  deux  premières  éditions. 

s  «  A  appeler  Dieu  tout  ce  qu'il  pense.  »  Comparez  à  cette  sorte 
d'idolâtrie  morale  l'idolâtrie  matérielle  que  fit  naître  la  corruption  de 
la  loi  naturelle.  {Hist.  Universelle,  II,  III,  passim.)  «  Le  genre  humain 


DE  HENRIETTE  DE  FRANCE.  23 

a  bien  prévu  que,  la  licence  n'ayant  plus  de  frein,  les  sectes 
se  multiplieroient  jusqu'à  rinfini;  que  Topiniàtreté  seroit 
invincible  ;  et  que,  tandis  que  les  uns  ne  cesseroient  de  dis- 
puter ou  donneroient  leurs  rêveries  pour  inspirations,  les 
autres,  fatigués  de  tant  de  folles  visions,  et  ne  pouvant  plus 
reconnoître  la  majesté  de  la  religion  déchirée  par  tant  de 
sectes,  iroient  enfin  chercher  un  repos  funeste  et  une  en- 
tière indépendance  dans  rindifférence  des  religions  ou  dans 
l'athéisme  *. 

Tels,  et  plus  pernicieux  encore,  comme  vous  verrez  dans 
la  suite,  sont  les  effets  naturels  de  cette  nouvelle  doctrine. 
Mais  de  même  qu'une  eau  débordée  ne  fait  pas  partout  les 
mêmes  ravages,  parce  que  sa  rapidité  ne  trouve  pas  partout 
les  mêmes  penchants  et  les  mêmes  ouvertures-;  ainsi,  quoi- 
que cet  esprit  d'indocilité  et  d'indépendance  soit  égale- 
ment répandu  dans  toutes  les  hérésies  de  ces  derniers  siè- 
cles ^,  il  n'a  pas  produit  universellement  les  mêmes  effets;  . 
il  a  reçu  diverses  limites,  suivant  que  la  crainte,  ou  les 
intérêts,  ou  l'humeur  des  particuliers  et  des  nations,  ou 
enfin  la  puissance  divine,  qui  donne  quand  il  lui  plaît  des 
bornes  secrètes  aux  passions  des  hommes  les  plus  emportés, 
l'ont  différemment  retenu  *.  Que  s'il  s'est  montré  tout  en- 
tier à  l'Angleterre,  et  si  sa  malignité  s'y  est  déclarée  sans 
réserve,  les  rois  en  ont  souffert  ;  mais  aussi  les  rois  en  ont 
été  cause.  Ils  ont  trop  fait  sentir  aux  peuples  que  l'an- 
cienne religion  se  pouvoit  changer  ^  ;  les  sujets  ont  cessé 

«  s'égara  jusqu'à  adorer  ses  vices  et  ses  passions  :  et  il  ne  faut  pas  s'en? 
<(  étonner;  il  n'y  avoit  point  de  puissance  plus  inévitable  ni  plus 
«  tyrannique  que  la  leur.  L'homme,  accoutumé  à  croire  divin  tout  ce 
«  qui  étoit  puissant,  commsil  se  sentoit  entraîné  au  vice  par  une  force 
«  invincible,  crut  aisément  que  cette  force  étoit  hors  de  lui,  et  s'en  fit 
({  bientôt  un  Dieu.  —  ...  Au  milieu  de  tant  d'ignorances,  l'homme  vint 
«  jusqu'à  adorer  l'œuvre  de  ses  mains  :  il  crut  pouvoir  renfermer  l'es- 
«  prit  divin  dans  des  statues  ;  et  il  oublia  si  profondément  que  Dieu 
«  î'avoit  fait,  qu'il  crut  à  son  tour  pouvoir  faire  un  dieu.  » 

1  «  Dès  lors  on  a  bien  prévu  que,  la  licence  n'ayant  plus  de  frein,  etc.  n 
Forme  ample  et  large  de  période,  familière  à  Bossuet. 

2  «  De  même  qu'une  eau  débordée,  etc.  »  Comparaison  expressive 
et  poétique.  —  Sens  rare  du  mot  penchant  [pente].  On  dit  le  penchant 
des  collines,  mais  non  les  penchants  du  sol. 

Contemple,  au  penchant  des  collines  , 

Ces  palais,  ces  temples  déserts,  Lamartine. 

3  Les  Albigeois,  Wicklef,  Arnaud  de  Brescia,  Jean  Huss. 

*  «Suivant  que  la  crainte,  ou  les  intérêts,  ou  l'humeur  des  particu- 
liers et  des  nations,  etc.  »  Exemple  de  gradation. 
^  «  L'ancienoe  religion  se  pouvoit  changer.  »  Construction  conslam- 


24  OllAlSON  FUNÈBRE 

d'en  révérer  les  maximes  quand  ils  les  ont  vues  céder  aux 
passions  et  aux  intérêts  de  leurs  princes.  Ces  terres  trop 
remuées,  et  devenues  incapables  de  consistance,  sont  tom- 
bées de  toutes  parts,  et  n'ont  fait  voir  que  d'elFroyables  pré- 
cipices *.  J'appelle  ainsi  tant  d'erreurs  téméraires  et  ex- 
travagantes qu'on  voyoit  paroître  tous  les  jours.  Ne  croyez 
pas  que  ce  soit  seulement  la  querelle  de  l'épiscopat,  ou 
quelques  chicanes  sur  la  liturgie  anglicane,  qui  aient  ému 
les  communes^.  Ces  disputes  n'étoient  encore  que  de  foibles 
commencements,  par  où  ces  esprits  turbulents  faisoient 
comme  un  essai  de  leur  liberté.  Mais  quelque  chose  de 
plus  violent  se  remuoit  dans  le  fond  des  cœurs;  c'étoit  un 
dégoût  secret  de  tout  ce  qui  a  de  l'autorité,  et  une  déman- 
geaison* d'innover  sans  fm,  après  qu'on  en  a  vu  le  premier 
exemple.  | 

Ainsi  les  calvinistes,  plus  hardis  que  les  luthériens,  ont 
servi  à  établir  les  sociniens  *,  qui  ont  été  plus  loin  qu'eux,    j 
et  dont  ils  grossissent  tous  les  jours  le  parti.  Les  sectes  in-    ; 
finies  des  anabaptistes  ^  sont  sorties  de  cette  même  source  ;    ' 
et  leurs  opinions,  mêlées  au  calvinisme,  ont  fait  naître  les  <ï 

ment  employée  au  dix-septième  siècle  :  le  verbe  auxiliaire,  se  place  | 

entre  le  pronom  et  le  verbe  qui  le  régit  :  «  Quand  les  Perses  se  pour-  i 

«  ront   servir  aussi  aisément   que  je  viens  de   faire  d'un  arc  de  celte  > 

«  grandeur  et  de  cette  force...  »  Hist.  Universelle^  111, 111.  j 

Et  je  la  veux  punir  par  les  sincères  vœux. ...  .: 

Dont  ce  cœur  va  vous  faire  un  ardent  sacrifice. 

iMoLiÈiiE,  le  Misanthrope,  iv,   2. 

*  «  Ces  terres  trop  remuées,  etc.  »  Encore  une'comparaison  expressive,     i 
et  bien  plus  originale  que  la  première, 

'^  En   1639  une  commission  d'évèques,   sous  l'inspiration  de  l'arche- 
vêque Laud,  veut  imposer  la  liturgie  anglicane  aux  presbytériens  d'E-     . 
dimbourg.  Le  roi  est  accusé  de  vouloir  rétablir  le  papisme  ;  et  la  révo- 
lution commence  par  le  soulèvement  des  Ecossais. 

*  «  Démangeaison.  »  Expression  hardie  et  familière  dont  s'inquiète  à 
tort  la  susceptibilité  de  La  Harpe  :  il  se  dit,  il  est  vrai,  que  «  la  valeur 

«  des  termes  dépend  souvent  de  celle  de  l'auteur  qui  les  emploie,  et     j 
«  que...  tant  vaut  l'homme,  tant  vaut  la  parole.  »  ! 

*  «  En  1543,  vingt   ans   après  que  Luther  eut  renversé  les  bornes 

<f  posées  par  nos  pères,  tous  les  esprits  étant  agités,  et  le  monde  ébranlé  j 

o  par  ses  disputes,  toujours  prêt  à  enfanter  quelque  nouveauté,  Leiio  j 
«  Socin  et  ses  compagnons  tinrent  secrètement  en  Italie  leurs   conven- 

«  licules  contre  la  divinité  du  fils  de  Dieu.  »  [Hist  des  Variations,  xv.)  i 

De  là  l'hérésie  des  unitaires  ou  sociniens,  qui  niaient  la  Trinité.  j 

s  Les  anabaptistes  prétendaient  qu'il   fallait  rebaptiser    les   enfants,  j 

quand  ils  étaient  parvenus  à  l'âge  de  raison.  Détruits  en  Allemagne,  en  j 
1534,  il  en  était  passé  quelques-uns  en  Angleterre.  —  Leurs  prédica- 
teurs inquiétèrent  un  moment  Cromwell. 


DE  HENRIETfE  DE  FRANCE.  25 

indépendants,  qui  n'ont  point  eu  de  bornes,  parmi  lesquels 
on  voit  les  ti'embleurs\  gens  fanatiques,  qui  croient  que  tou- 
tes leurs  rêveries  leur  sont  inspirées;  et  ceux  qu'on  nomme 
chercheurs,  à  cause  que,  dix-sept  cents  ans  après  Jésus- 
Christ,  ils  cherchent  encore  la  religion,  et  n'en  ont  point 
d'arrêtée. 

C'est,  messieurs,  en  cette  sorte  que  les  esprits  une  fois 
émus,  tombant  de  ruines  en  ruines-,  se  sont  divisés  en  tant 
de  sectes.  En  vain  les  rois  d'Angleterre  ont  cru  les  pouvoir 
retenir  sur  cette  pente  dangereuse  en  conservant  l'épisco- 
pat  ^.  Car  que  peuvent  des  évèques  qui  ont  anéanti  eux- 
mêmes  l'autorité  de  leur  chaire,  et  la  révérence  qu'on  doit 
à  la  succession,  en  condamnant  ouvertement  leurs  prédé- 
cesseurs jusqu'à  la  source  même  de  leur  sacre,  c'est-à-dire 
jusqu'au  pape  saint  Grégoire,  et  au  saint  moine  Augustin 
son  disciple,  et  le  premier  apôtre  de  la  nation  anglaise  *? 
Qu'est-ce  que  l'épiscopat,  quand  il  se  sépare  de  l'Eglise, 
qui  est  son  tout  ^,  aussi  bien  que  du  saint-siége  qui  est 
son  centre,  pour  s'attacher,  contre  sa  nature,  à  la  royauté 
comme  à  son  chef?  Ces  deux  puissances  d'un  ordre  si  dif- 
férent ne  s'unissent  pas,  mais  s'embarrassent  mutuellement, 
quand  on  les  confond  ensemble*;  et  la  majesté  des  rois 
d'Angleterre  seroit  demeurée  plus  inviolable,  si,  contente 
de  ses  droits  sacrés,  elle  n'avoit  point  voulu  attirer  à  soi 
les  droits  et  l'autorité  de  l'Eglise.  Ainsi  rien  n'a  retenu  la 
violence  des  esprits  féconds  en  erreurs  :  et  Dieu,  pour  pu- 
nir l'irréligieuse  instabilité  de  ces  peuples,  les  a  livrés  à 
l'intempérance  de  leur  folle  curiosité;  en  sorte  que  l'ar- 
deur de  leurs  disputes  insensées,   et  leur  religion  arbi- 

1  Les  trembleurs  ou  quakers,  remontent  à  Georges  Fox,  cordonnier 
de  Leicester  (1647).  Ils  rejetaient  toute  forme  de  culte,  et  toute  hiérar- 
chie ecclésiastique.  Ils  cherchaient  l'inspiration,  qui  s'annonçait  par  un 
tremblement  nerveux,  comme  au  dix-huitième  siècle  chez  les  convul- 
gionnaires  de  France. 

'  «  Tombant  de  ruines  en  ruines.  »  Image  familière  et  éloquente, 
qui  se  continue  dans  la  phrase  suivante  :  Les  retenir,  etc. 

"^  Du  moment  que  le  roi  d'Angleterre  réunissait  la  puissance  tempo- 
relle et  spirituelle,  les  évèques  n'étaient  guère  que  des  magistrats. 

*  Augustin  ,  fut  envoyé  en  596  par  saint  Grégoire  le  Grand  pour 
prêcher  le  Christianisme  en  Angleterre.  Il  devint  archevêque  de  Can- 
terbury. 

5«  Son  tout.  »  «La  piété  est  le  tout  de  l'homme.»  Or.  fun.  de  Condé. 
Exorde.)  Expression  familière  à  Bossuet. 

*  «  Ces  deux  puissances,  etc.  »  Développement  qui  établit  une  sépa- 
ration tranchée  entre  le  pouvoir  temporel  et  le  pouvoir  spirituel. 

2 


26  ORAISON   FUNÈBRE 

traire,  est  devenue  la  plus  dangereuse  de  leurs  maladies*. 
Il  ne  faut  point  s'étonner  s'ils  perdirent  le  respect  de  la 
majesté  et  des  lois,  ni  s'ils  devinrent  factieux,  rebelles  et 
opiniâtres.  On  énerve  la  religion  quand  on  la  change,  et  on 
lui  ôte  un  certain  poids  qui  seul  est  capable  de  tenir  les 
peuples.  Ils  ont  dans  le  fond  du  cœur  je  ne  sais  quoi  d'in- 
quiet qui  s'échappe,  si  on  leur  ôte  ce  frein  nécessaire; 
et  on  ne  leur  laisse  plus  rien  à  ménager,  quand  on  leur 
permet  de  se  rendre  maîtres  de  leur  religion.  C'est  de  là 
que  nous  est  né  ce  prétendu  règne  de  Christ  *,  inconnu 
jusques  alors  au  christianisme ,  qui  devoit  anéantir  toute 
royauté^  et  égaler  *  tous  les  hommes;  songe  séditieux 
des  indépendants  ^,  et  leur  chimère  impie  et  sacrilège. 
Tant  il  est  vrai  que  tout  se  tourne  ^  en  révoltes  et  en 
pensées  séditieuses,  quand  l'autorité  de  la  religion  est 
anéantie  !  Mais  pourquoi  chercher  des  preuves  d'une  vérité 
que  le  Saint-Esprit  a  prononcée  par  une  sentence  mani- 
feste ?  Dieu  même  menace  les  peuples  qui  altèrent  la  re- 
ligion qu'il  a  établie,  de  se  retirer  du  milieu  d'eux'',  et  par 
là  de  les  livrer  aux  guerres  civiles.  Ecoutez  comme  il 
parle  par  la  bouche  du  prophète  Zacharie  :  «  Leur  âme, 
«  dit  le  Seigneur,  a  varié  envers  moi,  »  quand  ils  ont  si 
souvent  changé  la  religion,  a  et  je  leur  ai  dit  :  Je  ne  serai 

1  «  Dieu...  les  a  livrés  à  l'interapérance,  etc.  »  Idées  abstraites  et 
morales,  expliquées  et  précisées  par  des  termes  de  la  vie  ordinaire.  De 
même  plus  loin  :  ils  ont  dans  le  fond  du  cœur,  etc. 

*  «  Selon  les  hommes  de  la  cinquième  monarchie,  le  protectorat  était 
«  une  impiété,  la  royauté  une  usurpation  sacrilège  de  l'autorité  qui 
«  appartenait  au  seul  roi,  le  sauveur  Jésus.  Ils  étaient  ses  témoins  pré- 
«  dits  dans  l'Apocalypse,  ils  avaient  dormi  maintenant  leur  sommeil  de 
«  trois  ans  et  demi  ;  le  moment  était  venu  où  ils  devaient  se  lever  et 
«  venger  la  cause  du  Seigneur.  »  Lingard,  Hist.  d'Angleterre,  xi,  4. 

*  «  Toute  royauté  »  donné  par  les  cinq  premières  éditions,  et  non 
toute  la  royauté,  leçon  d'autres  éditions,  mais  qui  altère  le  sens. 

*  «  Égaler,  »  mot  bien  préférable  au  barbarisme  égaliser. 

5  ((  Des  indépendants.  »  «  Sous  le  nom  général  d'indépendants,  i! 
faut  comprendre  vingt  autres  sectes  :  érastiens,  brownistes,  millénaires, 
antinomiens,  anabaptistes,  arminiens,  libertins,  familiers,  enthousiastes, 
chercheurs,  perfectionistes,  sociniens,  arianistes,  anti-trinitâires,  anti- 
scripturistes  et  sceptiques.  »  Lingard,  t.  x,  ch.  4. 

6  «  Tout  se  tourne,  etc.  »  Latinisme  fréquent  chez  Bossuet  (Or.  fun. 
de  Condé,  tourner  en  ruine).  Voici  un  emploi  curieux  de  ce  mot  : 
«  Leur  loi  (celle  des  Juifs)  est  tournée  en  grec  par  les  soins  de  Ptolomée 
«  Philadelphe,  roi  d'Egypte.  »  Hist.  Univ.,  ii^  partie,  v. 

■^  «  Se  retirer,  etc.  »  Les  dieux  s'en  vont,  disait  une  voix  prophétique 
avant  la  chute  de  Jérusalem.  Tacite,  Hist.,  V,  13. 

Dieu  même,  disent-ils,  s'est  retiré  de  nous.        Racine,  Athalie,  I,  i. 


DE  HENRIETTE  DE  FRANCE.  27 

«  plus  votre  pasteur,  ))  c'est-à-dire  je  vous  abandonnerai  à 
vous-mêmes,  et  à  votre  cruelle  destinée  '  :  et  voyez  la  suite  : 
«  Que  ce  qui  doit  mourir  aille  à  la  mort;  quccccfui  doit  être 
((  retranché  soit  retranché  ;  »  entendez-vous  ces  paroles? 
«  et  que  ceux  qui  demeureront  se  dévorent  les  uns  les  au- 
tres ^.  »  0  prophétie  trop  réelle  et  trop  véritablement  ac- 
complie ^  !  La  reine  avoit  bien  raison  de  juger  qu'il  n'y 
avoit  point  de  moyen  d'ôter  les  causes  des  guerres  civiles 
qu'en  retournant  à  Timité  catholique,  qui  a  fait  fleurir  du- 
rant tant  de  siècles  l'Eglise  et  la  monarchie  d'Angleterre, 
autant  que  les  plus  saintes  Eglises  et  les  plus  illustres  mo- 
narchies du  monde.  Ainsi,  quand  cette  pieuse  princesse  ser- 
voit  l'Eglise,  elle  croyoit  servir  l'Etat;  elle  croyoit  assurer 
au  roi  des  serviteurs,  en  conservant  cà  Dieu  des  fidèles  *! 
L'expérience  a  justifié  ses  sentiments  ;  et  il  est  vrai  que 
le  roi  son  fils  n'a  rien  trouvé  de  plus  ferme  dans  son  ser- 
vice que  ces  catholiques  siJiaïs,  si  persécutés,  que  lui  avoit 
sauvés  la  reine  sa  mère  ^[En  effet  il  est  visible  que,  puis- 
que la  séparation  et  la  révolte  contre  l'autorité  de  l'Eglise 
a  été  la  source  d'où  sont  dérivés  tous  les  maux,  on  n'en 
trouvera  jamais  les  remèdes  que  par  le  retour  à  l'unité, 
et  par  la  soumission  ancienne  ^  C'est  le  mépris  de  cette 
unité  qui  a  divisé  l'Angleterre.  Que  si  vous  me  demandez 
comment  tant  de  factions  opposées  et  tant  de  sectes  incom- 
patibles, qui  se  dévoient  apparemment  détruire  les  unes  les 
autres,  ont  pu  si  opiniâtrement  conspirer  ensemble  contre 
le  trône  royal ,  vous  l'allez  apprendre  '. 

o^  Partie.  —  Un  homme  s'est  rencontré  ^  d'une  pro- 

1  «A  votre  cruelle  destinée.  »  Presque  toujours,  Bossuet  joint  le 
commentaire  à  la  citation  de  l'Écriture,  et  les  fond  l'un  avec  l'autre. 

2  Anima  eorum  variavit  in  me  ;  et  dixi  :  K^n  pascam  vos:  quod  mori- 
tur,  moriatur;  et  quod  succiditur,  succidatur;  et  reliqui  dévorent  unus 
quisque  carnem  proximi  sui.  Zach,  c.  h.  v.  8  et  seq. 

3((  0  prophétie,  etc.  »  Exemple  d'épiphonéme  {èirî  (fwrr,),  réflexion 
sons  forme  d'exclamation,  qui  s'ajoute  à  un  tableau  pour  le  compléter. 

*  «  Quand  cette  pieuse  princesse,  etc.  »  Ce  fut  un  malheur  pour 
Charles  l^r,  d'accepter  les  secours  des  catholiques  contre  le  Coveiiant, 
en  1659.  Les  protestants  anglais  ne  lui  pardonnèrent  pas. 

5  «  La  reine  sa  mère,  n  Souvenir  de  la  reine,  heureusement  ramené, 
an  milieu  de  ces  considérations  toutes  générales. 

6  «  Puisque  la  séparation,  etc.  »  Raisonnement  par  déduction  ,  du 
principe  à  la  conséquence.  C'est  le  plus  rigoureux  de  tous. 

"^  «  Uue  si  vous  me  demandez  comment,  etc.  »  Transition  excellente, 
faite  par  les  idées,  et  qui  suspend  et  réveille  l'attention. 

8  «  Un  homme  s'est  rencontré,  etc.  w  Voici  une  remarque  irgénieuse 


28  ORAISON  FUNÈBRE 

fondeur  cVosprit  incroyable,  hypocrite  raffiné  autant  qu'ha- 
bile polifujiie,  capable  de  tout  entrepi'cndre  et  de  tout 
•cacher,  également  actif  et  infatigable  dans  la  paix  et  dans 
la  guerre,  qui  ne  laissoit  rien  à  la  fortune  de  ce  qu'il  pou- 
■voit  lui  ôter  par  conseil  et  par  prévoyance  ;  mais  aii  reste 
si  vigilant  et  si  prêt  à  tout,  qu'il  n'a  jamais  manqué  les 
occasions  qu'elle  lui  a  présentées;  enfin  un  de  ces  esprits 
remuants  et  audacieux  qui  semblent  être  nés  pour  chan- 
ger le  mondée  Que  le  sort  de  tels  esprits  est  hasardeux, 
et  qu'il  en  paroît  dans  l'histoire  à  qui  leur  audace  a  été 
funeste^!  Mais  aussi  que  ne  font-ils  pas,  quand  il  plaît  à 
Dieu  de  s'en  servir  !  H  fut  donné  à  celui-ci  de  tromper  les 
peuples,  et  de  prévaloir  contre  les  rois  '.  Car,  comme  il 
eut  aperçu  que  dans  ce  mélange  infini  de  sectes,  qui  n'a- 
voient  plus  de  règles  certaines,  le  plaisir  de  dogmatiser 
sans  être  repris  ry  contraint  par  aucune  autorité  ecclé- 
siastique ni  séculière 'é toit  le  charme  qui  possédoit  les  es- 

de  La  Harp'^,  quoique  l'expression  soit  bien  pénible  :  «  Un  autre  écri- 
«  vain  aurait  pu  dire  :  Cromwell  était  un  de  ces  prodiges  de  scéléra- 
te tesse  qui  apparaissent  de  temps  en  temps  dans  l'univers  comme 
«  d'eiTravants  pliénomènos,  etc.  //  aurait  bien  dit;  mais  comme  tout 
«  le  moiule  peut  bien  «tire.  »  (  La  Harpe  fait  trop  d'honneur  à  sa  va- 
riantes—te Rossuet  dit  tout  cela  d'un  seul  mot.  Et  de  plus,  il  dit  mieux, 
«  parce  qu'il  (ait  entendre  avec  ce  seul  mot  ce  qu'il  y  a  de  plus  extraor- 
«  dinaire,  et  qu'il  y  monte  l'imagination.  »  Cours  de  liltcr.  ix. 

*  «  Changer  le  monde.»  «  On  a  loué  cent  fois,  et  avec  toute  raison,  le 
«  bon  goùl,  le  mouvement  rapide,  la  verve,  la  vérité,  la  concision,  la 
«  pro'ondeur  et  l'énergie  de  ce  portrait  oratoire.  »  Mairv.)  Sallustc  et 
Tacitf^  n'oiïrent,  en  effet,  rien  de  supérieur  ;  »*t  l'on  ne  peut  ici  com- 
parer Bossue!  qu'à  lui-même.  (V.  le  portrait  du  cardinal  de  Retz,  dans 
l'or.  fun.  de  Le  Tellier.)  On  a  reproché  à  Bossuet  d'avoir  laissé  dans 
l'ombre  tout  un  côté  du  caractère,  et  de  n'en  avoir  donné  qu'un 
sombre  profil.  C'était  oublier  la  din'érenee  de  l'oraison  funèbre 
et  des  mémoires.  D'ailleurs,  V hypocrite  raffiné  ,  qui  dogmatisoit 
et  mêlait  mille  personnage*  divers,  n'est-il  pas  le  Tibère-Dandin 
que  l'on  a  regretté?  —  Comparez  à  ce  morceau  le  second  des  deux  por- 
traits du  prince  d'Orange  tracés  par  Massillon.  «  Du  fond  de  la  Hollande 
«  sort  un  prince  profond  dans  ses  vues,  habile  à  former  des  ligues  et  à 
«  réunir  des  esprits,  plus  heureux  à  exciter  les  guerres  qu'à  combattre, 
«  plus  à  craindre  encore  dans  le  secret  du  cabinet  qu'à  la  tète  des 
«  armées,  un  ennemi  que  la  haine  du  nom  françois  avoit  rendu  capable 
«  d'imaginer  de  grandes  choses  et  de  les  exécuter  ;  un  de  ces  génies 
«  qui  semblent  nés  pour  mouvoir  à  leur  gré  les  peuples  et  les  souve- 
«  rains  ;  un  grand  homme  enfin,  s'il  n'avoit  jamais  voulu  être  roi.  » 
{Or.  fun.  du  Dauphin.)  Comparez  aussi  la  citation  page  29,  note  6. 

*  Rien/i,  par  exemple,  au  quatorzième  siècle. 

5  Ai>oc.  c.  13,  V.  7.  El  est  daiuui  illi  bellum  facere  cum  sanctis,  et 
yincere  oos  :  et  data  est  ilji  potestâsTn  omnem  tribum,  et  populum,  et 
lioguam,  et  genlem.  " 


DE  HENRIETTE  DE  FRANCE.  29^ 

prlts,  il  sut  si  bien  les  concilier  par  là,  qu'il  fit  un  corps- 
redoutable  de  cet  assemblage  monstrueuxjQuand  une  fois 
on  a  trouvé  le  moyen  de  pre^idre  la  multitude »par  l'appât 
de  la  liberté,  elle  suit  en  aveugle,  pourvu  qu'elle  en  en- 
tende seulement  le  nom  ^*  Ceux-ci,  occupés  du  premier 
objet  qui  les  avoit  transportés ,  alloient  toujours  sans  re- 
garder qu'ils  alloient  à  la  servitude'';  et  leur  subtil  conduc- 
teur^, qui,  en  combattant,  en  dogmatisant,  en  mêlant  mille 
personnages  divers,  en  faisant  le  dgcteur^t  lejrojpbète 
aussi  bien  que  le  soldat  etle  capitaine,  vit  qu'il  avoit  tel- 
lement encbanté  le  monde,  qu'il  étolt  regardé  de  toute 
l'armée  comme  un  chef  envoyé-  de  Dieu  pour  la  protection 
de  l'indépendance*,  commença  à  s'apercevoir  qu'il  pou- 
voit  encore  les  pousser  plus  loin ^.[Ue  ne  vous  raconterai 
pas  la  suite  trop  fortunée  de  ses  entreprises,  ni  ses  fameu- 
ses victoires  dont  la  vertu  étoit  indignée  ^,  ni  cette  longue 

^  «  Quand  une  fois  on  a  trouvé  le  moyen,  etc.  »  Phrase  qui,  par  sa  ra- 
pidité et  sa  concision,  rappelle  la  manière  de  Montesquieu. 

2  Remarquez,  dans  ce  récit  tout  oratoire,  la  simplicité,  la  familiarité 
du  style  et  des  images,  l'appât  de  la  liberté...  sans  regarder  qu'ils 
alloient  à  la  servitude. 

*  «  Leur  subtil  conducteur.»  Cromwell  n'est  pas  nommé  une  seule  fois  ; 
et  chacun  des  traits  qui  servent  à  le  caractériser  est  d'une  impartialité 
frappante.  Il  n'y  a  pas  un  mol  de  colère  ni  de  passion,  et  cela,  moins  de 
dix  ans  après  les  vengeances  sanglantes  et  sacrilèges  de  la  Restauration. 

*  «  Qui,  en  combattant,  vit  qu'il  a\oit...  qu'il  étoit,  etc.  »  Incises  qui 
s'embarrassent  un  peu  les  unes  dans  les  autres. 

8  «  Les  pousser  plus  loin.  —  Mort  du  roi,  expulsion  du  parlement,  Pro- 
tectorat.—Il  pensa  même  à  se  faire  roi,  et  la  crainte  seule  l'en  empêcha^ 
6  n  Dont  la  vertu  cloit  indignée.  » 

Son  sort,  de  splendeur  revêtu 
Fait  {jrondcr  le  mérite  et  rouyir  la  vertu. 

MoLiÈr.E,  le  Miiunllirope,  I,  i. 

Là  se  bornent  les  reproches.  Plus  tard,  !\Iassil!on,  prêchant  dans  cette  ■ 
même  église  de  Chaillot,  sur  l'Assomption  de  la  Vierge,  en  présence  d'une 
autre  reine  d'Angleterre,  femme  de  Jacques  II,  essaya  de  la  venger  de 
Guillaume  III,  qui  l'avait  détrônée  vV.  p.  28,  n.  1).  «Pour  l'usurpateur  qu* 
«  s'est  élevé  par  des  voies  injustes,  qui  a  dépouillé  l'innocent  et  cliassf» 
«  l'héritier  légitime  pour  se  mettre  à  sa  place  et  se  revêtir  de  sa  dépouille,, 
«  hélas  I  sa  gloire  sera  ensevelie  avec  lui  dans  le  tombeau,  et  sa  mort 
«  développera  la  honte  de  sa  vie...  On  découwita  le  motif  secret  de 
€  ses  entreprises  glorieuses  que  l'adulation  avoit  exaltées,  et  on  en  ex— 
«  posera  l'indignité  et  la  bassesse.  On  regardera  de  pris  ces  vertus  hé- 
€  roïques  que  l'on  ne  connoissoit  que  sur  la  bonne  foi  des  éloges  pu- 
c  blics,  et  on  n'y  trouvera  que  les  droits  les  plus  sacrés  de  la  nature  et 
f  de  la  société  foulés  aux  pieds...  Loin  de  l'égaler  au:;  héros,  on  l'ap- 
«r  pellera  un  fils  dénaturé,  un  de  ces  hommes  dont  parle  saint  Paul,  sans 
*  culte,  sans  affection  et  sans  principes  :  sa  fausse  gloire  n'aura  doré 


50  ORAISON  FUNEBRE 

tranquillité  qui  a  étonné  l'univers.  C'éloit  le  consejl  de 
Dieu  d'instruire  les  rois  à  ne  point  quitter  son  Eglise.  11 
vouloit  dceouvrjr,  par  un  grand  exemple,  tout  ce  que  peut 
l'hérésie  ;  combien  elle  est  naturellement  indocile  et  indé- 
peiKÏante,  combien  fatale  à  la  royauté  et  à  toute  autorité 
légitime.  Au  reste,  quand  ce  grand  Dieu^  a  choisi  quel- 
qu'un pour  être  l'instrument  de  ses  desseins,  rien  n'en  ar- 
rête le  cours;  ou  il  enchaîne,  ou  il  aveugle,  ou  il  dompte 
tout  ce  qui  est  capable  de  résistance'.  «  Je  suis  le  Sei- 
«  gneur,  dit-il  par  la  bouche  de  Jérémie  ;  c'est  moi  qui  ai 
c(  fait  la  terre  avec  les  hommes  et  les  animaux,  et  je  la 
«  mets  entre  les  mains  d^g^ui  il,me  plaît  ^;  et  maintenant 
c(  j'ai  voulu  soumettre  ces  terres  à  Nabuchodonosor,  roi  de 
((  Babylone,  mon  serviteur'^.  »  Il  l'appelle  son  serviteur, 
quoique  hifidèle,  à  cause  qu'il  ^  l'a  nommé  pour  exécuter 
ses  décrets.  «  Et  j'ordonne,  poursuit-il,  que  tout  lui  soit 
«  soumis,  jusqu'aux  animaux^  :  »  tant  il  est  vrai  que  tout 

flqie  et  que  tout  est  souple  quand  Dieu  le  commande  î 
îais^écoutez  la  suite  de  la  prophétie  :  a  Je  veux  que  ces 
«  peuples  lui  obéissent,  et  qu'ils  obéissent  encore  à  son 
((  fils,  jusqu'à  ce  que,  le  temps  .des  uns  et  dés  autres 
((  vienne"^.  »  Voyez,  chrétiens,  comme  les  temps  sont  mar- 
qués, comme  les  générations  sont  comptées  :  Dieu  déter- 
mine jusqu'à  quand  doit  durer  rassouj^issement,  et  quand 
aussi  se  doit  réveiller  le  monde  ^. 

Tel  a  été  le  sort  de  l'Angleterre.  Mais  que,  dans  cette 
effroyable  confusion  de  toutes  choses^,  il  est  beau  de  con- 

«  qu'un  instant,  et  son  opprobre  ne  finira  qu'avec  les  siècles,  etc.,  etc.  » 
Quelle  différence  entre  celte  diatribe  diffamatoire  et  la  réserve  de  Bos- 
suel  1  C'est  que  Bossuel  est  aussi  historien,  et  qu'il  en  a  la  gravité. 

*^<(  Ce  grand  Dieu.  »  Sur  celte  épithète,  V.  page  6,  note  6. 

2  «  Ou  il  enciiaîne,  ou  il  aveugle,  etc.  »  Idées  toujours  reproduites 
dans  Bossuot  par  de  grandes  images  et  de  fortes  expressions. 

3^Ego  feci  torram,  et  liomines,  et  jumenta  qua?  sunt  super  faciem 
terra^,  in  fortiiudine  mea  magna  et  in  brachio  meo  extento,  et  dedi  eam 
ei  qui  placuil  in  oculis  meis.  Jerem.,  xxvii,  5. 

*  Et  nunc  itaque  dedi  omnes  terras  istas  in  manu  Nabuchodonosor, 
régis  Babylonis,  ser\i  mei.  Ibid.,  v.  6. 

5  «  A  cause  que.  »  Conjonction  peu  employée  aujourd'hui. 

^  Insuper  et  beslias  agii  dedi  ei  ut  serviant  illi.  Jerem.,  xxyii,  5. 

"  Et  servient  ei,  omnes  gentes,  et  Olio  ejus,  donec  veniat  tempusterrœ 
ejus  et  ipsius.  Ibid.,  v.  7. 

%  «  Quand  doit  se  réveiller  le  monde.  »  Allusion  à  la  Restauration, 
dont  il  parlera  plus  tard.  —  Chute  sonore  et  harmonieuse. 

^  «  Mais  que,  dans  cette  effroyable  confusion,  etc.»  Transition  simple, 
par  l'opposition  des  idées.  Bossuet  l'emploie  fréquemment. 


DE  HENRIETTE  DE  FRANCE.  51 

sidérer  ce  que  la  grande  Henriette  a  entrepris  pour  le 
salut  de  ce  royaume  *  ;  ses  voyages,  ses  négociations,  ses 
traités,  tout  ce  que  sa  prudence  et  son  courage  opposoient 
à  la  fortune  de  TÉtat  ;  et  enfin  sa  constance,  par  laquelle 
n'ayant  pu  vaincre  la  violence  de  la  destinée,  elle  en  a  si 
noblement  soutenu  Teffort  !  Tous  les  jours  elle  ramenoit 
quelqu'un  des  rebelles;  et  de  peur  qu'ils  ne  fussent  malheu- 
reusement engagés  àfaillir  toujours  parce  qu'ils  avoient  failli 
une  fois,  ellevouloit  qu'ils  trouvassent  leur  refuge  dans  sa 
bonté,  et  leur  sûreté  dans  sa  parole^.  Ce  fut  entre  ses  mains 
que  le  gouverneur  de  Sharborough^  remit  ce  port  et  ce  châ- 
teau inaccessible.  Les  deux  Hothams  père  et  fils,  qui  avoient 
donné  le  premier  exemple  de  perfidie  en  refusant  au  roi 
même  les  portes  de  la  forteresse  et  du  port  de  Hull  *,  choi- 
sirent la  reine  pour  médiatrice,  et  dévoient  rendre  au  roi 
cette  place  avec  celle  de  Beverley'  ;  mais  ils  furent  pré- 
venus et  décapités  ;  et  Dieu,  qui  vouloit  punir  leur  hon- 
teuse désobéissance  par  les  propres  mains  des  rebelles,  ne 
permit  pas  que  le  roi  profitât  de  leur  repentir.  Elle  avoit 
encore  jiagné  un  maire  de  Londres^,  dont  le  crédit  étoit 
grand,  et  plusieurs  autres  chefs  de  la  faction.  Presque 
tous  ceux  qui  lui  parloient  se  rendoient  à  elle  ;  et  si  Dieu 
n'eût  point  été  inllexible,  si  l'aveuglement  des  peuples 
n'eût  pas  été  incurable,  elle  auroit  guéri  les  esprits,  et  le 
parti  le  plus  juste  auroit  été  le  plus  fort"^. 

On  sait,  messieurs,  que  la  reine  a  souvent  exposé  sa 
personne  dans  ces  conférences  secrètes;  mais  j'ai  à  vous 
faire  voir  de  plus  grands  hasards.  Les  rebelles  s'étoient 
saisis  des  arsenaux  et  des  magasins;  et,  malgré  la  défec- 

*  «  Ce  que  la  grande  HenrieUe  a  entrepris,  etc.  »  Bossuet  réunit  dans 
«a  pensée  le  roi  et  le  royaume,  la  cause  politique  et  la  cause  religieuse. 

*  a  Leur  sûreté  dans  sa  parole.  »  Idée  importante,  jetée  eu  passant 
comme  un  détail  secondaire,  parce  que  la  fidélité  de  la  parole  n'est  que 
l'accomplissement  d'un  devoir.  Pres([ue  toutes  les  éditions,  même  celle 
<le  Lebel,  ont  :  qu'ils  trouvassent  leur  refuge  dans  sa  parole;  phrase 
tronquée. 

3  «  Sliarborough.  »  Dans  le  comté  d'York,  sur  une  baie  de  la  mer 
du  Nord.  Ici  commence  une  histoire  presque  complète  de  la  Révolution. 

*  «  Hull,  »  situé  au  confluent  de  l'Hull  et  de  l'Humber. 

5  «  Beverley,  »  ville  du  comté  d'York,  sur  l'Hull. 

6  «Un  maire  de  Londres.»  Le  lord  maire,  chef  de  la  cité,  et  l'un  des 
principaux  personnages  de  l'Etat,  par  son  influence  sur  la  capitale. 

"  (c  Si  Dieu  n'eût  point  été  inflexible,  etc.  »  Bossuet  donne  ici  la  rai- 
son de  ces  obstacles  qui  ont  triomphé  des  efforts  de  la  reine.  Elle  au- 
roit guéri.  —  Remarquez  comme  les  métapliores  se  continuent. 


52  ORAISON  FUNÈBRE 

tion  de  tant  de  sujets,  malgré  rinfàme  désertion  de  la  mi- 
lice même,  il  étoit  encore  plus  aisé  au  roi  de  lever  des 
soldats  que  de  les  armer.  Elle  abandonne,  pour  avoir  des 
armes  et  des  munitions,  non-seulement  ses  joyaux,  mais 
encore  le  soin  de  sa  vie.  Elle  se  met  en  mer  au  mois  de 
février*,  malgré  Thiver  et  les  tempêtes;  et,  sous  prétexte 
de  conduire  en  Hollande  la  princesse  royale  sa  tille  aînée^, 
qui  avoit  été  mariée  à  Guillaume,  prince  d'Orange  =^,  elle 
va  pour  engager  les  États  dans  les  intérêts  du  roi,  lui  ga- 
gner des  officiers,  lui  amener  des  munitions.  L'hiver  ne 
Tavoit  pas  elfrayée,  quand  elle  partit  d'Angleterre;  l'hiver 
ne  Tarrète  pas  onze  mois  après,  quand  il  faut  retourner 
auprès  du  roi  :  mais  le  succès  n'en  fut  pas  semblable.  Je 
tremble  au  seul  récit  de  la  tempête  furieuse  dont  sa  flotte 
fut  battue  durant  dix  jours.  Les  matelots  furent  alarmés 
jusqu'à  perdre  l'esprit  *,  et  quelques-nns  d'entre  eux  se 
précipitèrent  dans  les  ondes.  Elle,  toujours  intrépide,  au- 
tant que  les  vagues  étoient  émues  ^  rassuroit  tout  le  monde 
par  sa  fermeté;  elle  excitoit  ceux  qui  Taccompagnoient  à 
espérer  en  Dieu,  qui  faisoit  toute  sa  confiance;  et,  pour 
éloigner  de  leur  esprit  les  funestes  idées  de  la  mort  qui  se 
présentoit  de  tous  côtés,  elle  disoit,  avec  un  air  de  sérénité 
qui  sembloit  déjà  ramener  le  calme,  que  les  reines  ne  se 
noyoient  pas^  Hélas!  elle  est  réservée  à  quelque  chose  de 
bien  plus  extraordinaire!  et  pour  s'être  sauvée  du  nau- 
frage', ses  malheurs  n'en  seront  pas  moins  déplorables*. 

^  «  Au  mois  de  février  »  de  l'année  16^2, 

•■^  ((  Sa  fille  aînée.  »  Ileniiolte,  Marie  Sluart,  morte  en  1660. 

=^  <(  Prince  d'Orange.  »  Guillaume  II  de  Nassau,  mort  en  1650,  père  de 
Guillaume  III,  siatliouder  de  Hollande,  qui  devint  roi  d'Angleterre,  en 
1688,  par  l'expulsion  de  Jacques  II,  son  beau-père. 

*  Var.  «  Les  matelots  alarmés  en  perdirent  l'esprit  de  frayeur.  » 
ire  édit.j  Cette  première  leçon  faisait  presque  un  pléonasme. 

5  <(  Intrépide,  autant  que  les  vagues  étoient  émues.  »  Antithèse  qui  se 
pressentait  facilement,  mais  qui  renferme  un  sentiment  vrai  et  sérieux. 

p  «  Que  les  reines  ne  se  noyoient  pas.  »  Ce  mot  spirituel  de  la  reine 
d'Angleterre,  auquel  le  danger  donne  tant  de  dignité  et  de  grandeur, 
est  un  de  ces  traits  de  caractère  qui  nous  attachent  aux  personnages 
en  les  faisant  vi\rc  et  agir  sous  nos  yeux.  Bossuet  en  est  rempli,  bien 
qu'il  ait  soin  de  les  choisir  nobles  et  dignes  en  même  temps  qu'expres- 
sifs. Fléchier  évite  constamment  les  uns  et  les  autres,  et  y  substitue 
la  périphrase  ou  l'allusion.  Nous  reconnaissons  encore,  dans  cette  qua- 
lité de  Bossuet,  l'une  de  celles  qui  font  l'historien. 

7  Var.  «  Sauvée  des  flots.  »  (Ke  cdit.) 

^  «  5e«  nialheurs.  »  Syllepse;  accord  logique  substitué  à  l'accord 
grammatical.  —  Opposition  d'un  effet  dramatique  et  louchant. 


DE  HENRIETTE  DE  FRANXE.  33' 

Elle  vit  périr  ses  vaisseaux,  et  presque  toute  respérance 
d'un  si  grand  secours.  L'amiral  où  elle  étoit,  conduit  par 
la  main  de  celui  qui  domine  sur  la  profondeur  de  la  mer, 
et  qui  dompte  ses  flots  soulevés  \  fut  repoussé  aux  ports 
de  Hollande;  et  tous  les  peuples  furent  étonnés  d'une  dé-- 
livrance  si  miraculeuse. 

Ceux  qui  sont  échappés  du  naufrage  disent  un  éternel 
adieu  à  la  mer  et  aux  vaisseaux*  ;  et,  comme  disoit  un  an- 
cien auteur',  ils  n'en  peuvent  même  supporter  la  vue. - 
Cependant,  onze  jours  après,  ô  résolution  étonnante!  la 
reine,  à  peine  sortie  d'une  tourmente  si  épouvantable,, 
pressée  du  désir  de  revoir  le  roi  et  de  le  secourir,  ose  en- 
core se  commettre*  à  la  furie  de  l'Océan  et  à  la  rigueur  de 
l'hiver.  Elle  ramasse  quelques  vaisseaux  qu'elle  charge 
d'officiers  et  de  munitions,  et  repasse  enfm  en  Angleterre. 
Mais  qui  ne  seroit  étonné  de  la  cruelle  destinée  de  cette 
princesse?  Après  s'être  sauvée  des  flots,  une  autre  tem- 
pête lui  fut  presque  fatale^.  Cent  pièces  de  canon  tonnè- 
rent sur  elle  à  son  arrivée,  et  la  maison  où  elle  entra  fut 
percée  de  leurs  coups.  Qu'elle  eut  d'assurance  dans  cet 
effroyable  péril!  mais  qu'elle  eut  de  clémence  pour  l'au- 
teur d'un  si  noir  attentat^!  On  l'amena  prisonnier  peu  de 
temps  après;  elle  lui  pardonna  son  crime,  le  livrant  pour 
tout  supplice  à  sa  conscience,  et  à  la  honte  d'avoir  entrepris 

*  «Conduit  par  la  main  de  celui  qui  domine,  etc.  »  Périphrase' 
expressive,  qui  substitue  à  l'expression  simple  de  l'idée  une  image  im- 
posante. Racine  a  dit  de  même  : 

Celui  qui  met  un  frein  à  la  fureur  des  flots. . .    .îtlialie  I,  i. 

*  Naufragio  liberali,  exinde  repudium  et  navi  et  mari  dicunt. 

Tertull.,  de  Pœnit. 
Voici  l'expression  naïve  de  l'idée,  à  côté  de  l'expression  éloquente: 
Et  comme  un  jour  les  vents,  retenant  leur  haleine, 
Laissoieni  paisiblement  aborder  les  vaisseaux. 
Vous  voulez  de  l'argent,  ô  mesdames  les  Caux, 
Dit-il  :  adressez-vous,  je  vous  prie,  à  quelque  autre: 
Ma  foi  !  vous  n'aurez  pas  le  nôtre. 

La  Fontaine,  iv,  2,  le  Benjer  et  la  Mer. 
'  Var.  «  Comme  dit  TertuUien.  »  L'allusion  a  remplacé  la  citation.. 

*  «  Se  commettre.  »  Confier.  Mot  fréquent  au  dix-septième  siècle. 

Je  vous  rends  le  dépôt  que  vous  m'aviez  commis. 

lUciNE,  Athalie,    It,  5. 
5  «  Après  s'être  sauvée  des  flots,  une  autre  tempête,  lui  fut  presque- 
fatale.  »  Rapprochement  et  métaphore  peu  satisfaisants.  On  n'aime  pas- 
cette  tempête  du  canon,  opposéeîà  la  véritable  tenip'le. 

*  «  L'auteur  d'un  si  noir  attentat.  »  Balten,  amiral  parlementaire  (2* 
fév.  1643;. «Mais  qu'elle  eut»,  etc.  Fo.-me  d'opposition  familière  à  Bossuc-t;.. 


34  CruVlSON  FL-NEBKE 

bur  ia  vie  d'une  princesse  si  bonne  et  si  généreuse  ;  tant  elle 
étoit  au-dessus  de  la  vengeance  aussi  bien  que  de  la  crainte  '  ! 
Mais  ne  la  verrons  -  nous  jamais  auprès  du  roi  , 
qui  souhaite  si  ardemment  son  retour-?  Elle  brûle  du 
même  désir,  et  déjà  je  la  vois  paroître  dans  un  nouvel  ap- 
pareil. Elle  marche  comme  un  général  à  la  tête  d'une  ar- 
mée royale,  pour  traverser  des  provinces  que  les  rebelles 
tenoienl  presque  toutes.  Elle  assiège  et  prend  d'assaut  en 
passant  une  place  considérable  qui  s'opposoit  à  sa  marche^; 
elle  triomphe,  elle  pardonne;  et  enfin  le  roi  la  vient  rece- 
voir dans  une  campagne  où  il  avoit  remporté  l'année  pré- 
cédente une  victoire  signalée  sur  le  général  Essex'^.  Une 
heure  après  on  apporta  la  nouvelle  d'une  grande  bataille 
gagnée ^  Tout  sembloit  prospérer  par  sa  présence;  les  re- 
belles étoient  consternés  :  et  si  la  reine  en  eût  été  crue  ;  si 
au  lieu  de  diviser  les  armées  royales,  et  de  les  amuser^, 
contre  son  avis,  aux  sièges  infortunés  de  Hull  et  de  Gloces- 
ter,  on  eût  marché  droit  à  Londres,  l'affaire  étoit  décidée, 
et  cotte  campcigne  eût  fmi  la  guerre''.  Mais  le  moment  fut 
manqué.  Le  terme  fatal  approchoit;  et  le  ciel,  qui  sembloit 
suspendre,  en  faveur  de  la  piété  de  la  reine,  la  vengeance 
qu'il  méditoit,  commença  à  se  déclarer.  «  Tu  sais  vaincre,» 
disoit  un  brave  Africain  au  plus  rusé  capitaine  qui  fut  ja- 
mais; (c  mais  tu  ne  sais  pas  user  de  ta  victoire  :  Rome,  que 
i(  tu  tenois,  t'échappe;  et  le  destin  ennemi  t'a  ôté  tantôt  le 
'«  moyen,  tantôt  la  pensée  de  la  prendre^.  ))  Depuis  ce  mal- 

'  ((  Tant  elle  étoit  au-dessus  de  la  vengeance,  etc.  m  Epiphonème  à  la 
manière  de  celles  de  Virgile. 

...Taufœne  aniinis  cœlcsiibus  irae? 
Tanlœ  niylis  crac  Uomanam  condere  geiitem!  /En.,  I,  v,  net  33. 

-  «  Mais  ne  la  verrons-nous,  etc.  »  Interrogation  qui  varie  le  ton  et 
la  marche  du  récit.  Ici  la  narration  oratoire  s'élève  au  ton  de  l'épopée. 

"  Prise  de  Bristol  par  le  prince  de  Rnpert,  le  26  juillet  1643. 

'*  «  Le  général  Essex,  »  fils  du  favori  d'Elisabeth  ;  il  commanda  dans 
les  premières  années  de  la  guerre. 

"''  La  bataille  d'Edgehill?  —  Bataille  de  Newbury,  restée  indécise. 

^  «  Les  amuser.  »  Terme  familier  et  expressif  comme  il  s'en  ren- 
contre fréquemment  dans  Bossuet. 

"i  «Finijia  guerre.  »  1645.  C'était  Fairfax  qui  défendait  Hull  contre  le  roi. 

^  Tum  Maharbal  :  Vincore  scis,  Annibal,  Victoria  uti  nescis.  Liv.  dec. 
5,  lib.  2.  —  Potiundœ  urbis  Piomae,  modo  mentem  non  dari,  modo 
fortunam.  Ibid.,  lib.  6.  —  Ce  sont  là  des  antithèses,  et  non  des  raisons 
réelles.  On  Jugeait  Annibal  sur  les  apparences.  Cette  tradition  ancienne 
et  accréditée,  adoptée  sans  examen  par  Bossuet,  ainsi  que  toutes  les 
traditions  sur  l'origine  de  P»orae,  a  été  combattue  par  Montesquieu  et 
par  des  historiens  de  !i0s  jours.  On  a  justifié  par  de  bonnes  raisons  la 


DE  HENRIETTE  DE  FRANCE.  3S 

heureux:  moment  tout  alla  \isiblement  en  décadence,  et 
les  affaires  furent  sans  retour  ^  La  reine,  qui  se  trouva 
grosse,  et  qui  ne  put  par  tout  son  crédit  faire  abandonner 
ces  deux  sièges,  qu'on  vit  entinsi  mal  réussir,  tomba  en  lan- 
gueur; et  tout  rÈtat  languit  avec  elle^.  Elle  fut  contrainte 
de  se  séparer  d'avec  le  roi,  qui  étoit  presque  assiégé  dans 
Oxford  ;  et  ils  se  dirent  un  adieu  bien  triste,  quoiqu'ils  ne 
sussent  pas  que  c'étoit  le  dernier^.  Elle  se  retire  à  Exeter, 
ville  forte  où  elle  fut  elle-même  bientôt  assiégée.  Elle  y 
accoucha  d'une  princesse,  et  se  vit  douze  jours  après  con- 
trainte de  prendre  la  fuite  pour  se  réfugier  en  France. 

Princesse'^,  dont  la  destinée  est  si  grande  et  si  glorieuse, 
faut-il  que  vous  naissiez  en  la  puissance  des  ennemis  de 
votre  maison  !  0  Eternel  !  veillez  sur  elle  ;  anges  saints, 
rangez  à  Fentour  vos  escadrons  invisibles,  et  faites  la  garde 
autour  du  berceau  d'une  princesse  si  grande  et  si  délaissée. 
Elle  est  destinée  au  sage  et  valeureux  Philippe,  et  doit  des 
princes  à  la  France  dignes  de  lui,  dignes  d'elle  et  de  leurs 
aïeux  ^.  Dieu  l'a  protégée,  messieurs.  Sa  gouvernante, 
deux  ans  après,  tire  ce  précieux  enfant  des  mains  des  re- 
belles :  et  quoique  ignorant  sa  captivité,  et  sentant  trop  sa 
grandeur,  elle  se  découvre  elle-même  ;  quoique  refusant 
tous  les  autres  noms,  elle  s'obstine  à  dire  qu'elle  est  la 
princesse^;  elle  est  enfin  amenée  auprès  de  la  reine  sa 

prétendue  faute  si  souvent  reprochée  au  grand  Annibal.  (Voy.  Gran- 
deur et  Décadence  des  Romains^  c.  iv.) 

1  «  Les  affaires  furent  sans  retour,  n  On  compléterait  aujourd'hui 
l'expression  par  un  participe,  perdues^  ruinées.  Le  mot  sans  retour 
suffisait  alors  et  devrait  suffire  encore  pour  préciser  l'idée. 

2  «  Tout  l'Etat  languit  avec  elle.  »  C'est  le  procédé  constant  de  Bos- 
suet,  d'identifier  la  reine  et  l'Etat;  c'est  un  des  secrets  de  l'unité  et 
de  la  ixtandeur  de  cette  oraison  funèbre. 

3  «  Quoiqu'ils  ne  sussent  pas  que  c"étoit  le  dernier.  »  Réflexion  lou- 
chante, et  qui  prépare  l'allusion  pathétique  au  supplice  de  Charles  \^^. 

^  La  duchesse  Henriette,  qui  assistait  au  discours.  —  Apostrophe  di- 
recte assez  ordinaire  dans  l'oraison  funèbre,  où  l'orateur  doit  s'occu- 
per des  grands  personnages  devant  lesquels  il  parle.  Ici,  elle  est  d'un 
grand  intérêt,  car  elle  semble  réunir  une  dernière  fois  la  mère  et  la  fille. 

s  «  Elle  est  destinée,  etc.  »  Elle  ne  lui  donna  que  deux  filles,  Marie- 
Louise  d'Orléans,  reine  d'Espagne,  morte  en  1680,  empoisonnée  comme 
sa  mère,  et  Anne-Marie,  femme  de  Victor-Amédée,  duc  de  Savoie,  puis 
roi  de  Sardaigne.  Celte  seconde  lille  fut  la  mère  de  la  duchesse  de  Bour- 
gogne. —  Var.  «  Dignes  d'elle  et  dignes  de  leurs  aïeux.  »  (fe  édit.) 

6  «  Elle  s'obstine  à  dire  qu'elle  est  la  princesse.  »  Détail  gracieux  qui 
arrête  un  moment  l'attention  sur  l'opiniâtreté  naïve  et  imprudente  d'une 
enfant,  au  milieu  de  cette  sombre  et  douloureuse  histoire.  —  Elle  avait 
été  déguisée  en  garçon  sous  le  nom  de  Henri. 


36  ORAISON  FUNEBRE 

mère,  pour  faire  sa  consolation  durant  ses  malheurs  \  en 
attendant  qu'elle  fasse  la  félicité  d'un  grand  prince  et  la 
joie  de  toute  la  France.  Mais  j'interromps  Tordre  de  mon 
histoire.  J'ai  dit  que  la  reine  fut  obligée  à^  se  retirer  de 
son  royaume.  En  effet,  elle  partit  des  ports  d'Angleterre  à 
la  vue  des  vaisseaux  des  rebelles  ^,  qui  la  poursuivoient  de 
si  près  qu'elle  entendoit  presque  leurs  cris  et  leurs  menaces 
insolentes.  0  voyage  bien  différent  de  celui  qu'elle  avoit 
fait  sur  la  môme  mer,  lorsque,  venant  prendre  possession 
du  sceptre  de  la  Grande-Bretagne,  elle  voyoit,  pour  ainsi 
dire,  les  ondes  se  courber  sous  elle  et  soumettre  toutes  leurs 
vagues  à  la  dominatrice  des  mers*"  !  Maintenant  chassée, 
poursuivie  par   ses  ennemis  implacables,   qui  avoient  eu 
l'audace  de  lui  faire  son  procès,  tantôt  sauvée,  tantôt  pres- 
que prise,  changeant  de  fortune  à  chaque  quart  d'heure, 
n'ayant  pour  elle  que  Dieu  et  son  courage  inébranlable^, 
^elîe  n'avoit  ni  assez  de  vents  ni  assez  de  voiles  pour  favori- 
ser sa  fuite  précipitée.  Mais  enfin  elle  arrive  à  Brest,  où 
après  tant  de  maux  il  lui  fut  permis  de  respirer  un  peu  ®. 
Quand  je  considère  en  moi-même  les  périls  extrêmes  et 
continuels  qu'a  courus  cette  princesse,  sur  la  mer  et  sur  la 
terre,  durant  l'espace  de  près  de  dix  ans,  et  que  d'ailleurs 
je  vois  que  toutes  les  entreprises  sont  inutiles  contre  sa 
personne,  pendant  que  tout  réussit  d'une  manière  surpre- 
nante contre  l'État;  que  puis-jepenser"^  autre  chose,  sinon 
que   la  Providence,   autant  attachée  à  lui  conserver  la  vie 
qu'à  renverser  sapuissance,  a  voulu  qu'elle  survéquît^  à  ses 

'  «  Elle  est  enfin  amenée,  etc.  n  Elle  fut  amenée  en  France  par  la 
comtesse  de  Morton,  en  1646.  —  «|En  attendant...  »  Antithèse  d'idées. 
'  «  Obligée  à.  »  Voy.  page  7,  note  3,  loioée,  contrainte. 

*  «  A  la  \ue  des  vaisseaux  des  rebelles.  »  Pourquoi  Bossuet  ne  nous 
a-l-il  pas  montré  la  reine  cachée  dans  une  cabane,  pendant  que  des 
soldats  la  cherchent  pour  la  saisir,  et  qu'elle  entend  leurs  menaces?  Ce 
deinier  trait  manque  au  tableau  :  il  s'est  contenté  de  l'indiquer  par  al- 
lusion quelques  lignes  plus  loin  :  mais  le  reste  est  admirable. 

^  «  0  voyage,  etc.  »  Exclamation  toute  lyrique  pour  le  mouvement 
et  l'expression.  Exemple  de  période  à  quatre  membres. 

s  «Son  courage  inéi)ranlable,  etc.  »  Période  harmonieuse  et  soutenue. 

Contre  tant  d'ennemis,  que  vous  reste-t-il?  —  Moi; 

Moi,  dis-je,  et  c'est  assez.  P.  Corneille,  Médiîe,  T,  5. 

*  «  Il  lui  fut  permis  de  respirer  un  peu.  »  Repos  marqué  à  ia  fin 
du  récit.  La  voix  même  s'arrête  nécessairement  avec  l'attention. 

■^  (.(  Que  puis-je  penser,  etc.  »  Qxie  est  explétif.  Qaid  aliud. 
8  <(  Survéquît,  »  prétérit  vieilli  et  inusité    du   verbe   survivre.    C'est 
Thomas  Corneille  qui  a  fait,  malgré  Vaugelas,  adopter  survécut. 
Ce  fameux  conqui'îrant,  ce  vaillant  S<^sostris 


DE  HENRIETTE  DE  FRANCE.  57 

grandeurs,  afin  qu'elle  pût  survivre  aux  attachements  de 
la  terre,  et  aux  sentiments  d'orgueil,  qui  corrompent 
d'autant  plus  les  âmes  qu  elles  sont  plus  grandes  et  plus 
élevées^  ?  Ce  fut  un  conseil  à  peu  près  semblable  qui 
abaissa  autrefois  David  sous  la  main  du  rebelle  Absa- 
lon^  c(  Le  voyez-vous,  ce  grand  roi,  dit  le  saint  et  élo- 
((  quent  prêtre"  de  Marseille-',  le  voyez-vous  seul,  aban- 
((  donné,  tellement  déchu  dans  l'esprit  des  siens,  qu'il  de- 
((  vient  un  objet  de  mépris  aux  uns;  et,  ce  qui  est  plus  in- 
tt  supportable  à  un  grand  courage,  un  objet  de  pitié  aux 
((  autres;  ne  sachant,  poursuit  Salvien,  de  laquelle  de  ces 
«  deux  choses  il  avoit  le  phis  k  se  plaindre,  ou  de  ce  que 
((  Siba  le  nourrissoit,  ou  de  ce  que  Séméi  avoit  l'insolence 
a  de  le  maudire  *  ?  ))  Voilà,  messieurs,  une  image,  mais 
imparfaite,  de  la  reine  d'Angleterre,  quand,  après  de  si 
étranges  humiliations,  elle  fut  encore  contrainte  de  pa- 
roître  au  monde,  et  d'étaler,  pour  ainsi  dire,  à  la  France 
même,  et  au  Louvre,  où  elle  étoit  née  avec  tant  de  gloire, 
toute  l'étendue  de  sa  misère  ^  Alors  elle  put  bien  dire  avec 
le  prophète  Isaïe  :  a  Le  Seigneur  des  armées  a  fait  ces 
((  choses  pour  anéantir  tout  le  faste  des  grandeurs  hu- 
((  maines,  et  tourner  en  ignominie  ce  que  l'univers  a  de 

Qui  jadis  en  Egy^îte,  au  (jre  des  destinées, 
Véquit  de  si  lon<;ues  annres, 
N  a  vécu  qu'un  jour  à  Paris. 

RvciNE,  Epigramme  sur  le  Scsoslris  de  Longepierre. 

*  <<  Que  la  Providence...  qu'à  renverser...  qu'elle  survéquît...  qu'elle 
pût...  qui  corrompent...  qu'elles  sont,  etc.  »  Plirase  pénible,  où  les  qui 
et  les  que  se  mulliplient  d'une  manière  fatigante. 

2  Absalon,  après  le  meurtre  d'Amnon,  son  frère  aîné,  se  révolte 
contre  David,  et  est  vaincu  et   tué    par  Joab  dans  la  forêt    d'Ephraïm 

1050;.   Emploi  de  Vexemjile,  lieu  commun  intrinsèque. 

3  «Le  saint  et  éloquent  prêtre  de  Maiscille.  »  Salvien,  né  à  Cologne 
ou  à  Trêves  en  590,  mort  en  -484,  auteur  des  traités  de  V Avarice,  et 
de  la  Providence  De  Gubernalione  Dei).  Son  éloquence  dans  la  pein- 
ture des  vices  et  des  malheurs  de  la  Gaule,  pendant  l'invasion  du  cin- 
quième siècle,  lui  a  valu  le  nom  de  nouveau  Jérémie. 

*  «Tellement  déchu,  etc.»  Dejectus  usque  inservorum  suorum,  quod 
grave  est,  contumeliam,  vel,  quod  gra\ius,  misericordiam  ;  ut  vel  Siba 
eum  pasceret,  vel  ei  maledicere  Semci  publiée  non  timeret.  Salv. 
lib.  II,  de  Gubernalione  Dei.—  Citation  éloquente,  et  qui  pourtant,  aux 
yeux   de   Bossuet,  ne  donne  encore  qu'une  image  impat  faite. 

Ah  !  c'est  trop,  lui  dit-il,  je  voulois  bien  mourir; 
Mais  c'est  mourir  deux  fois  nue  souffrir  tes  atteintes. 

La  Fontaine,  le  Ucn  devenu  wieitx,  Ilf,  14. 

5  «  D'étaler  au  Louvre,  etc.  »  Opposition  et  expiession  éloquentes. 


~A  OHAISON  rUNEBRE 

«  plus  iiiiy liste  ^))  Ce  n'est  pas  que  la  France  ait  manqué  à 
la  lille  de  Henri  le  Grand  ;  Anne  Ja  magnanime,  la  pieuse*, 
que  nous  ne  nommerons  jamais  sans  regret,  la  reçut  d'une 
manière  convenable  à  la  majesté  des  deux  reines;  mais  les 
aflaires  du  roi  ne  permettant  pas  que  cette  sage  régente  pût 
proportionner  le  remède  au  mal  ^,  jugez  de  Tétat  de  ces  deux, 
princesses  :  Henriette,  d'un  si  grand  cœur,  est  contramte  de 
demander  du  secours  :  Anne  d'un  si  grand  cœur,  ne  peut  en 
donner  assez  *.  Si  Ton  eût  pu  avancer  ces  belles  années  dont 
nous  admirons  maintenant  le  cours  glorieux  ;  Louis,  qui 
entend  de  si  loin  les  gémissements  des  chrétiens  affligés  ; 
qui,  assuré  de  sa  gloire,  dont  la  sagesse  de  ses  conseils  et 
la  droiture  de  ses  intentions  lui  répondent  toujours  malgré 
rineertitude  des  événements,  entreprend  lui  seul  la  cause 
commune,  et  porte  ses  armes  redoutées  à  travers  des  espa- 
ces immenses  de  mer  et  de  terre  ;  auroit-il  refusé  son  bras 
à  ses  voisins,  à  ses  alliés,  à  son  propre  sang,  aux  droits 
sacrés  de  la  royauté,  qu'il  sait  si  bien  maintenir  ^?  Avec 
quelle  puissance  l'Angleterre  Tauroit-elle  vu  invincible  dé- 

^  Dominus  exercituum  cogitavit  hoc,  ut  detraherct  superbiam  omnis 
gloriœ,  et  ad  ignominiam  deduceret  universos  inclylos  terrae.  Isa. 
c.  23,  V.  9.  —  Tourner  en  ignominie.  Voy.  page  26,  note  6. 

■^  Anne  d'Autriche,  mère  de  Louis  XIV,  morte  en  1665. 

3  «  Les  affaires  du  roi  ne  permettant  pas,  etc. «La  Fronde  commençait 
(1648-49),  et  la  famille  royale  allait  cire  forcée  de  quitter  Paris. 

*  Demander...  donner  du  secours,  »  antithèse  d'idées  et  de  mots,  à 
la  manière  de  Corneille.  «  Cinq  ou  six  jours  avant  que  le  roi  sortît  de 
«  Paris,  j'allai  dans  la  chambre  de  M'ie  sa  fille,  qui  a  été  depuis  ma- 
«  dame  d'Orléans.  Elle  me  dit  d'abord  :  «  Vous  voyez,  je  viens  tenir 
«  compagnie  à  Henriette  ;  la  pauvre  enfant  n'a  pu  se  lever  aujourd'hui, 
«  faute  de  feu.  »  Le  vrai  étoil  qu'il  y  avoit  six  mois  que  le  cardinal  n'a- 
«  voit  fait  payer  la  reine  de  sa  pension,  que  les  marchands  ne  lui  vou- 
«  loient  plus  rien  fournir,  et  qu'il  n'y  avoit  pas  un  morceau  de  bois 
«  dans  la  maison.  Vous  me  faites  bien  la  justice  d'être  persuadée  que 
«  M™e  la  princesse  d'Angleterre  ne  demeura  pas  le  lendemain  au  lit 
«  faute  d'un  fagot...  Je  m'en  ressouvins  au  bout  de  quelques  jours; 
«  j'exagérai  la  honte  de  cet  abandonnement  ;  et  le  parlement  envoya 
«  40,000  liv.  à  la  reine  d'Angleterre.  La  postérité  aura  peine  à  croire 
«  qu'une  fille  d'Angleterre,  petite-fille  de  Henri  le  Grand,  ait  manqué 
a  d'un  fagot  pour  se  lever  au  mois  de  janvier,  dans  le  Louvre,  et  sous 
«  les  yeux  d'une  cour  de  France.  »  Mém.  du  card.  de  Relz,  livre  II. 

^  «  Louis,  qui  entend  les  gémissements  des  chrétiens,  etc.  »  Celt© 
même  année  (1669)  Louis  XIV  avait  envoyé  une  expédition  sous  les 
ordres  du  duc  de  Beaufort,  pour  secourir  Candie,  assiégée  par  les 
Turcs.  —  Ces  éloges  directs,  adresses  au  roi,  qui  n'assistait  jamais  à 
aucune  oraison  funèbre,  sont  peut-être  une  concession  faite  à  l'orgueil 
jaloux  do  Louis  XIY  ;  mais  Bossuet  les  donne  toujours  de  bonne  foi,  sous 
l'impression  de  la  splendeur  et  des  grandes  choses  de  ce  règne. 


1 
I 

DE  HENRIETTE  DE  FliANCE.  59  I 

fenseur,  ou  vengeur  présent  ^  de  la  majesté  violée  !  Mais  \ 
Dieu  navoit  laissé  aucune  ressource  au  roi  d'Angleterre;  j 
tout  lui  manque,  tout  lui  est  contraire.  Les  Ecossois,  à  qui  j 
il  se  donne,   le  livrent  aux  parlementaires  anglois,  et  les 
gardes  fidèles  de  nos  roi^  trahissent  le  leur  ^.  Pendant  que 
le  parlement  d'Angleterre  songe  à  congédier  Tarmée,  cette 
armée  toute  indépendante  réforme  elle-même  à  sa  mode  le  i 
parlement,  qui  eût  gardé  quelques  mesures,  et  se  rend  ) 
maîtresse   de  tout.  Ainsi  le  roi  est  mené  de  captivité  en  ' 
captivité  ;  et  la  reine  remiue  en  vain  la  France,  la  Hollande, 
la  Pologne  même,  et  les  puissances  du  Nord  les  plus  éloi- 
gnées. Elle  ranime  les  Ecossois,  qui  arment  trente  mille  j 
hommes  :  elle  fait  avec  le  duc  de  Lorraine  une  entreprise  '; 
pour  la  délivrance  du  roi  son  seigneur  ^,  dont  le  succès  pa-  ' 
roît  infaillible,  tant  le  concert  en  est  juste.  Elle  retire  ses 
chers  enfants.  Tunique  espérance  de  sa  maison,  et  confesse  :-. 
à  cette  fois  que,   parmi   les   plus  mortelles  douleurs,   on 
est    encore  capable  de  joie  *.  Elle  console  le  roi,    qui  lui  J 
écrit  de  sa  prison  même  qu'elle  seule  soutient  son  esprit,  ' 
et  qu'il  ne  faut  craindre  de  lui  aucune  bassesse,  parce  que  ! 
sans  cesse  il  se  souvient  qu'il  est  à  elle  =.  0  mère,  ô  femme,  W     I 
ô  reine  admirable,  et  digne  d'une  meilleure  fortune,  si  les/  •       | 
fortunes  de  la  terre  étoicnt  quelque  chose  ^  !  enfin  il  faut 
céder  à  votre  sort.  Vous  avez  assez  soutenu  l'État,  qui  est  i 
attaqué  par  une  force  invincible  et  divine  :  il  ne  reste  plus  \         1 
désormais,  sinon  que  vous  teniez  ferme  parmi  ses  ruines  '^.  I  \ 

*  «  Vengeur  présent.  »  Latinisme,  numen  prœsens.  \ 
'  a  Les  Ecossois  le  livrent,  etc.  »  Bossuet  aurait  pu  ajouter  qu'ils  le  j 

vendirent  200,000  livres.  —  Les  Ecossais  avaient,  en  1423,  été  les  plus 
fidèles  soldats  de  Charles  VIL  11  en  avait  conservé  un  corps,  attaché  à  sa  1 

personne.  Le  titre  de  garde  écossaise  se  conserva  jusqu'en  1789  ;  il  ap-  J 

parlenait  à  la  première  compagnie  des  gardes  du  corps. 

^  «  Un  roi  son  seigneur.  »  Construction   fréquente  au  dix-septième 
siècle  :  le  relatif  est  séparé  de  son  antécédent  par  une  opposition  et  ; 

inérae  une  phrase  entière.  Cette  construction  amène  parfois  de  l'obscurité. 

La  déesse  en  entrant  qui  voit  la  nappe  mise. . .     Boileau,  le  Lutrin,  i.  J 

*  «A  celte  fois,  »    locution  vieillie.  «  Parmi  les  plus  mortelles  dou- 
leurs, etc.  »  Opposition  de  sentiments;  elles  se  rencontrent  souvent  dans  1 
l'oraison  funèbre,  dont  le  fond  est  presque  dramatique. 

5  «  Qu'il  est  à  elle,  w  Charles  I^r  occupe,  dans  l'éloge  funèbre  de  sa 
femme,  beaucoup  moins  de  place   que  la  duchesse  d'Orléans  sa  fille.  ' 
loi  même,  il   ne  reparaît  que   pour  faire  valoir  la  reine  par  l'estime              ' 
qu'il  lui  portait.  Le  contraire  a  lieu  dans  l'or.  fun.  de  Marie-Thérèse,                       ' 

6  «  0  mère,  ô  femme,  ô  reine  1  »  Apostrophe.  Enumération  des  titres 
d'Henriette  de  France  à  l'admiration  et  à  la  pitié  des  auditeurs. 

'  «  11  ne  reste  plus...  sinon,  etc.  »  Latinisme.  Nihit  superest,  nisi. 


40  ORAISOM  FUNEBRE 

Comme  une  colonne,  dont  la  masse  solide  paroît*  le  plus 
ferme  appui  d'un  temple  ruineux  ^,  lorsque  ce  grand  édi- 
fice qu'elle  soutenoit  fond  sur  elle  sans  l'abattre  :  ainsi  la 
reine  se  montre  le  ferme  soutien  de  l'État,  lorsqu'après  en 
avoir  longtemps  porté  le  faix,  elle  n'est  pas  même  courbée 
sous  sa  chute  ^. 

Qui  cependant  pourroit  exprimer  ses  justes  douleurs? 
qui  pourroit  raconter  ses  plaintes?  Non,  messieurs,  Jéré- 
mie  lui-même,  qui  seul  semble  être  capable  d'égaler  les 
lamentations  aux  calamités,  ne  suffiroit  pas  à  de  tels  re- 
grets*. Elle  s'écrie  avec  ce  prophète^  :  «Voyez,  Seigneur, 
«  mon  affliction.  Mon  ennemi  s'est  fortifié,  et  mes  enfants 
«  sont  perdus.  Le  cruel  a  mis  sa  main  sacrilège  sur  ce  qui 
u  m'étoit  le  plus  cher.  La  royauté  a  été  profanée,  et  les 
((  princes  sont  foulés  aux  pieds.  Laissez-moi,  je  pleurerai 
((  amèrement;  n'entreprenez  pas  de  me  consoler.  L'épéea 
<(  frappé  au  dehors  ;  mais  je  sens  en  moi-même  une  mort 
a  semblable  *. 

PÉRORAISON.  —  Mais  après  que  nou^  avons  écouté  ses 
plaintes,  saintes  filles,  ses  chères  amies  '  (car  elle  vouloit 


1  Var.  «Ouvrage  d'une  antique  architecture,  qui  paroît  le  ferme  ap- 
pui, etc.  »  'fe  édit.)  —  Détail  à  regretter,  car  il  ajoutait  à  la  poésie  de 
la  pensée,  en  rappelant  le  souvenir  toujours  frappant  du  passé. 

2  «  Temple  ruineux.  »  Emploi  trés-rarc  du  mot.  C'est  le  sens  éty- 
mologique, ruina.  Archaïsme  à  éviter,  parce  que  rien  n'en  justifierait 
l'usage. 

'  «  Après  avoir  longtemps  porté  le  faix,  elle  n'est  pas,  etc.  »  Compa- 
raison et  image  imposantes,  qui  continuent  et  terminent  la  figure. 

*  «  Ne  suffiroit  pas  à  de  tels  regrets.  »  Expression  simple  et  forte. 

s  «  Elle  s'écrie  avec  ce  prophète.  »  Citation  qui  devient  une  proso- 
popée,  c'est-à-dire  un  discours  mis  directement  dans  la  bouche  du  per- 
sonnage dont  on  parle.  —  Figure  de  pensée  d'un  emploi  |rare  et  diffi- 
cile ,  parce  qu'elle  trahit  presque  incontestablement  l'apprêt  et  la 
recherche;  —  Bossuei  l'amène  toujours  de  la  manière  la  plus  naturelle. 

^  Facli  sunt  filii  mei  perditi,  quoniam  invaluit  inimicus.  Lam.  1,  16. 
Manum  suam  misit  hostis  ad  omnia  desiderabilia  ejus.  Ibid.  1,  10.  Pol- 
luit  regnum  et  principes  ejus.  Ibid.  2,  2.  Recedite  a  me,  amare  flebo  ; 
nolite  incumbere,  ut  consolemini  me.  Isa.  22,  k.  Foris  interficit  gladius, 
et  domi  mors  similis  est.  Lam.  1,  20.  —  «  Je  sens  en  moi-même  une 
mort  semblable.  »  Allusion  à  la  mort  de  Charles  1er  (g  février  1649). 
—  Celte  figure  de  pensée  est  tantôt  ingénieuse,  tantôt  éloquente  ;  quel- 
quefois vague,  puisqu'elle  substitue  une  indication  générale  à  l'exacli- 
îude  rigoureuse  des  faits.  Ici,  les  convenances  de  la  chaire  la  deman- 
daient ;  car  on  ne  pouvait,  devant  la  fille  et  le  gendre  de  Charles,  dire 
crûment,  qu'il  avait  été  décapité,  comme  le  fit,  dans  une  autre  oraison 
funèbre,  aujourd'hui  oubliée,  François  Faure,  évèque  d'Amiens. 

7  ((  Ses  chères  amies.  »  Les  religieuses  de  la  Visitation,  de  Chaillol. 


DE  HENRIETTE  DE  FRANCE.  il 

Lien  vouP  nommer  ainsi  ^),  tous  qui  TavezYue  si  souvent  gé- 
mir devant  les  autels  de  son  unique  protecteur,  et  dans  le 
sein  desquelles  elle  a  versé  les  secrètes  consolations  qu  elle 
en  recevoil,  mettez  fm  à  ce  discours  ^  en  nous  racon- 
tant les  sentiments  chrétiens  dont  vous  avez  été  les  témoins 
fidèles.  Combien  de  fois  a-t-elle  en  ce  lieu  remercié  Dieu 
humblement  de  deux  grandes  grâces  :  Tune,  de  ravoirlaïf* 


chrétienne;  Tautre,  messieurs,  qu  attendez-vous  "?  peut- 
être  d^avoir  rétabli  les  affaires  du  roi  son  fils?  Non  :  c'est 
de  ravoir  fait  reine  malheureuse.  Ah!  je  commence  a  re- 
gretter les  bornes  étroites  du  lieu  où  je  parle.  11  faut  écla- 
ter, percer  cette  enceinte,  et  faire  retentir  bien  loin  une 
parole  qui  ne  peut  être  assez  entendue  ^  Que  ses  douleurs 
font  rendue  savante  dans  la  science  de  TEvangile,  et 
qu'elle  a  bien  connu  la  religion  et  la  vertu  de  la  croix, 
quand  elle  a  uni  le  christianisme  avec  les  malheurs  ^  ! 
Les  grandes  prospérités  nous  aveuglent,  nous  transportent, 
nous  effarent,  nous  font  oublier  Dieu,  nous  mêmes,  et  les 
sentiments  de  la  foi  ^  de  là  naissent  des  nionstres  de  crimes, 
des  raftmements  de  plaisir,  des  délicatesses  d'orgueil  ^  qui 

1  «  Elle  vouloit  bien  vous  nommer  ainsi.  »  CeUe  idée  de  la  con- 
descendance io\ale  était  peu  nécessaire,  et  refroidit  l'intérêt. 

*  «  Mettez  lin  à  ce  discours.  »  Pcrorn/io/i  formellement  annoncée  et 
dont  le  ton,  calme  et  triste,  quand  Bossuet  ne  s'occupe  que  de  la  reine, 
s'élève  à  la  plus  haute  éloquence  lorsqu'il  compare  l'aveuglement  du 
monde  à  la  science  de  la  croix. 

3  «  De  l'avoir  fait.  »  Il  faudrait  faite.  Mais,  du  temps  de  Bossuet,  le 
verbe  faire  ne  suivait  pas  la  régie  d'accord  pour  son  participe. 

■'  «  Qu'atlendez-vous?  »  Suspension  d'un  effet  tout  dramatique.  C'est 
la  figure  qu'on  appelle  réliccnce,  et  la  négation  ajoute  encore  à  l'idée. 

5  «  Il  faut  éclater,  etc.  »  Mouvement  d'une  admirable  éloquence. 
.Eslu  it  infelix  angusto  in  limite  tempH.         Jlvénal,  Sat.  x. 

«  ((  Elle  a  uni  le  chrisfanisme  avec  les  malheurs.  »  Cette  pensée  est  ex- 
pliquée par  la  suite  du  développement.  Unir  le  christianisme  avec  les 
malheurs,  c'est  remplacer  des  récriminations  amères  et  inutiles  par  la 
pénitence  et  la  conversion;  c'est  épurer  ses  intentions,  se  dépouiller 
de  l'orgueil  et  du  goût  du  monde,  et  mériter  les  consolations  promises  à 
ceux  qui  pleurent  .page  46). 

"i  «  Les  grandes  prospérités  nous  aveuglent,  etc.  »  Voici  l'un  des  pas- 
sages les  plus  frappants  de  l'oraison  funèbre,  et  qui  pourrait  aussi  bien 
appartenir  à  Pascal  ;  car  il  est  autant  d'un  moraliste  que  d'un  picdicateur. 

8  «Monstres de  crimes,  etc.»  Monstra  :  étranges,  inouïs.  — «RalTmements 
de  plaisir;  »  parce  que,  l'imagination  travaille  à  inventer  et  subtiliser, 
pour  réveiller  la  sensibilité  qui  s'émousse  :  —  «Délicatesses  d'orgueil:  » 
Admirable  expression  :  l'orgueil  do  la  fausse  modestie  par  exemple,  qui 
ne  se  loue  pas,  mais  se  fait  louer  par  d'autres;  —  l'orgueil  qui  s'étudie 
et   s'analyse,  sans  ressembler  ù  l'orgueil   naïf  et  vulgaire  du    peuple. 


^2  ORAISON  FUNKBKE 

m  doiiiiciit  que  trop  de  fondement  à  ces  terribles  malé- 
dictions que  Jésus-Christ  a  prononcées  dans  son  Evangile  : 
«  Malheur  à  vous  qui  rie^!  malheur  à  vous  qui  êtes  pleins»   \ 
et  contents  du  monde  ^'^\u  contraire,  comme  le   chris-  { 
tianisme  a  pris  sa  naissÂnce  de  la  croix,  ce  sont  aussi  les    i 
malheurs  qui  le  fortifient  ^  Là  on  expie  ses  péchés;  là  on   : 
épure  ses  intentions;  là  on  transporte  ses  désirs  de  la  terre 
au  ciel  ;  là  on  perd  tout  le  goût  du  monde,  et  on  cesse  de    • 
s'appuyer  sur  soi-même  et  sur  sa  prudence  'jll  ne  faut   i 
pas  se  flatter;  les  plus  expérimentés  dans  les  affaires  font    ! 
des  fautes  capitales.  Mais  que  nous  nous  pardonnons  aisé-    i 
ment  nos  fautes,  quand  la  fortune  nous  les  pardonne  !  et    j 
que  nous  nous  croyons  bientôt  les  plus  éclairés  et  les  plus    i 
habiles,  quand  nous  sommes  les  plus  élevés  et  les  plus  heu-    '■■ 
reux*  !  Les  mauvais  succès  sont  les  seuls  maîtres  qui  peu-    \ 
vent  nous  reprendre  utilement  et  nous  arracher  cet  aveu    ' 
d'avoir  failli,  qui  coûte  tant  à  notre  orgueil  ^  Alors,  quand 
les  malheurs  nous  ouvrent  les  yeux,  nous  repassons  avec 
amertume  sur  tous  nos  faux  pas  :  nous  nous  trouvons  éga- 
lement accablés  de  ce  que  nous  avons  fait,  et  de  ce  que 
nous  avons  manqué  de  faire;  et  nous  ne  savons  plus  par 
où  excuser  ^  cette  prudence  présomptueuse  qui  se  croyoit 

«  Ah  :  si  jp  pouvois  vous  ouvrir  ici  le  cœur  d'un  Nabuchodonosor  ou 
«  d'un  Balthasar  dans  l'Histoire  Sainte,  d'un  Néron,  d'un  Domitien  dans 
«  les  histoires  profanes,  vous  verriez  avec  horreur  et  tremblement  ce 
«  que  fait  dans  les  grandes  places  l'oubli  de  Dieu,  et  cette  terrible  pen- 
«  séc  de  n'avoir  rien  sur  sa  tète.  De  là  naissent  des  vices  inconnuSy 
<(  des  monstres  d'avarice,  des  raffinements  de  volupté,  des  délicatesses 
«  d'orgueil  qui  n'ont  point  de  nom;  et  tout  cela  se  soutient  à  la  face 
<(  du  genre  humain.  Pendant  que  tout  le  monde  applaudit,  on  se  ré- 
«  saut  facilement  à  se  faire  grâce  ;  et,  dant  cotte  licence  infinie,  on 
«  compte  parmi  ses  vertus  tous  les  péchés  qu'on  ne  commet  pas,  tous 
«  les  crimes  dont  on  s'abstient.  Et  quelle  est  la  cause  de  tous  ces  dé- 
«  sordres?  La  grande  puissance,  féconde  en  crimes,  la  licence,  mère 
«  de  tous  les  excès,  etc.  »  Bossuet,  sermon  sur  Vimpénitence  finale^ 
fe  partie.  Sur  ces  idées  reproduites  textuellement.  Y.  la  Vie  de  Bossuet. 

•  ViE  qui  saturati  estis!...  Vie  vobis,  qui  ridetis!  Luc,  6,  25. 

2  «  Ce  sont  les  malheurs  qui  le  fortifient.  »  Allusion  au  sens  méta- 
phorique du  mol  croix,  souffrance,  persécution. 

3  «  On  cesse  de  s'appuyer  sur  soi-même  et  sur  sa  prudence.  »  Méta- 
phores expressives,  qui  éclaircissent  ces  idées  abstraites. 

*  «  Les  plus  éclairés  et  les  plus  habiles,  les  plus  élevés  et  les  plus 
îieureux.  »  Antithèses  de  mots  jointes  aux  antithèses  d'idées,  pour  les 
compléter.  —  Concision  et  énergie  admirables. 

•^  «  Les  mauvais  succès,  etc.  »  Style  d'une  simplicité  extrême,  et  dont 
toute  la  force  résulte  de  la  profondeur  de  l'observation  morale. 

**  «  Nous  ne  savons  plus  par  où  excuser.  »  Latinisme:  qua  excusemus. 


DE  HENRIETIE  DE  FRANCE.  45 

infaillible.  Nous  voyons  que  Dieu  seul  est  sage;  et,  en  dé- 
plorant vainement  les  fautes  qui  ont  ruiné  nos  affaires  *, 
une  nieilleure  réflexion  nous  apprend  à  tléplorer  celles  qui 
ont  perdu  notre  éternité,  avec  cette  singulière  consolation, 
qu'on  les  répare  quand  on  les^pleure. 

Dieu  a  tenu  douze  ans  sans  relâche,  sans  aucune  conso- 
lation de  la  part  des  hommes,  notre. malheureuse  reine 
(donnons-lui  hautement  ce  titre,  dont  elle  a  fait  un  sujet 
d'actions  de  grâces  -),  lui  faisant  étudier  sous  sa  main  ces 
dures,  mais  solides  leçons  ^.  Enfin,  fléchi  par  ses  vœux  et 
par  son  humble  patience,  il  a  rétabli  la  maison  royale  ; 
Charles  II  est  reconnu,  et  Tinjure  des  rois  a  été  vengée. 
Ceux  que  les  armes  n'avoient  pu  vaincre,  ni  les  conseils 
ramener,  sont  revenus  tout  à  coup  d'eux-mêmes  :  déçus  par 
leur  liberté,  ils  en  ont  à  la  fin  détesté  l'excès,  honteux 
d'avoir  eu  tant  de  pouvoir  *,  et  leurs  propres  succès  leur 
faisant  horreur  ^.  Nous  savons  que  ce  prince  magnanime 
eût  pu  hâter  ses  affaires,  en  se  servant  de  la  main  de  ceux 
qui  s'olïroient  à  détruire  la  tyrannie  par  un  seul  coup  ^. 
Sa  grande  âme  a  dédaigné  ces  moyens  trop  bas.  Il  a  cru 
qu'en  quelque  état  que  fussent  les  rois,  il  étoit  de  leur  ma- 
jesté de  n'agir  que  par  les  lois  ou  par  les  armes.  Ces  lois  qu'il 
a  protégées  Font  rétabli  presque  toutes  seules"  :  il  règne 
paisible  et  glorieux  sur  le  trône  de  ses  ancêtres,  et  fait 
régner  avec  lui  la  justice,  la  sagesse,  et  la  clémence  ^. 

*  «  En  déplorant  vainement,  etc.  »  Ainsi  s'achève  l'éducation  morale 
du  chrétien,  telle  que  l'entend  Bossuet  (p.  42,  n.  2;.  L'expérience  hu- 
maine a  pour  complément  inévitable  une  infinité  de  souffrances  et  de 
douleurs  inutiles  :  l'expérience  ou  la  science  chrétienne  fait  de  cette 
condition  cruelle  le  plus  siir  moyen  du  salut,  l'expiation.  Dans  l'une, 
les  malheurs  laissent  tout  à  faire  ;  dans  l'autre,  ils  font  presque  tout. 

2  «  Un  sujet  d'actions  de  grâces.  »  Reproduction  des  paroles  de  la 
reine,  citées  plus  haut  41,  note  2\.  Bossuet  insiste  sur  la  leçon  adressée 
aux  puissances  de  la  terre.  11  devait  avoir  bientôt  l'occasion  de  la  re- 
nouveler devant  le  même  auditoire,  moins  la  duchesse  d'Orléans. 

3  a  Dures,  mais  solides  leçons.  »  Expressions  d'une  précision  et  d'une 
vigueur  remarquables. 

*  Var.  h  Honteux  d'avoir  tant  pu.  »  (ire  Edit.) 

5  «  Leurs  propres  succès  leur  faisant  horreur.  »  Latinisme;  espèce 
d'ablatif  absolu  qui  se  rencontre  souvent,  Surtout  au  dix-septième  siècle. 

6  «  Détruire  la  tyrannie  par  un  seul  coup.  »  H  y  eut  de  nombreux 
complots  contre  Cromwell,  et  plusieurs  de  l'aveu  même  de  Charles  II. 

"^  «  Presque  toutes  seules.  »  Georges  Monk,  l'un  des  meilleurs  lieute- 
nants de  Cromwell,  fait  dissoudre  le  lonc]  Parlement,  et  ramène  Charles 
II  à  Londres,  en  1660,  sans  avoir  presque  à  tirer  l'épée. 

8  «  Fait  régner  la  justice,  etc.  »  On  a  peine  à  croire  que  la  préoccu- 
pation de  la  majesté  royale  ait  pu  faire  faire  à  Bossuet  trois  contre-sens 


44  rUAISON  FUNKDKS 

11  est  inutile  de  vous  dire  combien  la  reine  fut  consolée 
par  ce  merveilleux  événement  :  mais  elle  avoit  appris  par 
ses  malheurs  à  ne  changer  pasdansun  si  grand  changement 
de  son  état^  Le  monde  une  fois  banni  n'eut  plus  de  retour 
dans  son  cœur.  Elle  vit  avec  étonnenient  queDieu,  qui  avoit 
rendu  inutiles  tant  d'entreprises  et  tant  d'efforts,  parce  qu'il 
attendûit  l'heure  qu'il  avoit  marquée,  quand  elle  fut  am- 
vée,  alla  prendre  comme  par  la  main  le  roi  son  fils  pour 
le  conduire  à  son  trône.  Elle  se  soumit  plus  que  jamais  à 
cette  main  souveraine  ^  qui  tient  du  plus  haut  des  cieux 
les  rênes  de  tous  les  empires  ;  et  dédaignant  les  trônes  qui 
peuvent  être  usurpés,  elle  attacha  son  affection  au  royaume 
où  l'on  ne  craint  point  d'avoir  des  égaux  '\  et  où  Ton  voit 
sans  jalousie  ses  concurrents.  Touchée  de  ces  sentiments, 
elle  aima  cette  humble  maison  *  plus  que  ses  palais.  Elle 
ne  se  servit  plus  de  son  pouvoir  que  pour  protéger  la  foi 
catholique,  pour  multiplier  ses  aumônes,  et  pour  soulager 
plus  abondamment  les  familles  réfugiées  de  ses  trois  royau- 
mes, et  tous  cepx  qui  avoient  été  ruinés  pour  la  cause  de 
la  religion,   on  pour  le  service  du  roi. 

Rappelez  en  votre  mémoire  avec  quelle  circonspection  elle 
ménagcoit  le  prochain  ^  et  combien  elle  avoit  d'aversion  pour 

aussi  complets  ;  sous  ce  règne,  Jeffryes  et  Oates  représentent  la  justice  ; 
Rochester  et  le  comte  de  Grammont  la  sagesse;  les  supplices  des  régici- 
des et  les  outrages  laits  aux  restes  morlcls  de  Cromwell  donnent  la  me- 
sure de  la  clémence.  Le  grand  orateur  oublie  ici  son  esprit  d'historien. 

1  «  A  ne  changer  pas,  etc.  »  Encore  la  science  de  l'Evangile. 

2  «  Elle  se  soumit  à  cette  main  souveraine.»  A  chaque  instant,  Bossuet, 
ainsi  que  l'Ecriture,  prête  ;(  Dieu  les  attributs  de  l'homme,  en  substi- 
tuant à  une  langue  qui  serait  tout  abstraite  des  termes  qui  nous  sont  fa- 
miliers, et  que  notre  intelligence  saisit  immédiatement,  souvent  même 
sans  se  donner  la  peine  de  chercher  ce  qu'il  y  a  sous  ces  expressions 
sensibles,  et  partant  imparfaites. 

3  Plus  amant  illud  regtium  in  quo  non  timent  habere  consortes.  Aie. 
de  Civit.  Dei,  V,  c.  24.  Exemple  de  périphrase  expressive. 

^  «  Cette  humble  maison.  »  Le  couvent  de  Ste-Marie,  fondé  par  elle. 

■■'  «  Rappelez  en  votre  mémoire,  etc.  >■>  Manque  de  transition  dans  les 
idées.  La  liaison  se  retrouve  un  peu  après.  Ceux  qui  la  voyaient  atten- 
tive, etc.  Mais  la  suite  n'en  est  pas  moins  interrompue.  Ce  détail  du 
portrait  de  la  reine  est  jeté  là,  dans  la  péroraison,  d'une  manière  d'au- 
tant plus  inattendue,  qu'il  n'y  a  réellement  pas,  dans  tout  le  discours, 
de  portrait  proprement  dit.  On  a\ait  peu  connu  la  reine  en  France,  et 
l'on  ne  pouvait  guère  la  juger  que,  comme  fait  Bossuet,  parle  rôle  qu'elle 
avait  joué  dans  la  révolution.  Aussi,  faudrait-il  reconstruire  ce  portrait 
avec  quelques  traits  épars,  quelques  indications  sur  le  caractère  et  les 
qualités  de  la  reine.  Il  en  est  tout  autrement  dans  l'oraison  funèbre  de 
sa  fille,  où  le  portrait  occupe  une  place  importante. 


DE  HENRIETTE  DE  FRANCE.  43 

les  disc'oiirs  empoisonnés  de  la  médisance.  Elle  sa  voit  de  quel 
poids  est  non-seulement  la  moindre  parole,  mais  le  silence 
mêmedes  princes*;  et  combien  la  médisance  se  donne  d'em- 
pire, quand  elle  a  osé  seulement  paroître  en  leur  auguste 
présence.  Ceux  qui  la  voyoient  attentive  à  peser  toutes  ses 
paroles,  jugeoient  bien  qu'elle  étoit  sans  cesse  sous  la  vue  de 
Dieu,  et  que,  fidèle  imitatrice  de  l'institut  ^  de  Sainte-Ma- 
rie, jamais  elle  ne  perdoit  la  sainte  présence  de  la  majesté 
divine.  Aussi  rappeloit-elle  souvent  ce  précieux  souvenir 
par  l'oraison,  et  par  la  lecture  du  livre  de  l'Imitation  de  Jé- 
sus, où  elle  apprenoit  à  se  conformer  au  véritable  modèle 
des  chrétiens.  Elle  veilloit  sans  relâche  sur  sa  conscience. 
Après  tant  de  maux  et  tant  de  traverses,  elle  ne  connut  plus 
d'autres  ennemis  que  ses  péchés.   Aucun  ne  lui   sembla 
léger;  elle  en  faisoit  un  rigoureux  examen;  et,  soigneuse 
de  les  expier  par  la  pénitence  et  par  les  aumônes,  elle  étoit 
si  bien  préparée,  que  la  mort  n'a  pu  la  surprendre,  encore 
qu  elle  soit  venue  sous  l'apparence  du  sommeil.  Elle  est 
morte  ^,  cette  grande  reine  ;  et  par  sa  mort  elle  a  laissé  un 
regret  éternel,  non-seulement  à  Monsieur  et  à  Madame, 
qui,   fidèles  à  tous  leurs  devoirs,  ont  eu  pour  elle  des  res- 
pects "*  si  soumis,  si  sincères,  si  persévérants,  mais  encore 
à  tous  ceux  qui  ont  eu  riionneur  de  la  servir  ou  de  la  con- 
noître.  Ne  plaignons  plus  ses  disgrâces,  qui  font  mainte- 
nant sa  félicité"  Si  elle  avolt  été  plus  fortunée,  son  histoire 
seroit   plus  pompeuse,   mais  ses  œuvres  seroient  moins 
pleines    ;  et  avec  des  titres  superbes,  elle  auroit  peut-être 
paru  vide  devant  Dieu.  Maintenant  qu'elle  a  préféré  la  croix 
au  trône,  et  qu'elle  a  mis  ses  malheurs  au  nombre  des  plus 
grandes  grâces,  elle  recevra  les  consolations  qui  sont  pro- 


1  «  Le  silence  des  princes.  »  Leçon  peut-être  involontaire,  mais  qui 
n'en  allait  pas  moins  au  but,  en  présence  de  la  cour  de  Louis  XIV  et  du 
duc  d'Orléans.  V.  page  17,  note  5,  le  portrait  tracé  par  St-Simon. 

3  «  Fidèle  imitatrice,  etc.  »  Expression  incorrecte,  il  faudrait  observa- 
trice. On  obéit  à  des  statuts  comme  à  des  ordres;  on  ne  les  imite  pas. 

3  «  Elle  est  morte.  »  Indication  rapide  et  sommaire  d'une  mort  soli- 
taire, loin  des  hommes  et  de  leurs  discours  :  plus  tard,  nous  verrons 
Bossuet  nous  transporter  au  lit  de  mort  de  la  duchesse  d'Orléans  ou  de 
Condé,  et  tirer  du  récit  détaillé,  et  du  tableau  fidèle  de  leurs  derniers 
moments  de  sérieuses  et  touchantes  leçons. 

*  «  Ont  eu  des  respects.  »  Expression  rarement  employée,  mais  ame- 
née par  l'analogie.  Ce  pluriel  ne  se  trouve  guère  que  dans  les  formules 
de  politesse. 

6  a  Ses  œuvres  seroient  moins  pleines.  »  Expressions  de  l'Ecriture.    , 


•iO  ORAISON  FUNÈBRE  DE  HENRIETTE  DE  FRANCE, 

mises  à  ceux  qui  pleurent  ^  Paisse  donc  ce  Dieu  de  misé- 
ricorde accepter  ses  afflictions  en  sacrilice  agréable  !  Puisse- 
t-il  la  placer  au  sein  d'Abraham  2;  et,  content  de  ses  maux, 
épargner  désormais  à  sa  famille  et  au  monde  de  si  terribles 
leçons  ^  î 

*  Beati  qui  lugent,  quoniam  ipsi  consolabuntur.  Ev.  Math.  5. 

2  «  Au  sein  d'Abraham.  »  Factum  est  autem  ut  morerelur  mendicus, 
et  portaretur  ab  Angelis  in  sinum  AbrahîB.  Luc.  xvi,  22. 

3  CeUe  péroraison  forme  un  contraste  frappant  avec  l'exorde.  A  part 
le  grand  développement  sur  les  épreuves  du  chrétien  et  les  leçons  du 
malheur,  elle  présente  partout  un  caractère  de  mélancolie  religieuse. 
«  CeUe  fin  de  discours  ressemble  à  celle  de  la  vie  de  Henriette,  qui  s'é- 
«  teint  sans  éclat  :  et,  après  le  fracas  de  disgrâces  royales  et  de  leçons 
«  divines,  l'orateur  repose  l'âme  de  ses  auditeurs  dans  une  espérance 
«  douce  et  chrétienne.  »  L'abbé  de  Vauxcelles. 


ORAISON    FUNEBRE 

DE 

HENRIETTE- ANNE  D'ANGLETERRE, 

DUCHESSE  D'ORLÉANS. 


NOTICE    SUR   HENRIETTE   D'ANGLETERRE*. 

Henriette-Anne  d'Angleterre  était  la  dernière  fille  de  Charles  l«^ 
comme  sa  mère  était  le  dernier  enfant  d'Henri  IV.  Elle  naquit  à  Exeter, 
le  16  juin  1644  (page  53,  n.  4),  au  moment  où  sa  mère  proscrite,  trou- 
vait à  peine,  comme  l'impératrice  Marie-Thérèse ,  une  ville  pour  faire 
ses  couches.  Dix-sept  jours  après,  la  reine  était  obligée  de  fuir  en  France, 
et  sa  fille  ne  lui  fut  rendue  que  deux  ans  plus  tard  (p.  35,  n.  6^ 

On  a  vu  quelle  vie  de  douleurs  et  de  privations  attendait  la  princesse 
en  France. "(.Page  58,  n.  8.)  Aux  misères  du  Louvre  succéda  la  vie  grave 
et  sévère  du  couvent  de  Chaillot,  où  la  reine  Henriette  s'était  retirée  ; 
les  jours  solennels,  la  petite-fille  de  Henri  IV  servait  les  religieuses  à 
table,  pour  s'exercer  à  l'humilité.  De  meilleurs  temps  arrivèrent  enfin; 
mais  la  première  réunion  de  la  princesse  d'Angleterre  avec  son  frère 
devenu  roi,  lui  faillit  coûter  la  vie  (1660).  Elle  était  déjà  promise  à 
Monsieur,  duc  d'Orléans,  frère  de  Louis  XIV.  «  Au  retour,  elle  fut,  sur 
«  le  vaisseau  même,  prise  de  la  rougeole,  dont  elle  fut  extrêmement 
a  malade...  La  reine-mère  (Anne  d'Autriche),  qui  souhaitoit  ce  mariage, 
a  s'inquiéta  de  ce  qu'on  ne  savoit  pas  de  ses  nouvelles,  et  Monsieur 
«  montra  par  son  chagrin  que  du  moins  son  intention  étoit  d'en  être 
«  affligé.  »  {Mémoires  de  mad.  de  Motteville). 

C'était  en  effet  la  reine  Anne  d'Autriche  qui  faisait  le  mariage.  Elle 
avait  même  pensé  d'abord  au  roi  ;  mais,  «  le  roi  témoigna  de  l'aversion 
«  pour  ce  mariage,  et  même  pour  sa  personne.  Il  la  trouvoit  trop  jeune 
«  pour  lui,  et  il  avouoit  enfin  qu'elle  ne  lui  plaisoit  pas,  quoiqu'il  n'en 
«  pût  dire  la  raison.  Aussi  eût-il  été  difficile  d'en  trouver.  C'étoit  prin- 
«  cipalement  ce  que  la  princesse  d'Angleterre  possédoit  au  souverain 
«  degré  que  le  don  de  plaire,  et  ce  que  l'on  appelle  grâces;  et  "les 
o  charmes  étoient  répandus  en  toute  sa  personne,  dans  ses  actions  et 
«  dans  son  esprit.  »  [Mad.  de  la  Fayette,  Hist.  de  Mad.  Henriette]. 

Aussi,  dès  ce  mariage  (51  mars  1661),  la  nouvelle  duchesse  d'Orléans 
fut  la  vraie  reine  de  la  cour  ;  reine  des  fêtes  splendides  de  Louis  XIV, 
reine  des  gens  de  lettres  (page  56,  n.  4);  aussi  aimée  de  son  beau-frère 
qu'elle  en  avait  été  mal  vue  auparavant.  Son  intérieur  fut  moins  heu- 
reux. «  H  était  difficile  qu'une  jeune  princesse,  que  son  penchant  à  la 
«  confiance  et  à  la  bonté  ne  prémunissait  peut-être  pas  assez  contre 
«  l'excès  de  ses  vertus  mêmes,  eût  assez  d'empire  sur  elle-même  pour 
«  échapper  à  tous  les  traits  de  la  censure  ou  de  l'indiscrétion.  Des  nua- 
«  ges  vinrent  plus  d'une  fois  obscurcir  ces  jours  de  fêtes  et  de  plaisirs  ; 
«  et  les  orages  intérieurs  de  son  palais  lui  firent  souvent  regretter  les 

•  Voir  pour  cette  biographie  les  notes  de  la  première  oraison  funèbre  et  la 
notice  sur  la  reine  d'Angleterre.  ^ 


48  y.OllΠ SUU  HKMllEliE  D'ANGLETERnE. 

«  temps  malheureux  où  rabaissement  même  de  sa  maison  avait  da- 
«  moins  préservé  son  enfance  de  tous  les  chagrins  domestiques,  les 
«  plus  diiriciles  de  tous  à  supporter,  n  {De  Bausset). 

Ce  fut  au  mois  de  juin  1670  que  la  duchesse  d'Orléans,  sous  prétexte 
de  visiter  son  frère  à  Douvres,  fil  signer  le  trailé  qui  détachait  l'Angle- 
terre de  la  triple  alliance  avec  la  Suède  et  la  Hollande.  Son  retour  fut 
un  triomphe.  «  Elle  se  voyoil  à  vingt-six  ans  le  lien  des  deux  plus 
«  grands  rois  de  ce  siècle.  Elle  avoit  entre  les  mains  un  traité  d'où  dé- 
«  pendoit  le  sort  d'une  partie  de  l'Europe.  Lé  plaisir  et  la  considération 
«  que  donnent  les  affaires  se  joignant  en  elle  aux  agréments  que  doa- 
((  nent  la  jeunesse  et  la  beauté,  il  y  avoit  une  grâce  et  une  douceur 
«  répandues  dans  toute  sa  personne  qui  lui  attiroient  une  sorte  d'iiom- 
«  mages  qui  devoit  lui  être  d'autant  plus  agréable  qu'on  le  rendoit  plus  < 
«  à  la  personne  qu'au  rang...  Enfin,  elle  étoit  dans  la  plus  agréable  si- 
te tuation  où  elle  se  fût  jamais  trouvée,  lorsiiu'une  mort  moins  attendue 
«  qu'un  coup  de  tonnerre  *  termina  une  si  belle  vie,  et  priva  !a  Fiance 
o  de  la  plus  aimable  princesse  qui  vivra  jamais.  »  [Mad.  de  la  Fayette.) 

Le  dimanche  29  juin,  la  duchesse  d'Orléans  se  sent  indisposée  et  souf-  , 
franle.  «  La  mauvaise  humeur  dont  elle  parloit  auroil  fait  les  belles 
«  heures  des  autres  femmes,  tant  elle  avoit  de  douceur  naturelle,  ot 
«  tant  elle  étoit  peu  capable. d'aigreur  et  de  colère.  [Ihid.)  »  Elle  de- 
mande un  verre  d'eau  de  chicorée,  dont  elle  prenait  souvent  pour  se  - 
rafraîchir;  à  peine  l'a-t-elle  bu,  qu'elle  est  saisie  de  douleurs  afTjeuses, 
et  s'écrie  qu'elle  est  empoisonnée.  Elle  veut  qu'on  examine  le  verre 
d'eau,  puis  rétracte  sur-le-champ  cet  ordre.  Personne  n'osa  approfondir 
cette  accusation  terrible  ;  les  médecins  du  roi,  par  ordre  sans  doute, 
déclarèrent  que  la  princesse  était  morte  d'une  maladie  d'entrailles; 
mais  St-Simon  a  établi,  de  la  manière  la  plus  évidente,  qu'elle  avait  été 
empoisonnée  par  le  chevalier  de  Lorraine,  officier  de  la  maison  du  duc 
d'Orléans,  qu'elle  avait  fait  exiler. 

C'est  dans  Bossucl  ou  dans  Mad.  de  la  Fayette  qu'il  faut  lire  le  récit 
de  cette  nuit  désastreuse.  «  Dieu  aveugloit  les  médecins,  et  ne  vouloit 
«  pas  même  qu'ils  tentassent  de  retarder  une  mort  qu'il  vouloit  rendre 
«  terrible.  »  [Ibid,.  La  princesse  mourante  n'avait  près  d'elle  que  son 
confesseur  ordinaire,  un  prêtre  simple  et  ignorant,  et  l'abbé  Feuillet, 
qui  la  traitait  avec  une  dureté  cruelle,  et  l'exhortait  à  la  mort  par  les 
paroles  les  plus  désolantes.  Au  milieu  de  ces  scènes  cruelles,  le  duc 
d'Orléans  s'adresse- à  sa  cousine.  Mademoiselle  (fille  du  duc  Gaston 
d'Orléans),  et  lui  dit  :  «  Qui  poùrroit-on  trouver  qui  eût  bon  air  à 
mettre  Àat^  la  gazette,  pouj  avoir  assisté  Madame?  »  **  (Trait  de  ca- 
ractère que  Bossuet  .n'a  pas  connu!)  Puis,  lui-même  désigne  Bos- 
suet,  qui,  depuis  quelque  temps,  avait  eu  de  fréquents  entretiens 
avec  la  princesse.  «  Ce  fut  pour  elle  une  consolation  de  rendre  le 
«  dernier  soupir  entre  les  bras  de  cet  éloquent  évêque,  dont  elle 
«  vénérait  les  vertus  apostoliques,  et  dont  elle  appréciait  bien  l'ini- 
<(  mense  et  incomparable  génie.  In  moment  avant  d'expirer,  elle  lui  fit 
<(  présent,  avec  une  délicatesse  infinie,  d'une  bague  d'émeraude  ***  qu'il 
«  porta  toujours,  comme  le  gage  d'une  si  honorable  estime?  Elle  mou- 
«  rul  à  Sl-Cloud,  le  50  juin  1670,  à  l'âge  de  vingt-six  ans.»  Dussailt. 

•  Dins  la  dernière  partie  de  l'Hist.  de  M^e  Henriette,  Mî^e  de  La  Fayetjji,     , 

8'e«t  parfois  élevée  jusqu'à  l'éloquence  de  Bossuet.  ,     '■   /   ,v    >  «•      ,''?»''"'^ 

*'  Mémoires  de  Mademoiselle  de  Montpen^ier.  '  '  '      ■  ''■'^^  ''      '  ''  '.  '"  ' 

••'  Voy.  l'allusion  dans  l'oraison  funèbre. 


ORAISON    FUNEBRE 
DE  HENRIETTE-ANNE  D'ANGLETERRE. 

DICHESSE    D'OriLÉANS  , 
PRONONCÉE    A     PAINT -DKN[S,     LE    VINGT -UNIEME    JOUR 

d'août  Û670. 

Yjînilas  vanitatum,  dixit  Ecclcsiastes  :  vaiiitas  va.'iiiatuiu,  et  omuia  vunitis. 
Vanicf:  des  vaDÏtés,  a  dit  rEcrlésiaslo  :  xanité  des  vanitéS;  et  tout  est  vanité. 

EccL.   I,  2  '. 

■PLAN  DU  DISCOURS.  —  E.koi-.dk    qui  contieul  la    Proposition  ef    !a 

Division. 

1°  Vanité  de  l'homme  dans  ses  rapports  avec  le  monde. 

2°  Grandeur  de  l'homme  dans  ses  rapports  avee  Dieu. 

Première  partie.  1°  Naissance,  caractère,  srrandeur  de  Madame. 

•20  Tableau  de  sa  mort  ;  contraste  avec  sa  grandeur  et  sa  gloire. 

5°  La  mort  a  tout  anéanti  pour  elle  en  ce  monde. 

Deuxième  partie,  i"^  Grandeur  de  l'homme,  prouvée  par  la  nécessité 
où  il  est  de  se  réunir  à  Dieu. 

20  Dieu  a  choisi  la  princesse  pour  la  sauver.  —  Explication  du  mystèr?' 
de  la  prédestinaliou  et  de  la  grâce. 

Z^  Enseignements  à  tirer  de  la  mort  de  la  princesse;  son  portrail. 
—  Action  de  la  bonté  de  Dieu  sur  elle.  —  Sa  mort  l'a  sauvée. 

Péroraison.  Nécessité  de  profiter  d'un  tel  exemple  pour  se  convertir.! 

Monseigneur  -, 

ExoRDE.  4°  —  J'étols  donc  encore  destiné  à  rendre  ce 
devoir  ^  funèbre  à  très-haiile  et  tiès-piiis<ante  princesse 
Henriette-Anne  d'Angleterre,  duchesse  d'Orléans  '  !  Elle. 

ï  «  Ce  texte  est  aussi  celui  du  discours  de  saint  Jean  Chrysostôme 
pour  Eutrope,  disgracié  et  poursuivi  jusque  dans  Sainte-Sophie  par  la 
populace  de  Constanlinople. 

2  Le  grand  Condé,  qu'on  appelait  ^lon.'^ieiir  te  Prince   V.  l'Or.  fun.). 

3  J'élois  donc  encore  destiné,  etc.  »  Exorde  er  abrupto  ;  tiré  des  cir- 
constances personnelles  à  Bossuet. 

*  V.  page  7,  note  2.  —  «  C'est  dans  l'exorde  que  les  points  de  vu;- 
«  de  l'orateur  sont  indiqués  sans  occuper  trop  d'espace  ;  que  les  germes 
«  du  plan  se  hâtent  de  paraître  comme  l'explication  naturelle  et  néces- 
<(  saire  du  sujet  ;  qu'une  logique  de  raison  plutôt  que  de  raisonnement. 
«  règle  le  choix  des  rapports  auxquels  le  ministre  de  la  parole  préfère 
«  de  se  borner...;  et  qu'enfin  des  principes  lumineux  annoncent  par 
«  d'importants  résultats  les  méditations  profondes  d'un  orateur  qHi  a 
«  beaucoup  réfléchi,  et  qui  ajoute  l'empire  du  talent  à  l'autorité  de 
«  s«n  ministère  pour  captiver  l'attention  d'une  assemblée  nombreuse... 
«  Tel  est  l'art  de  Bossuet  en  conimençaBl  i'oraison  funèbre  d'Henrie!(« 
((  d'Angleterre.»  Maurv.  Essai  sur  Véloqvencc  de  la  chaire,  1,  x. 

3 


SO  ORxVISON  FUNÈBRE 

que  j'avois  vue  si  attentive  pendant  que  je  rendois  le  même 
devoir  à  la  reine  sa  mère  \  devoit  être  aussitôt  après  le  sujet 
d'un  discours  semblable;  et  ma  triste  voix  ctoit  réservée  à 
ce  déplorable  ministère^!  0  vanité!  ô  néant!  ô  mortels 
ignorants  de  leurs  destinées  !  L'eût-elle  cru,  il  y  a  dix  mois? 
Et  vous,  messieurs,  eussiez-vous  pensé,  pendant  qu'elle 
"versoit  tant  de  larmes  en  ce  lieu,  qu'elle  dût  sitôt  vous  y 
rassembler  pour  la  pleurer  elle-même^?  Princesse,  le  digne 
objet  de  l'admii'ation  de  deux  grands  royaumes ,  n'étoit-ce 
pas  assez  que  FAngleterre  pleurât  votre  absence,  sans  être 
encore  réduite  à  pleurer  votre  mort*?  et  la  France,  qui 
vous  revit  avec  tant  de  joie  environnée  d'un  nouvel  éclat, 
n'avoit-elle  plus  d'autres  pompes  et  d'autres  triomphes 
pour  vous,  au  retour  de  ce  voyage  fameux  d'où  vous  aviez 
remporté  tant  de  gloire  et  de  si  belles  espérances^?  ce  Va- 
«  nité  des  vanités,  et  tout  est  vanité.  »  C'est  la  seule  parole 
<jui  me  reste;  c'est  la  seule  réflexion  que  me  permet,  dans 
un  accident  si  étrange,  une  si  juste  et  si  sensible  douleur. 
Aussi  n'ai-je  point  parcouru  les  livres  sacrés  pour  y  trou- 
ver quelque  texte  que  je  pusse  appliquer  à  cette, princesse®. 
J'ai  pris  sans  étude  et  sans  choix  les  premièi;es''paroles  que 
me  présente  FEcclésiaste,  où,  quoique  la  vanité  ait  été  si 

1  «  Pendant  que  je  rendois  le  même  devoir,  etc.  »  Effet  oratoire  fa- 
milier à  Bossuet  :  cette  allusion  touchante  semble  faire  revivre  la  prin- 
cesse sous  les  yeux  de  l'auditeur. 

2  «  Ma  triste  voix  étoil  réservée,  etc.  »  Bossuet  ne  craint  jamais  de 
parler  de  lui-même  quand  l'occasion  s'en  présente,  et  il  le  fait  tou- 
jours avec  franchise  et  dignité,  à  la  manière  des  Pères  de  l'Eglise. 

3  «  L'eût-elle  cru?...  eussiez-vous  pensé?  etc.  »  Interrogations  et 
apostrophes  rares  au  début  des  discours  du  genre  démonstratif*^  mais 
qui  sont  appelées  ici  par  le  sentiment  d'une  douleur  profonde,  et  d'une 
stupéfaction  qui  dure  encore. 

*  «  N'étoit-ce  pas  assez,  etc.  »  Raisonnement  a  fortiori. 

s  «  Au  retour  de  ce  voyage,  etc.  »  Encore  un  souvenir  d'hier,  pour 
ainsi  dire  :  le  retour  de  la  duchesse  d'Orléans,  après  une  mission  se- 
crète auprès  de  Charles  II,  son  frère,  qu'elle  avait  déterminé  à  rester 
neutre  dans  la  guerreque  LouisXIV  préparait  contre  la  Hollande  (1670). 

6  «  Aussi  n'ai-je  point  parcouru  les  livres  sacrés,  etc.  »  Remarquez 
la  simplicité  si  triste  et  si  touchante  de  cet  exorde.  Bossuet  nous  fait  as- 
sister au  travail  du  prédicateur  qui  prépaie  son  lamentable  sujet.  —  Ce 
ton  est  aussi  celui  du  sermon  [sermo,  entretien,  conférence). 

*  Démonstratif,  traduction  littérale  du  grec  i7T£d«WT£x.iv. — E7ïtc?êt|'tç, 
séance  ou  leçon  publique,  exposition,  étalage,  —  de  la  parole  (et  non  pas  dé- 
monstration.)—  Ce  genre,  dont  le  fond  est  l'idée  du  beau,  dont  le  but  est  de 
séduire  l'intelligence  par  li;  charme  delà  parole,  comporte  donc,  plus  que  les 
ijenres  judiciaire  et  délibérati^,  l'éclat  et  les  effets  qui  rapprochent  le  plus 
l'éloquence  de  la  poésie. 


DE  HENRIETTE  D'ANGLETERRE.  51 

souvent  nommée,  elle  ne  Test  pas  encore  assez  à  mon  gré 
pour  le  dessein  que  je  me  propose.  Je  Yeux  dans  un  seul 
malheur  déplorer  toutes  les  calamités  du  genre  humain, 
et  dans  une  seule  mort  faire  voir  la  mort  et  le  néant  de 
toutes  les  grandeurs  humaines  ^  Ce  texte,  qui  convient  à 
tous  les  états  et  à  tous  les  événements  de  notre  vie,  par  une 
raison  particulière  devient  propre  à  mon  lamentable  sujet, 
puisque  jamais  les  vanités  de  la  terre  n'ont  été  si  claire- 
ment découvertes,  ni  si  hautement  confondues^.  Non,  après 
ce  que  nous  venons  de  voir,  la  santé  n'est  qu'un  nom,  la 
vie  n'est  qu'un  soiige,  la  gloire  n'est  qu'une  apparence,  les 
grâces  et  les  plaisirs  ne  sont  qu'un  dangereux  amusement^: 
tout  est  vain  en  nous,  excepté  le  sincère  aveu  que  nous 
faisons  devant  Dieu  de  nos  vanités,  et  le  jugement  arrêté 
qui  nous  fait  mépriser  tout  ce  que  nous  sommes  *. 

2°  Mais  dis-je  la  vérité?  L'homme,  que  Dieu  a  fait  à  son 
image,  n'est-il  qu'une  ombre?  Ce  que  Jésus-Christ  est  venu 
chercher  du  ciel  en  la  terre  ^,  ce  qu'il  a  cru  pouvoir,  sans 
se  ravilir,  acheter  de  tout  son  sang,  n'est-ce  qu'un  rien? 
Reconnoissons  notre  erreur.  Sans  doute  ce  triste  spectacle 
des  vanités  humaines  nous  imposoit;  et  l'espérance  publi- 
que, frustrée  tout  à  coup  par  la  mort  de  cette  princesse, 
nous  poussoit  trop  loin.  Il  ne  faut  pas  permettre  à  l'homme 
de  se  mépriser  tout  entier,  de  peur  que,  croyant  avec  les 
impies  que  notre  vie  n'est  qu'un  jeu  où  règne  le  hasard,  il 

^  «  Je  veux  dans  un  seul  malheur  déplorer  toutes  les  calamités,  etc  » 
Application  générale  et  universelle  des  enseignements  que  donne  un 
seul  malheur.  L'oraison  funèbre  est  là  tout  entière  ;  c'est  ce  qui  lui 
donne  sa  valeur  philosophique  et  morale. 

2  ((  Puisque  jamais  les  vanités  de  la  terre,  etc.  »  Manière  expressive 
de  rendre  particulière  l'idée  la  plus  générale  que  présentent  les  livres 
sacrés.  Remarquez  le  rapport  des  verbes  et  des  adverbes  qui  les 
modifient.  Bossuet  complète  toujours  ainsi  son  idée  avec  soin. 

3  «  La  santé  n'est  qu'un  nom,  etc.»  Enumération  dont  tous  les  termes 
sont  dans  un  rapport  parfait  pour  la  propriété  et  la  précision. 

*  Ici,  l'exorde  paraît  fini  :  l'esprit  et  la  voix  tombent  ensemble  sur? 
cet  aveu  douloureux  du  néant  de  l'homme.   11  semble  qu'il  n'y  ait  plus'  " 
qu'à  commenter  cette  idée  désespérante  par  la  vie  tout  entière  de  la 
princesse   (et  c'est  en  effet  ce  que  fait  Bossuet  dans  la  première  partie 
du  discours)  ;  mais  l'exorde  se  relève  par  une  correction  [èTru-^-^pOco'Jiç), 
c'est-à-dire  un  retour  sur  une  idée  déjà  exprimée,  pour  la  modifier  et 
la  contredire  soit  partiellement ,  soit  même  en  entier).  Cette  correction^ 
fait  la  contre-partie  des  idées  qui  précèdent,  et  donne  une  division  simple  S 
et  frappante  de  toute  l'oraison  funèbre. 

s  «  En  la  terre.  »  Expression  habituelle  aux  prédicateurs  :  Que  votre 
règne  arrive  en  la  terre  comme  au  ciel. 


r>^  015AIS0N  >i  nj-;bi\e 

ne  marche  sans  règle  et  sans  conduite  au  gré  de  ses  ast-n- 
gles  désirs  '.  C'est  pour  cela  que  TEcclésiaste,  après  a\oir 
commencé  son  divin  ouvrage  par  les  paroles  que  j'ai  réci- 
tées, après  en  avoir  rempli  toutes  les  pages  du  mépris  <l£> 
choses  humaines,  veut  enfin  montrer  à  Fhomme  quelque 
chose  de  plus  solide,  et  conclut  tout  son  discours  en  lui 
disant  :  «  Crains  Dieu,  et  garde  ses  commandements: 
«  car  c'est  là  tout  Fhomme  :  et  sache  que  le  Seigneur  exa- 
«  minera  dans  son  jugement  tout  ce  que  nous  aurons  fait 
((  de  hien  et  de  mal  '.  )'  Ainsi  tout  est  vain  en  l'homme,  si 
nous  regardons  ce  qu'il  donne  au  monde;  mais,  au  con- 
traire, tout  est  important,  si  nous  considérons  ce  qu'il  doi( 
à  Dieu  ^.  Encore  inie  fois,  tout  est  vain  en  l'homme  si  nous 
regardons  le  cours  de  sa  vie  mortelle;  mais  tout  est  pré- 
cieux, tout  est  important,  si  nous  contemplons  le  terme  où 
elle  aboutit,  et  le  compte  qu'il  en  faut  rendre.  Méditons 
donc  aujourd'hui,  à  la  vue  de  cet  autel  et  de  ce  tombeau,  la 
première  et  la  dernière  parole  de  l'Ecclésiaste  ;  l'une  qui 
montre  le  néant  de  l'honmie,  l'autre  qui  établit  sa  gi-an- 
denr.  Que  ce  tombeau  nous  convainque  de  notre  néant, 
pourvu  cjue  cet  autel,  où  l'on  otfre  tous  les  jours  pour  nous 
une  victime  d'un  si  grand  prix  ,  nous  apprenne  en  même 
temps  notre  dignité^.  La  princesse  que  nous  pleurons  sern 

1  «  Il  ne  faut  pas  permcltre  à  l'honime,  etc.  »  Voilà  l'idée  morale  ei 
religieuse  exprimée  par  oeUe  figure  de  riiélorique.  Tel  doit  être  coii- 
stamment  le  but  et  l'emploi  des  figures.  Remarquez  l'autorité  du  ton  di^ 
Bossuet.  Il  semble  se  (jloiifier  de  l'aire  la  leçon  aux  hommes. 

2  Deum  lime,  el  mandata  ejus  observa  ;  hoc  est  enim  omnis  honio  : 
cuncta  quie  fiunt  addueet  Deus  in  judieinm,  pro  omni  erralo  si\e  bonum. 
sive  malum  illud  sit.  Eccl.  c.  xn,  v.  15,  14.  — Ce  dernier  trait  termine  le 
cadre  du  discours, et  donne  comme  un  second  texte  pour  la  seconde  partie. 

3  «  Toul  est  '. ain  en  l'homme...,  tout  est  important,  etc.  »  Cette  divi- 
sion régulirre  et  rigoureuse  est  aussi  celle  d'un  sermon  de  lîossuet  qui 
rappelle  souvenl  cette  oraison  funèbre  :  «Omortl  nous  te  rendons 
o  grâce  des  lumières  que  tu  répands  sur  notre  ignorance.  Toi  seule  nous 
<(  convaincs  de  notre  bassesse  :  toi  seule  nous  fais  connoître  notre  di- 
«  snité.  Si  l'homme  s'eslime  trop,  tu  sais  déprimer  son  orgueil  ;  si 
«  l'homme  se  méprise  t:op,  lu  sais  relever  son  courage;  et,  pour  ré- 
«  duire  toutes  ses  pensées  à  un  juste  tempérament,  lu  lui  apprends  les 
«  deux  vérités  qui  lui  ouvrent  les  veux  pour  se  bien  connoître,  qu'il 
«  est  infiniment  méprisable  en  tant  qu'il  finit  dans  le  temps,  el  infini- 
«  ment  estimable  en  tant  qu'il  pense  à^  l'éternité.  »  {Sermon  sur  la 
mort  et  rimmort.de  râmc.)  —  Doit  c[  donne,  nuance  d'idées  à  remarquer. 

*  Qne  ce  tombeau  nous  convainque...  Pourvu  que  cel  autel,  etc.  >:.  An- 
tithèses appelées  par  le  sujet  même,  et  dans  lesquelles  lîossuet  tire. 
comme  partout,  un  grand  parti  des  circonstances  extérieures  V.  VOr. 
l'un:  de  (.'onde,  Péroraison  . 


DE  HKNf'.lKïTK  jrANOLl-TKlUlE.  o5 

liii  léiiioiii  fidèle  de  Tan  et  de  Tautre  ^  Voyon^  ce  qu'une 
mort  soiulaine  lui  a  ravi  ;  voyons  ce  qu'une  sainte  mort  lui 
adonné.  Ainsi  nous  apprendrons  à  mépriser  ce  qu'elle  a 
(}uitté  sans  peine,  atin  d'attacher  toute  notre  estime  à  ce 
([u'elle  a  embrassé  avec  tant  d'ardeiu",  lorsque  son  àme, 
épurée  de  tous  les  sentiments  de  la  terre,  et  pleine  du  ciel, 
où  elle  touclîoit,  a  vu  la  lumière  toute  manifeste^.  Voilà 
les  vérités  que  j'ai  à  traiter,  et  que  j'ai  crues  dignes  d'être 
proposées  à  un  si  grand  prince,  et  à  la  plus  illustre  assem- 
blée de  l'univers. 

l""®  Partie.  —  1°  a  >^ous  moiu-ons  tous,  »  disoit  cette 
l'eiame  dont  FEcriture  a  loué  la  prudence  au  second  livre 
des  Rois  \  ((  et  nousalbtns  sans  cesse  au  tombeau,  ainsi  que 
<c  des  eaux  qui  se  perdent  sans  retour  '*.  »  Kn  effet,  nous  ^/j 
ressemblons  tous  à  des  eaux  courantes  '\  De  quelque  su- 
perbe distinction  que  se  flattent  les  bonnnes,  ils  ont  tous 
une  même  origine  ;  et  cette  origine  est  petite.  Leurs  années 

'  (1  La  princesse  que  nous  pleurons,  etc.  »  Transition  simple.  En 
jçonéral,  cependant,  le  souvenir  de  la  princesse  revient  par  un  mouve- 
ment d'éloquence,  un  cri  de  douleur. 

-  «  Lorsque  son  àme  épurée  de  tous  les  sentimonls,  etc.»  V.  la  pcin- 
iiire  des  dernicis   moments  du  prince  de  Condé. 

•'  «  Au  second  livre  des  Rois.  »  Les  Hois  lormenl  quatre  livres  qui 
foatiennent  l'iiistoire  des  Jui!s  depuis  Sainuel  jusqu'au  règne  d'E\ilmé- 
rodach  (cinq  siècles  environ),  ils  \iennent,  dans  la  division  de  l'Ancien 
r<'stament,  après  les  livres  de  Josué  et  de  Kuth. 

••  Omnes  ir.orimur,  et  quasi  aqua'  dilabimur  in  terram,  quae  non  re- 
\'rtuntur.  2  Ueg.  c.  xiv,  v.  14. 

^  «  Nous  ressemblons  à  des  eaux  courantes.  »  Cette  poétique  compa- 
laison  avait  déjà  été  employée  par  Bossuet  dans  rOiaison  funèbre  de 
Kenri  de  Goriiay,  V.  l'avant-propos.  •  a  11  >  a  beaucoup  de  raisons  de 
«  nous  comparer  à  des  eaux  courantes,  comme  fait  lEcrilure  sainte  ; 
K  car,  de  même  que,  que^iue  inégalité  qui  pcroisse  dans  le  cours  des 
H  rivières  qui  arrosent  la  surface  de  la  terre,  t-lles  ont  toutes  cela  de 
.(  commun  qu'elles  viennent  d'une  petite  origine;  que,  dans  le  progrès 
«  de  leur  course,  elles  roulent  leurs  flols  en  bas  par  nue  chute  conti- 
<{  nuelle,  et  qu'elles  vont  enfin  perdre  leurs  noms  avec  leurs  eaux 
«  dans  le  sein  immense  de  l'Océan,  où  l'on  ne  dislingue  point  le 
<>'  Rhin,  ni  le  Danube,  ni  ces  autres  fleuves  renommés  d'avec  Ut,  rivières 
'(  les  plus  inconnues;  ainsi  tous  les  hommes  commencent  par  les  mè- 
«  mes  inflrmités.  Dans  le  pi  ogres  de  leur  âge,  les  années  se  poussent 
«  comme  des  flots  ;  leur  vie  roule  et  descend  sans  cesse  à  la  mort,  par 
t(  sa  pesanteur  naturelle,  et  enfin,  après  avoir  fait,  ainsi  que  des  fleu- 
'<  ves,  un  peu  plus  de  bruit  les  uns  que  les  autres,  ils  vont  tous  se 
«  confondre  dans  ce  gouffre  infini  du  néant,  oj'i  no  se  trouvent  plus  ni 
«  rois,  ni  princes,  ni  capitaines,  ni  tous  ces  augustes  noms  qui  nous, 
•f  séparent  les  uns  des  autres,  mais  la  corruption  et  les  \ ejs,  la  cendre 
«  et  là  pourriture  qui  nous  égalent.  » 


54  ORAISON  FUNÈBRE 

se  poussent  successivement  comme  des  flots  *  :  ils  ne  ces- 
sent de  s'écouler;  tant  qu'enfin^,  après  avoir  fait  un  peu 
plus  de  bruit,  et  traversé  un  peu  plus  de  pays  les  uns  que 
les  autres  -^  ils  vont  tous  ensemble  se  confondre  dans  un 
abîme  où  Ton  ne  reconnoît  plus  ni  princes,  ni  rois,  ni 
toutes  ces  autres  qualités  superbes  qui  distinguent  les 
hommes  ;  de  même  que  ces  fleuves  tant  vantés  demeurent 
sans  nom  et  sans  gloire,  mêlés  dans  TOcéan  avec  les  rivières 
les  plus  inconnues. 

Et  certainement,  messieurs,  si  quelque  chose  pouvoit 
élever  les  hommes  au-dessus  de  leur  infirmité  naturelle  ; 
si  l'origine  qui  nous  est  commune  souîTroit  quelque  dis- 
tinction solide  et  durable  entre  ceux  que  Dieu  a  formés  de 
la  même  terre  '',  qu'y  auroit-il  dans  l'univers  de  plus  dis- 
tingué que  la  princesse  dont  je  parle?  Tout  ce  que  peuvent 
faire  non-seulement  la  naissance  el  la  fortune,  mais  encore 
les  grandes  qualités  de  l'esprit,  pour  l'élévation  d'une 
princesse,  se  trouve  rassemblé,  et  puis  anéanti  dans  Ja  nô- 
tre ^.  De  quelque  côté  que  je  suive  les  trace^  de  sa  glo- 
rieuse origine,  je  ne  découvre  que  des  rois,  et  partout  je 
suis  ébloui  de  l'éclat  des  plus  augustes  couronnes  *^.  Je 
vois  la  maison  de  France,  la  plus  grande,  sans  comparaison, 
de  tout  l'univers,  et  à  qui  les  plus  puissantes  maisons  peu- 
vent bien  céder  sans  envie,  puisqu'elles  tâchent  de  tirer 
leur  gloire  de  cette  source.  Je  vois  les  rois  d'Ecosse,  les 
rois  d'Angleterre  '^,  qui  ont  régné  depuis  tant  de  siècles 
sur  une  des  plus  belliqueuses  nations  de  l'univers,  plus 
encore  par  leur  courage  que  par  l'autorité  de  leur  scep- 
tre ^.  Mais  cette  princesse,  née  sur  le  trône,  avoit  l'esprit 

1  «  Leurs  années  se  poussent.  »  Expression  familière  et  énergique. 

2  «Tant  qu'enfin.  »  Locution  à  regretter,  car  elle  est  plus  rapide  et 
plus  commode  que  jusqu'à  ce  que. 

3  «  Après  avoir  fait  un  peu  plus  de  bruit,  etc.  »  Ici,  la  comparaison 
touche  à  l'allégorie  (ou  mèlaphore  continue  et  développée). 

'*  «Si  quelque  chose  pouvoit  élever  les  hommes,  etc.»  Allusion  et  sou- 
venir expressifs.— Exemple  d'amplification  par  redoublement  d'idées. — 
Liaison  par  contrastes;  elle  amène  l'éloge  de  la  naissance  de  la  princesse. 

5  «  Se  trouve  rassemblé  et  puis  anéanti,  etc.  »  Opposition  qui  donne 
un  caractère  original  à  ces  éloges  commandés  par  l'étiquette. 

6  «  Je  suis  ébloui  de  l'éclat,  etc.  »  Expressions  métaphoriques  qui  ti- 
rent leur  force  de  leur  contraste  avec  le  néant  de  la  mort. 

^  ((  Les  rois  d'Ecosse,  les  rois  d'Angleterre.  »  Elle  était  par  sa  mère, 
petite-fille  de  Henri  IV,  et,  par  son  père,  de  Jacques  le«",  roi  d'Angle- 
terre et  d'Ecosse. 

8  «  Plus  encore  par  leur  courage,  etc.  »  Formules  de  compliment  un 
peu  banales.  Bossuet  n'y  échappe  pas  toujours. 


DE  HENRIETTE  D'ANGLETERRE.  55 

et  le  cœur  plus  haut  que  sa  naissance.  Les  malheurs  de 
sa  maison  n'ont  pu  Faccabler  dans  sa  première  jeunesse; 
et  dès-lors  on  voyoit  en  elle  une  grandeur  qui  ne  devoit 
rien  à  la  fortune  ^  Nous  disions  avec  joie  que  le  ciel  Fa- 
Yoit  arrachée,  comme  par  miracle,  des  mains  des  ennemis 
du  roi  son  père,  pour  la  donnera  la  France  :  don  précieux, 
inestimable  présent,  si  seulement  la  possession  en  avoit  été 
plus  durable  ^  !  Mais  pourquoi  ce  souvenir  vient-il  m'in- 
terrompre  ?  Hélas  !  nous  ne  pouvons  un  moment  arrêter 
les  yeux  sur  la  gloire  de  la  princesse,  sans  que  la  mort  s'y 
mêle  aussitôt  pour  tout  offusquer  de  son  ombre.  0  mort  î 
éloigne-toi  de  notre  pensée,  et  laisse-nous  tromper  pour  un 
peu  de  temps  la  violence  de  notre  douleur  par  le  souvenir 
de  notre  joie^.  Souvenez-vous  donc,  messieurs,  de  l'admi- 
ration que  la  princesse  d'Angleterre  donnoit  à  toute  la 
cour.  Votre  mémoire  vous  la  peindra  mieux  avec  tous  ses 
traits  et  son  incomparable  douceur,  que  ne  pourront  ja- 
mais faire  toutes  mes  paroles.  Elle  croissoit  au  milieu  des 
bénédictions  de  tous  les  peuples,  et  les  années  ne  cessoient 
de  lui  apporter  de  nouvelles  grâces.  Aussi  la  reine  sa 
mère,  dont  elle  a  toujours  été  la  consolation  '*,  ne  l'aimoit 
pas  plus  tendrement  que  faisoit  Anne  d'Espagne  ^.  Anne, 
vous  le  savez,  messieurs,  ne  trouvoit  rien  au-dessus  da 
cette  princesse.  Après  nous  avoir  donné  une  reine,  seule 
capable,  par  sa  piété  et  par  ses  autres  vertus  royales, 
de  soutenir  la  réputation  d'une  tante  si  illustre  ^,  elle 
voulut,  pour  mettre  dans  sa  famille  ce  que  l'univers  avoit 
de  plus  grand,  que  Philippe  de  France,  son  second  fils, 

1  «Qui  ne  devoit  rien  à  la  fortune.»  (A  cause  des  malheurs  de  la  fa- 
mille royale.)  Yoy.  VOraison  funèbre  de  Henriette  de  France. 

2  «  Si  la  possession  en  avoit  été  plus  durable.  » 

Kimium  volns  Romana  propago 

Visa  potens,  Superi,  propria  hœc  si  dona  fuissent. 

ViRG.,  ^n.  VI,  V.  8-2. 

3  «  0  mort  1  etc.  »  Métaphore  et  apostrophe  toutes  poétiques.  Verbct 
prope  poelarum^  dit  Cicéron  de  la  langue  oratoire. 

*  «  Aussi  la  reine  sa  mère,  etc.  »  Ici  commence  un  des  plus  beaux 
morceaux  de  Bossuet  :  le  portrait  de  la  duchesse  d'Orléans  ;  portrait  où 
V aigle  brillant  de  Meaux  (suivant  l'expression  lâche  et  incomplète  de 
Voltaire  I,  a  trouvé  des  paroles  d'une  douceur  et  d'une  délicatesse  au 
moins  égales  aux  endroits  les  plus  remarquables  de  Fénelon  et  de  Fléchier. 

5  Anne  d'Autriche,  reine  régente,  fille  aînée  de  Philippe  III,  roi  d'Es- 
pagne, mariée  à  Louis  XllI  en  1615. 

6  «D'une  tante  si  illustre.»  De  Marie-Thérèse,  dont  Bossuet  a  fait  l'orai- 
son funèbre  treize  ans  plus  tard. 


r)f»  nilAiSON   H  NKBHE 

épousât  la  princesse  Henriette  •  ;  et  quoique  Je  roi  d'Angle- 
terre, dont  le  cœur  égale  la  sagesse^,  sût  que  la  princesse 
sa  sœur,  recherchée  de  tant  de  rois^,  pouvoit  honorer  un 
trône,  il  lui  vit  rcinplir  avec  joie  la  seconde  place  de 
France,  que  la  dignité  d'un  si  grand  royaume  peut  mettre 
en  comparaison  avec  les  premières  du  reste  du  monde. 

Que  si  son  rang  la  distinguoit,  j'ai  eu  raison  de  vous 
dire  qu'elle  étoit  encore  plus  distinguée  par  son  mérite. 
Jepourrois  vous  faire  remarquer  qu'elle  connoissoit  sfhien 
la  beauté  des  ouvrages  de  l'esprit ,  que  l'on  croyoit  avoir 
atteint  la  perfection  quand  on  àvoit  su  plaire  à  AIadame\ 
Je  pourrois  encore  ajouter  que  les  plus  sages  et  les  plus 
expérimentés  admiroient  cet  esprit  vif  et  perçant  qui  em- 
brassoit  sans  peine  les  plus  grandes  affaires  ,  et  péné- 
tre it  avec  tant  do  facilité  dans  les  plus  secrets  intérêts^. 
Mais  pourquoi  m'étendre  sur  une  matière  où  je  puis  tout 
dire  en  un  mot?  Le  roi ^  dont  le  jugement  est  une  règle 
toujours  sûre,  a  estimé  la  capacité  de  cette  princesse,  et  l'a 
mise  par  son  estime  au-dessus  de  tous  nos  éloges  ^. 

Cependant,  ni  cette  estime ,  ni  tous  ces  grands  avanta- 
ges, n'ont  pu  donner  atteinte  à  sa  niodestie  ^  Tout  éclairée 

1  «  Épousât  la  princesse  HenrieUe.  »  On  avait  même  pensé  à  elle  pour 
Louis  XIV,  avant  la  paix  des  Pyrénées.  (V.  la  Notice  biographique.) 

2  «  Le  roi  d'Angleterre,  etc.  »  Charles  IL  Encore  un  éloge  officiel. 

3  «  Recherchée  de  tant  de  rois.  »  La  Restauration  venait  de  s'accoai- 
plir;  Henriette  d'Angleterre  n'était  plus  la  sœur  d'un  proscrit. 

*  «  Madame.  »  Protectrice  et  amie  de  Racine  et  de  Boileau,  c'est  elle 
qui,  l'année  même  de  sa  mort,  propose  à  Racine  et  Corneille  le  sujet  de 
Bérénice  11670).  «Un  jour,  au  moment  où  Boileau  venait  de  publier  le 
Lutrin,  elle  l'aperçoit  dans  la  galerie  au  milieu  de  la  foule  des  courti- 
sans et  des  spectateurs,  le  regarde  finement  avec  un  léger  sourire,  lui 
fait  du  doigt  signe  d'approcher,  se  penche  à  la  hâte  vers  son  oreille, 
lui  dit  tout  bas  : 

Soupire,  étend  les  bras,  ferme  l'œil  et  s'endort, 
et  continue  sa  marche  avec  la  famille  royale  et  le  roi,  qui  se  lendaient 
à  la  chapelle.  Peu  d'éloges  ont  dû  flatter  autant  le  poëte,  à  qui  la  prin- 
cesse la  plus  spiiiluelle  de  la  cour  citait  ainsi,  dans  un  tel  moment,  avec 
un  empressement  délicat  et  une  gracieuse  familiarité,  un  des  plus  beaux 
\ers  du  Lutrin,  qui  ne  faisait  que  d'éclore.  »  Dussallt. 

■^  «  Pénétroit  dans  les  plus  secrets  intérêts.  »  Témoin  ce  fameux  voya- 
ge de  Douvres,  célébré  par  Bossuet.— Rapport  parfait  entre  les  diffé- 
rents mots  de  la  phrase  :  l'idée  est  détaillée  avec  autant  de  soin  et 
d'exactitude  qu'elle  le  serait  dans  Massillon  ou  Fléchier. 

6  «  Le  roi,  dont  le  jugement,  etc.  »  Compliment  au  roi  :  son  souve- 
nir semble  toujours  présent  à  l'esprit  de  Bossuet  ;  et  son  Jugement  est 
la  sanction  obligée  de  toute  réputation. 

"  «  Cependant,  ni  cette  estime,  ni  tous  ces  grands  avantages  ,  etc.  » 
Transition  d'une  simplicité  et  d'un  naturel  remarquable. 


DE  UENRIKTTE  bANGLETEiiRE.  57 

qu'elle  étoit,  elle  n'a  point  présumé  de  ses  connoissances, 
et  jamais  ses  Inmières  ne  Vont  éblouie  ^  Rendez  témoi- 
gnage à  ce  que  je  dis ,  vous  que  cette  grande  princesse  a 
honorés  de  sa  coniiance  "-.  Quel  esprit  a^  ez-vous  trouvé  plus 
élevé?  mais  quel  esprit  avez-vous  trou^é  plus  docile?  Plu-' 
sieurs,  dans  la  crainte  d'être  trop  faciles ,  se  rendent  in- 
llexibles  à  la  raison,  et  s'affeimissent  contre  elle.  Madame 
s'éloignoit  toujours  autant  de  la  présomption  que  de  la  foi- 
blesse  ;  également  estimable ,  et  de  ce  qu'elle  savoit 
trouver  les  sages  conseils,  et  de  ce  qu'elle  étoit  capable 
de  les  recevoir  "^  On  les  sait  bien  connoître,  quand  on  fait 
sérieusement  l'étude  qui  plaisoit  tant  à  cette  princesse  : 
nouveau  genre  d'étude,  et  presque  inconnu  aux  personnes, 
de  son  âge  et  de  son  rang;  ajoutons,  si  vous  voulez,  de  son 
sexe^.  Elle  étudioit  ses  défauts;  elle  aimoit  qu'on  lui  en  fit 
des  leçons  sincères  ^  :  marque  assurée  d'une  âme  forte  que 
ses  fautes  ne  dominent  pas,  et  qui  ne  craint  point  de  les 
envisager  de  près,  par  une  secrète  confiance  des  ressources 
qu'elle  sent  pour  les  surmontera  C'étoit  le  dessein  d'avan- 
cer dans  cette  étude  de  sagesse  qui  la  tenoit  si  attachée 
à  la  lecture  de  l'histoire,  qu'on  appelle  avec  raison  la  sage 
conseillère  des  princes.  C'est  là  que  les  plus  grands  rois 
n'ont  plus  de  rang  que  par  leurs  vertus,  et  que,  dégradés  '- 
à  jamais  par  les  mains  de  la  mort,  ils  viennent  subir,  sans 
cour  et  sans  suite,  le  jugement  de  tous  les  peuples  et  de  tous 
les  siècles-^.  C'est  là  qu'on  découvre  que  le  lustre  (jui  vient 

1  «  Jamais  ses  lumières  ne  l'ont  éblouie.  »  Mélapliore  qui  lessenibie- 
rait  à  un  jeu  de  mots,  si  ces  termes  n'avaient,  par  l'usage,  perdu  beau- 
coup de  leur  signiQcation  primitive  et  sensible. 

2  «  Rendez  témoignage,  etc.  »  Mouvement  et  interrogation  reproduits 
dans  l'Or,  funèbre  de  Condé  (V.  la  péroraison). 

•5  «  Madame' s'éloignoit  toujours  delà  présomption  autant,  etc.»  Style 
simple  ;  mélange  de  concision  et  de  clarté  :  modèle  de  naturel. 

*  «  Ajoutons....  de  son  sexe,  n  Détail  presque  satirique,  et  jeté  en 
passant  avec  une  grâce  et  une  délicatesse  parfaites. 

o  «  Qu'on  lui  en  fît  des  leçons.  »  Tour  et  expression  peu  usités. 

6  «  Marque  assurée  d'une  âme  forte,  etc.»  Expressions  simples,  qui  ti- 
rent une  grande  force  de  la  gravité  des  idées. Détails  originaux  et  curieux 
dans  un  caractère  de  femme  ;  Bossuet  Ta  indiqué  lui-même  .Note  4j. 

">  «  Dégradés.  »  Rac.  gradus  :  Dépossédés  de  la  royauté,  mais  sans 
flétrissure.  —  Expression  très-forte,  prise  ici  dans  un  sens  assez  rare. 

8  «  Ils  viennent  subir  sans  cour  et  sans  suite,  etc.  »  Celte  magnifique 
image  n'est  peut-être  qu'un  souvenir  :  «  Aussitôt  qu'un  homme  étoit 
«  mort  (en  Egypte),  on  l'amenoit  en  jugement.  L'accusateur  public  étoit 
<t  écouté.  S'il  prouvoit  que  la  conduite  du  mort  eût  été  mauvaise,  on 
"  eu  coiidamnoi!  la  mémoire,  et  ii  étoit  piivé  de  la  sépulture.  Le  peuple 


58  ORAISON  FUNÈBRE 

de  la  flatterie  est  superficiel,  et  que  les  fausses  couleurs, 
quelque  industricusement  qu'on  les  applique,  ne  tiennent 
pas  ^  Là  notre  admirable  princesse  étudioit  les  devoirs  de 
ceux  dont  la  vie  compose  riiistoire^  :  elle  y  perdoit  insen- 
siblement le  goût  des  romans  et  de  leurs  fades  héros  ^;  et 
soigneuse  de  se  former  sur  le  vrai,  elle  méprisoit  ces  froi- 
des et  dangereuses  fictions*.  Ainsi ,  sous  un  visage  riant, 
sous  cet  air  de  jeunesse  qui  sembloit  ne  promettre  que  des 
jeux,  elle  cachoit  un  sens  et  un  sérieux  dont  ceux  qui  trai- 
toient  avec  elle  etoient  surpris. 

Aussi  pouvoit-on  sans  crainte  lui  confier  les  plus  grands 
secrets.  Loin  du  commerce  des  affaires^  et  de  la  société 
des  hommes,  ces  âmes  sans  force,  aussi  bien  que  sans  foi^, 
qui  ne  savent  pas  retenir  leur  langue  indiscrète  !  «  Ils  res- 
<c  semblent,  dit  le  Sage,  à  une  ville  sans  murailles ,  qui 
«  est  ouverte  de  toutes  parts  "^5  »  et  qui  devient  la  proie  du 
premier  venu.  Que  Madame  étoit  au-dessus  de  cette  foi- 
blesse  !  JNi  la  surprise,  ni  l'intérêt,  ni  la  vanité,  ni  Tappât 
d'une  flatterie  délicate,  ou  d'une  douce  conversation ,  qui 
souvent,  épanchant  le  cœur,  en  fait  échapper  le  secret^, 

«  admiroit  le  pouvoir  des  lois,  qui  s'étendoit  jusqu'après  la  mort  ;... 
«  toute  l'Egypte  étoit  noble,  et  d'ailleurs  on  n'y  goùtoit  de  louanges 
«  que  celles  qu'on  s'attiroit  par  son  mérite.  »  Hist.  Universelle,  Part. 
III,  c.  5,  p.  555,  édit.  classiq.  annotée  par  M.  Delachapelle.  Voyez  aussi 
THOMAS,  Essai  sur  les  Éloges. 

1  «  Que  le  lustre  qui  vient  de  la  flatterie  est  superficiel,  etc.  »  Méta- 
phores originales,  et  presque  techniques  [le  vernis,  le  fard,  etc.),  à  la 
manière  de  celles  de  BuEFon  dans  le  Discours  à  l  Académie  française. 
«  La  feuille  de  métal  battu,  qui  ne  prend  de  l'éclat  qu'en  perdant  de  la 
solidité  ;les  étincelles  qu'on  ne  tire  que  par  force,  en  choquant  les  mots 
les  uns  contre  les  autres,  etc.  » 

2  «Ceux  dont  la  vie  compose  l'histoire.»  Périphrase  expressive  comme 
toutes  celles  de  Bossuet, 

3  «  Leurs  fades  héros.  »  Voilà  de  la  critique  littéraire  en  passant  à  l'a- 
dresse des  admirateurs  de  Clélie  et  de  Y  invincible  Artaban.  (Mad.  de 
Sévigné  en  était).  Ce  genre  de  critique  est  rare  chez  Bossuet.  A  peine 
en  trouve-t-on  quelques  traces  dans  les  Maximes  sur  la  comédie. 

*  «  Dangereuses  fictions.  »  Dangereuses,  car  elles  avaient  largement 
contribué  à  faire  naître  les  précieuses,  c'est-à-dire  à  gâter  le  sens  et 
l'esprit  ;  —  mais  dangereuses  surtout  comme  distractions  mondaines.    *i 

s  «  Loin  du  commerce,  etc.,  »  Procul,  0  procul  este,  profani.  ViRG. 
JEn.  lib.  v.  258.  Exemple  d'exclamation  et  d'apostrophe. 

6  «Sans  foi.  »  Foi,  fides,  manque  de  fidélité  à  la  parole,  de  fermeté, 
de  constance.  Sens  rare  dû  mot. 

"i  Sicut  urbs  patens  et  absque  murorum  ambitu,  ita  vir  qui  non  potest 
oquendo  cohibere  spiritum  suum.  Prov.  1.  xxv,  v.  28. 

*  «  Qui  souvent,  épanchant  le  cœur,  etc.»  Métaphore  familière  et  §j-a- 


DE  HENRIETTE  D'ANGLETERRE.  59 

n'étoit  capable  de  lui  faire  découvrir  le  sien  ;  et  la  sûreté 
qu'on  trouvoit  en  cette  princesse,  que  son  esprit  rendoit  si 
propre  aux  grandes  affaires,  lui  faisoit  confier  les  plus  im- 
portantes. 

Ne  pensez  pas  que  je  veuille,  en  interprète  téméraire  des 
secrets  d'Etat^  discourir  sur  le  voyage  d'Angleterre;  ni  que 
j'imite  ces  politiques  spéculatifs  qui  arrangent  suivant 
leurs  idées  les  conseils  des  rois,  et  composent,  sans  instruc- 
tion, les  annales  de  leur  siècle*.  Je  ne  parlerai  de  ce 
voyage  glorieux,  que  pour  dire  que  Madame  y  fut  admirée 
plus  que  jamais.  On  ne  parloit  qu'avec  transport  de  la 
bonté  de  celle  princesse,  qui,  malgré  les  divisions  trop  or- 
dinaires dans  les  cours,  lui  gagna  d'abord  tous  les  esprits. 
On  ne  pou  voit  assez  louer  son  incroyable  dextérité  à  traiter 
les  affaires  les  plus  délicates,  à  guérir  ces  défiances  cachées 
qui  souvent  les  tiennent  en  suspens,  et  à  terminer  tous  les 
différends  d'une  manière  qui  concilioit  les  intérêts  les  plus 
opposés^.  Mais  qui  pourroit  penser,  sans  verser  des  lar- 
mes, aux  marques  d'estime  et  de  tendresse  que  lui  donna 
le  roi  son  frère?  Ce  grand  roi  *,  plus  capable  encore  d'être 
touché  par  le  mérite  que  par  le  sang,  ne  se  lassoit  point 
d'admirer  les  excellentes  qualités  de  Madame.  0  plaie  ^  ir- 
rémédiable !  ce  qui  fut  en  ce  voyage  le  sujet  d'une  si  juste 
admiration  est  devenu  pour  ce  prince  le  sujet  d'une  dou- 
leur qui  n'a  point  de  bornes^.  Princesse,  le  digne  lien  des 
deux  plus  grands  rois  du  monde,  pourquoi  leur  avez-vous 


«ieuse.  Epancher^  effundere.  «  Ici,  à  quoi  tient  le  mérite  de  la  phrase? 
«  A  cette  image  si  naturelle  et  si  juste,  qui  nous  représente  le  cœur  hu- 
«  main  s'ouvrant  aux  séductions  comme  un  vase  qui  se  répand  quand 
«  on  l'a  penché.  »  La  Harpe. 

1  «  Les  secrets  d'Etat.  »  Il  y  en  avait  un  grand  en  effet,  l'alliancft 
contre  la  Hollande  ;  et  Bossuet  ne  le  connaissait  pas. 

2  «  Ni  que  j'imite  ces  politiques  spéculatifs  qui  arrangent,  etc.  »  Autre 
détail  satirique.  La  Bruyère  et  Montesquieu  n'ont  fait  que  le  commenter 
quand  ils  ont  peint  les  nouvellistes.  —  Spéculatif,  faiseur  de  théorieSy. 
qui  n'entend  rien  à  l'action. 

3  «  Les  intérêts  les  plus  opposés.  »  Ce  morceau  présente,  presque 
partout,  une  justification  du  précepte  trop  reproché  à  Buffon  :  Vatten- 
tion  à  ne  nommer  les  choses  que  par  les  termes  les  plus  généraux. 
Compris  et  appliqué  ainsi ,  ce  précepte  s'accorde  parfaitement  avec  la 
précision  et  la  propriété  des  termes  ;  mais  il  n'en  faudrait  pas  faire  un© 
régie  exclusive.  Bossuet  est,  sous  ce  rapport,  un  excellent  modèle. 

*  «  Grand  roi.  »  Grand,  épithète  employée  trop  souvent. 

^  «  0  plaie.  »  Plaga,  blessure.  Les  sept  plaies  du  Christ. 

^  «  Sujet  d'admiration,  sujet  de  douleur.  »  Antithèse  presque  obligée. 


m  ORAlSOxN  FLNÈBKE 

été  sitûl  ravie*?  Ces  deux  grands  rois  se  coimoissent;  c'est 
FetTet  des  soins  de  Madame  :  ainsi  leurs  nobles  inclina- 
tions concilieront  leurs  esprits,  et  la  vertu  sera  entre  eux 
une  immortelle  médiatrice-.  Mais  si  leur  union  ne  perd 
rien  de  sa  fermeté,  nous  déplorerons  éternellement  qu'elle 
ait  perdu  son  agrément  le  plus  doux,  et  qu'une  princesse 
si  chérie  de  tout  l'univers  ait  été  précipitée  dans  le  tom- 
beau, pendant  que  la  confiance  de  deux  si  grands  rois  l'é- 
levoit  au  comble  de  la  grandeur  et  de  la  gloire. 

La  grandeur  et  la  gloire  !  Pouvons-nous  encore  enten- 
dre ces  noms  dans  ce  triomphe  de  la  mort'  ?  Non,  mes- 
sieurs, je  ne  puis  plus  soutenir'^  ces  grandes  paroles,  par 
lesquelles  l'arrogance  humaine  tâche  de  s'étourdir  elle- 
même,  pour  ne  pas  apercevoir  son  néant.  Il  est  temps  de 
faire  voir  que  tout  ce  qui  est  mortel,  quoi  qu'on  ajoute  par 
le  dehors  pour  le  faire  paroître  grand,  est  par  son  fond  in- 
capable d'élévation.  Ecoutez  k  ce  propos  le  profond  raison- 
nement, non  d'un  philosophe  qui  dispute  dans  une  école, 
ou  d'un  religieux  qui  médite  dans  un  cloître^  :  je  veux 
confondre  le  monde  par  ceux  que  le  monde  môme  révère 
le  plus,  par  ceux  qui  le  connoissent  le  mieux  ^,  et  ne  lui 
veux  donner  pour  le  convaincre  que  des  docteurs  assis  sur 

1  «  Princesse,  etc.  »  Apostrophe  touchante.  Elle  rappelle  le  cri  de 
douleur  de  J.-C.  sur  la  croix.  «  Pater,  ulquid  dereliquisti  me.  » 

2  «  La  vertu  sera  entre  ou\  une  immortelle  médiatrice.  »  Bossuet  ne 
savait  pas  que  Louis  XIV  !  payait  trois  millions  de  pension  annuelle  à 
Charles  II  et  lui  donnait  d'avance  sa  part  des  dépouilles,  en  lui  destinant 
la  Zélande,  ptovince  du  S.-O.  de  la  Hollande. 

3  «  La  grandeur  et  la  gloire  !  Pouvons-nous,  etc.  »  Exemple  de  cor- 
rection. Interrogation  pleine  d'abattement  et  de  douleur,  comme  tous 
les  mouvements  par  lesquels  Bossuet  ramène  à  chaque  instant,  au  milieu 
de  ses  considérations  générales,  ce  souvenir  déplorable.  Triomphe  de  la 
mort,  belle  alliance  de  mots. 

*  «  Soutenir.  »  Sastincrc.  V.  dans  l'Or.  fun.  de  Condé  (Exorde)  un 
autre  sens  du  même  latinisme.  Soutenir  la  gloire,  etc. 

3  «  Philosophe  qui  dispute,  religieux  qui  médite.  »  Nuances  d'idées 
indiquées  nettement  par  les  verbes. 

^  «  Je  veux  confondre  le  monde,  etc.  »  Voilà  un  second  exemple  de 
ce  rapprochement  éloquent  entre  la  grandeur  de  David  et  celle  des  sou- 
verains à  qui  s'adressent  ses  leçons.  {Or.  fun.  de  la  reine  d'Angleterre j. 
—  Bossuet  a  reproduit  ces  idées  ailleurs  ;  par  exemple  dans  le  ser- 
mon Sur  la  mort  et  l'immortalité  de  l'dme.  «  Voici  la  belle  méditation 
«  dont  David  s'entretenoit  sur  le  trône,  au  milieu  de  sa  cour:  Sire,  elle 
«  est  digne  de  votre  audience  (attention,  audire).  Ecce  rnensurabileSy 
«.  etc.  0  éternel  roi  des  siècles,  vous  êtes  toujours  à  vous-même,  toujours 
'<  en  vous-même  ;  votre  être  éternellement  immuable  ni  ne  s'écoule,  ni 
<:  ne  se  change,  ni  ne  se  mesure.  El  voici  que  vous  avez  fait  mes  jours 
<■   mesurables,  etc.    Non,  ma  substance  n'est  rien  devant  vous,  et  tout 


DE  HENRIETTE  D'ANGLETERRE.  61 

le  trône  ^  c<.  0  Dieu,  dit  le  roi  prophète,  vous  avez  fait  mes 
(C  jours  mesurables ,  et  ma  substance  n'est  rien  devant 
((  vous  ^.  »  11  est  ainsi^  chrétiens  :  tout  ce  qui  se  mesure 
iinit  ;  et  tout  ce  qui  est  né  pour  finir  n'est  pas  tout  à  fait 
sorti  du  néant  où  il  est  sitôt  replongé  *.  Si  notre  être,  si 
notre  substance^  n'est  rien,  tout  ce  que  nous  bâtissons  des- 
sus ^  que  peut-il  être  ?  Ni  l'édifice  n'est  plus  solide  que  le 
fondement,  ni  l'accident  ^  attaché  à  l'être ,  plus  réel  que 
l'être  même.  Pendant  que  la  nature  nous  tient  si  bas,  que 
peut  faire  la  fortune  pour  nous  élever?  Cherchez,  imaginez 
parmi  les  hommes  les  difieronces  les  plus  remarquables  ; 
vous  n'en  trouverez  point  de  mieux  marquée,  ni  qui  vous 
paroisse  plus  eflective^  que  celle  qui  relève  le  victorieux 
au-dessus  des  vaincus  qu'il  voit  étendus  à  ses  pieds.  Ce- 
pendant ce  vainqueur ,  enflé  ^  de  ses  titres ,  tombera  lui- 
même  à  son  tour  entre  les  mains  de  la  mort.  Alors  ces 
malheureux  vaincus  rappelleront  à  leur  compagnie  leur 
superbe  triomphateur  ;  et  du  creux  ^°  de  leur  tombeau  sor- 

f(  être  qui  se  mesure  n'est  rien,  parce  que  ce  qui  se  mesure  a  son  ter- 
<c  me,  et,  lorsqu'on  est  venu  à  ce  terme,  un  dernier  point  détruit  tout, 
(<  comme  si  jamais  il  n'avoit  été.  » 

1  «  Docteurs.  »  Le  mot  docteur  indique  cependant,  sinon  le  philoso- 
phe qui  dispute  dans  une  école,  au  moins  le  religieux  ou  le  prêtre  dis- 
putant à  la  Sorbonne  ou  dans  un  concile. 

2  Ecce  mensarabiles  posuisti  dics  meos,  et  substantia  mea  tanquam 
nihilum  ante  le.  Psal.  xxxiii,  v.  6. 

3  «  Il  est  ainsi.  »  Sic  hahel:  —  Aujourd'hui,   on  dit  :  11  en  est  ainsi. 

*  «  N'est  pas  lout-à-fait  sorti  du  néant.  »  Image  expressive  et  élo- 
quente :  Ihomme  a  comme  un  pied  dans  la  vie  et  l'autre  dans  le  néant, 
à  peu  près  comme  le  lion  de  Milton  :  moitié  limon,  moitié  chair  ;  la  tête 
cl  le  corps  s'agitent  pour  s'arracher  du  sol  ;  mais  une  portion  est  en- 
core matière  morte  et  inanimée.  Seulement,  le  lion  arrivera  à  la  vie,  et 
l'homme  ne  s'arrachera  pas  à  la  mort. 

o  «  Substance.  »  Substantia,  essence,  c'est-à-dire  la  vie,  en  elle- 
même,  considérée  en  dehors  de  toute  modification  ou  accident. 
—  Âccidere,  opposé  à  slave  ;  ce  qui  est  extérieur,  contingent,  et  qui 
peut  varier  à  l'infini  sans  altérer  la  substance.  —  Substantif,  le  root 
essentiel  à  l'idée,  parce  qu'il  indique  Vêtre;  adjectif,  le  mot  qui  indique 
ses  modifications  sans  nombre. 

6  «  Tout  ce  que  nous  bâtissons  dessus.  »  Métaphore  à  laquelle  on 
substituerait  maintenant  le  barbarisme  baser. 

~i  «  Accident.  »  Voy.  plus  haut  l'explication  de  ce  terme  philosophique. 

s  «  Effective.  »  C'est-à-dire  qui  se  traduit  par  des  effets  ;  réelle. 

9  «  Entlé.  ))  Terme  familier  et  énergique,  'jjcdiij.v^o:,  inflatus. 

10  «  Creux.  »  Expression  bien  plus  heureuse  que  le  mot  fond,  parce 
qu'elle  rend  l'image  plus  vague  et  l'idée  plus  effrayante. 

Perque  doraos  Dilis  vacuas  et  inania  régna.  Virg.,  -En.  IV,  v.  767. 

Quelle  éloquence,  quelle  poésie  dans  ce  cri  de  satisfaction  maligne  et 
hjiiiease  du  >aincu  vengé  de  son  vainqueur! 


62  ORAISON  FUNÈBRE 

lira  cette  voix,  qui  foudroie  toutes  les  grandeurs  :  <(  Vous 
«  voilà  blessé  comme  nous;  vous  êtes  devenu  semblable 
<(  à  nous  *.  »  Que  la  fortune  ne  tente  donc  pas  de  nous 
tirer  du  néant,  ni  de  forcer  la  bassesse  de  notre  na- 
ture ^. 

Mais  peut-être,  au  défaut  de  la  fortune,  les  qualités  de 
l'esprit ,  les  grands  desseins ,  les  vastes  pensées  pourront 
nous  distinguer  du  reste  des  hommes?- Gardez-vous  bien 
de  le  croire ,  parce  que  toutes  nos  pensées  qui  n'ont  pas 
Dieu  pour  objet  sont  du  domaine^  de  la  mort.  «  Ils  mour- 
«  ront,  dit  le  roi  prophète  ,  et  en  ce  jour  périront  toutes 
<(  leurs  pensées*;  »  c'est-à-dire  les  pensées  des  conqué- 
rants, les  pensées  des  politiques,  qui  auront  imaginé  dans 
leurs  cabinets  des  desseins  où  le  monde  entier  sera  com- 
pris ^  Ils  se  seront  munis  de  tous  côtés  par  des  précautions 
infinies  ;  enfin  ils  auront  tout  prévu ,  excepté  leur  mort  ^, 
qui  emportera  en  un  moment  toutes  leurs  pensées.  C'est 
pour  cela  que  l'Ecclésiaste,  le  roi  Salomon,  fils  du  roi  Da- 
vid '^  (car  je  suis  bien  aise  de  vous  faire  voir  la  succession 
de  la  même  doctrine  dans  un  même  trône ^.;  c'est),  dis-je, 
pour  cela  que  l'Ecclésiaste,  faisant  le  dénombrement  des 
illusions  qui  travaillent^  les  enfants  des  hommes,  y  com- 
prend la  sagesse  même,  a  Je  me  suis,  dit-il,  appliqué  à  la 

1  Ecce  tu  vulneralus  es,  sicut  et  nos  ;  noslri  similis  effectus  es.  Isa., 
C.  XIV,  V.  10. 

2  «La  bassesse  de  notre  nature.»  Chute  faible,  bien  qu'elle  contienne 
tine  transition.  Elle  eût  été  mieux  placée  au  commencement  de  l'alinéa 
suivant,  oîi  elle  se  serait  relevée  par  le  développement. 

3  «  Du  domaine.  »  Expression  qu'on  a  complètement  usée  de  nos 
jours,  mais  qui  avait  alors  toute  sa  force. 

*  In  illa  die  peribunt  omnes  cogitationes  eorum.     Psal.  cxlv,  v.  4. 

f  ({ Des  desseins  où  le  monde,  etc.  »  Encore  un  exemple  de  la  précision 
jointe  à  la  généralité  des  termes.— Remarquez  la  force  du  mot  contenu. 

6  «Ils  auront  tout  prévu,  excepté,  etc.  »  Suspension  d'idées  après  la- 
quelle la  phrase  marche  et  se  précipite ,  pour  rendre  toute  la  vivacité 
de  l'image. 

■^  «  L'Ecclésiaste.  »  Bossuet  nous  apprend  lui-même  ce  que  c'est  que 
VEcclésiaste.  On  désigne  sous  le  nom  d'Ecclésiaste  un  des  livres  de  Sa- 
lomon. 

8  «  Dans  un  même  trône.  »  Remarquez  comme  Bossuet  insiste  sur  ce 
caractère  tout  aristocratique  des  leçons  morales  qu'il  donne.  C'est  que, 
comme  il  le  dit  lui-même  :  «C'est  une  entreprise  hardie  que  d'aller  dire 
«  aux  hommes  qu'ils  sont  peu  de  chose.  Surtout,  les  grandes  fortunes 
«  veulent  être  traitées  délicatement  sur  ce  point.))(5ermo»  sur  la  mort 
et  l'immortalité  de  l'âme.)  —  Dans  un  même  trône.  Expression  peu 
correcte  :  trône  pour  famille,  métonymie. 

^  «  Qui  travaillent.  »  Expression  forte,  fréquente  dans  Bossuet. 


DE  HENRIETTE  D'ANGLETERRE.  63 

((  sagesse,  et  j'ai  \u  que  c'étoit  encore  une  vanité  *,  » 
parce  qu'il  y  a  une  fausse  sagesse  qui,  se  renfermant  dans 
l'enceinte  des  choses  mortelles ,  s'ensevelit  avec  elles  dans 
le  néant.  Ainsi  je  n'ai  rien  fait^  pour  Madame  ,  quand  je 
vous  ai  représenté  tant  de  belles  qualités  qui  la  rendoient 
admirable  au  monde,  et  capable  des  plus  hauts  desseins  où 
une  princesse  puisse  s'élever.  Jusqu'à  ce  que  je  commence 
à  vous  raconter  ce  qui  l'unit  à  Dieu  "^  une  si  illustre  prin- 
cesse ne  paroitra  dans  ce  discours  que  comme  un  exemple 
le  plus  grand  qu'on  se  puisse  proposer,  et  le  plus  capable 
de  persuader  aux  ambitieux  qu'ils  n'ont  aucun  moyen  de 
se  distinguer,  ni  par  leur  naissance,  ni  par  leur  grandeur, 
ni  par  leur  esprit ,  puisque  la  mort ,  qui  égale  '*  tout,  les 
domine  de  tous  côtés  avec  tant  d'empire,  et  que,  d'une  main 
si  prompte  et  si  souveraine,  elle  renverse  les  tètes  les  plus 
respectées  ^. 

2°  Considérez  ,  messieurs  ,  ces  grandes  puissances  que 
nous  regardons  de  si  bas.  Pendant  que  nou§  tremblons 
sous  leur  main  ^,  Dieu  les  frappe  pour  nous  avertir.  Leur 
élévation  en  est  la  cause  '^  ;  et  il  les  épargne  si  peu,  qu'ilne 

*  «  Transivi  ad  contemplandam  sapientiam:..,locutusque  cum  mente 
mea,  animadverti  quod  hoc  quoque  esset  vanitas.  Eccl.  1.  ii,  v.  12,  15. 

-  «  Ainsi,  je  n'ai  rien  fait.  »  Voilà  ce  qui  complète  l'énumération  des 
vanités  humaines  :  la  sagesse  même,  parce  que,  «  plutôt  on  verra  le 
«  froid  et  le  chaud  cesser  de  se  faire  la  guerre,  que  les  philosophes 
<(  convenir  entre  eux  de  la  vérité  de  leurs  dogmes,  et  que...  dans  celte 
«  mer  si  vaste  et  si  agitée  des  opinions  humaines,  on  ne  peut  déc(^- 
«  vrir  ni  aucun  lieu  si  calme,  ni  aucune  retraite  si  assurée,  qui  ne  soit 
«  illustre  par  le  naufrage  de  quelque  personnage  célèbre.  »  (  Bossuet, 
Sermon  sur  la  loi  de  Dieu.) 

3  ((  Jusqu'à  ce  que  je  commence  à,  etc.  »  Manière  habile  de  ramener 
la  division,  et  de  faire  attendre  à  l'esprit  tout  un  ordre  d'idées  nouvelles 
qui  n'est  toujours  qu'annoncé. 

*  «  Qui  égale.  »  Mot  qui  dispense  du  néologisme  égaliser. 

s  «  Elle  renverse  les  tètes,  etc.  »  Image  saisissante,  bien  autrement 
belle  que  la  vieille  fiction  mythologique  de  la  faux  de  la  mort. 

6  «  Nous  tremblons  sous  leur  main.  »  Encore  une  grande  image  :  la 
foule  obscure  et  obéissante,  les  yeux  fixés  sur  les  rois  montés  sur  le 
faîte.  Nous  tremblons  sous  la  main  des  puissances  ;  incorrection  analo- 
gue à  cette  expression  incorrecte  de  Fléchier  :  «  Puissances  ennemies 
«  de  la  France,  vous  vives^  et  l'esprit  de  la  charité  chrétienne  m'interdit 
«  de  faire  aucun  souhait  pour  votre  mort.  »  [Orais.  fun.  de  Turenne, 
Exorde,  ) 

"^  «  En  est  la  cause.  »  Expression  simple  et  forte  d'une  idée  souvent 
répétée. 

Numerosa  parabat 

Excelsae  turris  tabulata,  unde  altior  esset 

Casus,  etimpulsae  prœceps  immane  ruiuae,     Juv.,  SaU  X. 


64  ORAISON  FUNÈP.RE 

craint  pas  de  les  sacrifier  à  Tinstruction  du  reste  des  hom- 
mes. Chrétiens,  ne  murmurez  pas  si  Madame  a  été  choisie 
pour  nous  donner  une  telle  instruction.  Il  n'y  a  rien  ici 
de  rude  pour  elle  ,  puisque,  comme  vous  le  verrez  dans 
la  suite.  Dieu  la  sauve  par  le  même  coup  qui  nous  instruit. 
Nous  devrions  être  assez  convaincus  de  noire  néant  :  mais 
s'il  faut  des  coups  de  surprise  à  nos  cœurs  enchantés  ^  de 
l'amour  du  monde ,  celui-ci  est  assez  p-and  et  assez  terri- 
ble. Onuit  désastreuse  !  ô  nuit  effroyable  !  où  retentit  tout 
à  coup,  comme  un  éclat  de  tonnerre,  cette  étonnante^  nou- 
velle :  Madame  se  meurt  !  Madame  est  morte  "^  !  Qui  de  nous 
ne  se  sentit  frappé  à  ce  coup,  comme  si  quelque  tragique 
accident  avoit  désolé  sa  famille^?  Au  premier  bruit  d'un 
mal  si  étrange,  on  accourut  à  Saint-Cloud^  de  toutes  parts; 
on  trouve  tout  consterné,  excepté  le  cœur  de  cette  prin^ 
cesse  ^.  Partout  on  entend  des  cris;  partout  on  voit  la 
douleur  et  le  désespoir,  et  Fimage  de  la  morf.  Le  roi,  la 
reine,  Mgnsieur,  toute  la  cour,  tout  le  peuple,  tout  est 
abattu,  tout  est  désespéré;  et  il  me  semble  que  je  vois  Fac- 
complissement  de  cette  parole  du  prophète^  :  a  Le  roi 
<(  pleurera,  le  prince  sera  désolé,  et  les  mains  tomberont 
a  au  peuple  de  douleur  et  d'étonnement^.  » 

1  «  Coups  de  surprise.  »  Expression  forte  et  neuve.  —  «  Enchanté.  » 
incantalus,  séduit  par  des  maléfices.        .  • 

2  «  Etonnanle.  )>  Par  analogie  avec  le  mot  atlonitus,  qui  signifiait 
primitivement  frappé  de  la  foudre. 

3  «  Madame  se  meurt  1  elc.  »  Mouvement  admirable,  mille  fois  cité  , 
et  qui,  à  cent  soixante  ans  de  distance  ,  nous  reporte  à  cette  nuit  ter- 
rible, comme  il  faisait  à  Saint-Denis  les  auditeurs  de  Bossuet  deux  mois 

/après  la  catastrophe.  Bossuet,  sous  l'impression  de  ce  souvenir  si  cruel, 
«/!  éclata  en  sanglots,    et  tous  les  assistants  avec  lui.  —  Il  n'y  a  d'autre 
*  exemple  d'un  effet  si  extraordinaire  sur  un  auditoire  que  la  péroraison 
du  sermon  de  Massillon  sur  le  petit  nombre  des  élus. 

*  «  Qui  de  nous  ne  se  sentit  frappé  à  ce  coup,  etc.  »  Idée  éloquente  : 
la  mort  de  Madame  était  un  malheur  national,  et  pour  chacun  une 
perte  domestique. 

»  «  Saint-Cloud.  »  Joli  bourg,  situé  sur  la  rive  gauche  de  la  Seine, 
au-dessous  de  Paris,  à  six  kilomètres  environ,  et  où  la  famille  d'Orléans 
avait  un  château  qui  était  sa  résidence,  comme  Meudon,  situé  dans  les 
en\  irons,  était  celle  du  Dauphin,  et  St-Germain  ou  Versailles  celle  du  roi. 

^  «  Excepté  le  cœur  de  ceUe  princesse.  »  Détail  touchant  qui  prépare 
le  beau  tableau  de  la  mort  de  la  princesse. 

"  «  Partout  on  voit  la  douleur  et  le  désespoir,  etc.  » 
I.uctus  ubique,  pavor,  et  pluriina  morlis  imago.       Virg.,  /En.  ir,  368. 

^  Rex  lugebit,  et  princeps  indutlur  mœrore,  et  manus  popuil  tcrriB 
•  ontuvbabuntur.  Ezech.  g.  vu,  v,  27.  ^ 

^  «  Le  roi  pleurera,  etc.  »  Les  rhétoriques,  qui  viennent  toujours 


DK  HENRIETTE    DANGLETCUUE.  tj:> 

Mais  et  les  princes  et  les  peuples  gémissoient  en  vain  ; 
tîii  vain  Monsieur,  en  \ain  le  roi  même  tenoit  Madame 
serrée  par  de  si  étroits  embrassemenls.  Alors  ils  pouvoient 
(lire  l'un  et  Tautre  avec  saint  Ambroise  :  Stringebam  bra- 
chia,  secJ  jam  amiseram  quam  tenebam^:  «je  serrois  les  bras, 
K  mais  j'avois  déjà  perdu  ce  que  je  tenois.»  La  princesse  leur 
('chappoit  parmi  des  embrassements  si  tendres,  et  la  mort 
plus  puissante  nous  Tenlevoit  entre  ces  royales  mains.  Quoi 
donc!  elle  devoit  périr  sitôt^!  Dans  la  plupart  des  hommes 
les  changements  se  font  peu  à  peu,  et  la  mort  les  prépare 
ordinairement  à  son  dernier  coup.  Madame  cependant  a 
passé  du  malin  au  soir,  ainsi  que  l'herbe  des  champs^.  Le 
matin  elle  fleurissoit  ;  avec  quelles  grâces,  vous  le  savez  : 
le  soir  nous  la  vîmes  séchée^;  et  ces  fortes  expressions  par 
lesquelles  TEcriture  sainte  exagère  Tinconstance  des  choses 

aprt^s  coup  signaler  el  nommer  les  grands  effets  oratoires,  oii  elles  ana- 
lysent les  procédés  de  l'intelligence  et  les  mouvements  de  la  passion, 
iippelleraient  ce  passage  une  hypolypose.  Il  ne  faut  i)as  abuser  de  ces 
jitols  techniques,  de  peur  qu'on  ne  nous  dise  avec  Dorante  :  «  Ah  !  mon- 
sieur Ljcidas,  vous  nous  assommez  avec  vos  grands  mots!  »  (  Ciilique 
lie  l'Ecole  des  Femmes,  se,  vu.)  Mais  il  est  bon  de  les  connaître,  parce 
qu'ils  ser\ent  aux  classifications  scientifiques,  el  dispensent  souvent  des 
périphrases. 

1   Oratio  de  nbitu  Sattjri  fratris,  I,  19. 

-  «  Quoi  donc  I  elle  devoit  périr  sitôt!  »  Réflexion  douloureuse  qui 
peint  la  stupeur  générale  en  présence  d'une  mort  si  terrible,  et  de  plus 
si  contraire  à  l'ordre  habituel  de  la  nature. 

3  «  Madame  cependant  a  passé,  etc.  »  «  Celte  oraison  funèbre  seule 
"  pourrait  prouver  que  Rossuetn'étoit  point  aus:-i  étranger  qu'on  le  croit 
«  communément  à  ces  douces  affections  de  l'âme,  à  ce  langage  du  cœur, 
(f  à  ces  expressioiis  sensibles  dont  le  charme  est  toujours  si  puissant. 
«  parce  qu'elles  sont  la  voix  de  la  nature  gémissant  sur  la  condition 
((  humaine.  On  croit  entendre  Fénelon,  lorsqu'on  entend  Bossuet  laisser 
(f  tomber  avec  ses  larmes,  sur  le  cercueil  d'Henriette,  ces  paroles  lou- 
«  chantes,  où  sa  douleur  se  montre  sous  des  images  si  tendres,  si  douces 
''  et  si  tristes.  »  De  Baisset. 

+        Purpureus  veluti  cum  flos  succisus  aratro, 
Languescit  moriens,  lassove  papavera  collo 
Demisere  capuf,  fluvia  cum  forte  gravanlur. 

ViRG.,  .En.,  IX,  f.  433. 

Virgile  a  multiplié  les  détails  gracieux  ;  Bossuet  prend  au  contraire 
ce  qu'il  y  a  de  plus  commun  et  de  plus  simple,  t  herbe  des  champs, 
Kêchée  le  soir  *..  La  comparaison  n'en  est  peut-être  que  plus  touchante, 
»'t  elle  a  de  plus  que  celle  de  Virgile,  ce  mot  si  triste  :  Avec  quelles 
(grâces  1  vous  le  savez. 

.    '  Homo,  sicut  fœnum  dies  eju>,  lanquam  fios  agfri  sic  efflorebit. 

Ps.  cil,  i5. 
Dies  me;  srciit  umhra  declinavcrniit,  et  ego  tanquam  fœuum  arui. 

Ps.  CI,   I  ?.. 


66  ORAISOX  FUNÈBRE 

humaines  dévoient  être  pour  cette  princesse  si  pre'cises  et 
si  littérales  ^  Hélas^l  nous  coniposions  son  histoire  de  tout 
ce_qu'onpeu|inia^ine'r  de  plus  glorieux.  Le  passTét  le 
présent  nous  garantissoientTàvenir,  et  qû  pouvoit  tout  at- 
tendre de  tant  d^excellentes  qualités.  Elle  alloit  s'acquérir 
deux  puissants  royaumes  par  des  moyens  agréables  ^  :  tou- 
joursdouce,  toujours   paisible   autant  que    généreuse   et 
bienTaisante,  son  crédit  n'y  auroUJamais  été  odieux  •  on 
ne  l'eût  point  vue  s'attirer  la  gloire^^avéc'une  ard^^' in- 
quiète et  précipitée;  elle  l'eût  attendue  sans  impatience 
comme  sûre  de   la  posséder.   Cet   attachement  qu'elle  a 
.montré  si  fidèle  pour  le  roi  jusques  à  la  mort  lui  en  donnoit 
.{f5JHoyens\  Et  certes,  c'est  le  bonheur  de  nos  jours  que 
|1  estime  se  puisse  joindre  avec  le  devoir,  et  qu'on  puisse 
autant  s'attacher  au  mérite  et  à  la  personne  du  prince 
Uu  on  en  révère   la  puissance  et  la  majesté.  Les  inclina- 
tions de  Madame  ne  l'attachoient  pas  moins  fortement  à 
tous  ses  autres  devoirs.  La  passion  qu'elle  ressentoit  pour 
la  gloire  de  Monsieur  n'avoit  point  de  bornes.    Pendant 
que  ce  grand  prince,  marchant  sur  les  pas  de  son  invinci- 
ble  frère,  secondoit  avec  tant  de  valeur  et  de  succès  ses 
grands  et  héroïques  desseins  dans  la  campagne  de  Flan- 
dre\  la  joie  de  cette  princesse  étoit  incroyable.  C'est  ainsi 
que  ses  généreuses  inclinations  la  menoîent  àla  gloire  par 
les  voies  que  le  monde  trouve  les  plus  belles;  et  si  quelque 

1  «  Et  ces  fortes  expressions  par  lesquelles  l'Ecriture  ,  etc.  »  Com- 
mentaire qui  ajoute  encore  à  Téloquence  des  idées  ;  l'exagération  et 
1  Hyperbole  sont  devenues  pour  la  princesse  une  réalité. 

2  «  Par  des  moyens  agréables.  »  Expression  faible,  mais  relevée  et 
soutenue  par  tous  les  détails  gracieux  qui  l'entourent.  Elle  avait  d'ail- 
leurs plus  de  valeur  au  temps  de  Bossuet.  Vovez  la  page  suivante  et  le 
portrait  de  la  reine  d'Angleterre  :  Douce,  famUière,  agréable. 

f  «On^ne  l'eut  point  vue.  etc.»  Eloge  négatif,  qui  semble  bien  secon- 
daire, mais  qui  acquiert  de  la  force  si  l'on  se  reporte  à  ce  que  Bossuet 
pensait  de  la  cour  et  de  ses  intrigues.  Voy.  l'Or.  fun.  d'Anne  de  Gonzague. 
«  Lui  en  donnoit  les  moyens.  »  Idée  obscure  et  peu  satisfaisante. 
Un  ne  voit  guère  comment  l'attachement  au  roi  eût  mené  sa  belle- 
sœur  a  la  gloire.  Les  temps  de  la  Fronde  étaient  aussi  loin  que  ceux 
de  la  révolution  d'Angleterre  :  et  d'ailleurs  Bossuet,  pour  des  raisons 
dillerentes,  n  eut  souhaité  à  la  duchesse  ni  la  gloire  de  sa  mère  ni  la 
réputation  de  Mme  de  Longueville,  ou  de  la  Princesse  Palatine  ou  de  la 
grande  Mademoiselle.  Sans  doute,  il  pensait  qu'elle  aurait  pu  agir  en- 
core auprès  de  ses  frères  daris-rinterérde  la  France,  comme  elle  l'avait 
ueja  tait.  ,  , ,_,      . -.'t  '  ^     .'  ■     .  ■  > 

5  «Dans  la  campagne  de  Flandre. ))(1667f  sous  les  ordres  du  maré- 
chal de  Turenne.  Voyez  l'Oraison  funèbre  de  Marie-Thérèse. 


tCC       />.t>      IC'-      .       C^ .     ^vo^.    L       .>M    *    ^"? 


DE  HENRIETTE   D'ANGLETERRE.  ^%  .^^ 

chose  manquoit  encore  à  son  bonheur,  elle  eût  tout  gagneur  [,.,^* 
pai^' douceur  et  par  sa  conduite  i.  Telle  étoit  Fagréable  ,  ^v*^*^ 
histoire  que  nous  faisions  poïir  Madame;  et  pour  achever  .  ,uc^ 
ces  nobles  projets,  il  n'y  avoit  que  la  durée  de  sa  vie  dont 
nous  ne  croyions  pas  devoir  être  en  peine.  Car  qui  eût  pu  _  _  -* 
seulement  penser  que  les  années  eussent  dû  manquer  à  une 
jeunesse  qui  sembloit  si  vive  2?  Toutefois  c'est  par  cet  en- 
droit que  tout  se  dissipe  en  un  moment.  Au  heu  de  1  his- 
toire d'une  belle  vie,  nous  sommes  réduits  à  faire  l'histoire 
d'une  admirable,  mais  triste  mort.  A  la  vérité,  messieurs, 
rien  n'a  jamais  égalé  la  fermeté  de  son  àme^  m  ce  courage 
paisible  qui,  sans  faire  etfort  pour  s'élever,  s'est  trouvé, 
par  sa  naturelle  situation,  au-dessus  des  accidents  les  plus 
redoutables  \  Oui,  Madame  fut  dou£e^  envers  la  mort 
comme  elle  l'étoit  envers  tout  le  môïîdër  Son  grand  cœur 
ni  ne  s'aigrit,  ni  ne  s'emporta  contre  elle.  Elle  ne  la  brave 
non  plus  avec  fierté  ;  contente  de  l'envisager  sans  émo- 
tion, et  de  la  recevoir  sans  trouble  ^  Triste  consolation, 
puisque,  malgré  ce  grand  courage,  nous  l'avons  perdue! 
C'est  la  grande  vanité  des  choses  humaines.  Apres  que, 
pane~dernier  effet  de  notre  courage,  nous  avons,  pour 
ainsi  dire,  surmonté  la  mort,  elle  éteint  en  nous  jusqu'à  ce 
courage  par  lequel  nous  sembHons  la  défiera  La  voila, 
malgré  ce  grand  cœur,  cette  princesse  si  admirée  et  si  ché- 
rie I  la  voilà  telle  que  la  mort  nous  l'a  faite  •  ;   encore  ce 

1  «  Elle  eût  tout  gagné  par  sa  douceur  et  par  sa  conduite ,  etc.  » 
Est-ce  une  allusion  aux  différends  qui  s'élevaient  de  temps  à  autre  entre 
le  duc  et  la  duchesse  d'Orléans?  . 

2  «  Si  vive.  »  Vivus,  vivax,  la  force,  la  ténacité  de  la  vie,  et  non  le 
mouvement  et  la  tivacité  d'esprit. 

3  «  A  la  vérité,  etc.  »  Style  simple  qui  repose  l'esprit  et  1  attention 
entre  les  grands  mouvements  d'éloquence  qui  précèdent  et  suivent. 

*  «  Au-dessus  des  accidents  les  plus  redoutables.  »  Expression  pleine 
de  délicatesse  et  de  grâce ,  qui  montre  Madame  accueillant  la  mort 
comme  elle  eût  fait  un  ennemi  ou  même  un  importun.  Voy.  le  mot  de 
Mme  de  La  Fayette,  sur  sa  mauvaise  humeur.  (Notice  biographique.) 

s  «Braver  avec  fierté,  envisager  sans  émotion,  recevoir  sans  trouble.» 
Idée  détaillée  avec  soin  ;  rapport  parfait  entre  les  termes  :  nous  en 
avons  vu  déjà  de  nombreux  exemples. 

6  «  Elle  éteint  en  nous  jusqu'à  ce  courage  par  lequel,  etc.  »  Trait 
expressif  :  la  mort  triomphe  même  du  courage  et  de  la  force  d'ame  sur 
lesquels  elle  ne  semblait  pas  avoir  de  prise. 

7  «  Telle  que  la  mort  nous  l'a  faite.  »  Mot  d'une  simplicité  et  d'une 
énergie  frappante,  parce  qu'il  résume  en  un  terme  général  tout  ce  que 
présente  à  l'imagination  ce  reste  tel  quel  d'une  princesse  si  admirée.  Il 
s'appliquerait  également  bien  à  Jézabel,  telle  que  Va  faite  la  vengeance 


\ 

(iK  (iHAiso.N  finkbhk:  .  ' 

reste  tel  quel  va-t-il  disparoître  :  cette  ombre  de  glore  va 
s'évanouir;  et  nous  Talions  voir  dépouillée  même  de  cette 
triste  décoration  '.  Elle  va  descendre  à  ces  sombres  lieux," 
à  ces  demeures  souterraines,  pour  y  dormir  dans  la  pous-! 
sière  avec  les  grands  de  la  terre,  coimne  parle  Job  ;  avec 
ces  rois  et  ces   princes  anéantis,  parmi  lesquels  à  peine  ^> 
peut-on  la  placer,   tant  les  rangs  y  sont  pressés,  tant  la  ! 
mort  est   prompte   à  remplir  ces  places-.  Mais  ici  notre  \ 
imagination  nous  abuse  encore.  La  mort  ne  nous  laisse  pas 
assez  de  corps  pour  occuper  quelque  place,  et  on  ne  voit  ! 
là  que   les  tombeaux  qui  fassent  quelque  figure.  Noire  1 
chair  change  bientôt  de  nature.  Notre  corps  prend  un  au-  ! 
tre  nom;  même  celui  de  cadavre,  dit  TertuJlien^  parce 
<{u'il  nous  montre  encore  quelque  forme  humaine,  ne  lui 
demeure  pas  longtemps  :  il  devient  un  je  ne  sais  quoi,  qui 
n  a  plus  de  nom  dans  aucune  langue  ;   tant  il  est  vrai'  que 
tout  meurt  en  lui,  jusqu'à  ces  termes  funèbres  par  lesquels 
on  exprimoit  ses  malheureux  restes  M 

C'est  ainsi  que    la  puissance  divine,  justement  irritée 
contre  notre  orgueil,   le  pousse  jusqu'au  néant;  et  que, 

fie  Dieu  dans  le  songe  d'Âthalie.  M.  de  Chateaubriand  l'a  coinmenté 
d'une  manière  recherchée  et  pénible.  «  Ce  \erbe  faire,  applique  à  la  mort 
«  qui  défait  tout,  produit  une  contradiction  dans  les  mots  et  un  choc 
«  dans  les  pensées  qui  ébranlent  Tàme.  »  [Gcnie  du  Christ.,  m,  c.  8.  ) 

1  «  Même  de  cette  triste  décoration.  »  Admirable  progression,  par 
laquelle  Dossuet  dégrade  successivement  l'homme  ,  en  lui  ôiant  gloire, 
jeunesse,  courage,  restes  matériels,  et  jusqu'au  nom  de  cadavre. 

2  «  Elle  va  descendre  à  ces  sombres  lieux  ,  à  ces  demeures  souter- 
raines, etc.  »  Peinture  inspirée  par  l'Ecrilure,  et  dont  chaque  trait  est 
une  image  effrayante  :  ces  sombres  demeures,  inania  régna,  ces  rois 
anéantis,  et  auprès  desquels  !a  place  manque,  non  pas  à  la  chair  qui 
change  de  nature,  mais  aux  tombeaux.  A  part  le  livre  de  Job  et  les 
Psaumes,  où  t:o;iver  une  parei  le  éloquence? 

3  Cadit  in  originem  teiram,  et  cadaveris  nomen,  ex  isto  quoque  no- 
mine  peritura,  in  nullum  iude  jam  nomen,  in  omnis  jam  vocabuli  moi- 
lem.  Tertll.,  de  Resurrectione  carnis. 

*  «  Il  devient  un  je  ne  sais  quoi,  etc.  »  «  Que  vous  servira  d'avoir 
«  tant  écrit  dans  ce  livre  (la  vie  de  l'homme  ,  d'en  avoir  rempli  toutes 
«  les  paires  de  beaux  caractères,  puiscju'enfin  une  seule  rature  doit  tout 
«  effacer?  Encore  une  rature  laisserait-elle  quelques  traces,  du  moins 
«  d'elle-même  ;  au  lieu  que  ce  dernier  moment,  qui  effacera  d'un  seul 
<(  trait  toute  votre  vie,  s'ira  perdre  lui-même  avec  tout  le  reste  dans  le 
'(  gouffre  du  néant  ;  il  n'y  aura  plus  sur  la  terre  aucuns  vestiges  de  ce 
<f  que  nous  sommes.  La  chair  changera  de  nature  ;  le  corps  prendra  un 
«  autre  nom  ;  même  celui  de  cadavre  ne  lui  demeurera  pas  long- 
'<  temps  :  il  deviendra,  dit  Tertullien,  un  je  ne  sais  quoi  qui  n'a  plus 
«  de  nom  dans  aucune  langue  ;  tant  il  est  vrai  que  tout  meurt  en  lui, 
«  jusqu'à  ces  termes  funèbres  par  lesquels  on  exprimait  ses  malheureuv 


DE  IIENRIKÎTE  DWNGLETERUE.  GO 

pour  égaler  *  à  jamais  les  conditions,  elle  ne  fait  de  nous 
tous  qu'aune  même  cendre.  Peut-on  bâtir  sur  ces  ruines?  peut- 
on  appuyer  ^  quelque  grand  dessein  sur  ce  débris  mévitable 
des  choses  humaines?  Mais  quoi  !  messieurs,  tout  est-il 
donc  désespéré  pour  nous  3?  Dieu,  qui  foudroie  toutes  nos 
«grandeurs  jusqu'à  les  réduire  en  poudre,  ne  nous  laisse-t- 
fl  aucune  espérance?  Lui,  aux  yeux  de  qui  rien  ne  se  perd, 
et  qui  suit  toutes  les  parcelles  de  nos  corps,  en  quelque 
endroit  écarté  du  monde  que  la  corruption  ou  le  hasard 
les  jette,  verra-t-il  périr  sans  ressource  ce  qu'il  a  fait  ca- 
pable de  le  connoître  et  de  l'aimer  ^  ?  Ici  un  nouvel  ordre 
de  choses  se  présente  à  moi;  les  ombres  de  la  mort  se  dis- 
sipent :  ((  Les  Toies  me  sont  ouvertes  à  la  véritable  vie  ^  )> 
Madame  n'est  plus  dans  le  tombeau  ^  la  mort,  qui  sem- 
bloit  tout  détruire,  a  tout  établi  :  voici  le  secret  de  l'Ecclé- 
siaste,  que  je  vous  avois  marqué  dès  le  commencement  de 
ce  discours,  et  dont  il  faut  m.aintenant  découvrir  le  fond. 
^'Partie.  —  Pli  faut  donc  penser,  chrétiens,  qu  outre  le 
rapport  que  nous  avons  du  côté  du  corps  avec  la  nature  chan- 
geante et  mortelle,  nous  ^vons  d'un  autre  côté  un  rapport 
intime  et  une  secrète  affinité  avec  Dieu  ^  parce  que  Dieu 
même  a  mis  quelque  chose  en  nous  qui  peut  confesser  la  vé- 
rité de  son  être,  en  adorer  la  perfection,  en  admirer  la  plé- 
nitude»; quelque  chose  qui  peut  se  soumettre  à  sa  souve- 
raine puissance,  s'abandonn-r  à  sa  haute  et  incompréhen- 

«  lesfos'  Sermon  svr  la  mori  et  l'immnrtnfUè  de  rdwe,  fe  partie.) 
-  La  même  citation  se  trouve  enc  oro  dans  rOraisoii  funèbre  du  P. 
Bourcoing,  2^  partie.  Voyez  ravant-propos. 

1  «Egaler.  »  Bossuet  l'emploie  souvent  en  ce  sens. 

2  «  \ppuver.))  Mot  expressif,  et  qui  dispense  du  barbarisme  fcaspr. 

3  «  Mais  quoi,  tout  csl-il  donc,  etc.  »  Transition  entre  la  première  el 
la  seconde  partie.  Elle  rappelle  la  rorrcclion  qui  sépare  d  une  manière 
si  nette  les  deux  grandes  idées  de  Eexorde. 

4  «  Lui  aux  yeux  de  qui  rien  ne  se  perd,  etc.  »  Raisonnement  a  for- 
tiori, et  exemple  d'induction. 

3  Notas  mihi  fecisli  vias  vitre.  Psal.  xv,  v.  10. 

6  «  Madame  n'est  plus  dans  le  tombeau,  etc.  »  Souvenir  du  mot  de 
l'Evangile  :  Surrexit,  non  est  hic;  image  qui  résume  d'une  manière 
frappante  tout  le  nouvel  ordre  d'idées  annonce  par  Bossuet. 

'  «  Il  faut  donc  penser  que,  etc.  »  Raisonnement  par  indnctron,  des 
effets  à  la  cause.  Si  l'homme  est  intelligent,  il  doit  a^oirun  rapport  avec 
un  être  intelligent.  .  .    . 

8  «Confesser  la  vérité  de  son  être,  en  adorer  h-  perfection,  en  admi- 
rer, etc.»  Exemple  remarquable  du  rapport  nécessaire  entre  les  verbes 
et  les  substantifs  qui  expriment  les  différentes  nuances  de  1  id-"^. 


70  ORAISON  FUNÈBRE 

sible  sagesse,  se  confier  en  sa  bonté,  craindre  sa  justice, 
espérer  son  éternité  ^  De  ce  côté,  messieurs,  si  Thomme 
croit  avoir  en  lui  de  Télévation,  il  ne  se  trompera  pas.  Car, 

comme  il  est  nécessaire  que  chaque   chose  soit  réunie  à  • 
son  principe,  et  que  c'est  pour  cette  raison,  dit  TEcclé- 

siaste,  «  que  le  corps  retourne  à  la  terre,  dont  il  a  été  | 

«  tiré  ^;  »  il  faut,  par  la  suite  du  même  raisonnement  ^,  que  ; 

ce  qui  porte  en  nous  la  marque  divine,  ce  qui  est  capable  ! 

de  s'unir  à  Dieu,  y  soit  aussi  rappelé.  Or  ce  qui  doit  re-  j 

tourner  à  Dieu,  qui  est  la  grandeur  primitive  et  essentielle,  | 

n'est-il  pas  grand  et  élevé  *?  C'est  pourquoi,  quand  je  vous  '. 

ai  dit  que  la  grandeur  et  la  gloire  n'étoient  parmi  nous  que  ■ 

des  noms  pompeux,  vides  de  sens  et  de  choses,  je  regar-  | 

dois  le  mauvais  usage  que  nous  faisons  de   ces  termes.  . 

Mais,  jîour  dire  la  vérité  dans  toute  son  étendue,  ce  n'est  j 

ni  l'erreur  ni  la  vanité  qui  ont  inventé  ces  noms  magnifi-  ' 

ques  ^  ;  au  contraire,  nous  ne  les  aurions  jamais  trouvés  si  I 

nous  n'en  avions  porté  le  fonds  en  nous-mêmes  :  car  où  ] 

prendre  ces  nobles  idées  dans  le  néant  ^?  La  faute  que  nous  ■ 

faisons  n'est  donc  pas  de  nous  être  servis  de  ces  noms  ;  c'est  ; 
de  les  avoir  appliqués  à  des  obj  ets  trop  indignes .  Saint  Chry- 

*'«  Son  éternité.  »  C'est-à-dire  son  éternité  bienheureuse.  ■■ 

2  Revertatur  pulvis  ad  terram  suam,  unde  erat  :   et  spiritus  redeat  | 
ad  Deum,  qui  dedil  illum.  Eccl.  xii,  v.  7.  I 

3  «  Par  la  suite  du  même  raisonnement.  »  Raisonnement  YtAr-déduc-  j 
tion,  du  principe  à  la  conséquence,  et  auquel  il  ne  manque  que  la  forme  j 
syllogistique.  —  1er  syllogisme  :  (Prémisses)  :  1»  Chaque  chose  doit  se  ' 
réunir  à   son   principe.   —  2°  Or,    Dieu   est  le  principe    de    l'âme.  — 
(Conclusion)  :  Donc  l'âme,  etc.  — 2e  syllogisme.  (Prémisses)  :  l"  Dieu  est 
la  grandeur  primitive  et  essentielle.  —  2»  Or  l'âme  retourne  à  Dieu.  — 
(Conclusion)  :  Donc  l'âme  est  grande.  '. 

'*  «  Ce  qui  doit  retourner  à  Dieu  n'est-il  pas  grand  et  élevé?»  Un  de  ; 

ces  titres  de  la  grandeur  de  l'homme,  c'est  la  faculté  de  se  soumettre  à  j 

la  souveraine  puissance  de  Dieu.  «  Non-seulement  ce  contraste  d'idées  j 

«  et   d'expressions  est  vraiment  sublime,  mais  il  y  a  ici  un  mérite  pro-  \ 

«  pre  à  Bossuet  :  c'est  'de   jeter  rapidement   des  idées  étendues  sans  | 
«  s'arrêter  à  les  développer.  Il  y  a  ici  un   grand  fonds  de  vérités  phi- 

«  losophiques,  indiqué  en  peu  de  mots...  La  raison  humaine  s'est  élevée  . 

«  jusqu'à  ridée  de  l'intelligence  divine,  c'est-à-dire  jusqu'à   l'idée   de  | 

«  l'infini  :  et,   comme  la  conséquence  nécessaire  de  cette  idée  est  un  ; 

«  sentiment  de  soumission,  il  est  rigoureusement  vrai  que  ce  sentiment  ; 
«  tient  à   ce  qu'il  y  a  de  plus  grand  dans  l'homme,  à  sa  raison,  qui 

«  a  conçu  l'infini.  )>  La  Harpe.  ; 

s  «  Ce  n'est  ni  l'erreur,  etc.  »  C'est  le  système  de  réhabilitation  em-  ; 

ployé  par  Bessuet  dans  toute  cette   seconde  partie  :  néant  des  choses  ; 

humaines  ;  grandeur  et  magnificence  des  choses  divines.  | 

6  «  Ex  nihilo  nihil  ;  in  nibilum  nil  posse  reverti.         Lucrèce.  ; 


DE  HENRIETTE  D'ANGLETERRE.  7| 

sostôme  a  bien  compris  cette  vérité,  quand  il  a  dit  :  «  Gloire, 
((  richesses,  noblesse,  puissance,  pour  les  hommes  du  monde 
((  ne  sont  que  des  noms  ;  pour  nous,  si  nous  servons  Dieu, 
<(  ce  sont  des  choses.  Au  contraire,  la  pauvreté,  la  honte,  la 
a  mort,  sont  des  choses  trop  effectives  et  trop  réelles  pour 
((  eux;  pour  nous  ce  sont  seulement  des  noms^  ;  »  parce 
que  celui  qui  s'attache  à  Dieu  ne  perd  ni  ses  biens,  ni  son 
honneur,  ni  sa  vie.  Ne  vous  étonnez  donc  pas  si  FEcclé- 
siaste  dit  si  souvent  :  «  Tout  est  vanité.  ))  Il  s'explique, 
((  tout  est  vanité  sous  le  soleil  ^,  »  c'est-à-dire  tout  ce  qui 
est  mesuré  par  les  années  ^,  tout  ce  qui  est  emporté  par  la 
rapidité  du  temps.  Sortez  du  temps  et  du  changement*; 
aspirez  à  l'éternité  :  la  vanité  ne  vous  tiendra  plus  asser- 
vis. Ne  vous  étonnez  pas  si  le  même  Ecclésiaste  ^  méprise 
toiît  en  nous,  jusqu'à  la  sagesse  ^,  et  ne  trouve  rien  de  meil- 
leur que  de  goûter  en  repos  le  fruit  de  son  travaiF.  La  sa- 
gesse dont  il  parle  en  ce  lieu  est  cette  sagesse  insensée  *, 
ingénieuse  à  se  tourmenter,  habile  à  se  tromper  elle-même, 
qui  se  corrompt  dans  le  présent  ^,  qui  s'égare  dans  l'avenir; 
qui,  par  beaucoup  de  raisonnements  et  de  grands  efforts, 
ne  fait  que  se  consumer  inutilement  en  amassant  des  cho- 
ses que  le  vent  emporte  ^^.  ((  Hé  !  s'écrie  ce  sage  roi,  y  a-t- 

1  HoM.  58  al,  59,  in  Matth.  5. 

2  EccL.  c.  I,  V.  2,  14;  c.  III,  V.  11,  17. 

3  «  Tout  ce  qui  est  mesuré  par  les  années.  »  Souvenir  de  David,  cité 
plus  haut  :  mensurabi/es  posuisti  dies  meos. 

*  «  Sortez  du  temps  et  du  changement.  »  Expression  hardie  ;  alliance 
heureuse  de  l'image  et  de  l'abstraction. 

5  EccL.  c.  I,  V.  17;  c.  II,  V.  14,  24. 

6  «Méprise  tout,  etc.  «  Voyez  p.  63,  note  1. 

"^  «  Et  ne  trouve  rien  de  meilleur  que  de  goûter  en  repos  etc.»  Telle 
est  aussi  la  morale  épicurienne  :  , 

(Formica)  Non  usquam  prorepit,  et  illis  utitur  ante, 
Quaesitis  sapiens.  Hor.,  Sat.  i,  i. 

Et  celle  de  l'ombre  de  Darius,  quand  elle  console  les  Perses  de  la  dé- 
faite de  Xerxès  : 

8  «  Sagesse  insensée.  »  Alliance  de  mots  appelée  par  l'opposition  des 
idées.  Elle  est  d'ailleurs  belle  et  forte. 

9  «  Se  corrompt  dans  le  présent.  »  Par  l'avarice  et  par   l'ambition, 
comme  Rossuet  le  dit  plus  bas. 

10  «Que  le  vent  emporte.»  Expression  proverbiale  qui  offre  une  image 
poétique.  (Autant  en  emporte  lèvent.) 


74  ORAiSON  FINEIMIK 

il  rien  de  si  vain  *  ?  )>  Et  n'a-t-il  pas  raison  de  prt'fércr  b 
simplicité  d'une  vie  particulière  qui  goûte  doucement  et 
iimocemment  ce  peu  de  biens  que  la  nature  nous  donne, 
aux  soucis  et  aux  chagrins  des  avares,  aux  songes  inquiets 
des  ambitieux^?  «Mais  cela  môme,  dit-il,  ce  repos,  celte 
((  douceur  de  la  vie,  est  encore  une  vanité  '\  »  parce  que  h 
mort  trouble  et  emporte  tout.  Laissons-lui  donc  mépriser 
tous  les  états  de  cette  vie,  puisque  enfm,  de  quelque  côté 
qu'ons'y  tourne,  on  voit  toujours  la  mort  en  face,  qui  couvre 
de  ténèbres  tous  nos  plus  beaux  jours '^.  Laissons-lui  égaler 
le  fou  et  le  sage;  et  même,  je  ne  craindrai  pas  de  le  dire 
hautement  en  cette  chaire  °  :  laissons-lui  confondre  riiom- 
me  avec  la  bête:  Unus  interitus  est  hominis  et  jument  orum  ^, 
En  effet,  jusqu'à  ce  que  nous  ayons  trouvé  la  véri- 
table sagesse  ;  tant  que  nous  regarderons  Thomme  par 
les  yeux  du  corps,  sans  y  démêler  par  l'intelligence  ce  se- 
cret principe  de  toutes  nos  actions,  qui  étant  capable  de 
s'unir  à  Dieu  doit  nécessairement  y  retourner  ^  ;  que  ver- 
rons-nous autre  chose  dans  notre  vie  que  de  folles  inquié- 
tudes? et  que  verrons-nous  dans  notre  mort,  qu'une  va- 
peur qui  s'exhale,  que  des  esprits  qui  s'épuisent,  que  des 
ressorts  qui  se  démontent  et  se  déconcertent,  enfm  qu'une 
machine  qui  se  dissout  et  qui  se  met  en  pièces^?  Ennuyés 

1  Et  est  quidquam  tam  vanum,  Eccl.  c.  2,  v.  19. 

2  «  Des  ambitieux.  »  Encore  de  la  philosophie  tout  humaine,  de  la 
morale  à  la  manière  d'Horace  (Voy.  toute  la  l^^  satire  du  l^r  livre;. 

3  Vidi  quod  hoc  quoque  esset  vanitas.  Eccl.  c.  ii,  v.  1,  2  ;  c.  v,  v.  10. 

4  «  On  voit  toujours  la  mort  en  face  qui  couvre,  etc.  »  Image  ex- 
pressive et  poétique,  qui  présente  la  mort  comme  un  fantôme,  toujours 
debout  vis-à-vis  de  sa  victime. 

5  «  Je  ne  craindrai  pas  de  le  dire,  etc.»  Précaution  oraloiie  adressée 
aux  susceptibilités  aristocratiques  ou  littéraires  de  Taudiloire. 

6  Eccl.  c.  m,  v.  19. 

7  «  Nécessairement  y  retourner.  »  Voyez  les  arguments  i'onnés  plus 
liaut.  Bossuet  revient  et  insiste  sur  ses  i-aisonnements. 

8  «  Oue  verrons-nous  dans  notre  mort,  etc.  »  Phrase  embarrassée  par 
la  multiplicité  des  relatifs  Ain  des  grands  inconvénients  de  notre  langue';, 
mais  dont  chaque  détail  est  d'une  précision  et  dune  propiiété  parfaite. 
Déconcerter^  détraquer.  (Etymol.  concert,  assemblage,  union.)  Ce  moi 
ne  signifie  plus  maintenant  que  perdre  la  tête.  —  Se  mettre  en  pièces  : 
emploi  remarquable  du  verbe  réfléchi  au  lieu  du  verbe  passif.  Compare/ 
à  ce  morceau  ce  passage  de  Fléchier  sur  Vesprit  :  «  Selon  la  nature. 
«  c'est  un  feu  qu'une  maladie  et  qu'un  accident  amortissent  sensible- 
«  ment;  c'est  un  tempérament  drlicat  qui  se  dérègle,  une  heureuse 
«  conformation  d'organes  qui  s'usent,  un  assemblage  et  un  cerlaiîi 
«  mouvement  d'esprits  qui  s'épuisent  et  qui  se  dissipent  ;  c'est  la  partie 
«  b  plus  vive  et  la  plus  subtile  de  Tame  qui  s'appesantit,  et  qui  semble 


DE  HENRIETTE  D'ANGLETERr.E.  J3 

de  ces  vanités  ^  cherchons  ce  qu'il  y  a  de  grand  et  de  solide 
en  nous.  Le  sage  nous  Ta  montré  dans  les  dernières  paro- 
les de  TEcclésiaste;  et  bientôt  Madame  nous  le  fera  paroi- 
tre  dans  les  dernières  actions  de  sa  vie.  «  Crains  Dieu,  ei 
«  observe  ses  commandements;  car  c'est  là  tout  Thomme*»: 
comme  s'il  disoit  :  Ce  n'est  pas  l'homme  que  j'ai  méprisé, 
ne  le  croyez  pas  ;  ce  sont  les  opinions,  ce  sont  les  erreurs 
par  lesquelles  l'homme  abusé  se  déshonore  lui-même. 
Voulez- vous  savoir  en  un  mot  ce  que  c'est  que  l'homme? 
Tout  son  devoir,  tout  son  objet,  toute  sa  nature,  c'est  de 
craindre  Dieu:  tout  le  reste  est  vain,  je  le  déclare;  mais 
aussi  tout  le  reste  n'est  pas  l'homme  ^.  Voici  ce  qui  est 
réel  et  solide,  et  ce  que  la  mort  ne  peut  enlever  ;  car,  ajoute 
l'Ecclésiaste,  «  Dieu  examinera,  dans  son  jugement ,  tout 
c(  ce  que  nous  aurons  feit  de  bien  et  de  mal  *  )).  Il  est  donc 
maintenant  aisé  de  concilier  toutes  choses.  Le  Psalmiste 
dit  ^  ((  qu'à  la  mort  périront  toutes  nos  pensées.  »  Oui, 
celles  que  nous  aurons  laissé  emporter  au  monde,  dont^  la 
ligure  passe  et  s'évanouit.  Car,  encore  que  notre  esprit  soit 
de  nature  à  vivre  toujours,  il  abandonne  à  la  mort  tout  ce 
qu'il  consacre  aux  choses  mortelles  ;  de  sorte  que  nos  pen- 
sées, qui  dévoient  être  incorruptibles  du  côté  de  leur  prin- 
cipe, deviennent  périssables  du  côté  de  leur  objet  '.'Voulez- 
vous  sauver  quelque  chose  de  ce  débris  ®  si  universel,  si 
inévitable?  donnez  à  Dieu  vos  affections;  nulle  force  ne 
vous  ravira  ce  que  vous  aurez  déposé  en  ces  mains  divi- 
nes. Vous  pourrez  hardiment  mépriser  la  mort,  à  l'exemple 

«  vieillir  avec  le  corps;  c'est  une  finesse  de  raison  qui  s'évapore,  et  qui 
«  est  d'autant  plus  foible  et  plus  sujette  à  s'évanouir  qu'elle  est  plus 
«  délicate  et  plus  épurée.  »  [Or.  fun.  de  mad.  de  Montausier.)  C'est  le 
m)inc  fond  :  moins  de  force,  plus  de  détails  ingénieux  et  élégants. 

1  «  Ennuyés  de  ces  vanités.  »  V.  page  15,  note  6. 

-  EccL.  c.  XII,  V.  15.  Voy.  la  2^  partie  de  l'Exorde. 

3  Los  paroles  de  Bossuet  se  confondent  ici  avec  celles  de  rEcclésiasle  ; 
c'est  sa  manière  ordinaire  de  commenter  une  citation. 

*  EccL.  c.  XII,  V.14.  Remarquez  la  netteté  des  oppositions. 

>>  PsAL.  cxLV,  y.  9.  Exemple  de  concession. 

*5  «  Dont  la  figure,  etc.  »  Dont  se  rapporte  à  celles,  et  non  à  monde^ 
qui  semble  cependant  en  être  l'antécédent.  Voy.  page  59,  n.  5. 

"î  «  Du  côté  de  leur  objet.  »  Formes  de  discussion  tout  à  fait  tech- 
niques; nous  arrivons  à  un  développement  de  théologie  pure,  qui  oc- 
cupe une  place  importante  dans  le  discours.  La  philosophie  substitue- 
rait à  ces  termes  déjà  pénibles  les  mots  plus  obscurs  encore  d'oô/eeti- 
vité  et  de  subjectivité. 

8  a  Débris  »  pour  ruine.  Emploi  forcé  et  très-rare  du  mot. 

4 


74  ORAISON  FUNÈBRE 

de  notre  héroïne  chrétienne  ^  Mais,  afin  de  tirer  d'un  si 
tel  exemple  toute  Tinstruction  qu'il  nous  peut  donner,'  en- 
trons dans  une  profonde  considération  des  conduites  de 
Dieu  sur  elle,  et  adorons  en  cette  princesse  le  mystère  de 
la  prédeslination  et  de  la  grâce ^. 

Yous  savez  que  toute  la  vie  chrétienne,  que  tout  l'ou- 
vrage de  notre  salut,  est  une  suite  continuelle  de  miséri-  X 
cordes:  mais  le  fidèle  interprète  du  mystère  de  la  grâce,  je 
veux  dire  le  grand  Augustin  ^,  m'apprend  cette  véritable  et 
solide  théologie,  que  c'est  dans  la  première  grâce  et  dans 
la  dernière  que  la  grâce  se  montre  grâce*;  c'est-à-dire  que 
c'est  dans  la  vocation  qui  nous  prévient^,  et  dans  la  per- 
sévérance finale  qui  nous  couronne,  que  la  bonté  qui  nous 
sauve  paroît  toute  gratuite  et  toute  pure.  En  effet,  comme 
nous  changeons  deux  fois  d'état,  en  passant  premièrement 
des  ténèbres  à  la  lumière,  et  ensuite  de  la  lumière  impar- 
faite de  la  foi  à  la  lumière  consommée  ^  de  la  gloire  '  ; 
comme  c'est  la  vocation  qui  nous  inspire  la  foi,  et  que 
c'est  la  persévérance  qui  nous  transmet  *  à  la  gloire ,  il  a 
plu  à  la  divine  bonté  de  se  marquer  elle-même,  au  com- 
mencement de  ces  deux  états,  par  une  impression  illustre  ^ 
et  particulière,  afin  que  nous  confessions  que  toute  la  vie 
du  chrétien,  et  dans  le  temps  qu'il  espère,  et  dans  le  temps 
qu'il  jouit,  est  un  miracle  de  grâce.  Que  ces  deux  princi- 
paux moments  de  la  grâce  ont  été  bien  marqués  par  les 
merveilles*^ que  Dieu  a  faites  pour  le  salut  éternel  de  Hen- 

*  «  Héroïne  chrétienne.  »  Expression  qui  n'est  pas  d'un  heureux  effet. 

2  «  De  la  prédestination  et  de  la  grâce.  »  Prédestination,  action  de 
la  grâce  qui  consiste  à  choisir  une  âme  à  l'avance  pour  la  sauver  ; 
grâce,  action  et  manifestation  de  la  miséricorde  divine  par  ses  bienfaits. 

3  S.  Augustin,  i'auteur  familier  de  Bossuet,  et  l'un  des  plus  grands 
des  Pères  de  l'Eglise.  Né  en  554  à  Tagaste  en  Numidie,  évèque  d'Hip- 
pone  en  593,  mort  en  450.  Ses  traités  de  la  Grâce  et  du  Libre  arbitre 
l'on  fait  surnommer  le  docteur  de  la  grâce. 

*  «  La  grâce  se  montre  grâce.  »  La  grâce  générale  se  manifeste  par 
des  grâces  particulières  et  actuelles,  c'est-à-dire  du  moment. 

8  «  Prévient.  »  Prœoccupat  :  jious  saisit  à  l'avance,  au  début  de  la  vie. 

*  «  Consommée,  c'est-à-dire  parfaite.  Consummatum  est,  dit  Jésl's- 
Christ,  tout  est  achevé.  Consummatum  animi  bonum  (Sénéque). 

■^  «  La  gloire.  »  c'est-à-dire  le  salut,  la  vie  éternelle,  l'Eglise  triom- 
phante.   Expression  consacrée  dans  la  langue  de  l'Eglise. 

8  «  Nous  transmet.  »  Latinisme.  Transmittit.  Nous  fait  passer. 

9«  Impression  illustre.»  Impression,  c'est-à-dire  caractère,  em- 
preinte. Sens  étymologique.  Yoy.  page  18,  n.  6.  —  Illustre,  illustris^ 
qui  est  en  pleine  lumière. 

10  «Les  merveilles,  c'est-à-dire  les  prodiges.  »  Page  18,  n.  5. 


DE  HENRIETTE  D'ANGLETERRE.  75 

RiETTE  d'Angleterre  î  Pour  la  donner  à  TÉglise,  il  a  fallu  . 
renverser  tout  un  grand  royaume  ^  La  grandeur  de  la 
maison  d'où  elle  est  sortie  n'étoit  pour  elle  qu\m  engage- 
ment plus  étroit  dans  le  schisme  de  ses  ancêtres  ;  disons 
des  derniers  de  ses  ancêtres,  puisque  tout  ce  qui  les  pré- 
cède, à  remonter  jusqu'aux  premiers  tem.ps,  est  si  pieux 
et  si  catholique '^  Mais,  si  les  lois  de  TÉtat  s'opposent  à  son 
salut  éternel.  Dieu  ébranlera  tout  TÉtat^pour  l'affranchir 
de  ces  lois.  Il  met  les  âmes  à  ce  prix;  il  remue  le  ciel  et 
la  terre  pour  enfanter  ses  élus  ^;  et,  comme  rien  ne  lui  est 
cher  que  ces  enfants  de  sa  dilection*  éternelle,  que  ces 
membres  inséparables  de  son  Fils  bien-aimé,  rien  ne  lui 
coûte,  pourvu  qu'il  les  sauve.  Notre  princesse  est  persé- 
cutée avant  que  de  naître,  délaissée  aussitôt  que  mise  au 
monde;  arrachée,  en  naissant,  à  la  piété  d'une  mère  catho- 
lique^; captive,  dès  le  berceau,  des  ennemis  implacables 
de, sa  maison;  et,  ce  qui  étoit  plus  déplorable,  captive  des 
ennemis  de  l'Église,  par  conséquent  destinée  première- 
ment par  sa  glorieuse  naissance®,  et  ensuite  par  sa  rrial- 
heureuse  captivité,  à  Terreur  et  à  l'hérésie.  Mais  le  sceau 
de  Dieu  "^  étoit  sur  elle.  Elle  pouvoit  dire  avec  le  pro- 
phète* :  «  Mon  père  et  ma  mère  m'ont  abandonnée  ;  mais 
a  le  Seigneur  m'a  reçue  en  sa  protection^.  »  Délaissée  de 

1  «  Pour  la  donner  à  l'Eglise,  etc.  »  Idée  singulièrement  hasardée  ; 
car  sacrifier  toute  une  monarchie  à  une  seule  âme,  même  de  princesse, 
c'est  mettre  cette  âme  à  un  prix  bien  élevé. 

2  «  A  remonter  jusqu'aux  premiers  temps.  »  De  St  Edouard  à  Hen- 
ri VIII  .Voy.  pages  15  et  21,  Oraison  funèbre  de  Henriette  de  France. 

3  «  Pour  enfanter  ses  élus.  »  Expression  des  hymnes  et  de  l'Ecriture, 

Justum  que  fecundo  sinu  Cieux,  répandez  votre  rosée, 

Complexa  tellus  perdiio  Et  que  la  terre  enfante  son  sauveur. 

Orbi  salutem  germinet.  Racine,  Jthalie,  111,  .'^. 

*  «  Dilection.  »  Terme  de  théologie  mystique. 

•5  «  Arrachée  à  la  piété  d'une  mère  catholique.  »  Henriette  de 
France.  Voy.  son  Oraison  funèbre,  page  55. 

6  «  Par  sa  glorieuse  naissance.  »  Son  frère  Charles  11  était  protes- 
tant. Le  parlement  avait  exigé  que  les  enfants  du  roi  fussent  élevés 
dans  la  religion  anglicane.  Remarquez  la  progression  historique  et  lo- 
gique des  idées;  la  forme  même  du  raisonnement  est^  toute  scolastique  : 
par  conséquent,  premièrement,  ensuite. 

'  «  Le  sceau  de  Dieu,  »  Métaphore  empruntée  aux  souvenirs  de 
l'Ecriture.  Voy.  la  première  partie  de  VOraison  funèbre  de  Condé 
[ie  t'ai  marqué  dès  ton  enfance). 

8  «  Le  prophète.  »  C'est-à-dire  le  prophète  par  excellence,  David. 

9  «  Pater  meus  et  mater  moa  dereliquerunt  me  ;  Dominus  autem 
»  assumpsit  me.  »  Psalm.  xsvi,  10. 


76  OUAISON  FL'NÈr.liE 

toute  la  Icrrc  dès  ma  naissance,  «  je  fus  comme  jetée  entre 
<(  les  bras  de  sa  providence  paternelle  ;  et,  dès  le  ventre  de 
<(  ma  mère,  il  se  déclara  mon  Dieu*.  »  Ce  fut  à  cette 
garde  fidèle  que  la  reine  sa  mère  commit  ce  précieux  dé- 
pôt. Elle  ne  fut  point  trompée  dans  sa  confiance.  Deux  ans 
après,  un  coup  imprévu,  et  qui  tenoit  du  miracle,  délivra 
la  princesse  des  mains  des  rebelles  *.  Malgré  les  tempêtes 
de  rOcéan,  et  les  agitations  encore  plus  violentes  de  la  terre. 
Dieu ,  la  prenant  sur  ses  ailes  comme  l'aigle  prend  ses  pe- 
tits^, la  porta  lui-même  dans  ce  royaume  ;  lui-même  la  posa 
dans  le  sein  de  la  reine  sa  mère,  ou  plutôt  dans  le  sein  de 
TÉglise  catholique.  Là  elle  apprit  les  maximes  de  la  piété 
véritable,  moins  par  les  instructions  qu'elle  y  recevoit  que 
par  les  exemples  vivants  de  cette  grande  et  religieuse 
reine*.  Elle  a  imité  ses  pieuses  libéralités.  Ses  aumônes, 
toujours  abondantes,  se  sont  répandues  principalement  sur 
les  catholiques  d'Angleterre,  dont  elle  a  été  la  fidèle  pro- 
lectrice. Digne  fille  de  saint  Edouard etde saint  Louis',  elle 
s'attacha  du  fond  de  son  cœur  à  la  foi  de  ces  deux  grands 
rois.  Qui  pourroit  assez  exprimer  le  zèle  dont  elle  briiloit 
pour  le  rétablissement  de  cette  foi  dans  le  royaume  d'An- 
gleterre, où  l'on  en  conserve  encore  tant  de  précieux  mo- 
numents®? nous  savons  qu'elle  n'eût  pas  craint  d'exposer 
sa  vie  pour  un  si  pieux  dessein  :  et  le  ciel  nous  l'a  ravie  '. 
0  Dieu  '  !  que  prépare  ici  votre  éternelle  providence?  Me 
permettrez-vous ,  ô  Seigneur  !  d'envisager  en  tremblant 
vos  saints  et  redoutables  conseils?  Est-ce  que  les  temps  do 
confusion^  ne  sont  pas  encore  accomplis?  est-ce  que  le 
a'ime  qui  fit  céder  vos  vérités  saintes  à  des  passions  mal- 


1  «  In  te  projectus  sum  ex  utero  :  de  ventre  matris  meae  Deus  meus 

«  es  tu.   »  PSALM.   XXI,   11. 

2  «  Des  mains  des  rebelles,  n  En  1646.  Voy.  pag.  55,  6  et  56,  1. 

s  u  Dieu  la  prenant  sur  ses  ailes  comme  l'aigle  prend,  etc.  »  Compa- 
raison gracieuse,  mais  qui,  appliquée  à  Dieu,  peut  paraître  d'un  effet 
bizarre  ;  car  elle  rapetisse,  par  l'image,  l'idée  de  la  divinité. 

*  «  Cette  grande  et  religieuse  reine.  »  Voyez  les  mêmes  éloges  don- 
nés à  la  reine  Henriette  par  Bossuet,  page  10  et  suivantes. 

*  «  Et  de  saint  Louis.  »  Sa  mère  était  de  la  maison  de  Bourbon. 

6  «  Tant  de  précieux  monuments.  »  Les  catholiques,  du  parti  de- 
quels  était,  au  moins  secrètement,  Jacques,  duc  d'York,  et  frère  de  la 
-duchesse.  Peut-être  y  a-t-il  aussi  une  allusion  aux  monuments  matériels 
du  catholicisme,  l'église  de  ^Vestminsler,  par  exemple. 

7  a  0  Dieu  1  etc.  »  Aposirophe  et  interrogation  éloquentes. 

*  a  Confusion.  »  Désordre,  révolution,  erreur.  Confundere. 


DE  HENRIETTE  D'ANGLETERRE.  77 

heureuses*  est   encore  devant  vos  yeux,  et  que  vous  ne 
l'avez  pas  assez  puni  par  un  aveuglement  de  plus  d'un 
siècle'?  Nous  ravissez-vous   Henriette  par  un   effet  du 
même  jugement  qui  abrégea  les  jours  de  la  reine  Marie', 
et  son  règne  si  favorable  à  TÉglise?  ou  bien  voulez-vous 
triompher  seul  ?  et  en  nous  ôtant  les  moyens  dont  nos  dé- 
sirs se  flattoient,   réservez-vous,  dans  les  temps  réservés 
par  votre  prédestination  éternelle,  de  secrets  retours  àTE- 
tat  et  à  la  maison  d'Angleterre*?  Quoi  qu'il  en  soit,  ô 
grand  Dieu,  recevez-en  aujourd'hui  les  bienheureuses  pré- 
mices en  la  personne  de  cette  princesse.  Puisse  toute  sa 
maison  et  tout  le  royaume  suivre  l'exemple  de  sa  foi^!  Ce 
grand  roi  qui  remplit  de  tant  de  vertus  le  trône  de  ses  an- 
cêtres ^,  et  fait  louer  tous  les  jours  la  divine  main  qui  l'y 
a  rétabli  comme  par  miracle,  n'improuvera  pas  notre  zèle 
si  nous  souhaitons  devant  Dieu  que  lui  et  tous  ses  peuples 
soient  comme  nous.  Opto  apud  Deum...  non  tantùm  te,  sed 
etiam  omnes...  fieri  taies  qualis  et  ego  sum.  Ce  souhait  est 
fait  pour  les  rois;  et  saint  PauH,  étant  dans  les  fers, le  fit  la 
première  fois  en  faveur  du  roi  Agrippa^  :  mais  saint  Paul  en- 
exceptoit  ses  liens,  exceptis  vinculis  his  ;  et  nous,  nous 

1  «  Et  des  passions  malheureuses.  »  Le  libertinage  du  peuple  et  la 
fureur  de  disputer  des  choses  divines  ,  Tinconstance  et  les  passions  cou- 
pables des  rois.  Voy.  pages  15  et  22. 

2  «  De  plus  d'un  siècle.  »  De  1534  à  1670. 

8  «  Marie  Tudor,  fille  de  Henri  VIII,  ne  régna  que  deux  ans  (1556- 
38;.  Voy.  page  21,  note  3. 

*  «  Réservez-vous,  etc.  »  C'est '"la  seconde  fois  que  ce  souhait  se  re- 
trouve dans  Bossuet  (page  16,  n.  7,  Oraison  funèbre  de  Henriette  de 
France.)  Un  peu  plus  bas,  Charles  II  est  désigné  formellement,  mais 
avec  une  parfaite^  convenance. 

5  «  L'exemple  de  sa  foi.  »  Son  frère  Jacques  II  le  suivit  en  effet,  mais 
il  lui  en  coûta  son  royaume,  et  l'archevêque  de  Reims  (frère  de  Lou- 
«  vois  )  disait  de  lui  :  Qu'il  éloil  bien  bonhomme  d'avoir  perdu  trois 
«  royaumes  pour  une  messe,  n 

6  «  Ce  grand  roi,  etc.  n  Voy.  p.  6,  n.  6,  et  ailleurs.  Ici,  pourtant, 
le  compliment  était  nécessaire,  pour  faire  passer  le  vœu  de  l'oiateur. 

■^  «  Ce  souhait,  etc.  »  Paroles  simples  et  touchantes.  —  S.  Paul,  arrête 
comme  chrétien,  sur  la  clameur  des  juifs,  et  traduit  devant  le  gouverneur 
romain  Festus,  qui  ne  le  trouva  point  coupable,  S.  Paul  avait  appelé  de 
sa  captivité  à  l'empereur.  Agrippa,  roi  de  Judée,  et  sa  femme  Bérénice 
désirèrent  l'entendre,  et  il  confessa  devant  eux  le  christianisme  naissant. 

^  «  En  faveur  du  roi  Agrippa.  »  Agrippa  autem  ad  Paulum  :  in  mo- 
dico  suades  me  christianum  fieri.  —  Et  Paulus  :  opto  apud  Deum,  et  in 
modico,  et  in  magno,  non  tantum  te,  sed  etiam  omnes  qui  audiunt, 
hodie  fieri  taies,  qualis  et  ego  gum,  exceptis  vinculis  his.  .\ct.  Apost., 
XXVI,  28  et  29. 


78  ORAISON  FUNEBRE 

souhaitons  principalement  que  rAngleterre,  trop  libre 
dans  sa  croyance,  trop  licencieuse*  dans  ses  sentiments, 
soit  enchaînée  comme  nous  de  ces  bienheureux  liens ^  qui 
empêchent  Torgueil  humain  de  s'égarer  dans  ses  pensées, 
en  le  captivant  sous  Tautorité  du  Saint-Esprit  etde  TÉglise. 
o*^  Après  vous  avoir  exposé  le  premier  effet  de  la  grâce 
de  Jésus-Christ  en  notre  princesse,  il  me  reste,  messieurs, 
^devons  faire  considérer  le  dernier,  qui  ^  couronnera  tous 
ïes  autres.  C'est  par  cette  dernière  grâce  que  la  mort 
change  de  nature  pour  les  chrétiens,  puisqu'au  lieu  qu'elle 
sembloit  être  faite  pour  nous  dépouiller  de  tout,  elle  com- 
mence, comme  ditrApôtre*",  à  nous  revêtir,  et  nous  assure 
éternellement  la  possession  des  biens  véritables.  Tant  que 
nous  sommes  détenus  dans  cette  demeure  mortelle,  nous 
vivons  assujettis  aux  changements,  parce  que,  si  vous  me 
permettez  de  parler  ainsi,  c'est  la  loi  du  pays  que  nous  ha- 
bitons^; et  nous  ne  possédons  aucun  bien^,  même  dans 
l'ordre  de  la  grâce,  que  nous  ne  puissions  perdre  un  mo- 
ment après  par  la  mutabilité  "^  naturelle  de  nos  désirs.  Mais 
aussitôt  qu'on  cesse  pour  nous  de  compter  les  heures,  et 
de  mesurer  notre  vie  par  les  jours  et  par  les  années,  sortis 
des  ligures  qui  passent  et  des  ombres  qui  disparoissent^» 
nous  arrivons  au  règne  de  la  vérité,  où  nous  sommes  af- 
franchis de  la  loi  des  changements^.  Ainsi  notre  âme  n'est 
plus  en  péril;  nos  résolutions  ne  vacillent  plus;  la  mort,  ou 
plutôt  la  grâce  de  la  persévérance  finale  a  la  force  de  les 

*  «  Licencieuse.  »  Licentia.  —  Une  foule  de  mots  de  Bossuet  doivent 
s'expliquer  par  l'étj  mologie.  Celui-ci  s'emploie  rarement  ainsi. 

2  «  Soit  enchaînée  comme  nous,  de  ces  bienheureux  liens,  etc.» 
Rapprochement  assez  forcé,  et  qui  rappelle  les  ^intithéses  souvent  beau- 
coup trop  spirituelles  de  Fléchier. 

3  «  Après  vous  avoir  exposé,  etc.  »  Celte  transition  amène  le  récit 
nécessairement  trés-développé  de  la  mort  de  la  princesse. 

*  S.  Paul,  h,  cor.,  v.  3. 

s  «  Tant  que  nous  sommes  détenus,  etc.  »  Comparaison  familière, 
qui  rend  l'idée  claire  et  saisissable  pour  tous  les  esprits. 

6  «  Aucun  bien.  »  Les  biens  spirituels ,  qui  peuvent  nous  échapper 
par  notre  faute,  comme  les  biens  matériels  nous  échappent  par  leur 
nature  et  leur  fragilité. 

"*  «  Mutabilité.  »  Mot  latin,  rarement  employé.  On  trouve  plus  fré- 
quemment son  contraire  immutabilité. 

8  «  Des  ombres  qui  disparoissent.  »  Image  vive  et  poétique  ;  nous 
vivons  dans  un  monde  de  fantômes  et  de  rêves. 

^  «  Nous  arrivons  au  régne  de  la  vérité,  etc.  »  Toutes  ces  idées  ab- 
straites se  traduisent  par  des  termes  empruntés  à  la  vie  ordinaire,  et 
deviennent  ainsi  à  îa  portée  de  toutes  les  intelligences. 


DE  HENUIETIE  D'ANGLETERRE.  79 

fixer  ^  ;  et  de  même  que  le  testament  de  Jesus-Christ,  par  le- 
quel il  se  donne  ànous,  est  confirmé  àjamals,  suivant  le  droit 
des  testaments  et  ladoctrine  defApôtre-,  par  la  mort  de  ce  di- 
vin testateur;  ainsi  la  mort  du  fidèle  fait  que  ce  bienheureux 
testament,  par  lequel  de  notre  côté  nous  nous  donnons  au 
Sauveur,  devient  irrévocable .  Donc^,  messieurs,  si  je  vous  fais 
voirena^reunejois  Madame  aux  prises  avec  la  mort,  n'ap- 
préhendez rien  pour  elle  :  quelque  cruelle  que  la  mort 
vous  paroisse*,  elle  ne  doit  servir  à  cette  fois  que  pour  ac- 
complir Tœuvre  de  la  grâce,  et  scellèFeiTTcette  princesse  le 
conseil  de  son  éternelle  prédestination.  Voyons  donc  ce 
dernier  combat;  mais  encore  un  coup,  affermissons-nous» 
ne  melons  point  de  foiblesse  à  une  si  forte  action,  et  ne 
déshonorons  point  par  nos  larmes  une  si  belle  victoire. 
Voulez-vous  voir  combien  la  grâce,  qui  a  fait  triompher 
Madame,  a  été  puissante,  voyez  combien  la  mort  a  été 
terrible^.  Premièrement,  elle  a  plus  de  prise  sur  une  prin- 
cesse qui  a  tant  à  perdre.  Que  d'années  elle  va  ravir  à 
cette  jeunesse  !  que  de  joie  elle  enlève  à  cette  fortune  !  que 
de  gloire  elle  ôte  à  ce  mérite^!  D'ailleurs  peut-elle  venir 
ou  plus  prompte  ou  plus  cruelle  ?  C'est  ramasser_toutes  ses 
forces  '^,  c'est  unir  tout  ce  qu'elle  a  de  pîuTredoutable  que 
de  joindre,  comme  elle  fait,  aux  plus  vives  douleurs  l'at- 
taque la  plus  imprévue.  Mais  quoique,  sans  menacer  et 


1  «  A  la  force  de  les  fixer.  »  Remarquez  la  suite  de  la  métaphore. 

*  «  Contestalur  autem  nos  et  Spiritus  Sanctus.  Postquam  enim  dixit  : 
«  —  Hoc  autem  testamentum  quod  testabor  ad  illos  post  dies  illos,  dicit 
«  Dominus  :  Dando  leges  meas  in  cordibus  eorum,  et  in  mentibus  eo- 
«  rum  superscribam  eos.  »  Jer.  xxxr,  35.  —  S.  Pall.  ad  Uebrœos, 
c.  X,  15  et  16. 

3  «  Donc.  »  Sur  celte  conjonction,  voy.  page  22,  n.  2. 

'*  «Quelque  cruelle  que  la  mort,  etc.»  Nous  avons  vu  déjà  le  récit  presque 
complet  de  la  mort  de  la  princesse,  mais  réduit  à  la  simple  et  terrible 
histoire  des  événements.  Bossuet  y  revient  pour  l'expliquer,  et  pour 
joindre  la  consolation  aux  douleurs.  Aussi  fait-il  appel  à  la  raison,  à  la 
piété  et  au  courage  de  ses  axiditeurs. 

^  «  Voyez  combien  la  mort,  etc.  »  Maintenant  que  Bossuet  a  prévenu 
et  affermi  les  esprits,  il  peut  sans  crainte  détailler  et  étudier  cette  mort 
effrayante,  et  renouveler  par  le  raisonnement  et  la  réflexion  la  douleur 
tout  instinctive  et  toute  spontanée. —  Bel  exemple  d'antithèse. 

6  «  Que  d'années  elle  \a  ravir,  etc.  »  Enumération  et  gradation. 

■^  «  Ramasser  ses  forces.  »  Expression  éloquente,  bien  maladroite- 
ment imitée  par  Fléchier.  «  On  peut  triompher  plus  aisément  d'une 
«  mort  imprévue,  parce  que  l'âme,  n'étant  pas  alors  affoiblie  par  de 
«  longues  souffrances,  reste  entière  pour  lui  opposer  une  constance 
«  ramassée.  »  (  Orais,  fun.  de  la  Dauphine^  13  juin  1690.)  —  «  La 


-\ 


80  ORAISON   FUNÈBRE 

sans  avertir,  elle  se  fasse  sentir  tout  entière  dès  le  premier 
/oup,  elle  trouve  la  princesse  prête.  La  grâce,  plus  active 
encore,  Ta  déjà  mise  en  défense.  Ni  la  gloire  ni  la  jeunesse 
n'auront  un  soupir.  Un  regret  immense  ^  de  ses  péchés  no 
lui  permet  pas  de  regretter  autre  chose.  Elle  demande  le 
crucifix  sur  lequel  elle  avoit  vu  expirer  la  reine  sa  belle- 
mère^,  comme  pour  y  recueillir  les  impressions  de  con- 
stance et  de  piété ,  que  cette  âme  vraiment  chrétienne  y 
ivolt  laissées  avec  les  derniers  soupirs  '.  A  la  vue  d'un  si 
grand  objet,  n'attendez  pas  de  cette  princesse  des  discours 
étudiés  et  magnifiques  :  une  sainte  simplicité  fait  ici  toute 
la  grandeur^.  Elle  s'écrie  :  «  0  mon  Dieu;  pourquoi  n'ai- 
c(  je  pas  toujours  mis  en  vous  ma  confiance  ^  ?  »  Elle  s'af- 
flige, elle  se  rassure,  elle  confesse  humblement  et  avec 
tous  les  sentiments  d'une  profonde  douleur  que  de  ce  jour 
seulement  elle  commence  à  connoître  Dieu  ;  n'appelant 
pas  le  connoître,  que  de  regarder  encore  tant  soit  peu  le 
monde.  Qu'elle  nous  parut  au-dessus  de  ces  lâches  chré- 
tiens, qui  s'imaginent  avancer  leur  mort  quand  ils  prépa- 
rent leur  confession;  qui  ne  reçoivent  les  saints  sacrements 
que  par  force,  dignes  certes  de  recevoir  pour  leur  juge- 
ment ce  mystère  de  piété  qu'ils  ne  reçoivent  qu'avec  ré- 
pugnance*^! Madame  appelle  les  prêtres  plutôt  que  les 
médecins.  Elle  demande  d'elle-même  les  sacrements  de 
l'Église;  la  pénitence  avec  componction;  FEucharistie 
avec  crainte ,  et  puis  avec  confiance  ;   la  sainte  Onction 


«  constance,  dit  Maury,  ne  saurait  élre  éparpillée  Elle  rallie  toujours 
«  tous  les  éléments  dont  elle  se  compose,  la  force,   le  courage,   etc. 
«  Enfin,  elle  ramasse  tous  ses  appuis,  et  ne  peut  jamais  être  ramassée.» 
—  Maury  a  bien  raison  d'appeler  ce  mot  une  expression  sauvage. 
*  «  Un  regret  immense  de  ses  péchés,  »  Expression  énergique. 

2  «  La  reine  sa  belle-mére.  »  Anne  d'Autriche,  morte  cinq  ans  au- 
paravant.  (V.  VOrais.  fun.  de  Marie  Thérèse,  5»  partie.) 

3  «  Comme  pour  y  recueillir,  etc.  »  Idée  et  souvenir  touchants.  Ex- 
pressions pleines  de  précision  et  de  sentiment, 

*  *  «  Une  saifite  simplicité  fait  ici  la  grandeur.  »  On  en  pourrait  sou- 
vent dire  autant  de  l'éloquence  de  Bossuet. 

5  «  0  mon  Dieu,  etc.  »  Ce  récit  de  la  mort  d'Henriette,  qui  ne  fait 
pas  un  morceau  unique,  mais  se  reproduit  trois  fois,  et  se  mêle  à  son 
histoire  et  à  son  portrait,  donne  au  discours  un  caractère  plus  touchant 
encore,  car  il  reporte  sans  cesse  l'esprit  des  images  de  prospérité  et  de 
grandeur  au  lit  de  mort  de  la  princesse. 

"  «  Ces  lâches  chrétiens,  qui  s'imaginent  avancer  leur  mort,  etc.  » 
Leçon  générale  et  conseil  pratique,  comme  Bossuet  en  tire  à  chaque 
instant  des  faits  qu'il  raconte  ou  des  réflexions  qu'il  développe. 


DE  HENRIETTE  D'ANGLETERRE.  81 

des  mourants  avec  un  pieux  empressement  ^  Bien  loin 
d'en  être  effrayée,  elle  veut  la  recevoir  avec  connoissance  : 
elle  écoute  l'explication  de  ces  saintes  cérémonies,  de  ces 
prières  apostoliques  qui,  par  une  espèce  de  charme  divin, 
suspendent  les  douleurs  les  plus  violentes  ^,  qui  font  ou- 
blier la  mort  (je  l'ai  vu  souvent  ^)  à  qui  les  écoute  avec 
foi  :  elle  les  suit,  elle  s'y  conforme  ;  on  lui  voit  paisible- 
ment présenter  son  corps  à  cette  huile  sacrée  *,  ou  plutôt 
au  sang  de  Jésus,  qui  coule  si  abondamment  avec  cette  pré- 
cieuse liqueur.  Ne  croyez  pas  que  ses  excessives  et  insup- 
portables douleurs  aient  tant  soit  peu  troublé  sa  grande 
âme  ^.  Ah  !  je  ne  veux  plus  tant  admirer  les  braves,  ni  les 
conquérants.  Madame  m'a  fait  connoître  la  vérité  de  cette 
parole  du  Sage  :  «  Le  patient  vaut  mieux  que  le  fort;  et 
c(  celui  qui  dompte  son  cœur  vaut  mieux  que  celui  qui 
<(  prend  des  villes  ®.  »  Combien  a-t-elle  été  maîtresse  du 
sien  !  avec  quelle  tranquillité  a-t-elle  satisfait  à  tous  ses 
devoirs!  Rappelez-en  votre  pensée'^  ce  qu'elle  a  dit  à  Mon- 

1  «  La  sainte  onction  des  mourants,  etc.  »  Bossuet  ne  recule  devant 
aucun  détail,  lui  que  La  Harpe  louait  d'avoir  cherché  une  périphrase  pour 
désigner  les  confessionnaux.  Le  même  caractère  se  retrouve  dans  l'Or, 
fun.  de  Marie-Thérèse  et  la  dernière  partie  de  l'Or.  fun.  de  Condé. 

2  «  Elle  écoule  l'explication  de  ces  saintes  cérémonies,  etc.  »  Com- 
parez à  ce  passage  tout  le  beau  chapitre  du  livre  i  du  Génie  du  Chris- 
tianisme sur  VExtrème  onction.  —  Ex.  de  redoublement  d'idées. 

3  «  Je  l'ai  vu  souvent.»  «  Bossuet  cache  la  vérité  par  modestie,  quand  il 
«  s'eflace  lui-même  du  récit  de  cette  agonie  ;  quand  il  attribue  tout  le 
<f  prodige  de  son  propre  talent  aux  belles  et  touchantes  prières  de  l'E- 
«  glise  ;  quand  il  rappelle  toujours  comme  témoin,  jamais  comme  ac- 
(f  leur,  riiéroïsme  de  la  foi  de  celte  princesse.  »  Ajoutons  que  ce  mot, 
je  l'ai  vu  souvent,  nous  représente  Bossuet  accomplissant  fréquem- 
ment l'un  des  plus  nobles  devoirs  de  son  ministère.  Sa  modestie  est  ici 
d'autant  plus  frappante,  qu'il  ne  craint  pas,  nous  l'avons  vu,  de  parler 
de  lui-même  avec  dignité  et  noblesse.  «  M.  de  Condom  arriva  comme 
«  elle  la  recevoit  (l'extrême  Onction.  Il  lui  parla  de  Dieu  conformé- 
<f  ment  à  l'état  où  elle  étoif,  et  avec  cette  éloquence  et  cet  esprit  de 
u  religion  qui  paroissoit  dans  tous  ses  discours.  Elle  entra  dans  toul 
«  ce  qu'il  lui  dit  avec  un  zèle  et  une  présence  d'esprit  admirables.  » 

Mme  DE  LA  Fayette. 
*  «  Cette  huile  sacrée.  »  L'huile  employée  pour  l'Extrême  Onction. 

5  «  Ne  croyez  pas  que  ses  excessives  et  insupportables  douleurs,  etc.  » 
Souvenir  pénible,  mais  qui  amène  un  beau  détail  du  caractère. 

6  Melior  est  patiens  viro  forti  ;  et  qui  dominatur  animo  suo,  expu- 
gnatore  urbium.  Prov,  ,  xvi,  v.  32.  —  Opposition  touchante. 

'  «  Rappelez  en  votre  pensée,  etc.  »  «  Chrétiens,  qu'une  triste  céré- 
«  monie  assemble  en  ce  lieu,  ne  rappelez-vous  pas  en  votre  pensée  ce  que 
«  vous  avez  vu,  ce  que  vous  avez  senti  il  y  a  cinq  mois?  »  Fléchier, 
Or.  fun.  de  Turenne,  exorde. 

4. 


82  OKAISON  FUNEBRE 

SIEUR.  Quelle  force!  quelle  tendresse!  0  paroles  qu'on 
Yoyoit  sortir  de  Tabondance  d'un  cœur  qui  se  sent  au-dessus 
de  tout;  paroles  que  la  mort  présente,  et  Dieu  plus  pré- 
sent encore,  ont  consacrées;  sincère  production  d'une 
âme  qui,  tenant  au  ciel,  ne  doit  plus  rien  à  la  terre  que  la 
vérité  ^  vous  vivrez  éternellement  dans  la  mémoire  des 
hommes,  mais  surtout  vous  vivrez  éternellement  dans  le 
cœur  de  ce  grand  prince.  Madame  ne  peut  plus  résister 
aux  larmes  qu'elle  lui  voit  répandre.  Invincible  par  tout 
autre  endroit  ^,  ici  elle  est  contrainte  de  céder.  Elle  pne 
Monsieur  de  se  retirer,  parce  qu'elle  ne  veut  plus|sentir 
de  tendresse  que  pour  ce  Dieu  crucifié  qui  lui  tend  les 
bras.  Alors  qu'avons-nous  vu?  qu'avons-nous  ouï^?  Elle 
se  conformoit  aux  ordres  de  Dieu  ;  elle  lui  offroit  ses  souf- 
frances en  expiation  de  ses  fautes;  elle  professoit  haute- 
ment la  foi  catholique  et  la  résurrection  des  morts ,  cette 
précieuse  consolation  des  fidèles  mourants  '*.  Elle  excitoit 
le  zèle  de  ceux  qu'elle  avoit  appelés  pour  l'exciter  elle- 
même,  et  ne  vouloit  point  qu'ils  cessassent  un  moment  de 
l'entretenir  des  vérités  chrétiennes^.  Elle  souhaita  mille 
fois  d'être  plongée  au  sang  de  l'Agneau  ®  ;  c'étoit  un  nou- 
veau langage  que  la  grâce  lui  apprenoit.  Nous  ne  voyions 
en  elle  ni  cette  ostentation  par  laquelle  on  veut  tromper 
les  autres  '^,  ni  ces  émofions  d'une  âme  alarmée,  par  les- 
quelles on   se  trompe  soi-même.  Tout  étolt  simple,   tout 

1  «  Ne  doit  plus  rien  à  la  terre  que  la  vérité.  »  Allusion  d'une  con- 
venance parfaite  aux  dissentiments  momentanés  du  duc  et  de  la  du- 
chesse. C'était  la  seule  possible,  et  Bossuet  ne  l'a  pas  manquée. 

2  «  Invincible  par  tout  autre  endroit.  »  Expression  toute  latine. 

3  «  Ouï.  »  Verbe  employé  bien  rarement  en  prose,  à  l'époque  même 
de  Bossuet.  Corneille  et  Molière  l'emploient  fréquemment.  Présent, 
j'oîs;  futur,  j'orrai  ;  prétérit,  youïs. 

Son  sang  criera  vengeance,  et  je  ne  l'orrai  pas. 

Corneille,  le  Cid,  III,  i. 

*  «  Et  la  résurrection  des  morts.  »  Allusion  à  la  dernière  partie  du 
symbole  des  Apôtres  et  de  celui  de  Nicée. 

s  «  Et  ne  vouloit  point  qu'ils  cessassent  ,  etc.  »  Allusion  à  Bossuet 
lui-même.  Voyez  la  Notice  biographique. 

6  «  D'être   plongée  au  sang  de  l'agneau.  »  Expressions  mystiques  : 
on  en  retrouve  beaucoup  dans  les  Or.  fun.,  notamment  dans  celle  de  la' 
princesse  Palatine,  de  Marie-Thérèse,  et  même  dans  celle  de  Condé. 

'  «  Ni  cette  ostentation,  etc.  »  Allusion  aux  morts  des  héros  du  pa- 
paganisme  ;  Julien,  par  exemple,  entouré  de  savants,  et  lisant  un  dis- 
cours composé  tout  exprès  pour  la  circonstance. 


DE  HENRIETTE  D'ANGLETERRE.  83 

étolt  solide^  tout  étoit  tranquille;  tout  parloit  d'une  âme 
soumise,  et  d'une  source  sanctiliée  par  le  Saint-Esprit. 

En  cet  état ,  messieurs,  qu'avions  nous  à  demander  à 
Dieu  pour  cette  princesse,  sinon  qu'il  l'afTermît  dans  le 
bien,  et  qu'il  conservât  en  elle  les  dons  de  sa  grâce?  Ce 
grand  Dieu  nous  exauçoit;  mais  souvent,  ditsaint  Augustin^, 
en  nous  exauçant  il  trompe  heureusementnotre  prévoyance. 
La  princesse  est  affermie  dans  le  bien  d'une  manier^  plus 
haute  que  celle  que  nous  entendions.  Comme  Dieu  ne 
vouloit  plus  exposer  aux  illusions  du  monde  les  sentiments 
d'une  piété  si  sincère,  il  a  fait  ce  que  dit  le  Sage,  «  il  s'est 
«  hâté  ^.  »  En  effet,  quelle  diligence  !  en  neuf  heures  l'ou- 
vrage est  accompli*,  a  II  s'est  hâté  de  la  tirer  du  milieu 
tt  des  iniquités».  Voilà,  dit  le  grand  saint  Ambroise^,  la 
merveille  de  la  mort  dans  les  chrétiens  :  Elle  ne  finit  pas 
leur  vie,  elle  ne  finit  que  leurs  péchés^,  et  les  périls  où  ils 
sont  exposés.  Nous  nous  sommes  plaints  que  la  mort,  en- 
nemie des  fruits  que  nous  promettoit  la  princesse,  les  a  ra- 
vagés dans  la  fleur  ^  ;  qu'elle  a  effacé,  pour  ainsi  dire,  sous 
le  pinceau  même,  un  tableau  qui  s'avançoit  à  la  perfection 
avec  une  incroyable  diligence,  dont  les  premiers  traits, 
dont  le  seul  dessin  montroit  déjà  tant  de  grandeur  ^.  Chan- 
geons maintenant  de  langage  ;  ne  disons  plus  que  la  mort 
a  tout  d'un  coup  arrêté  le  cours  de  la  plus  belle  v^e  du 
monde ,  et  de  l'histoire  qui  se  commençoit  le  plus  noble- 
ment :  disons  qu'elle  a  mis  fin  aux  plus  grands  périls  dont 
une  âme  chrétienne  peut  être  assaillie.  Et  pour  ne  point 

1  «  Tout  étoit  solide.  »  Mot  remarquable,  qui  indique  la  justesse 
d'esprit  et  de  la  princesse  et  de  l'orateur. 

2  «  Ce  grand  Dieu  nous  exauçoit.  »  Allusion  à  une  idée  reproduite 
sous  diverses  formes  dans  Saint-Augustin  :  Non  te  exaudit  ad  prœsen- 
tem  voluntatem,  exaudiendo  ad  futuram  sanitatem.  —  Non  habeatis 
pro  magno  exaudiri  ad  voluntatem;  habete  pro  magna  exaudiri  ad 
sanitatem,  etc. 

^  Properavit  educere  de  medio  iniquitatum.  Sap.  c.  iv,  v.  14. 

*  «  L'ouvrage  est  accompli.  »  Mot  plein  de  sentiment  et  de  tristesse. 

5  S.  Ambroise,  né  en  340,  élu  évêque  de  Milan  parle  peuple  en  374. 
C'est  lui  qui  forçaThéodose  à  une  pénitence  publique,  après  le  massacre 
de  Thessalonique.  —  Mort  en  397.  Auteur  des  Traités  des  Devoirs  de 
la  Virginité,  etc. ,  et  peut-être  du  Te  Deum. 

6  Finis  factus  est  erroris,  quia  culpa,  non  natura  defecit.  [De  hono 
mortis,  cap.  ix,  38.  ) 

'^  «  Ennemie  des  fruits  ravagés  dans  la  fleur.  »  Ces  images  si  fraîches 
et  si  touchantes  appartiennent  plus  encore  à  l'élégie  qu'à  l'éloquence. 

8  «  Qu'elle  a  effacé,  pour  ainsi  dire  sous  le  pinceau,  etc.  v  Métaphore 
délicate ,  et  contiuuée  avec  un  soin  remarquable. 


84  ORAISON  FUNÈBRE 

parler  ici  des  tentations  infinies  qui  attaquent  à  chaque  pas 
la  foiblesse  humaine  ,  quel  péril  n'eût  point  trouvé  cette 
princesse  dans  sa  propre  gloire*?  La  gloire:  qu'y  a-t-il 
pour  le  chrétien  de  plus  pernicieux  et  de  plus  mortel  ? 
quel  appât  plus  dangereux?  quelle  fumée  plus  capable  de 
faire  tourner  les  meilleures  tètes*?  Considérez  la  princesse  ; 
représentez-vous  cet  esprit  qui,  répandu  par  tout  son  ex- 
térieur ,  en  rendoit  les  grâces  si  vives  :  tout  étoit  esprit, 
tout  étoit  bonté  ^.  Affable  à  tous  avec  dignité  ,  elle  savoit 
estimer  les  uns  sans  fâcher  les  autres  ;  et  quoique  le  mé- 
rite fût  distingué,  la  foiblesse  ne  se  sentoit  pas  dédaignée  *  : 
quand  quelqu'un  traitoit  avec  elle,  il  sembloit  qu'elle  eût 
oublié  son  rang  pour  ne  se  soutenir  que  par  sa  raison  :  on 
ne  s'apercevoit  presque  pas  qu'on  parlât  à  une  personne 
si  élevée;  on  sentoit  seulement  au  fond  de  son  cœur  qu'on 
eût  voulu  lui  rendre  axi  centuple  la  grandeur  dont  elle  se 
dépouilloit  si  obligeamment  ^.  Fidèle  en  ses  paroles,  inca- 
pable de  déguisement,  sûre  à  ses  amis ,  par  la  lumière  et 
la  droiture  de  son  esprit,  elle  les  mettoit  à  couvert  des  vains 
ombrages^,  et  ne  leur  laissoit  à  craindre  que  leurs  propres 
fautes.  Très  reconnoissante  des  services,  elle  aimoit  à  pré- 
venir les  injures  par  sa  bonté;  vive  à  les  sentir,  facile  à  les 
pardonner"^.  Que  dirai-je  de  sa  libéralité?  Elle  donnoit  non- 
seulement  avec  joie ,  mais  avec  une  hauteur  d'âme  qui 
marquoit  tout  ensemble  et  le  mépris  du  don  et  l'estime  de 
la  personne^.  Tantôt  par  des  paroles  touchantes,  tantôt 
même  par  son  silence,  elle  relevoit  ses  présents;  et  cet  art 

*  «  Et  pour  ne  parler  ici,  etc.  »  Transition  qui  ramène  le  portrait  de 
la  princesse,  dont  nous  avons  déjà  vu  deux  parties.  Ex.  d'inversion, 

2  a  Faire  tourner  les  meilleures  têtes.  »  Expression  familière  et  forte. 

3  «  Tout  étoit  esprit,  tout  étoit  bonté.  «  Deux  traits  qui  se  modifient 
et  se  balancent,  de  manière  à  écarter  toute  idée  d'excès  ou  de  défaut. 

*•  «  Et  quoique  le  mérite  fût  distingué,  etc.  »  Leçons  indirectes  de 
morale  :  caractère  proposé  à  l'imitation  de  la  cour,  dont  la  princesse 
était  le  modèle.  —  {exemple  de  style  tempéré. 

s  «  La  grandeur  dont  elle  se  dépouilloit,  etc.  »  Idée  expressive,  ren- 
due avec  une  grande  précision. 

^  «  Les  melloit  à  couvert  de  vains  ombrages.  »  C'est-à-dire  qu'elle 
ne  prêtait  jamais  aux  soupçons  ni  aux  reproches. 

■^  «  Vive  à  les  sentir,  etc.  »  Style  concis  ;  les  idées  se  résument  ainsi 
que  les  mots.  —  «Facile  à  pardonner.»  Locution  rare  dans  le  sens  actif. 

*  «  Et  le  mépris  du  don  et  l'estime  de  la  personne.  »  Antithèse. 

La  f  )con  de  donner  fait  plus  que  ce  qu'on  donne; 
Tel  jjiHic  a  pleines  mains,  qui  n'oblige  personne. 

l*.  Corneille,  le  Menteur,  I,  1. 


DE  HENRIETTE  D'ANGLETERRE.  85 

de  donner  agréablement,  qu'elle  avoit  si  bien  pratiqué  du- 
rant sa  vie,  Ta  suivie,  je  le  sais  \  jusqu'entre  les  bras  de 
la  mort.  Avec  tant  de  grandes  et  d'aimables  qualités,  qui 
eût  pu  lui  refuser  son  admiration  ?  Mais  ^  avec  son  crédit, 
avec  sa  puissance,  qui  n'eût  voulu  s'attacher  à  elle  ?  IN'al- 
loit-elle  pas  gagner  tous  les  cœurs?  c'est-à-dire  la  seule 
chose  qu'ont  à  gagner  ceux  à  qui  la  naissance  et  la  fortune 
semblent  tout  donner^.  Et  si  cette  haute  élévation  est  un 
précipice  affreux  pour  les  chrétiens ,  ne  puis-je  pas  dire, , 
messieurs,  pour  me  servir  des  paroles  fortes  du  plus  grave 
des  historiens*,  «  qu'elle  alloit  être  précipitée  dans  la 
(C  gloire»^?  Car  quelle  créature^  fut  jamais  plus  propre  à 
((  être  l'idole  du  monde?  Mais  ces  idoles  que  le  monde 
adore,  à  combien  de  tentations  délicates  '^  ne  sont-elles  pas 
exposées!  La  gloire,  il  est  vrai,  les  défend  de  quelques 
foiblesses;  mais  la  gloire  les  défend-elle  delà  gloire  même? 
ne  s'adorent-elles  pas  secrètement?  ne  veulent-elles  pas 
être  adorées?  Que  n'ont-elles  pas  à  craindre  de  leur  amour- 
propre  !  et  que  se  peut  refuser  la^foiblesse  humaine,  pen- 
dant que  le  monde  lui  accorde  tout?  JN 'est-ce  pas  là  qu'on 
apprend  à  faire  servir  à  l'ambition,  à  la  grandeur,  à  la  po- 
litique, et  la  vertu,  et  la  religion,  et  le  nom  de  Dieu^?  La 

1  «  Cet  art  de  donner  agréablement,  etc.  »  «  Madame,  conservant 
a  jusqu'à  la  mort  la  politesse  de  son  esprit,  dit  en  anglais  à  une  de  ses 
((  dames,  afin  que  M.  de  Condom  ne  l'entendît  pas  :  Donnez  à  M.  de 
a  Condom,  lorsque  je  serai  morte,  l'émeraude  que  j'avois  fait  faire 
«  pour  lui.  »  Mi"e  de  la  Fayette.)  Ce  fut  Louis  XIV  qui  la  lui  mit  au 
doigt.  On  regrettait  devant  Bossuet  qu'il  ne  pût  parler  dans  la  chaire 
d'un  fait  aussi  honorable.  «  Eh  l  pourquoi  pas?»  dit-il,  dans  un  premier 
mouvement  de  reconnaissance.  Et  en  effet,  ces  trois  mots  si  simples  et  si 
frappants,  ye  /esa«s,  attendrirent  et  enthousiasmèrent  l'auditoire.»  Macry. 

-  «  Mais.  »  Conjonction  qui  d'ordinaire  indique  une  opposition,  «t 
qui  n'est  ici  qu'une  simple  liaison,  comme  en  latin  autem. 

3  «  La  seule  chose  qu'ont  à  gagner,  etc.  »  Voyez  dans  l'Or.  fun.  de 
Condé  le  développement  de  la  même  idée. 

*  «  Des  paroles  fortes.  »  Belles  expressions  pour  caractériser  Tacite 
et  son  éloquence  ,  qui  s'élève  à  la  poésie  la  plus  haute  aussi  fréquem- 
ment que  celle  de  Bossuet. 

3  Sic  Agricola  simul  suis  virtutibus,  simul  vitiis  aliorum,  in  ipsam 
gloriam  praeceps  agebatur.  Tacit.  Agric.,  XLi,  édit.  class.  de  M.  Boistel. 

6  «  Créature.  »  Ce  mot  ne  s'emploie  guère  ainsi  isolément. 

1  «  Tentations  délicates.  »  Expressions  qui  rappellent  les  délicatesses 
d'orgueil  dont  parle  ailleurs  Bossuet  'Or.  fun.  de  Henriette  de  Fr.,  p.  41, 
n.  8).  —  Ceux  à  qui  la  naissance  et  la  fortune  ont  tout  donné  ont  à 
craindre  plus  que  les  tentations  grossières  du  commun  des  hommes. 

8  «  On  apprend  à  faire  servir  l'ambition,  etc.  »  Admirable  dévelop- 
pement de  morale  dont  Bossuet  s'est  souvenu  dans  plusieurs  sermons. 


S6  ORAISON  FUNÈBRE 

modération,  que  le  monde  alTecle,  n'étoiilYe  pas  les  mouve- 
ments de  la  vanité  :  elle  ne  sert  qu'à  les  cacher;  et  plus 
elle  ménage  le  dehors  ,  plus  elle  livre  le  cœur  aux 
sentiments  les  plus  délicats  et  les  plus  dangereux  de  la 
fausse  gloire  ^  On  ne  compte  plus  que  soi-même;  et  on  dit 
au  fond  de  son  cœur  :  «  Je  suis,  et  il  n'y  a  que  moi  sur  la 
a  terre ^  ».  En  cet  état^,  messieurs,  la  vie  n'est-elle  pas 
un  péril?  la  mort  n'est-elle  pas  une  grâce?  Que  ne  doit- 
on  pas  craindre  de  ses  vices,  si  les  bonnes  qualités  sont  si 
dangereuses*  !  N'est-ce  donc  pas  un  bi enfait  de  Dieu  d'avoir 
abrégé  les  tentations  avec  les  jours^  de  Madame;  de  l'avoir 
arrachée  à  sa  propre  gloire'',  avant  que  cette  gloire^  par  son 
excès,  eût  mis  en  hasard''  sa  modération?  Qu'importe  que  sa 
vie  ait  été  si  courte  ?  jamais  ce  qui  doit  linir  ne  peut  être 
long*.  Quand  nous  ne  compterions  point  ses  confessions 
plus  exactes,  ses  entretiens  de  dévotion  plus  fréquents,  son 
application  plus  forte  à  la  piété  dans  les  derniers  temps  de 
sa  vie  ;  ce  peu  d'heures  saintement  passées  parmi  les  plus 
rudes  épreuves,  et  dans  les  sentiments  les  plus  purs  du 
christianisme,  tiennent  lieu  toutes  seules  d'un  âge  accom- 

par  exemple  dans  celui  jjour  la  profession  de  M^^  de  la  Vallière. 
«  Voilà  qu'elle  (l'âme)  commence  déjà  à  se  méconnoître  :  transportée 
«  de  son  orgueil,  elle  dit:  je  suis  un  dieu,  et  je  me  suis  faite  moi- 
«  même.  C'est  ainsi  que  le  prophète  fait  parler  ces  âmes  hautaines  qui 
«  mettent  leur  félicité  dans  leur  propre  grandeur  et  dans  leur  propre 
«  excellence.  »  Yoy.  aussi  page  22,  n.  5. 

*  «  La  modération  que  le  monde  affecte,  etc.  »  Peinture  expressive 
4e  la  fausse  modestie.  —  Périphrase  pleine  de  sens. 

2  Ego  sum,  et  prœter  me  non  est  altéra.  Isa.  c.  xlvii,  v.  10. 

3  ((  En  cet  état.  »  Transition  par  induction,  de  la  cause  à  l'effet. 

*  «  Que  ne  doit-on  pas  craindre.  »  Raisonnement  à  fortiori. 

^  «  N'est-ce  pas  un  bienfait  de  Dieu  d'avoir  abrégé,  etc.»  Cette  idée, 
présentée  au  début  du  discours,  eût  été  un  paradoxe,  et  eût  révolté  la 
douleur  générale  ;  amenée  et  préparée  ainsi,  elle  n'est  plus  qu'un  en- 
seignement et  une  consolation. 

6  «  Arrachée  à  sa  propre  gloire,  etc.  »  Alliance  de  mots  analogue  à 
celle  de  Corneille  que  Racine  aimait  tant  à  commenter  à  ses  enfants  : 

Et  monté  sur  le  faîte,  il  aspire  à  descendre.     Cinna,  II,  i. 

Ces  traits  sont  d'un  effet  admirable  ;  mais  il  faut'  qu'ils  [ressortent  de 
l'opposition  nécessaire  des  idées,  et  ne  ressemblent  pas  à  ces  étin- 
■celles  qu'on  tire  par  force,  en  c /toquant  les  mots  les  uns  contre  les 
autres.  Buffon,  Discours  de  réception  à  T  Académie  Française. 

"'  «  Eût  mis  en  hasard.  »  Tour  latin  créé  par  Bossuet. 

8  «  Ce  qui  peut  linir  ne  peut  être  long.  »  Raison  éloquente,  parce 
qu'elle  nous  reporte  à  l'idée  de  l'éternité  (Voyez  l'Oraison  funèbre  de 
Le  Tellier,  la  première  partie  de  celle-ci,  et  les  fragments  de  celle  de 
Mme  de  Monlerby,  dans  V Avant-propos.) 


DE  HENRIETTE  D'ANGLETERRE.  87 

pli  ^  Le  temps  a  été  court,  je  Tavoiie;  mais  l'opération  de 
la  grâce  a  été  forte  ;  mais  la  fidélité  de  Tàme  a  été  par- 
faite. C'est  l'effet  d'un  art  consommé,  de  réduire  en  petit 
tout  un  grand  ouvrage  ^  ;  et  la  grâce,  cette  excellente  ou- 
vrière*, se  plaît  quelquefois  à  renfermer  en  un  jour  la  per- 
fectiorT  d'une  longue  vie.  Je  sais  que  Dieu  ne  veut  pas 
qu'on  s'attende  à  de  tels  miracles;  mais  si  la  témérité  in- 
sensée des  hommes  abuse  de  ses  bontés,  son  bms  pour  cela 
n'est  pas  raccourci*,  et  sa  main  n'est  pas  affoiblie.  Je  me 
confie  pour  Madame  en  cette  miséricorde,  qu'elle  a  si  sin- 
cèrement et  si  humblement  réclamée^.  Il  semble  que  Dieu 
ne  lui  ait  conservé  le  jugement  libre  jusqu'au  dernier  soupir, 
qu'afm  de  faire  durer  les  témoignages  de  sa  foi.  Elle  a 
aimé  en  mourant  le  Sauveur  Jésus;  les  bras  lui  ont  man- 
qué plutôt  que  l'ardeur  d'embrasser  la  croix;  j'ai  311  sa 
main  défaillante  chercher  encore  en  tombant  de  nouvelies 
forces  pour  appliquer  sur  ses  lèvres  ce  bienheureux  signe 
de  notre  rédemption  ^  :  n'est-ce  pas  mourir  entre  les  bras 
et  dans  le  baiser  du  Seigneur  ? 

PÉRORAISON.  —  Ah!  nous  pouvons  achever  ce  saint 
sacrifice  "^  pour  le  repos  de  Madame  ,  avec  une  pieuse 
confiance.  Ce   Jésus  en  qui  elle  a  espéré  ,  dont  elle   a 

1  «  Accompli,  »  c'est-à-dire  qui  a  rempli  complètement  la  mesure 
accordée  à  la  vie  de  l'horame. 

2  «  C'est  l'effet  d'un  art  consommé,  etc.  »  Encore  une  idée  morale 
précisée  par  une  allusion  familière  aux  usages  de  la  vie. 

3  «  Excellente  ouvrière.  »  Expression  d'une  simplicité  et  d'une  ori- 
ginalité frappantes. 

*  «  Son  bras  n'est  pas  raccourci,  etc.  »  Image  expressive,  mais  qui 
rapetisse  l'idée  que  la  religion  donne  de  Dieu. 

5  «  Je  me  confie  en  cette  miséricorde,  etc.  »  Sentiment  touchant, 
qui  fait  succéder  une  espérance  grave  et  douce  à  une  douleur  d'abord 
inconsolable.   (V.  toute  la  première  partie.) 

6  «  J'ai  vu  sa  main  défaillante,  etc.  »  Ici  se  termine,  par  ce  tableau 
douloureux,  cet  admirable  récit  de  la  mort  de  Madame.  La  conclusion 
du  discours  porte  sur  les  enseignements  que  Bossuet  tire  de  cette  his- 
toire funeste  ;  l'imagination  s'est  arrêtée  sur  la  mourante  pressant  de  ses 
lèvres  le  bienheureux  signe  de  la  rédemption. 

■^  «  Ah  !  nous  pouvons  achever  ce  saint  sacrifice.  »  Cette  allusion  à  la 
suspension  de  la  messe  pendant  le  discours  rappelle  un  beau  passage  de 
Fléchier  (péror.  de  l'Or.  fun.  de  Turenne)  :  «  Ministres  du  Seigneur, 
a  achevez  le  saint  sacrifice.  Chrétiens,  redoublez  vos  vœux  et  vos 
«  prières,  afin  que  Dieu,  pour  récompense  de  ses  travaux,  l'admette 
«  dans  le  séjour  du  repos  éternel,  et  donne  dans  le  ciel  une  paix  sans 
«  fin  à  celui  qui  nous  en  a  trois  fois  procuré  une  sur  la  terre,  passagère 
«  à  la  vérité,  mais  toujours  douce  et  toujours  désirable.  » 


88  ORAISON  FUNEBRE 

porté  la  croix  en  son  corps  par  des  douleurs  si  cruelles,  lui 
donnera  encore  son  sang  dont  elle  est  déjà  toute  teinte^, 
toute  pénétrée,  par  la  participation  à  ses  sacrements,  et  par 
la  communion  avec  ses  souffrances. 

Mais  en  priant  pour  son  âme,  chrétiens,  songeons  à  nous- 
mêmes.  Qu'attendons-nous  pour  nous  convertir?  Et  quelle 
dureté  est  semblable  à  la  nôtre,  si  un  accident  si  étrange,  qui 
devroit  nous  pénétrer  jusqu'au  fondderâme,ne  faitquenous 
étourdi  r  pour  quelques  moments  *  ?  Attendons-nous  que  Dieu 
ressuscite  des  morts  pour  nous  instruire?  11  n'est  point  néces- 
saire que  les  morts  reviennent,  ni  que  quelqu'un  sorte  du 
tombeau  :  ce  qui  entre  aujourd'hui  dans  le  tombeau  doit  suffire 
pour  nous  convertir^.  Car  si  nous  savons  nous  connoître,  nous 
confesserons,  chrétiens,  que  les  vérités  de  l'éternité  sont  assez 
bien  établies*;  nous  n'avons  rien  que  de  foible  à  leur  oppo- 
ser ;  c'est  par  passion,  et  non  par  raison  que  nous  osons  les 
combattre.  Si  quelque  chose  les  empêche  de  régner  sur 
nous,  ces  saintes  et  salutaires  vérités,  c'est  que  le  monde 
nous  occupe;  c'est  que  les  sens  nous  enchantent;  c'est  que 
le  présent  nous  entraîne.  Faut-il  un  autre  spectacle 
pour  nous  détromper  et  des  sens,  et  du  présent,  et  du 
monde?  La  Providence  divine  pouvoit-elle  nous  mettre  en 
vue,  ni  de  plus  près,  ni  plus  fortement,  la  vanité  des  choses 
humaines^?  et  si  nos  cœurs  s'endurcissent  après  un  aver- 
tissement si  sensible,  que  lui  reste-t-il  autre  chose,  que  de 
nous  frapper  nous-mêmes  sans  miséricorde  ?  Prévenons  un 
coup  si  funeste;  et  n'attendons  pas  toujours  des  miracles  de 
la  grâce.  Il  n'est  rien  de  plus  odieux  à  la  souveraine  puis- 
sance que  de  la  vouloir  forcer  par  des  exemples,  et  de  lui 

1  «  Son  sang,  dont'elle  est  déjà  toute  teinte.  »  Idée  un  peu  obscure  : 
allusion  au  sang  de  Jésus-Clirisl  qui  va  couler  encore  une  fois  pour  elle 
sur  l'autel.  —  Mélange  désagréable  de  l'allégorie  et  de  la  vérité. 

2  ((  Qu'altendons-nous  pour  nous  convertir?  etc.  »  Instruction  géné- 
rale qui  résulte  de  l'oraison  tout  entière  ;  appel  éloquent  aux  sentiments 
chrétiens  et  à  la  conversion  du  pécheur.  (V.  l'Or.  fun.  d'Anne  de  Gon- 
sague.  —  Péroraison.) 

3  ((  Que  quelqu'un  sorte  du  tombeau  ;  ce  qui  entre  au  tombeau,  n 
Anliihèse  qui  résulte  de  l'opposition  des  idées. 

*  «  Les  vérités  de  l'éternité  sont  établies.  »  Toutefois,  Bossuet  les  a 
démontrées  admirablement  devant  le  même  auditoire  dans  l'oraison  fu- 
nrbre  de  la  Princesse  Palatine. 

5  «  Ni  de  plus  près,  ni  plus  fortement.  »  Ni  est  pris  ici  dans  un  sens 
affirmatif,  au  lieu  de  ou  bien.  Emploi  très-rare  et  incorrect  du  mot,  es- 
sentiellement négatif  par  sa  formation  {ne). 


DE  HENRIETTE  D'ANGLETERRE.  89 

faire  une  loi  de  ses  grâces  et  de  ses  faveurs*.  Qu'y  a-t-il 
donc,  chrétiens,  qui  puisse  nous  empêcher  de  recevoir  sans 
différer  ses  inspirations?  Quoi  !  le  charme  de  sentir*  est-il 
si  fort  que  nous  ne  puissions  rien  prévoir?  les  adorateurs 
des  grandeurs  humaines  seront-ils  satisfaits  de  leur  for- 
tune, quand  ils  verront  que  dans  un  moment  leur  gloire 
passera  à  leur  nom ,  leurs  titres  à  leurs  tombeaux,  leurs 
biens  à  des  ingrats,  et  leurs  dignités  peut-être  à  leurs  en- 
vieux^? Que  si  nous  sommes  assurés  qu'il  viendra  un  der- 
nier jour  où  la  mort  nous  forcera  de  confesser  toutes  nos 
erreurs,  pourquoi  ne  pas  mépriser  par  raison  ce  qu'il  fau- 
dra un  jour  mépriser  par  force*?  et  quel  est  notre  aveu- 
glement, si,  toujours  avançant  vers  notre  fin,  et  plutôt 
mourants  que  vivants,  nous  attendons  les  derniers  soupirs 
pour  prendre  les  sentiments  que  la  seule  pensée  de  la  mort 
nous  devroit  inspirer  à  tous  les  moments  de  notre  vie*? 
Commencez  aujourd'hui  à  mépriser  les  faveurs  du  monde; 
et  toutes  les  fois  que  vous  serez  dans  ces  lieux  augustes, 
dans  ces  superbes  palais  à  qui  Madame  donnoit  un  éclat  que 
vos  yeux  recherchent  encore^;  toutes  les  fois  que,  regar- 
dant cette  grande  place  qu'elle  remplissoit  si  bien  ,  vous 
sentirez  qu'elle  y  manque';  songez  que  cette  gloire  que 
vous  admiriez  faisoit  son  péril  en  cette  vie ,  et  que  dans 
l'autre  elle  est  devenue  le  sujet  d'un  examen  rigoureux  où 
rien  n'a  été  capable  de  la  rassurer,  que  cette  sincère  rési- 

î  «  Lui  faire  une  loi  de  ses  grâces  et  de  ses  faveurs.  »  Expressions 
pleines  de  force  et  de  concision. 

2  «  Sentir  »  c'est-à-dire  jouir^  s'abandonner  à  la  sensibilité  ,  san» 
rien  demander  à  l'intelligence. 

'  ((  Leur  gloire,  leurs  titres,  etc.»  Enumération  éloquente,  et  qui  se 
termine  par  un  trait  admirable,  à  l'adresse  de  l'égoïsme  : 

Effaçons  les  honneurs,  et  faisons  disparoître 
La  honte  de  cent  rois,  et  la  mienne  peut-être. 

Racine,  Mithridate,  III,  i. 

V.  VOr.  fun.  du  ehaneclier  Le  Tellier.  Péroraison. 

'*  «  Mépriser  par  raison,  mépriser  par  force.  »  Antithèses  d'idées  et  de 
mots.  Raisonnement  appuyé  tout  entier  sur  l'idée  de  Vutile,  ou  du  véri- 
table intérêt  bien  entendu. 

■''  «  Et  quel  est  notre  aveuglement,  etc.  »  A  part  quelques  trails ,  le 
ton  de  cette  leçon  morale  est  calme  et  sévère  plutôt  que  passionné.  On 
la  retrouve  ailleurs  bien  plus  éloquente,  toujours  dansBossuet.  [Sermon 
contre  l'ambition.) 

^'  «  Donnoit  un  éclat,  etc.  »  Allusion  aux  fêtes  de  Versailles,  dont  la 
duchesse  d'Orléans  était  la  véritable  reine. 

"^  «  Qu'elle  y  manque.»  Expression  touchante  d'un  phénomène  com- 
mun à  toutes  les  grandes  douleurs,  que  réveillent  les  objets  physiques. 


90  ORAISON  Fl'NÈBRE  DE  HENRIETTE  D'ANGLETERRE. 

gnation  qu'elle  a  eue  aux  ordres  de  Dieu,  et  les  saintes  hu- 
miHations  de  la  pénitence  ^. 

1  Péroraison  calme  et  triste  comme  celle  de  l'oraison  funèbre  de  la 
reine  Henriette  :  elle  présente  le  même  contraste  avec  les  grands  mou- 
vements d'éloquence  et  de  passion  qui  remplissent  le  corps  du  discours. 
Nous  retrouverons  le  même  caractère  dans  celle  d'Anne  de  Gonzague. 
En  général,  il  semble  que  l'orateur,  après- tant  de  peintures  grandes  ou 
effrayantes,  éprouve  le  besoin  de  calmer  son  âme  par  l'expression  d'une 
confiance  religieuse  dans  la  bonté  divine. 


ORAISON    FUNEBRE 


MARIE-THÉRÈSE  D'AUTRICHE 

INFAME  D'ESPAGNE , 

REINE  DE  FRANCE  ET  PE  NAVARRE. 


NOTICE   SUR    MARIE-THERESE. 

Si  la  reine  Marie-Thérèse  n'avait  eu  pour  panégyristes  Fléchier  et  sur- 
tout Bossuet,  elle  serait  à  peu  près  absolument  inconnue;  les  renseigne- 
ments même  que  l'on  a  sur  elle  se  trouvent  plutôt  encore  dans  leurs  orai- 
sons funèbres  que  dans  les  mémoires.  Née  le  20  sept.  1638,  elle  était  fille 
de  Philippe  IV  et  d'Isabelle  ou  Elisabeth  de  Bourbon,  fille  de  Henri  IV. 
(Voy.  les  notes  de  l'or,  fun.)  Le  4  juin  1660,  elle  épousa  Louis  XIV, 
son  cousin-germain,  qui  était  du  même  âge  qu'elle.  (Anne  d'Autriche 
était  sœur  de  Philippe  IV. )  Reine  de  France ,  elle  s'effaça  constamment 
dans  la  splendeur  de  la  cour  :  «  On  la  voyoit  tout  occupée  d'une  vio- 
«  lente  passion  pour  le  roi,  attachée  dans  tout  le  reste  de  ses  actions  à 
«  la  reine  sa  belle-mère,  sans  distinction  de  personnes  ni  de  divertisse- 
«  ments.  n  (M^e  de  La  Fayette.]  Sa  vie  tout  entière  se  passa  dans  des 
exercices  de  piété  qui  ont  fourni  à  ses  panégyristes  le  principal  sujet  de 
son  éloge.  Son  caractère  aussi  est  à  peine  indiqué  par  eux  ;  car  elle 
n'osait  même  pas  le  manifester  devant  Louis  XIV  (ce  que  ne  pouvaient  dire 
Bossuet  ni  Fléchier). «Cette  pauvre  princesse  avoit  tant  de  crainte  durci, 
«  et  une  si  grande  timidité  naturelle,  qu'elle  n'osoit  lui  parler,  ni  s'ex- 
«  poser  au  tête-à-tête  avec  lui...  ses  mains  mêmes  trembloient  de  timi- 
«  dite.  »  (Mme  de  Caylus.)  Louis  XIV,  cependant,  quand  il  partit  pour 
la  campagne  de  Hollande,  lui  confia  la  régence  du  royaume  (1672). 
«  Cette  régence,  dit  Fléchier,  dans  son  peu  de  durée,  ne  laissa  pas  de 
«  faire  voir  les  lumières  qu'elle  recevoit  de  Dieu,  et  la  confiance  que  le 
«  roi  son  époux  avoit  en  elle.  »  C'est,  avec  la  mort  de  ses  enfants 
(2e  partie,  1»),  le  principal  événement  de  sa  vie.  Encore  le  public 
n'y  attacha-t-il  guère  d'importance,  s'il  jugeait  la  reine  comme  l'a  jugée 
Saint-Simon  :  «  Une  épouse  vertueuse,  amoureuse  de  lui,  infatigable- 
«  ment  patiente,  devenue  véritablement  Française  ;  d'ailleurs  absolu- 
«  ment  incapable.  »  —  Son  caractère  même  était  jugé  plus  sévèrement 
que  ne  l'ont  indiqué  ses  deux  panégyristes  :  (il  est  vrai  qu'il  ne  s'agit 
ici  que  de  tracasseries.)  «  La  reine  avoit  toujours  dans  la  tête  qu'on  la 
«  méprisoit,  et  cela  faisoit  qu'elle  étoit  jalouse  de  tout  le  monde;  et 
«  surtout,  quand  elle  dînoit,  elle  ne  vouloit  pas  que  l'on  mangeât  ; 
«  elle  disoit  toujours  :  «  On  mangera  tout,  on  ne  me  laissera  rien.  »  Le 
«  roi  s'en  moquoit.  »  (J/He  de  Montpensier.)  —  Une  mort  inopinée 
(se  partie,  3«  )  l'emporta  le  30  juillet  1685,  à  l'âge  de  quarante- 
cinq  ans.  «  Voilà,  dit  le  roi  à  cette  nouvelle,  le  premier  chagrin  qu'elle 
«  m'ait  donné.  »  Encore  ce  chagrin  ne  fut-il  pas  de  longue  durée:  «  La 
«  mort  de  la  reine  ne  donna  à  la  cour  qu'un  spectacle  touchant.   Le 


92  NOTICE  SUR  MARIE- THÉRÈSE. 

«  roi  fut  plus  attendri  qu'affligé;  mais  comme  raltendrissement  prc- 
«  duit  d'abord  les  mêmes  effets,  et  que  tout  paroît  considérable  dans 
«  les  grands,  la  cour  fui  en  peine  de  sa  douleur.  Celle  de  M^e  de  Main- 
«  tenon,  que  je  voyois  de  pr^s,  me  parut  sincère  et  fondée  sur  la  re- 
«  connoissance...  Elle  parut  (quelques  jours  après)  aux  yeux  du  roi  dans 
«  un  si  grand  deuil,  avec  un  air  si  afDigé,  que  lui,  dont  la  douleur  étoit 
«  passée,  ne  put  s'empêcher  de  lui  en  faire  quelques  plaisanteries.  » 
{Souvenirs  de  iH»«  de  Caylus.)  —  «  En  effet,  dit  Saint-Simon,  c'était 
«  un  homme  uniquement  personnel,  et  qui  ne  comptait  les  autres, 
«  quels  qu'ils  fussent,  que  par  rapport  ù  soi.  » 

Une  telle  vie  prêtait  peu  aux  grands  mouvements  de  l'éloquence,  et 
Fléchier  n'a  pu  s'empêcher  de  le  faire  sentir  *.  Aussi  les  deux  discours 
rentient-ils  souvent  dans  le  genre  et  le  ton  du  sermon  plutôt  que  de 
l'oraison  funèbre.  Fléchier  parla  deux  mois  après  Bossuet  (24  novembre 
1685;.  Quelques  circonstances,  secondaires  d'ailleurs,  prêtaient  peut-être 
à  des  détails  particuliers  qui  avaient  manqué  à  Bossuet  ;  mais,'pour  les 
idées  importantes,  le  rapprochement  s'offrait  de  lui-même,  et  Fléchier 
ne  l'a  pas  évité.  «  Ce  n'est  pas  sans  quelque  plaisir,  dit  l'abbé  de  Vaux- 
«  celles,  sans  une  sorte  d'étonnement  agréable,  que  l'on  passe  des  com- 
y.  positions  de  Bossuet  à  certains  endroits  où  Fléchier  a  employé  toute 
«  son  éloquence  et  tout  son  art...  Bossuet,  dans  une  grande  place  à  la 
«  cour,  témoin  intime  des  sentiments  du  roi  et  de  la  reine,  doit  à  Saint- 
«  Denis  parler  du  règne  de  Louis  et  de  ses  grandeurs  ;  Fléchier,  devant 
«  les  personnes  royales  qui  avoient  déjà  entetidu  ce  bruit  de  louanges 
«  oratoires,  et  de  plus,  parmi  des  vierges  du  Seigneur,  doit  s'attacher 
«  surtout  à  peindre  le  mérite  modeste  et  tranquille  de  celle  qui  les 
«  avoit  souvent  édifiées.  »  Ce  que  l'on  pouvait  ajouter,  c'est  qu'il  y  a 
dans  Fléchier  des  réminiscences  évidentes,  et  cela,  presque  à  chaque 
pas;  réminiscences  de  l'oraison  funèbre  de  Marie-Thérèse,  et  même  de 
ce'L-  '  ia  duchesse  d'Orléans.  Nous  avons  dû  en  omettre  une  partie  ; 
mais  nous  avons  cité  les  principales  :  on  y  trouvera  des  rapprochements 
intéressants  entre  l'éloquence  de  Bossuet  et  le  style  habile,  spirituel  et 
symétrique  de  Fléchier. 

•  F.es  événements  d'une  régence  tumultueuse,  la  valeur  d'un  héros,  une  suite 
de  guerres  et  de  victoires,  des  vertus  brillantes  et  presque  mondaines  frappe- 
roient  peut  élre  davantage  vos  esprits  :  mais  je  ne  viens  pas  vous  surprendre 
par  des  actions  extraordinaires  :  je  viens  vous  édifier  par  des  vertus  qui,  toutes 
communes  qu'elles  paroissent,  ne  laissent  pas  d'être  liéroïques. 

Fléchier,  Or.fun.de  Marie-Thérèse,  2^  partie. 


ORAISON  FUNEBRE 

DE  MARIE-THÉRÈSE  D'AUTRICHE, 

INFANTE  D'ESPAGNE, 

BEINE   DE   FRANCE    ET   DE   NAVAKRE , 

PRONONCÉE  A  SAINT-DENIS,   LE  l**"  DE  SEPTEMBRE  1683  ,    EN  PRÉSENCE 
DE  MONSEIGNEUR   LE  DAUPHIN. 

Sine  macula  enim  sunt  ante  ihronum  Deî  •, 
Ils  sont  sans  tache  devant  le  trône  de  Dieu. 

Paroles  de  l'apôtre  S.  Jeau,  dans  sa.  Révélation  », 
C.    14,  V.  5. 

IPLAN  DU  DISCOURS.  —  Exorde.  —  Tableau  de  l'assemblée  des  âmes 
saintes,  parmi  lesquelles  est  placée  la  reine,  à  cause  de  son  inalté- 
rable pureté,  et  de  sa  fidélité  à  la  grâce. 

PnoPosiTioN  et  division  contenues  dans  l'Exorde.  —  La  vie  et  la  mort 
de  la  reine  nous  enseignent  à  fuir  le  péché  et  à  regarder  l'innocence 
comme  la  seule  précaution  possible  contre  la  mort. 
Première  partie.  Naissance  et  famille  de  la  reine.  —  Grandeur  des 
maisons  d'Autriche  et  de  France.  —  Gloire  de  la  reine  d'Espagne,  sa 
mère.  —  Mariage  de  l'infante  :  splendeurs  de  cette  union.  —  Eloge  de 
Louis  XIV:  gloire  militaire,  victoires  morales.  —  Eloges  du  Dauphin 
et  de  la  Dauphine. 

Deuxième  partie.  Pureté  et  innocence  de  la  reine.  —  Colonne  mys- 
tique de  l'Apocalyse  ;  Bossuet  en  explique  les  inscriptions:  —  1°  Le 
nom  de  Dieu.  —  Piété  et  humilité  de  la  reine.  —  Délicatesse  de  sa 
conscience.  —  Comment  la  piélé  lui  a  fait  supporter  le  malheur.  — 
Puissance  de  la  prière.  —  Humanité  de  la  reine. 
Troisième  partie.  2"  Le  nom  de  la  nouvelle  Jérusalem,  c'est-i-dire 
l'Eglise.  —  Comment  la  reine  en  a  suivi  les  observances.  —  Son  res- 
pect pour  le  Saint-Siège. 

50  Le  nom  nouveau  du  Seigneur,  c'est-à-dire  l'Eucharistie.  —  Com- 
munions fréquentes  et  saintes  de  la  reine.  —  Elles  l'ont  préparée  à 
la  mort.  —  Parallèle  de  celte  mort  et  de  celle  d'Anne  d'Autriciu'. 

1  «Sine  macula  enim,  etc.  »  Texte  qui  s'applique  bien  heureusement  à 
la  reine  Marie-Thérèse. 'Celui  de  Fléchier  était  bien  choisi  également  : 
<(  Fundamenta  œterna  supra  petram  solidam,  et  mandata  Dei  in  corde 
mulieris  sanctip.  »  Eccles.,  xvvi,  54. 

2  «  Révélation.  »  Traduction  littérale,  mais  rarement  employée,  du 
mot  Apocalypse.  «  Saint  Jean,  sorti  de  l'huile  bouillante,  fut  relégué 
«  dans  l'île  de  Palhmos,  où  il  écrivit  son  Apocalypse  (95).  Un  peu 
<(  après  (95),  il  écrivit  son  Evangile,  âgé  de  quatre-vingt-dix  ai!S,  et 
<(  joignit  la  qualité  d'évangéliste  à  celles  d'apôtreet  de  prophète.»  [Pis- 
cours  sur  l'IIist.  univers.,  1,  x.)  —  L'Apocalypse  est  en  effet  u!!'*  -  ro- 
phélie  qui  a  longuement  exercé  les  commentateurs,  et  qui  p -.s.  iite 
d'effrayantes  prédictions  sur  les  derniers  temps  du  monde. 


94  ORAISON  FUNÈBRE 

PÉRORAISON.  —  Imitons  ces  deux  princesses  ;  car  la  vie  n'est  que  l'ap- 
prentissage de  la  mort.  —  Tableau  de  la  mort  de  la  reine.  —  La 
mort  est  toujours  soudaine  et  effrayante  ;  prévenons-la  par  la  péni- 
tence. —  Conseils  au  Dauphin.  ] 

Monseigneur  ^, 

Quelle  assemblée  Tapôlre  saint  Jean  nous  fait  paroître^! 
Ce  grand  prophète  nous  ouvre  le  ciel,  et  notre  foi  y  décou- 
vre ((  sur  la  sainte  montagne  de  Sion  »,  dans  la  partie  la 
plus  élevée  de  la  Jérusalein  bienheureuse  ^,  TAgneau  qui 
ôte  les  péchés  du  monde,  avec  une  compagnie  digne  de 
lui  '*.  Ce  sont  ceux  dont  il  est  écrit  au  commencement  de 
l'Apocalypse  :  «  Il  y  a  dans  l'église  de  Sardis^  un  petit 
«  nombre  de  fidèles ,  pauca  nomina  ,   qui  n'ont  pas  souillé 

*  Louis,  dauphin  de  France,  élève  de  Bossuet  ;  (son  éducation  était 
terminée  depuis  deux  ans.)  —  Bossuet  n'a  fait  qu'une  allusion  rapide  à 
cette  circonstance  intéressante  (Voyez  la  Péroraison). 

2  Exorde  solennel  et  poétique.  Ce  tableau  mystique  de  l'assemblée 
des  âmes  innocentes  offre  à  l'esprit  des  images  neuves  et  originales  ; 
moins  saisissantes,  il  est  vrai,  que  les  grandes  vérités  par  lesquelles 
s'ouvre  l'oraison  funèbre  de  la  reine  d'Angleterre,  mais  bien  supérieures 
aux  développements  de  Fléchier  sur  la  vanité  de  l'homme  et  sur  la 
piété.  Son  début,  bjen  qu'il  y  ail  mis  beaucoup  de  soin  et  de  grâce,  a 
le  tort  de  rappeler  des  idées  admirablement  exprimées  par  Bossuet,  et 
d'offrir  même  des  réminiscences  de  l'or.  fun.  de  Turenne.  [Les  grains 
de  l'encens  que  l'on  doit  à  Dieu  donnés  au  monde). 

3  «  La  Jérusalem  bienheureuse.  »  Apoc,  xxi,  2.  Et  ego  Joannes  vidi 
sanclam  civilatem  Jérusalem  novam,  descendentem  de  cœlo  a  Deo,  pa- 
ratam  sicut  sponsam  ornatam  viro  suo.  —  3.  Et  audivi  vocem  magnam 
de  Ihrono  dicenlem  :  Eccc  labernaculum  Dei  cum  hominibus...  —24.  Et 
arabulabunt  gentes  in  lumine  ejus,  et  reges  terrse  afférent  gloriam  suam 
et  honorem  in  illam. 

Quelle  .Jérusalem  nouvelle 
Sort  du  fond  du  désert,  brillante  de  clartés. 
Et  porte  sur  son  front  une  marque  immortelle  ? 

Peuples  de  la  terre,  chantez  : 
Jérusalem  renaît  plus  charmante  et  plus  belle,  etc. 

Voyez  toute  la  seconde  moitié  de  la  prophétie  de  Joad,  dans  Àthalie, 
acte  III,  scène  vi. 

*  «  L'agneau  qui  ôte  le  péché  du  monde.  »  Expression  de  l'Eglise  : 
Âgnus  Dei,  qui  tollis  peccata  mundi,  miserere  nobis.  —  Remarquez 
l'expression  simple  et  familière  de  compagnie,  qui  se  reproduit  dans  les 
pages  suivantes.  —  «  Ce  sont  ceux.  »  Var.  l^e  édit.  C'est  ceux,  etc. 

s  «  Sardis.  »  Capitale  du  royaume  de  Lydie,  sur  le  Pactole,  près  de 
son  confluent  avec  l'Hermus,  au  pied  du  mont  Tmolus.  Elle  fut,  sous 
l'empire,  une  des  villes  les  plus  riches  et  l'une  des  sept  premières  églises 
d'Asie.  Les  six  premiers  versets  du  chap.  111  de  l'Apocalypse  lui  sont 
adressés.  C'est  à  elle  que  saint  Jean  écrit,  par  l'ordre  de  Dieu  :.  Veniam 
tanquam  fnr,  et  nescies  qud  hord  ;  sed  habes  pauca,  etc. 


DE  MARIE-THERESE  D'AUTRICHE.  95 

«.  leurs  vêtements  ^  ;  »  ces  riches  vêtements  dont  le  baptê- 
me les  a  revêtus ,  vêtements  qui  ne  sont  rien  moins  que 
Jésus-Christ  même  ^,  selon  ce  que  dit  T Apôtre  :  «  Vous 
(C  tous  qui  avez  été  baptisés,  vous  avez  été  revêtus  de 
«  Jésus-Christ  ^.  »  Ce  petit  nombre  chéri  de  Dieu  pour 
son  innocence,  et  remarquable  par  *  la  rareté  d'un  don  si 
exquis,  a  su  conserver  ce  précieux  vêtement  et  la  grâce  du 
baptême.  Et  quelle  sera  la  récompense  d'une  si  rare  fidé- 
lité? Ecoulez  parler  le  Juste  et  le  Saint  ^  :  ce  Ils  marchent, 
((  dit-il,  avec  moi,  revêtus  de  blanc,  parce"  qu'ils  en  sont 
«  dignes^  »;  dignes  par  leur  innocence  de  porter  dans  l'é- 
ternité la  livrée  "^  de  l'Agneau  sans  tache,  et  de  marcher 
toujours  avec  lui,  puisque  jamais  ils  ne  Font  quitté  depuis 
qu'il  les  a  mis  dans  sa  compagnie  :  âmes  pures  et  inno- 
centes; c(  âmes  vierges^  »,  comme  les  appelle  saint  Jean, 
au  même  sens  que  ^  saint  Paul  disoit  à  tous  les  fidèles  de 
Gorinthe  :  ce  Je  vous  ai  promis,  comme  une  vierge  pudique, 
«  à  un  seul  homme,  qui  est  Jésus-Christ  *^.  »  La  vraie 
chasteté  de  l'àme,  la  vraie  pudeur  chrétienne  est  de  rougir 
du  péché,  de  n'avoir  d'yeux  ni  d'amour  que  pour  Jésus- 
Christ*',  et  de  tenir  toujours  ses  sens  épurés  de  la  corrup- 
tion du  siècle  *^.  C'est  dans  cette  troupe  innocente  et  pure 

1  Habes  pauca  nomina  in  Sardis,  qui  non  inquinaverunt  veslimenta 
sua.  Apoc.  c.  m,  v.  27. 

2  «  Vêlements  qui  ne  sont  rien  moins  que  Jésus-Christ  même.  » 
Image  hardie  empruntée  au  langage  ûguré,  aux  paraboles  orientales 
de  l'Évangile   et  des  écrivains  sacrés.  —  Exemple  de  métonymie. 

3  Quicumque  in  Christo  baptisati  estis,  Christum   induistis.  Epist.  B. 

PaULI  ad  GaLLOS,    c.  III,    V.  27. 

*  «  Remarquai>le  par.  »  C'est-à-dire  à  cause  de ,  ob  ou  propter. 

5  «  Le  Juste  et  le  Saint.  »  On  pourrait  voir  deux  idées  différentes 
sous  ces  deux  mots  :  le  Juste,  c'est-à-dire  J.-C.  ;  le  Saint,  c'est-à-dire 
l'apôtre,  son  interprète.  Il  est  cependant  plus  probable  qu'ils  désignent, 
tous  deux  également  saint  Jean. 

^  Ambulabunt  mecum  in  albis,  quia  digni  sunt.  Apoc.  c.  m,  v.  4. 

"^  «  La  livrée,  n  Expression  bizarre,  et  qui  rapetisse  l'idée,  en  ap- 
pliquant à  ces  dmes  pures  et  innocentes  un  mot  qui  désigne  une  con- 
dition seivile.  La  livrée  d'ailleurs  n'est  pas  la  compagnie. 

^  Virgines  enim  sunt.  Hi  sequunlur  Agnum  quocumque  ierit.  Apoc, 
c.  XIV,  V.  4.  C'est  ce  qui  amène  le  mot  de  livrée. 

^  «  Au  même  sens  que.  »  Complément  raUaché  péniblement  à  la 
première  partie  de  la  période. 

10  Despondi  vos  uni  viro  virginem  castam  exhibere  Christo.  II,  Co- 

RIN'TH.   XI,    2. 

1'  «  N-'avoir  d'yeux  ni  d'amour,  etc.  n  Expression  familière  et  mys- 
tique :  c'est  un  des  caractères  particuliers  de  celte  oraison  funèbre. 
12  «  Corruption   du  siècle.  »  Expression  empruntée   à  l'Evangile  et 


l 


<)6  ORAISON  FL'NÉrmE 

ne  la  Reine  a  été  placée  :  Thorrenr  qu'elle  a  toujours  eue 
u  péché  lui  a  mérité  cet  honneur.  La  foi,  qui  pénètre  jus- 
qu'aux cieux,  nous  la  fait  voir  aujourd'hui  dans  celte  bien- 
heureuse compagnie.  U  me  semble  que  je  reconnois  cetttt 
modestie,  cette  paix,  ce  recueillement  que  nous  lui  voyions 
devant  les  autels  \  qui  inspiroit  du  respect  pour  Dieu  et 
pour  elle  *  :  Dieu  ajoute  à  ces  saintes  dispositions  le  trans- 
port d'une  joie  céleste.  La  mort  ne  Ta  point  [changée  ,  si 
ce  n'est  qu'une  immortelle  beauté  a  pris  la  place  d'une 
beauté  changeante  et  mortelle  '.  Cette  éclatante  blancheur, 
symbole  de  son  innocence  et  de  la  candeur  de  son  âme  \ 
n'a  fait,  pour  ainsi  parler,  que  passer  au  dedans  ^  où  nous 
la  voyons  rehaussée  d'une  lumière  divine.  «  Elle  marche 
((  avec  l'Agneau,  car  elle  en  est  digne  ^.  »  La  sincérité  de 
son  cœur,  sans  dissimulation  et  sans  artifice '^,  la  range  au 
nombre  de  ceux  dont  saint  Jean  a  dit,  dans  les  paroles  qui 
précèdent  celles  de  mon  texte,  que  «  le  mensonge  ne  s'est 
a  point  trouvé  en  leur  bouche,  »  ni  aucun  déguisement 
dans  leur  conduite  ;  «  ce  qui  fait  qu'on  les  voit  sans  tache 
«  devant  le  trône  de  Dieu.  »  Sinemaculâ  siint  enimante  thro- 
num  Dei  ^.  En  effet  elle  est  sans  reproche  devant  Dieu  et  de- 
vant les  hommes  :  la  médisance  ne  peut  attaquer  aucun  en- 
droit de  sa  vie  depuis  son  enfance  jusqu'à  sa  mort*  ;  et  une 

aux  Pères...  — ...Seu  caeremonias  despuens,  seu  seeulum  revincens,  pro 
chrisliano  denotelur.  Tertullien. 

1  «  Il  me  semble  que  je  reconnois,  etc.  »  Peinture  expressive,  qui, 
par  un  procédé  familier  à  Bossuet,  fait  revivre  la  reine  tout  entière  dans 
la  mémoire  et  l'imagination.  V.  l'Or.  fun.  de  Henriette  d'Angl.,  exorde,  etc. 

*  «  Pour  Dieu  et  pour  elle.  »  Rapprochement  qui  donne  de  la  gran- 
deur à  l'idée  de  la  Reine. 

3  «  Une  immortelle  beauté,  etc.  »  Idée  qui  se  reproduit  souveni 
dans  les  traditions  chrétiennes  sur  la  mort  des  saints  et  des  martyrs. 

*  «  Cette  éclatante  blancheur^  etc.  »  Exemple  <ïallusion  simple  et 
hardie  ;  qui  eût  effrayé  Fléchier.  «  L'infante  Reine  étoit  petite,  mais 
«  bien  faite  ;  elle  nous  fit  admirer  en  elfe  la  plus  éclatante  blancheur 
«  que  l'on  puisse  avoir,  et  toute  sa  personne  de  même.  » 

Mémoires  de  M«ie  de  Motteville. 

5  «  Passer  au-dedans.  »  Expression  vague,  dont  le  sens  est  quo  la 
blancheur  du  teint  est  devenue  la  candeur  de  l'âme. 

6  Apoc.  u,  V.  4. 

■^  «  La  sincérité,  etc.  »  Détail  jeté  en  passant,  suivant  l'usage  dv 
Rossuet,  qui  fond  le  portrait  dans  le  corps  du  discours,  au  lieu  d'en 
faire  un  morceau  à  part.  Voy.  p.  8i,  note  1. 

8  In  ore  eorum  non  est  inventum  mendacium  :  sine  macula  enlm 
sunt  anle  thronum  Dei.  Apoc.  c.  xiv,  v.  5. 

^  «  La  médisance,  etc.  »  Eloge  négatif  assez  faible  en  lui-même, 
mais  il  lire  une  valeur  particulière  de  co  souvenir,  que  la  Reine  a  tou- 


DE  MARIE-THÉRÈSE  D'AUTRICHE.  07 

gloire  si  pure,  une  si  belle  répiitalion  est  un  parfum  pré- 
cieux '  qui  réjouit  le  ciel  et  la  terie. 

Monseigneur,  ouvrez  les  yeux  à  ce  grand  spectacle  -. 
Pouvois-je  mieux  essuyer  tos  larmes,  celles  des  princes  qui 
vous  environnent,  et  de  cette  auguste  assemblée,  qu'en 
vous  faisant  voir  au  milieu  de  cette  troupe  resplendissante, 
et  dans  cet  état  glorieux,  une  mère  si  chérie  ^  et  si  regrettée  ? 
T.ouis  même,  dont  la  constance  ne  peut  vaincre  ses  justes 
douleurs*,  les  trouveroit  plus  traitables  ^  dans  cette  pensée. 
Mais  ce  qui  doit  être  votre  unique  consolation  doit  aussi. 
Monseigneur,  être  votre  exemple^;  et,  ravi"^  de  Téclat  im- 
mortel d'une  vie  toujours  si  réglée  et  toujours  si  irrépro- 
chable ,  vous  devez  en  faire  passer  toute  la  beauté  dans  la 
vôtre. 

Qu'il  est  rare,  chrétiens,  qu'il  est  rare,  encore  une  fois, 
de  trouver  cette  pureté  parmi  les  hommes  !  mais  surtout  , 
qu'il  est  rare  de  la  trouver  parmi  les  grands!  «  Ceux  que 
K  vous  voyez  revêtus  d'une  robe  blanche,  ceux-là,  dit 
((  saint  Jean,  viennent  d'une  grande  affliction,  »  de  tri- 
bulatione  magna^;  alin  que  nous  entendions  que  cette  divine 

jours  vécu  dans  les  cours,  (Voyez  la  2e  partie.)  «  La  médisance  n'eui 
c(  jamais  ni  le  sujet  ni  le  courage  d'en  pa.-ler  (de  la  l'.eine.)  Timebat 
((  Dnrninutn  valde,  mec  erat  qui  loquerclur  de  illa  verbiirn  mnlum; 
«  (Jl-d.  vni,  8).  Louange  que  rEcrilure  donne  à  Judith,  plus  grande  en- 
u  core  en  ce  temps  où  il  y  a  si  peu  de  réputations  innocentes  et  irrc- 
('  prochables,  et  à  la  cour,  où  la  malice  ne  pardonne  rien  à  la  foi- 
«  blesse,  et  où  l'innocence  même  se  sauve  difficilement  des  soupçons 
«  et  des  mauvais  bruits.  »  Fléchier.  » 

1  «  Un  parfum.  »  Express  on  pleine  de  grâce  et  de  poéfi?. 

-  «  Monseigneur,  etc.  »  .\poslrophe  cloquer.te,  qui  ramène  la  be-iv 
peinture  de  l'exorde,  en  lui  donnant  un  caractère  plus  particulier  ri 
une  intention  plus  touclianle,  celle  de  la  consolation  et  de  l'espérance. 

3  «  En  vous  faisant  voir...  une  mère  si  chérie,  n  Exemple  du  pou- 
voir d'un  mot  mis  en  sa  place  (Boileau,  Art  Poét.);  la  grandeur  (--t 
l'éclat  des  iniages  est  dans  la  première  partie  de  la  phrase  ;  le  senti- 
ment dans  les  derniers  mots;  la  consolation  partout. 

*■  «  Ses  justes  douleurs.  »  La  grammaire  demande  les,  le  pronom 
possessif  se  rapportant  au  sujet  du  verbe. 

s  «  Traitables.»  Tractabilis  ;  la  douleur  qui,  comme  une  blessure, 
se  laisse  sonder  et  palper.  Allusion  au  grand  caractère  et  à  la  doukuv 
de  Louis  XIV;  elle  prépare  son  panégyrique,  qui  doit  occuper  la  ma- 
jeure partie  de  l'Oraison  funèbre.  V.  la  Solice,  page  91. 

6  «  Votre  exemple,  etc.  »  Conseils  et  enseignements,  conclusion  obli- 
gée de  toute  oraison  funèbre. 

"^  «  Ravi,  »  c'est-à-dire  pénétré,  percé  jttsques  au  fond  du  cœur, 
comme  dit  Corneille. 

8  Hi  qui  amicii  sunl  stolis  albis...  hi  sunt  qui  vencrunt  de  Iribuiatiunf 
magnà.  Apoc.  c,  vir,  v.  15,  14. 


98  ORAISON  FUNÈBRE 

blancheur  se  forme  ordinairement  sous  la  croix,  et  rare- 
ment dans  réclat,  trop  plein  de  tentation  \  des  grandeurs 
humaines. 

Proposition  et  division.  —  Et  toutefois  il  est  vrai , 
messieurs,  que  Dieu,  par  un  miracle  de  sa  grâce,  se  plaît  à 
choisir  parmi  les  rois  de  ces  âmes -pures  ^.  Tel  a  été  saint 
Louis,  toujours  pur  et  toujours  saint  dès  son  enfance,  et 
Marie-Thérèse  sa  fille  ^  a  eu  de  lui  ce  bel  héritage. 

Entrons,  messieurs,  dans  les  desseins  de  la  Pi'ovidence*,  et 
admirons  les  bontés  de  Dieu  qui  se  répandent  sur  nous  et  sur 
tous  les  peuples  dans  la  prédesti nation °  de  cette  princesse-. 
Dieu  Ta  élevée  au  laite  des  grandeurs  humaines,  afin  de  ren- 
dre la  pureté  et  la  perpétuelle  régularité  de  sa  vie^  plus  écla- 
tantes et  plus  exemplaires.  Ainsi  sa  vie  et  sa  mort  '',  égale- 
ment pleines  de  sainteté  et  de  grâce,  deviennent  Tinstruction 
du  genre  humain.  Notre  siè(  len'en  pouvoit  recevoir  de  plus 
parfaite,  parce  qu'il  ne  voyoit  nulle  part  dans  une  si  haute 
élévation  une  pareille  pureté.  C'est  ce  rare  et  merveil- 
leux assemblage  que  nous  aurons  à  considérer  dans  les  deux 
parties  de  ce  discours  "*.  Yoici,  en  peu  de  mots,  cequej'aià 

*  Sous  la  croix,.»  métaphore  qui  fait  image.  —  «  Éclat  trop  plein  de 
tentations,  »  tournure  latine  d'une  concision  et  d'une  netteté  remar- 
quables. 

2  «  El  toutefois,  etc.  »  Transition  brève  et  sèche.  Indication  som- 
maire d'une  idée  qui  pouvait  être  développée  avec  intérêt. 

3  «  Sa  fille.  »  l'ar  sa  méie  Isabelle  de  Bourbon,  fille  de  Henri  IV. 
(Voy.  la  notice  biographique.) 

*  «  Entrons  dans  les  desseins,  etc.  »  Expression  métaphorique  fami- 
lière à  Bossuet.  (Voy.  page  18,  note  3  :  Or.  fun.  de  la  reine  d'Angle- 
terre.) 

8  «  Prédestination.  »  Voy.  dans  l'Or,  funèbre  de  la  Duchesse  d'Or- 
léans le  développement  des  mystères  de  la  prédestination  et  de  la 
grâce.  —  Pages  74  et  75. 

6  «  Sa  vie  a  été  une  préparation  continuelle  à  bien  mourir,  et  sa 
«  mort  est  pour  nous  une  exhortation  à  bien  vivre,  »  Proposition  et 
DIVISION  DE  Fléchier.  —  Régularité,  c'esl-à-dire  arcomplissemenl  ri- 
goureux de  tous  les  devoirs.  Au  dix-huitième  siècle,  époque  d'ordre  et 
d'unilé  par  excellence,  on  lient  beaucoup  même  à  la  régularité  exté- 
rieure. Saint-Simon  met  au  nombre  des  principaux  mérites  de  Louis  XIV 
son  exactitude  et  sa  ponctualité  rigoureuse. 

"J  «  Ainsi  sa  vie  et  sa  mort,  etc.  »  Division  ordinaire  des  oraisons 
funèbres  de  Bossuel  :  —  La  vie  et  la  mort  dun  grand  personnage  ;  — 
histoire  et  tableau  de  l'une  et  de  l'autre  ;  —  leçons  à  en  tirer. 

8  Ces  deux  parties  se  louchent  et  se  tiennent  dans  le  développement 
au  point  de  se  conlondie.  Du  reste,  Bossuel  n'a  pas  suivi  en  réalité 
celle  division  ;  il  y  en  a  une  .lulre  qui  ressort  des  détails  historiques  et 
des  citations  de  l'Apocalypse.  (Voy.  le  plan  du  discours.)  Fléchier,  au 
contraire,  suit  exaciemenl  sa  division  en  deux  parties. 


DE  MARIE-THERESE  D'AUTRICHE.  99 

dire  de  la  plus  pieuse  des  reines ,  et  tel  est  le  digne 'abre'gé 
deson  éloge  :  il  n'y  a  rien  que  d'auguste  dans  sa  personne;  il 
n'y  a  rien  que  de  pur  dans  sa  \ie  ^  Accourez,  peuples*: 
venez  contempler  dans  la  première  place  du  monde  la  rare  et 
majestueuse  beauté  d'une  vertu  toujours  constante.  Dans 
une  vie  si  égale,  il  n'importe  pas  à  cette  princesse  où  la 
mort  frappe;  on  n'y  voit  point  d'endroit  foible  par  où  elle 
pût  craindre  d'être  surprise  ^  ;  toujours  vigilante,  toujours 
attentive  à  Dieu  et  à  son  salut,  sa  mort  *,  si  précipitée  et 
si  effroyable  pour  nous,  n'avoit  rien  de  dangereux  pour 
elle.  Ainsi  son  élévation  ne  servira  qu'à  faire  voir  à  tout 
l'univers,  comme  du  lieu  le  plus  éminent  qu'on  découvre 
dans  son  enceinte  ^,  cette  importante  vérité  :  qu'il  n'y  a 
rien  de  solide  ni  de  vraiment  grand  parmi  les  hommes  que 
d'éviter  le  péché  ^ ,  et  que  la  seule  précaution  contre  les 
attaques  de  Ja  mort,  c'est  l'innocence  de  la  vie.  C'est,  mes- 
sieurs, l'instruction  que  nous  donne  dans  ce  tombeau,  ou 
plutôt  '  du  plus  haut  des  cieux,  très-haute,  très-excellente, 
très-puissante,  et  très-chrétienne  princesse  Marie-Thérèse 
d'Autriche,  infante  d'Espagne,  reine  de  France  et  de 
Navarre. 

4^"  Partie.  —  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  que  c'est 
Dieu  qui  donne  les  grandes  naissances,  les  grands  maria- 
ges *,  les  enfants,  la  postérité.  C'est  lui  qui  dit  à  Abraham  : 

1  Nouvelle  division  de  l'oraison  Tunébre,  mais  qui,  dans  le  dévelop- 
pement, se  confond  avec  la  première. 

^  i(  Accourez,  peuples,  etc.  »  Itilention  éloquente  beaucoup  mieux 
développée  dans  la  deuxième  partie,  el  reproduite  dans  la  Péroraison 
de  l'Oraison  funèbre  de  Condé. 

3  «  Dans  une  vie  si  égale,  etc.  »  Comparez  à  ce  passage  l'Or.  fun. 
du  P.  Dourgoing,  dans  les  fragments,  et  le  tableau  de  la  mort  de 
Madame.  (Pages  79  et  80.) 

*  «  Toujours  vigilante...  sa  mort.  »  Anncolalhe  qui  substitue  l'accord 
logique  à  l'accord  grammatical   (Voyez  page  7,  noie  7.) 

5  «  Du  lieu  le  plus  éminent,  etc.  »  Comparaison  qui  ramène  le  mot 
abstrait  élévation  à  son  sens  étymologique.  —  L'image  simple  el  sen- 
sible est  aussi  familière  à  l'éloquence  de  Rossuet  qu'à  la  poésie. 

^  «  Eviter  le  péché.  »  C'est  un  des  principaux  traits  du  portrait  de  la 
Reine,  cl  la  conc  usion  du  discours. 

"^  «  Ou  plutôt,  eir.  »  Correction  d'un  grand  effet,  et  qui  donne  un  c£'^ 
ractère  oratoire  à  une  formule  officielle.  (Voyez  page  7,  noie  2.) 

8  «  Les  grands  mariages.  »  Déiail  singulierel  quelque  peu  puéril  d'utC 
idée  d'ailleurs  grai'.de  et  belle.  —  «  Quoiîju'il  n'y  ait  point  devant  Dieu  de 
«  différence  de  personne  et  de  condition,  el  que  sa  providence  veille 
«  indifféremment  sur  tous  les  hommes,  l'Ecriture  sainte  nous  enseigne 
«  pouitanl  qu'il  a  des  soins  particuliers  de  ceux  qu'il  porte  sur  le  trône 
«  el  qu'il  met  à  la  léle  de  son  peuple.  Ce  sont  ses  créatures  les  plus 


ÎOO  or. Ait  ON  FUNÈBÎ.E 

((  Les  rois  sortiront  de  vous  ^  »  cl  qui  fait  dire  par  son  pi-o- 
pliète  *  à  David  :  «  Le  Seigneur  vous  fera  une  maison  ^.  >> 
Dieu,  ((  qui  d'un  seul  homme  a  voulu  former  tout  le  genre 
«  humain,  »  comme  dit  saint  Paul,  «  et  de  cette  source 
«  commune  le  répandre  sur  toute  là  face  de  la  terre,  »  en 
a  vu  et  prédestiné  *  dès  Téternité  les  alliances  et  les  divi- 
sions, «  marquant  les  temps,  poursuit-il,  et  donnant  dos 
«  bornes  à  la  demeure  des  peuples  ^,  »  et  enfin  un  cours 
réglé  à  toutes  ces  choses  ^.  C'est  donc  Dieu  qui  a  voulu 
élever  la  reine  par  une  auguste  naissance  à  un  auguste 
mariage,  afin  que  nous  la  vissions  honorée  au-dessus  de 
toutes  les  femmes  de  son  siècle,  pour  avoir  été  chérie, 
estimée,  et  trop  tôt,  hélas  !  regrettée  par  le  plus  grand  de 
tous  les  hommes  "^  ! 

Que  je  méprise  ces  philosophes  *  qui,  mesurant  les 
conseils  de  Dieu  à  leurs  pensées,  ne  le  font  auteur  que 
d'un  certain  ordre  général  d'où  ®  le  reste  se  développe 
comme  il  peut  !  comme  s'il  avoit  à  notre  manière  des 
vues  générales  et  confuses,  et  comme  si  la  souveraine  in- 
telligence pouvoit  ne  pas  comprendre  dans  ses  desseins  les 

«  noblc'S,  revêtues  de  sa  puissance  ot  de  sa  grandeur,  et  faites  propro- 
«  ment  à  sa  ressemblance  et  son  image.  H  les  conduit  par  son  esprit, 
«  il  les  lorlifie  par  sa  vertu,  il  les  couronne  dans  ses  miséricordes.  11 
«  tient  leurs  cœurs  entre  ses  mains,  et  les  tourne  comme  il  lui  plaî! 
«  afin  qu'ils  servent  à  l'accomplissement  de  ses  voloiilés  et  à  l'avance- 
«  ment  de  sa  gloire.  »  Fléohier,  première  parlie. 

^  Rcges  ex  le  egredienlur.  Gkn.,  c.  xvu,  v.  6.  '^''' 

-  «  Son  prophète.  »  Samuel,  qui  passe  en  revue  les  huit  enfants  d'I- 
sVie,  et  choisit  pour  roi  d'Israël  David  le  plus  jeune. 

*  Praedicit  libi  Dominus,  quod  domum  faciat  tibi  Dominus.  ii  Rkg. 
c.  vu,  V,  11. 

*  ((  rrédestinc.  «Verbe  tout  latin.  Prœdestinare,  prendre  une  déci- 
sion. Il  s'emploie  très-rarement  à  l'actif  en  français. 

s  Deus..  qui  fecit  ex  uno  omne  genus  hominum  inhabiiare  super 
aniversam  faciem  terrae,  defîniens  staluta  tempera,  et  tcrminos  habita- 
tionis  eorum.  Act.  c.  xvii,  v.  24,  26. 

*  «  Toutes  ces  choses.  »  Expression  vague,  comme  le  neutre  omnia ; 
elle  rend  la  fin  de  la  phrase  lâche  et  languissante. 

"i  «  Le  plus  grand  de  tous  les  hommes,  etc.  »  Compliment  trop  direct 
pour  un  vivant.  La  peine  que  prend  Dossuet  pour  rehausser  des  idées 
assez  ordinaires  jette  de  l'embarras  et  de  la  gène  dans  cette  première 
partie.  Jamais  il  n'a  tant  donné  de  place  aux  généalogies  et  à  la  no- 
blesse; il  y  était  contraint  par  son  sujet,  l'éloge  d'une  reine,  et  d'une 
reine  peu  connue  du  monde. 

^  «  Que  je  méprise,  etc.  »  Sortie  dure  et  violente,  que  rien  ne  pré- 
pare, et  qui  a  pour  but  de  défendre  contre  les  objections  l'inlervenlioB 
de   Dieu  dans  les  grands  mariages. 

^  «  D'où.  »  Latinisme.  Unde,  à  la  suite  duquel.  'Voy.  p   42,  noie  6.) 


DE  .MARIE-THÉRÉSE  DAUTRICllE.  KJi 

.•hoses  particulières,  qui  seules  subsistent  véritabiemeiù'. 
N'en  doutons  pas,  chrétiena;  Dieu  a  préparé  dans  son 
conseil  éternel  les  premières  familles  qui  sont  la  source 
•les  nations,  et  dans  toutes  les  nations  les  qualités  domi- 
iiantes  qui  en  dévoient  faire  la  fortune^.  Il  a  aussi  ordonné^ 
•ians  les  nations  les  familles  particulières  dont  elles  sont 
v:omposées  ;  mais  principalement  ceiies  qui  dévoient  gouve;- 
uer  ces  nations,  et  en  particulier  dans  ces  familles  tous  ks 
hommes  par  lesquels  elles  dévoient  ou  s'élever  ou  se  soute- 
nir, ou  s'abattre  \ 

C'est  par  la  suite  de  ces  conseils  que  Dieu  a  fait  naître 
les  deux  puissantes  maisons  d'où  la  reine  devoit  torlir, 
celle  de  France  et  celle  d'Autriche,  dont  il  se  sert  pour 
balancer  les  choses  humaines^:  jusqu'à  quel  degré  et  jus- 
qu'à quel  temps?  il  le  sait,  et  nous  1  ignorons  °. 

On  remarque  dans  l'Ecriture  que  Dieu  donne  aux  mai- 
sons royales  certains  caractères  propres,  comme  celui  que 
les  Syriens,  quoique  ennemis  des  rois  d'Israël,  leur  attri- 
buoient  par  ces  paroles  :  «  Nous  avons  appris  que  les  rois 
«  de  la  maison  d'Israël  sont  cléments  '^.  » 

Je  n'examinerai  pas  les  caractères  particuliers  qu'on  a 
donnés  aux  maisons  de  France  et  d'Autriche  ^;  et  sans  dire^ 
que  l'on  redoutoildavantageles  conseils  de  celle  d'Autriche, 

*  «  Vérilablement,  »  c'est-à-dire  d'une  manière  sensible  et  palpable. 
par  opposition  aux  vues  générales  et  abstraites. 

-  «  Et  dans  toutes  les  nations,  etc.  »  Ici,  l'idée  est  grande  :  Dieu  faiî 
les  grands  peuples  romme  les  giands  hommes;  mais  l'égalité  cluétienne 
s'acrommodc  peu  de  ces  grandes  maisims  faites  par  Dieu. 

^  «  Ordonné.  »  Ordinaiit.  Il  a  établi  la  hiérarchie  des  familles,  et 
l'ordre  dans  lequel  elles  doivent  arriver  successivement  au  pouvoir  et 
à  l'influence. 

'*  ((  Ou  s'abattre.  »  Remarquez  la  progression  de  l'idée,  du  général 
au  particulier.  —  «S'abattre.  »  A  part  ce  dernier  détail,  qui  nous  ra- 
mène à  la  grande  idée  morale  de  la  vanité  humaine  ,  tout  ce  passage 
n'est  pas  la  meilleure  cxplicatiou  que  Bossuet  ait  donnée  du  gouver- 
nement providentiel  de  Dieu. 

•5  «  Balancer  les  choses  humaines.  »  Le  svstème  d'équilibre  entre 
les  nations  européennes  remonte  au  XVI«  siècle ,  et  à  la  rivalité  de 
François  l^r  et  de  Charleî-Quinl    1315-1547). 

^  «  Il  le  sait  et  nous  l'ignorons.  »  Chute  de  période  remarquable 
pour  l'idée  et  l'harmonie. 

"î  Ecce  audivimus  quoJ  regcs  domus  Israël  clémentes  sunt.  lit  Rec. 
c.  XX,  r.  31.  Voy.  dans  Fléchier.le  développement  des  mêmes  idées. 

8  «  Je  n'examinerai  pas,  etc.  »  Forme  sèche  et  décousue;  ce  sonl 
les  idées  seules  qui  rallachenl  ensemble  ces  divers  dévcloppcmonls. 

9  «  Sans  dire.  »  Exemple  de  préiérilicn.  figure  d'un  emploi  difficile, 
parce  qu'elle  sent  presque  toujours  ralîcclalion. 


j02  ORAISON  FUNÈBRE 

ni  qiron  tronvoit  quelque  chose  de  p]  US  vigoureux  dans  les  ar- 
mes et  dans  le  courage  de  celle  de  France  ',  maintenant  que 
par  une  grâce  particulière  ces  deux  caractères  se  réunissent 
visiblement  en  notre  faveur*,  je  remarquerai  seulement 
ce  qui  faisoit  la  joie  delà  reine  :  c'est  que  Dieu  avoit  donné 
à  ces  deux  maisons,  d'où  elle  est  sortie,  la  piété  en  partage; 
de  sorte  que,  sanctifiée  ^,  qu'on  m'entende  bien  *,  c'est-à- 
dire  consacrée  à  la  sainteté  par  sa  naissance,  selon  la  doc- 
trine de  saint  Paul,  elle  disoit  avec  cet  apôlre  :  «  Dieu,  que 
«  ma  famille  a  toujours  servi,  et  à  qui  je  suis  dédiée  par 
a  mes  ancêtres  :  »  Deus  cui  servio  à  progenitoribus^. 

Que  s'il  faut  venir  au  particulier  ^  de  l'auguste  maison 
d'Autriche,  que  peut-on  voir  de  plus  illustre  que  sa  des- 
cenlance  immédiate"^,  où,  durant  l'espace  de  quatre 
cents  ans  *,  on  ne  trouve  que  des  rois  et  des  empereurs , 
et  une  si  grande  affluence  de  maisons  royales,  avec  tant 
d'Etats  et  tant  de  royaumes  ^ ,  qu'on  a  prévu  il  y  a 
longtemps  qu'elle  en  seroit  surchargée  *°? 

Qu'est-il  besoin  de  parler  delà  très-chrétienne  maison  de 
François  qui,  parsanoble  constitution,  est  incapable  d'être 

1  «  Les  conseils...,  les  armes,  etc.»  Un  poëte  du  seizième  siècle  avait 
rendu  la  même  opposition  d'une  manière  moins  grave  : 

Bella  gérant  alii  :  tu,  felix  AïKfrin,  uiilie  : 
Nam  quae  Mais  aliis,  dat  tibi  re{;na  Venus. 

*  «  Visiblement.  «  C'est-à-dire  d'une  manière  effective  et  réelle.  — 
En  notre  faveur  ;  ces  alliances  n'ont  jamais  empêché  les  guerres. 

3  Filii  vestri...  sancti  sunl.  I  Cor.  c.  vu,  v.  li. 

*  «  Qu'on  m'entende  bien.  »  Parentlii'se  inutile;  commentaire  pé- 
nible. Bossuet  trahit  ici  la  gêne  qu'il  éprouve. 

s   Ep.  Beau  Pauli  ad.  Timolheuin.  I,  3. 

6  «  Au  particulier.  »  Emploi  très-rare  de  l'adjectif  pris  absolument 
comme  en  grec  rb  tît'wrt/.sv. 

7  «  Descendance  immétliate.  »  C'est-à-dire  sans  interruption. 

8  Avènement  de  la  maison  de  Habsbourg  à  l'Kmpire  par  l'élection  du 
comte  Rodolphe,  après  .e  grand  interrègne,  en  1273. 

9  «  Une  si  grande  affluence  de  maisons  royales,  etc.  »  «  Elle  étoit 
«  fillft  de  ces  rois,  qui,  par  la  force  des  armes,  par  la  prudence  des 
«  conseils  ou  par  le  droit  des  successions,  ont  réuni  plusieurs  cou- 
«  ronnes  en  une  seule  ,  qui  portent  leur  domination  au  delà  des  mers 
«  et  des  monts,  qui  se  font  obéir  dans  l'ancien  et  dans  le  nouveau 
«  monde,  et  dont  la  puissance  s'èlend  si  loin,  qu'ils  gemisseni  pour 
«  ainsi  dire  snus  le  faiv  de  tant  de  provinces  et  de  roifaumes,  et  que 
«  leur  grandeur  même  leur  est  à  charge.  »  Fléchier,  l^'' partie. 

10  «  Surchargée.  »  Par  les  conquêtes  ou  les  héritages  de  Maximilien, 
de  Ferdinand,  d'Isabelle,  de  Philippe-le-B?au  et  de  Charles-Quint. 

*•  «  Très-chrétienne.  »  Titre  donné  par  les  papes  aux  rois  de  France, 
comme  celui  de  catholique  aux  rois  d'Espagne. 


DE  MARIE-THÉRÈSE  D'AUTRICHE.  403 

assujettie  à  une  famille  étrangère*  ;  qui  est  toujours  do- 
minante dans  son  chef  ^  ;  qui,  seule  dans  tout  l'univers  et 
dans  .tous  les  siècles,  se  voit  après  sept  cents  ans  d'une 
royauté  établie  ^  (sans  compter  ce  que  la  grandeur  d'une 
si  haute  origine  fait  trouver  ou  imaginer*  aux  curieux  ob- 
servateurs des  antiquités)  seule,  dis-je,  se  voit  après  tant 
de  siècles  encore  dans  sa  force  et  sa  fleur,  et  toujours  en 
possession  du  royaume  le  plus  illustre  qui  fut  jamais  sous 
le  soleil,  et  devant  Dieu,  et  devant  les  hommes  ;  devant 
Dieu,  d'une  pureté  inaltérable  dan^  la  foi;  et  devant  les 
hommes,  d'une  si  grande  dignité,  qu'il  a  pu  perdre  l'Em- 
pire ^  sans  perdre  sa  gloire  ni  son  rang  ? 

La  reine  a  eu  part  à  cette  grandeur,  non-seulement 
par  la  riche  et  iière  maison  de  Bourgogne*^,  mais  encore 
par  Isabelle  de  France,  sa  mère,  digne  fille  de  Henri-le- 
Grand,  et,de  l'aveude  l'Espagne,  la  meilleure  reine  comme 
la  plus  regrettée,  qu'elle  eût  jamais  vue  sur  le  trône  ^. 
Triste  rapport  de  cette  princesse  avec  la  reine  sa  fille  :  elle 
avoit  à  peine  quarante-deux  ans  quand  l'Espagne  la  pleura; 
et  pour  notre  malheur,  la  vie  de  Marie-Thérèse  n'a  guère 
en  un  plus  long  cours.  Mais  la  sage,  la  courageuse  et  la 

1  «  Incapable  d'être  assujettie,  etc.  »  A  cause  de  la  succession  des 
diverses  branches  des  Capétiens,  à  l'exlinclion  d'une  famille  régnante. 
Incapable  se  dit  ordinairement  de  l'impossibilité  d'une  intention,  d'une 
volonté,  et  n'est  pas  synonyme  de  hon  d'élnl. 

*  «  Dominante,  n  Le  roi  est  le  chef  de  la  famille  et  du  royaume. 

^  «  Sept  cents  ans.  »  Avènement  des  Capétiens  en  987. 

'*  «  Imaginer.  »  Les  faiseurs  de  généalogie  imitaient  volontiers  Ron- 
sard, qui,  dans  son  épopée  de  la  Franciade^  faisait  descendre  les  Francs 
de  Franrus,  fils  d'Hector. 

^  «  Perdre  l'Kmpire.  »  Par.  la  décadence  de  la  race  de  Charlemagne. 
Charles-le-Gros,  déposé  à  Tribar  en  887,  en  est  le  dernier  empereur. 

^  «  La  fière  maison  de  Bourgogne.  »  La  seconde  maison  de  Bour- 
gogne, si  dangereuse  aux  rois  de  France  par  sa  richesse,  sa  puissance  et 
son  ambition,  remonte  à  Philippe-le-Hardi,  fils  de  Jean  |er  (1564).  Maxi- 
milien  d'Autriche  en  épousa  l'hénliére,  Marie,  fille  de  Charles-le-Té- 
méraire,  en  1477. 

■^  «  Et,  de  l'aveu  de  l'Espagne,  etc.  »  Isabelle  ou  Elisabeth  de  Bour- 
bon, fille  de  Henri  iV,  morte  en  1644,  le  6  octobre.  —  «  Le  roi  la  lais- 
«  soit  alors  gouverner  son  royaume,  ce  qu'elle  faisoit  avec  beaucoup  de 
«  gloire,  si  bien  qu'il  la  regretta  infiniment.  »  Mémoires  de  Madame  de 
Mnlleville.  —  «  Une  mère  qu'une  sinci^re  piété,  une  tendresse  respec- 
<(  tueuse  pour  son  époux,  une  bonté  ofiicieuse  et  libérale  pour  ses  su- 
ce jets,  un  courage  mâle  dans  les  besoins  pressants  de  l'Etat,  et  une 
«  sage  patience  dans  les  peines  et  les  tribulations  domestiques,  avoienl 
«  rendue  vénérable  et  à  l'Espagne,  où  elle  regnoit,  et  à  la  France  d'où 
«  elle  étoit  sortie.  »  Fléchier. 


lOi  OUAISON  FUNÈBRE 

pieuse  Isabelle  devolt  une  partie  de  sa  gloire  aux  niallieurîJ 
de  TEspagne,  dont  on  sait  qu'elle  trouva  le  remède  par  un 
zèle  et  par  des  conseils  qui  ranimèrent  les  grands  et  les  peu- 
ples, et,  si  on  le  peut  dire,  le  roi  môme  ^  IN'e  nous  plai- 
gnons pas,  chrétiens,  de  ce  que  la  reine  sa  fille,  dans  un 
état  plus  tranquille,  donne  aussi  un  sujet  moins  vif  ^  à  nos 
discours,  et  contentons-nous  de  penser  que  dans  des  occa- 
sions aussi  malheureuses,  dont  Dieu  nous  a  préservés,  nous 
y  eussions  pu  trouver  les  mêmes  ressources. 

Avec  quelle  application  et  quelle  tendresse  Philippe  lY 
son  père  ne  Tavoit-il  pas  élevée  ^  !  On  la  regardoit  en  Es- 
pagne non  pas  comme  une  infante,  mais  comme  un  infant; 
car  c'est  ainsi  qu'on  y  appelle  la  princesse  qu'on  reconnoît 
comme  héritière  de  tant  de  royaumes.  Dans  cette  vue  on 
approcha  d'elle  tout  ce  que  l'Espagne  avoit  de  plus  ver- 
tueux et  de  plus  habile.  Elle  se  vit,  pour  ainsi  parler,  dè:^ 
son  enfance  tout  environnée  de  vertu*;  et  on  voyoit  paroître 
en  cette  jeune  princesse  plus  de  belles  qualités  qu'elle 
n'attendoit  de  couronnes  '^.  Philippe  l'élève  ainsi  poursc^ 
Etats;  Dieu  qui  nous  aime  la  destine  à  Louis  ^. 

Cessez,  princes  et  potentats,  de  troubler  par  vos  préten- 
tions le  projet  de  ce  mariage"^.  Que  l'amour,  qui  semble 
aussi  le  vouloir  troubler  *,  cède  lui-même.  L'amour  peut 

*  «  Le  roi  même.  »  Philippe  IV,  fils  de  Philippe  III  et  de  Marguerite 
d'Autriche,  né  le  8  août  1605,  roi  en  1621,  mort  le  17  sept.  1665.  La 
;;uerre  de  Trente  ans  eut  pour  lui  de  funestes  résultats.  La  révolte  du 
Portugal  et  de  la  Catalogne  (1640)  l'avait  accablé.  La  reine  fit  appel 
à  la  fidélité  des  Espagnols,  et,  en  quelques  semaines,  arma  et  orga- 
nisa 50,000  hommes.  Ce  fut  elle  qui  fit  exiler  Olivarés.  Elle  laissait  un 
lils.  Don  Carlos,  qui  lui  sur\écut  peu,  et  une  fille,  ftlarie-Thérèse. 

-  «  Vif,  »  Vivus,  vivant,  animé  (page  67,  note  2),  Excuse  qui  trahit 
l'embarras  de  l'orateur  dans  un  sujet  qui  prêtait  peu  à  l'éloquence. 

3  Voyez  la  notice  biographique.  —  Indications  bien  sèches,  surtout 
quand  on  les  rapproche  du  portrait  de  la  duchesse  d'Orléans. 

*  <(  ICnvironnée  de  vertu.  »  Métaphore  simple  et  hardie. 

■>  «  Plus  de  belles  qualités  qu'elle  n'attendoit,  etc.  »  llapprochemcKl 
i,ui  fait  \aIoir  l'idée  par  une  opposition  ingénieuse. 

•>  «  Dieu  qui,  etc.  »  Transition  qui  amène  le  fait  le  plus  important  de 
riiisloire  de  la  reine  :  la  paix  des  Pyrénées  et  le  mariage  de  Louis  XIV. 

'  ((  Cessez,  princes  et  potentats,  etc.  »  L'Autriche  voulait  marier  l'in- 
fanle  à  l'archiduc  Léopold,  dans  l'espoir  d'hériter  un  jour  de  l'Espagne  ; 
lîiais  Philippe  IV  avait  deux  fils,  ce  qui  éloignait  l'idée  que  l'Espagne 
pût  revenir  un  jour  à  la  France. 

s  «  L'amour,  qui  semble,  etc.  »  «  L'étoile  qui  donnoità  iMazarin  une 
«  autorité  si  entière,  s'étendit  même  jusqu'à  l'amour.  Le  roi  n'avoit  pu 
'(  porter  son  cœur  hors  de  la  famille  de  cet  heureux  ministre  ;  il  l'avoit 
'i  donné,  dès  sa  plus  tendre  jeunesse,  ii  la  troisième  de  ses  nièces,  M^'^  dft 


DE  MARIE-THÉRÈSE  D'AUTRICHE.  i03 

bien  remuer  le  cœur  des  héros  du  monde;  il  peut  bien  ^ 
soulever  des  tempêtes,  et  y  exciter  des  mouvements  qui 
fassent  trembler  les  politiques,  et  qui  donnent  des  espé- 
rances aux  insensés  :  mais  il  y  a  des  âmes  d'un  ordre  su- 
périeur à  ses  lois,  à  qui  il  ne  peut  inspirer  des  sentiments 
indignes  de  leur  rang  ^  11  y  a  des  mesures  prises  dans  le 
ciel,  qu'il  ne  peut  rompre^;  et  Tinfante,  non-seulement 
par  son  auguste  naissance,  mais  encore  par  sa  vertu  et 
par  sa  réputation,  est  seule  digne  de  Louis. 

C'étoit  «  la  femme  prudente  qui  est  donnée  proprement  par 
«  le  Seigneur^,»  comme  dit  le  Sage*.  Pourquoi  adonnée-' 
proprement  par  le  Seigneur,  »  puisque  c'est  le  Seigneur  qui 
donne  tout?  et  quel  est  ce  merveilleux  avantage  qui  mérite 
d'être  attribué  d'une  façon  si  particulière  àla  divine  bonté  ? 
Il  ne  faut,  pour  l'entendre,  que  considérer  ce  que  peut 
dans  les  maisons  la  prudence  tempérée^  d'une  femme  sage 

«  Mancini.  Le  cardinal  ne  s'opposa  pas  d'abord  à  celle  passion...  ;  main, 
a  quaid  il  ««7  que  la  reine  ne  pounoit  enlendre  sans  liorreur  la  propo- 
«  silion  de  ce  maiiage,  et  que  l'exécution  en  eût  élé  Irès-hasardeuse 
«  pour  lui,  il  se  voulut  faire  un  mérite  envers  la  reine  et  envers  l'Etal 
f<  d'une  chose  qu'il  croyoil  contraire  à  ses  propres  intérêts.  »  M'"'^  de 
}.A  F.vvETTE,  lJist.de  Madame  llenrielle. 

1  «  Mais  il  y  a  des  âmes,  etc.  »  Allusions  délicates,  et  dont  Bossuet 
s'est  tiré  avec  une  convenance  et  une  dignité  parfaites.  Tout  ce  mor- 
ceau s'appliquerait  parfaitement  à  l'admirable  caractère  de  Pauline,  dans 
Corneille.  [Polyeucle,  II,  2.) 

De  .]uelque  am:int  pour  moi  que  mon  père  eût  fiil  chois, 

Quand  à  ce  {;r:ind  pouvoir  que  ia  v-iL-nr  vous  donne 

Vous  auriez  itjouîé  lécliit  d'une  cnuri.nne, 

Qu;in<l  je  vous  aurois  vu,  qnniid  ju  r.Mirois  haï. 

J'en  aurois  soup.iré,  mais  j'aurois  obéi. 

Et  sur  mt-s  passions  ma  raison  souveraine 

Eût  hlàmé  mes  soupirs  et  dissipé  ma  haine. 

î  «  H  y  a  des  mesures  prises...  qu'il  ne  peut  rompre,  m  Sur  cette 
construction,  voy.  page  39,  note  3. 

3  A  Domino  proprie  uxor  prudens.  Prov.,  c.  xix,  v.  li. 

*  «  Le  Sage.  »  Salomon,  livre  des  proverbes.  (Salomon  les  écrivait 
quatre  cents  ans  avant  la  captivité.  (1000-600.)  Uist.  Univ.)  »  P\u- 
'.i  sieurs  savants  ne  le  regardent  que  comme  un  choix  de  sentences  et 
«  de  maximes  recueillies,  pour  la  plus  grande  partie,  des  écrits  de  ce 
((  prince;  et,  pour  le  reste,  de  divers  écrivains  inspirés.  On  croit  même 
«  que  celle  collection  fut  laite  par  le  prophète  Isaïe.  »  Gué.née,  Lettres 
lie  quelques  Juifs^  II,  460. 

^  «  Pourquoi  donnée,  etc.  »  Forme  de  commentaire  fréquente  dai!» 
les  oraisons  funèbres. 

^  «  Tempérée.  »  Expression  familière  au  dix-seplième  siècle.  Le  mol 
Tempérament  signifie  l'accord,  l'ensemble  des  parties  qui  se  balancent 
et  se  complèient.   {Temperamcnlum.)   «  Dieu  vouloil  que  la  fille  vint 


106  ORAISON  FUNÈBRE 

pour  les  soutenir,  pour  y  faire  fleurir  dans  la  piété  la  vé- 
ritable sagesse^  ,  et  pour  calmer  des  passions  violentes 
qu'une  résistance  emportée  ne  feroit  qu'aigrir. 

Ile  pacitique-,  où  se  doivent  terminer  les  différends  de 
H-  deux  grands  empires  à  qui  tu  sers  de  limites;  île  éternel- 
•  lement  mémorable  par  les  conférences  de  deux  grands  mi- 
nistres ;  où  Ton  vit  développer  toutes  les  adresses  ^  et  tous 
les  secrets  d'une  politique  si  différente  ;  où  l'un  se  don- 
noit  du  poids  par  sa  lenteur,  et  l'autre  prenoit  l'ascendant 
par  sa  pénétration  ;  auguste  journée  où  deux  lières  nations 
longtemps  ennemies,  et  alors  réconciliées  par  Marie-Thé- 
rèse'^, s'avancent  sur  leurs  confins,  leurs  rois  à  leur  tète  5, 
non  plus  pour  se  combattre,  mais  pour  s'embrasser;  où 

«  comme  restituer  à  la  France  tant  de  vœux  et  tant  de  vertus  que  la 
«  mère  avoil  portés  en  Espagne.  »  Fléchier. 

1  «  Dans  la  piété.  »  C'est-à-dire  avec  la  piété,  qui  est  le  principe  et 
le  fond  de  la  sagesse.  (Voy.  Or.  fan.  de  Madame,  p.   7L.) 

2  L'île  des  Faisans,  sur  la  Bidassoa,  qui  sépare  la  France  et  l'Es- 
pagne, surnommée  Vile  de  la  Confcrence,  parce  que  Mazarin  et  D.  Louis 
de  Haro  y  conclurent  la  paix  des  Pyrénées,  le  7  novembre  1639.  —  Les 
réminiscences  de  Bossuel  se  rencontrent  à  chaque  pas  dans  le  discours 
de  Fléchier.  Voici  qu'il  refait  le  récit  de  la  paix  des  Pyrénées  :  «  Re- 
«  présentez-vous  celte  île  fameuse  où  deux  hommes  charges  des  inlé- 
«  rets  et  des  deslins  des  deux  nations,  faisnienl  valoir  leur  habileté  à 
«  disputer  les  droits  des  couronnes,  et  tantôt  se  soutenant  avec  gran- 
it deur,  tantôt  se  relâchant  avec  prudence,  joignant  l'adresse  et  la 
«  persuasion  à  la  justice  ou  à  la  conjoncture  des  affaires,  apris  avoir 
«  déployé  tous  les  secrets  de  leur  politique,  conclurent  enfin  cette 
«  bienheureuse  alliance;  alliance  qui  fut  pourtant  l'ouvrage  de  la  pro- 
«  vidence  de  Dieu,  et  non  pas  le  fruit  des  travaux  et  de  la  sagesse  de 
«  ces  grands  hommes.  Quel  fui  ce  jour  heureux  qui  la  \it  sortir, 
((  comme  la  colombe  de  l'arche,  de  ce  petit  espace  de  terre  que  les 
«  flots  respecteront  éternellement,  pour  annoncer  aux  provinces  leur 
«  félicité,  et  porter  partout  où  elle  passoit,  la  paix  et  la  joie  dans  le 
«  cœur  des  peuples!  »  (l^e  partie.)  Suit  un  mouvement  imiié  de  Bos- 
suel  :  «  Trompons  notre  douleur  par  le  souvenir  de  nns  joies  passées.» 
Il  y  avait  déjà  dans  l'Or.  fun.  de  Madame  :  «  0  mort,  éloigne-toi  de  notre 
pensée,  et  laisse-nous  tromper  la  violence  de  notre  douleur  parle  sou- 
venir de  notre  joie.» 

3  «  Les  adresses.  »  Ce  mot  s'emploie  rarement  au  pluriel.  [Arles.] 

*  «  Par  Marie-Thérèse.  »  Mais  avant  tout  par  l'extrémilé  où  se  trou- 
vait l'Espagne,  épuisée  par  onze  années  de  revers.  '  Bal.  de  Rocroy, 
16-43.  — Bat.  des  Dunes,  1638.) 

^         Je  m'imagine  voir,  avec  Louis-le-Grand, 
Philippe  quatre  qui  s'avance 
Dans  l'île  de  la  Conférence. 
Ainsi  s'avançoienl  pas  à  pas, 
Nez  à  nez,  nos  aventurières. 

La  Fontaine,  les  deux  Chèvres.  XII,  h. 


DE  MARfE-THÉRÈSE  D'AUTRICHE.  107 

ces  deux  rois,  avec  leur  cour,  d'une  grandeur,  d'une  poli- 
tesse, et  d'une  magnilicence  aussi  bien  que  d'une  conduite 
si  différentes,  furent  \  l'un  à  l'autre  et  à  tout  l'univers,  un 
si  grand  spectacle;  fêtes  sacrées,  mariage  fortuné,  voile 
nuptial,  bénédiction,  sacrifice,  puis-je  mêler  aujourd'hui 
vos  cérémonies  et  vos  pompes  avec  ces  pompes  funèbres  ^^ 
et  le  comble  des  grandeurs  avec  leurs  ruines  ^?  Alors  l'Es- 
pagne perdit  ce  que  nous  gagnions  :  maintenant  nous  per- 
dons tous,  les  uns  et  les  autres*;  et  Marie- Thérèse  périt 
pour  toute  la  terre.  L'Espagne  pleuroit  seule;  maintenant 
que  la  Fi'ance  et  l'Espagne  mêlent  leurs  larmes,  et  en 
versent  des  torrents;  qui  pourroit  les  arrêter  ^?  Mais,  si 
l'Espagne  pleuroit^  son  infante  qu'elle  voyoit  monter  sur 
le  trône  le  plus  glorieux  de  l'univers,  quels  seront  nos  gé- 
missements à  la  vue  de  ce  tombeau,  où  tous  ensemble 
nous  ne  voyons  plus  que  l'inévitable  néant  des  grandeurs 
humaines?  Taisons-nous  ■^;  ce  n'est  pas  des  larmes  ^  que  je 
veux  tirer  de  vos  yeux.  Je  pose  les  fondements  des  in- 
structions que  je  veux  graver^  dans  vos  cœurs  :  aussi  bien  la 
vanité  des  choses  humaines,  tant  de  fois  étalée  dans  cette 
chaire  ^*,  ne  se  montre  que  trop  d'elle-même,  sans  le  se- 

*  «  D'une  magnificence  si  dilTérenle.»  «  La  cour  d'Espagne  paroît  dé- 
a  serlp,  au  prix  de  ceUe  nombreuse  quanlilé  de  gens  de  qualité  qui  of- 
«  fusf|uenl  celle  du  roi  et  qui  la  remplissent.  Ce  que  j'en  vis  nëaa- 
'(  moins,  qui  fut  peu,  me  parut  avoir  de  la  magnificence.  »  ilémuiret 

de  M™e  DE  MOTTEVILLE. 

^  «  Puis-je  mêler,  etc.  »  —  «  Mon  oreille  retentit  de  la  voix  d'un  pro- 
«  phéte.  Kst-ce  Isaïe,  est-ce  Jérémie  qui  apostrophe  l'Ile  de  la  Conlc- 
«  rence  et  les  pompes  nuptiales  de  Louis?  »  (Chateaibbiand,  Génie  du 
Chrislinnisme.  III,  iv,  4.)  La  période  tombe  en  elTel  sur  un  contraste 
inattendu  et  touchant.  Quant  à  la  première  partie  do  l'apostrophe,  et 
aux  petits  détails  qu'elle  renferme,  peul-clre  est-elle  inférieure,  eu 
égard  à  l'importance  ([ue  Bossuet  lui  a  donnée,  aux  grands  mouvements 
d'éloquence  des  oraisons  funèbres. 

^  «  Comble  et  ruines.  »  Antithèse  de  mots  expressive. 

*  «  .\lors  IKspagne  perdit,  etc.  »  Voyez  la  même  idée  dans  YOraison 
funèbre  de  Ma.lnme,  page  30,  notes  4  et  3. 

^  «  Qui  pourroit  les  arrêter?  »  Phrases  faibles  et  languissantes. 

^  «  L'Espagne  pleuroit.  »  Exemple  de  mélonipnie.  Expression  exa- 
gérée, si  l'on  songe  à  l'oigueil  et  à  l'éiiquelle  de  la  cour  espagnole. 

"^  «  Taisons-nous.  »  Correction  sèche  et  brusque. 

^  «  Ce  n'est  pas  des  la  mes.  »  Incorrection  grammaticale  qui  se  rc- 
lrou\e  ailleurs  dans  Bossuet.  La  grammaire  demande  :  ce  ne  sont  pas, 
car  la  conslruciion  logique  de  la  phrase  est  :  «des  larmes  sont  ce  que...,» 
et  l'inversion  ne  change  pas  les  idées. 

^  «  Je  pose  les  fnndemenls  des  instructions  que  je  veux  graver.  » 
Métaphore  mal  suivie.  Les  deux  termes  manciuent  d'analogie. 

*•>  «  Tant  de  fois  étalée.  »   Voyez  les  oraisons  funèbres  de  Henriette 


108  ORAISON  FUNÈBRE 

cours  de  ma  voix,  dans  ce  sceptre  sitôt  tombé  d'une  si 
royale  main,  et  dans  une  si  haute  majesté  si  promptement 
dissipée. 

Mais  ce  qui  en  faisoit  le  plus  grand  éclat  *  n'a  pas  en- 
encore  paru.  Une  reine  si  grande  par  tant  de  titres  le 
devenoit  tous  les  jours  par  les  grandes  actions  du  roi  et  par 
le  continuel  accroissement  de  sa  gloire*.  Sous  lui  la 
France  a  appris  à  se  connoître.  Elle  se  trouve  des  forces 
que  les  siècles  précédents  ne  savoient  pas.  L'ordre  et  la  dis- 
cipline militaire  s'augmentent  avec  les  armées  ^.  Si  les 
François  peuvent  tout  *,  c'est  que  leur  roi  est  partout  leur 
capitaine";  et,  après  qu'il  a  choisi  l'endroit  principal  quil 
doit  animer  par  sa  valeur,  il  agit  de  tous  côtés  par  l'im- 
pression de  sa  vertu  ^. 

Jamais  on  n'a  fait  la  guerre  avec  une  force  plus  inévi- 
table", puisque,  en  méprisant  les  saisons,  il  a  ôté  jusqu'à  la 
défense  à  ses  ennemis,  l^es  soldats,  ménagés  et  exposés 
quand  il  faut,  marchent  avec  confiance  sous  ses  étendards  : 
nul  fleuve  ne  les  arrête,  nulle  forteresse  ne  les  effraie  *.  On 

de  France  et  de  Madame.  Ici,  Bossuet    relrouve  sa  haute  éloquence. 

^  «  3Iais  ce  qui  en  faisoit,  etc.  »  Transition  qui  amène  l'éloge  du  roi. 

-  Ce  long  et  éloquent  panégyrique  de  Louis  XIV  est  une  dette  payée 
par  BossuL'l  à  la  grandeur  et  aux  bienTailsdu  souverain.  A  celte  époque 
(1635),  la  flatterie  était  presque  une  vérité,  et  Bossuet  se  faisait  l'inler- 
prèle  de  l'admiration  générale  en  France  et  à  la  cour. 

^  C'est  Louis  XIV,  secondé  de  Louvois,  quia  introduit  en  France  l'or- 
ganisation militaire  moderne. 

*  L'esprit  pratique  et  politique  de  Bossuet  est  vivement  frappé  de  la 
force  de  l'organisation  militaire.  Quelques  années  auparavant,  il  disait 
au  Dauphin,  en  lui  développant  les  causes  de  la  puissance  des  Romains: 
«  Il  y  a  plaisir.  Monseigneur,  à  vous  parler  de  ces  choses  dont  vous  êlessi 
«  bien  instruit  par  d'excellents  maîtres,  et  que  vous  voyez  pratiquées,  sous 
«  les  ordres  de  Louis-le-Grand,  d'une  manière  si  admirable,  quejencsaissi 
«  la  milice  romaine  a  jamais  rien  eu  de  plus  beau.  Mais,  sans  vouloir  ici 
«  la  mettre  aux  mains  avec  la  milice  françoise,  etc.»  Idisi.  Univ.,  111,6, 
page  378,  édit.  classiq.  de  M.  Delachapelle. 

5  «  Leur  capitaine.  »  Le  roi  avait  encore  récemment  commandé  en 
personne  la  campagne  de  Hollande,  jusqu'à  la  paix  de  Nimègue,  en 
1678;  il  continua  de  commander  jusqu'à  la  paix  de  Ryswick  , 
<  n  1698.  Depuis  il  ne  parut  plus  à  l'armée. 

**         Louis,  les  animant  du  feu  de  son  courage, 

Se  plaint  de  sa  grandeur,  qui  l'attache  au  rivage. 

BoiLEAU,  Epllre  au  Roi. 

''  «  Inévitable.  »  Ineluclahilis^  pour  irrésistible.  Fléchier  n'a  indi- 
qué que  sous  forme  de  prcléritinn  cet  éloge  du  roi  ;  mais  il  y  a  parlé 
de  la  régence  de  la  reine,  dont  Bossuet  n'a  rien  dit. 

*  M  Nul  Ueuve.»  Le  Rhin,  franchi  le  i2juiD  1672.  a  Le  miracle  éloil 


DE  MARIE-THÉRÈSE  D'AUTRICHE.  JOÔ 

sait  que  Louis  foudroie  les  villes  plulôt  qu'il  ne  les  assiège; 
et  tout  est  ouvert  à  sa  puissance. 

Les  politiques  ne  se  mêlent  plus  de  deviner  ses  desseins. 
Quand  il  marche,  tout  se  croit  également  menacé  :  un 
voyage  tranquille  devient  tout-à-coup  une  expédition  re- 
doutable à  ses  ennemis.  Gand  tombe  ^  avant  qu'on  pense  à 
le  munir:  Louis  y  vient  par  de  longs  détours;  et  la  reine, 
qui  raccompagne  au  cœur  de  Thiver,  joint  au  plaisir  de  le 
suivre  celui  de  servir  secrètement  à  ses  desseins. 

Par  les  soins  d'un  si  grand  roi,  la  France  entière  n'est 
plus,  pour  ainsi  parler,  qu'une  seule  forteresse  qui  montre 
de  tous  côtés  un  front  redoutable^.  Couverte  de  toutes  parts, 
elle  est  capable  de  tenir  la  paix  avec  sûreté  dans  son  sein  ^, 
mais  aussi  de  porter  la  guerre  partout  où  il  faut,  et  de 
frapper  de  près  et  de  loin  avec  une  égale  force.  Nos  enne- 
mis le  savent  bien  dire  ;  et  nos  alliés  ont  ressenti  dans  le 
plus  grand  éloignemenl,  combien  la  main  de  Louis  étoit 
secourable*. 

Avant  lui,  la  France,  presque  sans  vaisseaux,  tenoit  en 
vain  aux  deux  mers;  maintenant  on  les  voit  couvertes  depuis 
le  levant  jusqu'au  couchant  de  nos  flottes  victorieuses  °;  et 
la  hardiesse  françoise  porte  partout  la  terreur  avec  le  nom 
de  Louis ^.  Tu  céderas,  ou  tu  tomberas  sous  ce  vainqueur, 

«  de  l'avoir  passé  à  la  nage,  »  écrit  madame  de  Sévigné  à  madame  de 
Grignan.  —  «  Nulle  forteresse.  »  Valencienncs,  une  des  plus  Tories  place;: 
de  Flandre,  emportée  par  une  poignée  de  mousquetaires,  en  1677. 

1  «  Gand  tombe.  »  Louis  XIV,  lorsqu'il  vint  assiéger  Gand,  qu'il  prit 
en  cinq  jours,  s'était  détourné  par  la  Lorraine  et  menaçait  Luxem- 
bourg, afin  d'aUirer  sur  cette  ville  l'attention  de  l'ennemi  (1678). 

2  Allusion  aux  places  fortifiées  par  Vauban  à  mesure  qu'il  les  pre- 
nait. Comparaison  précise  et  forte,  ainsi  que  le  développement  qui  suit. 
'  3  ((  Tenir  la  paix  avec  sûreté.  »  Parce  qu'elle  est  à  l'abri  des  inva- 
sions (ce  qui  n'empêclia  pas  un  parti  ennemi  d'enlever  le  premier  écuycF 
près  de  Versailles,  en  1708). 

*  «Secourable.»  Allusion  à  la  bataille  de  St-Gotliard,  (V.  p.  lU,n.  2). 

5  «  Nos  flottes  viclorieuses.  »  1665-1665,  victoires  du  duc  de  Beau- 
fort  sur  les  Algériens.  —  1675-1677,  victoires  de  Duquesne,  d'Es- 
Irées,  etc.,  sur  la  marine  hollandaise.  «  Cinq  arsenaux  de  marine  sont 
«  bâtis  à  Brest,  à  Rochefort,  à  Toulon,  à  Dunkerque,  au  Havre  de  Grâce. 
«  Dans  l'année  1672,  on  a  soixante  vaisseaux  de  ligne  et  quarante  fré~ 
«  gales.  Dans  l'année  1681,  il  se  trouve  cent  quatre-vingt-dix-huit  vai&- 
((  seaux  de  guerre,  en  comptant  les  allèges;  et  trente  galères  sont  dans 
'<  le  port  de  Toulon,  ou  armées,  ou  prêtes  à  l'être.  Onze  mille  homme? 
^i  de  troupes  réglées  servent  sur  les  vaisseaux  ;  les  galères  en  ont  l|  ois 
'<  mille,  etc.  »  Voltaire,  5<èc/e  de  Louis  XIV,  c.  xxix. 

^  «  La  hardiesse  françoise,  etc.  »  Termes  généraux  et  emphatique?, 
dont  on  est  arrivé  prompiemeni  à  faire  uue  phraséologie  commune  et 


MO                                      ORAISON  FUNÈBRE  î 

Alger,  riche  des  dépouilles  de  la  chrétienté  *.  Tu  disois  en  i 

ton  cœur  avare  2;  Je  tiens  la  mer  sous  mes  lois,  et  les  na-  j 

lions  sont  ma  proie.  La  légèreté  de  tes  vaisseaux  tedonnoit  i 

de  Ja  confiance;   mais  tu  te   verras  altaqiîé  dans  tes  mu-  j 
railles  comme  un  oiseau  ravissant  "^  qu'on   iroit  cherclier 

parmi  ses  rochers  et  dans  son  nid  où  il  partage  son  hutin  i 

à  ses  petits.  Tu  rends  déjà  tes  esclaves.  Louis  a  hrisé  les  | 

fers  dont  tu  accablois  ses  sujets,  qui  sont  nés  pourètre  libres  \ 

sous  son  glorieux  empire  ^    Tes  maisons  ne  sont  plus  qu'un  i 

amas  de  pierres.  Dans  ta  brutale  fureur  tu  te  tournes  con-  \ 

tre  toi-même,  et  tu  ne  sais  comment  assouvir  ta  rage  im-  i 

usée.  —  On  les  voit...  et  la  hardiesse...  porter,  etc.  Conslruclion  brisée  j 

et  peu  correcte.  ] 

1  «  Alger,  riche  des  dépouilles,  etc.  »  Capitale  de  l'Algérie  (Afrique  i 
septent.),  bornée  par  le  Maroc  à  1*0  ,  la  Méditerranée  au  N.,  Tunis  à  i'E.,  I 
et  le  Sahara  au  S.  —  Bombardée  en   1681-82-83.  —  «  Le  roi  se  ven- 

«  gea  d'Alger  avec  le  secours  d'un  art  nouveau,  dont  la  découverte  fut 

«  due  à  celle  attention  qu'il  avait  d'exciter  tous  les  génies  de  son  siècle,  i 
«  Cet  art  funeste,    mais  admirable,  est  celui  des  galioles  à  bombes.  » 

Siècle  de  Louis  XIV,  c.  xiv.  i 

2  «Avare.»  Avartis ,  avide.  Apostrophe  admirable.  L'imagination  ! 
anime  et  personnifie  celte  ville  lointaine,  mystérieuse,  redoutée,  élira-  ' 
duil  en  une  langue  toute  dramatique  son  orgueil  et  sa  vanité  insultantes,  j 
Au  milieu  de  cet  éloquent  panégyrique,  le  ton  s'est  éle>é  tout  à  coup,  { 
sans  préparation,  mais  sans  effort,  à  la  hardiesse  et  à  l'éclat  de  la  poésie  ; 
lyrique.  C'est  un  chant  de  victoire  à  la  manière  des  cantiques  de 
Moïse  {Exode,  xv,  Deutér.,  xxxii),  que  les  siècles  suivants  ont  imites  ; 
Dieu  les  inspiroil  lui-même;  et  il  n'y  a  proprement  que  le  peupla  . 
de  Dieu  où  la  poésie  soit  venve  par  enthousiasme  {Uist.  univers.,  If,  ' 
UF,  page  147,  édit.  classiq.  de  M.  Delachapelle.  Voy.  Or.  fan.  de  Ilen^  | 
riette  de  France,  p.  14,  note  1).  «  C'est  ainsi  que  l'armée  des  Grecs  ; 
«  chante  tout  à  coup,  après  la  mort  d'Hector  :  i 

Hpxy.iOx  p.éyy./.'jùoi'  iTzi^joy.z-jE/.-zopc/:  dîo-j.          II.  xll.  ' 

«  C'est  de  même  que  les  Saliens,  célébrant  la  fête  d'iiercule,  sécrient  :, 

«  brusquement  dans  Virgile,  JUn.,  viii,  295  :  î 

Tu  nulii{;pn,ts,  invicte,  bimembres  ] 

Hylsiimqiie,  Plioluinqiie  manu  ;    tu  Cressia  mactas  i 

Prcdijjia  et  vasium  neineu  sub  rupe  leonem.        Chatealbriand.  I 

*  «  La  légèreté  de  tes  vaisseaux;  —  un  oiseau  ravissant,  etc.  »  Ra- 
vissant  au  lieu  de  ravisseur.   Aujourd'hui,   le  participe  pris  adjective- 
ment a  complètement  perdu   ce  sens,  el  n'est  plus  que  synonyme  de  i 
charmant.  —  Comparaison  brillante  et  poétique,  pleine  devérilé  et  de 
vivacité  dans  tous  ses  deuils.  I 

*  «  Libres  sous  son  glorieux  empire.  »  «  Alger;  deux  fois  bombar-  ! 
«  dée,  envoya  des  députés  lui  demander  pardon  et  recevoir  la  paix  :  ils  \ 
«  rendirent  tous  les  esclaves  chrétiens,  et  payèrent  encore  de  l'argent;  I 
«  ce  qui  est  la  plus  grande  punition  des  corsaires.  Tunis,  Tripoli  firent 

«  les  mêmes  soumissions.  »  Siècle  de  Louis  XIV,  c.  xiv.  Voy.  aussi  l'a-  | 

necdote  sur  les  Anglais  retenus  par  les  Algériens.  Ibid,         '  ] 


DE  MARIE-THÉRÈSE  D'AUTRICHE.  111 

puissante  ^  Mais  nous  verrons  la  fin  de  tes  brigandages. 
Les  pilotes  étonnés  s'écrient  par  avance  ^  :  «  Qui  est  sem- 
«  blable  à  Tyr?  et  toutefois  elle  s'est  tue  dans  le  milieu  de 
«  la  mer  ^;  »  et  la  navigation  va  être  assurée  par  les  armes 
de  Louis  *. 

L'éloquence  s'est  épuisée  à  louer  la  sagesse  de  ses  lois 
et  l'ordre  de  ses  finances  ^  Que  n'a-t-on  pas  dit  de  sa  fer- 
meté, à  laquelle  nous  voyons  céder  jusqu'à  la  fureur  des 
duels  ^  !  La  sévère  justice  de  Louis  jointe  à  ses  inclinations 
bienfaisantes  fait  aimer  à  la  France  l'autorité  sous  laquelle 
heureusement  réunie  elleesttranquille  et  victorieuse  ^  Qui 
veut  entendre^  combien  la  raison  préside  dans  les  conseils 

1  «Ta  brutale  fureur.  »  Expression  familière  et  forte.  —  Peinture 
éloquente  de  la  rage  impuissante  de  l'ennemi  ;  on  y  sent  tout  l'orgueil 
du  triomphe. 

Nam  cupide  conculcatur  nimis  ante  metutum.     Lucrèce,  v. 

*  «  Les  pilotes,  etc.  »  Rapprochement  éloquent;  allusion  poétique  à 
ce  monde  mystérieux  de  l'Orietit,  à  celte  antique  reine  des  mers,  moins 
connue  et  plus  étrange  que  Carthage,  vaincue  par  Alexandre  comme 
Alger  par  Louis  XIV. 

3  Ou*  est  ulTyrup,  quae  obmutuit  in  medio  maris?  Ezech.,  c.xxvii,  v.  52. 

*  «  El  la  navigation,  etc.  »  Idée  importante,  mais  dont  l'expression 
paraît  bien  faible,  après  le  tableau  de  l'orgueil  d'Alger  vainqueur  et 
de   la   rage  d'.\lger  vaincu. 

»  «  Ses  lois  et  ses  finances.  »  «  L'année  1667  fut  à  la  fois  l'époque 
«  de  ses  premières  lois  et  de  ses  conquêtes.  L'ordonnance  ci\ile  parut 
«  d'abord  ;  ensuite  le  code  des  eaux  et  forêts  ;  puis  des  statuts  pour 
a  toutes  les  manufactures  ;  l'ordonnance  criminelle  ;  le  code  de  com- 
«  merce  ;  celui  de  la  marine;  tout  cela  se  suivit  d'année  en  année.  II 
«  y  eut  même  une  jurisprudence  établie  en  faveur  des  nègres  de  nos 
«  colonies,  espèce  d'hommes  qui  n'avait  pas  encore  joui  des  droits  de 
«  l'humanité.  »  Sircle  de  Louis  XIV,  c.  xxix.  Voyez  aussi,  pour  les  fi- 
nances, le  ministère  de  Colbert.  Ibid 

6  «  La  fureur  des  duels  »  «  (Juoiriu'ils  fussent  défendus  depuis 
«  Henri  IV,  celle  funeste  coulume  subsista  plus  que  jamais.  Le  fameux 
«  combat  de  la  Frette,  de  quatre  contre  quatre,  en  1665,  fut  ce  qui 
«  détermina  Louis  XIV  à  ne  plus  pardonner  Son  heureuse  sévérité 
«  corrigea  peu  à  peu  nolrf  nation,  et  même  les  nations  voisines.  »  Ibid. 
—  Déjà  l'on  disait  publiquement  en  1661  : 

Un  (liiel  met  les  {.ens  en  tnauviise  postcre. 
Et  notro  roi  »i"c-si  pis  un  monarque  en  peinture; 
11  sait  fiiire  oléir  les  pins  j;rinds  de  l'I^at, 
Et  jj  trouve  qu'il  f>iii  en  diy'io  pot«.nrat. 

Molière,  les  Fâcheux,  f,  x. 

■^  «  Tranquille  et  victorieuse.  »  Période  harmonieuse,  quoiqu'un  peu 
gênée  par  les  phrases  incidentes. 

8  «  Qui  veut.  »  Pour  ce/ui  qui.  Latinisme  qui  s'est  conservé  seule- 
ment dans  la  langue  de  la  conyersalion.  —  Remarque/   que    Bossuet 


112  ORAISON  FUNÈBRE 

de  ce  prince  n'a  qu'à  prêter  rorelllc  quand  il  lui  plaît  d'en 
expliquer  les  motifs.  Je  pourrais  ici  prendre  à  témoin  les 
sages  ministres  des  cours  étrangères,  qui  le  trouvent  aussi 
convaincant  '  dans  ses  discours  que  redoutable  par  ses  ar- 
mes. La  noblesse  de  ses  expressions  vient  de  celle  de  ses 
sentiments,  et  ses  paroles  précises  *  sont  l'image  de  la  jus- 
tesse qui  règne  dans  ses  pensées.  Pendant  qu'il  parle  avec 
tant  de  force,  une  douceur  surprenante^  lui  ouvre  les 
cœurs,  et  donne,  je  ne  sais  comment,  un  nouvel  éclat  à  la 
majesté  qu'elle  tempère  *. 

r^'oublions  pas  ce  qui  faisoit  la  joie  de  la  reine  ^  Louis 
est  le  rempart  de  la  religion;  c'est  cà  la  religion  qu'il  fait 
servir  ses  armes  redoutées  par  mer  et  par  terre ^.  Mais  son- 
geons qu'il  ne  l'établit  partout  au  dehors  que  pXrce  qu'il  la 

ajoute  :  «  Quand  il  lui  plaît,  »  mol  qui  trahit  la  réserve  orgueilleuse  du 
maître.  —  Je  me  dé\ouerai  donc,  s'il  le  faut,  dit  le  lion  aux  animaux 
malades  (La  Fontaine,  VU,  i).  «  C'est  là,  dit  St-Simon,  ce  qui  s'appelle 
vivre  et  régner.  » 

^  «  Aussi  convaincant.  »  Antithèse  facile,  qui  arrive  comme  résume 
des  idées  précédentes. 

-  «  La  noblesse  ;...  ses  paroles  précises.»  Observation  qui  s'applique 
bien  mieux  encore  à  son  panégyrisle.  Ce  mot,  du  reste,  est  le  meil- 
leur résumé  possible  de  toutes  les  rhétoriques. 

Scribcndi  recle  saptre  est  el  principitan  etfons.  Hor,  ,  de  .Jrt.  poel.  v.  Soi. 

3  «  Une  douceur  surprenante.  »  Sauf  quand  il  s'adressait,  par  exem- 
ple, aux  parlements  :  «  Subjugués  à  coups  redoublés,  appau\ris,  etc.  » 
Mais,  dans  les  audiences  pailiculières  :  «  Quoique  piévenu  qu'il  fût, 
«  quelque  mécontentement  qu'il  crût  avoir  lieu  de  sentir,  il  écoutoil 
«  avec  patience,  arec  bonlè,  avec  envie  de  s'éclaircir  et  de  s'instruire; 
«  il  n'interrompoit  que  pour  y  parvenir  »  Mém.  de  Saint-Simon. 

*  L'idée  est  ingénieuse,  dé>eloppée  avec  soin  et  bonheur;  il  faut  la 
comparer  avec  le  beau  passage  sur  la  douceur  et  la  force  du  prince  de 
Condé  ;  c'est  là  que  Uossuet  lui  a  donné  sa  forme  la  plus  générale  et  la 
plus  complète. 

5  «  N'oublions  pas,  etc.  »  Transition  habile  ;  la  piété  de  Louis  XIV 
rappelle  celle  de  la  reine  ;  mais  on  sent  que  la  reine  s'efface  dans  son 
propre  éloge  comme  elle  s'élait  effacée  dans  l'Etat.  Bossuet  fait  comme 
Pindare,  mieux  que  Pindare.  cependant,  car  il  ne  chante  pas  les  Argo- 
nautes, Jason  et  Pélias,  pendant  quatre  cents  vers,  à  propos  d'Arcésilas 
de  Cyréne  [Pyth.,  IV)  ;  mais  il  ressemble  au  moins  un  peu  au  Simo- 
nide  de  La  Fontaine  : 

Le  poiitc  d'.ibord  parla  de  son  liéros  : 

Après  en  avoir  dit  ce  qu'il  en  jouvoit  dire, 

11  se  jette  à  côlé.  [tabla  I,  xiv.) 

Remarquons  cependant  que  la  part  de  Marie-Thérèse  sera  encore  beUe, 
^  «  Ses  armes  redoutées,  etc.  »  Voy.  les   noies  sur   l'expédilioD  de 
Candie,  page  38,  note  5. 


DE  MARIE-THÉRÈSE  D'AUTRICHE.  Mo 

tait  régner  au  dedans  et  au  milieu  de  son  cœur.  C'est  Ik 
(]u'il  abat  des  ennemis  plus  terribles  que  ceux  que  tant  do 
puissances  jalouses  de  sa  grandeur,  et  l'Europe  entière  , 
pourroient  armer  contre  lui  '.  Nos  vrais  ennemis  sont  eu 
nous-mêmes;  et  Louis  combat  ceux-là  plus  que  tous  les  au- 
tres. Vous  Yoyeztomberde  toutes  parts  les  temples  deThé- 
résie  *:  ce  qu'il  renverse  au  dedans  est  un  sacrifice  bien 
plus  agréable  ^;  et  l'ouvrage  du  chrétien,  c'est  de  détruire 
les  passions  qui  feroient  dj  nos  cœur  un  temple  d'idoles  ^ 
Que  serviroit  à  Louis  d'avoir  étendu  sa  gloire  partout  oii 
s'étend  le  genre  humain?  Cène  lui  est  rien  d'être  l'homme 
que  les  autres  hommes  admirent*"^  :  il  veut  être  avec 
David,  «  l'homme  selon  le  cœur  de  Dieu^»  C'est  pourquoi 
Dieu  le  bénit.  Tout  le  genre  humain  demeure  d'accord 
qu'il  n'y  a  rien  de  plus  grand  que  ce  qu'il  lait,  si  ce  n'est 
qu'on  veuille  compter  pour  plus  grand  encore  tout  ce  qu'il 
n'a  pas  voulu  faire,  et  les  bornes  qu'il  a  données  à  sa  puis- 
sance'^.  Adorez  donc,  ô  grand  roi,  celui  qui  vous  fait  ré^ 
gner,  qui  vous  fait  vaincre,  et  qui  vous  donne  dans  la 
victoire,  malgré  la  fierté  qu'elle  inspirfî,  des  sentiments  ei 
modérés.  Puisse  la  chrétienté  ouvrir  les  yeux  ^,  et  recon- 
noître  le  vengeur  (jue  Dieu  lui  envoie!  Pendant,  ô  mal- 
heur !  ô  honte  !  ô  juste  punition  de  nos  péchés  !  pendant, 
dis-je,   qu'elle  est  ravagée  par  les  infidèles  qui  pénètrent 

*  «  C'est  là  qu'il  abat,  etc.  <•  Développement  un  peu  obscur.  On  croi- 
rait qu'il  s'agit  s'ulement  de  la  piété  personnelle  du  roi,  et  Bossuct  va 
parler  aussi  de  sa  lulle  contre  l'Iiérésie.  Exemple  d'opposition  plutôt 
encore  ingénieuse  qu'éioquenle. 

2  «  Les  temples  de  Tliérésie.  »  La  révocation  de  l'édit  de  Nantes  se 
préparait.  1683-83  (Voy.  l'Or.  fun.  de  Le  Ttllier.)  Près  de  sept  cenl< 
temples  furent  abattus  avant  même  la  révocation. 

*  H  Ce  qu'il  renverse,  etc.  »  Expressions  et  phrase  pénibles. 

*  «  Un  temple  d'idoles.  »  Ccm;)araison  tirée  de  l'Ecriture,  et  familière 
aux  prédicateurs,  mais  peu  obligeante  pour  les  protestants.  uX  l'exen;- 
<{  p!e  de  ces  princes  religieux  dont  le  Saint-Esprit  fait  l'éloge  dans  l'E- 
«  crilure,  il  abaltoit  les  hauteurs,  je  veux  dire  les  temples  que  l'hérésit» 
<f  avoit  élevés  sur  les  débris  de  nos  autels.  »  Fléchier,  2e  yarlie. 

5  «  Cj  ne  lui  est  rien,  etc.  »  Phrase  dure  et  désag:éable. 

^  «  Selon  le  cœur  de  Dieu.  »  Proba  me,  Deus,  et  scito  cor  meum. 
Ps.  cxxxviii.  (Texte  de  l'oraison  funèbre  de  Turenne  par  Mascaron.) 

"^  «  Si  ce  n'est  qu'on  veuille,  etc.  »  Phrase  sèche  et  pénible;  elles 
sont  plus  fréquentes  dans  celte  oraison  funèbre  que  dans  les  autres. 
L'idée  est  belle,  et  la  comparaison  de  la  modération  et  de  la  puissance 
de  Louis  \IV  serait  d'un  grand  effet,  si  elle  n'é(ail  une  exagération  sin- 
ipilière,  quand  on  se  reporte,  par  exemple,  à  la  campagne  de  Hollande. 

'  «  Puisse  la  chrétienté,  etc.  »  Apostrophe  et  période  harmonieuse. 


114  ORAISON  FUNÈBRE 

jusqu'à  ses  entrailles  *,  que  larde-l-elle  à  se  souvenir  et  des 
secours  de  Candie  et  de  la  fameuse  journée  du  Raab*,  où 
Louis  renouvela  dans  le  cœur  des  inlidèles  Tancienne  opi- 
nion qu'ils  ont  des  armées  françoises  fatales  à  leur  tyran- 
nie ^,  et,  par  des  exploits  inouïs,  devint  le  rempart  de  l'Au- 
triche, dont  il  avoil  été  la  terreur*"? 

Ouvrez  donc  les  yeux,  chrétiens^,  et  regardez  ce  héros, 
dontnous  pouvons  dire  comme  saint  Paulin  ^  disoil  du  grand 
Théodose,  que  nous  voyons  en  Louis,  «  non  un  loi,  mais 
<c  un  serviteur  de  Jésus-Christ,  et  un  prince  qui  s'élève 
«  au-dessus  des  hommes  plus  encore  par  sa  foi  que  par 
«  sa  couronne  "'.  » 

C'étoit,  messieurs',  d'un  tel  héros,  que  Marie-Thérèse 
devoit  partager  la  gloire  d'une  façon  particulière^,  puis- 
que, non  contente  d'y  avoir  part  comme  compagne  de  son 
trône,  elle  ne  cessoit  d'y  contribuer  par  la  persévérance  de 
ses  vœux. 


*  «  Ses  entrailles.  »  Expression  familière  et  originale. 

*  «  Candie  »  (1669}.  Vov.  l'or.  fun.  de  flenrielle  de  France,  p.  58, 
n.  5.  —  La  fameuse  journée  du  Raab.  (Le  Raab  est  une  rivière  de  Sly- 
rie,  qui  se  jette  dans  le  Danube  à  Raab,  ville  de  Hongrie).  En  1664,  le 
roi  avait  envoyé  6,000  hommes  en  Hongrie,  sous  les  ordres  du  comte 
de  Coligny,  qui  emmenait  l'éliie  de  la  noblesse,  et  ce  duc  de  la  Feuillade 
qui  plus  lard  secourut  Candie  à  ses  frais.  Ces  Français  contribuèrent 
d'une  manière  brillante  à  la  victoire  de  Sl.-Golliard,  remportée  par 
Monlecuculli  sur  le  visir  Kiuperli. 

3  «  Fatales  à  leur  tyrannie.  »  Souvenir  des  croisades;  la  seconde 
(1146),  la  troisième  (1191),  la  septième  (1248),  et  la  huitième  (1270), 
furent  commandées  par  des  rois  de  France  (Louis  VII,  Philippe  II,  et 
St.  Louis). 

*  «  La  terreur.  »  Cela  serait  plus,  juste  à  dire  de  Louis  XIll  et  de 
Richelieu,  dans  la  période  française  de  la  guerre  de  Trente  ans. 

s  «  Ouvrez  donc  les  yeux,  etc.  »  Le  panégyrique  se  continue  et  se 
termine  d'une  manière  languissante.  L'apostrophe  à  Alger  et  le  tableau 
de  l'organisation  militaire  et  intérieure  ,  nuisent  à  l'effet  que  devrait 
produire  l'éloge  de  la  piété  du  roi.  Il  n'en  est  pas  de  même  dans  l'Or. 
fun.  de  Condé  ;  tout  y  est  parfaitemeni  proportionné. 

6  5/.  Paulin,  né  à  Bordeaux  en  533,  mort  en  431  ;  il  commença  par 
être  avocat;  dexint  consul  en  378,  prêtre  en  593,  et  évèque  de  Noie 
en  409.  Il  a  laissé  des  poésies,  des  lettres,  des  discours,  etc. 

'  In  Theodosio  non  imperalorem,  sed  Chrisli  servum,  nec  regno,  sed 
fide  principem  praedicamus.  Le  levle  porte  :  «  In  Theodosio  non  tara 
((  imperatorem,  quàm  Chiisti  servum...  nec  regno,  sed  tide  piincipem 
<(  prœdicarem.  »  I'ali.in.,  Ep.  9  ad  Sev.  nov.  edit.  28  n.  6. 

'  «  C'étoit,  messieurs,  etc.  »  Transition  simple,  comme  le  sont  en 
général  celles  de  Bossuet. 

^  «  Particulière.  »  La  France  y  pouvait  cependant  contribuer  autant 
que  la  reine,  par  la  persévérance  de  ses  vœux. 


DE  MARIE-THÉRÈSE  D'AUTRICHE.  U5 

Pendant  que  ce  grand  roi  la  rendoit  la  plus  illustre  de 
toutes  les  reines,  vous  la  faisiez,  Monseigneur,  la  plus  il- 
lustre de  toutes  les  mères  ^  Vos  respects  l'ont  consolée  de 
la  perte  de  ses  autres  enfants^.  Vous  les  lui  avez  rendus  , 
elle  s'est  vue  renaîlre  dans  ce  prince^  qui  fait  vos  délices 
et  les  nôtres;  et  elle  a  trouvé  une  fille  digne  d'elle  dans 
cette  auguste  princesse^  qui,  par  son  rare  mérite  autant  que 
par  les  droits  d'un  nœud  sacré,  ne  fait  avec  vous  qu'un 
môme  cœur^  Si  nous  l'avons  admirée  dès  le  moment 
qu'elle  parut,  le  roi  a  confirmé  notre  jugement^;  et  main- 
tenant devenue,  malgré  ses  souhaits'^,  la  principale  déco- 
ration d'une  cour  dont  un  si  grand  roi  fait  le  soutien  ^ 
elle  est  la  consolation  de  toute  la  France. 

Ainsi  notre  reine  ^,  heureuse  par  sa  naissance,  qui  lui 
rendoit  la  piété  aussi  bien  que  la  grandeur  comme  hérédi- 
taire, par  sa  sainte  éducation,  par  son  mariage,  par  la 
gloire  et  par  l'amour  d'un  si  grand  roi,  par  le  mérite  et 
par  les  respects  de  ses  enfants,  et  par  la  vénération  de  tous 
les  peuples,  ne  voyoit  rien  sur  la  terre  qui  ne  fût  au-des- 

*  «  Vous  la  faisiez,  etc.  »  Complimenl  exigé  par  le  sujet,  et  de  plus 
par  la  présence  du  Dauphin,  qui  menait  le  deuil.  Il  n'est  du  reste  qu'in- 
diqué, et  se  retrouve  dans  la  péroraison. 

*  «  La  perte  de  ses  autres  enfants.  »  Voyez  la  seconde  partie. 

5  «  Ce  prince.  »  Le  duc  de  Bourgogne,  fils  aîné  du  Dauphin,  né  en 
1682,  élève  de  Fénelon  ;  Dauphin  en  1711  ;  mort  en  1712,  et  père  de 
Louis  XV"^  C'est  un  des  rares  personnages  du  siècle  qui  ont  trouvé  grâce 
devant  la  sévérité  inexorable  de  Saint-Simon. 

*  «  Cette  auguste  princesse.  »  Marie-Ànne-Christine- Victoire,  fille 
du  duc  de  Bavière,  née  à  Munich,  en  1660,  mariée  le  8  mars  1680, 
mère  des  ducs  de  Bourgogne,  d'Anjou  et  de  Berry,  morte  le  20  avril 
1690.  Fléchier  a  fait  son  oraison  funèbre  ;  Bossuet  l'avait  administrée. 
Celte  oraison  de  Fléchier  offre  quelques  rapports  avec  l'oraison  funèbre 
de  Marie-Tliérèse,  par  Bossuet. 

5  «  Par  son  rare  mérite...  un  même  cœur.  »  Compliment  d'autant 
plus  flatteur  qu'il  est  jeté  plus  négligemment  et  d'une  manière  plus  in- 
directe, Voy.  la  même  allusion  dans  la  Péroraison  de  Fléchier. 

6  «  Le  roi,  etc.  »  Le  jugement  du  roi  est  la  consécration  obligée  de 
l'opinion  publique.  (V.  Or.  fun.  de  Madame,  page  56,  note  6.) 

"^  «  Malgré  ses  souhaits.  »  Passionnée  dès  l'enfance  pour  la  vie  reli- 
gieuse, elle  avait  voulu  entrer  dans  l'ordre  de  Si  Benoît.  Sa  mère  Hen- 
rieile-Adélaïde  de  Savoie  s'y  opposa  ;  elle  avait  travaillé  à  lui  former 
un  cœur  français,  dit  Fléchier.  Elle  parvint  à  la  marier  au  Dauphin. 

^  «  La  décoration...  le  soutien.  »  Encore  des  compliments  obligés, 
qui  se  présentent  d'ailleurs  involontairement  à  l'esprit  de  Bossuet,  mais 
qui  finissent  par  fatiguer. 

®  «  Ainsi  notre  reine,  etc.  »  Enuméralion  qui  résume  la  première 
partie.  Voyez  le  plan  du  discours,  page  93. 


116  ORAISON  FUNEBRE 

isoiis  d'elle.  Klevez  maintenant,  ô  Seigneur',  et  mes  pen- 
^!  sées  et  ma  voix.  Que  je  puisse  représenter  h  cette  auguste 
'  audience^  rincomparable  beauté  d'une  âme  que  vous  avez 
toujours  habitée,  qui  n'a  jamais  «  affligé  votre  Esprit 
«  saint  »  ^,  ((  qui  jamais  n'a  perdu  le  goût  du  don  cé- 
«  leste  »  ^;  afin  que  nous  commencions,  malheureux  pé- 
cheurs, à  verser  sur  nous-mêmes  un  torrent  de  larmes,  et 
que,  ravis ^  des  chastes  attraits  de  l'innocence  ^,  jamais  nous 
ne  nous  lassions  d'en  pleurer  la  perte. 

2^  Partie.  —  A  la  vérité'',  chrétiens,  quand  on  voit  dans 
l'Évangile  la  brebis  perdue^  préférée  par  le  bon  pasteur  à 
tout  le  reste  du  troupeau,  quand  on  y  lit  cet  heureux  retour 
du  prodigue  retrouvé^,  et  ce  transport  d'un  père  attendri  qui 
met  en  joie^°  toute  sa  famille,  on  est  tenté  de  croire  que 
Il  pénitence  est  préférée  à  l'innocence  même,  et  que  le 
prodigue  retourné  reçoit  plus  de  grâces  que  son  amé,  qui 
ne  s'est  jamais  échappé  de  la  maison  paternelle.  Il  est 
Taîné  toutefois^';  et  deux  mots,  que  lui  dit  son  père,  lui  font 

•  «  Élevez  maintenant,  etc.  »  Apostrophe  qui  sert  de  transition  pour 
amener  l'éloge  de  la  piété  de  la  reine. 

'-  «  Audience.  »  Terme  de  la  langue  légale,  mais  qui,  au  temps  de 
Bossuet,  ne  lui  appartenait  pas  encore  exclusivement  (Voy.  Or.  (un,  de 
iladame,  page  60,  noie  6).  Le  mot  propre  maintenant  serait  audiioirey 
«lui  est  plus  général. 

^  Nolite  contrislare  Spirilum  sanctum  Dei.  Eph.,  c.  xliv,  v.  30. 

'*  Gustaverunl  «lonum  cœlesle.  Heb.,  c.  vi,  v.  4. 

*  «  Ravis.  »  Expression  habituelle  à  Rossuet.  Voy.  page  97,  noie  7. 

6  «  L'innocence.  »  Ici,  l'idée  se  précise  :  il  ne  s'agit  pas  de  la  piété 
ou  de  la  sainteté  en  général,  mais  de  la  pureté  inaltérable  de  l'âme, 
depuis  le  baptême  jusiiu'à  la  mort.  Là  est  J'unité  et  l'originalité  du  dis- 
cours, et  aussi  la  raison  du  caractère  mystique  que  l'éloquence  de  Bos- 
suet y  présente  fréquemment. 
^   "^  «A  la  vérité.»  Concession,  su'w'ie  d'une  correction  (ilestraîné,  elc.\ 

^  «  La  brebis  perdue.  »  —  «  Quis  ex  vobis  homo,  qui  habel  centuni 
«  oves,  si  perdiderit  unam  ex  illis,  nonne  dimillil  nonaginla  novem  in 
«  dcserto,  et  vadil  ad  illam  qua;  pcrierat,  donec  inveniat  eam?. .  ,  Con- 
«  gratulamini  niihi,quia  inveniovem  meam,  quseperierat.»  Luc,  xv,4,  6. 

^  «  Le  prodigue  retrouvé.  »  —  «  Quia  hic  filius  meus  morluus  erat, 
«  et  revixit;  perieral,  elinventus  est.»  Ibid.,  2i,  31,  32  —  Remarquez 
l'emploi  très- rare  du  pa  tiripe  retourné. 

î''  «Qui  met  en  joie.»  Expression  singulière,  car,  d'après  les  faits, 
elle  s'applique  nécessairement  au  père,  et  non  au  transport  :  «  El  ad- 
<(  ducile  viiulum  saginatum,  et  occidite,  et  manducemus,  et  epulemur. 
«  Epulari  autem  et  gaudere  oportebal.  »  Ibid  ,  32. 

**  «  11  esil'ainé.  »  Circonslance  d'une  importance  grave  dans  les  lois 
cl  les  moeurs  hébraïques.  Jacob  surprend  à  son  père  Isaac  et  achète  h 
son  frère  Esaii  les  avantages  du  droit  d'aînesse.  Salomon  redoute,  dans 
>*on  frère  .\donias,  exclu  du  trône  par  David,  le  titre  de  fils  aîné. 


DE  MARIE-THEnKSE  D'AUTRICHE.  ilT 

bien  entendre  qu'il  n'a  pas  perdu  ses  avantages  :  «  Mon 
«  fils,  lui  dit-il,  vous  êtes  toujours  avec  moi;  et  tout  ce  qui 
est  à  moi  est  à  vous  »  *.  Cette  parole,  messieurs,  ne  se 
traite  guère  dans  les  chaires-,  parceque  cette  inviolable 
fidélité  ne  se  trouve  guère  dans  les  mœurs.  Expliquons-la 
toutefois,  puisque  notre  illustre  sujet^  nous  y  conduit,  et 
qu'elle  a  une  parfaite  conformité  avec  notre  texte  *.  Une» 
excellente  doctrine  de  saint  Thomas  ^  nous  la  fait  enten- 
dre, et  concilie  toutes  choses.  Dieu  témoigne  plus  d'amour 
au  juste  toujours  fidèle;  il  en  témoigne  davantage  ^  aussi 
au  pécheur  réconcilié,  mais  en  deux  manières  différentes  '^. 
L'un  paroîtra  plus  favorisé,  si  Ton  a  égard  à  ce  qu'il  est;  et 
l'autre,  si  l'on  remarque  d'où  il  est  sorti*.  Dieu  conserve 
au  juste  un  plus  grand  don;  il  retire  le. pécheur  d'un  plus 
grand  mal^Le  juste  semblera  plus  avantagé  *°,  si  l'on  pèse 
son  mérite,  et  le  pécheur  phis  chéri,  si  l'on  considère  son 
indignité.  Le  père  du  prodigne  l'explique  lui-même  : 
«  Mon  fils,  vous  êtes  toujours  avec  moi,  et  tout  ce  qui  esl 
((  à  moi  est  à  vous  *^))  C'est  ce  qu'il  dit  à  celui  à  qui  il  con- 

1  Fili,  tu  semper  mccum  es,  elomnia  mealua  sunt.  Luc.  c.  xv,  v.31. 

2  «Ne  se  traite  guôre  dans  les  chaires.»  Expression  familière  et  prc- 
<.ise,  qui  vaut  toutes  les  périphrases. 

3  «  illustre.  »  l/luslris.  Remarquable  par  la  pureté  et  non  par  lu 
grandeur  de  la  reine. 

'*  «  Avec  notre  texte.  »  —  Sine  macula  enim  sunt;  —  celle  invio- 
lable (idélilé,  qui  pouvait  être  fréquente  aux  premiers  siècles  de  l'Eglise, 
quand  saint  Jean  écrivait,  mais  qui,  dans  la  société  moderne,  et  sur- 
tout à  la  cour,  était  presque  impossible,  même  au  dix-sepliéme  siècle. 

6  Saint  Thomas,  de  la  famille  des  comtes  d'Aquino,  né  en  1227  dan;- 
le  royaume  de  Napies  ;  docteur  à  Paris  en  1255  ;  religieux  de  l'ordre 
des  Dominicains;  mort  en  1274.  Sa  science  et  sa  piélé  lui  ont  fait  don- 
ner les  noms  d'anye  de  t'ccoie,  docteur  angéliqve,  etc. 

^  «  Plus  d'amour  au  juste  toujours  iidèle...  davantage,  etc.  »  Ces 
comparaisons  et  distinctions  sou\ent  subliles  sont  tout  à  fait  dans  la  ma- 
nière des  écoles  théologiques,  et  un  peu  dans  celle  des  sociétés  spiri- 
tuelles et  savantes  du  siècle.  Le  goût  des  discussions  poursuit  les  gens 
du  monde  jusque  dans  les  promenades  (Voy.  Les  Fâcheux,  acte  II, 
scène  iv).  La  solution  donnée  par  Eraste  : 

Le  jaloux  aime  plm,  et  l'autre  aime  bien  rnieux , 

ressemble  tout  à  fait  aux  distinctions  que  fait  ici  Bossuet.  '^ 

"'   «En  deux  manières.  »  Tour  >ieilli.  Nous  disons:  de  deux  manières. 
8  «  D'oii  il  est  sorti,  n  L'Oraison  funèbre  d'Anne  de  Gonzague  pré- 
sente un  beau  commentaire  de  celte  idée. 

^  «  Dieu  conserve,  etc.  »  Antithèses  froides,  mais  exprimées  et  dé- 
taillées avec  soin.  Remarquez,  par  exemple,  le  rapport  exact  des  verbes. 

10  «Avantagé,»  Terme  légal,  qui  s'applique  aux  dots  et  aux  héritages. 

11  Luc.  c.  XV,  V.  ôl.Yoyez  note  1. 


118  ORAISON  Fim'ÈBRE 

serve  un  plus  grand  don  :  «  II  falloit  se  réjouir  \  parce  que 
«  votre  frère  étoit  mort,  et  il  est  ressuscité*.»  (l'est  ainsi 
qu'il  parle  de  celui  qu'il  retire  d'un  plus  grand  abîme  de 
maux.  Ainsi  les  cœurs  sont  saisis  d'une  joie  soudaine  par 
la  grâce  "^  inespérée  d'un  beau  jour  d'hiver,  qui,  après  un 
temps  pluvieux,  vient  réjouir  tout  d'im  coup  la  l'ace  du 
monde*;  mais  on  ne  laisse  pas  de  lui  préférer^  la  constante 
sérénité  d'une  saison  plus  bénigne®  :  et,  s'il  nous  est  permis 
d'expliquer  les  sentiments  du  Sauveur"^  par  ces  sentiments 
humains  ,  il  s'émeut  plus  sensiblement*  sur  les  pécheurs 
convertis,  qui  sont  sa  nouvelle  conquête;  mais  il  réserve 
une  plus  douce  familiarité^  aux  justes,  qui  sont  ses  anciens  et 
perpétuels  amis,  puisque  s'il  dit,  parlant  du  prodigue: 
«  Qu'on  lui  rende  sa  première  robe  ^°  ;  »  il  ne  lui  dit  pas 
toutefois  :  «  Vous  êtes  toujours  avec  moi  ;  »  ou,  comme 
saint  Jean  le  répète  dans  l'Apocalypse  :  «  Ils  sont  toujours 
«  avec  l'Agneau,  etparoissentsans  tache  devant  son  trône; 
sine  macula  Bunt  anle  ihromim  Dd  '^ 

Comment  se  conserve  cette  pureté   dans  ce  lieu  de  ten 
tatiou  **,  et  parmi  les  illusions  des  grandeurs  du  monde, 


1  «  Il  falloit  se  réjouir,  etc.  »  Bossuet  ne  dit  rien  du  mouvement  de  j 
jalousie  du  Irère  aîné.  Celte  jalousie  jette  un  peu  d'ombre  sur  ceUe  ; 
pureté  inaltérable  et  rappelle  ces  ouvriers  appelés  4.  'a  ^igne  dès  la  pre-  1 
mière  heure,  qui  se  plaignent  de  ne  pas  être  mieux  payés  que  les  ou-  ' 
vri<'rs  de  la  onzième  (Matth.  x\).  N'est-ce  pas  là  utie  justification  in-  ; 
attendue  de  l'idée  de  La  Rochefoucauld,  que  l'amour  de  soi-même  ; 
veille  partout  aux  intérêts  de  l'homme?  ' 

2  Gaudere  oportebat,   quia  frater  tuus  hic  morluus  erat,  et  revixit. 
Luc.  c.  XV,  V.  52. 

3  «  Grâce.  »  Latinisme.  Gralia,  agrément.  ; 

*  «  Un  beau  jour  d'hiver,  etc.  »  Comparaison  poétique,  qui  perce  • 
tout  à  coup,  au  milieu  de  cette  dissertation  théologique,  comme  le  beau  : 
jour  dont  parle  Bossuet. 

5  «  On  ne  laisse  pas  de,  »  et  non  pas  que  de,  comme  on  le  dit  souvent.   ' 
^  «  Bénigne.  »  lienignus,  doux,  bienfaisant  ;  s'emploie  rarement. 
"^  «  S'il  nous  est  permis.  »  Précaution  oratoire. 

*  «Sensiblement.  »  C'est-à-dire  vivement.  | 
s  «  Familiarité.  »  Ces  expressions,  dont  s'excuse  Bossuet,  sont  assez   | 

ordinaires  aux  prédicateurs  et  aux  directeurs;  Bossuet  écrit  lui-même  à    | 
la  sœur  Cornuau  :  «Continuez,  ma  sœur  ;  allez  voire  train  avec  Dieu.n    i 

10  Dixit  pater  ad  servos  suos  .  Citô  proferle  stolam  primam,  et  in-  i 
duite  illum.  Luc  c.  xv,  v.  22.  j 

11  Apoc.  c.  XIV,  V.  4,  5.— Ma'-ière  heureuse  de  ramener  le  texte  «îans    j 
le  courant  du  discours.  En  général  cependant,  le  texte  ne  revient  guéres 
passé  l'exorde. 

12  «  Comment  se  conserve,  etc.  »  Transition  facile,   qui  conduit  na- 
turellement de  l'idée  générale  à  son  application  particulière.  j 

i 
\ 


DE  MARIE-THÉRÈSE  D'AUTRICHE.  419 

VOUS  l'apprendrez  de  la  reine.  Elle  est  de  ceux  dont  le  Fils 
de  Dieu  a  prononcé  dans  l'Apocalypse  :  «  Celui  qui  sera 
«  victorieux ,  je  le  ferai  comme  une  colonne  dans  le  tem- 
«ple  de  mon  Dieu.  «  Faciam  illum  columnam  in  templo 
Bel  mei  *.  11  en  sera  Tornement,  il  en  sera  le  soutien  par 
son  exemple;  il  sera  haut,  il  sera  ferme  ^.  Voilà  déjà  quel- 
que image  de  la  reine.  «  Il  ne  sortira  jamais  du  temple;  » 
foras  non  eijredietur  amplius  ^.  Immobile  comme  une  co- 
lonne, il  aura  sa  demeure  fixe  dans  lamaison  du  Seigneur,  et 
n'en  sera  jamais  séparé  par  aucun  crime  *.  «  Je  le  ferai,  r>  dit 
Jésus-Christ;  et  c'est  l'ouvrage  de  ma  grâce.  Mais  comment 
afifermira-l-il  cette  colonne?  Ecoutez,  voici  le  mystère^:  «et 
«  j'écrii'ai  dessus  ^,  )i  poursuit  le  Sauveur.  J'élèverai  la  co- 
colonne;  mais  en  même  temps  je  mettrai  dessus  une  in- 
scription- mémorable.  Hé!  qu'écrirez-vous  "^j  ô  Seigneur? 
Trois  noms  seulement,  afin  que  l'inscription  soit  aussi 
courte  que  magnifique  :  c(  J'y  écrirai,  dit-il,  le  nom  de  mon 
«  Dieu,  et  le  nom  de  la  cité  de  mon  Dieu,  la  nouvelle  Jé- 
((  rusalem,  et  mon  nouveau  nom*.  »  Ces  noms,  comme  la 
suite  le  fera  paroitre,  signitlent  une  foi  vive  dans  l'inté- 
rieur ^,  les  pratiques  extérieures  de  la  piété  dans  les 
saintes  observances'*' de  l'Eglise,  et  la  fréquentation  des  sainte 
sacrements  :  trois  moyens  de  conserver  l'innocence,  et 
l'abrégé  de  la  vie  de  notre  sainte  princesse  **.  C'est  ce  que 
vous  verrez  écrit  sur  la  colonne,  et  vous  lirez  dans  son 

*  Qui  viceril,  faciam  illum  columnam  in  templo  Dei  mei.  Ib.  c.  m,  v.  12, 

*  «  Il  sera  liaul,  il  sera  ferme.  »  Expressions  simples  et  fortes. 

3  Apoc.  c.  m,  V.  12.  —  Commentaire  déiaillé  du  lexle  de  l'Ecriture, 
comme  on  en  trouve  à  chaque  instant  dans  Bossuet. 

*  «  N'en  sera  séparé  par  aucun  crime.  »  I>es  idées  morales,  fondues 
ainsi  avec  les  détails  de  la  comparaison,  présentent  quelque  chose  de 
gêné  et  de  fatigant.  Un  crime  ne  l'é/iaie  pas  une  colonne  d'une  maîsor». 

^  «Voici  le  mystère.  »  Formule  didactique  rare  et  singulière. 

*  «  J'écrirai  dessus.  »  Remarquez  comme  Bossuet  analyse  son  texte, 
et  le  commente  mol  à  mot. 

'  «  Eh  !  qu'écrire/.-vous?  »  Inlerrngalinn  éloquente,  qui  ranime  et 
relève  celte  explication  souvent  minutieuse.  —  «  Trois  noms  seule- 
ment, elc.  »  Réponse  vive  et  qui  éveille  la  curiosité. 

*  Scribam  supei  eum  nomen  Dei  mei,  et  nomen  civitalis  Dei  meî, 
novae  Jérusalem...  et  nomen  meum  novum.  Apoc.  c.  m,  v.  12. 

^  «  Dans  l'intérieur.  »  Expression  rare,  pour  signifier  l'âme. 

*o  «Ohservance.  »  Observation.  Mot  vieilli;  terme  de  discipline  reli- 
gieuse. Vetnnle  Observance  était  la  règle  de  la  Trappe. 

*'  «  Kl  l'abrégé  de  la  vie.  »  Bossuet  excelle  en  ces  transitions  impré- 
vues qui,  duii  mol  ramènent  ainsi  tout  un  souvenir  et  toute  une  his- 
toire, au  moment  qu'on  les  cioyait  le  plus  éloignés. 


120  ePiAISON  FUNÈBRE 

inscription  les  causes  de  sa  ;rermeld  *.  Et  d'abord  :  «  J'\ 
écrirai,  dit-il,  le  nom  de  mon  Dieu,»  en  lui  inspirant 
une  foi  vive^.  C'est,  messieurs,  par  une  telle  foi  que  le 
nom  de  Dieu  est  gravé  profondément  dans  nos  cœurs. 
Une  foi  vive  est  le  fondement  de  la  stabilité  ^  que  nous 
admirons:  car  d'où  vieniicnt  nos  inconstances,  si  ce  n'esl 
de  notre  foi  chancelante  ?  parce  que  ce  fondement  est  mal 
affermi,  nous  craignons  de  bâtir  dessus*,  et  nous  marchons 
d'un  pas  douteux  dans  le  chemin  de  la  vertu  ^.  La  foi 
seule  a  de  quoi  fixer  ^  l'esprit  vacillant;  car  écoulez  les 
([ualités  que  saint  Paul  lui  donne  :  Fides  sperandarum 
substanh'a  rerum'^ .  a  La  foi,  dit-il,  est  une  substance,  »  un 
solide  fondement,  un  ferme  soutien.  Mais  de  quoi?  de  ce 
qui  se  voit  dans  le  monde  ^?  Comment  donner  une  consis- 
tance, ou,  pour  parler  avec  saint  Paul,c(  une  substance  »  et 
un  corps  à  cette  ombre  fugitive  ?  La  foi  est  donc  un  soutien, 
mais  ((  des  choses  qu'on  doit  espérer.  »  Et  quoi  encore  ®? 
Argumentum  non  apparenlium  :  «C'est  une  pleine  conviction 
((  de  ce  qui  ne  paroît  pas.  »  La  foi  doit  avoir  en  elle  la 
conviction.  Vous  ne  l'avez  pas,  direz-vous  :  j'en  sais  la 
cause;  c'est  que  vous  craignez  de  l'avoir,  au  lieu  de  la 
demander  à  Dieu  qui  la  donne.  C'est  pourquoi  tout  tombe 

*  «  Son  inscription,  sa  fermeté.  »  Adjectifs  pronominaux  employés 
d'une  manière  pénible. 

2  «  En  lai  iiispiranf.  »  Lui  se  rapporte  à  colonne,  et  contribue  à  em- 
brouiller l'idée  et  la  figure. 

5  «  Le  fondement  de  la  stabilité.  »  Alliance  de  mots  qui  ressemble  à 
un  pléonasme.  I.a  stabiliU  du  fondement  présente  une  idée  analogue  , 
quoique  non  identique. 

^  Voy.,  dans  l'Or.  fan.  de  IJcnrietle  d' Angleterre,  page  61,  la  mèmfi 
/•oniparaison,  appli:^iuée  encore  à  la  lliéoîogie. 

5  «  Dans  le  chemin.  »  Métaphore  commune: 

Qu'\  miirclie  d'im  pa>;  forme  et  .sûr 

Dans  le  .sentier  du  lu  justice.       J.-B.  1\ousseal',  OJcs  sacrccs,  i. 

Elle  est  bien  plus  origin.nle  dans  Tor.  fun.  de  Henriette  de  France 
•p.  H,  note  6);  les  mots  cheminer,  g^'imper,  quoi  qu'en  dise  La 
Harpe,  la  rendent  neuve  par  l'expression. 

•^  «  A  de  quoi  fixer.  »  Latinisme.  IJabct  unde. 

"^  Fides  sperandarum  substantia  rerum,  argumentum  non  apparen- 
lium. Paul.  .\d  Heb.  c.  x  ,  v.  1. 

s  «De  ce  qui  se  voit,  etc.»  Question  peu  nécessaire ,  mais  qui 
amène  une  image  expressive  :  —  Comment  donner,  etc. 

*  «  Et  quoi  encore?  »  Ces  analyses  si  iiliérales  appesantissent  le  dis- 
cours, et  fatiguent  l'attention  par  la  subtilité  des  détails;  mais  le  déve- 
loppement se  relève  avec  vigueur  par  le  trait  lancé  contre  ceux  qui 
doutent  :  —  Vous  ne  l'avez  pas,  etc. 


DE  MARIÉ-THÉRÈSE  D'AUmiCHË.  1^1 

en  ruine  dans  vos  mœurs,  et  vos  sens  trop  décisifs  em- 
portent si  facilement  votre  raison  incertaine  et  irrésolue  ^ 
Et  que  veut  dire  celte  conviction  dont  parle  l'apôtre,  si  ce- 
îi'est,  comme  il  dit  ailleurs ,  «  une  soumission  de  Tintel- 
((  ligence  entièrement  captivée^  sous  Tautorité  d'un  Dieu 
qui  parle ^?))  Considérez  la  pieuse  reine  devant  les  autels*; 
voyez  comme  elle  est  saisie  de  la  présence  de  Dieu  :  ce  n'est 
pas  par  sa  suite  qu'on  la  connoît  ^,  c'est  par  son  attention 
et  par  cette  respectueuse  immobilité  qui  ne  lui  permet 
pas  même  de  lever  les  yeux.  Le  sacrement  adorable  ap- 
proche :  ah!  la  foi  du  centurion,  admirée  par  le  Sauveur 
même,  ne  fut  pas  plus  vive,  et  il  ne  dit  pas  plus  humble- 
ment :  «Je  ne  suis  pas  digne  ^.  »  Voyez  comme  elle  frappe 
cette  poitrine  innocente,  comme  elle  se  reproche  les  moin- 
dres péchés,  comme  elle  abaisse  cette  tête  auguste  devant 
laquelle  s'incline  l'univers  ''.  La  terre,  son  origine  et  sa 
sépulture*,  n'est  pas  encore  assez  basse  ^  pour  la  recevoir  : 
elle  voudroit  disparoître  tout  entière  devant  la  majesté  du 

1  «  Tout  tombe  en  ruine.  —  Les  sens  emportent  la  raison,  etc.  » 
Style  digne  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  beau  dans  les  sermons.  —  «  Déci- 
sifs. ))  Ce  mot  ne  signifie  guère  :  qui  aime  à  décider,  surtout  quand  on 
l'applique  aux  sens.  —  Il  fait  regretter  le  mot  décisionnaire,  de  Mon- 
taigne, qui  a  malheureusement  vieilli. 

2  In  captivitatem  redigentes  omnem  intellectum  inobsequium  Christi. 
K.  Cor.  c.  x,  v.  5. 

3  «  Ln  Dieu  qui  parle.  »  Là  est  la  limite  entre  la  religion  et  la  philo- 
sophie, la  révélation  et  la  raison. 

*  «  Considérez,  etc.  n  Hypotypose.  Peinture  qui  parle  à  l'imaginatiou 
<>omme  ferait  aux  yeux  un  portrait  de  Marie-Thérèse. 

^  «Ce  n'est  pas  par  sa  suite,  etc.  »  Elle  se  dislingue  par  sa  piété,  et 
non  par  son  cortège  royal ,  bien  différente  en  cela  des  dames  de  1;! 
t:our,  qui  cherchaient  à  se  faire  voir  du  maître.  «  On  voyoit  avec  im- 
«  patience  toutes  les  tribunes  bordées  de  dames,  l'hiver  au  salut,  les 
«  jeudis  et  les  dimanches,  où  le  roi  ne  manquoit  guère  d'assister,  et 
«  presque  aucune  ne  s'y  trouvoit  quand  on  savoit  de  bonne  heure  qu'il 
«  n'y  viendroit  pas;  et,  sous  prétexte  de  lire  dans  leurs  heures,  elles 
«  avoiont  toutes  de  petites  bougies  devant  elles  pour  les  faire  connoitre 
«  et  remarquer.  »  Saint-Simon,  chap.  cxciv. 

^  «  Et  respondens  centurio,  ait  :  Domine,  non  sum  dignus  ut  inlres 
sub  tectum  nieum;  sed  tantum  die,  verbo  et  sanabitur  puer  n>eus...  Au- 
diens  autem  Jésus,  miratus  est,  et  sequentibus  se  dixit  :  Amen  dico  vo- 
bis  :  non  inveni  tantam  fidem  in  Israël.  »  Matth.  viii,  8,  10. 

"^  «  Devant  laquelle,  etc.  »  Complément  qui  ajoute  à  la  force  de  l'i- 
dée. —  L'univers  pour  le  royaume  :  exemple  d'hyperbole. 

8  «  Son  origine  et  sa  sépulture.  »  Trait  grave  et  triste,  jeté  nu  milieu 
lie  cette  périphrase,  dont  le  sens  est  que  la  reine  se  prosternait. 

^  «  Assez  basse.  »  Expression  obscure  et  pénible,  pour  dire  que  !a 
reine  se  trouve  encore  trop  près  de  l'autel  et  de  Dieu. 


J22  ORAISON  FUNÈBRE 

Roi  (les  rois.  Dieu  lui  grave  par  une  foi  vive  dans  le  fond 
du  cœur  ce  que  disoit  Isaïe  :  k  Cherchez  des  antres  pro- 
((  fonds;  cachez-vous  dans  les  ouvertures  de  la  terre  devant 
((  la  face  du  Seigneur,  et  devant  la  gloi-c  d'une  si  haute 
((  majesté  ^.)) 

INe  vous  étonnez  donc  pas  ^  si  elle  est  si  humhle  sur  le 
trône.  0  spectacle  merveilleux,  et  qui  ravit  en  admiration 
le  ciel  et  la  terre  ^  !  Vous  allez  voir  une  reine  qui,  à  l'exem- 
ple de  David  ^,  attaque  de  tous  côtés  sa  propre  grandeur,  et 
tout  Torgueil  qu'elle  inspire  :  vous  verrez  dans  les  paroles 
de  ce  grand  roi  la  vive  peinture  de  la  reine  ,  et  vous  en 
reconnoitrez  ^  tous  les  sentiments.  Domine,  non  est  exaU 
tatum  cor  meum^l  a  0  Seigneur,  mon  cœur  ne  s'est  point 
<(  haussé"^!  »  voilà  l'orgueil  attaqué  dans  sa  source.  Neque 
elati  sunt  oculi  met;  «  mes  regards  ne  se  sont  pas  élevés:  » 
voilà  l'ostentation  et  le  faste  réprimé.  Ah  !  Seigneur,  je 
n'ai  pas  eu  ce  dédain  ^  qui  empêche  de  jeter  les  yeux  sur 
les  mortels  trop  rampants^,  et  qui  fait  dire  à  l'âme  arro- 
gante :  ((  11  n'y  a  que  moi  sur  la  terre  *°.  »  (iOmhien  étoit 
ennemie  "  la  pieuse  reine  de  ces  regards  dédaigneux!  et 
dans  une  si  haute  élévation  '^,  qui  vit  jamais  paroître  en 

1  Ingredere  in  petram,  et  absconderein  fossa  humo  afacie  timoris  Do- 
mini,  et  a  glorià  majestatis  ejus.  Isa.  c.  ii,  v,  10. 

2  «  Ne  vous  étonnez  donc  pas,  etc.  »  Transition  qui  amène  le  tableau 
de  la  vie  que  la  reine  menail  à  la  cour,  mêlé  à  un  éloquent  commen- 
taire d'un  Psaume. 

3  Exclamation  motivée  par  l'admiration  qu'inspire  la  piété  de  la 
reine,  et  qui  annonce  et  résume  tout  le  développement. 

*  «  A  l'exemple  de  David,  n  Bossuet  pense  de  David  comme  Racine. 
David,  pour  le  Seigneur  plein  d'une  amour  fidèle, 
We  paroît  de  nos  rois  le  plus  parfait  modèle.       .ItJtalie,  u,  2. 

3  «  En  »  se  rapporte  à  reine.  Emploi  peu  correct  du  pronom,  qui 
pourrait  aussi  bien  dépendre  de  paroles  ou  de  sentiments. 

6  PsAL.  cxxx,  1.— Rapprochez  de  ce  morceau  le  monologue  d'Eslher, 
acte  I,  scène  4. 

■?  «  Haussé...  voilà,  etc.  »  Phrase  sèche.  Le  sens  du  mot  hausser 
(agrandir  mal  à  propos,  guinder)  est  précisé  dans  l'or.  fun.  de  Condé  : 
«  Sans  se  hausser  pour  paroître  grand.  » 

8  «  Ah  !  Seigneur,  je  n'ai  pas  eu,  etc.  »  Prosopopre  par  laquelle 
Bossuet  mêle  à  ses  propres  paroles  celles  de  la  reine.  V.  p.  11,  note  8. 

9  «  Trop  rampants.  »  Expression  dédaigneuse  placée  péniblement. 

i»)  Dicis  in  corde  tuo  :  Ego  sum,  et  non  est  praHer  me  amplius.  Isa. 
c.  xLVii,  V.  8.  Réminiscence  d'un  beau  passage  de  l'or.  fun.  de  Madame 
p.  86,  note.  2)  :  —  «  On  ne  compte  plus  que  soi-même,  etc.» 

11  «  Combien  étoit  ennemie.  »  Inversion  forcée;  phrase  pénible. 

12  «  Une  si  haute  élévation.  »  Expression  familière  à  Bossuet.  — 
«  Une  patience  qu'on  n'auroil  jamais  attendue  d'une  humeur  si  vive  ni 
d'une  si  haute  élévation.  »  [Or.  fun.  de  Condé,  V^  partie.;] 


DE  MARIE-THÉRÈSE  D'AUTRICHE.  ]25 

cette  princesse  ou  le  moindre  sentiment  d'orgueil,  ou 
moindre  air  de  mépris?  David  poursuit  :  Xeque  ambulavi  in 
magiiis,  neque  in  mirabilihus  super  me  :  ce  Je  ne  marche 
((  point  dans  de  vastes  pensées,  ni  dans  des  merveilles  qui 
((.  me  passent  ^))  Il  combat  ici  les  excès  oi^i  tombent  natu- 
rellement les  grandes  puissances.  «  L'orgueil,  qui  monte 
a  toujours  -,  »  après  avoir  porté  ses  prétentions  à  ce  que  la 
grandeur  humaine  a  de  plus  soHde,  ou  plutôt  de  moins 
ruineux  3,  pousse  ses  dessems  jusque  Textravagance  *,  et 
donne  témérairement  dans  des  projets  insensés,  comme 
faisoitce  roi  superbe  (digne  figure  de  Fange  rebelle)  «  1  ors- 
ce  qu'il  disoit  en  son  cœur  :  Je  m'élèverai  au-dessus  des  nues, 
c(  je  poserai  mon  trône  sur  les  astres,  et  je  serai  semblable 
u  au  Très-Haut  '\  »  Je  ne  me  perds  point,  dit  David,  dans 
de  tels  excès  ;  et  voilà  l'orgueil  méprisé  dans  ses  égare- 
ments. :Mais  après  l'avoir  ainsi  rabattu  dans  tous  les  en- 
droits par  où  il  sembloit  vouloir  s'élever^,  David  l'atterre  "^ 
tout-à-fait  par  ces  paroles  :  c(  Si,  dit-il,  je  n'ai  pas  eu 
H  d'huml)les  sentiments,  et  que  j'aie  exalté  mon  âme  :  »  si 
non  humiliter  sentiebam,  sed  exaltavi  animam  meam  ;  ou, 
comme  traduit  saint  Jérôme  ®  :  Si  non  silere  feci  animam 
meam  ;  ce  si  je  n'ai  pas  fait  taire  mon  àme  :  »  si  je  n'ai  pas 

»  «  Merveilles  qui  me  passent  »  Phrase  obscure  :  on  croirait  qu'il  s'a- 
git du  respect  dû  aux  dognies  et  aux  saints  mystères  ;  mais  le  sens  est 
précisé  nellement  plus  bas. 

-  Superbia  eorum  qui  le  oderunt,  ascendit  semper.PsAL.  lxxiii,  v.  25. 
Image  expressive  et  pittoresque.  L'orgueil  monte  comme  la  nier. 

3  «  Ruineux.»  —  Voyez  Vor.  fun.  de  Henriette  de  France,  p.  40, 
note  2.  —  Correction  à  remarquer. 

^  «  Pousse  jusqu'à  l'extravagance.  »  Expression  simple  et  forte. 

s.  Qui  dicebas  in  corde  tuo  :  In  eœlum  conscendam  ;  super  astra  T)o\ 
exaltabo  solium  meum...  Ascendam  super  allitudinem  nubium  :  similis 
ero  Allissimo.  Isa.  c.  xiv,  v.  13,  U.  —  Comparez  à  ce  passage  d'Isaïo 
les  caractères  d'Athalie  et  d'Aman,  deux  types  de  l'orgueil  humain. 

Pareil  au  cèdre,  il  cachoit  dans  les  deux 
Son  front  audacieux  ; 

Il  sembloit  à  son  gré  gouverner  le  tonnerre 

E  ther,  acteiu,  se.  9. 

^  «  «  Dans  tous  les  endroits,  etc.  »  Image  qui  rappelle  la  tradition  de 
l'Hydre  et  ses  têtes  qui  renaissent  sous  les  coups.  —  Rabattu.  Mot  qui 
a  perdu  beaucoup  de  sa  force  au  sens  matériel. 

■^  «  Atterrer,  »  mot  employé  seulement  au  sens  figuré  aujourd'hui. 
C'est  ici  le  sens  étymologique  {ad  terram). 

8  «  Ou,  comme  traduit  saint  Jérôme.  »  Dossuet  se  fait  ici  commenta- 
teur dans  l'acception  littérale  du  mot.  Son  explication  du  psaume  cxxx 
est  une  véritable  exégèse. 


124  ORAISON  FUNÈBRE 

imposé  silence  à  ces  flatteuses  pensées  qui  se  présentent 
sans  cesse  pour  enfler  ^  nos  cœurs.  Et  enfin  il  conclut 
ainsi  ce  beau  psaume  :  Sicut  ahlactatiis  ad  ma.trem  suam  , 
sic  ablactata  est  anima  mea.  «Mon  âme  a  été,  dit-il ,  comme 
un  enfant  sevré.  »  Je  me  suis  arraché  moi-même  aux  dou- 
ceurs de  la  gloire  humaine,  peu  capables  de  me  soutenir, 
pour  donner  à  mon  esprit  une  nourriture  plus  solide  ^. 
Ainsi  Tàme  supérieure  domine  de  tous  côtés  cette  impé- 
rieuse grandeur^,  et  ne  lui  laisse  dorénavant  aucune  place. 
David  ne  donna  jamais  de  plus  beau  combat  *.  Non,  mes 
frères,  les  Philistins  défaits,  el  les  ours  mêmes  déchirés 
de  ses  mains  ^  ne  sont  rien  ^  à  comparaison  de  sa  gran- 
deur qu'il  a  domptée.  Mais  la  sainte  princesse  que  nous 
célébrons  Ta  égalé  dans  la  gloire  d'un  si  beau  triomphe. 

Elle  sut  pourtant  "^  se  prêter  au  monde  avec  toute  la  di- 
gnité que  demandoit  sa  grandeur.  Les  rois,  non  plus  que 
le  soleil,  n'ont  pas  reçu  en  vain  Téclatqui  les  environne^: 
il  est  nécessaire  au  genre  humain;  et  ils  doivent,  pour 
le  repos  ^  autant  que  pour  la  décoration  de  l'univers  '^, 
soutenir  une  majesté  qui  n'est  qu'un  rayon  de  celle  de 
Dieu^^  Il  étoit  aisé  à  la  reine  de  faire  sentir  une  grandeur 

1  «  Enfler.  »  Métaphore  souvent  employée,  mais  expressive. 

^  «  Nourriture  plus  solide,  n  Traduction  familière  d'une  grande  idée 
morale  ;  elle  offre  un  rapprochement  intéressant  avec  les  développe- 
ments généraux  de  cette  idée  dans  l'Or.  fun.  de  Henriette  d'Angleterre. 

3  «  Celte  impérieuse  grandeur.  »  Image  et  expression  fortes. 

*  «  Donner  un  combat,  »  el  deux  lignes  plus  bas  :  «  à  com.paraison.  » 
Locutions  vieillies.  Donner  la  bataille  est  resté  dans  la  langue. 

s  «  Les  ours  mêmes  déchirés  de  ses  mains.  »  Pendant  qu'il  gardait 
les  troupeaux  de  son  père.  11  rappelle  ce  fait  quand  il  demande  à  Saiji 
la  permission  de  combattre  Goliath.  —  Mêmes  pour  eux-mùmes. 

^  «Ne  sont  rien.»  Expression  faible  et  froide  de  la  supériorité  des  vic- 
toires morales  ;  V.  dans  l'Or.  fun.  de  Henriette  d'Àngl.,  et  dans  celle  de 
Condé,  d'autres  développements  beaucoup  plus  beaux  de  la  même  idée. 

'^  «  Elle  sut  pourtant.  »  Transition  par  une  correction:  figure  familière 
à  l'oraison  funèbre,  qui  vit  de  contrastes. 

8  «  Var.  l^e  édit.  «  Les  rois  doivent  cet  éclat  à  l'univers,  comme  le 
soleil  lui  doit  sa  lumière;  et,  pour  le  repos  du  genre  humain,  ils  doi- 
vent soutenir  une  majesté,  etc.  »  —  «  N'ont  pas  reçu  en  vain.»  —  Voici 
une  justification  de  l'étiquette  des  cours  qui  ne  s'accorde  guère  avec 
les  mœurs  et  les  idées  modernes. 

s  «  Pour  le  repos.  »  Idée  obscure  ;  le  sens  est  que  la  majesté  royale, 
en  imposant  aux  peuples  et  aux  factions,  contribue  pour  sa  part  à  la 
paix  générale.  Rousseau  a  parlé  aussi  de  l'influence  du  costume  et  des 
dehors  sur  les  imaginations. 

10  «  Décoration  de  l'univers.  »  La  même  expression  se  retrouve  dans 
Vor.  fun.  de  Condé. 

•1  «Un  rayon  de  celle  de  Dieu.  »  Image  grande  et  poétique.    ' 


DE  MARIE-THEKÈSE  D'AUTRICHE.  i^O 

qui  lui  étoit  naturelle  ^.  Elle  étoit  née  dans  une  cour  où  la 
majeslé  se  plaît  à  paraître  ^  avec  tout  son  appareil,  et  d'un 
père  qui  sut  conserver  avec  une  grâce,  comme  avec  une 
jalousie  particulière,  ce  qu'on  appelle  en  Espagne  les  cou- 
tumes de  qualité  '  et  les  bienséances  du  palais.  Mais  elle 
aimoit  mieux  tempérer  la  majesté  et  Tanéantir  devant 
Dieu  ^,  que  de  la  faire  éclater  devant  les  hommes.  Ainsi 
nous  la  voyons  courir  aux  autels  pour  y  goûter  avec  David  ^ 
un  humble  repos,  et  s'enfoncer  dans  son  oratoire,  ou,  mal- 
gré le  tumulte  de  la  cour,  eile  trouvoit  le  (^armel  d'Elie, 
le  désert  de  Jean  ^,  et  la  montagne  si  souvent  témoin  des 
gémissements  de  Jésus. 

J'ai  appris  de  saint  Augustin  "^  que  «  l'àme  attentive  ^  se 
«  fait  à  elle-même  une  solitude;  »  gignit  enim  sibi  ipsa 
mentis  intentio  sulitudinem.  Mais,  mes  frères,  ne  nous  flat- 
tons pas;  il  faut  savoir  se  donner  des  heures  d'une  soli- 
tude effective  ^,  si  l'on  veut  conserver  les  forces  de  l'àme. 
C'est  ici  qu'il  faut  admirer  l'inviolable  fidélité  que  la  reine 

1  «Une  grandeur  qui  lui  éloit  naturelLe»  a  Une  carmélite  qu'elle  avoil 
«  priée  de  lui  aider  à  faire  son  examen  de  conscience  pour  une  confes- 
«  sion  générale  lui  demanda  si,  avant  son  mariage,  elle  n'avoit  point  eu 
«  envie  de  plaire  à  quelques-uns  des  jeunes  gens  de  la  cour  du  roi  son 
«  père  :  «  Oh  non,  ma  mère,  dit-elle  ;  il  n'y  avoit  point  de  rois.  » 

Le  Président  Hénault. 

-  «  Où  la  majeslé  se  plait  à  paroître.  »  Allégorie  un  peu  forcée. 

^  «  Coutumes  de  qualités.  »  Expression  inusitée  maintenant. 

*  «  Tempérer  la  majesté.  »  Tempérer,  dans  toute  sa  vie  en  général, 
et  non  pas  la  tempérer  devant  Dieu. 

5  «  Pour  y  goûter  avec  David,  etc.»  «  Vierges  de  J.-C,  vous  vîtes  ces 
«  maîtresses  du  monde  (Anne  d'Autriche  et  .Marie-Thérèse)  vivre  parmi 
«  vous  comme  vous  qui  l'avez  quitté,  chanter  les  cantiques  du  Sei- 
«  gneur,  se  mêlerdansvos  exercices  de  pénitence,  faire  dans  ce  désert 
«  un  sacrifice  des  plaisirs  et  des  joies  du  siècle,  et  répandre  leurs 
«  cœurs  devant  Dieu;  ces  cœurs  qui  l'aimèrent  pendant  leur  vie,  et  que 
«  vous  voyez  ici  desséchés  et  consumés  moins  par  la  mort  que  par  les 
«  désirs  et  l'impatience  qu'ils  ont  d'être  ranimés  pour  l'aimer  éternel- 
<■<  lement.  n  Fléchier.  —  Lq  cœur  de  Marie-Thérèse  avait  été  déposé 
à  l'Eglise  du  Val-de-Gràce,  ainsi  que  celui  d'Anne  d'Autriche.— V.  l'Or. 
fun.  de  Henriette  de  France,  pa^je  6,  note  1,  et  page  20,  note  4;  et 
l'oraison  funèbre  de  Coudé,  par  Bourdaloue, 

^  «  Le  désert  de  Jean.  »  Allusion  à  la  prédication  de  St.  Jean-Bap- 
tiste. «Vox  clamanlis  in  deserto.  » 

"  De  divers.  Quaest  ad  Simpiic.  lib.  II,  qua^st  4.  Voy.   p.  74,  note  3. 

®  «Attentive.»  Traduction  faible  du  mot  intentio,  qui  signifie 
l'action  continuelle,  opiniàt-c  de  la  volonté. 

^  «  Effective.  »  C'est  à  dire  réelle,  par  opposition  à  la  solitude  men- 
tale et  intérieure. 


12G  OIIAISON  FUNÈBRE 

gardoit  à  Dieu.  INi  les  divertissements  ^  ni  les  fatigues 
des  voyages  2,  ni  aucune  occupation  ne  lui  faisoit  perdre 
ces  heures  particulières  qu'elle  deslinoit  à  la  méditation  et 
à  la  prière.  Auroit-elle  été  si  persévérante  dans  cet  exercice 
si  elle  n  y  eût  goûté  a  la  manne  cachée  que  nul  ne  connoît 
((  que  celui  qui  en  ressent  les  saintes  douceurs  3?»  C'est 
là  qu'elle  disoit  avec  David:  «  0  Seigneur,  votre  servante 
((  a  trouvé  son  cœur  pour  vous  faire  cette  prière!  »  inve- 
nit  servus  tuus  cor  suum  '■*.  Où  allez-vous  ^  cœurs  égarés? 
Quoi!  même  pendant  la  prière,  vous  laissez  errer  votre 
imagination  vagahonde  ;  vos  ambitieuses  pensées  vous  re- 
viennent devant  Dieu;  elles  font  même  le  sujet  de  votre 
prière  ^1  Par  l'etfet  du  même  transport  '  qui  vous  fait  parler 
aux  hommes  de  vos  prétentions,  vous  en  venez  encore 
parler  à  Dieu  ^  pour  faire  servir  le  ciel  et  la  terre  à  vos 
intérêts ^  Ainsi  votre  ambition,  que  la  prière  devoit  étein- 
dre, s'y  échauffe;  feu  bien  différent  de  celui  que  David 
sentoit  allumer  dans  sa  méditation  ^M  Ah  !  plutôt  puissiez- 

1  «  Les  divertissements.  »  Allusion  aux  fêtes  de  St-Germain,  de  Ver- 
sailles, de  Marly,  pour  lesquelles  a  souvent  écrit  Molière. 

2  «  Les  fatigues  des  voyages.  »  Flérhier  en  parle  aussi.  «  Le  roi 
«  voyageoit  toujours  son  carrosse  plein  de  femmes...  l' falloit  être  en  grand 
«  habit,  parées  et  serrées  dans  leurs  corps,  aller  en  Flandre  et  plus  loin 
«  encore,  danser,  veiller,  être  des  fêtes,  manger,  être  gaies  et  de  bonne 
«  compagnie,  changer  de  lieu,  ne  paroitre  craindre,  ni  étro  incommo- 
«  dées  du  chaud,  du  froid,  de  l'air,  de  la  poussière;  et  tout  cela  pré- 
«  cisément  aux  jours  et  heures  marqués,  sans  déranger  d'une  minute.  » 

Sainï-Simox. 

^  Vincenti  dabo  raanna  absconditum  ;...  et...  nomen  novum...  quod 
nemo  scit.  nisi  qui  accipit.  Apoc.  c.  ii,  v.  17.  —  «  (jue  nul  que  celui... 
qui  en  ressent.  »  Accumulation  désagréable  de  qui  et  de  que. 

'*  Invenil  servus  tuus  cor  smim  ut  oraret  te  oratione  hac.  ii,  Reg.  c.  vir, 
^-  27.  —  «  A  trouvé  son  cœur.  »  Explication  ingénieuse  et  profonde 
d'un  mot  assez  obscur  dans  le  Psaume. 

^  a  Oh.  allez-vous?))  Apostrophe  et  interrogation  éloquentes,  qui 
ramènent,  au  milieu  du  portrait  de  la  reine,  l'idée  des  devoirs  com- 
muns à  tous  les  clirétiens. 

|S  «  Vous  laissez  errer,  etc.  ))  Exemple  de  gradation  dans  les  idées. 

J  «  Transport,  ))  c'est-à-dire  le  délire,  qui  met  l'homme  hors  de  lui- 
même.  Ce  mot  indique  même  le  délire  de  la  fièvre. 

8  «  Vous  en  venez  encore,  etc.  ))  Répétition  expressive  de  l'idée  et 
des  mots. 

9  ((  Pour  faire  servir  le  ciel,  etc.))  Idéejetéeen  passant,  mais  esquissée 
avec  une  simplicité  et  une  vigueur  remarquable. 

10  Concaluit  cor  meum  intra  me  ;  et  in  medilalione  mea  exardescet 
ignis.  PsAL.  ?vxxvii[,  v.  4.  — «Votre  ambitions'//  échauffe;  feubicn  diffé- 
rent;» apposition  pénible.  — ^//«7«er,  au  lieu  de  s'allumer.  Il  est  très- 
rare  de  voir  les  verbes  actifs  qui  expriment  un  fait  matériel  pris  ainsi 
absolument. 


DE  MARIE-THÉRÈSE  D'AUTRICHE.  127 

VOUS  dire  avec  ce  grand  roi,  et  avec  la  pieuse  reine  que 
nous  honorons  :  «  0  Seigneur,  votre  serviteur  a  trouvé  son 
cœur  !  J'ai  rappelé  ce  fugitif,  et  le  voilà  tout  entier  devant 
votre  face  ^  » 

Ange  saint  ^  qui  présidiez  à  Toraison  de  cette  sainte{ 
princesse,  et  qui  portiez  cet  encens  au-dessus  des  nues'^ 
2)our  le  faire  brûler  sur  Tautel  que  saint  Jean  a  vu  dans  le' 
ciel,  racontez-nous  les  ardeurs  de  ce  cœur  hlessé  de 
l'amour  divin  ^  :  faites-nous  paroître  ces  torrents  de 
larmes  que  la  reine  versoit  devant  Dieu  pour  ses  péchés. 
Quoi  donc ,  les  âmes  innocentes  ont-elles  *  aussi  les 
pleurs  et  les  amertumes  de  la  pénitence?  Oui  sans  doute, 
puisqu'il  est  écrit  que  «  rien  n'est  pur  sur  la  terre  ^,  »  et 
que  «  celui quidit  qu'il  ne  pèche  passe  trompelui-même^.» 
Mais  c'est  des  péchés  légers  ;  légers  par  comparaison  '^, 
je  le  confesse  :  légers  en  eux-mêmes;  la  reine  n'en  connoît 
aucun  de  cette  nature.  C'est  ce  que  porte  en  son  fonds  "^ 
toute  âme  innocente.  La  moindre  ombre  se  remarque  sur 
ces  vêtements  qui  n'ont  pas  encore  été  salis,  et  leur  vive 
blancheur  en  accuse  toutes  les  taches^.  Je  trouve  ici  les 
chrétiens  trop  savants.  Chrétien,  tu  sais  trop  la  distinction^* 
des  péchés  véniels  d'avec  les  mortels.  Quoi  I  le  nom 
commun  de  péché   ne  suffira  pas  pour  te  les   faire  dé- 

*  «Devant  voU'e  face.  »  Phrase  sèche;  chute  désagréable. 

2  Apoc.  c.  VIII,  V.  3.  «  Ange  saint.  »  Apostrophe  et  image  poétiques. 

Quand  elle  prie,  un  anffe  est  debout  auprès  d'elle, 
Caressant  ses  cheveux  des  plumes  de  son  aile. 

3  «  Racontez-nous  les  ardeurs,  etc.  »  Toujours  cette  langue  mysti- 
que que  l'habiiude  des  livres  de  théologie  et  de  piété  avait  rendue  fa- 
milière à  la  société  devant  laquelle  parlait  Bossuet. 

'*  «  Ont-elles.  »  C'est-à-dire  connaissent-elles.  Expression  plus  forte, 
car  elle  indique  que  ces  âmes  innocentes  ne  peuvent  échapper  aux 
amertumes  de  la  pénitence. 

5  Cœli  non  sunt  mundi  in  conspeclu  ejus.  JoB.  c.  xv,  v.  13. 

6  Si  dixerimus  quoniam  peccatum  non  habemus,  ipsi  nos  seducimus. 
I.  JOA.N.  c.  I,  v.  8. 

"^  «C'est  des  péchés.  »  On  dirait  aujourd'hui  :  ce  sont.  —  «  Légers  par 
comparaison.»  Nous  avons  vu  Bossuet  moraliste,  prédicateur,  historien, 
poète  ;  le  voici  casuiste.  Celte  page  de  l'Or.  fun.  de  Tilarie-Thérèse  se- 
rait aussi  bien  placée  dans  les  lettres  sur  la  direction  de  conscience. 

8  «C'est  ce  que  porte  en  son  fonds.». ..Accumulation  de  monosyllabes 
qui  rend  la  phrase  dure. 

9  «  Toutes  les  taches.  »  Métaphore  familière  et  fortement  exprimée. 

10  «  Chrétien,  tu  sais  trop,  etc.  »  Apostrophe  vive  et  subite,  comme 
cette  oraison  funèbre  en  offre  à  chaque  pas.  Celle-ci,  entre  autres,  se 
concilierait  difûcilement  peut-être  avec  le  ton  plus  calme  du  sermon. 


î£8  OIUISON  FILNÈBUE 

lester  les  uns  et  les  autres?  Sais-tu  que  ces  péchés  qui 
semblent  légers  deviennent  accablants  par  leur  multitude  \ 
à  cause  des  funestes  dispositions  ^  qu'ils  mettent  dans  les 
consciences  ?  C/est  ce  qu'enseignent  d'un  commun  accord 
tous  les  saints  docteurs,  après  saint  Augustin  et  saint  Gré- 
goire. Sais-tu  que  les  péchés  qui  seroient  véniels  par  leur 
objetpeuvent devenir  mortels  par  l'excès  de  l'attachement^? 
Les  plaisirs  innocents  *  le  deviennent  bien,  selon  la  doc- 
trine des  saints;  et  seuls  ils  ont  pu  ^  damner  le  mauvais 
riche  ^  pour  avoir  été  trop  goûtés.  Mais  qui  sait  le  degré 
qu'il  faut  pour  leur  inspirer  ce  poison  morteP?  et  n'est-ce 
pas  une  des  raisons  qui  fait  que  David  s'écrie  :  Delicta  quisin- 
telligit^?  «  Qui  peut  connoître  ses  péchés?  »  Que  je  hais 
donc  ta  vaine  science  et  ta  mauvaise  subtilité  ^,  âme  témé- 
raire, qui  prononces  si  hardiment  :  Ce  péché  que  je  com- 
mets sans  crainte  est  véniel  !  L'âme  vraiment  pure  n'est 
pas  si  savante  ^^.  La  reine  sait  en  général  qu'il  y  ades  péchés 
véniels,  car  la  foi  l'enseigne;  mais  la  foi  ne  lui  enseigne 
pas  que  les  siens  le  soient".  Deux  choses  vous  vont^^  faire 
voir  l'éminent  degré  de  sa  vertu.  Nous  le  savons,  chrétiens, 
et  nous  ne  donnons  point  de  fausses  louanges  devant  ces 

1  «  Accablants  par  leur  multitude.  »  Remarquez  la  force  et  la  sim- 
jilicilé  de  l'expression. 

2  Var.  «  Par  les  funestes  disposilions,  etc.  (l^e  édit.) 

^  «  Véniels  par  leur  objet,  etc.  »  Cette  distinction  est  tout-à-fait  de 
de  la  théologie  et  de  la  casuistique,  comme  le  passage  sur  la  prédestina- 
tion dans  l'Or.  fun.  de  Henriette  d'Angleterre,  page  74.  —  «Sais-tu 
que  les  péchés,   etc.»  Exemple  de  Répétition. 

«  Plaisirs  innocents.  »  Induebatui  purpura   et  bysso,  et  epulabatur 
quotidie  splendide.  » 

s  «  Seuls,  ils  ont  pu.  »  Expression  amphibologique,  car  elle  pourrait 
signifier:  Ce  sont  eux  seulement  ;  tandis  que  le  sens  est;  il  esl  pos- 
sible qu'ils  aient  suffi. 

6  «  Le  mauvais  riche.  »  Et  dixit  illi  Abraham:  fili,  recordare  quia 
recepisti  bona  in  vita  tua;  et  Lazarus  simililer  mala  ;  nunc  autem  hic 
ronsolatur;  tu  vero  cruciaris.  »  Luc.  xvi,  25. 

"^  «  Inspirer  ce  poison.  »  Vipeream  inspirons  animam.  Virg.,  ^En.,  VII, 
^.  351.  —  L'image  est  poétique,  mais  la  phrase  est  mal  écrite,  soit  que 
l'on  construise:  le  doyré  qui  leur  inspire,  ou  que  l'on  prenne  inspirer 
absolument  et  sans  sujet,  comme  le  feu  que  David  senloit  allumer. 

^  PsALM.  XVIII,  15.  —  Remarquez  la  hardiesse  de  ce  dialogue  entre  le 
prédicateur  et  l'âme  du  pécheur. 

^  «  Mauvaise  subtilité.  »  C'est-à-dire  chicane,  argutie. 

1"  «  L'âme  vraiment  pure,  etc.  »  Expressions  belles  et  simples. 

1*  «  Que  les  siens  le  soient.  »  Phrase  sèche  et  dure. 

1'  (f  Deux  choses  vous  vont.  »  Division  trop  formellement  accusée  : 
c'Ie  a  quelque  chose  de  scolastique. 


DE  MARIE-THÉRÈSE  D'AUTRICHE.  129 

autels*  :  elle  a  dit  souvent,  dans  cette  bienheureuse  simpli- 
cité ^  qui  lui  étoit  commune  avec  tout  les  saints ,  qu'elle 
ne  comprenoit  pas  comment  on  pouvojt  commettre  volon- 
tairement un  seul  péché,  pour  petit  qu'il  fût  ^.  Elle  ne  di- 
soit  donc  pas.  Il  est  véniel  :  elle  disoit,  11  est  péché;  et  son 
cœur  innocent  se  soulevoit  *.  Mais  comme  il  échappe  tou- 
jours quelque  péché  à  la  fragilité  humaine  ^,  elle  ne  disoit 
pas,  Il  est  léger  :  encore  une  fois.  Il  est  péché,  disoit-elle. 
Alors,  pénétrée  des  siens,  s'il  arrivoit  quelque  malheur^  à 
sa  personne,  à  sa  famille,  à  l'État,  elle  s'en  accusoit  seule. 
Mais  quels  malheurs  ,  direz-vous  '',  dans  cette  grandeur 
et  dans  un  si  long  cours  de  prospérités  ?  Vous  croyez  donc 
que  les  déplaisirs  et  les  plus  mortelles  douleurs  ne  se 
cachent  pas  sous  la  pourpre  ^?  ou  qu'un  royaume  est  un 

^  «  Nous  ne  donnons  point  de  fausses  louanges,  etc.  »  Ce  n'est  pas 
là  une  précaution  oratoire  ;  c'est  l'expression  sincère  de  la  franchise  do 
Rossuet.  Ne  suffit-elle  pas  à  elle  seule  pour  prouver  la  bonne  foi  des  élo- 
ges qu'il  a  donnés,  entre  autres  à  Louis  XIV? 

2  «  Cette  bienheureuse  simplicité,  etc.»  Pour  ces  détails  naïfs,  qui: 
n'inquiètent  nullement  l'esprit  de  Rossuet,  \o\ci  surtout  V Oraison  fu- 
nèbre d'Anne  de  Gonzague. 

3  «  Pour  petit  qu'il  fût.  »  Tournure  vieillie,  mais  à  regretter  pour  sa 
rapidité. 

Pour  grands  que  soient  les  rois,  ils  sont  ce  que  nou';  sommes. 
P.  Corneille,  le  Cid,  i,  3. 

*  «  Son  cœur  se  soulevoit,  etc.  »  Métaphore  familière  et  peu  agréable. 
Elle  rappelle  la  liberté  des  métaphores  latines: 

Omne  supervacuum  pleno  de  pectore  manal.    Hob.,  de  Art.  poef.,  v.  337- . 

^  Non  egô  pâuciii 

Offendar  maculis,  quas  aut  incuria  fudit, 

Aut  humana  parum  cavit  natura.         Hor.,  Ibid.,  v.  351. 

«  (f  Alors,  s'il  arrivoit,  etc.  ))  Transition  naturelle ,  comme  elles  le 
sont  toujours  àoixs  Hossu:-).  —  «  Quelque  malheur.  »  la  perte  de  ses  en- 
fants par  exemple.  Vovez  plus  bas,  page  151. 

7  «  Mais  quels  malheurs,  direz-vous?»  Exemple  de  subjection;  ob- 
jection faite  par  lorateur  au  nom  de  ses  auditeurs. 

«  «  Sous  la  pourpre.  »  Exemple  de  méton'jmie.  Contraste  éloquent, 
qui  a  souvent  frappé  les  philosophes  et  les  poètes. 

•  •  •  •_ Medio  de  fonte  kporum 

Surgit  amari  aliquid,  quod  in  ipsis  floribus  an^jit.  Lucrèce. 
Remarquez  la  force  que  Rossuet  donne  au  mot  déplaisir.  ((-C'est  là 
((  idans  son  oratoire'],  qu'elle  répandoit  ses  larmes  et  sa  tendresse,  soit 
«  dans  la  perte  de  ses  enfants,  que  le  ciel  lui  donna  pour  accomplir 
((  ses  désirs,  et  lui  ôta  pour  éprouver  sa  résignation,...  soit  dans  ces  in- 
«  quiétudes  et  dans  ces  peines  secrètes  que  la  Providence  de  Dieu,  pour 
«  le  salut  de  ses  élus,  mêle  toujours  aux  grandes  fortunes.  »  Fléchifh 
2«  partie.  ' 


130  ORAISON  FUNÈBRE 

remède  universel  à  tous  les  maux  \  un  baume  qui  les 
adoucit,  un  charme  qui  les  enchante'?  Au  lieu  que  =*  par 
un  conseil  de  la  Providence  divine,  qui  sait  doimer  aux 
conditions  les  plus  élevées  leur  contre-poids,  cette  gran- 
deur que  nous  admirons  de  loin  *  comme  quelque  chose 
au-dessus  de  Thomme,  touche  moins  quand  on  y  est  né, 
ou  se  confond  elle-même  dans  son  abondance  ^  ;  et"qu  il  se 
forine  au  contraire  parmi  les  grandeurs  une  nouvelle  sen- 
sibilité pour  les  déplaisirs  \  dont  le  coup  est  d'autant  plus 
rude,  qu'on  est  moins  préparé  à  le  soutenir. 

Il  est  vrai  que  les  hommes  aperçoivent  moins  cette  mal- 
heureuse '^délicatesse  dans  les  âmes  vertueuses.  On  les 
croit  insensibles,  parceque  non  seulement  ellessavent  taire, 
mais  encore  sacrifier  leurs  peines  secrètes  ^  Mais  le  Père 
céleste  se  plaît  à  les  regarder  dans  ce  secret^;  et  comme 
il  sait  leur  préparer  leur  croix,  il  y  mesure  aussi  leur  ré- 
compense. Croyez-vous  que  la  reine  pût  être  en  repos  dans 
ces  fameuses  campagnes  ^^  qui  nous  apportoient  coup  sur 

1  «  Un  remède  universel.  »  Expression  familière  et  forte. 

2 «Un  baume...  un  charme...  etc.  »  Exemple  de  redoublements  d'idées 
progressifs,  ce  que  les  Latins  appellent  interprelalio,  conrjeries;  idée 
touchante,  détaillée  avec  un  grand  bonheur  d'expression.  Enchanter, 
c'esl-à  dire  calmer  par  une  puissance  magique. 

Cantando  rumpitur  anguis.  Virg.   Ed. 

Rumpere  vocibus  aogues.  Manilius. 

3  «  Au  lieu  que.  n  Liaison  de  phrase  familière  et  vieillie.  Elle  marque 
l'opposition  des  idées  d'une  manière  peut-être  insuffisante. 

'*  «  Que  nous  admirons  de  loin,  »  iHaJor  e  longinquo  reverentia. 
Tacite,  Agricola, 

-^  «  Ou  se  confond  elle-même  dans  son  abondance.»  Expression  vague 
à  force  d'être  générale  ;  le  sens  est  que  les  diverses  formes  de  la  gran- 
deur s'effacent  et  s'annulent  les  unes  les  autres;  comme  on  ne  sent  'de 
vide  nulle  part,  on  se  blase  par  l'abondance  des  prospérités. 

6  «  Il  se  forme,.',  une  nouvelle  sensibilité  pour  les  déplaisirs.  »  Con- 
cision et  vigueur  admirables  dans  l'idée  et  les  mots.  Période  remar- 
quable pour  l'enchaînement  et  la  progression  des  idées. 

■^  «  Malheureuse.  »  C'est-à-dire  qui  fait  souffrir  :  il  n'y  a  dans  ce 
mot  aucune  idée  de  blâme. 

8       Triste  destin  des  rois  !  esclaves  que  nous  sommes, 
Et  des  rigueurs  du  sort  et  des  discours  des  hommes  ! 
Nous  nous  voyons  sans  cesse  afïligés  de  témoins, 
Et  les  plus  malheureux  osent  pleurer  le  moins! 

Racine,  Iphigénie,  I,  5. 
^  «  Dans  ce  secret.  »  Latinisme  ;  mot  qui  se  prend    rarement  d'une 
manière  aussi  précise  et  aussi  absolue,  sans  régime  qui  l'explique. 

10  «  Ces  fameuses  campagnes.  »  De  Flandre,  de  Franche-Comté,  de 
Hollande,  etc.  (1667-1672.) 


DE  MARIE-THERÈSE  D'AUTRICHE.  151 

coup  tant  de  siirprenaiiies  nouvelles?  Non,  messieurs:  elle 
étoit  toujours  tremblante,  parcequ'elîe  voyoit  ton  jours  cette 
précieuse  vie,  dont  la  sienne  dëpendoit,  trop  facileraent  ha- 
sardée ^  Vous  avez  vu  ses  terreurs  :  vous  parlerai-je  de  ses 
pertes  ^,  et  de  la  mort  de  ses  chers  enfants^?  lis  lui  ont  tous 
déchiré  le  cœur.  Représentons-nous  ce  jeune  prince  *  que  les 
Grâces^  sembloient  elles-mêmes  avoir  formé  de  leurs  mains  : 
pardonnez-moi  ces  expressions,  il  me  semble  que  je  vois 
encore  tomber  cette  fleur ^.  Alors,  triste  messager  d'un  évé- 
nement si  funeste  '',  je  fus  aussi  le  témoin,  en  voyant  le 
roi  et  la  reine,  d'un  côté  de  la  douleur  la  plus  pénétrante*, 
et  de  Fautre  des  plaintes  les  plus  lamentables;  et  sous  des 
formes  différentes,  je  vis  une  affliction  sans  mesure.  Mais 
je  vis  aussi  des  deux  côtés  la  foi  également  victorieuse;  je. 
vis  le  sacrifice  agréable  ^  de  Fàme  humiliée  sous  la  main 
de  Dieu,  et  deux  victimes  royales  immoler  î*^  d'un  commun 
accord  leur  propre  cœur. 

*  «  Trop  facilement  hasardée.  »  Le  roi  allait  à  la  tranchée  au  siège 
de  Douai,  de  Lille,  etc.  (1667.) 

2  u  Vous  parlerai-je,  elc.  »  Transition  par  l'analogie  des  idées. 

5  «  Ses  chers  enfants.  »  De  six  enfants,  il  ne  lui  restait  que  l'aîné,  le 
grand  Dauphin,  mort  en  1711. 

'■*  «  Ce  jeune  prince.  »  Louis,  duc  d'Anjou,  second  fils  de  la  reine, 
mort  en  167-4-,  à  làge  de  trois  ans. 

s  «  Que  les  Grâces,  etc.  »  Hyperbole  mythologique  un  peu  singu- 
lière dans  Bossuet  ;  c'est  encore  un  souvenir  de  la  langue  de  l'époque  ; 
du  reste  il  s'en  excuse. 

6  «  Cette  fleur.  »  Image  gracieuse  imitée  de  Virgile  :  Purpureus  ve- 
luti  cum  fïos.Y.  p.  65,  n.4.  En  voici  un  exem]  le  original,  cité  parMaury. 
Le  P.  Elisée,  dans  l'Or.  fun.  du  Dauphin  fils  de  Louis  XV),  veut  dire  que 
l'infante  d'Espagne,  première  femme  du  prince,  était  morte  en  couche, 
à  la  naissance  de  son  premier  enfant;  et  voici  avec  quelle  convenance 
et  quelle  grâce  il  exprime  celte  idée  difficile  :«  Hélas  !  ces  liens, 
«  que  l'innocence  des  penchants  forlifioit  encore,  n'eurent  que  la  durée 
«  d'un  instant.  Semblable  à  la  /leur  qui  tombe  dés  qu'elle  montre 
«  son  fruit,  le  premier  gage  de  sa  fécondité  devint  le  signal  de  sa 
«  mort.  )) 

■^  «  Alors  triste  messager,  etc.  »  Allusion  touchante  aux  rapports  de 
Bossuet  avec  la  famille  royale.  Cette  allusion  était  presque  obligée,  et 
nous  montre  Bossuet  accomplissant  une  des  conditions  les  plus  pénibles 
du  ministère.  On  chargeait  généralement  les  ecclésiastiques  d'annoncer 
aux  parents  les  pertes  de  famille.  Bourdaloue  s'en  acquittait  en  silence  : 
il  s'inclinait,  les  mains  jointes,  et  se  retirait. 

^  «  Pénétrante.  »  Mot  expressif,  qui  indique  la  douleur  contenue,  dont 
l'impression  est  plus  lente,  mais  aussi  pénétrante  que  celle  des  plaintes 
lamentables. 

9  «  Le  sacrifice  agréable.  »  Y.  l'Or.  fun.  de  Henriette  de  France. 
page  46,  péroraison. 

^0  «  Deux  victimes,.,  immoler,  etc.  »  Alliance  de  mots  à  remarquer  * 


152  ORAISON  FUNÈBRE 

Pourrai-je  maintenant  jeter  les  yeux  sur  la  terrible  me- 
ïiace  du  ciel  irrité  *,  lorsqu'il  sembla  si  longtemps  vouloir 
frapper  ce  Dauphin  même,  notre  plus  chère  espérance  ? 
Pardonnez-moi,  messieurs,  pardonnez-moi  si  je  renou- 
velle vos  frayeurs.  11  faut  bien,  et  je  le  puis  dire,  que  je  me 
fasse  à  moi-même  cette  violence  '^,  puisque  je  ne  puis 
montrer  qu'à  ce  prix  la  constance  de  la  reine.  Nous  vîmes 
alors  dans  cette  princesse,  au  milieu  des  alarmes  d'une 
mère,  la  foi  d'une  chrétienne.  Nous  vîmes  un  Abraham 
prêt  à  immoler  Isaac  ',  et  quelques  traits  de  Marie  quand 
elle  offrit  son  Jésus.  Ne  craignons  point  de  le  dire,  puis- 
qu'un Dieu  ne  s'est  fait  homme  que  pour  assembler  autour 
de  lui  des  exemples  pour  tous  les  états*.  La  reine,  pleine 
de  foi,  ne  se  propose  pas  un  moindre  modèle  que  Marie. 
Dieu  lui  rend  aussi  ^  son  fils  unique,  qu'elle  lui  offre  d'un 
cœur  déchiré,  mais  soumis,  et  veut  que  nous  lui  devions 
encore  une  fois  un  si  grand  bien. 

On  ne  se  trompe  pas  ^  chrétiens,  quand  on  attribue 
tout  à  la  prière.  Dieu,  qui  l'inspire,  ne  lui  peut  rien  refu- 
ser '.  ((  Un  roi,  dit  David,  ne  se  sauve  pas  par  ses  armées; 

i  «  Jeter  les  ^eux  sur  la  terrible  menace.  »  Style  lâche  ;  rapproche- 
ine.iî  défectueux  de  mois  abstraits  et  concrets. 

2  «Que  je  nie  fasse  à  moi-même,  elc.»  Ce  sentiment,  qui  nous  semble 
exagéré,  s'explique  par  la  vénération,  qui  aux  yeux  de  Bossuel,  envi- 
ronne les  rois,  dépositaires  de  la  puissance  divine. 

3  «  Un  Abraham,  etc.»  Emploi  de  VE.remple,  lieu  commun  intrinsè- 
que :  remarquez  que  Bossuct  s'excuse  lui-même  de  la  comparaison 
audacieuse  d'une  femme  avec  la  Vierge,  mère  de  J.-C. 

'*  ((  Autour  de  lui.  »  Dans  sa  famille  et  dans  ses  apôtres.  —  «  Pour 
tous  les  étals.  »  Expression  aussi  générale  que  possible:  les  grands  et 
le  peuple,  le  malheur  et  la  prospérité. 

6  «  Aussi.  »  C'est-à-dire  par  une  sorte  de  résurrection  ;  le  sens  est 
précisé  par  la  fin  de  la  phrase:  il  veut,  etc. 

^  «  On  ne  se  trompe  pas.  »  Transition  brusque  :  la  liaison  manque 
dans  les  mois,  et  n'existe  que  dans  les  idées. 

''  «  Ne  lui  peut  rien  refuser.  »  — «  La  prière  pénètre  partout  ;  clleob- 
«  tient  tout  ;  elle  pént  tre  dans  les  entrailles  de  la  terre  pour  sauver  Daniel 
«  de  la  fureur  des  lions;  dans  l'abîme  de  la  mer,  pour  préparer  un  asile  à 
«  Jonas  ;  dans  la  fournaise  de  Babylone,  pour  défendre  les  adorateurs  du 
«  vrai  Dieu  contre  l'activité  des  flammes.  Elle  pénétre  dans  le  sein  des 
c  tombeaux  pour  rappeler  à  la  vie  le  fils  de  la  veuve  de  Sarepta  ;  elle 
«  pénètre  dans  les  prisons  pour  rompre  les  chaînes  de  Manassès,  et  le 
«  replacer  sur  le  trône  de  ses  pères:  elle  pénètre  dans  la  cour  des  rois 
«  pour  clianger  leurs  desseins  et  désarmer  leur  colère.  Esllier,  craintive 
«  et  désolée,  vient  apporter  à  Dieu  des  soupirs  qu'une  loi  sévère  lui  défend 
<f  de  porter  au  pied  du  trône.  Esther  parle  à  Dieu  ;  Dieu  parle  à  As- 
«  suérus  ;  et  le  cruel  Aman  paie  de  son  sang  les  projets  et  les  complots 
0  sanguinaires  qu'il  avait  formés...  La  prière  surtout  pénètre    dans   le 


IIH  >iAI\lE-TnÉRÈSE  DAUTHICHK.  105 

et  le  puissaiil  ne  se  sauve  pas  par  sa  valeur  *.  »  Ce  n'est 
pas  aussi  -  aux  sages  conseils  qu'il  faut  attribuer  les  heu- 
reux succès.  «  Il  s'élève,  dit  le  Sage,  plusieurs  pensées 
«  dans  le  cœur  de  rhomnie  ^  :  »  reconnoissez  Tagitation 
et  les  pensées  incertaines  des  conseils  humains  :  «  mais, 
poursuit-il ,  la  volonté  du  Seigneur  demeure  ferme  ;  »  et 
pendant  que  les  hommes  délibèrent,  il  ne  s'exécute  *  que 
ce  qu'il  résout.  c(  Le  Terrible,  le  Tout-Puissant,  qui  aôte, 
((  quand  il  lui  plait,  l'esprit  des  princes  ^,  »  le  leur  laisse 
aussi  quand  il  veut,  pour  les  confondre  davantage,  «  et 
((  les  prendre  dans  leurs  propres  finesses  ^.  Car  il  n'y  a 
V  point  de  prudence,  il  n'y  a  point  de  sagesse,  il  n'y  a 
((  point  de  conseils  contre  le  Seigneur'',  ce  Les  Machabées® 
étoient  vaillants;  et  néanmoins  il  est  écrit  «  qu'ils  combat- 
toient  par  leurs  prières  »  plus  que  par  leurs  armes  :  per 
orationes  congressi  sunt'^ ,  assurés,  par  l'exemple  de  Moïse, 
que  les  mains  élevées  à  Dieu^^  enfoncent  plus  de  bataillons 

a  cœur  (le  Dieu.  Elle  parle,  elle  est  exaucée.  Cherches,  et  vous  trou- 
ve verez;  demandez  el  vous  recevrez;  petite,  et  dabittir  vobis:  quœ- 
a  rite,  el  accipielis.  'Matth.  vu,  7).  L'homme  en  vous  priant,  ô  mon 
«  Dieu,  ne  fait  qu'obéir  à  votre  inspiration:  comment  n'obtiendrait-ii 
((  pas  ce  que  vous  l'excitez  à  demander?  Faibles  et  dépendants  par 
«  nous  mêmes,  nous  devenons  en  quelque  sorte  maîtres  de  tout  par  la 
«  prière.  »  Le  P.  de  Neuville,  Sermon  sur  la  prière. 

1  Non  salvntur  rex  per  multam  virlutem  ;  et  gigas  non  saUabitur 
in  multitudine  \irtutis  suae.  Psal.  xxxii,  v.  16. 

2  «  Ce  n'est  pas  aussi,  n  11  faudrait  plutôt  un  mot  négatif,  non  plus. 
S'il  ne  s'agit  que  de  la  prière,  l'idée  est  bien  exagérée  ;  car  il  y  a  mille 
événfemenis  qui  ne  se  peuvent  expliquer  ainsi. 

3  Multa?  cogilationcs  in  corde  viri  :  volunlas  autem  Domini  perma- 
nebit.  Proy.  c.  xix,  v.  2). 

*  «  Il  ne  s'exécute,  etc.  »  Rapprochement  désagréable  du  pronom  iî 
personnel  et  impersonnel. 

5  Vovete  et  reddite  Domino  Dec  vestro...  terribili,  et  ei  qui  auferf. 
spritum  principum.  Psal.  lxxv,  v.  12,  13.  V.  l'Or.  fun.  de  Henriette  de 
France,  qui  est  tout  entière  le  développement  de  celte  pensée. 

6  Qui  apprehendit  sapientes  in  astutià  eorum.  Job.  v.  15.  —Cf.  1  CoR- 
c.  m,  v.  19.  Voy.  toute  l'oraison  funèbre  de  Henriette  de  France. 

"J  Non  est  sapientia,  non  est  prudentia,  non  est  consilium  contra  Do- 
minum.  Prov.  c.  xxi,  v.  50. — «Contre  le  Seigneur.»  Expression  con- 
cise et  éloquente. 

8  «Les  Machabces.»  On  désigne  sous  ce  nom  les  cinq  fils  de  Matathias 
Machabèe,  de  la  famille  des  .\smonécns,  qui  soutinrent  glorieusement 
de  longues  guerres  contre  les  rois  de  Syrie  (167-145).  Les  plus  célè- 
bres des  cinq  frères  sont  Judas  et  Simon. 

®  II.  Macîiab.  XV,  V.  25.  —  Encore  un  exemple  d'un  commentaire  dé- 
taillé fondu  dans  le  corps  du  discours.  (V.  la  i^^  partie  de  l'Or.  fun). 

10  <(  Par  l'exemple  de  Moïse...  Les  mains  élevées  à  Dieu,  etc.  »  Exem- 
ple à'atlusion.  Pendant  que  Josué    combattait    les   Amalécites,  Moïse 


154  ORAISON  FUNÈBRE 

que  celles  qui  frappent.  Quand  tout  cëdoit  à  Louis  S  et  que 
nous  crûmes  voir  revenir  le  temps  des  miracles,  où  les  mu- 
railles tomboient  au  bruit  des  trompettes ^  tous  les  peuples 
jetoient  Jes  yeux  sur  la  reine,  et  croyoient  voir  partir  de 
son  oratoire  Ma  foudre  qui  accabloit  tant  de  villes  *. 

Que  si  Dieu  accorde  aux  prières  les  prospérités  tempo- 
relles, combien  plus  leur  accorde-t-if  les  vrais  biens  ^ 
c'est-à-dire  les  vertus  !  Elle  sont  le  fruit  naturel  d'une  âme 
unie  à  Dieu  par  roraison.L'oraison,  qui  nous  les  obtient,  nous 

priait  sur  la  montagne,  les  bras  étendus  en  croix.  Ses  mains  re- 
tombaient fatiguées,  et  les  Hébreux  reculaient;  quand  Aaron  et  Ilur  vin- 
rent lui  soutenir  les  bras  élevés,  jusqu'à  l'entière  défaite  des  Amalé- 
cites  (an  1491]. 

1  «  Quand  tout  cédoit  à  Louis.  »  Conquête  de  la  Flandre  et  de  la 
Franche-Comté  (1667).  «  Le  roi  entra  dans  Dùle  au  bout  de  quatre 
«  jours  de  siège,  douze  jours  après  son  départ  de  St-Germain,  et  enfin, 
«  en  moins  de  trois  semaines,  toute  la  Franche-Comté  lui  fut  soumise, 
o  Le  conseil  d'Espagne,  étonné  et  indigné  du  peu  de  résistance,  écrivit 
«  au  gouverneur,  que  le  roi  de  France  aurait  dû  envoyer  ses  laquais 
«  prendre  possession  de  ce  pays  au  lieu  d'y  aJler  en  persoane.»  Volt., 
Siècle  de  Louis  XIV,  c.  ix. 

2  «  Au  bruit  des  trompettes.  »  —  Comme  au  siège  de  Jéricho,  ville 
du  pays  des  Jébuséens,  au  N.-E.  de  Jérusalem.  Josué  s'en  empara  sans 
combat,  apiés  a\oir  fait  porter  l'arche  et  sonner  les  trompettes  autour 
des  murailles  qui  s'écroulèrent (1605).  Rebâtie  depuis,  elle  existe  encore 
aujourd'hui. 

L'arche,  qui  fit  tomber  tant  de  superbes  tours. . .  . 

Des  dieux  des  nations  tant  do  fois  triompliante, 

Fuiroit  donc  à  l'aspect  dune  femme  insolente?     Racine,  Atlialie,  V,  i. 

■3  ((  De  son  oratoire.  »  Hyperbole  qu'expliquent  la  préoccupation  et 
la  foi  de  l'orateur,  mais  à  laquelle  l'histoire  a  donné  de  cruels  démentis. 
Vingt  ans  plus  lard,  la  prière  ne  sauva  ni  le  duc,  ni  la  duchesse  de  Bour- 
gogne ;  et  l'oratoire  de  M^^  de  Maintenon  fut  moins  funeste  aux  ennemis 
que  celui  de  Marie-Thérèse.  L'exagération  de  l'idée  entraîne  un  style  forcé 
et  faux  ;  la  foudre  qui  pari  d'un  oratoire  est  une  métaphore  au  moins 
singulière,  au  temps  de  Vauban  et  du  canon.  11  n'y  a  rien  de  plus  fort 
en  fait  de  périphrase  dans  Doileau  ni  dans  Fléchier;  celui-ci  du  reste  a 
développé  les  mêmes  idées. 

*  «  Si  le  roi  méditoit  en  secret  ses  grands  et  impénétrables  desseins, 
«  la  reine  invoquoit  cette  sagesse  éternelle  qui  préside  aux  con- 
«  seils  des  rois.  Si  la  victoire  voloit  devant  lui,  les  vœux  de  la  reine 
«  avoient  volé  devant  la  victoire.  S'il  marchoit  au  milieu  des  hivers, 
«  l'oraison  de  celte  princesse  pénétroit  les  nues,  pour  lui  préparer  les 
«  saisons  ;  s'il  comballoit  les  ennemis,  elle  levoit  ses  mains  innocentes 
«  vers  le  ciel,  et  nos  armées  s'échauffoient  plus  de  l'ardeur  de  sa 
a  prière  que  de  la  chaleur  du  combat.  S'il  s'exposoil  lui-même  aux 
«  périls,  anges  de  Dieu,  députés  à  la  garde  du  roi  et  à  la  sienne,  com- 
«  bien  de  fois  vous  conjura-t-elle  d'accourir,  de  veiller  et  de  lui  con- 
«  server  une  tête  si  chère  et  si  précieuse!»  Fléchier,  l^e  partie. 

5  «  Que  si...  combien  plus,  etc.  »    Transition  par  un  raisonnement  à 


DE  MARIE-THÉRÈSE  D'AUTRICHE.  1Ô5 

apprend  à  les  pratiquer  ^  non  seulement  comme  néces- 
saires, mais  encore  comme  reçues  «  du  Père  des  lumières, 
((  d'oii  descend  sur  nous  tout  don  parfait  2.  »  Et  c'est  là  le 
comble  de  la  perfection,  pauceque  c'est  le  fondement  '^  de 
rhumili té.  C'est  ainsi  que  Marie-Thérèse  attira  par  la  prière 
toutes  les  vertus  dans  son  àme.  Dès  sa  première  jeunesse 
elle  fut,  dans  les  mouvements  d'une  cour  alors  assez  turbu- 
lente *,  la  consolation  et  le  seul  soutien  de  la  v!t>i liesse 
inlirme  du  roi  son  père.  La  reine  sa  belle-mère,  maigre  ce 
nom  odieux  ^,  trouva  en  elle  non-seulement  un  respect , 
mais  encore  une  tendresse  que  ni  le  temps  ni  l'éloignement 
n'ont  pu  altérer  :  aussi  pleure-t-elle  sans  mesure,  et  ne 
veut  point  recevoir  de  consolation  ^.  Quel  cœur,  quel  res- 
pect, quelle  soumission  n'a-t-elle  pas  eue  pour  le  roi  ! 
toujours  vive  pour  ce  grand  prince  ^,  toujours  jalouse  de 
sa  gloire,  uniquement  attachée  aux  intérêts  de  son  Etat  ^, 
infatigable  dans  les  voyages  ^  et  heureuse  pourvu  qu'elle 
fût  en  sa  compagnie  ;  femme  enfin  où  saint  Paul  auroit  vu 
l'Eglise  occupée  de  Jésus-Christ,  et  unie  à  ses  volontés  par 

fortiori,  qui  se  réduit  à  un  enthyméme,  [i'y/ci-^  iv  Oj/jm).  !<>  Dieu  ac- 
corde les  prospérités  à  la  prière.  iProposition  supprimée;  c'est  la.wia- 
jeure.)  2°  Dieu  accorde  les  prospérités  temporelles.  50  Donc,  etc. 

1  «  A  les  pratiquer.  »  Mot  d'un  sens  profond,  qui  oppose  la  vertu  pra- 
tique à  la  vertu  contemplative,  à  une  époquLi  où  le  moliuosisme  ap- 
pelait l'âme  au  repos,  à  l'impassibilité  de  la  vie  spéculative. 

2  Omne  datum  optimum,  et  omne  donum  perfectum  desursum  est, 
descendens  à  Paire  luminum.  Jac.  c.  i,  v.  17. 

3  «  Comble,  —  fondement.  »  Antithèse  de  mots  aussi  bien  que  de 
pensées. 

*  «  Une  cour  alors  assez  turbulente,  n  «  En  1648,  les  grands  s'oppo- 
«  saient  au  mariage  de  Philippe  IV  avec  sa  nièce  Marie-Anne  d'Au- 
«  triche,  et  voulaient  marier  l'infante  Marie-Thérèse  à  l'infant  de  Por- 
«  tugal.  Le  roi  en  fit  arrêter  plusieurs.»  Mém.  de  Monglat. 

^  «  Malgré  ce  nom  odieux.  »  Harpagon  dit  à  Cléante:  «  Mon  Dieu, 
«  nous  savons  le  train  des  enfants  dont  les  pères  se  remarient,  et  de 
«  quel  œil  ils  -ont  coutume  de  regarder  ce  qu'on  appelle  belle-raère.  » 
3ioLiÈRE,  l'Avare^  UI,  4. 

6  «Aussi  pleure-t-elie,  etc.  »  Vox  in  Raraa  audila  est;  ploratus  et 
ululatus  mullus;  Rachel  plorans  filios  suos  ;  et  noluit  consolari,  quia 
non  sunt.  Jéréjiie,  xxxi,  15, 

■^  «  Vive.  »  C'est-à-dire  empressée.  —  «  Vive  pour  ce  prince.  »  Lo- 
cution rarement  employée. 

8  «  Aux  intérêts  de  son  Etat.»  Espagnole  de  naissance,  Bossuet  la 
loue  de  l'avoir  oublié  sur  le  trône  de  France  ;  tandis  qu'il  donne  à 
Henriette  d'Angleterre  un  éloge  tout  opposé.  Ainsi  changent  les  idées, 
selon  les  sympathies,  même  dans  les  esprits  supérieurs. 

3  «  Infatigable  dans  les  voyages.  »  Voyez  plus  haut,  p.  126,  n.  2. 


156  ORAISON  FUNÈBRE 

une  éternelle  complaisance  ^  Si  nous  osions  demander  au 
grand  prince  qui  lui  rend  ici  avec  tant  de  piété  les  derniers 
devoirs 2  quelle  mère  il  a  perdue,  il  nous  répondroit  par 
ses  sanglots  =*;  et  je  vous  dirai  en  son  nom*,  ce  que  j'ai  vu 
avec  joie,  ce  que  je  répète  avec  admiration,  que  les  ten- 
dresses inexplicables^  de  Marie-Théuèse  tendoient  toutes  à 
lui  inspirer  la  foi,  la  piété,  la  crainte  de  Dieu,  un  attache- 
ment inviolable  pour  le  roi,  des  entrailles  de  miséricorde  ^ 
pour  les  malheureux,  une  immuable  persévérance  dans  tous 
ses  devoirs,  et  tout  ce  que  nous  louons  dans  la  conduite  de 
ce  prince  \  Parlerai-je  des  bontés  de  la  reine  tant  de  fois 
éprouvées  par  ses  domestiques  \  et  ferai-je  retentir  encore 
devant  ces  autels  les  cris  de  sa  maison  désolée  ?  Et  vous, 
pauvres  de  Jésus-Christ,  pour  qui  seuls  ^  elle  ne  pouvoit 
endurer  qu  on  lui  dît  que  ses  trésors  étoient  épuisés;  vous, 

i  Quoniam  vir  caput  est  mulieris,  sicut  Christus  caput  est  Ecclesiœ^ 
ipse  salvator  corporis  ejus.  —  Sed  sicut  Ecclesia  subjecta  est  Christo^ 
ita  et  miilieres  viris  suis  in  omnibus.  Paui,.,  ad  Ephesios.  v,  25,  24. 

2  «  Les  derniers  devoirs.  »  Allusion  difficile  ;  car  les  convenances  ne 
permettent  guère  de  mettre  un  fils  en  scène  aux  funérailles  de  sa  mère. 
Bossuet  l'a  traitée  avec  une  délicatesse  supérieure. 

3  «  Il  nous  répondroit,  etc.  »  3Iot  d'une  concision  éloquente, 

'■*  Je  vous  dirai  en  son  nom.  »  Voilà  le  premier  souvenir  de  l'éduca- 
tion du  Dauphin;  encore  n'arrive-t-il  que  par  nécessité,  parce  qu'il 
renferme  l'éloge  de  la  piété  de  la  reine  ;  elle  a  contribué  à  former  le 
caractère  de  son  fils. 

5  «Inexplicables.»  Indicibles,  ineffables  [explicare,  développer). 
—  Mot  inusité  dans  ce  sens. 

6  «  Des  entrailles  de  miséricorde.  »  Alliance  forcée  du  mot  abstrait 
et  du  mot  concret.  Racine  a  mieux  employé  la  même  métaphore. 

Et  vous,  qui  lui  devez  des  entrailles  de  père.     Jthalie,  ii,  6. 

■^  Éloge  restreint  ;  car  ce  n'est  pas  à  sa  mère  que  le  Dauphin  pouvait 
devoir  les  qualités  du  prince  ou  du  général.  Fléchier,  dans  sa  pérorai- 
son, a  ramené  assez  péniblement  l'éloge  du  Dauphin  comme  général. 

*  «  Ses  domestiques.  »  Souvenir  intéressant,  quand  on  se  reporte  à 
la  dignité  orgueilleuse  des  grands  seigneurs  du  temps.  —  Cette  idée,  du 
reste,  avait  frappé  les  esprits,  car  Fléchier  dit  :  «  Suspendez  pour  un 
«  temps  votre  douleur,  fidèles  et  désolés  domestiques  de  cette  prin- 
«  cesse,  et  rendez  ici  témoignage  à  la  vérité.  Dès  qu'elle  entroit  dans 
«  la  maison  de  Dieu,  n'oublioit-elle  pas  qu'elle  étoit  reine?  l'avez-vous 
«  vue  distraire  sa  foi  par  un  regard  curieux  ou  une  parole  indiscrète  ? 
«  Dans  les  plus  rudes  hivers,  au  milieu  des  étés  brûlants,  vous  êtes- 
«  vous  aperçu  de  quelque  relâchement  ou  de  quelque  impatience  dans 
«  la  longueur  de  ses  oraisons?...  Combien  de  fois  la  vîtes-vous  rame- 
«  ner  les  courtisans  à  l'exercice  de  leur  foi  parles  marques  qu'elle  don- 
«  noit  de  la  sienne,  etc.  »  2^  partie. 

9  «  Pour  qui  seuls,  etc.»  .Mot  expressif.  Allusion  au  luxe  dont  la 
reine  se  prive  avec  joie. 


DE  MARIE-THEUESE  D'AUÏHICHE.  137 

pi-eiiiièremoïit,  pauvres  voioniaires  \  vlc|inies  de  Jésus- 
Christ,  religieux,  vierges  sacrées,  âmes  pures  dout  le 
monde  r/étoit  pas  digne  ^;  et  vous,  pauvres  ,  quelque  nom 
que  vous  portiez,  pauvres  connus,  pauvres  honteux,  mala- 
des, impotents,  estropiés  \  «  restes  d'hommes  *,  »  pour 
parler  avec  saint  Grégoire  de  Nazianze  ^,  car  la  reine  rcs- 
pectoit  en  vous  tous  les  caractères  de  la  croix  de  Jésus- 
Christ;  vous  donc  qu'elle  assistoit  avec  tant  de  joie,  qu'elle 
visitoit  avec  de  si  saints  empressements,  qu'elle  servoit 
avec  tant  de  foi  ^,  heureuse  de  se  dépouiller  d'une  majesté 
empruntée  '  et  d'adorer  dans  votre  hassesse  *  la  glorieuse 
pauvreté^  de  Jésus-Christ,  quel  admirable  panégyrique 
prononcérîèz^vous  par  vos  gémissements  ^°  à  la  gloire  de 
cette  princesse,  s'il  m'étoit  permis  de  vous  introduire  dans 
cette.auguste  assemblée^*?  Recevez,  père  Abraham'"^,  dans 
votre  sein  cette  héritière  de  votre  loi,  comme  vous,  ser- 
vante des  pauvres  '^^,  et  digne  de  trouver  en  eux,  non  plus 
des  anges,  mais  Jésus-Christ  même  *\  Que  dirai-je  davan- 

1  «  Vous  premièrement.  »  Ce  mouvement  se  reproduit  avec  bien 
plus  d'éloquence  dans  VOr.  fun.  de  Condé.  —  «Pauvres  volontaires.» 
Parce  qu'ils  font  vœu  de  pauvreté. 

2  «Ames  pures  dont  le  monde,  etc.»  Quibus  dignus  non  erat  mundus. 
iOr.  fun.  de  Uenriette  de  France,  page  15,  note  5.  ) 

3  «  Malades,  impotents,  etc.  »  Exemple  d'énumération  progressive. 
^  «  Veterum  hominuni  misera?  reliquise.  —  Orat.  16. 

5  «  S.  Grégoire  de  Nazianze,  né  en  528,  ami  de  S.  Pasile,  arche- 
vêque de  Constantinople  (578  ,  mort  en  Cappadoce  en  389,  poëte,  ora- 
teur, et  l'un  des  plus  grands  hommes  de  l'Eglise  grecque. 

^  «  Qu'elle  assistoit,  qu'elle  servoit,  etc.  »  Gradation  de  l'idée  gé- 
nérale à  l'idée  particulière.  Remarquez  comme  chaque  idée  se  complète 
par  un  détail  spécial  et  précis.  —  Voy. ,  dans  la  seconde  'partie  du 
discours  de  Fléchier,  ces  mêmes  idées  développées  avec  soin  et  esprit, 
mais  par  des  apostrophes  froides  et  symétriques. 

"^  «  Se  dépouiller  d'une  majesté  empruntée.  »  Métaphore  hardie,  en 
présence  de  la  cour.  (Voy.  l'Or.  fun.  de  Henriette  de  France,  p.  ^.) 

^  «Bassesse.»  Sens  étymologique  du  mot.  Condition  humble  et  infé- 
rieure, sans  idée  de  blâme  ou  de  mépris.  (Voy.  l'Or,  fun,  de  Henriette 
iV Angleterre,  page  62,  note  2.') 

9   «  Glorieuse  pauvreté.  »  Exemple  à^alliance  de  mots. 

^f*  «  Prononcer  par  vos  gémissements.  »  Expression  ingénieuse. 

^^  «  S'il  m.'étoit  permis,  etc.  »  11  a  pris  cette  permission  dans  l'orai- 
son funèbre  du  grand  Condé,  et  en  a  tiré  d'admirables  efîets. 

1-  «  Père  Abraham.  »  Expression  latine  d'un  effet  peu  agréable.  — 
Voy.  VOr.  fun.  de  Henriette  de  France,  page  46,  note  2.  ) 

13  «Comme  vous.»  Les  anges.  — Abraham  donne  l'hospitalité  à  trois 
voyageurs,  qui  lui  annoncent  la  naissance  de  son  fils  Isaac,  et  repro- 
chent à  Sara  son  incrédulité,  en  se  faisant  connaître  pour  des  envoyés 
de  Dieu.  [Genèse,  c.  18.) 

1*  «Mais  J.-C.  même.»  Manière  heureuse  de  compléter  l'idée  et  l'allusion 


^58  ORAISON  FUNÈDRE 

tage?  Écoutez  tout  en  un  mot^:  lillc,  femme,  mère,  maî- 
tresse, reine  telle  que  nos  vœux  Tauroient  pu  faire  ^  plus 
que  tout  cela  3,  chrétienne,  elle  accomplit  tous  ses  devoirs 
sans  présomption,  et  fut  humble  non  seulement  parmi 
toutes  les  grandeurs,  mais  encore  parmi  toutes  les  vertus  *. 
J'expliquerai  en  peu  de  mots  les  deux  autres  noms  que 
nous  voyons  écrits  sur  la  colonne  mvstérieuse  de  TApoca- 
Jypse,  et  dans  le  cœur  de  la  reine^.  Par  le  a  nom  de  la 
((sainte  cité  de  Dieu,  la  nouvelle  Jérusalem  ^  »  vous  voyez 
bien,  messieurs,  qu'il  faut  entendre  le  nom  de  l'Eglise  ca- 
tholique, cité  sainte  dont  toutes  a  les  pierres  sont  vivantes  6,» 
dont  Jésus-Christ  est  le  fondement,  qui  ((descend  du  ciel» 
avec  lui  \  parcequ'elle  y  est  renfermée  comme  dans  le  chef 
dont  tous  les  membres  reçoivent  leur  vie  ^;  cité  qui  se 
répand  par  toute  la  terre  %  et  s'élève  jusqu'aux  cieux  pour 
y  placer  ses  citoyens.  Au  seul  nom  de  l'Église,  toute  la  foi  de 
la  reine  se  réveilloit.  Mais  une  vraie  tille  de  l'Éghse  '^  non 

^  «  Ecoulez  tout.  »  Résumé  de  la  soronde  partie  (la  piété  et  la  cha- 
rité de  la  reine.  C'est  ainsi  que  Bossuet  entend  la  première  inscription 
ae  la  colonne  mystique  :  /e  nom  de  mon  Dieu.) 

2  «  Telle  que  nos  vœux.  »  Expression  ingénieuse  et  vive. 

3  «  Plus  que  tout  cela.  »  progression  et  correction. 

*  «  Humble  parmi  toutes  les  vertus.  »  Idée  paradoxale  en  apparence, 
mais  parfaitement  expliquée  par  ce  que  Bossuet  dit  des  délicatesses 
d  orgueil.  Voy.  l'Or.  ftin.  de  Henriette  de  France,  page  41,  note  8.) 

^  Qui  vicerit...  scribam  super  eum  nomen...  civitatis  Dei  mei,  novae 
Jérusalem,  quai  descendit  de  cœlo  a  Dco  moo.  Apoc,  c.  m,  v.  12. 

6  Ad  quem  (Chrislum)  accedentes  lapidem  vivum  ..  et  ipsi  tanquam 
lapides  vivi  supersedificamini,  domus  spiritualis.  Ep.  B.  Pétri,  I,  ii,  4.  5. 
—  Exemple  d'allégorie,  ou  métaphore  continuée.  Ici  elle  est  empruntée 
a  l'Apocalypse  (m,  12;.  Comparez  à  ces  emprunts  de  Bossuet  les  belles 
imitations  de  Racine  dans  la  prophétie  de  Joad.Voy.  ci-dessous,  note  9. 
'  «  Oui  descend  du  ciel  avec  lui.»  Voy.  le  développement,  page  95. 
»  «  Comme  dans  le  chef.  »  Le  mélange  de  l'allégorie  mystique  et  de 
la  réalité  produit  ici  la  confusion  des  images.  On  ne  conçoit  pas  que 
la  Jérusalem  céleste  soit  renfermée  dans  J.  C.  comme  dans  le  chef 
(c'est-à-dire  la  tête)  dont  tous  les  membres  reçoivent  leur  vie.  Ce  stylo 
pénible  et  embrouillé  est  presque  inévitable  dans  ces  développements 
allégoriques. 

9  «  Oui  se  répand  par  toute  la  terre.  » 

D'où  lui  viennent  de  tous  côtés 
Ces  enfants  qu'en  son  scin  elle  n'a  point  portés? 
Lève,  Jérusalem,  lève  ta  téleahière; 
Reyarde  tous  ces  rois  de  ta  {jloire  étonnés; 
Les  rois  des  nations,  devant  toi  prosternés, 
De  tes  pieds  baisent  la  poussière  : 
Les  peuples  à  l'envi  marchent  à  ta  lumière.      Racine,  Jth.,  m,  7. 
i»^  «Mais  une  vraie  fille  de  l'Eglise.  »  Transition  qui  amène  un  nou- 
vel éloge  de  la  piété  de  la  reine,  et,  en  même  temps  un  nouveau  dé- 


DE  :\ÎARÏE-THÉEÈSE  D'AUTRICHE.  139 

contente  d'en  embrasser  la  sainte  doctrine,  en  aime  les 
observances  \  où  elle  fait  consister  la  principale  partie  des 
pratiques  extérieures  de  la  piété  ^. 

L'Eglise,  inspirée  de  Dieu,  et  instruite  par  les  saints 
apôtres,  a  tellement  disposé  Tannée,  qu'on  y  trouve  avec 
la  vie  ",  avec  les  mystères,  avec  la  prédication  et  la  doctrine 
de  Jésus-Cbrist,  le  vrai  i'ruil^  de  toutes  ces  choses  dans  les 
admirables  vertus  de  ses  serviteurs  et  dans  les  exemples  de 
ses  saints*;  et  enfin  un  mystérieux  abrégé  de  l'ancien 
el  du  nouveau  Testament,  et  de  toute  l'histoire  ecclésias- 
tique. Par-là  toutes  les  saisons  sont  fructueuses  pour  les 
chrétiens;  tout  y  est  plein  de  Jésus-Christ,  qui  est  toujours 
«admirable^, «selon  le  prophète,  et  non  seulement  en  lui- 
même,  mais  encore  «dans  ses  saints^.»  Dans  cette  variété, 
qui  aboutit  toute  ^  à  l'unité  sainte  ^  tant  recommandée  par 
Jésus-Christ,  l'àme  innocente  et  pieuse  trouve  avec  des 
plaisirs  célestes  ^  une  solide  nourriture  et  un  "perpétuel 
renouvellement  de  sa  ferveur.  Les  jeûnes  y  sont  mêlés 
dans  les  temps  convenables  *^,  afin  que  l'àme,  toujours 

veloppement  de  casuiste  sur  les  commandements  et  la  discipline  de 
l'Eglise. 

1  «  Observance.  »  Mot  vieilli.  Terme  spécial  dans  la  langue  ecclé- 
siastique. YoY.  p.  119,  note  10. 

'^  «  Les  pratiques  extérieures.  »  Ces  deux  passages  sur  les  pratiques 
de  la  piété  et  sur  la  distinction  des  péchés  véniels  et  des  péchés  mor- 
tels rentrent  bien  autrement  dans  les  habitudes  du  sermonnaire  que 
les  développements  de  l'oraison  funèbre  de  la  princesse  Palatine,  qua- 
lifiée à  tort  de  sermon  par  La  Harpe.  Ici ,  c'est  tout-à-fait  le  ton  du 
prêtre,  et  plutôt  encore  au  confessionnal  que  dans  la  chaire.  Bossuet 
a  profité  du  vide  que  laissaient  dans  son  sujet  les  faits  historiques  et 
leurs  enseignements,  pour  y  substituer  des  leçons  el  des  conseils  plus 
pratiques  encore  et  surtout  plus  universels. 

3  ((  Avec  la  vie,  etc.  »  Par  la  division  des  Evangiles  suivant  la  suc- 
cession des  jours  de  l'année. 

•'*  «  Les  admirables  vertus,  etc.  »  Allusion  aux  fêtes  des  saints,  ap- 
pelées dans  la  langue  ecclésiastique,  \c  propre  du  temps. 

s  Vocabitur  nomen  ejus,  admirabiîis.   Isa.  c.  ix,  v.  6. 

^  31irabili3  in  sanctis  suis.  Psal.  lxvu,  y.  36. 

''  «Toute.  »  Pour  tout  entière.  Cet  emploi  du  mot  isolé  et  pris  abso- 
lument est  assez  rare  aujourd'hui. 

8  Porro  unum  est  necessarium.  Luc.  c.  xx,  v.  42. 

9  «  Avec  des  plaisirs  célestes.  »  C'est-à-dire  outre  des  plaisirs.  Cette 
locution,  fréquente  au  dix-septième  siècle,  n'est  pas  synonjme  de  avec 
jilaisir.  —  Y.  p!us  haut  :  «  Avec  la  vie  de  J.-C,  le  vrai  fruit,  etc.  » 

i<^  «  Les  jeûnes.  »  Explication  qui  semble  peu  nécessaire  devant  un 
auditoire  tout  catholique;  mais  il  faut  se  rappeler  la  lutte  de  Bossuet 
contre  les  protestants  et  contre  les  liberlinsÀo^ei,  pour  cette  dernière, 
l'Or.  fun.  d'Anne  de  Gonzarjuc. 


140  ORAISON  FUNÈBKE 

sujette  aux  tentations  et  au  péché,  s'aiFermisse  et  se  puri- 
fie par  la  pénitence.  Toutes  ces  pieuses  observances  avoient 
dans  la  reine  Felfet  bienheureux*  que  TÉglise  même  de- 
mande :  elle  se  renouveloit  dans  toutes  les  fêtes,  elle  se 
sacrilioit  dans  tous  les  jeûnes  et  dans  toutes  les  abstinences. 
ij'Espagne  sur  ce  sujet  a  des  coutumes  que  la  France  ne 
suit  pas  '2;  mais  la  reine  se  rangea  bientôt  à  Tobéissance  : 
Thabitude  ne  put  rien  contre  la  règle  ;  et  Textrème  exac- 
titude de  cette  princesse  marquoit  la  délicatesse  de  sa 
conscience  ^.  Quel  autre  a  mieux  profité  de  cette  parole  : 
<^  Qui  vous  écoute,  m'écoute  '^?  »  Jésus-Christ  nous  y  en- 
seigne cette  excellente  pratique  de  marcher  dans  les  voies 
de  Dieu  sous  la  conduite  particulière  de  ses  serviteurs  qui 
exercent  son  autorité  dans  son  Église  ^.  Les  confesseurs  de 
la  reine  pouvoient  tout  sur  elle  dans  Fexercice  de  leur  mi- 
nistère, et  il  n'y  avoit  aucune  vertu  où  elle  ne  put  être 
élevée  par  son  obéissance.  Quel  respect  n'avoit-elle  pas 
pour  le  souverain  Pontife,  vicaire  de  Jésus-Christ,  et  pour 
tout  Tordre  ecclésiastique  ^!  Qui  pourroit  dire  combien  de 

*  «  Avoient  dans  la  reine,  etc.»  Détails  particuliers  qui  ont  pour  nous  infi- 
niment moins  d'intérêt  que  les  grandes  idées  des  autres  oraisons  funèbres. 

2  «  L'Espagne,  sur  ce  sujet,  etc.  »  «  Nous  l'avons  vue,  sur  un  simple 
«  avertissement,  pratiquer  à  la  rigueur  toute  l'austérité  des  jeûnes  et 
«  des  abstinences,  et  se  priver  de  certains  adoucissements  que  les  pri- 
«  viléges  et  les  coutumes  de  son  pays  lui  avoient  fait  regarder  comme 
a  permis,  et  que  la  flatterie  lui  avoit  même  conseillés  comme  néces- 
«  saires.  Elle  reçut  tous  les  avis  qu'on  lui  donna  pour  son  salut  comme 
«  autant  de  lois  qu'on  lui  imposoit.  »  Fiéchier. 

3  «  Délicatesse.  »  Mol  heureusement  appliqué  à  la  conscience,  dont 
il  indique  l'intelligence  et  l'attention  scrupuleuse.  «  De  là  venoit  cette 
«  délicatesse  de  conscience  qui  lui  faisoit  peser  toutes  ses  actions  au 
«  poids  du  sanctuaire.  »  Fléchier. 

^  Qui  vos  audit  me  audit.  Llc.  c.  x,  v.  16. 

5  «  Sous  la  conduite  particulière,  etc.  »  Périphrase  dont  l'intention 
n'est  pas  d'éviter,  mais  de  commenter  le  mot  propre,  qui  est  directeur, 

6  «  Ouel  respect  n'avoit-elle  pas,  etc.  »  Vexclamation  et  Vinterro- 
(jation  n'ôtent  pas  à  ce  développement  ce  qu'il  a  de  froid  et  de  mono- 
tone ;  peut-être  aussi  n'aime-t-on  pas  à  suivre  Bossuet  dans  ces  détails 
si  intimes,  et  comme  dans  l'oratoire  de  la  reine.  On  serait  tenté  de  lui 
dire  avec  Fléchier  :  «  Ne  sondons  pas  ce  qui  se  passoit  entre  Dieu  et  elle. 
«  Les  gémissements  de  la  colombe  doivent  être  laissés  à  la  solitude  et 
«  au  silence,  à  qui  elle  les  a  confiés.  Il  y  a  des  croix  dont  le  sort  est  de 
M  demeurer  cachées  à  l'ombre  de  celles  de  Jésus-Christ,  etc.  »  M">e  de 
Mdinterion  jugeait  la  reine  plus  sévèrement;  elle  écrivait  à  l'abbé  Go- 
belin  :  «  Si  la  reine  avoit  un  directeur  comme  vous,  il  n'y  a  pas  de  bien 
«(  qu'on  ne  dût  espérer  de  l'uuion  de  la  famille  royale  ;  mais  son  con- 
te fesseur  la  conduit  par  un  chemin  plus  propre,  selon  moi,  à  une  car- 
te mélile  qu'à  une  reine.»  \Souvenirs  de  iW™«  de  Caylus.) 


DE  MARIE-TÎIÉRÈSE  D'AUTRICHE.  141 

Jarmes  lui  ont  coûté  ces  divisions  toujours  trop  longues  ^,  et 
dont  on  ne  peut  demander  la  fin  avec  trop  de  gémisse- 
ments? Le  nom  même  et  Tombre  de  division  faisoit  horreur 
à  la  reine,  comme  à  toute  âme  pieuse.  Mais  qu'on  ne  s'y 
trompe  pas  '  :  le  saint- Siège  ne  peut  jamais  oublier  la 
France,  ni  la  France  manquer  au  saint-Siége.  Et  ceux  qui, 
pour  leurs  intérêts  particuliers,  couverts,  selon  les  ma- 
ximes de  leur  politique,  du  prétexte  de  piété,  semblent 
vouloir  irriter  le  saint-Siége  contre  un  royaume  qui  en  a 
toujours  été  le  principal  soutien  sur  la  terre  ^,  doivent 
penser  qu'une  chaire  si  éminente,  à  qui  Jésus-Christ  a  tant 
donné,  ne  veut  pas  être  flattée  par  les  hommes  *,  mais  ho- 
norée selon  la  règle  avec  une  soumission  profonde^  ;  qu'elle 
est  faite  pour  attirer  tout  l'univers  à  son  unité,  et  y  rappeler 
à  la  fin  tous  les  hérétiques  ;  et  que  ce  qui  est  excessif  ^, 

1  «  Ces  divisions  toujours  trop  longues.  »  Voy.  la  Vie  de  Bossuet.  On 
était  alors  au  plus  fort  des  querelles  soulevées  par  l'assemblée  de  1682 
entre  le  saint-Sioçre  et  la  France.  Les  bruits  les  plus  inquiétants  s'étaient 
répandus,  et  l'initation  d'Innocent  XI  semblait  rendre  la  rupture  immi- 
nente. S'il  n'osait  condamner  la  déclaration  des  quatre  articles,  il  avait 
refusé  les  bulles  aux.  membres  de  l'assemblée  qui  avaient,  depuis,  été 
nommés  par  Louis  XIV  à  des  évèchés. 

2  «  Qu'on  ne  s'y  trompe  pas.  »  Excuses  et  protestations  sincères,  où 
se  mè-lent  d'ailleurs  le  sentiment  de  la  force  et  do  l'indépendance  de 
l'Eglise  gallicane.  Bossuet  traite  presque  ici  de  puissance  à  puissance, 
au  nom  de  l'Eglise  gallicane  et  de  Louis  XIV.  Fléchier,  qui  n'avait  pas 
joué  dans  ces  affaires  le  même  rôle  que  Bossuet,  sesl  contenté  de  dé- 
signer simplement  le  pape. 

3  «  Le  principal  soutien.  »  Sous  Pépin,  en  754,  et  sous  Cliarlemagne,  en 
773-76,  contre  Aslolpîie  et  Didier,  rois  des  Lombards.  L'alliance  fut 
moins  sûre  avec  les  Capétiens  (par  exemple,  Philippe-le-Bel ,  en  1302, 
Louis  XII,  en  1512,  Henri  IV,  en  1590,  et  Louis  XIV  lui-même,  à  celle 
époque'. 

*  tf  Une  chaire...  ne  veut  pas,  etc.  »  Métaphore  admise  par  l'usage, 
comme  plus  haut  le  saint-Siége  qui  oublie. 

5  «  Honorée  selon  la  règle,  avec  une  soumission,  etc.  »  ExpressioiiS 
précises,  pesées  avec  toute  la  rigueur  d'un  traité  politique. 

6  «  Ce  qui  est  excessif.  »  Reproche  parfaitement  ménagé,  mais  ((ui 
n'en  est  pas  moins  réel.  —  Le  développement  de  ces  idées  se  trou\e 
dans  la  correspondance  de  Bossuet.  Il  écrivait  à  M.  Dirois  :  «  Quelle  es- 
«  pérance  peut-on  a\oir  de  ramener  les  princes  du  Nord,  et  de  conver- 
((  lir  les  rois  infidèles,  s'ils  ne  peuvent  se  faire  catholiques  sans  se  don- 
«  ner  un  maître  qui  puisse  les  déposséder  quand  il  lui  plairoil?  On 
«  perdra  lout  par  ces  hauteurs  :  Dieu  veuille  donner  des  bornes  à  ces 
«  excès  !  Ce  n'est  pas  par  ces  moyens  qu'on  rétablira  l'autorité  du 
«  saint-Siége.  Personne  ne  souhaite  plus  que  moi  de  la  voir  grande  et 
«  élevée  :  elle  ne  le  fut  jamais  tant,  au  fond,  que  sous  ^ai^t  Léon  et 
<(  saint  Grégoire,  et  les  autres  qui  ne  songeoient  pas  à  une  telle  domi- 
0  domination.   La  force,   la  fermeté,   la  vigueur   se  trouvent  dans   les 


142  ORAISON  FUXÈDUE 

loin  d'être  plus  attirant  \  n'est  pas  même  le  plus  solide 
ni  le  plus  durable. 

Avec  le  saint  nom  de  Dieu  2,  et  avec  le  nom  de  la  cité 
sainte,  la  nouvelle  Jérusalem,  je  vois,  messieurs,  dans  le 
cœur  de  notre  pieuse  reine  le  nom  nouveau  du  Sauveur  ^. 
Quel  est.  Seigneur,  votre  norn  nouveau,  sinon  celui  que 
vous  expliquez,  quand  vous  dites  :  «Je  suis  le  pain  de  vie;  » 
et,  «  Ma  chair  est  vraiment  viande*,  »  et,  «  Prenez,  man- 
((  gez,  ceci  est  mon  corps  ^  ?  »  Ce  nom  nouveau  du  Sauveur 
est  celui  de  TEucharistie,  nom  composé  de  bien  et  de 
grâce  ^  ;  qui  nous  montre  dans  cet  adorable  sacrement  une 
source  de  miséricorde,  un  miracle  d'amour,  un  mémorial^ 
et  un, abrégé  de  toutes  les  grâces,  et  le  Verbe  même  tout 
changé  en  grâce  et  en  douceur  ^  pour  ses  fidèles.  Tout  est 
nouveau  dans  ce  mystère  :  c'est  le  a  nouveau  Testament))  de 
notre  Sauveur^  et  on  commenceà  yboireceavin  nouveau^^» 
dont  la  céleste  Jérusalem  est  transportée  ^K  Mais  pour  le 
boire  dans  ce  lieu  de  tentation  et   de  péché ,   il  s'y  faut 

«  grands  papes;  tout  le  monde  étoit  à  genoux  quand  ils  parloient  ;  ils 
«  pouvoient  tout  dans  l'Eglise,  parce  qu'ils  meUoient  la  règle  pour  eux. 
«  Mais,  selon  ce  que  vous  m'écrivez,  je  vois  qu'il  ne  faut  plus  espérer 
«  cela.  ))  Aussi  écrivait-il  à  l'abbé  de  Uancé,  en  parlant  d'Innocent  XI  : 
«  Une  bonne  intention  avec  peu  de  lumières,  c'est  un  grand  mal  dans 
«  de  si  hautes  places.  Trions,  gémissons.  »  30  octobre  1682. 

1  «  Attirant.  »  Participe  qui  se  prend  très-rarement  ainsi  comme 
adjectif  et  d'une  manière  absolue. 

2  «  Avec  le  saint  nom  de  Dieu.  »  Transition  négligée.  Ces  trois  expli- 
cations des  trois  inscriptions  arrivent  à  la  suite,  comme  trois  numéros 
d'un  même  chapitre,  sans  que  Bossuet  se  donne  la  peine  de  les  lier. 

3  «  Dans  le  cœur,  etc.  »  Remarquez  que  ces  longues  explications  of- 
fraient un  grand  intérêt  à  une  société  toute  religiense,  nourrie  des  livres 
de  Port-Royal  et  de  ses  adversaires. 

'*  Egosum  panis  vitœ...  Caro  mea  vere  est  cibus.  Joan.  c.  vi,  v.i8,  56. 

s  Accipite,  et  comedite  :  Hoc  est  corpus  meum.  Matt.  c.  xxvi,  \.  26. 

6  «  Nom  composé,  etc.  »  Voici  l'étymologie  :  eJ,  y/y.fAç. 

"^  «  3Iémorial.  »  Chose  destinée  à  garder,  à  perpétuer  le  souvenir  d'un 
fait.  «On  montroit  encore  les  pierres  qu'ils  avoient  dressées  ou  entassées 
«  pour  servir  de  mémorial  à  la  postérité.  »  Discours  sur  t'Hist.  univ. 
part.  Il,  c.  3,  page  146,  éd.  class.  de  M:  Delachapelle. 

8  «  Le  Verbe  même,  etc.  »  Langue  toute  mystique,  à  comparer  avec 
celle  de  saint  François  de  Sales  et  de  Fénelon. 

9  Hic  estsanguis  meus  novi  teslamenti.  Matth.  c.  xxvi,  v.  28. 

10  Non  bibam  amodo  de  hoc  genimine  vilis,  usque  in  diem  illum  cùm 
illud  bibam  vobiscum  novum  in  regno  patris  mei.  Ibid.,  v.  29. 

11  «  Transportée.  Image  hardie  et  singulière,  ici  où  l'ivresse  est  prise 
en  bonne  part,  et  non  comme  dans  ce  passage  d'Isaïe  :  a  La  terre  chan- 
cellera comme  un  homme  ivre  ;  elle  sera  transportée  comme  une  lento 
dressée  pour  une  nuit,  w 


DE  MAIUE-THÉRÈSE  D'AUTi'Jf.IÎE.  ]45 

préparer  par  la  pénitence.  La  reir.c  fréqn3ii\.';  '.-ss  deux 
sacrements  avec  une  ferveur  toujours  nouvel ii?  ^  Cette 
humble  princesse  se  sentoit  dans  son  état  naturel  2,  quand 
elle  étoit  comme  jDécheresse  aux  pieds  d'un  prêtre,  y 
attendant  ^  la  miséricorde  et  la  sentence  de  Jésus-Christ. 
Mais  TEucharistie  étoit  son  amour  ;  toujours  aifamée  de 
cette  viande  céleste  '*^  et  toujours  tremblante  en  la  recevant, 
quoiqu'elle  ne  pût  assez  communier  pour  son  désir,  elle 
ne  cessoit  de  se  plaindre  humblement  et  modestement  des^. 
communions  fréquentes  qu'on  lui  ordonnoit.  Mais  qui  eût 
pu  refuser  TEucharistie  à  l'innocence  ^,  et  Jésus-Christ  à 
une  foi  si  vive  et  si  pure  ?  La  règle  que  donne  saint  Augus- 
tin est  de  modérer  L'usage  de  la  communion  quand  elle 
tourne  en  dégoût.  Ici  on  voyoit  toujours  une  ardeur  nou- 
velle, et  cette  excellente  pratique  de  chercher  dans  la  com- 
munion la  meilleure  préparation,  comme  la  plus  parfaite 
action  de  grâces  pour  la  communion  même.  Par  ces  admira- 
bles pratiques  ^,  cette  princesse  est  venue  à  sa  dernière  heure 
sans  qu'elle  eût  besoin  d'apporter  à  ce  terrible  passage  une 
autre  préparation  que  celle  de  sa  sainte  vie  ;  et  les  hommes, 
toujours  hardis  à  juger  les  autres  '^,  sans  épargner  les  sou- 
verains, car  on  n'épargne  que  soi-même  dans  ses  jugements; 
les  hommes,  dis-je,  de  tous  les  états,  et  autant  les  gens  de 
bien  que  les  autres  ^,  ont  vu  la  reine  emportée  avec  une 
telle  précipitation  dans  la  vigueur  de  son  âge  ^,  sans  être 
en  inquiétude  pourson  salut.  Apprenez  donc,  chrétiens,  et 

1  a  La  reine  fréquentoit,  etc.  »  Voilà  des  détails  dont  la  précision 
dément  les  éloges  donnés  par  La  Harpe  au  choix  des  périphrases  de  Bos- 
suet.  —  Voy.  les  mêmes  idées  développées  dans  la  seconde  partie  du 
discours  de  Fléchier. 

2  «  Dans  son  élat  naturel.  »  Expression  hardie,  en  présence  de  la 
cour  de  Louis  XIV. 

3  «Y  attendant,  etc.  »  Phrase  pesamment  rattachée. 

'»  «Toujours  affamée,  etc.))  Métaphore  familière,  justifiée  par  l'E- 
criture. Voy.  JoANN.  VI.  Cependant,  le  mot  viande  n'est  pas  d'un  heu- 
reux effet. 

s  «  L'innocence.  »  Métonymie.  L'abstrait  pour  le  concret. 

6  «  Par  ces  admirables  pratiques.  »  Transition  heureuse  :  par  l'ana- 
logie des  idées,  elle  amène  de  la  manière  la  plus  naturelle  le  tableau 
de  la  mort  de  la  reine,  lequel  se  fond  avec  la  péroraison. 

"^  «  Et  les  hommes,  toujours  hardis,  etc.  ))  Observation  morale  faite 
bien  souvent,  mais  ici  énergiquement  rendue.  —  Remarquez  la  vivacité 
(lu  tour  :  hardie  à  juger. 

8  «  Et  autant  les  gens  de  bien  ,  etc.  »  Allusion  aux  propos  de  toute 
nature  qui  accompagnent  la  mort,  et  surtout  celle  des  grands. 

9  «  La  reine  emportée,  etc.  »  Bossuet  est  rentré  dans  les  sentiments 


14i  ORAISOX  FUNEBRE  ] 

vous  principalomenl  qui  ne  pouvez  vous  accoutumer  à  la  ( 

pensée  delà  mort,  en  attendant  que'  vous  méprisiez^  celle  j 

que  Jésus-Christ  a  vaincue,  ou  même  que  vous  aimiez  celle  ■ 

qui  met  fm  à  nos  péchés,  et  nous  introduit  à  la  vraie  vie  ^,  j 

apprenez  à  la  désarmer  d'une  autre  sorte,  et  embrassez  la  \ 

belle  pratique,  où,  sans  se  mettre  en  peine  d'attaquer  la  ; 

mort,  on  n  a  besoin  que  de  s'appliquer  à  sanctifier  sa  vie*'.  I 

La  France  a  vu  de  nos  jours  deux  reines  ^  plus  unies  | 

encore  par  la  piété  que  par  le  sang,  dont  la  mort  égale-  ; 

ment  précieuse  devant  Dieu,  quoique  avec  des  circonstances  j 

différentes  ,  a  été  d'une  singulière  édification  ^  à  toute  j 

rÉolise.  Vous  entendez  bien  que  je  veux  parler  d'AN>'E  { 

d'Autriche  et  de  sa  chère  nièce  '^,  ou  plutôt  de  sa  chère  ; 

fille  Marie-Thérèse  ;  Anise  dans  un  âge  déjà  avancé,  et  | 

Marie-Thérèse  dans  sa  vigueur  ^  mais  toutes  deux  d'une  | 

si  heureuse  constitution  ^  qu'elle  sembloit  nous  promettre  | 

le  bonheur  de  les  posséder  un  siècle  entier,  nous  sont  en-  ; 

levées  contre  notre  attente,  l'une  par  une  longue  maladie,  ; 

et  l'autre  par  un  coup  imprévu  ^\  Anne,  avertie  de  loin  par  i 

un  mal  aussi  cruel  qu'irrémédiable  ^S  vit  avancer  la  mort  , 

à  pas  lents,  et  sous  la  figure  qui  lui  avoit  toujours  paru  la  \ 

touchants  et  les   grandes  idées;   aussi  le  ton  a-t-il  retrouvé  tout  son  | 

mouvement  et  toute  sa  force.  j 

I  «  En  attendant  que.  »  Phrase  faite  à  la  manière  latine ,  oîi  les  ! 
propositions  incidentes  suivent  l'ordre  des  idées,  ce  qui  jette  un  peu  ; 
d'obscurité.  Celle-ci  se  rapporte  à  la  dernière  partie  de  la  phrase.  . 

«  «  Que  vous  méprisiez,  etc.»  Voyez  un  admirable  développement  de  j 

ces  deux  idées  dans  la  dernière  partie  de  Vnr.  fun.  de  Henriette  d'Ànyl.  ] 

3  «La  vraie  vie.»  Et,  dans  l'or.  fun.  de  Henriette  d'Angleterre,  la  i 

véritable  vie.  Le  premier  des  deux  synonymes  est  plus  fréquent  au  dix-  ; 
septième  siècle.                                                                 .... 

*  «Attaquer  la  mort  avec,  etc.  »  Antithèse  d'idées  suivie  dans  les  mots.  ; 

5  «La  France  a  vu,  etc.  »  Parallèle  à  comparer  avec  celui  de  Tu-  ^ 
renne  et  de  Condé  dans  l'or.  fun.  de  Condé.  —  Les  parallèles  ne  sont  : 
qu'un  développement  du  lieu  commun  appelé  la  comparaison.  • 

6  «Singulière.  »  Particulière.  Nous  avons  déjà  remarqué  (page. 7,  j 
note  4),  le  sens  de  ce  mot  au  dix-septième  siècle.  | 

^  «  Sa  chère  nièce.  »  Anne  d'Autriche  était  sœur  de  Philippe  IV. 

8  Anne  d'Autriche  avait  soixante-quatre  ans,  et  Marie-Thérèse  qua- 
rante-cinq. ,     J.   ,,     •  i 

9  «  D'une  si  heureuse  constitution.  »  Exemple  d  allusion.  ^  | 

10  «  Un  coup  imprévu.  »  —  «  Elle  mourut  en  peu  de  jours,  d'une  j 
«  maladie  qu'on  ne  crut  pas  considérable,  et  d'une  saignée  faite  mal  à  '\ 
a  propos.  Souvenirs  de  M^e  de  Caylus.  » 

II  «  Un  mal  aussi  cruel.  »  Elle  mourut  d'un  cancer,  le  20  jan-  -I 
vier  1663.  —  «  Irrémédiable.  »  Ne  se  prend  aujourd'hui  qu'au  sens  mo-  ^ 
rai.  Le  m.ot  propre  serait  incurable.  l 


DE  MARIE-THÉRÈSE  D'AUTRICHE.  145 

plus  affreuse  ' :  Marie-Thérèse,  aussitôt  emportée  que  frap- 
pée par  la  maladie,  se  trouve  toute  vive  ^  et  toute  entière 
entre  les  bras  de  la  mort  sans  presque  Tavoir  envisagée.  A 
ce  fatal  avertissement,  Anne,  pleine  de  foi,  ramasse'  toutes 
les  forces  qu'un  long  exercice  de  la  piété  lui  avoit  acquises, 
et  regarde  sans  se  troubler  toutes  les  approches  de  la  mort*. 
Humiliée  sous  la  main  de  Dieu,  elle  lui  rend  grâces  de  l'a- 
voir ainsi  avertie;  elle  multiplie  ses  aumônes  toujours  abon- 
dantes; elle  redouble  ses  dévotions  toujours  assidues;  elh.' 
apporte  de  nouveaux  soins  à  l'examen  de  sa  conscience 
toujours  rigoureux^.  Avec  quel  renouvellement  de  foi  et 
d'ardeur  lui  vîmes-nous  recevoir  le  saint  Viatique  !  Dans 
de  semblables  actions*,  il  ne  fallut  à  Marie-Thérèse  que  sa 
ferveur  ordinaire  ''  :  sans  avoir  besoin  de  la  mort  pour  ex- 
citer sa  piété,  sa  piété  s'excitoit  toujours  assez  elle-même, 
et  prenoit  dans  sa  propre  force  un  continuel  accroissement  ^. 
Que  dirons-nous,  chrétiens,  de  ces  deux  reines?  Par  l'une 
Dieu  nous  apprit  comment  il  faut  profiter  du  temps  ,  et 
l'autre  nous  a  fait  voir  que  la  vie  vraiment  chrétienne  n'en 
a  pas  besoin  ^. 

Péroraison.  —  En  effet,  chrétiens,  quVttendons-nous  *^? 
il  n'est  pas  digne  d'un  chrétien  de  ne  s'évertuer'*  contre  la 
mort  qu'au  moment  qu'elle  se  présente  pour  l'enlever.  Un 
-chrétien  toujours  attentif  à  combattre  ses  passions  a  meurt 
tous  les  jours  »  avec  l'Apôtre  :  Quotidie  morior  *MJn  chrétien 

»  «  Sous  la  figure  qui  lui  avoit,  etc.  »  Images  sensibles  et  fortes.  Al- 
lusion a  la  délicatesse  extrême  d'Anne  d'Autriche.  IMazarin  lui  disait- 
<c  Madame,  si  vous  étiez  damnée,  votre  enfer  seroit  de  coucher  dans  des 
«  draps  de  toile  de  Hollande.  » 

-  «  Toute  vive.  »  c'est-à-dire  vivante.  Voy.  p.  67,  note  2.  Quelle  \i- 
gueur,  quelle  éloquence  dans  l'expression  ! 

3  «Ramasse.»  V.  l'Or.  fun.  de  Henriette  d'Angleterre,  p.  79,  note  7. 
«  Toutes  les  approches.  »  Mot  expressif,  qui  rappelle  la  niori 
avançant  à  pas  lents.  (V.  plus  haut). 

5  «  Toujours  abondantes,...  toujours  assidues,  etc.»  Exemple  de  ré- 
pétition et  d'énumc ration. 

6  «  Dans  de  semblables  actions.  »  Expression  faible  et  vague. 

7  «  Sa  ferveur  ordinaire.  »  Idée  qui  donne  dans  le  parallèle  la  supé- 
riorité à  Marie-Thérèse. 

8  «  Et  prenoit,  etc.  »  Expressions  d'une  précision  remarquable. 

3  «Par  l'une,  Dieu,.,  et  l'autre,  etc.»  Distinction  ingénieuse,  et  d'où 
Bossuet  tire  une  grande  et  éloquente  leçon. 

10  «  En  effet,  etc.»  V.  le  même  mouvement  dans  l'Or.  fuu.  de  flen- 
riette  d'Angleterre.  (Péroraison,  pages  88  et  89.) 

li  «  S'évertuer.  »  Mot  devenu  trivial,  et  qui  par  cela  même  a  perdu 
5a  force.  Il  est  pris  ici  dans  le  sons  du  mot  primitif,  virliis. 

12  1.  Cor.  c,  XV,  y.  31. 


146  ORAISON  FUNEDRE 

n'est  jamais  vivant  sur  la  terre,  parcequ'il  y  est  toujours 
mortifié,  et  que  la  mortitication  ^  est  un  essai,  un  appren- 
tissage, un  commencement  de  la  mort.  Vivons-nous,  chré- 
tiens*, vivons-nous?  Cet  âge  que  nous  comptons,  et  où 
tout  ce  que  nous  comptons  n'est  plus  à  nous,  est-ce  une 
vie^?  et  pouvons-nous  n'apercevoir  pas*  ce  que  nous 
perdons  sans  cesse  avec  les  années?  Le  repos  et  la  nourri- 
ture ne  sont-ils  pas  de  foibles  remèdes  '  de  la  continuelle 
maladie  qui  nous  travaille^?  et  celle  que  nous  appelons  la 
dernière,  qu'est-ce  autre  chose,  à  le  bien  entendre,  qu'un 
redoublement  '^^  et  comme  le  dernier  accès  du  mal  que  nous 
apportons  au  monde  en  naissant  '?  Quelle  santé  nous  cou- 
vroit  la  mort  que  la  reine  portoit  dans  le  sein  !  De  com- 
bien près  la  menace  a-t-elle  été  suivie  du  coup^!  et  où  en 
étoit  celte  grande  reine  i*,  avec  toute  la  majesté  qui  l'envi- 
ronnoit,  si  elle  eût  été  moins  préparée?  Tout  d'un  coup  on 
voit  arriver  le  moment  fatal,  où  la  terre  n'a  plus  rien  pour 
elle  que  des  pleurs  *^  Que  peuvent  tant  de  fidèles  domes- 
tiques empressés  autour  de  son  lit  ^*?  Le  roi  même,  que 
pouvoit-il,  lui,  messieurs,  lui  qui  succomboit  à  la  douleur  ^^ 

I  ((  La  mortification.  »  Encore  de  l'étymologie,  indirecte  il  est  vrai. 
Remarquez  ces  trois  expressions  synonymes  et  progressives,  mortifié, 
mortification,  mort,  et  un  mot  simple  et  fort,  apprentissage. 

*  «  Vivons-nous,  chrétiens?  »  Interrogation  brusque  et  éloquente. 
W  est  assez  difficile,  dans  cette  oraison  funèbre,  de  marquer  l'endroit 
précis  où  commence  la  péroraison.  Elle  pourrait  se  reculer  jusqu'à  cette 
apostrophe:  Tremblons  donc,  chrétiens,  etc.  ;  mais  comme  l'appel  aux 
fidèles  se  fond  avec  le  tableau  de  la  mort  de  la  reine,  et  que  le  ton  est 
également  éloquent  et  pathétique,  nous  avons  préféré  placer  la  péroraison 
iqrimédiatement  après  le  parallèle  des  deux  reines. 

3  «  Est-ce  une  vie?  »  Reproduction  éloquente  d'une  idée  mille  fois 
traitée  :  la  rapidité  de  la  vie.  V.  toute  l'Or.  fun.  de  Henriette  d'Angleterre. 

*  «  N'apercevoir  pas.  »  Cette  séparation  des  deux  mois  négatifs  est 
fréquente  au  xvi'.e  siècle. 

5  «  De  foibles  remèdes.  »  Idée  d'une  précision  effrayante,  compa- 
rable àce  qu'ily  ade  plus  beau  dansl'Or.  fun.  de  Henriette  d'Angleterre. 
Y.  pages  55,  54,  etc. 

«  Remarquez  la  force  an  mol  travailler.  (Page  18,  note  2.) 
^  «  Un  redoublement.  »  Expression  technique,  empruntée  à  la  langue 
médicale. 

8  «  En  naissant.  »  Voilà  le  complément  de  celte  idée  si  forte  : 
l'homme  est  condamné    dès  le  sein  de  sa  mère. 

9  «  De  combien  près...  suivie  du  coup.  »  Phrase  pénible. 

10  «  Où  en  étoit?  »  Interrogation  familière  et  éloquente. 

II  «Où  la  terre  etc.»  Idée  complétée  par  un  détail  expressif  et  touchant. 

12  «  Tant  de  fidèles  domestiques,  n  Détail  intéressant,  à  rapprocher 
de  ce  que  nous  avons  vu  plus  haut. 

13  «  Lui  qui  succomboit,  etc.  »  Ce  souvenir  donné  à  Louis  XIV,  est 


DE  MARIE-THÉRÈSE  D'AUTRICHE.  147 

avec  toute  sa  puissance  et  tout  son  courage?  Tout  ce  qui  en- 
vironne ce  prince  Faccable.  Monsieur,  51adame\  venoient 
partager  ses  déplaisirs  ^,  et  les  augmentoient  par  les  leurs. 
Et  vous,  Monseigneur,  que  pouviez-vous  que  de  lui  percer^' 
le  cœur  par  vos  sanglots  ?  Il  Tavoit  assez  percé*  par  le  tendre 
ressouvenir  d'un  amour  qu'il  trouvoit  toujours  également  vif 
après  vingt-trois  ans  ^  écoulés.  On  en  gémit ^  on  en  pleure  ; 
voilà  ce  que  peut  la  terre  pour  une  reine  si  chérie"  :  voilà  ce 
que  nous  avons  à  lui  donner,  des  pleurs,  des  cris  mutiles.  Je 
me  trompe  *,  nous  avons  encore  des  prières;  nous  avons  ce 
saint  sacrifice,  rafraîchissement  de  nos  peines  ^,  expiation 
de  nos  ignorances  ^^  et  des  restes  de  nos  péchés.  Mais  son- 
geons que  ce  sacrifice  d'une  valeur  infinie,    où  toute  la 

rendu  avec  une  remarquable  grandeur  d'expression.  Une  chose  singu- 
lière, c'est  qu'ilÉemble  que  Bossuet  se  croie  obligé  de  démontrer  l'im- 
puissance de  Louis  XIV  contre  la  mort,  et  la  nécessité  pour  les  per- 
sonnes chères  à  ce  roi  si  puissant,  de  mourir  sans  sa  permission.  V. 
YOrais.  fun.  de  Madame.  «En  vain  le  roi  même,  etc.»  —  On  a  pu  voir 
dans  la  biographie  ce  que  le  public  pensait  de  la  douleur  du  roi  (p.  92). 
Nous  devons  cependant  opposer  à  Mme  de  Caylus  une  belle  lettre  de 
jlme  de  Maintenon,  sa  tante  et  prolectrice  :  «  Sire,  la  reine  n'est  pas  à 
«  plaindre  :  elle  a  vécu,  elle  est  morte  comme  une  sainte  ;  c'est  une 
«  grande  consolation  que  l'assurance  de  son  salut. Vous  avez,  Sire,  dans 
«  le  ciel  une  amie  qui  demandera  à  Dieu  le  pardon  de  vos  péchés  et  les 
«  grâces  des  justes.  Que  Votre  Majesté  se  nourrisse  de  ces  sentiments. 
«  Madame  la  Dauphine  se  porte  mieux.  Soyez,  Sire,  aussi  bon  chrétien 
H  que  vous  êtes  grand  roi.  » 

1  «iMonsieur,  Madame.»  Le  duc  Philippe  d'Orléans,  v.  p.  3,  note  5 
et  sa  seconde  femme,  Charlotte-Elisabeth  de  Bavière,  mère  du  Régent, 
née  en  1652,  mariée  en  1671,  morte  en  1722. 

2  «  Déplaisir.  »  Nous  avons  déjà  fait  remarquer  combien  ce  mot 
avait  faibli. 

3  «  Que  de  lui  percer.  «  —  Conjonction  employée  rarement  ainsi. 

*  «  Il  Vavoit  assez  percé,  «pour  :  «son  cœur  étoil  assez  percé.»  Em- 
ploi remarquable  du  verbe  avoir,  qui,  avec  un  participe,  se  prend  en 
général  comme  auxiliaire. 

5  «  Vingt-trois  ans.  »  1661-1684.  Voyez  la  notice  biographique. 

6  «  On  en  gémit.  »  (Voy.  la  biographie.)  Tour  simple  et  touchant. 

"^  «  Voilà  ce  que  peut  la  terre,  etc.  »  Comparez  cette  péroraison  à 
celles  des  orais.  fun.  de  Henriette  d' Angleterre  et  de  Condé;  elle  présente 
des  reflets  lointains  de  l'une  et  de  l'autre. 

8  «Je  me  trompe.»  Exemple  de  correction:  figure  familière  àBossoet. 

9  «  Rafraîchissement.  »  Expression  familière,  mais  employée  par 
l'Eglise.  Locum  refrigerii,  lucis  et  pacis  indulgeas,  est-il  dit  dans  les 
prières  pour  les  morts. 

10  ((  Nos  ignorances.  »  C'est-à-dire  nos  ignorances ro/onfaîrf s;  celles 
qui  viennent  de  la  négligence  et  de  l'incurie  que  nous  apportons  aux 
choses  saintes.  Ce  mol  s'emploie  rarement  au  pluriel  ;  car  il  exprime  un 
état,  une  habitude,  et  non  un  fait  isolé. 


148  ORAISON   funèbre: 

croix  *  de  Jésus  est  renfermée,  ce  sacrifice  seroit  inutile  à 
la  reine,  si  elle  n'avoit  mérité  par  sa  bonne  vie  que  Teffet 
en  pût  passer  jusqu'à  elle':  autrement,  dit  saint  Augustin, 
qu'opère  un  tel  sacrifice?  Nul  soulagement  pour  les  morts', 
une  foible  consolation  pour  les  vivants.  Ainsi  tout  le  salut 
vient  de  celte  vie,  dont  la  fuite  précipitée  *  nous  trompe 
toujours.  «  Je  viens,  dit  Jésus-Christ,  comime  un  voleur^.» 
II  a  fait  selon  sa  parole;  il  est  venu  surprendre  la  reine 
dans  le  temps  que  nous  la  croyions  la  plus  saine  ^,  dans  le 
temps  qu'elle  se  trouvoit  la  plus  heureuse.  Mais  c'est  ainsi 
qu'il  agit  :  il  trouve  pour  nous  tant  de  tentations  et  une 
telle  malignité  "^  dans  tous  les  plaisirs,  qu'il  vient  troubler 
les  plus  innocents  dans  ses  élus  '.  Mais  il  vient,  dit-il, 
((Comme  un  voleur,  »  toujours  surprenant®,  et  impénétrable 
dans  ses  démarches.  C'est  lui-même  qui  s'en  glorifie  ^^  dans 
toute  son  Ecriture.  Comme  un  voleur,  direz-vous,  indigne 

1  «  Toute  la  croix.  »  Exemple  de  mctonymîe.  Toute  la  Passion  do 
Jésus-Christ,  avec  ses  souffrances,  ses  mérites  et  ses  grâces. 

2  «  Passer  jusqu'à  elle.  »  Tour  expressif  :  rien  n'arrête  et  n'aCaiblii 
les  grâces  du  sacrifice. 

3  «  Nul  soulagement,  etc.  »  Il  faut  opposer  comme  correctif  à  cette 
idée  peu  consolante,  ce  mot  de  saint  Paul,  que  c'est  une  sainte  et  sa- 
lutaire pensée  de  prier  pour  les  morts. 

*  «  La  fuite  précipitée.  »  Latinisme.  Fuga  prœceps.  Ce  mot  indique 
la  continuité  en  même  temps  que  la  précipitation, 

s  Veniam  ad  te  tanquam  fur.  Apoc.  c.  m,  v.  3. 

6  nLa  plus  saine...  la  plus  heureuse.»  —Distinction  à  remarquer.  — 
L'emploi  du  pronom  la  dans  cette  phrase  est  incorrect  :  «  Dans  le  su- 
ie perlalif  absolu,  l'article  qui  précède  les  mots  plus,  moins,  est  pris 
«  adverbialement,  et,  par  conséquent,  n'est  susceptible  d'aucune  dis- 
«  tinction  de  genre  ni  de  nombre  :  il  ne  correspond  pas  au  substantif, 
«  mais  seulement  à  l'adjectif.  »  Girault  Dlvivier. 

A  l'endroit  où  le  monstre  a  la  peau  le  plus  tendre. 

La  Fontaine,  poëme  d'Adonis. 

—  «  Vous  l'avez  prise  au  milieu  de  ses  satisfactions,  de  son  bonheur  et 
«  de  sa  joie,  et  vous  avez  pourtant  trouvé  son  cœur  occupé  de  vous. 
«  Vous  l'avez  enlevée  par  un  accident  imprévu.  (V.  plus  haut,  p.  144.; 
«  Nous  adorons  vos  jugements  et  nous  reconnoissons  vos  miséricordes. 
«  La  confiance  qu'elle  avoit  en  vous  ne  devoit  être  affoiblie  par  aucune 
«  crainte,  et  l'innocence  de  sa  vie  valait  bien  la  pénitence  des  mou- 
«  ranls.  »  Fléchier,  2^  partie. 
■^  «  Malignité.  »  Est  pris  ici  dans  toute  sa  fonce.  Une  fièvre  maligne. 

*  «  Vans  ses  élus,  n  Inter  fidèles.  Le  latin  a  emprunté  ce  tour  au 
grec  :  roù^  è-J  zdï;  npoct.ipriO-î'Ji. 

9  «  Surprenant.  »  Participe  pris  adjectivement,  auquel  Bossuet  ajoute 
beaucoup  plus  de  force  qu'il  n'en  a  d'ordinaire. 
i<^  «S'en  glorifie.  »  (Voy.  l'Or.  fun.  de  Henriette  de  France  p.  3,  n,  4.' 


DK  MARI  :-THÉRÈSE  D'AUTRICHE.  i  i'J 

comparaison  *  !  N'importe,  qu'elle  soit  indigne  de  lui  *, 
pourvu  qu'elle  nous  effraie  ^,  et  qu'en  nous  etTrayant  elle 
nous  sauAC.  Tremblons  donc,  chrétiens ,  tremblons  devant 
lui  à  chaque  moment;  car  qui  pourroit  ou  Féviter  quand  il 
éclate,  ouïe  découvrir  quand  il  se  cache*?  (c  Ilsmangeoient, 
«  dit-il,  ilsbuvoient,  ils  achetoient,  ils  vcndoient,  ils  plan- 
«  toient,  ils  bàtissoient,  ils  faisoient  des  mariages  aux 
((jours  de  Noé  et  aux  jours  de  Lot  ^,  »  et  une  subite 
ruine  les  vint  accabler  ^.  Ils  mangeoient,  ils  buvoient,  ils 
se  marioient.C'étoit  des  occupations  innocentes'  :  que  sera- 
ce,  quand  en  contentant  ^  nos  impudiques  désirs,  en  assou- 
vissant nos  vengeances  et  nos  secrètes  jalousies, en  accumu- 
lant dans  nos  coffres  des  trésors  d'iniquité^,  sans  jamais  vou- 
loir séparer  le  bien  d'autrui  d'avec  le  nôtre  ;  trompés  par 
nos  plaisirs,  par  nos  jeux,  par  notre  santé,  par  notre  jeu- 
nesse, par  l'heureux  succès  de  nos  affaires,  par  nos  flatteurs, 
parmi  lesquels  il  faudroit  peut-être  compter  des  directeurs 

*  «  Indigne  romparaison.  »  Voici  un  commentaire  hardi  et  éloquent 
d'un  seul  mot  de  l'Apocalypse. 

2  «  N'importe  qu'elle.  »  Tour  familier,  plus  vif  que  peu  importe. 

'^  «  Pourvu  qu'elle  nous  effraie,  n  Mouvement  remarquable  :  Bossuet 
dédaigne  de  justifier  la  comparaison  de  l'Ecriture  ;  il  suffit  que  J,-C. 
l'ail  employée  ;  toute  excuse  serait  à  ses  yeux  peu  sérieuse  et  peu 
digne,  selon  son  expression. 

'*  «  Car  qui  pourroit,  etc.  »  Apostrophes  et  interrogations  admira- 
bles. —  Remarquez  la  précision  et  la  vigueur  du  mot  éclater. 

5  Sicut  factum  est  in  diebus  Noe,  ita  eril  et  in  diebus  Filii  hominis... 
Uxores  ducebant,  et  dabantur  ad  nuptias...  Similiter  sicut  factum  esl 
in  diebus  Lot  :  edebant  et  bibebant  ;  emebant  et  vendebant;  plantabant 
et  œdificabant.  Luc.  c  xvn,  v.  26,  27,  28.  —  Souvenir  d'un  heureux 
effet;  emploi  de  VExemple,  lieu  commun  intrinsèque,  et  dont  Bossuet, 
par  un  a  fortiori,  tire  une  conclusion  éloquente. 

^  «  Une  subite  ruine.  »  Le  déluge  au  temps  de  Noé ,  l'incendie  des 
villes  de  la  Pentapole  (Sodome,  Gomorrhe,  etc.},  au  temps  de  Lot. 

"^  «  C'étoit  des  occupations,  etc.  »  Le  raisonnement  n'est  pas  com- 
plètement juste,  car  ces  catastrophes  furent  la  punition  des  crimes  des 
hommes,  et  non  de  ces  occupations  innocentes.  Dans  l'Exangile,  J.-C. 
parle  de  sa  venue  aussi  subite  que  l'éclair  [sicut  fulgur  cnruscans) ,  et 
compare  la  sécurité  des  hommes  surpris  par  le  déluge  à  celle  des 
hommes  qu'il  surprendra  lui-même.  Il  n'y  a  rien  de  plus. 

8  «  Quand  en  contentant.  »  Consonnance  fâcheuse.  Il  ne  faut  pas 
chercher  l'harmonie  avec  affectation  ;  mais  on  ne  doit  pas  oublier  la 
partie  négative  du  précepte  de  Boileau  : 

Fuyez  des  mauvais  sons  le  concours  oïlieux. 

Ai-t  poét.,  chant  i,  p.  191,  éd.  cl:iss.  de  M.  J.  Travers. 

^  «  Des  trésors  d'iniquité.  »  Alliance  heureuse  de  l'expression  fi- 
gurée et  de  l'idée  réelle.  —  L'exj  ression  du  reste  est  empruntée  à 
l'Ecriture. 


150  ORAISON  FUNÈBRE 

infidèles  *  que  nous  avons  choisis  pour  nous  séduire',  et 
enfin  par  nos  fausses  pénitences  qui  ne  sont  suivies  d'au- 
cun changement  de  nos  mœurs,  nous  viendrons  tout-à-coup 
au  dernier  jour  ^.  La  sentence  partira  d'en  haut  :  «  La  fin 
((  est  venue,  la  fin  est  venue.»  Finis  venit,  venit  finis  :  la 
((  fin  est  venue  «  sur  vous.»  Nunc  finis  super  te'*:  tout  va  finir 
c(  pour  vous  en  ce  moment.  Tranchez,  «concluez  ^.w  Fac 
«  conclusionem  ^.  Frappez  Tarbre  infructueux  "^  qui  n'est 
«  plus  bon  que  pour  le  feu  :  a  coupez  l'arbre,  arrachez  ses 
«  branches,  secouez  ses  feuilles,  abattez  ses  fruits  *:  »  périsse 

*  Détail  hardi,  jeté  ainsi  au  milieu  de  cette  énumération  éloquente, 
et  qui  la  rend  plus  effrayante ,  en  condamnant  comme  des  impies  les 
mauvais  chrétiens  qui  se  reposent  sur  leurs  directeurs. 

Ainsi,  pleine  d'erreurs  qu'elle  croit  légitimes, 

Sa  tranquille  vertu  conserve  totis  ses  crimes; 

Dans  un  cœur  tous  les  jours  nourri  du  sacrement, 

Maintient  la  vanité,  l'orgueil,  l'entêtement. 

Et  croit  que  devant  Dieu  ses  fréquents  sacrilèges 

Sont  pour  entrer  au  ciel  d'assurés  privilèges  : 

Voilà  le  digne  fruit  des  soins  de  Sun  docteur. 

Encore  esl-cc  beaucoup  si  ce  guide  imposteur 

Par  les  chemins  fleuris  du  charmant  quiétisme 

Tout  à  coup  l'amenant  au  vrai  molinosisme, 

Il  ne  lui  fait  bientôt,  aidé  de  Lucifer, 

Goûter  eu  Paradis  les  plaisirs  de  l'enfer.     Boileau,  Sat.  x. 
2  «Pour  nous  séduire.»  Mot  qui  explique  les  ignorances  expiées  par 
le  saint  sacrifice. 

5  «  Nous  viendrons,  etc.  »  Idée  d'une  concision  effrayante,  sur  la- 
quelle tombe  brusquement  cette  longue  période. 

*  EzÉcHiEL,  c  vil,  V.  2.  —  Fléchier,  par  une  citation  analogue,  rap- 
pelle les  mêmes  idées,  en  les  affaiblissant.  —  «  Après  un  reste  de 
«  malheureux  jours,  une  nuit  vient,  dit  le  fils  de  Dieu,  oîi  personne  ne 
«  peut  travailler.  Venit  nox  quando  nemo  potest  operari.»  Joan  ix,  4. 

5  «Tranchez,  concluez.  »  Remarquez  l'emploi  et  les  effets  fréquents 
de  y  apostrophe  et  de  la  répétition  dans  cette  péroraison.  —  Voici  un 
exemple  aussi  éloquent  de  la  même  citation  et  des  mêmes  idées  :  «  Dieu, 
«  par  divers  ajournements,  nous  appelle  à  son  tribunal  et  à  sa  chambre 
«  de  justice  ;  mais  enfin  il  faut  comparoître.  L'ange  qui  préside  à  la 
«  mort  recule  d'un  moment  à  l'autre  pour  étendre  le  temps  de  la  pé- 
«  niience  ;  mais  enfin  il  vient  un  ordre  d'en  haut  :  Pressez^  concluez; 
«  fac  conclusionem.  L'audience  est  ouverte;  le  juge  est  assis;  criminel, 
«  venez  plaider  votre  cause.  »  Bossdet,  Sermon  sur  V impénitence 
finale. 

6  EzECH.  VII,  23.  —  Expressions  brèves  et  bizarres,  que  Bossuet  va 
expliquer. 

'  «  Infructueux.»  Sens  étymologique  du  mot.— Il  ne  s'emploie  plus 
aujourd'hui  qu'au  sens  moral  :  travail  infructueux. 

8  Clamavit  fortiter,  et  sic  ait  :  Succidite  arborem,  et  praecidite  ra- 
mos  ejus  ;  excutite  folia  ejus  ;  et  dispergite  fructus  ejus.  Dan,  c.  iv,  v.  1 1. 
—  Encore  un  exemple  de  la  citation  fondue  avec  le  commentaire  ;  nous 
l'avons  vu  souvent.  —  Page  119,  notes  3  et  6. 


DE  MARIE-THERESE  D'AUTRICHE.  "  15i 

par  un  seul  coup  tout  ce  qu'il  avoitavec  lui-môme  ^.  Alors 
s'élèveront  des  frayeurs  mortelles,  et  des  grincements  de 
dents' ,  préludes  de  ceux  de  l'enfer.  Ah  !  mes  frères,  n'at- 
tendons pas  ce  coup  terrible  ^!  Le  glaive  qui  a  tranché  les 
jours  de  la  reine  est  encore  levé  sur  nos  tètes  ;  nos  péchés 
en  ont  affilé  le  tranchant  fatal*,  a  Le  glaive  que  je  tiens 
<(  en  main ,  dit  le  Seigneur  notre  Dieu,  est  aiguisé  et  poli  : 
c(  il  est  aiguisé,  afin  qu'il  perce;  il  est  poli  et  limé,  afin  qu'il 
«  brille  ^.  »  Tout  l'univers  en  voit  le  brillant  éclat.  GlaiveC 
du  Seigneur,  quel  coup  vous  venez  de  faire  ^!  Toute  la  terre  (X 
en  est  étonnée.  Mais  que  nous  sert  ce  brillant  qui  nous 
étonne,  si  nous  ne  prévenons  le  coup  qui  nous  tranche  ''î  Pré- 
venons-le, chrétiens*,  parla  pénitence.  Qui  pourroit  n'être 
pas  ému  à  ce  spectacle?  Mais  ces  émotions  d'un  jour,  qu'o- 
pèrent-elles? Un  dernier  endurcissement,  parceque,  à  force 
d'être  touché  inutilement,  on  ne  se  laisse  plus  toucher 
d'aucun  objet  ^.  Le  sommes-nous  des  maux  de  la  Hongrie 

1  «  Avec  lui-même.  »  Emploi  du  pléonasme,  qui  complète  l'idée,  en 
la  rendant  plus  générale.  Voy.  page  173,  note  4. 

2  «Des  grincements  de  dents.  »  Allusion  à  l'évangile  :  mitte  eum  in 
tenebras  exteriores:  ibi  erit  fletus  et  striJor  denlium.  M.kjih.  xxh,  13. 

3  Exemple  de  la  figure  appelée  obsécralinn.  {Apostrophe  et  prière.) 
'*  «  Nos  péchés  en  ont  affilé  le  tranchant,  etc.»  Métaphore  hardie, 

que  pourraient  justifier  les  vers  d'Horace  : 

Erjjo  fungar  vice  cotis,  acutum 

Ileddere  quse  ferrum  valet,  exsors  ipsa  secandi. 

De  Art  poet. ,  v.  3o4,  3o5,  éd.  class.  de  M.  A.  de  Wailly, 

5  Haec  dicit  Dominus  Deus  :  Loquere  :  Gladius,  gladius  exacutus  est, 
et  limatus.  Ut  caedat  victimas,  exacutus  est  ;  ut  splendeat,  limatus  est. 
EzECH.  c.  XXI,  V.  9,  10.  —  Images  et  mouvements  aussi  lyriques  qu'ora- 
toires. 

6  «Quel  coup  vous  venez  de  faire!»  Comparez  ce  cri  de  douleur  et 
d'épouvante  à  celte  question  douloureuse  de  l'Or  fun.  de  Madame  : 
Quoi  donc  l  elle  devoit  périr  sitôt  !  La  nuance  change  :  l'éloquence 
est  la  même.  —  «  Faire.  »  Mot  risqué  et  peu  correct.  Faire  un  coup  se 
dit  d'une  entreprise,  d'un  coup  de  main;  et  souvent  en  mauvaise  part. 
Frapper  un  coup  se  dit  d'une  arme. 

"7  «  Mais  que  nous  sert,  etc.  »  Antithèse  à  la  manière  de  Corneille , 
plus  ingénieuse  que  forte. 

*  «  Prévenons-le.»  Voy.  l'Or.  fuit,  de  Henriette  d' Angleterre,  p. 88. 

*  «Un  dernier  endurcissement,  etc  »ldée  forte,  rendue  avec  vigueur 
et  concision.  —  La  péroraison  de  Flechier  est  bien  inférieure  pour 
l'éloquence.  A  son  ordinaire,  il  y  reproduit  les  idées  et  les  conseils  de 
Bossuet,  mais  pâles  et  affaiblis.  «  On  a  commis  le  péché  sans  crainte  ; 
«  on  reçoit  les  sacrements  sans  réflexion.  On  se  flatte  de  vaines  espé- 
«  rances  de  guérison,  ou  l'on  est  flatté  de  vaines  espérances  de  salut, 
«  et  l'on  est  mort  avant  qu'on  ait  aperçu  qu'on  pouvait  mourir.  » 
(Ces  dernières  paroles  cependant  sont  concises  et  belles.)  Cela  rappelle 


152  ORAISON  FUNEBRE 

et  de r Autriche  ravagées*  ?  Leurs  habitants  passés  au  tilde 
i'épée,  et  ce  sont  encore  les  plus  heureux  ^;  la  captivité  en- 
traîne bien  d'autres  maux  et  pour  le  corps  et  pour  Tâme  : 
ces  habitants  désolés,  ne  sonl-ce  pas  des  chrétiens  et  des 
catholiques,  nos  frères,  nos  propres  membres,  enfants  de 
la  même  Eglise,  et  nourris  à  la  même  table  du  pain  de  vie? 
Dieu  accomplit  sa  parole  :  a  le  jugement  commence  par  sa 
«  maison,^»  et  le  reste  de  la  maison  ne  tremble  pas  *I 
Chrétiens,  laissez-vous  fléchir^;  faites  pénitence;  apaisez 

,Dieu  par  vos  larmes.  Ecoutez  la  pieuse  reine  qui  parle  plus 
haut  que  tous  les  prédicateurs  ^.  Ecoutez-la,  princes;  écou- 
tez-la, peuples;  écoutez-la.  Monseigneur"',  plus  que  tous 
^  les  autres.  Elle  vous  dit  par  ma  bouche,  et  par  une  voix 
(qui  vous  est  connue^,  que  la  grandeur  est  un  songe,  la  joie 

june  erreur,  la  jeunesse  une  fleur  qui  tombe,  et  la  santé  un 

du  reste  aussi  la  péroraison  de  l'Or.  fun.  d'Anne  de  Gonzague  :  «  Se- 
«  rons-nous  bien  contents  d'une  pénitence  commencée  à  l'agonie?  » 

1  «  La  Hongrie  et  rAulriche  ravagées.  »  Elles  l'étaient  par  deux  cent 
mille  Turcs.  Les  Hongrois  révoltés  les  avaient  appelés  et  s'étaient  joints 
à  eux.  Vienne,  assiégée  en  1683,  ne  fut  sauvée  que  par  Jean  Sobieski.— 
«  Dès  qu'on  ouït  gronder  l'orage  qui  vient  de  fondre  sur  l'Empire  et  sur 
«la  Hongrie,  n'ajouta-t-elle  pas  (la  reine)  à  ses  dévotions  ordinaires, 
«une  heure  d'oraison  par  jour?»  Fléchier,  2^  partie. 

*  «  Et  ce  sont  encore,  etc.  »  Correction  éloquente,  ainsi  que  la  ré- 
lïexion  qui  l'explique.  11  pourrait  sembler  singulier  que  Bossuet  montre 
les  catholiques  punis  ainsi  par  Dieu  des  péchés  du  monde  ;  il  va  expliquer 
plus  bas  sa  pensée. 

3  «  Tempus  est  ut  incipiat  judicium  a  domo  Dei.  L  Pet.  c.  iv,  v.  17. 

*  «  Et  le  reste  de  la  maison,  etc.  »  Induction  éloquente.  Si  Dieu 
châtie  si  sévèrement  ces  habitants  désolés  pour  les  faire  servir  d'exem- 
ple, in  signum  et  in  portentuin,  (Voy.  VOrais.  fun.  d'Anne  de  Gon- 
zague, péroraison) ,  que  fera-t-il  à  leurs  frères  endurcis? 

o«  Chrétiens,  etc.»  Encore  une  obsécration,  figure  qui  se  place  heu- 
reusement dans  la  péroraison. 

6  «  Qui  parle  plus  haut,  etc.  »  Rapprochement  entre  l'éloquence  des 
faits  et  celle  des  paroles,  familier  à  Bossuet.  (V.  l'Or.  fun.  de  Hen- 
riette de  France,  p.  6  ,  note  2  ;  l'exorde  de  l'Or.  fun.  de  Condé,  celle 
iVÂnne  de  Gonzague,  page  158,  note  2.  etc.) 

'  «  Ecoutez-la.  »  Enumération  qui  amène  une  dernière  apostrophe 
au  Dauphin.  Voy.  dans  Fléchier  la  même  apostrophe,  placée  aussi  dans 
la  péroraison,  et  renfermant  les  mêmes  compliments,  avec  moins  de 
grandeur  et  plus  d'esprit. 

8  «Et  par  une  voix,  etc.  »  Mol  touchant  qui  rappelle,  par  une  allusion 
fugitive,  les  rapports  intimes  de  Bossuet  et  de  son  élève.  C'est  une  le- 
çon morale  touchante,  à  côté  des  grands  enseignements  de  l'histoire 
universelle.  La  même  pensée,  la  même  expression  se  retrouvent  plus 
touchantes  encore  dans  les  derniers  [mots  de  VOraison  funèbre  de 
Condé. 


DE  MARIE-THÉRÈSE  D'AUTRICHE.  155 

nom  trompeur  '.  Amassez  donc  les  biens  qu'on  ne  peut 
perdre.  Prêtez  Foreille  aux  graves  discours  que  saint  Gré- 
goire de  Nazianze  adressoit  aux  princes  et  à  la  maison  ré- 
gnante. «Respectez,  leur  disoit-il,  votre  pourpre,»  respec- 
tez votre  puissance  qui  vient  de  Dieu,  et  ne  remployez 
que  pour  le  bien.  «  Connoissez  ce  qui  vous  a  été  confié,  et 
«  le  grand  mystère  que  Dieu  accomplit  en  vous.  Il  se  ré- 
«  serve  à  lui  seul  les  choses  d'en-haut  ;  il  partage  avec 
«  vous  celles  d' en-bas  :  montrez-vous  dieux  aux  peuples 
((  soumis,  ï)  en  imitant  la  bonté  et  la  magnificence  divine*. 
C'est,  Monseigneur,  ce  que  vous  demandent  ces  empres- 
sements de  tous  les  peuples,  ces  perpétuels  applaudisse- 
ments et  tous  ces  regards  qui  vous  suivent.  Demandez  à 
Dieu ,  avec  Salomon ,  la  sagesse  ^  qui  vous  rendra  digne 
de  l'amour  des  peuples  et  du  trône  de  vos  ancêtres;  et 
quand  vous  songerez  à  vos  devoirs,  ne  manquez  pas  de 
considérer  à  quoi  vous  obligent  les  immortelles  actions  de 
Louis  LE  Gra^d,  et  Tincomparable  piété  de  Marie-Thérèse*, 

*  «  Que  la  grandeur  est  un  songe,  la  joie,  etc.  »  Images  poétiques, 
souvent  employées  par  Bossuet  [Or.  fun.  de  Henriette  d'Angl.,  p.  5 1 ,  n.  3). 

2  Imperatores,  purpuram  vereamini...  Cognoscite  quantum  id  sit, 
quod  vestrae  fidei  commissum  est,  quanlumque  circa  vos  mysterium... 
Supcra  solius  Dei  sunt  ;  infera  autem  vcstra  eliam  sunt.  Subditis  vestris- 
deos  vos  praebete.  Orat.  27,  p.  471.  B.  —  C'est  à  l'empereur  que  saint 
Grégoire  adresse  ces  conseils  si  graves  et  si  dignes.  Placés  dans  la  bou- 
che de  Bossuet,  et  adressés  au  fils  de  Louis  XiV,  ils  ont  la  double  gran- 
deur des  souvenirs  et  du  présent.  Mais  le  Dauphin  n'eut  pas  le  temps 
d'en  profiter,  et  peut-être  eût-il  eu  de  la  peine  à  mériter  ces  perpétuels 
applaudissements  qu'on  put  lui  décerner  dans  sa  jeunesse.  Bossuet,  du 
reste,  ne  se  faisait  pas  illusion  sur  son  élève.  On  lit  dans  sa  correspon- 
dance :  «  Me  voilà  quasi  à  la  fin  de  mon  travail.  Monseigneur  le  Dau— 
«  phin  est  si  grand,  qu'il  ne  peut  être  longtemps  sous  notre  condaile..- 
«  Il  y  a  bien  à  soufTri!  avec  un  esprit  si  inappliqué  :  on  n'a  nulle  con- 
«  solation  sensible;  et  on  m;.:che,  comme  dit  saint  Paul  [Rom.,  iv,  18), 
«  en  espérance  contre  l'espérance.  Car,  encore  qu'il  se  commence 
a  d'assez  bonnes  choses,  tout  est  encore  si  peu  affermi,  que  le  moindre 
«  effort  du  monde  peut  tout  renverser.  Je  voudrois  bien  voir  quelque 
«  chose  de  plus  fondé,  mais  Dieu  le  fera  peut-être  sans  nous.  »  Lettre 
au  maréchal  de  Bel  le  fonds.,  6  juillet  1677. 

3  II  est  dit  au  livre  des  Rois  que  Dieu  lui  apparut  en  songe,  et  lui 
promit  le  don  qu'il  demanderait.  Salomon  choisit  la  sagesse.  Sap.  ix,  4. 

^  Chute  heureuse,  qui  rappelle  et  unit  une  dernière  fois  les  noms  du 
roi  et  de  la  reine,  les  leçons  du  père  et  de  la  mère.  —  Malheureusement, 
au  dire  de  Saint-Simon,  le  Dauphin  ne  se  souvint  pas  assez  des  devoirs 
auxquels  l'obligeait  sa  naissance.  «  De  caractère,  il  n'en  avoit  aucun  ; 
<<  du  sens  assez,  sans  aucune  sorte  d'esprit,  comme  il  parut  dans  l'af- 
«  faire  du  testament  du  roi  d'Espagne  ;  de  la  hauteur,  de  la  dignité  par 
«  nature,  par  prestance,  par  imitation  du  roi  ;  de  l'opiniâtreté  sans  me- 

7. 


iM      ORAISON  FUNEBRE  DE  MARIE-THERESE  D'AUTRICHE. 

«  sure,  et  un  tissu  de  petitesses  arrangées  qui  formoient  tout  le  cours 
«  de  sa  vie  :  doux  par  paresse  et  par  une  sorte  de  stupidité  ;  dur  au 
«  fond,  avec  un  extérieur  de  bonté  qui  ne  portoit  que  sur  des  subal- 
«  ternes  et  sur  des  valets,  et  qui  ne  sexprimoit  que  par  des  questions 
«basses;...  Silencieux  jusqu'à  l'incroyable,  conséquemment  fort  se- 
«  cret;  l'épaisseur  d'une  part,  la  timidité  de  l'autre  formoient  en  ce 
«  prince  une  retenue  qui  a  peu  d'exemple;  en  même  temps,  glorieux 
«  à  l'excès...  Monseigneur,  tel  pour  l'esprit  qu'il  vient  d'être  repré- 
«  sente,  n'avoitpu  profiter  de  l'excellente  culture  qu'il  reçut  du  duc  de 
<(  Montausier,  et  de  Bossuet,  et  de  Flécliier.  Son  peu  de  lumière,  s'il 
«  en  eut  jamais,  s'éteignit  au  contraire  sous  la  rigueur  d'une  éducation 
«  dure  et  austère,  qui  donna  le  dernier  poids  à  sa  timidité  naturelle, 
«  et  le  dernier  degré  d'aversion  pour  toute  espèce  non  pas  de  travail 
«  et  d'étude,  mais  d'amusement  d'esprit...  Tout  contribua  donc  en  lui, 
«  timidité  naturelle,  dur  joug  d'éducation,  ignorance  parfaite  et  défaut 
«  de  lumières,  à  le  faire  trembler  devant  le  roi,  qui,  de  son  côté,  n'o- 
«  mit  rien  pour  entretenir  et  prolonger  cette  terreur  toute  sa  vie.  Tou- 
«  jours  roi,  jamais  père  avec  lui,  ou,  s'il  lui  en  échappa  bien  rarement 
«  quelques  traits,  ils  ne  furent  jamais  purs,  et  sans  mélange  de  royauté.» 

Saln't-Simon,  chap.  ccxciv. 


ORAISON    FUNÈBRE 
D'ANNE  DE  GONZAGUE  DE  GLÈVES, 


PRINCESSE  PALATINE. 


NOTICE  SUR  ANNE  DE  GONZAGUE. 

Anne  de  Gonzague  de  Clèves,  seconde  fille  de  Charles  de  Gonzague, 
duc  de  Nevers,  et  de  Catherine  de  Lorraine,  était  née  en  1616.  Sacrifiée 
d'abord,  ainsi  que  sa  sœur  Bénédicte  (née  en  1617),  à  l'avenir  de  sa 
sœur  Marie  (née  en  1612;  v.  lor.  funèbre),  et  élevée  au  monastère  de 
Faremonstier,  diocèse  de  Meaux ,  elle  en  sortit  pour  rejoindre  sa  sœur 
Bénédicte  à  l'abbaye  d'Avenai  :  puis,  en  1657,  à  la  mort  de  son  père, 
elle  vint  retrouver  sa  sœur  Marie  à  la  cour  de  France.  Marie  de  Mantoue 
avait  déjà  joué,  dans  les  dernières  années  de  Louis  XIII,  un  rôle  assez 
fâcheux  (v.  p.  16  4,  n.  6  .  11  en  fut  de  même  de  sa  sœur.  «M.  de  Guise, 
<{  tout  archevêque  de  Rheims  qu'il  étoit  (il  n'était  pas  encore  dans  les 
«  ordres),  la  recherchoil  dune  manière  tout  extraordinaire.  Quand  il 
«  sortit  de  France,  elle  en  étoitaussi  sortie.  Elle  s'en  alla  droit  à  Besançon 
«  pour  passer  de  là  en  Flandre  :  elle  s'y  fit  appeler  M^ne  de  Guise;  lors- 
<(  qu'elle  parloit  ou  écrivoit,  elle  disoit  mon  mari.  »  Lorsqu'il  se  fut 
marié  à  Bruxelles,  «  elle  re\int  à  Paris,  et  reprit  son  nom  de  Madame  la 
«  princesse  Anne,  comme  si  de  rien  n'eût  été.»  (M^'e  de  Montpensier.) 

En  1645,  elle  épousa  le  prince  Edouard,  comte  palatin  du  Rhin,  fils 
de  ce  Frédéric  V,  duc  de  Bavière,  qui  n'avait  pu  se  maintenir  sur  le 
trône  de  Bohême  en  1620.  La  guerre  de  Paris,  qui  commençait,  offrit 
à  la  princesse  un  vaste  théâtre  ;  elle  força  son  mari  d'y  prendre  de 
l'emploi  (1648  .Jetée  ainsi  au  milieu  de  cette  révolution,  emportée  par 
une  ambition  ardente,  secondée  par  d'éminentes  qualités,  elle  prit  lar- 
gement sa  part  des  intrigues,  des  erreurs,  des  fautes  de  l'époque  :  Bos- 
suet  a  raconté  toute  cette  histoire  avec  une  dignité  et  une  éloquence 
admirables.  A  côté  de  M™^  de  Longueville,  de  M™e  de  Chevreuse,  et 
de  tant  d'autres  qui  se  partageaient  l'enthousiasme  des  Turenne  et  des 
La  Rochefoucauld,  la  princesse  Palatine  joua  l'un  des  plus  grands  rôles, 
surtout  auprès  de  la  reine-mère.  «  Elle  avoit  de  l'adresse,  de  la  capa- 
«  cité  pour  conduire  une  intrigue,  et  une  grande  facilité  à  trouver  un 
<(  expédient  pour  parvenir  à  ce  qu'elle  entreprenoit.  Elle  se  mêla  de 
«  presque  tout  ce  qui  se  fit  alors,  détermina  l'élargissement  des  princes 
<(  (1651),  rendit  à  la  reine-mère  d'importants  services,  et  lui  donna 
a  les  moyens  de  soutenir  le  cardinal  3Iazarin,  qui  n'en  fut  pas  fort  re- 
«  reconnoissant.»  (M™e  pE  Motteville.)  Un  excellent  juge  en  fait  d'in- 
trigues disait  d'elle  plus  lard  :  «  Je  ne  crois  pas  que  la  reine  Elisabeth 
«  d'Angleterre  ail  eu  plus  de  capacité  pour  conduire  un  Etat.  Je  l'ai  vue 
«  dans  la  faction,  je  l'ai  vue  dans  le  cabinet,  et  je  lui  ai  trouvé  partout 
«  de  la  sincérité  dans  la  conduite.»  (Mém.  du  cardinal  de  Retz.)  Elle  n'y 
gagna    pourtant    que   déceptions   et  disgrâces.    Avant  le    mariage  de 


i56  NOTICE  SUR  ANNE  DE  GONZAGUE. 

Louis  XIV,  elle  avait  élé  nommée  surintendante  de  la  maison  de  la  nou- 
velle reine  (1660).  Mazarin  lui  fit  demander  sa  démission  par  le  roi,  et 
lit  donner  la  charge  à  la  comtesse  de  Soissons,  sa  nièce.  Anne  de  Gon- 
zague  se  retira  dans  ses  terres.  C'était  l'époque  de  ses  erreurs  et  de  son 
incrédulité.  Le  mariage  de  sa  fille  Anne  avec  Henri-Jules  de  Bourbon, 
duc  d'Enghien,  la  fit  reparaître  à  la  cour,  dans  les  affaires,  dans  les  plai- 
sirs (1665).  11  fallut  des  circonstances  extraordinaires,  éloquemment  ra- 
contées par  Eossuel,  pour  l'arracher  à  celte  vie,  et  décider  sa  conver- 
sion. Ses  dernières  années  se  passèrent  dans  une  rigoureuse  pénitence; 
olle  mourut  à  Paris  au  palais  du  Luxembourg,  le  6  juillet  1684,  à  l'âge 
de  soixante-huit  ans.  Son  corps  fut  inhumé  dans  la  chapelle  du  Val-de- 
Grâce,  à  côté  de  celui  de  sa  sœur  Bénédicte,  et  son  cœur  porté  à  Fare- 
monslier.  Ce  fut  le  grand  Condé  qui,  par  ses  instances,  força  Bossuet  de 
faire  l'éloge  de  la  mère  de  sa  belle-fille  ;  son^lour  à  lui-même  allait 
venir  deux  ans  après. 


ORAISON  FUNEBRE 
D'ANNE  DE  GONZAGUE  DE  CLÈVES, 

PRINCESSE  PALATINE, 

PRONONCÉE  EN  PRÉSENCE  DE  MONSEIGNEUR  LE  DUC*,  DE  MADAME  LA 
DUCHESSE,  ET  DE  MONSEIGNEUR  LE  DUC  DE  BOURBON,  DANS  l'ÉGLISE 
DES    CARMELITES   DU  FAUBOURG  SAINT-JACQUES,    LE  9   AOUT  1685. 

Apprehendi  te  ah  extremis  terras,  et  a  longinquis  ejus  vocavi  te  ;  elegi  te,  et 
non  abjeci  te  :  ne  tinieas,  quia  ego  tecum  sum. 

Je  t'ai  pris  par  la  main  pour  te  ramener  des  extrémités  de  la  terre  :  je  t'ai 
appelé  des  lieux  les  plus  éloignés;  je  l'ai  choisi,  et  je  ne  t'ai  pas  rejeté  :  ne  crains 
point,  parce  que  je  suis  avec  toi  ^.  •  C'est  Dieu  même  qui  parle  ainsi  ^.  » 

[PLAN  DU  DISCOURS  :  —  Exorde.  —  Appel  aux  pécheurs.  Enseigne- 
ments à  tirer  de  la  conversion  de  la  princesse. 

Proposition  et  division.  —  !<>  Erreurs  de  la  princesse  Palatine  :  d'où  la 
main  de  Dieu  l'a  retirée.  —  2°  Sa  pénitence  :  où  la  main  de  Dieu 
l'a  élevée. 

Première  partie.  1°  Son  éducation  à  Faremonslier  ;  ses  vertus.  —  Elle 
échappe  à  la  vie  ecclésiastique.  —  2®  Son  mariage,  dangers  du  veu- 
vage. —  30  Son  génie  politique  ;  troubles  de  la  Fronde  ;  ses  décep- 
tions. —  Guerre  de  Pologne  ;  sa  générosité.  —  4°  Elle  devait  être 
heureuse,  et  ne  l'était  pas;  sa  rechute.  —  5°  Impiété  et  folie  des 
esprits  forts. 

Deuxième  partie.  1°  Miséricorde  de  Dieu.  Premier  songe  de  la  prin- 
cesse ;  sa  conversion.  —  Deuxième  songe;  ses  confessions.  —  2»  Sa 
vie  pieuse  et  charitable.  —  Ses  souffrances  et  sa  résignation.  —  Sa 
foi  dans  l'amour  de  Dieu. 

PÉRORAISON.  —  Nécessité  de  la  pénitence,  et  dune  pénitence  longue  et 
sérieuse.  —  Condamnation  des  impies  :  consolation  aux  fldéles.} 

Monseigneur  , 

Je  voudrois  que  toutes  les  âmes  éloignées  de  Dieu  *;  que 
tous  ceux  qui  se  persuadent  qu'on  ne  peut  se  vaincre  soi- 
même,  ni  soutenir  sa  constance  parmi  les  combats  et  les 
douleurs  ;  tous  ceux  enfin  qui  désespèrent  de  leur  conver- 

1  aMonseigneur  le  Duc.»  Henri-Jules  de  Bourbon,  duc  d'Enghien,  fils 
aîné  du  grand  Condé,  et  gendre  de  la  princesse  Palatine.  —  Madame  la 
duchesse,  Anne  de  (Mèves,  fille  d'Anne  de  Gonzague.— Le  duc  de  Bour- 
bon était  leur  fils.  (V.  l'Or.  fun.  de  Condé). 

2ISAI,  C.^XLl,  V.  9-10. 

3  «  C'est  Dieu  même  qui  parle  ainsi.»  Texte  d'un  grand  effet;  il  s'ap- 
plique d'une  manière  toute  spéciale  à  la  princesse,  et  présente  en  même 
temps  une  grande  leçon  pour  tous  les  chrétiens. 

*  «Je  voudrois  que  toutes  lésâmes,  etc.»  Exorde  d'une  simplicité  élo- 
quente, qui,  sans  préparation   ni  recherche,  appelle  immédiatement 


158  ORAISON  FUNÈBRE 

sien  OU  de  leur  persévérance,  fussent  présents  à  cette  as- 
semblée. Ce  discours  leur  feroit  connoître  qu'une  âme 
fidèle  à  la  grâce  ^  malgré  les  obstacles  les  plus  invincibles, 
s'élève  à  la  perfection  la  plus  éniinente.  La  princesse  à  qui 
nous  rendons  les  derniers  devoirs,  en  récitant  selon  sa  cou- 
tume Toffice  divin^,  lisoit  les  paroles  d'Isaïe  que  j'ai  rap- 
portées. Qu'il  est  beau  de  méditer  TEcriture-Sainte  !  et 
que  Dieu  y  sait  bien  parler,  non-seulement  à  toute  l'Eglise, 
mais  encore  à  chaque  fidèle  selon  ses  besoins  !  Pendant 
qu'elle  méditoit  ces  paroles  (c'est  elle-même  qui  le  ra- 
conte dans  une  lettre  admirable^).  Dieu  lui  imprima  dans 
le  cœur  que  c'étoit  à  elle  qu'il  les  adressoit.  Elle  crut  en- 
tendre une  voix  douce  et  paternelle''  qui  lui  disoit  :  «  Je 
a  t'ai  ramenée  des  extrémités  de  la  terre ,  des  lieux  les  plus 
<(  éloignés^; «des  voies  détournées  où  tu  te  perdois,  aban- 
donnée à  ton  propre  sens,  si  loin  de  la  céleste  patrie,  et  de 

l'aUention  sur  le  but  moral  que  Bossuet  se  propose.  —  Remarquez  la 
progression  des  idées,  depuis  l'expression  générale  :  toutes  les  âmes 
éloignées  de  Dieu  :  jusqu'au  détail  particulier;  tous  ceux  enfin  qui  dé- 
sespèrent. 

1  «  Fidèle  à  la  grâce.  »  Fidèle  s'entend  ici  de  l'obéissance  aux  inspi- 
rations actuelles  de  la  grâce,  et  non  de  la  fidélité  habituelle  et  con- 
stante ;  car  l'oraison  funèbre  d'Anne  de  Gonzague  est  l'histoire  d'une 
grande  conversion,  comme  celle  de  Marie-Thérèse,  l'histoire  d'une  ^- 
délité  parfaite  (page  98,  note  6,  et  page  116,  note  6). 

2  «  En  récitant  selon  sa  coutume  l'office  divin.  »  Bossuet  aime  à  en- 
trer rapidement  dans  Its  détails  précis  et  les  faits  particuliers  à  ses 
personnages,  pour  les  faire  vivre  à  ses  yeux  comme  aux  yeux  de  l'au- 
diteur. Du  reste,  lui-même  s'interrompt  ici  par  une  réflexion  grave  et 
touchante.  «Qu'il  est  beau  de  méditer,  etc.  »  Cette  réflexion  se  retrouve 
développée  dans  le  sermon  pour  la  profession  de  jW™^  de  La  Vallière  : 
«  Le  prédicateur  qui  parle  au  dehors  ne  fait  qu'un  seul  sermon  pour 
«  tout  un  grand  peuple;  mais  le  prédicateur  du  dedans,  je  veux  dire 
«  le  Saint-Esprit,  fait  autant  de  prédications  différentes  qu'il  y  a  de  per- 
«  sonnes  différentes  dans  un  auditoire  ;  car  il  parle  à  chacun  en  par- 
«  ticulicr,  et  lui  applique  selon  ses  besoins  la  parole  de  la  vie  éter- 
«  nelle.  Ecoulez- le  donc,  chrétiens,  laissez-lui  remuer  au  fond  de  vos 
«  cœurs  ce  secret  principe  de  l'amour  de  Dieu.  » 

^  a  Dans  une  lettre  admirable.  »  On  n'a  malheureusement  qu'une 
lettre  de  la  princesse  Palatine  ;  et  pourtant  sa  correspondance  offrirait 
beaucoup  d'intérêt.  Quant  aux  mémoires  publiés  sous  son  nom  en  1786, 
ils  sont  apocryphes. 

*  «Elle crut  entendre,  etc.  »  Ainsi,  dès  les  premiers  mots  de  l'exorde, 
l'histoire  morale  et  chrétienne  de  la  princesse  est  commencée  :  Bossuet 
dispose  largement,  à  sa  manière,  tous  les  divers  éléments  de  son  dis- 
cours :  portrait,  histoire,  enseignements,  etc. 

^  IsAi,  XLi,  9,  10.— «  Je  t'ai  ramenée  des  extrémités  de  la  terre,  etc.» 
Ce  texte,  heureusement  rappelé,  est  ensuite  développé  et  commenté 
s«ug  la  forme  de  la  prosopopée  et  de  l'allégorie. 


D'ANNE  DE  GONZAGUE.  159 

la  véritable  vole  qui  est  Jésus-Christ  ^  Pendant  que  tu 
disois  en  ton  cœur  rebelle  :  Je  ne  puis  me  captiver;  j'ai 
mis  sur  toi  ma  puissante  main^,  «  et  j'ai  dit  :  Tu  seras  ma 
servante  :  je  t'ai  choisie  »  dès  l'éternité,  «et  je  n'ai  pas  rejeté» 
ton  âme  superbe  et  dédaigneuse.  Vous  voyez  par  quelles 
paroles  Dieu  lui  fait  sentir  l'état  d'où  il  l'a  tirée.  Mais 
écoutez^  comme  il  l'encourage  parmi*  les  dures  épreuves 
où  il  met  sa  patience  :  «  Ne  crains  point  »  au  milieu  des 
maux  dont  tu  te  sens  accablée,  a  parce  que  je  suis  ton 
«  Dieu  »  qui  te  fortifie  :  «  ne  te  détourne  pas  de  la  voie 
c(  où  je  t'engage,  puisque  je  suis  avec  toi'^,  »  jamais  je  ne 
cesserai  de  te  secourir  ;  a  et  le  juste  que  j'envoie  au  monde ,» 
ce  Sauveur  miséricordieux,  ce  Pontife  compatissant^,  «te 
((  tient  par  la  main  :  »  Tenebit  te  dextera  Justi  mei.  Voilà, 
Messieurs,  le  passage  entier  du  saint  prophète  Isaïe,  dont 
je  n'avois  récité  que  les  premières  paroles.  Puis-je  mieux 
vous  représenter  les  conseils  de  Dieu  sur  cette  princesse 
que  par  des  paroles  donf^  il  s'est  servi  pour  lui  expliquer 
les  secrets  de  ces  admirables  conseils?  Venez  maintenant,  pé- 
cheurs, quels  que  vous  soyez®,  en  quelques  régions  écar- 
tées que  la  tempête  de  vos  passions  vous  ait  jetés  :  fussiez- 
vous  dans  ces  terres  ténébreuses^  dont  il  est  parlé  dans 
l'Ecriture,  et  dans  l'ombre  de  la  mort**^;  s'il  vous  reste 

1  «  Si  loin  de  la  céleste  patrie,  et  de  la  véritable  voie,  etc.  »  Méla- 
phore  continuée  avec  inliniment  de  sentiment  et  de  naturel. 

2  «  Jai  mis  sur  toi  ma  puissante  main,  n  Bossuet,  comme  l'Ecriture, 
exprime  constamment  par  des  images  sensibles  et  fortes  l'action  toute 
morale  de  Dieu  sur  les  hommes. 

3  «  Mais  écoutez.  »  Proposition  du  discours;  chez  Bossuet,  elle  se 
fond  toujours  avec  l'exorde;  elle  sort  graduellement  des  premières 
idées,  pour  arriver  à  la  division. 

*  «Parmi.  »  Préposition  souvent  employée  ainsi  au  dix-septième  siècle. 

5  IsAi,  XLi,  9,  10.— Citation  et  explication  continuées;  procédé  fami- 
lier à  Bossuet.  Voy.  page  119,  notes  3  et  6. 

6  «  Pontife  compatissant.  »  Cette  expression,  qui  d'abord  semble  sin- 
gulière, s'explique  par  l'idée  que  le  prêtre  est  le  représentant  de  Dieu 
dans  les  tribunaux  de  miséricorde  (page  12,  6).  Saint  Paul  dit  de 
Jésus-Christ  «  Talis  enim  decebat  ut  nobis  esset  pontifex,  sanctus  , 
«  innocens,  segregatus  a  peccaioribus...  Sempilernum  habet  sacerdo- 
«  tium.  )>  Hebr.  VII,  24,  26. 

■^  «  Que  2^<J'r  des  paroles  dont,  etc.  »  Phrase  pénible  ;  embarrassée 
d'incises. 

^  «  Quels  que  vous  soyez  :  »  C'est-à-dire  quels  que  soient  vos  crimes. 

9  <(  Fussiez-vous,  etc.»  Images  pleines  de  poésie,  et  amenées  naturel- 
lement par  la  belle  apostrophe  :  «  Venez  maintenant,  pécheurs,  etc.  » 

10  Populus  qui  ambulabat  in  tenebris...  Habitantibus  in  regione  um- 
brœ  mortis.  Isai,  c.  ix,  v.  2 


160  ORAISON  FUNÈBRE 

quelque  pitié  de  votre  âme  malheureuse ,  venez  voir  d'où 
la  main  de  Dieu  a  retiré  la  princesse  Anne;  venez  voir  où 
la  main  de  Dieu  Ta  élevée*.  Quand  on  voit*  de  pareils 
exemples  dans  une  princesse  d'un  si  haut  rang;  dans  une 
princesse  qui  fut  nièce  d'une  impératrice ,  et  unie  par  ce 
lien  à  tant  d'empereurs,  sœur  d'une  puissante  reine, 
épouse  d'un  fils  de  roi  ^,  mère  de  deux  grandes  princesses  , 
dont  l'une  est  un  ornement  dans  l'auguste  maison  de 
France,  et  l'autre  s'est  fait  admirer  dans  la  puissante  mai- 
son de  Brunswick;  enfin  dans  une  princesse  dont  le  mérite 
passe  la  naissance*,  encore  que,  sortie  d'un  père  et  de  tant 
d'aïeux  souverains,  elle  ait  réuni  en  elle,  avec  le  sang  de 
Gonzague  et  de  Clèves,  celui  des  Paléologue  ;  celui  de  Lor- 
raine ,  et  celui  de  France  par  tant  de  côtés  :  quand  Dieu 
joint  à  ces  avantages  une  égale  réputation,  et  qu'il  choisit 
une  personne  d'un  si  grand  éclat  ^  pour  être  l'objet  de  son 
«éternelle  miséricorde,  il  ne  se  propose  rien  moins  que 
d'instruire  tout  l'univers.  Vous  donc  qu'il  assemble  en  ce 
saint  lieu;  et  vous,  principalement,  pécheurs,  dont  il  at- 
tend la  conversion  avec  une  si  longue  patience  ^,  n'endur- 
cissez pas  vos  cœurs  :  ne  croyez  pas  qu'il  vous  soit  permis 
d'apporter  seulement  à  ce  discours  des  oreilles  curieuses"^. 
Toutes  les  vaines  excuses  dont  vous  couvrez  votre  impéni- 
tence vous  vont  être  ôtées.  Ou  la  princesse  palatine  portera 

*  «  Venez  voir,  etc.  »  Proposition  et  division  formelles  et  concises, 
A  comparer  avec  celles  de  l'or.  fun.  de  Henriette  d'Angleterre,  où 
elles  remplissent  tout  l'exorde. 

'  «  Quand  on  voit,  etc.  »  Longue  période  où  Bossuet  accumule  ces 
détails  commandés  par  l'étiquette,  dont  il  se  débarrasse  toujours  heu- 
reusement. Ce  qu'ils  auraient  de  monotone  et  de  fatigant,  est  sauvé  par 
celle  conclusion  éloquente:  «  11  ne  se  propose  rien  moins,  etc.» 

3  «  Epouse  d'un  fils  de  roi.  »  Dans  l'or.  fun.  de  Henriette  de  France 
(p.  4),  il  y  a  un  mot  beaucoup  plus  concis  :  «  Fille,  femme,  mère  de 
rois.  »  Et  dans  Racine  : 

Moi,  fille,  femme,  sœur  et  mère  de  vos  maîtres.     Britannicus,  i,  2. 

*  «  Dont  le  mérite,  etc.  »  Il  y  a  progression  entre  les  trois  idées  : 
naissance,  mérite,  réputation. 

ô  «  Une  personne  d'un  si  grand  éclat.  »  Locution  peu  usitée. 

6  «  Une  si  longue  patience.  »  Expression  simple  et  éloquente. 

7  «Qu'il  vous  soit  permis  d'apporter  des  oreilles  curieuses.»  En  effet, 
la  difïïculté  du  sujet  (voyez  la  Notice)  et  la  réputation  de  l'orateur 
avaient  dû  vivement  piquer  la  curiosité  et  grossir  l'auditoire.  Bossuet 
en  tire  avantage,  en  s'attaquant  à  ces  juges  prétendus,  qu'il  confond 
•out  d'abord  en  les  condamnant  comme  la  princesse.  Nous  retrouve- 
rons les  mêmes  mouvements  dans  la  péroraison. 


DAXXE  DE  GONZAGIT.  161 

la  lumière  dans  vos  yeux*,  ou  elle  fera  tomber,  comme  un 
déluge  de  feu,  la  vengeance  de  Dieu  sur  vos  têtes.  Mon 
discours,  dont  vous  vous  croyez  peut-être  les  juges,  vous 
jugera^  au  dernier  jour  :  ce  sera  sur  vous  un  nouveau  far- 
deau, comme  parloient  les  prophètes  :  Omis  verbi  Domini 
super  Israël^;  et  si  vous  n  en  sortez  plus  chrétiens,  vous 
en  sortirez  plus  coupables  '\  Commençons  donc  avec  con- 
fiance rœuvre  de  Dieu  K  Apprenons,  avant  toutes  choses, 
à  n'être  pas  éblouis  du  bonheur  «  qui  ne  remplit  pas  le 
cœur  de  l'homme;  ni  des  belles  qualités  qui  ne  le  rendent 
pas  meilleur';  ni  des  vertus  dont  l'enfer  est  rempli,  qui 
nourrissent  le  péché  et  l'impénitence,  et  qui  empêchent 
l'horreur  salutaire  que  l'àme  pécheresse  auroit  d'elle- 
même.  Entrons  encore  plus  profondément  dans  les  voies 
de  la  divine  Providence ,  et  ne  craignons  pas  de  faire  pa- 
roître  notre  princesse  dans  les  états  différents  où  elle  a 
été  *.  Que  ceux-là  craignent  de  découvrir  les  défauts  des 
âmes  saintes ,  qui  ne  savent  pas  combien  est  puissant  le 
bras  de  Dieu ,  pour  faire  servir  ces  défauts  non-seulement 
à  sa  gloire,   mais  encore  à  la  perfection  de  ses  élus  ^ 

t  a  Portera  la  lumière  dans  vos  yeux.  »  Image  forcée  et  dure,  sui- 
vant l'expression  de  Fénelon. 

2  «  Mon  discours  vous  jugera,  n  Ellipse,  pour  :  servira  à  vous  ju- 
ger. Antithèse  énergique  dans  les  idées  et  dans  les  mots. 

3  Zach.  XII,  1.  —Alliance  hardie  du  mot  abstrait  et  de  l'image. 

*  «  Vous  en  sortirez  plus  coupables.  »  Encore  une  antithèse,  et  d'une 
concision  bien  éloquente. 

s  «  L'œuvre  de  Dieu.  »  Après  ceUe  vigoureuse  apostrophe,  Bossuet 
a  bien  le  droit  de  qualifier  ainsi  son  discours  avec  confiance.  Ce  sont  des 
précautions  oratoires  d'un  genre  nouveau. 

6  «  Eblouis  du  bonheur,  ni  des  belles  qualités,  etc.»  Emploi  de  Venu- 
mération  lieu  commun  intrinsèque. 

7  «  Qui  ne  le  rendent  pas  meilleur.  »  Que  de  force  et  d'originalité 
dans  tous  ces  commentaires!  Un  trait  admirable,  ce  sont  les  vertus  qui 
nourrissent  le  péché,  en  l'excusant  par  des  compensations  apparentes. 
Ainsi,  le  pharisien  de  l'Evangile  se  glorifie  du  bien  qu'il  fait,  sans  voir 
son  orgueil  et  sa  dureté.  L'éloquente  opposition  des  vertus  dont  l'enfer 
est  rempli  rappelle  le  proverbe  espagnol,  peut-être  connu  de  Bossuet  : 
L'enfer  est  pavé  de  bonnes  intentions. 

8  «  Dans  les  états  diiTérents.  »  «  Ces  vives  exclamations  et  ces  menaces 
((  foudroyantes  témoignent  des  pénibles  embarras  qu'éprouvait  l'ora- 
«  teur.  La  conversion  même  de  la  princesse  Palatine  offrait  des  circon- 
«  stances  dont  le  génie  du  plus  éloquent  des  hommes  ne  pouvait  triom- 
«  pher  avec  bonheur  qu'en  les  abordant  avec  franchise.  »  Dlssa'jlt. 

9  «Combii^n  est  puissant,  pour  faire  servir,  etc.»  Période  à  trois 
membres,  développée  avec  une  grande  largeur  d'expressions;  elle  n'est, 
du  reste,  que  la  première  partie  d'une  période  plus  longue. 


1G2  ORAISON  FUNÈBRE 

Pour  nous,  mes  frères,  qui  savons  à  quoi  ont  servi  à  saint 
Pierre  ses  reniements  ^  à  saint  Paul  les  persécutions  qu  il  a 
fait  souffrir  àTEglise,  à  saint  Augustin  ses  erreurs,  à  tous 
les  saints  pénitents  leurs  péchés;  ne  craignons  pas  de 
mettre  la  princesse  palatine  dans  ce  rang^  ni  de  la  suivre 
jusque  dans  l'incrédulité  ^  où  elle  étoit  enfin  tombée.  C'est 
de  là  que  nous  la  verrons  sortir  pleine  de  gloire  et  de 
vertu,  et  nous  bénirons  avec  elle  la  main  qui  Ta  relevée  : 
heureux  si  la  conduite  que  Dieu  tient  sur  elle*  nous  fait 
craindre  la  justice,  qui  nous  abandonne  à  nous-mêmes,  et 
désirer  la  miséricorde,  qui  nous  en  arrache  5.  C'est  ce  que 
demande  de  vous  très-haute  et  très-puissante  princesse 
Anne  de  Gonzague  de  Clèves,  princesse  de  Mantoue  et  de 

MONTFERRAT,    COMTESSE    PALATINE  DU  RhIN. 

|re  Partie.  —  Jamais  plante  ne  fut  cultivée  avec  plus  de 
^  >iSoin,  ni  ne  se  vit  plus  tôt  couronnée  de  fleurs  et  de  fruits* 
que  la  princesse  Anne.  Dès  ses  plus  tendres  années,  elle 
perdit  sa  pieuse  mère  Catherine  de  Lorraine ^  Charles, 
duc  de  Nevers,  et  depuis  duc  de  Mantoue,  son  père,  lui 
en  trouva  une  digne  d'elle;  et  ce  fut  la  vénérable  mère 
Françoise  de  la  Châtre,  d'heureuse  et  sainte  mémoire, 
abbesse  de  Faremonstier^  que  nous  pouvons  appeler  la 

1  «  A  saint  Pierre  ses  reniements.  »  Mot  rare  et  mal  formé.  —  Ao 
moment  de  la  Passion,  saint  Pierre  renia  J.-C.  par  trois  fois.— Saul  (de- 
puis saint  Paul)  gardait  les  habits  de  ceux  qui  lapidaient  saint  Etienne, 
et  obtenait  du  prince  des  prêtres  des  lettres  pour  s'emparer  des  chré- 
tiens de  Damas.  — EnQn,  saint  Augustin  a  fait  un  livre  admirable  de  ses 
Confessions. 

2  «  Dans  ce  rang.  »  Précaution  heureuse  et  éloquente  :  elle  met  tout 
de  suite  la  princesse  Palatine  dans  la  compagnie  des  plus  grands  saints. 

3  «  Jusque  dans  l'incrédulité.  »  Détail  à  remarquer  :  l'impiété  effraie 
plus  Bossuet  que  les  faiblesses.  L'oraison  funèbre  presque  entière  est 
dirigée  contre  les  libertins  et  les  esprits  forts. 

*  «  La  conduite  que  Dieu  tient  sur  elle,  n  Locution  familière  à  Bos- 
suet ;  elle  est  peu  usitée  maintenant. 

5  «  La  justice...  la  miséricorde.  »  Antithèse  détaillée  avec  soin;  elle 
résume  la  division  du  discours.  —  «  Nous  en  arrache.  »  Emploi  peu 
correct  du  mot  en. 

«  «Jamais  plante  ne  fut  cultivée,  etc.»  Comparaison  pleine  de  fraî- 
cheur et  de  poésie.  —  «  Ni  ne  se  vit.  »  Nous  emploierions  maintenant 
la  conjonciion  affirmative  et. 

^  Catherine  de  Lorraine  mourut  en  1618;  elle  avait  eu  cinq  enfants, 
dont  trois  filles.  Anne  était  la  seconde. 

8  Faremonstier  ou  Faremoutier,  c'est-à-dire  monastère  de  Ste-Fare, 
abbaye  de  Bénédictines,  fondée  par  sainte  Fare  en  617.  (Ville  de  la 
Brie,  département  de  Seine-et-Marae.) 


D'ANNE  DE  GONZÂGCE.  465 

restauratrice  ^  de  la  règle  de  saint  Benoît,  et  la  lumière  de 
la  vie  monastique*.  Dans  la  solitude  de  sainte  Fare,  autant 
éloignée  des  voies  du  siècle  que  sa  bienheureuse  situation 
la  sépare  de  tout  commerce  du  monde;  dans  cette  samte 
montagne,  que  Dieu  avoit  choisie  depuis  mille  ans,  où  les 
épouses  de  Jésus-Christ^  faisoient  revivre  la  beauté  des 
anciens  jours*  ;  où  les  joies  de  la  terre  étoient  inconnues; 
où  les  vestiges  des  hommes  du  monde ,  des  curieux  et  des 
vagabonds  ne  paroissoient  pas  :  sous  la  conduite  de  la 
sainte  abbesse,  qui  savoit  donner  le  lait  aux  enfants,  aussi 
bien  que  le  pain  aux  forts ^  les  commencements''  de  la 
princesse  Anne  étoient  heureux.  Les  mystères  lui  furent  ré- 
vélés; TEcriture  lui  devint  familière^;  on  lui  avoit  ap- 
pris la  langue  latine,  parce  que  c'étoit  celle  de  TEglise*; 
et  Toffice  divin  faisoit  ses  délices.  Elle  aimoit  tout  dans  la 
vie  religieuse,  jusqu  à  ses  austérités  et  à  ses  humiliations; 
et  durant  douze  ans  qu  elle  fut  dans  ce  monastère,  on 

»  «  Restauratrice.  »  Mot  désagréable  et  rarement  employé.  La  régie 
de  saint  Benoît,  fondée  par  lui  au  Monl-Cassin,  comprenait  les  trois 
vœux  d'obéissance,  de  pauvreté  et  de  chasteté,  communs  à  tous  les 
ordres  religieux;  la  prière  et  le  chant  pendant  la  nuit  et  pendant  le 
jour;  l'abstinence  perpétuelle,  le  silence,  le  travail  des  mains,  à  heures 
fixes,  etc.  «  Voilà,  dit  saint  Benoît,  un  faible  commencement,  une 
«  ébauche  de  règle  :  vous  qui  avez  hâte  d'arriver  au  ciel,  complétez-la, 
<c  et,  avec  l'aide  de  J.-C,  élevez-vous  au  comble  de  la  science  et  de. 
«  la  vertu.  »  Saint  Benoît  mourut  en  543. 

2  «  Lumière  de  la  vie  monastique.  »  Métaphore  bizarre  dans  la  langue 
du  dix-neuvième  siècle,  mais  que  l'habitude  de  la  langue  théologique 
rendait  toute  naturelle  au  dix-septième. 

3  «  Les  épouses  de  J.-C.  »  V.  l'or.  fun.  de  la  reine  Marie-Thérèse, 
page  95,  note  10. 

*  «  La  beauté  des  anciens  jours.  »  Expression  simple  et  belle  :  allu- 
sion aux  vertus  de  l'Eglise  primitive  et  des  premiers  monastères. 

5  «  Le  lait  aux  enfants,  le  pain  aux  forts.»  Métaphore  empruntée  à  la 
langue  mystique  de  l'Eglise. 

6  «  Les  commencements,  etc.  »  «  Cette  longue  période  où  Bossuet 
s'est  plu  à  peindre  l'idéal  de  la  vie  monastique  tombe  sur  une  conclu- 
sion simple  et  concise  :  effet  à  remarquer,  car  cette  concision  tranche 
avec  les  développements  qui  précèdent.  L'idée  de  ces  heureux  com- 
mencements contraste  avec  les  erreurs  à  venir  de  la  princesse  ;  comme 
avec  les  grands  mouvements  d'éloquence  de  tout  le  discours  le  ton 
doux,  calme,  touchant  de  cette  page  qu'on  dirait  extraite  du  livre  de 
Rulfi.  »  Chateaubriand. 

7  «  Les  mystères,  lui  furent  révélés,  etc.  »  Périphrase  curieuse,  pour 
dire  qu'elle  étudia  la  théologie. 

8  «  On  lui  avoit  appris  la  langue  latine,  etc.»  On  l'éludiait  alors  bien 
plus  comme  langue  savante  que  comme  langue  de  l'Eglise.  Madame  de 
Sévigné,  la  grande  Dauphine,  madame  de  La  Fayette  et  bien  d'au- 
tres dames  savaient  le  latin  comme  madame  Dacier. 


ï'j^  ORAISON  FUNEBRE 

lui  yoyoit  tant  de  modestie  et  tant  de  sagesse,  qu'on  ne 
savoit  à  quoi  elle  étoit  le  plus  propre,  ou  à  commander  ou 
à  obéira  Mais  la  sage  abhesse,  qui  la  crut  capable  de 
soutenir  sa  réforme ^  la  destinoit  au  gouvernement;  et 
déjà  on  la  comptoit  parmi  les  princesses  qui  avoienl  con- 
duit cette  célèbre  abbaye,  quand  sa  famille,  trop  empres- 
sée à  3  e^iécuter  ce  pieux  projet,  le  rompit.  Nous  sera-t-il 
permis  de  le  dire?  la  princesse  Marie \  pleine  alors  de 
Fesprit  du  monde  %  croyoit,  selon  la  coutume  des  grandes 
maisons,  que  ses  jeunes  sœurs  dévoient  être  sacrifiées  à  ses 
grands  desseins.  Qui  ne  sait  où  son  rare  mérite  et  son 
éclatante  beauté,  avantage  toujours  trompeur,  lui  firent 
porter  ses  espérances^?  Et  d'ailleurs  dans  les  plus  puis- 
santes maisons,  les  partages  ne  sont-ils  pas  regardés  comme 
une  espèce  de  dissipation,  par  où  elles  se  détruisent  d'elies- 

*  «  Ou  à  commander,  ou  à  obéir,  »  Antithèse  ingénieuse. 

2  «Soutenir  sa  réforme.»  Chose  difficile,  en  effet,  car  la  lutte  contre 
la  tiédeur  et  le  relâchement  se  renouvelait  tous  les  jours.  La  décadence 
de  l'ordre  de  Cîteaux  peut  en  donner  une  idée.  «  Plus  de  pauvreté  : 
«  tous  les  religieux  s'appropriaient  l'argent  des  monastères,  et  ache- 
«  taient  à  leur  gré  ce  qui  pouvait  contribuer  à  leurs  plaisirs.  Plus  d'ab- 
«  slinence  de  chair,  plus  de  jeûnes  d'ordre,  plus  d'office  de  la  nuit, 
«  plus  de  travail  des  mains  ni  de  silence  ;  les  abbés  de  ces  monastères 
«  se  faisaient  gloire  d'avoir  tout  l'équipage  des  grands  seigneurs.  » 
M.  Gaillardin,  Histoire  de  la  Trappe,  c.  m,  passim. 

3  «  Empressée  à.  »  Pour  empressée  de,  locution  inusitée  maintenant. 

*  «La  princesse  Marie.»  Elle  épousa,  en  novembre  1645,  Wladislas 
Sigismond,  roi  de  Pologne;  puis,  en  16-48,  Jean  Casimir  V,  frère  de 
Wladislas.  «Elle  paroissoit  mériter  ce  qu'elle  avoit  pensé  avoir  en  épou- 
«  sant  le  duc  d'Orléans  (Gaston),  et  ce  qu'elle  alloit  être  alors  en  se 
«  mariant  à  un  roi.  »  M™e  de  Motteville. 

5  «Pleine  alors  de  l'esprit  du  monde.  »  Ce  fut  en  effet,  durant  doux  siècles 
surtout,  l'habitude  des  grandes  familles,  de  sacrifier  au  fils  aîné  la  for- 
tune des  autres  enfants.  On  les  faisait  entrer  dans  l'Eglise,  dans  les  mo- 
nastères, dans  l'ordre  de  Malte,  pour  éviter  le  morcellement  de  l'hèri- 
lage,  et  cette  dissipation  par  où  se  détruisent  les  grandes  maisons. 
—  Remarquez  le  mot  dissipation  employé  dans  le  sens  étymologique 
•H  littéral. 

*  «  Porter  ses  espérances,  »  «  Monsieur,  frère  du  feu  roi  (Louis  XIIPi, 
«  lorsqu'il  étoit  présomptif  héritier  de  la  couronne,  en  avoit  été  amou- 
«  reux.  La  reine  sa  mère,  Marie  de  Médicis,  qui  avoit  d'autres  desseins 
«  pour  lui,  craignant  les  effets  de  la  passion  du  duc  d'Orléans,  fit  met- 
((  tre  la  princesse  Marie  au  bois  de  Vincennes,  où  elle  fut  quelque 
«  temps  l'innocente  victime  d'une  louable  affection  ;  mais  l'inconstance 
(«  ordinaire  des  hommes,  et  les  disgrâces  de  la  reine  Marie  de  Médicis, 
«  dans  lesquelles  ce  prince  s'enveloppa  (1631),  donnèrent  une  prompte 
«  fin  à  ce  petit  roman...  Le  souvenir  en  fut  amer  à  celle  qui  se  vit  ou- 
«  bliée  ;  et  j'ai  ouï  dire  à  quelques-uns  des  amis  de  cette  princesse, 
«  qu'en  suite  de  sa  prison  elle  avoit  toujours  haï  le  duc  d'Orléans  d'une 


D'ANNE  DE  GONZAGLT.  105 

mêmes:  tant  le  ne'ant  y  est  attaché^  !  La  princesse  Béné- 
dicte, la  plus  jeune  des  trois  sœurs,  fut  la  première  im- 
molée à  ces  intérêts  de  famille.  On  la  fit  abbesse,  sans  que, 
dans  un  âge  si  tendre',  elle  sût  ce  qu'elle  faisoit;  et  la 
marque  d'une  si  grave  dignité  fut  comme  un  jouet  entre 
ses  mains ^.  Un  sort  semblable  étoit  destiné  à  la  princesse 
Anne.  Elle  eût  pu  renoncera  sa  liberté,  si  on  lui  eût  per- 
mis de  la  sentir;  et  il  eût  fallu  la  conduire,  et  non  pas  la 
f)récipiter  dans  le  bien*.  C'est  ce  qui  renversa  tout  à  coup 
os  desseins  de  Faremonstier.^  Avenai  ^  parut  avoir  un  air 
plus  libre  '',  et  la  princesse  Bénédicte  y  présentoit  à  sa  sœur 
une  retraite  agréable.  Quelle  merveille  de  la  grâce  !  Mal- 
gré une  vocation  si  peu  régulière*,  la  jeune  abbesse  de- 
vint un  modèle  de  vertu.  Ses  douces  conversations  rétabli- 
rent dans  le  cœur  de  la  princesse  Anne  ce  que  d'importuns 
empressements^  en  avoient  banni.  Elle  prètoit  de  nouveau 
l'oreille  à  Dieu,  qui  l'appeloit  avec  tant  d'attraits  à  la  vie 
religieuse;  et  l'asile  qu'elle  avoit  cboisi  pour  défendre  sa 
liberté  devint  un  piège  innocent  pour  la  captiver.  On  re- 
marquoit  dans  les  deux  princesses  la  même  noblesse  dans 
les  sentiments,  le  môme  agrément*",  et,  si  vous  me  per- 

«  haine  irréconciliable...  Ses  affaires  empirèrent  enfin  de  telle  sorte 
«  que  le  grand-écuyer  Cinq-Mars,  pendant  sa  faveur,  l'ayant  aimée 
«  (1641),  elle  l'écouta  favorablement.»  l/e?no?rps  rfeM^e  de. Mottevii.le, 
2^  partie;  voy.  aussi  les  Mémoires  de  Richeliei-,  liv.  xx. 

i  «  Tant  le  néant  y  est  attaché.  »  Réflexion  éloquente  jetée  à  l'ira- 
proviste,  comme  plus  haut  :  «  Avantage  toujours  trompeur,  n 

2  «  Immolée  à  ces  intérêts...  sans  que  dans  un  âge  si  tendre,  etc.  « 
La  profonde  raison  de  Bossuet  s'accommode  mal  de  ces  abus  si  ordi- 
naires à  son  siècle.  11  s'en  excuse  [nous  sera-t-il  permis  de  le  dire)  ; 
mais  il  les  condamne. 

3  «  La  marque  d'une  si  grave  dignité,  etc.  »  Périphrase  ingénieuse, 
pour  dire  que  la  crosse  de  l'abbesse  servit  de  jouet  ù  l'enfant. 

4  «  La  précipiter  dans  le  bien.  »  Expression  forte  empruntée  à  Ta- 
cite. Voyez  page  83,  note  5. 

»  «  Les  desseins  de  Faremonslier.»  Ellipse^  pour  :  les  desseins  qu'on 
avait  sur  Faremonstier.  Exemple  de  catachrèse  [abus,  extension  du  sens 
des  mots). 

6  Avenai  ou  le  Val  d'Or,  dans  le  diocèse  de  Reims. 

■7  «  Parut  avoir  un  air  plus  libre.  »  Elle  échappait  aux  menées  de  sa 
famille  (1630;. 

8  «  Une  vocation  si  peu  régulière,  n  Encore  un  reproche  ;  (Voyez, 
ci-dessus  noie  2)  ;  il  est  formel  cette  fois. 

9  «  D'importuns  empressements.  »  En  effet,  on  ne  lui  avait  pas  per- 
mis de  sentir  sa  liberté  ;  on  l'avait  pressée  trop  ouvertement  de  sacri- 
fier son  avenir  à  celui  de  sa  sœur.  Elle  s'en  irrita,  et  s'échappa  de  Fa- 
remonstier comme  d'une  prison,  pour  se  réfugier  à  Avenai. 

^^  «  Le  même  agrément.  »  Mot  familier  à  Bossuet  (Voy.  p.  10,  lig.  5;. 


166  ORAISON  FUNÈBRE  < 

mettez  de  parler  ainsi ,  les  mêmes  insinuations  ^  dans  les  ] 
entretiens  :  au-dedans   les   mêmes  désirs,   au-dehors  les  { 
mêmes  grâces;    et  jamais  sœurs  ne  furent  unies  par  des  i 
liens   ni   si  doux  ni  si  puissants.  Leur  vie  eût  été  heu- 
reuse dans  leur  éternelle  union,  et  la  princesse  Anne  n'as- 
piroit  plus  qu'au  bonheur  d'être  une  humble  religieuse 
d'une  sœur  dont  elle  admiroit  la  vertu.   En  ce  temps ^  le 
duc  de  Mantoue  leur  père  mourut  :  les  affaires  Tappelè-  \ 
rent  à  la  cour;  la  princesse  Bénédicte,  qui  avoit  son  par-  \ 
tage  dans  le  ciel',   fut  jugée  propre  à  concilier  les  intérêts  '^ 
différents  dans  la  famille.  Mais,  ô  coup  funeste  pour  la  i 
princesse  Anne!  la  pieuse  abbesse  mourut  dans  ce  beau  '} 
travail*  et  dans  la  fleur  de  son  âge.  Je  n'ai  pas  besoin  de 
vous  dire  combien  le  cœur  tendre  de  la  princesse  Anne  fut  ' 
profondément  blessé  par  cette  mort.  Mais  ce  ne  fut  pas  là  ] 
sa  plus  grande  plaie.   Maîtresse  de  ses  désirs,  elle  vit  le 
monde;  elle  en  fut  vue  :  bientôt  elle  sentit  qu'elle  plaisoit;   ! 
et  vous  savez  le  poison  subtil  qui  entre  dans  un  jeune  j 
cœur  avec  ces  pensées^.  Ces  beaux  desseins  furent  oubliés  *.  ] 
2" — Pendant  que  tant  de  naissance,  tant  de  biens,  tant  de  \ 
grâces  qui  Faccompagnoient,   lui  attiroient  les  regards  de  ) 
toute  l'Europe,  le  prince  Edouard  de  Bavière,  fils  de  l'é-  j 
lecteur  Frédéric  V  ',   comte  palatin  du  Rhin ,  et  roi  de  i 

*  «  Insinuations.  »  Ce  mot  se  prend  généralement  en  mauvaise  part,    i 
f;t  ne  s'emploie  guère  d'ailleurs,  comme  ici,  pour  exprimer  une  habi- 
fude  et  un  caractère.  i 

2  «  En  ce  temps.  »  Locution  usitée  seulement  aujourd'hui  dans  la  i 
langue  de  l'Ecriture  et  des  prédicateurs.  j 

3  «  Qui  avoit  son  partage  dans  le  ciel.  »  Expression  touchante,  pour  ' 
dire  qu'elle  était  désintéressée  dans  la  succession.  i 

*  «  Beau  travail.  »  Parce  qu'elle  remplissait  le  rôle  honorable  et  j 
difficile  de  médiatrice  entre  des  intérêts  différents.  \ 

5  «  Bientôt  elle  sentit...  et  vous  savez,  etc.  n  Idée  difficile  à  rendre  ! 
pour  le  prédicateur,  et  traitée  avec  une  convenance  parfaite.  C'est  un 
fait  curieux  que  celte  alliance  d'une  délicatesse  si  exquise  avec  un  gé-  j 
nie  sublime.  Comparez  à  ce  passage  le  portrait  de  la  duchesse  d'Or-  , 
léans,  et  le  tableau  de  la  vie  monastique  à  Faremonstier.  I 

6  «  Ces  beaux  desseins.  »  Il  n'y  a  pas  là  d'intention  ironique.  I 

7  «  L'électeur  Frédéric  V.  »  «  Elle  épousa  en  cachette,  et  sans  le  1 
«  consentement  de  la  cour,  M.  le  prince  Edouard,  l'un  des  cadets  de  j 
n  M.  l'Electeur  Palatin,...  fort  gueux  et  fort  jaloux.  »  M^ie  de  Mont-  j 
VENSiER.  —  Ce  prince  était  petii-fils  de  Jacques  l^r,  roi  d'Angleterre,  et  * 
neveu  de  Henriette  de  France.  L'ambition  de  sa  mère  Elisabeth  j 
d'Angleterre,  qui,  disait-elle,  aurait  vécu  de  pain  pour  être  impéra-  , 
trice,  avait  porté  l'Electeur  au  trône  en  1619  ;  mais  la  bataille  de  la  \ 
Montagne  Blanche  (8  nov.  1620)  anéantit  sa  puissance,  dispersa  sa  famille,  \ 
f  t  exila  son  fils  à  la  cour  de  France.  1 


D'ANNE  DE  GONZAGUE.;  167 

Bohême,  jeune  prince  qui  s'éloit  réfugié  en  France  durant 
les  malheurs  de  sa  maison,  la  mérita^y^ Elle  préféra  aux 
richesses  les  vertus  de  ce  prince ,  et  cette  noble  alliance 
où  de  tous  côtés  on  ne  trouvoit  que  des  rois.  La  princesse 
Anne  Tinvite  à  se  faire  instruire  :  il  connut  bientôt  les 
erreurs  où  les  derniers  de  ses  pères*,  déserteurs  de  l'an- 
cienne foi,  Tavoient  engagé.  Heureux  présages  pour  la 
maison  palatine  1  Sa  conversion  fut  suivie  de  celle  de  la 
princesse  Louise  sa  sœur,  dont  les  vertus  font  éclater 
par  toute  TEglise  la  gloire  du  saint  monastère  de  Mau- 
buisson^;  et  ces  bienheureuses  prémices^  ont  attiré  une 
telle  bénédiction  sur  la  maison  palatine,  que  nous  la 
voyons  enfin  catholique  dans  son  chef.  Le  mariage  de  la 
princesse  Anne  fut  un  heureux  commencement  d'un  si 
grand  ouvrage.. Mais,  hélas  !  tout  ce  qu'elle  aimoit  devoit 
être  de  peu  de  durée.  Le  prince  son  époux  lui  fut  ravi, 
et  lui  laissa  trois  princesses,  dont  les  deux  qui  restent 
pleurent  encore  la  meilleure  mère  qui  fut  jamais,  et  ne 
trouvent  de  consolation  que  dans  le  souvenir  de  ses  vertus  *. 

1  «  Les  derniers  de  ses  pères.  »  La  religion  dite  réformée  s'était  éta- 
blie dans  le  Palalinat  en  1545,  par  les  victoires  du  landgrave  de  Hesse, 
malgré  la  résistance  de  Henri  de  Brunswick.  Plus  lard,  les  ducs  de 
Brunswick  embrassèrent  le  luthéranisme. 

2  Maubuisson.  Abbaye  près  de  Pontoise.  —  Louise-Hollandine  de 
Clèves  mourut  en  1709,  à  quatre-vingt-six  ans.  —  Après  avoir  exposé 
sa  généalogie,  Saint-Simon  ajoute  :  «  Tant  d'éclat  fut  absorbé  sous  son 
«  voile.  Elle  ne  fut  principalement  que  religieuse,  et  seulement  ab- 
«  besse  pour  éclairer  et  conduire  sa  communauté,  dont  elle  ne  souffrit 
«  jamais  d'être  distinguée  en  rien...  Sa  charité,  sa  douceur,  sa  préve- 
«  nance,  sa  tendresse  pour  ses  filles,  dont  elle  étoit  l'âme,  l'en  firent 
«  continuellement  adorer  :  aussi  n'étoit-elle  contente  qu'avec  elles,  et 
«  ne  sortit-elle  jamais  de  sa  maison...  Son  humilité  avoit  banni  toutes 
«  les  différences  que  les  moindres  abbesses  affectent  dans  leurs  mai- 
«  sons,  et  tout  air  de  savoir  les  moindres  choses,  encore  qu'elle  égalât 
«  beaucoup  de  vrais  savants.  Elle  avoit  infiniment  d'esprit,  aisé,  natu- 
«  rel,  sans  songer  jamais  qu'elle  en  eût,  non  plus  que  de  science... 
«  Quoique  peu  au  goût  de  la  cour,  par  celui  de  terroir  qu'elle  avoit 
«  apporté  de  Porl-Hoyal  (où  elle  fut  élevée,  et  dont  elle  prit  parfaite- 
«  ment  l'esprit),  et  qu'elle  conserva  chèrement  dans  sa  maison  et  dans 
«  elle-même,  sans  s'en  cacher,  elle  ne  laissa  pas  d'avoir  une  grande 
(c  considération  toute  sa  vie,  qui  fut  sans  cesse  le  modèle  des  plus  ex- 
«  cellentes  religieuses  et  des  plus  parfaites  abbesses,  auquel  très-peu  ou 
«  point  ont  pu  atteindre.  »  Saixt-Simon,  vu,  5. 

3  «  Prémices.  »  —  Terme  métaphorique  :  ces  deux  premières  con- 
versions sont  comme  les  offrandes  de  la  maison  palatine, 

*  «  Le  souvenir  de  ses  vertus,  n  Eloge  un  peu  commun,  jeté  là  né- 
gligemment, parce  qu'il  sert  de  transition  pour  amener  le  beau  récit 
des  erreurs  de  la  Princesse. 


168  ORAISON  FUNÈBRE 

Ce  n'est  pas  encore  le  temps  de  vous  en  parler.  La  prin- 
cesse palatine  est  dans  Tétat  le  plus  dangereux  de  sa  vie. 
Que  le  monde  voit  peu    de  ces  veuves  dont  parle    saint 
PauP,  (c  qui,  vraiment  veuves  et  désolées^,  »  s'ensevelis- 
sent,  pour  ainsi  dire,  elles-mêmes  dans  le  tombeau  de 
leur  époux;  y  enterrent   tout  amour  humain   avec   ces 
cendres  chéries;  et,  délaissées  sur  la  terre,  «  mettent  leur 
(c  espérance  en  Dieu,  et  passent  les  nuits  et  les  jours  dans 
((  la  prière  ! ^  Voilà  Tétat  d'une  veuve  chrétienne,  selon!» 
les  préceptes  de  saint  Paul  :  état  oublié  parmi  nous,  où  la  j 
viduité  ^  est  regardée,  non  plus  comme  un  état  de  désola-  \ 
lion,    car  ces  mots  ne  sont  plus  connus,  mais  comme  un  j 
état  désirable*,  où,  affranchi  de  tout  joug,  on  n'a  plus  à  J 
contenter  que  soi-même  ,  sans  songer  à  cette  terrible  sen-  f 
tence  de  saint  Paul  :  ce  La  veuve  qui  passe  sa  vie  dans  lesi 
a  plaisirs;  »  remarquez  qu'il  ne  dit  pas^  :  La  veuve  qui  | 
passe  sa  vie  dans  les  crimes  ;  il  dit  :  a  La  veuve  qui  la  passe  [ 
«  dans  les  plaisirs,  elle  est  morte  toute  vive  ^;  »  parce  que  ou-  i 
bliant  le  deuil  éternel  et  le  caractère  de  désolation,  qui  fait  | 
le  soutien  comme  la  gloire  de  son  état  ',  elle  s'abandonne  i 
aux  joies  du  monde .  Combien  donc  en  devroit-on  pleurer 
comme  mortes,  de  ces  veuves  jeunes  et  riantes,  que  lej 
monde   trouve  si  heureuses  *  !  Mais   surtout,  quand  on  aj 
^onnu  Jésus-Christ,  et  qu'on  a  eu  part  à  ses  grâces;  quand  '.'. 
la  lumière  divine  s'est  découverte ,  et  qu'avec  des  yeux  illu-  •; 
minés  ^  on  se  jette  dans  les  voies  du  siècle  :  qu'arrive-t-il 

*  «  Que  le  monde  voit  peu,  etc.  »  Exclamation  éloquente.  Toute  la 
suite  du  développement  est  pleine  d'expression  et  de  sentiment. 

2  Viduas  honora,  quse  vere  viduae  sunt...  Quœ  autem  vere  vidua  est, 
et  desolata,  speret  in  l)eum,  et  instet  obsecraiionibus  et  oralionibus 
nocte  ac  die.  i.  Timoth.,  v.  3.  5. 

3  «Viduité.  »  Mot  inusité  maintenant.  Nous  avons  le  mot  veuvage; 
mais  notre  langue  est  bien  pauvre  dans  la  traduction  de  toutes  les  idées 
que  comprend  le  mot  latin  orbilas.'^ 

*  «  Mais  comme  un  état  désirable.  »  Expressions  pleines  de  vigueur; 
mais  la  phrase  se  prolonge  d'une  façon  pénible.  (  Voy.  plus  loin  :  parce 
qu'oubliant,  etc.).  Le  développement  eût  gagné  en  liberté,  si  les  divers 
membres  de  la  période  eussent  été  séparés, 

5  «  Remarquez  qu'il  ne  dit  pas,  etc.  »  Correction  pleine  de  force. 
€  Nam  quœ  in  deliciis  est,  vivens  mortua  est,  i.  Tim.  y,  6. 
"^  «  Qui  fait  le  soutien,  n  au  milieu  des  épreuves  et  des  dangers  de  la 
i*ie  ;  —  «  la  gloire,  »  aux  yeux  de  Dieu  et  des  chrétiens. 

8  «  Combien  donc,  etc.  »  Quelle  éloquence  dans  ce  contraste  de» 
veuves  jeunes  et  riantes,  déjà  maries  devant  Dieu! 

9  «  Avec  des  yeux  illuminés.  »  Métaphore  habituelle  aux  prédicateurs; 
avec,  tour  elliptique,  pour  :  après  qu'ils  ont  élé,  etc. 


I 


D'ANNE  DE  GONZAGUE.  1G9 

à  une  âme  qui  tombe  d'un  si  haut  état,  qui  renouvelle 
contre  Jésus-Christ,  et  encore  contre  Jésus-Christ  connu  et 
goûlé  \  tous  les  outrages  des  Juifs,  et  le  crucifie  encore  une 
fois'?  Vous  reconnoissez  le  langage  de  saint  PauP.  Ache- 
vez donc,  grand  Apôtre'^,  et  dites-nous  ce  qu'il  faut  atten- 
dre d'une  chute  si  déplorable.  c(  Il  est  impossible,  dit-il, 
«  qu'une  telle  âme  soit  renouvelée  par  la  pénitence °.  »  Im- 
possible :  quelle  parole®!  Soit,  messieurs,  qu'elle  signifie 
que  la  conversion  de  ces  âmes,  autrefois  si  favorisées,  sur- 
passe toute  la  mesure  des  dons  ordinaires,  et  demande,  pour 
ainsi  parler,  le  dernier  effort*^  de  la  puissance  divine;  soit 
que  l'impossibilité  dont  parle  saint  Paul  veuille  dire  qu'en 
effet  il  n'y  a  plus  de  retour  à  ces  premières  douceurs  qu'a 
goûtées  une  âme  innocente,  quand  elle  y  a  renoncé  avec 
connoissance,  de  sorte  qu'elle  ne  peut  rentrer  dans  la  grâce 
que  par  des  chemins  difficiles^  et  avec  des  peines  extrômes. 
Quoi  qu'il  en  soit,  chrétiens,  l'un  et  l'autre  s'est 
vérifié  dans  la  princesse  palatine.  Pour  la  plonger  en- 
tièrement dans  l'amour  du  monde ,  il  falloit  ce  dernier 
malheur  :  quoi^?  la  faveur  de  la  cour.  La  cour  veut  tou- 
jours unir  les  plaisirs  avec  les  affaires.  Par  un  mélange 
étonnant ,  il  n'y  a  rien  de  plus  sérieux,  ni  ensemble  de 
plus  enjoué.  Enfoncez  :  vous  trouvez  partout  des  intérêts 
cachés ,  des  jalousies  délicates  qui  causent  une  extrême 

*  «  Et  encore  contre  Jésus-Christ.  »  Correction  et  redoublement  d'i- 
dées. —  «  Connu  et  goûté.  »  Remarquez  ces  participes  employés  d'une 
manière  toute  latine. 

-  «  Le  crucifie  encore  une  fois.  »  Voy.  dans  la  péroraison,  l'admi- 
rable développement  de  cette  idée,  indiquée  seulement  ici. 

3  «Le  langage  de  saint  Paul.»  Cum  enim  luxuriatse  fuerint  in  Christo, 
Tiubere  volunt;  —  Habentes  damnationem,  quia  primam  fidem  irritam 
fecerunt.  Tim.  i,  v.  11  et  12.  (Voy.  aussi  la  citation  à  la  note  5.) 

*  «  Achevez  donc,  grand  Apôtre.  »  Forme  d'apostrophe  ordinaire  à 
Bossuet. 

5  Impossibile  est  enim  eos  qui  semel  sunt  illuminati,  gustaverunt 
Gtiam  donum  cœleste,  et  participes  facti  sunt  Spiritussancli  ;  gustaverunt 
nihilominus  bonum  Dei  verbum ,  virlulcsque  ?eculi  venturi,  et  prolapsi 
sunt  ;  rursus  renovari  ad  pœnitentiam,  rursum  crucifigentes  sibimetipsis 
rilium  Dei,  et  ostentui  habentes.  Heb.  c.  ii,  v.  4  et  seq. 

6  «  Impossible  :  quelle  parole  !  »  Exclamation  pleine  de  tristesse  et 
de  crainte,  ainsi  que  les  réflexions  par  lesquelles  Bossuet  la  commente. 

"^  «  Le  dernier  effort.  »  Expression  pleine  de  précision  et  de  vi- 
gueur. 

8  «Par  des  chemins  difficiles.»  Métaphore  de  l'Ecriture  :  que  le  ch»- 
vun  est  étroit  qui  mène  à  la  vie  (page  ii,  n.  4  et  7,  page  12,  etc.) 

9  «  Ce  dernier  malheur  :  quoi?  etc.»  Transition  négligée  et  pénible. 

8 


JTO  ORAISON  FUNEBRE 

sensibilité ^  et  dans  une  ardente  ambition,  des  soins  et 
im  sérieux  aussi  triste  qu'il  est  vain^.  Tout  est  couvert 
d'un  air  gai,  vous  diriez  qu'on  ne  songe  qu'à  s'y  divertir. 
3"  Le  génie  ^  de  la  princesse  palatine  se  trouva  également 
propre  aux  divertissements  et  aux  affaires.  La  cour  ne  vit 

jamais  rien  de  plus  engageant;  et  sans  parler  de  sa  péné-  I 

tration,  ni  de  la  fertilité  infinie  de  ses  expédients*,  tout  f 

cédoit  au  charme  secret  de  ses  entretiens  ^.  Que  vois-je  du-  l 

Tant  ce  temps  ?   Quel   trouble  !   quel  affreux  spectacle  se  l 

présente  ici  à  mes  yeux^  !  La  monarchie  ébranlée  jusqu'aux  t 

fondements,  la  guerre  civile,  la  guerre  étrangère,  le  feu  ^, 

au  dedans  et  au  dehors'';  les  remèdes  de  tous  côtés  plus  dan-  '  j 

gorcux  que  les  maux  :  les  princes  arrêtés  avec  grand  péril,  j 

et  délivrés  avec  un  péril  encore  plus  grand^;  ce  prince,  '\ 

que  l'on  regardoit  comme  le  héros  de  son  siècle^,   rendu  ; 

inutile  à  sa  patrie,  dont  il  avoit  été  le  soutien  ;  et  ensuite,  ; 

je  ne  sais  comment ,  contre  sa  propre  inclination,  armé  | 

1  «  Des  jalousies  délicates,  etc.  »   Idée   rendue  avec   une  finesse  et 
une  précision   parfaites.  Ce  qui  ajoute  à  l'intérêt  de   ce  passage,  c'est  -i 
que  Bossuel  parle  en  présence  de  cette  même  cour  qu'il  peint  et  qu'il 
tlâme,   tandis  que  le  moraliste  écrit  dans  son  cabinet,  et  ne  s'attaque 
pas  ainsi  à  tout  un  auditoire.  —  »  Il  y  a  un  pays  où  k-s  joies  sont  visibles    ! 
«  mais  fausses,  elles  chagrins  cachés  mais  réels.  Qui  croiroit  que  l'em- 
(.(  pressement  pour  les  spectacles,  que  les  éclats  et  les  applaudissements    j, 
«  aux  théâtres  de  Molière  et  d'Arlequin,  les  repos,  la   chasse,  les  bal-  J 
«  lets,  les  carrousels  couvrissent  tant  d'inquiétudes,  de  soins  et  de  di-   i 
«  vers  intérêts,  tant  de  craintes  et  d'espérances,  des  passions  si  vives  et    * 
«  des  affaires  si  sérieuses.  »  La  Bruyère,  c.  viii,  de  la  Cour.  [ 

*  «  Aussi   triste  qu'il   est  vain.  »  Opposition  éloquente  avec  la  gaîté    i 
extérieure  de  la  cour.  —  «Dans,  »  pour  avec.  i 

3  «  Le  génie  »   pour  le  caractère  {ingenium);    ce  sens  est  précisé  | 

parle  mot  engngeant^  qui  indique  les  agréments  infinis  de  la  princesse.  ï 

*  «  Ses   expédients.  »  Mot  qui  annonce  et   prépare   les  allusions  au  ' 
rôle  d'Anne  de  Gonzague  dans  les  intrigues  de  la  Fronde.  ^ 

s  «  Au  charme  secret  de  ses  entretiens.»  Comparez  à  ces  éloges  ceux    1 
que  Bossuet  donne  à  la  reine  d'Angleterre.  Voy.  page  31.  ; 

6«  Que  vois-je!  quel  trouble,  etc.»  Formes  d'exclamation  que  l'on    | 
a  usées,  en  les  considérant  comme  le  seul  élément  de  la  poésie  lyrique, 
el  le  signe  du  désordre  pindarique,  bien  qu'il  n'y  en  ait  jamais  de  ce    ; 
genre  dans  Pindare. 

■^  «  Le  feu  au-dodans  et  au-dehors,  etc.  »  Exemple  û'hypotypose 
(page  11,  n.  7),  et  d'énumération. 

s  «  Les  princes  arrêtés  et  délivrés,  etc.  »  Le  cardinal  alla  en  per- 
sonne les  délivrer  au  Havre  (1651).  «  11  les  vil  lui-même  triompher  de 
la  victoire  qu'ils  remportoienl  sur  lui.  »  M^^e  de  Motteville. 

s«  Ce  prince  que  l'on  regardoit   comme  le  héros,  etc.  »  Le  grand    l 
Condé.  Voy.  plus  bas  sa  biographie  en  tète  de  son  oraison  funèbre.  î 


D  ANNE  DE  GONZAGUE.  17j 

contre  elle  :  un  ministre  persécuté',  et  devenu  nécessaire, 
non  seulement  par  Firaportance  de  ses  services,  mais  en- 
core par  ses  malheurs  où  FaïUorité  souveraine  étoit  en!?a- 
gée.  Que  dirai-je?  Eioit-ce  là  de  ces  tempêtes  par  oùle 
ciel  a  besoin  de  se  décharger  quelquefois-?  et  le  calme 
profond  de  nos  jours  devoit-il  être  précédé  par  de  tels 
orages?  Ou  bien  étoit-ce  les  derniers  efforts  d'une  liberté 
remuante,  qui  alloit céder  la  placeàTautorité  légitime?  Ou 
bien  étoit-ce  comme  un  travail  de  la  France  prête  à  en- 
fanter le  règne  miraculeux  de  Louis?  Non,  non  :  c'est 
Dieu  qui  vouloit  montrer  qu'il  donne  la  mort,  et  qu'il 
ressuscite;  qu'il  plonge  jusqu'aux  enfers,  et  qu'il  en  re- 
tire^; qu'il  secoue  la  terre,  et  la  brise,  et  qu'il  guérit  en 
un  moment  toutes  ses  brisures*.  Ce  fut  là  que  la  princesse 
palatine  signala  sa  fidélité,  et  fit  paroître  toutes  les'  ri- 
chesses de  son  esprit^.  Je  ne  dis  rien  qui  ne  soit  connu. 
Toujours  fidèle  à  l'Etat  ^  et  à  la  grande  reine  Anne  d'Al- 

1  «  Un  ministre  persécuté.  »  Sa  bibliothèque  avait  été  vendue,  sa 
tête  mise  à  prix,  par  arrêts  du  Parlement  de  Paris    1651). 

2  «  Etoit-ce  là  de  ces  tempêtes,  etc.  »  Interroorations  et  images 
pleines  de  poésie,  où  l'expression  est  tantôt  simple,  tantôt  sublime , 
toujours  vraie  et  précise.  —  C'est  l'interprétation  poétique  qui  saisit 
d'abord  l'imagination  de  l'orateur  :  vient  ensuite  la  réflexion  de  l'iiomme 
politique,  et  Texplicalion  du  problème  par  l'histoire:  étoit-ce  les 
derniers  efforts,  etc.  La  Fronde  est  en  effet  une  vive  et  bruyante 
échappée  de  la  nation  tout  entière,  entre  Piichelieu  et  Louis  XIV.  Quant 
à  la  troisième  explication,  malgré  la  magnificence  du  style  et  la  sincé- 
rité du  compliment,  on  sent  que  Bossuet  n'y  attache  pas  autant  de  va- 
leur qu'aux  autres.  Au  reste,  il  n'en  choisit  aucune,  et  s'arrête  à  une 
idée  plus  grande  encore,  la  toute-puissance  de  Dieu. 

3  Dominus  morlificat  et  vivificat  ;  deducit  ad  inferos,  et  reducit.  L 
Reg.  c.  II,  V.  6. 

Tu  frsppes,  et  guéris;    tu  perds,  et  ressuscites.      Piacine,  Athalie,  ni,  7. 

Saint-Simon  a  dit  aussi  :  «  La  main  de  Dieu  qui  élève,  qui  abat,  qui 
«  délivre  quand  et  comme  il  lui  plaît.  »  Tome  xiii,  page  30. 

*  «  Commovisti  terram,  et  conturbasli  eam  :  sana  contriliones  ejus, 
quia  commota  est.  Psal.  lix,  y.  4.— Remarquez  la  vigueur  et  la  fami- 
liarité de  ces  métaphores.  —  «  Brisure.  »  ^îot  qui  s'emploie  rarement. 

5  a  Les  richesses  de  son  esprit.  »  Expression  originale  et  heureuse  ; 
car  elle  indique  une  idée  à  la  fois  très-générale  et  très-précise.  Dives 
ingenium,  dives  vena,  Hor.  —  «  La  princesse  Palatine  commença  en 
«  en  ce  temps-là  à  se  rendre  considérable,  et  à  faire  parler  d'elle  dans 
«  les  affaires  (1651);  auparavant,  l'on  n'avoit  parlé  que  de  ses  aven- 
c(  tures.  »  Mémoires  de  >pie  de  Montpensier. 

6  «  Toujours  fidèle  à  l'Etat.  »  Elle  s'était  cependant  employée  pour 
les  princes.  «  Très-offensée  de  leur  manque  de  parole,  et  n'ayant  pu  les 
«  ramener  au  service  du  roi  (1651)  elle  quitta  leurs  intérêts,  et  s'atta- 
«  cha  entièrement  à  la  reine.  »  Mémoires  de  Montglat. 


17-2  OKÂISON  FUNÈBRE 

TRICHE,  on  sait  qu'avec  le  secret  de  cette  princesse  elle  eut 
encore  celui  de  tous  les  partis^  :  tant  elle  étoit  pénétrante, 
tant  elle  s'attiroit  de  confiance ,  tant  il  lui  étoit  naturel  de 
gagner  les  cœurs  !  Elle  déclaroit  aux  chefs  des  partis  jus- 
qu'où elle  pouYoit  s'engager^;  et  on  la  croyoit  incapable 
ni  de  tromper  ni  d'être  trompée'.  Mais  son  caractère  par- 
ticulier étoit  de  concilier  les  intérêts  opposés,  et,  en  s'éle- 
vant  au-dessus,  de  trouver  le  secret  endroit,  et  comme  le 
nœud  par  où  on  les  peut  réunir*.  Que  lui  servirent  ses 
rares  talents?  que  lui  servit  d'avoir  mérité  la  confiance 
intime  de  la  cour'*?  d'en  soutenir  le  ministre  deux  fois 
éloigné^,  contre  sa  mauvaise  fortune,  contre  ses  propres 
frayeurs"^,  contre  la  malignité  des  ses  ennemis,  et  enfin 

1  «  Avec  le  secret  de  cette  princesse,  etc.  »  «  La  princesse  palatine 
«  étoit  alors  très-mécontente  de  M.  le  Prince...  le  Cardinal,  qui  le  sa- 
«  voit  bien,  et  qui  connoissoit  son  esprit,  se  servit  d'elle  pendant  son 
«  exil  (1651)  pour  faire  la  plupart  de  ses  affaires,  l'employant  dans  les 
«  intrigues  les  plus  secrètes  et  les  plus  délicates.  »  Mém.  de  Guy  Joly. 

2  «  Elle  déclaroit  aux  chefs  des  partis,  etc.  »  Chacun  de  ces  détails 
est  d'une  netteté  et  d'une  précision  frappante.  Il  y  a  là  un  excellent  ta- 
bleau du  rôle  d'un  esprit  supérieur  et  honnête  au  milieu  des  troubles 
d'une  révolution  ou  plutôt  d'une  révolte,  comme  la  Fronde. 

*  «  Ni  de  tromper  ni,  etc.  »  Aujourd'hui,  la  conjonction  ni  ne  se 
redouble  pas,  à  moins  que  la  phrase  ne  commence  par  une  négation  : 
«  On  ne  la  croyoit  capable  ni,  etc.  » 

*  «Son  caractère  particulier.»  «Elle  ralentit  d'abord  l'ardeur  impé- 
«  tueuse  des  frondeurs,  et  fit  naître  ensuite  des  dégoûts  pour  eux  dans 
«  l'esprit  du  prince  de  Condé,  qui  firent  changer  les  intérêts  et  les  sen- 
«  timenls  de  tous  les  acteurs.  »  M™e  de  Motteville.  — «  En  s'élevant 
au-dessus...  le  nœud  par  où,  on  peut,  etc.  »  Métaphores  expressives: 

•  .     .      An  maie  sarta 

Gratia  necquicquam  coit,  et  resciaditur..  .        ïIor.  I,  Ep.  m,  v.  32. 

^  «  due  lui  servirent,  etc.  »  Cette  interrogation  amène  une  suite  de 
réflexions  tristes  et  d'observations  décourageantes,  où  se  traduisent  avec 
une  vérité  profonde  la  lassitude,  le  dégoût  que  laissent  les  déceptions 
après  elles.  Il  y  a  là  tout  un  ordre  de  sentiments  et  d'idées  qui,  dans 
notre  siècle,  est  devenu  une  source  féconde  de  poésie  :  Bossuel  les  a 
sentis  et  exprimés  avant  nous. 

8  «  Deux  fois  éloigné.  »  (Par  arrêts  du  Parlement,  qui  le  bannis- 
saient à  perpétuité.  1651,  février  et  juillet.)  — «En  se  procurant  du  bon- 
«  heur,  elle  sauva  la  reine,  et  lui  donna  le  moyen  de  soutenir  le  Car- 
«  dinal.  Celte  princesse  adroite  et  habile,  qui  avoil  alors  (1651)  la 
«  confidence  entière  des  desseins  des  princes  et  des  frondeurs,  se 
«  gouverna  si  judicieusement  qu'elle  les  rompit  presque  tous.  »  Mé- 
moires de  M™e  DE  Motteville. 

"^  «Contre  ses  propres  frayeurs.»  «On  dit  que  dans  ce  temps  (16-19^,, 
«  le  Cardinal  résolut  de  quitter  la  France,  ne  croyant  pas  se  pouvoir 
«  conserver  au  milieu  de  toutes  ces  tempêtes,  destitué  de  son  appui  ; 


D'ANNE  DE  GONZAGUE.  {73 

contre  ses  amis,  ou  partagés,  ou  irrésolus ,  ou  infidèles  ^  ? 
Que  ne  lui  promit-on  pas  dans  ces  besoins-!  Mais  quel 
fruit  lui  en  revint-il,  sinon  de  connoître  par  expérience  le 
foible  des  grands  politiques;  leurs  Tolontés  changeantes', 
ou  leurs  paroles  trompeuses;  la  diverse  face  des  temps; 
les  amusements  des  promesses*;  fillusion  des  amitiés  de 
la  terre  ^  qui  s'en  vont  avec  les  années  et  les  intérêts  ;  et  la 
profonde  obscurité  du  cœur  de  Fhomme^,  qui  ne  sait  ja- 
mais ce  qu'il  voudra,  qui  souvent  ne  sait  pas  bien  ce  qu'il 
veut,  et  qui  n'est  pas  moins  caché  ni  moins  trompeur  à 
lui-même  qu'aux  autres^.  0  éternel  Roi  des  siècles ^  qui 
possédez  seul  l'immortalité ,  voilà  ce  qu'on  vous  préfère  ; 
voilà  ce  qui  éblouit  les  âmes  qu'on  appelle  grandes  ! 
Dans  ces  déplorables  erreurs  ^,  la  princesse  palatine  avoit 

«  mais  que  M.  le  Prince  le  rassura  et  donna  sa  parole  à  la  reine  de 
a  périr,  ou  qu'il  le  raméueroit  à  Paris  triomphant  de  tous  ses  ennemis.» 
Mémoires  du  duc  de  La  Rochefoucauld. 

1  «  Contre  ses  propres  frayeurs,  contre  la  malignité  de  ses  ennemis... 
contre  ses  amis,  etc.  »  Enumération  d'une  force  et  d'une  vérité 
admirables.  Lhisloire  intérieure  et  morale  de  toutes  les  révolutions  se 
trouve  là  tout  entière. 

2  «  Que  ne  lui  promit-on  pas!  »  «  Le  ministre  n'oublia  rien  pour 
«  l'engager  dans  son  parti  :  il  lui  fit  offrir  de  dignes  récompenses  des 
a  soins  qu'il  souliaitoit  qu'elle  voulût  prendre  de  ses  affaires,  et  parti- 
o  culièrement  la  charge  de  surinlendante  de  la  maison  de  la  reine 
<c  future.  La  princesse  accepta  ces  avantages.  Elle  vouloit  s'établir  par 
«  la  reine,  de  qui  seule  elle  pouvoit  recevoir  des  grâces  proporlion- 
«  nées  à  sa  naissance  et  à  sa  grandeur.  »  M™^  de  Motteville. 

3  «Le  foible  des  grands  politiques;  leurs  volontés  changeantes,  etc.» 
«  Je  crois,  dans  la  vérité  (dit  le  cardinal  de  Retz),  lui  devoir  le  chapeau, 
«  parce  qu'elle  ménagea  si  adroitement  le  cardinal  (Mazarin),  qu'il  ne 
«  put  enOn  s'empêcher,  avec  les  plus  mauvaises  intentions  du  monde, 
n  de  le  laisser  tomber  sur  ma  tête,  n  [Mémoires,  liv.  m.) 

*  «  Les  amusements  des  promesses,  n  Sens  étymologique  du  mot. 
Amusemenl  ne  signifie  plus  aujourd'hui  que  divertissement. 

5  «  L'illusion  des  amitiés  de  la  terre,  etc.  »  Encore  une  observation 
douloureuse.  Pascal  et  La  Rochefoucauld  n'ont  rien  dit  de  plus  déso- 
lant, ni  avec  plus  de  simplicité  et  de  force. 

6  «  Et  la  profonde  obscurité  du  cœur  de  l'homme.  »  Voilà  le  der- 
nier trait,  et  le  plus  triste;  l'homme,  refoulé  sans  cesse  en  lui-même 
par  les  souffrances  et  les  inimitiés  du  dehors,  ne  trouve  encore  là 
qu'ennuis  et  déceptions.  Voy.  les  beaux  développements  sur  le  vide  de 
l'âme,  dans- le  sermon  pour  la  profession  de  foi  de  M«»e  de  la  Vallière. 

■^  «  Trompeur  à  lui-même.  »  Latinisme  :  sibi  ipsi. 
^  «  0  éternel  Roi  des  siècles.»  Contraste  admirable  entre  la  sagesse 
éternelle  de  Dieu,  et  les  illusions  des  grandes  âmes  :  exclamation  élo- 
quente, pleine  de  regrets  inspirés  par  la  vue  des  folies  humaines. 

9  «  Dans  ces  déplorables  erreurs.  »  Transition  naturelle,  qui  ramène 
le  moraliste  aux  idées  et  au  ton  de  l'historien. 


174  ORAISON  FL'NÉBIiE 

les  vertus  que  le  monde  admire,  et  qui  font  qu'une  àme  sé- 
duite^ s'admire  elle-même  :  inébranlable  dans  ses  amitiés, 
et  incapable  de  manquer  aux  devoirs  humains 2.  La  reine 
sa  sœur  en  fit  l'épreuve  dans  un  temps  où  leurs  cœurs 
étoient  désunis.  Un  nouveau  conquérant  s'élève  en  Suède. 
Qd  y  voit  un  autre  Gustave  ^  non  moins  fier,  ni  moins 
hardi,  ou  moins  belliqueux  que  celui  dont  le  nom  fait  en- 
core trembler  l'Allemagne  ^./Clharles-Gustave  parut  à  la 
Pologne  surprise  et  trahie  comme  un  lion^  qui  tient  sa 
proie  dans  ses  ongles,  tout  prêta  la  mettre  en  pièces. 
Qu'-est  devenue  cette  redoutable  cavalerie  qu'on  voit  fondre 
sur  l'ennemi  avec  la  vitesse  d'un  aigle ^?  Où  sont  ces  âmes 
guerrières",  ces  marteaux  d'armes  tant  vantés,  et  ces  ares 
qu'on  ne  vit  jamais  tendus  en  vain?  IXi  les  chevaux  ne  sont 
vites,  ni  les  hommes  ne  sont  adroits,  que  pour  fuir  devant 
le  vainqueur.  En  même  temps  la  Pologne  se  voit  ravagée 
par  le  rebelle  Cosaque^,  par  le  Moscovite  infidèle,  et  plus 
encore  par  le  Tartaré ,  qu'elle  appelle  à  son  secours  dans 

1  «  Une  âme  séduite.  »  Explication  de  cette  contradiction  apparente , 
que  les  vertus  nourrissent  le  péché  (page  138,  note  1). 

2  «  Aux  devoirs  humains.  »  Restriction  d'un  grand  effet,  car  nous  la 
verrons  lout-à-l'heuie  oublier  et  presque  nier  Dieu.  Elle  sert  d'ailleurs 
de  transition  pour  amener  l'histoire  des  affaires  de  Pologne. 

3  «  Un  autre  Gustave.  »  Charles  X,  ou  Charles-Gustave,  né  en  1622, 
neveu  de  Gustave-Adolphe.  H  monta  sur  le  liône  après  l'abdication  de 
Christine,  en  1654.  Celte  campagne  de  Pologne  fut  son  début  (1633); 
la  bataille  de  Varsovie,  qui  dura  trois  jours,  lui  livra  tout  le  royaume,  où 
régnait  alors  Jean  Casimir  V,  que  .Marie  de  Gonzague  avait  épousé  en 
secondes  noces. 

*  «Fait  encore  trembler  l'Allemagne.»  A  la  bataille  de  Leipsick  (1651), 
au  passage  du  Lech  et  à  la  bataille  de  Lutzen  (16o2);  le  grand  Gustave' 
fut  tué  à  la  dernière,  qu'il  gagna  cnnire  Waiienstein. 

5  «  Parut  coinme  un  lion,  etc.  »  Voici  de  la  poésie  aussi  hardie  qu.? 
celle  des  Psaumes  ;  auour.o  inspiration  lyrique  ne  s'est  élevée  pins  haut. 
Quelle  sobriété  dans  les  détails,  et  que  de  coloris,  de  vérité  et  de  vigueur- 
dans  les  peintures  1 

8  «  .\vec  la  vitesse  d'un  aigle.  »  Cette  cavalerie  se  composait  toute  de 
gentilshommes.  «  Les  valets  précédent  l'escadron  à  cheval,  une  lance 
«  à  la  main,  et  ce  qui  est  assez  particulier,  c'est  qu'ils  ont  des  ailes  atta- 
«  chées  au  dos  :  ils  vont  fondre  dans  l'occasion  au  milieu  des  ennemis, 
«  et  épouvantent  leurs  chevaux  qui  ne  sont  pas  accoutumés  à  ces  vi- 
«  sions.  »  Regnap.d,  Voyage  en  Pologne. 

"'  «  Où  sont  ces  âmes  cuerrières,  ces  marteaux,  etc.  »  Forme  d'tn- 
terrogatton  souvent  répétée  par  les  poêles  lyriques. 

8  «  Le  rebelle  Cosaque,  etc.  n  Les  Cosaques  de  rUkraine,  qui  s'é- 
taient soumis  aux  Polonais  vers  ir)-20,  s'étaient  révoltés  en  1G58,  en 
1647,  et  en  1653.  Ce  fut  alors  qu'ils  commencèrent  à  passer  sous  la 
domination  russe. 


D'ANNE  DE  GONZAGUE.  175 

son  desespoir.  Tout  nage  dans  le  sang\  et  on  ne  tombe 
que  sur  des  corps  morts.  La  reine  n'a  plus  de  retraite  ;  elle 
a  quitté  le  royaume  :  après  de  courageux,  mais  de  vains 
efforts,  le  roi  est  contraint  de  la  suivre  ;  réfugiés  dans  la 
Silésie^,  où  ils  manquent  des  choses  les  plus  nécessaires, 
il  ne  leur  reste  qu'à  considérer  de  quel  côté  alloit  tomber 
ce  grand  arbre  ^  ébranlé  par  tant  de  mains  et  frappé  de 
tant  de  coups  à  sa  racine,  ou  qui  en  enlèveroit  les  ra- 
meaux épars*.  Dieu  en  avoit  disposé  autrement.  La  Po- 

'  «  Tout  nage  dans  le  sang.  »  Détail  commun,  mais  ici  d'une  ef- 
frayante vérilo.  Comparez  cet  admirable  tableau  à  l'histoire  de  la  révo- 
lution d'Angleterre,  et  des  désastres  d'une  autre  reine.  Ici,  la  poésie  do- 
mine, comme  l'histoire  dans  l'oraison  funèbre  deHeniiclte  de  France. 

2  «  La  Silésie.»  Province  prussienne,  au  S.-E.  du  Braiidcbourg.— Pas- 
cal écrivait  alors  :  «  Qui  auroit  eu  l'amitié  du  roi  d'Angleterre,  du  roi 
de  Pologne  et  de  la  reine  de  Suède  auroit-il  cru  pouvoir  manquer  de 
retraite  et  d'asile  au  monde  »? 

3  Clamavit  fortiter,  et  sic  ait  :  Succidite  arborem,  et  prœcidite  ramos 
ejus  :  exculite  folia  ejus,  et  dispergite  fructus  ejus.  Dan.  c.  iv,  v.  11,  20. 
Succident  eumalieni,  et  crudelissimi  nationum,  et  projicient  eum  super 
montes,  et  in  cunclis  convailibus  corruenl  rami  ejus,  et  confringentur 
arbusta  ejus  in  universis  rupibus  terrae.  Ezech.  c.  xxxi,  v.  12.  —  Méta- 
phore pleine  de  poésie;  elle  ajoute  à  la  grandeur  des  idées,  celle  da 
souvenir  des  prophètes. 

*  {(Les  rameaux  épars.  »  Voici  un  magnifique  développement  de  cette 
comparaison  dans  le  sermon  de  Bossuet  contre  l'ambition.  «  Assur,  dit 
«  ce  saint  prophète  (Ezéchiel,  xxxi),  s'est  élevé  comme  un  grand  arbre, 
«  comme  les  cèdres  du  Liban  ;  le  ciel  l'a  nourri  de  sa  rosée  ;  la  terre 
«  l'a  engraissé  de  sa  substance  ;  les  puissances  l'ont  comblé  de  leurs 
«  bienfaits  ;  et  il  sucoit  de  son  côté  le  sang  du  peuple.  C'est  pourquoi 
«  il  s'est  élevé,  superbe  en  sa  hauteur,  beau  en  sa  verdure,  étendu  en 
a  ses  branches  ;  fertile  en  ses  rejetons  ;  les  oiseaux  iaisoient  leurs  nids 
«  sur  ses  rameaux;  les  familles  de  ses  domestiques,  les  peuples  se  met- 
«  toient  à  couvert  sous  son  ombre;  un  grand  nombre  de  créatures,  et 
«  les  grands  et  les  petits,  éloienl  attachés  à  sa  fortune;-  ni  les  cèdres, 
«  ni  les  pins,  c'est-à-dire  les  pîus  grands  de  la  ccur,  ne  l'égaloient 
«  pas.  Autant  que  ce  grand  arbre  s'étoit  poussé  en  haut,  autant  sem- 
«  bloit-il  avoir  jeté  en  bas  de  fortes  et  'de  profondes  racines...  Parce 
«  qu'il  s'est  élevé. superbement,  et  qu'il  a  porté  son  faîte  jusqu'aux 
«  nues,  pour  ceia,  dit  le  Seigneur,  je  le  couperai  par  la  racine  ;  je  l'a- 
«  battrai  d'un  grand  coup,  et  le  porterai  par  terre  ;  il  viendra  une  dis- 
«  grâce ,  et  il  ne  pourra  plus  se  soutenir  ;  il  tombera  d'une  grande 
<(  chute.  Tous  ceux  qui  se  reposoient  sous  son  ombre  se  retireront  de 
«  lui,  de  peur  d'être  accabiés  sous  sa  ruine...  Cependant,  on  le  verra 
«  couché  tout  de  son  long  sur  la  montagne,  fardeau  inutile  de  la  terre... 
<f  Les  branches  de  ce  grand  arbre  se  verront  rompues  dans  toutes  les 
«  vallées...  Et  tous  ceux  qui  verront  ce  changement,  diront  en  levant 
«  les  épaules,  et  regardant  avec  éîonnement  les  restes  de  celte  fortune 
((  ruinée  :  est-ce  là  que  devoit  aboutir  toute  celte  grandeur  formidable 
(f  au  monde?  Est-ce  là  ce  grand  arbre  dont  l'ombre  couvroit  toute  la 
«  terre?  11  n'en  reste  plus  qu'un  tronc  inutile.  Est-ce  là  ce  fleuve  im- 


176  ORAISON  FUNÈBRE 

logne  ctoit  nécessaire  à  son  Église,  et  lui  devoit  un  ven- 
geur ^  Il  la  regarde  en  pitié.  Sa  main  puissante  ramène  '^ 
en  arrière  le  Suédois  indompté,  tout  frémissant  qu'il  étoit. 
Il  se  venge  sur  le  Danois^  dont  la  soudaine  invasion  Tavoil 
rappelé,  et  déjà  il  Ta  réduit  à  Textrémité.  Mais  TEmpire 
et  la  Hollande^  se  remuent  contre  un  conquérant  qui  me- 
naçoit  tout  le  Nord  de  la  servitude.  Pendant  qu'il  rassem- 
ble de  nouvelles  forces,  et  médite  de  nouveaux  carnages^. 
Dieu  tonne  du  plus  haut  des  cieux  :  le  redouté  capitaine 
tombe  au  plus  beau  temps  de  sa  vie  ;  et  la  Pologne  est  dé- 
livrée ®.  Mais  le  premier  rayon  d'espérance  vint  de  la  prin- 
cesse palatine'^  :  honteuse  de  n'envoyer  que  cent  mille  livres 
au  roi  et  à  la  reine  de  Pologne,  elle  les  envoie  du  moins 

«  pétueux  qui  sembloit  devoir  inonder  toute  la  terre?  Je  n'aperçois 
({  plus  qu'un  peu  d'écume.  »  —  Au  milieu  des  inspirations  les  plus  en- 
traînantes, l'orateur  n'oublie  jamais  le  détail  de  l'expression,  le  déve- 
loppement de  l'image,  l'analogie  de  l'expression,  l'harmonie  même  de 
la  phrase.  Evidemment,  il  ne  cueille  pas  avec  choix  ces  fleurs  de 
l'élocution,  mais  il  ne  manque  jamais  de  les  entraîner  par  sa  propre 
impétuosité.  (V.  l'avant  propos,  sur  l'or,  fun.  de  Nicolas  Cornet). 

1  «Dieu  en  avait  disposé  autrement,  etc.»  Que  de  grandeur  dans  celte 
intervenlion  subite  de  Dieu  au  milieu  de  ces  catastrophes  1  c'est  le  6îqç 
à-nb  /j.r,yy.yr,i  des  poëtes  grecs.  — «  Un  vengeur.  »  Le  roi  Jean  Sobieski» 
Eé  en  4629,  porte-enseigne  de  la  couronne  dans  cette  guerre  désas- 
treuse ;  vainqueur  des  Turcs  à  Choczim  en  1674,  et  à  Vienne  en  i683, 
mort  en  1G96,  après  avoir  vu  commencer  la  décadence  de  la  Pologne. 

-  «  Sa  main  puissante  ramène  en  arrière,  etc.  »  Image  grandiose; 
remarquez  le  par:icipe  frémissant  pris  comme  un  adjectif  [tremblant^ 
par  exemple).  Saint-Simon  a  dit  aussi  éloquemment  de  Louis  XIV,  en 
1712  :  «  Conduit  aussi  jusqu'au  dernier  bord  du  précipice,  avec  l'hor- 
a  rible  loisir  d'en  reconnoître  toute  la  profondeur,  la  toute-puissante 
«  main  de  celui  qui  n'a  posé  que  quelques  grains  de  sable  pour  borne 
a  aux  plus  furieux  orages  de  la  mer,  arrêta  tout-à-coup  la  dernière  ruine 
«  de  ce  roi  si  présomptueux  et  si  superbe,  après  lui  avoir  fait  goûter  à 
a  longs  traits  sa  foiblesse,  sa  misère,  son  néant.  Des  grains  de  sable 
«  d'un  autre  genre,  mais  grains  de  sable  par  leur  ténuité,  opérèrent  ce 
a  chef-d'auvre.  »  Tome  xiii,  30. 

3  «Le  Danois.  »  En  1658.  Charles-Gustave  passe  sur  les  glaces  des 
Belts,  traverse  la  mer  à  pied  jusqu'à  l'île  de  "Seeland,  épouvante  Copen- 
hague, force  le  roi  Frédéric  III  de  signer  le  traité  de  Rothschild,  et  re- 
vient deux  ans  après  assiéger  Copenhague,  où  il  meurt  subitement. 

*  «  L'Empire  et  la  Hollande.  »  On  se  rappelait  la  guerre  de  Trente 
ans,  et  les  victoires  du  grand  Gustave. 

î»  «De  nouveaux  carnages.  »  Mot  très-rarement  employé  au  pluriel. 

^«Et  la  Pologne  est  délivrée»  (1660).  Chute  d'un  grand  effet.  On 
peut  dire  de  tout  ce  passage  que  Rossuet  donne  en  se  jouant  un  chant 
d'ilomcre,  comme  M.  de  Chateaubriand  l'a  difc  de  la  première  partie 
de  l'oraison  funèbre  de  Condé. 

7  «  Mais  le  premier  rayon  d'espérance  vint,  etc.»  Métaphore  et  tran- 
sition naturelle,  par  l'analogie  des  idées. 


D'ANNE  DE  GONZAGUE.  177 

avec  une  incroyable  promptitude.  Qu'admira-t-on  davan- 
tage S  ou  de  ce  que  ce  secours  vint  si  à  propos ,  ou  de  ce 
qu'il  vint  d'une  main  dont  on  ne  l'attendoit  pas ,  ou  de  ce 
que,  sans  chercher  d'excuse  dans  le  mauvais  état  où  se 
trouvoient  ses  affaires,  la  princesse  palatine  s'ôta  tout  pour 
soulager  une  sœur  qui  ne  l'aimoit  pas*?  Les  deux  prin- 
cesses ne  furent  plus  qu'un  même  cœur^  :  la  reine  parut 
vraiment  reine  par  inie  bonté  et  par  une  magnificence 
dont  le  bruit  a  retenti  par  toute  la  terre*;  et  la  princesse 
palatine  joignit  au  respect  qu'elle  avoit  pour  une  aînée  de 
ce  rang  et  de  ce  mérite,  une  éternelle  reconnoissance. 

4"  Quel  est ,  messieurs,  cet  aveuglement  dans  une  âme 
chrétienne  %  et  qui  le  pourroit  comprendre  ,  d'être  in- 
capable de  manquer  aux  hommes,  et  de  ne  craindre  pas 
de  manquer  à  Dieu  ?  comme  si  le  culte  de  Dieu  ne  tenoit 
aucun  rang  parmi  les  devoirs!  Contez-nous  donc  main- 
tenant^, vous  qui  les  savez,  toutes  les  grandes  qualités  de  la 
princesse  palatine  ;  faites-nous  voir ,  si  vous  le  pouvez  , 
toutes  les  grâces  de  cette  douce  éloquence  qui  s'insinuoit 
dans  les  cœurs  par  des  tours  si  nouveaux  et  si  naturels"^; 
dites  qu'elle  étoit  généreuse,  libérale ,  reconnoissante  ,  fi- 
dèle dans  ses  promesses,  juste  :  vous  ne  faites  que  racon- 

!((  Qu'admira-t-on  davantage?  »  Forme  de  période  à  remarquer; 
ceUe  inlerrogalion  est  le  lien  de  toutes  les  idées  particulières  qui  la  sui- 
vent, et  qui  s'y  rattachent. 

2  «  Qui  ne  l'aimoit  pas.  ««Quoique  sa  sœur  et  l'aînée  (la  reine  de  Po- 
«  logne),  elle  ne  la  voyoit  guère,  ce  qui  se  remarquoit;  elles  logeoient 
a  dans  la  même  maison  (1650).  »  Mémoires  de  Mile  de  Montpensier. 

3  «  Un  même  cœur.  »  Voy.  l'or.  fun.  de  Marie-Thérèse,  p.  115,  n.  5. 
*  «  Par  toute  la  terre.  »  La  reine  Marie,  deux  fois  reine  de  Pologne, 

«  étoit  aimée  et  admirée  partout  pour  son  esprit,  ses  talents  de  gou- 
0  vernement  et  tous  les  agréments  possibles.  »  Saint-Simon,  c.  dcvi. 

5  «  Quel  est,  messieurs,  etc.  »  Interruption  et  interrogation  éloquen- 
tes qui  rappellent  tout  à  coup,  au  milieu  des  éloges  donnés  à  la  géné- 
rosité de  la  princesse,  ses  exemples  et  ses  égarements  :  effet  remarqua- 
ble des  contrastes,  marqué  plus  nettement  encore  dans  l'antithèse  : 
manquer  aux  hommes,  manquer  à  Dieu. 

^  «Contez-nous  maintenant.  »  Expression  familière  et  naturelle  : 

Conte-moi  tes  vertus,  tes  glorieux  travaux. 

Corneille,  Cinna,  v,  i. 
Dis-leur  ce  que  tu  vois,  et  de  toute  ma  gloire, 
Phœdime,  ton(e-ieur  la  malheureuse  histoire. 

Racine,  Mithridate,  v,  ir. 

'  «  Par  des  tours  si  nouveaux.  »  Idée  détaillée  avec  infiniment  de 
délicatesse:  Cicéron  n'a  rien  dit  de  plus  heureux  sur  les  effets  de  l'élo- 
quence, qu'il  analyse  avec  tant  d'orgueil  et  de  plaisir. 

8 


178  ORAISON  funèb:i!-: 

ter  ce  qui  rattachoil  à  elle-même'.  Je  ne  vois  dans  tout 
ce  récit  que  le  prodigue  de  TEvangile,  qui  veut  avoir  son 
partage  ^,  qui  veut  jouir  de  soi-même  '^  et  des  biens  que 
son  père  lui  a  donnés,  qui  s'en  va  le  plus  loin  qu'il  peut 
de  la  maison  paternelle,  «  dans  un  pays  écarté,  »  où  il 
dissipe  tant  de  rares  trésors*,  et  en  un  mot  oili  il  donne 
au  monde  tout  ce  que  Dieu  vouloit  avoir.  Pendant  qu'elle 
conteîUoit  le  monde,  et  se  contentoit  elle-même  ,  la  prin- 
cesse palatine  n'étoit  pas  heureuse^;  et  le  vide  des  cliose.^ 
hum.aines  se  faisoit  sentir  à  son  cœur  \  Elle  n  étoit  heu- 
reuse ni  pour  avoir  avec  Testime  du  monde,  qu'elle  avoit 
tant  désirée,  celle  du  roi  même  ^;  ni  pour  avoir  l'amitié  et 
la  confiance  de  Philippe  ,  et  des  deux  princesses  qui  ont 
fait  successivement  avec  lui  la  seconde  lumière  de  la  cour^ 
de  Phîlu'pe^  dis-je,  ce  grand  prince  que  ni  sa  naissance, 
ni  sa  valeur,  ni  la  victoire  elle-même,  quoiqu'elle  se 
donne  à  lui  avec  tous  ses  avantages,  ne  peuvent  enfler  ;  et 
de  ces  deux  grandes  princesses,  dont  on  ne  peut  nommer 

*  «  Ce  qui  Tattachoil  à  elle-même.  »  Uestriction  énerpjiquc,  car  elle 
condamne  toutes  ces  grandes  qualités  que  le  monde  révère  le  plus. 

2  «  Et  dixit  adolescentior  ex  illis  patri  :  Pater,  da  mihi  porlioncm  sub- 
«  slantire  quœ  me  contingil...  Et  peregre  profcolus  est  in  regionem  ion- 
«  ginquam,  et  ibi  dissipavit  substantiam  suam,  vivendo  luxuriose.  » 
Luc.  XV,  12,  15. 

3  «  Jouir  de  soi-même.  »  Mot  concis  et  énergique  :  jouir  de  sa  li- 
iterté,  de  ses  passions,  etc. 

*  «  Tant  de  rares  trésors.  »  Exemple  û'allusion  et  d'allégorie. 

s  «  N'éloil  pas  heureuse.»  «Un  grand  dans  le  crime  est  plus  malheu- 
«  reux  qu'un  autre  pécheur  :  la  prospérité  l'endurcit,  pour  ainsi  dire, 
«  au  plaisir,  et  ne  lui  laisse  de  sensibilité  que  pour  la  peine...  Rasscm- 
«  blez  tous  les  amusements  autour  de  vous;  il  s'y  répandra  toujours 
«  du  fond  de  votre  âme  une  amertume  qui  les  empoisonnera.  Ralfinez 
«  sur  tous  les  plaisirs,  subtilisez-les,  mettez-les  dans  le  creuset;  de 
«  toutes  ces  transformations,  il  n'en  sortira  et  résultera  jamais  que 
«  l'ennui.  »  Massillon,  Petit  Carême,  Sermon  pour  le  troisième  di- 
manche, Sur  le  malheur  des  grands  qui  abandonnent  Dieu.  Edition 
classique  annotée  par  M.  D(schanel,  pages  69  et  71. 

6  «  Le  vide  se  faisoit  sentir  à  son  cœur.»  «  0  richesse  !  dit  l'âme,  vous 
«  n'avez  qu'un  nom  trompeur;  vous  venez  pour  me  remplir;  mais  j'ai 
«  un  vide  infini  où  vous  n'entrez  pas.  »  Bossuet,  Sermon  pour  la  pro- 
fession de  foi  de  M^e  de  La  Valliére. 

''  «  Celle  du  roi  même.  »  L'estime  du  roi  est  un  élément  du  bonheur, 
parce  qu'elle  est  la  sanction  de  l'estime  publique  (  V.  p.  56,  n.  6). 

9  «  Qui  ont  fait  la  seconde  lumière  de  la  cour.  »  Métaphore  et  exprer- 
sion  pénibles,  pour  dire  que  les  belles-sœurs  du  roi  venaient  immé- 
diatement après  la  reine.  V.  p.  47. 

9  «Philippe.  »  Monsieur,  duc  d'Orléans,  fière  du  roi.  (Voy.  page  17, 
note  5.  ) 


D'ANNE  DE  GONZAGUE.  179 

Tune  sans  douleur*,  ni  connoître  Tautre  sans  l'admirer-. 
Mais  peut-être  que  le  solide  établissement  de  la  famille 
de  notre  princesse  achèvera  son  bonheur  \  Non,  elle  n'é- 
toit  heureuse  ni  pour  avoir  placé  auprès  d'elle  la  prin- 
cesse Anne*,  sa  chère  fdle  et  les  délices  de  son  cœur,  ni 
pour  ravoir  placée  dans  une  maison  où  tout  est  grand  ^. 
Que  sert  de  s'expliquer  davantage?  On  dit  tout  quand  on 
prononce  seulement  le  nom  de  Louis  de  Bourbon,  prince 
de  Condé;  et  de  Henri-Jules  de  Bourbon,  duc  d'Enghien 
Avec  un  peu  plus^de  vie,  elle  auroit  vu  les  grands  dons,  et 
le  premier  des  mortels,  touché  de  ce  que  le  monde  admire 
le  plus  après  lui  ^  se  plaire  à  le  reconnoUre  par  de  dignes 
distinctions.  C'est  ce  qu'elle  devoit  attendre  du  mariage  de 
la  princesse  Anne.  Celui  de  la  princesse  Bénédicte  ne  fut 
guère  moins  heureux  ,  puisqu'elle  épousa  Jean  Frédéric, 
duc  de  Brunswick  et  de  Hanovre",  souverain  puissant,  qui 
avoit  joint  le  savoir  avec  la  valeur,  la  religion  catholique 
avec   les  vertus' de   sa  maison,   et,  pour  comble  de  joie 

1  «  Dont  oa  ne  peut  nommer  l'une  sans  douleur.  »  Souvenir  fouchan!, 
dans  la  bouche  de  son  panégyriste. 

-  «  L'autre  sans  l'admirer.  »  Charlotte  Elisabeth  de  Davière,  nièce  de 
la  princesse  Palatine.  «  Elle  éloit  forte,  courageuse,  allemande  au  uer- 
«  nier  point,  franche,  droite,  bonne  et  bienfaisante,  noble  et  grande 
«  en  toutes  ses  manières,  et  petite  au  dernier  point  sur  tout  ce  qui  re- 
«  gardoit  ce  qui  lui  éloit  dû.  Elle  étoit  sauvage,  toujours  enfermée  à 
«  écrire,  hors  les  courts  temps  de  cour  chez  elle;  du  reste,  seule  avec 
«  ses- dames  :  dure,  rude,  se  prenant  aisément  d'aversion,  et  redouta- 
«  ble  par  les  sorties  qu'elle  faisoit  quelquefois,  et  sur  quiconque  ;  nulle 
«complaisance;  nul  tour  dans  l'esprit,  quoiqu'elle  ne  manquât  pas 
«  d'esprit;  nulle  flexibilité;  la  figure  et  le  rustre  d'un  Suisse,  capable 
a  avec  cela  d'une  amitié  tendre  et  inviolable.»  —  Saint-Simo.n  ,  c.  dcv. 
Son  père,  Charles-Louis,  rétabli  dans  ses  états  du  lUun  par  la  paix  de 
Munster  en  1648,  était  le  fils  aîné  de  Frédéric  V,  le  beau-frère  d'Anne 
de  Gonzague,  et  le  frère  de  M'"*'  de  Maubuisson.  (V.  p.  167,  n.  2  ) 

3  «  Achèvera  son  bonheur.  »  Manière  ingénieuse  de  raltaclier  à  unf 
idée  morale  tous  les  détails  du  rang  que  tenait  la  princesse  à  la  cour. 

*  «  La  princesse  Anne.  »  V.  pour  tous  ces  personnages  les  notes  sur 
la  péroraison  de  cette  oraison  lun.,  et   l'oraison  fuhèbre  de  Condé. 

5  «  Une  maison  oîi  tout  est  grand  »  Allusion  à  la  puissance  et  à  la 
splendeur  des  Condés.  Voy.  l'or,  funèbre  de  Condé. 

6«  Les  grands  dons...  ce  que  le  monde  admire  le  plus,  elc.  »  Allu- 
sions entortillées  et  presque,  inintelligibles  pour  nous. 

"7  Le  duché  de  Brunswick  est  un  état  de  la  Confédération  Germanique, 
situé  entre  les  Etats  de  Prusse,  de  Hanovre,  d'Anhalt  et  de  liesse.  Le 
royaume  de  Hanovre  est  borné  au  N.  paç  la  mer,  le  Danemark  et  le 
Mecklembourg,  à  l'E  par  la  Prusse  et  le  Brunswick,  au  S.  par  la  Hesse 
et  la  Prusse;  à  l'O.  par  la  Hollande. 


180  ORAISON  FUNÈBRE 

à  noire  princesse*,  le  service  de  l'Empire  avec  les  intérêts 
(le  la  France.  Tout  étoit  grand  dans  sa  famille;  et  la  prin- 
cesse Marie,  sa  fille  2,  n'auroit  eu  à  désirer  sur  la  terre 
qu'une  vie  plus  longue.  Que  s'il  falloit  avec  tant  d'éclat 
la  tranquillité  et  la  douceur,  elle  trouvoit  dans  un  prince, 
aussi  grand  d'ailleurs  que  celui  qui  honore  cette  audien- 
ce^, avec  les  grandes  qualités,  celles  qui  pouvoient  con- 
tenter sa  délicatesse;  et  dans  la  duchesse  sa  chère  fille,  un 
naturel  tel  qu'il  le  falloit  à  un  cœur  comme  le  sien,  un 
esprit  qui  se  fait  sentir  sans  vouloir  hriller,  une  vertu 
qui  devoit  bientôt  forcer  l'estime  du  monde,  et,  comme 
une  vive  lumière,  percer  tout-à-coup,  avec  un  grand  éclat  '' 
un  beau,  mais  sombre  nuage.  Cette  alliance  fortunée  lui 
donnoitune  perpétuelle  et  étroite  liaison*  avec  le  prince  qui 
de  tout  temps  avoit  le  plus  ravi  son  estime  ^  ;  prince  qu'on 
admire  autant  dans  lapaix  que  dans  la  guerre,  en  qui  l'uni- 
vers attentif  ne  voit  plus  rien  à  désirer,  et  s'étonne  de 
trouver  enlin  toutes  les  vertus  en  un  seul  homme '^.  Que 
falloit-il  davantage  ?  et  que  manquoit-il  au  bonheur  de 
notre  princesse?  Dieu,  qu'elle  avoit  connu;  et  tout  avec 
lui^.  Une  fois  elle  lui  avoit  rendu  son  cœur.  Les  douceurs 
célestes,  qu'elle  avoit  goûtées  sous  les  ailes  de  sainte  Fare^, 

1  «  Joie  fl  notre  princesse,  »  au  lieu  de  jjour.  Loculion  vieillie. 

'  «  La  princesse  Marie,  sa  fille.  »  Anne  de  Gonzague  avait  eu  quatre 
en'^anls,  un  fils  mort  au  berceau,  et  trois  filles. 

'  «  Celui  qui  honore  celte  audience.  »  Le  duc  d'Enghien,  gendre  de 
la  princesse,  qui  conduisait  le  deuil.  —  Audience  pour  auditoire.  Ce 
mot  avait  alors  un  sens  beaucoup  plus  général  qu'aujourd'hui.  Voyez 
page  116,  note  2. 

*  ((Et,  comme  une  vive  lumière,  percer,  etc.»  Comparaison  soudaine 
et  pleine  de  poésie.  L'imagination  de  Bossuet  ennoblit  singulièrement 
ses  personnages,  car  Saint-Simon  dit  de  la  duchesse  d'Enghien  qu'e//e 
étoit  également  laide,  rertueuse  et  sotte,  c.  Dcvi.  Voyez  aussi  les  notes 
sur  la  péroraison  de  cette  oraison  funèbre. 

5  ((Celte  alliance  lui  donnoit  une  liaison.  »  Expression  pénible; 
rapprochement  désagréable  de  deux  mots  presque  identiques. 

s  ((  Qui  de  tout  temps,  etc.  »  ((  Elle  étoit  devenue  jusqu'à  sa  mort  la 
«  plus  intime  et  confidente  amie  du  célèbre  prince  de  Condé,  qu'elle 
((  servit  plus  utilement  que  personne,  de  sorte  qu'ils  marièrent  ensem- 
«  ble  leurs  enfants.  »  Saint-Simon,  c.  dcvi. 

'  u En  qui...  en  un  seul  homme,  n  Phrase  mal  faite;  construction 
interrompue  sans  qu'il  en  résulte  aucun  avantage. 

8  ((  Dieu  qu'elle  avoit  connu,  et  tout  avec  lui.  »  Concision  et  vigueur 
admirable  ;  elle  contraste  avec  la  longue  énumération  des  prospérités 
de  la  Princesse. 

s  ((  Sous  les  ailes  de  sainte  Fare,  a  Métonymie  pour  :  dans  le  monas- 
tère, sous  la  protection  de  la  sainte. 


D'ANNE  DE  GONZAGUE.  181 

étoient  revenues  dans  son  esprit.  Retirée  à  la  campagne*, 
séquestrée  du  monde ,  elle  s'occupa  trois  ans  entiers  à  ré- 
gler sa  conscience  et  ses  alFaires.Un  million,  qu'elle  retira 
du  duché  de  Rethelois^,  servit  à  multiplier  ses  bonnes 
œuvres;  et  la  première  fut  d'acquitter  ce  qu'elle  devoit^ 
avec  une  scrupuleuse  régularité,  sans  se  permettre  ces 
compositions  si  adroitement  colorées*  qui  souvent  ne  sont 
qu'une  injustice  couverte  d'un  nom  spécieux.  Est-ce  donc 
ici  cet  heureux  retour  que  je  vous  promets  depuis  si  long- 
temps^? Non,  messieurs;  vous  ne  verrez  encore  à  cette 
fois  ^  qu'un  plus  déplorable  éloignement.  iSi  les  conseils 
de  la  Providence  ni  l'état  de  la  princesse  ne  permettoient 
qu'elle  partageât  tant  soit  peu  son  cœur  :  une  âme  comme 
la  sienne"'  ne  souffre  point  de  tels  partages  ;  et  il  falloit  ou 
tout-à-fait  rompre  ou  se  rengager  tout-à-fait  avec  le  monde. 
Les  affaires  l'y  rappelèrent;  sa  piété  s'y  dissipa  encore  une 
fois  :  elle  éprouva  que  Jésus-Christ  n'a  pas  dit  en  vain  :  Fiunt 
novissima  hominis  illius  pejora  prioribus^  :  ce  L'état  de 
a  l'homme  qui  retombe  devient  pire  que  le  premier.  » 
Tremblez,  âmes  réconciliées,  qui  renoncez  si  souvent  à  la 
gracë^  la  pénitence^;  tremblez ,  puisque  chaque  chute^ 
creuse  sous  vos  pas  de  nouveaux  abymes  ^°  ;  tremblez  enfin  ^ 

1  «  Retirée  à  la  campagne.  »  C'était  après  son  retour  à  la  cour  et  le 
mariage  de  sa  fille  (1663). 

-  «Le  duché  de  Reihelois.»  Héritage  de  son  père  (érigé  par  Henri  III 
en  1581),  au  S.O.  du  département  des  Ardennes. 

3  «  Ce  qu'elle  devoit.  »  Il  est  singulier,  et  peu  flatteur  pour  la  no- 
blesse du  temps,  que  ce  fût  une  bonne  œuvre  de  payer  ses  dettes.  Aa 
surplus,  on  peut  voir  comment  Dorante  en  use  avec  .M.  Jourdain.  [Le 
Bourgeois  Gentilhomme,  acte  m,  scène  4.) 

*  «  Si  adroitement  colorées.  »  Métaphore  expressive,  développée  et 
expliquée  avec  soin.  Dans  l'oraison  funèbre  de  Nicolas  Cornet,  Bossuet 
avait  déjà  flétri  les  prétextes  honnêtes  des  engagements  déshonnêtes.  Là, 
l'expression  était  forte  et  rude;  ici,  elle  est  délicate  et  brillante. 

5  «  Que  je  vous  promets  depuis  si  longtemps.  »  Remarquez  la  simpli- 
cité et  la  franchise  de  ce  procédé  oratoire,  qui  recule  ainsi  comme  in- 
définiment la  conversion  de  la  princesse. 

*  «A  cette  fois.  »  Locution  vieillie  (Voyez  page  39,  note  4). 

7  «Une  âme  comme  la  sienne.  »  Mot  qui  renferme  un  éloge  en  même 
temps  qu'un  blâme. 

8  «  Nunc  vadit  (immundus  spiritus)  et  assumit  septem  alios  spiritus. 
«  secum  nequiores  se  ;  et  ingressi  habitant  ibi,  et  fiunt  novissima  ho- 
a  minis  illius  pejora  prioribus,  etc.  »  Luc.  xi,  26. 

9  «  La  grâce  de  la  pénitence.  »  C'est-à-dire  celle  que  la  pénitence 
apporte  avec  elle,  et  non  la  grâce  du  repentir  accordée  par  Dieu  au 
pécheur.  L'expression  est  obscure. 

10  «  Tremblez,  etc.»  Apostrophe  et  métaphore  énergiques. 


182  ORAISOX  FUNEBRE 

au  terrible  exemple  de  la  princesse  palatine,  A  ce  coup  le 
Saint-Esprit  irrité  se  retire  :  les  ténèbres  s'épaississent;  la 
foi  s'éteint  ^  Un  saint  abbé^,  dont  la  doctrine  et  la  vie  sont 
un  ornement  de  notre  siècle,  ravi  d'une  conversion  aussi 
admirable  et  aussi  parfaite  que  celle  de  notre  princesse, 
lui  ordonna  de  l'écrire  pour  l'édilication  de  FÉgiise^.  Elle 
commence  ce  récit  en  confessant  son  erreur.  Vous,  Sei- 
gneur, dont  la  bonté  infinie  n'a  rien  donné  aux  hommes 
de  plus  eflicace  pour  eifacer  leurs  péchés  que  la  grâce  de 
les  reconnoître  ^,  recevez  l'humble  confession  de  votre  ser- 
vante; et  en  mémoire  d'un  tel  sacrifice  %  s'il  lui  reste 
quelque  chose  à  expier  après  une  si  longue  pénitence, 
faites-lui  sentir  aujourd'hui  vos  miséricordes.  Elle  con- 
fesse donc,  chrétiens,  qu'elle  avoit  tellement  perdu  les 
lumières  de  la  foi,  que,  lorsqu'on  parloit*^  sérieusement 
des  mystères  de  la  religion,  elle  avoit  peine  à  retenir  ce  ris 

1  «  La  foi  s'éteint.  »  Image  d'une  vérité  et  d'une  concision  éloquentes. 
«  Lun  des  plus  terribles  effets  de  la  vengeance  divine,  est  lorsqu'en 
«  punition  de  nos  péchés  précédents  elle  nous  livre  à  notre  sens  ré- 
«  prouvé,  en  sorte  que  nous  sommes  sourds  à  tous  les  sages  averlisse- 
«  ments,  aveugles  aux  voies  de  salut  qui  nous  sont  montrées,  prompts 
<(  à  croire  tout  ce  qui  nous  perd  pourvu  qu'il  nous  flatte,  et  liardis  à 
«  tout  entreprendre,  sans  jamais  mesurer  nos  forces  avec  celles  des  en- 
«  nerais  que  nous  irritons.  »  Discours  sur  l'I/isloire  universelle,  il, 
c.  XXI,  page  23."i,  édition  classique  annotée  par  M.  Delachapelle. 

2  «  Un  saint  abbé.  »  Armand-Jean  le  Boutliillier  de  Rancé,  abbé  et 
réformateur  de  la  Trappe,  ami  de  Saint-Simon  et  de  Bossnet,  qu'il  avait 
vaincu  au  concours  de  la  licence.  «  L'abbé  de  Rancé  eut  la  première 
«  place,  et  Bossuet  n'eut  que  la  seconde.  De  remarquables  rcssem- 
«  blances  rapprochaient  ces  deux  jeunes  hommes,  l'âge,  les  honneurs 
«  devançant  l'âge,  et  le  talent  excusant  des  honneurs  prématurés,  ils 
«  ne  se  connaissaient  que  de  loin  ;  ils  s'estimaient  sur  leur  mutuelle  ré- 
«  putation.  Ils  se  rencontrèrent  enfin  dans  un  combat  de  dialectique, 
«  et  en  sortirent  anns  fidèles.  »  M.  Gaillardîn,  Histoire  de  la  Trappe, 
c.  III,  page  63.  —  Né  à  Paris,  le  9  janvier  1626,  mort  le  27  oct.  1700. 

^  «  Lui  ordonna  de  l'écrire.  »  Il  arrive  assez  souvent  à  Bossuet  de 
supprimer  la  liaison  rigoureuse  et  de  rompre  le  fil  des  idées  pour  le 
ressaisir  quelques  lignes  plus  loin.  Ici,  par  exemple,  il  saule  brusque- 
ment de  ces  fortes  expressions  :  le  Saint-Esprit  irrité  se  retire^  etc., 
à  cette  idée,  que  la  princesse  a  fait  l'histoire  de  sa  conversion  ;  puis  il 
rappelle  que  l'histoire  de  sa  conversion  esl  aussi  celle  de  ses  erreurs,  et 
les  idées  se  trouvent  renouées.  Voyez  aussi  page  44,  note  5. 

*  «  Rien  de  plus  efficace,  etc.  »  Expressions  claires  et  faciles  d'une 
idée  bien  plus  fortement  rendue  dans  l'oraison  funèbre  de  Henriette  de 
France.  Yoy.  pages  42  et  45. 

5  «  En  mémoire  d'un  tel  sacrifice.  »  Parce  que  cette  confession  était 
une  humiliation  cruelle.  —  Interruption  et  apostrophe  touchantes. 

6  ((  Que,  lorsqu'on  parloit...  qu'excitent...  lorsqu'on  leur  voit,  etc.  » 
Phrase,  mal  écrite,  surchargée  de  qui  et  de  que. 


D'ANNE  DE  GONZAGL'E.  185 

dédaigneux  ^  qu'oxcitenl.  les  personnes  simples^  lorsqu'on 
leur  voit  croire  des  choses  impossibles  :  «  Et,  poursuit- 
((  elle,  c'eût  été  pour  moi  le  plus  grand  de  tous  les  miracles 
((  que  de  me  faire  croire  fermement  le  christianisme^.  ))Que 
n'eût-elle  pas  donné  pour  obtenir  ce  miracle*?  Mais 
l'heure  marquée  par  la  divine  Providence  n'étoit  pas  en- 
core venue.  C'étoit  le  temps  oii  elle  devoit  être  livrée  à 
elle-même ,  pour  mieux  sentir  dans  la  suite  la  merveil- 
leuse victoire  de  la  grâce.  Ainsi  elle  gémissoit  dans  son 
incrédulité,  qu'elle  n'avoit  pas  la  force  de  vaincre.  Peu  s'en 
faut  qu'elle  ne  s'emporte  jusqu'à  la  dérision,  qui  est  le 
dernier  excès  et  comme  le  triomphe  de  l'orgueil,  et 
qu'elle  ne  se  trouve  parmi  «  ces  moqueurs  dont  le  juge- 
ce  ment  est  si  proche ,  »  selon  la  parole  du  Sage  :  Parafa 
sunt  derisoribus  judicia'^. 

Déplorable  aveuglement  î  Dieu  a  fait  un  ouvrage  au  mi- 
lieu de  nous,  qui,  détaché  de  toute  autre  cause  ^,  et  ne 
tenant  qu'à  lui  seul,  remplit  tous  les  temps  et  tous  les 
lieux,  et  porte  par  toute  la  terre,  avec  l'impression  de  sa 
main,  le  caractère  de  son  autorité  :  c'est  Jésus-Christ  et 
son  Eglise.  Il  a  mis  dans  cette  Eglise  une  autorité  seule  ca- 
pable d'abaisser  l'orgueil  et  de  relever  la  simplicité  \  et 
qui,  également  propre  aux  savants  et  aux  ignorants,  im- 
prime aux  uns  et  aux  autres  un  même  respect  *.  C'est  con"^ 
tre  cette  autorité  que  les  libertins^  se  révoltent  avec  un  air  ( 
de  mépris.  Mais  qu'ont-ils  vu,  ces  rares  génies*^?  qu'ont- 

< 

^  «  Ce  ris  dédaigneux.  »  Mot  qui  ne  s'emploie  plus  maintenant. 

2  «Les  personnes  simples,  etc.»  Remarquez  le  naturel  de  l'expression. 

3  «  Croire  le  christianisme.  »  Employé  ainsi,  le  verbe  croire  se  con- 
struit plutôt  avec  un  régime  indirect. 

'■*  «  Que  n'eùt-efle  pas  donné.»  Exclamation  pleine  de  sentiment. 

5  l'ROv.  X(x,  29.  —  Transition  d'un  fait  particulier  à  un  développe- 
ment général  d'une  admirable  éloquence  contre  l'incrédulité. 

^  «  Un  ouvrage  au  milieu  de  nous,  qui ,  etc.  »  Voy.  p.  o9,  note  5. 
—  «  Détaché  de  toute  autre  cause.»  Mot  qui  fait  image. 

■"  «  Abaisser  l'orgueil  et  relever  la  simplicité.  »  Deposuit  potentes  de 
sede,  et  exaltavit  humiles.  Luc,  i,  52. 

^  (c  Un  même  respect.  »  Mot  qui  résume  tout  le  caractère  dogmatique 
de  la  religion  chrétienne,  fondée  sur  la  révélation. 

9  «  Les  libertins.  »  Voy.  page  21,  note  6.  —  Ce  mot,  du  reste,  ne 
s'emploie  pas  uniquement  dans  ce  sens  au  dix-septième  siècle.  On  lit 
dans  M°ïe  de  La  Fayette  :  «  M^e  de  Mancini  avoit  l'esprit  hardi,  résolu, 
«  emporté,  libertin,  et  éloigné  de  toute  sorte  de  civilité  et  de  politesse.» 
{Histoire  de  madame  Uenrielte.) 

^^  «  Ces  rares  génies.  »  C'est  la  seule  intention  ironique  qu'il  y  ait 
dans  ce  long  morceau,  si  animé  d'ailleurs,  et  si  vigoureux.  —  «  Les  e$- 


iU  ORAISON   FUNÈBRE 

ils  VU  plus  que  les  autres?  Quelle  ignorance  est  la  leur! 
et  qu'il  seroit  aisé  de  les  confondre,  si,  foibles  et  présomp- 
tueux^, ils  ne  craignoient  d'être  instruits?  Car  pensent-ils 
avoir  mieux  vu  les  difficultés  à  cause  qu'ils  y  succombent  % 
et  que  les  autres,  qui  les  ont  vues ,  les  ont  méprisées  ?  Ils 
n'ont  rien  vu;  ils  n'entendent  rien  ;  ils  n'ont  pas  même  de 
quoi  établir  le  néant,  auquel  ils  espèrent  après  cette  vie; 
et  ce  misérable  partage^  ne  leur  est  pas  assuré.  Ils  ne  sa- 
vent s'ils  trouveront  un  Dieu  propice,  ou  un  Dieu  con- 
traire. S'ils  le  font  égal  au  vice  et  à  la  vertu,  quelle  idole*! 
Que  s'il  ne  dédaigne  pas  de  juger  ce  qu'il  a  créé,  et  en- 
core ce  qu'il  a  créé  ^  capable  d'un  bon  et  d'un  mauvais 
choix ,  qui  leur  dira  ou  ce  qui  lui  plaît,  ou  ce  qui  l'of- 
fense, ou  ce  qui  l'apaise?  Par  où  ont-ils  deviné  que  tout 
ce  qu'on  pense  de  ce  premier  être  soit  indifférent,  et  que 
toutes  les  religions  qu'on  voit  sur  la  terre  lui  soient  égale- 
ment bonnes^?  Parce  qu'il  y  en  a  de  fausses,  s'ensuit-il 
qu'il  n'y  en  ait  pas  une  véritable?  ou  qu'on  ne  puisse  plus 


«  prits   forts   savent-ils   qu'on    les   appelle  ainsi    par    ironie  ?»   La 

BrUVÈRE,   C.  XVI. 

1  «Foibles  et  présomptueux.  »  Rapprochement  expressif. 

2  «  A  cause  qu'ils  y  succombent.  »  Idée  familièrement  et  vivement 
rendue.  —  À  cause  que^  préposition  vieillie. 

*  «  Ils  n'ont  pas  de  quoi  établir,  etc.»  Latinisme.  Unde  confirment. 

—  «  Ce  misérable  partage.  »  Expression  concise,  pleine  de  vigueur. 

'*  «Egal  au  vice,  etc.»  C'est-à-dire  indifférent  au  vice  et  à  la  verla. 

—  «  Quelle  idole  !  »  Encore  un  mot  d'une  concision  bien  éloquente,  et 
que  l'on  peut  commenter  dignement  par  des  vers  de  Corneille  : 

Quel  Dieu!  —  Tout  beau,  Pauline,  il  entend  vos  paroles. 
Et  ce  n'est  pas  un  Dieu  comme  vos  dieux  frivoles. 
Insensibles  et  sourds,  impuissants,  mutilés, 
De  bois,  de  marbre  ou  d'or,  comme  vous  les  voulez, 
Polyeucte,  iv,  3. 

5  «  Et  encore  ce  qu'il  a  créé.  »  Encore  indique  un  raisonnement  o 
fortiori.  Dans  tout  ce  passage,  les  raisonnements  se  pressent,  s'accu- 
mulent avec  une  rapidité  et  une  concision  effrayantes.  Ici,  par  exemple, 
il  y  a  quatre  syllogismes  ou  enthymèmes  qui  s'enlacent  les  uns  dans  les 
autres  :  Dieu  a  créé  l'homme,  donc  il  le  juge;—  il  l'a  créé  libre,  donc 
il  le  juge  ;  —  il  le  juge,  donc  il  s'offense  ou  s'apaise  ;  —  il  est  éternel 
et  infini,  donc  on  ignore  ce  qui  l'apaise  ou  l'offense.— Il  faudrait  encore 
subdiviser  ces  raisonnements  pour  en  tirer  des  arguments  en  forme  ; 
ainsi,  même  dans  la  discussion  la  plus  rigoureuse,  l'éloquence  entraîne 
et  emporte  avec  elle  les  procédés  rigoureux  et  les  minuties  de  l'art. 

^  «  Egalement  bonnes.  »  Argument  du  déisme,  qui  s'arrête  à  la 
croyance  en  Dieu  et  aux  lois  générales  de  la  morale,  sans  s'inquiéter 
do  dogme  ni  du  culte.  Voy.  Pascal,  Pensées^  ii,  iv,  10,  et  tout  le  beaa 
chapitre  de  La  Bruyère  sur  les  Esprits  forts. 


D'ANXE  DE  GO>'ZAGUE.  183 

connoître  Tami  sincère,  parce  qu'on  est  environné  de  trom- 
peurs^? Est-ce  peut-être  que  tous  ceux  qui  errent  sont  de 
bonne  foi  -  ?  L'homme  ne  peut-il  pas,  selon  sa  coutume, 
s'en  imposer  à  lui-même?  Mais  quel  supplice  ne  méritent 
pas  les  obstacles  qu'il  aura  mis  par  ses  préventions  à  des 
lumières  plus  pures?  Où  a-t-on  pris  ^  que  la  peine  et  la 
récompense  ne  soient  que  pour  les  jugements  humains,  et 
qu'il  n'y  ait  pas  en  Dieu  une  justice  dont  celle  qui  reluit 
en  nous  ne  soit  qu'une  étincelle*?  Que  s'il  est  une  telle 
justice  souveraine ,  et  par  conséquent  inévitable,  divine,  et 
par  conséquent  infinie^,  qui  nous  dira  qu'elle  n'agisse^ 
jamais  selon  sa  nature,  et  qu'une  justice  infinie  ne  s'exerce 
pas  à  la  fin  par  un  supplice  infini  et  éternel  '^?  Où  en  sont 
donc  les  impies?  et  quelle  assurance  ont-ils  contre  la  ven- 
geance éternelle  dont  on  les  menace  ?  Au  défaut  d'un  meil- 
leur refuge,  iront-ils  enfin  se  plonger  dans  l'abyme  de 
l'athéisme^?  et  mettront-ils  leur  repos  dans  une  fureur  qui 
ne  trouve  presque  point  de  place  dans  les  esprits^?  Qui 
leur  résoudra  ces  doutes,  puisqu'ils  veulent  les  appeler  de 

*  «Parce  qu'il  y  en  a  de  fausses,  etc.»  —Autre  raisonnement  contre 
l'indifférence  religieuse  qui  s'appuie  sur  l'impossibilité  apparente  de  dis- 
cerner la  vraie  croyance  entre  toutes  les  autres. 

2  «  Sont  de  bonne  foi.  »  Nouvel  argument  du  scepticisme,  réfuté  par 
cette  réponse  du  simple  bon  sens  :  du  moment  que  l'erreur  est  raison- 
née,  elle  est  bien  près  des  préventions,  et  s'éloigne  singulièrement  de 
la  bonne  foi. 

3  «  Où  a-t-on  pris,  etc.  »  Reproduction  de  cette  idée  que  Dieu  n'est 
pas  une  tdo/e  indifférente;  raisonnement  par  induction  :  les  hommes 
ont  leur  justice,  Dieu  donc  a  la  sienne. 

*  «  Ne  soit  qu'une  étincelle.  »  Image  vive  et  d'un  effet  inattendu  au 
milieu  de  cette  discussion  sévère. 

5  «Souveraine,  et  par  conséquent  inévitable,  divine, etc.»  Arguments 
réduits,  comme  plus  haut,  à  leur  expression  la  plus  simple,  le  principe 
et  la  conséquence,  ce  qu'on  appelle  Venthymème. 

6  «Qui  nous  dira  qu'elle  n'agisse.»  Ce  subjonctif,  employé  ainsi  d'une 
manière  incorrecte,  et  amené  par  la  forme  interrogaiive  delà  phrase, 
lient  lieu  d'un  auxiliaire  :  qu'elle  ne  peut  agir.  - 

"^  «  Justice  infinie,  supplice  infini.  »  Nouveau  raisonnement  par  dé- 
duction, du  principe  à  la  conséquence. 

8  «  L'abyme  de  l'athéisme.»  Voy.  page  23,  note  1.  Voilà  le  dernier 
terme  des  incompréhensibles  erreurs  parmi  lesquelles  Bossuet  pour- 
suit les  incrédules.  La  progression  des  arguments  l'amène  ainsi  à  une 
sorte  de  dilemme;  car  on  pourrait  résumer  ainsi  tout  ce  passage  :  Ou 
vous  croyez  en  Dieu,  et  vous  ne  pouvez  échapper  à  sa  justice;  ou  vous 
voulez  ne  pas  y  croire  ;  mais  Vathéisme  n'est  point  (La  Bruyère)  ;  car 
c'est  ce  que  signifie  qui  ne  trouve  presque  point  de  place. 

9  «  Mettre  son  repos  dans  une  fureur.  »  Belle  alliance  de  mots.  Fu- 
reur dans  le  sens  de  folie,  furor,  [j-oi-'At.. 


186  ORAISON  FUNEBRE 

ce  nom  ?  Leur  raison,  qu'Us  prennent  pour  guide,  ne  pré- 
sente à  leur  esprit  que  des  conjectures  et  des  embarras.  Les 
absurdités  où  ils  tombent  en  niant  la  religion  deviennent 
plus  insoutenables  que  les  vérités  dont  la  hauteur  les 
étonne  *;  et,  pour  ne  vouloir  pas  croire  des  mystères  incom- 
préhensibles, ils  suivent  Tune  après  l'autre  d'incompré- 
hensibles erreurs^.  Qu'est-ce  donc  après  tout,  messieurs, 
qu'est-ce  que  leur  malheureuse  incrédulité,  sinon  un  er- 
reur sans  fin,  une  témérité  qui  hasarde  tout,  un  étourdis- 
sement  volontaire^,  et  en  un  mot  un  orgueil  qui  ne  peut 
souffrir  son  remède,  c'est-à-dire  qui  ne  peut  souffrir  une 
autorité  légitime*?  Ne  croyez  pas  que  l'homme  ne  soit  em- 
porté que  par  l'intempérance  des  sens.  L'intempérance  de 
l'esprit^  n'est  pas  moins  flatteuse.  Comme  l'autre,  elle  se 
fait  des  plaisirs  cachés,  et  s'irrite  par  la  défense.  Ce  su- 
perbe croit  s'élever  au-dessus  de  tout  et  au-dessus  de  lui- 
même,  quand  il  s'élève,  ce  lui  semble^,  au-dessus  de  la 
religion,  qu'il  a  si  long  temps  révérée''  :  il  se  met  au  rang 
des  gens  désabusés;  il  insulte  en  son  cœur  aux  foibles  es- 
prits, qui  ne  font  que  suivre  les  autres  sans  rien  trouver  par 

*  «  Dont  la  hauteur  les  étonne.  »  Expression  forte  et  simple. 

2  «  Des  mystères  incompréhensibles,  d'incompréhensibles  erreurs.  » 
Antithèse  de  mots,  amenée  par  l'opposition  des  idées. 

3  «  Un  étourdissement  volontaire.  »  Terme  simple,  qui  tire  toute  sa 
force  des  idées  qui  l'entourent. 

*  «  Une  autorité  légitime.  »  Voy.  l'or,  fun.  de  Henriette  de  France, 
page  22,  note  4.  a  Nos  passions  désordonnées,  notre  attachement  à  nos 
ce  sens  et  notre  orgueil  indomptable  en  sont  la  cause.  Nous  aimons 
«  mieux  tout  risquer  que  de  nous  contraindre  :  nous  aimons  mieux 
«  croupir  dans  notre  ignorance,  que  de  l'avouer  :  nous  aimons  mieux 
«  satisfaire  une  vaine  curiosité,  et  nourrir  dans  noire  esprit  indocile  la 
a  liberté  de  penser  tout  ce  qu'il  nous  plaît,  que  de  le  ployer  sous  le 
«  joug  de  l'autorité  divine.  »  Histoire  univ.^  II,  c.  xxxi,  p.  518,  édit. 
classiq.  de  M.  Delachapelle.  —  Var.  «  C'est-à-dire  une  autorité  légi- 
time. »  ire  édition. 

s  «L'intempérance  de  l'esprit.»  Ailleurs,  Bossuet  a  dit:  «Le  liberli- 
«  îiag-e  de  l'esprit,  la  fureur  de  disputer  des  choses  divines,  sans  fin,  sans 
«  règle,  sans  soumission  (p.  21,  n.  6).»  Ici,  l'analyse  et  l'expression  sont 
plus  délicates.  Ces  plaisirs  cachés  (qui  rappellent  les  délicatesses  de 
l'orgueil),  cette  défense  qui  irrite  l'intempérance,  sont  des  détails  bien 
vrais  et  bien  expressifs.  Ils  rappellent  le  mot  de  saint  Augustin  dans  ses 
Confessions  :  JSon  rc  quant  furto  appetebam,  sed  furto  ipso  magis  de- 
leclabar. 

6  «  Ce  Ini  semble.  »  L'impersonnel  ce  semble  ne  s'emploie  guère 
qu'avec  le  pronom  de  la  première  personne. 

'  «  La  religion  qu'il  a  si  longtemps  révérée.  » 

Nam  cupide  conculcatur  iiimis  ante  metutum. 

LucKÈCE,   V,   iiSg. 


D'ANNE  DE  GONZAGUE.  J87 

eux-mêmes;  et,  devenu  le  seul  objet  de  ses  complaisances, 
il  se  fait  lui-même  son  Dieu^ 

C'est  dans  cet  abyme  profond'  que  la  princesse  palatine 
alloit  se  perdre.  11  est  vrai  qu'elle  désiroit  avec  ardeur  de 
connoître  la  vérité.  Mais  où  est  la  vérité  sans  la  foi,  qui 
lui  paroissoit  impossible,  à  moins  que  Dieu  Fétablît  en  elle 
par  un  miracle  ?  Que  lui  servoit  d'avoir  conservé  la  con- 
noissance  de  la  divinité?  Les  esprits  même  les  plus  déré- 
glés n'en  rejettent  pas  l'idée,  pour  n'avoir  point  à  se  re- 
procher un  aveuglement  trop  visible^.  Un  Dieu  qu'on  fait 
à  sa  mode,  aussi  patient,  aussi  insensible  que  nos  passions 
le  demandent  *,  n'incommode  pas.  La  liberté  qu'on  se 
donne  de  penser  tout  ce  qu'on  veut  fait  qu'on  croit  respi- 
rer un  air  nouveau^.  On  s'imagine  jouir  de  soi-même  ^  et 
de  ses  désirs  ;  et  dans  le  droit  qu'on  pense  acquérir  de  ne 
se  rien  refuser,  on  croit  tenir  tous  les  biens,  et  on  les 
goûte  par  avance^. 

Deuxième  ijartie.  —  En  cet  état ,  chrétiens,  où  la  foi 
même  est  perdue*,  c'est-à-dire  où  le  fondement  est  ren- 
versé, que  restoit-il  à  notre  princesse,  que  restoit-il  à 
une  âme  qui,  par  un  juste  jugement  de  Dieu,  étoit  déchue 
de  toutes  les  grâces,  et  ne  tenoit  à  Jésus-Christ  par  aucun 
lien?  qu'y  restoit-il,  chrétiens  ^,  si  ce  n'est  ce  que  dit  saint 
Augustin?  11  restoit  la  souveraine  misère  et  la  souveraine 
miséricorde  ^^  :  Restabat  magna  miseria  et  magna  miseri' 

1  «  Il  se  fait  lui-même  son  Dieu.  »  Conclusion  d'une  vigueur  singu- 
lière :  le  moi  esl  le  seul  Dieu  de  l'incrédule.  —  Voy.  piige  22,  noie  5. 
—  Sur  le  sens  du  mot  complaisance,  voyez  page  15,  note  7. 

2  «C'est  dans  cet  abyme  prolond,  etc.»  Transiiion  simple  et  naturelle, 
par  l'analogie  des  idées. 

3  «  Un  aveuglement  trop  visible.  »  Alliance  de  mots  à  remarquer. 

*  «  Aussi  patient,  etc.  »  Commentaire  de  celte  idée  que  l'incrédule 
fait  Dieu  égal  (indifférent)  au  vice  et  à  la  vertu. 

5  «  Un  air  nouveau.  »  A  chaque  instant,  et  sans  qu'on  s'y  attende, 
l'image  et  la  mclapiiore  viennent,  chez  Bossuet,  colorer  les  développe- 
ments les  plus  abstraits. 

*5  «  On  s'imagine  jouir  de  soi-même.  »  Nuance  à  remarquer  ;  ces 
jouissances  de  l'orgueil  n'ont  aucune  réalité. 

"^  «  On  les  goûte  par  avance.  »  Période  terminée  par  un  détail  parfai- 
tement expressif,  après  une  série  d'idées  progressives. 

8  ((  En  cet  é!at  où  la  fui  même  est  perdui%  etc.  »  Nouvelle  transition, 
qui  amène  la  conversion  d'Anne  de  Gonzague. 

9  «Qu'y  restoit-il,  chrétiens?  »  Exemple  de  répétition. 

^0  «  La  souveraine  misèru  et  la  souveraine  miséricorde.  »  Réponse 
admirable,  pleine  de  sentiment  et  d'onction,  et  qui  tire  encore  un  plus 
grand  elfet  de  l'opposition  des  idées. 


i88  ORAISON  FUNÈBRE  i 

cordia  ^  Il  restoit  ce  secret  regard  d'une  Providence  mise'- 

ricordieuse,  (jiii  la  voulolt  rappeler  des  extrémités  de  la  ■ 

terre  2;  et  voici  quelle  fut  la  première   touche  ^   Prêtez  i 

l'oreille,  messieurs;  *  elle  a  quelque  chose  de  miraculeux.  ; 

Ce  fut  un  songe  admirable  ;   de  ceux  que  Dieu  même  fait  j 

venir  du  ciel  par  le  ministère  des  anges  ;  dont  les  images  : 

sont  si  nettes  et  si  démêlées  ^  ;  où  Ton  voit  je  ne  sais  quoi  i 

de  céleste.  Elle  crut,  c'est  elle-même  qui  le  raconte*  au  i 

saint  abbé  :  écoutez,  et  prenez  garde  surtout  de  n'écouter  j 

pas  "^  avec  mépris  l'ordre  des  avertissements  »  divins,  et  la  | 

conduite  de  la  grâce.  Elle  crut,  dis-je,  «que  marchant  j 

«  seule  dans  une  forêt,  elle  y  avoit  rencontré  un  aveugle  : 

ce  dans  une  petite  loge.  Elle  s'approche  pour  lui  demander  ; 

<c  s'il  étoit  aveugle  de  naissance,  ou  s'il  l'étoit  devenu  par  i 

«  quelque  accident.  Il  répondit  qu'il   étoit   aveugle-né.  | 
«  Vous  ne  savez  donc  pas  ,  reprit-elle ,  ce  que  c'est  que  la 

«  lumière,  qui  est  si  belle  et  si  agréable,  et  le  soleil  qui  i 

«  a  tant  d'éclat  et  de  beauté?  Je  n'ai,  dit-il,  jamais  joui  de  ! 

a  ce  bel  objet,  et  je  ne  m'en  puis  former  aucune  idée.  Je  | 

«  ne  laisse  pas  de  croire,  continua-t-il ,  qu'il  est  d'une  i 

1  Le  texte  de  saint  Augustin  porte  :  Remansit  magna,  etc.  —Enar-  ! 
rat.  in  Psal.  l,  n.  8.  i 

2  «  Des  extrémités  de  la  terre.  »  «  En  effet,  chrétiens,  dans  cet  oubli  ' 
«  profond  et  de  Dieu  et  d'elle-même  où  elle  s'étoit  plongée,  ce  grand  ! 
a  Dieu  sait  bien  la  trouver;  il  fait  entendre  sa  voix,  quand  il  lui  plaît,  au  '! 
a  milieu  du  bruit  du  monde;  dans  son  plus  grand  éclat  et  au  milieu  de  j 
a  toutes  ses  pompes  il  en  découvre  le  fond,  c'est-à-dire  la  vanité  et  le  l 
«  néant.  «  Sermon  pour  la  profession  de  foi  de  M^e  de  La  Valliere.  \ 

3  ((  La  première  touche.  »   Touche,  mot  employé  rarement  aujour- 

d  hui  dans  ce  sens  étymologique.  P.  Corneille  a  dit  :  ' 
Voici  pour  votre  adresse  une  assez  rude  touche.     Le  Menteur,  v,  3. 

*  «  Prêtez  l'oreille.»  Apostrophe  familière  qui  réveille  l'attention  de  j 
1  auditeur;  elle  rappelle  la  poétique  apostrophe  de  Racine:  I 

Cieux,  écoutez  ma  voix,-  terre,  prèle  l'oreille.         ^Ihalie,  m,  v, 

'  «  Démêlées.»  Mot  qui  n'a  guère  la  force  que  lui  donne  ici  Bossuet.  ! 

«C'est   elle-même   qui  le   raconte.»  Cette    manière   d'introduire  i 

dans  l'oraison  funèbre  plusieurs  citations  importantes  d'un  écrit  de  la  ; 

princesse  est  tout  à  fait  neuve,  et  d'un  grand  intérêt.  Le  sujet  les  amène  ; 

naturellement,  et  elles  donnent  au  discours  une  grande  originalité  ;  car  j 

l'orateur  s'identifie  avec  son  personnage,  et  le  fait  revivre  devant  son  ; 

audience,  à  laquelle  le  mort  semble  s'adresser  directement.  ' 

7  «Ecoutez,  et  prenez  garde.  »  Nouvelle  apostrophe,  qui  prépare  el  j 

peut-être   excuse  le  récit  de  ce   songe  et  d'un  autre   beaucoup  plus  i 

étrange.—  «  De  n'écouter  pas.»  Les  deux  parties  de  la  négation  se  se-  '. 

parent  volontiers  ainsi  au  dix-septième  siècle.  i 

*  «  L'ordre.  »  C'est-à-dire  la  suite  des  avertissements. 


D'ANNE  DE  GONZAGUE.  189 

((  beauté  ravissante.  L'aveugle  parut  alors  changer  de  voix 
((  et  dévisage  ^,  et  prenant  un  ton  d'autorité:  Mon  exem- 
«  pie,  dit-il,  vous  doit  apprendre  qu'il  y  a  des  choses  trcs- 
((  excellentes  et  très-admirables  qui  échappent  à  notre 
((  vue,  et  qui  n'en  sont  ni  moins  vraies  ni  moins  désira- 
c(  blés,  quoiqu'on  ne  les  puisse  ni  comprendre  ni  imagi- 
a  ner.»  C'est  en  effet  qu'il  manque  un  sens  aux  incrédules, 
comme  à  l'aveugle;  et  ce  sens,  c'est  Dieu  qui  le  donne, 
selon  ce  que  dit  saint  Jean  :  «  Il  nous  a  donné  un  sens  pour 
((  connoître  le  vrai  Dieu ,  et  pour  être  en  son  vrai  Fils  »  : 
Dédit  nobis  sensum,  ut  cognoscamus  verum  Deum,  et  simus 
in  vero  Filio  ejus^.  Notre  princesse  le  comprit.  En  même 
temps,  au  milieu  d'un  songe  si  mystérieux,  «  elle  fit  l'ap- 
((  plication  de  la  belle  comparaison  de  l'aveugle,  aux  vérités 
ce  de  la  religion  et  de  l'autre  vie  »:  ce  sont  ses  mots  que  je 
vous  rapporte.  Dieu,  qui  n'a  besoin  ni  de  temps  ni  d'un 
long  circuit  de  raisonnements  ^  pour  se  faire  entendre,  tout- 
à-coup  lui  ouvrit  les  yeux.  Alors,  par  une  soudaine  illu- 
mination, a  elle  se  sentit  si  éclairée,  (c'est  elle-même  qui 
<(  continue  à  vous  parler  *),  et  tellement  transportée  de  la 
((  joie  d'avoir  trouvé  ce  qu'elle  cherchoit  depuis  si  long- 
ce  temps,  qu'elle  ne  put  s'empêcher  d'embrasser  l'aveugle, 
((  dont  le  discours  lui  découvroit  une  plus  belle  lumière  que 
«  celle  dont  il  étoit  privé.  Et,  dit-elle,  il  se  répandit  dans 
«  mon  cœur  une  joie  si  douce  et  une  foi  si  sensible,  qu'il 
((  n'y  a  point  de  paroles  capables  de  l'exprimer  ».  Vous 
attendez,  chrétiens,  ^  quel  sera  le  réveil  d'un  sommeil  si 
doux  et  si  merveilleux.  Ecoutez,  et  reconnoissez  que  ce 
songe  est  vraiment  divin.  «  Elle  s'éveilla  là-dessus,  dit- 
ce  elle,  et  se  trouva  dans  le  même  état  où  elle  s'étoit  vue 

*  ((L'aveugle  parut  alors  changer,  etc.»  Incident  d'un  effet  dramatique. 

Major  que  videri, 

Nec  mortnie  sonanj(.  Vir.c,  Ain.,  vi,  v.  49-^0* 

2  JoA>-.,  Epist.  I,  c.  V,  V.  20.  Saint  Jean  ajoute  :  allie  est  verui  Deus 
et  vita  œterna.  » 

3  «  Un  long  circuit  de  raisonnements.»  Expression  latine  :  circuitus 
oralinnis  signifie  la  période.  Ici,  le  sens  est  beaucoup  plus  général  ; 
mais  l'image  rappelle  tout-à-fait  une  autre  expression  latine,  ambages 
oratioms  [amb.  agere).  c/.y.'^i. 

*  ((  C'est  elle-môme  qui  continue  à  vous  parler.  »  Bossuet  a  soin 
d'indiquer  eiactement  ce  qui  est  à  lui  dans  son  discours,  et  ce  qui  ap- 
partient h  la  princesse. 

5  ((  Vous  attendez,  etc.  »  Suspension  qui  provoque  la  curiosité.  Bos- 
suet, pour  mieux  attacher  ses  auditeurs  à  des  détails  si  simples,  a  fait, 
dans  cette  partie  du  discours,  un  usage  frécjuent  de  cette  figure. 


490  ORAiSON  FUNÈBRE 

((  dans  cet  admirable  songe,  c'est-à-dire  tellemcnl  chan- 
ce géc,  qu'elle  avoil  peine  à  le  croire  ».  Le  miracle  qu'elle 
attendoit  est  arrivé  :  elle  croit,  elle  qui  jugeoit  la  foi  im- . 
possible:  Dieu  la  change  par  une  lumière  soudaine  *,  et 
par  un  songe  qui  tient  de  l'extase.  Tout  suit  en  elle  de  la 
même  force*.  «  Je  me  levai,  poursuit-elle,  avec  précipita- 
((  tion  :  mes  actions  ctoient  mêlées  d'une  joie  et  d'une  acti- 
c(  vite   extraordinaire  ».  Vous  le  voyez  :   cette   nouvelle 
vivacité',  qui  animoit  ses  actions,  se  ressent  encore  dans  ses  | 
paroles,  a  Tout  ce  que  je  lisois  sur  la  religion  me  touchoit  ! 
((  jusqu'à  répandre  des  larmes.  Je  me  trouvois  à  la  messe 
«  dans  un  état  bien  différent  de  celui  où  j'avois  accoutumé 
((  d'être  ».  Car  c'étoit  de  tous  les  mystères  celui  qui  lui  j 
paroissoit  le  plus  incroyable.  «  Mais  alors,  dit-elle,  il  me  i 
«  sembloit  sentir  la  présence  réelle  de  noire  Seigneur,  à  j 
a  peu  près  comme  l'on  sent  les  choses  visibles,   et  dont  j 
«  l'on  ne  peut  douter».  Ainsi  elle  passa  tout-à-coup  d'une  ) 
profonde  obscurité  à  une  lumière  manifeste.  Les  nuages  de  i 
son  esprit  sont  dissipés  :  miracle  aussi  étonnant  que  celui  | 
où  Jésus-Christ  lit  tomber  en  un  instant  des  yeux  de  Saul  ] 
converti  cette  espèce  d'écaillé  dont  ils  étoient  couverts  *.  j 
Qui  donc  ne  s'écrieroit  à  un  si  soudain  changement  :  «  Le  î 
doigt  de  Dieu  est  ici^  !  »  La  suite  ne  permet  pas  d'en  douter,   '. 
et  l'opération  de  la  grâce  ^  se  reconnoît  dans  ses  fruits.  De-  \ 
puis  ce  bienheureux  moment,  la  foi  de  notre  princesse  fut  • 
inébranlable  :  et  même  cette  joie  sensible  qu'elle  avoit  à  i 
croire  lui  fut  continuée  quelque  temps.  ^ïais  au  milieu  de  ; 
ces  célestes  douceurs,  la  justice  divine  eut  son  tour''.  L'hum-  ; 
ble  princesse  ne  crut  pas  qu'il  lui  fût  permis  d'approcher  ■ 

1  «  Par  une  lumière  soudaine.»  Métaplioie  trop  répétée.  Même,  dans 
l'histoire  de  l'aveugle,  elle  ressemble  quelquefois  à  un  jeu  de  mots. 

2  «  Tout  suit  en  elle  la  même  'force^»  c'est-à-dire  la  même  impulsion 
divine.  ; 

3  «  Cette  nouvelle  vivacité.  »  Commentaire  mêlé  à  la  citation,  comme    , 
Bossuet  fait  en  général  pour  l'Ecriture.  ' 

^  «...  El  abiit  Ananias,  et  introivit  in  domum,  et  imponens  ei  ma-    ! 
a  nus,  dixit  :  Saule  frater,  Dominus  misit  me  Jésus,  qui  apparuit  tibi  in    i 
«  via  qua  veniebas,  ut  videas,  et  implearis  Spirilu  Sancto.—  Etconfestim 
(î  ceciderunt  ab  oculis  ejus  tanquam  squamae,  et  visum  recepit,  et  sur-    j 
«  gens  baptizatus  est,  »  AcT.  Apost.,  ix,  17,  18. 

s  Digilus  Dei  est  hic.  ExoD.,  c.  viii,  v.  19. 

^  «  L'opération  de  la  grâce.  »  Ailleurs,  nous  avons  vu  :  «  La  grâce, 
celte  excellente  ouvrière.»  Voy.  l'or.  fun.  de  Madame,  p.  87,  n    5. 

''  «  Eut  son  tour.»  Expression  simple  et  forte;   elle  éloigne  tout  de 
suite  la  confiance  que  pourrait  exciter  celte  conversion  miraculeuse. 


D'AISNE  DE  GONZAGUE.  Î91 

d'abord  des  saints  sacrements.  Trois  mois  entiers  furent 
employés  à  repasser  avec  larmes  ses  ans  écoulés  parmi  tant 
d'illusions,  et  à  préparer  sa  confession.  Dans  Tapproclie  du 
jour  .désiré  ^  où  elle  espéroit  de  la  faire ,  elle  tomba  dans 
une  syncope  qui  ne  lui  laissa  ni  couleur,  ni  pouls,  ni  res- 
piration. Revenue  d'une  si  longue  et  si  étrange  défaillance, 
elle  se  vit  replongée  dans  un  plus  grand  mal  ;  et  après  les 
affres  de  la  mort  ^ ,  elle  ressentit  toutes  les  horreurs  de 
de  l'enfer.  Digne  effet  des  sacrements  de  l'Eglise,  qui,  don- 
nés ou  différés,  font  sentir  à  l'àme  la  miséricorde  de  Dieu, 
ou  tout  le  poids  de  ses  vengeances  ^.  Son  confesseur  qu'elle 
appelle  la  trouve  sans  force,  incapable  d'application,  et 
prononçant  à  peine  quelques  mots  entrecoupés  :  il  fut  con- 
traint de  remettre  la  confession  au  lendemain.  Mais  il  faut 
qu'elle  vous  raconte  elle-même  quelle  nuit  elle  passa  dans 
cette  attente.  Qui  sait  si  la  Providence  n'aura  pas  amené 
ici  quelque  âme  égarée,  qui  doive  êlre  touchée  de  ce  récit  *? 
({  Il  est,  dit-elle,  impossible  de  s'imaginer  les  étranges 
((  peines  de  mon  esprit  sans  les  avoir  éprouvées.  J'appré- 
<(  hendois  à  chaque  moment  le  retour  de  ma  syncope , 
c(  c'est-à-dire  ma  mort  et  ma  damnation.  J'avouois  bien 
«  que  je  n'étois  pas  digne  d'une  miséricorde  que  j'avois  si 
c(  longtemps  négligée  et  je  disois  à  Dieu,  dans  mon  cœur, 
«  que  je  n'avois  aucun  droit  de  me  plaindre  de  sa  justice  ; 
((  mais  qu'enfin,  chose  insupportable  !  je  ne  le  verrois 
f(  jamais;  que  je  serois  éternellement  avec  ses  ennemis, 
((  éternellement  sans  l'aimer,  éternellement  haïe  de  lui. 
«  Je  sentois  tendrement  ce  déplaisir,  et  je  le  sentois  même, 
«  comme  je  crois,  ce  sont  ses  propres  paroles,  entière- 
<(  ment  détaché  des  autres  peines  de  l'enfer».  Le  voilà , 
mes  chères  sœurs  ^,  vous  le  connoissez  ,  le  voilà  ce  pur 
amour  ^  que  Dieu  lui-même  répand  dans  les  cœurs  avec 

*  «Dans  l'approche  du  jour  désiré,  etc.wVoici  des  détails  de  biographie 
ou  de  mémoires  plutôt  que  d'oraison  funèbre;  il  est  vrai  que  l'intention 
de  l'orateur  en  explique  l'introduction  dans  le  discours. 

*  «  Les  affres  de  la  mort.  »  «  Affre,  *.  f.  Grande  peur,  extrême 
frayeur.  Il  n'est  guère  en  usage  qu'au  pluriel,  et  dans  cette  locution,  n 
Dictionnaire  de  l'.\cadémie. 

3  «  Le  poids  de  ses  vengeances.  »  Idée  et  expression  fortes. 

*  «Qui  sait  si  la  Providence  n'aura  pas  amené  ici,  etc.  «Réflexion  tou- 
chante, éloquemment  développée  dans  la  péroraison. 

5  «  Mes  chères  sœurs.  »  Les  carmélites  du  faubourg  Saint-Jacques  ; 
le  service  se  faisait  dans  leur  église. 

6  «  Ce  pur  amour.  »  Voy.  l'or.  fun.  de  Marie-Thérèse.  Bossuet  a  lui- 


} 

Î92  ORAISON  FUNÈBRE 

toutes  ses  délicatesses,  et  dans  tonte  sa  vérité'.  La  voilà  cette 
crainte  qui  change  les  cœurs  :  non  point  la  crainte  de  l'es- 
clave, qui  craint  l'arrivée  d'un  maître  fâcheux*;  mais  la 
crainte  d'une  chaste  épouse^  qui  craint  de  perdre  ce  qu'elle 
aime.  Ces  sentiments  tendres ,  mêlés  de  larmes  et  de 
frayeur,  aigrissoient  son  mal  jusqu'à  la  dernière  extrémité. 
Nul  n'en  pénétroit  la  cause ,  et  on  attrihuoit  ces  agitations 
à  la  fièvre  dont  elle  étoit  tourmentée.  Dans  cet  état  pitoya-  ' 
ble  ^,  pendant  qu'elle  se  regardoit  comme  une  personne 
réprouvée,  et  presque  sans  espérance  de  salut;  Dieu,  qui  ; 
fait  entendre  ses  vérités  *  en  telle  manière  et  sous  telles  ■ 

même  expliqué  ce  que  c'est  que  le  pur  amour.  «  Il  faudroit  ici  vous  i 
a  découvrir  la  dernière  perfection  de  l'amour  de  Dieu  ;  il  faudroit  vous  : 
«  montrer  cette  âme  détachée  des  chastes  douceurs  qui  l'ont  attirée  à  . 
«  Dieu,  et  possédée  seulement  de  ce  qu'elle  découvre  en  Dieu  même,  j 
«  c'est-à-dire  de  ses  perfections  infinies;  là  se  verroit  l'union  de  l'âme  ' 
«  avec  un  Jésus  délaissé  ;  là  s'entendroit  la  dernière  consolation  de  l'a- 
«  mour  divin  dans  un  endroit  de  l'âme  si  profond  et  si  retiré,  que  les  \ 
«  sens  n'en  soupçonnent  rien,  tant  il  est  éloigné  de  leur  région  :  mais  i 
((  pour  s'expliquer  sur  cette  matière,  il  faudroit  un  langage  que  le  i 
«  monde  n'entendroit  pas.  »  Sermon  pour  la  profession  de  foi  de  ' 
j,/me  de  j^a  Valiière. 

1  «  Fâcheux.  »  Mot  qui  a  perdu  beaucoup  de  sa  force.  ' 

J'en  vois  sur  ton  visage  une  fâcheuse  marque.  i 

Corneille,  Polyeucte ,  m,    2.  ' 

Je  rétouffe,  il  renaît,  il  me  flatte,  il  me  fâche. 

1d.,    ibid.,  5.  1 

*  «  Une  chaste  épouse.  »   Comparaison  mystique    répétée    souvent  i 
dans  les  livres  saints;  de  même,  un  peu  plus  loin,  ces  sentiments  tenr-  j 
dres.  Voyez  l'Exorde  de  l'oraison  funèbre  de  Marie-Thérèse.  Despondi 
vos  uni  viro,  etc.  Page  93,  note  10.  ; 

3  «  Pitoyable.  »  Mot  qui  n'entraîne  plus  aujourd'hui  qu'une  idée  de  ; 
mépris,  mais  qui,  au  dix-septième  siècle,  avait  tous  les  sens  du  mot  pi- 
tié. Il  en  est  de  même  du  mot  piteux.  ■ 

Si  le  ciel  jiitoyable  eût  écouté  ma  voix.  ' 

ConNEiLLE,  Horace,  m,   5.  j 

Et  le  piteux  jouet  de  plus  de  changements.       Id.,  ibid.,  iv,  4-  . 
Je  jure  donc  par  vous,  ô  pitoyable  reste. 

Id.,  la  Mort  de  Pompée,  v,   i.  1 

*  a  Dieu,  qui  fait  entendre,  etc.»  «  L'éloquence  partage  ave  la  j 
«  poésie  le  privilège  de  revêtir  d'expressions  nobles  des  objets  et  des  j 
«  images  qui,  sans  cet  artifice,  ne  sauraient  appartenir  au  genre  ora-  j 
«  toire.  Bossuet  excelle  dans  ce  talent  ou  dans  celte  magie  d'assortir  I 


«  les  récits  les  plus  populaires  à  la  majesté  de  ses  discours.  Le  songe  do 


«  la  princesse  palatine  eût  embarrassé  sans  doute  un  autre  orateur;  et  il  I 

n  faut  avouer  que  l'histoire  d'un  poussin  enlevé  par  un  chien  sous  les  1 

a  ailes  de  sa  mère  n'était  pas  aisée  à  ennoblir  dans  une  oraison  funé-  i 

«  bre.  Dossuct  lutte  avec  gloire  contre  la  difficulté  de  son  sujet,  et  d'à-  | 

«  bord  il  se  hâte  d'imprimer  un  caractère  religieux  à  son  auditoire.  I 


.  D'ANNh;  DE  GONZAGUF,"  JO5 

lîgTires  qu'il  lui  plaît,  continua  de  l'instruire,  comme  il  a 
fait  Jos-'ph  et  Salomon  ^;  et  durant  Tassoupissement  que 
Taccablement  lui  causa,  il  lui  mit  dans  Tesprit  cette  para- 
bole si  semblable  à  celle  de  rÉvangile.  Elle  voit  paroître 
ce  que  Jésus-Christ  n'a  pas  dédaigné  de  nous  donner  -  com- 
me l'image  de  sa  tendresse  ;  une  .poule,  devenue  mère  , 
empressée  autour  des  petits  qu'elle  conduisoit.  Un  d'eux 
s^'étant  écarté,  notre  malade  le  voit  englouti  par  un  chien 
avide.  Elle  accourt,  elle  lui  arrache  cet  innocent  ani- 
mal ^.  En  même  temps  on  lui  crie  d'un  autre  côté  qu'il  le 
falloit  rendre  au  ravisseur,  dont  on  éteindroit  l'ardeur^  en 
lui  enlevant  sa  proie,  ce  Non,  dit-elle,  je  ne  le  rendrai 
jamais».  En  ce  moment  elle  s'éveilla;  et  l'application  de 
la  figure  qui  lui  avoit  été  montrée  °  se  fit  en  un  instant 
dans  son  esprit,  comme  si  on  lui  eût  dit:  «  Si  vous,  qui 
c(  êtes  mauvaise  ^,  ne  pouvez  vous  résoudre  à  rendre 
«  ce  petit  animal  que  vous  avez  sauvé ,   pourquoi  croyez- 

«  Voyez  avec  quel  art  admirable  l'orateur  rapproche  toutes  les  allégo- 
«  ries  d'une  imagination  riche  et  brillante,  Tintervenlion  de  la  Divinité, 
(f  la  préparation  oratoire  d'un  sommeil  mystique,  le  songe  de  Joseph. 
«  celui  de  Salomon,  la  parabole  de  l'Evangile  :  il  vous  familiarise  d'a- 
rt vance  avec  le  merveilleux  dont  il  vous  rapproche,  en  vous  environ- 
«  nant  d'un  horizon  qui  vous  présente  de  tous  côtés  de  pareils  pro- 
ie diges  ;  et,  par  les  ornements  accessoires,  il  vous  prépare,  il  vous 
<(  amène  à  entendre  sans  surprise  les  détails  d'un  rêve  où  il  n'est  ques- 
((  lion  que  d'une  poule,  dont  il  semblait  impossible,  ou,  pour  mieux 
«  dire,  ridicule  de  parler.  Rien  ne  prouve  mieux  que  cet  exemple 
'(  qu'un  grand  talent  parviendra  toujours  à  adapter  avec  succès  au 
<{  style  de  l'éloquence  presque  tout  ce  qu'on  pourrait  se  permettre 
«  dans  les  entretiens  dtfla  société,  »  Maurv,  Essai  sur  l'éloquence  de 
la  chaire,  I,  c.  lxiv. 

1  «  Joseph  et  Salomon.  »  C'est  Joseph  qui  explique  les  songes  de  ses 
compagnons  de  captivité  et  du  Pharaon  lui-même  [Genèse,  41].  —  Dieu 
apparaît  en  songe  à  Salomon  pour  lui  promettre  la  sagesse  [Rois,  1}.— 
Sur  l'emploi  du  verbe  faire,  voyez  page  4,  note  2. 

2  «  Jérusalem,  Jérusalem,  quse  occidis  prophetas,  et  lapidas  eos  qui 
«  ad  te  missi  sunt,  quelles  volui  congregare  filios  tuos,  quemadmodum 
«  gallina  congregat  pullos  suos  sub  alas,  et  noluisti  !»  Matth.,  x.m  î,  37. 

3  «  Cet  innocent  animal.  »  Périphrase  bizarre  ;  mais  il  faut  songer 
que,  sous  cette  parabole,  il  s'agit  d'une  âme  à  sauver. 

*  «  Dont  on  éteindroit  l'ardeur.  »  Idée  obscure  ;  Bossuet  veul-il  par- 
ler de  l'ardeur  d'un  chien  de  chasse,  par  exemple? 

^  «  La  figure  qui  lui  avoit  été  montrée.  »  Expression  consacrée  dans 
la  langue  de  l'Ecriture  :  une  partie  de  l'histoire  des  Hébreux  (  l'époque 
des  Juges)  est  désignée  sous  le  nom  de  temps  des  figures,  parce  qu'elle 
est  comme  une  longue  allégorie  de  l'avenir  et  du  christianisme. 

^  '(  Mauvaise  »  pour  méchante,  ne  s'emploie  plus  que  dans  le  stvle 
ramilier. 


^ 


VJi  .ORAISON  FUNÈBRE 

<(  VOUS  que  Dieu  infiniment  bon  vous  redonnera  au  démon 
((  après  vous  avoir  tirée  de  sa  puissance^?  Espérez,  et  prenez 
«  courage  ».  A  ces  mots  elle  demeura  dans  un  calme  et 
dans  une  joie  qu'elle  ne  pouvoit  exprimer  ,  a  comme 
(C  si  un  ange  lui  eût  appris,  ce  sont  encore  ses  paroles, 
<(  que  Dieu  ne  Tabandonneroit  pas.  »  Ainsi  tomba  tout  à 
coup  la  fureur  des  vents  et  des  flots  à  la  voix  de  Jésus- 
Christ  qui  les  menaçoit  ^;  et  il  ne  fit  pas  un  moindre  mira- 
cle dans  Pâme  de  notre  sainte  pénitente  ,  lorsque  ,  parmi 
les  frayeurs  d'une  conscience  alarmée,  et  les  «  douleurs  de 
Fenfer  ^,  »  il  lui  fit  sentir  tout-à-coup  par  une  vive  confiance, 
avec  la  rémission  de  ses  péchés,  cette  «  paix  qui  surpasse 
toute  intelligence  *.  »  Alors  une  joie  céleste  saisit  tous  ses 
sens,  «  et  les  os  humiliés  tressaillirent  »  °.  Souvenez-vous, 
ô  sacré  pontife,  quand  vous  tiendrez  en  vos  mains  ^  la 
sainte  victime  qui  ôte  les  péchés  du  monde  ',  souvenez- 
vous  de  ce  miracle  de  sa  grâce.  Et  vous,  saints  prêtres, 
venez;  et  vous,  saintes  filles  ^;  et  vous,  chrétiens;  venez 
aussi,  ô  pécheurs  !  tous  ensemble  commençons  d'une  même 
voix  le  cantique  de  la  délivrance  ^,  et  ne  cessons  de  répéter 

^  «  Si  ergo  vos,  cum  silis  mali,  nostis  bona  data  dare  filiis  vestris, 
(|uanto  magis  paier  vesler,  qui  in  cœlis  est,  dabit  bona  petenlibus  se?  )> 

MaTTH.  VII,   11. 

^  «Qui  les  menaçoit.  »  «  Et  exsurgens,  comminatus  est  vente,  et 
dixit  mari  :  Tace,  obmutesce,  et  cessavit  venlus,  et  facta  est  tranquil- 
lilas  magna.»  Marc,  iv,  39.  —  «  Accedentes  autem  suscitaveiunt 
eum  dicentes  :  prœceptov,  peiimus.  At  ille  surgens,  increpavit  ven- 
tum,  et  tempestalem  aquœ,  et  cessavit,  et  facta  est  tranquillitas.»  Luc, 
VIII,  24. 

'^  Dolores  inferni  circumdederunt  me.  Psal.  xviii,  v.  6. 

*  Pax  Dei,  quce  exsuperat  omnem  sensum.  Paul.  Àd  Philip,  iv,  7. 

^  Audilui  meo  dabis  gaudium  et  Iseliliam;  et  exullabunt  ossa  humi- 
liala.  Psal.  l,  10. 

6  «  Quand  vous  tiendrez,  etc.  »  Allusion  au  moment  de  la  messe  où 
se  prononce  l'oraison  funèbre.  Celle-ci  indique  que  c'était  après  l'Evan- 
gile. Certains  rituels  la  placent  à  la  fin  de  la  messe,  après  l'absoute  ; 
mais  il  n'y  a  pas,  pendant  la  durée  du  sacrifice,  d'autre  moment  où  elle 
puisse  se  prononcer,  et  l'usage  la  plaçait  après  l'Evangile. 

"  «  Les  péchés  du  monde.  »  Yoy.  l'Or,  funèbre  de  Marie-Thérèse  , 
page  94,  note  4. 

8  «  Saintes  filles.  »  Les  religieuses  carmélites.  Voy.  p.  161,  n,  1.  — 
Mouvement  qui  rappelle  la  péroraison  de  l'éloge  funèbre  de  Condé. 

9  «  Le  cantique  de  la  délivrance.  »  Allusion  aux  cantiques  de  Moïse, 
de  Déborah,  etc.  Yoy.  page  14,  note  2,  et  Fénelon,  Lettre  sur  les  occu- 
pations de  l'Académie  française,  g  v,  page  30,  édit,  dassiq. ,  annotée 
par  M.  Despois. 


D'AXXE  DE  GONZAGIE.  195 

avec  David  :  «  Que  Dieu  est  bon  !  que  sa  miséricorde  est 
((  ëlernelle  »  î  ^ 

Il  ne  faut  point  manquer  à  de  telles  prrâces,  ni  les  rece- 
voir avec  mollesse.  La  princesse  palaline  change  en  un 
moment  tout  entière:  nulle  parure  que  la  simplicité, 
nul  ornement  que  la  modestie  -.  Elle  se  montre  au  monde 
à  cette  fois  ^  ;  mais  ce  fut  pour  lui  déclarer  qu'elle  avoit 
renoncé  à  ses  vanités.  Car  aussi  quelle  erreur  à  une  chré- 
tienne, et  encore  à  une  chrétienne  pénitente  ,  d'orner  ce 
qui  n  est  digne  que  de  son  mépris  "^7  de  peindre  et  de  parer 
Fidole  du  monde?  de  retenir  comme  par  force  et  avec  mille 
artifices  autant  indignes  qu'inutiles  %  ces  grâces  qui  s'en- 
volent avec  le  temps?  Sans  s'effrayer  de  ce  qu'on  diroit, 
sans  craindre  comme  autrefois  ce  vain  fantôme  des  âmes 
infirmes  ^  dont  les  grands  sont  épouvantés  plus  que  tous 

1  Confitemini  Domino,  quoniam  bonus,  quoniam  in  œternum  mise- 
ricordia  ejus.  Psal.  cxxxv,  v.  1. 

Que  le  Seigneur  est  lion!  que  son  joujî  est  aimnljle! 
Heureux  qui  dès  l'enfanct;  en  connoît  la  douceur! 

Racine,  Jthalie,   i^r  diϔir. 

2  «  Nulle  parure,  elr.  »  Aniitlièses  ingénieuses,  mais  que  l'on  a  trop 
souvent  répétées. 

3  «A  cette  fois.»  Voy.  l'or.  fun.  de  Henriette  de  France,  p.  39,  n.  4. 
*  «  Quelle  erreur  à  une  chrétienne.  »  Excellent  modèle  de  période 

vi  de  redoublements  d'idées.  Voici  les  mêmes  idées  éloquemmont  dé- 
veloppées dans  le  sermon  pour  la  profession  de  Mme  de  La  Vailiére , 
lequel  offre  de  fréquents  rapports  avec  cctta  oraison  funèbre.  H  fut 
prononcé  en  1673,  dix  ans  auparavant.  «  Ce  corps,  qui  toutefois  est 
«  d'une  nature  si  inférieure  à  la  sienne,  devient  le  plus  cher  objet  de 
«  ses  complaisances  ;  elle  tourne  tous  ses  soins  de  son  coté  ;  le  moin- 
«  dre  rayon  de  beauté  qu'elle  y  aperçoit  sufTit  pour  rarrètèr  ;  elle  se 
«  mire,  pour  ainsi  parler,  et  se  considère  dans  ce  corps  ;  elle  croit 
«  voir  dans  la  douceur  de  ces  regards  et  de  ce  visage  la  douceur  d'une 
<c  humeur  paisible,  dans  la  délicatesse  de  ces  traits  la  délicatesse  de 
<(  l'esprit,  dans  ce  port  et  cette  mine  relevée  la  grandeur  et  la  noblesse 
«  du  courage  :  foible  et  trompeuse  image  sans  doute  !  mais  enfin  la 
i(  vanité  s'en  repaît.  A  quoi  es-tu  réduite,  àme  raisonnable?  toi  qui 
«  elois  née  pour  l'éternité  et  pour  un  objet  immortel,  lu  deviens  épriîe 
«  et  captive  d'une  fleur  que  le  soleil  dessèche,  d'une  vapeur  que  le 
«  vent  emporte,  en  un  mot  d'un  corps  qui  par  la  mortalité  est  devenu 
«  un  empêchement  et  un  fardeau  à  l'esprit.  » 

5  «  Autant  indignes  qu'inutiles.  »  Opposition  forte  qui  rappelle  les 
lameux  vers  de  Racine  : 

Même  elle  avoit  encor  cet  éclat  emprunté 
Dont  elle  eut  soin  de  peindre  et  d'orner  son  visage 
Pour  reparer  des  ans  l'irréparable  outrage.  Athalie,  u,  5. 

*■'  «Ce  vain  fantôme.»  L'opinion  :  périphrase  pleine  de  sens,  comme 
toutes  celles  de  Bossuet.  —  «  Inlirmes  »  faibles  jnfinnus  . 


190  ORAISON  FLWÈBUE 

)les  autres,  la  princesse  palatine  parut  à  la  cour  si  difï'é- 
^SrQnte  ^  d'elle  même;  et  dès-lors  elle  renonça  à  toiis  les 
/  divertissements,  à  tous  les  jeux  jusqu'aux  plus  innocents,  se 
soumettant  aux  sévères  lois  de  la  pénitence  chrétienne,  et 
ne  songeant  qu'à  restreindre  et  à  punir  une  liberté  qui 
n'avoit  pu  demeurer  dans  ses  bornes  -.  Douze  ans  de  per- 
sévérance, au  milieu  des  épreuves  les  plus  difficiles  Tout 
élevée  à  un  éminent  degré  de  sainteté.  La  règle  qu'elle  se 
fit  dès  le  premier  jour  fut  immuable;  toute  sa  maison  y 
entra:  chez  elle  on  ne  faisoit  que  passer  d'un  exercice  de 
piété  à  un  autre.  Jamais  l'heure  de  l'oraison  ^  ne  fut  chan- 
gée ni  interrompue,  pas  même  par  les  maladies.  Elle  savoit 
que,  dans  ce  commerce  sacré,  tout  consiste  à  s'humilier 
sous  la  main  de  Dieu,  et  moins  à  donner  qu'à  recevoir  ''  : 
ou  plutôt,  selon  le  précepte  de  Jésus-Christ ,  son  oraison 
fut  perpétuelle  ^  pour  être  égale  au  besoin  *^.  La  lecture  de 
l'Évangile  et  des  livres  saints  en  fournissoit  la  matière  :  si 
le  travail  senibloit  l'interrompre,  ce  n'étoit  que  pour  la 
continuer  d'une  autre  sorte.  Par  le  travail  on  charmoit 
l'ennui,  on  ménageoit  le  temps,  on  guérissoit  la  langueur 
de  la  paresse  et  les  pernicieuses  rêveries  de  l'oisiveté. 
L'esprit  se  relàehoit  pendant  que  les  mains,  industrieuse- 
ment  occupées,  s'exerçoient  ^  dans  des  ouvrages  dont  la 
piété  avoit  donné  le  dessein^:  c'étoit  ou  des  habits  pour 
les  pauvres,  ou  des  ornements  pour  les  autels.  Les  psaumes 
avoient  succédé  aux  cantiques  des  joies  du  siècle^.  Tant 
([u'il  n'étoit  point  nécessaire  de  parler,  la  sage  princesse 
gardoit  le  silence:  la  vanité  et  les  médisances ^*^,  qui  sou- 

1  «  Si  différente.  »  Tour  incorrect  :  l'adverbe  si  ne  s'emploie  que 
dans  une  phrase  affirnialive,  ou  avec  la  conjonction  que  pour  complé- 
uient. 

2  «  Demeurer  dans  ses  bornes.  »  Idée  terminée  d'une  manière  ex- 
pressive et  harmonieuse. 

3  «  L'heure  de  l'oraison.  »  Comparez  tous  ces  détails  de  discipline 
intérieure  à  l'oraison  funèbre  de  Marie-Thérèse. 

'»  «  A  recevoir,  )>  les  prràces  divines  et  les  humiliations,  qui  sont  aussi 
drs  grâces  envoyées  par  Dieu. 

3  Opoitel  semper  orare,  et  non  deficere.  Luc.  xviir,  1. Ecoles.  xviii,22. 

6  «  Egale  au  besoin.  »  Expression  faible  et  froide. 

7  «  Par  le  travail,  etc.  »  Idée  détaillée  avec  infiniment  de  soin  et  de 
justesse  ;  c'est  ce  qu'on  peut  dire  de  plus  sensé  sur  l'emploi  du  temps. 

8  «  Dessein  »  et  non  dessin.  C'est-à-dire  l'intention,  l'idée. 

9  «Cantiques  des  joies  du  siècle.»  Emploi  singulier  et  tout  latin  du 
mot  cantique,  qui  indique  presque  toujours  un  chant  de  piété. 

^^  «  Les  médisances.  »  Idée  sur  laquelle  Bossuet  revient  fréquem- 
ir,ent.  Voyez  page  45,  1,  etc. 


D'ANNE  DE  GONZAGUE.  iî)7 

tiennent  tout  le  commerce  du  m.onde,  lui  faisoient  craindre 
tous  les  entreliens;  et  rien  ne  hù  paroissoit  ni  agréable  ni 
sûr  que  la  solitude.  Quand  elle  parloit  de  Dieu,  le  goût 
intérieur  d'où  sortoient  toutes  ses  paroles  ^  se  communi- 
quoit  à  ceux  qui  conversoient  avec  elle  ;  et  les  nobles  ex- 
pressions qu'on  remarquoit  dans  ses  discours  ou  dans  ses 
écrits  venoient  de  la  haute  idée  qu'elle  avoit  conçue  des 
choses  divines.  Sa  foi  ne  fut  pas  moins  simple  que  vive  :  ^ 
dans  les  fameuses  questions-  qui  ont  troublé  en  tant  de  ma-| 
nières  le  repos  de  nos  jours,  elle  déclaroit  hautement;^  \ 
qu'elle  n'avoit  autre  part  à  y  prendre  que  celle  d'obéir  àlA' 
l'Eglise.  Si  elle  eût  eu  la  fortune  des  ducs  de  Ne  vers  ses  pères,  ' 
elle  en  auroit  surpassé  ^  la  pieuse  raagnilîcence ,  quoique 
cent  temples  fameux  en  portent  la  gloire  jusqu'au  ciel , 
'.(  et  que  les  églises  des  saints  publient  leurs  aumônes  »  *. 
Le  duc  son  père  avoit  fondé  dans  ses  terres  de  quoi  marier 
tous  les  ans  soixante  filles  :  riche  oblation^,  présent  agréa- 
ble. La  princesse  sa  iille  en  marioit  aussi  tous  les  ans  ce 
qu'elle  pouvoit  ^,  ne  croyant  pas  assez  honorer  les  libéra- 
lités de  ses  ancêtres,  si  elle  ne  les  imitoit.  On  ne  peut  rete- 
nir ses  larmes  quand  on  lui  voit  épancher  son  cœur  sur  de 
vieilles  femmes  qu'elle  nourrissoit  ^  Des  yeux  si  délicats 
lirent  leurs  délices  de  ces  visages  ridés ,  de  ces  membres 
courbés  sous  les  ans.  Ecoutez  ce  qu'elle  en  écrit  au  fidèle 
ministre  de  ses  charités;  et,  dans  un  même  discours  *, 
apprenez  à  goûter  la  simplicité  et  la  charité  chrétienne. 
((  Je  suis  ravie,  dit-elle,  que  l'affaire  de  nos  bonnes  vieilles 
((.  soit  si  avancée.  Achevons  vite,  au  nom  de  Notre-Sei- 
«  gneur;  ôtons  vitement  cette  bonne  femme  de  l'étableoù 

1  «  Le  goût  d'oà  sortoient  toutes  ses  paroles,  n  pour  qui  inxpiroit. 
—  Expression  incorrecte  et  pénible. 

2  «  Les  fameuses  questions.  »  Allusion  à  la  lutte  des  Jansénistes  el 
(les  Jésuites;  et  peut-être  aussi  aux  divisions  de  l'Eglise  gallicane  el  du 
Saint-Siège.  Voy.  la  vie  de  Bossuet  et  l'or.  fun.  de  Marie-Thérèse. 

•i  «  Elle  en  auroit  surpassé.  »  En  au  lieu  de  leur  ;  location  fréquente 
au  dix-septième  siècle. 

*  Eleemosynas  illius  enavrabit  omnis  ecclesia    sanctorum.   Eccles. 

c.  XXXJ,   V.   11. 

5  «  Oblalion.  »  Mot  tout  latin  qui  rappelle  la  langue  des  premières 
oraisons  funèbres  de  Bossuet.  Voy.  l'Avant-propos. 

*  «  Ce  qu'elle  pouvoit.  »  Exemple  de  style  simple  et  familier. 

'  «  Epancher  son  cœur  sur  de  vieilles  femmes.  »  Métaphore  bizarre 
el  d'un  effet  assez  peu  agréable. 

*  «  Dans  un  même  discours.  »  C'est-à-dire  dans  les  mêmes  paroles 
«l'Anne  de  Gouzague. 


198  ORAISON  FUNÈBRE 

((  elle  est,  cL  la  mettons  '  dans  un  de  ces  petits  lits  ».  Quelle 
nouvelle  vivacité  succède  à  celle  que  le  monde  inspire  î  Elle 
poursuit  :  «  Dieu  me  donnera  peut-être  de  la  santé  pour 
((  aller  servir  cette  paralytique  ;  au  moins  je  le  ferai  par  mes 
((  soins,  si  les  forces  me  manquent;  et,  joignant  mes  maux 
((  aux  siens,  je  les  offrirai  plus  hardiment  à  Dieu.  Mandez- 
«  moi  ce  qu'il  faut  pour  la  nourriture  et  les  ustensiles  de 
«  ces  pauvres  femmes  ;  peu-à-peu  nous  les  mettrons  à  leur 
«  aise.  »  Je  me  plais  à  répéter  toutes  ces  paroles  \  mal- 
gré les  oreilles  délicates;  elles  effacent  les  discours  les 
plus  magnifiques,  et  je  voudrois  ne  parler  plus  que  ce  lan- 
gage. Dans  les  nécessités  extraordinaires,  sa  charité  faisoit 
de  nouveaux  efforts.  Le  rude  hiver  des  années  dernières'' 
acheva  de  la  dépouiller  *  de  ce  qui  lui  restoit  de  superflu; 

1  «  Otons, ...  et  la  meUons.  »  Inversion  assez  fréquente  dans  la 
première  moitié  du  dix-septième  siècle. 

Page,  chercliez  P.odriyue  et  l'amenez  ici.  Corneille,  le  Ciel. 

2  «  Je  me  plaisà  répéter,  etc.»  «Bo^suet  dédaigne  toutes  les  faciles  pé- 
«  riphrases  capables  d'altérer  la  simplicité  naïve'du  trait  qu'il  veut  faire 
«  admettre.  î\lais  aussitôt  il  déploie  l'autorilé  la  plus  imposante  de  son 
«  ministère,  et  il  fait  bien  sentir  que  ce  n'est  nullement  par  défaut  de 
«  goût  qu'il  descend  à  un  langage  si  familier.  Loin  de  s'en  excuser, 
«  comme  un  bel  esprit  délicat  n'y  eût  pas  manqué,  il  s'en  félicite,  il 
«  sVn  glorifie,  il  subjugue  votre  admiration  par  la  sienne  propre,  et  il 
«  s'afBige,  dans  l'enthousiasme  de  cette  conquête  oratoire,  de  n'avoir 
«  plus  devant  lui  d'autre  écueil  à  braver.  »  Maiuy,  Essai  sur  l'èloq. 
de  la  chaire,  xi.iv.  —  Voyez  en  effet,  page  202,  n.  8,  où  Bossuet  dit  : 
Jj  n'ai  regret  qu'à  ce  que  je  laisse. 

3  «  Le  rude  hiver  des  années  dernières.  »  (f  Ah  !  le  ciel  n'est  pas  en- 
«  co:e  fléchi  sur  nos  crimes.  Dieu  sembloit  s'être  apaisé  en  donnant  la 
-.(  paix  à  son  peuple  ;  mais  nos  péchés  continuels  ont  rallumé  sa  juste 
«  fureur  :  il  nous  a  donné  la  paix,  et  lui-même  nous  fait  la  guerre;  il 
«  a  envoyé  contre  nous,  pour  punir  notre  ingratitude,  la  maladie,  la 
«  mortalité,  la  disette  extrême,  une  intempérie  étonnante  ;  je  ne  sais 
«  quoi  de  déréglé  dans  toute  la  nature,  qui  semble  nous  menacer  de 
«  quelque  suite  funeste,  si  nous  n'apaisons  sa  colère  ;  et  dans  des  pro- 
«  vinces  éloignées,  et  même  dans  cette  ville,  au  milieu  de  tant  de  plai- 
«  sirs  et  de  tant  d'excès,  une  infinité  de  familles  meurent  de  faim  et  d.' 
«  désespoir  :  vérité  constante,  publique,  assurée!  0  calamité  de  nos 
«  jours  :  Quelle  joie  pouvons-nous  avoir?  Faut-il  que  nous  voyions 
«  d'aussi  grands  malheurs?  et  ne  nous  semble-t-il  pas  qu'à  chaque  mo- 
«  naent  tant  de  cruelles  extrémités  que  nous  savons,  que  nous  enten- 
«  dons  de  toutes  parts,  nous  reprochent  devant  Dieu  et  devant  les 
«  hommes  ce  que  nous  donnons  à  nos  sens,  à  notre  curiosité,  à  notre 
«  luxe?  Qu'on  ne  demande  plus  maintenant  jusqu'où  va  l'obligation 
«  d'assister  les  pauvres  :  la  faim  a  tranché  le  doute  ;  le  désespoir  a 
«  terminé  la  question,  etc.»  Bosslet,  Sermon  sur  l' Impénitence  finale. 
prêché  devant  le  roi. 

*  «  La  dépouiller,  etc.  »  Expression  heureuse,  car  elle  caractérise  l,i 
charité  de  la  princesse. 


D'ANNE  DE  GONZAGUE.  199 

tout  devin!;  pauvre  dans  sa  maison  et  sur  sa  personne  :  elle 
voyoit  disparoître  avec  une  joie  sensible  les  restes  des 
pompes  du  monde  ;  et  Taumône  lui  apprenoità  se  retrancher 
tous  les  jours  quelque  chose  de  nouveau  ^  C'est  en  effet 
la  vraie  grâce  de  Faumône  -,  en  soulageant  les  besoins  des 
pauvres,  de  diminuer  en  nous  d'autres  besoins,  c'est-à-dire 
ces  besoins  honteux  qu'y  fait  la  délicatesse  ^,  comme  si  la 
nature  n'étoit  pas  assez  accablée  de  nécessités  !  Qu'atten- 
dez-vous, chrétiens,  à  vous  convertir  ^  ?  et  pourquoi  déses- 
pérez-vous de  votre  salut?  Vous  voyez  la  perfection  où 
s'élève  l'àme  pénitente  quand  elle  est  fidèle  à  la  grâce  ^. 
Ne  craignez  ni  la  maladie,  ni  les  dégoûts,  ni  les  tentations, 
ni  les  peines  les  plus  cruelles.  Une  personne  si  sensible  et 
si  délicate,  qui  ne  pouvoit  seulement  entendre  nommer  les 
maux,  a  souffert  douze  ans  entiers ,  et  presque  sans  inter- 
valle, ou  les  plus  vives  douleurs  ,  ou  des  langueurs  qui 
<)puisoient  le  corps  et  l'esprit^;  et  cependant,  durant  tout  ce 
temps  et  dans  les  tourments  inouïs  de  sa  dernière  maladie, 

*  «  L'aumône  lui  apprenoit,  etc.  »  Amplification  par  redoublement» 
progressifs  de  l'idée  générale  à  l'idée  particulière. 

2  «  La  grâce  de  l'aumône.  »  Emploi  assez  rare  du  mot  grdce  dans  le 
sens  de  résultat,  comme  on  dit  les  grâces  de  la  prière. 

3  «  Ces  besoins  honteux  qu'y  fait  la  délicatesse.  »  Expression  in- 
usitée. —  Voici  un  développement  bien  original  et  bien  éloquent  de 
cette  idée.  «D'où  vient  pour  les  pauvres  une  dureté  si  étonnante?  Je 
<(  ne  m'en  étonne  pas,  chrétiens;  d'autres  pauvres,  plus  pressants  et 
«  plus  affamés,  ont  gagné  les  avenues  les  plus  proches,  et  épuisé  les 
«  libéralités  à  un  passage  plus  secret  ;  je  parle  de  ces  pauvres  intérieurs 
«  qui  ne  cessent  de  murmurer,  quelque  soin  qu'on  prenne  de  les  satis- 
«  faire;  toujours  avides,  toujours  affamés  dans  la  profusion  et  dans 
«  l'excès  même  ;  je  veux  dire  vos  passions  et  vos  convoitises.  C'est  en 
«  vain,  ô  pauvre  Lazare  1  que  tu  gémis  à  la  porte  :  ceux-ci  sont  déjà  au 
«  cœur;  ils  ne  s'y  présentent  pas,  mais  ils  l'assiègent;  ils  ne  demandent 
<c  pas,  ils  arrachent.  0  Dieu,  quelle  violence  I  lleprésenlez-vous,  chré- 
«  tiens,  dans  une  sédition,  une  population  furieuse  qui  demande  arro- 
<(  gamment,  toute  prête  à  arracher  si  on  la  refuse.  Ainsi.  .  .  l'ambition, 
«  l'avarice,  la  délicatesse,  toutes  les  autres  passions,  troupe  mutine  et 
«  emportée,  font  retentir  de  toutes  parts  un  cri  séditieux,  où  l'on  n'en- 
«  tend  que  ces  mots:  apporte,  apporte;  dicentes  :  affer,  ajfer.n  (Prov. 
XXX.)  BossLËT,  Sermon  sur  l' impénitence  finale. 

*  «  ^  vous  convertir.  »  Dans  l'or.  fun.  de  Henriette  d'.\ngleterre, 
Bossuet  avait  déjà  dit  :  «  Ou'atlendons  nous  pour  nous  convertir?  » 
Voy,  page  11,  note  5  ;  et,  dans  VHistoire  universelle  :  «  Qu'altendons- 
«  nous  donc  à  nous  soumettre?  »  ll^  partie,  xxxi. 

^  «  Fidèle.  »  Dans  le  sens  d'obéissante.  Voyez  page  158,  note  1. 

6  «  Le  corps  et  l'esprit.  »  Période  à  cinq  membres,  soutenue  avec 
harmonie,  mais  que  l'opposition  des  idées  suivantes  prolonge  d'une 
manière  languissante. 


âOO  ORAISON  FINÈURK 

oà  ses  inaa\  .s \ii lamentèrent  jusqu'aux  derniers  excès,  elle 
n'a  eu  à  se  repentir  que  d'avoir  une  seule  fois  souhaité  une 
mort  plus  douce.  Encore  rgprima-t-elle  ce  foible  désir  en 
disant  aussitôt  après,  avec  Jésus-Christ,  la  prière  du  sacré 
mystère  du  Jardin  »;  c'est  ainsi  qu'elle  appeloit  la  prière 
de  l'agonie  de  notre  Sauveur  :  «  0  mon  Père  !  que  votre 
volonté  soit  faite,  et  non  pas  la  mienne  »  -  !  Ses  maladies 
lui  ôtèrent  la  consolation  qu'elle  avoit  tant  désirée  d'ac- 
complir ses  premiers  desseins,  et  de  pouvoir  achever  ses 
jours  sous  la  discipline  et  dans  l'habit  de  sainte  Fare.  Son 
cœur,  donné  ou  plutôt  rendu  »  à  ce  monastère,  où  elle 
avoit  goûté  les  premières  grâces,  a  témoigné  son  désir  *  ; 
et  sa  volonté  a  été  aux  yeux  de  Dieu  un  sacrifice  parfait. 
C'eût  été  un  soutien  sensible  ^  à  une  âme  comme  la  sienne 
d'accomplir  de  grands  ouvrages  pour  le  service  de  Dieu  ; 
mais  elle  est  menée  par  une  autre  voie,  par  celle  qui  cru- 
cifie 6  davantage,  qui,  sans  rien  laisser  entreprendre  à  un 
esprit  courageux,  le  tient  accablé  et  anéanti  "^  sous  la  rude 
loi  de  souffrir.  Encore  s'il  eût  plu  à  Dieu  de  lui  conserver 
ce  goût  sensible  de  la  piété  qu'il  avoit  renouvelé  dans  son 
cœur  au  commencement  de  sa  pénitence  :  mais  non ,  tout 
lui  est  ôté;  sans  cesse  elle  est  travaillée  «  de  peines  insup- 
portables. ((  0  Seigneur,  disoit  le  saint  homme  Job,  vous 
«  me  tourmentez  d'une  manière  merveilleuse  ^  ))  !  C'est 
que,  sans  parler  ici  de  ses  autres  peines,  il  portoit  au  fond 
de  son  cœur  une  vive  et  continuelle  appréhension  de  dé- 
plaire à  Dieu.  II  voyoit  d'un  côté  sa  sainte  justice,  devant 

'  «  Mysière  du  Jardin.  »  Allusion  à  l'agonie  du  Sauveur,  dans  le  Jar- 
din des  Oliviers,  la  nuit  qui  précéda  la  Passion. 

2  «  Pater,  si  vis,  transfer  calicem  istum  a  me  :  verumtamen  non  mea 
voluntas,  sed  tua  fiât.  »  Luc.  xxn,  42. 

3  «  Son  cœur,  donné  ou  plutôt  rendu.  »  Allusion  ordinaire  dans  les 
oraisons  funèbres.  Voyez  page  20,  4,  page  12.o,  note  5,  et  l'Or.  fun.  de 
(.onde,  par  Bourdaloue,  qui  en  est  un  exemple  d'un  bout  à  l'autre. 

^  «  Son  cœur  a  témoigné  son  désir.  »  Exemple  de  métonymie,  reffet 
est  mis  ici  pour  la  cause. 

•^  «  Sensible.  »  Expression  faible,  mais  qui  ne  l'était  pas  au  temps  où 
Bossuet  l'employait.  Voyez  plus  loin  :  «  Ce  goût  sensible  de  la  piété.  » 

«  «  Une  voie  qui  crucifie.  »  Ellipse  hardie,  et  catachrése. 

7  «  Une  voie  qui  tient  anéanti.  »  Continuation  dure  et  forcée  de  la 
figure  ijui  précède. 

8  «  Travaillée  de  peines.  »  Expression  qui  revient  souvent.  Vovcz 
page  18,  note  2, 

9  «  Mirabiliter  me  erucias!  Job.  c.  x,  v.  16.  —  «  Merveilleuse.  »  Yoy. 
page  18,  note  5.  —  «  T,e  saint  homme  Job.  o  Emploi  de  Vexemple, 
lieu  commun  intrinsèque. 


D'ANNE  DE  GONZAGUE.  ^01 

laquelle  les  anges  ont  peine  à  soutenir  leur  innocence.  Il 
le  voyoit  avec  ces  yeux  élernelleraent  ouverts  observer 
toutes  les  démarches,  «  compter  tous  les  pas  d'un  pécheur, 
et  garder  ses  péchés  *  comme  sous  le  sceau ,  »  pour  les  lui 
représenter  au  dernier  jour  -  :  signasti  quasi  in  sacculo 
delicta  mea.  D'un  autre  côté,  il  ressentoit  ce  qu'il  y  a  de 
corrompu  dans  le  cœur  de  l'homme.  «  Je  craignois,  dit-il, 
((  toutes  mes  œuvres  »  "^  Que  vois-je?  le  péché!  le  péché 
partout  !  Et  il  s'écrioit jour  et  nuit  :  «  0  Seigneur,  pour- 
ce  quoi  n'ôtez-vous  pas  mes  péchés  »  *  ?  et  que  ne  tran- 
chez-vous une  fois  ces  malheureux  jours,  où  l'on  ne  fait 
que  vous  offenser,  afin  qu'il  ne  soit  pas  dit  «  que  je  suis 
(C  contraire, à  la  parole  du  Saint  »  ^?  Tel  étoit  le  fond  de 
ses  peines  ^;  et  ce  qui  paroît  de  si  violent  "^  dans  ses  discours 
n'est  que  la  délicatesse  d'une  conscience  qui  se  redoute 
elle-même,  ou  l'excès  d'un  amour  qui  craint  de  déplaire. 
La  princesse  palatine  souffrit  quelque  chose  de  semblable. 
Quel  supplice  à  une  conscience  timorée!  Elle  croyoit  voir 
partout  dans  ses  actions  un  amour-propre  déguisé  en 
vertu*.  Plus  elle  étoit  clairvoyante ,  plus  elle  étoit  tour- 
mentée. Ainsi  Dieu  l'humilioit  par  ce  qui  a  coutume  de 
nourrir  l'orgueil ,  et  lui  faisoit  un  remède  de  la  cause  de 
son  mal.  Qui  pourroit  dire  par  quelles  terreurs  ^  elle  arri- 
voit  aux  délices  de  la  sainte  table  ?  ^[ais  elle  ne  perdoit 


1  «  Garder  ses  péchés.  »  Exemple  d'amplificallop.  et  de  progression 
oratoires.  Remarquez  l'originalité  de  la  métaphore. 

2  Job.  XXIV,  v.  16,  17.  «  Salomon  et  Job  ont  le  mieux  connu  la  mi- 
«  sére  de  l'homme,  et  en  ont  le  mieux  parlé  :  l'un  le  plus  lieureux  des 
«  hommes,  et  l'autre  le  plus  malheureux  ;  l'un  connoissant  la  vanité  des 
«  plaisirs  par  expérience ,  l'autre  la  réalité  des  maux.  »  Pascal,  ii, 
XVII,  §  8. 

3  Verebar  omnia  opéra  mea.  Job.,  c.  ix,  v.  28.  —  Dieu  accorda  au 
démon  le  pouvoir  d'exercer  la  patience  de  Job  par  les  perles  les  plus 
cruelles.  Sa  piété  résista  à  toutes  les  épreuves,  et  Dieu  lui  rendit  plus 
qu'il  n'avait  perdu  On  place  généralement  son  histoire  dans  les  temps 
antérieurs  à  Moïse  ;  elle  remplit  un  des  livres  les  plus  admirables  de 
l'Ecriture. 

*  Cur  non  lollis  pcccatum  meum,  et  quare  non  aufers  iniquitatem 
meam?  Job.  c.  vu,  v.  51.  — Sur  ces  commentaires,  voyez  p.  119,  note  6. 

3  El  hœc  mihi  sit  consolatio,  ut  afïligens  me  dolore,  parcas,  nec 
conlradicam  sermonibus  Sancti.  Ibid.,  c.  vi,  v.  10. 

^  «  Le  fond  de  ses  peines.  »  Expression  concise,  rarement  employée. 

'  «  Ce  qu'il  paroît  de  si  violent.  »  Paroil  pour  apparoll;  ce  qu'il  i/ 
a  de  si  violent,  et  non  ce  qui  semble  si  violent. 

S  «  Déguisé  en  vertu.  »  Exemple  de  calachrcse. 

9  «  Par  quelles  terreurs.  »  C'est-à-dire  à  travers  quelles  terreurs. 


202  ORAISON  FUNÈBRE 

pas  la  confiance.  Enfin,  dit-elle,  c'est  ce  qu'elle  écrit  au 
saint  prêtre  que  Dieu  lui  avoit  donné  pour  la  soutenir  dan> 
ses  peines,  u  Enfin  je  suis  parvenue  au  divin  banquet.  Je 
«  m'étois  levée  dès  le  matin  pour  être  devant  le  jour  ^  aux 
((  portes  du  Seigneur;  mais  lui  seul  sait  les  combats  qu'i! 
«  a  fallu  rendre  -  » .  La  matinée  se  passoit  dans  ce  crue! 
exercice.  «  Mais  à  la  fin,  poursuit-elle,  malo^ré  mes  foi- 
«  blesses,  je  me  suis  comme  traînée  moi-même  aux  pieds 
((  de  INotre-Seigneur;  et  j'ai  connu  qu'il  falloit,  puisque 
«  tout  s'est  fait  en  moi  par  la  force  de  la  divine  bonté,  que 
((  je  reçusse  encore  avec  une  espèce  de  force  ce  dernier 
((  et  souverain  bien  » .  Dieu  lui  découvroit  dans  ces  peines 
l'ordre  secret  de  sa  justice  sur  ceux  ^  qui  ont  manqué  de 
fidélité  aux;  grâces  de  la  pénitence.  «  11  n'appartient  pas  , 
«  disoit-elle,  aux  esclaves  fugitifs  qu'il  faut  aller  repren- 
(X  dre  par  force,  et  les  ramener  comme  malgré  eux,  de 
«  s'asseoir  au  festin  avec  les  enfants  et  les  amis;  et  c'est 
0  assez  qu'il  leur  soit  permis  de  venir  recueillir  à  terre  les 
«  miettes  qui  tombent  de  la  table  de  leurs  seigneurs.» 
■"  Ne  vous  étonnez  pas,  cbrétiens,  si  je  ne  fais  plus,  foible 
orateur*,  que  de  répéter  les  paroles  de  la  princesse  palatine  ; 
c'est  que  j'y  ressens  la  manne  cachée  ^,  et  le  goût  des  Ecri- 
tunes  divines  ^,  que  ses  peines  et  ses  sentiments  lui  fai- 
soient  entendre.  Malheur  à  moi  si  dans  cette  chaire  j'aime 
mieux  me  chercher  moi-même  que  votre  salut,  et  si  je  ne 
préfère  à  mes  inventions  ,  quand  elles  pourroient  vous 
plaire,  les  expériences'^  de  cette  princesse,  qui  peuvent  vous 
.com:ertir!^  Je  n'ai  regret  qu'à  ce  que  je  laisse  ^,  et  je  ne 

1  «  Devant  le  jour.  »  Devant  et  avant  s'emploient  indifTéremment  au 
dix-septième  siècle. 

^  «Les  combats  qu'il  a  fallu  renr/re.»  Archaïsme.  Voy.  page  124,  note  4. 

3  «  L'ordre  secret  de  sa  justice  sur  ceux.  »  Conseils  de  juste  ven- 
geance sur  l'Angleterre  (p.  18).  —Locution  empruntée  à  l'Ecriture. 

4  «  Foible  orateur.  »  Y.  l'Oraison  funèbre  de  Condé,  Exorde. 

5  «La  manne  cachée.»  Allusion  à  la  nourriture  céleste  des  Hébreux. 
(ExoRDE,  16.) 

D'un  joug  cruel  il  sauva  nos  aïeux. 
Les  nourrit  au  désert  d'un  pain  délicieux. 

Racine,    Athalie ,    i^r   chœur. 

6  «  Le  goût  des  Écritures.  »  Voy.  page  42,  le  goût  du  monde  : 

Je  n'ai  de  rjoût  qu'aux  pleurs  que  tu  me  vois  répandre. 
Racine,  Esther,  I,  3. 
"i  «  Les  expériences.  »  Ce  mot  ne  se  dit  guère  au  pluriel  que   des 
expériences  scientifiques. 

8  «  Je  n'ai  regret  qu'à  ce  que  je  laisse,  etc.  »  —  Pour  ce  retour  élo- 
quent de  l'orateur  sur  lui-même,  voyez  page  198,  note  2. 


D'ANNE  DE  GONZAGLE.  205 

puis  vous  taire  ce  qu'elle  a  écrit  touchant  les  tentations 
d'incrédulité,  ce  II  est  bien  croyable,  disoit-elle ,  qu'un 
<(  Dieu  qui  aime  infiniment  en  donne  des  preuves  propor- 
<(  tionnées  à  Tinfinité  de  son  amour,  et  à  Tinfinilc  de  sa 
«  puissance  :  et  ce  qui  est  propre  à  la  toute-puissance  d'un 
«  Dieu  passe  de  bien  loin  la  capacité  de  noire  foible  rai- 
<{  son.  C'est,  ajoute-t-elle  ce  que  je  me  dis  à  moi-même, 
c(  quand  les  démons  tâchent  d'étonner  ma  foi  ;  et  depuis 
«  qu'il  a  plu  à  Dieu  de  me  mettre  dans  le  cœur»  remarquez 
ces  belles  paroles  «  que  son  amour  est  la  cause  de  tout 
<(  ce  que  nous  croyons,  cette  réponse  me  persuade  plus 
«  que  tous  les  livres  ».  C'est  en  effet  l'abrégé  de  tous  les 
saints  livres,  et  de  toute  la  doctrine  chrétienne.  Sortez ,( 
Parole  éternelle  ^,  Fils  unique  du  Dieu  vivant,  sortez  du 
bienheureux  sein  de  votre  Père ,  et  venez  annoncer  aux 
hommes  le  secret  que  vous  y  voyez ^.  Il  l'a  fait,  et  durant 
trois  ans  il  n'a  cessé  de  nous  dire  le  secret  des  conseils  de; 
Dieu^.  Mais  tout  ce  qu'il  en  a  dit  est  renfermé  dans  ce  seul 
mot  de  son  Évangile  :  «  Dieu  a  tant  aimé  le  monde,  qu'il 
lui  a  donné  son  Fils  unique  *  ».  ÎVe  demandez  plus  ce  qui 
a  uni  en  Jésus-Christ  le  ciel  et  la  terre,  et  la  croix  avec  les 
grandeurs^  :  «  Dieu  a  tant  aimé  le  monde  ».  Est-il  incroya- 
ble que  Dieu  aime,  et  que  la  bonté  se  communique*^?  Que 
ne  fait  pas  entreprendre  aux  âmes  courageuses  l'amour  de 
la  gloire  ;  aux  âmes  les  plus  vulgaires  l'amour  des  riches- 
ses''^; à  tous  enfin,  tout  ce  qui  porte  le  nom  d'amour?  Piien 
ne  coûte,  ni  périls,  ni  travaux,  ni  peines  :  et  voilà  les  pro- 

1  «  Sortez,  Parole  éternelle.  »  Apostrophe  peu  naturelle  ;  rapprocho- 
Tnent  pénible,  quoique  l'on  doive  le  justifier  par  l'idenlilé  du  Verbe 
et  du  Fils  de  Dieu. 

2  «  Venez  annoncer,  elc.  »  Cette  allusion  à  la  vie  et  à  la  prédication 
<le  J.-C.  arrive  sans  transition,  et  l'on  a  peine  à  suivre  le  rapport  des 
idées.  Il  faut  aller  plus  loin,  pour  voir  que  l'idée  de  l'amour  de  Dieu 
pour  les  hommes  est  le  lien  de  tout  le  développement. 

•^  L'nigenitus  Filius,  qui  est  in  sinu  Patris,  ipse  enarravit.  Jo.vy 
c.  I,  v.  18. 

^  Sic  Deus  dilexit  mundum,'  ut  filiuni  suum  unigenitum  daret.  Ibid., 
c.  II,  V.  16. 

s  «  La  croix  avec  les  p:r'andeurs.  »  Là  se  trouve  tout  l'esprit  du  chris- 
tianisme, et  la  science  de  l'Èvavgile.  Voyez  page  41,  note  6. 

6  «  Oue  la  bonté  se  communique.  »  Expression  obscure;  il  semble- 
rait que  la  bonté  se  communique  de  l'homme  à  Dieu,  et,  en  réalité, 
c'est  le  contraire,  puisque  les  qualités  humaines  viennent  de  Dieu. 
Pourtant  l'orateur  remonte,  en  raisonnant  par  analogie,  de  l'amour 
humain  à  Tarnour  de  Dieu  pour  le»  hommes. 

"'   «  L'amour  de  la  gloire,  l'amour  des  richesses.  »  Opposition  remar- 


ï>Oi  ORAISON  FUNÈBRE 

diges  dont  l'homme  est  capable  ^  Que  si  l'homme  -,  qui 
n'est  que  foiblesse,  tente  l'impossible;  Dieu,  pourconfenter 
son  amour,  n'exécutera-t-il  rien  d'extraordinaire  ?  Disons 
donc,  pour  toute  raison,  dans  tous  les  mystères:  «  Dieu  a 
((  tant  aimé  le  monde  )).  (i'est  la  doctrine  du  maître  ^,  et  îe 
disciple  bien-aimé  *  l'avoit  bien  comprise.  De  son  temps  un 
Cérinthe,  un  hérésiarque,  ne  vouloit  pas  croire  qu'un 
Dieu  eût  pu  se  faire  homme,  et  se  faire  la  victime  des 
pécheurs  ^.Que  lui  répondit  cet  apôtre  vierge,  ce  prophète 
du  Nouveau  Testament,  cet  aigle  ^  ce  théologien  par  excel- 
lence, ce  !-aint  vieillard,  qui  n'avoit  de  force  que  pour  prê- 
cher la  charité  '^,  et  pour  dire:  c<  Aimez-vous  les  uns  et  les 
autres  en  Notre-Seigneur  ^))  que  répondit-il  à  cet  hérésiar- 
que? Quel  symbole,  quelle  nouvelle  confession  de  foi  oiv 
posa-t-il  à  son  hérésie  naissante?  Ecoutez,  et  admirez: 
«  jNous  croyons,  dit-il,  et  nous  confessons  l'amour  que 
Dieu  a  pour  nous  »  :  Et  nos  credimus  charitati  quam  habet 
Deus  in  nobis^.  C'est  là  toute  la  foi  des  chrétiens;  c'est  la 

quable,  car  elle  est  jetée  en  passant,  sans  que  Bossuet  daigne  s'y  arrêter. 
11  lui  arrive  souvent,  ainsi  qu'à  tous  les  grands  écrivains,  de  laisser 
échapper  ainsi  quelque  grande  idée,  dont  il  ne  daigne  pas  tirer  parti, 
tandis  qu'un  orateur  ordinaire,  et  surtout  un  esprit  stérile,  ne  manque- 
raient pas  d'y  trouver  ample  matière  à  développements  et  à  lieux- 
communs. 

1  «  Et  voilà  les  prodiges,  etc.  »  Réflexion  éloquente,  à  la  manière 
de  celle-ci,  dans  le  Discours  sur  l'Histoire  universelle  :  «  Et  voilà  le 
fruit  glorieux  de  tant  de  conquêtes!»  (III,  5.  369.)  C'est  la  ligure  appe- 
lée Épiphonème  (page  27,  3,  page  34i,  1). 

-  «  Que  si  l'homme,  etc.  »  Raisonnement  à  fortiori  ;  induction  élo- 
(fuente.  — L'homme  tente^  Dieu  exécute;  détail  d'expression  à  remarquer. 

3  «  C'est  la  doctrine  du  maître.  »  Souvenir  du  mot  des  Pythagori- 
ciens. «'JTÔ,  z-^v..  —  Addictus  jurarcinvcrba  magistri.  Hor.,  Ep.,  i,  I. 

*  «  Le  disciple  bien-aimé.  «  Saint  Jean,  à  qui  J.-C.  dit  sur  la  croix, 
en  lui  indiquant  la  Vierge-Marie  :  Voici  votre  mère.  Joan.,  xix,  v.  27. 

^  «  Cérinthe  disait  que  ce  n'était  pas  Dieu  qui  avait  fait  le  monde, 
t(  que  le  Christ  était  descendu  en  Jésus  après  son  baptême,  et  s'était  re- 
«  tiré  de  lui  avant  sa  Passion,  en  sorte  que  Jésus  seul  avait  souffert  et. 
«  était  ressuscité;  le  Christ,  étant  spirituel,  était  demeuré  immortel  et 
«  impassible.  »   Flelry,  Hist.  ecclésiastique. 

^  «  Cet  aigle.  »  Allusion  au  génie  de  l'apôtre.  Bossuet  a-t-il  pensé  à 
cette  tradition  suivie  par  les  peintres,  qui  représentent  saint  Jean  ave^ 
un  aigle  auprès  de  lui? 

"^  «  Prêcher  la  charité.  »  Tel  est  le  sujet  de  toute  la  première  épttre 
de  saint  Jean,  où  cependant  il  n'est  pas  directement  question  de  Cé- 
rinthe. Du  reste,  tout  l'Evangile  de  saint  Jean  est  également  une  réfu- 
tation indirecte  de  cette  hérésie. 

*  «  Filioli,  diligite  invicem.  »  —  C'étaient  ses  paroles  aux  fidèles  de 
son  église,  au  moment  de  mourir, 

8  Jo4>-.  Fpist.  T,  c.  IV,  V.  16. 


DANXE  DE  GONZAGLE.  iOa 

cause  *  et  Fabrégé  de  tout  le  symbole.  C'est  là  que  la  prin- 
cesse palatine  a  trouvé  la  résolution  de  ses  anciens  doutes. 
Dieu  a  aimé  :  c'est  tout  dire.  S'il  a  fait ,  disoit-elle,  de  si 
grandes  choses  pour  déclarer  son  amour  dans  T Incarnation, 
que  n'aura-t-il  pas  fait  pour  le  consommer  ^  dans  F  Eucha- 
ristie, pour  se  donner ,  non  plus  en  général  à  la  nature 
humaine,  mais  à  chaque  fidèle  en  particulier  ?  Croyons 
donc  avec  saint  Jean  en  l'amour  d'un  Dieu:  la  foi  nous  * 
paroîtra  douce,  en  la  prenant  par  un  endroit  si  tendre  ^. 
Mais  n'y  croyons  pas  à  demi,  à  la  manière  des  hérétiques, 
dont  l'un  en  retranche  une  chose  *,  et  l'autre  une  autre  ; 
l'unie  mystère  de  Tlncarnation,  et  l'autre  celui  de  l'Eu- 
charistie; chacun  ce  qui  lui  déplaît:  foibles  esprits,  ou 
plutôt  cœurs  étroits  et  entrailles  resserrées,  que  la  foi  et  la 
charité  n'ont  pas  assez  dilatées  '"  pour  comprendre  toute 
l'étendue  de  l'amour  d'un  Dieu  !  Pour  nous  ,  croyons  sans 
réserve,  et  prenons  le  remède  entier,  quoi  qu'il  en  coûte  à 
notre  raison.  Pourquoi  veut-on  que  les  prodiges  coûtent 
tant  à  Dicu^?  Il  n'y  a  plus  qu'un  seul  prodige  que  j'annonce 
aujourd'hui  au  monde.  0  ciel,  ô  terre  "^j  étonnez  vous  à  ceS  ^^ 

1  «  La  cause  du  symbole.  »  Parce  que  le  symbole  a  été  fait  pour 
répondre  aux  hérétiques,  en  résumant  les  dogmes  de  la  religion  chré- 
tienne. —  sO/y.ÇsXîv,  signe  de  reconnaissance. 

2  «  Déclarer,  consommer  son  amour.  »  Exemple  à'inductîon. 

3  «  Par  un  endroit  si  tendre.  »  Expression  familière  qui  n'est  pas 
ici  d'un  heureux  effet. 

*  «  L'un  une  chose.  »  ucp-c^ig,  choix,  secte,  hérésie. 

5  Cor  nostrum  dilatatum  est...  Angustiamini  aulem  in  visceribus  ves- 
tris.  2  Cor.,  c.  vi,  v.  Il,  12.  — Reproches  pleins  d'éloquence  et  d'onction, 

6  «  Pourquoi  veut-on  que  les  prodiges,  etc.  »  «  Attendons-nous  que 
«  Dieu  fasse  de  nouveaux  miracles?  qu'il  les  rende  inutiles  en  les  con- 
«  tinuanl?  qu'il  y  accoutume  nos  yeux  comme  ils  le  sont  au  cours  du 
«  soleil  et  aux  autres  merveilles  de  la  nature?  ou  bien  attendons-nous 
«  que  les  impies  et  les  opiniâtres  se  taisent?  que  les  gens  de  bien  et 
«  les  libertins  rendent  un  égal  témoignage  à  la  vérité?  que  tout  le 
«  monde  d'un  commun  accord  la  préfère  à  sa  passion,  et  que  la  fausse 
(f  science,  que  la  seule  nouveauté  fait  admirer,  cesse  de  surprendre  les 
«  hommes  !  N'est-ce  pas  assez  que  nous  voyions  qu'on  ne  peut  com- 
«  battre  la  religion  sans  montrer  par  de  prodigieux  égarements  qu'on  a 
«  le  sens  renversé,  et  qu'on  ne  se  défend  plus  que  par  présomption  ou 
«  par  ignorance?  L'Eglise,  victorieuse  des  siècles  et  des  erreurs,  ne 
«  pourra-t-elle  pas  vaincre  dans  nos  esprits  les  pitoyables  raisonnements 
«  qu'on  lui  oppose  ?  et  les  promesses  divines  que  nous  voyons  tous  les 
«  jours  s'y  accomplir  ne  pourront-elles  nous  élever  au-dessus  de  nos 
«  sens?  »  HisT.  universelle,  ii,  c.  xxxi,  p.  319,  édit.  classiq.  annotée 
par  M.  Delachapelle. 

'  «  0  ciel,  ô  terre.  »  Expression  éloquente  d'un  élonnement  sincère. 


20G  OUAISOX  FUNÈBRE 

prodige  nouveau!  C'est  que,  parmi  tant  de  témoignages  de 
l'amour  divin,  il  y  ait  tant  d'incrédules  et  tant  d'inlensi- 
l)les.  N'en  augmentez  pas  le  nombre  qui  va  croissant  tous 
les  jours.  N'alléguez  plus  votre  malheureuse  incrédulité,, 
et  ne  faites  pas  une  excuse  de  votre  crime  i.  Dieu  a  des^ 
remèdes  pour  vous  guérir,  et  il  ne  reste  qu'à  les  obtenir 
par  des  vœux  continuels.  Il  a  su  prendre  la  sainte  prin-. 
cesse  dont  nous  parlons  parle  moyen  qu'il  lui  a  plu;  il  ens 
a  d'autres  pour  vous  jusqu'à  l'infini  ;  et  vous  n'avez  rien  ài 
craindre,  que  de  désespérer  de  ses  bontés.  Vous  osez  nom-I 
mer  vos  ennuis,  après  les  peines  terribles  où  vous  l'avezï 
vue!  Cependant,  si  quelquefois  elle  désiroit  en  être  un  peu^ 
soulagée,  elle  se  le  reprochoit  à  elle-même:  «  Je  com-f 
<(  mence,  disoit-elle,  à  m'apercevoir  que  je  cherche  le  pa-j 
<(  radis  terrestre  à  la  suite  de  Jésus-Christ,  au  lieu  dei 
c(  chercher  la  montagne  des  Olives  et  le  Calvaire,  par  où; 
<(  il  est  entré  dans  sa  gloire  ».  Voilà  ce  qu'il  lui  servit  -  de! 
méditer  l'Evangile  nuit  et  jour,  et  de  se  nourrir  de  la  paroles 
de  vie.  C'est  encore  ce  qui  hii  fit  dire  cette  admirable  parole:  i 
((  Qu'elle  aimoit  mieux  vivre  et  mourir  sans  consolation  j 
«  que  d'en  chercher  hors  de  Dieu  ».  Elle  a  porté  ces  sen-l 
tnnents  jusqu'à  l'agonie;  et,  prête  à  rendre  l'âme,  on  en- j 
tendit  qu'elle  disoit  d'une  voix' mourante  :  «  Je  m'en  vais  i 
a  voir  comment  Dieu  me  traitera;  mais  j'espère  en  ses  i 
((  miséricordes  ».  Cette  parole  de  confiance  ^  emporta  son  i 
âme  sainte  au  séjour  des  justes.  i 

^    PÉRORAISON. — Arrêtons  ici,  chrétiens  :  et  vous.  Seigneur,  ' 
imposez  silence  à  cet  indigne  ministre,  qui  nefaitqu'alfoiblir  j 
(  votre  parole  \  Parlez  dans  les  cœurs,  prédicateur  invisiblc^  , 
y  [^  et  faites  que  chacun  se  parle  à  soi-même.  Parlez,  mes  frères^  | 
)  parlez  :  je  ne  suis  ici  que  pour  aider  vos  réflexions.  Elle  i 

1  «  i:ne  excuse  de  votre  crime,  n  Relie  alliance  de  mots.  i 

2  «  Voilà  ce  qu'il  lui  servit.  »   Locution  peu  en  usage. 

■^  ((  Cette  parole  de  confiance.»  Emploi  rare  du  subsiantif  au  lieu  de  ■ 
l'épithète.  —  Comparez  à  cette  fin  touchante  ce  que  dit  Bossuet  de  la  | 
mort  de  Le  ÏpUier  :  Misericordias  Domini,  etc.  -I 

'*  «Affoiblir  votre  parole.»  Cette  idée  se  reproduit  trois  fois  dans  ce  i 
discours;  et  jamais  l'expression  ne  se  répète  d'une  manière  oiseuse.  Ici,  ' 
par  exemple  ,  la  variété  tient  à  cette  forte  apostrophe  :  et  vous ,  Sei-  ^ 
gneur,  etc.  La  première  fois,  c'est  une  opposition  neuve  et  frappante  : 
Mon  discours,  dont  vous  vous  croyez  les  juges,  etc.  (p.  161,  n.  2.)  La 
troisième,  c'est  une  consolation  touchante  aux  fidèles  qui  tremblent  à  ' 
la  parole  de  Dieu.  (Page  210,  n.  5.)  ] 

s  «  Prédicateur  invisible.  »  Voyez  le  développement  de  cette  idée  ,  | 
page  210,  note  6.  '   j 


7l! 


D'ANNE  DE  GONZAGl'E.  207 

viendra  cette  heure  dernière  :  elle  approche,  nous  y  tou- 
chons, la  voilà  venues  11  faut  dire  avec  Anne  de  Gonza- 
GUE  :  11  n'y  a  plus  ni  princesse,  ni  palatine;  ces  grands  noms 
dont  on  s'étourdit  ne  subsistent  plus.  11  faut  dire  avec  elle: 
Je  m'en  vais ,  je  suis  emporté  par  une  force  inévitable'^  ; 
tout  fuit,  tout  diminue,  tout  disparoît  à  mes  yeux.  Il  ne 
reste  plus  à  l'homme  que  le  néant  et  le  péché  :  pour  tout 
fonds,  le  néant  ;  pour  toute  acquisition^,  le  péché.  Le  reste, 
qu'on  croyoit  tenir,  échappe  :  semblable  à  de  l'eau  gelée  ^,i' 
dont  le  vil  cristal  se  fond  entre  les  mains  qui  le  serrent,\  >^ 
et  ne  fait  que  ks  salir.  M-àh  voici  ce  qui  glacera  le  cœur,  "\ 
ce  qui  achèvera  d'éteindre  la  voix,  ce  qui  répandra  la 
frayeur  dans  toutes  les  veines  :  a  Je  m'en  vais  voir  com- 
te ment  Dieu  me  traitera;  »  dans  un  moment  je  serai  entre 
ces  mains  dont  saint  Paul  écrit  en  tremblant  :  a  .Ne  vous 
«  y  trompez  pas ,  on  ne  se  moque  pas  de  Dieu  ^  :  »  et  en- 
core :  ((  C'est  une  chose  horrible  de  tomber  entre  les  mains 
((  du  Dieu  vivant"^,  ))  entre  ces  mains  où  tout  est  action, 
où  tout  est  vie^ ,  rien  ne  s'affoiblit,  ni  ne  se  relâche,  ni  ne 
se  ralentit  jamais^!  Je  m'en  vais  voir  si  ces  mains  toutes- 

'   ((  La  voilà  venue.  »  Progression  vive  et  éloquente. 

^  «  Par  une  force  inévitable.  »  Nous  avons  déjà  remarqué  la  valeur 
de  ce  mot. 

3  «  Pour  toute  acquisition.  »  Allusion  aux  biens  du  monde.  Remar- 
quez la  rapidité  avec  laquelle  se  précipitent  toutes  ces  fortes  idées  et 
toutes  ces  phrases  concises. 

*  «  Semblable  à  de  l'eau  gelée,  etc.  »  a  Bossuet  se  borne  à  un  seul 
«  trait  dont  son  imagination  fait  un  tableau  qui  suffit  au  développement 
«  de  sa  pensée.  Ici,  il  n'a  besoin  que  d'une  phrase  pour  peindre  toute 
«  la  misère  des  riches  au  lit  de  la  mort..  .  Ses  similiiiides  brillent  par 
«  des  rapprochements  imprévus,  pittoresques  et  sublimes.  »  M\iry, 
Essai  sur  l'éloquence  de  la  chaire,  xlh.  Cependant  le  vil  cristal  nous 
paraît  ici  un  fâcheux  emploi  des  termes  généraux,  si  recommandés  et 
si  constamment  employés  par  Buffon. 

3  «  Voici  ce  qui  glacera  le  cœur.  »  Peinture  effrayante  ,  à  laquelle 
ajoute  encore  cette  expression  si  simple,  si  vague,  si  forte  en  même 
temps  :  comment  Dieu  me  traitera.  Quelle  puissance  d'imagination  et 
de  sentiment  dans  ces  reproductions  continuelles  d'idées  si  générales, 
et  communes  à  tous  les  prédicateurs  1 

6  Nolite  errare;  Deus  non  irridetur.  Gal.  c.  vi,  y.  7. 

■7  Horrendum  est  incidere  in  manus  Dei  viventis.  Heb.  c.  x,  v.  31. 

8  «  Où  tout  est  action.  »  Ces  phrases  brisées  offrent  un  tout  autre 
caractère  que  la  période  large  et  harmonieuse  de  Massillon  ;  moins 
d'art,  mais  autant  d'éloquence. 

9  «  Ni  ne  se  ralentit  jamais.  »  «  Rien  ne  demeure;  tout  s'use  ,  tout 
«  s'éteint.  Dieu  seul  est  toujours  le  même,  et  ses  années  ne  finissent 
«  point.  Le  torrent  des  âges  et  des  siècles  coule  devant  ses  yeux,  et  il 
«  voit  avec  un  air  de  vengeance  et  de  fureur  de  foibles  mortels ,  dans 


» 


i08  ORAISON  FUNÈBRE 

puissantes  me  seront  favorables  ou  rigoureuses  ;  si  je  se- 
rai éîernellement  ou  parmi  leurs  dons  ou  sous  leurs 
coups  ^  Voilà  ce  qu'il  faudra  dire  nécessairement  avec  no- 
tre princesse.  Mais  pourrons-nous  ajouter  avec  une  con- 
science aussi  tranquille  :  a  J'espère  en  sa  miséricorde  ?  » 
Car,  qu'aurons-nous  fait  pour  la  fléchir?  Quand  aurons- 
nous  écouté  «  la  voix  de  celui  qui  crie  dans  le  désert  :  a  Pré- 
ce  parez  les  voies  du  Seigneur-?  »  Comment?  par  la  péni- 
tence^. Mais  serons-nous  fort  contents  d'une  pénitence  com- 
mencée à  l'agonie  *,  qui  n'aura  jamais  été  éprouvée,  dont 
jamais  on  n'aura  vu  aucun  fruit;  d'une  pénitence  impar- 
faite, d'une  pénitence  nulle,  douteuse,  si  vous  le  voulez; 
sans  forces,  sans  réflexion,  sans  loisir  pour  en  réparer  les  | 
défauts^? N'en  est-ce  pas  assez  pour  être  pénétré  de  crainte 
r> jusque  dans  la  moelle  des  os^?  Pour  celle  dont  nous  par- 
■^  Ions,  ah  !  nîèsTrérésV  toutes  les  vertus  qu'elle  a  pratiquées 
se  ramassent  "^  dans  cette  dernière  parole,  dans  ce  dernier 
acte  de  sa  vie;  la  foi,  le  courage,  l'abandon  à  Dieu,  la 
crainte  de  ses  jugements,  et  cet  amour  plein  de  confiance, 
qui  seul  efface  tous  les  péchés.  Je  ne  m'étonne  donc  pas 
si  le  saint  pasteur  qui  l'assista  dans  sa  dernière  maladie, 
et  qui  recueillit  ses  derniers  soupirs,  pénétré  de  tant  de 
vertus,  les  porta  jusque  dans  la  chaire  *,  et  ne  put  s'em- 
pêcher de  les  célébrer  dans  l'assemblée  des  fidèles.  Siècle 

a  le  temps  même  qu'ils  sonl  entraînés  par  le  cours  fatal,  Vinsulter  en 
«  passant,  profiter  de  ce  seul  moment  pour  déshonorer  son  nom  ,  et 
«  tomber  au  sortir  de  là  entre  les  mains  éternelles  de  sa  colère  et  de 
«  sa  justice.  »  M.assillon,  Sermon  pour  la  bénédiction  des  drapeaux 
du  régiment  de  Catinat;  p.  248,  éd.  class.  annotée  par  M.  Deschanel, 

1  «  Ou  parmi   leurs  dons,   ou   sous  leurs  coups.  »    Ici  cependant  la 
suite  du  développement  de  l'image  amène  des  détails  moins  heureux. 
—  «  Parmi  leurs  dons  »  est  une  image  qui  manque  de  neUeté  et  une-^ 
expression  forcée.—  «  Sous  leurs  coups  »  rapetisse  l'idée  en  montrant, .( 
pour  ainsi  dire,  Dieu  éternellement  occupé  à  frapper  le  coupable.  ■ 

2  Vox  clamanlis  in  deserto  :  Parate  viam  Domini.. .  facite  ergo  fruc- ; 
tus  dignos  pœnitentiae.  Luc.  c.  m,  v.  4,  8. 

3  «  Comment  ?  par  la  pénitence.  »  Chute  brusque  et  désagréable.       ' 
'*  «  Commencée  à  l'agonie.  »  Voy.  la  péroraison  de  l'orais.  fun.  de  j 

Henriette  d'Angleterre,  page  88,  note  2.  j 

•'  «  Réparer  les  défauts.  »  Idée  analysée  avec  un  soin  remarquable. -li 
*''  «  La  moelle  des  os.  »  Métaphore  familière  et  expressive.  ' 

Gelidusque  per  inia  cuciirrit  —  ossa  treraor.  Vir.c. 

''  «Se  ramassent.  »  Voy.  oraison  fun.  de  Henriette  d'Angleterre  y  \ 
page  79,  note  7,  \ 

8  «  Jusque  dans  la  chaire.  »  Allusion  simple  et  touchante.  —  Exemple  j 
de  période  à  cinq  membres.  j 


D  ANNE  DE  GONZAGUE.  209  /  ^ 

\ainement  subtiP,  où  Ton  veut  pécher  avec  raison-,  où  V  '/i^  ^ 
la  foiblesse  veut  s'autoriser  par  des  maximes,  où  tant  d'à-  ""  \ 
mes  insensées  cherchent  leur  repos  dans  le  naufrage  de;  la  ,-,^,^  " 
foi^,  et  ne  font  d'effort  contre  elles-mêmes  que  pour  vain-(  -^ 
cre,  au  lieu  de  leurs  passions,  les  remords  de  leur  con- 
science, la  princesse  palatine  t'est  donnée  «comme  un  signe 
et  un  prodige  :  »  in  signum  et  in  portentum^.  Tu  la  verras 
au  dernier  jour,  comme  je  t'en  ai  menacé ,  confondre  ton 
impénitence  et  tes  vaines  excuses.  Tu  la  verras  se  joindre 
à  ces  saintes  filles,  et  à  toute  la  troupe  des  saints  :  et  qui 
pourra  soutenir  leurs  redoutables  clameurs^?  Mais  que 
sera-ce  quand  Jésus-Christ  paroîtra  lui-même  à  ces  mal- 
heureux; quand  ils  verront  celui  qu'ils  auront  percé  ^  , 
comme  dit  le  prophète;  dont  ils  auront  rouvert  toutes  les 
plaies,  et  qu'il  leur  dira  d'une  voix  terrible  '  :  «  Pourquoi 
me  déchirez-vous  par  vos  blasphèmes,  ))  nation  impie?  J/e 
conp.gilis^  gens  tota  *.  Ou  si  vous  ne  le  faisiez  pas  par  vos 
paroles,  pourquoi  le  faisiez-vous  par  vos  œuvres?  Ou 
pourquoi  avez-vous  marché  dans  mes  voies  d'un  pas  in- 
certain, comme  si  mon  autorité  étoit  douteuse^?  Race  in- 
fidèle, me  connoissez-vous  à  cette  fois?  Suis-je  votre  roi? 
suis-je  votre  juge?  suis-je  votre  Dieu?  Apprenez-le  par  vo- 
tre supplice ^'*.  Là   commencera  ce  pleur  éternel;  lace 

1  «  Vainement  subtil.  »  C'est-à-dire  qui  subtilise  sur  des  sophismes. 
•  2  «Avec  raison.  »  C'est-à-dire  avec  conscience,  en  raisonnant  le 
péclié,  en  le  juslifiant  par  des  théories  qui  le  présentent  comme  une 
chose  légitime,  une  conséquence  de  la  nature  ei  de  la  raison  humaines. 

3  «  Le  repos  dans  le  naufrage.  »  Alliance  de  mots.  Voy.  p.  155,  5. 

*  Isa.  c.  VIII,  v.  18.  —  Apostrophe  d  une  admirable  éloquence. 

s  «  Leurs  redoutables  clameurs.  »  L'imagination  de  Bossuet  anime  et 
vivifie  tout.  Quoi  de  plus  effrayant  que  ces  cris  de  vengeance  et  de  jus- 
tice s'éievant  de  toute  la  troupe  des  saints  !  —  «  Ces  saintes  filles.  » 
Les  carmélites  devant  qui  se  prononce  le  discours. 

6  xVspicient  ad  me  quem  confixerunt.  Zac.  c.  xit,  v.  10. 

''  «  D'une  voix  terrible.  »  Quelle  admirable  gradation  dans  ces  ap- 
paritions, ces  menaces,  ces  condamnations  successives! 

8  Malach.  c.  iii,  V.  9.— Tout  ce  discours  de  J.-C.  est  un  exemple  de  pro~ 
sopopce  (il,  8).  Ici,  elle  était  plus  difficile  que  jamais;  car  comment  faire 
parler  un  Dieu?  El  cependant,  Bossuet  l'a  fa  t  avec  la  plus  laute  éloquence. 

9  ((  Comme  si  mon  autorité,  etc.  »  Interrogations  accumulées  cl  tou- 
jours progressives.  Ce  procédé  de  gradation  est  un  des  secrels  de  l'é- 
loquence de  cette  péroraison. 

10  «  Apprenez-le  par  \otre  supplice.  »  Tout  ce  passage,  inspiré  do 
l'Ecriture,  est  à  la  hauteur  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  beau  dans  les  Psau- 
mes et  les  Prophètes. 

Discite  justitiam  monili,  et  non  terunere  divos.       Vinc,  .EnciW.,  vi 


±0)  ORAISON  FUNÈBRE 

grincement  de  dents,  qui  n'aura  jamais  de  Çm^  Pendant 
que  les  orgueilleux  seront  confondus,  vous,  fidèles,  a  qui 
tremblez  à  saparole^,  »  en  quelque  endroit  que  vous  soyez 
>^  de  cet  auditoire  ,  peu  connus  des  hommes ,  et  connus  de 
/    Dieu  3,  vous  commencerez  à  lever  la  tète*.  Si,  touchés  des  I 
saints  exemples  que  je  vous  propose,  vous  laissez  attendrir! 
vos  cœurs  ;  si  Dieu  a  béni  le  travail  par  lequel  je  tâche  de  1 
vous  enfanter  en  Jésus-Christ,  et  que,  trop  indigne  mi-l 
nistre  de  ses  conseils,  je  n  y  aie  pas  été  moi-même  un  ob-  i 
slacle  ^  vous  bénirez  la  bonté  divine,  qui  vous  aura  conduits  j 
à  la  pompe  funèbre  de  cette  pieuse  princesse,  où  vous  au-  i 
rez  peut-être  trouvé  le  commencement  de  la  véritable  vie.  > 
Et    TOUS,    prince 6,    qui  Tavez    tant    honorée   pendant! 
quelle  étoit  au  monde  ;  qui,  favorable  interprète  de  ses! 
moindres  désirs,  continuez  votre  protection  et  vos    soins! 
à  tout  ce  qui  lui  fut  cher  ;  et  qui  lui  donnez  les  dernières } 
iïiarques    de  piété  avec  tant  de  magnificence  et  tant  de  I 

1  Ibi  erit  fletus  et  stridor  dentium.  Matt.  c.  viii,  v.  12.  —  Pleur  au  i 
singulier  ;  licence  qu'il  ne  faudrait  pas  imiter.  '       ' 

"^  Ad  quem  autem  respiciam,  nisi  ad  pauperculum  et  contritum  spi-  i 
ntu,  et  trementem  sermones  mcos...  Audiie  verbum  Domini,  qui  tre- 
mitis  ad  verbum  ejus.  Uai.  c.  lxvi,  v.  2,  5.  ■ 

3  «  Peu  connus,  etc.  »  On  aime  à  voir  Bossuet,  au  milieu  de  ces  i 
apostrophes  éloquentes,  et  de  ces  effrayantes  menaces,  chercher  pour  i 
ainsi  dire  des  yeux,  dans  une  partie  obscure,  derrière  quelque  pilier  de  [ 
I  église,  les  fidèles  pauvres  et  ignorés,  cachés  derrière  les  gens  des  grands  i 
seigneurs  et  des  princes.  La  leçon  n'en  est  que  plus  sensible  pour  ces  i 
derniers.  Ce  souvenir  plein  de  l'onction  et  de  l'esprit  évangélique  amène  i 
d  ailleurs  un  ton  plus  doux,  et  prépare  les  paroles  touchantes  par  les-  i 
quelles  l'orateur  prend  congé  de  son  audience. 

*  Respicite  et  levate  capiia  vestra  :  quoniam  appropinquat  redemptio  I 
vestra.  Luc.  c.  xxi,  v.  28.  : 

■'  «  Un  obstacle.  »  Cette  restriction  exprime  une  défiance  sincère; 
Bossuet  s'effraie  de  la  grandeur  de  son  ministère,  de  sa  responsabilité, 
de  l'importance  de  la  parole  divine.  Voy.  page  5,  note  8.  En  voici  en- 
core un  bel  exemple  :  «  Serez-vous  assez  heureux  pour  profiter  de  cet 
'(  avis  et  pour  prévenir  sa  colère  ?  Allez,  messieurs,  et  pensez-y.  Ne 
«  songez  point  au  prédicateur  qui  vous  a  parlé,  ni  s'il  a  bien  dit, 
«  ni  s  il  a  mal  dit;  qu'importe  ce  qu'ail  dit  un  homme  mortel  ?  Il  y  a 
«  un  prédicateur  invisible  qui  prêche  dans  le  fond  des  cœurs  'p.  210, 
"  n.  5  )  ;  c'est  celui-là  que  les  prédicateurs  et  les  auditeurs  doivent 
<(  écouter;  c'est  lui  qui  parle  intérieurement  à  celui  qui  parle  au  de- 
«  hors,  et  c'est  lui  que  doivent  entendre  au  dedans  du  cœur  tous  ceux 
<f  qui  prêtent  l'oreille  aux  discours  sacrés.»  Sermon  pour  la  profession 
fie  foi  de  Mtae  de  La  Vallière. 

6  «  Prince,  n  Le  duc  d'Enghien.  Nous  avons  signalé  plus  d'une  fois 
ces  apostrophes  commandées  à  l'orateur  par  l'éUquette,  et  dont  Bos- 
suet se  tire  toujours  avec  bonheur. 


D'AXXE  DE  GONZAGUE.  211 

zèle^  :  vous,  princesse,  qui  gémissez  en  lui  rendant  ce  triste 
devoir ,  et  qui  avez  espéré  de  la  voir  revivre  dans  ce  dis- 
cours-, que  vous  dirai-je  pour  vous  consoler?  Comment 
pourrai-je,  madame,  arrêter  ce  torrent  de  larmes  que  le 
temps  n  a  pas  épuisé,  que  tant  de  justes  sujets  de  joie""^  n'ont 
pas  tari?  Reconnoissez  ici  le  monde;  reconnoissez  ses 
maux  toujours  plus  réels  que  ses  biens,  et  ses  douleurs  par 
conséquent  plus  vives  et  plus  pénétrantes  que  ses  joies*. 
Vous  avez  perdu  ces  heureux  moments  où  vous  jouissiez 
des  tendresses  d'ime  mère  qui  n'eut  jamais  son  égale* 
vous  avez  perdu  cette  source  inépuisable  de  sages  conseils; 
vous  avez  perdu  ces  consolations  qui,  par  un  charme  secret^, 
faisoient  oublier  les  maux  dont  la  vie  humaine  n'est  jamais 
exempte.  Mais  il  vous  reste  ce  qu'il  y  a  de  plus  précieux; 
l'espérance  de  la  rejoindre  dans  le  jour  de  l'éternité,  et  en 
attendant  sur  la  terre  le  souvenir  de  ses  instructions, 
l'image  de  ses  vertus,  et  les  exemples  de  sa  vie^. 

1  «  Tant  de  magnificence  et  de  zèle.  »  «  Personne  n'a  porté  si  loin 
«  l'invention,  l'exécution,  l'industrie,  les  agréments  ni  les  magnificences 
«  des  fêtes,  dont  il  savoit  surprendre  et  enchanter,  et  dans  toutes  les 
«  espèces  imaginables...  C'éloit  les  grâces,  la  magnificence,  la  galan- 
«  terie  même,  un  Jupiter  transformé  en  pluie  d'or.  »  St.-SiMON.  —  Le 
duc  d'Enghien  est  mort  le  ler  avril  1709.  Voyez  son  portrait  dans  les 
notes  sur  l'oraison  funèbre  du  prince  de  Condé. 

■2  «  Revivre  dans  ce  discours.  »  Allusion  involontaire  à  l'admiration 
qu'excitait  le  génie  de  Bossuet. 

3  «  Tant  de  justes  sujets  de  joie.  »  «  M«i2  la  princesse  était  la  conti- 
<(  nuelle  victime  de  son  mari.. .  Elle  étoit  laide,  bossue,  un  peu  tortue 
«  et  sans  esprit,  mais  douée  de  beaucoup  de  vertu,  de  piété  et  de 
«  douceur,  dont  eile  eut  à  faire  un  pénible  et  continuel  usage  tant  que 
«  son  mariage  dura,  ce  qui  fut  plus  de  quarante-cinq  ans...  Sa  piété  , 
«  son  attention  infatigable,  sa  douceur,  sa  soumission  de  novice  ne 
«  purent  la  garantir  des  injures  fréquentes...  Elle  n'étoit  pas  maîtresse 
«  des  plus  petites  choses  ;  elle  n'en  osoit  demander  ni  proposer  au- 
(c   cune.  »   St. -Simon,  c.  ccxxiy  et  dcvi.  —  Morte  le  23  février  1725. 

^  «  Plus  vives  et  j)lus  pénétrantes.  /)  Toujours  les  mêmes  idées,  et 
toujours  la  même  force,  la  même  originalité. 

•^  «  Par  un  charme  secret,  n  Redoublements  d'idée  expressifs  c( 
touchants.  Voyez,  page  81,  «  une  espèce  de  charme  divin.  » 

6  «  Les  exemples  de  sa  vie.»  Cette  dernière  page,  pleine  de  dignité, 
d'onction,  de  mélancolie,  laisse  dans  l'âme  une  impression  douce  et 
triste,  plus  sensible  par  le  contraste  des  grands  mouvements  qui  pré- 
cèdent. Rien  de  plus  touchant  que  ces  consolations  graves  et  affec- 
tueuses, que  ces  conseils  aux  enfants,  aux  amis  des  morts,  par  lesquels 
Bossuet  aime  à  terminer  ses  discours,  et  à  reposer  son  âme  et  celles  de 
.ses  auditeurs. 


ORAISOxN  FUNÈBRE 
DE  MESSIRE  MICHEL  LE  ÏELLIER, 

CHEVALIER,  CHANCELIER  DE  FRANCE. 


NOTICE   SUR  MICHEL   LE   TELLIER. 

L'oraison  funèbre  du  chancelier  Le  Tellier,  par  Bossuet,  est  à  peu 
pou  prés  la  biographie  la  plus  compkHe  qu'on  puisse  faire  de  lui.  Il  n'y 
manque,  comme  dans  toutes  les  oraisons  funèbres,  que  les  côtés  fâcheux 
du  héros,  et  les  ombres  du  tableau  :  on  les  trouvera  dans  le  portrait 
placé  à  la  suite  de  cette  notice. 

Né  le  19  avril  1605,  d'un  conseiller  à  la  cour  des  aides,  seigneur  de 
Chaville,  il  fut  successivement  conseiller  au  grand  conseil  (en  1624), 
procureur  du  roi  au  Châlelet  de  Paris  (1631),  puis  maître  des  requêtes 
(1638),  et  travailla  avec  le  chancelier  Séguier  et  Omer  Talon  à  la  ré- 
pression du  soulèvement  de  Normandie.  Ce  fait,  oublié  par  Bossuet,  se 
trouve  rappelé  dans  le  discours  de  Fléchier.  L'habileté  qu'il  y  déploya 
lui  valut  l'intendance  de  l'armée  de  Piémont  (1640).  Il  y  vit  Mazarin  ; 
il  y  fut  connu  de  lui,  et  porté  au  secrétariat  de  la  guerre  en  1643.  Dés 
lors,  il  fut  l'homme  du  cardinal;  pendant  la  Fronde,  il  lui  rendit  les 
plus  grands  services  (Voyez  toute  la  seconde  partie).  11  prit  une  part  im- 
portante au  traité  de  Rueil  (1649),  à  la  captivité  des  princes  (1650)  ; 
sauva  par  son  habileté  Péronne  des  mains  des  Espagnols  (1854)^  et  eut 
toute  la  confiance  de  Mazarin  dans  les  négociations  qui  amenèrent  la 
paix  des  Pyrénées  (1659).  Mazarin  l'en  récompensa.  Le  Tellier  eut  la 
charge  de  trésorier  des  ordres  du  roi,  et  obtint  pour  son  fils  aîné 
survivance  de  celle  de  secrétaire  d'Etat.  Ce  fils  aîné  était  le  marquis  de 
Louvois,  qui  n'avait  alors  que  treize  ans.  Sa  mère  se  nommait  Elisabeth 
Turpin  ;  elle  était  fille  de  Jean  Turpin,  seigneur  de  Vauvredon,  et  con- 
seiller d'Etat.  Le  Tellier  l'épousa  en  1640,  et  en  eut  trois  enfants,  deux 
garçons  et  une  fille.  Le  second  des  fils  fut  ce  fameux  archevêque  de 
Reims,  an  i  de  Bc  ssuet.  (Voyez  plus  loin  page  214.) 

Le  Tellier  eut  l'honneur  de  contribuer  à  la  fortune  de  Colbert  (dont 
il  fut  plus  lard  l'ennemi  acharné,  ainsi  que  son  fils  Louvois),  et  le  mal- 
heur d'être  l'un  des  plus  implacables  persécuteurs  de  Fouquet  (1661) 
Voltaire  dit,  à  ce  sujet  :  «  Quand  on  lit  son  oraison  funèbre,  et  qu'on 
«  la  compare  avec  sa  conduite,  que  peut-on  penser,  sinon  qu'une  oraison 
«  funèbre  n'est  qu'une  déclamation?  »  {Siècle  de  Louis  XIV,  c.  xxv.) 
Voltaire  n'a  pas  fait  assez  la  part  des  préventions  et  des  erreurs  invo- 
lontaires auxquelles  n'échappent  jamais  les  contemporains. 

Le  Tellier,  que  Louis  XIV  honora  toujours  d'une  confiance  particu- 
lière, continua  encore  pendant  cinq  années  d'exercer  les  fonctions  de 
conseiller  d'Etat.  En  1666,  étant  alors  plus  que  sexagénaire,  il  remit  sa 
charge  à  son  fils,  Louvois,  qui  avait  vingt-cinq  ans,  et  qui  la  remplit 
jusqu'à  l'âge  de  cinquante  ans,  où  i!  mourut  (1691),  n'ayant  survécu  â 


NOTICE  SUR  MICHEL  LE  TELLIER.  :2i."> 

son  përc  que  de  six  années.  LeTellier  conserva  cependant  les  honneurs 
alîachés  au  minislère,  et  ne  cessa  pas  d'assister  au  conseil.  Il  y  avait 
onze  ans  que  son  flls  l'avait  remplacé,  et  il  avait  atteint  sa  soixante- 
quatorzième  ann^,  lorsque  Louis  XIV  le  revêtit,  en  1677,  de  la  dignité 
de  chancelier  et  de  garde  des  sceaux.  En  remerciant  le  roi,  il  lui  dit 
ce  mot  célèbre  :  «  Sire,  vous  avez  voulu  honorer  ma  famille  et  cou- 
«  ronner  mon  tombeau.  »  Les  huit  années  pendant  lesquelles  Le  Tel- 
lier  demeura  dans  cette  haute  place  furent  marquées  par  des  actes 
d'une  grande  sagesse  *. 

Ce  fut  une  de  ses  réformes  importantes,  que  d'exiger  plus  de  régu- 
larité et  d'instruction  des  jeunes  magistrats.  «  M.  Le  Tellier  (dit  Flé- 
«  chier),  comme  un  autre  >Ioïse**,  partagea  son  esprit  avec  ceux  qui 
«  se  trouvoient  associés  à  sa  judicalure,  esprit  de  régularité  et  d'ordre. 
«  Une  téméraire  jeunesse  sejetoit  sans  étude  et  sans  connoissance  dans 
«  les  charges  de  la  robe  :  on  entroit  dans  le  sanctuaire  des  lois  en  vio- 
«  lant  la  première  loi,  qui  veut  qu'on  soit  instruit  de  sa  profession.  Pour 
«  obtenir  les  privilèges,  il  suRisoit  d'avoir  de  quoi  les  acheter. . .  Il  ré- 
«  tablit  les  études,  et  fit  revivre  dans  les  écoles  de  droit  les  exercices 
«  publics  et  solennels.  » 

Le  dernier  acte  de  sa  vie,  le  plus  grave,  le  plus  difficile  à  juger,  fut 
la  révocation  de  l'Edii  de  Nantes  ^Voyez  5^  Partie,  no4).  Il  mourut  peu 
de  temps  après  (1685',  à  l'âge  de  quatre-vingt-trois  ans.  Voici  son  por- 
trait tiacé  par  un  contemporain,  homme  d'esprit,  mais  dont  il  faut  se 
défier,  à  cause  de  l'extrême  irrégularité  de  sa  vie,  et  de  l'extravagance 
de  ses  habitudes,  qui  n'étaient  celles  ni  d'un  abbé  ni  dun  historien. 

«  Michel  Le  Tellier  avoit  reçu  de  la  nature  toutes  les  grâces  de  l'ex- 
térieur :  un  visage  agréable,  les  yeux  brillants,  les  couleurs  du  lein? 
vives,  un  sourire  spirituel,  qui  prévenoit  en  sa  faveur.  Il  avoit  tous  les 
dehors  d'un  honnête  homme,  l'esprit  doux,  facile,  insinuant  ;  il  parloit 
avec  tant  de  circonspection,  qu'on  le  croyoit  plus  habile  qu'il  n'étqit  ; 
et  souvent  on  attribuoit  à  sagesse  ce  qui  ne  venoit  que  d'ignorance. 
Modeste  sans  affectation,  cachant  sa  faveur  avec  autant  de  soin  que 
son  bien,  la  fortune  la  plus  éclatante  et  la  première  charge  de  l'Etat 
ne  lui  firent  pas  oublier  que  son  grand-père  avoit  été  conseiller  de  la 
cour  des  aides.  Il  ne  fit  jamais  vanité  d'une  belle  et  fausse  généalogie, 
et,  il  faut  rendre  justice  à  ses  enfants,  ils  ont  imité  sa  sagesse  et  sa  mo- 
destie sur  ce  point-là,  et  n'ont  point  endossé  un  ridicule  fort  ordinaire 
aux  gens  de  nouvelle  fabrique.  Mais  aussi  se  donna-t-il  par  là  l'exclu- 
sion à  la  pairie...  11  promettoit  beaucoup,  et  tenoit  peu;  timide  dans 
les  affaires  de  sa  famille,  courageux  et  même  entreprenant  dans  celles 
de  l'Etat  :  génie  médiocre,  vues  bornées  ;  peu  propre  à  tenir  les  pre- 
caières  places,  où  il  payoit  souvent  de  discrétion,  mais  assez  ferme  à 
suivre  un  plan,  quand  une  fois  il  avoit  aidé  à  le  former  :  incapable  d'en 
être  détourné  par  ses  passions,  dont  il  étoit  toujours  le  maître;  régu- 
lier et  civil  dans  le  commerce  de  la  vie,  où  il  ne  jetoil  jamais  que  des 
fleurs  (c'étoit  aussi  tout  ce  qu'on  pouvoit  espérer  de  son  amitié);  mais 
ennemi  dangereux,  cherchant  l'occasion  de  frapper  sur  celui  qui  l'avoil 
offensé,  et  frappant  toujours  en  secret,  par  la  peur  de  se  faire  des  en- 
nemis, qu'il  ne  méprisoit  pas,  quelque  petits  qu'ils  fussent.  Il  ne  laissoil 
pas  de  sentir  les  obligations  de  son  emploi  et  les  devoirs  de  son  état, 
auxquels  il  a  toujours  été  fidèle.  »  Mémoires  de  l'abbe  de  Choisy. 

Une  partie  de  ces  détails  est  empruntée  à  une  notice  de  Duss lult  «ur  Le 
Tellier. 

**ExoDB,  i8. 


214  NOTICE  SUR  MICHEL  LE  ÏELLIER.  * 

«  Il  y  avait  à  peine  cinq  mois  que  Bossuet  venait  de  prononcer  Vo-\) 
raison  funèbre  de  la  princesse  Palatine,  qu'il  se  vit  encore  forcé,  pari 
des  considérations  puissantes  sur  son  cœur,  à  rendre  les  mêmes  honneurs  ]j 
à  la  mémoire  d'un  homme   qui  lui  avait  rendu  des  services  important?  (j 
dans  sa  jeunesse,  et  dont  le  (ils  avait  é<?alement  des  droits  à  sa  recon-  1 
naissance.  Le  chancelier  Le  Tellier  avait  été  un  des  premiers  auteurs  de 
l'élévation  de  Bossuet,  par  ces  témoignages  indirects  qu'un  ministre  est 
à  portée  de  rendre  sans  compromettre  ni  user  son  crédit,  et  qui  sou- 
vent ont  plus  de  succès  que  des  sollicitations  éclatantes.  Sans  sortir  de 
la  circonspection  naturelle  de  son  caractère,  il  avait  accoutumé  de  bonne 
heure  l'oreille  de  Louis  XIV  à  entendre  le  nom  de  Bossuet  comme  ce- 
lui de  l'un  des  ecclésiastiques  de  son  royaume  qui  devait  le  plus  honorer 
le  discernement  et  le  choix  d'un  monarque  digne  d'apprécier  son  génie 
et  ses  talents...  L'archevêque  de  Reims,  fils  du  chancelier,  avait  éga- 
lement rendu  un  service  très-important  à  Bossuet  encore  jeune  a  l'oc- 
casion de  son  procès  pour  le   prieuré  de  Gassicourt.   Depuis  cetfe  épo- 
que,  l'archevêque  de  Reims  s'était   toujours  honoré  du  titre  d'ami  de 
Bossuet,  et  plus  souvent  encore  de  celui  de  son  admirateur. 

«  Un  amour-propre  assez  naturel  faisait  vivement  désirer  à  l'archevê- 
que de  Reims  que  l'homme  le  plus  éloquent  de  son  siècle  fût  l'historien 
et  le  panégyriste  de  son  père.  Bossuet  ne  put  refuser  à  l'amitié  et  à  la 
reconnaissance  un  témoignage  qu'on  lui  demandait  comme  une  grâce,  et 
qui  lui  parut  un  devoir.  L'archevêque  de  Reimsne  fut  trompé  ni  dans'ses 
conjectures  ni  dans  ses  espérances;  et  le  chancelier  Le  Tellier  est  resté 
plus  connu  par  l'oraison  funèbre  de  Bossuet  que  par  son  ministère*. 
'      «  Celte  oraison  funèbre  est  une  belle  histoire,  et  Bossuet  s'y  montre 
I  en  beaucoup  d'endroits  le  rival  de  Tacite.  On  a  peine   à  comprendre 
— ^  I  comment  elle  n'a  jamais  été  appréciée  comme  il   nous  semble  qu'elle 
;   mérite  de  l'être.  Celte  espèce  de  prévention  ne  peut  être  attribuée  qu'à 
'  la  nature  même  du  sujet...  Il  faut  convenir  en  effet  que  le  chancelier  Le 
Tellier  n'avait,   ni   dans  son  caractère  ni  dans  sa  vie  publique,   cette 
énergie  et  cet  éclat  qui  préparent  l'imagination  à  un  grand  intérêt  ou  à 
de  fortes  émotions. 

«  Mais  c'était  la  difTiculté  même  d'obtenir  de  grands  effets  d'un  sujet 
aussi  simple,  aussi  peu  favorable  aux  mouvements  oratoires,  sans  jamais 
en  sortir,  sans  jamais  avoir  recours  à  des  faits,  à  des  personnages,  à  des 
ornements  étrangers,  qui  demandait  tout  le  talent  de  Bossuet.  Le  chan- 
celier Le  Tellier  avait  été  associé  à  des  événements  et  à  des  person- 
nages célèbres  ;  'et  Bossuet  a  fait  de  l'hisloire  d'un  homme  sage,  pru- 
dent et  calme,  l'histoire  la  plus  fidèle  d'un  temps  remarquable  par  de 
grands  mouvements  et  de  grandes  vicissitudes.  Il  a  donné  à  ce  tableau 
historique  toutes  les  couleurs  les  plus  propres  à  jeter  un  nouvel  éclat 
sur  un  siècle  que  l'imagination  est  accoutumée  à  se  représenter  comme 
l'une  des  époques  les  plus  brillantes  par  l'esprit,  la  valeur  et  les  grâces. 
Bossuet  a  plus  fait  encore  :  s'élevant  au-dessus  de  ces  dehors  frivoles 
et  séduisants,  il  a  su  donner  à  l'histoire  son  \éritable  caractère,  en  at- 
tachant à  ses  récits  des  réflexions  aussi  justes  que  profondes,  aussi 
éclatantes  par  la  pensée  qu'énergiques  et  pittoresques  par  l'expres- 
sion. »  Le  cardinal  de  Bausset,  Histoire  de  Bossuet,  liv.  viii. 

Ajoutons  que  Fléchier  fut  aussi  son  panégyriste,  et  vint,  comme  pour 
l'élo^je  de  Marie-Tliérèse,  répéter  à  sa  manière,  avec  son  esprit  délicat,  mais 
froid,  quelques-unes  des  idées  déjà  traitées  par  Bossuet.  Dans  sa  péroraison,  il 
fait  allusion  à  cette  oraison  funèbre  du  maître  qui  lavait  précédé. 


ORAISON    FUNÈBRE 
DE  MESSIRE  MICHEL   LE  ÏELLIER, 

CHEVALIER,  CHANCELIER  DE  FRANCE, 

PR0N0>ÎCÉE    DANS   l'ÉGLISE    PAROISSIALE    DE    SAINT-GERVAIS , 
OU  IL  EST   INHUME,   LE  25   JANVIER   1686. 

Posside  sapientiara,  acquire  pnuicniiam;  «rripe  illara,  et  exnJtabit  te  : 
gloriticaberis  ab  eâ,  cùm  eam  fueiis  amplexatus  '.' 

Possédez  la  sajjesse ,  et  acquérez  la  prudence  :  si  vous  la  cherchez  avec 
ardeur,  elle  vous  élèvera,  et  vous  remplira  de  gloire  quand  vous  l'aurez  em- 
brassée. Pfiov.  c.  IV,  v.  7  et  8. 

[PLAN  DU  DISCOURS  :  —  Exorde,  que  remplissent  en  entier  la  Pro- 
position et  la  Division.  —  L'éloge  du  chancelier  est  celui  de  la  sagesse 
divine.  —  Trois  caractères  dans  sa  vie  :  1°  modestie,  2"  désintéres- 
sement, 50  amour  des  biens  éternels. 

Première  partie,  l»  Débuts  de  Le  Tellier  en  Piémont.  —  Comment  iL 
comprenait  la  justice.  —  2'^  Devoirs  du  juge,  que  Dieu  juge  lui-même. 
—  Dangers  de  l'ambition.  —  30  Sagesse  consommée  de  Le  Tellier.  — 
Sa  vie  dans  la  retraite.  —  Eloge  de  Louvois, 

Deuxième  partie.  Rôle  de  Le  Tellier  dans  la  Fronde.  —  Dangers 
qu'il  y  courut.  —  Portrait  du  cardinal  de  Retz.  —  Portrait  et  mort 
de  Mazarin. 

Troisième  partie,  lo  Administralion  de  Le  Tellier  au  sceau  et  au  con- 
seil. —  Comment  il  rendait  la  justice.  —  2»  Son  administration  dans 
les  affaires  ecclésiastiques.  —  Faiblesse  et  douleurs  de  l'Eglise.  — 
50  Réformes  opérées;  conseils  aux  ecclésiastiques.  —  4»  Lutte  contre 
l'hérésie.  —  Conversions. 

Quairième  partie.  Derniers  moments  du  chancelier.  —  Nécessité  de  se 
détacher  des  biens  terrestres.  —  Enseignements  aux  riches. 

PÉRORAISON.  —  Driôveté  de  la  vie  :  vanité  du  monde  :  nécessité  d'ac- 
quérir des  richesses  incorruptibles.] 

Messeigneurs  ^, 

1°  ExoRDE.  —  En  louant  Thomme  incomparable  ^  dont 
cette  illustre  assemblée  célèbre  les  funérailles  et  honore 

1  Texte  bien  choisi  :  il  n'était  pas  facile  d'en  trouver  un  qui  caracté- 
risât aussi  exactement  le  chancelier.  Celui  de  Fléchier  est  également 
heureux  ;  seulement,  il  en  a  tiré  parfois  des  allusions  subtiles  :  «  Usque 
«  in  senectutem  permansit  ei  virlus,  ut  ascenderet  in  excelsum  terrai 
«  locum  ;  et  semen  ipsius  oblinuit  hœreditatem,  ut  vidèrent  omnes  filii 
«  Israël  quia  bonum  est  obsequi  sanclo  Deo.»  «  Sa  vertu  s'est  soutenue 
«  jusqu'à  sa  vieillesse;  elle  l'a  fait  monter  aux  lieux  élevés  de  la  terre: 
.«  sa  postérité  a  recueilli  son  héritage,  afin  que  les  enfants  d'Israël  con- 
«  noissent  qu'il  est  bon  d'obéir  au  Dieu  saint.  »  Au  livre  de  YEcclésias- 
tique.,  c.  xvi. 

2  A  messeigneurs  les  évêques,  qui  tétaient  présents  en  habit. 

:    3  «  Incomparable.  »  Expression  trop  hyperbolique.  Incomparable  ef 


4if>  ORAISON  FUNÈBRE  i 

les  vertus,  je  louerai  la  sagesse  même  :  et  la  sagesse  que  ji*  J 
dois  louer  dans  ce  discours  ^  n'est  pas  celle  qui  élève  les  li! 
hommes  et  qui  agrandit  les  maisons  ;  ni  celle  qui  gouverne  j.j 
les  empires,  qui  règle  la  paix  et  la  guerre,  et  enfm  qui  r 
dicte  les  lois,  et  qui  dispense  les  grâces  ^.  Car  encore  que 
ce  grand  ministre  ^,  choisi  par  la  divine  Providence  pour 
présider  aux  conseils  du  plus  sage  de  tous  les  rois  **,  ail 
été  le  digne  instrument  des  desseins  les  mieux  concertés 
que  TEurope  ait  jamais  vus;  encore  que  la  sagesse,  après 
l'avoir  gouverné  ^  dès  son  enfance.  Tait  porté  aux  plus  grands  î 
honneurs  et  au  comble  des  félicité  humaines;  sa  (m  nous  |i 
a  fait  paroître  que  ce  n'étoit  pas  pour  ces  avantages  qu'il 
en  écoutoit  les  conseils  ^.  Ce  que  nous  lui  avons  vu  quitter 
sans  peine  "^  n'étoit  pas  Tobjet  de  son  amour.  11  a  connu  la 
sagesse  que  le  monde  ne  connoît  pas  ^  ;  cette  sagesse  ce  qui  |i 

supérieur  ne  sont  pas  la  même  chose  ;  Bossuet  n'en  aurait  pas  plus  dit  ï 
d'un  saint.  11  faut  pourtant  se  rappeler  que  ces  hyperboles  n'étaient  jt 
pas  rares  au  dix-septième  siècle  :  la  poésie  en  avait  donné  Thabitude.  il 

CÉSAR.     Antoine,  avez-vous  vu  cette  reine  adorable?  I 

Ant.         Oui,  seigneur,  je  l'ai  vue  :  eWe  e9,i  incomparable.  1 

P.  Corneille,  la  Mort  de  Pompée,  m,  3.  j 

*  «  Et  la  sagesse  etc.  »  Remarquez  comme  Bossuet  entre  tout  d'abord  | 
dans  les  idées  générales  et  les  enseignements  religieux.  —  «  La  sagesse  \ 
qui  agrandit  les  maisons.  »  Fléchier,  dans  son  exorde,  a  développé  i 
celte  idée  par  des  antithèses  élégantes,  mais  froides  :  «  Il  envisage,  non  l 
«  pas  sa  fortune,  mais  sa  vertu  ;  les  services  qu'il  a  rendus,  non  pas  les  [ 
«  places  qu'il  a  remplies;  les  dotis  qu'il  a  reçus  du  ciel,  non  pas  les  hon- 

«  neurs  qu'on  lui  a  rendus  sur  la  terre  ;  en  un  mot,  les  exemples  que 
«  votre  raison  vous  doit  faire  suivre,  et  non  pas  les  grandeurs  que  votre 
«  orgueil  pourrait  vous  faire  désirer.  » 

2  ((  Qui  dispense  les  grâces.  »  Exem])le  de  définition  par  énuméra- 
tion  et  par  élimination,;  mojen  commode  et  presque  toujours  sûr  d'ar- 
river à  une  notion  précise.  On  commence  par  dire  ce  qu'une  chose 
n'est  pas,  pour  arriver  à  ce  qu'elle  est.  C'est  l'argument  des  contraires, 

3  «  Encore  que.  »  Tour  vieilli  :  conjonction  restrictive  un  peu  lente. 

*  «  Du  plus  sage  de  tous  les  rois.  »  Toujours  les  éloges  officiels  i 
adressés  à  Louis  XIV.  Voyez  page  38,  n.  5. 

!j  «  Gouverné.  »  On  ne  dit  guère  :  la  sagesse  gouverne  un  homme. 

6  «  Sa  fin  nous  a  fait  paroître,  etc.  »  Longue  période,  qui  se  termine  , 
par  une  idée  brève  et  concise,  opposée  aux  longs  développements  de  ^ 
l'idée  contraire.  Ce  procédé  de  style,  qui  fait  si  bien  valoir  les  con- 
trastes, et  qui  prête  si  bien  au  trait^  est  familier  à  La  Bruyère.  —  ,■ 
Nous  a  fait  paroître  pour  nous  a  fait  voir,  locution  peu  usitée,  surtout  .j 
avec  une  proposition  pour  régime.  Voyez  page  201,  note  7.  ., 

"'  ft  Ce  que  nous  lui  avons  vu  quitter,  etc.  »  Exemple  A'enthymème.  ,; 
ire  Proposition.  On  n'aime  pas  ce  que  l'on  quitte  sans  peine.  2^  Pru-  .] 
pos.  Nous  l'avons  vu,  etc.  5^  Propos.  Donc,  etc.  .1 

s  «  Que  le  monde  ne  connoît  pas.  n  Antithèse  expressive  et  tou-  ; 
chante  ;  elle  résume  une  grande  idée  en  un  root.  , 

'{ 


DE  MICHEL  LE  TELLiER.  217 

a  vient  d'en  haut,  qui  descend  du  Père  des  lumières  \  » 
et  qui  fait  marcher  les  hommes  dans  les  sentiers  de  la  jus- 
tice -.  C/est  elle  dont  la  prévoyance  s'étend  aux  siècles  fu- 
turs, et  enferme  dans  ses  desseins  Téternité  tout  entières 
Touché  de  ses  immortels  et  invisibles  attraits  \  il  Ta  re- 
cherchée avec  ardeur,  selon  le  précepte  du  Sage,  a  La  sa- 
«  gesse  vous  élèvera,  dit  Salonion,  et  vous  donnera  de  Ja 
«  gloire  quand  vous  l'aurez  embrassée  ^  ;  »  mais  ce  sera 
une  gloire  que  le  sens  humain  «  ne  peut  comprendre. 
Comme  ce  sage  et  puissant  ministre  aspiroit  à  cette  gloire, 
il  l'a  préférée  à  celle  dont  il  se  voyoit  environné  sur  la  terre. 
C'est  pourquoi  "^  sa  modération  l'a  toujours  mis  au-dessus 
de  sa  fortune.  Incapable  d'être  ébloui  des  grandeurs  hu- 
maines, comme  il  y  paroît  sans  ostentation,  il  y  est  vu  sans 
envie®;  et  nous  remarquons  dans  sa  conduite  ces  trois  ca- 
ractère? de  la  véritable  sagesse  ^  :  qu'élevé  sans  empresse- 
ment ^^  aux  premiers  honneurs,  il  a  vécu  aussi  modeste 
que  grand;  que  dans  ses  importants  emplois,  soit  qu'il 
nous  paroisse,  comme  chancelier,  chargé  de  la  principale 
administration  de  la  justice,  ou  que  nous  le  considérions 

*  Sapienlia  desursum  descendons.  Jac,  iir,  15. 

2  «  Le»  sentiers  de  la  justice.  »  Sur  celte  métaphore  emplovée  si 
souvent,  \ojez  page  120,  note  5. 

•^  «  Enferme  dans  ses  desseins  l'Éternité  tout  entière.  »  Expression 
éloquente:  la  sagesse  de  Dieu  comprend  et  enferme  en  elle-même  l'infini. 

*  «  Touché  de  ses  immortels  attraits,  w  Cette  expression  a  toujours 
beaucoup  de  force  dans  Bossuet. 

^  «  La  sagesse  vous  élèvera,  etc.  »  Répétition  du  texte  du  discours. 

^  «  Le  sens  humain.  »  Latinisme  et  locution  peu  usitée. 

'  «  C'est  pourquoi.  »  Conjonction  peu  employée  maintenant.  Dans 
Bossuet,  elle  marque  toujours  une  conclusion  positive,  et  a  le  sens  de 
Voiià  pourquoi. 

8  «  Comme  il  y  paroît,  etc.  »  Exemple  de  déduction  par  anlithèse. 

^  «  Ces  trois  caractères,  etc.  »  Proposition  et  division.  Ce  sont  elles 
qui  remplissent  l'exordetout  entier.  Cette  di\ision  rigoureuse  conviendrait 
tout  à  fait  à  un  sermon,  et  rappelle  celles  de  Bourdaloue  ;  mais  ici  elle 
na  d'autre  but  que  de  poser  nettement  les  principales  idées  du  sujet. 
Bossuet  ne  s'astreint  nullement  à  reproduire  exactement  ses  trois  points; 
il  serait  même  bien  difficile  de  les  trouver  développés  à  part  et  d'une 
nunière  spéciale,  sauf  cependant  le  dernier.  —  Voici  la  division  de 
riéchier  :  «  Je  viens  vous  montrer  par  quels  emplois  le  ciel  avait  prê- 
te paré  ce  grand  homme,  par  quelles  voies  il  l'a  conduit,  par  qu(!ls  se- 
«  cours  il  l'a  soutenu  dans  les  dignités  éminenles,  et  recueillir  en  sa 
«  personne  la  fidélité  d'un  sujet,  la  sagesse  d'un  ministre  d'Etat,  la 
«  Justice  d'un  chancelier.  » 

^'^  «  Elevé  sans  empressement.  »  Expression  incorrecte  ;  car  elle  ia- 
Jiquerait  plutôt  l'indifférence  du  prince  que  celle  de  Le  Tellier. 

10 


218  ORAISON  FUNÈBRE] 

dans  les  autres  occupations  d'un  long  ministère,  supérieur 
à  ses  intérêts  \  il  n'a  regardé  que  le  bien  public;  et  qu'enfin 
dans  une  heureuse  vieillesse,  prêt  à  rendre  avec  sa  grande 
âme  le  sacré  dépôt  de  l'autorité,  si  bien  confié  à  ses  soins, 
il  a  vu  disparoître  toute  sa  grandeur  avec  sa  vie  sans  qu'il 
lui  en  ait  coûté  un  seul  soupir'-;  tant  il  avoit  mis  en  lieu 
haut  et  inaccessible  à  la  mort  son  cœur  et  ses  espérances  ^  ! 
De  sorte  qu'il  nous  paroît  *,  selon  la  promesse  du  Sage, 
dans  «  une  gloire  immortelle,  »  pour  s'être  soumis  aux 
lois  de  la  véritable  sagesse,  et  pour  avoir  fait  céder  à  la 
modestie  l'éclat  ambi  tieux  des  grandeurs  humaines,  l'intérêt 
particulier  à  l'amour  du  bien  public,  et  la  vie  même  au 
désir  des  biens  éternels  ^.  C'est  la  gloire  qu'a  remportée 
très-haut  et  puissant  seigneur  messire  Michel  le  Tellier, 

CHEVALIER,  CHANCELIER  DE  FrANCE  ^. 

jre  Partie.  —  1"  Le  grand  cardinal  de  Richelieu  ache- 
voit  son  glorieux  ministère,  et  finissoit  tout  ensemble  une 
vie  pleine  de  merveilles  ''.  Sous  sa  ferme  et  prévoyante 

1  «  Supérieur  à  ses  intérêts.  »  Incise  qui  contribue  à  rendre  longue 
et  pénible  celle  période  déjà  surchargée  de  détails. 

2  «  Il  a  vu  disparoître,  etc.  »  Ici,  ce  développement  lourd  se  relève 
par  de  grandes  idées  et  par  un  grand  style. 

3  «  Tant  il  avoit  mis  en  lieu  haut,  etc.  »  Idée  noble  et  touchante; 
exemple  d'épiphonème  (p.  27,  n.  3  ;  p.  54,  n.  1). 

*  «  Paroît  »  pour  apparaît.  Bossuet  confond  souvent  ces  deux  mots. 

5  «  La  vie  même,  etc.  »  Exemple  de  redoublement  d'idées.,  et 
d'amplification  progressive. 

6  «  C'est  la  gloire,  etc.  »  Il  y  a  loin  du  ton  froid  de  cet  exorde  à 
l'éloquence  de  ceux  des  premières  oraisons  funèbres,  et  même  à  la 
simplicité  grave  et  éloquente  avec  laquelle  commence  l'éloge  de 
Condé.  C'est  qu'ici  le  sujet  comportait  moins  que  jamais  un  appel  aux 
passions  de  l'auditoire,  et  que  dans  l'éloge  d'un  sage  Bossuet  parle  sur- 
tout à  linlcUigence  et  à  la  raison. 

'i  «  Le  grand  cardinal  de  Richelieu,  etc.  »  Mort  le  4  décembre  1642. 
«  Il  mourut  chargé  d'honneurs  et  de  gloire,  avec  l'éclat  de  beaucoup 
«  de  vertu,  et  la  honte  de  beaucoup  de  grands  défauts,  dont  la  cruauté 
«  et  la  tyrannie  étoient  les  principaux.  »  M™e  de  Motteville.  — 
Bossuet  a  lui-même  résumé  ici  quelques-uns  des  traits  principaux  de 
ce  grand  ministère.  Fléchier  ajoute  à  ce  souvenir  des  réflexions  un  peu 
commune:.,  mais  où  il  y  a  des  détails  heureux.  «  Ce  fut  en  ce  temps 
«  que,  pour  le  malheur  du  royaume,  mourut  ce  cardinal  fameux  par 
«  la  force  de  son  génie,  par  le  succès  de  ses  entreprises,  par  la  beauté 
«  de  son  esprit  ;  à  qui  la  France  devoit  sa  grandeur,  son  repos,  et  sa 
«  politesse.  Quelle  chute,  messieurs,  et  combien  de  fortunes  chance- 
«  ianles  ou  renversées  en  une  seule  !  Que  sont  les  hommes,  lorsqu'au 
«  milieu  de  leurs  espérances  et  de  leurs  établissements,  Dieu,  dont  les 
«  jugements  sont  impénétrables,  brise  le  bras  de  chair  qui  les  appuyoit?... 
«  Les  bienfaits  s'oublient,  les  amitiés  cessent,  la  confiance  s'éloigne^ 


DE  MICHEL  LE  TELLIEU.  219 

conduite,  la  puissance  d'Autriche  cessoit  d'être  redoutée  ^  ; 
et  la  France,  sortie  enfui  des  guerres  civiles-,  commençoit 
à  donner  le  branle^  aux  affaires  de  TEurope.  On  avoit  une 
attention  particulière  à  celles  dllalie,  et  sans  parler  des 
autres  raisons,  Louis  XIII,  de  glorieuse  et  triomphante 
mémoire  *,  devoit  sa  protection  à  la  duchesse  de  Savoie 
sa  sœur^,  et  à  ses  enfants.  Jules  Mazarin  ^,  dont  le  nom 

«  les  services  même  sont  comptés  pour  des  récompenses.  Quand  on  se- 
rt roit  utile,  on  cesse  d'être  agréable  ;  de  nouveaux  intérêts  font  rher- 
«  cher  de  nouveaux  sujets.  Telles  sont  les  vicissitudes  du  monde.  » 
Fléchier,  Oraison  funèbre  de  Michel  Le  Tellier. 

1  «  Cessoit  d'être  redoutée.  »  Il  lui  avait  porté  des  coups  successifs 
et  violents  en  soutenant  ^Yallenstein  contre  elle,  en  donnant  à  Gustave- 
Adolphe  les  moyens  de  lui  faire  une  guerre  terrible  (1652;,  en  favori- 
sant contre  l'Espagne  les  révoltes  de  Portugal  et  de  Catalogne  '1640)  ; 
enfin,  par  les  victoires  de  Banner  et  de  Guebrianl  en  Allemagne  (^1641). 

2  «  Sortie  enfin  des  guerres  ci\iles.  »  Par  la  soumission  des  Pro- 
testants et  l'abaissement  de  la  noblesse,  après  le  supplice  de  Montmo- 
rency (1652),  la  mort  du  comte  de  Soissons  (1641),  et  tous  les  revers 
qu'avaient  entraînés  les  soulèvements  du  duc  dOrléans. 

3  «  Donner  le  branle.  »  Terme  expressif,  et  qui  n'était  point  familier 
au  temps  de  Bossuet. 

On  me  verra  dormir  au  branle  de  sa  roue.  Boileau. 

^  «  De  glorieuse  et  triompliante  mémoire.  »  Il  n'y  a  guère  que  Saint-' 
Simon,  fils  d'un  favori  de  Louis  XIII.  pour  faire  autant  d'éloges  de  ce  roi,| 
à  qui  l'on  a  tant  à  reprocher.  Sa  gloire  et  ses  triomphes  furent  l'œuvre 
de  Piichelieu.  L'histoire  ne  cite  que  les  affaires  de  Coibie  et  du  Pas  der 
Suze  où  il  ait  joué  un  rôle  digne  dun  roi,  quoique  Saint-Simon  prétende; 
«  que  les  Muses  et  les  écrivains  ont  donné  à  P»ichelieu  bien  de  la  gloires 
«  qu'ils  ont  dérobée  à  son  maître.  »  I,  vu. 

s  «  La  duchesse  de  Savoie,  »  Christine,  veuve  de  Victor  Amédée  1er, 
et  régente  pour  son  fils  Charles-Emmanuel  II  (1657).  En  1639,  elle  avait 
à  défendre  sa  régence  contre  ses  deux  beaux-frères,  le  cardinal  Mau- 
rice, et  Thomas,  prince  de  Carignan.  Richelieu,  comme  allié,  s'était 
emparé  du  Piémont,  mais  la  guerre  continuait  avec  le  prince  de  Cari- 
gnan (1642).  —  Ces  autres  raisons  étaient  que  les  états  dé  Savoie  ou- 
vraient aux  Français  l'entrée  de  l'Italie,  comme  aux  ennemis  celle  de  la 
France  orientale,  et  c'étaient  là  des  considérations  bien  autrement  puis- 
santes sur  l'esprit  de  Richelieu  que  ces  raisons  de  famille,  que  Bossuet 
cite  de  préférence,  sans  rien  dire  dp.s  autres. 

6  «  Jules  Mazarin.  »  Né  à  Rome  ou  à  Piscina,  le  14  Juillet  1602, 
mort  à  Paris  le  9  mars  1661.  «Si  grand  dans  notre  histoire.»  li  y  joua 
pourtant  plus  d'une  fois  un  rôle  fâcheux.  —  Voici  le  portrait  de  Mazarin 
par  Fléchier  (ire  p;irtie).  «  Déjà,  pour  le  soutien  d'une  minorité  et 
«  d'une  régence  tumultueuse,  s'étoit  élevé  à  la  cour  un  de  ces  hommes 
«  en  qui  Dieu  met  ses  dons  d'intelligence  et  de  conseil,  et  qu'il  tire  de 
«  temps  en  temps  des  trésors  de  sa  providence  pour  assister  les  rois  et 
«  pour  gouverner  les  royaumes.  Son  adresse  à  concilier  les  esprits  par 
«  des  persuasions  efficaces,  à  préparer  les  événements  par  des  négocia- 
«  tions  pressées  ou  lentes,  à  exciter  ou  à  calmer  les  passions  par  des 
«  intérêts  et  des  vues  politiques,  à  faire  mouvoir  avec  habileté  les  res- 


^20  OKAISON    FL.NEBIΠ

devoit  ùtre  si  grand  dans  notre  histoire,  employé  par  la 
cour  de  Rome  en  diverses  négociations,  s'étoit  donné  à  la 
France;  et  propre  par  son  génie  et  par  ses  correspondances 
à  ménager  les  esprits  de  sa  nation,  il  avoit  fait  prendre  un 
<^ours  si  heureux  aux  conseils  du  cardinal  de  Richelieu, 
que  ce  ministre  se  crut  ohligé  de  l'élever  à  la  pourpre  ^ 
Pa:-'à  il  sembla  montrer  son  successeur  à  la  France;  et  le 
cardinal  Mazarin  s'avançoitsecrèlement  à  la  première  place-. 
En  ces  temps  '^  Michel  Le  Tellier,  encore  maître  des  re- 
quêtes, éloit  intendant  de  justice  en  Piémont*.  Mazarin, 
que  ses  négociations  attiroient  souvent  à  Turin  ^,  fut  ravi 
d'y  trouver  un  homme  d'une  si  grande  capacité,  et  d'une 

«  sorts  ou  delà  guerre  ou  de  la  paix,  l'avoit  fait  regarder  comme  un  nii- 
«  nistre  non-seulement  utile,  mais  encore  nécessaire.  La  pourpre  dont  il 
<(  éloit  revêtu,  la  capacité  qu'il  fit  voir,  et  la  douceur  dont  il  usa,  après 
«  plusieurs  agitations,  le  mirent  enfin  au-dessus  de  l'envie;  et  tout  con- 
«  courant  à  sa  gloire,  le  ciel  même  faisant  servir  à  son  élévation  et  sa 
«  faveur  et  ses  disgrâces,  il  prit  les  rênes  de  l'Etat  :  heureux  d'avoir  aimé 
«  la  France  comme  sa  patrie,  d'avoir  laissé  la  paix  aux  peuples  fatigués 
«  d'une  longue  guerre,  et  plus  encore  d'avoir  appris  l'art  de  régner  el  les 
«  secrets  de  la  royauté  au  premier  monarque  du  monde.  »  —  Mme  de 
Motteville  n'a  pas  tant  flatté  Mazarin.  «  II  avoit,  dit-elle,  une  grande 
«  capacité,  et  surtout  une  industrie  et  une  finesse  merveilleuse  pour 
w  conduire  et  amuser  les  hommes  par  mille  douteuses  et  trompeuses 
«  espérances.  11  ne  faisoit  du  mal  que  par  nécessité  à  ceux  qui  lui  dé- 
({  plaisoient...  Son  caractère  étoit  de  négliger  trop  à  faire  du  bien.  Il 
('  sembloil  n'estimer  aucune  vertu  ni  haïr  aucun  vice...  La  religion  a 
«  été  trop  abandonnée  par  lui,  et  il  a  toujours  eu  trop  d'indifférence 
«  pour  le  sacré  dépôt  que  Dieu  lui  avoit  commis.  Il  éloit  naturellement 
X(  défiant  ;  il  faisoit  profession  de  ne  rien  craindre,  quoiqu'on  effet  sa 
«  plus  grande  application  eût  pour  objet  principal  sa  conservation  par- 
n  iiculière.  »  —  Voyez  aussi  la  notice  sur  Henriette  de  Fiance,  page  2. 

1  «  Un  cours  si  heureux,  que...  »  En  général,  à  part  le  début,  ce 
morceau  historique  marche  avec  lenteur  et  d'une  manière  languissante. 
—  «  De  l'élever  à  la  pourpre.  »  1641.  Il  avait  quitté  l'état  militair*-, 
nais  n'était  pas  dans  les  ordres  et  ne  fui  jamais  prêtre. 

^  ((  S'avançoit  secrètement.  »   Termes  simples  et  expressifs. 

»  «  En  ces  temps.  »  Expression  rare,  qui  n'est  guère  usitée  que  dans 
les  traductions  de  l'Evangile. 

''  «  Inten  ianl  de  justice  en  Piémont.  »  <(  Que  dirai-je  de  cette  inlen- 
«  dance  (jui  fut  comme  un  coup  d'essai  de  son  ministère,  sinon  qu'il  fit  ' 
«  craindre  et  qu'il  fil  aimer  la  France  en  Italie;  qu'il  aida  par  son  unhi>- 
«  trie  à  réunir  les  princes  de  l'auguste  maison  de  Savoie;  qu'il  parut  bon 
«  négociateur  et  bon  courtisan,  et  qu'il  remporlaautantdeslime  el  d'af- 
((  fection  publique  de  ces  pays  étrangers,  qu'il  y  avoit  laissé  d'exemples 
(f  d'uno  sage  et  vertueuse  conduite?  »  Fléchier. 

=  ((  Turin.  »  Capitale  du  Piémont,  que  la  France,  au  nom  de  Ma- 
dame Royale  Christine  de  Savoie,  disputait  aux  Espagnols  et  aux  prinr^'s 
de  Savoie. 


i 


D:  MICHEL   LR  TI-LUKU.  :i^r 

conduite  si  sûre  dans  les  atVaires  :  car  les  ordres  de  la  cour 
obligeoieiit  rambassadeiii-  à  concerter  toutes  choses  avec 
l'intendant,  à  qui  la  divine  Providence  faisoit  faire  ce  léger 
apprentissage  des  afFiires  dTtat  '.  Il  ne  falloit  qu'en  ouvrir 
l'entrée  à  un  génie  s!  perçant,  pour  l'introduire  bien  avant 
dans  les  secrets  de  la  politique.  Mais  son  esprit  modéré  ne 
se  perdoit  pas  dans  ces  vastes  pensées;  et  renfermé,  à 
l'exemple  de  ses  pères,  dans  les  modestes  emplois  de  la 
robe,  il  ne  jetoit  pas  seulement  les  yeux  sur  les  engage- 
ments éclatants,  mais  périlleux,  de  la  cour.  Ce  n'est  pas- 
qu'il  ne  parût  toujours  supérieur  à  ses  emplois.  Dès  sa  pre- 
mière jeunesse  tout  cédoit  aux  lumières  de  son  esprit,  aussi - 
pénétrant  et  aussi  net  qu'il  ctoit  grave  et  sérieux  -.  Poussé 
par  ses  amis,  il  avoit  passé  du  grand  conseil  ^  sage  com- 
pagnie où  sa  réputation  vit  encore,  à  l'importante  charge 
de  procureur  du  roi.  Cette  grande  ville  se  souvient  de  l'aroir 
vu,  quoique  jeune,  avec  toutes  les  qualités  d'un  grand  ma- 
gistrat, opposé  non-seulement  aux  brigues  et  aux  partialités* 
qui  corrompent  l'intégrité  de  la  justice,  et  aux  préventions 
c{ui  en  obscurcissent  les  lumières  %  mais  encore  aux  voies 
irrégulières  et  extraordinaires,  où  elle  perd  avec  sa  con- 
stance ^  la  véritable  autorité  de  ses  jugements.  Ou  y  vit 
enfin  tout  l'esprit  et  les  mavimes  d'un  juge  qui,  attaché  à 
la  règle,  ne  porte  pas  dans  le  tribunal  ses  propres  pensées-^ 
m  des  adoucissements  ou  des  rigueurs  arbitraires  ';  et  qui 

1  «  Léger  apprentissage.  »  Prima  militiae  rudimenla Suelonio  Paul-^ 
iiiio,  diligenti  ac  moderato  duci,  approbavil.  Tacite,  Âgricola,    Y. 

2  «  Aussi  pénéUaiU  et  aussi  net,  etc.  »  Il  est  à  remarquer  que  Bos- 
suet.  dans  sa  raison  si  profonde,  est  toujours  frappé  de  ces  qualités 
solides  des  esprits  considérables  :  le  sens,  le  sérieux,  la  justesse.  Voy. 
pag.  57,  n.  6;  pag.  58.  n.  5;  pag.  85,  n.  1,  etc.)  Flécliier  a  rendu  en 
termes  poétiques  une  idée  analogue,  mais  il  a  bien  moins  de  sens  et  de 
loice.  <(  La  connoissance  des  affaires,  l'application  à  ses  devoirs,  l'éloi- 
'(  gnement  de  tout  intérêt,  le  firent  connoître  au  public,  et  produisirent 
ff  ceUe  première  fleur  de  réputation  qui  répand  son  odeur  plus  agréable 
"   que  les  parfums  sur  tout  le  reste  d'une  belle  vie.  »  Fléchieiî,  1^"  partie. 

•^  «  Du  grand  conseil.  »  Flécbier  a  expli.iué  quelles  en  éiaimt  le^ 
ottiibuiions   V.  plus  bas.) 

'■*  i(  Partialités.  »  Mot  qui  s'emploie  rarement  ainsi  au  pluriel. 

■'  «  Uui  en  obscurcissent  les  lumières.  »  Idée  détaillée  avec  soin. 
Itemarquer  le  rapport  exact  des  figures. 

«  M  Constance.»  Sens  rare  du  mot  conslare  sibi).  La  justice  de- 
vient alors  comme  inconséquente  ;  elle  abandonne  sa  marche  uniforme 
«t  régulière,  et  avec  elle  l'autorité  et  la  sûreté  de  la  tradition. 

'  Var.  «  Ne  porte  pas  ses  propres  pensées,  ni  des  adoucissements- 
ou  des  rigueurs  arbitraires  dans  le  tribunal,  et  qui  veut,  etc.  »  l^e  édW;. 


^2  ORAISON  FUNÈBRE 

veut  que  les  lois  gouvernent,  et  non  pas  les  hommes.  Telle 
est  ridée  qu'il  avoit  de  la  magistrature^.  11  apporta  ce 
même  esprit  dans  le  conseil,  où  l'autorité  du  prince,  qu'on 
y  exerce  avec  un  pouvoir  plus  absolu,  semble  ouvrir  un 
champ  plus  libre  à  la  justice  ^;  et,  toujours  semblable  à 
lui-même  ^,  il  y  suivit  dès-lors  la  même  règle  qu'il  y  a 
établie  depuis,  quand  il  en  a  été  le  chef. 

Et  certainement,  messieurs,  je  puis  dire  avec  confiance* 
que  l'amour  de  la  justice  étoit  comme  né  avec  ce  grave 
magistrat,  et  qu'il  croissoit  avec  lui  dès  son  enfance.  C'est 
aussi  de  cette  heureuse  naissance  que  sa  modestie  se  fit  un 
rempart  contre  les  louanges  qu'on  donnoit  à  son  intégrité^; 
et  l'amour  qu'il  avoit  pour  la  justice  ne  lui  parut  pas  méri- 
ter le  nom  de  vertu,  parce  qu'il  le  portoit,  disoit-il,  en 
quelque  manière  dans  le  sang  ^.  Mais  Dieu,  qui  l'avoit 
prédestiné  à  être  un  exemple  de  justice  '  dans  un  si  beau 
règne  ^,  et  dans  la  première  charge  d'un  si  grand  royaume, 
lui  avoit  fait  regarder  le  devoir  de  juge,  où  il  étoit  appelé, 
comme  le  moyen  particulier  qu'il  lui  donnoit  pour  accom- 

1  «  Telle  est  l'idée  qu'il  avoit  de  la-magislrature.  »  C'est  aussi  l'idée 
qu'en  a  Bossuet,  idée  pleine  de  sens  et  de  profondeur.  —  La  justice, 
pour  lui,  repose  sur  les  régies  éternelles  du  bien,  écrites  par  Dieu  dans 
le  cœur  de  Thomme  et  dans  la  loi  révélée. 

2  «  Un  champ  plus  libre  à  la  justice.  »  Et  aussi  à  Varbitraire, 
puisque  tout  dépend  du  pouvoir  du  prince,  et  d'un  pouvoir  plus  absolu. 

3  «  Toujours  semblable  à  lui-même.  »  Expression  empruntée  à  Horace  : 

Semper  ad  extremum  similis  sibi.  Jrt.  poet. 

*  «  Je  puis  dire  avec  confiance,  etc.  »  Transition  lourde,  comme 
deux  lignes  plus  bas  :  «  C'est  aussi  de  cette  heureuse  naissance,  n 

^  La  modestie  se  fit  un  rempart  de  la  naissance  contre  les  louanges 

qu'on  donne  à  Vintégrilé.  —  Phrase  mal  écrite,  surchargée  de  termes 

abstraits.  —  Remarquez  le  mot  naissance  (pvîtî-)  pour  caractère.  On 

y  pouvait  opposer  le  mot  nourriture  [zpo'f/;),  employé  par  Corneille. 

Si  vous  faites  état  de  cette  noinn-iture. 

Donnez  ordre  qu'il  rrgne. 

Niconu-de,  II.  3,  éd.  classiq.  annotée  par  M  J.  Naudet,  p.  C4. 

6  «  Il  le  portoit  dans  le  sang.  »  Bossuet  ne  voit  dans  ces  paroles  que 
de  la  modestie  ;  mais  on  pourrait  bien  y  trouver  aussi  cet  orgueil  héré- 
ditaire, aussi  commun  à  la  noblesse  de  robe  qu'à  celle  d'épée. 

7  «Prédestiné.  »  Voy.  page  74,  note  2,  et  page  100,  note  4.  — 
Toujours  la  grande  idée  de  Bossuet,  qui  l'obsède  incessamment  :  le 
gouvernement  de  la  Providence  dans  les  affaires  du  monde.  A  ses 
yeux.  Le  Tellier  était  marqué  dès  sa  naissance,  comme  il  le  dit  du 
prince  de  Condé,  pour  l'administration  de  la  justice. 

8  «  Un  si  beau  règne.  »  La  même  expression  se  retrouve  à  la  fin  du 
récit  de  la  bataille  de  Rocroy  ;  ici  Bossuet  pense  à  la  gloire  civile  et  pa- 
cifique de  Louis  XIV,  comme  ailleurs  il  songe  à  la  gloire  militaire. 


DE  MICHEL  LE  TELLIER.  223 

plir  Tœuvre  de  son  salut.  C'étoit  la  sainte  pensée  qu'il 
avoit  toujours  dans  le  cœur;  c'étoit  la  belle  parole  qu'il 
avoit  toujours  à  la  bouche;  et  par-là  il  faisoit  assez  connoî- 
tre  combien  il  avoit  pris  le  goiit  véritable  de  la  piété  chré- 
tienne ^  Saint  Paul  en  a  mis  l'exercice,  non  pas  dans  ces 
pratiques  particulières  que  chacun  se  fait  à  son  gré,  plus 
attaché  à  ces  lois  qu'à  celles  de  Dieu  ^  ;  mais  à  se  sanctifier 
dans  son  état  ^,  et  a  chacun  dans  les  emplois  de  sa  voca- 
tion :  ))  Unitsquisque  in  qua  vocatione  vocatus  est  '*.  Mais 
si,  selon  la  doctrine  de  ce  grand  apôtre,  on  trouve  la  sain- 
teté dans  les  em.plois  les  plus  bas,  et  qu'un  esclave  s'élève 
à  la  perfection  dans  le  service  d'un  maître  mortel,  pourvu 
qu'il  y  sache  regarder  l'ordre  de  Dieu  ^  ;  à  quelle  perfection 
l'àme  chrétienne  ne  peut-elle  pas  aspirer  dans  l'auguste  et 
saint  ministère  de  la  justice,  puisque,  selon  l'Ecriture, 
(c  l'on  y  exerce  le  jugement,  non  des  hommes,  mais  du 
«  Seigneur  même  ^  ?  » 

2°  Ouvrez  les   yeux  ''^    chrétiens;  contemplez  ces  au- 
gustes  tribunaux  où   la  justice  rend  ses   oracles  *;  vous  y     / 
verrez,  avec  David,    «  les  dieux  de  la  terre ,   qui  meu- 

1  «  Le  goût  véritable  de  la  piélé.  »  Bossuet  a  déjà  dit  [Or.  fun.  de 
Henriette  de  France,  page  42)  :  là  on  perd  tout  le  goût  du  monde. 

2  «  Saint  Paul  en  a  mis  l'exercice,  etc.  »  Développement  et  précepte 
général  qui,  selon  l'usage  de  Bossuet,  arrive  subitement  au  milieu  de 
détails  particuliers.  Voy.  VOraison  funèbre  de  Marie-Thérèse. 

3  «  Plus  attaché  à  ces  lois,  etc.  »  Critique  et  reproche  remarquables, 
à  une  époque  où  l'on  suivait  volontiers  des  idées  parfois  singulières  ea 
matière  de  piété.  Bossuet  poursuit  et  condamne  l'extravagance  au  nom 
du  bon  sens  comme  de  la  religion. 

*  Paul,  i,  Cor.  vu,  20.  —  Conseil  plein  de  sens  et  de  raison  ;  il  ren- 
ferme tout  l'esprit  pratique  du  christianisme.  Il  se  rattache  du  reste  à 
la  parole  de  Jésus-Christ  :  Rendez  à  César  ee  qui  est  à  César,  et  à  Dieu 
ce  qui  est  d  Dieu. 

^  «  Regarder  l'ordre  de  Dieu.  »  C'est-à-dire  la  volonté  divine,  et  non 
pas  l'ordre  des  conseils  divins. 

6  Non  enim  hominis  exercetis   judicium,  sed  Domini.   ii.  Pakalip. 

XIX,  16. Les   Paralipomènes  [Tïuf.yluTtôiJ.i-jv.)   se   composent  de 

deux  livres  qui  servent  de  complément  aux  quatre  livres  des  Rois. 
On  les  attribue  à  Esdras,  docteur  juif  du  cinquième  siècle  avant  Jésus- 
Christ,  qui  au  retour  de  la  captivité  de  Babylone,  a  revu,  commenté  et 
distribué  les  différents  livres  de  l'Ecriture. 

^  «  Ouvrez  les  yeux,  n  Apostrophe  qui  varie  le  développement.  C'est 
la  figure  par  laquelle  Bossuet  ranime  et  relève  le  plus  souvent  les  expo- 
sitions générales  de  principes  ou  d'enseignements  religieux  et  moraux. 
Voy.  les  Oraisons  funèbres  de  Marie-Thérèse  et  d'Anne  de  Gonzague, 
page  127,  note  10;  page  159,  note  9,  etc. 

8  «  Ses  oracles.  »  Périphrase  expressive,  parce  qu'elle  est  la  traduc- 
tion d'une  idée  vraie  et  grande. 


£î2l  ORAISON  FL^^KDRE 

«  rent  à  la  vérité    conime  des   hommes  \   »  mais    qui 
t'-ependant  doivent  juger  comme  des  dieux,  sans  crainte, 

sans  passion,  sans  intérêt;  le  Dieu  des  dieux  à  leur  tête,  j 

c.omnie  le  chante  ce  grand  roi  d'un  ton  si  sublime  dans  i 
ce  divin  psaume  ^  :  a  Dieu  assiste,  dit-il,  à  l'assemblée  des 
(c  dieux,  et  au  milieu  il  juge  les  dieux  ^  »  0  juges,  quelle 
majesté  de  vos  séances*  !  quel  président  de  vos  assemblées  î 

mais  aussi  quel  censeur  de  vos  jugements  M  Sous  ces  yeux  l 

redoutables  ^,  notre  sage  magistrat  écoutoit  également  le  j 

riche  et  le  pauvre  ;   d'autant  plus  pur  et  d'autant  plus  ' 

ferme  dans  l'administration  de  la  justice  \  que  sans  porter  ; 

ses  regards  sur  les  hautes  places,  dont  tout  le  monde  le  ju-  j 

geoit  digne,  il  mettoit  son  élévation  comme  son  étude  à  se  î 

rendre  pariait  dans  son  état.  Non,  non,  ne  le  croyez  pas,  I 

que  la  justice  habite  jamais  dans  les  âmes  où  l'ambition  ! 

domine  ^  Toute  âme  inquiète  et  ambitieuse  est  incapable  | 

de  règle.  L'ambition  a  fait  trouver  ces  dangereux  expédients  \ 

oii,  semblable  à  un  sépulcre  blanchi  ^  un  juge  artificieux  | 

'  Ego  dixi  :  Dii  eslis...  vos  aulem  sicut  homines  moriemini.  Psau  I 
lAxxi,  6,  7.  —  Bossuot  laisse  dans  l'omhre  le  côté  triste  de  la  cilalion, 

pour  en  tirer  seulement  une  idée  brillante.  —  «Avec  David.  »  Manière  [ 

ordinaire  à  Uossuet  dannoncer  une  citation  des  Psaumes.  fP.  18,  n.  k.)  j 

2  ((  Le  Dieu  des  Dieux  à  leur  tète.  »  Ici  se  retrouve  l'inspiration  et  ' 

Tenthousiasme,  et  l'admiration  de  Bossuet  pour  la  poésie  des  Psaumes,  ! 

P»emarquez  comme  la  période  se  développe  largement,  peut-cire  même  ] 

avec  trop  d'ampleur,  et  comme  elle  se  termine  par  une  citation  dun  j 

^rand  effet.  Cest  un  excellent  exemple  du  style  sublime.  \ 

2  Deus  stelil  in  synagoga  deorum  :   in  medio  aulem  deos  dijudicat.  \ 

PsAL.  Lxxxi,  1.  — Peinture  pleine  de  grandeur,  d'éloquence  et  de  poésie.  | 

P.ossuet,  en  citant  les  paroles  de  David,  partage  son  enthousiasme.  | 

^'  «  Ojuges,  quelle  majesté  !»  Exemples  d' apostrophe  ei  d'exclamation.  ' 

s  «  Quel  censeur.  »  Ce  mot   a  rarement  la  force  que   lui    donne  ici  ' 

Bossue!  :  il  indique  la  critique  plutôt  qu'une  révision  sévère  et  infaii-  i 

lible  comme  celle  que  Dieu  fait  des  jugements  humains.  i 

fi  Sous  ces  jeux  redoutables,    etc.  »   Transition  simple  et  naturelle,  ] 

qui^  ramène  le  souvenir  de  Le  Tellier  au  milieu  de  ces  idées  générales,  l 

'  «  D'autant  plus  pur,  etc.  »  ki    commencent   des   leçons   d'abord  , 

i.ndirectes,  puis  bientôt  formelles  et  sévères,  à  l'adresse  des  juges  arti-  i 

ficieux.  Ces  leçons  allaient  au  but,  quand  on  se  rappelle  ce  qu'était  la  j 

justice  au  dix-septième  siècle,  telle  que  la  représentent  Molière  dans  i 

le  .iïisanlhrope  et  les  Fourberies  de  Scapin,    Racine   dans   les   Plai-  ' 

dcurs,  et  Boilcau  dans  ses  Satires.  — \o^ez  aussi  toute  l'Oraison  funèbre  I 

du  premier  président  de  Lamoignon,  par  Fléchier.  i 

*  «  Où  l'ambition  domine.  »  Bossuet  ne  dit  rien  de  la  cupidité,  de  la  ' 
haine,  etc.  ;  la  vérité  serait  trop  facile  à  prouver  ;  il  parle  seulement 

des  dangers  de  l'ambition  ,   contre  lesquels  une  âme  honnête  est  beau-  i 

<oup  moins  en  garde.  L'idée  est  bien  plus  neuve  et  plus  forte.  ! 

^  Un  sépulcre  blanchi.  »  Expression  empruntée  à  l'Ecriture.  { 


DE  MICHEL  LE  TELLIER.  ^ST,' 

ne  garde  que  les  apparences  de  la  justice.  Ne  parlons  pas 
des  corruptions  qu'on  a  honte  d'avoir  à  se  reprocher  '  ;  par- 
lons de  la  lâcheté  ou  de  la  licence  ^  d'une  justice  arbitraire 
qui,  sans  règle  et  sans  maxime,  se  tourne  au  gré  de  l'ami 
puissant  :  parlons  de  la  complaisance  ^  qui  ne  vent  jamais 
ni  trouver  le  lil  *,  ni  arrêter  le  progrès  d'une  procédure 
malicieuse  ^  Que  dirai-je  du  dangereux  artifice  qui  fait 
prononcer  à  la  justice,  comme  autrefois  aux  démons,  des 
oracles  ambigus  et  captieux  ^?  Que  dirai-je  des  difti- 
eultés  qu'on  suscite  dans  l'exécution  ',  lorsqu'on  n'a  pu 
refuser  la  justice  ta  un  droit  trop  clair?  «  La  loi  est  déchi- 
«  rée,  comme  disoit  le  prophète ,  et  le  jugement  n'arrive 
«  jamais  à  sa  perfection.  »  Non  pervenil  usque  ad  finemjudî- 
cium^.  Lorsque  le  juge  veut  s'agrandir,  et  qu'il  change  en  une 
souplesse  de  cour^  le  rigide  et  inexorable  ministère  de  la 
justice,  il  fait  naufrage  contre  ces  écueils.  On  ne  voit  dans 
ses  jugements  qu'une  justice  imparfaite,  semblable,  je  ne 

1  «  Qu'on  a  honte  d'a\oir  à  se  reprocher.  »  C'est-à-dire  que  leus . 
possibilité  même  est  une  hontes  pour  l'homme,  outre  que  les  niagis- 
Uals  prévaricateurs  doivent  en  rougir. 

^  «  Licence,  »  au  sens  du  mot  latin  licenlia.  L'absence  de  régies. 

•'  «  La  complaisance...  le  dangereux  artifice,  etc.  n  Ènumération  forte 
et  éloquente.  Bossuet  ne  reculait  sans  doute  pas  non  plus  devant  les 
applications  personnelles  que  son  esprit  faisait  de  ces  reproches. 

»  «  Trouver  le  fil.  »  Métaphore  familière  et  expressive. 

^  «Malicieuse,  »  c'est-à-dire  pleine  d'iniquité.  Ce  mot  n'a  plus  qu'utî.- 
sens  assez  faible  et  peu  défavorable,  celui  de  taquin,  moqueur,  etc. 

6  «  Comme  autrefois  aux  démons,  des  oracles  ambigus  et  captieux,  n 
Tel  est  aussi  le  sens  du  nom  de  A&?taç,  donné  par  les  Grecs  à  ApolloR 
voblique,  tortueux  dans  ses  paroles  et  ses  prédictions). 

■^  «  Des  difficultés  dans  l'exécution.  »  Fléchier  a  développé  heureu- 
sement cette  idée  :  «  Combien  de  fois  a-t-il  essayé  de  bannir  du  Palais 
«  ces  lenteurs  afi'ectées  et  ces  détours  presque  infinis,  que  l'avarice  a 
«  inventés  afin  de  faire  durer  les  procès  par  les  lois  mêmes  qu'on  â 
«  faites  pour  les  finir,  et  de  profiter  en  même  temps  des  dépouilles  de 
«  celui  qui  perd  et  de  celui  qui  gagne  sa  cause  !  Combien  de  fois  a-t- 
«  il  arrêté  la  licence  de  ceux  qui,  sur  la  foi  et  sur  la  tradition  des  en- 
«  nemis  et  des  envieux,  débitent  impunément  en  plaidant  des  médi- 
«  sances,  et  qui,  par  des  railleries  piquantes,  tâchent  de  rendre  au< 
«  moins  ridicules  ceux  qu'ils  nt;  peuvent  rendre  criminels!  Combien  de 
«  fois,  par  des  accommodements  raisonnables,  a-l-il  arrêté  le  cour* 
«  de  ces  divisions  qui  passent  des  pères  aux  enfants,  et  qui  se  perpé- 
«  tuent  dans  les  familles  I»  Oraison  funèbre  de  Lamoignon,  *2e  partie.. 

*  Habacuc,  I,  4.  (Un  des  douze  petits  Prophètes,  600  ans  av.  J.-C.) 

^  «  Une  souplesse  de  cour.  »  Mot  original  et  hardi.—  Changer  unmi- 
nislère  en  une  souplesse,  expression  pénible  :  le  rapprochement  des 
deux  mots  est  forcé.  —  S'agrandir  :  reproche  sévère. 

10. 


f/ 


226  ORAISON   FUNÈBRE 

craindrai  pas  do  le  dire,  à  la  justice  de  Pilate^  :  justice  qui 
fait  semblant  d'être  vigoureuse,  à  cause  qu'elle  résiste  aux 
tentations  médiocres  -   et   peut-être   aux   clameurs  d'un 
peuple  irrité^;  mais  qui  tombe  et  disparoît  tout  à  coup, 
lorsqu'on  allègue,  sans  ordre  même  et  mal-à-propos,   le 
nom  de  César  '*.  Que  dis-je  le  nom  de  César?  Ces  âmes 
prostituées  à  l'ambition  ne  se  mettent  pas  à  si  haut  prix  ^  : 
tout  ce  qui  parle,  tout  ce  qui  approche,  ou  les  gagne,  ou  les 
intimide  ^,  et  la  justice  se  retire  d'avec  elles.  Que  si  elle 
s'est  construit  un  sanctuaire  éternel  "^  et  incorruptible  dans 
— .]e  cœur  du  sage  Michel  Le  Tellier,  c'est  que,  libre  des 
empressements  de  l'ambition,   il  se  voit  élevé  aux  plus 
I  grandes  places,  non  par  ses  propres  efforts,  mais  par  la 
■"^^j^^l  douce  impulsion  d'un  vent  favorable  ^;  ou  plutôt,  comme 
'  l'événement  l'a  justifié,  par  un  choix  particulier  de  la  di- 
vine Providence.  Le  cardinal  de  Richelieu  étoit  mort,  peu 
regretté  de  son  maître  ^  qui  craignit  de  lui  devoir  trop  ^*. 

1  «  A  la  justice  de  Pilate.  »  Exemple  d'allusion.  Ille  autem  tertio 
dixit  ad  illos  :  Quid  enim  mali  fecit  iste  ?  Nullam  causam  mortis  invenio 
in  eo.  Corripiam  ergo  illum  et  dimitfam.  Luc,  xxiii,  22, 

2  «  A  cause  que.  »  Conjonction  vieillie  :  parce  que  lui  a  survécu. 

3  «  Aux  clameurs  d'un  peuple  irrité.  »  At  illi  succlamabant,  dicen- 
tes  :  Crucifige,  crucifige  eum.  Lie.  xxiii.  21. 

*  «  Le  nom  de  César.  »  Cœperunt  aulem  illum  accusare,  dicentes  : 
Hune  inveniiuus  subvertenlem  gentem  nostram  et  prohibenlem  tributa 
dare  Cœsari,  et  dicentem  se  Christum  regem  esse.  Luc,  xxiil,  2. 

s  «  Prostituées  à  l'ambition....  à  si  haut  prix.  »  Métaphore  pleine  de 
vigueur  et  d'éloquence,  comme,  au  reste,  tout  ce  développement. 
6  «  Ou  les  gagne  ou  les  intimide.  »  Idées  fortes  ;  phrases  concises. 
"'  «  Que  si  elle  s'est  construit,  etc.  »  Encore  une  transition  toute  na- 
turelle, comme  à  chaque  instant  dans  Bossuet.  —  «  Un  sanctuaire  éter- 
nel et  incorruptible.  »  Métaphore  éloquente  et  poétique. 
Estne  Dei  sedes,  nisi  terra,  et  pontus,  et  aer, 
Et  cœlum,  et  vii-tns  ?  Lucain. 

f      8  ((  D'un  vent  favorable.  »  Comparaison  poétique.  Bossuet  l'a  em- 
I  ployéc  ailleurs  d'une  manière  bien  plus  brillante,  dans  le  portrait  de  la 
•^-i  jeunesse,  a  Comme,  dit-il,  elle  se  sent  forte  et  vigoureuse,   elle   bannit 
\  \  «  la  crainte,  et  tend  les  voiles  de  louées  parts  à  l'espérance  qui  l'enfle 
\«  et  qui  la  conduit.  »  {Panégyrique  de  saint  Bernard.) 

9  «  Peu  regretté,  etc.  »  Parole  d'une  franchise  remarquable,  sous  le 
règne  de  Louis  XIY,  où  l'on  devait  toujours  ménager  les  rois. 

10  Concision  et  énergie  dignes  de  Tacite.  —«Le  roi  dissimula  ses  sen- 
«  timents  et  témoigna  la  douleur  de  sa  perte  ;  mais  en  son  âme  il  étoit 
«  fort  aise,  et  fut  ravi  d'en  être  défait,  et  il  ne  le  nia  point  à  ses  fami- 
«  liers.  »  Mém.  de  Montglat.  —  «  11  mourut  à  cinquante-huit  ans  ',1e 
«  4  décembre  1642),  dans  le  palais  qu'il  avoit  fait  bâtir  à  Paris,  à  la 
«  vue  presque  de  son  roi,  qui  ne  fut  jamais  si  satisfait  de  chose  qui  fût 
«  arrivée  sous  son  règne.  »  Mémoires  de  Montrésor.  —  Richelieu  était 
né  le  5  septembre  1583,  et  entré  au  conseil  en  1624. 


DE  MICHEL  LE  TELLIER.  227 

Le  gouvernement  passé  fut  odieux  :  ainsi,  de  tous  les  mi- 
nistres, le  cardinal  Mazarin,  plus  nécessaire  et  plus  impor- 
tant, fut  le  seul  dont  le  crédit  se  soutint  ;  et  le  secrétaire 
d'État,  chargé  des  ordres  de  la  guerre  \  ou  rebuté  d'un 
traitement  qui  ne  répondoit  pas  à  son  attente,  ou  déçu  par 
la  douceur  apparente  du  repos  qu'il  crut  trouver  dans  la 
solitude,  ou  flatté  d'une  secrète  espérance  de  se  voir  plus 
avantageusement  rappelé  par  la  nécessité  de  ses  services, 
ou  agité  de  ces  je  ne  sais  quelles  inquiétudes  ^  dont  les 
hommes  ne  savent  pas  se  rendre  raison  à  eux-mêmes  ^,  se 
résolut  tout  à  coup  à  quitter  cette  grande  charge.  Le  temps 
étoit  arrivé  que  notre  sage  ministre  devoit  être  montré  à 
son  prince  ^  et  à  sa  patrie.  Son  mérite  le  fit  chercher  à 
Turin  sans  qu'il  y  pensât.  Le  cardinal  Mazarin,  plus  heu- 
reux, comme  vous  le  verrez  ^,  de  l'avoir  trouvé,  qu'il  ne 
le  conçut  alors,  rappela  au  roi  ses  agréables  services  ^  ;  et 
le  rapide  moment  "^  d'une  conjoncture  imprévue,  loin  de 
donner  lieu  aux  sollicitations,  n'en  laissa  pas  même  aux 
désirs  ^.  Louis  XIII  rendit  au  ciel  son  àme  juste  et  pieuse  ^  ; 

1  «  Le  secrétaire  d'Etat.  »  Des  Koyers,  qui  s'enfermait  tous  les  soirs 
avec  Louis  XIII  pour  dire  le  bréviaire.  Une  querelle  où  le  roi  le  traita 
de  petit  bonhomme  lui  fit  demander  son  congé.  «  Il  fut  aussitôt  pris  au 
«  mot,  et  eut  ordre  de  se  retirer  dans  sa  maison  de  Dangut.  Le  roi  le 
«  pilla  devant  tout  le  monde,  comme  il  avoit  accoutumé  de  faire  tous 
<(  ceux  qui  tomboient  dans  sa  disgrâce.  »  31étii.  de  Momglat,  16^3. 

■-  «  Je  ne  sais  quelles  inquiétudes,  etc.  »  liaison  éloquente,  qui 
échappe  au  prédicateur  après  les  premières  explications  toutes  natu- 
relles de  la  retraite  du  secrétaire  Des  Noyers. 

3  «  Dont  les  hommes  ne  savent  pas,  etc.  »  Remarquez  que,  dans  ces 
diverses  idées  secondaires,  il  n'y  a  pas  un  mol  qui  ne  soit  une  leçoa 
morale  et  religieuse  pour  les  hommes  d'Etat  et  pour  l'auditoire. 

*  «  Montré  à  son  prince.  »  Tacite  a  dit  de  même  :  «  Silanum,  juve- 
«  nem  génère  nobilem,  animo  praeruptum,  quem  rébus  novis  ostenla- 
«  ret  (Cassius).  »  Ann.  xvi,  7. 

^  «  Comme  vous  le  verrez  »  —Dans  la  Fronde.  Ton  simple  et  familier, 
qui  convient  à  la  biographie.  Bossuet  ici  ne  fait  pas  autre  chose. 

6  «  Ses  agréables  services.  »  C'est-ù-dire  «  qu'il  avait  agréés.  »  Em- 
ploi curieux  du  mot  qui  indique  simplement  aujourd'hui  un  sentiment  de 
plaisir.  Le  sens  en  était  plus  étendu  au  dix-septième  siècle. 

■^  «  Le  rapide  moment,  etc.  »  Peut-être  est-ce  un  souvenir  du  latin 
momentitm,  impulsion. 

8  «  N'en  laissa  pas  même  aux  désirs.  »  Antithèse  ingénieuse  et  con- 
cise. —  Var.  a  la  sollicitation...  au  désir,  ire  édition. 

9  «  Son  âme  juste  et  pieuse.  »  Le  14  mai  16't3,  à  quarante-deux 
ans.  «  Il  avoit  des  défauts  qui  l'ont  effacé  des  cœurs  de  ses  sujets  et  de 
«  sa  famille  ;  mais  il  avoit  aussi  de  grandes  vertus  qui,  pour  son  mal- 
«  heur,  n'ont  pas  été  assez  connues  ;  et  l'assujettissement  de  ses  volon- 
«  tés  à  celles  de  son  ministre  avoit  étouffé  toutes  ces  belles  qualités.  Il 


:i28  OKAISON  FUNÈBRE 

et  il  parut  que  notre  ministre  étoit  réservé  au  roi  son  filî?. 
Tel  étoit  l'ordre  de  la  Providence,  et  je  vois  ici  quelque  chose 
de  ce  qu'on  lit  dans  Isaïe.  La  sentence  partit  d'en  haut  \ 
et  il  fut  dit  à  Sobna,  chargé  d'un  ministère  principal  -  : 
a  Je  t'ôterai  de  ton  poste,  et  je  te  déposerai  de  ton  minis- 
«  tère  :  »  Expellam  te  de  stations  iua^  et  de  ministerio  tuo 
deponam  te.  «  En  ce  temps  j'appellerai  mon  serviteur  Élia- 
u  cim,  et  je  le  revêtirai  de  ta  puissance.  »  Mais  un  plus 
grand  honneur  lui  est  destiné  ^  :  le  temps  viendra  que,  par 
l'administration  de  la  justice,  «  il  sera  le  père  des  habi- 
'(  tants  de  Jérusalem  et  de  la  maison  de  Juda  :  »  Erit  pater 
habitantibus  Jérusalem,  a  La  clef  de  la  maison  de  David, 
«  c'est-à-dire  de  la  maison  régnante,  sera  attachée  à  ses 
«  épaules;  il  ouvrira,  et  personne  ne  pourra  fermer;  il 
«  fermera,  et  personne  ne  pourra  ouvrir  *  ;  »  il  aura  la 
souveraine  dispensation  de  la  justice  et  des  grâces. 

5°  Parmi  ces  glorieux  emplois  5,  notre  ministre  a  fait 
voir  à  toute  la  France  que  sa  modération  durant  quarante 
ans  étoit  le  fruit  d'une  sagesse  consommée.  Dans  les  for- 

«  éloit  plein  de  ié\e  pour  le  service  de  Dieu  et  pour  la  grandeur  de  TE- 
rt  glise...  Ses  défauts  n'ont  pas  empêclié  qu'on  ne  lui  ait  donné  le  nom 
«  de  Juste.  »  Mémoires  de  M™«  de  Motteville. 

1  «  La  sentence  partit  d'en  haut.  »  La  même  expression  se  retrouve 
dans  la  péroraison  de  VOraiscn  funèbre  de  Marie-Thérèse,  mais  placée 
«l'une  manière  bien  autrement  éloquente  (page  150). 

2  «  Sobna,  chargé  d'un  ministère  principal.  »  «  Sobna  exerçoit  la 
'<  charge  de  secrétaire  sous  le  roi  Ezéchias.  IV.  1\eg.  xvki,  18...  Voici 
«  la  prophétie  qu'Isaïe  prononça  contre  lui  :  «  Allez  chez  Sobna,  qui 
«  est  intendant  de  la  maison.  Vous  lui  direz  :  Que  faites-vous  ici,  ou 
«  quel  droit  y  avez-vous,  vous  qui  vous  êtes  préparé  un  sépulcre,  e{ 
«  qui  vous  êtes  creusé  un  monument  avec  tant  d'appareil  dans  un  lieu 
'(  élevé?  Le  Seigneur  va  vous  faire  transporter  d'ici  comme  un  coq,  les 
«  pieds  liés,  et  il  vous  enlèvera  aussi  facilement  qu'un  manteau  qu'on 
«  met  sur  soi  :  il  vous  couronnera  d'une  couronne  de  maux  ;  il  vous 
«  jettera  comme  on  jette  une  balle  dans  un  champ  vaste  et  spacieux  ; 
«  vous  mourrez  là,  et  votre  gloire  sera  la  honte  de  la  maison  du  Sei- 
u  gneur.  »  672  avant  J.-C—  Dictionnaire  de  la  Bible,  par  D.  Calmet. 
—  Le  passage  cité  par  Bossuet  vient  à  la  suite  de  celui-ci. 

3  «  Mais  un  plus  grand  honneur,  etc.  »  La  citation  et  le  commentaire 
ge  mêlent  suivant  l'usage  constant  de  Bossuet,  qui  manie  toujours  libre- 
ment tous  les  détails  de  sa  pensée  et  les  éléments  de  son  style. 

*  Expellam  te  de  statione  tua,  et  de  ministerio  tuo  deponam  te.  Et 
erit  in  die  illa  :  Vocabo  servum  meum  Eliacim,  filium  Helci»,  et  induam 
illum  tunica  tua...,  et  potestatem  tuam  dabo  in  manu  ejus  ;  el  erit  quasi 
pater  habitantibus  Jérusalem...  Et  dabo  clavem  domus  David  super  hu- 
merum  ejus;  et  aperiet,  et  non  erit  qui  claudat;  el  claudet,  et  non  erit 
qui  aperiat.  Isa.  x\u,  19  el  seq. 

•  «  Parmi  ces  glorieux  emplois.  »  Au  lieu  de  dant.  Locution  vieillie. 


DE  MICHEL  LE  TELLIER.  :229 

tunes  médiocres,   ranibition  encore  tremblante  se  lient  si 
cachée,  qu'à  peine  se  connoît-elle  elle-même  '.  Lorsqu'on  . 
se  voit  tout  d'un  coup  élevé  aux  places  les  plus  importantes,  i  f     ' . 
et  que  je  ne  sais  quoi  nous  dit  dans  le  cœur  qu'on  mérite    ,     - 
d'autant  plus  de  si  grands  honneurs,  qu'ils  sont  venus  à  nous* 
comme  d'eux-mêmes,  on  ne  se  possède  plus  ;  et  si  vous  me.^'  ' 
permettez  ^  de  vous  dire  une  pensée  de  saint  Chrysostômo,/';.   / 
c'est  aux  hommes  vulgaires*  un  trop  grand  effort  que  celui  ^^^ 
de  se  refuser  à  cette  éclatante  beauté  qui  se  donne  à  eux.V^'' 
Mais  notre  sage  ministre  ne  s'y  laissa  pas  emporter.  Quel 
autre  parut  d'abord  plus  capable  des  grandes  aifaires?  Qui 
connoissoit  mieux  les  honmies  et  les  temps?  Qui  prévoyoil 
de  plus  loin,  et  qui  donnoit  des   moyens  plus  sûrs  pour 
éviter  les  inconvénients  dont  les  grandes  entreprises  sont 
environnées?  Mais,  dans  une  si  haute  capacité  et  dans  une 
si  belle  réputation,   qui  jamais  a  remarqué  ^  ou  sur  son 
visage  un  air  dédaigneux,  ou  la  moindre  vanité  dans  ses 
paroles?  Toujours  libre  ^  dans  la  conversation,   toujours 
grave  dans  les  affaires,  et  toujours  aussi  modéré  <[ue  fort 
et  insinuant  dans  ses  discours,  il  prenoit  sur  les  esprits  un 
ascendant  que  la  seule  raison  lui  donnoit.  On  voyoit  et  dans 
sa  maison  et  dans  sa  conduite,  avec  des  mœurs  sans  repro- 
che, tout  également  éloigné  des   extrémités  "',   tout  enfin 
mesuré  par  la  sagesse  ^.  S'il  sut  soutenir  le  poids  des  atlai- 

1  «Tremblante...  cachée...  à  peine  se  connoît-elle.»  Ces  trois  termes 
différents  donnent  une  grande  délicatesse  aux  détails  de  l'idée. 

2  «  Que  je  ne  sais  quoi...  qu'on  mérite...  qu'ils  sont  venus.  «Accu- 
mulation fàclieuse  de  relatifs,  qui  embarrassent  dans  une  phrase  péni- 
ble une  pensée  neuve  et  forte.  C'est  le  défaut  de  notre  langue,  et  nous 
avons  souvent  vu  que  Bossuet  n'y  avait  pas  plus  échappé  que  d'autre» 
«'Crivains. 

3  «  Si  vous  me  permettez.  »  Précaution  oratoire  inutile. 

'♦  «  Aux  hommes  vulgaires.  »  Latinisme  fréquent  chez  Bossuet.  A  a« 
lieu  de  pour.  Voyez  page  11,  noie  5. 

s  «Quel  autre...  mais  qui  jamais.»  Nous  avons  déjà  signalé  cette 
forme  de  développement  par  opposition  (Voy.  p.  57,  note  2).  —  «  Pour 
«  éviter  les  inconvénients,  etc.  »  Exemple  de  l'emploi  des  termes  gé- 
néraux recommandés  par  Buffon.  C'est  le  caractère  général  de  ce  por- 
trait de  Le  Tellier  ;  et  il  n'ôte  rien  à  la  précision.  Ces  détails  se  com- 
plètent par  le  récit  du  rôle  de  Le  Tellier  dans  la  guerre  de  la  Fronde. 
—  «  Dans  une  si  haute  capacité.  »  Tour  habituel  à  Bossuet. 

6  «  Libre.  »  C'est-à-dire  simple  et  à  son  aise  dans  la  conversation. 

"  «  Tout  également  éloigné  des  extrémités.  » 

VirtUJt  est  médium  viliorum,  et  utritiquc  redu.tum.        Horace. 

8  «  Mesuré  par  la  sagesse.  »  Voilà  l'idée  première,  le  lien  et  l'unité 
de  tous  les  détails  qui  précèdent,  et  que  Bo«suet  s  énoncés  successive- 


250  ORAISON  FUNÈBRE 

res,  il  sut  aussi  les  quitter  \   et  reprendre  son  premier  ' 

repos.  Poussé  par  la  cabale,  Chàville  le  vit  tranquille  durant  i 

plusieurs  mois  ^  au  milieu  de  l'agitation  de  toute  la  France  ».  ] 

La  cour  le  rappelle  en  vain;  il  persiste   dans  sa  paisible  ! 

retraite,  tant  que  Tétat  des  affaires  le  put  souffrir,  encore  | 

qu'il  n  Ignorât  pas  ce  qu'on  machinoit  contre  lui  ^  durant  ' 

son  absence  ;  vi  il  ne  parut  pas  moins  grand  en  demeurant  '■ 

sans  action,  qu'il  Tavoit  paru  en  se  soutenant  au  milieu  i 
des  mouvements  les  plus  hasardeux  ^  Mais  dans  le  plus 

grand  calme  de  l'État,  aussitôt  qu'il  lui  fut  permis  de  se  ; 

reposer  des  occupations  de  sa  charge  sur  unlils  qu'il  n'eût  \ 

ment,  sans  se  donner  la  peine  de  les  lier  un  à  un  (modestie,  intelli-    j 
gence,  prévoyance,  gravité,  modération,  influence,  mœurs  sans  repro-    ' 
che,    mesure    parfaite).    Ces   idées    secondaires    se    trouvent    comme    ' 
encadrées  entre  les  premiers  et   les  derniers  mots  du  déNeloppement  :    I 
«  le  fruit  d'une  sagesse  consommée,»  et  «  tout  mesuré  parla  sagesse.»    '■ 
Le  portrait  de  la  duchesse  d'Orléans  présente  un  caractère  analogue. 
1  «  Il  sut  aussi  les  quitter   »  Transition  faite  par  une  antithèse. 
«  Poussé  par  la  cabale,  Chàville  le  vit,  etc.  »  Tour  plus  latin  que 
français.  «  Mais  quelle  fut  sa  fermeté,  lorsque,  par  l'effort  des  factions 
«  et  des  cabales,  la  reine,  obligée  de  céder  au  temps,  consentit  à  le 
«  voir  éloigné  des  affaires  !    Il  ne  perdit  rien  par  sa  disgrâce,  parce 
«  qu'il  se  soutenoit  moins  par  sa  faveur  que  par  sa  vertu.  Ceux  qui     | 
«  demandoienl  son  éloignement  faisoient  eux-mêmes  son  éloge.  .  .   .     I 
<(  Tout  le  changement  qui  se  fît  en  lui  fut  qu'il  jouit  de  son  repos  et    i 
«  de  lui-même,  il  se  retira  dans  sa  solitude,  portant  avec  lui  sa  réputa- 
C(  tion  et  son  innocence,  et  faisant  du  triomphe  de  ses  envieux  un  sa-    i 

«  criGce  volontaire  à  son  prince  et  à  sa  pairie Sa  retraite  ne 

«  fut  ni  lâche  ni  oisive.   Là  se   formoient  d'heureux  projets  pour  la    i 
«  réunion  des  esprits,  quand  ils  seroient  capables  de  raison  ou  de  re-     i 
«  pentir.  De  là  couloii  une  source  secrète  de  sages  conseils  sur  tous  les     ' 
«  serviteurs  fidèles.  Sa  solitude  lui  servoit  comme  de  voile  pour  mettre     j 
«  en  sûreté   l'importance  de  ses  services  :  de  ce  port,  où  la  tempête     ; 
«  l'avoit  jeté,  il  marquoit  les  routes  qui  pouvoienl  sauver  du  naufrage.»     ■ 
Flécuier,  2e;)ar</e.  — Cetexilde  LeTellier  estde  1631  ;  c'était  Condé  qui     ' 
l'avait  exigé.  3Iazarin  manda  à  la  reine  «qu'il  falloit  absolument  retirer  les    -i 
«  trois  ministres  (Le  Tellier,   Servien  et  Lyonne),  afin  d'ôter  à  M.  Le     : 
a  Prince  tout  sujet  de  plainte,  et  de  le  mettre  entièrement  dans  son 
«  tort,  en  faisant  voir  que  son  dessein  n'étoit  que  de  brouiller.  Si  bien     ! 
«  que,  lorsqu'on  s'y  attendoit  le  moins,  la  reine  relégua  ces  trois  minis- 
«  très  dans  leurs  maisons  ;  ensuite  de  quoi  elle  manda  à  M.  Le  Prince     j 
«  qu'elle  avoit  bien  voulu  encore  le  satisfaire  en  cela,  et  s'il  ne  vou- 
«  loit  pas  au  moins  faire  quelques  pas  pour  elle,  après  qu'elle  en  avoit 
«  tant  fait  pour  lui.  »  Mémoires  de  la  duchesse  de  Xe.molrs.  ' 

'  «  L'agitation  de  toute  la  France.  »  Dans  les  troubles  de  la  Fronde, 
qui  durèrent  dix  ans,  de  1648  à  1658. 

*  «  Encore  ^w'il  n'ignorât  pas.  »  Conjonction  vieillie  maintenant. 

s  «  Les  mouvements  les  plus  hasardeux.  »  Voyez,  dans  la  seconde 
partie,  le  tableau  que  Bossuet  a  tracé  de  la  conduite  de  Le  Tellier 
pendant  la  guerre  de  la  Fronde.  (Page  235  et  suivantes.) 


DE  MICHEL  LE  TELLÎER.  ^1 

jamais  donné  au  roi  s'il  ne  Teût  senti  capable  de  le  bien 
servir  ^  ;  après  qu'il  eut  reconnu  que  le  nouveau  secrétaire 
d'État  savoit,  avec  une  ferme  et  continuelle  action  ^,  suivre 
les  desseins  et  exécuter  les  ordres  d'un  maître  si  entendu 
dans  l'art  de  la  guerre^  :  ni  la  hauteur  des  entreprises  ne 
surpassoit  *  sa  capacité,  ni  les  soins  infinis  de  l'exécution 
n'étoient  au-dessus  de  sa  vigilance  ^  ;  tout  étoit  prêt  aux 
lieux  destinés;  l'ennemi  également  menacé  dans  toutes  ses 
places  ";  les  troupes,  aussi  vigoureuses  que  disciplinées, 
n'attendoient  que  les  derniers  ordres  du  grand  capitaine, 
et  l'ardeur  que  ses  yeux  inspirent  ■^;  tout  tombe  sous  ses 
coups,  et  il  se  voit  l'arbitre  du  monde  :  alors  le  zélé  ministre*, 

1  «  Un  fils,  qu'il  n'eût  jamais  donné  au  roi,  etc.  »  Le  marquis  de 
Louvois,  né  à  Paris,  le  18  janvier  1641.  La  légèreté  et  l'amour  du  plai- 
sir qui  l'entraînaient  dans  sa  jeunesse  avaient  effrayé  son  père,  qui  le 
menaça  de  faire  donner  à  un  autre  la  survivance  de  secrétaire  d'Etat. 
Louvois  se  corrigea  dès  lors.  11  eut  la  survivance  on  1654,  le  ministère 
en  1666,  et  mourut  le  16  juillet  1691,  après  de  grands  services  et  de 
glandes  fautes,  sans  que  personne  le  regrettât.  «  Il  laissoit  à  l'Etat  un 
«  fils  dont  il  avoit  formé  l'esprit  et  le  cœur;  ils  remplissoient  les  mêmes 
«  emplois  avec  les  mêmes  vertus;  et  ils  auroient  été  l'un  et  l'autre  in- 
«  imitables,  si  le  père  n'eût  eu  le  fils  pour  successeur,  et  si  le  fils  n'eût 
«  eu  le  père  pour  exemple.  »  Fi.échier,  2^  partie. 

2  «  Une  ferme  et  continuelle  action.  »  Tel  fut  en  effet  le  grand  mé- 
rite de  Louvois,  «  ce  grand  ministre,  cet  homme  considérable,  qui  te- 
«  noit  une  si  grande  place,  dont  le  moi,  comme  dit  M.  Nicole  ,  étoit 
«  si  étendu,  qui  étoit  le  centre  de  tant  de  choses  Que  d'affaires,  que 
«  de  desseins,  que  de  projets,  que  de  secrets,  que  d'intérêts  à  démêler  I 
«  Que  de  guerres  commencées,  que  d'intrigues,  que  de  beaux  coups d'é- 
«  checs  à  faire  et  à  conduire  !  »  (Mine  de  Sévigné  à  M,  de  Coulanges.) 

3  «  Un  maître  si  entendu.  »  Louis  XIV  regardait  Louvois  comme  son 
élève,  et,  quand  il  donna  sa  place  à  Barbesieux,  son  fils,  il  lui  dit  : 
«  J'ai  formé  \otre  père;  je  vous  formerai  aussi.  »  Voltaire  remarque 
que  ce  prince  avait  le  droit  de  le  dire,  après  avoir  travaillé  si  long- 
temps et  si  heureusement.  [Siècle  de  Louis  XIV,  ch.  xviii.) 

'^  «  Ni  la  hauteur...  ne  surpassoit.  »  Bossuet  rapproche  toujours  ces 
deux  négations,  qui  appesantissent  la  phrase.  (Voy.  page  252,  note  1.)   . 

5  «  Sa  capacité...  sa  vigilance.  »  Opposition  pleine  de  sens  et  de 
précision.  C'est  le  caractère  continuel  de  ce  long  portrait. 

6  «  Menacé  dans  toutes  ses  places,  n  (Voy.  l'Or.  fun.  de  Marie-Thé- 
rèse, p.  108.)  «Aire  est  pris,  écrit  M^e  de  Sévigné  à  sa  fille  (3 août  1676)  ; 
«  c'est  M.  de  Louvois  qui  en  a  tout  l'honneur,  11  a  plein  pouvoir,  et  fait 
«  avancer  et  reculer  les  armées  comme  il  le  trouve  à  piopos.  » 

■^  «  Le  grand  capitaine,  et  l'ardeur,  etc.  »  Ces  expressions  s'applique- 
raient bien  mieux  au  grand  Condé  (Voy.  son  Oraison  funèbre],  et  cepen- 
dant il  est  évidemment  question  de  Louis  XIV.  Nous  retrouvons  ici,  par 
une  digression,  l'éloge  de  la  puissance  militaire  mêlé  à  celui  de  la 
justice,  comme  à  celui  de  la  piété  dans  l'Or.  fun.  de  I\larie-Thérèse. 

8  «Alors  le  zélé  ministre,  etc.»  Transition  pénible;  on  sent  que 
nous  sortons  d'une  digression,  et  que  les  idées  n'ont  guère  de  rapport. 


252  ORAISON  FUNÈBRE 

dans  une  entière  vigueur  d'esprit  et  de  corps,  crut  qu'il 
pouvoit  se  permettre  une  vie  plus  douce  *.  L'épreuve  en 
est  hasardeuse  pour  un  homme  d'État^;  et  la  retraite 
presque  toujours  a  trompé  ceux  qu'elle  flattoit  de  l'espé- 
rancedu  repos.  Celui-ci  fut  d'un  caractère  plus  ferme.  Les 
conseils  où  il  assistoit  lui  laissoient  presque  tout  son  temps  ; 
et  après  cette  grande  foule  d'hommes  et  d'affaires  qui  l'en- 
vironnoit,  ils'étoit  lui-même  réduit  à  une  espèce  d'oisiveté 
et  de  solitude  :  mais  il  la  sut  soutenir.  Les  heures  qu'il  avoit 
libres  furent  remplies  de  bonnes  lectures,  et,  ce  qui  passe 
toutes  les  lectures  '\  de  sérieuses  réflexions  sur  les  erreurs 
de  la  vie  humaine,  et  sur  les  vains  travaux  des  politiques, 
dont  il  avoit  tant  d'expérience.  L'éternité  se  présentoit  à 
ses  yeux,  comme  le  digne  objet  du  cœur  de  l'homme.  Parmi 
ces  sages  pensées  \  et  renfermé  dans  un  doux  commerce 
avec  ses  amis  aussi  modestes  (jue  lui,  car  il  savoit  les  choi- 
sir de  ce  caractère,  et  il  leurapprenoit  à  se  conserver  dans 
les  einplois  les  plus  importants  et  de  la  plus  haute  confiance  % 
il  goùtoit  un  véritable  repos  dans  la  maison  de  ses  pères  ^ 
qu'il  avoit  accommodée  peu  à  peu  à  sa  fortune  présente,' 
sans  lui  faire  perdre  les  traces  de  l'ancienne  simplicité, 
jouissant,  en  sujet  fidèle,  des  prospérités  de  l'État  et  de  la 

*  «  Une  vie  plus  douce,»  «  CcUe  longue  phrase  est  remarquable  par 
a  sou  irrégularité.  Bossuel  s'y  permet  une  hardiesse  contre  la  syntaxe 
«  elle-même  :  il  interrompt  sa  remarque  par  un  récit,  puis  il  la  re- 
u  prend.  Je  ne  prétends  pas  louer  cette  espèce  de  licence  plus  qu'ora- 
«  toire  ;  mais  je  ferai  observer  que,  dans  ce  désordre,  il  ne  s'embar- 
K  rasse  pas  un  moment;  il  court  toujours,  il  mêle  le  récit  des  grandes 
«  qualités  du  fils  à  l'opinion  qu'en  avait  le  père  :  puis,  se  relrouvanl 
«  tout  d'un  coup,  il  reprend  la  marche  de  sa  phrase  abandonnée  : 
«  alors  le  zélé  minisire,  etc.  »  L'abbé  de  Vauxcf.lles. 

-  «  Hasardeuse  pour  un  homme  d'Etat.  »  Exemple  de  style  simple 
et  ferme  en  même  temps.  C'est  le  caractère  de  tout  ce  morceau  sur  la 
retraite,  qui  repose  l'esprit,  en  attendant  l'histoire  de  la  Fronde. 

^  «  Ce  qui  passe  toutes  les  lectures.  »  Le  verbe  passer  se  prend  ra- 
rement ainsi,  —  Cette  réflexion  inattendue  nous  ramène  aux  idées  reli- 
gieuses et  aux  leçons  qui  doivent  sortir  de  l'oraison  funèbre. 

*  «  Parmi  ces  sages  pensées.  »  Tour  habituel  à  Dossuet. 

5  «  Il  savoit  les  choisir  de  ce  caractère,  et  il  leur  apprenoit,  etc.  » 
La  seconde  idée  est  neuve  et  originale  ;  elle  ajoute  à  l'éloge,  en  mon- 
trant l'action  de  la  vertu  sur  les  hommes.  —  «  Les  emplois  de  la  plus 
haute  confiance.  »  Locution  rarement  employée. 

^  «  La  maison  de  ses  pères.  »  Chàville,  dont  il  était  seigneur,  et  dont 
Bossuet  a  parlé  plus  haut.  —  Remarquez  ces  détails  simples,  qui  nous 
transportent  dans  l'intérieur  de  la  iamille  du  chancelier.  Nous  en  retrou- 
verons d'analogues,  mais  biea  plus  beaux,  dans  le  tableau  de  la  retrait* 
ëe  Condé  à  Chantilly. 


DE  MICHEL  LE  TELLIER.  253 

uloire  de  son  maître.  La  charge  de  chancelier  vaqua  \  et 
toute  la  France  la  deslinolt  à  un  ministre  si  zélé  pour  la 
justice.  Mais,  comme  dit  le  Sage  :  «  autant  que  le  ciel  s'é- 
«  lève,  et  que  la  terre  s'incline  au-dessous  de  lui,  autant- 
((  le  cœur  des  rois  est  impénétrable  ^.  »  Entîn  le  moment 
du  prince  ^  n'étoit  pas  encore  arrivé;  et  le  tranquille  niiniF« 
tre,  qui  connoissoit  les  dangereuses  jalousies  des  cours,  et 
les  sages  tempéraments  des  conseils  des  rois  °,  sut  encore 
lever  les  yeux  vers  la  divine  Providence,  dont  les  décrets 
éternels  règlent  tous  ces  mouvements  ®.  Lorsqu'après  de 
longues  années  il  se  vit  élevé  à  cette  grande  charge,  encore 
qu'elle  reçût  un  nouvel  éclat  en  sa  personne,  où  elle  étoit 
jointe  à  la  confiance  du  prince  '';  sans  s'en  laisser  éblouir, 
le  modeste  ministre  *  disoit  seulement  que  le  roi,  pour  cou- 
ronner plutôt  la  longueur  que  l'utilité  de  ses  services,  vou- 
loit  donner  un  titre  à  son  tombeau  ®,  et  un  ornement  à  sa 
lamille.  Tout  le  reste  de  sa  conduite  répondit  à  de  si  ])eaux 
commencements.  Notre  siècle,  qui  n'avoit  point  vu  de  chan- 
celier si  autorisé  ^°,  vit  en  celui-ci  autant  de  modération  et  de 
douceur  que  de  dignité  et  de  force;  pendant  qu'il  ne  ces- 
soit  de  se  regarder  comme  devant  bientôt  rendre  compte  à 

'  «  La  charge  de  chancelier  vaqua,  n  Le  chancelier  de  France  pré- 
sidait le  conseil  d'Etat,  et  était  l'interprète  des  volontés  du  roi  auprès 
du  parlement.  11  avait  l'administration  de  la  justice,  la  garde  des  sceaux, 
»^t  contresignait  les  actes  du  roi. 

2  «  Autant  que...,  autant.  »  Incorrection  :  avec  autant  répelé,  1.1 
!  onjoncllon  que  ne  s'emploie  pas.  Il  y  en  a  pourtant  des  exemples. 

•^  Cœlum  sursum,  cl  terra  deorsum  :  et  cor  rcgum  inscrutabilc.  Pnov. 
f.  XXV,  V.  3. 

*  «  Le  moment  du  prince.  »  Expression  rarement  employée.  — 
r.ossuet  parle  sans  doute  ici  de  la  mort  du  chancelier  Séguier,  en  1672. 
JiAligre  lui  succéda,  et  Le  Tellier  n'eut  celte  charge  qu'à  la  mort  de 
t-e  dernier,  en  i677. 

5  «  Les  sages  tempéraments.  »  Mot  familier  à  la  langue  du  dix-sep- 
tième siècle,  et  qui  est  à  regretter  aujourd'hui.  Il  indique  la  propor- 
tion parfaite  :  temperamentum. 

^  «  Les  décrets  éternels.  »  L'idée  est  grande,  mais  il  ne  faudrait  pas 
la  suivre  dans  toutes  ses  applications  :  il  pourrait  quelquefois  paraître 
singulier  de  voir  la  Providence  placer  tous  les  serviteurs  des  rois. 

"^  «En  sa  personne,  où  elle  étoit  jointe,  etc..  w  Phrase  embarrassée. 

*  «  Le  modeste  ministre,  »  et  plus  haut,  «  le  tranquille  ministre.  » 
Inversions  peu  agréables  en  prose.  Nous  en  retrouverons  d'autres. 

^  '<  Un  titre  à  son  tombeau.  »  Expression  forte  et  éloquente. 
'<>  «  De  chancelier  si  autorisé.  »  Le  chancelier  Séguier  avait  eu  ce- 
pendant une  grande  puissance  sous  Louis  XIII  et  Louis  XIV. 


2c4  ORAISON  FUNÈBRE 

Dieu  d'une  si  grande  adminislratioii  K  Ses  fréquentes  ma- 
ladies le  mirent  souvent  aux  prises  avec  la  mort  :  exercé 
par  tant  de  combats  ^  il  en  sortoit  toujours  plus  fort  et 
plus  résigné  à  la  volonté  divine.  La  pensée  de  la  mort  ne 
rendit  pas  sa  vieillesse  moins  tranquille  ni  moins  agréable. 
Dans  la  même  vivacité  ^  on  lui  vit  faire  seulement  de  plus 
graves  réflexions  sur  la  caducité  de  son  âge,  et  sur  le  dé- 
sordre extrême  que  causeroit  dans  l'Etat  une  si  grande 
autorité  dans  des  mains  trop  foibles  \  Ce  qu'il  avoit  vu 
arriver  à  tant  de  sages  vieillards,  qui  sembloient  n'être 
plus  rien  que  leur  ombre  propre  ^  le  rendoit  continuelle- 
ment attentif  à  lui-même.  Souvent  il  se  disoit  en  son  cœur, 
que  le  plus  malheureux  effet  de  cette  foiblesse  de  Tàge  étoit 
de  se  cacher  à  ses  propres  yeux  ;  de  sorte  que  tout-à-coup 
on  se  trouve  plongé  dans  Tabyme,  sans  avoir  pu  remarquer 
le  fatal  moment  d'un  insensible  déclin  ^  :  et  il  conjuroit 
ses  enfants,  par  toute  la  tendresse  qu'il  avoit  pour  eux,  et 
par  toute  leur  reconnoissance,  qui  faisoit  sa  consolation 
dans  ce  court  reste  de  vie  \  de  l'avertir  de  bonne  heure  ^ 
quand  ils  verroient  sa  mémoire  vaciller,  ou  son  jugement 

1  «  Rendre  compte  à  Dieu  d'une  si  grande  administration.  »  Les 
mêmes  expressions  se  retrouvent  à  la  fin  de  l'or.  fun.  de  Condé.  Elles 
n'ont  de  remarquable  que  leur  simplicité,  à  laquelle  d'autres  orateurs 
eussent  peut-être  substitué  des  termes  prétentieux. 

2  «Exercé  par  tant  de  combats,  n  Exemple  de  force  et  de  précision 
dans  l'emploi  des  termes  généraux,  que  Buffon  recommandait  tant. 

3  «Dans  la  même  vivacité.»  L'abbé  de  Vauxcelles  a  critiqué  beau- 
coup trop  sévèrement  cette  expression,  dont  le  seul  tort  est  d'avoir 
vieilli.  Il  dit  :  «  qu'elle  ne  peut  être  approuvée,  et  n'a  pas  même  pour 
«  excuse  d'être  ancienne  :  c'est  une  négligence.  »  —  La  préposition 
dans  ne  s'emploierait  plus  ainsi  :  elle  donne  cependant  de  la  netteté  et 
de  la  rapidité  à  la  phrase. 

*  M  Le  desordre  extrême,  etc.»  Expression  un  peu  obscure  :  on  croi- 
rait qu'elle  signifie  que  Le  Tellier  se  sentait  difficile  à  remplacer,  tandis 
que  le  sens  est  :  qu'il  se  méfiait  de  sa  vieillesse. 

s  «  Leur  ombre  propre.»  Slai  magni  nominis  umbra.  Lucain  i.  Le 
mot  de  Bossuet  n'est  pas  moins  éloquent  que  celui  dupoëte. 

6  «Le  fatal  moment.»  Il  est  bien  difficile  de  remarquer  où  commence 
précisément  un  insensible  déclin.  Momenl  nous  parait  encore  pris  ici 
dans  le  sens  du  mot  latin  momentum,  impulsion. 

J  «  Et  il  conjuroil,  par  toute  la  reconnaissance...  qui  faisoit...  et  lors 
même,  etc.»  Les  phrases  longues  et  les  périodes  embarrassées  se  re- 
trouvent assez  fréquemment  dans  ceUe  oraison  funèbre. 

8  «De  l'avertir  de  bonne  heure.  »  Un  des  personnages  d'un  roman 
de  Lesage  demande  le  même  service  à  son  confident;  puis,  averti  qu'il 
baisse,  il  congédie  le  donneur  d'a\is,  en  lui  souhaitant  toutes  sortes  de 
prospérités  et  un  peu  plus  de  yoùt. 


DE  MICHEL  LE  TELLIER.  253 

s'afFoiblir,  afin  que,  par  un  reste  de  force,  il  pût  garantir  le 
public  et  sa  propre  conscience  des  maux  dont  les  menaçoit 
rinfirmilé  de  son  âge.  EL  lors  même  qu  il  senloit  son  esprit 
entier,  il  prononçoit  la  même  sentence,  si  le  corps  abattu 
ny  répondoit  pas  *;  car  c'étoit  ^  la  résolution  qu'il  avoit 
prise  dans  sa  dernière  maladie  :  et  plutôt  que  de  voir  lan- 
guir les  affaires  avec  lui,  si  ses  forces  ne  lui  revenoient,  il  se 
condamnoit,  en  rendant  les  sceaux,  à  rentrer  dans  la  vie 
privée,  dont  aussi  jamais  il  n  avoit  perdu  le  goût  ^;  au  ha- 
sard de  s'ensevelir  tout  vivant,  et  de  vivre  peut-être  assez 
pour  se  voir  longtemps  traversé  par  la  dignité  qu'il  auroit 
quittée  *  :  tant  il  étoit  au-dessus  de  sa  propre  élévation  et 
de  toutes  les  grandeurs  humaines  ^  ! 

2me  pcirtie.  —  Mais  ce  qui  rend  sa  modération  plus 
digne  de  nos  louanges ^  c'est  la  force  de  son  génie  né  pour 
l'adion,  et  la  vigueur  qui  durant  cinq  ans''  lui  fit  dévouer 
sa  tête  aux  fureurs  civiles.  Si  aujourd'hui  je  me  vois  con- 
traint de  retracer  l'image  de  nos  malheurs,  je  n'en  ferai 
point  d'excuse  à  mon  auditoire^,  où,  de  quelque  côté  que 

1  «  La  même  sentence...  n'y  répondoit  pas.»  Expressions  embarras- 
sées. On  ne  voit  même  pas  d'abord  que  si  veut  dire  :  dans  le  cas  où  le 
corps  abattu  n'y  répondrait  pas.  —  Ce  développement  prépare  un  effet 
dramatique  que  Bossuet  n'a  pas  cherché  peul-êU'e,  mais  qui  n'en  est 
pas  moins  réel.  Après  ce  long  tableau  dune  sage  et  paisible  vieillesse, 
après  ces  idées  d'affaissement  et  de  décadence,  nous  allons  revenir 
tout  à  coup  au  récit  d'une  révolution,  et  de  la  part  si  active  que  Le 
Tellier  y  a  prise.  Ce  retour  inattendu  de  la  vieillesse  du  chancelier  aux 
agitations  de  la  Fronde  produit  un  contraste  d'un  grand  intérêt.  L'ordre 
est  interrompu  au  profit  de  l'éloquence. 

2  Var.  «C'est.»  l^e  édition. 

3  «  Dont  aussi  jamais,  etc.»  Phrase  interminable,  surchargée  de  dé- 
tails qui  se  rattachent  péniblement  ;  défaut  bien  rare  chez  Bossuet. 

*  «  Traversé  par  la  dignité.  »  Expression  obscure.  Prise  à  la  lettre, 
elle  signifierait  que  le  chancelier,  après  sa  démission ,  serait  contrarié 
par  son  successeur,  chose  impossible.  —  Le  sens  nous  paraît  être:  Au 
risque  de  se  trouver  face  à  face  avec  la  dignité,  etc. 

s  «Tant  il  était  au-dessus,  etc.»  Exemple  d'eptp/'OTicme,- Bossuet 
emploie  fréquemment  celle  figure,  qui  sert  si  bien  à  résumer  vivement 
une  idée  par  une  exclamation. 

«  «  Mais  ce  qui  rend  sa  modération ,  etc.  »  Transition  pour  arriver 
au  rôle  du  chancelier  pendant  la  Fronde.  On  peul  trouver  singulier  que 
Bossuet  loue  Le  Tellier  de  n'avoir  pas  été  entraîné  par  la  force  de  son 
génie  à  manquer  de  modéralion  dans  une  guerre  civile. 

"^  «  Durant  cinq  ans.  »  Première  partie  de  la  Fronde  :  1648-1653. 

*  «  Je  n'en  ferai  point  d'excuse.  »  Précaution  oratoire  sous  forme  de 
prélérition;  ce  souvenir  était  toujours  fâcheux  à  ramener,  bien  que 
Bossuet  l'ait  rappelé  trois  fois  [Or.  [un  d'Anne  de  Gonzague  ^  de  Le 
Tellier  et  de  Condé),  et  toujours  avec  franchise  et  hardiesse. 


^'^  ORAISON  Fl'NHBHE 

je  inc  tourne,  tout  ce  qui  iVajipe  mes  yeu.v  me  montre  une 
lidehte  irréprochable,  ou  peut-être  une  courte  erreur  ré- 
parée par  de  longs  services  ^  Daps  ces  fatales  conjonctures, 
•I  laJioit  a  un  ministre  étranger  un  homme  d'un  ferme  gé- 
nie et  d  une  égale  sûreté ^  qui,  nourri  dans  les  compa- 
gmes3  connût  les  ordres  du  royaume  et  Tesprit  de  la  na- 
r  vr  •  "^/^"^^"t  ^{i'^-  ia  magnanime  et  intrépide  régente  *  étoit 
\  obligée  a  montrer  le  roi  enfant  aux  provinces  ^  pour  dissiper 
les  troubles  qu'on  y  excitoit  de  toutes  parts,  Paris  et  le  cœur 
du  royaume  demandoient  un  homme  capable  de  profiter 
des  moments  «,  sans  attendre  de  nouveaux  ordres,  et  sans 
troubler  le  concert  de  TEtat.  Mais  le  ministre  lui-même, 
souvent  éloigné  de  la  cour  \  au  milieu  de  tant  de  conseils, 
que  1  obscurité  des  affaires,  l'incertitude  des  événements, 

'  «  Une  courte  erreur.»  Voy.  dans  l'Or.  fun.  de  Candé,  el  dans  celle 
de  Turenne,  par  Fléchier,  de  brillants  développements  de  cette  exruse. 

-  «Ln  ministre  clranger.n  Détail  important,  quoique  jeté  avec  né- 
gligence. -  ((  D'une  égaie  sûreté.  »  Cest-à-dire  aussi  fidèle  que  ferme. 

1  «  Les  compagnies.»  C'est-à-dire  les  compagnies  souveraines  ,  le* 
parlements.  Expression  consacrée  par  l'usage  et  la  loi. 

«  La  magnanime  et  intrépide  régente.  »  Anne  d'Autriche.  «  Une 
«  des  plus  belles  qualités  que  j'aie  reconnues  en  la  Reine,  c'est  la 
«c  lermete  de  son  âme  :  elle  ne  s'eloiine  point  des  grands  périls  :  les 
«  Choses  les  plus  douloureuses,  et  qui  ont  le  plus  agité  son  âme,  n  ont 
<J  pu  apporter  de  trouble  sur  son  visage,  et  ne  lui  ont  jamais  fait  man- 
«  quer  a  cette  gravité  qui  sied  si  bien  aux  personnes  qui  portent  la 
«  couronne.  Elle  est  intrépide  dans  les  grandes  occasions,  et  la  mort  ni 
«  e  malheur  ne  lui  font  point  de  peur...  La  pensée  de  la  mort  ne 
«  I  étonne  pomt  :  elle  la  regarde  venir  sans  murmurer  contre  sa  fatale 
«  puissance;  et  il  est  à  croire  qu'après  une  fort  longue  vie  elle  rece- 
«  vra  celte  affreuse  ennemie  des  hommes  avec  une  grand..-  paix  :  je 
«  souhaite  que  cela  soit  ainsi,  et  qu'alors  les  anges  en  reçoivent  autant 
«  de  joie  que  les  hommes  auront  sujet  d'en  ressen'ir  de  tristesse  » 
Horlratt  de  la  reine  Anne  d'Autriche,  par  M^ne  pg  Motteville. 

■'  «Obligée  à.  »  Voy.  page  7,  note  5.  —  «  Montrer  le  roi  enfant  aux 
«  provinces.  »  Le  moyen  ne  réussit  pas  à  la  régente.  «  Le  roi  parti! 
«  pour  la  Guienne  dans  les  premiers  jours  de  juillet  (1650}  ;  et  M.  de 
M  Mararin  apprit,  un  peu  avant  son  départ,  que  le  bruit  de  son  voyage 
«  a\oit  produit  par  avance  tout  ce  qu  on  lui  avoit  prédit  ;  que  le  par- 
«  lement  de  Bordeaux  avoit  accordé  l'union  avec  MM.  les  princes,  el 
«  qu  il  avoit  député  vers  le  parlement  de  Paris ,  que  ce  députe  avoi'. 
«  ordre  de  ne  voir  ni  le  roi  ni  les  ministres,  et  que  toute  la  province 
«<   etoit  prêle  à  se  soulever.  »  Mémoires  du  cardinal  de  Retz. 

«  Capable  de  profiter  des  moments.  »  Tel  lut  le  grand  talent  poli- 
tique de  Le  Tellier.  (Voy.  son  portrait  par  Choisy,  et  tout  le  developpe- 
menl  de  Bossuet  sur  son  rôle  pendant  la  Fronde.) 

'  «  Souvent  éloigné  de  la  cour.  »  Il  fut  deux  fois  obligé  de  quitter  le 
royaume,  pour  obéir  aux  exigences  du  parlement  et  des  frondeurs, 
Voy.  ]  Orauon  funèbre  d'Anne  de  Gonzague,  page  172,  note  6. 


DE  MICHEL  LE  TELLÏER.  557 

Cl  les  différents  intérêts  faisoient  hasarder',  n'avoit-il  pas 
besoin  d'un  homme  que  la  régente  pût  croire?  Enfin  il 
falloit  un  homme  qui,  pour  ne  pas  irriter  la  haine  pu- 
blique déclarée  contre  le  minisfère-,  sût  se  conserver  de 
la  créance  dans  tous  les  partis  ^  et  ménager  les  restes  de 
Tautorité.  Cet  homme  si  nécessaire  au  jeune  roi,  à  la  ré- 
gente, à  l'Etat,  aux  ministres,  aux  cabales  même,  pour  ve 
les  précipiter  pas  aux  dernières  extrémités  par  le  désespoir*; 
vous  me  prévenez,  messieurs,  c'est  celui  dont  nous  par- 
lons. C'est  donc  ici  qu'il  parut  comme  un  génie  principal  ■\ 
Alors  nous  le  vîmes  s'oublier  lui-même;  et,  comme  un 
sage  pilote,  sans  s'étonner  ni  des  vagues,  ni  des  ora^ros, 
ni  de  son  propre  péril ^  aller  droit  comme  au  terme  uni- 
que d'une  si  périlleuse  navigation,  à  la  conservation  du 
corps  de  l'Etat,  et  au  rétablissement  de  l'autorité  royale. 
Pendant  que  la  cour  réduisoit  Bordeaux',  et  que  Gasl'on*, 

'  «  Faisoient  hasarder.  »  L'imprévoyance  et  les  contradictions  se 
rencontraient  aussi  fréquemment  dans  la  politique  de  la  cour  que  ('ans 
celle  des  rebelles. 

-  Bossuet  parle  peu  ici  de  l'histoire  générale  de  la  Fronde.  Fléchier 
au  contraire  l'a  développée  par  des  allusions,  comme  dans  son  Oraison 
funèbre  de  Turenne.  Voy.  les  notes  de  l'Oraison  funèbre  de  Condé 

3  «  De  la  créance  dans  fous  les  partis.  »  Il  ne  se  compromettait  ce- 
pendant pas  avec  eux.  «  Une  des  ligures  de  sa  rhétorique  étoit  souvent 
de  ne  pas  justifier  celui  qu'il  ne  vouloit  pas  servir.  »  Cardinal  de  Retz 
Bossuet  écarte  constamment  tous  les  reproches  qu'on  aurait  pu  faire  à 
!a  mémoire  de  Le  Tellier,  et  ne  présente  que  le  beau  côté  des  événe- 
ments. C'est  le  devoir  du  panégyriste  :  si  la  bonne  foi  en  souffre  quel- 
quelois,  il  faut  se  rappeler  que  Bossuet,  dans  ses  Oraisons  funèbres,  se 
laissait  aller  volontiers  au  prestige  des  grandes  choses. 

*  «  Ne  les  précipiter  pas.  »  Cette  séparation  des  deux  particules  né- 
gatives est  assez  ordinaire  au  dix-septième  siècle. 

^  «  Principal,  »  c'est-à-dire  de  premier  ordre.  Princeps.  Expression 
inusitée  et  incorrecte. 

6  «  M  de  son  propre  péril.  »  Exemple  de  gradation.  Comparaison 
souvent  répétée,  mais  rendue  ici  d'une  manière  naturelle  et  rapide 

'  «  La  cour  réduisoit  Bordeaux.  »  Madame  de  Condé  fCIaire-c'lé- 
mence  de  Maillé-Brézé,  nièce  de  Richelieu)  s'était  réfugiée  dans  Bor- 
deaux avec  le  jeune  duc  d'Enghien,  et,  par  ses  prières  et  ses  larmes 
avait  obtenu  l'appui  du  parlement  de  Guienne  contre  la  cour  (16.50  ' 
«  Les  coups  de  canon  que  l'on  tira  à  Bordeaux  avoiont  porté  jusqu'à 
«  Pans,  avant  même  qu'on  y  eût  mis  le  feu.  iMém.  du  C^rd.  de  RETZi 
La  cour  traita  avec  Bordeaux,  par  l'entremise  du  duc  d'Orléans  en  1650 
Du  reste,  le  rôle  de  Gaston  fut  aussi  misérable  pendant  la  Fronde  qu'il 
i  asail  ete  sous  le  règne  de  son  frère  Louis  XIII.  «  Il  entra  dans  toutes 
«  les  affaires,  dit  le  cardinal  de  Retz,  parce  qu'il  n'avoit  pas  la  force 
«  de  résister  à  ceux  qui  l'y  entraJnoient,  et  il  en  sortoit  toujours  avec 
«  honte,  parce  qu'il  n'avoit  pas  le  courage  de  les  soutenir.  » 

J.  B.   Gaston  d'Orléans,  né   à   Kontaioebleau   le   25  août  1608. 


258  ORAISON  FUNÈBRE 

laissé  à  Paris  pour  le  maintenir  dans  le  devoir,  étoil  envi-  : 

ronné  de  mauvais  conseils,  Le  Tellier  fut  le  Cliusaï*  qui  i 

les  confondit,  et  qui  assura  la  victoire  à  TOint  du  Sei-  \ 

gneur'2.  Fallut-il  éventer  les  conseils  d'Espagne^,  et  décou-  \ 

vrir  le  secret  d'une  paix  trompeuse  que  Ton  proposoit,  , 

afin  d'exciter  la  sédition  pour  peu  qu'on  Teût  différée*?  ! 

Le  Tellier  en  fit  d'abord  accepter  les  offres  :  notre  pléni-  \ 

potentiaire  partit  ;  et  l'archiduc,  forcé  d'avouer  qu'il  n'a-  : 

voit  pas  de  pouvoir^  fit  connoître  lui-même  au  peuple  i 

ému,  si  toutefois  un  peuple  ému  connoît  quelque  cliose^,  ; 

qu'on  ne  faisoit  qu'abuser  de  sa  crédulité.  Mais  s'il  y  eut  | 

jamais  une  conjoncture  où  il  fallut  montrer  de  la  pré-  i 

voyance''  et  un  courage  intrépide,   ce  fut  lorsqu'il  s'agit  j 

d'assurer  la  garde  des  trois  illustres  captifs^.  Quelle  cause  ] 

mourut  à  Blois   le   2   février   1660.  La   fameuse   Mademoiselle,  celle 
qui  sauva  Coudé  au  combat  de  la  Porte  Saint-Antoine,  était  sa  fille. 

1  «  Le  Cliusaï.»  Allusion  à  un  fait  trop  peu  connu.  «  Chusaï,  ami  de 
David,  s'attacha,  par  son  ordre,  au  parti  d'Absaion  révolté,  empêcha 
l'exécution  du  projet  d'Achitophel,  qui  voulait  profiter  du  premier  mo- 
ment pour  accabler  David,  et  donna  ainsi  au  roi  fugitif  le  temps  de  se 
retirer  derrière  le  Jourdain.  —Rois,  xvi  et  xvii,  avant  J.-C.  1019.  »  — 
Diciionnaire  hislnrique  de  la  Bible,  jmr  Dom  Calmet,  de  la  congré- 
gation de  Saint  Maur. 

2  «  L'Oint  du  Seigneur.  »  Allusion  à  David  :  suite  de  la  figure. 

3  «  Eventer  les  conseils  d'Espagne,  n  La  cour  d'Espagne  épiait  toutes 
les  occasions  de  profiter  de  la  Fronde  ;  elle  traitait  avec  Gaston,  elle 
prenait  Condé  pour  général  de  ses  armées,  etc. 

*  «  Qu'on  l'eût  différée.  »  La  cour,  en  se  refusant  à  la  paix,  eût  en- 
core aigri  les  ressentiments  du  peuple,  et  prêté  aux  accusations  des 
chefs  de  parti.  Elle  savait,  d'ailleurs,  la  valeur  de  ces  traités. 

5  «  L'archiduc,  forcé  d'avouer,  etc.»  On  peut  voir  dans  ces  passages 
combien  Bossuet  connaissait  l'histoire  contemporaine,  et  comme  il  en 
possédait  les  détails.  Personne  ne  les  a  maniés  et  mis  en  œuvre  comme 
lui.  Ses  Oraisons  funèbres  sont  plus  complètes  que  bien  des  biogra- 
phies, et  offrent  à  chaque  instant  de  précieuses  éludes  historiques.  Il 
n'en  est  pas  de  même  de  Fléchier,  ni  de  Bourdaloue,  ni  de  Mascaron. 

6  «  Si  toutefois  un  peuple  ému,  etc  »  Parenthèse  éloquente,  jetée 
en  passant,  et  comme  avec  négligence. 

"'  «  Montrer  de  la  prévoyance.  »  L'arrestation  avait  été  décidée  entre 
Mazarin  et  les  Frondeurs  réconciliés.  «  Comme  le  cardinal  étoit  natu- 
«  Tellement  incertain  et  timide,  et  qu'il  différoit  toujours,  peut-être 
«  dans  l'espérance  que  le  temps  feroil  naître  des  incidents  qui  le  dis- 
«  penseroient  d'en  venir  à  cette  fâcheuse  extrém.ité,  les  Frondeurs 
«  furent  obligés  d'en  venir  aux  menaces  pour  le  déterminer.  «  Mém. 
de  Guy  Joly.  En  effet,  la  mesure  était  périlleuse. 

8  «  Les  trois  illustres  capliTs.  »  Le  grand  Condé,  le  prince  de  Conti, 
son  frère,  et  le  duc  de  Longueville  son  beau-frère,  arrêtés  par  Gui- 
laut  et  Comminges,  le  18  janvier  1650,  au  Palais-Royal.  «  On  lit  dans 
«  la  vie  de  la  duchesse  de  Longueville,  que  la  reine-mère  se  relira  dans 


DE  MICHEL  LE  TELLIER.  239 

les  fit  arrêter  :  si  ce  fut  ou  des  soupçons,  ou  des  vérite's, 
ou  de  vaines  terreurs,  ou  de  vrais  périls;  et  dans  un  pas 
si  glissant ,  des  précautions  nécessaires  :  qui  le  pourra  dire 
à  la  postérité^?  Quoi  qu'il  en  soit,  Toncle  du  roi  est  per- 
suadé ;  on  croit  pouvoir  s'assurer  des  autres  princes ,  et 
on  en  fait  des  coupables  en  les  traitant  comme  tels^.  Mais 
où  garder  des  lions,  toujours  prêts  à  rompre  leurs  chaînes  ^; 
pendant  que  chacun  s'efforce  de  les  avoir  en  sa  main, 
pour  les  retenir  ou  les  lâcher  au  gré  de  son  ambition  ou 
de  ses  vengeances?  Gaston,  que  la  cour  avoit  attiré  dans 
ses  sentiments,  étoit-il  inaccessible  aux  factieux*?  Ne  vois-je 
pas  au  contraire  autour  de  lui  des  âmes  hautaines^  qui, 
pour  faire  servir  les  princes  à  leurs  intérêts  cachés,  ne  ces- 
soient  d-e  lui  inspirer  qu'il  devoit  s'en  rendre  le  maître?  De 
quelle  importance,  de  quel  éclat,  de  quelle  réputation  au- 
dedans  et  au  dehors,  d\Hre  le  maître  du  sort  du  prince  de 
Condé^?  ISe  craignons  point  de  le  nommer,  puisqu'enfm 
tout  est  surmonté  par  la  gloire  de  son  grand  nom  et  de  ses 
actions  immortelles.  L'avoir  entre  ses  mains,  c'étoit  y  avoir 
la  victoire  môme  qui  le  suit  éternellement  dans  les  combats'^. 
Mais  il  étoit  juste  que  ce  précieux  dépôt  de  l'Etat  demeu- 
rât entre  les  mains  du  roi ,  et  il  lui  appartenoit  de  garder 


«  son  petit  oratoire  pendant  qu'on  se  saisissait  des  princes,  qu'elle  fit 
«  mettre  à  genoux  le  roi  son  fils,  âgé  de  onze  ans,  et  qu'ils  prièrent 
<(  Dieu  dévotement  ensemble  pour  l'heureux  succès  de  cette  expédi- 
«  tion.  »  Voltaire,  Siècle  de  Louis  XIV,  c.  iv. 

1  «  Qui  le  pourra  dire,  »  Enumération  éloquente.  «  Un  pas  glissant.  )> 
Métaphore  familière,  analogue  au  latin  casus. 

2  «  On  en  fait  des  coupables,  en  les  traitant  comme  tels.  »  Voy.  l'Or. 
fun.  de  Condé,  et  les  notes. 

3  «  Des  lions  toujours  prêts,  etc.  »  Métaphore  éloquente  et  poétique: 
elle  se  continue  avec  la  même  vigueur  dans  cette  phrase  :  «  Les  re- 
<(  tenir  ou  les  lâcher,  etc,  »  Gaston  ne  les  avait-  pas  caractérisés  tous 
trois  de  même.  Quand  on  le  lui  annonça,  il  dit  :  «  Voilà  un  beau  coup 
«  de  filet!  on  vient  de  prendre  un  lion,  un  singe  et  un  renard.  »  Mém. 
de  Guy  Joly.  (Le  prince  de  Conti  était  petit  et  contrefait.) 

*  «  Inaccessible  aux  factieux.  »  11  leur  était  si  accessible  que,  quand 
il  vit  les  gardes  qui  étoient  chargés  d'arrêter  les  princes,  il  pâlit  de 
crainte,   craignant  qu'ils  ne   fussent   là   pour   lui.    [Mém.   de   M^'e   de 

WONTPENSIER.) 

5  «  Des  âmes  hautaines.  »  Le  duc  de  Beaufort  et  le  cardinal  de  Retz, 
par  exemple,  et  toute  la  noblesse  avec  eux. 

^  «  Le  prince  de  Condé.  »  Voyez  la  notice  biographique,  elles  notes 
sur  l'oraison  funèbre  de  ce  prince. 
"      '  «  La  victoire  qui  le  suit.  »   Hyperbole  justifiée  par  l'admiration 
générale  des  contemporains  pour  le  grand  Condé. 


240  ORAISON    FUNÈBRE 

une  si  noble  partie  de  son  sang^  Pendant  donc  que  notre 

ministi'e  travailloll  à  ce  glorieux  ouvra^ie,  où  il  y  alloit  j 
de  la  royauté"^  et  du  salut  de  l'Etat,  il  fut  seul  en  butte  aux 
factieux.  Lui  seul,  disoient-ils,  savoil  dire  et  taire  ce  qu'il 
falloit^.  Seul  il  savoit  épancher  et  retenir  son  discours*: 
impénétrable,  il  pénétroit  tout;  et  pendant  qu'il  tiroit  le 
secret  des  cœurs,  il  ne  disoit,  maître  de  lui-même^,  que 

ce  qu'il  vouloit.  11  perçoit  dans  tous  les  secrets,  démêloit  j 

toutes  les  intrigues,  découvroit  les  entreprises  les  plus  ca-  \ 

chées  et  les  plus  sourdes  machinations^.  C'étoit  ce  sage  I 

dont  il  est  écrit  :  «  Les  conseils  se  recèlent  dans  le  cœur  '■ 

«  de  rbomme  à  la  manière  d'un  profond  abyme,  sous  une  ; 

(c  eau  dormante  :  mais  l'homme  sage  les  épuise;  »  il  en  \ 

découvre  le  fond  :  Sicut  aqua  profunda,  sic  consilium  in  j 

corde  viri  :  vir  sapiens  exhauriet  illud'^ .   Lui  seul  réunis-  I 

soit  les  gens  de  bien,  rompoit  les  liaisons  des  factieux,  eu  ! 

déconcertoit  les  desseins,  et  alloit  recueillir  dans  les  éga-  j 

rés  ce  qu'il  y  restoit  quelquefois  de  bonnes  intentions^,  j 

Gaston  ne  croyoit  que  lui^;  et  lui  seul  savoit  profiter  des  : 

'   «  Une  si  noble  partie  de  son  sang.  »  Périphrase  brillante  et  so-  ! 

nore,  dont  le  sens  est  simplement  que  Condé  fut  enfermé  à  Vincennes,  j 

sOus  la  main  de  la  reine  et  de  Mazarin.  | 

-  «  Ce  glorieux  ouvrage.  »    Eloge  peu  flatteur  pour  la  maison  d*  , 

(.onde.  —  <(  Oh  il  y  alloit.  »  Ces  deux  adverbes  sont  rapprochés  d'un»  ! 
laoon  désagréable,  et  font  une  sorte  de  pléonasme. 

•'  «  Dire  et  laire  ce  qu'il  falloit.  »  Voyez  son  portrait  par  Choisy.  '' 

f'sprit  né  pour  la  cour,  et  maître  en  Tart  de  plaire  . 

Ginllera^:UPS,  ijiii  sais  et  parler  ef  te  taire..  î 

BOILEAU,  Ep.  V.  i 

"*  «  Epancher  son  discours.  »  Image  ingénieuse.  V.  page  58,  n.  8.  j 

On  en  trouve  une  analogue  dans  un  des  beaux  portraits  de  Féne-  j 
Ion,    par    Saint-Simon  :    «  Des  grâces   naturelles,    et    qui    couloienl 

c(  de   source,   un   esprit    facile,    ingénieux,   fleuri,    agréable ,    dont    il  | 

«  tcnoii  pour  ainsi  dire  le  robinet,  pour  en  verser    la    qualité  ,     la  ■ 
«  quantité    exactement     convenables    à   chaque    chose   et    à    chaqua 
«  personne.  »  ix,  22. 

^  H  II  ne  disoit,  maître  de  lui-même.  »  Apposition  pénible.  ' 

'"'  u  Les  plus   sourdes  machinations.  »   Idée    détaillée  avec  soin    e!  : 

bonheur.  r»en)arquez  que  ce  sont  les  factieux  qui  parlent.  i 

'  l'iU)V.  XX,  5.  Comparaison  dont   Bossuet  a  fait  beaucoup  valoir  la  • 

poésie  par  le  développement  brillant  qu'il  lui  a  donné.  ; 

3  «  Itecueillir  dans  les  égarés  ce  qu'il  y  restoit,  etc.  »  Expression  et  | 

phrase  pénibk-s.  L'idée  cependant  est  forte  et  précise.  ] 

?  «  Coslon.  »  il   est   rare   que   Dossuet  désigne  si  familièrement  uu  j 

prince  du  sang  par  son  nom,  sans  y  joindre  même  une  épiihéte  ou  uno  ; 

apposition.  C'est  qu'ici,  il  prend  complètement  le  ton  de  l'historien.  U  j 

est  vrai  qu'il  va  le  qualifier  de  grui^d  i-rincel                                         .  ,; 


l)K  MICHEL  LE  TELLIEH.  2iî 

heureux  moments^  et  des  bonnes  dispositions  d'un  si  grand 
prince,  ce  Venez,  venez,  faisons  contre  lui  de  secrètes  me-î 
(.(nées-:»  Venite,  et  cogilemus  adcersus  emn  cogitatioîies.l 
Unissons-nous  pour  le  discréditer;  tous  ensemble  «  frap-^Nl 
«  pons-le  de  notre  langue ,    et  ne   souffrons  plus  qu'on 
ti.  écoule  tous  ses  beaux  discours^:  »  Perciitiamus  eiim  Un- 
gua,   neque  altenclamus  ad  universos  sermones  ejus.  Mais 
on  faisoit  contre  lui  de  plus  funestes  complots^.  Combien 
reçut-il  d'avis  secrets,  que  sa  vie  n'éloit  pas  en  sûreté! 
Et  il  connoissoit  dans  le  parti  de  ces  fiers  courages^  dont  la 
force  malheureuse  et  l'esprit  extrême    ose  tout,  et  sait 
trouver  des  exécuteurs^.  Mais  sa  vie  ne  lui  fut  pas  pré- 
cieuse, pourvu  qu'il  fût  fidèle  à  son  ministère '.  Pouvoit-il 
faire  à  Dieu  un  plus  beau  sacrifice  que  de  lui  otirir  une 

'  «  Les  heureux  moments,  n  II  était  difficile  de  les  saisir,  avec  un 
prince  tel  que  le  duc  d'Orléans.  Voici  ce  qu'en  dit  le  cardinal  de  Uelz  : 
i<  M.  le  duc  d'Orléans  avoit,  à  l'exception  du  courage,  tout  ce  qui  éloil 
«  nécessaire  à  un  honnête  homme;  mais  comme  il  n'avoii  rien  de  ce 
<(  qui  peut  distinguer  un  grand  homme,  il  ne  trouvoit  rien  dans  lui- 
t(  même  qui  pût  suppléer  ni  même  soutenir  sa  foiblesse.  Comme  elle 
«  régnoit  dans  son  cœur  par  la  frayeur,  et  dans  son  esprit  par  l'irré- 
«  solution,  elle  salit  tout  le  cours  de  sa  vie.  Il  entia  dans  toutes  les 
<(  affaires,  parce  qu'il  n'avoit  pas  la  force  de  résister  à  ceux  mêmes 
'(  qui  l'y  entraînoient  par  leur  intérêt;  mais  il  n'en  sortit  jamais  qu'avec 
<(  honte,  parce  qu'il  n'avoit  pas  le  courage  de  les  soutenir.  Cet  om- 
^(  brage  amortit  dès  sa  jeunesse  en  lui  les  couleurs  même  les  plus  vives 
«  et  les  plus  gaies  qui  dévoient  briller  naturellement  dans  un  csjjril 
«  beau  et  éclairé,  dans  un  enjouement  aimable,  dans  une  intention 
<i  très-bonne,  dans  un  désintéressement  complet,  et  dans  une  facilite 
«  de  mœurs  incroyable.  » 

-  «  Venez,  venez,  elc,  »  Mouvement  plein  d'originalité  et  d'élo- 
ifuence,  emprunté  au  prophète  Jérémie  f.xviii,  18)  ;  mais  ce  qui  appar- 
îient  à  Bossuet,  c'est  celte  interruption  si  vive,  cet  appel  si  pressant  et 
«l'un  effet  inattendu  et  extraordinaire.  C'est  une  des  prosopopécs  les 
plus  hardies  qu'on  puisse  citer,  car  il  n'y  a  pas  un  mot  qui  la  prépare 
i'voy.  page  11,  8". 

'  «  Tous  ses  beaux  discours.  »  Eloge  indirect  de  l'éloquence  de  Le 
Teliier,  mais  d'autant  plus  frappant  et  plus  neuf  qu'il  est  mis  dans  la 
bouche  de  ses  ennemis. 

'*  «  De  plus  funestes  complots.  »  Le  premier  président  Mole  lui-mênu'^ 
avait  failli  être  assassiné  par  le  peuple,  en  16^9. 

^  «  De  ces  fiers  courages.  »  .Métonymie  toute  latine,  féroces  animi 

page  22,  n.  1);  elle  donne  un   caractère  singulier  à  la  phrase  :  des 

courages  dont  l'esprit  extrême.  V.  aussi  Fénolon,  Lettre  sur  les  Occiir- 

jiations  de  l'Acad.  Franc.,  éd.  class.  annotée  par  M.  Despois,  p.  51,  n.  1 . 

6  «  Exécuteurs.  »  Mot  rarement  employé  dans  ce  sens.  Pris  ainsi 
iso|éraeat,  il  est  généralement  synonyme  de  bourreau. 

'  «  Ne  lui  fut  pas...  pourvu  qu'il  fût.  »  Rapprochemcr.î  peu  corrct. 
de?  dc-îx  prétérits,  il  faudrait  :  ne  lui  cloif  pas,  r\c, 

11 


242  ORAISON  FUNÈBRE 

âme  pure  de  Finiquité  de  son  siècle,  et  dévoue'e  à  son 
prince  et  à  sa  patrie?  Jésus  nous  en  a  montré  Texemple^  :  les 
Juifs  mêmes  le  reconnoissoient  pour  un  si  bon  citoyen, 
qu'ils  crurent  ne  pouvoir  donner  auprès  de  lui  une  meil- 
leure recommandation  à  ce  centenier,  qu'en  disant  à  notre 
Sauveur:  c(  Il  aime  notre  nation'^  »  Jérémie^  a-t-il  plus 
versé  de  larmes  que  lui  sur  les  ruines  de  la  patrie?  Que 
n'a  pas  fait  ce  Sauveur  miséricordieux  pour  prévenir  les 
malheurs  de  ses  citoyens?  Fidèle  au  prince  comme  à  son 
pays,  il  n'a  pas  craint  d'irriter  l'envie  des  Pharisiens*  en 
défendant  les  droits  de  César  ^  :  et  lorsqu'il  est  mort  pour 
nous  sur  le  Calvaire,  victime  de  l'univers^,  il  a  voulu  que 
le  plus  chéri  de  ses  évangélistes''  remarquât  qu'il  mouroit 
spécialement  «  pour  sa  nation  :  »  quia  moriturus  erat  pro 
gente^.  Si  notre  zélé  ministre,  touché  de  ces  vérités®, 
exposa  sa  vie,  craindroit-il  de  hasarder  sa  fortune?  Ne 
sait-on  pas  qu'il  falloit  souvent  s'opposer  aux  inclinations 
du  cardinal  son  bienfaiteur?  Deux  fois,  en  grand  politi- 
que^^, ce  judicieux  favori  sut  céder  au  temps  et  s'éloigner 


1  «  Jésus  nous  en  a  montré  l'exemple.  »  Comparaison  hardie,  que 
l'on  peut  rapprocher  de  celle  entre  la  Vierge  et  la  reine  Marie-Thérèse. 

2  Diligil  enim  gentem  noslram.  Lcc,  vu,  5.  «Ce  centenier.  »  C'est  celui 
qui  fait  prier  J.-C.  par  des  vieillards  de  venir  guérir  son  serviteur  ma- 
lade, et  qui  lui  adresse  les  célèbres  paroles  conservées  par  l'Eglise. 
«  Domine,  non  sum  dignus.  »  V.  pag.   121,  n.  6. 

3  Jérémie,  l'un  des  quatre  grands  prophètes,  né  vers  l'an  630,  pro- 
phétisa sous  Josias,  et  prédit  la  ruine  de  Jérusalem  et  la  captivité  de 
Babylone.  Emprisonné  par  Sédécias,  il  se  réfugia  en  Egypte,  en  587. 
Ses  Lamenlalions  sont  pleines  d'une  admirable  éloquence. 

*  «  Des  Pharisiens.  »  Secte  juive,  opposée  à  celle  des  Sadducéens, 
et  dont  le  caractère  était  un  zèle  rigoureux  pour  le  culte  extérieur,  la 
lettre  de  la  loi,  et  le  prosélytisme.  Ils  avaient  une  grande  puissance,  et 
persécutaient  les  novateurs.  J.-C.  les  attaqua  souvent. 

'^  JIatth.,  XXII,  21.  Les  Pharisiens,  voulant  faire  condamner  J.-C. 
sur  ses  paroles,  lui  demandent  si  l'on  doit  acquitter  l'impôt  à  l'empe- 
reur. J.-C.  répond,  en  leur  montrant  un  denier  :  «  Reddite  ergo  quœ 
«  sunt  Caesaris  Caesari,  et  quae  sunt  Dei  Deo.  » 

6  «  Victime  de  l'univers.  »  Tour  inusité,  au  lieu  de  :  offerte  pour 
l'univers.  Si  le  sens  était ,  victime  des  péchés  de  l'univers,  l'expression 
serait  encore  pénible. 

"^  «  Le  plus  chéri  de  ses  évangélistes.  »  S.  Jean,  le  disciple  bien- 
aimé,  à  qui  J.-C.  recommande  sa  mère.  —  mort  à  Ephèse  en  101,  à 
quatre-vingt-quatorze  ans. 

8  JOAN.,   XI,   51. 

9  «  Touché  de  ces  vérités.  »  Sur  la  valeur  de  ce  mot,  voy.  p.  217, 
note  i. 

10  «  Deux  fois,  en  grand  politique.  »  11  y  avait  bien  autant  de  fai- 


DE  MICHEL  LE  TELLIEK,  2i3 

(le  la  cour.  Mais  il  le  faut  dire  ;  toujours  il  y  vouloit  reve- 
nir trop  tôt^  Le  Tellïer  s'opposoit  à  ses  impatiences  jus- 
qu'à se  rendre  suspect  ;  et  sans  craindre  ni  ses  envieux , 
ni  les  défiances  d'un  ministre  également  soupçonneux  et 
ennuyé  de  son  état,  il  alloit  d'un  pas  intrépide  où  la  rai- 
son d'Etat  le  déierminoit-.  11  sut  suivre  ce  qu'il  conseil- 
loit^  Quand  l'éloignement  de  ce  grand  ministre  eut  attiré 
celui  de  ses  conlidenls;  supérieur  par  cet  endroit  au  mi- 
nistre même  \  dont  il  admiroit  d'ailleurs  les  profonds  con- 
seils, nous  l'avons  vu  retiré  dans  sa  maison,  où  il  conserva 
sa  tranquillité  parmi  les  incertitudes  des  émotions  popu- 
laires et  d'une  cour  agitée;  et,  résigné  à  la  Providence,  il 
vit  sans  inquiétude  frémir  à  l'entour  les  flots  irrités  ^'ei 
parce  qu'il  souhaitoit  le  rétablissement  du  ministre  comme 
un  soutien  nécessaire  de  la  réputation  et  de  l'autorité  de 
la  régence,  et  non  pas,  comme  plusieurs  autres,  pour  son 
intérêt,  que  le  poste  qu'il  occupoit  lui  donnoit  assez  de 
moyens  de  ménager  d'ailleurs  ^  aucun  mauvais  traitement 

blesse  et  de  concessions  faites  à  la  nécessité  que  de  politique  dans  ces 
deux  exils  du  cardinal.  Voyez  page  172,  note  6  et  suivantes. 

1  «  Y  revenir  trop  tôt.  »  On  croyait  que  ces  exils  étaient  volontaires. 
Cependant,  dit  Mme  de  >emours,  «  un  jour  qu'on  lui  demanda  quand 
«  il  partiroit  (1652;,  il  trouva  ce  discours  si  mauvais,  et  y  répondit  si 
«  durement,  qu'il  fit  bien  voir  que  cette  résolution  ne  lui  étoit  pas 
«  agréable.  »  Mémoires  de  la  Dlchesse  de  Nemours. 

-  «La  raison  d'Etat.»  Expression  créée  au  temps  de  Richelieu  :  elle 
a  le  même  sens  que  la  maxime  ;  Salus  populi  suprema  lex  eslo. 

■^  «  Smvre  ce  qu'il  conseilloit.  »  La  même  expression  se  retrouve 
dans  rOr.  fun.  de  Condé.  «  C'est  ce  qu'il  iuspiroit  aux  autres;  c'est  ce 
«  qu  il  suivait  lui-même.  » 

^  «  Supérieur  par  cet  endroit  au  ministre  même.  »  Cet  éloge  donné 
a  Le  Telher  prouve  en  même  temps  l'impartialité  deBossuet,  qui  ne  craint 
pas  de  blâmer  Jlazarin.  —  «  Par  cet  endroit  »  (v.  page  82,  n  2^  Rap- 
prochez de  cette  locution,  fréquente  au  dix-septième  siècle,  rexpression  • 
a  l  endroit  de,  pour  relalivement,  eu  égard  à.—  Le  cardinal  de  Retz  dit 
«  que  le  bonheur  montoit  un  peu  trop  fortement  à  la  tète  du  cardinal 
«  Mazarin.  » 

^  «  Les  flots  irrités.  »  Comparaison  commune,  mais  que  Bossuet 
jette  en  passant  et  sans  y  insister.  Peut-être  est-ce  un  souvenir  de 
J  ode  : 


Justum  et  tenacem  propositi  virum 
Non  civium  ardor  prava  jubentium, 
Non  vultus  instaniis  tyranni 
3Iente  qiiatit  solida,  neque  Auster 
Dux  inquieti  lurbidus  Adri.-p. 

HoR.  ni,  ode  3,  v.   i-5,  éd.  classiq.  de  M.  A.  de  Wailly. 
^  «  Et  parce  qu'il...  et  non  pas...  que  le  poste  qu'il  occupoit,  etc.  » 
Phrase  pénible  et  surchargée  dincises  embarrassantes.  Nous  en  avons 
ueja  signalé  plusieurs  de  ce  genre. 


244  OliAISON   ri'NÈBIlF. 

lie  il'  ivhutoil.  Ihi  bcau-fVèrc,  sacrifié  malfiié  ses  sc^rviccs', 
lui  inontroit  ce,  qu'il  pouvoit  craindre.  11  savoit ,  crinie 
irrémissible  dans  les  cours-,  qu'on  écontoit  des  proposi- 
tions contre  lui-même,  et  peut-être  que  sa  place  eût  été 
donnée  si  on  eût  pu  la  remplir  d'un  homme  aussi  sûr'*: 
mais  il  n'en  tenolt  pas  moins  la  balance  droite.  Les  uns 
donnoient  au  ministre  des  espérances  trompeuses  ; 
les  autres  lui  inspiroient  de  vaines  terreurs  ;  et  en  s'em- 
pressant  beaucoup,  ils  faisoient  les  zélés  et  les  importants*. 
Le  ïellier  lui  montroit  la  vérité,  quoique  souvent  im- 
portune; et  industrieux  à  se  cacher"  dans  les  actions  écla- 
tantes, il  en  renvoyoit  la  gloire  au  ministre,  sans  craindre, 
dans  le  même  temps,  de  se  charger  des  refus  que  l'inté- 
rêt de  l'Etat  rendoit  nécessaires^  Et  c'est  de  là  qu'il  est 
arrivé'^  qu'en  méprisant  par  raison  la  haine ^  de  ceux  dont 
il  falloit  combattre  les  prétentions,  il  en  acquéroit  l'cr- 
time,  et  souvent  même  l'amitié  et  la  confiance.  L'histoirt' 
en  racontera  de  fameux  exemples^  :  je  n'ai  pas  besoin  de 

1  «  Un  beau-frère,  sacrifié.  »  Gabriel  de  Cossagnet,  disgracié  à  !a 
conspiration  de  Cinq-Mars  (1642;.  —  Il  avait  bien  été  sacrifié  lui-mémp 
en  1651  'voy.  plus  liaul,  page  150,  note  2). 

-  M  Crime  irrémissible  dans  les  cours.  »  Parenthèse  éloquente;  re- 
flexion digne  de  Tacite  ;  on  ne  pardonnait  pas  à  Le  Teliier  le  mal  qu'on 
eût  voulu  lui  faire,  on  n?  lui  pardonnait  pas  non  plus  de  le  «avoir. 

3  «  Si  on  eût  pu  !a  remplir,  etc.»  Bossuet  ne  ménage  pas  la  conduite 
de  la  cour  pendant  la  Fronde.  Si  les  affaires  étaient,  de  son  temps, 
passées  en  d'autres  mains,  c'é'.aient  toujours  les  fils  ou  les  parents  des 
anciens  hommes  d'Etat  qui  les  avaient  conservées  11  y  avait  donc  du 
courage  à  parler  ainsi. 

4  «  Les  zélés  et  les  importants.  »  Cette  lutte  do  Le  Teliier  conirr 
Mazarin,  racontée  avec  tant  de  précision  et  de  fermeté,  est  le  déve- 
loppement  dp  ce  mot  jeté  plus  haut  en  passant  :  «Qu'il  falloit  s'opposer 
«  aux  inclinations  du  cardinal  son  bi;>nfaiteur.  » 

s  «  Induslrieux  à  se  cacher.»  Cet  adjectif  se  construit  rarement  aiïisi. 

6  «  Se  charger  des  refus,  etc.  »  l'n  caractère  frappant  de  ce  long 
développement  sur  la  Fronde,  c"(!St  la  vérité  de  tous  les  détails.  C'est 
l'histoire  aussi  simple,  aussi  franche  que  possible,  des  incunséquences. 
des  faiblesses,  des  dangers  d'une  révolution  Ces  qualités  sont  bien  piiis 
saillantes  encore,  quand  on  les  rapproche  du  mouvement  lyrique  in- 
spiré par  les  mêmes  faits  dans  l'Or.  l'un.  d'Anne  de  Gonzague. 

■*  «  El  c'est  de  là,  etc.  »  Les  phrases  de  ce  passage  se  rattacher.) 
volontiers  par  la  conjonction  et,  liaison  souvent  languissante. 

8  «  Méprisant  par  raison.  »  Correctif  qui  adoucit  l'idée  du  mépri> 
de  Le  Teliier  pour  ses  ennemis,  dont  plusieurs  pouvaient  vivre  encore. 
La  nirnie  expression  se  trouve  déjà  dans  l'Or.  fun.  de  Henriette  do 
France,  page  89,  n.  4. 

9  «  De  fameux  exemples.  »  Cette  réticence  d;-  Bossuet  est  remarqua- 
ble, car  il  recule  raremeîU  devant  le  récit  des  faits,  à  moins  qu'il  n' 'n 


iîi:  MICHEL  LK  TKLLiER.  245  ! 

Ivf>    rspi/irter;  el   content   de   remarquer  des  actions  de  ! 

\ertu  dont  les  sages  auditeurs  puissent  profiler,  ma  voix  ^  ' 
n'est  pas  destinée  à  satisfaire  les  politiques  ni  les  cn-i^yfZj 
rieux*.  Mais  puis-je  oublier  celui  que  je  vois  partout  dan> 
le  récit  de  nos  malheurs-?  cet  homme,  si  tidèîe  aux  par- 
ticuliers^, si  redoutable  à  l'Etat;  d'un  caractère  si  haut, 
(ju'on  ne  pouvoit  ni  Testimer,  ni  le  craindre,  ni  Tainier, 
ni  le  haïr  à  demi*;  ferme  génie  que  nous  avons  vu 
en  ébranlant  Tunivers  s'attirer  une  dignité  qu'à  la  tin  il 
voulut  quitter'  comme  trop  chèrement  achetée,  ainsi  qu'il 
eut  le  courage  de  le  reconnoître  dans  le  lieu  le  plus  émi- 
nent  de  la  chrétienté  ^  et  enfin  comme  peu  capable  de 
contenter  ses  désirs  :  tant  il  connut  son  erreur'',  et  le  vide 
des  grandeurs  humaines.  Mais  pendant  qu'il  vouloit  ac- 
quérir ce  qu'il  devoit  un  jour  mépriser ^  il  remua  tout  par 
de  secrets  et  puissants  ressorts;  et  après  que  tous  les  par- 
lis  furent  abattus,  il  sembla  encore   se  soutenir  seuP,  et 


Soit  pas  sûr  yo\.  pa^je  59,  noies  l  el  2).  Sans  doule  il  craignait  d'en- 
trer ici  dans  les  détails  de  la  chronique  el  des  mémoires.  On  peu!  rappro- 
cJierdeces  élotrcsceque  dit  rab])é  de  (-lioisydela  politique  deLcTellier. 

1  «  Content,  de  remarquer,..,  ma  voix  n'est  pas  destinée,  etc.  »  Exem- 
ple de  syllepse  et  d'anatolutlw. 

2  «Puis-je  oublier  celui,  elc.»  Le  cardinal  de  Retz,  Paul  de  Gondi,  né 
en  1614  à  Montmirail,  nommé,  en  16'<:i,  coadjuleur  de  l'arclievèque  de 
Paris,  son  oncle,  J.-F.  de  Gondi  :  l'un  des  cliels  les  plus  redoutables  de 
la  Fronde.  Cardinal  en  1652,  il  Tut  arrrlé  la  même  année,  et  enferme 
à  Vincennes,  d'où  il  s'échappa  en  1651.  Rentré  en  grâce  après  sa  dé- 
mission de  l'archevêché  de  Paris,  il  rédigea  dans  la  retraite  de  précieux 
Mémoires,  el  mourut  en  1679. 

"^  «  Si  fidèle  aux  particuliers,  »  Les  frondeurs  cependant  ne  lui  par- 
donnèreni  jamais  d'avoir  abandonné  le  prince  de  Condé  en  1652. 

^  «  Ni  le  haïr  à  demi.  »  Idée  el  six  le  d'une  vigueur  el  d'une  conci- 
sion singulières.  Voyez  aussi  «on  portrait  par  La  Rocheloucauld, 

5  «  Qu'à  la  fin  il  voulut  quitter.  »  S'il  envoya  sa  démission  à  Rome, 
••e  fut  d"abord  pour  acheter  sa  liberté  ;  s"il  y  persista,  ce  fut  pour  obte- 
nir de  rentrer  en  France. 

^  «Le  lieu  le  plus  éminent  de  la  chrélienté.  »  Réfugié  à  Rome,  après 
son  évasion  de  Vincennes,  il  y  trouva  un  accueil  peu  encourageant, 
«  car,  dit-il,  la  foibîcsse  du  Pape  pour  les  grandes  choses  augmenloit  à 
«  nii'sure  de  son  allachemenl  aux  petites.  »  Enfin,  abandonné  de  la 
cour  de  Rome,  obligé  d'errer  des  bords  du  Rhin  à  la  Hollande,  réduit 
presque  à  l'indigence,  il  en  vint  à  se  soumettre. 
,   '   «  Tant  il  connut  son  erreur.  »  Exemple  iV  épi  phonème. 

^  «  Ce  qu'il  devoit  un  jour  mépriser.  »  Opposition  éloquente.  Que  de 
force  et  de  netteté  dans  celle  longue  période,  qui  est  tout  une  bio- 
graphie ! 

•'  «  Se  soutenir  seul.  »  A  l'époque  de  sa  caplivtlé  et  de  ses  intrigues 
près  de  la  cour  de  Rome  pour  l'intéresser  à  sa  cause.  Quoi  qu'en  dise 


24G  ORAISON  FUNÈBRE 

seul  encore  menacer  le  favori  victorieux  de  ses  tristes  et 
intrépides  regards  ^  La  religion  s'intéresse  dans  ses  infor- 
tunes ;  la  ville  royale  s'émeut;  et  Rome  môme  menace-. 
Quoi  donc,  n'est-ce  pas  assez  que  nous  soyons  attaqués 
au  dedans  et  au  dehors  par  toutes  les  puissances  tempo- 
relles?^ Faut-il  que  la  religion  se  mêle  dans  nos  malheurs, 
et  qu'elle  semble  nous  opposer  de  près  et  de  loin  une  au- 
torité sacrée*?  Mais,  par  les  soins  du  sage  Michel  Le  Tel- 
LiER,  Rome  n'eut  point  à  reprocher  au  cardinal  Mazarin 
d'avoir  terni  l'éclat  de  la  pourpre  dont  il  éloit  revêtu^;  les 

Bossuet,  il  ne  joua  pas  cependant  le  beau  rôle  dans  cette  partie  de 
sa  vie,  et  sa  conduite  dans  l'exil  ne  lui  fit  pas  honneur. 

1  «  Ses  tristes  et  intrépides  regards.  »  Expressions  fortes  et  concises. 
Triste  est  pris  ici  dans  le  sens  latin  tristis,  sombre,  hxMé.Tristis  Ores- 
tes.  HoR.  —  Remarquez  la  conclusion  toute  poétique  de  ce  magnifique 
portrait,  comparable  à  celui  de  CromAvell  pour  la  profondeur  et  l'élo- 
quence. C'est  une  autre  nature  de  chef  de  parti;  ce  sont  des  circon- 
stances toutes  différentes;  mais  Bossuet  a  porté  dans  ces  deux  appré- 
ciations la  même  puissance  d'observation  et  la  même  vigueur  de  style. 
Le  caractère  philosophique  est  le  même  ;  seulement,  dans  le  portrait 
du  cardinal  de  Retz,  il  y  a  des  réflexions  souvent  tristes  et  pénibles,  un 
ton  de  regret  et  presque  de  mélancolie  que  la  vie  de  Cromwell  ne 
pouvait  inspirer.  La  prospérité  insolente  du  Protecteur  avait  étonné 
l'univers;  les  malheurs  du  cardinal  de  Retz  servaient  surtout  à 
l'instruire.  (Voyez  page  28,  note  1.) 

2  «La  ville  royale  s'émeut;  et  Rome  même  menace.»  «Il  n'y  eut  que 
«  le  chapitre  de  Noire-Dame  et  les  curés  de  Paris  qui  en  témoignèrent 
«  du  ressentiment.  Aux  premières  nouvelles  que  les  chanoines  en  eu- 
«  rent,  ils  s'assemblèrent  extraordinairement,  et  résolurent  de  prier 
«  M.  l'archevêque  de  Paris  (oncle  du  cardinal)  de  se  joindre  à  eux  pour 
«  demander  sa  liberté  (il  avait  été  arrêté  au  Louvre,  le  19  décembre 
«  1632).  Le  nonce  du  pape  les  exhorta  tous  à  faire  leur  devoir,  les  as- 
«  surant  qu'ils  seroient  soutenus  avec  vigueur  du  côté  de  Rome,  et  par 
«  lui-même  en  tout  ce  qui  dépendroit  de  son  pouvoir...  Le  chapitre 
(f  ordonna  des  prières  de  quarante  iieures  pour  la  liberté  du  cardinal, 
M  avec  l'exposition  du  Saint-Sacrement,  qui  dura  trois  jours  entiers, 
«  quoique  le  sieur  Le  Tellier  leur  eût  porté  un  ordre  du  roi  pour  faire 
«  cesser  cette  dévotion,  où  il  y  avoit  beaucoup  de  monde...  Le  cha- 
«  pitre  et  les  curés  étoient  résolus  de  fermer  Notre-Dame  et  les  autres 
«  églises,  si  l'archevêque  les  eût  voulu  appuyer,  ce  qui  eût  causé  un 
«  étrange  désordre.  »  Mémoires  de  Guy  Joly. 

3  «  Toutes  les  puissances  temporelles.  »  L'Espagne  soutenait  les  re- 
belles, et  avait  le  grand  Condé  à  son  service.  Les  ducs  de  Retz  et  de 
Brissac  écrivaient  à  la  cour  pour  demander  la  liberté  du  cardinal  ;  il  est 
vrai  que  «  l'on  avoit  bien  de  la  peine  à  trouver  des  expressions  asse-:. 
«  foibles  pour  s'accommoder  à  leur  goût.  »  Mém.  de  G.  Joly. 

^  «De  près  etde  loinuneautorité sacrée.  »  De  près,  parle  soulèvement 
du  clergé  de  Paris,  qui  eût  sans  doute  forcé  la  main  à  la  cour,  sans  la  ti- 
midité de  l'archevêque,  et  sa  jalousie  contre  son  neveu;  de  loin,  parce 
que  le papeavait refusé  d'accepter  la  démission  du  cardinal  (1652-1634). 

5  «  Terni  l'éclat  de  la  pourpre.  »  Est-ce  un  souvenir  de  ce  fait,  rap- 


DE  MICHEL  LE  TELL  1ER.  247 

affaires  ecclésiastiques  prirent  une  forme  réglée  :  ainsi  le 
calme  fut  rendu  à  TEtat^;  on  revoit  dans  sa  première  vi- 
gueur Tautorilé  aff'oiblie;  Paris  et  tout  le  royaume,  avec 
un  fidèle  et  admirable  empressement ,  reconnoit  son  roi 
gardé  par  la  Providence-,  et  réservé  à  ses  grands  ouvrages , 
le  zèle  des  compagnies,  que  de  tristes  expériences  avoient 
éclairées ,  est  inébranlable;  les  pertes  de  TEtat  sont  répa- 
rées ;  le  cardinal  fait  la  paix  avec  avantage^.  Au  plus  haut 
point  de  sa  gloire,  sa  joie  est  troublée  par  la  triste  appari- 
tion de  la  mort*;  intrépide,  il  domine  jusqu'entre  ses  bras^ 
et  au  milieu  de  son  ombre  :  il  semble  qu'il  ait  entrepris 
de  montrer  à  toute  T Europe  que  sa  faveur,  attaquée  par 
tant  d'endroits,  est  si  hautement  rétablie  que  tout  devient 
foible  contre  elle,  jusqu'à  une  mort  prochaine  et  lente®. 

porté  par  Guy  Joly,  qu'on  avait  proposé  au  conseil  d'envoyer  du  poison 
au  cardinal  prisonnier,  et  que  Le  Tellier  s'y  était  opposé,  ainsi  qu'Anne 
d'Autriche  ?  Il  n'est  guère  probable  que  Bossuet  eût  risqué  une  allusion 
si  hardie.  Il  veut  dire  ici  qu'on  l'avait  menacé  défaire  son  procès  (1655). 

1  «  Ainsi  le  calme  fut  rendu  à  lEtat.  »  Tableau  du  triomphe  de  la 
cour  et  de  Mazarin,  présenté  sous  forme  d'énumération  et  d' hypotypose. 

2  «  Gardé  par  la  Providence.  »  Trait  éloquent.  Le  mot  «  réservé  à 
ses  grands  ouvrages»  complète  énergiquement  la  pensée. 

3  «  Fait  la  paix  avec  avantage.  »  Traité  des  Pyrénées.  Voyei 
page  106,  notes  5  et  4. 

*  «  La  triste  apparition  de  la  mort.  »  «  L'état  oîi  il  étoit  ne  l'empê- 
«  choit  pas  de  penser  à  ses  trésors;  et,  dans  ces  mêmes  temps,  comme 
«  il  avoit  des  moments  de  relâche,  on  remarqua  qu'il  s'occupoit  sou- 
te vent  à  peser  les  pistoles  qu'il  gagnoit,  pour  remettre  les  légères  le 
«  lendemain  au  jeu.  »  Février  1661.  11  mourut  le  9  mars.  Mémoires  d& 

W^^  DE  MOTTEVILLE. 

5  ((  Il  domine  jusqu'entre  ses  bras.  »  «  La  Reine-mère,  pendant  sa 
<(  régence,  lui  avoit  laissé  toute  l'autorité  royale,  comme  un  fardeau 
«  trop  pesant  pour  un  naturel  aussi  paresseux  que  le  sien.  Le  Roi,  à  sa 
«  majorité,  lui  avoit  trouvé  cette  autorité  entre  les  mains,  et  n'avoit 
«  eu  ni  la  force,  ni  peut-être  même  l'envie  de  la  lui  ôter.  On  lui  re- 
«  prochoit  les  troubles  que  la  mauvaise  conduite  de  ce  cardinal  avoit 
«  excités  comme  un  effet  de  la  haine  des  princes  pour  un  ministre  qui 
«  avoit  voulu  donner  des  bornes  à  leur  ambition  :  on  lui  faisoit  con- 
«  sitlérer  le  ministre  comme  un  homme  qui  seul  avoit  tenu  le  timon  de 
«  l'Etat  pendant  l'orage  qui  l'avoit  agité,  et  dont  la  bonne  conduite  en 
«  avoit  peut-être  empêché  la  perte.  —  Cette  considération,  jointe  à 
«  une  soumission  sucée  avec  le  lait,  rendit  le  Cardinal  plus  absolu  sur 
«  l'esprit  du  Roi  qu'il  ne  l'avoit  été  sur  celui  de  la  Reine.  »  ^I^ie  de  La 
Fayette,  Histoire  de  il/me  Henriette,  l^e  partie. 

6  «  Jusqu'à  une  mort  prochaine  et  lente.  »  La  mort  le  prenoit  à  la 
gorge,  àilM'^'i  de  Motteville.il  n'en  resta  pas  moins  le  maître.  «Le  Roi  et  la 
«  Reine-mère  lui  envoyèrent  encore  demander  ce  qu'il  désiroit  qui  fût 
«  fait  après  sa  mort,  et  il  sembloit  que  ses  paroles  étoient  des  oracles 
«  qui  ordonnoient  de  l'avenir.  Il  y  a  sans  doute  beaucoup  de  grandeur 
«  et  de  beauté  à  sa  mort  ;  mais  sa  réputation  doit  être  noircie  par  l'in- 


^S  ORAISON  FUNEinu:  ; 
fl  meurt  avec  cette  triste  consolation';  et  nous  voyons  i 
commencer  ces  belles  années^  dont  on  ne  peut  assez  admi-  ' 
rer  le  cours  glorieux.  Cependant  la  grande  et  pieuse  Anne  ' 
d'Autriche  rendoit  un  perpétuel  témoignage  à  TinviolabU'  .; 
fidélité  de  notre  ministre^,  où,  parmi  tant  de  divers  mou-  ■ 
vements,  elle  n'avoit  jamais  remarqué  un  pas  douteux.  Le  ] 
roi,  qui  dès  son  enfance  Tavoit  vu  toujours  attentif  au  bien  l 
de  TEtat,  et  tendrement  attaché  à  sa  personne  sacrée,  | 
prenoit  confiance  en  ses  conseils;  et  le  ministre  conser-  i 
Toit  sa  modération,  soigneux  surtout  de  cacher  Timpor-  : 
tant  service  qu'il  rendoit  continuellement  à  TEtat,  en  fai- 
sant connoître  les  hommes  capables  de  remplir  les  grandes  ■ 
places ,  et  en  leur  rendant  à  propos  des  offices  qu'ils  ne  ; 
savoient  pas  *.  Car  que  peut  faire  de  plus  utile  un  zélé  mi-  ' 
nistre,  puisque  le  prince,  quelque  grand  qu'il  soit,  ne  j 
connoît  sa  force  qu'à  demi^,  s'il  ne  connoît  les  grands  | 
hommes  que  la  Providence  fait  naître  en  son  temps  pour  ' 

K  gratitude  qu'il   a  eue  pour  la   Reine-mère,   sa   bienfaitrice,  d'avoir  • 

«(  voulu  mettre  de  la  sécheresse,  du  dégoût  et  de  la  défiance  pour  elle  ' 

<(  dans  l'esprit  et  dans  le  cœur  du  Roi,  afin  de  le  posséder  tout  entier...  , 

«  Voilà  les  effets  de  cette  avarice  sordide  qui  l'accompagna  jusqu'à  la  \ 

H  fin,  et  qui,  dans  les  derniers  instants  de  sa  vie,  lui  fit  encore  prendre  ■ 

«  plaisir  à  faire  repasser  par  ses  mains  quasi  tout  le  royaume,  pour  le  \ 

«  donner  à  son  neveu,  à  ses  nièces  et  à  ses  amis.  Voilà  aussi  la  cause  . 

«   de  cette  ambition  dévorante,  et  de  cet  ardent  désir  de  la  faveur  qui  ■ 
«  l'avoit  toujours  possédé.  »  Mémoires  de  M°»e  pE  Motteville. 

1  «  Avec  cette  triste  consolation.  »  Réflexion  grave  et   douloureuse,  ; 

qui  se  résume  en  un  seul  mot,  et  qui  montre  à  quoi  se  réduit  en  somme  I 

pour  Rossuet  celte  gloire  qu'il  admire  avec  tant  d'éloquence.  j 

-  ((  Ces  belles  années.  »   «  Après   la   mort  du  cardinal,  son  ombre  . 

«  étoil  encore  la  maîtresse  de  toutes  choses,  et  il  paroissoit  que  le  Roi  j 

«  ne  pensoit  à  se  conduire  que  par  les  sentiments  qu'il  lui  avoit  inspi-  j 

<f  rés.  »  M™e  DE  La  Fayette,  Histoire  de  .W™^  Henriette.  \ 

■î  «  Rendoit  un  perpétuel  témoignage,  etc.  »  Transition  subite,  pouK  j 

revenir  de  l'éloge  de  Mazarin  à   celui  du  chancelier.  —   «  Tant  de  dl-  | 

vers  mouvements.  »  Expression  obscure,  qui  pourrait  se  rapporter  aussi  ] 
bien  aux  troubles  de  la  Fronde  qu'à  la  conduite  de  Le  Tellier. 

*  «  Soigneux  surtout  de  cacher...  des  offices  qu'ils  ne  savoient  pas.  »  j 

Bossuet  se  contente  de  signaler  cette  discrétion  de  Le  Tellier  sans  en  \ 

donner  la  raison.  Elle  prouve,  du  reste,  un   grand  désinlérossemenl  fJ  ! 
une  véritable  élévation  d'âme.  —  «  Office.  »    Officium.    Ne  s'emploie 
guère  ainsi  sans  épithète. 

Gardes,  oseriez -vous  me  rendre  un  bon  office.  ; 
P.  Corneille,  Polyeiicte,  Y,  i. 

S  «  Ne  connoît  sa  force  qu'à  demi.  »  Idée  éloquente  :  c'était  rappeler  ; 
noblement  à  Louis  XIV  la  part  que  tant  d'hommes  supérieurs  prenaient 
è  cette  gloire  dont  il  était  si  jaloux. 


I 


DE  MICHEL  LE  TELLlEPx.  ^9 

le  seconder?  Ne  parlons  pas  des  vivants  dont  les  vertus 
non  plus  que  les  louanges  ne  sont  jamais  sûres  ^  dans  le  va- 
riable état  de  cette  vie.  Mais  je  veux  ici  nommer  par  hon- 
neur le  sage,  le  docte  et  le  pieux  Lamolgnon^,  que  notre 
ministre  proposoit  toujours  comme  digne  de  prononcer  les 
oracles  de  la  justice  dans  le  plus  majestueux  de  ses  tribu- 
naux'. La  justice,  leur  commune  amie*,  les  avoit  unis; 
et  maintenant  ces  deux  âmes  pieuses^,   touchées  sur  la 

î  «  Dont  les  vertus...  ne  sont  jamais  sûres.  »  Bossuet  substitue  à  Fex- 
ouse  banale  de  la  modestie  qu'il  faut  respecter  cliez  les  visants  une  rai- 
son originale  et  sérieuse,  qui  est  en  même  temps  un  aveitissement- 
sévère  aux  hommes  célèbres  de  l'époque. 

2  Lamoignon^  premier  président  au  parlement  de  Paris,  né  en  1647, 
mort  en  1677.  Louis  XIV  disait  de  lui,  en  le  nommant  premier  prési- 
sident  (1658)  :  «  Si  j'avois  connu  un  plus  homme  de  bien,  un  plus  di- 
M  gne  sujet,  je  l'aurois  choisi.  »  —  .\nii  de  Boileau,  ce  fut  à  sa  demande 
que  le  poëme  du  Lutrin  fut  composé.  La  6e  épilre  de  Boileau  est  adres- 
èée  à  son  fils  aîné.  Chrétien  de  Lamoignon,  président  à  mortier  au  par- 
lement de  Paris.  Fléchier  a  fait  l'oraison  funèbre  du  premier  président 
de  Lamoignon.  Elle  présente  de  fréquents  rapprochements  avec  son- 
oraison  funèbre  de  Le  Tellier,  et  quelquefois  avec  celle  de  Bossuet. 
Voici  le  portrait  que  Fléchier  a  tracé,  en  ternu?  généraux  et  vagues, 
comme  l'est  trop  souvent  son  éloquence.  «  ,\ussi  remarqua-t-on  bientôt 
«  en  lui  tout  ce  qui  fait  les  grands  magistrats  :  un  cœur  docile  pour  re- 
«  cevoir  les  impressions  de  la  vérité,  noble  pour  s'élever  au-dessus  des 
«  passions  et  des  intérêts,  tendre  pour  assister  les  malheureux,  ferme 
«  pour  résister  à  l'iniquité  ;  un  esprit  avide  de  tout  savoir,  et  capable- 
'(  de  tout  apprendre;  prompt  à  concevoir  les  matières  les  plus  élevées  ^ 
H  heureux  à  les  exprimer  quand  il  les  avoit  une  fois  conçues;  discer- 
«  nant  non-seulement  le  bon  d'avec  le  mauvais,  mais  encore  le  meil- 
«  leur  d'avec  le  bon  ;  appliqué  à  examiner  les  difficultés  et  à  les  réson- 
ne dre  ;  à  chercher  la  vérité,  et  à  la  suivre  après  qu'il  l'avoit  découverte; 
«(  à  coimoître  tout,  et  à  tirer  toujours  quelque  fruit  de  ses  connoissan- 
t<  ces.  Cette  sagesse  avancée  le  Ht  dispenser  des  règles  ordinaires  de 
«  l'âge.  On  connut  la  maturité  de  son  jugement,  et  l'on  ne  compta  pas 
«  le  nombre  de  ses  années  ;  il  s'assit  à  dix-huit  ans  avec  les  anciens 
«  d'Israël,  et  se  mit  à  juger  comme  eux  les  différends  qui  naissent  parnu 
<(  le  peuple.  »   Or.  fun.  de  Guillaume  de  Lamoignon. 

^  «  Le  plus  majestueux  de  ses  tribunaux.  »  Exemple  de  style  noble  ; 
alliance  heureuse  de  la  précision  et  de  la  généralité  des  termes. 

+  «  Leur  commune  amie.  »  Expression  ingénieuse  et  touchante. 

•^  «  Ces  deux  âmes  pieuses.  »  Tableau  plein  de  sentiment  et  de  gran- 
deur, comparable  à  tout  ce  qu'a  inspiré  de  plus  beau  la  philosophie 
ancienne.  Voyez  le  Songe  de  Scipion,  et  le  passage  où  Lucain  montre 
l'âme  de  Pompée  assistant  paisiblemenl  aux  outrages  qu'on  prodigue  à 
son  corps, 

.  .  .  Risicqiic  suj  ludihrlatrunci.  . . 
Scdit,  ei  invicta  posuit  se  m:-n:c  Ciitonis. 

n. 


2o0  ORAISON  FLNÈBP.E 

terre ^  du  même  désir  de  faire  régner  les  lois,  contem- 
plent ensemble  à  découvert  les  lois  éternelles  d'où  les 
nôtres  sont  dérivées;  et  si  quelque  légère  trace  de  nos 
foibles  distinctions  paroît  encore  dans  une  si  simple  et  si 
claire  vision-,  elles  adorent  Dieu  en  qualité  de  justice  et  de 
règle  ^. 

3me  Partie. —  1"  Ecce  in  justilia  regnabit  rex ,  et  princi- 
pes in  juclicio  prœerunt'*  :  c(  Le  roi  régnera  selon  la  jus- 
ce  tice,  et  les  juges  présideront  en  jugement^.  »  La  justice 
passe  du  prince  dans  les  magistrats ,  et  du  trône  elle  se 
répand  sur  les  tribunaux^.  C'est  dans  le  règne  d'Ezéchias 
le  modèle  de  nos  jours.  Un  prince  zélé  pour  la  justice 
nomme  un  principal  et  universel  magistrat"^  capable  de 
contenter  ses  désirs.  L'infatigable  ministre  ouvre  des  yeux 
attentifs  sur  tous  les  tribunaux  :  animé  des  ordres  du 
prince,  il  y  établit  la  règle,  la  discipline,  le  concert^,  l'es- 
prit de  justice.  Il  sait  que  si  la  prudence  du  souverain  ma- 
gistrat est  obligée  quelquefois,  dans  les  cas  extraordinaires, 
de  suppléer  à  la  prévoyance  des  lois,  c'est  toujours  en  pre- 
nant leur  esprit;  et  enfin  qu'on  ne  doit  sortir  de  la  règle 
qu'en  suivant  un  fil  qui  tienne,  pour  ainsi  dire,  à  la  règle 

1  «  Touchées  sur  la  terre.  »  Ce  verbe,  si  familier  à  Bossuet,  indique 
tantôt  un  sentiment  profond,  mais  subit  (touchée  d'un  si  digne  objet, 
sa  grande  àme  se  déclara  tout  entière.  Or.  fun.  de  Condé)  ;  et  tantôt, 
comme  ici,  un  caractère  et  une  habitude. 

2  «  Si  quelque  légère  trace,  etc.  »  Parce  que  la  perfection  de  la  di- 
vinité rend  ces  distinctions  improbables,  sinon  impossibles. 

■^  «  En  qualité  de  justice  et  de  règle.  »  C'est-à-dire,  comme  l'expres- 
sion parfaite  des  idées  et  des  sentiments  qui  ont  rempli  toute  leur  vie. 
*  IsAi.,  xxxir,  1. 

3  «  En  jugement,  »  au  lieu  de  pour  juger.  Expression  inusitée;  tra- 
duction littérale  du  latin. 

6  «  Du  trône,  elle  se  répand,  etc.  »  Exemple  de  métonymie  :  l'objet 
au  lieu  de  la  personne.  Dans  le  régne  d'Ezéchias.  —  Préposition  qui 
renferme  une  ellipse  :  c'est  le  tableau  du  règne  d'Ezéchias,  et  le  mo- 
dèle, etc.  —  Remarquez  cette  filiation  de  la  justice  divine  à  la  justice 
humaine.  —  «  Ezéchias,  le  plus  pieux  et  le  plus  juste  de  tous  les  rois, 
«  après  David,  régnoit  en  Judée  (714-707).  Sennachérib,  fils  et  succes- 
«  seur  de  Salmanasar,  l'assiégea  dans  Jérusalem  avec  une  armée  im- 
«  mense  :  elle  périt  en  une  nuit  par  la  main  d'un  ange,  Ezéchias,  dé- 
<(  livré  d'une  manière  si  admirable,  servit  Dieu  avec  tout  son  peuple 
«  plus  fidèlement  que  jamais.  »  Bossuet,  Histoire  universelle^  ire  Part., 
c.  VII,  page  26,  édition  classique  annotée  par  M.  Delachapelle. 

7  «  Un  principal  et  universel  magistrat.  »  Inversion  peu  usitée.  Nous 
en  retrouverons  tout  à  l'heure  d'aussi  forcées. 

8  «  Le  concert.  »  Mot  qu'on  n'emploie  guère  ainsi  absolument  et  sans 
qualificatif. 


DE  MICHEL  LE  TELLIER.  251 

même  ^ .  Consulté  de  toutes  parts ,  il  donne  des  re'ponses 
courtes,  mais  décisives 2,  aussi  pleines  de  sagesse  que  de 
dignité;  et  le  langage  des  lois  est  dans  son  discours  ^.  Par 
toute  rétendue  du  royaume  chacun  peut  faire  ses  plaintes*, 
assuré  de  la  protection  du  prince;  et  la  justice  ne  fut  ja- 
mais ni  si  éclairée  ni  si  secourable.  Vous  voyez  comme  ce 
sage  magistrat  modère  tout  le  corps  de  la  justice^.  Voulez- 
vous  voir  ce  qu'il  fait  dans  la  sphère  où  il  est  attaché,  et 
qu'il  doit  mouvoir  par  lui-même^?  Combien  de  fois  s'est-on 
plaint  que  les  affaires  n'avoient  ni  de  règle  ni  de  fin"'  ;  que 
la  force  des  choses  jugées^  n'étoit  presque  plus  connue; 
que  la  compagnie  où  Ton  renversoit  avec  tant  de  facilité 
les  jugements  de  toutes  les  autres  ne  respectoit  pas  davan- 
tage les  siens;  enfin  que  le  nom  du  prince  étoit  employé 
à  rendre  tout  incertain,  et  que  souvent  l'iniquité  sortoit 
du  lieu  d'où  elle  devoit  être  foudroyée^  !  Sous  le  sage  Mi- 
chel Le  Tellier,  le  conseil  fit  sa  véritable  fonction;  et 
l'autorité  de  ses  arrêts,  semblable  à  un  juste  contre-poids*^, 
tenoit  par  tout  le  royaume  la  balance  égale.  Les  juges  que 

1  «  Un  fil  qui  tienne  à  larègle  même.  »  Mélaphore  familière  et  hardie. 
Est-ce  un  souvenir  des  traditions  mythologiques? 

2  ((  Courtes,  mais  décisives.  »  Mot  plein  de  sens,  oîi  se  retrouve  tout 
ie  sens,  tout  l'esprit  pratique  de  Bossuet,  qui  comprenait  si  bien  Vadmi- 
nisiration,  et  y  attachait  tant  d'importance. 

3  «  Le  langage  des  lois  est  dans  son  discours,  »  Tour  négligé;  expres- 
sion vague,  malgré  les  idées  qui  précédent  et  en  déterminent  le  sens. 

*  «  Faire  ses  plaintes.  »  11  y  a  bien  là  un  peu  d'exagération  oratoire. 
Les  plaintes  n'arrivaient  pas  toujours,  bien  que  des  anecdotes  curieuses, 
citées  par  Saint-Simon,  nous  montrent  parfois  Louis  XIV  intervenant 
dans  les  affaires  les  plus  particulières  de  ses  sujets. 

s  «  Modère  tout  le  corps  de  la  justice.  »  Latinisme  :  moderatur  habe^ 
fias.  Ce  mot,  qui  ne  s'emploie  plus  dans  le  sens  de  conduire,  rappelle 
les  mots  tempérer  et  tempérament,  employés  de  même  au  dix-septième 
siècle  d'une  manière  toute  latine. 

6  «  Où  il  est  attaché,  et  qu'il  doit  mouvoir.  »  Métaphores  mal  suivies. 
On  ne  se  figure  même  pas  le  magistrat  attaché  à  une  sphère. 

"'  «Ni  de  règle,  ni  de  fin.»  Reproches  fermes  et  hardis.  Bien  qu'ils  ne 
s'adressent  qu'au  passé,  ils  renferment  une  leçon  pour  l'avenir. 

•  «  La  force  des  choses  jugées.  »  C'est-à-dire  l'autorité  des  exemples, 
la  tradition  en  matière  de  jurisprudence  extraordinaire,  et  aussi  l'auto- 
rité des  cours  de  justice,  que  la  cour  suprême  ne  doit  pas  compromet- 
tre par  des  arrêts  irréfléchis,  en  cassant  leurs  décisions  au  gré  de  ses 
caprices.  Ici,  c'est  à  ce  dernier  sens  qu'il  faut  s'arrêter. 

9  «  D'où  elle  devoit  être  foudroyée.  »  3Iétaphore  à  effet  et  assez  in- 
attendue au  milieu  de  ce  tableau  grave  et  sévère. 

1^  «  Semblable  à  un  juste  contre-poids.»  Métaphore  développée  en 
termes  simples  et  familiers.  Remarquez  la  place,  assez  ordinaire  d'ail- 
leurs chez  Bossuet,  de  l'adjectif  avant  le  substantif. 


îiKSâ  OilAISON  FIJNÈCRK 

leurs  coups  hardis  el  leurs  artifices  faisoienl  redouter  '  fu- 
rent sans  crédit  :  leur  nom  ne  servit  qu'à  rendre  la  jus- 
tice plus  attentive.  Au  conseil  comme  au  sceau*,  la  multi- 
tude, la  variété,  la  difficulté  des  affaires,  n'étonnèrent  ja- 
mais ce  grand  magistrat  :  il  n'y  avoit  rien  de  plus  difficile, 
ni  aussi  de  plus  hasardeux  que  de  le  surprendre;  et,  dès 
le  commencement  de  son  ministère ,  cette  irrévocable  sen- 
tence sortit  de  sa  bouche  ,  que  le  crime  de  le  tromper 
seroit  le  moins  pardonnable''.  De  quelque  belle  apparence 
que  l'iniquité  se  couvrit,  il  en  pénétroit  les  détours*;  et 
d'abord'*  il  savolt  connoître,  même  sous  les  fleurs,  la 
marche  tortueuse  de  ce  serpenta  Sans  châtiment ,  sans 
rigueur,  il  couvroit  l'injustice  de  confusion  en  lui  faisant 
seulement  sentir  qu'il  la  connoissoit''';  et  l'exemple  de  son 
inflexible  régularité  fut  l'inévitable  censure  de  tous  les 
mauvais  desseins^.  Ce  fut  donc  par  cet  exemple  admirable, 
plus  encore  que  par  ses  discours  et  par  ses  ordres,  qu'il 

1  «  Que  leurs  coups  hardis  et  leurs  artifices  faisoient  redouter.  )> 
Toujours  la  même  franchise  et  la  même  indépendance.  On  pouvait 
mettre  des  noms  propres  sous  ces  expressions  générales.  Fléchier  est 
aussi  hardi  :  chose  qui  prouve  combien  les  abus  étaient  criants. 

2  «  Au  conseil  comme  au  sceau.  »  «  Au  milieu  du  palais  auguste, 
<(  et  presque  sous  le  trône  de  nos  rois,  s'élève  sous  le  nom  de  conseil 
«  un  tribunal  souverain,  où  l'on  réforme  les  jugements,  et  où  l'on  juge 
H  les  justices.  C'est  là  que  la  foible  innocence  vient  se  mettre  à  cou- 
«  vert  de  l'ignorance  ou  de  la  malice  des  magistrats  qui  la  poursuivent, 
«  C'est  de  là  que  partent  ces  foudres  qui  vont  consumer  l'iniquité  jus- 
•(  qu'aux  tribunaux  les  plus  éloignés  :  c'est  là  qu'on  règle  le  sort  des 
•f  juridictions  douteuses,  el  que,  du  haut  de  sa  dignité,  le  premier  et 
.(  universel  magistrat,  au  milieu  déjuges  d'une  probité  et  d'une  expév- 
H  rience  consommée,  veille  sur  tout  l'empire  de  la  justice,  et  sur  la 
«  bonne  ou  mauvaise  conduitede  ceux  qui  l'exercent.))  Fléchier, Orai- 
»(m  funèbre  de  M.  Le  Tellier,  5e  partie. 

^  «Que  le  crime  de  le  tromper,  eto)  Phrase  claire,  mais  un  peu  pénible.. 

''  «  Il  en  pénétroit  les  détours.  »  Bossuet  emploie  souvent  le  pronom 
■iit,  el  quelquefois  d'une  manière  incorrecte,  par  exemple  dans  plusieurs 
passages  de  VlIisL  universelle. 

s  «  D'abord,  »  c'est-à-dire  immédiatement,  sans  hésilalion. 

6  «  La  marche  tortueuse,  etc.  ))  Métaphore  expressive;  seulement, 
on  l'a  usée  à  force  de  la  répéter. 

">  «  En  lui  faisant  seulement  sentir,  etc.  »  Quelle  précision,  quelle 
abondance  dans  tous  ces  développements.  Il  semblait  qu'il  n'y  eût  guère 
à  dire  pour  le  prédicateur  :  Bossuet  se  fait  magistrat  pour  un  jour,  et 
reproduit  à  sa  manière  ces  mercuriales  où  les  chanceliers  et  les  pre- 
miers présidents  censuraient  leurs  subordonnés. 

^  «  L'exemple...  l'inévitable  censure.  »  Expressions  détournées  de 
leur  sens  habituel  :  exemple  entraîne  d'ordinaire  l'idée  d'imitation, 
qui  n'est  pas  ici  :  et  censure  signifie  réprimande  :  or,  ici,  il  s'agit  do 
/)rt're«ir  plutôt  encore  que  de  punir. 


DE  MICHEL  LE  TELLIER.  255 

établit  dans  le  conseil  une  pureté  et  un  zèle  de  la  justice^ 
qui  attire  la  vénération  des  peuples,  assure  la  fortune 
des  particuliers,  affermit  Tordre  public,  et  fait  la  gloire  de 
ce  règne. 

Sa  justice  n'étoit  pas  moins  pror.'ipte  qu'elle  étoit  exacte. 
Sans  qu'il  fallût  le  presser,  les  gémissements  des  malheu- 
reux plaideurs^,  qu'il  croyoit  entendre  nuit  et  jour,  étoient 
pour  lui  une  perpétuelle  et  vive  sollicitation.  Ne  dites  pas 
à  ce  zélé  magistrat  qu'il  travaille  plus  que  son  grand  âge 
ne  le  peut  souffrir^  :  vous  irriterez  le  plus  patient  de  tous 
les  hommes.  Est-on,  disoit-11 ,  dans  les  places  pour  se  re- 
poser et  pour  vivre?  Ne  doit-on  pas  sa  vie  à  Dieu,  au 
prince  et  à  l'Etat*?  Sacrés  autels,  vous  m'êtes  témoins-' 
que  ce  n'est  pas  aujourd'hui,  par  ces  artificieuses  fictions 
de   l'éloquence^,  que  je  lui  mets  en  la  bouche  ces  fortes 

i  «  Une  pureté  et  un  zèle  de  la  justice.  »  «  Il  entretint  l'ordre  que 
«  ses  prédécesseurs  avoient  établi  dans  le  conseil,  et  il  l'augmenta.  Il 
y  n'y  souflVit  aucun  de  ces  relâchements  que  le  temps  n'introduit  que 
u  trop  dai!S  les  compagnies  les  plus  régulières.  Y  eut-il  rien  de  lu- 
'(  multueux  ou  de  déréglé  dans  sa  discipline?  Vit-on  donner  arrêt  contre 
<{  arrêt,  et  confondre  les  droits  et  les  espérances  des  parties  par  de? 
ft  contradictions  scandaleuses?  Sous  prétexte  qu'on  n'y  touche  pas  au 
K  fond  dos  affaires,  les  négligea-l-on?  Vit-on  jamais  affoiblir  la  justice 
u  en  faveur  des  juges,  et  livrer  la  bonne  cause  à  leurs  passions,  sous 
>.(  prétexte  de  la  renvoyer  à  leur  conscience?  »  Fléchieb,  5^  partie. 

'^  «  Les  gémissements  des  malheureux  plaideurs.  »  Voici  un  dévelop- 
pement louchant  de  cette  idée.  Fléchier,  3^  partie  :  —  «  La  veuve  et 
<(  l'orphelin  ne  se  plaignirent  pas  de  la  lenteur  ou  de  la  foiblcsse  de 
M  son  âge.  On  n'ouït  pas  ces  tristes  prières  :  «  Jugez-nous,  Seigneur, 
«  parce  qu'il  n'y  a  point  de  jugement  sur  la  terre.  »  II  savoit  qu'un  juge 
a  doit  rendre  compte  non-seulement  de  son  travail,  mais  encore  de 
c(  son  loisir;  qu'il  est  également  coupable  de  laisser  triompher  la  ma- 
K  lice  des  uns,  ou  languir  la  misère  des  autres  ;  qu'il  doit  racheter  le 
¥  temps,  et  abréger  les  mauvais  jours  que  le  procès  donne  à  des  misé- 
<•(  râbles  qui  ne  sont  pas  moins  ruinés  par  la  longueur  des  procédures 
',<  que  par  l'erreur  des  jugements.  » 

3  «  Ne  dites  pas,  etc.  »  Voyez  le  même  mouvement  dans  l'Oraison 
funèbre  de  Condé,  l^e  partie  :  «Ne  lui  dites  pas  que  la  vie  d'un  premier 
«  prince  du  sang,  etc.  » 

*  «  Ne  doit-on  pas  sa  vie  à  Dieu,  au  prince,  etc.  » 

Vous  n'avez  pas  la  vie  ainsi  qu'un  ln'iitajye, 

Le  jour  qui  vous  la  dor.ce  en  même  temp?  r»în(ja{i[e. 

Vous  hi  devez  au  prinre,  au  puldic,  .à  l'F^ltat. 

P.  Cop.NEiLLK,  l'olyeiicie,  IV,  2. 

5  «  Sacrés  autels,  vous  m'êtes  témoins,  etc.  »  Apostrophe  qui  >arie 
et  relève  celte  exposition  calme  et  solennelle. 

6  «  Ces  artificieuses  fictions  de  l'éloquence.  »  Périphrase  expressive, 
pour  désigner  les  figures  de  rfUiorique. 


Soi  OUÂISON  FUNEBRE 

paroles!  Sache  la  postérité ^  si  le  nom  d'un  si  grand  mi- 
nistre fait  aller  mon  discours  jusqu'à  elle^,  que  j'ai  moi- 
même  souvent   entendu   ces   saintes  réponses.   Après  de 
grandes  maladies  causées  par  de  grands  travaux ,  on  voyoit 
revivre  cet  ardent  désir  de  reprendre  ses  exercices  ordi- 
naires, au  hasard  de  retomher  dans  les  mêmes  maux  ;  et 
tout  sensible  qu'il  étoit  aux  tendresses  de  sa  famille^,  il 
l'accoutumoit  à  ces  courageux  sentiments.  C'est,  comme 
nous  l'avons  dit,  qu'il  faisoit  consister  avec  son  salut  le 
service  particulier  qu'il  devoit  à  Dieu  dans  une  sainte  ad- 
ministration de  la  justice.  Il  en  faisoit  son  culte  perpétuel,  I 
son  sacrifice  du  matin  et  du  soir*,  selon  cette  parole  du  i 
Sage  :  «  La  justice  vaut  mieux  devant  Dieu  que  de  lui  of-  t 
(c  frir  des  victimes^.  »  Car  quelle  plus  sainte  hostie^,  quel  i 
encens  plus  doux,  quelle  prière  plus  agréable,  que  de  faire  ' 
entrer  devant  soi  la  cause  de  la  veuve'',  que  d'essuyer  les  ! 
larmes  du  pauvre  oppressé,  et  de  faire  taire  l'iniquité  par  i 
toute  la  terre?  Combien  le  pieux  ministre  étoit  touché  de  j 
ces  vérités,    ses  paisibles  audiences  le  faisoient  paroître^!  ! 

1  «  Sache  la  postérité,  etc.  »  Inversion  inusitée,  mais  vive  et  rapide. 

2  «  Fait  aller  mon  discours  jusqu'à  elle.  »  C'est  un  peu  là  de  la 
fausse  modestie.  En  1685,  Bossuet  ne  pouvait  pas  ignorer  que  son  dis- 
dours  donnerait  l'immortalité  au  lieu  de  la  recevoir. 

3  «  Aux  tendresses  de  sa  famille.  »  Ce  mot  s'emploie  rarement  au 
pluriel  maintenant.  (V.  l'Or.  fun.  de  Condé,  5^  partie.) 

Je  vous  vois  accabler  un  homme  de  promesses, 
Vous  témoijnez  pour  lui  les  deruières  tendresses. 

Molière,  le  Misanthrope,  I,  i. 
*  «  Son  culte,  son  sacrifice.  »  Idée  grande,  et  rendue  avec  une  sim- 
plicité éloquente,  quand  on  eût  pu  la  développer  et  la  délayer. 

5  Facere  misericordiam  et  judicium  magis  placet  Deo  quam  victimse. 

PrOV.,  XXI,   3. 

^  «  Hostie.  »  pour  viclime-,  latinisme  assez  ordinaire  à  cette  époque. 
Cette  secoude  hostie  est  digne  de  ta  rage, 

P.  Corneille,  Polyeucte,  V.  4. 

7  «  Faire  entrer  devant  soi.  »  Expressions  faibles  et  négligées. 

8  «  Ses  paisibles  audiences.  »  Encore  un  enseignement  général.  Ce 
tableau  des  audiences  mal  données  pourrait  du  reste  se  placer  partout 
ailleurs,  et  rentre  par  cela  même  dans  la  classe  des  développements 
généraux  appelés  lieux  communs.  On  peut  rapprocher  de  ce  dévelop- 
pement un  passage  remarquable  de  Fléchier,  5^  partie:  «  De  ce  fonds 
«  de  modération  naissoit  cette  douceur  et  cette  affabilité  si  nécessaire 
«  et  si  rare  dans  les  grands  emplois,  où  l'importunilé  des  hommes, 
«  l'opiniâtreté  du  travail,  et  je  ne  sais  quel  esprit  de  domination,  ren- 
«  dent  l'humeur  austère  et  chagrine.  Il  écoutoit  avec  patience,  il  ac- 
«  cordoit  avec  bonté,  et  refusoit  même  avec  grâce.  Accessible,  ac- 
«  cueillant,   honnête,    sachant   employer  son  temps,    et  quelquefois 


DE  MICHEL  LE   TELLIER.  235 

Dans  les  audiences  vulgaires,  Tun,  toujours  précipité, 
vous  trouble  Tesprit;  Tautre,  avec  un  visage  inquiet  et 
des  regards  incertains,  vous  ferme  le  cœur^  :  celui-là  se 
présente  à  vous  par  coutume  ou  par  bienséance,  et  il  laisse 
vaguer  ses  pensées  sans  que  vos  discours  arrêtent  son  es- 
prit distrait;  celui-ci,  plus  cruel  encore,  a  les  oreilles  bou- 
chées par  ses  préventions,  et ,  incapable  de  donner  entrée 
aux  raisons  des  autres,  il  n'écoute  que  ce  qu'il  a  dans  son 
cœur.  A  la  facile  audience  de  ce  sage  magistrat,  et  par  la 
tranquillité  de  son  favorable  visage"^,  une  âme  agitée  se 
calmoit.  C/est  là  qu'on  trouvoit  «  ces  douces  réponses  qui 
apaisent  la  colère  ^  »  et  (c  ces  paroles  qu'on  préfère  aux 
((  dons.  ))  Verbum  melius  quam  datum'*.  Il  connoissoit  les 
deux  visages  de  la  justice^  :  l'un  facile  dans  le  premier 
abord;  l'autre  sévère  et  impitoyable  quand  il  faut  con- 
clure. Là  elle  veut  plaire  aux  hommes,  et  également  con- 
tenter les  deux  partis  ;  ici  elle  ne  craint  ni  d'offenser  le 
puissant,  ni  d'affliger  le  pauvre^  et  le  foible.  Ce  charitable 
magistrat  étoit  ravi  d'avoir  à  commencer  par  la  douceur; 
et  dans  toute  l'administration  de  la  justice  il  nous  pa- 
roissoit  un  homme  que  sa  nature  avoit  fait  bienfaisant,  et 
que  la  raison  rendoit  inflexible.  C'est  par  où  il  avoit  gagné 
les  cœurs.  Tout  le  royaume  faisoit  des  vœux  pour  la  pro- 
longation de  ses  jours  :  on  se  reposoit  sur  sa  prévoyance; 

«  même  le  perdre  pour  compatir  à  des  misérables,  à  qui  il  ne  reste 
«  d'autre  consolation  que  celle  de  redire  ennuyeusement  leur  misère, 
«  il  se  communiquoit  selon  les  besoins,  et  ne  pouvoit  souffrir  ces 
«  hommes  chargés  des  affaires  du  public  et  des  particuliers,  qui  se 
-«  renferment  et  se  rendent  comme  invisibles,  et  se  font  de  leurs  cabi- 
«  nets  comme  un  rempart  à  leur  oisiveté  ou  à  leurs  plaisirs,  contre 
«  les  peines  et  les  devoirs  de  leur  ministère.  »  Voyez  aussi  plusieurs 
passages  du  même  genre,  dans  l'Or.  fun.  de  Lamoignon,  par  Fléchier. 

1  «  Vous  ferme  le  cœur.  »  Expression  forte  et  simple.  C'est  du  reste 
le  caractère  de  tout  le  morceau. 

2  «A la  facile  audience,  etc.»  Tour  elliptique,  pour  :  En  voyant  com- 
bien était  facile  son  favorable  visage.  Ces  inversions,  que  nous  avons 
signalées,  se  multiplient  dans  ce  discours  plus  que  partout  ailleurs.  Il  ne 
faudrait  pas  les  considérer  comme  une  habitude  du  style  de  Bossuet. 

3  Responsio  mollis  frangit  iram.  Prov.  ,  xv,  1. 

'*  EccLES. ,  XVIII,  16.  —  Remarquez  avec  quel  soin  l'idée  est  suivie 
dans  tous  ses  détails. 

5  «  Les  deux  visages  de  la  justice.  »  Encore  une  métaphore  fami- 
lière et  forte,  elle  est  prise  ici  en  bonne  part.  —  Jane  bifrons. 

6  «  Affliger  le  pauvre.  »  Expression  dure,  dont  le  sens  est  que, 
quand  le  pauvre  a  tort,  la  justice  est  inflexible  pour  lui  comme  pour 
tout  autre.  Ce  sens  est  déterminé  par  la  phrase  qui  suit. 


256  ORAISON  FlNÈnRE 

ses  longues  expériences  ^  étoient  pour  TElat  un  trésor  Inépui- 1 
sable  de  sages  conseils;  et  sa  justice,  sa  prudence,  la  iaci- 1 
lilé  qu'il  apportoit  aux  affaires^,  lui  méritoient  la  vénéra-  I 
tion  et  Tamour  de  tous  les  peuples.  0  Seigneur^!  vouv 
avez  fait,  comme  dit  le  Sage,  «  Toeil  qui  regarde,  et  IV 
«  reille  qui  écoute*.  »   Vous  donc  qui  donnez  aux  jugo^  ( 
ces  regards  bénins^,  ces  oreilles  attentives,  et  ce  cœur  tou- 
jours ouvert  à  la  vérité,  écoutez-nous  pour  celui  qui  écou- 
toit  tout  le  monde^;   et  vous,  doctes  interprètes  des  lois', 
fidèles  dépositaires  de  leurs  secrets,   et  implacables  ven- 
geurs de  leur  sainteté  méprisée ,  suivez  ce  grand  exempl. 
de  nos  jours.  Tout  l'univers  a  les  yeux  sur  vous  :  alYraii- 
chis  des  intérêts  et  des  passions,   sans  yeux  comme  saib 
mains  ',  vous  marcbez  sur  la  terre  semblables  aux  esprit^ 
célestes^;  ou  plutôt,  images  de  Dieu,  vous  en  imitez  lii.- 
dépendance  ;  comme  lui ,  vous  n'avez  besoin  ni  des  hom- 

1  «Ses  longues  expériences. «jCe  mot  ne  s'emploie  aujourd'hui  au  plu- 
riel que  pour  désigner  les  expériences  scientifiques.  Nous  écririons  :5(i 
longue  expérience. 

^  «  La  facilité  qu'il  apporloit  aux  affaires.  »  C'est-à-dire  le  talent 
qu'il  avait  de  les  faciliter,  et  non  pas  :  la  facilité  avec  laquelle  il  s^ 
prêtait. 

^  «  G  Seigneur!  »  Forme  d'apostrophe  subite  qui  se  rencontre  son- 
vent  chez  Bossuet. 

**  *  Et  aurem  audienlem,  et  oculum  videntem,  Dominus  fecit  utrumque. 
PrOV.  ,  XX,  12. 

*  «  Ces  regards  bénins.  »  Ce  mot  ne  s'emploie  plus  que  bien  rare- 
ment, et  dans  le  sl;^le  familier,  comme,  fait  Molière. 

6  «  Ecoulez-nous  pour  celui  qui  écouloit,  etc.  »  Antithèse  qui  ren- 
ferme un  sentiment  profond  ;  c'est  une  invocation  louchante  à  la  jus- 
lice  de  Dieu.  Seulement,  l'expression  a  quelque  chose  de  lourd. 

'  «  Et  vous,  doctes  interprètes,  etc.  »  Apostrophe  aux  magislral'- 
Voilà  enfin  les  préceptes  et  les  enseignements  qui  arrivent  à  leur  ex- 
pression précise  et  formelle,  après  avoir  été  longtemps  présentés  d'une 
manière  détournée.  Celte  longue  préparation  rend  du  reste  plus  frap- 
pant l'effet  du  discours  direct.  t 

8  «  Sans  jeux  comme  sans  mains.  »  Expression  hardie  et  un  peu  j 
bizarre  d'une  idée  forte;  elle  contient  un  reproche  sévère  adressé  à  la  j 
cupidité  du  juge.  Dans  le  Dise,  sur  l'IIist.  univ.y  Bossuet  dit  des  juge?  | 
égyptiens  :  «  lis  ne  liroient  rien  des  procès,  et  on  ne  s' éloii  pas  encore  \ 
«  avisé  de  faire  un  métier  de  la  justice...  Le  président  du  sénat  portoil  j 
M  un  collier  d'or  et  de  pierres  précieuses,  d'où  pendoit  une  figure  Jûft' 
«  yeux,  qu'on  appeloil  la  Vérité.  »  Troisième  partie,  c.  m,  p.  554,  édii. 
classiq.  annotée  par  M.  Delachapelle. 

5  «  Vous  marchez  sur  la  terre,  etc'.  »  Image  imposante,  souxe"' 
employée  par  les  poêles. 

Ast  ego,  (jusedivuiîîjwcef/o  rejjina.  Virg., /Fn.  i. 

Je  ceignis  l.i  tiare,  et  marchai  son  égal.     Racine,  Athalie,  lU,  a- 


DE  >ÎI(:KF:L  LK  TEIXiEU.  -.  2:57 

nies  ni  de  leurs  présents^;  comme  lui,  vous  faites  justice 
à  la  veuve  et  au  pupille;  rétranger  n'implore  pas  en  vain 
votre  secours"^;  et,  assurés  que  vous  exercez  la  puissance 
du  juge  de  l'univers,  vous  n'épargnez  personne  dans  vos 
jugements.  Puisse-t-il  avec  ses  lumières^  et  avec  son 
esprit  de  force  vous  donner  cette  patience,  cette  attention, 
et  cette  docilité  toujours  accessible  à  la  raison,  que  Salo- 
mon  lui  demandoit  pour  juger  son  peuple*  ! 

'^^  Mais  ce  que  cette  chaire^,  ce  que  ces  autels,  ce  que 

I  «  Ni  de  leurs  présents.  »  C'étaient  d'abord  des  présents  en  nature, 
dragées,  confitures,  épices.  «  Mais,  à  succession  de  temps,  les  épices 
rt  furent  converties  en  or,  et  ce  qui  se  bailloit  par  courtoisie  et  libéralité 
«  Jut  tourné  en  taxe  et  nécessité.  »  Ménage. 

Il  me  redemandoit  sans  cesse  ses  épices, 

Et  j'ai  tout  bonnement  couru  dans  les  offices 

Cherclier  la  boîte  au  poivre.  Racine,  les  Plaideurs,  II. 

-  DominusDeus  vester  ipseestDeus  deorum,  etDominus  dominantium  ; 
Deus  magnus,  et  potens,  et  terribilis,  qui  personam  non  acripit  nec 
munera.  Facit  judicium  pupilio  et  vidujr  ;  nmat  peregrinuni,  et  dat  ej 
■victuni  atque  vestitum.  Deut.,  c.  x,  v.  17.  18. 

"^  «  Puisse-t-il,  avec  ses  lumières,  etc.  »  Exemple  ù'obsécration. 

'*  111.  Reg.,  m,  9. 

3  «Mais  ce  que  cette  chaire.  »  Celte  transition,  faite  simplement  par 
l'analogie  des  idées,  amène  un  long  développement  sur  les  droits  et 
la  situation  de  l'Eglise  ;  c'est  une  des  parties  principales  de  celle  orai- 
son funèbre.  Ces  questions,  même  au  siècle  si  religieux  où  vivait  Bos- 
suet,  présentaient,  comme  de  tout  temps,  des  difficultés  sans  nombre. 
Si  la  lulle  de  l'Eglise  contre  les  ennemis  extérieurs  était  moins  vive  et 
moins  dangereuse  qu'au  seizième  siècle,  ses  divisions  intériouies,  sans 
arriver  au  schisme  et  à  ^héré^ie,  la  fatiguaient  pour  les  luttes  à  venir. 
Les  discussions  de  l'Eglise  Gallicane  et  du  Saint-Siège,  la  guerre  des 
Jansénistes  et  des  Jésuites  étaient  des  accidents  malheureux  qui  fai- 
saient gémir  Bossuet.  Les  droits  de  l'Eglise  dans  l'Etat  n'étaient  pas  non 
plus  rigoureusement  déterminés.  Elle  tendait,  comme  on  le  voit  par  les 
paroles  de  Bossuet,  à  se  mettre  à  part,  à  demander  une  jurisprudence 
particulière,  à  échapper  à  l'action  du  pouvoir  séculier;  l'Etat,  de  son 
côté,  malgré  la  part  immense  qu'il  faisait  au  clergé,  ne  voulait  pas  se 
dessaisir  de  toute  action  sur  lu*.  De  là  des  plaintes  et  des  discussions 
interminables  dont  cette  oraison  funèbre  est  l'écho.  L'éloge  du  chance- 
lier, à  qui  appartenait  l'administralion  supérieure  des  affaires  ecclésias- 
tiques, appelait  naturellement  ces  souvenirs.  Ainsi,  c'est  un  détail  de 
plus  à  joindre  au  portrait  qu'on  pourrait  faire  de  Bossuet  avec  les  orai- 
sons funèbres.  Chacun  de  ces  discours  a  son  caractère  à  part,  et  nous  - 
transporte  au  milieu  des  questions  qui  préoccupaient  la  société  au  mo-  ' 
ment  où  parlait  l'orateur.  Grâce  à  la  raison  pratique  et  profonde,  grâce 
à  la  franchise  hardie  de  Bossuet,  ces  six  grandes  oraisons  présentent 
une  histoire  incomplète,  mais  précieuse  des  idées  du  temps.  (Voyez  les 
considérations  politiques  dans  l'Or.  fun.  de  Henriette  de  France,  la  dé-, 
claralion  des  droits  de  l'Eglise  Gallicane  dans  celle  de  Marie-Thérèse,  | 
les  attaques  contre  les  incrédules  dans  celle  d'Anne  de  Gonzague,  etc.) 


258         ,  ORAISON  FUNÈBRE 

l'Evangile  que  j'annonce,  et  l'exemple  du  grand  ministre  | 
dont  je  célèbre  les  vertus,   m'oblige  à  recommander  pluH 
que   toutes   choses,    c'est    les  droits  sacrés  de  l'Eglise.  1 
L'Eglise  ramasse  ensemble  tous  les  titres  par  où  l'on'^peulf 
espérer  le  secours  de  la  justice.  La  justice  doit  une  assis- j 
tance  particulière  aux  foibles,  aux  orphelins,  aux  épouse^f 
■  délaissées,  et  aux  étrangers.  Qu'elle  est  forte  cette  Eglise*, 
et  que  redoutable  est  le  glaive  que  le  Fils  de  Dieu  lui  a  mie 
dans  la  main^!  Mais  c'est  un  glaive  spirituel,   dont   lee 
superbes  et  les  incrédules  ne  ressentent   pas   le  «  doubh 
tranchant.»  Elle  est  fille  du  Tout-Puissant  :  mais  son  père, 
qui  la  soutient  au  dedans,  l'abandonne  souvent  aux  persé- 
cuteurs; et,  à  l'exemple  de  Jésus-Christ,  elle  est  obligée 
de  crier  dans  son  agonie  :  (c  Mon  Dieu,  mon  Dieu  ,  pour- 
ce  quoi  m'avez-vous  délaissée  ^  ?  »   Son  époux  est  le  plm 
puissant  comme  le  plus  beau  et  le  plus  parfait  de  tous  le^ 
enfants  des  hommes*  ;  mais  elle  n'a  entendu  sa  voix  agréa- 
ble, elle  n'a  joui  de  sa  douce  et  désirable  présence,  qu  ui 
moment  ^  :  tout  d'un  coup  il  a  pris  la  fuite  avec  une  course 

tel  est  un  des  secrets  de  l'immense  intérêt  que  présentent  les  oraisons 
funèbres  de  Bossuet,  et  celui  peut-être  qu'on  a  le  moins  étudié. 

1  «  La  justice  doit  une  assistance  particulière  aux  foibles...  Qu'elle 
est  forte,  cette  Eglise  !  »  Il  y  a,  dans  les  idées,  comme  une  contradic- 
tion apparente,  parce  que  l'ordre  des  idées  est  interrompu  un  moment, 
et  repris  plus  loin.  (Son  père  Vabandonne  souvent.)  Le  raisonnement 
pourrait  donc  se  résumer  ainsi  :  La  justice  est  faite  pour  les  faibles.  Or, 
l'Eglise,  forte  de  son  pouvoir  spirituel,  est  faible  contre  les  luttes  maté- 
rielles et  la  force  temporelle.  Le  devoir  de  l'Etat  est  donc  de  la  soute- 
nir. Nous  avons  remarqué  déjà  (page  182,  note  3)  cet  embarras  dans  la 
disposition  des  idées,  embarras  auquel  supplée  un  peu  d'attention. 

2  «  Que  redoutable  est  le  glaive  !  »  Inversion  et  exclamation  toutes 
poétiques,  —  De  ore  ejus  gladius  utraque  parte  acutus  exibat.  Apoc, 
c.  I,  V.  16.  — Vivus  estsermo  Dei  et  efficax,  et  penetrabilior  omni  g/adio 
ancipiti.  Heb.,  c.  iv,  y.  12. 

^  Eli,  Eli,  lamma  sabactliani  :  hoc  est ,  Deus  meus,  Deus  meus,  ut 
quid  dereliquisti  me?  Matth.,  c.  xxvii,  v.  i6. 

'*  «  Le  plus  beau  de  tous  les  enfants  des  hommes.  »  Speciosus  forma 
prœ  filiis  hominum.  Psal.,  xhv,  3.  —  Rien  de  plus  curieux  et  de  plus 
intéressant  à  étudier  que  ce  mélange  perpétuel  et  toujours  heureux  des 
idées  pratiques  et  de  l'élément  poétique  dans  l'éloquence  de  Bossuet. 
Aucun  orateur  n'a  possédé  comme  lui  celle  puissance  de  mémoire  et 
d  imagination  qui  fournit  à  chaque  instant  et  qui  fond  avec  les  idées  les 
souvenirs  de  l'Ecriture,  sans  que  jamais  la  poésie  nuise  à  la  réalité,  ni 
la  réalité  à  la  poésie. 

^  «Joui  de  sa  douce  présence.  »  Amiens  sponsi  qui  stat  et  audit  eum, 
gaudio  gaudet  propter  vocem  sponsi.  Joann.,  c,  m,  v.  29.  —Remarque/, 
avec  quel  soin  l'idée  se  développe  dans  fous  ses  détails  et  sous  toutes  ses 
formes,  toujours  nelte  et  rapide,  et  sans  que  le  style  languisse  un  moment. 


DE  MICHEL  LE  TELLIEU  i£59 

rapide;  ((  et,  plus  vite  qu'un, faon. de  biche,  il  s'est  élevé 
«au-dessus  des  plus  hautes  montagnes  ^  »  Semblable  à 
une  épouse  désolée,  TEglise  ne  fait  que  gémir,  et  le  chant 
de  la  t04irtere.lle  délaissée-  est  dans  sa  bouche.  Enfin  elle 
est  étrangëreet  comme  errante  sur  la  terre,  où  elle  vient 
recueillir  les  enfants  de  Dieu  sous  ses  ailes;  et  le  monde, 
qui  s'efforce  de  les  lui  ravir,  ne  cesse  de  traverser  son  pè- 
lerinage. Mère  affligée,  elle  a  souvent  à  se  plaindre  de  ses 
enfants  qui  l'oppriment  :  on  ne  cesse  d'entreprendre  sur 
ses  droits  sacrés  3;  sa  puissance  céleste  est  affoiblie,  pour 
ne  pas  dire  tout- à-fait  éteinte.  On  se  venge  sur  elle  de 
quelques  uns  de  ses  ministres*  trop  hardis  usurpateurs 
des  droits  temporels  :  à  son  tour  la  puissance  temporelle  a 
semblé  vouloir  tenir  l'Eglise  captive,  et  se  récompenser  de 
ses  pertes  sur  Jésus-Chri'st  mème'^:  les  tribunaux  séculiers 

1  Fuge,  dilecte  mi,  et  assimilare  caprese,  hinnuloque  cervorum  su- 
per montes  aromatum.  Cant.  viii,  14. 

2  Vox  turturis  audita  est  in  terra  nostra.  Cant.  n,  12.  «  On  croit  que 
«  Salomon  composa  le  Cantique  des  Cantiques  à  l'occasion  de  son  ma- 
«  riage  avec  la  fille  du  roi  d'Egypte,  et  que  c'est  comme  son  épitha- 
«  lame.  Mais,  pour  en  pénétrer  le  sens  et  en  comprendre  tout  le  mys- 
«  tère,  il  faut  s'élever  à  des  sentiments  au-dessus  de  la  chair  et  du 
«  sang,  et  y  considérer  le  mariage  de  J.-C.  avec  la  nature  humaine, 
«  avec  l'Eglise,  et  avec  une  âme  sainte  et  fidèle.  C'est  là  la  clef  de  ce 
«  divin  livre,  qui  est  une  allégorie  continuée,  où,  sous  les  termes  d'une 
«  noce  ordinaire,  on  exprime  un  mariage  tout  divin  et  tout  surnaturel.  » 
Dictionnaire  historique  de  la  Bible,  par  dom  Calmet,  tome  II,  28. 

3  «  Entreprendre  sur  ses  droits  sacrés  »  Voilà  l'idée  positive  cachée 
sous  toutes  ces  traductions  poétiques.  Ce  style  coloré  et  brillant,  plein 
des  souvenirs  de  l'Ecriture,  sert  principalement  à  préparer,  et  peut-être 
à  faire  passer  les  réclamations  qui  suivent.  En  effet,  il  était  difficile  et 
délicat  d'introduire  dans  un  éloge  funèbre  des  idées  qui  touchaient  de  si 
près  à  la  polémique.  C'est  presque  assimiler  les  funérailles  du  chance- 
lier à  une  discussion  du  parlement,  et  faire  d'un  discours  religieux  une 
sorte  de  manifeste  politique.  Bossuet  ne  va  certes  pas  jusque-là  ;  et 
surtout  il  est  aussi  loin  que  possible  de  faire  de  l'opposition  contre  le 
gouvernement  ;  mais  cependant  on  ne  peut  méconnaître  la  partie  poli- 
tique de  tout  ce  développement. 

*  «  Quelques  uns  de  ses  ministres  trop  hardis  usurpateurs,  etc.  » 
L'espriF  parfaitement  droit  et  juste  de  Cossuet  se  révèle  ici.  Au  milieu 
de  ses  réclamations  et  de  ses  plaintes,  il  ne  craint  pas  de  reconnaître 
franchement  que  les  membres  de  l'Eglise  ne  sont  pas  irréprochables,  et 
qu'ils  peuvent,  par  leurs  exigences  ambitieuses,  compromettre  la  cause 
qu'ils  servent.  Ce  qu'il  demande,  c'est  que  l'Eglise  ne  souffre  pas  des 
torts  et  des  fautes  individuelles,  et  que  l'on  se  contente  de  contenir  ces 
usurpations  hardies,  sans  aller  jusqu'aux  excès  d'une  réaction. 

3  «Se récompenser  de  ses  pertes  sur  Jésus-Christ  même.»  Expression 
conciseetéloquente.  L'identité  de  l'Eglise  etde  J.-C.  est  la  condamnation 
la  plus  forte  des  adversaires  auxquels  s'adresse  Bossuet.  Seulement,  la 


iOO  OHAISON   ITNÈBRE 

ne  retentissent  que  des  alVaires  ecclésiastiques  :  on  n<| 
songe  pas  an  don  parîicnlier  qu'a  reçu  Tordre  apostolique 
pour  les  décider  ;  don  céleste  que  nous  ne  recevons  qu\ni(| 
fois  c(  par  Timposition  des  mains'-,  »  mais  que  saint  Pau| 
nous  ordonne  de  ranimer,  de  renouveler,  et  de  rallume 
sans  cesse  en  nous-mêmes  comme  un  feu  divin,  afin  quel; 
vertu  en  soit  immortelle  \  Oedon*  nous  est-il  seulemen 
accordé  pour  annoncer  la  sainte  parole,  ou  pour  sanctifie 
les  âmes  par  les  sacrements?  IN'est-ce  pas  aussi  pour  poli- 
cer  les  églises,  pour  y  établir  la  discipline,  pour  applique 
les  canons  inspirés  de  Dieu  à  nos  saints  prédécesseurs  ^,  e 
accomplir  tous  les  devoirs  du  ministère  ecclésiastique 
Autrefois  et  les  canons  et  les  lois,  et  les  évêques  et  les  era 
pereurs,  concouroient  ensemble  à  empêcher  les  ministre 
des  autels  de  paroître,  pour  les  affaires  même  temporelles'^ 
devant  les  juges  de  la  terre  :  on  vouloit  avoir  des  intcrces 

difficulté  perpétuelle   et   presque  insoluble  dans   de   telles   question» 
«•'est  de  déterminer  précisément  la  part  du  corps  et  celle  des  individus- 

1  «  Le  don  particulier  qu'a  reçu  l'ordre  apostolique,  etc.  »  Ains 
Bossuet  réclame  pour  les  successeurs  des  apôtres,  c'est-à-dire  le  pap 
et  les  évêques,  dont  la  réunion  constitue  l'Eglise,  le  droit  d'avoir  leih 
jurisprudence  et  leurs  tribunaux.  En  matière  ecclésiastique,  quand 
s'agit  des  points  do  dogme  ou  de  discipline,  la  question  paraît  assez  fa 
cile.  L'Eglise  est  seule  juge  des  erreurs  de  ses  membres;  elle  peut  le 
condamner  et  les  exclure  même  de  son  sein,  sans  faire  intervenir  l'au 
torité  séculière.  Mais  du  moment  que,  pour  les  affaires  et  les  transac 
lions  temporelles,  elle  rentre  dans  les  conditions  de  la  société  constitué 
par  les  lois,  les  difficultés  naissent  à  l'infini.  Nous  allons  voir  Bossut 
demander  que  l'Eglise  soit  juge  dans  sa  propre  cause,  et  cependan 
rendre  justice  à  l'impartialité  de  la  magistrature  quand  elle  inlervien 
dans  les  affaires  ecclésiastiques. 

2  «  L'imposition  des  mains.  »  Âdmoneo  te  ut  ressuscites  graliam  De 
quae  est  in  te  per  impositionem  manuum  mearum.  II,  Tiir.,  i,  6.—  L'im 
position  des  mains  est  une  des  principales  cérémonies  de  l'ordination. 

3  Var.  fe  édition  :  «En  soit  immortelle  dans  l'ordre  sacré.  » 

*  Ce  don  céleste,  dont  Bossuet  indique  la  nature  sans  la  définir  exac- 
tement, est,  d'après  ce  passage,  la  connaissance  de  la  vérité,  et  la  fa- 
culté de  décider  en  matière  de  police  ecclésiastique  comme  en  malien 
de  foi  ou  bien  dans  l'application  des  sacrements. 

°  «  Les  canons  inspirés  de  Dieu.  »  (Ixxvîov,  règle.)  L'ensemble  de 
lois  qui  constituent  la  discipline  de  l'Eglise,  discutées,  établies  et  pro- 
mulguées dans  les  conciles. 

6  «  Pour  les  affaires  même  temporelles.  »  Chose  qu'il  paraît  biei 
difficile  de  faire  accepter  à  l'Etat  et  à  la  magistrature.  Reporter  la  dé- 
cision des  affaires  d'intérêt  à  des  tribunaux  ecclésiastiques,  c'est  laisseï 
une  place  immense  aux  erreurs  et  à  la  partialité,  volontaire  ou  invo- 
lontaire. La  raison  et  la  justice  demandent  au  contraire  que  l'on  s'er 
rapporte,  en  pareille  matière,  à  des  juges  désintéressés  comme  le 
magistrats,  et  formé?  par  des  études  spéciales. 


DE  MICHEL   LE   ÏELLIEH.  261 

•r.i;«  purs  du  commerce  des  hommc5«,  et  on  craignoit  de  les 
engager  dans  le  siècle  d'où  ils  avoient  été  séparés  pour 
re  le  partage  du  Seigneur  ^  Maintenant  c'est  pour  les  af- 
ires  ecclésiastiques  qu'on  les  y  voit  entraînés-:  tant  le 
ècle  a  prévalu,  tant  TEglise  est  foible  et  impuissante! 
5''  Il  est  vrai  que  Ton  commence  à  Técouter  :  l'auguste 
)nseiP  et  le  premier  parlement  donnent  du  secours  à  son 

i  «Purs  du  commerce  des  hommes...  les  rengager  dans  le  sii:cle,etc.» 
a  tel  isolement  est  bien  difficile  dans  les  temps  modernes.  A  peine  est-il 
)>sib!e  pour  un  indisidu:  comment  un  corps  pourrait-il  échapper  au 
)ntact  des  affaires  du  monde?  Et,  une  fois  qu'il  s'y  trouve  mêlé,  corn- 
ent admettre  qu'il  doive  seul  décider  de  choses  qu'il  doit  moins  con- 
iître,  après  s'en  être  constamment  écarté?  —  Remarquez  1'^  mot  ren- 
igé,  dont  l'emploi  est  rare.  Sur  le  mot  siècle,  vojez  page  O.j,  note  12. 
-  «  C'est  pour  les  affaires  ecclésiastiques,  clc.  »  Raisonnement  â  for- 
ori.  S'il  est  bon  de  séparer  l'Eglise  du  monde,  même  pour  ses  inté- 
■ts  temporels,  comment  peut-on  la  replacer  sous  son  autorité  dans  les 
laires  qui  la  touchent  seule,  et  dont  elle  seule  peut  connaître?  Tou- 
•urs  le  nième  problème  :  l'indépendance  absolue  de  l'Eglise  dans  l'Etat. 
-  Les  ordres   monastiques  entraient   pour  beaucoup  dans  toutes   ces 
ifficuUés.  «  Ces  ordres,  si  nombreux,  si  varies,  quoique  sortis  de  deux 
liges  principales,  si  importants  par  leurs  influences  diverses,  offi aient 
un  point  de  vue  social,  sur  lequel  devait  s'arrêter  l'œil  du  législateur: 
la  plupart  de  ces  institutions  s'étaient  écartées  de  leurs  bases  primi- 
tives ;  le  cours  du  temps,  et  la  pente  naturelle  à  tous  les  établisse- 
ments de  la  faiblesse  humaine,  les  avaient  entraînées  hors  de  leurs 
règles  fondamentales,    et  précipitées  dans    une  sorte   de   confusion 
aussi  contraire  à  l'esprit  qui  les  avaient  d'abord  inspirées,  qu'à  l'har- 
monie dont  elles  étaient  appelées  à  donner  l'exemple.  Le  président 
de  Lamoignon  se  proposa  de  les  reporter   et   de   les  replacer,    pour 
ainsi  dire,  sur  les  principes  mêmes  de  leur  origine  :  entreprise  aussi 
pénible  que  hardie,  dans  laquelle  échoua  son  zèle,  parce  qu'elle  pré- 
sentait, comme  autant  d'écueils,  une  foule  d'intérêts  trop  difficiles  à 
surmonter.  »  Dlssault,  y'olice  sur  le  premier  président  Guillaume 
e  Lamoignon. 
•>  «  L'auguste  conseil.  »  Le  grand-conseil,  dont  il  a  été  parlé  plus 
auv,  qui  jugeait  en  dernier  ressort  les  alfaires  ecclésiastiques  et  judi- 
iaires.  —  «  Le  premier  parlement.  »  C'esl-à-dirc  le  parlement  de  Pa- 
is, auquel  appartenait  lenregistrement  des  édils,  et  la  sanction  de  lou- 
es les  grandes  mesures  légales.  —  Des  idées  si  importantes  et  qui  pré- 
occupaient si  vivement  les  esprits  devaient  naturellement  trouver  place 
lans    l'oraison    funèbre    du    premier    président  de    Lamoignon.   Aussi 
ovons-r.ous  FIrcliiev  exprimer  les  mêmes  regrels  et   faire  les   mêmes 
•éclamations  que  Bossuet,  six  ans  avant  l'oiaison  funèbre  de  Le  Teilier 
>ar  Bossuet.  (Dans  son  oiaison  funi'bre  de  Le  Tcllicr,  il  n'a  fait  au  con- 
raire  qu'indiquer  ces  idées  en   passant,  et  par  une  allusion  très-géné- 
rale. Il  i)ar!ail  après  l'ossaet,  et  n'aurait  pu  que  reproduire  ce  que  Bos- 
wuel  avait  dit,  ou  bien  se  copier  lui-même.,  «  Qui  ne  sait  que   l'Eglise 
«  éloil  dans  une  espèce  de  servitude?  La  juridiction  séculière  ne  laissoil 
«  presque  plus  rien   à  faire  à   la  spirituelle.  Sous  prétexte  d'empêcher 
«  une  trop  austère  domination,  ou  de  maintenir  des  privilèges  que  la 
«  nécessité  des  temps  a  fait  accorder,  oa  renversoit  l'ordre,  et  souvent 


262  ORAISON  FUNÈBRE 

autorité  blcssoc  ;  les  sources  du  droit  sont  révélées  ;  les 
saintes  maximes  revivent.  Un  roi  zélé  pour  TEgiise,  et 
toujours  prêt  à  lui  rendre  davantage  qu'on  ne  Taccuse* 
deluiôter,  opère  ce  changement  heureux;  son  sage  et  intel- 
ligent chancelier  seconde  ses  désirs  :  sous  la  conduite  de 
ce  ministre,  nous  avons  comme  un  nouveau  code  favora- 
hleàTépiscopat^;  et  nous  vanterons  désormais,  à  l'exemple 
de  nos  pères,  les  lois  unies  aux  canons.  Quand  ce  sage  ma- 
gistrat renvoie  les  affaires  ecclésiastiques  aux  tribunaux 
séculiers,  ses  doctes  arrêts  leur  marquent  la  voie  qu'ils 
doivent  tenir  \  et  le  remède  qu'il  pourra  donner  à  leurs 
entreprises.  Ainsi  la  sainte  clôture  '^,  protectrice  de  l'hu- 
manité et  de  l'innocence^,  est  établie;  ainsi  la  puissance 

«  on  autorisoit  la  rébellion.  Ceux  qui  secouoient  le  joug  de  l'obéis- 
«  sance,  et  qui  ne  défendoient  leur  liberté  que  pour  entretenir  leur 
«  libertinage,  ne  laissoient  pas  dêtre  écoutés  et  de  trouver  des  protec- 
«  leurs.  Les  évèques  n'avoient  plus  de  droits  qui  fussent  incontestables. 
¥  Vouloient-ils  punir  un  pécheur  obstiné?  une  justice  étrangère  leur 
«  ôtoil  des  mains  ces  armes  que  Jésus-Christ  même  leur  a  données. 
«  Entreprenoient-ils  de  réprimer  la  licence?  leur  zélé  passoit  pour  une 
«  entreprise  contre  les  lois.  Ils  gémissoient  en  secret,  et  ils  portoient 
«  en  vain  de  temps  en  temps  leurs  plaintes  jusqu'au  pied  du  trône. 
<(  Mais,  sous  un  chef  si  religieux,  on  a  changé  de  jurisprudence.  Le 
«  droit  naturel  n'est  plus  étouffé  par  les  exemptions.  La  brebis  qui 
«  s'égare  est  renvoyée  à  son  pasteur.  On  confirme  dans  le  palais  ce 
«  qu'on  ordonne  dans  le  sanctuaire.  Les  pécheurs  ne  trouvent  plus  de 
«  refuge  que  dans  leur  propre  pénitence  ;  et  les  lois  du  prince  n'étant 
«  plus  armées  que  pour  faire  oi)server  celles  de  Dieu,  chaque  prélat 
((  peut  faire  le  bien  et  corriger  le  mal  sans  opposition.  Sacrés  ministres 
«  de  Jésus-Christ,  dont  ce  grand  homme  a  si  souvent  soutenu  les  droits, 
«  vous  le  louâtes  dans  vos  assemblées;  vous  lui  rendîtes  par  vos  dépu- 
«  tés  des  témoignages  publics  de  reconnoissance.  »  Oraison  funèbre 
de  M.  de  Lamoignon,  prononcée  le  16  février  1679,  5^  partie. 

1  «  Davantage  qu'on  ne  l'accuse.  »  Tour  incorrect  :  l'adverbe  davan- 
tage s'emploie  d'une  manière  absolue,  et  sans  le  complément  que.  — 
Il  est  singulier  et  curieux  que  l'on  ail  accusé  Louis  XIV  d'empiéter  sur 
les  droits  de  l'Eglise,  quand  il  avait  tant  fait  pour  elle,  et  cela  surtout 
après  la  révocation  de  l'Edil  de  Nantes. 

2  «  Un  nouveau  code,  favorable  à  l'épiscopat.  »  Termes  d'une  préci- 
sion remarquable  :  il  n'y  a  pas  une  périphrase  dans  tout  ce  passage,  à 
moins  que  le  mot  propre  n'ait  besoin  d'un  commentaire. 

3  «  Ses  doctes  arrêts,  etc.  »  On  comprend  parfaitement  que  le  chan- 
celier traçât  aux  tribunaux  la  voie  à  tenir  dans  une  affaire  ecclésias- 
tique ;  mais  on  ne  voit  pas  aussi  bien  comment  et  pourquoi  il  leur  in- 
diquait le  remède  qu'il  aurait  employé  contre  leurs  entreprises.  C'était, 
jusqu'à  un  certain  point,  provoquer  leur  opposition,  ou  tout  au  moins 
leur  défiance.  Or,  là-dessus,  les  parlements  se  montraient  difficiles. 

*  «  La  sainte  clôture.  »  Expression  singulière.  Le  mot  clôture  n'est 
même  pas  le  synonyme  de  séparation. 

s  «  Protectrice  de  l'humilité  et  de  l'innocence.  »  On  peut  voir,  par 


DE  MICHEL  LE  TELLIER.  263 

éciilière  ne  donne  plus  ce  qu'elle  n'a  pas  ;  et  la  sainte  su- 
lordination  des  puissances  ecclésiastiques',  image  des  ce'- 
3stes  hiérarchies  et  lien  de  notre  unité,  est  conservée; 
insi  la  cléricature  jouit  par  tout  le  royaume  de  son  pri- 
ilége;  ainsi  sur  le  sacrifice  des  vœux-,  et  sur  a  ce  grand 
sacrement  de  ((Findissoluble»  union  de  Jésus-Christ  avec 
son  Eglise*,  »  les  opinions  sont  plus  saines  dans  le  bar- 
eau  éclairé*  et  parmi  les  magistrats  intelligents  que  dans 
îs  Ha  res  de  quelques  auteurs  qui  se  disent  ecclésiastiques 
t  théologiens.  Un  grand  prélat °  a  part  à  ces  grands  ou- 

passage  si  franc  et  si  hardi  de  Fléchier  que  nous  avons  cité,  que  l'au- 
ifité  séculière  était  loin  de  rendre  toujours  justice  au  clergé. 

1  «  La  sainte  subordination  des  puissances  ecclésiastiques.  »  L'inter- 
?ntion  du  pouvoir  séculier  étant  défendue  ou  restreinte,  les  membres 
1  clergé  se  retrouvent  sous  la  juridiction  de  leurs  supérieurs  naturels, 
s  abbés,  les  évêques,  le  pape,  l'Eglise.  —  «  Image  des  célestes  hié- 
irchies.  »  Allusion  à  la  division  des  anges  en  neuf  classes  :  trois  hié- 
%rchies,  et  trois  divisions  dans  chaque  hiérarchie  :  1°  Séraphins, 
lérubins  et  Trônes;  —2°  Dominations,  Vertus  et  Puissances;  — 
>  Principautés,  Archanges  et  Anges.  Telle  est  la  division  de  Denys 
Vréopagite  avec  laquelle  s'accordent  les  indications  de  saint  Paul. 

2  «  Le  sacrifice  des  vœux.  »  C'est-à-dire  les  vœux  monastiques, 
usage  de  faire  entrer  en  religion  les  cadets  de  famille  et  les  filles  de 
lissance  noble  (voy.  p.  164,  n.  5,  et  164,  n.  2)  provoquait  nécessai- 
ment  entre  les  familles  et  le  clergé  de  fréquentes  relations  d'affaires 

d'intérêts. 

3  Sacramentum  hoc  magnum  est  :  ego  autem  dico  in  Christo  et  in 
?clesia.  Ephes.  ,  v,  52.  —  Dans  ce  passage,  saint  Paul  parle  unique- 
ent  de  la  sainteté  du  mariage.  (Qui  suam  uxorem  diligit,  seipsum 
ligit,...  sicut  et  Christus  Ecclesiam).  Il  ne  paraît  pas  ici  que  Bos- 
et  ait  la  même  idée,  et  qu'il  oppose  le  sacrement  de  mariage  au 
crement  de  l'ordre  et  aux  vœux  monastiques.  11  nous  semble  plu- 
;  qu'il  cite  de  mémoire,  en  détournant  le  sens  des  paroles  de  saint 
ul,  chose  qui  lui  arrive  parfois  (voy.  page  149,  n.  7),  et  qu'il  a  unique- 
ent  en  vue  la  sainteté  et  l'infaillibilité  de  l'Eglise,  épouse  de  J.-C. 
*  «   Les  opinions  sont  plus  saines  dans  le  barreau.  »   Expressions 

Tmes  et  hardies,  mêlées  d'une  légère  teinte  d'ironie  qui  devait  dé- 
aire  à  ceux  qui  se  disoient  ecclésiastiques.  Rien  de  plus  explicite 
te  ce  témoignage  rendu  par  Bossuet  au  bon  sens  impartial  et  aux  lu- 
ières  de  la  magistrature. 

5  «  Un  grand  prélat.  »  Charles-Maurice  Le  Tellier,  archevêque  de 
;ims,  fils  cadet  du  chancelier,  et  ami  de  Bossuet.  On  peut  croire  que 
;tte  amitié  excusait,  aux  yeux  de  l'orateur,  les  goûts  mondains  repro- 
lés  à  l'archevêque  de  Reims  par  les  contemporains.  11  ne  convenait 
lère  à  un  évêque  de  prétendre  «  qu'on  ne  peut  être  honnête  homme, 
si  l'on  n'a  dix  mille  livres  de  rentes  »  ;  ni  de  dire  du  roi  Jacques  II  à 
iint-Germain,  dans  son  antichambre  :  «  Voilà  un  bon  homme,  qui  a 
litté  trois  royaumes  pour  une  messe.  »  C'est  de  ce  même  archevêque 
l'il  est  question  dans  le  passage  suivant  d'une  lettre  de  M^^e  de  Sévi- 
lé  :  «  L'archevêque  de  Reims  revenoit  hier  fort  vite  de  Saint-Germain, 
c'étoit  comme  un  tourbillon  :  il  croit  être  grand  seigneur,  mais  ses 


NI 


264  ORAISON  FL'NÈBHK 

vrages;  habile  autant  qu'agréable  intercesseur'  auprès 
d'un  père  porté  par  lui-même  à  favoriser  l'Eglise,  il  sait 
ce  qu'il  faut  attendre  de  la  piété  éclairée  d'un  grand  mi- 
nistre, et  il  représente  les  droits  de  Dieu  sans  blesser  ceux 
de  César.  Après  ces  commencements,  ne  pourrons-nou^ 
pas  enfin  espérer  que  les  jaloux  de  la  France  n'auront  pas 
éternellement  à  lui  reprocher  les  libertés  de  l'Eglise  tou- 
jours employées  contre  elle-même^?  Ame  pieuse  du  sage 
Michel  Le  tellier  ,  après  avoir  avancé  ce  grand  ouvrage, 
recevez  devant  ces  autels  ce  témoignage  sincère  de  votro 
foi  et  de  notre  reconnoissance  de  la  bouche  d'un  évêque  trop 
tôt  oblige  à  changer  en  sacrifices  pour  votre  repos  ceux 
qu'il  olï'roit  pour  une  vie  si  précieuse^.  Et  vous,  saints 
évêques,  interprètes  du  ciel,  juges  de  la  terre,  apôtres, 

«  gens  le  croient  encore  plus  que  lui.  Ils  passoienl  au  travers  de  Nan- 
«  terre,  tra,  tra,  fro;  ils  rencontrent  un  homme  à  cheval,  gare,  gare; 
«  ce  pauvre  homme  veut  se  ranger  ;  son  cheval  ne  veut  pas  ;  et  enfin 
«  le  carrosse  et  les  six  chevaux  renversent  cul  par-dessus  tète  le  pauvre 
«  homme  et  le  cheval,  et  passent  par-dessus,  et  si  bien  par-dessus  que 
((  le  carrosse  en  fut  versé  et  renversé  :  en  même  temps  l'homme  et  le 
«  cheval,  au  lieu  de  s'amuser  à  être  roués  et  estropiés,  se  relèvent  mi- 
«  raculeusement,  remontent  l'un  sur  l'autre,  et  s'enfuient,  et  courent 
«  encore,  pendant  que  les  larjuais  de  l'archevêque  et  l'archevêque 
((  même,  se  mettent  à  crier  :  Arrête^  arrête  ce  coquin,  qu'on  lui  donne 
<(  cent  coups.  L'archevêque,  en  racontant  ceci,  disoit  :  Si  j'avois  tenu 
<(  ce  maraud-là,  je  lui  aurois  rompu  les  bras  et  coupé  les  oreilles.  » 
Lettre  à  A/™^  de  Griynan,  5  février  1674. 

1  «  Habile  autant  qu'agréable  intercesseur.  »  Nous  avons  vu  le  fré- 
quent emploi  des  mots  agréable  el  agrément  dans  Bossuet  fpag.  8,  p.  10. 
p.  165,  n.  10,  elc.V 

2  «  Les  jaloux  de  la  France...  les  libertés  de  l'Eglise  toujours  em- 
«  ployées  contre  elle-même.  »  Allusion  à  ces  querelles  si  vives  avec 
le  Saint-Siège,  auxquelles  Bossuet  a  donné  une  place  importante  dans 
l'Or.  fun.  de  Marie-Thérèse  (voy.  pag.  141,  not.  1,  2,  5  et  6).  —  Pie- 
niarquons  un  mot  franc  et  hardi,  probablement  à  l'adresse  de  la  c'<iur 
de  Kome  :  «  Les  jaloux  de  la  France.  » 

3  «  Recevez,  ce  témoignage...  de  la  bouche  d'un  évêque,  etc.  )» 
Apostrophe  pleins  d'un  sentiment  grave  et  triste,  et  d'autant  plus  tou- 
chante que  Bossuet  parle  en  son  propre  nom.  Ces  allusions  person- 
nelles, placées  à  propos,  sont  toujours  d'un  heureux  efTet.  En  voici 
une  belle  de  F'échier,  dans  lOr.  fun.  de  Le  Tellier,  allusion  à  Bossuel 
lui-»fnême,  el  à  l'admiration  qu'il  inspirait.  «  Sacré  ministre  de  Jésus- 
«  Christ,  qui,  dans  la  chaire  évangèlique,  avec  une  éloquence  vive  et 
«  clirétienne,  avez,  avant  moi,  consacré  la  mémoire  immortelle  de  ce 
«  grand  homme,  achevez  d'o'Trir  pour  lui  cette  hostie  innocente  el  pure 
«  qui  lave  les  péchés  el  les  fragilités  du  monde.  »  (Bossuet  officiait,  le 
jour  où  Flécliier  jjrononça  son  discours  dans  l'église  des  Invalides,  le 
•29  mai  1686).  Voy.  aussi  la  p'Moraison  de  l'Or.  fun.  de  Condé.  —  On 
peut  regretter  que  la  phrase  de  Bossuet  se  prolonge  d'une  manier» 
pénible  et  dure  à  l'oreille  :  d'un  ci'^qne  trop  tôt  obligé. 


i 


DE  MICHEL  LE  TELLIER.  2(;^; 

docteurs,  et  serviteurs  des  églises  '  ;  vous  qui  sanctifiez 
cette  assemblée  par  votre  présence ,  et  vous  qui ,  dispersés 
par  tout  Tunivers,  entendrez  le  bruit  d'un  ministère-  si 
favorable  à  TEglise,  offrez  à  jamais  de  saints  sacrifices 
pour  cette  âme  pieuse.  Ainsi  puisse  la  discipline^  ecclé- 
siastique être  entièrement  rétablie!  ainsi  puisse  être  ren- 
due la  majesté  à  vos  tribunaux,  l'autorité  à  vos  jugements, 
la  gravité  et  le  poids  à  vos  censures*  !  Piiissiez-vous,  sou- 
vent assemblés  au  nom  de  Jésus-Christ^,  l'avoir  au  milieu 
de  vous,  et  revoir  la  beauté  des  anciens  jours  ^!  Qu'il  mt' 
soit  permis  du  moins  de  faire  des  vœux  devant  ces  autels, 
de  soupirer  après  les  antiquités  '  devant  une  compagnie  si 
éclairée,  et  d'annoncer  la  sagesse  entre  les  parfaits  M  Mais, 
Seigneur,  que  ce  ne  soit  pas  seulement  des  vœux  inutiles! 
Que  ne  pouvons-nous  obtenir  de  votre  bonté,  si ,  comme 

»  «  Saints  évêques,  interprètes  du  ciel,  etc.  »  Enumération  remar- 
quable de  tous  les  litres  et  de  tous  les  caractères  de  répiscopal.  L'un 
d'eux  se  détache  entre  tous  :  juges  de  la  (erre;  il  résume  tout  le  pas- 
sage qui  précède  sur  la  juridiction  ecclésiastique.  Dans  la  pérorai*©»! 
de  rOr.  fun.  de  Condé,  la  même  expression  désigne  au  contraire  les 
magistrats  par  opposition  aux  prêtres  :  «Vous  qui  jugez  la  terre,  et  vou> 
qui  ouvrez  aux  hommes  les  portes  du  ciel.  » 

-  «  Entendrez  le  bruit  d'un  ministère.  »  Pour  entendrez  parler. 
Expression  un  peu  embarrassée.  Nous  la  trouvons  plus  heureusemoni 
employée  dans  P.  Corneille. 

César,  de  ta  victoire  écoute  moins  Itf  bruit  : 
Elle  n'est  que  l'effet  du  malheur  qui  me  suit. 

La  viort  de  Pompée,  m,  v. 

«  «  .\insi  puisse  la  discipline,  etc,  »  Formule  foute  latine  d'obsé- 
^ralion. 

Sic  te,  diva  potcns  Cypri, 
Sic  fratres  Helenae,  lucida  sidéra...     HoR.,  Oo.  i,  m. 
Sic  tibi,  quum  fUictus  prsterlabcre  Sicanos, 
Doris  amara  suam  non  intermisceat  uiidam. 

ViEG.  EcL.,  X,  4. 

*  «  La  gravité  et  le  poids  à  vos  censures.  »  Expressions  fortes  et 
précises,  qui  renferment  un  avertissement  en  même  temps  qu'un  vœu. 

s  «  Assemblés  au  nom  de  Jesus-Christ,  etc.  »  Allusion  au\  paroles 
mêmes  de  J.-C.  «Lbi  enim  sunt  duo  vel  Ires  congregati  in  nomine  meo 
<t  ibi  sum  in  medio  eorum.  »  Matth.  xviii,  20.  ' 

«  «  La  beauté  des  anciens  jours.»  Expression  originale  et  touchante, 
employée  déjà  par  Bossuet  (pag.  163,  n.  4). 

'  «  Soupirer  après  les  antiquités.  »  Ce  mot  ne  s'emploie  guère  au 
pluriel,  surtout  en  ce  sens  ;  il  signifie  plutôt  pour  nous  les  restes  le<« 
-souvenirs  de  l'antiquité,  parfois  mêmes  les  antiqxies.  ' 

^  «  Sapicntiam  loquimar  in'er  perfecios.  »  T,  Cor.  ,  11,  6. 

12 


266  ORAISON  FUNÈBRE 

nos  prédécesseurs  \  nous  faisons  nos  chastes  délices  de 
votre  Ecriture,  notre  principal  exercice  de  la  prédication 
de  votre  parole,  et  notre  félicité  de  la  sanctification  de 
votre  peuple;  si,  attachés  à  nos  troupeaux  parmi  saint 
amour,  nous  craignons  d'en  être  arrachés;  si  nous  sommes 
soigneux  de  former  des  prêtres  que  Louis  puisse  choisir 
pour  remplir  nos  chaires^;  si  nous  lui  donnons  le  moyen 
de  décharger  sa  conscience  de  cette  partie  la  plus  péril- 
leuse de  ses  devoirs;  et  que,  par  une  règle  inviolable, 
ceux-là  demeurent  exclus  de  Tépiscopat  ^  qui  ne  veulent 
pas  y  arriver  par  des  travaux  apostoliques? 

4^  Car  aussi  comment  pourrons-nous  sans  ce  secours*  in- 
corporer tout  à  fait  à  l'Eglise  de  Jésus-Christ  tant  de  peu- 
ples nouvellement  convertis ,   et  porter  avec  confiance  un 

1  «  Comme  nos  prédécessears.  »  CeUe  longue  période  est  le  déve- 
loppement de  ce  que  Bossuet  entend  par  les  antiquités  et  les  anciens 
jours  :  l'élude,  le  travail,  le  dévouement  des  évêques.  Il  y  a  là  une  le- 
çon Indirecte,  mais  sévère,  à  l'adresse  des  ambitions  qui  animaient 
trop  souvent  les  clercs,  et  que  Bossuet  avait  déjà  condamnées  avec 
plus  d'énergie  et  moins  de  goût  dans  l'Or.  fun.  de  Nicolas  Cornet 
(voy.  l'avant-propos).  Bossuet  avait  le  droit  de  le  dire,  car  il  donnait 
admirablement  l'exemple  de  toutes  les  vertus  apostoliques  qu'il  exige 
des  évêques.  «  11  ne  crut  pas  même  que  les  fonctions  de  premier  au- 
«  mônier  de  M™^  la  Dauphine  fussent  une  excuse  suffisante  pour  le 
M  dispenser  d'une  obligation  qu'il  regardait  comme  le  premier  de  ses 
«  devoirs  II  prenait  alors  congé  de  la  cour,  et  retournait  à  Meaux,  en 
«  laissant  aux  autres  le  soin  de  le  suppléer  dans  ses  fonctions.  »  {Uist, 
de  Bossuet,  par  le  cardinal  de  Bausset.)  Il  avait  pris  l'engagement  de 
prêcher  toutes  les  fois  qu'il  officierait  pontificalement,  et  il  usa  les 
ornements  les  plus  riches  de  son  église,  en  officiant  lui-même  aux 
dix-sept  fêtes  solennelles  de  chaque  année.  (Ce  fait  se  trouve  dans  les 
réclamations  du  chapitre  de  Meaux  contre  l'abbé  Bossuet,  héritier  de 
son  oncle.)  —  Ce  sentiment  si  profond  des  devoirs  du  pasteur  se  re- 
produit, empreint  d'une  onction  toute  chrétienne  et  d'une  tristesse  tou- 
chante, dans  les  derniers  mots  de  l'Or.  fun.  de  Condé. 

2  «  Des  prêtres  que  Louis  puisse  choisir.  »  Le  roi  nommaitles  évêques, 
et  le  pape  ratifiait  les  nominations.  —  «  Cette  partie  la  plus  périlleuse 
«  de  ses  devoirs.  »  A  cause  de  la  responsabilité  qu'elle  entraîne  devant 
Dieu.  Le  roi  a  charge  d'âmes  aussi  bien  que  l'évêque,  puisqu'il  l'a 
nommé,  et  qu'il  est  responsable  de  son  choix. 

3  «  Ceux-là  demeurent  exclus  de  l'épiscopat.  »  «  Ces  derniers  mots 
ont  rapport  à  la  règle  sollicitée  par  Bossuet,  et  établie  par  le  roi,  de 
ne  nommer  aux  évêchés  que  ceux  qui  auraient  travaillé  dans  le  minis- 
tère. ))  VÀbbé  de  Yauxcelles. 

*  «  Car  aussi  comment  pourrons-nous.  »  Transition  subite  et  assez 
péniblement  exprimée.  Elle  amène  le  tableau  des  succès  remportés 
sur  l'hérésie,  et  les  éloges  donnés  à  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes, 
la  partie  de  celte  oraison  funèbre  la  plus  délicate  et  la  plus  difficile 
à  juger. 


DE  MICHEL  LE  TELLIER.  267 

si  grand  accroissement  de  notre  fardeau  ?  AIi  !  si  nous  ne 
sommes  infatigables^  à  instruire,  à  reprendre,  à  consoler, 
à  donner  le  lait  aux  infirmes,  et  le  pain  aux  forts  ^  ;  enfin  à 
cultiver  ces  nouvelles  plantes,  et  à  expliquer  à  ce  nouveau 
peuple  la  sainte  parole ,  dont ,  hélas  !  on  s'est  tant  servi 
pour  le  séduire,  «  le  fort  armé  chassé  de  sa  demeure 
((  reviendra  »  plus  furieux  que  jamais,  «  avec  sept  esprits 
«  plus  malins  que  lui,  et  notre  état  deviendra  pire  que  le 
c(  précédent!  »  INe  laissons  pas  cependant  de  publier  ce 
miracle  de  nos  jours  •^;  faisons-en  passer  le  récit  aux  siècles 
futurs.  Prenez  vos  plumes  sacrées,  vous  qui  composez  les 
annales  de  TEglise;  agiles  instruments  ce  d'un  prompt  écri- 
vain et  d'une  main   diligente*,  »  hàtez-vous  de  mettre 

1  «  Si  nous  ne  sommes  infatigables.  »  Cette  prospérité  étrange  et 
inattendue  de  l'Eglise  catholique,  résultat  des  persécutions,  inquiète 
et  effraie  Bossuet.  L'idée  qui  le  travaille,  au  moment  même  de  chanter 
un  hymne  de  victoire,  c'est  que  l'action  morale  et  sainte  des  évêques 
peut  seule  conserver  ces  fidèles  convertis  par  la  force  et  par  la  volonté 
du  maître.  Il  faut  lutter  par  la  science  et  le  dévouement  contre  ceux 
qui  ont  séduit  les  chrétiens  par  la  parole  :  il  faut  empêcher  le  fort 
armé  de  revenir  plus  furieux  que  jamais.  —  Tune  vadit,  et  assu- 
rait septem  alios  spirilus  secum  nequiores  se;  et  ingressi  haDiiant  ibi  : 
et  fiunt  novissima   hominis  illius  pejora   prioribus.   Luc,   xi,   21,    26. 

-  «  Donner  le  lait  aux  infirmes  et  le  pain  aux  forts.  »  Voy.  p.  163, 
note  5,  ces  expressions  appliquées  à  l'abbesse  de  Faremonslier. 

3  «  Ce  miracle  de  nos  jours.  »  Quand  on  se  place  au  point  de  vue  de 
l'évéque,  quand  on  se  reporte  aux  ressentiments  de  ses  contemporains 
contre  les  religionnaires,  au  souvenir  des  guerres  civiles,  à  celte  puis- 
sance des  protestants  qui,  sous  le  règne  de  Louis  XIII,  avait  failli  leur 
donner  l'indépendance,  et  constituer  une  république  au  milieu  du 
royaume  de  France,  enfin,  à  l'admiration  qu'inspiraient  tous  les  actes 
de  Louis  XIV,  l'enthousiasme  de  Bossuet  se  comprend  et  se  justifie. 
L'histoire  d'ailleurs  a  quelquefois  hésité  à  décider  si  la  France  perdit 
plus  qu'elle  ne  gagna  par  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes.  Ses  sujets 
transportèrent  à  l'étranger  leurs  richesses,  leur  industrie,  leurs  ressen- 
timents; mais  la  France  restait  une  et  entière  :  le  pouvoir  royal  y  trou- 
vait son  avantage;  il  était  délivré  d'un  ennemi  intérieur  et  secret,  que 
le  passé  lui  rendait  toujours  suspect.  Ce  que  Bossuet  ne  pouvait  justi- 
fier, ce  sont  les  violences,  les  spoliations,  les  cruautés,  les  dragonnades. 
Quelque  jugement  que  l'on  porte  d'ailleurs  sur  cet  acte  de  Louis  XIV, 
ce  sont  là  des  malheurs  que  rien  ne  peut  effacer.  —  Disons  encore 
que  Bossuet  n'était  pas  seul  à  en  juger  ainsi.  M^^  de  Sévigné,  tout  en 
parlant  de  ces  gens  qui  se  sont  convertis  sans  savoir  pourquoi,  à  la 
vue  des  missions  bottées,  ajoute  cependant  :  «  Bien  n'est  plus  beau  que 
((  tout  ce  qu'il  contient  (l'édit  de  révocation^  et  jamais  aucun  roi  n'a 
«  fait  et  ne  fera  rien  de  plus  mémorable.  »  Lettre  au  comte  de  Bussy, 
28  oct.  1685. 

*  «  Agiles  instruments,  etc.  »  «Lingua  mea  calamus  scribae  velociter 
scribentis.  »  Ps.  xuv,  1.  —  Bossuet  s'est  placé  au  nombre  de  ceux  qui 
tiennent  ces  plumes  sacrées,  par  son  Histoire  des  variations  de  l'église 


2i)8  eRAISON  KiXKiîl'.F, 

Louis  aNCO  k's  Constanlln^^  et  les  Th'Jodoses.  Cvnx  {\u\ 
vous  ont  précédés  dans  ce  beau  travail  racontent'  «  qu'a- 
«  vant  qu'il  y  eût  eu  des  empereurs  dont  les  lois  eussent 
«  ôté  les  assemblées  aux  hérétiques,  les  sectes  demeuroient 
«  unies,  et  s'eutretenoient  longtemps.  Mais,  poursuit Sozo- 
«  mène,  depuis  que  Dieu  suscita  des  princes  chrétiens,  et 
«  qu'ils  eurent  défendu  ces  conventicules,  la  loi  ne  per- 
te mettoit  pas  aux  hérétiques  de  s'assembler  en  public;  el 
«  le  clergé,  qui  veilloit  sur  eux,  lesempôchoit  de  le  faire  en 
«  particulier.  De  cette  sorte,  la  plus  grande  partie  se  réunis- 
((  soit;  et  les  opiniâtres  mouroient  sans  laisser  de  posté- 
«  rité^,  parce  qu'ils  ne  pouvoient  ni  communiquer  entre 
((  eux  ni  enseigner  librement  leurs  dogmes.  »  Ainsi 
tomboit  l'hérésie  avec  son  venin;  et  la  discorde  rentroit 
dans  les  enfers'^  d'où  elle  étoit  sortie.  Voilà,  messieurs,  ce 
que  nos  pères  ont  admiré  dans  les  premiers  siècles  de 
l'Eglise.  Mais  nos  pères  n'avoient  pas  vu,  comme  nous. 

protestante.  Ce  livre,  el  la  lulte  que  son  auteur  soutint  toute  sa  vie 
conlie  les  prolestants,  expliquent  encore  cet  enthousiasme  qu'on  a  peine 
à  partager  aujourd'hui  pour  ces  actes  de  Louis  XIV. 

1  «  Ceux  qui  vous  ont  précédés.  »  «  Nam  superiorum  imperaloruni 
tcmporibus,  quicumque  Chrislum  colt'bant,  licet  opinionibus  inter  se 
dissenlirenl,  a  gentilibus  tamen  pro  iisdem  habebantur...  Quam  ob  can- 
sam  singuli  facile  in  unum  convenienles,  separalim  collectas  celebra- 
bant,  et  assidue  secum  mutuo  colloquentes,  tametsi  pauci  numéro  es- 
sent,  nequaquam  dissipati  sunt.  Fost  hanc  vero  legem,  nec  publiée 
collectas  agere  eis  licuit,  lege  id  prohibente,  nec  clanculo,  cum  singu- 
larum  civitatum  episcopi  ac  clerici  eos  sollicite  observarent.  l'ndf' 
factum  est  ut  plerique  eorum,  metu  percuisi,  ecclesiœ  catholicae  sese 
adjunxerint.  Alii  vero,  licet  in  eadem  sententia  perseverarint,  nullis 
lamen  opinionis  su;ç  successoribus  post  se  relictis,  ex  hac  vita  migra- 
runt  :  quippe  qui  nec  in  unum  coire  permilterentur,  nec  opinionis  sua' 
consortes  libère  ac  sine  mel<i  docere  possent.  »  Sozom.  Hist.  fib.  H, 
ch.  XXXII.  —  Sozoniène  Hermias,,  juif  converti,  et  l'un  des  auteurs  de 
l'Hist.  ecclésiastique,  a  continué  l'Histoire  d'Eusèbe  en  neuf  livres,  de 
524  à  559,  et  composé  un  Abrégé  que  nous  avons  perdu  de  l'Hist.  des 
chrétiens  depuis  l'ascension  de  Jésus-Christ  jusqu'à  523.  Il  vivait  au 
cinquième  siècle. 

2  «  Les  opiniâtres  mouroient  sans  laisser  de  postérité.  »  On  conçoit 
parfaitement  que,  dans  le  double  intérêt  de  la  religion  et  de  l'ordre 
public,  l'empereur  défendît  les  assemblées  publiques.  Les  obstacles 
apportés  par  le  clergé  aux  réunions  secrètes  étaient  un  service  rendu  à 
la  même  cause.  Quant  à  la  postérité  dont  il  est  ici  question,  l'expres- 
sion est  évidemment  métaphorique.  Elle  s'appliijue  aux  chrétiens  sé- 
duits par  les  hérétiques  :  l'erreur  ne  pouvait  donc  plus  se  continuer  que 
dans  la  famille,  et  ne  se  répandait  pas  dans  la  nation. 

s  «  La  discorde  rentroit  dans  les  enfers.  »  Style  emphatique  el  com- 
mun qu'on  rencontre  bien  rarement  dans  Bossuet. 


DE  MICHEL  LE  TELLIEH.  :269 

fuie  hérésie  invétérée  tomber  touL-à-coup' ;  les  troupeaux 
égarés  revenir  en  foule,  et  nos  églises'  trop  étroites  pour 
les  reeevoir;  leurs  faux  pasteurs-  les  abandonner  sans 
même  en  attendre  l'ordre,  et  heureux  d'avoir  à  leur  allé- 
guer leur  bannissement  pour  excuse  ;  tout  calme  dans  un 
si  grand  mouvement;  Tunivers  élonné  de  voir  dans  un 
événement  si  nouveau  la  marque  la  plus  assurée  comme  le 
))lus  bel  usage  de  Tautorité  %  et  le  mérite  du  prince  plus  re- 
connu et  plus  révéré  que  son  autorité  même.  Touchés  de 
tant  de  merveilles,  épanchons  nos  cœurs  sur  la  piété  de 
Louis*;  poussons  jusqu'au  ciel  nos  acclamations  ;  et  di- 

1  «  Une  hérésie  invétérée  tomber  tout-à-coup.  »  Nous  avons  vu  que 
Bossuet  n'est  pas  parfaitement  rassuré  sur  la  réalité  de  cette  victoire, 
••t  que  d'ailleurs  il  ne  connaissait  pas  tous  les  moyens  employés  pour 
l'obtenir,  les  gens  de  guerre  logés  chez  les  réformés,  les  enfants  enle- 
\ès  aux  familles  pour  être  élevés  dans  le  catholicisme  [mesure  con- 
seillée par  M™e  de  Maintenon  .,  les  dragons  conduits  par  les  évèques^ 
et  celte  lettre  de  Louvois,  le  ministre  impitoyable  qui  avait  fait  in- 
oeridier  le  Palatinat  :  «  Sa  Majesté  veut  qu'on  fasse  éprouver  les  der- 
«  nières  rigueurs  à  ceux  qui  ne  voudront  pas  se  faire  de  sa  religion; 
«  et  ceux  qui  auront  la  sotte  gloire  de  vouloir  demeurer  les  derniers 
M  doivent  être  poussés  jusqu'à  b  dernière  exlréniilé.  » 

2  «  Leurs  faux  pasteurs.  »  Expression  bien  cruelle  pour  les  ministres 
persécutés.  Rappelons-nous  cependant  que  Bossucl  leur  avait  fait  une 
guerre  assez  longue  et  assez  sérieu>e:  mais  ils  étaient  vaincus,  mais  le 
pasteur  Chamier  avait  été  roué  en  Dauphiné,  le  prédicant  Chomel  en 
Languedoc;  d'autres  avaient  été  pendus  en  efllgie  ;  et  Bossuet  devait 
être  moins  dur.  On  souffre  aussi  de  le  voir  prononcer  avec  tant  de  né- 
gligence le  mot  cruel  de  bannissement,  et  regarder  l'exil  simplement 
comme  une  excuse  alléguée  par  les  ministres  aux  protestants  qui  ne 
pouvaient  s'arracher  au  sol  de  la  patrie. 

5  (f  La  marque  la  plus  assurée  comme  le  plus  bel  usage  de  l'auto- 
rité. »  En  effet,  Louis  XIV,  grâce  à  la  marche  du  temps  et  aux  progrès 
du  pouvoir  absolu,  avait  fait  plus  que  Richelieu  :  il  avait  proscrit  la 
liberté  de  conscience;  Richelieu  n'avait  voulu  vaincre  que  la  liberté  politi- 
que. Louis  ne  fut  pas  approuvé  de  tous  les  rois.  La  reine  Christine  'une 
nouvelle  convertie)  disait  :  «Je  considère  la  France  comme  un  pauvre 
«  malade  à  qui  l'on  a  coupé  bras  et  jambes,  pour  le  guérir  d'un  maf 
«  qu'un  peu  de  patience  et  de  douceur  auioit  entièrement  dissipé.  » 

*  «  Epanchons  nos  cœurs  sur  la  piété  de  Louis.  »  Expression^ 
singulière.  (Voy.  page  197,  note  7).  —  Les  mêmes  éloges  se  retrou- 
vent dans  le  discours  de  Fléchier,  et  s'adressent  également  au  prince- 
et  au  chancelier.  «  Je  vois  la  droite  du  Très-Haut  changer,  ou  du  moins  frap— 
(f  per  les  cœurs,  rassembler  les  dispersions  d'Israël,  et  couper  cette  haie 
•<  fatale  qui  séparoit  depuis  longtemps  l'héritage  de  nos  frères  d'avec  le 
«  nôtre.  Je  vois  des  enfants  égarés  revenir  en  foule  au  sein  de  leur  mère  ; 
'<  la  justice  et  la  vérité  détruire  les  œuvres  de  ténèbres  et  de  mensonge  ; 
'«  une  nou\elle  église  se  former  dans  l'enceinte  de  ce  royaume;  et 
«  l'hérésie,  née  dans  le  concours  de  tant  d'intérêts  et  d'intrigues,  ac- 
«»  crue  par  tant  de  factions  et  de  cabales,  fortifiée  par  tant  de  guerres 
"  et  de  révoltes,  tomber  tout  d'un   coup,  comme  un  autre  Jéricho,  au 


270  ORAISON  FUNEBRE 

sons  à  ce  nouveau  Constantin  \  à  ce  nouveau  Théodose,  à  ce 
nouveau  Marclen ,  à  ce  nouveau  Charlemagne,  ce  que  les 
six  cent  trente  Pères  dirent  autrefois  dans  le  concile  de 
Chalcédoine^  :  c(  Vous  avez  affermi  la  foi;  vous  avez  exter- 
((  miné  les  hérétiques  :  c'est  le  digne  ouvrage  de  votre 
((  règne;  c'en  est  le  propre  caractère.  Par  vous  l'hérésie 
«  n'est  plus.  Dieu  seul  a  pu  faire  cette  merveille.  Roi  du 
((  ciel ,  conservez  le  roi  de  la  terre  :  c'est  le  vœu  des 
c(  Eglises  ;  c'est  le  vœu  des  évêques.  » 

Quatrième  partie.  —  Quand  le  sage  chancelier  reçut 
l'ordre  de  dresser  ce  pieux  édit"*  qui  donne  le  dernier  coup 

«  bruit  des  trompettes  évangéliques  et  de  la  puissance  souveraine  qui 
«  l'invite  ou  la  menace. 

<(  Je  vois  la  sagesse  et  la  piété  du  prince,   excitant  les  uns  par  ses 

«  pieuses  libéralités ,  modérant  la  sévérité  des  édits  par  sa  clé- 

«  mence,  aimant  ses  sujets  et  haïssant  leurs  erreurs,  ramenant  les 
«  uns  à  la  vérité  par  la  persuasion,  les  autres  à  la  charité  par  la 
«  crainte  :  toujours  roi  par  autorité,  et  toujours  père  par  tendresse. 

«  Il  ne  restoit  qu'à  donner  le  dernier  coup  à  cette  secte  mourante  ; 
«  et  quelle  main  éloit  plus  propre  à  ce  ministère  que  celle  de  ce  sage 
«  chancelier,  qui,  dans  la  vue  de  sa  mort  prochaine,  ne  tenant  presque 
«  plus  au  monde,  et  portant  déjà  l'éternité  dans  son  cœur,  entre  l'es- 
«  pérance  de  la  miséricorde  du  Seigneur  et  l'attente  terrible  de  son 
«  jugement,  méritoit  d'achever  l'œuvre  du  prince,  ou,  pour  mieux  dire, 
«  l'œuvre  de  Dieu,  en  scellant  la  révocation  de  ce  fameux  édit  qui 
«  avait  coûté  tant  de  sang  et  tant  de  larmes  à  nos  pères?»  —  «Le  vieux 
«  chancelier  Le  Tellier,  dit  Voltaire,  en  signant  l'édit,  s'écria  plein  de 
«  joie  :  Nunc  dimittis  servum  tuum,  etc.  Il  ne  savait  pas  qu'il  signait 
«  un  des  grands  malheurs  de  la  France.»  Siècle  de  Louis  J/F,  c.xxxvi. 

*  «  Ce  nouveau  Constantin,  etc.  »  Constantin  avait  fait  condamner 
Arius  au  concile  de  Nicée,  en  523,  et  exiler  tous  les  Ariens.  Marcien  se 
distingua  au  concile  de  Chalcédoine,  où  les  évêques  invoquèrent  sou- 
vent le  scours  de  ses  lumières  (451);  Théodose  le  Grand  défendit  les 
assemblées  des  Ariens  (379) ,  et  détruisit  les  temples  du  paganisme, 
entre  autres  ce  fameux  autel  de  la  Victoire,  défendu  par  Symmaque  au 
nom  du  sénat  contre  la  volonté  de  l'empereur;  Charlemagne  avait  con- 
tribué par  le  fer  à  la  conversion  des  Saxons. 

2  «  Dans  le  concile  de  Chalcédoine.  »  Ce  concile,  qui  fut  un  concile 
œcuménique,  avait  été  convoqué  pour  condamner  l'hérésie  d'Eutychès, 
déjà  condamné  au  concile  de  Constantinople  (431),  mais  absous  au  mi- 
lieu des  troubles  du  concile  d'Ephèse,  par  l'influence  de  Théodose  II. 
Il  avait  rejeté  les  deux  natures  de  Jésus-Christ.  —  cf  Hœc  digna  vestro 
imperio  :  hœc  propria  vestri  regni...  Per  te  orthodoxa  fides  firmata 
est;  per  te  hœresis  non  est.  Cœlcstisrex,  terrenum  custodi.  Per  te  fir- 
mata  fides  est...  Unus  Deus  qui  hoc  fecit...  Rex  cœlestis,  Augustam 
custodi,  dignam  pacis...  Hœc  oratio  Ecclesiarum;  hœc  oratio  pasto- 
rum.  »  Concil.  Chalced. ,  Act.  vi. 

3  «  L'ordre  de  dresser  ce  pieux  édit.»  (22  octobre  1683).  Bossuet  ne 
savait  pas  que  la  haine  de  Le  Tellier  et  de  Louvois  contre  Colbert,  pro- 
tocteui-  des  Protestants,  était  pour  beaucoup  dans  leurs  instances  prés 


DE  MICHEL  LE  TELLIER.  271 

à  rhérésie,  il  aToit  déjà  ressenti  ratteinte  de  la  maladie 
dont  il  est  mort.  Mais  un  ministre  si  zélé  pour  la  justice 
ne  devoit  pas  mourir  avec  le  regret  de  ne  Tavoir  pas  ren- 
due à  tous  ceux  dont  les  affaires  étoient  préparées*.  Mal- 
gré cette  fatale  foiblesse  qu'il  commençoit  de  sentir,  il 
écouta,  il  jugea,  et  il  goûta  le  repos  d'un  homme  heureu- 
sement dégagé,  à  qui  ni  TEglise,  ni  le  monde,  ni  son 
prince,  ni  sa  patrie,  ni  les  particuliers,  ni  le  public,  n'a- 
voient  plus  rien  à  demander.  Seulement  Dieu  lui  réservoit 
Taccomplissement  du  grand  ouvrage  de  la  religion;  et  il  dit, 
en  scellant  la  révocation  du  fameux  Edit  de  Nantes^,  qu'a- 
près ce  triomphe  de  la  foi,  et  un  si  beau  monument  de  la 
piété  du  roi,  il  ne  se  soucioit  plus  de  finir  ses  jours^.  C'est 
!a  dernière  parole  qu'il  ait  prononcée  dans  la  fonction  de 
sa  charge  ;  parole  digne  de  couronner  un  si  glorieux  mi- 
nistère. En  efTet,  la  mort  se  déclare;  on  ne  tente  plus  de 
remède  contre  ses  funestes  attaques;  dix  jours  entiers  il  la 
considère  avec  un  visage  assuré  ''  ;  tranquille,  toujours  as- 
sis, comme  son  mal  le  demandoit,  on  croit  assister  jusqu'à 

de  Louis  XIV.  —  «  Il  avoit  déjà  ressenti,  etc.  »  Transition  simple  et  heu- 
reuse, qui  unit  l'histoire  des  derniers  moments  du  chancelier  à  celle 
d'un  grand  événement,  et  qui  fait  succéder  le  beau  récit  de  sa  mort  à 
l'événement  le  plus  grave  de  sa  vie. 

1  «  A  tous  ceux  dont  les  affaires  étoient  préparées.  »  Détail  touchant 
et  d'un  grand  intérêt;  il  nous  montre  le  devoir  accompli  jusque  sur  un 
lit  de  mort.  L'idée  se  complète  par  cette  énuméralion  éloquente  :  «  Ni 
«  l'Eglise,  ni  le  monde,  etc.  »  Et  le  repos  que  goûte  cet  homme  heu^ 
reusement  dégagé  est  le  dernier  trait  du  tableau. 

2  «La  révocation  du  fameux  édit  de  Nantes.»  Dans  cet  édit,  rendu  le 
13  avril  1598,  Henri  IV  confirmait  les  privilèges  accordés  par  ses  prédé- 
cesseurs, le  libre  exercice  de  la  religion  dans  les  châteaux  des  hauts  jus- 
ticiers, dans  les  lieux  qui  ressortissaient  immédiatement  à  un  parlement, 
l'impression  des  livres,  les  charges  et  dignités  de  l'Etat,  une  chambre  de 
l'ÊditdM  parlement  de  Paris  pour  juger  les  procès  des  réformés.  Voltaire. 

3  «  H  ne  se  soucioit  plus.  »  Le  sens  de  ce  verbe  a  changé  depuis 
Bossuet.  Aujourd'hui,  sa  phrase  signifierait  :  «  Il  ne  désir  oit  plus.  » 
Au  dix-septième  siècle  comme  au  seizième,  le  verbe  soucier  signifiait 
émouvoir,  inquiéter,  causer  un  souci,  et  ne  s'employait  pas  uniquement 
comme  verbe  réfléchi. 

Penses-tu,  lui  dit-il,  que  ton  titre  de  roi 
iMe  fasse  peur  ni  me  soucie? 

La  Fontaine,  Le  Lion  et  le  Moucheron,  ii,  ix. 
Fleurs  apparentes, 
Jetant  odeur  très-adoucie 
Qui  jamais  un  cœur  ne  soucie.     Marot,  Temple  de  Ciipido. 

*  «Dix  jours  entiers  il  la  considère  avec  un  visage  assuré.»  Voici  un  beau 
récit  d'une  mort  chrétienne,  à  comparer  avec  ceux  de  la  mort  de  Ma- 


272  OUAISON  FINEIJUE 

la  liiiou  à  la  paisible  audience  d'un  ministre,  ou  à  la  douce 
conversation  '  d'un  ami  commode .  Souvent  il  s'entretient  seul 
avec  la  mort  :  la  mémoire,  le  raisonnement,  la  parole  ferme, 
et  aussi  vivant  par  l'esprit  qu'il  étoit  mourant  par  le  corps, 
il  semble  lui  demander  d'où  vient  qu'on  la  nomme  cruelle. 
I^^Ile  lui  fut  nuit  et  joui-  toujours  présente;  car  il  ne  con- 
iioissoit  plus  le  sommeil,  et  la  froide  main  de  la  mort  pou- 
voit  seule  lui  clore  les  yeux.  Jamais  il  ne  fut  si  attentif  : 
t(  Je  suis,  disoit-il,  en  faction^.  »  Car  il  me  semble  que  je 
lui  vois  prononcer  encore  cette  courageuse  parole.  Il  n'est 
pas  temps  de  se  reposer  :  à  chaque  attaque  il  se  tient  prêt, 
et  il  attend  le  moment  de  sa  délivrance  *.  Ne  croyez  pas 
({ue  cette  constance  ait  pu  naître  tout  à  coup  entre  les  bras 
de  la  mort  :  c'est  le  fruit  des  méditations  que  vous  avez 
vues,  et  delà  préparation  de  toute  la  vie*.  La  mort  révèle 
les  secrets  des  cœurs.  Vous,  riches,  vous  qui  vivez  dans  les 
joies  du  monde,  si  vous  saviez  avec  quelle  facilité  vous  vous 

<lame  et  de  Condé.  Chacun  de  ces  différents  tableaux  est  inspiré  par 
les  mêmes  idées  et  les  mêmes  sentiments;  et  pourtant  chacun  est  ori- 
ginal, parce  qu'il  reproduit  parfaitement  la  physionomie  du  héros. 

1  M  La  paisible  audience,..,  la  douce  conversation.»  Détails  pleins 
d'intérêt  et  de  sentiment  que  relève  encore  cette  admirable  idée  des 
entreliens  de  Le  Tellier  avec  la  mort.  Le  ton  s'élève  graduellement  de 
l'expression  calme  du  récit  à  l'éloquence  la  plus  saisissante  :  il  semble 
lui  demander  d'où  vient  qu'on  la  nomme  cruelle,  et  même  à  la  poé- 
sie :  la  froide  main  de  la  mort  pouvoit  seule  lui  clore  les  yeux.  Tout 
ce  passage  est  à  la  hauteur  de  ce  mot  admirable  :  «  Madame  fut  douce 
«  envers  la  mort  comme  envers  tout  le  monde.»  (P.  67.)  Aussi  Fléchier 
n'a-l-il  pas  osé  aborder  cette  peinture  après  Bossuet.  On  peut  cepen- 
dant signaler  chez  lui  une  singulière  allusion  à  ce  fait,  que  Le  Tellier 
no  connoissoit  plus  le  sommeil.  «  On  vit,  dit-il,  couler  des  larmes  de 
«  ses  yeux,  que  sa  foi  seule  sembloit  tenir  encore  ouverts.  » 

2  «  Je  suis,  disoit-il,  en  faction.  »  Mot  énergique,  qui  ajoute  à  la 
vérité  et  à  la  grandeur  du  morceau.  Bossuet  n'hésite  jamais  à  employer 
ces  souvenirs,  dont  l'effet  est  toujours  sûr  dans  l'éloquence. 

3  «  11  attend  le  moment  de  sa  délivrance.  »  Détail  à  comparer  avec 
le  récit  de  la  mort  de  Madame,  mort  si  épouvantable,*et  qui  avait  tant 
frappé  l'imagination  de  Bossuet.  M^'e  de  Sévigné  écrivait  à  Bussy,  le 
•28  octobre  1685,  en  parlant  de  Le  Tellier  :  «Sa  fermeté  sert  d'exemple 
«  à  tous  ceux  qui  veulent  mourir  chrétiennement.  C'est  tout  ce  qui  se 
«'  peut  souhaiter,  que  de  faire  ces  heureux  mélanges.  » 

^  «  Le  fruit  des  méditations...  et  de  la  préparation  de  toute  la  vie.  » 
Nous  rentrons  ici  dans  un  ordre  de  conseils  et  d'enseignements  géné- 
raux déjà  traités  par  Bossuet  dans  l'Or.  fun.  de  Marie-Thérèse  (p.  96, 
n.  .î.  4  et  6;  page  U5,  n.  2  et  7).  C'est  que  jamais,  au  milieu  des  dé- 
tails les  plus  particuliers  de  l'oraison  funèbre,  Bossuet  ne  perd  de  vue 
le  devoir  du  prédicateur,  et  les  grandes  vérités  de  la  religion.  De  là  ces 
leçons  si  éloquentes  et  si  universelles. 


DE  MICHEL  LE  TELLIER.  275 

laissez  prendre  aux  richesses  que  vous  croyez  posséder  ^  ; 
si  vous  saviez  par  combien  d'imperceptibles  liens  elles  s'at- 
tachent et  pour  ainsi  dire  elles  s'incorporent  à  votre  cœur, 
et  combien  sont  forts  et  pernicieux  ces  liens  que  vous  ne 
sentez  pas,  vous  entendriez  la  vérité  de  cette  parole  du 
Sauveur  :  «  Malheur  à  vous,  riches  ^  !  »  et  «  vous  pousse- 
u  riez,  comme  dit  saint  Jacques,  des  cris  lamentables  et 
i(  des  hurlements  à  la  vue  de  vos  misères  '^.  »  Mais  vous  ne^ 
sentez  pas  un  attachement  si  déréglé.  Le  désir  se  faiti. 
mieux  sentir*,  parce  qu'il  a  de  Tagilalion  et  du  mouve-J   / 

111  ,'> 


ment.  Mais,  dans  la  possession,  on  trouve,  comme  dans  un 
lit,  un  repos  funeste;  et  on  s'endort  dans  l'amour  des  biens? 
de  la  terre,  sans  s'apercevoir  de  ce  malheureux  engage- 
ment. C'est,  mes  frères,  où  tombe  celui  qui  met  sa  con- 
liance  dans  les  richesses";  je  dis  même  dans  les  richesses 
bien  acquises.  Mais  l'excès  de  l'attachement,  que  nous  ne 
sentons  pas  dans  la  possession,  se  fait,  dit  saint  Augustin^, 
sentir  dans  la  perte.  C'est  là  qu'on  entend  ce  cri  d'un  roi 
malheureux,  d'un  Agag  outré  contre  la  mort,  qui  lui  vient 

1  «  Vous  vous  laissez  prendre  aux  richesses  que  vous  croyez  pos- 
«  séder.  »  Antithèse  éloquente  qui  en  rappelle  une  ingénieuse  d'Ho- 
lace  : 

Grjecia  capta  feruin  victoreni  cepit...      Hor.,  Jrs  poet. 

Remarquez  avec  quel  soin  et  quelle  force  la  métaphore  se  continue  : 
Ces  imperceptibles  lient,  si  forts,  si  pernicieux,  etc.  C'est  un  excel- 
lent exemple  de  l'alliance  du  détail  ingénieux  et  soigné  avec  la  force  et 
la  profondeur  de  la  pensée. 

-  ((  Malheur  à  vous,  riches!  »  «  Yae  vobis,  divitibus  »  Luc,  vi,  2i. 

^  Agite  nunc,  divites,  plorate  ululantes  in  miseriis  vestris,  quae  adve- 
nient  vobis.  Jac.  c.  v,  v.  1,  Epîlre  catholique  aux  douze  tribus,  qui 
sont  dispersées  dans  le  monde.)  — Saint  Jarquesle  Mineur,  frère  de  saint 
Jude  et  fils  de  la  sœur  de  la  Vierge,  apôtre,  évêque  de  Jérusalem  pen- 
dant vingt-neuf  ans.  Les  Juifs  le  massacrèrent  l'an  62  de  Jésus-Christ. 

^  «  Le  désir  se  fait  mieux  sentir,  n  Analyse  ingénieuse;  Bossuet  fait 
ici  de  la  psychologie.  — «On  trouve,  comme  dans  un  lit,  un  repos  funeste.  » 
Comparaison  originale  et  éloquente,  continuée  par  ces  mots  :  «  On  s'en- 
<{  dort  dans  l'amour  des  biens  de  la  terre.  » 

3  «  Sa  confiance  dans  les  richesses.  »  Tout  ce  passage  est  le  déve- 
loppement du  vœ  vobis  divilibus,  c'est-à-dire  une  digression  éloquente 
contre  l'amour  des  richesses  ciiez  les  grands  et  chez  les  chrétiens.  Ce 
n'est  pas  un  lieu  commun  sur  la  cupidité  et  l'avarice;  c'est  une  expo- 
sition sérieuse  et  vive  du  danger  des  richesses,  même  bien  acquises,  et 
dont  on  semble  faire  bon  usage  aux  yeux  du  monde. 

6  Illi  autem  infirmiores,  qui  terrenis  his  bonis,  quamvis  ea  non  prae- 
ponerent  Christo,  aliquantula  tamen  cupidilale  cohœrebant,  quantum 
haec  amando  peccaverint,  perdendo  senserunt.  Tantùm  quippe  dolue- 
runt,  quantum  se  doloribus  inscruerunt.  Aro.,  de  Civit.  Del,  lib.  T, 
c.  X,  n.  -2. 

12. 


274  ORAISON  FUNÈBRE 

ravir  tout  à  coup,  avec  la  vie,  sa  grandeur  et  ses  plaisirs: 
Siccine  séparât  amara  mors  ^  ?  a  Est-ce  ainsi  que  la  mort 
c(  amère  vient  rompre  tout-à-coup  de  si  doux  liens.  »  Le 
cœur  saigne;  dans  la  douleur  de  la  plaie,  on  sent  combien 
ces  richesses  y  ^  tenoient  ;  et  le  péché  que  Ton  commeltoit 
par  un  attachement  si  excessif  se  découvre  tout  entier  ^  : 
Quantum  amando  deliquerint,  perdendo  senserunt.  Par  une 
raison  contraire,  un  homme  dont  la  fortune  protégée  du 
ciel  ne  connoît  pas  les  disgrâces*;  qui,  élevé  sans  envie 
aux  plus  grands  honneurs^,  heureux  dans  sa  personne  et 
dans  sa  famille,  pendant  qu'il  voit  disparoître  une  vie  si 
fortunée  ^,  bénit  la  mort  et  aspire  aux  biens  éternels,  ne 
fait-il  pas  voir  qu'il  n'avoit  pas  mis  «  son  cœur  dans  le 
«  trésor  que  les  voleurs  peuvent  enlever  '^,  ))  et  que,  comme 
un  autre  Abraham,  il  ne  connoît  de  repos  que  «  dans  la 
«  cité  permanente  ^  ?  »  Un  fils ,  consacré  à  Dieu  ^,  s'ac- 

*  I.  Reg.  XV,  32.  —  Agag,  roi  des  Amalécites,  fut  vaincu  et  pris  par 
Saiil,  qui  l'épargna,  malgré  l'ordre  formel  du  Seigneur  (1487  avant  J.- 
C).  Samuel  se  le  fit  livrer,  et  lui  dit,  en  réponse  à  ses  plaintes  :  «  Comme 
ton  épée  a  ravi  les  enfants  à  tant  de  mères,  ainsi  ta  mère  parmi  les 
femmes  sera  sans  enfants.  »  Agag  fut  mis  à  mort,  et  Saiil  rejeté  pour 
sa  désobéissance. 

2  «  Le  cœur  saigne,  etc.»  Style  simple  et  expressif.  —  «  Combien  ces 
richesses  y  tenoient.»  Incorrection  légère  ;  il  semble,  d'après  le  rapport 
grammatical,  que  les  richesses  tenaient  à  la  plaie,  et  non  pas  au  cœur. 

3  «  Le  péché  que  l'on  commettoil...  se  découvre.  »  C'est  ce  que  les 
casuistes  appellent  péché  d'ignorance  et  péché  d'habitude. 

'*  «  Un  homme  dont  la  fortune  ne  connoît  pas  les  disgrâces.  »  Cela 
ne  prouve  rien  quant  au  détachement  des  biens  de  la  terre;  c'est  au 
contraire  une  raison  pour  que  le  cœur  y  tienne  plus,  puisqu'aucune 
perte  ne  lui  a  découvert  son  péché.  Il  n'y  a  pas  là  d'opposition  avec 
les  idées  qui  précèdent. 

5  «Elevé  sans  envie  aux  plus  grands  honneurs.»  Expression  obscure. 
Signifie  t-elle  qu'il  ne  les  a  pas  enviés,  ou  bien  est-ce  un  souvenir  de 
ces  mots  de  l'exorde  :  «  Comme  il  y  paroît  sans  ostentation,  il  y  est 
«  vu  sans  envie?  » 

^  «  Heureux,  etc.,  pendant  qu'il  voit  disparoître.  »  Construction  né- 
gligée, car  on  pourrait  grammaticalement  rapporter  ces  deux  idées 
l'une  à  l'autre.  C'est  à  la  lecture  à  marquer  le  sens  par  les  intonations, 
en  coupant  la  période  au  milieu. 

■^  Nolite  Ihesaurizare  vobis  thesauros  in  terra...  ubi  fures  effodiunt  et 
furanlur.  Thesaurizate  autem  vobis  thesauros  in  cœlo.  Matth.,  c.  vi, 
V.  19,  20,  21. 

*  Fide  qui  vocatur  Abraham  obedivit  in  locum  exire  ,  quem  accep- 
turus  erat  in  hœredilatem  :  et  exiit,  nesciens  quo  iret.  —  Fide  demora- 
lus  est  in  terra  repromissionis,  tanquam  in  aliéna...  —  Exspectabat  enim 
fundamenta  habentem  civitatem  ,  cujus  artifex  et  conditor  Deus 
Hebr.  XI,  8,  9,  10. 

9  «  Un  fils  consacré  à  Dieu.  »  L'archevêque  de  Reims  (Voyez  p.  263, 


DE  MICHEL  LE  TELLIER.  '  27^ 

quitte  courageusement  de  son  devoir  comme  de  toutes  les 
autres  parties  de  son  ministère,  et  il  va  porter  la  triste  pa- 
role à  un  père  si  tendre  et  si  chéri  :  il  trouve  ce  qu'il  espé- 
roit,  un  chrétien  préparé  à  tout,  qui  attendoit  ce  dernier 
office  de  sa  piété.  L'Extrême-Onction,  annoncée  par  la 
même  bouche  à  ce  philosophe  chrétien  \  excite  autant  sa 
piété  qu'avoit  fait  le  saint  Viatique.  Les  saintes  prières  des 
agonisants  réveillent  sa  foi  :  son  âme  s'épanche  dans  les 
célestes  cantiques;  et  vous  diriez  qu'il  soit  devenu-  un  au- 
tre David,  par  l'application  qu'il  se  fait  à  lui-même  de  ses 
divins  Psaumes.  Jamais  juste  n'attendit  la  grâce  de  Dieu 
avec  une  plus  ferme  confiance;  jamais  pécheur^  ne  de- 
manda un  pardon  plus  humble,  ni  ne  s'en  crut  plus  indi- 

note  4).  Fléchier  a  rappelé  ce  fait  d'une  manière  touchante.  «  On  n'eut 
«  pas  besoin  de  chercher  pour  lui  ces  tours  ingénieux  qui  ne  font  en- 
«  trevoir  aux  malades  le  danger  où  ils  sont  qu'au  travers  de  feintes 
«  promesses,  ou  de  vaines  espérances  de  guérison.  11  ne  fallut  pas  em- 
«  prunter  la  voix  d'un  prophète  inconnu  pour  lui  dire  comme  à  Ezé- 
«  chias  :  «  Vous  mourrez.  »  Un  fils  osa  rendre  ce  triste  et  charitable 
«  office  à  son  père;  et  la  fidélité  de  l'un  fit  voir  la  résignation  de  l'au- 
«  Ire.  »  Oraison  funèbre  de  Le  Tellier,  5^  partie. 

1-  «  L'Extrême-Onction,  etc.  »  On  a  pu  voir,  dans  l'Or.  fun.  de  Hen- 
riette d'Angleterre,  comme  Bossuet  aime  à  rappeler  tous  les  détails  si 
touchants  d'une  mort  chrétienne.  Un  trait  de  plus  à  remarquer  ici, c'est 
cette  allusion  en  un  seul  mot  aux  morts  célèbres  des  sages  de  l'anti- 
quité :  Ce  philosophe  chrétien.  C'est  du  reste  un  rapprochement  que  les 
écrivains  chrétiens  ont  fait  volontiers.  On  lit  dans  le  beau  chapitre  du  Génie 
du  Christianisme,  sur  l'Extrême-Onclion,  liv.  I  :  «  Un  prêtre,  assis  au 
<(  chevet  du  chrétien,  le  console.  Ce  ministre  saint  s'entretient  avec  l'a- 
«  gonisant  de  l'immortalité  de  l'âme,  et  la  scène  sublime  que  l'anti- 
«  quité  n'a  présentée  qu'une  fois  dans  le  premier  de  ses  philosophes 
«  mourant ,  se  renouvelle  chaque  jour  sur  l'humble  grabat  du  dernier 
«  des  chrétiens  qui  expire.  »  Ces  belles  paroles  ne  sont  que  le  com- 
mentaire du  mot  de  Bossuet.  —  11  est  singulier  de  voir  Fléchier  le 
contredire  en  apparence  et  involontairement.  «  11  reçut  sans  trembler 
<(  la  réponse  de  mort,  comme  parle  l'apôtre.  On  vit  en  lui  cette  tristesse 
«  de  pénitence  qui  opère  le  salut,  et  non  pas  cette  douleur  d'inquié- 
«  tude  et  d'abattement  qui  poite  au  péché;  une  confiance  sans  pré- 
«  somplion,  et  une  crainte  sans  foiblesse  ;  une  sublimité  chrétienne, 
«  sans  aucun  mélange  de  vanité  philosophique,  d'autant  plus  dange- 
«  reuse  à  l'extrémité  de  la  vie,  que  l'homme,  près  d'être  jugéy 
«  doit  s'humilier  davantage  devant  son  juge.  » 

2  «Vous  diriez  qu'il  soit  devenu.  »  Tour  incorrect.  Le  conditionnel 
ne  demande  pas  après  lui  le  présent  du  subjonctif.  —  L'idée  se  pré- 
sente successivement  sous  trois  formes  différentes,  parce  que  Bossuet 
passe  en  revue  les  prières,  les  cantiques  et  les  psaumes.  C'est  un  exem- 
ple du  procédé  de  style  qu'on  appelle  amplification. 

3  «  Jamais  juste...  jamais  pécheur.  »  Antithèse  expressive  et  tou- 
chante. —  «  Ni  ne  s'en  crut,  »  Rapprochement  désagréable  des  deux 
particules  négatives.  Bossuet  le  fait  presque  toujours. 


276  ORAISON  FUNÈBRE 

gne.  Qui  me  donnera  le  burin  que  Job  desiroit',  pour  gra- 
ver sur  Tairain  et  sur  le  marbre  cette  parole  sortie  de  sa 
bouche  en  ces  derniers  jours,  que,  depuis  quarante-deux 
ans  qu'il  servoit  le  roi,  il  avoit  la  consolation  de  ne  lui 
avoir  jamais  donné  de  conseil  que  selon  sa  conscience,  et, 
dans  un  si  long  ministère,  de  n'avoir  jamais  souffert  une 
injustice  qu'il  pût  empêcher  -  ?  La  justice  demeurer  con- 
stante, et,  pour  ainsi  dire,  toujours  vierge  et  incorruptible 
parmi  des  occasions  si  délicates  :  quelle  merveille  de  la 
grâce  M  Après  ce  témoignage  de  sa  conscience,  qu'avoit-il 
besoin  de  nos  éloges?  Vous  étonnez-vous  de  sa  tranquillité? 
Quelle  maladie  ou  quelle  mort  peut  troubler  celui  qui  porte 
au  fond  de  son  cœur  un  si  grand  calme?  Que  vois-je  durant 
ce  temps*?  des  enfants  percés  de  douleur;  car  ils  veulent 
bien  que  je  rende  ce  témoignage  à  leur  piété,  et  c'est  la 
seule  louange  qu'ils  peuvent  écouter  sans  peine ^  Que  vois- 
je  encore?  une  fennne  forte  ^  pleine  d'aumônes  et  de  bonnes 
oeuvres,  précédée,  malgré  ses  désirs,  par  celui  que  tant  de 
fois  elle  avoit  cru  devancer  :  tantôt  elle  va  offrir  devant  les 
autels  cette  plus  chère  et  plus  précieuse  partie  d'elle-même; 
(antôt  elle  rentre  auprès  du  malade,  non  par  foiblesse, 

1  «  Le  burin  que  Job  desiroit.  »  Quis  mihi  rétribuai  ut  scribantur 
sermones  mei?  quis  mihi  det  ut  exarenlur  in  libro  —  stylo  ferreo,  et 
plumbi  lamina,  vel  certe  sculpantur  in  silice?  Job.  xix,  23  et  24. 

2  «  De  n'avoir  jamais  souffert  une  injustice.  »  Il  se  faisait  illusion  là- 
dessus,  comme  Richelieu,  quand  il  déclarait  au  lit  de  mort  n'avoir  ja- 
mais eu  d'ennemis  que  ceux  de  l'Etat.  «  On  sait  qu'après  la  mort  de 
«  Colbert  ;6  septembre  1685),  lorsque  le  roi  se  proposait  de  mettre  Le 
«  Pelletier  à  la  tête  des  finances.  Le  Tellier  lui  dit  :  «  Sire,  il  n'est  pas 
«  propre  à  cet  emploi.  —  Pourquoi?  dit  le  roi.  —  Sire,  il  n'a  pas  l'âme 
«(  assez  dure,  dit  Le  Tellier.  —  Mais  vraiment,  reprit  le  roi,  je  ne  veux 
«(  pas  qu'on  traite  durement  mon  peuple.  »  Voltaire  ,  Siècle  de 
Louis  A'/r,  c.  XXX. 

3  «  La  justice  demeurer  vierge...  quelle  merveille!  »  Forme  d'excla- 
mation un  peu  lente. 

*  «  Que  vois-je  durant  ce  temps?»  Transition  un  peu  lâche,  que 
Bossuet  répète  de  temps  à  autre  (Voy.  page  170).  Fléchier  en  a  une  plus 
insignifiante  encore,  qu'il  emploie  dans  chaque  oraison  funèbre,  et  plu- 
tôt deux  fois  qu'une  :  Que  dirai-j'e  davantage  ? 

5  «  La  seule  louange,  etc.  »  Eloge  présenté  avec  une  délicatesse  in- 
génieuse. 

6  «  Une  femme  forte.  »  Allusion  à  l'expression  de  l'Ecriture,  que  Flé- 
•  hier  a  prise  pour  texte  de  l'Or.  fun.  de  Mme  de  Montausier  :  Muiierem 
fortem  quis  inveniel?  Prov.  31.  —  «  Pleine  d'aumônes.»  Locution 
peu  usitée,  mais  amenée  par  son  analogie  avec  celte  autre  :  pleine  de 
bonnes  œuvres. 


DE  MICHEL  LE  TELLTER.  277 

mais,  dit-elle,  «  pour  apprendre  à  mourir  ^,  et  profiter  de 
ic  cet  exemple.  »  L'heureux  vieillard  jouit  jusqu'à  la  Un 
des  tendresses  de  sa  famille  2,  oii  il  ne  voit  rien  de  foible; 
mais,  pendant  qu'il  en  goûte  la  reconnoissance ,  comme 
im  autre  Abraham,  il  la  sacrifie^,  et  en  l'invitant  à  s'éloi* 
gner  :  a  Je  veux,  dit-il,  m'arracher  jusqu'aux  moindres 
tt  vestiges  de  l'humanité.  »  Reconnoissez-vous  un  chré- 
tien qui  achève  son  sacrifice,  qui  fait  le  dernier  effort 
afin  de  rompre  tous  les  liens  de  la  chair  et  du  sang,  et  ne 
tient  plus  à  la  terre*?  Ainsi,  parmi  les  souffrances  et  dans 
les  approches  de  la  mort,  s'épure,  comme  dans  un  feu, 
fâme  chrétienne^;  ainsi  elle  se  dépouille  de  ce  qu'il  y  a  de 
terrestre  et  de  trop  sensible,  même  dans  les  afl'ections  les 

1  «  Elle  rentre...  pour  apprendre  à  mourir.  »  Tableau  plein  de  senti- 
ment et  d'intérêt.  Ces  louanges  données  à  la  femme  du  chancelier  re- 
lèvent le  mérite,  et  par  conséquent  l'éloge  de  son  mari. 

2  «  Les  tendresses  de  sa  famille.  »  Bossuet  emploie  volontiers  ce 
pluriel.  Nous  le  retrouverons  daus  le  récit  de  la  mort  de  Condé. 

3  «  Comme  un  autre  .\braham,  il  la  sacrifie.  »  Encore  ce  procédé  de 
sljle  qui  consiste  à  placer  entre  deux  idées  auxquelles  elle  peut  appar- 
tenir également,  une  expression  qui  cependant  doit  nécessairement  se 
rapporter  à  la  seconde,  ce  qui  jette  de  l'obscurité  dans  la  phrase.— Celte 
allusion  au  sacrifice  d'Abraham  est  un  peu  forcée,  car  il  ne  s'agissait 
pas  ici  de  sacrifier  à  Dieu 

Avec  ce  fils  aimé 
Tout  l'espoir  de  sa  race  en  lui  seul  renfermé. 

Raci.ne,  Athalie,  111,  v. 

*  «  Un  chrétien  qui  ne  lient  plus  à  la  terre.»  «Cet  homme  n'est  plus 
'(  l'homme  du  monde,  il  n'appartient  plus  à  son  pays;  toutes  ses  rela- 
^  lions  avec  la  société  cessent.  Pour  lui,  le  calcul  par  le  temps  finit,  et 
't  il  ne  date  plus  que  de  la  grande  ère  de  l'éternité...  Un  sacrement  a 
«  ouvert  à  ce  juste  les  portes  du  monde  ;  un  sacrement  va  les  clore; 
<(  la  religion  le  balança  dans  le  berceau  de  la  vie  ;  ses  beaux  chants  et 
«<  sa  main  maternelle  l'endormiront  encore  dans  le  berceau  de  la  mort, 
a  Le  sacrement  libérateur  rompt  peu  à  peu  les  attaches  du  fidèle;  son 
«  âme,  à  moitié  échappée  de  son  corps,  devient  presque  visible  sur  son 
«  visage.  Déjà  il  entend  les  concerts  des  séraphins;  déjà  il  est  prêt  à 
<(  s'envoler  loin  de  ce  monde,  vers  les  régions  où  l'invite  cette  espé- 
«  rance  à  la  voix  future,  fille  de  la  vertu  et  de  la  mort.  Cependant 
«  l'ange  de  la  paix,  descendant  vers  ce  juste,  touche  de  son  sceptre  d'or 
«  ses  yeux  fatigués  et  les  ferme  délicieusement  à  la  lumière.  11  meurt, 
«  et  l'on  n'a  point  entendu  son  dernier  soupir  :  il  meurt,  et  longtemps 
«  après  qu'il  n'est  plus,  ses  amis  font  silence  autour  de  sa  couche,  car 
«  ils  croient  qu'il  sommeille  encore,  tant  ce  chrétien  a  passé  avec  dou- 
M  ceur.  »  Chateaubria.nd,  Génie  du,  Chrislianisme ,  liv.  I,  l'Extrême- 
Onclion. 

^  «  Ainsi...  s'épure  ..  l'âme  chrétienne.»  Période  construite  à  la  ma- 
nière des  Latins;  l'idée  et  le  mot  principal  sont  rejelés  à  la  fin  de  la 
phrase.  —Ces  expressions  simples,  mais  pleines  d'un  senlimenl  profond, 


278  ORAISON  FUNEBRE 

plus  innocentes  :  telles  sont  les  grâces  qu'on  trouve  à  lal 
mort.  Mais  qu'on  ne  s'y  trompe  pas,   c'est  quand  on  l'ai 
souvent  méditée,  quand  on  s'y  est  longtemps  préparé  parj 
de  bonnes  œuvres  :  autrement  la  mort  porte  en  elle-même  i 
ou  l'insensibilité  \  ou  un  secret  désespoir,   ou,    dans   ses» 
justes  frayeurs,  l'image  d'une  pénitence  trompeuse,  et  en-i 
fm  un  trouble  fatal  à  la  piété.  Mais  voici,  dans  la  perfec-| 
tion  de  la  charité,  la  consommation  de  l'œuvre  de  Dieu^.j 
Un  peu  après,   parmi  ses  langueurs  et  percé  de   douleurs! 
aiguës,  le  courageux  vieillard  se  lève  ^,  et  les  bras  en  haut,! 
après  avoir  demandé  la  persévérance  :  a  Je  ne  désire  point,  | 
«  dit-il,    la  tin   de  mes   peines  ;    mais  je  désire  de  voit 
«  Dieu.  »  Que  vois-je  ici,  chrétiens?  la  foi  véritable,  qui, 
d'un  côté,  ne  se  lasse  pas  de  souîfrir;  vrai  caractère  d'un 
chrétien  :  et,  de  l'autre,  ne  cherche  plus  qu'à  se  dévelop- 
per de  ses  ténèbres  *,  et,  en  dissipant  le  nuage,  se  changei 
en  pure  lumière  et  en  claire  vision.   0  moment  heurem 
où  nous  sortirons  des  ombres  et  des  énigmes  ^  pour  voir  la 

continuent  cet  adniirable  tableau  ,  et  donnent  ici  à  l'éloquence  de  Bos- 
suet  tout  le  calme,  toute  la  sérénité  de  cette  mort  chrétienne.  Ainsi  S( 
prépare  cette  expression  simple  et  touchante  :  «  Les  grâces  qu'or 
«  trouve  à  la  mort.  » 

^  «  Ou  l'insensibilité,  etc.  »  On  retrouve  dans  tout  ce  passage  l'expé- 
rience grave  et  triste  du  prêtre  qui  a  tant  de  fois  assisté  les  fidèles  mou- 
rants. Peut-être  ces  mots  :  «  Dans  ses  justes  frayeurs,  l'image  d'une  pé- 
(c  nitence  trompeuse,  »  sont-ils  un  peu  obscurs  dans  leur  concision. 
Le  sens  est  que  l'on  craint  de  ne  pas  avoir  la  grâce  de  la  pénitence,  et 
de  mourir  sans  s'être  vraiment  repenti, 

2  «  Dans  la  perfection  de  la  charité,  la  consommation  de  l'œuvre  de 
Dieu.  »  Ici,  de  même,  la  pensée  est  encore  un  peu  embarrassée.  L'œu- 
vre de  Dieu  (c'est-à-dire  les  grâces  de  la  mort)  est  consommée  par  l'a- 
mour ardent  de  Le  Tellier  pour  Dieu.  C'est  l'analyse  du  sentiment  de 
repentir  appelé  contrition,  c'est-à-dire  regret  d'avoir  offensé  Dieu 
parce  qu'il  est  infiniment  bon  et  infiniment  aimable.  Vattrition,  à  la- 
quelle se  mêle  la  crainte  des  peines  éternelles,  n'est  qu'un  repentir  im- 
parfait. Ainsi,  cette  consommation  de  l'œuvre  de  Dieu  n'est  autre  chose 
que  la  contrition. 

3  ((  Le  courageux  vieillard  se  lève,  etc.  »  Encore  une  peinture  vive 
et  touchante.  Bossuet  transporte  les  chrétiens  au  lit  de  mort  du  chan- 
celier, comme,  quinze  ans  auparavant,  il  leur  montrait  Madame  pré- 
sentant  son  corps  au,  sang  de  Jésus-Christ  (page  81,  notei).  —  «  Je  de- 
sire  de  voir  Dieu.  »  Le  verbe,  régime  de  ce  verbe,  se  construit  maintenant 
sans  préposition. 

*  «  Se  développer  de  ses  ténèbres.  »  Expression  peu  employée  main- 
tenant. —  Ces  figures,  empruntées  à  la  langue  de  l'Ecriture,  se  contH 
nuent  avec  beaucoup  de  soin  et  de  justesse. 

5  Videmus  nunc  per  spéculum  in  aenigmate.  I,  Cor.  xni,  12.  —  Dans 
rOr,  fun.  de  Henriette  d'Angleterre,  nous  avons  vu  déjà  ;  «  Sortes  dai 


DE  MICHEL  LE  TELLIER  279 

vérité  manifeste!  Courons-y,  mes  frères,  avec  ardeur; 
hâtons-nous  de  ((  purifier  notre  cœur,  alin  de  voir  Dieu,  » 
selon  la  promesse  de  TEvangile*.  Là  est  le  terme  du  voyage; 
là  se  finissent  les  gémissements;  là  s'achève  le  travail  de 
lafoi,  quand  elle  va,  pour  ainsi  dire,  enfanter  la  vue.  Heu- 
reux moment  encore  une  fois  !  qui  ne  te  désire  pas  n'est  pas 
chrétien.  Après  que  ce  pieux  désir  est  formé  par  le  Saint- 
Esprit  dans  le  cœur  de  ce  vieillard  plein  de  foi,  que  reste- 

«  temps  et  du  changement;  »  page  71,  note  4  :  «  Snrtir  des  figures 
«  qui  passent  et  des  ombres  qui  disparoissent  ;  »  p.  78,  note  8  :  —  «  La 
«  vérité  manifeste,»  et,  dans  l'or.  fun.  de  Henriette  d'Angleterre,  p.  53, 
note  2  :  «  La  lumière  toute  manifeste.  »  —  Tout  ce  passage  offre  une 
bien  belle  expression  de  l'enthousiasme  chrétien,  sans  recherche,  sans 
emphase,  sans  fausse  chaleur,  sans  obscurité.  Ainsi,  le  comble  de  la 
félicité,  c'est  la  possession  de  [)ieu,  de  la  vérité  et  de  la  perfection 
éternelle.  La  foi  même  n'a  d'aulre  objet  que  d'enfanter  la  vue.  Tel  est 
le  caractère  tout  spiritualiste  de  la  religion  chrétienne.  Elle  substitue 
la  jouissance  morale  la  plus  vive  à  cette  reproduction  stérile  de  la  vie 
humaine  où  s'était  arrêtée  limagination  des  anciens. 

Pars  in  p;raminpis  exercent  menîlira  pa'œMris. 

Pars  pedibus  plauduut  choreas,  et  carmina  dicunt. 
ViRG.,  /En.,  VI. 
Fénelon,  au  xive  livre  du  Télémaque,  n'a  pu  aller  aussi  loin  que  Bossuet, 
car  il  était  forcé  d'accepter  les  traditions  antiques.  H  a  trouvé  d'admi- 
rables pages  pour  peindre  le  bonheur  des  rois  justes;  il  a  parlé,  lui 
aussi,  de  cette  lumière  divine  qui  est  leur  vie,  du  goût  sublime  de  la 
vérité  et  de  la  vertu  qui  les  transporte;  mais,  avec  la  donnée  de  son 
Elysée,  il  ne  pouvait  parler  de  la  vue  et  de  la  possession  de  Dieu.  Du 
reste,  les  premières  pages  de  ce  livre  du  Télémoque  sont  un  excellent 
commentaire  de  la  pensée  de  Bossuet,  et  la  plus  parfaite  expression  de 
ces  félicités  si  difficiles  à  rendre  ;  secretsque  Dieu,  comme  dit  Polyeucte, 
ne  fait  comprendre  qu'à  ses  élus.  «  Une  lumière  pure  et  douce  se  ré- 
«  pand  autour  des  corps  de  ces  hommes  justes,  et  les  environne  de  ses 
«  rayons  comme  dun  \  élément.  Cette  lumière  n'est  point  semblable  à  la 
«  lumière  sombre  qui  éclaire  les  yeux  des  mortels,  et  qui  n'est  que  té- 
«  nébres;  c'est  plutôt  une  gloire  céleste  qu'une  lumière  :  elle  pénètre 
«  plus  subtilement  les  corps  les  plus  épais,  que  les  rayons  du  soleil  ne 
«  pénètrent  le  plus  pur  cristal  ;  elle  n'éblouit  jamais  ;  au  contraire,  elle 
«  fortifie  les  yeux  et  porte  dans  le  fond  de  l'âme  je  ne  sais  quelle  séré- 
«  nité  :  c'est  d'elle  seule  que  ces  hommes  bienheureux  sont  nourris  ; 
«  elle  sort  d'eux,  et  elle  y  entre  ;  elle  les  pénètre  et  s'incorpore  à  eux 
«  comme  les  aliments  s'incorporent  à  nous.  Ils  la  voient,  ils  la  sentent, 
«  ils  la  respirent  ;  elle  fait  naître  en  eux  une  source  intarissable  de 
«  paix  et  de  joie  :  ils  sont  plongés  dans  cet  abîme  de  délices  comme 
«  les  poissons  dans  la  mer,  etc.  »  —  On  pourrait  aussi  rapprocher  de 
ce  passage  quelques  fragments  de  Polyeucle,  les  stances,  par  exemple 
(acte  IV,  scène  2)  ;  on  trouverait  que  l'inspiration  des  orateurs  ne  le  cède 
pas  à  celle  du  poêle. 

1  Beati  mundo  corde,  quoniam  ipsi  Deum  videbunt.  Matth.V,  8.  C'est 
J.-C.  qui  parle  ainsi,  dans  le  Sermon  sur  la  montagne. 


:280  ORAISON  FUNÈBIIE 

l-il,  chrétiens,  sinon  qu'il  aille  jouir  de  Tobjet  qu'il  aime  '  ? 
Enfin,  prêt  à  rendre  Fànie  :  a  Je  rends  grâces  à  Dieu,  dit- 
((  il,  de  voir  défaillir  mon  corps  devant  mon  esprit.  » 
touché  d'un  si  grand  bienfait ^  et  ravi  de  pouvoir  pousser 
ses  reconnoissances  jusques  au  dernier  soupir,  il  com- 
mença l'hymne  des  divines  miséricordes  :  Misericordias  Do- 
mini  in  œternum  cantabo^.  «  Je  chanterai,  dit-il,  éternel- 
le lement  les  miséricordes  du  Seigneur.»  11  expire  en  disant 
ces  mots,  et  il  continue  avec  les  anges  le  sacré  cantique. 

Péroraison.  —  Reconnoissez  maintenant  que  sa  perpé- 
tuelle modération  venoit  d'un  cœur  détaché  de  l'amour  du 
monde*;  et  réjouissez-vous  en  notre  Seigneur  de  ce  que 
riche  il  a  mérité  les  grâces  et  la  récompense  de  la  pau- 
vreté. Quand  je  considère  attentivement  dans  l'Evangile  la 
parabole  ou  plutôt  l'histoire  '"  du  mauvais  riche,  et  que  je 
(^  vois  de  quelle  sorte  Jésus-Christ  y  parle  "des  Fortunés  de  la 
(  terre,  il  me  semble  d'abord  qu'il  ne  leur  laisse  aucune  es- 
pérance au  siècle  futur  ^.  Lazare,  pauvre  et  couvert  d'ul- 
cères, ((  est  porté   par   les  anges  au  sein   d'Abraham"',  » 
L  pendant  que  le  riche,  toujours  heureux  dans  cette  vie,  «  est 
(u  enseveli  dans  les  enfers^.  »  Voilà  un   traitement  bien 

'  «  Jouir  de  l'c^Jîjet  qu'il  aime,  n  Encore  la  langue  mystique  de  l'a- 
mour divin,  que  nous  avons  d('jà  vue  dans  loule  l'oraison  funèbre  de  >Ia- 
lie-Thérése.  Ellle  reçoit  ici  un  intérêt  tout  nouveau  par  la  citation  des 
paroles  mêmes  du  mourant. 

*  «  Touché  d'un  si  grand  bienfait.»  Voy.  page  217,  note  U.  —  «Pous- 
ser ses  reconnoissances.  »  Expression  rare  et  désagréable.  Pousser  une 
reconnaissance  est  d'ailleurs  un  terme  de  la  langue  stratégique. 

3  Ps.  Lxxxviii,  1.  —  Digne  conclusion  de  tout  le  beau  récit  qui  pré- 
cède. Ajoutons-y  encore  celte  grande  image  du  mourant  transporté  au 
milieu  des  anges,  et  continuant  avec  eux  son  chant  de  reconnaissance. 
Bossuet  n'offre  nulle  part  plus  de  grandeur  et  plus  de  sentiment. 

*  «  Un  cœur  détaché  de  l'amour  du  monde.  »  Nous  revenons  main- 
tenant aux  enseignements  évangéliques  et  au  conseil  de  pauvreté  doni 
la  mort  du  chancelier  nous  avait  un  moment  écartés.  Ce  retour  est  du 
reste  simple  et  naturel  ;  car  la  raison  de  cette  mort  chrétienne,  c'est 
que  Le  Tellier  a  su  mériter  les  grâces  de  la  pauvreté,  suivant  l'ex- 
pression neuve  et  touchante  de  son  panégyriste. 

^  «  La  parabole  ou  plutôt  l'histoire.  »  Correction  ingénieuse  :  la  fic- 
Uon  n'est  autre  chose  que  la  réalité. 

^  «  Au  siècle  futur.  »  C'est-à-dire  dans  la  vie  à  venir.  Locution  peu 
employée. 

'  Factum  est  autem  ut  morerelur  mendicus,  et  porlaretur  ab  angelis 
in  sinum  Abrahae.  Mortuus  est  autem  et  dives,  et  sepultus  est  in  inferno. 
Luc.  c.  XVI,  y.  22. 

*  «  Enseveli  dans  les  enfers.  »  Remarquez  cette  forte  expression  de 
l'Evangile.  Bo««iiet  ne  néglige  jamais  les  emprunts  de  ce  genre. 


DE  MICHEL  LE  ïELLiER.  ±^.l 

«lliiéreiit  que  Dieu  fait  à  l'un  et  à  Tautre.  Mais  coiimieiil 
est-ce  que  le  Fils  de  Dieu  nous  en  explique  la  cause  ^  ?  «  Le 
((  riche,  dit-il,  a  reçu  ses  biens,  et  le  pauvre  ses  maux 
'(  dans  cette  vie^.  »  Et  de  là  quelle  conséquence?  Ecoutez, 
riches,  et  tremblez  :  «  Et  maintenant,  poursuit-il,  Tun 
c  reçoit  sa  consolation,  et  Tautre  son  juste  supplice.  » 
Terrible  distinction  !  funeste  partage  pour  les  grands  du 
monde  !  Et  toutefois  ouvrez  les  yeux  :  c'est  le  riche  Abra- 
ham ^  qui  reçoit  le  pauvre  Lazare  dans  son  sein  ;  et  il  vous 
montre,  ô  riches  du  siècle,  à  quelle  gloire  vous  pouvez 
aspirer,  si,  «  pauvres  en  esprit  *,  ))  et  détachés  de  vos 
biens,  vous  vous  tenez  aussi  prêts  à  les  quitter  qu'un  voya- 
geur empressé  à  déloger  de  la  tente  où  il  passe  une  courte 
nuit^  Celte  grâce,  je  le  confesse,  est  rare  dans  le  nouveau 
Testament  ^,  où  les  afflictions  et  la  pauvreté  des  enfants  de 
Dieu  doivent  sans   cesse  représenter  à  toute  TEglise  un 

*  «  Voilà  un  traitement...  mais  comment  est-ce  que,  etc.  »  Forme 
pénible,  qui  passerait  dans  la  langue  du  sermon  ou  de  rinslruction, 
mais  qui  est  bien  lente  pour  l'oraison  funèbre. 

*  Et  dixit  illi  Abraham  :  Fili,  recordare  quia  recepisti  bona  in  vita 
ma  :  et  Lazarus  similiter  mala.  Nunc  autem  hic  consolatur  ;  tu  vero 
cruciaris.  Luc.  xvi,  25. — Voyez  pa^re  128,  note  6. 

•î  «  C'est  le  riche  .\braham.  »  Remarquez  avec  quel  soin  Bossuet 
étudie  tous  les  détails  de  l'Ecriture,  de  manière  à  faire  jaillir  une  idée 
de  chacun  d'eux.  Ici,  par  exemple,  la  même  parabole  lui  fournit  à  la 
fois  un  bon  et  un  mauvais  riche,  c'est-à-dire  la  menace  et  la  consola- 
lion.  Employé  avec  réserve,  et  appliqué  à  des  idées  vraies,  ce  procédé 
est  un  des  moyens  de  Vinventinn  oratoire. 

'*  Beali  pauperes  spiritu.  Matt.  v  ,  3.  —  Citation  empruntée  eu 
Sermon  sur  la  montagne,  et  qui  corrige  heureusement  celte  parole  ef- 
frayante que  Bossuet  pouvait  rappeler  :  11  est  plus  diflicile  à  un  riche 
d'entrer  dans  le  royaume  des  cieux  qu'à  un  chameau  (ou  plutôt  un  cd- 
hle,  par  la  confusion  de  K^ij-r^oi  et  de  Kv.y.ù.oi)  de  passer  par  le  trou 
d'une  aiguille. 

3  «  Un  voyageur,  etc.  »  Comparaison  vive  et  souvent  employée.  Les 
incises  se  multiplient  d'une  manière  un  peu  pénible.  —  Le  dix-huitième 
siècle  aurait  critiqué  sans  doute  le  mot  déloger  comme  trop  familier,  ei 
ne  l'eût  permis  qu'à  La  Fontaine  : 

Holà,  madame  la  Belette, 

Que  l'on  déloge  sans  trompette,  vu,  x\i. 

Nous  sommes  moins  scrupuleux  maintenant,  et  nous  aimons  la  simpli- 
cité du  langage.  Souvent  même,  par  l'effet  de  la  réaction,  nous  avons 
poussé  ce  goût  un  peu  loin  ;  mais  l'esprit  et  la  critique  n'en  ont  pas 
moins  réellement  gagné  à  cette  réforme. 

^  ((  Rare  dans  le  nouveau  Testament.  »  Parce  que  Jésus-Christ  ne 
s'adresse  qu'aux  pauvres,  et  que,  pour  régénérer  une  société  livrée 
ijux  instincts  matériels  et  aux  passions  mauvaises,  il  porte  les  condam- 
nations les  plus  sévères  contre  ce  qui  l'attache  à  ces  vices. 


282  ORAISON,  FUNÈBRE 

Jésus-Christ  sur  la  croix.  Et  cependant,  chrétiens,  Dieu 
nous  donne  quelquefois  de  pareils  exemples,  afin  que  nous 
entendions  qu'on  peut  mépriser  les  charmes  de  la  gran- 
deur, même  présente  '  ;  et  que  les  pauvres  apprennent  à 
ne  désirer  pas  avec  tant  d'ardeur  ce  qu'on  peut  quitter 
avec  joie ^.  Ce  ministre  si  fortuné  et  si  détaché^  tout  en- 
semble leur  doit  inspirer  ce  sentiment,  La  mort  a  décou- 
vert le  secret  de  ses  affaires  ;  et  le  public,  rigide  censeur  * 
des  hommes  de  cette  fortune  et  de  ce  rang,  n'y  a  rien  vu 
que  de  modéré.  On  a  vu  ses  biens  accrus  naturellement  par 
un  si  long  ministère  et  par  une  prévoyante  économie;   et 
on  ne  fait  qu'ajouter  à  la  louange  de  grand  magistrat  et  de 
sage  ministre  celle  de  sage  et  vigilant  père  de  famille,  qui 
n'a  pas  été  jugée  indigne  des  saints  patriarches  ^  11  a  donc, 
à  leur  exemple,  quitté  sans  peine  ce  qu'il  avoit  acquis  sans 
empressement  :  ses  vrais  biens  ne  lui  sont  pas  ôtés,  et  sa 
justice  demeure  aux  siècles  des  siècles^.  C'est  d'elle  que  | 
sont  découlées  tant  de  grâces  et  tant  de  vertus  que  sa  der-  î 
nière  maladie  a  fait  éclater '^.  Ses  aumônes,  si  bien  cachées  ! 
dans  le  sein  du  pauvre,  ont  prié  pour  lui  ^  :  sa  main  droite  | 
les  cachoit  à  sa  main  gauche;  et,  à  la  réserve  de  quelque; 
ami  qui  en  a  été  le  ministre  ou  le  témoin  nécessaire,  ses  i 
plus  intimes  confidents  les  ont  ignorées  :  mais  «  le  Père, 
c(  qui  les  a  vues  dans  le  secret,  lui  en  a  rendu  la  récom- 

*  «  Les  charmes  de  la  grandeur,  même  présente.  »  En  effet,  il  pour- 
rait être  facile  de  la  mépriser  quand  on  ne  peut  y  parvenir,  et  de  s'en 
consoler.  —  Remarquez  la  concision  de  ce  mot  ainsi  placé. 

2  «  Que  les  pauvres  apprennent  à  ne  désirer  pas,  etc.  »  Leçon  adres- 
sée en  passant  aux  pauvres,  que  leur  pauvreté  ne  garantit  pas  des  dé- 
sirs coupables. 

3  «  Si  fortuné  et  si  détaché.  »  Ces  participes  pris  ainsi  absolument 
se  rapprochent  d'une  manière  désagréable. 

*  «  Le  public,  rigide  censeur.  »  On  a  vu  déjà  Bossuet  faire  une  place, 
dans  ses  oraisons  funèbres,  au  jugement  de  l'opinion  (Voy.  pag.  143, 
notes  7  et  8). 

^  «  Indigne  des  saints  patriarches.  »  Tout  à  l'heure,  il  était  question 
de  la  richesse  d'Abraham.  On  peut  voir  aussi  dans  la  Genèse  comment 
Jacob  est  payé  de  ses  services  par  Laban  son  beau-père. 

^  ((  Sa  justice  demeure  aux  siècles  des  siècles.  »  Comme  le  fonde- 
ment de  ses  vrais  biens,  de  ces  trésors  que  les  voleurs  ne  peuvent 
enlever,  selon  l'expression  de  l'Evangile  et  de  Bossuet. 

"^  «  Que  sa  dernière  maladie  a  fait  éclater.  »  En  attirant  les  yeux 
sur  lui  :  sa  modestie  auparavant  laissait  ses  vertus  dans  l'ombre. 

8  «  Ont  prié  pour  lui.  »  Expression  touchante.  Conclude  eleemo- 
synam  in  corde  pauperis  :  et  lia^c  pro  te  exorabit.  Eccles.,  xxix,  13. 


DE  MICHEL  LE  TELLIER.  285 

((  pensée  »  Peuples,  ne  le  pleurez  plus^;  et  vous  qui, 
éblouis  de  Téclat  du  monde,  admirez  le  tranquille  cours 
d'une  si  longue  et  si  belle  vie,  portez  plus  haut  vos  pen- 
sées^  Quoi  donc!  quatre-vingt-trois  ans  passés  au  milieu 
des  prospérités,  quand  il  n  en  faudroit  retrancher  ni  Ten- 
fance  où  l'homme  ne  se  connoît  pas  S  ni  les  maladies  où 
l'on  ne  vit  point,  ni  tout  le  temps  dont  on  a  toujours  tant 
de  sujet  de  se  repentir,  paroîtront-ils  quelque  chose  à  la 
vue  de  Téternité  où  nous  avançons  à  si  grands  pas?  Après 
cent  trente  ans  de  vie,  Jacob,  amené  au  roi  d'Egypte,  lui 
raconte  la  courte  durée  de  son  laborieux  pèlerinage,  qui 
n'égale  pas  les  jours  de  son  père  Isaac,  ni  de  son  aïeul 
Abraham  ^  Mais  les  ans  d'Abraham  et  d'isaac,  qui  ont  fait 
paroître  si  courts  ceux  de  Jacob,  s'évanouissent  auprès 
de  la  vie  de  Sem,  que  celle  d'Adam  et  de  Noé  efface.  Que 
si  le  temps  comparé  au  temps  ^  la  mesure  à  la  mesure, 
et  le  terme  au  terme ,  se  réduit  à  rien'',  que  sera-ce  si  l'on 

1  «  Sa  main  droite...  le  Père  qui  les  a  vues,  elc.  n  Souvenir  heu- 
reux de  l'Evangile,  fondu  dans  le  corps  du  récit.  Te  facienle  eleemo- 
synam,  nescial  sinistra  tua  quid  fariat  dextera  tua...  Et  Pater  tuus,  qui 
videt  in  abscondito,  reddet  tibi.  Matth,  ,  vi,  5,  4. 

2  «  Peuples,  ne  le  pleurez  plus.  »  Quoi  qu'en  dise  Bossuet,  il  n'est 
guère  probable  que  Le  Tellier  ait  élé  pleuré  du  peuple,  non  plus  que 
des  invalides,  auxquels  s'adressent  les  dernières  paroles  de  Fléchier.  Il 
n'avait  aucune  des  qualités  qui  séduisent  le  peuple;  Louvois  d'ailleurs 
était  très-impopulaire;  toute  celte  famille  devait  être  peu  aimée,  sur- 
tout si  tout  le  monde  la  jugeait  comme  le  fameux  comte  de  Grammont, 
qui  disait  du  chancelier  Le  Tellier  :  «  Je  crois  voir  une  fouine  qui  vient 
«  d'égorger  des  poulets,  rn  se  léchant  le  museau  plein  de  leur  sang.  » 
(C'était  à  propos  des  persécutions.  ) 

^  «  Portez  plus  haut  vos  pensées.  »  Ici  commence  un  admirable  dé- 
veloppement de  ce  lieu-commun  toujours  nouveau,  toujours  original 
chez  Bossuet  :  la  fragilité  de  la  vie  humaine,  et  la  nécessité  de  se  pré- 
parer à  la  mort  par  une  vie  chrétienne. 

*  «  Ni  l'enfance,  où  l'on  ne  se  connoît  pas,  etc.  »  Paroles  pleines 
de  vérité  et  de  tristesse  :  Pascal  n'a  rien  de  plus  expressif  que  ce  der- 
nier trait  :  «  Le  temps  dont  on  a  toujours  tant  de  sujets  de  se  re- 
«  pentir.  » 

s  Respondit  (Jacob)  :  Dies  peregrinationis  meœ  centum  triginta  an- 
norum  sunt,  parvi  et  mali  ;  et  non  pervenerunt  usque  ad  dies  patrum 
meorum,  quibus  peregrinali  sunt.  Genes.,  xlvii,  9.  Quelle  grandeur, 
dans  ce  souvenir  des  patriarches  et  des  premiers  âges  du  monde  !  Quelle 
éloquence  saisissante,  dans  ce  rapprochement  de  leurs  longues  années, 
et  de  notre  vie  éphémère. 

«  Que  si  le  temps  comparé  au  temps.  »  Raisonnement  à  fortiori. 
Bossuet  a  déjà  développé  cette  idée  de  la  brièveté  du  temps  et  de  toute 
chose  qui  se  mesure.  (Voy.  p.  60,  n.  6;  61,  n.  4.) 

"'  «  Se  réduit  à  rien.  »  Le  verbe  se   rapporte  au  dernier  des  trois 


'2U  ORAISON  FLi.NÈDRE 

compare  le  temps  à  réternité,   où  il  n'y  a  ni  mesure  r. 

lerme?  Comptons  donc  comme  très-court,  chrétiens,  oi 
^plutôt  comptons  comme  un    pur  néant,   tout  ce  qui  ii- 

ait,  puisque  enfin,  quand  on  auroit  mujlkplié  les  ^nnée 
,  au-delà  de  tous  les  nombres  connus*,  ^iïiiHlciïi^*  ce  n 
I  sera  rien  quand  nous  serons  arrivés  au  terme  fatal.  Mai 
I  peut-être  que,  prêt  à  mourir,  on  comptera  .pour  quelqu 
1  cJiose  cette  vie  de  réputation ,  ou  cette  ima^èwUioti  de  re 

vivre;*  dans   sa  famille,   qu'on  croira  laisser  solidemen 

établie.  Qui  ne  voit,  mes  frères,  combien  vaines ,]mai 
j  combien  courtes  et  combien  fragiles  sont  encore  *  ces  se 
j  coudes  vies ,  que  notre  foiblesse  nous  fait  inventer  pou 
I  couvrir  en  quelque  sorte  Thorreur  de  la  mort?  Dorme 
j  votre  sommeiP,  riches  de  la  terre,  et  demeurez  dans  votr 
I  poussière.  Àh  !  si  fjuelques  générations,  que  dis-je,  si  quel 
i  ques  années  après  votre  mort  vous  reveniez,  hommes  oubli  es 
I  au  milieu  du  monde,  vous  vous  hâteriez  de  rentrer  dans  vo 
I  tombeaux  pour  ne  voir  pas  votre  nom  terni ,  votre  mémoiri 
;  abolie,  et  votre  prévoyance  trompée  dans  vos  amis,  dan 
l  vos  créatures ,  et  plus  encore  dans  vos  héritiers  et  dans  vo 

substanlifs,  qui  lui  sert   de  sujet.   On  écrirait  plutôt  maintenant  :  s( 
réduisent. 

1  «  Quand  on  auroit  multiplié  les  années,  etc.  »  «  Qu'est-ce  qu( 
«  cent  ans,  qu'est-ce  que  mille  ans,  puisqu'un  seul  moment  les  efface' 
<(  Multipliez  vos  jours,  comme  les  cerfs  et  les  corbeaux,  que  la  fabU 
«  ou  l'histoire  de  la  nature  fait  vivre  durant  tant  de  siècles  :  durez  au- 
.<  tant  que  ces  grands  chênes,  sous  lesquels  nos  ancêtres  se  sont  re- 
«  posés,  et  qui  donneront  encore  de  l'ombre  à  notre  postérité  :  enlas- 
«  sez  dans  cet  espace,  qui  paroît  immense,  honneurs,  richesses, 
«  plaisirs  :  que  vous  profitera  cet  amas,  puisque  le  dernier  souille  dé 
«  la  mort,  tout  foible,  tout  languissant,  abattra  tout-à-coup  celle  vaine 
«  pompe  avec  la  même  facilité  qu'un  château  de  cartes,  vain  amuse- 
«  ment  des  enfants?  »  (Voy.  page  69,  n.  h,  la  première  partie,  et 
page  68,  n.  4,  la  troisième  partie  de  ce  même  fragment  du  sermon  sur 
la  mort  et  t' immortalité  de  l'âme.  ) 

2  «  Visiblement  »  pour  évidemment.  Mot  qui  a  perdu  beaucoup  de* 
sa  force. 

3  «  Vie  de  réputation...  imagination  de  revivre.  »  De  ces  deux  ex- 
pressions créées  par  Bossuet,  la  première  est  heureuse  ;  mais  la  seconde 
ne  s'accorde  guère  avec  les  habitudes  de  la  construction  de  noire 
langue.  Nous  dirions  Vidée,  et  non  Yimaginalion  de  revivre. 

'•  «  Combien  vaines...  sont  encore.  »  Construction  tout  à  fait  latine 
—  «  Couvrir  l'horreur  de  la  mort.  »  Expression  forte  et  concise. 

5  «  Dormez  votre  sommeil.  »  Apostrophe  admirable,  pleine  de  tris- 
tesse et  d'éloquence.  Cette  expression  si  hardie  est,  du  reste,  un  sou- 
venir des  Psaumes  :  Dormierunt  somnum-  $uum;  et  nihil  invenerunt' 
'tmnes  oiri  divitiarum  in  manibus  suis.  Ps.  l\xv,  6. 


DE  MICHEL   I.E  TELLIEP..  28ri  » 

fants*.  Est-ce  là  le  fruit  du  travail  dont  vous  vous  êtes  I 
nsumés  sous  le  soleil,  vous  amassant  un  trésor  de  haipi:.f 
de  colère-  éternelle  au  juste  jugement  de  DTeù7]Sîrtout, 
Qrtels,  désabusez-vous  de  la  pensée  dont  vous  vbus  flat- 
'. ,  qu'après  une  longue  vie  la  mort  vous  sera  plus  douce 
plus  facile.  Ce  ne  sont  pas  les  années,  c'est  une  longue 
éparation  qui  vous  donnera  de  l'assurance.  Autrement 
[philosophe  vous  dira  en  vain  que  vous  devez  être  ras- 
^iés  d'années  et  de  jours,  et  que  vous  avez  assez  vu  les 
isons  se  renouveler,  et  le  monde  rouler  autour  de  vous^, 

plutôt  que  vous  vous  êtes  assez  vu  rou|er  vous-mê- 
?s  et  passer  avec  le  mondée  La  dernière  heure  n'en 
•a  pas  moins  insupportable,  et  l'habitude  de  vivre  ne  fera 
'en  accroître  le  desii:.  ^àe»t]âe  saintes  méditations,  #i*4- 
bonnes  œuvres,  l^m^iêi  véritables  richesses',  que  vous 
verrez  devant  vous  au  siècle  futur,  qui  vous  inspireront 

la  force;  et  c'est  par  ce  moyen  que  vous  aftermirez 
tre  courage.  Le  vertueux  Michel  Le  Tellier  vous  en  a 

«  Votre  nom  terni,  votre  mémoire  abolie,  etc.  «  Progression  dé- 
ante,  où  tout  s'écroule  successivement,  pour  ne  laisser  à  l'homme 
;  l'isolement,  la  déception  et  la  honte.  Rien,  dans  Bossuet,  n'est  au- 
sus  de  la  vigueur  de  toute  cette  péroraison.  —  Remarquez  aussi  le 
eloppement  large  et  rapide  de  cette  période,  où  l'orateur  réunit  à 
sein  tous  les  traits  les  plus  forts  et  les  plus  douloureux  de  son  idée. 
■  «  Un  trésor  de  haine  et  de  colère.  »  Alliance  de  mots  originale  ei 
quente.  «  Au  juste  jugement  de  Dieu.  »  Sorte  de  pléonasme  qui  se 
rouve  dans  Tacite  :  «  Xec  unquam  magis  juslis  judiciis  appro- 
)a(um  est  non  esse  curœ  Deis  securitatem  nostram,  esse  ullionem.  » 

HiST.  I,  3. 
'  «  Un  philosophe  vous  dira.  »  Lucrèce  l'a  dit  en  vers  admirables. 

Xam  gratiim  fuerit  til»i  vit.i  anteaclii  priorqiie, 

Et  non  omni.i  periusum  contesta  quisi  in  vas 

Commod  i  fxrtiuxere,  at(jue  irij;rata  iiiteriere; 

(!ur  non,  ut  viise  pleniis  conviva,  rcicdis? 

Nam  tibi  prgeterea  quod  niacliiner,  iuveniamque 

Quod  placeat,  niliil  est,  eadeni  sunt  omnia  semper. . . 

Omnia  perfunrtus  vital  ptsmia,  marces  ; 

S.  d  quia  senqicr  aves  quod  ahpst,  prae^entia  temnis, 

Iniperfecta  tibi  elapsa  est  in-jrataquc  vita; 

Et  nec  opinanii  mofs  ad  caput  adstitit,  ante 

yuam  satur  ac  ph-niis  possis  discedere  rem  m. 

Nunc  aliéna  tua  lainen  aetate  omnia  miite, 

.Equo  animoque,  aj^[edura,  fato  concède  :  necesse  est. 

►  «  Rouler  et  passer  avec  le  monde.  »  «  L'habitude  de  vivre  ne 
îcra  qu'en  accroître  le  désir.  »  —  Images  et  expressions  pleine 
force.  Remarquez  le  mol  rouler. 

'  «  C'est  ces  véritables  richesses.  »  Au  lieu  de  ce  sont.  Incorrection 
'on  retrouve  ailleurs  dans  Bossuet,  mais  qu'il  ne  faut  pas  imiter. 


286  ORAISON  FUNÈBRE  DE  MICHEL  LE  TELLIER. 

donné  l'exemple  :  la  sagesse,  la  fidélité,  la  justice,  la  mo~  j 
destie,  la  prévoyance,  la  piété,  toute  la  troupe  sacrée  des  \ 
vertus,  qui  veilloient  pour  ainsi  dire  autour  de  lui,  en  ont  i 
hanni  les  frayeurs,  et  ont  fait  du  jour  de  sa  mort  le  plus  beau,  ^ 
le  plus  triomphant ,  le  plus  heureux  jour  de  sa  vie  *.  ; 

1  «Le  plus  heureux  jour  de  sa  vie.»  Ainsi,  ces  leçons  terribles  abou-  1 

tissent  à  une  conclusion  consolante  :  l'espérance  qu'inspire  l'exemple  ' 

du  chancelier.  Ajoutez  à  ce  contraste,  à  ces  idées  calmes  et  douces,  la  i 

touchante  allégorie  des  vertus,chréliennes,  penchées  sur  le  lit  de  mort  , 

du  chrétien,  qu'elles  encouragent  et  préparent  à  la  vie  éternelle.  Ajou-  -. 

tez  encore  cette  période  harmonieuse  sur  laquelle  s'arrête  la  voix  de  \ 
l'orateur  le  plus  beau^  le  plus  triomphant,  le  plus  heureux  jour  de  sa 

vie ,  et  vous  comprendrez  toute  la  grandeur  de  ce  morceau.  —  Faut-il  • 

signaler  une  incorrection  grammaticale  :  en  ont  banni  les  frayeurs  (le  , 
pronom  en  se  rapporte  à  autour  de  lui)?  A  part  cette  légère  tache, 
celte  péroraison   est  admirable,  et  Bossuet  n'en  a  qu'une  plus  belle, 
elle  de  l'oraison  funèbre  de  Condé. 


w 


ORAISON   FUNEBRE 
DE   LOUIS    DE    BOURBON, 

PRINCE  DE   CONDÉ. 


NOTICE  SUR  LE  PRINCE  DE  CONDE  \ 

Louis  II  de  Bourbon,  prince  de  Condé,  à  qui  son  siècle  donna  le  sur- 
nom de  Grand,  et  que  Saint-Simon  appelle  toujours  le  Héros,  était  le 
quatrième  fils  de  Henri  II  de  Bourbon,  prince  de  Condé,  et  l'arrière- 
petit-iîTs  du  célèbre  Louis  I",  qui  joua  un  si  grand  rôle  dans  les  guerres 
de  religion,  et  qui  périt  en'l569,  à  la  bataille  de  Jarnac,  assassiné  par 
Montesqui'ou.  Sa  mère ,  Charlotte-Marguerite  de  Montmorency,  avait 
épousé  Henri  II  de  Bourbon  en  1609.  II  naquit  à  Paris  le  8  septembre 
1621,  si  faible  qu'on  désespéra  de  le  conserver,  et  qu'on  craignit  de  le  voir 
mourir  au  berceau,  comme  ses  aînés.  Ses  premières  années  exigèrent 
beaucoup  de  soins  :  il  les  passa  dans  le  Berri,  à  Montrond,  place  forte 
qui  appartenait  en  propre  à  son  père.  Le  prince,  vers  1629,  le  fit  venir 
à  Bourges,  sa  résidence  ordinaire.  La  santé  du  duc  d'Enghien  s'était 
raffermie;  son  esprit  vif,  ses  jeux  pleins  de  feu,  et  sa  haute  contenance, 
donnaient  les  plus  brillantes  espérances.  Il  suivit  avec  un  très-grand 
succès  les  classes  du  collège  des  jésuites.  A  douze  ans  il  rédigea  un  petit 
traité  de  rhétorique,  qu'il  dédia  à  Armand  de  Bourbon,  prince  de  Conti, 
chef  de  la  branche  de  ce  nom,  son  frère  puîné,  alors  âgé  de  quatre 
ans.  Il  termina  ses  études  à  quatorze  ans,  en  1635,  et  garda  toute  sa 
vie  le  goût  des  lettres  et  des  sciences ,  que  lui  avaient  inspiré  ses  pre- 
miers maîtres. 

Le  duc  d'Enghien  parut  à  la  cour  à  dix-huit  ans,  pour  y  épouser, 
après  la  plus  violente  résistance,  Claire-Clémence  de  Maillé  Brézé,  nièce 
de  Richelieu  (12  février  1640).  Deux  jours  après,  il  tombe  malade  d'une 
fièvre  ardente  ;  on  désespère  un  moment  de  sa  vie,  mais  il  sort  de  cette 
crise  terrible  avec  un  tempérament  plus  robuste.  De  ce  mariage  naquit 
en  1643  Henri-Jules  de  Bourbon,  seul  enfant  du  grand  Condé.  On  peut 
remarquer  ici  que  son  frère  le  prince  de  Conti  épousa  également  une 
nièce  du  cardinal  Mazarin,  Anne-Marie  Martinozzi,  tant  ces  ministres 
exerçaient  d'empire  sur  le  sang  de  leurs  maîtres,  et  sur  leurs  maîtres 
eux-mêmes!  Le  mariage  de  Condé  fut  cependant  plus  heureux  qu'il  ne 
le  voulait  croire.  La  nièce  de  Richelieu  partagea  les  dangers  de  son 
mari  dans  les  troubles  de  la  Fronde,  et  pendant  sa  captivité.  Ce  fut  elle 
qui,  tout  en  larmes,  et  tenant  par  la  main  le  jeune  duc  d'Enghien,  dé- 
cida le  parlement  de  Bordeaux  à  lui  donner  asile,  et  à  soutenir  par  la 
force  la  cause  de  Condé  contre  les  armes  du  roi  (1er  juin  1650).  - 

La  gloire  militaire  du  prince  commença  le  19  mai  1643  à  la  bataille 
de  Rocroy.  INous  renvoyons  pour  les  campagnes  de  Flandre  et  d'Al- 
lemagne (1643-1648)  au  magnifique  tableau  qu'en  a  fait  Bossuet.  Nous 

*  Nous  avons  enaprunté  plusieurs  détails  à  une  notice  de  Dussault  sur  le 
Prince  de  Condé. 


288         NOTICE  Sl'R  LE  PHINCE  DE  CONDÉ. 

parU-rons  plus  longuement  de  la  Fronde  sur  laquelle  le  panégyrisi»- 
étail  oblige  de  passer. 

Le  jour  où  Ton  porta  les  drapeaux  des  vaincus  de  Lens  à  Notre- 
Dame  lut  la  veille  des  Barricades  (27  août  1648).  L'arrestation  de  trois 
conseillers  avait  précipité  l'explosion  des  haines  qui  fermentaient  depuis 
longtemps  contre  le  cardinal.  Paris  étant  demeuré  le  maître,  après  lo 
premiers  jours  de  la  révolte,  la  cour  dut  chercher  un  appui  dans  le 
Aainqueur  de  Rocroy,  de  Lens,  et  de  Xordlingen.  Les  deux  partis  se  !»• 
disputèrent  d'abord.  Quoique  irrité  contre  le  cardinal-ministre  par  un 
refus  qu'il  en  avait  essuyé  et  par  l'intrigue  de  l'affaire  de  Catalogne,  le 
prince  de  Condé,  qui  portait  ce  nom  depuis  la  mort  de  son  père  (1646;, 
se  déclara  pour  la  cour.  La  nuit  du  6  janvier  1649,  il  fait  sortir  secrè- 
tement de  Paris  la  famille  royale  et  la  conduit  à  Saint-Germain.  A  la 
nouvelle  de  ce  départ  les  cris  :  Point  de  Mazarin  !  redoublent  dans  la 
capitale,  mais  le  prince  la  bloque  tout  à  coup  le  7  avec  environ  huit 
mille  hommes,  le  lendemain  de  la  fête  des  Rois.  11  bat  l'armée  pari- 
sienne à  Charenton,  et  force  le  Parlement  à  co/iclure  la  paix  de  Rueil, 
le  11  mars  1649. 

«  Le  prince  de  Condé,  ayant  ramené  dans  Paris  la  cour  triomphante. 
«  se  livra  au  plaisir  de  la  mépriser  après  l'avoir  défendue  ;  et  ne  trou- 
«  vant  pas  qu'on  lui  donnât  des  récompenses  proportionnées  à  sa  gloire 
«  et  à  ses  services,  il  fut  le  premier  à  tourner  Mazarin  en  ridicule,  .i 
«  braver  la  reine  et  à  insulter  le  gouvernement  qu'il  dédaignait.»  [Sircle 
de  Louis  XIV,  c.  iv.;  Anne-Geneviève  de  Bourbon,  duchesse  de  Lon- 
gucville,  l'une  des  plus  fameuses  héroïnes  de  la  Fronde  par  son  esprit, 
ses  talents  et  ses  fautes,  poussait  Condé  son  frère  à  la  révolte.  Le  coad- 
juteur,  devenu  son  ennemi,  soulevait  Paris  contre  lui.  Au  milieu  de  ces 
agitations,  des  folies,  des  querelles,  des  assassinats  (parmi  lesquels  il 
faut  compter  le  massacre  de  l'Hôtel  de  Ville,  où  périrent  des  mem- 
bres du  parlement,  et  où  Condé  eut  de  cruels  reproches  à  se  faire),  un 
des  actes  de  la  cour  qui  entraînèrent  les  plus  funestes  conséquences  fut 
l'arrestation  de  Condé,  de  son  frère  Armand  de  Conti,  ancien  général 
des  Frondeurs  et  du  duc  de  Longueville  (18  janvier  1650:.  a  Le  peuple 
«  de  Paris,  qui  avait  fait  des  barricades  pour  un  conseiller-clerc  pres- 
te que  imbécile,  fil  des  feux  de  joie  lorsqu'on  mena  au  donjon  de  Vin- 
«  cennes  le  défenseur  et  le  héros  de  la  France.  »  Volt.4ire.  On  les 
«'raignait  jusque  dans  leur  prison  (  voy.  VOrais.  fan.  de  Le  Tellier); 
transférés  à  Marcoussis,  puis  au  Havre- de-Grâce,  ils  ne  furent  délivrés 
<(iie  le  11  février  1651  par  Mazarin  en  personne.  Leur  captivité  avait 
duré  treize  mois. 

Après  sa  libération,  le  prince  de  Condé  hésita  quelque  temps.  (fRien 
«  ne  marque  mieux  la  manie  de  ce  temps  et  le  dérèglement  qui  dé- 
«  terminait  toutes  les  démarches,  que  ce  qui  arriva  alors  à  ce  prince. 
«  La  reine  lui  envoya  un  courrier  de  Paris  avec  des  propositions  qui 
«  devaient  l'engager  au  retour  et  à  la  paix.  Le  courrier  se  trompa,  cl 
«  au  lieu  d'aller  à  Angerville  où  était  le  prince,  il  alla  à  Augerville.  La 
«  lettre  vint  trop  tard.  Condé  dit  que  s'il  l'avait  reçue  plus  tôt,  il  aurait 
«  accepté  les  propositions  de  paix  ;  mais  que,  puisqu'il  était  déjà  assez 
«  loin  de  Paris,  ce  n'était  pas  la  peine  d'y  retourner.  Ainsi  la  méprise 
«  du  courrier  et  le  pur  caprice  de  ce  prince  replongèrent  la  France 
«  dans  la  guerre  civile.  »  Voltaire,  Siècle  de  Louis  XIV,  v. 

Le  16  septembre  1651,  il  part  de  sa  forteresse  de  Montrond,  se  rend 
dansson  gouvernement  de  Guienne,  se  lie  par  un  traité  avec  les  Espagnols 
et  marche  sur  Paris;  il  bat  près  de  Gien  le  maréchal  d'Hocquincourt. 


NOTICE  SlfR  LE  PRINCE  DE  CONDÉ.  28ÎÎ 

qui  commande  l'armée  royale  ;  arrive  sous  les  murs  de  Paris,  en  vient  aux 
prises,  le  2  juillet  1652,  avec  Turenne,  dans  le  faubourg  Saint-Antoine, 
succombe,  manque  d'être  fait  prisonnier,  s'échappe  couvert  de  sang, 
de  sueur  et  de  poussière,  et  fuit  chez  les  Espagnols.  Il  y  resta  prés  de 
huit  ans,  parfois  à  la  tète  de  leurs  armées,  mais  souvent  leur  lieutenant 
et  m.al  vu  d'eux.  Il  tente  en  1634  de  reprendre  Arras  ;  Turenne  le  force 
à  la  retraite.  Deux  ans  après  il  met  en  déroute  le  maréchal  de  la  Ferté 
qui  assiégeait  Yalenciennes,  et  le  fait  prisonnier.  Il  se  jette  dans  Cam- 
brai en  1637,  et  réduit  Turenne  à  en  lever  le  siège.  Celui-ci  prend  sa 
revanche  à  la  bataille  des  Dunes,  perdue,  sous  les  yeux  dû  prince  fré- 
missant et  pleurant  de  colère,  par  la  faute  de  don  Juan  d'Autriche.  Ce 
fut  là  que,  considérant  la  position  des  deux  armées,  il  dit  au  duc  de 
Glocester  qui  était  près  de  lui  :  «  Jeune  homme,  avez-vous  déjà  vu 
«  comment  se  perdent  les  batailles?  Vous  allez  voir  comment  on  en 
«  perd  une.  »  Condé  ne  rentra  en  France  que  par  le  traité  des  Pyré- 
nées, 1659  (V.  l'Oraison  funèbre'. 

Il  avait  alors  trente-neuf  ans.  Turenne,  qui  en  avait  près  de  cinquante, 
soutenait  seul  au  dehors  la  fortune  de  l'Etat.  La  guerre  entre  l'Espagne 
et  la  France  se  renouvelle  en  1667,  par  les  suites  mêmes  du  traité  qui 
l'avaitterminéesept  ansauparavant.  Condé  est  chargé  en  1668  de  la  con- 
quête de  la  Franche-Comté;  trois  semaines  lui  sufTisent  pour  soumettre 
toute  la  province.  En  1672,  Condé  et  Turenne  suivent  en  qualité  de 
lieutenants  Louis  XIV  à  la  campagne  de  Hollande  ;  c'est  Condé  qui  dé- 
cide le  passage  du  Rhin;  il  est  grièvement  blessé,  par  la  faute  du  jeune 
duc  de  Longueville,  son  neveu,  qui  périt  dans  cette  occasion.  Deux 
ans  après,  le  11  août  1674,  à  Senef,  près  de  Mons,  il  livre  au  prince 
d^Orange  et  gagne  la  plus  terrible  et  la  plus  sanglante  bataille  qu'il  ait 
jamais  donnée.  Cependant  Turenne  ,  qui  sur  le  Rhin  faisait  tête  an 
vainqueur  de  Saint-Gothard,  est  tué  à  Salzbach  le  27  juillet  1675,  à 
l'âge  de  soixante-quatre  ans.  Condé  paraît  seul  capable  de  lutter  contre 
Monlecuculli  :  il  le  force  à  lever  le  siège  de  Haguenau  et  de  Saverne  : 
et  se  retire  après  ce  dernier  service.  L'Europe  voit  à  la  fois  disparaître 
en  1675  Turenne,  Monlecuculli,  et  Condé. 

Ce  prince,  âgé  de  cinquante-quatre  ans,  vieilli  prématurément  par 
les  fatigues,  attaqué  de  la  goutte,  toujours  en  butte  à  l'envie,  passa  ses 
onze  dernières  années  dans  la  retraite,  mais  au  milieu  d'un  éclat  digne 
d'un  roi.  Il  ne  songea  plus  qu'à  embellir  le  délicieux  et  magnifique  sé- 
jour de  Chantilly,  où  se  réunissait  une  cour  presque  rivale  de  la  cour 
de  France.  Chantilly  fut  l'orgueil  de  la  maison  de  Condé  :  chacun  des 
princes  y  enterra  des  trésors,  suivant  le  mot  de  Saint-Simon.  Souvent 
il  se  promenait  dans  les  allées  de  son  parc,  avec  Rossuet,  Roileau,  Ra- 
cine, La  Rruyère  son  protégé,  avec  les  plus  spirituels,  les  plus  élo- 
quents de  ses  contemporains;  Rossuet  en  a  consacré  le  souvenir.  Louis 
XIV,  un  an  avant  la  mort  de  Condé,  vint  le  visiter  dans  sa  retraite. 
Condé  dépensa  cent  mille  écus  pour  le  recevoir.  Sa  dernière  année 
fut  triste  ;  l'âge  et  les  infirmités  l'avaient  complètement  affaissé.  Il 
mourut  âgé  de  soixante-cinq  ans  et  quelques  mois,  le  11  décembre 
1686,  à  Fontainebleau,  où  il  s'était  fait  transporter  un  mois  auparavant, 
auprès  de  la  duchesse  de  Rourbon  sa  petite-fille,  malade  de  la  petite 
vérole.  On  trouvera  tout  ce  récit  dans  Rossuet. 

Condé  avait  été  l'ami  personnel  de  l'évêque  de  Meaux.  Encore  bien 
jeune,  il  avait  deviné  Rossuet,  plus  jeune  encore  '.  Ces  deux  hommes 

'  V.  la  Notice  hiojrapliique  sur  Dossuet. 


290         NOTICE  SUR  LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

avaient  tant  de  conformité  par  rélévation  du  génie,  la  fierté  de  carac- 
tère et  la  domination  qu'ils  exerçaient  sur  l'opinion  publique,  que  la 
différence  des  rangs  et  des  conditions  disparaissait,  pour  ne  laisser  aper- 
cevoir que  les  deux  hommes  les  plus  extraordinaires  du  siècle.  La  re- 
connaissance avait  d'abord  attaché  Bossuet  à  Condé.  11  se  forma  entre 
eux  une  intimité  rare  et  digne  d'eux.  On  vit  plus  d'une  fois  Bossuet, 
longtemps  après  avoir  cessé  d'exercer  les  fonctions  de  précepteur  du 
Dauphin,  les  reprendre  auprès  du  petit-fils  du  grand  Condé,  présider  à 
son  éducation,  pendant  son  séjour  à  Versailles,  et,  un  an  seulement 
avant  sa  mort,  assister  encore  aux  leçons  de  ses  maîtres. 

Voici  une  lettre  de  Condé  à  Bossuet  qui  montre  combien  ces  relations 
étaient  simples  et  familières  : 

«  Je  suis  ravi  que  vous  soyez  content  de  mon  fontenier.  Quand  on 
«  ne  peut  pas  rendre  de  grands  services  à  ses  amis,  on  est  ravi  au 
«  moins  de  leur  en  pouvoir  rendre  de  plus  petits  ;  et  comme  il  n'y  a 
«  personne,  si  je  l'ose  dire,  que  j'aime  mieux  que  vous,  et  que  je  sui$ 
«  assez  malheureux  pour  n'avoir  plus  a'occasion  de  vous  rendre  des 
«  services  considérables,  je  suis  ravi  d'avoir  quelque  occasion  de 
((  faire  quelque  chose  qui  vous  puisse  faire  un  peu  de  plaisir.  Gar- 
«  dez-le  donc  tant  qu'il  vous  sera  un  peu  utile,  et  n'ayez  aucun  scru~ 
«  pule  là-dessus.  Je  suis  ravi  de  la  résolution  que  vous  avez  prise  de 
«  travailler  sans  relâche  à  achever  voire  ouvrage  *.  J'ai  une  extrême 
«  impatience  de  le  voir,  étant  persuadé  qu'il  sera  très-utile  et  admira- 
«  blement  beau. 

«  Je  ne  fais  pas  état  d'aller  à  la  cour,  que  lorsqu'elle  reviendra  à 
«  Versailles.  Je  ne  doute  pas  que  vous  n'y  veniez  en  ce  temps-là,  et 
«  que  nous  n'y  ayons  des  conversations  qui  me  sont  si  utiles  et  si 
a  agréables. 

«  Mes  neveux  sont  traités  fort  honnêtement,  mais  fort  froidement. 
«  Il  faudra  que  leur  bonne  conduite  achève  de  réparer  leurs  fautes. 
«  Je  suis  de  tout  mon  cœur  pour  vous  tel  que  je  dois;  je  vous  conjure 
«  de  n'en  pas  douter.  »  Chantilly,  19  septembre  1685. 

(Le  cardinal  de  Bausset,  Histoire  de  Bossuet,  liv.  viii.) 

Louis  XIV  regretta  Condé.  11  voulut  lui  rendre  les  plus  grands  hon- 
neurs et  lui  choisit  pour  panégyristes.  Bossuet  d'abord ,  qui  prononça 
l'Oraison  funèbre  à  Notre-Dame,  puis  Bourdaloue,  qui  la  prononça  dans 
l'église  des  Jésuites.  Bourdaloue  avait  déjà  fait  l'or.  fun.  de  Henri  II  de 
Bourbon,  père  du  Grand  Condé. 

Des  divers  portraits  de  Condé,  tracés  par  les  contemporains,  nous 
prendrons  le  seul  qui  se  fasse  lire  à  côté  de  l'oraison  funèbre  ;  celui 
qui  l'a  tracé  était  le  pensionnaire  des  Condés,  mais  un  solitaire,  et  l'un 
des  esprits  les  plus  indépendants  du  dix-septième  siècle  :  La  Bruyère. 
Voici  comme  il  peint  le  héros  de  son  époque. 

«  ^mile  étoit  né  ce  que  les  plus  grands  hommes  ne  deviennent  qu'à 
force  de  règles,  de  méditations  et  d'exercice.  Il  n'a  eu  dans  ses  pre- 
mières années  qu'à  remplir  des  talents  qui  éloient  naturels,  et  qu'à  se 
livrer  à  son  génie.  Il  a  fait,  il  a  agi,  avant  que  de  savoir,  ou  plutôt  il  a 
su  ce  qu'il  n'avoit  jamais  appris.  Dirai-je  que  les  jeux  de  son  enfance 
ont  été  plusieurs  victoires?  Une  vie  accompagnée  d'un  extrême  bon- 
heur joint  à  une  longue  expérience  seroit  illustre  par  les  seules  actions 
qu'il  avoil  achevées  dés  sa  jeunesse.  Toutes  les  occasions  de  vaincre 
qui  se  sont  depuis  offertes,  il  les  a  embrassées,  et  celles  qui  n'étoient 

•  L'histoire  des  Variations  des  éjjliscs  protestantes. 


NOTICE  SUR  LE  PRINCE  DE  COXDÉ.  291 

pas,  sa  vertu  et  son  étoile  les  ont  fait  naître  :  admirable  même  et  par 
les  choses  qu'il  a  faites,  et  par  celles  qu'il  auroit  pu  faire.  On  l'a  re- 
gardé comme  un  homme  incapable  de  céder  à  l'ennemi,  de  plier  sous 
le  nombre  ou  sous  les  obstacles;  comme  une  âme  du  premier  ordre, 
pleine  de  ressources  et  de  lumièies,  qui  voyoit  encore  où  personne  ne 
voyoit  plus;  comme  celui  qui,  à  la  tête  des  légions,  étoit  pour  elles  u 
présage  de  la  victoire,  et  qui  valoit  seul  plusieurs  légions;  qui  étoit 
grand  dans  la  prospérité;  plus  grand  quand  la  fortune  lui  a  été  con- 
traire :  la  levée  d'un  siège,  une  retraite  l'ont  ennobli  plus  que  ses  triom- 
phes ;  l'on  ne  met  qu'après,  les  batailles  gagnées  et  les  \illes  prises  ;  qui 
étoit  rempli  de  gloire  et  de  modestie  ;  on  lui  a  entendu  dire  :  je  fuynis, 
avec  la  même  grâce  qu'il  disoil  :  nous  les  battîmes;  un  homme  dé\oué 
à  l'Etat,  à  sa  famille,  au  chef  de  sa  famille  ;  sincère  pour  Dieu  et  pour 
les  hommes  ;  autant  admirateur  du  mérite  que  s'il  lui  eût  été  moins  propre 
et  moins  familier  :  un  homme  vrai,  simple,  magnanime,  à  qui  il  n'a 
manqué  que  les  moindres  vertus.  »  Chap.  ii,  Du  mérite  personnel. 


.*u 


p\r, 


VjfMJl 


/~/  Leps.  —  3'  Parallèle  do  Condé  et  de  Turenne. 


ème  partie.    1"   Vanité   de   la  gloire   humaine.  —  2"  Véritable 


1  Ce  texte  simple,  et  qui  s'appliquerait  à  bien  des  hommes  de  guerre, 
ne  vaut  pas  celui  qu'a  choisi  Bourdaloue,  et  dont  il  a  tiré  une  très- 
heureuse  allusion  à  Louis  XIV.  «  Dixit  quoque  rex  ad  serves  sucs  :  Num 
«  igiioralis  quoniam  princeps  et  maximus  cecidit  hodie  in  Israël?... 
«  Planfjensque  ac  lugens  ait  :  Nequaquam,  ut  mori  soient  ignavi,  mor- 
«  tuus  est.  — Le  roi  lui-même,  touché  de  douleur  et  versant  des  larmes, 
«  dit  à  ses  serviteurs  :  Ignorez-vous  que  le  prince  est  mort,  et  que  dans 
«  sa  personne,  nous  venons  de  perdre  le  plus  grand  homme  d'Israël?... 
«  II  est  mort,  mais  non  pas  comme  les  làchos  ont  coutume  de  mourir. 
«  II  PiF.G.  c.  xxxm.  —Monseigneur,  c'est  ainsi  que  parla  David  dans  le 
«  niomcnt  qu'il  apprit  la  funeste  mort  d'un  prince  de  la  maison  royale 
c<  de  Judée,  qui  avoit  commandé  avec  honneur  les  armées  du  peuple 
«  de  Dieu;  et  c'est,  par  l'application  la  plus  heureuse  que  je  pouvois 
«  faire  des  paroles  de  l'Ecriture,  l'éloge  presque  en  même  termes  dont 
<(  notre  auguste  monarque  a  honoré  le  premier  prince  de  son  sang, 
«  dans  l'extrême  et  vive  douleur  que  lui  causa  la  nouvelle  de  sa  mort.  » 


ORAISON  FUNEBRE 

DE   LOIIS  DE  BOURBON,  | 

PRINCE   DE   CONDÉ,  1 

'i 

PRONONCEE    DANS    l'ÉGLISE    DE    NOTRE-DAME   DE   PARIS,  ' 

) 

LE   10   MARS  1687.  ; 

! 

Doiiiituis  t^■  lini,   virorum  fortissinie Vade  in  hac  fortitudine  tua....  Ego  i 

«  ro  tccum.  j 

Le  Sr>i[;iieiir  est  avec  vous,  ô  le  plus  cour;ij;eux  de  Cous  les  hommes  '  All^z  I 

»\cc  ce  rouiare  dont  v(  us  êtes  rempli.  Je  serai  avec  vous,  {j^tix  Juges,  vi,  [ 

13,  14,    it'.')  ; 

:PL.\N  DU  DISCOURS  :  —  Exorde,  qui   contient  la  Proposition  :  L'é- 
loquence  est  impuissante  à   rendre   la   gloire   du  prince  de  Condé-, 

mais   Louis  XIV  Ta   voulu.  —  Quel  est  le  secret  de  cette  gloire?  —  j 

C'est  îa  piété,  sans  laquelle  toutes  les  qualités  d'une  excellente  na-  { 

lure  ne  seraient  qu'une  illusion.  ' 

ï)i\\sios.-2premîcre  partie.  Qualités  du  cœur  :  1°  Valeur  du  prince.  Dieu  a  j 

fait  (^ondé  pour  sauver  la  France.  —  Bataille  de  Rocroi.  —2»  Carac-  j 
1ère  et  bon   sens  du  prince.  —  Bataille  de  Fribourg;  campagnes  de 
Flandîe  et   d  Allemagne.  —  50  Comment  le  prince  faisait  la  guerre. 

—  Ses  fautes,  son  repentir,  sa  dignité,  sa  générosité  pendant  la  Fronde.  ' 

'<4t9i0fftièi€Stiifii9'tti.  Qualités  du  cœur:  —  Humanité  et  bonté,  simplicité  et  j 

.--pv   grandeur  morale  du  prince  de  Condé.  | 

L^it*^>ème  jinrlie.  Qualités  de  l'esprit  :  —  lo  Génie  militaire  de  Condé.  • 

—  Campagne  de  Flandre  ;  bataille  de  Senef.  2°  —  Sa  présence  d'es-  | 

prit  dans  Faction  .  —  Combat  de  la  Porte  Saint-.Vnloine  ;  bataille  de  : 


ORAISON  FUNEBRE  DE  LOUIS  DE  BOURRUN.  £<j5 

gloire  du  prince  de  Condé  :  sa  ■plélé  dans  ses  dernières  années.  — 
50  Tableau  de  ses  derniers  moments.  —  Ses  adieux  au  roi  et  à  sa 
famille. 
t'ÉRORAisas.  Appel  à  tous  les  chrétiens,  que  l'orateur  réunit  autour  du 
tombeau  du  prince  :  qu'ils  profilent  de  ses  exemples.  —  Adieux  de 
Bossuel  au  grand  Condé  et  à  l'oraison  funèbre.  ■ 

Mo>"SEIGNEUR  \ 

Exorde. —  Au  moment  que  j'ouvie  la  bonclio  pour  cé- 
lébrer la  gloire  immorlelle  Je  Louis  de  Bolubon,  prince 
de  Condé,  je  me  sens  également  conl'ondti ,  et  par  !a  gran- 
deur dti  stijet,  et,  s'il  m'est  permis  de  Favotier,  par  Timiti- 
lité  du  travaiP.  Quelle  partie  du  monde  habitable  n"a  pas 
ouï  les  victoires  du  prince  de  Condé,  et  les  merveilles  de 
sa  vie?  On  les  raconte  partout:  le  François  qui  les  vante 
n'apprend  rien  à  l'étranger;  et  quoi  que  je  puisse  aujour- 
d'hui vous  en  rapporter,  toujours  préveiUi  par  vos  pensées, 
j'aurai  encore  à  répondre  au  secret  reproche  que  vous  me 
ferez  d'être  demeuré  beaucoup  ati-dessotis'\  Nous  ne  pou- 
vons rien,  foibles  orateurs,  pour  la  gloire  des  âmes 
extraordinaires  :  le  Sage  a  raison  de  dire  (jue  c(  leurs  seules 
«  actions  les  peuvent  louer*  :  »  toute  autre  louange  languit 

*  Monsieur  le  Prince,  fils  du  grand  Condé,  qui  menait  le  deuil.  Voyez 
page  211.  note  1,  et  les  notes  de  la  4e  partie. 

2  «  Egalement  confondu,  etc.  »  E'corde  imposant,  où  cependant  la 
seule  simplicHè  fait  toute  la  grandeur  (page  80,  n.  4'.  Il  y  a  loin  de 
cet  aveu  plein  de  naturel  et  de  dignité  à  la  peine  que  prend  Courdaloue 
pour  expliquer  la  grandeur  de  la  perte  que  ce  royaume  a  faite.  (Com- 
ment, dit-il,  pourrions-nous  l'ignorer?...  Comment  pourrions-nous  ne 
pas  la  comprendre?...  Comment  ne  le  saurions-nous  pas,  etc.) 

3  «D'être  demeuré  beaucoup  au-dessous.  »  Excellent  modèle  de  con- 
cision et  de  netteté.  Les  mêmes  idées  se  retrouvent  au  début  de  l'éloge 
des  Athéniens  morts  dans  la  guerre  du  Péloponnèse  ;  discours  que  Thu- 
cydide a  mis  dans  la  bouche  de  Périclès  (II,  35).  «  11  ne  faudrait  pas 
«  compromettre  par  un  seul  liomme,  qui  parlera  bien  ou  mal.  la 
«  croyance  au  courage  de  tant  de  guerriers.  Car  il  est  dilficile  de  parler 
«  dans  une  juste  mesure,  lorsqu'on  a  peine  à  établir  même  la  vraisem- 
«  blance  des  faits.  En  eflet,  l'auditeur  (jui  les  connaît,  et  qui  est  favo- 
<(  rable  aux  morts,  trouvera  que  la  parole  est  au-dessous  de  ce  qu'il 
«  demande  et  de  ce  qu'il  sait;  l'ignorant,  de  même,  croira  par  envie  à 
«  l'exagération,  quand  il  entendra  des  faits  au-dessus  de  son  caractère, 
«  car  les  louanges  données  à  autrui  se  font  accepter,  en  tant  que  clia- 
«  cun  se  croit  en  état  de  faire  les  actions  qu'il  a  entendues.  f>r. 
«  quand  l'auditeur  est  envieux  de  la  gloire  des  morts,  il  en  est  déjà  à 
«  la  méfiance.  Mais,  puisque  nos  ancêtres  ont  approuvé  cet  usage,  il 
«  faut  que  j'obéisse,  et  que  je  tâche  de  satisfaire  vos  désirs  et  votre 
«  attente.  » 

*  Laudenl  eam  in  portis  opéra  ejus.  Prov.  xxxi,  31.  —  Si  l'on  cona- 


2<Ji  ORAISON  FUNÈBRE 

auprès  des  grands  noms;  et  la  seule  simplicité  d'un  récit 
fulèlc  pourroit  soutenir  la  gloire  du  prince  de  Condc.  Mais 
en  attendant  que  Flilstoire,  qui  doit  ce  récit  aux  siècles 
futurs,  le  fasse  paroître,  il  faut  satisfaire,  comme  nous 
pourrons^,  à  la  recoiinoissance  publique,  et  aux  ordres  du 
plus  grand  de  tous  les  rois.  Que  ne  doit  pomt  le  royaume 
à  un  prince  qui  a  honoré  la  maison  de  France,  tout  le 
nom  françois,  son  siècle,  et,  pour  ainsi  dire,  Thumanité 
tout  entière-!  Louis-le-Grand  est  entré  lui-même  dans 
ces  sentiments^.  Après  avoir  pleuré  ce  grand  homme,  et 
lui  avoir  donné  par  ses  larmes,  au  milieu  de  toute  sa  cour, 
Il  plus  glorieux  éloge  qu'il  pût  recevoir'^,  il  assemble  dans 

pare  la  simplicit''-  avec  laquelle  commence  la  dernière  des  oraisons 
funèbres  de  Bossuot,  au  magnifuiue  exorde  qui  ouvre  celle  de  la  reine 
d'Angleterre,  on  sera  frappé  du  contraste,  et  du  goût  qui  a  dicté  ces 
dernières  paroles.  Rien  n'eût  été  plus  facile  que  de  commencer  avec 
emphase,  ou  tout  au  moins  de  viser  à  l'effet.  —  Professus  grandia.  — 
Jncœplis  gravibus  plerumque  et  magna  professis.  HoR.  —  Bossuet,  au 
contraire,  sans  atîecler  la  simplicité,  parle  en  termes  graves  et  sincères 
de  l'inquiétude  qu'il  éprouve,  et  laisse  à  l'éloquence  des  souvenirs 
et  des  circonstances  extérieures  à  préparer  l'âme  de  son  audience. 

1  «  Comme  nous  pourrons.  »  Expression  familière,  qui  traduit  un 
sentiment  vrai.  Et  cependant,  Bossuet  savait  bien  ce  qu'il  pouvait. 
Bourdaloue  a  développé  la  même  idée  en  termes  longs  et  froids  comme 
tout  son  exorde.  «  Je  sais  que  d'oser  louer  ce  grand  homme,  c'est  pour 
«  moi  une  espèce  de  témérité,  et  que  son  éloge  est  un  sujet  infini  que 
«  je  ne  remplirai  pas  :  mais  je  sais  bien  aussi  que  vous  êtes  assez  équi- 
«  tables  pour  ne  pas  exiger  de  moi  que  je  le  remplisse  ;  et  ma  conso- 
«  lation  est  que  vous  me  plaignez  plutôt  de  la  nécessité  où  je  me  suis 
«  trouvé  de  l'entreprendre.  Je  sais  le  désavantage  que  j'aurai  de  parler 
«  de  ce  grand  homme  à  dos  auditeurs  déjà  prévenus  sur  le  sujet  de  sa 
«  personne  d'un  sentiment  d'admiration  et  de  vénération,  qui  surpas- 
«  sera  toujours  infiniment  ce  que  j'en  dirai  :  mais  dans  l'impuis- 
«  sance  d'en  rien  dire  qui  vous  satisfasse,  j'en  appellerai  à  ce  sentiment 
«  généra!  dont  vous  èl.'s  déjà  prévenus,  et,  profitant  de  votre  disposi- 
«  tion,  j'irai  chercher  dans  vos  cœurs  et  dans  vos  esprits  ce  que  je  ne 
«  trouverai  pas  dans  mes  expressions  et  dans  mes  pensées.  » 

2  «  Et,  pour  ainsi  dire,  l'humanité  tout  entière,  »  Exemple  de  pro- 
gression. 

3  «Louis-le-Grand  est  entré  lui-même,  etc.  »  Ainsi,  la  parole  de 
Bossuet  confirmait  publiquement  à  Louis  XIV,  en  face  des  autels,  un 
titre  que  lui  a\alent  donné  l'admiration  et  la  flatterie.  Rien  encore,  en 
1G87,  n'avait  aTaibli  le  prestige  de  cette  gloire.  (Nous  avons  vu  com- 
ment on  jugeait  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes.)  Ce  mot  de  Bossuet 
n'était  donc  que  la  vraio  expression  du  sentiment  universel. 

4  «  Le  plus  glorieux  éloge.  »  Souvenir  d'un  grand  intérêt;  expressions 
touchantes;  nous  retrouverons,  du  reste,  bien  des  fois,  le  nom  et  l'é- 
loge de  Louis  XIV  dans  cette  oraison  funèbre.  Le  sujet  le  rappelait  na- 
lurellen'.ent,  puisque,  dans  le  ftanégyrique  d'un  prince  son  parent  et 
d'un  grand  général,  les  succès  et  la  gloire  de  la  famille  et  du  règne  re- 


DE  LOUIS  DE  BOURBON.  295 

un  temple  si  célèbre*  ce  que  son  royaume  a  de  plus  au- 
guste, pour  y  rendre  des  devoirs  publics  à  la  mémoire  de 
ce  prince;  et  il  veut  que  ma  foible  voix  anime  toutes  ces 
tristes  représentations  et  tout  cet  appareil  funèbre.  Faisons 
donc  cet  efïort  sur  notre  douleur,  l^ij^n  plus  grand  objet, 
et  plus  digne  de  cette  chaire^,  se  présente  à  ma  pensée. 
C'est  Dieu  qui  fait  les  guerriers  et  les^qnquérâftts.  ce  C'est 
«  vous,  Iiil  dîsôif  BâvicT,  qiîr avez  instruit  mes  mains  à 
«  combattre,  et  mes  doigts  à  tenir  Tépée^.  »  S'il  inspire 
le  courage,  il  ne  donne  pas  moins  les  autres  grandes  qua- 
lités naturelles  et  surnaturelles  et  du  cœur  et  de  l'esprit. 
Tout  part  de  sa  puissante  main*;  c'est  lui  q^ui  envoie  du 
cièîTé'sgc'ne'reux  sentiments,  îes  sages  conseils,  et  toutes 
les  bonnes  pensées;  mais  11  veut  que  nous  sachions  distin- 
guer entre  les  dons  qu'il  abandonne,  à__sesennemis ,  et 
ceux  qu'il  réserve  à  ses  serviteurs^.  Ce  qui  distingue  ses 
amis  d'avec  tous  les  autres,  c'est  la  piété^;  jusqu'à  ce 

\enaient  à  chaque  instant.  Mais  il  y  avait,  de  plus,  une  raison  secrète  : 
Louis  XIV,  naturellement  jaloux  de  sa  gloire,  devait  l'être  plus  encore 
de  celle  que  partageait  un  prince  autrefois  révolté  contre  lui.  Ajoutons 
aussi  que  l'estime,  les  éloges,  et  surtout  les  larmes  du  roi.  sont,  comme 
nous  l'avons  vu,  la  sanction  des  louanges  universelles.  (Page  56,  n.  6.) 

1  «  Dans  un  temple  si  célèbre.  »  Le  prince  avait  été  enterré  à  Saint- 
Denis;  mais  l'église  métropolitaine  avait  été  choisie  pour  contenir  l'im- 
mense auditoire  que  Louis  XIV  avait  convoqué,  et  qu'attirail  la  gloire 
de  Bossuet.  C'était,  d'ailleurs  à  Notre-Dame  que  se  portaient  les  dra- 
peaux pris  à  l'ennemi  ;  c'était  là  que  se  chantaient  les  Te  Deum  (entre 
autres  celui  de  la  bataille  de  Lens,  le  jour  où  la  Fronde  commença). 
—  «  Ce  que  son  royaume  a  de  plus  auguste.  »  Les  princes  du  sang, 
les  évêques,  les  compagnies  souveraines,  la  noblesse,  l'armée. 

2  «  Un  plus  grand  objet,  et  plus  digne  de  cette  chaire.  »  Comme  l'é- 
loquence s'élève  tout-à-coup  et  sans  effort  !  tout  à  l'heure,  le  sujet  du 
discours  était  la  gloire  de  ces  hommes  extraordinaires,  pour  lesquels 
l'éloquence  ne  peut  rien.  A  présent,  c'est  quelque  chose  de  plus  grave 
et  de  plus  digne  ;  l'idée,  si  grande  naguère,  grandit  encore  et  change 
de  nature,  du  moment  que  l'orateur  se  reporte  à  l'action  de  la  volonté 
divine  et  à  la  piété,  qui  est  le  signe  des  vrais  chrétiens.  Rien  de  plus 
simple  et  de  plus  grand  que  cette  manière  d'amener  la  j^roposiUon  et 
lîf  division  du  discours. 

3  Benedictus  Dominus  Dens  meus,  qui  docet  manus  meas  ad  prge- 
]ium,  et  digilos  meos  ad  bellum.  Ps.  cxLiii,  1. 

^  «  Tout  part  de  sa  puissante  main.  »  Image  grande  et  poétique. 

5  «  Les  dons  qu'il  abandonne  et  ceux  qu'il  reserve.  »  Opposition  de, 
mots  à  remarquer.  Elle  renferme  une  idée  et  une  image. 

6  «  C'est  la  piété.  »  Proposition  claire  et  concise  ;  celle  de  Bourda- 
loue,  qui  est  à  peu  près  la  même,  est  plus  lente  et  plus  froide  :  «  Je 
«  viens,  dit-il,  vous  raconter  les  miséricordes  que  Dieu  lui  a  faites,  les 
«  desseins  que  la  Providence  a  eus  sur  lui ,  les  soins  qu'elle  a  pris  de 


:>  5  i>  '  ■■  -  ^' 


296  ORAISON  FUNÈBRE 

({u'on  ait  reçu  ce  don  du  ciel,  tous  les  autres  non-seule- 
ment ne  sont  rien,  mais  encore  tournent  en  ruiné  *  à  ceux 
(jui  en  sont  ornés.   Sans  ce  doif  iriestimaLle^e  la  piété. 


'^^  fC\^,  que  seroit-ce  que  le  prince  de  Condé  ^  avec  tout  cegrand 
i-  .'^f  cœur  et  ce  grand  génie?  Non,  mes  frères,  si  la  piété 
•^T^^  n'avoit  comme  consacj:^'"èes  autres  vertus^,  ni  ces  princes 
ne  trouveroient  aiïcun  adoucissement  à  leur  douleur,  ni 
,  ce  religieux  pontife  aucune  confiance  dans  ses  prières,  ni 
inoi^mème'aucim  soutien'  aux  louanges  que  je  dois  à  un  si 
grand  homme.  Poussons  donc  à  bout^  la  gloire  humaine 
par  cet  exemple;  détruisons  Tidole  dès  ambitieux^;  qu'elle 
lombe  anéantie  devant  ces  autels.  Mettons  ensemble^  au- 
jourd'hui, car  nous  le  pouvons  dans  un  si  noble  sujet  ^, 
toutes  les  plus  belles  qualités  d'une  excellente  nature,  et, 
<à  la  gloire  de  la  vérité,  montrons,  dans  un  prince  admiré 
de  tout  Funivers,  que  ce  qui  fait  les  héros,  ce  qui  porte 
la  gloire  du  monde  jusqu'au  comble,  valeur,  magnanimité, 
bonté  naturelle,  voilà  pour  le  cœur;  vivacité,  pénétration,^^ 
grandeur,  et  sublimité  de  génie,  voilà  pour  l'esprit*,  net 

;(  lui,  les  grâces  dont  elle  l'a  comblé,  les  maux  dont  elle  l'a  préservé, 
«  les  précipices  et  les  abjmes  d'où  elle  l'a  tiré,  les  voies  de  prédestina- 
((  lion  et  de  salut  par  où  il  lui  a  plu  de  le  conduire,  et  l'heureuse  fin 
«  dont,  malgré  les  puissances  de  l'enfer,  elle  a  terminé  sa  glorieuse 
«  course.  »  Tout  le  morceau,  comme  toute  l'oraison  funèbre  de  Bour- 
daloue,  est  absolument  dans  le  genre  et  dans  le  ton  du  sermon. 

1  «  Tournent  en  ruine.  »  Sur  ce  latinisme,  voyez  page  26,  note  6. 

2  «  Que  seroit-ce  que  le  prince  de  Condé  ?  »  Expression  simple  et  forte  à 
laquelle  ajoute  encore  le  complément  :  avec  tout  ce  grand  cœur,  etc. 

3  «  Consacré  ses  autres  vertus.  »  Mot  expressif  et  touchant. 
*  «  Poussons  donc  à  bout.  »  Toujours  la  même  simplicité,  souvent  fa- 
milière ;  ici  elle  ajoute  beaucoup  à  la  force  de  l'idée. 

•^  «  Détruisons  l'idole,  etc.  »  Images  vives  et  énergiques. 

^  Variante.  «  MeUons-en  un  aujourd'hui,  etc.  » 

■^  «  Car  nous  le  pouvons,  etc.»  Mot  qui  résume  heureusement  l'orai- 
>ion  funèbre  et  l'énuméraiion  des  qualités  de  cette  excellente  nature. 

^  «  Voilà  pour  le  cœur,...  voilà  pour  l'esprit.  »  Cette  diinsion  se  re- 
trouve, en  elfet,  reproduite  exactement  dans  la  suite  du  discours.  —  Il 
est  curieux  de  comparera  celle  proposition  si  simple,  la  di\ision  bizarre 
•le  Bourdaloue,  division  qu'il  a  reproduite  sous  plusieurs  formes  plus  re- 
liherchéos  l'une  que  l'autre  ;  il  fait  allusion  à  celle  circonstance  que  le 
rœur  de  Condé  avait  été  déposé  dans  l'église  des  Jésuites,  et  il  lire  de  ce 
lait  quantité  d'idées  subliles  et  de  mauvais  goût:  «  Un  héros  à  qui  Dieu, 
«  par  la  plus  singulière  de  toutes  les  grâces,  avoit  donné,  en  le  formant, 
«  un  cœur  solide  pour  soutenir  le  poids  de  sa  propre  gloire  ;  un  cœur 
«  droit  pour  servir  de  ressource  à  ses  malheurs,  et,  puisqu'une  fois 
«  j'ai  osé  le  dire,  à  ses  propres  égarements  ;  et  enfin  un  cœur  chrétien 
«  pour  couronner  dans  sa  personne  une  vie  glorieuse  par  une  sainte  et 
«  précieuse  mort.  Trois  caractères  dont  je  me  suis  senti  touché,  et  aux- 


DE  LOUIS  DE  BOURBON.  297 

serolt  qu'une  illusion,  si  Ja^piétti  ne  s'y  éloit  jointe;  et 
eniin  que  lo^^iétéest  le  tout  deTlionîme.  C'est,  messieurs, 
ce  que  vous  verrez  dans  la  vie  éternellement  mémorable  de 
très-haut  et  très-puissant  prince  Louis  de  Bourbon,  puince 

DE  CONDÉ,    PREMIER    PRINCE    DU    SANG. 

l'"^  Partie.  —  1^  Dieu  nous, a.  révélé  que  lui  seyLil  fait 
les  conquérants,  et  que  seul  il  les  fait  servir  à  sesjlesseTnsT 
Quel  autre  a_Jait^un  Cyrus ,  si  ce  n'est  Dieu  qui  l'avoit 
nommé  deux  cents  ans  avant  sa  naissance,  dans  les  oracles 
d'isaïe?  «  Tu  n'es  pas  encore,  lui  disoit-il,  mais  je  te 
(«f  vois,  et  je  t'ai  nommé  par  ton  nom  :  tu  t'appelleras 
(((  Cyrus.  Je  marcherai  devant  toi  dans  les  combats;  à  ton 
(ct  approche  je  mettrai  les  rois  en  fuite;  je  briserai  les 
«»  portes  d'airain.  C'est  moi  qui  étends  les  cieux,  qui  sou- 
((t  tiens  la  terre,  qui  nomme  ce  qui  n'est  pas,  comme  ce 
(Cf  qui  est^:  »  c'est-à-dire  c'est  moi  qui  fais  tout,  et  moi 

'<4  quels  j'ai  cru  devoir  d'autant  plus  m'attacher  que  c'est  le  prince  lui- 
«Cmênne  qui  m'a  donné  lieu  d'en  faire  le  partage,  et  qui  men  a  tracé 
(cC  comme  le  plan  dans  ceUe  dernière  leUre  qu'il  écrivit  au  roi  son  sou- 

«Cverain Car  prenez  garde,  s'il  \ous  plaît;  ses  ser\ices,  et  la  gloire 

((«qu'il  avoit  acquise,  demandoient  un  cœur  aussi  solide  que  le  sien 
(«  pour  ne  s'en  pas  entier  ni  élever  :  ses  malheurs,  et  ce  qu'il  a  lui- 
(«  même  envisagé  comme  les  écueils  de  sa  ^ie  ,  demandoient  un  cœur 
iV  aussi  droit  pour  être  le  premier  à  les  condamner,  et  pour  avoir  tout 
«((le  zèle  qu'il  a  eu  de  les  réparer;  et  sa  mort,  pour  êlie  aussi  sainte 
flt«  et  aussi  digne  de  Dieu  qu'elle  l'a  été,  demandoit  un  cœur  plein  de, 
fit  foi  et  véritablement  chrétien.  C'est  donc  sur  les  qualités  de  son  cœur 
<(*  queje  fonde  aujourd'hui  son  éloge.  Ce  cœur  dont  nous  conservnnsict  le 
iU précieux  dépôt,  et  qui  sera  élernellement  l'objet  de  notre  reconnois- 
(«Lsance,  ce  cœur  que  la  nature  avoil  fait  si  grand,  et  qui,  sanctifié  par  la 
(((  grâce  de  Jésus-Christ,  s'est  trouvé  à  la  fin  un  cœur  parfait  ;  ce  cœur  de 
«c  héros,  qui,  après  s'être  rassasié  de  la  gloire  du  monde,  scst,  par  une 
((<  humble  pénitence,  soumis  à  l'empire  de  Dieu,  je  veux  l'exposer  à  vos 
«(  yeux;  je  veux  vous  en  faite  connoilre  la  solidité,  la  droiture  et  la  piété. 
td  Un  cœur  dont  la  solidilc  a  été  à  l'épreuve  de  toute  la  gloire  et  de  toute 
c<tla  grandeur  du  monde;  c'est  ce  qui  fera  le  sujet  de  votre  admira- 
<(tlion  :  un  cœur  dont  la  droiture  s'est  fait  voir  jusque  dans  les  états 
«t  de  la  vie  les  plus  malheureux,  et  qui  y  paroissoient  les  plus  oppo- 
((csés;  c'est  ce  qui  doit  être  le  sujet  de  votre  instruction  :  un  cœur 
Vidonl  la  religion  et  la  piélé  ont  éclaté  dans  le  temps  de  la  vie  le 
((t  plus  important,  et  dans  le  jour  du  salut.  »  Qu'il  y  a  loin  de  cette  allu- 
sion puérile  et  de  ces  redites  interminables  à  la  mâle  éloquence  de 
Bossuet!  Il  a  fait  pourtant,  lui  aussi  ,  des  allusions  de  ce  genre;  mais 
avec  quel  naturel  et  quelle  dignité!  (page  20,  noie  4.  —  Voyez  aussi 
page  123,  noie  5.) 

^  Hœc  dicil  Donjinus  Christo  meo  Cyro,  cujus  apprehendi  dexterain... 
Ego  ante  te  ibo,  et  gloriosos  terrœ  humiliabo  :  portas  œreas  conteram, 
et  vectes  ferreos  confiingam  ;...  ut  scias  quia  ego  Dominus,  qui  voco 
aomcn  luum...  Vocavi  le  nomine  luo...  Accinxi  te,  et  non   cognovisii 

13. 


298  ORAISON  FUNÈBRE 

qui  voisj  dès  réternjtéj  tout  ce  que  je  fais.AQiiel  autre  a 
pu  former  un  Alexandre,  si  ce  n'est  ce  même  Dien__qni  en 
a  fait  vm_r_de^snoinj  et  par  des  figures  si  vives  \  Tardeur 
inllomptable  à  son  prophète  Daniel?  «  Le  voyez-vous,  dit-il, 
((  ce  conrpiérant?  avec  quelle  rapidité  il  s'élève  de  Tocci- 
«  dent  comme  par  bonds,  et  ne  touche  pas  à  terre-!  » 
Semblable,  dans  ses  sauts  hardis  et  dans  sa  légère  démar- 
che'\  à  cjs  animaux  vigoureux  et  bondissants,  il  ne  s'a- 
vance que  par  vives  et  impétueuses  saillies,  et  n'est  arrêté 
ni  par  montagnes  ni  par  précipices.  Déjà  le  roi  de  Perse 
est  entre  ses  mains  ;  «  à  sa  vue  il  s'est  animé  :  efferatiis  ett 
«  in  eum,  »  dit  le  prophète;  «  il  l'abat,  il  le  foule  aux 
c(  pieds  :  nul  ne  le  peut  défendre  des  coups  qu'il  lui  porte, 
c(  ni  lui  arracher  sa  proie''.  »  A  n'entendre  que  ces  pa- 
roles de  Daniel ,  qui  croiriez-vous  voir,  messieurs,  sous 
celte  figure?  Alexandre,   ou  le  prince  de  Condé^?  Die'u^ 

me...  Ego  Dominus,  et  non  est  aller,  fornians  lucem,  et  creans  tene- 
bras,  faciens  paccni,  et  creans  malum  :  ego  Dominas,  faciens  omnia 
hœc,  eic.  Isai.,  xlv,  1,  2,  3,  U,  7.  —  Isaïe,  fils  d'Amos,  le  premier  des 
quatre  grands  prophètes,  peut-être  de  race  royale ,  mis  à  mort  sous  le 
régne  »!e  Manassés,  vers  694  av.  J.-C.  Le  principal  objet  de  ses  prophé- 
ties est  la  captivité  de  Babylone,  le  retour  des  Juiîs  et  la  venue  du 
Messie.  C  est  le  plut;  cloquent  des  prophètes,  et,  selon  saint  Jérôme,  l'a- 
brégé de  l'Eciiturc  sainte  et  des  connaissances  humaines. 

1  «  De  si  loin,  et  par  des  figures  si  vives.  >i  Phrase  concise  et  forte.' 

2  Veniebat  ab  occidente  super  faciem  totius  terrae;  et  non  tangebat 
lerrani.  Dan.,  viii,  5.  —  Daniel,  issu  de  la  race  royale  de  David,  fnt 
mené  captif  à  Babylone  (602  av.  J.-C.)  ;  obtint  la  faveur  de  Nabucho- 
dono?or,  de  son  fils  Evilmérodach,  de  Balthasar,  sous  lequel  il  eut  l?s 
visions  auxqui'lles  Bossuet  fait  ici  allusion  ;  de  Darius  le  Mède,  qui  le  fit 
jeter  dans  la  fosse  aux  lions  ;  de  Cyrus,  qui  l'y  fit  jeter  une  seconde 
fois.  Il  mourut  à  Suse  ou  en  Chaldée  et  ne  revit  pas  la  Judée.  11  a  pré- 
dil  la  venue  du  Messie  ,  et  il  est  dit  de  lui  dans  Ezéchiel  :  «  S'il  .se 
«  trouve  dans  une  ville  trois  hommes  tels  que  Noé,  Daniel  et  Job,  Ils 
«  garantiront  leurs  âmes  du  péril,   » 

3  «  Dans  ses  sauts  hardis  et  dans  sa  légère  démarche.  »  Toute  cette 
première  partie,  inspirée  de  l'Ecriture,  est  d'une  admirable  poésie  ; 
l'harmonie  est  brillante,  rapide,  heurtée  ;  la  phrase  marche  avec  l'im- 
pétuosilé  de  ces  animaux  vigoureux ,  qui  semblent  bondir  sous  nos 
yeux  ;  il  n'y  a  pas  de  chant  épique  ou  lyrique  au-dessus  de  cette  élo- 
quence. 

*  Cucurrit  ad  euminimpetu  fortitudinis  suse;  cumque  appropinquasset 
prope  arietem,  efferalus  est  in  eum,  et  percussit  arietem;...  cumque 
eum  misisset  in  terram,  conculcavit,  et  nemo  quibat  liberare  arietem  de 
manu  ejus.  Ibid.  y.  6,  7. 

s  «  Alexandre,  ou  le  prince  de  Condé.  »  Comparaison  brillante,  qui 
égale  immédiatement  le  prince  de  Condé  au  plus  grand  nom  de  l'anti- 
quité. Il  y  a  encore  là  toute  la  poésie  de  l'histoire  et  des  souvenirs. 


DE  LOUIS  DE  BOURBON.  299 

donc  lui  avoil  donné  cette  iiidomptable  ^^ui'^  po^^i'  le  salut 
de  là  France,  durant  la  mtnorite'  d'un  roi  de  quatre  ans. 
Laissez-le  croître  ce  mixhéri  du  cieP;  tout  cédera  à  ses 
exploits:  supérieur  aux  siens  comme  aux  ennemis,  il 
saura  tantôt  se  servir,  tan':ôl_se_.pass_er^e  ses  plus  fanieiix 
capitaines;  et  seul  sous  la  main  de  Dieu ^  qui  jera  conti- 
nuellement à  son  secours,  on  léverra  l'assuré  rempart  de 
ses  Etats.  Majs^pieu-j.vQit.chQiâi.le  duc'd'Enghien  pour  le 
défendre  dans  son  enfance.  x\ussi  Vers  les  premiers  jours 
de  son  règne*,  à  Tâge  de  vingt-deux  ans,  le  duc  conçut 
un  dessein,  où  les  vieillards  expérimentés  ne  purent  ^at- 
teindre^ :  mais  la  victoireje  justifia  devant  Rocroi^.'L^ar- 
mée  ennemie  est  plus  forte,  if  est  vrai  ;  elle  est  composée 

1  «  Dieu  donc,  etc.  »  Transition  simple  et  naturelle.  —  «  Un  roi  de 
quatre  ans.  »  Louis  XIV  était  né,  le  16  septembre  1638,  au  château  de 
Saint-Germain;  il  était  alors  dans  sa  cinquième  année. 

2  «  Laissez-le  croître,  n  Apostrophe  inattendue  qui  donne  dès  l'abord 
une  large  part  à  Louis  XIV  dans  l'oraison  funèbre.  Il  y  a  même  un  mot 
Irès-flalteur  pour  lui  qui  rappelle  les  fautes  de  Condé  et  fait  Tombre  du 
tableau  :  Tantôt  se  servir,  tantôt  se  passer  de  ses  plus  fameux  ca- 
pitaines. 

3  «  Seul  sous  la  main  de  Dieu.  »  Image  grande  et  poétique. 

*  «  Vers  les  premiers  jours  de  son  règne,  n  Louis  Xlll  était  mort  le 
44  mai  1643  trente-trois  ans  jour  pour  jour  après  Henri  IV).  La  bataille 
de  Rocroi  fut  gagnée  le  19  mai. 

5  «Les  vieillards  expérimentés.»  «Le  maréthal  de  l'Hôpital,  plusavi-^é 
<(  et  plus  expérimenté  que  les  autres,  conseilloit  de  laisser  prendre  cette 
«  ville,  et  de  couvrir  la  frontière  pour  empêcher  les  Espagnols  de  faire 
«  un  plus  grand  progrès,  représentant  le  danger  où  tout  l'état  seroit 
«  exposé,  si  on  perdoit  une  bataille  immédiatement  après  la  mort  du 
«  roi,  dans  le  commencement  d'une  minorité.  Gassion  conseilloit  le 
«  combat,  dans  l'espérance  de  s'élever  par  là  et  d'établir  sa  fortune  ; 
«  et  le  duc  d'Enghien,  plein  d'ambition  et  de  courage,  suivit  aisément 
«  son  avis.  »  Mémoires  de  Monolat. 

6  «  La  victoire  le  justifia  devant  Rocroi.  »  «  Le  feu  roi  (Louis  XIII), 
«  peu  de  jours  avant  de  mourir,  songea  qu'il  le  voyoit  donner  un  com- 
«  bat  et  défaire  les  ennemis  en  ce  même  lieu.  C'est  une  chose  digne 
«  d'admiration,  et  qui  doit  donner  quelque  respect  pourla  mémoire  de 
«  ce  prince,  qui,  mourant  dans  les  souffrances  et  quittant  ce  monde  avec 
«  joie,  parut  avoir  quelques  lumières  de  l'avenir.»  M™e  de  ^Iotteville. 
Comparez,  à  la  vivacité  merveilleuse  de  Bossuet,  les  paroles  froides  et 
vagues  de  lîourdaloue  :  «  On  crut  qu'emporté  par  l'ardeur  de  son  courage, 
«  il  ailoit  tout  risquer;  et,  déjà  sûr  de  lui,  en  capitaine  consommé,  il 
«  répondit  et  se  chargea  de  l'événement.  En  vain  lui  remontra-t-on  qu'il 
«  ailoit  combattre  une  armée  plus  nombreuse  que  la  sienne,  composée 
«  des  meilleures  troupes  de  l'Europe,  commandée  par  des  chefs  d'élite, 
«  fière  et  enflée  de  ses  succès,  avantageusement  postée  :  plein  d'une 
«  confiance  qui  parut  dans  ce  moment-là  lui  être  comme  inspirée  d'en 
«  haut,  quoique  avec  des  forces  inégales,  il  s'avança,  triompha  ;  et,  fai- 


500  ORAISON  FUNÈBRE 

de  ces  vieilles  bandes  wallonnes,  italiennes  et  espagnoles*, 
«ju'on  n'avoit  puj;oinpre  jusqu'alors.  Mais. pour  comjjien 
t'alloit-il  compter  le  courage  qu'inspiroit  à  nos  troupes  le 
besoin  pressant  de  TElat,  les  avantageas  passés,  et  un  jeune 
prince  du  sang  qui  portoit  la  \ictoire  dans  ses  yeux  !  Don 
Francisco  de  Mellos  l'attend  de  pied  ferme;  et,  sans  pou- 
voir reculer,  les  deux  généraux  et  les  deux  armées  sem- 
blent avoir  voulu  se  renfermer  dans  des  bois  et  dans  des 
marais^,  pour  décider  leur  querelle,  comme  deux  braves, 
en  champ  clos.  Alors,  que  ne  vit-on  pas  !  Le  jeune  prince 
parut  un  autre  homme.  ïoiichée  d'un  si  digne  objet ^,  sa 
grande  âme  se^clarajout  entière  :  son  courage  croissoit 
avec  les  périls,  et  ses  lumières  avec  son  ardeur.  A  la  nuit, 
qu'il  fallut  passer  en  présence  des  ennemis*,  comme  un 
vigilant  capitaine,  il  reposa  le  dernier;  mais  jamais  il  ne 
reposa  plus  paisiblement.  A  la  veille  d'un  si  grand  jour, 
et  dès  la  première  bataille,  il  est  tranquille,  tant  il  se 
trouve  dans  son  naturel  ;  et  on  sait  que  le  lendemain,  à 
l'heure  marquée,  il  fallut  réveiller  d'un  profond  sommeil 
cet  autre  Alexandre.  Le  voyez-vous  comme  il  vole^,  ou  à 
la  victoire,  ou  à  îa  mort?  Aussitôt  qu'il  eut  porté  de  rang 

((  sant  tout  céder  à  sa  valeur,  il  déconcerta  et  humilia  les  puissances 
«  ennemies.  » 

1  «  Ces  vieilles  bandes  wallonnes,  italiennes  et  espagnoles.»  Remar- 
quez la  simplicité  et  la  propriété  de  l'expression.  Le  prince  n'eût  pas 
autrement  parlé  dans  les  bulletins  de  la  bataille.  L'infanterie  espagnole, 
rorméeparGonzalvedeCordoue,leduc  d'Albeelle  prince  de  Parme,  et  la 
première  de  l'Europe  jusqu'à  Rocroi ,  se  recrutait  depuis  longtemps  de 
Flamands  et  d'Italiens;  mais  les  Espagnols  en  faisaient  toute  la  force. 
A  Rocroi,  «il  n'y  eut  que  l'infanterie  espagnole  nalurelle  qu\[\nl  {cime 
«  jusqu'au  bout  :  car  elle  serra  tellement  ses  bataillons,  hérissant  les 
((  piques  contre  la  cavalerie,  qu'on  fut  contraint  de  faire  rouler  du  ca- 
«  non  pour  la  rompre.  »  Mém.  de  Monglat. 

2  «  Se  renfermer  dans  des  bois  et  dans  des  marais .  »  Détail  qui 
donne  du  champ  de  bataille  une  idée  aussi  précise  que  ferait  une  carte 
ou  un  plan.  Vient  ensuite  l'imagination  qui  anime  le  tableau,  en  com- 
parant les  deux  armées  aux  combattants  en  champ-clos  du  moyen-âge, 
souvenir  heureux  et  presque  poétique. 

3  «  Touchée  d'un  si  digne  objet.  »  Sur  la  valeur  de  ces  mots,  voyez 
page  217,  note  4.  —  Que  d'intérêt  et  de  grandeur  dans  cette  révélation 
subite  du  génie  du  prince  ! 

*  :(  A  la  nuit  qu'il  fallut  passer,  etc.  »  II  est  curieux  de  voir  Voltaire 
reproduire  en  grande  partie  ce  magnifique  récit  oratoire,  en  le  rame- 
nant au  ton  plus  calme  de  la  narration  historique,  mais  sans  ajou- 
ter à  la  précision  du  détail;  Bossuet  n'a  rien  oublié.  Voyez  Siècle  de 
Louîs  XIV,  III, 

2  «  Le  voyez-vous  comme  il  vole.  »  Mouvement  plein  d'éloquence. 


DE  LOUIS  DE  BOURBON.  501 

en  rang  Tardeur  dont  il  étoit  animé,  on  le  vit  presque  en 
même  temps  pousser  Taile  droite  des  ennemis  *,  soutenir  la 
nôtre  ébranlée,  rallfer  les  François  à  demi  vaincus,  mettre 
en  fuite  l'Espagnol  victorieux,  porter  partout  la  terreur, 
et  entonner  de  ses  jegards  étlncelants  ceux  qui  échappoienl 
à  ses  coups.  Restoit  cette  redoutable  infanterie-  de  Tar- 
mée  d'Espagne,  dont  les  gros  bataillons  serrés,  semblables 
à  autant  de  tours,  mais  à  des  tours  qui  sauroient  réparer 
lenrs^brèches,  demeuroient  inébranlables  au  milieu  dei; 
tout  le  reste  en  déroute,  et  lauçolent  des  feux  de  toutes  parts,  ^  v 
Trois  fois^  le  jeune  vainqueur  s'efforça  de  rompre  ces 
intrépides  combattants;  trois  fois  il  fut  repoussé  par  le  va- 
leureux comte  de  Fontaines *^,  qu'on  voyoit  porté  dans  sa 
chaise,  et,  malgré  ses  infirmités,  montrer  qu'une  àme 
guerrière  est  maîtresse  du  corps  qu'elle  anime.  Mais  en- 
lin  il  faut  céder.  C'est  en  vain  qu'à  travers  des  bois%  avec 

qui,  du  silence  du  camp  et  de  la  nuit,  nous  jette  à  l'instant  au  milieu 
de  la  bataille.  «  Que  deviendrons-nous  si  nous  sommes  vaincus,  »  lui 
disait  Gassion  avant  le  combat.  «  —  Je  ne  m'en  mets  point  en  peine, 
dit  Condé,  parce  que  je  serai  mort  auparavant.  » 

1  «  On  le  vit  presque  en  même  temps,  etc.  »  Le  récit  marche  avec 
la  même  rapidité  ;  une  seule  période  suflit  à  peindre  les  accidents  cl 
les  résultats  des  premières  heures  de  la  bataille.  —  Ce  souvenir  des  re- 
gards étincelanls  du  prince  est  un  détail  historique.  Condé  avait  l'œil 
si  vif  et  si  perçant,  que,  même  dans  une  simple  discussion,  son  regard 
plein  de  feu  déconcertait  ses  adversaires.  Boilcau,  qui  en  lait  de  litté- 
rature n'avait  pas  peur  de  Louis  XIV,  disait,  en  sortant  de  conlrcdirt» 
Condé  :  m  Désormais,  je  serai  toujours  de  l'avis  de  M.  le  Prin  e,  même 
quand  il  aura  tort.  » 

2  «  Restoit  celle  redoutable  infanterie.  »  Voici  la  seconde  phase  de 
la  bataille,  et  la  partie  la  plus  originale  du  récit.  Remarquez  la  force  de 
ce  style,  ces  périodes  où  se  renferment  successivement  les  principaux 
traits  du  récit,  comme  les  divers  plans  d'un  tableau,  celle  heureuse 
inversion  qui  montre,  en  un  mot,  ce  carré  d'infanterie  espagnole  isolé 
au  milieu  du  champ  de  bataille,  (  Resloil,  etc.  )  Enfin  celte  correction 
heureuse  qui  résume  toute  une  idée  :  Des  tours  qui  sauroient  réparer 
leurs  brèches. 

3  ((  Trois  fois.  «  C'est  le  nombre  consacré  par  la  poésie.  On  peut 
voir  par  le  récit  de  Voltaire  que  c'est  aussi  le  véritable. 

*•  «  Le  valeureux  comte  de  Pontaijies  »  ou  Fuentes.  Encore  un  trait 
d'autant  plus  heureux  qu'il  relève  le  \ainqueur  en  montrant  le  mérite 
du  vaincu.  11  semble  voir  le  général  espagnol  transporté  dans  les  rangs, 
comme  le  maréchal  de  Saxe  à  Fontcnoy  Ce  qui  achève  la  peinture,  ce 
sont  ces  fortes  expressions  :  «  une  âme  guerrière  est  maîtresse  du  corps 
qu'elle  anime.  »  11  y  a  quelque  chose  d'imposant  dans  ce  souvenir  donné 
à  la  puissance  morale  au  milieu  du  récit  d'une  victoire.  Enfin  Bossuet 
n'a  jamais  peur  du  mol  propre.  Ni  Fléchier  ni  Bourdaloue  n'eussent 
parlé  de  la  chaise. 

»  «  C'est  en  vain  qu'à  travers  des  bois.  »  Personne  n'eût  osé  déve- 


302  ORAISON  FUNÈBRE 

sa  cavalerie  toute  fraîche,  Bek  précipite  sa  marche  pour 
tomber  sur  nos  soldais  épuisés  :  le  prince  Ta  prévenu  ;  les 
bataillons  enfoncés  demandent  quartier  ;  mais  la  victoire 
va  devenir  plus  terrible^  pour  le  duc  d'En ghi en,  que  le 
combat.  Pendant  qu'avec  un  air  assuré  il  s'avance  pour 
recevoir  la  parole  de  ces  braves  gens^,  ceux-ci  toujours  en 
garde^  craignent  la  surprise  de  quelque  nouvelle  attaque; 
leur  eifroyable  décharge  met  les  nôtres  en  furie  :  on  ne 
voit  plus  que  carnage*  fie  sang  enivre  le  soldat;  jusqu'à  ce 
que  le  grand  prince,  qui  ne  put  voir  égorger  ces  lions  comme 
de  timides  brebis,  calma  les  ci)urages  émiis^,  et  Joignit  au 
plaisir  de  vaincre  celui  de  pardonner.  Quel  fut  alors  l'é- 
toionemenj;^  de  ces  vieilles  troupes  et  de  leurs  braves  offi- 
ciers, lorsqu'ils  virent  qu'il  n'y  avoit  plus  de  salut  pour 
eux  qu'entre  les  bras  du  vainqueur!  De  quels  yeux  regar- 
dèrent-ils le  jeime  prince,  dont  la  victoire  avoit  relevé  la 
haute  contenance,  à  qui  la  clémence  ajoutoit  de  nouvelles 
grâces'^!  Qu'il  eût  encore  volontiers  sauvé  la  vie  au  brave 
comte  de  Fontaines*!  mais  il  se  trouva  par  terre,  parmi 
des  milliers  de  morts  dont  l'Espagne  sent  encore  la  perte. 
Elle  ne  savoit  pas  que  le  prince  qui  lui  fit  perdre  tant  de 

lopper  avec  tant  de  détails  dans  une  oraison  funèbre  le  récit  d'une 
bataille.  Mais  cette  bataille  était  de  la  plus  prande  importance;  elle 
inaugurait  le  grand  règne,  elle  révélait  Condé  tout  entier  :  Bossuet  en 
a  rempli  trois  pages,  et  il  a  fait  un  admirable  récit. 

1  «  La  victoire  va  devenir  plus  terrible,  »  Exemple  de  suspension. 

2  ((  Ces  braves  gens.  »  Encore  une  expression  familière  et  heureuse. 

3  «  En  garde  »,  au  lieu  de  sur  leurs  ç/ardes,  ne  se  dirait  plus. 

*■  «  On  ne  voit  plus  que  carnage.  »  Peinture  toute  poétique  qui  se 
termine  par  une  grande  image,    celle  du  prince  qui  pardonne. 

5  «  Les  courages  émus.  »  Termes  qui  seraient  bien  faibles  à  présent, 
mais  qui,  au  dix-septième  siècle,  avaient  la  force  du  latin  moti  animi. 

6  «  Quel  fut  alors  létonnement.  »  expression  heureuse  de  la  stupé- 
faction des  vaincus  à  la  vue  d'une  clémence  assez  rare  dans  la  guerre 
à  cette  époque.  Trente-quatre  ans  plus  tard,  le  comte  de  Salm,  blessé 
et  pris  à  Tirlemont  (l'677;,  disait  au  maréchal  de  Luxembourg  qui  lui 
rendait  des  soins  assidus  :  «  Quelle  nation  êtes-vous?  Il  n'y  a  point  d'en- 
«  nemis  plus  à  craindre  que  vous  dans  une  bataille,  ni  d'amis  plus  gé- 
«  néreux  après  la  victoire.  »  Voltaire,  Siècle  de  Louis  XIV,  c.  xvi. 

■'  «  La  haute  contenance.. .,  de  nouvelles  grâces.»  C'était  le  seul  de 
la  famille  qui  fût  grand,  à  ce  que  rapporte  Saint-Simon  ;  et  il  disait  en 
plaisantant,  que,  si  ses  enfants  conlinuaienl,  ils  deviendraient  des  nains. 
—  Le  mot  de  nouvelles  grâces,  singulier  pour  un  général,  s'applique 
cependant  bien  à  un  jeune  homme, 

8  «  Qu'il  eût  volontiers  sauvé  la  vie,  »  Regret  touchant,  qui  n'est  du 
reste  que  l'expression  de  la  pensée  de  Condé.  11  dit,  rapporte  Vol- 
taire, «  qu'il  voudrait  être  mort  comme  lui,  s'il  n'avait  pas  vaincu.  » 


] 


DE  LOUIS  DE  BOURBON.  505 

ses   vieux  régiments  à  la  journée  de  Rocroi   en  devoit 
acliever  les  restes  dans  les  plaines  de  Lens^  Ainsi  la  pre- 
mière victoire  fut  le  gage  de  beaucoup  d'autres.  Le  prince 
flǣ!l!Ll^_cCnou,    et,  dans  le  champ  de  bataille,  il  rend 
au  Dieu  des  armées  la  gloire. qn'iMm  enyoyoit.  Là  on  ce-     ,' 
léBrà,_Kolcjôi'dêliY^^^    les  menaces  d'un  redoïïtable  ennemi  "^^^ 
tournées  à  sa  honte,  la  régence  aiTermj.e,  la  France  en  re-       ^^ 
pos-;  et  un  règne,  qui  devoit  être  si  beau,  commencé  par 
un  si  heureux  présage.   L'armée  commença  l'action  de 
grâces;  toute  la  France  suivit;  on  y  élevoit  jusqu'au  ciel' 
le  coup  d'essai  du  duc  d'Enghien^  :  c'en  seroit  assez  pour 
illustrer  une  autre  vie  que  la  sienne  ;  mais  pour  lui  c'est 
le  premier  pas  de  sa  coui-se*. 

S**  Dès  cette  première   campagne,   après   la  prise  de 

1  «  Dans  les  plaines  de  Lens.  »  20  août  ICVS.  Voyez  plus  loin.  Ma- 
nière habile  de  raltachev  encore  un  souvenir  glorieux  à  celui  de  Ro- 
croi, en  rappelant  les  désastres  de  l'infanterie  espagnole.  Ainsi  s'an- 
noncent dans  l'oraison  funèbre  cinq  années  de  merveilleux  succès; 
ainsi  se  trouve  réunie  en  un  seul  récit  toute  la  gloii^  de  Condé. 

2  «  Là  on  célébra,  etc.  »  Période  qui  renferme  l'énumération  élo- 
quente de  tous  les  résultats  de  la  victoire,  en  suivant  une  marche  pro- 
gressive, pour  arriver  à  une  image  poétique  el  tlalteuse  pour  Louis  XIV. 

3  «  On  y  élevoit  jusqu'au  ciel,  etc.  »  Voici  une  jolie  lettre  de  Voi- 
ture à  Condé  sur  sa  victoire.  Boilenu  l'a  imitée  dans  celle  qu'il  écrit  à 
M.  de  Vivonne  sur  la  prise  de  Messine,  (juin  1673.  \  «  Monseigneur,  à 
«  celle  heure  que  je  suis  loin  de  V.  A. ,  et  qu'elle  ne  peut  pas  me  faire 
«  de  charge,  je  suis  résolu  de  lui  dire  tout  ce  que  je  pense  d'elle  il  y 
<(  a  longtemps,  et  que  je  n'avois  osé  lui  déclarer.  Oui,  monseigneur, 
«  vous  en  faites  trop  pour  le  pouvoir  souffrir  en  silence  ;  et  vous  seriez 
«  injuste,  si  vous  pensiez  faire  les  actions  que  vous  faites  sans  qu'il  en 
«  fût  autre  chose,  ni  que  l'on  prît  la  liberté  de  vous  en  parler.  Si  vous 
«  saviez  de  quelle  sorte  tout  le  monde  est  déchaîné  dans  Paris  à  dis- 
<f  courir  de  vous,  je  suis  assuré  que  vous  en  auriez  honte,  et  que  vous 
«  seriez  étonné  de  voir  avec  combien  peu  de  respect  et  peu  de  crainte 
«  de  vous  déplaire  tout  le  monde  s'entretient  de  ce  que  vous  avez 
«  fait.  A  dire  la  vérité,  monseigneur,  je  ne  sais  à  quoi  vous  avez  pensé, 
«  et  c'a  été,  sans  mentir,  trop  de  hardiesse  et  une  extrême  violence  à 
«  vous  d'avoir,  à  votre  âge,  choqué  deux  ou  trois  vieux  capitaines  que  vous 
«  deviez  respecter,  quand  ce  n'eût  été  que  pour  leur  ancienneté;  fait 
«  tuer  le  pauvre  comte  de  Fontaines,  qui  étoit  un  des  meilleurs  hommes 
«  de  Flandre,  et  à  qui  le  prince  d'Orange,  Frédéric  (  Henri,  frère  du 
«  célèbre  Maurice  de  Nassau,  mort  le  14  mars  1647),  n'avoil  osé  tou- 
«  cher;  pris  seize  pièces  de  canon,  qui  appartenoient  à  un  prince  qui 
«  est  oncle  du  roi  et  frère  de  la  reine  (Philippe  IV,  roi  d'Espagne), 
«  avec  qui  vous  n'aviez  jamais  eu  de  différend  ;  et  mis  en  désordre  les 
«  meilleures  troupes  des  Espagnols,  qui  vous  avoient  laissé  passer  avec 
c(  tant  de  bonté.  » 

*  «  C'est  le  premier  pas  de  sa  course.  »  Transition  qui  repose  l'esprit, 
après  ce  long  et  admirable  récit. 


304  ORAISON  FUNÈBRE 

Thionville*,  digne  prix  de  la  victoire  de  Rocroi,  il  passa 
pour  un  capitaine  également  redoutable  dans  les  sié^^es  et 
dans  les  batailles.  Mais  voici,  dans  un  jeune  prince  victo- 
rieux ,  quelque  cbose  qui  n'est  pas  moins  beau  ([ue  la  vic- 
toire^. La  cour,  qui  lui  préparoit  à  son  arrivée  les  applau- 
dissements qu'il  méritoit,  fut  surprise  de  la  manière  dont 
il  les  reçut ^.  La  reine  régente  lui  a  témoigné, que  le  roi 
étoit  content  de  ses  services.  C'est  dans  la  boucbe  du  sou- 
verain la  digne  récompense  de  ses  travatix.  Si  les  autres 
osoient  le  louer,  il  repoussoit  leurs  louanges  comme  des 
offenses;  et  indocile  à  la  flatterie,  il  en  craignoit  jusqu'à 
l'apparence.  Telle  étoit  la  délicatesse,  ou  plutôt  telle  étoit 
la  solidité  de  ce  prince*.  Aussi  avoit-il  pour  maxime: 
écoutez,  c'.est  la  maxime  qui  fait  les  grands  bommes  ^  : 
Que^ans  les  grandes  actions  il  faut  uniquement  songer  à 
bien  faire,  et  laisser  venir  la  gloire  après  la  vertu  ^.  C'est 
ce  qu'il  inspiroit  aux  autres;  c'est  ce  qu'il  suivoit  lui- 
même.  Ainsi  la  fausse  gloire  ne  le  tentoit  pas  ;  tout  ten- 
doil  au  vrai  et  au  grand ■^.  De  là  vient  qu'il  mettoit  sa  gloire 
dans  le  service  du  roi,  et  dans  le  bonlieur  de  l'Etat;  c'étoit, 
là  le  fond  de  son  cœur^;  c'éloient  ses  premières  et  ses  plus 
obères  inclinations.  La  cour  ne  le  retînt  guère,  quoiqu'il 
en  fût  la  merveille;  il  falloit  montrer  partout,  et  à  l'Alle- 
magne comme  à  la  Flandre^,  le  défenseur  intrépide  que 

1  t'  Prise  de  Thionville,  »  le  8  octobre  16-45. 

■2  «  Quelque  chose  qui  n'est  pas  moins  beau  que  la  victoire.  »  Tran- 
sition qui  amrne  le  portrait  du  prince  au  milieu  du  récit  de  sa  Aie. 
Bossuel  emploie  volontiers  ce  procédé. 

3  «  La  manière  dont  il  les  reçut.  »  Remarquez  que  Dossuet  ne  parle 
pas  de  la  modestie  du  prince  :  il  attribue  celle  absence  de  vanité  au 
bon  sens  et  à  la  solidité  de  son  esprit.  —  11  ne  laut  pas  oublier  cepen- 
dant que  Condé  prit  plaisir  à  s'entendre  appeler  plus  tard  le  Mars 
français,  et  à  être  le  chef  de  la  cabale  des  pclils-maîtres. 

*  «  Telle  étoit  la  délicatesse,  etc.  »  Correction  pleine  de  sens,  qui 
substitue  une  qualité  considérable  à  un  détail  heureux  de  caractère. 

5  «  Ecoutez,  c'est  la  maxime,  etc.  »  Suspension  d'un  grand  effet. 

6  «  Laisser  venir  la  gloire,  etc.  »  Idée  importante,  rendue  avec  toute 
la  simplicité  que  Bossuet  attribue  ici  à  son  héros. 

"7  «  Au  vrai  et  au  grand.  »  Telle  est  aussi  la  tendance  constante  du 
génie  de  Bossuet.  Bemarquez  la  concision  et  la  fermeté  du  stylo. 

8  «  C'éloit  là  le  fond  de  son  cœur.  »  Précaution  oratoire  qui  pré- 
pare le  souvenir  de  la  Fronde  et  de  la  rébellion  de  Condé. 

9  «  A  l'Allemagne  comme  à  la  Flandre.  »  C'était  la  période  française 
et  la  fin  de  la  guerre  de  Trente  ans.  Richelieu  avait  combattu  la  maison 
d'Autriche  en  Allemagne,  d'abord  par  ses  alliés,  ensuite  par  ses  condot- 
tieri Bernard  de  Saxe  W'eimar  et  Banner.  En  Flandre,  il  laltaquait 
dans  la  branche  austro-espagnole,  et  la  guerre  se  portait  successive- 


DE  LOUIS  DE  BOURBON.  505 

Dieu  nous  donnoit.  Arrêtez  ici  vos  regards.  IJ  se  prépare 
contre  le  prince  quelque  chose  de  plus  Tormidable  qu'à 
Rocroi  ^;   et,   pour  éprouver  sa  vertu,  la  guerre  va  épui- 
ser toutes   ses  inventions  et  tous   ses   eflbrts.  Quel  objet 
se   présente  à  mes  yeux  M    Ce  n'est  pas   seulement  des 
hommes  à  combattre;   c'^i5t_des^montagnes  inaccessibles; 
c'est  des  ravines  et  des  précipices,  d'im  côlé^;  c'est,  de  Ç 
l'autre,  ûiT bois  impénétrable,  dont  le  fond  est  un  marais; 
et,  derrière  des  ruisseaux,  de  prodigieux  retranchements  :  X 
c'est  j)artout  des  forts  élevés,  et  des  forêts  abattues  qui  tra- 
versent  des  chemins  affreux:   et  au  dedans,  c'est  Merci *^ 
avec  ses  braves  Bavarois,  ^enflésjj^  tant  de  succèsjet  de  la  ' 
prise  de  Fribourg^;   Merci,   qu'on  ne  vit  jamais  reculer 
dans  les  combats;  Merci,  que  le  prince  de  Coudé  et  le 
vigilant  Turenne  n'ont  jamais  surpris  dans  un  mouvement 
irrégulier,  et  à  qui  ils  ont  rendu  ce  grand  témoignage,  que 
jamais  il  n'avoit  perdu  un  seul  moment  favorable,  ni  man- 
qué de  prévenir  leurs  desseins ,  comme  s'il  eût  assisté  à 
leurs  conseils.  Ici  donc,  durant  huit  jours ^  et  à  quatre 

ment  des  bords  du  Rhin  à  la  frontière  du  Nord  et  de  l'Artois.  Condé 
fil  repasser  le  Rhin  aux  Allemands,  le  passa  après  eux,  et  vint  trouver 
Merci  sous  les  murs  de  Fribourg,  dont  il  s'était  emparé  tout  récem- 
ment. Le  prince  avait  pour  lieutenants  les  maréchaux  de  Gramont  et 
de  Turenne.  (La  guerre  se  faisait  aussi  sur  mer.) 

t  «  Quelque  chose  de  plus  formidable.  »  Préparation  oratoire  qui 
fait  valoir  le  récit  de  la  bataille  de  Fribourg  (51  août  1644). 

2  «  Quel  objet  se  présente  à  mes  yeux  1  »  Interrogation  dont  les  poètes 
ont  abusé,  mais  qui  n'était  pas  encore  commune  au  temps  de  Bossuet. 

3  «  C'est  des  ravines  et  des  précipices,  etc.  »  Encore  la  même  exac- 
titude et  la  même  précision  que  dans  le  récit  de  la  bataille  de  Rocroi. 
En  présence  d'une  si  longue  suite  de  victoires,  Bossuet  s'est  souvenu 
qu'il  parle  au  nom  du  Dieu  des  armées,  mais  il  n'a  pas  voulu  cepen- 
dant se  borner  à  un  enthousiasme  monotone  et  b.érile.  A  chaque  ins- 
tant, la  vérité  historique  vient  colorer  sa  parole,  et  faire  de  son  récit 
la  biographie  complète  du  prince  de  Condé.  —  Aujourd'hui  on  dirait  : 
ce  sont  des  ravines,  etc. 

'^  «  Merci,  »  tué  à  Nordlingue,  en  1647.  «  Une  chose  tout  à  fait  sin- 
«  gulière,  c'est  qu'on  n'a  jamais  projeté  quelque  chose  dans  le  conseil 
«  de  guerre  qui  put  être  avantageux  aux  armes  du  roi,  et  par  cousé- 
«  quent  nuisible  à  celles  de  l'empereur,  que  Merci  ne  Tait  deviné,  et 
«  prévenu  de  même  que  s'il  eût  été  en  quart  avec  les  maréchaux 
M  et  qu'ils  lui  eussent  fait  confidence  de  leur  dessein.  »  Mémoires  du 
maréchal  de  Gramont. 

5  ((Enflésdelantde  succès,  etc.»  Depuis  la  mort  dumaréchal  de  Gué- 
briant  (24  novembre  1645)  les  Français  n'avaient  éprouvé  que  desrevers 
en  Allemagne.  Fribourg  avait  été  pris  par  l'ennemi  le  28  juillet  1644. 

6  «  Ici  donc,  durant  huit  jours,  etc.  »  Tout  ce  récit,  écrit  avec  tant  de 
vigueur  et  de  vérité,  appartient  uniquement  à  Bossuet.    La   gloire  an 


506  ORAISON  FUNÈHRE 

attaques  différentes,  on  vit  tout  ce  qu'on  peut  soutenir  et 
entreprendre  à  la  guerre.  Nos  troupes  sem])lent  rebutées, 
autant  par  la  résistance  des  ennemis  que  par  l'effroyable 
disposition  des  Jieux;  et  le  prince  se  vit  quelque  temps 
comme  abandonné.  Mais,  comme  un  autre  Machabée, 
((  son  bras  ne  l'abandonna  pas,  et  son  courage  irrité  par 
i(  tant  de  périls  vint  à  son  secours*.»  On  ne  Teut  pas 
plus  tôt  vu  pied  à  terre  forcer  le  premier  ces  inaccessibles 
hauteurs'^,  que  son  ardeur  entraîna  tout  après  elle.  Merci 
voit  sa  perte  assurée;  ses  meilleurs  régiments  sont  défaits; 
la  nuit  sauve  les  restes  de  son  arjnée.  Mais  que  des  pluies 
excessives  s'y  joignent  encore -^  afin  que  nous  ayons  à-la- 
fois,  avec  tout  le  çqiirage  et  tout  l'art  *,  toute  la  natiire  à 
combattre.  Quelque  avantage  que  prenne  nn  ennemi  ha- 
bile autant  que  hardi  ^,  et  dans  quelque  affreuse  montagne 
qu'il  se  retranche  de  nouveau ,  poussé  de  tous  côtés,  il  faut 
qu'il  laisse  en_proie  au  duc  d'Eughien,  non-seulement  son 
canon  et  son  l3agage^,  mais  encore  tous  les  environs  du 
Rhin.  Voyez  comme  tout  s'ébranle.  Philisbourg  est  aux 
abois  en  dix  jours,  malgré  l'hiver  qui  approche  ;  Philis- 
bourg qui  tint  si  longtemps  le  Rhin  captif  sous  nos  lois, 

prince  de  Condé  n'a  pas  inspiré  Bourdaloue.  Il  craint  même  de  toucher 
à  cette  histoire,  que  Bossuet  avait  marquée  de  son  empreinte.  11  se 
renferme  uniquement  dans  la  peinture  du  cœur  du  prince  :  sa  longue 
oraison  funèbre  n'est,  d'un  bout  à  l'autre,  que  la  reproduction  habile, 
ingénieuse  et  monotone  d'une  même  allusion.  L'oraison  funèbre  de 
Turenne  par  Fléchier,  quoique  bien  supérieure,  présente  aussi  les 
mêmes  défauts.  Tous  deux  ont  volontairement  oublié  que  le  Dieu  de 
paix  ne  prend  pas  toujours  uniquement  ce  nom.  Ils  ont  eu  peur  de 
celte  gloire  militaire,  si  difficile  d'ailleurs  à  manier  pour  un  prêtre. 
Bossuet  au  contraire  en  a  tiré   d'admirables  effets  d'éloquence. 

1  «  Un  autre  ÎMachabée.  n  Souvenir  heureux,  que  P'Iéchier  avait  dé- 
veloppé douze  ans  auparavant,  de  la  manière  la  plus  ingénieuse  et  la 
plus  touchante  dans  l'exorde  de  l'oraison  funèbre  de  Turenne.  La  cita- 
tion cependant  est  tirée  d'isaïe.  Salvavit  viihi  brachium  ineum,  indi- 
gnatio  rnea  ipsa  auxiliata  eut  mihi.  Is.,  lxiii,  3. 

2  «On  ne  l'eut  pas  plus  tôt  vu,  etc.  »  Pourquoi  Bossuet  a-t-il  négligé 
ce  trait  si  heureux  rapporté  par  Voltaire,  que  le  prince  jeta  son  bâton 
de  commandement  dans  les  lignes  ennemies,  et  alla  le  chercher  l'épée 
à  la  main,  à  la  tête  du  régiment  de  Conli? 

^  «  Mais  que  des  pluies  excessives.  »  Même  vérité,   même  intérêt. 

*  «  Tout  le  courage  et  tout  l'art.»  Termes  concis  qui  s'emploieraient 
peut-être  moins  aisément  aujourd'hui. 

°  «  Quelque  avantage  que  prenne,  etc.  »  On  regrette,  dans  un  mor- 
ceau si  vivement  écrit,  de  trouver  celle  phrase  lente,  chargée  de  rela- 
tifs. Bossuet  n'évite  pas  toujours  ce  défaut  inhérent  à  notre  langue. 

6  «  Son  canon  et  son  bagage.  »  Quelle   différence  entre  les  mots 


0) 


DE  LOUIS  DE  BOURBON.  307 

el  dont  le  plus  grand  des  rois  a  si  glorieusement  réparé  la 
perte ^  Worms-,  Spire,  Mayence,  Landau,  vingt  autres 
places  de  nom  ouvrent  leurs  portes^.  Merci  ne  les  peut 
défendre,  et  ne  paroîl  plus  devant  son  vainqueur  :  ce  n'est 
pas  assez;  il  faut  qu'il  tombe. à  ses  pieds,  digne  victime 
de  sa  valeur.  Nordlingue  en  verraXa  chute  ^  •  i'  y  sera  dé- 
cidé qu'on  ne  tient  non  plus  devant  les  François  en  Alle- 
magne qu'en  Flandre*,  et  on  devra  tous  ces  avantages  au 
même  prince.  Dieu ,  protecteur  de  la  France^  et  d'un  roi 
qu'il  a  destiné  à  ses  grands  ouvrages,  l'ordonne  ainsîT!  ' 
**o^  Par  ces  ordres,  tout  paroissoit  sur  sous  la  conduite 
du  duc  d'Engïiien;  et  sans  vouloir  ici  achever  le  jour^  à 
TOUS  marquer  seulement  ses  autres  exploits,  vous  savez, 
parmi  tant  de  fortes  places  attaquées,  qu'il  n'y  en  eut 
qu'une  seule  qui  put  échapper  de  ses  mains;  encore  releva- 

propres  qu'emploie  Bossuet  et  les  périphrases  fleuries  de  Fléchier. 
«  Ces  foudres  de  bronze  que  l'enfer  a  inventés  pour  la  destruction 
«  des  hommes  tonnoient  de  tous  côtés  pour  favoriser  et  pour  précipi- 
«  ter  cette  retraite.  »  Or.  fun.  de  M.  de  Turenne,  5^  partie.  —  Bour- 
daloue  essaie,  par  une  allusion  timide,  d'ajouter  à  la  gloire  des  noms 
de  Fribourg  et  de  Mordlingue.  «  Ces  deux  journées,  dit-il,  que  l'on 
«  peut  fort  bien  comparer  à  celles  dArbelles  et  de  Pharsale,  portèrent 
«  l'étonnement  et  l'effroi  jusques  dans  le  cœur  de  l'empire.  » 

1  «  Si  glorieusement  réparé  la  perte.  »  Les  Impériaux  s'étant  nne 
seconde  fois  emparés  de  Philipsbourg,  Louis  XIV  s'en  vengea  par  la 
conquête  d'un  grand  nombre  d'autres  places,  qu'il  prit  en  personne. 

-  «  Vingt  autres  places  ouvrent  leurs  portes.  »  Septembre  1644. 

3  «  Nordlingue  en  verra  la  chute,  n  3  août  164  5.  Condé  avait  pour 
lieutenant  Turenne,  qui  s'était  laissé  battre  à  Mariendal  par  sa  faute, 
comme  il  le  disait  noblement  (5  mai).  Merci  fut  au  nombre  des  morts. 
On  l'enterra  près  du  champ  de  bataille,  el  l'on  grava  sur  sa  tombe  : 
Sta,  viator  :  heroem  ctilcas. 

^  «  Nnn  plus  en  Allemagne  qu'en  Flandre.  »  Locution  vieillie. 

s  «  Dieu...  l'ordonne  ainsi.  »  Conclusion  pleine  de  grandeur,  qui 
rappelle,  en  éveillant  d'autres  sentiments,  l'expression  triste  et  tou- 
chante  d'Homère  : 

Oijo-^ohi  Tê  TrSît  •  Aiiâ  cT  5T£/î£îT3  jîojXrt.  II.  I,  5. 

Si  l'on    reprend  maintenant  ce  récit  des    deux   premières  années  de 
Condé,  quel   magnifique  ensemble,  et  comme  ce  long   développement 
vous  entraîne,  sans  qu'on   ait  le    temps  de   respirer,  jusqu'à  ce  qu'il 
plaise  à  l'orateur  de  s'arrêter  sur  une  idée  imposante  ! 
6  «  Sans  vouloir  ici  achever  le  jour.  » 

Non  niilii,  si  voces  centum  sint,  oraque  centum, 
Ferre  i  vox,  omnes  scelerum  compiejidere  ])œnas, 
Ouinia  pœnarum  percunere  uomiaa  possim. 


308  ORAISON  FUNÈBRE 

t-elle  la  gloire  du  prince ^  L'Europe,  qui  aJniiroit  la  di- 
vine ardeur  dont  il  étoit  animé  dans  les  combals,  s^tonna 
qu'il  en  fût  le  maître;  et  dès  Fàge  de  vingt-six  ans,  aussi 
capable  de  ménager  ses  trou.pes  -  que  de  les  pousser  dans 
les  hasards,  et  de  céder  à  la  fortune  que  de  la  faire  servir 
à  ses  desseins^  Nous  le  vîmes  partout  ailleurs  comme  un 
de  ces  hommes  extraordinaires  qui  forcent  tous  les  obsta- 
cles. La  promptitude  de  son  action*  ne  donnoit  pas  le  loi- 
sir de  latra\:ei'^r.  C'est  là  le  caractère  des  conquérants. 
Lorsque  David,  un  si  grand  guerrier  %  déplora  la  mort  de 
deux  fameux  capitaines  qu'on  venoit  de  perdre,  il  leur 
donna  cet  éloge  :  «  plus  vîtes  que  les  aigles,  plJs  coura- 
ge gcux  que  les  lions  ^  »  C'est  l'image  du  prince  que  nous 
regrettons.  Il  paroît  en  un  moment  comme  un  éclair  dans 
les  pays  les  plus  éloignés';  on  le  voit  en  même  temps  à 

1  «  Encore  releva- t-olle  la  gloire  du  prince.  »  Lérida,  ville  de  Cata- 
logne, dont  le  siège  fut  levé  en  1647.  Mazarin  voulut  en  profiler  pour 
décrier  Condé.  Mais  «  tous  ces  artifices  ne  purent  prévaloir  contre  la 
«  >ente,  qui  fut  bientôt  connue  de  tout  le  monde,  qui  irouvoit  que 
'<  c;eto.t  une  sagesse  au-dessus  de  l'âge  de  M.  le  Prince  d'avoir  su  si 
«  bien  prévoir  le  péril  où  on  l'avoit  engagé  d'exposer  l'armée  du  roi, 
«  de  l'avoir  conservée  par  une  retraite  qui,  en  lui  faisant  manquer  la 
«  conquête  de  Lérida,  lui  faisoit  remporter  une  victoire  sur  son  hu- 
«  meur  et  sur  son  inclination,  qui  lui  coûtoit  plus  que  toutes  les 
«  fatigues  de  ses  campagnes  passées.  »  Mcinoires  de  Mlle  de  Montpen- 
siER.  Cela  pourtant  n'empêcha  pas  les  chansons.  On  l'accuse  dans  quel- 
ques livres,  dit  Voltaire,  «de  fanfaronnade  pour  avoir  ouvert  la  tranchée 
K  avec  des  violons;  on  ne  savait  pas  que  c'était  l'usage  en  Espagne.  » 
Siècle  de  Louis  XIV,  ch.  m. 

-  «  Qu'il  en  fût  le  maître  et  aussi  capable.  »  Tour  peu  usité.  Comme 
le  pronom  en  est  placé  devant  l'auxiliaire,  il  vaudrait  mieux  répéter  le 
verbe  devant  le  second  adjectif.-  «Dès  l'âge  de  vingt-six  ans.  »  11  ve- 
naii  de  prendre  le  titre  de  prince  de  Condé,  par  la  mort  de  son  père 
Henri  II  de  Bourbon,  dont  Bourdaloue  fit  l'oraison  funèbre. 

3  «El  de  cédera  la  fortune,  etc.»  Exemple  de  redoublement  d'idées. 

♦  «  La  promptitude  de  son  action.  »  Slyle  simple  et  concis. 

"'  «  Un  si  grand  guerrier,  etc.  »  11  est  assez  singulier  de  voir  Bossuet 
passer  a  cote  de  l'allusion  louchante  dont  Bourdaloue  a  si  bien  tiré 
paru,  et  ne  rien  dire  de  Louis  XIV. 

6  «  Aquilis  velociores,  leonibus  fortiores.  n  II,  Reg.,  I,  23.— Vite  n« 
s  emploie  guère  aujourd'hui  comme  adjectif. 

La  perdrix  le  raille,  et  lui  dit  : 
Tu  te  vanlois  d'être  si  vite! 
Qu'as-tu  fait  de  les  pieds? 

La  Fontaine,  le  Lièvre  et  la  Perdrix.  \,  17. 

■^  «  11  paroît  en  un  moment  comme  un  éclair,  etc.  »  On  en  eut  un  exem- 
ple remarquable  pendant  la  guerre  civile.  II  traversa  toute  la  France, 
au  milieu  de  mille  dangers,  avec  quelques  gentilshommes  :  «  11  ren- 


DE  LOUIS  DE  BOURBON/  509 

toutes  les  attaques ,  à  tous,  les  quartiers  ;  lorsque  oçcug£ 
d'un  côté,  il  envoie  reconnoître  Tautre,  le  diligent  officier 
qui  porte  ses  ordres' s^étonne  d'être  jtrévenu^,  et  trouve 
déjà  tout  ranimé  par  la  présence  du  prince  ;  il  semble 
qu'il  se  multiplie  dans  une  action  ;  ni  le  fer  ni  le  feu  ne 
l'arrêtent.  Il  n'a  pas  besoin  d'armer  cette  tête  qu'il  expose  à  , 
tant  de  périls-;  Dieu  lui  est  une  armure  plus  assurée^;  les 
coups  semblent  perdre  leur  force  en  l'approchant,  et  lais- 
ser seulement  sur  lui  des  marques  de  son  courage  et  de  la 
protection  du  ciel*.  INe  lui  dites  pas  que  la  vie  d'un  pre- 
mier prince  du  sang^,  si  nécessaire  à  l'Etat,  doit  être 
épargnée;  il  répond  qu'un  prince  du  sang,  plus  intéressé 
par  sa  naissance  à  la  gloire  du  roi  et  de  la  couronne ,  doit 
dans  le  besoin  de  l'Etat  être  dévoué  plus  que  tous  les 
autres  pour  en  relever  l'éclat.  Après  avoir  fait  sentir  aux 
ennemis,  durant  tant  d'années  ^,  l'invincible  puissance  du 
roi,  s'il  fallut  agir  au-dedans  pour  la  soutenir"^,  je  dirai 

«  conlra  dans  la  forêt  d'Orléans  (1er  avril  1652),  l'avant-garde  de  son 
«  armée,  dont  quelques  cavaliers  vinrent  au  qui-vive  avec  M  le  Prince; 
«  mais  l'ayant  reconnu,  ce  fut  une  surprise  et  une  joie  par  toute  l'ar- 
«  mée  qui  ne  se  peut  exprimer.  Jamais  elle  n'avoit  eu  tant  besoin  de 
(f  sa  présence,  et  jamais  elle  ne  l'avoil  moins  attendue.  »  Mémoires  de 
La  Rochefoucauld. 

1  «  Le  diligent  officier,  etc.  »  Celte  intelligence  profonde  que  Bos- 
suel  avait  même  des  choses  les  plus  étrangères  à  son  ministère,  lui 
fournit  à  chaque  instant  des  idées  neuves  dans  l'oraison  funèbre,  et 
qui,  dans  la  chaire  de  Noire-Dame,  devaient  paraître  encore  plus  ori- 
ginales. Remarquez  aussi  avec  quel  soin  ces  idées  sont  détaillées. 

'^  «  .\rmer  celle  léte  qu'il  expose  à  tant  de  périls.  »  L'usage  des  "ar- 
mures commençait  à  se  perdre  :  cependant,  les  officiers  généraux  con- 
servèrent la  cuirasse  jusque  dans  le  dix-huilième  siècle. 

3  «  Dieu  lui  est  une  armure  plus  assurée.  »  Expression  éloquente. 

^  «  Laisser  seulement  sur  lui,  etc.  »  Au  passage  du  Rhin  (1672),  uu 
officier  de  cavalerie  nommé  Ossembiœk  courut  à  Condé,  et  lui  appuja 
un  pistolet  contre  la  tète;  le  prince  détourna  le  coup,  qui  lui  cassa  If 
poignet.  Celte  blessure,  et  un  coup  de  mousquet,  au  siège  de  Fumes, 
sont  les  seules  qu'il  ait  reçues  dans  toutes  ses  campagnes. 

3  «  La  vie  d'un  premier  prince  du  sang.  »  El  de  plus  la  vie  d'un 
général  en  chef  qui  ne  doit  pas  compromellre  l'armée.  Du  reste,  les 
princes  et  les  maréchaux  payaient  volontiers  de  leur  personne  dans 
les  batailles. 

*>  «  Durant  tant  d'années.  »  De  la  bataille  de  Rocroi  à  celle  de'Lens 
(19  mai  1643.  20  août  1648;. 

''  «  S'il  fallut  agir  au-dedans.  »  Il  y  avait  longtemps  déjà  que  l'au- 
torité de  la  régente  était  compromise,  par  la  cabale  des  Imporiantg 
(1644),  les  édits  de  Mazarin  et  d'Eraeri  (1645),  et  l'arrêt  d't/nî'o«  enlrt- 
les  parlements  (1648).  La  Fronde  commença  le  jour  même  du  Te  Deum 
chanté  pour  la  victoire  de  Lens,  par  l'arrestation  de  Charton,  Blanc- 
ménil  et  Broussel,  et  par  les  barricades  (27  août  1648). 


310  ORAISON  FUNEBRE 

^  tout  en  un  mot,  il  fit  respecter  la  régente^:  et  puisqu'il 
faut  une  fois  parler  de  ces  choses  dont  je  voudrois  pouvoir 
me  taire  éternellement,  jusqu'à  cette  fatale  prison^,  il 
n'avoit  pas  seulement  songé  qu'on  piûTTÎëïraf f c n ï e r"c outre 

■d'Etat;  et  dans  son  plus  grand  crédit,  s'il  souhaitoit 
d'obtenir  des  grâces",  il  soiïhaitoit  encore  plus  de  les  mé- 
riter^. C'est  ce  qui  lui  faisoit  dire  :  je  puis  bien  ici  répé- 

1  «  Il  fit  respecter  la  régente,  n  Allusion  aux  discussions  entre  le 
parlement  et  la  régente  au  sujet  de  ce  qu'on  appelait  la  sûreté,  c'est- 
à-dire  les  bornes  à  poser  à  l'exercice  du  pouvoir  absolu.  Le  parlement 
voulait  qu'on  ne  gardât  pas  les  détenus  plus  de  vingt-qualre  heures 
sans  les  interroger.  La  régente  voulait  qu'on  se  contentât  de  la  parole 
qu'elle  donnait  de  ne  faire  arrêter  personne  pendant  la  régence,  sans 
qu'il  fût  interrogé  dans  les  trois  jours  de  la  détention.  Le  parlement 
n'y  consentit  que  par  Tinfluence  de  Condé.  11  la  fit,  du  reste,  biea 
mieux  respecter  encore,  quand  il  fut,  en  1648  et  1649,  le  général  de 
l'armée  royale. 

2  «  Jusqu'à  cette  fatale  prison.  »  Voy.  page  2ô8,  note  8.  Il  est  im- 
possible de  reproduire  en  entier  les  développements  si  longs  que  Bour- 
daloue  a  faits  sur  les  égarements  et  le  repentir  de  Condé  ;  mais  nous 
devons  cependant  en  donner  une  idée,  pour  faire  connaître  le  genre 
de  talent  de  l'orateur,  et  comprendre  tout  le  génie  de  Bossuet.  Voici 
le  début  de  la  seconde  Partie  :  «  //  n'y  a  point  d'astre  qui  ne  souffre 
«  quelque  éclipse;  et  le  plus  brillant  de  tous,  qui  est  le  soleil,  est  celui 
«  qui  en  souffre  de  plus  grandes  et  de  plus  sensibles.  Mais  deux  choses 
«  en  ceci  sont  bien  remarquables  :  l'une,  que  le  soleil,  quoique  éclipsé^ 
«  ne  perd  rien  du  fond  de  ses  lumières,  et  que,  malgré  sa  défaillance, 
«  il  ne  laisse  pas  de  conserver  la  rectitude  de  son  mouvement  ;  l'autre, 
«  qu'au  moment  qu'il  s'éclipse,  c'est  alors  que  tout  l'univers  est  plus 
«  attentif  à  l'observer  et  à  le  contempler,  et  qu'on  en  étudie  plus  cu- 
«  ricusement  les  variations  et  le  système  :  symbole  admirable  des  états 
«  où  Dieu  a  permis  que  se  soit  trouvé  noire  prince,  et  où  je  me  suis 
«  engagé  à  vous  le  représenter.  C'est  un  astre  qui  a  eu  ses  éclipses. 
«  En  vain  entreprendrois-je  de  vous  les  cacher,  puisqu'elles  ont  été 
«  aussi  éclatantes  que  sa  lumière  même:  et  peut-être  serois-je  préva- 
«  ricateur  si  je  n'en  profitois  pas  pour  en  faire  aujourd'hui  le  sujet  de 
«  votre  instruction.  J'appelle  ses  éclipses  le  malheur  qu'eut  ce  grand 
((  homme  de  se  voir  enveloppé  dans  un  parti  que  forma  l'esprit  de 
«  discorde,  et  qui  fut  pour  nous  la  source  funeste  de  tant  de  cala- 
«  mites;  et  considérant  ce  grand  homme  dans  sa  profession  de  chré- 
«  tien,  j'entends,  par  l'éclipsé  qu'il  a  soufferte,  ce  temps  où,  livré  à 
«  lui-même,  il  nous  a  paru  comme  dans  une  espèce  d'oubli  de  Dieu, 
«  ce  refroidissement  où  nous  l'avons  vu  dans  la  pratique  des  devoirs  de 
«  la  religion  :  deux  choses  que  je  ne  puis  pas  disconvenir  avoir  été  les 
«  deux  endroits  malheureux  de  sa  vie,  l'une  par  rapport  à  son  roi, 
«  et  l'autre  par  rapport  à  son  Lieu.  Mais  c'est  ici,  adorable  et  aima- 
«  ble  Providence,  où  vous  me  paroissez  tout  entière,  et  où  je  découvre 
«  le  secret  de  votre  conduite  :  car  vous  aviez  donné  à  ce  héros  un 
«  cœur  droit,  qui,  dans  les  maux  les  plus  extrêmes,  lui  a  été  d'une 
«  immanquable  ressource,  etc.  » 

3  «  S'il  souhaitoit  d'obtenir  des  grâces,  etc.  »  Antithèse   flatteuse 


DE  LOUIS  DE  BOURBON.  511 

ter  devant  ces  autels  les  paroles  que  j'aj  recueillies  de  sa 
iouche^,  puisqu'elles  marquent  si  Lien  îe  fond  de  son  cœur; 
il  disolt  donc,  en  parlant  de  cette  prison  malheureuse, 
qu'il  y  étoit  entré  le  plus  innocent  de  tous  les  hommes,  et 
qujX.en  étoit  sorti  le  plus  coupable'.  c(  Hélas!  poursui- 
c(  voit-il,  je  ne  respirois  que  le  service  du  roi,  et  la  gran- 
c(  deur  de  rEiat!  »  On  ressentoit  dans  ses  paroles  un  re- 
gret sincère  d'avoir  été  poussé  si  loin  par  ses  malheurs. 
Mais,  sans  vouloir  excuser  ce^qu^  a  si  hautement  con- 
damné lui-même  %  disons ,   pour  n'en  parler  jamais,  que 

pour  Condé,  mais  peu  d'accord  avec  son  caractère  exigeant  et  impé- 
rieux. 11  fallut  sa  rébellion  et  sa  condamnation  pour  le  réduire. 

1  «  Je  puis  bien  ici  répéter,  etc.  »  Bourdaloue  semble  presque  blâ- 
mer les  précautions  oratoires  de  Bossuet.  C'était  du  reste  une  idée  har- 
die et  où  l'éloquence  pouvait  trouver  d'heureux  effets,  que  d'insister 
sur  les  enseignements  à  tirer  des  erreurs  du  prince.  Mais  Bourdaloue  a 
été  jusqu'à  l'abus,  et  de  plus,  il  a  ramené  obstinément  à  chaque  occa- 
sion sa  division  tirée  des  qualités  du  cœur.  (Le  cœur  droit  revient 
sept  ou  huit  fois  dans  les  deux  premières  pages  de  cette  partie.)  «  D'au- 
«  1res,  plus  éclairés  que  moi,  ont  appréhendé  de  toucher  ce  point  de 
«  son  histoire  ;  et  moi,  pour  l'intérêt  de  mon  minisîéie,  je  me  suis 
«  senti  inspiré  de  m'y  arrêter  :  car  j'ose  dire  que  jamais  point  d'his- 
«  toire  ne  fut  plus  propre  à  vous  faire  voir  ce  que  peut  la  droiture 
u  d'un  cœur  dans  l'extrémité  des  disgrâces  humaines.  » 

2  «  Le  plus  innocent...  le  plus  coupable.  »  Il  parlait  ainsi  dans  la 
seconde  moitié  de  sa  vie;  mais  il  pouvait  se  reprocher  de  n'avoir  pas 
asseï  ménagé  la  régente  et  le  premier  ministre. 

3  «  Sans  vouloir  excuser,  etc.  »  Voici  les  froides  et  pénibles  excuses 
que  Bourdaloue  présente,  avec  des  développements  qui  n'en  finissent 
pas.  «Il  est  vrai  [première  circonstance  bien  essentielle)  que  jamais  aon 
a  cœur  ne  se  sentit  si  cruellement  déchiré;  et  nous  n'avons  quà  rap- 
«  peler  le  souvenir  des  choses  passées  pour  lui  rendre  aujourd'hui  celte 
«  justice,  qu'au  moins  les  maux  que  nous  souffrîmes,  causés  par  la 
<(  guerre  qui  s'alluma  dans  le  royaume,  ne  durent  point  lui  être  impu- 
«  tés,  puisqu'ils  ne  furent  que   les    suites  de  la  violence   qu'on  avoit 

«  faite  à  son  cœur (Ju'il  ait  été  foible  une  fois,  et  qu'une  fois   il  ait 

<f  succombé  à  une  tentation  humaine  [seconde  circonstance),  au  moins 
«  est-il  vrai  qu'il  a  eu  le  mérite  des  cœurs  droits  et  des  grandes  âmes, 
«  en  se  condamnant  lui-même  ;  et  à  Dieu  ne  plaise  que  je  diminue  rien 
«  par  mon  discours  d'un  mérite  aussi  rare  que  celui-là  !  car  je  soutiens 
«  que,  pour  un  héros  comme  lui,  cette  condamnation  de  soi-même, 
«  surtout  avec  les  suites  qu'elle  a  eues,  et  dont  nous  l'avons  vue  ac- 
«  compagnée,  a  été,  dans  l'ordre  politique  aussi  bien  que  dans  la  reli- 
«  gion,  cette  espèce  de  pénitence  qu'une  bouche  éloquente  de  notre  siè- 

«  de  assuroit  fort  bien  n'être  pas  moins  glorieuse  que  l'innocence 

«  Mais  ne  croyez  pas  qu'il  n'en  ait  coûté  à  notre  prince  qu'un  stérile 
«  et  vam  repentir  [troisième  circonstance  enctrre  plus  notable).  Pour 
«  donner  à  ce  repentir  plus  d'efficace  et  plus  de  poids,  l'un  des  soins 
a  de  notre  prince  fut  de  le  rendre  utile  et  salutaire  à  tous  ceux  qui 
«  étoient  alors  compagnons  de  son  triste  sort.  Eloigné  de  la  cour  et 


512  ORAISON  FUNÈBRE 

/comme  dans  la  gloire  éternelle  les  fautes  des  saints  péni- 
tents ^  couvertes  de  ce  qu'ils  ont  fait  pour  les  réparer,  et 
de  Téclat  infmi  de  la  divine  miséricorde,  ne  paroissent 
plus;  ainsi  dans  des  fautes  si  sincèrement  reconnues,  et 
dans  la  suite  si  glorieusement  réparées  par  dé  fidèles  ser- 
vices*, il  ne  faut  plus  regarder  que  Thumble  reconnois- 
sance^  du  prince  qui  s'en  repentit,  et  la  clémence  du 
grand  roi  qui  les  oublia. 

Que  s'il  est  enfin  entraîné  dans  ces  guerres  infortunées,  il 
V  aura  du  moms  cette  gloire,  de  n'avoir  pas  larssé  avilir  la 
grandeur  de  sa  maison  chez  les  étrangers.  Malgré  la  majesté 
de  l'Empire,  maîgréHa  fierté  d'Autriche  *  et  les  couronnes 

«  du  royaume,  il  en  faisoit  des  leçons  au  jeune  prince  son  fils;  et,  par 
«  des  confidences  paternelles  de  l'état  douloureux  où  il  se  voyoil.  il 
«  rectifioit   en    lui,    ou,   si   vous  aimez  mieux,  il  prévenoit  les  consé- 

«  quonces  de  son  propre  exemple Un  obstacle  à  son  rétablissement 

«  dans  les  bonnes  grâces  et  dans  l'obéissance  du  roi  [quatrième  cir- 
«  constance,  dontvous  avez  dû  faire  avant  moi  la  remarque).  »  Telles 
sont  les  énumérations,  les  longueurs,  les  redites  que  Eourdaloue  sub- 
stitue aux  courtes  et  nobles  excuses  de  Bossuet.  Encore  en  avons-nous 
supprimé  les  deux  tiers,  une  cinquième  et  une  sixième  circonstances , 
et  quantité  de  répétitions  comme  celle-ci  :  «Ful-il  jamais  une  droiture 
«  de  cœur  comparable  à  celle-là?  »  De  tels  rapprochements  ne  sont- 
ils  pas  un  commentaire  de  l'éloquence  de  Bossuet? 

1  «Dans  la  gloire  éternelle,  etc.»  Image  poétique;  excuse  tou- 
chante, qui  sauve  la  réputation  de  Condé,  en  le  mettant  avec  tous  les 
saints  pénitents,  comme  Bossuet  avait  fait  pour  Anne  de  Gonzague 
(paî^e  162,  note  2). 

2  «  Si  sincèrement  reconnues,  et  si  glorieusement  réparées.  »  Belle 
période,  large  et  harmonieuse,  pleine  d'idées  et  de  sentiment.  Remar- 
quez le  choix  des  termes  [l'éclat  infini  de  la  divine  miséricorde, 
Vhumhlc  reconnoissance  du  prince,  etc.)  et  cette  allusion  délicate  à 
Louis  \IV,  qui  termine  ces  développements  encore  embarrassants  pour 
l'orateur,  même  à  trente  ans  de  dislance  des  événements.  On  peut  com- 
parer à  ce  beau  passage  un  fragment  plus  beau  peut-être  encore  de  l'Or. 
fun.de  lurenne,  auquel  Bourdaloue fait  allusion  dansie  fragment  cité  plus 
haut,  et  que  même  parfois  il  n'a  fait  que  commenter.  «  Souvenez-vous, 
«  Messieurs,  de  ce  temps  de  désordre  et  de  trouble,  etc.  » 

3  «  L'humble  reconnoissance.  »  Saint-Simon  dit  que  lui  et  ses  fils 
tremblèrent  toute  leur  vie  devant  Louis  XIV  et  ses  ministres. 

«  Il  comprit  qu'il  éloit  temps  de  s'humilier.  L'éclat  de  la  jeunesse 
«  du  roi,  et  ce  génie  de  souverain  et  de  maître  que  Dieu  lui  avoit 
«  donné,  qui  commençoit  à  se  faire  voir  par  tout  ce  qui  paroissoit  ex- 
«  téricurement  de  lui,  persuada  au  prince  de  Condé  que  tout  ce  qui 
«  restoit  du  règne  passé  ailoit  être  anéanti  ;  et  devenant  sage  et  mo- 
«  déré  par  ses  propres  expériences,  il  fil  voir,  par  ses  sentiments  et 
«  sa  conduite,  qu'il  avoit  pris  un  autre  esprit  et  de  nouvelles  résolu- 
ce  lions.  ))  Mémoires  de  M«»e  de  Mottkville. 

*  «  La  fierté  d'Autriche,  »  pour  de  l'Autriche.  Formule  de  la  langue 
diplomatique. 


DE  LOUIS  DE  BOURBON.  513 

héréditaires  attachées  à  cette  maison,  même  dans  la  branche 
qui  domine  en  Allemagne,  réfugié  à  Namiir,  soutenu  desoa 
seul  courage  et  de  sa  seule  réputation  \  il  porta  si  loin  lev 
avantages  d'un  prince  de  France  et  de  la  preuiière  maison 
de  l'univers,  que  tout  ce  qu'on  put  obtenir  de  lui  fut  qu'il 
consentît  de  traiter  d'égal  avec  l'archiduc,  quoique  frère  de 
l'empereur  et  fils  de  tant  d'empereurs,  à  condition  qu'en 
lieu  j^i ers ^  ce  prince  feroit  les  honneurs  des  Pays-Bas.  Le 
même  traitement  fut  assuré  au  duc  d'Enghien,  et  la  mai- 
son de  France  garda  son  rang  sur  celle  d'Autriche  jusque 
dans  Bruxelles ^^  Mais  voyez  ce  que  fait  faire  un  vrai  cou- 
rage. Pendant  que  le  prince  se  soiitenoit  si  hautement  avec 
l'archiduc  qui  dominoit,  il  rendoit  au  roi  d'Angleterre  et 
au  duc  d'York,  maintenant  un  roi  si  fameux*',  malheureux 
alors,  tous  les  honneurs  qui  leur  étoient  dus^  ;  et  il  apprit 

i  «  Soutenu  de  son  seul  courage,  etc.  »  Détail  intéressant  ;  c'est  la 
lutte  d'un  exilé  contre  l'orgueil  et  la  puissance  de  ses  protecteurs. 

^  «  Traiter  d'égal...  en  lieu  tiers.  »  En  lieu  tiers^  expression  vieillie, 
pour  ailleurs. 

3  «  Jusque  dans  Bruxelles.  »  Ce  trait,  rejeté  à  la  fin  de  la  phrase, 
attire  l'attention  sur  le  courage  du  prince.  S'il  était  placé  ailleurs,  l'ef- 
fet ne  serait  pas  le  même.  C'est  une  application  du  vers  de  Boileau  : 
D'un  mit  mis  en  sa  place  enseigna  le  pouvoir. 

^  «  Maintenant  un  roi  si  fameux.  »  Jacques  II.  Qui  eût  pu  prévoii- 
qu'il  allait  être  détrôné  l'année  suivante?  (1688.) 

5  «  Tous  les  honneurs  qui  leur  étoient  dus.  »  L'aventure  avait  fait 
grand  bruit,  car  Saint-Simon  la  raconte  deux  fois  dans  ses  Mémoires. 
«  Charles  II  étoit  à  Bruxelles  aux  dépens  de  l'Espagne,  et  Don  Juan 
«  (gouverneur-général  desPjys-Bas,  bâtard  d'Espagne)  en  abusoil  et  le 
«  traitoil  fort  cavalièrement.  M.  le  prince  en  fut  si  choqué  qu'il  voulut 
«  apprendre  à  vivre  à  ce  superbe  bâtard.  Il  les  pria  l'un  et  l'autre  à  dî- 
«  ner,  avec  tout  ce  qui  étoit  de  plus  considérable  à  Bruxelles...  Qui  fut 
'(  bien  étonné?  ce  fut  Don  Juan,  quand,  arrivé  en  même  temps  avec  la 
<(  compagnie,  il  ne  vit  sur  une  très-grande  table  qu'un  unique  couvert 
«  avec  un  cadenas",  un  fauteuil,  et  pas  un  autre  siège.  Sa  surprise  aug- 
«  menta,  si  elle  le  put,  quand  il  vit  M.  le  prince  présenter  à  laver  au 
«  roi  d'.\nglelerre ,  puis  prendre  une  serviette  pour  servir.  Dès  qu'il  fut 
«  à  table,  il  pria  M.  le  prince  de  s'y  mettre  avec  la  compagnie.  .M.  le 
<(  prince  répondit  que,  quand  il  auroit  eu  l'honneur  de  le  servir,  il 
«  trouveroii  avec  Don  Juan  une  table  servie,  et  ne  se  rendit  que  quand 
'.(  le  roi  le  commanda  absolument.  Alors  il  se  mit  sur  le  premier  tabou- 
«  ret,  à  la  droite  du  roi  d".\ngleterre,Don  Juan,  rageant  de  colère  et  de 
«  honte,  sur  le  premier  à  la  gauche.  Ce  trait  fil  un  honneur  infini  à 
<(  .M.  le  prince,  et  procura  depuis  au  roi  d'Angleterre  les  respects  que 
f(  lui  devoit  Don  Juan.  »  S.\iNT-Si.Moy,  v  et  xix,  passim. 

*  On  appcln't  cndenas  une  espèce   de  coffret  d'or  ou  de  vermeil,  où  l'on 
SLinit  le  couvert  (les  princes,  et  tous  les  objets  qui    leur   servaient  à  table. 
Dictionnaire  de  Trévoux). 

14 


314  ORAISON  FUNÈBRE 

enfin  à  l'Espagne  trop  dédaigneuse  quelle  étoit  cette  ma- 
jesté que  la  niauYaise  iprUine  ne  pouYoit  ravir  à  de  si  grands 
princes.  Le  reste  de  sa  conduite   ne  fut  pas  moins  grand. 
(Parmi  les  difficultés  que  ses  intérêts  apportoient  au  traité 

^'ijâes  Pyrénées  ^  écoutez  quels  furent  ses  ordres  ;  et  voyez  si 
jamais  un  particulier  traita  si  noWement  ses  intérêts.  Il 
mande  à  ses  agents  dans  la  conférence  qu'il  n'est  pas  juste 
que  la  paix  de  la  chrétienté  soit  retardée  davantage  à  sa. 
considération  ;  qu'on  ait  soin  de  ses  amis  ;  et  pourTûi"  qu'on 
lui  laisse  suivre  sa  fortune.  Ali!  quelle  grande  victime  se 
isacrifie  au  Lien  ^uLlTc T Mafs,  quand  les  choses  changè- 
rent, et  que  l'Espagne  lui  voulut  donner  ou  Cambrai  et  ses 
environs,  ou  le  Luxembourg,  en  pleine  souveraineté^,  il 
déclara  qu'il  préféroit  à  ces  avantages,  et  à  tout  ce  qu'on 
pouvoit  jamais  lui  accorder  de  plus  grand,  quoi  ?  son  de- 
voir^ et  les  bonnes  grâces  du  roi.  C'est  ce  qu'il  avoit  tou- 
jours dans  le  cœur  ;  c'est  ce  qu'il  répétoit  sans  cesse  au 
duc  d'Enghien.  Le  voilà  dans  son  naturel  :  la  France  le  vit 
/  alors  accompli  par  ces  derniers  traits,  et  avec  ce  je  ne  sais 

y(  quoi  d'achevé*  que  les  malheurs  ajoutent  aux  grandes  ver- 
Xuë;  elle  le  revit  dévoué  plus  que  jamais  à  l'Etat  et  à  son 
Toi.  Mais,  dans  ses  premières  guerres,  il  n' avoit  qu'aune 


1  «  Les  difficultés  que  ses  intérêts  apportoient,  etc.  »  «  L'Espagne 
«  éludoit  de  conclure  le  point  qui  paroissoit  le  plus  essentiel  :  c'étoit 
«  le  rétablissement  du  prince  de  Condé  dans  toutes  ses  charges,  ou  son 
<(  exclusion  pour  toujours.  Mazarin  tint  ferme,  et  voulut  absolument 
a  que  le  prince  en  fiît  privé,  parce  que  sans  cette  condition,  le  roi 
«  n'entendroit  point  à  la  paix,  quelque  avantage  qui  lui  en  revînt.  » 
Mémotref  de  Brienne. 

2  «  Eh  pleine  souveraineté.  »  «La  dépèche  d'Espagne  portoit'que  le 
«  roi  catholique  se  désisloit  de  ce  qu'il  demandoit  en  faveur  du  prince 
«  de  Condé,  se  chargeant  de  le  récompenser  des  services  qu'il  lui  avoit 
<(  rendus.  »  Mémoires  deBRiEN>E. 

3  «  Quoi?  son  devoir.  »  Interruption  et  interrogation  assez  pénibles. 
De  même  plus  haut  :  «  Ah  !  quelle  grande  victime,  etc.  » 

'*  «  Ce  je  ne  sais  quoi  d'achevé.  »  «  Bossuet  avait  un  grand  écueil  à 
éviter  dans  l'éloge  d'un  prince  qui  avait  bravé  l'autorité  de  son  roi  jus- 
que dans  sa  capitale  et  dans  sa  cour,  qui  avait  porté  les  armes  contre 
la  France,  et  même  commandé  des  armées  ennemies.  Bossuet  ne  dis- 
simule aucune  des  fautes  du  grand  Condé  :  il  a  même  la  hardiesse  de 
le  montrer  combattant,  en  présence  du  roi,  les  troupes  du  roi,  sous  les 
murs  de  la  ville  royale  ;  mais  il  couvre  de  tant  de  gloire  ce  grand  at- 
tentat, qu'on  ne  voit  plus  que  les  prodiges  de  la  valeur,  et  qu'on  oublie 
le  prince  rebelle.  Par  une  adroite  interversion  de  l'ordre  des  événe- 
ments, ce  n'est  qu'à  la  suite  de  cette  journée  désastreuse  qu'il  place  la 
victoire  de  Lens,  nom  agréable  à  la  France.  Bossuet  va  jusqu'à  intéres- 
ser la  fierté  de  Louis  XIV  à  s'enorgueillir  des  fautes  d'un  prince  qu 


DE  LOUIS  DE  BOURBON.  315 

seule  vie  à  lui  offrir  ;  maintenant  il  en  a  une  autre  qui  lui 
est,.,gius_chère  ^  que  la  sienne.  Après  avoir  à  son  exemple 
glorieusemênTacneve  Te^ours  de  ses  études^,  le  duc  d'En- 
ghien  est  prêt  à  le  suivre  dans  les  combats.  Non  content 
de  lui  enseigner  la  guerre,  comme  il  a  fait  jusqu'à  la  fm 
par  ses  discours,  le  prince  le  mène  aux  leçons  vivantes  et  à 
la  pratique^.  Laissons  le  passage  du  Rhin  *,  le  prodige  de 
notre  siècle  et  de  la  \ie  de  Louis-le-Grand.  A  la  journe'e 
de  Senef,  le  jeune  duc,  quoiqu'il  commandât,  comme  il 

sut  garder  son  rang  sur  la  maison  d'Autriche  Jusque  dans  Bruxelles. 
Enfin,  pour  achever  l'expiation  de  toutes  les  erreurs  dont  l'hiijloirQ.ajjr^ 
rait  pu  conserver  la  trace,  il  montre  celte  grande  victime  se  sacrifiant 
au  bien  public  ;  c'est  alors  qu'il  ne  craint  plus  de  montrer  à  Louis  XIV 
et  à  la  France  le  grand  Condé  avec  ce  je  ne  sais  quoi  d'achevé  que  les 
malheurs  ajoutent  aux  grandes  vertus.  »  Le  cardinal  de  Bausset.  —  Ce 
dernier  trait  est  le  plus  beau  de  tout  le  passage  de  Bossuet.  Il  rappelle 
en  un  mot  tout  ce  qu'il  y  a  de  grand  et  de  touchant  dans  ce  qu'un  poëte. 
a  nommé  le  baptême  du  malheur.       '^;  •  ■  j 

1  «  Maintenant  il  en  a  une  autre.  »  Manière  lïabile  de  montrer  con- 
stamment le  prince  de  Condé  occupé  à  faire  oublier  ses  fautes  par  son 
dévouement  et  par  celui  de  son  fils. 

2  «  Glorieusement  achevé  le  cours  de  ses  études.  »  L'expression  ne 
paraîtra  pas  trop  forte,  si  l'on  songe  que  le  maréchal  de  Villars  comp- 
tait le  jour  de  ses  succès  de  collège  parmi  les  plus  beaux  de  sa  vie.j 

3  «  Non  content  de  lui  enseigner,  etc.  » 

Engliien,  de  son  hymen  le  seul  et  digne  fruit," 

Par  lui  dès  son  enfance  à  la  victoire  instruit.     Boileau,  Epître  iv. 

Si  l'on  en  croit  Saint-Simon,  ces  enseignements  eurent  peu  de  suc- 
cès, a  Ce  qui  ne  se  peut  comprendre,  dit-il,  c'est  qu'avec  tant  d'es- 
«  prit,  de  pénétration,  de  valeur  et  d'envie  de  faire  et  d'être  un  aussi 
a  grand  homme  à  la  guerre  qu'étoit  M.  son  père,  il  n'ait  jamais  pu 
<(  lui  faire  comprendre  les  premiers  éléments  de  ce  grand  art.  II  en 
«  fit  longtemps  son  étude  et  son  application  principale.  Le  fils  y  ré- 
«  pondit  par  la  sienne,  sans  que  jamais  il  ait  pu  acquérir  la  moindre 
«  aptitude  à  aucune  des  parties  de  la  guerre,  sur  laquelle  M.  son 
«  père  ne  lui  cachoit  rien,  et  lui  expliquoit  tout,  à  la  tête  des  armées. 
«  Il  l'eut  toujours  avec  lui,  voulut  essayer  de  le  mettre  en  chef,  y  de- 
«  meurant  néanmoins  pour  lui  servir  de  conseil,  quelquefois  dans  les 
«  places  voisines,  et  à  portée,  avec  la  permission  du  roi,  sous  prétexte 
«  de  ses  infirmités.  Cette  manière  de  l'instruire  ne  lui  réussit  pas  mieux 
«  que  les  autres.  Il  désespéra  d'un  fils  doué  pourtant  de  si  grands  ta- 
«  lents,  et  il  cessa  enfin  d'y  travailler,  avec  toute  la  douleur  qu'il  est 
«  aisé  d'imaginer.  »  Saint-Simon,  xiii,  page  15. 

*  «  Le  passage  du  Rhin.  »  12  juin  1672.  —  «  Le  prodige  de  notre 
«  siècle.  »  Voyez  toute  la  IVe  Epître  de  Boileau  au  roi  sur  cet  heureux 
passage.  «  Le  passage  du  Rhin  à  la  nage  est  une  belle  action,  écrivait 
«  Bussy  à  M«ie  de  Sévigné,  mais  elle  n'est  pas  si  téméraire  que  vous 
«  pensez.  Deux  mille  chevaux  passent  pour  en  aller  attaquer  quatre  ou 
«  cinq  cents.  Les  deux  mille  sont  soutenus  d'une  grande  armée,  où 
«  le  roi  est  en  personne...  Si  le  prince  d'Orange  avoit  été  à  l'autre  bord 


316  ORAISON  FUNÈBRE 

avoit  déjà  fait  en  d'autres  campagnes,  vient  dans  les  plus 
rudes  épreuves  apprendre  la  guerre  aux  côtés  du  prince  son 
père.  Au  milieu  de  tant  de  périls  il  voit  ce  grand  prince 
renversé  dans  un  fossé,  sous  un  cheval  tout  en  sang.  Pen- 
dant qu'il  lui  offre  le  sien,  et  s'occupe  à  relever  le  prince 
abattu,  il  est  blessé  entre  les  bras  d'un  pèreji  tendre  S  sans\ 
interrompre  ses  soins,  ravi  de  satisfaire  à-la-fôis  à  la  piété 
'et  à  la  gloire.  Que  pouvoit  penser  le  prince,  si  ce  n'est  que, 
pour  accomplir  les  plus  grandes  choses,  rien  ne  manque- 
roit  à  ce  digne  fils  que  les  occasions^?  Et  ses  tendresses  se 
redoubloient  avec  son  estime^. 


'^&^i»œ iè^-^im^^^. — Ce  n'éloit  pas  seulement  pour  un  fils 
i  pour  sa  famille'qu'il  avoit  des   sentiments  si  tendres^. ^ 


ni 


«  avec  son  armée,  je  ne  pense  pas  que  l'on  eût  essayé  de  passer  à  la 
«  nage  devant  lui,  »  (Lettre  du  50  juin  1072).  «  Bossuet  n'a  garde  de 
toucher  au  passage  du  Rhin,  ai*  prodige  de  la  vie  de  Louis-le- Grand. 
Il  faut  laisser  à  ce  monarque  sa  gloire  entière,  car  il  en  est  jaloux  ;  et, 
de  plus,  il  ne  faut  pas  mettre  le  héros  dans  une  position  où  la  politique 
veut  qu'il  paraisse  le  second,  où  une  gloire  plus  souveraine  semble- 
rait tenir  la  sienne  dans  une  ombre.  L'enthousiasme  de  Bossuet  ne  lui 
fait  point  oublier  la  prudence.  11  passe  donc  rapidement  sur  ce  bel  et 
délicat  endroit  de  la  vie  de  Condé  ;  il  court  à  Senef,  et  là,  par  un  autre 
artifice  très-ingénieux,  c'est  le  jeune  duc  qu'il  a  soin  de  célébrer, 
pour  le  faire  entrer  en  partage  de  la  gloire  de  son  père,  et  pour  dis- 
traire l'auditeur  du  reproche  que  l'histoire  fait  à  Condé,  d'avoir,  dans 
ce  jour  fameux,  trop  peu  ménigé  la  vie  des  hommes.»  de  V.vuxcelles. 

1  «  Un  père  si  tendre.  »  Épithète  placée  singulièrement  ici. 

2  «  Rien  ne  manqueroit,  que  les  occasions.  »  Est-ce  une  manière 
polie  d'expliquer  l'incapacité  militaire  du  duc  d'Enghien,  dont  parle 
Saint-Simon?  Voy,  plus  haut,  page  515,  note  3. 

3  «  Et  ses  tendresses  se  redoubloient  avec  son  estime.  »  Transition 
un  peu  faible.  Sur  ce  pluriel  tendresses,  voyez,  page  254,"note  3. 

*  «  Des  sentiments  si  tendres.  »  Ce  développement  sur  la  bonté  du 
prince  correspond  exactement  à  la  division  indiquée  dans  l'exorde 
{valeur,  magnanimité,  bonté  naturelle).  Le  récit  des  campagnes  du 
prince  est  l'histoire  de  sa  valeur;  celui  de  ses  disgrâces  fait  connaître 
sa  magnanimité  :  voici  maintenant  sa  bonté,  la  troisième  des  qualités 
de  son  cœur  On  voit  que  Bossuet  a  traité  en  partie  le  même  sujet  que 
Bourdaloue,  mais  sans  être  gêné  par  les  allusions  continuelles  qui  rem- 
plissent le  discours  de  celui-ci.  Il  ne  faut  pas,  du  reste,  s'étonner  trop 
de  ces  allusions.  A  en  juger  par  les  autres  orateurs,  c'était  chose 
presque  obligée  (voy.  page  6,  note  1).  Quand  le  cœur  d'un  grand 
personnage  était  déposé  dans  une  église,  l'orateur  se  croyait  tenu  d'en 
parler.  L'oraison  funèbre  de  Turenne  par  Mascaron  est  encore  un 
exemple  de  ces  allusions  perpétuelles,  qui  commencent  dès  le  texte 
[Proba  me,  l>eus  et  scito  cor  meum).  Si  les  allusions  arrivent  par  l'exa- 
gération au  ridicule  (comme  celle  de  Fléchier  que  nous  avons  citée 
page  125,  n.  3),  il  ne  faut  pas  pour  cela  juger  trop  sévèrement  celles 
qui  ont  été  simplement  commandées  par  l'usage  à  l'orateur. 


DE  LOUIS  DE  BOURBON.  5i7 

Je  J'ai  vu  et  ne  croyez  pas  que  j'use  ici  d'exagération,  je 
^Îarv5°vivement  ému  des  périls  de  ses  amis;  je  l'ai  vu,  sim- 
pTê'et  naturel,  changer  de  visage  au  récit  de  leurs  Infortu- 
nes, entrer  avec  eux  dans  les  moindres  choses  comme  dans 
les  plus  importantes \  dans  les  accommodements  calmer  les 
esprits  aigris  avec  une  patience  et  une  douceur  qu'on  n'au- 
roit   jamais  attendue  d'une  humeur  si   vive  ni  d'une  si 
haute  élévation.  Loin  de  nous  les  héros  sans  humanité.   Ils 
pourront  bien   forcer   les  respects  et  ravir  l'admiration-, 
comme  font  tous  les  objets  extraordinaires  ;   mais  ils  n'au- 
ront pas  les  cœurs.  Lorsque  Dieu  forma  le  cœur  et  les  en-- 
trâjflies  de   l'homme^,    il  y  mit    premièrement   la  bonté, 
comme  le  propre'  caractère  de  la  nature  divine,  et  pour/  ' 
être  *    comme    la  marque    de    cette    main    bienfaisante . 
dont  nous  sortons.  La   bonté  de  voit  donc  faire   comme 
le  fond  de  notre  cœur^,  et  devoit  être  en  même  temps 
le    premier    attrait   que   nous    aurions   en    nous-mêmes 
pour  gagner  les  autres  hommes.  La  grandeur  qui   vient 
par-dessus^,  loin  d'affoiblir  la  bonté,  n'est  faite  que  pour^ 
l'aider  à  se  communiquer  davantage,  comme  une  fontain^y 
publique  qu'on  élève  pour  la  répandre'.  Les  cœurs  sont  à\ 
çeprjx.^;  et  les  grands  dont_Ja  bonté  n'est  pas  le  partage, 
par  une  juste  punition  de  leur  dédaigneuse  insensibirité, 
demeureront  privés  éternellement  du  plus  grand  bien  delà 
vie  humaine,  c'est-à-dire  des  douceurs  de   la   société*. 

i  «  Simple  el  naturel,  entrer  avec  eux,  etc.  »  Style  simple,  traduc- 
tion de  pensées  calmes,  sans  passions  ni  mouvements  oratoires.  Il  tire 
son  intérêt  de  la  précision  du  détail,  lorsque  Bossuet  fait  valoir  cette 
complaisance  difficile  à  concilier  avec  la  vivacité  et  le  rang  du  prince. 

2  «  Ils  pourront  bien,  etc.»  Remarquez  l'opposition  des  trois  verbes, 
forcer,  ravir  et  avoir,  et  comme  chacun  d'eux  s'applique  parfaitement 
à  l'idée  qu'il  régit. 

=i  «  Le  cœur  et  les  entrailles  de  l'homme.»  Il  pourrait  paraître  singulier 
de  voir  Dieu  placer  la  bonté  dans  certains  organes  du  corps  humain,  si  l'on 
ne  se  rappelait  que  l'usage  a  consacré  le  sens  métaphorique  de  ces  mots. 

^  Var.  «  Comme  son  propre  caractère,  et  pour  être,  etc.»  Première 
édition. 

ô  «  Faire  comme  le  fond  de  notre  cœur.»  Idée  profonde,  qui  fait  des 
devoirs  de  l'homme  envers  ses  semblables  la  première  condition  de  son 
pxistence,  après  l'amour  de  Dieu. 

*  «  Qui  vient  par  dessus.  »  C'est-à-dire  en  surcroît.  —  C'est  le  mot 
latin  aecessio. 

■7  «  Qu'on  élève  pour  la  répandre.  »  Comparaison  ingénieuse. 

*  «  Les  cœurs  sont  à  ce  prix.  »  Expression  vive  et  concise. 

^  «  Des  douceurs  de  la  société.  »  Tout  ce  développement  renferm» 
une  leçon  indirecte,  mais  significative,  à  l'adresse  des  grands  seigneurs. 


318  ORAISON  FUNÈBRE 

Jamais  homme  ne  les  goûta  mieux  quelle  prince  dont  nous 
^parlons;  jamais  homme  ne  craignit  moins  que  la  famiHa- 
^rité  blessât  le  respecta  Est-ce  là  celui  qui  forçoit  les  villes 
et  qui  gagnoit  les  batailles?  Quoi  î  il  semble  avoir  oublié 
ce  haut  rang  qu  on  lui  a  vu  si  bien  défendre^  !  Reconnois.- 
sez  le  héros  qui,  toujours  égal  à  lui-même^,  sans  se  haus- 
ser pour  paroître  grand,  sans  s'abaisser  pour  être  civil  et 
obligeant*,  se  trouve  naturellement  tout  ce  qu'il  doit  être 
envers  tous  les  hommesTcomnîT  un  fleuve  majestueux °  et 

*  «  Que  la  familiarité  blessât  le  respect.  Alliance  heureuse  de  l'image 
et  des  termes  abstraits  :  c'est  elle  qui  donne  de  la  précision  à  la  pensée. 
Les  mêmes  idées  se  retrouvent  dans  Bourdaloue  ;  elles  rentrent  dans  les 
développements  sur  le  cœur  solide  du  prince.  Chacun  d'eux  occupe 
près  d'une  page,  et  commence  ainsi  :  Un  héros  supérieur  à  sa  propre 
gloire.  —  Un  héros  sans  ostentation.  —  Un  héros  ennemi  de  la  flatterie. 
—  Un  héros  aussi  humain  qu'il  étoit  grand.  —  Un  héros  que  l'amour 
de  lui-même  n'avoit  point  gâté.  —  Un  plus  parfait  ami.  —  Un  meilleur 
père ,  et  plus  digne  d'en  porter  le  nom.  —  Or,  tout  cela  compris  en- 
semble est  ce  que  j'ai  appelé  un  cœur  solide.  —  Voici  la  page  sur  l'hu- 
manité ,  que  nous  en  avons  détachée,  pour  la  comparer  à  Bossuet  : 
«  Un  héros  aussi  humain  qu'il  étoit  grand.  Je  sais  qu'il  pouvoit  être 
«  l'un  sans  préjudice  de  l'autre  :  et  je  conviens  qu'il  étoit  de  l'intérêt 
«  de  sa  grandeur  même  qu'il  eût  ce  fonds  d'humanité  qui  le  rendoit  si 
«  affable  et  si  accessible ,  parce  qu'il  ne  paroissoit  jamais  plus  grand 
«  que  quand  il  se  communiquoit  et  qu'il  se  laissoit  voir  de  près.  De 
«  combien  peu  de  grands  du  monde  en  pourroit-on  dire  autant  !  Mais 
«  aussi  dans  combien  peu  de  grands  du  monde  voit-on  cette  application 
<(  qu'il  avoit  à  gagner  par  des  bontés  prévenantes  ceux  qui  avoient 
«  l'honneur  de  l'approcher!  Vit-on  jamais  prince  d'un  commerce  plus 
«  aisé,  plus  libre,  plus  commode?  Se  sentoit-on,  quand  on  conversoit 
«  avec  lui,  embarrassé  ou  gêné  du  respect  qu'on  avoit  pour  sa  per- 
«  sonne,  quoiqu'on  en  fût  pénétré?  Quel  soin  n'avoit-il  pas  de  le  tem- 
«  pérer  par  tout  ce  qu'il  y  a  d'obligeant;  se  familiarisant  avec  les  uns, 
«  s' abaissant  avec  les  autres,  s'ouvrant  et  se  confiant  à  ceux-ci,  entrant 
.«  dans  les  affaires  de  ceux-là,  s'accommodant  et  se  proportionnant  à 
«  tous?  Pouvoit-on  sortir  d'avec  lui  sans  être  charmé  de  son  honnêteté, 
«  et  sans  ressentir  une  joie  secrète  des  marques  qu'on  venoit  d'en  re- 
«  cevoir?  Et  faut-il  s'étonner  si,  avec  de  semblables  manières,  après 
«  avoir  gagné  tant  de  batailles,  il  avoit  gagné  tant  de  cœurs?  Mais  en 
«  falloil-il  un  moins  solide  que  le  sien  pour  préférer,  comme  il  fai- 
«  soit,  cette  conquête  des  cœurs  à  toutes  celles  qu'il  avoit  faites  par  sa 
«  valeur?  » 

*  «  Qu'on  lui  a  vu  si  bien  défendre.  »  Avec  don  Juan  d'Autriche  et 
avec  la  reine  Christine.  Après  son  abdication,  elle  avoit  désiré  le  voir. 
Il  y  avoit  des  difficultés  de  cérémonial  entre  lui  et  l'archiduc.  Condé 
dit  à  la  reine  :  «  Madame,  tout  ou  rien  »  ;  et  se  retira  aussitôt,  sans 
attendre  de  réponse. 

3  «Toujours  égal  à  lui-même.  »  Mot  précis  et  plein  de  sens. 

*  «  Sans  se  hausser...  sans  s'abaisser.  »  Antithèse  rendue  avec  force 
et  simplicité.  Remarquez  l'emploi  heureux  du  mot  hausser. 

5  «  Comme  un  fleuve  majestueux,  etc.  »  Comparaison  poétique,  dé- 


DE  LOUIS  DE  BOURBON.  319 

bienfaisant  qui  porte  paisiblement  dans  les  villes  Tabon- 
dance  qu'il  a  répandue  dans  les  campagnes  en  les  arrosant, 
qui  se  donne  à  tout  le  monde,  et  ne  s'élève  et  ne  s'enfle 
que  lorsque  avec  violence  on  s'oppose  à  la  douce  pente  qui 
le  porte  à  continuer  son  tranquille  cours.  Telle  a  été  la 
douceur,  et  telle  a  été  la  force^du  prince  de  Coudé.  Avez- 
vouslïn  secret  important,  versez-le  hardiment  dans  ce  no- 
ble cœur:  votre  affaire  devient  la  sienne_£arja  confiance'. 
Il  n'y  a  rien  de  plus  inviolable  pour  ce  prince  que  les 
droits  sacrés  de  l'amitié-.  Lorsqu'on  lui  demande  une 
grâce,  c'est  lui  qui  paroit  l'obligé  ^  ;  et  jamais  on  ne  vit  de 
joie  îiï  si  vive  ni  si  naturelle  que  celle  qu'il  ressentoit  à 
faire  plaisir.  Le  premier  argent  qu'il  reçut  d'Espagne  avee 
la  permission  du  roi,  malgré  les  nécessités  de  sa  maison, 
épuisée,  fut  donné  à  ses  amis,  en^re  qu'après  la  paix  il 
n'eût  rien  à  espérer  de  leur  secours  ;  et  quatre  cent  mille 
écus  distribués  par  ses  ordres  firent  voir,  chose  rare  dans 
la  vie  humaine* ,  la  reconnoissance  aussi  vive  dans  le  prince 
de  Coudé  que  l'espérance  d'engager  les  hommes  l'est  dans? 
les  autres.  Avec  lui  la  vertu  eut  toujours  son  prix.  Il  la 
louoit  jusque  dans  ses  ennemis.  Toutes  les  foison  il  avoit  à 
parler  de  ses  actions,  et  môme  dans  les  relations  qu'il  en 

veloppée  dans  une  période  large  et  harmonieuse.  —  On  ne  dit  guère 
que  la  pente  d'un  fleuve  le  porte  à  continuer  son  cours.  —  Rapprochei 
de  tout  ce  beau  passage  le  développement  des  mêmes  idées  dans  le 
portrait  de  Louis  XIV  (page  112,  note  5). 

1  «  Par  la  confiance.  »  Mot  pris  absolument,  comme  en  latin  per 
fidem. 

2  «  Les  droits  sacrés  de  l'amitié.  »  (l'était  chose  précieuse  qu'une 
haute  amitié  comme  celle  de  Condé  :  aussi  Bourdaloue  s'en  est-il  res- 
souvenu dans  un  de  ces  développements  dont  nous  parlions  plus  haut. 
<(  Un  plus  parfait  ami.  Servez-m'en  ici  de  témoins,  vous  qui  en  avez 
«  fait  l'épreuve,  en  avez-vous  connu  ua  plus  fidèle,  un  plus  sûr,  un 
«  plus  exact  observateur  des  droits  sacrés  de  l'amitié?  Vous  qui  êtes 
a  assez  heureux  pour  avoir  été  honorés  de  celle  de  ce  grand  homme, 
«  rappelez-en  le  souvenir,  et  dites-moi  :  vous  a-t-il  jamais  manqué? 
<(  a-t-il  eu  de  l'indifférence  pour  vos  intérêts?  s'est-il  montré  insea- 
«  sible  à  vos  malheurs?  lui  esl-il  échappé  un  secret  que  vous  lui  eus- 
«  siez  confié?  avez-vous  découvert  en  lui  ces  foibles  auxquels  l'amitié 
«  des  grands  est  si  sujette,  ou  plutôt  qui  font  que  les  grands  coaaoissent 
«  si  peu  l'amitié?  » 

3  «  C'est  lui  qui  paroît  l'obligé.  »  Trait  plus  expressif  que  tout  le  Wct*- 
commun  de  Bourdaloue.  (Excepté  cependant  le  dernier  trait.) 

*  «  Chose  rare  dans  la  vie  humaine.  »  Nous  avons  déjà  vu  (pag.  181, 
note  3)  Bossuet  louer  la  princesse  Palatine  d'avoir  payé  ses  dettes;  il 
n'y  a  donc  pas  à  s'étonner  qu'il  loue  Condé  d'avoir  été  reconnaissant. 


320  OHAISON  FUNÈBRE 

envoyoit  '  àla  cour,  ih antoil  les  conseils  de  l\m,  la  hardiesse 

de  Tautre  :  chacun  avoit  son  rang  dans  ses  discours;  et,  parmi 

j  ce  qu'il  donnoil  à  tout  le  monde,  on  ne  savoit  où  placer  ce 

^  qu'il  avoit  fait  lui-même  \  Sans  envie,  sans  faste,  sans  os- 
tentation, toujours  grand  dans  l^ction  et  dans  le' repos,  il 
parut  à  Chantilly  comme  à  la  tète  des  troupes.  Qu'il  em- 
bellît cette  magnifique  et  dehcieuse  maison,  ou  bien  qu'il 
munît  un  camp  au  milieu  du  pays  ennemi,  et  qu'il  forti- 
fiât une  place  ;  qu'il  marchât  avec  une  armée  parmi  les  pé- 
^  rils,  ou  qu'il  conduisît  ses  aniis  dans  ces  superbes  allées  au 

^, bruit  de  tant  de  jets  d'eau  »  qui  ne  se  taisoient  ni  jour  ni 
"nuit,  cétoit  toujours  le  même  homme,  et  sa  gloire 
,  le  suivoit  partout.  Qu'il   est  beau,  après  les  combats  et  le 

v;  tumulte  des  armes  \  de  savoir  encore  goûter  ces  vertus  pai- 
sibles et  cette  gloire  tranquille  qu'on  n'a  point  à  partager 
avec  le  soldat  non  plus  qu'avec  la  fortune '^;  où  tout 
charme,  et  rien  n'éblouit;  qu'on  regarde  sans  être  étourdi 
m  par  le  son  des  trompettes,  ni  par  le  bruit  des  canons, 
ni  par  les  cris  des  blessés;  où  l'homme  paroît  tout  seul  aussi 
grand,  aussi  respecté  que  lorsqu'il  donne  des  ordres,  et 
que  toutjnarche  à  sa  parole  ^  î 

*  «  Qu'il  en  envoyait.  »  Consonnance  désagréable. 

2  «  On  ne  savoil  où  placer,  clc,  »  Ce  irait  rappelle  un  des  plus  beaux 
passage  de  1  oraison  funèbre  de  Turenne  par  Fléchier.  «  Cet  honneur, 
c  messieurs,  ne  diminua  point  sa  modestie,  etc.  »  (2e  partie.) 

3  «  Au  bruit  de  tant  de  jets  d'eau.  »  Souvenir  heureux  des  splen* 
deurs  de  Chantilly  et  des  amis  qui  s'y  réunissaient  fBossuet  était  du 
nombre).  Heureux  qui  pouvait  y  être  admis!  Boileau  demande  pour 
ses  vers  *^ 

....  .Qu'ils  sachent  plaire  au  plus  puissant  des  rois- 
Çua  Chantilly  Condé  les  souffre  quelquefois; 
Çu'Enghien  en  soit  touché;  que  Colhertet  Vivonne, 
gue  La  Rochefoucauli,  Rljrsillac  el  Pomponne 
A  leurs  traits  délicats  se  laissent  pénétrer. 

Epitre  Fil,  éd.  classiq.  de  M.  J.  Travers,  v.  04-98. 

*  «  Ou'il  est  beau,  etc.  »  Peinture  pleine  de  grandeur  el  de  charme, 
»  «  Partager  avec  le  soldat,  etc.  »  Ciceron  dit  la  même  chose  de  la 

Clémence,  dans  son  remercîmenl  à  César  pour  le  rappel  de  Marcellus. 
«  Bellicas  laudes  soient  quidam  extenuare  verbis,  easque  detrahere 
«  ducibus,  communirare  cum  multis,  ne  propriœ  sint  imperatorum.  Ef 
«  certe  in  armis  militum  virlus,  locorum  opportunitas,  auxilia  sociorum, 
«  classes,  commeatus  mullum  juvant.  Maximam  vero  partem  quasi  suo 
«  jure  fortuna  sibi  vindical;  et  quidquid  est  prospère  geslum,  id  paene 
«  omne  ducit  suum.  Al  vero  hujus  gloriœ,  C.  Cœsar,  quam  es  paulU 
«  ante  adeptus,  socium  habes  neminem.  »  Pro  Marcello,  II. 

«  Aussi  grand,  aussi  respecté,  etc.  »  Comparaison  imposante,  qui 
termine  d  une  manière  heureuse  ces  développements  sur  les  qualil«f« 
du  cœur.  * 


^^^àm^ 


DE  LOUIS  DE  BOURBON.  521 

ème  partie.  —  Venons  maintenant  aux  qualités  de 


Tespfft*  ;^êfÇuTsque,  pour  notre  malheur,  ce  qu'il  y  a  de 

plus  fatal  à  la  vie  humaine,  c'est-à-dire  Tart  militaire,  est  ' 

en  même  temps  ce  qu'elle  a  de  plus  ingénieux  et  de  plus  , 
hahile  2,  considérons  d'abord  par  cet  endroit  ^  le  grand  génie 
de  notre   prince.  Et  premièrement^,   quel  général   porta. ^«'     ! 
jamais  plus  loin   sa  prévoyance  ?  C'étoit  une  de  sesmaxi-.    *TS 
mes,  qu'il  falloit  cranidre  les  ennemis  de  loin,  pour  ne  les 

plus  craindre  de  près ^  et   se  réjouir  à  leur  approche.  Le  i 

vqyêZjLYOiLsJ  comme  il  considère  tous  les  avantages  qu'il  ; 

peut  ou^jdonner  ou_ prendre''?  avec  quelle  vivacité  il  se  met  ^ 

dans  l'esprit,  en  unmohient,  les  temps,  les  lieux,  les  per-  ] 
sonnes,  et  non-seulement  leurs    intérêts  et   leurs  talents, 

mais  encore  leurs  humeurs  et  leui-s  ^aprjçes^^  ?  Le  voyez-  | 

vous  comme  il  compte  la  cavalerie  et  Fmïahterie  des  en-  ! 

i 

i  «  Venons  noainlenant  aux  qualités  de  l'esprit.  »  Transition  simple  et 
facile. 

*  «  De  plus  fatal...  de  plus  ingénieux  et  de  plus  habile.  »  Antithèse 
amenée  par  une  idée  commune  :  les  maux  de  la  guerre.  Bossuet  du 
reste  n'en  dit  qu'un  mot.  Fléchier,  dans  l'oraison  funèbre  de  Turenne, 
l'a  développée  avec  soin.  «  L'éloquence  de  la  chaire  n'est  pas  propre 
'(  au  récit  des  combats  et  des  batailles  :  la  langue  d'un  prêtre  destinée  à 
«  louer  Jésus-Christ,  le  sauveur  des  hommes,  ne  doit  pas  être  employée 
<(  à  parler  d'un  art  qui  tend  à  leur  destruction  ;  et  je  ne  viens  pas  pour 
(  vous  donner  des  idées  de  meurtre  et  de  carnage  devant  ces  auiels,  où 
«  l'on  n'offre  plus  le  sang  des  taureaux  en  sacrifice  au  Dieu  des  armées, 
((  mais  au  Dieu  de  miséricorde  et  de  paix  une  victime  non  sanglante.  » 

3  «  Par  cet  endroit.  »  Mol  souvent  employé  au  dix-septième  siècle. 
Voyez  page  82,  note  2j.  À  l'endroit  était  synonyme  de  par  rapport 
à,  eu  égard  à,  envers,  etc. 

'*  «  Premièrement.  »  Bossuet  semble  annoncer  ici  une  énumération 
qu'il  ne  fait  cependant  pas.  Bourdaloue  au  contraire  met  comme  des 
chiffres  à  chaque  idée  et  à  chaque  développement. 

5  «  Craindre  les  ennemis  de  loin,  ne  les  plus  craindre  de  prés.  » 
Antithèse  expressive. 

^  «  Le  voyez-vous,  etc.  »  Bossuet  abuse  de  cette  interrogation  ;  elle 
se  trouve  déjà  deux  fois  dans  l'oraison  funèbre,   et  reparaît  plus  loin. 

7  «  Ou  donner  ou  prendre.  »  C'est  à  force  de  raison,  de  sens  et  de 
pénétration  que  Bossuet  trace  ainsi  le  portrait  d'un  grand  général.  Il 
nous  apprend  lui-même  un  peu  plus  loin  qu'il  devait  ces  notions  si 
précises  de  la  guerre  en  général  et  du  caractère  de  Condé  en  particu- 
lier à  ses  conversations  avec  le  prince  dans  les  allées  de  Chantilly, 
L'oraison  funèbre  de  Condé  présente  ici  comme  un  souvenir  lointain 
de  ces  confidences  d'un  grand  homme  sur  son  génie  et  sa  gloire.  Mais, 
pour  rendre  d'une  manière  aussi  vraie  tant  d'idées  étrangères  au  mi- 
nistère et  à  la  vie  d'un  évêque,  il  fallait  la  vivacité  de  conception,  la 
profondeur  de  raison  données  à  Bossuet. 

*  «  Leurs  humeurs  et  leurs  caprices.  »  Détail  heureux  qui ,  d'uD 
mot,  fait  comprendre  la  pénétration  du  prince  de  Condé. 

ik. 


522  ORAISON  FUNÈBRE' 

nemis  par  le  naturel  des  pays  ou  des  princes  confjtidérél*  ? 
Rien  n'échappe  à  sa  prévoyance^.  Avec  cette  prodigieuse 
compréhension  de  tout  le  détail*  et  du  plan  universel  de  la 
guerre,  on  le  voit  toujours  attentif  à  ce  qui  survient  :  il 
tire  d'un  déserteur,  d'un  transfuge,  d'un  prisonnier,  d'un 
passant*,  ce  qu'il  A-eut  dire,  ce  qu'il  veut  taire,  ce  qu'il 
sait,  et  pour  ainsi  dire  ce  qu'il  ne  sait  pas^  :  tant  il  est  sûr 
dans  ses  conséquences.  Sesjpartis.  lui  rapportent  jusqu'aux 
moindres  choses  ^  :  on  l'éveille  à  chaque  moment  ;  car  il 
tenoit  encore  pour  maxime,  qu'un  habile  capitaine  peut  bien 
être  vaincu,  mais  qu'il  ne  lui  est  pas  permis  d'être  sur- 
pris*^. Aussi  lui  devons-nous  cette  louange,  qu'il  ne  l'a  ja- 
mais été.  A  quelque  heure  et  de  quelque  côté  que  viennent 
les  ennemis,  ils  le  trouvent  toujours  sur  ses  gardes,  tou- 
jours prêt  à  fondre  sur  eux  et  à  prendre  ses  avantages*; 
comme  une  aigle  qu'on  voit  toujours®,  soit  qu'elle  vole  au 

1  «  Il  compte  la  cavalerie  des  princes  confédérés.  »  Il  y  a  loin  de  ces 
notions  si  exactes,  de  ces  données  si  positives,  aux  idées  générales  et 
vagues  que  tout  orateur  peut  avoir  sur  les  principes  de  l'art  militaire, 
et  qu'il  reproduit  avec  esprit,  mais  sans  sortir  du  lieu-commun. 

2  «  Rien  néchappe  à  sa  prévoyance.  »  On  en  peut  dire  autant  du 
panégyriste. 

3  «  Cette  compréhension  de  tout  le  détail.  »  Mot  assez  rare  en  fran- 
çais, et  employé  ici  dans  son  sens  étymologique,  comprehendere. 

*  «  D'un  déserteur...  d'un  passant.»  Exemple  de  progression  dé- 
croissante. Bossuet  va  du  plus  au  moins  :  il  n'y  a  gaére  de  renseigne- 
ments à  tirer  d'un  passant. 

5  «  Ce  qu'il  ne  sait  pas.  »  Encore  une  progression,  qui  amène  une 
idée  originale  :  le  talent  que  Condé  avait  de  deviner. 

6  «  Ses  partis  lui  rapportent  jusqu'aux  moindres  choses.  »  C'esl-à- 
dire  ses  éclaireurs.  11  y  avait  du  reste  encore  au  dix-huitième  siècle  des 
chefs  de  bandes  irréguliéres,  appelés  partisans,  qui  suivaient  les  ar- 
mées, et  combattaient  ou  pillaient  pour  leur  propre  compte. 

"7  «  Il  ne  lui  est  pas  permis  d'être  surpris.  »  Maxime  des  généraux  de 
l'antiquité.  —  Remarquez  l'opposition  des  deux  verbes. 

8  «  Prêt  à  fondre  sur  eux  et  à  prendre  ses  avantages.  »  La  gradation 
est  mal  observée  ;  la  seconde  idée  :est  plus  générale  et  plus  faible  que 
la  première. 

9  «  Comme  une  aigle,  etc.  »  Quelle  vérité  et  quelle  poésie  dans  cette 
comparaison,  où  l'on  voit  successivement  l'aigle  planer  en  l'air,  se 
poser  sur  un  rocher,  et  tomber  sur  la  proie  que  ses  regards  ont  aperçue  ! 
—  Aigle  est  presque  toujours  féminin  dans  La  Fontaine  ; 

L'aigle,  reine  des  airs,  avec  Margot  la  pie 

Quand  l'aigle  sut  l'inadvertance , 
Elle  menaça  Jupiter 
D'abandonner  sa  cour  d'aller  vivre  au  désert. 

Z'wn  jura  foi  de  roi,  l'autre  foi  de  hibou 

Aujourd'hui  il  ne  s'emploie  au  féminin  que  dans  le  sens  d'enseigne. 
Fléchier,  cependant,  en  confondant  le  sens  propre  et  le  sens  métapho- 


DE  LOUIS  DE  BOURBON.  325 

rmilieu  des  airs,  soit  qu'elle  se  pose  sur  le  haut  de  quelque 
[.rocher,  porter  de  tous  côtés  des  regards  perçants,  et  tomber 
Lsi  sûrement  sur  sa  proie,  qu'on  ne  peut  éviter   ses  ongles 
Y  non  plus  que  ses  yeux.  Aussi  vifs  étoient  les  regards,  aussi 
'  vite  et  impétueuse  étoit  Tattaque^  aussi  fortes  et  inévita- 
bles étoient  les  mains  du  prince  de  Condé.  En  son  camp 
on  ne  connoît  point  les  vaines  terreurs,  qui  fatiguent  et  re- 
butent plus  que  les  véritables^.  Toutes  les  forces  demeurent 
entières  pour  les  vrais  périls;  tout  est  prêt  au  premier  si- 
gnal; et,  comme  dit  le  prophète,  «toutes  les  flèches  sont 
<c  aiguisées,  et  tous  les  arcs  sont  tendus  ^.  »  En  attendant 
on  repose  d'un  sommeil  tranquille,  comme  on  feroit  sous 
son  toit  et  dans  son  enclos.  Que  dis-je,  qu'on  repose*?  A. 
Piéton^,  près  de  ce  corps  redoutable  que  trois  puissances 
réunies^  avoient  assemblé,  c'étoit  dans  nos  troupes  de  con- 

rique,  écrit,  dans  l'oraison  funèbre  de  Turenne  :  «  Déjà  prenoit  l'essor, 
<(  pour  se  sauver  dans  les  montagnes,  cet  aigle  dont  le  vol  hardi  avoik 
«  d'abord  effrayé  nos  provinces.  » 

1  «  Aussi  vifs,  aussi  vite  et  impétueuse,  etc.  »  Celte  seconde  partie 
delà  période  contraste,  par  la  rapidité  avec  laquelle  se  suivent  ses 
trois  membres,  avec  le  développement  large  de  la  première.  —  Sur 
l'emploi  du  mot  vile^  voy,  page  508,  n.  6.  —  «  Fortes  et  inévitables.  » 
Voy.  page  207,  notes  2  et  9.  —  Remarquez  aussi  combien  l'inversion 
donne  de  nerf  et  de  vivacité  à  la  phrase. 

2  «  Qui  fatiguent  et  rebutent  plus  que  les  véritables.  »  Détail  plein 
de  vérité  et  de  force. 

3  (f  Sagittae  ejus  acutee ,  et  omnes  arcus  ejus  extenti.  Isai,  v,  28.  — 
Souvenir  de  l'Ecriture  qui  relève  encore  ce  tableau  imposant  du  calme 
d'une  armée  en  présence  de  l'ennemi.  Cette  description  est  placée  en- 
tre deux  peintures  d'un  caractère  tout-S-fait  différent  :  l'aigle  à  la 
poursuite  de  sa  proie,  et  la  bataille  de  Senef  ;  de  ce  contraste  résulta 
un  grand  effet  oratoire. 

*■  «  Que  dis-je,  qu'on  repose?»  Exemple  de  correction. 

5  «  A  Piéton.»  (Campagne  de  1674.)  Condé  avait  trente-deux  mille 
hommes,  et  le  prince  d'Orange  (Guillaume  le  Taciturne)  soixante  mille. 
«  Le  prince  se  posta  dans  un  camp  naturellement  retranché  par  le 
«  ruisseau  de  Piéton,  qui  est  profond,  et  difficile  à  passer...  Cette  grande 
«  armée,  du  double  plus  forte  que  la  nôtre,  n'osa  l'attaquer  dans  le 
«  poste  où  elle  étoit.  »  Mémoires  de  La  Fare. 

6  «  Trois  puissances  réunies.  »  Bourdaloue  a  rappelé,  sous  la  forme 
froide  d'une  prétérition  (qui  se  prolonge  encore  pendant  plus  d'une 
page],  les  campagnes  de  Condé,  sous  les  ordres  du  roi,  de  1672  à  1675. 
La  comparaison  de  cette  exposition  froide  et  lente  avec  ces  peintures 
de  Bossuet  qui  sait  dire  tant  de  choses  en  une  phrase  est  intéressante  pour 
les  éludes  oratoires.  11  y  a  d'ailleurs  dans  ce  passage  de  Bourdaloue 
des  détails  heureux,  et  de  curieux  souvenirs  de  sa  division  que  nous 
avons  citée  :  «  Ici  un  nouvel  ordre  de  choses  se  présente  à  moi,  et  je 
«  me  trouve  encore  accablé  de  mon  sujet;  car  ce  seroitle  lieu  de  vous 
«  faire  voir  notre  prince  suivant  le  roi  dans  ces  glorieuses  campagnes 
«  qui  ont  été  les  miracles  de  notre  siècle...  De  quel  œil  les  regarda-t-il? 


3â4  ORAISON  FUNÈBRE 

tinuels  divertissements  :  toute  l'armée  étoit  en  joie,  et  ja- 
mais elle  ne  sentit  qu'elle  fût  plus  foible  que  celle  des  en- 
nemis. Le  prince,  par  son  campement,  avoitmis  en  sûreté 
non  seulement  toute  notre  frontière  et  toutes  nos  places, 
mais  encore  tous  nos  soldats  :  i]_veille,  c'est  assez  ^  Enfin 
l'ennemi  décampe  ;  c'est  ce  que  le  prince  attendoit.  11  part 
à  ce  premier  mouvement.  Déjà  l'armée  hollandoise^,  avec 
ses  superbes  étendards,  ne  lui  échappera  pas  :  tout  nage 
dans  le  sang  3;  tout  est  en  proie  :  mais  Dieu  sait  donner 
des  bornes  aux  plus  beaux  desseins*.  CeJDendàntles  êniie 
jmis  sont  poussés  partout.  Oudenardé*  est  délivrée  de  leurs 
'mains  :  pour  les  tirer  eux-mêmes  de  celles  du  prince,  le 
cieHes  couvre  d'un  brouillard  épais  ^  :  la  terreur  et  la  dé- 

«  Si  la  droiture  de  son  cœur  n'en  avait  encore  sur  ce  point  règle 
«  les  mouvements,  peut-être  auroit-il  eu  peine  à  n'en  pas  concevoir 
u  une  envie  secrète,  lui  qui  jusque-là  n'avoil  rien  trouvé  dans  la  guerre 
«  qui  pût  être  pour  lui  un  sujet  d'envie  :  mais  il  fut  alors  convaincu 
«  qu'il  y  avoit  quelque  chose  de  nouveau  sous  le  soleil  ;  et  parce  qu'il 
«  avoit  un  cn-ur  droit ,  il  vil  avec  joie  un  plus  fort  que  lui,  selon  le 
«  terme  de  l'Ecrilure,  sur  le  théâtre  du  monde,  obscurcissant  tous  les 
«  héros,  et  lui  causant  à  lui-même  de  l'élonnement.  Je  vous  repré- 
((  senlerois,  dis-je,  le  prince  de  Condé  suivant  les  pas  de  Louis-le- 
((  Grand,  qui  étoient  des  pas  de  géant,  et  se  surpassant  par  la  nouvelle 
«  ardeur  que  lui  inspiroit  l'exemple  de  ce  monarque  :  vous  le  verriei, 
<(  ainsi  que  parle  Daniel,  rajeuni  comme  l'aigle,  et,  dans  un  corps  usé 
M  de  travaux,  rallumant  tout  le  feu  de  ses  premières  années,  combattre^ 
«  et,  comme  un  autre  Hercule,  défaire  à  Senef  l'hydre  conjurée  contre 
«  nous,  c'est-à-dire  les  trois  formidables  arnées  de  l'empereur,  de 
«  l'Espagne  et  de  la  Hollande,  etc.»  En  laissant  de  côté  la  fin  de  celte 
longue  et  fatigante  période,  il  faut  cependant  citer  une  belle  idée  elo- 
quemment  rendue  :  «  Vous  le  verriez  partout  triomphant,  et  reni- 
«  plissant  la  mesure  de  cette  glorieuse  réparation  qu'il  faisoit  à  la 
«  France.  » 

^  «  Il  veille  :  c'est  assez.  »  Conclusion  concise  et  d'un  grand  effet. 

-  «  Déjà  l'armée  hollandoise.»  Déjà,  pour  aussitôt,  drs-lors,  jam. 

'^  «  Tout  nage  dans  le  sang.  »  Les  Français  y  perdirent  mille  officiers 

et  plus  de  six  mille  soldats.  M""*  de  Sévigné  écrit  à  Bussy  :  «  Nous  avons 

((  tant  perdu  à  celte  victoire,  que,  sans  le  Te  Deuin  et   quelques  dra- 

u  peaux  portés  à  Notre-Dame,  nous  croirions  avoir  perdu  le  combat.  » 

/Lettre  du  5  septembre  167'ii.)  —  «  Tout  est  en  proie.  »  Expression  con- 

^/cise  empruntée  au  latin.   Elle  se   retrouve  dans  YOraison  funèbre  d^ 

'  Henriette  de  France,  pag  15,  note  4.'  -  if  -     ~ 

'•*  «  Des  bornes  aux  plus  beaux  desseins.  »  Toujours  cette  interven- 
tion de  la  Providence,  dont  Bossuel  a  tiré  de  si  grands  effets  oratoires. 
•  Voy.  page  176,  note  1.) 

5  «  Oudenarde.  »  Ville  de  Belgique ,  sur  l'Escaut ,  à  29  kil.  S.  de 
Gand.  Le  duc  de  Vendôme  y  fut  complélemenl  battu  par  Eugène  el 
Marlborough,  en  1708. 

«  «  Le  ciel  les  couvre ,  etc.  »  M.  de  Chateaubriand  a  comparé  1» 


0 

DE  LOUIS  DE  BOURBON.  325 

sertion  se  mettent  dans  leurs  troupes  ;  on  ne  sait  plus  ce 
qu'est  devenue  cette  formidable  armée  ^  Ce  fut  alors  que 
Louis,  qui,  après  avoir  achevé  le  rude  siège  de  Besançon* 
et  avoir  encore  une  fois  réduit  la  Franche-Comté  avec  une 
rapidité  inouïe,  étoit  revenu  tout  brillant  de  gloire  pour 
profiter  de  Faction  de  ses  armées  de  Flandre  et  d'Alle- 
magne, commanda  ce  détachement  qui  fit  en  Alsace  les 
merveilles  que  vous  savez',  et  parut  le  plus  grand  de  tous 
les  hommes  tant  par  les  prodiges  qu'il  avoit  faits^en  per- 
soime  que  par  ceux  qu'il  fit  faire  à  ses  généraux*.  "^ 

Quoique  une  heureuse  naissance  eût  apporté  de  si  grands 
dons  à  notre  prince,  il  ne  cessoft  de  l'enrichir  par  ses  ré- 
flexions. Les  campements  de  César  firent  son  étude.  Je  me 
souviens  qu'il  nojus  ravissoit^  en  nous  racontant  comme 
en  Catalogne®,  dans  les  lieux  où  ce  fameux  capitaine,  par 
l'avantage  dès  po^t^s,  contraignit  cinq  légions  romaines  et 

première  moitié  de  celte  oraison  funèbre  à  un  chant  d'Homère.  (Voy. 
page  176,  note  6.)  Ne  croit-on  pas  voir  en  effet  ici  Jupiter  couvrant  les 
Troyens  d'un  nuage  pour  les  tirer  des  mains  des  Grecs  ? 

1  «  On  ne  sait  plus  ce  qu'est  devenue  cette  formidable  armée.  » 

Comme  le  vent  dans  l'air  dissipe  la  fumée, 

La  voix  du  Tout-Puissant  a  chassé  cette  armée. 

Racine,  Athalie,  v,  6. 

â  «  Le  rude  siège  de  Besançon.  »  Depuis  cette  seconde  conquête 
(lôT'i),  la  Franche-Comté  est  restée  à  la  France. 

3  «  Les  merveilles  que  vous  savez.  »  C'est  une  marque  de  bon  sens 
et  de  bon  goût  que  de  rappeler  en  un  mot  la  gloire  de  Louis  XIV, 
sans  se  jeter,  comme  un  autre  l'eût  fait,  dans  une  digression  llatteuse 
pour  le  roi,  mais  déplacée  dans  celte  oraison  funèbre.  La  digression 
était  possible  dans  l'oraison  funèbre  de  Marie-Thérèse,  (  pag.  108,  n.  2; 
109,  1  ;  112.  6,  etc.).  Les  louanges  données  au  roi  sont  un  hommage 
rendu  à  la  reine.  Elle  a  reçu,  pendant  sa  vie,  une  part  de  la  gloire  du 
monarque  ;  elle  lui  cède,  après  sa  mort,  une  place  dans  son  panégy- 
rique. De  là  cet  éloge  de  Louis  XIV,  amené  si  naturellement,  et  qui 
relève  avec  tant  d'éclat  un  sujet  un  peu  stérile.  Ici,  au  contraire,  la 
matière  est  riche.  La  gloire  du  monarque  nuirait  à  celle  de  Condé. 
Bossuet  se  contente  donc  de  faire  la  part  de  Louis  XIV,  sans  rien  ôter 
à  son  héros,  et  il  a  su  constamment  allier,  par  le  tempérament  le  plus 
parfait,  le  souvenir  du  roi,  qu'on  voit  dans  le  lointain,  comme  entouré 
de  splendeur,  au  magnifique  portrait  de  Condé,  que  nous  avons  constam- 
ment sous  les  yeux. 

4  «  Ceux  qu'il  fit  faire  à  ses  généraux.  »  Voyez  le  développement  de 
cette  idée  à  la  fin  du  parallèle  de  Condé  et  de  Turenne. 

5  «  Je  me  souviens  qu'il  nous  ravissoit.  etc.»  ^//u<t on  intéressante 
aux  conversations  de  Condé  avec  ses  amis.  Elle  nous  montre  Bossuet 
initié  aux  secrets  du  génie  et  la  gloire  du  prince. 

^  «  En   Catalogne.  »  Dans  son  expédition  contre  Lérida.  1647. 


326  ORAISON  FUNÈBRE 

deux  chefs  expérimentés  à  poser  les  armes  sans  combat*, 
lui-même  il  avoit  été  reconnoître  les  rivières  et  les  mon- 
tagnes qui  servirent  à  ce  grand  dessein;  et  jamais  un  si 
digne  maître  n'avoit  expliqué  par  de  si  doctes  leçons  les 
Commentaires  de  César ^.  Les  capitaines  des^J^i^cles  futurs 
lui  rendront  un  honneur  semblable^.  On  viendra  étudier 
sur  les  lieux  ce  que  riiistoire  racontera  du  campement  de 
Piéton,  et  des  merveilles  dont  il  fut  suivi.  On  remarquera 
dans  celui  de  Chatenoy*  Téminence  qu'occupa  ce  grand 
capitaine,  et  le  ruissea^  dont  jJ.je„Qouvrit  sous  le  canon  du 
retranchement  de  Schelestad.  Là  onlui  verra  mépriser 
rAllemagne  conjurée,  suivre^.,  son  tour  les  ennemis,  quoi- 
que plus  forts,  rendre  lèïirs  projets  inutiles,  et  leur  faire 
lever  le  siège  de  Saverne,  comme  il  avoitfait^  un  peu  au- 
paravant celui  de  Haguenau.  C'est  par  Jesem'Blables  coups*', 
dont  sa  vie  est  pleine,  qu'il  a  porté  si  haut  sa  réputation, 
que  ce  sera  dans  nos  jours  s'être  fait  un  nom  parmi  les  hom- 
mes"^, et  s'être  acquis  un  mérite  dans  les  troupes,  d'avoir 
servi  sous  le  prince  de  Condé;  et  comme  un  titre  pour 
commander,  de  ravoirju^ire^ /// 

î  De  bello  civili,  I.  —  «  Deux  chefs  expérimentés  :  »  AfraniusetPé- 
tréius,  après  avoir  battu  César  à  Ilerda  (Lérida),  furent,  par  une  suite 
de  manœuvres,  cernés  et  forcés  de  se  rendre  sans  combat  (49  av.  J.-C). 

2  ((  Un  si  digne  maître...  de  si  doctes  leçons.  »  Détail  ingénieux  : 
rapprochement  brillant  de  César  et  de  Condé. 

3  «  Un  honneur  semblable.  »  Idée  heureuse,  qui  montre  Condé  de- 
venu un  des  héros  de  l'histoire,  et  une  des  autorités  de  la  stratégie. 
Elle  rattache  en  même  temps  d'une  manière  naturelle  ei  facile  les  der- 
niers détails  de  cette  campagne  de  1675  à  l'ensemble  du  discours. 
L'ordre  chronologique  se  concilie  ainsi  parfaitement  avec  l'ordre  lo- 
gique et  oratoire. 

*  «  Chatenoy.  »  Ville  de  Lorraine  (Vosges,  à  II  kil.  de  Neuf-Châ- 
teau).—«  Schelestad,  »  ville  d'Alsace  sur  l'iU,  cédée  à  la  France  en  1648. 
(Dép.  du  Bas-Rhin,  à  44  kil,  de  Strasbourg.) 

5  «  Comme  il  avoit  fait.  »  Verbe  explétif  (Voyez  page  4,  note  2). 
^^^  «  De   semblables  coups.  »   Le   mot  coup  indique  quelque  chose 
d'inattendu,  et  s'applique  mal  à  la  tactique  d'un  général  et  à  l'ensemble 
d'une  campagne.  Trait  serait  plus  juste.  Voici  des  exemples  des  deux 
expressions  pris  dans  Racine  : 

Polyxène  éjjorgée, 
Aax  yeux  de  tous  les  Grecs  iu dignes  contre  vous  : 
5Que  peut-on  refuser  à  ces  généreux  co(£;;5.'       Andromaque,   iv. 

Reconnoissez,  Abner,  à  ces  traits  éclatants 
Un  Dieu  tel  aujourd'hui  qu'il  fut  dans  tous  les  temps. 
Athalie,  i,   i. 

Encore  ici  Racine  aurait-il  pu  mettre  :  à  ces  coups  éclatants. 
■?  «  Que  ce  sera...  s'être  fait,  etc.  »  Idée  vraie  et  expressive  :  mais  la 
phrase  est  bien  pénible.  —  Remarquez  V antithèse  qui  la  termine. 


!,.-*».«  fi-tK 


PW^.^-/f>t^  fiii  '>\/^^*' 


DE  LOUIS  DE  BOURBON.  327 

2°.  Mais  si  jamais  il  parut  un  homme  extraordinaire, 
s'il  parut  être  éclairé  et  voir  tranquillement^  toutes  choses, 
c'est  dans  ces  rapides  moments"d'où  dépendent  les  victoi- 
res, et  dans  Tardeur  du  combat.  Partout  ailleurs  il  déli- 
bère; docile,  il  prête  Toreille  à  tous  les  conseils  :  ici  tout^ , 
se  présente  à-la-fois;  la  multitude  des  objets  ne  le  confond' 
pas  ;  à  Finstant  le  parti  est  pris  ;  il  commande  et  il  agit' 
tout  ensemble,  et  tout  marche  en  concours  et  en  sûreté^. 
Le  dirai-je  ?  mais  pourquoi  craindre  que  la  gloire  d'un  si 
grand  homme  puisse  être  diminuée  par  cet  aveu?  Ce  n^est 
plus  ces  promptes  saillies^  qu'il  savoit  si  vite  et  si  agréa- 
blement réparer,  mais  enfui  qu'on  lui  voyoit  quelquefois 
dans  les  occasions  ordinaires  :  vous  diriez  qu'il  y  a  en  lui 
un  autre  homme  '*  à  qui  sa  grande  âme  abandonne  de  moin- 
dres ouvrages_^oiielle  ne  daigne  se  mêler.  Dans  le   feu,< 
dans  le  choc,    oins  l'ébranlement,  on  voit  naître  tout-à-) 
coup  je  ne  sais  quoi  de  si  net,  de  si  posé,  de  si  vif,  de  si; 
ardent,  de  si  doux,   de  si  agréable^  pour  les  siens,  de  si^ 
hautain  et  de  si  menaçant  pour  les  ennemis,  qu'on  ne  sait 
d'où  lui  peut  venir  ce  mélange  de  qualités  si  contraires. 
Dans  cette  terrible  journée^  où,  aux_portes  de  Ja  ville  et  à 
la  vue_dej^  citoyens^  le  ciel  sembla  vouloir  décider  du 

1  «  Voir  tranquillement.  »  C'est-à-dire  sans  préoccupation  et  sans 
erreur.  Transition  qui  amène  un  beau  détail  du  caractère  :  le  calme  et 
la  lucidité  d'esprit  du  prince  au  milieu  des  plus  grands  dangers. 

2  «  Et  tout  marche  en  concours  et  en  sûreté.  »  Phrase  rapide  et  pré- 
cise. —  L'expression  en  concours,  qui  est  peu  usitée,  est  entraînée  ici 
par  son  analogie  avec  cette  autre  :  en  sûreté. 

3  «  Ces  promptes  saillies.  »  Elles  lui  faisaient  souvent  du  tort,  et  il 
ne  les  réparait  pas  toujours.  Il  blessa  cruellementle  maréchal  de  Gassion, 
qui  avait  tant  contribué  à  la  victoire  de  Rocroi ,  et  s'en  fit  un  ennemi 
juré.  (Voy.  les  Mém.  de  Monglat.) 

*  «  Vous  diriez  qu'il  y  a  en  lui,  etc.»  Détail  expressif  qui  donne  de  la 
granjdeur  à  l'idée ,  en  montrant  l'àme  du  prince  comme  en  dehors  des 
petits  détails  de  la  vie  ,  et  tout  entière  aux  grandes  conceptions.  — 
«  Elle  ne  daigne  se  mêler.  »  Il  est  rare  de  voir  ainsi  le  négation  ne 
employée  avec  un  verbe  à  l'indicatif  sans  son  complément  habituel  pas. 

3  «  Je  ne  sais  quoi  de  si  net,  etc.  »  Enumération  remarquable;  tous 
les  termes  sont  opposés  deux  à  deux  :  (  de  si  net,  de  si  posé,  —  de  si 
vif,  de  si  ardent,  etc).  Quelle  originalité  et  quelle  précision  merveilleuse 
dans  tous  les  détails  de  ce  portrait  ! 

6  «  Dans  cette  terrible  journée.  »  Combat  de  la  porte  Saint-Antoine, 
(1er  juillet  1632.  Condé  y  courut  risque  de  la  vie).  Gaston,  le  cardinal, 
le  parlement,  le  peuple  ne  voulaient  pas  le  secourir  :  M^e  de  Montpen- 
sier  le  sauva,  en  faisant  tirer  sur  les  troupes  du  roi  le  canon  de  la 
Bastille.  Tous  les  écrivains  du  temps  sont  unanimes  dans  leur  admiration 
pour  le  génie  que  Condé  déploya  dans  ceUe  action. 


328  ORAISON  lUNËBRE 

sorl  de  ce  prince;  où,  avec  Télite  des  troupes,  il  avoit  en 
tê^e  un  général  si  pressant;  où  il  se  vit  plus  que  jamais 
exposé  aux  caprices  de  la  fortune,  pendant  que  les  coups 
venoient  de  tous  côtés,  ceux  qui  combattoient  auprès  de  lui 
nous  ont  dit  souvent  que,  si  Ton  avoit  à  traiter  quelque 
grande  affaire  avec  ce  prince,  on  eût  pu  choisir  de  ces  mo- 
ments où  tout  étoit  en  feu  autour  de  lui*  :  tant  son  esprit 
s'élevoil  alors,  tant  sonàme  leur  paroissoit  éclairée  comme 
d'en-haut^  en  ces  terribles  rencontres  :  semblable  à  ces 
hautes  montagnes  dont  la  cime  au-dessus  des  nues  et  des 
tempêtes  trouve  la  sérénité  dans  sa  hauteur  ^  et  ne  perd 
aucun  rayon  de  la  lumière  qui  Tenvironne.  Ainsi,  dans  les 
plaines  de  Lens  ^,  nom  agréable  à  la  France,  Tarchiduc, 
contre  son  dessein,  tiré  d'un  poste  invincible^  par  ragpâi 
d'un  succès  trompeur,  par  un  soudain  mouvement  du 
prince  ^,  qui  lui  oppose  des  troupes  fraîches  à  la  place  des 
troupes  fatiguées,  est  contraint  à  prendre  là  fuite.  Ses  vieil- 

1  «  On  eût  pu  choisir  de  ces  moments,  etc.»  «  Le  prince  s'y  comporta 
«  d'une  manière  qui  surpasse  l'imagination,  et  par  sa  grande  valeur  et 
«  par  sa  prudence  ;  il  agit  d'un  si  grand  sang-froid  en  cette  occa- 
«  sion,  que  tout  le  monde  l'admira...  Il  étoit  partout.  Les  ennemis  ont 
«  dit  qu'à  moins  d'être  un  démon,  il  ne  pouvoit  pas  faire  humainement 
«  tout  ce  qu'il  avoit  fait,  n  Mém,  de  M'^e  de  Montpensier. 

2  «  Eclairée  comme  d'en  haut.  »  Idée  imposante  ;  elle  montre  Condé 
comme  inspiré  de  Dieu  ;  et  l'image  que  présentent  les  mots  amène  le 
beau  rapprochement  qui  suit. 

3  «  Trouve  la  sérénité  dans  sa  hauteur.  »  Expression  vive  et  concise 
d'une  admirable  comparaison.  Quoi  de  plus  poétique  que  ce  souvenir 
des  cimes  des  Alpes  ou  des  Pyrénées,  sur  lesquelles  le  voyageur  ne 
perd  aucun  rayon  de  la  lumière,  et  voit  se  former  les  orages  au- 
dessous  de  lui?  Rien  de  plus  original  que  ce  trait  de  caractère;  rien 
aussi  de  plus  imprévu  et  de  plus  neuf  que  sa  comparaison  :  elle  parle 
à  l'imagination  et  presque  aux  regards. 

*  «  Dans  les  plaines  de  Lens.  »  Ces  plaines  ont  trois  lieues  de  long. 
—  «  Nom  agréable  à  la  France.  »  Tout  à  l'heure,  Bossuet  rappelait  un 
souvenir  douloureux,  et  désignait  le  combat  sans  le  nommer.  —  «  Je 
«  ne  puis  m'empêcher,  dit  le  cardinal  de  Retz,  de  vous  dire  que  le 
«  combat  étant  presque  perdu,  M.  le  Prince  le  rétablit  et  le  gagna 
«  par  un  seul  coup  de  cet  œil  d'aigle  que  vous  lui  connoissez,  qui  voit 
«  tout  dans  la  guerre,  et  qui  ne  s'éblouit  jamais.  » 

3  «  Un  poste  invincible.  »  Expression  incorrecte  :  ce  mot  ne  s'ap- 
plique qu'à  l'homme  ou  aux  objets  personnifiés.  Or,  on  peut  vaincre  la 
nature,  mais  on  ne  peut  pas  vaincre  un  poste.  —  «  Bek,  voyant  l'ar- 
«  riére-garde  françoise  en  déroute,  manda  à  l'archiduc  qu'il  donnât 
«  hardiment,  et  que  la  victoire  étoit  à  lui.  »  Mém.  de  Monglat. 

*  «Par  l'appât...  par  un  soudain  mouvement  du  prince.»  Phrase  ma! 
faite.  Ces  deux  régimes  construits  avec  la  même  préposition  et  placés 
ainsi  l'un  à  côté  de  l'autre  semblent  appartenir  au  même  verbe,  tandis 
que  ce  sont  deux  idées  toutes  difTérenles. 

} 


DE  LOUIS  DE  BOURBO.X.  529 

les  troupes  périssent  ;  son  canon,  où  il  avoit  mis  sa  con- 
fiance, est  entre  nos  mains  ;  et  Bek,  qui  Tavoit  flatté  d'une 
victoire  assurée,  pris  et  blessé  dans  le  combat,  vient  rendre 
en  mourant  un  triste  hommage  à  son  \ainqueur  par  son 
désespoir  ^  S'agit-il  ou  de  secourir  ou  de  forcer  une  ville? 
le  prince  saura  profiter  de  tous  les  moments.  Ainsi,  au  pre- 
mier avis  que  le  hasard  lui  porta  d'un  siège  important*, 
il  traverse  trop  promptement^  tout  un  grand  pays,  et, 
d'une  première  vue,  il  découvre  un  passage  assuré  pour  le 
secours  aux  endroits  qu'un  ennemi  vigilant  n'a  pu  encore 
assez  m^Lmij.  Assiége-t-il  quelque  place?  il  invente  tous 
les  jours  de  nouveaux  moyens  d'en  avancer  la  conquête*. 
On  croit  qu'il  expose  les  troupes  :  il  les  rnénage^  en  abré- 
geant le  tempsTes  périls  par  la  vigueur  des  attaques.  Parmi 
tant  de  coups  surprenants,  les  gouverneurs  les  plus  coura- 
geux ne  tiennent  pas  les  promesses  qu'ils  ont  faites  à  leurs 
généraux*^.  Dunkerque  est  pris''  en  treize  jours  au  milieu 

1  «  Un  trisle  hommage  à  son  vainqueur  par  son  désespoir.  »  «  Le 
«  général  Bek  fut  pris  fort  blessé,  et  mené  à  Arras,  où  il  mourut  de  ses 
«  blessures.  //  ne  fit  que  jurer  durant  sa  prison,  sans  vouloir  recevoir 
«  compliment  de  personne,  tant  il  èloii  enragé  de  la  perte  de  cette 
«  bataille,  et  de  se  voir  entre  les  mains  de  celui  qu'il  croyoil  prendre 
«  lui-même.  »  Mémoires  de  Mo.nglat. 

*  «  Un  siège  important.  )>  Est-ce  le  siège  de  Cambray,  investi  par 
Turenne  et  délivré  par  Condé  en  1657?  Ce  qui  le  ferait  supposer,  c'est 
que  Bossuet  évite  de  nommer  la  ville. 

3  «  Trop  promptement.  »  Rien  dans  la  phrase  n'indique  ici  une 
faute  du  prince  ni  un  blâme  de  Bossuet.  Il  faut  donc  prendre  trop 
eomme  synonyme  de  très^  fort,  sens  que  nimis  a  quelquefois. 

*  «  Il  invente  tous  les  jours,  etc.  »  Sièges  de  Furnes  et  de  Dun- 
kerque (1646). 

5  «  Il  les  ménage.  »  Il  ne  les  avait  guère  ménagées  à  Senef.  Du 
reste,  tel  est  le  système  de  presque  tous  les  grands  capitaines  de  tous 
les  siècles. 

6  «  Les  promesses  qu'ils  ont  faites,  etc.  »  Allusion  qui  respire  tout 
l'orgueil  de  la  victoire. 

''  «  Dunkerque  est  pris.  »  11  octobre  1646.  Bossuet  revient  ici  aux 
premières  campagnes  de  Condé.  Kous  avons  vu  déjà  qu'il  ne  s'astreint 
pas  à  suivre  servilement  l'ordre  chronologique.  L'orateur  a  quelques- 
uns  des  privilèges  du  poëte.  Les  faits  historiques  sont  sa  propriété.  S'il 
n'a  pas,  non  plus  que  le  poêle,  le  droit  de  les  altérer  et  de  les  faire 
mentir,  il  peut  du  moins,  surtout  dans  le  genre  démonstratif  où  il  n'a 
en  vue  que  le  beau  et  que  l'éclat  de  la  pensée  et  du  style,  les  disposer 
et  les  peindre  à  son  gré,  suivant  les  convenances  du  sujet  et  de  l'élo- 
quence. C'est  ce  que  fait  ici  Bossuet.  Le  caractère  du  prince  se  déve- 
loppe selon  que  l'a  fait  prévoir  l'orateur.  Les  faits  historiques  suivent  un 
développement  à  peu  près  parallèle,  mais  souvent  le  détail  de  ces  faits 
arrive  comme  explication  du  caractère,  au  moment  et  à  l'endroit  où  l'eu 
ne  les  attendait  pas. 


530  ORAISON  FUNÈBRE 

des  pluies  de  rautomne  ;  et  ces  barques  si  redoutées  de 
nos  alliés^  paroisseiit  tout-à-coup  dans  tout  rOcéan  avec 
nos  étendards. 

Mais  ce  qu'un  sage  général  doit  le  mieux  connoître*, 
c'est  ses  soldats  et  ses  chefs  :  car  de  là  vient  ce  parfait  con- 
cert qui  fait  agir  Tes  armées  comme  un  seul  corps^'oÏÏT' 
pour  parler  avec  TEcriture,  ce  comme  un  seul  homme;  » 
Egressus  est  Israël  tanquam  vir  unus^.  Pourquoi  comme 
un  seul  homme?  parce  que  sous  un  même  chef,  qui  con- 
noît  et  les  soldats  et  les  chefsjcomme  ses  bras  et  ses  mains*, 
tout  est  également  vif  et  mesure^  CësT  ce  qui  donne  la 
victoire;  et  L^jQiïï.^J^  a  notre  grand  prince,  qu'à  la 
journée  de  Nordlingue*,  ce  qui  Tassuroit  du  succès,  c'est 
qu'il  connoissoit  M.  de  Turenne,  dont  l'habileté  consommée 
n'avoit  besoin  d'aucun  ordre  pour  faire  tout  ce  qu'il  falloir. 
Celui-ci  publioit  de  son  côté  qu'il  agissoit  sans  inquiétude, 
parce  qu'il  connoissoit  le  prince*,  et  ses  ordres  toujours 
sûrs.  C'est  ainsi  qu'ils  se  donnoient  mutuellement  un  repos* 
qui  les  appliquoit  chacun  tout  entier  à  son  action  famsi 
finit  heureusement  la  bataille  la  plus  hasardeuse  et  la  plus 
disputée  qui  fut  jamais. 

*  «  Ces  barques  si  redoutées  de  nos  alliés.  »  La  floUe  hollandaise 
bloquait  Dunkerque  par  mer  pendant  que  Condé  l'assiégeait. 

2  «  Mais  ce  qu'un  sage  général,  etc.  »  Transition  simple.  Bossuet, 
en  général,  attache  peu  d'importance  à  cette  condition  du  style  si  re- 
commandée par  Boileau  comme  l'une  des  plus  difficiles. 

3  Reg.,  I,  XI,  7.  —  «  Pourquoi  comme  un  seul  homme.  »  Interroga- 
tion un  peu  lente. 

*  «  Comme  ses  bras  et  ses  mains.  »  Détail  simple,  qui  précise  l'idée. 

5  «  Vif  et  mesuré.  »  C'est  là,  pour  Bossuet,  le  double  élément  de 
l'art  militaire,  et  le  vrai  tempérament  du  général. 

6  «  A  la  journée  de  Nordlingue.  »  2  juin  1645.  Il  comptait  surtout 
sur  lui-même,  car  :  «  Il  avoit  tellement  accoutumé  de  vaincre,  qu'il  ne 
«  croyoit  pas  pouvoir  être  jamais  battu,  et  il  se  croyoit  par  avance  déjà 
«  victorieux.  »  Mém.  de  Montglat. 

7  «  N'avoit  besoin  d'aucun  ordre,  etc.  »  Il  en  avait  coûté  cependant 
au  maréchal  de  Gassion,  pour  avoir  pris  sur  lui  de  changer  quelque 
chose  à  un  ordre  du  prince  de  Condé. 

8  ((  Il  connoissoit  le  prince.  »  Eloge  indirect,  mais  flatteur,  venant 
de  la  bouche  du  maître  des  généraux. 

9  «  Ils  se  donnoient  un  repos.  »  Locution  prise  dans  une  acception  as- 
sezrare.  D'ordinaire,  on  ne  dit  qae  se  donner  du  repos  que,  dans  le  sens 
de  se  délasser.  Du  reste,  la  phrase  de  Bossuet  est  parfaitement  claire. 
Il  faut  signaler  aussi  une  alliance  de  mots  elliptique  et  hardie,  amenée 
par  la  concision  du  style  :  un  repos  qui  applique  à  l'action^  pour  qui 
permet  de  s'appliquer.  Ce  sont  là  des  licences  de  langue  que  le  succès 
justifie,  mais  sur  l'emploi  desquelles  on  doit  être  très-réservé. 


DE  LOUIS  DE  BOURBON.  331 

5°  C'a  été  dans  notre  siècle  un  grand  spectacle  ^  de  voir 

dans  le  même  temps  et  dans  les  mêmes  campagnes,  ces 

deux  hommes,   que  la  voix  commune  de  toute  TEurope 

1  «  C'a  été  dans  notre  siècle,  etc.  »  L'histoire  des  campagnes  et  du 
génie  du  grand  Condé  amenait  naturellement  le  souvenir  de  Turenne. 
L'orateur  se  sentait,  pour  ainsi  dire,  obligé  de  répondre  aux  hésitations 
du  public  sur  la  supériorité  de  l'un  ou  de  l'autre.  Aborder  ce  parallèle, 
et  le  tracer  à  grands  traits,  comme  a  fait  Bossuet,  c'était  donner  à  son 
discours  un  intérêt  de  plus  aux  yeux  des  contemporains  et  de  l'avenir. 
Cependant,  tout  le  monde  n'en  jugea  pas  ainsi.  Madame  de    Sévigné 
écrit  à  Bussy  (25  avril  1687)  :  «  Le  parallèle  de  M.  le  Prince  et  de 
a  M.  de  Turenne  est  un  peu  violent  (un  peu  forcé)  ;  mais  il  s'en  excuse 
«  en  niant  que  ce  soit  un  parallèle,  et  en  disant  que  c'est  un  grand 
«  spectacle  qu'il  présente  de  deux  grands  hommes  que  Dieu  a  donnés 
«  au  roi.  »  —  Chose  facile  à  comprendre,  quand  on  se  rappelle  com- 
bien madame  de  Sévigné  tenait  à  ses  vieilles  admirations  ;  elle  préfère 
évidemment  Bourdaloue  à  Bossuet,  quoique,  dit-elle,  la  pièce  de  31.  de 
Meaux  soit  fort  belle  et  de  main  de  maître.  Elle  est  charmée  et  tra/ns- 
portée  du  discours  de  Bourdaloue,  de  cette  grâce,  de  cette  éloquence 
qui  enti-aîne  ou  qui  enlève,  comme  on  voudra.  (Cela  ne  conviendrait-il 
pas  cent  fois  mieux  à  Bossuet?)  Le  développement  du  cœur  solide  a  été 
traité  divinement.  Sur  le  cœur  droit,  «il  s'est  jeté  sans  balancer  tout 
«  au  travers  de  ses  égarements  ,  et  de  la  guerre  qu'il  a  faite  contre  le 
x<  roi.  Cet  endroit  qui  fait  trembler,  que  tout  le  monde  évite ,  qui  fait 
«  qu'on  tire  les  rideaux,  qu'on  passe  des  éponges,  il  s'y  est  jeté,  lui  à 
«  corps  perdu...  On  ne  sauroit  vous  dire  avec  combien  d'esprit  tout  cet 
«  endroit  a  été  conduit,  et  quel  éclat  il  a  donné  à  son  héros,  par  cette 
«  peine  intérieure  qu'il  a  si  bien  peinte ,  et  si  vraisemblablement.  » 
(Comment  madame  de  Sévigné  préfère-t-elle  cet  esprit  et  ce  talent  à 
ces  choses  parfaitement    belles   de   Bossuet ,    qui  enlèvent ,    qui  font 
frissonner,  comme  elle  le  dit  elle-même  de  Corneille?)  A  propos  da 
cœur  chrétien ,  elle  ajoute  :  «  Il  nous  a  peint  sa  mort  avec  des  cou- 
«  leurs  ineffaçables  dans  mon  esprit  et  dans  celui  de  l'auditoire  ,  qui 
«  paraissoit  pendu  et  suspendu  à  tout  ce  qu'il  disoit ,  d'une  telle  sorte 
«  qu'on  ne  respiroit  pas.  Vous  dire  de  quels  habits  tout  cela  étoit  orné, 
«  il  est  impossible,  et  je  gâte  même  cette  pièce  par  la  grossièreté  dont 
«  je  la  croque.  C'est  comme  si  un  barbouilleur  vouloit  toucher  à  un 
«  tableau  de  Raphaël.  »  Il  faudrait  transporter  tous  ces  éloges  à  Bos- 
suet.   «  Les    différences,  »  dit   M.   Villemain,   [Essai  sur   V Oraison 
funèbre)  «  sont  trop  fortes  pour  laisser  place  à  la  comparaison.  Bos- 
-suet marche  comme  les  dieux  d'Homère,  qui  en  trois  pas  sont  au 
«  bout  du  monde.  Bourdaloue  se  traîne  avec  effort  dans  une  carrière 
«  étroite,  qu'il  peut  à  peine  fournir.  Si  l'on  cherche,  par  l'examen  at- 
«  tentif  des  deux  ouvrages,  à   se  rendre  compte  de   cette  prodigieuse 
«  inégalité,  on  la  trouve  encore  plus  étonnante  ,  et  le  génie  de  Bossuet 
«  paraît  plus  inconcevable.  Car  il  ne  faut  pas  s'y  tromper;  le  discours 
a  de  Bourdaloue  renferme  des  beautés  nombreuses  et  d'un  ordre  su- 
«  périeur  ;  la  pensée  en  est  forte  et  grave  ;  le  Style,  sans  l'orner  beau- 
«  coup,  la  soutient  par  une  expression  énergique  et  simple.  Il  y  a  peu 
«  d'images,   mais  cette  brièveté  pleine  de  vigueur  qui  est  le  premier 
«  mérite  de  l'écrivain ,    après  le  talent  de   peindre.   Il   faut  dire  avec 
«  Fénelon  :  C'est  l'ouvrage  d'un  grand  homme  qui  n'est  pas  orateur.  » 


552  ORAISON  FUNÈBRE 

égaloit  aux  plus  grands  capitaines  des  siècles  passés  •  tanlôi 
a  la  lete  de  corps  séparés  ;  tantôt  unis,  plus  encore  par  I( 
concours  des  mêmes  pensées,  que  par  les  ordres  que  I  m- 
lerieur  recevoitderautre;  tantôt  opposés  front  à  front» 
et  redoublant   Fun  dans  Tautre  ractivité'et  la  vicr]lance  ' 
comme  si  Dieu,  dont  souvent,'~selon  TEcriture,  la"  sa-esse 
se  joue  dans  l'univers  ^  eût  voulu  nous  les  montrer  en  tou- 
tes  les  formes ^  et  nous  montrer  ensemble*  tout  ce  qu'i) 
peut  taire  des  hommes^  Que  de  campements,  que  de  belle^ 
marches,    que    de  hardiesses,    que    de  précautions,   que 
de  périls      que  de  ressources  M  Vit-on  jamais  en    deux 
Hommes  les  mêmes  vertus,  avec  des  caractères  si  divers 
pour  ne  pas  dire  si  contraires  ?  L'un  paroît  agir  par  des 
reflexions  profondes',  et  Tautrepar  de  soudaines  illumina- 
tions   :  celui-ci   par  conséquent  plus  vif,    mais  sans  que 
son  feu  eut  rien  de  précipité^  celui-là,  d'un  air  plus  froid 
sans  jamais  rien  avoir  de  lent,  plus  hardi  à  faire  qu'à  par- 
ler, résolu  et  déterminé  au-dedans^»,  lors  même  qu'il  pa- 
roissoit  embarrassé  au-dehors.  L'un,  dès  qu'il  parut  dans 
les  armées,  donne  une  haute  idée  de  sa  valeur  ^\  et  fait  at- 
tendre quelque  chose  d'extraordinaire  ;  mais  toutefois  s'a- 
vance par  ordre  '\  et  vient  comme  par  degrés  aux  prodiges 
qui  ont  fmi  le  cours  de  sa  vie  ''  :  l'autre,  comme  un  homme 

*  «  Opposés  front  à  front.  »  A  la  porte  Saint-Antoine  ,  dans  les  lignes 
dArras    aux  sièges  de  Valenciennes  et  de  Cambray  (1632-16  56) 
«  La  sagesse  se  jnue  dans  l'univers.  »  Alliance  de  mots  originale 
^  «  fcn  toutes  les  formes.»  Nous  dirions  plutôt  :  sous  toutes  les  formes 
«  Ensemble.  »  Pour  tout  ensemble ,  en  même  temps. 
«  Ce  qu'il  peut  faire  des  hommes.  »   Expression  simple  et  belle. 
«  Q"e  de  campements,  etc.»  ^numera^jon  expressive. Remarquez 
le  mot  hardiesses  au  pluriel.  ««H"»^»^ 

7  «  Par  des  réflexions  profondes.  »  Voici  le  développement  de  ces 
caractères  si  divers.  Bossuet  les  a  tracés  avec  autant  de  vérité  et  d«» 
précision  que  pourraient  faire  les  biographes. 

8  «  De  soudaines  illuminations.  »  Image  vive  et  heureuse 

9  «  Sans  que  son  feu  eût  rien  de  précipité.  »  Expression  pénible  :  ou 
ne  dit  pas  qu  un  feu  a  quelque  chose  de  lent,  ni  surtout  de  précipité. 

1"  «  Résolu  et  déterminé  au-dedans.»  Stj  le  simple  et  précis.  Ces  qua- 
lités ne  se  retrouvent  pas  au  même  degré  dans  l'oraison  funèbre  de  Tu- 
renne  par  Flechier.  C'est  à  peine  même  s'il  indique  ce  caractère  réserv* 
et  timide  en  apparence  de  son  héros. 

»  «  Donne  une  haute  idée  de  sa  valeur.»  C'est  dans  celte  seconde  partie 
rtu  parallèle  que  se  remarque  surtout  l'art  que  le  cardinal  de  Bausset  a 
signale,  de  faire  admirer  Turenne,  en  laissant  cependant  Conde  à  la 
première  place;  car  les  sympathies  de  l'orateur  semblent  être  pour  lui. 

J  «  S  avance  par  ordre.  »  C'est-à-dire  successivement. 

«  Aux  prodiges  qui  ont  Oui,  etc.»  Sa  fameuse  campagne  d'Alsace  , 


DE  LOUIS  DE  BOURBON,  535 

inspiré,  dès  sa  première  bataille  s'égale  aux  maîtres  les 
plus  consommés',  l/iin,  par  de  vifs  et  continuels  efforts, 
emporte  l'admiration  du  genre  humain^,  et  fait  taire  Ten- 
vie  :  l'autre  jette  d'abord  une  si  vive  lumière -^  qu'elle  n'o- 
soit  l'attaquer.  L'un  enfin,  par  îâ  profondeur  de  son  génie 
et  les  incroyables  ressources  de  son  courage*,  s'élève  au- 
dessus  des  plus  grands  périls,  et  sait  même  profiter  de  tou- 
tes les  infidélités  de  la  fortune^  :  l'autre,  et  par  l'avantage 
d'une  si  haute  naissance,  et  par  ces  grandes  pensées  que  le 
ciel^envoie,  et  par  une  espèce  d'instinct  admirable  ^  dont 
les  hommes  ne  connoissent  pas  le  secret,  semble  né  pour 
entraîner  la  fortune  dans  ses  desseins,  et  forcer  les  desti- 
nées''. Et  afm  que  l'on  vît  toujours  dans  ces  deux  hommes 
de  grands  caractères,  mais  divers,  l'un  emporté,  d'un  coup 


où  il  anéantit  une  armée  de  soixante-dix  mille  hommes,  sans  grandes 
batailles,  avec  une  armée  beaucoup  plus  faible,  el  malgré  le»  ordres 
de  Louvois,  donnés  au  nom  du  roi  (,1675). 

1  «  S"égale  aux  maîtres  les  plus  consommés.  »  L'expression  est  belle 
et  forte  ;  mais  il  'aat  dire  que  quelques  esprits  chagrins  du  temps  (Tal- 
lemant  des  Beaux  par  exemple)  reportent  au  maréchal  de  Gassion  une 
bonne  part  de  la  gloire  de  Bocroi. 

2  «  Kmporte  l'admiralion  du  genre  humain.  »  Style  plein  de  vigueur. 

3  «  Jette  d'abord  une  si  vive  lumière.  »  Image  expressive;  elle  con- 
traste avec  la  phrase  forte  et  travaillée  qui  peint  les  vifs  el  continuels 
efforts  de  Turenne.  —  Bemarquez  le  mot  vif,  employé  à  deux  lignes 
de  dislance  dans  deux  acceptions  différentes. 

*  «  La  profondeur  de  son  génie  et  les  incroyables  ressources  de  sou 
«  courage.»  Bossuet  fait  en  somme  une  large  part  au  génie  de  Turenne, 
el  ces  derniers  traits  le  mettent  sur  la  même  ligne  que  Condé. 

5  «  Les  infidélités  de  la  fortune.  »  «Turenne  (battu  dans  les  lignes 
;(  de  Valenriennes,  16.56)  fit  ce  que  Condé  avait  fait  dans  une  déroute 
«  pareille  ;  il  sauva  l'armée  battue  ,  et  fit  tète  jiartout  à  l'ennemi  ;  il 
«  alla  môme,  un  mois  après,  assiéger  et  prendre  la  petite  ville  de  la 
«  Capelle.  C'était  peut-être  la  première  fois  qu'une  armée  battue  avait 
«  osé  faire  un  siège.»  Voltaire,  Siècle  de  Louis  XIV,  vi. 

6  «  Par  ces  grandes  pensées...  par  une  espèce  d'instinct  admirable.  » 
La  supériorité  donnée  à  Condé  dans  le  parallèle  tient  à  cet  éclat  poéti- 
que dont  Bossuet  l'a  constamment  entouré.  L'admirable  génie  de  Tu- 
renne, analysé  par  l'orateur  avec  tant  de  profondeur  et  d'éloquence, 
ne  jette  pourtant  nulle  part  une  aussi  vive  lumière  que  celui  de  son 
rival.  La  raison  et  l'admiration  calme  d'une  part,  l'imagination  et  l'en- 
thousiasme de  l'autre  ,  tel  est  le  secret  de  cette  différence.  El  comme 
elle  est  merveilleusement  exprimée! 

■^  «  hniraîner  la  fortune...  cl  forcer  les  destinées.  »  Turenne  lutte, 
Condé  entraîne.  Tous  deux  triomphent;  mais,  aux  yeux  de  Bossuet,  l'un 
intéresse  pendant  que  l'autre  transporte  ;  de  là  sa  sympathie  pour  Condé, 
que  d'ailleurs  il  avait  connu  plus  longtemps.  (Il  est  vrai  qu'il  avait  con- 
yerli  Turenne.) 


354  ORAISON  FUNÈBRE  j 

soudain,  meurtjioiir  son  pa^  S  comme  un  Judas  le  Maçha-^^k  j 
bée;  Farméè^le  pleure  comme  son  père,  et  Ta  cour  ettout  1 } 
^îe  peuple  gémit;  sa  piété  est  louée  comme  son  courage^,  et  || 
sa  mémoire  ne  se  flétrit  point  par  le  temps  :  l'autre,  élevé; 
par  les  armes  au  comble  de  la  gloire  comme  un  David  %-y 
coinmeJui  meurt  dans  son  lit  en  publiant  Tes  louanges  de 
Dieu,  et  instruisant  sa  famille*,  et  laisse   tous  les  cœurs 
remplis  tant  de  Téclat  de  sa  vie,  que  de  la  douceur  de  sa 
mort.  Quel  spectacle   de  voir  et  d'étudier  ces  deux  hom- 
mes, et  d'apprendre  de  chacun  d'eux  toute  l'estime  que 
méritoit  l'autre^  !  C'est  ce  qu'a  vu  notre  siècle  :  et  ce  qui 
est  encore  plus  grand,  il  a  vu  un  roi  se  servir  de  ces  deux 
grands  chefs  ^  et  profiter  du  secours  du  cien  ;  et  après 
qu'il  en  est  privé  par  Ta  mort  de  l'un  et  les  maladies  de 
l'autre,  concevoir  de  plus  grands  desseins,  et  exécuter  de 
plus  grandes  choses,  s'élever  au-dessus  de  lui-même,  sur- 

1  «  L'un  meurt  pour  son  pays.  »  Conclusion  touchante  du  parallèle, 
qui  suit  ces  deux  grands  hommes  jusque  dans  la  mort. 

2  «  Sa  piété  est  louée  comme  son  courage.  »  Allusion  à  l'oraison 
funèbre  de  Turenne  par  Fléchier.  Bossuet  lui  rend  ici  ses  éloges  de  l'o- 
raison funèbre  de  Le  Tellier.  (Voy.  p.  264,  note  3.)  Il  y  a  même  dans 
ces  paroles  de  Bossuet  un  souvenir  évident  du  bel  exorde  et  du  texte 
si  heureux  de  Fléchier.  «  Fleverunt  eum  omnis  populus,  etc.  ))r 

3  «  Comme  un  David.  »  Comparaison  et  allusion  qui  correspondent 
exactement  à  celles  de  Turenne  avec  Judas  Machabée. 

*  «  Instruisant  sa  famille.  »  Détail  touchant ,  dont  nous  trouverons 
de  beaux  développements  dans  la  dernière  partie.  Remarquez  comme 
le  parallèle  est  parfaitement  soutenu  jusqu'au  bout,  et  avec  quel  art 
ces  deux  belles  morts  sont  opposées  l'une  à  l'autre.  Dans  ces  deux  ta- 
bleaux ,  le  ton  s'adoucit  également  ;  l'onction  succède  à  la  grandeur  ;  et 
des  idées  touchantes  de  consolation  et  d'espérance  terminent  ces  deux 
portraits  tracés  avec  tant  de  vigueur  et  d'enthousiasme. 

8  «  D'apprendre  de  chacun  d'eux,  etc.  »  Bossuet  revient  sur  une  idée 
déjà  exprimée,  parce  qu'en  elle  consiste  l'unité  et  l'intérêt  du  parallèle; 
l'estime  des  deux  héros  l'un  pour  l'autre  :  grand  enseignement  pour 
leurs  élèves  et  pour  le  monde  ! 

6  «  Ce  qui  est  encore  plus  grand,  etc.  »  Voici  la  part  de  Louis  XIV  : 
véritable  part  de  roi,  et  qui  devait  satisfaire  amplement  son  orgueil. 
Quoi  de  plus  flaUeur  que  de  rappeler  son  nom  à  la  fln  de  ce  double  pa- 
négyrique ,  pour  recueillir  et  résumer  en  lui  la  gloire  de  ses  généraux! 
Nous  l'avons  vu  déjà  plus  haut  apparaître  subitement  et  glorieusement 
à  la  fin  de  la  campagne  de  Senef.  Si ,  pour  satisfaire  sa  susceptibilité , 
il  lui  fallait  une  place  dans  l'éloge  des  princes  (et  Fléchier  l'avait  senti 
également  dans  l'oraison  funèbre  de  Turenne),  il  faut  convenir  qu'il  est 
impossible  d'y  mettre  plus  d'art  et  de  dignité  que  Bossuet. 

7  «  Profiter  du  secours  du  ciel.  »  Mot  qui  renferme  toute  une  idée  : 
il  doit  rappeler  à  Louis  XIV  que  sa  puissance  vient  de  Dieu  et  non  pas 
de  lui  ;  or,  le  roi  aimait  à  tout  rapporter  à  lui-même. 


i)E  LOUIS  DE  BOURBON.  555 

passeFet  l'esp^france  des  siens,  et  Fattente  de  Tunivers  : 
tant  esCtojtjpn  courage,  tant  est  yaste  son  intelligence,  ■ 
tant^es.  destinées  sont  glorieuses  *  !  ^y.. 

^%)0^èmeiPartie  —  1°  Yoilà,  messieurs,  les  spectacles' 
qileT)! eu  donne  à  J 'uniye^rs  ^,  etj[es  hommes  qu'il. y  emoie 
quand  il  y  veut  faire  éclater,  tantôtidans  une  nation,  tantôt 
dans  une  autre,  selon  ses  conseils  éternels,  sa  puissance  ou 
sa  sagesse^;  car  ces. divins  attributs^paroissent-ils  mieux'* 
dans  les  cieux^i'iTa'Bfrnés  de  ses  doigts  *,  que  dans  ces 
rares  talents  qu'il  distribue  comme  if  lui  plaît  aux  hommes 
extraordinaires?  Quel  astre  Lrille  davantage  dans  le  firma- 
ment, que  lé"prince  de  Condé  n'a  fait  dans  l'Europe?  Ce 
n'étoit  pas  seulement  la  guerre  qui  lui  donnoit  de  l'éclat  *  : 

~"l  «  Tant  est  haut  son  courage,  etc.  »  Exclamation  qui  termine  d'une 
manière  brillante  ce  bel  éloge  de  Louis  XIY.  —  Remarquez  l'expression 
de  courage  haut,  empruntée  au  latin. 

2  «  Les  spectacles  que  Dieu  donne  à  l'univers.  »  De  l'éloge  des 
grands  hommes,  Bossuet  revient  aux  idées  chrétiennes.  Il  renvoie  à  Dieu 
toute  cette  gloire  qu'il  vient  de  célébrer  avec  tant  de  sincérité  et 
d'enthousiasme;  il  fait  plus,  il  montre  que  cette  gloire,  Dieu  la  donne 
même  à  ses  ennemis,  et  que,  seule,  elle  ne  peut  rien  pour  le  salut.  De 
là  le  développement  sur  la  piélé  du  prince,  et  la  preuve  de  sa  proposi- 
tion, que  la  piélé  est  le  tout  de  l'homme. 

3  «  Sa  puissance  ou  sa  sagesse.  »  Phrase  parfaitement  faite,  où  l'idée 
principale  est  suspendue  et  préparée  par  les  idées  accessoires,  de  ma- 
nière à  produire  tout  son  effet. 

*  «Qu'il  a  foi  niés  de  ses  doigts.  »  Image  qui  s'accorde  mal  avec 
l'idée  que  Dieu  est  un  pur  esprit,  sans  forme  sensible;  mais  ces  per- 
sonnifications aident  l'intelligence,    et  l'Écriture    en   offre  , plusieurs 

exemples,  j _^_^ 

Dans  une  éclatante  voûte^l  Ce  soleil  qui  dans  sa  route 

Il  a  placé  de  ses  mains,    "  Eclaire  tous  les  humains. 

"     -— -  J.-B.  Rousseau,    Odes  sacrées,  ii. 

'"  6  «  Ce  n'étoit  pas  seulement  la  guerre,  etc.  »  Dernier  développement 
des  qualités  de  l'esprit  :  la  pénétration,  le  savoir  et  le  goût  du  prince. 
11  est  à  remarquer  que  Bossuet  passe  rapidement,  et  même  avec  un  peu 
de  dédain  sur  ce  dernier  trait  de  caractère.  Fléchier,  qui  parle  acciden- 
tellement de  Richelieu,  en  dit  plus  à  ce  sujet  sur  lui  que  Bossuet  sur 
Condé.  (Yoy.  p.  218,  n.  7.)  Est-ce  à  cause  des  grandes  idées  religieuses 
auxquelles  il  est  pressé  d'arriver,  après  avoir  donné  tant  de  place  à  ce 
que  la  vie  a  de  plus  ingénieux,  à  l'art  militaire?  Ou  bien  trouve-l-il 
que  les  connaissances,  et  surtout  le  goût  littéraire,  méritent  peu  son 
attention?  Cela  semblerait  singulier  dans  un  homme  qui  récitait  Homère 
avec  enthousiasme,  et  commentait  Virgile  et  Horace  dans  ses  promena- 
des de  Germigny.  Et  cependant,  il  ne  dit  rien  de  ces  poêles  si  goûtés 
de  Condé.  Le  mot  art,  opposé  aux  sciences,  qui  désigne  seul  ici  les 
ouvrages  de  l'esprit,  est  perdu  dans  la  phrase,  et  effacé  par  une  ex- 
pression à  effet  :  la  théologie  la  plut  sublime.  Cet  oubli  volontaire  est 
d'autant  plus  frappant  que  Bossuet  avait  fait  une  grande  place  au  goût 


356  ORAISON  FUNÈBRE 

son  grand  génie  embrassolt  tout  ;  Tantique  comme  le  mo- 
derne, l'histoire,  la  philosophie,  la  théologie  la  plus  su- 
blime, et  les  arts  avec  les  sciences.  11  n'y  avoit  livre  qa'il 
ne  lût;  il  n'y  avoit  homme  excellent  ^  ou  dans  quelque 
spéculation,  ou  dans  quelque  ouvrage,  qu'il  n'entretînt; 
tous  sortoTent  plus  éclairés  d'avec  lui,  et  rectifioient  Iéu*rs 
pensées,  ou  par  ses  pénétrantes  questions,  ou  par  ses  ré- 
flexions judicieuses  ^.  Aussi  sa  conversation  étoit  un 
charme^  ^,  parce  qu'il  savoit  parler  à  chacun  selon  ses  ta- 
lents; et  non-seulement  aux  gens  de  guerre  de  leurs  entre- 
prises, aux  courtisans  de  leurs  intérêts  ^,  aux  politiques  de 
leurs  négociations,  mais  encore  aux  voyageurs  curieux,  de 
ce  qu'ils  avoient  découvert,  ou  dans  la  nature,  ou  dans  le 
gouvernement,  ou  dans  le  commerce  ^;  à  l'artisan  ^,  de  ses 
inventions;  et  enfin  aux  savants  de  toutes  les  sortes"^,  de  ce 
iqu'ils  avoient  trouvé  de  plus  merveilleux.  C'est  de  Dieu  que 
i viennent  ces  dons  '  :  qui  en  doute?  Ces  dons  sont  admira- 
■hles  :  qui  ne  le  voit  pas?  Mais  pour  confondre  l'esprit  hu- 
main, qui  s'enorgueillit  de  tels  dons,  Dieu  ne  craint  point 
jd'en  faire  part  à  ses  ennemis.  Saint  Augustin  considère 
parmi  les  païens  tant  de  sages,  tant  de  conquérants,  tant  de 
graves  législateurs,  tant  d'excellents  citoyens,  un  Socrate, 

des  leUres  dans  l'oraison  funèbre  de  Henriette  d'Angleterre  (p.  56,  n.  4, 
p.  58,  n.  5)  .C'est  que,  depuis  dix-sept  ans,  Bossuet  était  devenu  plus 
sévère  :  la  poésie  commençait  à  lui  sembler  peu  sérieuse  el  peu  digne. 
Sept  ans  plus  lard,  il  allait  écrire  les  Maximes  sur  la  Comédie,  el 
proscrire  (Corneille,  l'auteur  aimé  de  sa  jeunesse. 

1  M  Homme  excellent.  »  C'est-à-dire  supérieur,  dans  le  sens  du  latin 
excellere;  sens  peu  usité  de  nos  jours.  Il  en  est  à  peu  près  de  mêma 
de  spéculation  pour  théorie.  Pris  ainsi  absolument,  ce  mot  désigne  en 
général  maintenant  les  essais  de  l'industrie  et  de  l'intérêt. 

2  «  Ou  par  ses  pénétrantes  questions,  etc.  »  Que  de  précision  et  de 
netteté  dans  tous  ces  détails! 

3  «  Sa  conversation  étoit  un  charme.  »  C'est-à-dire  exerçait  une  in- 
fluence magique. 

'*  «  Aux  courtisans  de  leurs  intérêts.  »  Mot  heureux  ;  car  il  fallait 
éviter  ici  tout  détail  blessant. 

3  «  Ou  dans  la  nature,  etc.  »  Développement  juste  el  vrai  de  cette 
idée  générale  des  découvertes. 

6  ((  A  l'artisan  »  Ce  mot,  au  XVIIe  siècle,  avait  un  sens  très-étendu. 
Le  mot  artiste  n'existait  pas  encore,  ou  s'employait  peu.  Artisan  cor- 
respondait à  peu  près  à  tous  les  emplois  du  mot  art. 

"^  «  Aux  savants  de  toutes  les  sortes.  »  Pourquoi  Bossuet  a-t-il  oublié 
les  poètes?  La  dignité  de  la  chaire  permettait  de  rappeler  que  Condé 
pleurait  aux  vers  de  Cinna.  P'iéchier  n'eût  pas  été  si  scrupuleux. 

8  «  C'est  de  Dieu  que  viennent  ces  dons,  etc.  »  Transition  un  peu 
lourde,  ainsi  que  la  répétition  qui  la  suit.  r 


DE  LOUIS  DE  BOURBON.  357 

un  Marc-Aurèle,  un  Scipion,  un  César,  un  Alexandre  ', 
tous  privés  de  la  connoissance  de  Dieu,  et  exclus  de  son 
royaume  éternel .  N'est-ce  donc  pas  Dieu  qui  les  a  faits  ?  Mais 
quel  autre  les  pouvoit  faire,  si  ce  n'est  celui  qui  fait  toul 
dans  le  ciel  et  dans  la  terre  ^?  Mais  pourquoi  les  a-t-il  faits? 
et  quels  étoient  les  desseins  {particuliers  de  cette  sagesse 
profonde,  qui  jamais  ne  fait  rien  en  vain?  Ecoutez  la  ré- 
ponse de  saint  Augustin,  a  II  les  a  faits,  nous  dit-il,  pour 
orner  le  siècle  présent;  »  utordinem  sœculi  prœsentis  ornar- 
ret  ^.  Il  a  fait  dans  les  grands  hommes  ces  rares  qualités, 
comme  il  a  fait  le  soleil.  Qui  n'admire  ce  bel  astre?  qui) 
n'est  ravi  de  l'éclat  de  son  midi,  et  de  la  superbe  parure  ^  ^^ 
de  son  lever  et  de  son  coucher?  Mais  puisque  Dieu  le  fait 
luire  sur  les  bons  et  sur  les  mauvais,  ce  n'est  pas  un  si 
bel  objet  qui  nous  rend  heureux  :  Dieu  l'a  fait  pour  em- 
bellir et  pour  éclairer  ce  grand  théâtre  du  monde  ^.  De 
même,  quand  il  a  fait  dans  ses  ennemis  aussi  bien  que  dans 
ses  serviteurs  ces  belles  lumières  d'esprit,  ces  rayons  de 
son  intelligence,  ces  images  de  sa  bonté  ^;  ce  n'est  pas 
pour  les  rendre  heureux  "^  qu'il  leur  a  fait  ces  riches  pré- 
sents ;  c'est  une  décoration  de  l'univers,  c'est  un  ornement 
du  siècle  présent.  Et  voyez  la  malheureuse  destinée  de  ces 
hommes  qu'il  a  choisis  pour  être  les  ornements  de  leur 
siècle.  Qu'ont-ils  voulu,  ces  hommes  rares  * ,  sinon  des 
louanges  et  la  gloire  que  les  hommes  donnent?  Peut-être 
que,  pour  les  confondre,  Dieu  refuseia  cette  gloire  à  leurs 
vains  désirs?  Non,  il  les  confond  mieux  en  la  leur  don- 

1  «  Tant  de  sages,  etc.  »  Ce  développement  par  énumération  esi 
familier  à  Bossuet  ;  car  il  donne  généralement  l'expression  complète 
de  la  pensée. 

*  «  Mais  quel  autre  le  pouvoit  faire,  si  ce  n'est,  etc.»  Raisonnement 
rigoureux,  dans  lequel  aucun  détail,  aucune  objection  n'est  omise. 

3  Cont.  Julian.  1.  v,  n.  14  ;  tome  X,  col.  636. 

*  «  La  superbe  parure.  »  Expression  neuve  et  poétique,  dont  on 
pourrait  rapprocher  le  vers  de  Racine  : 

Il  donne  aux  fleurs  leur  aimable  peinture. 

5  «  Ce  grand  tliéàire  du  monde.  »  Encore  une  expression  qui  pari»- 
vivement  à  l'imagination. 

6  «  Ces  belles  lumières  d'esprit,  etc.  »  Remarquez,  la  parfaite  pro- 
priété de  tous  les  termes,  dans  leurs  rapports  avec  chacun  des  trois  dé- 
tails de  l'idée. 

"^  «  Ce  n'est  pas  pour  les  rendre  heureux.  »  Idée  peu  exacte  ;  car  \<i 
gloire  est  le  seul  bonheur  dont  ils  aient  pu  jouir,  puisque  Dieu  leur 
refuse  le  bonheur  éîernel.  Il  est  vrai  que  ce  bonheur  est  imparfait. 

^  V  Ces  hommes  rares.  »  Klog^^  auiri^î  se  în'Me  un  ^ou  d'i-o:.;-. 


338  ORAISON   FUNEBRE 

nant  \  et  même  au-delà  de  leur  attente.  Cet  Alexandre, 
qui  ne  vouloit  que  faire  du  bruit  ^  dans  le  monde,  y  en  a 
fait  plus  qu'il  n'auroit  osé  espérer.  Il  faut  encore  qu'il  se 
trouve  dans  tous  nos  panégyriques  ^  ;  et  il  semble,  par  une 
espèce  de  fatalité  glorieuse  à  ce  conquérant,  qu'aucun 

1  «  Non,  il  les  confond  mieux ,  etc.  »  Il  est  singulier  de  retrouver 
presque  mot  pour  mot  le  même  développement  dans  le  sermon  pour  la 
profession  de  foi  de  Madame  de  la  Vallière,  prêché  douze  ans  avant 
cette  oraison  funèbre  (26  juin  1675).  Nous  avons  déjà  signalé  dans 
Bossuet  plus  d'une  réminiscence  de  ce  genre  (page  53,  n.  5  ;  page  60. 
n.  6,  etc.)  Celle-ci  est  peut-être  la  plus  curieuse  et  la  plus  belle. 

«  Mais  peut-être  que  les  passions  plus  nobles  et  plus  généreuses 
«  seront  plus  capables  de  la  remplir  {rame).  Voyons  ce  que  la  gloire 
«  lui  pourra  produire;  il  n'y  a  rien  de  plus  éclatant  ni  qui  fasse  plus 
«  de  bruit  parmi  les  hommes,  et  tout  ensemble  il  n'y  a  rien  de  plus 
tf  misérable  ni  de  plus  pauvre.  Pour  nous  en  convaincre,  considérons- 
«  la  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  grand  et  de  plus  magnifique.  Il  n'y  a 
«  point  de  plus  grande  gloire  que  celle  des  conquérants  :  choisissons 
«  le  plus  renommé  d'entre  eux.  Quand  on  veut  parler  d'un  grand  con- 
«  quérant,  chacun  pense  à  Alexandre  :  ce  sera  donc,  si  vous  voulez,  ce 
«  même  Alexandre,  qui  nous  fera  voir  la  pauvreté  des  rois  dans  leurs 
«  conquêtes.  Qu'est-ce  donc  qu'il  a  souhaité,  ce  grand  Alexandre  ?  et 
«  qu'a-t-il  cherché  par  tant  de  travaux  et  tant  de  peines  qu'il  a  souf- 
«  fertes  lui-même  et  qu'il  a  fait  souffrir  aux  autres  ?  Il  a  souhaité  de 
«  faire  du  bruit  dans  le  monde  durant  sa  vie  et  après  sa  mort;  il  a  tout 
«  ce  qu'il  a  demandé  ;  personne  n'en  a  jamais  tant  fait  dans  l'Egypte, 
«  dans  la  Perse,  dans  les  Indes,  dans  toute  la  terre  ;  en  orient  et  en 
«  occident  depuis  plus  de  deux  mille  ans  on  ne  parle  que  d'Alexandre; 
«  il  vit  dans  la  bouche  de  tous  les  hommes  sans  que  sa  gloire  soit 
«  effacée  ou  diminuée  depuis  tant  de  siècles  ;  les  éloges  ne  lui  man- 
«  quent  pas,  mais  c'est  lui  qui  manque  aux  éloges  :  il  a  eu  tout  ce 
«  qu'il  demandoit  ;  en  a-t-il  été  ou  en  est-il  plus  heureux,  tourmenté 
«  par  son  ambition  durant  sa  vie,  et  tourmenté  maintenant  dans  les 
«  enfers,  où  il  porte  la  peine  éternelle  d'avoir  voulu  se  faire  adorer 
«  comme  un  dieu,  soit  par  orgueil,  soit  par  politique?  Il  en  est  de 
«  même  de  tous  ses  semblables.  La  gloire  est  souvent  donnée  à  ceux 
«  qui  la  désirent  ;  mais  en  cela  «  ils  ont  reçu  leur  récompense,  »  dit  le 
a  Fils  de  Dieu  (Mattr.  iv,  2),  ils  ont  été  payés  selon  leurs  mérites.  Ces 
«  grands  hommes,  dit  Saint  Augustin,  si  célèbres  parmi  les  Gentils,  et 
tt  j'ajoute  trop  estimés  parmi  les  chrétiens,  ont  eu  ce  qu'ils  deman- 
«  doient  ;  ils  ont  acquis  cette  gloire  qu'ils  dèsiroient  avec  tant  d'ar- 
«  deur  ;  et  tous  ces  hommes  vains  ont  reçu  une  récompense  aussi  vaine 
«  que  leurs  désirs  :  Quœrebant  non  a  Deo,  sed  ab  hominibus  gloriam 
a  ad  quam  pervenientes  acceperunt  mercedem  suam,  vani  vanam. 

~  «  Faire  du  bruit.  »  Expression  dédaigneuse,  qui  montre  le  néant 
de  la  gloire, 

3  «  11  faut  encore  qu'il  se  trouve ,  etc.  »  Il  semble  que  Bossuet  se 
fatigue  de  cette  nécessité  qui  ramène  sans  cesse 

l'un  de  ces  deux  grands  noms  qu'un  siècle  au  siècle  annonce. 

Lui-même  ne  peut  échapper  à  la  magie  de  ces  souvenirs,  et  la  nomme 
éloquemment  une  espèce  de  fatalité  glorieuse. 


DE  LOUIS  DE  BOURBON.  559 

prince  ne  puisse  recevoir  de  louanges  qu'il  ne  les  partage. 
S'il  a  fallu  quelque  récompense  à  ces  grandes  actions  des 
Romains  ^,  Dieu  leur  en  a  su  trouver  une  convenable  à  leurs* 
mérites  ^  comme  à  leurs  désirs.  Il  leur  donne  pour  récom- 
pense Tempire  du  monde,  comme  un  présent  de  nul  prix . 
0  rois,  confondez-vous  dans  votre  grandeur  ^  :  conquérants, 
ne  vantez  pas  vos  victoires.  Il  leur  donne  pour  récompense 
la  gloire  des  hommes  ;  récompense  qui  ne  vient  pas  jus- 
qu'à eux  \;  qui  s'efforce  de  s'attacher,  quoi?  peut-être  à 
leurs  médailles,  ou  à  leurs  statues  déterrées,  restes  des  ans 
et  des  barbares  ^;  aux  ruines  de  leurs  monuments  et  de 
leurs  ou\Tages  qui  disputent  avec  le  temps  ^;  ou  plutôt  à 
leur  idée,  à  leur  ombre ,  à  ce  qu'on  appelle  leur  nom. 
Voilà  le  digne  prix  de  tant  de  travaux  '^,  et  dans  le  comble 
de  leurs  vœux  la  conviction  de  leur  erreur  ^.  Venez,  ras- 
siez-vous,  grands  de  la  terre ,  saisissez-vous,  si  vous  pouvez, 


1  «  Les  grandes  actions  des  Romains.  »  Voy.  dans  le  Disc,  sur  l'His- 
toire universelle,  l'admirable  tableau  de  la  puissance  romaine,  comme 
aussi  l'histoire  de  la  grandeur  et  de  la  mort  d'Alexandre  ;  morceau 
comparable  à  ce  que  les  oraisons  funèbres  ont  de  plus  beau.  (Édilioa 
classiq.  annotée  par  M.  Delachapelle,  pages  567-569,  et  pages  571-396.) 

2  «  A  leurs  mérites.  »  Expression  forte  et  sévère,  précisée  par  celle 
qui  suit  :  Comme  un  présent  de  nul  prix. 

3  «  0  rois,  confondez-vous  dans  voire  grandeur.  »  Exemples  d'ex- 
clamation  et  d'alliance  de  mots. 

'*  «  Qui  ne  vient  pas  jusqu'à  eux.  »  Ce  passage  n'est  pourtant  que  la 
reproduction  d'un  lieu  commun,  la  vanité  de  la  gloire;  mais  comme 
Bossuet  sait  se  l'approprier,  et  le  rendre  original  ! 

5  «  Qui  s'efforce  de  s'attacher...,  restes  des  ans  et  des  barbares.  » 
Quelle  vigueur  dans  le  style,  et  quelle  tristesse  éloquente  dans  cette 
peinture  de  la  gloire  du  passé  I  C'est  un  sentiment  analogue  à  celui 
qu'inspirent  à  Virgile  les  désastres  de  Philippe.  Des  conquérants  du 
monde,  il  ne  reste  que  des  os,  des  armes  rouillées  ou  des  statues. 

Scilicel  et  tempus  veniet,  cum  finibus  illis 

Agricola,  incurvo  terram  molitus  aratro, 

Exesa  inveniet  scal)ra  rubigine  tela, 

Aut  gravibus  rastris  galeas  pulsabit  inanes, 

Grandiaque  effossis  mirabitur  ossa  sepulcris.       Georg.  i. 

^  M  Qui  disputent  avec  le  temps.  »  Mot  dont  le  sens  s'est  modifié  et 
affaibli  depuis  Bossuet.  Disputer  indique  mainlenantune  simple  contes- 
tation, et  non  une  lutte  opiniâtre. 

"^  «  Voilà  le  digne  prix  de  tant  de  travaux.  »  Conclusion  éloquente 
qui  rappelle  celle  de  la  vie  d'Alexandre  dans  le  Discours  sur  l'Histoire 
universelle.  «  Et  voilà  le  fruit  glorieux  de  tant  de  conquêtes  !»  (3e  par- 
tie, c.  V,  page  369,  édition  classique.) 

8  «La  conviction  de  leur  erreur.  »  Ce  mot  ne  se  prend  pas  ainsi  dans 
le  sens  de  faction  de  convaincre,  la  preuve  convaincante. 


340  OKAISON  FUNÈBRE 

de  ce  fantôme  de  gloire*,  à  Texemple  de  ces  grands  hommes 
que  vous  admirez.  Dieu,  qui  punit  leur  orgueil  dans  les 
enfers,  ne  leur  a  pas  envié,  dit  saint  Augustin,  TeEîiTgTorre 
taïïl  désirée  ;  et  a  vains,  ils  ont  reçu  une  récompense  aussi 
<c  vaine  que  leurs  désirs.  »  Receperunt  mercedem  suam^  vani 
vanam  ^.  fi' 

2vU  n'en  sera  pas  ainsi  de  notre  grand  prince  :  Theurc 
àe  Dieu  est  venue,  heure  attendue,  heure  désirée,  heure 
de  miséricorde  et  de  grâce.  Sans  être  averti  par  la  maladie  ^, 
sans  être  pressé  par  le  temps,  il  exécute  ce  qu'il  méditoit. 
Un  sage  religieux,  qu'il  appelle  exprès,  règle  les  affaires 
de  sa  conscience  *  :  il  obéit,  humble  chrétien,  à  sa  décision  ; 
et  nul  n'a  jamais  douté  de  sa  bonne  foi  ^.  Dès-lors  aussi  on 

1  «  Venez,  rassasiez-vous,  etc.  »  Apostrophe  éloquente.  Remarquez 
une  image  poétique  :  Saisissez-vous  de  ce  fantôme,  qui  rappelle  les  vers 
de  l'Enéide  : 

Ter  conatus  eram  coUo  dare  bracliia  circum, 
Ter  frustra  comprensa  m.mus  effugit  imayo. 
Par  levibus  soinnis,  volucrique  simillima  somno. 

2  In  Psalm.,  c.  xviir,  serm.  xii,  n.  2,  Ainsi  se  termine,  par  des  pa- 
roles à  la  fois  tristes  et  méprisantes,  ce  beau  développement  sur  la  va- 
nité de  celte  gloire  si  admirée  des  hommes,  et  si  vantée  tout  à  l'heure 
par  le  panégyriste.  Une  transition  toute  simple  nous  ramène  à  présent, 
par  l'opposition  des  idées,  au  double  sujet  du  discours,  la  mort  du 
Condé,  et  la  piété  qui  l'a  sauvé  du  malheur  de  tant  de  grands  hommes, 

3  «  Sans  être  averti  par  la  maladie.  »  Allusion  qui  est  en  même 
temps  un  conseil  adressé  aux  fidèles. 

*  «  Les  affaires  de  sa  conscience.  »  Expression  peut-être  trop  fami- 
lière pour  une  idée  aussi  grave. 

5  «  Nul  n'a  jamais  douté,  etc.  »  Un  passage  de  Bourdaloue  donne 
l'explication  de  cette  parole  prononcée  ainsi  en  passant,  et  avec  négli- 
gence :  Condé  n'avait  pas  toujours  été  si  soumis.  «  Jamais  homme,  à 
«  peine  en  excepterois-je  saint  Augustin,  n'a  tant  examiné  la  religion, 
«  ni  avec  un  esprit  si  éclairé,  que  notre  prince  ;  et  ce  que  je  vous  prie 
«  en  même  temps  de  remarquer,  jamais  homme  ne  l'a  étudiée  avec 
«  moins  de  précaution  que  lui,  ni  avec  plus  de  danger  de  la  perdre, 
«  c'est-à-dire  avec  un  esprit  plus  curieux  et  plus  éloigné  de  cette 
«  soumission  aveugle  que  la  religion  demande.  Or,  que  s'ensuit-il  de 

«  là? Il  s'ensuit  de  là  qu'il  n'a  donc  conservé  la  religion  pure  que 

«  parce  que,  malgré  sa  curiosité,  il  l'a  connue  vraie  ;  c'est-à-dire  que 
«  parce  que  sa  curiosité,  son  savoir,  sa  pénétration  n'ont  pu  y  découvrir 
«  de  foible  ;  que  parce  qu'k  l'exemple  de  saint  Augustin,  plus  il  étu- 
«  dioit  cette  religion,  plus  elle  lui  paroissoit  fondée  sur  les  principes 
«  éternels  de  la  vérité  et  de  la  sainteté  ;  que  parce  que  toutes  ses  re- 
«  cherches  n'aboutissoient  qu'à  l'en  convaincre  ;  que  parce  qu'an  mi- 
«  lieu  même  des  égarements  du  monde  il  avoit,  aussi  bien  que  saint 
«  Augustin,  une  raison  saine,  et  que  son  cœur,  qni  éloit  droit,  a  tou- 
«  jours  été,  sur  le  point  de  la  religion,  d'intelligence  et  d'accord  avec 
«  sa  raison.  »  ,„    . 

rj  ;^-  «;/'  ^  -^-'  ^^  ^  ^w^^  ^<'  <:^/-<  .  (yT.  ù  ^y 


DE  LOUIS  DE  BOURBON.  3ii 

le  vit  toujours  sérieusement  occupé  du  soin  de  se  vaincre 
soi-même,  de  rendre  vaines  toutes  les^ attaques  de  ses  in- 
suppoHaEles  douleurs ,  d'en'  faire  par  sa  soumission  un 
continuel  sacrifice.  Dieu,  qu'il  invoquoit  avec  foi,  lui  donna 
le  goût  de  son  Ecriture  \  et  dans  ce  livre  divin,  la  solide 
nourriture  de  la  piété.  Ses  conseils  se  régloient  plus  que 
jamais  par  la  justice  :  on  x.  soulageoit  la  veuve  et  Tor- 
phelin;  et  le  pauvre  en  approchoit  avec  confiance  -.  Sé- 
rieux autant  qu'agréâîJle  père  de  famille  ^,  dans  les  dou- 
ceurs qu'il  goûtoit  avec  ses  enfants,  il  ne  cessoit  de  leur 
inspirer  les  sentiments  de  la  véritable  vertu;  et  ce  jeune 
prince  son  petit-fils  *  se  sentira  éternellement  d'avoir  été 
cultivé  par  de  telles  mains.  Toute  sa  maison  profitoit  de 
son  exemple.  Plusieurs  de  ses  domestiques  avoient  été 
malheureusement  nourris  dans  l'erreur  ^  que  la  France 
loléroit  alors  *  :  combien  dé  fois  l'a-t-on  vu  inquiété  de 
leur  salut,  affiigé  de  leur  résistance,  consolé  par  leur  con- 

1  «  Le  goût  de  son  Ecriture.  »  Expression  familière  à  Bossuet,  et 
qu'il  emploie  parfois  péniblement.  (V.  p.  202,  n.  6,  et  p.  197,  n.  1.) 

2  «  Ses  conseils...  on  y  soulageoit...  le  pauvre  en  approchoit  avec  con- 
fiance. »  Idée  rendue  en  termes  incorrects  et  mal  construits. 

3  «Sérieux  autant  qu'agréable  père  de  famille.»  Inversion  et  expres- 
sion rares.  Il  ne  faudrait  pas  imiter  ce  genre  de  concision. 

'*  «  Ce  jeune  prince  son  petit-fils.  »  M.  le  Duc  (le  roi  avait  voulu  qu'il 
conservât  ce  nom  après  la  mort  de  son  père).  11  mourut  d'apoplexie  le 
V  mars  1710,  un  an  après  cette  délivrance  d'un  père  très- fâcheux. 
i(  C'étoit  un  homme  très-considérablement  plus  petit  que  les  autres 
«  hommes,  qui,  sans  être  gras,  éloil  gros  de  partout,  et  un  visage  qui 

if  faisoit  peur 11  avoit  de  l'esprit,  de  la  lecture,  des  restes  d'une  eX" 

.'<  cellente  éducation,  de  la  politesse  et  des  grâces  même,  quand  il  vou- 
(  loit,  mais  il  vouloit  très-rarement.  11  n'avoit  ni  l'injustice,  ni  l'ava- 
•i  rice,  ni  la  bassesse  de  ses  pères,  mais  il  en  avoit  toute  la  valeur,  et 

■<  avoit  montré  de  l'application  et  de  l'intelligence  à  la  guerre Sa 

•(  férocité  éloit  extrême,  et  se  montroit  en  tout.  C'étoit  une  meule  tou- 
<(  jours  en  l'air,  et  dont  ses  amis  n'étoient  jamais  en  sûreté,  tantôt  par 
c<  des  insultes  extrêmes,  tantôt  par  des  plaisanteries  cruelles  en  face,  et 
•(  des  chansons  qu'il    savoit   faire  sur-le-champ,    qui   emportoient    la 

«  pièce Terrible  comme  les  animaux  qui  ne  semblent  nés  que  pour 

'<  dévorer  et  faire  la  guerre  au  genre  humain Il  n'y  a  personne  qui 

((  n'ait  regardé  sa  mort  comme  le  soulagement  personnel  de  tout  le 
<(  monde.  »  Saint-Simon,  cclxi.  —  Son  fils,  le  duc  de  Bourbon,  fut  pre- 
mier minisire  après  la  mort  du  Régent  Î2  décembre  1725),  et  mourut 
en  1740. 

■>  «  Plusieurs  de  ses  domestiques,  etc.  »  Ce  fait  se  retrouve  également 
rite  dans  Bourdaloue. 

^  «  Que  la  France  toléroit  alors,  n  L'Edil  de  Nantes  était  révoqué  de- 
puis deux  ans.  Voy.  page  267  et  suivantes. 


542  ORAISON  FUNEBRE 

version  ^  ?  Avec  quelle  incomparable  netteté  d'esprit  leur 
faisoit-il  voir  Tautiquité  et  la  vérité  de  la  religion  catho- 
lique? Ce  n'étoit  plus  cet  ardent  vainqueur,  qui  sembloit 
vouloir  tout  emporter  ^\  c'étoit  une  douceur,  une  patience, 
une  charité  qui  songeoit  à  gagner  les  cœurs,  et  à  guérir 
des  esprits  malades  ^.  Ce  sont,  messieurs,  ces  choses  sim- 
ples, gouverner  sa  famille,  édifier  ses  domestiques,  faire 
justice  et  miséricorde,  accomplir  le  bien  que  Dieu  veut,  et 
souffrir  les  maux  qu'il  envoie  *  ;  ce  sont  ces  communes 
pratiq^ues  de  la  vie  chrétienne,  que  Jésus-Christ  louera  au 
dernier  jour  devant  ses  saints  anges,  et  devant  son  Père  cé- 
leste. Les  histoires  seront  aboliesj  avec  les  empires,  et  il 
ne  se  parlera  plus  de  tous  ce^  faits  éclatants  dont  elles  sont 
pleines.  Pendant  qu'il  passoit  sa  vie  dans  ces  occupations, 
et  qu'il  portoit  au-dessus  de  ses  actions  ®  les  plus  renom- 
mées la  gloire  d'une  si  belle  et  si  pieuse  retraite,  la  nou- 
velle de  la  maladie  de  la  duchesse  de  Bourbon  "^  vient  à 
Chantilly  comme  un  coup  de  foudre.  Qui  ne  fut  frappé  de 

1  «  Inquiété  de  leur  salut,  etc.  »  Remarquez  le  rapport  parfait  des 
verbes  avec  les  trois  termes  de  l'idée. 

2  «  Ce  n'étoit  plus  cet  ardent  vainqueur,  etc.  »  Bossuet  fait  sentir 
éloquemment  l'intérêt  de  ce  rapprochement  singulier  entre  Condé  géné- 
ral d'armée  et  Condé  occupé  de  conversions. 

3  «  Guérir  des  esprits  malades.  »  On  a  pu  voir  souvent  combien  dans 
Bossuet,  lorsque  l'idée  est  simple,  l'expression  est  également  franche, 
naturelle,  sans  apprêt.  Jamais  il  ne  pense,  comme  Fléchier,  à  ennoblir 
les  détails  vrais,  mais  familiers  :  il  ne  cherche  ni  la  finesse,  ni  l'élé- 
gance du  style  ;  il  est  toujours  simple,  toujours  vrai,  et  toujours  inté- 
ressant. 

'►  «  Souffrir  les  maux  qu'il  envoie.  »  Paroles  simples  et  touchantes, 
qui  font  encore  mieux  ressortir  le  contraste  de  ce  côté  du  caractère 
avec  la  gloire  éclatante  de  Condé. 

5  «Les  histoires  seront  abolies.  »  Comme  la  pensée  et  le  style  se 
relèvent  soudain  jusqu'à  la  plus  haute  éloquence  !  Remarquez  ce  tour 
rapide  et  hardi  :  «  Il  ne  se  parlera  plus,  etc.  » 

6  «  Il  portoit  au-dessus  de  ses  actions.  »  Expression  peu  claire  et 
pénible. 

7  «  La  duchesse  de  Bourbon.  »  M^e  de  Nantes,  fille  légitimée  de 
Louis  XIV  et  de  M^^  de  Montespan.  Cette  lumière  naissante  dont  parle 
ici  Bossuet  étoit,  dit  Saint-Simon,  la  syrène  des  poètes,  qui  en  avoit 
tous  les  charmes  et  tous  les  périls.  «  Dans  une  taille  contrefaite,  mais 
«  qui  s'apercevoit  peu,  rien  en  elle  qui  n'allât  naturellement  à  plaire, 
«  avec  une  grâce  non  pareille  jusque  dans  ses  moindres  actions,  avec 
«  un  esprit  tout  aussi  naturel,  qui  avoit  mille  charmes.  N'aimant  per- 
ce sonne,  connue  pour  telle  ; enjouée,  gaie,  plaisante  avec  le  sel  le 

«  plus  fin, beaucoup  de  sens  pour  la  cabale  et  les  affaires,  avec 

«  une  souplesse  qui  ne  lui  coûtoit  rien,  mais  peu  de  conduite  pour  les 
«  choses  de  long  cours  ;  méprisante,  moqueuse,  piquante,  incapable 


DE  LOUIS  DE  BOURBON.  3^ 

la  crainte  de  voir  éteindre  cette  lumière  naissante?  On 
appréhenda  qu'elle  n'eût  le  sort  des  choses  avancées.  . 
Quels  furent  les  sentiments  du  prince  de  Condé,  lorsqu'il 
se  vit  menacé  de  perdre  ce  nouveau  lien  de  sa  famille  avec 
la  personne  du  roi  ^  ?  C'est  donc  dans  cette  occasion  que  de- 
voit  mourir  ce  héros  !  Celui  que  tant  de  sièges  et  tant  de 
batailles  n'ont  pu  emporter,  va  périr  par  sa  tendresse  ^  ! 
Pénétré  de  toutes  les  inquiétudes  que  donne  un  mal  af- 
freux, son  coeui^  ^ui  le  soutient  seul  depuis  si  longtemps, 
achève  a  ce  cou^^^L'acçabler  ;  les  forces  qu'il  lui  fait 
trouver  l'épuisent  ^  S'il  oublie  toute  sa  fôiblesse  à  la  vue 
du  roi  qui  approche  de  la  princesse  malade;  si,  transporté 
de  son  zèle,  et  sans  avoir  besoin  de  secours  à  cette  fois,  il 
accourt  *  pour  l'avertir  de  tous  les  périls  que  ce  grand  roi  ne 
craignoit  pas,  et  qu'il  l'empêche  enfin  d'avancer,  il  vatom-  . 
ber  évanoui  à  quatre  pas;  et  on  admire  cette  nouvelle  ma-  l'y^ 
nière  de  s'exposer  pour  son  roi  '.Quoique  la  duchesse  5 
^iTgliien  ^  princesse  dont  la  vertu  ne  craignit  jamais  que 
de  manquer  à  sa  famille  et  à  ses  devoirs  '^,  eût  obtenu  de 
demeurer  auprès  de  lui  pour  le  soulager,  la  vigilance  de 
cette  princesse  ne  calme  pas  les  soins  qui  le  travaillent;  et 
après  que  la  jeune  princesse  est  hors  de  përil,  Ta  maladie 
du  roi  va  bien  causer  d'autres  troubles  à  notre  prince. 
Puis-je  ne  m'arrêter  pas  *  en  cet  endroit?  A  voir  la  sérénité 
qui  reluisoit  sur  ce  fron^^  auguste,  eût-on  soupçonné  que 
ce  grand  roî,  en  retournant  à  Versailles,  allât  s'exposer  à 

«  d'amitié  et  fort  capable  de  haine,  et  alors  méchante,  fière,  imp\acaMe, 
«  féconde  en  artifices  noirs  et  en  chansons  les  plus  cruelles,  dont  elle 
«  affubloit  gaîment  les  personnes  qu'elle  scmbloit  aimer.  » 

1  «  Ce  nouveau  lien  de  sa  famille  avec  la  personne  du  roi.  »  Une  autre 
fille  légitimée, Miiede  Blois  (fille  de  M^e  La  Vallière),  avait  épousé  le  premier 
prince  de  Conti,  neveu  du  grand  Condé,  et  mort  le  12  novembre  1685. 

2  «  Périr  par  sa  tendresse.  »  Antithèse  d'un  effet  peu  agréable. 

3  «  Son  cœur,  qui  le   soutient,  achève  de  l'accabler  ;  les  forces 

Vépuisent.  »  Il  est  bien  rare  de  voir  Bossuet  multiplier  ainsi  l'anti- 
thèse d'une  manière  fatigante. 

4  «  S'il  oublie,...  si...  il  accourt.  »  Cette  conjonction  embarrasse  la 
marche  du  récit. 

5  «  On  admire  cette  nouvelle  manière,  etc.»  Eloge  recherché  et  subtil.  C. 
Tout  ce  passage  rentre  bien  plus  dans  la  manière  de  Fléchier  que  dans-,^  y^ 
celle  de  Bossuet, 

6  «  La  duchesse  d'Enghien.  »  Fille  de  la  princesse  Palatine.  (Voyez 
page  211,  note  5.) 

7  «  Dont  la  vertu  ne  craignit  jamais,  etc.  »  Phrase  pénible. 

8  «  jye  m'arrêter  pas.  »  Nous  avons  déjà  signalé  ce  tour. 

9  «  Qui  reluisait  sur  ce  front.  »  Expression  un  peu  singulière. 

7e  S-  ^  e^'i  h  <*S    ^  >'^  i-ît   .       ar  ï".'  ^  *  '^  ^*.  "'  ^  ■  "' 


344  ORAISON   FUNÈBUE 

^  ces  cruelles  tiouleiirs  ^,  où  runivers  a  connu  sa  piété,  sa 

constance,  et  tont  l'amour  de  ses  peuples?  De  quels  yeux 

I    le  regardions-nous,  lorsqu'aux  dépens  d'une  santé  qui  nous 

I    est  si  chère,  il  Youloit  bien  adoucir  nos  cruelles  inquié- 


I  .  tudes  par  la  consolation  de  le  voir  ;  et  que,  maître  de  sa 

îvVlouleur  comme  de  tout  le  reste  des  choses^,  nous  le  voyions 

I     tous  les  jours  non-seulement  régler  ses  affaires  selon  sa 

^     coutume,  mais  encore  entretenir  sa  cour  attendrie,  avec  la 

même  tranquillité  qu'il  lui  fait  paroître  dans  ses  jardins 

enchantés  ^!  Béni  soit-il  de  Dieu  et  des  hommes,  d'unir 

I    ainsi  toujours  la  bonté  à  toutes  les  autres  qualités  que  nous 

\    admirons  *!  Parmi  toutes  ses  douleurs,  il  s'informoil  avec 

soin  de  l'état  du  prince  de  Condé;  et  il  marquoit  pour  la 

*  «  Ces  cruelles  douleurs.»  Louis  XIV  fut  attaqué  de  la  fistule  en  1686. 
a  L'art  de  la  chirurgie,  qui  fit  sous  ce  règne  plus  de  progrès  en  France 
«  que  dans  tout  le  reste  de  l'Europe ,  n'était  pas  encore  familiarisé 
a  avec  celte  maladie...  Le  danger  du  roi  émut  toute  la  France  ;  les 
«  églises  furent  remplies  d'un  peuple  innombrable  qui  demandait  la 
«^guérison  de  son  roi  les  larmes  aux  yeux...  Le  roi  souffrit  l'opération 
«  sans  se  plaindre  (6  novembre)  ;  il  fit  travailler  les  ministres  auprès 
«  de  son  lit,  le  jour  même;  et  afin  que  la  nouvelle  de  son  danger 
«  ne  fît  aucun  changement  dans  les  cours  d'Europe,  il  donna  audience 
«  le  lendemain  aux  ambassadeurs.  A  ce  courage  d'esprit  se  joignait  la 
«  magnanimité  avec  laquelle  il  récompensa  Félix  ;  il  lui  donna  une 
«  terre  qui  valait  alors  plus  de  cinquante  mille  écus  »  Voltaire,  Siècle 
de  Louis  XIV,  ch.  xxvii.  —  Ces  détails,  donnés  par  Voltaire  dans  un 
livre  d'histoire,  plus  d'un  demi-siècle  après  l'événement,  sont  le  meil- 
leur commentaire,  et  seraient,  s'il  en  était  besoin,  la  meilleure  excuse 
de  la  digression  que  fait  ici  Bossuet. 

2  «  Maître  de  sa  douleur,  etc.  »  Belle  expression,  peut-être  emprun- 
tée à  Corneille  : 

Je  suis  maître  de  moi  comme  de  l'univers: 

Je  le  suis,  je  veux  l'être.  Cinna,  acte  V,  se.  iri. 

^  «  Dans  ses  jardins  enchantés.  »  Allusion  aux  fêtes  de  Marly  et  de 
Versailles.  Elle  donne  en  même  temps  une  grande  idée  de  Louis  XIV, 
Un  mot  suffît  à  Bossuet  pour  le  montrer  au  milieu  des  splendeurs  de 
sa  cour,  de  même  que,  plus  haut,  il  a  rappelé  le  luxe  de  Condé,  elles 
superbes  allées  de  Chantilly.  Louis  XIV  a  toujours  sa  part. 

*  «  Unir  la  bonté  à  toutes  les  qualités,  etc.  »  «  C'est  avec  grande  rai- 
«  son  qu'on  doit  déplorer  avec  larmes  l'horreur  d'une  éducation  uni- 
«  quement  dressée  pour  étouffer  l'esprit  et  le  cœur  de  ce  prince,  le 
«  poison  abominable  de  la  flatterie  la  plus  insigne  qui  le  déifia  dans  le 
«  sein  même  du  christianisme,  et  la  cruelle  politique  de  ses  ministres 
«  qui  l'enferma,  lesquels,  pour  leur  grandeur,  leur  puissance  et  leur 
«  fortune,  l'enivrèrent  de  son  autorité,  de  sa  grandeur,  de  sa  gloire, 
«  jusqu'à  le  corrompre,  et  à  étouffer  en  lui,  sinon  toute  la  bonté,  l'è- 
<f  quité,  le  désir  de  connoître  la  vérité  que  Dieu  lui  avoit  donné,  ou  du 
«  moins  l'émoussèrent  presque  entièrement,  et  empêchèrent  sans  cesse 
«  qu'il  ne  fît  aucun  usage  do  ces  vertus.  »  Saint-Simon. 


DE  LOUIS  DE  BOURBON.  "i5 

santé  de  ce  prince  une  inquiétude  qu'il  n'avoit  pas  pour 
la  sienne.  Il  s'affoiblissoit,  ce  grand  prince  ;  mais  la  mort 
cachoit  ses  approches.  Lorsqu'on  le  criît  en  meilleur  état, 
et  que  le  duc  d'Enghien,  toujours  partagé  entre  les  devoirs 
de  fils  et  de  sujet,  étoit  retourné  ^  par  son  ordre  auprès  du 
roi,  tout  change  en  un  moment,  et  on  déclare  au  prince  sa 
mort  prochaine.  Chrétiens,  soyez  attentifs  ^  et  venez  ap- 
prendre à  mourir;  ô'u  plutôt  venez  appreiicire  à  n'attendre 
pas  la  dernière  heure  pour  commencer  à  bien  vivre.  Quoi  ! 
attendre  à  commencer  une  vie  nouvelle  lorsque,  entre  les 
mains_  delà  mort  ^,  glacés  sous  ses  froides  mains,  vous 
ne  saurez  si  vous  êtes  avec  les  morts  ou  encore  avec  les 
vivants*!  Ah!  prévenez  par  la  pénitence  cette  heure  de 
troubles  et  de  ténèbres.  Par  là  ^,  sans  être  étonné  de  cette 
dernière  sentence  qu'on  lui  prononça,  le  prince  demeure 
un  wio:,-:nt  dans  le  silence;  et  tout-à-coup  :  ((  0  mon  Dieu! 
€  dit-ii  ^,  vous  le  voulez;  votre  volonté  soit  faite  :  je  me 
jette  entre  vos  bras;  donnez-moi  la  grâce  de  bien  mourir.  » 
Que  désirez-vous  davantage?  Dans  cette  courte  prière  vous 
voyez  la  soumission  aux  ordres  de  Dieu,  l'abandon  à  sa 
providence,  la  conliance  en  sa  grâce,  et  toute  la.  piété'.  Dès- 
lors  aussi,  tel  qu'on  l'avoit  vu  dans  tous  ses  combats  ^,  ré- 

1  «  Lorsqu'on  le  crut...  et  que  le  duc  étoit  retourné.  »  Construction 
laulive  ;  les  deux  verbes  devraient  être  au  même  temps. 

2  ((  Chrétiens,  soyez  attentifs.  »  Apostrophe  d'un  grand  effet;  toutes 
les  idées  qui  suivent  ont  été  déjà  développées  dans  l'oraison  funèbre  de 
Henriette  d'Angleterre  ^p.  88,  note  2),  et  d'Anne  de  Gonzague  (p.  208, 
notes  1  et  4  ).  Elles  se  reproduisent  encore  ici  avec  autant  de  force. 

3  «  Entre  les  mains  de  la  mort.  »  Image  et  expressions  éloquentes , 
que  relève  encore  Vantithcse  :  «  commencer  une  vie  nouvelle  entre  les 
mains  de  la  mort,»  et  la  répétilionn  glacés  sous  ses  froides  mains. 
Rapprochez  de  ce  passage  l'admirable  péroraison  de  l'or.  fun.  d'Anne 
de  Gonzague  (page  207,  notes  5  et  9.— Voy.  encore  page  272,  note  i), 

^  «  Avec  les  morts,  ou  encore  avec  les  vivants.  »  Idée  effrayante, 
rendue  avec  une  grande  concision. 

^  «  Par  là.  »  C'est-à-dire  par  la  pénitence.  Liaison  trop  rapide. 

*^  «  0  mon  Dieu!  dit-il,  etc.  »  Comparez  à  ce  beau  récit  les  tableaux 
<le  la  mort  de  Le  Tellieret  de  Henriette  de  France.  Ce  dernier  est  en- 
core à  la  hauteur  des  deux  autres.  Quels  admirables  effets  Bossuet  a  su 
tirer  trois  fois  de  celle  peinture  d'une  mort  chrétienne!  Et  quelle  élo- 
quence saisissante,  que  celle  qui  conduit  l'iiomme  près  d'un  lit  de  mort, 
pour  lui  répéter  avec  plus  de  force,  avec  la  puissante  autorité  des 
exemples,  les  leçons  qu'il  n'écoute  pas  toujours  au  pied  de  la  chaire  ! 

■^  «  Foule  la  piété.  »  Mol  qui  résume  le  sujet  de  l'oraison  funèbre  , 
et  qui  lèpond  à  la  question  faite  par  l'oialour  :  «  que  désirez-vous  da- 
.«  vanlage?  » 

8  «  Tel  qu'on  l'avoit  vu,  etc.  »  Allusion  et  opposition  éloquentes. 

15. 


346  ORAISON  FUNÈBRE 

,solu,  paisible,  occupé  sans  inquiétude  de  ce  qu'il  falloit 
faire  pour  les  soutenir,  tel  fut-il  à  ce  dernier  choc;  et  la 
vimort  ne  lui  parut  pas  plus  affreuse,  pâle  et  languissante  \ 
ique  lorsqu'elle  se  présente  au  milieu  du  feu  sous  Téclat  de 
ya  victoire  ^,  qu'elle  montre  seule.  Pendant  que  les  sanglots 
éclatoient  de  toutes  parts,  comme  si  un  autre  que  lui  en 
eût  été  le  sujet  ^,  il  continuoi^t^dû_n.ner  ses  ordres;  et,  s'il 
défendoit  les  pleurs,  ce  n'étoit  pas  comme  un  objet  dont  il 
fût  troublé,  mais  comme  un  empêchement  qui  le  retardoit*. 
Ace  moment,  il  étend  ses  soins  jusqu'aux  moindres  de  ses 
domestiques.  Avec  une  libéralité  digne  de  sa  naissance  et 
de  leurs  services,  il  les  laisse  coniblés  de  ses  dons  ^,  mais 
encore  plus  honorés  des  marques  de  son  souvenir.  Comme 
il  domioit  des  ordres  particuliers  et  de  la  plus  haute  im- 
portance, puisqu'il  y  alloit  de  sa  conscience  et  de  son  salut 
éternel  ^,  averti  qu'il  falloit  écrire  et  ordonner  dans  les 
!  formes  :  quand  je  devrois  '',  Monseigneur,  renouveler  vos 
;   douleurs  et  rouvrir  toutes  les  plaies  de  votre  cœur,  je  ne 
tairai  pas  ces  paroles  qu'il  répéta  si  souvent ,   qu'il  vous 
comioissoit  ^;  qu'il  n'y  avoit,  sans  formalités,  qu'à  vous 

*  «  Pâle  et  languissante.  »  L'imagination  de  Bossuet  personnifie  tou- 
jours les  idées,  et  donne,  par  l'image,  un  corps  et  de  vives  couleurs  à 
l'abstraction.  C'est  là  le  premier  élément  de  l'éloquence ,  et  surtout  de 
la  poésie. 

2  «  Au  milieu  du  feu,  etc.  »  Ici,  l'expression  est  brillante,  pour 
mieux  faire  ressortir  le  contraste.  Remarquez  l'image  expressive  ren- 
fermée dans  les  mots  :  «  qu'elle  montre  seule.  »  La  mort  se  cache  der- 
rière la  victoire. 

3  M  Comme  si  un  autre  que  lui.  »  Construction  singulière,  que  nous 
avons  déjà  remarquée.  (Voy.  page  274,  note  6.)  Elle  place  la  phrase 
incidente  entre  deux  autres  phrases  auxquelles  elle  se  peut  rapporter 
grammaticalement.  C'est  la  lecture  qui  doit  déterminer  le  sens. 

*  «  Comme  un  empêchement,  etc.  »  Style  simple  ;  l'intérêt  vient  uni- 
quement des  idées  et  des  faits.  Justin  représente  de  même  Ale'xandre 
au  lit  de  mort.  «  Quum  lacrymarent  omnes,  ipse  non  sine  lacrymis  tan- 
«  tum,  verum  etiam  sineullo  tristioris  mentis  argumento  fuit  :  adeo  si- 
«  cuti  in  hoslem,  ita  et  in  mortem  invictusanimus  fuit.»  (XII,  13.) 

5  «  Il  les  laisse  comblés  de  ses  dons.  »  Souvenir  intéressant.  Bossuet 
n'hésite  pas  à  rappeler  le  testament  du  prince,  et  à  le  montrer  occupé 
des  affaires  terrestres  aussi  bien  que  du  soin  de  bien  mourir. 

6  «  Puisqu'il  y  alloit  de  sa  conscience  et  de  son  salut  éternel.  w'jVoilà 
qui  explique  et  justifie  tous  ces  détails. 

■^  «  Averti  qu'il  falloit  écrire...  quand  je  devrois.  »  Construction  in- 
terrompue ou  aiujtcoluthe  ;  la  parenthèse  est  appelée  par  la  nécessité 
de  s'adresser  au  nouveau  prince  de  Condé  ,  présent  à  l'oraison  fu- 
nèbre. 

8  «  Il  vous  connoissoit.  »  Manière  délicate  d'amener  l'éloge  du  prince 
en  l'unissant  à  celui  de  son  père.  C'était  une  condition  de  cette  oraison 


DE  LOUIS  DE  BOURBON.  347 

dire  ses  intentions  ;  que  yous  iriez  encore  au-delà,  et  sup- 
pléeriez de  vous-même  à  tout  ce  qu'il  pourroit  avoir  oublié. 
Qu'un  père  vous  ait  aimé,  je  ne  m'en  étonne  pas  ;  c'est  un 
sentiment  que  la  nature  inspire  :  mais  qu'un  père  si  éclairé 
vous  ait  témoigné  cette  confiance  jusqu'au  dernier  soupir; 
qu'il  se  soit  reposé  sur  vous  de  choses  si  importantes,  et 
qu'il  meure  tranquillement  sur  cette  assurance,  c'est  le 
plus  beau  témoignage  que  votre  vertu  pouvoit  remporter;  . 
et,  malgré  tout  votre  mérite,  votre  altesse  n'aura  de  moi  ( 
aujourd'hui  que  cette  louange  i/    '  / 

funèbre,  et  Bourdaloue  l'a  remplie  d'une  manière  touchante  :  ses  pa- 
roles sont  dignes  de  se  placer  prés  de  celles  de  Bossuet.  «  Dieu  ,  Mon- 
«  seigneur,  vous  a  donné  dans  sa  personne  l'idée  de  la  véritable. 
«  gloire  ;  mais  en  vain  et  pour  lui  et  pour  vous  seroit-il  aujourd'hui 
«  l'idée  de  la  véritable  gloire  selon  le  monde,  si  vous  ne  trouviez  en  lui 
«  l'idée  de  la  véritable  piété.  Vous  avez  hérité  de  ses  grandeurs ,  de 
«  ses  lumières,  des  rares  talents  de  son  esprit ,  et ,  malgré  le  silence 
«  que  votre  modestie  m'impose ,  de  ses  qualités  héroïques  :  mais  tout 
«  cela  séparé  de  sa  piété,  à  quoi  vous  conduiroit-il?  comme  au  con- 
«  traire,  tout  cela  sanctifié  par  sa  piété,  à  quoi  ne  vous  élévera-t-il 
«  pas?  Il  y  a  peu  d'années  que  lui-même  entendoit  ici  l'éloge  du  prince 
«  son  père  ,  et  vous  entendez  aujourd'hui  le  sien.  Ainsi  se  termine  la 
«  gloire  des  hommes;  mais  celle  que  vous  aurez  d'imiter  sa  foi  et  sa 
«  religion  ne  se  terminera  jamais.  Les  miséricordes  et  les  grâces  sin- 
«  gulières  dont  Dieu  l'a  prévenu,  voilà  ce  qui  fait  le  sujet  de  votre 
«  confiance;  voilà  ce  qui  fait  la  consolation  de  la  princesse  votre  digne 
«  épouse,  dont  ce  grand  homme  a  tant  honoré  la  vertu,  et  dont  je  puis 
«  dire  que  la  vertu  est  l'un  des  plus  puissants  motifs  qui  ont  servi  à  la 
«  sanctification  de  ce  grand  homme.  » 

1  «  Cette  louange.  »  Elle  est  bien  délicate,  et  d'autant  plus  flatteuse 
qu'elle  semble  échapper  à  Bossuet  malgré  lui.  En  voici  la  contrepartie. 
«  C'éloit  un  homme  très-mince  et  très-maigre,  dont  le  visage,  d'assez 
«  petite  mine,  ne  laissoit  pas  d'imposer  par  le  feu  et  l'audace  de  ses 
«  yeux,  et  un  composé  des  plus  rares  qui  se  soit  guère  rencontré.  Per- 
«  sonne  n'a  eu  plus  d'esprit,  et  de  toutes  sortes  d'esprit,  ni  rarement 
«  tant  de  savoir  en  presque  tous  les  genres,  avec  un  goût  exquis  et  uni- 
«  versel.  Jamais  encore  une  valeur  plus  franche  et  plus  naturelle  ;  et, 
«  quand  il  vouloit  plaire,  jamais  avec  tant  de  discernement,  de  grâces, 
«  de  gentillesse,  de  politesse,  de  noblesse,  tant  d'art  caché  coulant 
«  comme  de  source...  Jamais  aussi  tant  de  talents  inutiles,  tant  de  gé- 
«  nie  sans  usage  ,  tant  et  une  si  continuelle  et  si  vive  imagination  uni- 
«  quement  propre  à  être  son  bourreau  et  le  fléau  des  autres  ;  jamais 
«  tant  d'épines  et  de  dangers  dans  le  commerce  ,  tant  et  de  si  sordide 
«  avarice,  et  de  ménage  bas  et  honteux,  d'injustices,  de  rapines,  de 
«  violences  ;  jamais  encore  tant  de  hauteur  ,  jamais  en  même  temps  une 
«  si  vile  bassesse,  bassesse  sans  mesure  aux  plus  petits  besoins,  ou 
«  possibilité  d'en  avoir;  de  là  cette  cour  rampante  aux  gens  de  robe 
«  et  de  finance,  cette  attention  servile  aux  ministres,  ce  raffinement  ab- 
«  ject  de  courtisan  auprès  du  roi,  de  là  encore  ses  hauts  et  bas  conti- 
«  nuels  avec  tout  le  reste.  Fils  dénaturé,  cruel  père,  mari  terrible, 
«  maître  détesiable,  pernicieux  voisin,  sans  amitié,  sans  amis,  inca- 


548  ORAISON  FUNÈBRE 

5®.  Ce  que  le  prince  commença  ensuite  pour  s'acquitter 
des  devoirs  de  la  religion  mériteroit  d'être  raconté  à  toute 
la  terre,  non  à  cause  qiLÏL  est  remarquable,  mais  à  cause, 
pour  ainsi  dire,  qu^ij[  ng  Test  pas  ^,  et  qu'un  prince  si  ex- 
posé à  tout  l'univers  ne  donne  rien  aux  spectateurs.  N'at- 
tendez donc  pas,  messieurs,  de  ces  magnifiques  paroles* 
qui  ne  servent  qu'à  faire  connoître,  sinon  un  orgueil  caché, 
du  moins  les  efforts  d'une  àme  agitée  qui  combat  ou  qui 
dissimule  son  trouble  secret^.  Le  prince  de  Condé  ne  sait 
ce  que  c'est  que  de  prononcer  de  ces  pompeuses  sentences  ; 
et  dans  la  mort,  comme  dans  la  vie,  la  vérité  lit  toujours 
toute  sa  grandeur.  Sa  confession  fut  humble,  pleine  de 
componction  et  de  confiance.  Une  lui  fallut  pas  long-temps 
pour  la  préparer  :  la  meilleure  préparation  pour  celle  des 
derniers  temps,  c'est  de  ne  les  attendre  pas*.  Mais,  messieurs, 
prêtez  l'oreille  à  ce  qui  va  suivie.  A  la  vue  du  saint  viati- 
|ue  qu'il  avoit  tant  désiré,  voyez  comme  il  s'arrête  sur  ce 
doux  objet ^.  Alors  il  se  souvint  des  irrévérences  dont,  hé- 

,s  !  on  déshonore  ce  divin  mystère!  Les  chrétiens  ne  con- 


«  pable  d'en  avoir,  jaloux,  soupçonneux,  inquiet  sans  aucun  relâche..., 
a  colère  et  d'un  emportement  à  se  porter  aux  derniers  excès,  même 
«  sur  des  bagatelles,  difGcile  en  tout,  à  l'excès,  jamais  d'accord  avec 
«  lui-même  ,  et  tenant  tout  chez  lui  dans  le  tremblement  ;  à  tout  pren- 
«  dre,  la  fougue  et  l'avarice  étoient  ses  maîtres  qui  le  gourmandoient 
«  toujours.  Avec  cela,  c'éloit  un  homme  dont  on  avoit  peine  à  se  dé- 
«  fendre,  quand  il  avoit  entrepris  d'obtenir  par  les  grâces,  le  tour,  la 
«  délicatesse  et  l'insinuation  de  la  flat'erie,  et  par  Téloquence  natu- 
«  relie  qu'il  emplojoit ,  mais  parfaitement  ingrat  des  plus  grands 
«  services,  si  la  reconnoissance  ne  lui  éloil  utile  à  mieux.  »  Saint- 
Simon,  Ch.  ccxxv. 

i  «  A  cause  qu'il  ne  l'est  pas.  »  Expression  un  ])eu  faible  d'une 
grande  idée  morale.  Remarquez  cependant  la  noblesse  et  la  simplicité 
du  style  en  général. 

~  «  Ces  magnifiques  paroles.  »  Voy.  la  même  idée  et  presque  les 
mêmes  termes  dans  l'Or.  fun.  de  Henrieite  d'Angleterre,  p.  80,  n.  i. 

3  «  l'ne  âme  agitée,  etc.  »  Ce  style  si  ferme  et  si  beau  avait  frappé 
NÏvement  Bourdaloue.  lia  rendu  publiquement  hommage  à  l'éloquence 
de  Bossuet  :  «  11  ne  m'appartenoit  pas,  chrétiens,  de  vous  faire  goûter 
«  ni  sentir  l'onction  d'une  mort  si  précieuse  :  ce  don  étoit  réservé  à 
«  une  bouche  plus  sacrée  et  plus  éloquente  que  la  mienne.  L'illustre 
«  prélat  qui  vous  a  parlé  a\ant  moi  a  déjà  épuisé  cette  matière  ;  et, 
«  après  ce  que  vous  avez  ouï,  c'est  à  moi  de  me  taire  ici,  en  me  rédui- 
«  sant  à  cette  seule  parole  de  mon  texte  :  nequaquam,  ut  mort  soient 
«f  ignavi,  morluus  est.  » 

*  «  De  no  les  attendre  pas.  »  Toujours  l'enseignement  mêlé  au  récit 
d'une  manière  directe  ou  indirecte. 

"^  «  Ce  doux  objet.  »  Expression  d'une  langue  mystique  qui  ne  pro- 
«îuil  pas  ici  un  heureux  ofTe». 


DE  LOUIS  DE  BOURBON.  549 

tioissent  plus  ^  la  sainte  frayeur  dont  on  étoit  saisi  autrefois 
à  la  vue  du  sacrifice.  On  diroit  qu'il  eût  cessé  d'être  terri- 
ble*, comme  Tappeloient  les  saints  pères;  et  que  le  sang 
de  notre  victime  n'y  coule  pas  encore  aussi  véritablement 
que  sur  le  Calvaire.  Loin  de  trembler  devant  les  autels,  on  y 
méprise  Jésus-Christ  présent^  ;  et,  dans  un  temps  où  tout  un 
royaume  se  remue  pour  la  conversion  des  hérétiques  *,  on  ne 
craint  point  d'en  autoriser  les  blasphèmes.  Gens jdji^ monde, 
vous  ne  pensez  pas  à  ces  horribles  profanations  ;  à  la  mort, 
vous  y  penserez  avec  confusion  et  saisissement.  Le  prince 
se  ressouvint  de  toutes  les  fautes  qu'il  avoit  commises^;  et, 
trop  foibré  pour  expliquer  avec  force  ce  qu'il  en  sentoit^, 
il  emprunta  la  voix  de  son  confesseur  pour  en  demander 
pardon  au  monde,  à^es  domestiques"^,  et  à  ses  amis.  On 
lui  îreponHrt  par  des  sangloîs  :  ah  !  répondez-lui  mainte- 
nant en  profitant  de  cet  exemple.  Les  autres  devoirs  de  la 
religion  furent  accomplis  avec  la  même  piété  et  la  même 

*  «  Les  chrétiens  ne  connoissent  plus.  »  Développement  général  qui 
ressort  subitement  d'un  détail ,  d'une  simple  réflexion.  Ce  genre  de 
hors-d'œuvre ,  si  favorable  à  l'éloquence  de  la  chaire,  est  familier  à 
Bossuet. 

-  «  On  diroit  qu'il  eût.  »  Ce  subjonctif  est  amené  par  le  condition- 
nel, et  tient  lieu  d'un  auxiliaire.  C'est  du  reste  une  incorrection.  Voye?. 
page  275,  note  2. 

3  «  Jésus- Christ  pre^enf.  »  Exemple  du  pouvoir  d'un  mot  mis  en  sa 
place.  Ce  mot  résume  toute  une  idée. 

*  «  La  conversion  des  hérétiques.  »  Voyez  l'oraison  funèbre  de  Le 
Tellier,  page  269.  —  «  En  autoriser  les  blasphèmes.  »  Luther  et  Calvin 
rejettent  la  présence  réelle  de  J.-C.  dans  l'Eucharistie. 

3  «  Les  fautes  qu'il  avoit  commises.  »  Le  même  souvenir  a  inspiré  à 
Bourdaloue  une  allusion  intéressante  à  un  fait  personnel,  quand  il  parle 
du  retour  du  prince  à  la  piété  pratique.  «  Dieu  m'avoit  donné  comme 
«t  un  pressentiment  de  ce  miracle  ;  et  dans  le  lieu  même  oii  je  vous 
«  parle  aujourd'hui,  dans  une  cérémonie  toute  semblable  à  celle  pour 
«  laquelle  vous  êtes  ici  assemblés,  le  prince  lui-même  m'écoutant  ,  j'en 
«  avois  non-seulement  formé  le  vœu,  mais  comme  anticipé  l'effet ,  par 
«  une  prière  qui  parut  alors  tenir  quelque  chose  de  la  prédiction.  Soit 
«  inspiration,  ou  transport  de  zèle,  élevé  au-dessus  de  moi,  je  m'élois 
«  promis,  Seigneur,  ou  plutôt  je  m'élois  assuré  de  vous,  que  vous  ne 
«  laisseriez  pas  ce  grand  homme,  avec  un  cœur  aussi  droit  que  celui 
«  que  je  lui  connoissois ,  dans  la  voie  de  la  perdition  et  de  la  corrup- 
<f  tion  du  monde.  Lui-même,  dont  la  présence  m'animoit,  en  fut  ému. 
«  Et  qui  sait,  ô  mon  Dieu,  si,  vous  servant  dès-lors  de  mon  foible^or- 
«  gane,  vous  ne  commençâtes  pas  dans  ce  moment-là  à  l'éclairer  et  à 
«  le  toucher  de  vos  divines  lumières?» 

*  «  Ce  qu'il  en  seiiioit.  »  Expression  trop  brève  et  peu  correcte. 

■^  «  A  ses  domestiques.  »  Il  est  intéressant  de  voir  ce  souvenir  reve- 
nir si  fréquemment  dans  la  bouche  du  panégyriste.  -Voy.  p.  136,  n.  8.) 


550  ORAISON  FUNÈBRE 

présence  d'esprit.  Avec  quelle  foi  et  combien  de  fois  •  pria- 
t-il  le  Sauveur  des  âmes,  en  baisant  sa  croix,  que  son  sang 
répandu  pour  lui  ne  le  fût  pas  inutilement  !  C'est  ce  qui 
/^justifie  le  pécheur  ;  c'est  ce  qui  soutient  le  juste;  c'est  ce 
i  qui  rassure  le  chrétien^^ue  dirai-j^  des  saintes  prières 
des  agonisants,  où,  dans  les~êîFôHs  que  fait  l'Eglise,  on 
entend  ses  vœux  les  plus  empressés  et  comme  les  derniers 
cris  par  où  cette  sainte  mère  achève  de  nous  enfanter  à  la 
vie  céleste^?  Il  se  les  fit  répéter  trois  fois,  et  il  y  trouva  tou- 
jours de  nouvelles  consolations.  En  remerciant  ses  méde- 
cins :  «Voilà,  dit-il,  maintenant  mes  vrais  médecins  :  »  il 
montroit  les  ecclésiastiques  dont  il  écoutoit  les  avis,  dont  il 
continuoit  les  prières,  les  psaumes  toujours  à  la  bouche*, 
.  la  confiance  toujours  dans  le  cœur.  S'il  se  plaignit,  c'étoit 
?  seulement  d'avoir  si  peu  à  souffrir  pour  expier  ses  péchés  : 
r^\  sensible  jusques  à  la  lin  à  la  tendresse  deslrèns,iS'nèVv^ 
laissa  jamais  vaincre  ;  et  au  contraire,  il  craignoit  toujou^^ 
de  trop  donner  à  la  nature.  >Que  dirai-je^de  ses  derniers 
entretiens  avec  le  duc  d'Enghien?  Quelles  couleurs  assez 
vives  pourroient  vous  représenter  et  la  constance  du  père 
et  les  extrêmes  douleurs  du  fils?  D'aborïï,  "le  visage  en 
pleurs,  avec  plus  de  sanglots  que  de  paroles,  tantôt  la  bou- 
che collée  sur  ces  mains  victorieuses  et  maintenant  défail- 
lantes, tantôt  se  jetant  entre  ces  bras  et  dans  ce  sein  pater- 
nel, il  semble  par  tant  d'efforts  vouloir  retenir  ce  cher  ob- 
jet de  ses  respects  et  de  ses  tendresses  ^  Les  forces  lui  man- 
quent ;  il  tombe  à  ses  pieds.  Le  prince,  sans  s'émouvoir*, 

1  «  Avec  quelle  foi  et  combien  de  fois.  »  Rapprochement  désagréable. 

*  «  Ce  qui  justifie...,  ce  qui  soutient...,  ce  qui  rassure...  »  Idée  dé- 
tailléeavec  soin  ;  tous  les  rapports  sont  parfaitement  exacts. 

3  «  Nous  enfanter  à  la  vie  céleste.  »  Description  pleine  d'onction  et 
de  grandeur.  La  poésie  s'en  est  souvenue,  quand  on  a  dit  que  la  mort 
^  N'est  qu'au  enfantement  à  l'immortalité. 

*  «  Les  psaumes  toujours  à  la  bouche,  n  Voyez  page  275,  les  mêmes 
détails  dans  le  récit  de  la  mort  de  Le  Tellier.  A  voir  avec  quelle  atten- 
tion Bossuet  s'arrête  à  tous  ces  détails  d'une  mort  chrétienne,  il  semble 
qu'il  ait  à  la  pensée  sa  résolution  de  mettre  fin  à  tous  ces  discours,  et 
qu'il  veuille  donner,  dans  ce  dernier  enseignement,  le  plus  complet  et 
le  plus  important  de  tous. 

^  «  Il  semble  vouloir  retenir,  etc.  »  Belle  peinture,  où  Bossuet  a  em- 
ployé des  couleurs  presque  aussi  vims  que  dans  celle  de  Madame 
(p.  64  et  65).  Ici  cependant,  l'effet  est  beaucoup  moins  grand,  car  il 
n'y  a  pas  cette  circonstance  d'une  mort  soudaine  et  affreuse  ;  mais  le 
récit  est  encore  vraiment  animé  et  d'un  grand  intérêt. 

6  «  Le  prince,  sans  s'émouvoir.  »  Contraste  grave  et  touchant  entre 
la  sérénité  du  prince  et  le  désespoir  de  ses  enfants. 


DE  LOUIS  DE  BOURBON.  351 

lui  laisse  reprendre  ses  esprits;  puis,  appelant  la  duchesse 
sa  belle-fille,  qu'il  voyoit  aussi  sans  parole  et  presque  sans 
vie,  avec  une tendresse^mrijnj  rien  defoible,  il  leur  donne 
ses  derniers  ordres,  où  tout  respiroit  la  piété.  11  les  linit  en 
les  bénissant  ^  avec  cette  foi  et  avec  ces  vœux  que  Dieu 
exauce,  et  en  bénissant  avec  eux,  ainsi  qu  un  autre  Jacob*, 
chacun  de  leurs  enfants  en  particulier;  et  on  vit  départ  et 
d'autre  tout  ce  qu'on  aflbiblit  en  le  répétant^.  Je  ne  vous 
oublierai  pas,  ô  prince  son  cher  neveu*,  et  comme  son  se- 
cond fils  !  ni  le  glorieux  témoignage  qu'il  a  rendu  constam- 
ment à  votre  mérite ,  ni  ses  tendîmes  empressements,  et  la 
lettre  qu'il  écrivit  en  mourant*,  pour  vous  rétablir  dans  les 
bonnes  grâces  du  roi,  le  plus  cher  objet  de  vos  voeux ,  ni 
tant  de  belles  qualités  qui  vous  ont  fait  juger  digne  d'avoir 
si  vivement  occupé  les  dernières  heures  d'une  si  bellevie  ^. 

1  «  Il  les  6nit  en  les  bénissant.  »  C'est  une  incorrection  que  de  ré- 
péter ainsi  le  même  pronom  à  si  peu  de  distance  dans  deux  sens  si 
différents. 

2  ((  Ainsi  qu'un  autre  Jacob.  »  Souvenir  heureux  de  l'Ecriture. 
'  «  Ce   qu'on   affoiblit  en  le   répétant.  »  Expression  lourde. 

*  «  Son  cher  neveu.  »  François-Louis  de  Bourbon,  prince  de  la 
Roche-sur-Yon,  qui  prit  le  titre  de  prince  de  Conti  à  la  mort  de  son 
frère  aîné  (1685);  mort  à  quarante-cinq  ans  le  21  février  1709. 
«  Il  fut  les  constantes  délices  du  monde  ,  de  la  cour,  des  armées , 
«t^la  divinité  du  peuple,  l'idole  des  soldats,  le  héros  des  officiers,  l'es- 
«  pérance  de  ce  qu'il  y  avoit  de  plus  distingué,  l'amour  du  parlement, 
a  l'ami  avec  discernement  des  savants,  et  souvent  l'admiration  de  la 
«  Sorbonne,  des  jurisconsultes,  des  astronomes  et  des  mathématiciens 
«  les  plus  profonds.  C'étoit  un  très-bel  esprit,  lumineux,  juste,  exact, 
«  vaste,  étendu,  d'une  lecture  infinie,  qui  n'oublioit  rien,.,  sans  con- 
«  fusion,  sans  mélange,  sans  méprise,  avec  une  singulière  netteté.... 
«  Il  avoit  l'esprit  naturel,  brillant,  vif,  solide,  infiniment  sensé  ;  il  en 
«  donnoit  à  tout  le  monde...  11  avoit  la  valeur  des  héros,  leur  main- 
te tien  à  la  guerre,  leur  simplicité  partout,  qui  toutefois  cachoit  beau- 
«  coup  d'art...  Cet  homme  si  aimable,  si  charmant,  si  délicieux,  n'ai- 
«  moit  rien.  Il  avoit  et  vouloit  des  amis  comme  on  veut  et  comme  on 
«  a  des  meubles...  Avare,  avide  de  biens,  ardent,  injuste...  on  lui  pas- 
«  soit  tous  ses  défauts,  et  on  l'aimoit  véritablement,  quelquefois  jus- 
ce  qu'à  se  le  reprocher,  toujours  sans  s'en  corriger.  «  Saint-Simon. 

6  «  La  lettre  qu'il  écrivit  en  mourant.  »  «  Le  roi  étoit  véritablement 
H  peiné  de  la  considération  qu'il  ne  pouvoit  lui  refuser,  et  qu'il  étoit 
«  exact  à  n'outrepasser  jamais  d'une  ligne.  Il  ne  lui  avoit  jamais  par- 
«  donné  son  voyage  de  Hongrie...  Les  lettres  interceptées  qui  lui 
«  avoKent  été  écrites,  avoient  allumé  une  haine  dans  M™e  de  Maintenon, 
«  et  une  indignation  dans  le  roi,  que  rien  n'avoit  pu  effacer  »  S. -Simon. 
—  Il  ne  commanda  jamais  les  armées. 

6  «Digne  d'avoir  si  vivement  occupé,  etc.»  Manière  heureuse  de  réu- 
nir en  unmot  l'éloge  de  l'oncle  et  celui  du  neveu.  Remarquez  comme 
Bossuel  insiste  sur  sa  pensée:  «  Les  dernières  heures  d'une  si  bellevie.n 


532  ORAISON  FUNÈBRE 

Je  n'ouhlierai  pas  non  plus  les  bontés  du  roi,  qui  prévinrent 
les  désirs  du  prince  mourant;  ni  les  généreux  soins  du  duc 
d'Enghien^  qui  ménagea  cette  grâce  ;  ni  le  gré  que  lui  sut 
le  prince  d'avoir  été  si  soigneux,  en  lui  donnant  cette  joie, 
irobliger  un  si  cher  parent.  Pendant  que  son  cœur  s'épan- 
che, et  que  sa  voix  se  ranime  en  louant  le  roi,  le  prince  de 
Conti  arrive  pénétré  de  reconnoissance  et  de  douleur.  Les 
tendresses  se  renouvellent  :  les  deux  princes  ouïrent  en- 
semble ce  qui  ne  sortira  jamais  de  leur  cœur"^;  et  le 
prince  conclut  en  leur  confirmant  qu'ils  ne  seroient  jamais 
ni  grands  hommes,  ni  grands  princes,  ni  honnêtes  gens, 
qu'autant  qu'ils  seroient  gens  de  bien,  fidèles  à  Dieu  et  au 
roi.  C'est  la  dernière  parole  qu'il  laissa  gravée  dans  leur 
mémoire  ;  c'est,  avec  la  dernière  marque  de  sa  tendresse, 
l'abrégé  de  leurs  devoirs.  Tout  retentissoit  de  cris,  tout  fon- 
doit  en  larmes^;  le  prince  seul  n'étoitpas  ému,  et  le  trouble 
n'arrivoit  pas  dans  l'asile  ou  il  s'étoit  mis.  0  Dieu  î  vous 
étiez  sa  force,  son  jnébrânlable  refuge,  et,  comme  disoit 
David*,  ce  ferme  rocher  où  s'appuyoit  sa  constance.  Puis- 
je  taire  durant  ce  temps  ce  qui  se  faisoit  à  la  cour  et  en 
la  présence  du  roi^?  Lorsqu'il  y  fit  lire  la  dernière  lettre 
que  lui  écrivit  ce  grand  homme,  et  qu'on  y  vit,  dans  les 
trois  temps  que  marquoit  le  prince,  ses  services  qu'il  y 
passoit  si  légèrement  au  commencement  et  à  la  fin  de  sa 
vie,  et  dans  le  milieu  ses  fautes  dont  il  faisoit  une  si  sin* 
^S  oère  reconnoissance^,  îl  n'y  eut  cœur  qui  ne  s'attendrît  à 
^  ^rëhtendre  parler  de  lui-même  avec  tant  de  modestie;  et 
cette  lecture,  suivie  des  larmes  du  roi,  fit  voir  ce  que  les 
;  héros  sentent  les  uns  pour  les  autres"'.  Mais,  lorsqu'on  vint 

1  «  Les  bontés  du  roi...,  les  soins  du  duc,  etc.  »  Peut-être  est-il  un 
peu  singulier  de  les  voir  tous  arriver  à  la  file,  pour  recevoir  leurs 
éloges.  La  fin  de  la  phrase  est  entortillée,  et  le  sens  change  selon  la 
ponctuation.  Il  nous  paraît  être  :  Le  gré  que  Condé  sut  au  duc  d'En- 
ghien  d'avoir  eu  le  soin  de   ménager  la   grâce,   et  de  donner,  etc. 

^  H  Les  deux  princes  ouïrent  ensemble,  etc.  »  Encore  une  expres- 
sion vague  et  faible,    qui   se   perd,  il    est   vrai,  dans  l'ensemble. 

3  «  Tout  retentissoit  de  cris,  etc.  »  Contraste  dramatique  du  calme 
et  de  la  douleur,  rendu  avec  une  simplicité  et  une  sobriété  parfaites 
d'expression. 

*  «  Comme  disoit  David.  »  Rec,  II,  xxii,  2,  3. 

5  «  En  la  présence  du  roi.  »  L'éloge  de  Louis  XIV  revient  à  la  fia 
rommo  au  début  de  l'or,  funèbre,  mais  jamais  d'une  manière  forcée. 

•'  «  Et  dans  le  milieu,  etc.  n  Phrase  longue  et  un  peu  pénible. 

">  «Ce  que  les  héros  sentent  les  uns  pour  lesaulres.»  Compliment  flatteur, 
qui  réunit  une  dernière  fois  la  gloire  de  Louis  XIV  et  celle  de  Condé. 


D3  LOUIS  DE  BOURrOX.  353 

à  l'endroit  du  remerciement,  oîi  le  prince  marquoit  qu'il 
mouroit  content  et  trop  heureux  d'avoir  encore  assez  de  vie 
pour  témoigner  au  roi  sa  reconnoissance,  son  dévouement, 
et,  s'il  l'osoit  dire,  sa  tendresse,  tout  le  monde  rendit  té- 
moignage à  la  vérité  de  ses  sentiments  ^  ;  et  ceux  qui  l'a- 
voient  ouï  parler  si  souvent  de  ce  grand  roi  dans  ses  en- 
tretiens familiers  pouvoient  assurer  que  jamais  ils  n'avoient 
rien  entendu  ni  de  plus  respectueux  et  de  plus  tendre  pour 
sa  personne  sacrée,  ni  de  plus  fort  pour  célébrer  ses  vertus 
royales,  sa  piété,  son  courage,  son  grand  génie,  principa- 
lement à  la  guerre-,  que  ce  qu'en  disoit  ce  grand  prince 
avec  aussi  peu  d'exagération  que  de  flatterie.  Pendant 
qu'on  lui  rendoit  ce  beau  témoignage,  ce  grand  homme 
n'étoit  plus.  Tranquille_entre  les  bras  de  son  Dieu  ^,  où  il 
s'étoit  une  fois  jeté,  il  attendoit  sa  miséricorde  etimploroit 
son  secours  jusqu'à  ce  qu'il  cessa  enfin  de  respirer  et  de 
vivre.  C'est  ici  qu'il  faudroit  laisser  éclater  ses  justes  dou- 
leurs à  la  pëffe  d*un  si  grand  homme  :  mais,  pour  l'amour 
deTa  vérité  et  à  la  honte  de  ceux  qui  la  méconrioissént, 
(écoutez  encore  ce  beau  témoignage  qu'il  lui  rendit  en  mou- 
rant*. Averti  par  son  confesseur  que,  si  notre  cœur  n'étoit 
pas  encore  entièrement  selon  Dieu,  il  falloit,  en  s'adres- 
sant  à  Dieu  même,  obtenir  qu'il  nous  lît  un  cœur  comme 
il  le  vouloit,  et  lui  dire  avec  David  ces  tendres  paroles  :  «0 

*  «  Tout  le  monde  rendit  témoignage,  etc.  »  Détail  froid  et  qui  ra- 
lentit le  récit.  11  est  vrai  que  ces  longueurs  apparentes  préparent  un 
admirable  effet  oratoire  et  dramatique  :  «  Pendant  qu'on  lui  rendoit 
«  ce  beau  témoignage,  ce  grand  homme  n'étoit  plus.  «  Il  faut  d'ail- 
leurs se  rappeler  que  la  gloire  de  Condé,  le  luxe  de  sa  maison  et  cette 
cour  qui  l'entouraient  avaient  pu  effaroucher  l'orgueil  susceptible  de 
Louis  XIV.  Bossuel  le  justifie  une  dernière  fois. 

2  «  Principalement  à  la  guerre.  »  Intention  flatteuse  :  c'est  le  premier 
général  du  siècle  qui  rend  cet  hommage  à  Louis  XIV. 

3  «Tranquille  entre  les  bras  de  son  Dieu,»  Image  grande  et  touchante. 
—  «  Une  fois  jeté.  »  C'est-à-dire  une  fois  pour  toutes.  Locution 
inusitée. 

*  «Ecoutez  encore  ce  beau  témoignage,  etc.p  On  peut  voir  dans  Bour- 
daloue  le  récit  complet,  mais  trop  souvent  froid  et  monotone,  des  der- 
niers moments  du  prince.  Tous  les  éléments  employés  par  Bossuet  s'y 
retrouvent,  mais  avec  quelle  différence  !  11  insiste  d'ailleurs  longuement 
sur  le  souvenir  des  erreurs  et  de  la  conversion  du  prince.  11  fallait  que 
le  public  en  eût  été  vivement  frappé,  car  nous  allons  voir  Bossuet  y 
faire  allusion.  Cependant,  quoique  son  sujet  soit  la  piélé,  un  mot  lui  a 
suflR  pour  rappeler  les  fautes  du  prince,  sans  développer  longuement 
ce  souvenir  fâcheux.  Il  ne  lui  a  pas  fallu  d'interminables  détours  pour 
entrer,  comme  le  dit  Bourdaloue,  dans  le  sanctuaire  de  ce  cœur,  et 
arriver  par  la  droiture  à  la  piété.  L'intérêt  et  l'éloquence  y  gagnent. 


554                                      ORAISON  FUNÈBRE  ' 

((  Dieu  !  créez  en  moi  un  cœur  pur',  »  à  ces  mots  le  prince  i 

s'arrête-,  comme  occupé  de  quelque  grande  pensée;  puis,  1 

appelant  le  saint  religieux  qui  lui  avoit  inspiré  ce  beau  sen-  \ 

^  tnnent  :  «Je  n'ai  jamais  douté,  dit-il,  des  mystères  de  la  \ 

}  «  religion,  quoi  qu'on  ait  dit.  »  Chrétiens,  vous  l'en  devez  I 

^'  croire;   et  dans  l'état  où  il" est,  il  ne  doit  plus  rien  au  ' 

monde  que  la  vérité'.  «  Mais,  poursuit-il,  j'en  doute  moins  ; 
«  que  jamais.  Que  ces  vérités,  continuoit-il  avec  une  dou- 

«  ceur  ravissante,  se  démêlent  et  s'éclaircissent  dans  mon  i 

«  esprit  !  Oui,  dit-il,  nous  verrons  Dieu  comme  il  est,  face  j 

«  à  face.»  Il  répétoit  en  latin,  avec  un  goût  merveilleux*,  ces  ■ 

grands  mots  :«  Sicuti  est,faciead  faciem  ^;  »  et  on  ne  se  lassoit  , 

point  de  le  voir  dans  ce  doux  transport.  Que  se   faisoit-il  j 

dans  cette  âme  ?  quelle  nouvelle  lumière  lui  apparoissoit  ^?  i 

quel  soudain  rayon  perçoit  la  nue,  et  faisoit  comme  éva-  ' 

nouir  en  ce  moment,  avec  toutes  les  ignorances  des  sens  "^j  ' 

les  ténèbres  mêmes,  si  je  l'ose  dire,  et  les  saintes  obscuri-  ; 

tés  de  la  foi  ?  Que  devinrent  alors  ces  beaux  titres  dont  notre  ; 

orgueil  est  flatté*?  Dans  rapproche  d'un  si  beau  jour  etdèsla  ; 

première  atteinte  d'une  si  vive  lumière,  combien  prompte-  '■ 

ment  disparoissent  tous  les  fantômes  du  monde  ^?  Que  Té-  • 

^  Cor  mundum  créa  in  me,  Deus.  Ps.  L.  12.  \ 

2  «  A  ces  mois  le  prince  s'arrête.  »  Remarquez  comme  Bossuet  fait  ! 
valoir  jusqu'aux  moindres  détails  du  récit.  j 

3  «  Rien  que    la  vérité.  »  Voyez  page  82,    note  1,   et  la  note  4  de  : 
îa  page  553.  i 

*  «  Avec  une   douceur   ravissante...   avec  un  goût  merveilleux.  »  ' 

Souvenirs  de  celte  langue  mystique  que  nous  avons  rencontrée  plus  * 

d'une  fois.  * 

5  Videmus  nunc  per  spéculum  inœnigmate  (voy.  p.  278,  n.  5)  tuncau- 
tem  facie  ad  faciem.  I.  Cor.  xiii,  12.  —  Cum  apparuerit,  similes  ei  eri-  1 
mus,  quoniam  videbimus  eum  sicuti  est.  Joan.,  L,  m,  2. 

6  «  Quelle  nouvelle  lumière,  etc.»  Mouvement  plein  d'éloquence.  Le 
style  s'élève,  se  colore  ;  les  idées  et  les  images  s'agrandissent  ;  il  semble  ' 
qu'on  pressente  l'admirable  péroraison,  et  comme  la  première  atteinte 
d'une  si  vive  lumière.  ' 

■^  «  Les  ignorances  des  sens.  »  Emploi  rare  du  mot.  Le  sens  est  :  l'im- 
puissance des  sens  à  seconder  la  connaissance  des  vérités  éternelles.—  I 
«  Les  saintes  obscurités  de  la  foi.  »  Voy.  p.  278,  n.  5.  i 

8  «  Ces  beaux  titres,  etc.  »  Il  n'y  a  que  ce  seul  mot  contre  la  va-  ' 
nité  humaine,  si  éloquemment  attaquée  dans  l'or,  funèbre  de  Henriette 
d'Angleterre,  et  la  péroraison  de  celle  de  Le  Tellier.  Ici  Bossuet  ne  se  ] 
donne  pas  la  peine  de  combattre  la  gloire  humaine  :  elle  se  perd,  s'ab-  i 
sorbe  et  s'anéantit  dans  la  splendeur  et  la  gloire  éternelle.  ! 

9  «  Tous  les  fantômes  du  monde.  »  Image   saisissante  :  il    semble  ! 
qu'on  assiste  à  cette  illumination  soudaine  qui  dissipe  les  ombres  et  les 
fantômes  de  la  nuit.  ' 


DE  LOUIS  DE  BOURBON.  555 

clat  de  la  plus  belle  victoire  paroît  sombre  !  qu'on  en  mé-  ; 
prise  la  gloire,  et  qu'on  veut  de  mal  à  ces  foibles  yeux  qui  j 
s'y  sont  laissés  éblouir  ^  !  i 
Péroraison. — Venez,  peuples,  venez  maintenant-,  mais  ; 
venez  plutôt,  princes  et  seigneurs  ;  et  vous  qui  jugez  la  j 
terre,  et  vous  qui  ouvrez  aux  hommes  les  portes  du  ciel  ^  ;  et  ; 
vous,  plus  que  tous  les  autres,  princes  et  princesses,  no- 
bles rejetons  de  tant  de  rois,  lumières  de  la  France,  mais  /^ 
aujourd'hui  obscurcies  et  couvertes  de  votre  douleur  comme  ,.w*% 

1  «  Qu'on  veut  de  mal,  etc.  »  Expression  familière  et  forte  : 

Je  me  veux  mal  de  mort  d'être  de  votre  race.  j 

Molière,  les  Femmes  Savantes,  II,  2.  j 

*  «  Venez,  peuples,  venez  maintenant.  »  Voilà  cette  immortelle  pé-  ] 

roraison,  pour  laquelle  l'admiration  a  épuisé  toutes  ses  expressions  et  ; 

toutes  ses  formules.   Il  y  a,  dans  les  sentiments  qu'elle  fait  éprouver,  ; 

bien  des  choses  qui  ne  s'écrivent  ni  ne  s'analysent.  Cependant,  quand 
on  l'étudié,  on  est  frappé  tout  d'abord  de  cet  appel  à  tous  les  témoins 
de  la  gloire  et  des  vertus  du  prince.  Cet  admirable  mouvement  est  un 
souvenir  des  Pères.  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  dans  Y  Eloge  funèbre  ^ 

de  saint  Basile,  avait  déjà,  par  des  paroles  touchantes,  invoqué  la  pré-  1 

sence  de  tous  ceux  qui  l'avaient  aimé  et  connu.  «  Accourez  tous  autour 
«  de  moi,  dit-il,  vous  tous,  compagnons  de  Basile,   ministres  des  au-  j 

«  tels,  serviteurs  du  temple,  citoyens  étrangers  :  mêlez  vos  voix  à  ma 
«  voix  pour  raconter  chacun  une  de  ses  vertus.  Regrettez  tous  en  lui ,  j 

«  princes,  un  législateur;  chefs  des  peuples,  un  citoyen  ;  épouses,  l'ap-  "1 

c(  pui  de  votre  vertu;  orateurs,  votre  maître;  âmes  simples,  votre  guide;  ^ 

«  âmes  contemplatives,  celui  qui  vous  parlait  de  Dieu;  vous  qui  êtes 
«  dans  la  joie,  un  censeur;  vous  qui  souffrez,  un  consolateur  ;  vieillards, 
«  votre  soutien;  jeunes  gens,  votre  précepteur;  pauvres,  un  bienfaiteur;  I 

«  riches,  le  dispensateur  de  vos  aumônes  !  11  me  semble  encore  que 
«  les  orphelins  vont  venir  ici  célébrer  leur  père,  les  pèlerins  leur  hôte,  ' 

«  les  malades  leur  médecin,  ceux  qui  se  portent  bien  le  conservateur 
«  de  leur  santé  ;  tous,  celui  qui  s'est  fait  tout  à  tous  pour  gagner  toutes 
«  les  âmes.  Reçois,  Basile,  notre  discours,  hommage  d'une  voix  qui  te  i 

«  fut   chère,   d'un  compagnon  d'âge  et  d'honneurs.  S'il  n'est  pas  trop  % 

«  au-dessous  de  ce  que  tu  mérites,  à  toi  en  est  dû  tout  l'honneur,  car 
«  c'est  par  confiance  en  ton  secours  que  j'ai  entrepris  cet  éloge.  Mais 
«  s'il  est  resté  beaucoup  au-dessous,  pouvais-je  faire  autrement,  acca-  j 

«  blé  par  l'âge,  par  la  maladie  et  par  la  douleur  de  ta  perte  ?  Jette  sur  i 

«  nous  tes  regards  du  haut  du  ciel,  tète  chère  et  sacrée,  et  donne- 
«  nous  la  force  de  supporter  courageusement  ton  absence.   Et  si  nous  . 

«  allons  te  rejoindre,  donne-nous  une  place  dans  tes  tabernacles,  pour  ; 

«  que  nous  y  recevions  la  récompense  des  combats  que  nous  avons 
«  livrés  et  soutenus.  Nous  te  louons  en  ce  moment,  mais  qui  nous 
«  louera  quand  nous  t'aurons  suivi  dans  la  mort,  lors  même  que  nous  ' 

«  aurions  mérité  quelque  éloge?  n  j 

3  «  Vous  qui  jugez, vous  qui  ouvrez,  etc.  »  Périphrases  qui  don- 
nent à  l'idée  toute  sa  grandeur.   Remarquez  cette  opposition  des  deux  j 
plus  grands  minislères,  la  magistrature  et  le  sacerdoce.  j 


'56  ORAISON  FrXÈRRE 

<run  nuage*  ;  venez  voir  le  peu  qui  nous  reste  d'une  si 
auguste  naissance,  de  tant  de  grandeur,  de  tant  de  gloire, 
.letéz  les  yeux  de  toutes  parts  :  Yoilà  tout  ce  qu'a  pu  faire 
!a  magnificence  et  la  piété  pour  honorer  un  héros  ^  ;  des 
titres,  des  inscriptions,  vaines  marques  de  ce  qui  n'est  plus; 
des  figures  qui  semblent  pleurer  autour  d'un  tombeau,  et 
des  fragiles  images  ^  d'une  douleur  que  le  temps  emporte 
avec  tout  le  reste*;  des  colonnes  qui  semblent  vouloir  porter 
'jusqu'au  cielle  magnifique  témoignage  de  notre  néant  :  et 
'rien  enfin  ne  manque  dans  tous  ces  honneurs  quecehii  àqui 
on  les  rend^^eurez  donc  sur  ces  foibles  restes  de  lavie  hu- 
maine ;  pleurez.sur  c"efte  triste  iinmorta,lité  que  nous  don- 
nons aux  héros.! Mais  approchez  en  particulier,  ô  vous  qui 
courez  avec  tantid'ardeur  dans  la  carrière  de  la  gloire,  âmes 
guerrières  et  intrépides  M  Quel  autre  fut  plus  digne  de 
vous  commander?  mais  dans  quel  autre  avez-vous  trouvé 
le  commandement  plus  honnête  ^  ?  ^urez  donc,  ce  grand 

*  «  Comme  d'un  nuage.  »  Image  poétique  et  touchante.^' 

2  «  Voilà  tout  ce  qu'a  pu  faire,  etc.  »  Que  d'éloquence  dans  cette 
énumération,  où  chaque  détail  de  ce  pompeux  appareil  funèbre  éveïtte 
un  sentiment  et  fournit  une  leçon  ! 

■'>*  3  «  Des  fragiles  images,  etc.  »  Rien  n'échappe  à  Bossuet,  pas  même 
ces  figures  peintes  par  Lebrun  et  Mignard  (que  les  curieux  achetaient  si 
cher,  à  ce  que  nous  apprend  M^e  de  Sévigné,  à  l'occasion  de  la  mort 
du  chancelier  Séguier).  L'imagination  trouve  partout  matière  à  l'é- 
loquence. 

*  «  Une  douleur  que  le  temps  emporte  avec  tout  le  reste.  »  Pensée  dé- 
solante déjà  développée  à  la  fin  de  l'Or,  fun.de  Le  Tellier.  La  douleur  ne 
dure  guère  plus  que  les  ornements  de  la  pompe  funèbre.  Remarquez 
l'effet  de  ce  trait  si  simple  à  côté  de  ces  expressions  brillantes  :  le  ma- 
gnifique  témoignage  de  notre  néant.  Celte  opposition  saisissante  de  la 
splendeur  et  du  néant  de  l'homme  est  une  des  innombrables  beautés  de 
••eue  péroraison.  C'est  elle  encore  qui  inspire  la  louchante  alliance  de 
mots  :  «  Celle  triste  immortalité,  etc.  » 

^  «  Rien  ne  manque  dans  tous  ces  honneurs,  etc.  »  Réflexion  doulou- 
reuse et  éloquente.  —  Bourdaloue  est  frappé  aussi  de  la  splendeur  qui 
entoure  le  cercueil  de  Condé  :  on  lit  dans  son  exorde  :  «  Comment  l'i- 
«  gnorerions-nous,  à  la  vue  de  cette  pompe  funèbre  qui,  en  nous  aver- 
«  tissant  que  le  prince  n'est  plus,  nous  rappelle  ce  qu'il  a  été;  et  qui, 
«  d'une  voix  muette,  mais  bien  plus  touchante  que  les  plus  éloquents 
«  discours,  semble  encore  aujourd'hui  nous  dire  :  Numignoratis,  qno- 
«  niam  princeps  et  maximus  cecidit  in  Israël  ?  n 

*  «  Ames  guerrières  et  intrépides.  »  Ces  leçons  adressées  aux  hommes 
de  guerre  occupent  un  place  importante  dans  cette  péroraison  ;  el 
qu'elles  sont  morales  et  profondes  ! 

'  «  Quel  autre  fut  plus  digne, mais,  etc.  n  Sur  celte   opposition, 

voyez  page  57,  note  2.  —  «  Le  commandement  plus  honnête.  »  Ex- 
pression  trop   générale.  S'agit-il  de   la  probité  ou   de  la  politesse  du 


DE  LOUIS  DE  BÛLRBON.  357 

capitaine',  et  dites  en  gémissant  :  Voilà  celui  qui  nous  me- 
noit  dans  les  hasards  ;  sous  lui  se  sont  formés  tant  de  re- 
nommés capitaines,  que  ses  exemples  ont  élevés  aux  pre- 
miers honneurs  de  la  guerre  :  son  ombre  eût  pu   encore 
gagner  des  batailles-;  et  voilà  que,  dans  son  silence,  son 
nom  même  nous  anime  ;  et  ensemble,  il  nous  avertit!  que,, 
pour  trouver  à  la  mort  quelque  reste  de  nos  travaux  et  n'ar-S  [{] 
river^as  sans  ressource  à  notre  éternelle  demeure,  avec  le/ 
roi  de  la  terre  il  faut  encore  servir  le  roi  du  ciel*.  Servez" 
donc  ce  roi  immortel  et  si  plein  de   miséricorde,  qui  vous! 
comptera  un  soupir  et  un  verre  d'eau  donné  en  son  nom^/'< 
plus  que  tous  les  autres  ne  feront  jamais  ^lout'\ôtrè  sângi 
répandu;  et  commencez  à  compter  le  temps  de  vos  utiles. 
|ervice5.1du  jour  que  vous  vous  serez  donnés  à  un  maître  si 
bienfaisantjEt  vous,  ne  viendrez-vous  pas  à  ce  triste  mo- 
nument, voiis,  dis-je,  qu'il  a  bien  voulu  mettre  au  raiîg"^ 
seFamis?  Tous  ensemble,  en  quelque  degré  de  sa  confiance 
qu'il  vous   ait  reçus,  environnez  ce  tombeau  ;  versez   des 
larmes  avec  des  prjères^  ;    et,  admirant  dans  un  si   grand 
prince  une  amitié "sT^ommode  et  un  commerce  si   doux, 
conservez  le  souvenir  d'un  héros  dont  la  bonté  avoit  égalé 
le  courage^.   Ainsi  puisse-t-il  toujours  vous  être  un  cher 
prince?  Ce  dernier  sens  paraît  bien  faible;  et  cependant  il  faut  se  rap- 
peler la  politesse  du  roi  et  de  sa  cour. 

1  «  Pleurez  donc,  etc.  »  Répétition  louchante  :  c'est  une  figure  fa- 
milière à  la  douleur,  qui  se  plaît  dans  le  retour  des  mêmes  sentiments^ 
des  mêmes  termes  et  souvent  des  mêmes  sons. 

2  «  Son  ombre  eût  pu  encore,  etc.  »  Trait  plein  de  grandeur. 

3  «  Nous  anime  et  ensemble  il  nous  avertit,  etc.  »  Comme  toutes  ces 
idées  s'enchaînent  et  mènent  l'âme,  par  une  progression  admirable,  de 
la  douleur  à  la  consolation,  au  courage,  et  à  l'espérance  religieuse  ! 

*  «  Avec  le  roi  de  la  terre,  etc.  »  Période  faite  avec  un  art  infini  : 
tous  les  membres  préparent  le  dernier  trait,  la  grande  leçon  et  la 
grande  image. 

3  «  Un  soupir  et  un  verre  d'eau  donné  en  son  nom.»  «Etquicumque 
potum  dederit  uni  ex  minimis  istis  calicem  aquae  frigidcT  tantum  in  nomine 
discipuli,  amen  dico  vobis,  nonperdet  mercedem  suam.»  Matth.,  X,  42. 
Pourquoi  La  Harpe  tout  en  louant  cette  allusion  trouve-t-il  ce  contraste 
s'\  hasardeux,  et  cette  citation  si  vulgaire?  Bossuet  n'eût  pas  voulu 
qu'on  l'excusât  d'un  mot  si  simple,  si  beau,  et  consacré  par  l'Evangile. 

6  «  Ne  feront  jamais.  »  Sur  ce  verbe  auxiliaire,  voy.  pag.  4,  n.  2. 

''  «  Le  temps  de  vos  utiles  services.  »  Mot  hardi,  en  présence  de  la 
cour  de  Louis  XIV.  Remarquez  la  plac:;  et  la  valeur  du  mot  utile. 

8  «  Versez  des  larmes  avec  des  prières.  »  Expression  hardie,  heu- 
reusement amenée  par  l'analogie. 

9  «  Dont  la  bonté  avoit  égalé  le  courage.  »  Remarquez  cet  art  si 
parfait  avec  lequel  se  résument  dans  cette  péroraison  tous  les  grands 
traits  du  caractère  et  toutes  les  grandes  idées  du  discours,  et  toujoar«4 


558  ORAISON  FUNÈBRE 

entrelien  *  !  ainsi  puissiez-vous  profiter  de  ses  vertus  !  Et 
que  sa  mort,  que  vous  déplorez,  vous  serve  à-la-fois  de 
conTôîation  et  d'exemple  j Pour  moi,  s'il  m'est  permis  après 
tous  les  autres^  d^e  venir  rendre  les  derniers  devoirs  à  ce 
tombeau,  ô  prince,  le  digne  sujet  de  nos  louanges  et  de 
nos  regrets!  vous  vivrez  éternellement  dans  ma  mémoire: 
votre  image  y  sera  tracée  non  point  avec  cette  audace  qui 
promettoit  la  victoire;  non,  je  ne  veux  rien  voir  en  vous  de 
ce  que  la  mort  y  efface^.  Vous  aurez  dans  cette  image  des 
traits  immortels  ;  je  vous  y  verrai  tel  que  vous  étiez  à  ce 
i  dernier  jour  sous  la  main  de  Dieu*,  lorsque  sa  glœi'e_^sem- 
Nt'îbla  commencer  à  vous  apparoitre .  C'estTÈt[ûe  je'voiis  ver- 
' rai  plus" triomphant  qu  a  Fribourg  et  à  Rocroi^:  et,  ravi 
d'un  si  beau  triomphe,  je  dirai  en  action  de  grâces  ces 
belles  paroles  du  bien-aimé  disciple  :  Et  hœc  est  Victoria 
quœ  vincit  mimdum,  fides  nostra  ^  :  c(  La  véritable  victoire, 
«  celle  qui  met  sous  nos  pieds  le  monde  entier,  c'est  notre 
«  foi.  ))  Jouissez,  prince,  de  cette  victoire;  jouissez-en 
éternellement,    par  l'immortelle   vertu   de  ce   sacrifice. 

naturellement ,  chacune  à  sa  place,  sans  que  rien  fasse  soupçonner  la 
préoccupation  ou  le  travail. 

1  M  Ainsi  puisse-t-il,  etc.  »  Exemple  (Tobsécration  (page  265,  note  3 
«  Un  cher  entretien,  »  Idée  et  expression  pleines  de  sentiment. 

2  «  Pour  moi,  s'il  m'est  permis,  après  tous  les  autres,  n  Voici  le  der- 
nier et  le  plus  beau  trait,  les  adieux  de  Bossuet  au  prince  et  à  la  chaire. 
Il  n'y  a  pas  là  un  mot  qui  ne  soit  l'expression  parfaite  d'un  sentiment 
profond  et  d'une  grande  idée  religieuse.  Sincère  affection,  foi  ardente, 
espérance  religieuse,  respect  et  amour  du  devoir,  tels  sont  les  éléments 
de  celte  admirable  conclusion. 

3  «  Non,  je  ne  veux  rien  voir,  etc.»  C'est  là  le  comble  de  l'élo- 
quence :  trouver  quelque  chose  de  plus  grand  que  ce  qui  donne  l'im- 
mortalité, et  le  trouver  par  la  puissance  de  la  foi  chrétienne  et  de  l'ami- 
tié. —  Nous  n'opposerons  pas  la  péroraison  de  Bourdaloue  à  celle  de 
Bossuet  ;  la  différence  serait  énorme.  Bourdaloue  parle  au  nom  des 
jésuites  (le  cœur  de  Condé  était  déposé  dans  leur  église)  :  d'une  allu- 
sion touchante  il  fait  presque  une  arme  de  polémique  ;  il  est  l'homme 
de  son  ordre,  et  non,  comme  Bossuet,  l'interprète  de  la  religion  et  du 
monde  entier. 

*  «  A  ce  dernier  jour,  sous  la  main  de  Dieu.  »  Image  grandiose  qui 
rappelle  le  beau  tableau  de  la  mort  de  Condé. 

5  «Plus  triomphant  qu'à  Fribourg  et  à  Rocroi.  »  Même  effet,  et 
même  éloquence.  Quel  sera  ce  triomphe  qu'entrevoit  Bossuet,  quand  il 
a  déjà  revêtu  de  tant  de  splendeur  ces  grands  souvenirs  de  Fribourg 
et  de  Rocroi  ! 

6  JoA>'.  ,  I ,  V.  4.  Ce  dernier  souvenir  de  l'Evangile  est  comme  la 
consécration  de  ces  dernières  paroles,  et,  avec  l'immortelle  vertu  du 
sacrifice  divin,  la  suprême  expression  de  la  conOance  de  Bossuet. 


DE  LOUIS  DE  BOURBON.  359 

Agréez  ces  derniers  efforts  d\i ne  _vo ix  m ij_  vous  fut  connues 
Vous  mettrez  fin  à  tous  ces  discours  ^  Au lïeu  de  de'pïorer 
la  mort  des  autres,  grand  prince,  dorénavant  je  veux  ap- 
prendre de  vous 2  à  rendre  la  mienne  sainte  ;  heureux  si, 
averti  par  ces  cheveux  blancs  du  compte  que  je  dois  rendre» 
de  mon  administration  ^  je  réserve  au  troupeau  que  je  doig 
nourrir  de  la  parole  de  vie  les  restes  d'une  voix  qui  tombe, 
et  d'une  ardeur  qui  s'éteint  ! 

1  «  Ces  derniers  efforts...  Vous  mettrez  fin,  etc.  »  Après  ces  grands 
mouvements  d'éloquence,  ne  peut-on  pas  dire  avec  Bossuet  lui-même 
qu'une  sainte  simplicité  fait  ici  toute  sa  grandeur? 

2  «  Je  veux  apprendre  de  vous.  »  Comment  mieux  consacrer  la  piété 
de  Condé  que  d'en  faire  le  modèle  d'un  évéque,  et  de  celui  que  les 
contemporains  appelaient  un  Père  de  l'Eglise  ? 

3  «Heureux  si,  averti,  etc.»  Période  sonore,  harmonieuse;  allusion 
touchante  aux  devoirs  du  pasteur  qui  n'oublie  pas  ses  enfants  au  mi- 
lieu des  regrets  donnés  à  un  ami  et  des  séductions  de  l'amour  propre. 
Cette  conclusion  pleine  d'onction  et  de  mélancolie  ne  fait-elle  pas  par- 
faitement comprendre  l'admiration  enthousiaste  d'un  de  nos  grands 
écrivains  ?«  Lorsque  l'orateur,  après  avoir  mis  Condé  au  cercueil, 
«  appelle  les  peuples,  les  princes,  les  prélats,  les  guerriers  au  catafal- 
«  que  du  héros  ;  lorsque  enfin,  s'avançant  lui-  même  avec  ses  cheveux 
«  blancs,  il  fait  entendre  les  accents  du  cygne,  montre  Bossuet  un  pied 
«  dans  la  tombe,  et  le  siècle  de  Louis  XIV,  dont  il  a  l'air  de  faire  les 
«  funérailles,  prêt  à  s'abîmer  dans  l'éternité  ,  à  ce  dernier  effort  de 
«  l'éloquence  humaine,  les  larmes  de  l'admiration  ont  coulé  de  nos 
«  yeux  et  le  livre  est  tombé  de  nos  mains.  »  Chateaubriand. 


FIN  DES   ORAISONS   FUNÈBRES  DE   BOSSUET. 


'■:>i- 1  : ^  *■  v  ■  .     ... 


m'\    '-^r}<-'^ 


'MWv^. 


ma;. 


ë:    "     "^