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ORAISONS FUNÈBRES
I
BOSSUET
Imprimerie de Ducessois, 55, quai des Augustins
BOSSUET
ORAISONS FUNEBRES
PRÉCÉDÉES
D'UNE NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE
SUR BOSSDET,
ET DE MORCEAUX CHOISIS DE SES PREMIÈRES ORAISONS FUNÈBRES ;
Nouvelle édition, coliatioiinée sur les meilleurs textes,
et accompagnée
DE NOTICES HISTORIQUES , DE SOMMAIRES ANALYTIQUES,
DE NOTES LITTÉRAIRES ET GRAMMATICALES,
PAR M. A. DIDIER,
Professeur de rhétorique au collège royal Henri IV,
à Paris.
PARIS
DEZOBRY, E. MAGDELEINE ET Cs LIB.ÉDIT.
Rue des Macons-Sorbonne, i.
1846
Toutes nos édiiions sont revêtues de iwtre griffe.
f^Cpe^oéy^C Jtd.aodj xM^h^ C/«
NOTICE
BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE
SUR BOSSUET.
On lit dans un écrivain du dix-septième siècle : « Un soir que
« M. Arnauld avoit mené le petit Bcssuet de Dijon, aujourd'hui
« l'abbé Bossuet, qui a de la réputation pour la chaire, pour
« donner à M™^ la marquise de Rambouillet ^ le divertissement
« de le voir prêcher, car il a préchotté dès l'âge de douze ans,
« Voiture ^ dit : « Je n'ai jamais vu prêcher de si bonne heure ni
« si tard ^. »
Ce récit curieux n'est pas parfaitement exact : C'était en 1643 :
Bossuet, né à Dijon, le 27 septembre 1627, avait seize ans quand
il improvisa son premier sermon ; il venait de soutenir sa thèse
de philosophie au collège de Navarre*. L'événement fit grand
bruit; il alla jusqu'à la reine régente Anne d'Autriche, dont le pe-
Ut ahhé devait faire l'éloge funèbre, à la fin d'un de ses sermons.
1 Jime de Rambouillet (morte le 27 décembre i6ô5, à 78 ans) réunissait
\^ans son liôtel celle célèlire société d'hommes de cour et de gens de lettres
^^qui étaient en possession de faire et défaire les renommées. En 1672, Flécliier
^ftiisani l'oraison funèhre de M^e de .Montnusier, fille de M^e de Ranibouillet,
\rappelle avec respect à ses auditeurs : » Ces cabinets que l'on regarde encore
t^' avec tant de vénér.ition, où l'esprit se purifioit; où la vertu éioit révérée
^^i - sous le nom de lincon.parable Jrtkenice, où se rendoient tant de personnes
s. « de qualité et de mérite, qui composoieni une cour choisie, nombreuse sans
j^ confusion, modeste sans contrainte, savante sans orgueil, polie sans affec-
« talion. « — Ce nom à' Arthénice, anagramme de Catherine, et qu'on avait,
après mûre délibération, préféré à deux autres, Eracintlte et Carinthée, mon-
tre que le dernier éloge donné par riecliicr a l'hôlel de llamlcuillei n'est pas
tout à fait juste.
2 Voiture, poète et bel esprit trop lou(' par L'oileau, auteur de lettres fort
admirées de sou temps, et où se trouvent tout l'esprit et toute la prétention
des Précieuses. Nous en ;ivons cité une, page 3o3, rote 3. — Né en iSgS , il
mourut en ie48.
3 Tallement des Réalx, Mémoires, II. 297.
^ * Collège de l'Université de Paris. Il fut fondé en i3o4, sous le nom de
^ Collège dr: Clinmjynrfne , par Jeanne do Navarre, femme de IMiilippe-le-lîel et
comtesse de Cliampagne. Le roi avait le titre de premier boursier du collège.
Cet établissement célèbre était siîué ru.- de la Montagne-Sainte-Geneviève, sur
l'einplacement de l'Ecole polytechnique actncHo.
VI NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE
Jacques-Bénigne Bossuetétait le fils de Bénigne Bossuet, avocat
au parlement de Bourgogne, puis conseiller et doyen au parlement
deMetz. Elevé au collège des Jésuites, qui avaient inutilement es-
sayé de le gagner à la Société , Bossuet était venu à quinze ans à
Paris, continuer ses études sous Nicolas Cornet, grand-maître du
collège de Navarre. Corneille était alors dans toute sa gloire ; Bos-
suet alla plus d'une fois l'entendre , pour étudier au théâtre l'ac-
tion oratoire, et peut-être aussi la peinture éloquente et poétique
de l'histoire et des passions. A vingt ans, le 25 janvier 1648, Bos-
suet soutenait sa thèse de théologie au collège de Navarre, lorsque
Condé , à qui il l'avait dédiée, entre subitement dans la salle.
Bossuet, sans hésiter, salue et félicite le vainqueur de Rocroy,
qui s'en allait gagner la bataille de Lens. Condé eut, dit-on, la
tentation de disputer contre lui.
Prêtre et docteur en 1652, après de profondes études sur l'an-
tiquité tout entière.surla Bible, sur saint Augustin [le grand homme,
l'auteur de prédilection de toute sa vie) ; guidé d'ailleurs dans ses
études philosophiques par la logique et la clarté de Descartes,
Bossuet devient l'élève et l'ami de saint Vincent de Paul *, et
rencontre en môme temps , dans les concours de théologie , un
homme qui, au dix-septième siècle, devait faire revivre la beauté
des anciens jours, le célèbre abbé de Rancé'. Enfin, chanoine de
Metz en 1655, il commence par les sermons, les panégyriques, et
la réfutation du catéchisme protestant de Paul Ferry, sa pro-
digieuse vie d'orateur et de théologien. Cette réfutation n'empê-
cha pas le ministre protestant de rester l'ami de Bossuet. En 1662,
l'éloge oublié du père Bourgoing ouvre la série des oraisons
funèbres. A cette époque , Bossuet se tient encore loin de la cour,
et, malgré toutes les instances qu'on lui fait à Paris, il retourne
à ses fonctions du chapitre de Metz. Mais Louis XIV le rapproche
de sa personne, et l'appelle fréquemment à prêcher devant lui.
C'est la prédication surtout qui remplit cette première période
delà vie de Bossuet (1660-1670). Ses sermons furent trop peu
remarqués : M™** de Sévigné n'en dit pas un mot. On lui préféra
Bourdaloue, qui avait plus d'art apparent, et qui répondait mieux
aux idées adoptées sur le genre et la forme du sermon. Il parut en
1669, et l'on ne pensa plus guère aux sermons prononcés avant
lui. Bossuet d'ailleurs, à la fin de sa carrière, n'écrivait plus ses
discours. Il méditait, jetait sur le papier quelques notes, quelques
grands mouvements, puis prêchait d'inspiration. Aussi n'eut-on
pas de longtemps l'idée de reconstruire ou de publier les sermons
qui existent , admirés pourtant de Turenne et des solitaires de
Port-Royal, qui étaient si bons juges en pareille matière, Plus tard,
' Fondateur de l'Instilution des sœurs de charité (1634I, et de l'hospice des
Enfants-Trouvés (ifî/jS); aumônier général des galères; mort en 1660.
2 Réformateur de la Trappe. Xé en 1626, se retire à la Trappe en 1662;
mort en 1700. Voy. pa<je 1S2, noie 2.
SUR BOSSUET. m
quand on l'a fait, on a été tout surpris d'y trouver la plus profonde
connaissance des passions et de la vie qui se révèle au prêtre par
la confession, et une éloquence originale, saisissante, égale à tout
ce que Bossuet a de plus beau.
La môme conviction, la môme logique éloquente dictaient à
Bossuet ses traités de controverse, et les faisaient admirer à côté
des ouvrages de Port-Royal. Bossuet fit plus que Port-Royal :
l'Exposition de la doctrine catholiqxie convertit Turenne et son ne-
veu le maréchal de Lorge. « Ce dernier (dit Saint-Simon, son
« gendre) sentoit qu'il alloit plonger le poignard dans le cœur de
« trois personnes qui lui étoient les plus chères, sa mère, sa sœur
<r et M. de Turenne (son oncle), à qui il devoit tout. Cependant ce
< fut par lui qu'il crut devoir commencer. Il lui parla avec toute
€ la tendresse, la reconnoissance, tout le respect du meilleur fils
« au meilleur père; et après un préambule dont il sentit tout
« l'embarras, il lui fit toute la confidence, et il assaisonna cette
« déclaration de tout ce qui en pouvoit adoucir l'amertume. M. de
« Turenne l'écouta sans l'interrompre d'un seul mot, puis, l'em-
« brassant tendrement, lui rendit confidence pour confidence, et
« l'assura qu'il avoit d'autant plus de joie de sa résolution que
« lui-même en avoit pris une pareille après y avoir travaillé long-
« temps avec le même prélat que lui. On ne peut exprimer la sur-
is prise, le soulagement, la joie de M. de Lorge. M. de Meaux lui
<i avoit fidèlement caché qu'il instruisoit M. de Turenne depuis
« longtemps, et à M. de Turenne ce qu'il faisoit avec M. de Lorge.»
Saint-Simon, ch. cxii.
Bossuet prêchait à Meaux, pour une prise d'habit, le 13 sep-
tembre 1669, quand il reçut sa nomination àl'évéché de Condom.
Déjà commençait son influence sur la Cour. On peut voir dans la
biographie de la duchesse d'Orléans (page 47), ses touchantes re-
lations avec cette princesse, qu'il entretenait trois fois la semaine
des vérités de la religion- Les oraisons funèbres témoignent mieux
encore de cette influence : et cependant il ne voulait pas les faire
imprimer. Quelques années après, envoyant l'oraison funèbre
de cette princesse et celle de sa more à l'abbé de Rancé, il lui
écrivait : « J'ai laissé ordre de vous faire passer deux oraisons
« funèbres qui, parce qu'elles font voir le néant du monde, peu-
e vent avoir place parmi les livres d'un solitaire, et qu'en tout
« cas il peut regarder comme deux têtes de mort assez touchantes.
< (30 octobre 1682.) »
Un an après (13 septembre 1670) la mort d'un protégé du duc
de Montausier, le président de Périgny, fit appeler Bossuet à l'é-
ducation du Dauphin. Cette éducation marque une époque impor-
tante dans la vie de Bossuet. Appelé à ces fonctions par Louis XIV,
il remet son évêché de Condom, en échange des revenus modiques
d'une abbaye, et se consacre tout entier à l'éducation du roi h
venir ( Voy. page 153, note 4). Il refait pour son élève toute son
éducation littéraire, et écrit pour lui tout à la fois une grammaire
VIII NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE
latine et le Discours sur l'Histoire universelle (1681). C'est là qu'iî
donne le développement le plus beau et le plus complet de ses
vues sur la suite de la reh'qion, et l'action de la Providence ('i™*'
partie), et le jugement le plus grand, le plus impartial, le plus
vrai du monde chrétien sur l'antiquité (3""^ partie). — A la même
époque se rattachent le Traité de la connoissance de Dieu et de soi-^
méme/la. Politique tirée deVÉcriture sainte.ei lespremlèresgrandes
oraisons funèbres (1669-70), c'est-àdire la manifestation la plus
parfaite du caractère et du génie de Bossuet. C'était la grande
époque du dix-septième siècle ; la grande période littéraire. En
1671 , le 6 juin, Bossuet entrait à l'Académie.
Louis XIV l'avait, en 1679, nommé aumônier de la Pauphine.
En 1681 , il l'appelle à l'évêché de Meaux. C'est la troisième, et
peut être la plus belle période de sa vie : il avait alors cinquante-
quatre ans. C'est alors qu'il écrit pour les religieuses d'un couvent
de Meaux les Méditations sur l'Évangile et les Elévations à Dieu
sur les mystères, où il rencontre, sans le vouloir, sans y penser,
cette vraie poésie lyrique du dix-septième siècle, que l'on a cher-
chée uniquement dans quelques vers de Corneille , de Racine , et
dans J.-B. Rousseau.
_ C'est le temps où Bossuet est, comme Montaigne le dit de Vir-
gile, le maître du choeur du grand siècle. Le V novembre 1681 s'ou-
vre la fameuse assemblée du clergé de France, chargée de décider
entre les prétentions de la cour de Rome et les droits de la
royauté. Bossuet prononce le discours d'ouverture, et en fait un
de ses plus beaux sermons, le Sermon sur l'unité de l'Eglise. C'est
un hymne de triomphe en l'honneur de l'Église catholique , de sa
suite, de sa grandeur; et qui la pouvait célébrer plus dignement
que Bossuet? La même année, il publiait ses conférences tenues
en 1678 avec le ministre Claude, sur les dififérences des deuxre-
Jigions. La même année encore, il écrivait ses lettres de direc-
tion^ et le Traité de la communion sous les deux espèces; enfin, la
série des Oraisons funèbres continuait (1683, 85, 86) pour se ter-
miner, le 10 mars 1687, par les admirables adieux de Bossuet aux
chaires de Notre-Dame et de Saint-Denis.
La fin de sa vie fut occupée par sa double lutte contre les pro-
testanis et contre Fénelon. Les intervalles étaient remplis par les
devoirs de l'épiscopat et par la prédication. Voici ses adieux à son
Eglise dans son dernier sermon : « Je veux, dit-il, que vous vous
« souveniez qu'un certain tvêque, votre pasteur, qui faisoit pro-
« fession de prêcher la vérité et de la soutenir sans déguisement,
« a recueilli en un seul discours les vérités capitales de votre salut
« (18 juin 1702.) »
M'est-ce pas à ces touchantes paroles que l'on peut appliquer
celles de l'oraison funèbre de Condé : Les restes d'une voix qui
tombe, et d'une ardeur qui s'éteint?
A côté de ces travaux silencieux , se place l'Histoire des varia-
tions de l'Eglise protestante (1688). Ce grand livre fut l'œuvre de
SUR BOSSUET. ix.
dix années. Peu connu de notre siècle, qui ne sinquiète guère de
ces discussions si familières à la société religieuse et savante du
dix-septième siècle , il n'en est pas moins , ainsi que les six aver-
tissements qui le suivent, un admirable modèle de polémique et
d'éloquence. Les attaques des réformés furent violentes ; mais les
conférences de Bossuet avec Leibnitz, en 1690, témoignent de
l'admiration à laquelle il les avait forcés.
Chef du clergé de France , c'est Bossuet qui signale et condamne
les erreurs des ecclésiastiques. On attribuait à un religieux in-
connu, le P.Caffaro, une justification des spectacles. C'était le
poète Boursault qui avait introduit, en tête d'une édition de ses
comédies, quelquesfragments d'une dissertationlatine manuscrite
de ce religieux sur le même sujet , et qui mettait ses propres idées
sous ce patronage. Bossuet écrit d'abord au P. Caflfaro , et, plus
tard, confond publiquement le scandale par les Maximes sur la
comédie (1694 , livre où se mêlent aux sévères arrêts du prêtre
quelques critiques littéraires d'une profonde justesse. Pourquoi
faut-il qu'on j trouve un mot si cruel contre Molière ?
Le second procès fait par Bossuet à un prêtre eut bien plus de
retentissement; il occupa toute l'Europe catholique. Fénelon, qui
avait été l'élève de Bossuet, venait de renouveler le quiétisme^
rêverie d'une imagination exaltée, où la perfection consiste dans
une inaction absolue, où l'âme s'abime dans l'amour de Dieu,
mais dans un amoar oisif, sans action sur la vie morale , et qui
abandonne le corps à ses instincts. Fénelon n'avait pas été si loin;
il s'était contenté du pur amour. (Voy. pag. 191, n. 6.) C'était
une théorie mystique développée par une femme de beaucoup
d'esprit et de piété, madame Guyon, que le hasard avait rappro-
chée de l'archevêque de Cambrai. De là des conférences entre
Bossuet et Fénelon ^ , en présence de M. Tronson, supérieur du
séminaire; puis une rupture, puis une polémique ardente, opi-
niâtre, dont Saint-Simon nous a laissé un curieux souvenir. «Si
« l'on fut choqué de ne trouver le livre des Maximes des Saints
« (de Fénelon) appuyé d'aucune approbation, on le fut bien da-
« vantage du style confus et embarrassé, d'une précision si gênée
'^ et si décidée, de la barbarie des termes, qui faisoit comme une
« langue étrangère, enfin de l'élévation et de la recherche des
« pensées, qui faisoient perdre haleine, comme dans l'air trop
« subtil de la moyenne région Dans ces circonstances, M. de
« Meaux publia son Instruction sur les états d'oraison (1697). Ce
« livre clair, net, concis, appuyé de passages sans nombre, et par-
« tout de l'Ecriture, et des Pères ou des conciles, modeste, mais
« serré et pressant, parut un contraste du barbare, de l'obscur,
'< de l'ombragé, du nouveau, et du ton décisif du vrai et du faux
< des Maximes des Saints. On le dévora aussitôt qu'il parut. L'un
' On montre encore à Issv, vil!;)jjo prAsd.' V nU. le cabinet voûté ca forma
rie caveau où i!s se rétinis'uioiit.
X NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTERAIRE
« comme inintelligible, ne fut lu que des maîtres en Israël. L'autre,
« à la portée ordinaire, et secouru de l'historique, fut reçu avec
« avidité, et dévoré de même. » Le roi en remercia publiquement
Bossuet, et la cour de Rome condamna Fénelon.
Ce fut le dernier grand acte de cette vieillesse si avancée quifaisoit
honte à l'âge moyen et robuste des évéques , des docteurs et des sa-
vants les plus instruits et les plus laborieux (Saint-Simon). Le
12 avril 1704, à soixante-seize ans, à la veille des désastres de
Flandre et d'Italie, Bossuet mourut, emportant avec lui les tra-
ditions , la foi et la grandeur du dix-septième siècle.
Voilà l'esquisse de cette vie si longue et si remplie. L'histoire
seule de Bossuet donne déjà l'idée de son génie. Nous n'essaie-
rons pas d'y ajouter l'expression d'une admiration dont toutes les
formules ont été épuisées. Bossuet n'a-t-il pas dit lui-même que
les faits seuls peuvent louer les hommes extraordinaires 7- Cependant
il est intéressant de voir les principaux jugements qu'ont portés
de lui les contemporains^ qui ont entendu le maître lui-même, le
dix-huitième siècle, et la critique du dix-neuvième, la plus impar-
tiale de toutes s'il suffit à l'impartialité d'être éloignée des pas-
sions et des agitations d'une époque.
« Que dirai-je de ce personnage qui a fait parler si longtemps une en-
vieuse critique , et qui l'a fait taire ; qu'on admire malgré soi ; qui ac-
cable par le grand nombre et l'éminence de ses talents? orateur, histo-
rien, théologien, philosophe, d'une rare érudition, d'une plus rare élo-
quence, soit dans ses entretiens, soit dans ses écrits, soit dans la chaire :
un défenseur de la religion, une lumière de l'église, parlons d'avance
le langage de la postérité, un père de l'Eglise? que n'est-il point?
Nommez, messieurs, une vertu qui ne soit point la sienne.» La Bruyère,
Discours de réception à l'Académie française^ 1693.
« L'autre, d'un génie vaste et heureux, d'une candeur qui caractérise
toujours les grandes âmes et les esprits du premier ordre, l'ornement
de l'épiscopat, et dont le clergé de France se fera honneur dans tous les
siècles ; un évêque au milieu de la cour ; l'homme de tous les talents et
de toutes les sciences, le docteur de toutes les Eglises, la terreur de
toutes les sectes, le père du dix-septième siècle, et à qui il n'a manqué
que d'être né dans les premiers temps pour avoir été la lumière des
conciles, l'âme des Pères assemblés, dicté des canons et présidé à Nicée
et à Ephèse. » Massillon, Or. fun. du Dauphin.
« Qu'un homme dégoût le relise ; qu'il le médite; il sera terrassé d'ad-
miration : je ne saurois exprimer autrement la mienne pour Bossuet...
Dans Bossuet, pas la moindre apparence d'efforts ni d'apprêts ; rien
qui vous fasse songer à l'auteur ; il vous échappe entièrement, et ne
vous attache qu'à ce qu'il dit... Suivez de l'œil l'aigle au plus haut des
airs, traversant toute l'étendue de l'horizon ; il vole, et ses ailes sem-
blent immobiles, on croirait que les airs le portent. C'est l'emblème de
l'orateur et du poète dans le genre sublime; c'est celui de Bossuet
Que cet homme est puissant orateur! En vérité il ne se sert point de la
langue des autres hommes j il fait la sienne j il U fait telle qu'iUa lui
SUR BOSSUET. XI
faut pour la manière de sentir et de penser qui est à lui : expressions,
tournures, mouvements, construction, harmonie, tout lui appartient —
Nulle part, sans exception, notre langue n'est ni plus vigoureuse, ni
plus hardie, ni plus fière que dans les beaux vers de Corneille et dans
la prose de Bossuet. » La Harpe, Cours de Littérature , IX.
« Qu'on se représente un de ces orateurs que Cicéron appelle véhé-
ments, et en quelque sorte tragiques (Brutus) ; qui, doués par la nature
de la souveraineté de la parole, et emportés par une éloquence toujours
armée de traits brûlants comme la foudre, s'élèvent au-dessus des
règles et des modèles, et portent l'art à toute la hauteur de leurs
propres conceptions;... un orateur qui se crée une langue aussi neuve
et aussi originale que ses idées, qui donne à ses expressions un tel
caractère d'énergie, qu'on croit l'entendre quand on le lit, et à son
style une telle majesté d'élocution que l'idiome dont il se sert semble
se transformer et s'agrandir sous sa plume; un apôtre qui instruit l'u-
nivers, en pleurant et en célébrant les plus illustres de ses contempo-
rains, qu'il rend eux mêmes du fond de leur cercueil les premiers insti-
tuteurs et les plus imposants moralistes de tous les siècles ; qui répand
la consternation autour de lui, en rendant, pour ainsi dire présents les
malheurs qu'il raconte, et qui, en déplorant la mort d'un seul homme,
montre à découvert tout le néant de la nature humaine, enfin, un ora-
teur dont les discours inspirés par la verve la plus ardente, la plus ori-
ginale, la plus véhémente et la plus sublime, sont des ouvrages clas-
siques qu'il faut étudier sans cesse, comme dans les arts on va former
son goût et mûrir son talent à Bome, en méditant les chefs-d'œuvre de
Raphaël et de Michel-Ange... On peut appliquer à ses écrits oratoires
l'éloge si mémorable que faisait Quintilien du Jupiter de Phidias,
lorsqu'il disait que cette statue avait ajouté à la religion des peuples. »
Malry, Essai sur l'Eloquence de la chaire, XYI.
« Que dirons-nous de Bossuet comme orateur? A qui le comparerons-
nous? Et quels discours de Cicéron et de Démosthène ne s'éclipsent point
devant ses oraisons funèbres? C'est pour l'orateur chrétien que ces pa-
roles d'un roi semblent avoir été écrites : « L'or et les perles sont assez
communs, mais les lèvres savantes sont un vase rare et sans prix. » Sans
cesse occupé du tombeau, et comme penché sur les gouffres d'une autre
vie, Bossuet aime à laisser tomber de sa bouche ces grands mots de temps
etjde mort, qui retentissent dans les abîmes silencieux de l'éternité...
Trois choses se succèdent continuellement dans les discours de: Bos-
suet : le trait de génie ou d'éloquence ; la citation, si bien fondue avec
le texte, qu'elle ne fait plus qu'un avec lui ; enfin, la réflexion ou le
coup-d'œil d'aigle sur les causes de l'événemeni rapporté... L'évèque
de Meaux a créé une langue que lui seul a parlée, où souvent le terme
le plus simple et l'idée la plus relevée, l'expression la plus commune
etl'imagela plus terrible, servent... comme dans l'Ecriture, à se donner
des dimensions énormes. » M. de Chateaubriand, Génie du Christian.
« Dans l'oraison funèbre, tout s'ennoblit et se divinise : l'orateur, maî-
tre des esprits qu'il élève et qu'il consterne tour à tour, peut leur mon-
trer quelque chose de plus grand que la gloire et de plus effiavanl que
la mort ; il peut faire descendre du haut des cieux une éternelle espé-
rance sur ces tombeaux où Pèriclès n'apportait que des regrets et des
larmes. Si, comme l'orateur romain, il célèbre les guerriers de la lé-
gion de Mars tombés au champ de bataille, il donne à leurs âmes cette
immortalité que Cicéron n'osait promettre qu'à leur souvenir ; il charge
Dieu lui-même d'acquitter la reconnoissance de la patrie. Yeut-il se
XII NOTfr.E niOr.RAPHIQUE ET LITTERAIRE SLli BOSSUET.
renfermer dans la prédication évangélique? Cette science de la morale,
cette expérience de l'homme, ces secrets des passions, élude éternelle
des philosophes et des orateurs anciens, doivent être dans sa main.
C'est lui, plus encore que l'orateur de l'antiquité, qui doit connaître
tous les détours du cœur humain, toutes les vicissitudes des émotions,
toutes les parties sensibles de l'âme, non pour exciter ces afleclions
violentes, ces animosités populaires, ces grands incendies de passion,
ces feux de vengeance ou de haine où triomphait l'antique éloquence,
mais pour apaiser, pour adoucir, pour purifier les âmes. Armé contre
toutes les passions, sans avoir le droit a'en appeler aucune à son se-
cours, il est obligé de créer une passion nouvelle, s'il est permis de
profaner par ce nom le sentiment profond et sublime qui seul peut tout
vaincre et tout remplacer dans les cœurs, l'enthousiasme religieux, qui
doit donner à son accent, à ses pensées, à ses paroles plutôt l'inspira-
tion d'un prophète que le mouvement d'un orateur.
A celte image de l'éloquence apostolique, n'avez-vous pas reconnu
Bossuet? Grand homme, ta gloire vaincra toujours la monotonie d'un
éloge tant de fois entendu. Le privilège du sublime te fut donné; et
rien n'est inépuisable comme l'admiration que le sublime inspire.
Soit que tu racontes les renversements des Etats, et que tu pénètres
dans les causes profondes des révolutions ; soit que tu verses des pleurs
sur une jeune femme mourante au milieu des pompes et des dangers
de la cour; soit que ton âme s'élance avec celle de Condé, et par-
tage l'ardeur qu'elle décrit; soit que, dans l'impétueuse richesse de
tes sermons à demi préparés, lu saisisses, tu entraînes toutes les vé-
rités de la morale et de la religion, partout tu agrandis la parole
humaine; tu surpasses l'orateur antique, tu ne lui ressembles pas ; réu-
nissant une imagination plus hardie, un enthousiasme plus élevé, une
fécondité plus originale, une vocation plus haute, tu semblés ajouter
l'éclat de ton génie à la majesté du culte public, et consacrer encore
la religion elle-même.» M. Villeîiain, Discours d'ouverlure du cours
d'éloquence française.
ANALYSE ET FRAGMENTS
DES PREMIÈRES ORAISONS FUNÈBRES
DE BOSSUET.
Quand on aborde les oraisons funèbres de Bossuet par celle de
la reine d'Angleterre, on se laisse aller à l'impression de cette
harmonieuse et magnifique éloquence, sans se demander si c'est
là le début de l'orateur, un cowp de maître -pour un coup d'essai. Que
l'on ait rencontré parbasard, en parcourant sa vie, quelques noms
de personnages inconnus comme leurs oraisons funèbres; c'est à
peine si l'on y jette un coup d'œil. Les grandes choses entraînent ;
li y a tant à étudier dans Bossuet que l'on est bien excusable de
s'inquiéter peu des éloges du P. Bourgoing ou de Nicolas Cornet.
Si l'on avait présenté ces discours à La Harpe, il eût dit, comme
des sermons (et moins à tort il est vrai), que Bossuet y était mé-
diocre; et il eût passé outre.
Aujourd'hui qu'on a le goût des exhumations et des réhabilita-
tions littéraires , goût louable quand on n'en abuse point, il n'est
pas sans intérêt de chercher dans ces fragments incomplets
et presque ignorés d'oraisons funèbres que Bossuet ne publia
jamais, le point d'où le grand orateur est parti. Non pas qu'il
faille (ce qui arrive souvent) grossir à plaisir les résultats, et se tra-
vailler à voir des beautés partout, de peur d'avoir perdu sa peine
à faire une étude d'antiquaire sur des débris informes, des oeuvres
à demi effacées, des monuments mutilés,, qui ne disent rien à l'es-
prit ni au sentiment. L'utilité et l'intérêt de cette étude consistent
à suivre, autant que possible, les progrès et la marche d'un grand
esprit. On y étudie le développement de ses idées, incomplètes au
premier jet, plus tard remaniées, et amenées par deux ou trois
épreuves à une forme dernière, qui est la vraie ; les divers senti-
ments de l'orateur devant son auditoire, à vingt-cinq ans de dis-
tance; la part qu il prend aux événements extérieurs, dont Técho
retentit nécessairement sous les voûtes de l'église, à !a mort de
cfis personnages dont la vie compose Vhistoire; enfin, les modifica-
XIV ANALYSE ET FRAGMENTS
tions même du goût et de la langue, sous l'influence d'une époque
littéraire où le progrès arrive à la perfection.
La première et Ja plus complète des quatre oraisons funèbres
qui ont précédé celle de la reine d'Angleterre, est celle du Père
Bourgoing, supérieur général de l'Oratoire, prononcée le 4 décem-
bre 1662. (Voy. page 17, n. 6, Or. fun. de Henriette de France).
Bossuet commence ; mais il parle déjà en maître à son auditoire :
« Je vous avoue, chrétiens, que j'ai coutume de plaindre les prédica-
teurs, lorsqu'ils font les panégyriques funèbres des princes et des
grands du monde. Ce n'est pas que de tels sujets ne fournissent ordi-
nairement de nobles idées. Il est beau de découvrir les secrets d'une
sublime politique, ou les sages tempéraments d'une négociation impor-
tante, ou les succès glorieux de quelque entreprise militaire. L'éclat de
telles actions semble illuminer un discours ; et le bruit qu'elles font déjà
dans le monde aide celui qui parle à se faire entendre d'un ton plus
ferme et plus magnifique. Mais la licence et l'ambition, compagnes
presque inséparables des grandes fortunes, mais l'intérêt et l'injustice,
toujours mêlés trop avant dans les grandes affaires du monde, font qu'on
marche parmi les écueils ; et il arrive ordinairement que Dieu a si peu
de part dans de telles vies, qu'on a peine à y trouver quelques actions
qui méritent d'être louées par ses ministres. » {Exorde.)
Si plus tard, Bossuet semble avoir oublié ces plaintes vraiment
éloquentes, et s'être résigné à faire les panégyriqites fuuèires des
grands, il n'a pas démenti ses principes ni ses premières paroles;
car il a su trouver des accents plus sublimes encore que ces traits
éclatants qui illuminentles discours : il les a puisés dans les grandes
vérités de la religion. Ici. du reste, il est de bonne foi quand il parle
du plaisir qu'il éprouve à traiter un sujet plus stérile, mais plus
chrétien :
« Les autels, dit-il, ne se plaindront pas que leur sacrifice soitinter-
rompupar un entrelien profane; au contraire, celui que /ni à vous faire
vous proposera de si saints exemples, qu'il méritera de faire partie
d'une cérémonie sacrée , et qu'il ne sera pas une interruption , mais
plutôt une continuation du mystère. »
L'idée est grande, mais l'expression est, comme dans la plu-
part de ces fragments, incorrecte et pénible ; la langue oratoire
n'est pas arrivée à sa plus parfaite expression. Cette gène tient à
la préoccupation de Bossuet : son esprit n'est pas encore parfai-
tement à son aise dans ce genre d'éloquence. Il hésite entre les
formes du panégyrique et les grands enseignements des sermons;
deux éléments que nous verrons parfaitement conciliés dans
les grandes oraisons funèbres. Dans celle-ci. Bossuet adopte la
forme gênante des divisions : l^^ point, la sainte vie de son héros;
soie point, la sainteté de la congrégation de l'Oratoire. Il semble
qu'il s'essaie et qu'il cherche la forme la plus convenable et la
plus conforme à son intelligence. On le voit aussi préoccupé du
ton, du genre littéraire qui répondent le mieux à la dignité de la
chaire :
DES PREMIÈRES ORAISONS FUNÈBRES. xv
« Qu'il étoit éloigné de ces prédicateurs infidèles, qui ravilissent leur
di'^nité jusqu'à faire servir au désir de plaire le ministère d'instruire !
qui ne rougissent pas d'acheter des acclamations par des instructions ,
des paroles^de flatterie par la parole delà vérité, des louanges, vain ali-
ment d'un esprit léger, par la nourriture solide et substantielle que Dieu
a préparée à ses enfants ! »
Plus loin il commente ce mot de saint Paul . Il faut renverser
les rem'parts des mauvaises habitudes :
« Que ferez-vous ici, foibles discoureurs? Détruirez-vous ces remparts
en jetant des fleurs,? Dissiperez-vous ces conseils cachés en chatouil-
lant les oreilles? Croyez-vous que ces superbes hauteurs tombent au
bruit de vos périodes mesurées? Non, non, ne nous trompons pas :
pour renverser tant de remparts et vaincre tant de résistance , et nos
mouvements afi'ectés, et nos paroles arrangées, et nos figures artifi-
cielles sont des machines trop foibles. 11 faut prendre des armes plus
puissantes, plus eflicaces : celles qu'employoit si heureusement le samt
prêtre dont nous parlons. »
Il y a déjà là le bon sens admirable du prédicateur^ le goût de
l'écrivain et la noble hardiesse du prêtre. Plus tard, sûr de^ lui-
même et maître de l'opinion , Bossuet en viendra à défier dédai-
gneusement les jugements et les critiques du public; il lui dira,
avec une confiance éloquente : Mon discours^ dont vous vous
croyez les juges, vous jugera au dernier jour. Aujourd'hui il ne s'a-
dresse encore qu'aux prédicateurs.
Malgré la rigueur apparente de la division , le plan est incer-
tain, les développements s'embarrassent ; les éloges se rattachent
péniblement, sauf le beau tableau de la congrégation de l'Ora-
toire (Voy. ce tableau, page 13, n. 2). Enfin , malgré des détails
éloquents, on sent c^ue ce n'est pas encore tout à fait le style de
Bossuet. La phrase (on a déjà pu le voir), les figures, les mots
même, tiennent plus du latin.
« Pour exercer le zèle des ministres de l'Eglise, il y a toujours quel-
ques réfections à faire dans le corps ; mais le fondement est si ferme ,
qu'il ne sera jamais ébranlé.
« Que faisons-nous, chrétiens, que faisons-nous autre chose, lorsque
nous flattons notre corps, que d'accroître la proie de la mort, lui en-
richir son butin , lui engraisser sa victime ? Pourquoi m'es-lu donné , ô
corps mortel, fardeau accablant , soutien nécessaire, ennemi flatteur,
ami dangereux, avec lequel je ne puis avoir ni guerre ni paix, parce
qu'à chaque moment il faut s'accorder, et à chaque moment il faut
rompre. 0 inconcevable union , et aliénation non moins étonnante ! »
N'est-ce pas là une langue toute latine , et pour le fond , et
même dans le détail? Quelques années plus tard , les éléments
tout à fait étrangers ont disparu; la force, la précision, la netteté
du latin ont passé dans le français, et l'assimilation est complète.
Déjà , du reste , on a pu, dès l'exorde, reconnaître Bossuet.
Voyez ici quelle idée il se fait du ministère des autels :
« La préparation pour le sacerdoce n'est pas, comme plusieurs le
pensent, une application de quelques jours, mais une étude de toute la
XVI ANALYSE ET FRAGMENTS
vie ; ce n'est pas un soudain offorl de l'esprit pour se retirer du vice ,
mais une longue habitude de s'en abstenir; ce n'est pas une dévotion
fervente seulement par sa nouveauté, mais affermie et enracinée par
un grand usage.
« Prêtres, qui êtes les anges du Dieu des armées, vous devez sans cesse
monter et descendre, comme les Anges que vit Jacob dans celle échelle
mystique. [Gen. xxviii , 1-2.) Vous montez de la terre au ciel , lorsque
vous unissez vos esprits à Dieu par le moyen de l'oraison ; vous descen-
dez du ciel en la terre, quand vous poitez aux hommes ses ordres et sa
parole. Montez donc et descendez sans cesse; c'est-à-dire, priez et
prêchez : parlez à Dieu, parlez aux hommes; allez premièrement rece-
voir, et puis venez répandre les lumières; allez puiser dans la source;
après, venez arroser la terre, et faire germer le fruit de vie. »
D'une part, la profondeur de raisonnement, de l'autre la viva-
cité d'imagination : ne peut-on pas déjà prévoir les grandes orai-
sons funèbres? A côté d'exclamations s'ngulières, on en trouve
d'admirables : au milieu de détails bizarres comme celui-ci : « O
pntaines de larmes , sovrces de joie ^ » on trouve cette exclamation
vraiment digne de Bossue' : « 0 gémissements! ô cris de la nuit,
« perçant jut?ques à Dieu! »
Citons aussi ce fragment sur la mort du juste, digne de figurer
même auprès du fameux morceau de Massillon. Nous y rencon-
trons un mot qui semble emprunté aux études classiques de Bos-
suet, un souvenir de la morale et du courage des sto'iciens :
« Il ne nomme la mort ni cruelle ni inexorable. Au contraire, il lui
tend les bras ; il lui présente sans murmure ce qui lui reste de corps,
et lui montre lui-même l'endroit où elle doit frapper son dernier coup.
O mort, lui dit-il d'un visage ferme, tune me feras aucun mal: tu ne
m'ôleras rien de ce qui m'est cher. Tu me sépareras de ce corps mor-
tel? 0 mort ! je t'en remercie. J'ai travaillé toute ma vie à m'en déta-
cher ; j'ai tâché de morlifier mes appétits sensuels ; ton secours, ô mort,
m'éloil nécessaire pour m'en arracher jusqu'à la racine. Ainsi, bien
loin d'interrompre le cours de mes desseins, lu ne fais qu'accomplir
l'ouvrage que j'ai commencé; ta ne détruis pas ce que je prétends,
mais tu l'achèves ; achève donc, ô mort favorable, et rends moi bientôt
à mon maître. »
Voilà des paroles éloquentes; mais quoi qu'en ait dit Bossuet ,
elles perdaient à être prononcées ainsi sur le cercueil d'un per-
sonnage ignoré. L'éloquence a besoin de grandes circonstances:
elle ne bait même pas toujours l'éclat et l'apparat , et les Grecs
l'avaient senti, quand ils faisaient un genre à part pour l'éta-
lage de la parole ( î-toîtçt; ). Mais l'oraison funèbre d'un général
de rOrato're devait se confondre presque inévitablement avec
celles de tant d'abbés et de personnages secondaires, qui tous
avaient leurs panégyristes.
C'était cependant un personnage remarquable que :
« Cet illustre père, dont la mémoire toujours fraîche et toujours ré-
cenle est douce à toute l'Kglise comme une composition de parfums, u
Bossuet dit de ses discours, oubliés comme lui :
DES PUEMIÈRES ORA1S0NS FUNEBRES. xvn
^ « ÏÏ'faisoit régner dans ses sermons la vérité et la sagesse. L'élo-
quence suivoit comme la servante, non recherchée avec soin, mais
attirée par les choses mêmes. Ainsi son discours se répandoil à la ma-
nière d'un torrent, et s'il trouvoit en son chemin les fleurs de l'élocu-
lion, il les entraînoit plutôt après lui par sa propre impétuosité qu'il
ne l'es cueilloii avec joie pour se parer d'un tel ornement. » Aug. d&
Doctr. Christ. IV, 42.
Bossuet, sans y penser, a caractérisé sa propre éloquencei^
Il est curieux, quand on étudie ces fragments, de voir dans ces
premiers discours les germes d'idées qui mûrissent plus tard, et que
Bossuet manie et remanie avant de leur donner leur forme défi-
nitive. Ici, par exemple , nous rencontrons le fameux passage de
Tertullien sur l'anéantissement du cadavre, que nous retrouve-
rons deux fois dans Bossuet. (Or. lun. de Henriette d'Angleterre,
p. 68, note 3.) Voici comme il est amené :
« La nature, cruelle usurière, nous ôte tantôt un sens et tantôt un
autre. Elle avoit ôté l'ouïe au P. Bourgoing, et elle ne manque^ pas
tous les jours de nous enlever quelque chose comme pour l'intérêt de
son prêt, sans se départir pour cela du droit qu' elle se réserve d]exiger
en toute rigueur la somme totale à sa volonté. » (Suit la citation de
Tertullien.)! ,
L'idée de l'unité de l'Eglise, admirablement rendue ailleurs par
Bossuet, fournit ici un développement long et pénible , dont nous
citerons quelques mots , pour montrer comme le style est quelque-
fois incorrect et gêné dans ces premiers discours.
M Elle élève la voix nuit et jour pour appeler tous les hommes auban-
quel où ioul est fait un. Et lorsqu'elle voit les hérétiques qui s'arra-
chent de ses entrailles, ou plutôt qui lui arrachent ses entrailles
mêmes, et qui emportent avec eux en la déchirant le sceau de son
unité, qui est le baptême, conviction visible de leur désertion, elle re-
double son amour maternel, etc. »
Les essais et les tâtonnements sont bien plus sensibles encore
dans une oraison funèbre beaucoup plus inconnue que la première
(nous n'en avons même pas retrouvé la date). C'est un éloge de
madame Yolande de Monterby, abbesse des Bernardines , qui ,
tout incomplet, tout mutilé qu'il est, offre pourtant de fréquents
rapprocbements avec celui de la ducbesse d'Orléans. Le début
mérite de ne pas être oublié :
« Quand l'Eglise ouvre îa bouche des prédicateurs dans les funérailles
de ses enfants, ce n'est pas pour accroître la pompe du deuil par des
plaintes étudiées, ni pour satisfaire l'ambition des vivants par de vains
éloges des morts. La première de ces deux choses est trop indigne de
sa feimelé, et l'autre trop contraire à sa modestie. Elle se propose un
objet plus noble dans la solennité des discours funèbres ; elle ordonne
que ses ministres, dans les derniers devoirs que l'on rend aux morts,
fassent contempler à leurs auditeurs la commune condition de tous les
' Eloquentiam, velut umbram, non hoc nfjens, contrahit, dit Sénèque du
philosophe Papirius Fabianus. Skn. Ep. C.
XVIII ANALYSE ET FRAGMENTS
mortels, afin que la pensée de la mort leur donne un saint dégoût de
la vie présente, et que la vanité humaine rougisse en regardant le
terme fatal que la Providence divine a donné à ses espérances trom-
peuses. »
Nous y trouvons ensuite une discussion fatigante sur la lon-
gueur de la vie; Bossuet, dans l'Oraison funèbre de Henriette
d'Angleterre tirera des consolations touchantes.
« Je nie que la vie de l'homme puisse être longue ; de sorte que sou-
haiter une longue vie dans ce lieu de corruption, c'est n'entendre pas
ses propres désirs. Je me fonde sur le principe de saint Augustin : Non
est longum quod aliquando finitur : tout ce qui a fin ne peut être
long. Et la raison en est évidente ; car tout ce qui est sujet à finir s'ef-
face nécessairement au dernier moment, et on ne peut rien compter de
long en ce qui est nécessairement effacé, car de même qu'il ne sert de
rien de remplir, lorsque j'efface tout par un dernier traita ainsi la longue
et la courte vie sont tout égalées par la mort, puisqu'elle les efface
toutes également, etc. »
C'est là un raisonnement dans les formes , raisonnement de doc-
teur et de prédicateur. Comparez maintenant à ces formes sèches,
le sentiment qui anime et vivifie ces mêmes idées, reproduites de-
vant le cercueil de la duchesse d'Orléans.
Ailleurs, mêmes citations, mêmes commentaires :
c< Ecce mensurabiles posuisli dies meos, et suhstantîa mea tanquam
mhilum ante te. Nous mesurons le temps de deux manières différentes
en tant qu'il se mesure en lui-même par heures, par jours, par mois,
par années ; et, dans cette considération, il n'est rien, parce que son
être n'est que de couler, c'est-à-dire que tout son être n'est que de
périr, et que partant tout son être n'est rien. »
Suit une discussion longue, sèche, fatigante , et qui n'est pas
animée , comme dans l'oraison funèbre delà duchesse d'Orléans,
par des images expressives et une parole rapide.
« Ma substance est comme rien devant vous, parce que tout mon être
dépendant du temps,dont la nature est de n'être jamais que dans un mo-
ment qui s'enfuit d'une course précipitée et irrévocable, il s'ensuit que
ma substance n'est rien, étant inséparablement attachée à cette vapeur
légère et volage, qui ne se forme qu'en se dissipant, et qui entraîne
perpétuellement mon être avec elle d'une manière si étrange et si né-
cessaire^ que, si je ne suis le temps, je me perds, parce pue ma vie
demeure arrêtée ; et d'autre part, si je suis le temps, qui se perd et
coule toujours, je me perds nécessairement avec lui, ecce mensurabi-
les ^ etc.; d'où passant plus outre il conclut : in imagine pertransit
homo : « L'homnrie passe » comme les vaines images que la fantaisie
forme en elle-même dans l'illusion de nos songes, sans corps, sans so-
lidité et sans consistance. »
Il s'agit de savoir s'il faut préférer une vie longue ou courte :
Bossuet discute longuement les deux questions et finit par pren-
dre un terme moyen. Voici un fragment de ce développement :
« Arrêtons un peu notre vue sur un vieillard qui auroit blanchi dans
' La même idée se retrouve dans un sermon. Voy. paye 6^ uote ^
DES PREMIÈRES ORAISONS FUNÈBRES. XIX
les vanités de la terre. Quoique l'on me montre ses cheveux gris, quoi-
oue l'on me compte ses longues années, je soutiens que sa vie ne peut
être lon<^ue, j'ose même assurer qu'il n'a pas vécu. Car que sont deve-
nues toutes ses années? Elles sont perdues. Il ne lui en reste pas la
moindre parcelle en ses mains, parce qu'il n'y a rien attache de fixe m
de permanent. Que si toutes ses années sont perdues, elles ne sont pas
capables de faire nombre. Je ne vois rien à compter dans cette vie si
longue parce que tout y est inutilement dissipé : par conséquent tout
y est mort en lui: et sa vie étant vide de toutes parts, c'est erreur de
s'imaginer qu'elle puisse jamais être estimée longue. »
Quelques mots sur la discrétion , sur la charité , rappellent en-
core vaguement les oraisons funèbres de Henriette d'Angleterre et
de la Princesse Palatine ; mais la fin du discours est tronquée ; et
l'ensemble ne présente en somme rien de satisfaisant pour le plan et
la suite des idées. Malgré l'intérét|et l'avantage que Bossuet prétend
trouver dans les éloges de ces personnages mconnus, il est évidem-
ment mal à son aise : l'oraison funèbre n'est plus que le prétexte, le
cadre d'un sermon ; cadre gênant et incommode ; car il y a des
conditions d'étiquette à remplir, et des biographies sans intérêt à
raconter. Si le prédicateur y gagne , l'orateur y perd , et beau-
coup.
Il en est de même dans l'oraison funèbre de Henri de Gomay,
seigneur de Talange et de Louyn-sue.Seille. Bossuet énumère pé-
niblement tous les titres de la gloire de la maison de Gornay, mais
il sait encore agrandir à sa manière cette noblesse ignorée.
« Il a plu à notre Sauveur de naître d'une maison illustre par la glo-
rieuse union du sang royal et sacerdotal dans la famille d'où il est sorti.»
Mot curieux, si on le compare, et à l'exorde de l'oraison fu-
nèbre du Père Bourgoing , et aux corrections qu'entraîne toujours
dans l'oraison funèbre l'éloge de la noblesse.
Quelques idées de ce discours ont profité à Bossuet dans 1 elog©
de Madame : par exemple , la comparaison de la vie et des eaux
courantes (page 53, note 5) ; la rapidité du coup qui a frappé
M. de Gornay :
« Bien loin d'éviter l'aspect de la mort, il l'a tellement méditée, qu'elle
n'a:pu le surprendre, et qu'elle a été soudaine sans être imprévue. »
Citons encore un mot qu'on croirait de Pascal :
«La hardiesse humaine n'aime pas àdemeurer court. Où elle ne trouve
rien de certain, elle invente. » Aïfy-v ■-="■" ' •■
Voici des idées que nous retrouverons bien souvent dans les
grandes oraisons funèbres :
« Quoique Dieu et la nature aient fait tous les hommes égaux en les
formant d'une même boue, la vanité humaine ne peut souffrir cette éga-
lité, ni s'accommoder à la loi qui nous a été imposée de les regarder
tous comme nos semblables. » • j i»
« Nous commençons tous notre vie par les mêmes infirmités^de 1 en-
fance : nous saluons tous, en entrant au monde, la lumière du jour par
XX ANALYSE ET FRAGMENTS
nos pleurs; et le premier air que nous respirons nous sert à tous in-
différemment à former des cris.
« Il n'y a que la mort, où l'arrogance humaine est bien confondue ;
car c'en là que i'égalilé est inévilabie; et encore que la vanité lâche,'
en quelque sorte, d'en couvrir la honte par les honneurs de la sépul-
ture, il se voit peu d'hommes assez insensés pour se consoler de leur
mort par l'espérance d'un superbe tombeau, ou par la magnificence de
ses funérailles. Tout ce que peuvent faire ces misérables amoureux des
grandeurs humaines, c'est de goûter tellement la vie, qu'ils ne songent
point à la mort. »
Ces incorrections d'un esprit qui n'a pas encore trouvé sa vraie
manifestation frappent surtout dans l'oraison funèbre de Nicolas
Cornet, grand-maitre du collège de Navarre (1663). A coté de
détails d'un sens et d'une vérité profonde , on y rencontre plus
qu'a Heurs l'e- pression incorrecte, et surtout les figures empha-
tiques , maladroites , la mauvaise rhétorique des contemporains
que Bossuet pourtant condamne si sévèrement. Ainsi , après une
vive attaque contre la fièvre d'ambition qui travaillait alors la
jeunesse ecclésiastique, avide d'emplois, de renommée, d'in-
fluence, arrive une singulière apostrophe :
« Ah ! mo('é aiion de Cornet ! tu dois bien confondre cette jeunesse
aveuglée! On t'a présenté des dignités, et tu les a refusées!»
Il faut dire que ce qui précède est vigoureusement écrit, et
peut servir de commentaire à quelques passages relatifs à Le Tel-
lier. (Voj. page 217.]
« Je vois, dit Bossuet, une jeunesse emportée qui n'a, de toutes les
qualités nécessaires, que des désirs violents pour s'élever aux charges
ecclésiastiques, sans considérer si elle pourra s'acquitter des obliga-
tions qui sont altachéps à ces dignités. On emploie tous les amis : on
brigue la faveur des princes ; on croit que c'est assez de monter sur le
trône de Pharaon, comme Joseph, pour gouverner lEgypte; mais il
faut, comme lui, avoir été dans le cachot auparavant que d'être le fa-
vori de Pharaon. »
Voici maintenant des figures de rhétorique et des détails de
style qui montrent un goût encore incertain :
« Vous verrez donc Nicolas Cornet, trésor public et trésor caché ; plein
de lumières célestes, et couvert autant qu'il a pu de nuages épais;
illuminant l'Eglise par sa doctrine, et ne voulant lui faire savoir que sa
soumission ; plus illustre, sans comparaison, par le désir de cacher
toutes ses vertus, que par le soin de les acquérir et la gloire de les
posséder
« Ce sont des astres errants, comme parle l'apôtre saint Jude, qui,
pour n'être pas assez attachés à la route immuable de la vérité, gau-
chissent et se détournent au gré des vanités, des intérêts et des passions
humaines
« l'^sl permisaux enfants de louer leur mère, et je ne dénierai point
ici à l'école de théologie de Paris (Bossuet en était sorti; la louange qui
lui est due et qu'on lui rend aussi par toute l'Eglise. Le trésor de la vé-
DES PREMIERES ORAISONS FUNEBRES. xxr
rilé n'est nulle part plus inviolable. Les fontaines de Jacob ne coulent
nulle pari plus incorruptibles »
L'apostrophe abonde, dans cette oraison funèbre :
« Sortez, grand homme, de ce tombeau ; aussi bien y êtes-vous des-
cendu trop tôt pour nous. Sortez, dis-je, de ce tombeau, que vous
avez choisi inutilement dans la place la plus obscure et la plus négli-
gée de cette nef
« Avant que de finir, il faut que je m'adresse à toi, royale maison*,
et que je le dise deux mots : Célèbre sa mémoire , continue et per-
sévère, etc. »
Les éloges des docteurs, de la faculté de tbéologie, etc., se rat-
tachent péniblement au discours. Autant le plan est un, large,
hardi dans les grandes oraisons funèbres , autant il est incertain
et pénible dans ce qui reste des premières. Cependant, il y a en-
core des fragments à citer dans celle-ci.
« Deux maladies dangereuses ont afDigé en nos jours le corps de l'E-
glise. Il a pris à quelques docteurs une malheureuse et inhumaine
complaisance, une pilié meurtrière, qui leur a fait jiorler des coussins
sous les coudes des pécheurs -, chercher des couvertures à leurs pas-
sions, pour condescendre à leur vanité, et flatter leur ignorance affec-
tée Quelques autres, non moins extrêmes, ont tenu les consciences cap-
tives sous des rigueurs très-injustes. Us ne peuvent supporter aucune
foible.sse ; ils traînent toujours l'enfer après eux, et ne fulminent que
des analhèmes Qui ne voit que cette rigueur enfle la présomption,
nourrit le dédain, entrelient un chagrin superbe, fait paioîlre la vertu
trop pesante, l'Evangile excessif, le christianisme impossible? »
A part un ou deux détails de mauvais goût, n'est-ce pas là le
sens admirable et la connaissance de la vie qu'on retrouve à, cha-
que pas dans Bossuet?
C'était d'ailleurs un beau sujet, quoique trop spécial. Nicolas
Cornet avait signalé les propositions de Jansénius. et joué un
rôle très-important dans la querelle de la grâce et du libre arbi-
tre. Bossuet n'en a pas tiré tout le parti possible. Toutefois, il
faut citer la condamnation des Jansénistes et l'allusion à la mo-
rale des Jésuites :
(f Quelle effroyable tempête s'est excitée en nos jours, touchant la
grâce et le libre arbitre! Voyant les flots s'élever, les nues s'épas-
sir, les flots s'enfler de plus en plus; sage, tranquille et posé qu'il étoit,
il se mit à considérer attentivement quelle éloit celte nouvelle doctrine,
et quelles étoienl les personnes qui la soutcnoienl »
La part des Jansénistes est belle ; ce sont ;
« De ces grands esprits, mais ardents et chauds, qui causent les mou-
vements et les tumultes, plus capables de pousser les choses à l'extré-
milé, que de tenir le raisonnement sur le penchant; parti zélé et puis-
sant, qui charmoit du moins agréablement, s'il n'emporloit tout à fait
la fleur de l'école et de la jeunesse. »
' Le collège de Navarre. (Voy. pa{;e i, note 4)-
' Le carainal de Dausset a supjirimé ce décail au moins bi/ane.
XXII ANALYSE ET FRAGMENTS
Le second fragment paraît évidemment un souvenir lointain
des Provinciales , livre que Bossuet aimait tant^ et qu'il eût voulu
avoir fait.
« M. Cornet ne s'est pas laissé surprendre à celte rigueur affectée, qui
ne fait que des superbes et des hypocrites : mais aussi s'est-il montré
implacable à ces maximes, moitié profanes et moitié saintes, moitié
chrétiennes et moitié mondaines, ou plutôt toutes mondaines et toutes
profanes , parce qu'elles ne sont qu'à demi chrétiennes et à demi
saintes
« Il a condamné l'usure sous tous ses noms et sous tous ses titres. Sa
pudeur a rougi de tous les prétextes honnêtes des engagements déshonr-
nêtes Enfin, il n'a écouté aucun expédient pour accorder l'esprit et
la chair, entre lesquels nous avons appris que la guerre doit être im-
mortelle.»
La péroraison ne manque pas non plus de sentiment et de
grandeur.
« Heureux seront ceux qui vivront comme il a vécu ! heureux seront
ceux qui pratiqueront les vertus qu'il a pratiquées ! heureux seront ceux
qui retranchent les choses superflues! heureux seront ceux qui ne s'en-
ivrent pas de la fumée du siècle ! Heureux seront ceux qui ne vont pas
se plonger dans la boue des plaisirs du monde ! »
Nous terminerons ces analyses par l'exorde de cette oraison
fiinèbre,oii l'orateur parle de lui-même comme il en parlera vingt-
cinq ans plus tard, dans ses adieux au prince de Condé.
« Et moi, si toutefois vous me permettez de dire un mot de moi-même,
moi, dis-je, qui ai trouvé en ce personnage, avec tant d'autres rares
qualités, un trésor inépuisable de sages conseils, de bonne foi, de sin-
cérité, d'amitié constante et inviolable , puis-je lui refuser quelques
fruits d'un esprit qu'il a cultivé avec une bonté paternelle dès sa pre-
mière jeunesse, ou lui dénier quelque part de mes discours, après qu'il
en a été si souvent le censeur et l'arbitre ? »
Ce souvenir personnel n'est-il pas aussi touchant que le mou-
vement tant admiré de l'oraison funèbre de Condé?
Tel est l'intérêt que nous a présenté cette étude des premières
oraisons funèbres de Bossuet. Ony trouve les méditations d'un ad-
mirable esprit sur les grandesv érités religieuses, ses études sur
rhomme,sur lui-même, sur l'éloquence de la chaire;un sens exquis,
une raison parfaite ; un|ensemble de vérités et de sentiments qui le
travaillent constamment, jusqu'à ce qu'il leur ait donné leur der-
nière expression; en unmot, Bossuet au début. L'expression est en-
core souvent incomplète,incertaine;mais au milieu dutravail général
des intelligences, et dans cette atmosphère de vérité et de raison
où ont vécu les grands esprits du siècle, elle atteindra sa perfec-
tion dès que l'orateur aura rencontré un sujet digne de lui.
Il reste maintenant à suivre cette histoire du génie de Bossuet
à l'époque 011 il devient le panégyriste presque obligé detout grand
personnage, où Louis XIV veut que sa voix anime ces tristes re-
DES PREMIERES ORAISOXS FUNERRES. xxiii
frésentations et cet appareil funèbre- C'est dans les sis grandes
oraisons funèbres que nous le trouverons maître tout à fait de
lui-même. Isousle verrons, «imitateur de Cicéron et de Tertullien,
« transporter à la cour polie de Louis XIV les hardiesses de l'i-
« magination orientale; original et simple,- plein d'ordre dans ses
c écarts et de grandeur dans sa négligence.» A cette marche
pénible, gênée, interrompue de sa première oraison funèbre (la
seule que nous ayons complète), succède un discours libre, dé-
gagé des entraves des divisions scolastiques. Une fois seulement
[Or. fiin. de la duch. d'Orléans), l'oraison funèbre présente une
division régulière, mais qui n'a rien d'artificiel ni de fatigant. _^
L'unité de ses discours est désormais tout entière dans cette
grande idée, reproduite sous diverses formes, et amenée à sa for-
mule définitive dans YOraison funèbre de Condé . La piété est le
tout de l'homme.
Il faut étudier, dans les six grandes oraisons funèbres, la repro-
duction de cette vérité sous mille formes diverses, toujours neuves
et toujours saisissantes. Tantôt, elle est proclamée hautement, avec
l'autorité d'un exemple terrible, comme la mort de Madame, et
elle éclate dans les paroles douloureuses et par les larmes de l'o-
rateur. Tantôt elle ressort d'images grandioses et imposantes, de
leçons éloquentes adressées à l'univers par les paroles des rois,
et au nom d'une reine malheureuse. Ailleurs, ce sont des peintures
mystiques, des accents d'exaltation et d'amour^ lorsque Bossuefe
raconte les sentiments et la piété ardente de Marie-Thérèse. Ail-
leurs encore, c'est l'histoire efî"rayante des égarements de la prin-
cesse Palatine, et des incrédules qui suivent son exemple ; ail-
leurs, an contraire, l'exposition solennelle et sévère des devoirs du
juge, chargé, lui aussi, d'un ministère divin, et digne de le remplir
comme le chancelier Le Tellier.
Le sujet est donc le même au fond. La division semble presque
toujours se réduire à la double histoire de la vie et de la mort du
héros : et cependant, aucune des six oraisons funèbres ne res^^
semble à l'autre. Bossuet s'y montre tour à tour historien, confes-
seur, légiste, philosophe, prédicateur, casuiste , commentateur,
poëte.
Les sujets pâles, comme l'éloge de Marie-Thérèse, deviennent
sous sa main de grandes œuvres oratoires : histoire contemporaine,
souvenirs de l'Ecriture, vérités religieuses , tout, jusqu'à des récits
presque puérils, jusqu'à l'histoire littéraire, et jusqu'aux circon-
stances extérieures, entre dans les éléments de cette admirable
éloquence. Ces éléments, nous avons essayé de les indiquer, en
étudiant les détails de ces grands discours et de ce grand style,
Kous avons signalé quelques rapprochements de Bossuet avec lui-
même, soit dans ces fragments ignorés, soit dans des citations des
Sermons et du Discours sur l'Histoire universelle ; car Bossuet
offre ce singuUer caractère, qu'on peut l'expliquer et le commen-
ter par lui-même. Nous avons encore cité, comme moyen de con-
XXIV ANALYSE ET FRAGM. DES I^es ORAIS. Fl'NÉimES.
Irôle, les jugements des contemporains sur des hommes parfois
trop admirés de Bossuet, et que les Mémoires jugent pfus sévère-
ment. Enfin, nous avons essayé de faire comprendre ce que peut
être la lecture de Bossuet.
BOSSUET
ORAISONS FUNEBRES.
ORAISON FUNÈBRE
DE
HENRIETTE MARIE DE FRANCE,
REINE DE LA GRANDE-BRETAGNE.
NOTICE SUR LA REINE DE LA GRANDE-BRETAGNE*.
Henriette-Marie de France était le dernier enfant de Henri IV et de
Marie de Médicis. Née au Louvre, le 25 novembre 1609, six mois avant
la mort de son père, elle avait reçu une éducation profondément reli-
gieuse, à laquelle saint François de Sales n'avait pas été étranger. Ce
fut Richelieu, entré depuis un an au conseil, qui la maria, en 1625, à
Charles ler, roi d'Angleterre. Le pape Urbain Mil, parrain de la prin-
cesse, comptait sur ce mariage pour la réunion de la Grande-Bretagne
à l'Eglise. La nouvelle reine emportait des instructions de sa mère, et
d'une religieuse carmélite en grande réputation de sainteté, la mère Ma-
deleine de St-Joseph, relativement à la propagation de la foi. Enfin,
elle emmenait son confesseur, le fondateur de l'Oratoire, Pierre de
BéruUe , qui avait fait le mariage , et douze prêtres de cette congré-
gation.
Arrivée en Angleterre, elle trouva un accueil qui lui fit cruellement
regretter la France. « Dès le soir de son arrivée, on met les catholiques
« en prison, comme si on avoit voulu à sa vue les affliger, bien qu'on
a les relâcha depuis à l'instante prière qu'elle en lit... Elle ne put souf-
« frir sans larmes de se voir, jeune princesse, quasi comme étrangère, toute
« seule parmi des personnes de langue et de religion différentes, séparée
« de ceux en qui elle avoit créance. » [Mém. de Richelieu.) Louis XIH
intervint inutilement ; les prêtres catholiques durent quitter Londres et
la reine, malgré de formels engagements. Henriette de France n'en avait
pas fini avec la persécution ; elle eut beaucoup à souffrir de l'inHuence
jalouse de Buckingham. Le roi écoulait son favori plus que sa femme,
et la reine vécut inquiète et persécutée jusqu'à la mort de Buckingham
et à la paix de Suze, qu'elle fit conclure, en 1628, entre son frère et
son mari.
Alors s'écoulèrent ces seize années d'une prospérité accomplie dont
* Cette notice, et ^celles que nous donnerons par la suite, n'étant que le
complément de loraison tunèbre, nous ne faisons qu'indiquer les faits tlti-
yeloppés dans le discours.
2
Bossuet a fait l'histoire, et qui furent plus funestes qu'il ne le pense à
la royauté ; car la révolution d'Angleterre eut pour occasion la vieille
haine contre la cour de Rome. C'est en 1639 que l'Ecosse se soulève.
L'Angleterre l'imite. StrafFord et Laud sont mis en jugement. La reine,
violemment poursuivie par les clameurs du peuple, épouvantée des ex-
cès de cette révolution naissante, contribue malheureusement par ses
terreurs à décider Charles 1er à livrer le malheureux Strafford ; conces-
sion cruelle et inutile, puisque bientôt toute la famille royale est forcée
de fuir Londres (1640).
Nous ne referons pas l'histoire de la révolution et de la part que la
reine y prend : il faut la lire dans Bossuet. Après huit ans de cruelles
épreuves, proscrite, poursuivie à coups de canon, la reine est enfin ar-
rivée au Louvre, implorer le secours d'Anne d'Autriche, attaquée elle-
même. Abandonnée, réduite à demander l'aumône au parlement, pour
dernier coup elle apprend enfin la mort de son mari. Bien qu'elle eût
dans l'esprit plus d'enjouement que de sérieux '^, elle ressentit cruel-
lement cette perte terrible, et adressa, par l'intermédiaire de madame de
Motteville , confidente de deux reines, d'éloquents conseils à sa belle-
sœur Anne d'Autriche sur le danger de lutter contre une nation soulevée.
Un dernier outrage lui manquait, dont Bossuet n'a pas parlé : elle se
sentait à charge au premier ministre, et voulut au moins réclamer son
douaire en Angleterre. « Le cardinal Mazarin le fit pour lui complaire,
« mais beaucoup plus pour soulager les coffres du roi de cette dépense ;
« car sa grande économie faisoit qu'il étoit toujours fâché d'en voir
« sortir de l'argent pour d'autres que pour lui. » [Mad. de Motteville,)
Cromwell répondit que la reine n'avait jamais été reconnue comme
épouse légitime, et refusa.
Dès lors, elle vécut ignorée et solitaire, dans le couvent de la Visita-
tion de Chaillot, qu'elle avait fondé , jusqu'aux jours de la Restauration
(1660), et du mariage de sa fille avec le duc d'Orléans (1661). Deux
voyages en Angleterre et son zèle pour le catholicisme la rendirent en-
core suspecte aux Anglais. Il fallut revenir. La princesse d'Orange, sa
fille aînée, et le duc de Glocester, moururent sous ses yeux de la petite
vérole ; sa fille Henriette faillit mourir dans la traversée "*. Poursuivie
ainsi jusque dans les jours de calme et de prospérité, la reine d'Angle-
terre traîna encore quelques années les restes d'une vie épuisée, et
mourut à sa maison de Colombe , près de Paris, en 1669, peut-être em-
poisonnée par des médecins imprudents. Son corps fut déposé à Saint-
Denis; son cœur, à l'église de Chaillot. Bossuet fut chargé de l'oraison
funèbre ; il ne l'eût pas fait imprimer (car il ne voulait pas qu'un prêtre
publiât rien sans une nécessité absolue) ; mais la duchesse d'Orléans en
obtint la publication. Dix mois après, il en était de même pour elle. .^
• Mme de Motteville.
•• Voy. plus bas, p. 47, la Notice sur la duchesse d'Orléans. '
ORAISON FUNEBRE
DE HENRIETTE-MARIE DE FRANCE,
REINE DE LA GMNDE-BRETAGNE,
PRONONCÉE LE 16 NOVEMBRE 1669, EN PRÉSENCE DE MONSIEUR, FRÈRE
UNIQUE DU ROI , ET DE MADAME, EN l'ÉGLISE DES RELIGIEUSES DE
SAINTE-MARIE DE CHAILLOT, OU REPOSE LE COEUR DE SA MAJESTE.
Et nunc, reges, intelligite; erudimini qui judicatîs terram •• Psal. ii. lo.
Maintenant, ô rois, apprenez; instruisez-vous, juges de la terre.
[ PLAN DU DISCOURS."— 'ExoRDE qui contient la Propositiox':
lO Enseignements que Dieu donne aux rois; la reine de la Grande-Bretagne en est
un exemple redoutable. — 2° Enseignements qu'elle a retirés de ses malheurs.
Division. — Première Partie. Naissance, caractère, pieté de la reine. — Son
influence sur la religion et la politique.
Deuxième Partie. Quelles sont les causes de la révolution? — Ce n'est ni le ca-
ractère du roi. —Ni le caractère de la nation. — C'est la fureur de disputer
des choses divines.
Troisième Partie. Portrait de CromweU. — Héroïsme, dangers, malheurs de
reine. — Ses dernières années.
Péroraison. — La reine a dû à ses malheurs d'apprendre la science de l'Evan-
gile,£et de terminer saintement sa vie *.]
Monseigneur,*
4® ExoRDE. — Celui qui règne dans les cieux, et de t]ui
relèvent^ tous les empires, à qui seul appartient la gloire,
la majesté et rindépendance, est aussi le seul qui se glo-
rifie* de faire la loi aux rois, et de leur donner, quand il
lui plaît, de grandes et de terribles leçons. Soit qu'il élève
les trônes, soit qu'il les abaisse, soit qu'il communique sa
puissance aux princes, soit qu'il la retire à lui-même, et ne
* Ce texte avait déjà été employé par Fromentières, évéque d'Aire,
pour l'éloge funèbre d'Anne d'Autriche, en 1665. La même idée a fourni
à Massillon le célèbre exorde de l'oraison funèbre de Louis XIV : « Dieu
« seul est grand, mes frères. » — Le texte de Bossuet résume l'orai-
son funèbre tout entière en un seul mot, les terribles leçons que Dieu
donne aux rois.
2 Philippe, duc d'Orléans, né le 21 septembre 1640, mort le l^r juin
1701. Il était père du duc d'Orléans, qui fut régent du royaume après
la mort de Louis XIV.
3 « Relèvent. » Souvenir de la hiérarchie féodale. Les rois relèvent
de Dieu, comme les grands vassaux relevaient du roi.
* « Se glorlGe. » Expression grecque, suyjijQxi.
* La divisioa et les numéros eoat répétés dans le texte du discoure.
4 ORAISON FUNEBRE
leur laisse que leur propre foiblesse*; il leur apprend leurs
devoirs d'une manière souveraine et digne de lui. Car, en
leur donnant sa puissance, il leur commande d'en user
comme il fait ^ lui-même pour le bien du monde ; et il leur
fait voir, en la retirant, que toute leur majesté est em-
pruntée, et que, pour être assis sur le trône, ils n'en sont
pas moins sous sa main et sous son autorité suprême '.
C'est ainsi qu'il instruit les princes, non-seulement par
des discours et par des paroles, mais encore par des effets
et par des exemples. Et nunc^ reges, intelligite ; erudimini
qui judicatis terram.
Chrétiens *, que la mémoire d'une grande reine, fille,
femme, mère de rois si puissants, et souveraine de trois
1 « Que leur propre foiblesse. » « Celui qui eslablit et ruine les mo-
« narchies et principautés, selon sa sagesse et justice, donne tel con-
« trepoids aux affaires humaines, que les plus puissants ne se remuent,
« sinon quand et comme il lui plaist, afin que sa providence soit tou-
« jours reconnue et adorée, et l'imbécillité des conseils et efforts hu-
« mains de plus en plus reconnue. » Plutarque, Marceflus, trad.
d'Amyot. — L'exorde repose sur deux idées : 1» Enseignements donnés
aux rois en général; 2« Instruction que la reine d'Angleterre en a per-
sonnellement retirée. C'est la première surtout qui donne aux paroles
de lîossuet cette grandeur admirée si souvent. Ajoutez-y l'harmonie
grave et soutenue des périodes, et vous aurez une excellente explica-
tion de cette formule donnée par Buffon : « Le ton n'est que la conve-
« nance du style à la nature des idées qu'il exprime. » — Soit qu'il
élève les trônes, soit qu'il les abaisse, etc. Exemple A' amplification
par redoublements d'idées; redoublements très-expressifs et très-permis
(quoi qu'en aient dit Voltaire et Maury}, quand ils ajoutent à la pensée,
qu'ils la développent progressivement, ou qu'ils la montrent sous un
nouveau jour. — Il est curieux de retrouver souvent le^^mème procédé
dans Molière :
Mon Dion, des mœurs du temps mettons-nous moins en peine.
Et faisons un peu yrâce à la mture humaine, etc. Misanth., I, l-
Voyez aussi le discours de Cléante à Orgon. Tartufe, I, 6.
2 « Comme il fait. » Faire, mot explétif, qui remplace le verbe user.
Il s'emploie à chaque instant ainsi au dix-septième siècle, notamment
dans Bossuet.
3 « En leur donnant sa puissance, etc. » Modèle de période [-mpio^og,
Tt-^'.i-jiipzicc. Conclusio, comprehensio verborum). C'est-à-dire une idée
principale, développée par un certain nombre d'idées accessoires qui
s'expliquent et se complètent réciproquement; et renfermée en une
phrase large, harmonieuse et bien terminée; comme en vers, oùlapen-
sée est pressée aux pieds nombreux de la poésie (Montaigne).
* « Chrétiens, etc. » Bossuet entre ici dans la partie tout historique
Ou sujet. Dès les premiers mots, la reine est nommée ; vient ensuite
l'hisioiie de la Révolution et de la Restauration d'Angleterre, esquissée
en quelques traits; enfin, la vie même de la reine, mêlée aux réflexions
et aux conclusions de l'orateur.
DE HENRIETTE DE FRANCE.' 5
royaumes, appelle de tous côtés à cette triste cérémonie,
ce discours vous fera paroitre un de ces exemples redou-
tables, qui étalent aux yeux du monde sa vanité tout en-
tière'. Vous verrez dans une seule vie toutes les extrémités
des choses humaines ; la félicité sans bornes, aussi bien
que les misères; une longue et paisible jouissance d'une des
plus nobles couronnes de Tunivers - ; tout ce que peuvent
donner de plus glorieux la naissance et la grandeur, accu-
mulé sur une tête ', qui ensuite est exposée à tous les ou-
trages de la fortune*; la bonne cause d'abord suivie de bons
succès, et depuis, des retours soudains, des changements
inouïs, la rébellion longtemps retenue, à la fm tout à fait
maîtresse ; nul frein à la licence; les lois abolies; la majes-
tée violée par des attentats jusques alors Inconnus ; Tusur-
patlon et la tyrannie sous le nom de liberté ; une reine fu-
gitive, qui ne trouve aucune retraite dans trois royaumes,
et à qui sa propre patrie n'est plus qu'un triste lieu d'exil ^;
neuf voyages sur mer, entrepris par une princesse, malgré
les tempêtes; l'Océan étonné^ de se voir traversé tant de
fois en des appareils si divers, et pour des causes si diffé-
rentes ; un trône indignement renversé, et miraculeuse-
ment rétabli. Voilà les enseignements que Dieu donne
aux rois : ainsi fait-il voir au monde ^ le néant de ses pom-
pes et de ses grandeurs. Si les paroles nous manquent, si
les expressions ne répondent pas à un sujet si vaste et si
relevé®, les choses parleront assez d'elles-mêmes. Le cœur
* « Étalent sa vanité.» Étaler la vanité, alliance de mots énergique.
V. pag. 37, note 5.
- (( La félicité... les misères, etc. «Exemple d'énuméralion progressive.
^ « Sur une tète. » Expression toute grecque.
J'ignore le destin d'une tête si chère. Racine, Phèdre, i, r. %
'* « La naissance et la grandeur... exposée aux outrages de la for--
tune, etc. » Antithèses d'idées. Elles se rencontrent fréquemment chez
Bossuet, que les contrastes frappent et inspirent si fortement ; mais^
elles sont rarement balancées avec symétrie comme dans Fléchier ou=
Massillon.
5 « Lieu d'exil. » C'est le mot de Darius fugitif. Quuusque in regnt/
meo exulabo. Q.-Curt., V, 24.
6 « Malgré les tempêtes; l'Océan étonné.» Cette image poétique rap-
pelle le Neptune de V Odyssée et de V Enéide, moins la part active qu'il
prend aux malheurs d'Uljsse ou d'Enée.
' « Ainsi fait-il voir au monde. » Tour plus rapide que la forme ordi-
naire : c'est ainsi que...
8 « Si les paroles nous manquent. » Cette défiance de l'orateur n'est
pas de la fausse modestie, comme dans Fléchier; c'est une crainte
(i ORAISON FUNÈBRE
d'une grande reine \ autrefois élevé parunesi longue suite
de prospérités, et puis plongé tout à coup dans un ahîme
d'amertumes, parlera assez liaut^; et s'il n'est pas permis
aux particuliers de faire des leçons aux princes sur des
événements si étranges, un roi me prête ses paroles pour
leur dire ^ : Et nunc, reges, iiitelligite ; erudimmi, qui judi-
catis terram : a Enlenàez, ô grands de la terre ; instruisez-
vous, arbitres du monde. »
â*' Division. — Mais la sage et religieuse princesse, qui
fait le sujet de ce discours, n'a pas été seulement un spec-
tacle proposé aux hommes pour y étudier les conseils de la
divine Providence et les fatales * révolutions des monar-
chies ; elle s'est instruite elle-même, pendant que Dieu
instruisoit les princes par son exemple ^. J'ai déjà dit que
ce grand Dieu ^ les enseigne, et en leur donnant et en leur
ôtant leur puissance. La reine dont nous parlons a égale-
ment entendu deux leçons si opposées ; c'est-à-dire qu'elle
a usé chrétiennement de la bonne et de la mauvaise for-
tune. Dans l'une, elle a été bienfaisante; dans l'autre, elle
s'est montrée toujours invincible. Tant qu'elle a été heu-
reuse, elle a fait sentir son pouvoir au monde par des
bontés infinies ; quand la fortune l'eut abandonnée , elle
réelle, une sorte de confusion inspirée par la grandeur des événements
e.l par la profondeur des conseils divins. Ainsi, dans les Méditations sur
l'Evangile (1699 jour), Bossuet étudie le grand secret du ciel, le mys-
tère de la Trinité ; et s'écrie, après une explication admirable : « Par-
donnez, Seigneur, ces expressions, ce sont des hommes qui parlent! »
(V. l'exorde de l'or. fun. de Condé; V. aussi l'or. fun. d'Anne de Gonzague.)
1 « Le cœur, etc. » Allusion à cette circonstance, que le cœur de la
reine avait et 3 déposé dans l'église même où parle Bossuet.
3 « Parlera assez haut. » Expression forcée, mais autorisée par l'u-
sage. Buffon a dit : « C'est le corps qui parle au corps. » — Il y a aussi
dans Corneille une expression toute semblable :
Trois sceptres
Parleront au lieu d'elle, et ne se tairont pas. Nicomède, I, i.
3 « Un roi me prête ses paroles. » Précaution oratoire. Bossuet se
couvre de l'autorité de David pour faire une leçon aux rois, au milieu
des splendeurs qui entouraient Louis XIV en 1669. Du reste, elle ra-
mène, par une transition éloquente, le texte et le point de départ du
discours.
* « Fatales, » providentielles. Fatalis. Ce mot n'a guère d'autre sens
au dix-septième siècle.
5 Variante. Par son exemple fameux (f^ et2e édit.).
6 « Ce grand Dieu. » Epithète à laquelle Bossuet attache beaucoup
de force. Dans l'Histoire Universelle^ Moïse, saint Jean l'Evangéliste, et
bien d'autres, sont traités de grands hommes.
DE HENRIETTE DE FRANCE. 7
s'enrichit plus que jamais elle-même de vertus : tellement
qu'elle a perdu pour son propre bien celte puissance royale
qu'elle avoit pour le bien des autres * ; et si ses sujets, si ses
alliés , si l'Eglise universelle a prolité de ses grandeurs,
elle-même a su profiter de ses malheurs et de ses disgrâces
plus qu'elle n avoit fait de toute sa gloire . C'est ce que
nous remarquerons dans la vie éternellement mémorable de
très-haute, très-excellente etitrès-puissante princesse- Hen-
riette-Marie DE France, reine de la Grande-Bretagne.
d""^ Partie. — Quoique personne n'ignore les grandes
qualités d'une reine dont fhistoire a rempli tout l'uni-
vers, je me sens obligé d'abord à ^ les rappeler en votre
mémoire, afin que cette idée nous serve pour toute la suite
du discours. Il seroit superflu de parler au long de la glo-
rieuse naissance de cette princesse : on ne voit rien sous le
soleil qui en égale la grandeur. Le pape saint Grégoire a
donné, dès les premiers siècles, cet éloge singulier * à la cou-
ronne de France : c( qu'elle est autant au-dessus des autres
« couronnes du monde, que la dignité royale surpasse les
(( fortunes particulières^. » Que s'il a parlé en ces termes du
temps du roi Childebert, et s'il a élevé si haut la race deMé-
rovée, jugez ce qu'il auroit dit du sang de saint Louis et de
Cliarlemagne ^. Issue de cette race, fille de Henri le Grand
et de tant de rois^, son grand cœur a surpassé sa naissance.
1 « Tellement qu'elle a perdu, etc. » Raisonnement par induction,
qui conclut de plusieurs faits particuliers à une vérité générale. 11 amène
l'application pratique et personnelle des conclusions que Bossuet tirera
à la fin du discours.
- « Très-Haute, etc. »' Formule officielle : espèce d'épitaphe qui se
place en général à la fin de l'exorde. Voyez cependant, comme exception,
l'oraison funèbre de la duchesse d'Orléans, p. 49.
3 « Obligé à. » H faudrait de. — Obligé à exprime un devoir : obligé
de une nécessité.
* « Eloge singulier, n Singularis, particulier. — Sens ordinaire da
mot au dix-septième siècle.
ô « Quanto cœteros homines regia dignilas antecedit, tanto cœtera-
<( rum genlium régna regni veslri profecto culmen excellit. » Grég.,
VI, Ep. 6. — Saint Grégoire le Grand, né en 550, pape en 590, mort
en 604, auteur du rit grégorien ; contemporain de Childebert 11 et ds
B runehaut.
6 « Et de Charlemagne. » Encore une condition officielle de l'oraison
funèbre : l'éloge de la famille et de la noblesse de son héros. Cette con-
dition du reste, entraîne presque toujours une sorte de correction ; car
le prédicateur doit éviter d'encourager l'orgueil (V. l'or. fun. de la du-
chesse d'Orléans, de Marie-Thérèse ; celle de Turenne, par Fléchier, etc.).
"^ « Issu de cette race, fille de Henri le Grand, etc. » Construction
interrompue ou anacoluthe {x. dy.c>K0'j9oî) ; l'accord logique remplaça
8 ORAISON FUNEBRE
Toute autre place qu'un trône eût été indigne d'elle. A la
vérité elle eut de quoi satisfaire à * sa noble fierté, quand
elle vit qu'elle alloit unir la maison de France à la royale
famille des Stuarts, qui étoient venus à la succession de la
couronne d'Angleterre par une fille de Henri Y II *, mais
qui tenoient de leur chef^, depuis plusieurs siècles, le
sceptre d'Ecosse, et qui descendoient de ces rois antiques
dont l'origine se cache si avant dans l'obscurité des pre-
miers temps. Mais si elle eut de la joie de régner sur une
grande nation, c'est parce qu'elle pouvoit contenter le désir
immense qui sans cesse lasollicitoit à faire du bien*". Elle
eut une magnificence royale, et l'on eût dit qu'elle perdoit
ce qu'elle ne donnoit pas "\ Ses autres vertus n'ont pas été
moins admirables. Fidèle dépositaire des plaintes et des
secrets, elle disoit que les princes dévoient garder le même
silence que les confesseurs, et avoir la même discrétion.
Dans la plus grande fureur des guerres civiles, jamais on
n'a douté de sa parole, ni désespéré de sa clémence ^.
Quelle autre a mieux pratiqué cet art obligeant "^ qui fait
qu'on se rabaisse sans se dégrader, et qui accorde si heu-
reusement la liberté avec le respect ? Douce , familière,
agréable autant que ferme et vigoureuse , elle savoit per-
suader et convaincre aussi bien que commander, et faire
valoir la raison non moins que l'autorité. Vous verrez avec
quelle prudence elle traitoit les affaires ; et une main si
habile eût sauvé l'Etat, si l'Etat eût pu être sauvé ^. On ne
l'accord grammatical ; remarque qui se présente à tout moment chez les
grands écrivains.
1 « Satisfaire à. » Latinisme. On en trouve beaucoup dans Bossuet.
2 « Par une fille de Henri Vil. » Marguerite, fille aînée de Henri VH ;
mariée à Jacques IV, en 1502. Jacques I^r, père de Charles 1er, guo-
eède à Elisabeth, fille de Henri VllI, en 1603. 11 était roi d'Ecosse
depuis 1567.
3 « De leur chef. » Terme de jurisprudence et d'histoire.
* « Mais si elle eut de la joie , etc. » Exemple de stjle simple. C'est
l'esquisse et le premier trait du caractère de la reine, sans effets ni
recherche. V. plus bas la phrase : douce, familière, agréable, etc.
5 « Qu'elle perdoit ce qu'elle ne donnoit pas. » Expression concise et
ingénieuse.
^ « Douter de sa parole, désespérer de sa clémence. » Accord remar-
quable des verbes avec les idées.
■< « Art obligeant. » Epithète expressive, et qui se rencontre rarement
avec un mot aussi général que le mot art. — Rabaisser se prend rare-
ment en bonne part : ici, le sens est précisé par les mots qui précédent
* « Si l'Etat eût pu être sauvé. »
Si Per{;ama dextra
DE HENRIETTE DE FRANCE. 9
peut assez louer la magnanimité de cette princesse. La for-
tune ne pouvoit rien sur elle : ni les maux qu'elle a pré-
vus, ni ceux qui Font surprise, n'ont abattu son courage.
Que dirai-je de son attachement immuable à la religion
de ses ancêtres ? Elle a bien su reconnoître que cet atta-
chement faisoit la gloire de sa maison aussi bien que celle
de toute la France, seule nation de l'univers qui, depuis
douze siècles presque accomplis que ses rois ont embrassé
le christianisme \ n'a jamais vu sur le trône que des princes
enfants de l'Eglise *. Aussi a-t-elle toujours déclaré que rien
ne seroit capable de la détacher de la foi de saint Louis ^.
Le roi son mari lui a donné jusques à la mort ce bel éloge,
qu'il n'y avoit que le seul point de la religion où leurs cœurs
fussent désunis ; et confirmant par son témoignage la
piété de la reine, ce prince très-éclairé a fait connoître en
même temps à toute la terre la tendresse, l'amour conjugal,
la sainte et inviolable fidélité de son épouse incomparable.
Dieu, qui rapporte tous ses conseils * à la conservation
de sa sainte Eglise, et qui, fécond en moyens , emploie
toutes choses à ses fins cachées, s'est servi autrefois des
chastes attraits de deux saintes héroïnes pour délivrer ses
fidèles des mains de leurs ennemis. Quand il voulut sauver
la ville de Béthulie, il tendit dans la beauté de Judith un
piège imprévu et inévitable à l'aveugle brutalité d'Holo-
pherne ^. Les grâces pudiques de la reine Esther eurent
Defendi possent, etiam hac defensa fuissent, .^n. ii, v. aga.
Les souvenirs et les allusions tirées de l'antiquité profane sont rares
chez Bossuct, malgré la forme souvent toute latine de son style. Il a
contribué pour sa part à la réaction contre l'abus de l'érudition dans
la chaire. Avant lui, « saint Cyrille, Horace, saint Cyprien, Lucrèce,
« parlaient alternativement : les poètes étoient de l'avis de saint Au-
« gustin et de tous les Pères,..; il falloit savoir prodigieusement pour
« prêcher si mal. » La Bruvèf.e, De la chaire.
* « Depuis douze siècles presque accomplis, etc, » Conversion et bap-
tême de Clovis (495, bataille de Tolbiac].
2 « Elle a bien su reconnoître... enfants de l'Eglise. » Style un peu
lâche. Voyez aussi la fin de l'alinéa.
3 w La foi de saint Louis. » Bossuet insiste beaucoup sur les éloges
donnés à la piété de la reine. L'histoire a jugé plus sé\èremenl que lui
les conséquences de cette piétésouventimprudente. Voyez p. 15, note 2.
^ « Ses conseils. » Consilium. Mot familier à tous les écrivains du
grand siècle, depuis Balzac jusqu'à Massillon.
^ « Béthulie, etc. » Bathuel ou Béthulie, ville delà tribu deSiméon.
— Judith, veuve de Manassès, tua pendant son sommeil Holopherne,
général de Nabuchodonosor 1er, ,-oi de Syrie (658;.
10 ORAISON FUNÈBRE
un effet aussi salutaire*, mais moins violent. Elle gagna le
cœur du roi sou mari, et fit d'un prince inlidèle un illustre
protecteur du peuple de Dieu. Par un conseil à peu près
semblable, ce grand Dieu avoit préparé uncliarme innocent *
au roi d'Angleterre dans les agréments intinis de la reine
son épouse. Comme elle possédoit son affection (caries
nuages qui avoient paru au commencement furent bientôt
dissipés), et que son heureuse fécondité redoubloit tous les
jours les sacrés liens de leur amour mutuelle ^, sans com-
mettre Tautorité du roi son seigneur, elle employoit son
crédit à procurer un peu de repos aux catholiques acca-
blés. Dès Tàge de quinze ans elle fut capable de ces soins;
et seize années d'une prospérité accomplie, qui coulèrent
sans interruption avec l'admiration de toute la terre, furent
seize années de douceur pour cette Eglise affligée '*. Le cré-
dit de la reine obtint aux catholiques ce bonheur singulier
et presque incroyable d'être gouvernés successivement par
trois nonces apostoliques, qui leur apportoient les consola-
tions que reçoivent les enfants de Dieu de la communica-
tion avec le saint-siége.
Le pape saint Grégoire , écrivant au pieux empereur
Maurice^, lui représente en ces termes les devoirs
des rois chrétiens : ce Sachez , ô grand empereur ,
i< que la souveraine puissance vous est accordée d'en
<( haut, afin que la vertu soit aidée, que les voies du ciel
' « Les grâces pudiques de la reine Esther eurent un effet, etc. »
Tout respire en Esther l'ianocence et la paix.
L'aimable Esther a fait ce grand ouvrage
Tout ressent de ses yeux les cliarmes innocents;^
Janaais tant de vertu fut-elle couronnée? etc.
Kacine, Esther, passim.
- « Charme. » Etichantement, séduction, piège.
s Amour était du féminin au dix-septiéme siècle.
'♦ « Dès l'âge de quinze ans, etc. » Style tempéré, mélange de simplicité,
d'intérêt et de grandeur, quand Bossuet arrive à commenter les paroles
de saintGrégoiie(V.plus bas, p.ll, note 1). Il suit l'ordre des événements,
mais il semble s'arrêter à plaisir sur cette époque d'une prospérité ac-
complie, comme s'il craignait de s'engager dans le funeste récit de la
Révolution. Ce genre de suspension se retrouve, sauf certaines diffé-
rences, et avec bien plus d'intérêt dramatique, dans l'or. fun. de la du-
chesse d'Orléans. —Sur ces nuages dont parle Bossuel, Voyez la notice
biographique.
^ « Maurice. » Mauritius Tiberius, empereur d'Orient, né en 559,
proclamé en 582, mis à mort en 602, dans la révolution soulevée par
Phocas, que l'armée lui donna pour successeur.
DE HENRIETTE DE FRANCE. H
a soient élargies, et que Tempire de la terre serve rem-
« _pire du ciel ^ » C'est la Ycritë elle-même qui lui a dicté
ces belles paroles : car qu'y a-t-il de plus convenable à la
puissance que de secourir la vertu ? à quoi la force doit-
elle servir, qu'à défendre la raison ^ ? et pourquoi com-
mandent les hommes, si ce n'est pour faire que Dieu soit
obéi ? Mais surtout il faut remarquer l'obligation si glo-
rieuse que ce grand pape impose aux princes d'élargir les
voiesdu ciel ^. Jésus-Christ a dit dans son Evangile laCom-
<( bien est étroit le chemin qui mène à la vie * ! )) Et voici ce
qui le rend si étroit : c'est que le juste, sévère à lui-même ^,
et persécuteur irréconciliable ^ de ses propres passions, se
trouve encore persécuté par les injustes passions des au-
tres, et ne peut pas même obtenir que le monde le laisse
en repos dans ce sentier solitaire et rude où il grimpe '^
plutôt qu'il ne marche. Accourez, dit saint Grégoire, puis-
sances du siècle ^; voyez dans quel sentier la vertu che-
mine; doublement à l'étroit, et par elle-même, et par Tef-
' Ad hoc enim potestas super omnes homines dominorum nieorum
pietati cœlitus data est, ut qui bona appetunt adjuventur, ut cœlorum via
largiuspatcat, ut terrestre regnum cœiesti regno famuletur. Grec, lib. II,
epist. 65, Maur. Aug. — Le dernier mot, famufelur, exprime bien éner-
giquement ;sans peut-être que saint Grégoire y attachât autant de force),
la suprématie temporelle du saint-siége. M. de Maistre n'a pas mieux
dit; mais Bossuet le commente autrement (Voyez p. 11).— Var. «Serve
à l'empire du ciel » les 4 premières éditions).
2 « A quoi la force doit-elle servir, etc. » Admirable explication du
mot de saint Grégoire, et que toute philosophie adoptera aussi bien que
la religion: la force matérielle n'est que l'instrument, l'appui, ou l'arme
de la force intelligente et morale.
3 « Elargir les voies du ciel. » Souvenir d'Isaïe : Vox clamantis in
deserto : Parate viam Domini, reclus facile semitas ejus. Luc, m.
* Var. Que le chemin est étroit qui mène à la vie (les 4 prem. édit.).
5 (( Sévère à lui-même. » Latinisme. On dirait maintenant sévère
pour lui-même. La préposition à s'emploie ainsi à chaque instant, au
dix-septième siècle, au lieu de pour.
Inventer quelque chose « me tirer d'ici.
Molière, les Fâvlietix.
[Dieu] Me donne votre exemple « me fortifier.
P. Corneille, Polyeucte, iv, 6.
6 « Irréconciliable. » In, conciliare. C'est ce que Boileau appelait des
mots trouvés. Cet emploi original d'expressions détournées du sens or-
dinaire pour revenir au sens étymologique est un des caractères de la
langue de lîossuet.
■^ « II grimpe. » « Le mot propre était gravit., qui est même plus
« expressif, puisque g'rauzr c'est ^rimj9er avec effort. » La Harpe, ix, 272,
^ « Accourez, puissances du siècle, etc. » Exemples de prosopopéect
12 ORAISON FUNÈBRE
fort de ceux qui la persécutent : secourez-la, tendez-lui la
main : puisque vous la voyez déjà fatiguée du combat qu'elle
soutient au dedans contre tant de tentations qui accablent
la nature humaine, mettez-la du moins à couvert des in-
sultes ^ du dehors. Ainsi vous élargirez un peu les voies
du ciel, et rétablirez ce chemin, que sa hauteur et son
âpreté rendront toujours assez difficile.
Mais si jamais Ton peut dire que la voie du chrétien est
étroite, c'est, messieurs, durant les persécutions : car que
peut-on imaginer de plus malheureux que de ne pouvoir
conserver la foi sans s'exposer au supplice, ni sacrifier sans
trouble, ni chercher Dieu qu'en ^ tremblant? Tel étoit
l'état déplorable des catholiques anglois. L'erreur et la
nouveauté ^ se faisoient entendre dans toutes les chaires ;
et la doctrine ancienne, qui, selon l'oracle de l'Evangile,
(( doit être prèchée jusque sur les toits '^, » pouvoit à peine
parler à l'oreille^. Les enfants de Dieu étoient étonnés de
ne voir plus ni l'autel, ni le sanctuaire, ni ces tribunaux de
miséricorde qui justifient ceux qui s'accusent ". 0 douleur l
il falloit cacher la pénitence avec le même soin qu'on eut
fait les crimes " ; et Jésus-Christ même se voyoit contraint,
au grand malheur des hommes ingrats, de chercher d'au-
tres voiles et d'autres ténèbres que ces voiles et ces ténè-
bres mystiques dont il se couvre volontairement dans l'Eu-
charistie. A l'arrivée de la reine, la rigueur se ralentit, et
d'hypolypose (J-ô, -tottôu, faire d'une descriplion un tableau, une suite
d'images vives que l'on metsoMsles yeux).Prosopopée (tt^î^vw-ov Trotîtv),
introduire dans le discours un personnage étranger que l'on fait parler.
ï « A couvert des insultes. » Des attaques.
Tous ses bords sont couverts de saules non plantés ,
Et de noyers souvent du passant insultés.
lîoiLEvu, Ep. vt, à Lamoignon.
2 « Qu'en tremblant. » Au dix-septième siècle, le mot que s'emploie
très-souvent seul, comme conjonction restrictive.
3 « I.a nouveauté. » Novus^ étrange, inouï.
* « Quod in aure auditis, praedicale super tecta, » Ev. Matth., x,27,
5 « Parler à l'oreille. » Personnification expressive ; mais la méta-
phore s'accorde mal avec le commencement de la phrase.
6 « Ni l'autel, ni le sanctuaire, ni les tribunaux de miséricorde. »
La Harpe admire ces périphrases pour désigner la messe et la confes-
sion. « Bossuet, dit-il, agrandit tout ce qu'il traite, même ce qu'un
<( usage journalier a rendu vulgaire » (9, 252). Un tel éloge aurait
paru à Bossuet peu sérieux et peu digne; car il ne recule jamais devant
la propriété du terme, et ne cherche la périphrase que quand elle
;»joule à l'idée.
"^ « Cacher la pénitence, cacher les crimes. » Antithèse énergique.
DE HENRIETTE DE FRANCE. 15
les catholiques respirèrent. Cette chapelle royale, qu'elle
lit hàtir avec tant de magnificence dans son palais de Som-
merset, rendolt à TEglise sa première forme K Henriette,
digne fille de saint Louis, y animoit tout le monde par son
exemple, et y soutenoit avec gloire par ses retraites et par
ses prières, et par ses dévotions, Tancienne réputation de
la très-chrétienne maison de France. Les prêtres de TOra-
toire, que le grand Pierre de Bérulle avoit conduits avec
elle ^, etaprès eux les pères capucins, y donnèrent, par leur
piété, aux autels leur véritable décoration, et au service
divin sa majesté naturelle. Les prêtres et les religieux,
zélés et infatigables pasteurs de ce troupeau affligé, qui vi-
voient eu Angleterre pauvres, errants, travestis, ((desquels
(( aussi le monde n'étoit pas digne ^, » venoient reprendre
avec joie les marques glorieuseb de leur profession dans la
chapelle de la reine ; et TEglise désolée, qui autrefois pou-
i « Rendoit à l'Eglise sa première forme. » Une chapelle qui rend une
forme à l'Eglise. Expression vague et pénible.
2 En 1550, saint Philippe Néri, mort en 1595, fondait à Rome la
conlrérie de la Trinité, chargée d'inslruiie le peuple et de l'appeler à
la prière; de là le nom d'Oratoriens. En 1611, le cardinal Pierre de
Bérulle, mort en 1625, introduisit l'Oratoire à Paris, et le pape Paul V
l'autoriia en 1613, Le cardinal de Bérulle, qui avait sollicité les dis-
penses pour le mariage d'Henriette de France, profita de son inlluence
pour introduire en Angleterre une congrégation qui était en partie son
ouvrage. Une pareille concession faite aux catholiques, à une époque où
les haines n^ligieuses étaient aussi violentes qu'au seizième siècle [Con-
spiration des poudres, 1605), ne pouvait que faire à Charles I^"" de nom-
breux ennemis ; mais Bossuet a oublié ou écarté cette idée fâcheuse. 11
était d'ailleurs vivement préoccupé des grands caractères de l'Oratoire
(V. la notice sur Massillon dans l'édition classique du Petit Carême, an-
notée par M. Deschanel, p. \u). « Le cardinal de Bérulle, dit-il (Or.
« fun. du P. Bourgoing, troisième général de l'Oratoire), forma une com-
te pagnie à laquelle il n'avoit point voulu donner d'autre esprit que l'es-
« prit même de l'Eglise, d'autres règles que les canons, ni d'autres
« supérieurs que les évêques, d'autres liens que la charité, ni d'autres
(( vœux solennels que ceux du baptême et du sacerdoce; com\)ix^n'\oo\i une
« sainte liberté fait le saint engagement; où l'on obéit sans dépendre,
« où l'on gouverne sans commander, où toute raulorité est dans la
« douceur, et où le respect s'entretient sans le secours de la crainte ;
« compagnie où la charité, qui bannit la crainte, opère un si grand
V. miracle, et où, sans autre joug qu'elle-même, elle sait non-seule-
H ment captiver, mais encore anéantir la volonté propre ; compagnie
« où, pour former de vrais prêtres, on les mène à la source de la yé-
« rite ; où ils ont toujours en main les livres saints, pour en rechercher
« sans relâche la lettre par l'esprit, l'esprit par l'oraison, la pro-
« fondeur par la retraite, l'estime par la pratique, la fin par la charité,
« à laquelle tout se termine, et qui est l'unique trésor de Jésus-Christ.»
3 «N'éloit pas digne. » Quibus dignus non erat mundus. Heb., c. h, v. as.
14 ORAISON FUNÈBRE
voit à peine gémir librement et pleurer sa gloire passée,
faisoit retentir hautement les cantiques de Sion dans une
terre étrangère '. Ainsi la pieuse reine consoloit la capti-
vité des lidèles, et relevoit leur espérance.
Quand Dieu laisse sortir du puits de Tabîme la fumée
qui obscurcit le soleil, selon Texpression de FApocalypse ^,
c'est-à-dire Terreur et Tliérésie; quand, pour punir les scan-
dales, ou pour réveiller les peuples et les pasteurs, il per-
met à l'esprit de séduction de tromper les âmes hautaines,
et de répandre partout un chagrin superbe, une indocile
curiosité et un esprit de révolte ^ ; il détermine dans sa
sagesse profonde les limites qu'il veut donner aux malheu-
reux progrès de l'erreur et aux souffrances de son Eglise.
Je n'entreprends pas, chrétiens, de vous dire la destinée
des hérésies de ces derniers siècles, ni de marquer le terme
fatal dans lequel * Dieu a résolu de borner leur cours.
Mais si mon jugement ne me trompe pas ; si, rappelant la
mémoire des siècles passés, j'en fais un juste rapport à
l'état présent ^ ; j'ose croire, et je vois les sages concourir à
ce sentiment, que les jours d'aveuglement sont écoulés, et
qu'il est temps désormais que la lumière revienne. Lors-
que le roi Henri YIII, prince en tout le reste accompli *,
s'égara dans les passions qui ont perdu Salomon et tant
* « Pleurer sa gloire passée... dans une terre étrangère.» Ps. 136. I.
Super flumina Babylonis illic sedimus , et flevimus quum recordaremur
Sion... V. 5. Quomodo cantabimus canticuni Domini in terra aliéna.
Mes filles, chantcz-noiis quelqu'un de ces cantiques, -^
Où vos voix si souvent se mêlant à mes pleurs
De la triste Sion célèbrent les malheurs. Racine, Esther, i, 2.
^ Aperuit puteum abyssi ; et ascendit fumus putei, et obscuratus est
sol (Apocal., IX, 2). — Bossuet dit des cantiques de Moïse : « Le style
<( de ces cantiques, hardi, extraordinaire, naturel toutefois, en ce
« qu'il est propre à représenter la nature dans ses transports ; qui
« marche pour celte raison />ar de vives et impétueuses saillies {X.Vor.
« fun. de Condé, l'e partie), affranchi des liaisons ordinaires que re-
« cherche le discours uni, renfermé d'ailleurs dans des cadences nom-
« breuses qui en augmentent la force, surprend l'oreille, saisit l'imagi-
<( nation, émeut le cœur, et s'imprime plus aisément dans la mémoire. »
Hist. Universelle, II" partie, m. — Quel admirable commentaire de
l'éloquence de Bossuet!
3 « Un esprit de révolte. » V., p. 24, le développement de celte idée,
que la cause principale de la Révolution d'Angleterre, c'est l'orgueil et
l'esprit de révolte.
* « Le terme dans lequel. » Latinisme. Intra.
^ « .l'en fais un juste rapport à l'état présent. » Décomposition de
l'idée renfermée dans le verbe rapporter.
^ « Henri VIII, prince accompli. » Le titre de défenseur de la 'foi.
DE HENRIETTE DE FRANCE. 15
d'autres rois, et commença d'él)ranler ^ Tautorité de l'E-
glise, les sages lui dénoncèrent qu'en remuant ce seul
point il mettoit tout en péril '^ et qu'il donnoit, contre son
dessein, une licence effrénée aux âges suivants. Les sages
le prévinrent; mais les sages sont-ils crus en ces temps
d'emportement, et ne se rit-on pas de leurs prophéties ?
Ce qu'une judicieuse prévoyance n'a pu mettre dans l'es-
prit des hommes, une maîtresse ^ plus impérieuse, je veux
dire l'expérience, les a forcés de le croire. Tout ce que la
religion a de plus saint a été en proie ^. L'Angleterre a tant
changé, qu'elle ne sait plus elle-même à quoi s'en tenir;
et plus agitée en sa terre et dans ses ports mêmes que l'O-
céan qui l'environne, elle se voit inondée par l'eifroyahle
débordement de mille sectes bizarres ^. Qui sait si, étant
revenue de ses erreurs prodigieuses touchant la royauté,
elle ne poussera pas plus loin ses réflexions; et si, ennuyée*'
de ses changements, elle ne regardera pas avec complai-
sance "^ l'état qui a précédé ? Cependant admirons ici la
donné à Henri VIH (en 1521 ;, par Léon X, fait oublier ici à Bossuet ce
que ce prince fut toujours. Nous relrouvcrons ailleurs les fautes des
princes dissimulées involontairement sous le prestige de la puissance
royale. H n'y a pas là, du reste, connivence ou indulgence d'historien :
c'est une application du mot de Tacite : Major e longinqub reverentia.
— Ajoutons que Bossuet est plus sévère ailleurs : « Personne n'ignore
« les dérèglements de ce prince, ni l'aveuglomenl où il tomba par ses
« malheureuses amours, ni combien il répandit de sang depuis qu'il s'y
« fut abandonné, ni les suites effroyables de ses mariages, qui presque
« tous furent funestes à celles qu'il épousa. On sait aussi à quelle occa-
« sion, de prince Irés-catholique, il se fit auteur d'une nou\elle secte,
« également détestée par les catholiques, par les luthériens et par les
« sacramentaires. Le saint-siège ayant condamné le divorce qu'il avoit
« fait, après vingt-cinq ans de mariage, avec Catherine d'Aragon, veuve
« de son frère Arthur, et le mariage qu'il contracta avec Anne de Bou-
« len (1334;, non-seulement il s'éleva contre l'autorité du Siège, qui
« le condamnoit, mais encore, par une entreprise inouïe jusqu'alors
« parmi les chrétiens, il se déclara chef de l'Eglise anglicane, tant au
« spirituel qu'au temporel. » Hist. des Variations, vu.
* « Commença d'ébranler, » Locution vieillie, mais néanmoins bien
préférable à l'hiatus : commença à ébranler.
2 « S'égara dans les passions... mettoit tout en péril , etc. » Phrases
toutes latines.
3 « Maîtresse. » Magistra. Expression énergique.
'•* « En proie. » Latinisme.
•> «L'effroyable débordement de mille sectes bizarres.» Comparaisoa
et image poétique.
6 «Ennuyée. «Terme simple auquel Bossuet donne une très-grande force.
"^ « Si elle ne regardera pas avec complaisance, etc. » Sens rare et
étymologique du mot complaisance. Elle se complaira à regarder.
îj(5 ORAISON FUNÈBRE
piété de la reine, qui a su si bien conserver les précieux
restes de tant de persécutions. Que de pauvres, que de mal-
heureux, que de familles ruinées pour la cause de la foi,
ont subsisté pendant tout le cours de sa vie par Timmense
profusion de ses aumônes î Elles se répandoient de toutes
parts jusqu'aux dernières extrémités de ses trois royaumes;
et, s'étendant par leur abondance même sur les ennemis de
la foi, elles adoucissoient leur aigreur, et les ramenoient à
l'Eglise. Ainsi non-seulement elle conservoit, mais encore
elle augmentoit le peuple de Dieu. Les conversions étoient
innombrables ; et ceux qui en ont été témoins oculaires
nous ont appris que, pendant trois ans de séjour qu'elle a
fait dans la cour du roi son fils*, la seule chapelle"^ royale
a vu plus de trois cents convertis, sans parler des autres,
abjurer saintement leurs erreurs entre les mains de ses au-
môniers. Heureuse d'avoir conservé si soigneusement
l'étincelle de ce feu divin que Jésus est venu allumer au
monde ^ ! Si jamais l'Angleterre revient à soi ; si ce levain,
précieux vient un jour à sanctifier* toute cette masse, où il
a été mêlé par ces royales mains ^, la postérité la plus éloi-
gnée n'aura pas assez de louanges pour célébrer les vertus
de la religieuse Henriette, et croira devoir à sa piété l'ou-
vrage si mémorable du rétablissement de l'Eglise.
Que si l'histoire de l'Eglise garde chèrement la mémoire
de cette reine, notre histoire ne taira pas les avantages
qu'elle a procurés à sa maison et à sa patrie ^ Femme et
mère très-chérie et très-honorée, elle a réconcilié avec la
France le roi son mari, et le roi son fils. Qui ne sait qu'après
la mémorable action de l'île de Ré, et durant ce fameux
siège de la Rochelle'', cette princesse, prompte à se servir
des conjonctures importantes, lit conclure la paix, qui em—
1 « Du roi son fils. » Charles II.
* Var. (ire édilion;. Sa seule chapelle.
3 « L'étincelle de ce feu divin que Jésus, etc. » Métaphore hardie et
expressive, à la manière de celles de l'Evangile. Ignem vent mittere in
terram; et quid volo, nisi ut accendatur? (Luc. xii, 49).
* « A sanctifier. » Alliance de mots singulière : un levain qui sanctifie.
5 « Toute cette masse, etc. » Allusions qui ont sur les citations tex-
tuelles de l'Ecriture l'avantage de mieux s'identifier à l'idée.
6 « Que si l'histoire de l'Eglise garde chèrement la mémoire, etc. »
Transition par l'analogie des idées.
^ "^ En 1627. Défaite de Buckingham. — Encore un éloge au point de
vue de l'orateur catholique et français : mais les Anglais, sous Charles ler,
en avaient jugé autrement, et ils avaient raison.
DE HENRIETTE DE FRANCE. 17
pécha r Angleterre de continuer son secours aux calvinistes
révoltés? Et, dans ces dernières années, après que notre
grand roi', plus jaloux de sa parole et du salut de ses alliés
que de ses propres intérêts, eut déclaré la guerre aux An-
glois, ne fut-elle pas encore une sage et heureuse média-
trice? jNe réunit-elle pas les deux royaumes? Et depuis
encore, ne s'est-elle pas appliquée en toutes rencontres à
conserver cette même intelligence? Ces soins regardent
maintenantVos Altesses Royales'^; etTexemple d'une grande
reine, aussi hien que le sang de France et d'Angleterre,
que vous avez uni par votre heureux mariage, vous doit
inspirer le désir de travailler sans cesse à l'union de deux
rois qui vous sont si proches, et de qui la puissance et la
vertu peuvent faire le destin de toute l'Europe^.
^lonseigneur, ce n'est plus seulement par cette vaillante
main et par ce grand cœur que vous acquerrez de la gloire:
dans le calme d'une profonde paix vous aurez des moyens
de vous signaler: et vous pouvez servir l'Etat sans l'alarmer,
comme vous avez fait taiit de fois, en exposant au milieu
des plus grands hasards de la guerre une vie aussi pré-
cieuse et aussi nécessaire que la vôtre*. Ce service. Mon-
seigneur, n'est pas le seul qu'on attend de vous; et l'on peut
tout espérer d'un prince que la sagesse conseille, que la
valeur anime, et que la justice accompagne dans toutes ses
actions^ Mais où m'empgrte mon zèle, si loin de mon triste
1 « Notre grand roi, jaloux de sa parole. » (V. p. 38, note 3.)
2 « Vos Altesses Royales. » Le duc et la duchesse d'Orléans.
3 « Peuvent faire le destin de toute l'Europe. » Prédiction vérifiée
pour Louis XIV et pour Guillaume d'Orange tour à tour, et pour leurs
successeurs.
* « Une vie aussi précieuse, etc. » Louis XIV n'aimait guère à voir
son frère à la tète des armées. Depuis la victoire de Cassel, remportée
par lui en 1677, jusqu'à sa mort, il n'eut plus de commandement.
s Comparez à ces éloges ce que dit Saint-Simon ; il a traité le duc
d'Orléans avec sa verve et sa mauvaise humeur habituelles. « Avec plus
« de monde que d'esprit, et nulle lecture..., il n'était capable de rien.
« Personne de si mou de corps et d'esprit, de plus faible; de plus ti-
« mide, de plus trompé, de plus gouverné, ni de plus méprisé par ses
« favoris, et très-souvent de plus malmené par eux. Tracassier et inca-
« pable de garder aucun secret, soupçonneux, déliant, semant des
« noises dans sa cour pour brouiller, pour savoir, souvent aussi pour
« s'amuser, et redisant des uns auxautres. » Mais Saint-Simon n'a pas vu
le prince dans sa jeunesse ; et madame de La Fayette ne l'a pas t<inl
maltraité : « L'esprit du prince éloil naturellement doux, bienfaisant et
« civil, capable d'être prévenu, et si susceptible d'impressions, que les
« personnes qui l'approchoient pouvoienl quasi répondre de s'en rendre
^8 ORAISON FLNKBUE
sujet'? Je m'arrête à considérer les vertus de Philippe, et
je ne songe pas que je vous dois l'histoire des malheurs de
Heîvriette.
J'avoue, en la commençant, que je sens plus que jamais '
la difficulté de mon entreprise. Quand j'envisage de près
les infortunes inouïes d'une si grande reine, je ne trouve
plus de paroles ; et mon esprit, rebuté de tant d'indignes
iraitements qu'on a faits à la majesté et à la vertu, ne se
résoudroit jamais à se jeter parmi tant d'horreurs, si la con-
stance admirable avec laquelle cette princesse a soutenu
ses calamités ne surpassoit de bien loin les crimes qui les
ont causées. Mais en même temps, chrétiens, un autre soin
me travaille^. Ce n'est pas un ouvrage humain que je mé-
dite. Je ne suis pas ici un historien qui doit vous développer
le secret des cabinets, ni l'ordre des batailles, ni les inté-
rêts des partis : il faut que je m'élève au-dessus de l'homme
pour faire trembler toute créature sous les jugements de
Dieu^. « J'entrerai avec David dans les puissances du Sei-
<( gneur * ; » et j'ai à vous faire voir les merveilles ^ de sa
main et de ses conseils; conseils de juste vengeance sur
l'Angleterre ; conseils de miséricorde pour le salut de la
reine; mais conseils marqués par le doigt de Dieu, dont
l'empreinte^ est si vive et si manifeste dans les- événer-
ments que j'ai à traiter, qu'ornée peut résister à cette lu-
mière. .V ,
2*^ Partie. — Quelque haut qu'on puisse remonter pour re-
chercher dans les histoires les exemples des grandes muta-
« maîtres, en le prenant par son foible, La jalousie dominoit en luf;
<( mais celle jalousie le faisoit souffrir plus que personne, la douceur d«
« son humeur le rendant incapable des actions violentes que la gran-
<i deur desonrangauroit pu lui permettre.» [Hist. de M^^ Henriette.)
1 « Mais où m'emporte mon zèle , etc. » Transition par la figure
appelée correction.
2 « Me travaille. » Expression forte.
3 « Faire trembler toute créature, etc. » L'idée générale du discours
reparaît ici, ainsi que la division. Ainsi, le plan se trouve nettement et
liardiment accusé, sans reproduire cependant les formes souvent minu-
tieuses et fatigantes de la division dans les sermons.
'♦ Introibo in potentias Domini. Psal. 70, v. 15.
s « Merveilles, » miracula.
Et faites retentir jusques à son oreille
De Joas conservé l'étonnante merveille, .'ithalie, v, se. m.
Ce mot s'emploie rarement aujourd'hui dans le sens de prodige.
^ « L'empreinte. » Image souvent empruntée à l'Écriture. Le déve-
loppement tombe sur une phrase un peu lâche.
DE HENRIETTE DE FRANCE. 19
lions S on trouvera que jiisques ici elles sont causées ou par
la moHesse, ou par la yiolence des princes. En effet, quand
les princes, négligeant de connoître leurs affaires et leurs
armées, ne travaillent qu'à la chasse, comme disoit cet
historien ^ n'ont de gloire » que pour le luxe, ni d'esprit
que pour inventer des plaisirs ; ou quand, emportés par
leur humeur violente, ils ne gardent plus ni lois ni mesures,
et qu'ils ôtent les égards et la crainte aux hommes en fai-
sant que les maux qu'ils souffrent leur paroissent plus in-
supportahles que ceux qu'ils prévoient \ alors ou la li-
cence excessive , ou la patience poussée à l'extrémité,
menacent terriblement^ les maisons régnantes.
Charles 1", roi d'Angleterre, étoit juste, modéré, magna-
nime, très-instruit de ses affaires et des moyens de régner.
Jamais prince ne fut plus capable de rendre la royauté non-
seulement vénérable et sainte, mais encore aimable et chère
à ses peuples ^ Que lui peut-on reprocher, sinon la clé-
mence^? Je veux bien avouer de lui ce qu'un auteur cé-
lèbre adit de César, «qu'il a été clément jusqu'à être obligé
de s'en repentir :» Cœsari proprium et pecuUare sît clementiœ
■insigne, qua usque ad pœnitentiam omnes superavit^. Que
ce soit donc là, si l'on veut, l'illustre défaut de Charles
aussi bien que de César: mais que ceux qui veulent croire
que tout est folble dans les malheureux et dans les vaincus
ne pensent pas pour cela nous persuader que la force ^ ait
manqué à son courage, ni la vigueur à ses conseils. Pour-
suivi à toute outrance par l'implacable malignité de la
1 « Mutations, » mutatio rerum. Révolution. Encore un mol qui a
bien perdu de sa force.
2 « Ne travaillent qu'à la chasse, comme disoit cet historien. » ^ enatu*
maximus labor est. (J. Clrt. mii, 9.
3 « De gloire. » Gloria. Vanité.
* « Les maux qu'ils souffrent leur paioissent plus insupportables, etc. »
Expressions qui rappellent la concision de Tacite.
3 « Terriblement. » Cet adverbe est peut-être un souvenir de la
langue des Précieuses : « Cathos aime terriblement les énigmes. »
— Les rubans de Mascarillo sont furieusement bien choisis ; ses
plumes efj'roijahlement belles. — Les Précieuses (1659, et la cri-
tique de l'École des Femmes (1665', n'avaient pas encore effacé com-
plètement l'influence de l'hôtel de Rambouillet.
« « Aimable et chère à ses peuples. » Rossuet oublie l'orgueil inflexible
et la volonté despotique de Charles l^^.
' Var. « Sa clémence. »
8 Pline, Hist. nat. IX, 2.5.
9 « Force, » c'est-à-dire persévérance : le courage de principe, plus
fort que le courage d'impétuosité, comme dit Montesquieu.
20 ORAISON FUNEDRE
lortunc, trahi de tous les siens, il ne s'est pas manqué à
lui-même '. Malgré les mauvais succès de ses armes in-
fortunées, si on a pu le vaincre, on n'a pas pu le forcer; et,
comme il n'a jamais refusé ce qui éloil raisonnable étant
vainqueur, il a toujours rejeté ce qui éloit foible et in-
juste étant captif^. J'ai peine à contempler son grand cœur
dans ces dernières épreuves. Mais certes il a montré qu'il
n'est pas permis aux rebelles de faire perdre la majesté à
un roi qui sait se connoîlre; et ceiixqui ont vu de quel front
il a paru dans la salle de Westminster et dans la place de
Whitehall ^ peuvent juger aisément combien il étoit intré-
pide à la tète de ses armées, combien auguste et majestueux
au milieu de son palais et de sa cour. Grande reine^, je sa-
tisfais à vos plus tendres désirs quand je célèbre ce monar-
que; et ce cœur, qui n'a jamais vécu que pour lui, se ré-
veille, tout poudre qu'il est, et devient sensible, même sous
ce drap mortuaire, au nom d'un époux si cher, à qui ses
ennemis mêmes accorderont le titre de sage et celui de juste,
et que la postérité mettra au rang des grands princes, si son
histoire trouve des lecteurs dont le jugement ne se laisse
pas maîtriser aux événements ni à la fortune ^.
Ceux qui sont instruits des affaires, étant obligés d'avouer
que le roi n'avoit point donné d'ouverture ni de prétexte
aux excès sacrilèges dont nous abhorrons la mémoire, en
accusent la fierté indomptable de la nation ^ : et je confesse
(}ue la haine des parricides pourroit jeter les esprits dans ce
sentiment. Mais quand on considère de plus près l'histoire
de ce grand royaume, et particulièrement les derniers
règnes, où l'on voit non-seulement les rois majeurs ''y
mais encore les pupilles *, et les reines mêmes si absolues
1 « 11 ne s'est pas manque à lui-même. » Remarquez la fermeté et )a
vigueur de l'expression.
- « Si on a pu le vainere, etc. » Anlillièse d'idées et de mots.
3 « 11 a paru dans la salle de Westminster et dans la place de White-
liall. » Jugé à Westminster, il fut exécuté à Wliitehall.
'' « Grande reine, n Apostrophe louchante ; allusion d'un effet tout
dramatique, grâce à l'imagination de Bossuet, qui semble avoir réveillé
par sa parole les restes inanimés qui sont devant lui.
0 « Hume a justifié la prédiction de Bossuet par l'équité de ses juge-
« ments sur Charles l«^r. » De Reausset.
'' « En accusent la fierté indomptable de la nation. » Tel est en effet
le caractère de Pjm, de Hampden, et la raison des premières attaques
du Long Parlement (16-40).
■^ « Les rois majeurs. » Henri VIII (1309). — 8 Edouard VI (1547).
DE HENRIETTE DE FRANCE. 2î
et si redoutées * ; quand on regarde la facilité incroyable
avec laquelle la religion a été ou renversée ou rétablie *
par Henri, par Edouard, par Marie, par Elisabetb ^, on ne
trouve ni la nation si rebelle, ni ses parlements si liers et si
factieux : au contraire on est obligé de reprocber à ces peu-
ples d'avoir été trop soumis, puisqu'ils ont mis sous le
joug leur foi même et leur conscience. IN 'accusons donc pas
aveuglément le naturel des habitants de Tîle la plus célè-
bre du monde, qui, selon les plus lidèles histoires, tirent
leur origine des Gaules ; et ne croyons pas que les Merciens,
les Danois et les Saxons, aient tellement corrompu en eux
ce que nos pères leur avoient donné de bon sang ^, qu'ils
soient capables de s'emporter à des procédés si barbares, s'il
ne s'y étoit mêlé d'autres causes. Qu'est-ce donc qui les a
poussés? Quelle force, quel transport, quelle intempérie °
a causé ces agitations et ces violences? IN'en doutons pas,
chrétiens : les fausses religions, le libertinage d'esprit ^, la
* « Les reines si absolues, etc. » Marie (1535) et Elisabeth (1558).
* « Renversée ou réfabb'e. ^) « La foi alioit au gré des rois. » Bosslet.
Histoire des Variations des églises protestantes, liv. X.
3 Celte facilité était un effet du pouvoir absolu établi par Henri Vil
et Henri VHL Henri VIll ne fut qu'un schisniatique. Le bill des six ar-
ticles 1 1556) maintenait le dogme et même le culte catholique [Hist.
des Var., 1. VII . — Sous Edouard VI, la puissance royale détruisit la
foi que la puissance royale avoit établie llbid.)... et la doctrine
zuinglienne, tant délestée par Henri VJII, gagna le dessus (1348).
— Marie, femme de Philippe II, rétablit le catholicisme en 1556. —
Enfin, en 1558, Elisabeth essaya de transiger avec le saint-siége. Mais
Paul IV l'accueillit avec des discours « qui, s'ils sont véritables, n'é-
toient guères propres à ramener une reine. » [Hist. des Variations,
passim) ; et Elisabeth établit définitivement la religion anglicane. Cha-
cune de ces révolutions avait été accompagnée de persécutions san-
glantes.
* « De bon sang. » Expression bizarre d'une idée fausse, et d'un or-
gueil national bien maladroit. Le sang s'était singulièrement mélangé
dans les Gaules comme en P>ret3gne; et, sauf l'abjuration de la foi ca-
tholique, la France ne le cédait guère à l'Angleterre en fait de procé-
dés barbares. — Le royaume de Mercie faisait partie de l'Heptarchie :
ainsi, Merciens et Saxons étaient la même chose. Quant aux Danois, ou
hommes du nord, avant la grande invasion de 1066, ils n'avaient guères
séjourné en Angleterre.
3 « Intempérie, » délire, fièvre. Mot tout latin :
Larvs hune atque intemperiae, insaniaeque agitant sencm. Plxvt ,'Âidul.
6 « Le libertinage d'esprit, etc. » Le mot libertinage, à cette époque,
signifie presque toujours scepticisme ou incrédulité.
Mon frère, ce discours sent le libertinage. Molière, Tartufe, I, sc'vi.
Je le soupçonne aussi d'être un peu libertin ;
Je ne remarque point qu'il hante les églises. Ibid. II, n.
22 urtAlSON FUNEBRE
fureur de disputer des choses divines, sans fin, sans règle,
sans soumission, a emporté les courages ^ Voilà les en-
nemis que la reine a eus à combattre, et que ni sa prudence,
ni sa douceur, ni sa fermeté, n'ont pu vaincre.
J'ai déjà dit quelque chose de la licence où se jettent les
esprits quand on ébranle les fondements de la religion, et
qu'on remue les bornes une fois posées. Mais, comme la
matière que je traite me fournit un exemple manifeste et
miique dans tous les siècles de ces extrémités furieuses, il
est, messieurs, de la nécessité de mon sujet, de remonter
jusques au principe, et de vous conduire pas à pas par tous
les excès où le mépris de la religion ancienne et celui de
l'autorité de l'Eglise ont été capables de pousser les hommes.
Donc ^ la source de tout le mal est que ceux qui n'ont
pas craint de tenter, au siècle passé, la réformation par le
schisme ^, ne trouvant point de plus fort rempart contre
toutes leurs nouveautés que la sainte autorité de l'Eglise,
ils ont été obligés de la renverser *. Ainsi les décrets des con-
ciles, la doctrine des Pères et leur sainte unanimité, l'an-
cienne tradition du saint-siége et de l'Eglise catholique ,
n'ont plus été comme autrefois des lois sacrées et inviola-
bles. Chacun s'est fait à soi-même un tribunal, où il s'est
rendu l'arbitre de sa croyance; et encore qu'il semble que
les novateurs aient voulu retenir les esprits en les renfer-
mant dans les limites de l'Ecriture sainte, comme ce n'a
été qu'à condition que chaque fidèle en deviendroit l'inter-
prète, et croiroit que le Saint-Esprit lui en dicte l'explica-
tion, il n'y a point de particulier qui ne se voie autorisé
par cette doctrine à adorer ses inventions, à consacrer ses
erreurs, à appeler Dieu tout ce qu'il pense ^. Dès lors on
' « La fureur. » furor, folie. « Les courages. » animus^ âme, cou-
rage, esprit.
- « Donc. » Placée ainsi au commencement de la phrase, cette con-
jonction a plus de force, et marque une conclusion impérative. Cor-
neille l'emploie souvent; à l'imitation de Corneille, on l'a fréquemment
employée de nos jours, et souvent avec affectation.
Donc, pour te dire encor quelque chose de plus. . . Le Cid., I, v.
Donc, vous n'avez pas honte, et vous choisissez l'heure. , .
3 « Schisme. » Luther attaqua l'autorité du pape avant le dogme.
* Deux pronoms sujets d'un même verbe, légère incorrection. Le
mot ils manquait dans les deux premières éditions.
s « A appeler Dieu tout ce qu'il pense. » Comparez à cette sorte
d'idolâtrie morale l'idolâtrie matérielle que fit naître la corruption de
la loi naturelle. {Hist. Universelle, II, III, passim.) « Le genre humain
DE HENRIETTE DE FRANCE. 23
a bien prévu que, la licence n'ayant plus de frein, les sectes
se multiplieroient jusqu'à rinfini; que Topiniàtreté seroit
invincible ; et que, tandis que les uns ne cesseroient de dis-
puter ou donneroient leurs rêveries pour inspirations, les
autres, fatigués de tant de folles visions, et ne pouvant plus
reconnoître la majesté de la religion déchirée par tant de
sectes, iroient enfin chercher un repos funeste et une en-
tière indépendance dans rindifférence des religions ou dans
l'athéisme *.
Tels, et plus pernicieux encore, comme vous verrez dans
la suite, sont les effets naturels de cette nouvelle doctrine.
Mais de même qu'une eau débordée ne fait pas partout les
mêmes ravages, parce que sa rapidité ne trouve pas partout
les mêmes penchants et les mêmes ouvertures-; ainsi, quoi-
que cet esprit d'indocilité et d'indépendance soit égale-
ment répandu dans toutes les hérésies de ces derniers siè-
cles ^, il n'a pas produit universellement les mêmes effets; .
il a reçu diverses limites, suivant que la crainte, ou les
intérêts, ou l'humeur des particuliers et des nations, ou
enfin la puissance divine, qui donne quand il lui plaît des
bornes secrètes aux passions des hommes les plus emportés,
l'ont différemment retenu *. Que s'il s'est montré tout en-
tier à l'Angleterre, et si sa malignité s'y est déclarée sans
réserve, les rois en ont souffert ; mais aussi les rois en ont
été cause. Ils ont trop fait sentir aux peuples que l'an-
cienne religion se pouvoit changer ^ ; les sujets ont cessé
« s'égara jusqu'à adorer ses vices et ses passions : et il ne faut pas s'en?
<( étonner; il n'y avoit point de puissance plus inévitable ni plus
« tyrannique que la leur. L'homme, accoutumé à croire divin tout ce
« qui étoit puissant, commsil se sentoit entraîné au vice par une force
« invincible, crut aisément que cette force étoit hors de lui, et s'en fit
({ bientôt un Dieu. — ... Au milieu de tant d'ignorances, l'homme vint
« jusqu'à adorer l'œuvre de ses mains : il crut pouvoir renfermer l'es-
« prit divin dans des statues ; et il oublia si profondément que Dieu
« î'avoit fait, qu'il crut à son tour pouvoir faire un dieu. »
1 « Dès lors on a bien prévu que, la licence n'ayant plus de frein, etc. n
Forme ample et large de période, familière à Bossuet.
2 « De même qu'une eau débordée, etc. » Comparaison expressive
et poétique. — Sens rare du mot penchant [pente]. On dit le penchant
des collines, mais non les penchants du sol.
Contemple, au penchant des collines ,
Ces palais, ces temples déserts, Lamartine.
3 Les Albigeois, Wicklef, Arnaud de Brescia, Jean Huss.
* «Suivant que la crainte, ou les intérêts, ou l'humeur des particu-
liers et des nations, etc. » Exemple de gradation.
^ « L'ancienoe religion se pouvoit changer. » Construction conslam-
24 OllAlSON FUNÈBRE
d'en révérer les maximes quand ils les ont vues céder aux
passions et aux intérêts de leurs princes. Ces terres trop
remuées, et devenues incapables de consistance, sont tom-
bées de toutes parts, et n'ont fait voir que d'elFroyables pré-
cipices *. J'appelle ainsi tant d'erreurs téméraires et ex-
travagantes qu'on voyoit paroître tous les jours. Ne croyez
pas que ce soit seulement la querelle de l'épiscopat, ou
quelques chicanes sur la liturgie anglicane, qui aient ému
les communes^. Ces disputes n'étoient encore que de foibles
commencements, par où ces esprits turbulents faisoient
comme un essai de leur liberté. Mais quelque chose de
plus violent se remuoit dans le fond des cœurs; c'étoit un
dégoût secret de tout ce qui a de l'autorité, et une déman-
geaison* d'innover sans fm, après qu'on en a vu le premier
exemple. |
Ainsi les calvinistes, plus hardis que les luthériens, ont
servi à établir les sociniens *, qui ont été plus loin qu'eux, j
et dont ils grossissent tous les jours le parti. Les sectes in- ;
finies des anabaptistes ^ sont sorties de cette même source ; '
et leurs opinions, mêlées au calvinisme, ont fait naître les <ï
ment employée au dix-septième siècle : le verbe auxiliaire, se place |
entre le pronom et le verbe qui le régit : « Quand les Perses se pour- i
« ront servir aussi aisément que je viens de faire d'un arc de celte >
« grandeur et de cette force... » Hist. Universelle^ 111, 111. j
Et je la veux punir par les sincères vœux. ... .:
Dont ce cœur va vous faire un ardent sacrifice.
iMoLiÈiiE, le Misanthrope, iv, 2.
* « Ces terres trop remuées, etc. » Encore une'comparaison expressive, i
et bien plus originale que la première,
'^ En 1639 une commission d'évèques, sous l'inspiration de l'arche-
vêque Laud, veut imposer la liturgie anglicane aux presbytériens d'E- .
dimbourg. Le roi est accusé de vouloir rétablir le papisme ; et la révo-
lution commence par le soulèvement des Ecossais.
* « Démangeaison. » Expression hardie et familière dont s'inquiète à
tort la susceptibilité de La Harpe : il se dit, il est vrai, que « la valeur
« des termes dépend souvent de celle de l'auteur qui les emploie, et j
« que... tant vaut l'homme, tant vaut la parole. » !
* « En 1543, vingt ans après que Luther eut renversé les bornes
<f posées par nos pères, tous les esprits étant agités, et le monde ébranlé j
o par ses disputes, toujours prêt à enfanter quelque nouveauté, Leiio j
« Socin et ses compagnons tinrent secrètement en Italie leurs conven-
« licules contre la divinité du fils de Dieu. » [Hist des Variations, xv.) i
De là l'hérésie des unitaires ou sociniens, qui niaient la Trinité. j
s Les anabaptistes prétendaient qu'il fallait rebaptiser les enfants, j
quand ils étaient parvenus à l'âge de raison. Détruits en Allemagne, en j
1534, il en était passé quelques-uns en Angleterre. — Leurs prédica-
teurs inquiétèrent un moment Cromwell.
DE HENRIETfE DE FRANCE. 25
indépendants, qui n'ont point eu de bornes, parmi lesquels
on voit les ti'embleurs\ gens fanatiques, qui croient que tou-
tes leurs rêveries leur sont inspirées; et ceux qu'on nomme
chercheurs, à cause que, dix-sept cents ans après Jésus-
Christ, ils cherchent encore la religion, et n'en ont point
d'arrêtée.
C'est, messieurs, en cette sorte que les esprits une fois
émus, tombant de ruines en ruines-, se sont divisés en tant
de sectes. En vain les rois d'Angleterre ont cru les pouvoir
retenir sur cette pente dangereuse en conservant l'épisco-
pat ^. Car que peuvent des évèques qui ont anéanti eux-
mêmes l'autorité de leur chaire, et la révérence qu'on doit
à la succession, en condamnant ouvertement leurs prédé-
cesseurs jusqu'à la source même de leur sacre, c'est-à-dire
jusqu'au pape saint Grégoire, et au saint moine Augustin
son disciple, et le premier apôtre de la nation anglaise *?
Qu'est-ce que l'épiscopat, quand il se sépare de l'Eglise,
qui est son tout ^, aussi bien que du saint-siége qui est
son centre, pour s'attacher, contre sa nature, à la royauté
comme à son chef? Ces deux puissances d'un ordre si dif-
férent ne s'unissent pas, mais s'embarrassent mutuellement,
quand on les confond ensemble*; et la majesté des rois
d'Angleterre seroit demeurée plus inviolable, si, contente
de ses droits sacrés, elle n'avoit point voulu attirer à soi
les droits et l'autorité de l'Eglise. Ainsi rien n'a retenu la
violence des esprits féconds en erreurs : et Dieu, pour pu-
nir l'irréligieuse instabilité de ces peuples, les a livrés à
l'intempérance de leur folle curiosité; en sorte que l'ar-
deur de leurs disputes insensées, et leur religion arbi-
1 Les trembleurs ou quakers, remontent à Georges Fox, cordonnier
de Leicester (1647). Ils rejetaient toute forme de culte, et toute hiérar-
chie ecclésiastique. Ils cherchaient l'inspiration, qui s'annonçait par un
tremblement nerveux, comme au dix-huitième siècle chez les convul-
gionnaires de France.
' « Tombant de ruines en ruines. » Image familière et éloquente,
qui se continue dans la phrase suivante : Les retenir, etc.
"^ Du moment que le roi d'Angleterre réunissait la puissance tempo-
relle et spirituelle, les évèques n'étaient guère que des magistrats.
* Augustin , fut envoyé en 596 par saint Grégoire le Grand pour
prêcher le Christianisme en Angleterre. Il devint archevêque de Can-
terbury.
5« Son tout. » «La piété est le tout de l'homme.» Or. fun. de Condé.
Exorde.) Expression familière à Bossuet.
* « Ces deux puissances, etc. » Développement qui établit une sépa-
ration tranchée entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel.
2
26 ORAISON FUNÈBRE
traire, est devenue la plus dangereuse de leurs maladies*.
Il ne faut point s'étonner s'ils perdirent le respect de la
majesté et des lois, ni s'ils devinrent factieux, rebelles et
opiniâtres. On énerve la religion quand on la change, et on
lui ôte un certain poids qui seul est capable de tenir les
peuples. Ils ont dans le fond du cœur je ne sais quoi d'in-
quiet qui s'échappe, si on leur ôte ce frein nécessaire;
et on ne leur laisse plus rien à ménager, quand on leur
permet de se rendre maîtres de leur religion. C'est de là
que nous est né ce prétendu règne de Christ *, inconnu
jusques alors au christianisme , qui devoit anéantir toute
royauté^ et égaler * tous les hommes; songe séditieux
des indépendants ^, et leur chimère impie et sacrilège.
Tant il est vrai que tout se tourne ^ en révoltes et en
pensées séditieuses, quand l'autorité de la religion est
anéantie ! Mais pourquoi chercher des preuves d'une vérité
que le Saint-Esprit a prononcée par une sentence mani-
feste ? Dieu même menace les peuples qui altèrent la re-
ligion qu'il a établie, de se retirer du milieu d'eux'', et par
là de les livrer aux guerres civiles. Ecoutez comme il
parle par la bouche du prophète Zacharie : « Leur âme,
« dit le Seigneur, a varié envers moi, » quand ils ont si
souvent changé la religion, a et je leur ai dit : Je ne serai
1 « Dieu... les a livrés à l'interapérance, etc. » Idées abstraites et
morales, expliquées et précisées par des termes de la vie ordinaire. De
même plus loin : ils ont dans le fond du cœur, etc.
* « Selon les hommes de la cinquième monarchie, le protectorat était
« une impiété, la royauté une usurpation sacrilège de l'autorité qui
« appartenait au seul roi, le sauveur Jésus. Ils étaient ses témoins pré-
« dits dans l'Apocalypse, ils avaient dormi maintenant leur sommeil de
« trois ans et demi ; le moment était venu où ils devaient se lever et
« venger la cause du Seigneur. » Lingard, Hist. d'Angleterre, xi, 4.
* « Toute royauté » donné par les cinq premières éditions, et non
toute la royauté, leçon d'autres éditions, mais qui altère le sens.
* « Égaler, » mot bien préférable au barbarisme égaliser.
5 (( Des indépendants. » « Sous le nom général d'indépendants, i!
faut comprendre vingt autres sectes : érastiens, brownistes, millénaires,
antinomiens, anabaptistes, arminiens, libertins, familiers, enthousiastes,
chercheurs, perfectionistes, sociniens, arianistes, anti-trinitâires, anti-
scripturistes et sceptiques. » Lingard, t. x, ch. 4.
6 « Tout se tourne, etc. » Latinisme fréquent chez Bossuet (Or. fun.
de Condé, tourner en ruine). Voici un emploi curieux de ce mot :
« Leur loi (celle des Juifs) est tournée en grec par les soins de Ptolomée
« Philadelphe, roi d'Egypte. » Hist. Univ., ii^ partie, v.
■^ « Se retirer, etc. » Les dieux s'en vont, disait une voix prophétique
avant la chute de Jérusalem. Tacite, Hist., V, 13.
Dieu même, disent-ils, s'est retiré de nous. Racine, Athalie, I, i.
DE HENRIETTE DE FRANCE. 27
« plus votre pasteur, )) c'est-à-dire je vous abandonnerai à
vous-mêmes, et à votre cruelle destinée ' : et voyez la suite :
« Que ce qui doit mourir aille à la mort; quccccfui doit être
(( retranché soit retranché ; » entendez-vous ces paroles?
« et que ceux qui demeureront se dévorent les uns les au-
tres ^. » 0 prophétie trop réelle et trop véritablement ac-
complie ^ ! La reine avoit bien raison de juger qu'il n'y
avoit point de moyen d'ôter les causes des guerres civiles
qu'en retournant à Timité catholique, qui a fait fleurir du-
rant tant de siècles l'Eglise et la monarchie d'Angleterre,
autant que les plus saintes Eglises et les plus illustres mo-
narchies du monde. Ainsi, quand cette pieuse princesse ser-
voit l'Eglise, elle croyoit servir l'Etat; elle croyoit assurer
au roi des serviteurs, en conservant cà Dieu des fidèles *!
L'expérience a justifié ses sentiments ; et il est vrai que
le roi son fils n'a rien trouvé de plus ferme dans son ser-
vice que ces catholiques siJiaïs, si persécutés, que lui avoit
sauvés la reine sa mère ^[En effet il est visible que, puis-
que la séparation et la révolte contre l'autorité de l'Eglise
a été la source d'où sont dérivés tous les maux, on n'en
trouvera jamais les remèdes que par le retour à l'unité,
et par la soumission ancienne ^ C'est le mépris de cette
unité qui a divisé l'Angleterre. Que si vous me demandez
comment tant de factions opposées et tant de sectes incom-
patibles, qui se dévoient apparemment détruire les unes les
autres, ont pu si opiniâtrement conspirer ensemble contre
le trône royal , vous l'allez apprendre '.
o^ Partie. — Un homme s'est rencontré ^ d'une pro-
1 «A votre cruelle destinée. » Presque toujours, Bossuet joint le
commentaire à la citation de l'Écriture, et les fond l'un avec l'autre.
2 Anima eorum variavit in me ; et dixi : K^n pascam vos: quod mori-
tur, moriatur; et quod succiditur, succidatur; et reliqui dévorent unus
quisque carnem proximi sui. Zach, c. h. v. 8 et seq.
3(( 0 prophétie, etc. » Exemple d'épiphonéme {èirî (fwrr,), réflexion
sons forme d'exclamation, qui s'ajoute à un tableau pour le compléter.
* « Quand cette pieuse princesse, etc. » Ce fut un malheur pour
Charles l^r, d'accepter les secours des catholiques contre le Coveiiant,
en 1659. Les protestants anglais ne lui pardonnèrent pas.
5 « La reine sa mère, n Souvenir de la reine, heureusement ramené,
an milieu de ces considérations toutes générales.
6 « Puisque la séparation, etc. » Raisonnement par déduction , du
principe à la conséquence. C'est le plus rigoureux de tous.
"^ « Uue si vous me demandez comment, etc. » Transition excellente,
faite par les idées, et qui suspend et réveille l'attention.
8 « Un homme s'est rencontré, etc. w Voici une remarque irgénieuse
28 ORAISON FUNÈBRE
fondeur cVosprit incroyable, hypocrite raffiné autant qu'ha-
bile polifujiie, capable de tout entrepi'cndre et de tout
•cacher, également actif et infatigable dans la paix et dans
la guerre, qui ne laissoit rien à la fortune de ce qu'il pou-
■voit lui ôter par conseil et par prévoyance ; mais aii reste
si vigilant et si prêt à tout, qu'il n'a jamais manqué les
occasions qu'elle lui a présentées; enfin un de ces esprits
remuants et audacieux qui semblent être nés pour chan-
ger le mondée Que le sort de tels esprits est hasardeux,
et qu'il en paroît dans l'histoire à qui leur audace a été
funeste^! Mais aussi que ne font-ils pas, quand il plaît à
Dieu de s'en servir ! H fut donné à celui-ci de tromper les
peuples, et de prévaloir contre les rois '. Car, comme il
eut aperçu que dans ce mélange infini de sectes, qui n'a-
voient plus de règles certaines, le plaisir de dogmatiser
sans être repris ry contraint par aucune autorité ecclé-
siastique ni séculière 'é toit le charme qui possédoit les es-
de La Harp'^, quoique l'expression soit bien pénible : « Un autre écri-
« vain aurait pu dire : Cromwell était un de ces prodiges de scéléra-
te tesse qui apparaissent de temps en temps dans l'univers comme
« d'eiTravants pliénomènos, etc. // aurait bien dit; mais comme tout
« le moiule peut bien «tire. » ( La Harpe fait trop d'honneur à sa va-
riantes—te Rossuet dit tout cela d'un seul mot. Et de plus, il dit mieux,
« parce qu'il (ait entendre avec ce seul mot ce qu'il y a de plus extraor-
« dinaire, et qu'il y monte l'imagination. » Cours de liltcr. ix.
* « Changer le monde.» « On a loué cent fois, et avec toute raison, le
« bon goùl, le mouvement rapide, la verve, la vérité, la concision, la
« pro'ondeur et l'énergie de ce portrait oratoire. » Mairv.) Sallustc et
Tacitf^ n'oiïrent, en effet, rien de supérieur ; »*t l'on ne peut ici com-
parer Bossue! qu'à lui-même. (V. le portrait du cardinal de Retz, dans
l'or. fun. de Le Tellier.) On a reproché à Bossuet d'avoir laissé dans
l'ombre tout un côté du caractère, et de n'en avoir donné qu'un
sombre profil. C'était oublier la din'érenee de l'oraison funèbre
et des mémoires. D'ailleurs, V hypocrite raffiné , qui dogmatisoit
et mêlait mille personnage* divers, n'est-il pas le Tibère-Dandin
que l'on a regretté? — Comparez à ce morceau le second des deux por-
traits du prince d'Orange tracés par Massillon. « Du fond de la Hollande
« sort un prince profond dans ses vues, habile à former des ligues et à
« réunir des esprits, plus heureux à exciter les guerres qu'à combattre,
« plus à craindre encore dans le secret du cabinet qu'à la tète des
« armées, un ennemi que la haine du nom françois avoit rendu capable
« d'imaginer de grandes choses et de les exécuter ; un de ces génies
« qui semblent nés pour mouvoir à leur gré les peuples et les souve-
« rains ; un grand homme enfin, s'il n'avoit jamais voulu être roi. »
{Or. fun. du Dauphin.) Comparez aussi la citation page 29, note 6.
* Rien/i, par exemple, au quatorzième siècle.
5 Ai>oc. c. 13, V. 7. El est daiuui illi bellum facere cum sanctis, et
yincere oos : et data est ilji potestâsTn omnem tribum, et populum, et
lioguam, et genlem. "
DE HENRIETTE DE FRANCE. 29^
prlts, il sut si bien les concilier par là, qu'il fit un corps-
redoutable de cet assemblage monstrueuxjQuand une fois
on a trouvé le moyen de pre^idre la multitude »par l'appât
de la liberté, elle suit en aveugle, pourvu qu'elle en en-
tende seulement le nom ^* Ceux-ci, occupés du premier
objet qui les avoit transportés , alloient toujours sans re-
garder qu'ils alloient à la servitude''; et leur subtil conduc-
teur^, qui, en combattant, en dogmatisant, en mêlant mille
personnages divers, en faisant le dgcteur^t lejrojpbète
aussi bien que le soldat etle capitaine, vit qu'il avoit tel-
lement encbanté le monde, qu'il étolt regardé de toute
l'armée comme un chef envoyé- de Dieu pour la protection
de l'indépendance*, commença à s'apercevoir qu'il pou-
voit encore les pousser plus loin ^.[Ue ne vous raconterai
pas la suite trop fortunée de ses entreprises, ni ses fameu-
ses victoires dont la vertu étoit indignée ^, ni cette longue
^ « Quand une fois on a trouvé le moyen, etc. » Phrase qui, par sa ra-
pidité et sa concision, rappelle la manière de Montesquieu.
2 Remarquez, dans ce récit tout oratoire, la simplicité, la familiarité
du style et des images, l'appât de la liberté... sans regarder qu'ils
alloient à la servitude.
* « Leur subtil conducteur.» Cromwell n'est pas nommé une seule fois ;
et chacun des traits qui servent à le caractériser est d'une impartialité
frappante. Il n'y a pas un mol de colère ni de passion, et cela, moins de
dix ans après les vengeances sanglantes et sacrilèges de la Restauration.
* « Qui, en combattant, vit qu'il a\oit... qu'il étoit, etc. » Incises qui
s'embarrassent un peu les unes dans les autres.
8 « Les pousser plus loin. — Mort du roi, expulsion du parlement, Pro-
tectorat.—Il pensa même à se faire roi, et la crainte seule l'en empêcha^
6 n Dont la vertu cloit indignée. »
Son sort, de splendeur revêtu
Fait {jrondcr le mérite et rouyir la vertu.
MoLiÈr.E, le Miiunllirope, I, i.
Là se bornent les reproches. Plus tard, !\Iassil!on, prêchant dans cette ■
même église de Chaillot, sur l'Assomption de la Vierge, en présence d'une
autre reine d'Angleterre, femme de Jacques II, essaya de la venger de
Guillaume III, qui l'avait détrônée vV. p. 28, n. 1). «Pour l'usurpateur qu*
« s'est élevé par des voies injustes, qui a dépouillé l'innocent et cliassf»
« l'héritier légitime pour se mettre à sa place et se revêtir de sa dépouille,,
« hélas I sa gloire sera ensevelie avec lui dans le tombeau, et sa mort
« développera la honte de sa vie... On découwita le motif secret de
€ ses entreprises glorieuses que l'adulation avoit exaltées, et on en ex—
« posera l'indignité et la bassesse. On regardera de pris ces vertus hé-
€ roïques que l'on ne connoissoit que sur la bonne foi des éloges pu-
c blics, et on n'y trouvera que les droits les plus sacrés de la nature et
f de la société foulés aux pieds... Loin de l'égaler au:; héros, on l'ap-
«r pellera un fils dénaturé, un de ces hommes dont parle saint Paul, sans
* culte, sans affection et sans principes : sa fausse gloire n'aura doré
50 ORAISON FUNEBRE
tranquillité qui a étonné l'univers. C'éloit le consejl de
Dieu d'instruire les rois à ne point quitter son Eglise. 11
vouloit dceouvrjr, par un grand exemple, tout ce que peut
l'hérésie ; combien elle est naturellement indocile et indé-
peiKÏante, combien fatale à la royauté et à toute autorité
légitime. Au reste, quand ce grand Dieu^ a choisi quel-
qu'un pour être l'instrument de ses desseins, rien n'en ar-
rête le cours; ou il enchaîne, ou il aveugle, ou il dompte
tout ce qui est capable de résistance'. « Je suis le Sei-
« gneur, dit-il par la bouche de Jérémie ; c'est moi qui ai
c( fait la terre avec les hommes et les animaux, et je la
« mets entre les mains d^g^ui il,me plaît ^; et maintenant
c( j'ai voulu soumettre ces terres à Nabuchodonosor, roi de
(( Babylone, mon serviteur'^. » Il l'appelle son serviteur,
quoique hifidèle, à cause qu'il ^ l'a nommé pour exécuter
ses décrets. « Et j'ordonne, poursuit-il, que tout lui soit
« soumis, jusqu'aux animaux^ : » tant il est vrai que tout
flqie et que tout est souple quand Dieu le commande î
îais^écoutez la suite de la prophétie : a Je veux que ces
« peuples lui obéissent, et qu'ils obéissent encore à son
(( fils, jusqu'à ce que, le temps .des uns et dés autres
(( vienne"^. » Voyez, chrétiens, comme les temps sont mar-
qués, comme les générations sont comptées : Dieu déter-
mine jusqu'à quand doit durer rassouj^issement, et quand
aussi se doit réveiller le monde ^.
Tel a été le sort de l'Angleterre. Mais que, dans cette
effroyable confusion de toutes choses^, il est beau de con-
« qu'un instant, et son opprobre ne finira qu'avec les siècles, etc., etc. »
Quelle différence entre celte diatribe diffamatoire et la réserve de Bos-
suel 1 C'est que Bossuel est aussi historien, et qu'il en a la gravité.
*^<( Ce grand Dieu. » Sur celte épithète, V. page 6, note 6.
2 « Ou il enciiaîne, ou il aveugle, etc. » Idées toujours reproduites
dans Bossuot par de grandes images et de fortes expressions.
3^Ego feci torram, et liomines, et jumenta qua? sunt super faciem
terra^, in fortiiudine mea magna et in brachio meo extento, et dedi eam
ei qui placuil in oculis meis. Jerem., xxvii, 5.
* Et nunc itaque dedi omnes terras istas in manu Nabuchodonosor,
régis Babylonis, ser\i mei. Ibid., v. 6.
5 « A cause que. » Conjonction peu employée aujourd'hui.
^ Insuper et beslias agii dedi ei ut serviant illi. Jerem., xxyii, 5.
" Et servient ei, omnes gentes, et Olio ejus, donec veniat tempusterrœ
ejus et ipsius. Ibid., v. 7.
% « Quand doit se réveiller le monde. » Allusion à la Restauration,
dont il parlera plus tard. — Chute sonore et harmonieuse.
^ « Mais que, dans cette effroyable confusion, etc.» Transition simple,
par l'opposition des idées. Bossuet l'emploie fréquemment.
DE HENRIETTE DE FRANCE. 51
sidérer ce que la grande Henriette a entrepris pour le
salut de ce royaume * ; ses voyages, ses négociations, ses
traités, tout ce que sa prudence et son courage opposoient
à la fortune de TÉtat ; et enfin sa constance, par laquelle
n'ayant pu vaincre la violence de la destinée, elle en a si
noblement soutenu Teffort ! Tous les jours elle ramenoit
quelqu'un des rebelles; et de peur qu'ils ne fussent malheu-
reusement engagés àfaillir toujours parce qu'ils avoient failli
une fois, ellevouloit qu'ils trouvassent leur refuge dans sa
bonté, et leur sûreté dans sa parole^. Ce fut entre ses mains
que le gouverneur de Sharborough^ remit ce port et ce châ-
teau inaccessible. Les deux Hothams père et fils, qui avoient
donné le premier exemple de perfidie en refusant au roi
même les portes de la forteresse et du port de Hull *, choi-
sirent la reine pour médiatrice, et dévoient rendre au roi
cette place avec celle de Beverley' ; mais ils furent pré-
venus et décapités ; et Dieu, qui vouloit punir leur hon-
teuse désobéissance par les propres mains des rebelles, ne
permit pas que le roi profitât de leur repentir. Elle avoit
encore jiagné un maire de Londres^, dont le crédit étoit
grand, et plusieurs autres chefs de la faction. Presque
tous ceux qui lui parloient se rendoient à elle ; et si Dieu
n'eût point été inllexible, si l'aveuglement des peuples
n'eût pas été incurable, elle auroit guéri les esprits, et le
parti le plus juste auroit été le plus fort"^.
On sait, messieurs, que la reine a souvent exposé sa
personne dans ces conférences secrètes; mais j'ai à vous
faire voir de plus grands hasards. Les rebelles s'étoient
saisis des arsenaux et des magasins; et, malgré la défec-
* « Ce que la grande HenrieUe a entrepris, etc. » Bossuet réunit dans
«a pensée le roi et le royaume, la cause politique et la cause religieuse.
* a Leur sûreté dans sa parole. » Idée importante, jetée eu passant
comme un détail secondaire, parce que la fidélité de la parole n'est que
l'accomplissement d'un devoir. Pres([ue toutes les éditions, même celle
<le Lebel, ont : qu'ils trouvassent leur refuge dans sa parole; phrase
tronquée.
3 « Sliarborough. » Dans le comté d'York, sur une baie de la mer
du Nord. Ici commence une histoire presque complète de la Révolution.
* « Hull, » situé au confluent de l'Hull et de l'Humber.
5 « Beverley, » ville du comté d'York, sur l'Hull.
6 «Un maire de Londres.» Le lord maire, chef de la cité, et l'un des
principaux personnages de l'Etat, par son influence sur la capitale.
" (c Si Dieu n'eût point été inflexible, etc. » Bossuet donne ici la rai-
son de ces obstacles qui ont triomphé des efforts de la reine. Elle au-
roit guéri. — Remarquez comme les métapliores se continuent.
52 ORAISON FUNÈBRE
tion de tant de sujets, malgré rinfàme désertion de la mi-
lice même, il étoit encore plus aisé au roi de lever des
soldats que de les armer. Elle abandonne, pour avoir des
armes et des munitions, non-seulement ses joyaux, mais
encore le soin de sa vie. Elle se met en mer au mois de
février*, malgré Thiver et les tempêtes; et, sous prétexte
de conduire en Hollande la princesse royale sa tille aînée^,
qui avoit été mariée à Guillaume, prince d'Orange =^, elle
va pour engager les États dans les intérêts du roi, lui ga-
gner des officiers, lui amener des munitions. L'hiver ne
Tavoit pas elfrayée, quand elle partit d'Angleterre; l'hiver
ne Tarrète pas onze mois après, quand il faut retourner
auprès du roi : mais le succès n'en fut pas semblable. Je
tremble au seul récit de la tempête furieuse dont sa flotte
fut battue durant dix jours. Les matelots furent alarmés
jusqu'à perdre l'esprit *, et quelques-nns d'entre eux se
précipitèrent dans les ondes. Elle, toujours intrépide, au-
tant que les vagues étoient émues ^ rassuroit tout le monde
par sa fermeté; elle excitoit ceux qui Taccompagnoient à
espérer en Dieu, qui faisoit toute sa confiance; et, pour
éloigner de leur esprit les funestes idées de la mort qui se
présentoit de tous côtés, elle disoit, avec un air de sérénité
qui sembloit déjà ramener le calme, que les reines ne se
noyoient pas^ Hélas! elle est réservée à quelque chose de
bien plus extraordinaire! et pour s'être sauvée du nau-
frage', ses malheurs n'en seront pas moins déplorables*.
^ « Au mois de février » de l'année 16^2,
•■^ (( Sa fille aînée. » Ileniiolte, Marie Sluart, morte en 1660.
=^ <( Prince d'Orange. » Guillaume II de Nassau, mort en 1650, père de
Guillaume III, siatliouder de Hollande, qui devint roi d'Angleterre, en
1688, par l'expulsion de Jacques II, son beau-père.
* Var. « Les matelots alarmés en perdirent l'esprit de frayeur. »
ire édit.j Cette première leçon faisait presque un pléonasme.
5 <( Intrépide, autant que les vagues étoient émues. » Antithèse qui se
pressentait facilement, mais qui renferme un sentiment vrai et sérieux.
p « Que les reines ne se noyoient pas. » Ce mot spirituel de la reine
d'Angleterre, auquel le danger donne tant de dignité et de grandeur,
est un de ces traits de caractère qui nous attachent aux personnages
en les faisant vi\rc et agir sous nos yeux. Bossuet en est rempli, bien
qu'il ait soin de les choisir nobles et dignes en même temps qu'expres-
sifs. Fléchier évite constamment les uns et les autres, et y substitue
la périphrase ou l'allusion. Nous reconnaissons encore, dans cette qua-
lité de Bossuet, l'une de celles qui font l'historien.
7 Var. « Sauvée des flots. » (Ke cdit.)
^ « 5e« nialheurs. » Syllepse; accord logique substitué à l'accord
grammatical. — Opposition d'un effet dramatique et louchant.
DE HENRIETTE DE FRANXE. 33'
Elle vit périr ses vaisseaux, et presque toute respérance
d'un si grand secours. L'amiral où elle étoit, conduit par
la main de celui qui domine sur la profondeur de la mer,
et qui dompte ses flots soulevés \ fut repoussé aux ports
de Hollande; et tous les peuples furent étonnés d'une dé--
livrance si miraculeuse.
Ceux qui sont échappés du naufrage disent un éternel
adieu à la mer et aux vaisseaux* ; et, comme disoit un an-
cien auteur', ils n'en peuvent même supporter la vue. -
Cependant, onze jours après, ô résolution étonnante! la
reine, à peine sortie d'une tourmente si épouvantable,,
pressée du désir de revoir le roi et de le secourir, ose en-
core se commettre* à la furie de l'Océan et à la rigueur de
l'hiver. Elle ramasse quelques vaisseaux qu'elle charge
d'officiers et de munitions, et repasse enfm en Angleterre.
Mais qui ne seroit étonné de la cruelle destinée de cette
princesse? Après s'être sauvée des flots, une autre tem-
pête lui fut presque fatale^. Cent pièces de canon tonnè-
rent sur elle à son arrivée, et la maison où elle entra fut
percée de leurs coups. Qu'elle eut d'assurance dans cet
effroyable péril! mais qu'elle eut de clémence pour l'au-
teur d'un si noir attentat^! On l'amena prisonnier peu de
temps après; elle lui pardonna son crime, le livrant pour
tout supplice à sa conscience, et à la honte d'avoir entrepris
* «Conduit par la main de celui qui domine, etc. » Périphrase'
expressive, qui substitue à l'expression simple de l'idée une image im-
posante. Racine a dit de même :
Celui qui met un frein à la fureur des flots. . . .îtlialie I, i.
* Naufragio liberali, exinde repudium et navi et mari dicunt.
Tertull., de Pœnit.
Voici l'expression naïve de l'idée, à côté de l'expression éloquente:
Et comme un jour les vents, retenant leur haleine,
Laissoieni paisiblement aborder les vaisseaux.
Vous voulez de l'argent, ô mesdames les Caux,
Dit-il : adressez-vous, je vous prie, à quelque autre:
Ma foi ! vous n'aurez pas le nôtre.
La Fontaine, iv, 2, le Benjer et la Mer.
' Var. « Comme dit TertuUien. » L'allusion a remplacé la citation..
* « Se commettre. » Confier. Mot fréquent au dix-septième siècle.
Je vous rends le dépôt que vous m'aviez commis.
lUciNE, Athalie, It, 5.
5 « Après s'être sauvée des flots, une autre tempête, lui fut presque-
fatale. » Rapprochement et métaphore peu satisfaisants. On n'aime pas-
cette tempête du canon, opposéeîà la véritable tenip'le.
* « L'auteur d'un si noir attentat. » Balten, amiral parlementaire (2*
fév. 1643;. «Mais qu'elle eut», etc. Fo.-me d'opposition familière à Bossuc-t;..
34 CruVlSON FL-NEBKE
bur ia vie d'une princesse si bonne et si généreuse ; tant elle
étoit au-dessus de la vengeance aussi bien que de la crainte ' !
Mais ne la verrons - nous jamais auprès du roi ,
qui souhaite si ardemment son retour-? Elle brûle du
même désir, et déjà je la vois paroître dans un nouvel ap-
pareil. Elle marche comme un général à la tête d'une ar-
mée royale, pour traverser des provinces que les rebelles
tenoienl presque toutes. Elle assiège et prend d'assaut en
passant une place considérable qui s'opposoit à sa marche^;
elle triomphe, elle pardonne; et enfin le roi la vient rece-
voir dans une campagne où il avoit remporté l'année pré-
cédente une victoire signalée sur le général Essex'^. Une
heure après on apporta la nouvelle d'une grande bataille
gagnée ^ Tout sembloit prospérer par sa présence; les re-
belles étoient consternés : et si la reine en eût été crue ; si
au lieu de diviser les armées royales, et de les amuser^,
contre son avis, aux sièges infortunés de Hull et de Gloces-
ter, on eût marché droit à Londres, l'affaire étoit décidée,
et cotte campcigne eût fmi la guerre''. Mais le moment fut
manqué. Le terme fatal approchoit; et le ciel, qui sembloit
suspendre, en faveur de la piété de la reine, la vengeance
qu'il méditoit, commença à se déclarer. « Tu sais vaincre,»
disoit un brave Africain au plus rusé capitaine qui fut ja-
mais; (c mais tu ne sais pas user de ta victoire : Rome, que
i( tu tenois, t'échappe; et le destin ennemi t'a ôté tantôt le
'« moyen, tantôt la pensée de la prendre^. )) Depuis ce mal-
' (( Tant elle étoit au-dessus de la vengeance, etc. m Epiphonème à la
manière de celles de Virgile.
...Taufœne aniinis cœlcsiibus irae?
Tanlœ niylis crac Uomanam condere geiitem! /En., I, v, net 33.
- « Mais ne la verrons-nous, etc. » Interrogation qui varie le ton et
la marche du récit. Ici la narration oratoire s'élève au ton de l'épopée.
" Prise de Bristol par le prince de Rnpert, le 26 juillet 1643.
'* « Le général Essex, » fils du favori d'Elisabeth ; il commanda dans
les premières années de la guerre.
"'' La bataille d'Edgehill? — Bataille de Newbury, restée indécise.
^ « Les amuser. » Terme familier et expressif comme il s'en ren-
contre fréquemment dans Bossuet.
"i «Finijia guerre. » 1645. C'était Fairfax qui défendait Hull contre le roi.
^ Tum Maharbal : Vincore scis, Annibal, Victoria uti nescis. Liv. dec.
5, lib. 2. — Potiundœ urbis Piomae, modo mentem non dari, modo
fortunam. Ibid., lib. 6. — Ce sont là des antithèses, et non des raisons
réelles. On Jugeait Annibal sur les apparences. Cette tradition ancienne
et accréditée, adoptée sans examen par Bossuet, ainsi que toutes les
traditions sur l'origine de P»orae, a été combattue par Montesquieu et
par des historiens de !i0s jours. On a justifié par de bonnes raisons la
DE HENRIETTE DE FRANCE. 3S
heureux: moment tout alla \isiblement en décadence, et
les affaires furent sans retour ^ La reine, qui se trouva
grosse, et qui ne put par tout son crédit faire abandonner
ces deux sièges, qu'on vit entinsi mal réussir, tomba en lan-
gueur; et tout rÈtat languit avec elle^. Elle fut contrainte
de se séparer d'avec le roi, qui étoit presque assiégé dans
Oxford ; et ils se dirent un adieu bien triste, quoiqu'ils ne
sussent pas que c'étoit le dernier^. Elle se retire à Exeter,
ville forte où elle fut elle-même bientôt assiégée. Elle y
accoucha d'une princesse, et se vit douze jours après con-
trainte de prendre la fuite pour se réfugier en France.
Princesse'^, dont la destinée est si grande et si glorieuse,
faut-il que vous naissiez en la puissance des ennemis de
votre maison ! 0 Eternel ! veillez sur elle ; anges saints,
rangez à Fentour vos escadrons invisibles, et faites la garde
autour du berceau d'une princesse si grande et si délaissée.
Elle est destinée au sage et valeureux Philippe, et doit des
princes à la France dignes de lui, dignes d'elle et de leurs
aïeux ^. Dieu l'a protégée, messieurs. Sa gouvernante,
deux ans après, tire ce précieux enfant des mains des re-
belles : et quoique ignorant sa captivité, et sentant trop sa
grandeur, elle se découvre elle-même ; quoique refusant
tous les autres noms, elle s'obstine à dire qu'elle est la
princesse^; elle est enfin amenée auprès de la reine sa
prétendue faute si souvent reprochée au grand Annibal. (Voy. Gran-
deur et Décadence des Romains^ c. iv.)
1 « Les affaires furent sans retour, n On compléterait aujourd'hui
l'expression par un participe, perdues^ ruinées. Le mot sans retour
suffisait alors et devrait suffire encore pour préciser l'idée.
2 « Tout l'Etat languit avec elle. » C'est le procédé constant de Bos-
suet, d'identifier la reine et l'Etat; c'est un des secrets de l'unité et
de la ixtandeur de cette oraison funèbre.
3 « Quoiqu'ils ne sussent pas que c"étoit le dernier. » Réflexion lou-
chante, et qui prépare l'allusion pathétique au supplice de Charles \^^.
^ La duchesse Henriette, qui assistait au discours. — Apostrophe di-
recte assez ordinaire dans l'oraison funèbre, où l'orateur doit s'occu-
per des grands personnages devant lesquels il parle. Ici, elle est d'un
grand intérêt, car elle semble réunir une dernière fois la mère et la fille.
s « Elle est destinée, etc. » Elle ne lui donna que deux filles, Marie-
Louise d'Orléans, reine d'Espagne, morte en 1680, empoisonnée comme
sa mère, et Anne-Marie, femme de Victor-Amédée, duc de Savoie, puis
roi de Sardaigne. Celte seconde lille fut la mère de la duchesse de Bour-
gogne. — Var. « Dignes d'elle et dignes de leurs aïeux. » (fe édit.)
6 « Elle s'obstine à dire qu'elle est la princesse. » Détail gracieux qui
arrête un moment l'attention sur l'opiniâtreté naïve et imprudente d'une
enfant, au milieu de cette sombre et douloureuse histoire. — Elle avait
été déguisée en garçon sous le nom de Henri.
36 ORAISON FUNEBRE
mère, pour faire sa consolation durant ses malheurs \ en
attendant qu'elle fasse la félicité d'un grand prince et la
joie de toute la France. Mais j'interromps Tordre de mon
histoire. J'ai dit que la reine fut obligée à^ se retirer de
son royaume. En effet, elle partit des ports d'Angleterre à
la vue des vaisseaux des rebelles ^, qui la poursuivoient de
si près qu'elle entendoit presque leurs cris et leurs menaces
insolentes. 0 voyage bien différent de celui qu'elle avoit
fait sur la môme mer, lorsque, venant prendre possession
du sceptre de la Grande-Bretagne, elle voyoit, pour ainsi
dire, les ondes se courber sous elle et soumettre toutes leurs
vagues à la dominatrice des mers*" ! Maintenant chassée,
poursuivie par ses ennemis implacables, qui avoient eu
l'audace de lui faire son procès, tantôt sauvée, tantôt pres-
que prise, changeant de fortune à chaque quart d'heure,
n'ayant pour elle que Dieu et son courage inébranlable^,
^elîe n'avoit ni assez de vents ni assez de voiles pour favori-
ser sa fuite précipitée. Mais enfin elle arrive à Brest, où
après tant de maux il lui fut permis de respirer un peu ®.
Quand je considère en moi-même les périls extrêmes et
continuels qu'a courus cette princesse, sur la mer et sur la
terre, durant l'espace de près de dix ans, et que d'ailleurs
je vois que toutes les entreprises sont inutiles contre sa
personne, pendant que tout réussit d'une manière surpre-
nante contre l'État; que puis-jepenser"^ autre chose, sinon
que la Providence, autant attachée à lui conserver la vie
qu'à renverser sapuissance, a voulu qu'elle survéquît^ à ses
' « Elle est enfin amenée, etc. n Elle fut amenée en France par la
comtesse de Morton, en 1646. — «|En attendant... » Antithèse d'idées.
' « Obligée à. » Voy. page 7, note 3, loioée, contrainte.
* « A la \ue des vaisseaux des rebelles. » Pourquoi Bossuet ne nous
a-l-il pas montré la reine cachée dans une cabane, pendant que des
soldats la cherchent pour la saisir, et qu'elle entend leurs menaces? Ce
deinier trait manque au tableau : il s'est contenté de l'indiquer par al-
lusion quelques lignes plus loin : mais le reste est admirable.
^ « 0 voyage, etc. » Exclamation toute lyrique pour le mouvement
et l'expression. Exemple de période à quatre membres.
s «Son courage inéi)ranlable, etc. » Période harmonieuse et soutenue.
Contre tant d'ennemis, que vous reste-t-il? — Moi;
Moi, dis-je, et c'est assez. P. Corneille, Médiîe, T, 5.
* « Il lui fut permis de respirer un peu. » Repos marqué à ia fin
du récit. La voix même s'arrête nécessairement avec l'attention.
■^ (.( Que puis-je penser, etc. » Qxie est explétif. Qaid aliud.
8 <( Survéquît, » prétérit vieilli et inusité du verbe survivre. C'est
Thomas Corneille qui a fait, malgré Vaugelas, adopter survécut.
Ce fameux conqui'îrant, ce vaillant S<^sostris
DE HENRIETTE DE FRANCE. 57
grandeurs, afin qu'elle pût survivre aux attachements de
la terre, et aux sentiments d'orgueil, qui corrompent
d'autant plus les âmes qu elles sont plus grandes et plus
élevées^ ? Ce fut un conseil à peu près semblable qui
abaissa autrefois David sous la main du rebelle Absa-
lon^ c( Le voyez-vous, ce grand roi, dit le saint et élo-
(( quent prêtre" de Marseille-', le voyez-vous seul, aban-
(( donné, tellement déchu dans l'esprit des siens, qu'il de-
(( vient un objet de mépris aux uns; et, ce qui est plus in-
tt supportable à un grand courage, un objet de pitié aux
(( autres; ne sachant, poursuit Salvien, de laquelle de ces
« deux choses il avoit le phis k se plaindre, ou de ce que
(( Siba le nourrissoit, ou de ce que Séméi avoit l'insolence
a de le maudire * ? )) Voilà, messieurs, une image, mais
imparfaite, de la reine d'Angleterre, quand, après de si
étranges humiliations, elle fut encore contrainte de pa-
roître au monde, et d'étaler, pour ainsi dire, à la France
même, et au Louvre, où elle étoit née avec tant de gloire,
toute l'étendue de sa misère ^ Alors elle put bien dire avec
le prophète Isaïe : a Le Seigneur des armées a fait ces
(( choses pour anéantir tout le faste des grandeurs hu-
(( maines, et tourner en ignominie ce que l'univers a de
Qui jadis en Egy^îte, au (jre des destinées,
Véquit de si lon<;ues annres,
N a vécu qu'un jour à Paris.
RvciNE, Epigramme sur le Scsoslris de Longepierre.
* << Que la Providence... qu'à renverser... qu'elle survéquît... qu'elle
pût... qui corrompent... qu'elles sont, etc. » Plirase pénible, où les qui
et les que se mulliplient d'une manière fatigante.
2 Absalon, après le meurtre d'Amnon, son frère aîné, se révolte
contre David, et est vaincu et tué par Joab dans la forêt d'Ephraïm
1050;. Emploi de Vexemjile, lieu commun intrinsèque.
3 «Le saint et éloquent prêtre de Maiscille. » Salvien, né à Cologne
ou à Trêves en 590, mort en -484, auteur des traités de V Avarice, et
de la Providence De Gubernalione Dei). Son éloquence dans la pein-
ture des vices et des malheurs de la Gaule, pendant l'invasion du cin-
quième siècle, lui a valu le nom de nouveau Jérémie.
* «Tellement déchu, etc.» Dejectus usque inservorum suorum, quod
grave est, contumeliam, vel, quod gra\ius, misericordiam ; ut vel Siba
eum pasceret, vel ei maledicere Semci publiée non timeret. Salv.
lib. II, de Gubernalione Dei.— Citation éloquente, et qui pourtant, aux
yeux de Bossuet, ne donne encore qu'une image impat faite.
Ah ! c'est trop, lui dit-il, je voulois bien mourir;
Mais c'est mourir deux fois nue souffrir tes atteintes.
La Fontaine, le Ucn devenu wieitx, Ilf, 14.
5 « D'étaler au Louvre, etc. » Opposition et expiession éloquentes.
~A OHAISON rUNEBRE
« plus iiiiy liste ^)) Ce n'est pas que la France ait manqué à
la lille de Henri le Grand ; Anne Ja magnanime, la pieuse*,
que nous ne nommerons jamais sans regret, la reçut d'une
manière convenable à la majesté des deux reines; mais les
aflaires du roi ne permettant pas que cette sage régente pût
proportionner le remède au mal ^, jugez de Tétat de ces deux,
princesses : Henriette, d'un si grand cœur, est contramte de
demander du secours : Anne d'un si grand cœur, ne peut en
donner assez *. Si Ton eût pu avancer ces belles années dont
nous admirons maintenant le cours glorieux ; Louis, qui
entend de si loin les gémissements des chrétiens affligés ;
qui, assuré de sa gloire, dont la sagesse de ses conseils et
la droiture de ses intentions lui répondent toujours malgré
rineertitude des événements, entreprend lui seul la cause
commune, et porte ses armes redoutées à travers des espa-
ces immenses de mer et de terre ; auroit-il refusé son bras
à ses voisins, à ses alliés, à son propre sang, aux droits
sacrés de la royauté, qu'il sait si bien maintenir ^? Avec
quelle puissance l'Angleterre Tauroit-elle vu invincible dé-
^ Dominus exercituum cogitavit hoc, ut detraherct superbiam omnis
gloriœ, et ad ignominiam deduceret universos inclylos terrae. Isa.
c. 23, V. 9. — Tourner en ignominie. Voy. page 26, note 6.
■^ Anne d'Autriche, mère de Louis XIV, morte en 1665.
3 « Les affaires du roi ne permettant pas, etc. «La Fronde commençait
(1648-49), et la famille royale allait cire forcée de quitter Paris.
* Demander... donner du secours, » antithèse d'idées et de mots, à
la manière de Corneille. « Cinq ou six jours avant que le roi sortît de
« Paris, j'allai dans la chambre de M'ie sa fille, qui a été depuis ma-
« dame d'Orléans. Elle me dit d'abord : « Vous voyez, je viens tenir
« compagnie à Henriette ; la pauvre enfant n'a pu se lever aujourd'hui,
« faute de feu. » Le vrai étoil qu'il y avoit six mois que le cardinal n'a-
« voit fait payer la reine de sa pension, que les marchands ne lui vou-
« loient plus rien fournir, et qu'il n'y avoit pas un morceau de bois
« dans la maison. Vous me faites bien la justice d'être persuadée que
« M™e la princesse d'Angleterre ne demeura pas le lendemain au lit
« faute d'un fagot... Je m'en ressouvins au bout de quelques jours;
« j'exagérai la honte de cet abandonnement ; et le parlement envoya
« 40,000 liv. à la reine d'Angleterre. La postérité aura peine à croire
« qu'une fille d'Angleterre, petite-fille de Henri le Grand, ait manqué
a d'un fagot pour se lever au mois de janvier, dans le Louvre, et sous
« les yeux d'une cour de France. » Mém. du card. de Relz, livre II.
^ « Louis, qui entend les gémissements des chrétiens, etc. » Celt©
même année (1669) Louis XIV avait envoyé une expédition sous les
ordres du duc de Beaufort, pour secourir Candie, assiégée par les
Turcs. — Ces éloges directs, adresses au roi, qui n'assistait jamais à
aucune oraison funèbre, sont peut-être une concession faite à l'orgueil
jaloux do Louis XIY ; mais Bossuet les donne toujours de bonne foi, sous
l'impression de la splendeur et des grandes choses de ce règne.
1
I
DE HENRIETTE DE FliANCE. 59 I
fenseur, ou vengeur présent ^ de la majesté violée ! Mais \
Dieu navoit laissé aucune ressource au roi d'Angleterre; j
tout lui manque, tout lui est contraire. Les Ecossois, à qui j
il se donne, le livrent aux parlementaires anglois, et les
gardes fidèles de nos roi^ trahissent le leur ^. Pendant que
le parlement d'Angleterre songe à congédier Tarmée, cette
armée toute indépendante réforme elle-même à sa mode le i
parlement, qui eût gardé quelques mesures, et se rend )
maîtresse de tout. Ainsi le roi est mené de captivité en '
captivité ; et la reine remiue en vain la France, la Hollande,
la Pologne même, et les puissances du Nord les plus éloi-
gnées. Elle ranime les Ecossois, qui arment trente mille j
hommes : elle fait avec le duc de Lorraine une entreprise ';
pour la délivrance du roi son seigneur ^, dont le succès pa- '
roît infaillible, tant le concert en est juste. Elle retire ses
chers enfants. Tunique espérance de sa maison, et confesse :-.
à cette fois que, parmi les plus mortelles douleurs, on
est encore capable de joie *. Elle console le roi, qui lui J
écrit de sa prison même qu'elle seule soutient son esprit, '
et qu'il ne faut craindre de lui aucune bassesse, parce que !
sans cesse il se souvient qu'il est à elle =. 0 mère, ô femme, W I
ô reine admirable, et digne d'une meilleure fortune, si les/ • |
fortunes de la terre étoicnt quelque chose ^ ! enfin il faut
céder à votre sort. Vous avez assez soutenu l'État, qui est i
attaqué par une force invincible et divine : il ne reste plus \ 1
désormais, sinon que vous teniez ferme parmi ses ruines '^. I \
* « Vengeur présent. » Latinisme, numen prœsens. \
' a Les Ecossois le livrent, etc. » Bossuet aurait pu ajouter qu'ils le j
vendirent 200,000 livres. — Les Ecossais avaient, en 1423, été les plus
fidèles soldats de Charles VIL 11 en avait conservé un corps, attaché à sa 1
personne. Le titre de garde écossaise se conserva jusqu'en 1789 ; il ap- J
parlenait à la première compagnie des gardes du corps.
^ « Un roi son seigneur. » Construction fréquente au dix-septième
siècle : le relatif est séparé de son antécédent par une opposition et ;
inérae une phrase entière. Cette construction amène parfois de l'obscurité.
La déesse en entrant qui voit la nappe mise. . . Boileau, le Lutrin, i. J
* «A celte fois, » locution vieillie. « Parmi les plus mortelles dou-
leurs, etc. » Opposition de sentiments; elles se rencontrent souvent dans 1
l'oraison funèbre, dont le fond est presque dramatique.
5 « Qu'il est à elle, w Charles I^r occupe, dans l'éloge funèbre de sa
femme, beaucoup moins de place que la duchesse d'Orléans sa fille. '
loi même, il ne reparaît que pour faire valoir la reine par l'estime '
qu'il lui portait. Le contraire a lieu dans l'or. fun. de Marie-Thérèse, '
6 « 0 mère, ô femme, ô reine 1 » Apostrophe. Enumération des titres
d'Henriette de France à l'admiration et à la pitié des auditeurs.
' « 11 ne reste plus... sinon, etc. » Latinisme. Nihit superest, nisi.
40 ORAISOM FUNEBRE
Comme une colonne, dont la masse solide paroît* le plus
ferme appui d'un temple ruineux ^, lorsque ce grand édi-
fice qu'elle soutenoit fond sur elle sans l'abattre : ainsi la
reine se montre le ferme soutien de l'État, lorsqu'après en
avoir longtemps porté le faix, elle n'est pas même courbée
sous sa chute ^.
Qui cependant pourroit exprimer ses justes douleurs?
qui pourroit raconter ses plaintes? Non, messieurs, Jéré-
mie lui-même, qui seul semble être capable d'égaler les
lamentations aux calamités, ne suffiroit pas à de tels re-
grets*. Elle s'écrie avec ce prophète^ : «Voyez, Seigneur,
« mon affliction. Mon ennemi s'est fortifié, et mes enfants
« sont perdus. Le cruel a mis sa main sacrilège sur ce qui
u m'étoit le plus cher. La royauté a été profanée, et les
(( princes sont foulés aux pieds. Laissez-moi, je pleurerai
(( amèrement; n'entreprenez pas de me consoler. L'épéea
<( frappé au dehors ; mais je sens en moi-même une mort
a semblable *.
PÉRORAISON. — Mais après que nou^ avons écouté ses
plaintes, saintes filles, ses chères amies ' (car elle vouloit
1 Var. «Ouvrage d'une antique architecture, qui paroît le ferme ap-
pui, etc. » 'fe édit.) — Détail à regretter, car il ajoutait à la poésie de
la pensée, en rappelant le souvenir toujours frappant du passé.
2 « Temple ruineux. » Emploi trés-rarc du mot. C'est le sens éty-
mologique, ruina. Archaïsme à éviter, parce que rien n'en justifierait
l'usage.
' « Après avoir longtemps porté le faix, elle n'est pas, etc. » Compa-
raison et image imposantes, qui continuent et terminent la figure.
* « Ne suffiroit pas à de tels regrets. » Expression simple et forte.
s « Elle s'écrie avec ce prophète. » Citation qui devient une proso-
popée, c'est-à-dire un discours mis directement dans la bouche du per-
sonnage dont on parle. — Figure de pensée d'un emploi |rare et diffi-
cile , parce qu'elle trahit presque incontestablement l'apprêt et la
recherche; — Bossuei l'amène toujours de la manière la plus naturelle.
^ Facli sunt filii mei perditi, quoniam invaluit inimicus. Lam. 1, 16.
Manum suam misit hostis ad omnia desiderabilia ejus. Ibid. 1, 10. Pol-
luit regnum et principes ejus. Ibid. 2, 2. Recedite a me, amare flebo ;
nolite incumbere, ut consolemini me. Isa. 22, k. Foris interficit gladius,
et domi mors similis est. Lam. 1, 20. — « Je sens en moi-même une
mort semblable. » Allusion à la mort de Charles 1er (g février 1649).
— Celte figure de pensée est tantôt ingénieuse, tantôt éloquente ; quel-
quefois vague, puisqu'elle substitue une indication générale à l'exacli-
îude rigoureuse des faits. Ici, les convenances de la chaire la deman-
daient ; car on ne pouvait, devant la fille et le gendre de Charles, dire
crûment, qu'il avait été décapité, comme le fit, dans une autre oraison
funèbre, aujourd'hui oubliée, François Faure, évèque d'Amiens.
7 (( Ses chères amies. » Les religieuses de la Visitation, de Chaillol.
DE HENRIETTE DE FRANCE. il
Lien vouP nommer ainsi ^), tous qui TavezYue si souvent gé-
mir devant les autels de son unique protecteur, et dans le
sein desquelles elle a versé les secrètes consolations qu elle
en recevoil, mettez fm à ce discours ^ en nous racon-
tant les sentiments chrétiens dont vous avez été les témoins
fidèles. Combien de fois a-t-elle en ce lieu remercié Dieu
humblement de deux grandes grâces : Tune, de ravoirlaïf*
chrétienne; Tautre, messieurs, qu attendez-vous "? peut-
être d^avoir rétabli les affaires du roi son fils? Non : c'est
de ravoir fait reine malheureuse. Ah! je commence a re-
gretter les bornes étroites du lieu où je parle. 11 faut écla-
ter, percer cette enceinte, et faire retentir bien loin une
parole qui ne peut être assez entendue ^ Que ses douleurs
font rendue savante dans la science de TEvangile, et
qu'elle a bien connu la religion et la vertu de la croix,
quand elle a uni le christianisme avec les malheurs ^ !
Les grandes prospérités nous aveuglent, nous transportent,
nous effarent, nous font oublier Dieu, nous mêmes, et les
sentiments de la foi ^ de là naissent des nionstres de crimes,
des raftmements de plaisir, des délicatesses d'orgueil ^ qui
1 « Elle vouloit bien vous nommer ainsi. » CeUe idée de la con-
descendance io\ale était peu nécessaire, et refroidit l'intérêt.
* « Mettez lin à ce discours. » Pcrorn/io/i formellement annoncée et
dont le ton, calme et triste, quand Bossuet ne s'occupe que de la reine,
s'élève à la plus haute éloquence lorsqu'il compare l'aveuglement du
monde à la science de la croix.
3 « De l'avoir fait. » Il faudrait faite. Mais, du temps de Bossuet, le
verbe faire ne suivait pas la régie d'accord pour son participe.
■' « Qu'atlendez-vous? » Suspension d'un effet tout dramatique. C'est
la figure qu'on appelle réliccnce, et la négation ajoute encore à l'idée.
5 « Il faut éclater, etc. » Mouvement d'une admirable éloquence.
.Eslu it infelix angusto in limite tempH. Jlvénal, Sat. x.
« (( Elle a uni le chrisfanisme avec les malheurs. » Cette pensée est ex-
pliquée par la suite du développement. Unir le christianisme avec les
malheurs, c'est remplacer des récriminations amères et inutiles par la
pénitence et la conversion; c'est épurer ses intentions, se dépouiller
de l'orgueil et du goût du monde, et mériter les consolations promises à
ceux qui pleurent .page 46).
"i « Les grandes prospérités nous aveuglent, etc. » Voici l'un des pas-
sages les plus frappants de l'oraison funèbre, et qui pourrait aussi bien
appartenir à Pascal ; car il est autant d'un moraliste que d'un picdicateur.
8 «Monstres de crimes, etc.» Monstra : étranges, inouïs. — «RalTmements
de plaisir; » parce que, l'imagination travaille à inventer et subtiliser,
pour réveiller la sensibilité qui s'émousse : — «Délicatesses d'orgueil: »
Admirable expression : l'orgueil do la fausse modestie par exemple, qui
ne se loue pas, mais se fait louer par d'autres; — l'orgueil qui s'étudie
et s'analyse, sans ressembler ù l'orgueil naïf et vulgaire du peuple.
^2 ORAISON FUNKBKE
m doiiiiciit que trop de fondement à ces terribles malé-
dictions que Jésus-Christ a prononcées dans son Evangile :
« Malheur à vous qui rie^! malheur à vous qui êtes pleins» \
et contents du monde ^'^\u contraire, comme le chris- {
tianisme a pris sa naissÂnce de la croix, ce sont aussi les i
malheurs qui le fortifient ^ Là on expie ses péchés; là on :
épure ses intentions; là on transporte ses désirs de la terre
au ciel ; là on perd tout le goût du monde, et on cesse de •
s'appuyer sur soi-même et sur sa prudence 'jll ne faut i
pas se flatter; les plus expérimentés dans les affaires font !
des fautes capitales. Mais que nous nous pardonnons aisé- i
ment nos fautes, quand la fortune nous les pardonne ! et j
que nous nous croyons bientôt les plus éclairés et les plus i
habiles, quand nous sommes les plus élevés et les plus heu- '■■
reux* ! Les mauvais succès sont les seuls maîtres qui peu- \
vent nous reprendre utilement et nous arracher cet aveu '
d'avoir failli, qui coûte tant à notre orgueil ^ Alors, quand
les malheurs nous ouvrent les yeux, nous repassons avec
amertume sur tous nos faux pas : nous nous trouvons éga-
lement accablés de ce que nous avons fait, et de ce que
nous avons manqué de faire; et nous ne savons plus par
où excuser ^ cette prudence présomptueuse qui se croyoit
« Ah : si jp pouvois vous ouvrir ici le cœur d'un Nabuchodonosor ou
« d'un Balthasar dans l'Histoire Sainte, d'un Néron, d'un Domitien dans
« les histoires profanes, vous verriez avec horreur et tremblement ce
« que fait dans les grandes places l'oubli de Dieu, et cette terrible pen-
« séc de n'avoir rien sur sa tète. De là naissent des vices inconnuSy
<( des monstres d'avarice, des raffinements de volupté, des délicatesses
« d'orgueil qui n'ont point de nom; et tout cela se soutient à la face
<( du genre humain. Pendant que tout le monde applaudit, on se ré-
« saut facilement à se faire grâce ; et, dant cotte licence infinie, on
« compte parmi ses vertus tous les péchés qu'on ne commet pas, tous
« les crimes dont on s'abstient. Et quelle est la cause de tous ces dé-
« sordres? La grande puissance, féconde en crimes, la licence, mère
« de tous les excès, etc. » Bossuet, sermon sur Vimpénitence finale^
fe partie. Sur ces idées reproduites textuellement. Y. la Vie de Bossuet.
• ViE qui saturati estis!... Vie vobis, qui ridetis! Luc, 6, 25.
2 « Ce sont les malheurs qui le fortifient. » Allusion au sens méta-
phorique du mol croix, souffrance, persécution.
3 « On cesse de s'appuyer sur soi-même et sur sa prudence. » Méta-
phores expressives, qui éclaircissent ces idées abstraites.
* « Les plus éclairés et les plus habiles, les plus élevés et les plus
îieureux. » Antithèses de mots jointes aux antithèses d'idées, pour les
compléter. — Concision et énergie admirables.
•^ « Les mauvais succès, etc. » Style d'une simplicité extrême, et dont
toute la force résulte de la profondeur de l'observation morale.
** « Nous ne savons plus par où excuser. » Latinisme: qua excusemus.
DE HENRIETIE DE FRANCE. 45
infaillible. Nous voyons que Dieu seul est sage; et, en dé-
plorant vainement les fautes qui ont ruiné nos affaires *,
une nieilleure réflexion nous apprend à tléplorer celles qui
ont perdu notre éternité, avec cette singulière consolation,
qu'on les répare quand on les^pleure.
Dieu a tenu douze ans sans relâche, sans aucune conso-
lation de la part des hommes, notre. malheureuse reine
(donnons-lui hautement ce titre, dont elle a fait un sujet
d'actions de grâces -), lui faisant étudier sous sa main ces
dures, mais solides leçons ^. Enfin, fléchi par ses vœux et
par son humble patience, il a rétabli la maison royale ;
Charles II est reconnu, et Tinjure des rois a été vengée.
Ceux que les armes n'avoient pu vaincre, ni les conseils
ramener, sont revenus tout à coup d'eux-mêmes : déçus par
leur liberté, ils en ont à la fin détesté l'excès, honteux
d'avoir eu tant de pouvoir *, et leurs propres succès leur
faisant horreur ^. Nous savons que ce prince magnanime
eût pu hâter ses affaires, en se servant de la main de ceux
qui s'olïroient à détruire la tyrannie par un seul coup ^.
Sa grande âme a dédaigné ces moyens trop bas. Il a cru
qu'en quelque état que fussent les rois, il étoit de leur ma-
jesté de n'agir que par les lois ou par les armes. Ces lois qu'il
a protégées Font rétabli presque toutes seules" : il règne
paisible et glorieux sur le trône de ses ancêtres, et fait
régner avec lui la justice, la sagesse, et la clémence ^.
* « En déplorant vainement, etc. » Ainsi s'achève l'éducation morale
du chrétien, telle que l'entend Bossuet (p. 42, n. 2;. L'expérience hu-
maine a pour complément inévitable une infinité de souffrances et de
douleurs inutiles : l'expérience ou la science chrétienne fait de cette
condition cruelle le plus siir moyen du salut, l'expiation. Dans l'une,
les malheurs laissent tout à faire ; dans l'autre, ils font presque tout.
2 « Un sujet d'actions de grâces. » Reproduction des paroles de la
reine, citées plus haut 41, note 2\. Bossuet insiste sur la leçon adressée
aux puissances de la terre. 11 devait avoir bientôt l'occasion de la re-
nouveler devant le même auditoire, moins la duchesse d'Orléans.
3 a Dures, mais solides leçons. » Expressions d'une précision et d'une
vigueur remarquables.
* Var. h Honteux d'avoir tant pu. » (ire Edit.)
5 « Leurs propres succès leur faisant horreur. » Latinisme; espèce
d'ablatif absolu qui se rencontre souvent, Surtout au dix-septième siècle.
6 « Détruire la tyrannie par un seul coup. » H y eut de nombreux
complots contre Cromwell, et plusieurs de l'aveu même de Charles II.
"^ « Presque toutes seules. » Georges Monk, l'un des meilleurs lieute-
nants de Cromwell, fait dissoudre le lonc] Parlement, et ramène Charles
II à Londres, en 1660, sans avoir presque à tirer l'épée.
8 « Fait régner la justice, etc. » On a peine à croire que la préoccu-
pation de la majesté royale ait pu faire faire à Bossuet trois contre-sens
44 rUAISON FUNKDKS
11 est inutile de vous dire combien la reine fut consolée
par ce merveilleux événement : mais elle avoit appris par
ses malheurs à ne changer pasdansun si grand changement
de son état^ Le monde une fois banni n'eut plus de retour
dans son cœur. Elle vit avec étonnenient queDieu, qui avoit
rendu inutiles tant d'entreprises et tant d'efforts, parce qu'il
attendûit l'heure qu'il avoit marquée, quand elle fut am-
vée, alla prendre comme par la main le roi son fils pour
le conduire à son trône. Elle se soumit plus que jamais à
cette main souveraine ^ qui tient du plus haut des cieux
les rênes de tous les empires ; et dédaignant les trônes qui
peuvent être usurpés, elle attacha son affection au royaume
où l'on ne craint point d'avoir des égaux '\ et où Ton voit
sans jalousie ses concurrents. Touchée de ces sentiments,
elle aima cette humble maison * plus que ses palais. Elle
ne se servit plus de son pouvoir que pour protéger la foi
catholique, pour multiplier ses aumônes, et pour soulager
plus abondamment les familles réfugiées de ses trois royau-
mes, et tous cepx qui avoient été ruinés pour la cause de
la religion, on pour le service du roi.
Rappelez en votre mémoire avec quelle circonspection elle
ménagcoit le prochain ^ et combien elle avoit d'aversion pour
aussi complets ; sous ce règne, Jeffryes et Oates représentent la justice ;
Rochester et le comte de Grammont la sagesse; les supplices des régici-
des et les outrages laits aux restes morlcls de Cromwell donnent la me-
sure de la clémence. Le grand orateur oublie ici son esprit d'historien.
1 « A ne changer pas, etc. » Encore la science de l'Evangile.
2 « Elle se soumit à cette main souveraine.» A chaque instant, Bossuet,
ainsi que l'Ecriture, prête ;( Dieu les attributs de l'homme, en substi-
tuant à une langue qui serait tout abstraite des termes qui nous sont fa-
miliers, et que notre intelligence saisit immédiatement, souvent même
sans se donner la peine de chercher ce qu'il y a sous ces expressions
sensibles, et partant imparfaites.
3 Plus amant illud regtium in quo non timent habere consortes. Aie.
de Civit. Dei, V, c. 24. Exemple de périphrase expressive.
^ « Cette humble maison. » Le couvent de Ste-Marie, fondé par elle.
■■' « Rappelez en votre mémoire, etc. >■> Manque de transition dans les
idées. La liaison se retrouve un peu après. Ceux qui la voyaient atten-
tive, etc. Mais la suite n'en est pas moins interrompue. Ce détail du
portrait de la reine est jeté là, dans la péroraison, d'une manière d'au-
tant plus inattendue, qu'il n'y a réellement pas, dans tout le discours,
de portrait proprement dit. On a\ait peu connu la reine en France, et
l'on ne pouvait guère la juger que, comme fait Bossuet, parle rôle qu'elle
avait joué dans la révolution. Aussi, faudrait-il reconstruire ce portrait
avec quelques traits épars, quelques indications sur le caractère et les
qualités de la reine. Il en est tout autrement dans l'oraison funèbre de
sa fille, où le portrait occupe une place importante.
DE HENRIETTE DE FRANCE. 43
les disc'oiirs empoisonnés de la médisance. Elle sa voit de quel
poids est non-seulement la moindre parole, mais le silence
mêmedes princes*; et combien la médisance se donne d'em-
pire, quand elle a osé seulement paroître en leur auguste
présence. Ceux qui la voyoient attentive à peser toutes ses
paroles, jugeoient bien qu'elle étoit sans cesse sous la vue de
Dieu, et que, fidèle imitatrice de l'institut ^ de Sainte-Ma-
rie, jamais elle ne perdoit la sainte présence de la majesté
divine. Aussi rappeloit-elle souvent ce précieux souvenir
par l'oraison, et par la lecture du livre de l'Imitation de Jé-
sus, où elle apprenoit à se conformer au véritable modèle
des chrétiens. Elle veilloit sans relâche sur sa conscience.
Après tant de maux et tant de traverses, elle ne connut plus
d'autres ennemis que ses péchés. Aucun ne lui sembla
léger; elle en faisoit un rigoureux examen; et, soigneuse
de les expier par la pénitence et par les aumônes, elle étoit
si bien préparée, que la mort n'a pu la surprendre, encore
qu elle soit venue sous l'apparence du sommeil. Elle est
morte ^, cette grande reine ; et par sa mort elle a laissé un
regret éternel, non-seulement à Monsieur et à Madame,
qui, fidèles à tous leurs devoirs, ont eu pour elle des res-
pects "* si soumis, si sincères, si persévérants, mais encore
à tous ceux qui ont eu riionneur de la servir ou de la con-
noître. Ne plaignons plus ses disgrâces, qui font mainte-
nant sa félicité" Si elle avolt été plus fortunée, son histoire
seroit plus pompeuse, mais ses œuvres seroient moins
pleines ; et avec des titres superbes, elle auroit peut-être
paru vide devant Dieu. Maintenant qu'elle a préféré la croix
au trône, et qu'elle a mis ses malheurs au nombre des plus
grandes grâces, elle recevra les consolations qui sont pro-
1 « Le silence des princes. » Leçon peut-être involontaire, mais qui
n'en allait pas moins au but, en présence de la cour de Louis XIV et du
duc d'Orléans. V. page 17, note 5, le portrait tracé par St-Simon.
3 « Fidèle imitatrice, etc. » Expression incorrecte, il faudrait observa-
trice. On obéit à des statuts comme à des ordres; on ne les imite pas.
3 « Elle est morte. » Indication rapide et sommaire d'une mort soli-
taire, loin des hommes et de leurs discours : plus tard, nous verrons
Bossuet nous transporter au lit de mort de la duchesse d'Orléans ou de
Condé, et tirer du récit détaillé, et du tableau fidèle de leurs derniers
moments de sérieuses et touchantes leçons.
* « Ont eu des respects. » Expression rarement employée, mais ame-
née par l'analogie. Ce pluriel ne se trouve guère que dans les formules
de politesse.
6 a Ses œuvres seroient moins pleines. » Expressions de l'Ecriture. ,
•iO ORAISON FUNÈBRE DE HENRIETTE DE FRANCE,
mises à ceux qui pleurent ^ Paisse donc ce Dieu de misé-
ricorde accepter ses afflictions en sacrilice agréable ! Puisse-
t-il la placer au sein d'Abraham 2; et, content de ses maux,
épargner désormais à sa famille et au monde de si terribles
leçons ^ î
* Beati qui lugent, quoniam ipsi consolabuntur. Ev. Math. 5.
2 « Au sein d'Abraham. » Factum est autem ut morerelur mendicus,
et portaretur ab Angelis in sinum AbrahîB. Luc. xvi, 22.
3 CeUe péroraison forme un contraste frappant avec l'exorde. A part
le grand développement sur les épreuves du chrétien et les leçons du
malheur, elle présente partout un caractère de mélancolie religieuse.
« CeUe fin de discours ressemble à celle de la vie de Henriette, qui s'é-
« teint sans éclat : et, après le fracas de disgrâces royales et de leçons
« divines, l'orateur repose l'âme de ses auditeurs dans une espérance
« douce et chrétienne. » L'abbé de Vauxcelles.
ORAISON FUNEBRE
DE
HENRIETTE- ANNE D'ANGLETERRE,
DUCHESSE D'ORLÉANS.
NOTICE SUR HENRIETTE D'ANGLETERRE*.
Henriette-Anne d'Angleterre était la dernière fille de Charles l«^
comme sa mère était le dernier enfant d'Henri IV. Elle naquit à Exeter,
le 16 juin 1644 (page 53, n. 4), au moment où sa mère proscrite, trou-
vait à peine, comme l'impératrice Marie-Thérèse , une ville pour faire
ses couches. Dix-sept jours après, la reine était obligée de fuir en France,
et sa fille ne lui fut rendue que deux ans plus tard (p. 35, n. 6^
On a vu quelle vie de douleurs et de privations attendait la princesse
en France. "(.Page 58, n. 8.) Aux misères du Louvre succéda la vie grave
et sévère du couvent de Chaillot, où la reine Henriette s'était retirée ;
les jours solennels, la petite-fille de Henri IV servait les religieuses à
table, pour s'exercer à l'humilité. De meilleurs temps arrivèrent enfin;
mais la première réunion de la princesse d'Angleterre avec son frère
devenu roi, lui faillit coûter la vie (1660). Elle était déjà promise à
Monsieur, duc d'Orléans, frère de Louis XIV. « Au retour, elle fut, sur
« le vaisseau même, prise de la rougeole, dont elle fut extrêmement
a malade... La reine-mère (Anne d'Autriche), qui souhaitoit ce mariage,
a s'inquiéta de ce qu'on ne savoit pas de ses nouvelles, et Monsieur
« montra par son chagrin que du moins son intention étoit d'en être
« affligé. » {Mémoires de mad. de Motteville).
C'était en effet la reine Anne d'Autriche qui faisait le mariage. Elle
avait même pensé d'abord au roi ; mais, « le roi témoigna de l'aversion
« pour ce mariage, et même pour sa personne. Il la trouvoit trop jeune
« pour lui, et il avouoit enfin qu'elle ne lui plaisoit pas, quoiqu'il n'en
« pût dire la raison. Aussi eût-il été difficile d'en trouver. C'étoit prin-
« cipalement ce que la princesse d'Angleterre possédoit au souverain
« degré que le don de plaire, et ce que l'on appelle grâces; et "les
o charmes étoient répandus en toute sa personne, dans ses actions et
« dans son esprit. » [Mad. de la Fayette, Hist. de Mad. Henriette].
Aussi, dès ce mariage (51 mars 1661), la nouvelle duchesse d'Orléans
fut la vraie reine de la cour ; reine des fêtes splendides de Louis XIV,
reine des gens de lettres (page 56, n. 4); aussi aimée de son beau-frère
qu'elle en avait été mal vue auparavant. Son intérieur fut moins heu-
reux. « H était difficile qu'une jeune princesse, que son penchant à la
« confiance et à la bonté ne prémunissait peut-être pas assez contre
« l'excès de ses vertus mêmes, eût assez d'empire sur elle-même pour
« échapper à tous les traits de la censure ou de l'indiscrétion. Des nua-
« ges vinrent plus d'une fois obscurcir ces jours de fêtes et de plaisirs ;
« et les orages intérieurs de son palais lui firent souvent regretter les
• Voir pour cette biographie les notes de la première oraison funèbre et la
notice sur la reine d'Angleterre. ^
48 y.OllŒ SUU HKMllEliE D'ANGLETERnE.
« temps malheureux où rabaissement même de sa maison avait da-
« moins préservé son enfance de tous les chagrins domestiques, les
« plus diiriciles de tous à supporter, n {De Bausset).
Ce fut au mois de juin 1670 que la duchesse d'Orléans, sous prétexte
de visiter son frère à Douvres, fil signer le trailé qui détachait l'Angle-
terre de la triple alliance avec la Suède et la Hollande. Son retour fut
un triomphe. « Elle se voyoil à vingt-six ans le lien des deux plus
« grands rois de ce siècle. Elle avoit entre les mains un traité d'où dé-
« pendoit le sort d'une partie de l'Europe. Lé plaisir et la considération
« que donnent les affaires se joignant en elle aux agréments que doa-
(( nent la jeunesse et la beauté, il y avoit une grâce et une douceur
« répandues dans toute sa personne qui lui attiroient une sorte d'iiom-
« mages qui devoit lui être d'autant plus agréable qu'on le rendoit plus <
« à la personne qu'au rang... Enfin, elle étoit dans la plus agréable si-
te tuation où elle se fût jamais trouvée, lorsiiu'une mort moins attendue
« qu'un coup de tonnerre * termina une si belle vie, et priva !a Fiance
o de la plus aimable princesse qui vivra jamais. » [Mad. de la Fayette.)
Le dimanche 29 juin, la duchesse d'Orléans se sent indisposée et souf- ,
franle. « La mauvaise humeur dont elle parloit auroil fait les belles
« heures des autres femmes, tant elle avoit de douceur naturelle, ot
« tant elle étoit peu capable. d'aigreur et de colère. [Ihid.) » Elle de-
mande un verre d'eau de chicorée, dont elle prenait souvent pour se -
rafraîchir; à peine l'a-t-elle bu, qu'elle est saisie de douleurs afTjeuses,
et s'écrie qu'elle est empoisonnée. Elle veut qu'on examine le verre
d'eau, puis rétracte sur-le-champ cet ordre. Personne n'osa approfondir
cette accusation terrible ; les médecins du roi, par ordre sans doute,
déclarèrent que la princesse était morte d'une maladie d'entrailles;
mais St-Simon a établi, de la manière la plus évidente, qu'elle avait été
empoisonnée par le chevalier de Lorraine, officier de la maison du duc
d'Orléans, qu'elle avait fait exiler.
C'est dans Bossucl ou dans Mad. de la Fayette qu'il faut lire le récit
de cette nuit désastreuse. « Dieu aveugloit les médecins, et ne vouloit
« pas même qu'ils tentassent de retarder une mort qu'il vouloit rendre
« terrible. » [Ibid,. La princesse mourante n'avait près d'elle que son
confesseur ordinaire, un prêtre simple et ignorant, et l'abbé Feuillet,
qui la traitait avec une dureté cruelle, et l'exhortait à la mort par les
paroles les plus désolantes. Au milieu de ces scènes cruelles, le duc
d'Orléans s'adresse- à sa cousine. Mademoiselle (fille du duc Gaston
d'Orléans), et lui dit : « Qui poùrroit-on trouver qui eût bon air à
mettre Àat^ la gazette, pouj avoir assisté Madame? » ** (Trait de ca-
ractère que Bossuet .n'a pas connu!) Puis, lui-même désigne Bos-
suet, qui, depuis quelque temps, avait eu de fréquents entretiens
avec la princesse. « Ce fut pour elle une consolation de rendre le
« dernier soupir entre les bras de cet éloquent évêque, dont elle
« vénérait les vertus apostoliques, et dont elle appréciait bien l'ini-
<( mense et incomparable génie. In moment avant d'expirer, elle lui fit
<( présent, avec une délicatesse infinie, d'une bague d'émeraude *** qu'il
« porta toujours, comme le gage d'une si honorable estime? Elle mou-
« rul à Sl-Cloud, le 50 juin 1670, à l'âge de vingt-six ans.» Dussailt.
• Dins la dernière partie de l'Hist. de M^e Henriette, Mî^e de La Fayetjji, ,
8'e«t parfois élevée jusqu'à l'éloquence de Bossuet. , '■ / ,v > «• ,''?»''"'^
*' Mémoires de Mademoiselle de Montpen^ier. ' ' ' ■ ''■'^^ '' ' '' '. '" '
••' Voy. l'allusion dans l'oraison funèbre.
ORAISON FUNEBRE
DE HENRIETTE-ANNE D'ANGLETERRE.
DICHESSE D'OriLÉANS ,
PRONONCÉE A PAINT -DKN[S, LE VINGT -UNIEME JOUR
d'août Û670.
Yjînilas vanitatum, dixit Ecclcsiastes : vaiiitas va.'iiiatuiu, et omuia vunitis.
Vanicf: des vaDÏtés, a dit rEcrlésiaslo : xanité des vanitéS; et tout est vanité.
EccL. I, 2 '.
■PLAN DU DISCOURS. — E.koi-.dk qui contieul la Proposition ef !a
Division.
1° Vanité de l'homme dans ses rapports avec le monde.
2° Grandeur de l'homme dans ses rapports avee Dieu.
Première partie. 1° Naissance, caractère, srrandeur de Madame.
•20 Tableau de sa mort ; contraste avec sa grandeur et sa gloire.
5° La mort a tout anéanti pour elle en ce monde.
Deuxième partie, i"^ Grandeur de l'homme, prouvée par la nécessité
où il est de se réunir à Dieu.
20 Dieu a choisi la princesse pour la sauver. — Explication du mystèr?'
de la prédestinaliou et de la grâce.
Z^ Enseignements à tirer de la mort de la princesse; son portrail.
— Action de la bonté de Dieu sur elle. — Sa mort l'a sauvée.
Péroraison. Nécessité de profiter d'un tel exemple pour se convertir.!
Monseigneur -,
ExoRDE. 4° — J'étols donc encore destiné à rendre ce
devoir ^ funèbre à très-haiile et tiès-piiis<ante princesse
Henriette-Anne d'Angleterre, duchesse d'Orléans ' ! Elle.
ï « Ce texte est aussi celui du discours de saint Jean Chrysostôme
pour Eutrope, disgracié et poursuivi jusque dans Sainte-Sophie par la
populace de Constanlinople.
2 Le grand Condé, qu'on appelait ^lon.'^ieiir te Prince V. l'Or. fun.).
3 J'élois donc encore destiné, etc. » Exorde er abrupto ; tiré des cir-
constances personnelles à Bossuet.
* V. page 7, note 2. — « C'est dans l'exorde que les points de vu;-
« de l'orateur sont indiqués sans occuper trop d'espace ; que les germes
« du plan se hâtent de paraître comme l'explication naturelle et néces-
<( saire du sujet ; qu'une logique de raison plutôt que de raisonnement.
« règle le choix des rapports auxquels le ministre de la parole préfère
« de se borner...; et qu'enfin des principes lumineux annoncent par
« d'importants résultats les méditations profondes d'un orateur qHi a
« beaucoup réfléchi, et qui ajoute l'empire du talent à l'autorité de
« s«n ministère pour captiver l'attention d'une assemblée nombreuse...
« Tel est l'art de Bossuet en conimençaBl i'oraison funèbre d'Henrie!(«
(( d'Angleterre.» Maurv. Essai sur Véloqvencc de la chaire, 1, x.
3
SO ORxVISON FUNÈBRE
que j'avois vue si attentive pendant que je rendois le même
devoir à la reine sa mère \ devoit être aussitôt après le sujet
d'un discours semblable; et ma triste voix ctoit réservée à
ce déplorable ministère^! 0 vanité! ô néant! ô mortels
ignorants de leurs destinées ! L'eût-elle cru, il y a dix mois?
Et vous, messieurs, eussiez-vous pensé, pendant qu'elle
"versoit tant de larmes en ce lieu, qu'elle dût sitôt vous y
rassembler pour la pleurer elle-même^? Princesse, le digne
objet de l'admii'ation de deux grands royaumes , n'étoit-ce
pas assez que FAngleterre pleurât votre absence, sans être
encore réduite à pleurer votre mort*? et la France, qui
vous revit avec tant de joie environnée d'un nouvel éclat,
n'avoit-elle plus d'autres pompes et d'autres triomphes
pour vous, au retour de ce voyage fameux d'où vous aviez
remporté tant de gloire et de si belles espérances^? ce Va-
« nité des vanités, et tout est vanité. » C'est la seule parole
<jui me reste; c'est la seule réflexion que me permet, dans
un accident si étrange, une si juste et si sensible douleur.
Aussi n'ai-je point parcouru les livres sacrés pour y trou-
ver quelque texte que je pusse appliquer à cette, princesse®.
J'ai pris sans étude et sans choix les premièi;es''paroles que
me présente FEcclésiaste, où, quoique la vanité ait été si
1 « Pendant que je rendois le même devoir, etc. » Effet oratoire fa-
milier à Bossuet : cette allusion touchante semble faire revivre la prin-
cesse sous les yeux de l'auditeur.
2 « Ma triste voix étoil réservée, etc. » Bossuet ne craint jamais de
parler de lui-même quand l'occasion s'en présente, et il le fait tou-
jours avec franchise et dignité, à la manière des Pères de l'Eglise.
3 « L'eût-elle cru?... eussiez-vous pensé? etc. » Interrogations et
apostrophes rares au début des discours du genre démonstratif*^ mais
qui sont appelées ici par le sentiment d'une douleur profonde, et d'une
stupéfaction qui dure encore.
* « N'étoit-ce pas assez, etc. » Raisonnement a fortiori.
s « Au retour de ce voyage, etc. » Encore un souvenir d'hier, pour
ainsi dire : le retour de la duchesse d'Orléans, après une mission se-
crète auprès de Charles II, son frère, qu'elle avait déterminé à rester
neutre dans la guerreque LouisXIV préparait contre la Hollande (1670).
6 « Aussi n'ai-je point parcouru les livres sacrés, etc. » Remarquez
la simplicité si triste et si touchante de cet exorde. Bossuet nous fait as-
sister au travail du prédicateur qui prépaie son lamentable sujet. — Ce
ton est aussi celui du sermon [sermo, entretien, conférence).
* Démonstratif, traduction littérale du grec i7T£d«WT£x.iv. — E7ïtc?êt|'tç,
séance ou leçon publique, exposition, étalage, — de la parole (et non pas dé-
monstration.)— Ce genre, dont le fond est l'idée du beau, dont le but est de
séduire l'intelligence par li; charme delà parole, comporte donc, plus que les
ijenres judiciaire et délibérati^, l'éclat et les effets qui rapprochent le plus
l'éloquence de la poésie.
DE HENRIETTE D'ANGLETERRE. 51
souvent nommée, elle ne Test pas encore assez à mon gré
pour le dessein que je me propose. Je Yeux dans un seul
malheur déplorer toutes les calamités du genre humain,
et dans une seule mort faire voir la mort et le néant de
toutes les grandeurs humaines ^ Ce texte, qui convient à
tous les états et à tous les événements de notre vie, par une
raison particulière devient propre à mon lamentable sujet,
puisque jamais les vanités de la terre n'ont été si claire-
ment découvertes, ni si hautement confondues^. Non, après
ce que nous venons de voir, la santé n'est qu'un nom, la
vie n'est qu'un soiige, la gloire n'est qu'une apparence, les
grâces et les plaisirs ne sont qu'un dangereux amusement^:
tout est vain en nous, excepté le sincère aveu que nous
faisons devant Dieu de nos vanités, et le jugement arrêté
qui nous fait mépriser tout ce que nous sommes *.
2° Mais dis-je la vérité? L'homme, que Dieu a fait à son
image, n'est-il qu'une ombre? Ce que Jésus-Christ est venu
chercher du ciel en la terre ^, ce qu'il a cru pouvoir, sans
se ravilir, acheter de tout son sang, n'est-ce qu'un rien?
Reconnoissons notre erreur. Sans doute ce triste spectacle
des vanités humaines nous imposoit; et l'espérance publi-
que, frustrée tout à coup par la mort de cette princesse,
nous poussoit trop loin. Il ne faut pas permettre à l'homme
de se mépriser tout entier, de peur que, croyant avec les
impies que notre vie n'est qu'un jeu où règne le hasard, il
^ « Je veux dans un seul malheur déplorer toutes les calamités, etc »
Application générale et universelle des enseignements que donne un
seul malheur. L'oraison funèbre est là tout entière ; c'est ce qui lui
donne sa valeur philosophique et morale.
2 (( Puisque jamais les vanités de la terre, etc. » Manière expressive
de rendre particulière l'idée la plus générale que présentent les livres
sacrés. Remarquez le rapport des verbes et des adverbes qui les
modifient. Bossuet complète toujours ainsi son idée avec soin.
3 « La santé n'est qu'un nom, etc.» Enumération dont tous les termes
sont dans un rapport parfait pour la propriété et la précision.
* Ici, l'exorde paraît fini : l'esprit et la voix tombent ensemble sur?
cet aveu douloureux du néant de l'homme. 11 semble qu'il n'y ait plus' "
qu'à commenter cette idée désespérante par la vie tout entière de la
princesse (et c'est en effet ce que fait Bossuet dans la première partie
du discours) ; mais l'exorde se relève par une correction [èTru-^-^pOco'Jiç),
c'est-à-dire un retour sur une idée déjà exprimée, pour la modifier et
la contredire soit partiellement , soit même en entier). Cette correction^
fait la contre-partie des idées qui précèdent, et donne une division simple S
et frappante de toute l'oraison funèbre.
s « En la terre. » Expression habituelle aux prédicateurs : Que votre
règne arrive en la terre comme au ciel.
r>^ 015AIS0N >i nj-;bi\e
ne marche sans règle et sans conduite au gré de ses ast-n-
gles désirs '. C'est pour cela que TEcclésiaste, après a\oir
commencé son divin ouvrage par les paroles que j'ai réci-
tées, après en avoir rempli toutes les pages du mépris <l£>
choses humaines, veut enfin montrer à Fhomme quelque
chose de plus solide, et conclut tout son discours en lui
disant : « Crains Dieu, et garde ses commandements:
« car c'est là tout Fhomme : et sache que le Seigneur exa-
« minera dans son jugement tout ce que nous aurons fait
(( de hien et de mal '. )' Ainsi tout est vain en l'homme, si
nous regardons ce qu'il donne au monde; mais, au con-
traire, tout est important, si nous considérons ce qu'il doi(
à Dieu ^. Encore inie fois, tout est vain en l'homme si nous
regardons le cours de sa vie mortelle; mais tout est pré-
cieux, tout est important, si nous contemplons le terme où
elle aboutit, et le compte qu'il en faut rendre. Méditons
donc aujourd'hui, à la vue de cet autel et de ce tombeau, la
première et la dernière parole de l'Ecclésiaste ; l'une qui
montre le néant de l'honmie, l'autre qui établit sa gi-an-
denr. Que ce tombeau nous convainque de notre néant,
pourvu cjue cet autel, où l'on otfre tous les jours pour nous
une victime d'un si grand prix , nous apprenne en même
temps notre dignité^. La princesse que nous pleurons sern
1 « Il ne faut pas permcltre à l'honime, etc. » Voilà l'idée morale ei
religieuse exprimée par oeUe figure de riiélorique. Tel doit être coii-
stamment le but et l'emploi des figures. Remarquez l'autorité du ton di^
Bossuet. Il semble se (jloiifier de l'aire la leçon aux hommes.
2 Deum lime, el mandata ejus observa ; hoc est enim omnis honio :
cuncta quie fiunt addueet Deus in judieinm, pro omni erralo si\e bonum.
sive malum illud sit. Eccl. c. xn, v. 15, 14. — Ce dernier trait termine le
cadre du discours, et donne comme un second texte pour la seconde partie.
3 « Toul est '. ain en l'homme..., tout est important, etc. » Cette divi-
sion régulirre et rigoureuse est aussi celle d'un sermon de lîossuet qui
rappelle souvenl cette oraison funèbre : «Omortl nous te rendons
o grâce des lumières que tu répands sur notre ignorance. Toi seule nous
<( convaincs de notre bassesse : toi seule nous fais connoître notre di-
« snité. Si l'homme s'eslime trop, tu sais déprimer son orgueil ; si
« l'homme se méprise t:op, lu sais relever son courage; et, pour ré-
« duire toutes ses pensées à un juste tempérament, lu lui apprends les
« deux vérités qui lui ouvrent les veux pour se bien connoître, qu'il
« est infiniment méprisable en tant qu'il finit dans le temps, el infini-
« ment estimable en tant qu'il pense à^ l'éternité. » {Sermon sur la
mort et rimmort.de râmc.) — Doit c[ donne, nuance d'idées à remarquer.
* Qne ce tombeau nous convainque... Pourvu que cel autel, etc. >:. An-
tithèses appelées par le sujet même, et dans lesquelles lîossuet tire.
comme partout, un grand parti des circonstances extérieures V. VOr.
l'un: de (.'onde, Péroraison .
DE HKNf'.lKïTK jrANOLl-TKlUlE. o5
liii léiiioiii fidèle de Tan et de Tautre ^ Voyon^ ce qu'une
mort soiulaine lui a ravi ; voyons ce qu'une sainte mort lui
adonné. Ainsi nous apprendrons à mépriser ce qu'elle a
(}uitté sans peine, atin d'attacher toute notre estime à ce
([u'elle a embrassé avec tant d'ardeiu", lorsque son àme,
épurée de tous les sentiments de la terre, et pleine du ciel,
où elle touclîoit, a vu la lumière toute manifeste^. Voilà
les vérités que j'ai à traiter, et que j'ai crues dignes d'être
proposées à un si grand prince, et à la plus illustre assem-
blée de l'univers.
l""® Partie. — 1° a >^ous moiu-ons tous, » disoit cette
l'eiame dont FEcriture a loué la prudence au second livre
des Rois \ (( et nousalbtns sans cesse au tombeau, ainsi que
<c des eaux qui se perdent sans retour '*. » Kn effet, nous ^/j
ressemblons tous à des eaux courantes '\ De quelque su-
perbe distinction que se flattent les bonnnes, ils ont tous
une même origine ; et cette origine est petite. Leurs années
' (1 La princesse que nous pleurons, etc. » Transition simple. En
jçonéral, cependant, le souvenir de la princesse revient par un mouve-
ment d'éloquence, un cri de douleur.
- « Lorsque son àme épurée de tous les sentimonls, etc.» V. la pcin-
iiire des dernicis moments du prince de Condé.
•' « Au second livre des Rois. » Les Hois lormenl quatre livres qui
foatiennent l'iiistoire des Jui!s depuis Sainuel jusqu'au règne d'E\ilmé-
rodach (cinq siècles environ), ils \iennent, dans la division de l'Ancien
r<'stament, après les livres de Josué et de Kuth.
•• Omnes ir.orimur, et quasi aqua' dilabimur in terram, quae non re-
\'rtuntur. 2 Ueg. c. xiv, v. 14.
^ « Nous ressemblons à des eaux courantes. » Cette poétique compa-
laison avait déjà été employée par Bossuet dans rOiaison funèbre de
Kenri de Goriiay, V. l'avant-propos. • a 11 > a beaucoup de raisons de
« nous comparer à des eaux courantes, comme fait lEcrilure sainte ;
K car, de même que, que^iue inégalité qui pcroisse dans le cours des
H rivières qui arrosent la surface de la terre, t-lles ont toutes cela de
.( commun qu'elles viennent d'une petite origine; que, dans le progrès
« de leur course, elles roulent leurs flols en bas par nue chute conti-
<{ nuelle, et qu'elles vont enfin perdre leurs noms avec leurs eaux
« dans le sein immense de l'Océan, où l'on ne dislingue point le
<>' Rhin, ni le Danube, ni ces autres fleuves renommés d'avec Ut, rivières
'( les plus inconnues; ainsi tous les hommes commencent par les mè-
« mes inflrmités. Dans le pi ogres de leur âge, les années se poussent
« comme des flots ; leur vie roule et descend sans cesse à la mort, par
t( sa pesanteur naturelle, et enfin, après avoir fait, ainsi que des fleu-
'< ves, un peu plus de bruit les uns que les autres, ils vont tous se
« confondre dans ce gouffre infini du néant, oj'i no se trouvent plus ni
« rois, ni princes, ni capitaines, ni tous ces augustes noms qui nous,
•f séparent les uns des autres, mais la corruption et les \ ejs, la cendre
« et là pourriture qui nous égalent. »
54 ORAISON FUNÈBRE
se poussent successivement comme des flots * : ils ne ces-
sent de s'écouler; tant qu'enfin^, après avoir fait un peu
plus de bruit, et traversé un peu plus de pays les uns que
les autres -^ ils vont tous ensemble se confondre dans un
abîme où Ton ne reconnoît plus ni princes, ni rois, ni
toutes ces autres qualités superbes qui distinguent les
hommes ; de même que ces fleuves tant vantés demeurent
sans nom et sans gloire, mêlés dans TOcéan avec les rivières
les plus inconnues.
Et certainement, messieurs, si quelque chose pouvoit
élever les hommes au-dessus de leur infirmité naturelle ;
si l'origine qui nous est commune souîTroit quelque dis-
tinction solide et durable entre ceux que Dieu a formés de
la même terre '', qu'y auroit-il dans l'univers de plus dis-
tingué que la princesse dont je parle? Tout ce que peuvent
faire non-seulement la naissance el la fortune, mais encore
les grandes qualités de l'esprit, pour l'élévation d'une
princesse, se trouve rassemblé, et puis anéanti dans Ja nô-
tre ^. De quelque côté que je suive les trace^ de sa glo-
rieuse origine, je ne découvre que des rois, et partout je
suis ébloui de l'éclat des plus augustes couronnes *^. Je
vois la maison de France, la plus grande, sans comparaison,
de tout l'univers, et à qui les plus puissantes maisons peu-
vent bien céder sans envie, puisqu'elles tâchent de tirer
leur gloire de cette source. Je vois les rois d'Ecosse, les
rois d'Angleterre '^, qui ont régné depuis tant de siècles
sur une des plus belliqueuses nations de l'univers, plus
encore par leur courage que par l'autorité de leur scep-
tre ^. Mais cette princesse, née sur le trône, avoit l'esprit
1 « Leurs années se poussent. » Expression familière et énergique.
2 «Tant qu'enfin. » Locution à regretter, car elle est plus rapide et
plus commode que jusqu'à ce que.
3 « Après avoir fait un peu plus de bruit, etc. » Ici, la comparaison
touche à l'allégorie (ou mèlaphore continue et développée).
'* «Si quelque chose pouvoit élever les hommes, etc.» Allusion et sou-
venir expressifs.— Exemple d'amplification par redoublement d'idées. —
Liaison par contrastes; elle amène l'éloge de la naissance de la princesse.
5 « Se trouve rassemblé et puis anéanti, etc. » Opposition qui donne
un caractère original à ces éloges commandés par l'étiquette.
6 « Je suis ébloui de l'éclat, etc. » Expressions métaphoriques qui ti-
rent leur force de leur contraste avec le néant de la mort.
^ (( Les rois d'Ecosse, les rois d'Angleterre. » Elle était par sa mère,
petite-fille de Henri IV, et, par son père, de Jacques le«", roi d'Angle-
terre et d'Ecosse.
8 « Plus encore par leur courage, etc. » Formules de compliment un
peu banales. Bossuet n'y échappe pas toujours.
DE HENRIETTE D'ANGLETERRE. 55
et le cœur plus haut que sa naissance. Les malheurs de
sa maison n'ont pu Faccabler dans sa première jeunesse;
et dès-lors on voyoit en elle une grandeur qui ne devoit
rien à la fortune ^ Nous disions avec joie que le ciel Fa-
Yoit arrachée, comme par miracle, des mains des ennemis
du roi son père, pour la donnera la France : don précieux,
inestimable présent, si seulement la possession en avoit été
plus durable ^ ! Mais pourquoi ce souvenir vient-il m'in-
terrompre ? Hélas ! nous ne pouvons un moment arrêter
les yeux sur la gloire de la princesse, sans que la mort s'y
mêle aussitôt pour tout offusquer de son ombre. 0 mort î
éloigne-toi de notre pensée, et laisse-nous tromper pour un
peu de temps la violence de notre douleur par le souvenir
de notre joie^. Souvenez-vous donc, messieurs, de l'admi-
ration que la princesse d'Angleterre donnoit à toute la
cour. Votre mémoire vous la peindra mieux avec tous ses
traits et son incomparable douceur, que ne pourront ja-
mais faire toutes mes paroles. Elle croissoit au milieu des
bénédictions de tous les peuples, et les années ne cessoient
de lui apporter de nouvelles grâces. Aussi la reine sa
mère, dont elle a toujours été la consolation '*, ne l'aimoit
pas plus tendrement que faisoit Anne d'Espagne ^. Anne,
vous le savez, messieurs, ne trouvoit rien au-dessus da
cette princesse. Après nous avoir donné une reine, seule
capable, par sa piété et par ses autres vertus royales,
de soutenir la réputation d'une tante si illustre ^, elle
voulut, pour mettre dans sa famille ce que l'univers avoit
de plus grand, que Philippe de France, son second fils,
1 «Qui ne devoit rien à la fortune.» (A cause des malheurs de la fa-
mille royale.) Yoy. VOraison funèbre de Henriette de France.
2 « Si la possession en avoit été plus durable. »
Kimium volns Romana propago
Visa potens, Superi, propria hœc si dona fuissent.
ViRG., ^n. VI, V. 8-2.
3 « 0 mort 1 etc. » Métaphore et apostrophe toutes poétiques. Verbct
prope poelarum^ dit Cicéron de la langue oratoire.
* « Aussi la reine sa mère, etc. » Ici commence un des plus beaux
morceaux de Bossuet : le portrait de la duchesse d'Orléans ; portrait où
V aigle brillant de Meaux (suivant l'expression lâche et incomplète de
Voltaire I, a trouvé des paroles d'une douceur et d'une délicatesse au
moins égales aux endroits les plus remarquables de Fénelon et de Fléchier.
5 Anne d'Autriche, reine régente, fille aînée de Philippe III, roi d'Es-
pagne, mariée à Louis XllI en 1615.
6 «D'une tante si illustre.» De Marie-Thérèse, dont Bossuet a fait l'orai-
son funèbre treize ans plus tard.
r)f» nilAiSON H NKBHE
épousât la princesse Henriette • ; et quoique Je roi d'Angle-
terre, dont le cœur égale la sagesse^, sût que la princesse
sa sœur, recherchée de tant de rois^, pouvoit honorer un
trône, il lui vit rcinplir avec joie la seconde place de
France, que la dignité d'un si grand royaume peut mettre
en comparaison avec les premières du reste du monde.
Que si son rang la distinguoit, j'ai eu raison de vous
dire qu'elle étoit encore plus distinguée par son mérite.
Jepourrois vous faire remarquer qu'elle connoissoit sfhien
la beauté des ouvrages de l'esprit , que l'on croyoit avoir
atteint la perfection quand on àvoit su plaire à AIadame\
Je pourrois encore ajouter que les plus sages et les plus
expérimentés admiroient cet esprit vif et perçant qui em-
brassoit sans peine les plus grandes affaires , et péné-
tre it avec tant do facilité dans les plus secrets intérêts^.
Mais pourquoi m'étendre sur une matière où je puis tout
dire en un mot? Le roi ^ dont le jugement est une règle
toujours sûre, a estimé la capacité de cette princesse, et l'a
mise par son estime au-dessus de tous nos éloges ^.
Cependant, ni cette estime , ni tous ces grands avanta-
ges, n'ont pu donner atteinte à sa niodestie ^ Tout éclairée
1 « Épousât la princesse HenrieUe. » On avait même pensé à elle pour
Louis XIV, avant la paix des Pyrénées. (V. la Notice biographique.)
2 « Le roi d'Angleterre, etc. » Charles IL Encore un éloge officiel.
3 « Recherchée de tant de rois. » La Restauration venait de s'accoai-
plir; Henriette d'Angleterre n'était plus la sœur d'un proscrit.
* « Madame. » Protectrice et amie de Racine et de Boileau, c'est elle
qui, l'année même de sa mort, propose à Racine et Corneille le sujet de
Bérénice 11670). «Un jour, au moment où Boileau venait de publier le
Lutrin, elle l'aperçoit dans la galerie au milieu de la foule des courti-
sans et des spectateurs, le regarde finement avec un léger sourire, lui
fait du doigt signe d'approcher, se penche à la hâte vers son oreille,
lui dit tout bas :
Soupire, étend les bras, ferme l'œil et s'endort,
et continue sa marche avec la famille royale et le roi, qui se lendaient
à la chapelle. Peu d'éloges ont dû flatter autant le poëte, à qui la prin-
cesse la plus spiiiluelle de la cour citait ainsi, dans un tel moment, avec
un empressement délicat et une gracieuse familiarité, un des plus beaux
\ers du Lutrin, qui ne faisait que d'éclore. » Dussallt.
■^ « Pénétroit dans les plus secrets intérêts. » Témoin ce fameux voya-
ge de Douvres, célébré par Bossuet.— Rapport parfait entre les diffé-
rents mots de la phrase : l'idée est détaillée avec autant de soin et
d'exactitude qu'elle le serait dans Massillon ou Fléchier.
6 « Le roi, dont le jugement, etc. » Compliment au roi : son souve-
nir semble toujours présent à l'esprit de Bossuet ; et son Jugement est
la sanction obligée de toute réputation.
" « Cependant, ni cette estime, ni tous ces grands avantages , etc. »
Transition d'une simplicité et d'un naturel remarquable.
DE UENRIKTTE bANGLETEiiRE. 57
qu'elle étoit, elle n'a point présumé de ses connoissances,
et jamais ses Inmières ne Vont éblouie ^ Rendez témoi-
gnage à ce que je dis , vous que cette grande princesse a
honorés de sa coniiance "-. Quel esprit a^ ez-vous trouvé plus
élevé? mais quel esprit avez-vous trou^é plus docile? Plu-'
sieurs, dans la crainte d'être trop faciles , se rendent in-
llexibles à la raison, et s'affeimissent contre elle. Madame
s'éloignoit toujours autant de la présomption que de la foi-
blesse ; également estimable , et de ce qu'elle savoit
trouver les sages conseils, et de ce qu'elle étoit capable
de les recevoir "^ On les sait bien connoître, quand on fait
sérieusement l'étude qui plaisoit tant à cette princesse :
nouveau genre d'étude, et presque inconnu aux personnes,
de son âge et de son rang; ajoutons, si vous voulez, de son
sexe^. Elle étudioit ses défauts; elle aimoit qu'on lui en fit
des leçons sincères ^ : marque assurée d'une âme forte que
ses fautes ne dominent pas, et qui ne craint point de les
envisager de près, par une secrète confiance des ressources
qu'elle sent pour les surmontera C'étoit le dessein d'avan-
cer dans cette étude de sagesse qui la tenoit si attachée
à la lecture de l'histoire, qu'on appelle avec raison la sage
conseillère des princes. C'est là que les plus grands rois
n'ont plus de rang que par leurs vertus, et que, dégradés '-
à jamais par les mains de la mort, ils viennent subir, sans
cour et sans suite, le jugement de tous les peuples et de tous
les siècles-^. C'est là qu'on découvre que le lustre (jui vient
1 « Jamais ses lumières ne l'ont éblouie. » Mélapliore qui lessenibie-
rait à un jeu de mots, si ces termes n'avaient, par l'usage, perdu beau-
coup de leur signiQcation primitive et sensible.
2 « Rendez témoignage, etc. » Mouvement et interrogation reproduits
dans l'Or, funèbre de Condé (V. la péroraison).
•5 « Madame' s'éloignoit toujours delà présomption autant, etc.» Style
simple ; mélange de concision et de clarté : modèle de naturel.
* « Ajoutons.... de son sexe, n Détail presque satirique, et jeté en
passant avec une grâce et une délicatesse parfaites.
o « Qu'on lui en fît des leçons. » Tour et expression peu usités.
6 « Marque assurée d'une âme forte, etc.» Expressions simples, qui ti-
rent une grande force de la gravité des idées. Détails originaux et curieux
dans un caractère de femme ; Bossuet Ta indiqué lui-même .Note 4j.
"> « Dégradés. » Rac. gradus : Dépossédés de la royauté, mais sans
flétrissure. — Expression très-forte, prise ici dans un sens assez rare.
8 « Ils viennent subir sans cour et sans suite, etc. » Celte magnifique
image n'est peut-être qu'un souvenir : « Aussitôt qu'un homme étoit
« mort (en Egypte), on l'amenoit en jugement. L'accusateur public étoit
<t écouté. S'il prouvoit que la conduite du mort eût été mauvaise, on
" eu coiidamnoi! la mémoire, et ii étoit piivé de la sépulture. Le peuple
58 ORAISON FUNÈBRE
de la flatterie est superficiel, et que les fausses couleurs,
quelque industricusement qu'on les applique, ne tiennent
pas ^ Là notre admirable princesse étudioit les devoirs de
ceux dont la vie compose riiistoire^ : elle y perdoit insen-
siblement le goût des romans et de leurs fades héros ^; et
soigneuse de se former sur le vrai, elle méprisoit ces froi-
des et dangereuses fictions*. Ainsi , sous un visage riant,
sous cet air de jeunesse qui sembloit ne promettre que des
jeux, elle cachoit un sens et un sérieux dont ceux qui trai-
toient avec elle etoient surpris.
Aussi pouvoit-on sans crainte lui confier les plus grands
secrets. Loin du commerce des affaires^ et de la société
des hommes, ces âmes sans force, aussi bien que sans foi^,
qui ne savent pas retenir leur langue indiscrète ! « Ils res-
<c semblent, dit le Sage, à une ville sans murailles , qui
« est ouverte de toutes parts "^5 » et qui devient la proie du
premier venu. Que Madame étoit au-dessus de cette foi-
blesse ! JNi la surprise, ni l'intérêt, ni la vanité, ni Tappât
d'une flatterie délicate, ou d'une douce conversation , qui
souvent, épanchant le cœur, en fait échapper le secret^,
« admiroit le pouvoir des lois, qui s'étendoit jusqu'après la mort ;...
« toute l'Egypte étoit noble, et d'ailleurs on n'y goùtoit de louanges
« que celles qu'on s'attiroit par son mérite. » Hist. Universelle, Part.
III, c. 5, p. 555, édit. classiq. annotée par M. Delachapelle. Voyez aussi
THOMAS, Essai sur les Éloges.
1 « Que le lustre qui vient de la flatterie est superficiel, etc. » Méta-
phores originales, et presque techniques [le vernis, le fard, etc.), à la
manière de celles de BuEFon dans le Discours à l Académie française.
« La feuille de métal battu, qui ne prend de l'éclat qu'en perdant de la
solidité ;les étincelles qu'on ne tire que par force, en choquant les mots
les uns contre les autres, etc. »
2 «Ceux dont la vie compose l'histoire.» Périphrase expressive comme
toutes celles de Bossuet,
3 « Leurs fades héros. » Voilà de la critique littéraire en passant à l'a-
dresse des admirateurs de Clélie et de Y invincible Artaban. (Mad. de
Sévigné en était). Ce genre de critique est rare chez Bossuet. A peine
en trouve-t-on quelques traces dans les Maximes sur la comédie.
* « Dangereuses fictions. » Dangereuses, car elles avaient largement
contribué à faire naître les précieuses, c'est-à-dire à gâter le sens et
l'esprit ; — mais dangereuses surtout comme distractions mondaines. *i
s « Loin du commerce, etc., » Procul, 0 procul este, profani. ViRG.
JEn. lib. v. 258. Exemple d'exclamation et d'apostrophe.
6 «Sans foi. » Foi, fides, manque de fidélité à la parole, de fermeté,
de constance. Sens rare dû mot.
"i Sicut urbs patens et absque murorum ambitu, ita vir qui non potest
oquendo cohibere spiritum suum. Prov. 1. xxv, v. 28.
* « Qui souvent, épanchant le cœur, etc.» Métaphore familière et §j-a-
DE HENRIETTE D'ANGLETERRE. 59
n'étoit capable de lui faire découvrir le sien ; et la sûreté
qu'on trouvoit en cette princesse, que son esprit rendoit si
propre aux grandes affaires, lui faisoit confier les plus im-
portantes.
Ne pensez pas que je veuille, en interprète téméraire des
secrets d'Etat^ discourir sur le voyage d'Angleterre; ni que
j'imite ces politiques spéculatifs qui arrangent suivant
leurs idées les conseils des rois, et composent, sans instruc-
tion, les annales de leur siècle*. Je ne parlerai de ce
voyage glorieux, que pour dire que Madame y fut admirée
plus que jamais. On ne parloit qu'avec transport de la
bonté de celle princesse, qui, malgré les divisions trop or-
dinaires dans les cours, lui gagna d'abord tous les esprits.
On ne pou voit assez louer son incroyable dextérité à traiter
les affaires les plus délicates, à guérir ces défiances cachées
qui souvent les tiennent en suspens, et à terminer tous les
différends d'une manière qui concilioit les intérêts les plus
opposés^. Mais qui pourroit penser, sans verser des lar-
mes, aux marques d'estime et de tendresse que lui donna
le roi son frère? Ce grand roi *, plus capable encore d'être
touché par le mérite que par le sang, ne se lassoit point
d'admirer les excellentes qualités de Madame. 0 plaie ^ ir-
rémédiable ! ce qui fut en ce voyage le sujet d'une si juste
admiration est devenu pour ce prince le sujet d'une dou-
leur qui n'a point de bornes^. Princesse, le digne lien des
deux plus grands rois du monde, pourquoi leur avez-vous
«ieuse. Epancher^ effundere. « Ici, à quoi tient le mérite de la phrase?
« A cette image si naturelle et si juste, qui nous représente le cœur hu-
« main s'ouvrant aux séductions comme un vase qui se répand quand
« on l'a penché. » La Harpe.
1 « Les secrets d'Etat. » Il y en avait un grand en effet, l'alliancft
contre la Hollande ; et Bossuet ne le connaissait pas.
2 « Ni que j'imite ces politiques spéculatifs qui arrangent, etc. » Autre
détail satirique. La Bruyère et Montesquieu n'ont fait que le commenter
quand ils ont peint les nouvellistes. — Spéculatif, faiseur de théorieSy.
qui n'entend rien à l'action.
3 « Les intérêts les plus opposés. » Ce morceau présente, presque
partout, une justification du précepte trop reproché à Buffon : Vatten-
tion à ne nommer les choses que par les termes les plus généraux.
Compris et appliqué ainsi , ce précepte s'accorde parfaitement avec la
précision et la propriété des termes ; mais il n'en faudrait pas faire un©
régie exclusive. Bossuet est, sous ce rapport, un excellent modèle.
* « Grand roi. » Grand, épithète employée trop souvent.
^ « 0 plaie. » Plaga, blessure. Les sept plaies du Christ.
^ « Sujet d'admiration, sujet de douleur. » Antithèse presque obligée.
m ORAlSOxN FLNÈBKE
été sitûl ravie*? Ces deux grands rois se coimoissent; c'est
FetTet des soins de Madame : ainsi leurs nobles inclina-
tions concilieront leurs esprits, et la vertu sera entre eux
une immortelle médiatrice-. Mais si leur union ne perd
rien de sa fermeté, nous déplorerons éternellement qu'elle
ait perdu son agrément le plus doux, et qu'une princesse
si chérie de tout l'univers ait été précipitée dans le tom-
beau, pendant que la confiance de deux si grands rois l'é-
levoit au comble de la grandeur et de la gloire.
La grandeur et la gloire ! Pouvons-nous encore enten-
dre ces noms dans ce triomphe de la mort' ? Non, mes-
sieurs, je ne puis plus soutenir'^ ces grandes paroles, par
lesquelles l'arrogance humaine tâche de s'étourdir elle-
même, pour ne pas apercevoir son néant. Il est temps de
faire voir que tout ce qui est mortel, quoi qu'on ajoute par
le dehors pour le faire paroître grand, est par son fond in-
capable d'élévation. Ecoutez k ce propos le profond raison-
nement, non d'un philosophe qui dispute dans une école,
ou d'un religieux qui médite dans un cloître^ : je veux
confondre le monde par ceux que le monde môme révère
le plus, par ceux qui le connoissent le mieux ^, et ne lui
veux donner pour le convaincre que des docteurs assis sur
1 « Princesse, etc. » Apostrophe touchante. Elle rappelle le cri de
douleur de J.-C. sur la croix. « Pater, ulquid dereliquisti me. »
2 « La vertu sera entre ou\ une immortelle médiatrice. » Bossuet ne
savait pas que Louis XIV ! payait trois millions de pension annuelle à
Charles II et lui donnait d'avance sa part des dépouilles, en lui destinant
la Zélande, ptovince du S.-O. de la Hollande.
3 « La grandeur et la gloire ! Pouvons-nous, etc. » Exemple de cor-
rection. Interrogation pleine d'abattement et de douleur, comme tous
les mouvements par lesquels Bossuet ramène à chaque instant, au milieu
de ses considérations générales, ce souvenir déplorable. Triomphe de la
mort, belle alliance de mots.
* « Soutenir. » Sastincrc. V. dans l'Or. fun. de Condé (Exorde) un
autre sens du même latinisme. Soutenir la gloire, etc.
3 « Philosophe qui dispute, religieux qui médite. » Nuances d'idées
indiquées nettement par les verbes.
^ « Je veux confondre le monde, etc. » Voilà un second exemple de
ce rapprochement éloquent entre la grandeur de David et celle des sou-
verains à qui s'adressent ses leçons. {Or. fun. de la reine d'Angleterre j.
— Bossuet a reproduit ces idées ailleurs ; par exemple dans le ser-
mon Sur la mort et l'immortalité de l'dme. « Voici la belle méditation
« dont David s'entretenoit sur le trône, au milieu de sa cour: Sire, elle
« est digne de votre audience (attention, audire). Ecce rnensurabileSy
«. etc. 0 éternel roi des siècles, vous êtes toujours à vous-même, toujours
'< en vous-même ; votre être éternellement immuable ni ne s'écoule, ni
<: ne se change, ni ne se mesure. El voici que vous avez fait mes jours
<■ mesurables, etc. Non, ma substance n'est rien devant vous, et tout
DE HENRIETTE D'ANGLETERRE. 61
le trône ^ c<. 0 Dieu, dit le roi prophète, vous avez fait mes
(C jours mesurables , et ma substance n'est rien devant
(( vous ^. » 11 est ainsi^ chrétiens : tout ce qui se mesure
iinit ; et tout ce qui est né pour finir n'est pas tout à fait
sorti du néant où il est sitôt replongé *. Si notre être, si
notre substance^ n'est rien, tout ce que nous bâtissons des-
sus ^ que peut-il être ? Ni l'édifice n'est plus solide que le
fondement, ni l'accident ^ attaché à l'être , plus réel que
l'être même. Pendant que la nature nous tient si bas, que
peut faire la fortune pour nous élever? Cherchez, imaginez
parmi les hommes les difieronces les plus remarquables ;
vous n'en trouverez point de mieux marquée, ni qui vous
paroisse plus eflective^ que celle qui relève le victorieux
au-dessus des vaincus qu'il voit étendus à ses pieds. Ce-
pendant ce vainqueur , enflé ^ de ses titres , tombera lui-
même à son tour entre les mains de la mort. Alors ces
malheureux vaincus rappelleront à leur compagnie leur
superbe triomphateur ; et du creux ^° de leur tombeau sor-
f( être qui se mesure n'est rien, parce que ce qui se mesure a son ter-
<c me, et, lorsqu'on est venu à ce terme, un dernier point détruit tout,
(< comme si jamais il n'avoit été. »
1 « Docteurs. » Le mot docteur indique cependant, sinon le philoso-
phe qui dispute dans une école, au moins le religieux ou le prêtre dis-
putant à la Sorbonne ou dans un concile.
2 Ecce mensarabiles posuisti dics meos, et substantia mea tanquam
nihilum ante le. Psal. xxxiii, v. 6.
3 « Il est ainsi. » Sic hahel: — Aujourd'hui, on dit : 11 en est ainsi.
* « N'est pas lout-à-fait sorti du néant. » Image expressive et élo-
quente : Ihomme a comme un pied dans la vie et l'autre dans le néant,
à peu près comme le lion de Milton : moitié limon, moitié chair ; la tête
cl le corps s'agitent pour s'arracher du sol ; mais une portion est en-
core matière morte et inanimée. Seulement, le lion arrivera à la vie, et
l'homme ne s'arrachera pas à la mort.
o « Substance. » Substantia, essence, c'est-à-dire la vie, en elle-
même, considérée en dehors de toute modification ou accident.
— Âccidere, opposé à slave ; ce qui est extérieur, contingent, et qui
peut varier à l'infini sans altérer la substance. — Substantif, le root
essentiel à l'idée, parce qu'il indique Vêtre; adjectif, le mot qui indique
ses modifications sans nombre.
6 « Tout ce que nous bâtissons dessus. » Métaphore à laquelle on
substituerait maintenant le barbarisme baser.
~i « Accident. » Voy. plus haut l'explication de ce terme philosophique.
s « Effective. » C'est-à-dire qui se traduit par des effets ; réelle.
9 « Entlé. )) Terme familier et énergique, 'jjcdiij.v^o:, inflatus.
10 « Creux. » Expression bien plus heureuse que le mot fond, parce
qu'elle rend l'image plus vague et l'idée plus effrayante.
Perque doraos Dilis vacuas et inania régna. Virg., -En. IV, v. 767.
Quelle éloquence, quelle poésie dans ce cri de satisfaction maligne et
hjiiiease du >aincu vengé de son vainqueur!
62 ORAISON FUNÈBRE
lira cette voix, qui foudroie toutes les grandeurs : <( Vous
« voilà blessé comme nous; vous êtes devenu semblable
<( à nous *. » Que la fortune ne tente donc pas de nous
tirer du néant, ni de forcer la bassesse de notre na-
ture ^.
Mais peut-être, au défaut de la fortune, les qualités de
l'esprit , les grands desseins , les vastes pensées pourront
nous distinguer du reste des hommes?- Gardez-vous bien
de le croire , parce que toutes nos pensées qui n'ont pas
Dieu pour objet sont du domaine^ de la mort. « Ils mour-
« ront, dit le roi prophète , et en ce jour périront toutes
<( leurs pensées*; » c'est-à-dire les pensées des conqué-
rants, les pensées des politiques, qui auront imaginé dans
leurs cabinets des desseins où le monde entier sera com-
pris ^ Ils se seront munis de tous côtés par des précautions
infinies ; enfin ils auront tout prévu , excepté leur mort ^,
qui emportera en un moment toutes leurs pensées. C'est
pour cela que l'Ecclésiaste, le roi Salomon, fils du roi Da-
vid '^ (car je suis bien aise de vous faire voir la succession
de la même doctrine dans un même trône ^.; c'est), dis-je,
pour cela que l'Ecclésiaste, faisant le dénombrement des
illusions qui travaillent^ les enfants des hommes, y com-
prend la sagesse même, a Je me suis, dit-il, appliqué à la
1 Ecce tu vulneralus es, sicut et nos ; noslri similis effectus es. Isa.,
C. XIV, V. 10.
2 «La bassesse de notre nature.» Chute faible, bien qu'elle contienne
tine transition. Elle eût été mieux placée au commencement de l'alinéa
suivant, oîi elle se serait relevée par le développement.
3 « Du domaine. » Expression qu'on a complètement usée de nos
jours, mais qui avait alors toute sa force.
* In illa die peribunt omnes cogitationes eorum. Psal. cxlv, v. 4.
f ({ Des desseins où le monde, etc. » Encore un exemple de la précision
jointe à la généralité des termes.— Remarquez la force du mot contenu.
6 «Ils auront tout prévu, excepté, etc. » Suspension d'idées après la-
quelle la phrase marche et se précipite , pour rendre toute la vivacité
de l'image.
■^ « L'Ecclésiaste. » Bossuet nous apprend lui-même ce que c'est que
VEcclésiaste. On désigne sous le nom d'Ecclésiaste un des livres de Sa-
lomon.
8 « Dans un même trône. » Remarquez comme Bossuet insiste sur ce
caractère tout aristocratique des leçons morales qu'il donne. C'est que,
comme il le dit lui-même : «C'est une entreprise hardie que d'aller dire
« aux hommes qu'ils sont peu de chose. Surtout, les grandes fortunes
« veulent être traitées délicatement sur ce point.))(5ermo» sur la mort
et l'immortalité de l'âme.) — Dans un même trône. Expression peu
correcte : trône pour famille, métonymie.
^ « Qui travaillent. » Expression forte, fréquente dans Bossuet.
DE HENRIETTE D'ANGLETERRE. 63
(( sagesse, et j'ai \u que c'étoit encore une vanité *, »
parce qu'il y a une fausse sagesse qui, se renfermant dans
l'enceinte des choses mortelles , s'ensevelit avec elles dans
le néant. Ainsi je n'ai rien fait^ pour Madame , quand je
vous ai représenté tant de belles qualités qui la rendoient
admirable au monde, et capable des plus hauts desseins où
une princesse puisse s'élever. Jusqu'à ce que je commence
à vous raconter ce qui l'unit à Dieu "^ une si illustre prin-
cesse ne paroitra dans ce discours que comme un exemple
le plus grand qu'on se puisse proposer, et le plus capable
de persuader aux ambitieux qu'ils n'ont aucun moyen de
se distinguer, ni par leur naissance, ni par leur grandeur,
ni par leur esprit , puisque la mort , qui égale '* tout, les
domine de tous côtés avec tant d'empire, et que, d'une main
si prompte et si souveraine, elle renverse les tètes les plus
respectées ^.
2° Considérez , messieurs , ces grandes puissances que
nous regardons de si bas. Pendant que nou§ tremblons
sous leur main ^, Dieu les frappe pour nous avertir. Leur
élévation en est la cause '^ ; et il les épargne si peu, qu'ilne
* « Transivi ad contemplandam sapientiam:..,locutusque cum mente
mea, animadverti quod hoc quoque esset vanitas. Eccl. 1. ii, v. 12, 15.
- « Ainsi, je n'ai rien fait. » Voilà ce qui complète l'énumération des
vanités humaines : la sagesse même, parce que, « plutôt on verra le
« froid et le chaud cesser de se faire la guerre, que les philosophes
<( convenir entre eux de la vérité de leurs dogmes, et que... dans celte
« mer si vaste et si agitée des opinions humaines, on ne peut déc(^-
« vrir ni aucun lieu si calme, ni aucune retraite si assurée, qui ne soit
« illustre par le naufrage de quelque personnage célèbre. » ( Bossuet,
Sermon sur la loi de Dieu.)
3 (( Jusqu'à ce que je commence à, etc. » Manière habile de ramener
la division, et de faire attendre à l'esprit tout un ordre d'idées nouvelles
qui n'est toujours qu'annoncé.
* « Qui égale. » Mot qui dispense du néologisme égaliser.
s « Elle renverse les tètes, etc. » Image saisissante, bien autrement
belle que la vieille fiction mythologique de la faux de la mort.
6 « Nous tremblons sous leur main. » Encore une grande image : la
foule obscure et obéissante, les yeux fixés sur les rois montés sur le
faîte. Nous tremblons sous la main des puissances ; incorrection analo-
gue à cette expression incorrecte de Fléchier : « Puissances ennemies
« de la France, vous vives^ et l'esprit de la charité chrétienne m'interdit
« de faire aucun souhait pour votre mort. » [Orais. fun. de Turenne,
Exorde, )
"^ « En est la cause. » Expression simple et forte d'une idée souvent
répétée.
Numerosa parabat
Excelsae turris tabulata, unde altior esset
Casus, etimpulsae prœceps immane ruiuae, Juv., SaU X.
64 ORAISON FUNÈP.RE
craint pas de les sacrifier à Tinstruction du reste des hom-
mes. Chrétiens, ne murmurez pas si Madame a été choisie
pour nous donner une telle instruction. Il n'y a rien ici
de rude pour elle , puisque, comme vous le verrez dans
la suite. Dieu la sauve par le même coup qui nous instruit.
Nous devrions être assez convaincus de noire néant : mais
s'il faut des coups de surprise à nos cœurs enchantés ^ de
l'amour du monde , celui-ci est assez p-and et assez terri-
ble. Onuit désastreuse ! ô nuit effroyable ! où retentit tout
à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante^ nou-
velle : Madame se meurt ! Madame est morte "^ ! Qui de nous
ne se sentit frappé à ce coup, comme si quelque tragique
accident avoit désolé sa famille^? Au premier bruit d'un
mal si étrange, on accourut à Saint-Cloud^ de toutes parts;
on trouve tout consterné, excepté le cœur de cette prin^
cesse ^. Partout on entend des cris; partout on voit la
douleur et le désespoir, et Fimage de la morf. Le roi, la
reine, Mgnsieur, toute la cour, tout le peuple, tout est
abattu, tout est désespéré; et il me semble que je vois Fac-
complissement de cette parole du prophète^ : a Le roi
<( pleurera, le prince sera désolé, et les mains tomberont
a au peuple de douleur et d'étonnement^. »
1 « Coups de surprise. » Expression forte et neuve. — « Enchanté. »
incantalus, séduit par des maléfices. . •
2 « Etonnanle. )> Par analogie avec le mot atlonitus, qui signifiait
primitivement frappé de la foudre.
3 « Madame se meurt 1 elc. » Mouvement admirable, mille fois cité ,
et qui, à cent soixante ans de distance , nous reporte à cette nuit ter-
rible, comme il faisait à Saint-Denis les auditeurs de Bossuet deux mois
/après la catastrophe. Bossuet, sous l'impression de ce souvenir si cruel,
«/! éclata en sanglots, et tous les assistants avec lui. — Il n'y a d'autre
* exemple d'un effet si extraordinaire sur un auditoire que la péroraison
du sermon de Massillon sur le petit nombre des élus.
* « Qui de nous ne se sentit frappé à ce coup, etc. » Idée éloquente :
la mort de Madame était un malheur national, et pour chacun une
perte domestique.
» « Saint-Cloud. » Joli bourg, situé sur la rive gauche de la Seine,
au-dessous de Paris, à six kilomètres environ, et où la famille d'Orléans
avait un château qui était sa résidence, comme Meudon, situé dans les
en\ irons, était celle du Dauphin, et St-Germain ou Versailles celle du roi.
^ « Excepté le cœur de ceUe princesse. » Détail touchant qui prépare
le beau tableau de la mort de la princesse.
" « Partout on voit la douleur et le désespoir, etc. »
I.uctus ubique, pavor, et pluriina morlis imago. Virg., /En. ir, 368.
^ Rex lugebit, et princeps indutlur mœrore, et manus popuil tcrriB
• ontuvbabuntur. Ezech. g. vu, v, 27. ^
^ « Le roi pleurera, etc. » Les rhétoriques, qui viennent toujours
DK HENRIETTE DANGLETCUUE. tj:>
Mais et les princes et les peuples gémissoient en vain ;
tîii vain Monsieur, en \ain le roi même tenoit Madame
serrée par de si étroits embrassemenls. Alors ils pouvoient
(lire l'un et Tautre avec saint Ambroise : Stringebam bra-
chia, secJ jam amiseram quam tenebam^: «je serrois les bras,
K mais j'avois déjà perdu ce que je tenois.» La princesse leur
('chappoit parmi des embrassements si tendres, et la mort
plus puissante nous Tenlevoit entre ces royales mains. Quoi
donc! elle devoit périr sitôt^! Dans la plupart des hommes
les changements se font peu à peu, et la mort les prépare
ordinairement à son dernier coup. Madame cependant a
passé du malin au soir, ainsi que l'herbe des champs^. Le
matin elle fleurissoit ; avec quelles grâces, vous le savez :
le soir nous la vîmes séchée^; et ces fortes expressions par
lesquelles TEcriture sainte exagère Tinconstance des choses
aprt^s coup signaler el nommer les grands effets oratoires, oii elles ana-
lysent les procédés de l'intelligence et les mouvements de la passion,
iippelleraient ce passage une hypolypose. Il ne faut i)as abuser de ces
jitols techniques, de peur qu'on ne nous dise avec Dorante : « Ah ! mon-
sieur Ljcidas, vous nous assommez avec vos grands mots! » ( Ciilique
lie l'Ecole des Femmes, se, vu.) Mais il est bon de les connaître, parce
qu'ils ser\ent aux classifications scientifiques, el dispensent souvent des
périphrases.
1 Oratio de nbitu Sattjri fratris, I, 19.
- « Quoi donc I elle devoit périr sitôt! » Réflexion douloureuse qui
peint la stupeur générale en présence d'une mort si terrible, et de plus
si contraire à l'ordre habituel de la nature.
3 « Madame cependant a passé, etc. » « Celte oraison funèbre seule
" pourrait prouver que Rossuetn'étoit point aus:-i étranger qu'on le croit
« communément à ces douces affections de l'âme, à ce langage du cœur,
(f à ces expressioiis sensibles dont le charme est toujours si puissant.
« parce qu'elles sont la voix de la nature gémissant sur la condition
(( humaine. On croit entendre Fénelon, lorsqu'on entend Bossuet laisser
(f tomber avec ses larmes, sur le cercueil d'Henriette, ces paroles lou-
« chantes, où sa douleur se montre sous des images si tendres, si douces
'' et si tristes. » De Baisset.
+ Purpureus veluti cum flos succisus aratro,
Languescit moriens, lassove papavera collo
Demisere capuf, fluvia cum forte gravanlur.
ViRG., .En., IX, f. 433.
Virgile a multiplié les détails gracieux ; Bossuet prend au contraire
ce qu'il y a de plus commun et de plus simple, t herbe des champs,
Kêchée le soir *.. La comparaison n'en est peut-être que plus touchante,
»'t elle a de plus que celle de Virgile, ce mot si triste : Avec quelles
(grâces 1 vous le savez.
. ' Homo, sicut fœnum dies eju>, lanquam fios agfri sic efflorebit.
Ps. cil, i5.
Dies me; srciit umhra declinavcrniit, et ego tanquam fœuum arui.
Ps. CI, I ?..
66 ORAISOX FUNÈBRE
humaines dévoient être pour cette princesse si pre'cises et
si littérales ^ Hélas^l nous coniposions son histoire de tout
ce_qu'onpeu|inia^ine'r de plus glorieux. Le passTét le
présent nous garantissoientTàvenir, et qû pouvoit tout at-
tendre de tant d^excellentes qualités. Elle alloit s'acquérir
deux puissants royaumes par des moyens agréables ^ : tou-
joursdouce, toujours paisible autant que généreuse et
bienTaisante, son crédit n'y auroUJamais été odieux • on
ne l'eût point vue s'attirer la gloire^^avéc'une ard^^' in-
quiète et précipitée; elle l'eût attendue sans impatience
comme sûre de la posséder. Cet attachement qu'elle a
.montré si fidèle pour le roi jusques à la mort lui en donnoit
.{f5JHoyens\ Et certes, c'est le bonheur de nos jours que
|1 estime se puisse joindre avec le devoir, et qu'on puisse
autant s'attacher au mérite et à la personne du prince
Uu on en révère la puissance et la majesté. Les inclina-
tions de Madame ne l'attachoient pas moins fortement à
tous ses autres devoirs. La passion qu'elle ressentoit pour
la gloire de Monsieur n'avoit point de bornes. Pendant
que ce grand prince, marchant sur les pas de son invinci-
ble frère, secondoit avec tant de valeur et de succès ses
grands et héroïques desseins dans la campagne de Flan-
dre\ la joie de cette princesse étoit incroyable. C'est ainsi
que ses généreuses inclinations la menoîent àla gloire par
les voies que le monde trouve les plus belles; et si quelque
1 « Et ces fortes expressions par lesquelles l'Ecriture , etc. » Com-
mentaire qui ajoute encore à Téloquence des idées ; l'exagération et
1 Hyperbole sont devenues pour la princesse une réalité.
2 « Par des moyens agréables. » Expression faible, mais relevée et
soutenue par tous les détails gracieux qui l'entourent. Elle avait d'ail-
leurs plus de valeur au temps de Bossuet. Vovez la page suivante et le
portrait de la reine d'Angleterre : Douce, famUière, agréable.
f «On^ne l'eut point vue. etc.» Eloge négatif, qui semble bien secon-
daire, mais qui acquiert de la force si l'on se reporte à ce que Bossuet
pensait de la cour et de ses intrigues. Voy. l'Or. fun. d'Anne de Gonzague.
« Lui en donnoit les moyens. » Idée obscure et peu satisfaisante.
Un ne voit guère comment l'attachement au roi eût mené sa belle-
sœur a la gloire. Les temps de la Fronde étaient aussi loin que ceux
de la révolution d'Angleterre : et d'ailleurs Bossuet, pour des raisons
dillerentes, n eut souhaité à la duchesse ni la gloire de sa mère ni la
réputation de Mme de Longueville, ou de la Princesse Palatine ou de la
grande Mademoiselle. Sans doute, il pensait qu'elle aurait pu agir en-
core auprès de ses frères daris-rinterérde la France, comme elle l'avait
ueja tait. , , ,_, . -.'t ' ^ .' ■ . ■ >
5 «Dans la campagne de Flandre. ))(1667f sous les ordres du maré-
chal de Turenne. Voyez l'Oraison funèbre de Marie-Thérèse.
tCC />.t> IC'- . C^ . ^vo^. L .>M * ^"?
DE HENRIETTE D'ANGLETERRE. ^% .^^
chose manquoit encore à son bonheur, elle eût tout gagneur [,.,^*
pai^' douceur et par sa conduite i. Telle étoit Fagréable , ^v*^*^
histoire que nous faisions poïir Madame; et pour achever . ,uc^
ces nobles projets, il n'y avoit que la durée de sa vie dont
nous ne croyions pas devoir être en peine. Car qui eût pu _ _ -*
seulement penser que les années eussent dû manquer à une
jeunesse qui sembloit si vive 2? Toutefois c'est par cet en-
droit que tout se dissipe en un moment. Au heu de 1 his-
toire d'une belle vie, nous sommes réduits à faire l'histoire
d'une admirable, mais triste mort. A la vérité, messieurs,
rien n'a jamais égalé la fermeté de son àme^ m ce courage
paisible qui, sans faire etfort pour s'élever, s'est trouvé,
par sa naturelle situation, au-dessus des accidents les plus
redoutables \ Oui, Madame fut dou£e^ envers la mort
comme elle l'étoit envers tout le môïîdër Son grand cœur
ni ne s'aigrit, ni ne s'emporta contre elle. Elle ne la brave
non plus avec fierté ; contente de l'envisager sans émo-
tion, et de la recevoir sans trouble ^ Triste consolation,
puisque, malgré ce grand courage, nous l'avons perdue!
C'est la grande vanité des choses humaines. Apres que,
pane~dernier effet de notre courage, nous avons, pour
ainsi dire, surmonté la mort, elle éteint en nous jusqu'à ce
courage par lequel nous sembHons la défiera La voila,
malgré ce grand cœur, cette princesse si admirée et si ché-
rie I la voilà telle que la mort nous l'a faite • ; encore ce
1 « Elle eût tout gagné par sa douceur et par sa conduite , etc. »
Est-ce une allusion aux différends qui s'élevaient de temps à autre entre
le duc et la duchesse d'Orléans? .
2 « Si vive. » Vivus, vivax, la force, la ténacité de la vie, et non le
mouvement et la tivacité d'esprit.
3 « A la vérité, etc. » Style simple qui repose l'esprit et 1 attention
entre les grands mouvements d'éloquence qui précèdent et suivent.
* « Au-dessus des accidents les plus redoutables. » Expression pleine
de délicatesse et de grâce , qui montre Madame accueillant la mort
comme elle eût fait un ennemi ou même un importun. Voy. le mot de
Mme de La Fayette, sur sa mauvaise humeur. (Notice biographique.)
s «Braver avec fierté, envisager sans émotion, recevoir sans trouble.»
Idée détaillée avec soin ; rapport parfait entre les termes : nous en
avons vu déjà de nombreux exemples.
6 « Elle éteint en nous jusqu'à ce courage par lequel, etc. » Trait
expressif : la mort triomphe même du courage et de la force d'ame sur
lesquels elle ne semblait pas avoir de prise.
7 « Telle que la mort nous l'a faite. » Mot d'une simplicité et d'une
énergie frappante, parce qu'il résume en un terme général tout ce que
présente à l'imagination ce reste tel quel d'une princesse si admirée. Il
s'appliquerait également bien à Jézabel, telle que Va faite la vengeance
\
(iK (iHAiso.N finkbhk: . '
reste tel quel va-t-il disparoître : cette ombre de glore va
s'évanouir; et nous Talions voir dépouillée même de cette
triste décoration '. Elle va descendre à ces sombres lieux,"
à ces demeures souterraines, pour y dormir dans la pous-!
sière avec les grands de la terre, coimne parle Job ; avec
ces rois et ces princes anéantis, parmi lesquels à peine ^>
peut-on la placer, tant les rangs y sont pressés, tant la !
mort est prompte à remplir ces places-. Mais ici notre \
imagination nous abuse encore. La mort ne nous laisse pas
assez de corps pour occuper quelque place, et on ne voit !
là que les tombeaux qui fassent quelque figure. Noire 1
chair change bientôt de nature. Notre corps prend un au- !
tre nom; même celui de cadavre, dit TertuJlien^ parce
<{u'il nous montre encore quelque forme humaine, ne lui
demeure pas longtemps : il devient un je ne sais quoi, qui
n a plus de nom dans aucune langue ; tant il est vrai' que
tout meurt en lui, jusqu'à ces termes funèbres par lesquels
on exprimoit ses malheureux restes M
C'est ainsi que la puissance divine, justement irritée
contre notre orgueil, le pousse jusqu'au néant; et que,
fie Dieu dans le songe d'Âthalie. M. de Chateaubriand l'a coinmenté
d'une manière recherchée et pénible. « Ce \erbe faire, applique à la mort
« qui défait tout, produit une contradiction dans les mots et un choc
« dans les pensées qui ébranlent Tàme. » [Gcnie du Christ., m, c. 8. )
1 « Même de cette triste décoration. » Admirable progression, par
laquelle Dossuet dégrade successivement l'homme , en lui ôiant gloire,
jeunesse, courage, restes matériels, et jusqu'au nom de cadavre.
2 « Elle va descendre à ces sombres lieux , à ces demeures souter-
raines, etc. » Peinture inspirée par l'Ecrilure, et dont chaque trait est
une image effrayante : ces sombres demeures, inania régna, ces rois
anéantis, et auprès desquels !a place manque, non pas à la chair qui
change de nature, mais aux tombeaux. A part le livre de Job et les
Psaumes, où t:o;iver une parei le éloquence?
3 Cadit in originem teiram, et cadaveris nomen, ex isto quoque no-
mine peritura, in nullum iude jam nomen, in omnis jam vocabuli moi-
lem. Tertll., de Resurrectione carnis.
* « Il devient un je ne sais quoi, etc. » « Que vous servira d'avoir
« tant écrit dans ce livre (la vie de l'homme , d'en avoir rempli toutes
« les paires de beaux caractères, puiscju'enfin une seule rature doit tout
« effacer? Encore une rature laisserait-elle quelques traces, du moins
« d'elle-même ; au lieu que ce dernier moment, qui effacera d'un seul
<( trait toute votre vie, s'ira perdre lui-même avec tout le reste dans le
'( gouffre du néant ; il n'y aura plus sur la terre aucuns vestiges de ce
<f que nous sommes. La chair changera de nature ; le corps prendra un
« autre nom ; même celui de cadavre ne lui demeurera pas long-
'< temps : il deviendra, dit Tertullien, un je ne sais quoi qui n'a plus
« de nom dans aucune langue ; tant il est vrai que tout meurt en lui,
« jusqu'à ces termes funèbres par lesquels on exprimait ses malheureuv
DE IIENRIKÎTE DWNGLETERUE. GO
pour égaler * à jamais les conditions, elle ne fait de nous
tous qu'aune même cendre. Peut-on bâtir sur ces ruines? peut-
on appuyer ^ quelque grand dessein sur ce débris mévitable
des choses humaines? Mais quoi ! messieurs, tout est-il
donc désespéré pour nous 3? Dieu, qui foudroie toutes nos
«grandeurs jusqu'à les réduire en poudre, ne nous laisse-t-
fl aucune espérance? Lui, aux yeux de qui rien ne se perd,
et qui suit toutes les parcelles de nos corps, en quelque
endroit écarté du monde que la corruption ou le hasard
les jette, verra-t-il périr sans ressource ce qu'il a fait ca-
pable de le connoître et de l'aimer ^ ? Ici un nouvel ordre
de choses se présente à moi; les ombres de la mort se dis-
sipent : (( Les Toies me sont ouvertes à la véritable vie ^ )>
Madame n'est plus dans le tombeau ^ la mort, qui sem-
bloit tout détruire, a tout établi : voici le secret de l'Ecclé-
siaste, que je vous avois marqué dès le commencement de
ce discours, et dont il faut m.aintenant découvrir le fond.
^'Partie. — Pli faut donc penser, chrétiens, qu outre le
rapport que nous avons du côté du corps avec la nature chan-
geante et mortelle, nous ^vons d'un autre côté un rapport
intime et une secrète affinité avec Dieu ^ parce que Dieu
même a mis quelque chose en nous qui peut confesser la vé-
rité de son être, en adorer la perfection, en admirer la plé-
nitude»; quelque chose qui peut se soumettre à sa souve-
raine puissance, s'abandonn-r à sa haute et incompréhen-
« lesfos' Sermon svr la mori et l'immnrtnfUè de rdwe, fe partie.)
- La même citation se trouve enc oro dans rOraisoii funèbre du P.
Bourcoing, 2^ partie. Voyez ravant-propos.
1 «Egaler. » Bossuet l'emploie souvent en ce sens.
2 « \ppuver.)) Mot expressif, et qui dispense du barbarisme fcaspr.
3 « Mais quoi, tout csl-il donc, etc. » Transition entre la première el
la seconde partie. Elle rappelle la rorrcclion qui sépare d une manière
si nette les deux grandes idées de Eexorde.
4 « Lui aux yeux de qui rien ne se perd, etc. » Raisonnement a for-
tiori, et exemple d'induction.
3 Notas mihi fecisli vias vitre. Psal. xv, v. 10.
6 « Madame n'est plus dans le tombeau, etc. » Souvenir du mot de
l'Evangile : Surrexit, non est hic; image qui résume d'une manière
frappante tout le nouvel ordre d'idées annonce par Bossuet.
' « Il faut donc penser que, etc. » Raisonnement par indnctron, des
effets à la cause. Si l'homme est intelligent, il doit a^oirun rapport avec
un être intelligent. . . .
8 «Confesser la vérité de son être, en adorer h- perfection, en admi-
rer, etc.» Exemple remarquable du rapport nécessaire entre les verbes
et les substantifs qui expriment les différentes nuances de 1 id-"^.
70 ORAISON FUNÈBRE
sible sagesse, se confier en sa bonté, craindre sa justice,
espérer son éternité ^ De ce côté, messieurs, si Thomme
croit avoir en lui de Télévation, il ne se trompera pas. Car,
comme il est nécessaire que chaque chose soit réunie à •
son principe, et que c'est pour cette raison, dit TEcclé-
siaste, « que le corps retourne à la terre, dont il a été |
« tiré ^; » il faut, par la suite du même raisonnement ^, que ;
ce qui porte en nous la marque divine, ce qui est capable !
de s'unir à Dieu, y soit aussi rappelé. Or ce qui doit re- j
tourner à Dieu, qui est la grandeur primitive et essentielle, |
n'est-il pas grand et élevé *? C'est pourquoi, quand je vous '.
ai dit que la grandeur et la gloire n'étoient parmi nous que ■
des noms pompeux, vides de sens et de choses, je regar- |
dois le mauvais usage que nous faisons de ces termes. .
Mais, jîour dire la vérité dans toute son étendue, ce n'est j
ni l'erreur ni la vanité qui ont inventé ces noms magnifi- '
ques ^ ; au contraire, nous ne les aurions jamais trouvés si I
nous n'en avions porté le fonds en nous-mêmes : car où ]
prendre ces nobles idées dans le néant ^? La faute que nous ■
faisons n'est donc pas de nous être servis de ces noms ; c'est ;
de les avoir appliqués à des obj ets trop indignes . Saint Chry-
*'« Son éternité. » C'est-à-dire son éternité bienheureuse. ■■
2 Revertatur pulvis ad terram suam, unde erat : et spiritus redeat |
ad Deum, qui dedil illum. Eccl. xii, v. 7. I
3 « Par la suite du même raisonnement. » Raisonnement YtAr-déduc- j
tion, du principe à la conséquence, et auquel il ne manque que la forme j
syllogistique. — 1er syllogisme : (Prémisses) : 1» Chaque chose doit se '
réunir à son principe. — 2° Or, Dieu est le principe de l'âme. —
(Conclusion) : Donc l'âme, etc. — 2e syllogisme. (Prémisses) : l" Dieu est
la grandeur primitive et essentielle. — 2» Or l'âme retourne à Dieu. —
(Conclusion) : Donc l'âme est grande. '.
'* « Ce qui doit retourner à Dieu n'est-il pas grand et élevé?» Un de ;
ces titres de la grandeur de l'homme, c'est la faculté de se soumettre à j
la souveraine puissance de Dieu. « Non-seulement ce contraste d'idées j
« et d'expressions est vraiment sublime, mais il y a ici un mérite pro- \
« pre à Bossuet : c'est 'de jeter rapidement des idées étendues sans |
« s'arrêter à les développer. Il y a ici un grand fonds de vérités phi-
« losophiques, indiqué en peu de mots... La raison humaine s'est élevée .
« jusqu'à ridée de l'intelligence divine, c'est-à-dire jusqu'à l'idée de |
« l'infini : et, comme la conséquence nécessaire de cette idée est un ;
« sentiment de soumission, il est rigoureusement vrai que ce sentiment ;
« tient à ce qu'il y a de plus grand dans l'homme, à sa raison, qui
« a conçu l'infini. )> La Harpe. ;
s « Ce n'est ni l'erreur, etc. » C'est le système de réhabilitation em- ;
ployé par Bessuet dans toute cette seconde partie : néant des choses ;
humaines ; grandeur et magnificence des choses divines. |
6 « Ex nihilo nihil ; in nibilum nil posse reverti. Lucrèce. ;
DE HENRIETTE D'ANGLETERRE. 7|
sostôme a bien compris cette vérité, quand il a dit : « Gloire,
(( richesses, noblesse, puissance, pour les hommes du monde
(( ne sont que des noms ; pour nous, si nous servons Dieu,
<( ce sont des choses. Au contraire, la pauvreté, la honte, la
a mort, sont des choses trop effectives et trop réelles pour
(( eux; pour nous ce sont seulement des noms^ ; » parce
que celui qui s'attache à Dieu ne perd ni ses biens, ni son
honneur, ni sa vie. Ne vous étonnez donc pas si FEcclé-
siaste dit si souvent : « Tout est vanité. )) Il s'explique,
(( tout est vanité sous le soleil ^, » c'est-à-dire tout ce qui
est mesuré par les années ^, tout ce qui est emporté par la
rapidité du temps. Sortez du temps et du changement*;
aspirez à l'éternité : la vanité ne vous tiendra plus asser-
vis. Ne vous étonnez pas si le même Ecclésiaste ^ méprise
toiît en nous, jusqu'à la sagesse ^, et ne trouve rien de meil-
leur que de goûter en repos le fruit de son travaiF. La sa-
gesse dont il parle en ce lieu est cette sagesse insensée *,
ingénieuse à se tourmenter, habile à se tromper elle-même,
qui se corrompt dans le présent ^, qui s'égare dans l'avenir;
qui, par beaucoup de raisonnements et de grands efforts,
ne fait que se consumer inutilement en amassant des cho-
ses que le vent emporte ^^. (( Hé ! s'écrie ce sage roi, y a-t-
1 HoM. 58 al, 59, in Matth. 5.
2 EccL. c. I, V. 2, 14; c. III, V. 11, 17.
3 « Tout ce qui est mesuré par les années. » Souvenir de David, cité
plus haut : mensurabi/es posuisti dies meos.
* « Sortez du temps et du changement. » Expression hardie ; alliance
heureuse de l'image et de l'abstraction.
5 EccL. c. I, V. 17; c. II, V. 14, 24.
6 «Méprise tout, etc. « Voyez p. 63, note 1.
"^ « Et ne trouve rien de meilleur que de goûter en repos etc.» Telle
est aussi la morale épicurienne : ,
(Formica) Non usquam prorepit, et illis utitur ante,
Quaesitis sapiens. Hor., Sat. i, i.
Et celle de l'ombre de Darius, quand elle console les Perses de la dé-
faite de Xerxès :
8 « Sagesse insensée. » Alliance de mots appelée par l'opposition des
idées. Elle est d'ailleurs belle et forte.
9 « Se corrompt dans le présent. » Par l'avarice et par l'ambition,
comme Rossuet le dit plus bas.
10 «Que le vent emporte.» Expression proverbiale qui offre une image
poétique. (Autant en emporte lèvent.)
74 ORAiSON FINEIMIK
il rien de si vain * ? )> Et n'a-t-il pas raison de prt'fércr b
simplicité d'une vie particulière qui goûte doucement et
iimocemment ce peu de biens que la nature nous donne,
aux soucis et aux chagrins des avares, aux songes inquiets
des ambitieux^? «Mais cela môme, dit-il, ce repos, celte
(( douceur de la vie, est encore une vanité '\ » parce que h
mort trouble et emporte tout. Laissons-lui donc mépriser
tous les états de cette vie, puisque enfm, de quelque côté
qu'ons'y tourne, on voit toujours la mort en face, qui couvre
de ténèbres tous nos plus beaux jours '^. Laissons-lui égaler
le fou et le sage; et même, je ne craindrai pas de le dire
hautement en cette chaire ° : laissons-lui confondre riiom-
me avec la bête: Unus interitus est hominis et jument orum ^,
En effet, jusqu'à ce que nous ayons trouvé la véri-
table sagesse ; tant que nous regarderons Thomme par
les yeux du corps, sans y démêler par l'intelligence ce se-
cret principe de toutes nos actions, qui étant capable de
s'unir à Dieu doit nécessairement y retourner ^ ; que ver-
rons-nous autre chose dans notre vie que de folles inquié-
tudes? et que verrons-nous dans notre mort, qu'une va-
peur qui s'exhale, que des esprits qui s'épuisent, que des
ressorts qui se démontent et se déconcertent, enfm qu'une
machine qui se dissout et qui se met en pièces^? Ennuyés
1 Et est quidquam tam vanum, Eccl. c. 2, v. 19.
2 « Des ambitieux. » Encore de la philosophie tout humaine, de la
morale à la manière d'Horace (Voy. toute la l^^ satire du l^r livre;.
3 Vidi quod hoc quoque esset vanitas. Eccl. c. ii, v. 1, 2 ; c. v, v. 10.
4 « On voit toujours la mort en face qui couvre, etc. » Image ex-
pressive et poétique, qui présente la mort comme un fantôme, toujours
debout vis-à-vis de sa victime.
5 « Je ne craindrai pas de le dire, etc.» Précaution oraloiie adressée
aux susceptibilités aristocratiques ou littéraires de Taudiloire.
6 Eccl. c. m, v. 19.
7 « Nécessairement y retourner. » Voyez les arguments i'onnés plus
liaut. Bossuet revient et insiste sur ses i-aisonnements.
8 « Oue verrons-nous dans notre mort, etc. » Phrase embarrassée par
la multiplicité des relatifs Ain des grands inconvénients de notre langue';,
mais dont chaque détail est d'une précision et dune propiiété parfaite.
Déconcerter^ détraquer. (Etymol. concert, assemblage, union.) Ce moi
ne signifie plus maintenant que perdre la tête. — Se mettre en pièces :
emploi remarquable du verbe réfléchi au lieu du verbe passif. Compare/
à ce morceau ce passage de Fléchier sur Vesprit : « Selon la nature.
« c'est un feu qu'une maladie et qu'un accident amortissent sensible-
« ment; c'est un tempérament drlicat qui se dérègle, une heureuse
« conformation d'organes qui s'usent, un assemblage et un cerlaiîi
« mouvement d'esprits qui s'épuisent et qui se dissipent ; c'est la partie
« b plus vive et la plus subtile de Tame qui s'appesantit, et qui semble
DE HENRIETTE D'ANGLETERr.E. J3
de ces vanités ^ cherchons ce qu'il y a de grand et de solide
en nous. Le sage nous Ta montré dans les dernières paro-
les de TEcclésiaste; et bientôt Madame nous le fera paroi-
tre dans les dernières actions de sa vie. « Crains Dieu, ei
« observe ses commandements; car c'est là tout Thomme*»:
comme s'il disoit : Ce n'est pas l'homme que j'ai méprisé,
ne le croyez pas ; ce sont les opinions, ce sont les erreurs
par lesquelles l'homme abusé se déshonore lui-même.
Voulez- vous savoir en un mot ce que c'est que l'homme?
Tout son devoir, tout son objet, toute sa nature, c'est de
craindre Dieu: tout le reste est vain, je le déclare; mais
aussi tout le reste n'est pas l'homme ^. Voici ce qui est
réel et solide, et ce que la mort ne peut enlever ; car, ajoute
l'Ecclésiaste, « Dieu examinera, dans son jugement , tout
c( ce que nous aurons feit de bien et de mal * )). Il est donc
maintenant aisé de concilier toutes choses. Le Psalmiste
dit ^ (( qu'à la mort périront toutes nos pensées. » Oui,
celles que nous aurons laissé emporter au monde, dont^ la
ligure passe et s'évanouit. Car, encore que notre esprit soit
de nature à vivre toujours, il abandonne à la mort tout ce
qu'il consacre aux choses mortelles ; de sorte que nos pen-
sées, qui dévoient être incorruptibles du côté de leur prin-
cipe, deviennent périssables du côté de leur objet '.'Voulez-
vous sauver quelque chose de ce débris ® si universel, si
inévitable? donnez à Dieu vos affections; nulle force ne
vous ravira ce que vous aurez déposé en ces mains divi-
nes. Vous pourrez hardiment mépriser la mort, à l'exemple
« vieillir avec le corps; c'est une finesse de raison qui s'évapore, et qui
« est d'autant plus foible et plus sujette à s'évanouir qu'elle est plus
« délicate et plus épurée. » [Or. fun. de mad. de Montausier.) C'est le
m)inc fond : moins de force, plus de détails ingénieux et élégants.
1 « Ennuyés de ces vanités. » V. page 15, note 6.
- EccL. c. XII, V. 15. Voy. la 2^ partie de l'Exorde.
3 Los paroles de Bossuet se confondent ici avec celles de rEcclésiasle ;
c'est sa manière ordinaire de commenter une citation.
* EccL. c. XII, V.14. Remarquez la netteté des oppositions.
>> PsAL. cxLV, y. 9. Exemple de concession.
*5 « Dont la figure, etc. » Dont se rapporte à celles, et non à monde^
qui semble cependant en être l'antécédent. Voy. page 59, n. 5.
"î « Du côté de leur objet. » Formes de discussion tout à fait tech-
niques; nous arrivons à un développement de théologie pure, qui oc-
cupe une place importante dans le discours. La philosophie substitue-
rait à ces termes déjà pénibles les mots plus obscurs encore d'oô/eeti-
vité et de subjectivité.
8 a Débris » pour ruine. Emploi forcé et très-rare du mot.
4
74 ORAISON FUNÈBRE
de notre héroïne chrétienne ^ Mais, afin de tirer d'un si
tel exemple toute Tinstruction qu'il nous peut donner,' en-
trons dans une profonde considération des conduites de
Dieu sur elle, et adorons en cette princesse le mystère de
la prédeslination et de la grâce ^.
Yous savez que toute la vie chrétienne, que tout l'ou-
vrage de notre salut, est une suite continuelle de miséri- X
cordes: mais le fidèle interprète du mystère de la grâce, je
veux dire le grand Augustin ^, m'apprend cette véritable et
solide théologie, que c'est dans la première grâce et dans
la dernière que la grâce se montre grâce*; c'est-à-dire que
c'est dans la vocation qui nous prévient^, et dans la per-
sévérance finale qui nous couronne, que la bonté qui nous
sauve paroît toute gratuite et toute pure. En effet, comme
nous changeons deux fois d'état, en passant premièrement
des ténèbres à la lumière, et ensuite de la lumière impar-
faite de la foi à la lumière consommée ^ de la gloire ' ;
comme c'est la vocation qui nous inspire la foi, et que
c'est la persévérance qui nous transmet * à la gloire , il a
plu à la divine bonté de se marquer elle-même, au com-
mencement de ces deux états, par une impression illustre ^
et particulière, afin que nous confessions que toute la vie
du chrétien, et dans le temps qu'il espère, et dans le temps
qu'il jouit, est un miracle de grâce. Que ces deux princi-
paux moments de la grâce ont été bien marqués par les
merveilles*^ que Dieu a faites pour le salut éternel de Hen-
* « Héroïne chrétienne. » Expression qui n'est pas d'un heureux effet.
2 « De la prédestination et de la grâce. » Prédestination, action de
la grâce qui consiste à choisir une âme à l'avance pour la sauver ;
grâce, action et manifestation de la miséricorde divine par ses bienfaits.
3 S. Augustin, i'auteur familier de Bossuet, et l'un des plus grands
des Pères de l'Eglise. Né en 554 à Tagaste en Numidie, évèque d'Hip-
pone en 593, mort en 450. Ses traités de la Grâce et du Libre arbitre
l'on fait surnommer le docteur de la grâce.
* « La grâce se montre grâce. » La grâce générale se manifeste par
des grâces particulières et actuelles, c'est-à-dire du moment.
8 « Prévient. » Prœoccupat : jious saisit à l'avance, au début de la vie.
* « Consommée, c'est-à-dire parfaite. Consummatum est, dit Jésl's-
Christ, tout est achevé. Consummatum animi bonum (Sénéque).
■^ « La gloire. » c'est-à-dire le salut, la vie éternelle, l'Eglise triom-
phante. Expression consacrée dans la langue de l'Eglise.
8 « Nous transmet. » Latinisme. Transmittit. Nous fait passer.
9« Impression illustre.» Impression, c'est-à-dire caractère, em-
preinte. Sens étymologique. Yoy. page 18, n. 6. — Illustre, illustris^
qui est en pleine lumière.
10 «Les merveilles, c'est-à-dire les prodiges. » Page 18, n. 5.
DE HENRIETTE D'ANGLETERRE. 75
RiETTE d'Angleterre î Pour la donner à TÉglise, il a fallu .
renverser tout un grand royaume ^ La grandeur de la
maison d'où elle est sortie n'étoit pour elle qu\m engage-
ment plus étroit dans le schisme de ses ancêtres ; disons
des derniers de ses ancêtres, puisque tout ce qui les pré-
cède, à remonter jusqu'aux premiers tem.ps, est si pieux
et si catholique '^ Mais, si les lois de TÉtat s'opposent à son
salut éternel. Dieu ébranlera tout TÉtat^pour l'affranchir
de ces lois. Il met les âmes à ce prix; il remue le ciel et
la terre pour enfanter ses élus ^; et, comme rien ne lui est
cher que ces enfants de sa dilection* éternelle, que ces
membres inséparables de son Fils bien-aimé, rien ne lui
coûte, pourvu qu'il les sauve. Notre princesse est persé-
cutée avant que de naître, délaissée aussitôt que mise au
monde; arrachée, en naissant, à la piété d'une mère catho-
lique^; captive, dès le berceau, des ennemis implacables
de, sa maison; et, ce qui étoit plus déplorable, captive des
ennemis de l'Église, par conséquent destinée première-
ment par sa glorieuse naissance®, et ensuite par sa rrial-
heureuse captivité, à Terreur et à l'hérésie. Mais le sceau
de Dieu "^ étoit sur elle. Elle pouvoit dire avec le pro-
phète* : « Mon père et ma mère m'ont abandonnée ; mais
a le Seigneur m'a reçue en sa protection^. » Délaissée de
1 « Pour la donner à l'Eglise, etc. » Idée singulièrement hasardée ;
car sacrifier toute une monarchie à une seule âme, même de princesse,
c'est mettre cette âme à un prix bien élevé.
2 « A remonter jusqu'aux premiers temps. » De St Edouard à Hen-
ri VIII .Voy. pages 15 et 21, Oraison funèbre de Henriette de France.
3 « Pour enfanter ses élus. » Expression des hymnes et de l'Ecriture,
Justum que fecundo sinu Cieux, répandez votre rosée,
Complexa tellus perdiio Et que la terre enfante son sauveur.
Orbi salutem germinet. Racine, Jthalie, 111, .'^.
* « Dilection. » Terme de théologie mystique.
•5 « Arrachée à la piété d'une mère catholique. » Henriette de
France. Voy. son Oraison funèbre, page 55.
6 « Par sa glorieuse naissance. » Son frère Charles 11 était protes-
tant. Le parlement avait exigé que les enfants du roi fussent élevés
dans la religion anglicane. Remarquez la progression historique et lo-
gique des idées; la forme même du raisonnement est^ toute scolastique :
par conséquent, premièrement, ensuite.
' « Le sceau de Dieu, » Métaphore empruntée aux souvenirs de
l'Ecriture. Voy. la première partie de VOraison funèbre de Condé
[ie t'ai marqué dès ton enfance).
8 « Le prophète. » C'est-à-dire le prophète par excellence, David.
9 « Pater meus et mater moa dereliquerunt me ; Dominus autem
» assumpsit me. » Psalm. xsvi, 10.
76 OUAISON FL'NÈr.liE
toute la Icrrc dès ma naissance, « je fus comme jetée entre
<( les bras de sa providence paternelle ; et, dès le ventre de
<( ma mère, il se déclara mon Dieu*. » Ce fut à cette
garde fidèle que la reine sa mère commit ce précieux dé-
pôt. Elle ne fut point trompée dans sa confiance. Deux ans
après, un coup imprévu, et qui tenoit du miracle, délivra
la princesse des mains des rebelles *. Malgré les tempêtes
de rOcéan, et les agitations encore plus violentes de la terre.
Dieu , la prenant sur ses ailes comme l'aigle prend ses pe-
tits^, la porta lui-même dans ce royaume ; lui-même la posa
dans le sein de la reine sa mère, ou plutôt dans le sein de
TÉglise catholique. Là elle apprit les maximes de la piété
véritable, moins par les instructions qu'elle y recevoit que
par les exemples vivants de cette grande et religieuse
reine*. Elle a imité ses pieuses libéralités. Ses aumônes,
toujours abondantes, se sont répandues principalement sur
les catholiques d'Angleterre, dont elle a été la fidèle pro-
lectrice. Digne fille de saint Edouard etde saint Louis', elle
s'attacha du fond de son cœur à la foi de ces deux grands
rois. Qui pourroit assez exprimer le zèle dont elle briiloit
pour le rétablissement de cette foi dans le royaume d'An-
gleterre, où l'on en conserve encore tant de précieux mo-
numents®? nous savons qu'elle n'eût pas craint d'exposer
sa vie pour un si pieux dessein : et le ciel nous l'a ravie '.
0 Dieu ' ! que prépare ici votre éternelle providence? Me
permettrez-vous , ô Seigneur ! d'envisager en tremblant
vos saints et redoutables conseils? Est-ce que les temps do
confusion^ ne sont pas encore accomplis? est-ce que le
a'ime qui fit céder vos vérités saintes à des passions mal-
1 « In te projectus sum ex utero : de ventre matris meae Deus meus
« es tu. » PSALM. XXI, 11.
2 « Des mains des rebelles, n En 1646. Voy. pag. 55, 6 et 56, 1.
s u Dieu la prenant sur ses ailes comme l'aigle prend, etc. » Compa-
raison gracieuse, mais qui, appliquée à Dieu, peut paraître d'un effet
bizarre ; car elle rapetisse, par l'image, l'idée de la divinité.
* « Cette grande et religieuse reine. » Voyez les mêmes éloges don-
nés à la reine Henriette par Bossuet, page 10 et suivantes.
* « Et de saint Louis. » Sa mère était de la maison de Bourbon.
6 « Tant de précieux monuments. » Les catholiques, du parti de-
quels était, au moins secrètement, Jacques, duc d'York, et frère de la
-duchesse. Peut-être y a-t-il aussi une allusion aux monuments matériels
du catholicisme, l'église de ^Vestminsler, par exemple.
7 a 0 Dieu 1 etc. » Aposirophe et interrogation éloquentes.
* a Confusion. » Désordre, révolution, erreur. Confundere.
DE HENRIETTE D'ANGLETERRE. 77
heureuses* est encore devant vos yeux, et que vous ne
l'avez pas assez puni par un aveuglement de plus d'un
siècle'? Nous ravissez-vous Henriette par un effet du
même jugement qui abrégea les jours de la reine Marie',
et son règne si favorable à TÉglise? ou bien voulez-vous
triompher seul ? et en nous ôtant les moyens dont nos dé-
sirs se flattoient, réservez-vous, dans les temps réservés
par votre prédestination éternelle, de secrets retours àTE-
tat et à la maison d'Angleterre*? Quoi qu'il en soit, ô
grand Dieu, recevez-en aujourd'hui les bienheureuses pré-
mices en la personne de cette princesse. Puisse toute sa
maison et tout le royaume suivre l'exemple de sa foi^! Ce
grand roi qui remplit de tant de vertus le trône de ses an-
cêtres ^, et fait louer tous les jours la divine main qui l'y
a rétabli comme par miracle, n'improuvera pas notre zèle
si nous souhaitons devant Dieu que lui et tous ses peuples
soient comme nous. Opto apud Deum... non tantùm te, sed
etiam omnes... fieri taies qualis et ego sum. Ce souhait est
fait pour les rois; et saint PauH, étant dans les fers, le fit la
première fois en faveur du roi Agrippa^ : mais saint Paul en-
exceptoit ses liens, exceptis vinculis his ; et nous, nous
1 « Et des passions malheureuses. » Le libertinage du peuple et la
fureur de disputer des choses divines , Tinconstance et les passions cou-
pables des rois. Voy. pages 15 et 22.
2 « De plus d'un siècle. » De 1534 à 1670.
8 « Marie Tudor, fille de Henri VIII, ne régna que deux ans (1556-
38;. Voy. page 21, note 3.
* « Réservez-vous, etc. » C'est '"la seconde fois que ce souhait se re-
trouve dans Bossuet (page 16, n. 7, Oraison funèbre de Henriette de
France.) Un peu plus bas, Charles II est désigné formellement, mais
avec une parfaite^ convenance.
5 « L'exemple de sa foi. » Son frère Jacques II le suivit en effet, mais
il lui en coûta son royaume, et l'archevêque de Reims (frère de Lou-
« vois ) disait de lui : Qu'il éloil bien bonhomme d'avoir perdu trois
« royaumes pour une messe, n
6 « Ce grand roi, etc. n Voy. p. 6, n. 6, et ailleurs. Ici, pourtant,
le compliment était nécessaire, pour faire passer le vœu de l'oiateur.
■^ « Ce souhait, etc. » Paroles simples et touchantes. — S. Paul, arrête
comme chrétien, sur la clameur des juifs, et traduit devant le gouverneur
romain Festus, qui ne le trouva point coupable, S. Paul avait appelé de
sa captivité à l'empereur. Agrippa, roi de Judée, et sa femme Bérénice
désirèrent l'entendre, et il confessa devant eux le christianisme naissant.
^ « En faveur du roi Agrippa. » Agrippa autem ad Paulum : in mo-
dico suades me christianum fieri. — Et Paulus : opto apud Deum, et in
modico, et in magno, non tantum te, sed etiam omnes qui audiunt,
hodie fieri taies, qualis et ego gum, exceptis vinculis his. .\ct. Apost.,
XXVI, 28 et 29.
78 ORAISON FUNEBRE
souhaitons principalement que rAngleterre, trop libre
dans sa croyance, trop licencieuse* dans ses sentiments,
soit enchaînée comme nous de ces bienheureux liens ^ qui
empêchent Torgueil humain de s'égarer dans ses pensées,
en le captivant sous Tautorité du Saint-Esprit etde TÉglise.
o*^ Après vous avoir exposé le premier effet de la grâce
de Jésus-Christ en notre princesse, il me reste, messieurs,
^devons faire considérer le dernier, qui ^ couronnera tous
ïes autres. C'est par cette dernière grâce que la mort
change de nature pour les chrétiens, puisqu'au lieu qu'elle
sembloit être faite pour nous dépouiller de tout, elle com-
mence, comme ditrApôtre*", à nous revêtir, et nous assure
éternellement la possession des biens véritables. Tant que
nous sommes détenus dans cette demeure mortelle, nous
vivons assujettis aux changements, parce que, si vous me
permettez de parler ainsi, c'est la loi du pays que nous ha-
bitons^; et nous ne possédons aucun bien^, même dans
l'ordre de la grâce, que nous ne puissions perdre un mo-
ment après par la mutabilité "^ naturelle de nos désirs. Mais
aussitôt qu'on cesse pour nous de compter les heures, et
de mesurer notre vie par les jours et par les années, sortis
des ligures qui passent et des ombres qui disparoissent^»
nous arrivons au règne de la vérité, où nous sommes af-
franchis de la loi des changements^. Ainsi notre âme n'est
plus en péril; nos résolutions ne vacillent plus; la mort, ou
plutôt la grâce de la persévérance finale a la force de les
* « Licencieuse. » Licentia. — Une foule de mots de Bossuet doivent
s'expliquer par l'étj mologie. Celui-ci s'emploie rarement ainsi.
2 « Soit enchaînée comme nous, de ces bienheureux liens, etc.»
Rapprochement assez forcé, et qui rappelle les ^intithéses souvent beau-
coup trop spirituelles de Fléchier.
3 « Après vous avoir exposé, etc. » Celte transition amène le récit
nécessairement trés-développé de la mort de la princesse.
* S. Paul, h, cor., v. 3.
s « Tant que nous sommes détenus, etc. » Comparaison familière,
qui rend l'idée claire et saisissable pour tous les esprits.
6 « Aucun bien. » Les biens spirituels , qui peuvent nous échapper
par notre faute, comme les biens matériels nous échappent par leur
nature et leur fragilité.
"* « Mutabilité. » Mot latin, rarement employé. On trouve plus fré-
quemment son contraire immutabilité.
8 « Des ombres qui disparoissent. » Image vive et poétique ; nous
vivons dans un monde de fantômes et de rêves.
^ « Nous arrivons au régne de la vérité, etc. » Toutes ces idées ab-
straites se traduisent par des termes empruntés à la vie ordinaire, et
deviennent ainsi à îa portée de toutes les intelligences.
DE HENUIETIE D'ANGLETERRE. 79
fixer ^ ; et de même que le testament de Jesus-Christ, par le-
quel il se donne ànous, est confirmé àjamals, suivant le droit
des testaments et ladoctrine defApôtre-, par la mort de ce di-
vin testateur; ainsi la mort du fidèle fait que ce bienheureux
testament, par lequel de notre côté nous nous donnons au
Sauveur, devient irrévocable . Donc^, messieurs, si je vous fais
voirena^reunejois Madame aux prises avec la mort, n'ap-
préhendez rien pour elle : quelque cruelle que la mort
vous paroisse*, elle ne doit servir à cette fois que pour ac-
complir Tœuvre de la grâce, et scellèFeiTTcette princesse le
conseil de son éternelle prédestination. Voyons donc ce
dernier combat; mais encore un coup, affermissons-nous»
ne melons point de foiblesse à une si forte action, et ne
déshonorons point par nos larmes une si belle victoire.
Voulez-vous voir combien la grâce, qui a fait triompher
Madame, a été puissante, voyez combien la mort a été
terrible^. Premièrement, elle a plus de prise sur une prin-
cesse qui a tant à perdre. Que d'années elle va ravir à
cette jeunesse ! que de joie elle enlève à cette fortune ! que
de gloire elle ôte à ce mérite^! D'ailleurs peut-elle venir
ou plus prompte ou plus cruelle ? C'est ramasser_toutes ses
forces '^, c'est unir tout ce qu'elle a de pîuTredoutable que
de joindre, comme elle fait, aux plus vives douleurs l'at-
taque la plus imprévue. Mais quoique, sans menacer et
1 « A la force de les fixer. » Remarquez la suite de la métaphore.
* « Contestalur autem nos et Spiritus Sanctus. Postquam enim dixit :
« — Hoc autem testamentum quod testabor ad illos post dies illos, dicit
« Dominus : Dando leges meas in cordibus eorum, et in mentibus eo-
« rum superscribam eos. » Jer. xxxr, 35. — S. Pall. ad Uebrœos,
c. X, 15 et 16.
3 « Donc. » Sur celte conjonction, voy. page 22, n. 2.
'* «Quelque cruelle que la mort, etc.» Nous avons vu déjà le récit presque
complet de la mort de la princesse, mais réduit à la simple et terrible
histoire des événements. Bossuet y revient pour l'expliquer, et pour
joindre la consolation aux douleurs. Aussi fait-il appel à la raison, à la
piété et au courage de ses axiditeurs.
^ « Voyez combien la mort, etc. » Maintenant que Bossuet a prévenu
et affermi les esprits, il peut sans crainte détailler et étudier cette mort
effrayante, et renouveler par le raisonnement et la réflexion la douleur
tout instinctive et toute spontanée. — Bel exemple d'antithèse.
6 « Que d'années elle \a ravir, etc. » Enumération et gradation.
■^ « Ramasser ses forces. » Expression éloquente, bien maladroite-
ment imitée par Fléchier. « On peut triompher plus aisément d'une
« mort imprévue, parce que l'âme, n'étant pas alors affoiblie par de
« longues souffrances, reste entière pour lui opposer une constance
« ramassée. » ( Orais, fun. de la Dauphine^ 13 juin 1690.) — « La
-\
80 ORAISON FUNÈBRE
sans avertir, elle se fasse sentir tout entière dès le premier
/oup, elle trouve la princesse prête. La grâce, plus active
encore, Ta déjà mise en défense. Ni la gloire ni la jeunesse
n'auront un soupir. Un regret immense ^ de ses péchés no
lui permet pas de regretter autre chose. Elle demande le
crucifix sur lequel elle avoit vu expirer la reine sa belle-
mère^, comme pour y recueillir les impressions de con-
stance et de piété , que cette âme vraiment chrétienne y
ivolt laissées avec les derniers soupirs '. A la vue d'un si
grand objet, n'attendez pas de cette princesse des discours
étudiés et magnifiques : une sainte simplicité fait ici toute
la grandeur^. Elle s'écrie : « 0 mon Dieu; pourquoi n'ai-
c( je pas toujours mis en vous ma confiance ^ ? » Elle s'af-
flige, elle se rassure, elle confesse humblement et avec
tous les sentiments d'une profonde douleur que de ce jour
seulement elle commence à connoître Dieu ; n'appelant
pas le connoître, que de regarder encore tant soit peu le
monde. Qu'elle nous parut au-dessus de ces lâches chré-
tiens, qui s'imaginent avancer leur mort quand ils prépa-
rent leur confession; qui ne reçoivent les saints sacrements
que par force, dignes certes de recevoir pour leur juge-
ment ce mystère de piété qu'ils ne reçoivent qu'avec ré-
pugnance*^! Madame appelle les prêtres plutôt que les
médecins. Elle demande d'elle-même les sacrements de
l'Église; la pénitence avec componction; FEucharistie
avec crainte , et puis avec confiance ; la sainte Onction
« constance, dit Maury, ne saurait élre éparpillée Elle rallie toujours
« tous les éléments dont elle se compose, la force, le courage, etc.
« Enfin, elle ramasse tous ses appuis, et ne peut jamais être ramassée.»
— Maury a bien raison d'appeler ce mot une expression sauvage.
* « Un regret immense de ses péchés, » Expression énergique.
2 « La reine sa belle-mére. » Anne d'Autriche, morte cinq ans au-
paravant. (V. VOrais. fun. de Marie Thérèse, 5» partie.)
3 « Comme pour y recueillir, etc. » Idée et souvenir touchants. Ex-
pressions pleines de précision et de sentiment,
* * « Une saifite simplicité fait ici la grandeur. » On en pourrait sou-
vent dire autant de l'éloquence de Bossuet.
5 « 0 mon Dieu, etc. » Ce récit de la mort d'Henriette, qui ne fait
pas un morceau unique, mais se reproduit trois fois, et se mêle à son
histoire et à son portrait, donne au discours un caractère plus touchant
encore, car il reporte sans cesse l'esprit des images de prospérité et de
grandeur au lit de mort de la princesse.
" « Ces lâches chrétiens, qui s'imaginent avancer leur mort, etc. »
Leçon générale et conseil pratique, comme Bossuet en tire à chaque
instant des faits qu'il raconte ou des réflexions qu'il développe.
DE HENRIETTE D'ANGLETERRE. 81
des mourants avec un pieux empressement ^ Bien loin
d'en être effrayée, elle veut la recevoir avec connoissance :
elle écoute l'explication de ces saintes cérémonies, de ces
prières apostoliques qui, par une espèce de charme divin,
suspendent les douleurs les plus violentes ^, qui font ou-
blier la mort (je l'ai vu souvent ^) à qui les écoute avec
foi : elle les suit, elle s'y conforme ; on lui voit paisible-
ment présenter son corps à cette huile sacrée *, ou plutôt
au sang de Jésus, qui coule si abondamment avec cette pré-
cieuse liqueur. Ne croyez pas que ses excessives et insup-
portables douleurs aient tant soit peu troublé sa grande
âme ^. Ah ! je ne veux plus tant admirer les braves, ni les
conquérants. Madame m'a fait connoître la vérité de cette
parole du Sage : « Le patient vaut mieux que le fort; et
c( celui qui dompte son cœur vaut mieux que celui qui
<( prend des villes ®. » Combien a-t-elle été maîtresse du
sien ! avec quelle tranquillité a-t-elle satisfait à tous ses
devoirs! Rappelez-en votre pensée'^ ce qu'elle a dit à Mon-
1 « La sainte onction des mourants, etc. » Bossuet ne recule devant
aucun détail, lui que La Harpe louait d'avoir cherché une périphrase pour
désigner les confessionnaux. Le même caractère se retrouve dans l'Or,
fun. de Marie-Thérèse et la dernière partie de l'Or. fun. de Condé.
2 « Elle écoule l'explication de ces saintes cérémonies, etc. » Com-
parez à ce passage tout le beau chapitre du livre i du Génie du Chris-
tianisme sur VExtrème onction. — Ex. de redoublement d'idées.
3 « Je l'ai vu souvent.» « Bossuet cache la vérité par modestie, quand il
« s'eflace lui-même du récit de cette agonie ; quand il attribue tout le
<f prodige de son propre talent aux belles et touchantes prières de l'E-
« glise ; quand il rappelle toujours comme témoin, jamais comme ac-
(f leur, riiéroïsme de la foi de celte princesse. » Ajoutons que ce mot,
je l'ai vu souvent, nous représente Bossuet accomplissant fréquem-
ment l'un des plus nobles devoirs de son ministère. Sa modestie est ici
d'autant plus frappante, qu'il ne craint pas, nous l'avons vu, de parler
de lui-même avec dignité et noblesse. « M. de Condom arriva comme
« elle la recevoit (l'extrême Onction. Il lui parla de Dieu conformé-
<f ment à l'état où elle étoif, et avec cette éloquence et cet esprit de
u religion qui paroissoit dans tous ses discours. Elle entra dans toul
« ce qu'il lui dit avec un zèle et une présence d'esprit admirables. »
Mme DE LA Fayette.
* « Cette huile sacrée. » L'huile employée pour l'Extrême Onction.
5 « Ne croyez pas que ses excessives et insupportables douleurs, etc. »
Souvenir pénible, mais qui amène un beau détail du caractère.
6 Melior est patiens viro forti ; et qui dominatur animo suo, expu-
gnatore urbium. Prov, , xvi, v. 32. — Opposition touchante.
' « Rappelez en votre pensée, etc. » « Chrétiens, qu'une triste céré-
« monie assemble en ce lieu, ne rappelez-vous pas en votre pensée ce que
« vous avez vu, ce que vous avez senti il y a cinq mois? » Fléchier,
Or. fun. de Turenne, exorde.
4.
82 OKAISON FUNEBRE
SIEUR. Quelle force! quelle tendresse! 0 paroles qu'on
Yoyoit sortir de Tabondance d'un cœur qui se sent au-dessus
de tout; paroles que la mort présente, et Dieu plus pré-
sent encore, ont consacrées; sincère production d'une
âme qui, tenant au ciel, ne doit plus rien à la terre que la
vérité ^ vous vivrez éternellement dans la mémoire des
hommes, mais surtout vous vivrez éternellement dans le
cœur de ce grand prince. Madame ne peut plus résister
aux larmes qu'elle lui voit répandre. Invincible par tout
autre endroit ^, ici elle est contrainte de céder. Elle pne
Monsieur de se retirer, parce qu'elle ne veut plus|sentir
de tendresse que pour ce Dieu crucifié qui lui tend les
bras. Alors qu'avons-nous vu? qu'avons-nous ouï^? Elle
se conformoit aux ordres de Dieu ; elle lui offroit ses souf-
frances en expiation de ses fautes; elle professoit haute-
ment la foi catholique et la résurrection des morts , cette
précieuse consolation des fidèles mourants '*. Elle excitoit
le zèle de ceux qu'elle avoit appelés pour l'exciter elle-
même, et ne vouloit point qu'ils cessassent un moment de
l'entretenir des vérités chrétiennes^. Elle souhaita mille
fois d'être plongée au sang de l'Agneau ® ; c'étoit un nou-
veau langage que la grâce lui apprenoit. Nous ne voyions
en elle ni cette ostentation par laquelle on veut tromper
les autres '^, ni ces émofions d'une âme alarmée, par les-
quelles on se trompe soi-même. Tout étolt simple, tout
1 « Ne doit plus rien à la terre que la vérité. » Allusion d'une con-
venance parfaite aux dissentiments momentanés du duc et de la du-
chesse. C'était la seule possible, et Bossuet ne l'a pas manquée.
2 « Invincible par tout autre endroit. » Expression toute latine.
3 « Ouï. » Verbe employé bien rarement en prose, à l'époque même
de Bossuet. Corneille et Molière l'emploient fréquemment. Présent,
j'oîs; futur, j'orrai ; prétérit, youïs.
Son sang criera vengeance, et je ne l'orrai pas.
Corneille, le Cid, III, i.
* « Et la résurrection des morts. » Allusion à la dernière partie du
symbole des Apôtres et de celui de Nicée.
s « Et ne vouloit point qu'ils cessassent , etc. » Allusion à Bossuet
lui-même. Voyez la Notice biographique.
6 « D'être plongée au sang de l'agneau. » Expressions mystiques :
on en retrouve beaucoup dans les Or. fun., notamment dans celle de la'
princesse Palatine, de Marie-Thérèse, et même dans celle de Condé.
' « Ni cette ostentation, etc. » Allusion aux morts des héros du pa-
paganisme ; Julien, par exemple, entouré de savants, et lisant un dis-
cours composé tout exprès pour la circonstance.
DE HENRIETTE D'ANGLETERRE. 83
étolt solide^ tout étoit tranquille; tout parloit d'une âme
soumise, et d'une source sanctiliée par le Saint-Esprit.
En cet état , messieurs, qu'avions nous à demander à
Dieu pour cette princesse, sinon qu'il l'afTermît dans le
bien, et qu'il conservât en elle les dons de sa grâce? Ce
grand Dieu nous exauçoit; mais souvent, ditsaint Augustin^,
en nous exauçant il trompe heureusementnotre prévoyance.
La princesse est affermie dans le bien d'une manier^ plus
haute que celle que nous entendions. Comme Dieu ne
vouloit plus exposer aux illusions du monde les sentiments
d'une piété si sincère, il a fait ce que dit le Sage, « il s'est
« hâté ^. » En effet, quelle diligence ! en neuf heures l'ou-
vrage est accompli*, a II s'est hâté de la tirer du milieu
tt des iniquités». Voilà, dit le grand saint Ambroise^, la
merveille de la mort dans les chrétiens : Elle ne finit pas
leur vie, elle ne finit que leurs péchés^, et les périls où ils
sont exposés. Nous nous sommes plaints que la mort, en-
nemie des fruits que nous promettoit la princesse, les a ra-
vagés dans la fleur ^ ; qu'elle a effacé, pour ainsi dire, sous
le pinceau même, un tableau qui s'avançoit à la perfection
avec une incroyable diligence, dont les premiers traits,
dont le seul dessin montroit déjà tant de grandeur ^. Chan-
geons maintenant de langage ; ne disons plus que la mort
a tout d'un coup arrêté le cours de la plus belle v^e du
monde , et de l'histoire qui se commençoit le plus noble-
ment : disons qu'elle a mis fin aux plus grands périls dont
une âme chrétienne peut être assaillie. Et pour ne point
1 « Tout étoit solide. » Mot remarquable, qui indique la justesse
d'esprit et de la princesse et de l'orateur.
2 « Ce grand Dieu nous exauçoit. » Allusion à une idée reproduite
sous diverses formes dans Saint-Augustin : Non te exaudit ad prœsen-
tem voluntatem, exaudiendo ad futuram sanitatem. — Non habeatis
pro magno exaudiri ad voluntatem; habete pro magna exaudiri ad
sanitatem, etc.
^ Properavit educere de medio iniquitatum. Sap. c. iv, v. 14.
* « L'ouvrage est accompli. » Mot plein de sentiment et de tristesse.
5 S. Ambroise, né en 340, élu évêque de Milan parle peuple en 374.
C'est lui qui forçaThéodose à une pénitence publique, après le massacre
de Thessalonique. — Mort en 397. Auteur des Traités des Devoirs de
la Virginité, etc. , et peut-être du Te Deum.
6 Finis factus est erroris, quia culpa, non natura defecit. [De hono
mortis, cap. ix, 38. )
'^ « Ennemie des fruits ravagés dans la fleur. » Ces images si fraîches
et si touchantes appartiennent plus encore à l'élégie qu'à l'éloquence.
8 « Qu'elle a effacé, pour ainsi dire sous le pinceau, etc. v Métaphore
délicate , et contiuuée avec un soin remarquable.
84 ORAISON FUNÈBRE
parler ici des tentations infinies qui attaquent à chaque pas
la foiblesse humaine , quel péril n'eût point trouvé cette
princesse dans sa propre gloire*? La gloire: qu'y a-t-il
pour le chrétien de plus pernicieux et de plus mortel ?
quel appât plus dangereux? quelle fumée plus capable de
faire tourner les meilleures tètes*? Considérez la princesse ;
représentez-vous cet esprit qui, répandu par tout son ex-
térieur , en rendoit les grâces si vives : tout étoit esprit,
tout étoit bonté ^. Affable à tous avec dignité , elle savoit
estimer les uns sans fâcher les autres ; et quoique le mé-
rite fût distingué, la foiblesse ne se sentoit pas dédaignée * :
quand quelqu'un traitoit avec elle, il sembloit qu'elle eût
oublié son rang pour ne se soutenir que par sa raison : on
ne s'apercevoit presque pas qu'on parlât à une personne
si élevée; on sentoit seulement au fond de son cœur qu'on
eût voulu lui rendre axi centuple la grandeur dont elle se
dépouilloit si obligeamment ^. Fidèle en ses paroles, inca-
pable de déguisement, sûre à ses amis , par la lumière et
la droiture de son esprit, elle les mettoit à couvert des vains
ombrages^, et ne leur laissoit à craindre que leurs propres
fautes. Très reconnoissante des services, elle aimoit à pré-
venir les injures par sa bonté; vive à les sentir, facile à les
pardonner"^. Que dirai-je de sa libéralité? Elle donnoit non-
seulement avec joie , mais avec une hauteur d'âme qui
marquoit tout ensemble et le mépris du don et l'estime de
la personne^. Tantôt par des paroles touchantes, tantôt
même par son silence, elle relevoit ses présents; et cet art
* « Et pour ne parler ici, etc. » Transition qui ramène le portrait de
la princesse, dont nous avons déjà vu deux parties. Ex. d'inversion,
2 a Faire tourner les meilleures têtes. » Expression familière et forte.
3 « Tout étoit esprit, tout étoit bonté. « Deux traits qui se modifient
et se balancent, de manière à écarter toute idée d'excès ou de défaut.
*• « Et quoique le mérite fût distingué, etc. » Leçons indirectes de
morale : caractère proposé à l'imitation de la cour, dont la princesse
était le modèle. — {exemple de style tempéré.
s « La grandeur dont elle se dépouilloit, etc. » Idée expressive, ren-
due avec une grande précision.
^ « Les melloit à couvert de vains ombrages. » C'est-à-dire qu'elle
ne prêtait jamais aux soupçons ni aux reproches.
■^ « Vive à les sentir, etc. » Style concis ; les idées se résument ainsi
que les mots. — «Facile à pardonner.» Locution rare dans le sens actif.
* « Et le mépris du don et l'estime de la personne. » Antithèse.
La f )con de donner fait plus que ce qu'on donne;
Tel jjiHic a pleines mains, qui n'oblige personne.
l*. Corneille, le Menteur, I, 1.
DE HENRIETTE D'ANGLETERRE. 85
de donner agréablement, qu'elle avoit si bien pratiqué du-
rant sa vie, Ta suivie, je le sais \ jusqu'entre les bras de
la mort. Avec tant de grandes et d'aimables qualités, qui
eût pu lui refuser son admiration ? Mais ^ avec son crédit,
avec sa puissance, qui n'eût voulu s'attacher à elle ? IN'al-
loit-elle pas gagner tous les cœurs? c'est-à-dire la seule
chose qu'ont à gagner ceux à qui la naissance et la fortune
semblent tout donner^. Et si cette haute élévation est un
précipice affreux pour les chrétiens , ne puis-je pas dire, ,
messieurs, pour me servir des paroles fortes du plus grave
des historiens*, « qu'elle alloit être précipitée dans la
(C gloire»^? Car quelle créature^ fut jamais plus propre à
(( être l'idole du monde? Mais ces idoles que le monde
adore, à combien de tentations délicates '^ ne sont-elles pas
exposées! La gloire, il est vrai, les défend de quelques
foiblesses; mais la gloire les défend-elle delà gloire même?
ne s'adorent-elles pas secrètement? ne veulent-elles pas
être adorées? Que n'ont-elles pas à craindre de leur amour-
propre ! et que se peut refuser la^foiblesse humaine, pen-
dant que le monde lui accorde tout? JN 'est-ce pas là qu'on
apprend à faire servir à l'ambition, à la grandeur, à la po-
litique, et la vertu, et la religion, et le nom de Dieu^? La
1 « Cet art de donner agréablement, etc. » « Madame, conservant
a jusqu'à la mort la politesse de son esprit, dit en anglais à une de ses
(( dames, afin que M. de Condom ne l'entendît pas : Donnez à M. de
a Condom, lorsque je serai morte, l'émeraude que j'avois fait faire
« pour lui. » Mi"e de la Fayette.) Ce fut Louis XIV qui la lui mit au
doigt. On regrettait devant Bossuet qu'il ne pût parler dans la chaire
d'un fait aussi honorable. « Eh l pourquoi pas?» dit-il, dans un premier
mouvement de reconnaissance. Et en effet, ces trois mots si simples et si
frappants, ye /esa«s, attendrirent et enthousiasmèrent l'auditoire.» Macry.
- « Mais. » Conjonction qui d'ordinaire indique une opposition, «t
qui n'est ici qu'une simple liaison, comme en latin autem.
3 « La seule chose qu'ont à gagner, etc. » Voyez dans l'Or. fun. de
Condé le développement de la même idée.
* « Des paroles fortes. » Belles expressions pour caractériser Tacite
et son éloquence , qui s'élève à la poésie la plus haute aussi fréquem-
ment que celle de Bossuet.
3 Sic Agricola simul suis virtutibus, simul vitiis aliorum, in ipsam
gloriam praeceps agebatur. Tacit. Agric., XLi, édit. class. de M. Boistel.
6 « Créature. » Ce mot ne s'emploie guère ainsi isolément.
1 « Tentations délicates. » Expressions qui rappellent les délicatesses
d'orgueil dont parle ailleurs Bossuet 'Or. fun. de Henriette de Fr., p. 41,
n. 8). — Ceux à qui la naissance et la fortune ont tout donné ont à
craindre plus que les tentations grossières du commun des hommes.
8 « On apprend à faire servir l'ambition, etc. » Admirable dévelop-
pement de morale dont Bossuet s'est souvenu dans plusieurs sermons.
S6 ORAISON FUNÈBRE
modération, que le monde alTecle, n'étoiilYe pas les mouve-
ments de la vanité : elle ne sert qu'à les cacher; et plus
elle ménage le dehors , plus elle livre le cœur aux
sentiments les plus délicats et les plus dangereux de la
fausse gloire ^ On ne compte plus que soi-même; et on dit
au fond de son cœur : « Je suis, et il n'y a que moi sur la
a terre ^ ». En cet état^, messieurs, la vie n'est-elle pas
un péril? la mort n'est-elle pas une grâce? Que ne doit-
on pas craindre de ses vices, si les bonnes qualités sont si
dangereuses* ! N'est-ce donc pas un bi enfait de Dieu d'avoir
abrégé les tentations avec les jours^ de Madame; de l'avoir
arrachée à sa propre gloire'', avant que cette gloire^ par son
excès, eût mis en hasard'' sa modération? Qu'importe que sa
vie ait été si courte ? jamais ce qui doit linir ne peut être
long*. Quand nous ne compterions point ses confessions
plus exactes, ses entretiens de dévotion plus fréquents, son
application plus forte à la piété dans les derniers temps de
sa vie ; ce peu d'heures saintement passées parmi les plus
rudes épreuves, et dans les sentiments les plus purs du
christianisme, tiennent lieu toutes seules d'un âge accom-
par exemple dans celui jjour la profession de M^^ de la Vallière.
« Voilà qu'elle (l'âme) commence déjà à se méconnoître : transportée
« de son orgueil, elle dit: je suis un dieu, et je me suis faite moi-
« même. C'est ainsi que le prophète fait parler ces âmes hautaines qui
« mettent leur félicité dans leur propre grandeur et dans leur propre
« excellence. » Yoy. aussi page 22, n. 5.
* « La modération que le monde affecte, etc. » Peinture expressive
4e la fausse modestie. — Périphrase pleine de sens.
2 Ego sum, et prœter me non est altéra. Isa. c. xlvii, v. 10.
3 (( En cet état. » Transition par induction, de la cause à l'effet.
* « Que ne doit-on pas craindre. » Raisonnement à fortiori.
^ « N'est-ce pas un bienfait de Dieu d'avoir abrégé, etc.» Cette idée,
présentée au début du discours, eût été un paradoxe, et eût révolté la
douleur générale ; amenée et préparée ainsi, elle n'est plus qu'un en-
seignement et une consolation.
6 « Arrachée à sa propre gloire, etc. » Alliance de mots analogue à
celle de Corneille que Racine aimait tant à commenter à ses enfants :
Et monté sur le faîte, il aspire à descendre. Cinna, II, i.
Ces traits sont d'un effet admirable ; mais il faut' qu'ils [ressortent de
l'opposition nécessaire des idées, et ne ressemblent pas à ces étin-
■celles qu'on tire par force, en c /toquant les mots les uns contre les
autres. Buffon, Discours de réception à T Académie Française.
"' « Eût mis en hasard. » Tour latin créé par Bossuet.
8 « Ce qui peut linir ne peut être long. » Raison éloquente, parce
qu'elle nous reporte à l'idée de l'éternité (Voyez l'Oraison funèbre de
Le Tellier, la première partie de celle-ci, et les fragments de celle de
Mme de Monlerby, dans V Avant-propos.)
DE HENRIETTE D'ANGLETERRE. 87
pli ^ Le temps a été court, je Tavoiie; mais l'opération de
la grâce a été forte ; mais la fidélité de Tàme a été par-
faite. C'est l'effet d'un art consommé, de réduire en petit
tout un grand ouvrage ^ ; et la grâce, cette excellente ou-
vrière*, se plaît quelquefois à renfermer en un jour la per-
fectiorT d'une longue vie. Je sais que Dieu ne veut pas
qu'on s'attende à de tels miracles; mais si la témérité in-
sensée des hommes abuse de ses bontés, son bms pour cela
n'est pas raccourci*, et sa main n'est pas affoiblie. Je me
confie pour Madame en cette miséricorde, qu'elle a si sin-
cèrement et si humblement réclamée^. Il semble que Dieu
ne lui ait conservé le jugement libre jusqu'au dernier soupir,
qu'afm de faire durer les témoignages de sa foi. Elle a
aimé en mourant le Sauveur Jésus; les bras lui ont man-
qué plutôt que l'ardeur d'embrasser la croix; j'ai 311 sa
main défaillante chercher encore en tombant de nouvelies
forces pour appliquer sur ses lèvres ce bienheureux signe
de notre rédemption ^ : n'est-ce pas mourir entre les bras
et dans le baiser du Seigneur ?
PÉRORAISON. — Ah! nous pouvons achever ce saint
sacrifice "^ pour le repos de Madame , avec une pieuse
confiance. Ce Jésus en qui elle a espéré , dont elle a
1 « Accompli, » c'est-à-dire qui a rempli complètement la mesure
accordée à la vie de l'horame.
2 « C'est l'effet d'un art consommé, etc. » Encore une idée morale
précisée par une allusion familière aux usages de la vie.
3 « Excellente ouvrière. » Expression d'une simplicité et d'une ori-
ginalité frappantes.
* « Son bras n'est pas raccourci, etc. » Image expressive, mais qui
rapetisse l'idée que la religion donne de Dieu.
5 « Je me confie en cette miséricorde, etc. » Sentiment touchant,
qui fait succéder une espérance grave et douce à une douleur d'abord
inconsolable. (V. toute la première partie.)
6 « J'ai vu sa main défaillante, etc. » Ici se termine, par ce tableau
douloureux, cet admirable récit de la mort de Madame. La conclusion
du discours porte sur les enseignements que Bossuet tire de cette his-
toire funeste ; l'imagination s'est arrêtée sur la mourante pressant de ses
lèvres le bienheureux signe de la rédemption.
■^ « Ah ! nous pouvons achever ce saint sacrifice. » Cette allusion à la
suspension de la messe pendant le discours rappelle un beau passage de
Fléchier (péror. de l'Or. fun. de Turenne) : « Ministres du Seigneur,
a achevez le saint sacrifice. Chrétiens, redoublez vos vœux et vos
« prières, afin que Dieu, pour récompense de ses travaux, l'admette
« dans le séjour du repos éternel, et donne dans le ciel une paix sans
« fin à celui qui nous en a trois fois procuré une sur la terre, passagère
« à la vérité, mais toujours douce et toujours désirable. »
88 ORAISON FUNEBRE
porté la croix en son corps par des douleurs si cruelles, lui
donnera encore son sang dont elle est déjà toute teinte^,
toute pénétrée, par la participation à ses sacrements, et par
la communion avec ses souffrances.
Mais en priant pour son âme, chrétiens, songeons à nous-
mêmes. Qu'attendons-nous pour nous convertir? Et quelle
dureté est semblable à la nôtre, si un accident si étrange, qui
devroit nous pénétrer jusqu'au fondderâme,ne faitquenous
étourdi r pour quelques moments * ? Attendons-nous que Dieu
ressuscite des morts pour nous instruire? 11 n'est point néces-
saire que les morts reviennent, ni que quelqu'un sorte du
tombeau : ce qui entre aujourd'hui dans le tombeau doit suffire
pour nous convertir^. Car si nous savons nous connoître, nous
confesserons, chrétiens, que les vérités de l'éternité sont assez
bien établies*; nous n'avons rien que de foible à leur oppo-
ser ; c'est par passion, et non par raison que nous osons les
combattre. Si quelque chose les empêche de régner sur
nous, ces saintes et salutaires vérités, c'est que le monde
nous occupe; c'est que les sens nous enchantent; c'est que
le présent nous entraîne. Faut-il un autre spectacle
pour nous détromper et des sens, et du présent, et du
monde? La Providence divine pouvoit-elle nous mettre en
vue, ni de plus près, ni plus fortement, la vanité des choses
humaines^? et si nos cœurs s'endurcissent après un aver-
tissement si sensible, que lui reste-t-il autre chose, que de
nous frapper nous-mêmes sans miséricorde ? Prévenons un
coup si funeste; et n'attendons pas toujours des miracles de
la grâce. Il n'est rien de plus odieux à la souveraine puis-
sance que de la vouloir forcer par des exemples, et de lui
1 « Son sang, dont'elle est déjà toute teinte. » Idée un peu obscure :
allusion au sang de Jésus-Clirisl qui va couler encore une fois pour elle
sur l'autel. — Mélange désagréable de l'allégorie et de la vérité.
2 (( Qu'altendons-nous pour nous convertir? etc. » Instruction géné-
rale qui résulte de l'oraison tout entière ; appel éloquent aux sentiments
chrétiens et à la conversion du pécheur. (V. l'Or. fun. d'Anne de Gon-
sague. — Péroraison.)
3 (( Que quelqu'un sorte du tombeau ; ce qui entre au tombeau, n
Anliihèse qui résulte de l'opposition des idées.
* « Les vérités de l'éternité sont établies. » Toutefois, Bossuet les a
démontrées admirablement devant le même auditoire dans l'oraison fu-
nrbre de la Princesse Palatine.
5 « Ni de plus près, ni plus fortement. » Ni est pris ici dans un sens
affirmatif, au lieu de ou bien. Emploi très-rare et incorrect du mot, es-
sentiellement négatif par sa formation {ne).
DE HENRIETTE D'ANGLETERRE. 89
faire une loi de ses grâces et de ses faveurs*. Qu'y a-t-il
donc, chrétiens, qui puisse nous empêcher de recevoir sans
différer ses inspirations? Quoi ! le charme de sentir* est-il
si fort que nous ne puissions rien prévoir? les adorateurs
des grandeurs humaines seront-ils satisfaits de leur for-
tune, quand ils verront que dans un moment leur gloire
passera à leur nom , leurs titres à leurs tombeaux, leurs
biens à des ingrats, et leurs dignités peut-être à leurs en-
vieux^? Que si nous sommes assurés qu'il viendra un der-
nier jour où la mort nous forcera de confesser toutes nos
erreurs, pourquoi ne pas mépriser par raison ce qu'il fau-
dra un jour mépriser par force*? et quel est notre aveu-
glement, si, toujours avançant vers notre fin, et plutôt
mourants que vivants, nous attendons les derniers soupirs
pour prendre les sentiments que la seule pensée de la mort
nous devroit inspirer à tous les moments de notre vie*?
Commencez aujourd'hui à mépriser les faveurs du monde;
et toutes les fois que vous serez dans ces lieux augustes,
dans ces superbes palais à qui Madame donnoit un éclat que
vos yeux recherchent encore^; toutes les fois que, regar-
dant cette grande place qu'elle remplissoit si bien , vous
sentirez qu'elle y manque'; songez que cette gloire que
vous admiriez faisoit son péril en cette vie , et que dans
l'autre elle est devenue le sujet d'un examen rigoureux où
rien n'a été capable de la rassurer, que cette sincère rési-
î « Lui faire une loi de ses grâces et de ses faveurs. » Expressions
pleines de force et de concision.
2 « Sentir » c'est-à-dire jouir^ s'abandonner à la sensibilité , san»
rien demander à l'intelligence.
' (( Leur gloire, leurs titres, etc.» Enumération éloquente, et qui se
termine par un trait admirable, à l'adresse de l'égoïsme :
Effaçons les honneurs, et faisons disparoître
La honte de cent rois, et la mienne peut-être.
Racine, Mithridate, III, i.
V. VOr. fun. du ehaneclier Le Tellier. Péroraison.
'* « Mépriser par raison, mépriser par force. » Antithèses d'idées et de
mots. Raisonnement appuyé tout entier sur l'idée de Vutile, ou du véri-
table intérêt bien entendu.
■'' « Et quel est notre aveuglement, etc. » A part quelques trails , le
ton de cette leçon morale est calme et sévère plutôt que passionné. On
la retrouve ailleurs bien plus éloquente, toujours dansBossuet. [Sermon
contre l'ambition.)
^' « Donnoit un éclat, etc. » Allusion aux fêtes de Versailles, dont la
duchesse d'Orléans était la véritable reine.
"^ « Qu'elle y manque.» Expression touchante d'un phénomène com-
mun à toutes les grandes douleurs, que réveillent les objets physiques.
90 ORAISON Fl'NÈBRE DE HENRIETTE D'ANGLETERRE.
gnation qu'elle a eue aux ordres de Dieu, et les saintes hu-
miHations de la pénitence ^.
1 Péroraison calme et triste comme celle de l'oraison funèbre de la
reine Henriette : elle présente le même contraste avec les grands mou-
vements d'éloquence et de passion qui remplissent le corps du discours.
Nous retrouverons le même caractère dans celle d'Anne de Gonzague.
En général, il semble que l'orateur, après- tant de peintures grandes ou
effrayantes, éprouve le besoin de calmer son âme par l'expression d'une
confiance religieuse dans la bonté divine.
ORAISON FUNEBRE
MARIE-THÉRÈSE D'AUTRICHE
INFAME D'ESPAGNE ,
REINE DE FRANCE ET PE NAVARRE.
NOTICE SUR MARIE-THERESE.
Si la reine Marie-Thérèse n'avait eu pour panégyristes Fléchier et sur-
tout Bossuet, elle serait à peu près absolument inconnue; les renseigne-
ments même que l'on a sur elle se trouvent plutôt encore dans leurs orai-
sons funèbres que dans les mémoires. Née le 20 sept. 1638, elle était fille
de Philippe IV et d'Isabelle ou Elisabeth de Bourbon, fille de Henri IV.
(Voy. les notes de l'or, fun.) Le 4 juin 1660, elle épousa Louis XIV,
son cousin-germain, qui était du même âge qu'elle. (Anne d'Autriche
était sœur de Philippe IV. ) Reine de France , elle s'effaça constamment
dans la splendeur de la cour : « On la voyoit tout occupée d'une vio-
« lente passion pour le roi, attachée dans tout le reste de ses actions à
« la reine sa belle-mère, sans distinction de personnes ni de divertisse-
« ments. n (M^e de La Fayette.] Sa vie tout entière se passa dans des
exercices de piété qui ont fourni à ses panégyristes le principal sujet de
son éloge. Son caractère aussi est à peine indiqué par eux ; car elle
n'osait même pas le manifester devant Louis XIV (ce que ne pouvaient dire
Bossuet ni Fléchier). «Cette pauvre princesse avoit tant de crainte durci,
« et une si grande timidité naturelle, qu'elle n'osoit lui parler, ni s'ex-
« poser au tête-à-tête avec lui... ses mains mêmes trembloient de timi-
« dite. » (Mme de Caylus.) Louis XIV, cependant, quand il partit pour
la campagne de Hollande, lui confia la régence du royaume (1672).
« Cette régence, dit Fléchier, dans son peu de durée, ne laissa pas de
« faire voir les lumières qu'elle recevoit de Dieu, et la confiance que le
« roi son époux avoit en elle. » C'est, avec la mort de ses enfants
(2e partie, 1»), le principal événement de sa vie. Encore le public
n'y attacha-t-il guère d'importance, s'il jugeait la reine comme l'a jugée
Saint-Simon : « Une épouse vertueuse, amoureuse de lui, infatigable-
« ment patiente, devenue véritablement Française ; d'ailleurs absolu-
« ment incapable. » — Son caractère même était jugé plus sévèrement
que ne l'ont indiqué ses deux panégyristes : (il est vrai qu'il ne s'agit
ici que de tracasseries.) « La reine avoit toujours dans la tête qu'on la
« méprisoit, et cela faisoit qu'elle étoit jalouse de tout le monde; et
« surtout, quand elle dînoit, elle ne vouloit pas que l'on mangeât ;
« elle disoit toujours : « On mangera tout, on ne me laissera rien. » Le
« roi s'en moquoit. » (J/He de Montpensier.) — Une mort inopinée
(se partie, 3« ) l'emporta le 30 juillet 1685, à l'âge de quarante-
cinq ans. « Voilà, dit le roi à cette nouvelle, le premier chagrin qu'elle
« m'ait donné. » Encore ce chagrin ne fut-il pas de longue durée: « La
« mort de la reine ne donna à la cour qu'un spectacle touchant. Le
92 NOTICE SUR MARIE- THÉRÈSE.
« roi fut plus attendri qu'affligé; mais comme raltendrissement prc-
« duit d'abord les mêmes effets, et que tout paroît considérable dans
« les grands, la cour fui en peine de sa douleur. Celle de M^e de Main-
« tenon, que je voyois de pr^s, me parut sincère et fondée sur la re-
« connoissance... Elle parut (quelques jours après) aux yeux du roi dans
« un si grand deuil, avec un air si afDigé, que lui, dont la douleur étoit
« passée, ne put s'empêcher de lui en faire quelques plaisanteries. »
{Souvenirs de iH»« de Caylus.) — « En effet, dit Saint-Simon, c'était
« un homme uniquement personnel, et qui ne comptait les autres,
« quels qu'ils fussent, que par rapport ù soi. »
Une telle vie prêtait peu aux grands mouvements de l'éloquence, et
Fléchier n'a pu s'empêcher de le faire sentir *. Aussi les deux discours
rentient-ils souvent dans le genre et le ton du sermon plutôt que de
l'oraison funèbre. Fléchier parla deux mois après Bossuet (24 novembre
1685;. Quelques circonstances, secondaires d'ailleurs, prêtaient peut-être
à des détails particuliers qui avaient manqué à Bossuet ; mais,'pour les
idées importantes, le rapprochement s'offrait de lui-même, et Fléchier
ne l'a pas évité. « Ce n'est pas sans quelque plaisir, dit l'abbé de Vaux-
« celles, sans une sorte d'étonnement agréable, que l'on passe des com-
y. positions de Bossuet à certains endroits où Fléchier a employé toute
« son éloquence et tout son art... Bossuet, dans une grande place à la
« cour, témoin intime des sentiments du roi et de la reine, doit à Saint-
« Denis parler du règne de Louis et de ses grandeurs ; Fléchier, devant
« les personnes royales qui avoient déjà entetidu ce bruit de louanges
« oratoires, et de plus, parmi des vierges du Seigneur, doit s'attacher
« surtout à peindre le mérite modeste et tranquille de celle qui les
« avoit souvent édifiées. » Ce que l'on pouvait ajouter, c'est qu'il y a
dans Fléchier des réminiscences évidentes, et cela, presque à chaque
pas; réminiscences de l'oraison funèbre de Marie-Thérèse, et même de
ce'L- ' ia duchesse d'Orléans. Nous avons dû en omettre une partie ;
mais nous avons cité les principales : on y trouvera des rapprochements
intéressants entre l'éloquence de Bossuet et le style habile, spirituel et
symétrique de Fléchier.
• F.es événements d'une régence tumultueuse, la valeur d'un héros, une suite
de guerres et de victoires, des vertus brillantes et presque mondaines frappe-
roient peut élre davantage vos esprits : mais je ne viens pas vous surprendre
par des actions extraordinaires : je viens vous édifier par des vertus qui, toutes
communes qu'elles paroissent, ne laissent pas d'être liéroïques.
Fléchier, Or.fun.de Marie-Thérèse, 2^ partie.
ORAISON FUNEBRE
DE MARIE-THÉRÈSE D'AUTRICHE,
INFANTE D'ESPAGNE,
BEINE DE FRANCE ET DE NAVAKRE ,
PRONONCÉE A SAINT-DENIS, LE l**" DE SEPTEMBRE 1683 , EN PRÉSENCE
DE MONSEIGNEUR LE DAUPHIN.
Sine macula enim sunt ante ihronum Deî •,
Ils sont sans tache devant le trône de Dieu.
Paroles de l'apôtre S. Jeau, dans sa. Révélation »,
C. 14, V. 5.
IPLAN DU DISCOURS. — Exorde. — Tableau de l'assemblée des âmes
saintes, parmi lesquelles est placée la reine, à cause de son inalté-
rable pureté, et de sa fidélité à la grâce.
PnoPosiTioN et division contenues dans l'Exorde. — La vie et la mort
de la reine nous enseignent à fuir le péché et à regarder l'innocence
comme la seule précaution possible contre la mort.
Première partie. Naissance et famille de la reine. — Grandeur des
maisons d'Autriche et de France. — Gloire de la reine d'Espagne, sa
mère. — Mariage de l'infante : splendeurs de cette union. — Eloge de
Louis XIV: gloire militaire, victoires morales. — Eloges du Dauphin
et de la Dauphine.
Deuxième partie. Pureté et innocence de la reine. — Colonne mys-
tique de l'Apocalyse ; Bossuet en explique les inscriptions: — 1° Le
nom de Dieu. — Piété et humilité de la reine. — Délicatesse de sa
conscience. — Comment la piélé lui a fait supporter le malheur. —
Puissance de la prière. — Humanité de la reine.
Troisième partie. 2" Le nom de la nouvelle Jérusalem, c'est-i-dire
l'Eglise. — Comment la reine en a suivi les observances. — Son res-
pect pour le Saint-Siège.
50 Le nom nouveau du Seigneur, c'est-à-dire l'Eucharistie. — Com-
munions fréquentes et saintes de la reine. — Elles l'ont préparée à
la mort. — Parallèle de celte mort et de celle d'Anne d'Autriciu'.
1 «Sine macula enim, etc. » Texte qui s'applique bien heureusement à
la reine Marie-Thérèse. 'Celui de Fléchier était bien choisi également :
<( Fundamenta œterna supra petram solidam, et mandata Dei in corde
mulieris sanctip. » Eccles., xvvi, 54.
2 « Révélation. » Traduction littérale, mais rarement employée, du
mot Apocalypse. « Saint Jean, sorti de l'huile bouillante, fut relégué
« dans l'île de Palhmos, où il écrivit son Apocalypse (95). Un peu
<( après (95), il écrivit son Evangile, âgé de quatre-vingt-dix ai!S, et
<( joignit la qualité d'évangéliste à celles d'apôtreet de prophète.» [Pis-
cours sur l'IIist. univers., 1, x.) — L'Apocalypse est en effet u!!'* - ro-
phélie qui a longuement exercé les commentateurs, et qui p -.s. iite
d'effrayantes prédictions sur les derniers temps du monde.
94 ORAISON FUNÈBRE
PÉRORAISON. — Imitons ces deux princesses ; car la vie n'est que l'ap-
prentissage de la mort. — Tableau de la mort de la reine. — La
mort est toujours soudaine et effrayante ; prévenons-la par la péni-
tence. — Conseils au Dauphin. ]
Monseigneur ^,
Quelle assemblée Tapôlre saint Jean nous fait paroître^!
Ce grand prophète nous ouvre le ciel, et notre foi y décou-
vre (( sur la sainte montagne de Sion », dans la partie la
plus élevée de la Jérusalein bienheureuse ^, TAgneau qui
ôte les péchés du monde, avec une compagnie digne de
lui '*. Ce sont ceux dont il est écrit au commencement de
l'Apocalypse : « Il y a dans l'église de Sardis^ un petit
« nombre de fidèles , pauca nomina , qui n'ont pas souillé
* Louis, dauphin de France, élève de Bossuet ; (son éducation était
terminée depuis deux ans.) — Bossuet n'a fait qu'une allusion rapide à
cette circonstance intéressante (Voyez la Péroraison).
2 Exorde solennel et poétique. Ce tableau mystique de l'assemblée
des âmes innocentes offre à l'esprit des images neuves et originales ;
moins saisissantes, il est vrai, que les grandes vérités par lesquelles
s'ouvre l'oraison funèbre de la reine d'Angleterre, mais bien supérieures
aux développements de Fléchier sur la vanité de l'homme et sur la
piété. Son début, bjen qu'il y ail mis beaucoup de soin et de grâce, a
le tort de rappeler des idées admirablement exprimées par Bossuet, et
d'offrir même des réminiscences de l'or. fun. de Turenne. [Les grains
de l'encens que l'on doit à Dieu donnés au monde).
3 « La Jérusalem bienheureuse. » Apoc, xxi, 2. Et ego Joannes vidi
sanclam civilatem Jérusalem novam, descendentem de cœlo a Deo, pa-
ratam sicut sponsam ornatam viro suo. — 3. Et audivi vocem magnam
de Ihrono dicenlem : Eccc labernaculum Dei cum hominibus... —24. Et
arabulabunt gentes in lumine ejus, et reges terrse afférent gloriam suam
et honorem in illam.
Quelle .Jérusalem nouvelle
Sort du fond du désert, brillante de clartés.
Et porte sur son front une marque immortelle ?
Peuples de la terre, chantez :
Jérusalem renaît plus charmante et plus belle, etc.
Voyez toute la seconde moitié de la prophétie de Joad, dans Àthalie,
acte III, scène vi.
* « L'agneau qui ôte le péché du monde. » Expression de l'Eglise :
Âgnus Dei, qui tollis peccata mundi, miserere nobis. — Remarquez
l'expression simple et familière de compagnie, qui se reproduit dans les
pages suivantes. — « Ce sont ceux. » Var. l^e édit. C'est ceux, etc.
s « Sardis. » Capitale du royaume de Lydie, sur le Pactole, près de
son confluent avec l'Hermus, au pied du mont Tmolus. Elle fut, sous
l'empire, une des villes les plus riches et l'une des sept premières églises
d'Asie. Les six premiers versets du chap. 111 de l'Apocalypse lui sont
adressés. C'est à elle que saint Jean écrit, par l'ordre de Dieu :. Veniam
tanquam fnr, et nescies qud hord ; sed habes pauca, etc.
DE MARIE-THERESE D'AUTRICHE. 95
«. leurs vêtements ^ ; » ces riches vêtements dont le baptê-
me les a revêtus , vêtements qui ne sont rien moins que
Jésus-Christ même ^, selon ce que dit T Apôtre : « Vous
(C tous qui avez été baptisés, vous avez été revêtus de
« Jésus-Christ ^. » Ce petit nombre chéri de Dieu pour
son innocence, et remarquable par * la rareté d'un don si
exquis, a su conserver ce précieux vêtement et la grâce du
baptême. Et quelle sera la récompense d'une si rare fidé-
lité? Ecoulez parler le Juste et le Saint ^ : ce Ils marchent,
(( dit-il, avec moi, revêtus de blanc, parce" qu'ils en sont
« dignes^ »; dignes par leur innocence de porter dans l'é-
ternité la livrée "^ de l'Agneau sans tache, et de marcher
toujours avec lui, puisque jamais ils ne Font quitté depuis
qu'il les a mis dans sa compagnie : âmes pures et inno-
centes; c( âmes vierges^ », comme les appelle saint Jean,
au même sens que ^ saint Paul disoit à tous les fidèles de
Gorinthe : ce Je vous ai promis, comme une vierge pudique,
« à un seul homme, qui est Jésus-Christ *^. » La vraie
chasteté de l'àme, la vraie pudeur chrétienne est de rougir
du péché, de n'avoir d'yeux ni d'amour que pour Jésus-
Christ*', et de tenir toujours ses sens épurés de la corrup-
tion du siècle *^. C'est dans cette troupe innocente et pure
1 Habes pauca nomina in Sardis, qui non inquinaverunt veslimenta
sua. Apoc. c. m, v. 27.
2 « Vêlements qui ne sont rien moins que Jésus-Christ même. »
Image hardie empruntée au langage ûguré, aux paraboles orientales
de l'Évangile et des écrivains sacrés. — Exemple de métonymie.
3 Quicumque in Christo baptisati estis, Christum induistis. Epist. B.
PaULI ad GaLLOS, c. III, V. 27.
* « Remarquai>le par. » C'est-à-dire à cause de , ob ou propter.
5 « Le Juste et le Saint. » On pourrait voir deux idées différentes
sous ces deux mots : le Juste, c'est-à-dire J.-C. ; le Saint, c'est-à-dire
l'apôtre, son interprète. Il est cependant plus probable qu'ils désignent,
tous deux également saint Jean.
^ Ambulabunt mecum in albis, quia digni sunt. Apoc. c. m, v. 4.
"^ « La livrée, n Expression bizarre, et qui rapetisse l'idée, en ap-
pliquant à ces dmes pures et innocentes un mot qui désigne une con-
dition seivile. La livrée d'ailleurs n'est pas la compagnie.
^ Virgines enim sunt. Hi sequunlur Agnum quocumque ierit. Apoc,
c. XIV, V. 4. C'est ce qui amène le mot de livrée.
^ « Au même sens que. » Complément raUaché péniblement à la
première partie de la période.
10 Despondi vos uni viro virginem castam exhibere Christo. II, Co-
RIN'TH. XI, 2.
1' « N-'avoir d'yeux ni d'amour, etc. n Expression familière et mys-
tique : c'est un des caractères particuliers de celte oraison funèbre.
12 « Corruption du siècle. » Expression empruntée à l'Evangile et
l
<)6 ORAISON FL'NÉrmE
ne la Reine a été placée : Thorrenr qu'elle a toujours eue
u péché lui a mérité cet honneur. La foi, qui pénètre jus-
qu'aux cieux, nous la fait voir aujourd'hui dans celte bien-
heureuse compagnie. U me semble que je reconnois cetttt
modestie, cette paix, ce recueillement que nous lui voyions
devant les autels \ qui inspiroit du respect pour Dieu et
pour elle * : Dieu ajoute à ces saintes dispositions le trans-
port d'une joie céleste. La mort ne Ta point [changée , si
ce n'est qu'une immortelle beauté a pris la place d'une
beauté changeante et mortelle '. Cette éclatante blancheur,
symbole de son innocence et de la candeur de son âme \
n'a fait, pour ainsi parler, que passer au dedans ^ où nous
la voyons rehaussée d'une lumière divine. « Elle marche
(( avec l'Agneau, car elle en est digne ^. » La sincérité de
son cœur, sans dissimulation et sans artifice '^, la range au
nombre de ceux dont saint Jean a dit, dans les paroles qui
précèdent celles de mon texte, que « le mensonge ne s'est
a point trouvé en leur bouche, » ni aucun déguisement
dans leur conduite ; « ce qui fait qu'on les voit sans tache
« devant le trône de Dieu. » Sinemaculâ siint enimante thro-
num Dei ^. En effet elle est sans reproche devant Dieu et de-
vant les hommes : la médisance ne peut attaquer aucun en-
droit de sa vie depuis son enfance jusqu'à sa mort* ; et une
aux Pères... — ...Seu caeremonias despuens, seu seeulum revincens, pro
chrisliano denotelur. Tertullien.
1 « Il me semble que je reconnois, etc. » Peinture expressive, qui,
par un procédé familier à Bossuet, fait revivre la reine tout entière dans
la mémoire et l'imagination. V. l'Or. fun. de Henriette d'Angl., exorde, etc.
* « Pour Dieu et pour elle. » Rapprochement qui donne de la gran-
deur à l'idée de la Reine.
3 « Une immortelle beauté, etc. » Idée qui se reproduit souveni
dans les traditions chrétiennes sur la mort des saints et des martyrs.
* « Cette éclatante blancheur^ etc. » Exemple <ïallusion simple et
hardie ; qui eût effrayé Fléchier. « L'infante Reine étoit petite, mais
« bien faite ; elle nous fit admirer en elfe la plus éclatante blancheur
« que l'on puisse avoir, et toute sa personne de même. »
Mémoires de M«ie de Motteville.
5 « Passer au-dedans. » Expression vague, dont le sens est quo la
blancheur du teint est devenue la candeur de l'âme.
6 Apoc. u, V. 4.
■^ « La sincérité, etc. » Détail jeté en passant, suivant l'usage dv
Rossuet, qui fond le portrait dans le corps du discours, au lieu d'en
faire un morceau à part. Voy. p. 8i, note 1.
8 In ore eorum non est inventum mendacium : sine macula enlm
sunt anle thronum Dei. Apoc. c. xiv, v. 5.
^ « La médisance, etc. » Eloge négatif assez faible en lui-même,
mais il lire une valeur particulière de co souvenir, que la Reine a tou-
DE MARIE-THÉRÈSE D'AUTRICHE. 07
gloire si pure, une si belle répiitalion est un parfum pré-
cieux ' qui réjouit le ciel et la terie.
Monseigneur, ouvrez les yeux à ce grand spectacle -.
Pouvois-je mieux essuyer tos larmes, celles des princes qui
vous environnent, et de cette auguste assemblée, qu'en
vous faisant voir au milieu de cette troupe resplendissante,
et dans cet état glorieux, une mère si chérie ^ et si regrettée ?
T.ouis même, dont la constance ne peut vaincre ses justes
douleurs*, les trouveroit plus traitables ^ dans cette pensée.
Mais ce qui doit être votre unique consolation doit aussi.
Monseigneur, être votre exemple^; et, ravi"^ de Téclat im-
mortel d'une vie toujours si réglée et toujours si irrépro-
chable , vous devez en faire passer toute la beauté dans la
vôtre.
Qu'il est rare, chrétiens, qu'il est rare, encore une fois,
de trouver cette pureté parmi les hommes ! mais surtout ,
qu'il est rare de la trouver parmi les grands! « Ceux que
K vous voyez revêtus d'une robe blanche, ceux-là, dit
(( saint Jean, viennent d'une grande affliction, » de tri-
bulatione magna^; alin que nous entendions que cette divine
jours vécu dans les cours, (Voyez la 2e partie.) « La médisance n'eui
c( jamais ni le sujet ni le courage d'en pa.-ler (de la l'.eine.) Timebat
(( Dnrninutn valde, mec erat qui loquerclur de illa verbiirn mnlum;
« (Jl-d. vni, 8). Louange que rEcrilure donne à Judith, plus grande en-
u core en ce temps où il y a si peu de réputations innocentes et irrc-
(' prochables, et à la cour, où la malice ne pardonne rien à la foi-
« blesse, et où l'innocence même se sauve difficilement des soupçons
« et des mauvais bruits. » Fléchier. »
1 « Un parfum. » Express on pleine de grâce et de poéfi?.
- « Monseigneur, etc. » .\poslrophe cloquer.te, qui ramène la be-iv
peinture de l'exorde, en lui donnant un caractère plus particulier ri
une intention plus touclianle, celle de la consolation et de l'espérance.
3 « En vous faisant voir... une mère si chérie, n Exemple du pou-
voir d'un mot mis en sa place (Boileau, Art Poét.); la grandeur (--t
l'éclat des iniages est dans la première partie de la phrase ; le senti-
ment dans les derniers mots; la consolation partout.
*■ « Ses justes douleurs. » La grammaire demande les, le pronom
possessif se rapportant au sujet du verbe.
s « Traitables.» Tractabilis ; la douleur qui, comme une blessure,
se laisse sonder et palper. Allusion au grand caractère et à la doukuv
de Louis XIV; elle prépare son panégyrique, qui doit occuper la ma-
jeure partie de l'Oraison funèbre. V. la Solice, page 91.
6 « Votre exemple, etc. » Conseils et enseignements, conclusion obli-
gée de toute oraison funèbre.
"^ « Ravi, » c'est-à-dire pénétré, percé jttsques au fond du cœur,
comme dit Corneille.
8 Hi qui amicii sunl stolis albis... hi sunt qui vencrunt de Iribuiatiunf
magnà. Apoc. c, vir, v. 15, 14.
98 ORAISON FUNÈBRE
blancheur se forme ordinairement sous la croix, et rare-
ment dans réclat, trop plein de tentation \ des grandeurs
humaines.
Proposition et division. — Et toutefois il est vrai ,
messieurs, que Dieu, par un miracle de sa grâce, se plaît à
choisir parmi les rois de ces âmes -pures ^. Tel a été saint
Louis, toujours pur et toujours saint dès son enfance, et
Marie-Thérèse sa fille ^ a eu de lui ce bel héritage.
Entrons, messieurs, dans les desseins de la Pi'ovidence*, et
admirons les bontés de Dieu qui se répandent sur nous et sur
tous les peuples dans la prédesti nation ° de cette princesse-.
Dieu Ta élevée au laite des grandeurs humaines, afin de ren-
dre la pureté et la perpétuelle régularité de sa vie^ plus écla-
tantes et plus exemplaires. Ainsi sa vie et sa mort '', égale-
ment pleines de sainteté et de grâce, deviennent Tinstruction
du genre humain. Notre siè( len'en pouvoit recevoir de plus
parfaite, parce qu'il ne voyoit nulle part dans une si haute
élévation une pareille pureté. C'est ce rare et merveil-
leux assemblage que nous aurons à considérer dans les deux
parties de ce discours "*. Yoici, en peu de mots, cequej'aià
* Sous la croix,.» métaphore qui fait image. — « Éclat trop plein de
tentations, » tournure latine d'une concision et d'une netteté remar-
quables.
2 « El toutefois, etc. » Transition brève et sèche. Indication som-
maire d'une idée qui pouvait être développée avec intérêt.
3 « Sa fille. » l'ar sa méie Isabelle de Bourbon, fille de Henri IV.
(Voy. la notice biographique.)
* « Entrons dans les desseins, etc. » Expression métaphorique fami-
lière à Bossuet. (Voy. page 18, note 3 : Or. fun. de la reine d'Angle-
terre.)
8 « Prédestination. » Voy. dans l'Or, funèbre de la Duchesse d'Or-
léans le développement des mystères de la prédestination et de la
grâce. — Pages 74 et 75.
6 « Sa vie a été une préparation continuelle à bien mourir, et sa
« mort est pour nous une exhortation à bien vivre, » Proposition et
DIVISION DE Fléchier. — Régularité, c'esl-à-dire arcomplissemenl ri-
goureux de tous les devoirs. Au dix-huitième siècle, époque d'ordre et
d'unilé par excellence, on lient beaucoup même à la régularité exté-
rieure. Saint-Simon met au nombre des principaux mérites de Louis XIV
son exactitude et sa ponctualité rigoureuse.
"J « Ainsi sa vie et sa mort, etc. » Division ordinaire des oraisons
funèbres de Bossuel : — La vie et la mort dun grand personnage ; —
histoire et tableau de l'une et de l'autre ; — leçons à en tirer.
8 Ces deux parties se louchent et se tiennent dans le développement
au point de se conlondie. Du reste, Bossuel n'a pas suivi en réalité
celle division ; il y en a une .lulre qui ressort des détails historiques et
des citations de l'Apocalypse. (Voy. le plan du discours.) Fléchier, au
contraire, suit exaciemenl sa division en deux parties.
DE MARIE-THERESE D'AUTRICHE. 99
dire de la plus pieuse des reines , et tel est le digne 'abre'gé
deson éloge : il n'y a rien que d'auguste dans sa personne; il
n'y a rien que de pur dans sa \ie ^ Accourez, peuples*:
venez contempler dans la première place du monde la rare et
majestueuse beauté d'une vertu toujours constante. Dans
une vie si égale, il n'importe pas à cette princesse où la
mort frappe; on n'y voit point d'endroit foible par où elle
pût craindre d'être surprise ^ ; toujours vigilante, toujours
attentive à Dieu et à son salut, sa mort *, si précipitée et
si effroyable pour nous, n'avoit rien de dangereux pour
elle. Ainsi son élévation ne servira qu'à faire voir à tout
l'univers, comme du lieu le plus éminent qu'on découvre
dans son enceinte ^, cette importante vérité : qu'il n'y a
rien de solide ni de vraiment grand parmi les hommes que
d'éviter le péché ^ , et que la seule précaution contre les
attaques de Ja mort, c'est l'innocence de la vie. C'est, mes-
sieurs, l'instruction que nous donne dans ce tombeau, ou
plutôt ' du plus haut des cieux, très-haute, très-excellente,
très-puissante, et très-chrétienne princesse Marie-Thérèse
d'Autriche, infante d'Espagne, reine de France et de
Navarre.
4^" Partie. — Je n'ai pas besoin de vous dire que c'est
Dieu qui donne les grandes naissances, les grands maria-
ges *, les enfants, la postérité. C'est lui qui dit à Abraham :
1 Nouvelle division de l'oraison Tunébre, mais qui, dans le dévelop-
pement, se confond avec la première.
^ i( Accourez, peuples, etc. » Itilention éloquente beaucoup mieux
développée dans la deuxième partie, el reproduite dans la Péroraison
de l'Oraison funèbre de Condé.
3 « Dans une vie si égale, etc. » Comparez à ce passage l'Or. fun.
du P. Dourgoing, dans les fragments, et le tableau de la mort de
Madame. (Pages 79 et 80.)
* « Toujours vigilante... sa mort. » Anncolalhe qui substitue l'accord
logique à l'accord grammatical (Voyez page 7, noie 7.)
5 « Du lieu le plus éminent, etc. » Comparaison qui ramène le mot
abstrait élévation à son sens étymologique. — L'image simple el sen-
sible est aussi familière à l'éloquence de Rossuet qu'à la poésie.
^ « Eviter le péché. » C'est un des principaux traits du portrait de la
Reine, cl la conc usion du discours.
"^ « Ou plutôt, eir. » Correction d'un grand effet, et qui donne un c£'^
ractère oratoire à une formule officielle. (Voyez page 7, noie 2.)
8 « Les grands mariages. » Déiail singulierel quelque peu puéril d'utC
idée d'ailleurs grai'.de et belle. — « Quoiîju'il n'y ait point devant Dieu de
« différence de personne et de condition, el que sa providence veille
« indifféremment sur tous les hommes, l'Ecriture sainte nous enseigne
« pouitanl qu'il a des soins particuliers de ceux qu'il porte sur le trône
« el qu'il met à la léle de son peuple. Ce sont ses créatures les plus
ÎOO or. Ait ON FUNÈBÎ.E
(( Les rois sortiront de vous ^ » cl qui fait dire par son pi-o-
pliète * à David : « Le Seigneur vous fera une maison ^. >>
Dieu, (( qui d'un seul homme a voulu former tout le genre
« humain, » comme dit saint Paul, « et de cette source
« commune le répandre sur toute là face de la terre, » en
a vu et prédestiné * dès Téternité les alliances et les divi-
sions, « marquant les temps, poursuit-il, et donnant dos
« bornes à la demeure des peuples ^, » et enfin un cours
réglé à toutes ces choses ^. C'est donc Dieu qui a voulu
élever la reine par une auguste naissance à un auguste
mariage, afin que nous la vissions honorée au-dessus de
toutes les femmes de son siècle, pour avoir été chérie,
estimée, et trop tôt, hélas ! regrettée par le plus grand de
tous les hommes "^ !
Que je méprise ces philosophes * qui, mesurant les
conseils de Dieu à leurs pensées, ne le font auteur que
d'un certain ordre général d'où ® le reste se développe
comme il peut ! comme s'il avoit à notre manière des
vues générales et confuses, et comme si la souveraine in-
telligence pouvoit ne pas comprendre dans ses desseins les
« noblc'S, revêtues de sa puissance ot de sa grandeur, et faites propro-
« ment à sa ressemblance et son image. H les conduit par son esprit,
« il les lorlifie par sa vertu, il les couronne dans ses miséricordes. 11
« tient leurs cœurs entre ses mains, et les tourne comme il lui plaî!
« afin qu'ils servent à l'accomplissement de ses voloiilés et à l'avance-
« ment de sa gloire. » Fléohier, première parlie.
^ Rcges ex le egredienlur. Gkn., c. xvu, v. 6. '^'''
- « Son prophète. » Samuel, qui passe en revue les huit enfants d'I-
sVie, et choisit pour roi d'Israël David le plus jeune.
* Praedicit libi Dominus, quod domum faciat tibi Dominus. ii Rkg.
c. vu, V, 11.
* (( rrédestinc. «Verbe tout latin. Prœdestinare, prendre une déci-
sion. Il s'emploie très-rarement à l'actif en français.
s Deus.. qui fecit ex uno omne genus hominum inhabiiare super
aniversam faciem terrae, defîniens staluta tempera, et tcrminos habita-
tionis eorum. Act. c. xvii, v. 24, 26.
* « Toutes ces choses. » Expression vague, comme le neutre omnia ;
elle rend la fin de la phrase lâche et languissante.
"i « Le plus grand de tous les hommes, etc. » Compliment trop direct
pour un vivant. La peine que prend Dossuet pour rehausser des idées
assez ordinaires jette de l'embarras et de la gène dans cette première
partie. Jamais il n'a tant donné de place aux généalogies et à la no-
blesse; il y était contraint par son sujet, l'éloge d'une reine, et d'une
reine peu connue du monde.
^ « Que je méprise, etc. » Sortie dure et violente, que rien ne pré-
pare, et qui a pour but de défendre contre les objections l'inlervenlioB
de Dieu dans les grands mariages.
^ « D'où. » Latinisme. Unde, à la suite duquel. 'Voy. p 42, noie 6.)
DE .MARIE-THÉRÉSE DAUTRICllE. KJi
.•hoses particulières, qui seules subsistent véritabiemeiù'.
N'en doutons pas, chrétiena; Dieu a préparé dans son
conseil éternel les premières familles qui sont la source
•les nations, et dans toutes les nations les qualités domi-
iiantes qui en dévoient faire la fortune^. Il a aussi ordonné^
•ians les nations les familles particulières dont elles sont
v:omposées ; mais principalement ceiies qui dévoient gouve;-
uer ces nations, et en particulier dans ces familles tous ks
hommes par lesquels elles dévoient ou s'élever ou se soute-
nir, ou s'abattre \
C'est par la suite de ces conseils que Dieu a fait naître
les deux puissantes maisons d'où la reine devoit torlir,
celle de France et celle d'Autriche, dont il se sert pour
balancer les choses humaines^: jusqu'à quel degré et jus-
qu'à quel temps? il le sait, et nous 1 ignorons °.
On remarque dans l'Ecriture que Dieu donne aux mai-
sons royales certains caractères propres, comme celui que
les Syriens, quoique ennemis des rois d'Israël, leur attri-
buoient par ces paroles : « Nous avons appris que les rois
« de la maison d'Israël sont cléments '^. »
Je n'examinerai pas les caractères particuliers qu'on a
donnés aux maisons de France et d'Autriche ^; et sans dire^
que l'on redoutoildavantageles conseils de celle d'Autriche,
* « Vérilablement, » c'est-à-dire d'une manière sensible et palpable.
par opposition aux vues générales et abstraites.
- « Et dans toutes les nations, etc. » Ici, l'idée est grande : Dieu faiî
les grands peuples romme les giands hommes; mais l'égalité cluétienne
s'acrommodc peu de ces grandes maisims faites par Dieu.
^ « Ordonné. » Ordinaiit. Il a établi la hiérarchie des familles, et
l'ordre dans lequel elles doivent arriver successivement au pouvoir et
à l'influence.
'* (( Ou s'abattre. » Remarquez la progression de l'idée, du général
au particulier. — «S'abattre. » A part ce dernier détail, qui nous ra-
mène à la grande idée morale de la vanité humaine , tout ce passage
n'est pas la meilleure cxplicatiou que Bossuet ait donnée du gouver-
nement providentiel de Dieu.
•5 « Balancer les choses humaines. » Le svstème d'équilibre entre
les nations européennes remonte au XVI« siècle , et à la rivalité de
François l^r et de Charleî-Quinl 1315-1547).
^ « Il le sait et nous l'ignorons. » Chute de période remarquable
pour l'idée et l'harmonie.
"î Ecce audivimus quoJ regcs domus Israël clémentes sunt. lit Rec.
c. XX, r. 31. Voy. dans Fléchier.le développement des mêmes idées.
8 « Je n'examinerai pas, etc. » Forme sèche et décousue; ce sonl
les idées seules qui rallachenl ensemble ces divers dévcloppcmonls.
9 « Sans dire. » Exemple de préiérilicn. figure d'un emploi difficile,
parce qu'elle sent presque toujours ralîcclalion.
j02 ORAISON FUNÈBRE
ni qiron tronvoit quelque chose de p] US vigoureux dans les ar-
mes et dans le courage de celle de France ', maintenant que
par une grâce particulière ces deux caractères se réunissent
visiblement en notre faveur*, je remarquerai seulement
ce qui faisoit la joie delà reine : c'est que Dieu avoit donné
à ces deux maisons, d'où elle est sortie, la piété en partage;
de sorte que, sanctifiée ^, qu'on m'entende bien *, c'est-à-
dire consacrée à la sainteté par sa naissance, selon la doc-
trine de saint Paul, elle disoit avec cet apôlre : « Dieu, que
« ma famille a toujours servi, et à qui je suis dédiée par
a mes ancêtres : » Deus cui servio à progenitoribus^.
Que s'il faut venir au particulier ^ de l'auguste maison
d'Autriche, que peut-on voir de plus illustre que sa des-
cenlance immédiate"^, où, durant l'espace de quatre
cents ans *, on ne trouve que des rois et des empereurs ,
et une si grande affluence de maisons royales, avec tant
d'Etats et tant de royaumes ^ , qu'on a prévu il y a
longtemps qu'elle en seroit surchargée *°?
Qu'est-il besoin de parler delà très-chrétienne maison de
François qui, parsanoble constitution, est incapable d'être
1 « Les conseils..., les armes, etc.» Un poëte du seizième siècle avait
rendu la même opposition d'une manière moins grave :
Bella gérant alii : tu, felix AïKfrin, uiilie :
Nam quae Mais aliis, dat tibi re{;na Venus.
* « Visiblement. « C'est-à-dire d'une manière effective et réelle. —
En notre faveur ; ces alliances n'ont jamais empêché les guerres.
3 Filii vestri... sancti sunl. I Cor. c. vu, v. li.
* « Qu'on m'entende bien. » Parentlii'se inutile; commentaire pé-
nible. Bossuet trahit ici la gêne qu'il éprouve.
s Ep. Beau Pauli ad. Timolheuin. I, 3.
6 « Au particulier. » Emploi très-rare de l'adjectif pris absolument
comme en grec rb tît'wrt/.sv.
7 « Descendance immétliate. » C'est-à-dire sans interruption.
8 Avènement de la maison de Habsbourg à l'Kmpire par l'élection du
comte Rodolphe, après .e grand interrègne, en 1273.
9 « Une si grande affluence de maisons royales, etc. » « Elle étoit
« fillft de ces rois, qui, par la force des armes, par la prudence des
« conseils ou par le droit des successions, ont réuni plusieurs cou-
« ronnes en une seule , qui portent leur domination au delà des mers
« et des monts, qui se font obéir dans l'ancien et dans le nouveau
« monde, et dont la puissance s'èlend si loin, qu'ils gemisseni pour
« ainsi dire snus le faiv de tant de provinces et de roifaumes, et que
« leur grandeur même leur est à charge. » Fléchier, l^'' partie.
10 « Surchargée. » Par les conquêtes ou les héritages de Maximilien,
de Ferdinand, d'Isabelle, de Philippe-le-B?au et de Charles-Quint.
*• « Très-chrétienne. » Titre donné par les papes aux rois de France,
comme celui de catholique aux rois d'Espagne.
DE MARIE-THÉRÈSE D'AUTRICHE. 403
assujettie à une famille étrangère* ; qui est toujours do-
minante dans son chef ^ ; qui, seule dans tout l'univers et
dans .tous les siècles, se voit après sept cents ans d'une
royauté établie ^ (sans compter ce que la grandeur d'une
si haute origine fait trouver ou imaginer* aux curieux ob-
servateurs des antiquités) seule, dis-je, se voit après tant
de siècles encore dans sa force et sa fleur, et toujours en
possession du royaume le plus illustre qui fut jamais sous
le soleil, et devant Dieu, et devant les hommes ; devant
Dieu, d'une pureté inaltérable dan^ la foi; et devant les
hommes, d'une si grande dignité, qu'il a pu perdre l'Em-
pire ^ sans perdre sa gloire ni son rang ?
La reine a eu part à cette grandeur, non-seulement
par la riche et iière maison de Bourgogne*^, mais encore
par Isabelle de France, sa mère, digne fille de Henri-le-
Grand, et,de l'aveude l'Espagne, la meilleure reine comme
la plus regrettée, qu'elle eût jamais vue sur le trône ^.
Triste rapport de cette princesse avec la reine sa fille : elle
avoit à peine quarante-deux ans quand l'Espagne la pleura;
et pour notre malheur, la vie de Marie-Thérèse n'a guère
en un plus long cours. Mais la sage, la courageuse et la
1 « Incapable d'être assujettie, etc. » A cause de la succession des
diverses branches des Capétiens, à l'exlinclion d'une famille régnante.
Incapable se dit ordinairement de l'impossibilité d'une intention, d'une
volonté, et n'est pas synonyme de hon d'élnl.
* « Dominante, n Le roi est le chef de la famille et du royaume.
^ « Sept cents ans. » Avènement des Capétiens en 987.
'* « Imaginer. » Les faiseurs de généalogie imitaient volontiers Ron-
sard, qui, dans son épopée de la Franciade^ faisait descendre les Francs
de Franrus, fils d'Hector.
^ « Perdre l'Kmpire. » Par. la décadence de la race de Charlemagne.
Charles-le-Gros, déposé à Tribar en 887, en est le dernier empereur.
^ « La fière maison de Bourgogne. » La seconde maison de Bour-
gogne, si dangereuse aux rois de France par sa richesse, sa puissance et
son ambition, remonte à Philippe-le-Hardi, fils de Jean |er (1564). Maxi-
milien d'Autriche en épousa l'hénliére, Marie, fille de Charles-le-Té-
méraire, en 1477.
■^ « Et, de l'aveu de l'Espagne, etc. » Isabelle ou Elisabeth de Bour-
bon, fille de Henri iV, morte en 1644, le 6 octobre. — « Le roi la lais-
« soit alors gouverner son royaume, ce qu'elle faisoit avec beaucoup de
« gloire, si bien qu'il la regretta infiniment. » Mémoires de Madame de
Mnlleville. — « Une mère qu'une sinci^re piété, une tendresse respec-
<( tueuse pour son époux, une bonté ofiicieuse et libérale pour ses su-
ce jets, un courage mâle dans les besoins pressants de l'Etat, et une
« sage patience dans les peines et les tribulations domestiques, avoienl
« rendue vénérable et à l'Espagne, où elle regnoit, et à la France d'où
« elle étoit sortie. » Fléchier.
lOi OUAISON FUNÈBRE
pieuse Isabelle devolt une partie de sa gloire aux niallieurîJ
de TEspagne, dont on sait qu'elle trouva le remède par un
zèle et par des conseils qui ranimèrent les grands et les peu-
ples, et, si on le peut dire, le roi môme ^ IN'e nous plai-
gnons pas, chrétiens, de ce que la reine sa fille, dans un
état plus tranquille, donne aussi un sujet moins vif ^ à nos
discours, et contentons-nous de penser que dans des occa-
sions aussi malheureuses, dont Dieu nous a préservés, nous
y eussions pu trouver les mêmes ressources.
Avec quelle application et quelle tendresse Philippe lY
son père ne Tavoit-il pas élevée ^ ! On la regardoit en Es-
pagne non pas comme une infante, mais comme un infant;
car c'est ainsi qu'on y appelle la princesse qu'on reconnoît
comme héritière de tant de royaumes. Dans cette vue on
approcha d'elle tout ce que l'Espagne avoit de plus ver-
tueux et de plus habile. Elle se vit, pour ainsi parler, dè:^
son enfance tout environnée de vertu*; et on voyoit paroître
en cette jeune princesse plus de belles qualités qu'elle
n'attendoit de couronnes '^. Philippe l'élève ainsi poursc^
Etats; Dieu qui nous aime la destine à Louis ^.
Cessez, princes et potentats, de troubler par vos préten-
tions le projet de ce mariage"^. Que l'amour, qui semble
aussi le vouloir troubler *, cède lui-même. L'amour peut
* « Le roi même. » Philippe IV, fils de Philippe III et de Marguerite
d'Autriche, né le 8 août 1605, roi en 1621, mort le 17 sept. 1665. La
;;uerre de Trente ans eut pour lui de funestes résultats. La révolte du
Portugal et de la Catalogne (1640) l'avait accablé. La reine fit appel
à la fidélité des Espagnols, et, en quelques semaines, arma et orga-
nisa 50,000 hommes. Ce fut elle qui fit exiler Olivarés. Elle laissait un
lils. Don Carlos, qui lui sur\écut peu, et une fille, ftlarie-Thérèse.
- « Vif, » Vivus, vivant, animé (page 67, note 2), Excuse qui trahit
l'embarras de l'orateur dans un sujet qui prêtait peu à l'éloquence.
3 Voyez la notice biographique. — Indications bien sèches, surtout
quand on les rapproche du portrait de la duchesse d'Orléans.
* <( ICnvironnée de vertu. » Métaphore simple et hardie.
■> « Plus de belles qualités qu'elle n'attendoit, etc. » llapprochemcKl
i,ui fait \aIoir l'idée par une opposition ingénieuse.
•> « Dieu qui, etc. » Transition qui amène le fait le plus important de
riiisloire de la reine : la paix des Pyrénées et le mariage de Louis XIV.
' (( Cessez, princes et potentats, etc. » L'Autriche voulait marier l'in-
fanle à l'archiduc Léopold, dans l'espoir d'hériter un jour de l'Espagne ;
lîiais Philippe IV avait deux fils, ce qui éloignait l'idée que l'Espagne
pût revenir un jour à la France.
s « L'amour, qui semble, etc. » « L'étoile qui donnoità iMazarin une
« autorité si entière, s'étendit même jusqu'à l'amour. Le roi n'avoit pu
'( porter son cœur hors de la famille de cet heureux ministre ; il l'avoit
'i donné, dès sa plus tendre jeunesse, ii la troisième de ses nièces, M^'^ dft
DE MARIE-THÉRÈSE D'AUTRICHE. i03
bien remuer le cœur des héros du monde; il peut bien ^
soulever des tempêtes, et y exciter des mouvements qui
fassent trembler les politiques, et qui donnent des espé-
rances aux insensés : mais il y a des âmes d'un ordre su-
périeur à ses lois, à qui il ne peut inspirer des sentiments
indignes de leur rang ^ 11 y a des mesures prises dans le
ciel, qu'il ne peut rompre^; et Tinfante, non-seulement
par son auguste naissance, mais encore par sa vertu et
par sa réputation, est seule digne de Louis.
C'étoit « la femme prudente qui est donnée proprement par
« le Seigneur^,» comme dit le Sage*. Pourquoi adonnée-'
proprement par le Seigneur, » puisque c'est le Seigneur qui
donne tout? et quel est ce merveilleux avantage qui mérite
d'être attribué d'une façon si particulière àla divine bonté ?
Il ne faut, pour l'entendre, que considérer ce que peut
dans les maisons la prudence tempérée^ d'une femme sage
« Mancini. Le cardinal ne s'opposa pas d'abord à celle passion... ; main,
a quaid il ««7 que la reine ne pounoit enlendre sans liorreur la propo-
« silion de ce maiiage, et que l'exécution en eût élé Irès-hasardeuse
« pour lui, il se voulut faire un mérite envers la reine et envers l'Etal
f< d'une chose qu'il croyoil contraire à ses propres intérêts. » M'"'^ de
}.A F.vvETTE, lJist.de Madame llenrielle.
1 « Mais il y a des âmes, etc. » Allusions délicates, et dont Bossuet
s'est tiré avec une convenance et une dignité parfaites. Tout ce mor-
ceau s'appliquerait parfaitement à l'admirable caractère de Pauline, dans
Corneille. [Polyeucle, II, 2.)
De .]uelque am:int pour moi que mon père eût fiil chois,
Quand à ce {;r:ind pouvoir que ia v-iL-nr vous donne
Vous auriez itjouîé lécliit d'une cnuri.nne,
Qu;in<l je vous aurois vu, qnniid ju r.Mirois haï.
J'en aurois soup.iré, mais j'aurois obéi.
Et sur mt-s passions ma raison souveraine
Eût hlàmé mes soupirs et dissipé ma haine.
î « H y a des mesures prises... qu'il ne peut rompre, m Sur cette
construction, voy. page 39, note 3.
3 A Domino proprie uxor prudens. Prov., c. xix, v. li.
* « Le Sage. » Salomon, livre des proverbes. (Salomon les écrivait
quatre cents ans avant la captivité. (1000-600.) Uist. Univ.) » P\u-
'.i sieurs savants ne le regardent que comme un choix de sentences et
« de maximes recueillies, pour la plus grande partie, des écrits de ce
(( prince; et, pour le reste, de divers écrivains inspirés. On croit même
« que celle collection fut laite par le prophète Isaïe. » Gué.née, Lettres
lie quelques Juifs^ II, 460.
^ « Pourquoi donnée, etc. » Forme de commentaire fréquente dai!»
les oraisons funèbres.
^ « Tempérée. » Expression familière au dix-seplième siècle. Le mol
Tempérament signifie l'accord, l'ensemble des parties qui se balancent
et se complèient. {Temperamcnlum.) « Dieu vouloil que la fille vint
106 ORAISON FUNÈBRE
pour les soutenir, pour y faire fleurir dans la piété la vé-
ritable sagesse^ , et pour calmer des passions violentes
qu'une résistance emportée ne feroit qu'aigrir.
Ile pacitique-, où se doivent terminer les différends de
H- deux grands empires à qui tu sers de limites; île éternel-
• lement mémorable par les conférences de deux grands mi-
nistres ; où Ton vit développer toutes les adresses ^ et tous
les secrets d'une politique si différente ; où l'un se don-
noit du poids par sa lenteur, et l'autre prenoit l'ascendant
par sa pénétration ; auguste journée où deux lières nations
longtemps ennemies, et alors réconciliées par Marie-Thé-
rèse'^, s'avancent sur leurs confins, leurs rois à leur tète 5,
non plus pour se combattre, mais pour s'embrasser; où
« comme restituer à la France tant de vœux et tant de vertus que la
« mère avoil portés en Espagne. » Fléchier.
1 « Dans la piété. » C'est-à-dire avec la piété, qui est le principe et
le fond de la sagesse. (Voy. Or. fan. de Madame, p. 7L.)
2 L'île des Faisans, sur la Bidassoa, qui sépare la France et l'Es-
pagne, surnommée Vile de la Confcrence, parce que Mazarin et D. Louis
de Haro y conclurent la paix des Pyrénées, le 7 novembre 1639. — Les
réminiscences de Bossuel se rencontrent à chaque pas dans le discours
de Fléchier. Voici qu'il refait le récit de la paix des Pyrénées : « Re-
« présentez-vous celte île fameuse où deux hommes charges des inlé-
« rets et des deslins des deux nations, faisnienl valoir leur habileté à
« disputer les droits des couronnes, et tantôt se soutenant avec gran-
it deur, tantôt se relâchant avec prudence, joignant l'adresse et la
« persuasion à la justice ou à la conjoncture des affaires, apris avoir
« déployé tous les secrets de leur politique, conclurent enfin cette
« bienheureuse alliance; alliance qui fut pourtant l'ouvrage de la pro-
« vidence de Dieu, et non pas le fruit des travaux et de la sagesse de
« ces grands hommes. Quel fui ce jour heureux qui la \it sortir,
(( comme la colombe de l'arche, de ce petit espace de terre que les
« flots respecteront éternellement, pour annoncer aux provinces leur
« félicité, et porter partout où elle passoit, la paix et la joie dans le
« cœur des peuples! » (l^e partie.) Suit un mouvement imiié de Bos-
suel : « Trompons notre douleur par le souvenir de nns joies passées.»
Il y avait déjà dans l'Or. fun. de Madame : « 0 mort, éloigne-toi de notre
pensée, et laisse-nous tromper la violence de notre douleur parle sou-
venir de notre joie.»
3 « Les adresses. » Ce mot s'emploie rarement au pluriel. [Arles.]
* « Par Marie-Thérèse. » Mais avant tout par l'extrémilé où se trou-
vait l'Espagne, épuisée par onze années de revers. ' Bal. de Rocroy,
16-43. — Bat. des Dunes, 1638.)
^ Je m'imagine voir, avec Louis-le-Grand,
Philippe quatre qui s'avance
Dans l'île de la Conférence.
Ainsi s'avançoienl pas à pas,
Nez à nez, nos aventurières.
La Fontaine, les deux Chèvres. XII, h.
DE MARfE-THÉRÈSE D'AUTRICHE. 107
ces deux rois, avec leur cour, d'une grandeur, d'une poli-
tesse, et d'une magnilicence aussi bien que d'une conduite
si différentes, furent \ l'un à l'autre et à tout l'univers, un
si grand spectacle; fêtes sacrées, mariage fortuné, voile
nuptial, bénédiction, sacrifice, puis-je mêler aujourd'hui
vos cérémonies et vos pompes avec ces pompes funèbres ^^
et le comble des grandeurs avec leurs ruines ^? Alors l'Es-
pagne perdit ce que nous gagnions : maintenant nous per-
dons tous, les uns et les autres*; et Marie- Thérèse périt
pour toute la terre. L'Espagne pleuroit seule; maintenant
que la Fi'ance et l'Espagne mêlent leurs larmes, et en
versent des torrents; qui pourroit les arrêter ^? Mais, si
l'Espagne pleuroit^ son infante qu'elle voyoit monter sur
le trône le plus glorieux de l'univers, quels seront nos gé-
missements à la vue de ce tombeau, où tous ensemble
nous ne voyons plus que l'inévitable néant des grandeurs
humaines? Taisons-nous ■^; ce n'est pas des larmes ^ que je
veux tirer de vos yeux. Je pose les fondements des in-
structions que je veux graver^ dans vos cœurs : aussi bien la
vanité des choses humaines, tant de fois étalée dans cette
chaire ^*, ne se montre que trop d'elle-même, sans le se-
* « D'une magnificence si dilTérenle.» « La cour d'Espagne paroît dé-
a serlp, au prix de ceUe nombreuse quanlilé de gens de qualité qui of-
« fusf|uenl celle du roi et qui la remplissent. Ce que j'en vis nëaa-
'( moins, qui fut peu, me parut avoir de la magnificence. » ilémuiret
de M™e DE MOTTEVILLE.
^ « Puis-je mêler, etc. » — « Mon oreille retentit de la voix d'un pro-
« phéte. Kst-ce Isaïe, est-ce Jérémie qui apostrophe l'Ile de la Conlc-
« rence et les pompes nuptiales de Louis? » (Chateaibbiand, Génie du
Chrislinnisme. III, iv, 4.) La période tombe en elTel sur un contraste
inattendu et touchant. Quant à la première partie do l'apostrophe, et
aux petits détails qu'elle renferme, peul-clre est-elle inférieure, eu
égard à l'importance ([ue Bossuet lui a donnée, aux grands mouvements
d'éloquence des oraisons funèbres.
^ « Comble et ruines. » Antithèse de mots expressive.
* « .\lors IKspagne perdit, etc. » Voyez la même idée dans YOraison
funèbre de Ma.lnme, page 30, notes 4 et 3.
^ « Qui pourroit les arrêter? » Phrases faibles et languissantes.
^ « L'Espagne pleuroit. » Exemple de mélonipnie. Expression exa-
gérée, si l'on songe à l'oigueil et à l'éiiquelle de la cour espagnole.
"^ « Taisons-nous. » Correction sèche et brusque.
^ « Ce n'est pas des la mes. » Incorrection grammaticale qui se rc-
lrou\e ailleurs dans Bossuet. La grammaire demande : ce ne sont pas,
car la conslruciion logique de la phrase est : «des larmes sont ce que...,»
et l'inversion ne change pas les idées.
^ « Je pose les fnndemenls des instructions que je veux graver. »
Métaphore mal suivie. Les deux termes manciuent d'analogie.
*•> « Tant de fois étalée. » Voyez les oraisons funèbres de Henriette
108 ORAISON FUNÈBRE
cours de ma voix, dans ce sceptre sitôt tombé d'une si
royale main, et dans une si haute majesté si promptement
dissipée.
Mais ce qui en faisoit le plus grand éclat * n'a pas en-
encore paru. Une reine si grande par tant de titres le
devenoit tous les jours par les grandes actions du roi et par
le continuel accroissement de sa gloire*. Sous lui la
France a appris à se connoître. Elle se trouve des forces
que les siècles précédents ne savoient pas. L'ordre et la dis-
cipline militaire s'augmentent avec les armées ^. Si les
François peuvent tout *, c'est que leur roi est partout leur
capitaine"; et, après qu'il a choisi l'endroit principal quil
doit animer par sa valeur, il agit de tous côtés par l'im-
pression de sa vertu ^.
Jamais on n'a fait la guerre avec une force plus inévi-
table", puisque, en méprisant les saisons, il a ôté jusqu'à la
défense à ses ennemis, l^es soldats, ménagés et exposés
quand il faut, marchent avec confiance sous ses étendards :
nul fleuve ne les arrête, nulle forteresse ne les effraie *. On
de France et de Madame. Ici, Bossuet relrouve sa haute éloquence.
^ « 3Iais ce qui en faisoit, etc. » Transition qui amène l'éloge du roi.
- Ce long et éloquent panégyrique de Louis XIV est une dette payée
par BossuL'l à la grandeur et aux bienTailsdu souverain. A celte époque
(1635), la flatterie était presque une vérité, et Bossuet se faisait l'inler-
prèle de l'admiration générale en France et à la cour.
^ C'est Louis XIV, secondé de Louvois, quia introduit en France l'or-
ganisation militaire moderne.
* L'esprit pratique et politique de Bossuet est vivement frappé de la
force de l'organisation militaire. Quelques années auparavant, il disait
au Dauphin, en lui développant les causes de la puissance des Romains:
« Il y a plaisir. Monseigneur, à vous parler de ces choses dont vous êlessi
« bien instruit par d'excellents maîtres, et que vous voyez pratiquées, sous
« les ordres de Louis-le-Grand, d'une manière si admirable, quejencsaissi
« la milice romaine a jamais rien eu de plus beau. Mais, sans vouloir ici
« la mettre aux mains avec la milice françoise, etc.» Idisi. Univ., 111,6,
page 378, édit. classiq. de M. Delachapelle.
5 « Leur capitaine. » Le roi avait encore récemment commandé en
personne la campagne de Hollande, jusqu'à la paix de Nimègue, en
1678; il continua de commander jusqu'à la paix de Ryswick ,
< n 1698. Depuis il ne parut plus à l'armée.
** Louis, les animant du feu de son courage,
Se plaint de sa grandeur, qui l'attache au rivage.
BoiLEAU, Epllre au Roi.
'' « Inévitable. » Ineluclahilis^ pour irrésistible. Fléchier n'a indi-
qué que sous forme de prcléritinn cet éloge du roi ; mais il y a parlé
de la régence de la reine, dont Bossuet n'a rien dit.
* M Nul Ueuve.» Le Rhin, franchi le i2juiD 1672. a Le miracle éloil
DE MARIE-THÉRÈSE D'AUTRICHE. JOÔ
sait que Louis foudroie les villes plulôt qu'il ne les assiège;
et tout est ouvert à sa puissance.
Les politiques ne se mêlent plus de deviner ses desseins.
Quand il marche, tout se croit également menacé : un
voyage tranquille devient tout-à-coup une expédition re-
doutable à ses ennemis. Gand tombe ^ avant qu'on pense à
le munir: Louis y vient par de longs détours; et la reine,
qui raccompagne au cœur de Thiver, joint au plaisir de le
suivre celui de servir secrètement à ses desseins.
Par les soins d'un si grand roi, la France entière n'est
plus, pour ainsi parler, qu'une seule forteresse qui montre
de tous côtés un front redoutable^. Couverte de toutes parts,
elle est capable de tenir la paix avec sûreté dans son sein ^,
mais aussi de porter la guerre partout où il faut, et de
frapper de près et de loin avec une égale force. Nos enne-
mis le savent bien dire ; et nos alliés ont ressenti dans le
plus grand éloignemenl, combien la main de Louis étoit
secourable*.
Avant lui, la France, presque sans vaisseaux, tenoit en
vain aux deux mers; maintenant on les voit couvertes depuis
le levant jusqu'au couchant de nos flottes victorieuses °; et
la hardiesse françoise porte partout la terreur avec le nom
de Louis ^. Tu céderas, ou tu tomberas sous ce vainqueur,
« de l'avoir passé à la nage, » écrit madame de Sévigné à madame de
Grignan. — « Nulle forteresse. » Valencienncs, une des plus Tories place;:
de Flandre, emportée par une poignée de mousquetaires, en 1677.
1 « Gand tombe. » Louis XIV, lorsqu'il vint assiéger Gand, qu'il prit
en cinq jours, s'était détourné par la Lorraine et menaçait Luxem-
bourg, afin d'aUirer sur cette ville l'attention de l'ennemi (1678).
2 Allusion aux places fortifiées par Vauban à mesure qu'il les pre-
nait. Comparaison précise et forte, ainsi que le développement qui suit.
' 3 (( Tenir la paix avec sûreté. » Parce qu'elle est à l'abri des inva-
sions (ce qui n'empêclia pas un parti ennemi d'enlever le premier écuycF
près de Versailles, en 1708).
* «Secourable.» Allusion à la bataille de St-Gotliard, (V. p. lU,n. 2).
5 « Nos flottes viclorieuses. » 1665-1665, victoires du duc de Beau-
fort sur les Algériens. — 1675-1677, victoires de Duquesne, d'Es-
Irées, etc., sur la marine hollandaise. « Cinq arsenaux de marine sont
« bâtis à Brest, à Rochefort, à Toulon, à Dunkerque, au Havre de Grâce.
« Dans l'année 1672, on a soixante vaisseaux de ligne et quarante fré~
« gales. Dans l'année 1681, il se trouve cent quatre-vingt-dix-huit vai&-
(( seaux de guerre, en comptant les allèges; et trente galères sont dans
'< le port de Toulon, ou armées, ou prêtes à l'être. Onze mille homme?
^i de troupes réglées servent sur les vaisseaux ; les galères en ont l| ois
'< mille, etc. » Voltaire, 5<èc/e de Louis XIV, c. xxix.
^ « La hardiesse françoise, etc. » Termes généraux et emphatique?,
dont on est arrivé prompiemeni à faire uue phraséologie commune et
MO ORAISON FUNÈBRE î
Alger, riche des dépouilles de la chrétienté *. Tu disois en i
ton cœur avare 2; Je tiens la mer sous mes lois, et les na- j
lions sont ma proie. La légèreté de tes vaisseaux tedonnoit i
de Ja confiance; mais tu te verras altaqiîé dans tes mu- j
railles comme un oiseau ravissant "^ qu'on iroit cherclier
parmi ses rochers et dans son nid où il partage son hutin i
à ses petits. Tu rends déjà tes esclaves. Louis a hrisé les |
fers dont tu accablois ses sujets, qui sont nés pourètre libres \
sous son glorieux empire ^ Tes maisons ne sont plus qu'un i
amas de pierres. Dans ta brutale fureur tu te tournes con- \
tre toi-même, et tu ne sais comment assouvir ta rage im- i
usée. — On les voit... et la hardiesse... porter, etc. Conslruclion brisée j
et peu correcte. ]
1 « Alger, riche des dépouilles, etc. » Capitale de l'Algérie (Afrique i
septent.), bornée par le Maroc à 1*0 , la Méditerranée au N., Tunis à i'E., I
et le Sahara au S. — Bombardée en 1681-82-83. — « Le roi se ven-
« gea d'Alger avec le secours d'un art nouveau, dont la découverte fut
« due à celle attention qu'il avait d'exciter tous les génies de son siècle, i
« Cet art funeste, mais admirable, est celui des galioles à bombes. »
Siècle de Louis XIV, c. xiv. i
2 «Avare.» Avartis , avide. Apostrophe admirable. L'imagination !
anime et personnifie celte ville lointaine, mystérieuse, redoutée, élira- '
duil en une langue toute dramatique son orgueil et sa vanité insultantes, j
Au milieu de cet éloquent panégyrique, le ton s'est éle>é tout à coup, {
sans préparation, mais sans effort, à la hardiesse et à l'éclat de la poésie ;
lyrique. C'est un chant de victoire à la manière des cantiques de
Moïse {Exode, xv, Deutér., xxxii), que les siècles suivants ont imites ;
Dieu les inspiroil lui-même; et il n'y a proprement que le peupla .
de Dieu où la poésie soit venve par enthousiasme {Uist. univers., If, '
UF, page 147, édit. classiq. de M. Delachapelle. Voy. Or. fan. de Ilen^ |
riette de France, p. 14, note 1). « C'est ainsi que l'armée des Grecs ;
« chante tout à coup, après la mort d'Hector : i
Hpxy.iOx p.éyy./.'jùoi' iTzi^joy.z-jE/.-zopc/: dîo-j. II. xll. '
« C'est de même que les Saliens, célébrant la fête d'iiercule, sécrient :,
« brusquement dans Virgile, JUn., viii, 295 : î
Tu nulii{;pn,ts, invicte, bimembres ]
Hylsiimqiie, Plioluinqiie manu ; tu Cressia mactas i
Prcdijjia et vasium neineu sub rupe leonem. Chatealbriand. I
* « La légèreté de tes vaisseaux; — un oiseau ravissant, etc. » Ra-
vissant au lieu de ravisseur. Aujourd'hui, le participe pris adjective-
ment a complètement perdu ce sens, el n'est plus que synonyme de i
charmant. — Comparaison brillante et poétique, pleine devérilé et de
vivacité dans tous ses deuils. I
* « Libres sous son glorieux empire. » « Alger; deux fois bombar- !
« dée, envoya des députés lui demander pardon et recevoir la paix : ils \
« rendirent tous les esclaves chrétiens, et payèrent encore de l'argent; I
« ce qui est la plus grande punition des corsaires. Tunis, Tripoli firent
« les mêmes soumissions. » Siècle de Louis XIV, c. xiv. Voy. aussi l'a- |
necdote sur les Anglais retenus par les Algériens. Ibid, ' ]
DE MARIE-THÉRÈSE D'AUTRICHE. 111
puissante ^ Mais nous verrons la fin de tes brigandages.
Les pilotes étonnés s'écrient par avance ^ : « Qui est sem-
« blable à Tyr? et toutefois elle s'est tue dans le milieu de
« la mer ^; » et la navigation va être assurée par les armes
de Louis *.
L'éloquence s'est épuisée à louer la sagesse de ses lois
et l'ordre de ses finances ^ Que n'a-t-on pas dit de sa fer-
meté, à laquelle nous voyons céder jusqu'à la fureur des
duels ^ ! La sévère justice de Louis jointe à ses inclinations
bienfaisantes fait aimer à la France l'autorité sous laquelle
heureusement réunie elleesttranquille et victorieuse ^ Qui
veut entendre^ combien la raison préside dans les conseils
1 «Ta brutale fureur. » Expression familière et forte. — Peinture
éloquente de la rage impuissante de l'ennemi ; on y sent tout l'orgueil
du triomphe.
Nam cupide conculcatur nimis ante metutum. Lucrèce, v.
* « Les pilotes, etc. » Rapprochement éloquent; allusion poétique à
ce monde mystérieux de l'Orietit, à celte antique reine des mers, moins
connue et plus étrange que Carthage, vaincue par Alexandre comme
Alger par Louis XIV.
3 Ou* est ulTyrup, quae obmutuit in medio maris? Ezech., c.xxvii, v. 52.
* « El la navigation, etc. » Idée importante, mais dont l'expression
paraît bien faible, après le tableau de l'orgueil d'Alger vainqueur et
de la rage d'.\lger vaincu.
» « Ses lois et ses finances. » « L'année 1667 fut à la fois l'époque
« de ses premières lois et de ses conquêtes. L'ordonnance ci\ile parut
« d'abord ; ensuite le code des eaux et forêts ; puis des statuts pour
a toutes les manufactures ; l'ordonnance criminelle ; le code de com-
« merce ; celui de la marine; tout cela se suivit d'année en année. II
« y eut même une jurisprudence établie en faveur des nègres de nos
« colonies, espèce d'hommes qui n'avait pas encore joui des droits de
« l'humanité. » Sircle de Louis XIV, c. xxix. Voyez aussi, pour les fi-
nances, le ministère de Colbert. Ibid
6 « La fureur des duels » « (Juoiriu'ils fussent défendus depuis
« Henri IV, celle funeste coulume subsista plus que jamais. Le fameux
« combat de la Frette, de quatre contre quatre, en 1665, fut ce qui
« détermina Louis XIV à ne plus pardonner Son heureuse sévérité
« corrigea peu à peu nolrf nation, et même les nations voisines. » Ibid.
— Déjà l'on disait publiquement en 1661 :
Un (liiel met les {.ens en tnauviise postcre.
Et notro roi »i"c-si pis un monarque en peinture;
11 sait fiiire oléir les pins j;rinds de l'I^at,
Et jj trouve qu'il f>iii en diy'io pot«.nrat.
Molière, les Fâcheux, f, x.
■^ « Tranquille et victorieuse. » Période harmonieuse, quoiqu'un peu
gênée par les phrases incidentes.
8 « Qui veut. » Pour ce/ui qui. Latinisme qui s'est conservé seule-
ment dans la langue de la conyersalion. — Remarque/ que Bossuet
112 ORAISON FUNÈBRE
de ce prince n'a qu'à prêter rorelllc quand il lui plaît d'en
expliquer les motifs. Je pourrais ici prendre à témoin les
sages ministres des cours étrangères, qui le trouvent aussi
convaincant ' dans ses discours que redoutable par ses ar-
mes. La noblesse de ses expressions vient de celle de ses
sentiments, et ses paroles précises * sont l'image de la jus-
tesse qui règne dans ses pensées. Pendant qu'il parle avec
tant de force, une douceur surprenante^ lui ouvre les
cœurs, et donne, je ne sais comment, un nouvel éclat à la
majesté qu'elle tempère *.
r^'oublions pas ce qui faisoit la joie de la reine ^ Louis
est le rempart de la religion; c'est cà la religion qu'il fait
servir ses armes redoutées par mer et par terre ^. Mais son-
geons qu'il ne l'établit partout au dehors que pXrce qu'il la
ajoute : « Quand il lui plaît, » mol qui trahit la réserve orgueilleuse du
maître. — Je me dé\ouerai donc, s'il le faut, dit le lion aux animaux
malades (La Fontaine, VU, i). « C'est là, dit St-Simon, ce qui s'appelle
vivre et régner. »
^ « Aussi convaincant. » Antithèse facile, qui arrive comme résume
des idées précédentes.
- « La noblesse ;... ses paroles précises.» Observation qui s'applique
bien mieux encore à son panégyrisle. Ce mot, du reste, est le meil-
leur résumé possible de toutes les rhétoriques.
Scribcndi recle saptre est el principitan etfons. Hor, , de .Jrt. poel. v. Soi.
3 « Une douceur surprenante. » Sauf quand il s'adressait, par exem-
ple, aux parlements : « Subjugués à coups redoublés, appau\ris, etc. »
Mais, dans les audiences pailiculières : « Quoique piévenu qu'il fût,
« quelque mécontentement qu'il crût avoir lieu de sentir, il écoutoil
« avec patience, arec bonlè, avec envie de s'éclaircir et de s'instruire;
« il n'interrompoit que pour y parvenir » Mém. de Saint-Simon.
* L'idée est ingénieuse, dé>eloppée avec soin et bonheur; il faut la
comparer avec le beau passage sur la douceur et la force du prince de
Condé ; c'est là que Uossuet lui a donné sa forme la plus générale et la
plus complète.
5 « N'oublions pas, etc. » Transition habile ; la piété de Louis XIV
rappelle celle de la reine ; mais on sent que la reine s'efface dans son
propre éloge comme elle s'élait effacée dans l'Etat. Bossuet fait comme
Pindare, mieux que Pindare. cependant, car il ne chante pas les Argo-
nautes, Jason et Pélias, pendant quatre cents vers, à propos d'Arcésilas
de Cyréne [Pyth., IV) ; mais il ressemble au moins un peu au Simo-
nide de La Fontaine :
Le poiitc d'.ibord parla de son liéros :
Après en avoir dit ce qu'il en jouvoit dire,
11 se jette à côlé. [tabla I, xiv.)
Remarquons cependant que la part de Marie-Thérèse sera encore beUe,
^ « Ses armes redoutées, etc. » Voy. les noies sur l'expédilioD de
Candie, page 38, note 5.
DE MARIE-THÉRÈSE D'AUTRICHE. Mo
tait régner au dedans et au milieu de son cœur. C'est Ik
(]u'il abat des ennemis plus terribles que ceux que tant do
puissances jalouses de sa grandeur, et l'Europe entière ,
pourroient armer contre lui '. Nos vrais ennemis sont eu
nous-mêmes; et Louis combat ceux-là plus que tous les au-
tres. Vous Yoyeztomberde toutes parts les temples deThé-
résie *: ce qu'il renverse au dedans est un sacrifice bien
plus agréable ^; et l'ouvrage du chrétien, c'est de détruire
les passions qui feroient dj nos cœur un temple d'idoles ^
Que serviroit à Louis d'avoir étendu sa gloire partout oii
s'étend le genre humain? Cène lui est rien d'être l'homme
que les autres hommes admirent*"^ : il veut être avec
David, « l'homme selon le cœur de Dieu^» C'est pourquoi
Dieu le bénit. Tout le genre humain demeure d'accord
qu'il n'y a rien de plus grand que ce qu'il lait, si ce n'est
qu'on veuille compter pour plus grand encore tout ce qu'il
n'a pas voulu faire, et les bornes qu'il a données à sa puis-
sance'^. Adorez donc, ô grand roi, celui qui vous fait ré^
gner, qui vous fait vaincre, et qui vous donne dans la
victoire, malgré la fierté qu'elle inspirfî, des sentiments ei
modérés. Puisse la chrétienté ouvrir les yeux ^, et recon-
noître le vengeur (jue Dieu lui envoie! Pendant, ô mal-
heur ! ô honte ! ô juste punition de nos péchés ! pendant,
dis-je, qu'elle est ravagée par les infidèles qui pénètrent
* « C'est là qu'il abat, etc. <• Développement un peu obscur. On croi-
rait qu'il s'agit s'ulement de la piété personnelle du roi, et Bossuct va
parler aussi de sa lulle contre l'Iiérésie. Exemple d'opposition plutôt
encore ingénieuse qu'éioquenle.
2 « Les temples de Tliérésie. » La révocation de l'édit de Nantes se
préparait. 1683-83 (Voy. l'Or. fun. de Le Ttllier.) Près de sept cenl<
temples furent abattus avant même la révocation.
* H Ce qu'il renverse, etc. » Expressions et phrase pénibles.
* « Un temple d'idoles. » Ccm;)araison tirée de l'Ecriture, et familière
aux prédicateurs, mais peu obligeante pour les protestants. uX l'exen;-
<{ p!e de ces princes religieux dont le Saint-Esprit fait l'éloge dans l'E-
« crilure, il abaltoit les hauteurs, je veux dire les temples que l'hérésit»
<f avoit élevés sur les débris de nos autels. » Fléchier, 2e yarlie.
5 « Cj ne lui est rien, etc. » Phrase dure et désag:éable.
^ « Selon le cœur de Dieu. » Proba me, Deus, et scito cor meum.
Ps. cxxxviii. (Texte de l'oraison funèbre de Turenne par Mascaron.)
"^ « Si ce n'est qu'on veuille, etc. » Phrase sèche et pénible; elles
sont plus fréquentes dans celte oraison funèbre que dans les autres.
L'idée est belle, et la comparaison de la modération et de la puissance
de Louis \IV serait d'un grand effet, si elle n'é(ail une exagération sin-
ipilière, quand on se reporte, par exemple, à la campagne de Hollande.
' « Puisse la chrétienté, etc. » Apostrophe et période harmonieuse.
114 ORAISON FUNÈBRE
jusqu'à ses entrailles *, que larde-l-elle à se souvenir et des
secours de Candie et de la fameuse journée du Raab*, où
Louis renouvela dans le cœur des inlidèles Tancienne opi-
nion qu'ils ont des armées françoises fatales à leur tyran-
nie ^, et, par des exploits inouïs, devint le rempart de l'Au-
triche, dont il avoil été la terreur*"?
Ouvrez donc les yeux, chrétiens^, et regardez ce héros,
dontnous pouvons dire comme saint Paulin ^ disoil du grand
Théodose, que nous voyons en Louis, « non un loi, mais
<c un serviteur de Jésus-Christ, et un prince qui s'élève
« au-dessus des hommes plus encore par sa foi que par
« sa couronne "'. »
C'étoit, messieurs', d'un tel héros, que Marie-Thérèse
devoit partager la gloire d'une façon particulière^, puis-
que, non contente d'y avoir part comme compagne de son
trône, elle ne cessoit d'y contribuer par la persévérance de
ses vœux.
* « Ses entrailles. » Expression familière et originale.
* « Candie » (1669}. Vov. l'or. fun. de flenrielle de France, p. 58,
n. 5. — La fameuse journée du Raab. (Le Raab est une rivière de Sly-
rie, qui se jette dans le Danube à Raab, ville de Hongrie). En 1664, le
roi avait envoyé 6,000 hommes en Hongrie, sous les ordres du comte
de Coligny, qui emmenait l'éliie de la noblesse, et ce duc de la Feuillade
qui plus lard secourut Candie à ses frais. Ces Français contribuèrent
d'une manière brillante à la victoire de Sl.-Golliard, remportée par
Monlecuculli sur le visir Kiuperli.
3 « Fatales à leur tyrannie. » Souvenir des croisades; la seconde
(1146), la troisième (1191), la septième (1248), et la huitième (1270),
furent commandées par des rois de France (Louis VII, Philippe II, et
St. Louis).
* « La terreur. » Cela serait plus, juste à dire de Louis XIll et de
Richelieu, dans la période française de la guerre de Trente ans.
s « Ouvrez donc les yeux, etc. » Le panégyrique se continue et se
termine d'une manière languissante. L'apostrophe à Alger et le tableau
de l'organisation militaire et intérieure , nuisent à l'effet que devrait
produire l'éloge de la piété du roi. Il n'en est pas de même dans l'Or.
fun. de Condé ; tout y est parfaitemeni proportionné.
6 5/. Paulin, né à Bordeaux en 533, mort en 431 ; il commença par
être avocat; dexint consul en 378, prêtre en 593, et évèque de Noie
en 409. Il a laissé des poésies, des lettres, des discours, etc.
' In Theodosio non imperalorem, sed Chrisli servum, nec regno, sed
fide principem praedicamus. Le levle porte : « In Theodosio non tara
(( imperatorem, quàm Chiisti servum... nec regno, sed tide piincipem
<( prœdicarem. » I'ali.in., Ep. 9 ad Sev. nov. edit. 28 n. 6.
' « C'étoit, messieurs, etc. » Transition simple, comme le sont en
général celles de Bossuet.
^ « Particulière. » La France y pouvait cependant contribuer autant
que la reine, par la persévérance de ses vœux.
DE MARIE-THÉRÈSE D'AUTRICHE. U5
Pendant que ce grand roi la rendoit la plus illustre de
toutes les reines, vous la faisiez, Monseigneur, la plus il-
lustre de toutes les mères ^ Vos respects l'ont consolée de
la perte de ses autres enfants^. Vous les lui avez rendus ,
elle s'est vue renaîlre dans ce prince^ qui fait vos délices
et les nôtres; et elle a trouvé une fille digne d'elle dans
cette auguste princesse^ qui, par son rare mérite autant que
par les droits d'un nœud sacré, ne fait avec vous qu'un
môme cœur^ Si nous l'avons admirée dès le moment
qu'elle parut, le roi a confirmé notre jugement^; et main-
tenant devenue, malgré ses souhaits'^, la principale déco-
ration d'une cour dont un si grand roi fait le soutien ^
elle est la consolation de toute la France.
Ainsi notre reine ^, heureuse par sa naissance, qui lui
rendoit la piété aussi bien que la grandeur comme hérédi-
taire, par sa sainte éducation, par son mariage, par la
gloire et par l'amour d'un si grand roi, par le mérite et
par les respects de ses enfants, et par la vénération de tous
les peuples, ne voyoit rien sur la terre qui ne fût au-des-
* « Vous la faisiez, etc. » Complimenl exigé par le sujet, et de plus
par la présence du Dauphin, qui menait le deuil. Il n'est du reste qu'in-
diqué, et se retrouve dans la péroraison.
* « La perte de ses autres enfants. » Voyez la seconde partie.
5 « Ce prince. » Le duc de Bourgogne, fils aîné du Dauphin, né en
1682, élève de Fénelon ; Dauphin en 1711 ; mort en 1712, et père de
Louis XV"^ C'est un des rares personnages du siècle qui ont trouvé grâce
devant la sévérité inexorable de Saint-Simon.
* « Cette auguste princesse. » Marie-Ànne-Christine- Victoire, fille
du duc de Bavière, née à Munich, en 1660, mariée le 8 mars 1680,
mère des ducs de Bourgogne, d'Anjou et de Berry, morte le 20 avril
1690. Fléchier a fait son oraison funèbre ; Bossuet l'avait administrée.
Celte oraison de Fléchier offre quelques rapports avec l'oraison funèbre
de Marie-Tliérèse, par Bossuet.
5 « Par son rare mérite... un même cœur. » Compliment d'autant
plus flatteur qu'il est jeté plus négligemment et d'une manière plus in-
directe, Voy. la même allusion dans la Péroraison de Fléchier.
6 « Le roi, etc. » Le jugement du roi est la consécration obligée de
l'opinion publique. (V. Or. fun. de Madame, page 56, note 6.)
"^ « Malgré ses souhaits. » Passionnée dès l'enfance pour la vie reli-
gieuse, elle avait voulu entrer dans l'ordre de Si Benoît. Sa mère Hen-
rieile-Adélaïde de Savoie s'y opposa ; elle avait travaillé à lui former
un cœur français, dit Fléchier. Elle parvint à la marier au Dauphin.
^ « La décoration... le soutien. » Encore des compliments obligés,
qui se présentent d'ailleurs involontairement à l'esprit de Bossuet, mais
qui finissent par fatiguer.
® « Ainsi notre reine, etc. » Enuméralion qui résume la première
partie. Voyez le plan du discours, page 93.
116 ORAISON FUNEBRE
isoiis d'elle. Klevez maintenant, ô Seigneur', et mes pen-
^! sées et ma voix. Que je puisse représenter h cette auguste
' audience^ rincomparable beauté d'une âme que vous avez
toujours habitée, qui n'a jamais « affligé votre Esprit
« saint » ^, (( qui jamais n'a perdu le goût du don cé-
« leste » ^; afin que nous commencions, malheureux pé-
cheurs, à verser sur nous-mêmes un torrent de larmes, et
que, ravis ^ des chastes attraits de l'innocence ^, jamais nous
ne nous lassions d'en pleurer la perte.
2^ Partie. — A la vérité'', chrétiens, quand on voit dans
l'Évangile la brebis perdue^ préférée par le bon pasteur à
tout le reste du troupeau, quand on y lit cet heureux retour
du prodigue retrouvé^, et ce transport d'un père attendri qui
met en joie^° toute sa famille, on est tenté de croire que
Il pénitence est préférée à l'innocence même, et que le
prodigue retourné reçoit plus de grâces que son amé, qui
ne s'est jamais échappé de la maison paternelle. Il est
Taîné toutefois^'; et deux mots, que lui dit son père, lui font
• « Élevez maintenant, etc. » Apostrophe qui sert de transition pour
amener l'éloge de la piété de la reine.
'- « Audience. » Terme de la langue légale, mais qui, au temps de
Bossuet, ne lui appartenait pas encore exclusivement (Voy. Or. (un, de
iladame, page 60, noie 6). Le mot propre maintenant serait audiioirey
«lui est plus général.
^ Nolite contrislare Spirilum sanctum Dei. Eph., c. xliv, v. 30.
'* Gustaverunl «lonum cœlesle. Heb., c. vi, v. 4.
* « Ravis. » Expression habituelle à Rossuet. Voy. page 97, noie 7.
6 « L'innocence. » Ici, l'idée se précise : il ne s'agit pas de la piété
ou de la sainteté en général, mais de la pureté inaltérable de l'âme,
depuis le baptême jusiiu'à la mort. Là est J'unité et l'originalité du dis-
cours, et aussi la raison du caractère mystique que l'éloquence de Bos-
suet y présente fréquemment.
^ "^ «A la vérité.» Concession, su'w'ie d'une correction (ilestraîné, elc.\
^ « La brebis perdue. » — « Quis ex vobis homo, qui habel centuni
« oves, si perdiderit unam ex illis, nonne dimillil nonaginla novem in
« dcserto, et vadil ad illam qua; pcrierat, donec inveniat eam?. . , Con-
« gratulamini niihi,quia inveniovem meam, quseperierat.» Luc, xv,4, 6.
^ « Le prodigue retrouvé. » — « Quia hic filius meus morluus erat,
« et revixit; perieral, elinventus est.» Ibid., 2i, 31, 32 — Remarquez
l'emploi très- rare du pa tiripe retourné.
î'' «Qui met en joie.» Expression singulière, car, d'après les faits,
elle s'applique nécessairement au père, et non au transport : « El ad-
<( ducile viiulum saginatum, et occidite, et manducemus, et epulemur.
« Epulari autem et gaudere oportebal. » Ibid , 32.
** « 11 esil'ainé. » Circonslance d'une importance grave dans les lois
cl les moeurs hébraïques. Jacob surprend à son père Isaac et achète h
son frère Esaii les avantages du droit d'aînesse. Salomon redoute, dans
>*on frère .\donias, exclu du trône par David, le titre de fils aîné.
DE MARIE-THEnKSE D'AUTRICHE. ilT
bien entendre qu'il n'a pas perdu ses avantages : « Mon
« fils, lui dit-il, vous êtes toujours avec moi; et tout ce qui
est à moi est à vous » *. Cette parole, messieurs, ne se
traite guère dans les chaires-, parceque cette inviolable
fidélité ne se trouve guère dans les mœurs. Expliquons-la
toutefois, puisque notre illustre sujet^ nous y conduit, et
qu'elle a une parfaite conformité avec notre texte *. Une»
excellente doctrine de saint Thomas ^ nous la fait enten-
dre, et concilie toutes choses. Dieu témoigne plus d'amour
au juste toujours fidèle; il en témoigne davantage ^ aussi
au pécheur réconcilié, mais en deux manières différentes '^.
L'un paroîtra plus favorisé, si Ton a égard à ce qu'il est; et
l'autre, si l'on remarque d'où il est sorti*. Dieu conserve
au juste un plus grand don; il retire le. pécheur d'un plus
grand mal^Le juste semblera plus avantagé *°, si l'on pèse
son mérite, et le pécheur phis chéri, si l'on considère son
indignité. Le père du prodigne l'explique lui-même :
« Mon fils, vous êtes toujours avec moi, et tout ce qui esl
(( à moi est à vous *^)) C'est ce qu'il dit à celui à qui il con-
1 Fili, tu semper mccum es, elomnia mealua sunt. Luc. c. xv, v.31.
2 «Ne se traite guôre dans les chaires.» Expression familière et prc-
<.ise, qui vaut toutes les périphrases.
3 « illustre. » l/luslris. Remarquable par la pureté et non par lu
grandeur de la reine.
'* « Avec notre texte. » — Sine macula enim sunt; — celle invio-
lable (idélilé, qui pouvait être fréquente aux premiers siècles de l'Eglise,
quand saint Jean écrivait, mais qui, dans la société moderne, et sur-
tout à la cour, était presque impossible, même au dix-sepliéme siècle.
6 Saint Thomas, de la famille des comtes d'Aquino, né en 1227 dan;-
le royaume de Napies ; docteur à Paris en 1255 ; religieux de l'ordre
des Dominicains; mort en 1274. Sa science et sa piélé lui ont fait don-
ner les noms d'anye de t'ccoie, docteur angéliqve, etc.
^ « Plus d'amour au juste toujours iidèle... davantage, etc. » Ces
comparaisons et distinctions sou\ent subliles sont tout à fait dans la ma-
nière des écoles théologiques, et un peu dans celle des sociétés spiri-
tuelles et savantes du siècle. Le goût des discussions poursuit les gens
du monde jusque dans les promenades (Voy. Les Fâcheux, acte II,
scène iv). La solution donnée par Eraste :
Le jaloux aime plm, et l'autre aime bien rnieux ,
ressemble tout à fait aux distinctions que fait ici Bossuet. '^
"' «En deux manières. » Tour >ieilli. Nous disons: de deux manières.
8 « D'oii il est sorti, n L'Oraison funèbre d'Anne de Gonzague pré-
sente un beau commentaire de celte idée.
^ « Dieu conserve, etc. » Antithèses froides, mais exprimées et dé-
taillées avec soin. Remarquez, par exemple, le rapport exact des verbes.
10 «Avantagé,» Terme légal, qui s'applique aux dots et aux héritages.
11 Luc. c. XV, V. ôl.Yoyez note 1.
118 ORAISON Fim'ÈBRE
serve un plus grand don : « II falloit se réjouir \ parce que
« votre frère étoit mort, et il est ressuscité*.» (l'est ainsi
qu'il parle de celui qu'il retire d'un plus grand abîme de
maux. Ainsi les cœurs sont saisis d'une joie soudaine par
la grâce "^ inespérée d'un beau jour d'hiver, qui, après un
temps pluvieux, vient réjouir tout d'im coup la l'ace du
monde*; mais on ne laisse pas de lui préférer^ la constante
sérénité d'une saison plus bénigne® : et, s'il nous est permis
d'expliquer les sentiments du Sauveur"^ par ces sentiments
humains , il s'émeut plus sensiblement* sur les pécheurs
convertis, qui sont sa nouvelle conquête; mais il réserve
une plus douce familiarité^ aux justes, qui sont ses anciens et
perpétuels amis, puisque s'il dit, parlant du prodigue:
« Qu'on lui rende sa première robe ^° ; » il ne lui dit pas
toutefois : « Vous êtes toujours avec moi ; » ou, comme
saint Jean le répète dans l'Apocalypse : « Ils sont toujours
« avec l'Agneau, etparoissentsans tache devant son trône;
sine macula Bunt anle ihromim Dd '^
Comment se conserve cette pureté dans ce lieu de ten
tatiou **, et parmi les illusions des grandeurs du monde,
1 « Il falloit se réjouir, etc. » Bossuet ne dit rien du mouvement de j
jalousie du Irère aîné. Celte jalousie jette un peu d'ombre sur ceUe ;
pureté inaltérable et rappelle ces ouvriers appelés 4. 'a ^igne dès la pre- 1
mière heure, qui se plaignent de ne pas être mieux payés que les ou- '
vri<'rs de la onzième (Matth. x\). N'est-ce pas là utie justification in- ;
attendue de l'idée de La Rochefoucauld, que l'amour de soi-même ;
veille partout aux intérêts de l'homme? '
2 Gaudere oportebat, quia frater tuus hic morluus erat, et revixit.
Luc. c. XV, V. 52.
3 « Grâce. » Latinisme. Gralia, agrément. ;
* « Un beau jour d'hiver, etc. » Comparaison poétique, qui perce •
tout à coup, au milieu de cette dissertation théologique, comme le beau :
jour dont parle Bossuet.
5 « On ne laisse pas de, » et non pas que de, comme on le dit souvent. '
^ « Bénigne. » lienignus, doux, bienfaisant ; s'emploie rarement.
"^ « S'il nous est permis. » Précaution oratoire.
* «Sensiblement. » C'est-à-dire vivement. |
s « Familiarité. » Ces expressions, dont s'excuse Bossuet, sont assez |
ordinaires aux prédicateurs et aux directeurs; Bossuet écrit lui-même à |
la sœur Cornuau : «Continuez, ma sœur ; allez voire train avec Dieu.n i
10 Dixit pater ad servos suos . Citô proferle stolam primam, et in- i
duite illum. Luc c. xv, v. 22. j
11 Apoc. c. XIV, V. 4, 5.— Ma'-ière heureuse de ramener le texte «îans j
le courant du discours. En général cependant, le texte ne revient guéres
passé l'exorde.
12 « Comment se conserve, etc. » Transition facile, qui conduit na-
turellement de l'idée générale à son application particulière. j
i
\
DE MARIE-THÉRÈSE D'AUTRICHE. 419
VOUS l'apprendrez de la reine. Elle est de ceux dont le Fils
de Dieu a prononcé dans l'Apocalypse : « Celui qui sera
« victorieux , je le ferai comme une colonne dans le tem-
«ple de mon Dieu. « Faciam illum columnam in templo
Bel mei *. 11 en sera Tornement, il en sera le soutien par
son exemple; il sera haut, il sera ferme ^. Voilà déjà quel-
que image de la reine. « Il ne sortira jamais du temple; »
foras non eijredietur amplius ^. Immobile comme une co-
lonne, il aura sa demeure fixe dans lamaison du Seigneur, et
n'en sera jamais séparé par aucun crime *. « Je le ferai, r> dit
Jésus-Christ; et c'est l'ouvrage de ma grâce. Mais comment
afifermira-l-il cette colonne? Ecoutez, voici le mystère^: «et
« j'écrii'ai dessus ^, )i poursuit le Sauveur. J'élèverai la co-
colonne; mais en même temps je mettrai dessus une in-
scription- mémorable. Hé! qu'écrirez-vous "^j ô Seigneur?
Trois noms seulement, afin que l'inscription soit aussi
courte que magnifique : c( J'y écrirai, dit-il, le nom de mon
« Dieu, et le nom de la cité de mon Dieu, la nouvelle Jé-
(( rusalem, et mon nouveau nom*. » Ces noms, comme la
suite le fera paroitre, signitlent une foi vive dans l'inté-
rieur ^, les pratiques extérieures de la piété dans les
saintes observances'*' de l'Eglise, et la fréquentation des sainte
sacrements : trois moyens de conserver l'innocence, et
l'abrégé de la vie de notre sainte princesse **. C'est ce que
vous verrez écrit sur la colonne, et vous lirez dans son
* Qui viceril, faciam illum columnam in templo Dei mei. Ib. c. m, v. 12,
* « Il sera liaul, il sera ferme. » Expressions simples et fortes.
3 Apoc. c. m, V. 12. — Commentaire déiaillé du lexle de l'Ecriture,
comme on en trouve à chaque instant dans Bossuet.
* « N'en sera séparé par aucun crime. » I>es idées morales, fondues
ainsi avec les détails de la comparaison, présentent quelque chose de
gêné et de fatigant. Un crime ne l'é/iaie pas une colonne d'une maîsor».
^ «Voici le mystère. » Formule didactique rare et singulière.
* « J'écrirai dessus. » Remarquez comme Bossuet analyse son texte,
et le commente mol à mot.
' « Eh ! qu'écrire/.-vous? » Inlerrngalinn éloquente, qui ranime et
relève celte explication souvent minutieuse. — « Trois noms seule-
ment, elc. » Réponse vive et qui éveille la curiosité.
* Scribam supei eum nomen Dei mei, et nomen civitalis Dei meî,
novae Jérusalem... et nomen meum novum. Apoc. c. m, v. 12.
^ « Dans l'intérieur. » Expression rare, pour signifier l'âme.
*o «Ohservance. » Observation. Mot vieilli; terme de discipline reli-
gieuse. Vetnnle Observance était la règle de la Trappe.
*' « Kl l'abrégé de la vie. » Bossuet excelle en ces transitions impré-
vues qui, duii mol ramènent ainsi tout un souvenir et toute une his-
toire, au moment qu'on les cioyait le plus éloignés.
120 ePiAISON FUNÈBRE
inscription les causes de sa ;rermeld *. Et d'abord : « J'\
écrirai, dit-il, le nom de mon Dieu,» en lui inspirant
une foi vive^. C'est, messieurs, par une telle foi que le
nom de Dieu est gravé profondément dans nos cœurs.
Une foi vive est le fondement de la stabilité ^ que nous
admirons: car d'où vieniicnt nos inconstances, si ce n'esl
de notre foi chancelante ? parce que ce fondement est mal
affermi, nous craignons de bâtir dessus*, et nous marchons
d'un pas douteux dans le chemin de la vertu ^. La foi
seule a de quoi fixer ^ l'esprit vacillant; car écoulez les
([ualités que saint Paul lui donne : Fides sperandarum
substanh'a rerum'^ . a La foi, dit-il, est une substance, » un
solide fondement, un ferme soutien. Mais de quoi? de ce
qui se voit dans le monde ^? Comment donner une consis-
tance, ou, pour parler avec saint Paul,c( une substance » et
un corps à cette ombre fugitive ? La foi est donc un soutien,
mais (( des choses qu'on doit espérer. » Et quoi encore ®?
Argumentum non apparenlium : «C'est une pleine conviction
(( de ce qui ne paroît pas. » La foi doit avoir en elle la
conviction. Vous ne l'avez pas, direz-vous : j'en sais la
cause; c'est que vous craignez de l'avoir, au lieu de la
demander à Dieu qui la donne. C'est pourquoi tout tombe
* « Son inscription, sa fermeté. » Adjectifs pronominaux employés
d'une manière pénible.
2 « En lai iiispiranf. » Lui se rapporte à colonne, et contribue à em-
brouiller l'idée et la figure.
5 « Le fondement de la stabilité. » Alliance de mots qui ressemble à
un pléonasme. I.a stabiliU du fondement présente une idée analogue ,
quoique non identique.
^ Voy., dans l'Or. fan. de IJcnrietle d' Angleterre, page 61, la mèmfi
/•oniparaison, appli:^iuée encore à la lliéoîogie.
5 « Dans le chemin. » Métaphore commune:
Qu'\ miirclie d'im pa>; forme et .sûr
Dans le .sentier du lu justice. J.-B. 1\ousseal', OJcs sacrccs, i.
Elle est bien plus origin.nle dans Tor. fun. de Henriette de France
•p. H, note 6); les mots cheminer, g^'imper, quoi qu'en dise La
Harpe, la rendent neuve par l'expression.
•^ « A de quoi fixer. » Latinisme. IJabct unde.
"^ Fides sperandarum substantia rerum, argumentum non apparen-
lium. Paul. .\d Heb. c. x , v. 1.
s «De ce qui se voit, etc.» Question peu nécessaire , mais qui
amène une image expressive : — Comment donner, etc.
* « Et quoi encore? » Ces analyses si iiliérales appesantissent le dis-
cours, et fatiguent l'attention par la subtilité des détails; mais le déve-
loppement se relève avec vigueur par le trait lancé contre ceux qui
doutent : — Vous ne l'avez pas, etc.
DE MARIÉ-THÉRÈSE D'AUmiCHË. 1^1
en ruine dans vos mœurs, et vos sens trop décisifs em-
portent si facilement votre raison incertaine et irrésolue ^
Et que veut dire celte conviction dont parle l'apôtre, si ce-
îi'est, comme il dit ailleurs , « une soumission de Tintel-
(( ligence entièrement captivée^ sous Tautorité d'un Dieu
qui parle ^?)) Considérez la pieuse reine devant les autels*;
voyez comme elle est saisie de la présence de Dieu : ce n'est
pas par sa suite qu'on la connoît ^, c'est par son attention
et par cette respectueuse immobilité qui ne lui permet
pas même de lever les yeux. Le sacrement adorable ap-
proche : ah! la foi du centurion, admirée par le Sauveur
même, ne fut pas plus vive, et il ne dit pas plus humble-
ment : «Je ne suis pas digne ^. » Voyez comme elle frappe
cette poitrine innocente, comme elle se reproche les moin-
dres péchés, comme elle abaisse cette tête auguste devant
laquelle s'incline l'univers ''. La terre, son origine et sa
sépulture*, n'est pas encore assez basse ^ pour la recevoir :
elle voudroit disparoître tout entière devant la majesté du
1 « Tout tombe en ruine. — Les sens emportent la raison, etc. »
Style digne de ce qu'il y a de plus beau dans les sermons. — « Déci-
sifs. )) Ce mot ne signifie guère : qui aime à décider, surtout quand on
l'applique aux sens. — Il fait regretter le mot décisionnaire, de Mon-
taigne, qui a malheureusement vieilli.
2 In captivitatem redigentes omnem intellectum inobsequium Christi.
K. Cor. c. x, v. 5.
3 « Ln Dieu qui parle. » Là est la limite entre la religion et la philo-
sophie, la révélation et la raison.
* « Considérez, etc. n Hypotypose. Peinture qui parle à l'imaginatiou
<>omme ferait aux yeux un portrait de Marie-Thérèse.
^ «Ce n'est pas par sa suite, etc. » Elle se dislingue par sa piété, et
non par son cortège royal , bien différente en cela des dames de 1;!
t:our, qui cherchaient à se faire voir du maître. « On voyoit avec im-
« patience toutes les tribunes bordées de dames, l'hiver au salut, les
« jeudis et les dimanches, où le roi ne manquoit guère d'assister, et
« presque aucune ne s'y trouvoit quand on savoit de bonne heure qu'il
« n'y viendroit pas; et, sous prétexte de lire dans leurs heures, elles
« avoiont toutes de petites bougies devant elles pour les faire connoitre
« et remarquer. » Saint-Simon, chap. cxciv.
^ « Et respondens centurio, ait : Domine, non sum dignus ut inlres
sub tectum nieum; sed tantum die, verbo et sanabitur puer n>eus... Au-
diens autem Jésus, miratus est, et sequentibus se dixit : Amen dico vo-
bis : non inveni tantam fidem in Israël. » Matth. viii, 8, 10.
"^ « Devant laquelle, etc. » Complément qui ajoute à la force de l'i-
dée. — L'univers pour le royaume : exemple d'hyperbole.
8 « Son origine et sa sépulture. » Trait grave et triste, jeté nu milieu
lie cette périphrase, dont le sens est que la reine se prosternait.
^ « Assez basse. » Expression obscure et pénible, pour dire que !a
reine se trouve encore trop près de l'autel et de Dieu.
J22 ORAISON FUNÈBRE
Roi (les rois. Dieu lui grave par une foi vive dans le fond
du cœur ce que disoit Isaïe : k Cherchez des antres pro-
(( fonds; cachez-vous dans les ouvertures de la terre devant
(( la face du Seigneur, et devant la gloi-c d'une si haute
(( majesté ^.))
INe vous étonnez donc pas ^ si elle est si humhle sur le
trône. 0 spectacle merveilleux, et qui ravit en admiration
le ciel et la terre ^ ! Vous allez voir une reine qui, à l'exem-
ple de David ^, attaque de tous côtés sa propre grandeur, et
tout Torgueil qu'elle inspire : vous verrez dans les paroles
de ce grand roi la vive peinture de la reine , et vous en
reconnoitrez ^ tous les sentiments. Domine, non est exaU
tatum cor meum^l a 0 Seigneur, mon cœur ne s'est point
<( haussé"^! » voilà l'orgueil attaqué dans sa source. Neque
elati sunt oculi met; « mes regards ne se sont pas élevés: »
voilà l'ostentation et le faste réprimé. Ah ! Seigneur, je
n'ai pas eu ce dédain ^ qui empêche de jeter les yeux sur
les mortels trop rampants^, et qui fait dire à l'âme arro-
gante : (( 11 n'y a que moi sur la terre *°. » (iOmhien étoit
ennemie " la pieuse reine de ces regards dédaigneux! et
dans une si haute élévation '^, qui vit jamais paroître en
1 Ingredere in petram, et absconderein fossa humo afacie timoris Do-
mini, et a glorià majestatis ejus. Isa. c. ii, v, 10.
2 « Ne vous étonnez donc pas, etc. » Transition qui amène le tableau
de la vie que la reine menail à la cour, mêlé à un éloquent commen-
taire d'un Psaume.
3 Exclamation motivée par l'admiration qu'inspire la piété de la
reine, et qui annonce et résume tout le développement.
* « A l'exemple de David, n Bossuet pense de David comme Racine.
David, pour le Seigneur plein d'une amour fidèle,
We paroît de nos rois le plus parfait modèle. .ItJtalie, u, 2.
3 « En » se rapporte à reine. Emploi peu correct du pronom, qui
pourrait aussi bien dépendre de paroles ou de sentiments.
6 PsAL. cxxx, 1.— Rapprochez de ce morceau le monologue d'Eslher,
acte I, scène 4.
■? « Haussé... voilà, etc. » Phrase sèche. Le sens du mot hausser
(agrandir mal à propos, guinder) est précisé dans l'or. fun. de Condé :
« Sans se hausser pour paroître grand. »
8 « Ah ! Seigneur, je n'ai pas eu, etc. » Prosopopre par laquelle
Bossuet mêle à ses propres paroles celles de la reine. V. p. 11, note 8.
9 « Trop rampants. » Expression dédaigneuse placée péniblement.
i») Dicis in corde tuo : Ego sum, et non est praHer me amplius. Isa.
c. xLVii, V. 8. Réminiscence d'un beau passage de l'or. fun. de Madame
p. 86, note. 2) : — « On ne compte plus que soi-même, etc.»
11 « Combien étoit ennemie. » Inversion forcée; phrase pénible.
12 « Une si haute élévation. » Expression familière à Bossuet. —
« Une patience qu'on n'auroil jamais attendue d'une humeur si vive ni
d'une si haute élévation. » [Or. fun. de Condé, V^ partie.;]
DE MARIE-THÉRÈSE D'AUTRICHE. ]25
cette princesse ou le moindre sentiment d'orgueil, ou
moindre air de mépris? David poursuit : Xeque ambulavi in
magiiis, neque in mirabilihus super me : ce Je ne marche
(( point dans de vastes pensées, ni dans des merveilles qui
((. me passent ^)) Il combat ici les excès oi^i tombent natu-
rellement les grandes puissances. « L'orgueil, qui monte
a toujours -, » après avoir porté ses prétentions à ce que la
grandeur humaine a de plus soHde, ou plutôt de moins
ruineux 3, pousse ses dessems jusque Textravagance *, et
donne témérairement dans des projets insensés, comme
faisoitce roi superbe (digne figure de Fange rebelle) « 1 ors-
ce qu'il disoit en son cœur : Je m'élèverai au-dessus des nues,
c( je poserai mon trône sur les astres, et je serai semblable
u au Très-Haut '\ » Je ne me perds point, dit David, dans
de tels excès ; et voilà l'orgueil méprisé dans ses égare-
ments. :Mais après l'avoir ainsi rabattu dans tous les en-
droits par où il sembloit vouloir s'élever^, David l'atterre "^
tout-à-fait par ces paroles : c( Si, dit-il, je n'ai pas eu
H d'huml)les sentiments, et que j'aie exalté mon âme : » si
non humiliter sentiebam, sed exaltavi animam meam ; ou,
comme traduit saint Jérôme ® : Si non silere feci animam
meam ; ce si je n'ai pas fait taire mon àme : » si je n'ai pas
» « Merveilles qui me passent » Phrase obscure : on croirait qu'il s'a-
git du respect dû aux dognies et aux saints mystères ; mais le sens est
précisé nellement plus bas.
- Superbia eorum qui le oderunt, ascendit semper.PsAL. lxxiii, v. 25.
Image expressive et pittoresque. L'orgueil monte comme la nier.
3 « Ruineux.» — Voyez Vor. fun. de Henriette de France, p. 40,
note 2. — Correction à remarquer.
^ « Pousse jusqu'à l'extravagance. » Expression simple et forte.
s. Qui dicebas in corde tuo : In eœlum conscendam ; super astra T)o\
exaltabo solium meum... Ascendam super allitudinem nubium : similis
ero Allissimo. Isa. c. xiv, v. 13, U. — Comparez à ce passage d'Isaïo
les caractères d'Athalie et d'Aman, deux types de l'orgueil humain.
Pareil au cèdre, il cachoit dans les deux
Son front audacieux ;
Il sembloit à son gré gouverner le tonnerre
E ther, acteiu, se. 9.
^ « « Dans tous les endroits, etc. » Image qui rappelle la tradition de
l'Hydre et ses têtes qui renaissent sous les coups. — Rabattu. Mot qui
a perdu beaucoup de sa force au sens matériel.
■^ « Atterrer, » mot employé seulement au sens figuré aujourd'hui.
C'est ici le sens étymologique {ad terram).
8 « Ou, comme traduit saint Jérôme. » Dossuet se fait ici commenta-
teur dans l'acception littérale du mot. Son explication du psaume cxxx
est une véritable exégèse.
124 ORAISON FUNÈBRE
imposé silence à ces flatteuses pensées qui se présentent
sans cesse pour enfler ^ nos cœurs. Et enfin il conclut
ainsi ce beau psaume : Sicut ahlactatiis ad ma.trem suam ,
sic ablactata est anima mea. «Mon âme a été, dit-il , comme
un enfant sevré. » Je me suis arraché moi-même aux dou-
ceurs de la gloire humaine, peu capables de me soutenir,
pour donner à mon esprit une nourriture plus solide ^.
Ainsi Tàme supérieure domine de tous côtés cette impé-
rieuse grandeur^, et ne lui laisse dorénavant aucune place.
David ne donna jamais de plus beau combat *. Non, mes
frères, les Philistins défaits, el les ours mêmes déchirés
de ses mains ^ ne sont rien ^ à comparaison de sa gran-
deur qu'il a domptée. Mais la sainte princesse que nous
célébrons Ta égalé dans la gloire d'un si beau triomphe.
Elle sut pourtant "^ se prêter au monde avec toute la di-
gnité que demandoit sa grandeur. Les rois, non plus que
le soleil, n'ont pas reçu en vain Téclatqui les environne^:
il est nécessaire au genre humain; et ils doivent, pour
le repos ^ autant que pour la décoration de l'univers '^,
soutenir une majesté qui n'est qu'un rayon de celle de
Dieu^^ Il étoit aisé à la reine de faire sentir une grandeur
1 « Enfler. » Métaphore souvent employée, mais expressive.
^ « Nourriture plus solide, n Traduction familière d'une grande idée
morale ; elle offre un rapprochement intéressant avec les développe-
ments généraux de cette idée dans l'Or. fun. de Henriette d'Angleterre.
3 « Celte impérieuse grandeur. » Image et expression fortes.
* « Donner un combat, » el deux lignes plus bas : « à com.paraison. »
Locutions vieillies. Donner la bataille est resté dans la langue.
s « Les ours mêmes déchirés de ses mains. » Pendant qu'il gardait
les troupeaux de son père. 11 rappelle ce fait quand il demande à Saiji
la permission de combattre Goliath. — Mêmes pour eux-mùmes.
^ «Ne sont rien.» Expression faible et froide de la supériorité des vic-
toires morales ; V. dans l'Or. fun. de Henriette d'Àngl., et dans celle de
Condé, d'autres développements beaucoup plus beaux de la même idée.
'^ « Elle sut pourtant. » Transition par une correction: figure familière
à l'oraison funèbre, qui vit de contrastes.
8 « Var. l^e édit. « Les rois doivent cet éclat à l'univers, comme le
soleil lui doit sa lumière; et, pour le repos du genre humain, ils doi-
vent soutenir une majesté, etc. » — « N'ont pas reçu en vain.» — Voici
une justification de l'étiquette des cours qui ne s'accorde guère avec
les mœurs et les idées modernes.
s « Pour le repos. » Idée obscure ; le sens est que la majesté royale,
en imposant aux peuples et aux factions, contribue pour sa part à la
paix générale. Rousseau a parlé aussi de l'influence du costume et des
dehors sur les imaginations.
10 « Décoration de l'univers. » La même expression se retrouve dans
Vor. fun. de Condé.
•1 «Un rayon de celle de Dieu. » Image grande et poétique. '
DE MARIE-THEKÈSE D'AUTRICHE. i^O
qui lui étoit naturelle ^. Elle étoit née dans une cour où la
majeslé se plaît à paraître ^ avec tout son appareil, et d'un
père qui sut conserver avec une grâce, comme avec une
jalousie particulière, ce qu'on appelle en Espagne les cou-
tumes de qualité ' et les bienséances du palais. Mais elle
aimoit mieux tempérer la majesté et Tanéantir devant
Dieu ^, que de la faire éclater devant les hommes. Ainsi
nous la voyons courir aux autels pour y goûter avec David ^
un humble repos, et s'enfoncer dans son oratoire, ou, mal-
gré le tumulte de la cour, eile trouvoit le (^armel d'Elie,
le désert de Jean ^, et la montagne si souvent témoin des
gémissements de Jésus.
J'ai appris de saint Augustin "^ que « l'àme attentive ^ se
« fait à elle-même une solitude; » gignit enim sibi ipsa
mentis intentio sulitudinem. Mais, mes frères, ne nous flat-
tons pas; il faut savoir se donner des heures d'une soli-
tude effective ^, si l'on veut conserver les forces de l'àme.
C'est ici qu'il faut admirer l'inviolable fidélité que la reine
1 «Une grandeur qui lui éloit naturelLe» a Une carmélite qu'elle avoil
« priée de lui aider à faire son examen de conscience pour une confes-
« sion générale lui demanda si, avant son mariage, elle n'avoit point eu
« envie de plaire à quelques-uns des jeunes gens de la cour du roi son
« père : « Oh non, ma mère, dit-elle ; il n'y avoit point de rois. »
Le Président Hénault.
- « Où la majeslé se plait à paroître. » Allégorie un peu forcée.
^ « Coutumes de qualités. » Expression inusitée maintenant.
* « Tempérer la majesté. » Tempérer, dans toute sa vie en général,
et non pas la tempérer devant Dieu.
5 « Pour y goûter avec David, etc.» « Vierges de J.-C, vous vîtes ces
« maîtresses du monde (Anne d'Autriche et .Marie-Thérèse) vivre parmi
« vous comme vous qui l'avez quitté, chanter les cantiques du Sei-
« gneur, se mêlerdansvos exercices de pénitence, faire dans ce désert
« un sacrifice des plaisirs et des joies du siècle, et répandre leurs
« cœurs devant Dieu; ces cœurs qui l'aimèrent pendant leur vie, et que
« vous voyez ici desséchés et consumés moins par la mort que par les
« désirs et l'impatience qu'ils ont d'être ranimés pour l'aimer éternel-
<■< lement. n Fléchier. — Lq cœur de Marie-Thérèse avait été déposé
à l'Eglise du Val-de-Gràce, ainsi que celui d'Anne d'Autriche.— V. l'Or.
fun. de Henriette de France, pa^je 6, note 1, et page 20, note 4; et
l'oraison funèbre de Coudé, par Bourdaloue,
^ « Le désert de Jean. » Allusion à la prédication de St. Jean-Bap-
tiste. «Vox clamanlis in deserto. »
" De divers. Quaest ad Simpiic. lib. II, qua^st 4. Voy. p. 74, note 3.
® «Attentive.» Traduction faible du mot intentio, qui signifie
l'action continuelle, opiniàt-c de la volonté.
^ « Effective. » C'est à dire réelle, par opposition à la solitude men-
tale et intérieure.
12G OIIAISON FUNÈBRE
gardoit à Dieu. INi les divertissements ^ ni les fatigues
des voyages 2, ni aucune occupation ne lui faisoit perdre
ces heures particulières qu'elle deslinoit à la méditation et
à la prière. Auroit-elle été si persévérante dans cet exercice
si elle n y eût goûté a la manne cachée que nul ne connoît
(( que celui qui en ressent les saintes douceurs 3?» C'est
là qu'elle disoit avec David: « 0 Seigneur, votre servante
(( a trouvé son cœur pour vous faire cette prière! » inve-
nit servus tuus cor suum '■*. Où allez-vous ^ cœurs égarés?
Quoi! même pendant la prière, vous laissez errer votre
imagination vagahonde ; vos ambitieuses pensées vous re-
viennent devant Dieu; elles font même le sujet de votre
prière ^1 Par l'etfet du même transport ' qui vous fait parler
aux hommes de vos prétentions, vous en venez encore
parler à Dieu ^ pour faire servir le ciel et la terre à vos
intérêts ^ Ainsi votre ambition, que la prière devoit étein-
dre, s'y échauffe; feu bien différent de celui que David
sentoit allumer dans sa méditation ^M Ah ! plutôt puissiez-
1 « Les divertissements. » Allusion aux fêtes de St-Germain, de Ver-
sailles, de Marly, pour lesquelles a souvent écrit Molière.
2 « Les fatigues des voyages. » Flérhier en parle aussi. « Le roi
« voyageoit toujours son carrosse plein de femmes... l' falloit être en grand
« habit, parées et serrées dans leurs corps, aller en Flandre et plus loin
« encore, danser, veiller, être des fêtes, manger, être gaies et de bonne
« compagnie, changer de lieu, ne paroitre craindre, ni étro incommo-
« dées du chaud, du froid, de l'air, de la poussière; et tout cela pré-
« cisément aux jours et heures marqués, sans déranger d'une minute. »
Sainï-Simox.
^ Vincenti dabo raanna absconditum ;... et... nomen novum... quod
nemo scit. nisi qui accipit. Apoc. c. ii, v. 17. — « (jue nul que celui...
qui en ressent. » Accumulation désagréable de qui et de que.
'* Invenil servus tuus cor smim ut oraret te oratione hac. ii, Reg. c. vir,
^- 27. — « A trouvé son cœur. » Explication ingénieuse et profonde
d'un mot assez obscur dans le Psaume.
^ a Oh. allez-vous?)) Apostrophe et interrogation éloquentes, qui
ramènent, au milieu du portrait de la reine, l'idée des devoirs com-
muns à tous les clirétiens.
|S « Vous laissez errer, etc. )) Exemple de gradation dans les idées.
J « Transport, )) c'est-à-dire le délire, qui met l'homme hors de lui-
même. Ce mot indique même le délire de la fièvre.
8 « Vous en venez encore, etc. )) Répétition expressive de l'idée et
des mots.
9 (( Pour faire servir le ciel, etc.)) Idéejetéeen passant, mais esquissée
avec une simplicité et une vigueur remarquable.
10 Concaluit cor meum intra me ; et in medilalione mea exardescet
ignis. PsAL. ?vxxvii[, v. 4. — «Votre ambitions'// échauffe; feubicn diffé-
rent;» apposition pénible. — ^//«7«er, au lieu de s'allumer. Il est très-
rare de voir les verbes actifs qui expriment un fait matériel pris ainsi
absolument.
DE MARIE-THÉRÈSE D'AUTRICHE. 127
VOUS dire avec ce grand roi, et avec la pieuse reine que
nous honorons : « 0 Seigneur, votre serviteur a trouvé son
cœur ! J'ai rappelé ce fugitif, et le voilà tout entier devant
votre face ^ »
Ange saint ^ qui présidiez à Toraison de cette sainte{
princesse, et qui portiez cet encens au-dessus des nues'^
2)our le faire brûler sur Tautel que saint Jean a vu dans le'
ciel, racontez-nous les ardeurs de ce cœur hlessé de
l'amour divin ^ : faites-nous paroître ces torrents de
larmes que la reine versoit devant Dieu pour ses péchés.
Quoi donc , les âmes innocentes ont-elles * aussi les
pleurs et les amertumes de la pénitence? Oui sans doute,
puisqu'il est écrit que « rien n'est pur sur la terre ^, » et
que « celui quidit qu'il ne pèche passe trompelui-même^.»
Mais c'est des péchés légers ; légers par comparaison '^,
je le confesse : légers en eux-mêmes; la reine n'en connoît
aucun de cette nature. C'est ce que porte en son fonds "^
toute âme innocente. La moindre ombre se remarque sur
ces vêtements qui n'ont pas encore été salis, et leur vive
blancheur en accuse toutes les taches^. Je trouve ici les
chrétiens trop savants. Chrétien, tu sais trop la distinction^*
des péchés véniels d'avec les mortels. Quoi I le nom
commun de péché ne suffira pas pour te les faire dé-
* «Devant voU'e face. » Phrase sèche; chute désagréable.
2 Apoc. c. VIII, V. 3. « Ange saint. » Apostrophe et image poétiques.
Quand elle prie, un anffe est debout auprès d'elle,
Caressant ses cheveux des plumes de son aile.
3 « Racontez-nous les ardeurs, etc. » Toujours cette langue mysti-
que que l'habiiude des livres de théologie et de piété avait rendue fa-
milière à la société devant laquelle parlait Bossuet.
'* « Ont-elles. » C'est-à-dire connaissent-elles. Expression plus forte,
car elle indique que ces âmes innocentes ne peuvent échapper aux
amertumes de la pénitence.
5 Cœli non sunt mundi in conspeclu ejus. JoB. c. xv, v. 13.
6 Si dixerimus quoniam peccatum non habemus, ipsi nos seducimus.
I. JOA.N. c. I, v. 8.
"^ «C'est des péchés. » On dirait aujourd'hui : ce sont. — « Légers par
comparaison.» Nous avons vu Bossuet moraliste, prédicateur, historien,
poète ; le voici casuiste. Celte page de l'Or. fun. de Tilarie-Thérèse se-
rait aussi bien placée dans les lettres sur la direction de conscience.
8 «C'est ce que porte en son fonds.». ..Accumulation de monosyllabes
qui rend la phrase dure.
9 « Toutes les taches. » Métaphore familière et fortement exprimée.
10 « Chrétien, tu sais trop, etc. » Apostrophe vive et subite, comme
cette oraison funèbre en offre à chaque pas. Celle-ci, entre autres, se
concilierait difûcilement peut-être avec le ton plus calme du sermon.
î£8 OIUISON FILNÈBUE
lester les uns et les autres? Sais-tu que ces péchés qui
semblent légers deviennent accablants par leur multitude \
à cause des funestes dispositions ^ qu'ils mettent dans les
consciences ? C/est ce qu'enseignent d'un commun accord
tous les saints docteurs, après saint Augustin et saint Gré-
goire. Sais-tu que les péchés qui seroient véniels par leur
objetpeuvent devenir mortels par l'excès de l'attachement^?
Les plaisirs innocents * le deviennent bien, selon la doc-
trine des saints; et seuls ils ont pu ^ damner le mauvais
riche ^ pour avoir été trop goûtés. Mais qui sait le degré
qu'il faut pour leur inspirer ce poison morteP? et n'est-ce
pas une des raisons qui fait que David s'écrie : Delicta quisin-
telligit^? « Qui peut connoître ses péchés? » Que je hais
donc ta vaine science et ta mauvaise subtilité ^, âme témé-
raire, qui prononces si hardiment : Ce péché que je com-
mets sans crainte est véniel ! L'âme vraiment pure n'est
pas si savante ^^. La reine sait en général qu'il y ades péchés
véniels, car la foi l'enseigne; mais la foi ne lui enseigne
pas que les siens le soient". Deux choses vous vont^^ faire
voir l'éminent degré de sa vertu. Nous le savons, chrétiens,
et nous ne donnons point de fausses louanges devant ces
1 « Accablants par leur multitude. » Remarquez la force et la sim-
jilicilé de l'expression.
2 Var. « Par les funestes disposilions, etc. (l^e édit.)
^ « Véniels par leur objet, etc. » Cette distinction est tout-à-fait de
de la théologie et de la casuistique, comme le passage sur la prédestina-
tion dans l'Or. fun. de Henriette d'Angleterre, page 74. — «Sais-tu
que les péchés, etc.» Exemple de Répétition.
« Plaisirs innocents. » Induebatui purpura et bysso, et epulabatur
quotidie splendide. »
s « Seuls, ils ont pu. » Expression amphibologique, car elle pourrait
signifier: Ce sont eux seulement ; tandis que le sens est; il esl pos-
sible qu'ils aient suffi.
6 « Le mauvais riche. » Et dixit illi Abraham: fili, recordare quia
recepisti bona in vita tua; et Lazarus simililer mala ; nunc autem hic
ronsolatur; tu vero cruciaris. » Luc. xvi, 25.
"^ « Inspirer ce poison. » Vipeream inspirons animam. Virg., ^En., VII,
^. 351. — L'image est poétique, mais la phrase est mal écrite, soit que
l'on construise: le doyré qui leur inspire, ou que l'on prenne inspirer
absolument et sans sujet, comme le feu que David senloit allumer.
^ PsALM. XVIII, 15. — Remarquez la hardiesse de ce dialogue entre le
prédicateur et l'âme du pécheur.
^ « Mauvaise subtilité. » C'est-à-dire chicane, argutie.
1" « L'âme vraiment pure, etc. » Expressions belles et simples.
1* « Que les siens le soient. » Phrase sèche et dure.
1' (f Deux choses vous vont. » Division trop formellement accusée :
c'Ie a quelque chose de scolastique.
DE MARIE-THÉRÈSE D'AUTRICHE. 129
autels* : elle a dit souvent, dans cette bienheureuse simpli-
cité ^ qui lui étoit commune avec tout les saints , qu'elle
ne comprenoit pas comment on pouvojt commettre volon-
tairement un seul péché, pour petit qu'il fût ^. Elle ne di-
soit donc pas. Il est véniel : elle disoit, 11 est péché; et son
cœur innocent se soulevoit *. Mais comme il échappe tou-
jours quelque péché à la fragilité humaine ^, elle ne disoit
pas, Il est léger : encore une fois. Il est péché, disoit-elle.
Alors, pénétrée des siens, s'il arrivoit quelque malheur^ à
sa personne, à sa famille, à l'État, elle s'en accusoit seule.
Mais quels malheurs , direz-vous '', dans cette grandeur
et dans un si long cours de prospérités ? Vous croyez donc
que les déplaisirs et les plus mortelles douleurs ne se
cachent pas sous la pourpre ^? ou qu'un royaume est un
^ « Nous ne donnons point de fausses louanges, etc. » Ce n'est pas
là une précaution oratoire ; c'est l'expression sincère de la franchise do
Rossuet. Ne suffit-elle pas à elle seule pour prouver la bonne foi des élo-
ges qu'il a donnés, entre autres à Louis XIV?
2 « Cette bienheureuse simplicité, etc.» Pour ces détails naïfs, qui:
n'inquiètent nullement l'esprit de Rossuet, \o\ci surtout V Oraison fu-
nèbre d'Anne de Gonzague.
3 « Pour petit qu'il fût. » Tournure vieillie, mais à regretter pour sa
rapidité.
Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nou'; sommes.
P. Corneille, le Cid, i, 3.
* « Son cœur se soulevoit, etc. » Métaphore familière et peu agréable.
Elle rappelle la liberté des métaphores latines:
Omne supervacuum pleno de pectore manal. Hob., de Art. poef., v. 337- .
^ Non egô pâuciii
Offendar maculis, quas aut incuria fudit,
Aut humana parum cavit natura. Hor., Ibid., v. 351.
« (f Alors, s'il arrivoit, etc. )) Transition naturelle , comme elles le
sont toujours àoixs Hossu:-). — « Quelque malheur. » la perte de ses en-
fants par exemple. Vovez plus bas, page 151.
7 « Mais quels malheurs, direz-vous?» Exemple de subjection; ob-
jection faite par lorateur au nom de ses auditeurs.
« « Sous la pourpre. » Exemple de méton'jmie. Contraste éloquent,
qui a souvent frappé les philosophes et les poètes.
• • • •_ Medio de fonte kporum
Surgit amari aliquid, quod in ipsis floribus an^jit. Lucrèce.
Remarquez la force que Rossuet donne au mot déplaisir. ((-C'est là
(( idans son oratoire'], qu'elle répandoit ses larmes et sa tendresse, soit
« dans la perte de ses enfants, que le ciel lui donna pour accomplir
(( ses désirs, et lui ôta pour éprouver sa résignation,... soit dans ces in-
« quiétudes et dans ces peines secrètes que la Providence de Dieu, pour
« le salut de ses élus, mêle toujours aux grandes fortunes. » Fléchifh
2« partie. '
130 ORAISON FUNÈBRE
remède universel à tous les maux \ un baume qui les
adoucit, un charme qui les enchante'? Au lieu que =* par
un conseil de la Providence divine, qui sait doimer aux
conditions les plus élevées leur contre-poids, cette gran-
deur que nous admirons de loin * comme quelque chose
au-dessus de Thomme, touche moins quand on y est né,
ou se confond elle-même dans son abondance ^ ; et"qu il se
forine au contraire parmi les grandeurs une nouvelle sen-
sibilité pour les déplaisirs \ dont le coup est d'autant plus
rude, qu'on est moins préparé à le soutenir.
Il est vrai que les hommes aperçoivent moins cette mal-
heureuse '^délicatesse dans les âmes vertueuses. On les
croit insensibles, parceque non seulement ellessavent taire,
mais encore sacrifier leurs peines secrètes ^ Mais le Père
céleste se plaît à les regarder dans ce secret^; et comme
il sait leur préparer leur croix, il y mesure aussi leur ré-
compense. Croyez-vous que la reine pût être en repos dans
ces fameuses campagnes ^^ qui nous apportoient coup sur
1 « Un remède universel. » Expression familière et forte.
2 «Un baume... un charme... etc. » Exemple de redoublements d'idées
progressifs, ce que les Latins appellent interprelalio, conrjeries; idée
touchante, détaillée avec un grand bonheur d'expression. Enchanter,
c'esl-à dire calmer par une puissance magique.
Cantando rumpitur anguis. Virg. Ed.
Rumpere vocibus aogues. Manilius.
3 « Au lieu que. n Liaison de phrase familière et vieillie. Elle marque
l'opposition des idées d'une manière peut-être insuffisante.
'* « Que nous admirons de loin, » iHaJor e longinquo reverentia.
Tacite, Agricola,
-^ « Ou se confond elle-même dans son abondance.» Expression vague
à force d'être générale ; le sens est que les diverses formes de la gran-
deur s'effacent et s'annulent les unes les autres; comme on ne sent 'de
vide nulle part, on se blase par l'abondance des prospérités.
6 « Il se forme,.', une nouvelle sensibilité pour les déplaisirs. » Con-
cision et vigueur admirables dans l'idée et les mots. Période remar-
quable pour l'enchaînement et la progression des idées.
■^ « Malheureuse. » C'est-à-dire qui fait souffrir : il n'y a dans ce
mot aucune idée de blâme.
8 Triste destin des rois ! esclaves que nous sommes,
Et des rigueurs du sort et des discours des hommes !
Nous nous voyons sans cesse afïligés de témoins,
Et les plus malheureux osent pleurer le moins!
Racine, Iphigénie, I, 5.
^ « Dans ce secret. » Latinisme ; mot qui se prend rarement d'une
manière aussi précise et aussi absolue, sans régime qui l'explique.
10 « Ces fameuses campagnes. » De Flandre, de Franche-Comté, de
Hollande, etc. (1667-1672.)
DE MARIE-THERÈSE D'AUTRICHE. 151
coup tant de siirprenaiiies nouvelles? Non, messieurs: elle
étoit toujours tremblante, parcequ'elîe voyoit ton jours cette
précieuse vie, dont la sienne dëpendoit, trop facileraent ha-
sardée ^ Vous avez vu ses terreurs : vous parlerai-je de ses
pertes ^, et de la mort de ses chers enfants^? lis lui ont tous
déchiré le cœur. Représentons-nous ce jeune prince * que les
Grâces^ sembloient elles-mêmes avoir formé de leurs mains :
pardonnez-moi ces expressions, il me semble que je vois
encore tomber cette fleur ^. Alors, triste messager d'un évé-
nement si funeste '', je fus aussi le témoin, en voyant le
roi et la reine, d'un côté de la douleur la plus pénétrante*,
et de Fautre des plaintes les plus lamentables; et sous des
formes différentes, je vis une affliction sans mesure. Mais
je vis aussi des deux côtés la foi également victorieuse; je.
vis le sacrifice agréable ^ de Fàme humiliée sous la main
de Dieu, et deux victimes royales immoler î*^ d'un commun
accord leur propre cœur.
* « Trop facilement hasardée. » Le roi allait à la tranchée au siège
de Douai, de Lille, etc. (1667.)
2 u Vous parlerai-je, elc. » Transition par l'analogie des idées.
5 « Ses chers enfants. » De six enfants, il ne lui restait que l'aîné, le
grand Dauphin, mort en 1711.
'■* « Ce jeune prince. » Louis, duc d'Anjou, second fils de la reine,
mort en 167-4-, à làge de trois ans.
s « Que les Grâces, etc. » Hyperbole mythologique un peu singu-
lière dans Bossuet ; c'est encore un souvenir de la langue de l'époque ;
du reste il s'en excuse.
6 « Cette fleur. » Image gracieuse imitée de Virgile : Purpureus ve-
luti cum fïos.Y. p. 65, n.4. En voici un exem] le original, cité parMaury.
Le P. Elisée, dans l'Or. fun. du Dauphin fils de Louis XV), veut dire que
l'infante d'Espagne, première femme du prince, était morte en couche,
à la naissance de son premier enfant; et voici avec quelle convenance
et quelle grâce il exprime celte idée difficile :« Hélas ! ces liens,
« que l'innocence des penchants forlifioit encore, n'eurent que la durée
« d'un instant. Semblable à la /leur qui tombe dés qu'elle montre
« son fruit, le premier gage de sa fécondité devint le signal de sa
« mort. ))
■^ « Alors triste messager, etc. » Allusion touchante aux rapports de
Bossuet avec la famille royale. Cette allusion était presque obligée, et
nous montre Bossuet accomplissant une des conditions les plus pénibles
du ministère. On chargeait généralement les ecclésiastiques d'annoncer
aux parents les pertes de famille. Bourdaloue s'en acquittait en silence :
il s'inclinait, les mains jointes, et se retirait.
^ « Pénétrante. » Mot expressif, qui indique la douleur contenue, dont
l'impression est plus lente, mais aussi pénétrante que celle des plaintes
lamentables.
9 « Le sacrifice agréable. » Y. l'Or. fun. de Henriette de France.
page 46, péroraison.
^0 « Deux victimes,., immoler, etc. » Alliance de mots à remarquer *
152 ORAISON FUNÈBRE
Pourrai-je maintenant jeter les yeux sur la terrible me-
ïiace du ciel irrité *, lorsqu'il sembla si longtemps vouloir
frapper ce Dauphin même, notre plus chère espérance ?
Pardonnez-moi, messieurs, pardonnez-moi si je renou-
velle vos frayeurs. 11 faut bien, et je le puis dire, que je me
fasse à moi-même cette violence '^, puisque je ne puis
montrer qu'à ce prix la constance de la reine. Nous vîmes
alors dans cette princesse, au milieu des alarmes d'une
mère, la foi d'une chrétienne. Nous vîmes un Abraham
prêt à immoler Isaac ', et quelques traits de Marie quand
elle offrit son Jésus. Ne craignons point de le dire, puis-
qu'un Dieu ne s'est fait homme que pour assembler autour
de lui des exemples pour tous les états*. La reine, pleine
de foi, ne se propose pas un moindre modèle que Marie.
Dieu lui rend aussi ^ son fils unique, qu'elle lui offre d'un
cœur déchiré, mais soumis, et veut que nous lui devions
encore une fois un si grand bien.
On ne se trompe pas ^ chrétiens, quand on attribue
tout à la prière. Dieu, qui l'inspire, ne lui peut rien refu-
ser '. (( Un roi, dit David, ne se sauve pas par ses armées;
i « Jeter les ^eux sur la terrible menace. » Style lâche ; rapproche-
ine.iî défectueux de mois abstraits et concrets.
2 «Que je nie fasse à moi-même, elc.» Ce sentiment, qui nous semble
exagéré, s'explique par la vénération, qui aux yeux de Bossuel, envi-
ronne les rois, dépositaires de la puissance divine.
3 « Un Abraham, etc.» Emploi de VE.remple, lieu commun intrinsè-
que : remarquez que Bossuct s'excuse lui-même de la comparaison
audacieuse d'une femme avec la Vierge, mère de J.-C.
'* (( Autour de lui. » Dans sa famille et dans ses apôtres. — « Pour
tous les étals. » Expression aussi générale que possible: les grands et
le peuple, le malheur et la prospérité.
6 « Aussi. » C'est-à-dire par une sorte de résurrection ; le sens est
précisé par la fin de la phrase: il veut, etc.
^ « On ne se trompe pas. » Transition brusque : la liaison manque
dans les mois, et n'existe que dans les idées.
'' « Ne lui peut rien refuser. » — « La prière pénètre partout ; clleob-
« tient tout ; elle pént tre dans les entrailles de la terre pour sauver Daniel
« de la fureur des lions; dans l'abîme de la mer, pour préparer un asile à
« Jonas ; dans la fournaise de Babylone, pour défendre les adorateurs du
« vrai Dieu contre l'activité des flammes. Elle pénétre dans le sein des
c tombeaux pour rappeler à la vie le fils de la veuve de Sarepta ; elle
« pénètre dans les prisons pour rompre les chaînes de Manassès, et le
« replacer sur le trône de ses pères: elle pénètre dans la cour des rois
« pour clianger leurs desseins et désarmer leur colère. Esllier, craintive
« et désolée, vient apporter à Dieu des soupirs qu'une loi sévère lui défend
<f de porter au pied du trône. Esther parle à Dieu ; Dieu parle à As-
« suérus ; et le cruel Aman paie de son sang les projets et les complots
0 sanguinaires qu'il avait formés... La prière surtout pénètre dans le
IIH >iAI\lE-TnÉRÈSE DAUTHICHK. 105
et le puissaiil ne se sauve pas par sa valeur *. » Ce n'est
pas aussi - aux sages conseils qu'il faut attribuer les heu-
reux succès. « Il s'élève, dit le Sage, plusieurs pensées
« dans le cœur de rhomnie ^ : » reconnoissez Tagitation
et les pensées incertaines des conseils humains : « mais,
poursuit-il , la volonté du Seigneur demeure ferme ; » et
pendant que les hommes délibèrent, il ne s'exécute * que
ce qu'il résout. c( Le Terrible, le Tout-Puissant, qui aôte,
(( quand il lui plait, l'esprit des princes ^, » le leur laisse
aussi quand il veut, pour les confondre davantage, « et
(( les prendre dans leurs propres finesses ^. Car il n'y a
V point de prudence, il n'y a point de sagesse, il n'y a
(( point de conseils contre le Seigneur'', ce Les Machabées®
étoient vaillants; et néanmoins il est écrit « qu'ils combat-
toient par leurs prières » plus que par leurs armes : per
orationes congressi sunt'^ , assurés, par l'exemple de Moïse,
que les mains élevées à Dieu^^ enfoncent plus de bataillons
a cœur (le Dieu. Elle parle, elle est exaucée. Cherches, et vous trou-
ve verez; demandez el vous recevrez; petite, et dabittir vobis: quœ-
a rite, el accipielis. 'Matth. vu, 7). L'homme en vous priant, ô mon
« Dieu, ne fait qu'obéir à votre inspiration: comment n'obtiendrait-ii
(( pas ce que vous l'excitez à demander? Faibles et dépendants par
« nous mêmes, nous devenons en quelque sorte maîtres de tout par la
« prière. » Le P. de Neuville, Sermon sur la prière.
1 Non salvntur rex per multam virlutem ; et gigas non saUabitur
in multitudine \irtutis suae. Psal. xxxii, v. 16.
2 « Ce n'est pas aussi, n 11 faudrait plutôt un mot négatif, non plus.
S'il ne s'agit que de la prière, l'idée est bien exagérée ; car il y a mille
événfemenis qui ne se peuvent expliquer ainsi.
3 Multa? cogilationcs in corde viri : volunlas autem Domini perma-
nebit. Proy. c. xix, v. 2).
* « Il ne s'exécute, etc. » Rapprochement désagréable du pronom iî
personnel et impersonnel.
5 Vovete et reddite Domino Dec vestro... terribili, et ei qui auferf.
spritum principum. Psal. lxxv, v. 12, 13. V. l'Or. fun. de Henriette de
France, qui est tout entière le développement de celte pensée.
6 Qui apprehendit sapientes in astutià eorum. Job. v. 15. —Cf. 1 CoR-
c. m, v. 19. Voy. toute l'oraison funèbre de Henriette de France.
"J Non est sapientia, non est prudentia, non est consilium contra Do-
minum. Prov. c. xxi, v. 50. — «Contre le Seigneur.» Expression con-
cise et éloquente.
8 «Les Machabces.» On désigne sous ce nom les cinq fils de Matathias
Machabèe, de la famille des .\smonécns, qui soutinrent glorieusement
de longues guerres contre les rois de Syrie (167-145). Les plus célè-
bres des cinq frères sont Judas et Simon.
® II. Macîiab. XV, V. 25. — Encore un exemple d'un commentaire dé-
taillé fondu dans le corps du discours. (V. la i^^ partie de l'Or. fun).
10 <( Par l'exemple de Moïse... Les mains élevées à Dieu, etc. » Exem-
ple à'atlusion. Pendant que Josué combattait les Amalécites, Moïse
154 ORAISON FUNÈBRE
que celles qui frappent. Quand tout cëdoit à Louis S et que
nous crûmes voir revenir le temps des miracles, où les mu-
railles tomboient au bruit des trompettes ^ tous les peuples
jetoient Jes yeux sur la reine, et croyoient voir partir de
son oratoire Ma foudre qui accabloit tant de villes *.
Que si Dieu accorde aux prières les prospérités tempo-
relles, combien plus leur accorde-t-if les vrais biens ^
c'est-à-dire les vertus ! Elle sont le fruit naturel d'une âme
unie à Dieu par roraison.L'oraison, qui nous les obtient, nous
priait sur la montagne, les bras étendus en croix. Ses mains re-
tombaient fatiguées, et les Hébreux reculaient; quand Aaron et Ilur vin-
rent lui soutenir les bras élevés, jusqu'à l'entière défaite des Amalé-
cites (an 1491].
1 « Quand tout cédoit à Louis. » Conquête de la Flandre et de la
Franche-Comté (1667). « Le roi entra dans Dùle au bout de quatre
« jours de siège, douze jours après son départ de St-Germain, et enfin,
« en moins de trois semaines, toute la Franche-Comté lui fut soumise,
o Le conseil d'Espagne, étonné et indigné du peu de résistance, écrivit
« au gouverneur, que le roi de France aurait dû envoyer ses laquais
« prendre possession de ce pays au lieu d'y aJler en persoane.» Volt.,
Siècle de Louis XIV, c. ix.
2 « Au bruit des trompettes. » — Comme au siège de Jéricho, ville
du pays des Jébuséens, au N.-E. de Jérusalem. Josué s'en empara sans
combat, apiés a\oir fait porter l'arche et sonner les trompettes autour
des murailles qui s'écroulèrent (1605). Rebâtie depuis, elle existe encore
aujourd'hui.
L'arche, qui fit tomber tant de superbes tours. . . .
Des dieux des nations tant do fois triompliante,
Fuiroit donc à l'aspect dune femme insolente? Racine, Atlialie, V, i.
■3 (( De son oratoire. » Hyperbole qu'expliquent la préoccupation et
la foi de l'orateur, mais à laquelle l'histoire a donné de cruels démentis.
Vingt ans plus lard, la prière ne sauva ni le duc, ni la duchesse de Bour-
gogne ; et l'oratoire de M^^ de Maintenon fut moins funeste aux ennemis
que celui de Marie-Thérèse. L'exagération de l'idée entraîne un style forcé
et faux ; la foudre qui pari d'un oratoire est une métaphore au moins
singulière, au temps de Vauban et du canon. 11 n'y a rien de plus fort
en fait de périphrase dans Doileau ni dans Fléchier; celui-ci du reste a
développé les mêmes idées.
* « Si le roi méditoit en secret ses grands et impénétrables desseins,
« la reine invoquoit cette sagesse éternelle qui préside aux con-
« seils des rois. Si la victoire voloit devant lui, les vœux de la reine
« avoient volé devant la victoire. S'il marchoit au milieu des hivers,
« l'oraison de celte princesse pénétroit les nues, pour lui préparer les
« saisons ; s'il comballoit les ennemis, elle levoit ses mains innocentes
« vers le ciel, et nos armées s'échauffoient plus de l'ardeur de sa
a prière que de la chaleur du combat. S'il s'exposoil lui-même aux
« périls, anges de Dieu, députés à la garde du roi et à la sienne, com-
« bien de fois vous conjura-t-elle d'accourir, de veiller et de lui con-
« server une tête si chère et si précieuse!» Fléchier, l^e partie.
5 « Que si... combien plus, etc. » Transition par un raisonnement à
DE MARIE-THÉRÈSE D'AUTRICHE. 1Ô5
apprend à les pratiquer ^ non seulement comme néces-
saires, mais encore comme reçues « du Père des lumières,
(( d'oii descend sur nous tout don parfait 2. » Et c'est là le
comble de la perfection, pauceque c'est le fondement '^ de
rhumili té. C'est ainsi que Marie-Thérèse attira par la prière
toutes les vertus dans son àme. Dès sa première jeunesse
elle fut, dans les mouvements d'une cour alors assez turbu-
lente *, la consolation et le seul soutien de la v!t>i liesse
inlirme du roi son père. La reine sa belle-mère, maigre ce
nom odieux ^, trouva en elle non-seulement un respect ,
mais encore une tendresse que ni le temps ni l'éloignement
n'ont pu altérer : aussi pleure-t-elle sans mesure, et ne
veut point recevoir de consolation ^. Quel cœur, quel res-
pect, quelle soumission n'a-t-elle pas eue pour le roi !
toujours vive pour ce grand prince ^, toujours jalouse de
sa gloire, uniquement attachée aux intérêts de son Etat ^,
infatigable dans les voyages ^ et heureuse pourvu qu'elle
fût en sa compagnie ; femme enfin où saint Paul auroit vu
l'Eglise occupée de Jésus-Christ, et unie à ses volontés par
fortiori, qui se réduit à un enthyméme, [i'y/ci-^ iv Oj/jm). !<> Dieu ac-
corde les prospérités à la prière. iProposition supprimée; c'est la.wia-
jeure.) 2° Dieu accorde les prospérités temporelles. 50 Donc, etc.
1 « A les pratiquer. » Mot d'un sens profond, qui oppose la vertu pra-
tique à la vertu contemplative, à une époquLi où le moliuosisme ap-
pelait l'âme au repos, à l'impassibilité de la vie spéculative.
2 Omne datum optimum, et omne donum perfectum desursum est,
descendens à Paire luminum. Jac. c. i, v. 17.
3 « Comble, — fondement. » Antithèse de mots aussi bien que de
pensées.
* « Une cour alors assez turbulente, n « En 1648, les grands s'oppo-
« saient au mariage de Philippe IV avec sa nièce Marie-Anne d'Au-
« triche, et voulaient marier l'infante Marie-Thérèse à l'infant de Por-
« tugal. Le roi en fit arrêter plusieurs.» Mém. de Monglat.
^ « Malgré ce nom odieux. » Harpagon dit à Cléante: « Mon Dieu,
« nous savons le train des enfants dont les pères se remarient, et de
« quel œil ils -ont coutume de regarder ce qu'on appelle belle-raère. »
3ioLiÈRE, l'Avare^ UI, 4.
6 «Aussi pleure-t-elie, etc. » Vox in Raraa audila est; ploratus et
ululatus mullus; Rachel plorans filios suos ; et noluit consolari, quia
non sunt. Jéréjiie, xxxi, 15,
■^ « Vive. » C'est-à-dire empressée. — « Vive pour ce prince. » Lo-
cution rarement employée.
8 « Aux intérêts de son Etat.» Espagnole de naissance, Bossuet la
loue de l'avoir oublié sur le trône de France ; tandis qu'il donne à
Henriette d'Angleterre un éloge tout opposé. Ainsi changent les idées,
selon les sympathies, même dans les esprits supérieurs.
3 « Infatigable dans les voyages. » Voyez plus haut, p. 126, n. 2.
156 ORAISON FUNÈBRE
une éternelle complaisance ^ Si nous osions demander au
grand prince qui lui rend ici avec tant de piété les derniers
devoirs 2 quelle mère il a perdue, il nous répondroit par
ses sanglots =*; et je vous dirai en son nom*, ce que j'ai vu
avec joie, ce que je répète avec admiration, que les ten-
dresses inexplicables^ de Marie-Théuèse tendoient toutes à
lui inspirer la foi, la piété, la crainte de Dieu, un attache-
ment inviolable pour le roi, des entrailles de miséricorde ^
pour les malheureux, une immuable persévérance dans tous
ses devoirs, et tout ce que nous louons dans la conduite de
ce prince \ Parlerai-je des bontés de la reine tant de fois
éprouvées par ses domestiques \ et ferai-je retentir encore
devant ces autels les cris de sa maison désolée ? Et vous,
pauvres de Jésus-Christ, pour qui seuls ^ elle ne pouvoit
endurer qu on lui dît que ses trésors étoient épuisés; vous,
i Quoniam vir caput est mulieris, sicut Christus caput est Ecclesiœ^
ipse salvator corporis ejus. — Sed sicut Ecclesia subjecta est Christo^
ita et miilieres viris suis in omnibus. Paui,., ad Ephesios. v, 25, 24.
2 « Les derniers devoirs. » Allusion difficile ; car les convenances ne
permettent guère de mettre un fils en scène aux funérailles de sa mère.
Bossuet l'a traitée avec une délicatesse supérieure.
3 « Il nous répondroit, etc. » 3Iot d'une concision éloquente,
'■* Je vous dirai en son nom. » Voilà le premier souvenir de l'éduca-
tion du Dauphin; encore n'arrive-t-il que par nécessité, parce qu'il
renferme l'éloge de la piété de la reine ; elle a contribué à former le
caractère de son fils.
5 «Inexplicables.» Indicibles, ineffables [explicare, développer).
— Mot inusité dans ce sens.
6 « Des entrailles de miséricorde. » Alliance forcée du mot abstrait
et du mot concret. Racine a mieux employé la même métaphore.
Et vous, qui lui devez des entrailles de père. Jthalie, ii, 6.
■^ Éloge restreint ; car ce n'est pas à sa mère que le Dauphin pouvait
devoir les qualités du prince ou du général. Fléchier, dans sa pérorai-
son, a ramené assez péniblement l'éloge du Dauphin comme général.
* « Ses domestiques. » Souvenir intéressant, quand on se reporte à
la dignité orgueilleuse des grands seigneurs du temps. — Cette idée, du
reste, avait frappé les esprits, car Fléchier dit : « Suspendez pour un
« temps votre douleur, fidèles et désolés domestiques de cette prin-
« cesse, et rendez ici témoignage à la vérité. Dès qu'elle entroit dans
« la maison de Dieu, n'oublioit-elle pas qu'elle étoit reine? l'avez-vous
« vue distraire sa foi par un regard curieux ou une parole indiscrète ?
« Dans les plus rudes hivers, au milieu des étés brûlants, vous êtes-
« vous aperçu de quelque relâchement ou de quelque impatience dans
« la longueur de ses oraisons?... Combien de fois la vîtes-vous rame-
« ner les courtisans à l'exercice de leur foi parles marques qu'elle don-
« noit de la sienne, etc. » 2^ partie.
9 « Pour qui seuls, etc.» .Mot expressif. Allusion au luxe dont la
reine se prive avec joie.
DE MARIE-THEUESE D'AUÏHICHE. 137
pi-eiiiièremoïit, pauvres voioniaires \ vlc|inies de Jésus-
Christ, religieux, vierges sacrées, âmes pures dout le
monde r/étoit pas digne ^; et vous, pauvres , quelque nom
que vous portiez, pauvres connus, pauvres honteux, mala-
des, impotents, estropiés \ « restes d'hommes *, » pour
parler avec saint Grégoire de Nazianze ^, car la reine rcs-
pectoit en vous tous les caractères de la croix de Jésus-
Christ; vous donc qu'elle assistoit avec tant de joie, qu'elle
visitoit avec de si saints empressements, qu'elle servoit
avec tant de foi ^, heureuse de se dépouiller d'une majesté
empruntée ' et d'adorer dans votre hassesse * la glorieuse
pauvreté^ de Jésus-Christ, quel admirable panégyrique
prononcérîèz^vous par vos gémissements ^° à la gloire de
cette princesse, s'il m'étoit permis de vous introduire dans
cette.auguste assemblée^*? Recevez, père Abraham'"^, dans
votre sein cette héritière de votre loi, comme vous, ser-
vante des pauvres '^^, et digne de trouver en eux, non plus
des anges, mais Jésus-Christ même *\ Que dirai-je davan-
1 « Vous premièrement. » Ce mouvement se reproduit avec bien
plus d'éloquence dans VOr. fun. de Condé. — «Pauvres volontaires.»
Parce qu'ils font vœu de pauvreté.
2 «Ames pures dont le monde, etc.» Quibus dignus non erat mundus.
iOr. fun. de Uenriette de France, page 15, note 5. )
3 « Malades, impotents, etc. » Exemple d'énumération progressive.
^ « Veterum hominuni misera? reliquise. — Orat. 16.
5 « S. Grégoire de Nazianze, né en 528, ami de S. Pasile, arche-
vêque de Constantinople (578 , mort en Cappadoce en 389, poëte, ora-
teur, et l'un des plus grands hommes de l'Eglise grecque.
^ « Qu'elle assistoit, qu'elle servoit, etc. » Gradation de l'idée gé-
nérale à l'idée particulière. Remarquez comme chaque idée se complète
par un détail spécial et précis. — Voy. , dans la seconde 'partie du
discours de Fléchier, ces mêmes idées développées avec soin et esprit,
mais par des apostrophes froides et symétriques.
"^ « Se dépouiller d'une majesté empruntée. » Métaphore hardie, en
présence de la cour. (Voy. l'Or. fun. de Henriette de France, p. ^.)
^ «Bassesse.» Sens étymologique du mot. Condition humble et infé-
rieure, sans idée de blâme ou de mépris. (Voy. l'Or, fun, de Henriette
iV Angleterre, page 62, note 2.')
9 « Glorieuse pauvreté. » Exemple à^alliance de mots.
^f* « Prononcer par vos gémissements. » Expression ingénieuse.
^^ « S'il m.'étoit permis, etc. » 11 a pris cette permission dans l'orai-
son funèbre du grand Condé, et en a tiré d'admirables efîets.
1- « Père Abraham. » Expression latine d'un effet peu agréable. —
Voy. VOr. fun. de Henriette de France, page 46, note 2. )
13 «Comme vous.» Les anges. — Abraham donne l'hospitalité à trois
voyageurs, qui lui annoncent la naissance de son fils Isaac, et repro-
chent à Sara son incrédulité, en se faisant connaître pour des envoyés
de Dieu. [Genèse, c. 18.)
1* «Mais J.-C. même.» Manière heureuse de compléter l'idée et l'allusion
^58 ORAISON FUNÈDRE
tage? Écoutez tout en un mot^: lillc, femme, mère, maî-
tresse, reine telle que nos vœux Tauroient pu faire ^ plus
que tout cela 3, chrétienne, elle accomplit tous ses devoirs
sans présomption, et fut humble non seulement parmi
toutes les grandeurs, mais encore parmi toutes les vertus *.
J'expliquerai en peu de mots les deux autres noms que
nous voyons écrits sur la colonne mvstérieuse de TApoca-
Jypse, et dans le cœur de la reine^. Par le a nom de la
((sainte cité de Dieu, la nouvelle Jérusalem ^ » vous voyez
bien, messieurs, qu'il faut entendre le nom de l'Eglise ca-
tholique, cité sainte dont toutes a les pierres sont vivantes 6,»
dont Jésus-Christ est le fondement, qui ((descend du ciel»
avec lui \ parcequ'elle y est renfermée comme dans le chef
dont tous les membres reçoivent leur vie ^; cité qui se
répand par toute la terre % et s'élève jusqu'aux cieux pour
y placer ses citoyens. Au seul nom de l'Église, toute la foi de
la reine se réveilloit. Mais une vraie tille de l'Éghse '^ non
^ « Ecoulez tout. » Résumé de la soronde partie (la piété et la cha-
rité de la reine. C'est ainsi que Bossuet entend la première inscription
ae la colonne mystique : /e nom de mon Dieu.)
2 « Telle que nos vœux. » Expression ingénieuse et vive.
3 « Plus que tout cela. » progression et correction.
* « Humble parmi toutes les vertus. » Idée paradoxale en apparence,
mais parfaitement expliquée par ce que Bossuet dit des délicatesses
d orgueil. Voy. l'Or. ftin. de Henriette de France, page 41, note 8.)
^ Qui vicerit... scribam super eum nomen... civitatis Dei mei, novae
Jérusalem, quai descendit de cœlo a Dco moo. Apoc, c. m, v. 12.
6 Ad quem (Chrislum) accedentes lapidem vivum .. et ipsi tanquam
lapides vivi supersedificamini, domus spiritualis. Ep. B. Pétri, I, ii, 4. 5.
— Exemple d'allégorie, ou métaphore continuée. Ici elle est empruntée
a l'Apocalypse (m, 12;. Comparez à ces emprunts de Bossuet les belles
imitations de Racine dans la prophétie de Joad.Voy. ci-dessous, note 9.
' « Oui descend du ciel avec lui.» Voy. le développement, page 95.
» « Comme dans le chef. » Le mélange de l'allégorie mystique et de
la réalité produit ici la confusion des images. On ne conçoit pas que
la Jérusalem céleste soit renfermée dans J. C. comme dans le chef
(c'est-à-dire la tête) dont tous les membres reçoivent leur vie. Ce stylo
pénible et embrouillé est presque inévitable dans ces développements
allégoriques.
9 « Oui se répand par toute la terre. »
D'où lui viennent de tous côtés
Ces enfants qu'en son scin elle n'a point portés?
Lève, Jérusalem, lève ta téleahière;
Reyarde tous ces rois de ta {jloire étonnés;
Les rois des nations, devant toi prosternés,
De tes pieds baisent la poussière :
Les peuples à l'envi marchent à ta lumière. Racine, Jth., m, 7.
i»^ «Mais une vraie fille de l'Eglise. » Transition qui amène un nou-
vel éloge de la piété de la reine, et, en même temps un nouveau dé-
DE :\ÎARÏE-THÉEÈSE D'AUTRICHE. 139
contente d'en embrasser la sainte doctrine, en aime les
observances \ où elle fait consister la principale partie des
pratiques extérieures de la piété ^.
L'Eglise, inspirée de Dieu, et instruite par les saints
apôtres, a tellement disposé Tannée, qu'on y trouve avec
la vie ", avec les mystères, avec la prédication et la doctrine
de Jésus-Cbrist, le vrai i'ruil^ de toutes ces choses dans les
admirables vertus de ses serviteurs et dans les exemples de
ses saints*; et enfin un mystérieux abrégé de l'ancien
el du nouveau Testament, et de toute l'histoire ecclésias-
tique. Par-là toutes les saisons sont fructueuses pour les
chrétiens; tout y est plein de Jésus-Christ, qui est toujours
«admirable^, «selon le prophète, et non seulement en lui-
même, mais encore «dans ses saints^.» Dans cette variété,
qui aboutit toute ^ à l'unité sainte ^ tant recommandée par
Jésus-Christ, l'àme innocente et pieuse trouve avec des
plaisirs célestes ^ une solide nourriture et un "perpétuel
renouvellement de sa ferveur. Les jeûnes y sont mêlés
dans les temps convenables *^, afin que l'àme, toujours
veloppement de casuiste sur les commandements et la discipline de
l'Eglise.
1 « Observance. » Mot vieilli. Terme spécial dans la langue ecclé-
siastique. YoY. p. 119, note 10.
'^ « Les pratiques extérieures. » Ces deux passages sur les pratiques
de la piété et sur la distinction des péchés véniels et des péchés mor-
tels rentrent bien autrement dans les habitudes du sermonnaire que
les développements de l'oraison funèbre de la princesse Palatine, qua-
lifiée à tort de sermon par La Harpe. Ici , c'est tout-à-fait le ton du
prêtre, et plutôt encore au confessionnal que dans la chaire. Bossuet
a profité du vide que laissaient dans son sujet les faits historiques et
leurs enseignements, pour y substituer des leçons el des conseils plus
pratiques encore et surtout plus universels.
3 (( Avec la vie, etc. » Par la division des Evangiles suivant la suc-
cession des jours de l'année.
•'* « Les admirables vertus, etc. » Allusion aux fêtes des saints, ap-
pelées dans la langue ecclésiastique, \c propre du temps.
s Vocabitur nomen ejus, admirabiîis. Isa. c. ix, v. 6.
^ 31irabili3 in sanctis suis. Psal. lxvu, y. 36.
'' «Toute. » Pour tout entière. Cet emploi du mot isolé et pris abso-
lument est assez rare aujourd'hui.
8 Porro unum est necessarium. Luc. c. xx, v. 42.
9 « Avec des plaisirs célestes. » C'est-à-dire outre des plaisirs. Cette
locution, fréquente au dix-septième siècle, n'est pas synonjme de avec
jilaisir. — Y. p!us haut : « Avec la vie de J.-C, le vrai fruit, etc. »
i<^ « Les jeûnes. » Explication qui semble peu nécessaire devant un
auditoire tout catholique; mais il faut se rappeler la lutte de Bossuet
contre les protestants et contre les liberlinsÀo^ei, pour cette dernière,
l'Or. fun. d'Anne de Gonzarjuc.
140 ORAISON FUNÈBKE
sujette aux tentations et au péché, s'aiFermisse et se puri-
fie par la pénitence. Toutes ces pieuses observances avoient
dans la reine Felfet bienheureux* que TÉglise même de-
mande : elle se renouveloit dans toutes les fêtes, elle se
sacrilioit dans tous les jeûnes et dans toutes les abstinences.
ij'Espagne sur ce sujet a des coutumes que la France ne
suit pas '2; mais la reine se rangea bientôt à Tobéissance :
Thabitude ne put rien contre la règle ; et Textrème exac-
titude de cette princesse marquoit la délicatesse de sa
conscience ^. Quel autre a mieux profité de cette parole :
<^ Qui vous écoute, m'écoute '^? » Jésus-Christ nous y en-
seigne cette excellente pratique de marcher dans les voies
de Dieu sous la conduite particulière de ses serviteurs qui
exercent son autorité dans son Église ^. Les confesseurs de
la reine pouvoient tout sur elle dans Fexercice de leur mi-
nistère, et il n'y avoit aucune vertu où elle ne put être
élevée par son obéissance. Quel respect n'avoit-elle pas
pour le souverain Pontife, vicaire de Jésus-Christ, et pour
tout Tordre ecclésiastique ^! Qui pourroit dire combien de
* « Avoient dans la reine, etc.» Détails particuliers qui ont pour nous infi-
niment moins d'intérêt que les grandes idées des autres oraisons funèbres.
2 « L'Espagne, sur ce sujet, etc. » « Nous l'avons vue, sur un simple
« avertissement, pratiquer à la rigueur toute l'austérité des jeûnes et
« des abstinences, et se priver de certains adoucissements que les pri-
« viléges et les coutumes de son pays lui avoient fait regarder comme
a permis, et que la flatterie lui avoit même conseillés comme néces-
« saires. Elle reçut tous les avis qu'on lui donna pour son salut comme
« autant de lois qu'on lui imposoit. » Fiéchier.
3 « Délicatesse. » Mol heureusement appliqué à la conscience, dont
il indique l'intelligence et l'attention scrupuleuse. « De là venoit cette
« délicatesse de conscience qui lui faisoit peser toutes ses actions au
« poids du sanctuaire. » Fléchier.
^ Qui vos audit me audit. Llc. c. x, v. 16.
5 « Sous la conduite particulière, etc. » Périphrase dont l'intention
n'est pas d'éviter, mais de commenter le mot propre, qui est directeur,
6 « Ouel respect n'avoit-elle pas, etc. » Vexclamation et Vinterro-
(jation n'ôtent pas à ce développement ce qu'il a de froid et de mono-
tone ; peut-être aussi n'aime-t-on pas à suivre Bossuet dans ces détails
si intimes, et comme dans l'oratoire de la reine. On serait tenté de lui
dire avec Fléchier : « Ne sondons pas ce qui se passoit entre Dieu et elle.
« Les gémissements de la colombe doivent être laissés à la solitude et
« au silence, à qui elle les a confiés. Il y a des croix dont le sort est de
M demeurer cachées à l'ombre de celles de Jésus-Christ, etc. » M">e de
Mdinterion jugeait la reine plus sévèrement; elle écrivait à l'abbé Go-
belin : « Si la reine avoit un directeur comme vous, il n'y a pas de bien
«( qu'on ne dût espérer de l'uuion de la famille royale ; mais son con-
te fesseur la conduit par un chemin plus propre, selon moi, à une car-
te mélile qu'à une reine.» \Souvenirs de iW™« de Caylus.)
DE MARIE-TÎIÉRÈSE D'AUTRICHE. 141
Jarmes lui ont coûté ces divisions toujours trop longues ^, et
dont on ne peut demander la fin avec trop de gémisse-
ments? Le nom même et Tombre de division faisoit horreur
à la reine, comme à toute âme pieuse. Mais qu'on ne s'y
trompe pas ' : le saint- Siège ne peut jamais oublier la
France, ni la France manquer au saint-Siége. Et ceux qui,
pour leurs intérêts particuliers, couverts, selon les ma-
ximes de leur politique, du prétexte de piété, semblent
vouloir irriter le saint-Siége contre un royaume qui en a
toujours été le principal soutien sur la terre ^, doivent
penser qu'une chaire si éminente, à qui Jésus-Christ a tant
donné, ne veut pas être flattée par les hommes *, mais ho-
norée selon la règle avec une soumission profonde^ ; qu'elle
est faite pour attirer tout l'univers à son unité, et y rappeler
à la fin tous les hérétiques ; et que ce qui est excessif ^,
1 « Ces divisions toujours trop longues. » Voy. la Vie de Bossuet. On
était alors au plus fort des querelles soulevées par l'assemblée de 1682
entre le saint-Sioçre et la France. Les bruits les plus inquiétants s'étaient
répandus, et l'initation d'Innocent XI semblait rendre la rupture immi-
nente. S'il n'osait condamner la déclaration des quatre articles, il avait
refusé les bulles aux. membres de l'assemblée qui avaient, depuis, été
nommés par Louis XIV à des évèchés.
2 « Qu'on ne s'y trompe pas. » Excuses et protestations sincères, où
se mè-lent d'ailleurs le sentiment de la force et do l'indépendance de
l'Eglise gallicane. Bossuet traite presque ici de puissance à puissance,
au nom de l'Eglise gallicane et de Louis XIV. Fléchier, qui n'avait pas
joué dans ces affaires le même rôle que Bossuet, sesl contenté de dé-
signer simplement le pape.
3 « Le principal soutien. » Sous Pépin, en 754, et sous Cliarlemagne, en
773-76, contre Aslolpîie et Didier, rois des Lombards. L'alliance fut
moins sûre avec les Capétiens (par exemple, Philippe-le-Bel , en 1302,
Louis XII, en 1512, Henri IV, en 1590, et Louis XIV lui-même, à celle
époque'.
* tf Une chaire... ne veut pas, etc. » Métaphore admise par l'usage,
comme plus haut le saint-Siége qui oublie.
5 « Honorée selon la règle, avec une soumission, etc. » ExpressioiiS
précises, pesées avec toute la rigueur d'un traité politique.
6 « Ce qui est excessif. » Reproche parfaitement ménagé, mais ((ui
n'en est pas moins réel. — Le développement de ces idées se trou\e
dans la correspondance de Bossuet. Il écrivait à M. Dirois : « Quelle es-
« pérance peut-on a\oir de ramener les princes du Nord, et de conver-
(( lir les rois infidèles, s'ils ne peuvent se faire catholiques sans se don-
« ner un maître qui puisse les déposséder quand il lui plairoil? On
« perdra lout par ces hauteurs : Dieu veuille donner des bornes à ces
« excès ! Ce n'est pas par ces moyens qu'on rétablira l'autorité du
« saint-Siége. Personne ne souhaite plus que moi de la voir grande et
« élevée : elle ne le fut jamais tant, au fond, que sous ^ai^t Léon et
<( saint Grégoire, et les autres qui ne songeoient pas à une telle domi-
0 domination. La force, la fermeté, la vigueur se trouvent dans les
142 ORAISON FUXÈDUE
loin d'être plus attirant \ n'est pas même le plus solide
ni le plus durable.
Avec le saint nom de Dieu 2, et avec le nom de la cité
sainte, la nouvelle Jérusalem, je vois, messieurs, dans le
cœur de notre pieuse reine le nom nouveau du Sauveur ^.
Quel est. Seigneur, votre norn nouveau, sinon celui que
vous expliquez, quand vous dites : «Je suis le pain de vie; »
et, « Ma chair est vraiment viande*, » et, « Prenez, man-
(( gez, ceci est mon corps ^ ? » Ce nom nouveau du Sauveur
est celui de TEucharistie, nom composé de bien et de
grâce ^ ; qui nous montre dans cet adorable sacrement une
source de miséricorde, un miracle d'amour, un mémorial^
et un, abrégé de toutes les grâces, et le Verbe même tout
changé en grâce et en douceur ^ pour ses fidèles. Tout est
nouveau dans ce mystère : c'est le a nouveau Testament)) de
notre Sauveur^ et on commenceà yboireceavin nouveau^^»
dont la céleste Jérusalem est transportée ^K Mais pour le
boire dans ce lieu de tentation et de péché , il s'y faut
« grands papes; tout le monde étoit à genoux quand ils parloient ; ils
« pouvoient tout dans l'Eglise, parce qu'ils meUoient la règle pour eux.
« Mais, selon ce que vous m'écrivez, je vois qu'il ne faut plus espérer
« cela. )) Aussi écrivait-il à l'abbé de Uancé, en parlant d'Innocent XI :
« Une bonne intention avec peu de lumières, c'est un grand mal dans
« de si hautes places. Trions, gémissons. » 30 octobre 1682.
1 « Attirant. » Participe qui se prend très-rarement ainsi comme
adjectif et d'une manière absolue.
2 « Avec le saint nom de Dieu. » Transition négligée. Ces trois expli-
cations des trois inscriptions arrivent à la suite, comme trois numéros
d'un même chapitre, sans que Bossuet se donne la peine de les lier.
3 « Dans le cœur, etc. » Remarquez que ces longues explications of-
fraient un grand intérêt à une société toute religiense, nourrie des livres
de Port-Royal et de ses adversaires.
'* Egosum panis vitœ... Caro mea vere est cibus. Joan. c. vi, v.i8, 56.
s Accipite, et comedite : Hoc est corpus meum. Matt. c. xxvi, \. 26.
6 « Nom composé, etc. » Voici l'étymologie : eJ, y/y.fAç.
"^ « 3Iémorial. » Chose destinée à garder, à perpétuer le souvenir d'un
fait. «On montroit encore les pierres qu'ils avoient dressées ou entassées
« pour servir de mémorial à la postérité. » Discours sur t'Hist. univ.
part. Il, c. 3, page 146, éd. class. de M: Delachapelle.
8 « Le Verbe même, etc. » Langue toute mystique, à comparer avec
celle de saint François de Sales et de Fénelon.
9 Hic estsanguis meus novi teslamenti. Matth. c. xxvi, v. 28.
10 Non bibam amodo de hoc genimine vilis, usque in diem illum cùm
illud bibam vobiscum novum in regno patris mei. Ibid., v. 29.
11 « Transportée. Image hardie et singulière, ici où l'ivresse est prise
en bonne part, et non comme dans ce passage d'Isaïe : a La terre chan-
cellera comme un homme ivre ; elle sera transportée comme une lento
dressée pour une nuit, w
DE MAIUE-THÉRÈSE D'AUTi'Jf.IÎE. ]45
préparer par la pénitence. La reir.c fréqn3ii\.'; '.-ss deux
sacrements avec une ferveur toujours nouvel ii? ^ Cette
humble princesse se sentoit dans son état naturel 2, quand
elle étoit comme jDécheresse aux pieds d'un prêtre, y
attendant ^ la miséricorde et la sentence de Jésus-Christ.
Mais TEucharistie étoit son amour ; toujours aifamée de
cette viande céleste '*^ et toujours tremblante en la recevant,
quoiqu'elle ne pût assez communier pour son désir, elle
ne cessoit de se plaindre humblement et modestement des^.
communions fréquentes qu'on lui ordonnoit. Mais qui eût
pu refuser TEucharistie à l'innocence ^, et Jésus-Christ à
une foi si vive et si pure ? La règle que donne saint Augus-
tin est de modérer L'usage de la communion quand elle
tourne en dégoût. Ici on voyoit toujours une ardeur nou-
velle, et cette excellente pratique de chercher dans la com-
munion la meilleure préparation, comme la plus parfaite
action de grâces pour la communion même. Par ces admira-
bles pratiques ^, cette princesse est venue à sa dernière heure
sans qu'elle eût besoin d'apporter à ce terrible passage une
autre préparation que celle de sa sainte vie ; et les hommes,
toujours hardis à juger les autres '^, sans épargner les sou-
verains, car on n'épargne que soi-même dans ses jugements;
les hommes, dis-je, de tous les états, et autant les gens de
bien que les autres ^, ont vu la reine emportée avec une
telle précipitation dans la vigueur de son âge ^, sans être
en inquiétude pourson salut. Apprenez donc, chrétiens, et
1 a La reine fréquentoit, etc. » Voilà des détails dont la précision
dément les éloges donnés par La Harpe au choix des périphrases de Bos-
suet. — Voy. les mêmes idées développées dans la seconde partie du
discours de Fléchier.
2 « Dans son élat naturel. » Expression hardie, en présence de la
cour de Louis XIV.
3 «Y attendant, etc. » Phrase pesamment rattachée.
'» «Toujours affamée, etc.)) Métaphore familière, justifiée par l'E-
criture. Voy. JoANN. VI. Cependant, le mot viande n'est pas d'un heu-
reux effet.
s « L'innocence. » Métonymie. L'abstrait pour le concret.
6 « Par ces admirables pratiques. » Transition heureuse : par l'ana-
logie des idées, elle amène de la manière la plus naturelle le tableau
de la mort de la reine, lequel se fond avec la péroraison.
"^ « Et les hommes, toujours hardis, etc. )) Observation morale faite
bien souvent, mais ici énergiquement rendue. — Remarquez la vivacité
(lu tour : hardie à juger.
8 « Et autant les gens de bien , etc. » Allusion aux propos de toute
nature qui accompagnent la mort, et surtout celle des grands.
9 « La reine emportée, etc. » Bossuet est rentré dans les sentiments
14i ORAISOX FUNEBRE ]
vous principalomenl qui ne pouvez vous accoutumer à la (
pensée delà mort, en attendant que' vous méprisiez^ celle j
que Jésus-Christ a vaincue, ou même que vous aimiez celle ■
qui met fm à nos péchés, et nous introduit à la vraie vie ^, j
apprenez à la désarmer d'une autre sorte, et embrassez la \
belle pratique, où, sans se mettre en peine d'attaquer la ;
mort, on n a besoin que de s'appliquer à sanctifier sa vie*'. I
La France a vu de nos jours deux reines ^ plus unies |
encore par la piété que par le sang, dont la mort égale- ;
ment précieuse devant Dieu, quoique avec des circonstances j
différentes , a été d'une singulière édification ^ à toute j
rÉolise. Vous entendez bien que je veux parler d'AN>'E {
d'Autriche et de sa chère nièce '^, ou plutôt de sa chère ;
fille Marie-Thérèse ; Anise dans un âge déjà avancé, et |
Marie-Thérèse dans sa vigueur ^ mais toutes deux d'une |
si heureuse constitution ^ qu'elle sembloit nous promettre |
le bonheur de les posséder un siècle entier, nous sont en- ;
levées contre notre attente, l'une par une longue maladie, ;
et l'autre par un coup imprévu ^\ Anne, avertie de loin par i
un mal aussi cruel qu'irrémédiable ^S vit avancer la mort ,
à pas lents, et sous la figure qui lui avoit toujours paru la \
touchants et les grandes idées; aussi le ton a-t-il retrouvé tout son |
mouvement et toute sa force. j
I « En attendant que. » Phrase faite à la manière latine , oîi les !
propositions incidentes suivent l'ordre des idées, ce qui jette un peu ;
d'obscurité. Celle-ci se rapporte à la dernière partie de la phrase. .
« « Que vous méprisiez, etc.» Voyez un admirable développement de j
ces deux idées dans la dernière partie de Vnr. fun. de Henriette d'Ànyl. ]
3 «La vraie vie.» Et, dans l'or. fun. de Henriette d'Angleterre, la i
véritable vie. Le premier des deux synonymes est plus fréquent au dix- ;
septième siècle. ....
* «Attaquer la mort avec, etc. » Antithèse d'idées suivie dans les mots. ;
5 «La France a vu, etc. » Parallèle à comparer avec celui de Tu- ^
renne et de Condé dans l'or. fun. de Condé. — Les parallèles ne sont :
qu'un développement du lieu commun appelé la comparaison. •
6 «Singulière. » Particulière. Nous avons déjà remarqué (page. 7, j
note 4), le sens de ce mot au dix-septième siècle. |
^ « Sa chère nièce. » Anne d'Autriche était sœur de Philippe IV.
8 Anne d'Autriche avait soixante-quatre ans, et Marie-Thérèse qua-
rante-cinq. , J. ,, • i
9 « D'une si heureuse constitution. » Exemple d allusion. ^ |
10 « Un coup imprévu. » — « Elle mourut en peu de jours, d'une j
« maladie qu'on ne crut pas considérable, et d'une saignée faite mal à '\
a propos. Souvenirs de M^e de Caylus. »
II « Un mal aussi cruel. » Elle mourut d'un cancer, le 20 jan- -I
vier 1663. — « Irrémédiable. » Ne se prend aujourd'hui qu'au sens mo- ^
rai. Le m.ot propre serait incurable. l
DE MARIE-THÉRÈSE D'AUTRICHE. 145
plus affreuse ' : Marie-Thérèse, aussitôt emportée que frap-
pée par la maladie, se trouve toute vive ^ et toute entière
entre les bras de la mort sans presque Tavoir envisagée. A
ce fatal avertissement, Anne, pleine de foi, ramasse' toutes
les forces qu'un long exercice de la piété lui avoit acquises,
et regarde sans se troubler toutes les approches de la mort*.
Humiliée sous la main de Dieu, elle lui rend grâces de l'a-
voir ainsi avertie; elle multiplie ses aumônes toujours abon-
dantes; elle redouble ses dévotions toujours assidues; elh.'
apporte de nouveaux soins à l'examen de sa conscience
toujours rigoureux^. Avec quel renouvellement de foi et
d'ardeur lui vîmes-nous recevoir le saint Viatique ! Dans
de semblables actions*, il ne fallut à Marie-Thérèse que sa
ferveur ordinaire '' : sans avoir besoin de la mort pour ex-
citer sa piété, sa piété s'excitoit toujours assez elle-même,
et prenoit dans sa propre force un continuel accroissement ^.
Que dirons-nous, chrétiens, de ces deux reines? Par l'une
Dieu nous apprit comment il faut profiter du temps , et
l'autre nous a fait voir que la vie vraiment chrétienne n'en
a pas besoin ^.
Péroraison. — En effet, chrétiens, quVttendons-nous *^?
il n'est pas digne d'un chrétien de ne s'évertuer'* contre la
mort qu'au moment qu'elle se présente pour l'enlever. Un
-chrétien toujours attentif à combattre ses passions a meurt
tous les jours » avec l'Apôtre : Quotidie morior *MJn chrétien
» « Sous la figure qui lui avoit, etc. » Images sensibles et fortes. Al-
lusion a la délicatesse extrême d'Anne d'Autriche. IMazarin lui disait-
<c Madame, si vous étiez damnée, votre enfer seroit de coucher dans des
« draps de toile de Hollande. »
- « Toute vive. » c'est-à-dire vivante. Voy. p. 67, note 2. Quelle \i-
gueur, quelle éloquence dans l'expression !
3 «Ramasse.» V. l'Or. fun. de Henriette d'Angleterre, p. 79, note 7.
« Toutes les approches. » Mot expressif, qui rappelle la niori
avançant à pas lents. (V. plus haut).
5 « Toujours abondantes,... toujours assidues, etc.» Exemple de ré-
pétition et d'énumc ration.
6 « Dans de semblables actions. » Expression faible et vague.
7 « Sa ferveur ordinaire. » Idée qui donne dans le parallèle la supé-
riorité à Marie-Thérèse.
8 « Et prenoit, etc. » Expressions d'une précision remarquable.
3 «Par l'une, Dieu,., et l'autre, etc.» Distinction ingénieuse, et d'où
Bossuet tire une grande et éloquente leçon.
10 « En effet, etc.» V. le même mouvement dans l'Or. fuu. de flen-
riette d'Angleterre. (Péroraison, pages 88 et 89.)
li « S'évertuer. » Mot devenu trivial, et qui par cela même a perdu
5a force. Il est pris ici dans le sons du mot primitif, virliis.
12 1. Cor. c, XV, y. 31.
146 ORAISON FUNEDRE
n'est jamais vivant sur la terre, parcequ'il y est toujours
mortifié, et que la mortitication ^ est un essai, un appren-
tissage, un commencement de la mort. Vivons-nous, chré-
tiens*, vivons-nous? Cet âge que nous comptons, et où
tout ce que nous comptons n'est plus à nous, est-ce une
vie^? et pouvons-nous n'apercevoir pas* ce que nous
perdons sans cesse avec les années? Le repos et la nourri-
ture ne sont-ils pas de foibles remèdes ' de la continuelle
maladie qui nous travaille^? et celle que nous appelons la
dernière, qu'est-ce autre chose, à le bien entendre, qu'un
redoublement '^^ et comme le dernier accès du mal que nous
apportons au monde en naissant '? Quelle santé nous cou-
vroit la mort que la reine portoit dans le sein ! De com-
bien près la menace a-t-elle été suivie du coup^! et où en
étoit celte grande reine i*, avec toute la majesté qui l'envi-
ronnoit, si elle eût été moins préparée? Tout d'un coup on
voit arriver le moment fatal, où la terre n'a plus rien pour
elle que des pleurs *^ Que peuvent tant de fidèles domes-
tiques empressés autour de son lit ^*? Le roi même, que
pouvoit-il, lui, messieurs, lui qui succomboit à la douleur ^^
I (( La mortification. » Encore de l'étymologie, indirecte il est vrai.
Remarquez ces trois expressions synonymes et progressives, mortifié,
mortification, mort, et un mot simple et fort, apprentissage.
* « Vivons-nous, chrétiens? » Interrogation brusque et éloquente.
W est assez difficile, dans cette oraison funèbre, de marquer l'endroit
précis où commence la péroraison. Elle pourrait se reculer jusqu'à cette
apostrophe: Tremblons donc, chrétiens, etc. ; mais comme l'appel aux
fidèles se fond avec le tableau de la mort de la reine, et que le ton est
également éloquent et pathétique, nous avons préféré placer la péroraison
iqrimédiatement après le parallèle des deux reines.
3 « Est-ce une vie? » Reproduction éloquente d'une idée mille fois
traitée : la rapidité de la vie. V. toute l'Or. fun. de Henriette d'Angleterre.
* « N'apercevoir pas. » Cette séparation des deux mois négatifs est
fréquente au xvi'.e siècle.
5 « De foibles remèdes. » Idée d'une précision effrayante, compa-
rable àce qu'ily ade plus beau dansl'Or. fun. de Henriette d'Angleterre.
Y. pages 55, 54, etc.
« Remarquez la force an mol travailler. (Page 18, note 2.)
^ « Un redoublement. » Expression technique, empruntée à la langue
médicale.
8 « En naissant. » Voilà le complément de celte idée si forte :
l'homme est condamné dès le sein de sa mère.
9 « De combien près... suivie du coup. » Phrase pénible.
10 « Où en étoit? » Interrogation familière et éloquente.
II «Où la terre etc.» Idée complétée par un détail expressif et touchant.
12 « Tant de fidèles domestiques, n Détail intéressant, à rapprocher
de ce que nous avons vu plus haut.
13 « Lui qui succomboit, etc. » Ce souvenir donné à Louis XIV, est
DE MARIE-THÉRÈSE D'AUTRICHE. 147
avec toute sa puissance et tout son courage? Tout ce qui en-
vironne ce prince Faccable. Monsieur, 51adame\ venoient
partager ses déplaisirs ^, et les augmentoient par les leurs.
Et vous, Monseigneur, que pouviez-vous que de lui percer^'
le cœur par vos sanglots ? Il Tavoit assez percé* par le tendre
ressouvenir d'un amour qu'il trouvoit toujours également vif
après vingt-trois ans ^ écoulés. On en gémit ^ on en pleure ;
voilà ce que peut la terre pour une reine si chérie" : voilà ce
que nous avons à lui donner, des pleurs, des cris mutiles. Je
me trompe *, nous avons encore des prières; nous avons ce
saint sacrifice, rafraîchissement de nos peines ^, expiation
de nos ignorances ^^ et des restes de nos péchés. Mais son-
geons que ce sacrifice d'une valeur infinie, où toute la
rendu avec une remarquable grandeur d'expression. Une chose singu-
lière, c'est qu'ilÉemble que Bossuet se croie obligé de démontrer l'im-
puissance de Louis XIV contre la mort, et la nécessité pour les per-
sonnes chères à ce roi si puissant, de mourir sans sa permission. V.
YOrais. fun. de Madame. «En vain le roi même, etc.» — On a pu voir
dans la biographie ce que le public pensait de la douleur du roi (p. 92).
Nous devons cependant opposer à Mme de Caylus une belle lettre de
jlme de Maintenon, sa tante et prolectrice : « Sire, la reine n'est pas à
« plaindre : elle a vécu, elle est morte comme une sainte ; c'est une
« grande consolation que l'assurance de son salut. Vous avez, Sire, dans
« le ciel une amie qui demandera à Dieu le pardon de vos péchés et les
« grâces des justes. Que Votre Majesté se nourrisse de ces sentiments.
« Madame la Dauphine se porte mieux. Soyez, Sire, aussi bon chrétien
H que vous êtes grand roi. »
1 «iMonsieur, Madame.» Le duc Philippe d'Orléans, v. p. 3, note 5
et sa seconde femme, Charlotte-Elisabeth de Bavière, mère du Régent,
née en 1652, mariée en 1671, morte en 1722.
2 « Déplaisir. » Nous avons déjà fait remarquer combien ce mot
avait faibli.
3 « Que de lui percer. « — Conjonction employée rarement ainsi.
* « Il Vavoit assez percé, «pour : «son cœur étoil assez percé.» Em-
ploi remarquable du verbe avoir, qui, avec un participe, se prend en
général comme auxiliaire.
5 « Vingt-trois ans. » 1661-1684. Voyez la notice biographique.
6 « On en gémit. » (Voy. la biographie.) Tour simple et touchant.
"^ « Voilà ce que peut la terre, etc. » Comparez cette péroraison à
celles des orais. fun. de Henriette d' Angleterre et de Condé; elle présente
des reflets lointains de l'une et de l'autre.
8 «Je me trompe.» Exemple de correction: figure familière àBossoet.
9 « Rafraîchissement. » Expression familière, mais employée par
l'Eglise. Locum refrigerii, lucis et pacis indulgeas, est-il dit dans les
prières pour les morts.
10 (( Nos ignorances. » C'est-à-dire nos ignorances ro/onfaîrf s; celles
qui viennent de la négligence et de l'incurie que nous apportons aux
choses saintes. Ce mol s'emploie rarement au pluriel ; car il exprime un
état, une habitude, et non un fait isolé.
148 ORAISON funèbre:
croix * de Jésus est renfermée, ce sacrifice seroit inutile à
la reine, si elle n'avoit mérité par sa bonne vie que Teffet
en pût passer jusqu'à elle': autrement, dit saint Augustin,
qu'opère un tel sacrifice? Nul soulagement pour les morts',
une foible consolation pour les vivants. Ainsi tout le salut
vient de celte vie, dont la fuite précipitée * nous trompe
toujours. « Je viens, dit Jésus-Christ, comime un voleur^.»
II a fait selon sa parole; il est venu surprendre la reine
dans le temps que nous la croyions la plus saine ^, dans le
temps qu'elle se trouvoit la plus heureuse. Mais c'est ainsi
qu'il agit : il trouve pour nous tant de tentations et une
telle malignité "^ dans tous les plaisirs, qu'il vient troubler
les plus innocents dans ses élus '. Mais il vient, dit-il,
((Comme un voleur, » toujours surprenant®, et impénétrable
dans ses démarches. C'est lui-même qui s'en glorifie ^^ dans
toute son Ecriture. Comme un voleur, direz-vous, indigne
1 « Toute la croix. » Exemple de mctonymîe. Toute la Passion do
Jésus-Christ, avec ses souffrances, ses mérites et ses grâces.
2 « Passer jusqu'à elle. » Tour expressif : rien n'arrête et n'aCaiblii
les grâces du sacrifice.
3 « Nul soulagement, etc. » Il faut opposer comme correctif à cette
idée peu consolante, ce mot de saint Paul, que c'est une sainte et sa-
lutaire pensée de prier pour les morts.
* « La fuite précipitée. » Latinisme. Fuga prœceps. Ce mot indique
la continuité en même temps que la précipitation,
s Veniam ad te tanquam fur. Apoc. c. m, v. 3.
6 nLa plus saine... la plus heureuse.» —Distinction à remarquer. —
L'emploi du pronom la dans cette phrase est incorrect : « Dans le su-
ie perlalif absolu, l'article qui précède les mots plus, moins, est pris
« adverbialement, et, par conséquent, n'est susceptible d'aucune dis-
« tinction de genre ni de nombre : il ne correspond pas au substantif,
« mais seulement à l'adjectif. » Girault Dlvivier.
A l'endroit où le monstre a la peau le plus tendre.
La Fontaine, poëme d'Adonis.
— « Vous l'avez prise au milieu de ses satisfactions, de son bonheur et
« de sa joie, et vous avez pourtant trouvé son cœur occupé de vous.
« Vous l'avez enlevée par un accident imprévu. (V. plus haut, p. 144.;
« Nous adorons vos jugements et nous reconnoissons vos miséricordes.
« La confiance qu'elle avoit en vous ne devoit être affoiblie par aucune
« crainte, et l'innocence de sa vie valait bien la pénitence des mou-
« ranls. » Fléchier, 2^ partie.
■^ « Malignité. » Est pris ici dans toute sa fonce. Une fièvre maligne.
* « Vans ses élus, n Inter fidèles. Le latin a emprunté ce tour au
grec : roù^ è-J zdï; npoct.ipriO-î'Ji.
9 « Surprenant. » Participe pris adjectivement, auquel Bossuet ajoute
beaucoup plus de force qu'il n'en a d'ordinaire.
i<^ «S'en glorifie. » (Voy. l'Or. fun. de Henriette de France p. 3, n, 4.'
DK MARI :-THÉRÈSE D'AUTRICHE. i i'J
comparaison * ! N'importe, qu'elle soit indigne de lui *,
pourvu qu'elle nous effraie ^, et qu'en nous etTrayant elle
nous sauAC. Tremblons donc, chrétiens , tremblons devant
lui à chaque moment; car qui pourroit ou Féviter quand il
éclate, ouïe découvrir quand il se cache*? (c Ilsmangeoient,
« dit-il, ilsbuvoient, ils achetoient, ils vcndoient, ils plan-
« toient, ils bàtissoient, ils faisoient des mariages aux
((jours de Noé et aux jours de Lot ^, » et une subite
ruine les vint accabler ^. Ils mangeoient, ils buvoient, ils
se marioient.C'étoit des occupations innocentes' : que sera-
ce, quand en contentant ^ nos impudiques désirs, en assou-
vissant nos vengeances et nos secrètes jalousies, en accumu-
lant dans nos coffres des trésors d'iniquité^, sans jamais vou-
loir séparer le bien d'autrui d'avec le nôtre ; trompés par
nos plaisirs, par nos jeux, par notre santé, par notre jeu-
nesse, par l'heureux succès de nos affaires, par nos flatteurs,
parmi lesquels il faudroit peut-être compter des directeurs
* « Indigne romparaison. » Voici un commentaire hardi et éloquent
d'un seul mot de l'Apocalypse.
2 « N'importe qu'elle. » Tour familier, plus vif que peu importe.
'^ « Pourvu qu'elle nous effraie, n Mouvement remarquable : Bossuet
dédaigne de justifier la comparaison de l'Ecriture ; il suffit que J,-C.
l'ail employée ; toute excuse serait à ses yeux peu sérieuse et peu
digne, selon son expression.
'* « Car qui pourroit, etc. » Apostrophes et interrogations admira-
bles. — Remarquez la précision et la vigueur du mot éclater.
5 Sicut factum est in diebus Noe, ita eril et in diebus Filii hominis...
Uxores ducebant, et dabantur ad nuptias... Similiter sicut factum esl
in diebus Lot : edebant et bibebant ; emebant et vendebant; plantabant
et œdificabant. Luc. c xvn, v. 26, 27, 28. — Souvenir d'un heureux
effet; emploi de VExemple, lieu commun intrinsèque, et dont Bossuet,
par un a fortiori, tire une conclusion éloquente.
^ « Une subite ruine. » Le déluge au temps de Noé , l'incendie des
villes de la Pentapole (Sodome, Gomorrhe, etc.}, au temps de Lot.
"^ « C'étoit des occupations, etc. » Le raisonnement n'est pas com-
plètement juste, car ces catastrophes furent la punition des crimes des
hommes, et non de ces occupations innocentes. Dans l'Exangile, J.-C.
parle de sa venue aussi subite que l'éclair [sicut fulgur cnruscans) , et
compare la sécurité des hommes surpris par le déluge à celle des
hommes qu'il surprendra lui-même. Il n'y a rien de plus.
8 « Quand en contentant. » Consonnance fâcheuse. Il ne faut pas
chercher l'harmonie avec affectation ; mais on ne doit pas oublier la
partie négative du précepte de Boileau :
Fuyez des mauvais sons le concours oïlieux.
Ai-t poét., chant i, p. 191, éd. cl:iss. de M. J. Travers.
^ « Des trésors d'iniquité. » Alliance heureuse de l'expression fi-
gurée et de l'idée réelle. — L'exj ression du reste est empruntée à
l'Ecriture.
150 ORAISON FUNÈBRE
infidèles * que nous avons choisis pour nous séduire', et
enfin par nos fausses pénitences qui ne sont suivies d'au-
cun changement de nos mœurs, nous viendrons tout-à-coup
au dernier jour ^. La sentence partira d'en haut : « La fin
(( est venue, la fin est venue.» Finis venit, venit finis : la
(( fin est venue « sur vous.» Nunc finis super te'*: tout va finir
c( pour vous en ce moment. Tranchez, «concluez ^.w Fac
« conclusionem ^. Frappez Tarbre infructueux "^ qui n'est
« plus bon que pour le feu : a coupez l'arbre, arrachez ses
« branches, secouez ses feuilles, abattez ses fruits *: » périsse
* Détail hardi, jeté ainsi au milieu de cette énumération éloquente,
et qui la rend plus effrayante , en condamnant comme des impies les
mauvais chrétiens qui se reposent sur leurs directeurs.
Ainsi, pleine d'erreurs qu'elle croit légitimes,
Sa tranquille vertu conserve totis ses crimes;
Dans un cœur tous les jours nourri du sacrement,
Maintient la vanité, l'orgueil, l'entêtement.
Et croit que devant Dieu ses fréquents sacrilèges
Sont pour entrer au ciel d'assurés privilèges :
Voilà le digne fruit des soins de Sun docteur.
Encore esl-cc beaucoup si ce guide imposteur
Par les chemins fleuris du charmant quiétisme
Tout à coup l'amenant au vrai molinosisme,
Il ne lui fait bientôt, aidé de Lucifer,
Goûter eu Paradis les plaisirs de l'enfer. Boileau, Sat. x.
2 «Pour nous séduire.» Mot qui explique les ignorances expiées par
le saint sacrifice.
5 « Nous viendrons, etc. » Idée d'une concision effrayante, sur la-
quelle tombe brusquement cette longue période.
* EzÉcHiEL, c vil, V. 2. — Fléchier, par une citation analogue, rap-
pelle les mêmes idées, en les affaiblissant. — « Après un reste de
« malheureux jours, une nuit vient, dit le fils de Dieu, oîi personne ne
« peut travailler. Venit nox quando nemo potest operari.» Joan ix, 4.
5 «Tranchez, concluez. » Remarquez l'emploi et les effets fréquents
de y apostrophe et de la répétition dans cette péroraison. — Voici un
exemple aussi éloquent de la même citation et des mêmes idées : « Dieu,
« par divers ajournements, nous appelle à son tribunal et à sa chambre
« de justice ; mais enfin il faut comparoître. L'ange qui préside à la
« mort recule d'un moment à l'autre pour étendre le temps de la pé-
« niience ; mais enfin il vient un ordre d'en haut : Pressez^ concluez;
« fac conclusionem. L'audience est ouverte; le juge est assis; criminel,
« venez plaider votre cause. » Bossdet, Sermon sur V impénitence
finale.
6 EzECH. VII, 23. — Expressions brèves et bizarres, que Bossuet va
expliquer.
' « Infructueux.» Sens étymologique du mot.— Il ne s'emploie plus
aujourd'hui qu'au sens moral : travail infructueux.
8 Clamavit fortiter, et sic ait : Succidite arborem, et praecidite ra-
mos ejus ; excutite folia ejus ; et dispergite fructus ejus. Dan, c. iv, v. 1 1.
— Encore un exemple de la citation fondue avec le commentaire ; nous
l'avons vu souvent. — Page 119, notes 3 et 6.
DE MARIE-THERESE D'AUTRICHE. " 15i
par un seul coup tout ce qu'il avoitavec lui-môme ^. Alors
s'élèveront des frayeurs mortelles, et des grincements de
dents' , préludes de ceux de l'enfer. Ah ! mes frères, n'at-
tendons pas ce coup terrible ^! Le glaive qui a tranché les
jours de la reine est encore levé sur nos tètes ; nos péchés
en ont affilé le tranchant fatal*, a Le glaive que je tiens
<( en main , dit le Seigneur notre Dieu, est aiguisé et poli :
c( il est aiguisé, afin qu'il perce; il est poli et limé, afin qu'il
« brille ^. » Tout l'univers en voit le brillant éclat. GlaiveC
du Seigneur, quel coup vous venez de faire ^! Toute la terre (X
en est étonnée. Mais que nous sert ce brillant qui nous
étonne, si nous ne prévenons le coup qui nous tranche ''î Pré-
venons-le, chrétiens*, parla pénitence. Qui pourroit n'être
pas ému à ce spectacle? Mais ces émotions d'un jour, qu'o-
pèrent-elles? Un dernier endurcissement, parceque, à force
d'être touché inutilement, on ne se laisse plus toucher
d'aucun objet ^. Le sommes-nous des maux de la Hongrie
1 « Avec lui-même. » Emploi du pléonasme, qui complète l'idée, en
la rendant plus générale. Voy. page 173, note 4.
2 «Des grincements de dents. » Allusion à l'évangile : mitte eum in
tenebras exteriores: ibi erit fletus et striJor denlium. M.kjih. xxh, 13.
3 Exemple de la figure appelée obsécralinn. {Apostrophe et prière.)
'* « Nos péchés en ont affilé le tranchant, etc.» Métaphore hardie,
que pourraient justifier les vers d'Horace :
Erjjo fungar vice cotis, acutum
Ileddere quse ferrum valet, exsors ipsa secandi.
De Art poet. , v. 3o4, 3o5, éd. class. de M. A. de Wailly,
5 Haec dicit Dominus Deus : Loquere : Gladius, gladius exacutus est,
et limatus. Ut caedat victimas, exacutus est ; ut splendeat, limatus est.
EzECH. c. XXI, V. 9, 10. — Images et mouvements aussi lyriques qu'ora-
toires.
6 «Quel coup vous venez de faire!» Comparez ce cri de douleur et
d'épouvante à celte question douloureuse de l'Or fun. de Madame :
Quoi donc l elle devoit périr sitôt ! La nuance change : l'éloquence
est la même. — « Faire. » Mot risqué et peu correct. Faire un coup se
dit d'une entreprise, d'un coup de main; et souvent en mauvaise part.
Frapper un coup se dit d'une arme.
"7 « Mais que nous sert, etc. » Antithèse à la manière de Corneille ,
plus ingénieuse que forte.
* « Prévenons-le.» Voy. l'Or. fuit, de Henriette d' Angleterre, p. 88.
* «Un dernier endurcissement, etc »ldée forte, rendue avec vigueur
et concision. — La péroraison de Flechier est bien inférieure pour
l'éloquence. A son ordinaire, il y reproduit les idées et les conseils de
Bossuet, mais pâles et affaiblis. « On a commis le péché sans crainte ;
« on reçoit les sacrements sans réflexion. On se flatte de vaines espé-
« rances de guérison, ou l'on est flatté de vaines espérances de salut,
« et l'on est mort avant qu'on ait aperçu qu'on pouvait mourir. »
(Ces dernières paroles cependant sont concises et belles.) Cela rappelle
152 ORAISON FUNEBRE
et de r Autriche ravagées* ? Leurs habitants passés au tilde
i'épée, et ce sont encore les plus heureux ^; la captivité en-
traîne bien d'autres maux et pour le corps et pour Tâme :
ces habitants désolés, ne sonl-ce pas des chrétiens et des
catholiques, nos frères, nos propres membres, enfants de
la même Eglise, et nourris à la même table du pain de vie?
Dieu accomplit sa parole : a le jugement commence par sa
« maison,^» et le reste de la maison ne tremble pas *I
Chrétiens, laissez-vous fléchir^; faites pénitence; apaisez
,Dieu par vos larmes. Ecoutez la pieuse reine qui parle plus
haut que tous les prédicateurs ^. Ecoutez-la, princes; écou-
tez-la, peuples; écoutez-la. Monseigneur"', plus que tous
^ les autres. Elle vous dit par ma bouche, et par une voix
(qui vous est connue^, que la grandeur est un songe, la joie
june erreur, la jeunesse une fleur qui tombe, et la santé un
du reste aussi la péroraison de l'Or. fun. d'Anne de Gonzague : « Se-
« rons-nous bien contents d'une pénitence commencée à l'agonie? »
1 « La Hongrie et rAulriche ravagées. » Elles l'étaient par deux cent
mille Turcs. Les Hongrois révoltés les avaient appelés et s'étaient joints
à eux. Vienne, assiégée en 1683, ne fut sauvée que par Jean Sobieski.—
« Dès qu'on ouït gronder l'orage qui vient de fondre sur l'Empire et sur
«la Hongrie, n'ajouta-t-elle pas (la reine) à ses dévotions ordinaires,
«une heure d'oraison par jour?» Fléchier, 2^ partie.
* « Et ce sont encore, etc. » Correction éloquente, ainsi que la ré-
lïexion qui l'explique. 11 pourrait sembler singulier que Bossuet montre
les catholiques punis ainsi par Dieu des péchés du monde ; il va expliquer
plus bas sa pensée.
3 « Tempus est ut incipiat judicium a domo Dei. L Pet. c. iv, v. 17.
* « Et le reste de la maison, etc. » Induction éloquente. Si Dieu
châtie si sévèrement ces habitants désolés pour les faire servir d'exem-
ple, in signum et in portentuin, (Voy. VOrais. fun. d'Anne de Gon-
zague, péroraison) , que fera-t-il à leurs frères endurcis?
o« Chrétiens, etc.» Encore une obsécration, figure qui se place heu-
reusement dans la péroraison.
6 « Qui parle plus haut, etc. » Rapprochement entre l'éloquence des
faits et celle des paroles, familier à Bossuet. (V. l'Or. fun. de Hen-
riette de France, p. 6 , note 2 ; l'exorde de l'Or. fun. de Condé, celle
iVÂnne de Gonzague, page 158, note 2. etc.)
' « Ecoutez-la. » Enumération qui amène une dernière apostrophe
au Dauphin. Voy. dans Fléchier la même apostrophe, placée aussi dans
la péroraison, et renfermant les mêmes compliments, avec moins de
grandeur et plus d'esprit.
8 «Et par une voix, etc. » Mol touchant qui rappelle, par une allusion
fugitive, les rapports intimes de Bossuet et de son élève. C'est une le-
çon morale touchante, à côté des grands enseignements de l'histoire
universelle. La même pensée, la même expression se retrouvent plus
touchantes encore dans les derniers [mots de VOraison funèbre de
Condé.
DE MARIE-THÉRÈSE D'AUTRICHE. 155
nom trompeur '. Amassez donc les biens qu'on ne peut
perdre. Prêtez Foreille aux graves discours que saint Gré-
goire de Nazianze adressoit aux princes et à la maison ré-
gnante. «Respectez, leur disoit-il, votre pourpre,» respec-
tez votre puissance qui vient de Dieu, et ne remployez
que pour le bien. « Connoissez ce qui vous a été confié, et
« le grand mystère que Dieu accomplit en vous. Il se ré-
« serve à lui seul les choses d'en-haut ; il partage avec
« vous celles d' en-bas : montrez-vous dieux aux peuples
(( soumis, ï) en imitant la bonté et la magnificence divine*.
C'est, Monseigneur, ce que vous demandent ces empres-
sements de tous les peuples, ces perpétuels applaudisse-
ments et tous ces regards qui vous suivent. Demandez à
Dieu , avec Salomon , la sagesse ^ qui vous rendra digne
de l'amour des peuples et du trône de vos ancêtres; et
quand vous songerez à vos devoirs, ne manquez pas de
considérer à quoi vous obligent les immortelles actions de
Louis LE Gra^d, et Tincomparable piété de Marie-Thérèse*,
* « Que la grandeur est un songe, la joie, etc. » Images poétiques,
souvent employées par Bossuet [Or. fun. de Henriette d'Angl., p. 5 1 , n. 3).
2 Imperatores, purpuram vereamini... Cognoscite quantum id sit,
quod vestrae fidei commissum est, quanlumque circa vos mysterium...
Supcra solius Dei sunt ; infera autem vcstra eliam sunt. Subditis vestris-
deos vos praebete. Orat. 27, p. 471. B. — C'est à l'empereur que saint
Grégoire adresse ces conseils si graves et si dignes. Placés dans la bou-
che de Bossuet, et adressés au fils de Louis XiV, ils ont la double gran-
deur des souvenirs et du présent. Mais le Dauphin n'eut pas le temps
d'en profiter, et peut-être eût-il eu de la peine à mériter ces perpétuels
applaudissements qu'on put lui décerner dans sa jeunesse. Bossuet, du
reste, ne se faisait pas illusion sur son élève. On lit dans sa correspon-
dance : « Me voilà quasi à la fin de mon travail. Monseigneur le Dau—
« phin est si grand, qu'il ne peut être longtemps sous notre condaile..-
« Il y a bien à soufTri! avec un esprit si inappliqué : on n'a nulle con-
« solation sensible; et on m;.:che, comme dit saint Paul [Rom., iv, 18),
« en espérance contre l'espérance. Car, encore qu'il se commence
a d'assez bonnes choses, tout est encore si peu affermi, que le moindre
« effort du monde peut tout renverser. Je voudrois bien voir quelque
« chose de plus fondé, mais Dieu le fera peut-être sans nous. » Lettre
au maréchal de Bel le fonds., 6 juillet 1677.
3 II est dit au livre des Rois que Dieu lui apparut en songe, et lui
promit le don qu'il demanderait. Salomon choisit la sagesse. Sap. ix, 4.
^ Chute heureuse, qui rappelle et unit une dernière fois les noms du
roi et de la reine, les leçons du père et de la mère. — Malheureusement,
au dire de Saint-Simon, le Dauphin ne se souvint pas assez des devoirs
auxquels l'obligeait sa naissance. « De caractère, il n'en avoit aucun ;
<< du sens assez, sans aucune sorte d'esprit, comme il parut dans l'af-
« faire du testament du roi d'Espagne ; de la hauteur, de la dignité par
« nature, par prestance, par imitation du roi ; de l'opiniâtreté sans me-
7.
iM ORAISON FUNEBRE DE MARIE-THERESE D'AUTRICHE.
« sure, et un tissu de petitesses arrangées qui formoient tout le cours
« de sa vie : doux par paresse et par une sorte de stupidité ; dur au
« fond, avec un extérieur de bonté qui ne portoit que sur des subal-
« ternes et sur des valets, et qui ne sexprimoit que par des questions
«basses;... Silencieux jusqu'à l'incroyable, conséquemment fort se-
« cret; l'épaisseur d'une part, la timidité de l'autre formoient en ce
« prince une retenue qui a peu d'exemple; en même temps, glorieux
« à l'excès... Monseigneur, tel pour l'esprit qu'il vient d'être repré-
« sente, n'avoitpu profiter de l'excellente culture qu'il reçut du duc de
<( Montausier, et de Bossuet, et de Flécliier. Son peu de lumière, s'il
« en eut jamais, s'éteignit au contraire sous la rigueur d'une éducation
« dure et austère, qui donna le dernier poids à sa timidité naturelle,
« et le dernier degré d'aversion pour toute espèce non pas de travail
« et d'étude, mais d'amusement d'esprit... Tout contribua donc en lui,
« timidité naturelle, dur joug d'éducation, ignorance parfaite et défaut
« de lumières, à le faire trembler devant le roi, qui, de son côté, n'o-
« mit rien pour entretenir et prolonger cette terreur toute sa vie. Tou-
« jours roi, jamais père avec lui, ou, s'il lui en échappa bien rarement
« quelques traits, ils ne furent jamais purs, et sans mélange de royauté.»
Saln't-Simon, chap. ccxciv.
ORAISON FUNÈBRE
D'ANNE DE GONZAGUE DE GLÈVES,
PRINCESSE PALATINE.
NOTICE SUR ANNE DE GONZAGUE.
Anne de Gonzague de Clèves, seconde fille de Charles de Gonzague,
duc de Nevers, et de Catherine de Lorraine, était née en 1616. Sacrifiée
d'abord, ainsi que sa sœur Bénédicte (née en 1617), à l'avenir de sa
sœur Marie (née en 1612; v. lor. funèbre), et élevée au monastère de
Faremonstier, diocèse de Meaux , elle en sortit pour rejoindre sa sœur
Bénédicte à l'abbaye d'Avenai : puis, en 1657, à la mort de son père,
elle vint retrouver sa sœur Marie à la cour de France. Marie de Mantoue
avait déjà joué, dans les dernières années de Louis XIII, un rôle assez
fâcheux (v. p. 16 4, n. 6 . 11 en fut de même de sa sœur. «M. de Guise,
<{ tout archevêque de Rheims qu'il étoit (il n'était pas encore dans les
« ordres), la recherchoil dune manière tout extraordinaire. Quand il
« sortit de France, elle en étoitaussi sortie. Elle s'en alla droit à Besançon
« pour passer de là en Flandre : elle s'y fit appeler M^ne de Guise; lors-
<( qu'elle parloit ou écrivoit, elle disoit mon mari. » Lorsqu'il se fut
marié à Bruxelles, « elle re\int à Paris, et reprit son nom de Madame la
« princesse Anne, comme si de rien n'eût été.» (M^'e de Montpensier.)
En 1645, elle épousa le prince Edouard, comte palatin du Rhin, fils
de ce Frédéric V, duc de Bavière, qui n'avait pu se maintenir sur le
trône de Bohême en 1620. La guerre de Paris, qui commençait, offrit
à la princesse un vaste théâtre ; elle força son mari d'y prendre de
l'emploi (1648 .Jetée ainsi au milieu de cette révolution, emportée par
une ambition ardente, secondée par d'éminentes qualités, elle prit lar-
gement sa part des intrigues, des erreurs, des fautes de l'époque : Bos-
suet a raconté toute cette histoire avec une dignité et une éloquence
admirables. A côté de M™^ de Longueville, de M™e de Chevreuse, et
de tant d'autres qui se partageaient l'enthousiasme des Turenne et des
La Rochefoucauld, la princesse Palatine joua l'un des plus grands rôles,
surtout auprès de la reine-mère. « Elle avoit de l'adresse, de la capa-
« cité pour conduire une intrigue, et une grande facilité à trouver un
<( expédient pour parvenir à ce qu'elle entreprenoit. Elle se mêla de
« presque tout ce qui se fit alors, détermina l'élargissement des princes
<( (1651), rendit à la reine-mère d'importants services, et lui donna
a les moyens de soutenir le cardinal 3Iazarin, qui n'en fut pas fort re-
« reconnoissant.» (M™e pE Motteville.) Un excellent juge en fait d'in-
trigues disait d'elle plus lard : « Je ne crois pas que la reine Elisabeth
« d'Angleterre ail eu plus de capacité pour conduire un Etat. Je l'ai vue
« dans la faction, je l'ai vue dans le cabinet, et je lui ai trouvé partout
« de la sincérité dans la conduite.» (Mém. du cardinal de Retz.) Elle n'y
gagna pourtant que déceptions et disgrâces. Avant le mariage de
i56 NOTICE SUR ANNE DE GONZAGUE.
Louis XIV, elle avait élé nommée surintendante de la maison de la nou-
velle reine (1660). Mazarin lui fit demander sa démission par le roi, et
lit donner la charge à la comtesse de Soissons, sa nièce. Anne de Gon-
zague se retira dans ses terres. C'était l'époque de ses erreurs et de son
incrédulité. Le mariage de sa fille Anne avec Henri-Jules de Bourbon,
duc d'Enghien, la fit reparaître à la cour, dans les affaires, dans les plai-
sirs (1665). 11 fallut des circonstances extraordinaires, éloquemment ra-
contées par Eossuel, pour l'arracher à celte vie, et décider sa conver-
sion. Ses dernières années se passèrent dans une rigoureuse pénitence;
olle mourut à Paris au palais du Luxembourg, le 6 juillet 1684, à l'âge
de soixante-huit ans. Son corps fut inhumé dans la chapelle du Val-de-
Grâce, à côté de celui de sa sœur Bénédicte, et son cœur porté à Fare-
monslier. Ce fut le grand Condé qui, par ses instances, força Bossuet de
faire l'éloge de la mère de sa belle-fille ; son^lour à lui-même allait
venir deux ans après.
ORAISON FUNEBRE
D'ANNE DE GONZAGUE DE CLÈVES,
PRINCESSE PALATINE,
PRONONCÉE EN PRÉSENCE DE MONSEIGNEUR LE DUC*, DE MADAME LA
DUCHESSE, ET DE MONSEIGNEUR LE DUC DE BOURBON, DANS l'ÉGLISE
DES CARMELITES DU FAUBOURG SAINT-JACQUES, LE 9 AOUT 1685.
Apprehendi te ah extremis terras, et a longinquis ejus vocavi te ; elegi te, et
non abjeci te : ne tinieas, quia ego tecum sum.
Je t'ai pris par la main pour te ramener des extrémités de la terre : je t'ai
appelé des lieux les plus éloignés; je l'ai choisi, et je ne t'ai pas rejeté : ne crains
point, parce que je suis avec toi ^. • C'est Dieu même qui parle ainsi ^. »
[PLAN DU DISCOURS : — Exorde. — Appel aux pécheurs. Enseigne-
ments à tirer de la conversion de la princesse.
Proposition et division. — !<> Erreurs de la princesse Palatine : d'où la
main de Dieu l'a retirée. — 2° Sa pénitence : où la main de Dieu
l'a élevée.
Première partie. 1° Son éducation à Faremonslier ; ses vertus. — Elle
échappe à la vie ecclésiastique. — 2® Son mariage, dangers du veu-
vage. — 30 Son génie politique ; troubles de la Fronde ; ses décep-
tions. — Guerre de Pologne ; sa générosité. — 4° Elle devait être
heureuse, et ne l'était pas; sa rechute. — 5° Impiété et folie des
esprits forts.
Deuxième partie. 1° Miséricorde de Dieu. Premier songe de la prin-
cesse ; sa conversion. — Deuxième songe; ses confessions. — 2» Sa
vie pieuse et charitable. — Ses souffrances et sa résignation. — Sa
foi dans l'amour de Dieu.
PÉRORAISON. — Nécessité de la pénitence, et dune pénitence longue et
sérieuse. — Condamnation des impies : consolation aux fldéles.}
Monseigneur ,
Je voudrois que toutes les âmes éloignées de Dieu *; que
tous ceux qui se persuadent qu'on ne peut se vaincre soi-
même, ni soutenir sa constance parmi les combats et les
douleurs ; tous ceux enfin qui désespèrent de leur conver-
1 aMonseigneur le Duc.» Henri-Jules de Bourbon, duc d'Enghien, fils
aîné du grand Condé, et gendre de la princesse Palatine. — Madame la
duchesse, Anne de (Mèves, fille d'Anne de Gonzague.— Le duc de Bour-
bon était leur fils. (V. l'Or. fun. de Condé).
2ISAI, C.^XLl, V. 9-10.
3 « C'est Dieu même qui parle ainsi.» Texte d'un grand effet; il s'ap-
plique d'une manière toute spéciale à la princesse, et présente en même
temps une grande leçon pour tous les chrétiens.
* «Je voudrois que toutes lésâmes, etc.» Exorde d'une simplicité élo-
quente, qui, sans préparation ni recherche, appelle immédiatement
158 ORAISON FUNÈBRE
sien OU de leur persévérance, fussent présents à cette as-
semblée. Ce discours leur feroit connoître qu'une âme
fidèle à la grâce ^ malgré les obstacles les plus invincibles,
s'élève à la perfection la plus éniinente. La princesse à qui
nous rendons les derniers devoirs, en récitant selon sa cou-
tume Toffice divin^, lisoit les paroles d'Isaïe que j'ai rap-
portées. Qu'il est beau de méditer TEcriture-Sainte ! et
que Dieu y sait bien parler, non-seulement à toute l'Eglise,
mais encore à chaque fidèle selon ses besoins ! Pendant
qu'elle méditoit ces paroles (c'est elle-même qui le ra-
conte dans une lettre admirable^). Dieu lui imprima dans
le cœur que c'étoit à elle qu'il les adressoit. Elle crut en-
tendre une voix douce et paternelle'' qui lui disoit : « Je
a t'ai ramenée des extrémités de la terre , des lieux les plus
<( éloignés^; «des voies détournées où tu te perdois, aban-
donnée à ton propre sens, si loin de la céleste patrie, et de
l'aUention sur le but moral que Bossuet se propose. — Remarquez la
progression des idées, depuis l'expression générale : toutes les âmes
éloignées de Dieu : jusqu'au détail particulier; tous ceux enfin qui dé-
sespèrent.
1 « Fidèle à la grâce. » Fidèle s'entend ici de l'obéissance aux inspi-
rations actuelles de la grâce, et non de la fidélité habituelle et con-
stante ; car l'oraison funèbre d'Anne de Gonzague est l'histoire d'une
grande conversion, comme celle de Marie-Thérèse, l'histoire d'une ^-
délité parfaite (page 98, note 6, et page 116, note 6).
2 « En récitant selon sa coutume l'office divin. » Bossuet aime à en-
trer rapidement dans Its détails précis et les faits particuliers à ses
personnages, pour les faire vivre à ses yeux comme aux yeux de l'au-
diteur. Du reste, lui-même s'interrompt ici par une réflexion grave et
touchante. «Qu'il est beau de méditer, etc. » Cette réflexion se retrouve
développée dans le sermon pour la profession de jW™^ de La Vallière :
« Le prédicateur qui parle au dehors ne fait qu'un seul sermon pour
« tout un grand peuple; mais le prédicateur du dedans, je veux dire
« le Saint-Esprit, fait autant de prédications différentes qu'il y a de per-
« sonnes différentes dans un auditoire ; car il parle à chacun en par-
« ticulicr, et lui applique selon ses besoins la parole de la vie éter-
« nelle. Ecoulez- le donc, chrétiens, laissez-lui remuer au fond de vos
« cœurs ce secret principe de l'amour de Dieu. »
^ a Dans une lettre admirable. » On n'a malheureusement qu'une
lettre de la princesse Palatine ; et pourtant sa correspondance offrirait
beaucoup d'intérêt. Quant aux mémoires publiés sous son nom en 1786,
ils sont apocryphes.
* «Elle crut entendre, etc. » Ainsi, dès les premiers mots de l'exorde,
l'histoire morale et chrétienne de la princesse est commencée : Bossuet
dispose largement, à sa manière, tous les divers éléments de son dis-
cours : portrait, histoire, enseignements, etc.
^ IsAi, XLi, 9, 10.— « Je t'ai ramenée des extrémités de la terre, etc.»
Ce texte, heureusement rappelé, est ensuite développé et commenté
s«ug la forme de la prosopopée et de l'allégorie.
D'ANNE DE GONZAGUE. 159
la véritable vole qui est Jésus-Christ ^ Pendant que tu
disois en ton cœur rebelle : Je ne puis me captiver; j'ai
mis sur toi ma puissante main^, « et j'ai dit : Tu seras ma
servante : je t'ai choisie » dès l'éternité, «et je n'ai pas rejeté»
ton âme superbe et dédaigneuse. Vous voyez par quelles
paroles Dieu lui fait sentir l'état d'où il l'a tirée. Mais
écoutez^ comme il l'encourage parmi* les dures épreuves
où il met sa patience : « Ne crains point » au milieu des
maux dont tu te sens accablée, a parce que je suis ton
« Dieu » qui te fortifie : « ne te détourne pas de la voie
c( où je t'engage, puisque je suis avec toi'^, » jamais je ne
cesserai de te secourir ; a et le juste que j'envoie au monde ,»
ce Sauveur miséricordieux, ce Pontife compatissant^, «te
(( tient par la main : » Tenebit te dextera Justi mei. Voilà,
Messieurs, le passage entier du saint prophète Isaïe, dont
je n'avois récité que les premières paroles. Puis-je mieux
vous représenter les conseils de Dieu sur cette princesse
que par des paroles donf^ il s'est servi pour lui expliquer
les secrets de ces admirables conseils? Venez maintenant, pé-
cheurs, quels que vous soyez®, en quelques régions écar-
tées que la tempête de vos passions vous ait jetés : fussiez-
vous dans ces terres ténébreuses^ dont il est parlé dans
l'Ecriture, et dans l'ombre de la mort**^; s'il vous reste
1 « Si loin de la céleste patrie, et de la véritable voie, etc. » Méla-
phore continuée avec inliniment de sentiment et de naturel.
2 « Jai mis sur toi ma puissante main, n Bossuet, comme l'Ecriture,
exprime constamment par des images sensibles et fortes l'action toute
morale de Dieu sur les hommes.
3 « Mais écoutez. » Proposition du discours; chez Bossuet, elle se
fond toujours avec l'exorde; elle sort graduellement des premières
idées, pour arriver à la division.
* «Parmi. » Préposition souvent employée ainsi au dix-septième siècle.
5 IsAi, XLi, 9, 10.— Citation et explication continuées; procédé fami-
lier à Bossuet. Voy. page 119, notes 3 et 6.
6 « Pontife compatissant. » Cette expression, qui d'abord semble sin-
gulière, s'explique par l'idée que le prêtre est le représentant de Dieu
dans les tribunaux de miséricorde (page 12, 6). Saint Paul dit de
Jésus-Christ « Talis enim decebat ut nobis esset pontifex, sanctus ,
« innocens, segregatus a peccaioribus... Sempilernum habet sacerdo-
« tium. )> Hebr. VII, 24, 26.
■^ « Que 2^<J'r des paroles dont, etc. » Phrase pénible ; embarrassée
d'incises.
^ « Quels que vous soyez : » C'est-à-dire quels que soient vos crimes.
9 <( Fussiez-vous, etc.» Images pleines de poésie, et amenées naturel-
lement par la belle apostrophe : « Venez maintenant, pécheurs, etc. »
10 Populus qui ambulabat in tenebris... Habitantibus in regione um-
brœ mortis. Isai, c. ix, v. 2
160 ORAISON FUNÈBRE
quelque pitié de votre âme malheureuse , venez voir d'où
la main de Dieu a retiré la princesse Anne; venez voir où
la main de Dieu Ta élevée*. Quand on voit* de pareils
exemples dans une princesse d'un si haut rang; dans une
princesse qui fut nièce d'une impératrice , et unie par ce
lien à tant d'empereurs, sœur d'une puissante reine,
épouse d'un fils de roi ^, mère de deux grandes princesses ,
dont l'une est un ornement dans l'auguste maison de
France, et l'autre s'est fait admirer dans la puissante mai-
son de Brunswick; enfin dans une princesse dont le mérite
passe la naissance*, encore que, sortie d'un père et de tant
d'aïeux souverains, elle ait réuni en elle, avec le sang de
Gonzague et de Clèves, celui des Paléologue ; celui de Lor-
raine , et celui de France par tant de côtés : quand Dieu
joint à ces avantages une égale réputation, et qu'il choisit
une personne d'un si grand éclat ^ pour être l'objet de son
«éternelle miséricorde, il ne se propose rien moins que
d'instruire tout l'univers. Vous donc qu'il assemble en ce
saint lieu; et vous, principalement, pécheurs, dont il at-
tend la conversion avec une si longue patience ^, n'endur-
cissez pas vos cœurs : ne croyez pas qu'il vous soit permis
d'apporter seulement à ce discours des oreilles curieuses"^.
Toutes les vaines excuses dont vous couvrez votre impéni-
tence vous vont être ôtées. Ou la princesse palatine portera
* « Venez voir, etc. » Proposition et division formelles et concises,
A comparer avec celles de l'or. fun. de Henriette d'Angleterre, où
elles remplissent tout l'exorde.
' « Quand on voit, etc. » Longue période où Bossuet accumule ces
détails commandés par l'étiquette, dont il se débarrasse toujours heu-
reusement. Ce qu'ils auraient de monotone et de fatigant, est sauvé par
celle conclusion éloquente: « 11 ne se propose rien moins, etc.»
3 « Epouse d'un fils de roi. » Dans l'or. fun. de Henriette de France
(p. 4), il y a un mot beaucoup plus concis : « Fille, femme, mère de
rois. » Et dans Racine :
Moi, fille, femme, sœur et mère de vos maîtres. Britannicus, i, 2.
* « Dont le mérite, etc. » Il y a progression entre les trois idées :
naissance, mérite, réputation.
ô « Une personne d'un si grand éclat. » Locution peu usitée.
6 « Une si longue patience. » Expression simple et éloquente.
7 «Qu'il vous soit permis d'apporter des oreilles curieuses.» En effet,
la difïïculté du sujet (voyez la Notice) et la réputation de l'orateur
avaient dû vivement piquer la curiosité et grossir l'auditoire. Bossuet
en tire avantage, en s'attaquant à ces juges prétendus, qu'il confond
•out d'abord en les condamnant comme la princesse. Nous retrouve-
rons les mêmes mouvements dans la péroraison.
DAXXE DE GONZAGIT. 161
la lumière dans vos yeux*, ou elle fera tomber, comme un
déluge de feu, la vengeance de Dieu sur vos têtes. Mon
discours, dont vous vous croyez peut-être les juges, vous
jugera^ au dernier jour : ce sera sur vous un nouveau far-
deau, comme parloient les prophètes : Omis verbi Domini
super Israël^; et si vous n en sortez plus chrétiens, vous
en sortirez plus coupables '\ Commençons donc avec con-
fiance rœuvre de Dieu K Apprenons, avant toutes choses,
à n'être pas éblouis du bonheur « qui ne remplit pas le
cœur de l'homme; ni des belles qualités qui ne le rendent
pas meilleur'; ni des vertus dont l'enfer est rempli, qui
nourrissent le péché et l'impénitence, et qui empêchent
l'horreur salutaire que l'àme pécheresse auroit d'elle-
même. Entrons encore plus profondément dans les voies
de la divine Providence , et ne craignons pas de faire pa-
roître notre princesse dans les états différents où elle a
été *. Que ceux-là craignent de découvrir les défauts des
âmes saintes , qui ne savent pas combien est puissant le
bras de Dieu , pour faire servir ces défauts non-seulement
à sa gloire, mais encore à la perfection de ses élus ^
t a Portera la lumière dans vos yeux. » Image forcée et dure, sui-
vant l'expression de Fénelon.
2 « Mon discours vous jugera, n Ellipse, pour : servira à vous ju-
ger. Antithèse énergique dans les idées et dans les mots.
3 Zach. XII, 1. —Alliance hardie du mot abstrait et de l'image.
* « Vous en sortirez plus coupables. » Encore une antithèse, et d'une
concision bien éloquente.
s « L'œuvre de Dieu. » Après ceUe vigoureuse apostrophe, Bossuet
a bien le droit de qualifier ainsi son discours avec confiance. Ce sont des
précautions oratoires d'un genre nouveau.
6 « Eblouis du bonheur, ni des belles qualités, etc.» Emploi de Venu-
mération lieu commun intrinsèque.
7 « Qui ne le rendent pas meilleur. » Que de force et d'originalité
dans tous ces commentaires! Un trait admirable, ce sont les vertus qui
nourrissent le péché, en l'excusant par des compensations apparentes.
Ainsi, le pharisien de l'Evangile se glorifie du bien qu'il fait, sans voir
son orgueil et sa dureté. L'éloquente opposition des vertus dont l'enfer
est rempli rappelle le proverbe espagnol, peut-être connu de Bossuet :
L'enfer est pavé de bonnes intentions.
8 « Dans les états diiTérents. » « Ces vives exclamations et ces menaces
(( foudroyantes témoignent des pénibles embarras qu'éprouvait l'ora-
« teur. La conversion même de la princesse Palatine offrait des circon-
« stances dont le génie du plus éloquent des hommes ne pouvait triom-
« pher avec bonheur qu'en les abordant avec franchise. » Dlssa'jlt.
9 «Combii^n est puissant, pour faire servir, etc.» Période à trois
membres, développée avec une grande largeur d'expressions; elle n'est,
du reste, que la première partie d'une période plus longue.
1G2 ORAISON FUNÈBRE
Pour nous, mes frères, qui savons à quoi ont servi à saint
Pierre ses reniements ^ à saint Paul les persécutions qu il a
fait souffrir àTEglise, à saint Augustin ses erreurs, à tous
les saints pénitents leurs péchés; ne craignons pas de
mettre la princesse palatine dans ce rang^ ni de la suivre
jusque dans l'incrédulité ^ où elle étoit enfin tombée. C'est
de là que nous la verrons sortir pleine de gloire et de
vertu, et nous bénirons avec elle la main qui Ta relevée :
heureux si la conduite que Dieu tient sur elle* nous fait
craindre la justice, qui nous abandonne à nous-mêmes, et
désirer la miséricorde, qui nous en arrache 5. C'est ce que
demande de vous très-haute et très-puissante princesse
Anne de Gonzague de Clèves, princesse de Mantoue et de
MONTFERRAT, COMTESSE PALATINE DU RhIN.
|re Partie. — Jamais plante ne fut cultivée avec plus de
^ >iSoin, ni ne se vit plus tôt couronnée de fleurs et de fruits*
que la princesse Anne. Dès ses plus tendres années, elle
perdit sa pieuse mère Catherine de Lorraine ^ Charles,
duc de Nevers, et depuis duc de Mantoue, son père, lui
en trouva une digne d'elle; et ce fut la vénérable mère
Françoise de la Châtre, d'heureuse et sainte mémoire,
abbesse de Faremonstier^ que nous pouvons appeler la
1 « A saint Pierre ses reniements. » Mot rare et mal formé. — Ao
moment de la Passion, saint Pierre renia J.-C. par trois fois.— Saul (de-
puis saint Paul) gardait les habits de ceux qui lapidaient saint Etienne,
et obtenait du prince des prêtres des lettres pour s'emparer des chré-
tiens de Damas. — EnQn, saint Augustin a fait un livre admirable de ses
Confessions.
2 « Dans ce rang. » Précaution heureuse et éloquente : elle met tout
de suite la princesse Palatine dans la compagnie des plus grands saints.
3 « Jusque dans l'incrédulité. » Détail à remarquer : l'impiété effraie
plus Bossuet que les faiblesses. L'oraison funèbre presque entière est
dirigée contre les libertins et les esprits forts.
* « La conduite que Dieu tient sur elle, n Locution familière à Bos-
suet ; elle est peu usitée maintenant.
5 « La justice... la miséricorde. » Antithèse détaillée avec soin; elle
résume la division du discours. — « Nous en arrache. » Emploi peu
correct du mot en.
« «Jamais plante ne fut cultivée, etc.» Comparaison pleine de fraî-
cheur et de poésie. — « Ni ne se vit. » Nous emploierions maintenant
la conjonciion affirmative et.
^ Catherine de Lorraine mourut en 1618; elle avait eu cinq enfants,
dont trois filles. Anne était la seconde.
8 Faremonstier ou Faremoutier, c'est-à-dire monastère de Ste-Fare,
abbaye de Bénédictines, fondée par sainte Fare en 617. (Ville de la
Brie, département de Seine-et-Marae.)
D'ANNE DE GONZÂGCE. 465
restauratrice ^ de la règle de saint Benoît, et la lumière de
la vie monastique*. Dans la solitude de sainte Fare, autant
éloignée des voies du siècle que sa bienheureuse situation
la sépare de tout commerce du monde; dans cette samte
montagne, que Dieu avoit choisie depuis mille ans, où les
épouses de Jésus-Christ^ faisoient revivre la beauté des
anciens jours* ; où les joies de la terre étoient inconnues;
où les vestiges des hommes du monde , des curieux et des
vagabonds ne paroissoient pas : sous la conduite de la
sainte abbesse, qui savoit donner le lait aux enfants, aussi
bien que le pain aux forts ^ les commencements'' de la
princesse Anne étoient heureux. Les mystères lui furent ré-
vélés; TEcriture lui devint familière^; on lui avoit ap-
pris la langue latine, parce que c'étoit celle de TEglise*;
et Toffice divin faisoit ses délices. Elle aimoit tout dans la
vie religieuse, jusqu à ses austérités et à ses humiliations;
et durant douze ans qu elle fut dans ce monastère, on
» « Restauratrice. » Mot désagréable et rarement employé. La régie
de saint Benoît, fondée par lui au Monl-Cassin, comprenait les trois
vœux d'obéissance, de pauvreté et de chasteté, communs à tous les
ordres religieux; la prière et le chant pendant la nuit et pendant le
jour; l'abstinence perpétuelle, le silence, le travail des mains, à heures
fixes, etc. « Voilà, dit saint Benoît, un faible commencement, une
« ébauche de règle : vous qui avez hâte d'arriver au ciel, complétez-la,
<c et, avec l'aide de J.-C, élevez-vous au comble de la science et de.
« la vertu. » Saint Benoît mourut en 543.
2 « Lumière de la vie monastique. » Métaphore bizarre dans la langue
du dix-neuvième siècle, mais que l'habitude de la langue théologique
rendait toute naturelle au dix-septième.
3 « Les épouses de J.-C. » V. l'or. fun. de la reine Marie-Thérèse,
page 95, note 10.
* « La beauté des anciens jours. » Expression simple et belle : allu-
sion aux vertus de l'Eglise primitive et des premiers monastères.
5 « Le lait aux enfants, le pain aux forts.» Métaphore empruntée à la
langue mystique de l'Eglise.
6 « Les commencements, etc. » « Cette longue période où Bossuet
s'est plu à peindre l'idéal de la vie monastique tombe sur une conclu-
sion simple et concise : effet à remarquer, car cette concision tranche
avec les développements qui précèdent. L'idée de ces heureux com-
mencements contraste avec les erreurs à venir de la princesse ; comme
avec les grands mouvements d'éloquence de tout le discours le ton
doux, calme, touchant de cette page qu'on dirait extraite du livre de
Rulfi. » Chateaubriand.
7 « Les mystères, lui furent révélés, etc. » Périphrase curieuse, pour
dire qu'elle étudia la théologie.
8 « On lui avoit appris la langue latine, etc.» On l'éludiait alors bien
plus comme langue savante que comme langue de l'Eglise. Madame de
Sévigné, la grande Dauphine, madame de La Fayette et bien d'au-
tres dames savaient le latin comme madame Dacier.
ï'j^ ORAISON FUNEBRE
lui yoyoit tant de modestie et tant de sagesse, qu'on ne
savoit à quoi elle étoit le plus propre, ou à commander ou
à obéira Mais la sage abhesse, qui la crut capable de
soutenir sa réforme ^ la destinoit au gouvernement; et
déjà on la comptoit parmi les princesses qui avoienl con-
duit cette célèbre abbaye, quand sa famille, trop empres-
sée à 3 e^iécuter ce pieux projet, le rompit. Nous sera-t-il
permis de le dire? la princesse Marie \ pleine alors de
Fesprit du monde % croyoit, selon la coutume des grandes
maisons, que ses jeunes sœurs dévoient être sacrifiées à ses
grands desseins. Qui ne sait où son rare mérite et son
éclatante beauté, avantage toujours trompeur, lui firent
porter ses espérances^? Et d'ailleurs dans les plus puis-
santes maisons, les partages ne sont-ils pas regardés comme
une espèce de dissipation, par où elles se détruisent d'elies-
* « Ou à commander, ou à obéir, » Antithèse ingénieuse.
2 «Soutenir sa réforme.» Chose difficile, en effet, car la lutte contre
la tiédeur et le relâchement se renouvelait tous les jours. La décadence
de l'ordre de Cîteaux peut en donner une idée. « Plus de pauvreté :
« tous les religieux s'appropriaient l'argent des monastères, et ache-
« taient à leur gré ce qui pouvait contribuer à leurs plaisirs. Plus d'ab-
« slinence de chair, plus de jeûnes d'ordre, plus d'office de la nuit,
« plus de travail des mains ni de silence ; les abbés de ces monastères
« se faisaient gloire d'avoir tout l'équipage des grands seigneurs. »
M. Gaillardin, Histoire de la Trappe, c. m, passim.
3 « Empressée à. » Pour empressée de, locution inusitée maintenant.
* «La princesse Marie.» Elle épousa, en novembre 1645, Wladislas
Sigismond, roi de Pologne; puis, en 16-48, Jean Casimir V, frère de
Wladislas. «Elle paroissoit mériter ce qu'elle avoit pensé avoir en épou-
« sant le duc d'Orléans (Gaston), et ce qu'elle alloit être alors en se
« mariant à un roi. » M™e de Motteville.
5 «Pleine alors de l'esprit du monde. » Ce fut en effet, durant doux siècles
surtout, l'habitude des grandes familles, de sacrifier au fils aîné la for-
tune des autres enfants. On les faisait entrer dans l'Eglise, dans les mo-
nastères, dans l'ordre de Malte, pour éviter le morcellement de l'hèri-
lage, et cette dissipation par où se détruisent les grandes maisons.
— Remarquez le mot dissipation employé dans le sens étymologique
•H littéral.
* « Porter ses espérances, » « Monsieur, frère du feu roi (Louis XIIPi,
« lorsqu'il étoit présomptif héritier de la couronne, en avoit été amou-
« reux. La reine sa mère, Marie de Médicis, qui avoit d'autres desseins
« pour lui, craignant les effets de la passion du duc d'Orléans, fit met-
(( tre la princesse Marie au bois de Vincennes, où elle fut quelque
« temps l'innocente victime d'une louable affection ; mais l'inconstance
(« ordinaire des hommes, et les disgrâces de la reine Marie de Médicis,
« dans lesquelles ce prince s'enveloppa (1631), donnèrent une prompte
« fin à ce petit roman... Le souvenir en fut amer à celle qui se vit ou-
« bliée ; et j'ai ouï dire à quelques-uns des amis de cette princesse,
« qu'en suite de sa prison elle avoit toujours haï le duc d'Orléans d'une
D'ANNE DE GONZAGLT. 105
mêmes: tant le ne'ant y est attaché^ ! La princesse Béné-
dicte, la plus jeune des trois sœurs, fut la première im-
molée à ces intérêts de famille. On la fit abbesse, sans que,
dans un âge si tendre', elle sût ce qu'elle faisoit; et la
marque d'une si grave dignité fut comme un jouet entre
ses mains ^. Un sort semblable étoit destiné à la princesse
Anne. Elle eût pu renoncera sa liberté, si on lui eût per-
mis de la sentir; et il eût fallu la conduire, et non pas la
f)récipiter dans le bien*. C'est ce qui renversa tout à coup
os desseins de Faremonstier.^ Avenai ^ parut avoir un air
plus libre '', et la princesse Bénédicte y présentoit à sa sœur
une retraite agréable. Quelle merveille de la grâce ! Mal-
gré une vocation si peu régulière*, la jeune abbesse de-
vint un modèle de vertu. Ses douces conversations rétabli-
rent dans le cœur de la princesse Anne ce que d'importuns
empressements^ en avoient banni. Elle prètoit de nouveau
l'oreille à Dieu, qui l'appeloit avec tant d'attraits à la vie
religieuse; et l'asile qu'elle avoit cboisi pour défendre sa
liberté devint un piège innocent pour la captiver. On re-
marquoit dans les deux princesses la même noblesse dans
les sentiments, le môme agrément*", et, si vous me per-
« haine irréconciliable... Ses affaires empirèrent enfin de telle sorte
« que le grand-écuyer Cinq-Mars, pendant sa faveur, l'ayant aimée
« (1641), elle l'écouta favorablement.» l/e?no?rps rfeM^e de. Mottevii.le,
2^ partie; voy. aussi les Mémoires de Richeliei-, liv. xx.
i « Tant le néant y est attaché. » Réflexion éloquente jetée à l'ira-
proviste, comme plus haut : « Avantage toujours trompeur, n
2 « Immolée à ces intérêts... sans que dans un âge si tendre, etc. «
La profonde raison de Bossuet s'accommode mal de ces abus si ordi-
naires à son siècle. 11 s'en excuse [nous sera-t-il permis de le dire) ;
mais il les condamne.
3 « La marque d'une si grave dignité, etc. » Périphrase ingénieuse,
pour dire que la crosse de l'abbesse servit de jouet ù l'enfant.
4 « La précipiter dans le bien. » Expression forte empruntée à Ta-
cite. Voyez page 83, note 5.
» « Les desseins de Faremonslier.» Ellipse^ pour : les desseins qu'on
avait sur Faremonstier. Exemple de catachrèse [abus, extension du sens
des mots).
6 Avenai ou le Val d'Or, dans le diocèse de Reims.
■7 « Parut avoir un air plus libre. » Elle échappait aux menées de sa
famille (1630;.
8 « Une vocation si peu régulière, n Encore un reproche ; (Voyez,
ci-dessus noie 2) ; il est formel cette fois.
9 « D'importuns empressements. » En effet, on ne lui avait pas per-
mis de sentir sa liberté ; on l'avait pressée trop ouvertement de sacri-
fier son avenir à celui de sa sœur. Elle s'en irrita, et s'échappa de Fa-
remonstier comme d'une prison, pour se réfugier à Avenai.
^^ « Le même agrément. » Mot familier à Bossuet (Voy. p. 10, lig. 5;.
166 ORAISON FUNÈBRE <
mettez de parler ainsi , les mêmes insinuations ^ dans les ]
entretiens : au-dedans les mêmes désirs, au-dehors les {
mêmes grâces; et jamais sœurs ne furent unies par des i
liens ni si doux ni si puissants. Leur vie eût été heu-
reuse dans leur éternelle union, et la princesse Anne n'as-
piroit plus qu'au bonheur d'être une humble religieuse
d'une sœur dont elle admiroit la vertu. En ce temps ^ le
duc de Mantoue leur père mourut : les affaires Tappelè- \
rent à la cour; la princesse Bénédicte, qui avoit son par- \
tage dans le ciel', fut jugée propre à concilier les intérêts '^
différents dans la famille. Mais, ô coup funeste pour la i
princesse Anne! la pieuse abbesse mourut dans ce beau '}
travail* et dans la fleur de son âge. Je n'ai pas besoin de
vous dire combien le cœur tendre de la princesse Anne fut '
profondément blessé par cette mort. Mais ce ne fut pas là ]
sa plus grande plaie. Maîtresse de ses désirs, elle vit le
monde; elle en fut vue : bientôt elle sentit qu'elle plaisoit; !
et vous savez le poison subtil qui entre dans un jeune j
cœur avec ces pensées^. Ces beaux desseins furent oubliés *. ]
2" — Pendant que tant de naissance, tant de biens, tant de \
grâces qui Faccompagnoient, lui attiroient les regards de )
toute l'Europe, le prince Edouard de Bavière, fils de l'é- j
lecteur Frédéric V ', comte palatin du Rhin , et roi de i
* « Insinuations. » Ce mot se prend généralement en mauvaise part, i
f;t ne s'emploie guère d'ailleurs, comme ici, pour exprimer une habi-
fude et un caractère. i
2 « En ce temps. » Locution usitée seulement aujourd'hui dans la i
langue de l'Ecriture et des prédicateurs. j
3 « Qui avoit son partage dans le ciel. » Expression touchante, pour '
dire qu'elle était désintéressée dans la succession. i
* « Beau travail. » Parce qu'elle remplissait le rôle honorable et j
difficile de médiatrice entre des intérêts différents. \
5 « Bientôt elle sentit... et vous savez, etc. n Idée difficile à rendre !
pour le prédicateur, et traitée avec une convenance parfaite. C'est un
fait curieux que celte alliance d'une délicatesse si exquise avec un gé- j
nie sublime. Comparez à ce passage le portrait de la duchesse d'Or- ,
léans, et le tableau de la vie monastique à Faremonstier. I
6 « Ces beaux desseins. » Il n'y a pas là d'intention ironique. I
7 « L'électeur Frédéric V. » « Elle épousa en cachette, et sans le 1
« consentement de la cour, M. le prince Edouard, l'un des cadets de j
n M. l'Electeur Palatin,... fort gueux et fort jaloux. » M^ie de Mont- j
VENSiER. — Ce prince était petii-fils de Jacques l^r, roi d'Angleterre, et *
neveu de Henriette de France. L'ambition de sa mère Elisabeth j
d'Angleterre, qui, disait-elle, aurait vécu de pain pour être impéra- ,
trice, avait porté l'Electeur au trône en 1619 ; mais la bataille de la \
Montagne Blanche (8 nov. 1620) anéantit sa puissance, dispersa sa famille, \
f t exila son fils à la cour de France. 1
D'ANNE DE GONZAGUE.; 167
Bohême, jeune prince qui s'éloit réfugié en France durant
les malheurs de sa maison, la mérita^y^ Elle préféra aux
richesses les vertus de ce prince , et cette noble alliance
où de tous côtés on ne trouvoit que des rois. La princesse
Anne Tinvite à se faire instruire : il connut bientôt les
erreurs où les derniers de ses pères*, déserteurs de l'an-
cienne foi, Tavoient engagé. Heureux présages pour la
maison palatine 1 Sa conversion fut suivie de celle de la
princesse Louise sa sœur, dont les vertus font éclater
par toute TEglise la gloire du saint monastère de Mau-
buisson^; et ces bienheureuses prémices^ ont attiré une
telle bénédiction sur la maison palatine, que nous la
voyons enfin catholique dans son chef. Le mariage de la
princesse Anne fut un heureux commencement d'un si
grand ouvrage.. Mais, hélas ! tout ce qu'elle aimoit devoit
être de peu de durée. Le prince son époux lui fut ravi,
et lui laissa trois princesses, dont les deux qui restent
pleurent encore la meilleure mère qui fut jamais, et ne
trouvent de consolation que dans le souvenir de ses vertus *.
1 « Les derniers de ses pères. » La religion dite réformée s'était éta-
blie dans le Palalinat en 1545, par les victoires du landgrave de Hesse,
malgré la résistance de Henri de Brunswick. Plus lard, les ducs de
Brunswick embrassèrent le luthéranisme.
2 Maubuisson. Abbaye près de Pontoise. — Louise-Hollandine de
Clèves mourut en 1709, à quatre-vingt-six ans. — Après avoir exposé
sa généalogie, Saint-Simon ajoute : « Tant d'éclat fut absorbé sous son
« voile. Elle ne fut principalement que religieuse, et seulement ab-
« besse pour éclairer et conduire sa communauté, dont elle ne souffrit
« jamais d'être distinguée en rien... Sa charité, sa douceur, sa préve-
« nance, sa tendresse pour ses filles, dont elle étoit l'âme, l'en firent
« continuellement adorer : aussi n'étoit-elle contente qu'avec elles, et
« ne sortit-elle jamais de sa maison... Son humilité avoit banni toutes
« les différences que les moindres abbesses affectent dans leurs mai-
« sons, et tout air de savoir les moindres choses, encore qu'elle égalât
« beaucoup de vrais savants. Elle avoit infiniment d'esprit, aisé, natu-
« rel, sans songer jamais qu'elle en eût, non plus que de science...
« Quoique peu au goût de la cour, par celui de terroir qu'elle avoit
« apporté de Porl-Hoyal (où elle fut élevée, et dont elle prit parfaite-
« ment l'esprit), et qu'elle conserva chèrement dans sa maison et dans
« elle-même, sans s'en cacher, elle ne laissa pas d'avoir une grande
(c considération toute sa vie, qui fut sans cesse le modèle des plus ex-
« cellentes religieuses et des plus parfaites abbesses, auquel très-peu ou
« point ont pu atteindre. » Saixt-Simon, vu, 5.
3 « Prémices. » — Terme métaphorique : ces deux premières con-
versions sont comme les offrandes de la maison palatine,
* « Le souvenir de ses vertus, n Eloge un peu commun, jeté là né-
gligemment, parce qu'il sert de transition pour amener le beau récit
des erreurs de la Princesse.
168 ORAISON FUNÈBRE
Ce n'est pas encore le temps de vous en parler. La prin-
cesse palatine est dans Tétat le plus dangereux de sa vie.
Que le monde voit peu de ces veuves dont parle saint
PauP, (c qui, vraiment veuves et désolées^, » s'ensevelis-
sent, pour ainsi dire, elles-mêmes dans le tombeau de
leur époux; y enterrent tout amour humain avec ces
cendres chéries; et, délaissées sur la terre, « mettent leur
(c espérance en Dieu, et passent les nuits et les jours dans
(( la prière ! ^ Voilà Tétat d'une veuve chrétienne, selon!»
les préceptes de saint Paul : état oublié parmi nous, où la j
viduité ^ est regardée, non plus comme un état de désola- \
lion, car ces mots ne sont plus connus, mais comme un j
état désirable*, où, affranchi de tout joug, on n'a plus à J
contenter que soi-même , sans songer à cette terrible sen- f
tence de saint Paul : ce La veuve qui passe sa vie dans lesi
a plaisirs; » remarquez qu'il ne dit pas^ : La veuve qui |
passe sa vie dans les crimes ; il dit : a La veuve qui la passe [
« dans les plaisirs, elle est morte toute vive ^; » parce que ou- i
bliant le deuil éternel et le caractère de désolation, qui fait |
le soutien comme la gloire de son état ', elle s'abandonne i
aux joies du monde . Combien donc en devroit-on pleurer
comme mortes, de ces veuves jeunes et riantes, que lej
monde trouve si heureuses * ! Mais surtout, quand on aj
^onnu Jésus-Christ, et qu'on a eu part à ses grâces; quand '.'.
la lumière divine s'est découverte , et qu'avec des yeux illu- •;
minés ^ on se jette dans les voies du siècle : qu'arrive-t-il
* « Que le monde voit peu, etc. » Exclamation éloquente. Toute la
suite du développement est pleine d'expression et de sentiment.
2 Viduas honora, quse vere viduae sunt... Quœ autem vere vidua est,
et desolata, speret in l)eum, et instet obsecraiionibus et oralionibus
nocte ac die. i. Timoth., v. 3. 5.
3 «Viduité. » Mot inusité maintenant. Nous avons le mot veuvage;
mais notre langue est bien pauvre dans la traduction de toutes les idées
que comprend le mot latin orbilas.'^
* « Mais comme un état désirable. » Expressions pleines de vigueur;
mais la phrase se prolonge d'une façon pénible. ( Voy. plus loin : parce
qu'oubliant, etc.). Le développement eût gagné en liberté, si les divers
membres de la période eussent été séparés,
5 « Remarquez qu'il ne dit pas, etc. » Correction pleine de force.
€ Nam quœ in deliciis est, vivens mortua est, i. Tim. y, 6.
"^ « Qui fait le soutien, n au milieu des épreuves et des dangers de la
i*ie ; — « la gloire, » aux yeux de Dieu et des chrétiens.
8 « Combien donc, etc. » Quelle éloquence dans ce contraste de»
veuves jeunes et riantes, déjà maries devant Dieu!
9 « Avec des yeux illuminés. » Métaphore habituelle aux prédicateurs;
avec, tour elliptique, pour : après qu'ils ont élé, etc.
I
D'ANNE DE GONZAGUE. 1G9
à une âme qui tombe d'un si haut état, qui renouvelle
contre Jésus-Christ, et encore contre Jésus-Christ connu et
goûlé \ tous les outrages des Juifs, et le crucifie encore une
fois'? Vous reconnoissez le langage de saint PauP. Ache-
vez donc, grand Apôtre'^, et dites-nous ce qu'il faut atten-
dre d'une chute si déplorable. c( Il est impossible, dit-il,
« qu'une telle âme soit renouvelée par la pénitence °. » Im-
possible : quelle parole®! Soit, messieurs, qu'elle signifie
que la conversion de ces âmes, autrefois si favorisées, sur-
passe toute la mesure des dons ordinaires, et demande, pour
ainsi parler, le dernier effort*^ de la puissance divine; soit
que l'impossibilité dont parle saint Paul veuille dire qu'en
effet il n'y a plus de retour à ces premières douceurs qu'a
goûtées une âme innocente, quand elle y a renoncé avec
connoissance, de sorte qu'elle ne peut rentrer dans la grâce
que par des chemins difficiles^ et avec des peines extrômes.
Quoi qu'il en soit, chrétiens, l'un et l'autre s'est
vérifié dans la princesse palatine. Pour la plonger en-
tièrement dans l'amour du monde , il falloit ce dernier
malheur : quoi^? la faveur de la cour. La cour veut tou-
jours unir les plaisirs avec les affaires. Par un mélange
étonnant , il n'y a rien de plus sérieux, ni ensemble de
plus enjoué. Enfoncez : vous trouvez partout des intérêts
cachés , des jalousies délicates qui causent une extrême
* « Et encore contre Jésus-Christ. » Correction et redoublement d'i-
dées. — « Connu et goûté. » Remarquez ces participes employés d'une
manière toute latine.
- « Le crucifie encore une fois. » Voy. dans la péroraison, l'admi-
rable développement de cette idée, indiquée seulement ici.
3 «Le langage de saint Paul.» Cum enim luxuriatse fuerint in Christo,
Tiubere volunt; — Habentes damnationem, quia primam fidem irritam
fecerunt. Tim. i, v. 11 et 12. (Voy. aussi la citation à la note 5.)
* « Achevez donc, grand Apôtre. » Forme d'apostrophe ordinaire à
Bossuet.
5 Impossibile est enim eos qui semel sunt illuminati, gustaverunt
Gtiam donum cœleste, et participes facti sunt Spiritussancli ; gustaverunt
nihilominus bonum Dei verbum , virlulcsque ?eculi venturi, et prolapsi
sunt ; rursus renovari ad pœnitentiam, rursum crucifigentes sibimetipsis
rilium Dei, et ostentui habentes. Heb. c. ii, v. 4 et seq.
6 « Impossible : quelle parole ! » Exclamation pleine de tristesse et
de crainte, ainsi que les réflexions par lesquelles Bossuet la commente.
"^ « Le dernier effort. » Expression pleine de précision et de vi-
gueur.
8 «Par des chemins difficiles.» Métaphore de l'Ecriture : que le ch»-
vun est étroit qui mène à la vie (page ii, n. 4 et 7, page 12, etc.)
9 « Ce dernier malheur : quoi? etc.» Transition négligée et pénible.
8
JTO ORAISON FUNEBRE
sensibilité ^ et dans une ardente ambition, des soins et
im sérieux aussi triste qu'il est vain^. Tout est couvert
d'un air gai, vous diriez qu'on ne songe qu'à s'y divertir.
3" Le génie ^ de la princesse palatine se trouva également
propre aux divertissements et aux affaires. La cour ne vit
jamais rien de plus engageant; et sans parler de sa péné- I
tration, ni de la fertilité infinie de ses expédients*, tout f
cédoit au charme secret de ses entretiens ^. Que vois-je du- l
Tant ce temps ? Quel trouble ! quel affreux spectacle se l
présente ici à mes yeux^ ! La monarchie ébranlée jusqu'aux t
fondements, la guerre civile, la guerre étrangère, le feu ^,
au dedans et au dehors''; les remèdes de tous côtés plus dan- ' j
gorcux que les maux : les princes arrêtés avec grand péril, j
et délivrés avec un péril encore plus grand^; ce prince, '\
que l'on regardoit comme le héros de son siècle^, rendu ;
inutile à sa patrie, dont il avoit été le soutien ; et ensuite, ;
je ne sais comment , contre sa propre inclination, armé |
1 « Des jalousies délicates, etc. » Idée rendue avec une finesse et
une précision parfaites. Ce qui ajoute à l'intérêt de ce passage, c'est -i
que Bossuel parle en présence de cette même cour qu'il peint et qu'il
tlâme, tandis que le moraliste écrit dans son cabinet, et ne s'attaque
pas ainsi à tout un auditoire. — » Il y a un pays où k-s joies sont visibles !
« mais fausses, elles chagrins cachés mais réels. Qui croiroit que l'em-
(.( pressement pour les spectacles, que les éclats et les applaudissements j,
« aux théâtres de Molière et d'Arlequin, les repos, la chasse, les bal- J
« lets, les carrousels couvrissent tant d'inquiétudes, de soins et de di- i
« vers intérêts, tant de craintes et d'espérances, des passions si vives et *
« des affaires si sérieuses. » La Bruyère, c. viii, de la Cour. [
* « Aussi triste qu'il est vain. » Opposition éloquente avec la gaîté i
extérieure de la cour. — «Dans, » pour avec. i
3 « Le génie » pour le caractère {ingenium); ce sens est précisé |
parle mot engngeant^ qui indique les agréments infinis de la princesse. ï
* « Ses expédients. » Mot qui annonce et prépare les allusions au '
rôle d'Anne de Gonzague dans les intrigues de la Fronde. ^
s « Au charme secret de ses entretiens.» Comparez à ces éloges ceux 1
que Bossuet donne à la reine d'Angleterre. Voy. page 31. ;
6« Que vois-je! quel trouble, etc.» Formes d'exclamation que l'on |
a usées, en les considérant comme le seul élément de la poésie lyrique,
el le signe du désordre pindarique, bien qu'il n'y en ait jamais de ce ;
genre dans Pindare.
■^ « Le feu au-dodans et au-dehors, etc. » Exemple û'hypotypose
(page 11, n. 7), et d'énumération.
s « Les princes arrêtés et délivrés, etc. » Le cardinal alla en per-
sonne les délivrer au Havre (1651). « 11 les vil lui-même triompher de
la victoire qu'ils remportoienl sur lui. » M^^e de Motteville.
s« Ce prince que l'on regardoit comme le héros, etc. » Le grand l
Condé. Voy. plus bas sa biographie en tète de son oraison funèbre. î
D ANNE DE GONZAGUE. 17j
contre elle : un ministre persécuté', et devenu nécessaire,
non seulement par Firaportance de ses services, mais en-
core par ses malheurs où FaïUorité souveraine étoit en!?a-
gée. Que dirai-je? Eioit-ce là de ces tempêtes par oùle
ciel a besoin de se décharger quelquefois-? et le calme
profond de nos jours devoit-il être précédé par de tels
orages? Ou bien étoit-ce les derniers efforts d'une liberté
remuante, qui alloit céder la placeàTautorité légitime? Ou
bien étoit-ce comme un travail de la France prête à en-
fanter le règne miraculeux de Louis? Non, non : c'est
Dieu qui vouloit montrer qu'il donne la mort, et qu'il
ressuscite; qu'il plonge jusqu'aux enfers, et qu'il en re-
tire^; qu'il secoue la terre, et la brise, et qu'il guérit en
un moment toutes ses brisures*. Ce fut là que la princesse
palatine signala sa fidélité, et fit paroître toutes les' ri-
chesses de son esprit^. Je ne dis rien qui ne soit connu.
Toujours fidèle à l'Etat ^ et à la grande reine Anne d'Al-
1 « Un ministre persécuté. » Sa bibliothèque avait été vendue, sa
tête mise à prix, par arrêts du Parlement de Paris 1651).
2 « Etoit-ce là de ces tempêtes, etc. » Interroorations et images
pleines de poésie, où l'expression est tantôt simple, tantôt sublime ,
toujours vraie et précise. — C'est l'interprétation poétique qui saisit
d'abord l'imagination de l'orateur : vient ensuite la réflexion de l'iiomme
politique, et Texplicalion du problème par l'histoire: étoit-ce les
derniers efforts, etc. La Fronde est en effet une vive et bruyante
échappée de la nation tout entière, entre Piichelieu et Louis XIV. Quant
à la troisième explication, malgré la magnificence du style et la sincé-
rité du compliment, on sent que Bossuet n'y attache pas autant de va-
leur qu'aux autres. Au reste, il n'en choisit aucune, et s'arrête à une
idée plus grande encore, la toute-puissance de Dieu.
3 Dominus morlificat et vivificat ; deducit ad inferos, et reducit. L
Reg. c. II, V. 6.
Tu frsppes, et guéris; tu perds, et ressuscites. Piacine, Athalie, ni, 7.
Saint-Simon a dit aussi : « La main de Dieu qui élève, qui abat, qui
« délivre quand et comme il lui plaît. » Tome xiii, page 30.
* « Commovisti terram, et conturbasli eam : sana contriliones ejus,
quia commota est. Psal. lix, y. 4.— Remarquez la vigueur et la fami-
liarité de ces métaphores. — « Brisure. » ^îot qui s'emploie rarement.
5 a Les richesses de son esprit. » Expression originale et heureuse ;
car elle indique une idée à la fois très-générale et très-précise. Dives
ingenium, dives vena, Hor. — « La princesse Palatine commença en
« en ce temps-là à se rendre considérable, et à faire parler d'elle dans
« les affaires (1651); auparavant, l'on n'avoit parlé que de ses aven-
c( tures. » Mémoires de >pie de Montpensier.
6 « Toujours fidèle à l'Etat. » Elle s'était cependant employée pour
les princes. « Très-offensée de leur manque de parole, et n'ayant pu les
« ramener au service du roi (1651) elle quitta leurs intérêts, et s'atta-
« cha entièrement à la reine. » Mémoires de Montglat.
17-2 OKÂISON FUNÈBRE
TRICHE, on sait qu'avec le secret de cette princesse elle eut
encore celui de tous les partis^ : tant elle étoit pénétrante,
tant elle s'attiroit de confiance , tant il lui étoit naturel de
gagner les cœurs ! Elle déclaroit aux chefs des partis jus-
qu'où elle pouYoit s'engager^; et on la croyoit incapable
ni de tromper ni d'être trompée'. Mais son caractère par-
ticulier étoit de concilier les intérêts opposés, et, en s'éle-
vant au-dessus, de trouver le secret endroit, et comme le
nœud par où on les peut réunir*. Que lui servirent ses
rares talents? que lui servit d'avoir mérité la confiance
intime de la cour'*? d'en soutenir le ministre deux fois
éloigné^, contre sa mauvaise fortune, contre ses propres
frayeurs"^, contre la malignité des ses ennemis, et enfin
1 « Avec le secret de cette princesse, etc. » « La princesse palatine
« étoit alors très-mécontente de M. le Prince... le Cardinal, qui le sa-
« voit bien, et qui connoissoit son esprit, se servit d'elle pendant son
« exil (1651) pour faire la plupart de ses affaires, l'employant dans les
« intrigues les plus secrètes et les plus délicates. » Mém. de Guy Joly.
2 « Elle déclaroit aux chefs des partis, etc. » Chacun de ces détails
est d'une netteté et d'une précision frappante. Il y a là un excellent ta-
bleau du rôle d'un esprit supérieur et honnête au milieu des troubles
d'une révolution ou plutôt d'une révolte, comme la Fronde.
* « Ni de tromper ni, etc. » Aujourd'hui, la conjonction ni ne se
redouble pas, à moins que la phrase ne commence par une négation :
« On ne la croyoit capable ni, etc. »
* «Son caractère particulier.» «Elle ralentit d'abord l'ardeur impé-
« tueuse des frondeurs, et fit naître ensuite des dégoûts pour eux dans
« l'esprit du prince de Condé, qui firent changer les intérêts et les sen-
« timenls de tous les acteurs. » M™e de Motteville. — « En s'élevant
au-dessus... le nœud par où, on peut, etc. » Métaphores expressives:
• . . An maie sarta
Gratia necquicquam coit, et resciaditur.. . ïIor. I, Ep. m, v. 32.
^ « due lui servirent, etc. » Cette interrogation amène une suite de
réflexions tristes et d'observations décourageantes, où se traduisent avec
une vérité profonde la lassitude, le dégoût que laissent les déceptions
après elles. Il y a là tout un ordre de sentiments et d'idées qui, dans
notre siècle, est devenu une source féconde de poésie : Bossuel les a
sentis et exprimés avant nous.
8 « Deux fois éloigné. » (Par arrêts du Parlement, qui le bannis-
saient à perpétuité. 1651, février et juillet.) — «En se procurant du bon-
« heur, elle sauva la reine, et lui donna le moyen de soutenir le Car-
« dinal. Celte princesse adroite et habile, qui avoil alors (1651) la
« confidence entière des desseins des princes et des frondeurs, se
« gouverna si judicieusement qu'elle les rompit presque tous. » Mé-
moires de M™e DE Motteville.
"^ «Contre ses propres frayeurs.» «On dit que dans ce temps (16-19^,,
« le Cardinal résolut de quitter la France, ne croyant pas se pouvoir
« conserver au milieu de toutes ces tempêtes, destitué de son appui ;
D'ANNE DE GONZAGUE. {73
contre ses amis, ou partagés, ou irrésolus , ou infidèles ^ ?
Que ne lui promit-on pas dans ces besoins-! Mais quel
fruit lui en revint-il, sinon de connoître par expérience le
foible des grands politiques; leurs Tolontés changeantes',
ou leurs paroles trompeuses; la diverse face des temps;
les amusements des promesses*; fillusion des amitiés de
la terre ^ qui s'en vont avec les années et les intérêts ; et la
profonde obscurité du cœur de Fhomme^, qui ne sait ja-
mais ce qu'il voudra, qui souvent ne sait pas bien ce qu'il
veut, et qui n'est pas moins caché ni moins trompeur à
lui-même qu'aux autres^. 0 éternel Roi des siècles ^ qui
possédez seul l'immortalité , voilà ce qu'on vous préfère ;
voilà ce qui éblouit les âmes qu'on appelle grandes !
Dans ces déplorables erreurs ^, la princesse palatine avoit
« mais que M. le Prince le rassura et donna sa parole à la reine de
a périr, ou qu'il le raméueroit à Paris triomphant de tous ses ennemis.»
Mémoires du duc de La Rochefoucauld.
1 « Contre ses propres frayeurs, contre la malignité de ses ennemis...
contre ses amis, etc. » Enumération d'une force et d'une vérité
admirables. Lhisloire intérieure et morale de toutes les révolutions se
trouve là tout entière.
2 « Que ne lui promit-on pas! » « Le ministre n'oublia rien pour
« l'engager dans son parti : il lui fit offrir de dignes récompenses des
a soins qu'il souliaitoit qu'elle voulût prendre de ses affaires, et parti-
o culièrement la charge de surinlendante de la maison de la reine
<c future. La princesse accepta ces avantages. Elle vouloit s'établir par
« la reine, de qui seule elle pouvoit recevoir des grâces proporlion-
« nées à sa naissance et à sa grandeur. » M™^ de Motteville.
3 «Le foible des grands politiques; leurs volontés changeantes, etc.»
« Je crois, dans la vérité (dit le cardinal de Retz), lui devoir le chapeau,
« parce qu'elle ménagea si adroitement le cardinal (Mazarin), qu'il ne
« put enOn s'empêcher, avec les plus mauvaises intentions du monde,
n de le laisser tomber sur ma tête, n [Mémoires, liv. m.)
* « Les amusements des promesses, n Sens étymologique du mot.
Amusemenl ne signifie plus aujourd'hui que divertissement.
5 « L'illusion des amitiés de la terre, etc. » Encore une observation
douloureuse. Pascal et La Rochefoucauld n'ont rien dit de plus déso-
lant, ni avec plus de simplicité et de force.
6 « Et la profonde obscurité du cœur de l'homme. » Voilà le der-
nier trait, et le plus triste; l'homme, refoulé sans cesse en lui-même
par les souffrances et les inimitiés du dehors, ne trouve encore là
qu'ennuis et déceptions. Voy. les beaux développements sur le vide de
l'âme, dans- le sermon pour la profession de foi de M«»e de la Vallière.
■^ « Trompeur à lui-même. » Latinisme : sibi ipsi.
^ « 0 éternel Roi des siècles.» Contraste admirable entre la sagesse
éternelle de Dieu, et les illusions des grandes âmes : exclamation élo-
quente, pleine de regrets inspirés par la vue des folies humaines.
9 « Dans ces déplorables erreurs. » Transition naturelle, qui ramène
le moraliste aux idées et au ton de l'historien.
174 ORAISON FL'NÉBIiE
les vertus que le monde admire, et qui font qu'une àme sé-
duite^ s'admire elle-même : inébranlable dans ses amitiés,
et incapable de manquer aux devoirs humains 2. La reine
sa sœur en fit l'épreuve dans un temps où leurs cœurs
étoient désunis. Un nouveau conquérant s'élève en Suède.
Qd y voit un autre Gustave ^ non moins fier, ni moins
hardi, ou moins belliqueux que celui dont le nom fait en-
core trembler l'Allemagne ^./Clharles-Gustave parut à la
Pologne surprise et trahie comme un lion^ qui tient sa
proie dans ses ongles, tout prêta la mettre en pièces.
Qu'-est devenue cette redoutable cavalerie qu'on voit fondre
sur l'ennemi avec la vitesse d'un aigle ^? Où sont ces âmes
guerrières", ces marteaux d'armes tant vantés, et ces ares
qu'on ne vit jamais tendus en vain? IXi les chevaux ne sont
vites, ni les hommes ne sont adroits, que pour fuir devant
le vainqueur. En même temps la Pologne se voit ravagée
par le rebelle Cosaque^, par le Moscovite infidèle, et plus
encore par le Tartaré , qu'elle appelle à son secours dans
1 « Une âme séduite. » Explication de cette contradiction apparente ,
que les vertus nourrissent le péché (page 138, note 1).
2 « Aux devoirs humains. » Restriction d'un grand effet, car nous la
verrons lout-à-l'heuie oublier et presque nier Dieu. Elle sert d'ailleurs
de transition pour amener l'histoire des affaires de Pologne.
3 « Un autre Gustave. » Charles X, ou Charles-Gustave, né en 1622,
neveu de Gustave-Adolphe. H monta sur le liône après l'abdication de
Christine, en 1654. Celte campagne de Pologne fut son début (1633);
la bataille de Varsovie, qui dura trois jours, lui livra tout le royaume, où
régnait alors Jean Casimir V, que .Marie de Gonzague avait épousé en
secondes noces.
* «Fait encore trembler l'Allemagne.» A la bataille de Leipsick (1651),
au passage du Lech et à la bataille de Lutzen (16o2); le grand Gustave'
fut tué à la dernière, qu'il gagna cnnire Waiienstein.
5 « Parut coinme un lion, etc. » Voici de la poésie aussi hardie qu.?
celle des Psaumes ; auour.o inspiration lyrique ne s'est élevée pins haut.
Quelle sobriété dans les détails, et que de coloris, de vérité et de vigueur-
dans les peintures 1
8 « .\vec la vitesse d'un aigle. » Cette cavalerie se composait toute de
gentilshommes. « Les valets précédent l'escadron à cheval, une lance
« à la main, et ce qui est assez particulier, c'est qu'ils ont des ailes atta-
« chées au dos : ils vont fondre dans l'occasion au milieu des ennemis,
« et épouvantent leurs chevaux qui ne sont pas accoutumés à ces vi-
« sions. » Regnap.d, Voyage en Pologne.
"' « Où sont ces âmes cuerrières, ces marteaux, etc. » Forme d'tn-
terrogatton souvent répétée par les poêles lyriques.
8 « Le rebelle Cosaque, etc. n Les Cosaques de rUkraine, qui s'é-
taient soumis aux Polonais vers ir)-20, s'étaient révoltés en 1G58, en
1647, et en 1653. Ce fut alors qu'ils commencèrent à passer sous la
domination russe.
D'ANNE DE GONZAGUE. 175
son desespoir. Tout nage dans le sang\ et on ne tombe
que sur des corps morts. La reine n'a plus de retraite ; elle
a quitté le royaume : après de courageux, mais de vains
efforts, le roi est contraint de la suivre ; réfugiés dans la
Silésie^, où ils manquent des choses les plus nécessaires,
il ne leur reste qu'à considérer de quel côté alloit tomber
ce grand arbre ^ ébranlé par tant de mains et frappé de
tant de coups à sa racine, ou qui en enlèveroit les ra-
meaux épars*. Dieu en avoit disposé autrement. La Po-
' « Tout nage dans le sang. » Détail commun, mais ici d'une ef-
frayante vérilo. Comparez cet admirable tableau à l'histoire de la révo-
lution d'Angleterre, et des désastres d'une autre reine. Ici, la poésie do-
mine, comme l'histoire dans l'oraison funèbre deHeniiclte de France.
2 « La Silésie.» Province prussienne, au S.-E. du Braiidcbourg.— Pas-
cal écrivait alors : « Qui auroit eu l'amitié du roi d'Angleterre, du roi
de Pologne et de la reine de Suède auroit-il cru pouvoir manquer de
retraite et d'asile au monde »?
3 Clamavit fortiter, et sic ait : Succidite arborem, et prœcidite ramos
ejus : exculite folia ejus, et dispergite fructus ejus. Dan. c. iv, v. 11, 20.
Succident eumalieni, et crudelissimi nationum, et projicient eum super
montes, et in cunclis convailibus corruenl rami ejus, et confringentur
arbusta ejus in universis rupibus terrae. Ezech. c. xxxi, v. 12. — Méta-
phore pleine de poésie; elle ajoute à la grandeur des idées, celle da
souvenir des prophètes.
* {(Les rameaux épars. » Voici un magnifique développement de cette
comparaison dans le sermon de Bossuet contre l'ambition. « Assur, dit
« ce saint prophète (Ezéchiel, xxxi), s'est élevé comme un grand arbre,
« comme les cèdres du Liban ; le ciel l'a nourri de sa rosée ; la terre
« l'a engraissé de sa substance ; les puissances l'ont comblé de leurs
« bienfaits ; et il sucoit de son côté le sang du peuple. C'est pourquoi
« il s'est élevé, superbe en sa hauteur, beau en sa verdure, étendu en
a ses branches ; fertile en ses rejetons ; les oiseaux iaisoient leurs nids
« sur ses rameaux; les familles de ses domestiques, les peuples se met-
« toient à couvert sous son ombre; un grand nombre de créatures, et
« les grands et les petits, éloienl attachés à sa fortune;- ni les cèdres,
« ni les pins, c'est-à-dire les pîus grands de la ccur, ne l'égaloient
« pas. Autant que ce grand arbre s'étoit poussé en haut, autant sem-
« bloit-il avoir jeté en bas de fortes et 'de profondes racines... Parce
« qu'il s'est élevé. superbement, et qu'il a porté son faîte jusqu'aux
« nues, pour ceia, dit le Seigneur, je le couperai par la racine ; je l'a-
« battrai d'un grand coup, et le porterai par terre ; il viendra une dis-
« grâce , et il ne pourra plus se soutenir ; il tombera d'une grande
<( chute. Tous ceux qui se reposoient sous son ombre se retireront de
« lui, de peur d'être accabiés sous sa ruine... Cependant, on le verra
« couché tout de son long sur la montagne, fardeau inutile de la terre...
<f Les branches de ce grand arbre se verront rompues dans toutes les
« vallées... Et tous ceux qui verront ce changement, diront en levant
« les épaules, et regardant avec éîonnement les restes de celte fortune
(( ruinée : est-ce là que devoit aboutir toute celte grandeur formidable
(f au monde? Est-ce là ce grand arbre dont l'ombre couvroit toute la
« terre? 11 n'en reste plus qu'un tronc inutile. Est-ce là ce fleuve im-
176 ORAISON FUNÈBRE
logne ctoit nécessaire à son Église, et lui devoit un ven-
geur ^ Il la regarde en pitié. Sa main puissante ramène '^
en arrière le Suédois indompté, tout frémissant qu'il étoit.
Il se venge sur le Danois^ dont la soudaine invasion Tavoil
rappelé, et déjà il Ta réduit à Textrémité. Mais TEmpire
et la Hollande^ se remuent contre un conquérant qui me-
naçoit tout le Nord de la servitude. Pendant qu'il rassem-
ble de nouvelles forces, et médite de nouveaux carnages^.
Dieu tonne du plus haut des cieux : le redouté capitaine
tombe au plus beau temps de sa vie ; et la Pologne est dé-
livrée ®. Mais le premier rayon d'espérance vint de la prin-
cesse palatine'^ : honteuse de n'envoyer que cent mille livres
au roi et à la reine de Pologne, elle les envoie du moins
« pétueux qui sembloit devoir inonder toute la terre? Je n'aperçois
({ plus qu'un peu d'écume. » — Au milieu des inspirations les plus en-
traînantes, l'orateur n'oublie jamais le détail de l'expression, le déve-
loppement de l'image, l'analogie de l'expression, l'harmonie même de
la phrase. Evidemment, il ne cueille pas avec choix ces fleurs de
l'élocution, mais il ne manque jamais de les entraîner par sa propre
impétuosité. (V. l'avant propos, sur l'or, fun. de Nicolas Cornet).
1 «Dieu en avait disposé autrement, etc.» Que de grandeur dans celte
intervenlion subite de Dieu au milieu de ces catastrophes 1 c'est le 6îqç
à-nb /j.r,yy.yr,i des poëtes grecs. — « Un vengeur. » Le roi Jean Sobieski»
Eé en 4629, porte-enseigne de la couronne dans cette guerre désas-
treuse ; vainqueur des Turcs à Choczim en 1674, et à Vienne en i683,
mort en 1G96, après avoir vu commencer la décadence de la Pologne.
- « Sa main puissante ramène en arrière, etc. » Image grandiose;
remarquez le par:icipe frémissant pris comme un adjectif [tremblant^
par exemple). Saint-Simon a dit aussi éloquemment de Louis XIV, en
1712 : « Conduit aussi jusqu'au dernier bord du précipice, avec l'hor-
a rible loisir d'en reconnoître toute la profondeur, la toute-puissante
« main de celui qui n'a posé que quelques grains de sable pour borne
a aux plus furieux orages de la mer, arrêta tout-à-coup la dernière ruine
« de ce roi si présomptueux et si superbe, après lui avoir fait goûter à
a longs traits sa foiblesse, sa misère, son néant. Des grains de sable
« d'un autre genre, mais grains de sable par leur ténuité, opérèrent ce
a chef-d'auvre. » Tome xiii, 30.
3 «Le Danois. » En 1658. Charles-Gustave passe sur les glaces des
Belts, traverse la mer à pied jusqu'à l'île de "Seeland, épouvante Copen-
hague, force le roi Frédéric III de signer le traité de Rothschild, et re-
vient deux ans après assiéger Copenhague, où il meurt subitement.
* « L'Empire et la Hollande. » On se rappelait la guerre de Trente
ans, et les victoires du grand Gustave.
î» «De nouveaux carnages. » Mot très-rarement employé au pluriel.
^«Et la Pologne est délivrée» (1660). Chute d'un grand effet. On
peut dire de tout ce passage que Rossuet donne en se jouant un chant
d'ilomcre, comme M. de Chateaubriand l'a difc de la première partie
de l'oraison funèbre de Condé.
7 « Mais le premier rayon d'espérance vint, etc.» Métaphore et tran-
sition naturelle, par l'analogie des idées.
D'ANNE DE GONZAGUE. 177
avec une incroyable promptitude. Qu'admira-t-on davan-
tage S ou de ce que ce secours vint si à propos , ou de ce
qu'il vint d'une main dont on ne l'attendoit pas , ou de ce
que, sans chercher d'excuse dans le mauvais état où se
trouvoient ses affaires, la princesse palatine s'ôta tout pour
soulager une sœur qui ne l'aimoit pas*? Les deux prin-
cesses ne furent plus qu'un même cœur^ : la reine parut
vraiment reine par inie bonté et par une magnificence
dont le bruit a retenti par toute la terre*; et la princesse
palatine joignit au respect qu'elle avoit pour une aînée de
ce rang et de ce mérite, une éternelle reconnoissance.
4" Quel est , messieurs, cet aveuglement dans une âme
chrétienne % et qui le pourroit comprendre , d'être in-
capable de manquer aux hommes, et de ne craindre pas
de manquer à Dieu ? comme si le culte de Dieu ne tenoit
aucun rang parmi les devoirs! Contez-nous donc main-
tenant^, vous qui les savez, toutes les grandes qualités de la
princesse palatine ; faites-nous voir , si vous le pouvez ,
toutes les grâces de cette douce éloquence qui s'insinuoit
dans les cœurs par des tours si nouveaux et si naturels"^;
dites qu'elle étoit généreuse, libérale , reconnoissante , fi-
dèle dans ses promesses, juste : vous ne faites que racon-
!(( Qu'admira-t-on davantage? » Forme de période à remarquer;
ceUe inlerrogalion est le lien de toutes les idées particulières qui la sui-
vent, et qui s'y rattachent.
2 « Qui ne l'aimoit pas. ««Quoique sa sœur et l'aînée (la reine de Po-
« logne), elle ne la voyoit guère, ce qui se remarquoit; elles logeoient
a dans la même maison (1650). » Mémoires de Mile de Montpensier.
3 « Un même cœur. » Voy. l'or. fun. de Marie-Thérèse, p. 115, n. 5.
* « Par toute la terre. » La reine Marie, deux fois reine de Pologne,
« étoit aimée et admirée partout pour son esprit, ses talents de gou-
0 vernement et tous les agréments possibles. » Saint-Simon, c. dcvi.
5 « Quel est, messieurs, etc. » Interruption et interrogation éloquen-
tes qui rappellent tout à coup, au milieu des éloges donnés à la géné-
rosité de la princesse, ses exemples et ses égarements : effet remarqua-
ble des contrastes, marqué plus nettement encore dans l'antithèse :
manquer aux hommes, manquer à Dieu.
^ «Contez-nous maintenant. » Expression familière et naturelle :
Conte-moi tes vertus, tes glorieux travaux.
Corneille, Cinna, v, i.
Dis-leur ce que tu vois, et de toute ma gloire,
Phœdime, ton(e-ieur la malheureuse histoire.
Racine, Mithridate, v, ir.
' « Par des tours si nouveaux. » Idée détaillée avec infiniment de
délicatesse: Cicéron n'a rien dit de plus heureux sur les effets de l'élo-
quence, qu'il analyse avec tant d'orgueil et de plaisir.
8
178 ORAISON funèb:i!-:
ter ce qui rattachoil à elle-même'. Je ne vois dans tout
ce récit que le prodigue de TEvangile, qui veut avoir son
partage ^, qui veut jouir de soi-même '^ et des biens que
son père lui a donnés, qui s'en va le plus loin qu'il peut
de la maison paternelle, « dans un pays écarté, » où il
dissipe tant de rares trésors*, et en un mot oili il donne
au monde tout ce que Dieu vouloit avoir. Pendant qu'elle
conteîUoit le monde, et se contentoit elle-même , la prin-
cesse palatine n'étoit pas heureuse^; et le vide des cliose.^
hum.aines se faisoit sentir à son cœur \ Elle n étoit heu-
reuse ni pour avoir avec Testime du monde, qu'elle avoit
tant désirée, celle du roi même ^; ni pour avoir l'amitié et
la confiance de Philippe , et des deux princesses qui ont
fait successivement avec lui la seconde lumière de la cour^
de Phîlu'pe^ dis-je, ce grand prince que ni sa naissance,
ni sa valeur, ni la victoire elle-même, quoiqu'elle se
donne à lui avec tous ses avantages, ne peuvent enfler ; et
de ces deux grandes princesses, dont on ne peut nommer
* « Ce qui Tattachoil à elle-même. » Uestriction énerpjiquc, car elle
condamne toutes ces grandes qualités que le monde révère le plus.
2 « Et dixit adolescentior ex illis patri : Pater, da mihi porlioncm sub-
« slantire quœ me contingil... Et peregre profcolus est in regionem ion-
« ginquam, et ibi dissipavit substantiam suam, vivendo luxuriose. »
Luc. XV, 12, 15.
3 « Jouir de soi-même. » Mot concis et énergique : jouir de sa li-
iterté, de ses passions, etc.
* « Tant de rares trésors. » Exemple û'allusion et d'allégorie.
s « N'éloil pas heureuse.» «Un grand dans le crime est plus malheu-
« reux qu'un autre pécheur : la prospérité l'endurcit, pour ainsi dire,
« au plaisir, et ne lui laisse de sensibilité que pour la peine... Rasscm-
« blez tous les amusements autour de vous; il s'y répandra toujours
« du fond de votre âme une amertume qui les empoisonnera. Ralfinez
« sur tous les plaisirs, subtilisez-les, mettez-les dans le creuset; de
« toutes ces transformations, il n'en sortira et résultera jamais que
« l'ennui. » Massillon, Petit Carême, Sermon pour le troisième di-
manche, Sur le malheur des grands qui abandonnent Dieu. Edition
classique annotée par M. D(schanel, pages 69 et 71.
6 « Le vide se faisoit sentir à son cœur.» « 0 richesse ! dit l'âme, vous
« n'avez qu'un nom trompeur; vous venez pour me remplir; mais j'ai
« un vide infini où vous n'entrez pas. » Bossuet, Sermon pour la pro-
fession de foi de M^e de La Valliére.
'' « Celle du roi même. » L'estime du roi est un élément du bonheur,
parce qu'elle est la sanction de l'estime publique ( V. p. 56, n. 6).
9 « Qui ont fait la seconde lumière de la cour. » Métaphore et exprer-
sion pénibles, pour dire que les belles-sœurs du roi venaient immé-
diatement après la reine. V. p. 47.
9 «Philippe. » Monsieur, duc d'Orléans, fière du roi. (Voy. page 17,
note 5. )
D'ANNE DE GONZAGUE. 179
Tune sans douleur*, ni connoître Tautre sans l'admirer-.
Mais peut-être que le solide établissement de la famille
de notre princesse achèvera son bonheur \ Non, elle n'é-
toit heureuse ni pour avoir placé auprès d'elle la prin-
cesse Anne*, sa chère fdle et les délices de son cœur, ni
pour ravoir placée dans une maison où tout est grand ^.
Que sert de s'expliquer davantage? On dit tout quand on
prononce seulement le nom de Louis de Bourbon, prince
de Condé; et de Henri-Jules de Bourbon, duc d'Enghien
Avec un peu plus^de vie, elle auroit vu les grands dons, et
le premier des mortels, touché de ce que le monde admire
le plus après lui ^ se plaire à le reconnoUre par de dignes
distinctions. C'est ce qu'elle devoit attendre du mariage de
la princesse Anne. Celui de la princesse Bénédicte ne fut
guère moins heureux , puisqu'elle épousa Jean Frédéric,
duc de Brunswick et de Hanovre", souverain puissant, qui
avoit joint le savoir avec la valeur, la religion catholique
avec les vertus' de sa maison, et, pour comble de joie
1 « Dont oa ne peut nommer l'une sans douleur. » Souvenir fouchan!,
dans la bouche de son panégyriste.
- « L'autre sans l'admirer. » Charlotte Elisabeth de Davière, nièce de
la princesse Palatine. « Elle éloit forte, courageuse, allemande au uer-
« nier point, franche, droite, bonne et bienfaisante, noble et grande
« en toutes ses manières, et petite au dernier point sur tout ce qui re-
« gardoit ce qui lui éloit dû. Elle étoit sauvage, toujours enfermée à
« écrire, hors les courts temps de cour chez elle; du reste, seule avec
« ses- dames : dure, rude, se prenant aisément d'aversion, et redouta-
« ble par les sorties qu'elle faisoit quelquefois, et sur quiconque ; nulle
«complaisance; nul tour dans l'esprit, quoiqu'elle ne manquât pas
« d'esprit; nulle flexibilité; la figure et le rustre d'un Suisse, capable
a avec cela d'une amitié tendre et inviolable.» — Saint-Simo.n , c. dcv.
Son père, Charles-Louis, rétabli dans ses états du lUun par la paix de
Munster en 1648, était le fils aîné de Frédéric V, le beau-frère d'Anne
de Gonzague, et le frère de M'"*' de Maubuisson. (V. p. 167, n. 2 )
3 « Achèvera son bonheur. » Manière ingénieuse de raltaclier à unf
idée morale tous les détails du rang que tenait la princesse à la cour.
* « La princesse Anne. » V. pour tous ces personnages les notes sur
la péroraison de cette oraison lun., et l'oraison fuhèbre de Condé.
5 « Une maison oîi tout est grand » Allusion à la puissance et à la
splendeur des Condés. Voy. l'or, funèbre de Condé.
6« Les grands dons... ce que le monde admire le plus, elc. » Allu-
sions entortillées et presque, inintelligibles pour nous.
"7 Le duché de Brunswick est un état de la Confédération Germanique,
situé entre les Etats de Prusse, de Hanovre, d'Anhalt et de liesse. Le
royaume de Hanovre est borné au N. paç la mer, le Danemark et le
Mecklembourg, à l'E par la Prusse et le Brunswick, au S. par la Hesse
et la Prusse; à l'O. par la Hollande.
180 ORAISON FUNÈBRE
à noire princesse*, le service de l'Empire avec les intérêts
(le la France. Tout étoit grand dans sa famille; et la prin-
cesse Marie, sa fille 2, n'auroit eu à désirer sur la terre
qu'une vie plus longue. Que s'il falloit avec tant d'éclat
la tranquillité et la douceur, elle trouvoit dans un prince,
aussi grand d'ailleurs que celui qui honore cette audien-
ce^, avec les grandes qualités, celles qui pouvoient con-
tenter sa délicatesse; et dans la duchesse sa chère fille, un
naturel tel qu'il le falloit à un cœur comme le sien, un
esprit qui se fait sentir sans vouloir hriller, une vertu
qui devoit bientôt forcer l'estime du monde, et, comme
une vive lumière, percer tout-à-coup, avec un grand éclat ''
un beau, mais sombre nuage. Cette alliance fortunée lui
donnoitune perpétuelle et étroite liaison* avec le prince qui
de tout temps avoit le plus ravi son estime ^ ; prince qu'on
admire autant dans lapaix que dans la guerre, en qui l'uni-
vers attentif ne voit plus rien à désirer, et s'étonne de
trouver enlin toutes les vertus en un seul homme '^. Que
falloit-il davantage ? et que manquoit-il au bonheur de
notre princesse? Dieu, qu'elle avoit connu; et tout avec
lui^. Une fois elle lui avoit rendu son cœur. Les douceurs
célestes, qu'elle avoit goûtées sous les ailes de sainte Fare^,
1 « Joie fl notre princesse, » au lieu de jjour. Loculion vieillie.
' « La princesse Marie, sa fille. » Anne de Gonzague avait eu quatre
en'^anls, un fils mort au berceau, et trois filles.
' « Celui qui honore celte audience. » Le duc d'Enghien, gendre de
la princesse, qui conduisait le deuil. — Audience pour auditoire. Ce
mot avait alors un sens beaucoup plus général qu'aujourd'hui. Voyez
page 116, note 2.
* ((Et, comme une vive lumière, percer, etc.» Comparaison soudaine
et pleine de poésie. L'imagination de Bossuet ennoblit singulièrement
ses personnages, car Saint-Simon dit de la duchesse d'Enghien qu'e//e
étoit également laide, rertueuse et sotte, c. Dcvi. Voyez aussi les notes
sur la péroraison de cette oraison funèbre.
5 ((Celte alliance lui donnoit une liaison. » Expression pénible;
rapprochement désagréable de deux mots presque identiques.
s (( Qui de tout temps, etc. » (( Elle étoit devenue jusqu'à sa mort la
« plus intime et confidente amie du célèbre prince de Condé, qu'elle
(( servit plus utilement que personne, de sorte qu'ils marièrent ensem-
« ble leurs enfants. » Saint-Simon, c. dcvi.
' u En qui... en un seul homme, n Phrase mal faite; construction
interrompue sans qu'il en résulte aucun avantage.
8 (( Dieu qu'elle avoit connu, et tout avec lui. » Concision et vigueur
admirable ; elle contraste avec la longue énumération des prospérités
de la Princesse.
s (( Sous les ailes de sainte Fare, a Métonymie pour : dans le monas-
tère, sous la protection de la sainte.
D'ANNE DE GONZAGUE. 181
étoient revenues dans son esprit. Retirée à la campagne*,
séquestrée du monde , elle s'occupa trois ans entiers à ré-
gler sa conscience et ses alFaires.Un million, qu'elle retira
du duché de Rethelois^, servit à multiplier ses bonnes
œuvres; et la première fut d'acquitter ce qu'elle devoit^
avec une scrupuleuse régularité, sans se permettre ces
compositions si adroitement colorées* qui souvent ne sont
qu'une injustice couverte d'un nom spécieux. Est-ce donc
ici cet heureux retour que je vous promets depuis si long-
temps^? Non, messieurs; vous ne verrez encore à cette
fois ^ qu'un plus déplorable éloignement. iSi les conseils
de la Providence ni l'état de la princesse ne permettoient
qu'elle partageât tant soit peu son cœur : une âme comme
la sienne"' ne souffre point de tels partages ; et il falloit ou
tout-à-fait rompre ou se rengager tout-à-fait avec le monde.
Les affaires l'y rappelèrent; sa piété s'y dissipa encore une
fois : elle éprouva que Jésus-Christ n'a pas dit en vain : Fiunt
novissima hominis illius pejora prioribus^ : ce L'état de
a l'homme qui retombe devient pire que le premier. »
Tremblez, âmes réconciliées, qui renoncez si souvent à la
gracë^ la pénitence^; tremblez , puisque chaque chute^
creuse sous vos pas de nouveaux abymes ^° ; tremblez enfin ^
1 « Retirée à la campagne. » C'était après son retour à la cour et le
mariage de sa fille (1663).
- «Le duché de Reihelois.» Héritage de son père (érigé par Henri III
en 1581), au S.O. du département des Ardennes.
3 « Ce qu'elle devoit. » Il est singulier, et peu flatteur pour la no-
blesse du temps, que ce fût une bonne œuvre de payer ses dettes. Aa
surplus, on peut voir comment Dorante en use avec .M. Jourdain. [Le
Bourgeois Gentilhomme, acte m, scène 4.)
* « Si adroitement colorées. » Métaphore expressive, développée et
expliquée avec soin. Dans l'oraison funèbre de Nicolas Cornet, Bossuet
avait déjà flétri les prétextes honnêtes des engagements déshonnêtes. Là,
l'expression était forte et rude; ici, elle est délicate et brillante.
5 « Que je vous promets depuis si longtemps. » Remarquez la simpli-
cité et la franchise de ce procédé oratoire, qui recule ainsi comme in-
définiment la conversion de la princesse.
* «A cette fois. » Locution vieillie (Voyez page 39, note 4).
7 «Une âme comme la sienne. » Mot qui renferme un éloge en même
temps qu'un blâme.
8 « Nunc vadit (immundus spiritus) et assumit septem alios spiritus.
« secum nequiores se ; et ingressi habitant ibi, et fiunt novissima ho-
a minis illius pejora prioribus, etc. » Luc. xi, 26.
9 « La grâce de la pénitence. » C'est-à-dire celle que la pénitence
apporte avec elle, et non la grâce du repentir accordée par Dieu au
pécheur. L'expression est obscure.
10 « Tremblez, etc.» Apostrophe et métaphore énergiques.
182 ORAISOX FUNEBRE
au terrible exemple de la princesse palatine, A ce coup le
Saint-Esprit irrité se retire : les ténèbres s'épaississent; la
foi s'éteint ^ Un saint abbé^, dont la doctrine et la vie sont
un ornement de notre siècle, ravi d'une conversion aussi
admirable et aussi parfaite que celle de notre princesse,
lui ordonna de l'écrire pour l'édilication de FÉgiise^. Elle
commence ce récit en confessant son erreur. Vous, Sei-
gneur, dont la bonté infinie n'a rien donné aux hommes
de plus eflicace pour eifacer leurs péchés que la grâce de
les reconnoître ^, recevez l'humble confession de votre ser-
vante; et en mémoire d'un tel sacrifice % s'il lui reste
quelque chose à expier après une si longue pénitence,
faites-lui sentir aujourd'hui vos miséricordes. Elle con-
fesse donc, chrétiens, qu'elle avoit tellement perdu les
lumières de la foi, que, lorsqu'on parloit*^ sérieusement
des mystères de la religion, elle avoit peine à retenir ce ris
1 « La foi s'éteint. » Image d'une vérité et d'une concision éloquentes.
« Lun des plus terribles effets de la vengeance divine, est lorsqu'en
« punition de nos péchés précédents elle nous livre à notre sens ré-
« prouvé, en sorte que nous sommes sourds à tous les sages averlisse-
« ments, aveugles aux voies de salut qui nous sont montrées, prompts
<( à croire tout ce qui nous perd pourvu qu'il nous flatte, et liardis à
« tout entreprendre, sans jamais mesurer nos forces avec celles des en-
« nerais que nous irritons. » Discours sur l'I/isloire universelle, il,
c. XXI, page 23."i, édition classique annotée par M. Delachapelle.
2 « Un saint abbé. » Armand-Jean le Boutliillier de Rancé, abbé et
réformateur de la Trappe, ami de Saint-Simon et de Bossnet, qu'il avait
vaincu au concours de la licence. « L'abbé de Rancé eut la première
« place, et Bossuet n'eut que la seconde. De remarquables rcssem-
« blances rapprochaient ces deux jeunes hommes, l'âge, les honneurs
« devançant l'âge, et le talent excusant des honneurs prématurés, ils
« ne se connaissaient que de loin ; ils s'estimaient sur leur mutuelle ré-
« putation. Ils se rencontrèrent enfin dans un combat de dialectique,
« et en sortirent anns fidèles. » M. Gaillardîn, Histoire de la Trappe,
c. III, page 63. — Né à Paris, le 9 janvier 1626, mort le 27 oct. 1700.
^ « Lui ordonna de l'écrire. » Il arrive assez souvent à Bossuet de
supprimer la liaison rigoureuse et de rompre le fil des idées pour le
ressaisir quelques lignes plus loin. Ici, par exemple, il saule brusque-
ment de ces fortes expressions : le Saint-Esprit irrité se retire^ etc.,
à cette idée, que la princesse a fait l'histoire de sa conversion ; puis il
rappelle que l'histoire de sa conversion esl aussi celle de ses erreurs, et
les idées se trouvent renouées. Voyez aussi page 44, note 5.
* « Rien de plus efficace, etc. » Expressions claires et faciles d'une
idée bien plus fortement rendue dans l'oraison funèbre de Henriette de
France. Yoy. pages 42 et 45.
5 « En mémoire d'un tel sacrifice. » Parce que cette confession était
une humiliation cruelle. — Interruption et apostrophe touchantes.
6 (( Que, lorsqu'on parloit... qu'excitent... lorsqu'on leur voit, etc. »
Phrase, mal écrite, surchargée de qui et de que.
D'ANNE DE GONZAGL'E. 185
dédaigneux ^ qu'oxcitenl. les personnes simples^ lorsqu'on
leur voit croire des choses impossibles : « Et, poursuit-
(( elle, c'eût été pour moi le plus grand de tous les miracles
(( que de me faire croire fermement le christianisme^. ))Que
n'eût-elle pas donné pour obtenir ce miracle*? Mais
l'heure marquée par la divine Providence n'étoit pas en-
core venue. C'étoit le temps oii elle devoit être livrée à
elle-même , pour mieux sentir dans la suite la merveil-
leuse victoire de la grâce. Ainsi elle gémissoit dans son
incrédulité, qu'elle n'avoit pas la force de vaincre. Peu s'en
faut qu'elle ne s'emporte jusqu'à la dérision, qui est le
dernier excès et comme le triomphe de l'orgueil, et
qu'elle ne se trouve parmi « ces moqueurs dont le juge-
ce ment est si proche , » selon la parole du Sage : Parafa
sunt derisoribus judicia'^.
Déplorable aveuglement î Dieu a fait un ouvrage au mi-
lieu de nous, qui, détaché de toute autre cause ^, et ne
tenant qu'à lui seul, remplit tous les temps et tous les
lieux, et porte par toute la terre, avec l'impression de sa
main, le caractère de son autorité : c'est Jésus-Christ et
son Eglise. Il a mis dans cette Eglise une autorité seule ca-
pable d'abaisser l'orgueil et de relever la simplicité \ et
qui, également propre aux savants et aux ignorants, im-
prime aux uns et aux autres un même respect *. C'est con"^
tre cette autorité que les libertins^ se révoltent avec un air (
de mépris. Mais qu'ont-ils vu, ces rares génies*^? qu'ont-
<
^ « Ce ris dédaigneux. » Mot qui ne s'emploie plus maintenant.
2 «Les personnes simples, etc.» Remarquez le naturel de l'expression.
3 « Croire le christianisme. » Employé ainsi, le verbe croire se con-
struit plutôt avec un régime indirect.
'■* « Que n'eùt-efle pas donné.» Exclamation pleine de sentiment.
5 l'ROv. X(x, 29. — Transition d'un fait particulier à un développe-
ment général d'une admirable éloquence contre l'incrédulité.
^ « Un ouvrage au milieu de nous, qui , etc. » Voy. p. o9, note 5.
— « Détaché de toute autre cause.» Mot qui fait image.
■" « Abaisser l'orgueil et relever la simplicité. » Deposuit potentes de
sede, et exaltavit humiles. Luc, i, 52.
^ (c Un même respect. » Mot qui résume tout le caractère dogmatique
de la religion chrétienne, fondée sur la révélation.
9 « Les libertins. » Voy. page 21, note 6. — Ce mot, du reste, ne
s'emploie pas uniquement dans ce sens au dix-septième siècle. On lit
dans M°ïe de La Fayette : « M^e de Mancini avoit l'esprit hardi, résolu,
« emporté, libertin, et éloigné de toute sorte de civilité et de politesse.»
{Histoire de madame Uenrielte.)
^^ « Ces rares génies. » C'est la seule intention ironique qu'il y ait
dans ce long morceau, si animé d'ailleurs, et si vigoureux. — « Les e$-
iU ORAISON FUNÈBRE
ils VU plus que les autres? Quelle ignorance est la leur!
et qu'il seroit aisé de les confondre, si, foibles et présomp-
tueux^, ils ne craignoient d'être instruits? Car pensent-ils
avoir mieux vu les difficultés à cause qu'ils y succombent %
et que les autres, qui les ont vues , les ont méprisées ? Ils
n'ont rien vu; ils n'entendent rien ; ils n'ont pas même de
quoi établir le néant, auquel ils espèrent après cette vie;
et ce misérable partage^ ne leur est pas assuré. Ils ne sa-
vent s'ils trouveront un Dieu propice, ou un Dieu con-
traire. S'ils le font égal au vice et à la vertu, quelle idole*!
Que s'il ne dédaigne pas de juger ce qu'il a créé, et en-
core ce qu'il a créé ^ capable d'un bon et d'un mauvais
choix , qui leur dira ou ce qui lui plaît, ou ce qui l'of-
fense, ou ce qui l'apaise? Par où ont-ils deviné que tout
ce qu'on pense de ce premier être soit indifférent, et que
toutes les religions qu'on voit sur la terre lui soient égale-
ment bonnes^? Parce qu'il y en a de fausses, s'ensuit-il
qu'il n'y en ait pas une véritable? ou qu'on ne puisse plus
« prits forts savent-ils qu'on les appelle ainsi par ironie ?» La
BrUVÈRE, C. XVI.
1 «Foibles et présomptueux. » Rapprochement expressif.
2 « A cause qu'ils y succombent. » Idée familièrement et vivement
rendue. — À cause que^ préposition vieillie.
* « Ils n'ont pas de quoi établir, etc.» Latinisme. Unde confirment.
— « Ce misérable partage. » Expression concise, pleine de vigueur.
'* «Egal au vice, etc.» C'est-à-dire indifférent au vice et à la verla.
— « Quelle idole ! » Encore un mot d'une concision bien éloquente, et
que l'on peut commenter dignement par des vers de Corneille :
Quel Dieu! — Tout beau, Pauline, il entend vos paroles.
Et ce n'est pas un Dieu comme vos dieux frivoles.
Insensibles et sourds, impuissants, mutilés,
De bois, de marbre ou d'or, comme vous les voulez,
Polyeucte, iv, 3.
5 « Et encore ce qu'il a créé. » Encore indique un raisonnement o
fortiori. Dans tout ce passage, les raisonnements se pressent, s'accu-
mulent avec une rapidité et une concision effrayantes. Ici, par exemple,
il y a quatre syllogismes ou enthymèmes qui s'enlacent les uns dans les
autres : Dieu a créé l'homme, donc il le juge;— il l'a créé libre, donc
il le juge ; — il le juge, donc il s'offense ou s'apaise ; — il est éternel
et infini, donc on ignore ce qui l'apaise ou l'offense.— Il faudrait encore
subdiviser ces raisonnements pour en tirer des arguments en forme ;
ainsi, même dans la discussion la plus rigoureuse, l'éloquence entraîne
et emporte avec elle les procédés rigoureux et les minuties de l'art.
^ « Egalement bonnes. » Argument du déisme, qui s'arrête à la
croyance en Dieu et aux lois générales de la morale, sans s'inquiéter
do dogme ni du culte. Voy. Pascal, Pensées^ ii, iv, 10, et tout le beaa
chapitre de La Bruyère sur les Esprits forts.
D'ANXE DE GO>'ZAGUE. 183
connoître Tami sincère, parce qu'on est environné de trom-
peurs^? Est-ce peut-être que tous ceux qui errent sont de
bonne foi - ? L'homme ne peut-il pas, selon sa coutume,
s'en imposer à lui-même? Mais quel supplice ne méritent
pas les obstacles qu'il aura mis par ses préventions à des
lumières plus pures? Où a-t-on pris ^ que la peine et la
récompense ne soient que pour les jugements humains, et
qu'il n'y ait pas en Dieu une justice dont celle qui reluit
en nous ne soit qu'une étincelle*? Que s'il est une telle
justice souveraine , et par conséquent inévitable, divine, et
par conséquent infinie^, qui nous dira qu'elle n'agisse^
jamais selon sa nature, et qu'une justice infinie ne s'exerce
pas à la fin par un supplice infini et éternel '^? Où en sont
donc les impies? et quelle assurance ont-ils contre la ven-
geance éternelle dont on les menace ? Au défaut d'un meil-
leur refuge, iront-ils enfin se plonger dans l'abyme de
l'athéisme^? et mettront-ils leur repos dans une fureur qui
ne trouve presque point de place dans les esprits^? Qui
leur résoudra ces doutes, puisqu'ils veulent les appeler de
* «Parce qu'il y en a de fausses, etc.» —Autre raisonnement contre
l'indifférence religieuse qui s'appuie sur l'impossibilité apparente de dis-
cerner la vraie croyance entre toutes les autres.
2 « Sont de bonne foi. » Nouvel argument du scepticisme, réfuté par
cette réponse du simple bon sens : du moment que l'erreur est raison-
née, elle est bien près des préventions, et s'éloigne singulièrement de
la bonne foi.
3 « Où a-t-on pris, etc. » Reproduction de cette idée que Dieu n'est
pas une tdo/e indifférente; raisonnement par induction : les hommes
ont leur justice, Dieu donc a la sienne.
* « Ne soit qu'une étincelle. » Image vive et d'un effet inattendu au
milieu de cette discussion sévère.
5 «Souveraine, et par conséquent inévitable, divine, etc.» Arguments
réduits, comme plus haut, à leur expression la plus simple, le principe
et la conséquence, ce qu'on appelle Venthymème.
6 «Qui nous dira qu'elle n'agisse.» Ce subjonctif, employé ainsi d'une
manière incorrecte, et amené par la forme interrogaiive delà phrase,
lient lieu d'un auxiliaire : qu'elle ne peut agir. -
"^ « Justice infinie, supplice infini. » Nouveau raisonnement par dé-
duction, du principe à la conséquence.
8 « L'abyme de l'athéisme.» Voy. page 23, note 1. Voilà le dernier
terme des incompréhensibles erreurs parmi lesquelles Bossuet pour-
suit les incrédules. La progression des arguments l'amène ainsi à une
sorte de dilemme; car on pourrait résumer ainsi tout ce passage : Ou
vous croyez en Dieu, et vous ne pouvez échapper à sa justice; ou vous
voulez ne pas y croire ; mais Vathéisme n'est point (La Bruyère) ; car
c'est ce que signifie qui ne trouve presque point de place.
9 « Mettre son repos dans une fureur. » Belle alliance de mots. Fu-
reur dans le sens de folie, furor, [j-oi-'At..
186 ORAISON FUNEBRE
ce nom ? Leur raison, qu'Us prennent pour guide, ne pré-
sente à leur esprit que des conjectures et des embarras. Les
absurdités où ils tombent en niant la religion deviennent
plus insoutenables que les vérités dont la hauteur les
étonne *; et, pour ne vouloir pas croire des mystères incom-
préhensibles, ils suivent Tune après l'autre d'incompré-
hensibles erreurs^. Qu'est-ce donc après tout, messieurs,
qu'est-ce que leur malheureuse incrédulité, sinon un er-
reur sans fin, une témérité qui hasarde tout, un étourdis-
sement volontaire^, et en un mot un orgueil qui ne peut
souffrir son remède, c'est-à-dire qui ne peut souffrir une
autorité légitime*? Ne croyez pas que l'homme ne soit em-
porté que par l'intempérance des sens. L'intempérance de
l'esprit^ n'est pas moins flatteuse. Comme l'autre, elle se
fait des plaisirs cachés, et s'irrite par la défense. Ce su-
perbe croit s'élever au-dessus de tout et au-dessus de lui-
même, quand il s'élève, ce lui semble^, au-dessus de la
religion, qu'il a si long temps révérée'' : il se met au rang
des gens désabusés; il insulte en son cœur aux foibles es-
prits, qui ne font que suivre les autres sans rien trouver par
* « Dont la hauteur les étonne. » Expression forte et simple.
2 « Des mystères incompréhensibles, d'incompréhensibles erreurs. »
Antithèse de mots, amenée par l'opposition des idées.
3 « Un étourdissement volontaire. » Terme simple, qui tire toute sa
force des idées qui l'entourent.
* « Une autorité légitime. » Voy. l'or, fun. de Henriette de France,
page 22, note 4. a Nos passions désordonnées, notre attachement à nos
ce sens et notre orgueil indomptable en sont la cause. Nous aimons
« mieux tout risquer que de nous contraindre : nous aimons mieux
« croupir dans notre ignorance, que de l'avouer : nous aimons mieux
« satisfaire une vaine curiosité, et nourrir dans noire esprit indocile la
a liberté de penser tout ce qu'il nous plaît, que de le ployer sous le
« joug de l'autorité divine. » Histoire univ.^ II, c. xxxi, p. 518, édit.
classiq. de M. Delachapelle. — Var. « C'est-à-dire une autorité légi-
time. » ire édition.
s «L'intempérance de l'esprit.» Ailleurs, Bossuet a dit: «Le liberli-
« îiag-e de l'esprit, la fureur de disputer des choses divines, sans fin, sans
« règle, sans soumission (p. 21, n. 6).» Ici, l'analyse et l'expression sont
plus délicates. Ces plaisirs cachés (qui rappellent les délicatesses de
l'orgueil), cette défense qui irrite l'intempérance, sont des détails bien
vrais et bien expressifs. Ils rappellent le mot de saint Augustin dans ses
Confessions : JSon rc quant furto appetebam, sed furto ipso magis de-
leclabar.
6 « Ce Ini semble. » L'impersonnel ce semble ne s'emploie guère
qu'avec le pronom de la première personne.
' « La religion qu'il a si longtemps révérée. »
Nam cupide conculcatur iiimis ante metutum.
LucKÈCE, V, iiSg.
D'ANNE DE GONZAGUE. J87
eux-mêmes; et, devenu le seul objet de ses complaisances,
il se fait lui-même son Dieu^
C'est dans cet abyme profond' que la princesse palatine
alloit se perdre. 11 est vrai qu'elle désiroit avec ardeur de
connoître la vérité. Mais où est la vérité sans la foi, qui
lui paroissoit impossible, à moins que Dieu Fétablît en elle
par un miracle ? Que lui servoit d'avoir conservé la con-
noissance de la divinité? Les esprits même les plus déré-
glés n'en rejettent pas l'idée, pour n'avoir point à se re-
procher un aveuglement trop visible^. Un Dieu qu'on fait
à sa mode, aussi patient, aussi insensible que nos passions
le demandent *, n'incommode pas. La liberté qu'on se
donne de penser tout ce qu'on veut fait qu'on croit respi-
rer un air nouveau^. On s'imagine jouir de soi-même ^ et
de ses désirs ; et dans le droit qu'on pense acquérir de ne
se rien refuser, on croit tenir tous les biens, et on les
goûte par avance^.
Deuxième ijartie. — En cet état , chrétiens, où la foi
même est perdue*, c'est-à-dire où le fondement est ren-
versé, que restoit-il à notre princesse, que restoit-il à
une âme qui, par un juste jugement de Dieu, étoit déchue
de toutes les grâces, et ne tenoit à Jésus-Christ par aucun
lien? qu'y restoit-il, chrétiens ^, si ce n'est ce que dit saint
Augustin? 11 restoit la souveraine misère et la souveraine
miséricorde ^^ : Restabat magna miseria et magna miseri'
1 « Il se fait lui-même son Dieu. » Conclusion d'une vigueur singu-
lière : le moi esl le seul Dieu de l'incrédule. — Voy. piige 22, noie 5.
— Sur le sens du mot complaisance, voyez page 15, note 7.
2 «C'est dans cet abyme prolond, etc.» Transiiion simple et naturelle,
par l'analogie des idées.
3 « Un aveuglement trop visible. » Alliance de mots à remarquer.
* « Aussi patient, etc. » Commentaire de celte idée que l'incrédule
fait Dieu égal (indifférent) au vice et à la vertu.
5 « Un air nouveau. » A chaque instant, et sans qu'on s'y attende,
l'image et la mclapiiore viennent, chez Bossuet, colorer les développe-
ments les plus abstraits.
*5 « On s'imagine jouir de soi-même. » Nuance à remarquer ; ces
jouissances de l'orgueil n'ont aucune réalité.
"^ « On les goûte par avance. » Période terminée par un détail parfai-
tement expressif, après une série d'idées progressives.
8 (( En cet é!at où la fui même est perdui% etc. » Nouvelle transition,
qui amène la conversion d'Anne de Gonzague.
9 «Qu'y restoit-il, chrétiens? » Exemple de répétition.
^0 « La souveraine misèru et la souveraine miséricorde. » Réponse
admirable, pleine de sentiment et d'onction, et qui tire encore un plus
grand elfet de l'opposition des idées.
i88 ORAISON FUNÈBRE i
cordia ^ Il restoit ce secret regard d'une Providence mise'-
ricordieuse, (jiii la voulolt rappeler des extrémités de la ■
terre 2; et voici quelle fut la première touche ^ Prêtez i
l'oreille, messieurs; * elle a quelque chose de miraculeux. ;
Ce fut un songe admirable ; de ceux que Dieu même fait j
venir du ciel par le ministère des anges ; dont les images :
sont si nettes et si démêlées ^ ; où Ton voit je ne sais quoi i
de céleste. Elle crut, c'est elle-même qui le raconte* au i
saint abbé : écoutez, et prenez garde surtout de n'écouter j
pas "^ avec mépris l'ordre des avertissements » divins, et la |
conduite de la grâce. Elle crut, dis-je, «que marchant j
« seule dans une forêt, elle y avoit rencontré un aveugle :
ce dans une petite loge. Elle s'approche pour lui demander ;
<c s'il étoit aveugle de naissance, ou s'il l'étoit devenu par i
« quelque accident. Il répondit qu'il étoit aveugle-né. |
« Vous ne savez donc pas , reprit-elle , ce que c'est que la
« lumière, qui est si belle et si agréable, et le soleil qui i
« a tant d'éclat et de beauté? Je n'ai, dit-il, jamais joui de !
a ce bel objet, et je ne m'en puis former aucune idée. Je |
« ne laisse pas de croire, continua-t-il , qu'il est d'une i
1 Le texte de saint Augustin porte : Remansit magna, etc. —Enar- !
rat. in Psal. l, n. 8. i
2 « Des extrémités de la terre. » « En effet, chrétiens, dans cet oubli '
« profond et de Dieu et d'elle-même où elle s'étoit plongée, ce grand !
a Dieu sait bien la trouver; il fait entendre sa voix, quand il lui plaît, au '!
a milieu du bruit du monde; dans son plus grand éclat et au milieu de j
a toutes ses pompes il en découvre le fond, c'est-à-dire la vanité et le l
« néant. « Sermon pour la profession de foi de M^e de La Valliere. \
3 (( La première touche. » Touche, mot employé rarement aujour-
d hui dans ce sens étymologique. P. Corneille a dit : '
Voici pour votre adresse une assez rude touche. Le Menteur, v, 3.
* « Prêtez l'oreille.» Apostrophe familière qui réveille l'attention de j
1 auditeur; elle rappelle la poétique apostrophe de Racine: I
Cieux, écoutez ma voix,- terre, prèle l'oreille. ^Ihalie, m, v,
' « Démêlées.» Mot qui n'a guère la force que lui donne ici Bossuet. !
«C'est elle-même qui le raconte.» Cette manière d'introduire i
dans l'oraison funèbre plusieurs citations importantes d'un écrit de la ;
princesse est tout à fait neuve, et d'un grand intérêt. Le sujet les amène ;
naturellement, et elles donnent au discours une grande originalité ; car j
l'orateur s'identifie avec son personnage, et le fait revivre devant son ;
audience, à laquelle le mort semble s'adresser directement. '
7 «Ecoutez, et prenez garde. » Nouvelle apostrophe, qui prépare el j
peut-être excuse le récit de ce songe et d'un autre beaucoup plus i
étrange.— « De n'écouter pas.» Les deux parties de la négation se se- '.
parent volontiers ainsi au dix-septième siècle. i
* « L'ordre. » C'est-à-dire la suite des avertissements.
D'ANNE DE GONZAGUE. 189
(( beauté ravissante. L'aveugle parut alors changer de voix
(( et dévisage ^, et prenant un ton d'autorité: Mon exem-
« pie, dit-il, vous doit apprendre qu'il y a des choses trcs-
(( excellentes et très-admirables qui échappent à notre
(( vue, et qui n'en sont ni moins vraies ni moins désira-
c( blés, quoiqu'on ne les puisse ni comprendre ni imagi-
a ner.» C'est en effet qu'il manque un sens aux incrédules,
comme à l'aveugle; et ce sens, c'est Dieu qui le donne,
selon ce que dit saint Jean : « Il nous a donné un sens pour
(( connoître le vrai Dieu , et pour être en son vrai Fils » :
Dédit nobis sensum, ut cognoscamus verum Deum, et simus
in vero Filio ejus^. Notre princesse le comprit. En même
temps, au milieu d'un songe si mystérieux, « elle fit l'ap-
(( plication de la belle comparaison de l'aveugle, aux vérités
ce de la religion et de l'autre vie »: ce sont ses mots que je
vous rapporte. Dieu, qui n'a besoin ni de temps ni d'un
long circuit de raisonnements ^ pour se faire entendre, tout-
à-coup lui ouvrit les yeux. Alors, par une soudaine illu-
mination, a elle se sentit si éclairée, (c'est elle-même qui
<( continue à vous parler *), et tellement transportée de la
(( joie d'avoir trouvé ce qu'elle cherchoit depuis si long-
ce temps, qu'elle ne put s'empêcher d'embrasser l'aveugle,
(( dont le discours lui découvroit une plus belle lumière que
« celle dont il étoit privé. Et, dit-elle, il se répandit dans
« mon cœur une joie si douce et une foi si sensible, qu'il
(( n'y a point de paroles capables de l'exprimer ». Vous
attendez, chrétiens, ^ quel sera le réveil d'un sommeil si
doux et si merveilleux. Ecoutez, et reconnoissez que ce
songe est vraiment divin. « Elle s'éveilla là-dessus, dit-
ce elle, et se trouva dans le même état où elle s'étoit vue
* ((L'aveugle parut alors changer, etc.» Incident d'un effet dramatique.
Major que videri,
Nec mortnie sonanj(. Vir.c, Ain., vi, v. 49-^0*
2 JoA>-., Epist. I, c. V, V. 20. Saint Jean ajoute : allie est verui Deus
et vita œterna. »
3 « Un long circuit de raisonnements.» Expression latine : circuitus
oralinnis signifie la période. Ici, le sens est beaucoup plus général ;
mais l'image rappelle tout-à-fait une autre expression latine, ambages
oratioms [amb. agere). c/.y.'^i.
* (( C'est elle-môme qui continue à vous parler. » Bossuet a soin
d'indiquer eiactement ce qui est à lui dans son discours, et ce qui ap-
partient h la princesse.
5 (( Vous attendez, etc. » Suspension qui provoque la curiosité. Bos-
suet, pour mieux attacher ses auditeurs à des détails si simples, a fait,
dans cette partie du discours, un usage frécjuent de cette figure.
490 ORAiSON FUNÈBRE
(( dans cet admirable songe, c'est-à-dire tellemcnl chan-
ce géc, qu'elle avoil peine à le croire ». Le miracle qu'elle
attendoit est arrivé : elle croit, elle qui jugeoit la foi im- .
possible: Dieu la change par une lumière soudaine *, et
par un songe qui tient de l'extase. Tout suit en elle de la
même force*. « Je me levai, poursuit-elle, avec précipita-
(( tion : mes actions ctoient mêlées d'une joie et d'une acti-
c( vite extraordinaire ». Vous le voyez : cette nouvelle
vivacité', qui animoit ses actions, se ressent encore dans ses |
paroles, a Tout ce que je lisois sur la religion me touchoit !
(( jusqu'à répandre des larmes. Je me trouvois à la messe
« dans un état bien différent de celui où j'avois accoutumé
(( d'être ». Car c'étoit de tous les mystères celui qui lui j
paroissoit le plus incroyable. « Mais alors, dit-elle, il me i
« sembloit sentir la présence réelle de noire Seigneur, à j
a peu près comme l'on sent les choses visibles, et dont j
« l'on ne peut douter». Ainsi elle passa tout-à-coup d'une )
profonde obscurité à une lumière manifeste. Les nuages de i
son esprit sont dissipés : miracle aussi étonnant que celui |
où Jésus-Christ lit tomber en un instant des yeux de Saul ]
converti cette espèce d'écaillé dont ils étoient couverts *. j
Qui donc ne s'écrieroit à un si soudain changement : « Le î
doigt de Dieu est ici^ ! » La suite ne permet pas d'en douter, '.
et l'opération de la grâce ^ se reconnoît dans ses fruits. De- \
puis ce bienheureux moment, la foi de notre princesse fut •
inébranlable : et même cette joie sensible qu'elle avoit à i
croire lui fut continuée quelque temps. ^ïais au milieu de ;
ces célestes douceurs, la justice divine eut son tour''. L'hum- ;
ble princesse ne crut pas qu'il lui fût permis d'approcher ■
1 « Par une lumière soudaine.» Métaplioie trop répétée. Même, dans
l'histoire de l'aveugle, elle ressemble quelquefois à un jeu de mots.
2 « Tout suit en elle la même 'force^» c'est-à-dire la même impulsion
divine. ;
3 « Cette nouvelle vivacité. » Commentaire mêlé à la citation, comme ,
Bossuet fait en général pour l'Ecriture. '
^ «... El abiit Ananias, et introivit in domum, et imponens ei ma- !
a nus, dixit : Saule frater, Dominus misit me Jésus, qui apparuit tibi in i
« via qua veniebas, ut videas, et implearis Spirilu Sancto.— Etconfestim
(î ceciderunt ab oculis ejus tanquam squamae, et visum recepit, et sur- j
« gens baptizatus est, » AcT. Apost., ix, 17, 18.
s Digilus Dei est hic. ExoD., c. viii, v. 19.
^ « L'opération de la grâce. » Ailleurs, nous avons vu : « La grâce,
celte excellente ouvrière.» Voy. l'or. fun. de Madame, p. 87, n 5.
'' « Eut son tour.» Expression simple et forte; elle éloigne tout de
suite la confiance que pourrait exciter celte conversion miraculeuse.
D'AISNE DE GONZAGUE. Î91
d'abord des saints sacrements. Trois mois entiers furent
employés à repasser avec larmes ses ans écoulés parmi tant
d'illusions, et à préparer sa confession. Dans Tapproclie du
jour .désiré ^ où elle espéroit de la faire , elle tomba dans
une syncope qui ne lui laissa ni couleur, ni pouls, ni res-
piration. Revenue d'une si longue et si étrange défaillance,
elle se vit replongée dans un plus grand mal ; et après les
affres de la mort ^ , elle ressentit toutes les horreurs de
de l'enfer. Digne effet des sacrements de l'Eglise, qui, don-
nés ou différés, font sentir à l'àme la miséricorde de Dieu,
ou tout le poids de ses vengeances ^. Son confesseur qu'elle
appelle la trouve sans force, incapable d'application, et
prononçant à peine quelques mots entrecoupés : il fut con-
traint de remettre la confession au lendemain. Mais il faut
qu'elle vous raconte elle-même quelle nuit elle passa dans
cette attente. Qui sait si la Providence n'aura pas amené
ici quelque âme égarée, qui doive êlre touchée de ce récit *?
({ Il est, dit-elle, impossible de s'imaginer les étranges
(( peines de mon esprit sans les avoir éprouvées. J'appré-
<( hendois à chaque moment le retour de ma syncope ,
c( c'est-à-dire ma mort et ma damnation. J'avouois bien
« que je n'étois pas digne d'une miséricorde que j'avois si
c( longtemps négligée et je disois à Dieu, dans mon cœur,
« que je n'avois aucun droit de me plaindre de sa justice ;
(( mais qu'enfin, chose insupportable ! je ne le verrois
f( jamais; que je serois éternellement avec ses ennemis,
(( éternellement sans l'aimer, éternellement haïe de lui.
« Je sentois tendrement ce déplaisir, et je le sentois même,
« comme je crois, ce sont ses propres paroles, entière-
<( ment détaché des autres peines de l'enfer». Le voilà ,
mes chères sœurs ^, vous le connoissez , le voilà ce pur
amour ^ que Dieu lui-même répand dans les cœurs avec
* «Dans l'approche du jour désiré, etc.wVoici des détails de biographie
ou de mémoires plutôt que d'oraison funèbre; il est vrai que l'intention
de l'orateur en explique l'introduction dans le discours.
* « Les affres de la mort. » « Affre, *. f. Grande peur, extrême
frayeur. Il n'est guère en usage qu'au pluriel, et dans cette locution, n
Dictionnaire de l'.\cadémie.
3 « Le poids de ses vengeances. » Idée et expression fortes.
* «Qui sait si la Providence n'aura pas amené ici, etc. «Réflexion tou-
chante, éloquemment développée dans la péroraison.
5 « Mes chères sœurs. » Les carmélites du faubourg Saint-Jacques ;
le service se faisait dans leur église.
6 « Ce pur amour. » Voy. l'or. fun. de Marie-Thérèse. Bossuet a lui-
}
Î92 ORAISON FUNÈBRE
toutes ses délicatesses, et dans tonte sa vérité'. La voilà cette
crainte qui change les cœurs : non point la crainte de l'es-
clave, qui craint l'arrivée d'un maître fâcheux*; mais la
crainte d'une chaste épouse^ qui craint de perdre ce qu'elle
aime. Ces sentiments tendres , mêlés de larmes et de
frayeur, aigrissoient son mal jusqu'à la dernière extrémité.
Nul n'en pénétroit la cause , et on attrihuoit ces agitations
à la fièvre dont elle étoit tourmentée. Dans cet état pitoya- '
ble ^, pendant qu'elle se regardoit comme une personne
réprouvée, et presque sans espérance de salut; Dieu, qui ;
fait entendre ses vérités * en telle manière et sous telles ■
même expliqué ce que c'est que le pur amour. « Il faudroit ici vous i
a découvrir la dernière perfection de l'amour de Dieu ; il faudroit vous :
« montrer cette âme détachée des chastes douceurs qui l'ont attirée à .
« Dieu, et possédée seulement de ce qu'elle découvre en Dieu même, j
« c'est-à-dire de ses perfections infinies; là se verroit l'union de l'âme '
« avec un Jésus délaissé ; là s'entendroit la dernière consolation de l'a-
« mour divin dans un endroit de l'âme si profond et si retiré, que les \
« sens n'en soupçonnent rien, tant il est éloigné de leur région : mais i
(( pour s'expliquer sur cette matière, il faudroit un langage que le i
« monde n'entendroit pas. » Sermon pour la profession de foi de '
j,/me de j^a Valiière.
1 « Fâcheux. » Mot qui a perdu beaucoup de sa force. '
J'en vois sur ton visage une fâcheuse marque. i
Corneille, Polyeucte , m, 2. '
Je rétouffe, il renaît, il me flatte, il me fâche.
1d., ibid., 5. 1
* « Une chaste épouse. » Comparaison mystique répétée souvent i
dans les livres saints; de même, un peu plus loin, ces sentiments tenr- j
dres. Voyez l'Exorde de l'oraison funèbre de Marie-Thérèse. Despondi
vos uni viro, etc. Page 93, note 10. ;
3 « Pitoyable. » Mot qui n'entraîne plus aujourd'hui qu'une idée de ;
mépris, mais qui, au dix-septième siècle, avait tous les sens du mot pi-
tié. Il en est de même du mot piteux. ■
Si le ciel jiitoyable eût écouté ma voix. '
ConNEiLLE, Horace, m, 5. j
Et le piteux jouet de plus de changements. Id., ibid., iv, 4- .
Je jure donc par vous, ô pitoyable reste.
Id., la Mort de Pompée, v, i. 1
* a Dieu, qui fait entendre, etc.» « L'éloquence partage ave la j
« poésie le privilège de revêtir d'expressions nobles des objets et des j
« images qui, sans cet artifice, ne sauraient appartenir au genre ora- j
« toire. Bossuet excelle dans ce talent ou dans celte magie d'assortir I
« les récits les plus populaires à la majesté de ses discours. Le songe do
« la princesse palatine eût embarrassé sans doute un autre orateur; et il I
n faut avouer que l'histoire d'un poussin enlevé par un chien sous les 1
a ailes de sa mère n'était pas aisée à ennoblir dans une oraison funé- i
« bre. Dossuct lutte avec gloire contre la difficulté de son sujet, et d'à- |
« bord il se hâte d'imprimer un caractère religieux à son auditoire. I
. D'ANNh; DE GONZAGUF," JO5
lîgTires qu'il lui plaît, continua de l'instruire, comme il a
fait Jos-'ph et Salomon ^; et durant Tassoupissement que
Taccablement lui causa, il lui mit dans Tesprit cette para-
bole si semblable à celle de rÉvangile. Elle voit paroître
ce que Jésus-Christ n'a pas dédaigné de nous donner - com-
me l'image de sa tendresse ; une .poule, devenue mère ,
empressée autour des petits qu'elle conduisoit. Un d'eux
s^'étant écarté, notre malade le voit englouti par un chien
avide. Elle accourt, elle lui arrache cet innocent ani-
mal ^. En même temps on lui crie d'un autre côté qu'il le
falloit rendre au ravisseur, dont on éteindroit l'ardeur^ en
lui enlevant sa proie, ce Non, dit-elle, je ne le rendrai
jamais». En ce moment elle s'éveilla; et l'application de
la figure qui lui avoit été montrée ° se fit en un instant
dans son esprit, comme si on lui eût dit: « Si vous, qui
c( êtes mauvaise ^, ne pouvez vous résoudre à rendre
« ce petit animal que vous avez sauvé , pourquoi croyez-
« Voyez avec quel art admirable l'orateur rapproche toutes les allégo-
« ries d'une imagination riche et brillante, Tintervenlion de la Divinité,
(f la préparation oratoire d'un sommeil mystique, le songe de Joseph.
« celui de Salomon, la parabole de l'Evangile : il vous familiarise d'a-
rt vance avec le merveilleux dont il vous rapproche, en vous environ-
« nant d'un horizon qui vous présente de tous côtés de pareils pro-
ie diges ; et, par les ornements accessoires, il vous prépare, il vous
<( amène à entendre sans surprise les détails d'un rêve où il n'est ques-
(( lion que d'une poule, dont il semblait impossible, ou, pour mieux
« dire, ridicule de parler. Rien ne prouve mieux que cet exemple
'( qu'un grand talent parviendra toujours à adapter avec succès au
<{ style de l'éloquence presque tout ce qu'on pourrait se permettre
« dans les entretiens dtfla société, » Maurv, Essai sur l'éloquence de
la chaire, I, c. lxiv.
1 « Joseph et Salomon. » C'est Joseph qui explique les songes de ses
compagnons de captivité et du Pharaon lui-même [Genèse, 41]. — Dieu
apparaît en songe à Salomon pour lui promettre la sagesse [Rois, 1}.—
Sur l'emploi du verbe faire, voyez page 4, note 2.
2 « Jérusalem, Jérusalem, quse occidis prophetas, et lapidas eos qui
« ad te missi sunt, quelles volui congregare filios tuos, quemadmodum
« gallina congregat pullos suos sub alas, et noluisti !» Matth., x.m î, 37.
3 « Cet innocent animal. » Périphrase bizarre ; mais il faut songer
que, sous cette parabole, il s'agit d'une âme à sauver.
* « Dont on éteindroit l'ardeur. » Idée obscure ; Bossuet veul-il par-
ler de l'ardeur d'un chien de chasse, par exemple?
^ « La figure qui lui avoit été montrée. » Expression consacrée dans
la langue de l'Ecriture : une partie de l'histoire des Hébreux ( l'époque
des Juges) est désignée sous le nom de temps des figures, parce qu'elle
est comme une longue allégorie de l'avenir et du christianisme.
^ '( Mauvaise » pour méchante, ne s'emploie plus que dans le stvle
ramilier.
^
VJi .ORAISON FUNÈBRE
<( VOUS que Dieu infiniment bon vous redonnera au démon
(( après vous avoir tirée de sa puissance^? Espérez, et prenez
« courage ». A ces mots elle demeura dans un calme et
dans une joie qu'elle ne pouvoit exprimer , a comme
(C si un ange lui eût appris, ce sont encore ses paroles,
<( que Dieu ne Tabandonneroit pas. » Ainsi tomba tout à
coup la fureur des vents et des flots à la voix de Jésus-
Christ qui les menaçoit ^; et il ne fit pas un moindre mira-
cle dans Pâme de notre sainte pénitente , lorsque , parmi
les frayeurs d'une conscience alarmée, et les « douleurs de
Fenfer ^, » il lui fit sentir tout-à-coup par une vive confiance,
avec la rémission de ses péchés, cette « paix qui surpasse
toute intelligence *. » Alors une joie céleste saisit tous ses
sens, « et les os humiliés tressaillirent » °. Souvenez-vous,
ô sacré pontife, quand vous tiendrez en vos mains ^ la
sainte victime qui ôte les péchés du monde ', souvenez-
vous de ce miracle de sa grâce. Et vous, saints prêtres,
venez; et vous, saintes filles ^; et vous, chrétiens; venez
aussi, ô pécheurs ! tous ensemble commençons d'une même
voix le cantique de la délivrance ^, et ne cessons de répéter
^ « Si ergo vos, cum silis mali, nostis bona data dare filiis vestris,
(|uanto magis paier vesler, qui in cœlis est, dabit bona petenlibus se? )>
MaTTH. VII, 11.
^ «Qui les menaçoit. » « Et exsurgens, comminatus est vente, et
dixit mari : Tace, obmutesce, et cessavit venlus, et facta est tranquil-
lilas magna.» Marc, iv, 39. — « Accedentes autem suscitaveiunt
eum dicentes : prœceptov, peiimus. At ille surgens, increpavit ven-
tum, et tempestalem aquœ, et cessavit, et facta est tranquillitas.» Luc,
VIII, 24.
'^ Dolores inferni circumdederunt me. Psal. xviii, v. 6.
* Pax Dei, quce exsuperat omnem sensum. Paul. Àd Philip, iv, 7.
^ Audilui meo dabis gaudium et Iseliliam; et exullabunt ossa humi-
liala. Psal. l, 10.
6 « Quand vous tiendrez, etc. » Allusion au moment de la messe où
se prononce l'oraison funèbre. Celle-ci indique que c'était après l'Evan-
gile. Certains rituels la placent à la fin de la messe, après l'absoute ;
mais il n'y a pas, pendant la durée du sacrifice, d'autre moment où elle
puisse se prononcer, et l'usage la plaçait après l'Evangile.
" « Les péchés du monde. » Yoy. l'Or, funèbre de Marie-Thérèse ,
page 94, note 4.
8 « Saintes filles. » Les religieuses carmélites. Voy. p. 161, n, 1. —
Mouvement qui rappelle la péroraison de l'éloge funèbre de Condé.
9 « Le cantique de la délivrance. » Allusion aux cantiques de Moïse,
de Déborah, etc. Yoy. page 14, note 2, et Fénelon, Lettre sur les occu-
pations de l'Académie française, g v, page 30, édit, dassiq. , annotée
par M. Despois.
D'AXXE DE GONZAGIE. 195
avec David : « Que Dieu est bon ! que sa miséricorde est
(( ëlernelle » î ^
Il ne faut point manquer à de telles prrâces, ni les rece-
voir avec mollesse. La princesse palaline change en un
moment tout entière: nulle parure que la simplicité,
nul ornement que la modestie -. Elle se montre au monde
à cette fois ^ ; mais ce fut pour lui déclarer qu'elle avoit
renoncé à ses vanités. Car aussi quelle erreur à une chré-
tienne, et encore à une chrétienne pénitente , d'orner ce
qui n est digne que de son mépris "^7 de peindre et de parer
Fidole du monde? de retenir comme par force et avec mille
artifices autant indignes qu'inutiles % ces grâces qui s'en-
volent avec le temps? Sans s'effrayer de ce qu'on diroit,
sans craindre comme autrefois ce vain fantôme des âmes
infirmes ^ dont les grands sont épouvantés plus que tous
1 Confitemini Domino, quoniam bonus, quoniam in œternum mise-
ricordia ejus. Psal. cxxxv, v. 1.
Que le Seigneur est lion! que son joujî est aimnljle!
Heureux qui dès l'enfanct; en connoît la douceur!
Racine, Jthalie, i^r diϔir.
2 « Nulle parure, elr. » Aniitlièses ingénieuses, mais que l'on a trop
souvent répétées.
3 «A cette fois.» Voy. l'or. fun. de Henriette de France, p. 39, n. 4.
* « Quelle erreur à une chrétienne. » Excellent modèle de période
vi de redoublements d'idées. Voici les mêmes idées éloquemmont dé-
veloppées dans le sermon pour la profession de Mme de La Vailiére ,
lequel offre de fréquents rapports avec cctta oraison funèbre. H fut
prononcé en 1673, dix ans auparavant. « Ce corps, qui toutefois est
« d'une nature si inférieure à la sienne, devient le plus cher objet de
« ses complaisances ; elle tourne tous ses soins de son coté ; le moin-
« dre rayon de beauté qu'elle y aperçoit sufTit pour rarrètèr ; elle se
« mire, pour ainsi parler, et se considère dans ce corps ; elle croit
« voir dans la douceur de ces regards et de ce visage la douceur d'une
<c humeur paisible, dans la délicatesse de ces traits la délicatesse de
<( l'esprit, dans ce port et cette mine relevée la grandeur et la noblesse
« du courage : foible et trompeuse image sans doute ! mais enfin la
i( vanité s'en repaît. A quoi es-tu réduite, àme raisonnable? toi qui
« elois née pour l'éternité et pour un objet immortel, lu deviens épriîe
« et captive d'une fleur que le soleil dessèche, d'une vapeur que le
« vent emporte, en un mot d'un corps qui par la mortalité est devenu
« un empêchement et un fardeau à l'esprit. »
5 « Autant indignes qu'inutiles. » Opposition forte qui rappelle les
lameux vers de Racine :
Même elle avoit encor cet éclat emprunté
Dont elle eut soin de peindre et d'orner son visage
Pour reparer des ans l'irréparable outrage. Athalie, u, 5.
*■' «Ce vain fantôme.» L'opinion : périphrase pleine de sens, comme
toutes celles de Bossuet. — « Inlirmes » faibles jnfinnus .
190 ORAISON FLWÈBUE
)les autres, la princesse palatine parut à la cour si difï'é-
^SrQnte ^ d'elle même; et dès-lors elle renonça à toiis les
/ divertissements, à tous les jeux jusqu'aux plus innocents, se
soumettant aux sévères lois de la pénitence chrétienne, et
ne songeant qu'à restreindre et à punir une liberté qui
n'avoit pu demeurer dans ses bornes -. Douze ans de per-
sévérance, au milieu des épreuves les plus difficiles Tout
élevée à un éminent degré de sainteté. La règle qu'elle se
fit dès le premier jour fut immuable; toute sa maison y
entra: chez elle on ne faisoit que passer d'un exercice de
piété à un autre. Jamais l'heure de l'oraison ^ ne fut chan-
gée ni interrompue, pas même par les maladies. Elle savoit
que, dans ce commerce sacré, tout consiste à s'humilier
sous la main de Dieu, et moins à donner qu'à recevoir '' :
ou plutôt, selon le précepte de Jésus-Christ , son oraison
fut perpétuelle ^ pour être égale au besoin *^. La lecture de
l'Évangile et des livres saints en fournissoit la matière : si
le travail senibloit l'interrompre, ce n'étoit que pour la
continuer d'une autre sorte. Par le travail on charmoit
l'ennui, on ménageoit le temps, on guérissoit la langueur
de la paresse et les pernicieuses rêveries de l'oisiveté.
L'esprit se relàehoit pendant que les mains, industrieuse-
ment occupées, s'exerçoient ^ dans des ouvrages dont la
piété avoit donné le dessein^: c'étoit ou des habits pour
les pauvres, ou des ornements pour les autels. Les psaumes
avoient succédé aux cantiques des joies du siècle^. Tant
([u'il n'étoit point nécessaire de parler, la sage princesse
gardoit le silence: la vanité et les médisances ^*^, qui sou-
1 « Si différente. » Tour incorrect : l'adverbe si ne s'emploie que
dans une phrase affirnialive, ou avec la conjonction que pour complé-
uient.
2 « Demeurer dans ses bornes. » Idée terminée d'une manière ex-
pressive et harmonieuse.
3 « L'heure de l'oraison. » Comparez tous ces détails de discipline
intérieure à l'oraison funèbre de Marie-Thérèse.
'» « A recevoir, )> les prràces divines et les humiliations, qui sont aussi
drs grâces envoyées par Dieu.
3 Opoitel semper orare, et non deficere. Luc. xviir, 1. Ecoles. xviii,22.
6 « Egale au besoin. » Expression faible et froide.
7 « Par le travail, etc. » Idée détaillée avec infiniment de soin et de
justesse ; c'est ce qu'on peut dire de plus sensé sur l'emploi du temps.
8 « Dessein » et non dessin. C'est-à-dire l'intention, l'idée.
9 «Cantiques des joies du siècle.» Emploi singulier et tout latin du
mot cantique, qui indique presque toujours un chant de piété.
^^ « Les médisances. » Idée sur laquelle Bossuet revient fréquem-
ir,ent. Voyez page 45, 1, etc.
D'ANNE DE GONZAGUE. iî)7
tiennent tout le commerce du m.onde, lui faisoient craindre
tous les entreliens; et rien ne hù paroissoit ni agréable ni
sûr que la solitude. Quand elle parloit de Dieu, le goût
intérieur d'où sortoient toutes ses paroles ^ se communi-
quoit à ceux qui conversoient avec elle ; et les nobles ex-
pressions qu'on remarquoit dans ses discours ou dans ses
écrits venoient de la haute idée qu'elle avoit conçue des
choses divines. Sa foi ne fut pas moins simple que vive : ^
dans les fameuses questions- qui ont troublé en tant de ma-|
nières le repos de nos jours, elle déclaroit hautement;^ \
qu'elle n'avoit autre part à y prendre que celle d'obéir àlA'
l'Eglise. Si elle eût eu la fortune des ducs de Ne vers ses pères, '
elle en auroit surpassé ^ la pieuse raagnilîcence , quoique
cent temples fameux en portent la gloire jusqu'au ciel ,
'.( et que les églises des saints publient leurs aumônes » *.
Le duc son père avoit fondé dans ses terres de quoi marier
tous les ans soixante filles : riche oblation^, présent agréa-
ble. La princesse sa iille en marioit aussi tous les ans ce
qu'elle pouvoit ^, ne croyant pas assez honorer les libéra-
lités de ses ancêtres, si elle ne les imitoit. On ne peut rete-
nir ses larmes quand on lui voit épancher son cœur sur de
vieilles femmes qu'elle nourrissoit ^ Des yeux si délicats
lirent leurs délices de ces visages ridés , de ces membres
courbés sous les ans. Ecoutez ce qu'elle en écrit au fidèle
ministre de ses charités; et, dans un même discours *,
apprenez à goûter la simplicité et la charité chrétienne.
(( Je suis ravie, dit-elle, que l'affaire de nos bonnes vieilles
((. soit si avancée. Achevons vite, au nom de Notre-Sei-
« gneur; ôtons vitement cette bonne femme de l'étableoù
1 « Le goût d'oà sortoient toutes ses paroles, n pour qui inxpiroit.
— Expression incorrecte et pénible.
2 « Les fameuses questions. » Allusion à la lutte des Jansénistes el
(les Jésuites; et peut-être aussi aux divisions de l'Eglise gallicane el du
Saint-Siège. Voy. la vie de Bossuet et l'or. fun. de Marie-Thérèse.
•i « Elle en auroit surpassé. » En au lieu de leur ; location fréquente
au dix-septième siècle.
* Eleemosynas illius enavrabit omnis ecclesia sanctorum. Eccles.
c. XXXJ, V. 11.
5 « Oblalion. » Mot tout latin qui rappelle la langue des premières
oraisons funèbres de Bossuet. Voy. l'Avant-propos.
* « Ce qu'elle pouvoit. » Exemple de style simple et familier.
' « Epancher son cœur sur de vieilles femmes. » Métaphore bizarre
el d'un effet assez peu agréable.
* « Dans un même discours. » C'est-à-dire dans les mêmes paroles
«l'Anne de Gouzague.
198 ORAISON FUNÈBRE
(( elle est, cL la mettons ' dans un de ces petits lits ». Quelle
nouvelle vivacité succède à celle que le monde inspire î Elle
poursuit : « Dieu me donnera peut-être de la santé pour
(( aller servir cette paralytique ; au moins je le ferai par mes
(( soins, si les forces me manquent; et, joignant mes maux
(( aux siens, je les offrirai plus hardiment à Dieu. Mandez-
« moi ce qu'il faut pour la nourriture et les ustensiles de
« ces pauvres femmes ; peu-à-peu nous les mettrons à leur
« aise. » Je me plais à répéter toutes ces paroles \ mal-
gré les oreilles délicates; elles effacent les discours les
plus magnifiques, et je voudrois ne parler plus que ce lan-
gage. Dans les nécessités extraordinaires, sa charité faisoit
de nouveaux efforts. Le rude hiver des années dernières''
acheva de la dépouiller * de ce qui lui restoit de superflu;
1 « Otons, ... et la meUons. » Inversion assez fréquente dans la
première moitié du dix-septième siècle.
Page, chercliez P.odriyue et l'amenez ici. Corneille, le Ciel.
2 « Je me plaisà répéter, etc.» «Bo^suet dédaigne toutes les faciles pé-
« riphrases capables d'altérer la simplicité naïve'du trait qu'il veut faire
« admettre. î\lais aussitôt il déploie l'autorilé la plus imposante de son
« ministère, et il fait bien sentir que ce n'est nullement par défaut de
« goût qu'il descend à un langage si familier. Loin de s'en excuser,
« comme un bel esprit délicat n'y eût pas manqué, il s'en félicite, il
« sVn glorifie, il subjugue votre admiration par la sienne propre, et il
« s'afBige, dans l'enthousiasme de cette conquête oratoire, de n'avoir
« plus devant lui d'autre écueil à braver. » Maiuy, Essai sur l'èloq.
de la chaire, xi.iv. — Voyez en effet, page 202, n. 8, où Bossuet dit :
Jj n'ai regret qu'à ce que je laisse.
3 « Le rude hiver des années dernières. » (f Ah ! le ciel n'est pas en-
« co:e fléchi sur nos crimes. Dieu sembloit s'être apaisé en donnant la
-.( paix à son peuple ; mais nos péchés continuels ont rallumé sa juste
« fureur : il nous a donné la paix, et lui-même nous fait la guerre; il
« a envoyé contre nous, pour punir notre ingratitude, la maladie, la
« mortalité, la disette extrême, une intempérie étonnante ; je ne sais
« quoi de déréglé dans toute la nature, qui semble nous menacer de
« quelque suite funeste, si nous n'apaisons sa colère ; et dans des pro-
« vinces éloignées, et même dans cette ville, au milieu de tant de plai-
« sirs et de tant d'excès, une infinité de familles meurent de faim et d.'
« désespoir : vérité constante, publique, assurée! 0 calamité de nos
« jours : Quelle joie pouvons-nous avoir? Faut-il que nous voyions
« d'aussi grands malheurs? et ne nous semble-t-il pas qu'à chaque mo-
« naent tant de cruelles extrémités que nous savons, que nous enten-
« dons de toutes parts, nous reprochent devant Dieu et devant les
« hommes ce que nous donnons à nos sens, à notre curiosité, à notre
« luxe? Qu'on ne demande plus maintenant jusqu'où va l'obligation
« d'assister les pauvres : la faim a tranché le doute ; le désespoir a
« terminé la question, etc.» Bosslet, Sermon sur l' Impénitence finale.
prêché devant le roi.
* « La dépouiller, etc. » Expression heureuse, car elle caractérise l,i
charité de la princesse.
D'ANNE DE GONZAGUE. 199
tout devin!; pauvre dans sa maison et sur sa personne : elle
voyoit disparoître avec une joie sensible les restes des
pompes du monde ; et Taumône lui apprenoità se retrancher
tous les jours quelque chose de nouveau ^ C'est en effet
la vraie grâce de Faumône -, en soulageant les besoins des
pauvres, de diminuer en nous d'autres besoins, c'est-à-dire
ces besoins honteux qu'y fait la délicatesse ^, comme si la
nature n'étoit pas assez accablée de nécessités ! Qu'atten-
dez-vous, chrétiens, à vous convertir ^ ? et pourquoi déses-
pérez-vous de votre salut? Vous voyez la perfection où
s'élève l'àme pénitente quand elle est fidèle à la grâce ^.
Ne craignez ni la maladie, ni les dégoûts, ni les tentations,
ni les peines les plus cruelles. Une personne si sensible et
si délicate, qui ne pouvoit seulement entendre nommer les
maux, a souffert douze ans entiers , et presque sans inter-
valle, ou les plus vives douleurs , ou des langueurs qui
<)puisoient le corps et l'esprit^; et cependant, durant tout ce
temps et dans les tourments inouïs de sa dernière maladie,
* « L'aumône lui apprenoit, etc. » Amplification par redoublement»
progressifs de l'idée générale à l'idée particulière.
2 « La grâce de l'aumône. » Emploi assez rare du mot grdce dans le
sens de résultat, comme on dit les grâces de la prière.
3 « Ces besoins honteux qu'y fait la délicatesse. » Expression in-
usitée. — Voici un développement bien original et bien éloquent de
cette idée. «D'où vient pour les pauvres une dureté si étonnante? Je
<( ne m'en étonne pas, chrétiens; d'autres pauvres, plus pressants et
« plus affamés, ont gagné les avenues les plus proches, et épuisé les
« libéralités à un passage plus secret ; je parle de ces pauvres intérieurs
« qui ne cessent de murmurer, quelque soin qu'on prenne de les satis-
« faire; toujours avides, toujours affamés dans la profusion et dans
« l'excès même ; je veux dire vos passions et vos convoitises. C'est en
« vain, ô pauvre Lazare 1 que tu gémis à la porte : ceux-ci sont déjà au
« cœur; ils ne s'y présentent pas, mais ils l'assiègent; ils ne demandent
<c pas, ils arrachent. 0 Dieu, quelle violence I lleprésenlez-vous, chré-
« tiens, dans une sédition, une population furieuse qui demande arro-
<( gamment, toute prête à arracher si on la refuse. Ainsi. . . l'ambition,
« l'avarice, la délicatesse, toutes les autres passions, troupe mutine et
« emportée, font retentir de toutes parts un cri séditieux, où l'on n'en-
« tend que ces mots: apporte, apporte; dicentes : affer, ajfer.n (Prov.
XXX.) BossLËT, Sermon sur l' impénitence finale.
* « ^ vous convertir. » Dans l'or. fun. de Henriette d'.\ngleterre,
Bossuet avait déjà dit : « Ou'atlendons nous pour nous convertir? »
Voy, page 11, note 5 ; et, dans VHistoire universelle : « Qu'altendons-
« nous donc à nous soumettre? » ll^ partie, xxxi.
^ « Fidèle. » Dans le sens d'obéissante. Voyez page 158, note 1.
6 « Le corps et l'esprit. » Période à cinq membres, soutenue avec
harmonie, mais que l'opposition des idées suivantes prolonge d'une
manière languissante.
âOO ORAISON FINÈURK
oà ses inaa\ .s \ii lamentèrent jusqu'aux derniers excès, elle
n'a eu à se repentir que d'avoir une seule fois souhaité une
mort plus douce. Encore rgprima-t-elle ce foible désir en
disant aussitôt après, avec Jésus-Christ, la prière du sacré
mystère du Jardin »; c'est ainsi qu'elle appeloit la prière
de l'agonie de notre Sauveur : « 0 mon Père ! que votre
volonté soit faite, et non pas la mienne » - ! Ses maladies
lui ôtèrent la consolation qu'elle avoit tant désirée d'ac-
complir ses premiers desseins, et de pouvoir achever ses
jours sous la discipline et dans l'habit de sainte Fare. Son
cœur, donné ou plutôt rendu » à ce monastère, où elle
avoit goûté les premières grâces, a témoigné son désir * ;
et sa volonté a été aux yeux de Dieu un sacrifice parfait.
C'eût été un soutien sensible ^ à une âme comme la sienne
d'accomplir de grands ouvrages pour le service de Dieu ;
mais elle est menée par une autre voie, par celle qui cru-
cifie 6 davantage, qui, sans rien laisser entreprendre à un
esprit courageux, le tient accablé et anéanti "^ sous la rude
loi de souffrir. Encore s'il eût plu à Dieu de lui conserver
ce goût sensible de la piété qu'il avoit renouvelé dans son
cœur au commencement de sa pénitence : mais non , tout
lui est ôté; sans cesse elle est travaillée « de peines insup-
portables. (( 0 Seigneur, disoit le saint homme Job, vous
« me tourmentez d'une manière merveilleuse ^ )) ! C'est
que, sans parler ici de ses autres peines, il portoit au fond
de son cœur une vive et continuelle appréhension de dé-
plaire à Dieu. II voyoit d'un côté sa sainte justice, devant
' « Mysière du Jardin. » Allusion à l'agonie du Sauveur, dans le Jar-
din des Oliviers, la nuit qui précéda la Passion.
2 « Pater, si vis, transfer calicem istum a me : verumtamen non mea
voluntas, sed tua fiât. » Luc. xxn, 42.
3 « Son cœur, donné ou plutôt rendu. » Allusion ordinaire dans les
oraisons funèbres. Voyez page 20, 4, page 12.o, note 5, et l'Or. fun. de
(.onde, par Bourdaloue, qui en est un exemple d'un bout à l'autre.
^ « Son cœur a témoigné son désir. » Exemple de métonymie, reffet
est mis ici pour la cause.
•^ « Sensible. » Expression faible, mais qui ne l'était pas au temps où
Bossuet l'employait. Voyez plus loin : « Ce goût sensible de la piété. »
« « Une voie qui crucifie. » Ellipse hardie, et catachrése.
7 « Une voie qui tient anéanti. » Continuation dure et forcée de la
figure ijui précède.
8 « Travaillée de peines. » Expression qui revient souvent. Vovcz
page 18, note 2,
9 « Mirabiliter me erucias! Job. c. x, v. 16. — « Merveilleuse. » Yoy.
page 18, note 5. — « T,e saint homme Job. o Emploi de Vexemple,
lieu commun intrinsèque.
D'ANNE DE GONZAGUE. ^01
laquelle les anges ont peine à soutenir leur innocence. Il
le voyoit avec ces yeux élernelleraent ouverts observer
toutes les démarches, « compter tous les pas d'un pécheur,
et garder ses péchés * comme sous le sceau , » pour les lui
représenter au dernier jour - : signasti quasi in sacculo
delicta mea. D'un autre côté, il ressentoit ce qu'il y a de
corrompu dans le cœur de l'homme. « Je craignois, dit-il,
(( toutes mes œuvres » "^ Que vois-je? le péché! le péché
partout ! Et il s'écrioit jour et nuit : « 0 Seigneur, pour-
ce quoi n'ôtez-vous pas mes péchés » * ? et que ne tran-
chez-vous une fois ces malheureux jours, où l'on ne fait
que vous offenser, afin qu'il ne soit pas dit « que je suis
(C contraire, à la parole du Saint » ^? Tel étoit le fond de
ses peines ^; et ce qui paroît de si violent "^ dans ses discours
n'est que la délicatesse d'une conscience qui se redoute
elle-même, ou l'excès d'un amour qui craint de déplaire.
La princesse palatine souffrit quelque chose de semblable.
Quel supplice à une conscience timorée! Elle croyoit voir
partout dans ses actions un amour-propre déguisé en
vertu*. Plus elle étoit clairvoyante , plus elle étoit tour-
mentée. Ainsi Dieu l'humilioit par ce qui a coutume de
nourrir l'orgueil , et lui faisoit un remède de la cause de
son mal. Qui pourroit dire par quelles terreurs ^ elle arri-
voit aux délices de la sainte table ? ^[ais elle ne perdoit
1 « Garder ses péchés. » Exemple d'amplificallop. et de progression
oratoires. Remarquez l'originalité de la métaphore.
2 Job. XXIV, v. 16, 17. « Salomon et Job ont le mieux connu la mi-
« sére de l'homme, et en ont le mieux parlé : l'un le plus lieureux des
« hommes, et l'autre le plus malheureux ; l'un connoissant la vanité des
« plaisirs par expérience , l'autre la réalité des maux. » Pascal, ii,
XVII, § 8.
3 Verebar omnia opéra mea. Job., c. ix, v. 28. — Dieu accorda au
démon le pouvoir d'exercer la patience de Job par les perles les plus
cruelles. Sa piété résista à toutes les épreuves, et Dieu lui rendit plus
qu'il n'avait perdu On place généralement son histoire dans les temps
antérieurs à Moïse ; elle remplit un des livres les plus admirables de
l'Ecriture.
* Cur non lollis pcccatum meum, et quare non aufers iniquitatem
meam? Job. c. vu, v. 51. — Sur ces commentaires, voyez p. 119, note 6.
3 El hœc mihi sit consolatio, ut afïligens me dolore, parcas, nec
conlradicam sermonibus Sancti. Ibid., c. vi, v. 10.
^ « Le fond de ses peines. » Expression concise, rarement employée.
' « Ce qu'il paroît de si violent. » Paroil pour apparoll; ce qu'il i/
a de si violent, et non ce qui semble si violent.
S « Déguisé en vertu. » Exemple de calachrcse.
9 « Par quelles terreurs. » C'est-à-dire à travers quelles terreurs.
202 ORAISON FUNÈBRE
pas la confiance. Enfin, dit-elle, c'est ce qu'elle écrit au
saint prêtre que Dieu lui avoit donné pour la soutenir dan>
ses peines, u Enfin je suis parvenue au divin banquet. Je
« m'étois levée dès le matin pour être devant le jour ^ aux
(( portes du Seigneur; mais lui seul sait les combats qu'i!
« a fallu rendre - » . La matinée se passoit dans ce crue!
exercice. « Mais à la fin, poursuit-elle, malo^ré mes foi-
« blesses, je me suis comme traînée moi-même aux pieds
(( de INotre-Seigneur; et j'ai connu qu'il falloit, puisque
« tout s'est fait en moi par la force de la divine bonté, que
(( je reçusse encore avec une espèce de force ce dernier
(( et souverain bien » . Dieu lui découvroit dans ces peines
l'ordre secret de sa justice sur ceux ^ qui ont manqué de
fidélité aux; grâces de la pénitence. « 11 n'appartient pas ,
« disoit-elle, aux esclaves fugitifs qu'il faut aller repren-
(X dre par force, et les ramener comme malgré eux, de
« s'asseoir au festin avec les enfants et les amis; et c'est
0 assez qu'il leur soit permis de venir recueillir à terre les
« miettes qui tombent de la table de leurs seigneurs.»
■" Ne vous étonnez pas, cbrétiens, si je ne fais plus, foible
orateur*, que de répéter les paroles de la princesse palatine ;
c'est que j'y ressens la manne cachée ^, et le goût des Ecri-
tunes divines ^, que ses peines et ses sentiments lui fai-
soient entendre. Malheur à moi si dans cette chaire j'aime
mieux me chercher moi-même que votre salut, et si je ne
préfère à mes inventions , quand elles pourroient vous
plaire, les expériences'^ de cette princesse, qui peuvent vous
.com:ertir!^ Je n'ai regret qu'à ce que je laisse ^, et je ne
1 « Devant le jour. » Devant et avant s'emploient indifTéremment au
dix-septième siècle.
^ «Les combats qu'il a fallu renr/re.» Archaïsme. Voy. page 124, note 4.
3 « L'ordre secret de sa justice sur ceux. » Conseils de juste ven-
geance sur l'Angleterre (p. 18). —Locution empruntée à l'Ecriture.
4 « Foible orateur. » Y. l'Oraison funèbre de Condé, Exorde.
5 «La manne cachée.» Allusion à la nourriture céleste des Hébreux.
(ExoRDE, 16.)
D'un joug cruel il sauva nos aïeux.
Les nourrit au désert d'un pain délicieux.
Racine, Athalie , i^r chœur.
6 « Le goût des Écritures. » Voy. page 42, le goût du monde :
Je n'ai de rjoût qu'aux pleurs que tu me vois répandre.
Racine, Esther, I, 3.
"i « Les expériences. » Ce mot ne se dit guère au pluriel que des
expériences scientifiques.
8 « Je n'ai regret qu'à ce que je laisse, etc. » — Pour ce retour élo-
quent de l'orateur sur lui-même, voyez page 198, note 2.
D'ANNE DE GONZAGLE. 205
puis vous taire ce qu'elle a écrit touchant les tentations
d'incrédulité, ce II est bien croyable, disoit-elle , qu'un
<( Dieu qui aime infiniment en donne des preuves propor-
<( tionnées à Tinfinité de son amour, et à Tinfinilc de sa
« puissance : et ce qui est propre à la toute-puissance d'un
« Dieu passe de bien loin la capacité de noire foible rai-
<{ son. C'est, ajoute-t-elle ce que je me dis à moi-même,
c( quand les démons tâchent d'étonner ma foi ; et depuis
« qu'il a plu à Dieu de me mettre dans le cœur» remarquez
ces belles paroles « que son amour est la cause de tout
<( ce que nous croyons, cette réponse me persuade plus
« que tous les livres ». C'est en effet l'abrégé de tous les
saints livres, et de toute la doctrine chrétienne. Sortez ,(
Parole éternelle ^, Fils unique du Dieu vivant, sortez du
bienheureux sein de votre Père , et venez annoncer aux
hommes le secret que vous y voyez ^. Il l'a fait, et durant
trois ans il n'a cessé de nous dire le secret des conseils de;
Dieu^. Mais tout ce qu'il en a dit est renfermé dans ce seul
mot de son Évangile : « Dieu a tant aimé le monde, qu'il
lui a donné son Fils unique * ». ÎVe demandez plus ce qui
a uni en Jésus-Christ le ciel et la terre, et la croix avec les
grandeurs^ : « Dieu a tant aimé le monde ». Est-il incroya-
ble que Dieu aime, et que la bonté se communique*^? Que
ne fait pas entreprendre aux âmes courageuses l'amour de
la gloire ; aux âmes les plus vulgaires l'amour des riches-
ses''^; à tous enfin, tout ce qui porte le nom d'amour? Piien
ne coûte, ni périls, ni travaux, ni peines : et voilà les pro-
1 « Sortez, Parole éternelle. » Apostrophe peu naturelle ; rapprocho-
Tnent pénible, quoique l'on doive le justifier par l'idenlilé du Verbe
et du Fils de Dieu.
2 « Venez annoncer, elc. » Cette allusion à la vie et à la prédication
<le J.-C. arrive sans transition, et l'on a peine à suivre le rapport des
idées. Il faut aller plus loin, pour voir que l'idée de l'amour de Dieu
pour les hommes est le lien de tout le développement.
•^ L'nigenitus Filius, qui est in sinu Patris, ipse enarravit. Jo.vy
c. I, v. 18.
^ Sic Deus dilexit mundum,' ut filiuni suum unigenitum daret. Ibid.,
c. II, V. 16.
s « La croix avec les p:r'andeurs. » Là se trouve tout l'esprit du chris-
tianisme, et la science de l'Èvavgile. Voyez page 41, note 6.
6 « Oue la bonté se communique. » Expression obscure; il semble-
rait que la bonté se communique de l'homme à Dieu, et, en réalité,
c'est le contraire, puisque les qualités humaines viennent de Dieu.
Pourtant l'orateur remonte, en raisonnant par analogie, de l'amour
humain à Tarnour de Dieu pour le» hommes.
"' « L'amour de la gloire, l'amour des richesses. » Opposition remar-
ï>Oi ORAISON FUNÈBRE
diges dont l'homme est capable ^ Que si l'homme -, qui
n'est que foiblesse, tente l'impossible; Dieu, pourconfenter
son amour, n'exécutera-t-il rien d'extraordinaire ? Disons
donc, pour toute raison, dans tous les mystères: « Dieu a
(( tant aimé le monde )). (i'est la doctrine du maître ^, et îe
disciple bien-aimé * l'avoit bien comprise. De son temps un
Cérinthe, un hérésiarque, ne vouloit pas croire qu'un
Dieu eût pu se faire homme, et se faire la victime des
pécheurs ^.Que lui répondit cet apôtre vierge, ce prophète
du Nouveau Testament, cet aigle ^ ce théologien par excel-
lence, ce !-aint vieillard, qui n'avoit de force que pour prê-
cher la charité '^, et pour dire: c< Aimez-vous les uns et les
autres en Notre-Seigneur ^)) que répondit-il à cet hérésiar-
que? Quel symbole, quelle nouvelle confession de foi oiv
posa-t-il à son hérésie naissante? Ecoutez, et admirez:
« jNous croyons, dit-il, et nous confessons l'amour que
Dieu a pour nous » : Et nos credimus charitati quam habet
Deus in nobis^. C'est là toute la foi des chrétiens; c'est la
quable, car elle est jetée en passant, sans que Bossuet daigne s'y arrêter.
11 lui arrive souvent, ainsi qu'à tous les grands écrivains, de laisser
échapper ainsi quelque grande idée, dont il ne daigne pas tirer parti,
tandis qu'un orateur ordinaire, et surtout un esprit stérile, ne manque-
raient pas d'y trouver ample matière à développements et à lieux-
communs.
1 « Et voilà les prodiges, etc. » Réflexion éloquente, à la manière
de celle-ci, dans le Discours sur l'Histoire universelle : « Et voilà le
fruit glorieux de tant de conquêtes!» (III, 5. 369.) C'est la ligure appe-
lée Épiphonème (page 27, 3, page 34i, 1).
- « Que si l'homme, etc. » Raisonnement à fortiori ; induction élo-
(fuente. — L'homme tente^ Dieu exécute; détail d'expression à remarquer.
3 « C'est la doctrine du maître. » Souvenir du mot des Pythagori-
ciens. «'JTÔ, z-^v.. — Addictus jurarcinvcrba magistri. Hor., Ep., i, I.
* « Le disciple bien-aimé. « Saint Jean, à qui J.-C. dit sur la croix,
en lui indiquant la Vierge-Marie : Voici votre mère. Joan., xix, v. 27.
^ « Cérinthe disait que ce n'était pas Dieu qui avait fait le monde,
t( que le Christ était descendu en Jésus après son baptême, et s'était re-
« tiré de lui avant sa Passion, en sorte que Jésus seul avait souffert et.
« était ressuscité; le Christ, étant spirituel, était demeuré immortel et
« impassible. » Flelry, Hist. ecclésiastique.
^ « Cet aigle. » Allusion au génie de l'apôtre. Bossuet a-t-il pensé à
cette tradition suivie par les peintres, qui représentent saint Jean ave^
un aigle auprès de lui?
"^ « Prêcher la charité. » Tel est le sujet de toute la première épttre
de saint Jean, où cependant il n'est pas directement question de Cé-
rinthe. Du reste, tout l'Evangile de saint Jean est également une réfu-
tation indirecte de cette hérésie.
* « Filioli, diligite invicem. » — C'étaient ses paroles aux fidèles de
son église, au moment de mourir,
8 Jo4>-. Fpist. T, c. IV, V. 16.
DANXE DE GONZAGLE. iOa
cause * et Fabrégé de tout le symbole. C'est là que la prin-
cesse palatine a trouvé la résolution de ses anciens doutes.
Dieu a aimé : c'est tout dire. S'il a fait , disoit-elle, de si
grandes choses pour déclarer son amour dans T Incarnation,
que n'aura-t-il pas fait pour le consommer ^ dans F Eucha-
ristie, pour se donner , non plus en général à la nature
humaine, mais à chaque fidèle en particulier ? Croyons
donc avec saint Jean en l'amour d'un Dieu: la foi nous *
paroîtra douce, en la prenant par un endroit si tendre ^.
Mais n'y croyons pas à demi, à la manière des hérétiques,
dont l'un en retranche une chose *, et l'autre une autre ;
l'unie mystère de Tlncarnation, et l'autre celui de l'Eu-
charistie; chacun ce qui lui déplaît: foibles esprits, ou
plutôt cœurs étroits et entrailles resserrées, que la foi et la
charité n'ont pas assez dilatées '" pour comprendre toute
l'étendue de l'amour d'un Dieu ! Pour nous , croyons sans
réserve, et prenons le remède entier, quoi qu'il en coûte à
notre raison. Pourquoi veut-on que les prodiges coûtent
tant à Dicu^? Il n'y a plus qu'un seul prodige que j'annonce
aujourd'hui au monde. 0 ciel, ô terre "^j étonnez vous à ceS ^^
1 « La cause du symbole. » Parce que le symbole a été fait pour
répondre aux hérétiques, en résumant les dogmes de la religion chré-
tienne. — sO/y.ÇsXîv, signe de reconnaissance.
2 « Déclarer, consommer son amour. » Exemple à'inductîon.
3 « Par un endroit si tendre. » Expression familière qui n'est pas
ici d'un heureux effet.
* « L'un une chose. » ucp-c^ig, choix, secte, hérésie.
5 Cor nostrum dilatatum est... Angustiamini aulem in visceribus ves-
tris. 2 Cor., c. vi, v. Il, 12. — Reproches pleins d'éloquence et d'onction,
6 « Pourquoi veut-on que les prodiges, etc. » « Attendons-nous que
« Dieu fasse de nouveaux miracles? qu'il les rende inutiles en les con-
« tinuanl? qu'il y accoutume nos yeux comme ils le sont au cours du
« soleil et aux autres merveilles de la nature? ou bien attendons-nous
« que les impies et les opiniâtres se taisent? que les gens de bien et
« les libertins rendent un égal témoignage à la vérité? que tout le
« monde d'un commun accord la préfère à sa passion, et que la fausse
(f science, que la seule nouveauté fait admirer, cesse de surprendre les
« hommes ! N'est-ce pas assez que nous voyions qu'on ne peut com-
« battre la religion sans montrer par de prodigieux égarements qu'on a
« le sens renversé, et qu'on ne se défend plus que par présomption ou
« par ignorance? L'Eglise, victorieuse des siècles et des erreurs, ne
« pourra-t-elle pas vaincre dans nos esprits les pitoyables raisonnements
« qu'on lui oppose ? et les promesses divines que nous voyons tous les
« jours s'y accomplir ne pourront-elles nous élever au-dessus de nos
« sens? » HisT. universelle, ii, c. xxxi, p. 319, édit. classiq. annotée
par M. Delachapelle.
' « 0 ciel, ô terre. » Expression éloquente d'un élonnement sincère.
20G OUAISOX FUNÈBRE
prodige nouveau! C'est que, parmi tant de témoignages de
l'amour divin, il y ait tant d'incrédules et tant d'inlensi-
l)les. N'en augmentez pas le nombre qui va croissant tous
les jours. N'alléguez plus votre malheureuse incrédulité,,
et ne faites pas une excuse de votre crime i. Dieu a des^
remèdes pour vous guérir, et il ne reste qu'à les obtenir
par des vœux continuels. Il a su prendre la sainte prin-.
cesse dont nous parlons parle moyen qu'il lui a plu; il ens
a d'autres pour vous jusqu'à l'infini ; et vous n'avez rien ài
craindre, que de désespérer de ses bontés. Vous osez nom-I
mer vos ennuis, après les peines terribles où vous l'avezï
vue! Cependant, si quelquefois elle désiroit en être un peu^
soulagée, elle se le reprochoit à elle-même: « Je com-f
<( mence, disoit-elle, à m'apercevoir que je cherche le pa-j
<( radis terrestre à la suite de Jésus-Christ, au lieu dei
c( chercher la montagne des Olives et le Calvaire, par où;
<( il est entré dans sa gloire ». Voilà ce qu'il lui servit - de!
méditer l'Evangile nuit et jour, et de se nourrir de la paroles
de vie. C'est encore ce qui hii fit dire cette admirable parole: i
(( Qu'elle aimoit mieux vivre et mourir sans consolation j
« que d'en chercher hors de Dieu ». Elle a porté ces sen-l
tnnents jusqu'à l'agonie; et, prête à rendre l'âme, on en- j
tendit qu'elle disoit d'une voix' mourante : « Je m'en vais i
a voir comment Dieu me traitera; mais j'espère en ses i
(( miséricordes ». Cette parole de confiance ^ emporta son i
âme sainte au séjour des justes. i
^ PÉRORAISON. — Arrêtons ici, chrétiens : et vous. Seigneur, '
imposez silence à cet indigne ministre, qui nefaitqu'alfoiblir j
( votre parole \ Parlez dans les cœurs, prédicateur invisiblc^ ,
y [^ et faites que chacun se parle à soi-même. Parlez, mes frères^ |
) parlez : je ne suis ici que pour aider vos réflexions. Elle i
1 « i:ne excuse de votre crime, n Relie alliance de mots. i
2 « Voilà ce qu'il lui servit. » Locution peu en usage.
■^ (( Cette parole de confiance.» Emploi rare du subsiantif au lieu de ■
l'épithète. — Comparez à cette fin touchante ce que dit Bossuet de la |
mort de Le ÏpUier : Misericordias Domini, etc. -I
'* «Affoiblir votre parole.» Cette idée se reproduit trois fois dans ce i
discours; et jamais l'expression ne se répète d'une manière oiseuse. Ici, '
par exemple , la variété tient à cette forte apostrophe : et vous , Sei- ^
gneur, etc. La première fois, c'est une opposition neuve et frappante :
Mon discours, dont vous vous croyez les juges, etc. (p. 161, n. 2.) La
troisième, c'est une consolation touchante aux fidèles qui tremblent à '
la parole de Dieu. (Page 210, n. 5.) ]
s « Prédicateur invisible. » Voyez le développement de cette idée , |
page 210, note 6. ' j
7l!
D'ANNE DE GONZAGl'E. 207
viendra cette heure dernière : elle approche, nous y tou-
chons, la voilà venues 11 faut dire avec Anne de Gonza-
GUE : 11 n'y a plus ni princesse, ni palatine; ces grands noms
dont on s'étourdit ne subsistent plus. 11 faut dire avec elle:
Je m'en vais , je suis emporté par une force inévitable'^ ;
tout fuit, tout diminue, tout disparoît à mes yeux. Il ne
reste plus à l'homme que le néant et le péché : pour tout
fonds, le néant ; pour toute acquisition^, le péché. Le reste,
qu'on croyoit tenir, échappe : semblable à de l'eau gelée ^,i'
dont le vil cristal se fond entre les mains qui le serrent,\ >^
et ne fait que ks salir. M-àh voici ce qui glacera le cœur, "\
ce qui achèvera d'éteindre la voix, ce qui répandra la
frayeur dans toutes les veines : a Je m'en vais voir com-
te ment Dieu me traitera; » dans un moment je serai entre
ces mains dont saint Paul écrit en tremblant : a .Ne vous
« y trompez pas , on ne se moque pas de Dieu ^ : » et en-
core : (( C'est une chose horrible de tomber entre les mains
(( du Dieu vivant"^, )) entre ces mains où tout est action,
où tout est vie^ , rien ne s'affoiblit, ni ne se relâche, ni ne
se ralentit jamais^! Je m'en vais voir si ces mains toutes-
' (( La voilà venue. » Progression vive et éloquente.
^ « Par une force inévitable. » Nous avons déjà remarqué la valeur
de ce mot.
3 « Pour toute acquisition. » Allusion aux biens du monde. Remar-
quez la rapidité avec laquelle se précipitent toutes ces fortes idées et
toutes ces phrases concises.
* « Semblable à de l'eau gelée, etc. » a Bossuet se borne à un seul
« trait dont son imagination fait un tableau qui suffit au développement
« de sa pensée. Ici, il n'a besoin que d'une phrase pour peindre toute
« la misère des riches au lit de la mort.. . Ses similiiiides brillent par
« des rapprochements imprévus, pittoresques et sublimes. » M\iry,
Essai sur l'éloquence de la chaire, xlh. Cependant le vil cristal nous
paraît ici un fâcheux emploi des termes généraux, si recommandés et
si constamment employés par Buffon.
3 « Voici ce qui glacera le cœur. » Peinture effrayante , à laquelle
ajoute encore cette expression si simple, si vague, si forte en même
temps : comment Dieu me traitera. Quelle puissance d'imagination et
de sentiment dans ces reproductions continuelles d'idées si générales,
et communes à tous les prédicateurs 1
6 Nolite errare; Deus non irridetur. Gal. c. vi, y. 7.
■7 Horrendum est incidere in manus Dei viventis. Heb. c. x, v. 31.
8 « Où tout est action. » Ces phrases brisées offrent un tout autre
caractère que la période large et harmonieuse de Massillon ; moins
d'art, mais autant d'éloquence.
9 « Ni ne se ralentit jamais. » « Rien ne demeure; tout s'use , tout
« s'éteint. Dieu seul est toujours le même, et ses années ne finissent
« point. Le torrent des âges et des siècles coule devant ses yeux, et il
« voit avec un air de vengeance et de fureur de foibles mortels , dans
»
i08 ORAISON FUNÈBRE
puissantes me seront favorables ou rigoureuses ; si je se-
rai éîernellement ou parmi leurs dons ou sous leurs
coups ^ Voilà ce qu'il faudra dire nécessairement avec no-
tre princesse. Mais pourrons-nous ajouter avec une con-
science aussi tranquille : a J'espère en sa miséricorde ? »
Car, qu'aurons-nous fait pour la fléchir? Quand aurons-
nous écouté « la voix de celui qui crie dans le désert : a Pré-
ce parez les voies du Seigneur-? » Comment? par la péni-
tence^. Mais serons-nous fort contents d'une pénitence com-
mencée à l'agonie *, qui n'aura jamais été éprouvée, dont
jamais on n'aura vu aucun fruit; d'une pénitence impar-
faite, d'une pénitence nulle, douteuse, si vous le voulez;
sans forces, sans réflexion, sans loisir pour en réparer les |
défauts^? N'en est-ce pas assez pour être pénétré de crainte
r> jusque dans la moelle des os^? Pour celle dont nous par-
■^ Ions, ah ! nîèsTrérésV toutes les vertus qu'elle a pratiquées
se ramassent "^ dans cette dernière parole, dans ce dernier
acte de sa vie; la foi, le courage, l'abandon à Dieu, la
crainte de ses jugements, et cet amour plein de confiance,
qui seul efface tous les péchés. Je ne m'étonne donc pas
si le saint pasteur qui l'assista dans sa dernière maladie,
et qui recueillit ses derniers soupirs, pénétré de tant de
vertus, les porta jusque dans la chaire *, et ne put s'em-
pêcher de les célébrer dans l'assemblée des fidèles. Siècle
a le temps même qu'ils sonl entraînés par le cours fatal, Vinsulter en
« passant, profiter de ce seul moment pour déshonorer son nom , et
« tomber au sortir de là entre les mains éternelles de sa colère et de
« sa justice. » M.assillon, Sermon pour la bénédiction des drapeaux
du régiment de Catinat; p. 248, éd. class. annotée par M. Deschanel,
1 « Ou parmi leurs dons, ou sous leurs coups. » Ici cependant la
suite du développement de l'image amène des détails moins heureux.
— « Parmi leurs dons » est une image qui manque de neUeté et une-^
expression forcée.— « Sous leurs coups » rapetisse l'idée en montrant, .(
pour ainsi dire, Dieu éternellement occupé à frapper le coupable. ■
2 Vox clamanlis in deserto : Parate viam Domini.. . facite ergo fruc- ;
tus dignos pœnitentiae. Luc. c. m, v. 4, 8.
3 « Comment ? par la pénitence. » Chute brusque et désagréable. '
'* « Commencée à l'agonie. » Voy. la péroraison de l'orais. fun. de j
Henriette d'Angleterre, page 88, note 2. j
•' « Réparer les défauts. » Idée analysée avec un soin remarquable. -li
*'' « La moelle des os. » Métaphore familière et expressive. '
Gelidusque per inia cuciirrit — ossa treraor. Vir.c.
'' «Se ramassent. » Voy. oraison fun. de Henriette d'Angleterre y \
page 79, note 7, \
8 « Jusque dans la chaire. » Allusion simple et touchante. — Exemple j
de période à cinq membres. j
D ANNE DE GONZAGUE. 209 / ^
\ainement subtiP, où Ton veut pécher avec raison-, où V '/i^ ^
la foiblesse veut s'autoriser par des maximes, où tant d'à- "" \
mes insensées cherchent leur repos dans le naufrage de; la ,-,^,^ "
foi^, et ne font d'effort contre elles-mêmes que pour vain-( -^
cre, au lieu de leurs passions, les remords de leur con-
science, la princesse palatine t'est donnée «comme un signe
et un prodige : » in signum et in portentum^. Tu la verras
au dernier jour, comme je t'en ai menacé , confondre ton
impénitence et tes vaines excuses. Tu la verras se joindre
à ces saintes filles, et à toute la troupe des saints : et qui
pourra soutenir leurs redoutables clameurs^? Mais que
sera-ce quand Jésus-Christ paroîtra lui-même à ces mal-
heureux; quand ils verront celui qu'ils auront percé ^ ,
comme dit le prophète; dont ils auront rouvert toutes les
plaies, et qu'il leur dira d'une voix terrible ' : « Pourquoi
me déchirez-vous par vos blasphèmes, )) nation impie? J/e
conp.gilis^ gens tota *. Ou si vous ne le faisiez pas par vos
paroles, pourquoi le faisiez-vous par vos œuvres? Ou
pourquoi avez-vous marché dans mes voies d'un pas in-
certain, comme si mon autorité étoit douteuse^? Race in-
fidèle, me connoissez-vous à cette fois? Suis-je votre roi?
suis-je votre juge? suis-je votre Dieu? Apprenez-le par vo-
tre supplice ^'*. Là commencera ce pleur éternel; lace
1 « Vainement subtil. » C'est-à-dire qui subtilise sur des sophismes.
• 2 «Avec raison. » C'est-à-dire avec conscience, en raisonnant le
péclié, en le juslifiant par des théories qui le présentent comme une
chose légitime, une conséquence de la nature ei de la raison humaines.
3 « Le repos dans le naufrage. » Alliance de mots. Voy. p. 155, 5.
* Isa. c. VIII, v. 18. — Apostrophe d une admirable éloquence.
s « Leurs redoutables clameurs. » L'imagination de Bossuet anime et
vivifie tout. Quoi de plus effrayant que ces cris de vengeance et de jus-
tice s'éievant de toute la troupe des saints ! — « Ces saintes filles. »
Les carmélites devant qui se prononce le discours.
6 xVspicient ad me quem confixerunt. Zac. c. xit, v. 10.
'' « D'une voix terrible. » Quelle admirable gradation dans ces ap-
paritions, ces menaces, ces condamnations successives!
8 Malach. c. iii, V. 9.— Tout ce discours de J.-C. est un exemple de pro~
sopopce (il, 8). Ici, elle était plus difficile que jamais; car comment faire
parler un Dieu? El cependant, Bossuet l'a fa t avec la plus laute éloquence.
9 (( Comme si mon autorité, etc. » Interrogations accumulées cl tou-
jours progressives. Ce procédé de gradation est un des secrels de l'é-
loquence de cette péroraison.
10 « Apprenez-le par \otre supplice. » Tout ce passage, inspiré do
l'Ecriture, est à la hauteur de ce qu'il y a de plus beau dans les Psau-
mes et les Prophètes.
Discite justitiam monili, et non terunere divos. Vinc, .EnciW., vi
±0) ORAISON FUNÈBRE
grincement de dents, qui n'aura jamais de Çm^ Pendant
que les orgueilleux seront confondus, vous, fidèles, a qui
tremblez à saparole^, » en quelque endroit que vous soyez
>^ de cet auditoire , peu connus des hommes , et connus de
/ Dieu 3, vous commencerez à lever la tète*. Si, touchés des I
saints exemples que je vous propose, vous laissez attendrir!
vos cœurs ; si Dieu a béni le travail par lequel je tâche de 1
vous enfanter en Jésus-Christ, et que, trop indigne mi-l
nistre de ses conseils, je n y aie pas été moi-même un ob- i
slacle ^ vous bénirez la bonté divine, qui vous aura conduits j
à la pompe funèbre de cette pieuse princesse, où vous au- i
rez peut-être trouvé le commencement de la véritable vie. >
Et TOUS, prince 6, qui Tavez tant honorée pendant!
quelle étoit au monde ; qui, favorable interprète de ses!
moindres désirs, continuez votre protection et vos soins!
à tout ce qui lui fut cher ; et qui lui donnez les dernières }
iïiarques de piété avec tant de magnificence et tant de I
1 Ibi erit fletus et stridor dentium. Matt. c. viii, v. 12. — Pleur au i
singulier ; licence qu'il ne faudrait pas imiter. ' '
"^ Ad quem autem respiciam, nisi ad pauperculum et contritum spi- i
ntu, et trementem sermones mcos... Audiie verbum Domini, qui tre-
mitis ad verbum ejus. Uai. c. lxvi, v. 2, 5. ■
3 « Peu connus, etc. » On aime à voir Bossuet, au milieu de ces i
apostrophes éloquentes, et de ces effrayantes menaces, chercher pour i
ainsi dire des yeux, dans une partie obscure, derrière quelque pilier de [
I église, les fidèles pauvres et ignorés, cachés derrière les gens des grands i
seigneurs et des princes. La leçon n'en est que plus sensible pour ces i
derniers. Ce souvenir plein de l'onction et de l'esprit évangélique amène i
d ailleurs un ton plus doux, et prépare les paroles touchantes par les- i
quelles l'orateur prend congé de son audience.
* Respicite et levate capiia vestra : quoniam appropinquat redemptio I
vestra. Luc. c. xxi, v. 28. :
■' « Un obstacle. » Cette restriction exprime une défiance sincère;
Bossuet s'effraie de la grandeur de son ministère, de sa responsabilité,
de l'importance de la parole divine. Voy. page 5, note 8. En voici en-
core un bel exemple : « Serez-vous assez heureux pour profiter de cet
'( avis et pour prévenir sa colère ? Allez, messieurs, et pensez-y. Ne
« songez point au prédicateur qui vous a parlé, ni s'il a bien dit,
« ni s il a mal dit; qu'importe ce qu'ail dit un homme mortel ? Il y a
« un prédicateur invisible qui prêche dans le fond des cœurs 'p. 210,
" n. 5 ) ; c'est celui-là que les prédicateurs et les auditeurs doivent
<( écouter; c'est lui qui parle intérieurement à celui qui parle au de-
« hors, et c'est lui que doivent entendre au dedans du cœur tous ceux
<f qui prêtent l'oreille aux discours sacrés.» Sermon pour la profession
fie foi de Mtae de La Vallière.
6 « Prince, n Le duc d'Enghien. Nous avons signalé plus d'une fois
ces apostrophes commandées à l'orateur par l'éUquette, et dont Bos-
suet se tire toujours avec bonheur.
D'AXXE DE GONZAGUE. 211
zèle^ : vous, princesse, qui gémissez en lui rendant ce triste
devoir , et qui avez espéré de la voir revivre dans ce dis-
cours-, que vous dirai-je pour vous consoler? Comment
pourrai-je, madame, arrêter ce torrent de larmes que le
temps n a pas épuisé, que tant de justes sujets de joie""^ n'ont
pas tari? Reconnoissez ici le monde; reconnoissez ses
maux toujours plus réels que ses biens, et ses douleurs par
conséquent plus vives et plus pénétrantes que ses joies*.
Vous avez perdu ces heureux moments où vous jouissiez
des tendresses d'ime mère qui n'eut jamais son égale*
vous avez perdu cette source inépuisable de sages conseils;
vous avez perdu ces consolations qui, par un charme secret^,
faisoient oublier les maux dont la vie humaine n'est jamais
exempte. Mais il vous reste ce qu'il y a de plus précieux;
l'espérance de la rejoindre dans le jour de l'éternité, et en
attendant sur la terre le souvenir de ses instructions,
l'image de ses vertus, et les exemples de sa vie^.
1 « Tant de magnificence et de zèle. » « Personne n'a porté si loin
« l'invention, l'exécution, l'industrie, les agréments ni les magnificences
« des fêtes, dont il savoit surprendre et enchanter, et dans toutes les
« espèces imaginables... C'éloit les grâces, la magnificence, la galan-
« terie même, un Jupiter transformé en pluie d'or. » St.-SiMON. — Le
duc d'Enghien est mort le ler avril 1709. Voyez son portrait dans les
notes sur l'oraison funèbre du prince de Condé.
■2 « Revivre dans ce discours. » Allusion involontaire à l'admiration
qu'excitait le génie de Bossuet.
3 « Tant de justes sujets de joie. » « M«i2 la princesse était la conti-
<( nuelle victime de son mari.. . Elle étoit laide, bossue, un peu tortue
« et sans esprit, mais douée de beaucoup de vertu, de piété et de
« douceur, dont eile eut à faire un pénible et continuel usage tant que
« son mariage dura, ce qui fut plus de quarante-cinq ans... Sa piété ,
« son attention infatigable, sa douceur, sa soumission de novice ne
« purent la garantir des injures fréquentes... Elle n'étoit pas maîtresse
« des plus petites choses ; elle n'en osoit demander ni proposer au-
(c cune. » St. -Simon, c. ccxxiy et dcvi. — Morte le 23 février 1725.
^ « Plus vives et j)lus pénétrantes. /) Toujours les mêmes idées, et
toujours la même force, la même originalité.
•^ « Par un charme secret, n Redoublements d'idée expressifs c(
touchants. Voyez, page 81, « une espèce de charme divin. »
6 « Les exemples de sa vie.» Cette dernière page, pleine de dignité,
d'onction, de mélancolie, laisse dans l'âme une impression douce et
triste, plus sensible par le contraste des grands mouvements qui pré-
cèdent. Rien de plus touchant que ces consolations graves et affec-
tueuses, que ces conseils aux enfants, aux amis des morts, par lesquels
Bossuet aime à terminer ses discours, et à reposer son âme et celles de
.ses auditeurs.
ORAISOxN FUNÈBRE
DE MESSIRE MICHEL LE ÏELLIER,
CHEVALIER, CHANCELIER DE FRANCE.
NOTICE SUR MICHEL LE TELLIER.
L'oraison funèbre du chancelier Le Tellier, par Bossuet, est à peu
pou prés la biographie la plus compkHe qu'on puisse faire de lui. Il n'y
manque, comme dans toutes les oraisons funèbres, que les côtés fâcheux
du héros, et les ombres du tableau : on les trouvera dans le portrait
placé à la suite de cette notice.
Né le 19 avril 1605, d'un conseiller à la cour des aides, seigneur de
Chaville, il fut successivement conseiller au grand conseil (en 1624),
procureur du roi au Châlelet de Paris (1631), puis maître des requêtes
(1638), et travailla avec le chancelier Séguier et Omer Talon à la ré-
pression du soulèvement de Normandie. Ce fait, oublié par Bossuet, se
trouve rappelé dans le discours de Fléchier. L'habileté qu'il y déploya
lui valut l'intendance de l'armée de Piémont (1640). Il y vit Mazarin ;
il y fut connu de lui, et porté au secrétariat de la guerre en 1643. Dés
lors, il fut l'homme du cardinal; pendant la Fronde, il lui rendit les
plus grands services (Voyez toute la seconde partie). 11 prit une part im-
portante au traité de Rueil (1649), à la captivité des princes (1650) ;
sauva par son habileté Péronne des mains des Espagnols (1854)^ et eut
toute la confiance de Mazarin dans les négociations qui amenèrent la
paix des Pyrénées (1659). Mazarin l'en récompensa. Le Tellier eut la
charge de trésorier des ordres du roi, et obtint pour son fils aîné
survivance de celle de secrétaire d'Etat. Ce fils aîné était le marquis de
Louvois, qui n'avait alors que treize ans. Sa mère se nommait Elisabeth
Turpin ; elle était fille de Jean Turpin, seigneur de Vauvredon, et con-
seiller d'Etat. Le Tellier l'épousa en 1640, et en eut trois enfants, deux
garçons et une fille. Le second des fils fut ce fameux archevêque de
Reims, an i de Bc ssuet. (Voyez plus loin page 214.)
Le Tellier eut l'honneur de contribuer à la fortune de Colbert (dont
il fut plus lard l'ennemi acharné, ainsi que son fils Louvois), et le mal-
heur d'être l'un des plus implacables persécuteurs de Fouquet (1661)
Voltaire dit, à ce sujet : « Quand on lit son oraison funèbre, et qu'on
« la compare avec sa conduite, que peut-on penser, sinon qu'une oraison
« funèbre n'est qu'une déclamation? » {Siècle de Louis XIV, c. xxv.)
Voltaire n'a pas fait assez la part des préventions et des erreurs invo-
lontaires auxquelles n'échappent jamais les contemporains.
Le Tellier, que Louis XIV honora toujours d'une confiance particu-
lière, continua encore pendant cinq années d'exercer les fonctions de
conseiller d'Etat. En 1666, étant alors plus que sexagénaire, il remit sa
charge à son fils, Louvois, qui avait vingt-cinq ans, et qui la remplit
jusqu'à l'âge de cinquante ans, où i! mourut (1691), n'ayant survécu â
NOTICE SUR MICHEL LE TELLIER. :2i.">
son përc que de six années. LeTellier conserva cependant les honneurs
alîachés au minislère, et ne cessa pas d'assister au conseil. Il y avait
onze ans que son flls l'avait remplacé, et il avait atteint sa soixante-
quatorzième ann^, lorsque Louis XIV le revêtit, en 1677, de la dignité
de chancelier et de garde des sceaux. En remerciant le roi, il lui dit
ce mot célèbre : « Sire, vous avez voulu honorer ma famille et cou-
« ronner mon tombeau. » Les huit années pendant lesquelles Le Tel-
lier demeura dans cette haute place furent marquées par des actes
d'une grande sagesse *.
Ce fut une de ses réformes importantes, que d'exiger plus de régu-
larité et d'instruction des jeunes magistrats. « M. Le Tellier (dit Flé-
« chier), comme un autre >Ioïse**, partagea son esprit avec ceux qui
« se trouvoient associés à sa judicalure, esprit de régularité et d'ordre.
« Une téméraire jeunesse sejetoit sans étude et sans connoissance dans
« les charges de la robe : on entroit dans le sanctuaire des lois en vio-
« lant la première loi, qui veut qu'on soit instruit de sa profession. Pour
« obtenir les privilèges, il suRisoit d'avoir de quoi les acheter. . . Il ré-
« tablit les études, et fit revivre dans les écoles de droit les exercices
« publics et solennels. »
Le dernier acte de sa vie, le plus grave, le plus difficile à juger, fut
la révocation de l'Edii de Nantes ^Voyez 5^ Partie, no4). Il mourut peu
de temps après (1685', à l'âge de quatre-vingt-trois ans. Voici son por-
trait tiacé par un contemporain, homme d'esprit, mais dont il faut se
défier, à cause de l'extrême irrégularité de sa vie, et de l'extravagance
de ses habitudes, qui n'étaient celles ni d'un abbé ni dun historien.
« Michel Le Tellier avoit reçu de la nature toutes les grâces de l'ex-
térieur : un visage agréable, les yeux brillants, les couleurs du lein?
vives, un sourire spirituel, qui prévenoit en sa faveur. Il avoit tous les
dehors d'un honnête homme, l'esprit doux, facile, insinuant ; il parloit
avec tant de circonspection, qu'on le croyoit plus habile qu'il n'étqit ;
et souvent on attribuoit à sagesse ce qui ne venoit que d'ignorance.
Modeste sans affectation, cachant sa faveur avec autant de soin que
son bien, la fortune la plus éclatante et la première charge de l'Etat
ne lui firent pas oublier que son grand-père avoit été conseiller de la
cour des aides. Il ne fit jamais vanité d'une belle et fausse généalogie,
et, il faut rendre justice à ses enfants, ils ont imité sa sagesse et sa mo-
destie sur ce point-là, et n'ont point endossé un ridicule fort ordinaire
aux gens de nouvelle fabrique. Mais aussi se donna-t-il par là l'exclu-
sion à la pairie... 11 promettoit beaucoup, et tenoit peu; timide dans
les affaires de sa famille, courageux et même entreprenant dans celles
de l'Etat : génie médiocre, vues bornées ; peu propre à tenir les pre-
caières places, où il payoit souvent de discrétion, mais assez ferme à
suivre un plan, quand une fois il avoit aidé à le former : incapable d'en
être détourné par ses passions, dont il étoit toujours le maître; régu-
lier et civil dans le commerce de la vie, où il ne jetoil jamais que des
fleurs (c'étoit aussi tout ce qu'on pouvoit espérer de son amitié); mais
ennemi dangereux, cherchant l'occasion de frapper sur celui qui l'avoil
offensé, et frappant toujours en secret, par la peur de se faire des en-
nemis, qu'il ne méprisoit pas, quelque petits qu'ils fussent. Il ne laissoil
pas de sentir les obligations de son emploi et les devoirs de son état,
auxquels il a toujours été fidèle. » Mémoires de l'abbe de Choisy.
Une partie de ces détails est empruntée à une notice de Duss lult «ur Le
Tellier.
**ExoDB, i8.
214 NOTICE SUR MICHEL LE ÏELLIER. *
« Il y avait à peine cinq mois que Bossuet venait de prononcer Vo-\)
raison funèbre de la princesse Palatine, qu'il se vit encore forcé, pari
des considérations puissantes sur son cœur, à rendre les mêmes honneurs ]j
à la mémoire d'un homme qui lui avait rendu des services important? (j
dans sa jeunesse, et dont le (ils avait é<?alement des droits à sa recon- 1
naissance. Le chancelier Le Tellier avait été un des premiers auteurs de
l'élévation de Bossuet, par ces témoignages indirects qu'un ministre est
à portée de rendre sans compromettre ni user son crédit, et qui sou-
vent ont plus de succès que des sollicitations éclatantes. Sans sortir de
la circonspection naturelle de son caractère, il avait accoutumé de bonne
heure l'oreille de Louis XIV à entendre le nom de Bossuet comme ce-
lui de l'un des ecclésiastiques de son royaume qui devait le plus honorer
le discernement et le choix d'un monarque digne d'apprécier son génie
et ses talents... L'archevêque de Reims, fils du chancelier, avait éga-
lement rendu un service très-important à Bossuet encore jeune a l'oc-
casion de son procès pour le prieuré de Gassicourt. Depuis cetfe épo-
que, l'archevêque de Reims s'était toujours honoré du titre d'ami de
Bossuet, et plus souvent encore de celui de son admirateur.
« Un amour-propre assez naturel faisait vivement désirer à l'archevê-
que de Reims que l'homme le plus éloquent de son siècle fût l'historien
et le panégyriste de son père. Bossuet ne put refuser à l'amitié et à la
reconnaissance un témoignage qu'on lui demandait comme une grâce, et
qui lui parut un devoir. L'archevêque de Reimsne fut trompé ni dans'ses
conjectures ni dans ses espérances; et le chancelier Le Tellier est resté
plus connu par l'oraison funèbre de Bossuet que par son ministère*.
' « Celte oraison funèbre est une belle histoire, et Bossuet s'y montre
I en beaucoup d'endroits le rival de Tacite. On a peine à comprendre
— ^ I comment elle n'a jamais été appréciée comme il nous semble qu'elle
; mérite de l'être. Celte espèce de prévention ne peut être attribuée qu'à
' la nature même du sujet... Il faut convenir en effet que le chancelier Le
Tellier n'avait, ni dans son caractère ni dans sa vie publique, cette
énergie et cet éclat qui préparent l'imagination à un grand intérêt ou à
de fortes émotions.
« Mais c'était la difTiculté même d'obtenir de grands effets d'un sujet
aussi simple, aussi peu favorable aux mouvements oratoires, sans jamais
en sortir, sans jamais avoir recours à des faits, à des personnages, à des
ornements étrangers, qui demandait tout le talent de Bossuet. Le chan-
celier Le Tellier avait été associé à des événements et à des person-
nages célèbres ; 'et Bossuet a fait de l'hisloire d'un homme sage, pru-
dent et calme, l'histoire la plus fidèle d'un temps remarquable par de
grands mouvements et de grandes vicissitudes. Il a donné à ce tableau
historique toutes les couleurs les plus propres à jeter un nouvel éclat
sur un siècle que l'imagination est accoutumée à se représenter comme
l'une des époques les plus brillantes par l'esprit, la valeur et les grâces.
Bossuet a plus fait encore : s'élevant au-dessus de ces dehors frivoles
et séduisants, il a su donner à l'histoire son \éritable caractère, en at-
tachant à ses récits des réflexions aussi justes que profondes, aussi
éclatantes par la pensée qu'énergiques et pittoresques par l'expres-
sion. » Le cardinal de Bausset, Histoire de Bossuet, liv. viii.
Ajoutons que Fléchier fut aussi son panégyriste, et vint, comme pour
l'élo^je de Marie-Tliérèse, répéter à sa manière, avec son esprit délicat, mais
froid, quelques-unes des idées déjà traitées par Bossuet. Dans sa péroraison, il
fait allusion à cette oraison funèbre du maître qui lavait précédé.
ORAISON FUNÈBRE
DE MESSIRE MICHEL LE ÏELLIER,
CHEVALIER, CHANCELIER DE FRANCE,
PR0N0>ÎCÉE DANS l'ÉGLISE PAROISSIALE DE SAINT-GERVAIS ,
OU IL EST INHUME, LE 25 JANVIER 1686.
Posside sapientiara, acquire pnuicniiam; «rripe illara, et exnJtabit te :
gloriticaberis ab eâ, cùm eam fueiis amplexatus '.'
Possédez la sajjesse , et acquérez la prudence : si vous la cherchez avec
ardeur, elle vous élèvera, et vous remplira de gloire quand vous l'aurez em-
brassée. Pfiov. c. IV, v. 7 et 8.
[PLAN DU DISCOURS : — Exorde, que remplissent en entier la Pro-
position et la Division. — L'éloge du chancelier est celui de la sagesse
divine. — Trois caractères dans sa vie : 1° modestie, 2" désintéres-
sement, 50 amour des biens éternels.
Première partie, l» Débuts de Le Tellier en Piémont. — Comment iL
comprenait la justice. — 2'^ Devoirs du juge, que Dieu juge lui-même.
— Dangers de l'ambition. — 30 Sagesse consommée de Le Tellier. —
Sa vie dans la retraite. — Eloge de Louvois,
Deuxième partie. Rôle de Le Tellier dans la Fronde. — Dangers
qu'il y courut. — Portrait du cardinal de Retz. — Portrait et mort
de Mazarin.
Troisième partie, lo Administralion de Le Tellier au sceau et au con-
seil. — Comment il rendait la justice. — 2» Son administration dans
les affaires ecclésiastiques. — Faiblesse et douleurs de l'Eglise. —
50 Réformes opérées; conseils aux ecclésiastiques. — 4» Lutte contre
l'hérésie. — Conversions.
Quairième partie. Derniers moments du chancelier. — Nécessité de se
détacher des biens terrestres. — Enseignements aux riches.
PÉRORAISON. — Driôveté de la vie : vanité du monde : nécessité d'ac-
quérir des richesses incorruptibles.]
Messeigneurs ^,
1° ExoRDE. — En louant Thomme incomparable ^ dont
cette illustre assemblée célèbre les funérailles et honore
1 Texte bien choisi : il n'était pas facile d'en trouver un qui caracté-
risât aussi exactement le chancelier. Celui de Fléchier est également
heureux ; seulement, il en a tiré parfois des allusions subtiles : « Usque
« in senectutem permansit ei virlus, ut ascenderet in excelsum terrai
« locum ; et semen ipsius oblinuit hœreditatem, ut vidèrent omnes filii
« Israël quia bonum est obsequi sanclo Deo.» « Sa vertu s'est soutenue
« jusqu'à sa vieillesse; elle l'a fait monter aux lieux élevés de la terre:
.« sa postérité a recueilli son héritage, afin que les enfants d'Israël con-
« noissent qu'il est bon d'obéir au Dieu saint. » Au livre de YEcclésias-
tique., c. xvi.
2 A messeigneurs les évêques, qui tétaient présents en habit.
: 3 « Incomparable. » Expression trop hyperbolique. Incomparable ef
4if> ORAISON FUNÈBRE i
les vertus, je louerai la sagesse même : et la sagesse que ji* J
dois louer dans ce discours ^ n'est pas celle qui élève les li!
hommes et qui agrandit les maisons ; ni celle qui gouverne j.j
les empires, qui règle la paix et la guerre, et enfm qui r
dicte les lois, et qui dispense les grâces ^. Car encore que
ce grand ministre ^, choisi par la divine Providence pour
présider aux conseils du plus sage de tous les rois **, ail
été le digne instrument des desseins les mieux concertés
que TEurope ait jamais vus; encore que la sagesse, après
l'avoir gouverné ^ dès son enfance. Tait porté aux plus grands î
honneurs et au comble des félicité humaines; sa (m nous |i
a fait paroître que ce n'étoit pas pour ces avantages qu'il
en écoutoit les conseils ^. Ce que nous lui avons vu quitter
sans peine "^ n'étoit pas Tobjet de son amour. 11 a connu la
sagesse que le monde ne connoît pas ^ ; cette sagesse ce qui |i
supérieur ne sont pas la même chose ; Bossuet n'en aurait pas plus dit ï
d'un saint. 11 faut pourtant se rappeler que ces hyperboles n'étaient jt
pas rares au dix-septième siècle : la poésie en avait donné Thabitude. il
CÉSAR. Antoine, avez-vous vu cette reine adorable? I
Ant. Oui, seigneur, je l'ai vue : eWe e9,i incomparable. 1
P. Corneille, la Mort de Pompée, m, 3. j
* « Et la sagesse etc. » Remarquez comme Bossuet entre tout d'abord |
dans les idées générales et les enseignements religieux. — « La sagesse \
qui agrandit les maisons. » Fléchier, dans son exorde, a développé i
celte idée par des antithèses élégantes, mais froides : « Il envisage, non l
« pas sa fortune, mais sa vertu ; les services qu'il a rendus, non pas les [
« places qu'il a remplies; les dotis qu'il a reçus du ciel, non pas les hon-
« neurs qu'on lui a rendus sur la terre ; en un mot, les exemples que
« votre raison vous doit faire suivre, et non pas les grandeurs que votre
« orgueil pourrait vous faire désirer. »
2 (( Qui dispense les grâces. » Exem])le de définition par énuméra-
tion et par élimination,; mojen commode et presque toujours sûr d'ar-
river à une notion précise. On commence par dire ce qu'une chose
n'est pas, pour arriver à ce qu'elle est. C'est l'argument des contraires,
3 « Encore que. » Tour vieilli : conjonction restrictive un peu lente.
* « Du plus sage de tous les rois. » Toujours les éloges officiels i
adressés à Louis XIV. Voyez page 38, n. 5.
!j « Gouverné. » On ne dit guère : la sagesse gouverne un homme.
6 « Sa fin nous a fait paroître, etc. » Longue période, qui se termine ,
par une idée brève et concise, opposée aux longs développements de ^
l'idée contraire. Ce procédé de style, qui fait si bien valoir les con-
trastes, et qui prête si bien au trait^ est familier à La Bruyère. — ,■
Nous a fait paroître pour nous a fait voir, locution peu usitée, surtout .j
avec une proposition pour régime. Voyez page 201, note 7. .,
"' ft Ce que nous lui avons vu quitter, etc. » Exemple A'enthymème. ,;
ire Proposition. On n'aime pas ce que l'on quitte sans peine. 2^ Pru- .]
pos. Nous l'avons vu, etc. 5^ Propos. Donc, etc. .1
s « Que le monde ne connoît pas. n Antithèse expressive et tou- ;
chante ; elle résume une grande idée en un root. ,
'{
DE MICHEL LE TELLiER. 217
a vient d'en haut, qui descend du Père des lumières \ »
et qui fait marcher les hommes dans les sentiers de la jus-
tice -. C/est elle dont la prévoyance s'étend aux siècles fu-
turs, et enferme dans ses desseins Téternité tout entières
Touché de ses immortels et invisibles attraits \ il Ta re-
cherchée avec ardeur, selon le précepte du Sage, a La sa-
« gesse vous élèvera, dit Salonion, et vous donnera de Ja
« gloire quand vous l'aurez embrassée ^ ; » mais ce sera
une gloire que le sens humain « ne peut comprendre.
Comme ce sage et puissant ministre aspiroit à cette gloire,
il l'a préférée à celle dont il se voyoit environné sur la terre.
C'est pourquoi "^ sa modération l'a toujours mis au-dessus
de sa fortune. Incapable d'être ébloui des grandeurs hu-
maines, comme il y paroît sans ostentation, il y est vu sans
envie®; et nous remarquons dans sa conduite ces trois ca-
ractère? de la véritable sagesse ^ : qu'élevé sans empresse-
ment ^^ aux premiers honneurs, il a vécu aussi modeste
que grand; que dans ses importants emplois, soit qu'il
nous paroisse, comme chancelier, chargé de la principale
administration de la justice, ou que nous le considérions
* Sapienlia desursum descendons. Jac, iir, 15.
2 « Le» sentiers de la justice. » Sur celte métaphore emplovée si
souvent, \ojez page 120, note 5.
•^ « Enferme dans ses desseins l'Éternité tout entière. » Expression
éloquente: la sagesse de Dieu comprend et enferme en elle-même l'infini.
* « Touché de ses immortels attraits, w Cette expression a toujours
beaucoup de force dans Bossuet.
^ « La sagesse vous élèvera, etc. » Répétition du texte du discours.
^ « Le sens humain. » Latinisme et locution peu usitée.
' « C'est pourquoi. » Conjonction peu employée maintenant. Dans
Bossuet, elle marque toujours une conclusion positive, et a le sens de
Voiià pourquoi.
8 « Comme il y paroît, etc. » Exemple de déduction par anlithèse.
^ « Ces trois caractères, etc. » Proposition et division. Ce sont elles
qui remplissent l'exordetout entier. Cette di\ision rigoureuse conviendrait
tout à fait à un sermon, et rappelle celles de Bourdaloue ; mais ici elle
na d'autre but que de poser nettement les principales idées du sujet.
Bossuet ne s'astreint nullement à reproduire exactement ses trois points;
il serait même bien difficile de les trouver développés à part et d'une
nunière spéciale, sauf cependant le dernier. — Voici la division de
riéchier : « Je viens vous montrer par quels emplois le ciel avait prê-
te paré ce grand homme, par quelles voies il l'a conduit, par qu(!ls se-
« cours il l'a soutenu dans les dignités éminenles, et recueillir en sa
« personne la fidélité d'un sujet, la sagesse d'un ministre d'Etat, la
« Justice d'un chancelier. »
^'^ « Elevé sans empressement. » Expression incorrecte ; car elle ia-
Jiquerait plutôt l'indifférence du prince que celle de Le Tellier.
10
218 ORAISON FUNÈBRE]
dans les autres occupations d'un long ministère, supérieur
à ses intérêts \ il n'a regardé que le bien public; et qu'enfin
dans une heureuse vieillesse, prêt à rendre avec sa grande
âme le sacré dépôt de l'autorité, si bien confié à ses soins,
il a vu disparoître toute sa grandeur avec sa vie sans qu'il
lui en ait coûté un seul soupir'-; tant il avoit mis en lieu
haut et inaccessible à la mort son cœur et ses espérances ^ !
De sorte qu'il nous paroît *, selon la promesse du Sage,
dans « une gloire immortelle, » pour s'être soumis aux
lois de la véritable sagesse, et pour avoir fait céder à la
modestie l'éclat ambi tieux des grandeurs humaines, l'intérêt
particulier à l'amour du bien public, et la vie même au
désir des biens éternels ^. C'est la gloire qu'a remportée
très-haut et puissant seigneur messire Michel le Tellier,
CHEVALIER, CHANCELIER DE FrANCE ^.
jre Partie. — 1" Le grand cardinal de Richelieu ache-
voit son glorieux ministère, et finissoit tout ensemble une
vie pleine de merveilles ''. Sous sa ferme et prévoyante
1 « Supérieur à ses intérêts. » Incise qui contribue à rendre longue
et pénible celle période déjà surchargée de détails.
2 « Il a vu disparoître, etc. » Ici, ce développement lourd se relève
par de grandes idées et par un grand style.
3 « Tant il avoit mis en lieu haut, etc. » Idée noble et touchante;
exemple d'épiphonème (p. 27, n. 3 ; p. 54, n. 1).
* « Paroît » pour apparaît. Bossuet confond souvent ces deux mots.
5 « La vie même, etc. » Exemple de redoublement d'idées., et
d'amplification progressive.
6 « C'est la gloire, etc. » Il y a loin du ton froid de cet exorde à
l'éloquence de ceux des premières oraisons funèbres, et même à la
simplicité grave et éloquente avec laquelle commence l'éloge de
Condé. C'est qu'ici le sujet comportait moins que jamais un appel aux
passions de l'auditoire, et que dans l'éloge d'un sage Bossuet parle sur-
tout à linlcUigence et à la raison.
'i « Le grand cardinal de Richelieu, etc. » Mort le 4 décembre 1642.
« Il mourut chargé d'honneurs et de gloire, avec l'éclat de beaucoup
« de vertu, et la honte de beaucoup de grands défauts, dont la cruauté
« et la tyrannie étoient les principaux. » M™e de Motteville. —
Bossuet a lui-même résumé ici quelques-uns des traits principaux de
ce grand ministère. Fléchier ajoute à ce souvenir des réflexions un peu
commune:., mais où il y a des détails heureux. « Ce fut en ce temps
« que, pour le malheur du royaume, mourut ce cardinal fameux par
« la force de son génie, par le succès de ses entreprises, par la beauté
« de son esprit ; à qui la France devoit sa grandeur, son repos, et sa
« politesse. Quelle chute, messieurs, et combien de fortunes chance-
« ianles ou renversées en une seule ! Que sont les hommes, lorsqu'au
« milieu de leurs espérances et de leurs établissements, Dieu, dont les
« jugements sont impénétrables, brise le bras de chair qui les appuyoit?...
« Les bienfaits s'oublient, les amitiés cessent, la confiance s'éloigne^
DE MICHEL LE TELLIEU. 219
conduite, la puissance d'Autriche cessoit d'être redoutée ^ ;
et la France, sortie enfui des guerres civiles-, commençoit
à donner le branle^ aux affaires de TEurope. On avoit une
attention particulière à celles dllalie, et sans parler des
autres raisons, Louis XIII, de glorieuse et triomphante
mémoire *, devoit sa protection à la duchesse de Savoie
sa sœur^, et à ses enfants. Jules Mazarin ^, dont le nom
« les services même sont comptés pour des récompenses. Quand on se-
rt roit utile, on cesse d'être agréable ; de nouveaux intérêts font rher-
« cher de nouveaux sujets. Telles sont les vicissitudes du monde. »
Fléchier, Oraison funèbre de Michel Le Tellier.
1 « Cessoit d'être redoutée. » Il lui avait porté des coups successifs
et violents en soutenant ^Yallenstein contre elle, en donnant à Gustave-
Adolphe les moyens de lui faire une guerre terrible (1652;, en favori-
sant contre l'Espagne les révoltes de Portugal et de Catalogne '1640) ;
enfin, par les victoires de Banner et de Guebrianl en Allemagne (^1641).
2 « Sortie enfin des guerres ci\iles. » Par la soumission des Pro-
testants et l'abaissement de la noblesse, après le supplice de Montmo-
rency (1652), la mort du comte de Soissons (1641), et tous les revers
qu'avaient entraînés les soulèvements du duc dOrléans.
3 « Donner le branle. » Terme expressif, et qui n'était point familier
au temps de Bossuet.
On me verra dormir au branle de sa roue. Boileau.
^ « De glorieuse et triompliante mémoire. » Il n'y a guère que Saint-'
Simon, fils d'un favori de Louis XIII. pour faire autant d'éloges de ce roi,|
à qui l'on a tant à reprocher. Sa gloire et ses triomphes furent l'œuvre
de Piichelieu. L'histoire ne cite que les affaires de Coibie et du Pas der
Suze où il ait joué un rôle digne dun roi, quoique Saint-Simon prétende;
« que les Muses et les écrivains ont donné à P»ichelieu bien de la gloires
« qu'ils ont dérobée à son maître. » I, vu.
s « La duchesse de Savoie, » Christine, veuve de Victor Amédée 1er,
et régente pour son fils Charles-Emmanuel II (1657). En 1639, elle avait
à défendre sa régence contre ses deux beaux-frères, le cardinal Mau-
rice, et Thomas, prince de Carignan. Richelieu, comme allié, s'était
emparé du Piémont, mais la guerre continuait avec le prince de Cari-
gnan (1642). — Ces autres raisons étaient que les états dé Savoie ou-
vraient aux Français l'entrée de l'Italie, comme aux ennemis celle de la
France orientale, et c'étaient là des considérations bien autrement puis-
santes sur l'esprit de Richelieu que ces raisons de famille, que Bossuet
cite de préférence, sans rien dire dp.s autres.
6 « Jules Mazarin. » Né à Rome ou à Piscina, le 14 Juillet 1602,
mort à Paris le 9 mars 1661. «Si grand dans notre histoire.» li y joua
pourtant plus d'une fois un rôle fâcheux. — Voici le portrait de Mazarin
par Fléchier (ire p;irtie). « Déjà, pour le soutien d'une minorité et
« d'une régence tumultueuse, s'étoit élevé à la cour un de ces hommes
« en qui Dieu met ses dons d'intelligence et de conseil, et qu'il tire de
« temps en temps des trésors de sa providence pour assister les rois et
« pour gouverner les royaumes. Son adresse à concilier les esprits par
« des persuasions efficaces, à préparer les événements par des négocia-
« tions pressées ou lentes, à exciter ou à calmer les passions par des
« intérêts et des vues politiques, à faire mouvoir avec habileté les res-
^20 OKAISON FL.NEBIŒ
devoit ùtre si grand dans notre histoire, employé par la
cour de Rome en diverses négociations, s'étoit donné à la
France; et propre par son génie et par ses correspondances
à ménager les esprits de sa nation, il avoit fait prendre un
<^ours si heureux aux conseils du cardinal de Richelieu,
que ce ministre se crut ohligé de l'élever à la pourpre ^
Pa:-'à il sembla montrer son successeur à la France; et le
cardinal Mazarin s'avançoitsecrèlement à la première place-.
En ces temps '^ Michel Le Tellier, encore maître des re-
quêtes, éloit intendant de justice en Piémont*. Mazarin,
que ses négociations attiroient souvent à Turin ^, fut ravi
d'y trouver un homme d'une si grande capacité, et d'une
« sorts ou delà guerre ou de la paix, l'avoit fait regarder comme un nii-
« nistre non-seulement utile, mais encore nécessaire. La pourpre dont il
<( éloit revêtu, la capacité qu'il fit voir, et la douceur dont il usa, après
« plusieurs agitations, le mirent enfin au-dessus de l'envie; et tout con-
« courant à sa gloire, le ciel même faisant servir à son élévation et sa
« faveur et ses disgrâces, il prit les rênes de l'Etat : heureux d'avoir aimé
« la France comme sa patrie, d'avoir laissé la paix aux peuples fatigués
« d'une longue guerre, et plus encore d'avoir appris l'art de régner el les
« secrets de la royauté au premier monarque du monde. » — Mme de
Motteville n'a pas tant flatté Mazarin. « II avoit, dit-elle, une grande
« capacité, et surtout une industrie et une finesse merveilleuse pour
w conduire et amuser les hommes par mille douteuses et trompeuses
« espérances. 11 ne faisoit du mal que par nécessité à ceux qui lui dé-
({ plaisoient... Son caractère étoit de négliger trop à faire du bien. Il
(' sembloil n'estimer aucune vertu ni haïr aucun vice... La religion a
« été trop abandonnée par lui, et il a toujours eu trop d'indifférence
« pour le sacré dépôt que Dieu lui avoit commis. Il éloit naturellement
X( défiant ; il faisoit profession de ne rien craindre, quoiqu'on effet sa
« plus grande application eût pour objet principal sa conservation par-
n iiculière. » — Voyez aussi la notice sur Henriette de Fiance, page 2.
1 « Un cours si heureux, que... » En général, à part le début, ce
morceau historique marche avec lenteur et d'une manière languissante.
— « De l'élever à la pourpre. » 1641. Il avait quitté l'état militair*-,
nais n'était pas dans les ordres et ne fui jamais prêtre.
^ (( S'avançoit secrètement. » Termes simples et expressifs.
» « En ces temps. » Expression rare, qui n'est guère usitée que dans
les traductions de l'Evangile.
'' « Inten ianl de justice en Piémont. » <( Que dirai-je de cette inlen-
« dance (jui fut comme un coup d'essai de son ministère, sinon qu'il fit '
« craindre et qu'il fil aimer la France en Italie; qu'il aida par son unhi>-
« trie à réunir les princes de l'auguste maison de Savoie; qu'il parut bon
« négociateur et bon courtisan, et qu'il remporlaautantdeslime el d'af-
(( fection publique de ces pays étrangers, qu'il y avoit laissé d'exemples
(f d'uno sage et vertueuse conduite? » Fléchier.
= (( Turin. » Capitale du Piémont, que la France, au nom de Ma-
dame Royale Christine de Savoie, disputait aux Espagnols et aux prinr^'s
de Savoie.
i
D: MICHEL LR TI-LUKU. :i^r
conduite si sûre dans les atVaires : car les ordres de la cour
obligeoieiit rambassadeiii- à concerter toutes choses avec
l'intendant, à qui la divine Providence faisoit faire ce léger
apprentissage des afFiires dTtat '. Il ne falloit qu'en ouvrir
l'entrée à un génie s! perçant, pour l'introduire bien avant
dans les secrets de la politique. Mais son esprit modéré ne
se perdoit pas dans ces vastes pensées; et renfermé, à
l'exemple de ses pères, dans les modestes emplois de la
robe, il ne jetoit pas seulement les yeux sur les engage-
ments éclatants, mais périlleux, de la cour. Ce n'est pas-
qu'il ne parût toujours supérieur à ses emplois. Dès sa pre-
mière jeunesse tout cédoit aux lumières de son esprit, aussi -
pénétrant et aussi net qu'il ctoit grave et sérieux -. Poussé
par ses amis, il avoit passé du grand conseil ^ sage com-
pagnie où sa réputation vit encore, à l'importante charge
de procureur du roi. Cette grande ville se souvient de l'aroir
vu, quoique jeune, avec toutes les qualités d'un grand ma-
gistrat, opposé non-seulement aux brigues et aux partialités*
qui corrompent l'intégrité de la justice, et aux préventions
c{ui en obscurcissent les lumières % mais encore aux voies
irrégulières et extraordinaires, où elle perd avec sa con-
stance ^ la véritable autorité de ses jugements. Ou y vit
enfin tout l'esprit et les mavimes d'un juge qui, attaché à
la règle, ne porte pas dans le tribunal ses propres pensées-^
m des adoucissements ou des rigueurs arbitraires '; et qui
1 « Léger apprentissage. » Prima militiae rudimenla Suelonio Paul-^
iiiio, diligenti ac moderato duci, approbavil. Tacite, Âgricola, Y.
2 « Aussi pénéUaiU et aussi net, etc. » Il est à remarquer que Bos-
suet. dans sa raison si profonde, est toujours frappé de ces qualités
solides des esprits considérables : le sens, le sérieux, la justesse. Voy.
pag. 57, n. 6; pag. 58. n. 5; pag. 85, n. 1, etc.) Flécliier a rendu en
termes poétiques une idée analogue, mais il a bien moins de sens et de
loice. <( La connoissance des affaires, l'application à ses devoirs, l'éloi-
'( gnement de tout intérêt, le firent connoître au public, et produisirent
ff ceUe première fleur de réputation qui répand son odeur plus agréable
" que les parfums sur tout le reste d'une belle vie. » Fléchieiî, 1^" partie.
•^ « Du grand conseil. » Flécbier a expli.iué quelles en éiaimt le^
ottiibuiions V. plus bas.)
'■* i( Partialités. » Mot qui s'emploie rarement ainsi au pluriel.
■' « Uui en obscurcissent les lumières. » Idée détaillée avec soin.
Itemarquer le rapport exact des figures.
« M Constance.» Sens rare du mot conslare sibi). La justice de-
vient alors comme inconséquente ; elle abandonne sa marche uniforme
«t régulière, et avec elle l'autorité et la sûreté de la tradition.
' Var. « Ne porte pas ses propres pensées, ni des adoucissements-
ou des rigueurs arbitraires dans le tribunal, et qui veut, etc. » l^e édW;.
^2 ORAISON FUNÈBRE
veut que les lois gouvernent, et non pas les hommes. Telle
est ridée qu'il avoit de la magistrature^. 11 apporta ce
même esprit dans le conseil, où l'autorité du prince, qu'on
y exerce avec un pouvoir plus absolu, semble ouvrir un
champ plus libre à la justice ^; et, toujours semblable à
lui-même ^, il y suivit dès-lors la même règle qu'il y a
établie depuis, quand il en a été le chef.
Et certainement, messieurs, je puis dire avec confiance*
que l'amour de la justice étoit comme né avec ce grave
magistrat, et qu'il croissoit avec lui dès son enfance. C'est
aussi de cette heureuse naissance que sa modestie se fit un
rempart contre les louanges qu'on donnoit à son intégrité^;
et l'amour qu'il avoit pour la justice ne lui parut pas méri-
ter le nom de vertu, parce qu'il le portoit, disoit-il, en
quelque manière dans le sang ^. Mais Dieu, qui l'avoit
prédestiné à être un exemple de justice ' dans un si beau
règne ^, et dans la première charge d'un si grand royaume,
lui avoit fait regarder le devoir de juge, où il étoit appelé,
comme le moyen particulier qu'il lui donnoit pour accom-
1 « Telle est l'idée qu'il avoit de la-magislrature. » C'est aussi l'idée
qu'en a Bossuet, idée pleine de sens et de profondeur. — La justice,
pour lui, repose sur les régies éternelles du bien, écrites par Dieu dans
le cœur de Thomme et dans la loi révélée.
2 « Un champ plus libre à la justice. » Et aussi à Varbitraire,
puisque tout dépend du pouvoir du prince, et d'un pouvoir plus absolu.
3 « Toujours semblable à lui-même. » Expression empruntée à Horace :
Semper ad extremum similis sibi. Jrt. poet.
* « Je puis dire avec confiance, etc. » Transition lourde, comme
deux lignes plus bas : « C'est aussi de cette heureuse naissance, n
^ La modestie se fit un rempart de la naissance contre les louanges
qu'on donne à Vintégrilé. — Phrase mal écrite, surchargée de termes
abstraits. — Remarquez le mot naissance (pvîtî-) pour caractère. On
y pouvait opposer le mot nourriture [zpo'f/;), employé par Corneille.
Si vous faites état de cette noinn-iture.
Donnez ordre qu'il rrgne.
Niconu-de, II. 3, éd. classiq. annotée par M J. Naudet, p. C4.
6 « Il le portoit dans le sang. » Bossuet ne voit dans ces paroles que
de la modestie ; mais on pourrait bien y trouver aussi cet orgueil héré-
ditaire, aussi commun à la noblesse de robe qu'à celle d'épée.
7 «Prédestiné. » Voy. page 74, note 2, et page 100, note 4. —
Toujours la grande idée de Bossuet, qui l'obsède incessamment : le
gouvernement de la Providence dans les affaires du monde. A ses
yeux. Le Tellier était marqué dès sa naissance, comme il le dit du
prince de Condé, pour l'administration de la justice.
8 « Un si beau règne. » La même expression se retrouve à la fin du
récit de la bataille de Rocroy ; ici Bossuet pense à la gloire civile et pa-
cifique de Louis XIV, comme ailleurs il songe à la gloire militaire.
DE MICHEL LE TELLIER. 223
plir Tœuvre de son salut. C'étoit la sainte pensée qu'il
avoit toujours dans le cœur; c'étoit la belle parole qu'il
avoit toujours à la bouche; et par-là il faisoit assez connoî-
tre combien il avoit pris le goiit véritable de la piété chré-
tienne ^ Saint Paul en a mis l'exercice, non pas dans ces
pratiques particulières que chacun se fait à son gré, plus
attaché à ces lois qu'à celles de Dieu ^ ; mais à se sanctifier
dans son état ^, et a chacun dans les emplois de sa voca-
tion : )) Unitsquisque in qua vocatione vocatus est '*. Mais
si, selon la doctrine de ce grand apôtre, on trouve la sain-
teté dans les em.plois les plus bas, et qu'un esclave s'élève
à la perfection dans le service d'un maître mortel, pourvu
qu'il y sache regarder l'ordre de Dieu ^ ; à quelle perfection
l'àme chrétienne ne peut-elle pas aspirer dans l'auguste et
saint ministère de la justice, puisque, selon l'Ecriture,
(c l'on y exerce le jugement, non des hommes, mais du
« Seigneur même ^ ? »
2° Ouvrez les yeux ''^ chrétiens; contemplez ces au-
gustes tribunaux où la justice rend ses oracles *; vous y /
verrez, avec David, « les dieux de la terre , qui meu-
1 « Le goût véritable de la piélé. » Bossuet a déjà dit [Or. fun. de
Henriette de France, page 42) : là on perd tout le goût du monde.
2 « Saint Paul en a mis l'exercice, etc. » Développement et précepte
général qui, selon l'usage de Bossuet, arrive subitement au milieu de
détails particuliers. Voy. VOraison funèbre de Marie-Thérèse.
3 « Plus attaché à ces lois, etc. » Critique et reproche remarquables,
à une époque où l'on suivait volontiers des idées parfois singulières ea
matière de piété. Bossuet poursuit et condamne l'extravagance au nom
du bon sens comme de la religion.
* Paul, i, Cor. vu, 20. — Conseil plein de sens et de raison ; il ren-
ferme tout l'esprit pratique du christianisme. Il se rattache du reste à
la parole de Jésus-Christ : Rendez à César ee qui est à César, et à Dieu
ce qui est d Dieu.
^ « Regarder l'ordre de Dieu. » C'est-à-dire la volonté divine, et non
pas l'ordre des conseils divins.
6 Non enim hominis exercetis judicium, sed Domini. ii. Pakalip.
XIX, 16. Les Paralipomènes [Tïuf.yluTtôiJ.i-jv.) se composent de
deux livres qui servent de complément aux quatre livres des Rois.
On les attribue à Esdras, docteur juif du cinquième siècle avant Jésus-
Christ, qui au retour de la captivité de Babylone, a revu, commenté et
distribué les différents livres de l'Ecriture.
^ « Ouvrez les yeux, n Apostrophe qui varie le développement. C'est
la figure par laquelle Bossuet ranime et relève le plus souvent les expo-
sitions générales de principes ou d'enseignements religieux et moraux.
Voy. les Oraisons funèbres de Marie-Thérèse et d'Anne de Gonzague,
page 127, note 10; page 159, note 9, etc.
8 « Ses oracles. » Périphrase expressive, parce qu'elle est la traduc-
tion d'une idée vraie et grande.
£î2l ORAISON FL^^KDRE
« rent à la vérité conime des hommes \ » mais qui
t'-ependant doivent juger comme des dieux, sans crainte,
sans passion, sans intérêt; le Dieu des dieux à leur tête, j
c.omnie le chante ce grand roi d'un ton si sublime dans i
ce divin psaume ^ : a Dieu assiste, dit-il, à l'assemblée des
(c dieux, et au milieu il juge les dieux ^ » 0 juges, quelle
majesté de vos séances* ! quel président de vos assemblées î
mais aussi quel censeur de vos jugements M Sous ces yeux l
redoutables ^, notre sage magistrat écoutoit également le j
riche et le pauvre ; d'autant plus pur et d'autant plus '
ferme dans l'administration de la justice \ que sans porter ;
ses regards sur les hautes places, dont tout le monde le ju- j
geoit digne, il mettoit son élévation comme son étude à se î
rendre pariait dans son état. Non, non, ne le croyez pas, I
que la justice habite jamais dans les âmes où l'ambition !
domine ^ Toute âme inquiète et ambitieuse est incapable |
de règle. L'ambition a fait trouver ces dangereux expédients \
oii, semblable à un sépulcre blanchi ^ un juge artificieux |
' Ego dixi : Dii eslis... vos aulem sicut homines moriemini. Psau I
lAxxi, 6, 7. — Bossuot laisse dans l'omhre le côté triste de la cilalion,
pour en tirer seulement une idée brillante. — «Avec David. » Manière [
ordinaire à Uossuet dannoncer une citation des Psaumes. fP. 18, n. k.) j
2 (( Le Dieu des Dieux à leur tète. » Ici se retrouve l'inspiration et '
Tenthousiasme, et l'admiration de Bossuet pour la poésie des Psaumes, !
P»emarquez comme la période se développe largement, peut-cire même ]
avec trop d'ampleur, et comme elle se termine par une citation dun j
^rand effet. Cest un excellent exemple du style sublime. \
2 Deus stelil in synagoga deorum : in medio aulem deos dijudicat. \
PsAL. Lxxxi, 1. — Peinture pleine de grandeur, d'éloquence et de poésie. |
P.ossuet, en citant les paroles de David, partage son enthousiasme. |
^' « Ojuges, quelle majesté !» Exemples d' apostrophe ei d'exclamation. '
s « Quel censeur. » Ce mot a rarement la force que lui donne ici '
Bossue! : il indique la critique plutôt qu'une révision sévère et infaii- i
lible comme celle que Dieu fait des jugements humains. i
fi Sous ces jeux redoutables, etc. » Transition simple et naturelle, ]
qui^ ramène le souvenir de Le Tellier au milieu de ces idées générales, l
' « D'autant plus pur, etc. » ki commencent des leçons d'abord ,
i.ndirectes, puis bientôt formelles et sévères, à l'adresse des juges arti- i
ficieux. Ces leçons allaient au but, quand on se rappelle ce qu'était la j
justice au dix-septième siècle, telle que la représentent Molière dans i
le .iïisanlhrope et les Fourberies de Scapin, Racine dans les Plai- '
dcurs, et Boilcau dans ses Satires. — \o^ez aussi toute l'Oraison funèbre I
du premier président de Lamoignon, par Fléchier. i
* « Où l'ambition domine. » Bossuet ne dit rien de la cupidité, de la '
haine, etc. ; la vérité serait trop facile à prouver ; il parle seulement
des dangers de l'ambition , contre lesquels une âme honnête est beau- i
<oup moins en garde. L'idée est bien plus neuve et plus forte. !
^ Un sépulcre blanchi. » Expression empruntée à l'Ecriture. {
DE MICHEL LE TELLIER. ^ST,'
ne garde que les apparences de la justice. Ne parlons pas
des corruptions qu'on a honte d'avoir à se reprocher ' ; par-
lons de la lâcheté ou de la licence ^ d'une justice arbitraire
qui, sans règle et sans maxime, se tourne au gré de l'ami
puissant : parlons de la complaisance ^ qui ne vent jamais
ni trouver le lil *, ni arrêter le progrès d'une procédure
malicieuse ^ Que dirai-je du dangereux artifice qui fait
prononcer à la justice, comme autrefois aux démons, des
oracles ambigus et captieux ^? Que dirai-je des difti-
eultés qu'on suscite dans l'exécution ', lorsqu'on n'a pu
refuser la justice ta un droit trop clair? « La loi est déchi-
« rée, comme disoit le prophète , et le jugement n'arrive
« jamais à sa perfection. » Non pervenil usque ad finemjudî-
cium^. Lorsque le juge veut s'agrandir, et qu'il change en une
souplesse de cour^ le rigide et inexorable ministère de la
justice, il fait naufrage contre ces écueils. On ne voit dans
ses jugements qu'une justice imparfaite, semblable, je ne
1 « Qu'on a honte d'a\oir à se reprocher. » C'est-à-dire que leus .
possibilité même est une hontes pour l'homme, outre que les niagis-
Uals prévaricateurs doivent en rougir.
^ « Licence, » au sens du mot latin licenlia. L'absence de régies.
•' « La complaisance... le dangereux artifice, etc. n Ènumération forte
et éloquente. Bossuet ne reculait sans doute pas non plus devant les
applications personnelles que son esprit faisait de ces reproches.
» « Trouver le fil. » Métaphore familière et expressive.
^ «Malicieuse, » c'est-à-dire pleine d'iniquité. Ce mot n'a plus qu'utî.-
sens assez faible et peu défavorable, celui de taquin, moqueur, etc.
6 « Comme autrefois aux démons, des oracles ambigus et captieux, n
Tel est aussi le sens du nom de A&?taç, donné par les Grecs à ApolloR
voblique, tortueux dans ses paroles et ses prédictions).
■^ « Des difficultés dans l'exécution. » Fléchier a développé heureu-
sement cette idée : « Combien de fois a-t-il essayé de bannir du Palais
« ces lenteurs afi'ectées et ces détours presque infinis, que l'avarice a
« inventés afin de faire durer les procès par les lois mêmes qu'on â
« faites pour les finir, et de profiter en même temps des dépouilles de
« celui qui perd et de celui qui gagne sa cause ! Combien de fois a-t-
« il arrêté la licence de ceux qui, sur la foi et sur la tradition des en-
« nemis et des envieux, débitent impunément en plaidant des médi-
« sances, et qui, par des railleries piquantes, tâchent de rendre au<
« moins ridicules ceux qu'ils nt; peuvent rendre criminels! Combien de
« fois, par des accommodements raisonnables, a-l-il arrêté le cour*
« de ces divisions qui passent des pères aux enfants, et qui se perpé-
« tuent dans les familles I» Oraison funèbre de Lamoignon, *2e partie..
* Habacuc, I, 4. (Un des douze petits Prophètes, 600 ans av. J.-C.)
^ « Une souplesse de cour. » Mot original et hardi.— Changer unmi-
nislère en une souplesse, expression pénible : le rapprochement des
deux mots est forcé. — S'agrandir : reproche sévère.
10.
f/
226 ORAISON FUNÈBRE
craindrai pas do le dire, à la justice de Pilate^ : justice qui
fait semblant d'être vigoureuse, à cause qu'elle résiste aux
tentations médiocres - et peut-être aux clameurs d'un
peuple irrité^; mais qui tombe et disparoît tout à coup,
lorsqu'on allègue, sans ordre même et mal-à-propos, le
nom de César '*. Que dis-je le nom de César? Ces âmes
prostituées à l'ambition ne se mettent pas à si haut prix ^ :
tout ce qui parle, tout ce qui approche, ou les gagne, ou les
intimide ^, et la justice se retire d'avec elles. Que si elle
s'est construit un sanctuaire éternel "^ et incorruptible dans
— .]e cœur du sage Michel Le Tellier, c'est que, libre des
empressements de l'ambition, il se voit élevé aux plus
I grandes places, non par ses propres efforts, mais par la
■"^^j^^l douce impulsion d'un vent favorable ^; ou plutôt, comme
' l'événement l'a justifié, par un choix particulier de la di-
vine Providence. Le cardinal de Richelieu étoit mort, peu
regretté de son maître ^ qui craignit de lui devoir trop ^*.
1 « A la justice de Pilate. » Exemple d'allusion. Ille autem tertio
dixit ad illos : Quid enim mali fecit iste ? Nullam causam mortis invenio
in eo. Corripiam ergo illum et dimitfam. Luc, xxiii, 22,
2 « A cause que. » Conjonction vieillie : parce que lui a survécu.
3 « Aux clameurs d'un peuple irrité. » At illi succlamabant, dicen-
tes : Crucifige, crucifige eum. Lie. xxiii. 21.
* « Le nom de César. » Cœperunt aulem illum accusare, dicentes :
Hune inveniiuus subvertenlem gentem nostram et prohibenlem tributa
dare Cœsari, et dicentem se Christum regem esse. Luc, xxiil, 2.
s « Prostituées à l'ambition.... à si haut prix. » Métaphore pleine de
vigueur et d'éloquence, comme, au reste, tout ce développement.
6 « Ou les gagne ou les intimide. » Idées fortes ; phrases concises.
"' « Que si elle s'est construit, etc. » Encore une transition toute na-
turelle, comme à chaque instant dans Bossuet. — « Un sanctuaire éter-
nel et incorruptible. » Métaphore éloquente et poétique.
Estne Dei sedes, nisi terra, et pontus, et aer,
Et cœlum, et vii-tns ? Lucain.
f 8 (( D'un vent favorable. » Comparaison poétique. Bossuet l'a em-
I ployéc ailleurs d'une manière bien plus brillante, dans le portrait de la
•^-i jeunesse, a Comme, dit-il, elle se sent forte et vigoureuse, elle bannit
\ \ « la crainte, et tend les voiles de louées parts à l'espérance qui l'enfle
\« et qui la conduit. » {Panégyrique de saint Bernard.)
9 « Peu regretté, etc. » Parole d'une franchise remarquable, sous le
règne de Louis XIY, où l'on devait toujours ménager les rois.
10 Concision et énergie dignes de Tacite. —«Le roi dissimula ses sen-
« timents et témoigna la douleur de sa perte ; mais en son âme il étoit
« fort aise, et fut ravi d'en être défait, et il ne le nia point à ses fami-
« liers. » Mém. de Montglat. — « 11 mourut à cinquante-huit ans ',1e
« 4 décembre 1642), dans le palais qu'il avoit fait bâtir à Paris, à la
« vue presque de son roi, qui ne fut jamais si satisfait de chose qui fût
« arrivée sous son règne. » Mémoires de Montrésor. — Richelieu était
né le 5 septembre 1583, et entré au conseil en 1624.
DE MICHEL LE TELLIER. 227
Le gouvernement passé fut odieux : ainsi, de tous les mi-
nistres, le cardinal Mazarin, plus nécessaire et plus impor-
tant, fut le seul dont le crédit se soutint ; et le secrétaire
d'État, chargé des ordres de la guerre \ ou rebuté d'un
traitement qui ne répondoit pas à son attente, ou déçu par
la douceur apparente du repos qu'il crut trouver dans la
solitude, ou flatté d'une secrète espérance de se voir plus
avantageusement rappelé par la nécessité de ses services,
ou agité de ces je ne sais quelles inquiétudes ^ dont les
hommes ne savent pas se rendre raison à eux-mêmes ^, se
résolut tout à coup à quitter cette grande charge. Le temps
étoit arrivé que notre sage ministre devoit être montré à
son prince ^ et à sa patrie. Son mérite le fit chercher à
Turin sans qu'il y pensât. Le cardinal Mazarin, plus heu-
reux, comme vous le verrez ^, de l'avoir trouvé, qu'il ne
le conçut alors, rappela au roi ses agréables services ^ ; et
le rapide moment "^ d'une conjoncture imprévue, loin de
donner lieu aux sollicitations, n'en laissa pas même aux
désirs ^. Louis XIII rendit au ciel son àme juste et pieuse ^ ;
1 « Le secrétaire d'Etat. » Des Koyers, qui s'enfermait tous les soirs
avec Louis XIII pour dire le bréviaire. Une querelle où le roi le traita
de petit bonhomme lui fit demander son congé. « Il fut aussitôt pris au
« mot, et eut ordre de se retirer dans sa maison de Dangut. Le roi le
« pilla devant tout le monde, comme il avoit accoutumé de faire tous
<( ceux qui tomboient dans sa disgrâce. » 31étii. de Momglat, 16^3.
■- « Je ne sais quelles inquiétudes, etc. » liaison éloquente, qui
échappe au prédicateur après les premières explications toutes natu-
relles de la retraite du secrétaire Des Noyers.
3 « Dont les hommes ne savent pas, etc. » Remarquez que, dans ces
diverses idées secondaires, il n'y a pas un mol qui ne soit une leçoa
morale et religieuse pour les hommes d'Etat et pour l'auditoire.
* « Montré à son prince. » Tacite a dit de même : « Silanum, juve-
« nem génère nobilem, animo praeruptum, quem rébus novis ostenla-
« ret (Cassius). » Ann. xvi, 7.
^ « Comme vous le verrez » —Dans la Fronde. Ton simple et familier,
qui convient à la biographie. Bossuet ici ne fait pas autre chose.
6 « Ses agréables services. » C'est-ù-dire « qu'il avait agréés. » Em-
ploi curieux du mot qui indique simplement aujourd'hui un sentiment de
plaisir. Le sens en était plus étendu au dix-septième siècle.
■^ « Le rapide moment, etc. » Peut-être est-ce un souvenir du latin
momentitm, impulsion.
8 « N'en laissa pas même aux désirs. » Antithèse ingénieuse et con-
cise. — Var. a la sollicitation... au désir, ire édition.
9 « Son âme juste et pieuse. » Le 14 mai 16't3, à quarante-deux
ans. « Il avoit des défauts qui l'ont effacé des cœurs de ses sujets et de
« sa famille ; mais il avoit aussi de grandes vertus qui, pour son mal-
« heur, n'ont pas été assez connues ; et l'assujettissement de ses volon-
« tés à celles de son ministre avoit étouffé toutes ces belles qualités. Il
:i28 OKAISON FUNÈBRE
et il parut que notre ministre étoit réservé au roi son filî?.
Tel étoit l'ordre de la Providence, et je vois ici quelque chose
de ce qu'on lit dans Isaïe. La sentence partit d'en haut \
et il fut dit à Sobna, chargé d'un ministère principal - :
a Je t'ôterai de ton poste, et je te déposerai de ton minis-
« tère : » Expellam te de stations iua^ et de ministerio tuo
deponam te. « En ce temps j'appellerai mon serviteur Élia-
u cim, et je le revêtirai de ta puissance. » Mais un plus
grand honneur lui est destiné ^ : le temps viendra que, par
l'administration de la justice, « il sera le père des habi-
'( tants de Jérusalem et de la maison de Juda : » Erit pater
habitantibus Jérusalem, a La clef de la maison de David,
« c'est-à-dire de la maison régnante, sera attachée à ses
« épaules; il ouvrira, et personne ne pourra fermer; il
« fermera, et personne ne pourra ouvrir * ; » il aura la
souveraine dispensation de la justice et des grâces.
5° Parmi ces glorieux emplois 5, notre ministre a fait
voir à toute la France que sa modération durant quarante
ans étoit le fruit d'une sagesse consommée. Dans les for-
« éloit plein de ié\e pour le service de Dieu et pour la grandeur de TE-
rt glise... Ses défauts n'ont pas empêclié qu'on ne lui ait donné le nom
« de Juste. » Mémoires de M™« de Motteville.
1 « La sentence partit d'en haut. » La même expression se retrouve
dans la péroraison de VOraiscn funèbre de Marie-Thérèse, mais placée
«l'une manière bien autrement éloquente (page 150).
2 « Sobna, chargé d'un ministère principal. » « Sobna exerçoit la
'< charge de secrétaire sous le roi Ezéchias. IV. 1\eg. xvki, 18... Voici
« la prophétie qu'Isaïe prononça contre lui : « Allez chez Sobna, qui
« est intendant de la maison. Vous lui direz : Que faites-vous ici, ou
« quel droit y avez-vous, vous qui vous êtes préparé un sépulcre, e{
« qui vous êtes creusé un monument avec tant d'appareil dans un lieu
'( élevé? Le Seigneur va vous faire transporter d'ici comme un coq, les
« pieds liés, et il vous enlèvera aussi facilement qu'un manteau qu'on
« met sur soi : il vous couronnera d'une couronne de maux ; il vous
« jettera comme on jette une balle dans un champ vaste et spacieux ;
« vous mourrez là, et votre gloire sera la honte de la maison du Sei-
u gneur. » 672 avant J.-C— Dictionnaire de la Bible, par D. Calmet.
— Le passage cité par Bossuet vient à la suite de celui-ci.
3 « Mais un plus grand honneur, etc. » La citation et le commentaire
ge mêlent suivant l'usage constant de Bossuet, qui manie toujours libre-
ment tous les détails de sa pensée et les éléments de son style.
* Expellam te de statione tua, et de ministerio tuo deponam te. Et
erit in die illa : Vocabo servum meum Eliacim, filium Helci», et induam
illum tunica tua..., et potestatem tuam dabo in manu ejus ; el erit quasi
pater habitantibus Jérusalem... Et dabo clavem domus David super hu-
merum ejus; et aperiet, et non erit qui claudat; el claudet, et non erit
qui aperiat. Isa. x\u, 19 el seq.
• « Parmi ces glorieux emplois. » Au lieu de dant. Locution vieillie.
DE MICHEL LE TELLIER. :229
tunes médiocres, ranibition encore tremblante se lient si
cachée, qu'à peine se connoît-elle elle-même '. Lorsqu'on .
se voit tout d'un coup élevé aux places les plus importantes, i f ' .
et que je ne sais quoi nous dit dans le cœur qu'on mérite , -
d'autant plus de si grands honneurs, qu'ils sont venus à nous*
comme d'eux-mêmes, on ne se possède plus ; et si vous me.^' '
permettez ^ de vous dire une pensée de saint Chrysostômo,/';. /
c'est aux hommes vulgaires* un trop grand effort que celui ^^^
de se refuser à cette éclatante beauté qui se donne à eux.V^''
Mais notre sage ministre ne s'y laissa pas emporter. Quel
autre parut d'abord plus capable des grandes aifaires? Qui
connoissoit mieux les honmies et les temps? Qui prévoyoil
de plus loin, et qui donnoit des moyens plus sûrs pour
éviter les inconvénients dont les grandes entreprises sont
environnées? Mais, dans une si haute capacité et dans une
si belle réputation, qui jamais a remarqué ^ ou sur son
visage un air dédaigneux, ou la moindre vanité dans ses
paroles? Toujours libre ^ dans la conversation, toujours
grave dans les affaires, et toujours aussi modéré <[ue fort
et insinuant dans ses discours, il prenoit sur les esprits un
ascendant que la seule raison lui donnoit. On voyoit et dans
sa maison et dans sa conduite, avec des mœurs sans repro-
che, tout également éloigné des extrémités "', tout enfin
mesuré par la sagesse ^. S'il sut soutenir le poids des atlai-
1 «Tremblante... cachée... à peine se connoît-elle.» Ces trois termes
différents donnent une grande délicatesse aux détails de l'idée.
2 « Que je ne sais quoi... qu'on mérite... qu'ils sont venus. «Accu-
mulation fàclieuse de relatifs, qui embarrassent dans une phrase péni-
ble une pensée neuve et forte. C'est le défaut de notre langue, et nous
avons souvent vu que Bossuet n'y avait pas plus échappé que d'autre»
«'Crivains.
3 « Si vous me permettez. » Précaution oratoire inutile.
'♦ « Aux hommes vulgaires. » Latinisme fréquent chez Bossuet. A a«
lieu de pour. Voyez page 11, noie 5.
s «Quel autre... mais qui jamais.» Nous avons déjà signalé cette
forme de développement par opposition (Voy. p. 57, note 2). — « Pour
« éviter les inconvénients, etc. » Exemple de l'emploi des termes gé-
néraux recommandés par Buffon. C'est le caractère général de ce por-
trait de Le Tellier ; et il n'ôte rien à la précision. Ces détails se com-
plètent par le récit du rôle de Le Tellier dans la guerre de la Fronde.
— « Dans une si haute capacité. » Tour habituel à Bossuet.
6 « Libre. » C'est-à-dire simple et à son aise dans la conversation.
" « Tout également éloigné des extrémités. »
VirtUJt est médium viliorum, et utritiquc redu.tum. Horace.
8 « Mesuré par la sagesse. » Voilà l'idée première, le lien et l'unité
de tous les détails qui précèdent, et que Bo«suet s énoncés successive-
250 ORAISON FUNÈBRE
res, il sut aussi les quitter \ et reprendre son premier '
repos. Poussé par la cabale, Chàville le vit tranquille durant i
plusieurs mois ^ au milieu de l'agitation de toute la France ». ]
La cour le rappelle en vain; il persiste dans sa paisible !
retraite, tant que Tétat des affaires le put souffrir, encore |
qu'il n Ignorât pas ce qu'on machinoit contre lui ^ durant '
son absence ; vi il ne parut pas moins grand en demeurant '■
sans action, qu'il Tavoit paru en se soutenant au milieu i
des mouvements les plus hasardeux ^ Mais dans le plus
grand calme de l'État, aussitôt qu'il lui fut permis de se ;
reposer des occupations de sa charge sur unlils qu'il n'eût \
ment, sans se donner la peine de les lier un à un (modestie, intelli- j
gence, prévoyance, gravité, modération, influence, mœurs sans repro- '
che, mesure parfaite). Ces idées secondaires se trouvent comme '
encadrées entre les premiers et les derniers mots du déNeloppement : I
« le fruit d'une sagesse consommée,» et « tout mesuré parla sagesse.» '■
Le portrait de la duchesse d'Orléans présente un caractère analogue.
1 « Il sut aussi les quitter » Transition faite par une antithèse.
« Poussé par la cabale, Chàville le vit, etc. » Tour plus latin que
français. « Mais quelle fut sa fermeté, lorsque, par l'effort des factions
« et des cabales, la reine, obligée de céder au temps, consentit à le
« voir éloigné des affaires ! Il ne perdit rien par sa disgrâce, parce
« qu'il se soutenoit moins par sa faveur que par sa vertu. Ceux qui |
« demandoienl son éloignement faisoient eux-mêmes son éloge. . . . I
<( Tout le changement qui se fît en lui fut qu'il jouit de son repos et i
« de lui-même, il se retira dans sa solitude, portant avec lui sa réputa-
C( tion et son innocence, et faisant du triomphe de ses envieux un sa- i
« criGce volontaire à son prince et à sa pairie Sa retraite ne
« fut ni lâche ni oisive. Là se formoient d'heureux projets pour la i
« réunion des esprits, quand ils seroient capables de raison ou de re- i
« pentir. De là couloii une source secrète de sages conseils sur tous les '
« serviteurs fidèles. Sa solitude lui servoit comme de voile pour mettre j
« en sûreté l'importance de ses services : de ce port, où la tempête ;
« l'avoit jeté, il marquoit les routes qui pouvoienl sauver du naufrage.» ■
Flécuier, 2e;)ar</e. — Cetexilde LeTellier estde 1631 ; c'était Condé qui '
l'avait exigé. 3Iazarin manda à la reine «qu'il falloit absolument retirer les -i
« trois ministres (Le Tellier, Servien et Lyonne), afin d'ôter à M. Le :
a Prince tout sujet de plainte, et de le mettre entièrement dans son
« tort, en faisant voir que son dessein n'étoit que de brouiller. Si bien !
« que, lorsqu'on s'y attendoit le moins, la reine relégua ces trois minis-
« très dans leurs maisons ; ensuite de quoi elle manda à M. Le Prince j
« qu'elle avoit bien voulu encore le satisfaire en cela, et s'il ne vou-
« loit pas au moins faire quelques pas pour elle, après qu'elle en avoit
« tant fait pour lui. » Mémoires de la duchesse de Xe.molrs. '
' « L'agitation de toute la France. » Dans les troubles de la Fronde,
qui durèrent dix ans, de 1648 à 1658.
* « Encore ^w'il n'ignorât pas. » Conjonction vieillie maintenant.
s « Les mouvements les plus hasardeux. » Voyez, dans la seconde
partie, le tableau que Bossuet a tracé de la conduite de Le Tellier
pendant la guerre de la Fronde. (Page 235 et suivantes.)
DE MICHEL LE TELLÎER. ^1
jamais donné au roi s'il ne Teût senti capable de le bien
servir ^ ; après qu'il eut reconnu que le nouveau secrétaire
d'État savoit, avec une ferme et continuelle action ^, suivre
les desseins et exécuter les ordres d'un maître si entendu
dans l'art de la guerre^ : ni la hauteur des entreprises ne
surpassoit * sa capacité, ni les soins infinis de l'exécution
n'étoient au-dessus de sa vigilance ^ ; tout étoit prêt aux
lieux destinés; l'ennemi également menacé dans toutes ses
places "; les troupes, aussi vigoureuses que disciplinées,
n'attendoient que les derniers ordres du grand capitaine,
et l'ardeur que ses yeux inspirent ■^; tout tombe sous ses
coups, et il se voit l'arbitre du monde : alors le zélé ministre*,
1 « Un fils, qu'il n'eût jamais donné au roi, etc. » Le marquis de
Louvois, né à Paris, le 18 janvier 1641. La légèreté et l'amour du plai-
sir qui l'entraînaient dans sa jeunesse avaient effrayé son père, qui le
menaça de faire donner à un autre la survivance de secrétaire d'Etat.
Louvois se corrigea dès lors. 11 eut la survivance on 1654, le ministère
en 1666, et mourut le 16 juillet 1691, après de grands services et de
glandes fautes, sans que personne le regrettât. « Il laissoit à l'Etat un
« fils dont il avoit formé l'esprit et le cœur; ils remplissoient les mêmes
« emplois avec les mêmes vertus; et ils auroient été l'un et l'autre in-
« imitables, si le père n'eût eu le fils pour successeur, et si le fils n'eût
« eu le père pour exemple. » Fi.échier, 2^ partie.
2 « Une ferme et continuelle action. » Tel fut en effet le grand mé-
rite de Louvois, « ce grand ministre, cet homme considérable, qui te-
« noit une si grande place, dont le moi, comme dit M. Nicole , étoit
« si étendu, qui étoit le centre de tant de choses Que d'affaires, que
« de desseins, que de projets, que de secrets, que d'intérêts à démêler I
« Que de guerres commencées, que d'intrigues, que de beaux coups d'é-
« checs à faire et à conduire ! » (Mine de Sévigné à M, de Coulanges.)
3 « Un maître si entendu. » Louis XIV regardait Louvois comme son
élève, et, quand il donna sa place à Barbesieux, son fils, il lui dit :
« J'ai formé \otre père; je vous formerai aussi. » Voltaire remarque
que ce prince avait le droit de le dire, après avoir travaillé si long-
temps et si heureusement. [Siècle de Louis XIV, ch. xviii.)
'^ « Ni la hauteur... ne surpassoit. » Bossuet rapproche toujours ces
deux négations, qui appesantissent la phrase. (Voy. page 252, note 1.) .
5 « Sa capacité... sa vigilance. » Opposition pleine de sens et de
précision. C'est le caractère continuel de ce long portrait.
6 « Menacé dans toutes ses places, n (Voy. l'Or. fun. de Marie-Thé-
rèse, p. 108.) «Aire est pris, écrit M^e de Sévigné à sa fille (3 août 1676) ;
« c'est M. de Louvois qui en a tout l'honneur, 11 a plein pouvoir, et fait
« avancer et reculer les armées comme il le trouve à piopos. »
■^ « Le grand capitaine, et l'ardeur, etc. » Ces expressions s'applique-
raient bien mieux au grand Condé (Voy. son Oraison funèbre], et cepen-
dant il est évidemment question de Louis XIV. Nous retrouvons ici, par
une digression, l'éloge de la puissance militaire mêlé à celui de la
justice, comme à celui de la piété dans l'Or. fun. de I\larie-Thérèse.
8 «Alors le zélé ministre, etc.» Transition pénible; on sent que
nous sortons d'une digression, et que les idées n'ont guère de rapport.
252 ORAISON FUNÈBRE
dans une entière vigueur d'esprit et de corps, crut qu'il
pouvoit se permettre une vie plus douce *. L'épreuve en
est hasardeuse pour un homme d'État^; et la retraite
presque toujours a trompé ceux qu'elle flattoit de l'espé-
rancedu repos. Celui-ci fut d'un caractère plus ferme. Les
conseils où il assistoit lui laissoient presque tout son temps ;
et après cette grande foule d'hommes et d'affaires qui l'en-
vironnoit, ils'étoit lui-même réduit à une espèce d'oisiveté
et de solitude : mais il la sut soutenir. Les heures qu'il avoit
libres furent remplies de bonnes lectures, et, ce qui passe
toutes les lectures '\ de sérieuses réflexions sur les erreurs
de la vie humaine, et sur les vains travaux des politiques,
dont il avoit tant d'expérience. L'éternité se présentoit à
ses yeux, comme le digne objet du cœur de l'homme. Parmi
ces sages pensées \ et renfermé dans un doux commerce
avec ses amis aussi modestes (jue lui, car il savoit les choi-
sir de ce caractère, et il leurapprenoit à se conserver dans
les einplois les plus importants et de la plus haute confiance %
il goùtoit un véritable repos dans la maison de ses pères ^
qu'il avoit accommodée peu à peu à sa fortune présente,'
sans lui faire perdre les traces de l'ancienne simplicité,
jouissant, en sujet fidèle, des prospérités de l'État et de la
* « Une vie plus douce,» « CcUe longue phrase est remarquable par
a sou irrégularité. Bossuel s'y permet une hardiesse contre la syntaxe
« elle-même : il interrompt sa remarque par un récit, puis il la re-
u prend. Je ne prétends pas louer cette espèce de licence plus qu'ora-
« toire ; mais je ferai observer que, dans ce désordre, il ne s'embar-
K rasse pas un moment; il court toujours, il mêle le récit des grandes
« qualités du fils à l'opinion qu'en avait le père : puis, se relrouvanl
« tout d'un coup, il reprend la marche de sa phrase abandonnée :
« alors le zélé minisire, etc. » L'abbé de Vauxcf.lles.
- « Hasardeuse pour un homme d'Etat. » Exemple de style simple
et ferme en même temps. C'est le caractère de tout ce morceau sur la
retraite, qui repose l'esprit, en attendant l'histoire de la Fronde.
^ « Ce qui passe toutes les lectures. » Le verbe passer se prend ra-
rement ainsi, — Cette réflexion inattendue nous ramène aux idées reli-
gieuses et aux leçons qui doivent sortir de l'oraison funèbre.
* « Parmi ces sages pensées. » Tour habituel à Dossuet.
5 « Il savoit les choisir de ce caractère, et il leur apprenoit, etc. »
La seconde idée est neuve et originale ; elle ajoute à l'éloge, en mon-
trant l'action de la vertu sur les hommes. — « Les emplois de la plus
haute confiance. » Locution rarement employée.
^ « La maison de ses pères. » Chàville, dont il était seigneur, et dont
Bossuet a parlé plus haut. — Remarquez ces détails simples, qui nous
transportent dans l'intérieur de la iamille du chancelier. Nous en retrou-
verons d'analogues, mais biea plus beaux, dans le tableau de la retrait*
ëe Condé à Chantilly.
DE MICHEL LE TELLIER. 253
uloire de son maître. La charge de chancelier vaqua \ et
toute la France la deslinolt à un ministre si zélé pour la
justice. Mais, comme dit le Sage : « autant que le ciel s'é-
« lève, et que la terre s'incline au-dessous de lui, autant-
(( le cœur des rois est impénétrable ^. » Entîn le moment
du prince ^ n'étoit pas encore arrivé; et le tranquille niiniF«
tre, qui connoissoit les dangereuses jalousies des cours, et
les sages tempéraments des conseils des rois °, sut encore
lever les yeux vers la divine Providence, dont les décrets
éternels règlent tous ces mouvements ®. Lorsqu'après de
longues années il se vit élevé à cette grande charge, encore
qu'elle reçût un nouvel éclat en sa personne, où elle étoit
jointe à la confiance du prince ''; sans s'en laisser éblouir,
le modeste ministre * disoit seulement que le roi, pour cou-
ronner plutôt la longueur que l'utilité de ses services, vou-
loit donner un titre à son tombeau ®, et un ornement à sa
lamille. Tout le reste de sa conduite répondit à de si ])eaux
commencements. Notre siècle, qui n'avoit point vu de chan-
celier si autorisé ^°, vit en celui-ci autant de modération et de
douceur que de dignité et de force; pendant qu'il ne ces-
soit de se regarder comme devant bientôt rendre compte à
' « La charge de chancelier vaqua, n Le chancelier de France pré-
sidait le conseil d'Etat, et était l'interprète des volontés du roi auprès
du parlement. 11 avait l'administration de la justice, la garde des sceaux,
»^t contresignait les actes du roi.
2 « Autant que..., autant. » Incorrection : avec autant répelé, 1.1
! onjoncllon que ne s'emploie pas. Il y en a pourtant des exemples.
•^ Cœlum sursum, cl terra deorsum : et cor rcgum inscrutabilc. Pnov.
f. XXV, V. 3.
* « Le moment du prince. » Expression rarement employée. —
r.ossuet parle sans doute ici de la mort du chancelier Séguier, en 1672.
JiAligre lui succéda, et Le Tellier n'eut celte charge qu'à la mort de
t-e dernier, en i677.
5 « Les sages tempéraments. » Mot familier à la langue du dix-sep-
tième siècle, et qui est à regretter aujourd'hui. Il indique la propor-
tion parfaite : temperamentum.
^ « Les décrets éternels. » L'idée est grande, mais il ne faudrait pas
la suivre dans toutes ses applications : il pourrait quelquefois paraître
singulier de voir la Providence placer tous les serviteurs des rois.
"^ «En sa personne, où elle étoit jointe, etc.. w Phrase embarrassée.
* « Le modeste ministre, » et plus haut, « le tranquille ministre. »
Inversions peu agréables en prose. Nous en retrouverons d'autres.
^ '< Un titre à son tombeau. » Expression forte et éloquente.
'<> « De chancelier si autorisé. » Le chancelier Séguier avait eu ce-
pendant une grande puissance sous Louis XIII et Louis XIV.
2c4 ORAISON FUNÈBRE
Dieu d'une si grande adminislratioii K Ses fréquentes ma-
ladies le mirent souvent aux prises avec la mort : exercé
par tant de combats ^ il en sortoit toujours plus fort et
plus résigné à la volonté divine. La pensée de la mort ne
rendit pas sa vieillesse moins tranquille ni moins agréable.
Dans la même vivacité ^ on lui vit faire seulement de plus
graves réflexions sur la caducité de son âge, et sur le dé-
sordre extrême que causeroit dans l'Etat une si grande
autorité dans des mains trop foibles \ Ce qu'il avoit vu
arriver à tant de sages vieillards, qui sembloient n'être
plus rien que leur ombre propre ^ le rendoit continuelle-
ment attentif à lui-même. Souvent il se disoit en son cœur,
que le plus malheureux effet de cette foiblesse de Tàge étoit
de se cacher à ses propres yeux ; de sorte que tout-à-coup
on se trouve plongé dans Tabyme, sans avoir pu remarquer
le fatal moment d'un insensible déclin ^ : et il conjuroit
ses enfants, par toute la tendresse qu'il avoit pour eux, et
par toute leur reconnoissance, qui faisoit sa consolation
dans ce court reste de vie \ de l'avertir de bonne heure ^
quand ils verroient sa mémoire vaciller, ou son jugement
1 « Rendre compte à Dieu d'une si grande administration. » Les
mêmes expressions se retrouvent à la fin de l'or. fun. de Condé. Elles
n'ont de remarquable que leur simplicité, à laquelle d'autres orateurs
eussent peut-être substitué des termes prétentieux.
2 «Exercé par tant de combats, n Exemple de force et de précision
dans l'emploi des termes généraux, que Buffon recommandait tant.
3 «Dans la même vivacité.» L'abbé de Vauxcelles a critiqué beau-
coup trop sévèrement cette expression, dont le seul tort est d'avoir
vieilli. Il dit : « qu'elle ne peut être approuvée, et n'a pas même pour
« excuse d'être ancienne : c'est une négligence. » — La préposition
dans ne s'emploierait plus ainsi : elle donne cependant de la netteté et
de la rapidité à la phrase.
* M Le desordre extrême, etc.» Expression un peu obscure : on croi-
rait qu'elle signifie que Le Tellier se sentait difficile à remplacer, tandis
que le sens est : qu'il se méfiait de sa vieillesse.
s « Leur ombre propre.» Slai magni nominis umbra. Lucain i. Le
mot de Bossuet n'est pas moins éloquent que celui dupoëte.
6 «Le fatal moment.» Il est bien difficile de remarquer où commence
précisément un insensible déclin. Momenl nous parait encore pris ici
dans le sens du mot latin momentum, impulsion.
J « Et il conjuroil, par toute la reconnaissance... qui faisoit... et lors
même, etc.» Les phrases longues et les périodes embarrassées se re-
trouvent assez fréquemment dans ceUe oraison funèbre.
8 «De l'avertir de bonne heure. » Un des personnages d'un roman
de Lesage demande le même service à son confident; puis, averti qu'il
baisse, il congédie le donneur d'a\is, en lui souhaitant toutes sortes de
prospérités et un peu plus de yoùt.
DE MICHEL LE TELLIER. 253
s'afFoiblir, afin que, par un reste de force, il pût garantir le
public et sa propre conscience des maux dont les menaçoit
rinfirmilé de son âge. EL lors même qu il senloit son esprit
entier, il prononçoit la même sentence, si le corps abattu
ny répondoit pas *; car c'étoit ^ la résolution qu'il avoit
prise dans sa dernière maladie : et plutôt que de voir lan-
guir les affaires avec lui, si ses forces ne lui revenoient, il se
condamnoit, en rendant les sceaux, à rentrer dans la vie
privée, dont aussi jamais il n avoit perdu le goût ^; au ha-
sard de s'ensevelir tout vivant, et de vivre peut-être assez
pour se voir longtemps traversé par la dignité qu'il auroit
quittée * : tant il étoit au-dessus de sa propre élévation et
de toutes les grandeurs humaines ^ !
2me pcirtie. — Mais ce qui rend sa modération plus
digne de nos louanges ^ c'est la force de son génie né pour
l'adion, et la vigueur qui durant cinq ans'' lui fit dévouer
sa tête aux fureurs civiles. Si aujourd'hui je me vois con-
traint de retracer l'image de nos malheurs, je n'en ferai
point d'excuse à mon auditoire^, où, de quelque côté que
1 « La même sentence... n'y répondoit pas.» Expressions embarras-
sées. On ne voit même pas d'abord que si veut dire : dans le cas où le
corps abattu n'y répondrait pas. — Ce développement prépare un effet
dramatique que Bossuet n'a pas cherché peul-êU'e, mais qui n'en est
pas moins réel. Après ce long tableau dune sage et paisible vieillesse,
après ces idées d'affaissement et de décadence, nous allons revenir
tout à coup au récit d'une révolution, et de la part si active que Le
Tellier y a prise. Ce retour inattendu de la vieillesse du chancelier aux
agitations de la Fronde produit un contraste d'un grand intérêt. L'ordre
est interrompu au profit de l'éloquence.
2 Var. «C'est.» l^e édition.
3 « Dont aussi jamais, etc.» Phrase interminable, surchargée de dé-
tails qui se rattachent péniblement ; défaut bien rare chez Bossuet.
* « Traversé par la dignité. » Expression obscure. Prise à la lettre,
elle signifierait que le chancelier, après sa démission , serait contrarié
par son successeur, chose impossible. — Le sens nous paraît être: Au
risque de se trouver face à face avec la dignité, etc.
s «Tant il était au-dessus, etc.» Exemple d'eptp/'OTicme,- Bossuet
emploie fréquemment celle figure, qui sert si bien à résumer vivement
une idée par une exclamation.
« « Mais ce qui rend sa modération , etc. » Transition pour arriver
au rôle du chancelier pendant la Fronde. On peul trouver singulier que
Bossuet loue Le Tellier de n'avoir pas été entraîné par la force de son
génie à manquer de modéralion dans une guerre civile.
"^ « Durant cinq ans. » Première partie de la Fronde : 1648-1653.
* « Je n'en ferai point d'excuse. » Précaution oratoire sous forme de
prélérition; ce souvenir était toujours fâcheux à ramener, bien que
Bossuet l'ait rappelé trois fois [Or. [un d'Anne de Gonzague ^ de Le
Tellier et de Condé), et toujours avec franchise et hardiesse.
^'^ ORAISON Fl'NHBHE
je inc tourne, tout ce qui iVajipe mes yeu.v me montre une
lidehte irréprochable, ou peut-être une courte erreur ré-
parée par de longs services ^ Daps ces fatales conjonctures,
•I laJioit a un ministre étranger un homme d'un ferme gé-
nie et d une égale sûreté ^ qui, nourri dans les compa-
gmes3 connût les ordres du royaume et Tesprit de la na-
r vr • "^/^"^^"t ^{i'^- ia magnanime et intrépide régente * étoit
\ obligée a montrer le roi enfant aux provinces ^ pour dissiper
les troubles qu'on y excitoit de toutes parts, Paris et le cœur
du royaume demandoient un homme capable de profiter
des moments «, sans attendre de nouveaux ordres, et sans
troubler le concert de TEtat. Mais le ministre lui-même,
souvent éloigné de la cour \ au milieu de tant de conseils,
que 1 obscurité des affaires, l'incertitude des événements,
' « Une courte erreur.» Voy. dans l'Or. fun. de Candé, el dans celle
de Turenne, par Fléchier, de brillants développements de cette exruse.
- «Ln ministre clranger.n Détail important, quoique jeté avec né-
gligence. - (( D'une égaie sûreté. » Cest-à-dire aussi fidèle que ferme.
1 « Les compagnies.» C'est-à-dire les compagnies souveraines , le*
parlements. Expression consacrée par l'usage et la loi.
« La magnanime et intrépide régente. » Anne d'Autriche. « Une
« des plus belles qualités que j'aie reconnues en la Reine, c'est la
«c lermete de son âme : elle ne s'eloiine point des grands périls : les
« Choses les plus douloureuses, et qui ont le plus agité son âme, n ont
<J pu apporter de trouble sur son visage, et ne lui ont jamais fait man-
« quer a cette gravité qui sied si bien aux personnes qui portent la
« couronne. Elle est intrépide dans les grandes occasions, et la mort ni
« e malheur ne lui font point de peur... La pensée de la mort ne
« I étonne pomt : elle la regarde venir sans murmurer contre sa fatale
« puissance; et il est à croire qu'après une fort longue vie elle rece-
« vra celte affreuse ennemie des hommes avec une grand..- paix : je
« souhaite que cela soit ainsi, et qu'alors les anges en reçoivent autant
« de joie que les hommes auront sujet d'en ressen'ir de tristesse »
Horlratt de la reine Anne d'Autriche, par M^ne pg Motteville.
■' «Obligée à. » Voy. page 7, note 5. — « Montrer le roi enfant aux
« provinces. » Le moyen ne réussit pas à la régente. « Le roi parti!
« pour la Guienne dans les premiers jours de juillet (1650} ; et M. de
M Mararin apprit, un peu avant son départ, que le bruit de son voyage
« a\oit produit par avance tout ce qu on lui avoit prédit ; que le par-
« lement de Bordeaux avoit accordé l'union avec MM. les princes, el
« qu il avoit député vers le parlement de Paris , que ce députe avoi'.
« ordre de ne voir ni le roi ni les ministres, et que toute la province
«< etoit prêle à se soulever. » Mémoires du cardinal de Retz.
« Capable de profiter des moments. » Tel lut le grand talent poli-
tique de Le Tellier. (Voy. son portrait par Choisy, et tout le developpe-
menl de Bossuet sur son rôle pendant la Fronde.)
' « Souvent éloigné de la cour. » Il fut deux fois obligé de quitter le
royaume, pour obéir aux exigences du parlement et des frondeurs,
Voy. ] Orauon funèbre d'Anne de Gonzague, page 172, note 6.
DE MICHEL LE TELLÏER. 557
Cl les différents intérêts faisoient hasarder', n'avoit-il pas
besoin d'un homme que la régente pût croire? Enfin il
falloit un homme qui, pour ne pas irriter la haine pu-
blique déclarée contre le minisfère-, sût se conserver de
la créance dans tous les partis ^ et ménager les restes de
Tautorité. Cet homme si nécessaire au jeune roi, à la ré-
gente, à l'Etat, aux ministres, aux cabales même, pour ve
les précipiter pas aux dernières extrémités par le désespoir*;
vous me prévenez, messieurs, c'est celui dont nous par-
lons. C'est donc ici qu'il parut comme un génie principal ■\
Alors nous le vîmes s'oublier lui-même; et, comme un
sage pilote, sans s'étonner ni des vagues, ni des ora^ros,
ni de son propre péril ^ aller droit comme au terme uni-
que d'une si périlleuse navigation, à la conservation du
corps de l'Etat, et au rétablissement de l'autorité royale.
Pendant que la cour réduisoit Bordeaux', et que Gasl'on*,
' « Faisoient hasarder. » L'imprévoyance et les contradictions se
rencontraient aussi fréquemment dans la politique de la cour que ('ans
celle des rebelles.
- Bossuet parle peu ici de l'histoire générale de la Fronde. Fléchier
au contraire l'a développée par des allusions, comme dans son Oraison
funèbre de Turenne. Voy. les notes de l'Oraison funèbre de Condé
3 « De la créance dans fous les partis. » Il ne se compromettait ce-
pendant pas avec eux. « Une des ligures de sa rhétorique étoit souvent
de ne pas justifier celui qu'il ne vouloit pas servir. » Cardinal de Retz
Bossuet écarte constamment tous les reproches qu'on aurait pu faire à
!a mémoire de Le Tellier, et ne présente que le beau côté des événe-
ments. C'est le devoir du panégyriste : si la bonne foi en souffre quel-
quelois, il faut se rappeler que Bossuet, dans ses Oraisons funèbres, se
laissait aller volontiers au prestige des grandes choses.
* « Ne les précipiter pas. » Cette séparation des deux particules né-
gatives est assez ordinaire au dix-septième siècle.
^ « Principal, » c'est-à-dire de premier ordre. Princeps. Expression
inusitée et incorrecte.
6 « M de son propre péril. » Exemple de gradation. Comparaison
souvent répétée, mais rendue ici d'une manière naturelle et rapide
' « La cour réduisoit Bordeaux. » Madame de Condé fCIaire-c'lé-
mence de Maillé-Brézé, nièce de Richelieu) s'était réfugiée dans Bor-
deaux avec le jeune duc d'Enghien, et, par ses prières et ses larmes
avait obtenu l'appui du parlement de Guienne contre la cour (16.50 '
« Les coups de canon que l'on tira à Bordeaux avoiont porté jusqu'à
« Pans, avant même qu'on y eût mis le feu. iMém. du C^rd. de RETZi
La cour traita avec Bordeaux, par l'entremise du duc d'Orléans en 1650
Du reste, le rôle de Gaston fut aussi misérable pendant la Fronde qu'il
i asail ete sous le règne de son frère Louis XIII. « Il entra dans toutes
« les affaires, dit le cardinal de Retz, parce qu'il n'avoit pas la force
« de résister à ceux qui l'y entraJnoient, et il en sortoit toujours avec
« honte, parce qu'il n'avoit pas le courage de les soutenir. »
J. B. Gaston d'Orléans, né à Kontaioebleau le 25 août 1608.
258 ORAISON FUNÈBRE
laissé à Paris pour le maintenir dans le devoir, étoil envi- :
ronné de mauvais conseils, Le Tellier fut le Cliusaï* qui i
les confondit, et qui assura la victoire à TOint du Sei- \
gneur'2. Fallut-il éventer les conseils d'Espagne^, et décou- \
vrir le secret d'une paix trompeuse que Ton proposoit, ,
afin d'exciter la sédition pour peu qu'on Teût différée*? !
Le Tellier en fit d'abord accepter les offres : notre pléni- \
potentiaire partit ; et l'archiduc, forcé d'avouer qu'il n'a- :
voit pas de pouvoir^ fit connoître lui-même au peuple i
ému, si toutefois un peuple ému connoît quelque cliose^, ;
qu'on ne faisoit qu'abuser de sa crédulité. Mais s'il y eut |
jamais une conjoncture où il fallut montrer de la pré- i
voyance'' et un courage intrépide, ce fut lorsqu'il s'agit j
d'assurer la garde des trois illustres captifs^. Quelle cause ]
mourut à Blois le 2 février 1660. La fameuse Mademoiselle, celle
qui sauva Coudé au combat de la Porte Saint-Antoine, était sa fille.
1 « Le Cliusaï.» Allusion à un fait trop peu connu. « Chusaï, ami de
David, s'attacha, par son ordre, au parti d'Absaion révolté, empêcha
l'exécution du projet d'Achitophel, qui voulait profiter du premier mo-
ment pour accabler David, et donna ainsi au roi fugitif le temps de se
retirer derrière le Jourdain. —Rois, xvi et xvii, avant J.-C. 1019. » —
Diciionnaire hislnrique de la Bible, jmr Dom Calmet, de la congré-
gation de Saint Maur.
2 « L'Oint du Seigneur. » Allusion à David : suite de la figure.
3 « Eventer les conseils d'Espagne, n La cour d'Espagne épiait toutes
les occasions de profiter de la Fronde ; elle traitait avec Gaston, elle
prenait Condé pour général de ses armées, etc.
* « Qu'on l'eût différée. » La cour, en se refusant à la paix, eût en-
core aigri les ressentiments du peuple, et prêté aux accusations des
chefs de parti. Elle savait, d'ailleurs, la valeur de ces traités.
5 « L'archiduc, forcé d'avouer, etc.» On peut voir dans ces passages
combien Bossuet connaissait l'histoire contemporaine, et comme il en
possédait les détails. Personne ne les a maniés et mis en œuvre comme
lui. Ses Oraisons funèbres sont plus complètes que bien des biogra-
phies, et offrent à chaque instant de précieuses éludes historiques. Il
n'en est pas de même de Fléchier, ni de Bourdaloue, ni de Mascaron.
6 « Si toutefois un peuple ému, etc » Parenthèse éloquente, jetée
en passant, et comme avec négligence.
"' « Montrer de la prévoyance. » L'arrestation avait été décidée entre
Mazarin et les Frondeurs réconciliés. « Comme le cardinal étoit natu-
« Tellement incertain et timide, et qu'il différoit toujours, peut-être
« dans l'espérance que le temps feroil naître des incidents qui le dis-
« penseroient d'en venir à cette fâcheuse extrém.ité, les Frondeurs
« furent obligés d'en venir aux menaces pour le déterminer. « Mém.
de Guy Joly. En effet, la mesure était périlleuse.
8 « Les trois illustres capliTs. » Le grand Condé, le prince de Conti,
son frère, et le duc de Longueville son beau-frère, arrêtés par Gui-
laut et Comminges, le 18 janvier 1650, au Palais-Royal. « On lit dans
« la vie de la duchesse de Longueville, que la reine-mère se relira dans
DE MICHEL LE TELLIER. 239
les fit arrêter : si ce fut ou des soupçons, ou des vérite's,
ou de vaines terreurs, ou de vrais périls; et dans un pas
si glissant , des précautions nécessaires : qui le pourra dire
à la postérité^? Quoi qu'il en soit, Toncle du roi est per-
suadé ; on croit pouvoir s'assurer des autres princes , et
on en fait des coupables en les traitant comme tels^. Mais
où garder des lions, toujours prêts à rompre leurs chaînes ^;
pendant que chacun s'efforce de les avoir en sa main,
pour les retenir ou les lâcher au gré de son ambition ou
de ses vengeances? Gaston, que la cour avoit attiré dans
ses sentiments, étoit-il inaccessible aux factieux*? Ne vois-je
pas au contraire autour de lui des âmes hautaines^ qui,
pour faire servir les princes à leurs intérêts cachés, ne ces-
soient d-e lui inspirer qu'il devoit s'en rendre le maître? De
quelle importance, de quel éclat, de quelle réputation au-
dedans et au dehors, d\Hre le maître du sort du prince de
Condé^? ISe craignons point de le nommer, puisqu'enfm
tout est surmonté par la gloire de son grand nom et de ses
actions immortelles. L'avoir entre ses mains, c'étoit y avoir
la victoire môme qui le suit éternellement dans les combats'^.
Mais il étoit juste que ce précieux dépôt de l'Etat demeu-
rât entre les mains du roi , et il lui appartenoit de garder
« son petit oratoire pendant qu'on se saisissait des princes, qu'elle fit
« mettre à genoux le roi son fils, âgé de onze ans, et qu'ils prièrent
<( Dieu dévotement ensemble pour l'heureux succès de cette expédi-
« tion. » Voltaire, Siècle de Louis XIV, c. iv.
1 « Qui le pourra dire, » Enumération éloquente. « Un pas glissant. )>
Métaphore familière, analogue au latin casus.
2 « On en fait des coupables, en les traitant comme tels. » Voy. l'Or.
fun. de Condé, et les notes.
3 « Des lions toujours prêts, etc. » Métaphore éloquente et poétique:
elle se continue avec la même vigueur dans cette phrase : « Les re-
<( tenir ou les lâcher, etc, » Gaston ne les avait- pas caractérisés tous
trois de même. Quand on le lui annonça, il dit : « Voilà un beau coup
« de filet! on vient de prendre un lion, un singe et un renard. » Mém.
de Guy Joly. (Le prince de Conti était petit et contrefait.)
* « Inaccessible aux factieux. » 11 leur était si accessible que, quand
il vit les gardes qui étoient chargés d'arrêter les princes, il pâlit de
crainte, craignant qu'ils ne fussent là pour lui. [Mém. de M^'e de
WONTPENSIER.)
5 « Des âmes hautaines. » Le duc de Beaufort et le cardinal de Retz,
par exemple, et toute la noblesse avec eux.
^ « Le prince de Condé. » Voyez la notice biographique, elles notes
sur l'oraison funèbre de ce prince.
" ' « La victoire qui le suit. » Hyperbole justifiée par l'admiration
générale des contemporains pour le grand Condé.
240 ORAISON FUNÈBRE
une si noble partie de son sang^ Pendant donc que notre
ministi'e travailloll à ce glorieux ouvra^ie, où il y alloit j
de la royauté"^ et du salut de l'Etat, il fut seul en butte aux
factieux. Lui seul, disoient-ils, savoil dire et taire ce qu'il
falloit^. Seul il savoit épancher et retenir son discours*:
impénétrable, il pénétroit tout; et pendant qu'il tiroit le
secret des cœurs, il ne disoit, maître de lui-même^, que
ce qu'il vouloit. 11 perçoit dans tous les secrets, démêloit j
toutes les intrigues, découvroit les entreprises les plus ca- \
chées et les plus sourdes machinations^. C'étoit ce sage I
dont il est écrit : « Les conseils se recèlent dans le cœur '■
« de rbomme à la manière d'un profond abyme, sous une ;
(c eau dormante : mais l'homme sage les épuise; » il en \
découvre le fond : Sicut aqua profunda, sic consilium in j
corde viri : vir sapiens exhauriet illud'^ . Lui seul réunis- I
soit les gens de bien, rompoit les liaisons des factieux, eu !
déconcertoit les desseins, et alloit recueillir dans les éga- j
rés ce qu'il y restoit quelquefois de bonnes intentions^, j
Gaston ne croyoit que lui^; et lui seul savoit profiter des :
' « Une si noble partie de son sang. » Périphrase brillante et so- !
nore, dont le sens est simplement que Condé fut enfermé à Vincennes, j
sOus la main de la reine et de Mazarin. |
- « Ce glorieux ouvrage. » Eloge peu flatteur pour la maison d* ,
(.onde. — <( Oh il y alloit. » Ces deux adverbes sont rapprochés d'un» !
laoon désagréable, et font une sorte de pléonasme.
•' « Dire et laire ce qu'il falloit. » Voyez son portrait par Choisy. ''
f'sprit né pour la cour, et maître en Tart de plaire .
Ginllera^:UPS, ijiii sais et parler ef te taire.. î
BOILEAU, Ep. V. i
"* « Epancher son discours. » Image ingénieuse. V. page 58, n. 8. j
On en trouve une analogue dans un des beaux portraits de Féne- j
Ion, par Saint-Simon : « Des grâces naturelles, et qui couloienl
c( de source, un esprit facile, ingénieux, fleuri, agréable , dont il |
« tcnoii pour ainsi dire le robinet, pour en verser la qualité , la ■
« quantité exactement convenables à chaque chose et à chaqua
« personne. » ix, 22.
^ H II ne disoit, maître de lui-même. » Apposition pénible. '
'"' u Les plus sourdes machinations. » Idée détaillée avec soin e! :
bonheur. r»en)arquez que ce sont les factieux qui parlent. i
' l'iU)V. XX, 5. Comparaison dont Bossuet a fait beaucoup valoir la •
poésie par le développement brillant qu'il lui a donné. ;
3 « Itecueillir dans les égarés ce qu'il y restoit, etc. » Expression et |
phrase pénibk-s. L'idée cependant est forte et précise. ]
? « Coslon. » il est rare que Dossuet désigne si familièrement uu j
prince du sang par son nom, sans y joindre même une épiihéte ou uno ;
apposition. C'est qu'ici, il prend complètement le ton de l'historien. U j
est vrai qu'il va le qualifier de grui^d i-rincel . ,;
l)K MICHEL LE TELLIEH. 2iî
heureux moments^ et des bonnes dispositions d'un si grand
prince, ce Venez, venez, faisons contre lui de secrètes me-î
(.(nées-:» Venite, et cogilemus adcersus emn cogitatioîies.l
Unissons-nous pour le discréditer; tous ensemble « frap-^Nl
« pons-le de notre langue , et ne souffrons plus qu'on
ti. écoule tous ses beaux discours^: » Perciitiamus eiim Un-
gua, neque altenclamus ad universos sermones ejus. Mais
on faisoit contre lui de plus funestes complots^. Combien
reçut-il d'avis secrets, que sa vie n'éloit pas en sûreté!
Et il connoissoit dans le parti de ces fiers courages^ dont la
force malheureuse et l'esprit extrême ose tout, et sait
trouver des exécuteurs^. Mais sa vie ne lui fut pas pré-
cieuse, pourvu qu'il fût fidèle à son ministère '. Pouvoit-il
faire à Dieu un plus beau sacrifice que de lui otirir une
' « Les heureux moments, n II était difficile de les saisir, avec un
prince tel que le duc d'Orléans. Voici ce qu'en dit le cardinal de Uelz :
i< M. le duc d'Orléans avoit, à l'exception du courage, tout ce qui éloil
« nécessaire à un honnête homme; mais comme il n'avoii rien de ce
<( qui peut distinguer un grand homme, il ne trouvoit rien dans lui-
t( même qui pût suppléer ni même soutenir sa foiblesse. Comme elle
« régnoit dans son cœur par la frayeur, et dans son esprit par l'irré-
« solution, elle salit tout le cours de sa vie. Il entia dans toutes les
<( affaires, parce qu'il n'avoit pas la force de résister à ceux mêmes
'( qui l'y entraînoient par leur intérêt; mais il n'en sortit jamais qu'avec
<( honte, parce qu'il n'avoit pas le courage de les soutenir. Cet om-
^( brage amortit dès sa jeunesse en lui les couleurs même les plus vives
« et les plus gaies qui dévoient briller naturellement dans un csjjril
« beau et éclairé, dans un enjouement aimable, dans une intention
<i très-bonne, dans un désintéressement complet, et dans une facilite
« de mœurs incroyable. »
- « Venez, venez, elc, » Mouvement plein d'originalité et d'élo-
ifuence, emprunté au prophète Jérémie f.xviii, 18) ; mais ce qui appar-
îient à Bossuet, c'est celte interruption si vive, cet appel si pressant et
«l'un effet inattendu et extraordinaire. C'est une des prosopopécs les
plus hardies qu'on puisse citer, car il n'y a pas un mot qui la prépare
i'voy. page 11, 8".
' « Tous ses beaux discours. » Eloge indirect de l'éloquence de Le
Teliier, mais d'autant plus frappant et plus neuf qu'il est mis dans la
bouche de ses ennemis.
'* « De plus funestes complots. » Le premier président Mole lui-mênu'^
avait failli être assassiné par le peuple, en 16^9.
^ « De ces fiers courages. » .Métonymie toute latine, féroces animi
page 22, n. 1); elle donne un caractère singulier à la phrase : des
courages dont l'esprit extrême. V. aussi Fénolon, Lettre sur les Occiir-
jiations de l'Acad. Franc., éd. class. annotée par M. Despois, p. 51, n. 1 .
6 « Exécuteurs. » Mot rarement employé dans ce sens. Pris ainsi
iso|éraeat, il est généralement synonyme de bourreau.
' « Ne lui fut pas... pourvu qu'il fût. » Rapprochemcr.î peu corrct.
de? dc-îx prétérits, il faudrait : ne lui cloif pas, r\c,
11
242 ORAISON FUNÈBRE
âme pure de Finiquité de son siècle, et dévoue'e à son
prince et à sa patrie? Jésus nous en a montré Texemple^ : les
Juifs mêmes le reconnoissoient pour un si bon citoyen,
qu'ils crurent ne pouvoir donner auprès de lui une meil-
leure recommandation à ce centenier, qu'en disant à notre
Sauveur: c( Il aime notre nation'^ » Jérémie^ a-t-il plus
versé de larmes que lui sur les ruines de la patrie? Que
n'a pas fait ce Sauveur miséricordieux pour prévenir les
malheurs de ses citoyens? Fidèle au prince comme à son
pays, il n'a pas craint d'irriter l'envie des Pharisiens* en
défendant les droits de César ^ : et lorsqu'il est mort pour
nous sur le Calvaire, victime de l'univers^, il a voulu que
le plus chéri de ses évangélistes'' remarquât qu'il mouroit
spécialement « pour sa nation : » quia moriturus erat pro
gente^. Si notre zélé ministre, touché de ces vérités®,
exposa sa vie, craindroit-il de hasarder sa fortune? Ne
sait-on pas qu'il falloit souvent s'opposer aux inclinations
du cardinal son bienfaiteur? Deux fois, en grand politi-
que^^, ce judicieux favori sut céder au temps et s'éloigner
1 « Jésus nous en a montré l'exemple. » Comparaison hardie, que
l'on peut rapprocher de celle entre la Vierge et la reine Marie-Thérèse.
2 Diligil enim gentem noslram. Lcc, vu, 5. «Ce centenier. » C'est celui
qui fait prier J.-C. par des vieillards de venir guérir son serviteur ma-
lade, et qui lui adresse les célèbres paroles conservées par l'Eglise.
« Domine, non sum dignus. » V. pag. 121, n. 6.
3 Jérémie, l'un des quatre grands prophètes, né vers l'an 630, pro-
phétisa sous Josias, et prédit la ruine de Jérusalem et la captivité de
Babylone. Emprisonné par Sédécias, il se réfugia en Egypte, en 587.
Ses Lamenlalions sont pleines d'une admirable éloquence.
* « Des Pharisiens. » Secte juive, opposée à celle des Sadducéens,
et dont le caractère était un zèle rigoureux pour le culte extérieur, la
lettre de la loi, et le prosélytisme. Ils avaient une grande puissance, et
persécutaient les novateurs. J.-C. les attaqua souvent.
'^ JIatth., XXII, 21. Les Pharisiens, voulant faire condamner J.-C.
sur ses paroles, lui demandent si l'on doit acquitter l'impôt à l'empe-
reur. J.-C. répond, en leur montrant un denier : « Reddite ergo quœ
« sunt Caesaris Caesari, et quae sunt Dei Deo. »
6 « Victime de l'univers. » Tour inusité, au lieu de : offerte pour
l'univers. Si le sens était , victime des péchés de l'univers, l'expression
serait encore pénible.
"^ « Le plus chéri de ses évangélistes. » S. Jean, le disciple bien-
aimé, à qui J.-C. recommande sa mère. — mort à Ephèse en 101, à
quatre-vingt-quatorze ans.
8 JOAN., XI, 51.
9 « Touché de ces vérités. » Sur la valeur de ce mot, voy. p. 217,
note i.
10 « Deux fois, en grand politique. » 11 y avait bien autant de fai-
DE MICHEL LE TELLIEK, 2i3
(le la cour. Mais il le faut dire ; toujours il y vouloit reve-
nir trop tôt^ Le Tellïer s'opposoit à ses impatiences jus-
qu'à se rendre suspect ; et sans craindre ni ses envieux ,
ni les défiances d'un ministre également soupçonneux et
ennuyé de son état, il alloit d'un pas intrépide où la rai-
son d'Etat le déierminoit-. 11 sut suivre ce qu'il conseil-
loit^ Quand l'éloignement de ce grand ministre eut attiré
celui de ses conlidenls; supérieur par cet endroit au mi-
nistre même \ dont il admiroit d'ailleurs les profonds con-
seils, nous l'avons vu retiré dans sa maison, où il conserva
sa tranquillité parmi les incertitudes des émotions popu-
laires et d'une cour agitée; et, résigné à la Providence, il
vit sans inquiétude frémir à l'entour les flots irrités ^'ei
parce qu'il souhaitoit le rétablissement du ministre comme
un soutien nécessaire de la réputation et de l'autorité de
la régence, et non pas, comme plusieurs autres, pour son
intérêt, que le poste qu'il occupoit lui donnoit assez de
moyens de ménager d'ailleurs ^ aucun mauvais traitement
blesse et de concessions faites à la nécessité que de politique dans ces
deux exils du cardinal. Voyez page 172, note 6 et suivantes.
1 « Y revenir trop tôt. » On croyait que ces exils étaient volontaires.
Cependant, dit Mme de >emours, « un jour qu'on lui demanda quand
« il partiroit (1652;, il trouva ce discours si mauvais, et y répondit si
« durement, qu'il fit bien voir que cette résolution ne lui étoit pas
« agréable. » Mémoires de la Dlchesse de Nemours.
- «La raison d'Etat.» Expression créée au temps de Richelieu : elle
a le même sens que la maxime ; Salus populi suprema lex eslo.
■^ « Smvre ce qu'il conseilloit. » La même expression se retrouve
dans rOr. fun. de Condé. « C'est ce qu'il iuspiroit aux autres; c'est ce
« qu il suivait lui-même. »
^ « Supérieur par cet endroit au ministre même. » Cet éloge donné
a Le Telher prouve en même temps l'impartialité deBossuet, qui ne craint
pas de blâmer Jlazarin. — « Par cet endroit » (v. page 82, n 2^ Rap-
prochez de cette locution, fréquente au dix-septième siècle, rexpression •
a l endroit de, pour relalivement, eu égard à.— Le cardinal de Retz dit
« que le bonheur montoit un peu trop fortement à la tète du cardinal
« Mazarin. »
^ « Les flots irrités. » Comparaison commune, mais que Bossuet
jette en passant et sans y insister. Peut-être est-ce un souvenir de
J ode :
Justum et tenacem propositi virum
Non civium ardor prava jubentium,
Non vultus instaniis tyranni
3Iente qiiatit solida, neque Auster
Dux inquieti lurbidus Adri.-p.
HoR. ni, ode 3, v. i-5, éd. classiq. de M. A. de Wailly.
^ « Et parce qu'il... et non pas... que le poste qu'il occupoit, etc. »
Phrase pénible et surchargée dincises embarrassantes. Nous en avons
ueja signalé plusieurs de ce genre.
244 OliAISON ri'NÈBIlF.
lie il' ivhutoil. Ihi bcau-fVèrc, sacrifié malfiié ses sc^rviccs',
lui inontroit ce, qu'il pouvoit craindre. 11 savoit , crinie
irrémissible dans les cours-, qu'on écontoit des proposi-
tions contre lui-même, et peut-être que sa place eût été
donnée si on eût pu la remplir d'un homme aussi sûr'*:
mais il n'en tenolt pas moins la balance droite. Les uns
donnoient au ministre des espérances trompeuses ;
les autres lui inspiroient de vaines terreurs ; et en s'em-
pressant beaucoup, ils faisoient les zélés et les importants*.
Le ïellier lui montroit la vérité, quoique souvent im-
portune; et industrieux à se cacher" dans les actions écla-
tantes, il en renvoyoit la gloire au ministre, sans craindre,
dans le même temps, de se charger des refus que l'inté-
rêt de l'Etat rendoit nécessaires^ Et c'est de là qu'il est
arrivé'^ qu'en méprisant par raison la haine ^ de ceux dont
il falloit combattre les prétentions, il en acquéroit l'cr-
time, et souvent même l'amitié et la confiance. L'histoirt'
en racontera de fameux exemples^ : je n'ai pas besoin de
1 « Un beau-frère, sacrifié. » Gabriel de Cossagnet, disgracié à !a
conspiration de Cinq-Mars (1642;. — Il avait bien été sacrifié lui-mémp
en 1651 'voy. plus liaul, page 150, note 2).
- M Crime irrémissible dans les cours. » Parenthèse éloquente; re-
flexion digne de Tacite ; on ne pardonnait pas à Le Teliier le mal qu'on
eût voulu lui faire, on n? lui pardonnait pas non plus de le «avoir.
3 « Si on eût pu !a remplir, etc.» Bossuet ne ménage pas la conduite
de la cour pendant la Fronde. Si les affaires étaient, de son temps,
passées en d'autres mains, c'é'.aient toujours les fils ou les parents des
anciens hommes d'Etat qui les avaient conservées 11 y avait donc du
courage à parler ainsi.
4 « Les zélés et les importants. » Cette lutte do Le Teliier conirr
Mazarin, racontée avec tant de précision et de fermeté, est le déve-
loppement dp ce mot jeté plus haut en passant : «Qu'il falloit s'opposer
« aux inclinations du cardinal son bi;>nfaiteur. »
s « Induslrieux à se cacher.» Cet adjectif se construit rarement aiïisi.
6 « Se charger des refus, etc. » l'n caractère frappant de ce long
développement sur la Fronde, c"(!St la vérité de tous les détails. C'est
l'histoire aussi simple, aussi franche que possible, des incunséquences.
des faiblesses, des dangers d'une révolution Ces qualités sont bien piiis
saillantes encore, quand on les rapproche du mouvement lyrique in-
spiré par les mêmes faits dans l'Or. l'un. d'Anne de Gonzague.
■* « El c'est de là, etc. » Les phrases de ce passage se rattacher.)
volontiers par la conjonction et, liaison souvent languissante.
8 « Méprisant par raison. » Correctif qui adoucit l'idée du mépri>
de Le Teliier pour ses ennemis, dont plusieurs pouvaient vivre encore.
La nirnie expression se trouve déjà dans l'Or. fun. de Henriette do
France, page 89, n. 4.
9 « De fameux exemples. » Cette réticence d;- Bossuet est remarqua-
ble, car il recule raremeîU devant le récit des faits, à moins qu'il n' 'n
iîi: MICHEL LK TKLLiER. 245 !
Ivf> rspi/irter; el content de remarquer des actions de !
\ertu dont les sages auditeurs puissent profiler, ma voix ^ '
n'est pas destinée à satisfaire les politiques ni les cn-i^yfZj
rieux*. Mais puis-je oublier celui que je vois partout dan>
le récit de nos malheurs-? cet homme, si tidèîe aux par-
ticuliers^, si redoutable à l'Etat; d'un caractère si haut,
(ju'on ne pouvoit ni Testimer, ni le craindre, ni Tainier,
ni le haïr à demi*; ferme génie que nous avons vu
en ébranlant Tunivers s'attirer une dignité qu'à la tin il
voulut quitter' comme trop chèrement achetée, ainsi qu'il
eut le courage de le reconnoître dans le lieu le plus émi-
nent de la chrétienté ^ et enfin comme peu capable de
contenter ses désirs : tant il connut son erreur'', et le vide
des grandeurs humaines. Mais pendant qu'il vouloit ac-
quérir ce qu'il devoit un jour mépriser ^ il remua tout par
de secrets et puissants ressorts; et après que tous les par-
lis furent abattus, il sembla encore se soutenir seuP, et
Soit pas sûr yo\. pa^je 59, noies l el 2). Sans doule il craignait d'en-
trer ici dans les détails de la chronique el des mémoires. On peu! rappro-
cJierdeces élotrcsceque dit rab])é de (-lioisydela politique deLcTellier.
1 « Content, de remarquer,.., ma voix n'est pas destinée, etc. » Exem-
ple de syllepse et d'anatolutlw.
2 «Puis-je oublier celui, elc.» Le cardinal de Retz, Paul de Gondi, né
en 1614 à Montmirail, nommé, en 16'<:i, coadjuleur de l'arclievèque de
Paris, son oncle, J.-F. de Gondi : l'un des cliels les plus redoutables de
la Fronde. Cardinal en 1652, il Tut arrrlé la même année, et enferme
à Vincennes, d'où il s'échappa en 1651. Rentré en grâce après sa dé-
mission de l'archevêché de Paris, il rédigea dans la retraite de précieux
Mémoires, el mourut en 1679.
"^ « Si fidèle aux particuliers, » Les frondeurs cependant ne lui par-
donnèreni jamais d'avoir abandonné le prince de Condé en 1652.
^ « Ni le haïr à demi. » Idée el six le d'une vigueur el d'une conci-
sion singulières. Voyez aussi «on portrait par La Rocheloucauld,
5 « Qu'à la fin il voulut quitter. » S'il envoya sa démission à Rome,
••e fut d"abord pour acheter sa liberté ; s"il y persista, ce fut pour obte-
nir de rentrer en France.
^ «Le lieu le plus éminent de la chrélienté. » Réfugié à Rome, après
son évasion de Vincennes, il y trouva un accueil peu encourageant,
« car, dit-il, la foibîcsse du Pape pour les grandes choses augmenloit à
« nii'sure de son allachemenl aux petites. » Enfin, abandonné de la
cour de Rome, obligé d'errer des bords du Rhin à la Hollande, réduit
presque à l'indigence, il en vint à se soumettre.
, ' « Tant il connut son erreur. » Exemple iV épi phonème.
^ « Ce qu'il devoit un jour mépriser. » Opposition éloquente. Que de
force et de netteté dans celle longue période, qui est tout une bio-
graphie !
•' « Se soutenir seul. » A l'époque de sa caplivtlé et de ses intrigues
près de la cour de Rome pour l'intéresser à sa cause. Quoi qu'en dise
24G ORAISON FUNÈBRE
seul encore menacer le favori victorieux de ses tristes et
intrépides regards ^ La religion s'intéresse dans ses infor-
tunes ; la ville royale s'émeut; et Rome môme menace-.
Quoi donc, n'est-ce pas assez que nous soyons attaqués
au dedans et au dehors par toutes les puissances tempo-
relles?^ Faut-il que la religion se mêle dans nos malheurs,
et qu'elle semble nous opposer de près et de loin une au-
torité sacrée*? Mais, par les soins du sage Michel Le Tel-
LiER, Rome n'eut point à reprocher au cardinal Mazarin
d'avoir terni l'éclat de la pourpre dont il éloit revêtu^; les
Bossuet, il ne joua pas cependant le beau rôle dans cette partie de
sa vie, et sa conduite dans l'exil ne lui fit pas honneur.
1 « Ses tristes et intrépides regards. » Expressions fortes et concises.
Triste est pris ici dans le sens latin tristis, sombre, hxMé.Tristis Ores-
tes. HoR. — Remarquez la conclusion toute poétique de ce magnifique
portrait, comparable à celui de CromAvell pour la profondeur et l'élo-
quence. C'est une autre nature de chef de parti; ce sont des circon-
stances toutes différentes; mais Bossuet a porté dans ces deux appré-
ciations la même puissance d'observation et la même vigueur de style.
Le caractère philosophique est le même ; seulement, dans le portrait
du cardinal de Retz, il y a des réflexions souvent tristes et pénibles, un
ton de regret et presque de mélancolie que la vie de Cromwell ne
pouvait inspirer. La prospérité insolente du Protecteur avait étonné
l'univers; les malheurs du cardinal de Retz servaient surtout à
l'instruire. (Voyez page 28, note 1.)
2 «La ville royale s'émeut; et Rome même menace.» «Il n'y eut que
« le chapitre de Noire-Dame et les curés de Paris qui en témoignèrent
« du ressentiment. Aux premières nouvelles que les chanoines en eu-
« rent, ils s'assemblèrent extraordinairement, et résolurent de prier
« M. l'archevêque de Paris (oncle du cardinal) de se joindre à eux pour
« demander sa liberté (il avait été arrêté au Louvre, le 19 décembre
« 1632). Le nonce du pape les exhorta tous à faire leur devoir, les as-
« surant qu'ils seroient soutenus avec vigueur du côté de Rome, et par
« lui-même en tout ce qui dépendroit de son pouvoir... Le chapitre
(f ordonna des prières de quarante iieures pour la liberté du cardinal,
M avec l'exposition du Saint-Sacrement, qui dura trois jours entiers,
« quoique le sieur Le Tellier leur eût porté un ordre du roi pour faire
« cesser cette dévotion, où il y avoit beaucoup de monde... Le cha-
« pitre et les curés étoient résolus de fermer Notre-Dame et les autres
« églises, si l'archevêque les eût voulu appuyer, ce qui eût causé un
« étrange désordre. » Mémoires de Guy Joly.
3 « Toutes les puissances temporelles. » L'Espagne soutenait les re-
belles, et avait le grand Condé à son service. Les ducs de Retz et de
Brissac écrivaient à la cour pour demander la liberté du cardinal ; il est
vrai que « l'on avoit bien de la peine à trouver des expressions asse-:.
« foibles pour s'accommoder à leur goût. » Mém. de G. Joly.
^ «De près etde loinuneautorité sacrée. » De près, parle soulèvement
du clergé de Paris, qui eût sans doute forcé la main à la cour, sans la ti-
midité de l'archevêque, et sa jalousie contre son neveu; de loin, parce
que le papeavait refusé d'accepter la démission du cardinal (1652-1634).
5 « Terni l'éclat de la pourpre. » Est-ce un souvenir de ce fait, rap-
DE MICHEL LE TELL 1ER. 247
affaires ecclésiastiques prirent une forme réglée : ainsi le
calme fut rendu à TEtat^; on revoit dans sa première vi-
gueur Tautorilé aff'oiblie; Paris et tout le royaume, avec
un fidèle et admirable empressement , reconnoit son roi
gardé par la Providence-, et réservé à ses grands ouvrages ,
le zèle des compagnies, que de tristes expériences avoient
éclairées , est inébranlable; les pertes de TEtat sont répa-
rées ; le cardinal fait la paix avec avantage^. Au plus haut
point de sa gloire, sa joie est troublée par la triste appari-
tion de la mort*; intrépide, il domine jusqu'entre ses bras^
et au milieu de son ombre : il semble qu'il ait entrepris
de montrer à toute T Europe que sa faveur, attaquée par
tant d'endroits, est si hautement rétablie que tout devient
foible contre elle, jusqu'à une mort prochaine et lente®.
porté par Guy Joly, qu'on avait proposé au conseil d'envoyer du poison
au cardinal prisonnier, et que Le Tellier s'y était opposé, ainsi qu'Anne
d'Autriche ? Il n'est guère probable que Bossuet eût risqué une allusion
si hardie. Il veut dire ici qu'on l'avait menacé défaire son procès (1655).
1 « Ainsi le calme fut rendu à lEtat. » Tableau du triomphe de la
cour et de Mazarin, présenté sous forme d'énumération et d' hypotypose.
2 « Gardé par la Providence. » Trait éloquent. Le mot « réservé à
ses grands ouvrages» complète énergiquement la pensée.
3 « Fait la paix avec avantage. » Traité des Pyrénées. Voyei
page 106, notes 5 et 4.
* « La triste apparition de la mort. » « L'état oîi il étoit ne l'empê-
« choit pas de penser à ses trésors; et, dans ces mêmes temps, comme
« il avoit des moments de relâche, on remarqua qu'il s'occupoit sou-
te vent à peser les pistoles qu'il gagnoit, pour remettre les légères le
« lendemain au jeu. » Février 1661. 11 mourut le 9 mars. Mémoires d&
W^^ DE MOTTEVILLE.
5 (( Il domine jusqu'entre ses bras. » « La Reine-mère, pendant sa
<( régence, lui avoit laissé toute l'autorité royale, comme un fardeau
« trop pesant pour un naturel aussi paresseux que le sien. Le Roi, à sa
« majorité, lui avoit trouvé cette autorité entre les mains, et n'avoit
« eu ni la force, ni peut-être même l'envie de la lui ôter. On lui re-
« prochoit les troubles que la mauvaise conduite de ce cardinal avoit
« excités comme un effet de la haine des princes pour un ministre qui
« avoit voulu donner des bornes à leur ambition : on lui faisoit con-
« sitlérer le ministre comme un homme qui seul avoit tenu le timon de
« l'Etat pendant l'orage qui l'avoit agité, et dont la bonne conduite en
« avoit peut-être empêché la perte. — Cette considération, jointe à
« une soumission sucée avec le lait, rendit le Cardinal plus absolu sur
« l'esprit du Roi qu'il ne l'avoit été sur celui de la Reine. » ^I^ie de La
Fayette, Histoire de il/me Henriette, l^e partie.
6 « Jusqu'à une mort prochaine et lente. » La mort le prenoit à la
gorge, àilM'^'i de Motteville.il n'en resta pas moins le maître. «Le Roi et la
« Reine-mère lui envoyèrent encore demander ce qu'il désiroit qui fût
« fait après sa mort, et il sembloit que ses paroles étoient des oracles
« qui ordonnoient de l'avenir. Il y a sans doute beaucoup de grandeur
« et de beauté à sa mort ; mais sa réputation doit être noircie par l'in-
^S ORAISON FUNEinu: ;
fl meurt avec cette triste consolation'; et nous voyons i
commencer ces belles années^ dont on ne peut assez admi- '
rer le cours glorieux. Cependant la grande et pieuse Anne '
d'Autriche rendoit un perpétuel témoignage à TinviolabU' .;
fidélité de notre ministre^, où, parmi tant de divers mou- ■
vements, elle n'avoit jamais remarqué un pas douteux. Le ]
roi, qui dès son enfance Tavoit vu toujours attentif au bien l
de TEtat, et tendrement attaché à sa personne sacrée, |
prenoit confiance en ses conseils; et le ministre conser- i
Toit sa modération, soigneux surtout de cacher Timpor- :
tant service qu'il rendoit continuellement à TEtat, en fai-
sant connoître les hommes capables de remplir les grandes ■
places , et en leur rendant à propos des offices qu'ils ne ;
savoient pas *. Car que peut faire de plus utile un zélé mi- '
nistre, puisque le prince, quelque grand qu'il soit, ne j
connoît sa force qu'à demi^, s'il ne connoît les grands |
hommes que la Providence fait naître en son temps pour '
K gratitude qu'il a eue pour la Reine-mère, sa bienfaitrice, d'avoir •
«( voulu mettre de la sécheresse, du dégoût et de la défiance pour elle '
<( dans l'esprit et dans le cœur du Roi, afin de le posséder tout entier... ,
« Voilà les effets de cette avarice sordide qui l'accompagna jusqu'à la \
H fin, et qui, dans les derniers instants de sa vie, lui fit encore prendre ■
« plaisir à faire repasser par ses mains quasi tout le royaume, pour le \
« donner à son neveu, à ses nièces et à ses amis. Voilà aussi la cause .
« de cette ambition dévorante, et de cet ardent désir de la faveur qui ■
« l'avoit toujours possédé. » Mémoires de M°»e pE Motteville.
1 « Avec cette triste consolation. » Réflexion grave et douloureuse, ;
qui se résume en un seul mot, et qui montre à quoi se réduit en somme I
pour Rossuet celte gloire qu'il admire avec tant d'éloquence. j
- (( Ces belles années. » « Après la mort du cardinal, son ombre .
« étoil encore la maîtresse de toutes choses, et il paroissoit que le Roi j
« ne pensoit à se conduire que par les sentiments qu'il lui avoit inspi- j
<f rés. » M™e DE La Fayette, Histoire de .W™^ Henriette. \
■î « Rendoit un perpétuel témoignage, etc. » Transition subite, pouK j
revenir de l'éloge de Mazarin à celui du chancelier. — « Tant de dl- |
vers mouvements. » Expression obscure, qui pourrait se rapporter aussi ]
bien aux troubles de la Fronde qu'à la conduite de Le Tellier.
* « Soigneux surtout de cacher... des offices qu'ils ne savoient pas. » j
Bossuet se contente de signaler cette discrétion de Le Tellier sans en \
donner la raison. Elle prouve, du reste, un grand désinlérossemenl fJ !
une véritable élévation d'âme. — « Office. » Officium. Ne s'emploie
guère ainsi sans épithète.
Gardes, oseriez -vous me rendre un bon office. ;
P. Corneille, Polyeiicte, Y, i.
S « Ne connoît sa force qu'à demi. » Idée éloquente : c'était rappeler ;
noblement à Louis XIV la part que tant d'hommes supérieurs prenaient
è cette gloire dont il était si jaloux.
I
DE MICHEL LE TELLlEPx. ^9
le seconder? Ne parlons pas des vivants dont les vertus
non plus que les louanges ne sont jamais sûres ^ dans le va-
riable état de cette vie. Mais je veux ici nommer par hon-
neur le sage, le docte et le pieux Lamolgnon^, que notre
ministre proposoit toujours comme digne de prononcer les
oracles de la justice dans le plus majestueux de ses tribu-
naux'. La justice, leur commune amie*, les avoit unis;
et maintenant ces deux âmes pieuses^, touchées sur la
î « Dont les vertus... ne sont jamais sûres. » Bossuet substitue à Fex-
ouse banale de la modestie qu'il faut respecter cliez les visants une rai-
son originale et sérieuse, qui est en même temps un aveitissement-
sévère aux hommes célèbres de l'époque.
2 Lamoignon^ premier président au parlement de Paris, né en 1647,
mort en 1677. Louis XIV disait de lui, en le nommant premier prési-
sident (1658) : « Si j'avois connu un plus homme de bien, un plus di-
M gne sujet, je l'aurois choisi. » — .\nii de Boileau, ce fut à sa demande
que le poëme du Lutrin fut composé. La 6e épilre de Boileau est adres-
èée à son fils aîné. Chrétien de Lamoignon, président à mortier au par-
lement de Paris. Fléchier a fait l'oraison funèbre du premier président
de Lamoignon. Elle présente de fréquents rapprochements avec son-
oraison funèbre de Le Tellier, et quelquefois avec celle de Bossuet.
Voici le portrait que Fléchier a tracé, en ternu? généraux et vagues,
comme l'est trop souvent son éloquence. « ,\ussi remarqua-t-on bientôt
« en lui tout ce qui fait les grands magistrats : un cœur docile pour re-
« cevoir les impressions de la vérité, noble pour s'élever au-dessus des
« passions et des intérêts, tendre pour assister les malheureux, ferme
« pour résister à l'iniquité ; un esprit avide de tout savoir, et capable-
'( de tout apprendre; prompt à concevoir les matières les plus élevées ^
H heureux à les exprimer quand il les avoit une fois conçues; discer-
« nant non-seulement le bon d'avec le mauvais, mais encore le meil-
« leur d'avec le bon ; appliqué à examiner les difficultés et à les réson-
ne dre ; à chercher la vérité, et à la suivre après qu'il l'avoit découverte;
«( à coimoître tout, et à tirer toujours quelque fruit de ses connoissan-
t< ces. Cette sagesse avancée le Ht dispenser des règles ordinaires de
« l'âge. On connut la maturité de son jugement, et l'on ne compta pas
« le nombre de ses années ; il s'assit à dix-huit ans avec les anciens
« d'Israël, et se mit à juger comme eux les différends qui naissent parnu
<( le peuple. » Or. fun. de Guillaume de Lamoignon.
^ « Le plus majestueux de ses tribunaux. » Exemple de style noble ;
alliance heureuse de la précision et de la généralité des termes.
+ « Leur commune amie. » Expression ingénieuse et touchante.
•^ « Ces deux âmes pieuses. » Tableau plein de sentiment et de gran-
deur, comparable à tout ce qu'a inspiré de plus beau la philosophie
ancienne. Voyez le Songe de Scipion, et le passage où Lucain montre
l'âme de Pompée assistant paisiblemenl aux outrages qu'on prodigue à
son corps,
. . . Risicqiic suj ludihrlatrunci. . .
Scdit, ei invicta posuit se m:-n:c Ciitonis.
n.
2o0 ORAISON FLNÈBP.E
terre ^ du même désir de faire régner les lois, contem-
plent ensemble à découvert les lois éternelles d'où les
nôtres sont dérivées; et si quelque légère trace de nos
foibles distinctions paroît encore dans une si simple et si
claire vision-, elles adorent Dieu en qualité de justice et de
règle ^.
3me Partie. — 1" Ecce in justilia regnabit rex , et princi-
pes in juclicio prœerunt'* : c( Le roi régnera selon la jus-
ce tice, et les juges présideront en jugement^. » La justice
passe du prince dans les magistrats , et du trône elle se
répand sur les tribunaux^. C'est dans le règne d'Ezéchias
le modèle de nos jours. Un prince zélé pour la justice
nomme un principal et universel magistrat"^ capable de
contenter ses désirs. L'infatigable ministre ouvre des yeux
attentifs sur tous les tribunaux : animé des ordres du
prince, il y établit la règle, la discipline, le concert^, l'es-
prit de justice. Il sait que si la prudence du souverain ma-
gistrat est obligée quelquefois, dans les cas extraordinaires,
de suppléer à la prévoyance des lois, c'est toujours en pre-
nant leur esprit; et enfin qu'on ne doit sortir de la règle
qu'en suivant un fil qui tienne, pour ainsi dire, à la règle
1 « Touchées sur la terre. » Ce verbe, si familier à Bossuet, indique
tantôt un sentiment profond, mais subit (touchée d'un si digne objet,
sa grande àme se déclara tout entière. Or. fun. de Condé) ; et tantôt,
comme ici, un caractère et une habitude.
2 « Si quelque légère trace, etc. » Parce que la perfection de la di-
vinité rend ces distinctions improbables, sinon impossibles.
■^ « En qualité de justice et de règle. » C'est-à-dire, comme l'expres-
sion parfaite des idées et des sentiments qui ont rempli toute leur vie.
* IsAi., xxxir, 1.
3 « En jugement, » au lieu de pour juger. Expression inusitée; tra-
duction littérale du latin.
6 « Du trône, elle se répand, etc. » Exemple de métonymie : l'objet
au lieu de la personne. Dans le régne d'Ezéchias. — Préposition qui
renferme une ellipse : c'est le tableau du règne d'Ezéchias, et le mo-
dèle, etc. — Remarquez cette filiation de la justice divine à la justice
humaine. — « Ezéchias, le plus pieux et le plus juste de tous les rois,
« après David, régnoit en Judée (714-707). Sennachérib, fils et succes-
« seur de Salmanasar, l'assiégea dans Jérusalem avec une armée im-
« mense : elle périt en une nuit par la main d'un ange, Ezéchias, dé-
<( livré d'une manière si admirable, servit Dieu avec tout son peuple
« plus fidèlement que jamais. » Bossuet, Histoire universelle^ ire Part.,
c. VII, page 26, édition classique annotée par M. Delachapelle.
7 « Un principal et universel magistrat. » Inversion peu usitée. Nous
en retrouverons tout à l'heure d'aussi forcées.
8 « Le concert. » Mot qu'on n'emploie guère ainsi absolument et sans
qualificatif.
DE MICHEL LE TELLIER. 251
même ^ . Consulté de toutes parts , il donne des re'ponses
courtes, mais décisives 2, aussi pleines de sagesse que de
dignité; et le langage des lois est dans son discours ^. Par
toute rétendue du royaume chacun peut faire ses plaintes*,
assuré de la protection du prince; et la justice ne fut ja-
mais ni si éclairée ni si secourable. Vous voyez comme ce
sage magistrat modère tout le corps de la justice^. Voulez-
vous voir ce qu'il fait dans la sphère où il est attaché, et
qu'il doit mouvoir par lui-même^? Combien de fois s'est-on
plaint que les affaires n'avoient ni de règle ni de fin"' ; que
la force des choses jugées^ n'étoit presque plus connue;
que la compagnie où Ton renversoit avec tant de facilité
les jugements de toutes les autres ne respectoit pas davan-
tage les siens; enfin que le nom du prince étoit employé
à rendre tout incertain, et que souvent l'iniquité sortoit
du lieu d'où elle devoit être foudroyée^ ! Sous le sage Mi-
chel Le Tellier, le conseil fit sa véritable fonction; et
l'autorité de ses arrêts, semblable à un juste contre-poids*^,
tenoit par tout le royaume la balance égale. Les juges que
1 « Un fil qui tienne à larègle même. » Mélaphore familière et hardie.
Est-ce un souvenir des traditions mythologiques?
2 (( Courtes, mais décisives. » Mot plein de sens, oîi se retrouve tout
ie sens, tout l'esprit pratique de Bossuet, qui comprenait si bien Vadmi-
nisiration, et y attachait tant d'importance.
3 « Le langage des lois est dans son discours, » Tour négligé; expres-
sion vague, malgré les idées qui précédent et en déterminent le sens.
* « Faire ses plaintes. » 11 y a bien là un peu d'exagération oratoire.
Les plaintes n'arrivaient pas toujours, bien que des anecdotes curieuses,
citées par Saint-Simon, nous montrent parfois Louis XIV intervenant
dans les affaires les plus particulières de ses sujets.
s « Modère tout le corps de la justice. » Latinisme : moderatur habe^
fias. Ce mot, qui ne s'emploie plus dans le sens de conduire, rappelle
les mots tempérer et tempérament, employés de même au dix-septième
siècle d'une manière toute latine.
6 « Où il est attaché, et qu'il doit mouvoir. » Métaphores mal suivies.
On ne se figure même pas le magistrat attaché à une sphère.
"' «Ni de règle, ni de fin.» Reproches fermes et hardis. Bien qu'ils ne
s'adressent qu'au passé, ils renferment une leçon pour l'avenir.
• « La force des choses jugées. » C'est-à-dire l'autorité des exemples,
la tradition en matière de jurisprudence extraordinaire, et aussi l'auto-
rité des cours de justice, que la cour suprême ne doit pas compromet-
tre par des arrêts irréfléchis, en cassant leurs décisions au gré de ses
caprices. Ici, c'est à ce dernier sens qu'il faut s'arrêter.
9 « D'où elle devoit être foudroyée. » 3Iétaphore à effet et assez in-
attendue au milieu de ce tableau grave et sévère.
1^ « Semblable à un juste contre-poids.» Métaphore développée en
termes simples et familiers. Remarquez la place, assez ordinaire d'ail-
leurs chez Bossuet, de l'adjectif avant le substantif.
îiKSâ OilAISON FIJNÈCRK
leurs coups hardis el leurs artifices faisoienl redouter ' fu-
rent sans crédit : leur nom ne servit qu'à rendre la jus-
tice plus attentive. Au conseil comme au sceau*, la multi-
tude, la variété, la difficulté des affaires, n'étonnèrent ja-
mais ce grand magistrat : il n'y avoit rien de plus difficile,
ni aussi de plus hasardeux que de le surprendre; et, dès
le commencement de son ministère , cette irrévocable sen-
tence sortit de sa bouche , que le crime de le tromper
seroit le moins pardonnable''. De quelque belle apparence
que l'iniquité se couvrit, il en pénétroit les détours*; et
d'abord'* il savolt connoître, même sous les fleurs, la
marche tortueuse de ce serpenta Sans châtiment , sans
rigueur, il couvroit l'injustice de confusion en lui faisant
seulement sentir qu'il la connoissoit'''; et l'exemple de son
inflexible régularité fut l'inévitable censure de tous les
mauvais desseins^. Ce fut donc par cet exemple admirable,
plus encore que par ses discours et par ses ordres, qu'il
1 « Que leurs coups hardis et leurs artifices faisoient redouter. )>
Toujours la même franchise et la même indépendance. On pouvait
mettre des noms propres sous ces expressions générales. Fléchier est
aussi hardi : chose qui prouve combien les abus étaient criants.
2 « Au conseil comme au sceau. » « Au milieu du palais auguste,
<( et presque sous le trône de nos rois, s'élève sous le nom de conseil
« un tribunal souverain, où l'on réforme les jugements, et où l'on juge
H les justices. C'est là que la foible innocence vient se mettre à cou-
« vert de l'ignorance ou de la malice des magistrats qui la poursuivent,
« C'est de là que partent ces foudres qui vont consumer l'iniquité jus-
•( qu'aux tribunaux les plus éloignés : c'est là qu'on règle le sort des
•f juridictions douteuses, el que, du haut de sa dignité, le premier et
.( universel magistrat, au milieu déjuges d'une probité et d'une expév-
H rience consommée, veille sur tout l'empire de la justice, et sur la
« bonne ou mauvaise conduitede ceux qui l'exercent.)) Fléchier, Orai-
»(m funèbre de M. Le Tellier, 5e partie.
^ «Que le crime de le tromper, eto) Phrase claire, mais un peu pénible..
'' « Il en pénétroit les détours. » Bossuet emploie souvent le pronom
■iit, el quelquefois d'une manière incorrecte, par exemple dans plusieurs
passages de VlIisL universelle.
s « D'abord, » c'est-à-dire immédiatement, sans hésilalion.
6 « La marche tortueuse, etc. )) Métaphore expressive; seulement,
on l'a usée à force de la répéter.
"> « En lui faisant seulement sentir, etc. » Quelle précision, quelle
abondance dans tous ces développements. Il semblait qu'il n'y eût guère
à dire pour le prédicateur : Bossuet se fait magistrat pour un jour, et
reproduit à sa manière ces mercuriales où les chanceliers et les pre-
miers présidents censuraient leurs subordonnés.
^ « L'exemple... l'inévitable censure. » Expressions détournées de
leur sens habituel : exemple entraîne d'ordinaire l'idée d'imitation,
qui n'est pas ici : et censure signifie réprimande : or, ici, il s'agit do
/)rt're«ir plutôt encore que de punir.
DE MICHEL LE TELLIER. 255
établit dans le conseil une pureté et un zèle de la justice^
qui attire la vénération des peuples, assure la fortune
des particuliers, affermit Tordre public, et fait la gloire de
ce règne.
Sa justice n'étoit pas moins pror.'ipte qu'elle étoit exacte.
Sans qu'il fallût le presser, les gémissements des malheu-
reux plaideurs^, qu'il croyoit entendre nuit et jour, étoient
pour lui une perpétuelle et vive sollicitation. Ne dites pas
à ce zélé magistrat qu'il travaille plus que son grand âge
ne le peut souffrir^ : vous irriterez le plus patient de tous
les hommes. Est-on, disoit-11 , dans les places pour se re-
poser et pour vivre? Ne doit-on pas sa vie à Dieu, au
prince et à l'Etat*? Sacrés autels, vous m'êtes témoins-'
que ce n'est pas aujourd'hui, par ces artificieuses fictions
de l'éloquence^, que je lui mets en la bouche ces fortes
i « Une pureté et un zèle de la justice. » « Il entretint l'ordre que
« ses prédécesseurs avoient établi dans le conseil, et il l'augmenta. Il
y n'y souflVit aucun de ces relâchements que le temps n'introduit que
u trop dai!S les compagnies les plus régulières. Y eut-il rien de lu-
'( multueux ou de déréglé dans sa discipline? Vit-on donner arrêt contre
<{ arrêt, et confondre les droits et les espérances des parties par de?
ft contradictions scandaleuses? Sous prétexte qu'on n'y touche pas au
K fond dos affaires, les négligea-l-on? Vit-on jamais affoiblir la justice
u en faveur des juges, et livrer la bonne cause à leurs passions, sous
>.( prétexte de la renvoyer à leur conscience? » Fléchieb, 5^ partie.
'^ « Les gémissements des malheureux plaideurs. » Voici un dévelop-
pement louchant de cette idée. Fléchier, 3^ partie : — « La veuve et
<( l'orphelin ne se plaignirent pas de la lenteur ou de la foiblcsse de
M son âge. On n'ouït pas ces tristes prières : « Jugez-nous, Seigneur,
« parce qu'il n'y a point de jugement sur la terre. » II savoit qu'un juge
a doit rendre compte non-seulement de son travail, mais encore de
c( son loisir; qu'il est également coupable de laisser triompher la ma-
K lice des uns, ou languir la misère des autres ; qu'il doit racheter le
¥ temps, et abréger les mauvais jours que le procès donne à des misé-
<•( râbles qui ne sont pas moins ruinés par la longueur des procédures
',< que par l'erreur des jugements. »
3 « Ne dites pas, etc. » Voyez le même mouvement dans l'Oraison
funèbre de Condé, l^e partie : «Ne lui dites pas que la vie d'un premier
« prince du sang, etc. »
* « Ne doit-on pas sa vie à Dieu, au prince, etc. »
Vous n'avez pas la vie ainsi qu'un ln'iitajye,
Le jour qui vous la dor.ce en même temp? r»în(ja{i[e.
Vous hi devez au prinre, au puldic, .à l'F^ltat.
P. Cop.NEiLLK, l'olyeiicie, IV, 2.
5 « Sacrés autels, vous m'êtes témoins, etc. » Apostrophe qui >arie
et relève celte exposition calme et solennelle.
6 « Ces artificieuses fictions de l'éloquence. » Périphrase expressive,
pour désigner les figures de rfUiorique.
Soi OUÂISON FUNEBRE
paroles! Sache la postérité ^ si le nom d'un si grand mi-
nistre fait aller mon discours jusqu'à elle^, que j'ai moi-
même souvent entendu ces saintes réponses. Après de
grandes maladies causées par de grands travaux , on voyoit
revivre cet ardent désir de reprendre ses exercices ordi-
naires, au hasard de retomher dans les mêmes maux ; et
tout sensible qu'il étoit aux tendresses de sa famille^, il
l'accoutumoit à ces courageux sentiments. C'est, comme
nous l'avons dit, qu'il faisoit consister avec son salut le
service particulier qu'il devoit à Dieu dans une sainte ad-
ministration de la justice. Il en faisoit son culte perpétuel, I
son sacrifice du matin et du soir*, selon cette parole du i
Sage : « La justice vaut mieux devant Dieu que de lui of- t
(c frir des victimes^. » Car quelle plus sainte hostie^, quel i
encens plus doux, quelle prière plus agréable, que de faire '
entrer devant soi la cause de la veuve'', que d'essuyer les !
larmes du pauvre oppressé, et de faire taire l'iniquité par i
toute la terre? Combien le pieux ministre étoit touché de j
ces vérités, ses paisibles audiences le faisoient paroître^! !
1 « Sache la postérité, etc. » Inversion inusitée, mais vive et rapide.
2 « Fait aller mon discours jusqu'à elle. » C'est un peu là de la
fausse modestie. En 1685, Bossuet ne pouvait pas ignorer que son dis-
dours donnerait l'immortalité au lieu de la recevoir.
3 « Aux tendresses de sa famille. » Ce mot s'emploie rarement au
pluriel maintenant. (V. l'Or. fun. de Condé, 5^ partie.)
Je vous vois accabler un homme de promesses,
Vous témoijnez pour lui les deruières tendresses.
Molière, le Misanthrope, I, i.
* « Son culte, son sacrifice. » Idée grande, et rendue avec une sim-
plicité éloquente, quand on eût pu la développer et la délayer.
5 Facere misericordiam et judicium magis placet Deo quam victimse.
PrOV., XXI, 3.
^ « Hostie. » pour viclime-, latinisme assez ordinaire à cette époque.
Cette secoude hostie est digne de ta rage,
P. Corneille, Polyeucte, V. 4.
7 « Faire entrer devant soi. » Expressions faibles et négligées.
8 « Ses paisibles audiences. » Encore un enseignement général. Ce
tableau des audiences mal données pourrait du reste se placer partout
ailleurs, et rentre par cela même dans la classe des développements
généraux appelés lieux communs. On peut rapprocher de ce dévelop-
pement un passage remarquable de Fléchier, 5^ partie: « De ce fonds
« de modération naissoit cette douceur et cette affabilité si nécessaire
« et si rare dans les grands emplois, où l'importunilé des hommes,
« l'opiniâtreté du travail, et je ne sais quel esprit de domination, ren-
« dent l'humeur austère et chagrine. Il écoutoit avec patience, il ac-
« cordoit avec bonté, et refusoit même avec grâce. Accessible, ac-
« cueillant, honnête, sachant employer son temps, et quelquefois
DE MICHEL LE TELLIER. 235
Dans les audiences vulgaires, Tun, toujours précipité,
vous trouble Tesprit; Tautre, avec un visage inquiet et
des regards incertains, vous ferme le cœur^ : celui-là se
présente à vous par coutume ou par bienséance, et il laisse
vaguer ses pensées sans que vos discours arrêtent son es-
prit distrait; celui-ci, plus cruel encore, a les oreilles bou-
chées par ses préventions, et , incapable de donner entrée
aux raisons des autres, il n'écoute que ce qu'il a dans son
cœur. A la facile audience de ce sage magistrat, et par la
tranquillité de son favorable visage"^, une âme agitée se
calmoit. C/est là qu'on trouvoit « ces douces réponses qui
apaisent la colère ^ » et (c ces paroles qu'on préfère aux
(( dons. )) Verbum melius quam datum'*. Il connoissoit les
deux visages de la justice^ : l'un facile dans le premier
abord; l'autre sévère et impitoyable quand il faut con-
clure. Là elle veut plaire aux hommes, et également con-
tenter les deux partis ; ici elle ne craint ni d'offenser le
puissant, ni d'affliger le pauvre^ et le foible. Ce charitable
magistrat étoit ravi d'avoir à commencer par la douceur;
et dans toute l'administration de la justice il nous pa-
roissoit un homme que sa nature avoit fait bienfaisant, et
que la raison rendoit inflexible. C'est par où il avoit gagné
les cœurs. Tout le royaume faisoit des vœux pour la pro-
longation de ses jours : on se reposoit sur sa prévoyance;
« même le perdre pour compatir à des misérables, à qui il ne reste
« d'autre consolation que celle de redire ennuyeusement leur misère,
« il se communiquoit selon les besoins, et ne pouvoit souffrir ces
« hommes chargés des affaires du public et des particuliers, qui se
-« renferment et se rendent comme invisibles, et se font de leurs cabi-
« nets comme un rempart à leur oisiveté ou à leurs plaisirs, contre
« les peines et les devoirs de leur ministère. » Voyez aussi plusieurs
passages du même genre, dans l'Or. fun. de Lamoignon, par Fléchier.
1 « Vous ferme le cœur. » Expression forte et simple. C'est du reste
le caractère de tout le morceau.
2 «A la facile audience, etc.» Tour elliptique, pour : En voyant com-
bien était facile son favorable visage. Ces inversions, que nous avons
signalées, se multiplient dans ce discours plus que partout ailleurs. Il ne
faudrait pas les considérer comme une habitude du style de Bossuet.
3 Responsio mollis frangit iram. Prov. , xv, 1.
'* EccLES. , XVIII, 16. — Remarquez avec quel soin l'idée est suivie
dans tous ses détails.
5 « Les deux visages de la justice. » Encore une métaphore fami-
lière et forte, elle est prise ici en bonne part. — Jane bifrons.
6 « Affliger le pauvre. » Expression dure, dont le sens est que,
quand le pauvre a tort, la justice est inflexible pour lui comme pour
tout autre. Ce sens est déterminé par la phrase qui suit.
256 ORAISON FlNÈnRE
ses longues expériences ^ étoient pour TElat un trésor Inépui- 1
sable de sages conseils; et sa justice, sa prudence, la iaci- 1
lilé qu'il apportoit aux affaires^, lui méritoient la vénéra- I
tion et Tamour de tous les peuples. 0 Seigneur^! vouv
avez fait, comme dit le Sage, « Toeil qui regarde, et IV
« reille qui écoute*. » Vous donc qui donnez aux jugo^ (
ces regards bénins^, ces oreilles attentives, et ce cœur tou-
jours ouvert à la vérité, écoutez-nous pour celui qui écou-
toit tout le monde^; et vous, doctes interprètes des lois',
fidèles dépositaires de leurs secrets, et implacables ven-
geurs de leur sainteté méprisée , suivez ce grand exempl.
de nos jours. Tout l'univers a les yeux sur vous : alYraii-
chis des intérêts et des passions, sans yeux comme saib
mains ', vous marcbez sur la terre semblables aux esprit^
célestes^; ou plutôt, images de Dieu, vous en imitez lii.-
dépendance ; comme lui , vous n'avez besoin ni des hom-
1 «Ses longues expériences. «jCe mot ne s'emploie aujourd'hui au plu-
riel que pour désigner les expériences scientifiques. Nous écririons :5(i
longue expérience.
^ « La facilité qu'il apporloit aux affaires. » C'est-à-dire le talent
qu'il avait de les faciliter, et non pas : la facilité avec laquelle il s^
prêtait.
^ « G Seigneur! » Forme d'apostrophe subite qui se rencontre son-
vent chez Bossuet.
** * Et aurem audienlem, et oculum videntem, Dominus fecit utrumque.
PrOV. , XX, 12.
* « Ces regards bénins. » Ce mot ne s'emploie plus que bien rare-
ment, et dans le sl;^le familier, comme, fait Molière.
6 « Ecoulez-nous pour celui qui écouloit, etc. » Antithèse qui ren-
ferme un sentiment profond ; c'est une invocation louchante à la jus-
lice de Dieu. Seulement, l'expression a quelque chose de lourd.
' « Et vous, doctes interprètes, etc. » Apostrophe aux magislral'-
Voilà enfin les préceptes et les enseignements qui arrivent à leur ex-
pression précise et formelle, après avoir été longtemps présentés d'une
manière détournée. Celte longue préparation rend du reste plus frap-
pant l'effet du discours direct. t
8 « Sans jeux comme sans mains. » Expression hardie et un peu j
bizarre d'une idée forte; elle contient un reproche sévère adressé à la j
cupidité du juge. Dans le Dise, sur l'IIist. univ.y Bossuet dit des juge? |
égyptiens : « lis ne liroient rien des procès, et on ne s' éloii pas encore \
« avisé de faire un métier de la justice... Le président du sénat portoil j
M un collier d'or et de pierres précieuses, d'où pendoit une figure Jûft'
« yeux, qu'on appeloil la Vérité. » Troisième partie, c. m, p. 554, édii.
classiq. annotée par M. Delachapelle.
5 « Vous marchez sur la terre, etc'. » Image imposante, souxe"'
employée par les poêles.
Ast ego, (jusedivuiîîjwcef/o rejjina. Virg., /Fn. i.
Je ceignis l.i tiare, et marchai son égal. Racine, Athalie, lU, a-
DE >ÎI(:KF:L LK TEIXiEU. -. 2:57
nies ni de leurs présents^; comme lui, vous faites justice
à la veuve et au pupille; rétranger n'implore pas en vain
votre secours"^; et, assurés que vous exercez la puissance
du juge de l'univers, vous n'épargnez personne dans vos
jugements. Puisse-t-il avec ses lumières^ et avec son
esprit de force vous donner cette patience, cette attention,
et cette docilité toujours accessible à la raison, que Salo-
mon lui demandoit pour juger son peuple* !
'^^ Mais ce que cette chaire^, ce que ces autels, ce que
I « Ni de leurs présents. » C'étaient d'abord des présents en nature,
dragées, confitures, épices. « Mais, à succession de temps, les épices
rt furent converties en or, et ce qui se bailloit par courtoisie et libéralité
« Jut tourné en taxe et nécessité. » Ménage.
Il me redemandoit sans cesse ses épices,
Et j'ai tout bonnement couru dans les offices
Cherclier la boîte au poivre. Racine, les Plaideurs, II.
- DominusDeus vester ipseestDeus deorum, etDominus dominantium ;
Deus magnus, et potens, et terribilis, qui personam non acripit nec
munera. Facit judicium pupilio et vidujr ; nmat peregrinuni, et dat ej
■victuni atque vestitum. Deut., c. x, v. 17. 18.
"^ « Puisse-t-il, avec ses lumières, etc. » Exemple ù'obsécration.
'* 111. Reg., m, 9.
3 «Mais ce que cette chaire. » Celte transition, faite simplement par
l'analogie des idées, amène un long développement sur les droits et
la situation de l'Eglise ; c'est une des parties principales de celle orai-
son funèbre. Ces questions, même au siècle si religieux où vivait Bos-
suet, présentaient, comme de tout temps, des difficultés sans nombre.
Si la lulle de l'Eglise contre les ennemis extérieurs était moins vive et
moins dangereuse qu'au seizième siècle, ses divisions intériouies, sans
arriver au schisme et à ^héré^ie, la fatiguaient pour les luttes à venir.
Les discussions de l'Eglise Gallicane et du Saint-Siège, la guerre des
Jansénistes et des Jésuites étaient des accidents malheureux qui fai-
saient gémir Bossuet. Les droits de l'Eglise dans l'Etat n'étaient pas non
plus rigoureusement déterminés. Elle tendait, comme on le voit par les
paroles de Bossuet, à se mettre à part, à demander une jurisprudence
particulière, à échapper à l'action du pouvoir séculier; l'Etat, de son
côté, malgré la part immense qu'il faisait au clergé, ne voulait pas se
dessaisir de toute action sur lu*. De là des plaintes et des discussions
interminables dont cette oraison funèbre est l'écho. L'éloge du chance-
lier, à qui appartenait l'administralion supérieure des affaires ecclésias-
tiques, appelait naturellement ces souvenirs. Ainsi, c'est un détail de
plus à joindre au portrait qu'on pourrait faire de Bossuet avec les orai-
sons funèbres. Chacun de ces discours a son caractère à part, et nous -
transporte au milieu des questions qui préoccupaient la société au mo- '
ment où parlait l'orateur. Grâce à la raison pratique et profonde, grâce
à la franchise hardie de Bossuet, ces six grandes oraisons présentent
une histoire incomplète, mais précieuse des idées du temps. (Voyez les
considérations politiques dans l'Or. fun. de Henriette de France, la dé-,
claralion des droits de l'Eglise Gallicane dans celle de Marie-Thérèse, |
les attaques contre les incrédules dans celle d'Anne de Gonzague, etc.)
258 , ORAISON FUNÈBRE
l'Evangile que j'annonce, et l'exemple du grand ministre |
dont je célèbre les vertus, m'oblige à recommander pluH
que toutes choses, c'est les droits sacrés de l'Eglise. 1
L'Eglise ramasse ensemble tous les titres par où l'on'^peulf
espérer le secours de la justice. La justice doit une assis- j
tance particulière aux foibles, aux orphelins, aux épouse^f
■ délaissées, et aux étrangers. Qu'elle est forte cette Eglise*,
et que redoutable est le glaive que le Fils de Dieu lui a mie
dans la main^! Mais c'est un glaive spirituel, dont lee
superbes et les incrédules ne ressentent pas le « doubh
tranchant.» Elle est fille du Tout-Puissant : mais son père,
qui la soutient au dedans, l'abandonne souvent aux persé-
cuteurs; et, à l'exemple de Jésus-Christ, elle est obligée
de crier dans son agonie : (c Mon Dieu, mon Dieu , pour-
ce quoi m'avez-vous délaissée ^ ? » Son époux est le plm
puissant comme le plus beau et le plus parfait de tous le^
enfants des hommes* ; mais elle n'a entendu sa voix agréa-
ble, elle n'a joui de sa douce et désirable présence, qu ui
moment ^ : tout d'un coup il a pris la fuite avec une course
tel est un des secrets de l'immense intérêt que présentent les oraisons
funèbres de Bossuet, et celui peut-être qu'on a le moins étudié.
1 « La justice doit une assistance particulière aux foibles... Qu'elle
est forte, cette Eglise ! » Il y a, dans les idées, comme une contradic-
tion apparente, parce que l'ordre des idées est interrompu un moment,
et repris plus loin. (Son père Vabandonne souvent.) Le raisonnement
pourrait donc se résumer ainsi : La justice est faite pour les faibles. Or,
l'Eglise, forte de son pouvoir spirituel, est faible contre les luttes maté-
rielles et la force temporelle. Le devoir de l'Etat est donc de la soute-
nir. Nous avons remarqué déjà (page 182, note 3) cet embarras dans la
disposition des idées, embarras auquel supplée un peu d'attention.
2 « Que redoutable est le glaive ! » Inversion et exclamation toutes
poétiques, — De ore ejus gladius utraque parte acutus exibat. Apoc,
c. I, V. 16. — Vivus estsermo Dei et efficax, et penetrabilior omni g/adio
ancipiti. Heb., c. iv, y. 12.
^ Eli, Eli, lamma sabactliani : hoc est , Deus meus, Deus meus, ut
quid dereliquisti me? Matth., c. xxvii, v. i6.
'* « Le plus beau de tous les enfants des hommes. » Speciosus forma
prœ filiis hominum. Psal., xhv, 3. — Rien de plus curieux et de plus
intéressant à étudier que ce mélange perpétuel et toujours heureux des
idées pratiques et de l'élément poétique dans l'éloquence de Bossuet.
Aucun orateur n'a possédé comme lui celle puissance de mémoire et
d imagination qui fournit à chaque instant et qui fond avec les idées les
souvenirs de l'Ecriture, sans que jamais la poésie nuise à la réalité, ni
la réalité à la poésie.
^ «Joui de sa douce présence. » Amiens sponsi qui stat et audit eum,
gaudio gaudet propter vocem sponsi. Joann., c, m, v. 29. —Remarque/,
avec quel soin l'idée se développe dans fous ses détails et sous toutes ses
formes, toujours nelte et rapide, et sans que le style languisse un moment.
DE MICHEL LE TELLIEU i£59
rapide; (( et, plus vite qu'un, faon. de biche, il s'est élevé
«au-dessus des plus hautes montagnes ^ » Semblable à
une épouse désolée, TEglise ne fait que gémir, et le chant
de la t04irtere.lle délaissée- est dans sa bouche. Enfin elle
est étrangëreet comme errante sur la terre, où elle vient
recueillir les enfants de Dieu sous ses ailes; et le monde,
qui s'efforce de les lui ravir, ne cesse de traverser son pè-
lerinage. Mère affligée, elle a souvent à se plaindre de ses
enfants qui l'oppriment : on ne cesse d'entreprendre sur
ses droits sacrés 3; sa puissance céleste est affoiblie, pour
ne pas dire tout- à-fait éteinte. On se venge sur elle de
quelques uns de ses ministres* trop hardis usurpateurs
des droits temporels : à son tour la puissance temporelle a
semblé vouloir tenir l'Eglise captive, et se récompenser de
ses pertes sur Jésus-Chri'st mème'^: les tribunaux séculiers
1 Fuge, dilecte mi, et assimilare caprese, hinnuloque cervorum su-
per montes aromatum. Cant. viii, 14.
2 Vox turturis audita est in terra nostra. Cant. n, 12. « On croit que
« Salomon composa le Cantique des Cantiques à l'occasion de son ma-
« riage avec la fille du roi d'Egypte, et que c'est comme son épitha-
« lame. Mais, pour en pénétrer le sens et en comprendre tout le mys-
« tère, il faut s'élever à des sentiments au-dessus de la chair et du
« sang, et y considérer le mariage de J.-C. avec la nature humaine,
« avec l'Eglise, et avec une âme sainte et fidèle. C'est là la clef de ce
« divin livre, qui est une allégorie continuée, où, sous les termes d'une
« noce ordinaire, on exprime un mariage tout divin et tout surnaturel. »
Dictionnaire historique de la Bible, par dom Calmet, tome II, 28.
3 « Entreprendre sur ses droits sacrés » Voilà l'idée positive cachée
sous toutes ces traductions poétiques. Ce style coloré et brillant, plein
des souvenirs de l'Ecriture, sert principalement à préparer, et peut-être
à faire passer les réclamations qui suivent. En effet, il était difficile et
délicat d'introduire dans un éloge funèbre des idées qui touchaient de si
près à la polémique. C'est presque assimiler les funérailles du chance-
lier à une discussion du parlement, et faire d'un discours religieux une
sorte de manifeste politique. Bossuet ne va certes pas jusque-là ; et
surtout il est aussi loin que possible de faire de l'opposition contre le
gouvernement ; mais cependant on ne peut méconnaître la partie poli-
tique de tout ce développement.
* « Quelques uns de ses ministres trop hardis usurpateurs, etc. »
L'espriF parfaitement droit et juste de Cossuet se révèle ici. Au milieu
de ses réclamations et de ses plaintes, il ne craint pas de reconnaître
franchement que les membres de l'Eglise ne sont pas irréprochables, et
qu'ils peuvent, par leurs exigences ambitieuses, compromettre la cause
qu'ils servent. Ce qu'il demande, c'est que l'Eglise ne souffre pas des
torts et des fautes individuelles, et que l'on se contente de contenir ces
usurpations hardies, sans aller jusqu'aux excès d'une réaction.
3 «Se récompenser de ses pertes sur Jésus-Christ même.» Expression
conciseetéloquente. L'identité de l'Eglise etde J.-C. est la condamnation
la plus forte des adversaires auxquels s'adresse Bossuet. Seulement, la
iOO OHAISON ITNÈBRE
ne retentissent que des alVaires ecclésiastiques : on n<|
songe pas an don parîicnlier qu'a reçu Tordre apostolique
pour les décider ; don céleste que nous ne recevons qu\ni(|
fois c( par Timposition des mains'-, » mais que saint Pau|
nous ordonne de ranimer, de renouveler, et de rallume
sans cesse en nous-mêmes comme un feu divin, afin quel;
vertu en soit immortelle \ Oedon* nous est-il seulemen
accordé pour annoncer la sainte parole, ou pour sanctifie
les âmes par les sacrements? IN'est-ce pas aussi pour poli-
cer les églises, pour y établir la discipline, pour applique
les canons inspirés de Dieu à nos saints prédécesseurs ^, e
accomplir tous les devoirs du ministère ecclésiastique
Autrefois et les canons et les lois, et les évêques et les era
pereurs, concouroient ensemble à empêcher les ministre
des autels de paroître, pour les affaires même temporelles'^
devant les juges de la terre : on vouloit avoir des intcrces
difficulté perpétuelle et presque insoluble dans de telles question»
«•'est de déterminer précisément la part du corps et celle des individus-
1 « Le don particulier qu'a reçu l'ordre apostolique, etc. » Ains
Bossuet réclame pour les successeurs des apôtres, c'est-à-dire le pap
et les évêques, dont la réunion constitue l'Eglise, le droit d'avoir leih
jurisprudence et leurs tribunaux. En matière ecclésiastique, quand
s'agit des points do dogme ou de discipline, la question paraît assez fa
cile. L'Eglise est seule juge des erreurs de ses membres; elle peut le
condamner et les exclure même de son sein, sans faire intervenir l'au
torité séculière. Mais du moment que, pour les affaires et les transac
lions temporelles, elle rentre dans les conditions de la société constitué
par les lois, les difficultés naissent à l'infini. Nous allons voir Bossut
demander que l'Eglise soit juge dans sa propre cause, et cependan
rendre justice à l'impartialité de la magistrature quand elle inlervien
dans les affaires ecclésiastiques.
2 « L'imposition des mains. » Âdmoneo te ut ressuscites graliam De
quae est in te per impositionem manuum mearum. II, Tiir., i, 6.— L'im
position des mains est une des principales cérémonies de l'ordination.
3 Var. fe édition : «En soit immortelle dans l'ordre sacré. »
* Ce don céleste, dont Bossuet indique la nature sans la définir exac-
tement, est, d'après ce passage, la connaissance de la vérité, et la fa-
culté de décider en matière de police ecclésiastique comme en malien
de foi ou bien dans l'application des sacrements.
° « Les canons inspirés de Dieu. » (Ixxvîov, règle.) L'ensemble de
lois qui constituent la discipline de l'Eglise, discutées, établies et pro-
mulguées dans les conciles.
6 « Pour les affaires même temporelles. » Chose qu'il paraît biei
difficile de faire accepter à l'Etat et à la magistrature. Reporter la dé-
cision des affaires d'intérêt à des tribunaux ecclésiastiques, c'est laisseï
une place immense aux erreurs et à la partialité, volontaire ou invo-
lontaire. La raison et la justice demandent au contraire que l'on s'er
rapporte, en pareille matière, à des juges désintéressés comme le
magistrats, et formé? par des études spéciales.
DE MICHEL LE ÏELLIEH. 261
•r.i;« purs du commerce des hommc5«, et on craignoit de les
engager dans le siècle d'où ils avoient été séparés pour
re le partage du Seigneur ^ Maintenant c'est pour les af-
ires ecclésiastiques qu'on les y voit entraînés-: tant le
ècle a prévalu, tant TEglise est foible et impuissante!
5'' Il est vrai que Ton commence à Técouter : l'auguste
)nseiP et le premier parlement donnent du secours à son
i «Purs du commerce des hommes... les rengager dans le sii:cle,etc.»
a tel isolement est bien difficile dans les temps modernes. A peine est-il
)>sib!e pour un indisidu: comment un corps pourrait-il échapper au
)ntact des affaires du monde? Et, une fois qu'il s'y trouve mêlé, corn-
ent admettre qu'il doive seul décider de choses qu'il doit moins con-
iître, après s'en être constamment écarté? — Remarquez 1'^ mot ren-
igé, dont l'emploi est rare. Sur le mot siècle, vojez page O.j, note 12.
- « C'est pour les affaires ecclésiastiques, clc. » Raisonnement â for-
ori. S'il est bon de séparer l'Eglise du monde, même pour ses inté-
■ts temporels, comment peut-on la replacer sous son autorité dans les
laires qui la touchent seule, et dont elle seule peut connaître? Tou-
•urs le nième problème : l'indépendance absolue de l'Eglise dans l'Etat.
- Les ordres monastiques entraient pour beaucoup dans toutes ces
ifficuUés. « Ces ordres, si nombreux, si varies, quoique sortis de deux
liges principales, si importants par leurs influences diverses, offi aient
un point de vue social, sur lequel devait s'arrêter l'œil du législateur:
la plupart de ces institutions s'étaient écartées de leurs bases primi-
tives ; le cours du temps, et la pente naturelle à tous les établisse-
ments de la faiblesse humaine, les avaient entraînées hors de leurs
règles fondamentales, et précipitées dans une sorte de confusion
aussi contraire à l'esprit qui les avaient d'abord inspirées, qu'à l'har-
monie dont elles étaient appelées à donner l'exemple. Le président
de Lamoignon se proposa de les reporter et de les replacer, pour
ainsi dire, sur les principes mêmes de leur origine : entreprise aussi
pénible que hardie, dans laquelle échoua son zèle, parce qu'elle pré-
sentait, comme autant d'écueils, une foule d'intérêts trop difficiles à
surmonter. » Dlssault, y'olice sur le premier président Guillaume
e Lamoignon.
•> « L'auguste conseil. » Le grand-conseil, dont il a été parlé plus
auv, qui jugeait en dernier ressort les alfaires ecclésiastiques et judi-
iaires. — « Le premier parlement. » C'esl-à-dirc le parlement de Pa-
is, auquel appartenait lenregistrement des édils, et la sanction de lou-
es les grandes mesures légales. — Des idées si importantes et qui pré-
occupaient si vivement les esprits devaient naturellement trouver place
lans l'oraison funèbre du premier président de Lamoignon. Aussi
ovons-r.ous FIrcliiev exprimer les mêmes regrels et faire les mêmes
•éclamations que Bossuet, six ans avant l'oiaison funèbre de Le Teilier
>ar Bossuet. (Dans son oiaison funi'bre de Le Tcllicr, il n'a fait au con-
raire qu'indiquer ces idées en passant, et par une allusion très-géné-
rale. Il i)ar!ail après l'ossaet, et n'aurait pu que reproduire ce que Bos-
wuel avait dit, ou bien se copier lui-même., « Qui ne sait que l'Eglise
« éloil dans une espèce de servitude? La juridiction séculière ne laissoil
« presque plus rien à faire à la spirituelle. Sous prétexte d'empêcher
« une trop austère domination, ou de maintenir des privilèges que la
« nécessité des temps a fait accorder, oa renversoit l'ordre, et souvent
262 ORAISON FUNÈBRE
autorité blcssoc ; les sources du droit sont révélées ; les
saintes maximes revivent. Un roi zélé pour TEgiise, et
toujours prêt à lui rendre davantage qu'on ne Taccuse*
deluiôter, opère ce changement heureux; son sage et intel-
ligent chancelier seconde ses désirs : sous la conduite de
ce ministre, nous avons comme un nouveau code favora-
hleàTépiscopat^; et nous vanterons désormais, à l'exemple
de nos pères, les lois unies aux canons. Quand ce sage ma-
gistrat renvoie les affaires ecclésiastiques aux tribunaux
séculiers, ses doctes arrêts leur marquent la voie qu'ils
doivent tenir \ et le remède qu'il pourra donner à leurs
entreprises. Ainsi la sainte clôture '^, protectrice de l'hu-
manité et de l'innocence^, est établie; ainsi la puissance
« on autorisoit la rébellion. Ceux qui secouoient le joug de l'obéis-
« sance, et qui ne défendoient leur liberté que pour entretenir leur
« libertinage, ne laissoient pas dêtre écoutés et de trouver des protec-
« leurs. Les évèques n'avoient plus de droits qui fussent incontestables.
¥ Vouloient-ils punir un pécheur obstiné? une justice étrangère leur
« ôtoil des mains ces armes que Jésus-Christ même leur a données.
« Entreprenoient-ils de réprimer la licence? leur zélé passoit pour une
« entreprise contre les lois. Ils gémissoient en secret, et ils portoient
« en vain de temps en temps leurs plaintes jusqu'au pied du trône.
<( Mais, sous un chef si religieux, on a changé de jurisprudence. Le
« droit naturel n'est plus étouffé par les exemptions. La brebis qui
« s'égare est renvoyée à son pasteur. On confirme dans le palais ce
« qu'on ordonne dans le sanctuaire. Les pécheurs ne trouvent plus de
« refuge que dans leur propre pénitence ; et les lois du prince n'étant
« plus armées que pour faire oi)server celles de Dieu, chaque prélat
(( peut faire le bien et corriger le mal sans opposition. Sacrés ministres
« de Jésus-Christ, dont ce grand homme a si souvent soutenu les droits,
« vous le louâtes dans vos assemblées; vous lui rendîtes par vos dépu-
« tés des témoignages publics de reconnoissance. » Oraison funèbre
de M. de Lamoignon, prononcée le 16 février 1679, 5^ partie.
1 « Davantage qu'on ne l'accuse. » Tour incorrect : l'adverbe davan-
tage s'emploie d'une manière absolue, et sans le complément que. —
Il est singulier et curieux que l'on ail accusé Louis XIV d'empiéter sur
les droits de l'Eglise, quand il avait tant fait pour elle, et cela surtout
après la révocation de l'Edil de Nantes.
2 « Un nouveau code, favorable à l'épiscopat. » Termes d'une préci-
sion remarquable : il n'y a pas une périphrase dans tout ce passage, à
moins que le mot propre n'ait besoin d'un commentaire.
3 « Ses doctes arrêts, etc. » On comprend parfaitement que le chan-
celier traçât aux tribunaux la voie à tenir dans une affaire ecclésias-
tique ; mais on ne voit pas aussi bien comment et pourquoi il leur in-
diquait le remède qu'il aurait employé contre leurs entreprises. C'était,
jusqu'à un certain point, provoquer leur opposition, ou tout au moins
leur défiance. Or, là-dessus, les parlements se montraient difficiles.
* « La sainte clôture. » Expression singulière. Le mot clôture n'est
même pas le synonyme de séparation.
s « Protectrice de l'humilité et de l'innocence. » On peut voir, par
DE MICHEL LE TELLIER. 263
éciilière ne donne plus ce qu'elle n'a pas ; et la sainte su-
lordination des puissances ecclésiastiques', image des ce'-
3stes hiérarchies et lien de notre unité, est conservée;
insi la cléricature jouit par tout le royaume de son pri-
ilége; ainsi sur le sacrifice des vœux-, et sur a ce grand
sacrement de ((Findissoluble» union de Jésus-Christ avec
son Eglise*, » les opinions sont plus saines dans le bar-
eau éclairé* et parmi les magistrats intelligents que dans
îs Ha res de quelques auteurs qui se disent ecclésiastiques
t théologiens. Un grand prélat ° a part à ces grands ou-
passage si franc et si hardi de Fléchier que nous avons cité, que l'au-
ifité séculière était loin de rendre toujours justice au clergé.
1 « La sainte subordination des puissances ecclésiastiques. » L'inter-
?ntion du pouvoir séculier étant défendue ou restreinte, les membres
1 clergé se retrouvent sous la juridiction de leurs supérieurs naturels,
s abbés, les évêques, le pape, l'Eglise. — « Image des célestes hié-
irchies. » Allusion à la division des anges en neuf classes : trois hié-
%rchies, et trois divisions dans chaque hiérarchie : 1° Séraphins,
lérubins et Trônes; —2° Dominations, Vertus et Puissances; —
> Principautés, Archanges et Anges. Telle est la division de Denys
Vréopagite avec laquelle s'accordent les indications de saint Paul.
2 « Le sacrifice des vœux. » C'est-à-dire les vœux monastiques,
usage de faire entrer en religion les cadets de famille et les filles de
lissance noble (voy. p. 164, n. 5, et 164, n. 2) provoquait nécessai-
ment entre les familles et le clergé de fréquentes relations d'affaires
d'intérêts.
3 Sacramentum hoc magnum est : ego autem dico in Christo et in
?clesia. Ephes. , v, 52. — Dans ce passage, saint Paul parle unique-
ent de la sainteté du mariage. (Qui suam uxorem diligit, seipsum
ligit,... sicut et Christus Ecclesiam). Il ne paraît pas ici que Bos-
et ait la même idée, et qu'il oppose le sacrement de mariage au
crement de l'ordre et aux vœux monastiques. 11 nous semble plu-
; qu'il cite de mémoire, en détournant le sens des paroles de saint
ul, chose qui lui arrive parfois (voy. page 149, n. 7), et qu'il a unique-
ent en vue la sainteté et l'infaillibilité de l'Eglise, épouse de J.-C.
* « Les opinions sont plus saines dans le barreau. » Expressions
Tmes et hardies, mêlées d'une légère teinte d'ironie qui devait dé-
aire à ceux qui se disoient ecclésiastiques. Rien de plus explicite
te ce témoignage rendu par Bossuet au bon sens impartial et aux lu-
ières de la magistrature.
5 « Un grand prélat. » Charles-Maurice Le Tellier, archevêque de
;ims, fils cadet du chancelier, et ami de Bossuet. On peut croire que
;tte amitié excusait, aux yeux de l'orateur, les goûts mondains repro-
lés à l'archevêque de Reims par les contemporains. 11 ne convenait
lère à un évêque de prétendre « qu'on ne peut être honnête homme,
si l'on n'a dix mille livres de rentes » ; ni de dire du roi Jacques II à
iint-Germain, dans son antichambre : « Voilà un bon homme, qui a
litté trois royaumes pour une messe. » C'est de ce même archevêque
l'il est question dans le passage suivant d'une lettre de M^^e de Sévi-
lé : « L'archevêque de Reims revenoit hier fort vite de Saint-Germain,
c'étoit comme un tourbillon : il croit être grand seigneur, mais ses
NI
264 ORAISON FL'NÈBHK
vrages; habile autant qu'agréable intercesseur' auprès
d'un père porté par lui-même à favoriser l'Eglise, il sait
ce qu'il faut attendre de la piété éclairée d'un grand mi-
nistre, et il représente les droits de Dieu sans blesser ceux
de César. Après ces commencements, ne pourrons-nou^
pas enfin espérer que les jaloux de la France n'auront pas
éternellement à lui reprocher les libertés de l'Eglise tou-
jours employées contre elle-même^? Ame pieuse du sage
Michel Le tellier , après avoir avancé ce grand ouvrage,
recevez devant ces autels ce témoignage sincère de votro
foi et de notre reconnoissance de la bouche d'un évêque trop
tôt oblige à changer en sacrifices pour votre repos ceux
qu'il olï'roit pour une vie si précieuse^. Et vous, saints
évêques, interprètes du ciel, juges de la terre, apôtres,
« gens le croient encore plus que lui. Ils passoienl au travers de Nan-
« terre, tra, tra, fro; ils rencontrent un homme à cheval, gare, gare;
« ce pauvre homme veut se ranger ; son cheval ne veut pas ; et enfin
« le carrosse et les six chevaux renversent cul par-dessus tète le pauvre
« homme et le cheval, et passent par-dessus, et si bien par-dessus que
(( le carrosse en fut versé et renversé : en même temps l'homme et le
« cheval, au lieu de s'amuser à être roués et estropiés, se relèvent mi-
« raculeusement, remontent l'un sur l'autre, et s'enfuient, et courent
« encore, pendant que les larjuais de l'archevêque et l'archevêque
(( même, se mettent à crier : Arrête^ arrête ce coquin, qu'on lui donne
<( cent coups. L'archevêque, en racontant ceci, disoit : Si j'avois tenu
<( ce maraud-là, je lui aurois rompu les bras et coupé les oreilles. »
Lettre à A/™^ de Griynan, 5 février 1674.
1 « Habile autant qu'agréable intercesseur. » Nous avons vu le fré-
quent emploi des mots agréable el agrément dans Bossuet fpag. 8, p. 10.
p. 165, n. 10, elc.V
2 « Les jaloux de la France... les libertés de l'Eglise toujours em-
« ployées contre elle-même. » Allusion à ces querelles si vives avec
le Saint-Siège, auxquelles Bossuet a donné une place importante dans
l'Or. fun. de Marie-Thérèse (voy. pag. 141, not. 1, 2, 5 et 6). — Pie-
niarquons un mot franc et hardi, probablement à l'adresse de la c'<iur
de Kome : « Les jaloux de la France. »
3 « Recevez, ce témoignage... de la bouche d'un évêque, etc. )»
Apostrophe pleins d'un sentiment grave et triste, et d'autant plus tou-
chante que Bossuet parle en son propre nom. Ces allusions person-
nelles, placées à propos, sont toujours d'un heureux efTet. En voici
une belle de F'échier, dans lOr. fun. de Le Tellier, allusion à Bossuel
lui-»fnême, el à l'admiration qu'il inspirait. « Sacré ministre de Jésus-
« Christ, qui, dans la chaire évangèlique, avec une éloquence vive et
« clirétienne, avez, avant moi, consacré la mémoire immortelle de ce
« grand homme, achevez d'o'Trir pour lui cette hostie innocente el pure
« qui lave les péchés el les fragilités du monde. » (Bossuet officiait, le
jour où Flécliier jjrononça son discours dans l'église des Invalides, le
•29 mai 1686). Voy. aussi la p'Moraison de l'Or. fun. de Condé. — On
peut regretter que la phrase de Bossuet se prolonge d'une manier»
pénible et dure à l'oreille : d'un ci'^qne trop tôt obligé.
i
DE MICHEL LE TELLIER. 2(;^;
docteurs, et serviteurs des églises ' ; vous qui sanctifiez
cette assemblée par votre présence , et vous qui , dispersés
par tout Tunivers, entendrez le bruit d'un ministère- si
favorable à TEglise, offrez à jamais de saints sacrifices
pour cette âme pieuse. Ainsi puisse la discipline^ ecclé-
siastique être entièrement rétablie! ainsi puisse être ren-
due la majesté à vos tribunaux, l'autorité à vos jugements,
la gravité et le poids à vos censures* ! Piiissiez-vous, sou-
vent assemblés au nom de Jésus-Christ^, l'avoir au milieu
de vous, et revoir la beauté des anciens jours ^! Qu'il mt'
soit permis du moins de faire des vœux devant ces autels,
de soupirer après les antiquités ' devant une compagnie si
éclairée, et d'annoncer la sagesse entre les parfaits M Mais,
Seigneur, que ce ne soit pas seulement des vœux inutiles!
Que ne pouvons-nous obtenir de votre bonté, si , comme
» « Saints évêques, interprètes du ciel, etc. » Enumération remar-
quable de tous les litres et de tous les caractères de répiscopal. L'un
d'eux se détache entre tous : juges de la (erre; il résume tout le pas-
sage qui précède sur la juridiction ecclésiastique. Dans la pérorai*©»!
de rOr. fun. de Condé, la même expression désigne au contraire les
magistrats par opposition aux prêtres : «Vous qui jugez la terre, et vou>
qui ouvrez aux hommes les portes du ciel. »
- « Entendrez le bruit d'un ministère. » Pour entendrez parler.
Expression un peu embarrassée. Nous la trouvons plus heureusemoni
employée dans P. Corneille.
César, de ta victoire écoute moins Itf bruit :
Elle n'est que l'effet du malheur qui me suit.
La viort de Pompée, m, v.
« « .\insi puisse la discipline, etc, » Formule foute latine d'obsé-
^ralion.
Sic te, diva potcns Cypri,
Sic fratres Helenae, lucida sidéra... HoR., Oo. i, m.
Sic tibi, quum fUictus prsterlabcre Sicanos,
Doris amara suam non intermisceat uiidam.
ViEG. EcL., X, 4.
* « La gravité et le poids à vos censures. » Expressions fortes et
précises, qui renferment un avertissement en même temps qu'un vœu.
s « Assemblés au nom de Jesus-Christ, etc. » Allusion au\ paroles
mêmes de J.-C. «Lbi enim sunt duo vel Ires congregati in nomine meo
<t ibi sum in medio eorum. » Matth. xviii, 20. '
« « La beauté des anciens jours.» Expression originale et touchante,
employée déjà par Bossuet (pag. 163, n. 4).
' « Soupirer après les antiquités. » Ce mot ne s'emploie guère au
pluriel, surtout en ce sens ; il signifie plutôt pour nous les restes le<«
-souvenirs de l'antiquité, parfois mêmes les antiqxies. '
^ « Sapicntiam loquimar in'er perfecios. » T, Cor. , 11, 6.
12
266 ORAISON FUNÈBRE
nos prédécesseurs \ nous faisons nos chastes délices de
votre Ecriture, notre principal exercice de la prédication
de votre parole, et notre félicité de la sanctification de
votre peuple; si, attachés à nos troupeaux parmi saint
amour, nous craignons d'en être arrachés; si nous sommes
soigneux de former des prêtres que Louis puisse choisir
pour remplir nos chaires^; si nous lui donnons le moyen
de décharger sa conscience de cette partie la plus péril-
leuse de ses devoirs; et que, par une règle inviolable,
ceux-là demeurent exclus de Tépiscopat ^ qui ne veulent
pas y arriver par des travaux apostoliques?
4^ Car aussi comment pourrons-nous sans ce secours* in-
corporer tout à fait à l'Eglise de Jésus-Christ tant de peu-
ples nouvellement convertis , et porter avec confiance un
1 « Comme nos prédécessears. » CeUe longue période est le déve-
loppement de ce que Bossuet entend par les antiquités et les anciens
jours : l'élude, le travail, le dévouement des évêques. Il y a là une le-
çon Indirecte, mais sévère, à l'adresse des ambitions qui animaient
trop souvent les clercs, et que Bossuet avait déjà condamnées avec
plus d'énergie et moins de goût dans l'Or. fun. de Nicolas Cornet
(voy. l'avant-propos). Bossuet avait le droit de le dire, car il donnait
admirablement l'exemple de toutes les vertus apostoliques qu'il exige
des évêques. « 11 ne crut pas même que les fonctions de premier au-
« mônier de M™^ la Dauphine fussent une excuse suffisante pour le
M dispenser d'une obligation qu'il regardait comme le premier de ses
« devoirs II prenait alors congé de la cour, et retournait à Meaux, en
« laissant aux autres le soin de le suppléer dans ses fonctions. » {Uist,
de Bossuet, par le cardinal de Bausset.) Il avait pris l'engagement de
prêcher toutes les fois qu'il officierait pontificalement, et il usa les
ornements les plus riches de son église, en officiant lui-même aux
dix-sept fêtes solennelles de chaque année. (Ce fait se trouve dans les
réclamations du chapitre de Meaux contre l'abbé Bossuet, héritier de
son oncle.) — Ce sentiment si profond des devoirs du pasteur se re-
produit, empreint d'une onction toute chrétienne et d'une tristesse tou-
chante, dans les derniers mots de l'Or. fun. de Condé.
2 « Des prêtres que Louis puisse choisir. » Le roi nommaitles évêques,
et le pape ratifiait les nominations. — « Cette partie la plus périlleuse
« de ses devoirs. » A cause de la responsabilité qu'elle entraîne devant
Dieu. Le roi a charge d'âmes aussi bien que l'évêque, puisqu'il l'a
nommé, et qu'il est responsable de son choix.
3 « Ceux-là demeurent exclus de l'épiscopat. » « Ces derniers mots
ont rapport à la règle sollicitée par Bossuet, et établie par le roi, de
ne nommer aux évêchés que ceux qui auraient travaillé dans le minis-
tère. )) VÀbbé de Yauxcelles.
* « Car aussi comment pourrons-nous. » Transition subite et assez
péniblement exprimée. Elle amène le tableau des succès remportés
sur l'hérésie, et les éloges donnés à la révocation de l'édit de Nantes,
la partie de celte oraison funèbre la plus délicate et la plus difficile
à juger.
DE MICHEL LE TELLIER. 267
si grand accroissement de notre fardeau ? AIi ! si nous ne
sommes infatigables^ à instruire, à reprendre, à consoler,
à donner le lait aux infirmes, et le pain aux forts ^ ; enfin à
cultiver ces nouvelles plantes, et à expliquer à ce nouveau
peuple la sainte parole , dont , hélas ! on s'est tant servi
pour le séduire, « le fort armé chassé de sa demeure
(( reviendra » plus furieux que jamais, « avec sept esprits
« plus malins que lui, et notre état deviendra pire que le
c( précédent! » INe laissons pas cependant de publier ce
miracle de nos jours •^; faisons-en passer le récit aux siècles
futurs. Prenez vos plumes sacrées, vous qui composez les
annales de TEglise; agiles instruments ce d'un prompt écri-
vain et d'une main diligente*, » hàtez-vous de mettre
1 « Si nous ne sommes infatigables. » Cette prospérité étrange et
inattendue de l'Eglise catholique, résultat des persécutions, inquiète
et effraie Bossuet. L'idée qui le travaille, au moment même de chanter
un hymne de victoire, c'est que l'action morale et sainte des évêques
peut seule conserver ces fidèles convertis par la force et par la volonté
du maître. Il faut lutter par la science et le dévouement contre ceux
qui ont séduit les chrétiens par la parole : il faut empêcher le fort
armé de revenir plus furieux que jamais. — Tune vadit, et assu-
rait septem alios spirilus secum nequiores se; et ingressi haDiiant ibi :
et fiunt novissima hominis illius pejora prioribus. Luc, xi, 21, 26.
- « Donner le lait aux infirmes et le pain aux forts. » Voy. p. 163,
note 5, ces expressions appliquées à l'abbesse de Faremonslier.
3 « Ce miracle de nos jours. » Quand on se place au point de vue de
l'évéque, quand on se reporte aux ressentiments de ses contemporains
contre les religionnaires, au souvenir des guerres civiles, à celte puis-
sance des protestants qui, sous le règne de Louis XIII, avait failli leur
donner l'indépendance, et constituer une république au milieu du
royaume de France, enfin, à l'admiration qu'inspiraient tous les actes
de Louis XIV, l'enthousiasme de Bossuet se comprend et se justifie.
L'histoire d'ailleurs a quelquefois hésité à décider si la France perdit
plus qu'elle ne gagna par la révocation de l'édit de Nantes. Ses sujets
transportèrent à l'étranger leurs richesses, leur industrie, leurs ressen-
timents; mais la France restait une et entière : le pouvoir royal y trou-
vait son avantage; il était délivré d'un ennemi intérieur et secret, que
le passé lui rendait toujours suspect. Ce que Bossuet ne pouvait justi-
fier, ce sont les violences, les spoliations, les cruautés, les dragonnades.
Quelque jugement que l'on porte d'ailleurs sur cet acte de Louis XIV,
ce sont là des malheurs que rien ne peut effacer. — Disons encore
que Bossuet n'était pas seul à en juger ainsi. M^^ de Sévigné, tout en
parlant de ces gens qui se sont convertis sans savoir pourquoi, à la
vue des missions bottées, ajoute cependant : « Bien n'est plus beau que
(( tout ce qu'il contient (l'édit de révocation^ et jamais aucun roi n'a
« fait et ne fera rien de plus mémorable. » Lettre au comte de Bussy,
28 oct. 1685.
* « Agiles instruments, etc. » «Lingua mea calamus scribae velociter
scribentis. » Ps. xuv, 1. — Bossuet s'est placé au nombre de ceux qui
tiennent ces plumes sacrées, par son Histoire des variations de l'église
2i)8 eRAISON KiXKiîl'.F,
Louis aNCO k's Constanlln^^ et les Th'Jodoses. Cvnx {\u\
vous ont précédés dans ce beau travail racontent' « qu'a-
« vant qu'il y eût eu des empereurs dont les lois eussent
« ôté les assemblées aux hérétiques, les sectes demeuroient
« unies, et s'eutretenoient longtemps. Mais, poursuit Sozo-
« mène, depuis que Dieu suscita des princes chrétiens, et
« qu'ils eurent défendu ces conventicules, la loi ne per-
te mettoit pas aux hérétiques de s'assembler en public; el
« le clergé, qui veilloit sur eux, lesempôchoit de le faire en
« particulier. De cette sorte, la plus grande partie se réunis-
(( soit; et les opiniâtres mouroient sans laisser de posté-
« rité^, parce qu'ils ne pouvoient ni communiquer entre
(( eux ni enseigner librement leurs dogmes. » Ainsi
tomboit l'hérésie avec son venin; et la discorde rentroit
dans les enfers'^ d'où elle étoit sortie. Voilà, messieurs, ce
que nos pères ont admiré dans les premiers siècles de
l'Eglise. Mais nos pères n'avoient pas vu, comme nous.
protestante. Ce livre, el la lulte que son auteur soutint toute sa vie
conlie les prolestants, expliquent encore cet enthousiasme qu'on a peine
à partager aujourd'hui pour ces actes de Louis XIV.
1 « Ceux qui vous ont précédés. » « Nam superiorum imperaloruni
tcmporibus, quicumque Chrislum colt'bant, licet opinionibus inter se
dissenlirenl, a gentilibus tamen pro iisdem habebantur... Quam ob can-
sam singuli facile in unum convenienles, separalim collectas celebra-
bant, et assidue secum mutuo colloquentes, tametsi pauci numéro es-
sent, nequaquam dissipati sunt. Fost hanc vero legem, nec publiée
collectas agere eis licuit, lege id prohibente, nec clanculo, cum singu-
larum civitatum episcopi ac clerici eos sollicite observarent. l'ndf'
factum est ut plerique eorum, metu percuisi, ecclesiœ catholicae sese
adjunxerint. Alii vero, licet in eadem sententia perseverarint, nullis
lamen opinionis su;ç successoribus post se relictis, ex hac vita migra-
runt : quippe qui nec in unum coire permilterentur, nec opinionis sua'
consortes libère ac sine mel<i docere possent. » Sozom. Hist. fib. H,
ch. XXXII. — Sozoniène Hermias,, juif converti, et l'un des auteurs de
l'Hist. ecclésiastique, a continué l'Histoire d'Eusèbe en neuf livres, de
524 à 559, et composé un Abrégé que nous avons perdu de l'Hist. des
chrétiens depuis l'ascension de Jésus-Christ jusqu'à 523. Il vivait au
cinquième siècle.
2 « Les opiniâtres mouroient sans laisser de postérité. » On conçoit
parfaitement que, dans le double intérêt de la religion et de l'ordre
public, l'empereur défendît les assemblées publiques. Les obstacles
apportés par le clergé aux réunions secrètes étaient un service rendu à
la même cause. Quant à la postérité dont il est ici question, l'expres-
sion est évidemment métaphorique. Elle s'appliijue aux chrétiens sé-
duits par les hérétiques : l'erreur ne pouvait donc plus se continuer que
dans la famille, et ne se répandait pas dans la nation.
s « La discorde rentroit dans les enfers. » Style emphatique el com-
mun qu'on rencontre bien rarement dans Bossuet.
DE MICHEL LE TELLIEH. :269
fuie hérésie invétérée tomber touL-à-coup' ; les troupeaux
égarés revenir en foule, et nos églises' trop étroites pour
les reeevoir; leurs faux pasteurs- les abandonner sans
même en attendre l'ordre, et heureux d'avoir à leur allé-
guer leur bannissement pour excuse ; tout calme dans un
si grand mouvement; Tunivers élonné de voir dans un
événement si nouveau la marque la plus assurée comme le
))lus bel usage de Tautorité % et le mérite du prince plus re-
connu et plus révéré que son autorité même. Touchés de
tant de merveilles, épanchons nos cœurs sur la piété de
Louis*; poussons jusqu'au ciel nos acclamations ; et di-
1 « Une hérésie invétérée tomber tout-à-coup. » Nous avons vu que
Bossuet n'est pas parfaitement rassuré sur la réalité de cette victoire,
••t que d'ailleurs il ne connaissait pas tous les moyens employés pour
l'obtenir, les gens de guerre logés chez les réformés, les enfants enle-
\ès aux familles pour être élevés dans le catholicisme [mesure con-
seillée par M™e de Maintenon ., les dragons conduits par les évèques^
et celte lettre de Louvois, le ministre impitoyable qui avait fait in-
oeridier le Palatinat : « Sa Majesté veut qu'on fasse éprouver les der-
« nières rigueurs à ceux qui ne voudront pas se faire de sa religion;
« et ceux qui auront la sotte gloire de vouloir demeurer les derniers
M doivent être poussés jusqu'à b dernière exlréniilé. »
2 « Leurs faux pasteurs. » Expression bien cruelle pour les ministres
persécutés. Rappelons-nous cependant que Bossucl leur avait fait une
guerre assez longue et assez sérieu>e: mais ils étaient vaincus, mais le
pasteur Chamier avait été roué en Dauphiné, le prédicant Chomel en
Languedoc; d'autres avaient été pendus en efllgie ; et Bossuet devait
être moins dur. On souffre aussi de le voir prononcer avec tant de né-
gligence le mot cruel de bannissement, et regarder l'exil simplement
comme une excuse alléguée par les ministres aux protestants qui ne
pouvaient s'arracher au sol de la patrie.
5 (f La marque la plus assurée comme le plus bel usage de l'auto-
rité. » En effet, Louis XIV, grâce à la marche du temps et aux progrès
du pouvoir absolu, avait fait plus que Richelieu : il avait proscrit la
liberté de conscience; Richelieu n'avait voulu vaincre que la liberté politi-
que. Louis ne fut pas approuvé de tous les rois. La reine Christine 'une
nouvelle convertie) disait : «Je considère la France comme un pauvre
« malade à qui l'on a coupé bras et jambes, pour le guérir d'un maf
« qu'un peu de patience et de douceur auioit entièrement dissipé. »
* « Epanchons nos cœurs sur la piété de Louis. » Expression^
singulière. (Voy. page 197, note 7). — Les mêmes éloges se retrou-
vent dans le discours de Fléchier, et s'adressent également au prince-
et au chancelier. « Je vois la droite du Très-Haut changer, ou du moins frap—
(f per les cœurs, rassembler les dispersions d'Israël, et couper cette haie
•< fatale qui séparoit depuis longtemps l'héritage de nos frères d'avec le
« nôtre. Je vois des enfants égarés revenir en foule au sein de leur mère ;
'< la justice et la vérité détruire les œuvres de ténèbres et de mensonge ;
'« une nou\elle église se former dans l'enceinte de ce royaume; et
« l'hérésie, née dans le concours de tant d'intérêts et d'intrigues, ac-
«» crue par tant de factions et de cabales, fortifiée par tant de guerres
" et de révoltes, tomber tout d'un coup, comme un autre Jéricho, au
270 ORAISON FUNEBRE
sons à ce nouveau Constantin \ à ce nouveau Théodose, à ce
nouveau Marclen , à ce nouveau Charlemagne, ce que les
six cent trente Pères dirent autrefois dans le concile de
Chalcédoine^ : c( Vous avez affermi la foi; vous avez exter-
(( miné les hérétiques : c'est le digne ouvrage de votre
(( règne; c'en est le propre caractère. Par vous l'hérésie
« n'est plus. Dieu seul a pu faire cette merveille. Roi du
(( ciel , conservez le roi de la terre : c'est le vœu des
c( Eglises ; c'est le vœu des évêques. »
Quatrième partie. — Quand le sage chancelier reçut
l'ordre de dresser ce pieux édit"* qui donne le dernier coup
« bruit des trompettes évangéliques et de la puissance souveraine qui
« l'invite ou la menace.
<( Je vois la sagesse et la piété du prince, excitant les uns par ses
« pieuses libéralités , modérant la sévérité des édits par sa clé-
« mence, aimant ses sujets et haïssant leurs erreurs, ramenant les
« uns à la vérité par la persuasion, les autres à la charité par la
« crainte : toujours roi par autorité, et toujours père par tendresse.
« Il ne restoit qu'à donner le dernier coup à cette secte mourante ;
« et quelle main éloit plus propre à ce ministère que celle de ce sage
« chancelier, qui, dans la vue de sa mort prochaine, ne tenant presque
« plus au monde, et portant déjà l'éternité dans son cœur, entre l'es-
« pérance de la miséricorde du Seigneur et l'attente terrible de son
« jugement, méritoit d'achever l'œuvre du prince, ou, pour mieux dire,
« l'œuvre de Dieu, en scellant la révocation de ce fameux édit qui
« avait coûté tant de sang et tant de larmes à nos pères?» — «Le vieux
« chancelier Le Tellier, dit Voltaire, en signant l'édit, s'écria plein de
« joie : Nunc dimittis servum tuum, etc. Il ne savait pas qu'il signait
« un des grands malheurs de la France.» Siècle de Louis J/F, c.xxxvi.
* « Ce nouveau Constantin, etc. » Constantin avait fait condamner
Arius au concile de Nicée, en 523, et exiler tous les Ariens. Marcien se
distingua au concile de Chalcédoine, où les évêques invoquèrent sou-
vent le scours de ses lumières (451); Théodose le Grand défendit les
assemblées des Ariens (379) , et détruisit les temples du paganisme,
entre autres ce fameux autel de la Victoire, défendu par Symmaque au
nom du sénat contre la volonté de l'empereur; Charlemagne avait con-
tribué par le fer à la conversion des Saxons.
2 « Dans le concile de Chalcédoine. » Ce concile, qui fut un concile
œcuménique, avait été convoqué pour condamner l'hérésie d'Eutychès,
déjà condamné au concile de Constantinople (431), mais absous au mi-
lieu des troubles du concile d'Ephèse, par l'influence de Théodose II.
Il avait rejeté les deux natures de Jésus-Christ. — cf Hœc digna vestro
imperio : hœc propria vestri regni... Per te orthodoxa fides firmata
est; per te hœresis non est. Cœlcstisrex, terrenum custodi. Per te fir-
mata fides est... Unus Deus qui hoc fecit... Rex cœlestis, Augustam
custodi, dignam pacis... Hœc oratio Ecclesiarum; hœc oratio pasto-
rum. » Concil. Chalced. , Act. vi.
3 « L'ordre de dresser ce pieux édit.» (22 octobre 1683). Bossuet ne
savait pas que la haine de Le Tellier et de Louvois contre Colbert, pro-
tocteui- des Protestants, était pour beaucoup dans leurs instances prés
DE MICHEL LE TELLIER. 271
à rhérésie, il aToit déjà ressenti ratteinte de la maladie
dont il est mort. Mais un ministre si zélé pour la justice
ne devoit pas mourir avec le regret de ne Tavoir pas ren-
due à tous ceux dont les affaires étoient préparées*. Mal-
gré cette fatale foiblesse qu'il commençoit de sentir, il
écouta, il jugea, et il goûta le repos d'un homme heureu-
sement dégagé, à qui ni TEglise, ni le monde, ni son
prince, ni sa patrie, ni les particuliers, ni le public, n'a-
voient plus rien à demander. Seulement Dieu lui réservoit
Taccomplissement du grand ouvrage de la religion; et il dit,
en scellant la révocation du fameux Edit de Nantes^, qu'a-
près ce triomphe de la foi, et un si beau monument de la
piété du roi, il ne se soucioit plus de finir ses jours^. C'est
!a dernière parole qu'il ait prononcée dans la fonction de
sa charge ; parole digne de couronner un si glorieux mi-
nistère. En efTet, la mort se déclare; on ne tente plus de
remède contre ses funestes attaques; dix jours entiers il la
considère avec un visage assuré '' ; tranquille, toujours as-
sis, comme son mal le demandoit, on croit assister jusqu'à
de Louis XIV. — « Il avoit déjà ressenti, etc. » Transition simple et heu-
reuse, qui unit l'histoire des derniers moments du chancelier à celle
d'un grand événement, et qui fait succéder le beau récit de sa mort à
l'événement le plus grave de sa vie.
1 « A tous ceux dont les affaires étoient préparées. » Détail touchant
et d'un grand intérêt; il nous montre le devoir accompli jusque sur un
lit de mort. L'idée se complète par cette énuméralion éloquente : « Ni
« l'Eglise, ni le monde, etc. » Et le repos que goûte cet homme heu^
reusement dégagé est le dernier trait du tableau.
2 «La révocation du fameux édit de Nantes.» Dans cet édit, rendu le
13 avril 1598, Henri IV confirmait les privilèges accordés par ses prédé-
cesseurs, le libre exercice de la religion dans les châteaux des hauts jus-
ticiers, dans les lieux qui ressortissaient immédiatement à un parlement,
l'impression des livres, les charges et dignités de l'Etat, une chambre de
l'ÊditdM parlement de Paris pour juger les procès des réformés. Voltaire.
3 « H ne se soucioit plus. » Le sens de ce verbe a changé depuis
Bossuet. Aujourd'hui, sa phrase signifierait : « Il ne désir oit plus. »
Au dix-septième siècle comme au seizième, le verbe soucier signifiait
émouvoir, inquiéter, causer un souci, et ne s'employait pas uniquement
comme verbe réfléchi.
Penses-tu, lui dit-il, que ton titre de roi
iMe fasse peur ni me soucie?
La Fontaine, Le Lion et le Moucheron, ii, ix.
Fleurs apparentes,
Jetant odeur très-adoucie
Qui jamais un cœur ne soucie. Marot, Temple de Ciipido.
* «Dix jours entiers il la considère avec un visage assuré.» Voici un beau
récit d'une mort chrétienne, à comparer avec ceux de la mort de Ma-
272 OUAISON FINEIJUE
la liiiou à la paisible audience d'un ministre, ou à la douce
conversation ' d'un ami commode . Souvent il s'entretient seul
avec la mort : la mémoire, le raisonnement, la parole ferme,
et aussi vivant par l'esprit qu'il étoit mourant par le corps,
il semble lui demander d'où vient qu'on la nomme cruelle.
I^^Ile lui fut nuit et joui- toujours présente; car il ne con-
iioissoit plus le sommeil, et la froide main de la mort pou-
voit seule lui clore les yeux. Jamais il ne fut si attentif :
t( Je suis, disoit-il, en faction^. » Car il me semble que je
lui vois prononcer encore cette courageuse parole. Il n'est
pas temps de se reposer : à chaque attaque il se tient prêt,
et il attend le moment de sa délivrance *. Ne croyez pas
({ue cette constance ait pu naître tout à coup entre les bras
de la mort : c'est le fruit des méditations que vous avez
vues, et delà préparation de toute la vie*. La mort révèle
les secrets des cœurs. Vous, riches, vous qui vivez dans les
joies du monde, si vous saviez avec quelle facilité vous vous
<lame et de Condé. Chacun de ces différents tableaux est inspiré par
les mêmes idées et les mêmes sentiments; et pourtant chacun est ori-
ginal, parce qu'il reproduit parfaitement la physionomie du héros.
1 M La paisible audience,.., la douce conversation.» Détails pleins
d'intérêt et de sentiment que relève encore cette admirable idée des
entreliens de Le Tellier avec la mort. Le ton s'élève graduellement de
l'expression calme du récit à l'éloquence la plus saisissante : il semble
lui demander d'où vient qu'on la nomme cruelle, et même à la poé-
sie : la froide main de la mort pouvoit seule lui clore les yeux. Tout
ce passage est à la hauteur de ce mot admirable : « Madame fut douce
« envers la mort comme envers tout le monde.» (P. 67.) Aussi Fléchier
n'a-l-il pas osé aborder cette peinture après Bossuet. On peut cepen-
dant signaler chez lui une singulière allusion à ce fait, que Le Tellier
no connoissoit plus le sommeil. « On vit, dit-il, couler des larmes de
« ses yeux, que sa foi seule sembloit tenir encore ouverts. »
2 « Je suis, disoit-il, en faction. » Mot énergique, qui ajoute à la
vérité et à la grandeur du morceau. Bossuet n'hésite jamais à employer
ces souvenirs, dont l'effet est toujours sûr dans l'éloquence.
3 « 11 attend le moment de sa délivrance. » Détail à comparer avec
le récit de la mort de Madame, mort si épouvantable,*et qui avait tant
frappé l'imagination de Bossuet. M^'e de Sévigné écrivait à Bussy, le
•28 octobre 1685, en parlant de Le Tellier : «Sa fermeté sert d'exemple
« à tous ceux qui veulent mourir chrétiennement. C'est tout ce qui se
«' peut souhaiter, que de faire ces heureux mélanges. »
^ « Le fruit des méditations... et de la préparation de toute la vie. »
Nous rentrons ici dans un ordre de conseils et d'enseignements géné-
raux déjà traités par Bossuet dans l'Or. fun. de Marie-Thérèse (p. 96,
n. .î. 4 et 6; page U5, n. 2 et 7). C'est que jamais, au milieu des dé-
tails les plus particuliers de l'oraison funèbre, Bossuet ne perd de vue
le devoir du prédicateur, et les grandes vérités de la religion. De là ces
leçons si éloquentes et si universelles.
DE MICHEL LE TELLIER. 275
laissez prendre aux richesses que vous croyez posséder ^ ;
si vous saviez par combien d'imperceptibles liens elles s'at-
tachent et pour ainsi dire elles s'incorporent à votre cœur,
et combien sont forts et pernicieux ces liens que vous ne
sentez pas, vous entendriez la vérité de cette parole du
Sauveur : « Malheur à vous, riches ^ ! » et « vous pousse-
u riez, comme dit saint Jacques, des cris lamentables et
i( des hurlements à la vue de vos misères '^. » Mais vous ne^
sentez pas un attachement si déréglé. Le désir se faiti.
mieux sentir*, parce qu'il a de Tagilalion et du mouve-J /
111 ,'>
ment. Mais, dans la possession, on trouve, comme dans un
lit, un repos funeste; et on s'endort dans l'amour des biens?
de la terre, sans s'apercevoir de ce malheureux engage-
ment. C'est, mes frères, où tombe celui qui met sa con-
liance dans les richesses"; je dis même dans les richesses
bien acquises. Mais l'excès de l'attachement, que nous ne
sentons pas dans la possession, se fait, dit saint Augustin^,
sentir dans la perte. C'est là qu'on entend ce cri d'un roi
malheureux, d'un Agag outré contre la mort, qui lui vient
1 « Vous vous laissez prendre aux richesses que vous croyez pos-
« séder. » Antithèse éloquente qui en rappelle une ingénieuse d'Ho-
lace :
Grjecia capta feruin victoreni cepit... Hor., Jrs poet.
Remarquez avec quel soin et quelle force la métaphore se continue :
Ces imperceptibles lient, si forts, si pernicieux, etc. C'est un excel-
lent exemple de l'alliance du détail ingénieux et soigné avec la force et
la profondeur de la pensée.
- (( Malheur à vous, riches! » « Yae vobis, divitibus » Luc, vi, 2i.
^ Agite nunc, divites, plorate ululantes in miseriis vestris, quae adve-
nient vobis. Jac. c. v, v. 1, Epîlre catholique aux douze tribus, qui
sont dispersées dans le monde.) — Saint Jarquesle Mineur, frère de saint
Jude et fils de la sœur de la Vierge, apôtre, évêque de Jérusalem pen-
dant vingt-neuf ans. Les Juifs le massacrèrent l'an 62 de Jésus-Christ.
^ « Le désir se fait mieux sentir, n Analyse ingénieuse; Bossuet fait
ici de la psychologie. — «On trouve, comme dans un lit, un repos funeste. »
Comparaison originale et éloquente, continuée par ces mots : « On s'en-
<{ dort dans l'amour des biens de la terre. »
3 « Sa confiance dans les richesses. » Tout ce passage est le déve-
loppement du vœ vobis divilibus, c'est-à-dire une digression éloquente
contre l'amour des richesses ciiez les grands et chez les chrétiens. Ce
n'est pas un lieu commun sur la cupidité et l'avarice; c'est une expo-
sition sérieuse et vive du danger des richesses, même bien acquises, et
dont on semble faire bon usage aux yeux du monde.
6 Illi autem infirmiores, qui terrenis his bonis, quamvis ea non prae-
ponerent Christo, aliquantula tamen cupidilale cohœrebant, quantum
haec amando peccaverint, perdendo senserunt. Tantùm quippe dolue-
runt, quantum se doloribus inscruerunt. Aro., de Civit. Del, lib. T,
c. X, n. -2.
12.
274 ORAISON FUNÈBRE
ravir tout à coup, avec la vie, sa grandeur et ses plaisirs:
Siccine séparât amara mors ^ ? a Est-ce ainsi que la mort
c( amère vient rompre tout-à-coup de si doux liens. » Le
cœur saigne; dans la douleur de la plaie, on sent combien
ces richesses y ^ tenoient ; et le péché que Ton commeltoit
par un attachement si excessif se découvre tout entier ^ :
Quantum amando deliquerint, perdendo senserunt. Par une
raison contraire, un homme dont la fortune protégée du
ciel ne connoît pas les disgrâces*; qui, élevé sans envie
aux plus grands honneurs^, heureux dans sa personne et
dans sa famille, pendant qu'il voit disparoître une vie si
fortunée ^, bénit la mort et aspire aux biens éternels, ne
fait-il pas voir qu'il n'avoit pas mis « son cœur dans le
« trésor que les voleurs peuvent enlever '^, )) et que, comme
un autre Abraham, il ne connoît de repos que « dans la
« cité permanente ^ ? » Un fils , consacré à Dieu ^, s'ac-
* I. Reg. XV, 32. — Agag, roi des Amalécites, fut vaincu et pris par
Saiil, qui l'épargna, malgré l'ordre formel du Seigneur (1487 avant J.-
C). Samuel se le fit livrer, et lui dit, en réponse à ses plaintes : « Comme
ton épée a ravi les enfants à tant de mères, ainsi ta mère parmi les
femmes sera sans enfants. » Agag fut mis à mort, et Saiil rejeté pour
sa désobéissance.
2 « Le cœur saigne, etc.» Style simple et expressif. — « Combien ces
richesses y tenoient.» Incorrection légère ; il semble, d'après le rapport
grammatical, que les richesses tenaient à la plaie, et non pas au cœur.
3 « Le péché que l'on commettoil... se découvre. » C'est ce que les
casuistes appellent péché d'ignorance et péché d'habitude.
'* « Un homme dont la fortune ne connoît pas les disgrâces. » Cela
ne prouve rien quant au détachement des biens de la terre; c'est au
contraire une raison pour que le cœur y tienne plus, puisqu'aucune
perte ne lui a découvert son péché. Il n'y a pas là d'opposition avec
les idées qui précèdent.
5 «Elevé sans envie aux plus grands honneurs.» Expression obscure.
Signifie t-elle qu'il ne les a pas enviés, ou bien est-ce un souvenir de
ces mots de l'exorde : « Comme il y paroît sans ostentation, il y est
« vu sans envie? »
^ « Heureux, etc., pendant qu'il voit disparoître. » Construction né-
gligée, car on pourrait grammaticalement rapporter ces deux idées
l'une à l'autre. C'est à la lecture à marquer le sens par les intonations,
en coupant la période au milieu.
■^ Nolite Ihesaurizare vobis thesauros in terra... ubi fures effodiunt et
furanlur. Thesaurizate autem vobis thesauros in cœlo. Matth., c. vi,
V. 19, 20, 21.
* Fide qui vocatur Abraham obedivit in locum exire , quem accep-
turus erat in hœredilatem : et exiit, nesciens quo iret. — Fide demora-
lus est in terra repromissionis, tanquam in aliéna... — Exspectabat enim
fundamenta habentem civitatem , cujus artifex et conditor Deus
Hebr. XI, 8, 9, 10.
9 « Un fils consacré à Dieu. » L'archevêque de Reims (Voyez p. 263,
DE MICHEL LE TELLIER. ' 27^
quitte courageusement de son devoir comme de toutes les
autres parties de son ministère, et il va porter la triste pa-
role à un père si tendre et si chéri : il trouve ce qu'il espé-
roit, un chrétien préparé à tout, qui attendoit ce dernier
office de sa piété. L'Extrême-Onction, annoncée par la
même bouche à ce philosophe chrétien \ excite autant sa
piété qu'avoit fait le saint Viatique. Les saintes prières des
agonisants réveillent sa foi : son âme s'épanche dans les
célestes cantiques; et vous diriez qu'il soit devenu- un au-
tre David, par l'application qu'il se fait à lui-même de ses
divins Psaumes. Jamais juste n'attendit la grâce de Dieu
avec une plus ferme confiance; jamais pécheur^ ne de-
manda un pardon plus humble, ni ne s'en crut plus indi-
note 4). Fléchier a rappelé ce fait d'une manière touchante. « On n'eut
« pas besoin de chercher pour lui ces tours ingénieux qui ne font en-
« trevoir aux malades le danger où ils sont qu'au travers de feintes
« promesses, ou de vaines espérances de guérison. 11 ne fallut pas em-
« prunter la voix d'un prophète inconnu pour lui dire comme à Ezé-
« chias : « Vous mourrez. » Un fils osa rendre ce triste et charitable
« office à son père; et la fidélité de l'un fit voir la résignation de l'au-
« Ire. » Oraison funèbre de Le Tellier, 5^ partie.
1- « L'Extrême-Onction, etc. » On a pu voir, dans l'Or. fun. de Hen-
riette d'Angleterre, comme Bossuet aime à rappeler tous les détails si
touchants d'une mort chrétienne. Un trait de plus à remarquer ici, c'est
cette allusion en un seul mot aux morts célèbres des sages de l'anti-
quité : Ce philosophe chrétien. C'est du reste un rapprochement que les
écrivains chrétiens ont fait volontiers. On lit dans le beau chapitre du Génie
du Christianisme, sur l'Extrême-Onclion, liv. I : « Un prêtre, assis au
<( chevet du chrétien, le console. Ce ministre saint s'entretient avec l'a-
« gonisant de l'immortalité de l'âme, et la scène sublime que l'anti-
« quité n'a présentée qu'une fois dans le premier de ses philosophes
« mourant , se renouvelle chaque jour sur l'humble grabat du dernier
« des chrétiens qui expire. » Ces belles paroles ne sont que le com-
mentaire du mot de Bossuet. — 11 est singulier de voir Fléchier le
contredire en apparence et involontairement. « 11 reçut sans trembler
<( la réponse de mort, comme parle l'apôtre. On vit en lui cette tristesse
« de pénitence qui opère le salut, et non pas cette douleur d'inquié-
« tude et d'abattement qui poite au péché; une confiance sans pré-
« somplion, et une crainte sans foiblesse ; une sublimité chrétienne,
« sans aucun mélange de vanité philosophique, d'autant plus dange-
« reuse à l'extrémité de la vie, que l'homme, près d'être jugéy
« doit s'humilier davantage devant son juge. »
2 «Vous diriez qu'il soit devenu. » Tour incorrect. Le conditionnel
ne demande pas après lui le présent du subjonctif. — L'idée se pré-
sente successivement sous trois formes différentes, parce que Bossuet
passe en revue les prières, les cantiques et les psaumes. C'est un exem-
ple du procédé de style qu'on appelle amplification.
3 « Jamais juste... jamais pécheur. » Antithèse expressive et tou-
chante. — « Ni ne s'en crut, » Rapprochement désagréable des deux
particules négatives. Bossuet le fait presque toujours.
276 ORAISON FUNÈBRE
gne. Qui me donnera le burin que Job desiroit', pour gra-
ver sur Tairain et sur le marbre cette parole sortie de sa
bouche en ces derniers jours, que, depuis quarante-deux
ans qu'il servoit le roi, il avoit la consolation de ne lui
avoir jamais donné de conseil que selon sa conscience, et,
dans un si long ministère, de n'avoir jamais souffert une
injustice qu'il pût empêcher - ? La justice demeurer con-
stante, et, pour ainsi dire, toujours vierge et incorruptible
parmi des occasions si délicates : quelle merveille de la
grâce M Après ce témoignage de sa conscience, qu'avoit-il
besoin de nos éloges? Vous étonnez-vous de sa tranquillité?
Quelle maladie ou quelle mort peut troubler celui qui porte
au fond de son cœur un si grand calme? Que vois-je durant
ce temps*? des enfants percés de douleur; car ils veulent
bien que je rende ce témoignage à leur piété, et c'est la
seule louange qu'ils peuvent écouter sans peine ^ Que vois-
je encore? une fennne forte ^ pleine d'aumônes et de bonnes
oeuvres, précédée, malgré ses désirs, par celui que tant de
fois elle avoit cru devancer : tantôt elle va offrir devant les
autels cette plus chère et plus précieuse partie d'elle-même;
(antôt elle rentre auprès du malade, non par foiblesse,
1 « Le burin que Job desiroit. » Quis mihi rétribuai ut scribantur
sermones mei? quis mihi det ut exarenlur in libro — stylo ferreo, et
plumbi lamina, vel certe sculpantur in silice? Job. xix, 23 et 24.
2 « De n'avoir jamais souffert une injustice. » Il se faisait illusion là-
dessus, comme Richelieu, quand il déclarait au lit de mort n'avoir ja-
mais eu d'ennemis que ceux de l'Etat. « On sait qu'après la mort de
« Colbert ;6 septembre 1685), lorsque le roi se proposait de mettre Le
« Pelletier à la tête des finances. Le Tellier lui dit : « Sire, il n'est pas
« propre à cet emploi. — Pourquoi? dit le roi. — Sire, il n'a pas l'âme
«( assez dure, dit Le Tellier. — Mais vraiment, reprit le roi, je ne veux
«( pas qu'on traite durement mon peuple. » Voltaire , Siècle de
Louis A'/r, c. XXX.
3 « La justice demeurer vierge... quelle merveille! » Forme d'excla-
mation un peu lente.
* « Que vois-je durant ce temps?» Transition un peu lâche, que
Bossuet répète de temps à autre (Voy. page 170). Fléchier en a une plus
insignifiante encore, qu'il emploie dans chaque oraison funèbre, et plu-
tôt deux fois qu'une : Que dirai-j'e davantage ?
5 « La seule louange, etc. » Eloge présenté avec une délicatesse in-
génieuse.
6 « Une femme forte. » Allusion à l'expression de l'Ecriture, que Flé-
• hier a prise pour texte de l'Or. fun. de Mme de Montausier : Muiierem
fortem quis inveniel? Prov. 31. — « Pleine d'aumônes.» Locution
peu usitée, mais amenée par son analogie avec celte autre : pleine de
bonnes œuvres.
DE MICHEL LE TELLTER. 277
mais, dit-elle, « pour apprendre à mourir ^, et profiter de
ic cet exemple. » L'heureux vieillard jouit jusqu'à la Un
des tendresses de sa famille 2, oii il ne voit rien de foible;
mais, pendant qu'il en goûte la reconnoissance , comme
im autre Abraham, il la sacrifie^, et en l'invitant à s'éloi*
gner : a Je veux, dit-il, m'arracher jusqu'aux moindres
tt vestiges de l'humanité. » Reconnoissez-vous un chré-
tien qui achève son sacrifice, qui fait le dernier effort
afin de rompre tous les liens de la chair et du sang, et ne
tient plus à la terre*? Ainsi, parmi les souffrances et dans
les approches de la mort, s'épure, comme dans un feu,
fâme chrétienne^; ainsi elle se dépouille de ce qu'il y a de
terrestre et de trop sensible, même dans les afl'ections les
1 « Elle rentre... pour apprendre à mourir. » Tableau plein de senti-
ment et d'intérêt. Ces louanges données à la femme du chancelier re-
lèvent le mérite, et par conséquent l'éloge de son mari.
2 « Les tendresses de sa famille. » Bossuet emploie volontiers ce
pluriel. Nous le retrouverons daus le récit de la mort de Condé.
3 « Comme un autre .\braham, il la sacrifie. » Encore ce procédé de
sljle qui consiste à placer entre deux idées auxquelles elle peut appar-
tenir également, une expression qui cependant doit nécessairement se
rapporter à la seconde, ce qui jette de l'obscurité dans la phrase.— Celte
allusion au sacrifice d'Abraham est un peu forcée, car il ne s'agissait
pas ici de sacrifier à Dieu
Avec ce fils aimé
Tout l'espoir de sa race en lui seul renfermé.
Raci.ne, Athalie, 111, v.
* « Un chrétien qui ne lient plus à la terre.» «Cet homme n'est plus
'( l'homme du monde, il n'appartient plus à son pays; toutes ses rela-
^ lions avec la société cessent. Pour lui, le calcul par le temps finit, et
't il ne date plus que de la grande ère de l'éternité... Un sacrement a
« ouvert à ce juste les portes du monde ; un sacrement va les clore;
<( la religion le balança dans le berceau de la vie ; ses beaux chants et
«< sa main maternelle l'endormiront encore dans le berceau de la mort,
a Le sacrement libérateur rompt peu à peu les attaches du fidèle; son
« âme, à moitié échappée de son corps, devient presque visible sur son
« visage. Déjà il entend les concerts des séraphins; déjà il est prêt à
<( s'envoler loin de ce monde, vers les régions où l'invite cette espé-
« rance à la voix future, fille de la vertu et de la mort. Cependant
« l'ange de la paix, descendant vers ce juste, touche de son sceptre d'or
« ses yeux fatigués et les ferme délicieusement à la lumière. 11 meurt,
« et l'on n'a point entendu son dernier soupir : il meurt, et longtemps
« après qu'il n'est plus, ses amis font silence autour de sa couche, car
« ils croient qu'il sommeille encore, tant ce chrétien a passé avec dou-
M ceur. » Chateaubria.nd, Génie du, Chrislianisme , liv. I, l'Extrême-
Onclion.
^ « Ainsi... s'épure .. l'âme chrétienne.» Période construite à la ma-
nière des Latins; l'idée et le mot principal sont rejelés à la fin de la
phrase. —Ces expressions simples, mais pleines d'un senlimenl profond,
278 ORAISON FUNEBRE
plus innocentes : telles sont les grâces qu'on trouve à lal
mort. Mais qu'on ne s'y trompe pas, c'est quand on l'ai
souvent méditée, quand on s'y est longtemps préparé parj
de bonnes œuvres : autrement la mort porte en elle-même i
ou l'insensibilité \ ou un secret désespoir, ou, dans ses»
justes frayeurs, l'image d'une pénitence trompeuse, et en-i
fm un trouble fatal à la piété. Mais voici, dans la perfec-|
tion de la charité, la consommation de l'œuvre de Dieu^.j
Un peu après, parmi ses langueurs et percé de douleurs!
aiguës, le courageux vieillard se lève ^, et les bras en haut,!
après avoir demandé la persévérance : a Je ne désire point, |
« dit-il, la tin de mes peines ; mais je désire de voit
« Dieu. » Que vois-je ici, chrétiens? la foi véritable, qui,
d'un côté, ne se lasse pas de souîfrir; vrai caractère d'un
chrétien : et, de l'autre, ne cherche plus qu'à se dévelop-
per de ses ténèbres *, et, en dissipant le nuage, se changei
en pure lumière et en claire vision. 0 moment heurem
où nous sortirons des ombres et des énigmes ^ pour voir la
continuent cet adniirable tableau , et donnent ici à l'éloquence de Bos-
suet tout le calme, toute la sérénité de cette mort chrétienne. Ainsi S(
prépare cette expression simple et touchante : « Les grâces qu'or
« trouve à la mort. »
^ « Ou l'insensibilité, etc. » On retrouve dans tout ce passage l'expé-
rience grave et triste du prêtre qui a tant de fois assisté les fidèles mou-
rants. Peut-être ces mots : « Dans ses justes frayeurs, l'image d'une pé-
(c nitence trompeuse, » sont-ils un peu obscurs dans leur concision.
Le sens est que l'on craint de ne pas avoir la grâce de la pénitence, et
de mourir sans s'être vraiment repenti,
2 « Dans la perfection de la charité, la consommation de l'œuvre de
Dieu. » Ici, de même, la pensée est encore un peu embarrassée. L'œu-
vre de Dieu (c'est-à-dire les grâces de la mort) est consommée par l'a-
mour ardent de Le Tellier pour Dieu. C'est l'analyse du sentiment de
repentir appelé contrition, c'est-à-dire regret d'avoir offensé Dieu
parce qu'il est infiniment bon et infiniment aimable. Vattrition, à la-
quelle se mêle la crainte des peines éternelles, n'est qu'un repentir im-
parfait. Ainsi, cette consommation de l'œuvre de Dieu n'est autre chose
que la contrition.
3 (( Le courageux vieillard se lève, etc. » Encore une peinture vive
et touchante. Bossuet transporte les chrétiens au lit de mort du chan-
celier, comme, quinze ans auparavant, il leur montrait Madame pré-
sentant son corps au, sang de Jésus-Christ (page 81, notei). — « Je de-
sire de voir Dieu. » Le verbe, régime de ce verbe, se construit maintenant
sans préposition.
* « Se développer de ses ténèbres. » Expression peu employée main-
tenant. — Ces figures, empruntées à la langue de l'Ecriture, se contH
nuent avec beaucoup de soin et de justesse.
5 Videmus nunc per spéculum in aenigmate. I, Cor. xni, 12. — Dans
rOr, fun. de Henriette d'Angleterre, nous avons vu déjà ; « Sortes dai
DE MICHEL LE TELLIER 279
vérité manifeste! Courons-y, mes frères, avec ardeur;
hâtons-nous de (( purifier notre cœur, alin de voir Dieu, »
selon la promesse de TEvangile*. Là est le terme du voyage;
là se finissent les gémissements; là s'achève le travail de
lafoi, quand elle va, pour ainsi dire, enfanter la vue. Heu-
reux moment encore une fois ! qui ne te désire pas n'est pas
chrétien. Après que ce pieux désir est formé par le Saint-
Esprit dans le cœur de ce vieillard plein de foi, que reste-
« temps et du changement; » page 71, note 4 : « Snrtir des figures
« qui passent et des ombres qui disparoissent ; » p. 78, note 8 : — « La
« vérité manifeste,» et, dans l'or. fun. de Henriette d'Angleterre, p. 53,
note 2 : « La lumière toute manifeste. » — Tout ce passage offre une
bien belle expression de l'enthousiasme chrétien, sans recherche, sans
emphase, sans fausse chaleur, sans obscurité. Ainsi, le comble de la
félicité, c'est la possession de [)ieu, de la vérité et de la perfection
éternelle. La foi même n'a d'aulre objet que d'enfanter la vue. Tel est
le caractère tout spiritualiste de la religion chrétienne. Elle substitue
la jouissance morale la plus vive à cette reproduction stérile de la vie
humaine où s'était arrêtée limagination des anciens.
Pars in p;raminpis exercent menîlira pa'œMris.
Pars pedibus plauduut choreas, et carmina dicunt.
ViRG., /En., VI.
Fénelon, au xive livre du Télémaque, n'a pu aller aussi loin que Bossuet,
car il était forcé d'accepter les traditions antiques. H a trouvé d'admi-
rables pages pour peindre le bonheur des rois justes; il a parlé, lui
aussi, de cette lumière divine qui est leur vie, du goût sublime de la
vérité et de la vertu qui les transporte; mais, avec la donnée de son
Elysée, il ne pouvait parler de la vue et de la possession de Dieu. Du
reste, les premières pages de ce livre du Télémoque sont un excellent
commentaire de la pensée de Bossuet, et la plus parfaite expression de
ces félicités si difficiles à rendre ; secretsque Dieu, comme dit Polyeucte,
ne fait comprendre qu'à ses élus. « Une lumière pure et douce se ré-
« pand autour des corps de ces hommes justes, et les environne de ses
« rayons comme dun \ élément. Cette lumière n'est point semblable à la
« lumière sombre qui éclaire les yeux des mortels, et qui n'est que té-
« nébres; c'est plutôt une gloire céleste qu'une lumière : elle pénètre
« plus subtilement les corps les plus épais, que les rayons du soleil ne
« pénètrent le plus pur cristal ; elle n'éblouit jamais ; au contraire, elle
« fortifie les yeux et porte dans le fond de l'âme je ne sais quelle séré-
« nité : c'est d'elle seule que ces hommes bienheureux sont nourris ;
« elle sort d'eux, et elle y entre ; elle les pénètre et s'incorpore à eux
« comme les aliments s'incorporent à nous. Ils la voient, ils la sentent,
« ils la respirent ; elle fait naître en eux une source intarissable de
« paix et de joie : ils sont plongés dans cet abîme de délices comme
« les poissons dans la mer, etc. » — On pourrait aussi rapprocher de
ce passage quelques fragments de Polyeucle, les stances, par exemple
(acte IV, scène 2) ; on trouverait que l'inspiration des orateurs ne le cède
pas à celle du poêle.
1 Beati mundo corde, quoniam ipsi Deum videbunt. Matth.V, 8. C'est
J.-C. qui parle ainsi, dans le Sermon sur la montagne.
:280 ORAISON FUNÈBIIE
l-il, chrétiens, sinon qu'il aille jouir de Tobjet qu'il aime ' ?
Enfin, prêt à rendre Fànie : a Je rends grâces à Dieu, dit-
(( il, de voir défaillir mon corps devant mon esprit. »
touché d'un si grand bienfait ^ et ravi de pouvoir pousser
ses reconnoissances jusques au dernier soupir, il com-
mença l'hymne des divines miséricordes : Misericordias Do-
mini in œternum cantabo^. « Je chanterai, dit-il, éternel-
le lement les miséricordes du Seigneur.» 11 expire en disant
ces mots, et il continue avec les anges le sacré cantique.
Péroraison. — Reconnoissez maintenant que sa perpé-
tuelle modération venoit d'un cœur détaché de l'amour du
monde*; et réjouissez-vous en notre Seigneur de ce que
riche il a mérité les grâces et la récompense de la pau-
vreté. Quand je considère attentivement dans l'Evangile la
parabole ou plutôt l'histoire '" du mauvais riche, et que je
(^ vois de quelle sorte Jésus-Christ y parle "des Fortunés de la
( terre, il me semble d'abord qu'il ne leur laisse aucune es-
pérance au siècle futur ^. Lazare, pauvre et couvert d'ul-
cères, (( est porté par les anges au sein d'Abraham"', »
L pendant que le riche, toujours heureux dans cette vie, « est
(u enseveli dans les enfers^. » Voilà un traitement bien
' « Jouir de l'c^Jîjet qu'il aime, n Encore la langue mystique de l'a-
mour divin, que nous avons d('jà vue dans loule l'oraison funèbre de >Ia-
lie-Thérése. Ellle reçoit ici un intérêt tout nouveau par la citation des
paroles mêmes du mourant.
* « Touché d'un si grand bienfait.» Voy. page 217, note U. — «Pous-
ser ses reconnoissances. » Expression rare et désagréable. Pousser une
reconnaissance est d'ailleurs un terme de la langue stratégique.
3 Ps. Lxxxviii, 1. — Digne conclusion de tout le beau récit qui pré-
cède. Ajoutons-y encore celte grande image du mourant transporté au
milieu des anges, et continuant avec eux son chant de reconnaissance.
Bossuet n'offre nulle part plus de grandeur et plus de sentiment.
* « Un cœur détaché de l'amour du monde. » Nous revenons main-
tenant aux enseignements évangéliques et au conseil de pauvreté doni
la mort du chancelier nous avait un moment écartés. Ce retour est du
reste simple et naturel ; car la raison de cette mort chrétienne, c'est
que Le Tellier a su mériter les grâces de la pauvreté, suivant l'ex-
pression neuve et touchante de son panégyriste.
^ « La parabole ou plutôt l'histoire. » Correction ingénieuse : la fic-
Uon n'est autre chose que la réalité.
^ « Au siècle futur. » C'est-à-dire dans la vie à venir. Locution peu
employée.
' Factum est autem ut morerelur mendicus, et porlaretur ab angelis
in sinum Abrahae. Mortuus est autem et dives, et sepultus est in inferno.
Luc. c. XVI, y. 22.
* « Enseveli dans les enfers. » Remarquez cette forte expression de
l'Evangile. Bo««iiet ne néglige jamais les emprunts de ce genre.
DE MICHEL LE ïELLiER. ±^.l
«lliiéreiit que Dieu fait à l'un et à Tautre. Mais coiimieiil
est-ce que le Fils de Dieu nous en explique la cause ^ ? « Le
(( riche, dit-il, a reçu ses biens, et le pauvre ses maux
'( dans cette vie^. » Et de là quelle conséquence? Ecoutez,
riches, et tremblez : « Et maintenant, poursuit-il, Tun
c reçoit sa consolation, et Tautre son juste supplice. »
Terrible distinction ! funeste partage pour les grands du
monde ! Et toutefois ouvrez les yeux : c'est le riche Abra-
ham ^ qui reçoit le pauvre Lazare dans son sein ; et il vous
montre, ô riches du siècle, à quelle gloire vous pouvez
aspirer, si, « pauvres en esprit *, )) et détachés de vos
biens, vous vous tenez aussi prêts à les quitter qu'un voya-
geur empressé à déloger de la tente où il passe une courte
nuit^ Celte grâce, je le confesse, est rare dans le nouveau
Testament ^, où les afflictions et la pauvreté des enfants de
Dieu doivent sans cesse représenter à toute TEglise un
* « Voilà un traitement... mais comment est-ce que, etc. » Forme
pénible, qui passerait dans la langue du sermon ou de rinslruction,
mais qui est bien lente pour l'oraison funèbre.
* Et dixit illi Abraham : Fili, recordare quia recepisti bona in vita
ma : et Lazarus similiter mala. Nunc autem hic consolatur ; tu vero
cruciaris. Luc. xvi, 25. — Voyez pa^re 128, note 6.
•î « C'est le riche .\braham. » Remarquez avec quel soin Bossuet
étudie tous les détails de l'Ecriture, de manière à faire jaillir une idée
de chacun d'eux. Ici, par exemple, la même parabole lui fournit à la
fois un bon et un mauvais riche, c'est-à-dire la menace et la consola-
lion. Employé avec réserve, et appliqué à des idées vraies, ce procédé
est un des moyens de Vinventinn oratoire.
'* Beali pauperes spiritu. Matt. v , 3. — Citation empruntée eu
Sermon sur la montagne, et qui corrige heureusement celte parole ef-
frayante que Bossuet pouvait rappeler : 11 est plus diflicile à un riche
d'entrer dans le royaume des cieux qu'à un chameau (ou plutôt un cd-
hle, par la confusion de K^ij-r^oi et de Kv.y.ù.oi) de passer par le trou
d'une aiguille.
3 « Un voyageur, etc. » Comparaison vive et souvent employée. Les
incises se multiplient d'une manière un peu pénible. — Le dix-huitième
siècle aurait critiqué sans doute le mot déloger comme trop familier, ei
ne l'eût permis qu'à La Fontaine :
Holà, madame la Belette,
Que l'on déloge sans trompette, vu, x\i.
Nous sommes moins scrupuleux maintenant, et nous aimons la simpli-
cité du langage. Souvent même, par l'effet de la réaction, nous avons
poussé ce goût un peu loin ; mais l'esprit et la critique n'en ont pas
moins réellement gagné à cette réforme.
^ (( Rare dans le nouveau Testament. » Parce que Jésus-Christ ne
s'adresse qu'aux pauvres, et que, pour régénérer une société livrée
ijux instincts matériels et aux passions mauvaises, il porte les condam-
nations les plus sévères contre ce qui l'attache à ces vices.
282 ORAISON, FUNÈBRE
Jésus-Christ sur la croix. Et cependant, chrétiens, Dieu
nous donne quelquefois de pareils exemples, afin que nous
entendions qu'on peut mépriser les charmes de la gran-
deur, même présente ' ; et que les pauvres apprennent à
ne désirer pas avec tant d'ardeur ce qu'on peut quitter
avec joie ^. Ce ministre si fortuné et si détaché^ tout en-
semble leur doit inspirer ce sentiment, La mort a décou-
vert le secret de ses affaires ; et le public, rigide censeur *
des hommes de cette fortune et de ce rang, n'y a rien vu
que de modéré. On a vu ses biens accrus naturellement par
un si long ministère et par une prévoyante économie; et
on ne fait qu'ajouter à la louange de grand magistrat et de
sage ministre celle de sage et vigilant père de famille, qui
n'a pas été jugée indigne des saints patriarches ^ 11 a donc,
à leur exemple, quitté sans peine ce qu'il avoit acquis sans
empressement : ses vrais biens ne lui sont pas ôtés, et sa
justice demeure aux siècles des siècles^. C'est d'elle que |
sont découlées tant de grâces et tant de vertus que sa der- î
nière maladie a fait éclater '^. Ses aumônes, si bien cachées !
dans le sein du pauvre, ont prié pour lui ^ : sa main droite |
les cachoit à sa main gauche; et, à la réserve de quelque;
ami qui en a été le ministre ou le témoin nécessaire, ses i
plus intimes confidents les ont ignorées : mais « le Père,
c( qui les a vues dans le secret, lui en a rendu la récom-
* « Les charmes de la grandeur, même présente. » En effet, il pour-
rait être facile de la mépriser quand on ne peut y parvenir, et de s'en
consoler. — Remarquez la concision de ce mot ainsi placé.
2 « Que les pauvres apprennent à ne désirer pas, etc. » Leçon adres-
sée en passant aux pauvres, que leur pauvreté ne garantit pas des dé-
sirs coupables.
3 « Si fortuné et si détaché. » Ces participes pris ainsi absolument
se rapprochent d'une manière désagréable.
* « Le public, rigide censeur. » On a vu déjà Bossuet faire une place,
dans ses oraisons funèbres, au jugement de l'opinion (Voy. pag. 143,
notes 7 et 8).
^ « Indigne des saints patriarches. » Tout à l'heure, il était question
de la richesse d'Abraham. On peut voir aussi dans la Genèse comment
Jacob est payé de ses services par Laban son beau-père.
^ (( Sa justice demeure aux siècles des siècles. » Comme le fonde-
ment de ses vrais biens, de ces trésors que les voleurs ne peuvent
enlever, selon l'expression de l'Evangile et de Bossuet.
"^ « Que sa dernière maladie a fait éclater. » En attirant les yeux
sur lui : sa modestie auparavant laissait ses vertus dans l'ombre.
8 « Ont prié pour lui. » Expression touchante. Conclude eleemo-
synam in corde pauperis : et lia^c pro te exorabit. Eccles., xxix, 13.
DE MICHEL LE TELLIER. 285
(( pensée » Peuples, ne le pleurez plus^; et vous qui,
éblouis de Téclat du monde, admirez le tranquille cours
d'une si longue et si belle vie, portez plus haut vos pen-
sées^ Quoi donc! quatre-vingt-trois ans passés au milieu
des prospérités, quand il n en faudroit retrancher ni Ten-
fance où l'homme ne se connoît pas S ni les maladies où
l'on ne vit point, ni tout le temps dont on a toujours tant
de sujet de se repentir, paroîtront-ils quelque chose à la
vue de Téternité où nous avançons à si grands pas? Après
cent trente ans de vie, Jacob, amené au roi d'Egypte, lui
raconte la courte durée de son laborieux pèlerinage, qui
n'égale pas les jours de son père Isaac, ni de son aïeul
Abraham ^ Mais les ans d'Abraham et d'isaac, qui ont fait
paroître si courts ceux de Jacob, s'évanouissent auprès
de la vie de Sem, que celle d'Adam et de Noé efface. Que
si le temps comparé au temps ^ la mesure à la mesure,
et le terme au terme , se réduit à rien'', que sera-ce si l'on
1 « Sa main droite... le Père qui les a vues, elc. n Souvenir heu-
reux de l'Evangile, fondu dans le corps du récit. Te facienle eleemo-
synam, nescial sinistra tua quid fariat dextera tua... Et Pater tuus, qui
videt in abscondito, reddet tibi. Matth, , vi, 5, 4.
2 « Peuples, ne le pleurez plus. » Quoi qu'en dise Bossuet, il n'est
guère probable que Le Tellier ait élé pleuré du peuple, non plus que
des invalides, auxquels s'adressent les dernières paroles de Fléchier. Il
n'avait aucune des qualités qui séduisent le peuple; Louvois d'ailleurs
était très-impopulaire; toute celte famille devait être peu aimée, sur-
tout si tout le monde la jugeait comme le fameux comte de Grammont,
qui disait du chancelier Le Tellier : « Je crois voir une fouine qui vient
« d'égorger des poulets, rn se léchant le museau plein de leur sang. »
(C'était à propos des persécutions. )
^ « Portez plus haut vos pensées. » Ici commence un admirable dé-
veloppement de ce lieu-commun toujours nouveau, toujours original
chez Bossuet : la fragilité de la vie humaine, et la nécessité de se pré-
parer à la mort par une vie chrétienne.
* « Ni l'enfance, où l'on ne se connoît pas, etc. » Paroles pleines
de vérité et de tristesse : Pascal n'a rien de plus expressif que ce der-
nier trait : « Le temps dont on a toujours tant de sujets de se re-
« pentir. »
s Respondit (Jacob) : Dies peregrinationis meœ centum triginta an-
norum sunt, parvi et mali ; et non pervenerunt usque ad dies patrum
meorum, quibus peregrinali sunt. Genes., xlvii, 9. Quelle grandeur,
dans ce souvenir des patriarches et des premiers âges du monde ! Quelle
éloquence saisissante, dans ce rapprochement de leurs longues années,
et de notre vie éphémère.
« Que si le temps comparé au temps. » Raisonnement à fortiori.
Bossuet a déjà développé cette idée de la brièveté du temps et de toute
chose qui se mesure. (Voy. p. 60, n. 6; 61, n. 4.)
"' « Se réduit à rien. » Le verbe se rapporte au dernier des trois
'2U ORAISON FLi.NÈDRE
compare le temps à réternité, où il n'y a ni mesure r.
lerme? Comptons donc comme très-court, chrétiens, oi
^plutôt comptons comme un pur néant, tout ce qui ii-
ait, puisque enfin, quand on auroit mujlkplié les ^nnée
, au-delà de tous les nombres connus*, ^iïiiHlciïi^* ce n
I sera rien quand nous serons arrivés au terme fatal. Mai
I peut-être que, prêt à mourir, on comptera .pour quelqu
1 cJiose cette vie de réputation , ou cette ima^èwUioti de re
vivre;* dans sa famille, qu'on croira laisser solidemen
établie. Qui ne voit, mes frères, combien vaines ,]mai
j combien courtes et combien fragiles sont encore * ces se
j coudes vies , que notre foiblesse nous fait inventer pou
I couvrir en quelque sorte Thorreur de la mort? Dorme
j votre sommeiP, riches de la terre, et demeurez dans votr
I poussière. Àh ! si fjuelques générations, que dis-je, si quel
i ques années après votre mort vous reveniez, hommes oubli es
I au milieu du monde, vous vous hâteriez de rentrer dans vo
I tombeaux pour ne voir pas votre nom terni , votre mémoiri
; abolie, et votre prévoyance trompée dans vos amis, dan
l vos créatures , et plus encore dans vos héritiers et dans vo
substanlifs, qui lui sert de sujet. On écrirait plutôt maintenant : s(
réduisent.
1 « Quand on auroit multiplié les années, etc. » « Qu'est-ce qu(
« cent ans, qu'est-ce que mille ans, puisqu'un seul moment les efface'
<( Multipliez vos jours, comme les cerfs et les corbeaux, que la fabU
« ou l'histoire de la nature fait vivre durant tant de siècles : durez au-
.< tant que ces grands chênes, sous lesquels nos ancêtres se sont re-
« posés, et qui donneront encore de l'ombre à notre postérité : enlas-
« sez dans cet espace, qui paroît immense, honneurs, richesses,
« plaisirs : que vous profitera cet amas, puisque le dernier souille dé
« la mort, tout foible, tout languissant, abattra tout-à-coup celle vaine
« pompe avec la même facilité qu'un château de cartes, vain amuse-
« ment des enfants? » (Voy. page 69, n. h, la première partie, et
page 68, n. 4, la troisième partie de ce même fragment du sermon sur
la mort et t' immortalité de l'âme. )
2 « Visiblement » pour évidemment. Mot qui a perdu beaucoup de*
sa force.
3 « Vie de réputation... imagination de revivre. » De ces deux ex-
pressions créées par Bossuet, la première est heureuse ; mais la seconde
ne s'accorde guère avec les habitudes de la construction de noire
langue. Nous dirions Vidée, et non Yimaginalion de revivre.
'• « Combien vaines... sont encore. » Construction tout à fait latine
— « Couvrir l'horreur de la mort. » Expression forte et concise.
5 « Dormez votre sommeil. » Apostrophe admirable, pleine de tris-
tesse et d'éloquence. Cette expression si hardie est, du reste, un sou-
venir des Psaumes : Dormierunt somnum- $uum; et nihil invenerunt'
'tmnes oiri divitiarum in manibus suis. Ps. l\xv, 6.
DE MICHEL I.E TELLIEP.. 28ri »
fants*. Est-ce là le fruit du travail dont vous vous êtes I
nsumés sous le soleil, vous amassant un trésor de haipi:.f
de colère- éternelle au juste jugement de DTeù7]Sîrtout,
Qrtels, désabusez-vous de la pensée dont vous vbus flat-
'. , qu'après une longue vie la mort vous sera plus douce
plus facile. Ce ne sont pas les années, c'est une longue
éparation qui vous donnera de l'assurance. Autrement
[philosophe vous dira en vain que vous devez être ras-
^iés d'années et de jours, et que vous avez assez vu les
isons se renouveler, et le monde rouler autour de vous^,
plutôt que vous vous êtes assez vu rou|er vous-mê-
?s et passer avec le mondée La dernière heure n'en
•a pas moins insupportable, et l'habitude de vivre ne fera
'en accroître le desii:. ^àe»t]âe saintes méditations, #i*4-
bonnes œuvres, l^m^iêi véritables richesses', que vous
verrez devant vous au siècle futur, qui vous inspireront
la force; et c'est par ce moyen que vous aftermirez
tre courage. Le vertueux Michel Le Tellier vous en a
« Votre nom terni, votre mémoire abolie, etc. « Progression dé-
ante, où tout s'écroule successivement, pour ne laisser à l'homme
; l'isolement, la déception et la honte. Rien, dans Bossuet, n'est au-
sus de la vigueur de toute cette péroraison. — Remarquez aussi le
eloppement large et rapide de cette période, où l'orateur réunit à
sein tous les traits les plus forts et les plus douloureux de son idée.
■ « Un trésor de haine et de colère. » Alliance de mots originale ei
quente. « Au juste jugement de Dieu. » Sorte de pléonasme qui se
rouve dans Tacite : « Xec unquam magis juslis judiciis appro-
)a(um est non esse curœ Deis securitatem nostram, esse ullionem. »
HiST. I, 3.
' « Un philosophe vous dira. » Lucrèce l'a dit en vers admirables.
Xam gratiim fuerit til»i vit.i anteaclii priorqiie,
Et non omni.i periusum contesta quisi in vas
Commod i fxrtiuxere, at(jue irij;rata iiiteriere;
(!ur non, ut viise pleniis conviva, rcicdis?
Nam tibi prgeterea quod niacliiner, iuveniamque
Quod placeat, niliil est, eadeni sunt omnia semper. . .
Omnia perfunrtus vital ptsmia, marces ;
S. d quia senqicr aves quod ahpst, prae^entia temnis,
Iniperfecta tibi elapsa est in-jrataquc vita;
Et nec opinanii mofs ad caput adstitit, ante
yuam satur ac ph-niis possis discedere rem m.
Nunc aliéna tua lainen aetate omnia miite,
.Equo animoque, aj^[edura, fato concède : necesse est.
► « Rouler et passer avec le monde. » « L'habitude de vivre ne
îcra qu'en accroître le désir. » — Images et expressions pleine
force. Remarquez le mol rouler.
' « C'est ces véritables richesses. » Au lieu de ce sont. Incorrection
'on retrouve ailleurs dans Bossuet, mais qu'il ne faut pas imiter.
286 ORAISON FUNÈBRE DE MICHEL LE TELLIER.
donné l'exemple : la sagesse, la fidélité, la justice, la mo~ j
destie, la prévoyance, la piété, toute la troupe sacrée des \
vertus, qui veilloient pour ainsi dire autour de lui, en ont i
hanni les frayeurs, et ont fait du jour de sa mort le plus beau, ^
le plus triomphant , le plus heureux jour de sa vie *. ;
1 «Le plus heureux jour de sa vie.» Ainsi, ces leçons terribles abou- 1
tissent à une conclusion consolante : l'espérance qu'inspire l'exemple '
du chancelier. Ajoutez à ce contraste, à ces idées calmes et douces, la i
touchante allégorie des vertus,chréliennes, penchées sur le lit de mort ,
du chrétien, qu'elles encouragent et préparent à la vie éternelle. Ajou- -.
tez encore cette période harmonieuse sur laquelle s'arrête la voix de \
l'orateur le plus beau^ le plus triomphant, le plus heureux jour de sa
vie , et vous comprendrez toute la grandeur de ce morceau. — Faut-il •
signaler une incorrection grammaticale : en ont banni les frayeurs (le ,
pronom en se rapporte à autour de lui)? A part cette légère tache,
celte péroraison est admirable, et Bossuet n'en a qu'une plus belle,
elle de l'oraison funèbre de Condé.
w
ORAISON FUNEBRE
DE LOUIS DE BOURBON,
PRINCE DE CONDÉ.
NOTICE SUR LE PRINCE DE CONDE \
Louis II de Bourbon, prince de Condé, à qui son siècle donna le sur-
nom de Grand, et que Saint-Simon appelle toujours le Héros, était le
quatrième fils de Henri II de Bourbon, prince de Condé, et l'arrière-
petit-iîTs du célèbre Louis I", qui joua un si grand rôle dans les guerres
de religion, et qui périt en'l569, à la bataille de Jarnac, assassiné par
Montesqui'ou. Sa mère , Charlotte-Marguerite de Montmorency, avait
épousé Henri II de Bourbon en 1609. II naquit à Paris le 8 septembre
1621, si faible qu'on désespéra de le conserver, et qu'on craignit de le voir
mourir au berceau, comme ses aînés. Ses premières années exigèrent
beaucoup de soins : il les passa dans le Berri, à Montrond, place forte
qui appartenait en propre à son père. Le prince, vers 1629, le fit venir
à Bourges, sa résidence ordinaire. La santé du duc d'Enghien s'était
raffermie; son esprit vif, ses jeux pleins de feu, et sa haute contenance,
donnaient les plus brillantes espérances. Il suivit avec un très-grand
succès les classes du collège des jésuites. A douze ans il rédigea un petit
traité de rhétorique, qu'il dédia à Armand de Bourbon, prince de Conti,
chef de la branche de ce nom, son frère puîné, alors âgé de quatre
ans. Il termina ses études à quatorze ans, en 1635, et garda toute sa
vie le goût des lettres et des sciences , que lui avaient inspiré ses pre-
miers maîtres.
Le duc d'Enghien parut à la cour à dix-huit ans, pour y épouser,
après la plus violente résistance, Claire-Clémence de Maillé Brézé, nièce
de Richelieu (12 février 1640). Deux jours après, il tombe malade d'une
fièvre ardente ; on désespère un moment de sa vie, mais il sort de cette
crise terrible avec un tempérament plus robuste. De ce mariage naquit
en 1643 Henri-Jules de Bourbon, seul enfant du grand Condé. On peut
remarquer ici que son frère le prince de Conti épousa également une
nièce du cardinal Mazarin, Anne-Marie Martinozzi, tant ces ministres
exerçaient d'empire sur le sang de leurs maîtres, et sur leurs maîtres
eux-mêmes! Le mariage de Condé fut cependant plus heureux qu'il ne
le voulait croire. La nièce de Richelieu partagea les dangers de son
mari dans les troubles de la Fronde, et pendant sa captivité. Ce fut elle
qui, tout en larmes, et tenant par la main le jeune duc d'Enghien, dé-
cida le parlement de Bordeaux à lui donner asile, et à soutenir par la
force la cause de Condé contre les armes du roi (1er juin 1650). -
La gloire militaire du prince commença le 19 mai 1643 à la bataille
de Rocroy. INous renvoyons pour les campagnes de Flandre et d'Al-
lemagne (1643-1648) au magnifique tableau qu'en a fait Bossuet. Nous
* Nous avons enaprunté plusieurs détails à une notice de Dussault sur le
Prince de Condé.
288 NOTICE Sl'R LE PHINCE DE CONDÉ.
parU-rons plus longuement de la Fronde sur laquelle le panégyrisi»-
étail oblige de passer.
Le jour où Ton porta les drapeaux des vaincus de Lens à Notre-
Dame lut la veille des Barricades (27 août 1648). L'arrestation de trois
conseillers avait précipité l'explosion des haines qui fermentaient depuis
longtemps contre le cardinal. Paris étant demeuré le maître, après lo
premiers jours de la révolte, la cour dut chercher un appui dans le
Aainqueur de Rocroy, de Lens, et de Xordlingen. Les deux partis se !»•
disputèrent d'abord. Quoique irrité contre le cardinal-ministre par un
refus qu'il en avait essuyé et par l'intrigue de l'affaire de Catalogne, le
prince de Condé, qui portait ce nom depuis la mort de son père (1646;,
se déclara pour la cour. La nuit du 6 janvier 1649, il fait sortir secrè-
tement de Paris la famille royale et la conduit à Saint-Germain. A la
nouvelle de ce départ les cris : Point de Mazarin ! redoublent dans la
capitale, mais le prince la bloque tout à coup le 7 avec environ huit
mille hommes, le lendemain de la fête des Rois. 11 bat l'armée pari-
sienne à Charenton, et force le Parlement à co/iclure la paix de Rueil,
le 11 mars 1649.
« Le prince de Condé, ayant ramené dans Paris la cour triomphante.
« se livra au plaisir de la mépriser après l'avoir défendue ; et ne trou-
« vant pas qu'on lui donnât des récompenses proportionnées à sa gloire
« et à ses services, il fut le premier à tourner Mazarin en ridicule, .i
« braver la reine et à insulter le gouvernement qu'il dédaignait.» [Sircle
de Louis XIV, c. iv.; Anne-Geneviève de Bourbon, duchesse de Lon-
gucville, l'une des plus fameuses héroïnes de la Fronde par son esprit,
ses talents et ses fautes, poussait Condé son frère à la révolte. Le coad-
juteur, devenu son ennemi, soulevait Paris contre lui. Au milieu de ces
agitations, des folies, des querelles, des assassinats (parmi lesquels il
faut compter le massacre de l'Hôtel de Ville, où périrent des mem-
bres du parlement, et où Condé eut de cruels reproches à se faire), un
des actes de la cour qui entraînèrent les plus funestes conséquences fut
l'arrestation de Condé, de son frère Armand de Conti, ancien général
des Frondeurs et du duc de Longueville (18 janvier 1650:. a Le peuple
« de Paris, qui avait fait des barricades pour un conseiller-clerc pres-
te que imbécile, fil des feux de joie lorsqu'on mena au donjon de Vin-
« cennes le défenseur et le héros de la France. » Volt.4ire. On les
«'raignait jusque dans leur prison ( voy. VOrais. fan. de Le Tellier);
transférés à Marcoussis, puis au Havre- de-Grâce, ils ne furent délivrés
<(iie le 11 février 1651 par Mazarin en personne. Leur captivité avait
duré treize mois.
Après sa libération, le prince de Condé hésita quelque temps. (fRien
« ne marque mieux la manie de ce temps et le dérèglement qui dé-
« terminait toutes les démarches, que ce qui arriva alors à ce prince.
« La reine lui envoya un courrier de Paris avec des propositions qui
« devaient l'engager au retour et à la paix. Le courrier se trompa, cl
« au lieu d'aller à Angerville où était le prince, il alla à Augerville. La
« lettre vint trop tard. Condé dit que s'il l'avait reçue plus tôt, il aurait
« accepté les propositions de paix ; mais que, puisqu'il était déjà assez
« loin de Paris, ce n'était pas la peine d'y retourner. Ainsi la méprise
« du courrier et le pur caprice de ce prince replongèrent la France
« dans la guerre civile. » Voltaire, Siècle de Louis XIV, v.
Le 16 septembre 1651, il part de sa forteresse de Montrond, se rend
dansson gouvernement de Guienne, se lie par un traité avec les Espagnols
et marche sur Paris; il bat près de Gien le maréchal d'Hocquincourt.
NOTICE SlfR LE PRINCE DE CONDÉ. 28ÎÎ
qui commande l'armée royale ; arrive sous les murs de Paris, en vient aux
prises, le 2 juillet 1652, avec Turenne, dans le faubourg Saint-Antoine,
succombe, manque d'être fait prisonnier, s'échappe couvert de sang,
de sueur et de poussière, et fuit chez les Espagnols. Il y resta prés de
huit ans, parfois à la tète de leurs armées, mais souvent leur lieutenant
et m.al vu d'eux. Il tente en 1634 de reprendre Arras ; Turenne le force
à la retraite. Deux ans après il met en déroute le maréchal de la Ferté
qui assiégeait Yalenciennes, et le fait prisonnier. Il se jette dans Cam-
brai en 1637, et réduit Turenne à en lever le siège. Celui-ci prend sa
revanche à la bataille des Dunes, perdue, sous les yeux dû prince fré-
missant et pleurant de colère, par la faute de don Juan d'Autriche. Ce
fut là que, considérant la position des deux armées, il dit au duc de
Glocester qui était près de lui : « Jeune homme, avez-vous déjà vu
« comment se perdent les batailles? Vous allez voir comment on en
« perd une. » Condé ne rentra en France que par le traité des Pyré-
nées, 1659 (V. l'Oraison funèbre'.
Il avait alors trente-neuf ans. Turenne, qui en avait près de cinquante,
soutenait seul au dehors la fortune de l'Etat. La guerre entre l'Espagne
et la France se renouvelle en 1667, par les suites mêmes du traité qui
l'avaitterminéesept ansauparavant. Condé est chargé en 1668 de la con-
quête de la Franche-Comté; trois semaines lui sufTisent pour soumettre
toute la province. En 1672, Condé et Turenne suivent en qualité de
lieutenants Louis XIV à la campagne de Hollande ; c'est Condé qui dé-
cide le passage du Rhin; il est grièvement blessé, par la faute du jeune
duc de Longueville, son neveu, qui périt dans cette occasion. Deux
ans après, le 11 août 1674, à Senef, près de Mons, il livre au prince
d^Orange et gagne la plus terrible et la plus sanglante bataille qu'il ait
jamais donnée. Cependant Turenne , qui sur le Rhin faisait tête an
vainqueur de Saint-Gothard, est tué à Salzbach le 27 juillet 1675, à
l'âge de soixante-quatre ans. Condé paraît seul capable de lutter contre
Monlecuculli : il le force à lever le siège de Haguenau et de Saverne :
et se retire après ce dernier service. L'Europe voit à la fois disparaître
en 1675 Turenne, Monlecuculli, et Condé.
Ce prince, âgé de cinquante-quatre ans, vieilli prématurément par
les fatigues, attaqué de la goutte, toujours en butte à l'envie, passa ses
onze dernières années dans la retraite, mais au milieu d'un éclat digne
d'un roi. Il ne songea plus qu'à embellir le délicieux et magnifique sé-
jour de Chantilly, où se réunissait une cour presque rivale de la cour
de France. Chantilly fut l'orgueil de la maison de Condé : chacun des
princes y enterra des trésors, suivant le mot de Saint-Simon. Souvent
il se promenait dans les allées de son parc, avec Rossuet, Roileau, Ra-
cine, La Rruyère son protégé, avec les plus spirituels, les plus élo-
quents de ses contemporains; Rossuet en a consacré le souvenir. Louis
XIV, un an avant la mort de Condé, vint le visiter dans sa retraite.
Condé dépensa cent mille écus pour le recevoir. Sa dernière année
fut triste ; l'âge et les infirmités l'avaient complètement affaissé. Il
mourut âgé de soixante-cinq ans et quelques mois, le 11 décembre
1686, à Fontainebleau, où il s'était fait transporter un mois auparavant,
auprès de la duchesse de Rourbon sa petite-fille, malade de la petite
vérole. On trouvera tout ce récit dans Rossuet.
Condé avait été l'ami personnel de l'évêque de Meaux. Encore bien
jeune, il avait deviné Rossuet, plus jeune encore '. Ces deux hommes
' V. la Notice hiojrapliique sur Dossuet.
290 NOTICE SUR LE PRINCE DE CONDÉ.
avaient tant de conformité par rélévation du génie, la fierté de carac-
tère et la domination qu'ils exerçaient sur l'opinion publique, que la
différence des rangs et des conditions disparaissait, pour ne laisser aper-
cevoir que les deux hommes les plus extraordinaires du siècle. La re-
connaissance avait d'abord attaché Bossuet à Condé. 11 se forma entre
eux une intimité rare et digne d'eux. On vit plus d'une fois Bossuet,
longtemps après avoir cessé d'exercer les fonctions de précepteur du
Dauphin, les reprendre auprès du petit-fils du grand Condé, présider à
son éducation, pendant son séjour à Versailles, et, un an seulement
avant sa mort, assister encore aux leçons de ses maîtres.
Voici une lettre de Condé à Bossuet qui montre combien ces relations
étaient simples et familières :
« Je suis ravi que vous soyez content de mon fontenier. Quand on
« ne peut pas rendre de grands services à ses amis, on est ravi au
« moins de leur en pouvoir rendre de plus petits ; et comme il n'y a
« personne, si je l'ose dire, que j'aime mieux que vous, et que je sui$
« assez malheureux pour n'avoir plus a'occasion de vous rendre des
« services considérables, je suis ravi d'avoir quelque occasion de
(( faire quelque chose qui vous puisse faire un peu de plaisir. Gar-
« dez-le donc tant qu'il vous sera un peu utile, et n'ayez aucun scru~
« pule là-dessus. Je suis ravi de la résolution que vous avez prise de
« travailler sans relâche à achever voire ouvrage *. J'ai une extrême
« impatience de le voir, étant persuadé qu'il sera très-utile et admira-
« blement beau.
« Je ne fais pas état d'aller à la cour, que lorsqu'elle reviendra à
« Versailles. Je ne doute pas que vous n'y veniez en ce temps-là, et
« que nous n'y ayons des conversations qui me sont si utiles et si
a agréables.
« Mes neveux sont traités fort honnêtement, mais fort froidement.
« Il faudra que leur bonne conduite achève de réparer leurs fautes.
« Je suis de tout mon cœur pour vous tel que je dois; je vous conjure
« de n'en pas douter. » Chantilly, 19 septembre 1685.
(Le cardinal de Bausset, Histoire de Bossuet, liv. viii.)
Louis XIV regretta Condé. 11 voulut lui rendre les plus grands hon-
neurs et lui choisit pour panégyristes. Bossuet d'abord , qui prononça
l'Oraison funèbre à Notre-Dame, puis Bourdaloue, qui la prononça dans
l'église des Jésuites. Bourdaloue avait déjà fait l'or. fun. de Henri II de
Bourbon, père du Grand Condé.
Des divers portraits de Condé, tracés par les contemporains, nous
prendrons le seul qui se fasse lire à côté de l'oraison funèbre ; celui
qui l'a tracé était le pensionnaire des Condés, mais un solitaire, et l'un
des esprits les plus indépendants du dix-septième siècle : La Bruyère.
Voici comme il peint le héros de son époque.
« ^mile étoit né ce que les plus grands hommes ne deviennent qu'à
force de règles, de méditations et d'exercice. Il n'a eu dans ses pre-
mières années qu'à remplir des talents qui éloient naturels, et qu'à se
livrer à son génie. Il a fait, il a agi, avant que de savoir, ou plutôt il a
su ce qu'il n'avoit jamais appris. Dirai-je que les jeux de son enfance
ont été plusieurs victoires? Une vie accompagnée d'un extrême bon-
heur joint à une longue expérience seroit illustre par les seules actions
qu'il avoil achevées dés sa jeunesse. Toutes les occasions de vaincre
qui se sont depuis offertes, il les a embrassées, et celles qui n'étoient
• L'histoire des Variations des éjjliscs protestantes.
NOTICE SUR LE PRINCE DE COXDÉ. 291
pas, sa vertu et son étoile les ont fait naître : admirable même et par
les choses qu'il a faites, et par celles qu'il auroit pu faire. On l'a re-
gardé comme un homme incapable de céder à l'ennemi, de plier sous
le nombre ou sous les obstacles; comme une âme du premier ordre,
pleine de ressources et de lumièies, qui voyoit encore où personne ne
voyoit plus; comme celui qui, à la tête des légions, étoit pour elles u
présage de la victoire, et qui valoit seul plusieurs légions; qui étoit
grand dans la prospérité; plus grand quand la fortune lui a été con-
traire : la levée d'un siège, une retraite l'ont ennobli plus que ses triom-
phes ; l'on ne met qu'après, les batailles gagnées et les \illes prises ; qui
étoit rempli de gloire et de modestie ; on lui a entendu dire : je fuynis,
avec la même grâce qu'il disoil : nous les battîmes; un homme dé\oué
à l'Etat, à sa famille, au chef de sa famille ; sincère pour Dieu et pour
les hommes ; autant admirateur du mérite que s'il lui eût été moins propre
et moins familier : un homme vrai, simple, magnanime, à qui il n'a
manqué que les moindres vertus. » Chap. ii, Du mérite personnel.
.*u
p\r,
VjfMJl
/~/ Leps. — 3' Parallèle do Condé et de Turenne.
ème partie. 1" Vanité de la gloire humaine. — 2" Véritable
1 Ce texte simple, et qui s'appliquerait à bien des hommes de guerre,
ne vaut pas celui qu'a choisi Bourdaloue, et dont il a tiré une très-
heureuse allusion à Louis XIV. « Dixit quoque rex ad serves sucs : Num
« igiioralis quoniam princeps et maximus cecidit hodie in Israël?...
« Planfjensque ac lugens ait : Nequaquam, ut mori soient ignavi, mor-
« tuus est. — Le roi lui-même, touché de douleur et versant des larmes,
« dit à ses serviteurs : Ignorez-vous que le prince est mort, et que dans
« sa personne, nous venons de perdre le plus grand homme d'Israël?...
« II est mort, mais non pas comme les làchos ont coutume de mourir.
« II PiF.G. c. xxxm. —Monseigneur, c'est ainsi que parla David dans le
« niomcnt qu'il apprit la funeste mort d'un prince de la maison royale
c< de Judée, qui avoit commandé avec honneur les armées du peuple
« de Dieu; et c'est, par l'application la plus heureuse que je pouvois
« faire des paroles de l'Ecriture, l'éloge presque en même termes dont
<( notre auguste monarque a honoré le premier prince de son sang,
« dans l'extrême et vive douleur que lui causa la nouvelle de sa mort. »
ORAISON FUNEBRE
DE LOIIS DE BOURBON, |
PRINCE DE CONDÉ, 1
'i
PRONONCEE DANS l'ÉGLISE DE NOTRE-DAME DE PARIS, '
)
LE 10 MARS 1687. ;
!
Doiiiituis t^■ lini, virorum fortissinie Vade in hac fortitudine tua.... Ego i
« ro tccum. j
Le Sr>i[;iieiir est avec vous, ô le plus cour;ij;eux de Cous les hommes ' All^z I
»\cc ce rouiare dont v( us êtes rempli. Je serai avec vous, {j^tix Juges, vi, [
13, 14, it'.') ;
:PL.\N DU DISCOURS : — Exorde, qui contient la Proposition : L'é-
loquence est impuissante à rendre la gloire du prince de Condé-,
mais Louis XIV Ta voulu. — Quel est le secret de cette gloire? — j
C'est îa piété, sans laquelle toutes les qualités d'une excellente na- {
lure ne seraient qu'une illusion. '
ï)i\\sios.-2premîcre partie. Qualités du cœur : 1° Valeur du prince. Dieu a j
fait (^ondé pour sauver la France. — Bataille de Rocroi. —2» Carac- j
1ère et bon sens du prince. — Bataille de Fribourg; campagnes de
Flandîe et d Allemagne. — 50 Comment le prince faisait la guerre.
— Ses fautes, son repentir, sa dignité, sa générosité pendant la Fronde. '
'<4t9i0fftièi€Stiifii9'tti. Qualités du cœur: — Humanité et bonté, simplicité et j
.--pv grandeur morale du prince de Condé. |
L^it*^>ème jinrlie. Qualités de l'esprit : — lo Génie militaire de Condé. •
— Campagne de Flandre ; bataille de Senef. 2° — Sa présence d'es- |
prit dans Faction . — Combat de la Porte Saint-.Vnloine ; bataille de :
ORAISON FUNEBRE DE LOUIS DE BOURRUN. £<j5
gloire du prince de Condé : sa ■plélé dans ses dernières années. —
50 Tableau de ses derniers moments. — Ses adieux au roi et à sa
famille.
t'ÉRORAisas. Appel à tous les chrétiens, que l'orateur réunit autour du
tombeau du prince : qu'ils profilent de ses exemples. — Adieux de
Bossuel au grand Condé et à l'oraison funèbre. ■
Mo>"SEIGNEUR \
Exorde. — Au moment que j'ouvie la bonclio pour cé-
lébrer la gloire immorlelle Je Louis de Bolubon, prince
de Condé, je me sens également conl'ondti , et par !a gran-
deur dti stijet, et, s'il m'est permis de Favotier, par Timiti-
lité du travaiP. Quelle partie du monde habitable n"a pas
ouï les victoires du prince de Condé, et les merveilles de
sa vie? On les raconte partout: le François qui les vante
n'apprend rien à l'étranger; et quoi que je puisse aujour-
d'hui vous en rapporter, toujours préveiUi par vos pensées,
j'aurai encore à répondre au secret reproche que vous me
ferez d'être demeuré beaucoup ati-dessotis'\ Nous ne pou-
vons rien, foibles orateurs, pour la gloire des âmes
extraordinaires : le Sage a raison de dire (jue c( leurs seules
« actions les peuvent louer* : » toute autre louange languit
* Monsieur le Prince, fils du grand Condé, qui menait le deuil. Voyez
page 211. note 1, et les notes de la 4e partie.
2 « Egalement confondu, etc. » E'corde imposant, où cependant la
seule simplicHè fait toute la grandeur (page 80, n. 4'. Il y a loin de
cet aveu plein de naturel et de dignité à la peine que prend Courdaloue
pour expliquer la grandeur de la perte que ce royaume a faite. (Com-
ment, dit-il, pourrions-nous l'ignorer?... Comment pourrions-nous ne
pas la comprendre?... Comment ne le saurions-nous pas, etc.)
3 «D'être demeuré beaucoup au-dessous. » Excellent modèle de con-
cision et de netteté. Les mêmes idées se retrouvent au début de l'éloge
des Athéniens morts dans la guerre du Péloponnèse ; discours que Thu-
cydide a mis dans la bouche de Périclès (II, 35). « 11 ne faudrait pas
« compromettre par un seul liomme, qui parlera bien ou mal. la
« croyance au courage de tant de guerriers. Car il est dilficile de parler
« dans une juste mesure, lorsqu'on a peine à établir même la vraisem-
« blance des faits. En eflet, l'auditeur (jui les connaît, et qui est favo-
<( rable aux morts, trouvera que la parole est au-dessous de ce qu'il
« demande et de ce qu'il sait; l'ignorant, de même, croira par envie à
« l'exagération, quand il entendra des faits au-dessus de son caractère,
« car les louanges données à autrui se font accepter, en tant que clia-
« cun se croit en état de faire les actions qu'il a entendues. f>r.
« quand l'auditeur est envieux de la gloire des morts, il en est déjà à
« la méfiance. Mais, puisque nos ancêtres ont approuvé cet usage, il
« faut que j'obéisse, et que je tâche de satisfaire vos désirs et votre
« attente. »
* Laudenl eam in portis opéra ejus. Prov. xxxi, 31. — Si l'on cona-
2<Ji ORAISON FUNÈBRE
auprès des grands noms; et la seule simplicité d'un récit
fulèlc pourroit soutenir la gloire du prince de Condc. Mais
en attendant que Flilstoire, qui doit ce récit aux siècles
futurs, le fasse paroître, il faut satisfaire, comme nous
pourrons^, à la recoiinoissance publique, et aux ordres du
plus grand de tous les rois. Que ne doit pomt le royaume
à un prince qui a honoré la maison de France, tout le
nom françois, son siècle, et, pour ainsi dire, Thumanité
tout entière-! Louis-le-Grand est entré lui-même dans
ces sentiments^. Après avoir pleuré ce grand homme, et
lui avoir donné par ses larmes, au milieu de toute sa cour,
Il plus glorieux éloge qu'il pût recevoir'^, il assemble dans
pare la simplicit''- avec laquelle commence la dernière des oraisons
funèbres de Bossuot, au magnifuiue exorde qui ouvre celle de la reine
d'Angleterre, on sera frappé du contraste, et du goût qui a dicté ces
dernières paroles. Rien n'eût été plus facile que de commencer avec
emphase, ou tout au moins de viser à l'effet. — Professus grandia. —
Jncœplis gravibus plerumque et magna professis. HoR. — Bossuet, au
contraire, sans atîecler la simplicité, parle en termes graves et sincères
de l'inquiétude qu'il éprouve, et laisse à l'éloquence des souvenirs
et des circonstances extérieures à préparer l'âme de son audience.
1 « Comme nous pourrons. » Expression familière, qui traduit un
sentiment vrai. Et cependant, Bossuet savait bien ce qu'il pouvait.
Bourdaloue a développé la même idée en termes longs et froids comme
tout son exorde. « Je sais que d'oser louer ce grand homme, c'est pour
« moi une espèce de témérité, et que son éloge est un sujet infini que
« je ne remplirai pas : mais je sais bien aussi que vous êtes assez équi-
« tables pour ne pas exiger de moi que je le remplisse ; et ma conso-
« lation est que vous me plaignez plutôt de la nécessité où je me suis
« trouvé de l'entreprendre. Je sais le désavantage que j'aurai de parler
« de ce grand homme à dos auditeurs déjà prévenus sur le sujet de sa
« personne d'un sentiment d'admiration et de vénération, qui surpas-
« sera toujours infiniment ce que j'en dirai : mais dans l'impuis-
« sance d'en rien dire qui vous satisfasse, j'en appellerai à ce sentiment
« généra! dont vous èl.'s déjà prévenus, et, profitant de votre disposi-
« tion, j'irai chercher dans vos cœurs et dans vos esprits ce que je ne
« trouverai pas dans mes expressions et dans mes pensées. »
2 « Et, pour ainsi dire, l'humanité tout entière, » Exemple de pro-
gression.
3 «Louis-le-Grand est entré lui-même, etc. » Ainsi, la parole de
Bossuet confirmait publiquement à Louis XIV, en face des autels, un
titre que lui a\alent donné l'admiration et la flatterie. Rien encore, en
1G87, n'avait aTaibli le prestige de cette gloire. (Nous avons vu com-
ment on jugeait la révocation de l'édit de Nantes.) Ce mot de Bossuet
n'était donc que la vraio expression du sentiment universel.
4 « Le plus glorieux éloge. » Souvenir d'un grand intérêt; expressions
touchantes; nous retrouverons, du reste, bien des fois, le nom et l'é-
loge de Louis XIV dans cette oraison funèbre. Le sujet le rappelait na-
lurellen'.ent, puisque, dans le ftanégyrique d'un prince son parent et
d'un grand général, les succès et la gloire de la famille et du règne re-
DE LOUIS DE BOURBON. 295
un temple si célèbre* ce que son royaume a de plus au-
guste, pour y rendre des devoirs publics à la mémoire de
ce prince; et il veut que ma foible voix anime toutes ces
tristes représentations et tout cet appareil funèbre. Faisons
donc cet efïort sur notre douleur, l^ij^n plus grand objet,
et plus digne de cette chaire^, se présente à ma pensée.
C'est Dieu qui fait les guerriers et les^qnquérâftts. ce C'est
« vous, Iiil dîsôif BâvicT, qiîr avez instruit mes mains à
« combattre, et mes doigts à tenir Tépée^. » S'il inspire
le courage, il ne donne pas moins les autres grandes qua-
lités naturelles et surnaturelles et du cœur et de l'esprit.
Tout part de sa puissante main*; c'est lui q^ui envoie du
cièîTé'sgc'ne'reux sentiments, îes sages conseils, et toutes
les bonnes pensées; mais 11 veut que nous sachions distin-
guer entre les dons qu'il abandonne, à__sesennemis , et
ceux qu'il réserve à ses serviteurs^. Ce qui distingue ses
amis d'avec tous les autres, c'est la piété^; jusqu'à ce
\enaient à chaque instant. Mais il y avait, de plus, une raison secrète :
Louis XIV, naturellement jaloux de sa gloire, devait l'être plus encore
de celle que partageait un prince autrefois révolté contre lui. Ajoutons
aussi que l'estime, les éloges, et surtout les larmes du roi. sont, comme
nous l'avons vu, la sanction des louanges universelles. (Page 56, n. 6.)
1 « Dans un temple si célèbre. » Le prince avait été enterré à Saint-
Denis; mais l'église métropolitaine avait été choisie pour contenir l'im-
mense auditoire que Louis XIV avait convoqué, et qu'attirail la gloire
de Bossuet. C'était, d'ailleurs à Notre-Dame que se portaient les dra-
peaux pris à l'ennemi ; c'était là que se chantaient les Te Deum (entre
autres celui de la bataille de Lens, le jour où la Fronde commença).
— « Ce que son royaume a de plus auguste. » Les princes du sang,
les évêques, les compagnies souveraines, la noblesse, l'armée.
2 « Un plus grand objet, et plus digne de cette chaire. » Comme l'é-
loquence s'élève tout-à-coup et sans effort ! tout à l'heure, le sujet du
discours était la gloire de ces hommes extraordinaires, pour lesquels
l'éloquence ne peut rien. A présent, c'est quelque chose de plus grave
et de plus digne ; l'idée, si grande naguère, grandit encore et change
de nature, du moment que l'orateur se reporte à l'action de la volonté
divine et à la piété, qui est le signe des vrais chrétiens. Rien de plus
simple et de plus grand que cette manière d'amener la j^roposiUon et
lîf division du discours.
3 Benedictus Dominus Dens meus, qui docet manus meas ad prge-
]ium, et digilos meos ad bellum. Ps. cxLiii, 1.
^ « Tout part de sa puissante main. » Image grande et poétique.
5 « Les dons qu'il abandonne et ceux qu'il reserve. » Opposition de,
mots à remarquer. Elle renferme une idée et une image.
6 « C'est la piété. » Proposition claire et concise ; celle de Bourda-
loue, qui est à peu près la même, est plus lente et plus froide : « Je
« viens, dit-il, vous raconter les miséricordes que Dieu lui a faites, les
« desseins que la Providence a eus sur lui , les soins qu'elle a pris de
:> 5 i> ' ■■ - ^'
296 ORAISON FUNÈBRE
({u'on ait reçu ce don du ciel, tous les autres non-seule-
ment ne sont rien, mais encore tournent en ruiné * à ceux
(jui en sont ornés. Sans ce doif iriestimaLle^e la piété.
'^^ fC\^, que seroit-ce que le prince de Condé ^ avec tout cegrand
i- .'^f cœur et ce grand génie? Non, mes frères, si la piété
•^T^^ n'avoit comme consacj:^'"èes autres vertus^, ni ces princes
ne trouveroient aiïcun adoucissement à leur douleur, ni
, ce religieux pontife aucune confiance dans ses prières, ni
inoi^mème'aucim soutien' aux louanges que je dois à un si
grand homme. Poussons donc à bout^ la gloire humaine
par cet exemple; détruisons Tidole dès ambitieux^; qu'elle
lombe anéantie devant ces autels. Mettons ensemble^ au-
jourd'hui, car nous le pouvons dans un si noble sujet ^,
toutes les plus belles qualités d'une excellente nature, et,
<à la gloire de la vérité, montrons, dans un prince admiré
de tout Funivers, que ce qui fait les héros, ce qui porte
la gloire du monde jusqu'au comble, valeur, magnanimité,
bonté naturelle, voilà pour le cœur; vivacité, pénétration,^^
grandeur, et sublimité de génie, voilà pour l'esprit*, net
;( lui, les grâces dont elle l'a comblé, les maux dont elle l'a préservé,
« les précipices et les abjmes d'où elle l'a tiré, les voies de prédestina-
(( lion et de salut par où il lui a plu de le conduire, et l'heureuse fin
« dont, malgré les puissances de l'enfer, elle a terminé sa glorieuse
« course. » Tout le morceau, comme toute l'oraison funèbre de Bour-
daloue, est absolument dans le genre et dans le ton du sermon.
1 « Tournent en ruine. » Sur ce latinisme, voyez page 26, note 6.
2 « Que seroit-ce que le prince de Condé ? » Expression simple et forte à
laquelle ajoute encore le complément : avec tout ce grand cœur, etc.
3 « Consacré ses autres vertus. » Mot expressif et touchant.
* « Poussons donc à bout. » Toujours la même simplicité, souvent fa-
milière ; ici elle ajoute beaucoup à la force de l'idée.
•^ « Détruisons l'idole, etc. » Images vives et énergiques.
^ Variante. « MeUons-en un aujourd'hui, etc. »
■^ « Car nous le pouvons, etc.» Mot qui résume heureusement l'orai-
>ion funèbre et l'énuméraiion des qualités de cette excellente nature.
^ « Voilà pour le cœur,... voilà pour l'esprit. » Cette diinsion se re-
trouve, en elfet, reproduite exactement dans la suite du discours. — Il
est curieux de comparera celle proposition si simple, la di\ision bizarre
•le Bourdaloue, division qu'il a reproduite sous plusieurs formes plus re-
liherchéos l'une que l'autre ; il fait allusion à celle circonstance que le
rœur de Condé avait été déposé dans l'église des Jésuites, et il lire de ce
lait quantité d'idées subliles et de mauvais goût: « Un héros à qui Dieu,
« par la plus singulière de toutes les grâces, avoit donné, en le formant,
« un cœur solide pour soutenir le poids de sa propre gloire ; un cœur
« droit pour servir de ressource à ses malheurs, et, puisqu'une fois
« j'ai osé le dire, à ses propres égarements ; et enfin un cœur chrétien
« pour couronner dans sa personne une vie glorieuse par une sainte et
« précieuse mort. Trois caractères dont je me suis senti touché, et aux-
DE LOUIS DE BOURBON. 297
serolt qu'une illusion, si Ja^piétti ne s'y éloit jointe; et
eniin que lo^^iétéest le tout deTlionîme. C'est, messieurs,
ce que vous verrez dans la vie éternellement mémorable de
très-haut et très-puissant prince Louis de Bourbon, puince
DE CONDÉ, PREMIER PRINCE DU SANG.
l'"^ Partie. — 1^ Dieu nous, a. révélé que lui seyLil fait
les conquérants, et que seul il les fait servir à sesjlesseTnsT
Quel autre a_Jait^un Cyrus , si ce n'est Dieu qui l'avoit
nommé deux cents ans avant sa naissance, dans les oracles
d'isaïe? « Tu n'es pas encore, lui disoit-il, mais je te
(«f vois, et je t'ai nommé par ton nom : tu t'appelleras
((( Cyrus. Je marcherai devant toi dans les combats; à ton
(ct approche je mettrai les rois en fuite; je briserai les
«» portes d'airain. C'est moi qui étends les cieux, qui sou-
((t tiens la terre, qui nomme ce qui n'est pas, comme ce
(Cf qui est^: » c'est-à-dire c'est moi qui fais tout, et moi
'<4 quels j'ai cru devoir d'autant plus m'attacher que c'est le prince lui-
«Cmênne qui m'a donné lieu d'en faire le partage, et qui men a tracé
(cC comme le plan dans ceUe dernière leUre qu'il écrivit au roi son sou-
«Cverain Car prenez garde, s'il \ous plaît; ses ser\ices, et la gloire
((«qu'il avoit acquise, demandoient un cœur aussi solide que le sien
(« pour ne s'en pas entier ni élever : ses malheurs, et ce qu'il a lui-
(« même envisagé comme les écueils de sa ^ie , demandoient un cœur
iV aussi droit pour être le premier à les condamner, et pour avoir tout
«((le zèle qu'il a eu de les réparer; et sa mort, pour êlie aussi sainte
flt« et aussi digne de Dieu qu'elle l'a été, demandoit un cœur plein de,
fit foi et véritablement chrétien. C'est donc sur les qualités de son cœur
<(* queje fonde aujourd'hui son éloge. Ce cœur dont nous conservnnsict le
iU précieux dépôt, et qui sera élernellement l'objet de notre reconnois-
(«Lsance, ce cœur que la nature avoil fait si grand, et qui, sanctifié par la
((( grâce de Jésus-Christ, s'est trouvé à la fin un cœur parfait ; ce cœur de
«c héros, qui, après s'être rassasié de la gloire du monde, scst, par une
((< humble pénitence, soumis à l'empire de Dieu, je veux l'exposer à vos
«( yeux; je veux vous en faite connoilre la solidité, la droiture et la piété.
td Un cœur dont la solidilc a été à l'épreuve de toute la gloire et de toute
c<tla grandeur du monde; c'est ce qui fera le sujet de votre admira-
<(tlion : un cœur dont la droiture s'est fait voir jusque dans les états
«t de la vie les plus malheureux, et qui y paroissoient les plus oppo-
((csés; c'est ce qui doit être le sujet de votre instruction : un cœur
Vidonl la religion et la piélé ont éclaté dans le temps de la vie le
((t plus important, et dans le jour du salut. » Qu'il y a loin de cette allu-
sion puérile et de ces redites interminables à la mâle éloquence de
Bossuet! Il a fait pourtant, lui aussi , des allusions de ce genre; mais
avec quel naturel et quelle dignité! (page 20, noie 4. — Voyez aussi
page 123, noie 5.)
^ Hœc dicil Donjinus Christo meo Cyro, cujus apprehendi dexterain...
Ego ante te ibo, et gloriosos terrœ humiliabo : portas œreas conteram,
et vectes ferreos confiingam ;... ut scias quia ego Dominus, qui voco
aomcn luum... Vocavi le nomine luo... Accinxi te, et non cognovisii
13.
298 ORAISON FUNÈBRE
qui voisj dès réternjtéj tout ce que je fais.AQiiel autre a
pu former un Alexandre, si ce n'est ce même Dien__qni en
a fait vm_r_de^snoinj et par des figures si vives \ Tardeur
inllomptable à son prophète Daniel? « Le voyez-vous, dit-il,
(( ce conrpiérant? avec quelle rapidité il s'élève de Tocci-
« dent comme par bonds, et ne touche pas à terre-! »
Semblable, dans ses sauts hardis et dans sa légère démar-
che'\ à cjs animaux vigoureux et bondissants, il ne s'a-
vance que par vives et impétueuses saillies, et n'est arrêté
ni par montagnes ni par précipices. Déjà le roi de Perse
est entre ses mains ; « à sa vue il s'est animé : efferatiis ett
« in eum, » dit le prophète; « il l'abat, il le foule aux
c( pieds : nul ne le peut défendre des coups qu'il lui porte,
c( ni lui arracher sa proie''. » A n'entendre que ces pa-
roles de Daniel , qui croiriez-vous voir, messieurs, sous
celte figure? Alexandre, ou le prince de Condé^? Die'u^
me... Ego Dominus, et non est aller, fornians lucem, et creans tene-
bras, faciens paccni, et creans malum : ego Dominas, faciens omnia
hœc, eic. Isai., xlv, 1, 2, 3, U, 7. — Isaïe, fils d'Amos, le premier des
quatre grands prophètes, peut-être de race royale , mis à mort sous le
régne »!e Manassés, vers 694 av. J.-C. Le principal objet de ses prophé-
ties est la captivité de Babylone, le retour des Juiîs et la venue du
Messie. C est le plut; cloquent des prophètes, et, selon saint Jérôme, l'a-
brégé de l'Eciiturc sainte et des connaissances humaines.
1 « De si loin, et par des figures si vives. >i Phrase concise et forte.'
2 Veniebat ab occidente super faciem totius terrae; et non tangebat
lerrani. Dan., viii, 5. — Daniel, issu de la race royale de David, fnt
mené captif à Babylone (602 av. J.-C.) ; obtint la faveur de Nabucho-
dono?or, de son fils Evilmérodach, de Balthasar, sous lequel il eut l?s
visions auxqui'lles Bossuet fait ici allusion ; de Darius le Mède, qui le fit
jeter dans la fosse aux lions ; de Cyrus, qui l'y fit jeter une seconde
fois. Il mourut à Suse ou en Chaldée et ne revit pas la Judée. 11 a pré-
dil la venue du Messie , et il est dit de lui dans Ezéchiel : « S'il .se
« trouve dans une ville trois hommes tels que Noé, Daniel et Job, Ils
« garantiront leurs âmes du péril, »
3 « Dans ses sauts hardis et dans sa légère démarche. » Toute cette
première partie, inspirée de l'Ecriture, est d'une admirable poésie ;
l'harmonie est brillante, rapide, heurtée ; la phrase marche avec l'im-
pétuosilé de ces animaux vigoureux , qui semblent bondir sous nos
yeux ; il n'y a pas de chant épique ou lyrique au-dessus de cette élo-
quence.
* Cucurrit ad euminimpetu fortitudinis suse; cumque appropinquasset
prope arietem, efferalus est in eum, et percussit arietem;... cumque
eum misisset in terram, conculcavit, et nemo quibat liberare arietem de
manu ejus. Ibid. y. 6, 7.
s « Alexandre, ou le prince de Condé. » Comparaison brillante, qui
égale immédiatement le prince de Condé au plus grand nom de l'anti-
quité. Il y a encore là toute la poésie de l'histoire et des souvenirs.
DE LOUIS DE BOURBON. 299
donc lui avoil donné cette iiidomptable ^^ui'^ po^^i' le salut
de là France, durant la mtnorite' d'un roi de quatre ans.
Laissez-le croître ce mixhéri du cieP; tout cédera à ses
exploits: supérieur aux siens comme aux ennemis, il
saura tantôt se servir, tan':ôl_se_.pass_er^e ses plus fanieiix
capitaines; et seul sous la main de Dieu ^ qui jera conti-
nuellement à son secours, on léverra l'assuré rempart de
ses Etats. Majs^pieu-j.vQit.chQiâi.le duc'd'Enghien pour le
défendre dans son enfance. x\ussi Vers les premiers jours
de son règne*, à Tâge de vingt-deux ans, le duc conçut
un dessein, où les vieillards expérimentés ne purent ^at-
teindre^ : mais la victoireje justifia devant Rocroi^.'L^ar-
mée ennemie est plus forte, if est vrai ; elle est composée
1 « Dieu donc, etc. » Transition simple et naturelle. — « Un roi de
quatre ans. » Louis XIV était né, le 16 septembre 1638, au château de
Saint-Germain; il était alors dans sa cinquième année.
2 « Laissez-le croître, n Apostrophe inattendue qui donne dès l'abord
une large part à Louis XIV dans l'oraison funèbre. Il y a même un mot
Irès-flalteur pour lui qui rappelle les fautes de Condé et fait Tombre du
tableau : Tantôt se servir, tantôt se passer de ses plus fameux ca-
pitaines.
3 « Seul sous la main de Dieu. » Image grande et poétique.
* « Vers les premiers jours de son règne, n Louis Xlll était mort le
44 mai 1643 trente-trois ans jour pour jour après Henri IV). La bataille
de Rocroi fut gagnée le 19 mai.
5 «Les vieillards expérimentés.» «Le maréthal de l'Hôpital, plusavi-^é
<( et plus expérimenté que les autres, conseilloit de laisser prendre cette
« ville, et de couvrir la frontière pour empêcher les Espagnols de faire
« un plus grand progrès, représentant le danger où tout l'état seroit
« exposé, si on perdoit une bataille immédiatement après la mort du
« roi, dans le commencement d'une minorité. Gassion conseilloit le
« combat, dans l'espérance de s'élever par là et d'établir sa fortune ;
« et le duc d'Enghien, plein d'ambition et de courage, suivit aisément
« son avis. » Mémoires de Monolat.
6 « La victoire le justifia devant Rocroi. » « Le feu roi (Louis XIII),
« peu de jours avant de mourir, songea qu'il le voyoit donner un com-
« bat et défaire les ennemis en ce même lieu. C'est une chose digne
« d'admiration, et qui doit donner quelque respect pourla mémoire de
« ce prince, qui, mourant dans les souffrances et quittant ce monde avec
« joie, parut avoir quelques lumières de l'avenir.» M™e de ^Iotteville.
Comparez, à la vivacité merveilleuse de Bossuet, les paroles froides et
vagues de lîourdaloue : « On crut qu'emporté par l'ardeur de son courage,
« il ailoit tout risquer; et, déjà sûr de lui, en capitaine consommé, il
« répondit et se chargea de l'événement. En vain lui remontra-t-on qu'il
« ailoit combattre une armée plus nombreuse que la sienne, composée
« des meilleures troupes de l'Europe, commandée par des chefs d'élite,
« fière et enflée de ses succès, avantageusement postée : plein d'une
« confiance qui parut dans ce moment-là lui être comme inspirée d'en
« haut, quoique avec des forces inégales, il s'avança, triompha ; et, fai-
500 ORAISON FUNÈBRE
de ces vieilles bandes wallonnes, italiennes et espagnoles*,
«ju'on n'avoit puj;oinpre jusqu'alors. Mais. pour comjjien
t'alloit-il compter le courage qu'inspiroit à nos troupes le
besoin pressant de TElat, les avantageas passés, et un jeune
prince du sang qui portoit la \ictoire dans ses yeux ! Don
Francisco de Mellos l'attend de pied ferme; et, sans pou-
voir reculer, les deux généraux et les deux armées sem-
blent avoir voulu se renfermer dans des bois et dans des
marais^, pour décider leur querelle, comme deux braves,
en champ clos. Alors, que ne vit-on pas ! Le jeune prince
parut un autre homme. ïoiichée d'un si digne objet ^, sa
grande âme se^clarajout entière : son courage croissoit
avec les périls, et ses lumières avec son ardeur. A la nuit,
qu'il fallut passer en présence des ennemis*, comme un
vigilant capitaine, il reposa le dernier; mais jamais il ne
reposa plus paisiblement. A la veille d'un si grand jour,
et dès la première bataille, il est tranquille, tant il se
trouve dans son naturel ; et on sait que le lendemain, à
l'heure marquée, il fallut réveiller d'un profond sommeil
cet autre Alexandre. Le voyez-vous comme il vole^, ou à
la victoire, ou à îa mort? Aussitôt qu'il eut porté de rang
(( sant tout céder à sa valeur, il déconcerta et humilia les puissances
« ennemies. »
1 « Ces vieilles bandes wallonnes, italiennes et espagnoles.» Remar-
quez la simplicité et la propriété de l'expression. Le prince n'eût pas
autrement parlé dans les bulletins de la bataille. L'infanterie espagnole,
rorméeparGonzalvedeCordoue,leduc d'Albeelle prince de Parme, et la
première de l'Europe jusqu'à Rocroi , se recrutait depuis longtemps de
Flamands et d'Italiens; mais les Espagnols en faisaient toute la force.
A Rocroi, «il n'y eut que l'infanterie espagnole nalurelle qu\[\nl {cime
« jusqu'au bout : car elle serra tellement ses bataillons, hérissant les
(( piques contre la cavalerie, qu'on fut contraint de faire rouler du ca-
« non pour la rompre. » Mém. de Monglat.
2 « Se renfermer dans des bois et dans des marais . » Détail qui
donne du champ de bataille une idée aussi précise que ferait une carte
ou un plan. Vient ensuite l'imagination qui anime le tableau, en com-
parant les deux armées aux combattants en champ-clos du moyen-âge,
souvenir heureux et presque poétique.
3 « Touchée d'un si digne objet. » Sur la valeur de ces mots, voyez
page 217, note 4. — Que d'intérêt et de grandeur dans cette révélation
subite du génie du prince !
* :( A la nuit qu'il fallut passer, etc. » II est curieux de voir Voltaire
reproduire en grande partie ce magnifique récit oratoire, en le rame-
nant au ton plus calme de la narration historique, mais sans ajou-
ter à la précision du détail; Bossuet n'a rien oublié. Voyez Siècle de
Louîs XIV, III,
2 « Le voyez-vous comme il vole. » Mouvement plein d'éloquence.
DE LOUIS DE BOURBON. 501
en rang Tardeur dont il étoit animé, on le vit presque en
même temps pousser Taile droite des ennemis *, soutenir la
nôtre ébranlée, rallfer les François à demi vaincus, mettre
en fuite l'Espagnol victorieux, porter partout la terreur,
et entonner de ses jegards étlncelants ceux qui échappoienl
à ses coups. Restoit cette redoutable infanterie- de Tar-
mée d'Espagne, dont les gros bataillons serrés, semblables
à autant de tours, mais à des tours qui sauroient réparer
lenrs^brèches, demeuroient inébranlables au milieu dei;
tout le reste en déroute, et lauçolent des feux de toutes parts, ^ v
Trois fois^ le jeune vainqueur s'efforça de rompre ces
intrépides combattants; trois fois il fut repoussé par le va-
leureux comte de Fontaines *^, qu'on voyoit porté dans sa
chaise, et, malgré ses infirmités, montrer qu'une àme
guerrière est maîtresse du corps qu'elle anime. Mais en-
lin il faut céder. C'est en vain qu'à travers des bois% avec
qui, du silence du camp et de la nuit, nous jette à l'instant au milieu
de la bataille. « Que deviendrons-nous si nous sommes vaincus, » lui
disait Gassion avant le combat. « — Je ne m'en mets point en peine,
dit Condé, parce que je serai mort auparavant. »
1 « On le vit presque en même temps, etc. » Le récit marche avec
la même rapidité ; une seule période suflit à peindre les accidents cl
les résultats des premières heures de la bataille. — Ce souvenir des re-
gards étincelanls du prince est un détail historique. Condé avait l'œil
si vif et si perçant, que, même dans une simple discussion, son regard
plein de feu déconcertait ses adversaires. Boilcau, qui en lait de litté-
rature n'avait pas peur de Louis XIV, disait, en sortant de conlrcdirt»
Condé : m Désormais, je serai toujours de l'avis de M. le Prin e, même
quand il aura tort. »
2 « Restoit celle redoutable infanterie. » Voici la seconde phase de
la bataille, et la partie la plus originale du récit. Remarquez la force de
ce style, ces périodes où se renferment successivement les principaux
traits du récit, comme les divers plans d'un tableau, celle heureuse
inversion qui montre, en un mot, ce carré d'infanterie espagnole isolé
au milieu du champ de bataille, ( Resloil, etc. ) Enfin celte correction
heureuse qui résume toute une idée : Des tours qui sauroient réparer
leurs brèches.
3 (( Trois fois. « C'est le nombre consacré par la poésie. On peut
voir par le récit de Voltaire que c'est aussi le véritable.
*• « Le valeureux comte de Pontaijies » ou Fuentes. Encore un trait
d'autant plus heureux qu'il relève le \ainqueur en montrant le mérite
du vaincu. 11 semble voir le général espagnol transporté dans les rangs,
comme le maréchal de Saxe à Fontcnoy Ce qui achève la peinture, ce
sont ces fortes expressions : « une âme guerrière est maîtresse du corps
qu'elle anime. » 11 y a quelque chose d'imposant dans ce souvenir donné
à la puissance morale au milieu du récit d'une victoire. Enfin Bossuet
n'a jamais peur du mol propre. Ni Fléchier ni Bourdaloue n'eussent
parlé de la chaise.
» « C'est en vain qu'à travers des bois. » Personne n'eût osé déve-
302 ORAISON FUNÈBRE
sa cavalerie toute fraîche, Bek précipite sa marche pour
tomber sur nos soldais épuisés : le prince Ta prévenu ; les
bataillons enfoncés demandent quartier ; mais la victoire
va devenir plus terrible^ pour le duc d'En ghi en, que le
combat. Pendant qu'avec un air assuré il s'avance pour
recevoir la parole de ces braves gens^, ceux-ci toujours en
garde^ craignent la surprise de quelque nouvelle attaque;
leur eifroyable décharge met les nôtres en furie : on ne
voit plus que carnage* fie sang enivre le soldat; jusqu'à ce
que le grand prince, qui ne put voir égorger ces lions comme
de timides brebis, calma les ci)urages émiis^, et Joignit au
plaisir de vaincre celui de pardonner. Quel fut alors l'é-
toionemenj;^ de ces vieilles troupes et de leurs braves offi-
ciers, lorsqu'ils virent qu'il n'y avoit plus de salut pour
eux qu'entre les bras du vainqueur! De quels yeux regar-
dèrent-ils le jeime prince, dont la victoire avoit relevé la
haute contenance, à qui la clémence ajoutoit de nouvelles
grâces'^! Qu'il eût encore volontiers sauvé la vie au brave
comte de Fontaines*! mais il se trouva par terre, parmi
des milliers de morts dont l'Espagne sent encore la perte.
Elle ne savoit pas que le prince qui lui fit perdre tant de
lopper avec tant de détails dans une oraison funèbre le récit d'une
bataille. Mais cette bataille était de la plus prande importance; elle
inaugurait le grand règne, elle révélait Condé tout entier : Bossuet en
a rempli trois pages, et il a fait un admirable récit.
1 « La victoire va devenir plus terrible, » Exemple de suspension.
2 (( Ces braves gens. » Encore une expression familière et heureuse.
3 « En garde », au lieu de sur leurs ç/ardes, ne se dirait plus.
*■ « On ne voit plus que carnage. » Peinture toute poétique qui se
termine par une grande image, celle du prince qui pardonne.
5 « Les courages émus. » Termes qui seraient bien faibles à présent,
mais qui, au dix-septième siècle, avaient la force du latin moti animi.
6 « Quel fut alors létonnement. » expression heureuse de la stupé-
faction des vaincus à la vue d'une clémence assez rare dans la guerre
à cette époque. Trente-quatre ans plus tard, le comte de Salm, blessé
et pris à Tirlemont (l'677;, disait au maréchal de Luxembourg qui lui
rendait des soins assidus : « Quelle nation êtes-vous? Il n'y a point d'en-
« nemis plus à craindre que vous dans une bataille, ni d'amis plus gé-
« néreux après la victoire. » Voltaire, Siècle de Louis XIV, c. xvi.
■' « La haute contenance.. ., de nouvelles grâces.» C'était le seul de
la famille qui fût grand, à ce que rapporte Saint-Simon ; et il disait en
plaisantant, que, si ses enfants conlinuaienl, ils deviendraient des nains.
— Le mot de nouvelles grâces, singulier pour un général, s'applique
cependant bien à un jeune homme,
8 « Qu'il eût volontiers sauvé la vie, » Regret touchant, qui n'est du
reste que l'expression de la pensée de Condé. 11 dit, rapporte Vol-
taire, « qu'il voudrait être mort comme lui, s'il n'avait pas vaincu. »
]
DE LOUIS DE BOURBON. 505
ses vieux régiments à la journée de Rocroi en devoit
acliever les restes dans les plaines de Lens^ Ainsi la pre-
mière victoire fut le gage de beaucoup d'autres. Le prince
flǣ!l!Ll^_cCnou, et, dans le champ de bataille, il rend
au Dieu des armées la gloire. qn'iMm enyoyoit. Là on ce- ,'
léBrà,_Kolcjôi'dêliY^^^ les menaces d'un redoïïtable ennemi "^^^
tournées à sa honte, la régence aiTermj.e, la France en re- ^^
pos-; et un règne, qui devoit être si beau, commencé par
un si heureux présage. L'armée commença l'action de
grâces; toute la France suivit; on y élevoit jusqu'au ciel'
le coup d'essai du duc d'Enghien^ : c'en seroit assez pour
illustrer une autre vie que la sienne ; mais pour lui c'est
le premier pas de sa coui-se*.
S** Dès cette première campagne, après la prise de
1 « Dans les plaines de Lens. » 20 août ICVS. Voyez plus loin. Ma-
nière habile de raltachev encore un souvenir glorieux à celui de Ro-
croi, en rappelant les désastres de l'infanterie espagnole. Ainsi s'an-
noncent dans l'oraison funèbre cinq années de merveilleux succès;
ainsi se trouve réunie en un seul récit toute la gloii^ de Condé.
2 « Là on célébra, etc. » Période qui renferme l'énumération élo-
quente de tous les résultats de la victoire, en suivant une marche pro-
gressive, pour arriver à une image poétique el tlalteuse pour Louis XIV.
3 « On y élevoit jusqu'au ciel, etc. » Voici une jolie lettre de Voi-
ture à Condé sur sa victoire. Boilenu l'a imitée dans celle qu'il écrit à
M. de Vivonne sur la prise de Messine, (juin 1673. \ « Monseigneur, à
« celle heure que je suis loin de V. A. , et qu'elle ne peut pas me faire
« de charge, je suis résolu de lui dire tout ce que je pense d'elle il y
<( a longtemps, et que je n'avois osé lui déclarer. Oui, monseigneur,
« vous en faites trop pour le pouvoir souffrir en silence ; et vous seriez
« injuste, si vous pensiez faire les actions que vous faites sans qu'il en
« fût autre chose, ni que l'on prît la liberté de vous en parler. Si vous
« saviez de quelle sorte tout le monde est déchaîné dans Paris à dis-
<f courir de vous, je suis assuré que vous en auriez honte, et que vous
« seriez étonné de voir avec combien peu de respect et peu de crainte
« de vous déplaire tout le monde s'entretient de ce que vous avez
« fait. A dire la vérité, monseigneur, je ne sais à quoi vous avez pensé,
« et c'a été, sans mentir, trop de hardiesse et une extrême violence à
« vous d'avoir, à votre âge, choqué deux ou trois vieux capitaines que vous
« deviez respecter, quand ce n'eût été que pour leur ancienneté; fait
« tuer le pauvre comte de Fontaines, qui étoit un des meilleurs hommes
« de Flandre, et à qui le prince d'Orange, Frédéric ( Henri, frère du
« célèbre Maurice de Nassau, mort le 14 mars 1647), n'avoil osé tou-
« cher; pris seize pièces de canon, qui appartenoient à un prince qui
« est oncle du roi et frère de la reine (Philippe IV, roi d'Espagne),
« avec qui vous n'aviez jamais eu de différend ; et mis en désordre les
« meilleures troupes des Espagnols, qui vous avoient laissé passer avec
c( tant de bonté. »
* « C'est le premier pas de sa course. » Transition qui repose l'esprit,
après ce long et admirable récit.
304 ORAISON FUNÈBRE
Thionville*, digne prix de la victoire de Rocroi, il passa
pour un capitaine également redoutable dans les sié^^es et
dans les batailles. Mais voici, dans un jeune prince victo-
rieux , quelque cbose qui n'est pas moins beau ([ue la vic-
toire^. La cour, qui lui préparoit à son arrivée les applau-
dissements qu'il méritoit, fut surprise de la manière dont
il les reçut ^. La reine régente lui a témoigné, que le roi
étoit content de ses services. C'est dans la boucbe du sou-
verain la digne récompense de ses travatix. Si les autres
osoient le louer, il repoussoit leurs louanges comme des
offenses; et indocile à la flatterie, il en craignoit jusqu'à
l'apparence. Telle étoit la délicatesse, ou plutôt telle étoit
la solidité de ce prince*. Aussi avoit-il pour maxime:
écoutez, c'.est la maxime qui fait les grands bommes ^ :
Que^ans les grandes actions il faut uniquement songer à
bien faire, et laisser venir la gloire après la vertu ^. C'est
ce qu'il inspiroit aux autres; c'est ce qu'il suivoit lui-
même. Ainsi la fausse gloire ne le tentoit pas ; tout ten-
doil au vrai et au grand ■^. De là vient qu'il mettoit sa gloire
dans le service du roi, et dans le bonlieur de l'Etat; c'étoit,
là le fond de son cœur^; c'éloient ses premières et ses plus
obères inclinations. La cour ne le retînt guère, quoiqu'il
en fût la merveille; il falloit montrer partout, et à l'Alle-
magne comme à la Flandre^, le défenseur intrépide que
1 t' Prise de Thionville, » le 8 octobre 16-45.
■2 « Quelque chose qui n'est pas moins beau que la victoire. » Tran-
sition qui amrne le portrait du prince au milieu du récit de sa Aie.
Bossuel emploie volontiers ce procédé.
3 « La manière dont il les reçut. » Remarquez que Dossuet ne parle
pas de la modestie du prince : il attribue celle absence de vanité au
bon sens et à la solidité de son esprit. — 11 ne laut pas oublier cepen-
dant que Condé prit plaisir à s'entendre appeler plus tard le Mars
français, et à être le chef de la cabale des pclils-maîtres.
* « Telle étoit la délicatesse, etc. » Correction pleine de sens, qui
substitue une qualité considérable à un détail heureux de caractère.
5 « Ecoutez, c'est la maxime, etc. » Suspension d'un grand effet.
6 « Laisser venir la gloire, etc. » Idée importante, rendue avec toute
la simplicité que Bossuet attribue ici à son héros.
"7 « Au vrai et au grand. » Telle est aussi la tendance constante du
génie de Bossuet. Bemarquez la concision et la fermeté du stylo.
8 « C'éloit là le fond de son cœur. » Précaution oratoire qui pré-
pare le souvenir de la Fronde et de la rébellion de Condé.
9 « A l'Allemagne comme à la Flandre. » C'était la période française
et la fin de la guerre de Trente ans. Richelieu avait combattu la maison
d'Autriche en Allemagne, d'abord par ses alliés, ensuite par ses condot-
tieri Bernard de Saxe W'eimar et Banner. En Flandre, il laltaquait
dans la branche austro-espagnole, et la guerre se portait successive-
DE LOUIS DE BOURBON. 505
Dieu nous donnoit. Arrêtez ici vos regards. IJ se prépare
contre le prince quelque chose de plus Tormidable qu'à
Rocroi ^; et, pour éprouver sa vertu, la guerre va épui-
ser toutes ses inventions et tous ses eflbrts. Quel objet
se présente à mes yeux M Ce n'est pas seulement des
hommes à combattre; c'^i5t_des^montagnes inaccessibles;
c'est des ravines et des précipices, d'im côlé^; c'est, de Ç
l'autre, ûiT bois impénétrable, dont le fond est un marais;
et, derrière des ruisseaux, de prodigieux retranchements : X
c'est j)artout des forts élevés, et des forêts abattues qui tra-
versent des chemins affreux: et au dedans, c'est Merci *^
avec ses braves Bavarois, ^enflésjj^ tant de succèsjet de la '
prise de Fribourg^; Merci, qu'on ne vit jamais reculer
dans les combats; Merci, que le prince de Coudé et le
vigilant Turenne n'ont jamais surpris dans un mouvement
irrégulier, et à qui ils ont rendu ce grand témoignage, que
jamais il n'avoit perdu un seul moment favorable, ni man-
qué de prévenir leurs desseins , comme s'il eût assisté à
leurs conseils. Ici donc, durant huit jours ^ et à quatre
ment des bords du Rhin à la frontière du Nord et de l'Artois. Condé
fil repasser le Rhin aux Allemands, le passa après eux, et vint trouver
Merci sous les murs de Fribourg, dont il s'était emparé tout récem-
ment. Le prince avait pour lieutenants les maréchaux de Gramont et
de Turenne. (La guerre se faisait aussi sur mer.)
t « Quelque chose de plus formidable. » Préparation oratoire qui
fait valoir le récit de la bataille de Fribourg (51 août 1644).
2 « Quel objet se présente à mes yeux 1 » Interrogation dont les poètes
ont abusé, mais qui n'était pas encore commune au temps de Bossuet.
3 « C'est des ravines et des précipices, etc. » Encore la même exac-
titude et la même précision que dans le récit de la bataille de Rocroi.
En présence d'une si longue suite de victoires, Bossuet s'est souvenu
qu'il parle au nom du Dieu des armées, mais il n'a pas voulu cepen-
dant se borner à un enthousiasme monotone et b.érile. A chaque ins-
tant, la vérité historique vient colorer sa parole, et faire de son récit
la biographie complète du prince de Condé. — Aujourd'hui on dirait :
ce sont des ravines, etc.
'^ « Merci, » tué à Nordlingue, en 1647. « Une chose tout à fait sin-
« gulière, c'est qu'on n'a jamais projeté quelque chose dans le conseil
« de guerre qui put être avantageux aux armes du roi, et par cousé-
« quent nuisible à celles de l'empereur, que Merci ne Tait deviné, et
« prévenu de même que s'il eût été en quart avec les maréchaux
M et qu'ils lui eussent fait confidence de leur dessein. » Mémoires du
maréchal de Gramont.
5 ((Enflésdelantde succès, etc.» Depuis la mort dumaréchal de Gué-
briant (24 novembre 1645) les Français n'avaient éprouvé que desrevers
en Allemagne. Fribourg avait été pris par l'ennemi le 28 juillet 1644.
6 « Ici donc, durant huit jours, etc. » Tout ce récit, écrit avec tant de
vigueur et de vérité, appartient uniquement à Bossuet. La gloire an
506 ORAISON FUNÈHRE
attaques différentes, on vit tout ce qu'on peut soutenir et
entreprendre à la guerre. Nos troupes sem])lent rebutées,
autant par la résistance des ennemis que par l'effroyable
disposition des Jieux; et le prince se vit quelque temps
comme abandonné. Mais, comme un autre Machabée,
(( son bras ne l'abandonna pas, et son courage irrité par
i( tant de périls vint à son secours*.» On ne Teut pas
plus tôt vu pied à terre forcer le premier ces inaccessibles
hauteurs'^, que son ardeur entraîna tout après elle. Merci
voit sa perte assurée; ses meilleurs régiments sont défaits;
la nuit sauve les restes de son arjnée. Mais que des pluies
excessives s'y joignent encore -^ afin que nous ayons à-la-
fois, avec tout le çqiirage et tout l'art *, toute la natiire à
combattre. Quelque avantage que prenne nn ennemi ha-
bile autant que hardi ^, et dans quelque affreuse montagne
qu'il se retranche de nouveau , poussé de tous côtés, il faut
qu'il laisse en_proie au duc d'Eughien, non-seulement son
canon et son l3agage^, mais encore tous les environs du
Rhin. Voyez comme tout s'ébranle. Philisbourg est aux
abois en dix jours, malgré l'hiver qui approche ; Philis-
bourg qui tint si longtemps le Rhin captif sous nos lois,
prince de Condé n'a pas inspiré Bourdaloue. Il craint même de toucher
à cette histoire, que Bossuet avait marquée de son empreinte. 11 se
renferme uniquement dans la peinture du cœur du prince : sa longue
oraison funèbre n'est, d'un bout à l'autre, que la reproduction habile,
ingénieuse et monotone d'une même allusion. L'oraison funèbre de
Turenne par Fléchier, quoique bien supérieure, présente aussi les
mêmes défauts. Tous deux ont volontairement oublié que le Dieu de
paix ne prend pas toujours uniquement ce nom. Ils ont eu peur de
celte gloire militaire, si difficile d'ailleurs à manier pour un prêtre.
Bossuet au contraire en a tiré d'admirables effets d'éloquence.
1 « Un autre ÎMachabée. n Souvenir heureux, que P'Iéchier avait dé-
veloppé douze ans auparavant, de la manière la plus ingénieuse et la
plus touchante dans l'exorde de l'oraison funèbre de Turenne. La cita-
tion cependant est tirée d'isaïe. Salvavit viihi brachium ineum, indi-
gnatio rnea ipsa auxiliata eut mihi. Is., lxiii, 3.
2 «On ne l'eut pas plus tôt vu, etc. » Pourquoi Bossuet a-t-il négligé
ce trait si heureux rapporté par Voltaire, que le prince jeta son bâton
de commandement dans les lignes ennemies, et alla le chercher l'épée
à la main, à la tête du régiment de Conli?
^ « Mais que des pluies excessives. » Même vérité, même intérêt.
* « Tout le courage et tout l'art.» Termes concis qui s'emploieraient
peut-être moins aisément aujourd'hui.
° « Quelque avantage que prenne, etc. » On regrette, dans un mor-
ceau si vivement écrit, de trouver celle phrase lente, chargée de rela-
tifs. Bossuet n'évite pas toujours ce défaut inhérent à notre langue.
6 « Son canon et son bagage. » Quelle différence entre les mots
0)
DE LOUIS DE BOURBON. 307
el dont le plus grand des rois a si glorieusement réparé la
perte ^ Worms-, Spire, Mayence, Landau, vingt autres
places de nom ouvrent leurs portes^. Merci ne les peut
défendre, et ne paroîl plus devant son vainqueur : ce n'est
pas assez; il faut qu'il tombe. à ses pieds, digne victime
de sa valeur. Nordlingue en verraXa chute ^ • i' y sera dé-
cidé qu'on ne tient non plus devant les François en Alle-
magne qu'en Flandre*, et on devra tous ces avantages au
même prince. Dieu , protecteur de la France^ et d'un roi
qu'il a destiné à ses grands ouvrages, l'ordonne ainsîT! '
**o^ Par ces ordres, tout paroissoit sur sous la conduite
du duc d'Engïiien; et sans vouloir ici achever le jour^ à
TOUS marquer seulement ses autres exploits, vous savez,
parmi tant de fortes places attaquées, qu'il n'y en eut
qu'une seule qui put échapper de ses mains; encore releva-
propres qu'emploie Bossuet et les périphrases fleuries de Fléchier.
« Ces foudres de bronze que l'enfer a inventés pour la destruction
« des hommes tonnoient de tous côtés pour favoriser et pour précipi-
« ter cette retraite. » Or. fun. de M. de Turenne, 5^ partie. — Bour-
daloue essaie, par une allusion timide, d'ajouter à la gloire des noms
de Fribourg et de Mordlingue. « Ces deux journées, dit-il, que l'on
« peut fort bien comparer à celles dArbelles et de Pharsale, portèrent
« l'étonnement et l'effroi jusques dans le cœur de l'empire. »
1 « Si glorieusement réparé la perte. » Les Impériaux s'étant nne
seconde fois emparés de Philipsbourg, Louis XIV s'en vengea par la
conquête d'un grand nombre d'autres places, qu'il prit en personne.
- « Vingt autres places ouvrent leurs portes. » Septembre 1644.
3 « Nordlingue en verra la chute, n 3 août 164 5. Condé avait pour
lieutenant Turenne, qui s'était laissé battre à Mariendal par sa faute,
comme il le disait noblement (5 mai). Merci fut au nombre des morts.
On l'enterra près du champ de bataille, el l'on grava sur sa tombe :
Sta, viator : heroem ctilcas.
^ « Nnn plus en Allemagne qu'en Flandre. » Locution vieillie.
s « Dieu... l'ordonne ainsi. » Conclusion pleine de grandeur, qui
rappelle, en éveillant d'autres sentiments, l'expression triste et tou-
chante d'Homère :
Oijo-^ohi Tê TrSît • Aiiâ cT 5T£/î£îT3 jîojXrt. II. I, 5.
Si l'on reprend maintenant ce récit des deux premières années de
Condé, quel magnifique ensemble, et comme ce long développement
vous entraîne, sans qu'on ait le temps de respirer, jusqu'à ce qu'il
plaise à l'orateur de s'arrêter sur une idée imposante !
6 « Sans vouloir ici achever le jour. »
Non niilii, si voces centum sint, oraque centum,
Ferre i vox, omnes scelerum compiejidere ])œnas,
Ouinia pœnarum percunere uomiaa possim.
308 ORAISON FUNÈBRE
t-elle la gloire du prince ^ L'Europe, qui aJniiroit la di-
vine ardeur dont il étoit animé dans les combals, s^tonna
qu'il en fût le maître; et dès Fàge de vingt-six ans, aussi
capable de ménager ses trou.pes - que de les pousser dans
les hasards, et de céder à la fortune que de la faire servir
à ses desseins^ Nous le vîmes partout ailleurs comme un
de ces hommes extraordinaires qui forcent tous les obsta-
cles. La promptitude de son action* ne donnoit pas le loi-
sir de latra\:ei'^r. C'est là le caractère des conquérants.
Lorsque David, un si grand guerrier % déplora la mort de
deux fameux capitaines qu'on venoit de perdre, il leur
donna cet éloge : « plus vîtes que les aigles, plJs coura-
ge gcux que les lions ^ » C'est l'image du prince que nous
regrettons. Il paroît en un moment comme un éclair dans
les pays les plus éloignés'; on le voit en même temps à
1 « Encore releva- t-olle la gloire du prince. » Lérida, ville de Cata-
logne, dont le siège fut levé en 1647. Mazarin voulut en profiler pour
décrier Condé. Mais « tous ces artifices ne purent prévaloir contre la
« >ente, qui fut bientôt connue de tout le monde, qui irouvoit que
'< c;eto.t une sagesse au-dessus de l'âge de M. le Prince d'avoir su si
« bien prévoir le péril où on l'avoit engagé d'exposer l'armée du roi,
« de l'avoir conservée par une retraite qui, en lui faisant manquer la
« conquête de Lérida, lui faisoit remporter une victoire sur son hu-
« meur et sur son inclination, qui lui coûtoit plus que toutes les
« fatigues de ses campagnes passées. » Mcinoires de Mlle de Montpen-
siER. Cela pourtant n'empêcha pas les chansons. On l'accuse dans quel-
ques livres, dit Voltaire, «de fanfaronnade pour avoir ouvert la tranchée
K avec des violons; on ne savait pas que c'était l'usage en Espagne. »
Siècle de Louis XIV, ch. m.
- « Qu'il en fût le maître et aussi capable. » Tour peu usité. Comme
le pronom en est placé devant l'auxiliaire, il vaudrait mieux répéter le
verbe devant le second adjectif.- «Dès l'âge de vingt-six ans. » 11 ve-
naii de prendre le titre de prince de Condé, par la mort de son père
Henri II de Bourbon, dont Bourdaloue fit l'oraison funèbre.
3 «El de cédera la fortune, etc.» Exemple de redoublement d'idées.
♦ « La promptitude de son action. » Slyle simple et concis.
"' « Un si grand guerrier, etc. » 11 est assez singulier de voir Bossuet
passer a cote de l'allusion louchante dont Bourdaloue a si bien tiré
paru, et ne rien dire de Louis XIV.
6 « Aquilis velociores, leonibus fortiores. n II, Reg., I, 23.— Vite n«
s emploie guère aujourd'hui comme adjectif.
La perdrix le raille, et lui dit :
Tu te vanlois d'être si vite!
Qu'as-tu fait de les pieds?
La Fontaine, le Lièvre et la Perdrix. \, 17.
■^ « 11 paroît en un moment comme un éclair, etc. » On en eut un exem-
ple remarquable pendant la guerre civile. II traversa toute la France,
au milieu de mille dangers, avec quelques gentilshommes : « 11 ren-
DE LOUIS DE BOURBON/ 509
toutes les attaques , à tous, les quartiers ; lorsque oçcug£
d'un côté, il envoie reconnoître Tautre, le diligent officier
qui porte ses ordres' s^étonne d'être jtrévenu^, et trouve
déjà tout ranimé par la présence du prince ; il semble
qu'il se multiplie dans une action ; ni le fer ni le feu ne
l'arrêtent. Il n'a pas besoin d'armer cette tête qu'il expose à ,
tant de périls-; Dieu lui est une armure plus assurée^; les
coups semblent perdre leur force en l'approchant, et lais-
ser seulement sur lui des marques de son courage et de la
protection du ciel*. INe lui dites pas que la vie d'un pre-
mier prince du sang^, si nécessaire à l'Etat, doit être
épargnée; il répond qu'un prince du sang, plus intéressé
par sa naissance à la gloire du roi et de la couronne , doit
dans le besoin de l'Etat être dévoué plus que tous les
autres pour en relever l'éclat. Après avoir fait sentir aux
ennemis, durant tant d'années ^, l'invincible puissance du
roi, s'il fallut agir au-dedans pour la soutenir"^, je dirai
« conlra dans la forêt d'Orléans (1er avril 1652), l'avant-garde de son
« armée, dont quelques cavaliers vinrent au qui-vive avec M le Prince;
« mais l'ayant reconnu, ce fut une surprise et une joie par toute l'ar-
« mée qui ne se peut exprimer. Jamais elle n'avoit eu tant besoin de
(f sa présence, et jamais elle ne l'avoil moins attendue. » Mémoires de
La Rochefoucauld.
1 « Le diligent officier, etc. » Celte intelligence profonde que Bos-
suel avait même des choses les plus étrangères à son ministère, lui
fournit à chaque instant des idées neuves dans l'oraison funèbre, et
qui, dans la chaire de Noire-Dame, devaient paraître encore plus ori-
ginales. Remarquez aussi avec quel soin ces idées sont détaillées.
'^ « .\rmer celle léte qu'il expose à tant de périls. » L'usage des "ar-
mures commençait à se perdre : cependant, les officiers généraux con-
servèrent la cuirasse jusque dans le dix-huilième siècle.
3 « Dieu lui est une armure plus assurée. » Expression éloquente.
^ « Laisser seulement sur lui, etc. » Au passage du Rhin (1672), uu
officier de cavalerie nommé Ossembiœk courut à Condé, et lui appuja
un pistolet contre la tète; le prince détourna le coup, qui lui cassa If
poignet. Celte blessure, et un coup de mousquet, au siège de Fumes,
sont les seules qu'il ait reçues dans toutes ses campagnes.
3 « La vie d'un premier prince du sang. » El de plus la vie d'un
général en chef qui ne doit pas compromellre l'armée. Du reste, les
princes et les maréchaux payaient volontiers de leur personne dans
les batailles.
*> « Durant tant d'années. » De la bataille de Rocroi à celle de'Lens
(19 mai 1643. 20 août 1648;.
'' « S'il fallut agir au-dedans. » Il y avait longtemps déjà que l'au-
torité de la régente était compromise, par la cabale des Imporiantg
(1644), les édits de Mazarin et d'Eraeri (1645), et l'arrêt d't/nî'o« enlrt-
les parlements (1648). La Fronde commença le jour même du Te Deum
chanté pour la victoire de Lens, par l'arrestation de Charton, Blanc-
ménil et Broussel, et par les barricades (27 août 1648).
310 ORAISON FUNEBRE
^ tout en un mot, il fit respecter la régente^: et puisqu'il
faut une fois parler de ces choses dont je voudrois pouvoir
me taire éternellement, jusqu'à cette fatale prison^, il
n'avoit pas seulement songé qu'on piûTTÎëïraf f c n ï e r"c outre
■d'Etat; et dans son plus grand crédit, s'il souhaitoit
d'obtenir des grâces", il soiïhaitoit encore plus de les mé-
riter^. C'est ce qui lui faisoit dire : je puis bien ici répé-
1 « Il fit respecter la régente, n Allusion aux discussions entre le
parlement et la régente au sujet de ce qu'on appelait la sûreté, c'est-
à-dire les bornes à poser à l'exercice du pouvoir absolu. Le parlement
voulait qu'on ne gardât pas les détenus plus de vingt-qualre heures
sans les interroger. La régente voulait qu'on se contentât de la parole
qu'elle donnait de ne faire arrêter personne pendant la régence, sans
qu'il fût interrogé dans les trois jours de la détention. Le parlement
n'y consentit que par Tinfluence de Condé. 11 la fit, du reste, biea
mieux respecter encore, quand il fut, en 1648 et 1649, le général de
l'armée royale.
2 « Jusqu'à cette fatale prison. » Voy. page 2ô8, note 8. Il est im-
possible de reproduire en entier les développements si longs que Bour-
daloue a faits sur les égarements et le repentir de Condé ; mais nous
devons cependant en donner une idée, pour faire connaître le genre
de talent de l'orateur, et comprendre tout le génie de Bossuet. Voici
le début de la seconde Partie : « // n'y a point d'astre qui ne souffre
« quelque éclipse; et le plus brillant de tous, qui est le soleil, est celui
« qui en souffre de plus grandes et de plus sensibles. Mais deux choses
« en ceci sont bien remarquables : l'une, que le soleil, quoique éclipsé^
« ne perd rien du fond de ses lumières, et que, malgré sa défaillance,
« il ne laisse pas de conserver la rectitude de son mouvement ; l'autre,
« qu'au moment qu'il s'éclipse, c'est alors que tout l'univers est plus
« attentif à l'observer et à le contempler, et qu'on en étudie plus cu-
« ricusement les variations et le système : symbole admirable des états
« où Dieu a permis que se soit trouvé noire prince, et où je me suis
« engagé à vous le représenter. C'est un astre qui a eu ses éclipses.
« En vain entreprendrois-je de vous les cacher, puisqu'elles ont été
« aussi éclatantes que sa lumière même: et peut-être serois-je préva-
« ricateur si je n'en profitois pas pour en faire aujourd'hui le sujet de
« votre instruction. J'appelle ses éclipses le malheur qu'eut ce grand
(( homme de se voir enveloppé dans un parti que forma l'esprit de
« discorde, et qui fut pour nous la source funeste de tant de cala-
« mites; et considérant ce grand homme dans sa profession de chré-
« tien, j'entends, par l'éclipsé qu'il a soufferte, ce temps où, livré à
« lui-même, il nous a paru comme dans une espèce d'oubli de Dieu,
« ce refroidissement où nous l'avons vu dans la pratique des devoirs de
« la religion : deux choses que je ne puis pas disconvenir avoir été les
« deux endroits malheureux de sa vie, l'une par rapport à son roi,
« et l'autre par rapport à son Lieu. Mais c'est ici, adorable et aima-
« ble Providence, où vous me paroissez tout entière, et où je découvre
« le secret de votre conduite : car vous aviez donné à ce héros un
« cœur droit, qui, dans les maux les plus extrêmes, lui a été d'une
« immanquable ressource, etc. »
3 « S'il souhaitoit d'obtenir des grâces, etc. » Antithèse flatteuse
DE LOUIS DE BOURBON. 511
ter devant ces autels les paroles que j'aj recueillies de sa
iouche^, puisqu'elles marquent si Lien îe fond de son cœur;
il disolt donc, en parlant de cette prison malheureuse,
qu'il y étoit entré le plus innocent de tous les hommes, et
qujX.en étoit sorti le plus coupable'. c( Hélas! poursui-
c( voit-il, je ne respirois que le service du roi, et la gran-
c( deur de rEiat! » On ressentoit dans ses paroles un re-
gret sincère d'avoir été poussé si loin par ses malheurs.
Mais, sans vouloir excuser ce^qu^ a si hautement con-
damné lui-même % disons , pour n'en parler jamais, que
pour Condé, mais peu d'accord avec son caractère exigeant et impé-
rieux. 11 fallut sa rébellion et sa condamnation pour le réduire.
1 « Je puis bien ici répéter, etc. » Bourdaloue semble presque blâ-
mer les précautions oratoires de Bossuet. C'était du reste une idée har-
die et où l'éloquence pouvait trouver d'heureux effets, que d'insister
sur les enseignements à tirer des erreurs du prince. Mais Bourdaloue a
été jusqu'à l'abus, et de plus, il a ramené obstinément à chaque occa-
sion sa division tirée des qualités du cœur. (Le cœur droit revient
sept ou huit fois dans les deux premières pages de cette partie.) « D'au-
« 1res, plus éclairés que moi, ont appréhendé de toucher ce point de
« son histoire ; et moi, pour l'intérêt de mon minisîéie, je me suis
« senti inspiré de m'y arrêter : car j'ose dire que jamais point d'his-
« toire ne fut plus propre à vous faire voir ce que peut la droiture
u d'un cœur dans l'extrémité des disgrâces humaines. »
2 « Le plus innocent... le plus coupable. » Il parlait ainsi dans la
seconde moitié de sa vie; mais il pouvait se reprocher de n'avoir pas
asseï ménagé la régente et le premier ministre.
3 « Sans vouloir excuser, etc. » Voici les froides et pénibles excuses
que Bourdaloue présente, avec des développements qui n'en finissent
pas. «Il est vrai [première circonstance bien essentielle) que jamais aon
a cœur ne se sentit si cruellement déchiré; et nous n'avons quà rap-
« peler le souvenir des choses passées pour lui rendre aujourd'hui celte
« justice, qu'au moins les maux que nous souffrîmes, causés par la
<( guerre qui s'alluma dans le royaume, ne durent point lui être impu-
« tés, puisqu'ils ne furent que les suites de la violence qu'on avoit
« faite à son cœur (Ju'il ait été foible une fois, et qu'une fois il ait
<f succombé à une tentation humaine [seconde circonstance), au moins
« est-il vrai qu'il a eu le mérite des cœurs droits et des grandes âmes,
« en se condamnant lui-même ; et à Dieu ne plaise que je diminue rien
« par mon discours d'un mérite aussi rare que celui-là ! car je soutiens
« que, pour un héros comme lui, cette condamnation de soi-même,
« surtout avec les suites qu'elle a eues, et dont nous l'avons vue ac-
« compagnée, a été, dans l'ordre politique aussi bien que dans la reli-
« gion, cette espèce de pénitence qu'une bouche éloquente de notre siè-
« de assuroit fort bien n'être pas moins glorieuse que l'innocence
« Mais ne croyez pas qu'il n'en ait coûté à notre prince qu'un stérile
« et vam repentir [troisième circonstance enctrre plus notable). Pour
« donner à ce repentir plus d'efficace et plus de poids, l'un des soins
a de notre prince fut de le rendre utile et salutaire à tous ceux qui
« étoient alors compagnons de son triste sort. Eloigné de la cour et
512 ORAISON FUNÈBRE
/comme dans la gloire éternelle les fautes des saints péni-
tents ^ couvertes de ce qu'ils ont fait pour les réparer, et
de Téclat infmi de la divine miséricorde, ne paroissent
plus; ainsi dans des fautes si sincèrement reconnues, et
dans la suite si glorieusement réparées par dé fidèles ser-
vices*, il ne faut plus regarder que Thumble reconnois-
sance^ du prince qui s'en repentit, et la clémence du
grand roi qui les oublia.
Que s'il est enfin entraîné dans ces guerres infortunées, il
V aura du moms cette gloire, de n'avoir pas larssé avilir la
grandeur de sa maison chez les étrangers. Malgré la majesté
de l'Empire, maîgréHa fierté d'Autriche * et les couronnes
« du royaume, il en faisoit des leçons au jeune prince son fils; et, par
« des confidences paternelles de l'état douloureux où il se voyoil. il
« rectifioit en lui, ou, si vous aimez mieux, il prévenoit les consé-
« quonces de son propre exemple Un obstacle à son rétablissement
« dans les bonnes grâces et dans l'obéissance du roi [quatrième cir-
« constance, dontvous avez dû faire avant moi la remarque). » Telles
sont les énumérations, les longueurs, les redites que Eourdaloue sub-
stitue aux courtes et nobles excuses de Bossuet. Encore en avons-nous
supprimé les deux tiers, une cinquième et une sixième circonstances ,
et quantité de répétitions comme celle-ci : «Ful-il jamais une droiture
« de cœur comparable à celle-là? » De tels rapprochements ne sont-
ils pas un commentaire de l'éloquence de Bossuet?
1 «Dans la gloire éternelle, etc.» Image poétique; excuse tou-
chante, qui sauve la réputation de Condé, en le mettant avec tous les
saints pénitents, comme Bossuet avait fait pour Anne de Gonzague
(paî^e 162, note 2).
2 « Si sincèrement reconnues, et si glorieusement réparées. » Belle
période, large et harmonieuse, pleine d'idées et de sentiment. Remar-
quez le choix des termes [l'éclat infini de la divine miséricorde,
Vhumhlc reconnoissance du prince, etc.) et cette allusion délicate à
Louis \IV, qui termine ces développements encore embarrassants pour
l'orateur, même à trente ans de dislance des événements. On peut com-
parer à ce beau passage un fragment plus beau peut-être encore de l'Or.
fun.de lurenne, auquel Bourdaloue fait allusion dansie fragment cité plus
haut, et que même parfois il n'a fait que commenter. « Souvenez-vous,
« Messieurs, de ce temps de désordre et de trouble, etc. »
3 « L'humble reconnoissance. » Saint-Simon dit que lui et ses fils
tremblèrent toute leur vie devant Louis XIV et ses ministres.
« Il comprit qu'il éloit temps de s'humilier. L'éclat de la jeunesse
« du roi, et ce génie de souverain et de maître que Dieu lui avoit
« donné, qui commençoit à se faire voir par tout ce qui paroissoit ex-
« téricurement de lui, persuada au prince de Condé que tout ce qui
« restoit du règne passé ailoit être anéanti ; et devenant sage et mo-
« déré par ses propres expériences, il fil voir, par ses sentiments et
« sa conduite, qu'il avoit pris un autre esprit et de nouvelles résolu-
ce lions. )) Mémoires de M«»e de Mottkville.
* « La fierté d'Autriche, » pour de l'Autriche. Formule de la langue
diplomatique.
DE LOUIS DE BOURBON. 513
héréditaires attachées à cette maison, même dans la branche
qui domine en Allemagne, réfugié à Namiir, soutenu desoa
seul courage et de sa seule réputation \ il porta si loin lev
avantages d'un prince de France et de la preuiière maison
de l'univers, que tout ce qu'on put obtenir de lui fut qu'il
consentît de traiter d'égal avec l'archiduc, quoique frère de
l'empereur et fils de tant d'empereurs, à condition qu'en
lieu j^i ers ^ ce prince feroit les honneurs des Pays-Bas. Le
même traitement fut assuré au duc d'Enghien, et la mai-
son de France garda son rang sur celle d'Autriche jusque
dans Bruxelles ^^ Mais voyez ce que fait faire un vrai cou-
rage. Pendant que le prince se soiitenoit si hautement avec
l'archiduc qui dominoit, il rendoit au roi d'Angleterre et
au duc d'York, maintenant un roi si fameux*', malheureux
alors, tous les honneurs qui leur étoient dus^ ; et il apprit
i « Soutenu de son seul courage, etc. » Détail intéressant ; c'est la
lutte d'un exilé contre l'orgueil et la puissance de ses protecteurs.
^ « Traiter d'égal... en lieu tiers. » En lieu tiers^ expression vieillie,
pour ailleurs.
3 « Jusque dans Bruxelles. » Ce trait, rejeté à la fin de la phrase,
attire l'attention sur le courage du prince. S'il était placé ailleurs, l'ef-
fet ne serait pas le même. C'est une application du vers de Boileau :
D'un mit mis en sa place enseigna le pouvoir.
^ « Maintenant un roi si fameux. » Jacques II. Qui eût pu prévoii-
qu'il allait être détrôné l'année suivante? (1688.)
5 « Tous les honneurs qui leur étoient dus. » L'aventure avait fait
grand bruit, car Saint-Simon la raconte deux fois dans ses Mémoires.
« Charles II étoit à Bruxelles aux dépens de l'Espagne, et Don Juan
« (gouverneur-général desPjys-Bas, bâtard d'Espagne) en abusoil et le
« traitoil fort cavalièrement. M. le prince en fut si choqué qu'il voulut
« apprendre à vivre à ce superbe bâtard. Il les pria l'un et l'autre à dî-
« ner, avec tout ce qui étoit de plus considérable à Bruxelles... Qui fut
'( bien étonné? ce fut Don Juan, quand, arrivé en même temps avec la
<( compagnie, il ne vit sur une très-grande table qu'un unique couvert
« avec un cadenas", un fauteuil, et pas un autre siège. Sa surprise aug-
« menta, si elle le put, quand il vit M. le prince présenter à laver au
« roi d'.\nglelerre , puis prendre une serviette pour servir. Dès qu'il fut
« à table, il pria M. le prince de s'y mettre avec la compagnie. .M. le
<( prince répondit que, quand il auroit eu l'honneur de le servir, il
« trouveroii avec Don Juan une table servie, et ne se rendit que quand
'.( le roi le commanda absolument. Alors il se mit sur le premier tabou-
« ret, à la droite du roi d".\ngleterre,Don Juan, rageant de colère et de
« honte, sur le premier à la gauche. Ce trait fil un honneur infini à
<( .M. le prince, et procura depuis au roi d'Angleterre les respects que
f( lui devoit Don Juan. » S.\iNT-Si.Moy, v et xix, passim.
* On appcln't cndenas une espèce de coffret d'or ou de vermeil, où l'on
SLinit le couvert (les princes, et tous les objets qui leur servaient à table.
Dictionnaire de Trévoux).
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314 ORAISON FUNÈBRE
enfin à l'Espagne trop dédaigneuse quelle étoit cette ma-
jesté que la niauYaise iprUine ne pouYoit ravir à de si grands
princes. Le reste de sa conduite ne fut pas moins grand.
(Parmi les difficultés que ses intérêts apportoient au traité
^'ijâes Pyrénées ^ écoutez quels furent ses ordres ; et voyez si
jamais un particulier traita si noWement ses intérêts. Il
mande à ses agents dans la conférence qu'il n'est pas juste
que la paix de la chrétienté soit retardée davantage à sa.
considération ; qu'on ait soin de ses amis ; et pourTûi" qu'on
lui laisse suivre sa fortune. Ali! quelle grande victime se
isacrifie au Lien ^uLlTc T Mafs, quand les choses changè-
rent, et que l'Espagne lui voulut donner ou Cambrai et ses
environs, ou le Luxembourg, en pleine souveraineté^, il
déclara qu'il préféroit à ces avantages, et à tout ce qu'on
pouvoit jamais lui accorder de plus grand, quoi ? son de-
voir^ et les bonnes grâces du roi. C'est ce qu'il avoit tou-
jours dans le cœur ; c'est ce qu'il répétoit sans cesse au
duc d'Enghien. Le voilà dans son naturel : la France le vit
/ alors accompli par ces derniers traits, et avec ce je ne sais
y( quoi d'achevé* que les malheurs ajoutent aux grandes ver-
Xuë; elle le revit dévoué plus que jamais à l'Etat et à son
Toi. Mais, dans ses premières guerres, il n' avoit qu'aune
1 « Les difficultés que ses intérêts apportoient, etc. » « L'Espagne
« éludoit de conclure le point qui paroissoit le plus essentiel : c'étoit
« le rétablissement du prince de Condé dans toutes ses charges, ou son
<( exclusion pour toujours. Mazarin tint ferme, et voulut absolument
a que le prince en fiît privé, parce que sans cette condition, le roi
« n'entendroit point à la paix, quelque avantage qui lui en revînt. »
Mémotref de Brienne.
2 « Eh pleine souveraineté. » «La dépèche d'Espagne portoit'que le
« roi catholique se désisloit de ce qu'il demandoit en faveur du prince
« de Condé, se chargeant de le récompenser des services qu'il lui avoit
<( rendus. » Mémoires deBRiEN>E.
3 « Quoi? son devoir. » Interruption et interrogation assez pénibles.
De même plus haut : « Ah ! quelle grande victime, etc. »
'* « Ce je ne sais quoi d'achevé. » « Bossuet avait un grand écueil à
éviter dans l'éloge d'un prince qui avait bravé l'autorité de son roi jus-
que dans sa capitale et dans sa cour, qui avait porté les armes contre
la France, et même commandé des armées ennemies. Bossuet ne dis-
simule aucune des fautes du grand Condé : il a même la hardiesse de
le montrer combattant, en présence du roi, les troupes du roi, sous les
murs de la ville royale ; mais il couvre de tant de gloire ce grand at-
tentat, qu'on ne voit plus que les prodiges de la valeur, et qu'on oublie
le prince rebelle. Par une adroite interversion de l'ordre des événe-
ments, ce n'est qu'à la suite de cette journée désastreuse qu'il place la
victoire de Lens, nom agréable à la France. Bossuet va jusqu'à intéres-
ser la fierté de Louis XIV à s'enorgueillir des fautes d'un prince qu
DE LOUIS DE BOURBON. 315
seule vie à lui offrir ; maintenant il en a une autre qui lui
est,.,gius_chère ^ que la sienne. Après avoir à son exemple
glorieusemênTacneve Te^ours de ses études^, le duc d'En-
ghien est prêt à le suivre dans les combats. Non content
de lui enseigner la guerre, comme il a fait jusqu'à la fm
par ses discours, le prince le mène aux leçons vivantes et à
la pratique^. Laissons le passage du Rhin *, le prodige de
notre siècle et de la \ie de Louis-le-Grand. A la journe'e
de Senef, le jeune duc, quoiqu'il commandât, comme il
sut garder son rang sur la maison d'Autriche Jusque dans Bruxelles.
Enfin, pour achever l'expiation de toutes les erreurs dont l'hiijloirQ.ajjr^
rait pu conserver la trace, il montre celte grande victime se sacrifiant
au bien public ; c'est alors qu'il ne craint plus de montrer à Louis XIV
et à la France le grand Condé avec ce je ne sais quoi d'achevé que les
malheurs ajoutent aux grandes vertus. » Le cardinal de Bausset. — Ce
dernier trait est le plus beau de tout le passage de Bossuet. Il rappelle
en un mot tout ce qu'il y a de grand et de touchant dans ce qu'un poëte.
a nommé le baptême du malheur. '^; • ■ j
1 « Maintenant il en a une autre. » Manière lïabile de montrer con-
stamment le prince de Condé occupé à faire oublier ses fautes par son
dévouement et par celui de son fils.
2 « Glorieusement achevé le cours de ses études. » L'expression ne
paraîtra pas trop forte, si l'on songe que le maréchal de Villars comp-
tait le jour de ses succès de collège parmi les plus beaux de sa vie.j
3 « Non content de lui enseigner, etc. »
Engliien, de son hymen le seul et digne fruit,"
Par lui dès son enfance à la victoire instruit. Boileau, Epître iv.
Si l'on en croit Saint-Simon, ces enseignements eurent peu de suc-
cès, a Ce qui ne se peut comprendre, dit-il, c'est qu'avec tant d'es-
« prit, de pénétration, de valeur et d'envie de faire et d'être un aussi
a grand homme à la guerre qu'étoit M. son père, il n'ait jamais pu
<( lui faire comprendre les premiers éléments de ce grand art. II en
« fit longtemps son étude et son application principale. Le fils y ré-
« pondit par la sienne, sans que jamais il ait pu acquérir la moindre
« aptitude à aucune des parties de la guerre, sur laquelle M. son
« père ne lui cachoit rien, et lui expliquoit tout, à la tête des armées.
« Il l'eut toujours avec lui, voulut essayer de le mettre en chef, y de-
« meurant néanmoins pour lui servir de conseil, quelquefois dans les
« places voisines, et à portée, avec la permission du roi, sous prétexte
« de ses infirmités. Cette manière de l'instruire ne lui réussit pas mieux
« que les autres. Il désespéra d'un fils doué pourtant de si grands ta-
« lents, et il cessa enfin d'y travailler, avec toute la douleur qu'il est
« aisé d'imaginer. » Saint-Simon, xiii, page 15.
* « Le passage du Rhin. » 12 juin 1672. — « Le prodige de notre
« siècle. » Voyez toute la IVe Epître de Boileau au roi sur cet heureux
passage. « Le passage du Rhin à la nage est une belle action, écrivait
« Bussy à M«ie de Sévigné, mais elle n'est pas si téméraire que vous
« pensez. Deux mille chevaux passent pour en aller attaquer quatre ou
« cinq cents. Les deux mille sont soutenus d'une grande armée, où
« le roi est en personne... Si le prince d'Orange avoit été à l'autre bord
316 ORAISON FUNÈBRE
avoit déjà fait en d'autres campagnes, vient dans les plus
rudes épreuves apprendre la guerre aux côtés du prince son
père. Au milieu de tant de périls il voit ce grand prince
renversé dans un fossé, sous un cheval tout en sang. Pen-
dant qu'il lui offre le sien, et s'occupe à relever le prince
abattu, il est blessé entre les bras d'un pèreji tendre S sans\
interrompre ses soins, ravi de satisfaire à-la-fôis à la piété
'et à la gloire. Que pouvoit penser le prince, si ce n'est que,
pour accomplir les plus grandes choses, rien ne manque-
roit à ce digne fils que les occasions^? Et ses tendresses se
redoubloient avec son estime^.
'^&^i»œ iè^-^im^^^. — Ce n'éloit pas seulement pour un fils
i pour sa famille'qu'il avoit des sentiments si tendres^. ^
ni
« avec son armée, je ne pense pas que l'on eût essayé de passer à la
« nage devant lui, » (Lettre du 50 juin 1072). « Bossuet n'a garde de
toucher au passage du Rhin, ai* prodige de la vie de Louis-le- Grand.
Il faut laisser à ce monarque sa gloire entière, car il en est jaloux ; et,
de plus, il ne faut pas mettre le héros dans une position où la politique
veut qu'il paraisse le second, où une gloire plus souveraine semble-
rait tenir la sienne dans une ombre. L'enthousiasme de Bossuet ne lui
fait point oublier la prudence. 11 passe donc rapidement sur ce bel et
délicat endroit de la vie de Condé ; il court à Senef, et là, par un autre
artifice très-ingénieux, c'est le jeune duc qu'il a soin de célébrer,
pour le faire entrer en partage de la gloire de son père, et pour dis-
traire l'auditeur du reproche que l'histoire fait à Condé, d'avoir, dans
ce jour fameux, trop peu ménigé la vie des hommes.» de V.vuxcelles.
1 « Un père si tendre. » Épithète placée singulièrement ici.
2 « Rien ne manqueroit, que les occasions. » Est-ce une manière
polie d'expliquer l'incapacité militaire du duc d'Enghien, dont parle
Saint-Simon? Voy, plus haut, page 515, note 3.
3 « Et ses tendresses se redoubloient avec son estime. » Transition
un peu faible. Sur ce pluriel tendresses, voyez, page 254,"note 3.
* « Des sentiments si tendres. » Ce développement sur la bonté du
prince correspond exactement à la division indiquée dans l'exorde
{valeur, magnanimité, bonté naturelle). Le récit des campagnes du
prince est l'histoire de sa valeur; celui de ses disgrâces fait connaître
sa magnanimité : voici maintenant sa bonté, la troisième des qualités
de son cœur On voit que Bossuet a traité en partie le même sujet que
Bourdaloue, mais sans être gêné par les allusions continuelles qui rem-
plissent le discours de celui-ci. Il ne faut pas, du reste, s'étonner trop
de ces allusions. A en juger par les autres orateurs, c'était chose
presque obligée (voy. page 6, note 1). Quand le cœur d'un grand
personnage était déposé dans une église, l'orateur se croyait tenu d'en
parler. L'oraison funèbre de Turenne par Mascaron est encore un
exemple de ces allusions perpétuelles, qui commencent dès le texte
[Proba me, l>eus et scito cor meum). Si les allusions arrivent par l'exa-
gération au ridicule (comme celle de Fléchier que nous avons citée
page 125, n. 3), il ne faut pas pour cela juger trop sévèrement celles
qui ont été simplement commandées par l'usage à l'orateur.
DE LOUIS DE BOURBON. 5i7
Je J'ai vu et ne croyez pas que j'use ici d'exagération, je
^Îarv5°vivement ému des périls de ses amis; je l'ai vu, sim-
pTê'et naturel, changer de visage au récit de leurs Infortu-
nes, entrer avec eux dans les moindres choses comme dans
les plus importantes \ dans les accommodements calmer les
esprits aigris avec une patience et une douceur qu'on n'au-
roit jamais attendue d'une humeur si vive ni d'une si
haute élévation. Loin de nous les héros sans humanité. Ils
pourront bien forcer les respects et ravir l'admiration-,
comme font tous les objets extraordinaires ; mais ils n'au-
ront pas les cœurs. Lorsque Dieu forma le cœur et les en--
trâjflies de l'homme^, il y mit premièrement la bonté,
comme le propre' caractère de la nature divine, et pour/ '
être * comme la marque de cette main bienfaisante .
dont nous sortons. La bonté de voit donc faire comme
le fond de notre cœur^, et devoit être en même temps
le premier attrait que nous aurions en nous-mêmes
pour gagner les autres hommes. La grandeur qui vient
par-dessus^, loin d'affoiblir la bonté, n'est faite que pour^
l'aider à se communiquer davantage, comme une fontain^y
publique qu'on élève pour la répandre'. Les cœurs sont à\
çeprjx.^; et les grands dont_Ja bonté n'est pas le partage,
par une juste punition de leur dédaigneuse insensibirité,
demeureront privés éternellement du plus grand bien delà
vie humaine, c'est-à-dire des douceurs de la société*.
i « Simple el naturel, entrer avec eux, etc. » Style simple, traduc-
tion de pensées calmes, sans passions ni mouvements oratoires. Il tire
son intérêt de la précision du détail, lorsque Bossuet fait valoir cette
complaisance difficile à concilier avec la vivacité et le rang du prince.
2 « Ils pourront bien, etc.» Remarquez l'opposition des trois verbes,
forcer, ravir et avoir, et comme chacun d'eux s'applique parfaitement
à l'idée qu'il régit.
=i « Le cœur et les entrailles de l'homme.» Il pourrait paraître singulier
de voir Dieu placer la bonté dans certains organes du corps humain, si l'on
ne se rappelait que l'usage a consacré le sens métaphorique de ces mots.
^ Var. « Comme son propre caractère, et pour être, etc.» Première
édition.
ô « Faire comme le fond de notre cœur.» Idée profonde, qui fait des
devoirs de l'homme envers ses semblables la première condition de son
pxistence, après l'amour de Dieu.
* « Qui vient par dessus. » C'est-à-dire en surcroît. — C'est le mot
latin aecessio.
■7 « Qu'on élève pour la répandre. » Comparaison ingénieuse.
* « Les cœurs sont à ce prix. » Expression vive et concise.
^ « Des douceurs de la société. » Tout ce développement renferm»
une leçon indirecte, mais significative, à l'adresse des grands seigneurs.
318 ORAISON FUNÈBRE
Jamais homme ne les goûta mieux quelle prince dont nous
^parlons; jamais homme ne craignit moins que la famiHa-
^rité blessât le respecta Est-ce là celui qui forçoit les villes
et qui gagnoit les batailles? Quoi î il semble avoir oublié
ce haut rang qu on lui a vu si bien défendre^ ! Reconnois.-
sez le héros qui, toujours égal à lui-même^, sans se haus-
ser pour paroître grand, sans s'abaisser pour être civil et
obligeant*, se trouve naturellement tout ce qu'il doit être
envers tous les hommesTcomnîT un fleuve majestueux ° et
* « Que la familiarité blessât le respect. Alliance heureuse de l'image
et des termes abstraits : c'est elle qui donne de la précision à la pensée.
Les mêmes idées se retrouvent dans Bourdaloue ; elles rentrent dans les
développements sur le cœur solide du prince. Chacun d'eux occupe
près d'une page, et commence ainsi : Un héros supérieur à sa propre
gloire. — Un héros sans ostentation. — Un héros ennemi de la flatterie.
— Un héros aussi humain qu'il étoit grand. — Un héros que l'amour
de lui-même n'avoit point gâté. — Un plus parfait ami. — Un meilleur
père , et plus digne d'en porter le nom. — Or, tout cela compris en-
semble est ce que j'ai appelé un cœur solide. — Voici la page sur l'hu-
manité , que nous en avons détachée, pour la comparer à Bossuet :
« Un héros aussi humain qu'il étoit grand. Je sais qu'il pouvoit être
« l'un sans préjudice de l'autre : et je conviens qu'il étoit de l'intérêt
« de sa grandeur même qu'il eût ce fonds d'humanité qui le rendoit si
« affable et si accessible , parce qu'il ne paroissoit jamais plus grand
« que quand il se communiquoit et qu'il se laissoit voir de près. De
« combien peu de grands du monde en pourroit-on dire autant ! Mais
« aussi dans combien peu de grands du monde voit-on cette application
<( qu'il avoit à gagner par des bontés prévenantes ceux qui avoient
« l'honneur de l'approcher! Vit-on jamais prince d'un commerce plus
« aisé, plus libre, plus commode? Se sentoit-on, quand on conversoit
« avec lui, embarrassé ou gêné du respect qu'on avoit pour sa per-
« sonne, quoiqu'on en fût pénétré? Quel soin n'avoit-il pas de le tem-
« pérer par tout ce qu'il y a d'obligeant; se familiarisant avec les uns,
« s' abaissant avec les autres, s'ouvrant et se confiant à ceux-ci, entrant
.« dans les affaires de ceux-là, s'accommodant et se proportionnant à
« tous? Pouvoit-on sortir d'avec lui sans être charmé de son honnêteté,
« et sans ressentir une joie secrète des marques qu'on venoit d'en re-
« cevoir? Et faut-il s'étonner si, avec de semblables manières, après
« avoir gagné tant de batailles, il avoit gagné tant de cœurs? Mais en
« falloil-il un moins solide que le sien pour préférer, comme il fai-
« soit, cette conquête des cœurs à toutes celles qu'il avoit faites par sa
« valeur? »
* « Qu'on lui a vu si bien défendre. » Avec don Juan d'Autriche et
avec la reine Christine. Après son abdication, elle avoit désiré le voir.
Il y avoit des difficultés de cérémonial entre lui et l'archiduc. Condé
dit à la reine : « Madame, tout ou rien » ; et se retira aussitôt, sans
attendre de réponse.
3 «Toujours égal à lui-même. » Mot précis et plein de sens.
* « Sans se hausser... sans s'abaisser. » Antithèse rendue avec force
et simplicité. Remarquez l'emploi heureux du mot hausser.
5 « Comme un fleuve majestueux, etc. » Comparaison poétique, dé-
DE LOUIS DE BOURBON. 319
bienfaisant qui porte paisiblement dans les villes Tabon-
dance qu'il a répandue dans les campagnes en les arrosant,
qui se donne à tout le monde, et ne s'élève et ne s'enfle
que lorsque avec violence on s'oppose à la douce pente qui
le porte à continuer son tranquille cours. Telle a été la
douceur, et telle a été la force^du prince de Coudé. Avez-
vouslïn secret important, versez-le hardiment dans ce no-
ble cœur: votre affaire devient la sienne_£arja confiance'.
Il n'y a rien de plus inviolable pour ce prince que les
droits sacrés de l'amitié-. Lorsqu'on lui demande une
grâce, c'est lui qui paroit l'obligé ^ ; et jamais on ne vit de
joie îiï si vive ni si naturelle que celle qu'il ressentoit à
faire plaisir. Le premier argent qu'il reçut d'Espagne avee
la permission du roi, malgré les nécessités de sa maison,
épuisée, fut donné à ses amis, en^re qu'après la paix il
n'eût rien à espérer de leur secours ; et quatre cent mille
écus distribués par ses ordres firent voir, chose rare dans
la vie humaine* , la reconnoissance aussi vive dans le prince
de Coudé que l'espérance d'engager les hommes l'est dans?
les autres. Avec lui la vertu eut toujours son prix. Il la
louoit jusque dans ses ennemis. Toutes les foison il avoit à
parler de ses actions, et môme dans les relations qu'il en
veloppée dans une période large et harmonieuse. — On ne dit guère
que la pente d'un fleuve le porte à continuer son cours. — Rapprochei
de tout ce beau passage le développement des mêmes idées dans le
portrait de Louis XIV (page 112, note 5).
1 « Par la confiance. » Mot pris absolument, comme en latin per
fidem.
2 « Les droits sacrés de l'amitié. » (l'était chose précieuse qu'une
haute amitié comme celle de Condé : aussi Bourdaloue s'en est-il res-
souvenu dans un de ces développements dont nous parlions plus haut.
<( Un plus parfait ami. Servez-m'en ici de témoins, vous qui en avez
« fait l'épreuve, en avez-vous connu ua plus fidèle, un plus sûr, un
« plus exact observateur des droits sacrés de l'amitié? Vous qui êtes
a assez heureux pour avoir été honorés de celle de ce grand homme,
« rappelez-en le souvenir, et dites-moi : vous a-t-il jamais manqué?
<( a-t-il eu de l'indifférence pour vos intérêts? s'est-il montré insea-
« sible à vos malheurs? lui esl-il échappé un secret que vous lui eus-
« siez confié? avez-vous découvert en lui ces foibles auxquels l'amitié
« des grands est si sujette, ou plutôt qui font que les grands coaaoissent
« si peu l'amitié? »
3 « C'est lui qui paroît l'obligé. » Trait plus expressif que tout le Wct*-
commun de Bourdaloue. (Excepté cependant le dernier trait.)
* « Chose rare dans la vie humaine. » Nous avons déjà vu (pag. 181,
note 3) Bossuet louer la princesse Palatine d'avoir payé ses dettes; il
n'y a donc pas à s'étonner qu'il loue Condé d'avoir été reconnaissant.
320 OHAISON FUNÈBRE
envoyoit ' àla cour, ih antoil les conseils de l\m, la hardiesse
de Tautre : chacun avoit son rang dans ses discours; et, parmi
j ce qu'il donnoil à tout le monde, on ne savoit où placer ce
^ qu'il avoit fait lui-même \ Sans envie, sans faste, sans os-
tentation, toujours grand dans l^ction et dans le' repos, il
parut à Chantilly comme à la tète des troupes. Qu'il em-
bellît cette magnifique et dehcieuse maison, ou bien qu'il
munît un camp au milieu du pays ennemi, et qu'il forti-
fiât une place ; qu'il marchât avec une armée parmi les pé-
^ rils, ou qu'il conduisît ses aniis dans ces superbes allées au
^, bruit de tant de jets d'eau » qui ne se taisoient ni jour ni
"nuit, cétoit toujours le même homme, et sa gloire
, le suivoit partout. Qu'il est beau, après les combats et le
v; tumulte des armes \ de savoir encore goûter ces vertus pai-
sibles et cette gloire tranquille qu'on n'a point à partager
avec le soldat non plus qu'avec la fortune '^; où tout
charme, et rien n'éblouit; qu'on regarde sans être étourdi
m par le son des trompettes, ni par le bruit des canons,
ni par les cris des blessés; où l'homme paroît tout seul aussi
grand, aussi respecté que lorsqu'il donne des ordres, et
que toutjnarche à sa parole ^ î
* « Qu'il en envoyait. » Consonnance désagréable.
2 « On ne savoil où placer, clc, » Ce irait rappelle un des plus beaux
passage de 1 oraison funèbre de Turenne par Fléchier. « Cet honneur,
c messieurs, ne diminua point sa modestie, etc. » (2e partie.)
3 « Au bruit de tant de jets d'eau. » Souvenir heureux des splen*
deurs de Chantilly et des amis qui s'y réunissaient fBossuet était du
nombre). Heureux qui pouvait y être admis! Boileau demande pour
ses vers *^
.... .Qu'ils sachent plaire au plus puissant des rois-
Çua Chantilly Condé les souffre quelquefois;
Çu'Enghien en soit touché; que Colhertet Vivonne,
gue La Rochefoucauli, Rljrsillac el Pomponne
A leurs traits délicats se laissent pénétrer.
Epitre Fil, éd. classiq. de M. J. Travers, v. 04-98.
* « Ou'il est beau, etc. » Peinture pleine de grandeur el de charme,
» « Partager avec le soldat, etc. » Ciceron dit la même chose de la
Clémence, dans son remercîmenl à César pour le rappel de Marcellus.
« Bellicas laudes soient quidam extenuare verbis, easque detrahere
« ducibus, communirare cum multis, ne propriœ sint imperatorum. Ef
« certe in armis militum virlus, locorum opportunitas, auxilia sociorum,
« classes, commeatus mullum juvant. Maximam vero partem quasi suo
« jure fortuna sibi vindical; et quidquid est prospère geslum, id paene
« omne ducit suum. Al vero hujus gloriœ, C. Cœsar, quam es paulU
« ante adeptus, socium habes neminem. » Pro Marcello, II.
« Aussi grand, aussi respecté, etc. » Comparaison imposante, qui
termine d une manière heureuse ces développements sur les qualil«f«
du cœur. *
^^^àm^
DE LOUIS DE BOURBON. 521
ème partie. — Venons maintenant aux qualités de
Tespfft* ;^êfÇuTsque, pour notre malheur, ce qu'il y a de
plus fatal à la vie humaine, c'est-à-dire Tart militaire, est '
en même temps ce qu'elle a de plus ingénieux et de plus ,
hahile 2, considérons d'abord par cet endroit ^ le grand génie
de notre prince. Et premièrement^, quel général porta. ^«' !
jamais plus loin sa prévoyance ? C'étoit une de sesmaxi-. *TS
mes, qu'il falloit cranidre les ennemis de loin, pour ne les
plus craindre de près ^ et se réjouir à leur approche. Le i
vqyêZjLYOiLsJ comme il considère tous les avantages qu'il ;
peut ou^jdonner ou_ prendre''? avec quelle vivacité il se met ^
dans l'esprit, en unmohient, les temps, les lieux, les per- ]
sonnes, et non-seulement leurs intérêts et leurs talents,
mais encore leurs humeurs et leui-s ^aprjçes^^ ? Le voyez- |
vous comme il compte la cavalerie et Fmïahterie des en- !
i
i « Venons noainlenant aux qualités de l'esprit. » Transition simple et
facile.
* « De plus fatal... de plus ingénieux et de plus habile. » Antithèse
amenée par une idée commune : les maux de la guerre. Bossuet du
reste n'en dit qu'un mot. Fléchier, dans l'oraison funèbre de Turenne,
l'a développée avec soin. « L'éloquence de la chaire n'est pas propre
'( au récit des combats et des batailles : la langue d'un prêtre destinée à
« louer Jésus-Christ, le sauveur des hommes, ne doit pas être employée
<( à parler d'un art qui tend à leur destruction ; et je ne viens pas pour
( vous donner des idées de meurtre et de carnage devant ces auiels, où
« l'on n'offre plus le sang des taureaux en sacrifice au Dieu des armées,
(( mais au Dieu de miséricorde et de paix une victime non sanglante. »
3 « Par cet endroit. » Mol souvent employé au dix-septième siècle.
Voyez page 82, note 2j. À l'endroit était synonyme de par rapport
à, eu égard à, envers, etc.
'* « Premièrement. » Bossuet semble annoncer ici une énumération
qu'il ne fait cependant pas. Bourdaloue au contraire met comme des
chiffres à chaque idée et à chaque développement.
5 « Craindre les ennemis de loin, ne les plus craindre de prés. »
Antithèse expressive.
^ « Le voyez-vous, etc. » Bossuet abuse de cette interrogation ; elle
se trouve déjà deux fois dans l'oraison funèbre, et reparaît plus loin.
7 « Ou donner ou prendre. » C'est à force de raison, de sens et de
pénétration que Bossuet trace ainsi le portrait d'un grand général. Il
nous apprend lui-même un peu plus loin qu'il devait ces notions si
précises de la guerre en général et du caractère de Condé en particu-
lier à ses conversations avec le prince dans les allées de Chantilly,
L'oraison funèbre de Condé présente ici comme un souvenir lointain
de ces confidences d'un grand homme sur son génie et sa gloire. Mais,
pour rendre d'une manière aussi vraie tant d'idées étrangères au mi-
nistère et à la vie d'un évêque, il fallait la vivacité de conception, la
profondeur de raison données à Bossuet.
* « Leurs humeurs et leurs caprices. » Détail heureux qui , d'uD
mot, fait comprendre la pénétration du prince de Condé.
ik.
522 ORAISON FUNÈBRE'
nemis par le naturel des pays ou des princes confjtidérél* ?
Rien n'échappe à sa prévoyance^. Avec cette prodigieuse
compréhension de tout le détail* et du plan universel de la
guerre, on le voit toujours attentif à ce qui survient : il
tire d'un déserteur, d'un transfuge, d'un prisonnier, d'un
passant*, ce qu'il A-eut dire, ce qu'il veut taire, ce qu'il
sait, et pour ainsi dire ce qu'il ne sait pas^ : tant il est sûr
dans ses conséquences. Sesjpartis. lui rapportent jusqu'aux
moindres choses ^ : on l'éveille à chaque moment ; car il
tenoit encore pour maxime, qu'un habile capitaine peut bien
être vaincu, mais qu'il ne lui est pas permis d'être sur-
pris*^. Aussi lui devons-nous cette louange, qu'il ne l'a ja-
mais été. A quelque heure et de quelque côté que viennent
les ennemis, ils le trouvent toujours sur ses gardes, tou-
jours prêt à fondre sur eux et à prendre ses avantages*;
comme une aigle qu'on voit toujours®, soit qu'elle vole au
1 « Il compte la cavalerie des princes confédérés. » Il y a loin de ces
notions si exactes, de ces données si positives, aux idées générales et
vagues que tout orateur peut avoir sur les principes de l'art militaire,
et qu'il reproduit avec esprit, mais sans sortir du lieu-commun.
2 « Rien néchappe à sa prévoyance. » On en peut dire autant du
panégyriste.
3 « Cette compréhension de tout le détail. » Mot assez rare en fran-
çais, et employé ici dans son sens étymologique, comprehendere.
* « D'un déserteur... d'un passant.» Exemple de progression dé-
croissante. Bossuet va du plus au moins : il n'y a gaére de renseigne-
ments à tirer d'un passant.
5 « Ce qu'il ne sait pas. » Encore une progression, qui amène une
idée originale : le talent que Condé avait de deviner.
6 « Ses partis lui rapportent jusqu'aux moindres choses. » C'esl-à-
dire ses éclaireurs. 11 y avait du reste encore au dix-huitième siècle des
chefs de bandes irréguliéres, appelés partisans, qui suivaient les ar-
mées, et combattaient ou pillaient pour leur propre compte.
"7 « Il ne lui est pas permis d'être surpris. » Maxime des généraux de
l'antiquité. — Remarquez l'opposition des deux verbes.
8 « Prêt à fondre sur eux et à prendre ses avantages. » La gradation
est mal observée ; la seconde idée :est plus générale et plus faible que
la première.
9 « Comme une aigle, etc. » Quelle vérité et quelle poésie dans cette
comparaison, où l'on voit successivement l'aigle planer en l'air, se
poser sur un rocher, et tomber sur la proie que ses regards ont aperçue !
— Aigle est presque toujours féminin dans La Fontaine ;
L'aigle, reine des airs, avec Margot la pie
Quand l'aigle sut l'inadvertance ,
Elle menaça Jupiter
D'abandonner sa cour d'aller vivre au désert.
Z'wn jura foi de roi, l'autre foi de hibou
Aujourd'hui il ne s'emploie au féminin que dans le sens d'enseigne.
Fléchier, cependant, en confondant le sens propre et le sens métapho-
DE LOUIS DE BOURBON. 325
rmilieu des airs, soit qu'elle se pose sur le haut de quelque
[.rocher, porter de tous côtés des regards perçants, et tomber
Lsi sûrement sur sa proie, qu'on ne peut éviter ses ongles
Y non plus que ses yeux. Aussi vifs étoient les regards, aussi
' vite et impétueuse étoit Tattaque^ aussi fortes et inévita-
bles étoient les mains du prince de Condé. En son camp
on ne connoît point les vaines terreurs, qui fatiguent et re-
butent plus que les véritables^. Toutes les forces demeurent
entières pour les vrais périls; tout est prêt au premier si-
gnal; et, comme dit le prophète, «toutes les flèches sont
<c aiguisées, et tous les arcs sont tendus ^. » En attendant
on repose d'un sommeil tranquille, comme on feroit sous
son toit et dans son enclos. Que dis-je, qu'on repose*? A.
Piéton^, près de ce corps redoutable que trois puissances
réunies^ avoient assemblé, c'étoit dans nos troupes de con-
rique, écrit, dans l'oraison funèbre de Turenne : « Déjà prenoit l'essor,
<( pour se sauver dans les montagnes, cet aigle dont le vol hardi avoik
« d'abord effrayé nos provinces. »
1 « Aussi vifs, aussi vite et impétueuse, etc. » Celte seconde partie
delà période contraste, par la rapidité avec laquelle se suivent ses
trois membres, avec le développement large de la première. — Sur
l'emploi du mot vile^ voy, page 508, n. 6. — « Fortes et inévitables. »
Voy. page 207, notes 2 et 9. — Remarquez aussi combien l'inversion
donne de nerf et de vivacité à la phrase.
2 « Qui fatiguent et rebutent plus que les véritables. » Détail plein
de vérité et de force.
3 (f Sagittae ejus acutee , et omnes arcus ejus extenti. Isai, v, 28. —
Souvenir de l'Ecriture qui relève encore ce tableau imposant du calme
d'une armée en présence de l'ennemi. Cette description est placée en-
tre deux peintures d'un caractère tout-S-fait différent : l'aigle à la
poursuite de sa proie, et la bataille de Senef ; de ce contraste résulta
un grand effet oratoire.
*■ « Que dis-je, qu'on repose?» Exemple de correction.
5 « A Piéton.» (Campagne de 1674.) Condé avait trente-deux mille
hommes, et le prince d'Orange (Guillaume le Taciturne) soixante mille.
« Le prince se posta dans un camp naturellement retranché par le
« ruisseau de Piéton, qui est profond, et difficile à passer... Cette grande
« armée, du double plus forte que la nôtre, n'osa l'attaquer dans le
« poste où elle étoit. » Mémoires de La Fare.
6 « Trois puissances réunies. » Bourdaloue a rappelé, sous la forme
froide d'une prétérition (qui se prolonge encore pendant plus d'une
page], les campagnes de Condé, sous les ordres du roi, de 1672 à 1675.
La comparaison de cette exposition froide et lente avec ces peintures
de Bossuet qui sait dire tant de choses en une phrase est intéressante pour
les éludes oratoires. 11 y a d'ailleurs dans ce passage de Bourdaloue
des détails heureux, et de curieux souvenirs de sa division que nous
avons citée : « Ici un nouvel ordre de choses se présente à moi, et je
« me trouve encore accablé de mon sujet; car ce seroitle lieu de vous
« faire voir notre prince suivant le roi dans ces glorieuses campagnes
« qui ont été les miracles de notre siècle... De quel œil les regarda-t-il?
3â4 ORAISON FUNÈBRE
tinuels divertissements : toute l'armée étoit en joie, et ja-
mais elle ne sentit qu'elle fût plus foible que celle des en-
nemis. Le prince, par son campement, avoitmis en sûreté
non seulement toute notre frontière et toutes nos places,
mais encore tous nos soldats : i]_veille, c'est assez ^ Enfin
l'ennemi décampe ; c'est ce que le prince attendoit. 11 part
à ce premier mouvement. Déjà l'armée hollandoise^, avec
ses superbes étendards, ne lui échappera pas : tout nage
dans le sang 3; tout est en proie : mais Dieu sait donner
des bornes aux plus beaux desseins*. CeJDendàntles êniie
jmis sont poussés partout. Oudenardé* est délivrée de leurs
'mains : pour les tirer eux-mêmes de celles du prince, le
cieHes couvre d'un brouillard épais ^ : la terreur et la dé-
« Si la droiture de son cœur n'en avait encore sur ce point règle
« les mouvements, peut-être auroit-il eu peine à n'en pas concevoir
u une envie secrète, lui qui jusque-là n'avoil rien trouvé dans la guerre
« qui pût être pour lui un sujet d'envie : mais il fut alors convaincu
« qu'il y avoit quelque chose de nouveau sous le soleil ; et parce qu'il
« avoit un cn-ur droit , il vil avec joie un plus fort que lui, selon le
« terme de l'Ecrilure, sur le théâtre du monde, obscurcissant tous les
« héros, et lui causant à lui-même de l'élonnement. Je vous repré-
(( senlerois, dis-je, le prince de Condé suivant les pas de Louis-le-
(( Grand, qui étoient des pas de géant, et se surpassant par la nouvelle
« ardeur que lui inspiroit l'exemple de ce monarque : vous le verriei,
<( ainsi que parle Daniel, rajeuni comme l'aigle, et, dans un corps usé
M de travaux, rallumant tout le feu de ses premières années, combattre^
« et, comme un autre Hercule, défaire à Senef l'hydre conjurée contre
« nous, c'est-à-dire les trois formidables arnées de l'empereur, de
« l'Espagne et de la Hollande, etc.» En laissant de côté la fin de celte
longue et fatigante période, il faut cependant citer une belle idée elo-
quemment rendue : « Vous le verriez partout triomphant, et reni-
« plissant la mesure de cette glorieuse réparation qu'il faisoit à la
« France. »
^ « Il veille : c'est assez. » Conclusion concise et d'un grand effet.
- « Déjà l'armée hollandoise.» Déjà, pour aussitôt, drs-lors, jam.
'^ « Tout nage dans le sang. » Les Français y perdirent mille officiers
et plus de six mille soldats. M""* de Sévigné écrit à Bussy : « Nous avons
(( tant perdu à celte victoire, que, sans le Te Deuin et quelques dra-
u peaux portés à Notre-Dame, nous croirions avoir perdu le combat. »
/Lettre du 5 septembre 167'ii.) — « Tout est en proie. » Expression con-
^/cise empruntée au latin. Elle se retrouve dans YOraison funèbre d^
' Henriette de France, pag 15, note 4.' - if - ~
'•* « Des bornes aux plus beaux desseins. » Toujours cette interven-
tion de la Providence, dont Bossuel a tiré de si grands effets oratoires.
• Voy. page 176, note 1.)
5 « Oudenarde. » Ville de Belgique , sur l'Escaut , à 29 kil. S. de
Gand. Le duc de Vendôme y fut complélemenl battu par Eugène el
Marlborough, en 1708.
« « Le ciel les couvre , etc. » M. de Chateaubriand a comparé 1»
0
DE LOUIS DE BOURBON. 325
sertion se mettent dans leurs troupes ; on ne sait plus ce
qu'est devenue cette formidable armée ^ Ce fut alors que
Louis, qui, après avoir achevé le rude siège de Besançon*
et avoir encore une fois réduit la Franche-Comté avec une
rapidité inouïe, étoit revenu tout brillant de gloire pour
profiter de Faction de ses armées de Flandre et d'Alle-
magne, commanda ce détachement qui fit en Alsace les
merveilles que vous savez', et parut le plus grand de tous
les hommes tant par les prodiges qu'il avoit faits^en per-
soime que par ceux qu'il fit faire à ses généraux*. "^
Quoique une heureuse naissance eût apporté de si grands
dons à notre prince, il ne cessoft de l'enrichir par ses ré-
flexions. Les campements de César firent son étude. Je me
souviens qu'il nojus ravissoit^ en nous racontant comme
en Catalogne®, dans les lieux où ce fameux capitaine, par
l'avantage dès po^t^s, contraignit cinq légions romaines et
première moitié de celte oraison funèbre à un chant d'Homère. (Voy.
page 176, note 6.) Ne croit-on pas voir en effet ici Jupiter couvrant les
Troyens d'un nuage pour les tirer des mains des Grecs ?
1 « On ne sait plus ce qu'est devenue cette formidable armée. »
Comme le vent dans l'air dissipe la fumée,
La voix du Tout-Puissant a chassé cette armée.
Racine, Athalie, v, 6.
â « Le rude siège de Besançon. » Depuis cette seconde conquête
(lôT'i), la Franche-Comté est restée à la France.
3 « Les merveilles que vous savez. » C'est une marque de bon sens
et de bon goût que de rappeler en un mot la gloire de Louis XIV,
sans se jeter, comme un autre l'eût fait, dans une digression llatteuse
pour le roi, mais déplacée dans celte oraison funèbre. La digression
était possible dans l'oraison funèbre de Marie-Thérèse, ( pag. 108, n. 2;
109, 1 ; 112. 6, etc.). Les louanges données au roi sont un hommage
rendu à la reine. Elle a reçu, pendant sa vie, une part de la gloire du
monarque ; elle lui cède, après sa mort, une place dans son panégy-
rique. De là cet éloge de Louis XIV, amené si naturellement, et qui
relève avec tant d'éclat un sujet un peu stérile. Ici, au contraire, la
matière est riche. La gloire du monarque nuirait à celle de Condé.
Bossuet se contente donc de faire la part de Louis XIV, sans rien ôter
à son héros, et il a su constamment allier, par le tempérament le plus
parfait, le souvenir du roi, qu'on voit dans le lointain, comme entouré
de splendeur, au magnifique portrait de Condé, que nous avons constam-
ment sous les yeux.
4 « Ceux qu'il fit faire à ses généraux. » Voyez le développement de
cette idée à la fin du parallèle de Condé et de Turenne.
5 « Je me souviens qu'il nous ravissoit. etc.» ^//u<t on intéressante
aux conversations de Condé avec ses amis. Elle nous montre Bossuet
initié aux secrets du génie et la gloire du prince.
^ « En Catalogne. » Dans son expédition contre Lérida. 1647.
326 ORAISON FUNÈBRE
deux chefs expérimentés à poser les armes sans combat*,
lui-même il avoit été reconnoître les rivières et les mon-
tagnes qui servirent à ce grand dessein; et jamais un si
digne maître n'avoit expliqué par de si doctes leçons les
Commentaires de César ^. Les capitaines des^J^i^cles futurs
lui rendront un honneur semblable^. On viendra étudier
sur les lieux ce que riiistoire racontera du campement de
Piéton, et des merveilles dont il fut suivi. On remarquera
dans celui de Chatenoy* Téminence qu'occupa ce grand
capitaine, et le ruissea^ dont jJ.je„Qouvrit sous le canon du
retranchement de Schelestad. Là onlui verra mépriser
rAllemagne conjurée, suivre^., son tour les ennemis, quoi-
que plus forts, rendre lèïirs projets inutiles, et leur faire
lever le siège de Saverne, comme il avoitfait^ un peu au-
paravant celui de Haguenau. C'est par Jesem'Blables coups*',
dont sa vie est pleine, qu'il a porté si haut sa réputation,
que ce sera dans nos jours s'être fait un nom parmi les hom-
mes"^, et s'être acquis un mérite dans les troupes, d'avoir
servi sous le prince de Condé; et comme un titre pour
commander, de ravoirju^ire^ ///
î De bello civili, I. — « Deux chefs expérimentés : » AfraniusetPé-
tréius, après avoir battu César à Ilerda (Lérida), furent, par une suite
de manœuvres, cernés et forcés de se rendre sans combat (49 av. J.-C).
2 (( Un si digne maître... de si doctes leçons. » Détail ingénieux :
rapprochement brillant de César et de Condé.
3 « Un honneur semblable. » Idée heureuse, qui montre Condé de-
venu un des héros de l'histoire, et une des autorités de la stratégie.
Elle rattache en même temps d'une manière naturelle ei facile les der-
niers détails de cette campagne de 1675 à l'ensemble du discours.
L'ordre chronologique se concilie ainsi parfaitement avec l'ordre lo-
gique et oratoire.
* « Chatenoy. » Ville de Lorraine (Vosges, à II kil. de Neuf-Châ-
teau).—« Schelestad, » ville d'Alsace sur l'iU, cédée à la France en 1648.
(Dép. du Bas-Rhin, à 44 kil, de Strasbourg.)
5 « Comme il avoit fait. » Verbe explétif (Voyez page 4, note 2).
^^^ « De semblables coups. » Le mot coup indique quelque chose
d'inattendu, et s'applique mal à la tactique d'un général et à l'ensemble
d'une campagne. Trait serait plus juste. Voici des exemples des deux
expressions pris dans Racine :
Polyxène éjjorgée,
Aax yeux de tous les Grecs iu dignes contre vous :
5Que peut-on refuser à ces généreux co(£;;5.' Andromaque, iv.
Reconnoissez, Abner, à ces traits éclatants
Un Dieu tel aujourd'hui qu'il fut dans tous les temps.
Athalie, i, i.
Encore ici Racine aurait-il pu mettre : à ces coups éclatants.
■? « Que ce sera... s'être fait, etc. » Idée vraie et expressive : mais la
phrase est bien pénible. — Remarquez V antithèse qui la termine.
!,.-*».« fi-tK
PW^.^-/f>t^ fiii '>\/^^*'
DE LOUIS DE BOURBON. 327
2°. Mais si jamais il parut un homme extraordinaire,
s'il parut être éclairé et voir tranquillement^ toutes choses,
c'est dans ces rapides moments"d'où dépendent les victoi-
res, et dans Tardeur du combat. Partout ailleurs il déli-
bère; docile, il prête Toreille à tous les conseils : ici tout^ ,
se présente à-la-fois; la multitude des objets ne le confond'
pas ; à Finstant le parti est pris ; il commande et il agit'
tout ensemble, et tout marche en concours et en sûreté^.
Le dirai-je ? mais pourquoi craindre que la gloire d'un si
grand homme puisse être diminuée par cet aveu? Ce n^est
plus ces promptes saillies^ qu'il savoit si vite et si agréa-
blement réparer, mais enfui qu'on lui voyoit quelquefois
dans les occasions ordinaires : vous diriez qu'il y a en lui
un autre homme '* à qui sa grande âme abandonne de moin-
dres ouvrages_^oiielle ne daigne se mêler. Dans le feu,<
dans le choc, oins l'ébranlement, on voit naître tout-à-)
coup je ne sais quoi de si net, de si posé, de si vif, de si;
ardent, de si doux, de si agréable^ pour les siens, de si^
hautain et de si menaçant pour les ennemis, qu'on ne sait
d'où lui peut venir ce mélange de qualités si contraires.
Dans cette terrible journée^ où, aux_portes de Ja ville et à
la vue_dej^ citoyens^ le ciel sembla vouloir décider du
1 « Voir tranquillement. » C'est-à-dire sans préoccupation et sans
erreur. Transition qui amène un beau détail du caractère : le calme et
la lucidité d'esprit du prince au milieu des plus grands dangers.
2 « Et tout marche en concours et en sûreté. » Phrase rapide et pré-
cise. — L'expression en concours, qui est peu usitée, est entraînée ici
par son analogie avec cette autre : en sûreté.
3 « Ces promptes saillies. » Elles lui faisaient souvent du tort, et il
ne les réparait pas toujours. Il blessa cruellementle maréchal de Gassion,
qui avait tant contribué à la victoire de Rocroi , et s'en fit un ennemi
juré. (Voy. les Mém. de Monglat.)
* « Vous diriez qu'il y a en lui, etc.» Détail expressif qui donne de la
granjdeur à l'idée , en montrant l'àme du prince comme en dehors des
petits détails de la vie , et tout entière aux grandes conceptions. —
« Elle ne daigne se mêler. » Il est rare de voir ainsi le négation ne
employée avec un verbe à l'indicatif sans son complément habituel pas.
3 « Je ne sais quoi de si net, etc. » Enumération remarquable; tous
les termes sont opposés deux à deux : ( de si net, de si posé, — de si
vif, de si ardent, etc). Quelle originalité et quelle précision merveilleuse
dans tous les détails de ce portrait !
6 « Dans cette terrible journée. » Combat de la porte Saint-Antoine,
(1er juillet 1632. Condé y courut risque de la vie). Gaston, le cardinal,
le parlement, le peuple ne voulaient pas le secourir : M^e de Montpen-
sier le sauva, en faisant tirer sur les troupes du roi le canon de la
Bastille. Tous les écrivains du temps sont unanimes dans leur admiration
pour le génie que Condé déploya dans ceUe action.
328 ORAISON lUNËBRE
sorl de ce prince; où, avec Télite des troupes, il avoit en
tê^e un général si pressant; où il se vit plus que jamais
exposé aux caprices de la fortune, pendant que les coups
venoient de tous côtés, ceux qui combattoient auprès de lui
nous ont dit souvent que, si Ton avoit à traiter quelque
grande affaire avec ce prince, on eût pu choisir de ces mo-
ments où tout étoit en feu autour de lui* : tant son esprit
s'élevoil alors, tant sonàme leur paroissoit éclairée comme
d'en-haut^ en ces terribles rencontres : semblable à ces
hautes montagnes dont la cime au-dessus des nues et des
tempêtes trouve la sérénité dans sa hauteur ^ et ne perd
aucun rayon de la lumière qui Tenvironne. Ainsi, dans les
plaines de Lens ^, nom agréable à la France, Tarchiduc,
contre son dessein, tiré d'un poste invincible^ par ragpâi
d'un succès trompeur, par un soudain mouvement du
prince ^, qui lui oppose des troupes fraîches à la place des
troupes fatiguées, est contraint à prendre là fuite. Ses vieil-
1 « On eût pu choisir de ces moments, etc.» « Le prince s'y comporta
« d'une manière qui surpasse l'imagination, et par sa grande valeur et
« par sa prudence ; il agit d'un si grand sang-froid en cette occa-
« sion, que tout le monde l'admira... Il étoit partout. Les ennemis ont
« dit qu'à moins d'être un démon, il ne pouvoit pas faire humainement
« tout ce qu'il avoit fait, n Mém, de M'^e de Montpensier.
2 « Eclairée comme d'en haut. » Idée imposante ; elle montre Condé
comme inspiré de Dieu ; et l'image que présentent les mots amène le
beau rapprochement qui suit.
3 « Trouve la sérénité dans sa hauteur. » Expression vive et concise
d'une admirable comparaison. Quoi de plus poétique que ce souvenir
des cimes des Alpes ou des Pyrénées, sur lesquelles le voyageur ne
perd aucun rayon de la lumière, et voit se former les orages au-
dessous de lui? Rien de plus original que ce trait de caractère; rien
aussi de plus imprévu et de plus neuf que sa comparaison : elle parle
à l'imagination et presque aux regards.
* « Dans les plaines de Lens. » Ces plaines ont trois lieues de long.
— « Nom agréable à la France. » Tout à l'heure, Bossuet rappelait un
souvenir douloureux, et désignait le combat sans le nommer. — « Je
« ne puis m'empêcher, dit le cardinal de Retz, de vous dire que le
« combat étant presque perdu, M. le Prince le rétablit et le gagna
« par un seul coup de cet œil d'aigle que vous lui connoissez, qui voit
« tout dans la guerre, et qui ne s'éblouit jamais. »
3 « Un poste invincible. » Expression incorrecte : ce mot ne s'ap-
plique qu'à l'homme ou aux objets personnifiés. Or, on peut vaincre la
nature, mais on ne peut pas vaincre un poste. — « Bek, voyant l'ar-
« riére-garde françoise en déroute, manda à l'archiduc qu'il donnât
« hardiment, et que la victoire étoit à lui. » Mém. de Monglat.
* «Par l'appât... par un soudain mouvement du prince.» Phrase ma!
faite. Ces deux régimes construits avec la même préposition et placés
ainsi l'un à côté de l'autre semblent appartenir au même verbe, tandis
que ce sont deux idées toutes difTérenles.
}
DE LOUIS DE BOURBO.X. 529
les troupes périssent ; son canon, où il avoit mis sa con-
fiance, est entre nos mains ; et Bek, qui Tavoit flatté d'une
victoire assurée, pris et blessé dans le combat, vient rendre
en mourant un triste hommage à son \ainqueur par son
désespoir ^ S'agit-il ou de secourir ou de forcer une ville?
le prince saura profiter de tous les moments. Ainsi, au pre-
mier avis que le hasard lui porta d'un siège important*,
il traverse trop promptement^ tout un grand pays, et,
d'une première vue, il découvre un passage assuré pour le
secours aux endroits qu'un ennemi vigilant n'a pu encore
assez m^Lmij. Assiége-t-il quelque place? il invente tous
les jours de nouveaux moyens d'en avancer la conquête*.
On croit qu'il expose les troupes : il les rnénage^ en abré-
geant le tempsTes périls par la vigueur des attaques. Parmi
tant de coups surprenants, les gouverneurs les plus coura-
geux ne tiennent pas les promesses qu'ils ont faites à leurs
généraux*^. Dunkerque est pris'' en treize jours au milieu
1 « Un trisle hommage à son vainqueur par son désespoir. » « Le
« général Bek fut pris fort blessé, et mené à Arras, où il mourut de ses
« blessures. // ne fit que jurer durant sa prison, sans vouloir recevoir
« compliment de personne, tant il èloii enragé de la perte de cette
« bataille, et de se voir entre les mains de celui qu'il croyoil prendre
« lui-même. » Mémoires de Mo.nglat.
* « Un siège important. )> Est-ce le siège de Cambray, investi par
Turenne et délivré par Condé en 1657? Ce qui le ferait supposer, c'est
que Bossuet évite de nommer la ville.
3 « Trop promptement. » Rien dans la phrase n'indique ici une
faute du prince ni un blâme de Bossuet. Il faut donc prendre trop
eomme synonyme de très^ fort, sens que nimis a quelquefois.
* « Il invente tous les jours, etc. » Sièges de Furnes et de Dun-
kerque (1646).
5 « Il les ménage. » Il ne les avait guère ménagées à Senef. Du
reste, tel est le système de presque tous les grands capitaines de tous
les siècles.
6 « Les promesses qu'ils ont faites, etc. » Allusion qui respire tout
l'orgueil de la victoire.
'' « Dunkerque est pris. » 11 octobre 1646. Bossuet revient ici aux
premières campagnes de Condé. Kous avons vu déjà qu'il ne s'astreint
pas à suivre servilement l'ordre chronologique. L'orateur a quelques-
uns des privilèges du poëte. Les faits historiques sont sa propriété. S'il
n'a pas, non plus que le poêle, le droit de les altérer et de les faire
mentir, il peut du moins, surtout dans le genre démonstratif où il n'a
en vue que le beau et que l'éclat de la pensée et du style, les disposer
et les peindre à son gré, suivant les convenances du sujet et de l'élo-
quence. C'est ce que fait ici Bossuet. Le caractère du prince se déve-
loppe selon que l'a fait prévoir l'orateur. Les faits historiques suivent un
développement à peu près parallèle, mais souvent le détail de ces faits
arrive comme explication du caractère, au moment et à l'endroit où l'eu
ne les attendait pas.
530 ORAISON FUNÈBRE
des pluies de rautomne ; et ces barques si redoutées de
nos alliés^ paroisseiit tout-à-coup dans tout rOcéan avec
nos étendards.
Mais ce qu'un sage général doit le mieux connoître*,
c'est ses soldats et ses chefs : car de là vient ce parfait con-
cert qui fait agir Tes armées comme un seul corps^'oÏÏT'
pour parler avec TEcriture, ce comme un seul homme; »
Egressus est Israël tanquam vir unus^. Pourquoi comme
un seul homme? parce que sous un même chef, qui con-
noît et les soldats et les chefsjcomme ses bras et ses mains*,
tout est également vif et mesure^ CësT ce qui donne la
victoire; et L^jQiïï.^J^ a notre grand prince, qu'à la
journée de Nordlingue*, ce qui Tassuroit du succès, c'est
qu'il connoissoit M. de Turenne, dont l'habileté consommée
n'avoit besoin d'aucun ordre pour faire tout ce qu'il falloir.
Celui-ci publioit de son côté qu'il agissoit sans inquiétude,
parce qu'il connoissoit le prince*, et ses ordres toujours
sûrs. C'est ainsi qu'ils se donnoient mutuellement un repos*
qui les appliquoit chacun tout entier à son action famsi
finit heureusement la bataille la plus hasardeuse et la plus
disputée qui fut jamais.
* « Ces barques si redoutées de nos alliés. » La floUe hollandaise
bloquait Dunkerque par mer pendant que Condé l'assiégeait.
2 « Mais ce qu'un sage général, etc. » Transition simple. Bossuet,
en général, attache peu d'importance à cette condition du style si re-
commandée par Boileau comme l'une des plus difficiles.
3 Reg., I, XI, 7. — « Pourquoi comme un seul homme. » Interroga-
tion un peu lente.
* « Comme ses bras et ses mains. » Détail simple, qui précise l'idée.
5 « Vif et mesuré. » C'est là, pour Bossuet, le double élément de
l'art militaire, et le vrai tempérament du général.
6 « A la journée de Nordlingue. » 2 juin 1645. Il comptait surtout
sur lui-même, car : « Il avoit tellement accoutumé de vaincre, qu'il ne
« croyoit pas pouvoir être jamais battu, et il se croyoit par avance déjà
« victorieux. » Mém. de Montglat.
7 « N'avoit besoin d'aucun ordre, etc. » Il en avait coûté cependant
au maréchal de Gassion, pour avoir pris sur lui de changer quelque
chose à un ordre du prince de Condé.
8 (( Il connoissoit le prince. » Eloge indirect, mais flatteur, venant
de la bouche du maître des généraux.
9 « Ils se donnoient un repos. » Locution prise dans une acception as-
sezrare. D'ordinaire, on ne dit qae se donner du repos que, dans le sens
de se délasser. Du reste, la phrase de Bossuet est parfaitement claire.
Il faut signaler aussi une alliance de mots elliptique et hardie, amenée
par la concision du style : un repos qui applique à l'action^ pour qui
permet de s'appliquer. Ce sont là des licences de langue que le succès
justifie, mais sur l'emploi desquelles on doit être très-réservé.
DE LOUIS DE BOURBON. 331
5° C'a été dans notre siècle un grand spectacle ^ de voir
dans le même temps et dans les mêmes campagnes, ces
deux hommes, que la voix commune de toute TEurope
1 « C'a été dans notre siècle, etc. » L'histoire des campagnes et du
génie du grand Condé amenait naturellement le souvenir de Turenne.
L'orateur se sentait, pour ainsi dire, obligé de répondre aux hésitations
du public sur la supériorité de l'un ou de l'autre. Aborder ce parallèle,
et le tracer à grands traits, comme a fait Bossuet, c'était donner à son
discours un intérêt de plus aux yeux des contemporains et de l'avenir.
Cependant, tout le monde n'en jugea pas ainsi. Madame de Sévigné
écrit à Bussy (25 avril 1687) : « Le parallèle de M. le Prince et de
a M. de Turenne est un peu violent (un peu forcé) ; mais il s'en excuse
« en niant que ce soit un parallèle, et en disant que c'est un grand
« spectacle qu'il présente de deux grands hommes que Dieu a donnés
« au roi. » — Chose facile à comprendre, quand on se rappelle com-
bien madame de Sévigné tenait à ses vieilles admirations ; elle préfère
évidemment Bourdaloue à Bossuet, quoique, dit-elle, la pièce de 31. de
Meaux soit fort belle et de main de maître. Elle est charmée et tra/ns-
portée du discours de Bourdaloue, de cette grâce, de cette éloquence
qui enti-aîne ou qui enlève, comme on voudra. (Cela ne conviendrait-il
pas cent fois mieux à Bossuet?) Le développement du cœur solide a été
traité divinement. Sur le cœur droit, «il s'est jeté sans balancer tout
« au travers de ses égarements , et de la guerre qu'il a faite contre le
x< roi. Cet endroit qui fait trembler, que tout le monde évite , qui fait
« qu'on tire les rideaux, qu'on passe des éponges, il s'y est jeté, lui à
« corps perdu... On ne sauroit vous dire avec combien d'esprit tout cet
« endroit a été conduit, et quel éclat il a donné à son héros, par cette
« peine intérieure qu'il a si bien peinte , et si vraisemblablement. »
(Comment madame de Sévigné préfère-t-elle cet esprit et ce talent à
ces choses parfaitement belles de Bossuet , qui enlèvent , qui font
frissonner, comme elle le dit elle-même de Corneille?) A propos da
cœur chrétien , elle ajoute : « Il nous a peint sa mort avec des cou-
« leurs ineffaçables dans mon esprit et dans celui de l'auditoire , qui
« paraissoit pendu et suspendu à tout ce qu'il disoit , d'une telle sorte
« qu'on ne respiroit pas. Vous dire de quels habits tout cela étoit orné,
« il est impossible, et je gâte même cette pièce par la grossièreté dont
« je la croque. C'est comme si un barbouilleur vouloit toucher à un
« tableau de Raphaël. » Il faudrait transporter tous ces éloges à Bos-
suet. « Les différences, » dit M. Villemain, [Essai sur V Oraison
funèbre) « sont trop fortes pour laisser place à la comparaison. Bos-
-suet marche comme les dieux d'Homère, qui en trois pas sont au
« bout du monde. Bourdaloue se traîne avec effort dans une carrière
« étroite, qu'il peut à peine fournir. Si l'on cherche, par l'examen at-
« tentif des deux ouvrages, à se rendre compte de cette prodigieuse
« inégalité, on la trouve encore plus étonnante , et le génie de Bossuet
« paraît plus inconcevable. Car il ne faut pas s'y tromper; le discours
a de Bourdaloue renferme des beautés nombreuses et d'un ordre su-
« périeur ; la pensée en est forte et grave ; le Style, sans l'orner beau-
« coup, la soutient par une expression énergique et simple. Il y a peu
« d'images, mais cette brièveté pleine de vigueur qui est le premier
« mérite de l'écrivain , après le talent de peindre. Il faut dire avec
« Fénelon : C'est l'ouvrage d'un grand homme qui n'est pas orateur. »
552 ORAISON FUNÈBRE
égaloit aux plus grands capitaines des siècles passés • tanlôi
a la lete de corps séparés ; tantôt unis, plus encore par I(
concours des mêmes pensées, que par les ordres que I m-
lerieur recevoitderautre; tantôt opposés front à front»
et redoublant Fun dans Tautre ractivité'et la vicr]lance '
comme si Dieu, dont souvent,'~selon TEcriture, la" sa-esse
se joue dans l'univers ^ eût voulu nous les montrer en tou-
tes les formes ^ et nous montrer ensemble* tout ce qu'i)
peut taire des hommes^ Que de campements, que de belle^
marches, que de hardiesses, que de précautions, que
de périls que de ressources M Vit-on jamais en deux
Hommes les mêmes vertus, avec des caractères si divers
pour ne pas dire si contraires ? L'un paroît agir par des
reflexions profondes', et Tautrepar de soudaines illumina-
tions : celui-ci par conséquent plus vif, mais sans que
son feu eut rien de précipité^ celui-là, d'un air plus froid
sans jamais rien avoir de lent, plus hardi à faire qu'à par-
ler, résolu et déterminé au-dedans^», lors même qu'il pa-
roissoit embarrassé au-dehors. L'un, dès qu'il parut dans
les armées, donne une haute idée de sa valeur ^\ et fait at-
tendre quelque chose d'extraordinaire ; mais toutefois s'a-
vance par ordre '\ et vient comme par degrés aux prodiges
qui ont fmi le cours de sa vie '' : l'autre, comme un homme
* « Opposés front à front. » A la porte Saint-Antoine , dans les lignes
dArras aux sièges de Valenciennes et de Cambray (1632-16 56)
« La sagesse se jnue dans l'univers. » Alliance de mots originale
^ « fcn toutes les formes.» Nous dirions plutôt : sous toutes les formes
« Ensemble. » Pour tout ensemble , en même temps.
« Ce qu'il peut faire des hommes. » Expression simple et belle.
« Q"e de campements, etc.» ^numera^jon expressive. Remarquez
le mot hardiesses au pluriel. ««H"»^»^
7 « Par des réflexions profondes. » Voici le développement de ces
caractères si divers. Bossuet les a tracés avec autant de vérité et d«»
précision que pourraient faire les biographes.
8 « De soudaines illuminations. » Image vive et heureuse
9 « Sans que son feu eût rien de précipité. » Expression pénible : ou
ne dit pas qu un feu a quelque chose de lent, ni surtout de précipité.
1" « Résolu et déterminé au-dedans.» Stj le simple et précis. Ces qua-
lités ne se retrouvent pas au même degré dans l'oraison funèbre de Tu-
renne par Flechier. C'est à peine même s'il indique ce caractère réserv*
et timide en apparence de son héros.
» « Donne une haute idée de sa valeur.» C'est dans celte seconde partie
rtu parallèle que se remarque surtout l'art que le cardinal de Bausset a
signale, de faire admirer Turenne, en laissant cependant Conde à la
première place; car les sympathies de l'orateur semblent être pour lui.
J « S avance par ordre. » C'est-à-dire successivement.
« Aux prodiges qui ont Oui, etc.» Sa fameuse campagne d'Alsace ,
DE LOUIS DE BOURBON, 535
inspiré, dès sa première bataille s'égale aux maîtres les
plus consommés', l/iin, par de vifs et continuels efforts,
emporte l'admiration du genre humain^, et fait taire Ten-
vie : l'autre jette d'abord une si vive lumière -^ qu'elle n'o-
soit l'attaquer. L'un enfin, par îâ profondeur de son génie
et les incroyables ressources de son courage*, s'élève au-
dessus des plus grands périls, et sait même profiter de tou-
tes les infidélités de la fortune^ : l'autre, et par l'avantage
d'une si haute naissance, et par ces grandes pensées que le
ciel^envoie, et par une espèce d'instinct admirable ^ dont
les hommes ne connoissent pas le secret, semble né pour
entraîner la fortune dans ses desseins, et forcer les desti-
nées''. Et afm que l'on vît toujours dans ces deux hommes
de grands caractères, mais divers, l'un emporté, d'un coup
où il anéantit une armée de soixante-dix mille hommes, sans grandes
batailles, avec une armée beaucoup plus faible, el malgré le» ordres
de Louvois, donnés au nom du roi (,1675).
1 « S"égale aux maîtres les plus consommés. » L'expression est belle
et forte ; mais il 'aat dire que quelques esprits chagrins du temps (Tal-
lemant des Beaux par exemple) reportent au maréchal de Gassion une
bonne part de la gloire de Bocroi.
2 « Kmporte l'admiralion du genre humain. » Style plein de vigueur.
3 « Jette d'abord une si vive lumière. » Image expressive; elle con-
traste avec la phrase forte et travaillée qui peint les vifs el continuels
efforts de Turenne. — Bemarquez le mot vif, employé à deux lignes
de dislance dans deux acceptions différentes.
* « La profondeur de son génie et les incroyables ressources de sou
« courage.» Bossuet fait en somme une large part au génie de Turenne,
el ces derniers traits le mettent sur la même ligne que Condé.
5 « Les infidélités de la fortune. » «Turenne (battu dans les lignes
;( de Valenriennes, 16.56) fit ce que Condé avait fait dans une déroute
« pareille ; il sauva l'armée battue , et fit tète jiartout à l'ennemi ; il
« alla môme, un mois après, assiéger et prendre la petite ville de la
« Capelle. C'était peut-être la première fois qu'une armée battue avait
« osé faire un siège.» Voltaire, Siècle de Louis XIV, vi.
6 « Par ces grandes pensées... par une espèce d'instinct admirable. »
La supériorité donnée à Condé dans le parallèle tient à cet éclat poéti-
que dont Bossuet l'a constamment entouré. L'admirable génie de Tu-
renne, analysé par l'orateur avec tant de profondeur et d'éloquence,
ne jette pourtant nulle part une aussi vive lumière que celui de son
rival. La raison et l'admiration calme d'une part, l'imagination et l'en-
thousiasme de l'autre , tel est le secret de cette différence. El comme
elle est merveilleusement exprimée!
■^ « hniraîner la fortune... cl forcer les destinées. » Turenne lutte,
Condé entraîne. Tous deux triomphent; mais, aux yeux de Bossuet, l'un
intéresse pendant que l'autre transporte ; de là sa sympathie pour Condé,
que d'ailleurs il avait connu plus longtemps. (Il est vrai qu'il avait con-
yerli Turenne.)
354 ORAISON FUNÈBRE j
soudain, meurtjioiir son pa^ S comme un Judas le Maçha-^^k j
bée; Farméè^le pleure comme son père, et Ta cour ettout 1 }
^îe peuple gémit; sa piété est louée comme son courage^, et ||
sa mémoire ne se flétrit point par le temps : l'autre, élevé;
par les armes au comble de la gloire comme un David %-y
coinmeJui meurt dans son lit en publiant Tes louanges de
Dieu, et instruisant sa famille*, et laisse tous les cœurs
remplis tant de Téclat de sa vie, que de la douceur de sa
mort. Quel spectacle de voir et d'étudier ces deux hom-
mes, et d'apprendre de chacun d'eux toute l'estime que
méritoit l'autre^ ! C'est ce qu'a vu notre siècle : et ce qui
est encore plus grand, il a vu un roi se servir de ces deux
grands chefs ^ et profiter du secours du cien ; et après
qu'il en est privé par Ta mort de l'un et les maladies de
l'autre, concevoir de plus grands desseins, et exécuter de
plus grandes choses, s'élever au-dessus de lui-même, sur-
1 « L'un meurt pour son pays. » Conclusion touchante du parallèle,
qui suit ces deux grands hommes jusque dans la mort.
2 « Sa piété est louée comme son courage. » Allusion à l'oraison
funèbre de Turenne par Fléchier. Bossuet lui rend ici ses éloges de l'o-
raison funèbre de Le Tellier. (Voy. p. 264, note 3.) Il y a même dans
ces paroles de Bossuet un souvenir évident du bel exorde et du texte
si heureux de Fléchier. « Fleverunt eum omnis populus, etc. ))r
3 « Comme un David. » Comparaison et allusion qui correspondent
exactement à celles de Turenne avec Judas Machabée.
* « Instruisant sa famille. » Détail touchant , dont nous trouverons
de beaux développements dans la dernière partie. Remarquez comme
le parallèle est parfaitement soutenu jusqu'au bout, et avec quel art
ces deux belles morts sont opposées l'une à l'autre. Dans ces deux ta-
bleaux , le ton s'adoucit également ; l'onction succède à la grandeur ; et
des idées touchantes de consolation et d'espérance terminent ces deux
portraits tracés avec tant de vigueur et d'enthousiasme.
8 « D'apprendre de chacun d'eux, etc. » Bossuet revient sur une idée
déjà exprimée, parce qu'en elle consiste l'unité et l'intérêt du parallèle;
l'estime des deux héros l'un pour l'autre : grand enseignement pour
leurs élèves et pour le monde !
6 « Ce qui est encore plus grand, etc. » Voici la part de Louis XIV :
véritable part de roi, et qui devait satisfaire amplement son orgueil.
Quoi de plus flaUeur que de rappeler son nom à la fln de ce double pa-
négyrique , pour recueillir et résumer en lui la gloire de ses généraux!
Nous l'avons vu déjà plus haut apparaître subitement et glorieusement
à la fin de la campagne de Senef. Si , pour satisfaire sa susceptibilité ,
il lui fallait une place dans l'éloge des princes (et Fléchier l'avait senti
également dans l'oraison funèbre de Turenne), il faut convenir qu'il est
impossible d'y mettre plus d'art et de dignité que Bossuet.
7 « Profiter du secours du ciel. » Mot qui renferme toute une idée :
il doit rappeler à Louis XIV que sa puissance vient de Dieu et non pas
de lui ; or, le roi aimait à tout rapporter à lui-même.
i)E LOUIS DE BOURBON. 555
passeFet l'esp^france des siens, et Fattente de Tunivers :
tant esCtojtjpn courage, tant est yaste son intelligence, ■
tant^es. destinées sont glorieuses * ! ^y..
^%)0^èmeiPartie — 1° Yoilà, messieurs, les spectacles'
qileT)! eu donne à J 'uniye^rs ^, etj[es hommes qu'il. y emoie
quand il y veut faire éclater, tantôtidans une nation, tantôt
dans une autre, selon ses conseils éternels, sa puissance ou
sa sagesse^; car ces. divins attributs^paroissent-ils mieux'*
dans les cieux^i'iTa'Bfrnés de ses doigts *, que dans ces
rares talents qu'il distribue comme if lui plaît aux hommes
extraordinaires? Quel astre Lrille davantage dans le firma-
ment, que lé"prince de Condé n'a fait dans l'Europe? Ce
n'étoit pas seulement la guerre qui lui donnoit de l'éclat * :
~"l « Tant est haut son courage, etc. » Exclamation qui termine d'une
manière brillante ce bel éloge de Louis XIY. — Remarquez l'expression
de courage haut, empruntée au latin.
2 « Les spectacles que Dieu donne à l'univers. » De l'éloge des
grands hommes, Bossuet revient aux idées chrétiennes. Il renvoie à Dieu
toute cette gloire qu'il vient de célébrer avec tant de sincérité et
d'enthousiasme; il fait plus, il montre que cette gloire, Dieu la donne
même à ses ennemis, et que, seule, elle ne peut rien pour le salut. De
là le développement sur la piélé du prince, et la preuve de sa proposi-
tion, que la piélé est le tout de l'homme.
3 « Sa puissance ou sa sagesse. » Phrase parfaitement faite, où l'idée
principale est suspendue et préparée par les idées accessoires, de ma-
nière à produire tout son effet.
* «Qu'il a foi niés de ses doigts. » Image qui s'accorde mal avec
l'idée que Dieu est un pur esprit, sans forme sensible; mais ces per-
sonnifications aident l'intelligence, et l'Écriture en offre , plusieurs
exemples, j _^_^
Dans une éclatante voûte^l Ce soleil qui dans sa route
Il a placé de ses mains, " Eclaire tous les humains.
" -— - J.-B. Rousseau, Odes sacrées, ii.
'" 6 « Ce n'étoit pas seulement la guerre, etc. » Dernier développement
des qualités de l'esprit : la pénétration, le savoir et le goût du prince.
11 est à remarquer que Bossuet passe rapidement, et même avec un peu
de dédain sur ce dernier trait de caractère. Fléchier, qui parle acciden-
tellement de Richelieu, en dit plus à ce sujet sur lui que Bossuet sur
Condé. (Yoy. p. 218, n. 7.) Est-ce à cause des grandes idées religieuses
auxquelles il est pressé d'arriver, après avoir donné tant de place à ce
que la vie a de plus ingénieux, à l'art militaire? Ou bien trouve-l-il
que les connaissances, et surtout le goût littéraire, méritent peu son
attention? Cela semblerait singulier dans un homme qui récitait Homère
avec enthousiasme, et commentait Virgile et Horace dans ses promena-
des de Germigny. Et cependant, il ne dit rien de ces poêles si goûtés
de Condé. Le mot art, opposé aux sciences, qui désigne seul ici les
ouvrages de l'esprit, est perdu dans la phrase, et effacé par une ex-
pression à effet : la théologie la plut sublime. Cet oubli volontaire est
d'autant plus frappant que Bossuet avait fait une grande place au goût
356 ORAISON FUNÈBRE
son grand génie embrassolt tout ; Tantique comme le mo-
derne, l'histoire, la philosophie, la théologie la plus su-
blime, et les arts avec les sciences. 11 n'y avoit livre qa'il
ne lût; il n'y avoit homme excellent ^ ou dans quelque
spéculation, ou dans quelque ouvrage, qu'il n'entretînt;
tous sortoTent plus éclairés d'avec lui, et rectifioient Iéu*rs
pensées, ou par ses pénétrantes questions, ou par ses ré-
flexions judicieuses ^. Aussi sa conversation étoit un
charme^ ^, parce qu'il savoit parler à chacun selon ses ta-
lents; et non-seulement aux gens de guerre de leurs entre-
prises, aux courtisans de leurs intérêts ^, aux politiques de
leurs négociations, mais encore aux voyageurs curieux, de
ce qu'ils avoient découvert, ou dans la nature, ou dans le
gouvernement, ou dans le commerce ^; à l'artisan ^, de ses
inventions; et enfin aux savants de toutes les sortes"^, de ce
iqu'ils avoient trouvé de plus merveilleux. C'est de Dieu que
i viennent ces dons ' : qui en doute? Ces dons sont admira-
■hles : qui ne le voit pas? Mais pour confondre l'esprit hu-
main, qui s'enorgueillit de tels dons, Dieu ne craint point
jd'en faire part à ses ennemis. Saint Augustin considère
parmi les païens tant de sages, tant de conquérants, tant de
graves législateurs, tant d'excellents citoyens, un Socrate,
des leUres dans l'oraison funèbre de Henriette d'Angleterre (p. 56, n. 4,
p. 58, n. 5) .C'est que, depuis dix-sept ans, Bossuet était devenu plus
sévère : la poésie commençait à lui sembler peu sérieuse el peu digne.
Sept ans plus lard, il allait écrire les Maximes sur la Comédie, el
proscrire (Corneille, l'auteur aimé de sa jeunesse.
1 M Homme excellent. » C'est-à-dire supérieur, dans le sens du latin
excellere; sens peu usité de nos jours. Il en est à peu près de mêma
de spéculation pour théorie. Pris ainsi absolument, ce mot désigne en
général maintenant les essais de l'industrie et de l'intérêt.
2 « Ou par ses pénétrantes questions, etc. » Que de précision et de
netteté dans tous ces détails!
3 « Sa conversation étoit un charme. » C'est-à-dire exerçait une in-
fluence magique.
'* « Aux courtisans de leurs intérêts. » Mot heureux ; car il fallait
éviter ici tout détail blessant.
3 « Ou dans la nature, etc. » Développement juste el vrai de cette
idée générale des découvertes.
6 (( A l'artisan » Ce mot, au XVIIe siècle, avait un sens très-étendu.
Le mot artiste n'existait pas encore, ou s'employait peu. Artisan cor-
respondait à peu près à tous les emplois du mot art.
"^ « Aux savants de toutes les sortes. » Pourquoi Bossuet a-t-il oublié
les poètes? La dignité de la chaire permettait de rappeler que Condé
pleurait aux vers de Cinna. P'iéchier n'eût pas été si scrupuleux.
8 « C'est de Dieu que viennent ces dons, etc. » Transition un peu
lourde, ainsi que la répétition qui la suit. r
DE LOUIS DE BOURBON. 357
un Marc-Aurèle, un Scipion, un César, un Alexandre ',
tous privés de la connoissance de Dieu, et exclus de son
royaume éternel . N'est-ce donc pas Dieu qui les a faits ? Mais
quel autre les pouvoit faire, si ce n'est celui qui fait toul
dans le ciel et dans la terre ^? Mais pourquoi les a-t-il faits?
et quels étoient les desseins {particuliers de cette sagesse
profonde, qui jamais ne fait rien en vain? Ecoutez la ré-
ponse de saint Augustin, a II les a faits, nous dit-il, pour
orner le siècle présent; » utordinem sœculi prœsentis ornar-
ret ^. Il a fait dans les grands hommes ces rares qualités,
comme il a fait le soleil. Qui n'admire ce bel astre? qui)
n'est ravi de l'éclat de son midi, et de la superbe parure ^ ^^
de son lever et de son coucher? Mais puisque Dieu le fait
luire sur les bons et sur les mauvais, ce n'est pas un si
bel objet qui nous rend heureux : Dieu l'a fait pour em-
bellir et pour éclairer ce grand théâtre du monde ^. De
même, quand il a fait dans ses ennemis aussi bien que dans
ses serviteurs ces belles lumières d'esprit, ces rayons de
son intelligence, ces images de sa bonté ^; ce n'est pas
pour les rendre heureux "^ qu'il leur a fait ces riches pré-
sents ; c'est une décoration de l'univers, c'est un ornement
du siècle présent. Et voyez la malheureuse destinée de ces
hommes qu'il a choisis pour être les ornements de leur
siècle. Qu'ont-ils voulu, ces hommes rares * , sinon des
louanges et la gloire que les hommes donnent? Peut-être
que, pour les confondre, Dieu refuseia cette gloire à leurs
vains désirs? Non, il les confond mieux en la leur don-
1 « Tant de sages, etc. » Ce développement par énumération esi
familier à Bossuet ; car il donne généralement l'expression complète
de la pensée.
* « Mais quel autre le pouvoit faire, si ce n'est, etc.» Raisonnement
rigoureux, dans lequel aucun détail, aucune objection n'est omise.
3 Cont. Julian. 1. v, n. 14 ; tome X, col. 636.
* « La superbe parure. » Expression neuve et poétique, dont on
pourrait rapprocher le vers de Racine :
Il donne aux fleurs leur aimable peinture.
5 « Ce grand tliéàire du monde. » Encore une expression qui pari»-
vivement à l'imagination.
6 « Ces belles lumières d'esprit, etc. » Remarquez, la parfaite pro-
priété de tous les termes, dans leurs rapports avec chacun des trois dé-
tails de l'idée.
"^ « Ce n'est pas pour les rendre heureux. » Idée peu exacte ; car \<i
gloire est le seul bonheur dont ils aient pu jouir, puisque Dieu leur
refuse le bonheur éîernel. Il est vrai que ce bonheur est imparfait.
^ V Ces hommes rares. » Klog^^ auiri^î se în'Me un ^ou d'i-o:.;-.
338 ORAISON FUNEBRE
nant \ et même au-delà de leur attente. Cet Alexandre,
qui ne vouloit que faire du bruit ^ dans le monde, y en a
fait plus qu'il n'auroit osé espérer. Il faut encore qu'il se
trouve dans tous nos panégyriques ^ ; et il semble, par une
espèce de fatalité glorieuse à ce conquérant, qu'aucun
1 « Non, il les confond mieux , etc. » Il est singulier de retrouver
presque mot pour mot le même développement dans le sermon pour la
profession de foi de Madame de la Vallière, prêché douze ans avant
cette oraison funèbre (26 juin 1675). Nous avons déjà signalé dans
Bossuet plus d'une réminiscence de ce genre (page 53, n. 5 ; page 60.
n. 6, etc.) Celle-ci est peut-être la plus curieuse et la plus belle.
« Mais peut-être que les passions plus nobles et plus généreuses
« seront plus capables de la remplir {rame). Voyons ce que la gloire
« lui pourra produire; il n'y a rien de plus éclatant ni qui fasse plus
« de bruit parmi les hommes, et tout ensemble il n'y a rien de plus
tf misérable ni de plus pauvre. Pour nous en convaincre, considérons-
« la dans ce qu'elle a de plus grand et de plus magnifique. Il n'y a
« point de plus grande gloire que celle des conquérants : choisissons
« le plus renommé d'entre eux. Quand on veut parler d'un grand con-
« quérant, chacun pense à Alexandre : ce sera donc, si vous voulez, ce
« même Alexandre, qui nous fera voir la pauvreté des rois dans leurs
« conquêtes. Qu'est-ce donc qu'il a souhaité, ce grand Alexandre ? et
« qu'a-t-il cherché par tant de travaux et tant de peines qu'il a souf-
« fertes lui-même et qu'il a fait souffrir aux autres ? Il a souhaité de
« faire du bruit dans le monde durant sa vie et après sa mort; il a tout
« ce qu'il a demandé ; personne n'en a jamais tant fait dans l'Egypte,
« dans la Perse, dans les Indes, dans toute la terre ; en orient et en
« occident depuis plus de deux mille ans on ne parle que d'Alexandre;
« il vit dans la bouche de tous les hommes sans que sa gloire soit
« effacée ou diminuée depuis tant de siècles ; les éloges ne lui man-
« quent pas, mais c'est lui qui manque aux éloges : il a eu tout ce
« qu'il demandoit ; en a-t-il été ou en est-il plus heureux, tourmenté
« par son ambition durant sa vie, et tourmenté maintenant dans les
« enfers, où il porte la peine éternelle d'avoir voulu se faire adorer
« comme un dieu, soit par orgueil, soit par politique? Il en est de
« même de tous ses semblables. La gloire est souvent donnée à ceux
« qui la désirent ; mais en cela « ils ont reçu leur récompense, » dit le
a Fils de Dieu (Mattr. iv, 2), ils ont été payés selon leurs mérites. Ces
« grands hommes, dit Saint Augustin, si célèbres parmi les Gentils, et
tt j'ajoute trop estimés parmi les chrétiens, ont eu ce qu'ils deman-
« doient ; ils ont acquis cette gloire qu'ils dèsiroient avec tant d'ar-
« deur ; et tous ces hommes vains ont reçu une récompense aussi vaine
« que leurs désirs : Quœrebant non a Deo, sed ab hominibus gloriam
a ad quam pervenientes acceperunt mercedem suam, vani vanam.
~ « Faire du bruit. » Expression dédaigneuse, qui montre le néant
de la gloire,
3 « 11 faut encore qu'il se trouve , etc. » Il semble que Bossuet se
fatigue de cette nécessité qui ramène sans cesse
l'un de ces deux grands noms qu'un siècle au siècle annonce.
Lui-même ne peut échapper à la magie de ces souvenirs, et la nomme
éloquemment une espèce de fatalité glorieuse.
DE LOUIS DE BOURBON. 559
prince ne puisse recevoir de louanges qu'il ne les partage.
S'il a fallu quelque récompense à ces grandes actions des
Romains ^, Dieu leur en a su trouver une convenable à leurs*
mérites ^ comme à leurs désirs. Il leur donne pour récom-
pense Tempire du monde, comme un présent de nul prix .
0 rois, confondez-vous dans votre grandeur ^ : conquérants,
ne vantez pas vos victoires. Il leur donne pour récompense
la gloire des hommes ; récompense qui ne vient pas jus-
qu'à eux \; qui s'efforce de s'attacher, quoi? peut-être à
leurs médailles, ou à leurs statues déterrées, restes des ans
et des barbares ^; aux ruines de leurs monuments et de
leurs ou\Tages qui disputent avec le temps ^; ou plutôt à
leur idée, à leur ombre , à ce qu'on appelle leur nom.
Voilà le digne prix de tant de travaux '^, et dans le comble
de leurs vœux la conviction de leur erreur ^. Venez, ras-
siez-vous, grands de la terre , saisissez-vous, si vous pouvez,
1 « Les grandes actions des Romains. » Voy. dans le Disc, sur l'His-
toire universelle, l'admirable tableau de la puissance romaine, comme
aussi l'histoire de la grandeur et de la mort d'Alexandre ; morceau
comparable à ce que les oraisons funèbres ont de plus beau. (Édilioa
classiq. annotée par M. Delachapelle, pages 567-569, et pages 571-396.)
2 « A leurs mérites. » Expression forte et sévère, précisée par celle
qui suit : Comme un présent de nul prix.
3 « 0 rois, confondez-vous dans voire grandeur. » Exemples d'ex-
clamation et d'alliance de mots.
'* « Qui ne vient pas jusqu'à eux. » Ce passage n'est pourtant que la
reproduction d'un lieu commun, la vanité de la gloire; mais comme
Bossuet sait se l'approprier, et le rendre original !
5 « Qui s'efforce de s'attacher..., restes des ans et des barbares. »
Quelle vigueur dans le style, et quelle tristesse éloquente dans cette
peinture de la gloire du passé I C'est un sentiment analogue à celui
qu'inspirent à Virgile les désastres de Philippe. Des conquérants du
monde, il ne reste que des os, des armes rouillées ou des statues.
Scilicel et tempus veniet, cum finibus illis
Agricola, incurvo terram molitus aratro,
Exesa inveniet scal)ra rubigine tela,
Aut gravibus rastris galeas pulsabit inanes,
Grandiaque effossis mirabitur ossa sepulcris. Georg. i.
^ M Qui disputent avec le temps. » Mot dont le sens s'est modifié et
affaibli depuis Bossuet. Disputer indique mainlenantune simple contes-
tation, et non une lutte opiniâtre.
"^ « Voilà le digne prix de tant de travaux. » Conclusion éloquente
qui rappelle celle de la vie d'Alexandre dans le Discours sur l'Histoire
universelle. « Et voilà le fruit glorieux de tant de conquêtes !» (3e par-
tie, c. V, page 369, édition classique.)
8 «La conviction de leur erreur. » Ce mot ne se prend pas ainsi dans
le sens de faction de convaincre, la preuve convaincante.
340 OKAISON FUNÈBRE
de ce fantôme de gloire*, à Texemple de ces grands hommes
que vous admirez. Dieu, qui punit leur orgueil dans les
enfers, ne leur a pas envié, dit saint Augustin, TeEîiTgTorre
taïïl désirée ; et a vains, ils ont reçu une récompense aussi
<c vaine que leurs désirs. » Receperunt mercedem suam^ vani
vanam ^. fi'
2vU n'en sera pas ainsi de notre grand prince : Theurc
àe Dieu est venue, heure attendue, heure désirée, heure
de miséricorde et de grâce. Sans être averti par la maladie ^,
sans être pressé par le temps, il exécute ce qu'il méditoit.
Un sage religieux, qu'il appelle exprès, règle les affaires
de sa conscience * : il obéit, humble chrétien, à sa décision ;
et nul n'a jamais douté de sa bonne foi ^. Dès-lors aussi on
1 « Venez, rassasiez-vous, etc. » Apostrophe éloquente. Remarquez
une image poétique : Saisissez-vous de ce fantôme, qui rappelle les vers
de l'Enéide :
Ter conatus eram coUo dare bracliia circum,
Ter frustra comprensa m.mus effugit imayo.
Par levibus soinnis, volucrique simillima somno.
2 In Psalm., c. xviir, serm. xii, n. 2, Ainsi se termine, par des pa-
roles à la fois tristes et méprisantes, ce beau développement sur la va-
nité de celte gloire si admirée des hommes, et si vantée tout à l'heure
par le panégyriste. Une transition toute simple nous ramène à présent,
par l'opposition des idées, au double sujet du discours, la mort du
Condé, et la piété qui l'a sauvé du malheur de tant de grands hommes,
3 « Sans être averti par la maladie. » Allusion qui est en même
temps un conseil adressé aux fidèles.
* « Les affaires de sa conscience. » Expression peut-être trop fami-
lière pour une idée aussi grave.
5 « Nul n'a jamais douté, etc. » Un passage de Bourdaloue donne
l'explication de cette parole prononcée ainsi en passant, et avec négli-
gence : Condé n'avait pas toujours été si soumis. « Jamais homme, à
« peine en excepterois-je saint Augustin, n'a tant examiné la religion,
« ni avec un esprit si éclairé, que notre prince ; et ce que je vous prie
« en même temps de remarquer, jamais homme ne l'a étudiée avec
« moins de précaution que lui, ni avec plus de danger de la perdre,
« c'est-à-dire avec un esprit plus curieux et plus éloigné de cette
« soumission aveugle que la religion demande. Or, que s'ensuit-il de
« là? Il s'ensuit de là qu'il n'a donc conservé la religion pure que
« parce que, malgré sa curiosité, il l'a connue vraie ; c'est-à-dire que
« parce que sa curiosité, son savoir, sa pénétration n'ont pu y découvrir
« de foible ; que parce qu'k l'exemple de saint Augustin, plus il étu-
« dioit cette religion, plus elle lui paroissoit fondée sur les principes
« éternels de la vérité et de la sainteté ; que parce que toutes ses re-
« cherches n'aboutissoient qu'à l'en convaincre ; que parce qu'an mi-
« lieu même des égarements du monde il avoit, aussi bien que saint
« Augustin, une raison saine, et que son cœur, qni éloit droit, a tou-
« jours été, sur le point de la religion, d'intelligence et d'accord avec
« sa raison. » ,„ .
rj ;^- «;/' ^ -^-' ^^ ^ ^w^^ ^<' <:^/-< . (yT. ù ^y
DE LOUIS DE BOURBON. 3ii
le vit toujours sérieusement occupé du soin de se vaincre
soi-même, de rendre vaines toutes les^ attaques de ses in-
suppoHaEles douleurs , d'en' faire par sa soumission un
continuel sacrifice. Dieu, qu'il invoquoit avec foi, lui donna
le goût de son Ecriture \ et dans ce livre divin, la solide
nourriture de la piété. Ses conseils se régloient plus que
jamais par la justice : on x. soulageoit la veuve et Tor-
phelin; et le pauvre en approchoit avec confiance -. Sé-
rieux autant qu'agréâîJle père de famille ^, dans les dou-
ceurs qu'il goûtoit avec ses enfants, il ne cessoit de leur
inspirer les sentiments de la véritable vertu; et ce jeune
prince son petit-fils * se sentira éternellement d'avoir été
cultivé par de telles mains. Toute sa maison profitoit de
son exemple. Plusieurs de ses domestiques avoient été
malheureusement nourris dans l'erreur ^ que la France
loléroit alors * : combien dé fois l'a-t-on vu inquiété de
leur salut, affiigé de leur résistance, consolé par leur con-
1 « Le goût de son Ecriture. » Expression familière à Bossuet, et
qu'il emploie parfois péniblement. (V. p. 202, n. 6, et p. 197, n. 1.)
2 « Ses conseils... on y soulageoit... le pauvre en approchoit avec con-
fiance. » Idée rendue en termes incorrects et mal construits.
3 «Sérieux autant qu'agréable père de famille.» Inversion et expres-
sion rares. Il ne faudrait pas imiter ce genre de concision.
'* « Ce jeune prince son petit-fils. » M. le Duc (le roi avait voulu qu'il
conservât ce nom après la mort de son père). 11 mourut d'apoplexie le
V mars 1710, un an après cette délivrance d'un père très- fâcheux.
i( C'étoit un homme très-considérablement plus petit que les autres
« hommes, qui, sans être gras, éloil gros de partout, et un visage qui
if faisoit peur 11 avoit de l'esprit, de la lecture, des restes d'une eX"
.'< cellente éducation, de la politesse et des grâces même, quand il vou-
( loit, mais il vouloit très-rarement. 11 n'avoit ni l'injustice, ni l'ava-
•i rice, ni la bassesse de ses pères, mais il en avoit toute la valeur, et
■< avoit montré de l'application et de l'intelligence à la guerre Sa
•( férocité éloit extrême, et se montroit en tout. C'étoit une meule tou-
<( jours en l'air, et dont ses amis n'étoient jamais en sûreté, tantôt par
c< des insultes extrêmes, tantôt par des plaisanteries cruelles en face, et
•( des chansons qu'il savoit faire sur-le-champ, qui emportoient la
« pièce Terrible comme les animaux qui ne semblent nés que pour
'< dévorer et faire la guerre au genre humain Il n'y a personne qui
(( n'ait regardé sa mort comme le soulagement personnel de tout le
<( monde. » Saint-Simon, cclxi. — Son fils, le duc de Bourbon, fut pre-
mier minisire après la mort du Régent Î2 décembre 1725), et mourut
en 1740.
■> « Plusieurs de ses domestiques, etc. » Ce fait se retrouve également
rite dans Bourdaloue.
^ « Que la France toléroit alors, n L'Edil de Nantes était révoqué de-
puis deux ans. Voy. page 267 et suivantes.
542 ORAISON FUNEBRE
version ^ ? Avec quelle incomparable netteté d'esprit leur
faisoit-il voir Tautiquité et la vérité de la religion catho-
lique? Ce n'étoit plus cet ardent vainqueur, qui sembloit
vouloir tout emporter ^\ c'étoit une douceur, une patience,
une charité qui songeoit à gagner les cœurs, et à guérir
des esprits malades ^. Ce sont, messieurs, ces choses sim-
ples, gouverner sa famille, édifier ses domestiques, faire
justice et miséricorde, accomplir le bien que Dieu veut, et
souffrir les maux qu'il envoie * ; ce sont ces communes
pratiq^ues de la vie chrétienne, que Jésus-Christ louera au
dernier jour devant ses saints anges, et devant son Père cé-
leste. Les histoires seront aboliesj avec les empires, et il
ne se parlera plus de tous ce^ faits éclatants dont elles sont
pleines. Pendant qu'il passoit sa vie dans ces occupations,
et qu'il portoit au-dessus de ses actions ® les plus renom-
mées la gloire d'une si belle et si pieuse retraite, la nou-
velle de la maladie de la duchesse de Bourbon "^ vient à
Chantilly comme un coup de foudre. Qui ne fut frappé de
1 « Inquiété de leur salut, etc. » Remarquez le rapport parfait des
verbes avec les trois termes de l'idée.
2 « Ce n'étoit plus cet ardent vainqueur, etc. » Bossuet fait sentir
éloquemment l'intérêt de ce rapprochement singulier entre Condé géné-
ral d'armée et Condé occupé de conversions.
3 « Guérir des esprits malades. » On a pu voir souvent combien dans
Bossuet, lorsque l'idée est simple, l'expression est également franche,
naturelle, sans apprêt. Jamais il ne pense, comme Fléchier, à ennoblir
les détails vrais, mais familiers : il ne cherche ni la finesse, ni l'élé-
gance du style ; il est toujours simple, toujours vrai, et toujours inté-
ressant.
'► « Souffrir les maux qu'il envoie. » Paroles simples et touchantes,
qui font encore mieux ressortir le contraste de ce côté du caractère
avec la gloire éclatante de Condé.
5 «Les histoires seront abolies. » Comme la pensée et le style se
relèvent soudain jusqu'à la plus haute éloquence ! Remarquez ce tour
rapide et hardi : « Il ne se parlera plus, etc. »
6 « Il portoit au-dessus de ses actions. » Expression peu claire et
pénible.
7 « La duchesse de Bourbon. » M^e de Nantes, fille légitimée de
Louis XIV et de M^^ de Montespan. Cette lumière naissante dont parle
ici Bossuet étoit, dit Saint-Simon, la syrène des poètes, qui en avoit
tous les charmes et tous les périls. « Dans une taille contrefaite, mais
« qui s'apercevoit peu, rien en elle qui n'allât naturellement à plaire,
« avec une grâce non pareille jusque dans ses moindres actions, avec
« un esprit tout aussi naturel, qui avoit mille charmes. N'aimant per-
ce sonne, connue pour telle ; enjouée, gaie, plaisante avec le sel le
« plus fin, beaucoup de sens pour la cabale et les affaires, avec
« une souplesse qui ne lui coûtoit rien, mais peu de conduite pour les
« choses de long cours ; méprisante, moqueuse, piquante, incapable
DE LOUIS DE BOURBON. 3^
la crainte de voir éteindre cette lumière naissante? On
appréhenda qu'elle n'eût le sort des choses avancées. .
Quels furent les sentiments du prince de Condé, lorsqu'il
se vit menacé de perdre ce nouveau lien de sa famille avec
la personne du roi ^ ? C'est donc dans cette occasion que de-
voit mourir ce héros ! Celui que tant de sièges et tant de
batailles n'ont pu emporter, va périr par sa tendresse ^ !
Pénétré de toutes les inquiétudes que donne un mal af-
freux, son coeui^ ^ui le soutient seul depuis si longtemps,
achève a ce cou^^^L'acçabler ; les forces qu'il lui fait
trouver l'épuisent ^ S'il oublie toute sa fôiblesse à la vue
du roi qui approche de la princesse malade; si, transporté
de son zèle, et sans avoir besoin de secours à cette fois, il
accourt * pour l'avertir de tous les périls que ce grand roi ne
craignoit pas, et qu'il l'empêche enfin d'avancer, il vatom- .
ber évanoui à quatre pas; et on admire cette nouvelle ma- l'y^
nière de s'exposer pour son roi '.Quoique la duchesse 5
^iTgliien ^ princesse dont la vertu ne craignit jamais que
de manquer à sa famille et à ses devoirs '^, eût obtenu de
demeurer auprès de lui pour le soulager, la vigilance de
cette princesse ne calme pas les soins qui le travaillent; et
après que la jeune princesse est hors de përil, Ta maladie
du roi va bien causer d'autres troubles à notre prince.
Puis-je ne m'arrêter pas * en cet endroit? A voir la sérénité
qui reluisoit sur ce fron^^ auguste, eût-on soupçonné que
ce grand roî, en retournant à Versailles, allât s'exposer à
« d'amitié et fort capable de haine, et alors méchante, fière, imp\acaMe,
« féconde en artifices noirs et en chansons les plus cruelles, dont elle
« affubloit gaîment les personnes qu'elle scmbloit aimer. »
1 « Ce nouveau lien de sa famille avec la personne du roi. » Une autre
fille légitimée, Miiede Blois (fille de M^e La Vallière), avait épousé le premier
prince de Conti, neveu du grand Condé, et mort le 12 novembre 1685.
2 « Périr par sa tendresse. » Antithèse d'un effet peu agréable.
3 « Son cœur, qui le soutient, achève de l'accabler ; les forces
Vépuisent. » Il est bien rare de voir Bossuet multiplier ainsi l'anti-
thèse d'une manière fatigante.
4 « S'il oublie,... si... il accourt. » Cette conjonction embarrasse la
marche du récit.
5 « On admire cette nouvelle manière, etc.» Eloge recherché et subtil. C.
Tout ce passage rentre bien plus dans la manière de Fléchier que dans-,^ y^
celle de Bossuet,
6 « La duchesse d'Enghien. » Fille de la princesse Palatine. (Voyez
page 211, note 5.)
7 « Dont la vertu ne craignit jamais, etc. » Phrase pénible.
8 « jye m'arrêter pas. » Nous avons déjà signalé ce tour.
9 « Qui reluisait sur ce front. » Expression un peu singulière.
7e S- ^ e^'i h <*S ^ >'^ i-ît . ar ï".' ^ * '^ ^*. "' ^ ■ "'
344 ORAISON FUNÈBUE
^ ces cruelles tiouleiirs ^, où runivers a connu sa piété, sa
constance, et tont l'amour de ses peuples? De quels yeux
I le regardions-nous, lorsqu'aux dépens d'une santé qui nous
I est si chère, il Youloit bien adoucir nos cruelles inquié-
I . tudes par la consolation de le voir ; et que, maître de sa
îvVlouleur comme de tout le reste des choses^, nous le voyions
I tous les jours non-seulement régler ses affaires selon sa
^ coutume, mais encore entretenir sa cour attendrie, avec la
même tranquillité qu'il lui fait paroître dans ses jardins
enchantés ^! Béni soit-il de Dieu et des hommes, d'unir
I ainsi toujours la bonté à toutes les autres qualités que nous
\ admirons *! Parmi toutes ses douleurs, il s'informoil avec
soin de l'état du prince de Condé; et il marquoit pour la
* « Ces cruelles douleurs.» Louis XIV fut attaqué de la fistule en 1686.
a L'art de la chirurgie, qui fit sous ce règne plus de progrès en France
« que dans tout le reste de l'Europe , n'était pas encore familiarisé
a avec celte maladie... Le danger du roi émut toute la France ; les
« églises furent remplies d'un peuple innombrable qui demandait la
«^guérison de son roi les larmes aux yeux... Le roi souffrit l'opération
« sans se plaindre (6 novembre) ; il fit travailler les ministres auprès
« de son lit, le jour même; et afin que la nouvelle de son danger
« ne fît aucun changement dans les cours d'Europe, il donna audience
« le lendemain aux ambassadeurs. A ce courage d'esprit se joignait la
« magnanimité avec laquelle il récompensa Félix ; il lui donna une
« terre qui valait alors plus de cinquante mille écus » Voltaire, Siècle
de Louis XIV, ch. xxvii. — Ces détails, donnés par Voltaire dans un
livre d'histoire, plus d'un demi-siècle après l'événement, sont le meil-
leur commentaire, et seraient, s'il en était besoin, la meilleure excuse
de la digression que fait ici Bossuet.
2 « Maître de sa douleur, etc. » Belle expression, peut-être emprun-
tée à Corneille :
Je suis maître de moi comme de l'univers:
Je le suis, je veux l'être. Cinna, acte V, se. iri.
^ « Dans ses jardins enchantés. » Allusion aux fêtes de Marly et de
Versailles. Elle donne en même temps une grande idée de Louis XIV,
Un mot suffît à Bossuet pour le montrer au milieu des splendeurs de
sa cour, de même que, plus haut, il a rappelé le luxe de Condé, elles
superbes allées de Chantilly. Louis XIV a toujours sa part.
* « Unir la bonté à toutes les qualités, etc. » « C'est avec grande rai-
« son qu'on doit déplorer avec larmes l'horreur d'une éducation uni-
« quement dressée pour étouffer l'esprit et le cœur de ce prince, le
« poison abominable de la flatterie la plus insigne qui le déifia dans le
« sein même du christianisme, et la cruelle politique de ses ministres
« qui l'enferma, lesquels, pour leur grandeur, leur puissance et leur
« fortune, l'enivrèrent de son autorité, de sa grandeur, de sa gloire,
« jusqu'à le corrompre, et à étouffer en lui, sinon toute la bonté, l'è-
<f quité, le désir de connoître la vérité que Dieu lui avoit donné, ou du
« moins l'émoussèrent presque entièrement, et empêchèrent sans cesse
« qu'il ne fît aucun usage do ces vertus. » Saint-Simon.
DE LOUIS DE BOURBON. "i5
santé de ce prince une inquiétude qu'il n'avoit pas pour
la sienne. Il s'affoiblissoit, ce grand prince ; mais la mort
cachoit ses approches. Lorsqu'on le criît en meilleur état,
et que le duc d'Enghien, toujours partagé entre les devoirs
de fils et de sujet, étoit retourné ^ par son ordre auprès du
roi, tout change en un moment, et on déclare au prince sa
mort prochaine. Chrétiens, soyez attentifs ^ et venez ap-
prendre à mourir; ô'u plutôt venez appreiicire à n'attendre
pas la dernière heure pour commencer à bien vivre. Quoi !
attendre à commencer une vie nouvelle lorsque, entre les
mains_ delà mort ^, glacés sous ses froides mains, vous
ne saurez si vous êtes avec les morts ou encore avec les
vivants*! Ah! prévenez par la pénitence cette heure de
troubles et de ténèbres. Par là ^, sans être étonné de cette
dernière sentence qu'on lui prononça, le prince demeure
un wio:,-:nt dans le silence; et tout-à-coup : (( 0 mon Dieu!
€ dit-ii ^, vous le voulez; votre volonté soit faite : je me
jette entre vos bras; donnez-moi la grâce de bien mourir. »
Que désirez-vous davantage? Dans cette courte prière vous
voyez la soumission aux ordres de Dieu, l'abandon à sa
providence, la conliance en sa grâce, et toute la. piété'. Dès-
lors aussi, tel qu'on l'avoit vu dans tous ses combats ^, ré-
1 « Lorsqu'on le crut... et que le duc étoit retourné. » Construction
laulive ; les deux verbes devraient être au même temps.
2 (( Chrétiens, soyez attentifs. » Apostrophe d'un grand effet; toutes
les idées qui suivent ont été déjà développées dans l'oraison funèbre de
Henriette d'Angleterre ^p. 88, note 2), et d'Anne de Gonzague (p. 208,
notes 1 et 4 ). Elles se reproduisent encore ici avec autant de force.
3 « Entre les mains de la mort. » Image et expressions éloquentes ,
que relève encore Vantithcse : « commencer une vie nouvelle entre les
mains de la mort,» et la répétilionn glacés sous ses froides mains.
Rapprochez de ce passage l'admirable péroraison de l'or. fun. d'Anne
de Gonzague (page 207, notes 5 et 9.— Voy. encore page 272, note i),
^ « Avec les morts, ou encore avec les vivants. » Idée effrayante,
rendue avec une grande concision.
^ « Par là. » C'est-à-dire par la pénitence. Liaison trop rapide.
*^ « 0 mon Dieu! dit-il, etc. » Comparez à ce beau récit les tableaux
<le la mort de Le Tellieret de Henriette de France. Ce dernier est en-
core à la hauteur des deux autres. Quels admirables effets Bossuet a su
tirer trois fois de celle peinture d'une mort chrétienne! Et quelle élo-
quence saisissante, que celle qui conduit l'iiomme près d'un lit de mort,
pour lui répéter avec plus de force, avec la puissante autorité des
exemples, les leçons qu'il n'écoute pas toujours au pied de la chaire !
■^ « Foule la piété. » Mol qui résume le sujet de l'oraison funèbre ,
et qui lèpond à la question faite par l'oialour : « que désirez-vous da-
.« vanlage? »
8 « Tel qu'on l'avoit vu, etc. » Allusion et opposition éloquentes.
15.
346 ORAISON FUNÈBRE
,solu, paisible, occupé sans inquiétude de ce qu'il falloit
faire pour les soutenir, tel fut-il à ce dernier choc; et la
vimort ne lui parut pas plus affreuse, pâle et languissante \
ique lorsqu'elle se présente au milieu du feu sous Téclat de
ya victoire ^, qu'elle montre seule. Pendant que les sanglots
éclatoient de toutes parts, comme si un autre que lui en
eût été le sujet ^, il continuoi^t^dû_n.ner ses ordres; et, s'il
défendoit les pleurs, ce n'étoit pas comme un objet dont il
fût troublé, mais comme un empêchement qui le retardoit*.
Ace moment, il étend ses soins jusqu'aux moindres de ses
domestiques. Avec une libéralité digne de sa naissance et
de leurs services, il les laisse coniblés de ses dons ^, mais
encore plus honorés des marques de son souvenir. Comme
il domioit des ordres particuliers et de la plus haute im-
portance, puisqu'il y alloit de sa conscience et de son salut
éternel ^, averti qu'il falloit écrire et ordonner dans les
! formes : quand je devrois '', Monseigneur, renouveler vos
; douleurs et rouvrir toutes les plaies de votre cœur, je ne
tairai pas ces paroles qu'il répéta si souvent , qu'il vous
comioissoit ^; qu'il n'y avoit, sans formalités, qu'à vous
* « Pâle et languissante. » L'imagination de Bossuet personnifie tou-
jours les idées, et donne, par l'image, un corps et de vives couleurs à
l'abstraction. C'est là le premier élément de l'éloquence , et surtout de
la poésie.
2 « Au milieu du feu, etc. » Ici, l'expression est brillante, pour
mieux faire ressortir le contraste. Remarquez l'image expressive ren-
fermée dans les mots : « qu'elle montre seule. » La mort se cache der-
rière la victoire.
3 M Comme si un autre que lui. » Construction singulière, que nous
avons déjà remarquée. (Voy. page 274, note 6.) Elle place la phrase
incidente entre deux autres phrases auxquelles elle se peut rapporter
grammaticalement. C'est la lecture qui doit déterminer le sens.
* « Comme un empêchement, etc. » Style simple ; l'intérêt vient uni-
quement des idées et des faits. Justin représente de même Ale'xandre
au lit de mort. « Quum lacrymarent omnes, ipse non sine lacrymis tan-
« tum, verum etiam sineullo tristioris mentis argumento fuit : adeo si-
« cuti in hoslem, ita et in mortem invictusanimus fuit.» (XII, 13.)
5 « Il les laisse comblés de ses dons. » Souvenir intéressant. Bossuet
n'hésite pas à rappeler le testament du prince, et à le montrer occupé
des affaires terrestres aussi bien que du soin de bien mourir.
6 « Puisqu'il y alloit de sa conscience et de son salut éternel. w'jVoilà
qui explique et justifie tous ces détails.
■^ « Averti qu'il falloit écrire... quand je devrois. » Construction in-
terrompue ou aiujtcoluthe ; la parenthèse est appelée par la nécessité
de s'adresser au nouveau prince de Condé , présent à l'oraison fu-
nèbre.
8 « Il vous connoissoit. » Manière délicate d'amener l'éloge du prince
en l'unissant à celui de son père. C'était une condition de cette oraison
DE LOUIS DE BOURBON. 347
dire ses intentions ; que yous iriez encore au-delà, et sup-
pléeriez de vous-même à tout ce qu'il pourroit avoir oublié.
Qu'un père vous ait aimé, je ne m'en étonne pas ; c'est un
sentiment que la nature inspire : mais qu'un père si éclairé
vous ait témoigné cette confiance jusqu'au dernier soupir;
qu'il se soit reposé sur vous de choses si importantes, et
qu'il meure tranquillement sur cette assurance, c'est le
plus beau témoignage que votre vertu pouvoit remporter; .
et, malgré tout votre mérite, votre altesse n'aura de moi (
aujourd'hui que cette louange i/ ' /
funèbre, et Bourdaloue l'a remplie d'une manière touchante : ses pa-
roles sont dignes de se placer prés de celles de Bossuet. « Dieu , Mon-
« seigneur, vous a donné dans sa personne l'idée de la véritable.
« gloire ; mais en vain et pour lui et pour vous seroit-il aujourd'hui
« l'idée de la véritable gloire selon le monde, si vous ne trouviez en lui
« l'idée de la véritable piété. Vous avez hérité de ses grandeurs , de
« ses lumières, des rares talents de son esprit , et , malgré le silence
« que votre modestie m'impose , de ses qualités héroïques : mais tout
« cela séparé de sa piété, à quoi vous conduiroit-il? comme au con-
« traire, tout cela sanctifié par sa piété, à quoi ne vous élévera-t-il
« pas? Il y a peu d'années que lui-même entendoit ici l'éloge du prince
« son père , et vous entendez aujourd'hui le sien. Ainsi se termine la
« gloire des hommes; mais celle que vous aurez d'imiter sa foi et sa
« religion ne se terminera jamais. Les miséricordes et les grâces sin-
« gulières dont Dieu l'a prévenu, voilà ce qui fait le sujet de votre
« confiance; voilà ce qui fait la consolation de la princesse votre digne
« épouse, dont ce grand homme a tant honoré la vertu, et dont je puis
« dire que la vertu est l'un des plus puissants motifs qui ont servi à la
« sanctification de ce grand homme. »
1 « Cette louange. » Elle est bien délicate, et d'autant plus flatteuse
qu'elle semble échapper à Bossuet malgré lui. En voici la contrepartie.
« C'éloit un homme très-mince et très-maigre, dont le visage, d'assez
« petite mine, ne laissoit pas d'imposer par le feu et l'audace de ses
« yeux, et un composé des plus rares qui se soit guère rencontré. Per-
« sonne n'a eu plus d'esprit, et de toutes sortes d'esprit, ni rarement
« tant de savoir en presque tous les genres, avec un goût exquis et uni-
« versel. Jamais encore une valeur plus franche et plus naturelle ; et,
« quand il vouloit plaire, jamais avec tant de discernement, de grâces,
« de gentillesse, de politesse, de noblesse, tant d'art caché coulant
« comme de source... Jamais aussi tant de talents inutiles, tant de gé-
« nie sans usage , tant et une si continuelle et si vive imagination uni-
« quement propre à être son bourreau et le fléau des autres ; jamais
« tant d'épines et de dangers dans le commerce , tant et de si sordide
« avarice, et de ménage bas et honteux, d'injustices, de rapines, de
« violences ; jamais encore tant de hauteur , jamais en même temps une
« si vile bassesse, bassesse sans mesure aux plus petits besoins, ou
« possibilité d'en avoir; de là cette cour rampante aux gens de robe
« et de finance, cette attention servile aux ministres, ce raffinement ab-
« ject de courtisan auprès du roi, de là encore ses hauts et bas conti-
« nuels avec tout le reste. Fils dénaturé, cruel père, mari terrible,
« maître détesiable, pernicieux voisin, sans amitié, sans amis, inca-
548 ORAISON FUNÈBRE
5®. Ce que le prince commença ensuite pour s'acquitter
des devoirs de la religion mériteroit d'être raconté à toute
la terre, non à cause qiLÏL est remarquable, mais à cause,
pour ainsi dire, qu^ij[ ng Test pas ^, et qu'un prince si ex-
posé à tout l'univers ne donne rien aux spectateurs. N'at-
tendez donc pas, messieurs, de ces magnifiques paroles*
qui ne servent qu'à faire connoître, sinon un orgueil caché,
du moins les efforts d'une àme agitée qui combat ou qui
dissimule son trouble secret^. Le prince de Condé ne sait
ce que c'est que de prononcer de ces pompeuses sentences ;
et dans la mort, comme dans la vie, la vérité lit toujours
toute sa grandeur. Sa confession fut humble, pleine de
componction et de confiance. Une lui fallut pas long-temps
pour la préparer : la meilleure préparation pour celle des
derniers temps, c'est de ne les attendre pas*. Mais, messieurs,
prêtez l'oreille à ce qui va suivie. A la vue du saint viati-
|ue qu'il avoit tant désiré, voyez comme il s'arrête sur ce
doux objet ^. Alors il se souvint des irrévérences dont, hé-
,s ! on déshonore ce divin mystère! Les chrétiens ne con-
« pable d'en avoir, jaloux, soupçonneux, inquiet sans aucun relâche...,
a colère et d'un emportement à se porter aux derniers excès, même
« sur des bagatelles, difGcile en tout, à l'excès, jamais d'accord avec
« lui-même , et tenant tout chez lui dans le tremblement ; à tout pren-
« dre, la fougue et l'avarice étoient ses maîtres qui le gourmandoient
« toujours. Avec cela, c'éloit un homme dont on avoit peine à se dé-
« fendre, quand il avoit entrepris d'obtenir par les grâces, le tour, la
« délicatesse et l'insinuation de la flat'erie, et par Téloquence natu-
« relie qu'il emplojoit , mais parfaitement ingrat des plus grands
« services, si la reconnoissance ne lui éloil utile à mieux. » Saint-
Simon, Ch. ccxxv.
i « A cause qu'il ne l'est pas. » Expression un ])eu faible d'une
grande idée morale. Remarquez cependant la noblesse et la simplicité
du style en général.
~ « Ces magnifiques paroles. » Voy. la même idée et presque les
mêmes termes dans l'Or. fun. de Henrieite d'Angleterre, p. 80, n. i.
3 « l'ne âme agitée, etc. » Ce style si ferme et si beau avait frappé
NÏvement Bourdaloue. lia rendu publiquement hommage à l'éloquence
de Bossuet : « 11 ne m'appartenoit pas, chrétiens, de vous faire goûter
« ni sentir l'onction d'une mort si précieuse : ce don étoit réservé à
« une bouche plus sacrée et plus éloquente que la mienne. L'illustre
« prélat qui vous a parlé a\ant moi a déjà épuisé cette matière ; et,
« après ce que vous avez ouï, c'est à moi de me taire ici, en me rédui-
« sant à cette seule parole de mon texte : nequaquam, ut mort soient
«f ignavi, morluus est. »
* « De no les attendre pas. » Toujours l'enseignement mêlé au récit
d'une manière directe ou indirecte.
"^ « Ce doux objet. » Expression d'une langue mystique qui ne pro-
«îuil pas ici un heureux ofTe».
DE LOUIS DE BOURBON. 549
tioissent plus ^ la sainte frayeur dont on étoit saisi autrefois
à la vue du sacrifice. On diroit qu'il eût cessé d'être terri-
ble*, comme Tappeloient les saints pères; et que le sang
de notre victime n'y coule pas encore aussi véritablement
que sur le Calvaire. Loin de trembler devant les autels, on y
méprise Jésus-Christ présent^ ; et, dans un temps où tout un
royaume se remue pour la conversion des hérétiques *, on ne
craint point d'en autoriser les blasphèmes. Gens jdji^ monde,
vous ne pensez pas à ces horribles profanations ; à la mort,
vous y penserez avec confusion et saisissement. Le prince
se ressouvint de toutes les fautes qu'il avoit commises^; et,
trop foibré pour expliquer avec force ce qu'il en sentoit^,
il emprunta la voix de son confesseur pour en demander
pardon au monde, à^es domestiques"^, et à ses amis. On
lui îreponHrt par des sangloîs : ah ! répondez-lui mainte-
nant en profitant de cet exemple. Les autres devoirs de la
religion furent accomplis avec la même piété et la même
* « Les chrétiens ne connoissent plus. » Développement général qui
ressort subitement d'un détail , d'une simple réflexion. Ce genre de
hors-d'œuvre , si favorable à l'éloquence de la chaire, est familier à
Bossuet.
- « On diroit qu'il eût. » Ce subjonctif est amené par le condition-
nel, et tient lieu d'un auxiliaire. C'est du reste une incorrection. Voye?.
page 275, note 2.
3 « Jésus- Christ pre^enf. » Exemple du pouvoir d'un mot mis en sa
place. Ce mot résume toute une idée.
* « La conversion des hérétiques. » Voyez l'oraison funèbre de Le
Tellier, page 269. — « En autoriser les blasphèmes. » Luther et Calvin
rejettent la présence réelle de J.-C. dans l'Eucharistie.
3 « Les fautes qu'il avoit commises. » Le même souvenir a inspiré à
Bourdaloue une allusion intéressante à un fait personnel, quand il parle
du retour du prince à la piété pratique. « Dieu m'avoit donné comme
«t un pressentiment de ce miracle ; et dans le lieu même oii je vous
« parle aujourd'hui, dans une cérémonie toute semblable à celle pour
« laquelle vous êtes ici assemblés, le prince lui-même m'écoutant , j'en
« avois non-seulement formé le vœu, mais comme anticipé l'effet , par
« une prière qui parut alors tenir quelque chose de la prédiction. Soit
« inspiration, ou transport de zèle, élevé au-dessus de moi, je m'élois
« promis, Seigneur, ou plutôt je m'élois assuré de vous, que vous ne
« laisseriez pas ce grand homme, avec un cœur aussi droit que celui
« que je lui connoissois , dans la voie de la perdition et de la corrup-
<f tion du monde. Lui-même, dont la présence m'animoit, en fut ému.
« Et qui sait, ô mon Dieu, si, vous servant dès-lors de mon foible^or-
« gane, vous ne commençâtes pas dans ce moment-là à l'éclairer et à
« le toucher de vos divines lumières?»
* « Ce qu'il en seiiioit. » Expression trop brève et peu correcte.
■^ « A ses domestiques. » Il est intéressant de voir ce souvenir reve-
nir si fréquemment dans la bouche du panégyriste. -Voy. p. 136, n. 8.)
550 ORAISON FUNÈBRE
présence d'esprit. Avec quelle foi et combien de fois • pria-
t-il le Sauveur des âmes, en baisant sa croix, que son sang
répandu pour lui ne le fût pas inutilement ! C'est ce qui
/^justifie le pécheur ; c'est ce qui soutient le juste; c'est ce
i qui rassure le chrétien^^ue dirai-j^ des saintes prières
des agonisants, où, dans les~êîFôHs que fait l'Eglise, on
entend ses vœux les plus empressés et comme les derniers
cris par où cette sainte mère achève de nous enfanter à la
vie céleste^? Il se les fit répéter trois fois, et il y trouva tou-
jours de nouvelles consolations. En remerciant ses méde-
cins : «Voilà, dit-il, maintenant mes vrais médecins : » il
montroit les ecclésiastiques dont il écoutoit les avis, dont il
continuoit les prières, les psaumes toujours à la bouche*,
. la confiance toujours dans le cœur. S'il se plaignit, c'étoit
? seulement d'avoir si peu à souffrir pour expier ses péchés :
r^\ sensible jusques à la lin à la tendresse deslrèns,iS'nèVv^
laissa jamais vaincre ; et au contraire, il craignoit toujou^^
de trop donner à la nature. >Que dirai-je^de ses derniers
entretiens avec le duc d'Enghien? Quelles couleurs assez
vives pourroient vous représenter et la constance du père
et les extrêmes douleurs du fils? D'aborïï, "le visage en
pleurs, avec plus de sanglots que de paroles, tantôt la bou-
che collée sur ces mains victorieuses et maintenant défail-
lantes, tantôt se jetant entre ces bras et dans ce sein pater-
nel, il semble par tant d'efforts vouloir retenir ce cher ob-
jet de ses respects et de ses tendresses ^ Les forces lui man-
quent ; il tombe à ses pieds. Le prince, sans s'émouvoir*,
1 « Avec quelle foi et combien de fois. » Rapprochement désagréable.
* « Ce qui justifie..., ce qui soutient..., ce qui rassure... » Idée dé-
tailléeavec soin ; tous les rapports sont parfaitement exacts.
3 « Nous enfanter à la vie céleste. » Description pleine d'onction et
de grandeur. La poésie s'en est souvenue, quand on a dit que la mort
^ N'est qu'au enfantement à l'immortalité.
* « Les psaumes toujours à la bouche, n Voyez page 275, les mêmes
détails dans le récit de la mort de Le Tellier. A voir avec quelle atten-
tion Bossuet s'arrête à tous ces détails d'une mort chrétienne, il semble
qu'il ait à la pensée sa résolution de mettre fin à tous ces discours, et
qu'il veuille donner, dans ce dernier enseignement, le plus complet et
le plus important de tous.
^ « Il semble vouloir retenir, etc. » Belle peinture, où Bossuet a em-
ployé des couleurs presque aussi vims que dans celle de Madame
(p. 64 et 65). Ici cependant, l'effet est beaucoup moins grand, car il
n'y a pas cette circonstance d'une mort soudaine et affreuse ; mais le
récit est encore vraiment animé et d'un grand intérêt.
6 « Le prince, sans s'émouvoir. » Contraste grave et touchant entre
la sérénité du prince et le désespoir de ses enfants.
DE LOUIS DE BOURBON. 351
lui laisse reprendre ses esprits; puis, appelant la duchesse
sa belle-fille, qu'il voyoit aussi sans parole et presque sans
vie, avec une tendresse^mrijnj rien defoible, il leur donne
ses derniers ordres, où tout respiroit la piété. 11 les linit en
les bénissant ^ avec cette foi et avec ces vœux que Dieu
exauce, et en bénissant avec eux, ainsi qu un autre Jacob*,
chacun de leurs enfants en particulier; et on vit départ et
d'autre tout ce qu'on aflbiblit en le répétant^. Je ne vous
oublierai pas, ô prince son cher neveu*, et comme son se-
cond fils ! ni le glorieux témoignage qu'il a rendu constam-
ment à votre mérite , ni ses tendîmes empressements, et la
lettre qu'il écrivit en mourant*, pour vous rétablir dans les
bonnes grâces du roi, le plus cher objet de vos voeux , ni
tant de belles qualités qui vous ont fait juger digne d'avoir
si vivement occupé les dernières heures d'une si bellevie ^.
1 « Il les 6nit en les bénissant. » C'est une incorrection que de ré-
péter ainsi le même pronom à si peu de distance dans deux sens si
différents.
2 (( Ainsi qu'un autre Jacob. » Souvenir heureux de l'Ecriture.
' « Ce qu'on affoiblit en le répétant. » Expression lourde.
* « Son cher neveu. » François-Louis de Bourbon, prince de la
Roche-sur-Yon, qui prit le titre de prince de Conti à la mort de son
frère aîné (1685); mort à quarante-cinq ans le 21 février 1709.
« Il fut les constantes délices du monde , de la cour, des armées ,
«t^la divinité du peuple, l'idole des soldats, le héros des officiers, l'es-
« pérance de ce qu'il y avoit de plus distingué, l'amour du parlement,
a l'ami avec discernement des savants, et souvent l'admiration de la
« Sorbonne, des jurisconsultes, des astronomes et des mathématiciens
« les plus profonds. C'étoit un très-bel esprit, lumineux, juste, exact,
« vaste, étendu, d'une lecture infinie, qui n'oublioit rien,., sans con-
« fusion, sans mélange, sans méprise, avec une singulière netteté....
« Il avoit l'esprit naturel, brillant, vif, solide, infiniment sensé ; il en
« donnoit à tout le monde... 11 avoit la valeur des héros, leur main-
te tien à la guerre, leur simplicité partout, qui toutefois cachoit beau-
« coup d'art... Cet homme si aimable, si charmant, si délicieux, n'ai-
« moit rien. Il avoit et vouloit des amis comme on veut et comme on
« a des meubles... Avare, avide de biens, ardent, injuste... on lui pas-
« soit tous ses défauts, et on l'aimoit véritablement, quelquefois jus-
ce qu'à se le reprocher, toujours sans s'en corriger. « Saint-Simon.
6 « La lettre qu'il écrivit en mourant. » « Le roi étoit véritablement
H peiné de la considération qu'il ne pouvoit lui refuser, et qu'il étoit
« exact à n'outrepasser jamais d'une ligne. Il ne lui avoit jamais par-
« donné son voyage de Hongrie... Les lettres interceptées qui lui
« avoKent été écrites, avoient allumé une haine dans M™e de Maintenon,
« et une indignation dans le roi, que rien n'avoit pu effacer » S. -Simon.
— Il ne commanda jamais les armées.
6 «Digne d'avoir si vivement occupé, etc.» Manière heureuse de réu-
nir en unmot l'éloge de l'oncle et celui du neveu. Remarquez comme
Bossuel insiste sur sa pensée: « Les dernières heures d'une si bellevie.n
532 ORAISON FUNÈBRE
Je n'ouhlierai pas non plus les bontés du roi, qui prévinrent
les désirs du prince mourant; ni les généreux soins du duc
d'Enghien^ qui ménagea cette grâce ; ni le gré que lui sut
le prince d'avoir été si soigneux, en lui donnant cette joie,
irobliger un si cher parent. Pendant que son cœur s'épan-
che, et que sa voix se ranime en louant le roi, le prince de
Conti arrive pénétré de reconnoissance et de douleur. Les
tendresses se renouvellent : les deux princes ouïrent en-
semble ce qui ne sortira jamais de leur cœur"^; et le
prince conclut en leur confirmant qu'ils ne seroient jamais
ni grands hommes, ni grands princes, ni honnêtes gens,
qu'autant qu'ils seroient gens de bien, fidèles à Dieu et au
roi. C'est la dernière parole qu'il laissa gravée dans leur
mémoire ; c'est, avec la dernière marque de sa tendresse,
l'abrégé de leurs devoirs. Tout retentissoit de cris, tout fon-
doit en larmes^; le prince seul n'étoitpas ému, et le trouble
n'arrivoit pas dans l'asile ou il s'étoit mis. 0 Dieu î vous
étiez sa force, son jnébrânlable refuge, et, comme disoit
David*, ce ferme rocher où s'appuyoit sa constance. Puis-
je taire durant ce temps ce qui se faisoit à la cour et en
la présence du roi^? Lorsqu'il y fit lire la dernière lettre
que lui écrivit ce grand homme, et qu'on y vit, dans les
trois temps que marquoit le prince, ses services qu'il y
passoit si légèrement au commencement et à la fin de sa
vie, et dans le milieu ses fautes dont il faisoit une si sin*
^S oère reconnoissance^, îl n'y eut cœur qui ne s'attendrît à
^ ^rëhtendre parler de lui-même avec tant de modestie; et
cette lecture, suivie des larmes du roi, fit voir ce que les
; héros sentent les uns pour les autres"'. Mais, lorsqu'on vint
1 « Les bontés du roi..., les soins du duc, etc. » Peut-être est-il un
peu singulier de les voir tous arriver à la file, pour recevoir leurs
éloges. La fin de la phrase est entortillée, et le sens change selon la
ponctuation. Il nous paraît être : Le gré que Condé sut au duc d'En-
ghien d'avoir eu le soin de ménager la grâce, et de donner, etc.
^ H Les deux princes ouïrent ensemble, etc. » Encore une expres-
sion vague et faible, qui se perd, il est vrai, dans l'ensemble.
3 « Tout retentissoit de cris, etc. » Contraste dramatique du calme
et de la douleur, rendu avec une simplicité et une sobriété parfaites
d'expression.
* « Comme disoit David. » Rec, II, xxii, 2, 3.
5 « En la présence du roi. » L'éloge de Louis XIV revient à la fia
rommo au début de l'or, funèbre, mais jamais d'une manière forcée.
•' « Et dans le milieu, etc. n Phrase longue et un peu pénible.
"> «Ce que les héros sentent les uns pour lesaulres.» Compliment flatteur,
qui réunit une dernière fois la gloire de Louis XIV et celle de Condé.
D3 LOUIS DE BOURrOX. 353
à l'endroit du remerciement, oîi le prince marquoit qu'il
mouroit content et trop heureux d'avoir encore assez de vie
pour témoigner au roi sa reconnoissance, son dévouement,
et, s'il l'osoit dire, sa tendresse, tout le monde rendit té-
moignage à la vérité de ses sentiments ^ ; et ceux qui l'a-
voient ouï parler si souvent de ce grand roi dans ses en-
tretiens familiers pouvoient assurer que jamais ils n'avoient
rien entendu ni de plus respectueux et de plus tendre pour
sa personne sacrée, ni de plus fort pour célébrer ses vertus
royales, sa piété, son courage, son grand génie, principa-
lement à la guerre-, que ce qu'en disoit ce grand prince
avec aussi peu d'exagération que de flatterie. Pendant
qu'on lui rendoit ce beau témoignage, ce grand homme
n'étoit plus. Tranquille_entre les bras de son Dieu ^, où il
s'étoit une fois jeté, il attendoit sa miséricorde etimploroit
son secours jusqu'à ce qu'il cessa enfin de respirer et de
vivre. C'est ici qu'il faudroit laisser éclater ses justes dou-
leurs à la pëffe d*un si grand homme : mais, pour l'amour
deTa vérité et à la honte de ceux qui la méconrioissént,
(écoutez encore ce beau témoignage qu'il lui rendit en mou-
rant*. Averti par son confesseur que, si notre cœur n'étoit
pas encore entièrement selon Dieu, il falloit, en s'adres-
sant à Dieu même, obtenir qu'il nous lît un cœur comme
il le vouloit, et lui dire avec David ces tendres paroles : «0
* « Tout le monde rendit témoignage, etc. » Détail froid et qui ra-
lentit le récit. 11 est vrai que ces longueurs apparentes préparent un
admirable effet oratoire et dramatique : « Pendant qu'on lui rendoit
« ce beau témoignage, ce grand homme n'étoit plus. « Il faut d'ail-
leurs se rappeler que la gloire de Condé, le luxe de sa maison et cette
cour qui l'entouraient avaient pu effaroucher l'orgueil susceptible de
Louis XIV. Bossuel le justifie une dernière fois.
2 « Principalement à la guerre. » Intention flatteuse : c'est le premier
général du siècle qui rend cet hommage à Louis XIV.
3 «Tranquille entre les bras de son Dieu,» Image grande et touchante.
— « Une fois jeté. » C'est-à-dire une fois pour toutes. Locution
inusitée.
* «Ecoutez encore ce beau témoignage, etc.p On peut voir dans Bour-
daloue le récit complet, mais trop souvent froid et monotone, des der-
niers moments du prince. Tous les éléments employés par Bossuet s'y
retrouvent, mais avec quelle différence ! 11 insiste d'ailleurs longuement
sur le souvenir des erreurs et de la conversion du prince. 11 fallait que
le public en eût été vivement frappé, car nous allons voir Bossuet y
faire allusion. Cependant, quoique son sujet soit la piélé, un mot lui a
suflR pour rappeler les fautes du prince, sans développer longuement
ce souvenir fâcheux. Il ne lui a pas fallu d'interminables détours pour
entrer, comme le dit Bourdaloue, dans le sanctuaire de ce cœur, et
arriver par la droiture à la piété. L'intérêt et l'éloquence y gagnent.
554 ORAISON FUNÈBRE '
(( Dieu ! créez en moi un cœur pur', » à ces mots le prince i
s'arrête-, comme occupé de quelque grande pensée; puis, 1
appelant le saint religieux qui lui avoit inspiré ce beau sen- \
^ tnnent : «Je n'ai jamais douté, dit-il, des mystères de la \
} « religion, quoi qu'on ait dit. » Chrétiens, vous l'en devez I
^' croire; et dans l'état où il" est, il ne doit plus rien au '
monde que la vérité'. « Mais, poursuit-il, j'en doute moins ;
« que jamais. Que ces vérités, continuoit-il avec une dou-
« ceur ravissante, se démêlent et s'éclaircissent dans mon i
« esprit ! Oui, dit-il, nous verrons Dieu comme il est, face j
« à face.» Il répétoit en latin, avec un goût merveilleux*, ces ■
grands mots :« Sicuti est,faciead faciem ^; » et on ne se lassoit ,
point de le voir dans ce doux transport. Que se faisoit-il j
dans cette âme ? quelle nouvelle lumière lui apparoissoit ^? i
quel soudain rayon perçoit la nue, et faisoit comme éva- '
nouir en ce moment, avec toutes les ignorances des sens "^j '
les ténèbres mêmes, si je l'ose dire, et les saintes obscuri- ;
tés de la foi ? Que devinrent alors ces beaux titres dont notre ;
orgueil est flatté*? Dans rapproche d'un si beau jour etdèsla ;
première atteinte d'une si vive lumière, combien prompte- '■
ment disparoissent tous les fantômes du monde ^? Que Té- •
^ Cor mundum créa in me, Deus. Ps. L. 12. \
2 « A ces mois le prince s'arrête. » Remarquez comme Bossuet fait !
valoir jusqu'aux moindres détails du récit. j
3 « Rien que la vérité. » Voyez page 82, note 1, et la note 4 de :
îa page 553. i
* « Avec une douceur ravissante... avec un goût merveilleux. » '
Souvenirs de celte langue mystique que nous avons rencontrée plus *
d'une fois. *
5 Videmus nunc per spéculum inœnigmate (voy. p. 278, n. 5) tuncau-
tem facie ad faciem. I. Cor. xiii, 12. — Cum apparuerit, similes ei eri- 1
mus, quoniam videbimus eum sicuti est. Joan., L, m, 2.
6 « Quelle nouvelle lumière, etc.» Mouvement plein d'éloquence. Le
style s'élève, se colore ; les idées et les images s'agrandissent ; il semble '
qu'on pressente l'admirable péroraison, et comme la première atteinte
d'une si vive lumière. '
■^ « Les ignorances des sens. » Emploi rare du mot. Le sens est : l'im-
puissance des sens à seconder la connaissance des vérités éternelles.— I
« Les saintes obscurités de la foi. » Voy. p. 278, n. 5. i
8 « Ces beaux titres, etc. » Il n'y a que ce seul mot contre la va- '
nité humaine, si éloquemment attaquée dans l'or, funèbre de Henriette
d'Angleterre, et la péroraison de celle de Le Tellier. Ici Bossuet ne se ]
donne pas la peine de combattre la gloire humaine : elle se perd, s'ab- i
sorbe et s'anéantit dans la splendeur et la gloire éternelle. !
9 « Tous les fantômes du monde. » Image saisissante : il semble !
qu'on assiste à cette illumination soudaine qui dissipe les ombres et les
fantômes de la nuit. '
DE LOUIS DE BOURBON. 555
clat de la plus belle victoire paroît sombre ! qu'on en mé- ;
prise la gloire, et qu'on veut de mal à ces foibles yeux qui j
s'y sont laissés éblouir ^ ! i
Péroraison. — Venez, peuples, venez maintenant-, mais ;
venez plutôt, princes et seigneurs ; et vous qui jugez la j
terre, et vous qui ouvrez aux hommes les portes du ciel ^ ; et ;
vous, plus que tous les autres, princes et princesses, no-
bles rejetons de tant de rois, lumières de la France, mais /^
aujourd'hui obscurcies et couvertes de votre douleur comme ,.w*%
1 « Qu'on veut de mal, etc. » Expression familière et forte :
Je me veux mal de mort d'être de votre race. j
Molière, les Femmes Savantes, II, 2. j
* « Venez, peuples, venez maintenant. » Voilà cette immortelle pé- ]
roraison, pour laquelle l'admiration a épuisé toutes ses expressions et ;
toutes ses formules. Il y a, dans les sentiments qu'elle fait éprouver, ;
bien des choses qui ne s'écrivent ni ne s'analysent. Cependant, quand
on l'étudié, on est frappé tout d'abord de cet appel à tous les témoins
de la gloire et des vertus du prince. Cet admirable mouvement est un
souvenir des Pères. Saint Grégoire de Nazianze, dans Y Eloge funèbre ^
de saint Basile, avait déjà, par des paroles touchantes, invoqué la pré- 1
sence de tous ceux qui l'avaient aimé et connu. « Accourez tous autour
« de moi, dit-il, vous tous, compagnons de Basile, ministres des au- j
« tels, serviteurs du temple, citoyens étrangers : mêlez vos voix à ma
« voix pour raconter chacun une de ses vertus. Regrettez tous en lui , j
« princes, un législateur; chefs des peuples, un citoyen ; épouses, l'ap- "1
c( pui de votre vertu; orateurs, votre maître; âmes simples, votre guide; ^
« âmes contemplatives, celui qui vous parlait de Dieu; vous qui êtes
« dans la joie, un censeur; vous qui souffrez, un consolateur ; vieillards,
« votre soutien; jeunes gens, votre précepteur; pauvres, un bienfaiteur; I
« riches, le dispensateur de vos aumônes ! 11 me semble encore que
« les orphelins vont venir ici célébrer leur père, les pèlerins leur hôte, '
« les malades leur médecin, ceux qui se portent bien le conservateur
« de leur santé ; tous, celui qui s'est fait tout à tous pour gagner toutes
« les âmes. Reçois, Basile, notre discours, hommage d'une voix qui te i
« fut chère, d'un compagnon d'âge et d'honneurs. S'il n'est pas trop %
« au-dessous de ce que tu mérites, à toi en est dû tout l'honneur, car
« c'est par confiance en ton secours que j'ai entrepris cet éloge. Mais
« s'il est resté beaucoup au-dessous, pouvais-je faire autrement, acca- j
« blé par l'âge, par la maladie et par la douleur de ta perte ? Jette sur i
« nous tes regards du haut du ciel, tète chère et sacrée, et donne-
« nous la force de supporter courageusement ton absence. Et si nous .
« allons te rejoindre, donne-nous une place dans tes tabernacles, pour ;
« que nous y recevions la récompense des combats que nous avons
« livrés et soutenus. Nous te louons en ce moment, mais qui nous
« louera quand nous t'aurons suivi dans la mort, lors même que nous '
« aurions mérité quelque éloge? n j
3 « Vous qui jugez, vous qui ouvrez, etc. » Périphrases qui don-
nent à l'idée toute sa grandeur. Remarquez cette opposition des deux j
plus grands minislères, la magistrature et le sacerdoce. j
'56 ORAISON FrXÈRRE
<run nuage* ; venez voir le peu qui nous reste d'une si
auguste naissance, de tant de grandeur, de tant de gloire,
.letéz les yeux de toutes parts : Yoilà tout ce qu'a pu faire
!a magnificence et la piété pour honorer un héros ^ ; des
titres, des inscriptions, vaines marques de ce qui n'est plus;
des figures qui semblent pleurer autour d'un tombeau, et
des fragiles images ^ d'une douleur que le temps emporte
avec tout le reste*; des colonnes qui semblent vouloir porter
'jusqu'au cielle magnifique témoignage de notre néant : et
'rien enfin ne manque dans tous ces honneurs quecehii àqui
on les rend^^eurez donc sur ces foibles restes de lavie hu-
maine ; pleurez.sur c"efte triste iinmorta,lité que nous don-
nons aux héros.! Mais approchez en particulier, ô vous qui
courez avec tantid'ardeur dans la carrière de la gloire, âmes
guerrières et intrépides M Quel autre fut plus digne de
vous commander? mais dans quel autre avez-vous trouvé
le commandement plus honnête ^ ? ^urez donc, ce grand
* « Comme d'un nuage. » Image poétique et touchante.^'
2 « Voilà tout ce qu'a pu faire, etc. » Que d'éloquence dans cette
énumération, où chaque détail de ce pompeux appareil funèbre éveïtte
un sentiment et fournit une leçon !
■'>* 3 « Des fragiles images, etc. » Rien n'échappe à Bossuet, pas même
ces figures peintes par Lebrun et Mignard (que les curieux achetaient si
cher, à ce que nous apprend M^e de Sévigné, à l'occasion de la mort
du chancelier Séguier). L'imagination trouve partout matière à l'é-
loquence.
* « Une douleur que le temps emporte avec tout le reste. » Pensée dé-
solante déjà développée à la fin de l'Or, fun.de Le Tellier. La douleur ne
dure guère plus que les ornements de la pompe funèbre. Remarquez
l'effet de ce trait si simple à côté de ces expressions brillantes : le ma-
gnifique témoignage de notre néant. Celte opposition saisissante de la
splendeur et du néant de l'homme est une des innombrables beautés de
••eue péroraison. C'est elle encore qui inspire la louchante alliance de
mots : « Celle triste immortalité, etc. »
^ « Rien ne manque dans tous ces honneurs, etc. » Réflexion doulou-
reuse et éloquente. — Bourdaloue est frappé aussi de la splendeur qui
entoure le cercueil de Condé : on lit dans son exorde : « Comment l'i-
« gnorerions-nous, à la vue de cette pompe funèbre qui, en nous aver-
« tissant que le prince n'est plus, nous rappelle ce qu'il a été; et qui,
« d'une voix muette, mais bien plus touchante que les plus éloquents
« discours, semble encore aujourd'hui nous dire : Numignoratis, qno-
« niam princeps et maximus cecidit in Israël ? n
* « Ames guerrières et intrépides. » Ces leçons adressées aux hommes
de guerre occupent un place importante dans cette péroraison ; el
qu'elles sont morales et profondes !
' « Quel autre fut plus digne, mais, etc. n Sur celte opposition,
voyez page 57, note 2. — « Le commandement plus honnête. » Ex-
pression trop générale. S'agit-il de la probité ou de la politesse du
DE LOUIS DE BÛLRBON. 357
capitaine', et dites en gémissant : Voilà celui qui nous me-
noit dans les hasards ; sous lui se sont formés tant de re-
nommés capitaines, que ses exemples ont élevés aux pre-
miers honneurs de la guerre : son ombre eût pu encore
gagner des batailles-; et voilà que, dans son silence, son
nom même nous anime ; et ensemble, il nous avertit! que,,
pour trouver à la mort quelque reste de nos travaux et n'ar-S [{]
river^as sans ressource à notre éternelle demeure, avec le/
roi de la terre il faut encore servir le roi du ciel*. Servez"
donc ce roi immortel et si plein de miséricorde, qui vous!
comptera un soupir et un verre d'eau donné en son nom^/'<
plus que tous les autres ne feront jamais ^lout'\ôtrè sângi
répandu; et commencez à compter le temps de vos utiles.
|ervice5.1du jour que vous vous serez donnés à un maître si
bienfaisantjEt vous, ne viendrez-vous pas à ce triste mo-
nument, voiis, dis-je, qu'il a bien voulu mettre au raiîg"^
seFamis? Tous ensemble, en quelque degré de sa confiance
qu'il vous ait reçus, environnez ce tombeau ; versez des
larmes avec des prjères^ ; et, admirant dans un si grand
prince une amitié "sT^ommode et un commerce si doux,
conservez le souvenir d'un héros dont la bonté avoit égalé
le courage^. Ainsi puisse-t-il toujours vous être un cher
prince? Ce dernier sens paraît bien faible; et cependant il faut se rap-
peler la politesse du roi et de sa cour.
1 « Pleurez donc, etc. » Répétition louchante : c'est une figure fa-
milière à la douleur, qui se plaît dans le retour des mêmes sentiments^
des mêmes termes et souvent des mêmes sons.
2 « Son ombre eût pu encore, etc. » Trait plein de grandeur.
3 « Nous anime et ensemble il nous avertit, etc. » Comme toutes ces
idées s'enchaînent et mènent l'âme, par une progression admirable, de
la douleur à la consolation, au courage, et à l'espérance religieuse !
* « Avec le roi de la terre, etc. » Période faite avec un art infini :
tous les membres préparent le dernier trait, la grande leçon et la
grande image.
3 « Un soupir et un verre d'eau donné en son nom.» «Etquicumque
potum dederit uni ex minimis istis calicem aquae frigidcT tantum in nomine
discipuli, amen dico vobis, nonperdet mercedem suam.» Matth., X, 42.
Pourquoi La Harpe tout en louant cette allusion trouve-t-il ce contraste
s'\ hasardeux, et cette citation si vulgaire? Bossuet n'eût pas voulu
qu'on l'excusât d'un mot si simple, si beau, et consacré par l'Evangile.
6 « Ne feront jamais. » Sur ce verbe auxiliaire, voy. pag. 4, n. 2.
'' « Le temps de vos utiles services. » Mot hardi, en présence de la
cour de Louis XIV. Remarquez la plac:; et la valeur du mot utile.
8 « Versez des larmes avec des prières. » Expression hardie, heu-
reusement amenée par l'analogie.
9 « Dont la bonté avoit égalé le courage. » Remarquez cet art si
parfait avec lequel se résument dans cette péroraison tous les grands
traits du caractère et toutes les grandes idées du discours, et toujoar«4
558 ORAISON FUNÈBRE
entrelien * ! ainsi puissiez-vous profiter de ses vertus ! Et
que sa mort, que vous déplorez, vous serve à-la-fois de
conTôîation et d'exemple j Pour moi, s'il m'est permis après
tous les autres^ d^e venir rendre les derniers devoirs à ce
tombeau, ô prince, le digne sujet de nos louanges et de
nos regrets! vous vivrez éternellement dans ma mémoire:
votre image y sera tracée non point avec cette audace qui
promettoit la victoire; non, je ne veux rien voir en vous de
ce que la mort y efface^. Vous aurez dans cette image des
traits immortels ; je vous y verrai tel que vous étiez à ce
i dernier jour sous la main de Dieu*, lorsque sa glœi'e_^sem-
Nt'îbla commencer à vous apparoitre . C'estTÈt[ûe je'voiis ver-
' rai plus" triomphant qu a Fribourg et à Rocroi^: et, ravi
d'un si beau triomphe, je dirai en action de grâces ces
belles paroles du bien-aimé disciple : Et hœc est Victoria
quœ vincit mimdum, fides nostra ^ : c( La véritable victoire,
« celle qui met sous nos pieds le monde entier, c'est notre
« foi. )) Jouissez, prince, de cette victoire; jouissez-en
éternellement, par l'immortelle vertu de ce sacrifice.
naturellement , chacune à sa place, sans que rien fasse soupçonner la
préoccupation ou le travail.
1 M Ainsi puisse-t-il, etc. » Exemple (Tobsécration (page 265, note 3
« Un cher entretien, » Idée et expression pleines de sentiment.
2 « Pour moi, s'il m'est permis, après tous les autres, n Voici le der-
nier et le plus beau trait, les adieux de Bossuet au prince et à la chaire.
Il n'y a pas là un mot qui ne soit l'expression parfaite d'un sentiment
profond et d'une grande idée religieuse. Sincère affection, foi ardente,
espérance religieuse, respect et amour du devoir, tels sont les éléments
de celte admirable conclusion.
3 « Non, je ne veux rien voir, etc.» C'est là le comble de l'élo-
quence : trouver quelque chose de plus grand que ce qui donne l'im-
mortalité, et le trouver par la puissance de la foi chrétienne et de l'ami-
tié. — Nous n'opposerons pas la péroraison de Bourdaloue à celle de
Bossuet ; la différence serait énorme. Bourdaloue parle au nom des
jésuites (le cœur de Condé était déposé dans leur église) : d'une allu-
sion touchante il fait presque une arme de polémique ; il est l'homme
de son ordre, et non, comme Bossuet, l'interprète de la religion et du
monde entier.
* « A ce dernier jour, sous la main de Dieu. » Image grandiose qui
rappelle le beau tableau de la mort de Condé.
5 «Plus triomphant qu'à Fribourg et à Rocroi. » Même effet, et
même éloquence. Quel sera ce triomphe qu'entrevoit Bossuet, quand il
a déjà revêtu de tant de splendeur ces grands souvenirs de Fribourg
et de Rocroi !
6 JoA>'. , I , V. 4. Ce dernier souvenir de l'Evangile est comme la
consécration de ces dernières paroles, et, avec l'immortelle vertu du
sacrifice divin, la suprême expression de la conOance de Bossuet.
DE LOUIS DE BOURBON. 359
Agréez ces derniers efforts d\i ne _vo ix m ij_ vous fut connues
Vous mettrez fin à tous ces discours ^ Au lïeu de de'pïorer
la mort des autres, grand prince, dorénavant je veux ap-
prendre de vous 2 à rendre la mienne sainte ; heureux si,
averti par ces cheveux blancs du compte que je dois rendre»
de mon administration ^ je réserve au troupeau que je doig
nourrir de la parole de vie les restes d'une voix qui tombe,
et d'une ardeur qui s'éteint !
1 « Ces derniers efforts... Vous mettrez fin, etc. » Après ces grands
mouvements d'éloquence, ne peut-on pas dire avec Bossuet lui-même
qu'une sainte simplicité fait ici toute sa grandeur?
2 « Je veux apprendre de vous. » Comment mieux consacrer la piété
de Condé que d'en faire le modèle d'un évéque, et de celui que les
contemporains appelaient un Père de l'Eglise ?
3 «Heureux si, averti, etc.» Période sonore, harmonieuse; allusion
touchante aux devoirs du pasteur qui n'oublie pas ses enfants au mi-
lieu des regrets donnés à un ami et des séductions de l'amour propre.
Cette conclusion pleine d'onction et de mélancolie ne fait-elle pas par-
faitement comprendre l'admiration enthousiaste d'un de nos grands
écrivains ?« Lorsque l'orateur, après avoir mis Condé au cercueil,
« appelle les peuples, les princes, les prélats, les guerriers au catafal-
« que du héros ; lorsque enfin, s'avançant lui- même avec ses cheveux
« blancs, il fait entendre les accents du cygne, montre Bossuet un pied
« dans la tombe, et le siècle de Louis XIV, dont il a l'air de faire les
« funérailles, prêt à s'abîmer dans l'éternité , à ce dernier effort de
« l'éloquence humaine, les larmes de l'admiration ont coulé de nos
« yeux et le livre est tombé de nos mains. » Chateaubriand.
FIN DES ORAISONS FUNÈBRES DE BOSSUET.
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