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Full text of "Gazette anecdotique, littéraire, artistique et bibliographique"

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GAZETTE    ANECDOTIQUE 


TREIZIEME     ANNEE    TOME    I 


GAZETTE 


ANECDOTIQUE 


LITTERAIRE,     ARTISTIQUE 


ET   BIBLIOGRAPHIQUE 


PUBLIEE  PAR  G.   D'HEYLLI 


Paraissant  le   i  5  et  le  dernier  jour  de  chaque  mois 


TREIZIEME    ANNEE  TOME    I 


PARIS 

LIBRAIRIE     DES     BIBLIOPHILES 

Rue  de  Lille,  7 


M    DCCC    LXXXVUI 


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GAZETTE  ANECDOTIQUE 


Numéro    i    —    i5    janvier    1888 


SOMMAIRE. 

La  Quinzaine  :  Une  Délégation  de  l'Institut  à  Bruxelles.  —  Le 
Nouveau  Directeur  de  l'Opéra-Comique.  —  MM.  Porel,  Emile  Bergerat 
et  Emile  Blémont. —  Mort  de  M.  Chantelauze.  —  Discours  de 
M.  François  Coppée.  —  Théâtres. 

Varia  :  Les  Décorations  au  XVIe  siècle.  —  Propriété  nationale. 
—  Une  Lettre  de  Bonvin.  —  Décadents  et  Anti-décadents. 

Petite  Gazette.  Nécrologie. 

Variétés  :  Le  Tombeau  du  Cardinal  de  Retz.  —  Un  Drame  de 
Musset. 


28  décembre. 

La  Quinzaine.  —  Une  délégation  de  l'Institut  s'est 
rendue  aujourd'hui  à  Bruxelles  pour  remettre  à  M.  le 
duc  d'Aumale  une  médaille  commémorative  de  la  do- 
nation de  Chantilly.  Cette  délégation  était  composée  de 
MM.  Renan,  Camille  Doucet,  vicomte  de  Laborde  et 
Chaplain,  graveur  et  auteur  de  la  médaille.  M.  Renan 
1.  --  188S  1 


a  prononcé  une  courte  allocution  en  remettant  cette 
médaille  au  prince,  lequel  a  répondu  quelques  mots  de 
remerciements  et  a  ensuite  serré  avec  émotion  la  main 
de  ses  collègues  et  les  a  retenus  à  déjeuner. 

La  médaille  de  Chaplain  a  un  diamètre  de  9  centi- 
mètres environ.  D'un  côté  est  tracé  le  profil  du  duc 
d'Aumale;  de  l'autre  est  représentée  une  vue  de  Chan- 
tilly.  Trois  exemplaires,  en  or,  en  argent  et  en  bronze, 
ont  été  remis  au  duc  d'Aumale.  Les  membres  de  l'In- 
stitut pourront  seuls  avoir  cette  médaille,  moyennant 
souscription.  Enfin,  plus  tard,  lorsque  l'Institut  aura 
définitivement  pris  possession  du  legs  princier  qui  lui  a 
été  fait,  les  lauréats  des  prix  provenant  des  revenus  de 
Chantilly  recevront  en  même  temps  un  exemplaire  en 
bronze  de  la  susdite  médaille. 

—  La  question,  pleine  de  difficultés,  relative  à  la 
direction  de  l'Opéra-Comique  s'est  heureusement  dé- 
nouée aujourd'hui.  M.  Jules  Barbier,  qui  avait  d'abord 
les  plus  grandes  chances,  a  été  écarté  faute  d'entente 
possible  entre  lui  et  la  commission  des  auteurs  drama- 
tiques. En  effet,  presque  tout  le  répertoire  moderne  de 
l'Opéra-Comique  est  dû,  quant  aux  livrets,  à  M.  Jules 
Barbier,  qui  eût  été  ainsi  trop  souvent  juge  et  partie 
dans  sa  propre  cause. 

M.  Louis  Paravey,  directeur  du  Grand-Théâtre  de 
Nantes,  a  été  appelé  à  prendre  la  succession  de  M.  Car- 
valho.  Né  au  Havre  en  1850,  et  fils  d'un  ancien  arma- 


teur  de  cette  ville,  le  nouveau  directeur  a  d'abord  été 
lui-même  artiste  dans  des  troupes  lyriques  de  l'étranger 
et  de  la  province.  En  1878,  il  a  chanté  momentanément 
à  la  salle  Favart;  on  l'a  même  entendu,  il  y  a  deux 
ans,  au  théâtre  lyrique  du  Château  d'Eau.  Ayant  quitté 
la  scène,  il  a  été  successivement  directeur  des  Grands- 
Théâtres  de  Bordeaux  et  de  Nantes. 

2  janvier  1 888. 

M.  Porel  a,  en  ce  moment,   deux  grosses  querelles 
littéraires  sur  la  planche.  Et  d'abord,  Emile  Bergerat  lui 
reproche,   en  termes  presque  sanglants,  de    lui   avoir 
refusé,  après  le  lui  avoir  commandé,  un  drame  en  vers 
tiré  du  Capitaine  Fracasse,  de  feu  son  illustre   beau- 
père.   C'est  une  simple  question  de  forme  qui  sépare 
le  directeur   et    l'écrivain.  La  pièce    doit-elle    être  en 
vers?  doit-elle   être  en  prose?  Il  paraît,  d'après  Ber- 
gerat,  que    Porel  l'avait  commandée   en  vers;   mais, 
d'après  Porel,  c'est  tout  juste   le  contraire,  il  la  vou- 
lait en   prose   afin  d'avoir    le    plus  possible    du   texte 
même  de  Théophile  Gautier  transporté  dans  la  pièce. 
Ces  messieurs  ont  échangé,  à  ce  propos,  des   lettres 
aigres-douces,  —  plus  aigres  que  douces,  —  et  se  sont 
renvoyé  la  balle,  sans  que  la  question  ait  été  pour  cela 
plus  éclaircie.   Elle  n'est  pas  encore   vidée;  mais  un 
accord  interviendra,  et  nous  verrons  certainement  quel- 
que jour   le  Capitaine  Fracasse  à  l'Odéon,  où    Porel 


montera  cette  curieuse  pièce  avec  son  goût  et  sa  pro- 
digalité ordinaires. 

—  Autre  querelle  du  même  Porel  avec  Emile  Blémont, 
qui  prétend  que  dans  l'adaptation  de  Shakespeare,  de 
Louis  Legendre,  Beaucoup  de  bruit  pour  rien,  que  joue 
en  ce  moment  POdéon,  l'auteur  s'est  inspiré  d'un  drame 
dudit  Blémont  antérieurement  communiqué  par  lui- 
même  à  Porel.  —  Mais  ici  le  principal  élément  d'infor- 
mation fait  défaut,  c'est-à-dire  la  pièce  même  de 
M.  Blémont  qui  a  pour  titre  Roger  de  Naples,  et  qui 
n'est  pas  encore  publiée.  En  attendant,  l'auteur,  qui  se 
prétend  lésé,  vient  de  transporter  l'affaire  devant  le 
comité  de  la  Société  des  auteurs  dramatiques. 

3  |anvier. 

Notre  excellent  ami  Chantelauze  (François-Régis), 
l'éminent  auteur  de  travaux  historiques1  couronnés  par 
l'Académie  française,  et  qui  était  candidat  à  l'un  des 
fauteuils  vacants,  est  mort  aujourd'hui  à  Tâge  de 
soixante-sept  ans.  Il  était  né  le  23  mars  1821. 

Par  son  testament,  Chantelauze  a  légué  à  la  Biblio- 
thèque de  l'Institut  ses  collections  de  manuscrits,  de 
livres,  de  portraits  et  d'estampes  sur  le  XVIIe  siècle, 


1.  Trois  volumes  sur  le  cardinal  de  Retz  (l'Affaire  du  chapeau  et 
ses  Missions  diplomatiques  à  Rome);  Louis  XIV  et  Marie  Mancini  ; 
Marie  Stuart,  son  procès  et  son  exécution;  Louis  XVII  au  Temple  ; 
Saint  Vincent  de  Paul  et  les  Gondi  ;  un  volume  de  Portraits  histo- 
riques, etc. 


collections  qui  comprennent  un  grand  nombre  de  cartons 
et  de  volumes,  où  se  trouvent  des  pièces  uniques  et 
d'une  haute  valeur  artistique  ou  littéraire. 

Nous  ne  nous  étendrons  pas  sur  la  vie  et  la  carrière 
littéraire  de  cet  écrivain  d'élite  :  nous  aimons  mieux 
reproduire  ici  le  charmant  discours  que  François 
Coppée  a  prononcé,  à  ses  funérailles,  et  qui  contient 
tous  les  détails  d'une  véritable  et  définitive  biographie. 

Messieurs, 

Celui  à  qui  nous  venons  adresser  un  suprême  adieu  était 
de  ces  hommes  chez  qui  la  modestie  égale  le  mérite  ;  de  plus, 
il  avait  en  toutes  choses  un  goût  singulièrement  délicat,  et 
sa  mémoire  s'offenserait  des  pompes  et  des  exagérations  ordi- 
naires d'un  éloge  funèbre.  Il  convient  cependant  qu'un  ami 
retrace  en  traits  rapides,  devant  le  cercueil  de  cet  historien 
d'élite,  une  vie  consacrée  tout  entière  au  travail  et  au  besoin 
de  la  vérité. 

Né  d'une  excellente  famille  forézienne,  à  qui  le  gouverne- 
ment de  la  Restauration  a  dû  un  ministre  fameux  par  son  dé- 
vouement et  sa  fidélité,  François-Régis  Chantelauze  débuta, 
jeune  encore,  dans  la  diplomatie;  mais  il  abandonna  bientôt 
cette  carrière  pour  se  livrer  exclusivement  à  sa  passion  des 
recherches  historiques,  et  l'on  peut  dire  que,  depuis  plus  de 
trente  ans,  son  existence  a  été  celle  d'un  bénédictin.  Vous 
vous  rappelez,  vous  tous,  ses  amis,  son  étroit  cabinet  de  la 
rue  Jacob,  qui  n'avait  d'ailleurs  d'une  cellule  que  la  dimen- 
sion, car  il  était  orné  des  livres  précieux  et  des  purs  objets 
d'art  patiemment  réunis  par  ce  fureteur  à  l'instinct  infaillible, 
par  ce  collectionneur  dont  les  rares  heures  de  loisir  se  pas- 
saient chez  les  bouquinistes  et  chez  les  marchands  de  cuno- 


—  6  — 

sites.  C'est  là  que,  solitaire  et  sédentaire,  pendant  des  années 
et  des  années,  sans  se  reposer  un  seul  jour,  il  est  resté  courbé 
sur  sa  lente  et  sûre  besogne;  c'est  là  que  ses  beaux  yeux 
pleins  de  lumière,  clos,  hélas!  à  jamais,  cherchaient  sans  cesse, 
dans  l'amoncellement  des  volumes  et  des  dossiers  ouverts,  la 
page  suggestive,  la  phrase  d'où  jaillit  la  certitude,  le  mot 
évocateur  et  révélateur  ;  c'est  là  que  cet  infatigable  ouvrier 
débrouillait  de  ses  doigts  agiles  l'écheveau  des  intrigues  de  la 
Fronde  ;  c'est  là  que  ce  juge  clairvoyant,  et  doué  d'une  péné- 
tration pour  ainsi  dire  géniale,  devinait  jusqu'aux  plus  secrè- 
tes arrière-pensées  d'un  personnage  qu'il  admira  toujours 
sans  en  être  jamais  dupe,  de  ce  Catilina  français  dont  il  a 
peint  un  portrait  impérissable,  de  ce  cardinal  de  Retz,  dont 
il  disait  à  Sainte-Beuve,  dans  une  charmante  saillie  :  «  Au- 
près de  lui,  Talleyrand  n'est  qu'un  enfant  de  chœur.  » 

Le  cardinal  de  Retz!  Désormais  ce  nom  ne  sera  plus  pro- 
noncé sans  qu'on  parle  de  Chantelauze.  Sans  doute  il  a  d'au- 
tres titres  à  la  reconnaissance  des  lettrés  et  des  érudits.  Son 
étude  sur  le  procès  de  Marie  Sluart  lui  a  mérité  l'admiration 
et  les  éloges  de  Mignet,  du  maître  qui  connaissait  le  mieux, 
à  coup  sûr,  ce  drame  pathétique.  Je  sais  peu  de  pages  plus 
terribles,  dans  leur  simplicité,  que  celles  où  Chantelauze  a 
établi,  sur  la  captivité,  sur  les  souffrances,  sur  la  mort  du 
Dauphin  au  Temple,  des  vérités  définitives.  Mais  l'œuvre  maî- 
tresse de  notre  ami,  c'est  son  Cardinal  de  Retz;  et,  bien  que 
le  monument  soit  inachevé,  on  chercherait  en  vain,  dans  les 
plus  formidables  labeurs  littéraires,  quelque  chose  de  compa- 
rable à  ces  huit  gros  volumes  compacts,  écrits  d'un  style 
clair,  sobre  et  substantiel,  où  rien  n'est  abandonné  à  la  con- 
jecture et  à  l'hypothèse,  où  toutes  les  assertions  sont  irréfu- 
tablement justifiées,  où  sont  résolues,  à  force  de  méthode,  de 
recherche  profonde  et  de  robuste  critique,  toutes  les  énigmes 
qu'offrent  la  vie  et  le  caractère  de  Paul  de  Gondi,  où  est 
éclairé,  en  un  mot,   jusqu'en  ses  replis  les  plus  obscurs,  le 


génie  puissant  et  scélérat  de  ce    Florentin    d'origine  en  qui 
semble  avoir  revécu  l'âme  de  Machiavel. 

Tant  de  travaux,  tant  de  nobles  travaux,  avaient  naturelle- 
ment acquis  à   Chantelauze  la  haute   estime   de  l'Académie 
française;  elle  lui   avait  décerné,  à  deux  reprises,  le  grand 
prix  Gobert,  et  la  seule  modestie  du   lauréat   l'avait  empêché 
de  devenir  plus  tôt  un  candidat.  Tout  récemment,    il   s'était 
enfin   décidé  à  cette  démarche  légitime,  encouragé   par  des 
amis  qui  se  réjouissaient  de  lui  donner  cette  marque    de  leur 
sympathie.  A  présentée  cercueil  est  là  pour  prouver  une  fois 
de  plus,  à  eux  et  à  lui,    la  vanité   du  titre  d'immortel.  Mais 
Chantelauze  laisse  à  l'Académie  autre  chose  que  le  souvenir 
d'un  bon  historien  et  d'un  écrivain  de   race;   par  une  clause 
généreuse  de  son  testament,    il   lègue   à  la   bibliothèque  de 
l'Institut  ses  riches  et  importantes  collections  de  manuscrits, 
de  livres,  de  portraits  et  d'estampes  sur   le  XVIIe  siècle,  et 
il  acquiert  ainsi  de  nouveaux    droits  à   la  reconnaissance  et 
aux  regrets  douloureux  d'une   compagnie   où  sa   place  était 
marquée. 

Je  voudrais  encore,    Messieurs,   vous   dire  quelques  mots 
des  qualités  privées  de  notre  ami.  Ce  très   savant  homme  fut 
un  excellent  homme,  et,  par  un  phénomène  remarquable,  ce- 
lui qui  avait  appliqué  sa  pensée  à  dénouer  le  nœud  des  pires 
intrigues  et  qui  avait  démonté,  pièce   à  pièce,    le  mécanisme 
dangereux  et  compliqué  d'un  cerveau   de   conspirateur,  con- 
serva, jusqu'à  la  tin  de  sa  vie,  la  bonté  naïve,  la  candeur  d'àme 
d'un  enfant.  Mais  ai-je  besoin  d'insister  r   Vous  l'avez  tous 
connu,  apprécié,  aimé.   Vous  vous    rappelez   en  ce  moment 
combien  cet  homme  d'éducation  exquise  avait  en  même  temps 
de  naturel  et  de  bonhomie.   Vous  avez  éprouvé   combien   il 
était  affectueux,  loyal  et  fidèle;  vous  avez  été  gagnés  bien 
des  fois  par  sa  gaieté  communicative,  par   la   grâce  de  cet 
esprit  qui  s'amusait  tant  lui-même  de  ses  innocentes  malices, 
par  ce  bon  rire  qui  venait  d'un  si  bon  cœur. 


—  8  — 

Je  ne  troublerai  pas  par  plus  de  paroles  l'émotion  de  vos 
souvenirs.  Disons  adieu  sans  grandes  phrases  à  l'ami  qui  ne 
les  aimait  pas,  ou  plutôt  disons-lui  au  revoir  :  car  tous  ceux 
qui  gardent  l'espérance  en  une  vie  future  ne  peuvent  se  rési- 
gner à  croire  qu'ils  le  quittent  aujourd'hui  pour  toujours.  Il  a 
vécu  selon  l'honneur,  il  a  été  simple  et  bon,  il  a  beaucoup 
travaillé.  Il  est  dans  le  paradis  des  honnêtes  gens. 

8  janvier. 

Le  célèbre  collaborateur  d'Alex.  Dumas,  Auguste 
Maquet,  est  mort  aujourd'hui  à  son  château  de  Sainte- 
Mesme  (Seine-et-Oise) ,  où  il  passait  la  plus  grande 
partie  de  l'année.  Il  était  né  le  13  septembre  181 3. 
C'était  un  beau,  grand  et  sec  vieillard,  d'accueil  toujours 
aimable,  et  qui  était  en  outre  un  travailleur  obstiné. 
Tout  le  monde  sait  quelle  part  considérable  de  collabo- 
ration doit  lui  être  être  attribuée  dans  les  œuvres  les 
plus  célèbres  d'Alex.  Dumas,  notamment  toute  la  série 
des  Mousquetaires,  de  la  Daine  de  Montsoreau,  de 
la  Reine  Margot,  etc.  L'Opéra  répète  en  ce  moment  un 
grand  ouvrage  nouveau,  en  5  actes,  mis  à  la  scène  par 
Maquet,  et  qui  est  tiré  de  la  Dame  de  Montsoreau. 
M.  Salvayre  en  a  écrit  la  musique.  Cet  opéra  sera  re- 
présenté à  la  fin  du  présent  mois.  Maquet  préparait 
aussi  une  reprise  de  la  Jeunesse  des  Mousquetaires 
à  l'Ambigu,  avec  Chelles  dans  le  rôle  de  d'Artagnan. 
On  peut  donc  dire  que  ce  vaillant  écrivain  est  mort  sur 
la  brèche,  et  à  la  veille  de  nouveaux  succès. 


—  9 


9  janvier. 

L'impératrice  Eugénie,  qui  a,  comme  on  sait,  quitté 
depuis  plusieurs  années  la  résidence  de  Chislehurstpour 
aller  s'installer  à  Farnborough,  a  fait  élever,  en  ce  der- 
nier endroit,  une  chapelle  funèbre  où  ont  été  trans- 
portés aujourd'hui  les  cercueils  de  Napoléon  III  et  de  son 
fils  le  prince  impérial.  La  cérémonie  a  été  toute  privée, 
sans  manifestation  d'aucune  sorte,  et  l'impératrice 
malade  n'y  assistait  même  pas. 

—  Le  souvenir  de  Gambetta  est  toujours  demeuré 
très  vivace  pour  ses  admirateurs  et  pour  ses  amis.  Au- 
jourd'hui a  eu  lieu,  dans  la  petite  maison  des  Jardies, 
où  Gambetta  est  mort,  une  réunion  d'environ  cent  cin- 
quante personnes  qui  sont  venues  célébrer  le  triste  anni- 
versaire. Plusieurs  discours  ont  été  prononcés  par 
MM.  A.  Joigneaux,  Gustave  Isambert,  le  Dr  Métivier, 
Antonin  Proust,  etc.  La  cérémonie  s'est  terminée  par 
la  lecture  d'une  pièce  de  vers  de  M.  Etienne  Carjat. 

Autographes.  —  Plusieurs  ventes  intéressantes, 
dirigées  par  M.  Charavay,  ont  eu  lieu  dans  ces  derniers 
temps  à  l'hôtel  Diouot.  Voici  quelques-unes  des  lettres 
principales  adjugées. 

—  Daumier,  âgé  de  vingt-quatre  ans,  et  emprisonné 
pour  délit  politique,  écrit  à  son  confrère  Jeanron  la  lettre 
suivante  : 


—    10   — 

Prison  de  Sainte-Pélagie,  8  octobre  1852. 

Mon  cher  Jeanron, 
Me  voici  donc  à  Pélagie,  charmant  séjour  où  tout  le 
monde  ne  s'amuse  pas.  Mais  moi  je  m'y  amuse,  quand  ce  ne 
serait  que  pour  faire  de  l'opposition.  Je  te  promet  que  je 
m'arrangeret  assez  de  la  pension  Gisquet  (le  préfet  de  police), 
si  quelquesfois  l'idée  de  mon  intérieur,  c'est-à-dire  de  ma 
famille,  ne  venait  pas  troubler  le  charme  d'une  douce  soli- 
tude!!! Je  travaille  quatre  fois  plus  en  pension  que  je  ne 
fesais  lorsque  j'étais  chez  mon  papa.  Je  suis  accablé  et  tyra- 
nisé  par  une  foule  de  cytoyens  qui  me  font  faire  leur  portrait. 
Je  suis  mortifié,  désolé,  peiné,  vexé  même  de  ce  que  tu  as  de 
raison  qui  t'empêche  de  venir  voir  ton  ami  la  Gouape, 
dit  Gargantua.  Il  faut  que  je  sois  né  pour  le  sobriquets, 
cardés  mon  arrivée  ici,  comme  on  se  souvenait  plutôt  de 
ma  caricature  que  de  mon  nom,  celui  de  Gargantua  m'est 
resté — 

Vendue  40  francs. 

—  Géricault  adresse  au  peintre  Alfred  de  Dreux  une 
invitation  à  venir  le  retrouver  à  Florence,  «où  il  s'ennuie 
d'être  seul,  bien  qu'il  soit  dans  la  plus  belle  ville  de 
l'Italie...  » 

18  octobre  18 (6. 

J'ai  ici  des  connaissances  excellentes.  Pour  vous  en  donner 
une  idée,  j'étais,  hier  soir,  à  l'Opéra,  dans  la  loge  de  l'am- 
bassadeur français.  Mes  bottes  étaient  sales  et  ma  toilette 
fort  négligée.  Néanmoins,  j'ai  eu  la  place  d'honneur  auprès 
de  Mme  la  duchesse  de  Narbonne,  qui  devait  partir  le  lende- 
main pour  Naples  et  à  laquelle  le  ministre  m'a  fortement  re- 
commandé. Aussi  m'a-t-elle  bien  engagé  à  aller  la  voir  à  mon 


1  I 


passage.  Elle  m'a  beaucoup   parlé  de  ma   modestie  et   m'a 
assuré  que  c'était  le  cachet  du  talent.  Jugez  si  c'est  flatteur. 

Adjugée  ioo  francs. 

—  Lettre  de  Corot  à  un  fabricant  de  biographies,  et 
qui  n'a  été  payée  que  20  francs  : 

Paris,  j  février  1871. 
Monsieur, 
D'après  votre  désir,  je  vous  remets  quelques  notes  biogra- 
phiques. J'ai  été  au  collège  de  Rouen  jusqu'à  dix-huit  ans. 
De  là,  j'ai  passé  huit  ans  dans  le  commerce.  Ne  pouvant  plus 
y  tenir,  je  me  suis  fait  peintre  de  paysages,  élève  de  M.  Mi- 
chalon  d'abord.  L'ayant  perdu,  je  suis  entré  dans  l'atelier  de 
Victor  Berton.  Après,  je  me  suis  lancé,  tout  seul,  sur  la  na- 
ture, et  voilà! 

Corot. 

—  On  a  vendu  40  francs  la  lettre  suivante  de  Gavarni 
écrite  dans  un  moment  de  misère  et  de  désespérance  à 
l'empereur  Napoléon  III  : 

Auteuii,  2  avril  1864. 
Sire, 

11  n'est  pas  possible  que  Votre  Majesté  sache  ce  qui  se 
passe,  que,  par  ce  fait  d'un  rapport  envoyé  du  cabinet  de 
l'empereur  et  que  je  pouvais  pas  ne  pas  prendre  au  sérieux, 
j'attends  depuis  sept  mois,  cloué  dans  une  insupportable  in- 
certitude, et  qu'enfin,  ce  soir,  on  me  fait,  au  nom  du  préfet 
(à  son  insu  sans  doute),  sommation  de  quitter  ma  maison 
dans  vingt-quatre  heures!  l'indemnité,  je  ne  sais  laquelle, 
ayant  été,  dit-on,  déposée  à  la  caisse  de  consignation. 

Sire,  vous  êtes  l'empereur  Napoléon... 

Gavarni. 


—  Extrait  d'une  lettre  de  Courbet  vendue  30  francs  : 

Mes  toiles  ont  produit  une  grande  sensation  dans  le  monde 
artistique  et  savant.  11  paraît  qu'à  Francfort  comme  à  Paris 
j'ai  des  détracteurs  et  des  partisans  terribles;  les  discussions 
sont  si  violentes  qu'au  casino  on  s'est  vu  forcé  de  placer  un 
écriteau  ainsi  conçu  :  «  Dans  ce  cercle  il  est  défendu  de 
parler  des  tableaux  de  M.  Courbet.  » 

—  Une  lettre  de  Gambetta,  «  dans  la  débine  »,  n'a 
atteint  que  40  francs.  Elle  valait  mieux  que  cela,  bien 
qu'elle  fût  de  l'époque  antérieure  à  la  grande  célébrité 
du  futur  dictateur  : 

Paris,  le  17  décembre  1863. 

Mon  cher  Silvestre, 

J'ai  grosse  maladie  faute  d'argent,  comme  dirait  maître 
François;  je  vous  serais  bien  obligé  si  vous  pouviez  me  faire 
toucher  les  honoraires  de  l'affaire  de  Mme  Yon. 

J'espère  que  son  procès  sera  gagné,  le  ministère  public  a 
reproduit  et  appuyé  mes  conclusions,  et  le  jugement  nous 
sera  probablement  favorable.  Je  me  confie  à  vous  qui  devez 
mieux  et  plus  vite  que  personne  comprendre  l'infirmité  dont 
je  parle  :  aplatissement  de  bourse.  Un  mot  de  réponse  mé- 
tallique si  c'est  possible. 

Votre  tout  dévoué , 
Léon  Gambetta. 

4$,  rue  Bonaparte. 

—  Lettre  de  Chateaubriand  à  MmeRécamier,  laquelle 
contient    une    prophétie    politique   qui    ne    s'est    pas 


—    I  ;>  — 


réalisée  aussi  vite  que  ce  célèbre  écrivain  l'avait  es- 
péré : 

26  juin  1831. 

Hélas!  vous  vous  trompez;  mais,  quand  je  vous  écris,  j'ai 
toujours  un  moment  de  bonheur.  Notre  avenir  est  si  obscur 
et  si  grave  que  je  ne  puis  en  détacher  ma  pensée;  je  suis  bien 
sûr  que  ceci  ne  durera  pas,  mais  j'ai  déjà  calculé  que  depuis 
la  Révolution  les  changements  de  gouvernement  arrivent  dans 
un  espace  moyen  de  dix  à  quinze  années;  c'est  la  mesure  de 
la  patience  française. 

Vendue  1  20  francs. 

—  Curieuse  lettre  de  Louis-Philippe  au  maréchal  Sé- 

bastiani,  pour  lui  annoncer  son  rappel  —  malgré  lui  — 

comme  ambassadeur  à  Londres  : 

29  janvier  1840. 

C'est  avec  un  cœur  brisé  que  je  me  mets  à  vous  écrire  la 
lettre  la  plus  pénible  que  j'aye  jamais  eue  à  faire.  Mais  j'ai 
la  main  forcée,  je  l'ai  dit  au  conseil,  et  j'ai  annoncé  que  je  le 
dirais  assez  haut  pour  que  personne  n'en  ignore.  J'ai  vaine- 
ment fait  valoir  avec  toute  la  force  dont  je  suis  capable  les 
arguments,  selon  moi,  d'une  évidence  irrésistible  qui  devaient 
faire  repousser  la  mesure  de  votre  rappel  :  tout  a  été  inutile 
et  rien  n'a  pu  calmer  l'effroi  que  causent  les  clameurs  de  ceux 
qui  l'exigent.  En  sorte  qu'après  de  longs  et  pénibles  débats, 
je  me  suis  trouvé  dans  l'amère  nécessité  d'opter  entre  la  dis- 
solution immédiate  du  ministère  et  l'engagement  (qu'on  me 
proposait  à  la  vérité  de  tenir  secret)  de  vous  rappeler  après  le 
mariage  de  la  reine  Victoria... 

Ad  ugée  175   francs. 


—   i4  — 

Théâtres.  —  Le  théâtre  de  la  Monnaie,  à  Bruxelles, 
a  donné,  le  28  décembre,  la  première  représentation 
de  la  Gioconda,  opéra  de  Ponchielli,  sur  un  livret  de 
Boïto  imité  de  VAngelo,  drame  de  Victor  Hugo.  C'est 
une  nouvelle  version  de  cet  opéra,  qui  est  déjà  bien 
connu  en  Italie.  Le  succès  en  a  été  assez  vif,  surtout 
pour  la  partie  chorale  et  pour  les  ballets.  En  outre,  la 
mise  en  scène  en  est  somptueuse,  et  l'interprétation 
très  réussie  comme  ensemble,  avec  Engel,  Séguin,  et 
Mmes  Litvinne  et  Martiny. 

—  A  l'Opéra,  le  30,  début,  dans  le  rôle  d'Amnéris 
di'Aïda,  de  Mlle  Maret,  qui  a  obtenu,  aux  derniers  con- 
cours du  Conservatoire,  un  second  prix  de  chant,  puis 
d'opéra.  Belle  voix  de  mezzo-soprano,  mais  avec  un 
médium  un  peu  faible.  Le  succès  n'a  été,  en  somme, 
qu'incertain.  Mlle  Maret  fera  bien  de  travailler  sur  des 
scènes  moins  importantes  avant  de  reparaître  sur  celle 
de  l'Opéra. 

—  Encore  trois  revues  à  signaler,  les  30  et  3 1  dé- 
cembre : 

Au  Château -d'Eau,  Y  a  rien  d'  fait,  4  actes  et  20 
tableaux,  de  MM.  Frantz  Beauvallet  et  Henry  Arrault, 
musique  de  MM.  Chautagne  et  Rose.  La  soirée  n'a  été 
qu'un  long  échange  d'injures  entre  le  public  des  galeries 
supérieures  et  celui  de  l'orchestre,  et  la  pièce  n'a,  pour 
ainsi  dire,  pas  été  entendue. 

A  l'Eldorado,  Paris-Gâchis ,  revue  en  un  acte,  de 


—   i5  — 

MM.  Milher  et  Numès,  musique  arrangée  par  M.   Ch. 
Malo.  C'est  court  et  suffisamment  leste  et  amusant. 

C'est  aux  Folies  que  la  meilleure  revue  a  été  donnée; 
elle  a  pour  titre  :  Paris-Cancans,  3  actes  et  10  tableaux, 
de  MM.  Blondeau  et  Montréal  ,  avec  musique  de 
MM.  Vargues,  Cieutat  et  Meyronnet.  Elle  est  amu- 
sante, très  variée,  et  moins  rebattue  que  les  autres 
comme  intrigue  et  comme  idées. 

—  Le  4,  aux  Variétés,  heureuse  reprise  des  Brigands, 
opérette  de  Meilhac  et  Halévy,  musique  d'Offenbach, 
avec  Dupuis,  Christian,  Baron,  et  Mmes  Monthy,  Jeanne 
Thibault,  etc.  Cette  musique  endiablée  a  toujours  ses 
vingt  ans;  nous  voudrions  pouvoir  en  dire  autant  de 
certains  de  ses  interprètes,  qui,  hélas  !  ne  les  ont  plus 
assez. 

—  Le  8  janvier,  au  concert  Colonne,  très  belle  exé- 
cution du  Manfred  de  Schumann,  dont  le  poème  a  été 
adapté,  d'après  Byron,  par  MM.  Emile  Moreau  etWil- 
der.  Le  succès  de  cette  œuvre  magistrale  a  été  très  vif; 
la  partie  dramatique  était  confiée  à  MM.  Mounet-Sully, 
Sylvain,  et  Mme  Segond-Weber,  de  la  Comédie-Fran- 
çaise, qu'on  a  plusieurs  fois  applaudis  et  rappelés. 
Quant  à  l'orchestre  et  aux  choeurs,  si  bien  dirigés  par 
M.  Colonne,  ils  ont  obtenu  leur  succès  habituel. 

Varia.  —  Les  Décorations  au  XVIe siècle. —  A  propos 
de  l'affaire  Caffarel-Limouzin,  nous  citions,  dans  notre 


—  i6  — 

numéro  du  51  octobre,  un  passage  du  Discours  sur  les 
duels,  de  Brantôme,  relatif  à  l'abus  des  décorations. 
Un  de  nos  collaborateurs  nous  en  signale  un  autre 
tout  aussi  curieux  du  même  auteur  et  tiré  du  Discours 
sur  les  dames  qui  font  l'amour  et  leurs  maris  cocus1. 

«  Je  cognois  une  grande  et  habile  dame  qui  fit  bailler 
l'ordre  [de  Saint-Michel]  à  son  mary,  et  l'eut  luy  seul 
avec  les  deux  plus  grands  princes  de  la  chrestienté. 
Elle  luy  disoit  souvent,  et  devant  tout  le  monde  (car 
elle  estoit  de  plaisante  compagnie,  et  rencontroit  très- 
bien)  :  «  Ha,  mon  amy,  que  tu  eusses  couru  longtemps 
fauvettes  avant  que  tu  eusses  eu  ce  diable  !  »  (L'attribut 
de  l'ordre  figurait  l'archange  saint  Michel  terrassant  le 
démon.) 

«  J'en  ay  ouy  parler  d'un  grand  du  temps  du  roy 
François,  lequel  ayant  receu  l'ordre,  et  s'en  voulant  pré- 
valoir un  jour  devant  feu  M.  de  LaChastaigneraye,  mon 
oncle,  lui  dit  :  «  Ha!  que  vous  voudriez  avoir  cet  ordre 
pendu  au  col  aussy  bien  comme  moyî  »  Mon  oncle, 
qui  estoit  prompt,  haut  à  la  main,  et  scalabreux  s'il  en 
fut  onc,  luy  respondit  :  «  J'aymerois  mieux  estre  mort 
que  de  l'avoir  par  le  moyen  du  trou  que  vous  l'avez  eu.  » 


1.  Voir  ce  Discours  dans  la  belle  édition  des  Dames  galantes, 
publiée  par  M.  Henri  Bouchot,  à  la  Librairie  des  Bibliophiles,  avec 
les  charmants  dessins  d'Edouard  de  Beaumont,  si  bien  gravés  par 
Boilvin. 


—   i7  — 

L'autre  ne  luy  dit  rien,  car  il  savoit  bien  à  qui  il  avoit 
à  faire...  » 

«  Et  voilà  comme  les  dames  ont  bien  fait  autant  ou 
plus  de  chevaliers  que  les  batailles  que  je  nommerois, 
\ps  cognoissant  aussy  bien  qu'un  autre;  n'estoit  que  je 
ne  veux  mesdire,  ny  faire  escandale.  Et  si  elles  leur  ont 
donné  des  honneurs,  elles  leur  donnent  bien  des 
richesses.  » 

Propriété  nationale.  —  La  famille  de  Victor  Hugo 
avait  eu,  parait-il,  l'intention  d'acheter  la  maison  où  il 
était  mort,  à  Passy,  pour  en  faire  une  propriété  natio- 
nale ;  mais  la  propriétaire,  qui  n'est  autre  que  la  prin- 
cesse Marie  de  Lusignan,  a  tenu  sa  dragée  à  une  telle 
hauteur  que  la  famille  n'a  pu  y  atteindre.  Voici  la  cu- 
rieuse lettre  qu'elle  a  adressée,  à  ce  propos,  au  Petit 
Vax,  de  Toulon. 

Paris,  6  novembre  1887. 
Monsieur, 

Je  lis  dans  votre  numéro  du  31  octobre  l'article  que  vous 
avez  publié  sur  la  Maison  de  Victor  Hugo.  Je  m'empresse  d'y 
répondre. 

Vous  dites  :  «  Mme  Lockroy  avec  Georges  et  Jeanne 
Hugo  vont  quitter  le  petit  hôtel  où  mourut  le  grand  poète  et 
où  ils  désiraient  voir  cette  inscription  :  Propriété  nationale.  ■» 

Si  tel  était  leur  désir,  ils  auraient  pu,  au  moins,  me  faire 
une  offre  quelconque  et  ne  quitter  cette  maison  remplie  des 
plus  précieux  souvenirs  que  lorsqu'ils  auraient  tout  tenté  pour 


—   i8  — 

la  conserver,  tandis  qu'ils  n'ont  fait  aucune  démarche  auprès 
de  moi  et  se  sont  décidés  trop  facilement  à  l'abandonner. 

Vous  ne  savez  pas  sans  doute,  Monsieur  le  directeur,  que 
j'ai  trouvé  17,000  francs  d'un  seul  de  mes  hôtels  le  jour  où 
je  les  ai  loués  pour  10,000  francs,  c'est-à-dire  le  plus  grand 
pour  8,000  francs  à  M.  Victor  Hugo  et  le  plus  petit  pour 
2,000  francs  à  M.  et  Mmc  Lockroy. 

Pendant  neuf  ans,  je  ne  les  ai  pas  augmentés,  quoique  les 
locations  aient  doublé. 

Vu  la  grande  fortune  de  M.  et  Mme  Lockroy  et  de  leurs 
enfants,  je  n'ai  pas  cru  devoir  continuer  à  m'imposer  cet 
énorme  sacrifice  qui  pouvait,  du  reste,  être  partagé  par  ceux 
auxquels  le  grand  poète  a  laissé  la  gloire  et  une  immense 
fortune 

Si  mon  architecte  a  demandé  3^,000  francs,  et  non 
40,000  francs,  comme  vous  l'indiquez,  c'est  qu'il  estime  à  ce 
prix-là  la  valeur  actuelle  de  cette  location. 

Néanmoins,  si  la  famille  s'était  adressée  à  moi  et  m'avai 
proposé  un  prix  quelconque,  j'étais  toute  disposée  à  lui  faire 
des  concessions  en  souvenir  de  la  grande  amitié  que  m'a  tou- 
jours témoignée  mon  illustre  locataire. 

Voici,  Monsieur  le  directeur,  en  quoi  se  résume  la  question  : 
M.  et  Mme  Lockroy  ont   fait  demander  à  quel  prix  serait 
le  nouveau  bail. 

Mon  architecte  leur  a  fixé  un  chiffre.  —  Au  lieu  de  le  dis- 
cuter ou  de  faire  une  proposition,  pour  toute  réponse  j'ai 
appris  par  les  journaux  qu'ils  ont  immédiatement  acheté  une 
maison  dans  la  même  avenue  et  qu'ils  allaient  s'y  installer  à 
grands  frais. 

Est-ce  ma  faute  s'ils  n'ont  pas  pu  mettre  au  frontispice 
de  cette  demeure  sacrée  pour  tous  les  Français  :  Propriété 
nationale? 

Vous  pouvez  donc  croire,  Monsieur  le  directeur,  que  je 
n'ai  jamais  eu  l'intention  de  spéculer  sur  mon  immeuble;   je 


—   ig  — 

l'ai  assuré,  du  reste,  dans  ma  lettre  du  ier  septembre,  adressée 
au  maire  de  notre  arrondissement  bien  avant  que  cette  ques- 
tion ne  tût  agitée  publiquement. 

C'est  sans  doute  le  particulier  qui  achètera  cette  propriété 
historique  qui  en  tirera  parti  avantageusement. 

Comptant  sur  votre  impartialité,  je  vous  prie,  Monsieur  le 
directeur,  d'insérer  ma  rectification  dans  votre  estimable 
journal,  et  recevez  l'assurance  de  ma  considération  distinguée. 

Princesse  Marie  de  Lusignan. 

Parbleu,  Princesse,  vous  nous  la  baillez  belle.  Tout 
Paris  les  a  vues,  vos  deux  maisons,  quand  il  est  allé  en 
pèlerinage  auprès  du  lit  de  mort  du  grand  poète.  Elles 
étaient  très  bien  louées  à  dix  mille  francs.  Vous  n'aurez 
nullement  fait  une  mauvaise  affaire  du  vivant  de  Victor 
Hugo,  et  vous  aurez  réussi  à  la  faire  encore  meilleure 
après  sa  mort,  car  il  se  rencontrera  plus  d'un  amateur 
qui  payera  cher  l'honneur  de  se  trouver  dans  la  maison 
habitée  par  le  souvenir  du  poète. 

Une  Lettre  de  Bonvin.  —  L'excellent  peintre  Bonvin, 
dont  nous  annoncions  le  décès  dans  notre  dernier 
numéro,  était  un  homme  d'un  esprit  vif  et  original, 
et  jamais  sa  bonne  humeur  et  sa  résignation  ne 
l'abandonnaient,  même  dans  les  situations  les  plus 
désespérées.  Témoin  la  lettre  suivante,  qu'il  adres- 
sait encore,  cinq  semaines  avant  sa  mort,  à  M.  Jules 
Petit,  un  ancien  camarade  de  typographie,  qui  était 
devenu  l'un  de  ses  plus  fidèles  amis. 


20 


Mon  cher  et  vieil  ami, 

Tu  parais  avoir  tout  à  fait  oublié  le  chemin  de  la  maison. 
11  est  vrai  qu'elle  n'est  pas  gaie,  puisque  la  paralysie  y  règne 
pour  toujours!  Peut-être  que  ta  venue  me  reporterait  à  un 
temps  regretté,  comme  celui  de  la  si  charmante  chanson  que 
ton  gendre  a  dédiée  à  Mme  Perier,  et  qui  m'a  fait  verser  de 
bien  douces  larmes!  car  elle  est  très  touchante,  cette  chan- 
son, et  je  te  prie  d'en  faire  beaucoup  de  compliments  à  ton 
gendre  de  ma  part. 

Moi,  l'existence  m'est  barrée  comme  une  rue  qu'on  pave! 
Je  suis  tout  à  fait  en  ruines  :  j'attends  la  fin  !  Le  pire,  c'est 
de  me  sentir  à  charge  aux  autres! 

Dieu  te  préserve  de  pareille  catastrophe! 

Tu  me  feras  grand  plaisir  de  venir  à  Saint-Germain,  6,  rue 
Trompette. 

Ton  vieux  F'rançois  BONVIN. 

6  novembre  1887. 


Décadents  et  Anti-décadents.  —  Voici  deux  pièces  de 
vers  qui  donneront  bien  la  mesure  des  deux  écoles,  en 
poésie.  La  nouvelle  école,  dite  décadente,  vient  de  voir 
éclore  le  sonnet  déliquescent  qui  suit,  et  dont  l'auteur 
n'a  pas  cru  devoir  se  nommer. 

LES    MARITÉSp) 

11  sont  assimilés,  pauvres  fortunatés  : 
Ambulant  à  l'envi,  tous  en  corpulescence, 
Contemnisant  la  turbe  en  sa  vive  ardescence, 
Quérant,  postdatant,  vulgaires  privâtes. 


—    2  1     — 


Ah!  ne  les  prisez  pas  chéris,  tubulatés, 

Car,  s'ils  appèrent  à  tous  en  vivisescence, 

Étalant  en  locaux  superbe  magiscence, 

C'est  qu'en  temple  un  jour  on  les  a  tous  marités. 

Je  n'avais  donc  pas  tort,  Ioquant  similitude, 

La  douleur  essétait,  vivait  la  marmitude 

De  leur  cœur,  le  bonheur  sans  mari  spiratant. 

Telle  on  voit  la  limbe  errant  la  nébuleuse 
Mirificant  soudain,  tout  en  turpulisant, 
Puis  recadent  au  sol  et  devenant  osseuse. 

Et  maintenant  que  vous  avez  lu,  comprenez  si  vous 
pouvez!... 

L'ancienne  école  poétique,  celle  du  bon  goût,  du 
sentiment  et  de  la  simplicité,  procédait  de  tout  autre 
manière.  En  voici,  comme  exemple,  une  pièce  de  vers 
qu'on  vient  de  retrouver  dans  les  papiers  du  marquis  de 
Foudras,  mort  récemment,  et  qui  était  le  fils  de  l'ancien 
romancier  de  la  Restauration  : 

SOIXANTE   ANS 

Aujourd'hui  vous  avez,  dites-vous,  soixante  ans. 
Je  l'avais  oublié,  merci  de  me  l'apprendre, 
Car  votre  esprit  si  vif  et  votre  cœur  si  tendre 
Auraient  pu  dans  l'erreur  me  laisser  bien  longtemps. 

Que  je  vous  sais  bon  gré  de  n'en  avoir  pas  trente, 
Je  serais  amoureux,  vous  seriez  mécontente; 
Et  je  ne  jouirais,  dans  mon  demi-bonheur, 
Ni  de  tout  votre  esprit,  ni  de  tout  votre  cœur. 


—    22    — 

Vous  avez  soixante  ans  sans  qu'on  puisse  en  médire; 
Chacun  peut  vous  aimer,  chacun  peut  vous  le  dire. 
Vous  avez  soixante  ans,  et  tout  vous  est  permis, 
Les  jeunes  amoureux  comme  les  vieux  amis. 

Vous  savez  pardonner,  car  vous  savez  comprendre... 
La  raison  qui  rend  fort,  la  pitié  qui  rend  tendre, 
Embaument  votre  cœur  des  parfums  du  printemps. 
Oh  !  que  vous  m'êtes  chère  avec  vos  soixante  ans! 


PETITE  GAZETTE.— C'est  avec  grand  plaisir  que  nous 
avons  remarqué,  parmi  les  récentes  nominations  d'officiers 
d'Académie,  celle  de  Mme  d'Alq,  si  connue  dans  les  familles 
par  ses  intéressantes  Causeries  familières.  Parmi  les  ouvrages 
dont  elle  est  l'auteur,  on  peut  citer  :  le  Nouveau  Savoir-vivre, 
A  travers  la  vie,  la  Philosophie  d'une  femme,  qui  a  paru  l'an- 
née dernière,  en  une  très  élégante  édition,  à  la  Librairie  des 
Bibliophiles.  Mmo  d'Alq  va  aussi  publier  prochainement  une 
traduction  de  Glenaveril,  le  plus  récent  poème  de  lord  Lyt- 
ton,  l'ambassadeur  que  l'Angleterre  vient  de  nous  envoyer 
après  la  mort  de  lord  Lyons. 

—  On  annonce,  pour  le  18  janvier,  le  mariage  de  M.  Er- 
nest Socquet,  plus  connu  au  théâtre  sous  le  nom  d'Amaury 
(Odéon),  avec  Mlle  Thérèse  Hauregard. 

Nécrologie.  — 24  décembre.  Décès  de  Marcelin,  fonda- 
teur du  journal  la  Vie  Parisienne,  de  son  vrai  nom  Planât.  Il 
n'avait  que  cinquante-neuf  ans.  C'est  en  1862  qu'il  créa  le 
fantaisiste  et  humouristique  journal  qui  lui  survit  aujourd'hui, 
toujours  en  plein  succès. 

—  Le  vice-amiral  Bourgois,  conseiller  d'État,  membre 
du  conseil  de  l'ordre  de  la  Légion  d'honneur,  à  l'âge  de 
soixante-douze  ans. 

—  Mmo  Clotilde  Toscan,  ancienne  artiste  de  l'Odéon 
(1854-^6),  puis  delà  province  et  de  l'étranger.  En  ces  der- 


2J    — 


nières  années,  cette  artiste  distinguée,  qui  a  créé  à  l'Odéon 
la  Mêdée,  d'H.  Lucas,  la  Florentine,  de  M.  Edmond,  le 
Michel  Cervantes,  de  Th.  Muret,  etc.,  était  devenue  profes- 
seur de  déclamation  à  Toulouse,  où  elle  est  morte. 

—  26.  Eugène  Yung,  ancien  élève  de  l'École  normale  du 
temps  d'About  et  de  Sarcey,  ancien  professeur.  Journaliste 
éminent,  il  était  devenu  directeur  de  la  Revue  politique  et  lit- 
téraire, plus  connue  sous  le  nom  de  Revue  bleue. 

—  30.  Le  docteur  Eugène  Daily,  l'un  des  fondateurs  de 
la  Société  d'anthropologie,  connu  par  ses  travaux  sur  les  dé- 
formations scolaires  et  l'enseignement  de  la  gymnastique.  Il 
avait  cinquante-quatre  ans. 

—  }i.  Le  compositeur  de  musique  viennois  Storch,  qui 
était  né  en  181 3,  et  à  qui  l'on  doit  un  millier  de  iieder  et  de 
chœurs,  dont  beaucoup  sont  encore  populaires  en  Allemagne. 

—  Ier  janvier  188S.  Le  général  baron  Kanzler,  ancien 
commandant  en  chef  des  armées  du  pape  Pie  IX  et  son  mi- 
nistre de  la  guerre  avant  1870. 

—  Joseph  Palizzi,  célèbre  peintre  animalier,  né  en  1813. 
Il  habitait  Paris  et  y  exposait  depuis  1844,  et  avait  été  dé- 
coré de  la  Légion  d'honneur  en  1859. 

—  2.  L'architecte  Guénepin  (Jean-François),  ancien  grand 
prix  de  Rome,  né  le  25  juillet  1807,  à  Noli  (Italie),  et  cheva- 
lier de  la  Légion  d'honneur  depuis  1843. 

—  Claudius  Lavergne,  célèbre  peintre  verrier,  élève  d'In- 
gres, et  critique  d'art  estimé.  On  lui  doit  une  grande  quantité 
de  vitraux  d'église,  aussi  bien  à  l'étranger  qu'en  France. 

—  5.  Le  célèbre  pianiste,  devenu  plus  tard  facteur  de  pia- 
nos, Henri  Herz.  Il  avait  quatre-vingt-six  ans.  Il  obtint  un 
prix  de  piano  au  Conservatoire  à  Paris  en  1818;  il  devint 
professeur  dans  cet  établissement  en  1842  et  ne  prit  sa  retraite 
qu'en  1874,  Né  à  Vienne  (Autriche),  il  s'était  fait  naturaliser 
Français  en  186$.  11  a  fondé  à  Paris  la  salle  de  concerts  de  la 
rue  de  la  Victoire  qui  porte  son  nom;  c'est  là  aussi  qu'il  est  mort. 


24 


VARIETES 


LE 
TOMBEAU    DU   CARDINAL  DE  RETZ 

En  faisant  des  recherches,  il  y  a  plus  de  vingt  ans,  dans  les 
caveaux  de  l'église  abbatiale  de  Saint-Denis1,  nous  avions 
aperçu,  relégué  dans  un  coin  obscur,  un  long  cercueil  de 
plomb,  sans  inscription.  Après  renseignements  pris,  nous  dû- 
mes conclure  que  ce  cercueil  ne  pouvait  être  que  celui  du  car- 
dinal de  Retz  qui  avait  échappé  en  1 79 3  aux  fureurs  des  viola- 
teurs des  tombes  royales.  Notre  ami  Chantelauze,  qui  vient  de 
mourir,  et  qui  était  l'historien  le  plus  autorisé  du  cardinal  de 
Retz,  était  alors  à  Lyon.  Nous  lui.  fîmes  part  de  notre  décou- 
verte, et  il  nous  répondit,  par  la  lettre  suivante,  que  nous  re- 
trouvons dans  nos  papiers,  et  qui  est  demeurée  inédite. 

Lyon,  le  5  mai  1868. 

Mon  cher  d'Heylli,  je  reçois  et  je  lis  avec  bien  de 
l'intérêt  les  curieux  renseignements  que  vous  me  don- 
nez sur  la  découverte  faite,  il  y  a  trois  ans,  à  l'abbaye 
de  Saint-Denis,  d'un  cercueil  de  plomb  dans  lequel  on 
suppose  que  se  trouve  le  corps  du  cardinal  de  Retz.  Le 


1.  En  vue  du  volume  que  nous  avons  publié  en    1868,  puis  en 
1872,  sur  les  tombeaux  de  Saint-Denis. 


—    25    — 

lieu  où  vous  me  dites  que  Ton  a  trouvé  ce  cercueil, 
qui  aurait  échappé  ainsi  aux  insultes  des  terribles  cro- 
que-mons  de  95,  me  semble,  en  effet,  désigné  dans  le 
grand  ouvrage  de  Corbinelli.  Vous  savez  qu'il  a  publié, 
quelque  temps  après  la  mort  de  Retz,  une  ample  gé- 
néalogie des  Gondi.  Or,  on  lit  dans  cet  ouvrage,  à 
propos  des  funérailles  du  cardinal,  qu'il  fut  enterré  à 
Saint-Denis,  «  hors  le  chœur,  pioche  la  grille  de  fer 
qui  le  ferme,  et  près  le  grand  pilier  de  la  croisée,  vis- 
à-vis  du  tombeau  de  François  1er,  etc.  »  Vous  me 
dites  aussi  que  ce  cercueil  ne  porte  aucune  inscription, 
ce  qui  serait  étonnant,  surtout  pour  un  tel  personnage. 
Cela  est  cependant  très  bien  explicable  :  en  effet,  les 
ministres  de  Louis  XIV,  lorsque  Retz  fut  mort,  défen- 
dirent que  l'on  rappelât  la  mémoire  du  défunt  par  des 
inscriptions,  et  encore  moins  par  des  monuments.  Enfin, 
si  le  cercueil  n'a  pas  été  trouvé  en  93,  malgré  l'achar- 
nement qu'y  mirent,  sans  nul  doute,  les  carmagnoleux 
qui  le  cherchaient,  c'est  que  le  roi  exigea  qu'il  fût  enfoui 
beaucoup  plus  profondément  que  les  autres  sous  le  sol, 
et  même  dans  le  plus  grand  secret.  D'ailleurs,  remar- 
quez bien  que  le  rapport  du  bénédictin  dom  Poirrier, 
que  vous  reproduisez  dans  votre  histoire  des  tombeaux 
de  Saint-Denis,  et  qui  donne  en  détail  le  récit  de  l'ex- 
traction de  chaque  cercueil  de  rois  et  de  personnages 
qui  étaient  inhumés  dans  l'abbaye,  ne  dit  pas  un  seul 
mot  du  cercueil  de  Retz,  ce  qu'il  n'eût  pas  manqué  de 


-    26    — 

faire  pour  un  aussi  fameux  personnage,  s'il  eût  alors 
été  retrouvé. 

Le  cercueil  que  les  travaux  exécutés  dans  l'abbaye 
ont  fait  mettre  à  découvert,  il  y  a  trois  ans,  est  donc 
probablement  celui  de  Retz.  Mais,  mon  cher  ami,  cela 
demande  un  examen  sérieux,  et  la  conviction  définitive 
ne  pourrait  être  faite  qu'au  moyen  de  l'ouverture  du 
cercueil.  Je  connais  assez  M.  Viollet-Le-Duc  pour  pou- 
voir lui  demander  un  avis  d'abord,  puis  une  constata- 
tion ',  si  elle  est  possible.  Je  le  ferai  à  mon  retour  de 
Lyon,  car  vous  savez  à  quel  point  tout  ce  qui  touche  à 
Retz  me  tient  au  cœur.  Donc,  lorsque  je  serai  revenu, 
je  vous  prierai,  avant  tout,  de  m'accompagner  à  Saint- 
Denis  pour  me  montrer  cette  relique  qui,  à  coup  sûr, 
n'est  pas  celle  dun  saint  ! 

Adieu,  mon  cher  ami,  et  merci  de  la  communication 

du  mémoire  de  M.  Topin  sur  Retz2;  il  contient  des 

points  de  vue   ingénieux,  et  méritait  le  prix  qui  lui  a 

été  attribué.   Rappelez-moi  aussi  au  bon  souvenir  de 

M.  et  de  Mme  Roger  quand  vous  les  verrez. 

Votre  affectionné. 

Chantelauze. 

i.  Cette  constatation  n'a  jamais  été  faite,  et  le  grand  cercueil  de 
plomb,  où  repose  hypothetiquement  le  cardinal,  gît  toujours  sur  le  sol 
du  caveau  où  nous  l'avons  vu  pour  la  première  fois  en  1868. 

2.  Le  Cardinal  de  Retz,  son  génie  et  ses  écrits,  mémoire,  par  Marius 
Topin,  qui  a  obtenu  le  prix  d'éloquence  à  l'Académie  française,  le 
23  juillet  1863. 


UN  DRAME  DE  MUSSET 

L'Événement  a  publié,  dans  son  numéro  du  2  1  novembre 
1885,  le  scénario,  communiqué  par  Pautographiste  bien  connu 
Etienne  Charavay,  d'une  pièce  qu'Alfred  de  Musset  n'a  pro- 
bablement jamais  écrite.  Nous  l'avions  mis  de  côté,  et,  le 
retrouvant  aujourd'hui  dans  nos  papiers,  nous  nous  faisons 
un  plaisir  de  l'offrir  à  nos  lecteurs. 

LE  COMTE   D'ESSEX 


ACTE   I 

SCÈNE   PREMIÈRE 
Chez  Nottingham 

Le  comte  de  Nottingham  est  assis  et  déjeune.  Il  inter- 
roge un  espion. 

Le  comte  seul.  —  Il  a  un  court  entretien  avec  son 
valet  Dick,  vieillard  du  temps  du  feu  roi  et  de  la  reine 
Marie. 

Sir  Robert  Cecil  arrive  :  nouvelles  du  comte  d'Essex  ; 
ils  apprennent  avec  joie  la  défaite  et  la  victoire  de  Tyrone. 
Ils  ont  des  espions  en  Irlande;  projet  contre  le  comte 
d'Essex. 

Nottingham  s'habille  pour  se  rendre  au  lever  de  la 
reine. 


SCÈNE   II 
La  salle  de  réception,  au  palais  royal 

Tous  les  courtisans  sont  rassemblés.  On  parle  des 
affamés  d'Irlande;  les  amis  d'Essex  sont  :  le  comte  de 
Southampton,  son  cousin  ;  sir  Fernando  George,  sir 
Christophe  Blonnt.  Ses  ennemis  :  Nottingham,  Cecil  et 
sir  Wolk  Raieigh. 

La  reine  paraît  ;  tous  se  découvrent.  L'ambassadeur 
de  France  lui  parle  ;  on  lui  donne  des  nouvelles  d'Espa- 
gne et  d'Irlande.  Cecil,  Raieigh  et  Nottingham  s'étendent 
sur  la  mauvaise  conduite  du  comte  d'Essex.  La  reine 
paraît  fort  mécontente  ;  Southampton  le  défend  en  vain. 
Tout  à  coup  les  portes  s'ouvrent,  on  entend  un  grand 
tumulte  ;  le  comte  arrive  tout  botté  et  tout  crotté  ;  il  se 
jette  aux  pieds  d'Elisabeth. 

Tout  le  monde  se  retire.  Scène  entre  le  comte  et  la 
reine.  Elle  lui  donne  une  bague  et  sort.  Scène  entre  le 
comte  et  Cecil. 

ACTE  II 

SCÈNE  PREMIÈRE 
Chez  le  comte  d'Essex 

Le  comtesse  de  Nottingham  fait  part  à  la  comtesse 
d'Essex  du  retour  imprévu  de  son  mari  à  la  cour  ;  elles 


—    29    — 

regardent  par  la  fenêtre  et  le  voient  arriver  au  milieu 
des  acclamations  du  peuple  et  des  cris  de  joie;  il  entre 
et  embrasse  sa  femme. 

Ses  amis  viennent  le  féliciter;  mais  Southampton 
arrive,  qui  lui  dit  que  la  place  de  président  de  la  cour 
des  pupilles  qu'il  avait  sollicitée  est  accordée  à  sir  Robert 
Cecil.  Étonnement  du  comte;  il  se  résout  à  retourner 
chez  la  reine. 

SCÈNE  II 
Chez  la  reine 

Elle  s'habille.  On  vient  lui  dire  qu'Essex  veut  lui 
parler  :  elle  consent  avec  peine  à  le  recevoir ,  ils  se  dis- 
putent. La  reine  le  renvoie,  irritée  ;  lui-même  sort  furieux 
et  jure  qu'il  ne  rentrera  plus  à  la  cour. 

ACTE  III 

SCÈNE  PREMIÈRE 
Essex,  Noitingham 

Essex  refuse  obstinément  de  demander  pardon  à  la 
reine.  Il  s'emporte  contre  elle.  Nottingham  sort. 

Essex,  seul,  fait  venir  son  secrétaire  Cuft.  Il  lui  dicte 
une  lettre  à  la  reine.  Caractère  de  Cuft.  Essex  déchire 
la  lettre  et  l'envoie  convoquer  ses  amis. 


—  3o  — 

SCÈNE   II 

Chez  la  reine 

Scène  entre  la  reine  et  ses  femmes. 

Raleigh  arrive  et  se  plaint  d'une  injure  reçue  du 
comte  d'Essex  au  sujet  de  sa  nomination.  Pendant  qu'il 
parle,  Cecil  arrive  et  rapporte  que  le  peuple  se  soulève 
dans  certains  quartiers  et  qu'on  voit  plusieurs  hommes 
armés  entrer  chez  Essex.  La  reine  ordonne  qu'on  y  en- 
voie Egeston  et  Worcester. 

SCÈNE  111 
Chez  Essex 

Un  dîner.  On  est  à  la  fin.  Tous  sont  très  agités  ; 
arrivent  Egeston  et  Worcester  qui  déclarent  que  le  (ici 
un  mot  illisible)  est  mis  aux  arrêts  dans  sa  chambre  et 
que  toute  société  lui  est  interdite.  Fureur  d'Essex  et  de 
ses  amis.  Egeston  et  Worcester  sont  arrêtés  et  enfermés. 
Essex  sort  en  criant  :  «  Pour  la  reine!  pour  la  reine  !  On 
en  veut  à  ma  vie  !  »  Froideur  du  peuple.  Le  caractère  de 
Cuft  se  développe.  Le  maire  arrive  et  somme  Essex  de 
se  rendre.  Il  veut  d'abord  se  défendre,  mais  finit  par  re- 
mettre son  épée  dans  les  mains  de  l'officier  public. 


—  ru    — 

ACTE  IV 

Chez    la    reine 

La  reine,  ses  femmes. 

La  comtesse  d'Essex  vient  implorer  la  grâce  de  son 
mari.  Froideur  d'Elisabeth.  Elle  la  repousse.  La  comtesse 
sort  désespérée. 

La  reine  fait  demander  Cecil.  Elle  veut  travailler  avec 
lui.  Son  esprit  distrait  la  reporte  toujours  vers  le  comte. 
Elle  songe  à  la  bague  qu'elle  lui  a  donnée  et  compte  sur 
ce  dernier  moyen. 

Chez  Essex 

La  comtesse  se  désespère. 

Raleigh  arrive.  Il  lui  propose  la  grâce  de  son  mari  si 
elle  veut  le  trahir. 

Refus  et  colère  de  la  comtesse.   Raleigh  sort  furieux. 

Jugement  du  comte 
Il  est  condamné  à  mort. 

ACTE  V 

Dans  la  Tour  de  Londres 

Essex  seul.  Tristes  réflexions.  Souvenirs  de  ce  qu'il 
était.  Horreur  de  son  état  présent.  Il  songe  à  sa  bague. 
Combat  de  sa  fierté  et  de  sa  terreur. 


—    32    — 

La  comtesse  de  Nottingham  vient  le  voir  de  la  part 
de  la  reine. 

Après  de  longues  hésitations,  il  finit  par  lui  remettre 
la  bague. 

Scène  entre  Essex  et  Cuft. 

Chez  la  reine 
(Il  est  nuit.) 

Elle  hésite  à  signer  l'arrêt,  attend  toujours  la  bague 
qui  n'arrive  pas  et  signe  enfin. 

Dans  une  galerie 

Le  comte  de  Nottingham  rencontre  sa  femme,  lui  arra- 
che son  secret  et  l'empêche  de  faire  la  commission. 

Dans  la  prison 

Mort  affreuse  d'Essex.  Raleigh  y  assiste. 

Chez  la  reine 

La  reine  est  au  moment  de  se  mettre  au  lit.  Les 
femmes  vont  se  retirer.  Arrivée  de  la  duchesse  de  Not- 
tingham qui  apporte  la  bague  et,  quelques  instants  après, 
du  comte  de  Nottingham  qui  apporte  la  nouvelle  de  la 
mort  du  comte.  Désespoir  et  mort  de  la  reine. 

Georges  d'Heylli. 

Le  Gérant  :  D.  Jouaust. 


Paris,  imprimerie  Jouaust  et  Sigaux,  rue  de  Lille,  7. 


GAZETTE  ANECDOTIQUE 

Numéro    2   —   3  1    janvier    1888 


SOMMAIRE. 

La  Quinzaine  :  Exposition  des  œuvres  de  Guillaumet.  —  Edouard 
de  Beaumont.  —  M.  Octave  Gréard  et  M.  le  duc  de  Broglie.  — 
Trois  Élections  à  l'Académie  française.  —  Théâtres,  Concerts  du 
Châtelet. 

Varia  :  A  propos  de  décorations.  —  Mac-Mahon  et  les  Préten- 
dants. —  L'Espoir  en  Dieu.  —  Des  Vers  de  Sardou.  —  Les  Enfants 
par  l'oreille.  —  Chateaubriand  et  La  Fontaine.  —  Le  Parisianisme  de 
Montaigne.  —  Voltaire  critique  d'an.  —  La  Fabrication  des  œufs. 
—  Sur  un  album.  —  Histoire  de  quatre  mouches.  —  Le  Bâillement 
au  théâtre.  —  Les  Mots  de  la  quinzaine. 

Petite  Gazette.  Nécrologie. 

Variétés  :  Une  Lettre  inédite  de  Boileau.  —  Le  Testament  de 
M.  Viennet. 


10  janvier. 

La  Quinzaine.  —  On  vient  d'ouvrir,  au  quai  Man- 
quais, une  exposition  des  principales  œuvres  du  regretté 
peintre  orientaliste  Guillaumet,  mort  le  14  mars  dernier 
à  l'âge  de  quarante-sept  ans.  C'est  lui  qui  a  transporté 
sur  la  toile  avec  le  plus  de  fidélité  et  de  bonheur  les 
mœurs  et  les  paysages  de  l'Algérie.  Son  lumineux  ta- 
1.  —  188S.  ? 


—   34  — 

bleau  de  Laghouat  (Musée  du  Luxembourg),  la  Halte  de 
chameliers,  la  Source  du  figuier,  le  Marché  arabe  de  To- 
créa,  le  Palanquin,  la  Séguia,  l'Habitation  saharienne, 
les  Environs  de  Biskra,  etc.,  sont  des  œuvres  de  pre- 
mier ordre  dont  plusieurs  ornent  nos  Musées  jusqu'à  ce 
qu'elles  aillent,  au  moins  pour  une  ou  deux,  à  leur  place 
définitive,  qui  est  au  Louvre. 

1 3  janvier. 

Le  charmant  peintre  Edouard  de  Beaumont  est  mort 
aujourd'hui  d'une  maladie  de  cœur.  Il  n'était  pas  seule- 
ment un  artiste  distingué  et  délicat;  c'était  encore  un  col- 
lectionneur émérite  et  d'un  goût  rare.  Il  laisse  une  collec- 
tion d'épées  d'une  valeur  inestimable,  et  qu'il  a  léguée  au 
Musée  de  Cluny.  Nous  citerons  à  ce  propos  le  passage 
suivant  du  discours  qu'Alexandre  Dumas  fils  a  prononcé 
aux  funérailles  du  peintre,  et  qui  contient  une  bien  tou- 
chante anecdote,  jusqu'alors  peu  connue  : 

Il  n'ambitionnait  ni  la  gloire  ni  la  richesse,  mais  il  vou- 
lait les  jouissances  de  l'esprit  et  l'indépendance  du  caractère. 
II  exécutait  son  œuvre  avec  tendresse,  il  la  livrait  au  mar- 
chand ou  à  l'amateur  et  ajoutait  le  produit  à  son  petit  capital 
acquis  par  un  travail  opiniâtre  et  incessant,  rêvant  d'arriver 
à  posséder  4  ou  $,000  livres  de  rente,  afin  de  n'avoir  jamais 
ni  à  demander  ni  à  recevoir. 

Et  cependant  il  pouvait  disposer  d'une  fortune,  d'une  véri- 
table fortune;  il  n'avait  qu'à  étendre  la  main  pour  la  saisir. 
Il  était  l'homme  dans  le  monde  qui  se  connaissait  le  mieux  en 
épées.  Il  a  écrit  sur  cette  matière  un  livre  des  plus  remar- 


—  H  5  — 

quables,  l'Epie  et  les  Femmes,  livre  qui  sera  suivi  de  deux 
autres,  entièrement  terminés,  contenant  l'historique  de  toutes 
les  épées  célèbres.  Il  possédait  trente-cinq  ou  quarante  épées 
et  dagues,  entre  les  plus  belles  qui  soient.  Elles  ne  lui  ve- 
naient ni  par  héritage  de  famille  ni  par  don  particulier.  Du 
temps  que  l'on  n'attachait  pas  grand  prix  à  ces  sortes  d'objets, 
il  les  avait  recherchés  et  achetés,  Dieu  sait  au  prix  de  quelle 
patience  et  de  quels  sacrifices!  C'était  la  passion  de  ce  béné- 
dictin. Il  avait  donc  une  collection  authentique,  ce  qui  est 
rare. 

Un  jour,  devant  moi,  un  amateur  millionnaire  lui  dit  : 

«  Si  vous  voulez  me  laisser  choisir  vingt  épées  dans  votre 
collection,  je  vous  mets  500,000  francs  sur  cette  table. 

—  Merci,  lui  répondit  Beaumont,  ce  sont  justement  celles- 
là  que  je  veux  laisser  au  musée  de  Cluny.  » 

Et  il  continua  à  travailler  pour  pouvoir  faire  à  son  pays  ce 
présent  royal. 

19  janvier. 

M.  Octave  Gréard,  vice-recîeur  de  l'Académie  de  Pa- 
ris, a  prononcé  aujourd'hui  son  discours  de  réception  à 
l'Académie  française,  où  il  remplaçait  M.  de  Falloux. 
C'est  M.  le  duc  de  Broglie  qui  répondait.  Séance  des 
plus  intéressantes,  des  plus  piquantes  même,  dont  le  re- 
gretté M.  de  Falloux  était  le  prétexte,  mais  dont  la 
question  toujours  brûlante  de  l'instruction  universitaire 
a  fait  les  frais.  Les  deux  adversaires,  —  car  MM.  Gréard 
et  de  Broglie  ont  des  idées  assez  différentes  sur  la  ques- 
tion, —  se  sont  très  courtoisement  livré  un  combat  où 
ils  ont  eu  l'air  de  triompher  l'un  après  l'autre,  en  gar- 


—  36  — 

dant  au  moins  leurs  positions.  Ce  sont  deux  belles  et 
instructives  harangues. 

22  janvier. 

Un  exalté,  du  nom  de  Lucas,  que  les  théories  poli- 
tiques et  sociales  émises,  dans  une  conférence  au  Havre, 
par  Louise  Michel,  avaient  sans  doute  exalté  plus  encore, 
a  tiré  sur  la  célèbre  conférencière  un  coup  de  pistolet 
qui  l'a  blessée  assez  grièvement.  Jusqu'à  ce  jour  on 
n'accueillait  Louise  Michel  dans  la  plupart  de  ses  con- 
férences politiques  que  par  des  huées,  ou  par  des  écorces 
d'orange.  Il  serait  vraiment  regrettable  que  l'habitude 
américaine  du  revolver  se  manifestât  comme  argument 
dans  ces  conciliabules  qui,  alors,  ne  seraient  donc  pas 
aussi  inoffensifs  que  beaucoup  veulent  bien  le  dire. 

26  janvier. 

Trois  élections  ont  eu  lieu  aujourd'hui  à  l'Académie 
française.  En  voici  le  résultat  : 

Trente -deux  académiciens  étaient  présents  :  le 
chiffre  de  voix  obligatoire  était  donc  de  17. 

Fauteuil  de  M.  Caro.  —  M.  Othenin  d'Haussonville 
est  élu  au  premier  tour  par  23  voix,  contre  7  données 
à  M.  Janet  et  2  à  M.  Eugène  Mouton. 

Fauteuil  de  M.  C uv illier- F leury.  —  M.  Jules  Claretie 
est  élu  au  premier  tour  de  scrutin  par  20  voix,  contre 
8  données  à  M.J.-J.  Weiss  et  2  à  M.  Eugène  Mouton. 


Fauteuil  de  M.  de  Viel-Castel.  —  M.  l'amiral  Jurien 
de  la  Gravière  est  élu  après  trois  tours  de  scrutin  qui 
lui  ont  donné  successivement  13,  15  et  enfin  17  voix, 
chiffre  obligé.  M.  Melchior  de  Vogué  a  obtenu  10  et 
13  voix;  M.  Rothan,  8,  4  et  2  voix,  et  M.  Eugène 
Mouton,  1  voix. 

Il  reste  maintenant  à  pourvoir  à  la  vacance  du  fau- 
teuil de  M.  Eugène  Labiche  que  se  disputeront  sans 
doute  MM.  Weiss,  Rothan  et  de  Vogué. 

Théâtres.  —  Les  grands  théâtres,  depuis  le  com- 
mencement de  l'année,  nous  ont  donné  du  relâche, 
chacun  d'eux  étant  en  possession  de  sa  pièce  à  succès. 
Nous  avons  surtout  à  signaler  cette  fois  des  reprises  :  au 
Palais-Royal,  celle  du  Réveillon,  de  Meilhac  et  Halévy; 
aux  Nouveautés,  celle  de  l'Amour  mouillé,  de  Prével  et 
Liorat,  musique  de  Louis  Varney.  Ces  deux  pièces  ont 
retrouvé  leurs  succès  d'autrefois. 

—  A  l'Opéra,  le  13,  débuts  dans  le  rôle  d'Alice  de 
Robert  le  Diable  de  M1Ie  Bronville,  lauréat  du  Conserva- 
toire aux  derniers  concours.  Début  intéressant  et  im- 
pression générale  satisfaisante;  voix  fraîche,  mais  d'un 
volume  peu  considérable. 

—  Le  15,  célébration  simultanée,  à  la  Comédie- 
Française  et  à  TOdéon,  du  266e  anniversaire  de  la 
naissance  de  Molière. 

A  la  rue  de  Richelieu  on  a  joué  Amphitryon  et  le  Ma- 


—  38  — 

lade  imaginaire,  avec  la  cérémonie.-  On  a,  en  outre, 
donné  un  à-propos  en  un  acte,  en  vers,  de  M.  Louis 
Tiercelin,  le  Rire  de  Molière,  joué  par  M.  Dupont-Ver- 
non  et  Mme  Jeanne  Samary,  qui  a  fort  bien  réussi. 

L'Odéon  a  joué  Tartuffe,  le  Malade  imaginaire,  et  un 
à-propos  en  un  acte,  en  vers,  d'Albert  Lambert  père, 
Une  Collaboration,  qui  met  en  scène  Molière  et  Corneille 
au  moment  où  ils  écrivirent  Psyché.  Cet  agréable  à- 
propos,  où  l'auteur  a  intercalé  des  vers  de  Corneille  tirés 
de  diverses  de  ses  œuvres,  a  eu  un  vif  succès. 

—  Au  Gymnase,  le  15,  première  teprésentation  du 
Rêve  d'une  femme,  comédie  en  un  acte  de  l'acteur  La- 
fontaine,  qui  a  remplacé  sur  l'affiche  la  jolie  comédie 
de  M.  J.  Sigaux,  les  Chimères,  après  92  représentations 
consécutives.  -Le  Rêve  d'une  femme,  très  bien  joué  par 
Pierre  Achard  et  Mlle  Henriot,  a  également  réussi. 

—  M.  Bodinier,  l'intelligent  secrétaire  de  la  Comédie- 
Française,  a  toutes  les  audaces.  Il  vient  de  s'improviser 
à  la  fois  créateur  et  directeur  d'un  théâtre,  dit  Théâtre 
d'application,  qui  a  ouvert  ses  portes  le  17  janvier,  dans 
une  gentille  petite  salle  située  au  n°  18  de  la  rue  Saint- 
Lazare. 

Ce  théâtre,  dans  l'idée  de  son  créateur,  doit  servir 
en  quelque  sorte  de  scène  d'application  aux  élèves  du 
Conservatoire,  et  Bodinier  en  espère  merveilles  au 
point  de  vue  des  progrès  que  pourront  faire  nos  futurs 
comédiens,  qui  arriveront  ainsi  un  jour  tout  éduqués  et 


—    --îQ 


tout  à  fait  expérimentés  sur  les  grandes  scènes.  A  ce 
propos,  Alex.  Dumas  a  écrit  à  Bodinier  une  longue  et 
intéressante  lettre,  qui  a  paru  dans  le  Figaro  du  12  jan- 
vier, et  où  il  signale  les  côtés  dangereux  de  la  tentative 
qui  est  faite  aujourd'hui.  Tout  en  l'approuvant,  il  la 
trouve  peu  pratique,  et  il  lui  semble  qu'elle  aura  peut- 
être  pour  résultat  de  dévoyer  beaucoup  d'élèves  du 
Conservatoire  en  faisant  naître  chez  eux  des  ambitions 
et  des  prétentions  trop  hâtives. 

—  La  Renaissance  a  donné  le  17  une  pièce  nouvelle, 
Hypnotisé,  trois  actes,  de  MM.  de  Najac  et  Albert  Mil- 
laud,  qui  n'a  pas  réussi,  et  qui  a  dû  presque  aussitôt 
quitter  l'affiche. 

—  Aux  Bouffes-Parisiens,  en  revanche,  nous  devons 
constater  le  grand  succès  de  la  nouvelle  opérette  don- 
née le  19  janvier  et  qui  a  pour  titre  Mam'zelle  Crénom, 
et  pour  auteurs  MM.  Ad.  Jaime  et  Georges  Duval,  avec 
musique  de  M.  Vasseur.  Cette  pièce,  très  gaie  et  remplie 
de  mots  spirituels,  a  été  un  succès  pour  tous  ses  inter- 
prètes et  surtout  pour  Mme  Grisier-Montbazon. 

—  Au  Châtelet,  les  dimanches  22  et  29  janvier, 
concerts  coupés,  où  les  principales  œuvres  exécutées 
ont  été  la  Symphonie  pastorale,  de  Beethoven;  les 
Scènes  alsaciennes,  de  Massenet;  des  Romances  sans 
paroles,  de  Mendelssohn,  et  Didon,  scène  dramatique 
de  M.  Auge  de  Lassus,  mise  en  musique  par  M.  G.  Char- 
pentier, premier  grand  prix  de  Rome  de  1887.  Cette 


—  40  — 

dernière  œuvre  a  été  assez  bien  accueillie  du  public 
pour  que  M.  Colonne  ait  dû  la  donner  les  deux  di- 
manches. 

Varia.  —  A  propos  de  décorations.  —  Le  procès  Wilson 
fait  que  depuis  quelque  temps  on  ne  parle  plus  que  de 
décorations.  Voici  à  ce  propos  une  histoire  racontée  par 
Aurélien  Scholl,  et  qui,  si  elle  n'est  pas  vraie,  a  tou- 
jours le  mérite  d'être  bien  jolie. 

Il  y  avait, — c'était  sous  le  septennat  de  Mac-Mahon, 
—  dans  une  petite  ville  de  quatre  à  cinq  mille  âmes, 
un  commandant  de  pompiers  plein  de  zèle  et  d'ardeur. 
Il  ne  lui  manquait  qu'un  incendie  pour  se  distinguer; 
mais  la  prudence  de  la  population  était  telle  que,  depuis 
1855,  il  n'y  avait  eu  dans  le  pays  qu'un  petit  feu  de 
cheminée  rapidement  éteint  parla  bonne  de  la  maison. 

Le  commandant  de  pompiers  distribuait  des  allu- 
mettes à  tous  les  enfants  qu'il  rencontrait  sur  les  routes 
en  leur  disant  :  «  Tenez,  mes  petits  amis,  voilà  pour 
vous  amuser.  Surtout,  ne  jouez  pas  dans  les  écuries  ou 
dans  les  granges...  quoique  ça  serait  bien  plus  drôle!  » 
Les  enfants  jouaient,  et  le  feu  ne  prenait  pas. 

Un  soir  enfin,  on  entend  le  cri  d'alarme  :  «  Au  feu  !  » 
Les  cloches  de  l'église  sonnent  à  toute  volée,  les  pom- 
piers revêtent  leur  costume  à  la  hâte. 

Une  maison  est  en  flammes,  la  grange  est  déjà  con- 
sumée. Le  commandant  accourt,  il  excite  ses  hommes, 


—  4i   — 

pénètre  dans  la  maison  et  en  retire  un  vieillard  à  moitié 
asphyxié.  Tout  le  monde  admire  son  courage. 

Mais  la  Compagnie  d'assurances  fait  une  enquête,  et 
arrive  à  découvrir  que  c'est  le  commandant  lui-même 
qui  a  mis  le  feu  à  une  meule  de  paille.  Le  brave  est 
arrêté,  et,  quand  le  président  lui  demande  pourquoi  il  a 
commis  ce  crime,  il  répond  avec  fierté  :  «  Dans  l'espoir 
d'être  décoré.  » 

Mac-Mahon  et  les  Prétendants.  —  La  démission  de 
M.  Grévy  a  été  l'occasion  de  rappeler  les  circonstances 
qui  ont  accompagné  celle  du  maréchal  de  Mac-Mahon. 
M.  Hector  Pessard,  dans  la  série  des  Petits  papiers  qu'il 
a  continué  à  publier,  nous  rapportait  dernièrement  les 
paroles  suivantes  que  le  président  de  la  République 
adressa  à  ses  ministres  le  9  décembre  1876,  après 
qu'un  vote  de  la  Chambre  les  eut  renversés  : 

«  Vous  comprenez  bien,  n'est-ce  pas,  Messieurs?  que 
je  ne  puis  pas  faire  faire  mon  ministère  par  M.  Gam- 
betta,  et,  comme  M.  Gambetta  m'a  proposé  M.  Duclerc, 
je  n'accepterai  pas  de  combinaison  Duclerc.  Et  puis,  il 
y  a  d'autres  raisons.  J'aime  beaucoup  M.  Duclerc,  il 
nous  rend  de  très  grands  services  comme  président  du 
compte  de  liquidation.  Il  a  toujours  voulu  rapprocher 
M.  Gambetta  de  moi.  Il  m'a  un  jour  proposé  une  en- 
trevue,' et,  pour  qu'on  ne  fasse  pas  courir  de  bruits,  je 
devais  me  rencontrer  comme  par  hasard  au  bois  de  Bou- 


—  4^  — 

logne  avec  M.  Gambetta.  Mais  je  n'ai  pas  voulu,  pas 
plus  que  je  n'avais  voulu  d'une  autre  entrevue.  Oui,  le 
comte  de  Chambord  est  venu  un  jour  à  Versailles,  jusque 
dans  mon  antichambre,  à  vingt  pas  de  mon  cabinet.  Il 
était  là  avec  un  de  mes  amis  qui  a  pénétré  chez  moi 
pour  me  dire  que  M.  le  comte  de  Chambord  était  là. 
Moi,  j'ai  répondu  à  mon  ami  que  je  ne  pouvais  pas 
voir  M.  le  comte  de  Chambord.  J'ai  ajouté  que  j'avais 
le  plus  grand  respect  pour  lui,  que  son  grand-père  avait 
accueilli  ma  famille,  originaire  d'Irlande,  et  fait  mon 
père  pair  de  France,  mais  que,  comme  président  de  la 
République,  je  ne  pouvais  pas  voir  M.  le  comte  de 
Chambord,  et  je  ne  l'ai  pas  vu. 

«  Le  prince  Napoléon  m'a  aussi  demandé  une  en- 
trevue, j'ai  refusé.  Je  ne  prendrai  pas  M.  Duclerc.  Mais, 
puisque  j'accepte  M.  Jules  Simon,  qu'est-ce  qu'on  peut 
me  demander  de  plus?  » 

«  L'Espoir  en  Dieu  ».  —  Tout  le  monde  connaît,  si 
on  ne  la  sait  par  cœur,  cette  célèbre  pièce  d'Alfred  de 
Musset.  Elle  fut  pour  Edmond  Texier  l'objet  d'une  sin- 
gulière méprise,  dont  il  se  tira  avec  son  esprit  ordinaire. 

Il  n'aimait  pas  Lamartine,  et  le  déclarait  un  poète 
surfait  :  «  car  enfin,  demandait-il  un  jour,  qu'a-t-il  fait 
de  bien  :  l'Espoir  en  Dieu  ? 

—  Pardon,  lui  fit-on  observer,  l'Espoir  en  Dieu  est 
d'Alfred  de  Musset. 


—  4^   — 

—  Vous  voyez  bien,  dit-il,  il  n'a  fait  que  cela,  et 
encore  c'est  de  Musset!  » 

Cela  nous  rappelle  le  bon  Nisard,  frère  de  l'acadé- 
micien, qui  nous  faisait  la  classe  de  rhétorique,  et  qui, 
lui,  n'aimait  pas  Musset,  réservant  toutes  ses  préfé- 
rences pour  André  Chénier.  Connaissant  un  peu  moins 
que  nous  le  grec,  qu'il  avait  à  nous  enseigner,  mais 
brave  homme  au  fond,  il  nous  laissait  le  choix  des 
lectures  que  nous  faisions  en  classe  à  haute  voix.  Un 
jour  on  lui  lut  l'Espoir  en  Dieu,  en  lui  disant  que  c'était 
de  Chénier.  Il  tomba  en  admiration  devant  ces  beaux 
vers,  et  s'écria  naïvement  :  «  Ce  n'est  pas  votre  Musset 
qui  aurait  fait  cela  !  » 

Des  Vers  de  Sardou.  —  On  vient  de  parler  beaucoup 
dé  Sardou  à  propos  de  sa  pièce  de  la  Tosca  et  de  l'op- 
position qu^il  avait  mise  à  ce  que  qui  que  ce  soit  en  vit 
la  répétition.  Voici  des  vers  de  lui  qui  datent  d'une 
époque  où  ses  grands  succès  ne  l'avaient  pas  encore 
rendu  aussi  impérieux.  Ils  se  trouvent  sur  l'album  de 
Déjazet,  à  qui  il  les  adressa  le  jour  où  il  fut  décoré. 

A   MA   CHÈRE    DÉJAZET 

Épuisé  par  un  long  voyage 
Dont  le  but  fuyait  devant  moi, 
Aveuglé  par  le  vent,  l'orage, 
Et  découragé  dans  ma  foi, 


—  44  — 

J'errais  la  nuit.  Le  Ciel  sans  doute 
Eut  pitié  de  mon  long  tourment, 
Car  il  mit  enfin  sur  ma  route 
Une  fée  au  regard  charmant. 

«  Mon  pauvre  ami,  je  vois  ta  peine, 
Dit-elle  en  me  tendant  la  main. 
Mais  c'est  moi  qui  suis  ta  marraine, 
Je  vais  te  guider  en  chemin. 

«  Prends  ce  fil  qui  possède  un  charme 
Dont  tu  peux  sans  crainte  abuser, 
Je  l'ai  trempé  dans  une  larme, 
Et  rien  ne  saurait  le  briser. 

«  Marche  sans  arrière-pensée 
Où  ce  fil  guidera  ton  sort, 
Car  par  lui  ta  route  est  tracée... 
Et  te  conduira  jusqu'au  port  !  » 

Des  mains  de  ma  douce  marraine 
Je  prends  ce  talisman  béni 
Et  sens  une  vigueur  soudaine 
Enflammer  mon  sang  rajeuni. 

Le  fil,  comme  un  doux  météore, 
Luit  devant  moi  sur  le  gazon, 
Je  le  suis,  et  déjà  l'aurore 
Eclaire  au  loin  mon  horizon. 

Ce  cher  talisman  de  ma  fée 

N'est  d'abord  qu'un  léger  fil  blanc 

Où  s'agite,  à  chaque  bouffée 

De  l'air,  un  grelot  tout  tremblant. 


-  45   - 

J'avance  encor.  Sur  la  colline 
Où  le  jour  luit,  brillant  et  clair, 
Où  le  lilas  et  l'aubépine 
Autour  de  moi  parfument  l'air. 

Je  vois,  de  plus  en  plus,  dans  l'herbe, 
Grandir  le  divin  talisman  ; 
Cette  fois,  d'un  rose  superbe, 
Le  fil  est  devenu  ruban. 


Plus  enfin  rougit  l'aube  éclose, 
Plus  la  faveur  rougit  aussi, 
Jusqu'au  jour  où  le  ruban  rose 
Devient  tout  rouge...  et  le  voici. 

Les  Enfants  par  l'oreille.  —  On  a  beaucoup  épilogue 
sur  le  vers  de  l'École  des  femmes  dans  lequel  Agnès  de- 
mande si  les  enfants  «  se  font  par  l'oreille  »,  et  l'on  a 
trouvé  l'expression  d'une  crudité  quelque  peu  auda- 
cieuse. Au  dernier  banquet  des  Moliéristes,  qui  a  eu 
lieu  le  15  janvier,  M.  Martin-Dairvault  a  révélé  l'origine 
probable  de  ce  vers.  Dans  beaucoup  des  anciens  livres 
d'heures  on  trouve,  jusqu'au  XVIIe  siècle,  un  cantique 
à  la  Vierge  qui  contient  les  vers  suivants  : 

Gaude,  Virgo,  mater  Christi, 
Quœ  per  aurem  concepisti. 

Agnès  a-t-elle  eu  un  de  ces  livres  sous  les  yeux,  et 
a-t-elle  demandé  à   quelqu'un  la  traduction  des  deux 


-46  - 

vers?  C'est  possible,  et,  en  tout  cas,  si  ce  n'est  pas 
certain,  c'est  bien  trouvé. 

Chateaubriand  et  La  Fontaine.  —  Nous  avons  trouvé 
dans  l'Artiste  la  lettre  suivante  adressée  par  Chateau- 
briand à  Feuillet  de  Conches,  qui  lui  avait  demandé 
une  notice  sur  les  Fables  de  La  Fontaine  : 

Paris,  le  29  septembre  1836. 

La  misère,  Monsieur,  est  une  triste  chose.  J'ai  vendu  ma 
tombe  pour  vivre,  et,  ce  n'est  pas  tout,  j'ai  vendu  aussi  ma 
vie  :  je  ne  puis  écrire  une  ligne  aujourd'hui  qui  n'appartienne 
au  propriétaire  de  mes  Mémoires  :  voilà  ma  fâcheuse  position. 
J'aurais  eu,  Monsieur,  un  plaisir  extrême  à  m'associer  à  vos 
travaux  et  à  parler  de  La  Fontaine.  Je  l'admire  au  point  que 
quiconque  s'avise  de  composer  une  fable  après  lui  est  un 
homme  jugé  par  moi. 

La  Fontaine  et  Molière  sont  mes  dieux.  Les  fables  de  La 
Fontaine  sont  de  deux  espèces  :  les  unes  offrent  la  comédie 
de  mœurs  des  animaux.  Le  lion,  l'ours,  le  loup,  le  renard, 
l'âne,  le  cheval,  le  chat,  le  coq,  le  hibou,  le  rat,  etc.,  sont 
des  personnages  vivants  peints  d'après  nature,  et  peints  bien 
autrement  que  par  les  naturalistes.  Les  autres  fables  sont  celles 
que  j'appelle  les  grandes  fables  :  dans  le  Client  et  le  Roseau, 
dans  l'Homme  et  la  Couleuvre,  dans  le  Vieillard  et  les  Trois 
jeunes  Hommes,  il  s'élève  à  la  plus  haute  poésie,  et  rivalise 
avec  les  plus  grands  poètes  anciens  et  modernes.  Je  ne  puis 
finir  quand  je  parle  de  Jean. 

Sa  réputation,  certes,  est  immense  et  populaire;  eh  bien! 
je  soutiens  qu'on  ne  le  connaît  pas  encore,  et  que  peu 
d'hommes  savent  ce  qu'il  vaut.  Jugez  donc,  Monsieur,  si  j'au- 
rais été  heureux  de  joindre  mon  encens  à  celui  que  vous  ave/. 


-  47  — 

recueilli  sur  toute  la  terre  pour  brûler  à  l'autel  de  ma  divinité 
favorite. 

Croyez,  Monsieur,  à  tous  mes  regrets;  recevez  mes  remer- 
ciements pour  votre  obligeante  lettre  et  agréez,  je  vous  prie, 
l'assurance  de  rna  considération  très  distinguée. 

Le  Parisianisme  de  Montaigne.  —  On  ne  lit  pas  assez 
Montaigne,  et  Ton  a  grand  tort,  car  on  y  trouve  de 
tout.  On  peut  dire  que,  dans  ses  Essais,  ce  grand  écri- 
vain a  parlé  de  omnibus  et  quibusdam  aliis.  Le  hasard  a 
fait  dernièrement  tomber  sous  nos  yeux  le  passage  sui- 
vant, dans  lequel  Montaigne  exprime  d'une  façon  en- 
thousiaste son  amour  pour  Paris. 

«  Je  ne  veux  pas  oublier  cecy,  que  je  ne  me  mutine 
jamais  tant  contre  la  France  que  je  ne  regarde  Paris  de 
bon  œil.  Elle  a  mon  cueur  dés  mon  enfance;  et  m'en 
est  advenu  comme  des  choses  excellentes  :  plus  j'ay 
veu  depuis  d'autres  villes  belles ,  plus  la  beauté  de 
cette-cy  peut  et  gaigne  sur  mon  affection.  Je  l'ayme  par 
elle  mesme,  et  plus  en  son  propre  estre  que  rechargée 
de  pompe  estrangiere;  je  l'ayme  tendrement  jusques  à 
ses  verrues  et  à  ses  taches.  Je  ne  suis  François  que  par 
cette  grande  cité,  grande  en  peuples,  grande  en  no- 
blesse de  son  assiette,  mais  sur  tout  grande  et  incom- 
parable en  variété  et  diversité  de  commoditez;  la  gloire 
de  la  France  et  l'un  des  plus  notables  ornemens  du 
monde.  Dieu  en  chasse  loing  nos  divisions  !  Entière  et 
unie,  je  la  trouve  deffendue  de  toute  autre  violence.  Je 


-48- 

l'advise  que,  de  tous  les  partis,  le  pire  sera  celuy  qui 
la  metra  en  division  ,  et  ne  crains  pour  elle  qu'elle 
mesme;  et  crains  pour  elle  autant  certes  que  pour  autre 
pièce  de  cet  Estât.  Tant  qu'elle  durera,  je  n'aurayfaute 
de  retraicte  où  rendre  mes  abboys,  suffisante  à  me  faire 
perdre  le  regret  de  tout'  autre  retraicte  1.  » 

Si,  après  cela,  le  Conseil  municipal  ne  fait  pas  placer 
dans  Paris  plusieurs  statues  de  Montaigne,  c'est  qu'il 
n'y  aura  plus  ni  bronze,  ni  marbre,  ni  sculpteurs. 

Voltaire  critique  d'art.  —  Voici  une  curieuse  lettre 
de  Voltaire  adressée  à  Mme  de  Lordelot,  fille  de  Jean 
Jouvenet,  et  qui  nous  est  communiquée  par  un  de  nos 
lecteurs,  M.  Henry  Gauthier-Villars.  Elle  a  cela  de  cu- 
rieux qu'elle  nous  montre  Voltaire  faisant  une  incursion 
dans  le  domaine  de  la  critique  d'art.  Nous  la  reprodui- 
sons avec  l'orthographe  exacte  de  l'auteur. 

Aux  délices, 

route  de  Genève  Ier  octobre 

Madame 

Votre  lettre  m'a  fait  relire  le  petit  article  qui  regarde 
Mr  jouvenet.  je  vois  qu'il  y  est  regardé  comme  un  bon  peintre 
quoy  qu'inférieur  en  quelques  parties  a  le  brun,  il  est  vray 

i.  On  trouvera  ce  passage  aux  pages  164  et  165  du  tome  VI  de 
l'édition  des  Essais  que  MM.  Motheau  et  Jouaust  publient  actuelle- 
ment à  la  Librairie  des  Bibliophiles.  Ce  volume  aura  paru  dans  un 
mois. 


-  4y  - 

qu'il  avait  quelquefois  un  coloris  un  peu  jaune;  et  ce  léger 
défaut  est  moindre  que  celuy  de  le  brun  et  du  poussin  qui 
étaient  souvent  beaucoup  trop  rembrunis,  les  sept  sacrements 
du  poussin  sont  devenus  si  noirs,  qu'ils  ne  sont  plus  beaux 
aujourdui  que  dans  les  estampes,  chaque  peintre,  comme 
chaque  écrivain  a  ses  défauts,  je  serais  très  mortifié  de  comp- 
ter parmy  les  miens  celuy  de  ne  pas  rendre  justice  aux  grands 
talents.  |'ay  appelle  mr  jouvenet  bon  peintre  cest  un  éloge  que 
je  confirmerai  toujours,  et  je  meferai  un  devoir  a  la  première 
occasion  d'ajouter  tout  ce  qui  poura  servir  a  sa  gloire  et 
plaire  a  sa  fille  dont  j'ay  reconu  tout  le  mérite  'dans  la  lettre 
dont  elle  m'honore. 

je  suis  avec  respect 

madame 

votre  très  humble  et  1res 

obeiss1  servr  Voltaire 

La  Fabrication  des  œufs.  —  Dans  une  causerie  scien- 
tifique que  M.  Victor  Meunier  a  récemment  donnée  au 
Rappel,  nous  trouvons  ces  curieux  détails  sur  la  fabri- 
cation des  œufs  en  Amérique. 

«  Nos  lecteurs  savent  parfaitement  que  l'Amérique 
du  Nord  produit  une  quantité  d'œufs  de  poule  où  la 
ponte  n'est  pour  rien,  d'œufs  artificiels  :  prolem  sine 
maire  creatam.  Mais  ils  ne  savent  pas  comment  on  les 
fait.  Nous  allons  le  leur  dire  d'après  le  Farmer's  Re~ 
View,  de  Chicago,  qui  décrit,  sommairement,  l'outillage 
et  les  procédés  d'un  spécialiste  de  Newaïk. 

Pour  faire  un  œuf  il  faut  un  jaune,  du  blanc,  une 


—  ro  — 

pellicule,  une  coquille;  tout  le  inonde  sait  cela  :  de  là 
quatre  opérations  distinctes  : 

i°  Du  jaune.  Qu'est-ce  que  le  jaune?  Un  mélange  de 
farine  de  maïs,  d'amidon  extrait  du  blé,  d'huile  et  de 
«  divers  ingrédients  »  qui  restent  le  secret  de  l'inven- 
teur, lequel  dans  sa  publication  a  concilié  autant  que 
possible  son  amour  de  la  gloire  avec  son  horreur  de  la, 
contrefaçon.  Ce  mélange,  amené  à  la  consistance  d'une 
pâte  épaisse,  est  versé  dans  un  appareil  où  il  prend  la 
forme  sphérique  et  se  congèle.  J'ai  oublié  de  dire  que 
tout  l'outillage  est  en  bois.  Il  paraît  que  le  contact  du 
métal,  quel  qu'il  soit,  altère  la  fraîcheur  du  produit,  ce 
qui  serait  dommage,  et  en  empêche  la  cuisson,  ce  qui 
serait  pire. 

2°  Du  blanc.  Qu'est-ce  que  le  blanc?  Du  blanc: 
c'est-à-dire  de  l'albumine  «  comme  dans  l'œuf  natu- 
rel »,  ose-t-on  nous  dire.  Elle  est  cependant  prise  à 
une  autre  source  :  extraite  du  sang  par  exemple.  Ceci 
nous  rappelle  les  résultats  déplorables  que  donna  pen- 
dant le  siège  l'essai  désespéré  de  faire  cuire  sur  le  plat 
de  cette  albumine  chimique  !  Mais  l'industriel  de 
Newark  n'a  pas  pris  la  peine  de  nous  fixer  là-dessus. 
Quoi  qu'il  en  soit,  du  compartiment  dans  lequel  il  a 
reçu  sa  forme,  le  jaune  passe  mécaniquement  dans  la 
chambre  du  blanc  qui  se  congèle  autour  de  lui,  tout  en 
contractant,  grâce  «  à  un  mouvement  rotatoire  particu- 


—  5 1  — 

lier  »,  la  forme  ovale  qui  doit  lui  appartenir.  Et  voilà 
l'œuf  à  moitié  fait. 

5°  et  4°  De  la  pellicule  et  de  la  coquille.  Nous  réunis- 
sons les  deux  numéros  parce  que  la  description  se  fait 
de  moins  en  moins  explicite.  Le  compartiment  dans  le- 
quel l'œuf  s'enveloppe  d'une  pellicule  est  dit  chambre  à 
peau.  On  nomme  écailleur  celui  où  il  reçoit  son  revête- 
ment calcaire.  Cette  coquille  est  en  plâtre  et  un  peu 
plus  épaisse  qu'une  coque  naturelle.  Aussitôt  faite,  elle 
est  rapidement  desséchée  en  même  temps  que  ce  qu'elle 
renferme  est  congelé. 

Maintenant,  quant  à  l'apparence,  le  produit  indus- 
triel ne  diffère  plus  de  son  modèle.  Il  ne  lui  céderait  en 
rien  sous  le  rapport  alimentaire,  s'il  faut  en  croire  les 
intéressés,  ce  dont  on  doit  se  garder.  On  dit  que  la  fa- 
brication n'arrive  pas  à  suffire  aux  demandes.  Deux 
maisons  en  gros  de  New-York  accapareraient  presque 
tout.  Les  lecteurs  en  croiront  ce  qu'ils  voudront.  L'œuf 
artificiel  a  même  à  de  certains  égards  la  supériorité  sur 
l'autre;  il  est  bien  moins  fragile;  il  ne  se  gâte  ja- 
mais,etc.  » 

Sur  un  album.  —  Voici  trois  pensées  que  le  Gaulois 
dit  avoir  recueillies  sur  l'album  d'une  dame  russe.  Nous 
croyons  bien  nous  rappeler  que  ce  sont  là  de  vieilles 
connaissances,  mais  nous  les  transcrivons  ici  néanmoins, 


—    52    - 

pour  ceux  de  nos  lecteurs  qui  ne  les  connaîtraient  pas. 

«  Durant  ma  longue  carrière,  j'ai  appris  à  pardonner 
bien  des  choses  et  à  ne  rien  oublier.  »  —  Guizot. 

«  Un  peu  d'oubli  ne  nuirait  pas  à  la  sincérité  du  par- 
don. »  —  Thiers. 

«  Quant  à  moi,  la  vie  m'a  appris  à  oublier  beaucoup 
et  à  me  faire  pardonner  bien  des  choses.   » —  Bismarck. 

Cette  fausse  bonhomie  du  chancelier  de  fer  n'est- 
elle  pas  vraiment  bien  édifiante  ! 

Histoire  de  quatre  mouches.  —  Voici  une  fable  russe 
que  nos  confrères  d'outre-Rhin  ne  reproduiront  sans 
doute  pas  aussi  volontiers  que  nous  le  faisons  nous- 
mêmes. 

«c  Quatre  mouches  cherchaient  de  quoi  déjeuner.  L'une 
d'elles  trouve  des  confitures  et  s'en  régale.  Mais  les  con- 
fitures étaient  falsifiées,  et  la  pauvre  mouche  mourut 
dans  d'atroces  souffrances. 

«  La  seconde,  voyant  cela,  résolut  d'éviter  les  frian- 
dises et  se  contenta  de  miettes  de  pain.  Mais  il  y  avait 
de  l'alun  dans  ce  pain,  et  elle  alla  rejoindre  sa  com- 
pagne. 

«  La  troisième  se  rejeta  sur  un  verre  de  bière.  Mais 
cette  bière  contenait  de  l'aloès,  et  la  mouche  mourut 
aussi. 

«  La  dernière,  restée  seule  et  voyant  que  la  vie  était 
impossible  sur  une  terre  où  tout  était  à  ce  point  falsifié, 


—  53  — 

résolut  de  se  suicider.  Elle  trouva  justement  un  papier 
empoisonné  sur  lequel  il  était  imprimé  en  grosses  lettres  : 
Tue-mouches.  Mais,  chose  étrange!  plus  elle  en  man- 
geait, mieux  elle  se  portait;  ce  papier  était  lui-même 
falsifié  et  ne  tuait  pas  les  mouches. 

«  Et  le  tout  était  de  fabrication  allemande.  » 

Le  Bâillement  au  théâtre.  —  Le  sifflet  a  parfois  été 
interdit  au  théâtre;  mais  il  n'a  jamais  été  défendu  d'y 
bâiller.  Témoin  l'anecdote  suivante,  qui  remonte  au 
siècle  dernier. 

L'habitude  de  siffler  avait  pris  une  telle  extension 
que  la  police  dut  intervenir.  Les  cabales  contre  les 
pièces  nouvelles  étaient  alors  dirigées  par  un  certain 
chevalier  de  La  Morlière,  très  piètre  auteur,  qui  se  ven- 
geait de  l'infériorité  de  ses  œuvres  en  faisant  siffler 
celles  des  autres. 

A  la  première  représentation  d'un  drame  de  Saurin 
intitulé  Blanche  et  GuiscarJ,  ledit  chevalier  se  trouva 
placé  entre  deux  gardes  du  corps  qui  le  surveillaient  de 
près.  Ne  pouvant  siffler,  il  se  met  à  bâiller,  mais  avec 
une  si  parfaite  candeur,  avec  un  tel  air  d'irrésistible 
ennui,  que  les  deux  agents  placés  à  ses  côtés  n'y  peu- 
vent tenir  et  bâillent  à  l'unisson;  le  bâillement  gagne 
de  proche  en  proche,  et  voilà  que  du  parterre  aux  ga- 
leries, des  galeries  aux  loges,  c'est  un  bâillement  uni- 
versel; les  acteurs  n'ont  plus  devant  les  yeux  qu'une 


--54- 

foule  de  mâchoires  qui  s'ouvrent  démesurément  et  se 
ferment  à  petit  bruit. 

Et,  si  l'on  croit  les  gazettes  du  temps,  les  artistes 
eux-mêmes  cédèrent  à  la  contagion  et  ponctuèrent  par 
d'énormes  bâillements  les  hémistiches  du  pauvre  Saurin. 


LES  MOTS   DE   LA  QUINZAINE 

Une  jolie  femme  cause  avec  un  de  ses  adorateurs. 
«  Depuis  huit  jours,  dit-elle,  je  suis  sur  les  épines. 
—  Je  le  crois  bien...  une  rose!  » 


Dans  un  salon. 

«  Monsieur,  dit  une  dame  à  un  jeune  homme,  vous 
avez  deux  frères  ? 

—  Non,  Madame,  je  n'en  ai  qu'un. 

—  C'est  singulier  :  je  viens  de  faire  la  même  question 
à  votre  sœur,  qui  m'a  répondu  qu'elle  en  avait  deux.  » 


Entre  voisins  de  table  : 

«  Quelle  est  donc  cette  grosse  dame  en  face  ?  Est-elle 
assez  laide  ! 

—  C'est  ma  femme. 

—  Ah  !...  après  tout,  vous  avez  le  divorce.  » 

(G/7  Blas.) 


—  55  — 

X...  apprend  que  son  ami  est  au  lit  depuis  quelques 
jours,  et  lui  envoie  son  médecin. 

Quand  le  docteur  arrive  :  «  Dites-lui,  fait  l'ami,  que 
je  suis  malade  et  que  je  ne  reçois  personne.  » 


«  Eh  bien,  dit-on  à  une  mère  qui  n'a  pas  encore  at- 
teint la  quarantaine,  vous  avez  une  fille  charmante  qui 
approche  de  ses  vingt  ans,  et  les  prétendants  ne  doivent 
pas  lui  manquer. 

—  Y  pensez-vous?  Je  suis  trop  jeune  pour  la  marier.  » 

Devant  un  faiseur,  on  parlait  d'un  camarade  qui  n'a 
jamais  su  que  travailler. 

«  Toujours  à  piocher,  celui-là,  toujours,  et  pas  le 
sou. 

—  Il  est  donc  bien  honnête!...  » 


Entre  boulevardiers  : 

«  Oui,  mon  cher,  j'ai  la  prétention  d'être  bien  con- 
servé... et,  malgré  mes  cinquante  ans,  je  cours  encore 
la  prétantaine... 

—  Voyons,  mon  vieil  ami,  je  suis  sûr  que  c'est  tour 
au  plus  si  tu  la  trottes!  » 

(GilBlas.) 


-  56  - 

PETITE  GAZETTE.  —  Nécrologie.  —  8  janvier.— 
Décès  de  l'abbé  Roudil,  qui  avait  créé  aux  environs  de  Mé- 
déah,dans  la  province  d'Alger,  une  importante  colonie  agricole 
qu'il  a  léguée  au  Conseil  général  de  la  Seine,  en  faveur  des 
enfants  assistés. 

—  10.  Le  professeur  de  l'université  d'Athènes,  Nicolas 
Saripolos,  docteur  en  droit  français,  membre  correspondant 
de  l'Institut  de  France.  C'était  un  érudit  de  premier  ordre  en 
même  temps  qu'un  jurisconsulte  éclairé  et  éloquent. 

—  14.  Le  célèbre  pianiste  et  compositeur  Stephen  Heller, 
né  à  Pesth  (Hongrie),  le  1$  mai  181 5.  Il  laisse  de  nombreuses 
compositions,  toutes  empreintes  d'une  extrême  distinction  et 
d'un  charme  mélodique  souvent  exquis. 

—  18.  L'écrivain  religieux  Auguste  Nicolas,  auteur  des 
célèbres  Etudes  philosophiques  sur  le  Christianisme,  qui  ont  eu 
de  si  nombreuses  éditions.  On  lui  doit,  en  outre,  beaucoup 
d'ouvrages  de  haute  doctrine  religieuse  également  importants. 

—  22.  L'héroïque  commandant  Brasseur,  l'un  des  défen- 
seurs du  Bourget  en  décembre  1870,  et  qui  ne  guérit  jamais 
des  nombreuses  blessures  qu'il  avait  alors  reçues.  Il  était  in- 
terné depuis  dix  ans  aux  Invalides. 

—  22.  Le  sculpteur  François  Truphême,  qui  exposait  de- 
puis 1840.  On  lui  doit  la  statue  de  Mirabeau,  au  palais  de 
Justice  d'Aix,  les  monuments  de  Condorcet,  de  Rabelais,  etc. 

—  23.  M.  Eugène  Labiche,  le  plus  célèbre,  et  à  coup  sûr 
le  premier  des  auteurs  comiques  de  ce  temps,  est  mort  au- 
jourd'hui à  l'âge  de  soixante-douze  ans.  Il  avait  remplacé 
Saint-René  Taillandier  à  l'Académie  française,  en  1880.  C'est 
une  perte  bien  sensible  pour  la  littérature  dramatique;  mais 
une  grande  partie  des  œuvres  de  Labiche  lui  survivront  tou- 
jours, et  c'est  le  plus  bel  éloge  qu'on  puisse  faire  de  cet  écri- 
vain à  la  fois  si  éminent  et  si  modeste. 

—  23.  Décès  de  Mmi'  Le  Ray,  ex-surintendante  des  mai- 
sons d'éducation  de  la  Légion  d'honneur. 


-57- 

Fille  de  M.  de  Roussy,  ancien  receveur  des  finances  à  Ni- 
velle (Belgique),  elle  avait  épousé  le  contre-amiral  Le  Ray, 
dont  le  nom  figure  avec  éclat  dans  l'histoire  de  notre  marine, 
et  qui  mourut  en  1849  d'une  attaque  de  choléra. 

Mme  Le  Ray  avait  été  nommée  surintendante  pendant  la 
guerre  de  1870;  elle  prit  possession  de  son  poste  après  l'ar- 
mistice. Sa  conduite  en  face  des  Prussiens  mérite  les  plus 
grands  éloges;  grâce  à  sa  fermeté,  elle  préserva  la  maison  de 
la  Légion  d'honneur  de  la  destruction  et  du  pillage.  Pendant 
l'épidémie  de  diphtérie  qui  sévit  en  1881-1882,  elle  ne  voulut 
pas  quitter  Saint-Denis,  bien  qu'elle  fût  alors  âgée  de  soixante- 
douze  ans,  et  se  montra  admirable  de  dévouement.  Rentrée 
depuis  peu  dans  la  vie  privée,  elle  s'est  éteinte  à  l'âge  de 
soixante-dix-huit  ans. 

—  24.  Firmin  Joussemet,  ancien  rédacteur  du  Moniteur 
universel  et  des  Débats,  auteur  d'articles  d'économie  politique 
et  de  finance;  il  avait  quarante-sept  ans. 

—  24.  Le  peintre  Louis  Matout,  auteur  de  nombreux  ta- 
bleaux de  religion  et  d'histoire.  11  avait  été  décoré  en  1857, 
et  il  avait  soixante-seize  ans. 

—  26.  Décès  de  M.  Henry  de  Pêne,  directeur  du  Gaulois 
et  l'un  des  journalistes  les  plus  estimés  et  les  plus  sympathiques 
de  notre  temps.  Il  avait  aussi  abordé  le  roman  avec  un  certain 
succès,  et  les  deux  premiers  qu'il  publia  en  1886  et  en  1887, 
Trop  belle  et  Née  Michon,  avaient  été  couronnés  par  l'Académie 
française.  Le  regretté  M.  de  Pêne  allait  avoir  cinquante-huit 
ans  au  mois  d'avril  prochain. 


58 


VARIÉTÉS 


UNE  LETTRE  INÉDITE  DE  BOILEAU 

Une  lettre  inédite  de  Boileau  n'est  pas  chose  si  fréquente 
pour  que  notre  GaztiU  néglige  de  l'enregistrer.  En  voici  donc 
une,  adressée  à  Brossette,  qui  a  été  communiquée  à  un  de  nos 
confrères  par  un  de  ses  abonnés  de  Lyon  : 

Auteuil,  3  novembre  1701. 

Il  est  vray,  Monsieur,  et  vostre  mémoire  est  fidelle 
sur  ce  point,  que  j'ay  proposé  à  M.  Racine  un  change- 
ment, je  n'ose  dire  une  correction,  à  un  vers  de  Phè- 
dre. Cela  est  de  bien  peu  d'importance  et  ne  mériteroit 
pas  qu'on  s'yarrestât;  mais  je  ne  puis  me  dispenser  de 
répondre,  en  cette  occasion,  comme  en  toutes  les  au- 
tres, à  vostre  amicale  curiosité.  Voicy  donc  ce  que  j'ay 
pu  retrouver  dans  mes  souvenirs,  déjà  bien  lointains, 
sur  l'objet  qui  vous  intéresse. 

C'est  à  Auteuil  que  M.  Racine  me  lut,  à  diverses  re- 
prises, des  fragments  de  sa  tragédie  que  je  considéray 
dès  lors  comme  l'un  des  plus  beaux  ouvrages  qui  soient 
sortis  de  sa  plume.  Il  me  lut,  notamment  un  soir,  la 
scène  du  deuxième  acte,  dans  laquelle  Phèdre,  «  malgré 
soy  perfide,  incestueuse  »,  s'il  m'est  permis  de  me  citer, 
déclare  son  amour  à  Hippolyte. 


—  sg  — 

C'est,  vous  le  savés,  l'une  des  plus  belles  de  cette 
tragédie,  qui  en  compte  tant  d'admirables.  Je  n'ai  pas 
oublié  l'impression  que  j'éprouvay  à  cette  lecture,  et  à 
quel  poinct  je  fus  touché  par  cet  avœu  d'une  passion 
qui  cherche  d'abord  à  se  desguiser,  qui  se  descouvre 
involontairement  peu  à  peu,  et  qui  se  termine  par  cette 
explosion  si  humaine  et  si  pathétique  : 

Ah  !  cruel  !  tu  m'as  trop  entendue  ! 

Toutesfois,  au  milieu  de  tant  de  beautés,  je  rencon- 
tray  un  vers  qui  fit  naistre  quelques  scrupules  dans 
mon  esprit.  Phèdre,  exprimant  le  regret  que  Hippolyte, 
à  cause  de  son  jeune  âge,  ne  soit  point  venu  lui-même 
en  Crète  pour  combattre  le  Minotaure,  dit  : 

Par  vous  auroit  péri  le  monstre  de  la  Crète; 
Malgré  tous  les  détours  de  sa  vaste  retraite, 
Pour  en  développer  l'embarras  incertain, 
Ma  sœur  du  fil  fatal  eust  armé  vostre  main... 

Avec  la  liberté  dont  nous  avions  coutume  d'user 
dans  nos  entretiens  littéraires,  j'avouay  à  M.  Racine 
que  ce  vers  : 

Pour  en  développer  l'embarras  incertain, 

ne  me  satisfaisoit  point  et  que  j'y  voiois  une  équivoque. 
Je  pensay  bien  qu'il  s'agissoit,  dans  ce  membre  de 
phrase,  du  labyrinthe  et  de  l'embarras  que  l'on  éprou- 
voit  à  s'y  diriger ,  mais,  d'un  autre  costé,  le    verbe 


—  Go  — 

«  développer  »  appeloit  plustôt  l'idée  du  fil  dont  Ariane 
avoit  armé  la  main  de  Thésée. 

J'exposay  mes  doutes  à  M.  Racine.  Ce  grand  homme, 
qui  avoit  autant  de  modestie  que  de  génie,  et  qui  ne 
s'opiniastroit  jamais  dans  son  sentiment  quand  on  lui 
donnoit  de  bonnes  raisons  pour  l'en  détourner,  convint 
de  fort  bonne  grâce  qu'il  y  avoit  dans  ce  vers  quel- 
que chose  de  louche,  et  il  me  dit  qu'il  verroitàle  chan- 
ger. Nous  parlâmes  d'autre  chose  ;  mais,  malgré  moy, 
ce  malheureux  vers  me  revenoit  toujours  en  teste,  et  je 
cherchois  à  donner  un  autre  tour  à  la  pensée  qu'il  ex- 
primoit,  selon  moy,  assés  imparfaitement.  Après  avoir 
rêvé  quelques  minutes,  je  dis  à  M.  Racine  :  «Que  pen- 
seriés-vous  d'un  changement  qui  me  vient  en  ce  mo- 
ment à  l'esprit  ?  »  Et  je  luy  recitay  le  passage  ainsi  cor- 
rigé : 

Par  vous  auroit  péri  le  monstre  de  la  Crète; 
Malgré  tous  les  détours  de  sa  vaste  retraite, 
Pour  vous  y  ménager  un  facile  chemin, 
Ma  sœur  du  fil  fatal  eust  armé  vostre  main. 

M.  Racine  me  loua  fort  de  l'adresse  et  de  la  rapidité 
avec  laquelle  j'avois  dénoué  la  difficulté.  Il  reconnust 
que  ma  correction  faisoit  disparoître  toute  ambiguïté  et 
me  promit  d'en  faire  usage.  Cependant,  soit  qu'il  l'ayt 
oubliée,  soit  qu'il  ayt  préféré  la  première  version,  je  ne 
l'ay  point  retrouvée  dans  la  copie  imprimée  de  sa  tra- 
gédie. Je  n'ay  jamais  eu  la  pensée  de  l'interroger  à  ce 


—  t>l  — 

sujet  ;  aussi  bien  la  chose  n'en  valoit-elle  pas  ia  peine. 
Quelques  taches  que  les  sçavants  y  ont  découvertes 
n'empêchent  point  le  soleil  d'éclairer  le  monde  ;  de 
mesme  la  gloire  de  M.  Racine  ne  sera  point  obscurcie 
par  quelques  légères  imperfections  que  l'on  peut  décou- 
vrir dans  ses  ouvrages.  La  postérité  dira  avec  Horace  : 

Vtrum,  ubi  plura  nitent  in  carminé,  non  ego  paucis 
Offendar  maculis. 

Voilà,  ce  me  semble,  bien  des  paroles  emploiées  pour 
expliquer  un  seul  vers  qui  ne  méritoit  point  de  si  longs 
commentaires.  Mais  vous  pardonnerés  cette  abondance 
à  un  vieillard  qui  aime  à  se  rappeler  ces  souvenirs  du 
passé,  quoiqu'il  s'y  mesle  beaucoup  de  tristesse.  Vostre 
lettre  m'a  faict  revivre  dans  ce  temps  heureux  où  je 
jouissois  du  commerce  du  grand  homme  et  de  l'incom- 
parable ami  dont  je  ressens  encore  si  vivement  la 
perte.  Je  ne  tarderay  pas  à  le  rejoindre.  L'âge  et  les  in- 
firmités m'en  avertissent  d'une  façon  chaque  jour  plus 
pressante.  J'y  serois  tout  préparé  si  vostre  précieuse 
amitié  ne  me  faisoit  encore  trouver  quelque  douceur 
aux  derniers  jours  que  m'accorde  la  Providence. 

Ne  vous  reverray-je  point,  avant  que  de  quitter  ce 
monde,  dans  ma  solitude  d'Auteuil  ? 

Vous  connoissés  les  sentiments  avec  lesquels  je  suis, 
Monsieur,  vostre  trés-humble  et  trés-obéissant  serviteur. 

Despréaux. 


—    (-2    — 


LE  TESTAMENT  DE  M.  VIENNET 

Ce  document  est  peu  connu.  En  voici  la  partie  principale, 
qui  a  trait  aux  opinions  de  l'auteur,  à  ses  œuvres  et  aux 
luttes  qu'elles  lui  suscitèrent.  M.  Viennet  est  mort  en  1868, 
à  quatre-vingt-onze  ans. 

MON    TESTAMENT. 

Né  catholique,  je  meurs,  comme  j'ai  vécu,  dans  la 
religion  de  mes  pères.  Si  je  ne  l'ai  pas  toujours  prati- 
quée comme  je  le  devais,  ce  n'est  point  par  impiété  : 
c'est  par  insouciance  ou  par  l'entraînement  du  travail 
littéraire.  Que  Dieu  me  le  pardonne  ;  il  sait  que  jamais 
je  ne  l'ai  méconnu  ni  oublié,  que  je  l'ai  toujours  craint 
et  respecté  dans  mes  actes  et  dans  mes  écrits.  Je  n'ai 
jamais  attaqué  les  dogmes.  Si  j'ai  fait  des  satires  contre 
les  moines  et  certains  minisires  de  ma  religion,  c'est 
que  j'ai  vu  en  eux  des  apôtres  du  fanatisme  et  de  l'in- 
tolérance, qui  sont  à  mes  yeux  les  ennemis  les  plus 
dangereux  d'une  religion  de  paix  et  de  charité...  Mon 
héritage  sera  fort  mince.  J'étais  l'aîné  de  six  enfants  et 
notre  fortune  était  fort  modeste.  Il  était  d'ailleurs  fort 
difficile  de  m'enrichir  à  l'aide  du  genre  de  littérature 
que  j'ai  persisté  à  cultiver  depuis  et  malgré  l'avène- 
ment du  romantisme  et  de  la  fantaisie.  Jusque-là  mes 
oeuvres   avaient  eu  quelque   valeur,  mais  ce    qu'elles 


—  63  — 

m'ont  rapporté  s'est  englouti  dans  la  faillite  de  deux  ou 
trois  sociétés  industrielles... 

Après  avoir  disposé  d'une  partie  de  son  mobilier  en  faveur 
de  diverses  personnes,  le  testateur  ajoute  : 

...  Je  ne  peux  plus  malheureusement  joindre  à 
l'actif  de  ma  succession  le  produit  de  mes  œuvres... 
Elles  ont  été  lâchement  et  durement  ruinées  par  les 
attaques  des  trois  partis  politiques  et  littéraires  que  j'ai 
combattus.  Les  romantiques  m'ont  puni  de  mes  satires, 
les  républicains  de  mon  amour  pour  la  monarchie,  les 
légitimistes  de  mon  adhésion  à  la  nouvelle  dynastie.  Ils 
ont  ruiné  ma  première  réputation,  ma  popularité,  et 
couvert  mes  œuvres  de  ridicule;  et,  quoique  les  applau- 
dissements publics  ne  m'aient  manqué  qu'une  seule 
fois1,  je  n'ose  croire  qu'à  l'heure  de  mon  décès 
ces  passions  ennemies  soient  assez  apaisées  pour 
traiter  avec  plus  de  justice  l'œuvre  de  soixante-trois 
ans  d'un  travail  consciencieux.  —  Les  trois  quarts  de 
mes  écrits  ont  été  publiés,  mais  éparpillés  dans  plu- 
sieurs recueils  et  chez  divers  éditeurs.  Mais  l'ensemble 
manque,  et  les  libraires  hésitent  à  faire  les  frais  de 
quinze  ou  seize  volumes  de  vers  ou  de  prose,  qui  peu- 
vent constituer  mes  œuvres  et  dans  lesquels  toutefois 


I.  Allusion  à  la  chute  bruyante  de  sa  tragédie  à'Arbogaste,  qui  ne 
put  avoir  qu'une  seule  représentation  (18.1.2). 


-  64  - 

je  ne  comprends  ni  mes  trois  romans,  ni  mes  vingt  ou 
trente  discours  politiques,  ni  mes  deux  cents  articles  de 
journaux.  Ce  n'est  point  là  de  la  littérature,  et  je  ne  sui- 
vrai pas,  en  les  faisant  réimprimer,  l'exemple  que  me 
donnent  aujourd'hui  la  plupart  de  mes  contempo- 
rains... 

Je  laisse  quatre  volumes  de  mémoires.  J'ai  vu  pres- 
que tous  les  grands  personnages  de  mon  temps;  j'ai 
coopéré  à  bien  des  événements.  J'ai  dit  la  vérité  sou- 
vent avec  passion,  trop  souvent  peut-être,  mais  j'ai 
toujours  été  juste  et  vrai.  Advienne  que  pourra! 

Fait  à  Paris,  le  9  novembre  1867,  neuf  jours  avant 
d'avoir  accompli  mes  quatre-vingt-dix  ans. 

Viennet. 
Georges  d'Heylli. 

Le  Gérant  :  D.  Jouaust. 


Paris,  imprimerie  Jouaust  et  Sigaux,  rue  de  Lille,  7. 


GAZETTE  ANECDOTIQUE 

Numéro   3   —   i5   février    1888 


SOMMAIRE. 

La  Quinzaine  :  Le  Huitième  Banquet  des  Moliéristes.  —  Le  citoyen 
Maxime  Lisbonne  à  l'Elysée.  —  Le  Cercle  Volney.  —  Élection  de 
trois  nouveaux  sociétaires  de  la  Comédie-Française.  —  Le  British 
Muséum  et  la  Bibliothèque  nationale.  —  Une  Comédie  de  G.  Sand. 
—  Théâtres. 

Varia  :  Une  Lettre  de  Labiche.  —  De  peintre  à  sculpteur.  — 
Victoire  et  Poésie.  —  Jules  Claretie  jugé  par  J.-J.  Weiss.  —  A  propos 
du  coup  d'État.  —  Une  Baignoire  pour  deux.  —  La  Vertu  d'Armande 

Béjart.  —  Le  Premier  Jour  de  la  semaine.  —  Un  Brevet  persan. 

La  Femme  appréciée  parles  Saints.  —  Les  Mots  de  la  Quinzaine. 

Petite  Gazette.  Nécrologie. 

Variétés  :  Le  Manuscrit  du  Télémaque  et  Fénelon  devant  la  police. 


1  $  janvier. 

La  Quinzaine.  — Aujourd'hui  a  eu  lieu  le  huitième 
banquet  des  Moliéristes  ,  au  café  Corraza  ,  en  l'honneur 
du  266e  anniversaire  de  la  naissance  de  Molière  et  sous 
la  présidence  de  M.  Ed.  Thierry.  Quarante-cinq  convives 
avaient  répondu  à  l'appel  de  M.  Georges  Monval,  orga- 
nisateur de  ce  banquet. 

1.  —  1888.  j 


—  66  — 

Au  dessert,  M.  Monval  a  lu  le  toast  du  président,  que 
la  voix  trop  faible  de  M.  Thierry  l'empêchait  de  faire 
entendre  lui-même.  Il  avait  pris  pour  sujet  le  Scandale 
dans  la  Comédie  de  Molière,  véritable  étude  dramatique 
que  le  Moliériste  publiera  dans  son  numéro  de  février. 
Puis  diverses  communications  ou  lectures,  en  prose  ou 
en  vers,  ont  été  lues  par  MM.  Leloir,  Ch.  Read,  Saint- 
Germain,  très  particulièrement  applaudi,  Fabié,  Marrot, 
le  poète  du  Chat  noir,  Henri  Jouin,  et  Laudner. 

22  janvier. 

Il  y  a  encore  de  beaux  jours  pour  la  France  !  Il 
vient  de  se  passer  un  fait  qui  va  nous  grandir  à  l'étran- 
ger :  le  citoyen  Maxime  Lisbonne,  ex-capitaine  de  la 
Commune,  ex-directeur  de  théâtre  et  de  café-concert, 
a  cru  devoir  se  rendre,  en  cravate  blanche  et  en  habit 
noir,  au  dernier  bal  de  M.  le  Président  de  la  République. 
Le  citoyen  Lisbonne  voulait  constater  de  visu  que  le 
nouveau  Président  faisait  un  bon  emploi  des  émoluments 
que  la  générosité  du  peuple  lui  accorde. 

Mais  les  groupes  révolutionnaires,  auxquels  appar- 
tient le  citoyen  Lisbonne,  n'ont  pas  été  contents.  Un 
des  leurs  à  l'Elysée!  Quel  scandale!  Et  l'un  de  ces 
groupes,  les  Égaux  de  Montmartre,  a  invité  ledit  citoyen 
à  comparaître  devant  ses  collègues  en  révolution  pour 
expliquer  sa  conduite,  qui  a  été  blâmée. 


-  67  - 


2$  janvier. 


La  Cour  de  cassation,  présidée  par  M.  Barbier,  a 
rendu  aujourd'hui  un  arrêt  qui  fera  grand  bruit  dans  le 
monde  religieux.  Elle  a  décidé  que  les  vœux  prononcés 
par  les  prêtres  pouvaient  toujours,  et  à  tout  moment, 
être  rompus  par  eux,  et  que,  par  conséquent,  tout  ma- 
riage contracté  par  un  prêtre  était  valable.  Elle  a  décidé, 
en  outre,  qu'aucun  officier  de  l'état  civil  n'avait  le  droit 
d'opposer  un  refus  au  mariage  demandé  régulièrement 
par  un  prêtre. 

—  Le  Cercle  Volney  a  ouvert  aujourd'hui  son  Expo- 
sition annuelle.  Cette  antichambre  du  Salon  est  très 
remplie,  mais  surtout  de  petites  toiles.  On  y  a  beaucoup 
remarqué  diverses  œuvres  de  MM.  Elie  Delaunay, 
Bonnat,  Henner,  Jules  Lefebvre  et  Carolus-Duran,  qui 
ont  tous  exposé  des  portraits  ou  des  études  pour  por- 
traits. A  citer  encore  un  curieux  tableau  de  François 
Flameng ,  la  Halte,  une  jolie  Soubrette,  de  Gustave 
Courtois,  et  des  tableaux  de  genre  de  Arcos,  Rixens, 
Moreau-Nélaton,  et  des  paysages  et  études  d'Eugène 
Feyen,  Emile  Lévy,  Tattegrain ,  etc. 

28  janvier. 

Le  Gouvernement  vient  de  publier  un  décret  qui  pro- 
nonce les  mises  à  la  retraite,  au  delà  d'un  certain  âge, 
des  chefs  de  service  et  des  employés  des  diverses  biblio- 


-  68  - 

ihèques  et  archives  de  l'État.  Ainsi,  les  administrateurs 
généraux  de  ces  bibliothèques  devront  se  retirer  désor- 
mais à  l'âge  de  soixante-dix  ans  comme  limite  extrême. 
Par  suite  de  ce  décret,  M.  Alfred  Maury,  directeur 
général  des  archives  nationales,  a  été  remplacé  par 
M.  Gustave  Servois,  archiviste-paléographe,  ancien 
préfet,  et  M.  Edouard  Thierry,  ancien  administrateur 
de  la  Comédie-Française,  a  eu  pour  successeur,  comme 
administrateur  de  la  bibliothèque  de  l'Arsenal,  M.  Geor- 
ges Robertet,  chef  du  bureau  des  bibliothèques  au  mi- 
nistère des  Beaux-Arts. 

2  février. 

Aujourd'hui  a  été  donnée  au  Vaudeville,  au  profit  de 
la  Société  l'Alliance  française I,  une  représentation  dra- 
matique qui  était  présidée  par  M.  Ernest  Renan.  La 
Comédie-Française  y  a  joué  le  Caprice,  de  Musset,  et 
le  Bonhomme  Jadis,  de  Murger. 

M.  Ernest  Renan  a  ouvert  la  solennité  par  un  petit 
discours  humoristique  qui  a  produit  le  plus  grand  effet. 
Rien  de  plus  charmant,  de  plus  délicieux.  Voici  la  con- 
clusion de  cette  fine  et  spirituelle  harangue,  tout  entière 
à  l'honneur  de  la  langue  française  : 

Tenez,  Messieurs,  il  y  a  surtout  un  jour  où  l'usage  du 
français  sera  bien  nécessaire,  c'est  le  jour  de  la  vallée  de  Jo- 

i.  Association  nationale  pour  la  propagation  de  la  langue  fran- 
çaise à  l'étranger  et  dans  les  colonies. 


-  69  - 

saphat.  Prolongez  la  vie  du  français  jusqu'au  jugement  der- 
nier. Je  vous  assure  que,  si  on  parle  allemand  ce  jour-là,  il 
y  aura  des  confusions,  des  erreurs  sans  nombre.  Messieurs, 
je  vous  en  prie,  faites  qu'on  ne  parle  pas  allemand  dans  la 
vallée  de  Josaphat  ! 

Pour  moi,  Messieurs,  je  tiens  essentiellement  à  ce  que  vous 
décrétiez  l'éternité  de  la  langue  française;  je  vais  vous  dire 
pourquoi.  Vous  m'écoutez  avec  tant  d'indulgence,  Mesdames 
et  Messieurs,  que  je  vous  ferai  la  confidence  d'un  rêve  que  je 
fais  souvent.  Je  reçois  tant  de  lettres  qui  m'assurent  que  je 
serai  damné  éternellement  que  j'ai  fini  par  en  prendre  mon 
parti;  ce  ne  sera  pas  très  juste,  mais  j'aime  mieux  l'enfer, 
après  tout,  que  le  néant.  Je  suis  persuadé  que  je  réussirai  à 
tirer  parti  de  la  situation,  et,  si  je  n'ai  affaire  qu'au  bon  Dieu, 
je  crois  que  je  le  toucherai.  Il  y  a  des  théologiens  qui  admet- 
tent la  mitigation  des  peines  des  damnés.  Eh  bien  !  dans  mes 
insomnies,  je  m'amuse  à  composer  des  pétitions,  des  placets 
que  je  suppose  adressés  à  l'Éternel  du  fin  fond  de  l'enfer. 
J'essaye  presque  toujours  de  lui  prouver  qu'il  est  un  peu  la 
cause  de  notre  perdition,  et  qu'il  y  a  des  choses  qu'il  aurait 
dû  rendre  plus  claires.  Parmi  ces  placets,  il  y  en  a  d'assez 
piquants  et  qui,  je  le  crois,  feront  sourire  l'Éternel.  Mais  il 
est  clair  qu'ils  perdront  tout  leur  sel  si  je  suis  obligé  de  les 
traduire  en  allemand. 

Préservez-moi  de  ce  malheur,  Messieurs.  Je  me  fie  à  vous 
pour  que  le  français  soit  la  langue  éternelle  ;  je  suis  perdu 
sans  cela. 

8  février. 

Aujourd'hui,  à  la  Comédie-Française,  élection  de 
trois  nouveaux  sociétaires.  Les  trois  favorisés  sont  : 
M.  Boucher,  qui  appartient  à  la  Comédie-Française 
depuis  le  7  septembre    1866,  et  qui  voit  bien  tardive- 


~  7°  — 

ment  récompenser  ses  efforts,  souvent  heureux;  puis 
M.  Truffier,  dont  les  débuts  à  la  rue  de  Richelieu  re- 
montent au  7  juillet  187$  ;  artiste  original  et  fin,  et  qui 
n'a  attendu  le  sociétariat  que  douze  ans;  enfin,  Mlle  Céline 
Montaland,  qui  a  débuté  aux  Français  le  1 3  décembre 
1884,  et  qui  a  conquis,  en  quelques  années  seulement 
de  séjour  à  la  rue  de  Richelieu,  par  son  talent  plein  de 
verve,  de  grâce  et  de  belle  humeur,  ces  palmes  enviées 
du  sociétariat  qui  couronnent  si  équitablement  sa  longue 
et  brillante  carrière  dramatique. 

—  Le  prince  de  Bismarck  vient  de  prononcer  au  Reichs- 
tag  allemand  un  discours  qui  a  produit  une  impression 
considérable  dans  toute  l'Europe,  discours  énigma- 
tique  et  qu'on  peut  interpréter  aussi  bien  dans  le  sens 
de  la  paix  que  dans  celui  de  la  guerre. 

—  Aujourd'hui  M.  Ernest  Lavisse,  dans  une  conférence 
organisée  par  l'Association  des  anciens  élèves  de  l'École 
des  Sciences  morales  et  politiques,  et  qui  avait  pour 
sujet  les  origines  de  l'État  prussien,  n'a  pu  manquer 
de  faire  allusion  à  cet  éclatant  discours.  Dans  cette 
conférence,  qui  avait  un  vif  intérêt  d'actualité,  M.  La- 
visse a  raconté  plusieurs  anecdotes  curieuses.  Nous 
citerons  la  suivante,  qui  est  particulièrement  caracté- 
ristique. On  avait  déjà  dit  de  la  Prusse  :  «  C'est  une 
armée  qui  a  un  pays.  »  L'anecdote  en  question  accentue 
encore  ce  propos,  qui  remonte  à  l'autre  siècle,  et  qui 
est  de  plus  en  plus  vrai  tous  les  jours  : 


—  7»   — 

«  Après  1866,  a  raconté  M.  Lavisse,  un  diplomate 
français  fut  chargé  de  sonder  M.  de  Bismarck  sur  un 
projet  de  désarmement  partiel  qu'on  voulait  tenter  de 
lui  faire  agréer.  M.  de  Eismarck  lui  dit  dans  son  rude 
langage  :  «  Il  vaut  mieux  que  nous  parlions  d'autre 
chose.  Je  n'entends  pas  ce  que  vous  voulez  dire  en 
France  par  désarmement.  Nous  autres,  nous  venons 
au  monde  avec  une  tunique;  me  proposer  de  désarmer, 
c'est  donc  me  proposer  d'aller  tout  nu  dans  les  rues  de 
Berlin.   » 

Le  British  Muséum  et  la  Bibliothèque  nationale. 
—  La  Pall-M  ail-Gazette  de  Londres  publiait  récemment 
un  article  des  plus  curieux  sur  les  deux  grandes  biblio- 
thèques rivales,  celles  de  Paris  et  de  Londres,  le  Bri- 
tish Muséum  et  la  Bibliothèque  nationale.  Il  faut  dire 
que  les  statistiques  relatives  à  ces  deux  grandes  biblio- 
thèques ne  sont  pas  favorables  à  la  nôtre.  Ainsi  le 
British  Muséum  communique  dans  l'année  environ  cinq 
fois  plus  de  livres  que  notre  Bibliothèque  de  la  rue  de 
Richelieu,  ce  qui  suppose  largement  trois  fois  plus  de 
lecteurs. 

Les  causes  de  cette  infériorité,  de  notre  part,  selon 
l'article  cité,  proviennent  surtout  de  ce  fait  que  le  Bri- 
tish Muséum  facilite  ue  toutes  façons,  au  public  lettré, 
l'accès  de  ses  trésors,  tandis  que  notre  Bibliothèque 
semble   prendre  à  tâche  de  rebuter   ce  même    public. 


-  72  — 

Ainsi,  le  British  Muséum  est  ouvert  de  neuf  heures  du 
matin  à   huit  heures  du  soir  en   toute  saison,   tandis 
que  notre  Bibliothèque  nationale  n'ouvre  qu'à  dix  heures 
du  matin,  pour  fermer  à  quatre  heures  de  l'après-midi; 
soit  une  différence  de  temps  de  travail  possible  de  cinq 
heures  par  jour    Et  pendant  ce  court  espace  de  temps, 
ajoute  l'article,  tout  ce  qui  peut  être  imaginé  pour  rebu- 
ter le  lecteur   est    mis  en    oeuvre    par  les    employés  : 
attente  interminable  pour  la  communication  des  volu- 
mes,   quand   on   vous  les    communique;  surveillance, 
souvent  insultante,  des  préposés  à  la  garde  des  volumes 
qui    semblent   considérer   les   travailleurs    comme   des 
voleurs  toujours  disposés  à  emporter  les  livres   qu'on 
leur  prête;  insuffisance  de  catalogues  et  même  insuffi- 
sance d'exemplaires  du  même  livre. 

A  Paris,  on  ne  fournit  aux  travailleurs  ni  papier,  ni 
plumes,  ni  crayons,  ni  buvards,  ainsi  que  cela  se  fait  à 
Londres.  Au  British  Muséum  tout  le  monde  peut  entrer 
sans  carte  ni  contrôle;  à  Paris  il  faut  produire  toutes 
sortes  de  références  pour  être  admis  à  pénétrer  dans  le 
temple.  Ajoutons  que  la  Bibliothèque  nationale  n'a  pas 
à  sa  disposition,  dans  son  budget,  la  moitié  de  la  somme 
annuelle  que  le  British  Muséum  peut  consacrer  à  des 
achats  de  livres  et  de  mauuscrits. 

Enfin,  à  Londres,  il  existe  au  British  Muséum  une 
salle  spéciale  consacrée  aux  journaux;  on  y  trouve 
toutes  les  feuilles,  revues,  périodiques  quelconques  du 


monde  entier,  remontant  aux  origines,  et  en  y  compre- 
nant tous  les  journaux  du  jour;  c'est  une  des  salles  les 
plus  fréquentées  de  la  grande  Bibliothèque  anglaise  et 
où  affluent  le  plus  de  visiteurs  de  passage.  A  Paris,  rien 
de  pareil;  on  ne  communique  pas  au  lecteur  les  jour- 
naux de  l'année,  et  le  plus  souvent  les  collections  anté- 
rieures sont  incomplètes. 

L'article  de  la  Pall-M ail-Gazette  établit  tous  les  avan- 
tages que  les  lecteurs  et  travailleurs  d'outre-Manche  ont 
au  Britisch  Muséum,  comparativement  à  ceux  qui  man- 
quent aux  lecteurs  de  notre  Bibliothèque  nationale.  C'est 
aux  administrateurs  de  notre  grand  établissement  de  la 
rue  de  Richelieu  qu'il  appartient  de  faire  leur  profit,  au 
bénéfice  du  public,  des  critiques  de  cet  article,  dont 
le  plus  grand  nombre  sont  malheureusement  trop  jus- 
tifiées. 

Une  Comédie  de  G.  Sand.  —  En  1852,  Frédérick- 
Lemaître  venait  de  jouer  aux  Variétés,  avec  un  assez 
médiocre  succès,  une  pièce  intitulée  le  Roi  des  drôles. 
Il  fut  alors  question,  pour  la  remplacer,  d'un  drame  de 
George  Sand  appelé  Nello  et  qui  avait  déjà  été  joué 
deux  fois  devant  les  intimes  sur  le  théâtre  de  Notant. 
Maurice  Sand  l'offrit,  au  nom  de  sa  mère,  à  Frederick, 
et  M.  Hetzel  fut  chargé  de  la  négociation. 

Mmu  Sand,  écrit-il  alors  à  Frederick,  m'a  laissé  la  mission 
de  traiter  avec  M.  Carpier,  votre  directeur.  Je  désire,  avant 


de  le  revoir,  m'entendre  avec  vous  d'abord,  car  Mm0  Sand  ne 
voudrait  rien  demander  ni  moi  rien  faire  qui  vous  fût  désa- 
gréable. Soyez  donc  assez  bon  pour  me  donner  un  rendez- 
vous.  J'ai  les  pouvoirs  de  Mmo  Sand,  et,  quand  nous  serons 
d'accord,  M.  Carpier,  je  pense,  ne  refusera  plus  de  faire  ce 
qu'il  est  juste  qu'il  fasse,  c'est-à-dire  un  bout  de  traité  pour 
l'époque  où  la  pièce  sera  jouée  et  pour  la  distribution  des 
autres  rôles... 

La  lecture  de  Ncllo  faite  aux  artistes  des  Variétés 
fut  assez  singulière,  si  l'on  en  juge  par  le  billet  suivant 
que  Frederick  écrivit  à  Mme  Sand  après  cette  lecture: 

20  septembre  1 85a . 

Madame, 

J'ai  l'honneur  de  vous  annoncer  que  j'ai  lu  avant-hier  la 
pièce  de  Nello  aux  acteurs  du  théâtre  des  Variétés.  Monsieur 
votre  fils  y  assistait  et  vous  a  sans  doute  déjà  fait  part  de  ses 
impressions;  voici  néanmoins  l'historique  de  cette  lecture. 

Les  acteurs  des  Variétés,  accoutumés  à  n'entendre  et  à  ne 
dire  que  des  bêtises,  écoutaient  de  toutes  leurs  oreilles,  mais 
sans  avoir  l'air  de  comprendre  un  mot,  à  un  tel  point  que, 
fatigué  de  m'adresser  à  des  statues,  je  me  suis  arrêté  plusieurs 
fois,  désirant  ne  pas  achever  une  lecture  si  étrange  !  La  séance 
terminée,  cependant,  voici  l'opinion  générale  :  a  C'est  admi- 
rable ;  il  y  a  dans  cet  ouvrage  un  très  grand  succès,  mais  par- 
tout ailleurs  qu'aux  Variétés  !  »  —  Maintenant,  Madame, 
veuillez  me  faire  connaître  vos  intentions  et  vos  désirs.  Quant 
à  la  direction  du  théâtre,  elle  est  disposée  à  faire  tout  ce  que 
je  voudrai,  c'est-à-dire,  Madame,  tout  ce  que  vous  voudrez. 

Agréez,  Madame,  mes  salutations  respectueuses. 

Frédérick-Lemaitre. 


-  75    - 

A  la  suite  de  cette  lettre,  Mme  Sand  fit  tout  simple- 
ment retirer  sa  pièce,  qui  rentra  dans  ses  cartons.  Ajou- 
tons que  cette  pièce,  remaniée  plusieurs  fois  depuis,  a 
été  jouée  avec  un  grand  succès,  par  Rouvière,  à  l'Odéon 
en  1855,  sous  le  titre  de  Maître  Favilla. 

Théâtres.  —  La  Renaissance  a  fait,  le  26  janvier, 
une  heureuse  reprise  de  la  Station  Champbaudet, 
amusante  comédie  de  Labiche,  où  Mme  Mathilde  a  été 
vivement  applaudie  dans  le  personnage  principal  créé 
au  Palais-Royal  par  Mme  Thierret,  de  joyeuse  mémoire. 
A  citer  encore  Raimond,  Galipaux,  Montcavrel,  etc. 

—  Le  27,  vif  succès  aux  Variétés  de  Décoré!  comédie 
en  trois  actes  de  M.  Henri  Meilhac,et  où  cet  écrivain  si 
parisien  a  jeté  à  pleines  mains  le  meilleur  de  sa  verve 
humoristique,  de  son  esprit  et  de  sa  gaieté.  Malgré  son 
titre,  la  pièce  nouvelle  n'est  pas  une  satire  d'actualité  : 
la  décoration  dont  il  s'agit  n'est  qu'un  épisode,  qui 
sert  de  point  de  départ  aux  scènes  les  plus  amusantes 
et  les  mieux  venues.  Décoré  !  sera  le  plus  grand  succès 
de  l'hiver.  MM.  Dupuis,  Baron,  Lassouche,  et 
Mmes  Réjane,  Crouzet,  etc.,  interprètent  les  princi- 
paux rôles  de  cette  œuv;e  charmante,  dont  le  brillant 
succès  rend  de  plus  en  plus  oppoitune  la  candidature 
de  M.  Meilhac  au  fauteuil  académique  du  regretté 
Eugène  Labiche. 

—  A  l'Opéra,  le  30,  succès  discuté  de  la  Dame  de  Mon- 


-76- 

soreau,  opéra  en  cinq  actes  et  sept  tableaux  d'Auguste 
Maqueî,  musique  de  M.  Gaston  Salvayre.  Une  Dame 
de  Monsoreau,  sans  Gorenflot  et  sans  Ghicot,  devait  pré- 
senter d'autres  scènes  suffisamment  intéressantes  et 
dramatiques  pour  réussir.  Or  ce  sont  précisément  ces 
scènes-là  qui  manquent  le  plus  dans  le  livret  de  M.  Ma- 
quet.  M.  Salvayre  a  éciit  une  partition  digne  à  coup 
sûr  de  la  plus  haute  estime,  au  point  de  vue  théorique, 
mais  qui  a  semblé  parfois  monotone.  La  faute  en  est 
certainement  au  livret  !  L'interprétation  de  cette  œuvre 
consciencieuse  et  savante  est  foit  brillante  pour  les 
premiers  sujets  :  Jean  de  Reszké,  Delnias,  BerardiT 
Ibos,  Muratet,  et  Mmes  Bosmann  et  Sarolta.  Le  ballet  a 
mis  surtout  en  évidence  Mmes  Subra,  Hirsch,  et  M.  Vas- 
quez.  Les  décors  sont  admirables,  et  le  grand  cortège 
de  l'avant-dernier  tableau  serait  au-dessus  de  tout 
éloge  s'il  ne  rappelait  un  peu  trop  ceux  de  l'ancien 
Cirque  olympique  ou  des  théâtres  du  Chatelet  et  de 
l'Éden. 

—  Le  Ier  février,  à  Déjazet,  première  représentation 
de  Tous  pinces!  comédie  bouffe  en  trois  actes  de 
M.  Pierre  Raynaud.  Quelques  scènes  amusantes  et 
beaucoup  d'inexpérience,  tel  est  en  deux  mets  le  juge- 
ment à  porter  sur  cette  comédie  légère,  que  n'a  pas 
suffisamment  défendue  la  troupe  un  peu  disparate 
dirigée  par  M.  Boscher. 

—  Au    Château-d'Eau.   le    3,    succès    d'un    drame 


—  il  ~~ 

nouveau,  coulé  dans  le  vieux  moule  des  Bouchardy  et 
des  d'Ennery,  Gavroche,  œuvre  bien  faite  et  très  passion- 
nante    que     jouent,    avec    un    très    bon     ensemble, 
MM.   Dalmy,   Bessac,   Gatinais,  et  surtout  Brunet,  qui 
donne  beaucoup  de  relief  au  personnage  de  Gavroche. 
Dans  un  des  petits  rôles  on  a  remarqué,  sous  le  nom  de 
Jeanne    Paola,    Mlle  Perron,  qui   fut,  le    24  décembre 
dernier,    l'héroïne    d'un   drame    dans    un   hôtel   de  la 
rue  Geoffroy-Marie,  où  un  jeune  officier  russe,  nommé 
Popel,  lui  tira  deux  coups  de  revolver,  qui  la  blessèrent 
légèrement;  il  se  tua  ensuite.  M"e  Perron  ne  garde,  au 
moins  sur  son  visage,  aucune  trace  de  ce  terrible  évé- 
nement. 

—  Le  5,  au  concert  Colonne  excellente  exécution  de 
la  Reformation-Symphonie  de  Mendelssohn,  dont  le  finale 
(Choral  de  Luther)  a  été  tout  particulièrement  applaudi. 
On  a  joué  ensuite  YHarold  en  Italie,  de  Berlioz,  quia  été 
admirablement  exécuté,  mais  qui  a  un  peu  étonné  le 
public  par  ses  rythmes  et  ses  étrangetés  musicales  trop 
inattendues. 

—  La  Comédie-Française  a  repris,  le  7  février,  les 
Effrontés,  la  belle  comédie  d'Emile  Augier,  où  Mlle  Le- 
gault  a  continué  ses  heureux  débuts  dans  le  personnage 
de  la  marquise  d'Auberive,  créé  par  Mme  Plessy,  et 
repris  plus  tard  par  Mlle  Tholer.  Très  brillante  repré- 
sentation que  le  nouveau  Président  de  la  République 
honorait  de  sa  présence.  Conduit  au  foyer  des  artistes 


-78  - 

par  M.  Claretie,  administrateur  général,  et  par  M.  Feb- 
vre,  semainier,  M.  Carnot  a  adressé  d'aimables  com- 
pliments aux  interprètes  de  la  pièce,  et  notamment  à 
MM.  Got  et  Thiron. 

Varia.  —  Une  Lettre  de  Labiche.  —  On  en  a  publié 
un  certain  nombre  au  moment  du  décès  de  cet  écrivain 
comique,  qui  laisse  tant  d'oeuvres  charmantes.  Nous  ci- 
terons seulement  la  suivante,  qui  est  adressée  à  un  ami, 
et  où  l'on  retrouve  les  qualités  d'esprit  et  de  bonhomie 
fine  et  railleuse  qui  distinguaient  le  talent  de  Labiche  : 

Coubert,  le  18  août  1S81. 
Cher  ami, 

Es-tu  à  Acquigny,  chez  Rousseau? 

Es-tu  à  Berne,  chez  notre  ambassadeur?  Je  t'écris  à  Pa- 
ris, tu  trouveras  toujours  ma  lettre  à  ton  retour. 

J'ai  d'ailleurs  peu  de  chose  à  te  dire,  je  me  rétablis  tout 
doucement,  mais  c'est  diablement  long;  je  marche  très  peu 
et  je  mange  beaucoup,  ce  qui  fait  que  je  «  graisse  »  à 
souhait. 

As-tu  des  nouvelles  d'Augier? 

Est-il  revenu  ?  Est-il  en  bonne  santé? 

Si  je  savais  faire  des  vers,  je  ne  te  dirais  pas  en  prose  que 
tu  es  un  poète  charmant,  tout  t'inspire,  même  le  Marsala, 
qui  n'est  pas  un  fameux  vin,  malgré  ton  vers  : 

Quel  bijou  que  ce  Mars  a  là  ! 

Je  ne  crois  pas  pouvoir  chasser  cette  année,  mais  cela 
m'est  égal,  parce  qu'il  n'y  a  pas  de  gibier.  Les  perdreaux 


—  70  — 

sont  morts  de  soif  pendant  la  grande  sécheresse  ;  les  lièvres 
ont  été  pris  d'une  constipation  effroyable;  quelques  vrais 
chasseurs  leur  ont  fait  ingurgiter  de  l'huile  de  ricin,  mais  ce 
n'était  pas  facile  à  leur  administrer. 

Présente  mes  respects  à  la  femme. 

A  toi  de  cœur, 

Je  lis  tes  vers-  à  André;  il  te  préfère  à  Victor  Hugo,  mais 
il  ne  s'y  connaît  pas. 

De  peintre  à  sculpteur.  —  Dans  un  banquet  donné 
dernièrement  à  l'occasion  de  la  croix  de  la  Légion 
d'honneur  décernée  au  sculpteur  Rodin,  Armand  Silvesire 
a  lu  le  sonnet  suivant,  que  nous  croyons  devoir  conser- 
ver pour  la  remarquable  vigueur  avec  laquelle  il  traduit 
le  talent  énergique  et  original  de  l'artiste  auquel  il 
s'adresse  : 

A    RODIN 

Rude  ouvrier  du  marbre  où  dort  encor  la  souche 
Des  déesses  au  corps  blanc  comme  sont  les  lis, 
Toi  qui  fais  du  granit  jaillir  leurs  flancs  polis 
Et  monter  le  sourire  immortel  à  leur  bouche, 

Poète  amer  et  doux  d'un  Idéal  farouche 
Qui  sais  sous  les  baisers  pencher  les  fronts  pâlis, 
Et,  des  vaines  pudeurs  ouvrant  au  vent  les  plis, 
Faire  vivant  et  nu  tout  ce  que  ta  main  touche, 

Salut  Rodin  !  maître  sculpteur,  dompteur  de  chair, 
Toi  qui  rends  à  nos  yeux  tout  ce  qui  nous  est  cher, 
Pétrisseur  de  seins  durs  et  de  croupes  rebelles, 


—  So  - 

Toi  qui  fais  que  la  gloire  et  l'Idéal  vivront, 

Tant  que  sur  leur  amour  les  hommes  pleureront 

Et  tant  que,  sous  les  cieux,  les  femmes  seront  belles. 

Victoire  et  Poésie.  —  On  reproche  à  notre  nouveau 
président  de  la  République  de  n'être  pas  assez  lettré. 
On  ne  peut  adresser  le  même  reproche  à  son  aïeul,  le 
grand  Carnot,  qui,  tout  en  organisant  la  victoire,  trou- 
vait le  temps  de  trousser  assez  lestement  des  vers. 
Voici  une  pièce  de  lui  que  le  Parti  national  a  trouvée 
dans  un  vieux  volume  de  VAlmanach  des  Muses. 

LES    DEUX    GLYCÈRES 

Air  :  Le  connais-tu,  ma  chère  Étéonore? 

Combien  Glycère  était  simple  et  naïve, 
Quand  je  la  vis  pour  la  première  fois! 
Un  air  sensible,  une  démarche  vive, 
Dès  cet  instant  me  soumit  à  ses  lois. 

Sein  palpitant  et  timide  prunelle 
Montraient  un  cœur  tout  près  de  s'enflammer  ; 
On  y  voyait  ce  trouble  qui  décèle 
Et  le  besoin  et  la  crainte  d'aimer. 

Un  baiser  pris  faisait  rougir  Glycère, 
Et  pour  deux  jours  me  rendait  satisfait  ; 
On  disputait  une  faveur  légère, 
J'étais  content  d'un  plaisir  imparfait. 

Tout  est  changé  :  Glycère,  peu  sauvage, 
A  mes  désirs  laisse  prendre  l'essor  ; 
On  me  permet  de  cesser  d'être  sage. 
Ce  que  je  veux,  je  l'obtiens  sans  effort. 


—  8i  — 

A  chaque  instant  le  myrte  me  couronne, 
On  me  prévient  dans  le  moindre  désir; 
A  mes  ardeurs  Glycère  s'abandonne; 
J'ai  tout  enfin,  excepté  du  plaisir. 

Tous  les  matins,  Glycère  à  sa  toilette 
Rougit  encor,  mais  ce  n'est  qu'au  pinceau; 
Et  chaque  jour,  moins  jeune  et  plus  coquette, 
Elle  a  besoin  d'un  ornement  nouveau. 

Ah!  ce  n'est  plus  cette  simple  bergère 
Qu'avec  transport  je  pressais  sur  mon  sein  ; 
Je  languissais,  mais  j'avais,  ô  Glycère! 
Tant  de  plaisir  à  vous  baiser  la  main  ! 

Carnot, 
Capitaine  d'artillerie  à  Dijon,  1787. 

Enfin,  dans  une  vente  récente  d'autographes,  on  a 
payé  50  francs  la  pièce  de  vers  suivante,  composée  et 
écrite  par  Carnot,  très  peu  de  temps  avant  sa  mort  : 

SONNET   SUR    LE    BONHEUR 

Bonheur!  ô  toi  pour  qui  tout  se  meut  sur  la  terre, 
Tes  favoris  sont-ils  chez  les  grands?  aux  hameaux? 
A  Sparte?  à  Sybaris?  au  camp?  au  sanctuaire? 
Préfères-tu  les  bois?  la  garde  du  troupeau? 

Es-tu  la  volupté?  la  gloire?  une  chimère? 
Le  désir  satisfait?  ou  l'absence  de  maux? 
Es-tu  dans  l'amitié?  dans  l'amour?  sous  la  haire  ? 
Dans  la  paix?  le  savoir?  la  vertu?  les  tombeaux? 

Impatients  mortels,  il  est  dans  l'espérance 
11  est  dans  notre  cœur,  couronne  l'innocence- 
Il  résiste  à  nos  vœux  et  vient  inattendu. 


—   82    — 

Ce  présent  du  Très-Haut,  cette  céleste  flamme, 

Ne  peut  se  définir;  il  est  le  pain  de  l'âme, 

On  n'en  connaît  le  prix  que  quand  on  l'a  perdu. 

Magdebourg,  28  novembre  1818. 

Le  général  Carnot. 

Jules  Claretie  jugé  par  J.-J.  Weiss.  —  Des  amis 
maladroits  ont  intempestivement  poussé  M.  Weiss  à 
présenter  le  26  janvier  sa  candidature  à  l'Académie 
française  contre  celle  de  M.  Jules  Claretie,  dont  la 
nomination  était,  pour  ainsi  dire,  assurée  d'avance. 
M.  Weiss  a  enlevé  ainsi  8  voix  à  M.  Jules  Claretie,  qui 
n'en  a  plus  récolté  que  20. 

A  la  suite  de  cet  échec  de  M.  Weiss  on  a 
raconté  que,  s'il  s'était  présenté  contre  M.  Claretie, 
c'est  qu'il  professait,  sans  doute,  à  l'endroit  du  nouvel 
élu,  quelque  animosité  littéraire.  La  citation  suivante 
d'un  article  de  M.  Weiss  dans  les  Débats,  à  propos  de 
la  comédie  de  M.  Claretie,  Monsieur  le  Ministre,  alors 
qu'elle  fut  jouée  au  Gymnase,  suffira  pour  démontrer 
en  quelle  sérieuse  estime  M.  Weiss  tenait,  au  contraire, 
le  talent  de  son  brillant  concurrent  : 

«  J'ai  lu  deux  fois  Monsieur  le  Ministre,  en  roman,  et 
je  ne  me  plaindrais  pas  de  l'avoir  à  lire  une  troisième 
fois.  Le  roman  est  un  beau  livre  et  une  belle  action. 
Pour  l'écrivain  il  a  fallu  l'accord  du  talent  et  du  carac- 
tère. Un  républicain  éprouvé,  qui  souffre  de  son  idéal, 


—  83  — 

qu'on  ternit  ou  qu'on  déshonore;  un  patriote  que  bles- 
sent les  vices  du  temps;  un  honnête  homme  aux  mains 
nettes;  un  chef  de  famille  aux  mœurs  probes;  la  haute 
impartialité  de  l'artiste  qui  ne  s'attache  qu'à  son  idée 
d'art,  la  considère  en  elle  seule  et  refuse  de  la  laisser 
entamer  par  des  prétentions  et  des  préjugés  de  groupe 
ou  de  coterie;  la  connaissance,  dès  longtemps  acquise, 
de  tous  les  tenants  et  aboutissants  de  la  vie  parisienne; 
le  coup  d'oeil  froid,  patient,  investigateur;  l'indifférence 
courageuse,  la  haine  des  puissants  du  jour  et  l'exhaus- 
sement de  soi-même  par-dessus  les  réclamations  injustes 
des  amitiés  mesquines  :  voilà  ce  qui  fait  le  prix  de  ce 
livre  rare...  On  dirait  du  Balzac  adouci  et  plus  limpide.  » 

Si  M.  Ernest  Renan,  qui  doit  recevoir  M.  Jules  Cla- 
retie  à  l'Académie,  se  montre  aussi  favorable,  il  nous 
semble  que  l'auteur  du  Drapeau,  du  Prince  Zilah, 
des  Amours  d'un  Interne,  de  la  Maison  vide,  elc,  n'aura 
pas  à  se  plaindre. 

Ajoutons  qu'à  propos  de  son  élection,  et  entre  autres 
nombreuses  félicitations  qu'a  reçues  Claretie,  les  vers 
suivants  lui  ont  été  adressés  par  l'érudit  M.  Loiseleur, 
le  bibliothécaire  d'Orléans,  que  nous  ne  savions  pas  si 
poète  que  cela! 

A   JULES   CLARETIE 

Montez  au  trône  académique 
Où  Molière  n'a  pu  s'asseoir; 


-  84- 

Montez  sans  peur,  le  grand  Comique 
Paraîtra  pour  vous  recevoir. 

Certes  Molière  vous  convie 
A  cet  honneur  avec  raison  : 
Vous  avez  bien  conté  sa  vie, 
Vous  gouvernez  bien  sa  Maison. 


A  propos  du  coup  d'État.  —  On  parle  beaucoup  en 
ce  moment  d'un  livre  anonyme  qui  vient  de  paraître 
sous  le  titre  d'Histoire  anccdotique  du  second  Empire, 
et  qui  donne  surtout,  sur  le  coup  d'État  de  185 1,  de 
fort  curieux  détails.  Nous  y  trouvons  entre  autres  por- 
traits, nous  dirions  mieux  entre  autres  croquis,  le  sui- 
vant, qui  s'applique  à  l'un  des  principaux  auteurs  de  la 
révolution  militaire  de  décembre,  le  futur  maréchal  de 
Saint-Arnaud  : 

a  Leroy  de  Saint-Arnaud,  encore  fort  jeune  pour  son 
grade  et  sa  position,  était  un  homme  des  plus  aimables, 
plein  d'esprit  et  de  finesse,  gaiement  brave,  un  peu 
pillard  peut-être,  mais  pillard  pour  les  autres  plus  que 
pour  lui;  aimant  le  luxe  pour  en  faire  jouir  ceux  qui 
l'approchaient;  viveur,  grand  seigneur  par  excellence, 
ayant  toujours  la  main  ouverte,  ainsi  que  la  bourse.  » 

Nous  pouvons  dire  que  l'auteur  de  ce  livre,  si  plein 
de  détails  intéressants,  et  dont  beaucoup  sont  inédits, 
était  mieux  que  personne  en  situation  de  bien  connaître 
les  événements  dont  il  parle,  car  il  n'est  autre  que  M.  le 


—  85  — 

baron  Du  Casse,  ancien  officier  supérieur  d'état-major, 
aide  de  camp  du  roi  Jérôme,  et  qui  a  donné  déjà  plu- 
sieurs publications  historiques  relatives  au  premier  Em- 
pire. 

Une  Baignoire  pour  deux.  —  C'est  dans  les  mémoires 
publiés  récemment  par  les  frères  Lionnet  que  nous 
trouvons  l'anecdote  suivante,  relative  à  la  première 
entrevue  du  peintre  Courbet  et  d'Alexandre  Dumas  père. 

«  Le  peintre  d'Ornans  se  présente  un  jour  chez  le 
grand  écrivain,  avec  lequel  il  ne  s'était  jamais  ren- 
contré ,  et  qu'il  voulait  remercier  au  sujet  d'une  étude 
fort  louangeuse  que  le  maître  avait  écrite  sur  lui.  Il 
arrive  rue  d'Amsterdam  et  dit  au  domestique  : 

«  M.  Dumas  est-il  chez  lui  ? 

—  Oui,  Monsieur;  mais  M.  Dumas  est  en  train  de 
prendre  un  bain. 

—  Veuillez  lui  faire  passer  ma  carte.  » 

Le  domestique  revient,  et,  s?adressant  au  visiteur  : 

«  Monsieur  vous  attend,  Monsieur.  » 

Courbet  entre  dans  la  chambre  à  coucher  de  Dumas, 
qu'il  trouve,  eh  effet,  dans  un  bain. 

Dès  qu'il  parait,  Dumas,  avec  sa  bonne  figure  sym- 
pathique et  réjouie  ,  lui  dit  en  souriant  et  sans  plus  de 
façons  : 

ï 

«  Bonjour,  mon  garçon  !  Fais  comme  moi  :  désha- 
bille-toi et  viens  là;  nous  causerons  tout  à  notre  aise.  » 


—  86  — 

La  Vertu  d'Armande  Béjart.  —  S'il  est  une  légende 
aujourd'hui  bien  accréditée,  c'est  celle  de  Pinconduite 
d'Armande  Béjart,  la  femme  de  Molière,  et  cela  grâce 
au  célèbre  pamphlet  anonyme  publié  à  Francfort  en  1688 
sous  le  titre  de  la  Fameuse  Comédienne.  On  a  même 
dressé  la  liste  de  ses  amants,  parmi  lesquels  figurent  le 
comte  de  Guiche,  le  comte  de  Lauzun  et  l'abbé  de  Ri- 
chelieu. Eh  bien,  M.  Gustave  Larroumet,  l'un  des  plus 
ardents  moliéristes  de  notre  temps,  vient,  dans  un  livre 
récent,  de  détruire  cette  légende  galante  en  réfutant  les 
principales  accusations  de  l'odieux  pamphlet.  De  plus, 
il  a  cru  reconnaître,  à  certains  indices,  que  la  Fameuse 
Comédienne  devait  être  l'œuvre  d'une  bonne  petite  cama- 
rade de  théâtre  qui  aurait  trouvé  moyen  de  satisfaire 
ainsi  la  haine  jalouse  dont  elle  poursuivait  Armande 
Béjart. 

Nous  souhaitons  qu'il  en  soit  ainsi,  et  pour  la  vertu 
de  la  célèbre  comédienne,  et  pour  l'honneur  de  notre 
grand  auteur  comique,  l'inconduite  de  sa  femme  ayant 
toujours  fait  une  tache  fâcheuse  dans  l'auréole  dont  nous 
aimons  à  l'entourer.  Il  n'en  reste  pas  moins  vrai  que  le 
ménage  Molière,  émaillé  de  disputes,  de  séparations  et 
de  réconciliations, ne  peut  pas  êtrecitécommeun  modèle. 
Mais  de  là  aux  calomnies  dont  Armande  Béjart  a  été 
victime,  il  y  a  heureusement  bien  loin. 

Le  Premier  Jour  de  la  semaine.  —  Un  journal  de  pro- 


-8y- 

vince  ayant  demandé  quel  était  le  premier  jour  de  la 
semaine,  notre  confrère  Paul  Forestier,  du  Voltaire,  a 
voulu  prendre  ses  renseignements  aux  bonnes  sources. 
Il  a  consulté  successivement  Larousse,  l'Académie  et 
Littré,  et  tous  les  trois  ont  été  unanimes  pour  lui  in- 
diquer le  dimanche  comme  étant  ce  premier  jour. 

Malgré  cette  triple  et  écrasante  autorité,  nous  ne 
comprenons  ni  que  la  question  puisse  être  posée,  ni 
surtout  qu'elle  puisse  être  résolue  dans  ce  sens.  Les 
jours  de  la  semaine  correspondent,  on  le  sait,  aux  our- 
nées  de  la  création  du  monde,  et  la  Bible,  après  avoir 
énuméré  ces  journées,  au  nombre  de  six,  ajoute  : 

«  Dieu,  ayant  terminé  son  œuvre,  se  reposa  le  sep- 
tième jour... 

«  Et  il  bénit  ce  septième  jour,  et  il  le  sanctifia,  parce 
que  c'était  en  ce  jour  qu'il  s'était  reposé  de  son  œuvre 
de  la  création.  » 

Or  le  dimanche  étant  le  jour  du  Seigneur  [dies  domi- 
nica),  et  le  repos  ne  pouvant  pas  se  placer  avant  le 
travail,  il  s'ensuit  forcément  que  ce  jour  est  le  dernier 
de  la  semaine,  en  dépit  de  l'Académie,  de  Littré,  de 
Larousse,  et  de  tous  autres  qui  voudraient  soutenir  leur 
erreur. 

Un  Brevet  persan.  —  Un  de  nos  amis  vient  d'être 
décoré,  par  le  Shah  de  Perse,  de  l'ordre  du  Lion  et  du 
Soleil.  Voici  la  traduction  textuelle  du  brevet  original, 


—  88  — 

qui  est  en  langue  persane.  Cette  traduction  a  fidèlement 
conservé  à  ce  brevet  toute  sa  couleur  orientale. 

Au  nom  de  Dieu  très  glorieux  ! 

Le  gouvernement  appartient  à  Dieu  ! 

Depuis  que  la  main  de  Nacir-Eddin  a  saisi  le  sceau  im- 
périal, la  Justice  et  l'Équité  ont  saisi  l'univers  depuis  la  lune 
jusqu'au  poisson  au  fond  des  eaux. 

Eu  égard  aux  relations  de  confiance  et  d'amitié  qui  exis- 
tent entre  les  deux  puissants  gouvernements  de  Perse  et  de 
France,  et  dans  ma  parfaite  bienveillance  pour  M.  X...,  j'ai 
ordonné  de  lui  remettre,  comme  faveur  flatteuse,  la  décora- 
tion du  Lion  et  du  Soleil  de  troisième  classe  (commandeur) 
pour  qu'elle  fasse  l'ornement  de  sa  poitrine. 

Écrit  dans  le  mois  de  Chabran  de  l'année  1 504  (24  avril 
au  23  mai  1887). 

La  Femme  appréciée  par  les  Saints.  —  C'est  dans  une 
pieuse  gazette  que  nous  avons  trouvé,  à  propos  des 
femmes,  les  citations  suivantes.  On  y  verra  comment 
sont  appréciées  les  descendantes  d'Eve  par  les  écri- 
vains religieux.  C'est  du  dernier  galant! 

Saint  Bernard  a  dit  :  La  femme  c'est  l'organe  du 
diable. 

Saint  Augustin  :  La  femme  est  l'augmentatrice  du 
péché. 

Saint  Jean  Chrysostome  :  De  toutes  les  bêtes  féroces, 
il  n'en  est  pas  de  plus  dangereuse  que  la  femme. 

Saint  Cyprien  :  La  femme  est  une  glu  envenimée. 

Saint  Paulin  :  Il  n'y  a  pas  de  femme  bonne. 


_s9- 

Le  R.  P.  Achille  de  Barbantane  :  La  femme,  voilà 
le  grand  empire  qui  tyrannise  la  nature. 

Le  P.  Joly,  capucin  :  Avec  la  femme,  le  plus  sage 
devient  fou. 

Tous  ces  saints  hommes  ne  parlent-ils  pas  des  fem- 
mes tout  comme  s'ils  avaient  eu  personnellement  à  s'en 
plaindre? 


LES  MOTS   DE   LA  QUINZAINE 

«  Moi,  dit  une  dame,  je  ne  comprends  que  la  valse  à 
deux  temps. 

—  Moi ,  du  une  autre,  je  ne  puis  souffrir  que  celle  à 
trois  temps. 

—  Il  n'y  a  qu'une  valse  de  vraie,  reprit  en  souriant 
un  aimable  septuagénaire,  c'est  la  valse  à  vingt  ans.  » 


Un  locataire  qui  fait  du  jour  la  nuit  se  plaint  à  son 
propriétaire. 

«  Vous  devriez  bien,  lui  dit-il,  donner  congé  aux  gens 
qui  sont  au-dessus  de  moi.  On  se  remue  chez  eux  toute 
la  journée,  et  je  ne  puis  pas  dormir.  » 


Une  dame  qui  vient  de   se  faire  arracher  une  dent 
donne  à  son  opérateur  une  modeste  pièce  de  cent  sous. 


—  go  — 

«  C'est  sans  doute  pour  mon  domestique?  dit-il  d'un 
air  dédaigneux. 
—  Non,  Monsieur,  c'est  pour  vous  deux.  » 

On  complimente  un  avocat  sur  l'éloquence  qu'il  a 
déployée  dans  la  défense  d'un  coupable. 

«  Ah  !  dit-il,  c'eût  été  bien  autre  chose  si  j'avais  eu 
à  soutenir  l'accusation  !  » 


Tempête  de  ménage  : 

Madame,  qui  est  vieille  et  laide,  tient  tête  à  monsieur 
qui,  exaspéré,  s'écrie  : 

«  Madame,  je  vous  prouverai  que  je  suis  votre  époux. 
—  0  mon  Alfred,  merci  pour  cette  bonne  promesse  !  » 


Calino  vient  de  renverser  un  service  de  porcelaine,  et 
demande  s'il  a  une  grande  valeur. 

«  Mais  c'est  du  vieux  Sèvres,  lui  dit-on. 

—  Ah  !  tant  mieux,  je  craignais  que  ce  ne  fût  du 
neuf.  » 


PETITE  GAZETTE.  —Nécrologie.  —  21  janvier. 
—  M.  Didiot,  directeur  du  journal  le  Moniteur  de  la  Moselle, 
à  Metz,  qui  était  très  dévoué  aux  intérêts  français.  L'admi- 
nistration allemande  ayant  supprimé  récemment  cette  feuille, 
M.  Didiot  en  éprouva  une  si  douloureuse  impression  que 
la  maladie  dont  il  souffrait  s'aggrava,  el  qu'il  en  est  mort. 


—  gi  — 

—  2$.  Le  peintre  Joseph-Amédée  Velay,  auteur  de  fu- 
sains remarqués,  et  qui  avait  été  décoré,  en  1870,  pour  sa 
belle  conduite  pendant  la  guerre.   11   avait  quarante-six  ans. 

—  26.  Le  chansonnier  bien  connu  Marc-Constantin,  à 
l'âge  de  soixante-dix-huit  ans. 

—  29.  Louis-Alphonse  Baudin,  ingénieur  en  chef,  secré- 
taire général  de  la  Compagnie  du  chemin  de  fer  de  Lyon. 

—  30.  Dom  Bosco,  surnommé  le  saint  Vincent  de  Paul 
Italien,  fondateur  des  missions  de  François  de  Sales.  Les 
prêtres  formés  par  dom  Bosco  pour  l'aider  dans  son  œuvre 
portent  aujourd'hui  le  nom  de  Salésiens,  et  ils  se  sont  ré- 
pandus dans  tous  les  pays.  Dom  Bosco  était  né  en  181 5. 

—  Ier  février.  Victor  Thiébaut,  le  fondeur  bien  connu.  La 
plupart  des  grandes  statues  de  bronze  fondues  depuis  nombre 
d'années  à  Paris  sortent  de  ses  ateliers.  Ancien  maire  du 
Xe  arrondissement,  officier  de  la  Légion  d'honneur,  M.  Thié- 
baut avait  soixante-quatre  ans. 

—  ior  février.  Ludovic  de  Vauzelles,  conseiller  honoraire 
à  la  cour  d'Orléans  et  auteur  de  vers,  de  tragédies  antiques 
et  de  drames  historiques  publiés  en  divers  recueils.  Il  avait 
soixante  ans. 

—  6.  Le  général  de  division  Charles-Victor  Frébault,  de 
l'artillerie  de  marine,  et  qui  était  sénateur  inamovible.  C'est 
lui  qui  commanda  en  chef  l'artillerie  pendant  le  siège  de  Pa- 
ris. C'était  un  homme  de  guerre  éminent,  et  un  caractère 
des  plus  sympathiques,  plein  de  droiture  et  de  loyauté.  Il 
était  né  le  Ier  février  181 3. 

—  8.  Le  voyageur  Paul  Marcoy,  dont  le  Tour  du  Monde 
a  publié  d'intéressants  récits  d'explorations  en  Amérique.  De 
son  vrai  nom  Laurent  Saint-Cricq,  il  occupait  à  Bordeaux, 
où  il  est  mort,  les  fonctions  de  directeur  des  squares  et  jar- 
dins de  la  ville. 


—  92  — 


VARIÉTÉS 


LE  MANUSCRIT  DU   TÉLEMAQUE 

ET 

FÊNELON  DEVANT  LA  POLICE 

La  librairie  des  Bibliophiles  a  annoncé  dernièrement  comme 
devant  paraître  dans  sa  Nouvelle  Bibliothèque  classique  une 
édition  de  Télémaque  avec  une  préface  de  M.  Jules  Simon. 
Ace  propos  notre  collaborateur  M.  Thénard  nous  a  adressé 
la  communication  suivante  : 

Madame,  duchesse  d'Orléans,  mère  du  Régent,  a  laissé 
une  volumineuse  correspondance  dont  une  partie  considérable 
a  été  publiée  en  Allemagne  depuis  une  dizaine  d'années1. 

A  la  date  du  14  juin  1699,  Madame  écrit  à  sa  tante  : 

Saint-Cloud. 

On  ne  parle  plus  de  l'Archevêque  de  Cambrai  ici.  Je 
regrette  bien  qu'on  ne  veuille  pas  faire  imprimer  son 
roman  de  Tèlèmaque,  car  c'est  un  très  gentil  et  fort  beau 
livre.  Je  l'ai  lu  en  manuscrit.  On  croit  qu'il  sera  impri- 

1.  Elle  a  été  traduite  par  M.  Jœglé,  professeur  de  langue  alle- 
mande au  lycée  de  Versailles. 


—  çp  — 

mé  en  Hollande;  on  a  voulu  l'imprimer  ici,  et  Ton  avait 
déjà  publié  un  volume;  mais,  dès  que  l'Archevêque  en 
eut  été  informé,  il  a  acheté  tous  les  exemplaires  et  fait 
défense  d'imprimer  la  suite. 

On  ne  m'a  prêté  le  manuscrit  que  par  fragments,  et 
l'on  ne  me  donnait  l'un  que  quand  j'avais  fini  l'autre.  On 
a  exigé  de  moi  la  promesse  de  ne  pas  le  faire  copier; 
sans  quoi,  j'en  aurais  certainement  fait  prendre  une  copie 
pour  vous.  Dieu  veuille  que  les  instructions  que  contient 
ce  livre  fassent  impression  sur  le  duc  de  Bourgogne  ! 
S'il  s'y  conforme,  il  deviendra  un  grand  roi  avec  le  temps. 

Madame,  malgré  les  informations  qu'elle  recevait  de  tous 
côtés,  ignorait  bien  des  agissements  de  police. 

Ainsi,  pendant  qu'elle  prévoyait  que  le  Télèmaque  serait 
imprimé  en  Hollande,  la  cour  soupçonnait  déjà  une  impres- 
sion furtive  à  Lyon. 

Le  17  février  1698,  Pontchartrain  écrivait  à  d'Argenson  : 

Quand  l'avis  qui  vous  a  été  donné  de  l'impression 
d'un  ouvrage  de  M.  l'Archevêque  de  Cambrai  serait  vé- 
ritable, la  recherche  que  vous  vous  proposez  d'en  faire 
par  l'Intendant  ferait  trop  de  bruit  et  d'éclat.  A  l'égard 
de  l'expédient  d'en  faire  arrêter  les  paquets  à  la  poste, 
il  est  impraticable  ;  mais  vous  pouvez  dire  en  général, 
au  maître  de  la  diligence,  d'être  exact  à  ne  se  point 
charger  de  livres  qu'ils  ne  passent  par  la  douane1,  et 


1.  La  douane  était  aux  barrières  de  Paris. 


—  94  — 

vous  devez  tenir  la  main  à  l'exécution  des  ordonnances 
rendues  sur  la  matière. 

Le  29  juin  1698,  le  même  répétait  à  d'Argenson  : 

A  l'égard  des  écrits  de  M.  l'Archevêque  de  Cambrai  il 
faut  les  arrêter,  et,  s'ils  sont  comme  vous  le  dites  en  mai- 
sons particulières,  je  vous  expédierai  les  ordres  dont 
vous  avez  besoin  pour  les  y  envoyer  prendre. 

Vous  n'avez  pas  encore  fait  une  grande  découverte 
d'en  avoir  saisi  douze  exemplaires,  pendant  qu'on  les 
distribue  par  milliers. 

Le  Tclcmaqut  n'est  pas  indiqué  dans  cette  correspondance, 
il  se  pourrait  qu'il  s'agît  des  démêlés  que  Fénelon  eut  avec 
Bossuet;  néanmoins,  il  est  intéressant  de  voir  cet  écrivain 
poursuivi  et  traqué  comme  un  vil  folliculaire. 

Ainsi,  d'après  Madame,  Fénelon  prenait  grand  soin  de  ne 
pas  répandre  son  ouvrage  dans  le  public,  pressentant  sans 
doute  que  la  malignité  de  ses  adversaires  trouverait  dans  le 
Têllmaquc  matière  à  l'accuser  auprès  du  roi.  Cependant,  en 
cachette,  le  livre  s'imprimait;  mais  la  police  était  avertie  : 

Ponlchartrain  à  La  Bourdonnaie. 

Versailles,  28  janvier  1700. 

Le  Roi  a  été  informé  que  depuis  six  semaines  on  a 
imprimé  à  Rouen  deux  autres  éditions  de  Télémaque;  que 


-95  - 

le  nommé  Prévost  en  avait  fait  charger  un  grand  nombre 
d'exemplaires  sur  un  bateau  qui  a  péri  aux  Andelys  à 
la  réserve  de  deux  cents  qu'il  a  fait  distribuer  à  Paris. 
On  a  su  que  le  même  Prévost  en  a  encore  une  édition 
de  1,000  exemplaires  en  deux  volumes.  Sur  quoi  le  Roi 
m'ordonne  de  vous  écrire  que  cette  impression  ayant 
été  faite  sans  privilège,  elle  veut  que  vous  en  fassiez 
saisir  les  exemplaires. 


Au  même. 

1 1  mai  1700. 

Nonobstant  la  saisie  que  vous  fîtes  faire  au  commen- 
cement du  mois  passé,  chez  le  nommé  Boucher,  j'ai 
appris  que  Prévost,  autre  libraire  de  Rouen,  a  écrit  à  des 
libraires  de  Paris  qu'il  était  à  même  de  leur  envoyer 
autant  d'exemplaires  qu'ils  en  demanderaient,  même  jus- 
qu'à 400.  Ainsi  il  faut  faire  une  nouvelle  perquisition 
chez  ce  libraire. 


C'était  par  la  violation  du  secret  des  lettres  que  Pontchar- 
train  recevait  de  si  précises  informations.  Saint-Simon  ne  se 
trompe  pas  quand  il  dit  que  la  poste  causait  la  disgrâce  ou  la 
perte  de  beaucoup  de  personnes. 

Fénelon  était  traité  comme  un  simple  rédacteur  de  la 
Gazette  de  Hollande;  ses  écrits  même  religieux  ne  le  mettaient 
pas  à  l'abri  des  persécutions. 


-  96  - 

Ponîchartrain  à  d'Argenson. 

2  3  avril  1704. 

Vous  avez  bien  fait  de  faire  arrêter  la  lettre  pastorale 
de  M.  l'Archevêque  de  Cambrai.  Sans  entrer  dans  le 
fond  de  la  doctrine,  il  suffit  que  cet  écrit  ait  été  porté 
et  vendu  hors  de  son  diocèse  sans  permission  pour  être 
sujet  à  la  saisie. 

A  cette  date,  la  France  avait  l'Europe  entière  sur  les  bras  ; 
mais  la  police  de  Louis  XIV  surveillait  attentivement  les 
moindres  actions  de  l'ancien  précepteur  du  duc  de  Bour- 
gogne. 

J.-F.  Thénard. 
Georges  d'Heylli. 

Le  Gérant  :  D.  Jouaust. 


Paris,  imprimerie  Jouaust  et  Sigaux,  rue  de  Lille,  7. 


GAZETTE  ANECDOTIQUE 


NU  Mit  KO    4    29     FÉVRIER      1888 


SOMMAIRE. 

La  Quinzaine  :  L'Incident  Daudet-Tourguénef.  —  Les  Bals  de 
l'Hôtel  de  ville.  —  Le  Nouveau  Musée  des  portraits  d'artistes.  —  Le 
Pont  d'Arcole  et  le  Pont-Neuf.  —  Le  Banquet  des  «  Spartiates  ».  — 
Les  Petits  Salons.  —  Lettres  inédites.  —  A  propos  de  Beaumarchais. 
—  Théâtres  et  Concerts. 

Varia  :  Des  mots,  des  riens.  —  L'Autre  Sonnet  d'Arvers.  —  Bé- 
vues et  Erreurs  littéraires.  —  Les  Mots  de  la  Quinzaine. 

Petite  Gazette.  Nécrologie. 

Variétés  :  Charlotte  Corday  et  ses  Adorateurs. 


7  février. 
La  Quinzaine.  —  L'incident  Daudet-Tourguénef  a  oc- 
cupé pendant  quelques  jours  la  chronique.  Alphonse  Dau- 
det était  très  lié  avec  le  célèbre  romancier  russe,  qui  lui 
témoignait,  de  son  côté,  une  très  grande  estime  à  tous  les 
points  de  vue.  Or,  Tourguénef,  dans  les  dernières  années 
de  sa  vie,  avait  admis  dans  son  inlimité  un  jeune  corres- 
1.  —  188S.  7 


-  98- 

pondant  du  Novoié-Vrémia,  M.  Isaac  Pavlovsky,  et  il  ne 
se  gênait  pas  pour  exprimer  devant  lui  ses  sentiments  les 
plus  intimes.  M.  Pavlovsky  recueillait  avidement  toutes 
les  conversations  du  maître,  et  il  vient  de  les  publier  en 
un  volume,  où  M.  Daudet  est  traité  fort  méchamment 
dans  les  souvenirs  attribués  à  son  prétendu  ami  Tour- 
guénef. 

Alph.  Daudet  a  répondu  en  quelques  lignes  seulement 
à  ces  attaques  posthumes. 

«  On  m'apporte,  dit-il,  un  livre  de  Souvenirs,  où  Tour- 
guénef,  du  fond  de  la  tombe,  m'éreinte  de  la  belle  ma- 
nière. Comme  écrivain,  je  suis  au-dessous  de  tout;  comme 
homme,  le  dernier  des  hommes.  Et  mes  amis  le  savent 
bien,  et  ils  en  racontent  de  belles  sur  mon  compte!... 
De  quels  amis  parle  Tourguénef,  et  comment  restaient-ils 
mes  amis,  puisqu'ils  me  connaissaient  si  bien?  Lui-même, 
le  bon  Slave,  qui  l'obligeait  à  cette  grimace  amicale  avec 
moi  ?  Je  le  vois  dans  ma  maison,  à  ma  table,  doux,  affec- 
tueux, embrassant  mes  enfants.  J'ai  de  lui  des  lettres 
cordiales,  exquises...  Et  voilà  ce  qu'il  y  avait  sous  ce  bon 
sourire...  Mon  Dieu,  que  la  vie  est  donc  singulière,  et 
qu'il  est  joli,  ce  joli  mot  de  la  langue  grecque  :  Eirè- 

nciaî  » 

10  février. 

La  commission  des  auteurs  dramatiques  vient  de  se 
prononcer  sur  le  différend  qui  s'était  produit  entre  MM.  Le- 
gendre,  Porel  et  Blémont,  au  sujet  de  l'adaptation  de 


-  99  — 

Beaucoup  de  bruit  pour  rien,  de  Shakespeare,  jouée  au 
théâtre  de  l'Odéon.  M.  Blémont  prétendait  qu'une  pièce 
de  lui,  Roger  de  Naples,  communiquée  jadis  à  M.  Porel, 
et  qui  a  été  publiée  depuis  en  volume,  avait  des  analo- 
gies extraordinaires  et  inexplicables  avec  l'adaptation  de 
M.  Legendre,  et  il  soumettait  le  cas  à  l'arbitrage  de  la 
commission.  Celle-ci  s'est  prononcée  contre  les  préten- 
tions de  M.  Blémont.  «  Les  deux  auteurs,  a-t-elle  dit, 
ont  puisé  aux  mêmes  sources,  mais  les  développements 
de  leur  œuvre  respective  sont  tout  à  fait  différents,  et  il 
ne  peut  y  avoir  eu  plagiat.  » 

12  février. 

Le  conseil  municipal  de  Paris  vient  de  donner  deux 
grands  bals  dans  les  salons  non  encore  terminés  de  l'Hô- 
tel de  ville.  C'est  un  spectacle  magnifique,  à  coup  sûr, 
malgré  la  cohue  indescriptible  qui  s'est  surtout  produite 
autour  des  vestiaires  et  des  buffets.  On  nous  communique 
le  devis  approuvé  du  buffet  du  bal  d'hier  soir.  Il  se 
monte  au  total  de  15,000  francs,  répartis  sur  les  con- 
sommations suivantes  :  6,300  sirops,  3,200  glaces, 
4,000  cafés  glacés,  1,250  marquises,  6,300  punchs, 
1,900  chocolats,  4,400  consommés,  500  bouteilles  de 
bordeaux,  2,500  bouteilles  de  Champagne,  14,000  sand- 
wiches,  6,000  petits  pains  au  foie  gras,  135  livres  de 
babas,  135  livres  de  brioches,  1,000  gâteaux  divers, 
33  corbeilles  de  mandarines. 


—    IOO    — 


En  somme,  pour  plus  de  5,000  invités,  ce  menu  est 
plus  démocratique  que  pantagruélique. 

14  février. 

Aujourd'hui  a  eu  lieu,  au  Musée  du  Louvre,  l'inaugura- 
tion, par  le  Président  de  la  République,  du  nouveau  mu- 
sée des  portraits  d'artistes  exposés  dans  la  grande  salle 
du  pavillon  Denon.  Le  directeur  des  Beaux-Arts  n'a  en- 
core réuni,  dans  cette  intéressante  exposition,  qu'une 
centaine  de  portraits  dont  le  nombre  doit  s'accroître 
tous  les  jours.  On  y  remarque  entre  autres  les  portraits 
des  peintres  David,  Greuze,  Delacroix,  Courbet,  Mme  Vi- 
gée-Le  Brun,  Mignard,  Poussin,  Rigaud,  etc.;  des 
sculpteurs  Bouchardon,  Coustou,  Girardon,  Puget,  etc.; 
des  architectes  Mansart,  Perrault,  Soufflot,  etc.,  et  des 
artistes  étrangers  Michel-Ange,  le  Tintoret,  Van  Dyck, 
Rembrandt,  Canova,  etc.. 

16  février. 

Le  pont  d'Arcole  vient  de  s'écrouler,  ou  à  peu  près, 
ainsi  qu'avait  fait  le  pont  Neuf  il  y  a  près  de  deux  ans.  Et 
à  propos  du  pont  d'Arcole,  beaucoup  de  journaux  parlent 
de  la  victoire  de  Bonaparte,  en  Italie,  et  des  dangers 
qu'il  courut,  sur  le  pont  du  même  nom,  où  son  aide  de 
camp  Muiron  lui  sauva  la  vie  en  se  faisant  bravement 
tuer  devant  lui.  Ce  n'est  cependant  pas  la  victoire  de 
Bonaparte  que  rappelle  le  pont  d'Arcole,  à  Paris;  il  a 


—    101 


pris  plus  simplement  le  nom  d'un  jeune  homme,  qui, 
le  28  juillet  1850,  se  fit  tuer,  pendant  «  les  trois  glo- 
rieuses »,  en  traversant  le  pont  suspendu  qui  conduisait 
alors  à  la  place  de  Grève,  et  qu'a  remplacé  le  pont  ac- 
tuel. «  Mes  amis,  si  je  meurs,  s'était-il  écrié  en  s'élan- 
çant  sur  le  pont  avec  un  drapeau  à  la  main,  souvenez- 
vous  que  je  me  nomme  Arcole!...  »  Personne  ne  sut 
jamais  d'où  venait,  ni  qui  était  ce  jeune  homme.  L'épi- 
sode de  sa  mort  héroïque  rappelle  assez,  d'ailleurs,  le 
souvenir  de  la  conduite  de  Bonaparte  au  pont  d'Acole, 
qu'il  franchit,  mais  plus  heureusement,  de  la  même  ma- 
nière. 

—  Le  banquet  dit  des  «  Spartiates  »,  qui  a  lieu  à  épo- 
ques périodiques,  avait  aujourd'hui  un  intérêt  particulier. 
Le  nouvel  ambassadeur  d'Angleterre,  lord  Lytton,  y  as- 
sistait. C'est  Arsène  Houssaye  qui  lui  a  souhaité  la  bien- 
venue, dans  une  très  fine  et  spirituelle  allocution,  qu'il  a 
terminée  en  lisant  les  vers  français  suivants  composés  par 
l'ambassadeur. 

«  Écoutez,  a-t-il  dit,  ces  belles  strophes  de  lord  Lytton  : 
ne  les  dirait-on  pas  tombées  de  la  plume  d'or  de  lord 
Byron  ?  » 

l'idéal  et  la  possession 

Un  poète,  un  rêveur  adorait  une  étoile, 

Et  pendant  tout  le  jour  il  attendait  la  nuit  : 

«  0  ma  belle  !  pourquoi,  dans  cet  azur  sans  voile, 

As-tu  placé  si  loin  tout  ce  qui  me  séduit? 


—    Î02    — 

«  Étoile,  mon  idole,  en  ma  nuit  solitaire, 
Ton  cœur  à  tes  amants  ne  s'est  jamais  livré. 
Que  ne  puis-je  un  seul  jour  t'attirer  sur  la  terre, 
T'étreindre  dans  mes  bras  et  mourir  enivré  !  » 

Cet  amour  du  rêveur  toucha  la  surhumaine, 
Qui,  délaissant  pour  lui  son  empire  des  cieux, 
Descendit  des  hauteurs  de  sa  sphère  lointaine  : 
Une  femme  superbe  apparut  à  ses  yeux. 

L'étoile  en  pâlissant  se  donna  corps  et  âme. 
«  0  mon  amant,  dis-moi  lequel  valait  le  mieux, 
Le  regard  de  l'étoile  ou  le  sein  de  la  femme?  » 
Et  l'homme  répondit,  le  regard  anxieux  : 

«  J'ai  perdu,  je  le  sens  en  mon  âme  inquiète, 
Ce  pur  rayon  du  ciel  que  brûlait  mon  désir. 
—  Et  moi,  reprit  la  femme  avec  un  grand  soupir, 
En  me  donnant  à  toi,  j'ai  perdu  mon  poète.  » 

Lord  Lytton  a  pris  ensuite  la  parole,  et  a  prononcé  la 
petite  improvisation  suivante,  qui  a  été  acclamée  : 

Je  suis  très  ému,  très  touché  de  la  réception  que  vous  me 
faites,  et  je  suis  d'autant  plus  embarrassé  pour  vous  remercier, 
qu'absent  depuis  longtemps  de  votre  cher  pays  j'ai  perdu  l'ha- 
bitude de  m'exprimer  dans  cette  langue  française  que  j'aime 
tout  particulièrement.  En  ma  qualité  de  Spartiate,  je  peux,  il 
est  vrai,  être  laconique;  en  ma  qualité  de  diplomate,  je  devrais 
être  taciturne.  Et  cependant,  dans  une  réunion  aussi  char- 
mante, comment  pourrais-je  me  résoudre  à  être  laconique  et 
taciturne  ? 

Je  ne  sais  plus  quelle  est  la  philosophie  qui  prétend  que  la 
bouche  a  été  donnée  à  l'homme  pour  trois  choses  :  pour  man- 


—    IOJ    — 

ger,  pour  causer  et  pour  bâiller.  Or,  nous  venons  de  fort  bien 
dîner  et  nous  avons  très  agréablement  causé  :  je  ne  voudrais 
donc  pas,  par  un  long  discours,  vous  amener  à  accomplir  la 
troisième  fonction  de  la  bouche  :  le  bâillement. 

En  tant  que  Spartiate,  je  ne  puis  mieux  terminer  qu'en 
m'appropriant  le  mot  historique  et  laconique  du  maréchal  Mac- 
Mahon  :  <c  J'y  suis,  j'y  reste.  » 

Les  Petits  Salons.  —  Les  cercles  artistiques  viennent 
d'ouvrir  leurs  expositions,  comme  ils  le  font  tous  les  ans 
à  pareille  époque.  C'est  celui  de  la  rue  Volney  qui  a 
commencé;  mais,  pour  avoir  été  la  première,  son  expo- 
sition n'est  pas  la  meilleure  :  beaucoup  trop  d'études,  et 
pas  assez  de  véritables  tableaux.  Malgré  la  présence  de 
grands  noms,  comme  ceux  de  MM.  Benjamin-Constant, 
Bonnat,  Bouguereau,  Carolus-Duran ,  Élie  Delaunay, 
Henner,  Jules  Lefebvre,  l'ensemble  est  monotone,  et  ne 
présente  rien  qui  accroche  l'œil  un  peu  vivement. 

A  l'exposition  du  cercle  de  la  place  Vendôme,  où  les 
grands  noms  sont  encore  plus  nombreux,  les  œuvres  sont 
beaucoup  plus  saillantes.  A  citer  en  première  ligne  :  des 
portraits  de  femmes  de  Cabanel  et  de  Bouguereau;  ceux 
d'Alphonse  Karr,  par  Carolus-Duran,  et  de  Falguière, 
par  Bonnat;  —  le  4e  Hussards,  de  Détaille,  et  le  Départ 
des  conscrits,  de  J.  Le  Blant;  —  le  Beau  Temps,  d'Heil- 
buth;  —  Y  Aïeule,  de  Jules  Lefebvre;  —  le  Pasquale, 
de  Meissonier;  —  le  Marchand  de  tapis  au  Caire,  de 
Gérôme. 


—    10J.   - 

Le  cercle  des  Champs-Elysées  étant  venu  se  fondre 
avec  celui  de  la  place  Vendôme,  celui-ci  n'a  plus  trouvé 
chez  lui  de  place  pour  y  accrocher  ses  tableaux,  et  c'est 
à  la  galerie  Petit  qu'il  a  dû  les  porter  cette  fois. 

En  même  temps  a  été  inaugurée  l'exposition  annuelle 
de  PUnion  des  femmes  peintres  et  sculpteurs,  moins  inté- 
ressante cette  année  que  les  précédentes.  On  y  voit  sur- 
tout des  portraits,  des  fleurs,  des  natures  mortes,  avec 
un  assez  grand  nombre  de  paysages;  mais  les  composi- 
tions et  les  études  y  sont  fort  rares.  On  peut  signaler  sur- 
tout :  les  hortensias,  les  glaïeuls  et  les  pivoines  de 
Mme  viteau;  les  lilas  de  Mme  de  Goussaincourt;  —  les 
animaux  de  Mme  Peyrol-Bonheur  ;  —  un  charmant  paysage 
de  M1Ie  Jeanne  Taconnet  et  des  marines  de  Mme  Élodie 
Lavillette;  —  un  joli  tableau  de  M1Ie  Marie  Robi- 
quet,  qui  représente  une  jeune  fille  buvant  à  une  chute 
d'eau  et  un  chien  jappant  après  elle.  Il  ne  faut  pas  ou- 
blier non  plus  un  beau  morceau  de  sculpture  dû  à 
Mme  Léon  Bertaut,  et  qui  a  pour  titre  :  Psyché  sous 
l'empire  du  mystère. 

La  Société  d'aquarellistes  français,  qui  ouvrait  ordi- 
nairement son  exposition  au  commencement  de  février, 
est  en  retard  cette  année.  C'est  seulement  en  mars  qu'elle 
nous  conviera  à  venir  voir  les  œuvres  de  ses  membres, 
qui,  cette  fois,  ne  resteront  exposées  que  pendant  un  mois. 

Lettres  inédites.  —  On  vient  de  vendre,  à  l'hôtel 


—  io5  — 

de  la  rue  Drouot,  plusieurs  séries  de  lettres  autographes 
intéressantes.  Nous  citerons  les  suivantes  : 

Très  belle  lettre  de  Taine,  de  l'Académie  française, 
vendue  42  francs  : 

18  octobre  1S56. 

Votre  lettre  est  trop  obligeante,  Monsieur;  vous  louez  mes 
intentions  et  mes  articles  bien  au-dessus  de  leur  valeur.  Mes 
intentions  sont  celles  de  tout  le  monde.  Je  cherche  à  me  faire 
plaisir,  et  pour  moi  le  plaisir  consiste  à  combiner  des  idées. 
Mes  articles  ressemblent  à  ceux  detout  le  monde;  aujourd'hui, 
chacun  fait  de  la  critique.  Dès  la  seconde,  nos  professeurs 
nous  demandent  de  juger  nos  auteurs.  J'ai  la  maladie  du 
siècle,  rien  de  plus.  Nous  sommes  des  chenilles  attachées  sur 
les  beaux  arbres  qui  ont  fleuri  autrefois.  Je  ronge  mes  feuilles 
comme  mes  voisins  Jacques  et  Pierre,  et  mon  seul  mérite  (il 
n'est  pas  gros)  consiste  à  crier  sur  tous  lestons  cette  banalité 
que  la  critique  ne  doit  pas  être  un  sermon  moral,  un  cancan 
ou  une  leçon  de  style,  mais  une  psychologie. 

Si  jamais  vous  avez  le  cruel  malheur  de  mettre  la  main  sur 
la  littérature,  vous  verrez  qu'elle  est  émouvante;  c'est  un 
métier,  ou  pis,  un  commerce.  Comme  on  se  vend  pour  rien, 
on  est  obligé  de  se  vendre  deux  fois. 

Plus  tard  peut-être,  Monsieur,  je  serai  moins  indigne  de 
l'approbation  de  vos  amis  et  de  la  vôtre.  Après  quelques  années 
de  noviciat  dans  la  critique  et  dans  les  revues,  j'entrevois  de 
loin  la  philosophie  et  les  livres.  J'ai  vécu  longtemps  enterré 
dans  ces  questions  :  S'il  y  a  là-haut  un  monder  Peut- il 
éclore?  Quand  on  en  parle,  les  savants  rient,  les  hommes  de 
salon  bâillent,  les  hommes  officiels  font  les  gros  yeux,  les 
jeunes  gens  s'en  vont  au  club.   C'est  pourquoi  je   n'en  parle 


—  ioG  — 

guère.  Je  vous  remercie  mille  fois  de  l'intérêt  que  vous  voulez 
bien  y  prendre. 

Dans  une  lettre  d'Emile  Augier,  vendue  72  francs, 
nous  trouvons  le  passage  suivant  : 

Ce  qui  me  frappe  aujourd'hui  dans  Molière,  c'est  le  philo- 
sophe et  le  socialiste,  plus  encore  que  le  grand  poète.  Son 
libertinage,  pour  employer  le  mot  du  temps,  m'apparaît  à 
chaque  page  de  son  œuvre  sous  les  précautions  infinies  dont 
il  a  été  obligé  de  l'envelopper.  Le  temps  est  peut-être  venu 
de  restituer  à  ce  grand  génie  toute  la  part  qui  lui  revient  dans 
notre  Révolution. 

Deux  lettres  d'Emile  Zola,  vendues,  la  première 
5 1  francs,  et  la  seconde  20  francs. 

I 

Paris,  25  janvier  1868. 
Cher  Monsieur, 

Je  lis  seulement  aujourd'hui  l'article  que  vous  avez  bien 
voulu  consacrer  à  Thérèse  Raquin,  et  je  vous  remercie  mille 
fois  de  votre  obligeante  sympathie. 

Vous  avez  raison.  Mon  œuvre  n'est  point  faite  pour  les 
délicats.  Je  l'ai  écrite  sans  parti  pris,  je  vous  assure,  obéis- 
sant uniquement  à  la  logique  des  faitf,  acceptant  les  consé- 
quences fatales  de  la  donnée  première.  Ceux  qui  m'accusent 
de  chercher  le  scandale  se  trompent;  je  ne  cherche  que  la 
vérité,  je  suis  un  simple  analyste. 

D'ailleurs  je  ne  compte  point  me  renfermer  dans  l'horreur; 
je  me  cherche  encore,  je  sens  devant  moi  un  ensemble  d'œuvres 
vraies  dans  lesquelles  je  montrerai  les  fatalités  de   la  vie,  les 


—  107  — 

fatalités   des   tempéraments  et  des  milieux.   Vous   avez    été 
jusqu'ici  le  seul  à  me  comprendre. 
Merci  encore  et  tout  à  vous. 


Emile  Zola. 


II 


Médan,  30  octobre  iSSj. 

Merci,  cher  Monsieur,  de  votre  bonne  lettre  et  merci  à  nos 
amis  de  leur  grande  sympathie  littéraire.  Je  serais  très  touché 
de  l'honneur  que  vous  me  feriez  en  me  nommant  votre  prési- 
dent d'honneur,  mais  je  suis  surtout  reconnaissant  de  l'appui 
que  vous  m'offrez  dans  cette  imbécile  aventure  de  l'interdic- 
tion de  Girminal. 

Oui,  je  me  sentirais  plus  fort,  tout  à  fait  fort,  si  j'avais  la 
jeunesse  avec  moi.  C'est  de  votre  avenir  qu'il  s'agit,  c'est  de 
vos  libertés  de  demain. 

En  me  défendant,  vous  vous  défendrez,  et  la  victoire  est 
certaine  si  la  jeunesse  se  lève. 

Merci  encore  et  tout  à  vous. 

Emile  Zola. 

Un  jeune  musicien  désespéré,  ayant  des  idées  de  sui- 
cide, avait  écrit  à  Janin  pour  lui  demander  conseil.  Le 
célèbre  critique  lui  répondit  par  une  lettre  de  huit  pages, 
dont  nous  détachons  le  passage  suivant  : 

1 5  septembre  1853. 

J'ai  été  aussi  malheureux  que  vous;  j'ai  gagné  cinquante 
francs  par  mois  dans  une  pension  de  Chaillot  où  j'enseignais 
le  grec  et  le  latin  à  des  enfants  mal  venus.  Eh  bien!  je  tra- 
vaillais mes  leçons  six  fois   par  semaine,   et  c'était  un  rude 


—  ioS  — 

orchestre  à  conduire.  Aussitôt  que  ma  tâche  était  accomplie, 
je  me  mettais  à  l'œuvre  pour  mon  propre  compte,  et  j'étudiais. 
Et  du  diable  si  j'ai  songé  à  me  tuer  une  seule  fois;  du  diable 
si  je  me  suis  posé,  un  seul  instant,  en  beau  ténébreux,  en 
homme  incompris!...  J'avais  vingt  ans  comme  vous  les  avez, 
et  cela  suffisait  à  ma  joie,  à  ma  fortune,  à  mes  fêtes  de  chaque 
jour!  J'avais  des  amis  aussi,  de  bons  amis  pauvres  aussi... 
Et  me  voilà  vieux,  ou  peu  s'en  faut,  ne  regrettant  pas  un  seul 
jour  de  ma  vie...  Ne  lisez  pas  sans  contrôle  les  mauvais  livres 
que  nous  faisons  les  uns  et  les  autres,  ce  sont  là  de  mauvaises 
lectures  pour  les  esprits  oisifs,  pour  les  cœurs  inoccupés,  pour 
les  âmes  mécontentes.  Méfiez-vous-en  !  Méfiez-vous  de  tout 
ce  qui  n'est  pas  l'art  calme  et  bien  pensant,  l'art  des  maîtres 
et  du  bon  sens.  Lisez  les  bons  livres,  ils  vous  apprendront 
que  la  vie  est  chose  sérieuse  et  que  l'on  apprend  à  vivre...  en 
vivant. 

Cette  belle  lettre  a  été  adjugée  1 50  francs. 
Dans  une  lettre  d'Ernest  Legouvé,  qui  a  été  vendue 
25  francs,  nous  trouvons  cette  pensée  philosophique  : 

La  tristesse  est  la  maladie  du  siècle  et  elle  est  inhérente  à 
la  jeunesse;  plus  tard,  quand  on  a  réellement  souffert,  quand 
on  a  fait  des  pertes  cruelles,  on  se  reprocherait  comme  un 
crime  de  dépenser  son  cœur  en  tristesse  sans  objet,  quand  il  y 
dans  la  vie  de  si  terribles  sujets  de  larmes. 

Enfin,  voici  un  billet  de  la  Du  Barry,  qui  donne  une 
plaisante  idée  de  l'instruction  et  de  l'orthographe  de  la 
dernière  maîtresse  de  Louis  XV. 

Monsieur  Buffault, 

Je  profite  de  loffre  que  Monsieur  Buffault  ma  fait  dun  sac 


—   109  — 

de  douse   cent  livre  par  semaine,   j'ai  tant  de  gens  qui  de 
mande  et  si  peut  à  leur  donner  qu'il  faut  les  contenter. 

Je  vous  et  attendu  mercredi  toute  la  premidi.  Jespère  avoir 
bientôt  le  plaisire  de  vous  voire  et  vous  renouveler  lassurance 
des  sentiments  que  je  vous  et  voue. 

La  comtesse  du  Barry. 

De  Louvenciennes  16  octobre  1780. 
Vendu  50  francs. 

A  propos  de  Beaumarchais.  —  Il  vient  de  paraître 
coup   sur  coup,    sur  Beaumarchais,   deux  publications 
d'un  vif  et  considérable  intérêt.  M.  Maurice  Tourneux  a 
d'abord  publié  chez  Pion,  sous  le  titre  de  Histoire  de  Beau- 
marchais, le  manuscrit  de  Gudin  de  La  Brenellerie,  bien 
connu  des  érudits  :  Mémoires  sur  Pierre-Augustin  Caron 
de  Beaumarchais,  pour  servir  à  l'histoire  littéraire,  com- 
merciale et  politique  de  son  temps.  Ce  manuscrit,  demeuré 
jusqu'à  ce  jour  inédit,  était  conservé  à  la  Bibliothèque 
nationale,  où  il  forme  un  gros  volume  in-4°  cartonné  de 
423  pages.  L'écriture,  qui  en  est  très  raturée,  est  sou- 
vent peu  lisible.  Transporté  dans  le  volume  que  vient  de 
publier  Tourneux,  ce  même  manuscrit  donne  484  pages 
d'impression. 

Ce  Gudin  de  La  Brenellerie,  l'ami  le  plus  intime  de 
Beaumarchais,  était,  comme  lui,  fils  d'un  horloger'.  Les 

1.  Né  en   1738,  c'est-à-dire   six  ans  après  Beaumarchais,  Gudin 
de  La  Brenellerie  est  mort  treize  ans  après  lui,  en  1812. 


—    I  IO   — 


mémoires  qu'il  a  laissés  sur  son  ami  sont  l'œuvre  d'un 
témoin  oculaire  de  la  vie  tout  entière,  si  brillante  et  si 
mouvementée,  de  l'auteur  du  Barbier  de  Séville.  Bien 
que  ces  mémoires  soient  presque  toujours  favorables  à 
Beaumarchais,  ils  constituent  néanmoins  un  document 
à  la  fois  historique  et  littéraire,  sur  la  valeur  duquel 
nous  ne  saurions  trop  insister. 

Presqu'en  même  temps  paraissait  chez  Hachette,  sous 
le  titre  de  Beaumarchais  et  ses  Œuvres  (Précis  de  sa  vie  et 
histoire  de  son  esprit)  en  un  très  fort  volume  in  -8°, 
une  thèse  soutenue  en  Sorbonne  par  M.  E.  Lintilhac, 
agrégé  de  l'Université  et  docteur  es  lettres.  Dans  cette 
thèse,  qui  devient  la  biographie  critique  la  plus  sincère 
et  la  plus  complète  qui  ait  été  jusqu'à  ce  jour  écrite  sur 
Beaumarchais,  M.  Lintilhac  utilise  à  nouveau  les  nom- 
breux papiers  laissés  par  l'auteur  du  Mariage  de  Figarc 
à  sa  famille.  M.  de  Loménie  s'était  déjà  servi  de  ces  im- 
portants papiers  pour  l'étude  si  remarquable  et  si  atta- 
chante publiée  par  lui  sur  Beaumarchais  '.  M.  Lintilhac, 
en  compulsant  à  son  tour  les  mêmes  papiers,  a  mis  à 
jour  une  quantité  de  documents,  de  renseignements,  de 
pièces  justificatives  et  autres  qu'avait  négligés  M.  de  Lo- 
ménie, ou  qui  avaient  échappé  à  son  attention.  Il  a 
trouvé,  entre  autres,  plusieurs  manuscrits  différents  des 
diverses  pièces  de  théâtre   de  Beaumarchais,  et  notam- 

).  Beaumarchais  et  son  Temps,  2  vol.  in-S°,  185  s. 


—  III 


ment  le  $e  acte  du  Barbier  de  Séville  que  Beaumarchais 
avait  dû  supprimer  comme  faisant  longueur  à  la  repré- 
sentation r. 

En  somme,  les  deux  remarquables  ouvrages  publiés 
par  MM.  Tourneux  et  Lintilhac  jettent  un  nouveau  jour 
sur  la  vie  de  Beaumarchais  et  ajoutent  encore  à  son  in- 
térêt. Pour  notre  part,  nous  voulons  remercier  les  deux 
auteurs  de  ces  intéressantes  publications,  d'avoir  bien 
voulu  tenir  grand  compte,  dans  les  nombreuses  citations 
qu'ils  en  ont  faites,  —  M.  Lintilhac  surtout,  —  de  l'édi- 
tion en  quatre  volumes  du  Théâtre  complet  de  Beaumar- 
chais que  nous  avons  publiée,  avec  notre  regretté  ami 
de  Marescot,  à  la  Librairie  des  Bibliophiles  (1869-71). 

Théâtres.  —  Le  Théâtre-Libre  nous  a  donné,  le 
10  février,  une  de  ses  plus  intéressantes  représentations 
avec  la  Puissance  des  Ténèbres,  drame  en  cinq  actes  de 
Tolstoï,  adapté  à  la  scène  française.  C'est  une  œuvre 
exceptionnelle,  originale,  bien  que  remplie  d'obscurités 
et  souvent  de  brutalités,  qui  auraient  paru  excessives  sur 
une  scène  ordinaire,  mais  qu'a  bien  voulu  accepter  le 


1.  L'Odéon  a  donné,  le  2}  de  ce  mois,  une  représentation  complète 
de  la  comédie  de  Beaumarchais,  avec  ses  cinq  actes.  Il  nous  a  semblé 
que  ce  cinquième  acte  n'ajoutait  rien  à  l'intérêt  de  la  pièce  dont  il 
ralentissait  au  contraire  le  mouvement  et  la  rapidité.  La  conférence 
dont  M  Lintilhac  a  fait  précéder  la  représentation  a  été,  en  revanche, 
fort  goûtée  du  public. 


—    112    — 


public  absolument  choisi  et  trié  du  Théâtre-Libre.  En 
somme,  il  s'agit  d'un  drame  où  les  effets  les  plus  puis- 
sants sont  obtenus  au  moyen  de  la  seule  vérité  et  par  la 
peinture  la  plus  énergique  des  vices  humains  les  plus 
détestables.  Le  succès  a  été  très  grand;  on  a  surtout 
applaudi,  dans  l'interprétation,  MM.  Antoine  et  Mevisto; 
on  a  ensuite  acclamé  Tolstoï  et  ses  traducteurs, 
MM.  Isaac  Pavlovsky  et  Oscar  Métenier. 

—  Le  même  soir,  réouverture  de  l'Éden  de  la  rue 
Boudreau,  sous  la  direction  de  M.  Eug.  Bertrand,  l'un 
des  directeurs  des  Variétés,  avec  une  reprise  de  la  Fille 
de  Madame  Angot,  de  Charles  Lecocq,  chantée  par 
Mmes  Judic  et  Granier.  On  a  beaucoup  augmenté  la  pièce 
en  vue  de  cette  reprise,  dont  le  succès  a  été  considéra- 
ble. Disons  cependant  que  le  cadre  de  l'Éden  a  semblé 
un  peu  trop  vaste  pour  la  petite  musique  de  Lecocq. 
Malgré  tout,  le  bureau  de  location  ne  désemplit  pas. 

Dans  le  Figaro  du  lendemain  1 1 ,  Charles  Lecocq  a 
raconté  lui-même  l'histoire  de  sa  pièce.  Jouée  pour  la 
première  fois  à  Bruxelles  le  4  décembre  1872,  elle  fut 
représentée  à  Paris  le  21  février  suivant  et  eut  alors 
410  représentations  de  suite,  lesquelles  produisirent  une 
recette  de  1,632,400  francs,  dont  Lecocq  toucha 
65,296  francs  pour  droits  d'auteur.  Depuis,  la  pièce  a 
dépassé  900  représentations  à  Paris  seulement,  et  elle 
n'a  jamais  quitté  le  répertoire  de  la  province  et  de  l'é- 


tranger. 


—  1 1 3  — 

—  Le  il,  aux  Nouveautés,  première  représentation 
de  la  Volière,  opérette  en  trois  actes,  de  MM.  Nuitter  et 
Beaumont,  musique  du  même  Charles  Lecocq,  cette  fois 
moins  bien  inspiré.  La  chute  a  même  été  complète,  et  la 
pièce  a  dû  quitter  l'affiche,  après  sept  représentations 
seulement,  pour  céder  la  place  à  une  nouvelle  reprise  de 
l'inépuisable  Amour  mouillé. 

—  La  Comédie-Française  a  remis  à  la  scène,  le  12, 
Monsieur  de  Pourceaugnac,  l'immortelle  farce  en  trois 
actes  de  Molière.  Coquelin  cadet  s'y  est  montré  comé- 
dien de  premier  ordre.  On  avait  rétabli,  pour  cette  re- 
prise, la  course  des  apothicaires  dans  la  salle,  dont  le 
succès  a  été  énorme.  On  a  fait  16,400  francs  en  une 
seule  journée  (matinée  et  soirée)  avec  Monsieur  de  Pour- 
ceaugnac et  les  Femmes  savantes  jouées  par  Barré,  Mau- 
bant,  Febvre,  G.  Béer,  et  Mmes  Lloyd,  Bartet,  Reichem- 
berg,  Fayolle  et  Kalb  (Mardi-Gras). 

—  A  l'Ambigu,  le  17,  reprise  du  drame  éternellement 
jeune,  gai  et  vivant,  de  Dumas  et  Maquet,  les  Trois 
Mousquetaires,  épopée  attachante  et  qui  attire  toujours 
la  foule,  malgré  ses  quarante  années  d'existence.  Chelles 
joue  avec  beaucoup  d'entrain  d'Artagnan,  créé  par  Mé- 
lingue  et  repris  par  Dumaine.  Fabrègues  tient  très  con- 
venablement le  rôle  de  Buckingham.  Du  côté  des  da- 
mes, Mme  Jane  May  est  une  fort  gracieuse  Mme  Bona- 
cieux  et  Mme  Jeanne  Méa  une  Anne  d'Autriche  d'une  bonne 
tenue.  La  mise  en  scène   est  aussi  brillante  et  pitto- 

8 


—  U4  — 

resque  que  le  comportent  les  dimensions  de  la  scène  de 
l'Ambigu. 

—  Le  16,  reprise  très  brillante  et  très  applaudie,  au 
théâtre  des  Menus- Plaisirs,  des  Premières  Armes  de 
Louis  XV,  opérette  tirée  par  Albert  Carré  du  vaudeville  de 
Benjamin  Antier,  qui  portait  le  même  titre,  et  que  Déjazet 
avait  créé  en  1835.  La  musique  est  du  regretté  Bernicat, 
à  qui  l'on  doit  également  le  grand  succès  de  François  les 
Bas-Bleus.  C'est  Mlle  Nixau  qui  joue  et  chante  le  principal 
rôle  des  Premières  Armes  de  Louis  XV,  c'est-à-dire  le 
jeune  roi  Louis  XV  lui-même,  et  elle  porte  fort  élégam- 
ment le  travesti. 

Le  18,  au  même  théâtre,  première  représentation  du 
Rêve,  opéra-comique  en  un  acte,  dont  la  musique  est  de 
M.  Henri  Cieutat,  et  qui  méritait  une  meilleure  inter- 
prétation. 

—  Au  théâtre  Cluny,  le  même  soir,  18  février, 
pièce  nouvelle,  les  Mariés  de  Montgiron,  comédie  bouffe 
en  trois  actes,  de  Grenet-Dancourt,  qui  n'a  qu'à  moitié 
réussi;  mais,  avec  ces  sortes  de  pièces,  où  la  fantaisie 
des  acteurs  peut  se  donner  peu  à  peu  libre  carrière,  on 
a  souvent  vu  des  centaines  de  représentations  échoir  à 
des  comédies  qui  étaient  tombées  le  premier  soir. 

—  A  la  Renaissance,  le  22,  grand  succès  de  Cocard 
et  Bicoquet,  comédie  en  trois  actes,  de  MM.  Hippolyte 
Raymond  et  Maxime  Boucheron,  qui  est  d'une  gaieté 
absolue  sans  être  excessive.  Cette  charmante  comédie  est 


-  1 1 5  — 

jouée,  en  outre,  à  ravir  par  MM.  Raimond,  Maugé,  Mont- 
cavrel,etc,  et  Mlle  Mathilde,  qu'on  a  surtout  applaudie. 

—  A  Bruxelles,  au  théâtre  de  la  Monnaie,  première  re- 
présentation de  Jocelyn,  opéra  inédit  en  quatre  actes  et  huit 
tableaux,  tiré  du  poème  de  Lamartine  par  MM.  Armand 
Silvestre  et  Victor  Capoul,  le  célèbre  ténor;  musique  de 
Benjamin  Godard.  Le  livret  n'est  que  médiocrement  scé- 
nique  et  a  semblé  fort  long;  la  musique  a  eu,  dans 
les  parties  de  tendresse  et  qui  n'étaient  pas  trop  exclusi- 
vement dramatiques,  un  succès  considérable.  Godard  a 
moins  réussi  les  grandes  scènes  d'ensemble,  et  son  talent, 
très  incontestable  d'ailleurs,  a  plus  de  grâce  que  de  force 
et  de  puissance.  Dans  l'interprétation  on  a  surtout 
applaudi  le  ténor  Engel  qui  jouait  le  rôle  de  Jocelyn,  et 
Mme  Rose  Garon,  l'ancienne  pensionnaire  de  l'Opéra 
(Laurence)  que  MM.  Ritt  et  Gailhard  ont  eu  le  grand 
tort  de  laisser  partir. 

Concerts. —  Les  dimanches  19  et  26  février,  Co- 
lonne a  fait  exécuter  avec  un  grand  succès,  à  ses  con- 
certs du  Châtelet,  le  deuxième  acte  des  Troyens  de 
Berlioz.  Le  duo  entre  Didon  et  Ênée  a  été  surtout 
applaudi.  Parmi  les  autres  œuvres  qui  ont  complété  les 
programmes  de  ces  deux  concerts  se  trouvaient  :  la  scène 
du  Venusberg,  la  marche  et  le  chœur,  du  Tannhauser; 
—  la  Symphonie  héroïque  de  Beethoven  ;  —  un  concerto  de 
Mendelssohn,  dans  lequel  M.  Johan  Smit  a  fait  preuve 
d'un  grand  talent  de  violoniste. 


—  1 16  — 

Varia.  —  Des  mots,  des  riens.  —  La  Revue  littéraire 
et  artistique  publie,  sous  le  titre  Des  mots,  des  riens,  des 
réflexions  signées  Guillaume  de  Gayffier.  Nous  lui  em- 
prunterons pour  cette  fois  les  suivantes. 

—  Une  bonne  mémoire  est  indispensable  pour  oublier 
à  temps  ce  qu'il  faut. 

—  Il  n'y  à  à  monter  dans  le  compartiment  des 
femmes  seules  que  les  femmes  qui  craindraient  de  rester 
seules  dans  un  autre  compartiment. 

—  Le  mariage  est  le  seul  moyen  de  posséder  une 
femme  du  monde  qui  ne  vous  aime  pas. 

—  Il  y  a  des  femmes  pieuses  qui,  ne  voulant  pas  lire 
de  mauvais  livres,  cherchent  dans  les  bons  ce  qu'il  y  a 
de  mauvais. 

—  Le  respect  est  le  dernier  outrage  qu'on  puisse  faire 
à  une  femme  galante. 

—  On  se  vante,  et  on  ne  fait  pas.  On  fait,  et  on  ne  se 
vante  plus.  On  ne  fait  plus,  et  on  se  vante. 

—  La  feuille  de  vigne  fut  la  punition  du  premier 
péché;  nous  en  sommes  aux  robes  montantes...  Où  nous 
arrêterons-nous? 

L'Autre  Sonnet  d'Arvers.  —  Tout  le  monde  connaît, 
du  moins  de  réputation,  le  fameux  sonnet  d'Arvers,  qui 
commence  par  ce  vers  : 

Mon  âme  a  son  secret,  ma  vie  a  son  mystère. 

Le  volume  de  poésies  où  se  trouve  ce  sonnet,  et  qui 


—  iiy  — 

a  pour  titre  Mes  Heures  perdues,  en  contient  un  autre, 
qui  certainement  n'est  pas  indigne  du  premier.  Nous  le 
trouvons  cité  dans  un  article  intitulé  Voyage  autour  de 
Félix  Arvers,  qui  a  paru  dans  le  Livre  de  février.  Le 
voici  : 

Sonnet  pour  mon  ami  R. 

J'avais  toujours  rêvé  le  bonheur  en  ménage, 
Comme  un  port  où  le  cœur,  trop  longtemps  agité, 
Vient  trouver,  à  la  fin  d'un  long  pèlerinage, 
Un  dernier  jour  de  calme  et  de  sérénité  : 

Une  femme  modeste,  à  peu  près  de  mon  âge, 
Et  deux  petits  enfants  jouant  à  son  côté, 
Un  cercle  peu  nombreux  d'amis  du  voisinage, 
Et  de  joyeux  propos  dans  les  beaux  soirs  d'été. 

J'abandonnais  l'amour  à  la  jeunesse  ardente; 

Je  voulais  une  amie,  une  âme  confidente, 

Où  cacher  mes  chagrins,  qu'elle  seule  aurait  lus. 

Le  Ciel  m'a  donné  plus  que  je  n'osais  prétendre  : 
L'amitié,  par  le  temps,  a  pris  un  nom  plus  tendre, 
Et  l'amour  arriva,  qu'on  ne  l'attendait  plus. 

Bévues  et  Erreurs  littéraires.  —  Il  s'est  trouvé, dans  une 
vente  récente  d'autographes,  la  pièce  de  vers  suivante, 
écrite  et  signée  de  la  main  d^Alex.  Dumas  fils,  et  certifiée 
conforme  par  la  sœur  même  de  l'auteur  du  Demi-Monde: 

De  mon  retour  enfin  un  souris  fut  le  gage; 
De  ma  faible  raison  je  fis  l'apprentissage  : 
Frappé  du  son  des  mots,  attentif  aux  objets, 


—  u8  — 

Je  répétai  les  noms,  je  distinguai  les  traits; 

Je  connus,  je  nommai,  je  connaissais  mon  père, 

J'écoutais  tristement  les  avis  de  ma  mère. 

Un  châtiment  soudain  réveilla  ma  langueur; 

Des  maîtres  ennuyeux  je  vainquis  la  rigueur. 

Des  siècles  reculés  l'un  me  contait  l'histoire; 

L'autre,  plus  importun,  gravait  dans  ma  mémoire 

D'un  langage  nouveau  tous  les  barbares  noms  : 

Le  temps  forma  mon  goût  pour  fruit  de  ces  leçons. 

Alex.  Dumas. 

(Lettre  de  mon  frère  adressée  à  ma  grand'mère  lorsqu'il  avait  sept 
ans.  —  Marie  Alexandre  Dumas.) 

A  ce  propos,  M.  Jean  Fleury  adressa  aux  journaux  qui 
avaient  reproduit  ces  vers,  la  rectification  suivante,  datée 
de  Saint-Pétersbourg  (21  janvier)  : 

«  Les  vers  ci-dessus  ont  pu  être  copiés  par  Alexandre 
Dumas,  mais  ils  ne  sont  point  son  œuvre.  Ouvrez  la 
Religion,  de  Louis  Racine,  chant  II,  vers  1 5  et  sui- 
vants : 

De  mon  retour  enfin  un  souris  fut  le  gage  ; 
De  ma  faible  raison  je  fis  l'apprentissage,  etc., 

et  la  suite.  Après  ce  vers  : 

Le  temps  forma  mon  goût;  pour  prix  de  ces  leçons, 

le  poète  continue  ainsi  : 

D'Eschine  j'admirai  l'éloquente  colère, 

Je  sentis  la  douceur  des  mensonges  d'Homère,  etc. 

L'erreur  vous  aura  déjà  été  signalée  sans  doute  au 
moment  où  vous  recevrez  cette  lettre,  qui  a  le  tort  de 


—  iig  — 

vous  arriver  de  bien  loin.  Mais  il  se  fait  si  souvent  de 
petites  erreurs  de  ce  genre  qu'il  faut  bien  les  relever 
quand  on  les  trouve.  M.  de  Broglie,  dans  sa  réponse  à 
M.  de  Gréard,  ne  parlait-il  pas  l'autre  jour,  en  pleine 
Académie  française,  d'une  tragédie  de  Fènclon,  œuvre 
de  La  Harpe  ?  La  Harpe  a  fait  un  Éloge  de  Fénelon,  mais 
on  chercherait  en  vain  dans  le  recueil  de  ses  œuvres  une 
tragédie  sur  l'archevêque  de  Cambrai.  La  tragédie  de  ce 
nom,  qu'on  jouait  encore  dans  mon  enfance,  est  de  Ma- 
rie-Joseph Chénier,  qui  a  attribuée  Fénelon  un  fait  qui 
figure  dans  la  biographie  de  P'iéchïer.  » 


LES  MOTS  DE  LA  QUINZAINE 

Harpagon  fils  à  son  père  : 

«  Puisque  vous  ne  voulez  pas  me  donner  de  l'argent, 
faites  le  mort  pendant  un  jour,  et  sur-le-champ  je  trou- 
verai du  crédit.  » 


Consultation  médicale  : 

«  Dites-moi,  Docteur,  croyez-vous  qu'il  soit  mauvais 
pour  la  santé  de  fumer? 

—  Mais  cela  ne  se  demande  pas...  Voyez  les  che- 
minées :  ce  sont  celles  qui  ne  fument  pas  qui  vont  le 
mieux.  » 


—    120    — 


Dans  un  salon  où  la  société  est  assez  mêlée  : 

«  Vous  ne    connaissez  donc  pas  ce  gros  blond  qui 

vient  de  nous  saluer? 

—  Oh!  je  le  connais  parfaitement.  C'est  même  pour 

cela  que  je  ne  le  reconnais  pas  !.. .  » 

{Gil  Blas.) 


Consultation  sur  un  point  d'honneur  : 

«  M.  X...  m'a  menacé  d'un  coup  de  pied,  la  première 
fois  qu'il  me  rencontrera  dans  le  monde.  Si  je  le  vois 
entrer,  que  dois-je  faire? 

—  Vous  asseoir.  »  (Gaulois.) 

Note  d'album. 

Un  sot  dit  à  une  femme  qu'elle  a  de  belles  dents;  un 
homme  d'esprit  la  fait  rire. 


PETITE  GAZETTE.  —  M.  Coquelin  aîné  a  offert  au 
comité  de  la  Comédie-Française  de  rentrer  à  ce  théâtre,  après 
sa  campagne  d'Amérique,  dans  le  courant  de  l'année  1889,  à 
la  condition  qu'il  lui  serait  accordé  quatre  mois  annuels  de 
congé.  Les  sociétaires  les  plus  en  vue,  MM.  Got,  Febvre,  etc., 
n'ayant  droit,  d'après  le  règlement,  qu'à  deux  mois  de  congé, 
les  propositions  exceptionnelles  en  sa  faveur,  faites  par  M.  Co- 
quelin, ont  été  unanimement  repoussées.  Tout  le  monde  re- 
grettera à  coup  sûr  que  M.  Coquelin  ne  puisse  pas  ou  ne 
veuille  pas  reparaître  à  la  Comédie-Française;  mais  personne 


121    — 


ne  comprendra  pour  quels  motifs  l'éminent  artiste  a  voulu 
négocier  son  retour  en  refusant  de  se  soumettre  à  la  loi 
commune,  et  en  imposant  des  conditions  qui  étaient  depuis 
longtemps,  et  par  avance,  jugées  comme  inacceptables. 

Nécrologie.  —  $  février.  —  Décès,  à  Stuttgard,  de  Ca- 
roline Ost,  ancienne  danseuse  de  la  Cour,  et  qui  a  été  l'une 
des  plus  belles  et  des  plus  applaudies  parmi  les  artistes  de  la 
danse  de  son  temps,  il  y  a  une  trentaine  d'années.  Elle  avait 
épousé  le  comte  Henckel  de  Donnesmark. 

—  8.  La  basse  chantante  Barrielle,  né  Louis  Barrielle- 
Bonvoux,  à  Marseille,  le  19  juin  181$,  et  qui  a  appartenu 
pendant  de  longues  années  à  l'Opéra-Comique. 

—  12.  Adolphe  Feilhammer,  peintre  autrichien  distingué,  et 
qui  faisait  surtout  de  la  peinture  sur  verre.  Il  avait  soixante 
et  onze  ans,  et  il  est  mort  par  suicide. 

—  15.  Un  des  fondateurs  du  journal  le  Temps,  M.  Eudes 
Talrich,  qui  avait,  surtout  aux  débuts  de  ce  journal,  organisé 
et  géré  sa  publicité.  Il  avait  quatre-vingt-trois  ans. 

—  18.  Le  peintre  Lyonnais  Guy,  qui  s'était  fait  une  répu- 
tation comme  animalier. 

—  18.  Le  général  François  Perrier,  membre  de  l'Institut, 
directeur  du  service  géographique  au  Ministère  de  la  guerre, 
ancien  élève  de  l'École  polytechnique.  Né  le  18  avril  1853. 
Élu  à  l'Académie  des  sciences  le  $  janvier  1880,  il  avait  été 
nommé  général  de  brigade  en  1887,  à  l'âge  de  cinquante-quatre 
ans.  Il  était  commandeur  de  la  Légion  d'honneur. 

22.  —  Mort  du  célèbre  violoniste  Alard  (Jean-Delphin), 
professeur  au  Conservatoire,  auteur  de  nombreuses  composi- 
tions pour  son  instrument,  et  qui  a  été,  pendant  longtemps, 
l'artiste  exécutant  le  plus  remarquable  pour  le  violon.  Il  était 
né  en  1815. 


—    122 


VARIÉTÉS 


CHARLOTTE    CORDAY 

ET    SES    ADORATEURS 

On  a  annoncé  que  M.  Gounod  allait  écrire  un  opéra  sur 
Charlotte  Corday.  A  ce  propos  une  polémique,  à  la  fois  histo- 
rique et  littéraire,  s'est  produite  dans  le  journal  le  Temps. 
Nous  l'avons  trouvée  assez  intéressante  pour  en  donner  ici  les 
éléments  principaux. 


M.  Henri  Welschinger,  auteur  d'intéressants  travaux  sur 
la  Révolution,  a  d'abord  écrit  la  lettre  suivante  au  sujet  de 
l'opéra  projeté  de  Gounod. 

Paris  25  janvier  1888. 

Vous  avez  annoncé  que  M.  Gounod  allait  écrire  un 
opéra  lyrique  sur  Charlotte  Corday.  On  dit  déjà  que 
Mme  Krauss  chantera  le  rôle  de  Charlotte,  et  Talazac  ce- 
lui de  Barbaroux.  Ceci  nous  fait  prévoir  des  scènes  ten- 
dres et  passionnées,  et  un  ou  plusieurs  duos  d'amour... 
Or,  il  importe  de  ne  point  oublier  que  tout  ce  que  l'on  a 
publié  sur  l'amour  de  Barbaroux  et  de  Charlotte  Corday 


—    123    — 

est  complètement  faux.  Ni  le  major  de  Belzunce,  ni  Bois- 
jugan  de  Maingré,  ni  un  certain  Franquelin,  ni  le  procu- 
reur général  syndic  Bougon- Longrais,  ni  le  jeune  et 
éloquent  député  de  Marseille,  n'eurent  le  don  de  plaire  à 
Charlotte  Corday.  La  seule  passion  de  cette  fille  sublime  a 
été  la  France.  Et  comme  l'a  fort  bien  dit  Edgar  Quinet  : 
«  Si  jamais  son  cœur  brûle,  ce  ne  sera  pas  d'une  flamme 
vulgaire,  terrestre.  »  Dans  l'Adresse  aux  François,  qu'elle 
écrivit  à  Paris,  pendant  la  nuit  du  12  au  13  juillet,  et 
que  l'on  saisit  sur  elle  après  l'assassinat  de  Marat,  se 
trouvent  ces  lignes  significatives  :  «  0  ma  patrie,  tes  in- 
fortunes déchirent  mon  cœur!  Je  ne  puis  t'offrir  que  ma 
vie,  et  je  rends  grâce  au  Ciel  de  la  liberté  que  j'ai  d'en 
disposer.  »  Elle  n'éveilla  qu'une  passion,  mais  au  pied 
même  de  Péchafaud  où  elle  allait  monter.  Ce  fut  dans 
l'âme  d^dam  Lux,  député  de  Mayence  à  la  Convention, 
qui,  soudainement  épris  de  sa  beauté  et  de  son  héroïsme, 
la  déclara  «  plus  grande  que  Brutus  »,  et,  ayant  obtenu 
du  tribunal  révolutionnaire  sa  propre  condamnation,  s'é- 
cria :  v  Je  mourrai  donc  pour  Elle  !  » 

Il  faut  espérer  qu'on  laissera  à  cette  héroïne  sa  gran- 
deur tragique,  et  qu'on  ne  lui  fera  pas  chanter,  sur  une 
scène  française,  des  airs  amoureux.  Le  poète  et  le  musi- 
cien ne  peuvent  célébrer  que  son  ardent  patriotisme,  sa 
généreuse  abnégation  et  son  dédain  suprême  de  la  vie. 

Croyez,  mon  cher  ami,  à  mes  meilleurs  sentiments. 

Henri  Welschinger. 


4 

—  124  — 

M.  Henri  Welschinger  a  ajouté  : 

Parmi  les  pièces  consacrées  à  Charlotte  Corday,  il  en 
est  une  où  Marat,  amoureux  de  la  jeune  Normande,  lui  pro- 
pose un  repas  joyeux  dans  un  cabinet  particulier.  Marat 
s'exprime  ainsi  : 

J'y  vais  faire  servir  un  repas  où  l'amour 
Doit  avec  la  gaîté  présider  en  ce  jour. 
Si  Charlotte  consent  au  plus  doux  tête-à-tête, 
Je  rejoindrai  bientôt  mon  aimable  conquête. 

Charlotte  Corday  accepte...  et  poignarde  Marat,  «  con- 
sumé de  l'ardeur  la  plus  tendre  ».  Cette  tragédie  est  in- 
titulée :  Charlotte  Corday,  ou  la  Judith  moderne.  Elle  a 
paru  à  Caen  en  1797. 


II 


La  lettre  de  M.  Welschinger  a  provoqué  la  réponse  suivante 
d'un  des  collaborateurs  du  Temps,  M.  Antonin  Bergougnan  : 

M.  Welschinger  pense  que  Charlotte  Corday  n'eut  ja- 
mais d'autre  amour  que  l'amour  de  la  France.  Je  vais  plus 
loin  que  lui  :  je  ne  crois  même  pas  qu'elle  ait  «  éveillé 
une  passion  »,  au  pied  de  Péchafaud,  dans  Pâme  d'Adam 
Lux.  A  mon  humble  avis,  l'héroïque  Normande  n'a  pas 
eu  d'amoureux  posthume.  Il  suffit  de  parcourir,  aux  Ar- 
chives nationales,  le  dossier  du  jeune  délégué  des  Mayen- 
çais,  tel  qu'il  a  été  constitué  au  tribunal  révolutionnaire, 


I2D 


pour  se  convaincre  que,  si  Adam  Lux  a  voulu  mourir,  ce 
n'est  pas  parce  que  Charlotte  Corday  était  morte. 

En  écrivant  sa  Charlotte  Corday,  le  surlendemain  de 
l'exécution,  Adam  Lux  a  simplement  —  comment  dirai- 
je?  _  accroché  au  supplice  de  Charlotte  une  manifesta- 
tion, —  fort  courageuse,  du  reste,  —  qu'il  méditait  de- 
puis longtemps. 

Au  lendemain  du  3 1  mai,  il  avait  formé  le  projet  de  se 
présenter  à  la  barre  de  la  Convention,  d'y  faire  un  su- 
prême appel  à  Punion,  de  réclamer  le  rappel  des  Giron- 
dins proscrits,  et...  de  se  brûler  ensuite  la  cervelle.  Pour 
donner  plus  d'autorité  à  ses  adjurations,  il  voulait,  pour 
ainsi  parler,  les  sceller  de  son  sang.  Mais  les  événements 
marchaient  vite;  ils  lui  démontrèrent  que  le  tragique 
expédient  sur  lequel  il  comptait  pour  rendre  évidente  la 
nécessité  de  la  concentration,  comme  on  dirait  aujour- 
d'hui, ne  servirait  de  rien.  Aussi,  —  coïncidence  singu- 
lière, —  le  jour  même  où  Charlotte  Corday  poignardait 
Marat,  Adam  Lux  rédigeait  un  Avis  aux  citoyens  françois, 
où  il  déclarait  nettement  les  meneurs  jacobins  et  la  Com- 
mune de  Paris  responsables  des  malheurs  de  la  Républi- 
que. Des  exemplaires  de  cet  Avis  furent  retrouvés  impri- 
més chez  lui  au  moment  de  son  arrestation. 

Quoi  d'étonnant  si,  dans  un  pareil  état  d'esprit,  il  a 
exalté,  avec  un  brûlant  enthousiasme,  le  courage  de 
cette  Charlotte,  qui  s'immolait  sur  l'autel  de  la  Liberté, 
comme  il  songeait  à  s'immoler  lui-même?  Mais  de  cet 


—    I2Ô    — 

enthousiasme  à'  je  ne  sais  quel  mystique  amour  il  y  a 
encore  loin. 

Comme  Charlotte  Corday,  Adam  Lux  n'avait  à  ce  mo- 
ment qu'une  passion  :  celle  de  la  liberté.  Ses  interroga- 
toires, sa  dernière  lettre  à  sa  femme,  qu'il  allait  laisser 
veuve  avec  deux  filles  en  bas  âge,  tout  le  démontre. 

La  légende  qui  a  fait  de  Lux,  —  trop  peu  connu,  — 
une  sorte  d'amoureux  posthume  de  Charlotte,  me  paraît 
avoir  pris  naissance  surtout  dans  un  entrefilet  de  la  Chro- 
nique de  Paris,  dont  les  sympathies  étaient  acquises  aux 
Girondins.  La  Chronique,  voulant  sauver,  malgré  lui,  le 
jeune  délégué  de  Mayence,  essaya  de  le  faire  passer  pour 
fou.  «  Comment,  disait-elle,  répondre  du  moral  d'un 
homme  qui,  arrêté,  s'est  écrié  avec  joie  :  «  Je  mourrai 
«  donc  pour  Charlotte?  » 

Car  ce  n'est  pas  devant  le  tribunal  révolutionnaire, 
comme  le  dit  M.  Welschinger,  mais  au  moment  de  son 
arrestation,  qu'Adam  Lux  a  prononcé  ces  mots,  —  s'il 
les  a  jamais  prononcés.  (Le  procès-verbal  du  commis- 
saire Lestage  ne  les  relate  pas.)  Après  sa  condamnation, 
il  se  borna  à  dire  : 

«  Je  vais  donc  enfin  être  libre  !  » 

Dans  une  lettre  à  Fouquier-Tinville,  Adam  Lux  pro- 
teste contre  les  assertions  des  journalistes  qui  le  repré- 
sentent comme  un  fou,  et  il  le  fait  dans  des  termes  qui, 
à  mon  sens,  tranchent  cette  question  d'amour  : 

«  Citoyen,  dans  deux  petits  écrits,  j'ai  publié  mes  opi- 


—  127  — 

nions  politiques,  à  cause  desquelles  je  suis  aux  prisons... 
Ayant  toujours  sollicité  mon  jugement,  je  le  désire  en- 
core plus  ardemment,  depuis  que  je  vois  des  hommes, 
ou  bien  ou  mal  intentionnés,  sans  m'avoir  jamais  vu, 
vouloir  me  faire  passer  pour  absolument  fou... 

«  D'avoir  des  opinions  différentes  de  ceux  qui  gouver- 
nent est  peut-être  un  malheur,  de  les  publier  est  peut- 
être  une  imprudence;  mais  pourquoi  serait-il  une  folie  de 
ne  ressembler  tout  à  fait  à  tout  le  monde?...  » 

Est-ce  ainsi  qu'aurait  écrit  «  l'amoureux  »  de  Char- 
lotte ? 

Antonin  Bergougnan. 


III 

Ce  curieux  débat  a  été  clos  par  la  note  suivante  : 

M.  Henri  Welschinger  nous  écrit  qu'il  persiste  dans 
son  opinion  au  sujet  de  la  passion  in  extremis  d'Adam 
Lux  pour  Charlotte  Corday.  Il  cite,  à  l'appui  de  sa  thèse, 
un  fragment  de  la  Charlotte  Corday  du  jeune  délégué  de 
Mayence,  fragment  conçu,  en  effet,  en  termes  passion- 
nés, et  qui  se  termine  par  ces  mots  :  «  Tu  me  pardon- 
neras, sublime  Charlotte,  s'il  m'est  impossible  de  mon- 
trer, dans  mes  derniers  moments,  le  même  courage  et  la 
même  douceur  qui  te  distinguaient.  Je  me  réjouis  de  ta 
supériorité  :  car  n'est-il  pas  juste  que  l'objet  adoré  soit 


-     128    - 

toujours  plus  élevé  et  toujours  plus  au-dessus  de  l'adora- 
teur !  » 

Il  invoque,  d'autre  part,  le  témoignage  de  Barbaroux, 
reprochant  à  Salle  de  n'avoir  pas,  dans  sa  tragédie  sur 
Charlotte  Corday,  composée  dans  sa  cachette,  mis  sur  la 
scène  Adam  Lux,  «  véritablement  amoureux  de  Char- 
lotte ». 

M.  A.  Bergougnan,  à  qui  nous  avons  communiqué  ces 
objections,  répond  que  la  première  citation  n'infirme  en 
rien,  à  son  avis,  la  démonstration  contraire,  qui  résulte 
de  l'examen  attentif  des  antécédents  psychologiques 
d'Adam  Lux  et  de  sa  conduite  après  son  arrestation. 
Quant  à  l'avis  de  Barbaroux,  il  ne  croit  pas  devoir  le 
prendre  en  considération,  par  cette  raison  que  Barbaroux, 
qui  fut  exécuté  à  Bordeaux  l'année  suivante,  était  loin  de 
Paris  quand  les  faits  se  sont  passés,  et  qu'il  n'y  est  jamais 
rentré.  Il  n'a  pu  se  faire  que  l'écho  de  la  légende  nais- 
sante. 


Georges  d'Heylli. 

Le  Gérant  :  D.  Jouaust. 


2476.  —  Paris,  imprimerie  Jouaust  et  Sigaux,  rue  de  Lille,  7. 


GAZETTE  ANECDOTIQUE 


Numéro  5   —   i  5    mars    1888 


SOMMAIRE. 

La  Quinzaine  :  Résultat  de  la  mission  de  M.  Léopold  Delisle  à 
Londres.  —  Lettre  de  Félix  Pyat.  —  M.  Darlot,  28e  président  du 
Conseil  municipal  de  Paris.  —  Le  Peintre  Trouillebert.  —  Condam- 
nation de  M.  Wilson.  —  Les  Aquarellistes.  —  Mort  de  l'Empereur 
Guillaume  1er.  —  Trois  Portraits.  —  Théâtres  et  Concerts. 

Varia  :  Les  Revenus  du  prince  de  Galles.  —  Rochefort  dans  le 
Gouvernement.  —  Un  Portrait  de  Gustave  Planche.  —  Les  Quatre 
Tables  de  M.  Constans.  —  La  Lettre  M  et  les  Napoléon.  —  Les  Mots 
de  la  Quinzaine.  ' 

Variétés  :  Les  Cendres  de  Marceau.  —  Dame  Justice  au  Moyen  Age. 


22  février. 

La  Quinzaine.  —  La  Bibliothèque  nationale  vient  de 
rentrer  en  possession  d'une  partie  des  manuscrits  volés, 
par  Libri  et  Barrois,  dans  nos  bibliothèques  publiques,  et 
qui  se  trouvaient  dans  les  collections  d'un  riche  Anglais, 
aujourd'hui  décédé,  lord  Ashburnham. 

Les  négociations  auront  duré  près  de  cinq  ans;  elles 
i.  —  18SS.  9 


—  i3o  — 

ont  commencé  en  1883.  Il  s'agissait  de  cent  soixante-six 
manuscrits,  dont  M.  Léopold  Delisle  a  été  autorisé  à  of- 
frir 150,000  francs,  plus  la  cession  d'un  manuscrit,  re- 
cueil de  poésies  allemandes,  qui  n'était  pas  d'un  intérêt 
capital  pour  nous.  M.  Léopold  Delisle,  dans  sa  mission 
récente  à  Londres  à  ce  sujet,  était  accompagné  de  MM.  Ju- 
lien Havet  et  Moranvillé,  tous  deux  attachés  à  la  Biblio- 
thèque nationale,  et  qui  vont  y  rapporter  prochainement 
les  œuvres  remarquables  qui,  depuis  quarante  ans,  avaient 
disparu  de  nos  bibliothèques  publiques. 

24  février. 

Ce  quarantième  anniversaire  de  la  République  de  1848 
a  été  fêté  par  quelques  banquets  qui  n'ont  pas  fait  grand 
bruit.  Mais  Félix  Pyat,  dit  Y  inflexible,  —  nous  dirions, 
nous,  Yincorrigible,  —  a  choisi  ce  jour,  à  jamais  mémo- 
rable, pour  adresser  la  lettre  suivante  à  des  électeurs  so- 
cialistes de  Marseille,  qui  lui  avaient  offert  une  candida- 
ture législative  dans  leur  département. 

Paris,  le  24  février  1888. 
Citoyens, 

Merci  de  l'honneur  bien  lourd  pour  mon  âge!  Quand  on  a, 
comme  moi,  soixante-dix-sept  ans,  dont  soixante  passés  au  ser- 
vice du  peuple;  quand  on  a  payé  de  trente  ans  d'exil,  de  la 
déportation  à  vie  et  même  d'une  condamnation  à  mort,  l'hon- 
neur d'avoir  représenté  trois  fois  Paris;  quand  on  a  jeté  la 
couronne  à  la  hotte,  brûlé  le  trône,  rasé  la  colonne  et  les  Tui- 


—  i3i  — 

leries,  on  a  droit  au  repos,  et  on  peut  dire  aux  jeunes  :  «  A 
votre  tour  !  faites  le  reste  !  » 

Si  donc  le  devoir  de  représenter  Marseille  m'est  seulement 
proposé,  je  préfère  garder  mon  poste  de  sentinelle  au  Cri  du 
Peuple. 

Mais,  s'il  m'est  imposé,  j'accepterai...  et  c'est  vous  dire  que 
je  le  remplirai  sinon  avec  la  même  force,  du  moins  avec  le 
même  zèle,  et,  s'il  le  faut,  aux  mêmes  risques  que  par  le  passé. 

Socialistes  marseillais,  contre  la  triple  alliance  des  rois,  des 
prêtres  et  des  maîtres,  pour  le  salut  du  peuple,  de  la  Républi- 
que et  de  la  France,  ce  que  vous  me  donnez,  et  ce  que  je  re- 
çois, c'est  le  mandat  impératif  de  la  Révolution. 

Salut  et  fraternité! 

Félix  Pyat. 

Bien  inoffensif  d'ailleurs,  aujourd'hui,  le  citoyen  Félix 
Pyat,  malgré  toute  sa  mélodramatique  phraséologie! 

27  février. 

Réouverture  des  séances  du  Conseil  municipal  de  Pa- 
ris, et  élection  de  M.  Darlot  comme  président  de  cette 
assemblée.  C'est  le  vingt-huitième  président  depuis  que 
fonctionne  le  Conseil  municipal  élu  de  la  capitale,  c'est-à- 
dire  depuis  1871.  Voici  la  liste  des  vingt- sept  prédéces- 
seurs de  M.  Darlot  : 

MM.  Vautrain,  de  1871  à  1874;  Thulié,  1875;  Flo- 
quet,  1875;  Clemenceau,  1875-1876;  Harant,  1876; 
Forest,  1876;  Hérisson,  1876- 1877;  Bonnet-Duverdier, 
1877;  Outin,  1877-1878;  Hérisson,  i878;Thulié,  1S78- 
1879;  Castagnary,  1879;  de  Hérédia,  1879-1880;  Cer- 


-    l32    - 

nesson,  1880;  Thulié,  1880;  Cernesson,  1 880-1 88 1  ; 
Sigismond-Lacroix,  1 88 1  ;  Engelhard,  1881-1882;  Son- 
geon,  1882;  de  Bouteiller,  1882-1 883  ;  Mathé,  1883- 
1 884 ;  Boue,  1 884-1 885  ;  Michelin,  1 88 5  ;  Maillard,  1 88 5  ; 
Hovelacque,  1886;  Mesureur,  1886- 1887;  Hovelacque, 
1887-1888. 

28  février. 

Le  peintre  Trouillebert  a  fait  grand  bruit  à  un  certain 
moment.  On  avait  vendu  très  cher,  on  s'en  souvient  en- 
core, à  diverses  reprises,  des  tableaux  que  le  marchand 
signait  Corot,  alors  qu'en  réalité  ils  étaient  de  Trouille- 
bert. Une  sorte  de  hausse  s'était,  par  suite,  manifestée 
sur  les  toiles  de  Trouillebert,  et  quelques-unes  atteignirent 
même  des  prix  très  élevés. 

Cette  fièvre  s'est  depuis  un  peu  calmée,  et  nous  venons 
de  voir,  dans  une  vente  qui  a  eu  lieu  aujourd'hui,  les 
Trouillebert  reprendre  leur  place  et  leur  valeur  véritable. 
Quarante-six  tableaux  de  cet  artiste  distingué  étaient  en 
vente,  et  ils  ont  produit,  par  enchères  diverses  de  400  à 
700  francs,  un  total  de  14,490  francs,  c'est-à-dire  envi- 
ron la  moitié  de  ce  que  vaudrait  un  seul  Corot,  même 
ordinaire. 

29  février, 

Un  auteur  dramatique,  bien  oublié  de  la  génération 
actuelle,  est  mort  aujourd'hui  à  l'âge  de  quatre-vingt-un 
ans;  il  se  nommait  Auguste  Jouhaud.  C'était  un  des  prin- 


—  i33  - 

cipaux  fournisseurs  de  vaudevilles  dans  les  petits  théâtres 
tels  que  les  Folies-Dramatiques,  les  Délassements,  etc. , 
à  l'ancien  boulevard  du  Temple. 

icr  mars. 

Le  16  février,  a  commencé  devant  la  10e  chambre,  au 
tribunal  civil  de  la  Seine,  le  procès  intenté  à  M.  Wilson 
comme  principal  accusé  dans  l'affaire  dite  des  décorations. 
Cette  écœurante  affaire  a  occupé  plusieurs  audiences,  et 
l'on  a  pu  voir  le  gendre  de  l'ex-président  Grévy,  assis, 
sur  les  bancs  de  la  police  correctionnelle,  aux  côtés  mêmes 
de  la  trop  fameuse  Limouzin  !  M.  Wilson  était  défendu  par 
Me  Lente,  qui  a  tenté,  avec  son  admirable  talent,  tout 
ce  qu'il  était  humainement  possible  de  faire  pour  sauver 
l'honneur  et  la  liberté  de  son  client. 

Mais  le  tribunal  a  prononcé  contre  Wilson  une  con- 
damnation des  plus  dures,  précédée  d'un  jugement  con- 
tenant des  considérants  qui  constituaient  déjà  à  eux 
seuls,  contre  le  principal  accusé,  une  déchéance  morale 
définitive.  Voici  les  principaux  : 

«■  ...  Que  la  conduite  de  Wilson,  en  raison  aussi  et 
de  .-a  haute  situation  politique  et  de  famille,  est  inexcu- 
sable; 

«  Qu'il  a  non  seulement  compromis  par  ses  agissements 
son  honneur  et  sa  dignité  personnelle,  mais  qu'il  a,  à 
raison  même  de  la  position  qu'il  avait  près  le  chef  de 
l'État,   offensé  la  conscience   et  la   moralité  publique; 


—  134  — 

qu'il  a  failli  même  compromettre  l'honneur  et  la  dignité 
nationale; 

«  Que  c'est  donc  le  cas,  pour  le  tribunal,  de  lui  faire 
l'application  de  la  loi,  sans  lui  accorder  le  bénéfice  des 
circonstances  atténuantes.  » 

En  conséquence,  Wilson  a  été  condamné  à  deux  ans 
de  prison,  3,000  francs  d'amende,  et  à  cinq  ans  d'inter- 
diction de  ses  droits  civils,  après  expiration  de  sa  peine. 

—  Dans  cette  grave  affaire,  a  été  compromis  un  sieur 
Legrand,  qu'on  accusait  d'avoir  acheté  la  décoration  de 
la  Légion  d'honneur,  moyennant  une  forte  somme  remise 
à  Wilson.  Le  fait,  toutefois,  n'a  pu  être  clairement  prouvé. 

La  femme  de  ce  Legrand  a  joué  aussi  un  rôle,  comme 
témoin,  dans  ce  triste  procès,  et  l'attention  a  été  vive- 
ment appelée  sur  elle.  Voici  une  curieuse  note  publiée, 
par  le  Figaro,  sur  les  antécédents  de  cette  dame,  qui  a, 
pendant  quelque  temps,  appartenu  à  notre  première  scène 
lyrique  : 

«  Mme  Michaux,  sous  le  nom  de  Doria,  a  occupé,  pen- 
dant plusieurs  années,  un  emploi  des  plus  modestes  dans 
le  corps  de  ballet  de  l'Opéra  :  elle  était  marcheuse.  Son 
nom  de  jeune  fille  était  Doriat.  Le  31  janvier  1879,  elle 
a  renoncé  à  ce  rôle  peu  lucratif.  A  cette  date,  elle  était, 
depuis  près  d'un  an,  veuve  de  M.  Michaux,  artiste  du 
même  corps  de  ballet,  décédé,  le  15  août  1878,  après 
une  douzaine  d'années  de  service.  C'est  à  ce  moment 
qu'elle  connut  M.  Legrand.  Ajoutons  que  Mme  veuve  Mi- 


—  i3b  — 

chaux  est  la  sœur  de  Mme  Château,  une  artiste  drama- 
tique qui  tint  les  premiers  rôles  à  l'Ambigu  pendant  la 
direction  Ritt  et  de  Chilly.  Mme  Château  est  une  des 
plus  riches  propriétaires  du  Raincy.  » 

8  mars. 

Le  dixième  Salon  des  aquarellistes  ouvre  aujourd'hui  à 
la  salle  Petit,  rue  de  Sèze  ;  il  aura  le  même  succès  que 
les  précédents.  On  peut  y  signaler  les  belles  aquarelles 
de  Maurice  Leloir,  pour  une  édition  des  Confessions  de 
Rousseau  ;  celles  d'Adrien  Marie,  au  nombre  de  vingt- 
deux;  puis  Français,  avec  ses  paysages;  Aimé  Morot, 
J.-P.  Laurens,  Mme  Madeleine  Lemaire;  les  Martyrs 
chrétiens,  de  Paul  Pujol;  la  Fin  du  spectacle  et  le  Soir 
d'été,  de  Béraud;  ensuite,  Le  Blant,  Jeanniot,  Vibert, 
Boutet  de  Monval,  Maurice  Courant,  Mme  de  Rothschild, 
Charles  Delort,  Zuber,  Worms,  Eug.  Morand,  etc.  En 
somme,  un  nombre  considérable,  peut-être  trop  considé- 
rable même,  d'aquarelles  les  plus  diverses,  dont  plusieurs 
des  mêmes  artistes.  Ainsi,  M.  Leloir  en  expose  vingt- 
trois,  dont  dix-neuf  dans  un  même  cadre,  accumulation 
excessive,  qui  cause  un  fatigant  papillotage,  malgré  le 
charme  et  l'exquisité  de  l'exécution  de  l'artiste.  Citons, 
en  finissant,  l'absence  regrettable  de  quelques  célèbres 
aquarellistes  des  derniers  Salons,  tels  que  Détaille,  Heil- 
buth,  etc. 

9  mars. 

L'empereur  d'Allemagne,  Guillaume  Ier,  est  mort  ce 


—  i36  — 

matin  à  huit  heures  et  demie  tout  près  de  sa  quatre- 
vingt-onzième  année,  étant  né  le  22  mars  1 797.  Il  régnait 
depuis  le  2  janvier  1861  comme  roi  de  Prusse,  et  il  avait 
reçu,  le  18  janvier  1871,  à  Versailles,  le  titre  d'empereur 
d'Allemagne.  Il  avait  épousé,  le  i  1  juin  1829,  la  fille  du 
grand-duc  de  Saxe-Weimar,  aujourd'hui  impératrice  douai- 
rière, et  qui  est  née  le  30  septembre  181 1. 

De  cette  union  sont  nés  deux  enfants.  L'aîné  est  le 
prince  Frédéric-Guillaume,  aujourd'hui  empereur  d'Alle- 
magne, et  qui  a  eu  cinquante-sept  ans  le  18  octobre  der- 
nier. On  sait  que  depuis  longtemps  l'état  de  santé  du 
nouvel  empereur  inspire  de  vives  inquiétudes  et  qu'on 
aurait  même  pu  croire  qu'il  serait  mort  avant  son  père. 

Le  deuxième  enfant  de  l'empereur  Guillaume  1er  est  la 
grande-duchesse  de  Bade,  née  le  3  décembre  1838,  et 
mariée  le  20  septembre  1856. 

Enfin,  le  nouvel  empereur  d'Allemagne  a  épousé,  le 
25  janvier  1858,  la  princesse  Victoire,  fille  aînée  de  la 
reine  d'Angleterre,  née  le  21  novembre  1840.  De  ce 
mariage  sont  nés  quatre  enfants,  deux  garçons  et  deux 
filles.  L'aîné  de  ces  enfants,  le  prince  Guillaume,  aujour- 
d'hui prince  impérial,  est  né  le  27  janvier  1859.  Il  a 
épousé,  le  27  février  1881,  une  princesse  de  Schleswig- 
Holstein,  dont  il  a  déjà  eu  quatre  enfants,  qui  sont  tous 
des  princes.  L'empire  d'Allemagne  ne  manquera  donc 
pas  d'empereurs  en  cas  d'accidents. 

—  On  signale  la  mort  du  cardinal  Czacki,  ancien  nonce 


—   io7  — 

apostolique  à  Paris,  décédé  subitement  à  Rome  le  8  de 
ce  mois.  On  se  souvient  que  ce  nonce  avait  su  se  faire 
une  certaine  popularité  en  France  par  son  attitude  libérale 
et  pleine  de  conciliation. 

Trois  Portraits.  —  Voici  d'abord  celui  de  Napo- 
léon III  par  le  futur  feld-maréchal  de  Moltke,  généra- 
lissime des  armées  allemandes,  qui  avait  été  reçu  aux 
Tuileries  en  décembre  1 86 1  : 

«  Je  m'étais  représenté  Louis-Napoléon  bien  plus 
grand,  écrit-il  à  Mme  de  Moltke;  il  a  très  belle  tournure 
à  cheval,  il  est  moins  bien  à  pied.  Ce  qui  me  frappa 
dans  sa  figure,  ce  fut  une  certaine  impassibilité  des  traits 
et  son  regard  éteint.  Un  aimable  et  bienveillant  sourire 
éclaire  sa  physionomie,  laquelle  n'a  rien  de  napoléonien. 
La  plupart  du  temps,  lorsqu'il  est  assis,  il  demeure 
tranquille,  la  tête  inclinée  d'un  côté,  et  cette  même 
tranquillité,  qui  ne  l'abandonne  jamais  dans  le  danger, 
pourrait  bien  être  la  raison  du  prestige  qu'il  exerce  sur 
l'esprit  mobile  des  Français.  Les  circonstances  ont 
montré  que  sa  tranquillité  n'est  pas  de  l'apathie,  mais 
bien  le  produit  d'un  esprit  supérieur  et  d'une  forte 
volonté.  Dans  un  salon,  il  conserve  un  maintien  impo- 
sant, non  qu'il  veuille  en  faire  parade;  cependant  sa  con- 
versation semble  toujours  empreinte  d'une  certaine  timi- 
dité. C'est  bien  un  empereur,  ce  n'est  pas  un  roi.  Napo- 
léon III  n'a  rien  de  la  sombre   gravité  du  grand  Napo- 


—   i38  — 

léon,  ni  le  masque  impérial,  ni  la  démarche  calculée. 
Louis-Napoléon  a  pour  lui  Phabileté,  l'insouciance  des 
moyens,  la  persévérance  et  la  confiance  en  soi;  j'ajoute 
qu'il  a  toujours  fait  preuve  de  modération  et  de  douceur; 
le  tout  est  recouvert  d'une  apparence  de  tranquille  indif- 
férence. C'est  à  cheval  seulement  qu'en  lui  éclate 
ï'imperator.  Simple  pour  sa  personne,  il  n'oublie  pas 
que  les  Français  veulent  à  leur  souverain  une  cour 
éclatante.  » 

Suit  un  rapide  portrait  de  l'Impératrice,  qui  fait  partie 
de  la  même  lettre  : 

«  Elle  est  belle  et  élégante,  les  épaules  et  les  bras 
sont  d'un  modelé  merveilleux,  la  taille  svelte,  sa  toilette 
recherchée,  pleine  de  goût,  riche  sans  être  chargée.  Elle 
portait  une  robe  de  satin  blanc  d'un  drapé  si  opulent 
qu'il  est  impossible  que,  pour  s'en  rapprocher  et  dans 
leurs  robes  à  venir,  les  dames  réemploient  pas  quelques 
aunes  de  soie  de  plus;  sur  la  tète  une  coiffure  écarlate, 
autour  du  cou  un  double  rang  de  perles  magnifiques. 
Elle  parle  vite  et  beaucoup,  et  montre  en  cela  plus  de 
vivacité  qu'on  n'est  accoutumé  à  en  attendre  de  per- 
sonnes en  si  haut  rang.  » 

C'est  dans  le  Correspondant  que  nous  avons  trouvé 
cette  curieuse  lettre.  La  même  revue  a  publié  aussi  les 
Mémoires  de  M.  de  Falloux.  Voici  un  portrait  du  général 
Changarnier  —  en  1849  —  emprunté  à  ces  curieux  Mé- 
moires : 


—    i  3y  — 

«  Le  général  Changarnier,  ses  plus  fervents  admira- 
teurs sont  forcés  d'en  convenir,  poussait  jusqu'à  l'excès 
deux  qualités  qui  font  parfois  un  héros  :  l'énergie  et  la 
foi  dans  cette  énergie.  Quand  il  fut  destitué,  on  l'en  vit 
très  irrité,  jamais  déconcerté.  Il  demeura  convaincu  qu'il 
commanderait  l'armée  par  l'autorité  de  son  nom,  tout 
autant  que  par  le  commandement  officiel.  Il  avait  alors 
un  axiome  favori,  et,  parlant  toujours  de  lui-même  à  la 
troisième  personne,  il  disait  :  «  Quand  Changarnier 
lèvera  le  doigt,  n'ayez  plus  d'inquiétude!  »  Il  ne  croyait 
fermement  ni  à  la  stratégie  de  M.  de  Montalembert,  ni 
même  à  celle  de  M.  Thiers.  Il  croyait  tenir  les  événe- 
ments à  sa  discrétion,  et,  ce  qui  l'étonnait,  c'est  que  là- 
dessus  on  ne  s'en  rapportât  pas  à  lui.  La  princesse 
de  Liéven  logeait  dans  l'ancien  hôtel  du  prince  de  Tal- 
leyrand,  au  coin  de  la  rue  Saint-Florentin  et  de  la  rue  de 
Rivoli.  On  entrait  souvent  chez  elle,  soit  avant  d'aller 
au  Palais-Bourbon,  soit  en  en  sortant.  Combien  de  fois 
n'ai-je  pas  entendu  le  général  nous  dire  là,  en  plein 
abandon  de  causerie  :  «  Vous  cherchez  tous  le  salut  où 
il  n'est  pas  !  »  Il  n'ajoutait  pas  un  mot  de  plus  -,  mais  sa 
tête  redressée,  ses  yeux  étincelants,  son  sourire  si  fin, 
exprimaient  suffisamment  le  reste  de  sa  pensée.  Je  suis 
convaincu  qu'il  ne  trompait  alors  peisonne.  Son  mu- 
tisme, souvent  affecté,  ne  dissimulait  point  un  complot, 
mais  il  cachait  un  rêve.  Changarnier  crut  trop  à  la  re- 
nommée,   aux    souvenirs,    aux    liens   de    la    fraternité 


—   140 


d'armes.  Il  n'aurait  fait  de  sa  dictature  que  le  plus  noble 
usage,  mais  il  crut  trop  obstinément  à  cette  dictature.  » 


Théâtres.  —  Mlle  Marie  Durand,  pensionnaire  de  la 
Comédie-Française  depuis  1881,  vient  de  quitter  défini- 
tivement ce  théâtre.  Elle  y  avait  été  remarquée  dans  les 
personnages  d'ingénues,  et  notamment  elle  avait  long- 
temps doublé,  avec  succès,  Mlle  Samary  dans  son  joli 
rôle  du  Monde  où  Ion  s'ennuie. 

—  Le  26  février,  la  Princesse  Georges,  comédie  en 
trois  actes,  d'Alexandre  Dumas  fils,  a  été  représentée 
pour  la  première  fois  à  1?  Comédie- Française.  Jouée 
d'abord  au  Gymnase,  en  1871,  avec  Desclée,  elle  avait 
été  reprise  au  Vaudeville  en  1881  avec  Mlle  Legault. 
C'est  Mlle  Brandès  qui  joue  aujourd'hui  le  principal  rôle 
de  cette  pièce  inégale,  mais  où  l'on  retrouve  en  plusieurs 
scènes  la  main  puissante  du  maître.  Mlle  Brandès  a  été 
fort  applaudie;  mais  elle  dramatise  le  rôle  de  la  princesse 
et  le  joue  pour  ainsi  dire  trop  en  dehors.  Elle  a  eu,  tou- 
tefois, le  succès  de  la  soirée;  c'est  une  artiste  intelli- 
gente et  admirablement  douée  par  la  nature  et  qui  a  eu 
de  beaux  élans  dans  un  personnage  où  Desclée  a  laissé 
de  si  vifs  souvenirs.  A  citer  encore  dans  l'interprétation, 
Mmes  Legault,  Ludwig,  Montaland,  et  MM.  Coquelin 
cadet,  Laroche,  Truffier,  etc.  On  ne  saurait  nier,  toute- 
fois, que  l'effet  produit  par  la  pièce  de  Dumas  au  Théâtre- 


—   i4i    — 

Français  n'a  pas  été  celui  sur  lequel  on  croyait  pouvoir 
compter. 

—  Le  Palais-Royal  a  donné,  le  27  février,  une  co- 
médie nouvelle  en  trois  actes  :  les  Noces  de  mademoiselle 
Gamache,  de  MM.  Hippolyte  Raymond  et  Maurice  Or- 
donneau.  Nous  n'insisterons  pas  autrement  sur  cette  pièce, 
qui  a  éprouvé  une  chute  complète  et  qui  a  dû  quitter 
définitivement  l'affiche  après  trois  soirées. 

—  Le  29  février,  aux  Folies-Dramatiques,  première 
représentation  de  la  Demoiselle  de  Belleville,  opérette  en 
trois  actes,  tirée  du  roman  de  Paul  de  Kock,  la  Pucelle 
de  Belleville,  et  mise  en  musique  par  un  compositeur 
autrichien,  M.  Milloecker.  Pièce  fort  amusante,  très 
bien  jouée  et  chantée  parGobin,  Guyon  fils,  Mme  Fanny 
Génat,  et  surtout  Mlle  Mily-Meyer,  qui  a  retrouvé  dans  le 
rôle  de  Virginie  un  succès  de  très  bon  aloi.  La  musique 
n'est  pas  très  neuve,  mais  elle  est  scénique  et  gaie;  c'est 
tout  ce  qu'on  lui  demandait. 

—  Le  grand,  l'immense  succès  de  la  quinzaine  appar- 
tient au  Vaudeville  (2  mars),  avec  les  Surprises  du  di- 
vorce, comédie  en  trois  actes  de  MM.  Alex.  Bisson  et 
Antony  Mars.  Jamais  on  n'avait  tant  ri  !  C'est  l'histoire  la 
plus  invraisemblable  et  la  plus  folle  du  monde,  mise  en 
scène  avec  un  entrain  véritablement  endiablé.  Il  y  a  là 
un  chassé-croisé  de  femmes  et  de  maris  comme  la  loi 
nouvelle  du  divorce  n'en  avait  pas  encore  produit.  C'est 
inénarrable!  Le  Vaudeville  jouera  pendant  six  mois  con- 


—   142  — 

sécuîifs  cette  merveilleuse  bouffonnerie,  où  Joly  s'est 
montré  étourdissant,  en  compagnie  de  Boisselot,  Courtes, 
Corbin,  des  deux  jolies  demoiselles  Caron,  et  surtout  de 
Mme  Grassot,  qui  est  la  plus  étonnante  duègne  comique 
de  Paris. 

—  Le  *>,  l'Opéra  a  repris  Hamlct,  avec  Mme  Lureau- 
Escalaïs  chantant  pour  la  première  fois  le  rôle  d'Ophélie, 
où  elle  a  remporté  presqu'un  triomphe.  Plançon  et  Mu- 
ratet  ont  été  aussi  très  applaudis  dans  les  rôles  du  roi 
et  de  Laërte,  qu'ils  jouaient  de  même  pour  la  première 
fois. 

—  Le  même  soir,  brillante  reprise,  à  TOpéra-Comique, 
de  Madame  Turlupin,  opéra  en  deux  actes  de  MM.  Cor- 
mon  et  Grandvallet,  musique  d'E.  Guiraud,  originaire- 
ment représenté  à  l'ancien  théâtre  lyrique  de  l'Athénée, 
et  dont  Mlle  Daram,  la  future  demi-étoile  de  l'Opéra, 
avait  créé  le  principal  rôle.  C'est  Mme  Merguillier  qui 
chante  aujourd'hui  ce  même  rôle  (Maguelonne),  où  on 
l'a  acclamée,  ainsi  que  l'excellent  Fugère,  Mlle  Auguez 
et  Grivot.  La  musique  de  M.  Guiraud  a  été  trouvée  char- 
mante, et  on  a  bissé  d'enthousiasme  le  joli  finale  du 
premier  acte. 

Le  spectacle  commençait  par  la  reprise  de  Dimanche  et 
Lundi,  petite  saynette  en  un  acte,  de  M.  Gillet,  musique 
de  M.  Deslandres.  Mlle  Molé-Truffier  a  très  gentiment 
chanté  le  principal  rôle  de  cette  partitionnette  amusante 
et  sans  prétention. 


—   143  — 

Concerts.  —  Colonne  avait  composé,  pour  la  plus 
grande  partie,  le  programme  de  son  concert  du  4  mars 
avec  des  œuvres  du  compositeur  russe,  en  ce  moment  à 
la  mode,  Pierre  Tschaikowsky.  On  a  surtout  applaudi 
une  sérénade  pour  instruments  à  cordes,  une  valse,  une 
fantaisie  de  concert  exécutée  très  finement  par  Diemer, 
une  mélodie  chantée  par  Mme  Conneau,  etc.  La  musique 
de  M.  Tschaikowsky  est  pleine  de  charme  et  d'origi- 
nalité, et  son  cachet  d'exotisme  ne  lui  a  pas  nui.  On  a 
fait  grande  fête  au  maître  nouveau,  qui  a  aujourd'hui 
quarante-huit  ans,  et  que  son  grand  succès  chez  Colonne 
semble  devoir  acclimater  désormais  chez  nous. 

—  Au  Concert  Lamoureux,  le  même  jour,  brillante 
exécution  d'une  trilogie  de  M.  Vincent  d'Indy,  d'après 
le  poème  de  Schiller,  Wallenstein,  dont  la  première  .et 
surtout  la  troisième  partie  ont  vivement  intéressé  le 
public. 

Varia.  —  Les  Revenus  du  prince  de  Galles. — L'héritier 
de  la  couronne  d'Angleterre  se  trouvait,  ces  jours  derniers, 
à  Paris,  où  on  l'a  partout  beaucoup  fêté.  On  a  parlé  aussi 
de  la  prochaine  célébration  de  ses  noces  d'argent,  et  du 
mariage  projeté  de  deux  de  ses  enfants,  le  prince  Edward 
avec  la  princesse  Alexandra  de  Grèce,  et  la  princesse 
Victoria  de  Galles  avec  le  duc  de  Sparte,  prince  héritier 
du  même  trône  de  Grèce.  Mariages  de  familles  comme 
on  voit,  les  futurs  conjoints  étant  déjà  cousins  germains. 


—   144  — 

A  ce  propos  on  a  parlé  de  la  fortune  et  des  dotations 
dont  jouit  le  prince  de  Galles.  En  voici  le  curieux 
détail  : 

«  En  atteignant  sa  majorité,  en  1863,  le  prince  de 
Galles  a  reçu  plus  de  1 5  millions,  provenant  des  revenus 
accumulés  du  duché  de  Cornouailles,  et,  de  ce  chef,  il 
touche  chaque  année  environ  1 ,600,000  fr.  Son  grade 
de  colonel  du  10e  hussards  lui  rapporte  annuellement 
52,000  fr.  Pour  payer  les  frais  de  son  mariage, 
011  lui  a  voté  une  somme  de  600,000  fr.  La  princesse 
de  Galles  a  une  dotation  de  250,000  fr.,  qui  serait  portée 
à  7  50,000  fr.  si  elle  devenait  veuve.  Les  réparations  de  son 
palais  de  Marlborough  ont  coûté  1,100,000  fr.,  et,  en 
1875,  Pour  son  voyage  dans  les  Indes,  on  lui  a  alloué 
3,550,000  fr.  De  ses  propriétés  particulières,  il  a  un  re- 
venu de  250,000  fr.,  et  sa  liste  civile  s'élève  à  un 
million.  A  première  vue,  il  semble  donc  que  l'héritier  du 
trône  d'Angleterre  peut  suffire  à  lui-même  et  aux  siens.  » 

Rochefort  dans  le  Gouvernement.  —  Le  célèbre  pam- 
phlétaire, qui  était  membre  du  gouvernement  de  la 
Défense  nationale,  pendant  le  siège,  avait  une  singu- 
lière façon  de  pratiquer  la  solidarité  entre  collègues.  La 
jolie  et  piquante  anecdote  qui  suit,  et  qui  est  racontée 
par  lui-même,  prouve  dans  tous  les  cas  que,  bien  qu'il 
fût  du  gouvernement,  ce  qui  manqua  le  plus  alors  à  Ro- 
chefort, ce  fut  d'être  «  homme  de  gouvernement  ». 


—  145  — 

«  Je  me  rappelle  qu'en  1 870,  au  moment  où  je  n'avais 
pas  encore  donné  ma  démission  de  membre  du  gouver- 
nement de  la  Défense  nationale,  Jules  Favre,  à  la  suite 
d'un  discours  tenu  par  le  citoyen  Vésinier  dans  une  réu- 
nion publique  ,  fit  voter  l'arrestation  de  l'orateur  et 
écrivit  au  procureur  général  Leblond  d'avoir  à  y  pro- 
céder immédiatement. 

«  La  lettre  fut  remise  à  M.  Cambon,  alors  l'un  des 
secrétaires  au  service  du  gouvernement,  qui  se  tenait 
dans  une  pièce  attenant  à  la  salle  des  séances.  Je  sortis 
un  instant,  et,  tout  en  occupant  l'attention  de  cet  em- 
ployé, je  fourrai  dans  ma  poche  la  lettre,  qui  n'arriva 
jamais  à  sa  destination. 

«  Trois  jours  plus  tard  seulement,  Jules  Favre,  consta- 
tant que  ses  ordres  n'avaient  pas  encore  été  exécutés, 
fit  venir  le  procureur  général,  lequel  jura  sur  l'autel  de 
la  justice  qu'aucune  missive  ne  lui  était  parvenue.  Mais, 
pour  comble  de  déveine,  le  malheureux  s'adressa,  pour 
l'exécution  du  mandat  d'amener,  à  Raoul  Rigault,  à  ce 
moment  secrétaire  général  de  la  Préfecture  de  police. 
Celui-ci  n'eut  rien  de  plus  pressé  que  de  glisser  ces 
mots  dans  l'oreille  de  notre  ami  et  collaborateur  Cif- 
fault,  qui  se  trouvait  alors  dans  son  bureau  : 

«  Va  prévenir  Vésinier  que  je  viendrai  l'arrêter  dans  une 
«  demi-heure;  qu'il  déménage  tout  de  suite,  et,  s'il  ne 
<•  sait  où  aller,  voici  ma  clef,  qu'il  s'installe  chez.  moi.  » 
«  Vésinier  ne  fut  jamais  appréhendé.  » 

10 


-T-       I4G      

Un  Portrait  de  Gustave  Planche.  —  M.  Blaze  de  Bury 
commence  dans  la  Revue  Internationale  la  publication  de 
Mémoires  qu'il  a  intitulés  Mes  Souvenirs  de  la  Revue  des 
Deux-Mondes.  Ces  souvenirs  abondent  en  renseignements 
peu  connus  ou  oubliés,  et  surtout  en  petits  portraits  très 
vivement  tracés  de  personnages  littéraires  qui  sont  encore, 
ou  qui  ont  été  jadis  très  en  vue.  Nous  citerons  le  portrait 
suivant  de  Gustave  Planche;  on  sait  que  ce  critique  émi 
nent  était  aussi  renommé  pour  le  peu  de  soin  qu'il  pre 
nait  de  sa  personne  : 

«  Cet  idéaliste  épuré,  ce  critique  des  bords  de  l'Eu- 
rotas,  était  le  plus  malpropre  des  cyniques;  il  n'avait 
aux  lèvres  que  Phidias,  Platon,  Raphaël,  et  se  plaisait  aux 
mœurs  d'un  loqueteux.  Ceux-là  mêmes  qui  lui  pardon- 
naient ses  points  de  vue  et  ses  antagonismes  systéma- 
tiques fuyaient  son  approche  en  se  bouchant  le  nez.  Res 
sacra  miser,  mais  Porgueil  qui  se  drape  dans  de  sordides 
haillons,  faut-il  aussi  le  respecter?  Buloz  s'ennuyait  tout 
le  premier  de  cette  pose  funeste  à  la  bonne  hygiène  de 
son  cabinet  de  rédaction, où  Gustave  Planche  s'installait 
invariablement  tous  les  après-midi,  de  deux  à  six.  On 
patientait  pourtant  jusqu'à  l'hiver,  histoire  de  ne  blesser 
aucune  susceptibilité  ;  mais  les  premiers  froids  servaient 
de  prétexte  pour  solliciter  la  mise  au  rancart  d'une  fri- 
perie décidément  infectieuse. 

«  Mon  pauvre  ami  soupirait  Buloz,  je  vous  plains  : 
vous  devez  geler  dans  ces  vêtements  de  coutil. 


—  147  — 

—  Heu  !  heu  !  »  répondait  Planche  flairant  une  avance. 

Et  Buloz,  qui  n'en  voulait  pas  donner,  prévoyant 
l'emploi  immédiat  que  son  philosophe  en  ferait,  Buloz 
tranquillement  continuait  : 

«  Gerdès  va  vous  accompagner  à  la  Belle  Jardinière  : 
vous  y  choisirez  un  complet  d'hiver,  et  ce  sera  lui  qui 
réglera.  » 

Le  lendemain,  transformation  à  vue  :  un  Planche 
chaudement  vêtu,  étoffé,  lavé,  invraisemblable,  l'usage 
étant  que  Gerdès  profitât  de  la  circonstance  pour  con- 
duire aux  bains  le  catéchumène. 

Cela  durait  ainsi  quatre  ou  cinq  jours,  pendant  lesquels 
nous  jouissions  d'un  Planche  à  l'eau  de  Cologne,  frais, 
reluisant  et  battant  neuf;  puis,  brusquement,  un  matin 
l'ancien  masque  rentrait  en  scène  et  l'immonde  souquenille 
de  coutil  remplaçait  les  beaux  vêtements  neufs,  vendus 
au  marchand  d'habits  pour  quelques  pistoles  dont  le  bu- 
vetier  du  carrefour  avait  eu  l'étrenne.  L'argent  glissait 
entre  ses  doigts  ;  un  jour,  il  hérite  de  vingt  mille  francs, 
les  fourre  dans  un  sac  et  va  se  promener  en  Italie,  ti- 
rant à  mesure  jusqu'au  dernier  sou;  quand  le  sac  fut 
vide,  il  revint  prendre  sa  place  à  la  Revue.  C'était  le  ne- 
veu de  Rameau.  Où  travaillait-il?...  » 

Les  Quatre  Tables  de  M.  Constans.  —  Notre  gouver- 
neur général  en  Indo-Chine,  l'ancien  député  Constans, 
a  été  reçu  solennellement  à  Ha'iphong,   le  24  janvier, 


—  148  — 

avec  les  honneurs  réglementaires.  Voici  le  cérémonial 
avec  lequel  la  congrégation  chinoise  a  accueilli  le  premier 
personnage  de  notre  nouvelle  colonie  : 

«  Sur  des  tables  portées  par  quatre  Chinois,  la  tête  re- 
couverte d'un  large  chapeau  doublé  de  soie  rose,  la  natte 
tressée  rouge,  elle  vient  offrir,  dit  le  Courrier  d'Haï- 
phong,  à  monsieur  le  gouverneur  général  des  présents 
symboliques. 

Sur  la  première  table,  simplement  laquée  brun,  sa- 
shiong,  des  gâteaux,  du  thé,  la  lampe  à  opium,  des 
fruits. 

Trois  autres  tables,  yung-lo,  tendues  d'étoffes,  de  dra- 
peries très  ornées,  aux  tons  ciiards,  avec  des  statuettes. 
Des  instruments  de  musique  bizarre,  sorte  de  gongs  qui 
cassent  le  tympan  le  plus  solide.  Tout  autour,  des  mu- 
siciens. 

Cela  signifie,  paraît-il,  que  le  gouverneur  général,  en 
venant,  apporte  avec  lui  l'abondance,  —  représentée  par 
les  fruits;  —  la  joie,  —  représentée  par  la  musique  et  la 
lampe  à  opium. 

Sur  une  dernière  table,  un  large  vase  blanc  rempli 
d'eau  claire  représente  la  pureté  des  intentions  du  gou- 
verneur. Puis  un  miroir,  emblème  de  prudence,  de 
sagesse,  la  plus  haute  preuve  de  respect  que  l'on  puisse 
donner  à  un  grand  mandarin.  Il  veut  dire  :  «  Comme  ce 
miroir,  vous  voyez  tout,  les  cœurs,  les  intentions;  au 
premier  regard,  vous  savez  ce  que  nous  pensons.  » 


—  149  — 

Puis,  deux  grandes  lanternes,  tan-long,  avec  des  ca- 
ractères :  coun  tchen  man  loc  :  —  nous  avons  confiance 
dans  le  gouverneur.  » 

La  Lettre  M  et  les  Napoléon.  —  Nous  empruntons  à 
une  revue  américaine,  Century  Magazine,  la  fantaisie 
suivante: 

«  Ce  fut  Marbeuf  qui,  le  premier,  devina  le  génie  de 
Napoléon  Ier  à  l'École  militaire;  Marengo  fut  la  pre- 
mière grande  bataille  gagnée  par  Bonaparte,  et  Mêlas  lui 
ouvrit  le  chemin  de  l'Italie. 

Mortier  fut  un  de  ses  meilleurs  généraux;  Moreau  le 
trahit  et  Murât  mourut  en  martyr  de  sa  cause. 

Marie-Louise  fut  associée  à  ses  hautes  destinées; 
Moscou  fut  l'abîme  dans  lequel  sa  fortune  sombra. 

Metternich  le  battit  sur  le  terrain  diplomatique. 

Six  maréchaux  (Masséna,  Mortier,  Mat  mont,  Macdonald, 
Murât,  Moncey)  et  vingt-six  généraux  de  division  avaient 
des  noms  commençant  par  la  lettre  M. 

Murât,  duc  de  Bassano,  fut  le  conseiller  dans  lequel 
il  avait  le  plus  de  confiance;  la  première  grande  bataille 
qu'il  livra  fut  celle  de  Montenotte,  la  dernière  celle  de 
Mont-Saint-Jean. 

Il  remporta  les  victoires  de  Moscou,  de  Montmirail 
et  de  Montereau. 

La  première  capitale  ennemie  dans  laquelle  il  entra 
fut  Milan,  la  dernière  Moscou. 


—   i5o  — 

Il  perdit  l'Egypte  par  les  fautes  de  Menou  et  employa 
Miollis  pour  faire  Pie  VII  prisonnier. 

Malet  conspira  contre  lui;  puis,  plus  tard,  Marmont. 

Il  eut  pour  ministres  Maret,  Montalivet  et  Mollien. 

Son  premier  chambellan  fut  Montesquieu,  son  dernier 
séjour  fut  la  Malmaison. 

Il  se  confia  au  capitaine  Maillaud  et  eut  pour  compa- 
gnon à  Sainte-Hélène  Montholon,  pour  valet  de  chambre 
Marchand. 

Si  l'on  examine  l'histoire  de  son  neveu  Napoléon  III, 
on  découvre  que  cette  même  lettre  n'eut  pas  moins  d'in- 
fluence; et  nous  sommes  certains  que  le  prisonnier  de 
Wilhelmshohe  attacha  encore  plus  d'importance  que  son 
oncle  à  cette  influence  mystérieuse.  L'impératrice,  sa 
femme,  était  comtesse  de  Montijo;  son  meilleur  ami  fut 
Morny. 

La  prise  de  Malakoff  et  du  Mamelon-Vert  furent  les 
principaux  faits  d'armes  de  la  guerre  de  Crimée. 

Son  plan  dans  la  campagne  d'Italie  était  de  livrer  la 
première  bataille  à  Marengo  ;  mais  cela  n'eut  pas  lieu  à 
cause  de  l'engagement  de  Montebello  à  Magenta. 

Pour  les  importants  services  qu'il  rendit  dans  cette 
bataille,  Mac-Mahon  reçut  le  titre  de  duc  de  Magenta; 
de  même  que  Félissier  reçut,  pour  des  services  sem- 
blables, le  titre  de  duc  de  Malakoff. 

Napoléon  III  entra  ensuite  à  Milan  et  repoussa  les 
Autrichiens  à  Melegnano. 


—  i5i  — 

Après  1866,  la  lettre  M  semble  être  devenue  un  pré- 
sage de  mauvaise  fortune.  Nous  citons  seulement  Mexico 
et  Maximilien,  et  nous  en  venons  à  la  guerre  de  1870. 
Il  avait  mis  ses  espoirs,  qui  furent  tous  déçus,  sur 
trois  M  :  le  maréchal  Mac-Mahon,  Montauban  et  la  Mi- 
trailleuse. 

Mayence  devait  être  la  base  des  opérations  pour  l'ar- 
mée française  ;  mais,  repoussée  sur  la  Moselle,  elle  vit  le 
sort  se  décider  contre  elle  sur  la  Meuse,  à  Sedan. 

Enfin,  nous  devons  mentionner  la  reddition  de  Metz. 

Et  tous  ces  désastres  sont  dus  à  une  autre  M, ennemie 
de  Napoléon,  —  et  c'est  une  M  fameuse  :  Moltke  !  » 

L'auteur  de  cet  article  a  oublié  de  citer,  à  propos 
de  Napoléon  Ier,  le  mot  célèbre  de  Cambronne  à  Wa- 
terloo, qui  commence  aussi  par  une  M....  et  qu'on  a  tra- 
duit par  cette  phrase  moins  concise  et  moins  énergique  : 
«  La  Garde  meurt  et  ne  se  rend  pas  !  »  Donc  encore 
une  M.... 


—    152   — 

LES  MOTS  DE   LA  QUINZAINE 

Dans  un  établissement  de  bains  à  bas  prix  : 
«  Garçon  !  comment  se  fait-il  que  je  ne  retrouve  pas 
mon  pantalon? 

—  Monsieur  est-il  bien  sûr  d'être  venu  avec?  »  ré- 
pond le  garçon  après  avoir  bien  cherché. 

(Gaulois.) 

«  Oh!  l'ingrate!  s'écrie  un  amant  malheureux... 
M'avoir  ainsi  lâché,  moi  qui  mutais  pour  elle  le  pain  de 
la  bouche  !... 

—  C'est  peut-être  bien  ce  qui  l'aura  dégoûtée.  » 

(Evénement.) 

Un  jeune  garçon  de  sept  ans,  se  trouvant  en  visite 
chez  une  personne  qu'il  connaît  peu,  aperçoit  un  accor- 
déon posé  sur  une  étagère. 

«  Tiens,  dit-il,  vous  avez  donc  un  malheureux  dans 
votre  famille?  » 


Un  amateur  vient  d'acheter  très  cher  un  autographe 
de  Napoléon  qu'il  prétend  être  absolument  inconnu. 

«  Êtes-vous  bien  sûr,  lui  dit  un  ami,  qu'il  n'ait  jamais 
été  imprimé? 

—  Sans  doute  :  il  est  tout  à  fait  illisible  !  » 


—  i  53  — 


VARIETES 


LES  GENDRES  DE  MARCEAU 

On  a  beaucoup  parlé,  au  moment  de  l'élection  de  M.  Car- 
not  à  la  présidence  de  la  République,  du  retour  en  France  des 
cendres  de  son  illustre  grand-père,  qui  mourut  à  Magdebourg 
sous  la  Restauration.  Le  même  vœu  a  été  formulé  dans  les 
journaux  au  sujet  des  cendres  de  Marceau.  A  propos  de  ce 
dernier  projet,  M.  Noël  Parfait,  député  d'Eure-et-Loir,  a  lu 
récemment,  dans  un  banquet  qui  avait  lieu  à  Chartres,  une  cu- 
rieuse communication,  que  son  intéi et  historique  nous  engage 
à  reproduire  ici. 

Messieurs  et  chers  concitoyens, 

A  l'occasion  d'un  événement  politique  encore  récent, 
il  a  été  fort  question,  dans  la  presse,  de  rapporter  en 
France  les  cendres  de  Marceau  en  même  temps  que  les 
restes  d'un  autre  grand  serviteur  delà  Révolution,  Lazare 
Carnot. 

Qu'est-il  advenu  de  ce  projet,  dont  l'idée  est  assuré- 
ment très  patriotique?  Je  l'ignore  ;  mais,  qu'on  le  pour- 
suive ou  non,  j'espère  que  vous  ne  trouverez  pas  sans 
intérêt  les  renseignements  précis  et  authentiques  que  je 


-  i54  - 

désire  vous  communiquer,  touchant  le  tombeau  et  les 
cendres  de  l'illustre  enfant  de  Chartres. 

Ce  court  exposé  historique  n'arrêtera,  d'ailleurs,  que 
peu  d'instants  votre  bienveillante  attention,  et  peut-être 
vousréserve-t-il  plus  d'une  surprise. 

Le  2  vendémiaire  an  V  (23  septembre  1796)  avaient 
lieu  les  funérailles  de  Marceau.  Elles  se  firent,  on  le 
sait,  avec  une  grande  pompe  militaire,  au  bruit  de  l'ar- 
tillerie des  deux  armées  qui  se  combattaient  alors  sur  le 
Rhin.  Le  général  Beurnonville,  en  l'absence  de  Jourdan, 
fatigué,  malade,  eut  l'honneur  de  présider  à  cette  impo- 
sante cérémonie. 

Le  corps  fut  inhumé  dans  le  camp  retranché  de  Co- 
blence, et,  à  la  place  où  il  allait  reposer,  les  soldats  du 
génie  élevèrent  un  tumulus  de  terre  gazonnée.  Mais  les 
chefs  de  l'armée  de  Sambre-et-Meuse  ouvrirent,  peu 
après,  une  souscription  pour  ériger  un  monument  plus 
durable  à  la  mémoire  de  l'héroïque  défenseur  que  la  Ré- 
publique venait  de  perdre. 

Kléber,  qui  était  alors  en  congé,  se  rappelant  ses  pre- 
mières études,  voulut  avoir  au  moins  la  douloureuse  sa- 
tisfaction de  tracer  le  plan  du  monument  projeté.  La 
mort  prématurée  de  Marceau  préoccupa  longtemps  l'es- 
prit de  cet  homme  au  caractère  antique.  Un  jour  qu'il 
parlait  de  son  jeune  frère  d'armes  devant  quelques-uns 
de  ses  collègues  :  «  Je  ne  puis,  dit-il,  supporter  l'idée 
que    le   corps  d'un    Marceau    devienne    la    proie   des 


—  i55  - 

vers.  Si  j'avais  été  présent  quand  l'ennemi  nous  l'a  rendu , 
je  l'aurais  fait  brûler,  comme  Achille  fit  brûler  Pa- 
trocle.  » 

Ces  paroles  ne  furent  point  perdues,  on  va  le  voir. 

La  pyramide  de  pierre  l  qui  devait  être  substituée  au 
monticule  de  terre  fut  achevée  assez  tôt  pour  que  Inau- 
guration pût  en  être  fixée  au  jour  anniversaire  des 
obsèques.  Ces  secondes  funérailles  ne  furent  pas  moins 
émouvantes  que  les  premières  :  car  c'est  alors  que  le 
général  commandant  à  Coblence  résolut  d'exaucer  le 
vœu  de  Kléber  en  brûlant  solennellement  les  restes  de 
Marceau. 

A  cet  effet,  un  bûcher  avait  été  préparé  dans  l'en- 
ceinte du  fort  Pétersberg.  Le  corps,  exhumé  de  sa 
tombe  provisoire,  fut  couché,  avec  son  uniforme  et  ses 
insignes,  dans  un  cercueil  de  fer,  puis  livré  au  feu  de- 
vant toutes  les  troupes  de  la  garnison  et  des  camps  for- 
més sous  cette  ville.  Pendant  l'incinération,  ces  troupes 
exécutèrent  diverses  manœuvres,  en  même  temps  que 
tonnaient  les  canons  des  forts  et  ceux  des  chaloupes  qui 
stationnaient  sur  la  Moselle. 

Quand  le  corps  fut  entièrement  consumé,  on  recueillit 
les  cendres  dans  une  urne  de  bronze  sur  laquelle  étaient 
inscrits  ces  mots  :  Hic  cineres,  ubiquc  nomen  (Ici  les  cen- 
dres, partout  le  nom);  et  cette  urne  fut  portée  en  céré- 

i.  Pyramide  tronquée,  ayant  environ  huit  mètres  de  hauteur  et  six 
de  largeur  à  sa  base. 


—  i56  — 

monie  sous  la  voûte  ménagée  pour  la  sépulture  au  bas 
de  la  pyramide  dessinée  par  Kléber.  Enfin,  le  général 
Hardy  fit  l'éloge  funèbre  du  mort  tant  regretté,  et  pro- 
clama qu'à  l'avenir  le  fort  Pétersberg  s'appellerait  «  fort 
Marceau  ». 

Hélas!  cet  avenir  n'alla  pas  plus  loin  que  181 5. 

Vers  cette  dernière  époque,  de  grands  travaux  de  dé- 
fense ayant  été  entrepris  sur  le  Pétersberg,  le  monu- 
ment élevé  à  la  mémoi.e  de  Marceau  dut  forcément  être 
déplacé;  mais  hâtons-nous  de  dire  qu'il  fut  enlevé  pierre 
à  pierre  du  bastion  qu'il  occupait  et  reconstruit  avec  le 
plus  grand  soin  au  pied  du  fort  où  on  le  voit  aujourd'hui, 
et  où  le  vit  Byron,  qui  l'a  salué  dans  des  vers  immortels. 

Malheureusement  bien  avant  cette  visite  du  poète,  des 
profanateurs  restés  inconnus,  malgré  toutes  les  recher- 
ches qu'on  put  faire,  avaient  forcé  l'entrée  du  tombeau 
et  dispersé  les  cendres,  laissant  l'urne  renversée  et  abso- 
lument vide.  Cette  odieuse  déprédation  fut  annoncée  à  la 
fois  au  ministre  de  la  guerre  et  au  ministre  de  la  justice 
par  M.  Chaban,  préfet  du  département  de  Rhin-et-Mo- 
selle,  dont  le  chef-lieu  était  Coblence.  A  la  date  du 
■j  messidor  an  XII  (22  juin  1804),  ce  fonctionnaire  écri- 
vait au  gouvernement  de  Paris  que,  d'après  l'enquête 
qu'il  avait  ouverte,  les  auteurs  de  la  profanation  et  des 
dégâts  avaient  pénétré  dans  le  mausolée  par  une  grille 
en  forme  de  trophée  d'armes,  qu'ils  avaient  tiré  l'urne 
dehors  et  jeté  les  cendres  au  vent.  Il  terminait  ainsi  : 


-  ,57- 

«  J'ai  fait  déposer  l'urne  à  la  préfecture,  en  attendant 
que  le  monument  soit  réparé  et  que  l'ouverture  en  soit 
fermée  de  manière  à  prévenir  le  renouvellement  d'un 
pareil  attentat,  qui  me  paraît  n'avoir  été  commis  que  dans 
l'espoir  de  trouver  là  quelques  pièces  de  monnaie  ou 
d'autres  objets  d'une  certaine  valeur.  » 

J'ai  déjà  dit  que  toutes  les  recherches  furent  vaines, 
que  l'on  ne  découvrit  jamais  les  coupables.  Il  faut  donc 
abandonner  le  projet  de  rapporter  en  France  les  cendres 
de  Marceau,  dont  on  ne  trouverait  plus  trace  au  bord  du 
Rhin'. 

Mais  le  sort  a  voulu,  pourtant,  atténuer  nos  regrets: 
car  il  reste  ailleurs  une  portion  de  cette  noble  poussière, 
et  c'est  la  ville  natale  du  héros,  c'est  Chartres  qui  en  a 
la  garde  ! 

Voici  comment  : 

Peu  après  la  crémation,  une  partie  des  cendres  fut 
envoyée  à  Émira  Marceau,  par  l'entremise  de  Bema- 
dotte,  —  devenu  gouverneur  militaire  de  Coblence,  en 
attendant  qu'il  devînt  roi  de  Suède.  —  La  noble  femme, 
dès  qu'elle  fut  en  possession  de  ce  trésor,  s'empressa  de 
le  partager  avec  le  commandant  Constantin  Maugars, 
ami  d'enfance  et  ancien  aide   de  camp  de  son  fière.  Or, 

l.  Pour  plus  de  détails  sur  l'effraction  de  la  tombe,  voir  :  le  Châ- 
teau royal  de  Coblence  {Das  kcenigliche  Schloss  in  Coblenz;,  par  le  doc- 
teur Becker;  Wilh.  Groos,  éditeur,  1886.  —  Archives  de  la  préfecture 
française,  conservées  aux  Archives  de  Coblence.  —  Voir  aussi  les  Ar- 
chives de  Stramberg. 


—  i58  — 

les  héritiers  Maugars  ayant  bien  voulu  faire  don  de  la 
précieuse  relique  au  musée  de  Chartres,  elle  put  être 
déposée  sous  le  socle  de  la  statue  de  Marceau,  le 
21  septembre  1851,  jour  de  l'inauguration  de  cette 
statue1. 

De  sorte  qu'il  nous  serait  presque  permis  d'inscrire, 
au-dessous  de  l'œuvre  de  Préault,  la  simple  et  belle  épi- 
taphe  : 

ICI  LES  CENDRES,  PARTOUT  LE  NOM  ! 


DAME  JUSTICE  AU  MOYEN  AGE 

Notre  collaborateur  M.  Emile  Maison,  qui  est  en  train 
d'écrire  une  Histoire  de  Dreux,  nous  signale  d'intéres- 
santes particularités  relativement  aux  crimes  de  sorcelle- 
rie soi-disant  perpétrés  par  des  animaux  malfaisants, 
lesquels  causaient  la  stérilité  chez  la  femme  et  répan- 
daient la  mortalité  parmi  les  hommes,  sans  préjudice  d'au- 
tres méfaits  non  moins  répréhensibles.  Aussi,  rapporte 
M.  Doublet  de  Boisthibault,  dans  sa  Statistique  d'Eure- 
et-Loir,  aussi  voyons-nous  au  XVe  siècle  faire  des  pro- 
cès aux  rats,  taupes,  chats,  chiens  et  mulets,  le  tout 
dans  les  formes  usitées  de  la  justice,  particulièrement 


1.  Voir  le  Journal  de  Chartres  du  27  septembre  1851. 


-  i59- 

solennelle  ces  jours-là.  Par  exemple,  en  1403,  ie  bailli 
de  Mantes  fit  exécuter  une  truie  qui  avait  dévoré  un  en- 
fant, et  l'état  suivant  fut  dressé  pour  les  frais  d'exécu- 
tion : 

«  Pour  dépense  faite  par  elle  dedans  la  geôle,  6  sols 
parisis  ; 

<(  Item,  au  maître  des  hautes-œuvres,  venu  de  Paris  à 
Meulan,  pour  ladite  exécution,  etc.,  54  sols  parisis  ; 

«  Item,  pour  la  voiture  qui  la  porta  à  la  justice,  6  sols 
parisis,  etc.,  etc.  » 

Le  18  avril  1499,  le  bailli  de  l'abbaye  de  Josaphat, 
près  Chartres,  condamna  un  cochon  pour  avoir  tué  un 
enfant.  Écoutez  la  sentence  :  «  En  tant  que  touche  ledict 
pourceau,  pour  les  causes  contenues  et  établies  audict 
procès,  nous  le  avons  condampné  et  condampnons  à 
estre  exécuté  et  pendu  par  justice,  en  la  juridiction  de 
mesdits  seigneurs  (les  moines),  par  notre  sentence  défi- 
nitive et  à  droit.  » 

Le  criminel,  bien  entendu,  était  excommunié  au 
préalable,  nonobstant  qu'il  fût  avéré  que  ni  cœur  ni  âme 
n'avaient  habité  en  lui. 

Ces  ridicules  procédures  se  continueront  jusques  au 
commencement  du  XVIIe  siècle,  ainsi  que  le  prouve  sura- 
bondamment l'arrêt  rendu,  le  12  septembre  1606,  par  le 
bailli  de  Loëns  contre  Guillaume  Guyart,  condamné  à 
être  pendu  et  brûlé  «  avec  une  chienne  »  sur  la  place 
du  Marché  aux  chevaux  de  la  ville  de  Chartres,  «  et  se- 


—  i6o  - 

ront,  dit  la  sentence,  les  corps  morts  tant  dudict  Guyart 
que  de  ladicte  chienne  bruslés  et  mis  en  cendres  ». 

Ceci  se  passait  dans  le  pays  chartrain  proprement  dit; 
mais,  quoique  toujours  suspectés  de  sacrifier  au  farouche 
Hésus,  ainsi  que  le  démontre  le  meurtre  de  sainte  Eve, 
survenu  aux  portes  de  Dreux  vers  le  milieu  du  XIIIe  siè- 
cle, il  n'apparaît  pas  dans  les  chroniques  et  les  manuscrits 
du  temps  que  les  fils  des  anciens  Druides  fussent  d'aussi 
cruelle  humeur  que  leurs  voisins  les  Carnutes. 


Georges  d'Heylli. 


Le  Gérant  :  D.   Jouaust. 


2476.  —  Paris,  imprimerie  Jouaust  et  Sigaux,  rue  de  Lille,  7. 


GAZETTE  ANECDOTIQUE 


Numéro  6 


3  I      MARS      l888 


SOMMAIRE. 

La  Quinzaine  :  La  Société  des  gens  de  lettres  et  M.  Lucien  Des- 
caves. —  Inauguration  à  Neuilly-sur-Seine  d'une  statue  de  Parmen- 
tier.  —  M.  Carvalho  acquitté  en  appel.  —  Vente  d'une  collection  de 
tableaux  à  New-York.  —  Le  Mobilier  de  Marie  Regnault.  —  M.  Wilson 
et  le  général  Boulanger.  —  Les  Ombres  françoises.  —  Théâtres  et 
Concerts. 

Varia  :  Un  Anniversaire.  —  Quelques  Pensées.  —  Le  Convoi.  — 
Les  Trois  Carnot.  —  Un  Vol  à  la  Bibliothèque.  —  Un  Rêve  de  poète. 

Petite  Gazette.  —  Nécrologie. 

Variétés  :  George  Sand,  mère  de  famille. 


10  mars. 

La  Quinzaine.  —  Il  y  a  eu  encore  du  bruit  à  la  So- 
ciété des  gens  de  lettres.  Le  Comité  vient  de  refuser 
l'admission,  comme  membre  de  cette  société,  de  M.  Lu- 
cien Descaves,  romancier,  qui  se  présentait  sous  le  pa- 
tronage de  MM.  Ernest  Daudet  et  Paul  Bonnetain.  Le 
bagage  littéraire  de  M.  Descaves  se  composait  de  quatre 
1.  —  1888.  11 


IÔ2    — 

volumes,  dont  l'un,  les  Misères  du  sabre,  n'a  pas  trouvé 
grâce  devant  la  commission.  Il  parait  que  certains  pas- 
sages trop  crus  de  ce  livre  ont  excité  les  colères  de  la- 
dite commission,  au  moins  de  la  moitié,  puisque  huit 
voix  sur  seize  ont  prononcé  l'ajournement  du  candidat, 
c'est-à-dire  qu'il  lui  est  interdit  de  se  représenter  avant 
un  an. 

M.  Paul  Bonnetain  a  raconté  l'incident,  en  détail, 
dans  le  supplément  du  Figaro  du  17  mars;  nous  ren- 
voyons nos  lecteurs  à  son  curieux  article. 

1 1  mars. 

Aujourd'hui,  inauguration  à  Neuilly-sur-Seine,  sur  la 
place  de  la  nouvelle  mairie,  d'une  statue  de  Parmentier, 
due  au  ciseau  du  sculpteur  Adrien  Gaudez.  C'est  non 
loin  de  là,  en  effet,  dans  la  pleine  des  Sablons,  qui  forme 
le  centre  de  la  ville  de  Neuilly,  que  Parmentier,  «  l'in- 
venteur de  la  pomme  de  terre», fit  ses  premiers  essais  de 
culture  de  cet  admirable  et  nourrissant  végétal.  C'est 
Louis  XVI  qui  encouragea  Parmentier  dans  ses  essais, 
dont  le  résultat  lui  a  valu  une  renommée  universelle. 

Parmentier  avait  été  pharmacien  avant  d'être  agro- 
nome; c'était  un  chimiste  distingué,  et  il  a  passé  sa  vie 
tout  entière  à  faire  des  expériences  humanitaires  et  phi- 
lanthropiques. M.  Dehérain,  de  l'Académie  des  sciences, 
qui  a  prononcé  l'un  des  principaux  discours  dits  devant 
la  statue,  a  rappelé  très  heureusement  les  services  mul- 


—  i63  — 

tiples  rendus  par  Parmentierà  l'humanité  et  à  la  science. 
Né  en  1737,  Parmentier  est  mort  à  la  fin  de  l'année 
1813. 

12  mars. 

M.  Carvalho,  ancien  directeur  de  l'ûpéra-Comique, 
qui  avait  été  assez  durement  condamné,  lors  du  procès 
intenté  à  l'occasion  de  l'incendie  de  son  théâtre,  vient 
d'être  acquitté  en  appel.  Les  amis  de  M.  Carvalho, 
qui  savent  combien  de  fois  et  avec  quelle  insistance 
l'ancien  directeur  avait  appelé  l'attention  des  pouvoirs 
publics  sur  la  situation  périlleuse  de  son  théâtre,  au 
point  de  vue  des  chances  d'incendie,  ne  pourront  que 
féliciter  M.  Carvalho  du  nouveau  jugement  qu'il  vient 
d'obtenir  en  sa  faveur.  En  effet,  les  premiers  juges  n'a- 
vaient pas  semblé  tenir  un  compte  suffisant  des  cir- 
constances vraiment  atténuantes  que  nous  venons  de 
rappeler.  On  avait  d'abord  jugé  un  peu  ab  irato,  et  on 
était  encore  trop  peu  éloigné  de  l'époque  de  la  terrible 
catastrophe  pour  que  les  juges  eux-mêmes  aient  pu 
garder  tout  leur  sang-froid. 

1  j  mars. 

On  a  vendu,  il  y  a  quelques  jours,  à  New-York,  une 
collection  de  tableaux  provenant  du  riche  cabinet  d'Al- 
bert Spencer.  Cette  vente,  qui  comprenait  seulement 
soixante-huit  toiles,  a  produit  1,420,025   francs.  Voici 


—  164  — 

les  prix  énormes  auxquels  ont  été  adjugés  les  tableaux 
de  l'École  française  qui  faisaient  partie  de  la  collection. 
On  verra,  par  les  gros  chiffres  qui  suivent,  à  quels  prix 
toujours  croissants  sont  estimées  les  œuvres  de  nos 
grands  artistes  nationaux  au  delà  des  mers  : 

Troyon,  Animaux  fuyant  l'orage,  tableau  adjugé 
130,000  fr.  Le  même  tableau  avait  été  pavé  63,000  fr. 
à  la  vente  Paturle  qui  eut  lieu,  à  l'hôtel  Drouot,  le  28  fé- 
vrier 1872.  Le  tableau  le  Soir,  de  Jules  Breton,  qui 
était  l'œuvre  sur  laquelle  on  avait  le  plus  compté,  a  été 
vendu  102,500  fr.  On  avait  espéré  qu'il  serait  adjugé  à 
un  plus  haut  prix.  Ensuite  viennent  :  le  Charmeur  de  ser- 
pent, de  Gérôme,  qui  avait  coûté  75,000  fr.  à  M.  Spencer 
et  qui  a  été  vendu  97,500  fr.;  le  Christ  au  tombeau,  par 
Delacroix,  53,000  fr.;  les  Glaneuses,  un  petit  tableau 
par  J.-F.  Millet,  52,000  fr.  Deux  tableaux  par  Meis- 
sonieront  été  adjugés,  Un  Porte-drapeau  delà  garde  civi- 
que flamande,  46,000  fr.,  et  un  Musicien,  44,000  fr.  Un 
petit  tableau,  la  Gardeuse  de  moutons,  par  J.-F.  Millet, 
37,500  francs;  Coucher  de  soleil,  par  Th.  Rousseau, 
36,500  fr.;  Assomption  de  la  Vierge,  étude  par  Diaz, 
13,250  fr  ;  Effet  de  soleil,  par  Daubigny,  43,250  fr.; 
le  Matin,  par  Corot,  42,000  francs;  Une  Ferme  à  l'Isle- 
Adam,  par  Jules  Dupré,  15,250  fr.;  Tigre  se  désaltérant, 
par  Delacroix,  30,500  francs;  Après  Forage,  par  Diaz, 
20,500  fr.;  Fauconnier  arabe,  par  Fromentin,  32,$oofr.; 
Une  Fête  à  l'hôtel  Rambouillet,  par  Isabey,  23,000  francs. 


i65  — 


i  $  mars. 


Le  général  Boulanger,  qu'on  pouvait  croire  pour 
quelque  temps  interné,  et  même  enterré  à  Clermont- 
Ferrand,  vient  encore  de  faire  des  siennes!  Cet  offi- 
cier, en  somme  brillant  et  distingué,  ne  veut  pas  se 
borner  à  son  rôle  strictement  militaire  :  la  politique  l'at- 
tire. Porté  récemment  sur  toutes  les  listes,  dans  diverses 
élections  législatives  qui  ont  eu  lieu  dans  plusieurs  dé- 
partements, le  trop  bouillant  général,  bien  qu'il  ne  se 
présentât  pas  effectivement  lui-même,  —  ainsi  qu'il  l'a 
prétendu,  — a  cependant  recueilli  près  de  60,000  voix, 
tout  inéligible  qu'il  était. 

Une  enquête,  faite  par  le  ministère  de  la  guerre  à  la 
suite  de  cette  aventure,  a  révélé  ce  fait  que,  durant  la 
période  électorale  relative  aux  susdites  élections,  le  gé- 
néral 3oulanger  était  venu  trois  fois  à  Paris,  non  seule- 
ment sans  permission,  mais  encore  malgré  la  défense 
absolue  du  ministre. 

En  raison  de  ces  circonstances,  le  ministre  de  la 
guerre  a  proposé  au  président  de  la  République  de  re- 
tirer à  M.  le  général  Boulanger  le  commandement  du 
1 3e  corps  et  de  le  mettre  en  retrait  d'emploi.  (Voir  le 
rapport  publié  à  ce  sujet  au  Journal  officiel  du  1 5  mars.) 

Cette  grave  mesure,  qui  n'était  prévue  par  personne, 
a  été  approuvée  par  tous  les  républicains  de  bon  sens  et 
de  raison;  elle  a,  au  contraire,  mis  hors  d'eux  les  amis 


—  i66  — 

politiques  du  général  Boulanger,  qui  appartiennent  tous 
ou  presque  tous  au  parti  ultra-radical.  Ces  derniers  ont 
protesté  dans  leurs  journaux,  en  termes  violents  et  sans 
mesure,  et  ont  décidé  que  le  nom  du  général  Boulanger 
serait  désormais  porté  sur  toutes  les  listes  d'élections 
législatives,  mais  simplement  comme  manifestation  pro- 
testataire, puisque  le  général  demeurait  inéligible. 

17  mars. 

On  vient  de  vendre,  rue  Drouot,  le  mobilier  de  Marie 
Regnault,  cette  femme  galante  de  la  rue  Montaigne, 
connue  sous  le  nom  de  Mme  de  Montille,  et  qu'avait 
assassinée  Pranzini,  il  y  a  un  an  aujourd'hui,  jour  pour 
jour,  en  même  temps  que  sa  bonne  et  l'enfant  de  sa 
bonne.  Cette  vente  a  donné  lieu  à  quelque  scandale  et  à 
des  bousculades  sans  nombre.  Les  objets  vendus  qui 
rappelaient  plus  particulièrement  le  crime  ont  atteint 
des  chiffres  invraisemblables  :  ainsi,  on  adjugé  41  francs 
le  potte-monnaie  vide  de  la  victime;  77  francs  la  bouil- 
lotte qui  a  servi  à  chauffer  l'eau  où  Pranzini  a  lavé  ses 
mains  après  son  crime;  90  francs  le  roman,  marqué 
3  fr.  $0,  que  lisait  Marie  Regnault  avant  de  s'endormir, 
le  soir  de  sa  mort;  220  francs  une  petite  montre  en  or 
émaillé  bleu,  qui  a  été  la  cause  de  l'arrestation  de 
Pranzini  à  Marseille.  Les  meubles  exposés,  les  tentu- 
res, etc.,   portaient  encore  des  traces  de   sang  et  des 


—   167  — 

marques  trop  visibles  de  l'horrible  lutte  qui  avait  dû 
précéder  l'accomplissement  complet  du  crime. 

En  somme,  la  vente  a  produit  une  cinquantaine  de 
mille  francs.  Elle  comptait  aussi  quelques  objets  d'art  : 
un  tableau  de  H.  de  Callias,  la  Plaie  d'or,  dont  on  a 
demandé  4,000  francs,  etqui  nes'estvendu  que  800;  et 
des  reproductions  du  Gloria  victis,  de  Mercié,  et  de  Y  Ar- 
lequin, de  Saint-Marceaux.  La  vente  a  duré  trois  jours. 

27  mars. 

M.  Wilson  vient  d'être  acquitté  en  Cour  d'appel.  On 
avait  trouvé  l'arrêt  des  premiers  juges  '  excessif  comme 
sévérité;  et  les  mêmes  personnes  qui  s'en  plaignaient 
trouvent  maintenant  qu'on  a  été  trop  indulgent.  Ainsi  va 
le  monde. 

—  En  même  temps  qu'un  tribunal  acquittait  M.  Wilson, 
un  conseil  d'enquête,  présidé  par  le  général  Février,  s'in- 
stallait à  l'École  militaire,  et  faisait  comparaître  à  sa 
barre  le  général  Boulanger,  accusé  de  faits  d'indiscipline 
grave  et  de  manquement  au  devoir  militaire.  Ce  con- 
seil, composé  de  cinq  généraux,  a  estimé  à  l'unanimité 
que  le  général  Boulanger  devait  être  mis  d'office  à  la 
retraite,  les  faits  incriminés  étant  prouvés.  C'est  la  poli- 
tique qui  a  porté  le  général  Boulanger  si  haut  sur  le 
pavois  ;  c'est  encore  la  politique  qui  le  précipite  du  faîte 
de  sa  grandeur  aussi  rapide  qu'inexpliquée. 

1.  Voir  le  numéro  du  15  mars. 


—  i68  — 

Les  Ombres  françoises.  —  Félicitons  hautement 
M.  Caran  d'Ache  d'avoir  francisé  ces  ombres  chinoises, 
qui  n'avaient  d'ailleurs  rien  de  chinois,  et  dont  le  nom 
ne  nous  rappelait  que  les  spectacles  enfantins  du  théâtre 
de  Séraphin.  Les  ombres  de  M.  Caran  d'Ache,  qui  peu- 
vent, elles  aussi,  être  montrées  aux  enfants,  ont  un  côté 
d'esprit  et  d'art  qui  les  fait  grandement  apprécier  des 
grandes  personnes. 

D'abord  installées  à  la  brasserie  du  Chat  Noir,  où  la 
douteuse  hospitalité  de  l'aubergiste  de  lettres,  Rodolphe 
Salis,  en  rendait  parfois  l'accès  difficile,  elles  viennent 
heureusement  d'être  transportées,  rue  Saint-Lazare,  dans 
la  salle  du  théâtre  d'application  que  vient  d'y  fonder 
M.  Bodinier.  Les  soirs  où  M.  Bodinier  n'y  fait  pas  ma- 
nœuvrer les  jeunes  artistes,  c^st  le  tour  des  ombres  de 
Caran  d'Ache,  et  la  société  la  plus  distinguée  se  rend  à  ce 
spectacle  nouveau  et  original,  qui  est  pour  le  moment  le 
spectacle  à  la  mode. 

Wattignies,  scène  nouvelle,  et  l'Épopée ,  déjà  connue, 
y  ont  obtenu  un  grand  succès  avec  leurs  types  militaires 
si  exacts  et  parfois  si  comiques.  On  a  aussi  fait  grande 
fête  à  la  Steppe,  accompagnée  de  chants  russes  natio- 
naux, et  au  Retour  du  bois,  dans  lequel  la  société  pari- 
sienne a  facilement  reconnu  ses  types  les  plus  familiers, 
parmi  lesquels  l'éternel  M.  de  Lesseps,  avec  l'intermi- 
nable série  de  ses  rejetons. 


Théâtres.  —  Le  10  mars,  première  représentation 
au  théâtre  Déjazet  du  Mari  de  ma  femme,  comédie  en 
trois  actes,  de  M.  Paul  d'Ivoy,  fils  de  l'ancien  chroni- 
queur, dont  le  véritable  nom  était  Deleutre.  De  la  verve 
et  de  la  gaieté  mêlées  à  beaucoup  d'inexpérience.  La 
pièce  a  toutefois  réussi. 

—  A  la  Comédie-Française,  le  13,  très  heureuse  re- 
prise de  Chamillac,  comédie  en  cinq  actes,  d'Octave 
Feuillet.  M.  Worms  a  repris  le  rôle  créé  par  Coquelin 
et  s'y  est  taillé  un  énorme  succès;  Mlle  Ludwig  a  très 
finement  joué  le  personnage  de  Sophie  Ledieu  qu'avait 
créé  Mlle  Samary,  et  Mlle  Broisat  s'est  montrée  très  élé- 
gante dans  le  rôle  de  Clotilde,  que  l'état  de  santé  de 
Mlle  Tholer  ne  lui  a  pas  permis  de  reprendre. 

—  Le  15,  aux  Nouveautés,  le  Puits  qui  parle,  opé- 
rette fantastique,  en  trois  actes  et  six  tableaux,  de 
MM.  Beaumont  et  Burani,  musique  de  M.  Audran. 
Pièce  amusante,  variée,  musique  vive  et  légère,  tou- 
jours scénique,  et  interprétation  excellente  avec  les  deux 
Brasseur,  J.  Perrin,  Tony-Riom,  et  la  jolie  Mlle  Lardi- 
nois.  On  a  bissé  un  duo  comique,  exécuté  à  ravir  par 
Brasseur  père  et  fils,  et  qui  a  été  le  clou  de  la  soirée. 

—  A  Cluny,  le  16,  première  représentation  du  Docteur 
Jojo,  vaudeville  en  trois  actes,  de  M.  Albert  Carré.  C'est 
une  série  d'aventures  et  de  quiproquos  qu'il  est  difficile 
d'analyser;  le  mieux  est  d'y  aller  voir.  On  a  beaucoup 
ri  à  toutes  ces  folies  assez  bien  combinées,  et  fort  ap- 


—  i7o  — 
plaudi  la  principale  comédienne  de  l'endroit,  MUe  Aciana. 

—  Le  19,  à  la  Gaîté,  première  représentation  du 
Bossu,  opérette  en  quatre  actes  et  neuf  tableaux,  tirée 
du  célèbre  roman  de  Paul  Féval,  par  MM.  Henri  Bocage 
et  Armand  Liorat,  musique  de  Charles  Grisart.  La 
pièce  nouvelle  est  peut-être  moins  intéressante  que  le 
drame  de  la  Porte-Saint-Martin,  déjà  tiré  du  même  ro- 
man, mais  elle  est  beaucoup  plus  gaie.  M.  Grisart  a 
écrit  une  véritable  partition,  très  longue  et  très  touffue, 
qu'on  pourra  émonder  sans  inconvénients,  mais  dont 
plusieurs  morceaux  ont  causé  un  vif  plaisir  et  ont  même 
eu  les  honneurs  du  bis.  Il  faut  citer  surtout,  dans  la 
brillante  interprétation  de  cette  grande  comédie  décora- 
tive, MM.  Vauthier,  Berthelier,  un  débutant,  M.  Nohel, 
et  Mlles  Jeanne  Thibault  et  Jane  Leclerc;  cette  der- 
nière, qui  vient  des  Variétés,  s'est  même  fait  remarquer 
tout  particulièrement  par  des  grâces  ingénues  qu'on  ne 
lui  avait  pas  soupçonnées  au  boulevard  Montmartre. 

—  A  l'Odéon,  le  20  mars,  première  représentation  de 
Mademoiselle  Dargens,  intéressante  comédie  en  trois 
actes,  de  M.  Henri  Amie,  mais  qui  rappelle,  par  le  sujet 
et  ses  développements,  d'autres  comédies  célèbres,  tel- 
les que  Monsieur  Alphonse,  la  Mère  et  la  Fille,  Denise, 
Henriette  Maréchal,  etc.  Il  s'agit  encore  d'une  fille  sé- 
duite, mais  qui  épouse  une  autre  personne  que  son  sé- 
ducteur.   La    pièce,  très    bien   écrite   et   suffisamment 


-  I7I  — 

mouvementée,  a  réussi.  On  y  a  applaudi  surtout  Paul 
Mounet  et  MmeS  Marie  Samary  et  Panot. 

—  Le  25  mars,  le  Théâtre  libre  a  donné  trois  pièces 
nouvelles  :  i°  la  Petiote,  pièce  de  MM.  Bonnetain  et 
Descaves,  dont  le  succès  a  été  assez  vif,  grâce  surtout 
au  principal  interprète,  M.  Antoine;  2°  Pierrot  assassin 
de  sa  femme,  pantomime  de  M.  Paul  Margueritte,  mimée 
par  l'auteur  lui-même,  et  qui  a  paru  assez  lugubre;  cette 
pantomime  était  accompagnée  d'une  musique  de  scène 
de  M.  Paul  Vidal,  qui  ne  l'a  point  égayée  davantage; 
3°  Au  mois  de  mai  et  Entre  frères,  tableaux  absolument 
funèbres,  de  MM.  Guiches  et  Henri  Lavedan,  qui  n'ont 
produit  qu'un  effet  médiocre,  en  raison  même  de  l'exa- 
gération des  couleurs  dont  leurs  ailleurs  s'étaient  servis. 

En  somme,  soirée  littéraire  inférieure  aux  précédentes. 
A  force  de  rechercher  l'excentrique  et  l'inusité,  certains 
des  auteurs  qui  se  font  jouer  au  Théâtre  libre  pourraient 
arriver  à  tomber  dans  le  ridicule  et  dans  l'absurde. 

—  Mme  Second-Weber  a  continué,  le  24  mars,  ses 
débuts  à  la  Comédie-Française  dans  Andromaque.  Elle  y 
a  obtenu  un  succès  très  supérieur  à  celui  qui  l'avait 
accueillie  dans  Hernani  ;  elle  est  maintenant  de  la  maison. 

—  Le  même  soir,  à  Déjazet,  première  représentation 
de  Spécialité  pour  divorce,  comédie  d'actualité  qui  doit 
le  jour  à  la  loi  Naquet,  et  dont  l'auteur,  M.  Noël  Kolback, 
est  un  nouveau  et  un  jeune.  Quelques  scènes  amusantes 


—    172 


ont  fait  bien  accueillir  la  légère  intrigue  de  ce  petit  acte. 

—  L'Odéon  a  donné,  le  27  mars,  la  première  repré- 
sentation d'un  petit  drame  en  un  acte,  l'Aveu,  dont  l'au- 
teur n'est  autre  que  Mme  Sarah-Bernhardt  elle-même.  Un 
succès  au  théâtre,  comme  auteur  dramatique,  manquait 
à  la  couronne  artistique  de  l'illustre  tragédienne.  Elle  Ta 
aujourd'hui  avec  ce  drame  ému  et  touchant  qu'ont  très 
bien  joué  Paul  Mounet,  Marquet,  et  Mlle  Sizos. 

Au  même  théâtre,  le  même  soir,  reprise  des  Médecins, 
comédie  satirique  en  cinq  actes,  de  MM.  Brisebatre  et 
Eug.  Nus,  réduite  en  trois  actes  par  M.  Nus,  le  survivant 
des  deux  collaborateurs.  Cette  comédie,  qui  date  de  juin 
1864  (Variétés),  a  retrouvé  un  assez  vif  succès  de  rire; 
ses  plaisanteries  n'ont  pas  vieilli.  Elle  est  fort  bien  jouée, 
d'ailleurs,  par  Cornaglia,  Colombey,  Duard,  Fréville, 
Pujol,  et  M,nes  Raucourt  et  Lynnès. 

—  Concerts.  —  La  séance  donnée  par  M.  Colonne, 
au  théâtre  du  Châtelet,  le  18  mars,  a  été  particulière- 
ment intéressante.  Elle  comprenait,  entre  autres  mor- 
ceaux applaudis,  une  scène  pour  orchestre  composée 
par  M.  Ch.  Lefebvre,  d'après  le  drame  d'Octave  Feuil- 
let, Dalila.  L'air  de  danse,  qui  forme  le  second  fragment 
de  l'œuvre,  a  été  acclamé.  Venait  ensuite  la  Fiancée  du 
timbalier,  de  M.  Francis  Thomé;  la  ballade  de  Victor 
Hugo  était  dite  par  Mlle  Duminil,  devant  la  scène,  pen- 
dant qu'un  orchestre  invisible,  placé  derrière  le  rideau 
baissé,  exécutait  une  très  pittoresque  symphonie.  On  a 


-  17J  - 


encore  entendu,  dans  cette  belle  séance,  un  pianiste  de 
Vienne,  M.  Grunfeld,  dont  la  virtuosité  a  fait  merveille 
dans  un  concerto  de  Beethoven  et  surtout  dans  une 
valse  de  Chopin. 

—  Le  2 1  mars,  dans  la  salle  Philippe  Herz,  rue  Saint- 
Lazare,  la  Société  chorale  ÏEuterpe  a  exécuté  pour  la 
première  fois,  à  Paris,  une  ballade  de  Schumann,  VAna- 
thème  du  chanteur,  sorte  de  drame  musical ,  qui  contient  une 
série  de  morceaux,  duos,  trios,  chansons,  chœurs,  etc., 
du  plus  vif  intérêt.  Cette  remarquable  partition  n'est  pas 
connue  à  Paris,  et  il  faut  remercier  le  fondateur  de  VEu- 
îerpe,  M.  Abel  Duteil  d'Ozanne,  qui  dirigeait  l'orchestre 
et  les  exécutants,  de  nous  avoir  fait  entendre  cette  belle 
œuvre,  que  MM.  Colonne  et  Lamoureux  devraient  bien 
mettre  aussi  sur  leurs  programmes. 

Varia.  —  Un  Anniversaire.  —  A  propos  de  la  mort  de 
l'empereur  Guillaume,  les  anecdotes  ont  plu  sur  la  famille 
impériale  d'Allemagne.  En  voici  une  qui  a  son  côté  tou- 
chant, et  que  pour  celte  raison  nous  avons  cru  devoir  re- 
produire. C'est  dans  le  Gaulois  que  nous  l'avons  trouvée. 

Il  y  a  de  cela  quelques  années.  L'empereur  d'Allemagne 
allait  passer  une  grande  revue  de  sa  cavalerie,  et  sur  la 
plaine  étaient  massés  quatre-vingts  escadrons. 

En  face  d'eux,  un  état-major  de  quatre  cents  cava- 
liers, bigarré  et  contenant  des  représentants  de  toutes 
les  armées  du  monde.  Il  tombait  une  pluie  torrentielle. 


—  i74  — 

On  attendait  le  vieux  souverain. 

On  vit  arriver  sous  l'averse  une  amazone  enveloppée 
d'un  grand  manteau  de  caoutchouc  et  galopant  en  tête 
d'une  escorte  de  cavalerie.  C'était  la  princesse  impé- 
riale, la  femme  du  kronprinz,  la  fille  de  la  reine  d'An- 
terre,  devenue,  depuis  quelques  jours,  l'impératrice  de 
l'Allemagne.  Elle  venait  assister  à  la  revue. 

En  arrivant  devant  les  officiers,  elle  parut  chercher 
un  instant  quelqu'un,  reconnut  l'uniforme  français,  et, 
poussant  son  cheval  au-devant  du  colonel  Grandin,  elle 
s'arrêta  en  face  de  lui  et  lui  dit  : 

«  Colonel,  je  suis  particulièrement  heureuse  de  vous 
voir  aujourd'hui.  » 

Le  colonel  s'inclina  jusque  sur  le  cou  de  son  cheval 
devant  la  princesse,  qui  reprit  : 

«  Oui,  tout  à  fait  heureuse  aujourd'hui,  parce  que 
c'est  aujourd'hui  le  9  septembre.  » 

Et,  comme  son  interlocuteur,  pas  plus  que  ceux  qui 
l'entouraient,  n'avait  l'air  de  comprendre,  elle  insista  en 
disant  : 

«  Le  9  septembre,  anniversaire  de  la  prise  de  Sébas- 
topol.  Ce  jour-là  nos  deux  pays  ont  ensemble  remporté 
une  victoire.  » 

Quelques  Pensées.  —  Dans  peu  de  jours  va  paraître,  à 
la  Librairie  des  Bibliophiles,  sous  le  titre  de  Chrysan- 
thèmes, un  petit  livre  de  pensées,  où  l'auteur,   Mme  la 


-  i75  - 

marquise  de  Blocqueviile,  donne  une  nouvelle  preuve  de 
la  grâce  délicate  et  de  l'aimable  esprit  que  l'on  rencontre 
dans  tous  ses  écrits.  Nous  en  détachons  par  avance  les 
pensées  suivantes  : 

—  Autrui  nous  sait  toujours  gré  de  ce  qui  lui  est  com- 
mode. 

—  Il  n'y  a  rien  de  bon  à  tirer  des  êtres  avilis;  il  ne 
faut  donc  rien  abaisser,  pas  même  l'àme  de  nos  ennemis. 

—  Pourquoi  mentir?...  Le  mensonge  ne  trompe  jamais 
longtemps  les  intelligents,  et  à  qui  peut-il  importer  de 
tromper  les  bêtes? 

—  Avez-vous  un  ennui...  n'en  parlez  point,  et  vous 
n'en  entendrez  pas  parler. 

—  On  est  jeune  tant  que  l'on  rêve. 

—  On  gâte  souvent  sa  vie,  comme  ses  œuvres,  en  y 
retouchant. 

—  Le  sommeil  est  la  vraie  fête  des  tristes. 

—  Pour  connaître  la  grandeur  du  repentir  il  faut  mal- 
heureusement avoir  connu  la  faute. 

—  Il  vient  une  heure  où  chaque  femme  doit  s'habiller 
à  sa  mode,  si  elle  ne  veut  pas  manquer  à  la  dignité  de 
son  âge  en  suivant  la  mode. 

—  Faire  plaisir  à  autrui  est  emprunter  un  peu  de  son 
pouvoir  à  Dieu. 


-  i;6- 

Le  Convoi.  —  Mlle  Agar,  la  tragédienne  bien  connue 
de  la  Comédie-Française,  de  l'Odéon  et  autres  lieux, 
donne  en  ce  moment  des  représentations  en  province. 
Elle  y  déclame,  comme  intermèdes,  quelques  pièces  de 
vers  composées  spécialement  pour  elle.  Ces  derniers  jours, 
à  Bordeaux,  elle  a  dit  le  morceau  suivant,  qui  est  d'une 
contexture  poétique  étrange,  à  demi  décadente,  mais  au- 
quel elle  donne  trèsénergiquement,  paraît-il,  le  caractère 
spécial  de  sauvagerie  funèbre  qu'il  comporte  : 

CONVOI 

Din!... 
Din!!... 
Din!!!... 

...  Plus  vibrant  dans  l'air  froid, 
Le  glas  de  mort  jette  du  beffroi 
Son  lugubre  tintement  d'effroi... 

Dans  le  chemin  creux,  ouaté  de  neige, 
Se  déroule  un  triste  cortège, 
Sous  un  ciel  de  rouille. 

Le  solfège 
Des  jeunes  filles,  en  voile  blanc, 
Entonne  le  rythme  lent,  très  lent 
Des  morts... 

La  cire  fond,  et,  tremblant 
Autour  des  mèches  noires  des  cierges, 
Sur  les  gants  de  fd  des  jeunes  vierges 
Pleure... 


—  '77  — 

Devant  le  seuil  des  auberges 
Les  curieux  se  sont  groupés. 

—  Dis, 
Le  curé  la  mène  en  paradis, 
En  blanc,  la  Lise?...  elle  qui  jadis... 
—  Tais-toi  ! 

Din!... 
Din!!... 
DinllI... 

—  Autre  cadence 
Celle  qui  la  menait  à  la  danse 
Se  trémousser  !.... 

Et  dans  sa  stridence 
Le  glas  reprend  : 

Din!... 

—  Au  cabaret, 
Les  hommes,  après  ce  temps  d'arrêt, 
Trinquent...  et  le  choc  des  verres  paraît 
Ricaner  ! 

Pendant  ce  temps,  la  bière 
S'achemine  vers  le  cimetière 
Dans  le  murmure  d'une  prière... 

Au  milieu  de  l'humain  abandon 
Le  prêtre  absout. 

Sonne  le  bourdon, 
Écho  du  divin  pardon  ! 

Don!... 
Don!!... 

Ajoutons  que  ces  vers  ont  pour  auteur  M.  Georges  de 

12 


-    178  - 

Lys,  pseudonyme  sous  lequel  se  dérobe  un  lieutenant 
du  1 1 2e  régiment  d'infanterie  de  ligne  de  l'armée  fran- 
çaise, M.  Georges-Marie-Joseph-Henri  Fontaine  de  Bon- 
nerive. 

Les  Trois  Carnot.  —  A  l'occasion  de  la  mort  de  M.  Car- 
not,  le  père  du  président  de  la  République,  M.  Armand 
Silvestre  a  adressé  le  sonnet  suivant  à  celui-ci,  qui  est 
son  ancien  camarade  d'école  : 

IMMORTALITÉ 

Porte  d'un  cœur  viril  et  plus  haut  que  la  Mort 
L'inexorable  coup  dont  ton  âme  est  meurtrie. 
Que  d'un  siècle  passé  la  gloire  sans  remord 
Plus  haut  que  les  sanglots  dans  ton  âme  s'écrie. 

Dompte  jusqu'à  tes  pleurs,  d'un  héroïque  effort. 
Porte  le  laurier  vert  à  la  tombe  fleurie. 
Aime  une  fois  de  plus,  d'un  cœur  ardent  et  fort, 
Dans  ton  père  défunt  ta  mère  la  Patrie  ! 

Celui  qui  t'a  légué  la  splendeur  du  grand  nom 
Que  mêlait  la  victoire  à  la  voix  du  canon, 
Quand  l'ennemi  vaincu  délivrait  la  frontière, 

A  rejoint,  dans  la  paix,  son  père  glorieux. 
Comme  s'ils  étaient  là,  travaille  sous  leurs  yeux, 
Car  l'âme  de  tels  Morts  ne  meurt  pas  tout  entière  ! 

20  mars  i838. 


—  i79  — 

Un  Vol  à  la  Bibliothèque.  —  Un  nommé  Chevreux  a 
trouvé  moyen  de  soustraire  à  la  Bibliothèque  nationale, 
en  un  temps  plus  ou  moins  long,  une  série  de  manuscrits 
dont  la  valeur  est  d'au  moins  un  million  !  Le  fait  a  été 
découveit  tout  récemment,  et,  par  une  singulière  ironie 
du  sort,  au  moment  même  où  la  Bibliothèque  venait  de 
racheter,  pour  une  grosse  somme,  en  Angleterre,  la  plu- 
part des  manuscrits  volés  jadis  par  Libri  et  le  libraire 
Barrois. 

Voici  la  liste  des  principaux  parchemins  et  manuscrits 
faisant  partie  du  nouveau  vol  : 

Années. 

Charte  d'Amédée,  comte  de  Savoie.     .     .     .  1286 

Diplôme   de  l'empereur   Louis 924 

Charte  de  Wandalfredus 930 

Diplôme  du  roi  Conrad 943 

Diplôme  de  Louis  d'Outremer 950 

Charte  de  l'évêque  de  Maurienne.      .     .     .  1238 

Diplôme  de  Philippe  Ier 1095 

Diplôme  de  Paschal    II 1100 

Charte  de  Henri  1er,  roi  d'Angleterre.      .     .  1100 

Lettre  d'Innocent  11 11 32 

Charte  de  Henri  II 

Diplôme  de  Louis  VII 1166 

Diplôme  de  Philippe-Auguste 1  190 

Diplôme  de  Charles  le  Gros 886 

Diplôme  de  Godefroy  de  Langres.     .     .     .  1150 

Charte  de  Jean,  roi  d'Aragon 1229 

Charte  du  duc  de  Lorraine 1537 


—  iSo  — 

Officiai  de  Metz 1351 

Bulle  du  pape  Paschal  II .1110 

Bulle  du  pape  Grégoire  IX 123$ 

Bulle  de  Clément  IV 1147 

Diplôme  d'Othon 911 

Quatre  diplômes  de  Charles-Quint.     .     .     .     1542 

Diplôme  de  Charles  VII 14$$ 

Un  grand  nombre  de  chartes  des  évêques  et  seigneurs  de 

Lorraine,  de  Bourgogne,  de  Champagne,  du  Languedoc,  en 

tout  soixante-six  parchemins. 

Heureusement,  cette  fois,  la  Bibliothèque  avait  exercé 
une  surveillance  qui  a  fini  par  la  découverte  du  voleur. 
Suivi  à  la  piste  jusque  chez  lui,  Chevreux  a  été  arrêté, 
et  la  plupart  des  précieux  documents  qu'il  avait  enlevés 
ont  été  retrouvés  en  sa  possession.  Bien  qu'il  eût  cherché 
à  en  dénaturer  plusieurs,  la  perte  sera  moins  sérieuse 
qu'on  ne  l'avait  craint  tout  d'abord. 

Un  Rêve  de  poète.  —  Le  Figaro  a  publié  la  poésie  sui- 
vante, dans  laquelle  Coppée  voit  en  rêve  le  nouvel  em- 
pereur d'Allemagne  profitant  d'un  règne  qui  sera  peut- 
être  bien  court  pour  rendre  à  la  France  les  provinces 
que  son  père  lui  a  arrachées. 

Je  te  rêvais,  disant  :  «  Moi  qui  ne  dois  pas  vivre, 
Je  veux  mettre  un  feuillet,  Histoire,  dans  ton  livre 

Comme  tu  n'en  as  point  de  tel. 
Oui,  je  ne  veux  donner  qu'un  ordre,  mais  qui  .fonde 
Pour  très  longtemps  la  paix  et  le  bonheur  du  monde. 

Je  meurs.  Je  veux  être  immortel. 


—   i8i  — 

Car  l'Allemagne  est  folle  et  la  France  insensée. 
Leur  science,  leur  or,  leur  travail,  leur  pensée, 

Tout  est  pris  par  l'œuvre  de  sang. 
Demain  nous  pouvons  voir,  et  dans  l'Europe  entière, 
Pour  un  coup  de  fusil  tité  sur  la  frontière, 

L'état  sauvage  renaissant. 

Eh  bien!  moi,  je  prétends  l'empêcher  de  renaître. 
Je  suis  encor  le  Roi,  l'Empereur  et  le  Maître  ; 

Mes  ordres  sont  exécutés. 
Déchirons  le  traité  d'où  sortent  tant  d'alarmes. 
Restituons  Strasbourg  et  Metz.  Puis,  bas  les  armes! 

Bas  les  armes  des  deux  côtés  ! 

Allemands,  laissons  là  notre  triste  conquête. 

C'est  une  plaie  au  flanc  que  nous  nous  sommes  faite; 

Elle  va  bientôt  se  rouvrir. 
A  nos  altiers  voisins  offrons  la  paix  sincère, 
Car  je  plains  mon  pays  que  dévore  un  ulcère; 

Mais  lui,  du  moins,  peut  se  guérir. 

L'odeur  des  grands  charniers  crispe  encor  ma  narine. 
Que  le  dernier  soupir  sorti  de  ma  poitrine 

Soit  un  cri  de  paix  et  d'amour, 
Et  que  les  pièces  Krupp,  par  mes  mains  abattues, 
Plus  tard  n'aient  pas  assez  d'airain  pour  les  statues 

Du  Roi  qui  n'a  régné  qu'un  jour!  » 

Je  t'écoutais  ravi...  Mais  ce  n'était  qu'un  songe. 


Songe  de  poète,  en  effet,  qui  a  valu  à  M.  Coppée  la 

réplique  suivante  de  M.  Alfred  Capus,  du  Gaulois  : 


—     l82     — 


A   M.    FRANÇOIS   CÛPPÉE 

Tu  nous  as  raconté,  poète,  en  ta  jeunesse, 

Les  amours  des  bonnes  d'enfant, 
Les  idylles  parmi  les  squares,  la  tendresse 

Qu'inspire  un  pioupiou  triomphant. 

Tu  nous  as  dit  aussi  les  profondes  pensées 
De  ceux  qui  nous  vendent  le  sucre, 

Et  le  soir,    auprès  de  leurs  épouses  lassées, 

En  s'endormant,  comptent  leur  lucre. 

Des  humbles  tu  connais  la  douleur  éternelle 

Et  les  injustices  du  sort; 
Et  tu  sais,  ô  penseur  !  ce  que  dans  sa  cervelle 

Peut  ruminer  un  croque-mort! 

Eh  bien!  alors  pourquoi,  sachant  toutes  ces  choses, 

Que  le  vulgaire  ne  sait  pas, 
Sachant  des  épiciers,  des  pioupious  et  des  roses 

Nous  décrire  les  doux  appas, 

Pourquoi  vas-tu,  brisant  ta  plume  familière 

Au  récit  des  tableaux  charmants, 
Entonnant  tout  à  coup  la  trompette  guerrière, 

Chanter  les  héros  allemands? 

Reviens  aux  épiciers  de  Montrouge.  Ta  muse, 

Dédaigneuse  de  ces  horreurs, 
Voile  son  pâle  front,  poète,  et  se  refuse 

A  célébrer  les  Empereurs! 

Nous  aurions  trop  beau  jeu  à  venir  dire  que  les  vers 
de  M.  Capus  ne  valent  pas  ceux  de  M.  Coppée;  mais, 


—  i83  — 


s'adressant  à  un  poète,  il  aurait  dû  avoir  assez  souci  de 
la  prosodie  pour  ne  pas  composer  sa  deuxième  strophe 
de  quatre  vers  à  terminaisons  féminines,  ne  rimant  pas 
entre  eux. 


PETITE  GAZETTE.  —  Nécrologie.  —  8  mars.  Décès 
de  M.  Alexis  Chassang,  inspecteur  général  de  l'enseignement 
secondaire,  auteur  de  l'Histoire  du  roman  et  de  ses  rapports  avec 
l'histoire  dans  l'antiquité  grecque  et  latine,  qui  fut  couronnée, 
en  1 86 1 ,  par  l'Institut.  Il  était  né  le  2  avril  1827. 

—  9.  Le  célèbre  facteur. d'orgues  Edouard  Alexandre,  quia 
tant  vulgarisé,  à  force  de  bon  marché,  l'instrument  au  perfec- 
tionnement duquel  il  avait  voué  toute  sa  fortune  et  toute  sa 
vie.  Il  avait  64  ans. 

—  10.  L'ancien  mime  Désiré  Vautier,  qui  avait  joué,  aux 
côtés  de  Paul  Legrand,  tant  d'arlequins  et  de  polichinelles,  à 
l'ancien  théâtre  des  Funambules  de  l'ex-boulevard  du  Temple. 
Il  était  l'élève  du  grand  Deburau,  le  premier  et  le  plus  célèbre 
des  mimes  de  ce  théâtricuie  spécial. 

—  10.  Armand  de  Barrai,  rédacteur  au  Radical,  syndic  de 
l'Association  des  journalistes  républicains,  et  qui  n'avait  que 
35  ans.  Il  était  ancien  élève  de  l'École  des  sciences  politiques, 
et  fils  d'un  professeur  à  l'École  polytechnique. 

—  12.  Le  docteur  Constantin  James,  si  connu  à  Paris,  et 
qui  avait  comme  spécialité  l'étude  des  eaux  minérales  et  les 
traitements  divers  dans  lesquels  on  peut  les  employer.  Il  était 
âgé  de  7$  ans.  Il  laisse  un  fils,  lieutenant  au  190  dragons. 

—  1 3.  Le  peintre  et  dessinateur  Marc-Aurèle,  collaborateur 
du  Monde  illustré.  Il  se  nommait  de  son  vrai  nom  Beauregard 
(Marc-Aurèle). 

—  14.  L'anci-n  préfet  de  la  Seine,  M.  Oustry.  Il  avait  été 


—  184  — 

successivement  préfet  de  l'Aveyron,  de  l'Aude,  d'Alger,  de  la 
Dordogne  et  du  Rhône,  avant  d'être  appelé  à  remplacer 
M.  Hérold  à  Paris.  Il  avait  plus  tard  été  nommé  conseiller 
d'État,  puis  enfin  trésorier-payeur  général  à  Chartres. 

—  15.  M.  Henri  Blaze  de  Bury,  l'un  des  plus  anciens  col- 
laborateurs de  la  Revue  des  Deux-Mondes.  Sa  sœur  Christine 
Blaze  avait  épousé  le  célèbre  directeur  de  cette  revue, 
M.  François  Buloz.  Né  à  Avignon,  en  1813,  il  était  le  fils  de 
Castil  Blaze,  et  il  avait  ajouté  au  nom  de  son  père  le  nom  de 
sa  mère  qui  était  d'origine  anglaise,  et  se  nommait  de  Bury. 
Il  rédigea,  à  la  Revue  des  Deux-Mondes,  la  chronique  musicale 
depuis  la  mort  de  Scudo,  et  jusqu'à  l'avènement  de  M.  Bel- 
laigue,  le  critique  musical  actuel  de  la  Revue. 

—  16.  M.  HippolyteCarnot,  sénateur,  membre  de  l'Institut, 
ancien  ministre  de  l'Instruction  publique  en  1848,  père  du  prési- 
dent actuel  de  la  République.  Il  était  né  en  1 80 1 ,  à  Saint-Omer, 
et  il  était  fils  de  l'illustre  conventionnel  Carnot.  Il  appartenait, 
depuis  1881,  à  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques, 
où  il  avait  remplacé  M.  Drouyn  de  Lhuys. 

—  22.  Charles-Louis  Billion,  ancien  directeur  des  théâtres 
du  Cirque  et  de  l'Ambigu,  décoré  en  1848,  comme  garde  na- 
tional à  Paris,  où  il  était  né  le  4  avril  1804. 

—  2$.  Le  doyen  de  l'Académie  française,  M.  Désiré  Nisard, 
est  mort  aujourd'hui  dans  sa  villa  de  San  Remo.  Né  en  1804, 
il  fut  député  de  1842  à  1848  ;  créé  sénateur  sous  l'Empire 
(1867),  il  fut  également  nommé  commandeur  de  la  Légion 
d'honneur  par  Napoléon  III  (16  juin  1856).  Élu  à  l'Académie 
française  en  1850,  il  avait  été  directeur  de  l'École  normale, 
réorganisée  de  1857  à  1867.  Par  suite  du  décès  de  M.  Ni- 
sard, M.  Ernest  Legouvé,  né  en  1807,  devient  le  doyen  de 
l'Académie  française. 


—  :S5  - 


VARIETES 


GEORGE  SAND,  MERE  DE  FAMILLE 

La  lettre  suivante,  qui  est  absolument  inédite,  a  été  écrite 
par  Mm»  Sand  au  mari  de  la  maîtresse  de  pension  chez 
laquelle  elle  avait  placé  sa  fille  Solange,  qui  est  devenue  plus 
tard  Mme  Clésinger.  Cette  maîtresse  de  pension,  femme  d'élite 
qui  a  fait  et  laissé  des  élèves  remarquables,  était  Mmo  Bascans; 
quant  à  son  mari,  Ferdinand  Bascans,  qui  dirigeait,  avec  Ger- 
main Snrrut,  le  journal  la  Tribune,  il  était  en  même  temps 
professeur  d'histoire  et  de  littérature  dans  la  pension  de  sa 
femme. 

Cette  lettre,  une  des  plus  importantes  à  coup  sûr  de 
Mme  Sand  par  son  étendue  et  par  le  sujet  délicat  et  élevé 
qu'elle  aborde,  avait  été  communiquée  par  nous  à  M.  Calmann 
Lévy  au  moment  où  cet  éditeur  commença  la  publication  de  la 
Correspondance  de  l'illustre  écrivain.  Nous  n'avons  pas  cru 
devoir  la  publier  nous-même  avant  que  cette  Correspondance, 
où  notre  lettre  n'a  pas  été  insérée,  eût  entièrement  vu  le  jour. 
Le  scrupule  qui  nous  avait  alors  retenu  n'ayant  plus  de  raison 
d'être  aujourd'hui,  nous  donnons  cette  admirable  lettre  de 
l'auteur  du  Marquis  de  Villemer,  sans  en  rien  retrancher.  Elle 
présente  M"'e  Sand  sous  un  jour  assez  nouveau  :  ici,  en  effet, 
c'est  la  mère  de  famille  seule  qui  parle. 


—   îSu  — 


A  Monsieur  Bascans. 

29  septembre  1841. 

J'ai  bien  tardé,  Monsieur,  à  répondre  à  votre  aimable 
lettre.  J'attendais,  pour  le  faire,  que  j'eusse  pu  examiner 
assez  le  moral  et  l'intellectuel  de  Solange  pour  vous  en 
parler  ',  et  cet  examen,  je  n'ai  pu  le  faire  vite  au  milieu  de 
la  fièvre  d'amusement  qui  la  possède  ici,  et  à  laquelle  il 
faut  bien  laisser  son  élan  et  son  cours  nécessaires.  J'y  suis 
parvenue  à  peu  près,  à  bâtons  rompus  et  comme  par  sur- 
prise (quant  aux  études),  car,  pour  le  caractère,  je  l'ai 
trouvé,  sinon  plus  débonnaire,  du  moins  plus  retenu  et 
mieux  gouverné  par  la  volonté  intérieure.  Il  y  a  encore 
beaucoup  à  faire  de  ce  côté-là,  mais  j'espère,  et  je  vois 
que  votre  travail  n'a  pas  été  perdu. 

Quant  aux  études,  je  vous  dirai  mes  impressions  avec 
la  plus  entière  franchise.  Tout  ce  qui  a  été  appris  avec 
vous  dans  les  leçons  particulières  a  été  parfaitement  com- 
pris et  retenu  avec  une  précision  et  un  détail  tout  à  fait 
miraculeux.  La  grande  faculté  de  Solange,  c'est  la  mé- 


1.  Mlle  Solange  Sand  était  alors  en  vacances  chez  sa  mère,  et  c'est 
peu  de  temps  avant  sa  rentrée  à  la  pension  de  Mmc  Bascans  que 
cette  lettre  fut  écrite. 


—  187  — 

moire  des  faits.  Elle  y  joint  la  faculté  de  les  exprimer,  et 
je  crois  qu'elle  pourra  comprendre  sérieusement,  analyser 
logiquement,  et  écrire  avec  talent,  en  un  mot,  faire  de 
bons  travaux  d'histoire.  Hors  de  là,  je  ne  vois  rien  d'ar- 
tiste dans  sa  nature,  et  peu  importe.  Il  faut  donc  la  déve- 
lopper dans  le  sens  de  ses  aptitudes,  et  j'ai  à  vous  remer- 
cier sous  ce  rapport,  car  elle  a  acquis  beaucoup  dans  ce 
peu  de  temps  que  vous  l'avez  cultivée,  et,  malgré  ses 
fanfaronnades  d'inconscience  et  de  passion,  j'ai  vu  qu'elle 
avait  du  goût,  et  mettait  de  l'amour-propre  aux  études 
que  vous  lui  avez  fait  faire.  Je  désire  donc  extrêmement 
que  vous  lui  continuiez  ses  leçons  particulières,  que  vous 
la  fassiez  beaucoup  lire  et  beaucoup  écrire  avec  vous  :  le 
plus  clair  et  le  plus  sûr  de  son  éducation  est  là.  Hors  de 
là,  je  sais  fort  bien  qu'il  n'y  a  rien  pour  Solange;  que  les 
leçons  générales  où  l'on  est  plus  de  quatre  ou  cinq,  et  où 
chacune  n'est  pas  examinée  séparément  et  attentivement, 
ne  lui  apprendraient  rien.  Ces  leçons  générales  sont 
bonnes  pour  qui  veut  écouter,  mais  la  plupart  de  ces  en- 
fants n'a  pas  encore  cette  volonté,  et  Solange  moins  que 
toute  autre.  Ainsi,  les  leçons  d'anglais  sont  nulles  pour 
elle,  et,  je  vous  en  parlerai  même  tout  à  l'heure,  comme 
tout  à  fait  nuisibles  à  son  cerveau.  Mais,  en  général,  les 
leçons  générales  ont  pour  elle  un  avantage  autre  que  le 
progrès  réel  et  rapide  :  c'est  de  discipliner  les  apparences 
de  la  volonté,  et  d'enrégimenter  la  personne.  En  cela, 
l'éducation  géné-ale  m'a  paru  nécessaire  à  ma  fille,  dont 


—   i88  — 

l'humeur  sauvage  et  fière  eût  pris  des  habitudes  tellement 
excentriques;  ainsi,  l'effet  de  cette  éducation  sur  elle  est 
bon  sous  le  côté  moral,  nul,  ou  à  peu  près  s'en  faut,  sous 
le  rapport  intellectuel,  et,  comme  il  est  bien  urgent  de 
développer  simultanément  les  deux  puissances,  Solange 
ne  peut  pas  se  passer  de  bonnes  et  fortes  leçons  particu- 
lières, les  plus  longues  et  les  plus  fréquentes  possible.  Je 
viens  donc  vous  proposer  de  vous  demander  un  arrange- 
ment :  c'est  qu'à  la  place  de  certaines  leçons  où  Solange 
ne  fait  rien,  elle  aille  près  de  vous  lire  et  faire  des  extraits 
et  des  résumés  :  sinon  près  de  vous,  du  moins  dans  un 
coin  où  elle  puisse  et  doive  piocher  l'histoire,  afin  de 
vous  rendre  un  compte  exact  de  sa  besogne. 

Ces  heures -là  sont,  je  crois,  celles  des  leçons  d'an- 
glais, leçons  dont  j'ai  vu  le  résultat  pitoyable,  et  qui  ne 
sont  pas  suffisantes.  Ceci  n'est  pas  l'effet  d'une  plainte  de 
Solange  ;  j'ai  fouillé  à  fond  les  replis  de  sa  paresse  et  de 
sa  conscience;  et,  me  faisant  rendre  compte,  avec  la  ruse 
d'un  juge  d'instruction,  de  la  manière  de  cet  enseigne- 
ment, je  me  suis  convaincue  qu'il  péchait  sous  le  rapport 
de  la  surveillance,  et  qu'on  était  libre  non  seulement  de 
ne  pas  l'entendre  (ce  à  quoi  le  meilleur  maître  ne  peut 
rien),  mais  encore  de  ne  pas  l'écouter.  Solange  ne  me 
paraît  avoir  aucune  antipathie  pour  la  maîtresse  d'anglais. 
Elle  dit  qu'à  la  première  division  cette  même  maîtresse 
fait  faire  des  progrès,  mais  qu'à  la  seconde,  il  n'y  a  pour 
elle  aucun  moyen  de  se  mettre  au  courant  de  ce  qu'elle 


—   i  Sg  — 

ne  sait  pas,  et  qu'on  ne  l'a  jamais  interrogée  ni  aidée  à 
quoi  que  ce  soit.  Il  est  certain  qu'elle  a  oublié  jusqu'au 
premier  mot  du  peu  qu'elle  en  savait.  Ceci  n'est  pas  un 
regret  pour  moi,  je  ne  tiens  pas  beaucoup  à  ce  qu'elle 
apprenne  l'anglais,  et,  si  elle  vient  à  le  croire  utile  un 
Jour,  il  sera  encore  temps.  Ce  à  quoi  je  tiens,  c'est  qu'elle 
apprenne  à  travailler,  et,  si  une  leçon  ferme  et  complète 
ne  suffit  pas  toujours  à  en  donner  le  goût  et  le  moyen, 
une  leçon  molle  et  préoccupée  en  ôte  le  désir  et  l'inten- 
tion. Solange  est  toujours  prête  à  secouer  le  joug  quand 
il^est  mal  attaché,  et,  pour  peu  que  l'institutrice  soit  dis- 
traite, souffrante  ou  débonnaire,  elle  s'exalte  dans  son 
dédain  systématique  pour  l'étude.  Les  autres  leçons  gé- 
nérales ,  celles  de  français  surtout ,  me  paraissent  très 
bonnes,  car  elle  en  a  certainement  profité,  et  elle  est  en 
grand  progrès  sous  ce  rapport.  Donc,  pour  conclure,  s'il 
vous  était  possible  de  faire  remplacer  l'anglais  par  des 
études  de  français  à  l'état  littéraire,  ou  d'histoire  à  l'état 
un  peu  philosophique,  comme  ce  qui  a  été  fait  déjà 
avec  beaucoup  de  succès,  tout  serait  pour  le  mieux.  Je 
pense  que  vous  avez  déjà  bien  assez  de  fatigue,  et  je 
n'oserais  pas  vous  demander  d'augmenter  une  tâche  si 
pénible  ;  mais,  s'il  y  avait  autour  de  vous  quelque  per- 
sonne capable  de  servir  de  répétiteur  aux  études  d'his- 
toire que  vous  faites  faire,  je  l'indemniserais,  comme 
vous  le  jugeriez  à  propos,  du  temps  et  de  la  peine  qu'elle 
y  consacrerait;  le  tout  sous  votre  direction,  et  tout  à  fait 


—   igo  — 

subordonné  à  votre  méthode,  de  manière  à  ce  que  vos 
leçons  particulières,  auxquelles  je  tiens  avant  tout,  trou- 
vassent la  besogne  préparée,  et  l'esprit  bien  labouré  pour 
recevoir  le  bon  grain  de  votre  enseignement. 

Je  demande  peut-être  beaucoup,  mais  je  suis  sûre 
pourtant  que  vous  m'aiderez  à  cultiver  cette  terre  forte 
un  peu  fortement.  Elle  m'a  raconté  la  vie  de  François  Ier 
avec  les  moindres  détails  de  lieux,  de  dates,  et  même 
de  stratégie.  Une  telle  mémoire  peut  porter  de  gros  far- 
deaux, et  ce  serait  grand  dommage  de  ne  pas  la  remplir 
de  ce  qu'il  y  a  de  plus  important  et  de  plus  mûrissant  : 
l'histoire  ! 

Pardon,  mille  fois,  de  ces  longs  détails;  j'espère  que 
la  maîtresse  d'anglais  ne  sera  pas  réprimandée  à  cause  de 
nous,  et  qu'elle  ne  saura  même  pas  combien  Solange  la 
bénit  de  son  extrême  douceur.  Ses  leçons  peuvent  être 
bien  bonnes  pour  des  esprits  plus  doux  et  plus  posés  que 
celui  de  ma  superbe.  Ainsi  ce  n'est  ni  une  délation  ni 
une  plainte  que  je  vous  adresse;  j'ai  assez  donné  de  le- 
çons moi-même,  pour  savoir  que  c'est  la  tâche  la  plus 
cruelle  et  la  plus  difficile  qui  soit  au  monde,  et  j'ai  assez 
vécu  pour  savoir  qu'il  ne  faut  pas  exiger  au  delà  du  pos- 
sible, c'est-à-dire  au  delà  d'une  certaine  mesure  de  bien 
en  toutes  choses.  Ce  qu'il  y  a  dans  votre  établissement 
de  bien  ordonné  et  de  profitable,  je  l'apprécie  grande- 
ment, et  j'en  vois  les  résultats  avec  autant  de  satisfaction 
que  de  reconnaissance.  Solange  me  paraît  pleine  de  res- 


—  I9I  — 

pect  pour  vous  et  d'attachement  pour  Mme  Bascans.  C'est 
un  grand  point;  comme  elle  est  d'humeur  jalouse,  elle 
m'a  paru  très  portée  à  désirer  accaparer  les  affections  de 
Mme  Bascans,  et,  comme  elle  est  avec  moi  ombrageuse 
et  susceptible  à  cet  égard  (jusqu'à  la  tyrannie,  si  je  me 
laissais  faire),  je  vois  bien  qu'elle  est  disposée  à  la  pas- 
sion envers  votre  femme.  Il  faudra  que  Mme  Bascans 
prenne  garde  à  quelque  coup  de  poignard,  si  elle  se  per- 
met une  préférence  pour  une  autre. 

Je  vous  la  renverrai  le  plus  tôt  possible,  vers  l'époque 
de  la  rentrée  réelle,  qui  ne  doit  être,  je  pense,  que  dans 
huit  à  dix  jours.  Je  serai  peut-être  forcée  de  prolonger 
cela  jusqu'à  la  quinzaine,  à  cause  des  affaires  de  mon 
frère,  qui  doit  la  reconduire.  Nous  sommes  un  peu  loin, 
assez  occupés,  et  nous  ne  faisons  pas  toujours  ce  que 
nous  voulons.  Puisque  vous  me  demandez  des  nouvelles 
de  mon  travail  à  moi,  je  vous  dirai  que  je  viens  de  finir 
un  gros  et  lourd  roman,  plein,  comme  à  l'ordinaire,  de 
bonnes  intentions,  et  vide  de  beaux  résultats.  Je  ne  me 
décourage  pas  pour  si  peu;  mes  ouvrages  seront  l'amu- 
sement d'un  jour,  et  passeront  avec  moi.  Il  suffit  à  mes 
forces  et  à  mes  ambitions  qu'en  ces  jours  de  lutte  et 
d'incertitude  qui  passeront  aussi,  ils  servent  à  entretenir 
le  rêve  de  quelques  beaux  sentiments  dans  quelques  âmes 
plus  fortes  d'ailleurs  et  plus  efficaces  que  la  mienne. 

Croyez  bien  que  votre  approbation  et  vos  sympathies 
me  sont  douces  et  encourageantes.  Rappelez-moi  au  sou- 


—  l92  — 

venir  de  votre  aimable  compagne,  et  comptez  sur  mes 
sentiments  dévoués  et  affectueux. 
Tout  à  vous. 

George  Sand. 

P.-S.  Solange  a  sur  le  chantier  depuis  huit  jours  une 
lettre  pour  Mme  Bascans,  et  deux  autres  pour  des  com- 
pagnes qui  lui  ont  écrit.  Mais  il  passe  tant  d'enivrements, 
tant  de  papillons,  tant  de  petits  chiens  et  d'enfantillages 
dans  sa  cervelle,  que  je  ne  veux  pas  attendre  davantage 
la  fin  de  son  courrier  pour  vous  envoyer  le  mien. 

Georges  d'Heylli. 
Le  Gérant:  D.  Jouaust. 


2476.  —  Paris,  imprimerie  Jouaust  et  Sigaux,  rue  de  Lille,  7. 


GAZETTE  ANECDOTIQUE 


Numéro  7  —  1 5   avril   1888 


SOMMAIRE. 

La  Quinzaine  :  Le  Duc  de  Padoue.  —  M.  Pascal.  —  Le  Peintre 
Hamman.  —  Chute  du  Cabinet  Tirard.  —  Composition  du  Ministère 
Floquet.  —  M.  Méline,  élu  président  de  la  Chambre.  —  Le  Citoyen 
Maxime  Lisbonne  à  Londres.  —  L'Incendie  de  la  gare  Saint-Lazare. 
—  L'Exposition  annuelle  des  Pastellistes  français.  —  Le  général 
Boulanger.  —  Sand  et  Sandeau.  —  Théâtres  et  Concerts. 

Varia  :  La  Popularité.  —  Une  Lettre  du  sénateur  Carnot.  —  Un 
Mystère  au  XIXe  siècle.  —  La  Justice  express.  —  Un  Mariage 
d'amour.  —  L'Empereur  Guillaume  chez  lui.  —  Mots  sans  rimes.  — 
Victor  Hugo  inédit.  —  Les  Mots  de  la  quinzaine. 

Variétés  :  Nos  Hommes  politiques. 


29  mars. 
La  Quinzaine.  —  Le  parti  bonapartiste  vient  de  faire, 
hier  et  aujourd'hui,  deux  pertes  sensibles. 

Le  28  mars,  est  mort  le  duc  de  Padoue,  ancien  mi- 
nistre de  l'intérieur,   ancien  député ,  et  l'un   des   plus 
chauds  partisans  du  prince  Victor  contre  son  père   le 
prince  Napoléon.  Né  en  1814,  il  était  le  fils   du  général 
1.  —  188S.  ij 


—   i94  — 

Arrighi  de  Casanova,  qui  était  parent  de  l'empereur,  et 
que  ce  dernier  créa  duc  de  Padoue,  en  1809,  sur  le 
champ  de  bataille  d'Essling.  Sous  le  deuxième  empire 
il  avait  été  ministre  de  l'intérieur,  en  1859,  puis  séna- 
teur et  grand-croix  de  la  Légion  d'honneur. 

—  Le  29  mars,  M.  Pascal,  ancien  sous-secrétaire 
d'État  de  l'intérieur  sous  M.  de  Goulard,  puis  sous 
M.  Beulé,  en  1873,  ancien  préfet,  et  alors  orléaniste, 
s'est  suicidé,  dans  son  domicile,  28,  avenue  Marceau,  à 
l'âge  de  soixante  ans.  Il  avait  passé,  avec  éclat,  au  parti 
impérialiste,  après  1873,  et  était  devenu  directeur  du 
journal  bonapartiste  l'Ordre,  en  1879.  Il  avait  échoué 
à  la  Chambre,  comme  candidat  dans  la  Gironde,  en 
1877.  Des  questions  d'ordre  privé  ont  seules  été  la  cause 
de  la  fatale  catastrophe  qui  a  terminé  sa  vie. 

—  Le  même  jour,  29  mars,  décès  d'un  peintre  qui 
eut  son  heure  de  célébrité,  Edouard -Jean-Conrad  Ham- 
man,  né  à  Ostende  en  181 9.  On  lui  doit  quelques  ta- 
bleaux de  genre,  et  surtout  des  toiles  représentant  des 
sujets  historiques.  Quatre  fois  médaillé,  de  1853  à  1864, 
il  avait  été  décoré  en  cette  dernière  année. 

30  mars. 

Aujourd'hui,  vendredi,  est  tombé  le  cinquième  minis- 
tère constitué  depuis  les  élections  générales  d'octobre 
1885.  Menacé  d'une  interpellation,  le  cabinet  Tirard  l'a 
devancée,  dans  la  séance  de  ce  jour,  en  posant  la  ques- 


-  i95  - 

tion  de  confiance  à  propos  d'un  projet  de  révision  de  la 
Constitution  soutenu  par  les  groupes  extrêmes  de  la 
Chambre,  et  dont  il  avait  refusé  d'accepter  la  responsa- 
bilité. La  Chambre  ayant  voté  ce  projet,  M.  Tirard  et 
ses  collègues  ont  démissionné  sur  l'heure. 

Comme  personne  ne  s'attendait  à  la  chute  du  cabinet 
pour  ce  jour-là,  et  sur  cette  question  inattendue,  il  y  a 
eu  une  sorte  de  désarroi  dans  les  deux  Chambres.  Au 
Palais-Bourbon,  ce  désarroi  a  même  été  si  loin  que  la 
Chambre,  qui  avait  voté  la  révision  de  la  Constitution 
dans  la  journée,  en  a  repoussé  l'urgence  par  un  vote 
contraire  dans  une  seconde  séance  du  soir. 

3  avril. 

M.  Chai  les  Floquet,  l'un  des  meilleurs  présidents 
que  la  Chambre  ait  jamais  eus,  est  descendu  de  son 
fauteuil  pour  accepter  la  présidence  du  conseil  dans 
le  nouveau  ministère,  qu'il  a  formé  en  quelques  heures. 
Il  est  devenu  lui-même  ministre  de  l'intérieur  dans 
la  combinaison.  M.  Goblet  a  pris  les  affaires  étran- 
gères; M.  Ferrouillat,  sénateur,  est  allé  à  la  justice; 
M.  Peytral  a  reçu  les  finances;  M.  Viette  reste  à  l'agri- 
culture, et  M.  l'amiral  Krantz  à  la  marine;  M.  Deluns- 
Montaud  devient  ministre  des  travaux  publics ,  et 
M.  Pierre  Legrand,  ministre  du  commerce;  enfin, 
M.  Ed.  Lockioy  est  investi  du  portefeuille  de  l'instruc- 
tion publique.  Quant  à  la  guerre,  par  une  dérogation  à  la 


—  196  — 

règle  ordinaire,  on  a  donné  ce  ministère  à  un  civil, 
M.  de  Freycinet,  qui  avait  déjà  occupé  ce  poste  en  1 87 1 . 
On  a  fait  remarquer,  à  ce  propos,  que  ce  n'est  que  bien 
rarement  qu'il  y  a  eu  un  ministre  civil  à  la  guerre,  et 
l'on  constate,  en  effet,  que  M.  de  Freycinet  est  le  qua- 
trième civil  qui  ait  occupé  ce  poste  depuis  la  création 
des  ministres  de  la  guerre. 

4  avril. 

On  procède  aujourd'hui,  à  la  Chambre,  à  l'élection 
d'un  président  en  remplacement  de  M.  Floquet,  devenu 
président  du  conseil.  Deux  tours  de  scrutin  ne  parvien- 
nent pas  à  réunir  la  majorité  requise.  MM.  Clemenceau, 
Henri  Brisson  et  Andrieux  obtiennent  le  plus  grand 
nombre  de  voix,  et  même  M.  Clemenceau  paraît  devoir 
l'emporter.  Mais,  au  dernier  moment,  un  revirement  se 
produit;  les  modérés  présentent  un  nouveau  candidat, 
au  troisième  et  dernier  tour,  où  la  majorité  relative  suffit 
pour  assurer  l'élection  :  M.  Méline,  ancien  ministre  de 
l'agriculture,  à  qui  l'on  doit  la  création  de  l'ordie  du 
Mérite  agricole,  est  porté  par  les  centres,  et  cette  nou- 
velle compétition  donne  lieu  à  un  résultat  assez  imprévu. 
MM.  Clemenceau  et  Méline  obtiennent  chacun  168  voix 
sur  401  votants;  mais  l'article  2  du  règlement  disposant 
qu'en  pareil  cas  c'est  le  plus  âgé  qui  l'emporte,  M.  Méline 
étant  né  en  1838  est  proclamé  président  de  la  Chambre 
contre  M.  Clemenceau,  qui  n'est  né  qu'en  1841. 


—  197  — 

Le  résultat  de  cette  élection,  où  le  président  de  la 
Chambre  n'obtient  que  168  voix,  donne  lieu  à  une  assez 
curieuse  remarque  :  c'est  que  si  toute  la  droite  de  la 
Chambre,  qui  compte  172  membres,  s'était  par  hasard 
concertée  et  entendue,  c'est  un  membre  de  la  droite  qui 
eût  été  élu  président!...  Il  y  avait  bien  longtemps  qu'on 
n'avait  vu  une  élection  de  président  s'accomplir  dans 
des  conditions  aussi  précaires  comme  chiffre  final  des 
voix  obtenues. 

$  avril. 

On  raconte  aujourd'hui  une  nouvelle  «  fumisterie  » 
du  citoyen  Lisbonne,  l'ancien  membre  de  la  Commune, 
qui  avait  déjà  été  promener  un  habit  noir  d'emprunt  à 
l'une  des  dernières  réceptions  de  M.  le  président  de  la 
République. 

Il  paraît  que  ledit  citoyen,  qui  est  passé  momentané- 
ment en  Angleterre,  a  cru  devoir  envoyer,  à  l'occasion  de 
son  séjour,  sa  carte  de  visite  à  la  reine  d'Angleterre  et 
au  prince  de  Galles,  en  faisant  suivre  son  nom  de  cette 
annotation  manuscrite  :  «  ex-forcat  de  la  Commune.  » 
Cette  mauvaise  plaisanterie  a  valu  à  M.  Lisbonne  la  vi- 
site de  deux  agents  de  police  envoyés  pour  s'assurer  de 
ses  intentions.  A  la  suite  de  cette  visite,  M.  Lisbonne 
écrivit  au  prince  la  lettre  suivante,  qui  ne  serait  pas 
faite  pour  resserrer  les  liens  amicaux  qui  existent  entre 


—  198  - 

la  France  et  l'Angleterre,  si  elle  émanait  d'un  autre  per- 
sonnage : 

8j,  Charlotte-Street,  Fitzroy  square,  London. 
31  mars  1888. 

Citoyen  prince, 

Si  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  envoyer  ma  carte  en  arrivant  à 
Londres,  c'est  que,  en  ma  qualité  de  Français,  je  ne  puis  ou- 
blier une  des  rares  puissances  amies  de  la  France;  c'était  une 
simple  marque  de  politesse  qui  vous  était  due. 

Vous  avez  pensé,  ainsi  que  vos  deux  secrétaires  qui  sont 
venus  me  voir  ce  matin,  que  dans  mon  action  il  y  avait  une 
arrière-pensée.  J'ai  seulement  demandé  à  ces  deux  messieurs 
à  quelle  heure  vous  déjeuniez,  et  comment  je  devais  m'y  prendre 
pour  partager  ce  repas  princier.  Je  serai  vêtu  de  Yhabit  pétro- 
Usé  avec  lequel  j'ai  eu  l'honneur  de  me  présenter  chez  le  ci- 
toyen Carnot,  président  de  la  République. 

Salut  et  fraternité. 

Maxime  Lisbonne. 

Les  deux  «  secrétaires  »  étaient  bel  et  bien  les  deux 
agents  de  police  dont  nous  parlons  plus  haut,  et  le  citoyen 
Lisbonne  fera  peut-être  mieux  de  ne  pas  trop  renouveler 
une  semblable  aventure.  Il  y  a  en  Angleterre  des  lois 
sévères  pour  les  crimes  dits  de  lèse-Majesté,  et,  en  pa- 
reil cas,  très  peu  de  propension  à  des  mesures  d'am- 
nistie. 

6  avril. 

Mort  du  célèbre  pianiste  et  compositeur  Charles-Va- 
lentin  Alkan  aîné.  Il  fut  en  son  temps  un  des  maîtres  du 


—  i99  — 

piano,  aussi  bien  comme  professeur  que  comme  exécu- 
tant. Il  a  été  aussi  l'initiateur  du  piano  à  pédales  dont 
il  a  joué  souvent  dans  ses  derniers  concerts.  Ce  maître 
éminent,  qui  laisse  des  œuvres  de  premier  ordre,  était 
né  en  i  S 1 3. 

7  avril. 

Un  incendie  très  violent  a  éclaté  dans  la  nuit,  à  la 
gare  Saint-Lazare,  au  milieu  des  bâtiments  actuellement 
en  démolition  en  vue  de  la  construction  de  la  gare  nou- 
velle. Cet  incendie  n'aurait  pas  eu  grande  importance, 
s'il  s'était  borné  à  brûler  les  bâtiments  qu'on  voulait  dé- 
truire; mais  il  a  donné  lieu  à  un  grave  et  dramatique 
incident.  Sept  des  pompiers  accourus  pour  éteindre  l'in- 
cendie se  sont  trouvés  précipités  dans  les  décombres 
d'un  escalier  qui  s'est  écroulé  sous  leur  poids  :  cinq 
ont  été  retirés  vivants,  mais  deux,  le  caporal  Porlier  et 
le  sapeur  Pachin,  étaient  morts  quand  on  a  retrouvé 
leurs  corps  à  demi  calcinés. 

—  Aujourd'hui,  ouverture  à  la  salle  Petit,  rue  de  Sèze, 
de  l'Exposition  annuelle  des  pastellites  français.  Elle 
comprend  environ  cent  quarante  envois,  dont  plusieurs 
d'un  grand  intérêt  et  d'un  véritable  mérite.  A  citer  surtout 
les  compositions  de  Puvis  de  Chavannes,  Pitié,  l'Orage, 
la  Liseuse,  Une  Source,  œuvres  de  grande  et  lumineuse 
harmonie,  les  portraits  de  femmes  de  Besnard,  le  por- 
trait du  prince  de  Sagan,  de  Gervex,  des  tableaux  d'après 


—    200   — 

nature  de  Duez,  les  portraits  de  Mme  Pasca  et  de  Co- 
quelin  cadet,  de  Madeleine  Lemaire,  et  beaucoup  d'au- 
tres pastels  également  intéressants  de  MM.  Lhermitte, 
Montenard,  Roll,  Béraud,  LevisBrown,  Mme  Cazin,  etc. 

9  avril. 

Le  général  Boulanger,  devenu  éligible,  a  été  élu,  hier 
dimanche,  député  de  la  Dordogne;  mais  le  général  a 
déclaré  aussitôt  qu'il  renonçait  au  bénéfice  de  son  élec- 
tion pour  se  présenter  le  1 5  avril  prochain  dans  le 
Nord,  où  l'on  mène  en  ce  moment  une  bruyante  cam- 
pagne en  son  nom. 

10  avril. 

La  10e  chambre  correctionnelle  a  jugé  hier  une  af- 
faire, qui  en  rappelle  une  autre  toute  récente,  laquelle  a 
fait  quelque  scandale.  Il  est  mort  dernièrement  à  Paris 
une  femme  galante  connue  dans  son  monde  spécial  sous 
le  nom  de  baronne  d'Ange,  mais  qui  se  nommait,  en 
réalité,  Angèle  Bardin.  Cette  dame  avait  fini  par  trou- 
ver, moyennant  promesse  d'argent,  un  certain  baron 
ruiné,  nommé  Adolphe-Julien  Bisson  d'Yvandre,  qui 
avait  consenti  à  s'accoupler  légalement  avec  elle.  Mais,  à 
peine  mariée,  la  baronne  vint  à  mourir,  et  son  mari  ne 
put  toucher  l'argent  qui  devait  être  le  prix  du  sacrifice 
qu'il  avait  fait  à  son  honneur  en  l'épousant.  Ces  jours 
derniers ,  on  a  vendu  les  objets  mobiliers  qui  garnis- 
saient l'hôtel  de  la  dame;  hier,  c'est  le  mari  lui-même 


—    201    — 


qui  comparaissait  en  police  correctionnelle,  où  il  a  été 
condamné  à  un  mois  de  prison  pour  banqueroute  simple. 
Il  avait,  en  effet,  fait  de  mauvaises  affaires  comme  cour- 
tier en  marchandises;  c'est  pour  rétablir  son  crédit  qu'il 
avait  consenti  à  épouser  celle  qui  a  été  connue  si  long- 
temps, au  bois  de  Boulogne,  autour  du  lac,  où  elle  con- 
duisait elle-même  un  brillant  équipage,  sous  le  seul  nom 
de  «  la  Baronne  ». 

—  On  annonce  la  mort  d'un  lettré  bien  connu,  M.  Ju- 
lien Travers,  qui  était  le  doyen  de  toutes  les  Sociétés 
savantes  de  Normandie,  et  qui  a  laissé  plusieurs  volumes 
de  poésies.  Il  avait  été  longtemps  professeur  de  littéra- 
ture à  la  Faculté  des  lettres  de  Caen,  et  il  était  âgé  de 
quatre-vingt-sept  ans. 

1 1  avril. 

Mme  Claude  Vignon,  sculpteur  et  romancier  de  talent, 
est  morte  aujourd'hui  à  l'âge  de  cinquante-six  ans.  Née 
Noémie  Cadiot,  elle  avait  en  1848  épousé,  en  premières 
noces,  l'abbé  défroqué  Alphonse-Louis  Constant,  plus 
connu  comme  magicien  sous  le  nom  d'Eliphas  Lévy.  De- 
venue veuve  en  1875,  elle  se  remaria  avec  M.  Maurice 
Rouvier,  qui  fut  depuis  ministre,  et  même  président  du 
conseil.  Sous  le  nom  d'H.  Morel,  elle  publiait  alors  des 
correspondances  journalières  sur  les  séances  de  l'Assem- 
blée nationale  (1871-76).  Un  décret,  en  date  du  26  août 
1866,  avait  autorisé  Mme  Constant  à  porter  légalement 


—    202    — 

le  pseudonyme  de  Claude  Vignon,  sous  lequel  elle  est 
littérairement  connue.  Comme  sculpteur,  elle  avait  été 
l'élève  de  Pradier. 

Sand  et  Sandeau.  —  Le  révolutionnaire  Félix  Pyat 
a  publié  récemment,  dans  la  Revue  de  Pans  et  de  Saint- 
Pétersbourg,  quelques  chapitres  de  ses  Mémoires.  Dans 
l'un  de  ces  chapitres,  il  raconte  ses  premières  relations 
avec  Jules  Sandeau  et  George  Sand.  Voici  quelques  em- 
prunts faits  à  ces  curieux  articles. 

Et  tout  d'abord  une  lettre  de  Sandeau,  alors  en  va- 
cances dans  le  Berry,  à  son  ami  Pyat,  qui  se  trouve  à 
Paris  : 

Cher  ami, 

J'aime  et  suis  aimé...  mais  d'un  amour  qui  ne  peut  se 
cacher  dans  une  petite  ville  comme  la  Châtre.  Il  nous  faut 
donc  Paris!  et  je  suis  pauvre!  L'autre  est  riche  et  faite  à  une 
aisance  plus  que  bourgeoise,  presque  à  l'opulence,  habitant 
château  avec  jardin,  etc.  Il  faut  donc  que  tu  me  trouves  à 
Paris  un  appartement  ayant  de  l'air,  du  soleil  et  de  l'espace, 
au  prix  maximum  de  cinq  cents  francs. 

Ton  ami, 
J.S. 

Suit  l'indication  du  logement  choisi  pour  abriter  San- 
deau et  son  amie  : 

...  Une  miniature  d'appartement,  quai  Saint- Michel,  au 
cinquième  étage,  antichambre  pour  le  parapluie,  salle  à  man- 


203    

ger  pour  deux,  chambre  à  coucher  pour  un...  Le  tout  meublé 
à  l'avenant,  et  pour  cinq  cents  francs  ! 

Enchanté,  Jules  Sandeau  répond  : 

Cher  ami, 

Bravo!  Merci!  Accepté  à  l'unanimité  par  les  deux  amis 
bien  obligés.  Nous  ne  pouvons  partir  ensemble.  Elle  arrivera 
la  première  à  Paris  par  les  Messageries  royales,  diligence 
d'Orléans...  Tu  la  reconnaîtras  à  son  vêtement  d'homme...  un 
amour  de  page,  un  ange  brun,  un  lutin,  un  sylphe,  à  ne  pas 
s'y  tromper...  11  n'y  a  qu'elle  au  monde.  J'arriverai  deux  jours 
après. 

Encore  une  fois  merci. 
J.  S. 

Au  jour  convenu ,  à  sept  heures  du  soir,  Pyat  va 
chercher  ses  deux  amis  dans  la  cour  des  Messageries,  rue 
Montmartre  : 

Tout  à  coup,  à  l'impériale,  l'équivalent  du  wagon  des 
bagages,  je  vis  surgir  du  dessous  de  la  bâche,  comme  un  dia- 
blotin sortant  d'une  boîte  à  ressort,  une  tête  aussi  brune  qu'un 
pruneau,  coiffée  d'un  bonnet  d'astrakan  posé  sur  des  cheveux 
bouclés  à  l'ange  :  il  n'y  avait  d'ange  que  les  yeux,  deux  dia- 
mants noirs  sur  un  nez  busqué,  deux  lèvres  rouges  comme  des 
guignes,  laissant  voir  des  dents  anglaises;  le  corps  maigre, 
vêtu  d'une  polonaise  à  brandebourgs,  —  la  Pologne  était  de 
mode  alors,  —  les  jambes  viriles  dans  un  pantalon  collant 
avec  des  bottines  à  tiges  découpées  en  cœur  et  ornées  de 
glands...  Cette  forme  masculine  me  criait  avec  le  sourire  et 
la  gaieté  d'un  mousse  : 


—  204  — 

«  Me  voilà!  c'est  moi!  Aurore!  >> 

C'était  elle.  L'aspect  me  rassura.  Le  nom  me  fit  sourire... 
Cupido  fut  désarmé.  Vous  ne  tenterez  pas  votre  Dieu,... 
encore  moins  votre  ami!  J'étais  sauvé  de  l'irrésistible  féminin. 
Il  manquait.  C'était  bien  elle.  Il  n'y  avait  pas  à  s'y  tromper! 
Il  n'y  avait  qu'elle  au  monde,  comme  disait  l'amoureuxl  Je  la 
reconnus,  non  à  la  beauté  de  la  femme;  je  la  vis  telle  qu'elle 
était,  en  jeune  garçon,  et  je  me  trouvai  immédiatement  à 
l'aise  avec  ce  compagnon 

Deux  jours  après,  Jules  Sandeau  arrivait...  le  nid  était 
plein,  et  ma  conscience  saine  et  sauve. 

Un  peu  plus  loin,  Félix  Pyat  raconte  la  fin  du  roman, 
la  séparation  rapide,  et  bien  connue,  des  deux  amants  : 

Le  couple,  encore  uni,  laissa  bientôt  la  crèche  du  quai  Saint- 
Michel  pour  l'appartement  du  quai  Voltaire,  que  de  La  Touche 
avait  laissé  en  se  retirant  dans  la  Vallée-aux-Loups.  Elle  sen- 
tit là  sa  supériorité  sur  Sandeau  et  la  lui  fit  sentir.  Elle  ne 
l'aimait  plus.  Elle  lui  avait  pris  la  moitié  de  son  nom,  signant 
ses  livres  du  pseudonyme  Sand;  elle  lui  prit  tout  son  courage, 
elle  lui  prit  tout,  même  l'honneur  du  mâle;  l'incube  fut  le 
succube.  Il  devint  la  femme  dans  la  communauté,  démoralisé, 
désespéré,  déshonoré  à  ses  propres  yeux  et  aux  miens. 

Et  Félix  Pyat  dit  bien  d'aulies  choses  encore,  mais 
dont  beaucoup  touchent  vraiment  trop  aux  respectables 
mystères  de  la  vie  privée.  Ce  n'est  d'ailleurs  que  des  re- 
lations de  Sand  et  de  Sandeau  que  nous  avons  voulu  ici 
parler. 

Théâtres.  —  L'Opéia-Comique  a  donné,  le  29  mars, 


—  2ob  — 

un  concert  spirituel  composé,  entre  autres  morceaux  im- 
portants, de  la  Messe  de  Requiem  de  Verdi,  chantée  par 
MM.  Talazac,  Fournets,  et  Mmes  Isaac  et  Deschamps. 
Le  succès  a  été  considérable,  surtout  pour  le  beau  qua- 
tuor du  Domine  Jésus,  et  le  duo  de  VAgnus  Dei,  qui  a  été 
bissé.  Les  chœurs  et  l'orchestre,  dirigés  par  M.  Danbé, 
ont  également  fait  merveille.  Ce  beau  concert  commen- 
çait par  divers  morceaux  religieux  de  M.  Gounod,  pour 
orchestre  et  chœurs  diiigés  par  lui-même,  et  suivis  d'un 
concerto  pour  piano-pédalier  fort  magistralement  exécuté 
par  Mme  Palicot.  La  messe  de  Verdi  a  été  jouée  plu- 
sieurs fois  depuis  ce  jour  avec  la  même  exécution;  mais 
le  concert  qui  précédait  a  été  varié,  et  l'affluence  du  pu- 
blic a  toujours  été  très  grande  à  ces  belles  solennités 
musicales. 

—  La  Porte-Saint-Martin  a  représenté,  le  3  avril,  un 
drame  nouveau  de  M.  Georges  Ohnet,  la  Grande  Mar- 
nière,  tiré  par  l'auteur  de  son  roman  du  même  nom. 
C'est  une  pièce  intéressante,  qui  met  en  scène  des  situa- 
tions souvent  puissantes  et  des  passions  locales  très  vi- 
ves, violentes  même,  et  qui  a  été  jouée  avec  un  remar- 
quable ensemble  par  la  belle  troupe  de  la  Porte-Saint- 
Martin,  où  se  trouvaient  réunis  pour  l'interprétation  du 
drame  de  M.  Ohnet,  MM.  Paulin-Ménier,  Volny,  Léon 
Noël,  Bertal,  Francès,  Mévisto,  et  enfin  Mlle  Marsy, 
transfuge  de  la  Comédie- Française,  qui  a  toujours  sa 
beauté  souveraine  et  sa  grâce  des  premiers  jours.  Les 


—    20Ô    — 

huit  tableaux  de  la  pièce  sont,  en  outre,  mis  en  scène 
avec  le  luxe  et  l'exactitude  habituels  à  l'imprésario  le 
plus  prodigue  de  Paris,  M.  Duquesnel.  En  somme, 
M.  Ohnet  n'a  jamais  eu  de  pièce  qui  ait  été  mieux  jouée 
ni  mieux  encadrée.  A  tous  les  points  de  vue,  c'est  un 
grand  succès. 

—  Que  n'en  pouvons-nous  dire  autant,  hélas!  de  la 
pièce  nouvelle  du  Palais-Royal,  Doit  et  Avoir,  comédie 
en  trois  actes,  de  M.  Albin  Valabrègue,  qui  est  tombée  si- 
lencieusement, le  4  de  ce  mois,  entre  neuf  heures  et 
minuit!  Malgré  Daubray,  Milher,  Dailly,  Galipaux,  et 
les  autres  excellents  farceurs  de  l'endroit,  qui  feraient 
rire  des  morts,  on  n'a  vraiment  ri  que  du  bout  des  lè- 
vres, et  encore!  C'est  une  revanche  à  prendre. 

—  Le  $,  le  Gymnase  a  arrêté  les  représentations  de 
l'Abbé  Constantin ,  qui  touchaient  au  nombre  de  deux 
cents,  pour  reprendre  l'une  des  meilleures  et  des  plus 
ingénieuses  comédies  de  Sardou,  Dora,  représentée  ori- 
ginairement au  Vaudeville  (22  janvier  1877).  Voici  la 
distribution  des  principaux  rôles,  dans  les  deux  théâtres  : 


Vaudeville. 

Gymnase. 

Van  der  Kraft. 

MM. 

Parade. 

Devaux. 

André. 

Berton. 

Marais. 

Favrolle. 

Dieudonné. 

Noblet. 

Tekly. 

Train. 

Romain. 

Toupin. 

JOUMARD. 

NUMÈS. 

Dora. 

Mmo 

PlERSON. 

J.  Malvau 

-    207    — 

Marquisede  Rio-Zarès.  Mmcs  Alexis.  Grivot. 

Comtesse  Zicka.  Bartet.  Bruck. 

Princesse  Bariatine.  MONTALAND.  MaGNIER. 

On  peut  presque  dire  que  les  deux  interprétations  se 
valent;  la  pièce,  qui  n'a  pas  vieilli,  malgré  certaines 
scènes  ou  allusions  d'actualité,  a  beaucoup  intéressé  et 
ému  le  public,  surtout  dans  ses  derniers  actes,  qui  tou- 
chent au  drame  pur.  Ajoutons  que  cette  œuvre,  aussi 
littéraire  que  charmante,  peut  être  vue  à  la  scène,  mais 
que  personne  n'a  le  droit  de  la  lire.  En  effet,  depuis  plus 
de  dix  ans  que  Dora  a  été  jouée  pour  la  première  fois, 
cette  pièce  d'un  de  nos  plus  spirituels  académiciens 
n'est  pas  encore  imprimée!  —  Nous  renvoyons,  à  ce 
propos,  nos  lecteurs  à  la  Gazette  anecdotique  de  l'année 
1887  (nos  des  15  et  28  février,  et  du  31  mars). 

—  Le  1 1  avril,  aux  Menus-Plaisirs,  première  repré- 
sentation de  la  Belle  Sophie,  opérette  en  trois  actes,  de 
MM.  Paul  3urani  et  Eug.  Adenis,  musique  d'Edmond 
Missa.  Le  livret  a  médiocrement  amusé,  mais  la  musique 
a  semblé  charmante,  et,  à  elle  seule,  elle  a  sauvé  la 
pièce  d'un  naufrage  certain.  On  ne  peut  guère  citer,  dans 
l'interprétation,  que  le  baryton  Jacquin  et  Mlle  Jane 
Pierny. 

Varia.  —  La  Popularité.  —  Nous  trouvons  dans  le 
Temps  la  petite  anecdote  suivante  concernant  le  célèbre 
général  de  Wellington. 


—    208    — 

«  Jamais  homme  ne  fut  plus  populaire  et  plus  adulé 
que  le  duc  de  Wellington  au  retour  de  Waterloo.  La 
foule  dételait  sa  voiture  pour  la  traîner  à  la  place 
des  chevaux,  et  l'Europe,  on  peut  le  dire,  était  à  ses 
pieds.  Quelques  années  plus  tard,  il  était  obligé  de 
s'enfermer  à  clef  dans  son  carrosse  pour  n'y  être  pas 
assassiné ,  et  il  avait  dû  faire  garnir  de  tôle  tous  les 
volets  d'Apsley-house  pour  empêcher  le  peuple  anglais 
d'en  briser  les  vitres.  Ces  volets  historiques  existent 
encore.  Le  duc  de  Wellington  disait  à  un  ami  :  «  Qui- 
«  conque  est  en  train  de  se  griser  des  applaudissements 
«  populaires  ferait  bien  de  passer  devant  ma  maison  et 
«  d'en  regarder  les  volets.  Il  apprendrait  ce  que  vaut  la 
«  faveur  de  la  foule.  » 

Voilà  une  historiette  que  M.  le  général  Boulanger, 
qui  n'a  pas  encore  gagné  la  bataille  de  Waterloo,  fera 
bien  de  méditer  ! 

Une  Lettre  du  sénateur  Carnot.  —  L'éditeur  Edouard 
Dentu  avait  réuni  une  collection  d'autographes  consi- 
dérable et  de  haute  valeur.  La  famille  de  Dentu  en  a 
publié  le  catalogue  détaillé,  avec  force  citations  qui  font 
de  ce  catalogue  un  ouvrage  plein  d'intérêt.  Enfin,  la 
vente  des  autographes  a  commencé  le  21  mars,  à  l'hôtel 
Drouot,  après  diverses  difficultés  et  discussions  de  famille 
qui  ont  failli  d'abord  l'arrêter. 

Nous  avons  trouvé,  dans  les  autographes  mis  en  vente, 


20tJ    — 

le  suivant  qui  reçoit  une  triste  actualité  de  la  mort  ré- 
cente de  M.  Carnot,  sénateur,  que  nous  annoncions  der- 
nièrement. Cetie  lettre  est  adressée  à  un  jeune  homme 
qui  avait  écrit  à  M.  Carnot,  dans  un  moment  de  désespé- 
rance, une  lettre  qui,  évidemment,  l'avait  profondément 
ému  : 

Ce  23  octobre  18 j6. 

Cher  Monsieur, 

Votre  lettre,  arrivée  à  mon  domicile,  à  Paris,  tandis  que 
j'habitais  la  campagne,  ne  m'a  été  remise  qu'à  mon  retour; 
de  là  le  retard  de  ma  réponse.  Cette  lettre  intime,  adressée  à 
une  personne  tout  à  fait  étrangère,  devait  naturellement  me 
surprendre.  Cependant  je  ne  me  suis  pas  arrêté  à  l'idée  d'une 
puérile  mystification.  Je  la  prends  pour  ce  qu'elle  dit,  et  j'y 
réponds  sérieusement. 

Vous  êtes,  me  dites-vous,  Monsieur,  séparé  de  votre  patrie 
et  de  votre  famille,  tourmenté  de  passion  pour  une  jeune  fille 
que  ses  parents  vous  refusent  à  cause  de  la  modicité  de  votre 
fortune,  isolé  et  en  proie  à  la  misanthropie.  Cela  à  vingt- deux 
ans! 

A  vingt-deux  ans  on  a  fait  trop  peu  d'expérience  de  la  vie 
pour  avoir  le  droit  d'être  misanthrope;  je  suis  même  d'avis 
que  l'on  n'a  jamais  ce  droit,  pas  plus  que  l'on  n'a  celui  de  dés- 
espérer d'un  malade;  à  vingt-deux  ans,  la  misantrophie  n'est 
donc  qu'une  attitude  qui  sied  mal. 

A  vingt-deux  ans,  les  chagrins  d'amour  sont  mieux  de  sai- 
son; ils  méritent  intérêt  et  consolation.  Mais,  permettez-moi 
de  vous  le  dire,  ils  sont  un  lâcheté  lorsqu'on  n'est  point  sé- 
paré de  la  personne  aimée  par  des  obstacles  infranchissables, 

14 


210    

et  je  ne  puis  donner  ce  nom  à  ceux  qui  résultent  de  la  diffé- 
rence des  fortunes  :  ils  peuvent  être  surmontés,  on  doit 
du  moins  tenter  de  les  vaincre  par  le  travail  et  la  persévé- 
rance. 

Ces  obstacles  sont-ils  devenus  absolus?  C'est  encore  le  tra- 
vail que  je  vous  conseillerais.  A  vingt-deux  ans  toute  carrière 
est  ouverte,  une  éducation  manquée  peut  même  se  refaire. 

Embrassez  une  profession  sérieuse,  intellectuelle  ou  ma- 
nuelle, donnez  un  but  à  votre  vie  et  poursuivez-le  avec  toute 
la  passion  dont  vous  êtes  capable.  Mais,  avant  tout,  si  vous 
n'êtes  pas  éloigné  forcément  de  votre  famille  et  de  votre  patrie, 
hâtez-vous  d'aller  les  retrouver,  rien  ne  remplacera  la  famille 
et  la  patrie. 

Je  ne  vous  donne  pas  ici,  Monsieur,  un  conseil  vague  et 
banal.  Je  vous  raconte  ce  que  j'ai  fait  moi-même.  A  votre  âge, 
j'ai  perdu  mon  père,  qui  jusqu'alors  m'avait  servi  de  guide. 
J'étais  loin  de  la  France;  j'ai  éprouvé  les  tristesses  et  les  dé- 
couragements, et  je  ne  suis  parvenu  à  les  dominer  que  le  jour 
où  j'ai  pris  la  ferme  résolution  de  travailler  à  me  rendre 
capable  de  servir  utilement  mon  pays,  si  les  circonstances 
venaient  à  me  le  permettre. 

Vous  êtes,  Monsieur,  d'un  pays  qui  bientôt  peut-être  récla- 
mera impérieusement  le  service  de  ses  enfants.  Il  me  semble 
qu'il  y  a  dans  cette  pensée,  si  vous  vous  en  pénétrez,  assez 
d'attrait  et  de  puissance  pour  enthousiasmer  un  jeune  homme 
et  lui  faire  secouer  toute  égoïste  apathie. 

Excusez  ce  langage  un  peu  rude,  Monsieur,  ce  n'est  pas  la 
première  fois  que  j'ai  l'occasion  de  le  parler,  car  l'infirmité 
que  vous  accusez  est  commune  en  notre  temps.  Un  effort  ar- 
dent peut  seul  en  guérir. 

Veuillez,  Monsieur,  recevoir  mes  salutations  empressées. 

Carnot. 


21  I 


Un  Mystère  au  XIXe  siècle.  —  Nous  croyons  devoir 
recueillir,  comme  une  véritable  curiosité,  le  programme 
suivant  annonçant  la  représentation  d'un  mystère  breton 
à  Morlaix. 


THEATRE  DE  MORLAIX 

INAUGURATION    DE    LA   NOUVELLE   SALLE 

Pour  le  14  Avril 

Représentation  de  la  VIE  DE  SAINTE  TRYPHINE 

Mystère  breton 

Noms  et  métiers  des  acteurs.  Personnages  de  la  pièce. 

Menguy,  tailleur  d'habits  .  .  Kerroura,  prince  d'Hibernie. 

Heinot,  cordonnier Sainte    Tryphine,     sœur   de 

Kerroura. 

Geffroy,  maçon Arthur,  roi  de  Bretagne. 

Guégin,  cultivateur Femme  de  chambre  de  Try- 
phine. 

Jeannou,  forgeron Intendant  d'Arthur. 

Denis,  commissionnaire  .  .  .  Valet  de  chambre. 

Menguy  fils,  tailleur  d'habits  Page. 

LegorT,  journalier Duchesse  Jean. 

Brisset,  tonnelier Prince  anglais. 

Turco,  couvreur  en  chaume  .  Messager. 

Robin,  piqueur  de  pierres  .  .  Abrucarus,  roi  des  Anglais. 

Gouzien,  cordonnier Grand  juge. 

G3llou,  couvreur  en  ardoises.  Sorcière. 

Moigne,  journalier Évêque. 

Menguy,  écolier Ange. 

Loarer,  sculpteur  sur  pierre  .  Souffleur. 

Convenez  que  ce  programme  a  un  attrayant  parfum 
de  naïveté,  et  que,  si  Morlaix  n'était  pas  si  loin,  vous 


—    212    — 

iriez  volontiers  vous  reposer,  en  y  assistant  à  sa  repré- 
sentation, des  banalités  que  vous  offrent  le  plus  souvent 
les  pièces  soi-disant  nouvelles  de  la  saison  théâtrale. 

La  Justice  express.  —  On  se  plaint  souvent  des  len- 
teurs de  la  justice.  Peur  consoler  ceux  qui  en  gémissent, 
citons  cet  exemple  de  zèle  administratif  rapporté  par  le 
Masque  de  fer  du  Figaro  : 

Un  préfet  adresse  à  un  médecin  légiste  de  ses  amis 
cette  dépêche  : 

Assassinat  commis  dans  commune  de  B...  sur  jeune  fille; 
constater  immédiatement  décès  et  donner  détails  du  crime. 

X... 

Le  préfet  reçoit  de  nouveaux  renseignements  et  envoie 
ce  second  télégramme  au  médecin  : 

Jeune  fille  pas  morte,  ne  pas  te  déranger. 

X... 

Auquel  télégramme  le  médecin  répond  par  cette  dé- 
pêche : 

Trop   tard,  autopsie   faite  ;  viendrai    dîner  avec  toi. 

Z.:. 

Avouez  que  c'est  assez  joli  pour  n'avoir  pas  besoin 
d'être  vrai. 

Un  Mariage  d'amour.  —  Ne  dressez  pas  autrement 
l'oreille  :  il  ne  s'agit  ni  d'un  mariage  d'aujourd'hui ,  ni 


—    2l3    — 

d'un  mariage  français.  L'idylle  que  nous  avons  à  vous 
raconter  a  pour  acteurs  des  têtes  couronnées,  sans  pour 
cela  remonter  au  temps  où  les  rois  épousaient  des  ber- 
gères. Il  s'agit  du  mariage  de  Factuelle  impératrice  d'Au- 
triche, et  nous  en  empruntons  le  récit  à  la  chronique  de 
la  baronne  Stafte  dans  le  Parti  National  : 

Ce  n'était  pas  pour  la  princesse  Elisabeth,  mais  pour 
sa  sœur  aînée  que  François-Joseph  venait  visiter  le  duc 
de  Bavière,  dans  le  simple  chalet  où  il  passait  l'été  au 
milieu  des  montagnes  avec  ses  trois  filles.  Mais  il  arriva 
que  le  jeune  prince,  —  qui,  sous  le  costume  d'un  chas- 
seur, se  rendait  à  pied  à  l'habitation  du  duc,  —  s'arrêta 
au  sommet  d'une  colline,  d'où  la  vue  plongeait  dans  une 
vallée  charmante,  où  dormait  un  lac.  Sur  les  eaux,  une 
barque  se  balançait,  occupée  par  une  jeune  fille  aux 
formes  élégantes,  mais  qu'on  jugeait  robustes  sous  son 
habit  de  paysanne.  Elle  rêvait,  et  le  prince  descendit  vers 
le  lac. 

«  Mon  enfant,  demanda-t-il,  voudriez-vous  me  faire 
passer  l'eau?...  car  je  crois  que  le  chalet  du  duc,  où  je 
vais,  est  situé  de  l'autre  côté  de  ce  lac. 

—  Je  veux  bien,  répondit  la  jeune  paysanne.  »  Et  elle 
fit  manœuvrer  son  bateau  jusqu'à  la  rive  pour  que  le 
chasseur  pût  s'embarquer. 

Lorsqu'il  fut  à  l'autre  bord ,  François-Joseph  sollicita 
un  nouveau  service,  d'être  guidé  vers  la  maison  du  duc. 

«  Je  veux  bien  »,  fit  de  nouveau  la  jeune  fille. 


—  214  — 

Elle  amarra  son  embarcation,  et,  précédant  le  prince, 
elle  se  mit  à  escalader  un  étroit  sentier.  A  la  porte  du 
chalet,  elle  lui  fit  une  courte  révérence  et  s'éclipsa  avant 
qu'il  pût  la  rémunérer  de  sa  peine. 

Son  hôte  le  reçut  avec  toute  la  distinction  que  son 
rang  exigeait;  on  le  présenta  à  deux  des  filles  du  duc 
royal,  la  plus  jeune  étant  en  promenade,  et,  dans  ce 
brouhaha  de  l'arrivée,  François-Joseph  oublia  la  jolie 
batelière. 

Mais  après  le  dîner,  —  on  venait  de  passer  au  salon,  — 
une  porte  s'ouvrit  tout  à  coup  et  livra  passage  à  une  jeune 
fille  vêtue  de  blanc  et  dont  les  épaules  étaient  couvertes 
des  longues  boucles  d'une  chevelure  d'or.  Le  prince  se 
leva  tout  troublé.  Dans  cette  enfant  il  venait  de  recon- 
naître sa  conductrice  du  matin.  Elle  se  mit  à  rire  et  conta 
l'aventure. 

Lorsqu'il  se  retrouva  seul,  dans  son  appartement, 
François-Joseph  comprit  que  ce  n'était  pas  l'aînée  des 
princesses,  mais  la  plus  jeune  qu'il  allait  aimer.  Il  s'ouvrit 
au  duc,  dès  le  lendemain.  Le  père  heureusement  n'avait 
rien  laissé  pressentir  à  sa  fille  aînée.  Les  jours  qui  vin- 
rent après  celui-là  ont  dû  être  les  plus  heureux  de  la 
vie  de  l'empereur  François-Joseph  et  de  l'impératrice 
Elisabeth. 

L'Empereur  Guillaume  chez  lui.  —  On  a  publié  une 
grande  quantité  d'articles  anecdotiques  sur  le  défunt  em- 


—    2l5    — 

pereur  d'Allemagne.  C'était  en  somme,  comme  prince, 
un  homme  très  sobre  de  goût  et  d'habitudes.  Il  avait  par- 
dessus tout,  à  l'égal  de  ses  plus  célèbres  aïeux,  le  res- 
pect constant  de  la  discipline  militaire.  Voici,  à  ce  sujet, 
un  curieux  passage  d'une  correspondance  publiée  dans 
le  Temps  : 

«  Guillaume  Ier  s'était  imposé  une  discipline  qui  était 
devenue  une  seconde  nature.  Le  passant  qui  longeait  le 
rez-de-chaussée  de  son  souverain  aurait  pu,  en  se  haus- 
sant sur  la  pointe  des  pieds,  embrasser  d'un  coup  d'ceil 
la  chambrette  de  sous-lieutenant  où  l'empereur  et  roi  se 
plaisait  et  passait  sa  journée  en  vivant  modèle  des  vertus 
d'un  souverain  militaire.  Le  palais  de  l'empereur  était  la 
maison  de  verre  pour  le  soldat  et  pour  le  bourgeois.  Le 
dernier  sujet  de  l'Allemagne  savait  ce  qui  s'y  passait  heure 
par  heure,  depuis  des  temps  qui  semblaient  infinis,  avec 
une  régularité  que  seules  les  indispositions  inévitables 
de  ces  dernières  années  interrompaient.  Le  vieux  mobi- 
lier d'acajou  était  légendaire;  légendaire  aussi  le  petit 
lit  de  fer  où  l'empereur  reposa  dans  les  plaines  de  Bo- 
hême et  dans  celles  de  France  avant  d'y  dormir  son  der- 
nier sommeil  sous  son  vieux  manteau  de  soldat.  Tout 
dans  cet  intérieur  déconcertant  de  simplicité  était  un 
exemple  voulu.  Un  historien  —  français,  -7-  qui  a  dessiné 
l'empereur  en  quelques  traits  et  de  main  de  maître,  a  dit 
que  les  Hohenzollern  étaient  en  représentation  conti- 
nuelle devant  l°ur  peuple,  et  que  ces  représentations  ne 


—    2l6    — 

coûtaient  pas  cher.  L'impression  de  la  vie  intérieure  de 
Guillaume  Ier  ne  sera  pas  moins  durable  et  suggestive 
que  celle  de  ses  victoires.  Un  visiteur  me  disait  aujour- 
d'hui ce  qu'il  avait  inventorié  dans  cette  chambre  à 
coucher,  pleine  pour  la  première  fois  aujourd'hui  de 
fleurs  et  de  belles  choses  :  une  toilette  en  sapin  badi- 
geonné de  blanc;  là-dessus  une  cuvette  et  un  pot  à 
eau  en  porcelaine  et  quelques  petites  soucoupes  pour 
les  objets  les  plus  nécessaires;  le  lit  de  fer  ;  une  table  en 
bois  avec  une  simple  pendule-réveil;  une  grande  ar- 
moire contenant  tous  les  uniformes,  et  une  sorte  de  râte- 
lier où  étaient  rangés  les  épées  et  les  sabres;  aux  murs, 
une  série  de  lithographies  représentant  les  uniformes  des 
différents  corps  prussiens  depuis  leur  formation  jusqu'à 
ce  jour;  sur  la  cheminée,  un  buste  en  marbre  de  la  reine 
Louise,  seul  luxe  de  la  chambre;  enfin,  sur  une  chaise, 
un  uniforme  de  petite  tenue,  fatigué,  un  peu  blanchi. 
L'empereur  était  sorti.  Le  valet  de  chambre  dit  :  «  En 
«  rentrant ,  il  quittera  ses  vêtements  de  promenade  et 
«  reprendra  ceci.  »  J'allais  transcrire  :  sa  blouse  de  tra- 
vail. » 

Mots  sans  rimes.  —  Il  y  a  environ,  dans  notre  langue, 
dit  le  Figaro,  quatre-vingts  mots  qui,  n'ayant  pas  de 
rimes,  sont  déshérités  des  honneurs  poétiques.  Et  le  ma- 
lin journal  publie,  sous  le  titre  de  Petite  Tristesse  d'Olym- 
pio,  le  petit  poème  qui  suit,  et  dans  lequel  l'auteur  ter- 


—  217  — 

mine  chacun  de  ses  vers,  qui  tous  ont  le  nombre  de 
pieds  voulu,  par  un  mot  qui  n'a  pas  de  rime  dans  la 
langue  française.  Ajoutons  que  le  signataire  de  cette 
drôlerie  spirituelle,  Ariel,  en  attribue  plaisamment  la  pa- 
ternité à  Victor  Hugo. 


'cr 


PETITE   TRISTESSE   D'OLYMPIO 
Poème  inrime. 

Seigneur,  Seigneur,  quel  est  ton  dogme? 
Ici  le  riche,  là  le  pauvre, 

Partout  le  fisc! 
C'est  cela  qui  navre  le  peuple 
El  qui  souvent  le  pousse  au  meurtre!... 

Voilà  le  nœud. 

Ne  paraîtrait-il  pas  plus  simple 
Que  chacun,  du  fort  jusqu'au  faible, 

Bût  à  sa  soif, 
Mangeât,  s'il  le  faut,  comme  un  ogre 
Et  pût  dormir  dans  son  immeuble 

Comme  un  bon  Turc  ? 

Ah!  le  genre  humain,  sombre  genre! 
Tu  vois  cet  homme?  Il  rit!  un  monstre 

Est  sous  son  poil  !... 
Tantôt  féroce  et  tantôt  humble, 
I!  use  le  sol  qu'il  usurpe, 

Jusques  au  tuf. 

Il  gâche  tous  ses  biens,  n'épargne 
Le  sucre,  le  sel,  ni  le  poivre, 

Ni  le  fenouil!... 


—    2l8   — 

Que  dis- je  !  Il  a  ceci  de  propre 
Que  l'amour  lui  dure  une  valse!... 
Quel  affreux  bouc! 

Comme  il  se  gonfle  et  comme  il  s'enfle!... 
Ah!  que  l'on  tourne  mon  sépulcre 

Du  nord  au  sud  ! 
O  mer,  fais  du  mon  corps  une  algue! 
Que  la  loi  de  Darwin  triomphe, 

J'y  porte  un  toast! 

Guernesey,  i83.. 

Pour  transcription  conforme, 
Ariel. 

Victor  Hugo  inédit.  —  Nous  avons  trouvé  dans  le 
Livre  ces  vers  inédits  qu^n  de  ses  abonnés  lui  adresse 
comme  étant  de  Victor  Hugo.  Nous  n^n  pouvons  ga- 
rantir autrement  l'authenticité;  mais,  en  tout  cas,  ils  ne 
sont  pas  indignes  d'être  conservés. 

A     E  LLE 

Je  pressais  ton  bras  qui  tremble  ; 
Nous  marchions  tous  deux  ensemble, 
Tous  deux  heureux  et  vainqueurs. 
La  nuit  était  calme  et  pure; 
Dieu  remplissait  la  Nature  : 
L'amour  emplissait  nos  cœurs. 

Tendre  extase  !  Saint  mystère  ! 

Entre  le  ciel  et  la  terre 

Nos  deux  esprits  se  parlaient. 


—  2ig  — 

A  travers  l'ombre  et  ses  voiles, 
Tu  regardais  les  étoiles, 
Les  astres  te  contemplaient  ! 

Et,  sentant  jusqu'à  ton  âme 
Pénétrer  la  douce  flamme 
De  tous  ces  mondes  vermeils, 
Tu  disais  :  «  Dieu  de  l'abîme, 
Seigneur,  vous  êtes  sublime  : 
Vous  avez  fait  les  soleils!  » 

Et  les  astres  à  voix  basse 

Disaient  au  Dieu  de  l'espace, 

Au  Dieu  de  l'éternité  : 

«  Seigneur,  c'est  par  vous  qu'on  aime. 

Vous  êtes  grand,  Dieu  suprême! 

Vous  avez  fait  la  beauté!  » 


LES  MOTS   DE   LA  QUINZAINE 

Dans  le  monde  bourgeois. 

«  Qu'est  donc  devenu  le  jeune  X.? 

—  Il  vient  d'être  attaché  à  la  caisse  d'une  grande 
maison  de  banque. 

—  Ah!  on  les  attache,  maintenant  :  c'est  une  bonne 
précaution  !  » 

Au  mariage  d'un  gentilhomme  réputé  pour  sa  chas- 
teté, une  blonde  vicomtesse,  parlant  de  la  nouvelle 
épousée,  dit  : 


—    220    — 

«  Notre  amie  sera  heureuse  :  son  mari  aura  la  fidélité 

du  caniche. 

—  Dites  plutôt  celle  du  chien  d'Alcibiade  »,  réplique 

en  souriant  une  aimable  marquise. 

(G/7  Blas.) 


Théâtre  de  salon  : 

La  maîtresse  de  la  maison  doit  avoir  un  rôle  dans  une 
pièce  où  elle  a  deux  prétendants,  et  elle  demande  à  un 
de  ses  amis  lequel  des  deux  il  veut  jouer. 

«  Celui  que  vous  n'épousez  pas,  dit-il. 

—  Eh  bien!  vous  n'êtes  guère  galant. 

—  Mais  c'est  parce  qu'ensuite  vous  aimerez  mieux 
l'autre.  » 


Entre  journalistes  : 

«  Mon  cher,  j'ai  lu  ce  matin  votre  chronique;  je  l'ai 
lue  deux  fois. 

—  Ah!  mon  ami,  vous  êtes  trop  aimable. 

—  Mais  c'était  pour  tâcher  de  la  comprendre  !  » 


Maman  tient  absolument  à  ce  que  Bébé  fasse  sa  prière 
avant  de  se  coucher. 

«  Allons,  mon  enfant,  lui  dit-elle  :  Notre  père... 

—  Notre  père...  sur  un  arbre  perché...  » 

Et  Bébé  s'endort.  (G/7  Blas.) 


221     — 


VARIETES 


NOS  HOMMES  POLITIQUES 

Deux  hommes  politiques  viennent  de  beaucoup  faire  parler 
d'eux  dans  cette  dernière  quinzaine:  M.  Floquet,  descendu  du 
fauteuil  présidentiel  de  la  Chambre  des  députés  pour  devenir 
président  du  conseil  des  ministres,  et  M.  Félix  Pyat,  sorti  de 
l'oubli  pour  venir  siéger  au  Palais-Bourbon. 

Au  sujet  de  M.  Floquet,  notre  collaborateur  M.  Emile 
Maison  nous  envoie  la  communication  suivante  : 

M.  Floquet  au  camp  de  Garibaldi.  —  Toutes  les  par- 
ticularités de  la  carrière  politique  du  nouveau  président 
du  Conseil  sont  soigneusement  enregistrées  par  les  re- 
porters, toujours  à  la  recherche  de  l'inédit,  mais  qui 
sont  parfois  obligés  de  se  contenter  de  ce  qui  a  déjà  traîné 
dans  les  journaux.  Remarquons  pourtant  que,  cette  fois, 
le  cliché  de  :  «  Vive  la  Pologne,  Monsieur  !  »  n'est  pas 
sorti  de  l'écritoire;  courtoisie  ou  diplomatie  dont  il  con- 
vient, du  reste,  de  congratuler  la  presse  française.  Mais 
d'où  vient  que  les  biographes  négligent  de  rappeler  la 
mission  dont  fut  chargé,  comme  rédacteur  du  Siècle, 
M.  Charles  Floquet,  pendant  l'expédition  du  Tyrol  en 
1866,  tandis  que  les  Italiens  se  faisaient  battre  par  les 


—    222    — 


Autrichiens,  à  Custozza,  et  les  Autrichiens  par  leurs  bons 
amis  les  Prussiens,  à  Sadowa? 

Après  une  halte  de  quelques  jours  sur  les  bords  du 
lac  de  Garde,  M.  Ch.  Floquet  suivit  les  chemises  rouges 
jusqu'au  dernier  coup  de  fusil  qui  précéda  l'armistice,  et 
il  reçut  fort  dignement  le  baptême  du  feu  le  2 1  juillet,  à 
la  chaude  affaire  de  Bezzeca,  dans  le  val  dTdro,  sur  la 
route  de  Riva,  où  les  garibaldiens  furent  assez  cruellement 
éprouvés,  quoiqu'ils  dussent  avoir  le  dernier  mot,  grâce 
à  l'indomptable  énergie  de  leur  chef.  Mais  combien  loin- 
tain déjà  est  ce  temps  des  étapes  tyroliennes  et  des  fra- 
ternelles espérances! 

Au  tour,  maintenant, du  nouveau  député  de  Marseille,  sur 
lequel  notre  confrère  M.  Louis  Terrier.de  Dreux, nous  commu- 
nique la  curieuse  anecdote  suivante. 

Félix  Pyat  en  Savoie.  —  Les  Marseillais  viennent  de 
choisir  M.  Pyat  pour  les  représenter  à  la  Chambre  des 
députés.  Voici,  à  propos  du  vieux  révolutionnaire,  de- 
venu assez  inopinément  un  des  hôtes  du  Palais-Bourbon, 
une  anecdote  qui,  peut-être,  ne  paraîtra  pas  dépourvue 
de  quelque  intérêt. 

Après  le  2  décembre,  Pyat  se  réfugia  à  Genève,  d'où 
il  se  rendit  au  village  d'Annecy-le-Vieux,  près  d'An- 
necy, en  la  terre  de  Savoie,  qui  devait,  moins  de  dix  ans 
après,  faire  enfin  retour  à  la  patrie  française.  Il  venait 
retrouver  là  Eugène  Sue,  Charras,  Velter  et  Chancel.  De 


—    22J    — 


ce  groupe  d'exilés,  Pyat  était  celui  qui  donnait  le  plus 
d'inquiétude  à  Napoléon  III.  Celui-ci  finit  même  par  de- 
mander à  Victor-Emmanuel  que  Pyat  fût  expulsé  du  ter- 
ritoire sarde.  Déjà  pareille  mesure  avait  été  prise  par  le 
chancelier  de  police  du  canton  de  Genève. 

Pyat  partit  donc  et  alla  s'installer  à  Lausanne,  sur  les 
rives  enchanteresses  du  Léman. 

Cependant  il  revenait  de  temps  à  autre,  sous  des  dé- 
guisements divers,  visiter  ses  amis  d'Annecy-le-Vieux. 
L'intendant  d'Annecy  et  le  delegato,  M.  Hortoland, 
n'ignoraient  probablement  rien  des  allées  et  venues  du 
proscrit.  Mais  leurs  bons  rapports  avec  Eugène  Sue,  d'une 
part,  et  leur  peu  de  goût  pour  les  besognes  policières, 
d'autre  part,  expliquent  assez  qu'ils  aient  jugé  bon  de 
fermer  les  yeux. 

Bref,  un  jour,  en  juillet  1853,  l'intendant  général  re- 
çut du  ministre  de  l'intérieur  une  missive  où  on  lui  re- 

3 

prochait  sévèrement  son  manque  de  zèle.  Cette  missive 
signalait  la  présence  de  Félix  Pyat  chez  Eugène  Sue  de- 
puis deux  semaines,  et  ordonnait  son  arrestation  immé- 
diate. 

Très  vexé,  l'intendant  laissa  échapper  un  propos  des 
plus  vifs  contre  M.  de  Butenval,  qui  était  alors  le  chargé 
d'affaires  de  la  France  auprès  du  gouvernement  de  Turin. 
Il  donna  toutefois  les  ordres  nécessaires  pour  que  Pyat 
fût  arrêté. 

En  effet,  le  lendemain,   à  cinq  heures  du  matin,  le 


—    224    — 

commissaire  Horîoland,  accompagné  de  huit  carabiniers 
commandés  par  un  capitaine,  se  présentait  devant  la 
coquette  villa  des  Barattes,  où  habitait  Eugène  Sue. 

Le  romancier,  déjà  debout,  arrosait,  de  concert  avec 
sa  gouvernante,  les  fleurs  du  jardin.  D'excellent  café 
et  un  carafon  de  vieux  cognac  furent  gracieusement  of- 
ferts aux  visiteurs,  qui  durent  d'ailleurs  s'en  retourner 
sans  capture,  n'ayant,  comme  ils  le  constatèrent  par 
procès-verbal,  trouvé  aucun  Pyal  dans  la  maison. 

Eugène  Sue  souriait.  Le  commissaire  Hortoland,  un 
excellent  homme,  souriait  aussi.  Les  carabiniers,  eux, 
ne  souriaient  pas.  Mais  il  paraît  qu'en  revanche  le  brave 
intendant  salua  leur  retour  par  un  joyeux  éclat  de  rire. 

Georges  d'Heylli. 
Le  Gérant  :  D.  Jouaust. 


2476.  —  Paris,  imprimerie  Jouaust  et  Sigaux,  rue  de  Lille,  7. 


GAZETTE  ANECDOTIQUE 


Numéro  8  —  3o  avril   1888 


SOMMAIRE. 

La  Quinzaine  :  M.  Kern,  ancien  ministre  de  Suisse  à  Paris.  —  La 
Société  des  gens  de  lettres  à  l'hôtel  Continental.  —  Le  général  Bou- 
langer, député  du  Nord.  —  Théophile  Semet.  —  Exposition  des  cari- 
catures. —  Gustave  Bertinot.  —  M.  Henri  Meilhac.  —  Fragments  de 
Mémoires  inédits.  —  Théâtres. 

Varia  :  Un  Dîner  moyen  âge.  —  Mots  sans  rimes.  —  Une  Belle- 
mère  au  XVIIe  siècle.  —  Poésie  culinaire.  —  Paul  Brébant  et  les 
Spartiates.  —  Le  Tombeau  d'Adrienne  Lecouvreur.  —  Victor  Hugo 
et  Judith  Gautier.  —  Musset  inédit.  —  Les  Mots  de  la  Quinzaine. 

Variétés  :  Lettres  inédites  de  Flaubert  et  de  Chantelauze. 


1  ;  avril 


La  Quinzaine.  —  On  se  souvient  encore  des  grands 
et  dévoués  services  que  M.  Kern,  ancien  ministre  de 
Suisse  à  Paris,  rendit  à  la  France  pendant  l'investisse- 
ment de  notre  capitale  en  1870.  M.  Kern  servit  très  sou- 
vent d'intermédiaire,  et  d'intermédiaire  heureux,  entre 
1.  —  1SS8.  15 


226    — 

le  gouvernement  de  la  Défense  nationale  et  les  assié- 
geants. Ce  généreux  citoyen  vient  de  mourir  à  Zurich  à 
l'âge  de  quatre-vingts  ans.  Il  avait  été  ministre  de  Suisse 
en  France  de  1857  à  1882.  Dans  sa  retraite  il  a  écrit 
des  mémoires  qui  ont  été  publiés  l'an  dernier. 

s  $  avril. 
La  Société  des  gens  de  lettres  s'est  réunie  aujourd'hui 
à  l'hôtel  Continental  pour  l'examen  d'une  proposition 
faite,  à  la  précédente  assemblée  générale,  par  trente-sept 
de  ses  membres,  et  tendant  à  la  révision  du  chapitre  III 
des  statuts,  relatif  aux  admissions  dans  la  Société.  Cette 
proposition  était  motivée  par  le  petit  scandale  soulevé  à 
propos  de  l'éviction  de  M.  Lucien  Descaves,  dont  nous 
avons  parlé  dans  notre  numéro  du  3 1  mars.  M.  Theuriet, 
nouvellement  élu  président  de  la  Société,  présidait  la 
séance. 

Comme  on  devait  le  prévoir,  cette  séance  a  été  ora- 
geuse; on  peut  la  résumer  en  deux  mots  :  tumulte  et 
confusion.  Finalement  la  proposition  des  trente-sept  a  été 
repoussée,  et,  chose  assez  curieuse,  elle  n'a  plus  réuni,  à 
mains  levées,  que  onze  voix  pour  elle  !  Vingt-six  des 
opposants  avaient  disparu,  ou  bien  avaient  changé  d'avis  au 
dernier  moment!... 

—  Aujourd'hui  grande  journée  pour  le  département 
du  Nord.  A  la  suite  d'une  campagne  électorale,  qui  a 
tenu  tout  le  pays,  et  même  l'Europe,  en  haleine  pendant 


—    227   — 

près  de  quinze  jours,  le  général  Boulanger  est  élu  député 
du  Nord  dans  les  conditions  suivantes  : 

Électeurs   inscrits 365.935 

Votants 267.530 

MM.  le  général  Boulanger i72.528voix. 

Foucart,  avocat,  républicain.   .   .  .       7 5 . 90 1  — 
Emile  Moreau,  ingénieur  civil,  rad.         9-647  — 
Voix  diverses  et  bulletins  nuls.   .   .         9-454  — 
On  s'attendait  au  succès  du  général,  mais  on  ne  l'avait 
pas  prévu  aussi  foudroyant. 

—  Ce  même  jour,  décès  à  Paris  d'un  compositeur  de 
musique  un  peu  oublié,  mais  qui  a  eu  son  heure  de  célé- 
brité, Théophile  Semet.  C'est  au  Théâtre-Lyrique  de  Car- 
valho  que  ce  musicien  ingénieux,  qui  fut  d'abord  tim- 
balier à  l'Opéra,  donna  ses  meilleurs  ouvrages  :  les 
Nuits  d'Espagne,  la  Demoiselle  d'honneur,  et  surtout 
Gil  Blas ,  qui  fut  l'un  des  derniers  triomphes  de 
Mme  Ugalde  à  la  scène.  A  l'Opéra-Comique  Semet  a 
donné  en  1862  rOndine  et  en  1869  la  Petite  Fadeite, 
charmante  partition  que  le  Théâtre-Lyrique  éphémère  du 
Château -d'Eau  a  reprise  avec  succès  l'an  dernier. 
Th.  Semet  était  devenu  professeur  de  chant  à  la  maison 
de  Saint-Denis  :  il  était  chevalier  delà  Légion  d'honneur, 
et  il  est  mort  â  soixante-quatre  ans. 

19  avril. 

Réouverture    des   Chambres.  La   récente  élection  du 


—    228    — 

général  Boulanger  et  l'entrée  qu'il  doit  faire  aujourd'hui 
à  la  Chambre  des  députés  donnent  lieu  à  de  bruyantes 
manifestations.  Le  landau  qui  conduit  le  général  à  la 
Chambre  est  escorté,  de  l'hôtel  du  Louvre  au  Palais- 
Bourbon,  par  plusieurs  milliers  de  personnes  qui  chantent, 
et  même  qui  hurlent  la  gloire  du  nouvel  élu.  Sur  la  place 
de  la  Concorde  et  aux  abords  de  la  Chambre  il  y  a  un 
grand  déploiement  de  troupes  et  d'agents  de  police;  il 
s'ensuit  des  bagarres  et  des  horions.  Le  retour  du  général 
occasionne  encore  un  redoublement  du  tumulte,  et  le  nou- 
veau César  ne  rentre  pas  chez  lui  tranquillement.  Une 
foule  énorme  escorte  sa  voiture,  dont  elle  veut  dételer  les 
chevaux,  et  ce  n'est  qu'au  dévouement  des  agents  que  le 
général  doit  de  pouvoir  arriver  sans  accident  a  l'hôtel  du 
Louvre.  Autour  de  l'hôtel  une  foule  compacte  renouvelle 
les  scènes  de  désordre  qui  ont  eu  lieu  à  la  Chambre,  et 
la  police  est  obligée  de  faire  fermer  les  portes.  Toute  la 
soirée  le  désordre  continue,  et  cette  fois  c'est  sur  les  bou- 
levards que  se  portent  les  manifestants.  En  somme, 
journée  un  peu  écœurante  pour  les  républicains  raisonna- 
bles, et  pour  les  amis  de  l'indépendance  et  de  la  liberté. 
—  Ce  même  jour,  ouverture  à  l'École  des  Beaux-Arts 
d'une  Exposition  des  caricatures  des  principaux  maîtres 
du  genre  au  profit  des  victimes  des  accidents  qui  survien- 
nent en  mer.  Le  comité  de  cette  exposition,  où  figure 
naturellement  le  plus  célèbre  ami  des  marins,  M.  Pierre 
Loti,  a  réuni,  grâce  à  des  prêts  de  toutes  sortes  et  de 


229    — 

toutes  provenances,  des  ouvrages  vraiment  bien  dignes 
d'être  vus,  et  qui  prouvent  que  dans  l'art  de  la  caricature, 
réputé  comme  secondaire,  il  y  a  aussi  des  maîtres  de 
premier  ordre.  Charlet,  Henry  Monnier,  Grandville,  Cham, 
Gavarni,  Daumier,  qu'on  a  surnommé  le  Molière  du 
crayon,  Raffet,  Isabey,  Carie  Vernet,  André  Gill,  et 
même  Victor  Hugo,  sont  représentés  à  cette  exposition 
par  des  œuvres  du  plus  vif  et  du  plus  curieux  intérêt. 

—  Le  graveur  d'histoire  Gustave  Bertinot,  membre  de 
l'Institut,  est  mort  aujourd'hui  à  l'âge  de  soixante-six  ans. 
Prix  de  Rome  en  1850,1!  avait  succédé,  à  l'Académie  des 
Beaux-Arts,  à  son  maître  Martinet  en  1878.  On  lui  doit, 
entre  autres  œuvres  de  grande  valeur,  les  reproductions 
de  la  Vierge  aux  donataires  de  Van  Dyck  (du  Louvre); 
du  plafond  de  l'Opéra  de  Baudry;  des  portraits  de  Che- 
rubini  par  Ingres,  de  Van  Dyck  par  lui-même;  d'Alexan- 
dre VII,  de  Velasquez;  de  Brascassat,  de  Jules  Fa- 
vre,  etc.. 

26  avril. 

M.  Henri  Meiihac,  l'auteur  de  tant  de  jolies  comédies, 
fines,  amusantes,  et  toujours  distinguées,  a  été  aujour- 
d'hui élu  membre  de  l'Académie  française,  en  remplace- 
ment du  regretté  Emile  Labiche.  Il  a  fallu  deux  tours  de 
scrutin  pour  assurer  l'élection;  M.  Meiihac  a  eu  11  voix 
au  premier  tour  contre  M.  Thureau-Dangin,  qui  en  a  eu 
1 1  également,  et  M.  André  Theuriet,  qui  en  a  eu  10.  Au 


—    2^0   — 

second  tour,  les  voix   se  sont  réparties  de  la  manière 
suivante  : 

Meilhac 17  voix. 

Thureau-Dangin 12     » 

Theuriet 1     » 

Le  fauteuil  que  vient  de  conquérir  Meilhac  porte  le 
n°  32;  c'est  celui  de  La  Bruyère,  de  Guéménée,  de 
Target,  du  cardinal  Maury,  de  Jay  et  de  M.  de  Sacy. 

Fragments  de  Mémoires  inédits  (Mérimée  —  Flau- 
bert). —  On  nous  communique  les  notes  manuscrites,  et 
par  conséquent  inédites,  qu'un  personnage,  mort  tout  ré- 
cemment, et  qui  a  vécu  longtemps  dans  le  monde  officiel 
à  Paris,  et  a  vu  de  près  aussi  le  monde  des  artistes  et  des 
écrivains,  rédigeait  chaque  soir  sur  les  faits  qui  l'avaient 
impressionné  dans  la  journée.  La  famille  de  ce  person- 
nage nous  a  permis  de  faire  à  ces  notes  quelques  em- 
prunts que  nous  renouvellerons  le  plus  souvent  possible. 

2$  septembre  1870. 

On  annonce  la  mort  de  Mérimée.  Je  l'avais  souvent 
rencontré  au  Sénat,  où  il  semblait  bien  indifférent  aux 
choses  qui  se  discutaient  devant  lui.  Il  y  «  dessinaillait  » 
généralement  les  caricatures  de  ses  collègues,  en  sil- 
houettes rapides  et  tracées  d'un  seul  trait.  Je  l'ai  vu 
souvent  aussi  aux  réunions  de  Compiègne  et  de  Fontai- 


—    2.51    — 


nebleau.  Il  faisait  partie  de  toutes  les  séries  d'invités 
dans  ces  palais  impériaux,  quand  la  cour  y  séjournait. 
On  peut,  en  effet,  regarder  comme  certain  qu'il  avait 
jadis  épousé  secrètement,  et  comme  qui  dirait  morga- 
natiquement,  la  comtesse  de  Montijo.  Il  se  trouvait  être 
ainsi,  in  petto,  le  beau-père  du  couple  impérial.  Malgré  . 
cette  situation,  il  se  montrait  toujours,  à  la  cour,  très  ré- 
servé et  très  correct.  D'ailleurs,  bien  que  marié  à  la 
belle-mère  du  souverain,  il  vivait  alors  loin  d'elle,  aussi 
bien  en  réalité  qu'en  apparence.  Puis,  Mme  de  Montijo 
ne  venait  que  très  rarement  à  Paris,  où  l'empereur  ne 
tenait  pas  à  la  voir  séjourner  longtemps. 

Quant  aux  relations  personnelles  de  Mérimée  avec 
l'empereur  et  l'impératrice,  elles  étaient  pleines  de  cor- 
dialité pour  ce  qui  concernait  l'empereur,  et  de  fami- 
liarité affectueuse  de  la  part  de  l'impératrice,  qui  avait 
connu  Mérimée  alors  qu'elle  était  encore  enfant.  Le 
chambellan  d'A...  me  racontait  qu'à  Biarritz,  un  jour 
que  Mérimée  rentrait  de  promenade  à  la  villa  impériale, 
l'impératrice,  qui  l'aperçut  de  la  fenêtre  du  salon  de 
service  qu'elle  traversait  à  ce  moment,  s'écria  naïvement 
ou  inconsciemment:  «Tiens,  voilà  papa!...  »  Il  échap- 
pait souvent  ainsi  à  l'aimable  souveraine  de  ces  sortes 
d'improvisations  de  paroles  irréfléchies,  qu'elle  regrettait 
ensuite.  Une  autre  fois,  le  même  chambellan  vit  Mérimée 
occupé  à  faire  de  la  tapisserie,  —  oui,  de  la  tapisserie  !... 
—  dans  le  petk  salon  particulier  de  l'impératrice,  qui  s'y 


—    232    — 

trouvait  seule  avec  lui.  De  tout  cela  il  résulte  que  l'in- 
timité du  célèbre  écrivain  avec  la  famille  impériale  était 
absolue;  mais,  je  répète,  qu'il  sut  toujours  se  tenir  à 
distance  et  avec  la  convenance  la  plus  stricte,  chaque  fois 
qu'il  se  trouvait  en  public,  et  en  dehors  de  cette  même 
intimité. 

9  mai  1880. 

La  mort  du  pauvre  Flaubert  me  donne  la  pensée  et 
l'occasion  de  relire  Salammbô.  Quelle  originalité  superbe 
et  quel  style  incomparable!  Le  banquet  des  mercenaires, 
les  lions  crucifiés,  le  serpent  noir,  la  scène  d'amour,  tout 
est  puissant,  étrange  et  splendide  dans  ce  livre  d'une  si 
haute  conception.  Quand  Flaubert  écrivait  ce  chef-d'œu- 
vre, il  demeurait  au  numéro  42  du  boulevard  du  Temple, 
et  j'habitais  non  loin  de  lui.  Chaque  jeudi  il  venait  me  lire 
ce  qu'il  avait  écrit  dans  la  semaine.  Bien  souvent,  décou- 
ragé, énervé,  il  s'était  heurté  à  une  phrase  qui  ne  venait 
pas,  qui  manquait  d'ampleur  et  d'harmonie;  une  épithète 
l'avait  arrêté  pendant  plusieurs  heures;  un  que  répété  le 
faisait  horriblement  souffrir,  et  cet  athlète,  plus  nerveux 
qu'une  femme,  criait  de  rage  de  ce  qu'il  appelait  son 
impuissance.  La  littérature,  qu'il  adorait,  pour  laquelle  il 
a  vécu  et  dont  il  est  mort,  a  été  pour  lui  la  source  d'an- 
goisses inexprimables.  Il  s'y  attelait  avec  passion,  la 
secouait  avec  colère,  et  n'a  jamais  connu  le  charme  infini 
d'écrire  sans  efforts.  C'est  un  martyr   de  l'idéal  d'une 


2J0 


phrase  bien  faite  et  d'une  comparaison  qu'il  voulait  à  la 
fois  juste,  musicale  et  colorée... 

Théâtres.  —  Le  Palais-Royal,  en  constante  dé- 
veine, et  ne  sachant  plus  à  quel  saint  se  vouer,  a  repris, 
le  1 3  avril ,  les  Petites  Godin,  amusant  vaudeville  de 
Maurice  Ordonneau,  qui  a  retrouvé  son  succès  de  1884^ 
Dailly,  Milher,  Calvin,  et  Mues  Lavigne  et  Bonnet,  jouent 
avec  beaucoup  de  verve  les  principaux  rôles. 

—  Le  17,  au  Château-d'Eau,  première  représentation 
d'une  pièce  en  cinq  actes,  Fin  de  siècle,  de  deux  inconnus, 
MM.  Micard  et  .louvenot.  Il  est  regrettable  qu'une  bonne 
troupe  d'ensemble,  comme  celle  du  Château-d'Eau,  ne 
trouve  pas  de  meilleurs  ouvrages  à  interpréter.  La  pièce 
nouvelle  ne  se  raconte  pas;  on  a  ri  aux  endroits  sérieux, 
et  on  s'est  fortement  emb...nuyé  à  ceux  qui  avaient  la 
prétention  de  faire  rire.  Cela  arrive  trop  souvent,  malheu- 
reusement, aux  premières  représentations  de  cet  infor- 
tuné théâtre. 

—  A  la  Comédie-Française,  le  18,  belle  et  intéressante 
reprise  d'Adrienne  Lecouvreur,  comédie  de  Scribe  et 
Legouvé,  créée  par  Rachel  le  14  avril  1849,  et  reprise 
depuis  au  même  théâtre  par  Mmes  Arnould-Plessy,  De- 
voyod  et  Favart.  A  défaut  des  moyens  physiques,  que 
possédaient  ses  devancières,  Mlle  Bartet,  qui  reprend 
aujourd'hui  le  rôle  d'Adrienne,  y  apporte  beaucoup  de 
grâce,  d'intelligence  et  surtout  de  distinction.  On  l'y  a 


—  234  — 

fort  applaudie.  On  a  fait  fête  également  à  Truffier,  à  de 
Féraudy  et  à  Mlle  Pierson.  Albert  Lambert  n'a  pas  en- 
core l'envergure  ni  l'autorité  nécessaires  pour  jouer 
Maurice  de  Saxe,  où  Febvre  eût  été  parfait  avec  quel- 
ques années  de  moins.  Quant  à  la  pièce  elle-même,  elle 
a  fait  le  plus  vif  plaisir,  et  n'a  point  paru  démodée, 
malgré  ses  quarante  années  d'âge. 

On  sait  que  Rachel  refusa  d'abord  le  rôle;  la  pièce 
faillit  ensuite  être  créée  par  Rose  Chéri  au  Gymnase. 
Scribe  y  consentait,  mais  Legouvé  refusa.  Il  eut  l'habi- 
leté de  triompher  des  résistances  de  la  capricieuse  tragé- 
dienne, et  il  l'obligea  en  quelque  sorte  à  reprendre  ce 
beau  personnage  d'Adrienne  qui  lui  valut  tant  de  succès 
et  tant  d'honneur.  Voici  à  ce  propos  un  billet  inédit  de 
Rachel,  qui  nous  a  été  récemment  communiqué,  et  qui 
est  ici  tout  à  fait  à  sa  place. 

A  Mmc  Louise  de  Senneville. 

Ma  chère  Louise, 

Vous  allez  être  bien  surprise,  mais  c'est  ainsi  !  Je  vais  jouer 
la  pièce  de  Scribe  et  Legouvé  que  j'avais  d'abord  refusée  à  ces 
messieurs.  Pourquoi?  Mon  Dieu,  je  n'en  sais  trop  rien,  mais 
le  vrai  est  que  je  me  suis  laissé  reprendre;  voilà  tout!  Venez 
donc  un  de  ces  matins,  je  suis  en  pleines  répétitions;  je  vous 
montrerai  des  modèles  de  costumes  tout  à  fait  étranges  et  bril- 
lants. Je  ne  sais  que  choisir  dans  tout  ce  luxe  d'oripeaux, 
ainsi   que   disent  les  gens  graves.  Vous  me    donnerez  votre 


—  235  — 

avis,  ce  ne  sera  pas  de  trop.  Venez  de  préférence  jeudi,  si 
vous  le  pouvez,  et  de  bonne  heure;  nous  déjeunerons  vite,  et 
je  m'éclipserai  ensuite  pour  la  répétition.  A  propos,  avez-vous 
encore  des  enfants  de  la  petite  chatte?  Rose  réclame  un  nour- 
risson ;  tâchez  de  lui  en  garder  un,  vous  ferez  son  bonheur 
pour  pas  trop  cher.  A  jeudi  ;  je  vous  embrasse. 

R. 

—  Le  même  soir,  l'Opéra  reprenait  le  bel  ouvrage  de 
Saint-Saëns,  Henry  VIII,  depuis  trop  longtemps  abandonné. 
Lassalle  etMlle  Richard  y  ont  retrouvé  leur  brillant  succès 
des  premiers  soirs. 

—  Le  19,  aux  Bouffes-Parisiens,  première  représenta- 
tion du  Valet  de  cœur,  opéretteen  trois  actes,  de  MM.  Paul 
Ferrier  et  Charles  Clairville,  musique  de  Raoul  Pugno. 
La  pièce  est  fort  amusante  et  la  musique  a  fait  également 
plaisir;  c'est  un  agréable  succès,  auquel  les  interprètes, 
MM.  Cooper,  Montrouge,  Lamy,  Mme  Macé-Montrouge 
et  surtout  Mme  Grizier-Montbazon,  ont  vaillamment  et 
victorieusement  concouru. 

—  A  l'Ambigu,  le  20,  très  heureuse  reprise  des  Molu- 
cans  de  Paris,  grand  drame  populaire  signé  d'Alexandre 
Dumas,  mais  auquel  a  fortement  collaboré  Paul  Bocage, 
qui  avait  déjà  écrit  en  partie  le  roman  d'où  ce  drame  est 
tiré.  Puissant  et  touchant  à  la  fois,  plein  de  péripéties  et 
de  coups  de  théâtre  habilement  combinés,  ce  drame  a 
retrouvé  aujourd'hui  son  grand  succès  de  1864.  Il  est 
admirablement   mis  en   scène,    et  fort    bien    joué    par 


—  2  36  — 

Gravier,    Chelles,  Péricaud ,   Montai,  et  MmeS  Mallet, 
France,  etc.. 

—  Le  21,  deux  premières  représentations  importantes 
dans  la  même  soirée.  A  l'Odéon,  la  Marchande  de  sou- 
rires, drame  japonais,  de  Mme  Judith  Gautier,  qui  a  excité 
un  très  vif  intérêt  par  sa  couleur  exotique,  la  précise 
exactitude  de  son  admirable  mise  en  scène,  et  l'excel- 
lence de  son  interprétation.  C'est  une  pièce  absolument 
curieuse  à  entendre  et  à  voir,  et  qui  nous  révèle  une 
littérature  dramatique  non  moins  étrange  qu'étrangère. 
Paul  Mounet,  Albert  Lambert,  Laroche,  Calmettes,  Van- 
denne,  et  Mmes  Tessandier,  A.  Laurent  et  Sanlaville,  ont 
été  tour  à  tour  applaudis.  En  somme,  grand  succès  de 
curiosité  à  la  fois  pour  l'esprit  et  pour  les  yeux. 

—  Au  Châtelet,  Germinal,  drame  tiré  par  M.  Busnach 
du  roman  de  Zola,  a  été  enfin  représenté  après  plusieurs 
années  de  constante  opposition  de  la  part  de  la  censure. 

C'est  toujours  une  périlleuse  entreprise  que  de  vouloir 
transporter  un  roman  sur  la  scène,  et  Germinal  en  est 
une  nouvelle  preuve.  C'est  moins  une  pièce  qu'une  suite 
de  tableaux,  dont  chacun  a  son  intérêt,  mais  que  rien  ne 
relie  entre  eux.  L'œuvre  de  Zola,  ainsi  transformée,  n'a 
plus  pour  les  lettrés  l'attrait  qu'elle  présentait  en  roman, 
et  quant  au  gros  du  public,  qui  vient  un  peu  au  théâtre 
pour  se  distraire,  il  n'est  guère  disposé  à  se  laisser  cap- 
tiver par  ce  développement  de  thèses  sociales.  En  tout 
cas,  on  ne  peut  manquer   d'être  ému,  car  plusieurs  de 


ces  tableaux  sont  terribles,  et,  si  l'on  sort  de  ce  spectacle 
avec  une  émotion  qui  tient  peut-être  un  peu  du  malaise, 
on  n'en  sort  pas  indifférent.  Il  faut  dire  aussi  que  les 
décors  sont  magnifiques  et  très  habilement  machinés. 
De  plus,  les  interprètes  du  drame,  MM.  Ph.  Garnier, 
Laray,  Courtes,  Brémont,  Reney,  Raiter,  et  M':,cs  Marie- 
Laurent,  Laine  et  Bépoix,  remplissent  fort  bien  leurs 
rôles  et  jouent  avec  un  grand  ensemble.  On  ira  donc  voir 
Germinal,  qui  aura  d'abord  pour  spectateurs  les  lecteurs, 
déjà  fort  nombreux,  du  roman,  et  ceux-ci  ne  manqueront 
pas  d'en  entraîner  d'autres. 

Varia. —  Un  Dîner  moyen  âge.  —  Voici  l'invitation  qu'ont 
reçue  récemment  un  certain  nombre  d'amis  de  l'écrivain 

ù 

Pierre  Loti,  qui  demeure  en  ce  moment  à  Rochefort: 

«  Messire  et  dame  Pierre  Loti  requièrent  messire  de  X... 
de  leur  bailler  grand'liesse  et  contentement  en  venant  disner 
en  leur  hostel  de  la  rue  Sainct-Pierre  à  Rochefort-en- Aulnis, 
le  12e  jour  du  mois  d'apvril  prochain,  à  la  7e  heure  1/2  de 
vespres. 

En  même  temps  les  invités  de  Pierre  Loti  étaient  pré- 
venus que,  pour  cette  circonstance,  ils  devaient  revêtir 
un  costume  absolument  conforme  à  ceux  que  l'on  portait 
en  1470. 

Le  feslin  a  eu  lieu  au  jour  dit,  dans  l'hôtel  de  Pierre 
Loti ,  et  dans  une  salle  à  manger  entièrement  disposée 
et  meublée  comme  au  temps  de  Louis  XL  A  sept  heures 


—  338  — 

et  demie,  les  invités  étant  tous  réunis,  l'olifant  sonne; 
les  nobles  seigneurs  offrent  le  poing  aux  honnestes  dames, 
et  le  cortège,  précédé  de  deux  cornemuses,  entre  dans 
la  salle  à  manger  entre  deux  rangs  de  valets  portant  des 
torches  de  résine.  Chacun  s'assied,  et  devant  chaque 
convive  se  trouve  le  menu  dont  voici  le  détail  précis  : 

DISNER 

Du   12e  jour  d'apvril  de  l'an  de  grâce 

M.  D.  CCC.  L.  XXXVIII 


1er  SERVICE  :  LAVE-MAINS 

Dragées 

Vin  de  Grèce 


2e  SERVICE  :   POTAGES 

Chapons   au  blanc   mangier 

Gramoses,    Dragées    vermeilles 

Cervoise 


3°  SERVICE  :  POISSON  MARIN 

Huîtres  de  chasse,  Harencs  sor  et  fies  pouldrés 

Vin  blanc  gascon  sec 

4°  SERVICE  :   POISSON  D'EAU  DOULCE 

Lamproies  de  Dordogne,  Oranges 
Vin  de  Montargis 


—  23g  — 

$°  SERVICE  :  ROSTS 

Rosts  de  Chevrel  de  Counins,  d'Oyes,  d'Ecureuils 

et  de  Hérissons  (saulce  cameline) 

Vin  rouge  gascon 

6°  SERVICE   :  ENTREMÉS 

Riz  et  amandes  frictes  dessus  —  Tourtes  et  Tartes 

Pasté  de  perdrix  —  Gelées  —  Fromages  rostis 

Cervoise 

7e  SERVICE 

Galimafrée.  —  Tourifaz 
Vin     blanc    gascon     doulx 

8e  SERVICE  :  HAULTE  VENAISON 

Paons  et  hérons  saulce  de  trahison,  saulce 

eauxbenoite 

Salade  et  soupe  dorée 

Godale 

9e  SERVICE  :  DESSERTE 

Poires  cuites  —  Dattes  —  Noix  pelées  —  Avelines 

Dragées  blanches  et  vermeilles 

Hydromel 

10e  SERVICE  :  ISSUE  DE  TABLE 

Gaufres  —  Oublies 
Ypocras 


—  240  — 

IIe  SERVICE  :   BOUTE-DEHORS 

Epices  diverses  —  Fruits  conficts  —  Pâtes  sèches 

Boîtes  de  Cotignac 

Vin  champenois 

12°  SERVICE  :  LAVE-MAINS 
I  5e  SERVICE  :  ÉPICES  DE  CHAMBRE 

Épices  très  digestives 
Eaux  d'or 

Ce  dîner  historique  a  été  servi  selon  les  règles  et  cou- 
tumes du  temps,  avec  force  interruptions  et  grandes 
cérémonies.  Ainsi  on  a  eu  la  procession  des  pauvres  qui 
sont  venus  demander  aumône;  la  promenade  du  paon 
rôti  porté  sur  un  brancard  par  quatre  valets,  précédé 
d'un  chevalier  avec  bannière,  et  suivi  de  pages  et  de 
musiciens,  etc.  Ce  plantureux  repas  de  treize  services 
ne  s'est  terminé  qu'à  une  heure  du  matin  :  puis  sont 
venues  les  danses,  également  conformes  à  l'époque,  et 
éclairées  par  des  torches  de  résine  que  portait  chaque 
danseur.  Enfin  on  a  joué  aux  jeux  innocents. 

Ce  curieux  spectacle  était  en  quelque  sorte  public. 
Une  petite  galerie,  donnant  sur  la  salle  du  festin,  a  per- 
mis aux  habitants  de  Rochefort  de  défiler  devant  les 
invités  de  Pierre  Loti,  et  d'admirer  les  riches  et  exacts 
détails  de  cette  fête  originale. 


—  241  — 

Mots  sans  rimes.  —  Nous  avons  donné,  dans  notre 
dernier  numéro,  un  petit  poème  où  l'auteur,  qui  signe 
Ariel,  avait  réuni  des  mots  qu'il  prétendait  être  sans 
rimes  dans  notre  langue.  Voici  la  réponse  que  lui  a 
adressée  Ernest  d'Hervilly,  un  des  plus  habiles  disciples 
du  maître-rimeur  Théodore  de  Blanville. 

0  mon  ami,  pardon!  —  Mais  il  faut  que  je  mette 

Dans  ton  aile  de  gaze  un  petit  grain  de  plomb  : 

Tous  les  mots  ont  leur  rime!  —  et,  sur  le  vieil  Hymette, 

11  grimpe,  chaque  jour,  un  Christophe  Colomb 

Qui  la  découvre,  et  rit.  —  Tu  n'es  pas  approuvable, 

Cette  fois,  en  parlant  de  «  mots  déshérites  »  ; 

Leur  rime -est  inirouvée  et  non  pas  introuvable, 

Voilà  tout.  —  Dans  les  mots,  par  toi-même  cités, 

Beaucoup  ont  leur  écho. 

—  Des  preuves? 

—  Eh  bien,  «  faible  », 
Victor  Hugo  le  fait  rimer  avec  Vhieble. 
Molière  eût  su  forger  une  rime  à  «  fenouil  » 
Au  temps  où  l'on  portait  son  épée  en  verrouil. 
Tu  m'accorderas  bien  que  dans  la  riche  «  épargne  » 
De  Montaigne,  on  trouvait  souvent  l'épouse  hargne. 
Et  l'on  rencontre  aussi  la  bonne  rime  à  «  poil  », 
Soit  dans  la  langue  d'oc,  soit  dans  la  langue  d'oïl. 
Banville,  pour  avoir  enfin  la  rime  à  «  pauvre  », 
Tel  un  petit  Bismarck,  ravagea  le  Hanovre. 
Le  traitement  au  cuivre  offre  le  docteur  «..Burcq  » 
Pour  rimer,  décemment,  au  besoin,  avec  Turc. 
Le  soussigné,  jadis,  s'est  payé  le  «  triomphe  » 
D'un  infusoire  exquis  nommé  le  Monogomphe. 

16 


—  242  — 

Que  tu  prononces  «  tost  »,  que  tu  dises  «  to-ast  », 

La  rime  est  Morning-Post,  ou  bien  une  arme  d'hast. 

Le  jardinier  lui-même,  au  fond  de  ton  «  immeuble  », 

Se  plaint  lorsque  la  terre  est  durcie  et  non  meuble. 

Que  te  dirai-je  enfin?  —  Joseph,  creusant  le  «  tuf-» 

En  Egypte,  verrait  surgir  son  nom  :  Iusuf. 

Et  les  Indicateurs  donnent  :  —  (Arrêt)  —  (Bif)  —  (Buf). 

Ernest  d'Hervilly. 


Une  Belle-mère  au  XVIIe  siècle.  —  Ce  n'est  pas  d'au- 
jourd'hui que  les  belles-mères  se  sont  donné  la  mission 
d'être  désagréables.  Ainsi  faisaient-elles  au  XVIIe  siècle, 
et  même  à  la  cour  du  grand  roi.  Témoin  cette  lettre 
adressée  à  Colbert  par  Mlle  de  Montpensier  : 

Monsieur  Colbert,  j'ai  supplié  très  humblement  le  roy  de 
vouloir  commander  à  ma  belle-mère  de  mettre  les  choses  en 
l'état  où  elles  étaient  lorsque  je  partis  de  Paris  pour  que  je 
puisse  aller  pourvoir  à  sortir  d'affaire  avec  elle,  j'espère  qu'en 
voyant  la  fin  je  délogerai;  car  de  passer  ses  jours  avec  une  telle 
femme,  ce  serait  un  supplice,  et  il  n'y  a  rien  à  quoi  on  ne 
consente,  la  mendicité  serait  plus  agréable,  ainsi,  j'espère  que  le 
roy  trouvera  bon  que  l'état  où  il  (m'a)  mis  me  fasse  prendre 
d'autres  mesures  que  celles  que  j'avais  prises,  et  j'espère  qu'en 
cela  vous  aurez  la  même  bonté  pour  moi  que  vous  m'avez  tou- 
jours témoigné,  c'est  ce  que  je  vous  demande  instamment  et 
que  vous  me  croyez  aussi  sincèrement  que  je  suis, 
Monsieur  Colbert, 
Votre  affectionnée  amie, 

Anne-Marie-Louise  d'Orléans. 


—    240     — 

Cette  lettre  fait  partie  de  la  collection  d'autographes 
laissés  par  le  libraire  Dentu.  Elle  avait  été  volée  à  la 
Bibliothèque  nationale  avant  de  parvenir  aux  mains  de 
son  dernier  possesseur.  Mme  veuve  Dentu,  dès  qu'elle 
en  a  connu  l'origine,  s'est  empressée  de  la  faire  rentrer 
dans  le  dépôt  auquel  elle  avait  été  soustraite. 

Poésie  culinaire.  —  Nous  avons  déjà  cité  des  vers  du 
cuisinier-poète  Achille  Ozanne,  l'ancien  chef  des  cuisines 
du  roi  de  Grèce,  Georges  Ier,  actuellement  régnant.  C'est 
lui  qui,  ayant  à  peindre  en  vers  un  plat  correctement 
truffé,  a  écrit  ce  quatrain  déjà  fameux  : 

Sur  la  chair  blanche  et  rose 
(Exquise  volupté!) 
La  truffe  se  repose 
Comme  un  grain  de  beauté. 

Voici  encore  pour  les  gourmets  de  bonne  table  et  aussi 
de  poésie  une  recette  d'un  des  entremets  les  plus  fré- 
quemment servis  : 

BEIGNETS    DE    PÊCHES 

Roses,  fraîches,  fermes  et  belles, 
Comme  des  seins  de  jouvencelles, 
De  dix  pêches  il  est  besoin 
D'enlever  la  robe  avec  soin. 

Dans  un  sirop  que  l'on  compose 
D'arômes  odoriférants, 


—  244  — 

Pendant  une  heure  l'on  arrose 

Leur  chair  tendre  et  leurs  tons  friands. 

J'avais  oublié  de  vous  dire 

Qu'il  faut  couper  vos  fruits  en  deux. 

Puis  faites  une  pâte  à  frire 

De  farine,  de  lait  et  d'ceufs. 

Trempez  alors  dans  cette  pâte 
Chaque  morceau  séparément, 
Que  l'on  précipite  à  la  hâte 
Dans  la  friture  vivement. 

Quand  vos  beignets  sont  d'un  blond  tendre, 
Ainsi  qu'en  août  on  voit  les  blés, 
Sucrez,  et,  sans  plus  faire  attendre, 
Servez  aux  gourmets  assemblés. 

Ce  sont  des  délices  suprêmes 
Que  donne  ce  mets  recherché; 
Nous  l'aimerons  comme  nous-mêmes, 
Qui  sommes  le  fruit  d'un  péché. 

Paul  Brébant  et  les  Spartiates.  —  Voici  un  curieux 
souvenir  rappelé  par  les  Annales  à  propos  du  restaurant 
Vachette,  tenu  par  Paul  Brébant,  et  qui  vient  de  fermer 
ses  portes  pour  être  transformé  en  un  établissement  de 
bouillon  démocratique,  genre  Duval  : 

«  La  plupart  des  dîners  littéraires  se  donnaient  chez 
Vachette-Brébant.  Y  venaient  les  Avariés,  les  Quatre- 
saisons,  les  Critiques,  les  Prix  de  Rhum,  les  Rigoberts, 
les  Parisiens,  les  Humeurs  de  piots,  les  Bœufs  nature, 
les  Spartiates...  et  tant  d'autres.   Les  Spartiates  y  ont 


—  245  — 

même  dîné  pendant  le  siège.  Ils  ont  voulu  exprimer  leur 
gratitude  à  l'amphitryon  en  lui  offrant  une  médaille  sans 
aucun  caractère  artistique,  mais  pesant  au  moins  cinq 
cents  grammes.  On  lit  sur  l'une  des  faces  : 

Pendant 

le  Siège  de  Paris 

quelques  personnes  ayant 

accoutumé  de  se  réunir  chez 

M.  Brébant  tous  les  quinze  jours 

ne  se  sont  pas  une  fois  aperçues 

qu'elles  dînaient  dans  une  ville 

de  deux  millions  d'âmes 

assiégée 

1870-71 

Des  Spartiates  !  Grands  dieux!  qu'eussent  dit  de  plus 
des  Sybarites? 

Ces  personnes  si  bien  nourries,  qui,  le  ventre  à  table, 
ne  s'apercevaient  point,  —  de  leur  propre  aveu,  —  que 
d'autres  souffraient,  ont  fait  graver  leurs  noms  au-dessous 
de  cette  déclaration.  Voici  le  revers  de  la  médaille  : 

A  PAUL  BRÉBANT 

Ernest  Renan  Charles  Edmond 

P.  de  Saint-Victor  Thurot 

M.  Berthelot  J.  Bertrand 

Ch.  Blanc  Morey 

Schérer  E.  de  Goncourt 

Dumont  T.  Gautier 

Nefftzer  A.  Hébrard 


—  246  — 

Sur  l'exemplaire  de  la  médaille  qui  est  au  musée  Car- 
navalet, un  nom,  le  dernier,  est  effacé,  c'est  celui  de 
M.  Ph.  Burty;  c'a  été  de  sa  part  un  acte  de  contrition. 
D'ailleurs,  cette  médaille,  monument  immortel,  est  de- 
venue le  désespoir  de  ceux  qui  l'ont  fait  frapper  étour- 
diment,  sans  songer  que  ce  certificat  de  gratitude  est 
aussi  un  certificat  d'égoïsme. 

M.  Brébant  la  conserve  précieusement  ;  ce  document 
est  le  plus  beau  jour  de  sa  vie.  » 

Le  Tombeau  d'Adrienne  Lecouvreur.  —  La  récente 
reprise,  à  la  Comédie-Française,  de  la  jolie  pièce  de 
Scribe  et  Legouvé,  donne  un  intérêt  d'actualité  aux 
détails  qui  suivent. 

Nous  avons  déjà  dit ,  dans  notre  Gazette  anecdotique 
du  15  septembre  1876,  qu'à  sa  mort,  survenue  en  173 1, 
le  corps  de  la  célèbre  tragédienne  Advienne  Lecouvreur 
fut  enterré  dans  un  chantier  désert  du  faubourg  Saint- 
Germain,  où  a  été  construit  depuis  un  hôtel  appartenant 
actuellement  au  comte  de  Vogué  et  qui  porte  le  n°  115 
dans  la  rue  de  Grenelle.  En  mai  1S74,  Jules  Claretie 
avait  déjà  signalé  ce  fait  dans  l'Indépendance  belge,  en 
exprimant  le  vœu  que  la  Comédie-Française  prît  les 
mesures  nécessaires  pour  l'exhumation  des  restes  de  la 
tragédienne  et  leur  translation  dans  un  tombeau  définitif 
et  plus  digne  d'elle.  Notre  confrère  Charles  Gueullette 
a  renouvelé  ce  vœu  au  cours  de  l'étude  qu'il  a  consacrée 


—  247  — 

à  Adrienne  Levouvreur  dans  ses  Acteurs  et  Actrices  du 
temps  passé  '.  Il  constatait  avec  regret,  en  1881,  que  les 
dépouilles  de  la  tragédienne  étaient  toujours  enfouies  au 
même  endroit.  Elles  s'y  trouvent  sans  doute  encore  en 
1888.  Nous  croyons  donc  devoir  rappeler  à  l'adminis- 
trateur général  actuel  de  la  Comédie-Française  le  vœu 
qu'il  avait  formulé  en  1874,  et  dont  il  lui  appartient 
aujourd'hui,  à  tant  de  titres,  de  poursuivre  et  de  hâter 
la  réalisation. 

c 

Victor  Hugo  et  Judith  Gautier.  —  Victor  Hugo,  qui 
préférait  les  longs  poèmes  aux  sonnets  sans  défauts,  n'a 
jamais  fait  qu'un  sonnet,  et  il  l'a  adressé  à  l'aimable  fille 
de  Théophile  Gautier  qui  a  nom  Judith,  et  qui  vient  de 
remporter  à  l'Odéon  un  si  franc  succès  avec  sa  pièce 
japonaise  de  la  Marchande  de  sourires.  Aussi  est-ce  le 
cas  de  remettre  en  circulation  cette  pièce  de  vers,  qui 
est  une  véritable  curiosité  dans  l'œuvre  du  poète  : 

La  Mort  et  la  Beauté  sont  deux  choses  profondes 
Si  pleines  de  mystère  et  d'azur,  qu'on  dirait 
Deux  sœurs  également  terribles  et  fécondes 
Ayant  la  même  énigme  et  le  même  secret. 

O  femme,  voix,  regards,  cheveux  noirs,  tresses  blondes, 
Vivez.  Je  meurs.  Ayez  l'amour,  l'espoir,  l'attrait. 
O  perles  que  la  mer  mêle  à  ses  grandes  ondes, 
O  lumineux  oiseaux  de  la  sombre  forêt. 

1.  Un  volun  e  in-8,  avec  portraits.  Librairie  des  Bibliophiles,  1S81. 


—  248  — 

Judith,  nos  deux  destins  sont  plus  près  l'un  de  l'autre 
Qu'on  le  croirait  à  voir  mon  visage  et  le  vôtre. 
Tout  le  divin  abîme  apparaît  dans  vos  yeux. 

Moi,  je  porte  le  gouffre  étoile  dans  mon  âme, 

Et  nous  sommes  tous  deux  voisins  du  ciel,  Madame, 

Puisque  vous  êtes  belle  et  puisque  je  suis  vieux! 


Musset  inédit.  —  Nous  avons  trouvé  les  vers  suivants 
dans  les  Annales  de  notre  confrère  Brisson.  Ce  journal 
nous  les  donne  comme  inédits. 

Après  une  promenade  au  Jardin  des  Plantes. 

Sous  ces  arbres  chéris  où  j'allais  à  mon  tour, 
Pour  cueillir,  en  passant,  seul,  un  brin  de  verveine; 
Sous  ces  arbres  charmants  où  votre  fraîche  haleine 
Disputait  au  printemps  tous  les  parfums  du  jour; 

Des  enfants  étaient  là  qui  jouaient  à  l'entour; 

Et  moi,  pensant  à  vous,  j'allais  traînant  ma  peine; 

Et,  si  de  mon  chagrin  vous  êtes  incertaine, 

Vous  ne  pouvez  pas  l'être  au  moins  de  mon  amour. 

Mais  qui  saura  jamais  le  mal  qui  me  tourmente? 
Les  fleurs  des  bois,  dit-on,  jadis,  ont  deviné  ! 
Antilope  aux  yeux  noirs,  dis,  quelle  est  mon  amante? 

0  lion,  tu  le  sais,  toi,  mon  noble  enchaîné; 

Toi  qui  m'as  vu  pâlir,  lorsque  sa  main  charmante 

Se  baissa  doucement  sur  ton  front  incliné. 


—  249  — 


LES  MOTS  DE  LA  QUINZAINE 

Un  bourgeois  cherche  une  maison  de  campagne  à 
louer  dans  la  banlieue  parisienne. 

«  Est-ce  que  l'air  est  sain  dans  votre  localité  ?  de- 
mande-t-il  à  un  indigène. 

—  Tout  ce  qu'il  y  a  de  meilleur,  Monsieur.  Chez 
nous,  on  devient  centenaire  en  un  rien  de  temps.  » 

(G/7  Blas.) 

Entendu  à  la  salle  des  Capucines,  pendant  une  con- 
férence du  célèbre  X... 

«  Comme  il  est  plein  de  son  sujet  !  dit  un  assistant. 

—  Mais  comme  il  est  lent  à  se  vider!...  »  réplique 

un  voisin. 

(G/7  Blas.) 


Entre  peintres  : 

«  Est-ce  que  tu  exposes  cette  année  ? 
—  Ma  foi,  non.  Je  pourrais  être  médaillé,  et  cela  vous 
fait  tant  d'ennemis...  » 


En  politique,  les  nigauds  croient  que  c'est  arrivé,  et 
les  malins  tâchent  que  ça  arrive. 


250    

Entre  mères  du  Conservatoire  : 
«  Comment  donc  avez-vous  songé  à  faire  de  votre  fille 
une  pianiste? 
—  Mais  elle  ne  savait  rien  faire  de  ses  dix  doigts  !  » 


Nos  domestiques  : 

«  Comment,  Jean,  voilà  que  vous  vous  servez  de  ma 
brosse  à  dents! 
—  Oh!  Monsieur,  je  l'ai  lavée  avant  !  » 


Entre  jeunes  mariées: 

«  Comment!  tu  crois  vraiment  que  ton  mari  ne  t'aime 
plus  ? 

—  Sans  doute.  Quand  il  m'embrasse  maintenant,  il 
ne  m'enlève  même  plus  ma  poudre  de  riz. 

[Gaulois.) 

A  la  Morgue. 

Arrive  quelqu'un,  à  la  recherche  d'un  ami  qui  a  dis- 
paru :  «  Avait-il  un  signe  distinctif?  lui  demande  le  gar- 
dien. 

—  Oui;  il  était  sourd  !  » 


—    25l    - 


VARIETES 


LETTRES    INÉDITES 

La  lettre  suivante  de  Flaubert  ne  porte  pas  de  date;  mais 
elle  doit  remonter  à  l'année  1880.  Elle  fait  partie  d'une  riche 
collection  d'autographes,  absolument  inédits,  où  il  nous  a  été 
permis  de  puiser  abondamment  au  profit  de  nos  lecteurs. 

A  Madame.... 

Voici  une  heure  que  j'ai  reçu  votre  lettre,  et  j'y  ré- 
ponds immédiatement  pour  vous  calmer,  car  votre  in- 
quiétude m'inquiète.  Comment!  une  émeute  est  immi- 
nente et  la  Champagne  va  devenir  prussienne  !  Ah  !  non  ! 
ça,  c'est  trop.  En  quoi  notre  temps  est-il  «  étrange  »? 
Je  ne  comprends  rien  à  tout  cela.  Nous  sommes,  au 
contraire,  dans  le  calme  et  la  platitude.  Avez-vous  peur 
de  Blanqui,  de  Humbert?  L'élection  de  Javel  vous  ter- 
rifie-t-elle?  Ce  serait  trop  naïf. 

Quant  à  mes  bonshommes',  c'est  parce  qu'on  les 
assomme  avec  Ségur  et  ses  pareils  qu'ils  tournent  à  l'in- 


1.  Allusion  à  soi.  roman  de  Bouvard  et  Pécuchet. 


—    252    — 

différence,  et  ce  procédé-là  est  «  tout  à  fait  digne  de 
moi  »,  bien  que  vous  en  disiez,  ma  chère  amie. 

Depuis  trois  mois,  je  ne  lis  que  des  livres  de  dévotion 
moderne.  Aujourd'hui  j'ai  expédié  le  Manuel  des  jeunes 
communiants,  où  il  y  en  a  de  raides  !  «  Avez-vous  commis 
des  actes  déshonnêtes  avec  des  animaux?  »  Page  376,  etc. 
Ce  qui  est  peut-être  un  souvenir  de  ce  passage  de  la 
Mischna  '  : 

«  Il  n'est  pas  bon  à  l'homme  prudent  de  rester  seul 
avec  un  animal,  surtout  si  c'est  un  quadrupède.  » 

L'importance  qu'on  donne  aux  organes  uro-génitaux 
m'étonne  de  plus  en  plus. 

Et  notre  ami  le  P.  Didon  qui  débagoule  sur  le  divorce 
et  le  mariage!...  Peut-on  s'occuper  de  niaiseries  pa- 
reilles?... 

Je  vous  assure  qu'en  ces  matières  je  suis  un  peu  plus 
qu'un  amateur.  Eh  bien!  le  cœur  me  saute  de  dégoût! 
Pie  IX,  —  le  martyr  du  Vatican,  —  aura  été  funeste  au 
catholicisme.  Les  dévotions  qu'il  a  patronnées  sont  hi- 
deuses :  Sacré-Cœur,  saint  Joseph,  entrailles  de  Marie, 
Salette,  etc..  Cela  ressemble  au  culte  d'Isis  et  de  Bel- 
lone  dans  les  derniers  jours  du  paganisme.  En  signa- 
lant ce  symptôme,  je  suis  dans  le  vrai,  et  je  fais  mon 
devoir. 

Je  n'ai  encore  rien  lu  de  Nana. 

1.  Recueil  de  lois  faisant  partie  du  Talmud. 


—  253  — 

Quant  aux  Rois  en  exil,  je  vous  trouve  un  peu  sévère. 
L'auteur,  il  est  vrai,  n'a  pas  compris  la  grandeur  du 
sujet.  Ça  sent  trop  la  Vie  parisienne. 

Je  me  suis  délecté  avec  le  dernier  volume  de  Renan. 
Quel  bijou  d'érudition,  et  comme  c'est  modeste!  Il  n'a 
pas  le  bon  Dieu  dans  sa  poche,  celui-là,  et  voilà  pour- 
quoi je  l'aime.  —  Mais  je  vous  aime  encore  plus  que 
lui,  et  je  vous  embrasse. 

Votre  vieux  fidèle 

Gustave  Flaubert. 
Amitiés  au  mari. 


Nos  lecteurs  voudront  bien,  avant  de  lire  la  lettre  suivante, 
se  reporter  au  numéro  du  1 $  janvier  de  cette  année,  de  notre 
Gazette  antcdoùque,  o\x  figure  déjà  une  première  lettre  de  Chan- 
telauze  sur  le  tombeau  du  Cardinal  de  Retz.  La  lettre  que  nous 
donnons  aujourd'hui  complète  cette  première  lettre.  Elle  est, 
comme  la  précédente,  imprimée  ici  pour  la  première  fois. 

A  M.  Georges  d'Heylli. 

Paris,  le  4  août   1869. 
Mon  cher  ami , 

Ainsi  que  j'en  avais  Tintention  depuis  longtemps,  j'ai 
fini  par  aller  trouver  M.  Viollet-le-Duc  au  sujet  de  notre 
fameux  cercueil  de  Retz  ;  mais  il  paraît  qu'il  était  dans 
la  destinée  de  ce  personnage  considérable  et  singulier 
d'échapper  jusqu'après  sa  mort  aux  investigations  de 
l'histoire. 


—  254  — 

M.  Viollet-le-Duc,  qui  dirige  cependant  en  chef  les 
travaux  de  Saint-Denis,  ne  m'a  pas  semblé  bien  com- 
prendre ce  dont  je  venais  lui  parler.  Il  m'a  eu  l'air 
de  ne  se  souvenir  que  très  vaguement  qu'il  y  eût  un 
cercueil  de  plomb  déposé  dans  le  petit  caveau  royal  de 
la  crypte1,  et  il  n'a  jamais  entendu  dire  que  ce  fût  plutôt 
celui  de  Retz  que  celui  de  tout  autre  personnage.  Je  lui 
objectai  alors  qu'il  serait  bien  facile  d'établir  la  vérité 
sur  ce  point  en  faisant  ouvrir  le  cercueil.  A  ce  mot,  ce 
grand  architecte  a  bondi  de  toute  sa  hauteur.  Je  lui  pro- 
posais là  une  chose  absolument  inattendue  et  qui  n'était 
pas  de  sa  compétence.  Comme  architecte,  il  se  bornait 
à  restaurer,  et  voilà  tout.  Mais  ouvrir,  ou  faire  ouvrir  un 
cercueil,  cela  lui  semblait  devoir  être  plutôt  du  ressort 
du  Chapitre  de  Saint-Denis,  sur  l'autorité  duquel  il  ne  se 
croyait  pas  le  droit  d'empiéter.  Il  me  recommanda  même 
d'aller  voir  à  ce  propos  un  abbé,  membre  dudit  Chapitre, 
M.  Jacquemet,  qui  possède  à  fond  son  église  abbatiale  et 
qui  a  même  publié  un  livre  sur  les  tombeaux.  Il  se  trouva 
que,  précisément,  cet  abbé,  chez  lequel  je  m'en  fus  aussi- 


i.  Ce  caveau  est  situé  à  gauche  du  caveau  royal,  qui  contient  les 
restes  de  Louis  XVIII,  de  Louis  XVI,  de  Marie-Antoinette,  du  duc  de 
Berry,  etc..  On  y  plaça,  sous  la  Restauration,  tout  ce  qu'on  re- 
trouva d'ossements  des  rois  et  des  reines  jetés  pêle-mêle  dans  la  fosse 
commune  de  1795.  Des  plaques  de  marbre,  encastrées  dans  la  mu- 
raille, portent  les  noms  des  personnes  royales  et  autres  qui  sont  là, 
ou  qui  du  moins  sont  supposées  y  être.  Ce  caveau  est  tellement  étroit 
que  le  cercueil  en  question  le  remplissait  tout  entier,  et  qu'il  était  né- 
cessaire d'y  monter  pour  lire  les  noms  gravés  sur  les  deux  murailles. 


—  255  — 

tôt,  était  le  frère  d'un  ancien  grand  vicaire  de  l'arche- 
vêque Affre,  que  j'avais  connu  dans  ma  jeunesse,  et  qui 
est  devenu  évêque  de  Nantes,  je  crois.  Cet  abbé  iac- 
quemet  me  parut,  en  effet,  savoir  beaucoup  de  choses, 
hormis  cependant  celle  qui  m'intéressait.  Il  me  parla 
longuement  des  travaux  de  restauration  de  l'église,  de 
l'abaissement  du  sol  qu'on  lui  faisait  subir,  du  chœur 
d'hiver  des  chanoines  qu'on  voulait  supprimer,  ce  qui 
l'enrageait  fort;  mais,  en  réalité,  il  ne  savait  pas  le  pre- 
mier mot  de  ce  dont  je  venais  lui  parler. 

Il  parait  donc,  mon  cher  ami,  que  le  cercueil  de  la 
crypte  n'intéresse  personne  de  ces  messieurs,  et  qu'il 
leur  importe  peu  qu'on  y  trouve  ou  qu'on  n'y  trouve 
pas  ce  qui  peut  rester  du  cardinal  de  Retz.  Car  re- 
marquez bien  que  Retz  ne  fut  pas  embaumé,  —  et 
cela  par  ordre  de  la  Cour,  —  qu'on  procéda  à  ses 
funérailles  nuitamment,  et  en  quelque  sorte  en  cachette, 
tant  on  redoutait  encore  l'influence  du  personnage  même 
après  sa  mort.  Malgré  tout,  Retz  fut  mis  en  son  cercueil 
revêtu  de  ses  ornements  sacerdotaux  ;  sa  mitre,  sa  crosse 
peut-être,  doivent  se  trouver  auprès  de  lui.  La  consta- 
tation du  fait  serait  donc  des  plus  intéressantes,  mais  il 
paraît  qu'il  faut  y  renoncer.  Le  chanoine  Jacquemet,  à 
qui  m'avait  renvoyé  M.  Viollet-le-Duc,  m'a,  à  son  tour, 
renvoyé  à  M.  Viollet-le-Duc  lui-même.  «  C'est  lui  seul 
qu'une  sembable  initiative  concerne  !  »  me  répondit 
l'abbé.  De  telle  sorte,  mon  cher  ami,  que  je  ne  suis  pas 


—  z56  — 

plus  avancé  qu'au  premier  jour,  et  qu'à  moins  d'un 
ordre  très  supérieur,  le  pauvre  cardinal,  —  si  tant  est 
que  ce  soit  lui,  —  continuera  à  être  foulé  aux  pieds 
dans  sa  chape  de  plomb  par  les  visiteurs  de  la  crypte, — 
supplice  mérité,  d'ailleurs,  et  que  Dieu  lui-même  lui  a 
peut-être  infligé  dans  sa  suprême  justice. 

Je  ne  veux  cependant  pas  perdre  tout  espoir  de  tirer 
cette  affaire  au  clair.  Quand  vous  serez  de  retour,  nous 
en  conférerons  de  nouveau  ;  il  doit  y  avoir,  me  semble- 
t-il,  quelque  moyen  pour  obliger  cet  architecte,  si  émi- 
nent  qu'il  soit,  à  faire  ouvrir  le  cercueil  que  nous  suppo- 
sons recouvrir  les  restes  d'un  personnage,  lequel,  malgré 
ses  vices  et  son  esprit  de  duplicité  et  d'intrigue,  était  de 
beaucoup  plus  éminent  que  lui!  Ceci  soit  dit  sans  vou- 
loir diminuer  les  grands  mérites  de  M.  Viollet-le-Duc; 
mais  enfin  il  n'a  pas  encore  écrit  les  Mémoires  du  car- 
dinal de  Retz!  Je  lui  en  veux  un  peu  à  cet  architecte,  je 
l'avoue,  et  vous  le  voyez  à  mon  aigreur;  mais,  malgré 
tout,  je   ne  me  tiens  pas  encore   pour   définitivement 

battu... 

Chantelauze. 

Georges  d'Heylli. 

Le  Gérant  :  D.   Jouaust. 


2476.  —  Paris,  imprimerie  Jouaust  et  Sigaux,  rue  de  Lille,  7. 


GAZETTE  ANECDOTIQUE 


Numéro  9  —  i5  mai   188S 


SOMMAIRE. 

La  Quinzaine  :  M.  Lucien  Marpon.  —  Thomas   Russel  Crampton. 

—  Le  sculpteur  Levasseur.  —  Duel  de  MM.  Félix  Dupuis  et  Félix 
Habert.  —  La  Comédie-Française  et  M.  Coquelin  aîné.  —  Vente  de 
la  Bibliothèque  du  baron  Laroche-Lacarelle.  —  Le  Salon  de  pein- 
ture. —  Un  Amoureux  de  Mme  Carvalho.  —  Les  Théâtres  de  société. 

—  Théâtres. 

Varia  :  Le  Tombeau  d'Adrienne  Lecouvreur.  —  Meilhac  sonnetiste. 

—  Dix-huit  Ans  de  captivité.  —  La  Légende  Nadaud-Lamartine.  — 
Les  Mots  de  la  Quinzaine. 

Variétés  :  La  Police  secrète  sous  Louis  XVI11. 


La  Quinzaine.  —  Plusieurs  décès  de  personnages 
connus  à  des  titres  divers ,  et  un  duel  dont  l'issue  a  été 
tragique,  ont  signalé  cette  quinzaine. 

Le  20  avril,  est  mort  Lucien  Marpon,  le  fondateur  de 
la  grande  maison  de  librairie  Marpon  et  Flammarion, 
qui  a  plusieurs  succursales  à  Paris,  et  dont  l'une,  établie 
1.  —  1888.  17 


—  258  — 

sous  les  galeries  de  l'Odéon,  a  surtout  pour  elle  la  clien- 
tèle des  étudiants. 

Le  22,  décès  de  Thomas  Russel  Crampton,  le  grand 
inventeur  anglais,  dont  le  nom  est  célèbre  par  l'inven- 
tion de  la  locomotive  à  grande  vapeur,  et  qui  s'était 
aussi  très  activement  occupé  de  la  question  du  tunnel  de 
la  Manche.  Crampton  était  membre  de  la  Société  des 
Ingénieurs  de  France. 

Le  même  jour,  est  mort  à  Brest,  à  l'âge  de  soixante- 
dix-neuf  ans,  le  R.  P.  Robinet  de  Plas,  prêtre  de  la 
Compagnie  de  Jésus,  et  qui  avait  d'abord  été  capitaine 
de  vaisseau.  C'est  en  1869  que  cet  ancien  officier  de 
marine  entra  dans  les  ordres,  et  il  aurait  au,  si  les  règles 
de  son  ordre  l'eussent  permis,  étaler  sur  sa  robe  de 
prêtre  la  cravate  et  la  croix  de  commandeur  de  la  Légion 
d'honneur. 

Le  sculpteur  Levasseur  (Jules-Clément),  élève  de 
Michel  Pascal,  est  mort  le  24. 

Enfin,  le  28,  décès  de  M.  Durand-Claye,  ingénieur 
en  chef  de  la  Ville  de  Paris,  et  dont  le  nom  restera  at- 
taché aux  grands  travaux  de  voirie  souterraine  dans  la 
capitale  auxquels  il  avait  collaboré  depuis  sa  sortie  de 
l'École  des  ponts  et  chaussées,  c'est-à-dire  pendant 
vingt-deux  ans.  Il  n'avait  que  quarante-six  ans. 

29  avril. 
Deux  artistes  peintres  de  talent,  M.  Félix  Dupuis,  an- 


cien  élève  de  Léon  Cogniet,  et  M.  Félix  Habert,  élève 
de  Bonnat,  se  sont  battus  en  duel  ce  matin,  derrière  le 
grand  pavillon  du  champ  de  courses  à  Longchamps. 
La  cause  de  ce  duel  était  des  plus  futiles.  Il  s'agissait 
d'un  sonnet  composé  par  une  demoiselle  C...  M...,  en 
l'honneur  du  peintre  Dupuis,  à  l'occasion  de  son  expo- 
sition de  cette  année,  qui  a  pour  sujet  Le  Lac,  œuvre 
inspirée  par  le  poème  de  Lamartine  : 

A  Monsieur  Félix  Dupuis. 

SONNET 
(Sur  l'envoi  au  Salon  de  1888.) 

O  peintre,  ton  génie,  inspiré  d'un  poète, 
Devant  la  toile  ici  m'avait  laissé  muette. 
Je  ne  voyais  que  lui,  tout  en  te  contemplant. 
Et  près  de  ton  tableau  j'allais  me  rappelant 

Ces  vers,  qu'avec  amour  si  souvent  on  répète, 
Que  Lamartine  un  jour,  pour  sa  lyre  discrète, 
A  tirés  de  son  cœur.  Et  sur  un  rythme  lent 
Je  redisais  ce  Lac,  où  i'on  voit  s'envolant, 

Sur  les  ailes  du  Temps  et  dans  l'espace  immense, 
Tout  ce  qui  se  consume  et  ce  qui  recommence. 
Ton  tableau,  plein  de  charme  et  plein  de  vérité, 

Nous  montre  ce  songeur  concevant  un  pot'me! 
II  tient  contre  son  cœur  la  blonde  Eve  qu'il  aime, 
Défiant  du  regard  la  sombre  Éternité. 

Il  paraît  que  M.  Habert  avait  demandé  à  son  confrère 


—    2Ô0    

Dupuis  une  copie  de  ce  sonnet,  et  que  ce  dernier  oublia 
de  la  lui  envoyer.  Ce  retard  froissa  M.  Habert,  qui  est 
en  même  temps  critique  d'art  dans  le  Journal  du  XV IV 
arrondissement,  où  il  publia  alors  un  article  à  allusions 
désagréables  pour  M.  Dupuis.  L'affaire  s'envenima;  un 
nouvel  article  aggravant  le  premier  parut  dans  le  même 
journal,  et,  finalement,  malgré  les  instances  des  amis 
des  deux  parties,  un  duel  fut  décidé.  Il  s'est  terminé 
fatalement  :  M.  Dupuis  a  essuyé  le  premier  le  feu  de 
M.  Habert,  et  il  a  été  tué  sur  le  coup.  La  malheureuse 
victime  de  cet  absurde  combat  avait  cinquante-six  ans, 
et  laisse  une  femme  et  des  enfants.  Le  survivant,  M.  Ha- 
bert, a  quarante-neuf  ans;  il  était  fort  lié  avec  Dupuis, 
et  rien  ne  pouvait  faire  prévoir  un  tel  dénouement  à 
leurs  affectueuses  relations. 

2  mai. 

La  question  pendante  entre  la  Comédie-Française  et 
M.  Coquelin  aîné  n'a  pu  être  réglée  comme  tout  le 
monde  l'aurait  désiré.  Une  rupture  complète,  et  proba- 
blement sans  retour,  a  eu  lieu  aujourd'hui  dans  le  ca- 
binet du  ministre  des  Beaux-Arts.  M.  Coquelin  deman- 
dait que  l'administration  passât  l'éponge  sur  le  passé  ;  il 
serait  rentré  sociétaire  comme  devant,  mais  seulement 
après  son  retour  d'Amérique,  c'est-à-dire  le  1er  avril 
i  889.  Cette  dernière  condition  était  une  infraction  com- 
plète aux  règlements,  et  le  ministre  n'a  pas  cru  pouvoir 


—  z6i  — 

y  souscrire.  En  effet,  il  eût  été  singulier  que  M.  Co- 
quelin,  de  nouveau  sociétarisé,  prît  le  jour  même  un 
congé  de  onze  mois,  alors  que  le  règlement  n'autorise 
que  des  congés  de  deux  mois  par  an.  Tout  est  donc  au- 
jourd'hui fini,  et  même  la  représentation  de  retraite  de 
l'ex-brillant  sociétaire  se  trouve  ajournée  à  des  temps 
indéfinis. 

Ce  même  jour,  M.  Coquelin  a  quitté  Paris  pour  en- 
treprendre cette  tournée  transatlantique  où  Rachel  a 
trouvé  tant  de  mécomptes,  et  Sarah  Bernhardt  tant  de 
dollars.  Il  emmène  avec  lui  une  troupe  où  figurent  son 
fils  Jean,  ainsi  qu'un  certain  nombre  d'autres  artistes 
peu  connus,  à  l'exception  toutefois  deMmes  Jane  Hading  l 
et  Patry,  cette  dernière  ancienne  actrice  de  la  Porte- 
Saint-Martin. 

$  mai. 

Aujourd'hui  s'est  terminée  à  l'hôtel  Drouot,  après 
plusieurs  vacations,  la  vente  de  la  merveilleuse  biblio- 
thèque du  baron  Laroche-Lacarelle.  Le  catalogue  ne 
mentionnait  que  540  numéros,  et  elle  a  produit  un  total 
de  $45,000  francs,  soit  un  peu  plus  de  1,000  francs  par 
numéro.  Elle  comprenait  des  livres  et  des  manuscrits, 
dont  plusieurs,  dans  un  état  de  conservation  admirable, 
étaient  enrichis   de  reliures  anciennes   d'une  fraîcheur 


1.  Encore  ce  même  jour  2  mai  le  tribunal  de  i,e  instance  a  pro- 
noncé le  divorce  de  M.  Victor  Koning,  ditecteur  du  Gymnase,  et  de 
M>i'c  Jeanne-Alfréd'ne  Tréfouret,  dite  Jane  Hading,  artiste  dramatique. 


—    2Ô2    — 

encore  extraordinaire.  Quelques-uns  des  ouvrages  vendus 
ont  atteint  des  prix  qu'on  pourrait  presque  taxer  d'exor- 
bitants, notamment  un  manuscrit  du  XVe  siècle,  Hors, 
beata  Maris,  Virginis,  avec  miniatures,  qui  a  été  adjugé 
22,250  fr.;  un  exemplaire  des  Œuvres  de  maître  Vil- 
lon (1552),  14,020  fr.;  un  recueil  d'estampes  sur  la 
Ligue  aux  armes  de  de  Thou,  qui  n'a  que  trente  pages, 
et  dont  la  reliure  du  temps  est  à  elle  seule  une  mer- 
veille, 12,000  fr.  et  le  reste  à  l'avenant.  Enfin,  pour 
montrer  quelle  progression  considérable  s'est  faite  en 
quarante  ans  dans  le  prix  de  certains  livres,  nous  cite- 
rons, dans  cette  même  vente,  un  magnifique  exemplaire 
de  l'édition  des  Contes  de  La  Fontaine,  dite  des  Fermiers 
généraux,  qui  s'est  vendu  15,500  francs.  Or,  ce  même 
exemplaire  avait  été  acheté  282  fr.  à  la  vente  de  Char- 
les Nodier  en  1844.  Et  on  s'était  alors  extasié  sur  l'élé- 
vation de  l'enchère!... 

8  niai. 

Demandez  le  grrrand  succès  du  jour,  le  livre  du  gé- 
néral Boulanger,  intitulé  l'Invasion  allemande,  et  précédé 
d'un  manifeste  du  brav'  général  où  la  résistance  à  l'o- 
béissance militaire  est  élevée,  dans  certains  cas,  à  la 
hauteur  d'un  principe  ou  d'une  institution!  Mais  quoi 
d'étonnant  à  cela?  le  général  conforme  ses  paroles  à  ses 
actes,  et  voilà  tout!  Ce  livre,  qui  raconte  la  dernière 
guerre  franco-allemande,  comme    l'a    vue   et   la   juge 


—  263  — 

M.  Boulanger,  est  tiré  à  2,500,000  exemplaires,  et  a 
paru  aujourd'hui;  il  sera  répandu  dans  toute  la  France, 
par  livraisons,  à  un  prix  plus  que  modique,  afin  que 
tout  le  monde  puisse  se  le  procurer.  L'ouvrage  débute 
par  la  petite  lettre  suivante,  qui  en  indique  le  sens  et 
l'esprit  : 

Amis  lecteurs, 

Mes  adversaires  me  représentent  comme  l'apôtre  de  la 
guerre. 

A  vous  de  me  juger,  en  lisant  ce  livre  d'un  patriote  qui  n'a 
d'autre  inspiration  que  le  haut  sentiment  de  la  dignité  na- 
tionale. 

15  avril  188S. 

Général  Boulanger. 

Ajoutons  que  la  publication  du  brav'  général  ne  lui 
est  pas  payée,  d'après  les  on-dit,  moins  de  200,000  fr. 

1  :  mai. 

M.  Castagnary,  directeur  des  Beaux-Arts,  est  mort 
subitement  ce  matin  à  Paris  des  suites  d'une  maladie 
des  reins  compliquée  d'albuminurie.  Il  assistait  encore 
l'avant-veille  à  la  réception  de  son  ministre,  M.  Ed. 
Lockroy. 

Né  à  Saintes,  le  1;  avril  1830,  il  fut  d'abord  avocat, 
puis  devint  critique  d'art,  et  comme  tel 'fit  le  Salon  de 
chaque  année  dans  un  grand  nombre  de  journaux.  Il 
fut  aussi  rédacteur  politique  du  Siècle.  Conseiller  muni- 


—  264  — 

cipal  de  Paris  en  1874  et  1877,  il  devient  conseiller 
d'État  en  1879.  C'est  l'an  dernier  que  M.  Spuller,  le 
ministre  de  l'Instruction  publique  d'alors,  le  créa  direc- 
recteur  des  Beaux-Arts.  Il  avait  une  haute  et  grande 
compétence  dans  cette  spécialité,  et  sa  mort  est  une 
perte  sensible  pour  les  arts. 

Le  Salon  de  peinture.  —  Comme  d'habitude,  le  Sa- 
lon de  peinture  a  ouvert  ses  portes  le  Ier  mai;  comme 
d'habitude  aussi,  le  jour  du  vernissage  a  été  un  jour  de 
pluie  :  c'est  une  tradition  dont  il  faut  prendre  son  parti. 
La  Société  des  artistes  s'était  remise  à  envoyer  des  invi- 
tations pour  cette  solennité  :  aussi  le  tout  Paris  est-il 
venu  s'y  écraser  avec  son  empressement  ordinaire. 

Le  Salon,  assez  bon  dans  son  ensemble,  n'offre  pas 
d'oeuvres  éclatantes;  on  en  fait  le  tour  avec  un  sentiment 
de  satisfaction,  mais  sans  être  saisi  au  passage  par  quel- 
que chose  de  bien  saillant.  Nos  grands  peintres  y  sont 
pourtant  à  leur  poste  comme  les  autres  années,  et  l'on 
n'a  pas  à  constater  de  défaillances. 

C'est  évidemment  Carolus-Duran  qui  tient  la  corde, 
avec  sa  tête  du  peintre  Français  et  le  portrait  de  sa  fille. 
Ce  dernier  tableau  est  une  véritable  toile  de  musée  :  c'est 
de  la  peinture  de  maître,  faite  avec  une  grandeur,  une 
simplicité  et  une  sûreté  de  main  vraiment  remarquables. 
Nous  aimons  moins,  certainement,  le  portrait  tapageur 
du  cardinal  Lavigerie,  par  Bonnat,  dont  la  figure  de 


—  265  — 

Jules  Ferry  est,  au  contraire,  une  œuvre  de  premier  ordre. 

Les  peintres  de  la  nature  animée  ont  été  assez  heureux 
cette  fois.  Jules  Breton  avec  son  Etoile  du  berger,  Lher- 
mitte  avec  son  Repos,  Roll  avec  sa  Fermière,  Cazin  avec 
sa  Journée  faite,  sont  en  première  ligne  parmi  les  triom- 
phateurs du  Salon.  —  Henner  présente  un  Saint  Sébas- 
tien, composé  comme  tout  ce  qu'il  compose,  et  qui  n'ap- 
paraît comme  tel  que  parce  qu'il  a  auprès  de  lui  quelques 
flèches,  et  surtout  parce  que  le  livret  nous  dit  qui  il  est; 
mais  c'est  toujours  d'une  exécution  magistrale,  dans  la- 
quelle les  défauts  sont  tellement  inhérents  aux  qualités 
qu'on  ferait  un  vœu  téméraire  en  souhaitant  de  les  voir 
disparaître.  —  Jules  Lefebvre,  qui,  depuis  quelques  an- 
nées, s'était  renfermé  dans  le  portrait,  donne  une  scène 
à  deux  personnages,  l'Orpheline,  qui  est  d'un  très  beau 
sentiment,  et  peinte  avec  une  grande  sobriété. 

Les  grandes  peintures  destinées  à  la  décoration  de  la 
Sorbonne  abondent,  mais  se  font  plus  remarquer  par 
la  quantité  que  par  la  qualité.  Nous  n'aimons  pas  du  tout 
l'envoi  de  Benjamin  Constant,  pas  beaucoup  plus  ceux 
de  François  Flameng  et  de  Duez,  qui  cette  fois  a  fait 
fausse  route,  et  c'est  encore  à  celui  de  Chartran  que  nous 
donnerions  la  préférence  :  sa  composition  de  Vincent  de 
Beauvais  et  Louis  XI  à  l'abbaye  de  Royaumont  est  traitée 
avec  beaucoup  de  conscience  et  une  grande  simplicité, 
mais  l'exécution  est  un  peu  terne  et  molle. 

L'exposition  compte  cette  année  plusieurs  revenants 


—  260  — 

qui  n'y  avaient  pas  paru  depuis  longtemps.  Ziem,  avec 
une  de  ses  vues  fantastiques  de  Venise,  toujours  aussi 
fausses  et  aussi  amusantes,  nous  prouve  que  sa  main  n'a 
pas  vieilli.  Charles  Jacques  nous  ramène  ses  incompa- 
rables moutons.  Détaille  expose  un  grand  tableau  qu'il 
appelle  le  Rêve,  et  qui  représente  une  armée  endormie, 
avec  des  visions  de  victoire  qui  passent  dans  le  ciel  : 
composition  peu  intéressante,  dont  l'indécision  se  traduit 
par  une  certaine  faiblesse  d'exécution  à  laquelle  ne  nous 
a  pas  habitués  ce  peintre  militaire  de  premier  ordre. 

La  sculpture  est,  comme  toujours,  dans  une  excel- 
lente moyenne,  et,  ainsi  que  la  peinture,  ne  contient 
rien  qui  appelle  violemment  Tattention.  On  regarde  sur- 
tout la  Nymphe  chasseresse  de  Falguière,  qui  réapparaît 
en  marbre,  après  s'être  déjà  présentée  à  l'état  de  plâtre. 

Un  Amoureux  de  Mme  Carvalho.  —  On  vient  de 
publier  la  seconde  et  définitive  édition  des  œuvres  de 
Jacques  Richard,  ce  jeune  lycéen  qui,  sous  l'Empire, 
avait  composé  une  pièce  de  vers  satirique  contre  le 
prince  Jérôme,  et  dont  nous  avons  déjà  cité  plusieurs 
morceaux  de  poésies  à  nos  lecteurs  '.  Ce  jeune  homme, 
mort  à  vingt  ans 2,  eût  été  certainement  un  grand  poète  : 
le  recueil  qu'il  laisse  est  plus  que  remarquable;  il  con- 
tient des  pièces  de  premier  ordre,  supérieures,  à  coup 


i.  Voir  noire  Gazette  de  l'année  1S79,  tome  Ie''. 

2.  Il  était  né  le  1 1  juillet  1841  et  il  est  mort  le  6  novembre  1861, 


—  2G7  — 

sûr,  à  beaucoup  d'œuvres  trop  louées  qui  ont  conduit 
quelques-uns  de  leurs  auteurs  à  l'Académie. 

Jacques  Richard,  dans  ce  charmant  petit  volume,  où 
figurent  ses  reliquis  ',  nous  révèle  les  deux  amours  qui 
ont  surtout  occupé  sa  jeunesse.  En  1857,  il  était  tombé 
amoureux  fou  de  Mme  Carvalho;  en  1860,  il  adressait  à 
Blanche  Pierson  des  vers  adorables,  qui  ont  été  bien  sou- 
vent reproduits,  et  que  nous  avons  nous-même  ici  don- 
nés. Le  volume  récemment  publié  renferme  aussi  des 
lettres  de  Jacques  Richard.  Nous  citerons,  de  ces  let- 
tres, les  passages  suivants,  qui  s'adressent  à  Mme  Car- 
valho; cette  grande  et  illustre  cantatrice  ne  regrettera 
jamais,  sans  doute,  d'avoir  provoqué  une  admiration  aussi 
passionnée  de  la  part  d'un  collégien  qui  n'avait  pas  vingt 
ans,  et  qui  était  certainement  sincère  : 

A  Gustave  Fassiaty. 

Pension  Massin,  14  octobre  1857. 
...  Je  suis  amoureux,  mais  amoureux  fou,  et,  qui  pis  est, 
amoureux  sans  espoir.  Je   ne  l'ai  vue  qu'une  fois.   Elle  était 
habillée  en  page2  :  satin  blanc  et  bleu,  grands  rubans,  chapeau 


1.  La  première  édition  des  poésies  de  Jacques  Richard  publiée  chez 
Charpentier  par  Auguste  Dietrich ,  en  1 885,  était 'incomplète;  la 
seconde,  publiée  l'an  dernier  chez  Fischbacher,  en  un  petit  in-18 
elzevir,  contient  toutes  les  œuvres,  vers  et  prose,  du  poète.  Toutes 
deux  sont  ornées  d'un  portrait. 

2.  M«»e  carvalho  interprétait  alors,  avec  un  grand  succès,  le  per- 
sonnage de  Chérubin  dans  l'éclatante  reprise  des  Noces  de  Figaro  de 
Mozart,  au  Théâtre-Lyrique  du  boulevard  du  Temple. 


-  268  - 

à  larges  bords,  plumes  flottantes.  C'était  à  se  mettre  à  genoux  ! 
A  genoux...  non,  j'étais  aux  stalles  d'orchestre,  et  cela  ne 
m'aurait  pas  été  commode.  Et  avec  cela  une  voix,  mais  une 
voix!...  Il  y  avait  des  moments  où  on  ne  la  distinguait  pas  du 
son  le  plus  suave  des  instruments  à  cordes.  On  n'aurait  pas  pu 
dire  si  on  l'entendait,  ou  si  on  entendait  la  vibration  dernière 
de  quelque  violon  emprunté  à  l'orchestre  du  bon  Dieu.  Tu  ne 
peux  pas  te  faire  la  moindre  idée  de  cet  organe  d'une  sonorité 
si  bienfaisante,  d'un  timbre  si  pur!  Oh!  mon  vieil  ami,  tu  ne 
sauras  pas  son  nom.  Je  craindrais  de  le  profaner  si  ma  lèvre 
osait  le  prononcer,  si  ma  main  osait  l'écrire.  Elle  est  célèbre, 
et  j'enrage  tous  les  jours  de  voir  un  tas  de  méchants  écrivail- 
leurs,  de  critiqueurs,  lui  mesurer  l'éloge,  la  toiser  d'après  leur 
courte  vue,  comme  s'ils  avaient  assez  d'admiration  pour  ce 
qu'elle  a  de  génie  !  Comme  si  c'était  assez  d'un  mot,  d'un 
feuilleton  à  mettre  à  ses  pieds.  Comme  s'ils  ne  devaient  pas 
déposer  devant  ces  pieds  charmants  tout  le  peu  qu'ils  ont  d'âme 
et  de  sympathie! 

Moi,  je  la  comprends,  du  moins!  Et  je  lui  ai  consacré  ma 
vie,  mon  être  tout  entier.  Je  lui  ai  dressé  dans  mon  cœur  un 
autel  où  je  l'adore  en  secret!  Un  autel  que  j'ai  orné  des  plus 
fraîches  guirlandes  de  ma  jeunesse,  un  autel  où  je  voudrais 
brûler  l'encens  le  plus  divin,  le  parfum  le  plus  céleste  de  mes 
dix-huit  ans!  Je  resterai  à  Paris  pour  elle,  je  serai  poète  pour 
elle,  je  serai  célèbre  pour  elle!  Je  lui  ferai  des  vers,  je  les 
publierai;  elle  les  lira,  et  elle  ne  me  connaîtra  pas!  Et  en  les 
lisant  elle  dira  :  «  Quelle  est  cette  femme  qui  a  su  inspirer  un 
pareil  amour?  »  Car  l'idée  seule  de  lui  parler,  de  lui  avouer 
combien  je  l'aime,  me  mettrait  hors  de  moi.  Ses  yeux,  en 
s'arrêtant  sur  mes  yeux,  feraient  monter  mon  âme  jusqu'à  mes 
lèvres,  et,  sur  un  mot  d'Elle,  elle  s'envolerait!... 

...  Ah!  que  j'aimerais  mieux,  au  lieu  de  regagner  chaque 


—  269  — 

soir  ma  petite  chambre  au  dix-neuvième  étage,  ah!  que  j'aime- 
rais mieux  qu'on  me  laissât  disposer  de  mon  temps.  Comme  je 
volerais  à  certain  théâtre...  Heureux  machiniste  qui  lèves  la 
toile  quand  elle  va  entrer  en  scène  1  Heureux  souffleur  qui  la 
contemples  de  si  près!  Heureuse,  heureuse  résille  qui  renfermes 
ses  beaux  cheveux  bruns  au  quatrième  acte!  Il  faudra  que  je 
parvienne  à  découcher!  Il  faudra  qu'à  force  de  soumission,  de 
platitude,  de  bassesses,  de  prodiges  de  versions  grecques,  de 
merveilles  de  vers  latins,  j'obtienne  la  permission  d'aller  encore 
entendre  ma  sirène!  Il  faut  que  je  me  consume  au  feu  de  ses 
yeux,  que  je  me  noie  aux  langueurs  de  son  regard,  que  je 
m'enivre  à  la  pure  et  limpide  harmonie  de  sa  voix. 

4  janvier  1860. 

Je  ne  l'ai  pas  revue,  hélas!  depuis  la  mémorable  soirée  où 
je  me  jetais  à  ses  genoux,  aux  stalles  d'orchestre  et  à  distance. 
Je  lui  ai  envoyé  une  belle  pièce  de  vers  avec  une  lettre  flam- 
boyante. Elle  ne  m'a  pas  répondu,  ce  que  je  m'explique  par- 
faitement, attendu  que  je  ne  lui  donnais  ni  mon  nom  ni  mon 
adresse...  '. 

Jacques  Richard. 


1 .  La  pièce  de  vers  dont  il  est  ici  question  figure  dans  les  deux 
éditions  des  œuvres  de  Jacques  Richard.  Dans  la  première  elle  a  été, 
à  tort,  dédiée  à  Blanche  Pierson,  mais  dans  la  seconde  on  a  restitué  sa 
dédicace  à  Mmc  Carvalho.  Elle  a  pour  seul  titre  Chérubin  et  compte 
quatorze  strophes  dont  voici  la  première  : 

Si  jeune  et  si  méchant,  si  tendre  et  si  cruel! 

Me  ravir  en  riant  la  joie  et  l'espérance 

Et  me  forcer  encore  à  bénir  ma  souffrance! 

Tu  chantais,  et  tes  chants  semblaient  venir  du  ciel! 

Et  maintenant,  hélas!  tu  gardes  le  silence, 

Et  moi,  je  le  sens  bien,  mon  mal  est  étemel.'... 


—    27O   — r 

Les  Théâtres  de  société.  —  On  jouait  beaucoup  la 
comédie  de  société  au  XVIIIe  siècle;  après  la  Révolu- 
tion, le  goût  s'en  était  longtemps  perdu  chez  nous  ;  il  a 
repris  avec  passion,  avec  fureur  même,  surtout  en  ces 
dernières  années  qui  ont  vu  éclore  tant  d'ouvrages  et  de 
recueils  spéciaux,  Théâtre  de  campagne,  Saynettes  et  Mo- 
nologues, Théâtre  de  château,  etc.,  desquels  favorisaient 
et  développaient  ce  goût  si  conforme  à  l'esprit  et  au 
génie  français.  On  a  été  plus  loin  encore.  Non  seule- 
ment on  représente  aujourd'hui,  dans  les  salons,  les 
pièces  imprimées  des  auteurs  contemporains,  mais  on  y 
joue  aussi  des  pièces  d'amateurs  dont  beaucoup  sont,  ma 
foi!  fort  amusantes  et  très  réussies.  Cet  hiver  on  a  prin- 
cipalement joué  des  Revues,  à  l'imitation  des  petits 
théâtres  et  des  cafés  concerts,  et  des  Revues  complètes 
où  tous  les  faits  de  l'année  étaient  tournés  en  plaisanterie 
avec  beaucoup  plus  de  liberté  et  d'audace  que  sur  les 
scènes  des  théâtres,  attendu  que  la  censure  n'y  avait  pas 
promené  ses  indiscrets  ciseaux. 

Ainsi  récemment  nous  avons  assisté  dans  un  salon  à 
la  représentation  d'une  Revue  de  l'année  1887  qui  avait 
pour  titre  On  s'amuse  déjà!  et  dont  l'auteur,  M.  Maurice 
Donnay,est  ingénieur.  Nous  dirons,  nous,  qu'il  est  en 
outre  «  ingénieux  »,  pour  parler  le  style  de  sa  pièce, 
remplie  d'amusants  calembours  et  d'à  peu  près  abraca- 
dabrants. Le  succès  de  cette  revue,  qui  ne  comprend 
guère    moins   de    quarante    personnages   et  de   quinze 


—  271  — 

tableaux,  a  été  considérable.  On  a  ri  «  à  se  tordre  », 
selon  l'expression  consacrée.  Parmi  les  tableaux  de  la 
Revue,  il  en  est  un  dont  le  succès  a  été  tout  particulier  : 
c'est  celui  qui  était  consacré  au  général  Boulanger, 
Tune  des  grandes  actualités  du  moment.  Voici  la  com- 
plainte que  l'auteur  avait  mise  dans  la  bouche  du  récent 
député  du  Nord  :  elle  a  eu  les  honneurs  du  bis,  et  vous 
avouerez  qu'elle  méritait  bien  cela!... 

Air  du  :  Bi  du  bout  du  banc. 

Je  gouvernais  paisiblement 
Quand  Ferry,  quand  Ferron,  m'envoient  à  Clermont-Ferrand. 

Ça  me  fit  un  sacré  chang'ment. 
O  Ferry,  ô  Ferron,  c'n'est  pas  gai  Clermont-Ferrand. 

Là  j'étais  épié  constamment 
Par  Ferry,  par  Ferron,  jusques  à  Clermont-Ferrand. 

Toute  la  journé'  des  agents 
De  Ferry,  de  Ferron,  rôdaient  dans  Clermont-Ferrand. 

Je  n'pouvais  pas  faire  un  mouv'ment 
Sans  qu'Ferry,  sans  qu'Ferron,  reçuss'nt  de  Clermont-Ferrand 

De  très  longs  télégramm's  disant 
A  Ferry,  à  Ferron,  c'que  j'f'sais  à  Clermont-Ferrand. 

Maint's  fois  j'ai  d'mandé  poliment 
A  Ferry,  à  Ferron,  de  quitter  Clermont-Ferrand 

Pour  voir  ma  femme  et  mes  enfants  ; 
Mais  Ferry,  mais  Ferron,  m'disaient  :  «  A  Clermont-Ferrand 

Tu  resteras  étemell'inent.  » 

Or  Ferry,  or  Ferron,  m'croyant  à  Clermont-Ferrand, 

Moi  j'ai  dit  :  Zut!  tout  simplement 
Pour  Ferry,  pour  Ferron,  et  lâché  Clermont-Ferrand. 


—  272  — 


Air  :  Des  pioupious  d'Auvergne. 

Un'permission,  je  ne  m'en  inquiète  guère, 

Zim  la  boum  la  la! 

On  s'en  passera. 
N'ai-je  pas  pour  moi  Roch'fort  et  Laguerre 

Qui  crient  pour  changer  : 
Viv' le  général  Boulanger! 

(Cliceur  formidable  :) 

C'est  Boulang',  Boulang',  Boulange, 
C'est  Boulanger  qu'il  nous  faut!...  bis. 

Théâtres.  —  Le  théâtre  Déjazet  a  repris,  le  26  avril, 
un  drame  de  Mme  Louis  Figuier,  le  Presbytère,  d'abord 
joué  au  théâtre  Cluny  en  1875,  et  qui  renferme  des 
scènes  intéressantes  et  pathétiques,  surtout  au  troisième 
acte,  qui  a  été  fort  applaudi.  On  a  joué  ensuite  un  petit 
vaudeville  de  M.  Louis  Figuier,  les  Manies  de  M.  Lèdre- 
don,  qui  a  moins  réussi,  et  que,  d'ailleurs,  ses  interprètes 
ne  savaient  pas  complètement.  En  somme,  spectacle  de 
famille  que  tout  le  monde  peut  voir. 

—  Le  27,  au  Théâtre  libre,  représentation  de  deux 
pièces  nouvelles,  le  Pain  du  péché,  drame  en  quatre  ta- 
bleaux de  Paul  Arène  d'après  Aubanel.  Il  y  a  de  beaux 
vers  et  une  situation  des  plus  dramatiques  dans  cette 
légende  très  vivement  dialoguée;  on  a  beaucoup  ap- 
plaudi les  deux  poètes  et  leurs  principaux  interprètes, 
MM.  Antoine,   Raymond,  et  Mme  Marie  Defresnes.  Le 


—  27^  — 

spectacle  se  terminait  par  Matapan,  comédie  en  trois 
actes  en  vers  de  M.  Emile  Moreau,  qui  est  depuis  long- 
temps imprimée.  C'est  une  satire  politique,  mais  à  allu- 
sions parfois  bien  alambiquées  et  par  suite  trop  peu 
transparentes.  M.  Keraval,  de  l'Odéon,  a  supporté  à  lui 
seul  le  poids  du  rôle  de  Matapan,  sorte  de  Rabagas  en 
vers,  dont  le  personnage  occupe  toute  la  pièce. 

La  jolie  salle  du  théâtre  Montparnasse  (3 1,  rue  de  la 
Gaîté),  où  fonctionne  le  Théâtre  libre,  était  absolument 
comble,  et  le  public  en  était  trié  sur  le  volet.  C'est  vrai- 
ment un  spectacle  curieux,  et  littéraire  au  premier  chef, 
que  celui  de  ces  œuvres  représentées  une  seule  fois,  et 
dont  beaucoup  seraient  dignes  de  nos  premières  scènes. 
Mais  pourquoi,  par  exemple,  avoir  choisi  une  salle  située 
dans  un  quartier  aussi  éloigné  et  aussi  excentrique? 

—  Le  même  soir,  MM.  Zola  et  Busnach  offraient  au 
bon  peuple  de  Paris  une  représentation  gratuite  de  Ger- 
minal. Je  vous  laisse  à  penser  s'il  y  a  eu  foule  :  on  s'est 
battu  aux  portes,  on  a  brisé  les  barrières  et  bousculé  les 
gardes  municipaux.  Mais,  dès  que  le  rideau  a  été  levé,  un 
silence  religieux  s'est  fait  subitement  et  la  pièce  a  été 
écoutée  jusqu'au  bout  sans  autre  tumulte.  On  a  applaudi 
les  acteurs  aux  bons  endroits,  et  finalement  Germinal  a 
été  acclamé  par  ce  public  spécial  qui  en  comprend,  peut- 
être  mieux  qu'un  autre,  les  particulières  beautés.  Et,  à 
ce  propos,  disons  que  M.  Zola,  dans  une  lettre  publiée 
par  les  journaux,  a  déclaré  que  la  pièce  nouvelle  était  de 

18 


—  274  - 

lui,  et  de  lui  seul,  et  qu'il  en  prenait  toute  la  responsa- 
bilité :  le  nom  de  Busnach  ne  figure  sur  l'affiche  que  pour 
la  forme.  Toutefois  Germinal  n'a  vécu  que  17  soirées. 

—  Le  Palais-Royal  a  donné,  le  Ier  mai,  une  assez 
jolie  comédie  en  trois  actes,  On  le  dit,  de  MM.  Emile  de 
Najac  et  Charles  Raymond.  C'est  même  d'un  genre  plus 
relevé  que  celui  auquel  nous  sommes  habitués  à  ce  Con- 
servatoire de  la  haute  bouffonnerie.  On  s'est  toutefois 
amusé,  grâce  aussi  aux  excellents  interprètes  de  la  pièce, 
Dailly,  Milher,  Calvin,  Huguenet  (débuts),  et  M™5  La- 
vigne,  Lender,  etc. 

—  Citons  encore  les  représentations  du  Théâtre  d'ap- 
plication, où  nous  avons  vu,  cette  semaine,  un  certain 
nombre  d'élèves  du  Conservatoire  s'essayer  avec  succès 
dans  la  première  scène  d'Amphitryon,  le  premier  acte  du 
Malade  imaginaire,  et  surtout  dans  les  Ouvriers,  la  tou- 
chante pièce  d'Eug.  Manuel,  jouée  avec  beaucoup  d'en- 
semble par  MM.  Cabel,  Cambis,  et  Mm«  Forgue  et 
Dea. 

—  M.  Emile  Augier  a  adressé  à  un  nouveau  cercle 
dramatique,  qui  vient  de  se  fonder  sous  le  nom  de  Cercle 
des  Estourneaulx,  la  lettre  suivante  qui  contient  surtout 
un  encouragement  à  bien  faire  : 

Messieurs, 

L'art  est  la  dernière  couronne  de  notre  chère  France; 
tâchons  de  la  maintenir  sur  son  front  et  appelons  à  la  res- 


—  275  — 

cousse  toutes  les  forces  vives  des  générations  nouvelles.  Nous 
autres,  vieux  et  fatigués,  nous  ne  pouvons  servir  cette  noble 
cause  qu'en  faisant  place  aux  jeunes  et  en  les  encourageant  de 
nos  applaudissements- 

C'est  pourquoi  je  vous  souhaite  la  bienvenue,  gentils 
Estourneaulx  qui  ouvrez  une  porte  de  plus  aux  jeunes  talents. 
Puisse  le  public  vous  savoir  gré  de  vos  efforts  et  vous  en 
témoigner  sa  reconnaissance! 

Bien  sympathiquement  à  vous. 

EMILE  AUG1ER. 

—  Enfin  nous  avons  encore  au  numéro  40  de  la  rue 
Condorcet  un  autre  nouveau  théâtre,  le  Théâtre  indépen- 
dant, qui,  à  l'exemple  du  Théâtre  libre,  jouera  surtout 
des  pièces  inédites.  Le  dernier  spectacle,  qui  se  com- 
posait de  Sapho,  pièce  lyrique  d'Armand  Silvestre,  de  la 
Vengeance  électrique,  vaudeville  de  Lucien  Desge- 
nettes,  etc.,  avait  attiré  beaucoup  de  monde  et  a  suffi- 
samment réussi. 

—  Le  5  mai,  à  la  Renaissance,  première  représenta- 
tion de  Une  Gaffe,  comédie  en  trois  actes  de  M.  Fabrice 
Carré,  pièce  inégale,  mais  qui  renferme  plusieurs  scènes 
d'une  véritable  gaieté.  Raimond,  Maugé  et  Mlle  Ma- 
thilde  ont  beaucoup  plu  dans  leurs  personnages,  qui  ont 
cependant  le  tort  de  présenter  ces  excellents  artistes  un 
peu  trop  souvent  sous  les  mêmes  physionomies. 

—  Aujourd'hui,  7  mai,  première  représentation,  à 
l'Opéra-Comique,  du  Roi  d'Ys,  drame  lyrique  en  trois 
actes  et   cinq   tableaux  de  M.   Ed.  Blau,   musique  de 


-    276   - 

M.  Lalo.  Il  y  a  vingt-cinq  ans  que  cet  ouvrage  était 
composé;  M.  Lalo  a  vainement  tenté  pendant  cette  lon- 
gue période  de  le  faire  jouer  soit  à  l'Opéra,  soit  à  l'Opéra- 
Comique,  soit  au  Théâtre-Lyrique,  dont  les  directeurs, 
MM.  Perrin,  Carvalho,  Vaucorbeil  et  Vizentini,  ont  suc- 
cessivement accueilli  l'auteur  et  l'ouvrage  avec  faveur, 
sauf  à  se  refuser  ensuite  à  le  représenter.  Une  mauvaise 
chance  poursuivait  M.  Lalo,  dont  l'œuvre  n'est  arrivée  à 
la  scène  qu'après  toutes  sortes  de  déboires,  et  alors  que 
son  auteur  est  aujourd'hui  sexagénaire!...  Enfin  l'heure 
de  la  revanche  a  sonné  pour  lui;  elle  a  été  éclatante  et 
glorieuse.  Le  Roi  d'Ysa  brillamment  réussi,  surtout  dans 
sa  dernière  partie,  qui  contient  des  scènes  tour  à  tour 
sentimentales  et  dramatiques,  et  qui  sont  les  plus  mélo- 
dieusement inspirées  de  l'ouvrage.  L'ouverture,  qu'on 
avait  déjà  exécutée  dans  les  concerts  publics,  a  eu  un 
succès  tout  particulier.  L'interprétation  avec  Talazac, 
Bouvet,  Cobalet,  Fournets,  et  Mmes  Deschamps  et  Simon- 
net,  offre  un  ensemble  où  pas  une  défaillance  n'a  pu  être 
relevée;  enfin  la  mise  en  scène  est  d'un  pittoresque 
achevé  et  nous  restitue  une  Bretagne  légendaire  d'une 
réelle  poésie.  Nous  le  répétons,  le  succès  a  été  considé- 
rable; il  consolera,  il  faut  l'espérer,  le  vaillant  auteur  du 
Roi  d'Ys  de  ses  longs  et  durs  mécomptes. 

Varia. —  Le  Tombeau d'Adrienne Lecouvreur. —  M.Geor- 
ges Monval  nous  signale  une  petite  inexactitude  dans  notre 


-  277  — 

dernier  numéro.  Adrienne  Lecouvreurest  morte  en  1730, 
et  non  en  1751.  Il  nous  fait  remarquer,  en  outre,  que 
le  projet  d'exhumation  des  restes  de  la  tragédienne  dans 
la  cour  de  l'hôtel  de  Vogue  ne  donnerait  sans  doute 
aucun  résultat,  rien  ne  prouvant  absolument  qu'elle  ait 
été  enterrée  en  cet  endroit,  puisque  Voltaire  indique  un 
lieu  différent  pour  sa  sépulture  '. 

D'ailleurs,  Adrienne  Lecouvreur  ayant  été  mise  en 
terre  sans  cercueil,  il  est  piusque  probable  qu'il  ne  reste 
rien  d'elle,  en  quelque  endroit  que  puissent  être  retrou- 
vées ses  dépouilles.  Ne  serait-il  pas  plus  simple  d'élever 
à  cette  illustre  tragédienne,  dans  un  lieu  public,  un  tom- 
beau qui  îappelàt  sa  mémoire,  sans  que  ses  cendres  y 
fussent  obligatoirement  déposées?  On  va  visiter  tous  les 
jours,  avec  respect,  au  Père-Lachaise,  les  tombeaux  de 
Molière,  de  La  Fontaine,  d'Hélo'ise  et  d'Abélard,  bien 
qu'il  n'y  ait  rien  d'eux  sous  les  monuments  consacrés  à 
leur  souvenir.  D'ailleurs ,  une  plaque  commémorative  a 
été  placée  sur  la  façade  de  la  maison  où  Adrienne  Le- 
couvreur est  morte  à  Paris  2. 

Meilhac  sonnetisîe.  —  Voici  un  sonnet  de  Meilhac, 
le  seul,  dit-on,  qu'ait  commis  le  nouvel  académicien.  Il 
date  de  plus  de  vingt  ans,  et  ne  porte  pas  d'autre  signa- 

1.  Dans  un  chantier  de  la  Grenouillère,  sur  le  bord  de  la  Seine. 

2.  Dans  l'ancienne  rue  des  Marais-Saint-Germain,  aujourd'hui  rue 
Visconti. 


—  278  — 

ture  que  celle,  vraiment  prophétique,  que  nous  donnons 
ci-dessous  : 

SONNET 

Un  sonnet,  dites-vous;  savez-vous  bien,  Madame, 
Qu'il  me  faudra  trouver  trois  rimes  à  sonnet? 
Madame,  heureusement,  rime  avec  âme  et  flamme, 
Et  le  premier  quatrain  me  semble  assez  complet. 

J'entame  le  second,  le  second  je  l'entame, 
Et  prends,  en  l'entamant,  un  air  tout  guilleret, 
Car,  ne  m'étant  encor  point  servi  du  mot  âme, 
Je  compte  m'en  servir  et  m'en  sers  en  effet. 

Vous  m'accorderez  bien,  maintenant,  j'imagine 
Qu'un  sonnet  sans  amour  ferait  fort  triste  mine, 
Qu'il  aurait  l'air  boiteux,  contrefait,  mal  tourné. 

11  nous  faut  de  l'amour,  il  nous  en  faut  quand  même. 
J'écris  donc  en  tremblant  :  Je  vous  aime,  ou  je  t'aime, 
Et  voilà,  pour  le  coup,  mon  sonnet  terminé  ! 

UN  FUTUR   ACADÉMICIEN. 


Dix-huit  Ans  de  captivité.  —  Nous  avons  trouvé  dans 
le  Gaulois  la  curieuse  anecdote  suivante  : 

«  Une  dépêche  arrivée  il  y  a  quelques  jours  à  Issou- 
dun  annonce  que  les  nommés  Guimet,  ancien  sergent- 
major  au  4e  de  ligne,  autrefois  à  Issoudun,  Jusserand, 
Galozpeau  et  un  quatrième  soldat  de  la  commune  de 
Sergy  (Indre),   faits  prisonniers  en   1870,  sont  compris 


—  279  — 

■dans  le  décret  d'amnistie  que  vient  de  signer  l'empereur 
d'Allemagne. 

Depuis  dix-huit  ans  aucune  nouvelle  de  ces  soldats 
n'était  parvenue  à  leurs  amis  ou  à  leurs  parents,  de  telle 
sorte  que  ceux-ci  les  croyaient  morts. 

Ils  n'étaient  que  prisonniers;  mais  comme,  au  cours 
de  leur  captivité  en  Allemagne,  ils  s'étaient  livrés  à  des 
voies  de  fait  sur  des  soldats  prussiens,  on  les  condamna 
à  plusieurs  années  de  forteresse,  si  bien  que,  à  l'époque 
-où  fut  signé  le  traité  de  paix  entre  la  France  et  l'Alle- 
magne, ils  ne  purent  être  compris  parmi  les  prisonniers 
-qui  rentrèrent  en  France. 

Nos  quatre  soldats  vont  rentrer  en  France  après  dix- 
'huit  ans  de  captivité,  pendant  lesquels  il  ne  leur  fut  per- 
mis de  communiquer  avec  personne. 

L'un  d'eux,  en  rentrant,  va  trouver  sa  femme,  qui  le 
croyait  mort,  remariée  et  mère  de  plusieurs  enfants. 

Un  autre,  dont  la  femme  était  à  la  veille  d'accoucher, 
va  trouver  au  logis  un  grand  garçon  de  dix-huit  ans, 
dont  il  est  le  père,  dont  il  ignorait  jusqu'à  l'existence,  et 
qui  est  marié  depuis  quelques  mois  déjà. 

Alexandre  Dumas  a  fait  Vingt  ans  après!  Quel  est  le 
dramaturge  qui  écrira  Dix-huit  ans  après  et  qui  retracera 
jusqu'en  ses  détails  cette  captivité  terrible  et  peu  com- 
mune? » 

La  Légende  Nadaud-Lamartine.  —  Nous  avons  publié, 


—  280  — 

comme  tant  d'autres,  le  fameux  couplet  sur  Nadaud,  at- 
tribué à  Lamartine,  à  propos  d'une  invitation  du  poète 
que  le  chansonnier  aurait  dédaignée  pour  en  accepter  le 
même  jour  une  autre  de  la  princesse  Mathilde.  L'Inter- 
médiaire vient  de  publier  la  lettre  suivante,  adressée  à 
ce  sujet  par  Lamartine  à  Nadaud,  et  qui  rétablit  la  vérité 
des  faits. 

Mon  cher  Nadaud, 

Il  ne  faut  jamais  badiner,  même  à  portes  closes,  avec  l'ami- 
tié, et  encore  moins  avec  l'honneur;  on  risque,  pour  un  petit 
plaisir,  de  se  blesser  soi-même,  ou  (ce  qui  est  bien  plus  grave) 
de  blesser  un  caractère  parfaitement  pur  et  de  perdre  un  ami  à 
jamais  regrettable.  C'est  ce  que  j'ai  éprouvé,  il  y  a  quelques 
jours,  en  apprenant  qu'un  de  ces  journaux  qui  écoutent  aux 
portes,  et  qui  prennent  au  sérieux  ce  qui  est  plaisanterie, 
parce  qu'ils;  ne  voient  pas  les  visages  et  n'entendent  pas  l'ac- 
cent, venait  de  me  prêter  à  votre  égard  quelques  vers,  im- 
provisés, avant  dîner,  et  même  quelques  expressions  qui  ne 
sont  pas  de  moi.  C'est  ainsi  qu'un  musicien  de  l'antiquité 
faisait  rire  et  pleurer  avec  la  même  note,  en  changeant  seule- 
ment le  mode  ou  le  ton.  Voici  le  fait  : 

Il  y  a  quatre  ou  cinq  ans,  du  plus  vieux  qu'il  m'en  souvienne, 
vous  voulûtes  bien  me  promettre  de  venir  dîner  en  famille,  pour 
le  plaisir  de  quelques  amis,  hommes  d'esprit  et  de  goût,  ravis 
de  se  rencontrer  chez  moi  avec  l'auteur  de  Pandore  et  de  tant 
d'impérissables  badinages,  mêlés  d'accents  si  pathétiques,  où  la 
musique  et  la  poésie  se  disputent  à  qui  déridera  le  mieux 
les  plus  graves  et  même  les  plus  tristes  visages.  Je  me  hâtai  de 
faire  part  à  ces  amis  de  cette  complaisance,  de  ma  bonne  for- 


—   28l    — 

tune.  Ils  furent  exacts  au  rendez-vous.  J'étais  fier  de  vous  et 
je  me  vantais  de  mon  ascendant  sur  un  talent  qui  ne  se  vend 
pas,  mais  qui  se  donne,  quand  un  billet  de  vous  survint  et  ra- 
battit mon  orgueil  en  m'apprenant  qu'une  princesse,  belle, 
aimable  et  impériale,  venait  de  vous  inviter  pour  le  même  jour, 
et  que  vous  vous  étiez  vu  dans  l'impossibilité  de  refuser,  par  je 
ne  sais  quelle  loi  d'étiquette  que  mon  amitié  ne  soupçonnait 
pas.  Vous  connaissez  l'humeur,  bien  ou  mal  fondée,  d'un  hôte 
malencontreux,  forcé  de  dire  à  ses  convives  ce  vers  fameux  : 
«  Nous  n'aurons,  mes  amis,  ni  Nadaud  ni  Molière!  »  J'eus, 
au  premier  moment,  un  court  accès  de  cette  méchante  humeur, 
et  je  m'amusai,  pendant  qu'on  enlevait  votre  couvert  de  la 
table,  à  parodier,  en  riant  du  bout  des  lèvres,  la  charmante 
ironie  de  votre  immortel  Pandore:  «  Brigadier,  vous  avez  rai- 
son! »  Mais  je  me  gardai  bien  d'écrire  une  seule  ligne  de 
cette  parodie  et  même  de  répéter  le  couplet  à  mes  amis,  de 
peur  qu'il  ne  s'échappât  de  leur  mémoire  sur  les  échos  de  l'in- 
discrétion, pour  aller  vous  atteindre  au  cœur,  vous  que  j'ai- 
mais! que  je  voulais  bien  bouder,  mais  non  contrister  par  un 
fâcheux  souvenir.  Les  vers  cités,  du  reste,  du  premier  au  der- 
nier, ne  sont  pas  les  miens.  «  Je  ne  vais  pas  chez  les  vaincus... 
Outrage  à  votre  caractère  »,  n'aurait  aucun  sens  à  l'égard  d'un 
homme  de  cœur  qui  venait  familièrement  chez  moi  et  à  qui 
j'avais  eu  le  plaisir  d'offrir  sans  façon  le  vin  du  cru  à  la  cam- 
pagne ;  la  défaite  aurait  été  plutôt  une  séduction,  et  la  disgrâce 
un  attrait,  pour  vous  comme  pour  tous  les  nobles  cœurs.  Ce 
n'est  pas  moi,  à  coup  sûr,  qui  vous  aurais  apostrophé  dédai- 
gneusement du  titre  équivoque  de  Chansonnier,  mot  ignoble 
jeté  là  comme  une  injure,  au  lieu  du  mot  Brigadier,  mot  natu- 
rel et  inoffensif,  qui  avait  le  bonheur  de  vous  rappeler  en  riant 
la  plus  ravissante  de  vos  compositions.  Or,  j'ignore  comment 
cette  plaisanterie,  surannée  de  quatre  ou  cinq  ans,  s'est  réveil- 


—  2S2  — 

léetout  à  coup,  si  mal  à  propos  pour  moi,  et  comment  elle  a 
couru  le  monde  toute  dénaturée,  comme  un  revenant  dépaysé 
que  son  entourage  même  ne  reconnaît  pas  sous  un  vêtement 
qui  le  défigure.  Quoi  qu'il  en  soit,  j'ai  eu  tort,  puisque  j'ai  eu 
le  malheur  d'être  l'occasion  pour  vous  de  la  moindre  peine;  je 
m'en  frappe  la  poitrine  comme  d'une  mauvaise  action,  et  même 
comme  d'une  ingratitude,  puisque  vous  m'aimez  et  que  je  vous 
honore  dans  mon  cœur.  Je  vous  supplie  de  tout  oublier  et  de 
ne  pas  peiner,  par  la  perte  très  sérieuse  et  très  douloureuse 
d'un  ami,  la  seule  mauvaise  plaisanterie  que  je  me  sois  per- 
mise dans  ma  vie. 

Lamartine. 

P.  S.   Si  mon   repentir  vous  touche,  je  désire  que  vous 
puissiez  le  faire  connaître  à  ceux  qui  vous  aiment. 


LES  MOTS  DE  LA  QUINZAINE 

Au  vernissage  du  Salon.    I 

Une  dame,  à  une  amie  qui  l'accompagne  de  salle  en 
salle  : 

«  Mais,  ma  chère,  vous  êtes  insupportable  de  vous 
arrêter  ainsi  à  regarder  les  tableaux.  » 


Au  Salon  : 

«  Tiens,  le  portrait   de  la    petite  Z...   Quelle  drôle 
d'idée  de  s'être  fait  faire  une  robe  si  montante  !... 


-  283  — 

—  Oh  !   c'est  qu'elle  voulait  qu'on  ne    la   reconnût 
pas.  »  {Gaulois.) 


La  petite  X...  monte  chez  un  peintre  pour  lui  com- 
mander son  portrait. 

«  Mais,  Mademoiselle,  fait-il,  je  ne  suis  pas  portrai- 
tiste; je  ne  peins  que  l'histoire. 

—  Eh  bien!  qui  est-ce  qui  me  peindra  le  reste?  » 


Une  jeune  mariée  est  en  train  de  se  faire  habiller  par 
sa  femme  de  chambre,  qui  lui  dit  : 
«  Madame  doit  être  bien  heureuse  ? 

—  Mais,  oui,  ma  fille,  sans  doute... 

—  Monsieur  est  si  gentil...  Et  il  a  une  façon  d'em- 
brasser! » 

X...  est  d'une  avarice  sordide.  Son  neveu  disait  de 
lui  dernièrement  : 

«  Littré  prétend  que  nous  descendons  du  singe... 
Quand  je  quitte  mon  oncle  de  Bl...,je  suis  persuadé  que 
l'homme  descend  du  rat.  » 


Dans  le  grand  monde  : 

«  Quel  âge  aviez-vous,  baron,  quand  vous  vous  êtes 
marié? 


—  284  — 

—  Je  ne  sais  plus  au  juste,  chère  marquise;  mais, 
certes,  je  ne  devais  pas  avoir  l'âge  de  raison.  » 


On  cause  du  duel. 

«  Et  vous,  Docteur,  vous  êtes-vous  jamais  battu  ? 
—  Moi,  jamais.  Pourquoi  faire?  Quelle  émotion  vou- 
lez-vous que  ça  me  donne  de  tuer  un  homme?  » 

[Charivari.) 


A  la  salle  des  mariages  : 

«  Mais  je  ne  puis  pas  vous  marier;  votre  mari  est 
ivre. 

—  C'est  vrai,  Monsieur  le  maire,  mais  quand  il  n'est 
pas  gris,  i'  n'  veut  pus  !  » 


X...,  qui  a  pris  la  devise  du  lierre  :  «  Où  je  m'at- 
tache, je  meurs  »,  vient  de  se  pendre. 

«  Au  moins,  dit  l'un  de  ses  amis,  on  ne  pourra  nier 
qu'il  soit  resté  jusqu'au  bout  fidèle  à  ses  principes.  » 


—  285  - 

VARIÉTÉS 


LA 

POLICE  SECRÈTE  SOUS  LOUIS  XVIII 

Le  curieux  document  suivant  remonte  à  une  époque  où  les 
plus  grands  personnages  eux-mêmes  ne  répugnaient  pas  à 
solliciter  le  rôle  de  policiers  secrets  pour  le  compte  du  pouvoir. 

Nous  avons  cru  devoir,  toutefois,  supprimer  le  nom  du 
signataire  de  cette  étrange  pièce,  des  membres  de  sa  famille 
pouvant  encore  exister  aujourd'hui;  mais  son  intérêt  historique 
ne  perd  rien  à  cette  suppression. 

A  S.  E.  M.  le  comte  De  Cazes 
Ministre  de  la  Police  générale,  à  Paris. 

Le  comte  de  F...,  maréchal  des  camps  et  armées 
du  Roi,  a  été  chargé  de  la  police  intérieure  et  extérieure 
de  l'armée  de  Condé  et  s'en  est  acquitté  à  la  satisfaction 
de  S.  M.  Il  a  épousé,  il  y  a  dix-huit  ans,  la  princesse 
Joséphine  de  W...,  dame  de  l'ordre  impérial  de  la 
Croix  étoilée.  Il  a  acquis  des  possessions  en  Bavière  et 
habite  Memmingen,  qui  est  à  la  moitié  du  chemin  de 
Stuttgard  à  Munich.  Il  est  honorairement  au  service  de 
Wurtemberg,  en  qualité  de  grand  maître,  de  conseiller 
intime  privé  acuel  et  de  chambellan.  Il  est  grand-croix 


—  286  — 

capitulaire  de  l'ordre  royal  équestre-militaire  de  Saint- 
Michel  en  Bavière,  il  est  de  plus  membre  de  la  Société 
royale  d'agriculture  de  Munich.  Memmingen  est  à  onze 
lieues  de  Constance,  et,  par  conséquent,  de  la  Suisse.  Le 
comte  de  F...  est  vassal  du  grand-duc  de  Bade  pour  le 
fief  de  Cappel  sur  le  Rhin. 

Il  peut  être  de  l'intérêt  majeur  de  S.  M.  de  faire  sur- 
veiller activement  les  faits,  gestes  et  propos  de  Jérôme 
Bonaparte,  qui  est  à  Ellvangen,  d'Eugène  Beauharnais, 
qui  est  à  Munich,  d'Hortense  Beauharnais,  qui  est  à 
Constance,  et  de  Marie-Louise,  avec  son  prétendu  (sic) 
fils,  qui  habitent  Vienne.  Dans  ce  cas,  le  comte  de  F... 
offre  de  se  charger  de  la  direction  de  ce  travail.  Mais, 
comme  il  ne  peut  lui  convenir  d'être  aux  gages  de  la 
Police  générale,  il  demande  d'être  envoyé  en  Allemagne 
avec  ses  appointements  d'officier  général,  et  avec  un  aide 
de  camp  qui  lui  servira  de  secrétaire,  et,  dans  le  besoin, 
de  courrier  à  envoyer  à  Paris  pour  les  cas  majeurs. 

Les  frais  extraordinaires  que  ce  travail  exigera  seront, 
comme  de  juste,  au  compte  du  Ministère;  mais  le  comte 
de  F...  étant  très  sur  ses  gardes  pour  tous  maniements 
de  deniers,  et  voulant  être,  comme  la  femme  de  César, 
à  l'abri  du  soupçon,  il  proposerait  : 

i°  Que  S.  E.  lui  fixât  le  maximum  de  la  somme  à 
dépenser  par  mois  ; 

2°  Le  comte  de  F...  rendrait  compte,  semaine  par 
semaine,  des  arrangements,  des  marchés  faits  avec  les 


—  287  — 

agents  à  employer,  afin  d'obtenir  préalablement  à  tout 
payement  lasanction  de  S.  E.,  et  il  ne  payerait  ensuite  les 
sommes  allouées  que  sur  quittances  faites  en  triple  parles 
parties  prenantes,  de  sorte  que,  mois  par  mois,  il  rendrait 
son  compte,  en  y  joignant  une  desdites  quittances,  et 
renverrait  le  second  duplicata  en  cas  de  perte  du  pre- 
mier. Il  garderait  toujours  le  dernier  pour  pièce  à  l'appui 
de  son  compte  général  ; 

30  Quant  aux  dépenses  imprévues  et  journalières  dont 
on  ne  peut  rapporter  de  reçus,  il  en  fournirait  le  compte, 
et  n'aurait  pas  besoin  de  pièces  à  l'appui. 

Il  observera,  ad.  i°  que  la  somme  fixée  donnera  seule 
la  mesure  de  l'intensité  à  imprimer  à  cette  surveillance, 
et  il  est,  pour  le  moment,  hors  d'état  de  fixer  les  sommes 
nécessaires.  Tout  doit  dépendre  des  circonstances  et  de 
certains  avantages  que  l'on  ne  pourra  juger  que  sur  les 
lieux  mêmes. 

Ad.  20  11  paraît  qu'Eugène  Beauharnais  s'est  réuni  à 
Munich  avec  le  comte  de  Montgelas  ',  contre  le  maréchal 
de  Wrede.  Ainsi,  la  correspondance  d'Eugène  passant  par 
le  comte  de  Montgelas,  ce  serait  perdre  son  temps  et 
son  argent  que  de  chercher  a  l'intercepter.  Il  conviendra 
plutôt  défaire  surveiller  ses  aides  de  camp  Tascher,  Ba- 
taille et  Meyran,  afin  de  deviner  leurs  projets  par  leurs 
démarches. 

1.  Alors  Ministre  des  affaires  étrangères  de  Bavière. 


—  288  — 

Ad.  30  La  correspondance  entre  le  comte  de  F... 
et  la  France  ne  pourra  avoir  lieu  que  par  la  Suisse;  c'est 
pourquoi  elle  entraîne  des  exprès  qu'il  pourra  envoyer 
par  plusieurs  routes  et  sous  différents  prétextes.  Il  a 
deux  sœurs  de  son  épouse,  qui,  depuis  la  sécularisation 
des  chapitres,  habitent  Constance.  Elles  serviront  à 
masquer  beaucoup  de  voyages.  Ce  sont  tout  autant  de 
dépenses  dont  on  ne  peut  pas  produire  des  reçus,  et 
qu'il  faut  passer  de  clerc  à  maître. 

Telles  sont,  en  résumé,  les  relations  à  établir  pour 
pouvoir  surveiller  les  malveillants  au  dehors.  Cette  di- 
rection exige  beaucoup  de  sagesse,  une  grande  connais- 
sance des  localités.  Il  est  certain  que  la  police  de  Ba- 
vière ne  doit  pas  tarder  à  s'apercevoir  des  opérations; 
mais  l'essentiel  est  de  lui  soustraire  les  pièces  de  la 
correspondance  et  d'être,  par  position,  à  l'abri  de  ses 
coups.  Or,  le  comte  de  F...  étant  possessionné  en 
Bavière,  tenant  par  ses  alliances  à  tout  ce  qu'il  y  a  de 
grand  dans  l'État,  ne  peut  être  attaqué  que  devant  la 
loi,  et  est  à  l'abri  des  coups  de  la  police. 

Paris,  rue  du  Colombier,  numéro  21. 
Ce  29  janvier  1816. 

Signé  :  Le  Comte  de  F... 
Georges  d'Heylli. 

Le  Gérant  :  D.  Jouaust. 


2476.  —  Paris,  imprimerie  Jouaust  et  Sigaux,  rue  de  Lille,  7. 


GAZETTE  ANECDOTIQUE 


Numéro    io  —  3  i   mai   1888 


SOMMAIRE. 

La  Quinzaine  :  Projet  d'un  Pont  métallique  sur  la  Manche.  —  La 
Collection  de  tableaux  Goldschmidt.  —  Principaux  décès  de  la  quin- 
zaine. —  Les  faux  Billets  de  banque.  —  Les  Deux  Dumas.  — 
Théâtres. 

Varia  :  Les  Rimes  riches.  —  Jules  Janin  poète.  —  Un  Imprésario 
de  salades.  —  Histoire  du  mot  «  Gaffe  ». 

Variétés  :  Deux  Lettres  inédites  du  général  Changamier.  —  Les 
Moustiers  de  Paris. 


:2  mai. 


La  Quinzaine.  —  On  parle  en  ce  moment  d'un  projet 
dont  la  réalisation,  tout  invraisemblable  qu'elle  puisse 
paraître,  est  cependant  possible,  si  nos  amis  les  Anglais 
n'y  font  pas  obstacle.  Comme  ils  ont  rejeté  l'idée  d'un 
tunnel  sous  la  Manche,  sous  le  prétexte  d'une  invasion 
française  qui  les  menacerait  toujours ,  un  autre  projet 
1.  --  1888  19 


—    2QO   — 

non  moins  colossal  vient  de  surgir.  Il  s'agit  de  jeter 
un  pont  métallique  sur  la  Manche  ,  lequel  pont  aurait 
30  kilomètres  de  longueur,  avec  un  tablier  se  déroulant 
à  50  mètres  au-dessus  de  la  haute  mer,  et  qui  serait 
supporté  tous  les  500  mètres  par  de  formidables  piles. 
Et  ceci  n'est  ni  une  plaisanterie,  ni  l'œuvre  d'un  cerveau 
brûlé  :  le  projet  en  question  a  été  élaboré  par  les  ingé- 
nieurs du  Creuzot,  sous  la  direction  de  M.  Hersent, 
ancien  président  de  la  Société  des  ingénieurs  civils. 
Ajoutons  que  la  hauteur  donnée  au  pont  sur  la  Manche 
permettrait  aux  plus  grands  navires  de  passer  librement, 
et  qu'il  porterait  quatre  voies  ferrées,  plus  une  route 
pour  voitures  et  des  trottoirs  pour  piétons.  Le  prix  de 
revient  serait  de  800  millions,  et  il  faudrait  six  ans  pour 
terminer  le  travail. 

Toute  la  question  est  donc  maintenant  de  savoir  si 
les  Anglais,  qui  n'ont  pas  voulu  avoir  de  communication 
directe  avec  nous  par  une  route  sous-marine,  consen- 
tiront à  laisser  établir  au-dessus  de  la  mer  un  chemin 
plus  solide,  plus  agréable,  et  qui  nous  conduirait  encore 
plus  facilement  chez  eux  ! 

18  mai. 

Aujourd'hui  a  eu  lieu  la  vente  artistique  qui  sera,  à 
coup  sûr,  la  plus  considérable  et  la  plus  intéressante  de 
l'année.  On  a  adjugé,  à  la  galerie  de  la  rue  de  Sèze, 
la  collection  de  tableaux  Goldschmidt,  plus  remarquable 


—  291  — 

par  la  haute  valeur   des  toiles  qui  la  composaient  que 
par  leur  nombre. 

L'enchère  la  plus  importante  a  été  obtenue  par  la  Val- 
lée de  la  Toucques,  qui  passe  pour  le  chef-d'œuvre  de 
Troyon  (Salon  de  1853).  La  comtesse  Lehon  avait,  à 
l'origine,  acheté  ce  tableau,  qui  mesure  \m.ç)0 sur  2m.G 5, 
moyennant  une  simple  somme  de  10,000  francs.  Ce 
même  tableau  a  été  vendu  aujourd'hui  175,000  francs 
à  M.  Bischoffsheim.  C'est  l'enchère  la  plus  importante 
qu'ait  jamais  obtenue  en  France  un  tableau  moderne; 
le  «1814»  de  Meissonier  n'a  été,  en  effet,  vendu  que 
128,000  francs  à  la  vente  Defoer,  en  1886,  et  l'Angélus 
de  Millet,  160,000  francs  à  la  vente  Wilson,  en  1881. 

La  Barrière,  du  même  maître,  mise  à  prix  à  50,000 
francs,  monte  à  101,000;  V Abreuvoir  le  matin,  du  même, 
payé  2,200  francs  en  1857,  atteint  3  5,000  francs;  enfin, 
les  Chênes  et  Roses  tremières,  toujours  du  même,  qui 
avaient  été  vendus  2,000  francs,  en  1858,  à  la  vente 
Véron,  sont  poussés  jusqu'à  16,000  francs. 

La  collection  Goldschmidt  comprenait  vingt-quatre 
Decamps,  qui  ont  atteint  des  prix  supérieurs,  la  plu- 
part, à  ceux  auxquels  ils  avaient  été  vendus  antérieu- 
rement. L'État  a  acheté  pour  le  Musée  du  Louvre  une 
toile  intitulée  Bouledogue  et  Terrier  écossais,  qu'il  a  payée 
16,600  francs. 

De  Delacroix  il  y  avait  dix  toiles,  dont  quelques- 
unes  ont  été  vendues  au-dessous  de  leurs  prix  d'autrefois. 


2Q-    

Ainsi  le  Christ  en  croix,  qui  avait  été  payé  29,000  francs 
à  la  vente  Laurent-Richard,  n'a  atteint  aujourd'hui  que 
1 5,600  francs.  En  revanche,  l'Enlèvement  de  Rebccca, 
du  même  peintre,  vendu  2,900  francs,  à  la  vente  Saba- 
tier,  en  1883,  a  été  adjugé,  cette  fois,  à  29,100  francs, 
à  M.  Kmedler,  de  New-York. 

La  vente  s'est  terminée  par  quelques  heureuses  adju- 
dications de  tableaux  de  Ziem,  Th.  Rousseau,  Meisso- 
nier,  Jules  Dupré,  Corot,  etc.  Finalement  on  a  fait 
797,570  francs,  soit,  pour  les  53  tableaux  du  catalogue, 
une  moyenne  d'un  peu  plus  de  1 5,000  francs  par  toile. 

—  Voici  les  principaux  décès  de  la  quinzaine: 

Le  14  mai,  décès  de  Victor  Kervani,  auteur  drama- 
tique, de  son  vrai  nom  Van  Isacker,  et  qui,  né  à  Anvers, 
avait  été  naturalisé  Français  en  1870.  Il  a  surtout  colla- 
boré à  des  vaudevilles  et  à  des  opérettes. 

Le  15,  est  mort  Charles  Numa,  artiste  du  théâtre  du 
Palais-Royal,  et  fils  du  célèbre  comédien  Numa  et  d'une 
actrice  des  Variétés,  Eugénie  Sauvage.  Il  avait  d'abord 
joué  la  comédie  au  Gymnase,  et  n'avait  que  trente- 
huit  ans. 

Le  16  mai,  décès  de  M.  Hervé-Mangon,  membre  de 
l'Académie  des  sciences,  ancien  ingénieur  en  chef  des 
Ponts  et  chaussées  et  directeur  du  Conservatoire  des 
arts  et  métiers.  Entré  en  1881  dans  la  politique  par  la 
députation,  M.  Hervé-Mangon  fut  ministre  de  l'agricul- 


—  2g3  — 

ture  dans  le  cabinet  Brisson  (5 1  mars  1885).  Il  est  mort 
à  l'âge  de  soixante-sept  ans. 

M.  Charles  Ménétrier,  bien  connu  dans  le  monde  des 
théâtres  sous  le  pseudonyme  de  Richard  Listener,  est 
mort  le  17  mai.  C'était  un  érudit  et  un  collectionneur. 
On  lui  doit  surtout  d'intéressants  volumes  de  biographies 
des  comédiens  français,  publiés  chez  Scheuring,  de  Lyon, 
en  collaboration  avec  de  Manne. 

Le  19  mai ,  mort  de  Charles  Monselet,  l'une  des  plu- 
mes les  plus  alertes  de  la  petite  presse  de  notre  temps.  Cet 
écrivain  instruit,  savant  même,  n'a  guère  laissé  que  des 
recueils  d'articles  empruntés  à  tous  les  journaux  où  il 
les  prodiguait  avec  tant  de  verve  et  d'esprit.  Son  meil- 
leur ouvrage,  les  Oubliés  et  les  Dédaignés,  contient  d'in- 
téressants portraits  d'écrivains  du  siècle  dernier  qui 
avaient  avec  lui  de  singulières  et  curieuses  affinités. 
C'est  un  livre  à  conserver;  si  on  le  continue  jamais, 
Monselet  aura  droit  à  une  place  importante  dans  cette 
piquante  galerie.  Sainte-Beuve  estimait  beaucoup  notre 
regretté  confrère  :  il  lui  a  consacré  tout  un  article  dans 
ses  Nouveaux  lundis  (tomeX).  C'est  là  un  honneur  dont 
Sainte-Beuve  était  avare,  et  qu'il  avait  refusé  à  l'empe- 
reur lui-même  pour  son  Histoire  de  César;  aussi  Mon- 
selet en  était-il  très  fier,  bien  que  l'article  l'eût  parfois 
vivement  égratigné. 

Né  en  1825,  Monselet  n'avait  que  soixante-trois  ans; 
il  laisse  une  veuve  et  quatre  enfants  :  deux  fils,  André 


—  294  — 

et  Etienne,  et  deux  filles,  Mlle  Clotilde  Monselet,  dite  de 
Monsay  au  théâtre,  et  Mmc  Adolphe  Candé,  artiste,  ainsi 
que  son  mari,  du  théâtre  de  Saint-Pétersbourg.  Des 
deux  fils,  l'un,  André,  L'aîné,  est  publiciste;  le  second, 
Etienne,  est  peintre. 

2  5  niai. 

Décès  de  l'éditeur  Joseph-Léon  Techener,  directeur, 
depuis  1873,  de  la  célèbre  maison  de  librairie  spéciale 
qu'avait  fondée  son  père,  Jacques-Joseph  Techener,  en 
1827.  Il  n'avait  que  cinquante-cinq  ans. 

24  mai. 

Une  vente  de  tableaux  qui  a  eu  lieu  aujourd'hui  à 
l'hôtel  Drouot  a  encore  donné  lieu  à  de  curieuses  en- 
chères pour  certaines  toiles  qui  ont  vu  leur  valeur  s'ac- 
croître considérablement  depuis  leur  vente  d'origine.  Il 
s'agissait  de  la  collection  de  feu  M.  Alluand,  ancien  pré- 
sident du  Cercle  des  Beaux-Arts  de  Limoges,  qui  ne 
comprenait,  d'ailleurs,  que  quelques  toiles  de  premier 
ordre.  C'est  encore  un  Troyon,  l'Abreuvoir,  qui  a  eu  les 
honneurs  de  la  vente.  M.  Alluand  avait  payé  cette  toile 
à  Troyon  800  francs  en  1861;  elle  s'est  vendue  aujour- 
d'hui 33,000  francs!  Un  Corot,  le  Matin,  payé  200  francs 
en  1860,  s'est  vendu  9,200  francs  ;  un  Diaz,  les  Confi- 
dences de  l'Amour,  payé  par  M.  Alluand  250  francs  en 
1862,  a  été  adjugé  5,000  francs,  etc.  En  somme,  cette 


—  2q5  — 

vente^  peu  importante  par  le  nombre  des  toiles  mises  en 
adjudication,  a  cependant  produit  82,465  francs. 

28  mai. 

La  grosse  affaire  de  la  quinzaine  a  été  la  question  des 
billets  de  banque  de  500  francs  dont  un  certain  nombre, 
habilement  falsifiés,  ont  été  répandus  dans  la  circulation. 
La  Banque  de  France  a  décidé  aussitôt  la  suppression 
complète  de  ces  billets  pour  éviter  une  propagation  plus 
étendue  des  billets  faux,  et,  depuis  quelques  jours,  elle 
rembourse  à  bureaux  ouverts  tous  les  billets  de  500  francs 
non  falsifiés  qui  lui  sont  présentés.  C'est  par  plusieurs 
centaines  de  millions  que  se  chiffrera  définitivement  ce 
remboursement.  Mais,  en  revanche,  la  Banque  s'est  re- 
fusée à  rembourser  les  billets  faux  :  elle  ne  veut  rem- 
bourser, en  effet,  que  les  billets  qu'elle  a  elle-même 
émis.  Une  interpellation  a  eu  lieu  le  26  à  la  Chambre,  à 
ce  sujet.  Le  gouvernement,  par  l'organe  de  M.  Floquet, 
a  donné  raison  à  la  Banque  :  l'État  ne  rembourse  pas  non 
plus  les  pièces  de  monnaie  fausses,  bien  que  ce  soit  lui  qui 
les  frappe.  Toutefois,  la  Banque  a  consenti  à  indemniser 
fortement  les  porteurs  inconscients  de  faux  billets.  Leur 
nombre  constaté  n'était,  d'ailleurs,  à  ce  jour,  que  de  57, 
et,  en  présence  de  la  mesure  de  suppression  prise,  il  ne 
peut  augmenter.  La  Chambre  a  donné  raison  à  l'argu- 
mentation du  premier  ministre,  et  aujourd'hui  l'incident 
est  clos. 


—  296  — 

Les  Deux  Dumas.  —  On  vient  de  publier,  en  trois 
volumes,  les  Mémoires  de  MM.  de  Goncourt.  On  y 
trouve  beaucoup  d'esprit,  pas  mal  d'indiscrétions  et 
quelques  portraits  sincères.  Voici  ceux  des  deux  Dumas, 
le  père  et  le  fils,  qui  figurent  au  troisième  de  ces  pi- 
quants et  anecdoiiques  volumes  : 

Alex.  Dumas  Ier.  —  «  Entre,  au  milieu  de  notre  con- 
versation, Dumas  père,  cravaté  de  blanc,  gileté  de 
blanc,  énorme,  suant,  soufflant,  largement  hilare.  Il 
arrive  d'Autriche,  de  Hongrie,  de  Bohême...,  il  parle  de 
Pesth  où  on  l'a  joué  en  hongrois,  de  Vienne  où  l'empe- 
reur lui  a  prêté  une  salle  de  son  palais  pour  faire  une 
conférence  ;  il  parle  de  ses  romans,  de  son  théâtre,  de 
ses  pièces,  qu'on  ne  veut  pas  jouer  à  la  Comédie-Fran- 
çaise, de  son  Chevalier  de  Maison-Rouge,  qui  est  interdit, 
puisd'un  privilègede  théâtrequ'il  ne  peut  pasobtenir,  puis 
encore  d'un  restaurant  qu'il  veut  fonder  aux'  Champs- 
Elysées.  Un  moi  énorme,  un  moi  à  l'instar  de  l'homme, 
mais  débordant  de  bonne  enfance,  mais  pétillant  d'es- 
prit. «  Que  voulez-vous?  reprend-il,  quand  on  ne  fait 
plus  d'argent  au  théâtre  qu'avec  des  maillots...  qui  cra- 
quent... Oui,  c'a  été  la  fortune  d'Hostein...  Il  avait  re- 
commandé à  ses  danseuses  de  ne  mettre  que  des  maillots 
qui  craquassent...  et  toujours  à  la  même  place...  Alors 
les  lorgnettes  étaient  heureuses...  Mais  la  censure  a  fini 
par  intervenir...  et  les  marchands  de  lorgnettes  sont  au- 
jourd'hui dans   le  marasme...    Une  féerie,  une  féerie? 


—  297  — 

Vous  savez...  il  faut  que  les  bourgeois  disent  en  sortant  : 
«  Les  beaux  costumes!  Les  beaux  décors!  mais  qu'ils 
sont  donc  bêtes,  les  auteurs!  »  Cest  un  succès  quand 
on  entend  ca  !  » 

•s 

Alex.  Dumas  II.  —  «  Ce  soir,  chez  la  princesse  Ma- 
thilde,  nous  avons  entendu  pour  la  première  fois  de 
l'esprit  de  Dumas  fils.  Une  verve  grosse  mais  qui  va 
toujours,  des  ripostes  qui  sabrent  tout,  sans  souci  de  la 
politesse,  un  aplomb  qui  touche  à  l'insolence,  et  qui  en 
donne  à  sa  parole  toutes  les  bonnes  fortunes;  par  là- 
dessus,  une  amertume  cruelle...  mais  incontestablement 
un  esprit  bien  personne! ,  un  esprit  mordant,  coupant, 
emporte-pièce,  que  je  trouve  supérieur  à  l'esprit  que 
l'auteur  dramatique  met  dans  ses  pièces,  par  sa  qualité 
de  concision  et  de  taille  à  arêtes  vives,  qu'il  a,  cet 
esprit,  dans  sa  première  spontanéité  ! 

«  Il  avait  pris  pour  thèse  que,  chez  tout  le  monde, 
sans  exception,  tous  les  sentiments  et  toutes  les  impres- 
sions dépendent  du  bon  et  du  mauvais  état  de  l'es- 
tomac, et  il  racontait  à  l'appui  l'histoire  d'un  mari  de 
ses  amis  qu'il  avait  emmené  dîner  chez  lui,  le  soir  de 
la  mort  de  sa  femme,  une  femme  qu'il  adorait.  —  Il 
lui  avait  servi  un  morceau  de  bœuf,  lorsque  le  mari  tendit 
son  assiette  et  avec  une  douce  imploration  de  la  voix  lui 
demanda  :  «  Un  peu  de  gras!  »  L'estomac!  qu'est-ce  que 
vous  voulez?  ajoute  Dumas.  Il  avait  un  estomac  excel- 
lent, il  ne  pouvait  pas  avoir  un  grand  chagrin...  » 


—     29S    — 

Théâtres.  —  La  Comédie-Française  a  représenté,  le 
14  mai,  une  pièce  nouvelle  en  trois  actes  et  en  vers  de 
M.  Jean  Richepin,  le  Flibustier,  dont  les  développements 
poétiques  lui  ont  été  inspirés  par  les  beaux  spectacles  de 
la  nature  qu'il  a  si  souvent  et  si  heureusement  étudiés  lui- 
même  au  bord  de  la  mer.  Le  Flibustier  vaut  plus  encore, 
en  effet,  par  la  forme  et  la  grandeur  d'une  poésie  pres- 
que impeccable  que  par  la  nouveauté  même  d'une  intri- 
gue qui  rappelle  deux  vaudevilles  bien  connus  de  Scribe, 
Théobald,  ou  le  Retour  de  Russie,  et  Michel  et  Christine,  et 
qui,  tout  en  étant  dramatique,  n'est  pas  très  variée. 
C'est  donc  le  poète  avant  tout  qui  a  triomphé  l'autre 
soir,  et  M.  Richepin  demeure,  comme  devant,  l'un  des 
premiers  manieurs  de  rimes  de  ce  temps. 

Got,  Worms,  Laroche,  et  Mmes  Worms-Barretta, 
Oranger  et  Ludwig,  ont  aussi  donné  à  M.  Richepin 
l'appoint  considérable  de  leur  talent;  M.  Got,  dans  le 
personnage  d'un  vieux  marin,  qu'il  a  rendu  et  traduit 
absolument  au  naturel,  a  été  surtout  acclamé. 

La  soirée  a  fini  par  le  Baiser,  saynette  en  vers,  à  deux 
personnages,  de  Théodore  de  Banville,  qui  avait  déjà  été 
représentée  au  Théâtre -Libre.  Coquelin  cadet  et 
Mlle  Reichemberg  ont  fait  valoir  adorablement  cette  pe- 
tite pièce  dont  le  sujet  est  sans  prétention,  mais  qui  est 
écrite  en  vers  ciselés  avec  une  recherche  qui  a  semblé 
parfois  excessive.  Les  rimes  tout  à  fait  riches  dont  Ban- 
ville a  émaillé  son  œuvre  témoignent    d'un    travail    et 


—  299  — 

d'une  peine  que  le  public  a  d'ailleurs  récompensés  en  les 
soulignant  au  passage  par  ses  rires  et  ses  bravos.  Ce 
n'est  pas  là  de  la  poésie  classique,  à  coup  sûr;  mais,  en 
telle  matière,  Banville  a  l'art  exquis  de  tout  faire 
passer. 

—  Encore  un  nouveau  cercle  dramatique,  le  Cercle 
funambulesque,  dont  le  siège  est  au  n°  42  de  la  rue  Ro- 
chechouart,  et  qui  a  ouvert  le  1  5  mai  par  une  représen- 
tation de  pantomimes  dont  l'une,  la  Colombine  pardon- 
née,  de  MM.  Paul  Marguetitte  et  Fernand  Beissier,  a 
vivement  réussi.  M.  Margueritte  remplissait  lui-même  le 
rôle  de  Pierrot,  et  la  belle  MIle  P.  Invernizzi,  la  balle- 
rine de  l'Opéra,  faisait  Colombine.  Dans  une  autre  panto- 
mime, l'Amour  de  l'art,  nous  avons  eu  Saint-Germain; 
enfin  on  nous  a  donné  une  fort  plaisante  parade  extraite 
du  Théâtre  des  Boulevards  et  adaptée  à  la  scène  mo- 
derne par  M.  Copin.  En  somme,  soirée  fort  amusante  et 
qui  se  passait  en  quelque  sorte  en  famille.  On  se  serait 
cru,  en  effet,  beaucoup  plus  dans  un  atelier  que  dans  une 
salle  de  spectacle. 

—  Le  même  soir,  reprise  au  théâtre  des  Variétés  de  la 
Princesse  de  Trébizonde,  amusante  opérette  d'Offenbach, 
qui  a  vingt  ans  de  date,  et  qu'avaient  créée  aux  Bouffes 
Mmes  Thierret,  Céline  Chaumont,  Van  Ghell,  et  MM.  Dé- 
siré et  Berthelier.  Le  livret  est  encore  amusant  et  la  mu- 
sique toujours  jeune  et  charmante.  On  a  surtout  applaudi, 
dans  l'interprétation  actuelle,  Barrai,  Christian,  Cooper, 


—  3oo  — 

et  Mmes  Mily-Meyer  et  Mary-Albert.  Les  Variétés  termi- 
neront leur  saison  avec  cette  heureuse  reprise. 

—  A  Cluny,  le  19,  première  représentation  d'Un  Jour 
de  crise,  comédie  en  un  acte  de  M.  Gung'l,et  où  certains 
ridicules  des  mœurs  parlementaires  sont  raillés  avec 
esprit.  C'est  un  agréable  lever  de  rideau. 

—  Le  même  soir,  au  théâtre  des  Eatignolles,  pre- 
mière représentation  du  Coq  rouge,  drame  nouveau  et 
inédit  de  Louise  Michel  et  que  la  censure  n'a  laissé  pas- 
ser qu'après  de  fortes  suppressions.  Mais  il  a  semblé 
qu'elle  en  avait  trop  laissé  encore  !  La  soirée  a  été  plus 
que  houleuse  :  les  galeries  supérieures  ont  ouvert,  dès 
avant  le  lever  du  rideau,  un  bruyant  colloque  avec  les 
loges  et  l'orchestre,  et  ce  colloque  n'a  cessé  qu'avec  la 
pièce,  dont  personne  n'a  entendu  un  traître  mot.  Le 
spectacle  était  beaucoup  plus  dans  la  salle  que  sur  la 
scène.  La  grande  citoyenne  assistait  à  «  l'exécution  »  de 
son  œuvre,  et  elle  a  paru  beaucoup  s'amuser,  avec  tout 
le  monde,  des  lazzis,  des  cris  d'animaux  et  des  chansons 
grivoises  et  autres  du  public  du  poulailler.  Son  amour- 
propre  d'auteur,  ainsi  méconnu,  n'a  pas  semblé  trop 
souffrir  de  cet  irrespectueux  scandale. 

—  Le  22  mai,  à  TÉden-Théâtre,  première  représenta- 
tion de  Rolla,  ballet  en  trois  actes  et  cinq  tableaux,  de 
M.  Manzotti,  musique  de  M.  Angeli,  qui  remplace  sur 
l'affiche  la  Fille  de  Madame  Angot.  Ce  ballet,  joué  de- 
puis longtemps  déjà  en  Italie,  ressemble  beaucoup  à  ceux 


—  ^01  — 

que  l'Éden  nous  a  donnés  jusqu'à  ce  jour,  mais  il  est 
brillamment  mis  en  scène  et  la  musique  a  la  verve  et  la 
vivacité  nécessaires.  Enfin,  on  y  a  beaucoup  applaudi  les 
ballerines  Coppini  et  Legnani  et  les  danseurs  Vincenti  et 
Biancifieri. 

—  L'Opéra-Comique  a  repris,  le  24  mai,  V Épreuve 
villageoise,  opéra-comique  de  Grétry,  qui  date  du  24  juin 
1784.  Repris  déjà  le  26  mai  1853,  avec  Ponchard,  Bus- 
sine,  et  Mmes  Lefebvre  (Mme  Faure)  et  Revilly,  ce  mélo- 
dieux ouvrage  retrouva  alors  un  long  succès.  L'œuvre 
charmante  de  Grétry  est  chantée  aujourd'hui  avec  un  en- 
semble exquis  par  Bertin,  Soulacroix,  et  Mmes  Molé-Truf- 
fier  et  Pierron.  Le  succès  en  a  été  très  vif,  et  les  inter- 
prètes y  ont  excellemment  contribué. 

Le  même  soir,  Mme  Isaac  abordait  pour  la  première 
fois,  à  l'Opéra-Comique,  le  rôle  de  Marie  dans  la  Fille 
du  régiment.  Elle  y  a  obtenu  un  succès  éclatant,  et  on 
lui  a  fait  bisser  d'enthousiasme  le  principal  air  de  son 
rôle  :  Adieux  à  la  France... 

—  Encore  une  innovation  théâtrale  :  on  a  ouvert  le 
28  mai,  à  la  salle  Vivienne,  un  nouveau  spectacle,  ayant 
pour  titre  le  Petit-Théâtre  (théâtre  de  marionnettes).  Ces 
marionnettes  ont  représenté  le  Gardien  vigilant,  pièce  en 
un  acte  de  Cervantes,  adaptée  par  M.  Amédée  Pages,  et 
les  Oiseaux,  comédie  d'Aristophane,  traduite  par  M.  Félix 
Rabbe.  Derrière  la  toile  de  fond  se  trouvaient  les  artistes 
qui  faisaient  parhr  ces  marionnettes,  et    qui  n'étaient 


—    J02     — 

autres  que  les  adaptateurs  et  traducteurs  eux-mêmes, 
auxquels  s'étaient  joints  quelques-uns  de  leurs  amis. 
Très  curieuse  tentative  théâtrale,  très  littéraire  surtout, 
et,  malgré  quelques  longueurs  inhérentes  à  l'ancienneté 
des  deux  pièces  représentées,  très  vif  succès  de  ces  res- 
titutions pleines  de  fidélité  et  d'intérêt. 

Varia.  —  Les  Rimes  riches.  —  Nous  parlons  plus  haut 
des  rimes  ultra-riches,  — Murger  aurait  dit  millionnaires, 
—  employées  par  Th.  de  Banville  dans  sa  petite  comé- 
die le  Baiser,  rimes  qui  ont  paru  souvent  excessives  à  la 
scène,  mais  qui  démontrent  surtout  l'extrême  souplesse  du 
grand  et  sympathique  talent  du  poète. 

M.  Albert  Millaud,  qui  est  lui  aussi  un  poète  très  déli- 
cat à  ses  heures,  a  cherché  à  pasticher  le  faire  de  M.  de 
Banville  dans  la  susdite  comédie,  et  le  Figaro  a  publié  de 
lui,  au  lendemain  de  la  première  représentation  du  Baiser, 
la  plaisante  parodie  qui  suit,  laquelle  nous  donne  en  même 
temps  un  fort  spirituel  portrait  de  M.  de  Banville. 

MONSIEUR    DE    BANVILLE 

Vous  ne  connaissez  pas  le  seigneur  de  Banville. 
Poète,  il  se  concentre  aux  champs,  s'absorbe  en  ville. 
Il  entretient  sa  muse  avec  des  millions. 
Qu'il  célèbre  Bidel  et  ses  demi-lions, 
Qu'il  exalte  la  ville  ou  prône  la  campagne, 
Ou  l'Indien  dormant  au  bord  du  lac,  en  pagne, 
Que  dans  son  rythme  clair,  admirable,  étonnant, 
11  poétise  Zeus  formidable  et  tonnant, 


300    — 

Qu'il  loue,  à  tour  de  rôle,  atroce  ou  débonnaire, 

Les  talents  de  Paulus  ou  le  chic  de  Bonnaire, 

Qu'il  décrive  en  beaux  vers  l'entier  signalement 

Du  noble  coq  gaulois  ou  du  cygne  allemand, 

Qu'il  critique,  sans  nul  velours  à  la  mitaine, 

Dennery,  Ranc,  Dumas,  Renan  ou  l'ami  Taine, 

Qu'il  nous  peigne  Pierrot,  qui  crie  empoisonné, 

Ou  qui,  pour  faire  rire,  emplit  d'empois  son  né, 

Qu'entraîné  par  son  goût  et  par  sa  pente  aux  mimes 

I!  mette  en  vers  charmants  de  vieilles  pantomimes, 

Bref,  quand  il  prend  la  plume,  aimable  et  grave  écart, 

Il  vous  en  fait  jaillir  avec  verve,  avec  art 

Des  perles,  des  rubis,  améthyste,  émeraude. 

Sa  muse  a  des  trésors.  Cet  amant  aimé  rôde 

Autour  de  ces  trésors,  et,  les  dévalisant, 

Rimant  comme  Méry,  l'auteur  à'Hêva,  lisant, 

Il  vous  charme,  éblouit,  séduit,  Scribe  céleste. 

En  goûtant  ses  beaux  vers,  on  dit  :  C'est  frais,  c'est  leste. 

C'est  onctueux  ainsi  qu'ouate  et  que  saindoux 

Et  l'on  se  sent  bercé  comme  sur  un  sein  doux  : 

Te!  est,  du  haut  du  crâne  au  bout  de  la  semelle, 

Ce  poète  charmant,  suave,  en  qui  se  mêle 

L'oiseau,  le  papillon,  et  les  merles  siffleurs, 

La  rose,  le  muguet,  enfin  cinq  ou  six  fleurs, 

Tout  ce  que  la  nature  offre  en  épître  à  l'âme; 

Gai  comme  un  lai,  divin  comme  un  épithalame  ! 

Va,  poète,  partout  cours,  vole  en  tout  temps  droit 

Et  juste!  Abeille  d'or,  butine  en  tout  endroit, 

Va,  le  monde  est  à  toi.  Chante  le  Rhin,  l'Euphrate, 

Le  daim,  que  le  chasseur  juché  sur  un  bœuf  rate, 

Chante  Londres,  Paris,  Siam,  Stamboul,  Angers, 

Mais  ne  consacre  pas  de  vers  aux  Boulangers. 


—  J04  — 

Jules  Janin  poète.  —  On  ne  connaît  que  fort  peu  de 
vers  de  Jules  Janin,  qui,  en  effet,  en  a  écrit  fort  peu. 
Nous  citerons  donc  les  suivants  qui  ont  été  communiqués 
aux  Annales  par  Alex.  Piedagnel  avec  le  petit  billet  qui 
les  précède  : 

Quand  Jules  Janin  (qui  n'a  jamais  publié  que  de  la  prose)  a 
composé  cette  pièce,  il  n'était  pas  encore  académicien,  mais  il 
était  déjà  goutteux!  J'ai  écrit  ces  vers  sous  sa  dictée;  il  était 
très  gai,  ce  jour-là,  quoique  souffrant. 

A.  Piedagnel. 

Vers  improvisés  par  Jules  Janin,  lorsqu'il  fut  nommé  Président 
du  CAVEAU  (1866). 

O  vous  dont  les  grâces  parfaites 
Ont  allégé  mes  déplaisirs, 
Vrais  buveurs,  gourmands  et  poètes, 
Chansonniers  des  légers  loisirs, 
Le  Caveau,  c'est  le  vrai  Parnasse  ! 
A  vos  côtés  faites-moi  place, 
Et  m'apprenez  à  l'unisson 
Comment  se  trousse  une  chanson! 

Mais  abuser  de  l'espérance, 
Chanter  sans  voix,  triste  science  ! 
J'avais  promis,  en  plein  été, 
Dans  un  jour  de  belle  santé, 
—  Ce  jour-là,  content  et  superbe, 
J'aurais  dîné  même  sur  l'herbe,  — 
D'écrire  à  votre  intention 
Mon  couplet  de  réception  : 


—  3o5  — 

J'aurais  chanté  Margot  la  belle, 
Et  son  doux  rire,  et  sa  querelle, 
—  Un  appel  à  maint  jouvenceau,  — 

Et  son  jupon  rouge  ponceau  ! 
Le  fils  de  Sémélé  ne  veut  pas  que  je  chante 

Une  beauté  leste  et  vivante. 

Il  dit  que  ça  m'est  défendu, 

Que  j'en  serais  tout  morfondu; 

Mais  il  me  permettrait  sans  peine 

De  célébrer  la  vieille  Hélène, 
Et  l'antique  Lydie  et  l'ancienne  Chloé, 

Et  Néobule  et  Pholoé  : 

Voilà  des  amours  salutaires! 

Et  d'autant  mieux  que  ces  grand'mères 

Se  laissaient  aimer  bien  avant 
Que  Christophe  Colomb  eût  mis  sa  barque  au  vent. 

Modère,  Jeanneton,  le  feu  de  ta  prunelle! 
Échanson,  verse-moi  de  ton  plus  petit  vin! 
Ne  comptez  pas  sur  moi  pour  le  roi  du  festin... 
Amis,  déjà  voici  que  je  chancelle 
D'avoir  bu  trop  d'eau  ce  matin! 

Un  Imprésario  de  salades.  —  Les  dîners  hebdoma- 
daires de  Rossini,  dans  son  chalet  de  Passy,  ont  été 
longtemps  célèbres.  Il  paraît  que  le  compositeur  Carafa 
se  chargeait  de  confectionner  lui-même  la  salade  dans 
ces  repas  où  certains  plats  étaient  cuisinés  sous  la  direc- 
tion de  l'auteur  du  Barbier  et  sous  celle  de  sa  femme.  Il 
paraît  aussi  qu'un  jour  Carafa,  ayant  sans  doute  man- 
qué sa  salade,  fut  prié  de  ne  plus  la  faire  désormais. 

20 


—  3o6  — 

Jules  Claretie,  qui  donnait  alors  des  chroniques  à  l'Indé- 
pendance belge,  ayant  fait  allusion,  dans  l'une  d'elles, 
au  déboire  humiliant  survenu  à  Carafa,  celui-ci  s'empressa 
d'adresser  au  journal  diffamateur  la  plaisante  et  spiri- 
tuelle rectification  suivante  : 

Au  Directeur  de  «  l'Indépendance  belge  ». 

Août  1866. 
Monsieur  le  Directeur, 

M.  Jules  Claretie,  l'un  de  vos  rédacteurs,  me  met  en  scène 
dans  son  dernier  Courrier  de  Paris. 

II  parle  de  deux  faits  qui  me  seraient  relatifs,  un  nouvel 
opéra-comique  de  moi,  et  ma  destitution  d'imprésario  de 
salades  aux  dîners  hebdomadaires  de  Rossini. 

Je  ne  réclamerais  pas  à  propos  du  premier  fait.  11  est  vrai 
que  le  regrettable  Mélesville  a  laissé  un  opéra-comique,  en 
trois  actes,  dont  j'ai  composé  la  musique;  mais,  comme  on  ne 
joue  guère  un  ouvrage  aujourd'hui  que  quand  les  auteurs  sont 
morts,  vous  concevez  que,  cette  condition  n'étant  accomplie 
que  pour  l'un  des  auteurs  de  cet  ouvrage,  il  faut  attendre  un 
événement,  que  je  ne  presse  pas,  c'est  qu'il  devienne  tout  à  fait 
posthume.  Par  le  même  motif,  je  ne  compte  pas  voir  la  reprise 
de  Masaniello,  de  la  Prison  d'Edimbourg,  de  Jenny,  du  Valet  de 
chambre,  etc. 

Mais  ce  que  je  ne  puis  laisser  passer,  c'est  que  M.  Jules 
Claretie  prétende  que  je  ne  fais  plus  la  salade,  aux  dîners  du 
samedi,  à  la  table  de  Rossini,  parce  que  tantôt  il  y  aurait  man- 
qué du  poivre,  tantôt  du  sel!  Je  dois  et  à  mes  concitoyens  et 
à  la  postérité  de  préciser  la  cause  de  ma  destitution.  Je  ne 
réussissais  la  salade  qu'à  la  condition  d'avoir  l'huilier  posé  par 
terre,  à  côté  de  moi.  Mmc  Rossini,  dans  un  esprit  de  maîtresse 


—  oo7  — 

de  maison  rangée,  prétendant  que  l'huilier  n'était  pas  là  à  sa 
place,  qui  aurait  été  sur  la  table,  je  nie  suis  fait  un  devoir 
de  lui  adresser  ma  démission  en  me  résignant  à  manger,  tous 
les  samedis,  une  salade  d'une  incontestable  infériorité. 

Je  vous  prie,  et  vous  somme  au  besoin,  Monsieur  le  Direc- 
teur, d'insérer  cette  lettre  dans  votre  plus  prochain  numéro,  et 
d'agréer,  ainsi  que  M.  Claretie,  l'expression  de  mes  sentiments 
les  plus  distingués. 

Carafa. 


Histoire  du  mot  «  Gaffe  ».  —  On  a  joué  récemment  à 
la  Renaissance  un  vaudeville  intitulé  Une  Gaffe.  A  ce 
propos,  notre  confrère  Emile  Faguet  nous  a  donné  dans 
son  feuilleton  du  Soleil  la  définition  détaillée  du  mot, 
ainsi  que  son  histoire  : 

«Ce  qu'on  appelle  gaffe,  dit-il,  c'est  généralement  ce 
que  nos  pères  appelaient  une  impertinence  (avant  que  le 
mot,  perdant  sa  signification  vraie,  ne  fût  devenu  tout 
simplement  synonyme  d'insolence).  C'est  à  savoir  une 
parole  très  mal  à  propos,  un  mot  qui  est  celui  juste  qu'il 
ne  fallait  pas  dire  à  telle  personne,  à  tel  moment,  dans 
telle  circonstance... 

Il  y  en  a  de  célèbres  dans  la  littérature  et  dans  l'his- 
toire anecdotique.  Il  me  semble  que  c'est  dans  Turcaret 
qu'il  y  a  les  plus  fortes  et  les  plus  nombreuses.  Le  Sage 
aimait  ce  genre  d'amusement  qui  est  très  fécond  en  effets 
comiques.  Il  y  a  des  gaffes  monumentales,  comme  celle 
de  cet  invité  de  Voltaire  qui  complimentait  Mme  Denis  de 


—  3o8  — 

la  manière  admirable  dont  elle  avait  joué  Zaïre.  «  Oh  !  Mon- 
sieur, répondait  l'excellente  femme,  un  peu  ridicule  mais 
excellente,  il  faut  être  jeune  et  belle  pour  bien  jouer  Zaïre! 
—  Oh!  Madame,  répliquait  avec  empressement  l'aimable 
couriisan,  le  parfait  homme  du  monde,  vous  êtes  bien 
la  preuve  du  contraire.  »  Pour  une  gaffe,  voilà  une  gaffe, 
c'est  la  gaffe  classique.  Il  y  a  des  gaffes  discrètes,  il  y  en 
a  de  charmantes,  dont  on  n'est  point  mécontent  quand 
on  les  a  faites,  surtout  quand  on  trouve  un  homme  qui 
les  relève  avec  agrément. 

Mgr  Sibour,  dit-on,  rencontrant  Béranger  quelque  part, 
lui  parla  avec  beaucoup  de  courtoisie,  et,  dans  l'entraîne- 
ment du  discours,  s'échappa  à  lui  dire  :  «  J'ai  lu  toutes 
vos  chansons,  Monsieur.  —  Non  !  pas  toutes,  Monsei- 
gneur», répondit  le  chansonnier.  Voilà  une  gaffe  exquise. 
Elle  semble  faite  exprès  pour  provoquer  une  réponse  dé- 
licate. C'est  une  gaffe  académique. 

Sous  quelle  rubrique  classerons-nous  celle  de  ce  jeune 
innocent  qui,  assis  entre  Mme  de  Staël  et  Mme  Récamier, 
s'écriait  : 

«  Me  voici  entre  l'esprit  et  la  beauté? 

Ce  qui  lui  valut  cette  riposte  de  Corinne  : 

«  Sans  posséder  ni  l'un  ni  l'autre  '.  » 


i.  Sainte-Beuve,  qui  cite  également  le  mot  dans  un  de  ses  Lundis 
(tome  VIII  des  Nouveaux  lundis  dans  l'article  sur  Marie  Leckzinska) 
le  donne  d'une  manière  différente  : 

«  ...   Un  homme  assis  à  table  entre  Mm(=  de  Staël  et  M'"c  Récamier 


—  Dog  — 


VARIETES 


LETTRES   INEDITES 

D  U 

GÉNÉRAL  CHANGARNIER 

La  première  de  ces  deux  importantes  lettres  est  antérieure 
au  retour  de  Changarnier  en  France,  alors  qu'il  quitta  l'Algérie 
après  sa  rupture  avec  le  maréchal  Bugeaud.  La  seconde  a  été 
écrite  très  peu  de  temps  après  cette  rupture.  Ces  lettres  étaient 
adressées  par  le  généra!  à  l'un  de  ses  anciens  aides  de  camp, 
et  sa  famille  a  bien  voulu  nous  les  communiquer. 

1 

Alger,  le  4  novembre  1841. 

Mon  cher  ami, 

Les  heureuses  semaines,  doucement  agitées,  que  j'ai 
passées  en  France  n'étaient  sans  doute  pas  de  sept  jours, 
contre  leur  coutume,  tant  elles  m'ont  semblé  s'écouler 
vite,  et  quand,  le  30  septembre,  j'ai  revu  Alger,  il  m'a 
semblé  l'avoir  quitté  de  la  veille.  En  débarquant  j'ai  trouvé 
chez  moi  une  lettre  du  gouverneur  m'annonçant  qu'après 

s'échappa  à  dire  :  «  Me  voilà  entre  l'esprit  et  la  beauté!  »  ce  qui  lit 
dire  à  M'ne  de  Sué',  relevant  la  sottise  :  «  C'est  la  première  fois 
qu'on  me  dit  >;ue  je  suis  belle!  » 


—  :>io  — 


avoir  conduit  un  convoi  à  Médéah  et  à  Milianah,  M.  le  gé- 
néral Baraguay-d'Hilliers  me  remettrait  le  commandement 
des  troupes.  Mais  cet  officier  général,  secrètement  auto- 
risé peut-être  par  le  gouverneur,  ou  assez  sûr  de  son  in- 
fluence pour  modifier  ses  instructions,  a  prolongé  ses 
opérations  inopportunes  ou  malhabilement  conduites.  Si 
des  renseignements  donnés  et  recueillis  avec  beaucoup 
trop  de  légèreté,  et  dont  l'expérience  a  montré  l'inexacti- 
tude, expliquent  jusqu'à  un  certain  point  qu'on  ait  voulu, 
dans  la  province  d'Oran,  hâter  le  mouvement  de  la  ma- 
chine française,  dans  l'espoir  de  précipiter  la  désorgani- 
sation delà  machine  arabe  qu'on  disait  prête  à  se  détra- 
quer, rien,  absolument  rien,  ne  peut  justifier  les  opéra- 
tions commencées  ici  et  continuées  dans  des  conditions 
et  des  circonstances  qui  devaient  nécessairement  amener 
la  ruine  des  troupes  et  des  moyens  de  transport.  Enfin, 
le  26  octobre  on  m'a  remis  un  commandement  fort  com- 
promettant en  apparence  ;  on  voulait  me  léguer  le  soin 
d'enterrer  le  dernier  homme  et  le  dernier  mulet  de  l'ar- 
mée; mais  je  n'ai  aucune  inclination  pour  le  métier 
d'entrepreneur  des  pompes  funèbres.  On  croyait  m'avoir 
donné  une  infirmerie  à  conduire,  et  cette  infirmerie  a  mar- 
ché dans  un  ordre  parfait  et  a  combattu  avec  un  entrain 
remarquable.  Si,  comme  on  s'y  est  engagé,  on  transmet 
au  ministre  mon  Rapport,  il  sera  sans  doute  inséré  dans 
les  journaux  11  est  de  la  plus  scrupuleuse  exactitude  et 
me  dispense  de  donner  d'autres  détails. 


—  3x1  - 

Mes  évaluations  des  forces  ennemies  et  de  leurs  pertes 
sont  non  seulement  inférieures  aux  évaluations  de  tous 
les  commandants  de  brigade  et  chefs  de  corps,  mais  elles 
sont  bien  au-dessous  de  la  vérité,  comme  nous  le  prou- 
vent les  rapports  des  déserteurs  et  les  relations  des  ha- 
bitants de  Blidah  avec  les  montagnards  voisins.  J'ai 
mieux  aimé  me  tromper  ainsi  que  d'imiter,  même  de 
loin,  les  hâbleries  à  la  mode.  L'heureux  combat  du 
29  octobre  a  brillamment  terminé  ma  courte  expédition, 
et  je  suis  rentré  fort  à  propos,  car,  immédiatement  après 
le  retour  des  troupes,  la  pluie  a  tombé  par  torrents,  du- 
rant quatre  jours  consécutifs,  et  je  n'ai  pas  voulu  me 
charger  de  noyer  ce  qui  me  reste  d'hommes  valides. 
Nous  avons  dans  les  hôpitaux  900  malades  de  plus  que 
l'année  dernière,  à  la  même  époque,  bien  que  le  chiffre 
des  évacuations  sur  France  dépasse  de  1,700  le  chiffre 
de  l'année  1 840.  Voilà  les  résultats  obtenus  par  les  hommes 
venus  de  France  pour  nous  enseigner  à  prendre  soin  du 
soldat!... 

L'administration  coloniale  n'est  pas  dans  un  état  plus 
prospère;  les  affaires  les  plus  urgentes  attendent  une 
solution  ;  mais  rien  n'est  préparé  pour  donner  de  l'ou- 
vrage, un  gîte  et  du  pain  aux  ouvriers  de  France  qui 
répondent  en  assez  grand  nombre  à  l'appel  du  gouverne- 
ment. La  guerre,  et  de  stupides  arrêtés,  ont  amené  une 
augmentation  progressive  du  prix  des  denrées  de  pre- 
mière nécessité  et  affament  la  population  civile. 


JI2 


Si  tout  va  à  la  diable  dans  cette  province,  nous  ne 
sommes  pas  dédommagés  par  les  nouvelles  d'Oran.  La 
colonne  politique,  — politique  fait  ma  joie!...  —  après 
avoir  promené  très  longtemps  le  Bey  de  notre  invention 
sans  lui  conquérir  un  seul  sujet,  sans  lui  obtenir  la  sou- 
mission de  la  plus  petite  tribu,  a  cherché  dans  les  ma- 
sures de  Mascara  un  abri  contre  les  pluies  d'automne, 
et,  tandis  qu'elle  y  mange  les  vivres  de  la  garnison, 
1,500  Arabes  sont  venus  enlever,  sous  les  murs  d'Oran, 
les  femmes  et  les  enfants  de  nos  Douairs.  Je  ne  sais  si 
on  pourra  couvrir  tout  cela  par  l'émission  de  quelque  im- 
mense puf,  de  quelque  blague  gigantesque  dans  le  genre 
des  10,000  Medjirs  qui  ont  fait  le  bonheur  de  tout  Paris 
pendant  mon  séjour,  hélas  !  trop  court  dans  cette  excel- 
lente ville. 

Je  ne  vous  demande  pas  le  secret  sur  ces  renseigne- 
ments, mais  je  vous  prie  de  ne  pas  montrer  ma  lettre, 
surtout  au  général  Boyer,  parce  que,  ayant  eu  à  écrire 
tout  récemment  au  général  d'Houdetot,  je  ne  veux  pas 
avoir  l'air  de  faire  des  circulaires  contre  le  gouverneur. 
Voilà  l'insurrection  d'O'Donnel  comprimée.  Savez-vous 
qu'Espartero,  à  l'instigation  des  Anglais,  a  porté  à  près 
de  4,000  hommes  la  garnison  de  Mahon,  ce  qui  n'em- 
pêcherait pas  2,500  ou  3,000  Africains  de  l'enlever  les- 
tement si  un  officier  de  marine  vigoureux,  entrant  dans  le 
port  avec  sept  ou  huit  bateaux  à  vapeur,  nous  jetait  sur 
le  quai  au  point  du  jour  ou  nous  débarquait  dans  une 


—  3i3  — 

crique;  la  chemise  fort  trouée  du  côté  de  la  campagne  ne 
nous  arrêterait  pas.  Si  vous  avez  du  temps  de  reste,  tâ- 
chez de  prendre,  au  dépôt  de  la  guerre,  et  de  m'envoyer 
quelques  renseignements  sur  Minorque. 
Mille  amitiés  bien  sincères. 

Changarnier. 


II 


Chailly,  le  2  décembre  1845. 

Mon  cher  ami, 
Toutes  vos  réflexions,  toutes  vos  observations  sur  la 
convenance  d'arriver  à  Paris  avant  qu'on  se  soit  exclusi- 
vement occupé  des  députés  et  d'intrigues  ministérielles, 
sont  parfaitement  justes  et  je  n'ai  rien  à  y  opposer,  si  ce 
n'est  que  des  considérations  de  famille  et  la  nécessité  de 
terminer  le  plus  tôt  possible  quelques  affaires  arriérées, 
et  Dieu  merci!  voisines  de  leur  conclusion,  me  semblent 
devoir  passer  avant  mes  intérêts  de  position  que  j'ai  été 
et  serai  toute  ma  vie  peu  habile  à  servir.  Ne  pouvant  me 
rendre  auprès  de  vous  avant  les  derniers  jours  de  décem- 
bre, je  désirerais  échapper  aux  ennuis  du  premier  jour 
de  l'an,  et  ne  descendre  de  voiture  que  le  3  ou  4  jan- 
vier. Dites-moi  franchement  si  ce  délai  ne  causera  pas 
un  peu  d'étonnement,  ce  que  je  veux  éviter.  Votre  tact 
et   votre    obligeance   sur  laquelle    ma  vieille   affection 


—  3 14  — 

compte,  avec  la  confiance  la  plus  inébranlable,  me  se- 
ront d'un  grand  secours  en  cette  occasion,  si  vous  avez 
conservé  des  relations  avec  l'état-major  de  M.  le  duc  de  Ne- 
mours. Là  vous  parlerez  beaucoup  de  ma  vive  impatience 
de  me  rendre  à  Paris,  contrariée  par  des  devoirs  de  famille 
et  l'urgence  de  régler  des  intérêts  qui  ne  sont  pas  seule- 
ment les  miens.  Si,  sans  laisser  soupçonner  que  j'en  ai 
exprimé  le  désir,  vous  pouviez  inspirer  au  prince  l'envie 
de  lire  mon  Rapport  d'ensemble,  qui  est  à  Paris  depuis 
avant-hier,  je  crois  qu'il  le  trouverait  substantiel  et  trai- 
tant de  questions  fort  en  dehors  des  banalités  ordinaires. 
Une  place  au  Comité  de  la  guerre  est,  sans  aucun 
doute,  ce  qui  me  plairait  le  mieux;  mais  moi  qui  aime 
avant  tout  les  émotions  du  commandement  et  de  la  res- 
ponsabilité, les  charmes  sauvages  de  la  vie  en  plein  air 
et  en  pleins  champs,  je  saurais  aussi  être  parfaitement 
heureux  dans  la  tranquillité  de  la  vie  retirée;  j'en  fais 
l'expérience  chaque  jour.  Aussi  je  me  résignerais  sans 
hésitation  et  sans  peine  à  la  disponibilité  permanente 
plutôt  que  d'accepter  une  position,  belle  pécuniairement, 
mais  que  je  ne  croirais  pas  complètement  favorable  aux 
intérêts  de  ma  réputation.  La  crainte  de  certaine  propo- 
sition pour  un  avenir,  probablement  très  prochain,  — 
ceci,  absolument  entre  nous  et  sous  le  sceau  du  secret 
le  plus  complet,  —  contribue  à  ralentir  mon  empresse- 
ment de  voir  les  personnes  à  qui  j'ai  à  rendre  des  devoirs 
indispensables. 


—  3i5  — 

Quant  à  cet  excellent  M.  Bugeaud,  si  la  mémoire  de 
Pourcet  ne  vient  bientôt  au  secours  de  la  mienne,  j'ou- 
blierai la  plupart  de  mes  trop  justes  griefs  contre  cet 
homme  que  je  méprise  en  gros,  sans  descendre  au  dé- 
tail1. 

Retenez-moi  un  logement  au  prix  nécessaire  pour  qu'il 
soit  convenable,  à  dater  du  1er  janvier  ou  du  25  dé- 
cembre, si  vous  jugez  que  je  puisse,  sans  scandale,  me 
soustraire  aux  jmportunes  salutations  du  jour  de  l'an. 
Je  voudrais  trouver  une  voie  de  bois  et  une  livre  de 
bougie  dans  ce  logement,  pour  me  donner  le  temps  de 
m'approvisionner.  Tâchez  de  savoir,  et  de  me  dire,  si 
Frigalle,  très. bon  tailleur,  rue  Saint-Marc,  18,  dont  j'ai 

1.  En  regard  de  cette  opinion  de  Changarnier  sur  Bugeaud,  nous 
placerons  celle  de  Bugeaud  sur  Changarnier  contenue  dans  le  rapport 
du  12  août  1843,  adressé  par  ce  maréchal  au  Ministre  de  la  guerre,  le 
maréchal  Soult,  au  moment  où  Changarnier  allait  retourner  en 
France  : 

«  ...  Ma  longanimité,  mes  bons  procédés  répétés,  rien  n'a  pu 
adoucir  ce  caractère  orgueilleux  et  altier  avec  ses  chefs,  dur  jusqu'à 
la  grossièreté  avec  ses  subordonnés,  a  part  un  très  petit  nombre 
d'officiers,  les  autres  le  voient  partir  avec  plaisir.  Il  lui  est  arrivé 
quelquefois  de  traiter  des  colonels  comme  on  ne  traite  pas  des  la- 
quais. Vous  pouvez  être  tranquille,  Monsieur  le  maréchal,  l'absence 
du  général  Changarnier  ne  se  fera  pas  sentir,  lors  même  que  la 
guerre  redeviendrait  ce  qu'elle  a  été.  » 

Il  faut  lire,  pour  bien  se  rendre  compte  des  rapports  toujours  dif— 
ficultueux  qui  ont  existé  entre  le  maréchal  Bugeaud  et  Changarnier, 
l'inléressant  article  publié  à  ce  sujet,  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes 
du  15  février  dernier,  par  M.  Camille  Rousset,  de  l'Académie  française, 
au  cours  des  belles  études  données  dans  la  Revue  par  cet  éminent 
historien  sur  les  origines  de  la  conquête  de  l'Algérie. 


—  3 1 6  — 

été  constamment  satisfait,  exerce  encore  son  état.  Je 
lui  assignerais-un  rendez-vous  pour  le  jour  même  de  mon 
arrivée. 

Je  pense  avec  vous  qu'il  importe  d'établir  et  de  ré- 
péter souvent  que  j'avais  voulu  me  séparer  de  M.  Bu- 
geaud  à  diverses  reprises,  et  notamment  quelques  se- 
maines avant  ma  nomination  au  grade  de  lieutenant 
général;  si  ce  personnage  a  de  détestables  relations  avec 
MM.  Duvivier,  de  La  Moricière  et  moi,  il  en  a  d'assez 
mauvaises  aussi  avec  MM.  de  Bourjolly,  Marey  et  Reveu, 
et  il  est  en  état  de  rupture  déclarée  avec  MM.  Baraguay- 
d'Hilliers  et  de  Tarlé,  venus  en  Afrique  comme  ses  amis 
particuliers,  et  pour  nous  évincer. 

J'aurai  à  touchera  Paris  un  arriéré  de  7  ou  8,000  francs 
pour  lequel  il  n'y  aura  pas,  dit-on,  de  prescription  à 
craindre.  Je  voudrais  en  être  sûr  et  je  désire  que  vous 
puissiez  prendre  des  informations  positives  à  l'Intendance, 
rue  de  Verneuil. 

Je  finirai  cette  lettre  sans  m'excuser  de  vous  donner 
tant  d'occupations  plus  ou  moins  ennuyeuses,  car  il  me 
semble  que  votre  affection  ne  trouvera  pas  ma  confiance 
indiscrète. 

Adieu;  je  vous  serre  la  main. 

Changarnier. 


—  Jl7  — 
LES  MOUSTIERS  DE  PARIS 

Le  document  suivant,  que  nous  communique  M.  Alexandre 
Huré,  est  d'un  auteur  inconnu,  mais  il  donne  une  incontes- 
table authenticité  des  paroisses  de  Paris  à  cette  époque 
(XIIIe  siècle)1. 

Et  d'abord,  voici  la  définition  du  mot  Moustier,  telle  que 
nous  la  trouvons  dans  les  Recherches  sur  la  France,  d'Etienne 
Pasquier  : 

«  Encore  que  Moustier  ou  Monstier  vienne  de  Mo- 
nasterium  (maison  de  solitaire),  que  nous  disons  main- 
tenant Monastère,  qui  est  le  séjour  de  l'habitation  des 
moines,  si  est-ce  que  nos  ancêtres  en  usèrent  différem- 
ment pour  toutes  églises  parochiales,  comme  de  fait 
vous  voyez  que  l'on  dit  ordinairement,  mener  l'épousée  au 
Moustier,  quand  on  mène  une  jeune  fille  à  l'église  pour 
être  mariée  par  son  curé.  » 

LES    MOUSTIERS  DE  PARIS  (1270) 

Hé,  Nostre-Dame-de-Paris, 
Aidiez-moi  qui  suis  esmaris, 
Et  vous,  Nostre-Dame-des-Chans, 
Et  Saint-Marcel  li  bien  quérans, 
Et  Saint-Victor  li  Dieu  amis, 


i.  L'original  de  cette  pièce  existe  à  la  Bibliothèque  nationale, 
n°  7218. 

MM.  Henri  Bordier,  dans  un  opuscule  fort  intéressant,  et  Martin 
Méon,  dans  son  curieux  recueil  de  contes  et  de  fabliaux,  l'ont  seuls 
reproduit  jusqu'à  présen",  croyons-nous. 


°     o 
—    010    

Et  Saint-Nicholas  li  pétis  ', 
El  vous,  Saint-Estienne-des-Grés, 
Et  Sainte-Geneviève  après  2. 
Aidiez-moi,  Saint-Symphoriens, 
Saint-Cosme  et  Saint-Dominiens, 
Saint-Ylaire,  Saint-Juliens 
Qui  herberge  les  crestiens  3. 
Saint-Benéois  li  bestornez, 
Aidiez  à  toz  mal  atornez; 
Saint-Jaques  aus  preescheois, 
Saint-François  aus  frères  menors; 
Et  Saint-Jehans  à  l'Ospital, 
Et  Saint-Germain-des-Prez-1'Aval  4, 
Saint-Blaives  et  Saint-Mathelin  ; 
Et  Saint-Andrieu,  et  Saint-Sevrin  s. 
Aidiez-moi,  Saint-Germain  li  viex, 
Et  Saint-Sauveres  qui  vaut  miex  ; 
Saint-Cristofle,  Saint-Bertremiex, 
Et  vous,  biaus  sire  Saint-Mahiex  ; 
Sainte-Jeneviève  aux  coulons; 
Et  vous,  Saint-Jehan  li  roons  ; 
Sainte-Marie  l'abeesse; 
Li  Saint  de  la  Chapele  Êvesque, 


1.  Saint-Nicolas-du-Chardormet  (1245). 

2.  Saint-Pierre  et  Saint-Paul  (s 08),  puis  Sainte-Geneviève. 

3.  Saint-Julien  le-Pauvre  (5S0). 

4.  Fondé  en  s  30. 

j.  Antérieur  au  VIe  siècle. 


—  oi9  — 

Et  l'Ostel  Dieu  i  vueil  mie  demetre  ; 

Saint-Pierre  aus  bues  '  et  Saint-Landris, 

Et  Saint-Denis  du  Pas  ausis, 

Et  de  la  Chartre  Saint-Denis; 

Saint- Macias  et  Saint-Liefrois, 

La  Magdeleine  et  Sainte-Crois  ; 

Et  Saint-Michel  et  Sainte-Crois, 

Li  Saint  de  la  Chapele  aus  rois 2  ; 

Et  Saint-Germain  l'Auxerrois  3, 

Et  Saint-Thomas  de  Lovre  ausi , 

Et  Saint-Nicholas  de  lez  li, 

Et  Saint-Honoré  aus  porciaus, 

Et  Saint-Huistace  de  champiaus  4  ; 

Et  Saint-Ladre  li  bons  mesiaus, 

Saint-Leu,  Saint-Giles  li  noviaus, 

Et  li  bon  Saint  des  Filles-Dieu  ; 

Et  Saint-Magloire  n'en  eschie, 

Et  la  Trinité  aux  Asniers; 

Li  Saint  du  Moustier  aux  Templiers, 

Et  cil  du  Val  des  Escoliers; 

Et  Saint- Laurent  qui  fu  rostis, 

Saint-Salerne  qui  fu  trahis, 

Saint-Martin  des  Chans  n'i  oubli  5, 


i.  Le  portrait  existe  à  Saint-Séverin  (1107). 

2.  La  Sainte-Chapelle  (1240). 

3.  Saint-Germain-l'Auxerrois  (i'°  moitié  du  Vile  siècle). 

4.  Saint-Eustache,  fondée  en  1200,  reconstruite  en  i)3^- 

5.  Xe  siècle. 


320    — 

Ne  Saint-Nicholas  de  let  li  '  ; 
Saint-Pol  et  Saint-Antoine  i  met 
Et  toz  les  bons  Saints  de  Namet  ; 
Saint-Jehan,  Saint-Gervais-en-Grève  2, 
Et  Saint-Bon  ou  l'en  fiert  en  Clève. 
Et  si  i  sera  Saint-Bernars, 
Le  Moustier  des  frères  aus  sas, 
Et  si  i  sera  Saint-Remi, 
Le  Moustier  aux  Quinze-Vingt  ; 
Et  Saint-Leu  que  n'oubli  mie; 
La  novele  ordre  de  la  Pie, 
Qui  sont  en  la  Bretonerie; 
Saint ^Giosses  et  Saint-Merri  3, 
Et  Sainte-Katherine  ausi; 
Saint-Innocent  aux  bons  Martirs, 
Saint-Jaque  de  la  Boucherie  4, 
Sainte-Oponune  bonne  amie, 
Aidiez  de  bon  cuer  et  d'entier 
A  toz  cels  qui  ont  mestier. 
Amen. 


i.  Saint-NicoIas-des-Champs,  fondée  en  iiio. 

2.  Saint-Gervais  et  Saint -Protais  (XI1IU  siècle). 

3.  Saint-Merry  (Xe  siècle). 

4.  La  Tour  Saint-Jacques  (XIIe  siècle). 

Georges  d'Heylli. 

Le  Gérant  :  D.  Jouaust. 


2476.  —  Paris,  imprimerie  Jouaust  et  Sigaux,  rue  de  Lille,  7. 


GAZETTE  ANECDOTIQUE 


Numéro    11  —  i5  juin   1888 


SOMMAIRE. 

La  Quinzaine:  L'Incident  Tisza.  —  Discours  pacifique  de  M.  Go- 
blet.  —  La  Question  des  passeports.  —  M.  Albert  Delpit  et  M.  Fré- 
déric Febvre.  —  M.  l'Abbé  Cognât.  —  Le  Lycée  de  Vanves,  aujour- 
d'hui Lycée  Michelet.  —  Anniversaire  de  l'Incendie  de  l'Opéra-Comique. 

—  Le  Général  Boulanger  et  son  programme.  —  La  Fête  des  Fleurs. 

—  Les  Élus  du  Salon.  —  Le  Grand  Prix  de  Paris.  —  Monseletiana. 

—  Théâtres. 

Varia  :  Le  Théâtre  des  Marionnettes. —  Une  Douzaine  de  Vertus... 
animales.  —  Mme  Roland  poète.  —  Le  Crâne  de  Donizetti.  —  Quel- 
ques Millionnaires.  —  Les  Mots  de  la  Quinzaine. 

Variétés  :  Lettre  inédite  du  Maréchal  Le  Bœuf. 


La  Quinzaine.  —  La  quinzaine  a  été  un  moment 
troublée  par  un  événement  extérieur  qui  a,  pendant 
quelques  jours,  occupé  et  passionné  l'opinion  publique. 
Le  président  du  conseil  des  ministres  du  gouvernement 
de  la  Hongrie,  M.  Tisza,  a  prononcé  devant  le  Parlement 
de  son  pays,  et  en  réponse  à  une  interpellation,  un  dis- 
cours relatif  à  la  prochaine  Exposition  internationale  de 


1.  —  i 


21 


022    — 


Paris,  lequel  contenait  un  passage  outrageant  pour  la 
France.  Cet  incident,  d'autant  plus  inattendu  que  notre 
pays  a  toujours  manifesté  une  grande  sympathie  pour  les 
Hongrois  et  la  Hongrie,  a  donné  lieu,  chez  nous,  à  une 
interpellation  à  la  Chambre  des  députés  (3 1  mai),  qui  a 
fourni  au  ministre  des  affaires  étrangères,  M.  Goblet, 
l'occasion  de  prononcer  sur  nos  relations  avec  l'étranger 
un  discours  des  plus  pacifiques,  et  en  même  temps  des 
plus  fermes,  qui  a  produit  dans  toute  l'Europe  une  vive 
impression.  L'incident  a  été  clos  par  cette  allocution  dont 
le  fond  comme  la  forme  ont  eu  cette  rare  chance 
d'être  approuvés  par  les  journaux  de  tous  les  partis;  ce 
qui  démontrerait  surabondamment,  si  cela  était  néces- 
saire, que  sur  la  question  de  pur  patriotisme,  pour  ce  qui 
regarde  l'extérieur,  nous  sommes  tous,  ou  à  peu  près 
tous,  absolument  d'accord. 

—  M.  Goblet  a  abordé  également  dans  son  discours» 
mais  simplement  par  allusion,  la  question  des  passeports 
exigés  désormais,  à  dater  du  Ier  juin,  de  toute  personne, 
à  quelque  nation  qu'elle  appartienne,  se  rendant  de 
France  en  Alsace-Lorraine.  En  effet,  les  Allemands  ne 
veulent  plus  que  les  étrangers,  Français  ou  non,  pénè- 
trent désormais  dans  les  provinces  annexées  sans  en 
avoir  l'autorisation  spéciale  émanée  de  leur  ambassade  à 
Paris.  C'est-à-dire  qu'à  dater  de  ce  jour  l'Alsace-Lor- 
raine  nous  est  à  peu  près  fermée,  cette  question  vexa- 
toire  des  passeports  équivalant,  en  réalité,  à  une  muraille 


—  323  — 

de  la  Chine,  qui  ne  sera  désormais  franchie  que  par  ceux 
de  nos  nationaux  qui  ne  pourront  pas  faire  autrement. 
M.  Goblet  s'est  très  sagement  borné  à  signaler  le  fait, 
mais  sans  y  appuyer.  Ce  n'est  là  en  somme  qu'une  nou- 
velle phase,  un  peu  plus  aiguë  que  les  autres,  de  la  dif- 
ficulté de  nos  relations  de  voisinage  immédiat  avec  l'Al- 
lemagne ;  mais  le  mieux  est  de  n'y  pas  faire  attention, — 
ou  au  moins  d'en  avoir  l'air  !... 

—  Passons,  sans  transition,  à  un  autre  incident  de 
moindre  envergure. 

Notre  confrère  Albert  Delpit  a  pris  à  partie  dans  le  Fi- 
garo (28  mai)  M.  Frédéric  Febvre,  le  distingué  socié- 
taire de  la  Comédie-Française,  au  sujet  de  son  attitude 
dans  l'affaire  Coquelin.  Delpit  semblait  prétendre  que 
Febvre  avait  été  le  principal  auteur  et  promoteur  du 
rejet  des  propositions  de  rentrée  de  l'ancien  sociétaire. 
Il  ajoutait  à  ce  propos  quelques  insinuations  assez  désa- 
gréables pour  M.  Febvre.  L'affaire  aurait  pu  s'enveni- 
mer :  elle  a  été  heureusement  close  par  l'insertion,  dans 
le  Figaro  du  lendemain,  d'une  lettre  rectificative  de 
M.  Febvre  qui  remet  les  choses  dans  leur  véritable  jour  : 
le  comité  du  Théâtre-Français,  approuvé  en  cela  par  le 
ministre,  a  été  «  unanime  »  pour  repousser  les  offres 
inacceptables  de  M.  Coquelin,  comme  absolument  con- 
traires aux  règlements  et  statuts  de  la  Comédie-Fran- 
çaise. Si  l'on  nous  annonçait  aujourd'hui,  après  le  bruit 
de  coulisses  qui  s'est  fait  autour  de  cette  petite  affaire, 


324    

que  MM.  Delpit  et  Febvre  ont  déjeuné  et  fraternisé  hier 
ensemble,  nous  n'en  serions  pas  surpris. 

27  mai. 
Un  prêtre  bien  connu  à  Paris  par  ses  anciennes  que- 
relles avec  l'Univers,  alors  qu'il  dirigeait  une  revue 
aujourd'hui  disparue,  l'Ami  de  la  religion,  l'abbé  Cognât, 
curé  de  Notre-Dame-des-Champs,  est  mort  aujourd'hui 
à  l'âge  de  soixante-sept  ans.  Un  de  ses  nombreux  écrits, 
qui  avait  pour  sujet  l'histoire  de  saint  Clément  d'Alexan- 
drie, a  été  couronné  par  l'Académie  française.  L'abbé 
Cognât  avait  été  jadis  au  séminaire  avec  M.  Renan  : 
aussi  quand,  il  y  a  quelques  années,  ce  dernier  fit  pa- 
raître ses  Souvenirs  d'enfance  et  de  jeunesse,  l'abbé  Co- 
gnât lui  répondit,  dans  le  Correspondant,  par  quelques 
curieux  articles  qu'il  réunit  ensuite  en  un  volume  sous  le 
titre  de  :  M.  Renan  hier  et  aujourd'hui. 

29  mai. 

Élection  d'un  membre  dans  la  classe  des  associés 
libres  de  l'Académie  de  médecine  :  cinq  candidats,  les 
docteurs  Lereboullet ,  Magitot,  Rivière,  Galezowski, 
Blache  et  Corlieu.  On  s'était  beaucoup  remué  à  l'occa- 
sion de  cette  importante  élection  qui  soulevait  tant  de 
compétitions  :  il  y  avait  92  votants.  Au  premier  tour, 
M.  Magitot  a  été  élu  par  47  voix  contre  30  données  à 
M.  Lereboullet. 

—  Ce  même  jour,  ouverture  d'une  salle  nouvellement 


—  325  — 

installée  au  Musée  de  Cluny,  et  édifiée  entre  la  chapelle 
de  l'hôtel  et  les  bains  de  Julien,  en  façade  sur  les  jardins 
qui  longent  le  boulevard  Saint-Germain.  On  y  a  réuni 
un  grand  nombre  de  pièces  d'une  rare  curiosité  prove- 
nant d'acquisitions  récentes,  ou  de  dons  faits  par  des 
particuliers. 

30  mai. 

Le  lycée  de  Vanves  était  le  seul  des  lycées  qui  ne  por- 
tât pas  d'autre  nom  que  celui  du  petit  village  des  envi- 
rons de  Paris  où  il  se  trouve  situé.  Un  nouveau  décret 
du  Président  de  la  République  vient  de  donner  à  ce 
lycée  le  nom  du  grand  historien  Michelet.  Le  ministre 
de  l'instruction  publique  a  informé  de  cette  décision 
la  veuve  de  Michelet  par  la  lettre  suivante  : 

Paris,  le  30  mai  1S88. 

Madame, 

J'ai  l'honneur  de  vous  informer  que  M.  le  Président  de  la 
République  vient,  sur  ma  proposition,  de  signer  un  décret  aux 
termes  duquel  le  lycée  de  Vanves  s'appellera  désormais  «  lycée 
Michelet  ». 

Je  tiens,  Madame,  à  ce  que  vous  soyez  avertie  la  première 
de  cette  mesure,  que  je  dois  rendre  publique  aujourd'hui  même 
dans  une  réunion  solennelle  des  professeurs  et  élèves  du  lycée. 

En  plaçant  une  des  grandes  maisons  de  l'Université  sous  le 
patronage  du  maître  illustre  dont  vous  portez  le  nom  si  digne- 
ment,  j'ai  voulu   acquitter  une  dette  de  reconnaissance.  Le 


—  32G  — 

gouvernement  de  la  République  devait  cet  hommage  à  la  mé- 
moire de  Michelet,  et  c'est  d'un  sentiment  unanime  de  respect 
et  d'admiration  que  je  m'honore  d'avoir  été  l'interprète. 
Veuillez  agréer,  Madame,  mes  respectueux  hommages. 

Le  Ministre  de  l'instruction  publique 
et  des  beaux-arts. 

EDOUARD  LOCKROY. 

—  On  a  célébré,  à  l'église  Saint-Roch,  un  service  fu- 
nèbre en  l'honneur  des  victimes  de  l'incendie  de  l'Opéra- 
Comique,  catastrophe  dont  le  premier  et  douloureux 
anniversaire  avait  eu  lieu  le  25  mai.  Le  personnel  tout 
entier  du  théâtre  assistait  à  cette  cérémonie  où  plusieurs 
artistes  de  l'Opéra-Comique  se  sont  fait  entendre.  La 
foule  était  considérable  et  M.  Carvalho  y  avait  pris  place. 
Ce  service  solennel  devait  d'abord  avoir  lieu  à  Notre- 
Dame  où  l'on  voulait  exécuter,  avec  l'orchestre  et  les 
chœurs  du  théâtre,  la  messe  de  Verdi.  Mais  une  décision 
de  l'archevêque  de  Paris  a  opposé  un  refus  inébranlable 
à  cette  cérémonie  dans  les  conditions  où  on  voulait  la 
faire  '.  On  a  donc  dû  se  borner  à  une  messe  funèbre  à 
Saint-Roch. 


1.  Voici  à  propos  de  ce  refus,  qui  a  produit  une  certaine  émotion, 
la  note  qui  a  été  publiée  dans  la  Semaine  religieuse  : 

«  Le  comité  chargé  d'organiser  un  service  anniversaire  pour  le 
repos  des  âmes  des  victimes  de  l'incendie  qui  détruisit  l'année  dernière 
l'Opéra-Comique,  a  sollicité  de  l'autorité  diocésaine  la  permission  de 
faire  chanter  quelques  dames  pendant  la  messe  qui  sera  célébrée.  Les 


22' 


—  Les  héritiers  de  Victor  Hugo  continuent  à  publier 
ses  œuvres  posthumes.  Deux  volumes  de  vers  ont  encore 
paru  aujourd'hui  sous  le  titre  de  Toute  la  lyre.  Ils  com- 
prennent des  poésies  de  Victor  Hugo  de  toutes  les 
époques  :  odes,  chansons,  satires,  épîtres,  petites  épo- 
pées, etc.,  que  le  poète  avait  négligées  et  même  peut- 
être  laissées  volontairement  de  côté,  ce  qui  n'empêche 
pas  ses  exécuteurs  testamentaires  de  les  publier  quand 
même.  Toutefois,  dans  cette  quantité  de  pièces  diverses, 
et  de  valeur  bien  inégale,  on  trouve  encore  d'admirables 
morceaux.  Avant  la  mise  en  vente,  une  lecture  des 
pièces  principales  avait  été  faite  chez  M.  Vacquerie  et 
avait  déjà  obtenu  un  très  vif  succès,  qui  se  conti- 
nuera en  librairie.  Mais  pourquoi  les  éditeurs  ont-ils 
laissé  subsister,  dans  Toute  la  lyre,  quelques  passages 
vraiment  trop  personnels  et  presque  malséants,  tels  que 
le  suivant  qui  s'attaque  à  l'un  des  écrivains  les  plus  re- 


règlements diocésains  sont  formels  sur  ce  point,  et  la  permission  n'a 
pu  leur  être  accordée.  Toutes  les  fois,  du  reste,  qu'une  pareille  permis- 
sion a  été  demandée,  quels  que  fussent  les  solliciteurs  et  les  circonstan- 
ces de  leur  demande,  le  même  refus  a  dû  leur  être  opposé.  Plusieurs 
personnes  se  sont  étonnées  de  cela  et  se  sont  livrées  à  des  commen- 
taires auxquels  il  n'est  pas  dans  notre  intention  de  répondre.  Personne 
n*a  oublié  la  paternelle  sollicitude  dont  Monseigneur  1  archevêque  a  fait 
preuve,  l'an  dernier,  pour  les  victimes  de  ce  triste  accident  et  pour 
leurs  familles.  La  lettre  que  M.  l'arcluprêtre  a  lue  en  chaire,  au  nom 
de  Monseigneur,  a  été  reproduite  dans  tous  les  journaux.  Tous  ont 
parlé  aussi  de  la  généreuse  offrande  dont  elle  était  accompagnée.  Mais 
le  devoir  de  l'autorité  diocésaine  est  de  faire  respecter  un  règlement 
dont  il  est  facile  de  comprendre  la  sagesse.  » 


-  328  - 

marquables  de  ce  temps,  et  que  Victor  Hugo  eut  pour 

collègue  à  l'Académie  : 

Et  j'ai  pour  tout  plaisir  de  voir  à  l'horizon 
Un  groupe  de  toits  bas  d'où  sort  une  fumée, 
Le  paysage  étant  plat  comme  Mérimée. 

Ne  croirait-on  pas,  à  ce  dernier  trait,  lire  un  passage 
omis  avec  intention  par  l'auteur  dans  les  Châtiments  ?  Et, 
s'il  l'avait  supprimé  de  son  vivant,  et  du  vivant  de  Méri- 
mée, pourquoi  l'avoir  rétabli,  bien  inutilement,  après 
leur  mort  à  tous  deux? 

4  juin. 

Grande  séance  à  sensation  à  la  Chambre  des  députés. 
Le  général  Boulanger  y  parle  pour  la  première  fois, 
comme  député  du  Nord ,  et  développe  son  programme 
révisionniste  et  dissolutionniste.  L'exposé  très  personnel 
que  le  général  a  fait  de  ses  projets  a  donné  lieu  aux 
interruptions,  aux  réclamations  et  aux  ripostes  les  plus 
nombreuses  et  les  plus  violentes.  Le  parti  de  la  Com- 
mune lui-même,  que  représentent  MM.  Félix  Pyat  et 
Camélinat,  a  pris  part  à  la  Chambre  à  la  discussion  en 
cherchant  à  réhabiliter  l'insurrection  du  18  mars,  et  à 
flétrir  la  répression  qui  l'a  terminée.  Au  milieu  de  la  con- 
fusion générale  des  interruptions  et  des  discours,  deux 
orateurs  ont  cependant  pu  faire  entendre  quelques  paroles 
de  raison  qui  ont  ramené  la  Chambre  au  sens  exact  de 
la  vérité  :    M.  Floquet,  président  du  conseil,  et  M.  Clé- 


—  02g  — 

menceau,  ont  prononcé  successivement  deux  allocutions 
suivies  d'un  scrutin  qui  a  donné  au  gouvernement  une 
immense  majorité.  La  révision  et  la  dissolution,  chères 
au  général  Boulanger,  se  trouvent  donc  enterrées  pour 
le  moment.  C'est  un  coup  à  recommencer! 

—  On  annonce  le  décès  de  M.  Plichon,  député  du  Nord 
et  doyen  des  droites  de  la  Chambre.  Né  en  1814,  il 
avait  été  ministre  des  travaux  publics  dans  le  cabinet 
Emile  Olivier  en  janvier  1870.  Après  la  guerre,  il  fut  élu 
député  du  Nord,  et  depuis  constamment  réélu. 

—  Aujourd'hui  et  hier  a  eu  lieu,  au  bois  de  Boulogne, 
la  fête  annuelle  dite  Fête  des  fleurs  donnée  par  l'Ad- 
ministration de  la  caisse  des  Victimes  du  Devoir.  Depuis 
trois  ans  qu'elle  a  été  instituée,  cette  fête  a  été  générale- 
ment contrariée  par  le  mauvais  temps;  cette  année,  en 
revanche,  le  temps  a  été  admirable  et  la  recette  des 
deux  journées  a  atteint  98,305  francs,  c'est-à-dire 
31,483  francs  de  plus  que  l'an  dernier.  Bienfaisante  in- 
fluence du  soleil  !... 

—  Les  médailles,  grandes  et  petites,  viennent  d'être 
distribuées  par  le  jury  du  Salon  de  peinture  aux  heureux 
élus.  Nous  ne  citerons  ici,  de  cette  longue  nomencla- 
ture, que  les  quatre  médailles  d'honneur  qui  ont  été 
attribuées  de  la  manière  suivante  : 

Peinture  :  M.  Détaille  (Edouard),  pour  son  tableau  du 
Rêve.    Au  premier  tour  de  scrutin,  c'est  M.  Benjamin 


**  n  _ 
DDO    — 


Constant  qui  avait  eu,  relativement,  le  plus  grand  nombre 
de  voix. 

Sculpture  :  M.  Turcan  (Jean),  élève  de  Cavelier,  au- 
teur du  groupe  en  marbre  exposé  sous  le  titre  de  : 
l'Aveugle  et  le  Paralytique. 

Architecture  :  M.  Deglane  (Henri-Adolphe-Auguste), 
pour  sa  Restitution  du  palais  de  Césars  à  Rome. 

Gravure  :  M.  Hédouin  (Edmond),  qui  exposait  une 
suite  d'eaux-fortes  pour  les  œuvres  de  Molière. 

7  juin. 

Le  maréchal  Le  Bœuf  est  mort  ce  matin  à  l'âge  de 
soixante-dix-neuf  ans  dans  son  château  du  Moncel  à 
Trun,  près  Argentan  (Orne).  Depuis  la  malheureuse 
guerre  de  1870,  qui  lui  avait  laissé  le  poids  terrible  de 
tant  de  responsabilités,  le  maréchal  était  demeuré  dans 
la  retraite  la  plus  absolue  et  également  dans  le  silence  le 
plus  complet.  Quoi  qu'on  ait  écrit  contre  lui,  il  se  refusa 
toujours  à  relever  les  attaques  et  à  répondre  aux  accusa- 
tions. 

Il  fut  toujours,  dans  toute  l'acception  du  mot,  un 
honnête  homme  et  un  brave  militaire  ;  mais,  s'il  était 
parfait  au  second  plan,  il  n'avait  pas  les  aptitudes  néces- 
saires pour  être  placé  au  premier.  Malheureusement  on 
eut  un  jour  la  fâcheuse  pensée  de  donner  à  ce  soldat, 
qui  avait  toujours  été  heureux,  en  sous-ordre ,  dans  sa 


1  n 

—  roi   — 


spécialité  d'artilleur,  l'organisation  suprême  des  armées, 
€t  cela  à  un  moment  où  un  Napoléon  Ier  n'eût  pas  été 
de  trop! 

9  juin. 

L'aqua-fortiste  bien  connu  Paul  Rajon ,  qui  a  surtout 
composé  et  gravé  des  portraits  pour  les  éditions  de  bi- 
bliophiles, est  mort  aujourd'hui  à  Auvers  (Seine-et-Oise). 

1 1  juin. 

Aujourd'hui  a  été  couru,  à  Longchamps,  le  grand  prix 
de  Paris,  le  25e  depuis  la  création  (186?).  Un  temps 
exceptionnel  a  favorisé  cette  belle  réunion  :  l'affluence  a 
•été  considérable;  plus  de  15,000  voitures  ont  conduit 
les  curieux  et  ont  défilé,  au  retour,  sur  trois  et  quatre 
rangées,  dans  les  avenues  des  Acacias  et  du  bois  de 
Boulogne.  La  recette  a  été  de  340,000  francs. 

C'est  un  cheval  français,  Stadr/,  appartenant  à  M.  Pierre 
Donon,  et  qui  avait  déjà  été  remarqué  à  Deauville,  qui  a 
remporté  le  grand  prix,  battant  assez  facilement,  d'ail- 
leurs, le  cheval  anglais-,  Crowberry,  présenté  par  M.  R.  C. 
Vyner.  Le  jockey  qui  montait  Stuart  se  nomme  T.  Lane. 
Le  voilà  désormais  célèbre  dans  l'histoire  des  grands  prix 
courus  à  Paris. 

Monseletiana.  —  On  a  publié  beaucoup  d'anecdotes 
sur  Monselet  au  moment  de  sa  mort.  En  voici  quelques- 
unes,  prises  dans  le  tas,  et  qui  peuvent  servir  à  titre  de 


—  33a  — 

documents  anecdotiques  aux  futurs  biographes  de  notre 
regretté  confrère. 

—  Monselet  était  un  critique  théâtral  des  plus  fantai- 
sistes. Il  parlait  des  pièces  sans  les  voir  :  il  n'entrait 
presque  jamais  dans  les  salles  de  spectacle.  Les  soirs  de 
première,  il  s'arrêtait  sur  le  seuil,  c'est-à-dire  au  café  mi- 
toyen. 

Quand  on  lui  demandait  pourquoi  : 
«  C'est  que,  répondait-il ,  je  craindrais  de  me  laisser 
influencer  !  » 

—  Comment  un  aussi  fin  lettré  ne  fut  point  de  l'Aca- 
démie, c'est  là  un  de  ces  mystères  qu'on  peut  aisément 
pénétrer,  si  l'on  songe  que  1'  «illustre  compagnie  »  tient 
essentiellement  à  ce  que  le  talent  ait  pignon  sur  rue. 

Monselet  posa  sa  candidature  en  1879,  au  fauteuil  de 
Silvestre  de  Sacy.  La  lettre  qu'il  adressa  à  ce  sujet  à 
M.  Camille  Doucet,  secrétaire  perpétuel,  se  terminait 
par  ces  mots  : 

«  Veuillez  excuser  la  frivolité  de  certaines  de  mes 
productions,  et  vous  rappeler  que  le  sourire  est  une  des 
expressions  du  caractère  français.  » 

Le  scrutin  eut  lieu  en  1880  :  il  obtint  une  voix.  Il  est 
vrai  que  c'était  celle  de  Victor  Hugo. 

Le  grand  poète  avait  pour  le  chroniqueur  une  vive 
sympathie  :  Monselet  dînait  souvent  chez  lui;  nos  lec- 
teurs n'ont  peut-être  pas  oublié  l'amusant  récit  d'un  de 
ces  dîners,  publié  ici  même,  il  y  a  quelques  mois. 


—  333  — 

—  Monselet  eut  l'honneur,  un  jour,  d'inspirer  un  qua- 
train à  Victor  Hugo. 

C'était  pour  une  invitation  qu'il  lui  adressait. 
Ce  quatrain  était  ainsi  conçu  : 

Que  chez  nous  désormais  chaque  jeudi  t'amène, 
Et  je  m'adresse  à  Dieu  lui-même,  et  je  lui  dis  : 

«  Fais-nous  la  semaine 

Des  quatre  jeudis!  >» 

Les  petits  vers  du  grand  poète  sont  rares,  et  Monselet 
pouvait  être  flatté  d'avoir  inspiré  ceux-là. 

—  Monselet,  surtout  au  temps  de  sa  jeunesse,  fut  sou- 
vent pressé  d'argent.  Un  de  nos  confrères  a  rapporté  qu'il 
excellait  à  dépister  les  créanciers.  A  cet  effet,  il  avait 
tracé  au  blanc  d'Espagne,  sur  la  porte  de  sa  mansarde, 
ce  chiffre  cabalistique  :  N°  ioo,  et  mis  au-dessous  cet 
alexandrin  de  circonstance  : 

Approche  si  tu  veux,  et  poursuis  si  tu  l'oses  1 

Le  flot  envahisseur  s'arrêtait  de  lui-même  devant  cette 
barrière  improvisée.  Et  si  quelque  importun  plus  auda- 
cieux, attiré  par  l'inscription  même,  tentait  de  soulever 
le  loquet,  Monselet,  grossissant  sa  voix,  criait  aussitôt 
de  l'intérieur,  sur  le  ton  de  la  pudeur  alarmée  : 

«  Il  y  a  quelqu'un  !  » 

Théâtres.  —    La  Comédie -Française   a  repris,    le 
29  mai,  l'une  des  plus  jolies  pièces  d'Alexandre  Dumas, 


—  334  — 

Mademoiselle  de  Belle-Isle,  qui  a  bientôt  cinquante  ans 
d'origine,  et  qui  est  aussi  jeune  et  aussi  brillante  qu'au 
premier  jour.  On  a  particulièrement  applaudi  Febvre 
dans  le  rôle  du  duc  de  Richelieu,  Albert  Lambert  dans 
celui  de  d'Aubigny,  et  Mmes  Bartet  et  Broisat  dans  ceux 
de  Mlle  de  Belle-Isle  et  de  Mme  de  Prie. 

—  A  Cluny,  le  50,  reprise  d'une  vieille  et  amusante 
comédie  jouée  originairement  (1866)  avec  un  long  suc- 
cès, aux  Folies-Dramatiques,  les  Cinq  Francs  d'un  bour- 
geois de  Paris,  vaudeville  en  cinq  actes  de  MM.  Dunan- 
Mousseux  et  Jules  Pelissié.  Ce  Dunan-Mousseux  a  été 
surtout  célèbre  comme  directeur  fondateur  de  la  fameuse 
halle  aux  habits  de  la  rue  Montoigueil  qui  se  vantait, 
dans  une  proclamation  affichée  sur  tous  les  murs  et 
devenue  depuis  légendaire,  d'avoir  «  enfin  fait  faillite  ». 
Mais  sa  comédie,  reprise  actuellement  à  Cluny,  a  sur- 
vécu à  son  commerce  et  à  lui-même.  C'est  une  pièce  à 
allures  communes,  mais  d'une  bonne  humeur  constante 
et  qui  a  une  fois  de  plus  vivement  réussi.  Allart  et 
Mlle  Aciana  ont  eu  le  succès  de  l'interprétation,  qui  est 
d'ailleurs  excellente  comme  ensemble. 

—  La  Gaîté  a  repris,  le  3 1 ,  le  Dragon  de  la  Reine, 
opérette  en  trois  actes  de  MM.  Fr.  Beauvallet  et  P. 
Decourcelle,  musique  de  M.  Léopold  Wenzel,  d'abord 
représentée  à  Bruxelles.  La  pièce  est  amusante,  bien 
qu'un  peu  longuette  ;  la  musique  est  très  scénique  et 
pleine  de  verve,  mais  sans  grande  originalité.  Mmes  Si- 


—  33b  — 

mon-Girard,  Gélabert,  MM.  Simon-Max  et  surtout  Ber- 
thelier  interprètent  avec  beaucoup  d'entrain  leurs  rôles 
respectifs,  et  c'est  à  ces  excellents  artistes  qu:est  dû, 
surtout,  le  succès  de  cetre  reprise. 

—  Le  Ier  juin,  l'Ambigu  a  représenté  pour  la  première 
fois  un  drame  posthume  de  M.  Julien  Dallières,  la  Mis- 
sion de  Jeanne  Darc,  cinq  actes  en  vers,  qui  avait  été 
écrit  jadis  pour  Rachel  et  même  reçu  à  corrections  par  la 
Comédie-Française.  M.  Dallières  est  un  vieil  auteur  dra- 
matique, récemment  décédé  ;  l'Odéon  avait  joué  de  lui, 
en  1845,  un  premier  drame  en  vers  intitulé  André 
Chénier,  dont  le  succès  fut  même  assez  vif.  Il  avait  écrit 
ensuite  un  autre  drame,  Napoléon  et  Joséphine,  dont 
Geffroy,  l'éminent  sociétaire  de  la  Comédie-Française  et 
ami  intime  de  l'auteur,  devait  créer  le  principal  rôle. 

Le  drame  de  M.  Dallières  a  trouvé  à  l'Ambigu  une 
interprétation  insuffisante.  MM.  Gravier,  Fabrègue,  Pe- 
ricaud,  Faille,  Mmes  Aline  Guyon,  Delphine  Murât,  etc., 
sont  à  coup  sûr  d'excellents  artistes  de  drame,  mais 
ils  ne  savent  pas  assez  bien  dire  les  vers,  surtout  dans 
une  œuvre  écrite  en  vers  libres ,  qui  exigeaient  une 
grande  souplesse  de  diction  et  une  certaine  expérience 
du  répertoire  classique.  M.  Ad.  Dupuis,  l'excellent 
comédien  du  Vaudeville,  qui  est  gendre  de  Geffroy,  a 
mis  en  scène  l'œuvre  du  regretté  Dallières.  C'est  là 
une  bonne  action  de  plus  à  l'actif  de  ce  comédien  dis- 
tingué qui  a  ainsi  sauvé  de  l'oubli,  pour  quelques  soirs, 


—  336  - 

le  nom  d'un  poète  mort,  dit-on,  du  chagrin  de  n'avoir 
pas  réussi  ! 

—  Le  même  soir,  reprise  de  Signrd,  à  l'Opéra,  avec 
M.  Escalaïs  dans  le  rôle  principal.  Une  débutante, 
MUe  Richomme,  fille  du  peintre  de  ce  nom  et  sœur  de 
l'acteur  Richomme,  dit  Dumény,  de  l'Odéon  et  de  la 
Porte-Saint-Martin,  débute  sous  le  nom  de  Jeanne  Rau- 
nay,  dans  le  rôle  d'Uta  créé  par  M"e  Richard,  et  qu'une 
indisposition  subite  de  Mlle  Maret  a  laissé  sans  titulaire. 
Belle  voix  de  contralto  et  début  des  plus  honorables. 

—  Le  Gymnase  a  donné,  le  Ier  juin,  une  représen- 
tation extraordinaire  au  bénéfice  d'un  de  ses  plus  anciens 
et  de  ses  plus  consciencieux  pensionnaires,  l'excellent 
Landrol ,  qui  appartient,  sans  interruption,  à  ce  théâtre 
depuis  quarante-deux  ans,  et  qui  était  tombé  gravement 
malade.  Les  longs  services  de  Landrol,  qui  a  créé,  dans 
sa  carrière,  191  rôles  et  qui  en  a  repris  143,  lui  méritaient 
bien  la  haute  preuve  d'estime  que  lui  a  donnée  le  public. 
L'affluence  à  cette  représentation,  pour  laquelle  la  plu- 
part des  meilleurs  artistes  de  Paris  avaient  donné  leur 
concours,  a  été,  en  effet,  extraordinaire  :  la  recette  s'est 
élevée  à  18,162  francs,  chiffre  énorme  pour  une  aussi 
petite  salle.  Ajoutons  que  Landrol,  qui  a  paru  plusieurs 
fois  sur  la  scène  dans  la  soirée,  accomplira  sa  soixan- 
tième année  le  27  du  présent  mois  de  juin. 

—  La  Comédie-Française  a  repris,  le  2  juin,  une 
comédie  attribuée  à  Molière  :   le  Médecin  volant,  et  que 


—  337  — 

beaucoup  d'éditeurs  ne  placent  pas  dans  ses  œuvres.  Ce 
n'est  qu'en  1819  que  Beffara  retrouva  une  copie  de  cette 
comédie,  qui  est  plutôt  une  parade,  mais  que  connaissait 
déjà  Jean-Jacques  Rousseau ,  qui  la  signale  dans  ses 
•œuvres.  L'affiche  du  Théâtre-Français  a  cru  devoir  en 
restituer  la  paternité  complète  à  Molière.  N'eût-il  pas  été 
plus  exact  de  la  lui  attribuer  simplement  à  titre  dubita- 
tif? Quoi  qu'il  en  soit,  cette  farce,  qui  prélude  au  Médecin 
malgré  lui,  au  Mariage  forcé,  etc.,  a  fort  amusé  le  public, 
et  M.  de  Féraudy,  dans  le  rôle  du  faux  médecin,  et  dans 
ses  transformations  un  peu  acrobatiques,  a  obtenu  un 
succès  tout  particulier.  Si  ce  n'est  du  bon  Molière,  c'est  à 
coup  sûr  du  Molière  jeune,  et  qui  promet  déjà  de  devenir 
bientôt  l'auteur  de  l'Étourdi  et  plus  tard  du  Misanthrope. 

—  L'Opéra-Comique  a  repris,  le  4  juin,  l'un  des  meil- 
leurs ouvrages  de  M.  de  Flotow,  l'Ombre,  dont  la  pre- 
mière représentation  remonte  au  7  juillet  1870,  c'est-à- 
dire  à  la  veille  même  de  la  guerre  avec  l'Allemagne.  On 
se  rappelle  encore  le  succès  qu'y  obtinrent  alors  deux  ar- 
tistes des  plus  distingués,  aujourd'hui  disparus,  le  baryton 
Meillet  et  Mlle  Priola.  Fugèreet  Mlle  Mézeray  ont  repris 
les  mêmes  rôles  du  docteur  Mirouet  et  de  Mme  Abeille, 
et  s'y  sont  fait  vivement  applaudir,  l'excellent  Fugère, 
surtout,  qui  a  eu  les  honneurs  de  la  soirée.  Citons  encore 
le  ténor  Delaquenière  et  Mlle  Samé ,  qui  complétaient  le 
charmant  quatuor  de  l'Ombre. 

La  soirée  avait  commencé  par  la  première  représenta- 


—  338  — 

lion  du  Baiser  de  Suzon,  opéra-comique  en  un  acte  de 
Pierre  Barbier,  musique  de  M.  Henri  Bemberg,  élève  de 
Massenet.  On  a  bissé,  dans  ce  joli  ouvrage,  qui  est 
l'heureux  début  de  son  auteur,  une  mélodie  délicieuse  : 
«  Suzon,  Suzon,  l'amour  vous  convie  !  »  qui  sera  bientôt 
chantée  partout.  On  a  également  applaudi  l'ouverture  et 
la  jolie  introduction  qui  la  suit.  Barnolt,  le  tenorino 
Galand,  le  baryton  Bernaert,  et  Mmes  Auguez  et  Pierron, 
ont  fort  bien  interprété  le  Baiser  de  Suzon,  et  Mlle  Pierron 
s'est  surtout  fait  applaudir  dans  la  mélodie  que  nous  ci- 
tons plus  haut. 

—  Les  Estourneaulx  nous  ont  donné,  il  y  a  quelques 
jours,  une  nouvelle  représentation  dans  leur  salle  de  la 
rue  Rochechouart,  très  bien  aménagée  et  toute  pimpante 
de  fraîcheur.  Ils  ont  joué  trois  pièces  en  un  acte  :  Un  Cri' 
tique  influent,  de  MM.  Fouré  et,Dargès,  les  Premières 
Armes  d'une  ingénue,  de  M .  Saint- Eman,  et  Rien  des  agences, 
par  MM.  Dorian  et  Maurice  Faré. 

Ces  petites  pièces  sont  suffisamment  amusantes  pour  des 
œuvres  d'amateurs,  mais  il  est  à  douter  qu'elles  puissent, 
sans  de  sérieuses  retouches,  affronter  une  plus  grande 
scène.  Le  Critique  influent  est  une  saynète  du  genre  aris- 
tophanesque  dont  le  personnage  principal  n'est  autre 
que  M.  Francisque  Sarcey.  Il  s'est  même  produit,  au 
moment  où  le  rideau  allait  se  lever  sur  cette  petite  pièce, 
un  assez  piquant  incident  que  M.  Sarcey  raconte  lui- 
même  dans  son  feuilleton  : 


—  33q  — 

«  Ces  jeunes  gens  m'avaient  demandé  la  permission 
de  me  mettre  en  scène.  Je  leur  avais  répondu  que  je 
savais  avoir  affaire  à  des  hommes  bien  élevés,  que  j'étais 
sûr,  par  avance,  qu'ils  ne  laisseraient  jamais  passer  une 
plaisanterie  que  je  ne  pusse  entendre.  Mais  voyez  pourtant 
l'inconvénient  des  personnalités  au  théâtre,  alors  même 
qu'elles  sont  inoffensives  et  spirituelles.  Le  soir  de  la 
première  et  unique  représentation,  comme  le  rideau  tar- 
dait à  se  lever,  un  de  ces  messieurs  vint  me  dire  tout 
bas  à  l'oreille  qu'ils  se  trouvaient  dans  le  plus  grand  em- 
barras. L'acteur  qui  devait  représenter  le  critique  influent, 
un  jeune  élève  du  Conservatoire,  avait  disparu.  On  ne 
pouvait  s'expliquer  son  absence.  Le  matin  même,  il 
avait  répété  ;  comment  se  faisait-il  qu'il  fût  malade  le 
soir?  Ces  jeunes  gens  n'y  comprenaient  rien;  je  souriais 
dans  ma  vieille  barbe. 

«  Pauvre  garçon  !  il  avait  eu  bien  tort  de  prendre  peur  ! 
Je  ne  lui  en  eusse  pas  voulu  le  moins  du  monde.  J'au- 
rais fait  mieux  :  s'il  était  venu  chez  moi  me  demander 
conseil,  je  lui  aurais  volontiers  donné  des  indications 
pour  son  rôle.  Je  suis  très  bon  enfant,  sans  que  ça  y 
paraisse. 

«  Il  fallut  qu'un  des  associés  se  dévouât  et  lût  le 
rôle.  » 

—  Citons  encore,  pour  être  complet,  la  réouverture 
intérimaire,  à  la  date  du  5  juin,  du  théâtre  des  Nouveau- 
tés avec  une  direction  et  une  troupe  de  passage  où  fi- 


—  340  — 

gurent  cependant  quelques  artistes  de  valeur  tels  que 
M.  Legrenay  et  Mme  Génat.  Cette  troupe  a  représenté 
deux  pièces  de  MM.  Charles  Lyangé  et  Lagrenaudie,  Où 
est  ma  fille?  comédie  en  trois  actes,  et  Je  me  suis  trompé, 
vaudeville  en  un  acte.  Ce  sont  là  des  œuvres  d'amateur  et 
qui  n'auront  certainement  qu'une  durée  très  éphémère. 
Mais  le  point  curieux,  c'est  que  les  deux  auteurs, 
MM.  Lyangé  et  Lagrenaudie,  n'en  font  qu'un  :  Lagre- 
naudie est  le  nom  réel,  tandis  que  Lyangé  est  le  pseudo- 
nyme. Et  ce  pseudonyme  est  fabriqué  à  son  tour  avec  le 
nom  d'Angély,  sous  lequel  l'auteur  joue  lui-même  sa 
pièce,  ce  qui  fait  trois  noms  pour  une  seule  personne  : 
un  nom  réel,  un  pseudonyme  et  un  anagramme.  C'est 
en  somme  ce  qu'il  y  a  de  plus  intéressant  à  signaler  dans 
la  double  tentative  de  M.  Angély-Lyangé-Lagrenaudie. 

—  Le  6  juin,  à  la  Comédie-Française  et  à  l'Odéon, 
célébration  du  282e  anniversaire  de  la  naissance  de 
Corneille.  A  la  rue  de  Richelieu  on  joue  Horace  et  le 
Menteur,  et,  entre  les  deux  pièces,  M.  Got  récite  une  an- 
cienne poésie  de  Th.  Gautier,  le  Soulier  de  Corneille  ;  à 
l'Odéon,  le  Cid  et  le  Menteur  (ieracte)  sont  accompa- 
gnés d'Une  Collaboration,  à-propos  en  un  acte,  en  vers, 
d'Albert  Lambert  père.  Le  Cid  sert  de  début  à  M1Ie  Mar- 
cya,  rôle  de  Chimène,  un  peu  bien  lourd  pour  ses  jeunes 
épaules. 

—  Le  Théâtre  d'application  a,  le  même  soir,  célébré 
le  même  anniversaire  avec  deux  actes  du  Menteur  et  un 


à-propos  en  vers  de  M.  Alexis  Martin,  les  Débuts  de  Cor- 
neille. Le  deuxième  acte  de  le  Roi  s'amuse  complétait  ce 
très  intéressant  spectacle. 

—  Le  théâtre  Déjazet,  sous  la  direction  intérimaire 
d'un  M.  Berthin,a  donné,  le  7  juin,  la  première  repré- 
sentation du  Baiser  d'Yvonne,  vaudeville  en  trois  actes, 
mêlé  de  chant,  de  M.  Eug.  Médina,  musique  de  M.  E.  Do- 
mergue.  La  pièce,  qui  est  assez  amusante,  rappelle,  tour 
à  tour,  le  Chapeau  de  paille  d'Italie  et  la  Noce  à  Nini. 
Mais  il  y  a  trop  de  musique,  et  la  principale  interprète, 
Mme  Rosina  Ragani,  y  fait  aussi  trop  souvent  preuve 
d'une  bonne  volonté  excessive,  que  la  claque  a  encore 
encouragée  outre  mesure. 

—  A  l'Ambigu-Comique,  le  8  juin,  reprise  de  la  Forge 
de  Saint-Clair,  drame  dû  à  la  collaboration  du  ménage 
Louis  F"iguier,  et  qui  avait  déjà  été  représenté  à  Cluny 
en  1874  sous  le  titre  de  l'Enfant.  Pièce  émouvante 
et  pathétique,  bien  jouée  par  Gravier,  Gatinais,  et 
Mme4  D.  Murât  et  Lévi-Leclerc. 

Varia.  —  Le  Théâtre  des  Marionnettes.  —  Nous  avons 
parlé,  dans  notre  dernier  numéro,  de  l'innovation 
théâtrale  qui  vient  d'avoir  lieu  dans  la  salle  Vivienne.  Ce 
sont  MM.  Signoretet  Bouchorqui  ont  eu  l'initiative  de  ce 
joli  théâtre  des  marionnettes,  si  admirablement  machiné. 
Notre  confrère  Anatole  P'rance,  qui  en  a  étudié  le  méca- 
nisme de  près,  et  dans  la  coulisse,  en  les  voyant  fonc- 


—  342  — 

tionner,  nous  donne  à  ce  sujet  les  curieux  détails  qui 
suivent  : 

«  Ces  marionnettes  de  M.  Signoret  sont  les  plus  sa- 
vamment articulées  qu'il  y  ait  au  monde.  Grandes  d'un 
mètre  de  haut  à  peu  près,  elles  sont  empalées,  à  l'orien- 
tale ,  sur  des  barres  de  fer  grosses  comme  le  pouce  qui 
leur  servent  de  colonne  vertébrale.  Au  ras  des  pieds  de 
la  poupée,  cette  barre  de  fer  entre  dans  un  socle  de  bois 
assez  semblable  au  «  terrain  »  qui  supporte  les  sapins  de 
copeau  dans  les  bergeries  d'enfants.  Sur  ce  socle,  tout 
un  clavier  de  pédales  que  le  montreur  de  marionnettes, 
qui  se  promène  dans  les  sous-sols  du  théâtre ,  touche 
avec  les  doigts.  Chaque  note  de  ce  petit  piano  fait  mou- 
voir un  fil,  qui  remue  un  membre,  qui  esquisse  un  geste. 
La  gamme  de  ces  sept  notes ,  parcourue  par  un  impré- 
sario habile  ,  suffit  à  exprimer  toutes  les  passions  hu- 
maines. Vous  comprenez  le  mouvement  :  Do  :  je  t'envoie 
un  baiser  (geste  de  la  galanterie);  ré  :  je  porte  la  main 
à  mon  cœur  (geste  de  l'amour)  ;  mi  :  à  ma  tête  (geste  de 
la  douleur);  fa  :  à  mon  nez  (geste  de  l'ironie);  50/  :  à 
la  garde  de  mon  épée  (geste  de  la  colère,  premier  état); 
la  :  j'ouvre  les  deux  bras  en  même  temps  (geste  de  la 
stupéfaction  à  son   paroxysme);  si  :  je  remue  les  deux 
pieds  à  la  fois  (geste  de  la  fureur  exaspérée).  En  vérité, 
ce  sont  bien  là  les  marionnettes  diaboliques  auxquelles 
les  saints   évêques   espagnols ,   au  synode  d'Orihuela , 
interdirent  la  représentation  des  mystères  :  «  Imagunculis 


—  343  — 

fictilibus  mobili  quadam  agitaîione  composais,  quas  «  Fi- 
teres»  vulgari  sermone  appcllamus...  » 


Une  Douzaine  de  Vertus...  animales.  —  Le  journal  le 
Temps  a  publié,  dans  ses  numéros  des  1er  et  2  juin,  une 
nouvelle  intitulée  Scaldado  et  signée  El  Antillano.  Cette 
nouvelle,  qui  est  assez  intéressante,  se  termine  de  la 
manière  suivante  : 

«  Je  me  mis  en  tête  de  reprendre  les  tentatives  de 
Franklin  pour  arriver  à  la  perfection  morale.  Je  choisis 
douze  groupes  de  bêtes,  dont  chacun  représentait  une 
des  vertus  indiquées  par  le  philosophe,  et  je  les  installai 
confortablement  autour  de  ma  demeure,  les  uns  dans  des 
bassins,  les  autres  dans  des  jardins  pleins  de  fleurs, 
ceux-ci  dans,  des  cages,  ceux-là  dans  des  étables,  etc. 
Au  milieu  d'eux,  j'avais  constamment  présentes  à  l'esprit 
ces  douze  vertus,  et  je  choisis  : 

Pour  la  tempérance le  chameau 

Pour  le  silence la  carpe 

Pour  l'ordre le  castor 

Pour  la  résolution l'oiseau-mouche 

Pour  l'économie la  fourmi 

Pour  le  travail le  bœuf 

Pour  la  sincérité le  chien 

Pour  la  modération le  mouton 

Pour  la  propreté le  cygne 

Pour  la  tranquillité l'éléphant 


—  344  — 

Pour  la  chasteté la  perruche 

Pour  l'humilité l'âne. 

Quant  à  la  treizième  vertu,  —  la  justice,  —  je  la  trou- 
vais trop  élevée  pour  en  investir  aucun  des  êtres  qui 
m'entouraient.  Je  me  jugeai  moi-même  indigne  de  la  re- 
présenter, et  je  me  contentai  d'inscrire  en  lettres  d'or,  à 
l'entrée  d'un  petit  pavillon  central  où  venaient  se  ré- 
soudre devant  moi  les  discussions  soulevées  entre  les 
gens  de  la  famille,  le  mot 

TOLÉRANCE 

sans  espérer  pourtant  que,  dans  les  pays  les  plus  civilisés,, 
cette  grande  vertu  soit  appliquée  à  tous  les  efforts  de 
l'intelligence  humaine  avant  cinq  ou  six  mille  ans.  Et  ce 
sera  encore  très  heureux.  » 

Mme  Roland  poète.  —  On  a  adjugé  dernièrement,  dans 
la  vente  des  autographes  de  Dentu,  une  lettre  de  Mme  Ro- 
land qui  se  termine  par  l'épigramme  suivante.  Rien  n'in- 
diquait, dans  cette  lettre,  que  cette  femme  célèbre  fût 
ou  ne  fût  pas  l'auteur  de  ces  jolis  vers  badins,  mais  ils 
étaient  écrits  tout  entiers  de  sa  main  : 

ÉP1GRAMME 

En  grasseyant,  la  divine  Cloé 

Disait  un  jour  :  «  Qu'importe  un  œil,  un  nez! 

Est-ce  le  corps?  C'est  l'âme  que  l'on  aime. 


-  345  - 

L'étui  n'est  rien.  »  Voilà  dans  l'instant  même 

Que  de  l'armée  arrive  son  amant; 

Taffetas  noir,  étendu  sur  la  face, 

Y  couvre  un  nez  qui  fut  jadis  charmant, 

Ou  bien  plutôt  n'en  couvre  que  la  place. 

Il  voit  Cloé,  veut  voler  dans  ses  bras. 

Cloé  recule  et  sent  mourir  sa  flamme. 

«  Mon  Dieu!  dit-elle,  est-il  possible,  hélas! 

Qu'un  nez  de  moins  change  si  fort  une  âme? 

Le  Crâne  de  Donizetti.  —  La  lettre  suivante,  qui  émane 
du  petit-neveu  de  l'auteur  de  la  Favorite,  nous  met  au 
courant  des  vicissitudes  par  lesquelles  a  passé  son  crâne 
avant  d'arriver  à  la  place  définitive  où  il  se  trouve  au- 
jourd'hui. 

Péra,  le  i5  mai  1888. 
Monsieur, 

La  version  d'un  journal  italien  relative  à  Donizetti  n'est  pas 
absolument  exacte.  En  effet,  un  médecin,  le  docteur  Carcano, 
après  avoir  fait,  en  1848,  l'autopsie  de  mon  grand-oncle,  en  a 
conservé  le  crâne  pour  faire  des  études.  Le  docteur  Carcano 
venant  à  mourir,  tout  son  mobilier  fut  vendu  à  l'encan.  En 
187^,  les  restes  de  Donizetti  furent  transférés  du  cimetière  à 
la  basilique  de  Bergame,  où  ils  furent  déposés  dans  le  monu- 
ment érigé  par  ses  deux  frères,  François  et  Joseph.  C'est  à 
cette  occasion  qu'on  se  souvint  que  le  crâne  n'avait  pas  encore 
été  retiré  de  chez  le  docteur  Carcano.  On  alla  aux  informations 
et  on  put  établir,  d'après  le  registre  de  vente  du  défunt  médecin, 
qu'une  coupe  avait  été  achetée  pour  quelques  centimes  par  un 
charcutier.  On  se  rendit  chez  ce  dernier  et  on  découvrit,  en 


—  346  — 

effet,  dans  le  tiroir  du  comptoir,  le  crâne  qu'on  recherchait.  Le 
brave  charcutier,  ignorant  l'origine  de  cet  objet,  s'en  servait 
comme  d'une  sébile  pour  y  mettre  de  la  monnaie.  On  lui  acheta 
cette  sébile  moyennant  un  prix  supérieur  à  celui  qu'il  l'avait 
payée  et  on  plaça  le  crâne  à  la  bibliothèque  de  Bergame,  où  il 
est  conservé  depuis  lors  religieusement. 
Agréez,  etc. 

J.  DONIZETTI. 


Quelques  Millionnaires.  —  Dans  un  article  de  la  Revue 
des  Deux-Mondes  sur  les  plus  grosses  fortunes  d'Amé- 
rique, nous  trouvons  la  liste  des  douze  familles  les  plus 
riches  du  monde  : 


Noms  et  nationalités. 


Jay  Gould,  Américain.  .  . 
J.-W.   Mackay,  Américain. 

Rothschild,  Anglais 

C.  Venderbilt,  Américain.  . 
J.-P.  Jones,  Américain.  .  . 
Duc  de  Westminster,  Anglais 
John-J.  Astor,  Américain.  . 
W.  Stewart,  Américain.  .  . 
J.-G.  Bennett,  Américain.  . 
Duc  de  Sutherland,  Anglais. 
Duc  de  Northumberland,  Anglais 
Marquis  de  Bute,  Anglais.   .  . 


Capital. 

1,375,000,000 
1,250,000,000 
1,000,000,000 
625,000,000 
500,000,000 
400,000,000 
250,000,000 
200,000,000 
1 50,000,000 
1 50,000,000 
125,000,000 
100,000,000 


Au-dessous  de  ce  chiffre,  et  ne  tenant  compte  que  des 


—  ^47  — 

fortunes  dont  le  capital  est  d'au  moins  2$  millions,  on 
trouve  que  les  familles  qui  possèdent  ce  capital  au  mini- 
mum sont  de  700  dans  le  monde  entier,  ainsi  répar- 
ties : 

Angleterre 200 

États-Unis 100 

Allemagne  et  Autriche.     100 

France 7$ 

Russie 50 

Indes 50 

Autres  pays 125 

Pour  donner  une  idée  bien  tangible  de  la  fortune  de 
M.  Gould,  le  plus  richissime  citoyen  de  tout  l'univers, 
nous  dirons  que  sa  fortune  lui  permet  de  dépenser 
191,000  fr.  par  jour,  c'est-à-dire  7,900  fr.  par  heure,  et 
120  fr.  par  minute  !... 


LES  MOTS  DE  LA  QUINZAINE 

On  parlait  de  Mme  M...,  une  jolie  veuve  dont  on  n'a 
jamais  connu  le  mari. 

«  Ce  n'est  pas  ce  que  vous  pensez,  dit  quelqu'un. 
Mme  de  M...  a  épousé  un  homme  d'un  certain  âge  qui 
est  mort  jeune  encore.  » 

(G/7  Blas.) 


—  348  — 

Au  bal  : 

«  Oh  !  Mademoiselle,  je  vous  ai  vue  bien  souvent... 

—  Où  donc? 

—  Dans  mes  rêves!  !  ! 

—  En  ce  cas ,  Monsieur,  vous  avez  dû  y  voir  aussi 
maman,  car  je  ne  vais  nulle  part  sans  elle.  » 


Rencontre  sur  le  boulevard  : 
«  As-tu  un  louis  sur  toi  ? 

—  Non. 

—  Et  chez  toi? 

—  Ça  ne  va  pas  mal,  je  te  remercie.  » 

(Rappel.) 

L'histoire  du  langage  : 

«  Depuis  quand  n'appelle-t-on  plus  les  chevaux  des 
coursiers  ? 

—  Depuis  qu'il  y  a  des  courses.  » 


Un  Parisien  qui  vient  de  louer  une  maison  de  cam- 
pagne se  promène  le  matin  dans  le  jardin  et  voit  de  la 
poussière  sur  les  plantes. 

«  Françoise  !  crie-t-il  à  sa  bonne ,  vous  avez  encore 
oublié  d'épousseter  le  jardin  !  » 


—  3-49 


VARIETES 


LETTRE    INEDITE 

DU 

MARÉCHAL  LE  BŒUF 

La  lettre  suivante  a  été  adressée  à  un  colonel,  qui  était  alors 
au  Mexique,  où  il  occupait  une  situation  militaire  importante 
dans  le  corps  d'armée  commandé  par  le  général  de  Lorencez, 
et  qui  est  mort  depuis  général  de  division  et  sénateur.  La  mort 
récente  du  maréchal  donne  à  cette  lettre  un  intérêt  d'actualité. 

Au  colonel  X... 

Paris,  le  9  juillet  1862. 

J'ai  lu  et  relu  avec  le  plus  vif  intérêt,  mon  cher  co- 
lonel, la  lettre,  je  veux  dire  le  rapport  très  remarquable 
que  vous  avez  bien  voulu  m'adresser  sur  votre  expédi- 
tion si  glorieuse,  bien  qu'elle  n'ait  pas  abouti.  Le  long 
intervalle  qui  s'était  écoulé  entre  la  publication  du  rap- 
port mexicain  et  l'arrivée  du  rapport  français  avait  vive- 
ment préoccupé  l'opinion  publique,  et  les  bruits  les  plus 


—  35o  — 

sinistres  étaient  mis  en  circulation.  Enfin  les  dépêches  du 
général  Lorencez  sont  venues  dissiper  ces  nuages  en 
montrant,  une  fois  de  plus,  tout  ce  qu'il  y  a  d'héroïsme 
chez  le  soldat  français.  Sans  les  obstacles  matériels 
contre  lesquels  vous  vous  êtes  heurtés,  et  que  vous  n'a- 
vez pu  rompre,  faute  de  moyens  suffisants,  vous  seriez 
aujourd'hui  à  Mexico.  La  belle  affaire  du  99e  l'a  prouvé 
surabondamment  et  a  noblement  clos  la  première  partie 
de  la  campagne.  Les  esprits  sont  entièrement  rassurés,  et 
l'on  voit  avec  une  vive  satisfaction  que,  grâce  à  votre 
moral,  on  peut  attendre,  pour  vous  envoyer  des  renforts, 
qu'ils  puissent  franchir  avec  moins  de  dangers  la  zone 
pestilentielle. 

On  vous  envoie  12  pièces  de  12  rayées;  c'est  notre 
nouveau  calibre  de  siège.  Malgré  sa  puissance,  il  ne  faut 
pas  l'employer  de  trop  loin;  les  grandes  portées  pour 
les  bouches  à  feu  rayées  ne  doivent  être  considérées 
que  comme  des  qualités  de  plus,  mais  à  utiliser  excep- 
tionnellement. C'est  toujours  de  près  qu'il  faudra  em- 
ployer même  le  12  rayé.  Au  surplus,  le  colonel  de  Lau- 
mière  (qui  fut  chef  d'attaque  à  la  gauche  en  Crimée)  a 
tout  ce  qu'il  faut  pour  bien  commander  votre  artillerie, 
pourvu  qu'on  ne  lui  compte  pas  les  munitions  trop  parci- 
monieusement. L'Empereur  a  donné  des  ordres  fort  sages 
à  ce  sujet. 

Vous  prendrez  une  éclatante  revanche  dans  la  deu- 
xième période  de  la  campagne,  personne  n'en  doute,  et 


—  :OI  — 


vous  nous  reviendrez  bientôt  avec  de  glorieux  souvenirs 
de  plus.  Que  n'ai-je  pu  être  des  vôtres  dès  l'origine  de 
l'expédition  !  Que  de  péripéties  émouvantes  dont  l'odieuse 
défection  des  Espagnols  n'a  pas  été  la  moindre  !  On  as- 
sure que  M.  Mon  ne  veut  plus  revenir  en  France  tant  il 
serait  embarrassé  de  l'attitude  à  tenir  après  un  fait  aussi 
inouï  qui  a  compromis  sa  signature  et  son  autorité  '. 

J'avais  espéré,  mon  cher  colonel,  que  ma  réponse 
vous  porterait  un  compliment2;  je  connais  votre  moral, 
vous  savez  attendre.  On  m'assure  que  l'attente  ne  sera 
pas  longue.  Ici  on  a  dit  quelques  mots  de  vos  relations 
qui  seraient  un  peu  froides  avec  votre  général.  Bazaine 
va  vous  rejoindre. 

Est-ce  que  vous  seriez  disposé  à  renouer  votre  union 
avec  ce  digne  chef  qui  savait  si  bien  vous  apprécier  ? 
Peut-être  serait-il  plus  sage  de  rester  au  poste  qui  vous 
a  été  assigné ,  ne  serait-ce  que  pour  faire  tomber  les 
bruits  dont  je  vous  parle  ci-dessus.  Le  général  de  Lo- 
rencez  vous  a  d'ailleurs  proposé  avec  de  très  belles 
notes.  J'ai  cherché  inutilement  à  voir  Forey  et  Bazaine. 
Je  pars  demain  pour  Rome,  la  Corse  et  l'Algérie;  il  y 
fera  chaud,  mais  j'aimerais  mieux  la  chaleur  du  Mexique. 

i.  Lire  sur  la  campagne  du  Mexique,  pour  bien  comprendre  les 
divers  points  visés  dans  cette  lettre,  la  belle  Étude  militaire  publiée 
chez  Dumaine  en  1874  par  le  capitaine  Niox,  aujourd'hui  colonel  et 
professeur  à  l'École  de  guerre. 

2.  Au  sujet  du  grade  de  général  de  brigade  auquel  le  colonel  X... 
ne  fut  promu  que  le  14  mars  1865. 


—    JD2    — 

La  reconnaissance  de  l'Italie  par  la  Russie,  puis  bien- 
tôt, dit-on,  par  la  Prusse,  paraît  assurer  pour  quelque 
temps  au  moins  la  paix  sur  le  continent,  et  vous  donner 
tout  le  temps  d'en  finir  glorieusement  et  fructueusement. 
Personne  ne  le  souhaite  plus  que  moi. 

Au  revoir,  mon  cher  colonel;  croyez  bien  à  toute  mon 
affection. 

Général  Le  Bœuf. 


Georges  d'Heylli. 


Le  Gérant  :  D.  Jouaust. 


2476.  —  Paris,  imprimerie  Jouaust  et  Sigaux,  rue  de  Lille,  7. 


GAZETTE  ANECDOTIQUE 


Numéro    12  —  3o  juin   1888 


SOMMAIRE. 

La  Quinzaine  :  Impression  produite  par  la  mort  de  Frédéric  III. — 
Guillaume  II.  —  Inauguration  à  Montbrison  de  la  statue  du  poète 
Victor  de  Laprade.  —  Reconstruction  de  l'Opéra-Comique.  —  Exhu- 
mation des  restes  de  Beethoven  à  Vienne.  —  M.  Floquet  et  la  Délé- 
gation de  l'Académie  française.  —  Nécrologie.  —  Choses  d'Allemagne. 

—  Théâtres.  —  Bibliographie. 

Varia  :  Lettres  de  Paul  Baudry.  —  L'Égérie  de  Guillaume  II.  — 
Le  Mariage  de  Sarah-Bernhardt.  —  Le  Premier  Engagement  de  Rachel. 

—  Une  Pseudo-Impératrice.  —  Lamartine  et  la  Revue  des  Deux- 
Mondes.  —  Les  Origines  du  Bourgeois  Gentilhomme.  —  Militaires  ou 
Confesseurs.  —  Bossuet-Prudhomme. 


1  ^  ]uin. 
La  Quinzaine.  —  L'empereur  d'Allemagne,  Frédé- 
ric III,  est  mort  aujourd'hui  un  peu  après  onze  heures  du 
matin.  Depuis  plusieurs  jours  le  dénouement  fatal  était 
prévu.  Frédéric  III  aura  donc  régné  exactement  quatre- 
vingt-dix-neuf  jours.  Sa  mort  a  produit  partout  une  pro- 
fonde et  douloureuse  impression,  même  en  France,  où 
ce  souverain,  beaucoup  plus  humanitaire  que  ceux  qui 
1.  —  1S88  23 


—  354  — 

l'ont  précédé  ou  que  celui  qui  lui  succède,  avait  éveillé 
de  sérieuses  sympathies,  aussi  bien  par  les  souffrances 
prolongées  qu'il  supportait  si  héroïquement  que  par  les 
manifestations,  plusieurs  fois  répétées,  de  ses  sentiments 
pleins  d'élévation  et  de  noblesse.  Il  était  beaucoup  plus 
imbu  des  idées  modernes  et  plus  porté  à  tenir  compte  des 
progrès  de  la  civilisation  qu'aucun  de  ceux  qui  l'entou- 
raient et  le  conseillaient,  et  il  aura  assez  vécu,  comme 
empereur,  pour  permettre  de  croire  que,  s'il  eût  été  dans 
un  état  de  santé  qui  lui  eût  assuré  un  long  règne,  les  dif- 
ficultés qui  menaceront  longtemps  la  paix  de  l'Europe 
se  seraient  peu  à  peu  dissipées  et  auraient  même  fini  par 
disparaître  entièrement. 

Le  prince  qui  lui  succède  sous  le  nom  de  Guillaume  II  ' 
aurait  un  bien  beau  rôle  à  jouer  dans  le  sens  même  que 
nous  venons  d'indiquer,  car  on  peut  dire  aujourd'hui 
qu'il  tient  également  la  paix  du  monde  ou  la  guerre  dans 
ses  mains. 

17  juin. 

La  ville  de  Montbrison  a  inauguré  aujourd'hui  la  sta- 
tue de  l'un  des  plus  illustres  enfants  du  pays  forézien,  le 
poète  Victor  de  Laprade.  Cette  statue,  due  au  ciseau  du 
sculpteur  Bonassieux,  a  été  élevée  dans  un  jardin  public 
de  la  ville,  sur  l'emplacement  d^n  ancien  banc  où  La- 


1.    Voir  sur  ce  prince  les  renseignements  déjà  donnés  dans  notre 
Gazette  des  i5  novembre  1887,  p.  274,  et  15  mars  dernier,  p.   136. 


—  355  — 

prade  aimait  s'asseoir.  Le  poète  est  représenté  debout  ; 
sa  main  droite  tient  un  crayon,  la  gauche  une  feuille  de 
papier;  il  s'appuie  sur  un  morceau  de  granit  où  sont 
gravés  les  titres  de  ses  ouvrages  avec  leurs  dates  :  Psy- 
ché (1841),  Odes  et  Poèmes  (1845),  Poèmes  évangéliques 
(1852),  les  Symphonies  (185$),  Idylles  héroïques  (1858), 
Questions  cï art  et  de  morale  (  1 86 1  ),  la  Voix  du  silence 
(1865),  le  Sentiment  de  la  nature  avant  le  christianisme  et 
chez  les  modernes  (1866),  Pernette  (1867),  l'Éducation  li- 
bérale (1875),  Poèmes  civiques  (1873),  Tribuns  et  Courti- 
sans (1875),  Livre  d'un  père  (1876),  Contre  la  musique 
(1880),  Critiques  idéalistes  (1880). 

L'Académie  française  avait  choisi  pour  la  représenter 
à  la  cérémonie  le  poète  même  qui  a  succédé  à  de  La- 
prade,  M.  François  Coppée.  C'est  donc  lui  qui  a  prononcé 
le  discours  d'usage,  et  le  jeune  académicien  aura  ainsi 
eu  l'honneur  de  louer  solennellement  deux  fois  de  suite 
le  poète  dont,  avec  son  habituelle  modestie,  il  s'est  tout 
d'abord  déclaré,  au  début  de  sa  harangue,  n'être  que 
a  l'humble  successeur  ». 

20  juin. 

La  Chambre  a  nommé  une  Commission  favorable  à  la 
reconstruction  de  l'Opéra-Comique  sur  remplacement  où 
il  a  été  brûlé,  avec  façade  sur  le  boulevard.  Neuf  mem- 
bres sur  onze  acceptent  le  projet  ministériel.  Les  deux 
membres  hostihs  sont  MM.  de  Douville-Maillefeu  et  Ray- 


—  356  — 

nal.  M.  de  Douville-Maillefeu,  en  sa  qualité  de  radical, 
est  opposé  radicalement  à  la  reconstruction  du  théâtre. 
Suivant  lui,  le  genre  de  l'Opéra-Comique  est  «  démodé, 
philistin,  province  »  ;  il  n'en  faut  plus!  M.  Raynal,  plus 
conciliant,  se  borne  à  demander  l'ajournement  de  la 
question  après  l'Exposition,  le  théâtre  ne  pouvant  être 
terminé  à  temps  pour  cette  solennité  internationale. 
Quant  au  ministre,  le  spirituel  M.  Edouard  Lockroy,  il 
se  cramponne  avec  raison  à  son  projet,  qui  est  le  seul 
raisonnable  et  le  seul  pratique.  Mais  soyez  certain  qu'on 
va  chicaner  sur  la  question  dépenses  pendant  de  nom- 
breuses séances,  et  que  la  Chambre  se  séparera  sans 
qu'on  ait  rien  décidé  ! 

—  M.  Castagnary,  directeur  des  Beaux-Arts,  décédé 
le  il  mai  dernier,  vient  d'être  remplacé  par  notre  confrère 
Gustave  Larroumet,  maître  de  conférences  à  l'École  nor- 
male, ancien  chef  du  cabinet  de  M.  Lockroy,  ministre 
de  l'instruction  publique,  et  auteur  de  travaux  déjà  célè- 
bres sur  Marivaux  et  sur  Molière.  Ajoutons  que  M.  Lar- 
roumet, qui  tient,  avec  raison,  à  conserver  son  titre  et  sa 
situation  de  maître  de  conférences  à  l'École  normale,  a 
désiré  n'être  que  «  délégué  »  dans  ses  nouvelles  fonc- 
tions. Mais  cette  subtilité  administrative  n'enlève  rien  à 
ses  attributions  et  à  ses  privilèges  comme  directeur  des 

Beaux-Arts. 

22  juin. 

■  On  vient  d'exhumer  les  restes  de  Beethoven  à  Vienne 


-  357- 

(Autriche)  pour  les  transporter  du  cimetière  de  Waehring, 
situé  aux  portes  de  la  ville,  au  cimetière  central  de  la 
capitale,  dont  on  veut  faire  une  sorte  de  Père-Lachaise 
en  y  réunissant  les  restes  de  tous  les  personnages  illus- 
tres morts  à  Vienne.  La  cérémonie  de  la  translation  a  eu 
lieu  aujourd'hui  à  une  heure  de  l'après-midi  en  présence 
de  nombreuses  députations  des  Sociétés  musicales,  des 
grands  établissements  spéciaux  et  d'une  foule  énorme 
accourue  de  tous  les  points  de  l'Empire.  Les  becs  de  gaz 
brûlaient  dans  les  rues  en  signe  de  deuil,  et  l'affluence 
était  très  recueillie.  Au  cimetière  on  chanta  des  chœurs 
de  Beethoven,  et  un  des  principaux  artistes  de  Burgthea- 
ter,  M.  de  Lewinski,  lut  un  éloge  funèbre.  Enfin,  le  coad- 
juteur,  TÉvêque  Angerer,  qui  avait  assisté,  étant  alors 
enfant  de  chœur,  aux  funérailles  de  l'illustre  composi- 
teur (1827),  donna  la  bénédiction  au  cercueil. 

La  veille,  le  cercueil  avait  été  ouvert.  On  avait  trouvé 
le  corps  dans  un  état  de  conservation  peu  satisfaisant  : 
il  était  de  couleur  jaune  tirant  sur  le  brun,  une  partie  du 
crâne  était  brisée;  les  oreilles  avaient  disparu,  gardées, 
dit-on,  par  le  médecin  qui  avait  été  chargé  de  l'autopsie  en 
1827,  et  qui  aurait  voulu  étudier  les  causes  de  la  surdité 
du  grand  compositeur.  Aujourd'hui  encore,  les  médecins 
et  les  savants  présents  à  l'exhumation  voulurent  faire  de 
nouvelles  études  sur  le  crâne  de  Beethoven;  mais,  une 
partie  de  l'assemblée  ayant  vivement  protesté,  le  cercueil 
dut  être  refermé,  et  on  constitua  une  garde  chargée  de  le 


—  35S  — 

surveiller  jusqu'à  l'inhumation  définitive.  Ce  n'était  pas 
d'ailleurs  la  première  fois  qu'on  ouvrait  le  cercueil  de 
Beethoven  :  semblable  opération  avait  déjà  eu  lieu  en 
1863.  Ajoutons  que  la  tombe  de  Beethoven  au  cime- 
tière de  Waehring  était  voisine  de  celle  du  compositeur 
Schubert,  dont  les  restes  seront  aussi  transportés  à  leur 
tour  au  cimetière  central. 

23  juin. 

Inauguration,  dans  les  jardins  des  nouveaux  bâtiments 
de  l'Institut  national  agronomique,  rue  Claude-Bernard, 
de  la  statue  de  l'un  de  ses  éminents  professeurs, 
M.  Léonce  Guilhaud  de  Lavergne,  décédé  le  18  février 
1880,  à  l'âge  de  soixante  et  onze  ans,  et  qui  avait  occupé 
la  chaire  d'économie  rurale  lors  de  la  reconstitution  de 
l'Institut  agronomique  en  1876.  La  statue,  due  au  ciseau 
de  M.  Alfred  Lanson,  a  été  élevée  par  souscription  publi- 
que. Deux  discours  ont  été  prononcés  par  MM.  Léon 
Say,  président  du  Comité  de  souscription,  et  par 
M.  Viette,  ministre  de  l'agriculture. 

24  juin. 

Dans  sa  séance  du  14  juin  dernier,  l'Académie  fran- 
çaise a  entendu  la  lecture  d'un  fragment  du  Ve  volume 
de  V Histoire  des  Princes  de  Condé,  de  M.  le  duc  d'Au- 
male,  qui  va  prochainement  paraître  en  librairie.  La  con- 
clusion de  cette  belle  étude  historique  a  particulièrement 


—  359  — 

impressionné  la  docte  assemblée  :  en  voici  le  passage  le 
plus  intéressant  : 

Je  continue  ce  livre  comme  je  l'ai  commencé,  aux  mêmes 
lieux,  dans  la  disgrâce  et  sous  le  poids  d'un  exil  que  je  crois 
immérité.  Et  me  voici  arrivé  au  moment  critique  :  il  me  faut 
montrer  le  coupable  dans  le  héros.  Avant  de  poursuivre  ce 
récit,  je  m'expliquerai  sur  cette  faute  que  rien  ne  peut  effacer. 
Les  coups  qui  me  frappent  ne  troublent  pas  la  sérénité  de  mon 
jugement,  et  je  tiens  à  conserver  vis-à-vis  de  ceux  qui  pren- 
dront la  peine  de  me  lire  la  liberté  d'appréciation  que  je  re- 
trouve au  fond  de  mon  cœur.  Ce  point  acquis,  je  pourrai  tra- 
verser cette  époque  douloureuse,  louer  le  capitaine,  admirer 
l'énergie  déployée  dans  une  mauvaise  cause,  sans  craindre  que 
les  éloges  adressés  à  l'homme  de  guerre  incomparable  ne  res- 
semblent à  une  défense  du  prince  coupable,  à  une  apologie  que 
ma  conscience  repousse1. 

Toute  tyrannie  est  haïssable.  L'homme  de  bien  a  le  devoir 
de  protester  à  tout  risque  contre  l'acte  tyrannique  qui,  dans  sa 
personne,  atteint  le  public;  —  de  résister,  de  lutter  même  si, 
au  péri!  de  sa  vie,  il  peut  mettre  un  terme  à  l'oppression  de 
tous!  Il  n'a  pas  le  droit  de  troubler  sa  patrie,  de  la  déchirer, 
d'y  porter  la  guerre,  pour  venger  une  offense  personnelle.  » 

Les  termes  de  cette  conclusion,  qui  contient  au  début 
un  si  douloureux  aveu,  ont  inspiré  à  l'Académie  la  pen- 
sée de  faire  mettre  un  terme  à  l'exil  du  duc  d'Aumale.  A 
cet  effet,  les  diverses  classes  de  l'Institut  se  sont  enten- 
dues, et  le  22  juin  une  délégation  composée  de  M.  Léo- 
pold  Delisle,  président,  et  de  MM.  Pasteur,  Jules  Simon, 

i.  Allusioa  au  Grand  Condé. 


—  36o  — 

Barthélémy  Saint-Hilaire,  Charles  Garnier,  Wallon,  vi- 
comte Delaborde,  J.  Bertrand,  Camille  Doucet,  Deloche, 
Aucoc,  Camille  Rousset,  Xavier  Marinier,  Becquerel, 
Frémy  et  Bailly,  est  allée  trouver  le  président  du  Conseil 
peur  lui  demander  de  vouloir  bien  provoquer  le  retrait  du 
décret  qui  avait  expulsé  M.  le  duc  d'Aumale  du  territoire 
français.  La  délégation  faisait  surtout  valoir,  en  dehors  des 
mérites  personnels  de  M.  le  duc  d'Aumale,  la  générosité 
dont  il  avait  fait  preuve  en  cédant  à  la  France,  après  sa 
mort,  la  possession  du  merveilleux  domaine  de  Chantilly 
et  des  incomparables  collections  que  le  château  ren- 
ferme. 

M.  Floquet  a  répondu  à  la  délégation  qu'il  ne  lui  ap- 
partenait pas  de  prendre  une  décision  de  cette  impor- 
tance en  dehors  du  Conseil  des  ministres  et  a  promis  de 
lui  soumettre  la  question  dès  le  lendemain.  En  consé- 
quence, hier,  23  juin,  le  Conseil  a  délibéré  à  ce  sujet; 
mais,  malgré  les  avis  favorables,  dit-on,  de  M.  le  Prési- 
dent de  la  République  et  de  M.  de  Freycinet,  ministre  de  la 
guerre ,  le  Conseil  a  décidé  qu'en  raison  des  circon- 
stances actuelles  il  n'était  pas  possible  d'accueillir  la  de- 
mande faite  au  nom  de  l'Institut. 

26  juin. 

Le  regrettable  duel  Dupuis-Habert,  dont  nous  avons 
entretenu  nos  lecteurs  au  moment  où  il  s'est  produit,  a 
eu  son  dénouement  aujourd'hui  devant  la  Cour  d'assises. 
Le    survivant,    M.    Habert,   et   les   témoins    du   duel, 


—  36 1  - 

MM.  Fiorentino  de  la  Rovère  et  Bournand,  pour  M.  Du- 
puis,  et  Silvestre  et  Tanneguy  de  Wogan,  pour  M.  Ha- 
bert,  ont  été  acquittés  tous  les  cinq,  mais  non  sans  dif- 
ficultés. Le  président  s'est,  en  effet,  montré  très  sévère 
pour  eux  tous,  surtout  pour  les  témoins,  qui  semblent 
avoir  plutôt  envenimé  l'affaire  qu'ils  auraient  pu,  avec 
un  peu  plus  de  souplesse,  arranger  à  l'amiable  et  sans 
combat. 

Une  des  personnes  appelées  devant  le  tribunal  pour 
l'édification  des  jurés  a  prononcé  un  mot  grave  : 

«Si,  a-t-elle  dit,  on  n'insérait  pas  dans  les  journaux  les 
procès-verbaux  des  duels,  il  y  en  aurait  beaucoup  moins, 
les  adversaires  et  les  témoins  ne  poussant  généralement 
leur  querelle  jusqu'au  bout  qu'en  vue  de  la  publicité  qui 
peut  être  faite  à  leur  profit  et  sur  leurs  noms.  » 

Il  nous  semble  qu'après  cette  déclaration  si  explicite, 
le  mot  d'ordre  dans  tous  les  journaux  devrait  être  désor- 
mais le  refus  absolu  d'insertions  relatives  aux  duels. 

—  Une  ancienne  cantatrice  de  l'Opéra-Comique, 
Mlle  Jacqueline  Seveste,  fille  de  l'ancien  directeur  des 
théâtres  de  banlieue,  et  sœur  de  Didier  Seveste,  l'artiste 
de  la  Comédie-Française,  tué  à  Buzenval,  vient  d'épou- 
ser M.  Edouard  Normand,  maire  de  Nantes,  plusieurs 
fois  millionnaire. 

Nécrologie.  —  10  juin.  —  Mme  Decamps,  veuve  du 
célèbre  peintre  de  ce  nom,  à  l'âge  de  quatre-vingt-trois 


—  362  — 

ans.  Elle  était  la  mère  de  Mme  Edouard  Dentu,  veuve  de 
l'éditeur  bien  connu  du  Palais-Royal. 

1 1  juin.  —  Mme  Meissonier,  femme  de  l'illustre  pein- 
tre et  sœur  de  feu  Steinheil,  peintre  lui-même  et  auteur 
de  nombreuses  compositions  religieuses  et  de  restaura- 
tions de  vitraux. 

—  Le  journaliste  d'Herblay,  ancien  rédacteur,  du 
Clairon,  et  qui  fut  aussi  directeur  de  théâtre,  notamment 
à  Lyon,  où  il  dirigea  un  moment  le  Grand-Théâtre.  De 
son  vrai  nom  il  s'appelait  Louis-Alfred  Maugeis,etil  avait 
soixante  et  un  ans. 

!4# —  Mme  Éléonore  Escallier,  artiste  peintre,  qui 
avait  la  spécialité  des  fleurs  et  des  fruits.  Elle  avait 
exposé  pour  la  première  fois  en  1857  et  avait  obtenu  une 
médaille  en  186S.  On  remarque  dans  un  des  nouveaux 
salons  du  palais  de  la  Légion  d'honneur  de  fort  jolis  des- 
sus de  porte  de  cette  artiste  distinguée. 

18.  —  L'abbé  Joseph  Durand,  curé  d'Arcueil  (Seine), 
et  dont  la  courageuse  conduite  pendant  le  siège  et  la 
Commune  fut  alors  très  signalée.  Ce  prêtre  modeste  au- 
rait pu  à  ce  moment  accepter  un  évêché,  mais  il  préféra 
demeurer  dans  sa  paroisse,  où  il  était  adoré.  Né  en  181 9, 
ordonné  prêtre  en  1844,  l'abbé  Durand  était  curé  d'Ar- 
cueil depuis  1860. 

—  Mort  de  M.  de  Maupas  (Charlemagne-Émile),  an- 
cien ministre  de  la  police,  ancien  préfet,  ancien  sénateur, 
et  dont  la  participation  active  au  coup  d'État  de  décem- 


—  363  — 

bre  1851  est  trop  connue  pour  que  nous  ayons  besoin  d'y 
insister.  Il  avait  soixante-dix  ans. 

—  Mort  de  notre  confrère  Arnold  Henryot,  ancien 
rédacteur  du  National  et  du  Siècle,  gendre  d'Edmond 
Texier.  Il  n'avait  que  quarante-sept  ans. 

21.  —  Paul  Pont,  membre  de  l'Institut,  conseiller  ho- 
noraire à  la  Cour  de  cassation  et  l'un  des  jurisconsultes 
les  plus  éminents  de  ce  siècle.  Il  appartenait,  à  ce  der- 
nier titre,  à  l'Académie  des  sciences  morales  et  politi- 
ques. Il  était  né  à  Barcelone  en  1 808,  et  il  était  en  retraite 
comme  conseiller  depuis  1883.  Il  laisse  des  ouvrages  con- 
sidérables sur  le  droit,  notamment  une  nouvelle  édition 
des  «  Codes  français  »  en  collaboration  avec  MM.  Faus- 
tin-Hélie  et  Rivière. 

24.  —  Décès  du  journaliste  financier  Monbel,  de  son 
vrai  nom  Marestaing,  et  qui  a  été  successivement  rédac- 
teur de  la  Liberté,  sous  Emile  de  Girardin,  et  directeur 
de  l'Avenir  national  et  du  Télégraphe.  Il  avait  soixante- 
treize  ans. 

26.  —  On  annonce  le  décès  du  peintre  Théodore  Maillot, 
élève  de  Picot  et  de  Drolling,  auteur  de  nombreuses  pein- 
tures murales  et  décoratives,  et  de  plafonds  et  de  por- 
traits. Il  avait  soixante-deux  ans. 

Choses  d'Allemagne.  —  A  propos  de  l'avènement  du 
nouvel  empereur  d'Allemagne  et  des  promesses  de  paix, 


-  364  — 

mêlées  à  des  menaces  de  guerre,  qui  nous  arrivent 
d'outre-Rhin,  M.  Philibert  Audebrand,  rédacteur  de 
l'Événement,  a  eu  l'idée  d'entreprendre,  dans  son  fauteuil, 
un  petit  voyage  à  Berlin  parmi  les  livres  de  sa  biblio- 
thèque. Voici  quelques-unes  des  étapes  de  ce  curieux 
voyage. 

—  «  Il  demande  le  repos  et  la  paix  !  Je  le  crois  bien  ! 
C'est  ce  que  demande  toujours  un  oiseau  de  proie  pour 
dévorer  à  son  aise  ce  qu'il  tient  dans  ses  serres.»  — 
Goethe,  Go'étz  de  Berlichingen. 

—  «  Pour  un  philosophe  qu'il  y  a  dans  Berlin,  que  de 
corps  sans  âme!  Je  vous  défie  de  vivre  avec  ces  Alle- 
mands des  bords  de  la  Sprée  sans  devenir  ce  qu'était  un 
habitant  de  la  Béotie.  » —Voltaire,  Correspondance, 
tome  III. 

—  «Il  vit  des  aigles  coiffées  d'or,  et  il  frissonna  d'hor- 
reur, car,  il  le  sait,  ces  aigles  impériales  trempent 
souvent  leurs  becs  et  leurs  serres  dans  le  sang  des 
peuples.  »  —  Jean-Paul  Richter,  la  Mort  d'un  ange. 

—  «  Jeune  homme,  où  vas-tu? 

—  A  Berlin. 

—  Qu'y  vas-tu  faire  ? 

—  Contempler  chez  lui-même  celui  des  peuples  qui 
est  le  plus  victorieux  et  qui,  par  conséquent,  doit  avoir  le 
plus  de  bonheur. 

—  Jeune  homme,  qu'y  vois-tu? 


—  365  — 

—  Une  capitale  qui  a  le  frisson,  quand  elle  regarde  du 
côté  de  la  Russie,  et  qui  a  la  fièvre,  quand  elle  regarde 
du  côté  de  la  France;  un  peuple  qui  rêvait  de  n'avoir 
qu'à  fumer  sa  pipe  ens'emplissant  de  bière  et  qui,  depuis 
dix-huit  ans,  passe  les  trois  quarts  de  sa  vie  à  faire  la 
charge  en  douze  temps.  »  —  Tourgueneff,  Agenda  d'un 
Passant. 

—  «  Heureux  homme  que  je  suis!  Je  me  suis  échappé 
du  bagne  germanique.  Paris,  salut!  France,  sois  ma  se- 
conde mère,  celle  près  de  laquelle  je  vivrai  et  je  mour- 
rai. Terre  de  la  liberté,  des  arts,  de  l'élégance,  du  Cham- 
pagne, de  l'esprit  !  Ne  sois  pas  inclémente  pour  moi, 
terre  de  France  !  Je  suis  un  Prussien  libéré.  »  —  Henri 
Heine,  l'Europe  littéraire,  1885.' 

—  «  J'ai  lu,  ce  matin,  un  peu  de  la  prétendue  consti- 
tution concédée  à  la  Prusse.  Ne  le  voyez-vous  pas  à  ma 
lettre?  N'est-elle  pas  froissée,  humide  de  larmes  et  de 
fureur?  Brutes  imbéciles  !  On  leur  assure  le  calme,  l'or- 
dre, la  pâture,  et  on  leur  dit  :  «  Voilà  ce  qui  suffit  à  des 
«  hommes  »,  et  ils  le  croient,  et  ils  s'en  réjouissent. 
Moyennant  cela,  on  peut  leur  prendre  la  dîme  de  leur 
travail  sous  forme  d'impôt,  tous  leurs  fils  et  eux-mêmes 
pour  en  faire  des  soldats  qu'on  mènera  tuer  les  autres  et 
faire  tuer  par  les  autres,  et  ils  diront  encore  :  «  C'est 
«  pour  le  mieux...  » 

«  Un  noble  peut  souffleter  un  soldat  prussien  en  pré- 


—  366  — 

sence  de  ses  camarades,  et  si  le  soldat  prussien  fait  seu- 
lement mine  de  se  plaindre,  il  est  forcé  de  mettre  culotte 
bas,  et  quatre  de  ses  pareils,  quatre  autres  soldats,  de- 
venant bourreaux  par  ordre,  lui  donnent  la  schlague  pu- 
bliquement et  le  font  mourir  sous  les  verges. 

«  On  agit  avec  la  race  allemande  encore  pis  que  les 
juifs  avec  le  Sauveur.  Celui-ci  fut  obligé  de  porter  la 
croix  où  on  le  supplicia  ;  mais,  du  moins,  on  ne  l'obligea 
point  à  la  construire.  Je  puis  apprendre  le  français  à 
Paris;  mais,  bon  Dieu  !  quand  apprendrai-je  à  oublier 
l'allemand  ?»  — ■  L.  Boerne,  Lettres  de  Paris. 

—  «Comment!  qu'est-ce  à  dire?  Ces  hypocrites  n'ont 
qu'un  mot  à  la  bouche  :  —  «  Paris  est  la  grande  Baby- 
«  lone,  —  Paris  est  une  sentine  d'impureté,  —  Paris  est 
«  le  lupanar  de  l'univers.  »  Ah  !  qu'ils  savent  bien  qu'ils 
donnent  cours  au  plus  effronté  de  tous  les  mensonges  ! 
Ne  parlons  ni  de  Londres,  ni  de  Naples,  ni  de  Vienne; 
arrêtons-nous  à  Berlin.  Oui,  il  existe  à  Paris  un  vice  élé- 
gant, raffiné,  trop  de  vice  ;  mais  à  Berlin,  la  corruption 
est  triple,  la  débauche  grossière.  Tous  les  faubourgs  sont 
pourris.  Et,  puisqu'ils  osent  parler  de  prostitution,  prou- 
vons-leur par  des  faits,  par  des  noms,  par  des  chiffres, 
que  dans  les  maisons  de  tolérance  de  Paris  l'Alle- 
mande est  dans  la  proportion  de  75  pour  100.  Et  voilà 
comment  il  y  a  tant  de  corruption  en  France,  puisqu'il  y 
a  la  corruption  germaine  1  »  —  Le  docteur  Kalisch, 
Coup  d'œil  sur  l'Europe. 


—  367  — 

—  <(  Si  un  homme  humiliait  un  autre  homme  comme 
la  Prusse  le  fait  pour  l'Autriche,  on  dénoncerait  cet 
homme  à  la  Société  protectrice  des  animaux.  La  Prusse 
a  commandé  à  l'Autriche  de  se  taire,  quand  elle  volait 
au  roi  de  Hanovre  sa  couronne,  et  l'Autriche  s'est  tue. 
L'Autriche  s'était  aplatie  comme  une  punaise  après  Sa- 
dowa.  La  Prusse  a  exigé  que  l'Autriche  vint  avec  elle, 
quand  elle  a  dépouillé  le  petit  roi  de  Danemark  de  deux 
de  ses  duchés,  et  l'Autriche  a  obéi.  Aujourd'hui,  la  Prusse 
fait  la  triple  alliance,  où  elle  attelle  l'Autriche  à  l'Italie, 
son  ennemie  historique,  et  l'Autriche  obéit,  l'oreille 
basse.  Si,  demain,  Bismarck  jetait  son  mouchoir  dans 
les  rues  de  Vienne  en  disant  à  l'empereur  d'Autriche  : 
«  Rapporte  !  »  le  Hapsbourg,  toujours  docile,  obéirait.  » 

—  Skobeleff,  Un  Dîner  chez  Gambetîa. 

—  «  J'ai  voulu  voir  Berlin,  l'Athènes  des  Allemands, 
à  ce  qu'ils  disent.  Je  me  suis  frotté  aux  philosophes  de 
l'endroit.  Les  philosophes  ont  tous  une  grande  barbe, 
jamais  lavée.  Ils  fument  pour  boire,  ils  boivent  pour 
fumer.  De  nos  conférences  avec  eux,  j'ai  tiré  cette 
conclusion  qu'ils  ont  deux  estomacs  comme  un  bœuf: 
un  premier  estomac  qu'ils  emploient  à  digérer  la  bière; 
un  second  estomac,  appelé  barbe,  à  l'aide  duquel  ils 
digèrent  leur  sot  orgueil  et  la  fumée  de  leurs  pipes.  » 

—  Z. ..,  Lettres  intimes. 

Théâtres.    —   Mme   Vaillant-Couturier,    qui   n'avait 


—  368  — 

encore  chanté  à  Paris  que  l'opérette,  et  que  l'étranger  et 
la  province  seuls  connaissaient  comme  camatrice  d'opéra- 
comique  et  même  d'opéra,  a  débuté  le  12  juin  à  l'Opéra- 
Comique  dans  le  rôle  de  Carmen  de  l'opéra  de  ce  nom. 
Elle  y  a  mieux  réussi  les  jours  suivants  que  le  premier 
soir,  où  cette  aimable  artiste  avait  un  «  trac  »  épouvan- 
table. Toutefois  le  personnage  de  Carmen  ne  lui  sied 
qu'à  moitié;  elle  sera  mieux,  semble-t-il,  dans  le  rôle  de 
la  Manon  de  Massenet  qu'elle  doit  chanter  au  même 
théâtre,  l'hiver  prochain. 

—  Aux  Folies-Dramatiques,  le  13,  première  représen- 
tation de  Coquin  de  printemps!  folie-vaudeville  en  trois 
actes  et  cinq  tableaux  de  MM.  Ad.  Jaime  et  G.  Duval. 
Cette  pièce,  qui  en  rappelle  beaucoup  d'autres  et  qui  nous 
expose  la  fantasque  odyssée  d'un  avoué  en  goguette,  a 
vivement  réussi  par  sa  belle  humeur  sans  prétention.  Co- 
lombey,  de  l'Odéon,  y  joue  avec  beaucoup  de  verve  le 
rôle  de  l'avoué  Landurin,  et  il  est  fort  bien  secondé  par  Go- 
bin,  Guyon,  Alexandre,  et  Mmes  Aubrys,  Carina  et  Libert. 

—  Le  Châtelet  a  repris,  le  14,  un  vieux  drame  de 
d'Ennery  et  Grange,  les  Bohémiens  de  Paris,  qui  a  déjà 
tout  juste  quarante-cinq  ans  d'âge.  C'est  le  vrai  mélo- 
drame selon  la  vieille  formule,  et  il  est  interprété  aujour- 
d'hui par  deux  artistes  de  premier  ordre  pour  ce  genre 
spécial  maintenant  un  peu  démodé,  MM.  Taillade  et 
Laray.  A  citer  encore  Mlle  Bépoix  qui  joue  très  spirituel- 
lement le  rôle  de  la  grisette  Artémise. 


—  369  — 

—  Le  1 5,  au  Théâtre  Libre,  trois  premières  représen- 
tations :  Monsieur  Lamblin,  un  acte  de  M.  Georges  An- 
cey;  la  Prose,  trois  actes  de  M.Gaston  Salandri,  et  la  Fin 
de  Lucie  Pellegrin,  un  acte  de  M.  Paul  Alexis.  La  pre- 
mière pièce  a  été  bien  accueillie;  la  seconde  a  paru  trop 
longue;  quant  à  la  troisième,  qui  n'a  que  des  femmes 
pour  interprètes,  il  serait  aussi  difficile  qu'inconvenant  de 
la  raconter,  et  la  majorité  du  public  ne  l'a  pas  écoutée 
jusqu'au  bout. 

A  dater  de  l'hiver  prochain,  le  Théâtre  Libre  donnera 
ses  représentations  dans  la  salle  des  Menus-Plaisirs. 

—  A  la  Comédie-Française,  le  18,  reprise  de  Une 
Famille  au  temps  de  Luther,  tragédie  en  un  acte  de  Casi- 
mir Delavigne  qui  date  de  1836.  L'intérêt  en  est  fort 
médiocre  et  le  sujet  poussé  trop  au  noir.  Les  interprètes, 
MM.  Mounet-Sully,  Silvain,  Clerh,  et  Mmes  Lloyd  et 
Muller,  ont  fait  ce  qu'ils  ont  pu  pour  animer  leurs  rôles, 
mais  il  est  à  douter  qu'ils  aient  à  les  jouer  bien  long- 
temps. 

—  Le  même  soir,  à  l'Opéra,  M.  Bérardi  s'est  tiré  tant 
bien  que  mal  du  rôle  d'Hamlet,  dans  l'opéra  d'Ambroise 
Thomas,  qu'il  abordait  pour  la  première  fois,  et  où  il  a 
été,  toutefois,  très  applaudi  dans  la  grande  scène  de 
folie  de  l'acte  des  comédiens. 

—  Le  Théâtre  d'application  de  M.  Bodinier  a  donné 
aujourd'hui  son  douzième  spectacle,  qui  doit  clôturer,  à 
partir  du  29  juin,  les  représentations  de  sa  première  an- 

2-1 


—  ^7°  — 

née  d'exercice.  On  jouait  le  Passant,  de  Coppée;  le 
deuxième  acte  de  l'Aventurière;  le  Mari  de  la  Veuve,  de 
Dumas  père,  et  pour  finir  la  Farce  du  cuvier,  scène  du 
XVe  siècle  arrangée  par  M.  Gassier  des  Brûlies.  C'est, 
en  somme,  le  spectacle  le  plus  intéressant  que  nous  ait 
donné  jusqu'à  ce  jour  le  Théâtre  d'application,  qui  est 
toujours  en  progrès. 

—  Le  21,  au  théâtre  des  Menus-Plaisirs,  première 
représentation  de  l'Amour  au  village,  opérette  en  un  acte 
de  M.  Albert  Riondel,  musique  de  M.  Emile  Camys.  La 
musique  de  ce  compositeur  nouveau  venu  est  suffisamment 
scénique  et  parfois  d'une  facture  élégante  ;  c'est  un  heu- 
reux début. 

2  5  juin.  —  Le  Théâtre  Indépendant  a  donné  aujourd'hui 
sa  dernière  soirée  de  la  saison.  On  a  joué  une  comédie 
en  vers  de  M.  Georges  Taylor,  les  Ronces  du  chemin,  qui 
a  réussi.  Ce  joli  théâtre  ne  rouvrira  plus  maintenant  qu'en 
novembre. 

Bibliographie.  —  «  1 814.  »  —  C'est  sous  ce  simple 
millésime,  qui  dit  tant  de  choses  dans  sa  concision,  que 
M.  Henry  Houssaye  vient  de  publier  à  la  librairie  Perrin 
l'histoire  si  dramatique  et  si  passionnante  de  la  première 
chute  de  Napoléon.  Ce  n'est  donc  pas  l'année  18 14  tout 
entière  que  l'auteur  fait  passer  mois  par  mois  sous  nos 
yeux  :  il  ne  nous  donne  même  pas  le  commencement  du 
drame  militaire  où  Napoléon  joua  avec  tant  de  persévé- 


_  37i  - 

rance  sa  fortune  et  sa  couronne.  Ce  n'est  que  la  péripétie 
finale  que  le  nouvel  historien  nous  raconte,  et  les  phases 
diverses,  les  alternatives  tour  à  tour  glorieuses  et  désespé- 
rantes de  cette  lutte  véritablement  héroïque  dans  laquelle 
l'empereur  se  défendit  pendant  plusieurs  semaines  avec 
40,000  hommes  seulement  contre  les  armées  coalisées  de 
l'Europe  tout  entière.  On  demande  partout  des  romans, 
on  veut  des  lectures  palpitantes,  des  aventures  émotion- 
nantes,  il  n'est  vraiment  pas  besoin  d'aller  chercher  aussi 
loin.  Aucune  fiction  ne  présente  et  ne  présentera  jamais 
l'intérêt  du  récit  historique  grandiose  que  nous  a  donné 
Henry  Houssaye,  et  qu'il  a  écrit  dans  un  style  si  coloré 
et  si  vivant  en  puisant  aux  sources  les  p!us  sûres,  sou- 
vent les  plus  inconnues,  et  toujours  les  meilleures.  Son 
livre  est  l'histoire  d'un  géant  qui  tombe  de  tout  son  haut, 
mais  qui  semble  plus  grand  encore  après  sa  chute.  Et 
quel  romancier  inventerait  jamais  une  plus  chevaleresque 
et  plus  extraordinaire  histoire  ? 

Varia.  —  Lettres  de  Paul  Baudry.  —  Un  litige  vient  de 
se  produire  au  sujet  de  la  succession  de  Paul  Baudry,  le 
célèbre  peintre  mort  en  1 886.  Au  cours  du  procès  l'avocat 
de  la  défense,  M.  Léon  Renault,  a  été  amené  à  lire  des 
lettres  de  Baudry,  dont  quelques-unes  sont  vraiment 
intéressantes,  En  voici  plusieurs  fragments,  dont  les  pre- 
miers ont  rapport  à  son  grand  travail  du  plafond  de 
l'Opéra  : 


* 


—  372  — 

A  M.  de  Girardot. 

1873. 

De  nouvelles  commandes,  je  ne  pourrai  les  accepter  que 
dans  deux  ans.  Et  ce  ne  seront  pas  les  premières,  car  je  re- 
pousse aux  calendes  grecques  les  demandes  qu'on  me  fait  cha- 
que semaine.  En  attendant,  je  m'étends  avec  délices  sur  mes 
peintures  de  l'Opéra  à  383  francs  le  mètre. 

Et  un  peu  plus  tard,  à  un  autre  ami  : 

1875. 

On  me  rendra  cette  justice  plus  tard  que,  si  j'ai  déserté  en 
apparence  les  Salons  annuels,  c'a  été  par  dévouement  à  la 
grande  peinture...  Une  petite  toile  nous  assure  le  succès  et 
souvent  la  fortune.  Si  la  gloire  m'est  donnée,  ce  qui  est  bien 
douteux,  j'aurai  la  satisfaction  de  dire  que  j'aurai  négligé  com- 
plètement le  profit. 

1877. 

...  Je  reviens  nu  comme  un  petit  saint  Jean.  Beaucoup  de 
gloire,  me  dites-vous,  mais  peu  de  chemises!  —  Hélas!  voilà 
ce  qui  est  le  plus  certain. 

Je  ne  sais  encore  quelle  est  la  victime  que  je  vais  choisir 
pour  me  relever  de  cette  misère,  entre  cinq  ou  six  portraits 
qu'on  me  propose.  Il  faut  que  je  me  décide,  et  que  j'aie  quel- 
que monnaie  pour  mon  voyage  d'Egypte  et  mon  futur  logis, 
que  je  choisirai  \e  ne  sais  où,  je  ne  sais  quand,  et  je  ne  sais 
comment. 

Enfin  voici  une  lettre  tout  entière  adressée  par  le 
peintre  à  son  meilleur  ami  : 


_373  - 

A  Charles  Ephrussi. 

Fontainebleau,  lundi. 
Mon  bon  Charles, 

J'ai  la  chance  d'avoir  eu  un  très  beau  temps  aujourd'hui; 
alors  je  me  reprends  de  goût  pour  la  belle  forêt.  J'ai,  de  plus, 
parfaitement  dormi;  alors  je  vois  tout  doré  comme  les  feuilles 
des  paysages  d'automne.  Pour  le  reste,  tu  le  sais,  c'est  la  mo- 
notonie ouatée  d'un  homme  qui  rêve  qu'il  a  des  rentes,  pas 
beaucoup!  et  qui  sent  que  la  marmite  n'est  pas  d'une  solidité 
étrusque,  pélasgienne!  Tu  connais  ces  bâtisses  indestructibles, 
comme  dit  Popelin  de  la  beauté  de  notre  princesse;  et  toi, 
Carlo,  à  quoi  passes-tu  le  temps?  Moi,  ton  peintre  désœuvré, 
je  suis  capable  de  rester  encore  quinze  jours  ici,  si  le  ciel  m'est 
toujours  clément.  Puisque  je  prends  des  vacances  pour  la  pre- 
mière fois  de  ma  vie,  prenons-en  jusque-là.  Je  m'imagine  que 
cette  coloration  automnale  va  être  tout  à  fait  giorgionesque,  et 
je  veux  voir  ça.  Je  ne  l'ai  encore  vu  qu'en  peinture. 

Écris-moi  un  brin;  par  exemple,  il  me  faut  quelques  paroles 
pour  mettre  sous  ma  musique;  tu  me  les  feras  bientôt,  n'est-ce 
pas,  cher  Charles?  Une  petite  lettre  de  toi  me  sera  comme  un 
flocon  rosé  dans  mon  ciel. 

Mes  monstres  d'enfants  te  font  toutes  sortes  de  tendresses. 
Le  père  et  la  mère  se  joignent  à  eux. 

Je  t'embrasse  tendrement,  mon  Charles. 

Paul. 

L'Égérie  de  Guillaume  II.  —  Voici  une  bien  curieuse 
révélation  faite  par  le  journal  la  Tribune  de  New-York 
sur  les  relations  du  nouvel  Empereur  d'Allemagne  et  de 


—  ->74  — 

la  comtesse  de  Waldersee.  Un  journal  anglais,  la  Pall 
Mail  Gazette,  semble  avoir  donné  quelque  authenticité  à 
ces  renseignements  en  les  reproduisant  dans  tous  leurs 
détails. 

La  Tribune  donne  à  entendre  que  Mme  de  Waldersee, 
la  femme  du  quartier-maître  général  du  grand  état-major 
allemand,  est  l'Égérie  du  jeune  souverain,  qu'elle  exerce 
sur  lui  une  influence  d'autant  plus  considérable  que  la 
nouvelle  impératrice  n'en  a  que  fort  peu. 

Mme  de  Waldersee  serait  née  à  New-York  en  1845  et 
son  père  serait  un  banquier  de  cette  ville,  David  Lea. 
Venue  en  Europe,  miss  Mary  Lea  a  figuré  avec  éclat  à  la 
cour  du  prince  Frédéric  de  Sleswig-Holstein,  qu'elle 
épousa  secrètement  et  morganatiquement  à  Paris,  le 
3  novembre  1S64.  Pour  légitimer  cette  union,  l'empe- 
reur d'Autriche  donna  à  la  princesse  le  titre  de  princesse 
de  Noër,  qu'elle  conserva  quand  son  mari  vint  à  mourir 
en  1865. 

La  princesse  était  jeune,  belle,  distinguée,  fort  riche 
et  fort  spirituelle;  elle  était  reçue  dans  la  plus  haute 
société  européenne;  à  Ems,  elle  rencontra  le  comte  de 
Waldersee,  qui  jouissait  de  la  faveur  spéciale  du  roi 
Guillaume  de  Prusse  et  dont  la  carrière  devait  être  fort 
brillante.  Mme  de  Noër  l'épousa  vers  la  fin  de  1866  et 
elle  ne  tarda  pas  à  faire  de  son  salon  à  Berlin  le  centre 
du  grand  monde  politique  de  la  capitale  allemande  et  le 
point  de  ralliement  du  parti  bismarckien. 


-  373  - 

Le  prince  Guillaume,    dès  les  premières  années    qui 
suivirent   la   fondation   de  l'empire,   avait  témoigné  au 
chancelier  un  attachement  enthousiaste.  Il  fut  tout  natu- 
rellement un  des  assidus  de  la  maison  Waldersee,  et  le 
pouvoir  qu'avait  pris  sur  lui,  dès  l'abord,  la  comtesse, 
s'accrut  encore  quand  le  prince  épousa,  en  i88i,une 
des  petites-nièces  du  premier  mari  de  cette  dernière,  la 
princesse  Victoria  de  Sleswig-Holstein.  Celle-ci  ne  sut 
s'acquérir  l'affection  ni   de  sa  belle-mère,  la   princesse 
Victoria,  ni   de  l'impératrice  Augusta.  Au  contraire,  la 
comtesse  de  Waldersee  la  prit  sous  sa  protection  et  la 
circonscrit  si  bien  qu'elle  ne  songea  nullement  à  trouver 
mauvais  l'ascendant  que  la  comtesse  avait  peu    à  peu 
conquis  sur  le   prince    Guillaume.    Mme   de    Waldersee 
exerça  donc  et  exerce  encore  une  influence  qu'on  ne  sau- 
rait estimer  trop  considérable  sur  le  prince  qui  vient  de 
monter  sur  le  trône  et  sur  sa  famille.  Bien  qu'elle  ait  été 
fort  mal  vue  à  la  cour  dans  ces  derniers  mois,  bien  qu'elle 
ait  eu  l'imprudence  de  se   compromettre  trop  ouverte- 
ment avec  les  antisémites,  qu'elle  se  soit  fait  exiler  pour 
ainsi  dire  avec  son  mari  à  Kœnigsberg  et  qu'elle  ait  attiré 
des  désagréments  au  prince  Guillaume,  elle  est  l'astre 
montant  du  nouveau  règne.  Les  attentions  que  lui  ont 
témoignées  tous  les  ambitieux  pendant   la   maladie  de 
l'empereur  Frédéric  III  ont  clairement  montré  quel  serait 
le  pouvoir  dont  elle  va  disposer. 

Voici  encore,   sur  le  premier  mariage  de   miss  Lea 


—  376  - 

avec  le  prince  de  Sleswig-Holstein,  un  piquant  renseigne- 
ment : 

Le  mariage  eut  lieu  à  la  légation  américaine;  miss  Lea 
eut  le  ministre  des  États-Unis  pour  témoin,  et,  pour  bien 
montrer  que  son  union  était  parfaitement  légitime  et 
pouvait  être  publiée  sans  inconvénient,  miss  Lea  eut  la 
fantaisie  d'exiger  que  toute  la  noce  fît,  selon  la  coutume 
bourgeoise,  un  tour  au  Bois.  Le  prince  y  consentit  et  le 
déjeuner  eut  lieu  dans  un  des  restaurants  près  de  la 
cascade.  Les  deux  époux  se  rendirent  en  Egypte;  c'est 
là  que  le  prince  mourut  au  bout  de  deux  mois  de  ma- 
riage. Sa  femme  alla  demeurer  alors  à  Vienne;  elle  y  fut 
reçue  à  la  cour  et  l'empereur  changea  son  titre  de  com- 
tesse de  Noër  en  celui  de  princesse;  enfin  elle  épousa, 
en  1866,  le  comte  de  Waldersee,  et  on  sait  le  reste. 

Le  Mariage  de  Sarah-Bernhardt. — Au  cours  d'un  pro- 
cès que  soutient  en  ce  moment  Mme  Sarah-Bernhardt 
contre  les  héritiers  Ballande,  de  curieuses  insinuations 
ont  été  faites  par  l'avocat  de  la  partie  adverse  au  sujet 
de  la  validité  du  mariage  de  la  célèbre  artiste  avec 
M.  Damala. 

En  effet,  dans  l'instance  pendante  est  intervenue 
Mme  Damala  déclarant  que  l'acte  de  vente  du  théâtre 
des  Nations  que  lui  avait  consentie  Ballande  devait  être 
nulle,  attendu  qu'en  1883,  date  de  l'engagement  con- 
tracté par  elle,  elle  était  en  puissance  de  mari,  et  que 


—  J77  - 

M.  Damala  n'avait  pas  alors  donné  à  sa  femme  l'auto- 
risation exigée  pour  que  le  susdit  acte  fût  valable. 

C'est  en  réponse  à  cette  intervention  que  les  héritiers 
Ballande  demandent  incidemment  au  tribunal  de  pro- 
noncer la  nullité  du  mariage  célébré  en  Angleterre,  en 
1882,  entre  la  grande  artiste  et  M.  Damala.  D'après 
eux,  ce  mariage  serait  nul  pour  inobservation  des  formes 
prescrites  par  la  loi,  et  pour  clandestinité. 

«  Ce  mariage,  disent-ils  par  l'organe  de  Me  Maritain, 
n'est  qu'une  plaisanterie,  une  fantaisie  qui  n'a  pas  duré 
et  qui  est  désavouée  par  Mme  Sarah-Bernhardt  elle- 
même,  puisque,  au  mariage  de  son  fils,  elle  n'a  pas  signé 
de  son  nom  de  Damala.  » 

Et  Me  Maritain  de  nous  donner,  sur  ce  mariage  et 
sur  Sarah-Bernhardt  elle-même,  quelques  détails  piquants. 

Le  mariage,  il  a  été  fait  à  la  vapeur,  entre  deux  trains, 
par  un  pasteur  que  Ton  a  trompé  —  sur  l'âge  même  des 
époux.  Car  Sarah-Bernhardt,  qui  se  donnait  trente  prin- 
temps seulement, en  avait  bien  trente-huit,  —  elle  est  née 
en  1844.  Le  pasteur  n'a  pas  su  la  religion  de  ceux  qu'il 
mariait.  Damala  était  grec  orthodoxe  et  Sarah-Bernhardt, 
non  pas  juive,  comme  on  le  pense,  mais  catholique, — elle 
a  été  baptisée  et  élevée  au  couvent; elle  s'appelait  alors 
de  son  vrai  nom  Rosalie  ! 

Enfin,  les  deux  artistes  n'avaient  pas  attendu  les  quinze 
jours  de  résidence  à  Londres  nécessaires  pour  la  validité 
du  mariage. 


—  378  — 

Le  Premier  Engagement  de  Rachel.  —  On  vient  de  ven- 
dre, à  l'hôtel  Drouot,  une  collection  d'autographes  où 
figurait  le  texte  original  et  authentique  du  premier  enga- 
gement de  Rachel  au  théâtre,  avec  la  direction  du  Gym- 
nase. 

Cet  engagement  était  contracté  moyennant  trois  mille 
francs  par  an,  du  Ier  février  1837  au  Ier  mai  1843. 

Chaque  année,  le  traitement  de  l'artiste  devait  être 
augmenté  de  mille  francs.  Un  congé  annuel  lui  était 
accordé.  Cet  engagement  se  termine  ainsi  : 

Le  présent  engagement  aura  même  force  et  valeur  que  s'il 
était,  passé  devant  notaire.  Voulons  qu'aucun  de  nous  ne  puisse 
y  manquer  sous  quelque  prétexte  que  ce  soit,  à  peine  d'un  dé- 
dit de  la  somme  de  quatre-vingt  mille  francs. 

Fait  triple  entre  nous,  dont  un  pour  l'administration  et 
l'autre  pour  M110  Félix  (Élise),  le  7  janvier  1837. 

Cet  acte  porte  aussi  les  signatures  de  Delestre-Poirson 
et  de  Cerfbeer,  directeur  et  administrateur  du  Gymnase, 
et  du  père  et  de  la  mère  de  Rachel,  alors  mineure. 

Ce  curieux  document  a  été  acheté  1 10  francs.  On  sait 
d'ailleurs  que  Rachel  n'exécuta  pas  son  engagement  avec 
le  Gymnase  jusqu'à  son  terme  fixé,  puisqu'elle  débuta  à 
la  Comédie-F'rançaise  dans  l'année  qui  en  suivit  la  signa- 
ture (12  juin  1838). 

Une  Pseudo-Impératrice.  —  Notre  confrère  Paul  Dhor- 
moys  raconte,  dans  les  intéressants  mémoires  qu'il  publie 


—  379  — 

sur  le  second  Empire,  l'anecdote  suivante  qui  démontre 
qu'il  s'en  fallut  de  bien  peu  que  Mlle  de  Montijo  ne  de- 
vînt pas  l'impératrice  Eugénie: 

«  C'était  en  1850,  à  un  concert  donné  au  ministère 
de  l'intérieur,  sous  le  court  ministère  de  Ferdinand  Barrot. 

On  avait  réservé,  au  milieu  du  grand  salon,  un  petit 
espace  avec  des  sièges  dorés  pour  le  président,  les  mi- 
nistres et  leurs  femmes. 

Je  me  trouvais  derrière  ces  fauteuils,  causant  avec  la 
femme  et  la  fille  d'un  chef  de  division,  vieil  ami  de  ma 
famille;  la  jeune  fille  était  remarquablement  belle. 

Tout  à  coup  le  président  se  retourna,  et,  s'adressant  à 
ma  voisine: 

«  On  ne  vous  a  pas  vue  avant-hier  à  l'Elysée,  lui  dit-il. 

—  Ce  n'était  pas  notre  tour  d'invitation,  répondit  la 
mère. 

—  Oh!  mais  je  vous  en  ferai  envoyer  pour  chaque 
bal,  .reprit  le  prince.  Votre  absence  y  faisait  un  vide.  » 

Et  il  reprit  la  conversation  avec  Mlles  de  La  Hitte. 

Quelques  minutes  plus  tard,  au  moment  où  je  quittais 
ma  place  pour  rejoindre  le  groupe  des  hommes,  le  capi- 
taine Lepic,  alors  officier  d'ordonnance  du  président,  me 
rejoignit  et  me  dit  : 

«  M.  le  président  m'a  chargé  de  vous  demander  le 
nom  et  l'adresse  des  [deux  dames  avec  lesquelles  vous 
causiez  tout  à  l'heure. 

—  Monsieur,  lui  répondis-je  du  plus  haut  de  ma  jeune 


—  38o  — 

dignité,  le  mari  et  le  père  de  ces  dames  est  ici;  je  vais, 
si  vous  le  désirez,  vous  présenter  à  lui.  C'est  tout  ce  que 
je  puis  faire.  » 

C'est  ainsi  que  j'assistai  aux  débuts  d'une  idylle  qui 
dura  quinze  mois. 

Louis-Napoléon  s'était  sérieusement  épris  de  MlleX... 
La  famille  était  des  plus  honorables.  Le  prince  n'était  que 
président.  On  disait  alors  qu'il  cherchait  à  épouser  une 
simple  citoyenne.  On  parla  mariage  à  la  famille;  je  pour- 
rais citer  le  nom  de  l'ami  du  futur  empereur  qui  fut  en- 
voyé comme  ambassadeur,  —  mais  la  jeune  fille  aimait 
un  jeune  chef  de  bureau  qu'elle  épousa  l'année  suivante. 

Elle  est  morte  il  y  a  deux  ans,  après  s'être  remariée  en 
secondes  noces  avec  M.  Gallois-Gignoux,  propriétaire 
du  magasin  de  nouveautés  des  Trois-Quartiers. 

Si  la  jeune  fille  et  la  famille  avaient  été  moins  hon- 
nêtes et  moins  désintéressées,  si  le  président  de  1850 
avait  épousé  une  simple  bourgeoise  qu'il  aimait,  qui  sait 
quelle  aurait  été  l'histoire  de  1850  à  1870?  » 

Lamartine  et  la  Revue  des  Deux-Mondes.  —  L'anec- 
dote suivante  est  racontée  par  le  regretté  Blaze  de  Bury 
dans  ses  intéressantsumémoires,  encore  en  cours  de  pu- 
blication : 

«  C'est  en  1848.  Lamartine  était  ministre  des  affaires 
étrangères.  Il  devait  alors  deux  mille  francs  à  la  Revue. 
Un  matin,  Buloz,  passant  boulevard  des  Capucines,  où 


—  38i  — 

était  encore  le  siège  du  ministère,  monte  lui  donner  le 
bonjour.  On  l'accueille  à  bras  ouverts,  le  grand  char- 
meur, plus  que  jamais,  éloquent,  génial,  familier;  puis, 
au  moment  de  se  quitter  : 

«  A  propos,  vous  savez  que  je  vous  dois  deux  mille 
francs?  »  dit  Lamartine  en  se  rasseyant. 

Il  ouvre  son  tiroir,  en  sort  deux  billets  de  banque  qu'il 
place  sur  la  tablette  du  bureau. 

«  Très  bien,  reprend  Buloz;  vous  me  devez  deux 
mille  francs;  mais,  si  vous  tenez  à  régler  nos  comptes, 
permettez-moi  de  vous  rappeler  qu'il  vous  revient  une 
partie  de  cet  argent. 

—  Et  comment  cela?  fait  Lamartine. 

—  Vous  oubliez  la  Marseillaise  de  la  Paix. 

—  Bast  !  deux  pages  de  vers,  la  chose  n'en  vaut  pas 
la  peine.  » 

Buloz  eut  le  tort,  ou,  si  Ton  aime  mieux,  la  fierté  d'in- 
sister : 

«  Pardon,  Monsieur  le  ministre,  des  vers  de  Lamar- 
tine, cela  se  paye  toujours,  et  la  Revue  entend  y  mettre 
le  prix  que  vous  fixerez. 

—  Soit!  reprend  alors  Lamartine;  mais  croyez  alors, 
mon  cher  monsieur  Buloz,  que  ce  que  j'en  fais  n'est  que 
pour  vous  obéir.  » 

Et,  balayant  la  tablette  d'un  geste  froid,  il  fit  rentrer 
les  deux  billets  de  mille  francs  dans  le  tiroir,  qu'il  referma 
correctement.  » 


—  382  — 

Les  Origines  du  Bourgeois  Gentilhomme.  —  A  l'as- 
semblée annuelle  de  la  Société  d'histoire  diplomatique 
qui  a  eu  lieu,  le  24  mai,  dans  la  salle  de  la  rue  Saint- 
Simon,  M.  Albert  Vandal  a  donné  lecture  d'un  mémoire 
intitulé  Molière  et  le  Cérémonial  turc  à  la  cour  de 
Louis  XIV.  Voici  le  résumé  de  la  partie  principale  de  ce 
curieux  mémoire,  qui  expose  et  résout  une  question  litté- 
raire et  théâtrale  assez  intéressante  : 

«  On  sait  qu'en  1669  la  Sublime-Porte  envoya  en 
France  un  ambassadeur  extraordinaire,  un  certain  Soli- 
man, qui  embarrassa  beaucoup  M.  de  Lyonne  quand  il 
s'agit  de  le  recevoir  en  cérémonie,  et  qui  étonna,  qui 
effaroucha  même  un  peu  les  provinces,  la  ville  et  la  cour, 
par  l'air  de  mépris  tout  oriental  avec  lequel  il  regardait 
les  choses  et  traitait  les  hommes  autour  de  lui.  Rien  ne 
déconcertait  l'impassibilité  de  cette  «  Altesse  turque  », 
qui  parlait  toujours  de  la  magnificence  de  son  maître,  et 
que  le  rayonnement  du  roi-Soleil  laissait  indifférente. 

Admis  devant  Louis  XIV,  sans  être  intimidé  ni  ébloui 
par  tout  ce  que  lui  en  avait  dit  M.  de  Lyonne,  qui  s'était 
donné  très  respectueusement  pour  un  petit  secrétaire  du 
roi,  l'ambassadeur  ne  put  jamais  comprendre  que  le  roi 
ne  se  levât  point  pour  recevoir  la  lettre  de  Sa  Hautesse, 
et  il  se  retira  en  grommelant,  quand  on  lui  eut  refusé 
satisfaction. 

Le  Bourgeois  Gentilhomme ,  donné  au  théâtre  l'année 
suivante  (1670),  rappela  cette  aventure  et  humilia,  après 


—  383  - 

son  départ,  ce  mamamouchi.  Molière  prit  l'Excellence 
ottomane  pour  tête  de  Turc,  et  le  comédien  vengea  le 
grand  roi.  Un  Marseillais  qui  connaissait  l'Orient,  Lau- 
rent Dervieux,  donna  à  Lulli  et  à  Molière  de  précieux 
renseignements  sur  les  costumes,  les  gestes,  les  usages, 
la  langue  même  de  ces  mécréants.  Ainsi ,  comme  l'a  très 
agréablement  raconté  M.  Vandal  ,  le  Bourgeois  Gentil- 
homme eut  un  à-propos  que  bien  des  gens  ne  lui  soup- 
çonnent pas,  et  fut  une  véritable  revanche  du  rire  fran- 
çais contre  le  flegme  et  l'orgueil  de  cette  caravane  diplo- 
matique qui  avait  été,  en  son  temps,  une  mascarade  et 
presque  un  scandale.  » 

Militaires  ou  Confesseurs.  —  Anatole  France  nous  ra- 
conte une  amusante  conversation  qu'il  eut  l'an  dernier 
au  banquet  celtique  avec  M.  Ernest  Renan  : 

«  La  conversation  du  dessert  en  était  venue  à  rouler 
sur  les  qualités  que  les  femmes  apprécient  particulière- 
ment en  nous,  et  l'un  des  convives,  prenant  brusque- 
ment l'illustre  exégète  à  partie,  lui  avait  posé  cette  ques- 
tion précise  : 

«  Quels,  ô  mon  cher  maître,  ont  la  meilleure  place 
dans  le  cœur  des  femmes,  les  militaires  ou  les  confes- 
seurs ?  » 

M.  Renan  plaça  doucement  sa  main  sur  la  main  de 
son  interlocuteur  et  dit: 

«  Mon  gentil  voisin ,  une  dame  de  grand  mérite  à  qui 


—  3S4  — 

je  posais  un  jour  la  question  que  vous  m'adressez  là  me 
répondit  :  «  Nous  préférons  les  confesseurs,  parce  qu'ils 
«  nous  écoutent.  » 

Bossuet-Prudiwmme.  —  Henry  Monnier  passe  pour  être 
l'auteur  de  cette  fameuse  phrase  prudhommesque  : 
«  L'ambition  perd  l'homme.  Si  Bonaparte  était  resté 
simple  lieutenant  d'artillerie,  il  serait  encore  sur  le  trône 
de  France.  » 

L'Intermédiaire  rapproche  de  cette  phrase  la  suivante, 
qu'on  trouve,  à  propos  d'Alexandre,  dans  le  Discours  sur 
l'histoire  universelle, de  Bossuet:  «  S'il  fût  demeuré  pai- 
sible dans  la  Macédoine,  la  grandeur  de  son  empire  n'au- 
rait pas  tenté  ses  capitaines.  » 


Georges  d'Heylli. 
Le  Gérant:  D.  Jouaust. 


2476.  —  Paris,  imprimerie  Jouaust  et  Sigaux,  rue  de  Lille,  7. 


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AP      Gazette  anecdotique, 
20      littéraire,  artistique 
G25  ,    et  bibliographique 

année  13 

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