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GAZETTE ANECDOTIQUE
TREIZIEME ANNEE TOME I
GAZETTE
ANECDOTIQUE
LITTERAIRE, ARTISTIQUE
ET BIBLIOGRAPHIQUE
PUBLIEE PAR G. D'HEYLLI
Paraissant le i 5 et le dernier jour de chaque mois
TREIZIEME ANNEE TOME I
PARIS
LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES
Rue de Lille, 7
M DCCC LXXXVUI
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GAZETTE ANECDOTIQUE
Numéro i — i5 janvier 1888
SOMMAIRE.
La Quinzaine : Une Délégation de l'Institut à Bruxelles. — Le
Nouveau Directeur de l'Opéra-Comique. — MM. Porel, Emile Bergerat
et Emile Blémont. — Mort de M. Chantelauze. — Discours de
M. François Coppée. — Théâtres.
Varia : Les Décorations au XVIe siècle. — Propriété nationale.
— Une Lettre de Bonvin. — Décadents et Anti-décadents.
Petite Gazette. Nécrologie.
Variétés : Le Tombeau du Cardinal de Retz. — Un Drame de
Musset.
28 décembre.
La Quinzaine. — Une délégation de l'Institut s'est
rendue aujourd'hui à Bruxelles pour remettre à M. le
duc d'Aumale une médaille commémorative de la do-
nation de Chantilly. Cette délégation était composée de
MM. Renan, Camille Doucet, vicomte de Laborde et
Chaplain, graveur et auteur de la médaille. M. Renan
1. -- 188S 1
a prononcé une courte allocution en remettant cette
médaille au prince, lequel a répondu quelques mots de
remerciements et a ensuite serré avec émotion la main
de ses collègues et les a retenus à déjeuner.
La médaille de Chaplain a un diamètre de 9 centi-
mètres environ. D'un côté est tracé le profil du duc
d'Aumale; de l'autre est représentée une vue de Chan-
tilly. Trois exemplaires, en or, en argent et en bronze,
ont été remis au duc d'Aumale. Les membres de l'In-
stitut pourront seuls avoir cette médaille, moyennant
souscription. Enfin, plus tard, lorsque l'Institut aura
définitivement pris possession du legs princier qui lui a
été fait, les lauréats des prix provenant des revenus de
Chantilly recevront en même temps un exemplaire en
bronze de la susdite médaille.
— La question, pleine de difficultés, relative à la
direction de l'Opéra-Comique s'est heureusement dé-
nouée aujourd'hui. M. Jules Barbier, qui avait d'abord
les plus grandes chances, a été écarté faute d'entente
possible entre lui et la commission des auteurs drama-
tiques. En effet, presque tout le répertoire moderne de
l'Opéra-Comique est dû, quant aux livrets, à M. Jules
Barbier, qui eût été ainsi trop souvent juge et partie
dans sa propre cause.
M. Louis Paravey, directeur du Grand-Théâtre de
Nantes, a été appelé à prendre la succession de M. Car-
valho. Né au Havre en 1850, et fils d'un ancien arma-
teur de cette ville, le nouveau directeur a d'abord été
lui-même artiste dans des troupes lyriques de l'étranger
et de la province. En 1878, il a chanté momentanément
à la salle Favart; on l'a même entendu, il y a deux
ans, au théâtre lyrique du Château d'Eau. Ayant quitté
la scène, il a été successivement directeur des Grands-
Théâtres de Bordeaux et de Nantes.
2 janvier 1 888.
M. Porel a, en ce moment, deux grosses querelles
littéraires sur la planche. Et d'abord, Emile Bergerat lui
reproche, en termes presque sanglants, de lui avoir
refusé, après le lui avoir commandé, un drame en vers
tiré du Capitaine Fracasse, de feu son illustre beau-
père. C'est une simple question de forme qui sépare
le directeur et l'écrivain. La pièce doit-elle être en
vers? doit-elle être en prose? Il paraît, d'après Ber-
gerat, que Porel l'avait commandée en vers; mais,
d'après Porel, c'est tout juste le contraire, il la vou-
lait en prose afin d'avoir le plus possible du texte
même de Théophile Gautier transporté dans la pièce.
Ces messieurs ont échangé, à ce propos, des lettres
aigres-douces, — plus aigres que douces, — et se sont
renvoyé la balle, sans que la question ait été pour cela
plus éclaircie. Elle n'est pas encore vidée; mais un
accord interviendra, et nous verrons certainement quel-
que jour le Capitaine Fracasse à l'Odéon, où Porel
montera cette curieuse pièce avec son goût et sa pro-
digalité ordinaires.
— Autre querelle du même Porel avec Emile Blémont,
qui prétend que dans l'adaptation de Shakespeare, de
Louis Legendre, Beaucoup de bruit pour rien, que joue
en ce moment POdéon, l'auteur s'est inspiré d'un drame
dudit Blémont antérieurement communiqué par lui-
même à Porel. — Mais ici le principal élément d'infor-
mation fait défaut, c'est-à-dire la pièce même de
M. Blémont qui a pour titre Roger de Naples, et qui
n'est pas encore publiée. En attendant, l'auteur, qui se
prétend lésé, vient de transporter l'affaire devant le
comité de la Société des auteurs dramatiques.
3 |anvier.
Notre excellent ami Chantelauze (François-Régis),
l'éminent auteur de travaux historiques1 couronnés par
l'Académie française, et qui était candidat à l'un des
fauteuils vacants, est mort aujourd'hui à Tâge de
soixante-sept ans. Il était né le 23 mars 1821.
Par son testament, Chantelauze a légué à la Biblio-
thèque de l'Institut ses collections de manuscrits, de
livres, de portraits et d'estampes sur le XVIIe siècle,
1. Trois volumes sur le cardinal de Retz (l'Affaire du chapeau et
ses Missions diplomatiques à Rome); Louis XIV et Marie Mancini ;
Marie Stuart, son procès et son exécution; Louis XVII au Temple ;
Saint Vincent de Paul et les Gondi ; un volume de Portraits histo-
riques, etc.
collections qui comprennent un grand nombre de cartons
et de volumes, où se trouvent des pièces uniques et
d'une haute valeur artistique ou littéraire.
Nous ne nous étendrons pas sur la vie et la carrière
littéraire de cet écrivain d'élite : nous aimons mieux
reproduire ici le charmant discours que François
Coppée a prononcé, à ses funérailles, et qui contient
tous les détails d'une véritable et définitive biographie.
Messieurs,
Celui à qui nous venons adresser un suprême adieu était
de ces hommes chez qui la modestie égale le mérite ; de plus,
il avait en toutes choses un goût singulièrement délicat, et
sa mémoire s'offenserait des pompes et des exagérations ordi-
naires d'un éloge funèbre. Il convient cependant qu'un ami
retrace en traits rapides, devant le cercueil de cet historien
d'élite, une vie consacrée tout entière au travail et au besoin
de la vérité.
Né d'une excellente famille forézienne, à qui le gouverne-
ment de la Restauration a dû un ministre fameux par son dé-
vouement et sa fidélité, François-Régis Chantelauze débuta,
jeune encore, dans la diplomatie; mais il abandonna bientôt
cette carrière pour se livrer exclusivement à sa passion des
recherches historiques, et l'on peut dire que, depuis plus de
trente ans, son existence a été celle d'un bénédictin. Vous
vous rappelez, vous tous, ses amis, son étroit cabinet de la
rue Jacob, qui n'avait d'ailleurs d'une cellule que la dimen-
sion, car il était orné des livres précieux et des purs objets
d'art patiemment réunis par ce fureteur à l'instinct infaillible,
par ce collectionneur dont les rares heures de loisir se pas-
saient chez les bouquinistes et chez les marchands de cuno-
— 6 —
sites. C'est là que, solitaire et sédentaire, pendant des années
et des années, sans se reposer un seul jour, il est resté courbé
sur sa lente et sûre besogne; c'est là que ses beaux yeux
pleins de lumière, clos, hélas! à jamais, cherchaient sans cesse,
dans l'amoncellement des volumes et des dossiers ouverts, la
page suggestive, la phrase d'où jaillit la certitude, le mot
évocateur et révélateur ; c'est là que cet infatigable ouvrier
débrouillait de ses doigts agiles l'écheveau des intrigues de la
Fronde ; c'est là que ce juge clairvoyant, et doué d'une péné-
tration pour ainsi dire géniale, devinait jusqu'aux plus secrè-
tes arrière-pensées d'un personnage qu'il admira toujours
sans en être jamais dupe, de ce Catilina français dont il a
peint un portrait impérissable, de ce cardinal de Retz, dont
il disait à Sainte-Beuve, dans une charmante saillie : « Au-
près de lui, Talleyrand n'est qu'un enfant de chœur. »
Le cardinal de Retz! Désormais ce nom ne sera plus pro-
noncé sans qu'on parle de Chantelauze. Sans doute il a d'au-
tres titres à la reconnaissance des lettrés et des érudits. Son
étude sur le procès de Marie Sluart lui a mérité l'admiration
et les éloges de Mignet, du maître qui connaissait le mieux,
à coup sûr, ce drame pathétique. Je sais peu de pages plus
terribles, dans leur simplicité, que celles où Chantelauze a
établi, sur la captivité, sur les souffrances, sur la mort du
Dauphin au Temple, des vérités définitives. Mais l'œuvre maî-
tresse de notre ami, c'est son Cardinal de Retz; et, bien que
le monument soit inachevé, on chercherait en vain, dans les
plus formidables labeurs littéraires, quelque chose de compa-
rable à ces huit gros volumes compacts, écrits d'un style
clair, sobre et substantiel, où rien n'est abandonné à la con-
jecture et à l'hypothèse, où toutes les assertions sont irréfu-
tablement justifiées, où sont résolues, à force de méthode, de
recherche profonde et de robuste critique, toutes les énigmes
qu'offrent la vie et le caractère de Paul de Gondi, où est
éclairé, en un mot, jusqu'en ses replis les plus obscurs, le
génie puissant et scélérat de ce Florentin d'origine en qui
semble avoir revécu l'âme de Machiavel.
Tant de travaux, tant de nobles travaux, avaient naturelle-
ment acquis à Chantelauze la haute estime de l'Académie
française; elle lui avait décerné, à deux reprises, le grand
prix Gobert, et la seule modestie du lauréat l'avait empêché
de devenir plus tôt un candidat. Tout récemment, il s'était
enfin décidé à cette démarche légitime, encouragé par des
amis qui se réjouissaient de lui donner cette marque de leur
sympathie. A présentée cercueil est là pour prouver une fois
de plus, à eux et à lui, la vanité du titre d'immortel. Mais
Chantelauze laisse à l'Académie autre chose que le souvenir
d'un bon historien et d'un écrivain de race; par une clause
généreuse de son testament, il lègue à la bibliothèque de
l'Institut ses riches et importantes collections de manuscrits,
de livres, de portraits et d'estampes sur le XVIIe siècle, et
il acquiert ainsi de nouveaux droits à la reconnaissance et
aux regrets douloureux d'une compagnie où sa place était
marquée.
Je voudrais encore, Messieurs, vous dire quelques mots
des qualités privées de notre ami. Ce très savant homme fut
un excellent homme, et, par un phénomène remarquable, ce-
lui qui avait appliqué sa pensée à dénouer le nœud des pires
intrigues et qui avait démonté, pièce à pièce, le mécanisme
dangereux et compliqué d'un cerveau de conspirateur, con-
serva, jusqu'à la tin de sa vie, la bonté naïve, la candeur d'àme
d'un enfant. Mais ai-je besoin d'insister r Vous l'avez tous
connu, apprécié, aimé. Vous vous rappelez en ce moment
combien cet homme d'éducation exquise avait en même temps
de naturel et de bonhomie. Vous avez éprouvé combien il
était affectueux, loyal et fidèle; vous avez été gagnés bien
des fois par sa gaieté communicative, par la grâce de cet
esprit qui s'amusait tant lui-même de ses innocentes malices,
par ce bon rire qui venait d'un si bon cœur.
— 8 —
Je ne troublerai pas par plus de paroles l'émotion de vos
souvenirs. Disons adieu sans grandes phrases à l'ami qui ne
les aimait pas, ou plutôt disons-lui au revoir : car tous ceux
qui gardent l'espérance en une vie future ne peuvent se rési-
gner à croire qu'ils le quittent aujourd'hui pour toujours. Il a
vécu selon l'honneur, il a été simple et bon, il a beaucoup
travaillé. Il est dans le paradis des honnêtes gens.
8 janvier.
Le célèbre collaborateur d'Alex. Dumas, Auguste
Maquet, est mort aujourd'hui à son château de Sainte-
Mesme (Seine-et-Oise) , où il passait la plus grande
partie de l'année. Il était né le 13 septembre 181 3.
C'était un beau, grand et sec vieillard, d'accueil toujours
aimable, et qui était en outre un travailleur obstiné.
Tout le monde sait quelle part considérable de collabo-
ration doit lui être être attribuée dans les œuvres les
plus célèbres d'Alex. Dumas, notamment toute la série
des Mousquetaires, de la Daine de Montsoreau, de
la Reine Margot, etc. L'Opéra répète en ce moment un
grand ouvrage nouveau, en 5 actes, mis à la scène par
Maquet, et qui est tiré de la Dame de Montsoreau.
M. Salvayre en a écrit la musique. Cet opéra sera re-
présenté à la fin du présent mois. Maquet préparait
aussi une reprise de la Jeunesse des Mousquetaires
à l'Ambigu, avec Chelles dans le rôle de d'Artagnan.
On peut donc dire que ce vaillant écrivain est mort sur
la brèche, et à la veille de nouveaux succès.
— 9
9 janvier.
L'impératrice Eugénie, qui a, comme on sait, quitté
depuis plusieurs années la résidence de Chislehurstpour
aller s'installer à Farnborough, a fait élever, en ce der-
nier endroit, une chapelle funèbre où ont été trans-
portés aujourd'hui les cercueils de Napoléon III et de son
fils le prince impérial. La cérémonie a été toute privée,
sans manifestation d'aucune sorte, et l'impératrice
malade n'y assistait même pas.
— Le souvenir de Gambetta est toujours demeuré
très vivace pour ses admirateurs et pour ses amis. Au-
jourd'hui a eu lieu, dans la petite maison des Jardies,
où Gambetta est mort, une réunion d'environ cent cin-
quante personnes qui sont venues célébrer le triste anni-
versaire. Plusieurs discours ont été prononcés par
MM. A. Joigneaux, Gustave Isambert, le Dr Métivier,
Antonin Proust, etc. La cérémonie s'est terminée par
la lecture d'une pièce de vers de M. Etienne Carjat.
Autographes. — Plusieurs ventes intéressantes,
dirigées par M. Charavay, ont eu lieu dans ces derniers
temps à l'hôtel Diouot. Voici quelques-unes des lettres
principales adjugées.
— Daumier, âgé de vingt-quatre ans, et emprisonné
pour délit politique, écrit à son confrère Jeanron la lettre
suivante :
— 10 —
Prison de Sainte-Pélagie, 8 octobre 1852.
Mon cher Jeanron,
Me voici donc à Pélagie, charmant séjour où tout le
monde ne s'amuse pas. Mais moi je m'y amuse, quand ce ne
serait que pour faire de l'opposition. Je te promet que je
m'arrangeret assez de la pension Gisquet (le préfet de police),
si quelquesfois l'idée de mon intérieur, c'est-à-dire de ma
famille, ne venait pas troubler le charme d'une douce soli-
tude!!! Je travaille quatre fois plus en pension que je ne
fesais lorsque j'étais chez mon papa. Je suis accablé et tyra-
nisé par une foule de cytoyens qui me font faire leur portrait.
Je suis mortifié, désolé, peiné, vexé même de ce que tu as de
raison qui t'empêche de venir voir ton ami la Gouape,
dit Gargantua. Il faut que je sois né pour le sobriquets,
cardés mon arrivée ici, comme on se souvenait plutôt de
ma caricature que de mon nom, celui de Gargantua m'est
resté —
Vendue 40 francs.
— Géricault adresse au peintre Alfred de Dreux une
invitation à venir le retrouver à Florence, «où il s'ennuie
d'être seul, bien qu'il soit dans la plus belle ville de
l'Italie... »
18 octobre 18 (6.
J'ai ici des connaissances excellentes. Pour vous en donner
une idée, j'étais, hier soir, à l'Opéra, dans la loge de l'am-
bassadeur français. Mes bottes étaient sales et ma toilette
fort négligée. Néanmoins, j'ai eu la place d'honneur auprès
de Mme la duchesse de Narbonne, qui devait partir le lende-
main pour Naples et à laquelle le ministre m'a fortement re-
commandé. Aussi m'a-t-elle bien engagé à aller la voir à mon
1 I
passage. Elle m'a beaucoup parlé de ma modestie et m'a
assuré que c'était le cachet du talent. Jugez si c'est flatteur.
Adjugée ioo francs.
— Lettre de Corot à un fabricant de biographies, et
qui n'a été payée que 20 francs :
Paris, j février 1871.
Monsieur,
D'après votre désir, je vous remets quelques notes biogra-
phiques. J'ai été au collège de Rouen jusqu'à dix-huit ans.
De là, j'ai passé huit ans dans le commerce. Ne pouvant plus
y tenir, je me suis fait peintre de paysages, élève de M. Mi-
chalon d'abord. L'ayant perdu, je suis entré dans l'atelier de
Victor Berton. Après, je me suis lancé, tout seul, sur la na-
ture, et voilà!
Corot.
— On a vendu 40 francs la lettre suivante de Gavarni
écrite dans un moment de misère et de désespérance à
l'empereur Napoléon III :
Auteuii, 2 avril 1864.
Sire,
11 n'est pas possible que Votre Majesté sache ce qui se
passe, que, par ce fait d'un rapport envoyé du cabinet de
l'empereur et que je pouvais pas ne pas prendre au sérieux,
j'attends depuis sept mois, cloué dans une insupportable in-
certitude, et qu'enfin, ce soir, on me fait, au nom du préfet
(à son insu sans doute), sommation de quitter ma maison
dans vingt-quatre heures! l'indemnité, je ne sais laquelle,
ayant été, dit-on, déposée à la caisse de consignation.
Sire, vous êtes l'empereur Napoléon...
Gavarni.
— Extrait d'une lettre de Courbet vendue 30 francs :
Mes toiles ont produit une grande sensation dans le monde
artistique et savant. 11 paraît qu'à Francfort comme à Paris
j'ai des détracteurs et des partisans terribles; les discussions
sont si violentes qu'au casino on s'est vu forcé de placer un
écriteau ainsi conçu : « Dans ce cercle il est défendu de
parler des tableaux de M. Courbet. »
— Une lettre de Gambetta, « dans la débine », n'a
atteint que 40 francs. Elle valait mieux que cela, bien
qu'elle fût de l'époque antérieure à la grande célébrité
du futur dictateur :
Paris, le 17 décembre 1863.
Mon cher Silvestre,
J'ai grosse maladie faute d'argent, comme dirait maître
François; je vous serais bien obligé si vous pouviez me faire
toucher les honoraires de l'affaire de Mme Yon.
J'espère que son procès sera gagné, le ministère public a
reproduit et appuyé mes conclusions, et le jugement nous
sera probablement favorable. Je me confie à vous qui devez
mieux et plus vite que personne comprendre l'infirmité dont
je parle : aplatissement de bourse. Un mot de réponse mé-
tallique si c'est possible.
Votre tout dévoué ,
Léon Gambetta.
4$, rue Bonaparte.
— Lettre de Chateaubriand à MmeRécamier, laquelle
contient une prophétie politique qui ne s'est pas
— I ;> —
réalisée aussi vite que ce célèbre écrivain l'avait es-
péré :
26 juin 1831.
Hélas! vous vous trompez; mais, quand je vous écris, j'ai
toujours un moment de bonheur. Notre avenir est si obscur
et si grave que je ne puis en détacher ma pensée; je suis bien
sûr que ceci ne durera pas, mais j'ai déjà calculé que depuis
la Révolution les changements de gouvernement arrivent dans
un espace moyen de dix à quinze années; c'est la mesure de
la patience française.
Vendue 1 20 francs.
— Curieuse lettre de Louis-Philippe au maréchal Sé-
bastiani, pour lui annoncer son rappel — malgré lui —
comme ambassadeur à Londres :
29 janvier 1840.
C'est avec un cœur brisé que je me mets à vous écrire la
lettre la plus pénible que j'aye jamais eue à faire. Mais j'ai
la main forcée, je l'ai dit au conseil, et j'ai annoncé que je le
dirais assez haut pour que personne n'en ignore. J'ai vaine-
ment fait valoir avec toute la force dont je suis capable les
arguments, selon moi, d'une évidence irrésistible qui devaient
faire repousser la mesure de votre rappel : tout a été inutile
et rien n'a pu calmer l'effroi que causent les clameurs de ceux
qui l'exigent. En sorte qu'après de longs et pénibles débats,
je me suis trouvé dans l'amère nécessité d'opter entre la dis-
solution immédiate du ministère et l'engagement (qu'on me
proposait à la vérité de tenir secret) de vous rappeler après le
mariage de la reine Victoria...
Ad ugée 175 francs.
— i4 —
Théâtres. — Le théâtre de la Monnaie, à Bruxelles,
a donné, le 28 décembre, la première représentation
de la Gioconda, opéra de Ponchielli, sur un livret de
Boïto imité de VAngelo, drame de Victor Hugo. C'est
une nouvelle version de cet opéra, qui est déjà bien
connu en Italie. Le succès en a été assez vif, surtout
pour la partie chorale et pour les ballets. En outre, la
mise en scène en est somptueuse, et l'interprétation
très réussie comme ensemble, avec Engel, Séguin, et
Mmes Litvinne et Martiny.
— A l'Opéra, le 30, début, dans le rôle d'Amnéris
di'Aïda, de Mlle Maret, qui a obtenu, aux derniers con-
cours du Conservatoire, un second prix de chant, puis
d'opéra. Belle voix de mezzo-soprano, mais avec un
médium un peu faible. Le succès n'a été, en somme,
qu'incertain. Mlle Maret fera bien de travailler sur des
scènes moins importantes avant de reparaître sur celle
de l'Opéra.
— Encore trois revues à signaler, les 30 et 3 1 dé-
cembre :
Au Château -d'Eau, Y a rien d' fait, 4 actes et 20
tableaux, de MM. Frantz Beauvallet et Henry Arrault,
musique de MM. Chautagne et Rose. La soirée n'a été
qu'un long échange d'injures entre le public des galeries
supérieures et celui de l'orchestre, et la pièce n'a, pour
ainsi dire, pas été entendue.
A l'Eldorado, Paris-Gâchis , revue en un acte, de
— i5 —
MM. Milher et Numès, musique arrangée par M. Ch.
Malo. C'est court et suffisamment leste et amusant.
C'est aux Folies que la meilleure revue a été donnée;
elle a pour titre : Paris-Cancans, 3 actes et 10 tableaux,
de MM. Blondeau et Montréal , avec musique de
MM. Vargues, Cieutat et Meyronnet. Elle est amu-
sante, très variée, et moins rebattue que les autres
comme intrigue et comme idées.
— Le 4, aux Variétés, heureuse reprise des Brigands,
opérette de Meilhac et Halévy, musique d'Offenbach,
avec Dupuis, Christian, Baron, et Mmes Monthy, Jeanne
Thibault, etc. Cette musique endiablée a toujours ses
vingt ans; nous voudrions pouvoir en dire autant de
certains de ses interprètes, qui, hélas ! ne les ont plus
assez.
— Le 8 janvier, au concert Colonne, très belle exé-
cution du Manfred de Schumann, dont le poème a été
adapté, d'après Byron, par MM. Emile Moreau etWil-
der. Le succès de cette œuvre magistrale a été très vif;
la partie dramatique était confiée à MM. Mounet-Sully,
Sylvain, et Mme Segond-Weber, de la Comédie-Fran-
çaise, qu'on a plusieurs fois applaudis et rappelés.
Quant à l'orchestre et aux choeurs, si bien dirigés par
M. Colonne, ils ont obtenu leur succès habituel.
Varia. — Les Décorations au XVIe siècle. — A propos
de l'affaire Caffarel-Limouzin, nous citions, dans notre
— i6 —
numéro du 51 octobre, un passage du Discours sur les
duels, de Brantôme, relatif à l'abus des décorations.
Un de nos collaborateurs nous en signale un autre
tout aussi curieux du même auteur et tiré du Discours
sur les dames qui font l'amour et leurs maris cocus1.
« Je cognois une grande et habile dame qui fit bailler
l'ordre [de Saint-Michel] à son mary, et l'eut luy seul
avec les deux plus grands princes de la chrestienté.
Elle luy disoit souvent, et devant tout le monde (car
elle estoit de plaisante compagnie, et rencontroit très-
bien) : « Ha, mon amy, que tu eusses couru longtemps
fauvettes avant que tu eusses eu ce diable ! » (L'attribut
de l'ordre figurait l'archange saint Michel terrassant le
démon.)
« J'en ay ouy parler d'un grand du temps du roy
François, lequel ayant receu l'ordre, et s'en voulant pré-
valoir un jour devant feu M. de LaChastaigneraye, mon
oncle, lui dit : « Ha! que vous voudriez avoir cet ordre
pendu au col aussy bien comme moyî » Mon oncle,
qui estoit prompt, haut à la main, et scalabreux s'il en
fut onc, luy respondit : « J'aymerois mieux estre mort
que de l'avoir par le moyen du trou que vous l'avez eu. »
1. Voir ce Discours dans la belle édition des Dames galantes,
publiée par M. Henri Bouchot, à la Librairie des Bibliophiles, avec
les charmants dessins d'Edouard de Beaumont, si bien gravés par
Boilvin.
— i7 —
L'autre ne luy dit rien, car il savoit bien à qui il avoit
à faire... »
« Et voilà comme les dames ont bien fait autant ou
plus de chevaliers que les batailles que je nommerois,
\ps cognoissant aussy bien qu'un autre; n'estoit que je
ne veux mesdire, ny faire escandale. Et si elles leur ont
donné des honneurs, elles leur donnent bien des
richesses. »
Propriété nationale. — La famille de Victor Hugo
avait eu, parait-il, l'intention d'acheter la maison où il
était mort, à Passy, pour en faire une propriété natio-
nale ; mais la propriétaire, qui n'est autre que la prin-
cesse Marie de Lusignan, a tenu sa dragée à une telle
hauteur que la famille n'a pu y atteindre. Voici la cu-
rieuse lettre qu'elle a adressée, à ce propos, au Petit
Vax, de Toulon.
Paris, 6 novembre 1887.
Monsieur,
Je lis dans votre numéro du 31 octobre l'article que vous
avez publié sur la Maison de Victor Hugo. Je m'empresse d'y
répondre.
Vous dites : « Mme Lockroy avec Georges et Jeanne
Hugo vont quitter le petit hôtel où mourut le grand poète et
où ils désiraient voir cette inscription : Propriété nationale. ■»
Si tel était leur désir, ils auraient pu, au moins, me faire
une offre quelconque et ne quitter cette maison remplie des
plus précieux souvenirs que lorsqu'ils auraient tout tenté pour
— i8 —
la conserver, tandis qu'ils n'ont fait aucune démarche auprès
de moi et se sont décidés trop facilement à l'abandonner.
Vous ne savez pas sans doute, Monsieur le directeur, que
j'ai trouvé 17,000 francs d'un seul de mes hôtels le jour où
je les ai loués pour 10,000 francs, c'est-à-dire le plus grand
pour 8,000 francs à M. Victor Hugo et le plus petit pour
2,000 francs à M. et Mmc Lockroy.
Pendant neuf ans, je ne les ai pas augmentés, quoique les
locations aient doublé.
Vu la grande fortune de M. et Mme Lockroy et de leurs
enfants, je n'ai pas cru devoir continuer à m'imposer cet
énorme sacrifice qui pouvait, du reste, être partagé par ceux
auxquels le grand poète a laissé la gloire et une immense
fortune
Si mon architecte a demandé 3^,000 francs, et non
40,000 francs, comme vous l'indiquez, c'est qu'il estime à ce
prix-là la valeur actuelle de cette location.
Néanmoins, si la famille s'était adressée à moi et m'avai
proposé un prix quelconque, j'étais toute disposée à lui faire
des concessions en souvenir de la grande amitié que m'a tou-
jours témoignée mon illustre locataire.
Voici, Monsieur le directeur, en quoi se résume la question :
M. et Mme Lockroy ont fait demander à quel prix serait
le nouveau bail.
Mon architecte leur a fixé un chiffre. — Au lieu de le dis-
cuter ou de faire une proposition, pour toute réponse j'ai
appris par les journaux qu'ils ont immédiatement acheté une
maison dans la même avenue et qu'ils allaient s'y installer à
grands frais.
Est-ce ma faute s'ils n'ont pas pu mettre au frontispice
de cette demeure sacrée pour tous les Français : Propriété
nationale?
Vous pouvez donc croire, Monsieur le directeur, que je
n'ai jamais eu l'intention de spéculer sur mon immeuble; je
— ig —
l'ai assuré, du reste, dans ma lettre du ier septembre, adressée
au maire de notre arrondissement bien avant que cette ques-
tion ne tût agitée publiquement.
C'est sans doute le particulier qui achètera cette propriété
historique qui en tirera parti avantageusement.
Comptant sur votre impartialité, je vous prie, Monsieur le
directeur, d'insérer ma rectification dans votre estimable
journal, et recevez l'assurance de ma considération distinguée.
Princesse Marie de Lusignan.
Parbleu, Princesse, vous nous la baillez belle. Tout
Paris les a vues, vos deux maisons, quand il est allé en
pèlerinage auprès du lit de mort du grand poète. Elles
étaient très bien louées à dix mille francs. Vous n'aurez
nullement fait une mauvaise affaire du vivant de Victor
Hugo, et vous aurez réussi à la faire encore meilleure
après sa mort, car il se rencontrera plus d'un amateur
qui payera cher l'honneur de se trouver dans la maison
habitée par le souvenir du poète.
Une Lettre de Bonvin. — L'excellent peintre Bonvin,
dont nous annoncions le décès dans notre dernier
numéro, était un homme d'un esprit vif et original,
et jamais sa bonne humeur et sa résignation ne
l'abandonnaient, même dans les situations les plus
désespérées. Témoin la lettre suivante, qu'il adres-
sait encore, cinq semaines avant sa mort, à M. Jules
Petit, un ancien camarade de typographie, qui était
devenu l'un de ses plus fidèles amis.
20
Mon cher et vieil ami,
Tu parais avoir tout à fait oublié le chemin de la maison.
11 est vrai qu'elle n'est pas gaie, puisque la paralysie y règne
pour toujours! Peut-être que ta venue me reporterait à un
temps regretté, comme celui de la si charmante chanson que
ton gendre a dédiée à Mme Perier, et qui m'a fait verser de
bien douces larmes! car elle est très touchante, cette chan-
son, et je te prie d'en faire beaucoup de compliments à ton
gendre de ma part.
Moi, l'existence m'est barrée comme une rue qu'on pave!
Je suis tout à fait en ruines : j'attends la fin ! Le pire, c'est
de me sentir à charge aux autres!
Dieu te préserve de pareille catastrophe!
Tu me feras grand plaisir de venir à Saint-Germain, 6, rue
Trompette.
Ton vieux F'rançois BONVIN.
6 novembre 1887.
Décadents et Anti-décadents. — Voici deux pièces de
vers qui donneront bien la mesure des deux écoles, en
poésie. La nouvelle école, dite décadente, vient de voir
éclore le sonnet déliquescent qui suit, et dont l'auteur
n'a pas cru devoir se nommer.
LES MARITÉSp)
11 sont assimilés, pauvres fortunatés :
Ambulant à l'envi, tous en corpulescence,
Contemnisant la turbe en sa vive ardescence,
Quérant, postdatant, vulgaires privâtes.
— 2 1 —
Ah! ne les prisez pas chéris, tubulatés,
Car, s'ils appèrent à tous en vivisescence,
Étalant en locaux superbe magiscence,
C'est qu'en temple un jour on les a tous marités.
Je n'avais donc pas tort, Ioquant similitude,
La douleur essétait, vivait la marmitude
De leur cœur, le bonheur sans mari spiratant.
Telle on voit la limbe errant la nébuleuse
Mirificant soudain, tout en turpulisant,
Puis recadent au sol et devenant osseuse.
Et maintenant que vous avez lu, comprenez si vous
pouvez!...
L'ancienne école poétique, celle du bon goût, du
sentiment et de la simplicité, procédait de tout autre
manière. En voici, comme exemple, une pièce de vers
qu'on vient de retrouver dans les papiers du marquis de
Foudras, mort récemment, et qui était le fils de l'ancien
romancier de la Restauration :
SOIXANTE ANS
Aujourd'hui vous avez, dites-vous, soixante ans.
Je l'avais oublié, merci de me l'apprendre,
Car votre esprit si vif et votre cœur si tendre
Auraient pu dans l'erreur me laisser bien longtemps.
Que je vous sais bon gré de n'en avoir pas trente,
Je serais amoureux, vous seriez mécontente;
Et je ne jouirais, dans mon demi-bonheur,
Ni de tout votre esprit, ni de tout votre cœur.
— 22 —
Vous avez soixante ans sans qu'on puisse en médire;
Chacun peut vous aimer, chacun peut vous le dire.
Vous avez soixante ans, et tout vous est permis,
Les jeunes amoureux comme les vieux amis.
Vous savez pardonner, car vous savez comprendre...
La raison qui rend fort, la pitié qui rend tendre,
Embaument votre cœur des parfums du printemps.
Oh ! que vous m'êtes chère avec vos soixante ans!
PETITE GAZETTE.— C'est avec grand plaisir que nous
avons remarqué, parmi les récentes nominations d'officiers
d'Académie, celle de Mme d'Alq, si connue dans les familles
par ses intéressantes Causeries familières. Parmi les ouvrages
dont elle est l'auteur, on peut citer : le Nouveau Savoir-vivre,
A travers la vie, la Philosophie d'une femme, qui a paru l'an-
née dernière, en une très élégante édition, à la Librairie des
Bibliophiles. Mmo d'Alq va aussi publier prochainement une
traduction de Glenaveril, le plus récent poème de lord Lyt-
ton, l'ambassadeur que l'Angleterre vient de nous envoyer
après la mort de lord Lyons.
— On annonce, pour le 18 janvier, le mariage de M. Er-
nest Socquet, plus connu au théâtre sous le nom d'Amaury
(Odéon), avec Mlle Thérèse Hauregard.
Nécrologie. — 24 décembre. Décès de Marcelin, fonda-
teur du journal la Vie Parisienne, de son vrai nom Planât. Il
n'avait que cinquante-neuf ans. C'est en 1862 qu'il créa le
fantaisiste et humouristique journal qui lui survit aujourd'hui,
toujours en plein succès.
— Le vice-amiral Bourgois, conseiller d'État, membre
du conseil de l'ordre de la Légion d'honneur, à l'âge de
soixante-douze ans.
— Mmo Clotilde Toscan, ancienne artiste de l'Odéon
(1854-^6), puis delà province et de l'étranger. En ces der-
2J —
nières années, cette artiste distinguée, qui a créé à l'Odéon
la Mêdée, d'H. Lucas, la Florentine, de M. Edmond, le
Michel Cervantes, de Th. Muret, etc., était devenue profes-
seur de déclamation à Toulouse, où elle est morte.
— 26. Eugène Yung, ancien élève de l'École normale du
temps d'About et de Sarcey, ancien professeur. Journaliste
éminent, il était devenu directeur de la Revue politique et lit-
téraire, plus connue sous le nom de Revue bleue.
— 30. Le docteur Eugène Daily, l'un des fondateurs de
la Société d'anthropologie, connu par ses travaux sur les dé-
formations scolaires et l'enseignement de la gymnastique. Il
avait cinquante-quatre ans.
— }i. Le compositeur de musique viennois Storch, qui
était né en 181 3, et à qui l'on doit un millier de iieder et de
chœurs, dont beaucoup sont encore populaires en Allemagne.
— Ier janvier 188S. Le général baron Kanzler, ancien
commandant en chef des armées du pape Pie IX et son mi-
nistre de la guerre avant 1870.
— Joseph Palizzi, célèbre peintre animalier, né en 1813.
Il habitait Paris et y exposait depuis 1844, et avait été dé-
coré de la Légion d'honneur en 1859.
— 2. L'architecte Guénepin (Jean-François), ancien grand
prix de Rome, né le 25 juillet 1807, à Noli (Italie), et cheva-
lier de la Légion d'honneur depuis 1843.
— Claudius Lavergne, célèbre peintre verrier, élève d'In-
gres, et critique d'art estimé. On lui doit une grande quantité
de vitraux d'église, aussi bien à l'étranger qu'en France.
— 5. Le célèbre pianiste, devenu plus tard facteur de pia-
nos, Henri Herz. Il avait quatre-vingt-six ans. Il obtint un
prix de piano au Conservatoire à Paris en 1818; il devint
professeur dans cet établissement en 1842 et ne prit sa retraite
qu'en 1874, Né à Vienne (Autriche), il s'était fait naturaliser
Français en 186$. 11 a fondé à Paris la salle de concerts de la
rue de la Victoire qui porte son nom; c'est là aussi qu'il est mort.
24
VARIETES
LE
TOMBEAU DU CARDINAL DE RETZ
En faisant des recherches, il y a plus de vingt ans, dans les
caveaux de l'église abbatiale de Saint-Denis1, nous avions
aperçu, relégué dans un coin obscur, un long cercueil de
plomb, sans inscription. Après renseignements pris, nous dû-
mes conclure que ce cercueil ne pouvait être que celui du car-
dinal de Retz qui avait échappé en 1 79 3 aux fureurs des viola-
teurs des tombes royales. Notre ami Chantelauze, qui vient de
mourir, et qui était l'historien le plus autorisé du cardinal de
Retz, était alors à Lyon. Nous lui. fîmes part de notre décou-
verte, et il nous répondit, par la lettre suivante, que nous re-
trouvons dans nos papiers, et qui est demeurée inédite.
Lyon, le 5 mai 1868.
Mon cher d'Heylli, je reçois et je lis avec bien de
l'intérêt les curieux renseignements que vous me don-
nez sur la découverte faite, il y a trois ans, à l'abbaye
de Saint-Denis, d'un cercueil de plomb dans lequel on
suppose que se trouve le corps du cardinal de Retz. Le
1. En vue du volume que nous avons publié en 1868, puis en
1872, sur les tombeaux de Saint-Denis.
— 25 —
lieu où vous me dites que Ton a trouvé ce cercueil,
qui aurait échappé ainsi aux insultes des terribles cro-
que-mons de 95, me semble, en effet, désigné dans le
grand ouvrage de Corbinelli. Vous savez qu'il a publié,
quelque temps après la mort de Retz, une ample gé-
néalogie des Gondi. Or, on lit dans cet ouvrage, à
propos des funérailles du cardinal, qu'il fut enterré à
Saint-Denis, « hors le chœur, pioche la grille de fer
qui le ferme, et près le grand pilier de la croisée, vis-
à-vis du tombeau de François 1er, etc. » Vous me
dites aussi que ce cercueil ne porte aucune inscription,
ce qui serait étonnant, surtout pour un tel personnage.
Cela est cependant très bien explicable : en effet, les
ministres de Louis XIV, lorsque Retz fut mort, défen-
dirent que l'on rappelât la mémoire du défunt par des
inscriptions, et encore moins par des monuments. Enfin,
si le cercueil n'a pas été trouvé en 93, malgré l'achar-
nement qu'y mirent, sans nul doute, les carmagnoleux
qui le cherchaient, c'est que le roi exigea qu'il fût enfoui
beaucoup plus profondément que les autres sous le sol,
et même dans le plus grand secret. D'ailleurs, remar-
quez bien que le rapport du bénédictin dom Poirrier,
que vous reproduisez dans votre histoire des tombeaux
de Saint-Denis, et qui donne en détail le récit de l'ex-
traction de chaque cercueil de rois et de personnages
qui étaient inhumés dans l'abbaye, ne dit pas un seul
mot du cercueil de Retz, ce qu'il n'eût pas manqué de
- 26 —
faire pour un aussi fameux personnage, s'il eût alors
été retrouvé.
Le cercueil que les travaux exécutés dans l'abbaye
ont fait mettre à découvert, il y a trois ans, est donc
probablement celui de Retz. Mais, mon cher ami, cela
demande un examen sérieux, et la conviction définitive
ne pourrait être faite qu'au moyen de l'ouverture du
cercueil. Je connais assez M. Viollet-Le-Duc pour pou-
voir lui demander un avis d'abord, puis une constata-
tion ', si elle est possible. Je le ferai à mon retour de
Lyon, car vous savez à quel point tout ce qui touche à
Retz me tient au cœur. Donc, lorsque je serai revenu,
je vous prierai, avant tout, de m'accompagner à Saint-
Denis pour me montrer cette relique qui, à coup sûr,
n'est pas celle dun saint !
Adieu, mon cher ami, et merci de la communication
du mémoire de M. Topin sur Retz2; il contient des
points de vue ingénieux, et méritait le prix qui lui a
été attribué. Rappelez-moi aussi au bon souvenir de
M. et de Mme Roger quand vous les verrez.
Votre affectionné.
Chantelauze.
i. Cette constatation n'a jamais été faite, et le grand cercueil de
plomb, où repose hypothetiquement le cardinal, gît toujours sur le sol
du caveau où nous l'avons vu pour la première fois en 1868.
2. Le Cardinal de Retz, son génie et ses écrits, mémoire, par Marius
Topin, qui a obtenu le prix d'éloquence à l'Académie française, le
23 juillet 1863.
UN DRAME DE MUSSET
L'Événement a publié, dans son numéro du 2 1 novembre
1885, le scénario, communiqué par Pautographiste bien connu
Etienne Charavay, d'une pièce qu'Alfred de Musset n'a pro-
bablement jamais écrite. Nous l'avions mis de côté, et, le
retrouvant aujourd'hui dans nos papiers, nous nous faisons
un plaisir de l'offrir à nos lecteurs.
LE COMTE D'ESSEX
ACTE I
SCÈNE PREMIÈRE
Chez Nottingham
Le comte de Nottingham est assis et déjeune. Il inter-
roge un espion.
Le comte seul. — Il a un court entretien avec son
valet Dick, vieillard du temps du feu roi et de la reine
Marie.
Sir Robert Cecil arrive : nouvelles du comte d'Essex ;
ils apprennent avec joie la défaite et la victoire de Tyrone.
Ils ont des espions en Irlande; projet contre le comte
d'Essex.
Nottingham s'habille pour se rendre au lever de la
reine.
SCÈNE II
La salle de réception, au palais royal
Tous les courtisans sont rassemblés. On parle des
affamés d'Irlande; les amis d'Essex sont : le comte de
Southampton, son cousin ; sir Fernando George, sir
Christophe Blonnt. Ses ennemis : Nottingham, Cecil et
sir Wolk Raieigh.
La reine paraît ; tous se découvrent. L'ambassadeur
de France lui parle ; on lui donne des nouvelles d'Espa-
gne et d'Irlande. Cecil, Raieigh et Nottingham s'étendent
sur la mauvaise conduite du comte d'Essex. La reine
paraît fort mécontente ; Southampton le défend en vain.
Tout à coup les portes s'ouvrent, on entend un grand
tumulte ; le comte arrive tout botté et tout crotté ; il se
jette aux pieds d'Elisabeth.
Tout le monde se retire. Scène entre le comte et la
reine. Elle lui donne une bague et sort. Scène entre le
comte et Cecil.
ACTE II
SCÈNE PREMIÈRE
Chez le comte d'Essex
Le comtesse de Nottingham fait part à la comtesse
d'Essex du retour imprévu de son mari à la cour ; elles
— 29 —
regardent par la fenêtre et le voient arriver au milieu
des acclamations du peuple et des cris de joie; il entre
et embrasse sa femme.
Ses amis viennent le féliciter; mais Southampton
arrive, qui lui dit que la place de président de la cour
des pupilles qu'il avait sollicitée est accordée à sir Robert
Cecil. Étonnement du comte; il se résout à retourner
chez la reine.
SCÈNE II
Chez la reine
Elle s'habille. On vient lui dire qu'Essex veut lui
parler : elle consent avec peine à le recevoir , ils se dis-
putent. La reine le renvoie, irritée ; lui-même sort furieux
et jure qu'il ne rentrera plus à la cour.
ACTE III
SCÈNE PREMIÈRE
Essex, Noitingham
Essex refuse obstinément de demander pardon à la
reine. Il s'emporte contre elle. Nottingham sort.
Essex, seul, fait venir son secrétaire Cuft. Il lui dicte
une lettre à la reine. Caractère de Cuft. Essex déchire
la lettre et l'envoie convoquer ses amis.
— 3o —
SCÈNE II
Chez la reine
Scène entre la reine et ses femmes.
Raleigh arrive et se plaint d'une injure reçue du
comte d'Essex au sujet de sa nomination. Pendant qu'il
parle, Cecil arrive et rapporte que le peuple se soulève
dans certains quartiers et qu'on voit plusieurs hommes
armés entrer chez Essex. La reine ordonne qu'on y en-
voie Egeston et Worcester.
SCÈNE 111
Chez Essex
Un dîner. On est à la fin. Tous sont très agités ;
arrivent Egeston et Worcester qui déclarent que le (ici
un mot illisible) est mis aux arrêts dans sa chambre et
que toute société lui est interdite. Fureur d'Essex et de
ses amis. Egeston et Worcester sont arrêtés et enfermés.
Essex sort en criant : « Pour la reine! pour la reine ! On
en veut à ma vie ! » Froideur du peuple. Le caractère de
Cuft se développe. Le maire arrive et somme Essex de
se rendre. Il veut d'abord se défendre, mais finit par re-
mettre son épée dans les mains de l'officier public.
— ru —
ACTE IV
Chez la reine
La reine, ses femmes.
La comtesse d'Essex vient implorer la grâce de son
mari. Froideur d'Elisabeth. Elle la repousse. La comtesse
sort désespérée.
La reine fait demander Cecil. Elle veut travailler avec
lui. Son esprit distrait la reporte toujours vers le comte.
Elle songe à la bague qu'elle lui a donnée et compte sur
ce dernier moyen.
Chez Essex
La comtesse se désespère.
Raleigh arrive. Il lui propose la grâce de son mari si
elle veut le trahir.
Refus et colère de la comtesse. Raleigh sort furieux.
Jugement du comte
Il est condamné à mort.
ACTE V
Dans la Tour de Londres
Essex seul. Tristes réflexions. Souvenirs de ce qu'il
était. Horreur de son état présent. Il songe à sa bague.
Combat de sa fierté et de sa terreur.
— 32 —
La comtesse de Nottingham vient le voir de la part
de la reine.
Après de longues hésitations, il finit par lui remettre
la bague.
Scène entre Essex et Cuft.
Chez la reine
(Il est nuit.)
Elle hésite à signer l'arrêt, attend toujours la bague
qui n'arrive pas et signe enfin.
Dans une galerie
Le comte de Nottingham rencontre sa femme, lui arra-
che son secret et l'empêche de faire la commission.
Dans la prison
Mort affreuse d'Essex. Raleigh y assiste.
Chez la reine
La reine est au moment de se mettre au lit. Les
femmes vont se retirer. Arrivée de la duchesse de Not-
tingham qui apporte la bague et, quelques instants après,
du comte de Nottingham qui apporte la nouvelle de la
mort du comte. Désespoir et mort de la reine.
Georges d'Heylli.
Le Gérant : D. Jouaust.
Paris, imprimerie Jouaust et Sigaux, rue de Lille, 7.
GAZETTE ANECDOTIQUE
Numéro 2 — 3 1 janvier 1888
SOMMAIRE.
La Quinzaine : Exposition des œuvres de Guillaumet. — Edouard
de Beaumont. — M. Octave Gréard et M. le duc de Broglie. —
Trois Élections à l'Académie française. — Théâtres, Concerts du
Châtelet.
Varia : A propos de décorations. — Mac-Mahon et les Préten-
dants. — L'Espoir en Dieu. — Des Vers de Sardou. — Les Enfants
par l'oreille. — Chateaubriand et La Fontaine. — Le Parisianisme de
Montaigne. — Voltaire critique d'an. — La Fabrication des œufs.
— Sur un album. — Histoire de quatre mouches. — Le Bâillement
au théâtre. — Les Mots de la quinzaine.
Petite Gazette. Nécrologie.
Variétés : Une Lettre inédite de Boileau. — Le Testament de
M. Viennet.
10 janvier.
La Quinzaine. — On vient d'ouvrir, au quai Man-
quais, une exposition des principales œuvres du regretté
peintre orientaliste Guillaumet, mort le 14 mars dernier
à l'âge de quarante-sept ans. C'est lui qui a transporté
sur la toile avec le plus de fidélité et de bonheur les
mœurs et les paysages de l'Algérie. Son lumineux ta-
1. — 188S. ?
— 34 —
bleau de Laghouat (Musée du Luxembourg), la Halte de
chameliers, la Source du figuier, le Marché arabe de To-
créa, le Palanquin, la Séguia, l'Habitation saharienne,
les Environs de Biskra, etc., sont des œuvres de pre-
mier ordre dont plusieurs ornent nos Musées jusqu'à ce
qu'elles aillent, au moins pour une ou deux, à leur place
définitive, qui est au Louvre.
1 3 janvier.
Le charmant peintre Edouard de Beaumont est mort
aujourd'hui d'une maladie de cœur. Il n'était pas seule-
ment un artiste distingué et délicat; c'était encore un col-
lectionneur émérite et d'un goût rare. Il laisse une collec-
tion d'épées d'une valeur inestimable, et qu'il a léguée au
Musée de Cluny. Nous citerons à ce propos le passage
suivant du discours qu'Alexandre Dumas fils a prononcé
aux funérailles du peintre, et qui contient une bien tou-
chante anecdote, jusqu'alors peu connue :
Il n'ambitionnait ni la gloire ni la richesse, mais il vou-
lait les jouissances de l'esprit et l'indépendance du caractère.
II exécutait son œuvre avec tendresse, il la livrait au mar-
chand ou à l'amateur et ajoutait le produit à son petit capital
acquis par un travail opiniâtre et incessant, rêvant d'arriver
à posséder 4 ou $,000 livres de rente, afin de n'avoir jamais
ni à demander ni à recevoir.
Et cependant il pouvait disposer d'une fortune, d'une véri-
table fortune; il n'avait qu'à étendre la main pour la saisir.
Il était l'homme dans le monde qui se connaissait le mieux en
épées. Il a écrit sur cette matière un livre des plus remar-
— H 5 —
quables, l'Epie et les Femmes, livre qui sera suivi de deux
autres, entièrement terminés, contenant l'historique de toutes
les épées célèbres. Il possédait trente-cinq ou quarante épées
et dagues, entre les plus belles qui soient. Elles ne lui ve-
naient ni par héritage de famille ni par don particulier. Du
temps que l'on n'attachait pas grand prix à ces sortes d'objets,
il les avait recherchés et achetés, Dieu sait au prix de quelle
patience et de quels sacrifices! C'était la passion de ce béné-
dictin. Il avait donc une collection authentique, ce qui est
rare.
Un jour, devant moi, un amateur millionnaire lui dit :
« Si vous voulez me laisser choisir vingt épées dans votre
collection, je vous mets 500,000 francs sur cette table.
— Merci, lui répondit Beaumont, ce sont justement celles-
là que je veux laisser au musée de Cluny. »
Et il continua à travailler pour pouvoir faire à son pays ce
présent royal.
19 janvier.
M. Octave Gréard, vice-recîeur de l'Académie de Pa-
ris, a prononcé aujourd'hui son discours de réception à
l'Académie française, où il remplaçait M. de Falloux.
C'est M. le duc de Broglie qui répondait. Séance des
plus intéressantes, des plus piquantes même, dont le re-
gretté M. de Falloux était le prétexte, mais dont la
question toujours brûlante de l'instruction universitaire
a fait les frais. Les deux adversaires, — car MM. Gréard
et de Broglie ont des idées assez différentes sur la ques-
tion, — se sont très courtoisement livré un combat où
ils ont eu l'air de triompher l'un après l'autre, en gar-
— 36 —
dant au moins leurs positions. Ce sont deux belles et
instructives harangues.
22 janvier.
Un exalté, du nom de Lucas, que les théories poli-
tiques et sociales émises, dans une conférence au Havre,
par Louise Michel, avaient sans doute exalté plus encore,
a tiré sur la célèbre conférencière un coup de pistolet
qui l'a blessée assez grièvement. Jusqu'à ce jour on
n'accueillait Louise Michel dans la plupart de ses con-
férences politiques que par des huées, ou par des écorces
d'orange. Il serait vraiment regrettable que l'habitude
américaine du revolver se manifestât comme argument
dans ces conciliabules qui, alors, ne seraient donc pas
aussi inoffensifs que beaucoup veulent bien le dire.
26 janvier.
Trois élections ont eu lieu aujourd'hui à l'Académie
française. En voici le résultat :
Trente -deux académiciens étaient présents : le
chiffre de voix obligatoire était donc de 17.
Fauteuil de M. Caro. — M. Othenin d'Haussonville
est élu au premier tour par 23 voix, contre 7 données
à M. Janet et 2 à M. Eugène Mouton.
Fauteuil de M. C uv illier- F leury. — M. Jules Claretie
est élu au premier tour de scrutin par 20 voix, contre
8 données à M.J.-J. Weiss et 2 à M. Eugène Mouton.
Fauteuil de M. de Viel-Castel. — M. l'amiral Jurien
de la Gravière est élu après trois tours de scrutin qui
lui ont donné successivement 13, 15 et enfin 17 voix,
chiffre obligé. M. Melchior de Vogué a obtenu 10 et
13 voix; M. Rothan, 8, 4 et 2 voix, et M. Eugène
Mouton, 1 voix.
Il reste maintenant à pourvoir à la vacance du fau-
teuil de M. Eugène Labiche que se disputeront sans
doute MM. Weiss, Rothan et de Vogué.
Théâtres. — Les grands théâtres, depuis le com-
mencement de l'année, nous ont donné du relâche,
chacun d'eux étant en possession de sa pièce à succès.
Nous avons surtout à signaler cette fois des reprises : au
Palais-Royal, celle du Réveillon, de Meilhac et Halévy;
aux Nouveautés, celle de l'Amour mouillé, de Prével et
Liorat, musique de Louis Varney. Ces deux pièces ont
retrouvé leurs succès d'autrefois.
— A l'Opéra, le 13, débuts dans le rôle d'Alice de
Robert le Diable de M1Ie Bronville, lauréat du Conserva-
toire aux derniers concours. Début intéressant et im-
pression générale satisfaisante; voix fraîche, mais d'un
volume peu considérable.
— Le 15, célébration simultanée, à la Comédie-
Française et à TOdéon, du 266e anniversaire de la
naissance de Molière.
A la rue de Richelieu on a joué Amphitryon et le Ma-
— 38 —
lade imaginaire, avec la cérémonie.- On a, en outre,
donné un à-propos en un acte, en vers, de M. Louis
Tiercelin, le Rire de Molière, joué par M. Dupont-Ver-
non et Mme Jeanne Samary, qui a fort bien réussi.
L'Odéon a joué Tartuffe, le Malade imaginaire, et un
à-propos en un acte, en vers, d'Albert Lambert père,
Une Collaboration, qui met en scène Molière et Corneille
au moment où ils écrivirent Psyché. Cet agréable à-
propos, où l'auteur a intercalé des vers de Corneille tirés
de diverses de ses œuvres, a eu un vif succès.
— Au Gymnase, le 15, première teprésentation du
Rêve d'une femme, comédie en un acte de l'acteur La-
fontaine, qui a remplacé sur l'affiche la jolie comédie
de M. J. Sigaux, les Chimères, après 92 représentations
consécutives. -Le Rêve d'une femme, très bien joué par
Pierre Achard et Mlle Henriot, a également réussi.
— M. Bodinier, l'intelligent secrétaire de la Comédie-
Française, a toutes les audaces. Il vient de s'improviser
à la fois créateur et directeur d'un théâtre, dit Théâtre
d'application, qui a ouvert ses portes le 17 janvier, dans
une gentille petite salle située au n° 18 de la rue Saint-
Lazare.
Ce théâtre, dans l'idée de son créateur, doit servir
en quelque sorte de scène d'application aux élèves du
Conservatoire, et Bodinier en espère merveilles au
point de vue des progrès que pourront faire nos futurs
comédiens, qui arriveront ainsi un jour tout éduqués et
— --îQ
tout à fait expérimentés sur les grandes scènes. A ce
propos, Alex. Dumas a écrit à Bodinier une longue et
intéressante lettre, qui a paru dans le Figaro du 12 jan-
vier, et où il signale les côtés dangereux de la tentative
qui est faite aujourd'hui. Tout en l'approuvant, il la
trouve peu pratique, et il lui semble qu'elle aura peut-
être pour résultat de dévoyer beaucoup d'élèves du
Conservatoire en faisant naître chez eux des ambitions
et des prétentions trop hâtives.
— La Renaissance a donné le 17 une pièce nouvelle,
Hypnotisé, trois actes, de MM. de Najac et Albert Mil-
laud, qui n'a pas réussi, et qui a dû presque aussitôt
quitter l'affiche.
— Aux Bouffes-Parisiens, en revanche, nous devons
constater le grand succès de la nouvelle opérette don-
née le 19 janvier et qui a pour titre Mam'zelle Crénom,
et pour auteurs MM. Ad. Jaime et Georges Duval, avec
musique de M. Vasseur. Cette pièce, très gaie et remplie
de mots spirituels, a été un succès pour tous ses inter-
prètes et surtout pour Mme Grisier-Montbazon.
— Au Châtelet, les dimanches 22 et 29 janvier,
concerts coupés, où les principales œuvres exécutées
ont été la Symphonie pastorale, de Beethoven; les
Scènes alsaciennes, de Massenet; des Romances sans
paroles, de Mendelssohn, et Didon, scène dramatique
de M. Auge de Lassus, mise en musique par M. G. Char-
pentier, premier grand prix de Rome de 1887. Cette
— 40 —
dernière œuvre a été assez bien accueillie du public
pour que M. Colonne ait dû la donner les deux di-
manches.
Varia. — A propos de décorations. — Le procès Wilson
fait que depuis quelque temps on ne parle plus que de
décorations. Voici à ce propos une histoire racontée par
Aurélien Scholl, et qui, si elle n'est pas vraie, a tou-
jours le mérite d'être bien jolie.
Il y avait, — c'était sous le septennat de Mac-Mahon,
— dans une petite ville de quatre à cinq mille âmes,
un commandant de pompiers plein de zèle et d'ardeur.
Il ne lui manquait qu'un incendie pour se distinguer;
mais la prudence de la population était telle que, depuis
1855, il n'y avait eu dans le pays qu'un petit feu de
cheminée rapidement éteint parla bonne de la maison.
Le commandant de pompiers distribuait des allu-
mettes à tous les enfants qu'il rencontrait sur les routes
en leur disant : « Tenez, mes petits amis, voilà pour
vous amuser. Surtout, ne jouez pas dans les écuries ou
dans les granges... quoique ça serait bien plus drôle! »
Les enfants jouaient, et le feu ne prenait pas.
Un soir enfin, on entend le cri d'alarme : « Au feu ! »
Les cloches de l'église sonnent à toute volée, les pom-
piers revêtent leur costume à la hâte.
Une maison est en flammes, la grange est déjà con-
sumée. Le commandant accourt, il excite ses hommes,
— 4i —
pénètre dans la maison et en retire un vieillard à moitié
asphyxié. Tout le monde admire son courage.
Mais la Compagnie d'assurances fait une enquête, et
arrive à découvrir que c'est le commandant lui-même
qui a mis le feu à une meule de paille. Le brave est
arrêté, et, quand le président lui demande pourquoi il a
commis ce crime, il répond avec fierté : « Dans l'espoir
d'être décoré. »
Mac-Mahon et les Prétendants. — La démission de
M. Grévy a été l'occasion de rappeler les circonstances
qui ont accompagné celle du maréchal de Mac-Mahon.
M. Hector Pessard, dans la série des Petits papiers qu'il
a continué à publier, nous rapportait dernièrement les
paroles suivantes que le président de la République
adressa à ses ministres le 9 décembre 1876, après
qu'un vote de la Chambre les eut renversés :
« Vous comprenez bien, n'est-ce pas, Messieurs? que
je ne puis pas faire faire mon ministère par M. Gam-
betta, et, comme M. Gambetta m'a proposé M. Duclerc,
je n'accepterai pas de combinaison Duclerc. Et puis, il
y a d'autres raisons. J'aime beaucoup M. Duclerc, il
nous rend de très grands services comme président du
compte de liquidation. Il a toujours voulu rapprocher
M. Gambetta de moi. Il m'a un jour proposé une en-
trevue,' et, pour qu'on ne fasse pas courir de bruits, je
devais me rencontrer comme par hasard au bois de Bou-
— 4^ —
logne avec M. Gambetta. Mais je n'ai pas voulu, pas
plus que je n'avais voulu d'une autre entrevue. Oui, le
comte de Chambord est venu un jour à Versailles, jusque
dans mon antichambre, à vingt pas de mon cabinet. Il
était là avec un de mes amis qui a pénétré chez moi
pour me dire que M. le comte de Chambord était là.
Moi, j'ai répondu à mon ami que je ne pouvais pas
voir M. le comte de Chambord. J'ai ajouté que j'avais
le plus grand respect pour lui, que son grand-père avait
accueilli ma famille, originaire d'Irlande, et fait mon
père pair de France, mais que, comme président de la
République, je ne pouvais pas voir M. le comte de
Chambord, et je ne l'ai pas vu.
« Le prince Napoléon m'a aussi demandé une en-
trevue, j'ai refusé. Je ne prendrai pas M. Duclerc. Mais,
puisque j'accepte M. Jules Simon, qu'est-ce qu'on peut
me demander de plus? »
« L'Espoir en Dieu ». — Tout le monde connaît, si
on ne la sait par cœur, cette célèbre pièce d'Alfred de
Musset. Elle fut pour Edmond Texier l'objet d'une sin-
gulière méprise, dont il se tira avec son esprit ordinaire.
Il n'aimait pas Lamartine, et le déclarait un poète
surfait : « car enfin, demandait-il un jour, qu'a-t-il fait
de bien : l'Espoir en Dieu ?
— Pardon, lui fit-on observer, l'Espoir en Dieu est
d'Alfred de Musset.
— 4^ —
— Vous voyez bien, dit-il, il n'a fait que cela, et
encore c'est de Musset! »
Cela nous rappelle le bon Nisard, frère de l'acadé-
micien, qui nous faisait la classe de rhétorique, et qui,
lui, n'aimait pas Musset, réservant toutes ses préfé-
rences pour André Chénier. Connaissant un peu moins
que nous le grec, qu'il avait à nous enseigner, mais
brave homme au fond, il nous laissait le choix des
lectures que nous faisions en classe à haute voix. Un
jour on lui lut l'Espoir en Dieu, en lui disant que c'était
de Chénier. Il tomba en admiration devant ces beaux
vers, et s'écria naïvement : « Ce n'est pas votre Musset
qui aurait fait cela ! »
Des Vers de Sardou. — On vient de parler beaucoup
dé Sardou à propos de sa pièce de la Tosca et de l'op-
position qu^il avait mise à ce que qui que ce soit en vit
la répétition. Voici des vers de lui qui datent d'une
époque où ses grands succès ne l'avaient pas encore
rendu aussi impérieux. Ils se trouvent sur l'album de
Déjazet, à qui il les adressa le jour où il fut décoré.
A MA CHÈRE DÉJAZET
Épuisé par un long voyage
Dont le but fuyait devant moi,
Aveuglé par le vent, l'orage,
Et découragé dans ma foi,
— 44 —
J'errais la nuit. Le Ciel sans doute
Eut pitié de mon long tourment,
Car il mit enfin sur ma route
Une fée au regard charmant.
« Mon pauvre ami, je vois ta peine,
Dit-elle en me tendant la main.
Mais c'est moi qui suis ta marraine,
Je vais te guider en chemin.
« Prends ce fil qui possède un charme
Dont tu peux sans crainte abuser,
Je l'ai trempé dans une larme,
Et rien ne saurait le briser.
« Marche sans arrière-pensée
Où ce fil guidera ton sort,
Car par lui ta route est tracée...
Et te conduira jusqu'au port ! »
Des mains de ma douce marraine
Je prends ce talisman béni
Et sens une vigueur soudaine
Enflammer mon sang rajeuni.
Le fil, comme un doux météore,
Luit devant moi sur le gazon,
Je le suis, et déjà l'aurore
Eclaire au loin mon horizon.
Ce cher talisman de ma fée
N'est d'abord qu'un léger fil blanc
Où s'agite, à chaque bouffée
De l'air, un grelot tout tremblant.
- 45 -
J'avance encor. Sur la colline
Où le jour luit, brillant et clair,
Où le lilas et l'aubépine
Autour de moi parfument l'air.
Je vois, de plus en plus, dans l'herbe,
Grandir le divin talisman ;
Cette fois, d'un rose superbe,
Le fil est devenu ruban.
Plus enfin rougit l'aube éclose,
Plus la faveur rougit aussi,
Jusqu'au jour où le ruban rose
Devient tout rouge... et le voici.
Les Enfants par l'oreille. — On a beaucoup épilogue
sur le vers de l'École des femmes dans lequel Agnès de-
mande si les enfants « se font par l'oreille », et l'on a
trouvé l'expression d'une crudité quelque peu auda-
cieuse. Au dernier banquet des Moliéristes, qui a eu
lieu le 15 janvier, M. Martin-Dairvault a révélé l'origine
probable de ce vers. Dans beaucoup des anciens livres
d'heures on trouve, jusqu'au XVIIe siècle, un cantique
à la Vierge qui contient les vers suivants :
Gaude, Virgo, mater Christi,
Quœ per aurem concepisti.
Agnès a-t-elle eu un de ces livres sous les yeux, et
a-t-elle demandé à quelqu'un la traduction des deux
-46 -
vers? C'est possible, et, en tout cas, si ce n'est pas
certain, c'est bien trouvé.
Chateaubriand et La Fontaine. — Nous avons trouvé
dans l'Artiste la lettre suivante adressée par Chateau-
briand à Feuillet de Conches, qui lui avait demandé
une notice sur les Fables de La Fontaine :
Paris, le 29 septembre 1836.
La misère, Monsieur, est une triste chose. J'ai vendu ma
tombe pour vivre, et, ce n'est pas tout, j'ai vendu aussi ma
vie : je ne puis écrire une ligne aujourd'hui qui n'appartienne
au propriétaire de mes Mémoires : voilà ma fâcheuse position.
J'aurais eu, Monsieur, un plaisir extrême à m'associer à vos
travaux et à parler de La Fontaine. Je l'admire au point que
quiconque s'avise de composer une fable après lui est un
homme jugé par moi.
La Fontaine et Molière sont mes dieux. Les fables de La
Fontaine sont de deux espèces : les unes offrent la comédie
de mœurs des animaux. Le lion, l'ours, le loup, le renard,
l'âne, le cheval, le chat, le coq, le hibou, le rat, etc., sont
des personnages vivants peints d'après nature, et peints bien
autrement que par les naturalistes. Les autres fables sont celles
que j'appelle les grandes fables : dans le Client et le Roseau,
dans l'Homme et la Couleuvre, dans le Vieillard et les Trois
jeunes Hommes, il s'élève à la plus haute poésie, et rivalise
avec les plus grands poètes anciens et modernes. Je ne puis
finir quand je parle de Jean.
Sa réputation, certes, est immense et populaire; eh bien!
je soutiens qu'on ne le connaît pas encore, et que peu
d'hommes savent ce qu'il vaut. Jugez donc, Monsieur, si j'au-
rais été heureux de joindre mon encens à celui que vous ave/.
- 47 —
recueilli sur toute la terre pour brûler à l'autel de ma divinité
favorite.
Croyez, Monsieur, à tous mes regrets; recevez mes remer-
ciements pour votre obligeante lettre et agréez, je vous prie,
l'assurance de rna considération très distinguée.
Le Parisianisme de Montaigne. — On ne lit pas assez
Montaigne, et Ton a grand tort, car on y trouve de
tout. On peut dire que, dans ses Essais, ce grand écri-
vain a parlé de omnibus et quibusdam aliis. Le hasard a
fait dernièrement tomber sous nos yeux le passage sui-
vant, dans lequel Montaigne exprime d'une façon en-
thousiaste son amour pour Paris.
« Je ne veux pas oublier cecy, que je ne me mutine
jamais tant contre la France que je ne regarde Paris de
bon œil. Elle a mon cueur dés mon enfance; et m'en
est advenu comme des choses excellentes : plus j'ay
veu depuis d'autres villes belles , plus la beauté de
cette-cy peut et gaigne sur mon affection. Je l'ayme par
elle mesme, et plus en son propre estre que rechargée
de pompe estrangiere; je l'ayme tendrement jusques à
ses verrues et à ses taches. Je ne suis François que par
cette grande cité, grande en peuples, grande en no-
blesse de son assiette, mais sur tout grande et incom-
parable en variété et diversité de commoditez; la gloire
de la France et l'un des plus notables ornemens du
monde. Dieu en chasse loing nos divisions ! Entière et
unie, je la trouve deffendue de toute autre violence. Je
-48-
l'advise que, de tous les partis, le pire sera celuy qui
la metra en division , et ne crains pour elle qu'elle
mesme; et crains pour elle autant certes que pour autre
pièce de cet Estât. Tant qu'elle durera, je n'aurayfaute
de retraicte où rendre mes abboys, suffisante à me faire
perdre le regret de tout' autre retraicte 1. »
Si, après cela, le Conseil municipal ne fait pas placer
dans Paris plusieurs statues de Montaigne, c'est qu'il
n'y aura plus ni bronze, ni marbre, ni sculpteurs.
Voltaire critique d'art. — Voici une curieuse lettre
de Voltaire adressée à Mme de Lordelot, fille de Jean
Jouvenet, et qui nous est communiquée par un de nos
lecteurs, M. Henry Gauthier-Villars. Elle a cela de cu-
rieux qu'elle nous montre Voltaire faisant une incursion
dans le domaine de la critique d'art. Nous la reprodui-
sons avec l'orthographe exacte de l'auteur.
Aux délices,
route de Genève Ier octobre
Madame
Votre lettre m'a fait relire le petit article qui regarde
Mr jouvenet. je vois qu'il y est regardé comme un bon peintre
quoy qu'inférieur en quelques parties a le brun, il est vray
i. On trouvera ce passage aux pages 164 et 165 du tome VI de
l'édition des Essais que MM. Motheau et Jouaust publient actuelle-
ment à la Librairie des Bibliophiles. Ce volume aura paru dans un
mois.
- 4y -
qu'il avait quelquefois un coloris un peu jaune; et ce léger
défaut est moindre que celuy de le brun et du poussin qui
étaient souvent beaucoup trop rembrunis, les sept sacrements
du poussin sont devenus si noirs, qu'ils ne sont plus beaux
aujourdui que dans les estampes, chaque peintre, comme
chaque écrivain a ses défauts, je serais très mortifié de comp-
ter parmy les miens celuy de ne pas rendre justice aux grands
talents. |'ay appelle mr jouvenet bon peintre cest un éloge que
je confirmerai toujours, et je meferai un devoir a la première
occasion d'ajouter tout ce qui poura servir a sa gloire et
plaire a sa fille dont j'ay reconu tout le mérite 'dans la lettre
dont elle m'honore.
je suis avec respect
madame
votre très humble et 1res
obeiss1 servr Voltaire
La Fabrication des œufs. — Dans une causerie scien-
tifique que M. Victor Meunier a récemment donnée au
Rappel, nous trouvons ces curieux détails sur la fabri-
cation des œufs en Amérique.
« Nos lecteurs savent parfaitement que l'Amérique
du Nord produit une quantité d'œufs de poule où la
ponte n'est pour rien, d'œufs artificiels : prolem sine
maire creatam. Mais ils ne savent pas comment on les
fait. Nous allons le leur dire d'après le Farmer's Re~
View, de Chicago, qui décrit, sommairement, l'outillage
et les procédés d'un spécialiste de Newaïk.
Pour faire un œuf il faut un jaune, du blanc, une
— ro —
pellicule, une coquille; tout le inonde sait cela : de là
quatre opérations distinctes :
i° Du jaune. Qu'est-ce que le jaune? Un mélange de
farine de maïs, d'amidon extrait du blé, d'huile et de
« divers ingrédients » qui restent le secret de l'inven-
teur, lequel dans sa publication a concilié autant que
possible son amour de la gloire avec son horreur de la,
contrefaçon. Ce mélange, amené à la consistance d'une
pâte épaisse, est versé dans un appareil où il prend la
forme sphérique et se congèle. J'ai oublié de dire que
tout l'outillage est en bois. Il paraît que le contact du
métal, quel qu'il soit, altère la fraîcheur du produit, ce
qui serait dommage, et en empêche la cuisson, ce qui
serait pire.
2° Du blanc. Qu'est-ce que le blanc? Du blanc:
c'est-à-dire de l'albumine « comme dans l'œuf natu-
rel », ose-t-on nous dire. Elle est cependant prise à
une autre source : extraite du sang par exemple. Ceci
nous rappelle les résultats déplorables que donna pen-
dant le siège l'essai désespéré de faire cuire sur le plat
de cette albumine chimique ! Mais l'industriel de
Newark n'a pas pris la peine de nous fixer là-dessus.
Quoi qu'il en soit, du compartiment dans lequel il a
reçu sa forme, le jaune passe mécaniquement dans la
chambre du blanc qui se congèle autour de lui, tout en
contractant, grâce « à un mouvement rotatoire particu-
— 5 1 —
lier », la forme ovale qui doit lui appartenir. Et voilà
l'œuf à moitié fait.
5° et 4° De la pellicule et de la coquille. Nous réunis-
sons les deux numéros parce que la description se fait
de moins en moins explicite. Le compartiment dans le-
quel l'œuf s'enveloppe d'une pellicule est dit chambre à
peau. On nomme écailleur celui où il reçoit son revête-
ment calcaire. Cette coquille est en plâtre et un peu
plus épaisse qu'une coque naturelle. Aussitôt faite, elle
est rapidement desséchée en même temps que ce qu'elle
renferme est congelé.
Maintenant, quant à l'apparence, le produit indus-
triel ne diffère plus de son modèle. Il ne lui céderait en
rien sous le rapport alimentaire, s'il faut en croire les
intéressés, ce dont on doit se garder. On dit que la fa-
brication n'arrive pas à suffire aux demandes. Deux
maisons en gros de New-York accapareraient presque
tout. Les lecteurs en croiront ce qu'ils voudront. L'œuf
artificiel a même à de certains égards la supériorité sur
l'autre; il est bien moins fragile; il ne se gâte ja-
mais,etc. »
Sur un album. — Voici trois pensées que le Gaulois
dit avoir recueillies sur l'album d'une dame russe. Nous
croyons bien nous rappeler que ce sont là de vieilles
connaissances, mais nous les transcrivons ici néanmoins,
— 52 -
pour ceux de nos lecteurs qui ne les connaîtraient pas.
« Durant ma longue carrière, j'ai appris à pardonner
bien des choses et à ne rien oublier. » — Guizot.
« Un peu d'oubli ne nuirait pas à la sincérité du par-
don. » — Thiers.
« Quant à moi, la vie m'a appris à oublier beaucoup
et à me faire pardonner bien des choses. » — Bismarck.
Cette fausse bonhomie du chancelier de fer n'est-
elle pas vraiment bien édifiante !
Histoire de quatre mouches. — Voici une fable russe
que nos confrères d'outre-Rhin ne reproduiront sans
doute pas aussi volontiers que nous le faisons nous-
mêmes.
«c Quatre mouches cherchaient de quoi déjeuner. L'une
d'elles trouve des confitures et s'en régale. Mais les con-
fitures étaient falsifiées, et la pauvre mouche mourut
dans d'atroces souffrances.
« La seconde, voyant cela, résolut d'éviter les frian-
dises et se contenta de miettes de pain. Mais il y avait
de l'alun dans ce pain, et elle alla rejoindre sa com-
pagne.
« La troisième se rejeta sur un verre de bière. Mais
cette bière contenait de l'aloès, et la mouche mourut
aussi.
« La dernière, restée seule et voyant que la vie était
impossible sur une terre où tout était à ce point falsifié,
— 53 —
résolut de se suicider. Elle trouva justement un papier
empoisonné sur lequel il était imprimé en grosses lettres :
Tue-mouches. Mais, chose étrange! plus elle en man-
geait, mieux elle se portait; ce papier était lui-même
falsifié et ne tuait pas les mouches.
« Et le tout était de fabrication allemande. »
Le Bâillement au théâtre. — Le sifflet a parfois été
interdit au théâtre; mais il n'a jamais été défendu d'y
bâiller. Témoin l'anecdote suivante, qui remonte au
siècle dernier.
L'habitude de siffler avait pris une telle extension
que la police dut intervenir. Les cabales contre les
pièces nouvelles étaient alors dirigées par un certain
chevalier de La Morlière, très piètre auteur, qui se ven-
geait de l'infériorité de ses œuvres en faisant siffler
celles des autres.
A la première représentation d'un drame de Saurin
intitulé Blanche et GuiscarJ, ledit chevalier se trouva
placé entre deux gardes du corps qui le surveillaient de
près. Ne pouvant siffler, il se met à bâiller, mais avec
une si parfaite candeur, avec un tel air d'irrésistible
ennui, que les deux agents placés à ses côtés n'y peu-
vent tenir et bâillent à l'unisson; le bâillement gagne
de proche en proche, et voilà que du parterre aux ga-
leries, des galeries aux loges, c'est un bâillement uni-
versel; les acteurs n'ont plus devant les yeux qu'une
--54-
foule de mâchoires qui s'ouvrent démesurément et se
ferment à petit bruit.
Et, si l'on croit les gazettes du temps, les artistes
eux-mêmes cédèrent à la contagion et ponctuèrent par
d'énormes bâillements les hémistiches du pauvre Saurin.
LES MOTS DE LA QUINZAINE
Une jolie femme cause avec un de ses adorateurs.
« Depuis huit jours, dit-elle, je suis sur les épines.
— Je le crois bien... une rose! »
Dans un salon.
« Monsieur, dit une dame à un jeune homme, vous
avez deux frères ?
— Non, Madame, je n'en ai qu'un.
— C'est singulier : je viens de faire la même question
à votre sœur, qui m'a répondu qu'elle en avait deux. »
Entre voisins de table :
« Quelle est donc cette grosse dame en face ? Est-elle
assez laide !
— C'est ma femme.
— Ah !... après tout, vous avez le divorce. »
(G/7 Blas.)
— 55 —
X... apprend que son ami est au lit depuis quelques
jours, et lui envoie son médecin.
Quand le docteur arrive : « Dites-lui, fait l'ami, que
je suis malade et que je ne reçois personne. »
« Eh bien, dit-on à une mère qui n'a pas encore at-
teint la quarantaine, vous avez une fille charmante qui
approche de ses vingt ans, et les prétendants ne doivent
pas lui manquer.
— Y pensez-vous? Je suis trop jeune pour la marier. »
Devant un faiseur, on parlait d'un camarade qui n'a
jamais su que travailler.
« Toujours à piocher, celui-là, toujours, et pas le
sou.
— Il est donc bien honnête!... »
Entre boulevardiers :
« Oui, mon cher, j'ai la prétention d'être bien con-
servé... et, malgré mes cinquante ans, je cours encore
la prétantaine...
— Voyons, mon vieil ami, je suis sûr que c'est tour
au plus si tu la trottes! »
(GilBlas.)
- 56 -
PETITE GAZETTE. — Nécrologie. — 8 janvier.—
Décès de l'abbé Roudil, qui avait créé aux environs de Mé-
déah,dans la province d'Alger, une importante colonie agricole
qu'il a léguée au Conseil général de la Seine, en faveur des
enfants assistés.
— 10. Le professeur de l'université d'Athènes, Nicolas
Saripolos, docteur en droit français, membre correspondant
de l'Institut de France. C'était un érudit de premier ordre en
même temps qu'un jurisconsulte éclairé et éloquent.
— 14. Le célèbre pianiste et compositeur Stephen Heller,
né à Pesth (Hongrie), le 1$ mai 181 5. Il laisse de nombreuses
compositions, toutes empreintes d'une extrême distinction et
d'un charme mélodique souvent exquis.
— 18. L'écrivain religieux Auguste Nicolas, auteur des
célèbres Etudes philosophiques sur le Christianisme, qui ont eu
de si nombreuses éditions. On lui doit, en outre, beaucoup
d'ouvrages de haute doctrine religieuse également importants.
— 22. L'héroïque commandant Brasseur, l'un des défen-
seurs du Bourget en décembre 1870, et qui ne guérit jamais
des nombreuses blessures qu'il avait alors reçues. Il était in-
terné depuis dix ans aux Invalides.
— 22. Le sculpteur François Truphême, qui exposait de-
puis 1840. On lui doit la statue de Mirabeau, au palais de
Justice d'Aix, les monuments de Condorcet, de Rabelais, etc.
— 23. M. Eugène Labiche, le plus célèbre, et à coup sûr
le premier des auteurs comiques de ce temps, est mort au-
jourd'hui à l'âge de soixante-douze ans. Il avait remplacé
Saint-René Taillandier à l'Académie française, en 1880. C'est
une perte bien sensible pour la littérature dramatique; mais
une grande partie des œuvres de Labiche lui survivront tou-
jours, et c'est le plus bel éloge qu'on puisse faire de cet écri-
vain à la fois si éminent et si modeste.
— 23. Décès de Mmi' Le Ray, ex-surintendante des mai-
sons d'éducation de la Légion d'honneur.
-57-
Fille de M. de Roussy, ancien receveur des finances à Ni-
velle (Belgique), elle avait épousé le contre-amiral Le Ray,
dont le nom figure avec éclat dans l'histoire de notre marine,
et qui mourut en 1849 d'une attaque de choléra.
Mme Le Ray avait été nommée surintendante pendant la
guerre de 1870; elle prit possession de son poste après l'ar-
mistice. Sa conduite en face des Prussiens mérite les plus
grands éloges; grâce à sa fermeté, elle préserva la maison de
la Légion d'honneur de la destruction et du pillage. Pendant
l'épidémie de diphtérie qui sévit en 1881-1882, elle ne voulut
pas quitter Saint-Denis, bien qu'elle fût alors âgée de soixante-
douze ans, et se montra admirable de dévouement. Rentrée
depuis peu dans la vie privée, elle s'est éteinte à l'âge de
soixante-dix-huit ans.
— 24. Firmin Joussemet, ancien rédacteur du Moniteur
universel et des Débats, auteur d'articles d'économie politique
et de finance; il avait quarante-sept ans.
— 24. Le peintre Louis Matout, auteur de nombreux ta-
bleaux de religion et d'histoire. 11 avait été décoré en 1857,
et il avait soixante-seize ans.
— 26. Décès de M. Henry de Pêne, directeur du Gaulois
et l'un des journalistes les plus estimés et les plus sympathiques
de notre temps. Il avait aussi abordé le roman avec un certain
succès, et les deux premiers qu'il publia en 1886 et en 1887,
Trop belle et Née Michon, avaient été couronnés par l'Académie
française. Le regretté M. de Pêne allait avoir cinquante-huit
ans au mois d'avril prochain.
58
VARIÉTÉS
UNE LETTRE INÉDITE DE BOILEAU
Une lettre inédite de Boileau n'est pas chose si fréquente
pour que notre GaztiU néglige de l'enregistrer. En voici donc
une, adressée à Brossette, qui a été communiquée à un de nos
confrères par un de ses abonnés de Lyon :
Auteuil, 3 novembre 1701.
Il est vray, Monsieur, et vostre mémoire est fidelle
sur ce point, que j'ay proposé à M. Racine un change-
ment, je n'ose dire une correction, à un vers de Phè-
dre. Cela est de bien peu d'importance et ne mériteroit
pas qu'on s'yarrestât; mais je ne puis me dispenser de
répondre, en cette occasion, comme en toutes les au-
tres, à vostre amicale curiosité. Voicy donc ce que j'ay
pu retrouver dans mes souvenirs, déjà bien lointains,
sur l'objet qui vous intéresse.
C'est à Auteuil que M. Racine me lut, à diverses re-
prises, des fragments de sa tragédie que je considéray
dès lors comme l'un des plus beaux ouvrages qui soient
sortis de sa plume. Il me lut, notamment un soir, la
scène du deuxième acte, dans laquelle Phèdre, « malgré
soy perfide, incestueuse », s'il m'est permis de me citer,
déclare son amour à Hippolyte.
— sg —
C'est, vous le savés, l'une des plus belles de cette
tragédie, qui en compte tant d'admirables. Je n'ai pas
oublié l'impression que j'éprouvay à cette lecture, et à
quel poinct je fus touché par cet avœu d'une passion
qui cherche d'abord à se desguiser, qui se descouvre
involontairement peu à peu, et qui se termine par cette
explosion si humaine et si pathétique :
Ah ! cruel ! tu m'as trop entendue !
Toutesfois, au milieu de tant de beautés, je rencon-
tray un vers qui fit naistre quelques scrupules dans
mon esprit. Phèdre, exprimant le regret que Hippolyte,
à cause de son jeune âge, ne soit point venu lui-même
en Crète pour combattre le Minotaure, dit :
Par vous auroit péri le monstre de la Crète;
Malgré tous les détours de sa vaste retraite,
Pour en développer l'embarras incertain,
Ma sœur du fil fatal eust armé vostre main...
Avec la liberté dont nous avions coutume d'user
dans nos entretiens littéraires, j'avouay à M. Racine
que ce vers :
Pour en développer l'embarras incertain,
ne me satisfaisoit point et que j'y voiois une équivoque.
Je pensay bien qu'il s'agissoit, dans ce membre de
phrase, du labyrinthe et de l'embarras que l'on éprou-
voit à s'y diriger , mais, d'un autre costé, le verbe
— Go —
« développer » appeloit plustôt l'idée du fil dont Ariane
avoit armé la main de Thésée.
J'exposay mes doutes à M. Racine. Ce grand homme,
qui avoit autant de modestie que de génie, et qui ne
s'opiniastroit jamais dans son sentiment quand on lui
donnoit de bonnes raisons pour l'en détourner, convint
de fort bonne grâce qu'il y avoit dans ce vers quel-
que chose de louche, et il me dit qu'il verroitàle chan-
ger. Nous parlâmes d'autre chose ; mais, malgré moy,
ce malheureux vers me revenoit toujours en teste, et je
cherchois à donner un autre tour à la pensée qu'il ex-
primoit, selon moy, assés imparfaitement. Après avoir
rêvé quelques minutes, je dis à M. Racine : «Que pen-
seriés-vous d'un changement qui me vient en ce mo-
ment à l'esprit ? » Et je luy recitay le passage ainsi cor-
rigé :
Par vous auroit péri le monstre de la Crète;
Malgré tous les détours de sa vaste retraite,
Pour vous y ménager un facile chemin,
Ma sœur du fil fatal eust armé vostre main.
M. Racine me loua fort de l'adresse et de la rapidité
avec laquelle j'avois dénoué la difficulté. Il reconnust
que ma correction faisoit disparoître toute ambiguïté et
me promit d'en faire usage. Cependant, soit qu'il l'ayt
oubliée, soit qu'il ayt préféré la première version, je ne
l'ay point retrouvée dans la copie imprimée de sa tra-
gédie. Je n'ay jamais eu la pensée de l'interroger à ce
— t>l —
sujet ; aussi bien la chose n'en valoit-elle pas ia peine.
Quelques taches que les sçavants y ont découvertes
n'empêchent point le soleil d'éclairer le monde ; de
mesme la gloire de M. Racine ne sera point obscurcie
par quelques légères imperfections que l'on peut décou-
vrir dans ses ouvrages. La postérité dira avec Horace :
Vtrum, ubi plura nitent in carminé, non ego paucis
Offendar maculis.
Voilà, ce me semble, bien des paroles emploiées pour
expliquer un seul vers qui ne méritoit point de si longs
commentaires. Mais vous pardonnerés cette abondance
à un vieillard qui aime à se rappeler ces souvenirs du
passé, quoiqu'il s'y mesle beaucoup de tristesse. Vostre
lettre m'a faict revivre dans ce temps heureux où je
jouissois du commerce du grand homme et de l'incom-
parable ami dont je ressens encore si vivement la
perte. Je ne tarderay pas à le rejoindre. L'âge et les in-
firmités m'en avertissent d'une façon chaque jour plus
pressante. J'y serois tout préparé si vostre précieuse
amitié ne me faisoit encore trouver quelque douceur
aux derniers jours que m'accorde la Providence.
Ne vous reverray-je point, avant que de quitter ce
monde, dans ma solitude d'Auteuil ?
Vous connoissés les sentiments avec lesquels je suis,
Monsieur, vostre trés-humble et trés-obéissant serviteur.
Despréaux.
— (-2 —
LE TESTAMENT DE M. VIENNET
Ce document est peu connu. En voici la partie principale,
qui a trait aux opinions de l'auteur, à ses œuvres et aux
luttes qu'elles lui suscitèrent. M. Viennet est mort en 1868,
à quatre-vingt-onze ans.
MON TESTAMENT.
Né catholique, je meurs, comme j'ai vécu, dans la
religion de mes pères. Si je ne l'ai pas toujours prati-
quée comme je le devais, ce n'est point par impiété :
c'est par insouciance ou par l'entraînement du travail
littéraire. Que Dieu me le pardonne ; il sait que jamais
je ne l'ai méconnu ni oublié, que je l'ai toujours craint
et respecté dans mes actes et dans mes écrits. Je n'ai
jamais attaqué les dogmes. Si j'ai fait des satires contre
les moines et certains minisires de ma religion, c'est
que j'ai vu en eux des apôtres du fanatisme et de l'in-
tolérance, qui sont à mes yeux les ennemis les plus
dangereux d'une religion de paix et de charité... Mon
héritage sera fort mince. J'étais l'aîné de six enfants et
notre fortune était fort modeste. Il était d'ailleurs fort
difficile de m'enrichir à l'aide du genre de littérature
que j'ai persisté à cultiver depuis et malgré l'avène-
ment du romantisme et de la fantaisie. Jusque-là mes
oeuvres avaient eu quelque valeur, mais ce qu'elles
— 63 —
m'ont rapporté s'est englouti dans la faillite de deux ou
trois sociétés industrielles...
Après avoir disposé d'une partie de son mobilier en faveur
de diverses personnes, le testateur ajoute :
... Je ne peux plus malheureusement joindre à
l'actif de ma succession le produit de mes œuvres...
Elles ont été lâchement et durement ruinées par les
attaques des trois partis politiques et littéraires que j'ai
combattus. Les romantiques m'ont puni de mes satires,
les républicains de mon amour pour la monarchie, les
légitimistes de mon adhésion à la nouvelle dynastie. Ils
ont ruiné ma première réputation, ma popularité, et
couvert mes œuvres de ridicule; et, quoique les applau-
dissements publics ne m'aient manqué qu'une seule
fois1, je n'ose croire qu'à l'heure de mon décès
ces passions ennemies soient assez apaisées pour
traiter avec plus de justice l'œuvre de soixante-trois
ans d'un travail consciencieux. — Les trois quarts de
mes écrits ont été publiés, mais éparpillés dans plu-
sieurs recueils et chez divers éditeurs. Mais l'ensemble
manque, et les libraires hésitent à faire les frais de
quinze ou seize volumes de vers ou de prose, qui peu-
vent constituer mes œuvres et dans lesquels toutefois
I. Allusion à la chute bruyante de sa tragédie à'Arbogaste, qui ne
put avoir qu'une seule représentation (18.1.2).
- 64 -
je ne comprends ni mes trois romans, ni mes vingt ou
trente discours politiques, ni mes deux cents articles de
journaux. Ce n'est point là de la littérature, et je ne sui-
vrai pas, en les faisant réimprimer, l'exemple que me
donnent aujourd'hui la plupart de mes contempo-
rains...
Je laisse quatre volumes de mémoires. J'ai vu pres-
que tous les grands personnages de mon temps; j'ai
coopéré à bien des événements. J'ai dit la vérité sou-
vent avec passion, trop souvent peut-être, mais j'ai
toujours été juste et vrai. Advienne que pourra!
Fait à Paris, le 9 novembre 1867, neuf jours avant
d'avoir accompli mes quatre-vingt-dix ans.
Viennet.
Georges d'Heylli.
Le Gérant : D. Jouaust.
Paris, imprimerie Jouaust et Sigaux, rue de Lille, 7.
GAZETTE ANECDOTIQUE
Numéro 3 — i5 février 1888
SOMMAIRE.
La Quinzaine : Le Huitième Banquet des Moliéristes. — Le citoyen
Maxime Lisbonne à l'Elysée. — Le Cercle Volney. — Élection de
trois nouveaux sociétaires de la Comédie-Française. — Le British
Muséum et la Bibliothèque nationale. — Une Comédie de G. Sand.
— Théâtres.
Varia : Une Lettre de Labiche. — De peintre à sculpteur. —
Victoire et Poésie. — Jules Claretie jugé par J.-J. Weiss. — A propos
du coup d'État. — Une Baignoire pour deux. — La Vertu d'Armande
Béjart. — Le Premier Jour de la semaine. — Un Brevet persan.
La Femme appréciée parles Saints. — Les Mots de la Quinzaine.
Petite Gazette. Nécrologie.
Variétés : Le Manuscrit du Télémaque et Fénelon devant la police.
1 $ janvier.
La Quinzaine. — Aujourd'hui a eu lieu le huitième
banquet des Moliéristes , au café Corraza , en l'honneur
du 266e anniversaire de la naissance de Molière et sous
la présidence de M. Ed. Thierry. Quarante-cinq convives
avaient répondu à l'appel de M. Georges Monval, orga-
nisateur de ce banquet.
1. — 1888. j
— 66 —
Au dessert, M. Monval a lu le toast du président, que
la voix trop faible de M. Thierry l'empêchait de faire
entendre lui-même. Il avait pris pour sujet le Scandale
dans la Comédie de Molière, véritable étude dramatique
que le Moliériste publiera dans son numéro de février.
Puis diverses communications ou lectures, en prose ou
en vers, ont été lues par MM. Leloir, Ch. Read, Saint-
Germain, très particulièrement applaudi, Fabié, Marrot,
le poète du Chat noir, Henri Jouin, et Laudner.
22 janvier.
Il y a encore de beaux jours pour la France ! Il
vient de se passer un fait qui va nous grandir à l'étran-
ger : le citoyen Maxime Lisbonne, ex-capitaine de la
Commune, ex-directeur de théâtre et de café-concert,
a cru devoir se rendre, en cravate blanche et en habit
noir, au dernier bal de M. le Président de la République.
Le citoyen Lisbonne voulait constater de visu que le
nouveau Président faisait un bon emploi des émoluments
que la générosité du peuple lui accorde.
Mais les groupes révolutionnaires, auxquels appar-
tient le citoyen Lisbonne, n'ont pas été contents. Un
des leurs à l'Elysée! Quel scandale! Et l'un de ces
groupes, les Égaux de Montmartre, a invité ledit citoyen
à comparaître devant ses collègues en révolution pour
expliquer sa conduite, qui a été blâmée.
- 67 -
2$ janvier.
La Cour de cassation, présidée par M. Barbier, a
rendu aujourd'hui un arrêt qui fera grand bruit dans le
monde religieux. Elle a décidé que les vœux prononcés
par les prêtres pouvaient toujours, et à tout moment,
être rompus par eux, et que, par conséquent, tout ma-
riage contracté par un prêtre était valable. Elle a décidé,
en outre, qu'aucun officier de l'état civil n'avait le droit
d'opposer un refus au mariage demandé régulièrement
par un prêtre.
— Le Cercle Volney a ouvert aujourd'hui son Expo-
sition annuelle. Cette antichambre du Salon est très
remplie, mais surtout de petites toiles. On y a beaucoup
remarqué diverses œuvres de MM. Elie Delaunay,
Bonnat, Henner, Jules Lefebvre et Carolus-Duran, qui
ont tous exposé des portraits ou des études pour por-
traits. A citer encore un curieux tableau de François
Flameng , la Halte, une jolie Soubrette, de Gustave
Courtois, et des tableaux de genre de Arcos, Rixens,
Moreau-Nélaton, et des paysages et études d'Eugène
Feyen, Emile Lévy, Tattegrain , etc.
28 janvier.
Le Gouvernement vient de publier un décret qui pro-
nonce les mises à la retraite, au delà d'un certain âge,
des chefs de service et des employés des diverses biblio-
- 68 -
ihèques et archives de l'État. Ainsi, les administrateurs
généraux de ces bibliothèques devront se retirer désor-
mais à l'âge de soixante-dix ans comme limite extrême.
Par suite de ce décret, M. Alfred Maury, directeur
général des archives nationales, a été remplacé par
M. Gustave Servois, archiviste-paléographe, ancien
préfet, et M. Edouard Thierry, ancien administrateur
de la Comédie-Française, a eu pour successeur, comme
administrateur de la bibliothèque de l'Arsenal, M. Geor-
ges Robertet, chef du bureau des bibliothèques au mi-
nistère des Beaux-Arts.
2 février.
Aujourd'hui a été donnée au Vaudeville, au profit de
la Société l'Alliance française I, une représentation dra-
matique qui était présidée par M. Ernest Renan. La
Comédie-Française y a joué le Caprice, de Musset, et
le Bonhomme Jadis, de Murger.
M. Ernest Renan a ouvert la solennité par un petit
discours humoristique qui a produit le plus grand effet.
Rien de plus charmant, de plus délicieux. Voici la con-
clusion de cette fine et spirituelle harangue, tout entière
à l'honneur de la langue française :
Tenez, Messieurs, il y a surtout un jour où l'usage du
français sera bien nécessaire, c'est le jour de la vallée de Jo-
i. Association nationale pour la propagation de la langue fran-
çaise à l'étranger et dans les colonies.
- 69 -
saphat. Prolongez la vie du français jusqu'au jugement der-
nier. Je vous assure que, si on parle allemand ce jour-là, il
y aura des confusions, des erreurs sans nombre. Messieurs,
je vous en prie, faites qu'on ne parle pas allemand dans la
vallée de Josaphat !
Pour moi, Messieurs, je tiens essentiellement à ce que vous
décrétiez l'éternité de la langue française; je vais vous dire
pourquoi. Vous m'écoutez avec tant d'indulgence, Mesdames
et Messieurs, que je vous ferai la confidence d'un rêve que je
fais souvent. Je reçois tant de lettres qui m'assurent que je
serai damné éternellement que j'ai fini par en prendre mon
parti; ce ne sera pas très juste, mais j'aime mieux l'enfer,
après tout, que le néant. Je suis persuadé que je réussirai à
tirer parti de la situation, et, si je n'ai affaire qu'au bon Dieu,
je crois que je le toucherai. Il y a des théologiens qui admet-
tent la mitigation des peines des damnés. Eh bien ! dans mes
insomnies, je m'amuse à composer des pétitions, des placets
que je suppose adressés à l'Éternel du fin fond de l'enfer.
J'essaye presque toujours de lui prouver qu'il est un peu la
cause de notre perdition, et qu'il y a des choses qu'il aurait
dû rendre plus claires. Parmi ces placets, il y en a d'assez
piquants et qui, je le crois, feront sourire l'Éternel. Mais il
est clair qu'ils perdront tout leur sel si je suis obligé de les
traduire en allemand.
Préservez-moi de ce malheur, Messieurs. Je me fie à vous
pour que le français soit la langue éternelle ; je suis perdu
sans cela.
8 février.
Aujourd'hui, à la Comédie-Française, élection de
trois nouveaux sociétaires. Les trois favorisés sont :
M. Boucher, qui appartient à la Comédie-Française
depuis le 7 septembre 1866, et qui voit bien tardive-
~ 7° —
ment récompenser ses efforts, souvent heureux; puis
M. Truffier, dont les débuts à la rue de Richelieu re-
montent au 7 juillet 187$ ; artiste original et fin, et qui
n'a attendu le sociétariat que douze ans; enfin, Mlle Céline
Montaland, qui a débuté aux Français le 1 3 décembre
1884, et qui a conquis, en quelques années seulement
de séjour à la rue de Richelieu, par son talent plein de
verve, de grâce et de belle humeur, ces palmes enviées
du sociétariat qui couronnent si équitablement sa longue
et brillante carrière dramatique.
— Le prince de Bismarck vient de prononcer au Reichs-
tag allemand un discours qui a produit une impression
considérable dans toute l'Europe, discours énigma-
tique et qu'on peut interpréter aussi bien dans le sens
de la paix que dans celui de la guerre.
— Aujourd'hui M. Ernest Lavisse, dans une conférence
organisée par l'Association des anciens élèves de l'École
des Sciences morales et politiques, et qui avait pour
sujet les origines de l'État prussien, n'a pu manquer
de faire allusion à cet éclatant discours. Dans cette
conférence, qui avait un vif intérêt d'actualité, M. La-
visse a raconté plusieurs anecdotes curieuses. Nous
citerons la suivante, qui est particulièrement caracté-
ristique. On avait déjà dit de la Prusse : « C'est une
armée qui a un pays. » L'anecdote en question accentue
encore ce propos, qui remonte à l'autre siècle, et qui
est de plus en plus vrai tous les jours :
— 7» —
« Après 1866, a raconté M. Lavisse, un diplomate
français fut chargé de sonder M. de Bismarck sur un
projet de désarmement partiel qu'on voulait tenter de
lui faire agréer. M. de Eismarck lui dit dans son rude
langage : « Il vaut mieux que nous parlions d'autre
chose. Je n'entends pas ce que vous voulez dire en
France par désarmement. Nous autres, nous venons
au monde avec une tunique; me proposer de désarmer,
c'est donc me proposer d'aller tout nu dans les rues de
Berlin. »
Le British Muséum et la Bibliothèque nationale.
— La Pall-M ail-Gazette de Londres publiait récemment
un article des plus curieux sur les deux grandes biblio-
thèques rivales, celles de Paris et de Londres, le Bri-
tish Muséum et la Bibliothèque nationale. Il faut dire
que les statistiques relatives à ces deux grandes biblio-
thèques ne sont pas favorables à la nôtre. Ainsi le
British Muséum communique dans l'année environ cinq
fois plus de livres que notre Bibliothèque de la rue de
Richelieu, ce qui suppose largement trois fois plus de
lecteurs.
Les causes de cette infériorité, de notre part, selon
l'article cité, proviennent surtout de ce fait que le Bri-
tish Muséum facilite ue toutes façons, au public lettré,
l'accès de ses trésors, tandis que notre Bibliothèque
semble prendre à tâche de rebuter ce même public.
- 72 —
Ainsi, le British Muséum est ouvert de neuf heures du
matin à huit heures du soir en toute saison, tandis
que notre Bibliothèque nationale n'ouvre qu'à dix heures
du matin, pour fermer à quatre heures de l'après-midi;
soit une différence de temps de travail possible de cinq
heures par jour Et pendant ce court espace de temps,
ajoute l'article, tout ce qui peut être imaginé pour rebu-
ter le lecteur est mis en oeuvre par les employés :
attente interminable pour la communication des volu-
mes, quand on vous les communique; surveillance,
souvent insultante, des préposés à la garde des volumes
qui semblent considérer les travailleurs comme des
voleurs toujours disposés à emporter les livres qu'on
leur prête; insuffisance de catalogues et même insuffi-
sance d'exemplaires du même livre.
A Paris, on ne fournit aux travailleurs ni papier, ni
plumes, ni crayons, ni buvards, ainsi que cela se fait à
Londres. Au British Muséum tout le monde peut entrer
sans carte ni contrôle; à Paris il faut produire toutes
sortes de références pour être admis à pénétrer dans le
temple. Ajoutons que la Bibliothèque nationale n'a pas
à sa disposition, dans son budget, la moitié de la somme
annuelle que le British Muséum peut consacrer à des
achats de livres et de mauuscrits.
Enfin, à Londres, il existe au British Muséum une
salle spéciale consacrée aux journaux; on y trouve
toutes les feuilles, revues, périodiques quelconques du
monde entier, remontant aux origines, et en y compre-
nant tous les journaux du jour; c'est une des salles les
plus fréquentées de la grande Bibliothèque anglaise et
où affluent le plus de visiteurs de passage. A Paris, rien
de pareil; on ne communique pas au lecteur les jour-
naux de l'année, et le plus souvent les collections anté-
rieures sont incomplètes.
L'article de la Pall-M ail-Gazette établit tous les avan-
tages que les lecteurs et travailleurs d'outre-Manche ont
au Britisch Muséum, comparativement à ceux qui man-
quent aux lecteurs de notre Bibliothèque nationale. C'est
aux administrateurs de notre grand établissement de la
rue de Richelieu qu'il appartient de faire leur profit, au
bénéfice du public, des critiques de cet article, dont
le plus grand nombre sont malheureusement trop jus-
tifiées.
Une Comédie de G. Sand. — En 1852, Frédérick-
Lemaître venait de jouer aux Variétés, avec un assez
médiocre succès, une pièce intitulée le Roi des drôles.
Il fut alors question, pour la remplacer, d'un drame de
George Sand appelé Nello et qui avait déjà été joué
deux fois devant les intimes sur le théâtre de Notant.
Maurice Sand l'offrit, au nom de sa mère, à Frederick,
et M. Hetzel fut chargé de la négociation.
Mmu Sand, écrit-il alors à Frederick, m'a laissé la mission
de traiter avec M. Carpier, votre directeur. Je désire, avant
de le revoir, m'entendre avec vous d'abord, car Mm0 Sand ne
voudrait rien demander ni moi rien faire qui vous fût désa-
gréable. Soyez donc assez bon pour me donner un rendez-
vous. J'ai les pouvoirs de Mmo Sand, et, quand nous serons
d'accord, M. Carpier, je pense, ne refusera plus de faire ce
qu'il est juste qu'il fasse, c'est-à-dire un bout de traité pour
l'époque où la pièce sera jouée et pour la distribution des
autres rôles...
La lecture de Ncllo faite aux artistes des Variétés
fut assez singulière, si l'on en juge par le billet suivant
que Frederick écrivit à Mme Sand après cette lecture:
20 septembre 1 85a .
Madame,
J'ai l'honneur de vous annoncer que j'ai lu avant-hier la
pièce de Nello aux acteurs du théâtre des Variétés. Monsieur
votre fils y assistait et vous a sans doute déjà fait part de ses
impressions; voici néanmoins l'historique de cette lecture.
Les acteurs des Variétés, accoutumés à n'entendre et à ne
dire que des bêtises, écoutaient de toutes leurs oreilles, mais
sans avoir l'air de comprendre un mot, à un tel point que,
fatigué de m'adresser à des statues, je me suis arrêté plusieurs
fois, désirant ne pas achever une lecture si étrange ! La séance
terminée, cependant, voici l'opinion générale : a C'est admi-
rable ; il y a dans cet ouvrage un très grand succès, mais par-
tout ailleurs qu'aux Variétés ! » — Maintenant, Madame,
veuillez me faire connaître vos intentions et vos désirs. Quant
à la direction du théâtre, elle est disposée à faire tout ce que
je voudrai, c'est-à-dire, Madame, tout ce que vous voudrez.
Agréez, Madame, mes salutations respectueuses.
Frédérick-Lemaitre.
- 75 -
A la suite de cette lettre, Mme Sand fit tout simple-
ment retirer sa pièce, qui rentra dans ses cartons. Ajou-
tons que cette pièce, remaniée plusieurs fois depuis, a
été jouée avec un grand succès, par Rouvière, à l'Odéon
en 1855, sous le titre de Maître Favilla.
Théâtres. — La Renaissance a fait, le 26 janvier,
une heureuse reprise de la Station Champbaudet,
amusante comédie de Labiche, où Mme Mathilde a été
vivement applaudie dans le personnage principal créé
au Palais-Royal par Mme Thierret, de joyeuse mémoire.
A citer encore Raimond, Galipaux, Montcavrel, etc.
— Le 27, vif succès aux Variétés de Décoré! comédie
en trois actes de M. Henri Meilhac,et où cet écrivain si
parisien a jeté à pleines mains le meilleur de sa verve
humoristique, de son esprit et de sa gaieté. Malgré son
titre, la pièce nouvelle n'est pas une satire d'actualité :
la décoration dont il s'agit n'est qu'un épisode, qui
sert de point de départ aux scènes les plus amusantes
et les mieux venues. Décoré ! sera le plus grand succès
de l'hiver. MM. Dupuis, Baron, Lassouche, et
Mmes Réjane, Crouzet, etc., interprètent les princi-
paux rôles de cette œuv;e charmante, dont le brillant
succès rend de plus en plus oppoitune la candidature
de M. Meilhac au fauteuil académique du regretté
Eugène Labiche.
— A l'Opéra, le 30, succès discuté de la Dame de Mon-
-76-
soreau, opéra en cinq actes et sept tableaux d'Auguste
Maqueî, musique de M. Gaston Salvayre. Une Dame
de Monsoreau, sans Gorenflot et sans Ghicot, devait pré-
senter d'autres scènes suffisamment intéressantes et
dramatiques pour réussir. Or ce sont précisément ces
scènes-là qui manquent le plus dans le livret de M. Ma-
quet. M. Salvayre a éciit une partition digne à coup
sûr de la plus haute estime, au point de vue théorique,
mais qui a semblé parfois monotone. La faute en est
certainement au livret ! L'interprétation de cette œuvre
consciencieuse et savante est foit brillante pour les
premiers sujets : Jean de Reszké, Delnias, BerardiT
Ibos, Muratet, et Mmes Bosmann et Sarolta. Le ballet a
mis surtout en évidence Mmes Subra, Hirsch, et M. Vas-
quez. Les décors sont admirables, et le grand cortège
de l'avant-dernier tableau serait au-dessus de tout
éloge s'il ne rappelait un peu trop ceux de l'ancien
Cirque olympique ou des théâtres du Chatelet et de
l'Éden.
— Le Ier février, à Déjazet, première représentation
de Tous pinces! comédie bouffe en trois actes de
M. Pierre Raynaud. Quelques scènes amusantes et
beaucoup d'inexpérience, tel est en deux mets le juge-
ment à porter sur cette comédie légère, que n'a pas
suffisamment défendue la troupe un peu disparate
dirigée par M. Boscher.
— Au Château-d'Eau. le 3, succès d'un drame
— il ~~
nouveau, coulé dans le vieux moule des Bouchardy et
des d'Ennery, Gavroche, œuvre bien faite et très passion-
nante que jouent, avec un très bon ensemble,
MM. Dalmy, Bessac, Gatinais, et surtout Brunet, qui
donne beaucoup de relief au personnage de Gavroche.
Dans un des petits rôles on a remarqué, sous le nom de
Jeanne Paola, Mlle Perron, qui fut, le 24 décembre
dernier, l'héroïne d'un drame dans un hôtel de la
rue Geoffroy-Marie, où un jeune officier russe, nommé
Popel, lui tira deux coups de revolver, qui la blessèrent
légèrement; il se tua ensuite. M"e Perron ne garde, au
moins sur son visage, aucune trace de ce terrible évé-
nement.
— Le 5, au concert Colonne excellente exécution de
la Reformation-Symphonie de Mendelssohn, dont le finale
(Choral de Luther) a été tout particulièrement applaudi.
On a joué ensuite YHarold en Italie, de Berlioz, quia été
admirablement exécuté, mais qui a un peu étonné le
public par ses rythmes et ses étrangetés musicales trop
inattendues.
— La Comédie-Française a repris, le 7 février, les
Effrontés, la belle comédie d'Emile Augier, où Mlle Le-
gault a continué ses heureux débuts dans le personnage
de la marquise d'Auberive, créé par Mme Plessy, et
repris plus tard par Mlle Tholer. Très brillante repré-
sentation que le nouveau Président de la République
honorait de sa présence. Conduit au foyer des artistes
-78 -
par M. Claretie, administrateur général, et par M. Feb-
vre, semainier, M. Carnot a adressé d'aimables com-
pliments aux interprètes de la pièce, et notamment à
MM. Got et Thiron.
Varia. — Une Lettre de Labiche. — On en a publié
un certain nombre au moment du décès de cet écrivain
comique, qui laisse tant d'oeuvres charmantes. Nous ci-
terons seulement la suivante, qui est adressée à un ami,
et où l'on retrouve les qualités d'esprit et de bonhomie
fine et railleuse qui distinguaient le talent de Labiche :
Coubert, le 18 août 1S81.
Cher ami,
Es-tu à Acquigny, chez Rousseau?
Es-tu à Berne, chez notre ambassadeur? Je t'écris à Pa-
ris, tu trouveras toujours ma lettre à ton retour.
J'ai d'ailleurs peu de chose à te dire, je me rétablis tout
doucement, mais c'est diablement long; je marche très peu
et je mange beaucoup, ce qui fait que je « graisse » à
souhait.
As-tu des nouvelles d'Augier?
Est-il revenu ? Est-il en bonne santé?
Si je savais faire des vers, je ne te dirais pas en prose que
tu es un poète charmant, tout t'inspire, même le Marsala,
qui n'est pas un fameux vin, malgré ton vers :
Quel bijou que ce Mars a là !
Je ne crois pas pouvoir chasser cette année, mais cela
m'est égal, parce qu'il n'y a pas de gibier. Les perdreaux
— 70 —
sont morts de soif pendant la grande sécheresse ; les lièvres
ont été pris d'une constipation effroyable; quelques vrais
chasseurs leur ont fait ingurgiter de l'huile de ricin, mais ce
n'était pas facile à leur administrer.
Présente mes respects à la femme.
A toi de cœur,
Je lis tes vers- à André; il te préfère à Victor Hugo, mais
il ne s'y connaît pas.
De peintre à sculpteur. — Dans un banquet donné
dernièrement à l'occasion de la croix de la Légion
d'honneur décernée au sculpteur Rodin, Armand Silvesire
a lu le sonnet suivant, que nous croyons devoir conser-
ver pour la remarquable vigueur avec laquelle il traduit
le talent énergique et original de l'artiste auquel il
s'adresse :
A RODIN
Rude ouvrier du marbre où dort encor la souche
Des déesses au corps blanc comme sont les lis,
Toi qui fais du granit jaillir leurs flancs polis
Et monter le sourire immortel à leur bouche,
Poète amer et doux d'un Idéal farouche
Qui sais sous les baisers pencher les fronts pâlis,
Et, des vaines pudeurs ouvrant au vent les plis,
Faire vivant et nu tout ce que ta main touche,
Salut Rodin ! maître sculpteur, dompteur de chair,
Toi qui rends à nos yeux tout ce qui nous est cher,
Pétrisseur de seins durs et de croupes rebelles,
— So -
Toi qui fais que la gloire et l'Idéal vivront,
Tant que sur leur amour les hommes pleureront
Et tant que, sous les cieux, les femmes seront belles.
Victoire et Poésie. — On reproche à notre nouveau
président de la République de n'être pas assez lettré.
On ne peut adresser le même reproche à son aïeul, le
grand Carnot, qui, tout en organisant la victoire, trou-
vait le temps de trousser assez lestement des vers.
Voici une pièce de lui que le Parti national a trouvée
dans un vieux volume de VAlmanach des Muses.
LES DEUX GLYCÈRES
Air : Le connais-tu, ma chère Étéonore?
Combien Glycère était simple et naïve,
Quand je la vis pour la première fois!
Un air sensible, une démarche vive,
Dès cet instant me soumit à ses lois.
Sein palpitant et timide prunelle
Montraient un cœur tout près de s'enflammer ;
On y voyait ce trouble qui décèle
Et le besoin et la crainte d'aimer.
Un baiser pris faisait rougir Glycère,
Et pour deux jours me rendait satisfait ;
On disputait une faveur légère,
J'étais content d'un plaisir imparfait.
Tout est changé : Glycère, peu sauvage,
A mes désirs laisse prendre l'essor ;
On me permet de cesser d'être sage.
Ce que je veux, je l'obtiens sans effort.
— 8i —
A chaque instant le myrte me couronne,
On me prévient dans le moindre désir;
A mes ardeurs Glycère s'abandonne;
J'ai tout enfin, excepté du plaisir.
Tous les matins, Glycère à sa toilette
Rougit encor, mais ce n'est qu'au pinceau;
Et chaque jour, moins jeune et plus coquette,
Elle a besoin d'un ornement nouveau.
Ah! ce n'est plus cette simple bergère
Qu'avec transport je pressais sur mon sein ;
Je languissais, mais j'avais, ô Glycère!
Tant de plaisir à vous baiser la main !
Carnot,
Capitaine d'artillerie à Dijon, 1787.
Enfin, dans une vente récente d'autographes, on a
payé 50 francs la pièce de vers suivante, composée et
écrite par Carnot, très peu de temps avant sa mort :
SONNET SUR LE BONHEUR
Bonheur! ô toi pour qui tout se meut sur la terre,
Tes favoris sont-ils chez les grands? aux hameaux?
A Sparte? à Sybaris? au camp? au sanctuaire?
Préfères-tu les bois? la garde du troupeau?
Es-tu la volupté? la gloire? une chimère?
Le désir satisfait? ou l'absence de maux?
Es-tu dans l'amitié? dans l'amour? sous la haire ?
Dans la paix? le savoir? la vertu? les tombeaux?
Impatients mortels, il est dans l'espérance
11 est dans notre cœur, couronne l'innocence-
Il résiste à nos vœux et vient inattendu.
— 82 —
Ce présent du Très-Haut, cette céleste flamme,
Ne peut se définir; il est le pain de l'âme,
On n'en connaît le prix que quand on l'a perdu.
Magdebourg, 28 novembre 1818.
Le général Carnot.
Jules Claretie jugé par J.-J. Weiss. — Des amis
maladroits ont intempestivement poussé M. Weiss à
présenter le 26 janvier sa candidature à l'Académie
française contre celle de M. Jules Claretie, dont la
nomination était, pour ainsi dire, assurée d'avance.
M. Weiss a enlevé ainsi 8 voix à M. Jules Claretie, qui
n'en a plus récolté que 20.
A la suite de cet échec de M. Weiss on a
raconté que, s'il s'était présenté contre M. Claretie,
c'est qu'il professait, sans doute, à l'endroit du nouvel
élu, quelque animosité littéraire. La citation suivante
d'un article de M. Weiss dans les Débats, à propos de
la comédie de M. Claretie, Monsieur le Ministre, alors
qu'elle fut jouée au Gymnase, suffira pour démontrer
en quelle sérieuse estime M. Weiss tenait, au contraire,
le talent de son brillant concurrent :
« J'ai lu deux fois Monsieur le Ministre, en roman, et
je ne me plaindrais pas de l'avoir à lire une troisième
fois. Le roman est un beau livre et une belle action.
Pour l'écrivain il a fallu l'accord du talent et du carac-
tère. Un républicain éprouvé, qui souffre de son idéal,
— 83 —
qu'on ternit ou qu'on déshonore; un patriote que bles-
sent les vices du temps; un honnête homme aux mains
nettes; un chef de famille aux mœurs probes; la haute
impartialité de l'artiste qui ne s'attache qu'à son idée
d'art, la considère en elle seule et refuse de la laisser
entamer par des prétentions et des préjugés de groupe
ou de coterie; la connaissance, dès longtemps acquise,
de tous les tenants et aboutissants de la vie parisienne;
le coup d'oeil froid, patient, investigateur; l'indifférence
courageuse, la haine des puissants du jour et l'exhaus-
sement de soi-même par-dessus les réclamations injustes
des amitiés mesquines : voilà ce qui fait le prix de ce
livre rare... On dirait du Balzac adouci et plus limpide. »
Si M. Ernest Renan, qui doit recevoir M. Jules Cla-
retie à l'Académie, se montre aussi favorable, il nous
semble que l'auteur du Drapeau, du Prince Zilah,
des Amours d'un Interne, de la Maison vide, elc, n'aura
pas à se plaindre.
Ajoutons qu'à propos de son élection, et entre autres
nombreuses félicitations qu'a reçues Claretie, les vers
suivants lui ont été adressés par l'érudit M. Loiseleur,
le bibliothécaire d'Orléans, que nous ne savions pas si
poète que cela!
A JULES CLARETIE
Montez au trône académique
Où Molière n'a pu s'asseoir;
- 84-
Montez sans peur, le grand Comique
Paraîtra pour vous recevoir.
Certes Molière vous convie
A cet honneur avec raison :
Vous avez bien conté sa vie,
Vous gouvernez bien sa Maison.
A propos du coup d'État. — On parle beaucoup en
ce moment d'un livre anonyme qui vient de paraître
sous le titre d'Histoire anccdotique du second Empire,
et qui donne surtout, sur le coup d'État de 185 1, de
fort curieux détails. Nous y trouvons entre autres por-
traits, nous dirions mieux entre autres croquis, le sui-
vant, qui s'applique à l'un des principaux auteurs de la
révolution militaire de décembre, le futur maréchal de
Saint-Arnaud :
a Leroy de Saint-Arnaud, encore fort jeune pour son
grade et sa position, était un homme des plus aimables,
plein d'esprit et de finesse, gaiement brave, un peu
pillard peut-être, mais pillard pour les autres plus que
pour lui; aimant le luxe pour en faire jouir ceux qui
l'approchaient; viveur, grand seigneur par excellence,
ayant toujours la main ouverte, ainsi que la bourse. »
Nous pouvons dire que l'auteur de ce livre, si plein
de détails intéressants, et dont beaucoup sont inédits,
était mieux que personne en situation de bien connaître
les événements dont il parle, car il n'est autre que M. le
— 85 —
baron Du Casse, ancien officier supérieur d'état-major,
aide de camp du roi Jérôme, et qui a donné déjà plu-
sieurs publications historiques relatives au premier Em-
pire.
Une Baignoire pour deux. — C'est dans les mémoires
publiés récemment par les frères Lionnet que nous
trouvons l'anecdote suivante, relative à la première
entrevue du peintre Courbet et d'Alexandre Dumas père.
« Le peintre d'Ornans se présente un jour chez le
grand écrivain, avec lequel il ne s'était jamais ren-
contré , et qu'il voulait remercier au sujet d'une étude
fort louangeuse que le maître avait écrite sur lui. Il
arrive rue d'Amsterdam et dit au domestique :
« M. Dumas est-il chez lui ?
— Oui, Monsieur; mais M. Dumas est en train de
prendre un bain.
— Veuillez lui faire passer ma carte. »
Le domestique revient, et, s?adressant au visiteur :
« Monsieur vous attend, Monsieur. »
Courbet entre dans la chambre à coucher de Dumas,
qu'il trouve, eh effet, dans un bain.
Dès qu'il parait, Dumas, avec sa bonne figure sym-
pathique et réjouie , lui dit en souriant et sans plus de
façons :
ï
« Bonjour, mon garçon ! Fais comme moi : désha-
bille-toi et viens là; nous causerons tout à notre aise. »
— 86 —
La Vertu d'Armande Béjart. — S'il est une légende
aujourd'hui bien accréditée, c'est celle de Pinconduite
d'Armande Béjart, la femme de Molière, et cela grâce
au célèbre pamphlet anonyme publié à Francfort en 1688
sous le titre de la Fameuse Comédienne. On a même
dressé la liste de ses amants, parmi lesquels figurent le
comte de Guiche, le comte de Lauzun et l'abbé de Ri-
chelieu. Eh bien, M. Gustave Larroumet, l'un des plus
ardents moliéristes de notre temps, vient, dans un livre
récent, de détruire cette légende galante en réfutant les
principales accusations de l'odieux pamphlet. De plus,
il a cru reconnaître, à certains indices, que la Fameuse
Comédienne devait être l'œuvre d'une bonne petite cama-
rade de théâtre qui aurait trouvé moyen de satisfaire
ainsi la haine jalouse dont elle poursuivait Armande
Béjart.
Nous souhaitons qu'il en soit ainsi, et pour la vertu
de la célèbre comédienne, et pour l'honneur de notre
grand auteur comique, l'inconduite de sa femme ayant
toujours fait une tache fâcheuse dans l'auréole dont nous
aimons à l'entourer. Il n'en reste pas moins vrai que le
ménage Molière, émaillé de disputes, de séparations et
de réconciliations, ne peut pas êtrecitécommeun modèle.
Mais de là aux calomnies dont Armande Béjart a été
victime, il y a heureusement bien loin.
Le Premier Jour de la semaine. — Un journal de pro-
-8y-
vince ayant demandé quel était le premier jour de la
semaine, notre confrère Paul Forestier, du Voltaire, a
voulu prendre ses renseignements aux bonnes sources.
Il a consulté successivement Larousse, l'Académie et
Littré, et tous les trois ont été unanimes pour lui in-
diquer le dimanche comme étant ce premier jour.
Malgré cette triple et écrasante autorité, nous ne
comprenons ni que la question puisse être posée, ni
surtout qu'elle puisse être résolue dans ce sens. Les
jours de la semaine correspondent, on le sait, aux our-
nées de la création du monde, et la Bible, après avoir
énuméré ces journées, au nombre de six, ajoute :
« Dieu, ayant terminé son œuvre, se reposa le sep-
tième jour...
« Et il bénit ce septième jour, et il le sanctifia, parce
que c'était en ce jour qu'il s'était reposé de son œuvre
de la création. »
Or le dimanche étant le jour du Seigneur [dies domi-
nica), et le repos ne pouvant pas se placer avant le
travail, il s'ensuit forcément que ce jour est le dernier
de la semaine, en dépit de l'Académie, de Littré, de
Larousse, et de tous autres qui voudraient soutenir leur
erreur.
Un Brevet persan. — Un de nos amis vient d'être
décoré, par le Shah de Perse, de l'ordre du Lion et du
Soleil. Voici la traduction textuelle du brevet original,
— 88 —
qui est en langue persane. Cette traduction a fidèlement
conservé à ce brevet toute sa couleur orientale.
Au nom de Dieu très glorieux !
Le gouvernement appartient à Dieu !
Depuis que la main de Nacir-Eddin a saisi le sceau im-
périal, la Justice et l'Équité ont saisi l'univers depuis la lune
jusqu'au poisson au fond des eaux.
Eu égard aux relations de confiance et d'amitié qui exis-
tent entre les deux puissants gouvernements de Perse et de
France, et dans ma parfaite bienveillance pour M. X..., j'ai
ordonné de lui remettre, comme faveur flatteuse, la décora-
tion du Lion et du Soleil de troisième classe (commandeur)
pour qu'elle fasse l'ornement de sa poitrine.
Écrit dans le mois de Chabran de l'année 1 504 (24 avril
au 23 mai 1887).
La Femme appréciée par les Saints. — C'est dans une
pieuse gazette que nous avons trouvé, à propos des
femmes, les citations suivantes. On y verra comment
sont appréciées les descendantes d'Eve par les écri-
vains religieux. C'est du dernier galant!
Saint Bernard a dit : La femme c'est l'organe du
diable.
Saint Augustin : La femme est l'augmentatrice du
péché.
Saint Jean Chrysostome : De toutes les bêtes féroces,
il n'en est pas de plus dangereuse que la femme.
Saint Cyprien : La femme est une glu envenimée.
Saint Paulin : Il n'y a pas de femme bonne.
_s9-
Le R. P. Achille de Barbantane : La femme, voilà
le grand empire qui tyrannise la nature.
Le P. Joly, capucin : Avec la femme, le plus sage
devient fou.
Tous ces saints hommes ne parlent-ils pas des fem-
mes tout comme s'ils avaient eu personnellement à s'en
plaindre?
LES MOTS DE LA QUINZAINE
« Moi, dit une dame, je ne comprends que la valse à
deux temps.
— Moi , du une autre, je ne puis souffrir que celle à
trois temps.
— Il n'y a qu'une valse de vraie, reprit en souriant
un aimable septuagénaire, c'est la valse à vingt ans. »
Un locataire qui fait du jour la nuit se plaint à son
propriétaire.
« Vous devriez bien, lui dit-il, donner congé aux gens
qui sont au-dessus de moi. On se remue chez eux toute
la journée, et je ne puis pas dormir. »
Une dame qui vient de se faire arracher une dent
donne à son opérateur une modeste pièce de cent sous.
— go —
« C'est sans doute pour mon domestique? dit-il d'un
air dédaigneux.
— Non, Monsieur, c'est pour vous deux. »
On complimente un avocat sur l'éloquence qu'il a
déployée dans la défense d'un coupable.
« Ah ! dit-il, c'eût été bien autre chose si j'avais eu
à soutenir l'accusation ! »
Tempête de ménage :
Madame, qui est vieille et laide, tient tête à monsieur
qui, exaspéré, s'écrie :
« Madame, je vous prouverai que je suis votre époux.
— 0 mon Alfred, merci pour cette bonne promesse ! »
Calino vient de renverser un service de porcelaine, et
demande s'il a une grande valeur.
« Mais c'est du vieux Sèvres, lui dit-on.
— Ah ! tant mieux, je craignais que ce ne fût du
neuf. »
PETITE GAZETTE. —Nécrologie. — 21 janvier.
— M. Didiot, directeur du journal le Moniteur de la Moselle,
à Metz, qui était très dévoué aux intérêts français. L'admi-
nistration allemande ayant supprimé récemment cette feuille,
M. Didiot en éprouva une si douloureuse impression que
la maladie dont il souffrait s'aggrava, el qu'il en est mort.
— gi —
— 2$. Le peintre Joseph-Amédée Velay, auteur de fu-
sains remarqués, et qui avait été décoré, en 1870, pour sa
belle conduite pendant la guerre. 11 avait quarante-six ans.
— 26. Le chansonnier bien connu Marc-Constantin, à
l'âge de soixante-dix-huit ans.
— 29. Louis-Alphonse Baudin, ingénieur en chef, secré-
taire général de la Compagnie du chemin de fer de Lyon.
— 30. Dom Bosco, surnommé le saint Vincent de Paul
Italien, fondateur des missions de François de Sales. Les
prêtres formés par dom Bosco pour l'aider dans son œuvre
portent aujourd'hui le nom de Salésiens, et ils se sont ré-
pandus dans tous les pays. Dom Bosco était né en 181 5.
— Ier février. Victor Thiébaut, le fondeur bien connu. La
plupart des grandes statues de bronze fondues depuis nombre
d'années à Paris sortent de ses ateliers. Ancien maire du
Xe arrondissement, officier de la Légion d'honneur, M. Thié-
baut avait soixante-quatre ans.
— ior février. Ludovic de Vauzelles, conseiller honoraire
à la cour d'Orléans et auteur de vers, de tragédies antiques
et de drames historiques publiés en divers recueils. Il avait
soixante ans.
— 6. Le général de division Charles-Victor Frébault, de
l'artillerie de marine, et qui était sénateur inamovible. C'est
lui qui commanda en chef l'artillerie pendant le siège de Pa-
ris. C'était un homme de guerre éminent, et un caractère
des plus sympathiques, plein de droiture et de loyauté. Il
était né le Ier février 181 3.
— 8. Le voyageur Paul Marcoy, dont le Tour du Monde
a publié d'intéressants récits d'explorations en Amérique. De
son vrai nom Laurent Saint-Cricq, il occupait à Bordeaux,
où il est mort, les fonctions de directeur des squares et jar-
dins de la ville.
— 92 —
VARIÉTÉS
LE MANUSCRIT DU TÉLEMAQUE
ET
FÊNELON DEVANT LA POLICE
La librairie des Bibliophiles a annoncé dernièrement comme
devant paraître dans sa Nouvelle Bibliothèque classique une
édition de Télémaque avec une préface de M. Jules Simon.
Ace propos notre collaborateur M. Thénard nous a adressé
la communication suivante :
Madame, duchesse d'Orléans, mère du Régent, a laissé
une volumineuse correspondance dont une partie considérable
a été publiée en Allemagne depuis une dizaine d'années1.
A la date du 14 juin 1699, Madame écrit à sa tante :
Saint-Cloud.
On ne parle plus de l'Archevêque de Cambrai ici. Je
regrette bien qu'on ne veuille pas faire imprimer son
roman de Tèlèmaque, car c'est un très gentil et fort beau
livre. Je l'ai lu en manuscrit. On croit qu'il sera impri-
1. Elle a été traduite par M. Jœglé, professeur de langue alle-
mande au lycée de Versailles.
— çp —
mé en Hollande; on a voulu l'imprimer ici, et Ton avait
déjà publié un volume; mais, dès que l'Archevêque en
eut été informé, il a acheté tous les exemplaires et fait
défense d'imprimer la suite.
On ne m'a prêté le manuscrit que par fragments, et
l'on ne me donnait l'un que quand j'avais fini l'autre. On
a exigé de moi la promesse de ne pas le faire copier;
sans quoi, j'en aurais certainement fait prendre une copie
pour vous. Dieu veuille que les instructions que contient
ce livre fassent impression sur le duc de Bourgogne !
S'il s'y conforme, il deviendra un grand roi avec le temps.
Madame, malgré les informations qu'elle recevait de tous
côtés, ignorait bien des agissements de police.
Ainsi, pendant qu'elle prévoyait que le Télèmaque serait
imprimé en Hollande, la cour soupçonnait déjà une impres-
sion furtive à Lyon.
Le 17 février 1698, Pontchartrain écrivait à d'Argenson :
Quand l'avis qui vous a été donné de l'impression
d'un ouvrage de M. l'Archevêque de Cambrai serait vé-
ritable, la recherche que vous vous proposez d'en faire
par l'Intendant ferait trop de bruit et d'éclat. A l'égard
de l'expédient d'en faire arrêter les paquets à la poste,
il est impraticable ; mais vous pouvez dire en général,
au maître de la diligence, d'être exact à ne se point
charger de livres qu'ils ne passent par la douane1, et
1. La douane était aux barrières de Paris.
— 94 —
vous devez tenir la main à l'exécution des ordonnances
rendues sur la matière.
Le 29 juin 1698, le même répétait à d'Argenson :
A l'égard des écrits de M. l'Archevêque de Cambrai il
faut les arrêter, et, s'ils sont comme vous le dites en mai-
sons particulières, je vous expédierai les ordres dont
vous avez besoin pour les y envoyer prendre.
Vous n'avez pas encore fait une grande découverte
d'en avoir saisi douze exemplaires, pendant qu'on les
distribue par milliers.
Le Tclcmaqut n'est pas indiqué dans cette correspondance,
il se pourrait qu'il s'agît des démêlés que Fénelon eut avec
Bossuet; néanmoins, il est intéressant de voir cet écrivain
poursuivi et traqué comme un vil folliculaire.
Ainsi, d'après Madame, Fénelon prenait grand soin de ne
pas répandre son ouvrage dans le public, pressentant sans
doute que la malignité de ses adversaires trouverait dans le
Têllmaquc matière à l'accuser auprès du roi. Cependant, en
cachette, le livre s'imprimait; mais la police était avertie :
Ponlchartrain à La Bourdonnaie.
Versailles, 28 janvier 1700.
Le Roi a été informé que depuis six semaines on a
imprimé à Rouen deux autres éditions de Télémaque; que
-95 -
le nommé Prévost en avait fait charger un grand nombre
d'exemplaires sur un bateau qui a péri aux Andelys à
la réserve de deux cents qu'il a fait distribuer à Paris.
On a su que le même Prévost en a encore une édition
de 1,000 exemplaires en deux volumes. Sur quoi le Roi
m'ordonne de vous écrire que cette impression ayant
été faite sans privilège, elle veut que vous en fassiez
saisir les exemplaires.
Au même.
1 1 mai 1700.
Nonobstant la saisie que vous fîtes faire au commen-
cement du mois passé, chez le nommé Boucher, j'ai
appris que Prévost, autre libraire de Rouen, a écrit à des
libraires de Paris qu'il était à même de leur envoyer
autant d'exemplaires qu'ils en demanderaient, même jus-
qu'à 400. Ainsi il faut faire une nouvelle perquisition
chez ce libraire.
C'était par la violation du secret des lettres que Pontchar-
train recevait de si précises informations. Saint-Simon ne se
trompe pas quand il dit que la poste causait la disgrâce ou la
perte de beaucoup de personnes.
Fénelon était traité comme un simple rédacteur de la
Gazette de Hollande; ses écrits même religieux ne le mettaient
pas à l'abri des persécutions.
- 96 -
Ponîchartrain à d'Argenson.
2 3 avril 1704.
Vous avez bien fait de faire arrêter la lettre pastorale
de M. l'Archevêque de Cambrai. Sans entrer dans le
fond de la doctrine, il suffit que cet écrit ait été porté
et vendu hors de son diocèse sans permission pour être
sujet à la saisie.
A cette date, la France avait l'Europe entière sur les bras ;
mais la police de Louis XIV surveillait attentivement les
moindres actions de l'ancien précepteur du duc de Bour-
gogne.
J.-F. Thénard.
Georges d'Heylli.
Le Gérant : D. Jouaust.
Paris, imprimerie Jouaust et Sigaux, rue de Lille, 7.
GAZETTE ANECDOTIQUE
NU Mit KO 4 29 FÉVRIER 1888
SOMMAIRE.
La Quinzaine : L'Incident Daudet-Tourguénef. — Les Bals de
l'Hôtel de ville. — Le Nouveau Musée des portraits d'artistes. — Le
Pont d'Arcole et le Pont-Neuf. — Le Banquet des « Spartiates ». —
Les Petits Salons. — Lettres inédites. — A propos de Beaumarchais.
— Théâtres et Concerts.
Varia : Des mots, des riens. — L'Autre Sonnet d'Arvers. — Bé-
vues et Erreurs littéraires. — Les Mots de la Quinzaine.
Petite Gazette. Nécrologie.
Variétés : Charlotte Corday et ses Adorateurs.
7 février.
La Quinzaine. — L'incident Daudet-Tourguénef a oc-
cupé pendant quelques jours la chronique. Alphonse Dau-
det était très lié avec le célèbre romancier russe, qui lui
témoignait, de son côté, une très grande estime à tous les
points de vue. Or, Tourguénef, dans les dernières années
de sa vie, avait admis dans son inlimité un jeune corres-
1. — 188S. 7
- 98-
pondant du Novoié-Vrémia, M. Isaac Pavlovsky, et il ne
se gênait pas pour exprimer devant lui ses sentiments les
plus intimes. M. Pavlovsky recueillait avidement toutes
les conversations du maître, et il vient de les publier en
un volume, où M. Daudet est traité fort méchamment
dans les souvenirs attribués à son prétendu ami Tour-
guénef.
Alph. Daudet a répondu en quelques lignes seulement
à ces attaques posthumes.
« On m'apporte, dit-il, un livre de Souvenirs, où Tour-
guénef, du fond de la tombe, m'éreinte de la belle ma-
nière. Comme écrivain, je suis au-dessous de tout; comme
homme, le dernier des hommes. Et mes amis le savent
bien, et ils en racontent de belles sur mon compte!...
De quels amis parle Tourguénef, et comment restaient-ils
mes amis, puisqu'ils me connaissaient si bien? Lui-même,
le bon Slave, qui l'obligeait à cette grimace amicale avec
moi ? Je le vois dans ma maison, à ma table, doux, affec-
tueux, embrassant mes enfants. J'ai de lui des lettres
cordiales, exquises... Et voilà ce qu'il y avait sous ce bon
sourire... Mon Dieu, que la vie est donc singulière, et
qu'il est joli, ce joli mot de la langue grecque : Eirè-
nciaî »
10 février.
La commission des auteurs dramatiques vient de se
prononcer sur le différend qui s'était produit entre MM. Le-
gendre, Porel et Blémont, au sujet de l'adaptation de
- 99 —
Beaucoup de bruit pour rien, de Shakespeare, jouée au
théâtre de l'Odéon. M. Blémont prétendait qu'une pièce
de lui, Roger de Naples, communiquée jadis à M. Porel,
et qui a été publiée depuis en volume, avait des analo-
gies extraordinaires et inexplicables avec l'adaptation de
M. Legendre, et il soumettait le cas à l'arbitrage de la
commission. Celle-ci s'est prononcée contre les préten-
tions de M. Blémont. « Les deux auteurs, a-t-elle dit,
ont puisé aux mêmes sources, mais les développements
de leur œuvre respective sont tout à fait différents, et il
ne peut y avoir eu plagiat. »
12 février.
Le conseil municipal de Paris vient de donner deux
grands bals dans les salons non encore terminés de l'Hô-
tel de ville. C'est un spectacle magnifique, à coup sûr,
malgré la cohue indescriptible qui s'est surtout produite
autour des vestiaires et des buffets. On nous communique
le devis approuvé du buffet du bal d'hier soir. Il se
monte au total de 15,000 francs, répartis sur les con-
sommations suivantes : 6,300 sirops, 3,200 glaces,
4,000 cafés glacés, 1,250 marquises, 6,300 punchs,
1,900 chocolats, 4,400 consommés, 500 bouteilles de
bordeaux, 2,500 bouteilles de Champagne, 14,000 sand-
wiches, 6,000 petits pains au foie gras, 135 livres de
babas, 135 livres de brioches, 1,000 gâteaux divers,
33 corbeilles de mandarines.
— IOO —
En somme, pour plus de 5,000 invités, ce menu est
plus démocratique que pantagruélique.
14 février.
Aujourd'hui a eu lieu, au Musée du Louvre, l'inaugura-
tion, par le Président de la République, du nouveau mu-
sée des portraits d'artistes exposés dans la grande salle
du pavillon Denon. Le directeur des Beaux-Arts n'a en-
core réuni, dans cette intéressante exposition, qu'une
centaine de portraits dont le nombre doit s'accroître
tous les jours. On y remarque entre autres les portraits
des peintres David, Greuze, Delacroix, Courbet, Mme Vi-
gée-Le Brun, Mignard, Poussin, Rigaud, etc.; des
sculpteurs Bouchardon, Coustou, Girardon, Puget, etc.;
des architectes Mansart, Perrault, Soufflot, etc., et des
artistes étrangers Michel-Ange, le Tintoret, Van Dyck,
Rembrandt, Canova, etc..
16 février.
Le pont d'Arcole vient de s'écrouler, ou à peu près,
ainsi qu'avait fait le pont Neuf il y a près de deux ans. Et
à propos du pont d'Arcole, beaucoup de journaux parlent
de la victoire de Bonaparte, en Italie, et des dangers
qu'il courut, sur le pont du même nom, où son aide de
camp Muiron lui sauva la vie en se faisant bravement
tuer devant lui. Ce n'est cependant pas la victoire de
Bonaparte que rappelle le pont d'Arcole, à Paris; il a
— 101
pris plus simplement le nom d'un jeune homme, qui,
le 28 juillet 1850, se fit tuer, pendant « les trois glo-
rieuses », en traversant le pont suspendu qui conduisait
alors à la place de Grève, et qu'a remplacé le pont ac-
tuel. « Mes amis, si je meurs, s'était-il écrié en s'élan-
çant sur le pont avec un drapeau à la main, souvenez-
vous que je me nomme Arcole!... » Personne ne sut
jamais d'où venait, ni qui était ce jeune homme. L'épi-
sode de sa mort héroïque rappelle assez, d'ailleurs, le
souvenir de la conduite de Bonaparte au pont d'Acole,
qu'il franchit, mais plus heureusement, de la même ma-
nière.
— Le banquet dit des « Spartiates », qui a lieu à épo-
ques périodiques, avait aujourd'hui un intérêt particulier.
Le nouvel ambassadeur d'Angleterre, lord Lytton, y as-
sistait. C'est Arsène Houssaye qui lui a souhaité la bien-
venue, dans une très fine et spirituelle allocution, qu'il a
terminée en lisant les vers français suivants composés par
l'ambassadeur.
« Écoutez, a-t-il dit, ces belles strophes de lord Lytton :
ne les dirait-on pas tombées de la plume d'or de lord
Byron ? »
l'idéal et la possession
Un poète, un rêveur adorait une étoile,
Et pendant tout le jour il attendait la nuit :
« 0 ma belle ! pourquoi, dans cet azur sans voile,
As-tu placé si loin tout ce qui me séduit?
— Î02 —
« Étoile, mon idole, en ma nuit solitaire,
Ton cœur à tes amants ne s'est jamais livré.
Que ne puis-je un seul jour t'attirer sur la terre,
T'étreindre dans mes bras et mourir enivré ! »
Cet amour du rêveur toucha la surhumaine,
Qui, délaissant pour lui son empire des cieux,
Descendit des hauteurs de sa sphère lointaine :
Une femme superbe apparut à ses yeux.
L'étoile en pâlissant se donna corps et âme.
« 0 mon amant, dis-moi lequel valait le mieux,
Le regard de l'étoile ou le sein de la femme? »
Et l'homme répondit, le regard anxieux :
« J'ai perdu, je le sens en mon âme inquiète,
Ce pur rayon du ciel que brûlait mon désir.
— Et moi, reprit la femme avec un grand soupir,
En me donnant à toi, j'ai perdu mon poète. »
Lord Lytton a pris ensuite la parole, et a prononcé la
petite improvisation suivante, qui a été acclamée :
Je suis très ému, très touché de la réception que vous me
faites, et je suis d'autant plus embarrassé pour vous remercier,
qu'absent depuis longtemps de votre cher pays j'ai perdu l'ha-
bitude de m'exprimer dans cette langue française que j'aime
tout particulièrement. En ma qualité de Spartiate, je peux, il
est vrai, être laconique; en ma qualité de diplomate, je devrais
être taciturne. Et cependant, dans une réunion aussi char-
mante, comment pourrais-je me résoudre à être laconique et
taciturne ?
Je ne sais plus quelle est la philosophie qui prétend que la
bouche a été donnée à l'homme pour trois choses : pour man-
— IOJ —
ger, pour causer et pour bâiller. Or, nous venons de fort bien
dîner et nous avons très agréablement causé : je ne voudrais
donc pas, par un long discours, vous amener à accomplir la
troisième fonction de la bouche : le bâillement.
En tant que Spartiate, je ne puis mieux terminer qu'en
m'appropriant le mot historique et laconique du maréchal Mac-
Mahon : <c J'y suis, j'y reste. »
Les Petits Salons. — Les cercles artistiques viennent
d'ouvrir leurs expositions, comme ils le font tous les ans
à pareille époque. C'est celui de la rue Volney qui a
commencé; mais, pour avoir été la première, son expo-
sition n'est pas la meilleure : beaucoup trop d'études, et
pas assez de véritables tableaux. Malgré la présence de
grands noms, comme ceux de MM. Benjamin-Constant,
Bonnat, Bouguereau, Carolus-Duran , Élie Delaunay,
Henner, Jules Lefebvre, l'ensemble est monotone, et ne
présente rien qui accroche l'œil un peu vivement.
A l'exposition du cercle de la place Vendôme, où les
grands noms sont encore plus nombreux, les œuvres sont
beaucoup plus saillantes. A citer en première ligne : des
portraits de femmes de Cabanel et de Bouguereau; ceux
d'Alphonse Karr, par Carolus-Duran, et de Falguière,
par Bonnat; — le 4e Hussards, de Détaille, et le Départ
des conscrits, de J. Le Blant; — le Beau Temps, d'Heil-
buth; — Y Aïeule, de Jules Lefebvre; — le Pasquale,
de Meissonier; — le Marchand de tapis au Caire, de
Gérôme.
— 10J. -
Le cercle des Champs-Elysées étant venu se fondre
avec celui de la place Vendôme, celui-ci n'a plus trouvé
chez lui de place pour y accrocher ses tableaux, et c'est
à la galerie Petit qu'il a dû les porter cette fois.
En même temps a été inaugurée l'exposition annuelle
de PUnion des femmes peintres et sculpteurs, moins inté-
ressante cette année que les précédentes. On y voit sur-
tout des portraits, des fleurs, des natures mortes, avec
un assez grand nombre de paysages; mais les composi-
tions et les études y sont fort rares. On peut signaler sur-
tout : les hortensias, les glaïeuls et les pivoines de
Mme viteau; les lilas de Mme de Goussaincourt; — les
animaux de Mme Peyrol-Bonheur ; — un charmant paysage
de M1Ie Jeanne Taconnet et des marines de Mme Élodie
Lavillette; — un joli tableau de M1Ie Marie Robi-
quet, qui représente une jeune fille buvant à une chute
d'eau et un chien jappant après elle. Il ne faut pas ou-
blier non plus un beau morceau de sculpture dû à
Mme Léon Bertaut, et qui a pour titre : Psyché sous
l'empire du mystère.
La Société d'aquarellistes français, qui ouvrait ordi-
nairement son exposition au commencement de février,
est en retard cette année. C'est seulement en mars qu'elle
nous conviera à venir voir les œuvres de ses membres,
qui, cette fois, ne resteront exposées que pendant un mois.
Lettres inédites. — On vient de vendre, à l'hôtel
— io5 —
de la rue Drouot, plusieurs séries de lettres autographes
intéressantes. Nous citerons les suivantes :
Très belle lettre de Taine, de l'Académie française,
vendue 42 francs :
18 octobre 1S56.
Votre lettre est trop obligeante, Monsieur; vous louez mes
intentions et mes articles bien au-dessus de leur valeur. Mes
intentions sont celles de tout le monde. Je cherche à me faire
plaisir, et pour moi le plaisir consiste à combiner des idées.
Mes articles ressemblent à ceux detout le monde; aujourd'hui,
chacun fait de la critique. Dès la seconde, nos professeurs
nous demandent de juger nos auteurs. J'ai la maladie du
siècle, rien de plus. Nous sommes des chenilles attachées sur
les beaux arbres qui ont fleuri autrefois. Je ronge mes feuilles
comme mes voisins Jacques et Pierre, et mon seul mérite (il
n'est pas gros) consiste à crier sur tous lestons cette banalité
que la critique ne doit pas être un sermon moral, un cancan
ou une leçon de style, mais une psychologie.
Si jamais vous avez le cruel malheur de mettre la main sur
la littérature, vous verrez qu'elle est émouvante; c'est un
métier, ou pis, un commerce. Comme on se vend pour rien,
on est obligé de se vendre deux fois.
Plus tard peut-être, Monsieur, je serai moins indigne de
l'approbation de vos amis et de la vôtre. Après quelques années
de noviciat dans la critique et dans les revues, j'entrevois de
loin la philosophie et les livres. J'ai vécu longtemps enterré
dans ces questions : S'il y a là-haut un monder Peut- il
éclore? Quand on en parle, les savants rient, les hommes de
salon bâillent, les hommes officiels font les gros yeux, les
jeunes gens s'en vont au club. C'est pourquoi je n'en parle
— ioG —
guère. Je vous remercie mille fois de l'intérêt que vous voulez
bien y prendre.
Dans une lettre d'Emile Augier, vendue 72 francs,
nous trouvons le passage suivant :
Ce qui me frappe aujourd'hui dans Molière, c'est le philo-
sophe et le socialiste, plus encore que le grand poète. Son
libertinage, pour employer le mot du temps, m'apparaît à
chaque page de son œuvre sous les précautions infinies dont
il a été obligé de l'envelopper. Le temps est peut-être venu
de restituer à ce grand génie toute la part qui lui revient dans
notre Révolution.
Deux lettres d'Emile Zola, vendues, la première
5 1 francs, et la seconde 20 francs.
I
Paris, 25 janvier 1868.
Cher Monsieur,
Je lis seulement aujourd'hui l'article que vous avez bien
voulu consacrer à Thérèse Raquin, et je vous remercie mille
fois de votre obligeante sympathie.
Vous avez raison. Mon œuvre n'est point faite pour les
délicats. Je l'ai écrite sans parti pris, je vous assure, obéis-
sant uniquement à la logique des faitf, acceptant les consé-
quences fatales de la donnée première. Ceux qui m'accusent
de chercher le scandale se trompent; je ne cherche que la
vérité, je suis un simple analyste.
D'ailleurs je ne compte point me renfermer dans l'horreur;
je me cherche encore, je sens devant moi un ensemble d'œuvres
vraies dans lesquelles je montrerai les fatalités de la vie, les
— 107 —
fatalités des tempéraments et des milieux. Vous avez été
jusqu'ici le seul à me comprendre.
Merci encore et tout à vous.
Emile Zola.
II
Médan, 30 octobre iSSj.
Merci, cher Monsieur, de votre bonne lettre et merci à nos
amis de leur grande sympathie littéraire. Je serais très touché
de l'honneur que vous me feriez en me nommant votre prési-
dent d'honneur, mais je suis surtout reconnaissant de l'appui
que vous m'offrez dans cette imbécile aventure de l'interdic-
tion de Girminal.
Oui, je me sentirais plus fort, tout à fait fort, si j'avais la
jeunesse avec moi. C'est de votre avenir qu'il s'agit, c'est de
vos libertés de demain.
En me défendant, vous vous défendrez, et la victoire est
certaine si la jeunesse se lève.
Merci encore et tout à vous.
Emile Zola.
Un jeune musicien désespéré, ayant des idées de sui-
cide, avait écrit à Janin pour lui demander conseil. Le
célèbre critique lui répondit par une lettre de huit pages,
dont nous détachons le passage suivant :
1 5 septembre 1853.
J'ai été aussi malheureux que vous; j'ai gagné cinquante
francs par mois dans une pension de Chaillot où j'enseignais
le grec et le latin à des enfants mal venus. Eh bien! je tra-
vaillais mes leçons six fois par semaine, et c'était un rude
— ioS —
orchestre à conduire. Aussitôt que ma tâche était accomplie,
je me mettais à l'œuvre pour mon propre compte, et j'étudiais.
Et du diable si j'ai songé à me tuer une seule fois; du diable
si je me suis posé, un seul instant, en beau ténébreux, en
homme incompris!... J'avais vingt ans comme vous les avez,
et cela suffisait à ma joie, à ma fortune, à mes fêtes de chaque
jour! J'avais des amis aussi, de bons amis pauvres aussi...
Et me voilà vieux, ou peu s'en faut, ne regrettant pas un seul
jour de ma vie... Ne lisez pas sans contrôle les mauvais livres
que nous faisons les uns et les autres, ce sont là de mauvaises
lectures pour les esprits oisifs, pour les cœurs inoccupés, pour
les âmes mécontentes. Méfiez-vous-en ! Méfiez-vous de tout
ce qui n'est pas l'art calme et bien pensant, l'art des maîtres
et du bon sens. Lisez les bons livres, ils vous apprendront
que la vie est chose sérieuse et que l'on apprend à vivre... en
vivant.
Cette belle lettre a été adjugée 1 50 francs.
Dans une lettre d'Ernest Legouvé, qui a été vendue
25 francs, nous trouvons cette pensée philosophique :
La tristesse est la maladie du siècle et elle est inhérente à
la jeunesse; plus tard, quand on a réellement souffert, quand
on a fait des pertes cruelles, on se reprocherait comme un
crime de dépenser son cœur en tristesse sans objet, quand il y
dans la vie de si terribles sujets de larmes.
Enfin, voici un billet de la Du Barry, qui donne une
plaisante idée de l'instruction et de l'orthographe de la
dernière maîtresse de Louis XV.
Monsieur Buffault,
Je profite de loffre que Monsieur Buffault ma fait dun sac
— 109 —
de douse cent livre par semaine, j'ai tant de gens qui de
mande et si peut à leur donner qu'il faut les contenter.
Je vous et attendu mercredi toute la premidi. Jespère avoir
bientôt le plaisire de vous voire et vous renouveler lassurance
des sentiments que je vous et voue.
La comtesse du Barry.
De Louvenciennes 16 octobre 1780.
Vendu 50 francs.
A propos de Beaumarchais. — Il vient de paraître
coup sur coup, sur Beaumarchais, deux publications
d'un vif et considérable intérêt. M. Maurice Tourneux a
d'abord publié chez Pion, sous le titre de Histoire de Beau-
marchais, le manuscrit de Gudin de La Brenellerie, bien
connu des érudits : Mémoires sur Pierre-Augustin Caron
de Beaumarchais, pour servir à l'histoire littéraire, com-
merciale et politique de son temps. Ce manuscrit, demeuré
jusqu'à ce jour inédit, était conservé à la Bibliothèque
nationale, où il forme un gros volume in-4° cartonné de
423 pages. L'écriture, qui en est très raturée, est sou-
vent peu lisible. Transporté dans le volume que vient de
publier Tourneux, ce même manuscrit donne 484 pages
d'impression.
Ce Gudin de La Brenellerie, l'ami le plus intime de
Beaumarchais, était, comme lui, fils d'un horloger'. Les
1. Né en 1738, c'est-à-dire six ans après Beaumarchais, Gudin
de La Brenellerie est mort treize ans après lui, en 1812.
— I IO —
mémoires qu'il a laissés sur son ami sont l'œuvre d'un
témoin oculaire de la vie tout entière, si brillante et si
mouvementée, de l'auteur du Barbier de Séville. Bien
que ces mémoires soient presque toujours favorables à
Beaumarchais, ils constituent néanmoins un document
à la fois historique et littéraire, sur la valeur duquel
nous ne saurions trop insister.
Presqu'en même temps paraissait chez Hachette, sous
le titre de Beaumarchais et ses Œuvres (Précis de sa vie et
histoire de son esprit) en un très fort volume in -8°,
une thèse soutenue en Sorbonne par M. E. Lintilhac,
agrégé de l'Université et docteur es lettres. Dans cette
thèse, qui devient la biographie critique la plus sincère
et la plus complète qui ait été jusqu'à ce jour écrite sur
Beaumarchais, M. Lintilhac utilise à nouveau les nom-
breux papiers laissés par l'auteur du Mariage de Figarc
à sa famille. M. de Loménie s'était déjà servi de ces im-
portants papiers pour l'étude si remarquable et si atta-
chante publiée par lui sur Beaumarchais '. M. Lintilhac,
en compulsant à son tour les mêmes papiers, a mis à
jour une quantité de documents, de renseignements, de
pièces justificatives et autres qu'avait négligés M. de Lo-
ménie, ou qui avaient échappé à son attention. Il a
trouvé, entre autres, plusieurs manuscrits différents des
diverses pièces de théâtre de Beaumarchais, et notam-
). Beaumarchais et son Temps, 2 vol. in-S°, 185 s.
— III
ment le $e acte du Barbier de Séville que Beaumarchais
avait dû supprimer comme faisant longueur à la repré-
sentation r.
En somme, les deux remarquables ouvrages publiés
par MM. Tourneux et Lintilhac jettent un nouveau jour
sur la vie de Beaumarchais et ajoutent encore à son in-
térêt. Pour notre part, nous voulons remercier les deux
auteurs de ces intéressantes publications, d'avoir bien
voulu tenir grand compte, dans les nombreuses citations
qu'ils en ont faites, — M. Lintilhac surtout, — de l'édi-
tion en quatre volumes du Théâtre complet de Beaumar-
chais que nous avons publiée, avec notre regretté ami
de Marescot, à la Librairie des Bibliophiles (1869-71).
Théâtres. — Le Théâtre-Libre nous a donné, le
10 février, une de ses plus intéressantes représentations
avec la Puissance des Ténèbres, drame en cinq actes de
Tolstoï, adapté à la scène française. C'est une œuvre
exceptionnelle, originale, bien que remplie d'obscurités
et souvent de brutalités, qui auraient paru excessives sur
une scène ordinaire, mais qu'a bien voulu accepter le
1. L'Odéon a donné, le 2} de ce mois, une représentation complète
de la comédie de Beaumarchais, avec ses cinq actes. Il nous a semblé
que ce cinquième acte n'ajoutait rien à l'intérêt de la pièce dont il
ralentissait au contraire le mouvement et la rapidité. La conférence
dont M Lintilhac a fait précéder la représentation a été, en revanche,
fort goûtée du public.
— 112 —
public absolument choisi et trié du Théâtre-Libre. En
somme, il s'agit d'un drame où les effets les plus puis-
sants sont obtenus au moyen de la seule vérité et par la
peinture la plus énergique des vices humains les plus
détestables. Le succès a été très grand; on a surtout
applaudi, dans l'interprétation, MM. Antoine et Mevisto;
on a ensuite acclamé Tolstoï et ses traducteurs,
MM. Isaac Pavlovsky et Oscar Métenier.
— Le même soir, réouverture de l'Éden de la rue
Boudreau, sous la direction de M. Eug. Bertrand, l'un
des directeurs des Variétés, avec une reprise de la Fille
de Madame Angot, de Charles Lecocq, chantée par
Mmes Judic et Granier. On a beaucoup augmenté la pièce
en vue de cette reprise, dont le succès a été considéra-
ble. Disons cependant que le cadre de l'Éden a semblé
un peu trop vaste pour la petite musique de Lecocq.
Malgré tout, le bureau de location ne désemplit pas.
Dans le Figaro du lendemain 1 1 , Charles Lecocq a
raconté lui-même l'histoire de sa pièce. Jouée pour la
première fois à Bruxelles le 4 décembre 1872, elle fut
représentée à Paris le 21 février suivant et eut alors
410 représentations de suite, lesquelles produisirent une
recette de 1,632,400 francs, dont Lecocq toucha
65,296 francs pour droits d'auteur. Depuis, la pièce a
dépassé 900 représentations à Paris seulement, et elle
n'a jamais quitté le répertoire de la province et de l'é-
tranger.
— 1 1 3 —
— Le il, aux Nouveautés, première représentation
de la Volière, opérette en trois actes, de MM. Nuitter et
Beaumont, musique du même Charles Lecocq, cette fois
moins bien inspiré. La chute a même été complète, et la
pièce a dû quitter l'affiche, après sept représentations
seulement, pour céder la place à une nouvelle reprise de
l'inépuisable Amour mouillé.
— La Comédie-Française a remis à la scène, le 12,
Monsieur de Pourceaugnac, l'immortelle farce en trois
actes de Molière. Coquelin cadet s'y est montré comé-
dien de premier ordre. On avait rétabli, pour cette re-
prise, la course des apothicaires dans la salle, dont le
succès a été énorme. On a fait 16,400 francs en une
seule journée (matinée et soirée) avec Monsieur de Pour-
ceaugnac et les Femmes savantes jouées par Barré, Mau-
bant, Febvre, G. Béer, et Mmes Lloyd, Bartet, Reichem-
berg, Fayolle et Kalb (Mardi-Gras).
— A l'Ambigu, le 17, reprise du drame éternellement
jeune, gai et vivant, de Dumas et Maquet, les Trois
Mousquetaires, épopée attachante et qui attire toujours
la foule, malgré ses quarante années d'existence. Chelles
joue avec beaucoup d'entrain d'Artagnan, créé par Mé-
lingue et repris par Dumaine. Fabrègues tient très con-
venablement le rôle de Buckingham. Du côté des da-
mes, Mme Jane May est une fort gracieuse Mme Bona-
cieux et Mme Jeanne Méa une Anne d'Autriche d'une bonne
tenue. La mise en scène est aussi brillante et pitto-
8
— U4 —
resque que le comportent les dimensions de la scène de
l'Ambigu.
— Le 16, reprise très brillante et très applaudie, au
théâtre des Menus- Plaisirs, des Premières Armes de
Louis XV, opérette tirée par Albert Carré du vaudeville de
Benjamin Antier, qui portait le même titre, et que Déjazet
avait créé en 1835. La musique est du regretté Bernicat,
à qui l'on doit également le grand succès de François les
Bas-Bleus. C'est Mlle Nixau qui joue et chante le principal
rôle des Premières Armes de Louis XV, c'est-à-dire le
jeune roi Louis XV lui-même, et elle porte fort élégam-
ment le travesti.
Le 18, au même théâtre, première représentation du
Rêve, opéra-comique en un acte, dont la musique est de
M. Henri Cieutat, et qui méritait une meilleure inter-
prétation.
— Au théâtre Cluny, le même soir, 18 février,
pièce nouvelle, les Mariés de Montgiron, comédie bouffe
en trois actes, de Grenet-Dancourt, qui n'a qu'à moitié
réussi; mais, avec ces sortes de pièces, où la fantaisie
des acteurs peut se donner peu à peu libre carrière, on
a souvent vu des centaines de représentations échoir à
des comédies qui étaient tombées le premier soir.
— A la Renaissance, le 22, grand succès de Cocard
et Bicoquet, comédie en trois actes, de MM. Hippolyte
Raymond et Maxime Boucheron, qui est d'une gaieté
absolue sans être excessive. Cette charmante comédie est
- 1 1 5 —
jouée, en outre, à ravir par MM. Raimond, Maugé, Mont-
cavrel,etc, et Mlle Mathilde, qu'on a surtout applaudie.
— A Bruxelles, au théâtre de la Monnaie, première re-
présentation de Jocelyn, opéra inédit en quatre actes et huit
tableaux, tiré du poème de Lamartine par MM. Armand
Silvestre et Victor Capoul, le célèbre ténor; musique de
Benjamin Godard. Le livret n'est que médiocrement scé-
nique et a semblé fort long; la musique a eu, dans
les parties de tendresse et qui n'étaient pas trop exclusi-
vement dramatiques, un succès considérable. Godard a
moins réussi les grandes scènes d'ensemble, et son talent,
très incontestable d'ailleurs, a plus de grâce que de force
et de puissance. Dans l'interprétation on a surtout
applaudi le ténor Engel qui jouait le rôle de Jocelyn, et
Mme Rose Garon, l'ancienne pensionnaire de l'Opéra
(Laurence) que MM. Ritt et Gailhard ont eu le grand
tort de laisser partir.
Concerts. — Les dimanches 19 et 26 février, Co-
lonne a fait exécuter avec un grand succès, à ses con-
certs du Châtelet, le deuxième acte des Troyens de
Berlioz. Le duo entre Didon et Ênée a été surtout
applaudi. Parmi les autres œuvres qui ont complété les
programmes de ces deux concerts se trouvaient : la scène
du Venusberg, la marche et le chœur, du Tannhauser;
— la Symphonie héroïque de Beethoven ; — un concerto de
Mendelssohn, dans lequel M. Johan Smit a fait preuve
d'un grand talent de violoniste.
— 1 16 —
Varia. — Des mots, des riens. — La Revue littéraire
et artistique publie, sous le titre Des mots, des riens, des
réflexions signées Guillaume de Gayffier. Nous lui em-
prunterons pour cette fois les suivantes.
— Une bonne mémoire est indispensable pour oublier
à temps ce qu'il faut.
— Il n'y à à monter dans le compartiment des
femmes seules que les femmes qui craindraient de rester
seules dans un autre compartiment.
— Le mariage est le seul moyen de posséder une
femme du monde qui ne vous aime pas.
— Il y a des femmes pieuses qui, ne voulant pas lire
de mauvais livres, cherchent dans les bons ce qu'il y a
de mauvais.
— Le respect est le dernier outrage qu'on puisse faire
à une femme galante.
— On se vante, et on ne fait pas. On fait, et on ne se
vante plus. On ne fait plus, et on se vante.
— La feuille de vigne fut la punition du premier
péché; nous en sommes aux robes montantes... Où nous
arrêterons-nous?
L'Autre Sonnet d'Arvers. — Tout le monde connaît,
du moins de réputation, le fameux sonnet d'Arvers, qui
commence par ce vers :
Mon âme a son secret, ma vie a son mystère.
Le volume de poésies où se trouve ce sonnet, et qui
— iiy —
a pour titre Mes Heures perdues, en contient un autre,
qui certainement n'est pas indigne du premier. Nous le
trouvons cité dans un article intitulé Voyage autour de
Félix Arvers, qui a paru dans le Livre de février. Le
voici :
Sonnet pour mon ami R.
J'avais toujours rêvé le bonheur en ménage,
Comme un port où le cœur, trop longtemps agité,
Vient trouver, à la fin d'un long pèlerinage,
Un dernier jour de calme et de sérénité :
Une femme modeste, à peu près de mon âge,
Et deux petits enfants jouant à son côté,
Un cercle peu nombreux d'amis du voisinage,
Et de joyeux propos dans les beaux soirs d'été.
J'abandonnais l'amour à la jeunesse ardente;
Je voulais une amie, une âme confidente,
Où cacher mes chagrins, qu'elle seule aurait lus.
Le Ciel m'a donné plus que je n'osais prétendre :
L'amitié, par le temps, a pris un nom plus tendre,
Et l'amour arriva, qu'on ne l'attendait plus.
Bévues et Erreurs littéraires. — Il s'est trouvé, dans une
vente récente d'autographes, la pièce de vers suivante,
écrite et signée de la main d^Alex. Dumas fils, et certifiée
conforme par la sœur même de l'auteur du Demi-Monde:
De mon retour enfin un souris fut le gage;
De ma faible raison je fis l'apprentissage :
Frappé du son des mots, attentif aux objets,
— u8 —
Je répétai les noms, je distinguai les traits;
Je connus, je nommai, je connaissais mon père,
J'écoutais tristement les avis de ma mère.
Un châtiment soudain réveilla ma langueur;
Des maîtres ennuyeux je vainquis la rigueur.
Des siècles reculés l'un me contait l'histoire;
L'autre, plus importun, gravait dans ma mémoire
D'un langage nouveau tous les barbares noms :
Le temps forma mon goût pour fruit de ces leçons.
Alex. Dumas.
(Lettre de mon frère adressée à ma grand'mère lorsqu'il avait sept
ans. — Marie Alexandre Dumas.)
A ce propos, M. Jean Fleury adressa aux journaux qui
avaient reproduit ces vers, la rectification suivante, datée
de Saint-Pétersbourg (21 janvier) :
« Les vers ci-dessus ont pu être copiés par Alexandre
Dumas, mais ils ne sont point son œuvre. Ouvrez la
Religion, de Louis Racine, chant II, vers 1 5 et sui-
vants :
De mon retour enfin un souris fut le gage ;
De ma faible raison je fis l'apprentissage, etc.,
et la suite. Après ce vers :
Le temps forma mon goût; pour prix de ces leçons,
le poète continue ainsi :
D'Eschine j'admirai l'éloquente colère,
Je sentis la douceur des mensonges d'Homère, etc.
L'erreur vous aura déjà été signalée sans doute au
moment où vous recevrez cette lettre, qui a le tort de
— iig —
vous arriver de bien loin. Mais il se fait si souvent de
petites erreurs de ce genre qu'il faut bien les relever
quand on les trouve. M. de Broglie, dans sa réponse à
M. de Gréard, ne parlait-il pas l'autre jour, en pleine
Académie française, d'une tragédie de Fènclon, œuvre
de La Harpe ? La Harpe a fait un Éloge de Fénelon, mais
on chercherait en vain dans le recueil de ses œuvres une
tragédie sur l'archevêque de Cambrai. La tragédie de ce
nom, qu'on jouait encore dans mon enfance, est de Ma-
rie-Joseph Chénier, qui a attribuée Fénelon un fait qui
figure dans la biographie de P'iéchïer. »
LES MOTS DE LA QUINZAINE
Harpagon fils à son père :
« Puisque vous ne voulez pas me donner de l'argent,
faites le mort pendant un jour, et sur-le-champ je trou-
verai du crédit. »
Consultation médicale :
« Dites-moi, Docteur, croyez-vous qu'il soit mauvais
pour la santé de fumer?
— Mais cela ne se demande pas... Voyez les che-
minées : ce sont celles qui ne fument pas qui vont le
mieux. »
— 120 —
Dans un salon où la société est assez mêlée :
« Vous ne connaissez donc pas ce gros blond qui
vient de nous saluer?
— Oh! je le connais parfaitement. C'est même pour
cela que je ne le reconnais pas !.. . »
{Gil Blas.)
Consultation sur un point d'honneur :
« M. X... m'a menacé d'un coup de pied, la première
fois qu'il me rencontrera dans le monde. Si je le vois
entrer, que dois-je faire?
— Vous asseoir. » (Gaulois.)
Note d'album.
Un sot dit à une femme qu'elle a de belles dents; un
homme d'esprit la fait rire.
PETITE GAZETTE. — M. Coquelin aîné a offert au
comité de la Comédie-Française de rentrer à ce théâtre, après
sa campagne d'Amérique, dans le courant de l'année 1889, à
la condition qu'il lui serait accordé quatre mois annuels de
congé. Les sociétaires les plus en vue, MM. Got, Febvre, etc.,
n'ayant droit, d'après le règlement, qu'à deux mois de congé,
les propositions exceptionnelles en sa faveur, faites par M. Co-
quelin, ont été unanimement repoussées. Tout le monde re-
grettera à coup sûr que M. Coquelin ne puisse pas ou ne
veuille pas reparaître à la Comédie-Française; mais personne
121 —
ne comprendra pour quels motifs l'éminent artiste a voulu
négocier son retour en refusant de se soumettre à la loi
commune, et en imposant des conditions qui étaient depuis
longtemps, et par avance, jugées comme inacceptables.
Nécrologie. — $ février. — Décès, à Stuttgard, de Ca-
roline Ost, ancienne danseuse de la Cour, et qui a été l'une
des plus belles et des plus applaudies parmi les artistes de la
danse de son temps, il y a une trentaine d'années. Elle avait
épousé le comte Henckel de Donnesmark.
— 8. La basse chantante Barrielle, né Louis Barrielle-
Bonvoux, à Marseille, le 19 juin 181$, et qui a appartenu
pendant de longues années à l'Opéra-Comique.
— 12. Adolphe Feilhammer, peintre autrichien distingué, et
qui faisait surtout de la peinture sur verre. Il avait soixante
et onze ans, et il est mort par suicide.
— 15. Un des fondateurs du journal le Temps, M. Eudes
Talrich, qui avait, surtout aux débuts de ce journal, organisé
et géré sa publicité. Il avait quatre-vingt-trois ans.
— 18. Le peintre Lyonnais Guy, qui s'était fait une répu-
tation comme animalier.
— 18. Le général François Perrier, membre de l'Institut,
directeur du service géographique au Ministère de la guerre,
ancien élève de l'École polytechnique. Né le 18 avril 1853.
Élu à l'Académie des sciences le $ janvier 1880, il avait été
nommé général de brigade en 1887, à l'âge de cinquante-quatre
ans. Il était commandeur de la Légion d'honneur.
22. — Mort du célèbre violoniste Alard (Jean-Delphin),
professeur au Conservatoire, auteur de nombreuses composi-
tions pour son instrument, et qui a été, pendant longtemps,
l'artiste exécutant le plus remarquable pour le violon. Il était
né en 1815.
— 122
VARIÉTÉS
CHARLOTTE CORDAY
ET SES ADORATEURS
On a annoncé que M. Gounod allait écrire un opéra sur
Charlotte Corday. A ce propos une polémique, à la fois histo-
rique et littéraire, s'est produite dans le journal le Temps.
Nous l'avons trouvée assez intéressante pour en donner ici les
éléments principaux.
M. Henri Welschinger, auteur d'intéressants travaux sur
la Révolution, a d'abord écrit la lettre suivante au sujet de
l'opéra projeté de Gounod.
Paris 25 janvier 1888.
Vous avez annoncé que M. Gounod allait écrire un
opéra lyrique sur Charlotte Corday. On dit déjà que
Mme Krauss chantera le rôle de Charlotte, et Talazac ce-
lui de Barbaroux. Ceci nous fait prévoir des scènes ten-
dres et passionnées, et un ou plusieurs duos d'amour...
Or, il importe de ne point oublier que tout ce que l'on a
publié sur l'amour de Barbaroux et de Charlotte Corday
— 123 —
est complètement faux. Ni le major de Belzunce, ni Bois-
jugan de Maingré, ni un certain Franquelin, ni le procu-
reur général syndic Bougon- Longrais, ni le jeune et
éloquent député de Marseille, n'eurent le don de plaire à
Charlotte Corday. La seule passion de cette fille sublime a
été la France. Et comme l'a fort bien dit Edgar Quinet :
« Si jamais son cœur brûle, ce ne sera pas d'une flamme
vulgaire, terrestre. » Dans l'Adresse aux François, qu'elle
écrivit à Paris, pendant la nuit du 12 au 13 juillet, et
que l'on saisit sur elle après l'assassinat de Marat, se
trouvent ces lignes significatives : « 0 ma patrie, tes in-
fortunes déchirent mon cœur! Je ne puis t'offrir que ma
vie, et je rends grâce au Ciel de la liberté que j'ai d'en
disposer. » Elle n'éveilla qu'une passion, mais au pied
même de Péchafaud où elle allait monter. Ce fut dans
l'âme d^dam Lux, député de Mayence à la Convention,
qui, soudainement épris de sa beauté et de son héroïsme,
la déclara « plus grande que Brutus », et, ayant obtenu
du tribunal révolutionnaire sa propre condamnation, s'é-
cria : v Je mourrai donc pour Elle ! »
Il faut espérer qu'on laissera à cette héroïne sa gran-
deur tragique, et qu'on ne lui fera pas chanter, sur une
scène française, des airs amoureux. Le poète et le musi-
cien ne peuvent célébrer que son ardent patriotisme, sa
généreuse abnégation et son dédain suprême de la vie.
Croyez, mon cher ami, à mes meilleurs sentiments.
Henri Welschinger.
4
— 124 —
M. Henri Welschinger a ajouté :
Parmi les pièces consacrées à Charlotte Corday, il en
est une où Marat, amoureux de la jeune Normande, lui pro-
pose un repas joyeux dans un cabinet particulier. Marat
s'exprime ainsi :
J'y vais faire servir un repas où l'amour
Doit avec la gaîté présider en ce jour.
Si Charlotte consent au plus doux tête-à-tête,
Je rejoindrai bientôt mon aimable conquête.
Charlotte Corday accepte... et poignarde Marat, « con-
sumé de l'ardeur la plus tendre ». Cette tragédie est in-
titulée : Charlotte Corday, ou la Judith moderne. Elle a
paru à Caen en 1797.
II
La lettre de M. Welschinger a provoqué la réponse suivante
d'un des collaborateurs du Temps, M. Antonin Bergougnan :
M. Welschinger pense que Charlotte Corday n'eut ja-
mais d'autre amour que l'amour de la France. Je vais plus
loin que lui : je ne crois même pas qu'elle ait « éveillé
une passion », au pied de Péchafaud, dans Pâme d'Adam
Lux. A mon humble avis, l'héroïque Normande n'a pas
eu d'amoureux posthume. Il suffit de parcourir, aux Ar-
chives nationales, le dossier du jeune délégué des Mayen-
çais, tel qu'il a été constitué au tribunal révolutionnaire,
I2D
pour se convaincre que, si Adam Lux a voulu mourir, ce
n'est pas parce que Charlotte Corday était morte.
En écrivant sa Charlotte Corday, le surlendemain de
l'exécution, Adam Lux a simplement — comment dirai-
je? _ accroché au supplice de Charlotte une manifesta-
tion, — fort courageuse, du reste, — qu'il méditait de-
puis longtemps.
Au lendemain du 3 1 mai, il avait formé le projet de se
présenter à la barre de la Convention, d'y faire un su-
prême appel à Punion, de réclamer le rappel des Giron-
dins proscrits, et... de se brûler ensuite la cervelle. Pour
donner plus d'autorité à ses adjurations, il voulait, pour
ainsi parler, les sceller de son sang. Mais les événements
marchaient vite; ils lui démontrèrent que le tragique
expédient sur lequel il comptait pour rendre évidente la
nécessité de la concentration, comme on dirait aujour-
d'hui, ne servirait de rien. Aussi, — coïncidence singu-
lière, — le jour même où Charlotte Corday poignardait
Marat, Adam Lux rédigeait un Avis aux citoyens françois,
où il déclarait nettement les meneurs jacobins et la Com-
mune de Paris responsables des malheurs de la Républi-
que. Des exemplaires de cet Avis furent retrouvés impri-
més chez lui au moment de son arrestation.
Quoi d'étonnant si, dans un pareil état d'esprit, il a
exalté, avec un brûlant enthousiasme, le courage de
cette Charlotte, qui s'immolait sur l'autel de la Liberté,
comme il songeait à s'immoler lui-même? Mais de cet
— I2Ô —
enthousiasme à' je ne sais quel mystique amour il y a
encore loin.
Comme Charlotte Corday, Adam Lux n'avait à ce mo-
ment qu'une passion : celle de la liberté. Ses interroga-
toires, sa dernière lettre à sa femme, qu'il allait laisser
veuve avec deux filles en bas âge, tout le démontre.
La légende qui a fait de Lux, — trop peu connu, —
une sorte d'amoureux posthume de Charlotte, me paraît
avoir pris naissance surtout dans un entrefilet de la Chro-
nique de Paris, dont les sympathies étaient acquises aux
Girondins. La Chronique, voulant sauver, malgré lui, le
jeune délégué de Mayence, essaya de le faire passer pour
fou. « Comment, disait-elle, répondre du moral d'un
homme qui, arrêté, s'est écrié avec joie : « Je mourrai
« donc pour Charlotte? »
Car ce n'est pas devant le tribunal révolutionnaire,
comme le dit M. Welschinger, mais au moment de son
arrestation, qu'Adam Lux a prononcé ces mots, — s'il
les a jamais prononcés. (Le procès-verbal du commis-
saire Lestage ne les relate pas.) Après sa condamnation,
il se borna à dire :
« Je vais donc enfin être libre ! »
Dans une lettre à Fouquier-Tinville, Adam Lux pro-
teste contre les assertions des journalistes qui le repré-
sentent comme un fou, et il le fait dans des termes qui,
à mon sens, tranchent cette question d'amour :
« Citoyen, dans deux petits écrits, j'ai publié mes opi-
— 127 —
nions politiques, à cause desquelles je suis aux prisons...
Ayant toujours sollicité mon jugement, je le désire en-
core plus ardemment, depuis que je vois des hommes,
ou bien ou mal intentionnés, sans m'avoir jamais vu,
vouloir me faire passer pour absolument fou...
« D'avoir des opinions différentes de ceux qui gouver-
nent est peut-être un malheur, de les publier est peut-
être une imprudence; mais pourquoi serait-il une folie de
ne ressembler tout à fait à tout le monde?... »
Est-ce ainsi qu'aurait écrit « l'amoureux » de Char-
lotte ?
Antonin Bergougnan.
III
Ce curieux débat a été clos par la note suivante :
M. Henri Welschinger nous écrit qu'il persiste dans
son opinion au sujet de la passion in extremis d'Adam
Lux pour Charlotte Corday. Il cite, à l'appui de sa thèse,
un fragment de la Charlotte Corday du jeune délégué de
Mayence, fragment conçu, en effet, en termes passion-
nés, et qui se termine par ces mots : « Tu me pardon-
neras, sublime Charlotte, s'il m'est impossible de mon-
trer, dans mes derniers moments, le même courage et la
même douceur qui te distinguaient. Je me réjouis de ta
supériorité : car n'est-il pas juste que l'objet adoré soit
- 128 -
toujours plus élevé et toujours plus au-dessus de l'adora-
teur ! »
Il invoque, d'autre part, le témoignage de Barbaroux,
reprochant à Salle de n'avoir pas, dans sa tragédie sur
Charlotte Corday, composée dans sa cachette, mis sur la
scène Adam Lux, « véritablement amoureux de Char-
lotte ».
M. A. Bergougnan, à qui nous avons communiqué ces
objections, répond que la première citation n'infirme en
rien, à son avis, la démonstration contraire, qui résulte
de l'examen attentif des antécédents psychologiques
d'Adam Lux et de sa conduite après son arrestation.
Quant à l'avis de Barbaroux, il ne croit pas devoir le
prendre en considération, par cette raison que Barbaroux,
qui fut exécuté à Bordeaux l'année suivante, était loin de
Paris quand les faits se sont passés, et qu'il n'y est jamais
rentré. Il n'a pu se faire que l'écho de la légende nais-
sante.
Georges d'Heylli.
Le Gérant : D. Jouaust.
2476. — Paris, imprimerie Jouaust et Sigaux, rue de Lille, 7.
GAZETTE ANECDOTIQUE
Numéro 5 — i 5 mars 1888
SOMMAIRE.
La Quinzaine : Résultat de la mission de M. Léopold Delisle à
Londres. — Lettre de Félix Pyat. — M. Darlot, 28e président du
Conseil municipal de Paris. — Le Peintre Trouillebert. — Condam-
nation de M. Wilson. — Les Aquarellistes. — Mort de l'Empereur
Guillaume 1er. — Trois Portraits. — Théâtres et Concerts.
Varia : Les Revenus du prince de Galles. — Rochefort dans le
Gouvernement. — Un Portrait de Gustave Planche. — Les Quatre
Tables de M. Constans. — La Lettre M et les Napoléon. — Les Mots
de la Quinzaine. '
Variétés : Les Cendres de Marceau. — Dame Justice au Moyen Age.
22 février.
La Quinzaine. — La Bibliothèque nationale vient de
rentrer en possession d'une partie des manuscrits volés,
par Libri et Barrois, dans nos bibliothèques publiques, et
qui se trouvaient dans les collections d'un riche Anglais,
aujourd'hui décédé, lord Ashburnham.
Les négociations auront duré près de cinq ans; elles
i. — 18SS. 9
— i3o —
ont commencé en 1883. Il s'agissait de cent soixante-six
manuscrits, dont M. Léopold Delisle a été autorisé à of-
frir 150,000 francs, plus la cession d'un manuscrit, re-
cueil de poésies allemandes, qui n'était pas d'un intérêt
capital pour nous. M. Léopold Delisle, dans sa mission
récente à Londres à ce sujet, était accompagné de MM. Ju-
lien Havet et Moranvillé, tous deux attachés à la Biblio-
thèque nationale, et qui vont y rapporter prochainement
les œuvres remarquables qui, depuis quarante ans, avaient
disparu de nos bibliothèques publiques.
24 février.
Ce quarantième anniversaire de la République de 1848
a été fêté par quelques banquets qui n'ont pas fait grand
bruit. Mais Félix Pyat, dit Y inflexible, — nous dirions,
nous, Yincorrigible, — a choisi ce jour, à jamais mémo-
rable, pour adresser la lettre suivante à des électeurs so-
cialistes de Marseille, qui lui avaient offert une candida-
ture législative dans leur département.
Paris, le 24 février 1888.
Citoyens,
Merci de l'honneur bien lourd pour mon âge! Quand on a,
comme moi, soixante-dix-sept ans, dont soixante passés au ser-
vice du peuple; quand on a payé de trente ans d'exil, de la
déportation à vie et même d'une condamnation à mort, l'hon-
neur d'avoir représenté trois fois Paris; quand on a jeté la
couronne à la hotte, brûlé le trône, rasé la colonne et les Tui-
— i3i —
leries, on a droit au repos, et on peut dire aux jeunes : « A
votre tour ! faites le reste ! »
Si donc le devoir de représenter Marseille m'est seulement
proposé, je préfère garder mon poste de sentinelle au Cri du
Peuple.
Mais, s'il m'est imposé, j'accepterai... et c'est vous dire que
je le remplirai sinon avec la même force, du moins avec le
même zèle, et, s'il le faut, aux mêmes risques que par le passé.
Socialistes marseillais, contre la triple alliance des rois, des
prêtres et des maîtres, pour le salut du peuple, de la Républi-
que et de la France, ce que vous me donnez, et ce que je re-
çois, c'est le mandat impératif de la Révolution.
Salut et fraternité!
Félix Pyat.
Bien inoffensif d'ailleurs, aujourd'hui, le citoyen Félix
Pyat, malgré toute sa mélodramatique phraséologie!
27 février.
Réouverture des séances du Conseil municipal de Pa-
ris, et élection de M. Darlot comme président de cette
assemblée. C'est le vingt-huitième président depuis que
fonctionne le Conseil municipal élu de la capitale, c'est-à-
dire depuis 1871. Voici la liste des vingt- sept prédéces-
seurs de M. Darlot :
MM. Vautrain, de 1871 à 1874; Thulié, 1875; Flo-
quet, 1875; Clemenceau, 1875-1876; Harant, 1876;
Forest, 1876; Hérisson, 1876- 1877; Bonnet-Duverdier,
1877; Outin, 1877-1878; Hérisson, i878;Thulié, 1S78-
1879; Castagnary, 1879; de Hérédia, 1879-1880; Cer-
- l32 -
nesson, 1880; Thulié, 1880; Cernesson, 1 880-1 88 1 ;
Sigismond-Lacroix, 1 88 1 ; Engelhard, 1881-1882; Son-
geon, 1882; de Bouteiller, 1882-1 883 ; Mathé, 1883-
1 884 ; Boue, 1 884-1 885 ; Michelin, 1 88 5 ; Maillard, 1 88 5 ;
Hovelacque, 1886; Mesureur, 1886- 1887; Hovelacque,
1887-1888.
28 février.
Le peintre Trouillebert a fait grand bruit à un certain
moment. On avait vendu très cher, on s'en souvient en-
core, à diverses reprises, des tableaux que le marchand
signait Corot, alors qu'en réalité ils étaient de Trouille-
bert. Une sorte de hausse s'était, par suite, manifestée
sur les toiles de Trouillebert, et quelques-unes atteignirent
même des prix très élevés.
Cette fièvre s'est depuis un peu calmée, et nous venons
de voir, dans une vente qui a eu lieu aujourd'hui, les
Trouillebert reprendre leur place et leur valeur véritable.
Quarante-six tableaux de cet artiste distingué étaient en
vente, et ils ont produit, par enchères diverses de 400 à
700 francs, un total de 14,490 francs, c'est-à-dire envi-
ron la moitié de ce que vaudrait un seul Corot, même
ordinaire.
29 février,
Un auteur dramatique, bien oublié de la génération
actuelle, est mort aujourd'hui à l'âge de quatre-vingt-un
ans; il se nommait Auguste Jouhaud. C'était un des prin-
— i33 -
cipaux fournisseurs de vaudevilles dans les petits théâtres
tels que les Folies-Dramatiques, les Délassements, etc. ,
à l'ancien boulevard du Temple.
icr mars.
Le 16 février, a commencé devant la 10e chambre, au
tribunal civil de la Seine, le procès intenté à M. Wilson
comme principal accusé dans l'affaire dite des décorations.
Cette écœurante affaire a occupé plusieurs audiences, et
l'on a pu voir le gendre de l'ex-président Grévy, assis,
sur les bancs de la police correctionnelle, aux côtés mêmes
de la trop fameuse Limouzin ! M. Wilson était défendu par
Me Lente, qui a tenté, avec son admirable talent, tout
ce qu'il était humainement possible de faire pour sauver
l'honneur et la liberté de son client.
Mais le tribunal a prononcé contre Wilson une con-
damnation des plus dures, précédée d'un jugement con-
tenant des considérants qui constituaient déjà à eux
seuls, contre le principal accusé, une déchéance morale
définitive. Voici les principaux :
«■ ... Que la conduite de Wilson, en raison aussi et
de .-a haute situation politique et de famille, est inexcu-
sable;
« Qu'il a non seulement compromis par ses agissements
son honneur et sa dignité personnelle, mais qu'il a, à
raison même de la position qu'il avait près le chef de
l'État, offensé la conscience et la moralité publique;
— 134 —
qu'il a failli même compromettre l'honneur et la dignité
nationale;
« Que c'est donc le cas, pour le tribunal, de lui faire
l'application de la loi, sans lui accorder le bénéfice des
circonstances atténuantes. »
En conséquence, Wilson a été condamné à deux ans
de prison, 3,000 francs d'amende, et à cinq ans d'inter-
diction de ses droits civils, après expiration de sa peine.
— Dans cette grave affaire, a été compromis un sieur
Legrand, qu'on accusait d'avoir acheté la décoration de
la Légion d'honneur, moyennant une forte somme remise
à Wilson. Le fait, toutefois, n'a pu être clairement prouvé.
La femme de ce Legrand a joué aussi un rôle, comme
témoin, dans ce triste procès, et l'attention a été vive-
ment appelée sur elle. Voici une curieuse note publiée,
par le Figaro, sur les antécédents de cette dame, qui a,
pendant quelque temps, appartenu à notre première scène
lyrique :
« Mme Michaux, sous le nom de Doria, a occupé, pen-
dant plusieurs années, un emploi des plus modestes dans
le corps de ballet de l'Opéra : elle était marcheuse. Son
nom de jeune fille était Doriat. Le 31 janvier 1879, elle
a renoncé à ce rôle peu lucratif. A cette date, elle était,
depuis près d'un an, veuve de M. Michaux, artiste du
même corps de ballet, décédé, le 15 août 1878, après
une douzaine d'années de service. C'est à ce moment
qu'elle connut M. Legrand. Ajoutons que Mme veuve Mi-
— i3b —
chaux est la sœur de Mme Château, une artiste drama-
tique qui tint les premiers rôles à l'Ambigu pendant la
direction Ritt et de Chilly. Mme Château est une des
plus riches propriétaires du Raincy. »
8 mars.
Le dixième Salon des aquarellistes ouvre aujourd'hui à
la salle Petit, rue de Sèze ; il aura le même succès que
les précédents. On peut y signaler les belles aquarelles
de Maurice Leloir, pour une édition des Confessions de
Rousseau ; celles d'Adrien Marie, au nombre de vingt-
deux; puis Français, avec ses paysages; Aimé Morot,
J.-P. Laurens, Mme Madeleine Lemaire; les Martyrs
chrétiens, de Paul Pujol; la Fin du spectacle et le Soir
d'été, de Béraud; ensuite, Le Blant, Jeanniot, Vibert,
Boutet de Monval, Maurice Courant, Mme de Rothschild,
Charles Delort, Zuber, Worms, Eug. Morand, etc. En
somme, un nombre considérable, peut-être trop considé-
rable même, d'aquarelles les plus diverses, dont plusieurs
des mêmes artistes. Ainsi, M. Leloir en expose vingt-
trois, dont dix-neuf dans un même cadre, accumulation
excessive, qui cause un fatigant papillotage, malgré le
charme et l'exquisité de l'exécution de l'artiste. Citons,
en finissant, l'absence regrettable de quelques célèbres
aquarellistes des derniers Salons, tels que Détaille, Heil-
buth, etc.
9 mars.
L'empereur d'Allemagne, Guillaume Ier, est mort ce
— i36 —
matin à huit heures et demie tout près de sa quatre-
vingt-onzième année, étant né le 22 mars 1 797. Il régnait
depuis le 2 janvier 1861 comme roi de Prusse, et il avait
reçu, le 18 janvier 1871, à Versailles, le titre d'empereur
d'Allemagne. Il avait épousé, le i 1 juin 1829, la fille du
grand-duc de Saxe-Weimar, aujourd'hui impératrice douai-
rière, et qui est née le 30 septembre 181 1.
De cette union sont nés deux enfants. L'aîné est le
prince Frédéric-Guillaume, aujourd'hui empereur d'Alle-
magne, et qui a eu cinquante-sept ans le 18 octobre der-
nier. On sait que depuis longtemps l'état de santé du
nouvel empereur inspire de vives inquiétudes et qu'on
aurait même pu croire qu'il serait mort avant son père.
Le deuxième enfant de l'empereur Guillaume 1er est la
grande-duchesse de Bade, née le 3 décembre 1838, et
mariée le 20 septembre 1856.
Enfin, le nouvel empereur d'Allemagne a épousé, le
25 janvier 1858, la princesse Victoire, fille aînée de la
reine d'Angleterre, née le 21 novembre 1840. De ce
mariage sont nés quatre enfants, deux garçons et deux
filles. L'aîné de ces enfants, le prince Guillaume, aujour-
d'hui prince impérial, est né le 27 janvier 1859. Il a
épousé, le 27 février 1881, une princesse de Schleswig-
Holstein, dont il a déjà eu quatre enfants, qui sont tous
des princes. L'empire d'Allemagne ne manquera donc
pas d'empereurs en cas d'accidents.
— On signale la mort du cardinal Czacki, ancien nonce
— io7 —
apostolique à Paris, décédé subitement à Rome le 8 de
ce mois. On se souvient que ce nonce avait su se faire
une certaine popularité en France par son attitude libérale
et pleine de conciliation.
Trois Portraits. — Voici d'abord celui de Napo-
léon III par le futur feld-maréchal de Moltke, généra-
lissime des armées allemandes, qui avait été reçu aux
Tuileries en décembre 1 86 1 :
« Je m'étais représenté Louis-Napoléon bien plus
grand, écrit-il à Mme de Moltke; il a très belle tournure
à cheval, il est moins bien à pied. Ce qui me frappa
dans sa figure, ce fut une certaine impassibilité des traits
et son regard éteint. Un aimable et bienveillant sourire
éclaire sa physionomie, laquelle n'a rien de napoléonien.
La plupart du temps, lorsqu'il est assis, il demeure
tranquille, la tête inclinée d'un côté, et cette même
tranquillité, qui ne l'abandonne jamais dans le danger,
pourrait bien être la raison du prestige qu'il exerce sur
l'esprit mobile des Français. Les circonstances ont
montré que sa tranquillité n'est pas de l'apathie, mais
bien le produit d'un esprit supérieur et d'une forte
volonté. Dans un salon, il conserve un maintien impo-
sant, non qu'il veuille en faire parade; cependant sa con-
versation semble toujours empreinte d'une certaine timi-
dité. C'est bien un empereur, ce n'est pas un roi. Napo-
léon III n'a rien de la sombre gravité du grand Napo-
— i38 —
léon, ni le masque impérial, ni la démarche calculée.
Louis-Napoléon a pour lui Phabileté, l'insouciance des
moyens, la persévérance et la confiance en soi; j'ajoute
qu'il a toujours fait preuve de modération et de douceur;
le tout est recouvert d'une apparence de tranquille indif-
férence. C'est à cheval seulement qu'en lui éclate
ï'imperator. Simple pour sa personne, il n'oublie pas
que les Français veulent à leur souverain une cour
éclatante. »
Suit un rapide portrait de l'Impératrice, qui fait partie
de la même lettre :
« Elle est belle et élégante, les épaules et les bras
sont d'un modelé merveilleux, la taille svelte, sa toilette
recherchée, pleine de goût, riche sans être chargée. Elle
portait une robe de satin blanc d'un drapé si opulent
qu'il est impossible que, pour s'en rapprocher et dans
leurs robes à venir, les dames réemploient pas quelques
aunes de soie de plus; sur la tète une coiffure écarlate,
autour du cou un double rang de perles magnifiques.
Elle parle vite et beaucoup, et montre en cela plus de
vivacité qu'on n'est accoutumé à en attendre de per-
sonnes en si haut rang. »
C'est dans le Correspondant que nous avons trouvé
cette curieuse lettre. La même revue a publié aussi les
Mémoires de M. de Falloux. Voici un portrait du général
Changarnier — en 1849 — emprunté à ces curieux Mé-
moires :
— i 3y —
« Le général Changarnier, ses plus fervents admira-
teurs sont forcés d'en convenir, poussait jusqu'à l'excès
deux qualités qui font parfois un héros : l'énergie et la
foi dans cette énergie. Quand il fut destitué, on l'en vit
très irrité, jamais déconcerté. Il demeura convaincu qu'il
commanderait l'armée par l'autorité de son nom, tout
autant que par le commandement officiel. Il avait alors
un axiome favori, et, parlant toujours de lui-même à la
troisième personne, il disait : « Quand Changarnier
lèvera le doigt, n'ayez plus d'inquiétude! » Il ne croyait
fermement ni à la stratégie de M. de Montalembert, ni
même à celle de M. Thiers. Il croyait tenir les événe-
ments à sa discrétion, et, ce qui l'étonnait, c'est que là-
dessus on ne s'en rapportât pas à lui. La princesse
de Liéven logeait dans l'ancien hôtel du prince de Tal-
leyrand, au coin de la rue Saint-Florentin et de la rue de
Rivoli. On entrait souvent chez elle, soit avant d'aller
au Palais-Bourbon, soit en en sortant. Combien de fois
n'ai-je pas entendu le général nous dire là, en plein
abandon de causerie : « Vous cherchez tous le salut où
il n'est pas ! » Il n'ajoutait pas un mot de plus -, mais sa
tête redressée, ses yeux étincelants, son sourire si fin,
exprimaient suffisamment le reste de sa pensée. Je suis
convaincu qu'il ne trompait alors peisonne. Son mu-
tisme, souvent affecté, ne dissimulait point un complot,
mais il cachait un rêve. Changarnier crut trop à la re-
nommée, aux souvenirs, aux liens de la fraternité
— 140
d'armes. Il n'aurait fait de sa dictature que le plus noble
usage, mais il crut trop obstinément à cette dictature. »
Théâtres. — Mlle Marie Durand, pensionnaire de la
Comédie-Française depuis 1881, vient de quitter défini-
tivement ce théâtre. Elle y avait été remarquée dans les
personnages d'ingénues, et notamment elle avait long-
temps doublé, avec succès, Mlle Samary dans son joli
rôle du Monde où Ion s'ennuie.
— Le 26 février, la Princesse Georges, comédie en
trois actes, d'Alexandre Dumas fils, a été représentée
pour la première fois à 1? Comédie- Française. Jouée
d'abord au Gymnase, en 1871, avec Desclée, elle avait
été reprise au Vaudeville en 1881 avec Mlle Legault.
C'est Mlle Brandès qui joue aujourd'hui le principal rôle
de cette pièce inégale, mais où l'on retrouve en plusieurs
scènes la main puissante du maître. Mlle Brandès a été
fort applaudie; mais elle dramatise le rôle de la princesse
et le joue pour ainsi dire trop en dehors. Elle a eu, tou-
tefois, le succès de la soirée; c'est une artiste intelli-
gente et admirablement douée par la nature et qui a eu
de beaux élans dans un personnage où Desclée a laissé
de si vifs souvenirs. A citer encore dans l'interprétation,
Mmes Legault, Ludwig, Montaland, et MM. Coquelin
cadet, Laroche, Truffier, etc. On ne saurait nier, toute-
fois, que l'effet produit par la pièce de Dumas au Théâtre-
— i4i —
Français n'a pas été celui sur lequel on croyait pouvoir
compter.
— Le Palais-Royal a donné, le 27 février, une co-
médie nouvelle en trois actes : les Noces de mademoiselle
Gamache, de MM. Hippolyte Raymond et Maurice Or-
donneau. Nous n'insisterons pas autrement sur cette pièce,
qui a éprouvé une chute complète et qui a dû quitter
définitivement l'affiche après trois soirées.
— Le 29 février, aux Folies-Dramatiques, première
représentation de la Demoiselle de Belleville, opérette en
trois actes, tirée du roman de Paul de Kock, la Pucelle
de Belleville, et mise en musique par un compositeur
autrichien, M. Milloecker. Pièce fort amusante, très
bien jouée et chantée parGobin, Guyon fils, Mme Fanny
Génat, et surtout Mlle Mily-Meyer, qui a retrouvé dans le
rôle de Virginie un succès de très bon aloi. La musique
n'est pas très neuve, mais elle est scénique et gaie; c'est
tout ce qu'on lui demandait.
— Le grand, l'immense succès de la quinzaine appar-
tient au Vaudeville (2 mars), avec les Surprises du di-
vorce, comédie en trois actes de MM. Alex. Bisson et
Antony Mars. Jamais on n'avait tant ri ! C'est l'histoire la
plus invraisemblable et la plus folle du monde, mise en
scène avec un entrain véritablement endiablé. Il y a là
un chassé-croisé de femmes et de maris comme la loi
nouvelle du divorce n'en avait pas encore produit. C'est
inénarrable! Le Vaudeville jouera pendant six mois con-
— 142 —
sécuîifs cette merveilleuse bouffonnerie, où Joly s'est
montré étourdissant, en compagnie de Boisselot, Courtes,
Corbin, des deux jolies demoiselles Caron, et surtout de
Mme Grassot, qui est la plus étonnante duègne comique
de Paris.
— Le *>, l'Opéra a repris Hamlct, avec Mme Lureau-
Escalaïs chantant pour la première fois le rôle d'Ophélie,
où elle a remporté presqu'un triomphe. Plançon et Mu-
ratet ont été aussi très applaudis dans les rôles du roi
et de Laërte, qu'ils jouaient de même pour la première
fois.
— Le même soir, brillante reprise, à TOpéra-Comique,
de Madame Turlupin, opéra en deux actes de MM. Cor-
mon et Grandvallet, musique d'E. Guiraud, originaire-
ment représenté à l'ancien théâtre lyrique de l'Athénée,
et dont Mlle Daram, la future demi-étoile de l'Opéra,
avait créé le principal rôle. C'est Mme Merguillier qui
chante aujourd'hui ce même rôle (Maguelonne), où on
l'a acclamée, ainsi que l'excellent Fugère, Mlle Auguez
et Grivot. La musique de M. Guiraud a été trouvée char-
mante, et on a bissé d'enthousiasme le joli finale du
premier acte.
Le spectacle commençait par la reprise de Dimanche et
Lundi, petite saynette en un acte, de M. Gillet, musique
de M. Deslandres. Mlle Molé-Truffier a très gentiment
chanté le principal rôle de cette partitionnette amusante
et sans prétention.
— 143 —
Concerts. — Colonne avait composé, pour la plus
grande partie, le programme de son concert du 4 mars
avec des œuvres du compositeur russe, en ce moment à
la mode, Pierre Tschaikowsky. On a surtout applaudi
une sérénade pour instruments à cordes, une valse, une
fantaisie de concert exécutée très finement par Diemer,
une mélodie chantée par Mme Conneau, etc. La musique
de M. Tschaikowsky est pleine de charme et d'origi-
nalité, et son cachet d'exotisme ne lui a pas nui. On a
fait grande fête au maître nouveau, qui a aujourd'hui
quarante-huit ans, et que son grand succès chez Colonne
semble devoir acclimater désormais chez nous.
— Au Concert Lamoureux, le même jour, brillante
exécution d'une trilogie de M. Vincent d'Indy, d'après
le poème de Schiller, Wallenstein, dont la première .et
surtout la troisième partie ont vivement intéressé le
public.
Varia. — Les Revenus du prince de Galles. — L'héritier
de la couronne d'Angleterre se trouvait, ces jours derniers,
à Paris, où on l'a partout beaucoup fêté. On a parlé aussi
de la prochaine célébration de ses noces d'argent, et du
mariage projeté de deux de ses enfants, le prince Edward
avec la princesse Alexandra de Grèce, et la princesse
Victoria de Galles avec le duc de Sparte, prince héritier
du même trône de Grèce. Mariages de familles comme
on voit, les futurs conjoints étant déjà cousins germains.
— 144 —
A ce propos on a parlé de la fortune et des dotations
dont jouit le prince de Galles. En voici le curieux
détail :
« En atteignant sa majorité, en 1863, le prince de
Galles a reçu plus de 1 5 millions, provenant des revenus
accumulés du duché de Cornouailles, et, de ce chef, il
touche chaque année environ 1 ,600,000 fr. Son grade
de colonel du 10e hussards lui rapporte annuellement
52,000 fr. Pour payer les frais de son mariage,
011 lui a voté une somme de 600,000 fr. La princesse
de Galles a une dotation de 250,000 fr., qui serait portée
à 7 50,000 fr. si elle devenait veuve. Les réparations de son
palais de Marlborough ont coûté 1,100,000 fr., et, en
1875, Pour son voyage dans les Indes, on lui a alloué
3,550,000 fr. De ses propriétés particulières, il a un re-
venu de 250,000 fr., et sa liste civile s'élève à un
million. A première vue, il semble donc que l'héritier du
trône d'Angleterre peut suffire à lui-même et aux siens. »
Rochefort dans le Gouvernement. — Le célèbre pam-
phlétaire, qui était membre du gouvernement de la
Défense nationale, pendant le siège, avait une singu-
lière façon de pratiquer la solidarité entre collègues. La
jolie et piquante anecdote qui suit, et qui est racontée
par lui-même, prouve dans tous les cas que, bien qu'il
fût du gouvernement, ce qui manqua le plus alors à Ro-
chefort, ce fut d'être « homme de gouvernement ».
— 145 —
« Je me rappelle qu'en 1 870, au moment où je n'avais
pas encore donné ma démission de membre du gouver-
nement de la Défense nationale, Jules Favre, à la suite
d'un discours tenu par le citoyen Vésinier dans une réu-
nion publique , fit voter l'arrestation de l'orateur et
écrivit au procureur général Leblond d'avoir à y pro-
céder immédiatement.
« La lettre fut remise à M. Cambon, alors l'un des
secrétaires au service du gouvernement, qui se tenait
dans une pièce attenant à la salle des séances. Je sortis
un instant, et, tout en occupant l'attention de cet em-
ployé, je fourrai dans ma poche la lettre, qui n'arriva
jamais à sa destination.
« Trois jours plus tard seulement, Jules Favre, consta-
tant que ses ordres n'avaient pas encore été exécutés,
fit venir le procureur général, lequel jura sur l'autel de
la justice qu'aucune missive ne lui était parvenue. Mais,
pour comble de déveine, le malheureux s'adressa, pour
l'exécution du mandat d'amener, à Raoul Rigault, à ce
moment secrétaire général de la Préfecture de police.
Celui-ci n'eut rien de plus pressé que de glisser ces
mots dans l'oreille de notre ami et collaborateur Cif-
fault, qui se trouvait alors dans son bureau :
« Va prévenir Vésinier que je viendrai l'arrêter dans une
« demi-heure; qu'il déménage tout de suite, et, s'il ne
<• sait où aller, voici ma clef, qu'il s'installe chez. moi. »
« Vésinier ne fut jamais appréhendé. »
10
-T- I4G
Un Portrait de Gustave Planche. — M. Blaze de Bury
commence dans la Revue Internationale la publication de
Mémoires qu'il a intitulés Mes Souvenirs de la Revue des
Deux-Mondes. Ces souvenirs abondent en renseignements
peu connus ou oubliés, et surtout en petits portraits très
vivement tracés de personnages littéraires qui sont encore,
ou qui ont été jadis très en vue. Nous citerons le portrait
suivant de Gustave Planche; on sait que ce critique émi
nent était aussi renommé pour le peu de soin qu'il pre
nait de sa personne :
« Cet idéaliste épuré, ce critique des bords de l'Eu-
rotas, était le plus malpropre des cyniques; il n'avait
aux lèvres que Phidias, Platon, Raphaël, et se plaisait aux
mœurs d'un loqueteux. Ceux-là mêmes qui lui pardon-
naient ses points de vue et ses antagonismes systéma-
tiques fuyaient son approche en se bouchant le nez. Res
sacra miser, mais Porgueil qui se drape dans de sordides
haillons, faut-il aussi le respecter? Buloz s'ennuyait tout
le premier de cette pose funeste à la bonne hygiène de
son cabinet de rédaction, où Gustave Planche s'installait
invariablement tous les après-midi, de deux à six. On
patientait pourtant jusqu'à l'hiver, histoire de ne blesser
aucune susceptibilité ; mais les premiers froids servaient
de prétexte pour solliciter la mise au rancart d'une fri-
perie décidément infectieuse.
« Mon pauvre ami soupirait Buloz, je vous plains :
vous devez geler dans ces vêtements de coutil.
— 147 —
— Heu ! heu ! » répondait Planche flairant une avance.
Et Buloz, qui n'en voulait pas donner, prévoyant
l'emploi immédiat que son philosophe en ferait, Buloz
tranquillement continuait :
« Gerdès va vous accompagner à la Belle Jardinière :
vous y choisirez un complet d'hiver, et ce sera lui qui
réglera. »
Le lendemain, transformation à vue : un Planche
chaudement vêtu, étoffé, lavé, invraisemblable, l'usage
étant que Gerdès profitât de la circonstance pour con-
duire aux bains le catéchumène.
Cela durait ainsi quatre ou cinq jours, pendant lesquels
nous jouissions d'un Planche à l'eau de Cologne, frais,
reluisant et battant neuf; puis, brusquement, un matin
l'ancien masque rentrait en scène et l'immonde souquenille
de coutil remplaçait les beaux vêtements neufs, vendus
au marchand d'habits pour quelques pistoles dont le bu-
vetier du carrefour avait eu l'étrenne. L'argent glissait
entre ses doigts ; un jour, il hérite de vingt mille francs,
les fourre dans un sac et va se promener en Italie, ti-
rant à mesure jusqu'au dernier sou; quand le sac fut
vide, il revint prendre sa place à la Revue. C'était le ne-
veu de Rameau. Où travaillait-il?... »
Les Quatre Tables de M. Constans. — Notre gouver-
neur général en Indo-Chine, l'ancien député Constans,
a été reçu solennellement à Ha'iphong, le 24 janvier,
— 148 —
avec les honneurs réglementaires. Voici le cérémonial
avec lequel la congrégation chinoise a accueilli le premier
personnage de notre nouvelle colonie :
« Sur des tables portées par quatre Chinois, la tête re-
couverte d'un large chapeau doublé de soie rose, la natte
tressée rouge, elle vient offrir, dit le Courrier d'Haï-
phong, à monsieur le gouverneur général des présents
symboliques.
Sur la première table, simplement laquée brun, sa-
shiong, des gâteaux, du thé, la lampe à opium, des
fruits.
Trois autres tables, yung-lo, tendues d'étoffes, de dra-
peries très ornées, aux tons ciiards, avec des statuettes.
Des instruments de musique bizarre, sorte de gongs qui
cassent le tympan le plus solide. Tout autour, des mu-
siciens.
Cela signifie, paraît-il, que le gouverneur général, en
venant, apporte avec lui l'abondance, — représentée par
les fruits; — la joie, — représentée par la musique et la
lampe à opium.
Sur une dernière table, un large vase blanc rempli
d'eau claire représente la pureté des intentions du gou-
verneur. Puis un miroir, emblème de prudence, de
sagesse, la plus haute preuve de respect que l'on puisse
donner à un grand mandarin. Il veut dire : « Comme ce
miroir, vous voyez tout, les cœurs, les intentions; au
premier regard, vous savez ce que nous pensons. »
— 149 —
Puis, deux grandes lanternes, tan-long, avec des ca-
ractères : coun tchen man loc : — nous avons confiance
dans le gouverneur. »
La Lettre M et les Napoléon. — Nous empruntons à
une revue américaine, Century Magazine, la fantaisie
suivante:
« Ce fut Marbeuf qui, le premier, devina le génie de
Napoléon Ier à l'École militaire; Marengo fut la pre-
mière grande bataille gagnée par Bonaparte, et Mêlas lui
ouvrit le chemin de l'Italie.
Mortier fut un de ses meilleurs généraux; Moreau le
trahit et Murât mourut en martyr de sa cause.
Marie-Louise fut associée à ses hautes destinées;
Moscou fut l'abîme dans lequel sa fortune sombra.
Metternich le battit sur le terrain diplomatique.
Six maréchaux (Masséna, Mortier, Mat mont, Macdonald,
Murât, Moncey) et vingt-six généraux de division avaient
des noms commençant par la lettre M.
Murât, duc de Bassano, fut le conseiller dans lequel
il avait le plus de confiance; la première grande bataille
qu'il livra fut celle de Montenotte, la dernière celle de
Mont-Saint-Jean.
Il remporta les victoires de Moscou, de Montmirail
et de Montereau.
La première capitale ennemie dans laquelle il entra
fut Milan, la dernière Moscou.
— i5o —
Il perdit l'Egypte par les fautes de Menou et employa
Miollis pour faire Pie VII prisonnier.
Malet conspira contre lui; puis, plus tard, Marmont.
Il eut pour ministres Maret, Montalivet et Mollien.
Son premier chambellan fut Montesquieu, son dernier
séjour fut la Malmaison.
Il se confia au capitaine Maillaud et eut pour compa-
gnon à Sainte-Hélène Montholon, pour valet de chambre
Marchand.
Si l'on examine l'histoire de son neveu Napoléon III,
on découvre que cette même lettre n'eut pas moins d'in-
fluence; et nous sommes certains que le prisonnier de
Wilhelmshohe attacha encore plus d'importance que son
oncle à cette influence mystérieuse. L'impératrice, sa
femme, était comtesse de Montijo; son meilleur ami fut
Morny.
La prise de Malakoff et du Mamelon-Vert furent les
principaux faits d'armes de la guerre de Crimée.
Son plan dans la campagne d'Italie était de livrer la
première bataille à Marengo ; mais cela n'eut pas lieu à
cause de l'engagement de Montebello à Magenta.
Pour les importants services qu'il rendit dans cette
bataille, Mac-Mahon reçut le titre de duc de Magenta;
de même que Félissier reçut, pour des services sem-
blables, le titre de duc de Malakoff.
Napoléon III entra ensuite à Milan et repoussa les
Autrichiens à Melegnano.
— i5i —
Après 1866, la lettre M semble être devenue un pré-
sage de mauvaise fortune. Nous citons seulement Mexico
et Maximilien, et nous en venons à la guerre de 1870.
Il avait mis ses espoirs, qui furent tous déçus, sur
trois M : le maréchal Mac-Mahon, Montauban et la Mi-
trailleuse.
Mayence devait être la base des opérations pour l'ar-
mée française ; mais, repoussée sur la Moselle, elle vit le
sort se décider contre elle sur la Meuse, à Sedan.
Enfin, nous devons mentionner la reddition de Metz.
Et tous ces désastres sont dus à une autre M, ennemie
de Napoléon, — et c'est une M fameuse : Moltke ! »
L'auteur de cet article a oublié de citer, à propos
de Napoléon Ier, le mot célèbre de Cambronne à Wa-
terloo, qui commence aussi par une M.... et qu'on a tra-
duit par cette phrase moins concise et moins énergique :
« La Garde meurt et ne se rend pas ! » Donc encore
une M....
— 152 —
LES MOTS DE LA QUINZAINE
Dans un établissement de bains à bas prix :
« Garçon ! comment se fait-il que je ne retrouve pas
mon pantalon?
— Monsieur est-il bien sûr d'être venu avec? » ré-
pond le garçon après avoir bien cherché.
(Gaulois.)
« Oh! l'ingrate! s'écrie un amant malheureux...
M'avoir ainsi lâché, moi qui mutais pour elle le pain de
la bouche !...
— C'est peut-être bien ce qui l'aura dégoûtée. »
(Evénement.)
Un jeune garçon de sept ans, se trouvant en visite
chez une personne qu'il connaît peu, aperçoit un accor-
déon posé sur une étagère.
« Tiens, dit-il, vous avez donc un malheureux dans
votre famille? »
Un amateur vient d'acheter très cher un autographe
de Napoléon qu'il prétend être absolument inconnu.
« Êtes-vous bien sûr, lui dit un ami, qu'il n'ait jamais
été imprimé?
— Sans doute : il est tout à fait illisible ! »
— i 53 —
VARIETES
LES GENDRES DE MARCEAU
On a beaucoup parlé, au moment de l'élection de M. Car-
not à la présidence de la République, du retour en France des
cendres de son illustre grand-père, qui mourut à Magdebourg
sous la Restauration. Le même vœu a été formulé dans les
journaux au sujet des cendres de Marceau. A propos de ce
dernier projet, M. Noël Parfait, député d'Eure-et-Loir, a lu
récemment, dans un banquet qui avait lieu à Chartres, une cu-
rieuse communication, que son intéi et historique nous engage
à reproduire ici.
Messieurs et chers concitoyens,
A l'occasion d'un événement politique encore récent,
il a été fort question, dans la presse, de rapporter en
France les cendres de Marceau en même temps que les
restes d'un autre grand serviteur delà Révolution, Lazare
Carnot.
Qu'est-il advenu de ce projet, dont l'idée est assuré-
ment très patriotique? Je l'ignore ; mais, qu'on le pour-
suive ou non, j'espère que vous ne trouverez pas sans
intérêt les renseignements précis et authentiques que je
- i54 -
désire vous communiquer, touchant le tombeau et les
cendres de l'illustre enfant de Chartres.
Ce court exposé historique n'arrêtera, d'ailleurs, que
peu d'instants votre bienveillante attention, et peut-être
vousréserve-t-il plus d'une surprise.
Le 2 vendémiaire an V (23 septembre 1796) avaient
lieu les funérailles de Marceau. Elles se firent, on le
sait, avec une grande pompe militaire, au bruit de l'ar-
tillerie des deux armées qui se combattaient alors sur le
Rhin. Le général Beurnonville, en l'absence de Jourdan,
fatigué, malade, eut l'honneur de présider à cette impo-
sante cérémonie.
Le corps fut inhumé dans le camp retranché de Co-
blence, et, à la place où il allait reposer, les soldats du
génie élevèrent un tumulus de terre gazonnée. Mais les
chefs de l'armée de Sambre-et-Meuse ouvrirent, peu
après, une souscription pour ériger un monument plus
durable à la mémoire de l'héroïque défenseur que la Ré-
publique venait de perdre.
Kléber, qui était alors en congé, se rappelant ses pre-
mières études, voulut avoir au moins la douloureuse sa-
tisfaction de tracer le plan du monument projeté. La
mort prématurée de Marceau préoccupa longtemps l'es-
prit de cet homme au caractère antique. Un jour qu'il
parlait de son jeune frère d'armes devant quelques-uns
de ses collègues : « Je ne puis, dit-il, supporter l'idée
que le corps d'un Marceau devienne la proie des
— i55 -
vers. Si j'avais été présent quand l'ennemi nous l'a rendu ,
je l'aurais fait brûler, comme Achille fit brûler Pa-
trocle. »
Ces paroles ne furent point perdues, on va le voir.
La pyramide de pierre l qui devait être substituée au
monticule de terre fut achevée assez tôt pour que Inau-
guration pût en être fixée au jour anniversaire des
obsèques. Ces secondes funérailles ne furent pas moins
émouvantes que les premières : car c'est alors que le
général commandant à Coblence résolut d'exaucer le
vœu de Kléber en brûlant solennellement les restes de
Marceau.
A cet effet, un bûcher avait été préparé dans l'en-
ceinte du fort Pétersberg. Le corps, exhumé de sa
tombe provisoire, fut couché, avec son uniforme et ses
insignes, dans un cercueil de fer, puis livré au feu de-
vant toutes les troupes de la garnison et des camps for-
més sous cette ville. Pendant l'incinération, ces troupes
exécutèrent diverses manœuvres, en même temps que
tonnaient les canons des forts et ceux des chaloupes qui
stationnaient sur la Moselle.
Quand le corps fut entièrement consumé, on recueillit
les cendres dans une urne de bronze sur laquelle étaient
inscrits ces mots : Hic cineres, ubiquc nomen (Ici les cen-
dres, partout le nom); et cette urne fut portée en céré-
i. Pyramide tronquée, ayant environ huit mètres de hauteur et six
de largeur à sa base.
— i56 —
monie sous la voûte ménagée pour la sépulture au bas
de la pyramide dessinée par Kléber. Enfin, le général
Hardy fit l'éloge funèbre du mort tant regretté, et pro-
clama qu'à l'avenir le fort Pétersberg s'appellerait « fort
Marceau ».
Hélas! cet avenir n'alla pas plus loin que 181 5.
Vers cette dernière époque, de grands travaux de dé-
fense ayant été entrepris sur le Pétersberg, le monu-
ment élevé à la mémoi.e de Marceau dut forcément être
déplacé; mais hâtons-nous de dire qu'il fut enlevé pierre
à pierre du bastion qu'il occupait et reconstruit avec le
plus grand soin au pied du fort où on le voit aujourd'hui,
et où le vit Byron, qui l'a salué dans des vers immortels.
Malheureusement bien avant cette visite du poète, des
profanateurs restés inconnus, malgré toutes les recher-
ches qu'on put faire, avaient forcé l'entrée du tombeau
et dispersé les cendres, laissant l'urne renversée et abso-
lument vide. Cette odieuse déprédation fut annoncée à la
fois au ministre de la guerre et au ministre de la justice
par M. Chaban, préfet du département de Rhin-et-Mo-
selle, dont le chef-lieu était Coblence. A la date du
■j messidor an XII (22 juin 1804), ce fonctionnaire écri-
vait au gouvernement de Paris que, d'après l'enquête
qu'il avait ouverte, les auteurs de la profanation et des
dégâts avaient pénétré dans le mausolée par une grille
en forme de trophée d'armes, qu'ils avaient tiré l'urne
dehors et jeté les cendres au vent. Il terminait ainsi :
- ,57-
« J'ai fait déposer l'urne à la préfecture, en attendant
que le monument soit réparé et que l'ouverture en soit
fermée de manière à prévenir le renouvellement d'un
pareil attentat, qui me paraît n'avoir été commis que dans
l'espoir de trouver là quelques pièces de monnaie ou
d'autres objets d'une certaine valeur. »
J'ai déjà dit que toutes les recherches furent vaines,
que l'on ne découvrit jamais les coupables. Il faut donc
abandonner le projet de rapporter en France les cendres
de Marceau, dont on ne trouverait plus trace au bord du
Rhin'.
Mais le sort a voulu, pourtant, atténuer nos regrets:
car il reste ailleurs une portion de cette noble poussière,
et c'est la ville natale du héros, c'est Chartres qui en a
la garde !
Voici comment :
Peu après la crémation, une partie des cendres fut
envoyée à Émira Marceau, par l'entremise de Bema-
dotte, — devenu gouverneur militaire de Coblence, en
attendant qu'il devînt roi de Suède. — La noble femme,
dès qu'elle fut en possession de ce trésor, s'empressa de
le partager avec le commandant Constantin Maugars,
ami d'enfance et ancien aide de camp de son fière. Or,
l. Pour plus de détails sur l'effraction de la tombe, voir : le Châ-
teau royal de Coblence {Das kcenigliche Schloss in Coblenz;, par le doc-
teur Becker; Wilh. Groos, éditeur, 1886. — Archives de la préfecture
française, conservées aux Archives de Coblence. — Voir aussi les Ar-
chives de Stramberg.
— i58 —
les héritiers Maugars ayant bien voulu faire don de la
précieuse relique au musée de Chartres, elle put être
déposée sous le socle de la statue de Marceau, le
21 septembre 1851, jour de l'inauguration de cette
statue1.
De sorte qu'il nous serait presque permis d'inscrire,
au-dessous de l'œuvre de Préault, la simple et belle épi-
taphe :
ICI LES CENDRES, PARTOUT LE NOM !
DAME JUSTICE AU MOYEN AGE
Notre collaborateur M. Emile Maison, qui est en train
d'écrire une Histoire de Dreux, nous signale d'intéres-
santes particularités relativement aux crimes de sorcelle-
rie soi-disant perpétrés par des animaux malfaisants,
lesquels causaient la stérilité chez la femme et répan-
daient la mortalité parmi les hommes, sans préjudice d'au-
tres méfaits non moins répréhensibles. Aussi, rapporte
M. Doublet de Boisthibault, dans sa Statistique d'Eure-
et-Loir, aussi voyons-nous au XVe siècle faire des pro-
cès aux rats, taupes, chats, chiens et mulets, le tout
dans les formes usitées de la justice, particulièrement
1. Voir le Journal de Chartres du 27 septembre 1851.
- i59-
solennelle ces jours-là. Par exemple, en 1403, ie bailli
de Mantes fit exécuter une truie qui avait dévoré un en-
fant, et l'état suivant fut dressé pour les frais d'exécu-
tion :
« Pour dépense faite par elle dedans la geôle, 6 sols
parisis ;
<( Item, au maître des hautes-œuvres, venu de Paris à
Meulan, pour ladite exécution, etc., 54 sols parisis ;
« Item, pour la voiture qui la porta à la justice, 6 sols
parisis, etc., etc. »
Le 18 avril 1499, le bailli de l'abbaye de Josaphat,
près Chartres, condamna un cochon pour avoir tué un
enfant. Écoutez la sentence : « En tant que touche ledict
pourceau, pour les causes contenues et établies audict
procès, nous le avons condampné et condampnons à
estre exécuté et pendu par justice, en la juridiction de
mesdits seigneurs (les moines), par notre sentence défi-
nitive et à droit. »
Le criminel, bien entendu, était excommunié au
préalable, nonobstant qu'il fût avéré que ni cœur ni âme
n'avaient habité en lui.
Ces ridicules procédures se continueront jusques au
commencement du XVIIe siècle, ainsi que le prouve sura-
bondamment l'arrêt rendu, le 12 septembre 1606, par le
bailli de Loëns contre Guillaume Guyart, condamné à
être pendu et brûlé « avec une chienne » sur la place
du Marché aux chevaux de la ville de Chartres, « et se-
— i6o -
ront, dit la sentence, les corps morts tant dudict Guyart
que de ladicte chienne bruslés et mis en cendres ».
Ceci se passait dans le pays chartrain proprement dit;
mais, quoique toujours suspectés de sacrifier au farouche
Hésus, ainsi que le démontre le meurtre de sainte Eve,
survenu aux portes de Dreux vers le milieu du XIIIe siè-
cle, il n'apparaît pas dans les chroniques et les manuscrits
du temps que les fils des anciens Druides fussent d'aussi
cruelle humeur que leurs voisins les Carnutes.
Georges d'Heylli.
Le Gérant : D. Jouaust.
2476. — Paris, imprimerie Jouaust et Sigaux, rue de Lille, 7.
GAZETTE ANECDOTIQUE
Numéro 6
3 I MARS l888
SOMMAIRE.
La Quinzaine : La Société des gens de lettres et M. Lucien Des-
caves. — Inauguration à Neuilly-sur-Seine d'une statue de Parmen-
tier. — M. Carvalho acquitté en appel. — Vente d'une collection de
tableaux à New-York. — Le Mobilier de Marie Regnault. — M. Wilson
et le général Boulanger. — Les Ombres françoises. — Théâtres et
Concerts.
Varia : Un Anniversaire. — Quelques Pensées. — Le Convoi. —
Les Trois Carnot. — Un Vol à la Bibliothèque. — Un Rêve de poète.
Petite Gazette. — Nécrologie.
Variétés : George Sand, mère de famille.
10 mars.
La Quinzaine. — Il y a eu encore du bruit à la So-
ciété des gens de lettres. Le Comité vient de refuser
l'admission, comme membre de cette société, de M. Lu-
cien Descaves, romancier, qui se présentait sous le pa-
tronage de MM. Ernest Daudet et Paul Bonnetain. Le
bagage littéraire de M. Descaves se composait de quatre
1. — 1888. 11
IÔ2 —
volumes, dont l'un, les Misères du sabre, n'a pas trouvé
grâce devant la commission. Il parait que certains pas-
sages trop crus de ce livre ont excité les colères de la-
dite commission, au moins de la moitié, puisque huit
voix sur seize ont prononcé l'ajournement du candidat,
c'est-à-dire qu'il lui est interdit de se représenter avant
un an.
M. Paul Bonnetain a raconté l'incident, en détail,
dans le supplément du Figaro du 17 mars; nous ren-
voyons nos lecteurs à son curieux article.
1 1 mars.
Aujourd'hui, inauguration à Neuilly-sur-Seine, sur la
place de la nouvelle mairie, d'une statue de Parmentier,
due au ciseau du sculpteur Adrien Gaudez. C'est non
loin de là, en effet, dans la pleine des Sablons, qui forme
le centre de la ville de Neuilly, que Parmentier, « l'in-
venteur de la pomme de terre», fit ses premiers essais de
culture de cet admirable et nourrissant végétal. C'est
Louis XVI qui encouragea Parmentier dans ses essais,
dont le résultat lui a valu une renommée universelle.
Parmentier avait été pharmacien avant d'être agro-
nome; c'était un chimiste distingué, et il a passé sa vie
tout entière à faire des expériences humanitaires et phi-
lanthropiques. M. Dehérain, de l'Académie des sciences,
qui a prononcé l'un des principaux discours dits devant
la statue, a rappelé très heureusement les services mul-
— i63 —
tiples rendus par Parmentierà l'humanité et à la science.
Né en 1737, Parmentier est mort à la fin de l'année
1813.
12 mars.
M. Carvalho, ancien directeur de l'ûpéra-Comique,
qui avait été assez durement condamné, lors du procès
intenté à l'occasion de l'incendie de son théâtre, vient
d'être acquitté en appel. Les amis de M. Carvalho,
qui savent combien de fois et avec quelle insistance
l'ancien directeur avait appelé l'attention des pouvoirs
publics sur la situation périlleuse de son théâtre, au
point de vue des chances d'incendie, ne pourront que
féliciter M. Carvalho du nouveau jugement qu'il vient
d'obtenir en sa faveur. En effet, les premiers juges n'a-
vaient pas semblé tenir un compte suffisant des cir-
constances vraiment atténuantes que nous venons de
rappeler. On avait d'abord jugé un peu ab irato, et on
était encore trop peu éloigné de l'époque de la terrible
catastrophe pour que les juges eux-mêmes aient pu
garder tout leur sang-froid.
1 j mars.
On a vendu, il y a quelques jours, à New-York, une
collection de tableaux provenant du riche cabinet d'Al-
bert Spencer. Cette vente, qui comprenait seulement
soixante-huit toiles, a produit 1,420,025 francs. Voici
— 164 —
les prix énormes auxquels ont été adjugés les tableaux
de l'École française qui faisaient partie de la collection.
On verra, par les gros chiffres qui suivent, à quels prix
toujours croissants sont estimées les œuvres de nos
grands artistes nationaux au delà des mers :
Troyon, Animaux fuyant l'orage, tableau adjugé
130,000 fr. Le même tableau avait été pavé 63,000 fr.
à la vente Paturle qui eut lieu, à l'hôtel Drouot, le 28 fé-
vrier 1872. Le tableau le Soir, de Jules Breton, qui
était l'œuvre sur laquelle on avait le plus compté, a été
vendu 102,500 fr. On avait espéré qu'il serait adjugé à
un plus haut prix. Ensuite viennent : le Charmeur de ser-
pent, de Gérôme, qui avait coûté 75,000 fr. à M. Spencer
et qui a été vendu 97,500 fr.; le Christ au tombeau, par
Delacroix, 53,000 fr.; les Glaneuses, un petit tableau
par J.-F. Millet, 52,000 fr. Deux tableaux par Meis-
sonieront été adjugés, Un Porte-drapeau delà garde civi-
que flamande, 46,000 fr., et un Musicien, 44,000 fr. Un
petit tableau, la Gardeuse de moutons, par J.-F. Millet,
37,500 francs; Coucher de soleil, par Th. Rousseau,
36,500 fr.; Assomption de la Vierge, étude par Diaz,
13,250 fr ; Effet de soleil, par Daubigny, 43,250 fr.;
le Matin, par Corot, 42,000 francs; Une Ferme à l'Isle-
Adam, par Jules Dupré, 15,250 fr.; Tigre se désaltérant,
par Delacroix, 30,500 francs; Après Forage, par Diaz,
20,500 fr.; Fauconnier arabe, par Fromentin, 32,$oofr.;
Une Fête à l'hôtel Rambouillet, par Isabey, 23,000 francs.
i65 —
i $ mars.
Le général Boulanger, qu'on pouvait croire pour
quelque temps interné, et même enterré à Clermont-
Ferrand, vient encore de faire des siennes! Cet offi-
cier, en somme brillant et distingué, ne veut pas se
borner à son rôle strictement militaire : la politique l'at-
tire. Porté récemment sur toutes les listes, dans diverses
élections législatives qui ont eu lieu dans plusieurs dé-
partements, le trop bouillant général, bien qu'il ne se
présentât pas effectivement lui-même, — ainsi qu'il l'a
prétendu, — a cependant recueilli près de 60,000 voix,
tout inéligible qu'il était.
Une enquête, faite par le ministère de la guerre à la
suite de cette aventure, a révélé ce fait que, durant la
période électorale relative aux susdites élections, le gé-
néral 3oulanger était venu trois fois à Paris, non seule-
ment sans permission, mais encore malgré la défense
absolue du ministre.
En raison de ces circonstances, le ministre de la
guerre a proposé au président de la République de re-
tirer à M. le général Boulanger le commandement du
1 3e corps et de le mettre en retrait d'emploi. (Voir le
rapport publié à ce sujet au Journal officiel du 1 5 mars.)
Cette grave mesure, qui n'était prévue par personne,
a été approuvée par tous les républicains de bon sens et
de raison; elle a, au contraire, mis hors d'eux les amis
— i66 —
politiques du général Boulanger, qui appartiennent tous
ou presque tous au parti ultra-radical. Ces derniers ont
protesté dans leurs journaux, en termes violents et sans
mesure, et ont décidé que le nom du général Boulanger
serait désormais porté sur toutes les listes d'élections
législatives, mais simplement comme manifestation pro-
testataire, puisque le général demeurait inéligible.
17 mars.
On vient de vendre, rue Drouot, le mobilier de Marie
Regnault, cette femme galante de la rue Montaigne,
connue sous le nom de Mme de Montille, et qu'avait
assassinée Pranzini, il y a un an aujourd'hui, jour pour
jour, en même temps que sa bonne et l'enfant de sa
bonne. Cette vente a donné lieu à quelque scandale et à
des bousculades sans nombre. Les objets vendus qui
rappelaient plus particulièrement le crime ont atteint
des chiffres invraisemblables : ainsi, on adjugé 41 francs
le potte-monnaie vide de la victime; 77 francs la bouil-
lotte qui a servi à chauffer l'eau où Pranzini a lavé ses
mains après son crime; 90 francs le roman, marqué
3 fr. $0, que lisait Marie Regnault avant de s'endormir,
le soir de sa mort; 220 francs une petite montre en or
émaillé bleu, qui a été la cause de l'arrestation de
Pranzini à Marseille. Les meubles exposés, les tentu-
res, etc., portaient encore des traces de sang et des
— 167 —
marques trop visibles de l'horrible lutte qui avait dû
précéder l'accomplissement complet du crime.
En somme, la vente a produit une cinquantaine de
mille francs. Elle comptait aussi quelques objets d'art :
un tableau de H. de Callias, la Plaie d'or, dont on a
demandé 4,000 francs, etqui nes'estvendu que 800; et
des reproductions du Gloria victis, de Mercié, et de Y Ar-
lequin, de Saint-Marceaux. La vente a duré trois jours.
27 mars.
M. Wilson vient d'être acquitté en Cour d'appel. On
avait trouvé l'arrêt des premiers juges ' excessif comme
sévérité; et les mêmes personnes qui s'en plaignaient
trouvent maintenant qu'on a été trop indulgent. Ainsi va
le monde.
— En même temps qu'un tribunal acquittait M. Wilson,
un conseil d'enquête, présidé par le général Février, s'in-
stallait à l'École militaire, et faisait comparaître à sa
barre le général Boulanger, accusé de faits d'indiscipline
grave et de manquement au devoir militaire. Ce con-
seil, composé de cinq généraux, a estimé à l'unanimité
que le général Boulanger devait être mis d'office à la
retraite, les faits incriminés étant prouvés. C'est la poli-
tique qui a porté le général Boulanger si haut sur le
pavois ; c'est encore la politique qui le précipite du faîte
de sa grandeur aussi rapide qu'inexpliquée.
1. Voir le numéro du 15 mars.
— i68 —
Les Ombres françoises. — Félicitons hautement
M. Caran d'Ache d'avoir francisé ces ombres chinoises,
qui n'avaient d'ailleurs rien de chinois, et dont le nom
ne nous rappelait que les spectacles enfantins du théâtre
de Séraphin. Les ombres de M. Caran d'Ache, qui peu-
vent, elles aussi, être montrées aux enfants, ont un côté
d'esprit et d'art qui les fait grandement apprécier des
grandes personnes.
D'abord installées à la brasserie du Chat Noir, où la
douteuse hospitalité de l'aubergiste de lettres, Rodolphe
Salis, en rendait parfois l'accès difficile, elles viennent
heureusement d'être transportées, rue Saint-Lazare, dans
la salle du théâtre d'application que vient d'y fonder
M. Bodinier. Les soirs où M. Bodinier n'y fait pas ma-
nœuvrer les jeunes artistes, c^st le tour des ombres de
Caran d'Ache, et la société la plus distinguée se rend à ce
spectacle nouveau et original, qui est pour le moment le
spectacle à la mode.
Wattignies, scène nouvelle, et l'Épopée , déjà connue,
y ont obtenu un grand succès avec leurs types militaires
si exacts et parfois si comiques. On a aussi fait grande
fête à la Steppe, accompagnée de chants russes natio-
naux, et au Retour du bois, dans lequel la société pari-
sienne a facilement reconnu ses types les plus familiers,
parmi lesquels l'éternel M. de Lesseps, avec l'intermi-
nable série de ses rejetons.
Théâtres. — Le 10 mars, première représentation
au théâtre Déjazet du Mari de ma femme, comédie en
trois actes, de M. Paul d'Ivoy, fils de l'ancien chroni-
queur, dont le véritable nom était Deleutre. De la verve
et de la gaieté mêlées à beaucoup d'inexpérience. La
pièce a toutefois réussi.
— A la Comédie-Française, le 13, très heureuse re-
prise de Chamillac, comédie en cinq actes, d'Octave
Feuillet. M. Worms a repris le rôle créé par Coquelin
et s'y est taillé un énorme succès; Mlle Ludwig a très
finement joué le personnage de Sophie Ledieu qu'avait
créé Mlle Samary, et Mlle Broisat s'est montrée très élé-
gante dans le rôle de Clotilde, que l'état de santé de
Mlle Tholer ne lui a pas permis de reprendre.
— Le 15, aux Nouveautés, le Puits qui parle, opé-
rette fantastique, en trois actes et six tableaux, de
MM. Beaumont et Burani, musique de M. Audran.
Pièce amusante, variée, musique vive et légère, tou-
jours scénique, et interprétation excellente avec les deux
Brasseur, J. Perrin, Tony-Riom, et la jolie Mlle Lardi-
nois. On a bissé un duo comique, exécuté à ravir par
Brasseur père et fils, et qui a été le clou de la soirée.
— A Cluny, le 16, première représentation du Docteur
Jojo, vaudeville en trois actes, de M. Albert Carré. C'est
une série d'aventures et de quiproquos qu'il est difficile
d'analyser; le mieux est d'y aller voir. On a beaucoup
ri à toutes ces folies assez bien combinées, et fort ap-
— i7o —
plaudi la principale comédienne de l'endroit, MUe Aciana.
— Le 19, à la Gaîté, première représentation du
Bossu, opérette en quatre actes et neuf tableaux, tirée
du célèbre roman de Paul Féval, par MM. Henri Bocage
et Armand Liorat, musique de Charles Grisart. La
pièce nouvelle est peut-être moins intéressante que le
drame de la Porte-Saint-Martin, déjà tiré du même ro-
man, mais elle est beaucoup plus gaie. M. Grisart a
écrit une véritable partition, très longue et très touffue,
qu'on pourra émonder sans inconvénients, mais dont
plusieurs morceaux ont causé un vif plaisir et ont même
eu les honneurs du bis. Il faut citer surtout, dans la
brillante interprétation de cette grande comédie décora-
tive, MM. Vauthier, Berthelier, un débutant, M. Nohel,
et Mlles Jeanne Thibault et Jane Leclerc; cette der-
nière, qui vient des Variétés, s'est même fait remarquer
tout particulièrement par des grâces ingénues qu'on ne
lui avait pas soupçonnées au boulevard Montmartre.
— A l'Odéon, le 20 mars, première représentation de
Mademoiselle Dargens, intéressante comédie en trois
actes, de M. Henri Amie, mais qui rappelle, par le sujet
et ses développements, d'autres comédies célèbres, tel-
les que Monsieur Alphonse, la Mère et la Fille, Denise,
Henriette Maréchal, etc. Il s'agit encore d'une fille sé-
duite, mais qui épouse une autre personne que son sé-
ducteur. La pièce, très bien écrite et suffisamment
- I7I —
mouvementée, a réussi. On y a applaudi surtout Paul
Mounet et MmeS Marie Samary et Panot.
— Le 25 mars, le Théâtre libre a donné trois pièces
nouvelles : i° la Petiote, pièce de MM. Bonnetain et
Descaves, dont le succès a été assez vif, grâce surtout
au principal interprète, M. Antoine; 2° Pierrot assassin
de sa femme, pantomime de M. Paul Margueritte, mimée
par l'auteur lui-même, et qui a paru assez lugubre; cette
pantomime était accompagnée d'une musique de scène
de M. Paul Vidal, qui ne l'a point égayée davantage;
3° Au mois de mai et Entre frères, tableaux absolument
funèbres, de MM. Guiches et Henri Lavedan, qui n'ont
produit qu'un effet médiocre, en raison même de l'exa-
gération des couleurs dont leurs ailleurs s'étaient servis.
En somme, soirée littéraire inférieure aux précédentes.
A force de rechercher l'excentrique et l'inusité, certains
des auteurs qui se font jouer au Théâtre libre pourraient
arriver à tomber dans le ridicule et dans l'absurde.
— Mme Second-Weber a continué, le 24 mars, ses
débuts à la Comédie-Française dans Andromaque. Elle y
a obtenu un succès très supérieur à celui qui l'avait
accueillie dans Hernani ; elle est maintenant de la maison.
— Le même soir, à Déjazet, première représentation
de Spécialité pour divorce, comédie d'actualité qui doit
le jour à la loi Naquet, et dont l'auteur, M. Noël Kolback,
est un nouveau et un jeune. Quelques scènes amusantes
— 172
ont fait bien accueillir la légère intrigue de ce petit acte.
— L'Odéon a donné, le 27 mars, la première repré-
sentation d'un petit drame en un acte, l'Aveu, dont l'au-
teur n'est autre que Mme Sarah-Bernhardt elle-même. Un
succès au théâtre, comme auteur dramatique, manquait
à la couronne artistique de l'illustre tragédienne. Elle Ta
aujourd'hui avec ce drame ému et touchant qu'ont très
bien joué Paul Mounet, Marquet, et Mlle Sizos.
Au même théâtre, le même soir, reprise des Médecins,
comédie satirique en cinq actes, de MM. Brisebatre et
Eug. Nus, réduite en trois actes par M. Nus, le survivant
des deux collaborateurs. Cette comédie, qui date de juin
1864 (Variétés), a retrouvé un assez vif succès de rire;
ses plaisanteries n'ont pas vieilli. Elle est fort bien jouée,
d'ailleurs, par Cornaglia, Colombey, Duard, Fréville,
Pujol, et M,nes Raucourt et Lynnès.
— Concerts. — La séance donnée par M. Colonne,
au théâtre du Châtelet, le 18 mars, a été particulière-
ment intéressante. Elle comprenait, entre autres mor-
ceaux applaudis, une scène pour orchestre composée
par M. Ch. Lefebvre, d'après le drame d'Octave Feuil-
let, Dalila. L'air de danse, qui forme le second fragment
de l'œuvre, a été acclamé. Venait ensuite la Fiancée du
timbalier, de M. Francis Thomé; la ballade de Victor
Hugo était dite par Mlle Duminil, devant la scène, pen-
dant qu'un orchestre invisible, placé derrière le rideau
baissé, exécutait une très pittoresque symphonie. On a
- 17J -
encore entendu, dans cette belle séance, un pianiste de
Vienne, M. Grunfeld, dont la virtuosité a fait merveille
dans un concerto de Beethoven et surtout dans une
valse de Chopin.
— Le 2 1 mars, dans la salle Philippe Herz, rue Saint-
Lazare, la Société chorale ÏEuterpe a exécuté pour la
première fois, à Paris, une ballade de Schumann, VAna-
thème du chanteur, sorte de drame musical , qui contient une
série de morceaux, duos, trios, chansons, chœurs, etc.,
du plus vif intérêt. Cette remarquable partition n'est pas
connue à Paris, et il faut remercier le fondateur de VEu-
îerpe, M. Abel Duteil d'Ozanne, qui dirigeait l'orchestre
et les exécutants, de nous avoir fait entendre cette belle
œuvre, que MM. Colonne et Lamoureux devraient bien
mettre aussi sur leurs programmes.
Varia. — Un Anniversaire. — A propos de la mort de
l'empereur Guillaume, les anecdotes ont plu sur la famille
impériale d'Allemagne. En voici une qui a son côté tou-
chant, et que pour celte raison nous avons cru devoir re-
produire. C'est dans le Gaulois que nous l'avons trouvée.
Il y a de cela quelques années. L'empereur d'Allemagne
allait passer une grande revue de sa cavalerie, et sur la
plaine étaient massés quatre-vingts escadrons.
En face d'eux, un état-major de quatre cents cava-
liers, bigarré et contenant des représentants de toutes
les armées du monde. Il tombait une pluie torrentielle.
— i74 —
On attendait le vieux souverain.
On vit arriver sous l'averse une amazone enveloppée
d'un grand manteau de caoutchouc et galopant en tête
d'une escorte de cavalerie. C'était la princesse impé-
riale, la femme du kronprinz, la fille de la reine d'An-
terre, devenue, depuis quelques jours, l'impératrice de
l'Allemagne. Elle venait assister à la revue.
En arrivant devant les officiers, elle parut chercher
un instant quelqu'un, reconnut l'uniforme français, et,
poussant son cheval au-devant du colonel Grandin, elle
s'arrêta en face de lui et lui dit :
« Colonel, je suis particulièrement heureuse de vous
voir aujourd'hui. »
Le colonel s'inclina jusque sur le cou de son cheval
devant la princesse, qui reprit :
« Oui, tout à fait heureuse aujourd'hui, parce que
c'est aujourd'hui le 9 septembre. »
Et, comme son interlocuteur, pas plus que ceux qui
l'entouraient, n'avait l'air de comprendre, elle insista en
disant :
« Le 9 septembre, anniversaire de la prise de Sébas-
topol. Ce jour-là nos deux pays ont ensemble remporté
une victoire. »
Quelques Pensées. — Dans peu de jours va paraître, à
la Librairie des Bibliophiles, sous le titre de Chrysan-
thèmes, un petit livre de pensées, où l'auteur, Mme la
- i75 -
marquise de Blocqueviile, donne une nouvelle preuve de
la grâce délicate et de l'aimable esprit que l'on rencontre
dans tous ses écrits. Nous en détachons par avance les
pensées suivantes :
— Autrui nous sait toujours gré de ce qui lui est com-
mode.
— Il n'y a rien de bon à tirer des êtres avilis; il ne
faut donc rien abaisser, pas même l'àme de nos ennemis.
— Pourquoi mentir?... Le mensonge ne trompe jamais
longtemps les intelligents, et à qui peut-il importer de
tromper les bêtes?
— Avez-vous un ennui... n'en parlez point, et vous
n'en entendrez pas parler.
— On est jeune tant que l'on rêve.
— On gâte souvent sa vie, comme ses œuvres, en y
retouchant.
— Le sommeil est la vraie fête des tristes.
— Pour connaître la grandeur du repentir il faut mal-
heureusement avoir connu la faute.
— Il vient une heure où chaque femme doit s'habiller
à sa mode, si elle ne veut pas manquer à la dignité de
son âge en suivant la mode.
— Faire plaisir à autrui est emprunter un peu de son
pouvoir à Dieu.
- i;6-
Le Convoi. — Mlle Agar, la tragédienne bien connue
de la Comédie-Française, de l'Odéon et autres lieux,
donne en ce moment des représentations en province.
Elle y déclame, comme intermèdes, quelques pièces de
vers composées spécialement pour elle. Ces derniers jours,
à Bordeaux, elle a dit le morceau suivant, qui est d'une
contexture poétique étrange, à demi décadente, mais au-
quel elle donne trèsénergiquement, paraît-il, le caractère
spécial de sauvagerie funèbre qu'il comporte :
CONVOI
Din!...
Din!!...
Din!!!...
... Plus vibrant dans l'air froid,
Le glas de mort jette du beffroi
Son lugubre tintement d'effroi...
Dans le chemin creux, ouaté de neige,
Se déroule un triste cortège,
Sous un ciel de rouille.
Le solfège
Des jeunes filles, en voile blanc,
Entonne le rythme lent, très lent
Des morts...
La cire fond, et, tremblant
Autour des mèches noires des cierges,
Sur les gants de fd des jeunes vierges
Pleure...
— '77 —
Devant le seuil des auberges
Les curieux se sont groupés.
— Dis,
Le curé la mène en paradis,
En blanc, la Lise?... elle qui jadis...
— Tais-toi !
Din!...
Din!!...
DinllI...
— Autre cadence
Celle qui la menait à la danse
Se trémousser !....
Et dans sa stridence
Le glas reprend :
Din!...
— Au cabaret,
Les hommes, après ce temps d'arrêt,
Trinquent... et le choc des verres paraît
Ricaner !
Pendant ce temps, la bière
S'achemine vers le cimetière
Dans le murmure d'une prière...
Au milieu de l'humain abandon
Le prêtre absout.
Sonne le bourdon,
Écho du divin pardon !
Don!...
Don!!...
Ajoutons que ces vers ont pour auteur M. Georges de
12
- 178 -
Lys, pseudonyme sous lequel se dérobe un lieutenant
du 1 1 2e régiment d'infanterie de ligne de l'armée fran-
çaise, M. Georges-Marie-Joseph-Henri Fontaine de Bon-
nerive.
Les Trois Carnot. — A l'occasion de la mort de M. Car-
not, le père du président de la République, M. Armand
Silvestre a adressé le sonnet suivant à celui-ci, qui est
son ancien camarade d'école :
IMMORTALITÉ
Porte d'un cœur viril et plus haut que la Mort
L'inexorable coup dont ton âme est meurtrie.
Que d'un siècle passé la gloire sans remord
Plus haut que les sanglots dans ton âme s'écrie.
Dompte jusqu'à tes pleurs, d'un héroïque effort.
Porte le laurier vert à la tombe fleurie.
Aime une fois de plus, d'un cœur ardent et fort,
Dans ton père défunt ta mère la Patrie !
Celui qui t'a légué la splendeur du grand nom
Que mêlait la victoire à la voix du canon,
Quand l'ennemi vaincu délivrait la frontière,
A rejoint, dans la paix, son père glorieux.
Comme s'ils étaient là, travaille sous leurs yeux,
Car l'âme de tels Morts ne meurt pas tout entière !
20 mars i838.
— i79 —
Un Vol à la Bibliothèque. — Un nommé Chevreux a
trouvé moyen de soustraire à la Bibliothèque nationale,
en un temps plus ou moins long, une série de manuscrits
dont la valeur est d'au moins un million ! Le fait a été
découveit tout récemment, et, par une singulière ironie
du sort, au moment même où la Bibliothèque venait de
racheter, pour une grosse somme, en Angleterre, la plu-
part des manuscrits volés jadis par Libri et le libraire
Barrois.
Voici la liste des principaux parchemins et manuscrits
faisant partie du nouveau vol :
Années.
Charte d'Amédée, comte de Savoie. . . . 1286
Diplôme de l'empereur Louis 924
Charte de Wandalfredus 930
Diplôme du roi Conrad 943
Diplôme de Louis d'Outremer 950
Charte de l'évêque de Maurienne. . . . 1238
Diplôme de Philippe Ier 1095
Diplôme de Paschal II 1100
Charte de Henri 1er, roi d'Angleterre. . . 1100
Lettre d'Innocent 11 11 32
Charte de Henri II
Diplôme de Louis VII 1166
Diplôme de Philippe-Auguste 1 190
Diplôme de Charles le Gros 886
Diplôme de Godefroy de Langres. . . . 1150
Charte de Jean, roi d'Aragon 1229
Charte du duc de Lorraine 1537
— iSo —
Officiai de Metz 1351
Bulle du pape Paschal II .1110
Bulle du pape Grégoire IX 123$
Bulle de Clément IV 1147
Diplôme d'Othon 911
Quatre diplômes de Charles-Quint. . . . 1542
Diplôme de Charles VII 14$$
Un grand nombre de chartes des évêques et seigneurs de
Lorraine, de Bourgogne, de Champagne, du Languedoc, en
tout soixante-six parchemins.
Heureusement, cette fois, la Bibliothèque avait exercé
une surveillance qui a fini par la découverte du voleur.
Suivi à la piste jusque chez lui, Chevreux a été arrêté,
et la plupart des précieux documents qu'il avait enlevés
ont été retrouvés en sa possession. Bien qu'il eût cherché
à en dénaturer plusieurs, la perte sera moins sérieuse
qu'on ne l'avait craint tout d'abord.
Un Rêve de poète. — Le Figaro a publié la poésie sui-
vante, dans laquelle Coppée voit en rêve le nouvel em-
pereur d'Allemagne profitant d'un règne qui sera peut-
être bien court pour rendre à la France les provinces
que son père lui a arrachées.
Je te rêvais, disant : « Moi qui ne dois pas vivre,
Je veux mettre un feuillet, Histoire, dans ton livre
Comme tu n'en as point de tel.
Oui, je ne veux donner qu'un ordre, mais qui .fonde
Pour très longtemps la paix et le bonheur du monde.
Je meurs. Je veux être immortel.
— i8i —
Car l'Allemagne est folle et la France insensée.
Leur science, leur or, leur travail, leur pensée,
Tout est pris par l'œuvre de sang.
Demain nous pouvons voir, et dans l'Europe entière,
Pour un coup de fusil tité sur la frontière,
L'état sauvage renaissant.
Eh bien! moi, je prétends l'empêcher de renaître.
Je suis encor le Roi, l'Empereur et le Maître ;
Mes ordres sont exécutés.
Déchirons le traité d'où sortent tant d'alarmes.
Restituons Strasbourg et Metz. Puis, bas les armes!
Bas les armes des deux côtés !
Allemands, laissons là notre triste conquête.
C'est une plaie au flanc que nous nous sommes faite;
Elle va bientôt se rouvrir.
A nos altiers voisins offrons la paix sincère,
Car je plains mon pays que dévore un ulcère;
Mais lui, du moins, peut se guérir.
L'odeur des grands charniers crispe encor ma narine.
Que le dernier soupir sorti de ma poitrine
Soit un cri de paix et d'amour,
Et que les pièces Krupp, par mes mains abattues,
Plus tard n'aient pas assez d'airain pour les statues
Du Roi qui n'a régné qu'un jour! »
Je t'écoutais ravi... Mais ce n'était qu'un songe.
Songe de poète, en effet, qui a valu à M. Coppée la
réplique suivante de M. Alfred Capus, du Gaulois :
— l82 —
A M. FRANÇOIS CÛPPÉE
Tu nous as raconté, poète, en ta jeunesse,
Les amours des bonnes d'enfant,
Les idylles parmi les squares, la tendresse
Qu'inspire un pioupiou triomphant.
Tu nous as dit aussi les profondes pensées
De ceux qui nous vendent le sucre,
Et le soir, auprès de leurs épouses lassées,
En s'endormant, comptent leur lucre.
Des humbles tu connais la douleur éternelle
Et les injustices du sort;
Et tu sais, ô penseur ! ce que dans sa cervelle
Peut ruminer un croque-mort!
Eh bien! alors pourquoi, sachant toutes ces choses,
Que le vulgaire ne sait pas,
Sachant des épiciers, des pioupious et des roses
Nous décrire les doux appas,
Pourquoi vas-tu, brisant ta plume familière
Au récit des tableaux charmants,
Entonnant tout à coup la trompette guerrière,
Chanter les héros allemands?
Reviens aux épiciers de Montrouge. Ta muse,
Dédaigneuse de ces horreurs,
Voile son pâle front, poète, et se refuse
A célébrer les Empereurs!
Nous aurions trop beau jeu à venir dire que les vers
de M. Capus ne valent pas ceux de M. Coppée; mais,
— i83 —
s'adressant à un poète, il aurait dû avoir assez souci de
la prosodie pour ne pas composer sa deuxième strophe
de quatre vers à terminaisons féminines, ne rimant pas
entre eux.
PETITE GAZETTE. — Nécrologie. — 8 mars. Décès
de M. Alexis Chassang, inspecteur général de l'enseignement
secondaire, auteur de l'Histoire du roman et de ses rapports avec
l'histoire dans l'antiquité grecque et latine, qui fut couronnée,
en 1 86 1 , par l'Institut. Il était né le 2 avril 1827.
— 9. Le célèbre facteur. d'orgues Edouard Alexandre, quia
tant vulgarisé, à force de bon marché, l'instrument au perfec-
tionnement duquel il avait voué toute sa fortune et toute sa
vie. Il avait 64 ans.
— 10. L'ancien mime Désiré Vautier, qui avait joué, aux
côtés de Paul Legrand, tant d'arlequins et de polichinelles, à
l'ancien théâtre des Funambules de l'ex-boulevard du Temple.
Il était l'élève du grand Deburau, le premier et le plus célèbre
des mimes de ce théâtricuie spécial.
— 10. Armand de Barrai, rédacteur au Radical, syndic de
l'Association des journalistes républicains, et qui n'avait que
35 ans. Il était ancien élève de l'École des sciences politiques,
et fils d'un professeur à l'École polytechnique.
— 12. Le docteur Constantin James, si connu à Paris, et
qui avait comme spécialité l'étude des eaux minérales et les
traitements divers dans lesquels on peut les employer. Il était
âgé de 7$ ans. Il laisse un fils, lieutenant au 190 dragons.
— 1 3. Le peintre et dessinateur Marc-Aurèle, collaborateur
du Monde illustré. Il se nommait de son vrai nom Beauregard
(Marc-Aurèle).
— 14. L'anci-n préfet de la Seine, M. Oustry. Il avait été
— 184 —
successivement préfet de l'Aveyron, de l'Aude, d'Alger, de la
Dordogne et du Rhône, avant d'être appelé à remplacer
M. Hérold à Paris. Il avait plus tard été nommé conseiller
d'État, puis enfin trésorier-payeur général à Chartres.
— 15. M. Henri Blaze de Bury, l'un des plus anciens col-
laborateurs de la Revue des Deux-Mondes. Sa sœur Christine
Blaze avait épousé le célèbre directeur de cette revue,
M. François Buloz. Né à Avignon, en 1813, il était le fils de
Castil Blaze, et il avait ajouté au nom de son père le nom de
sa mère qui était d'origine anglaise, et se nommait de Bury.
Il rédigea, à la Revue des Deux-Mondes, la chronique musicale
depuis la mort de Scudo, et jusqu'à l'avènement de M. Bel-
laigue, le critique musical actuel de la Revue.
— 16. M. HippolyteCarnot, sénateur, membre de l'Institut,
ancien ministre de l'Instruction publique en 1848, père du prési-
dent actuel de la République. Il était né en 1 80 1 , à Saint-Omer,
et il était fils de l'illustre conventionnel Carnot. Il appartenait,
depuis 1881, à l'Académie des sciences morales et politiques,
où il avait remplacé M. Drouyn de Lhuys.
— 22. Charles-Louis Billion, ancien directeur des théâtres
du Cirque et de l'Ambigu, décoré en 1848, comme garde na-
tional à Paris, où il était né le 4 avril 1804.
— 2$. Le doyen de l'Académie française, M. Désiré Nisard,
est mort aujourd'hui dans sa villa de San Remo. Né en 1804,
il fut député de 1842 à 1848 ; créé sénateur sous l'Empire
(1867), il fut également nommé commandeur de la Légion
d'honneur par Napoléon III (16 juin 1856). Élu à l'Académie
française en 1850, il avait été directeur de l'École normale,
réorganisée de 1857 à 1867. Par suite du décès de M. Ni-
sard, M. Ernest Legouvé, né en 1807, devient le doyen de
l'Académie française.
— :S5 -
VARIETES
GEORGE SAND, MERE DE FAMILLE
La lettre suivante, qui est absolument inédite, a été écrite
par Mm» Sand au mari de la maîtresse de pension chez
laquelle elle avait placé sa fille Solange, qui est devenue plus
tard Mme Clésinger. Cette maîtresse de pension, femme d'élite
qui a fait et laissé des élèves remarquables, était Mmo Bascans;
quant à son mari, Ferdinand Bascans, qui dirigeait, avec Ger-
main Snrrut, le journal la Tribune, il était en même temps
professeur d'histoire et de littérature dans la pension de sa
femme.
Cette lettre, une des plus importantes à coup sûr de
Mme Sand par son étendue et par le sujet délicat et élevé
qu'elle aborde, avait été communiquée par nous à M. Calmann
Lévy au moment où cet éditeur commença la publication de la
Correspondance de l'illustre écrivain. Nous n'avons pas cru
devoir la publier nous-même avant que cette Correspondance,
où notre lettre n'a pas été insérée, eût entièrement vu le jour.
Le scrupule qui nous avait alors retenu n'ayant plus de raison
d'être aujourd'hui, nous donnons cette admirable lettre de
l'auteur du Marquis de Villemer, sans en rien retrancher. Elle
présente M"'e Sand sous un jour assez nouveau : ici, en effet,
c'est la mère de famille seule qui parle.
— îSu —
A Monsieur Bascans.
29 septembre 1841.
J'ai bien tardé, Monsieur, à répondre à votre aimable
lettre. J'attendais, pour le faire, que j'eusse pu examiner
assez le moral et l'intellectuel de Solange pour vous en
parler ', et cet examen, je n'ai pu le faire vite au milieu de
la fièvre d'amusement qui la possède ici, et à laquelle il
faut bien laisser son élan et son cours nécessaires. J'y suis
parvenue à peu près, à bâtons rompus et comme par sur-
prise (quant aux études), car, pour le caractère, je l'ai
trouvé, sinon plus débonnaire, du moins plus retenu et
mieux gouverné par la volonté intérieure. Il y a encore
beaucoup à faire de ce côté-là, mais j'espère, et je vois
que votre travail n'a pas été perdu.
Quant aux études, je vous dirai mes impressions avec
la plus entière franchise. Tout ce qui a été appris avec
vous dans les leçons particulières a été parfaitement com-
pris et retenu avec une précision et un détail tout à fait
miraculeux. La grande faculté de Solange, c'est la mé-
1. Mlle Solange Sand était alors en vacances chez sa mère, et c'est
peu de temps avant sa rentrée à la pension de Mmc Bascans que
cette lettre fut écrite.
— 187 —
moire des faits. Elle y joint la faculté de les exprimer, et
je crois qu'elle pourra comprendre sérieusement, analyser
logiquement, et écrire avec talent, en un mot, faire de
bons travaux d'histoire. Hors de là, je ne vois rien d'ar-
tiste dans sa nature, et peu importe. Il faut donc la déve-
lopper dans le sens de ses aptitudes, et j'ai à vous remer-
cier sous ce rapport, car elle a acquis beaucoup dans ce
peu de temps que vous l'avez cultivée, et, malgré ses
fanfaronnades d'inconscience et de passion, j'ai vu qu'elle
avait du goût, et mettait de l'amour-propre aux études
que vous lui avez fait faire. Je désire donc extrêmement
que vous lui continuiez ses leçons particulières, que vous
la fassiez beaucoup lire et beaucoup écrire avec vous : le
plus clair et le plus sûr de son éducation est là. Hors de
là, je sais fort bien qu'il n'y a rien pour Solange; que les
leçons générales où l'on est plus de quatre ou cinq, et où
chacune n'est pas examinée séparément et attentivement,
ne lui apprendraient rien. Ces leçons générales sont
bonnes pour qui veut écouter, mais la plupart de ces en-
fants n'a pas encore cette volonté, et Solange moins que
toute autre. Ainsi, les leçons d'anglais sont nulles pour
elle, et, je vous en parlerai même tout à l'heure, comme
tout à fait nuisibles à son cerveau. Mais, en général, les
leçons générales ont pour elle un avantage autre que le
progrès réel et rapide : c'est de discipliner les apparences
de la volonté, et d'enrégimenter la personne. En cela,
l'éducation géné-ale m'a paru nécessaire à ma fille, dont
— i88 —
l'humeur sauvage et fière eût pris des habitudes tellement
excentriques; ainsi, l'effet de cette éducation sur elle est
bon sous le côté moral, nul, ou à peu près s'en faut, sous
le rapport intellectuel, et, comme il est bien urgent de
développer simultanément les deux puissances, Solange
ne peut pas se passer de bonnes et fortes leçons particu-
lières, les plus longues et les plus fréquentes possible. Je
viens donc vous proposer de vous demander un arrange-
ment : c'est qu'à la place de certaines leçons où Solange
ne fait rien, elle aille près de vous lire et faire des extraits
et des résumés : sinon près de vous, du moins dans un
coin où elle puisse et doive piocher l'histoire, afin de
vous rendre un compte exact de sa besogne.
Ces heures -là sont, je crois, celles des leçons d'an-
glais, leçons dont j'ai vu le résultat pitoyable, et qui ne
sont pas suffisantes. Ceci n'est pas l'effet d'une plainte de
Solange ; j'ai fouillé à fond les replis de sa paresse et de
sa conscience; et, me faisant rendre compte, avec la ruse
d'un juge d'instruction, de la manière de cet enseigne-
ment, je me suis convaincue qu'il péchait sous le rapport
de la surveillance, et qu'on était libre non seulement de
ne pas l'entendre (ce à quoi le meilleur maître ne peut
rien), mais encore de ne pas l'écouter. Solange ne me
paraît avoir aucune antipathie pour la maîtresse d'anglais.
Elle dit qu'à la première division cette même maîtresse
fait faire des progrès, mais qu'à la seconde, il n'y a pour
elle aucun moyen de se mettre au courant de ce qu'elle
— i Sg —
ne sait pas, et qu'on ne l'a jamais interrogée ni aidée à
quoi que ce soit. Il est certain qu'elle a oublié jusqu'au
premier mot du peu qu'elle en savait. Ceci n'est pas un
regret pour moi, je ne tiens pas beaucoup à ce qu'elle
apprenne l'anglais, et, si elle vient à le croire utile un
Jour, il sera encore temps. Ce à quoi je tiens, c'est qu'elle
apprenne à travailler, et, si une leçon ferme et complète
ne suffit pas toujours à en donner le goût et le moyen,
une leçon molle et préoccupée en ôte le désir et l'inten-
tion. Solange est toujours prête à secouer le joug quand
il^est mal attaché, et, pour peu que l'institutrice soit dis-
traite, souffrante ou débonnaire, elle s'exalte dans son
dédain systématique pour l'étude. Les autres leçons gé-
nérales , celles de français surtout , me paraissent très
bonnes, car elle en a certainement profité, et elle est en
grand progrès sous ce rapport. Donc, pour conclure, s'il
vous était possible de faire remplacer l'anglais par des
études de français à l'état littéraire, ou d'histoire à l'état
un peu philosophique, comme ce qui a été fait déjà
avec beaucoup de succès, tout serait pour le mieux. Je
pense que vous avez déjà bien assez de fatigue, et je
n'oserais pas vous demander d'augmenter une tâche si
pénible ; mais, s'il y avait autour de vous quelque per-
sonne capable de servir de répétiteur aux études d'his-
toire que vous faites faire, je l'indemniserais, comme
vous le jugeriez à propos, du temps et de la peine qu'elle
y consacrerait; le tout sous votre direction, et tout à fait
— igo —
subordonné à votre méthode, de manière à ce que vos
leçons particulières, auxquelles je tiens avant tout, trou-
vassent la besogne préparée, et l'esprit bien labouré pour
recevoir le bon grain de votre enseignement.
Je demande peut-être beaucoup, mais je suis sûre
pourtant que vous m'aiderez à cultiver cette terre forte
un peu fortement. Elle m'a raconté la vie de François Ier
avec les moindres détails de lieux, de dates, et même
de stratégie. Une telle mémoire peut porter de gros far-
deaux, et ce serait grand dommage de ne pas la remplir
de ce qu'il y a de plus important et de plus mûrissant :
l'histoire !
Pardon, mille fois, de ces longs détails; j'espère que
la maîtresse d'anglais ne sera pas réprimandée à cause de
nous, et qu'elle ne saura même pas combien Solange la
bénit de son extrême douceur. Ses leçons peuvent être
bien bonnes pour des esprits plus doux et plus posés que
celui de ma superbe. Ainsi ce n'est ni une délation ni
une plainte que je vous adresse; j'ai assez donné de le-
çons moi-même, pour savoir que c'est la tâche la plus
cruelle et la plus difficile qui soit au monde, et j'ai assez
vécu pour savoir qu'il ne faut pas exiger au delà du pos-
sible, c'est-à-dire au delà d'une certaine mesure de bien
en toutes choses. Ce qu'il y a dans votre établissement
de bien ordonné et de profitable, je l'apprécie grande-
ment, et j'en vois les résultats avec autant de satisfaction
que de reconnaissance. Solange me paraît pleine de res-
— I9I —
pect pour vous et d'attachement pour Mme Bascans. C'est
un grand point; comme elle est d'humeur jalouse, elle
m'a paru très portée à désirer accaparer les affections de
Mme Bascans, et, comme elle est avec moi ombrageuse
et susceptible à cet égard (jusqu'à la tyrannie, si je me
laissais faire), je vois bien qu'elle est disposée à la pas-
sion envers votre femme. Il faudra que Mme Bascans
prenne garde à quelque coup de poignard, si elle se per-
met une préférence pour une autre.
Je vous la renverrai le plus tôt possible, vers l'époque
de la rentrée réelle, qui ne doit être, je pense, que dans
huit à dix jours. Je serai peut-être forcée de prolonger
cela jusqu'à la quinzaine, à cause des affaires de mon
frère, qui doit la reconduire. Nous sommes un peu loin,
assez occupés, et nous ne faisons pas toujours ce que
nous voulons. Puisque vous me demandez des nouvelles
de mon travail à moi, je vous dirai que je viens de finir
un gros et lourd roman, plein, comme à l'ordinaire, de
bonnes intentions, et vide de beaux résultats. Je ne me
décourage pas pour si peu; mes ouvrages seront l'amu-
sement d'un jour, et passeront avec moi. Il suffit à mes
forces et à mes ambitions qu'en ces jours de lutte et
d'incertitude qui passeront aussi, ils servent à entretenir
le rêve de quelques beaux sentiments dans quelques âmes
plus fortes d'ailleurs et plus efficaces que la mienne.
Croyez bien que votre approbation et vos sympathies
me sont douces et encourageantes. Rappelez-moi au sou-
— l92 —
venir de votre aimable compagne, et comptez sur mes
sentiments dévoués et affectueux.
Tout à vous.
George Sand.
P.-S. Solange a sur le chantier depuis huit jours une
lettre pour Mme Bascans, et deux autres pour des com-
pagnes qui lui ont écrit. Mais il passe tant d'enivrements,
tant de papillons, tant de petits chiens et d'enfantillages
dans sa cervelle, que je ne veux pas attendre davantage
la fin de son courrier pour vous envoyer le mien.
Georges d'Heylli.
Le Gérant: D. Jouaust.
2476. — Paris, imprimerie Jouaust et Sigaux, rue de Lille, 7.
GAZETTE ANECDOTIQUE
Numéro 7 — 1 5 avril 1888
SOMMAIRE.
La Quinzaine : Le Duc de Padoue. — M. Pascal. — Le Peintre
Hamman. — Chute du Cabinet Tirard. — Composition du Ministère
Floquet. — M. Méline, élu président de la Chambre. — Le Citoyen
Maxime Lisbonne à Londres. — L'Incendie de la gare Saint-Lazare.
— L'Exposition annuelle des Pastellistes français. — Le général
Boulanger. — Sand et Sandeau. — Théâtres et Concerts.
Varia : La Popularité. — Une Lettre du sénateur Carnot. — Un
Mystère au XIXe siècle. — La Justice express. — Un Mariage
d'amour. — L'Empereur Guillaume chez lui. — Mots sans rimes. —
Victor Hugo inédit. — Les Mots de la quinzaine.
Variétés : Nos Hommes politiques.
29 mars.
La Quinzaine. — Le parti bonapartiste vient de faire,
hier et aujourd'hui, deux pertes sensibles.
Le 28 mars, est mort le duc de Padoue, ancien mi-
nistre de l'intérieur, ancien député , et l'un des plus
chauds partisans du prince Victor contre son père le
prince Napoléon. Né en 1814, il était le fils du général
1. — 188S. ij
— i94 —
Arrighi de Casanova, qui était parent de l'empereur, et
que ce dernier créa duc de Padoue, en 1809, sur le
champ de bataille d'Essling. Sous le deuxième empire
il avait été ministre de l'intérieur, en 1859, puis séna-
teur et grand-croix de la Légion d'honneur.
— Le 29 mars, M. Pascal, ancien sous-secrétaire
d'État de l'intérieur sous M. de Goulard, puis sous
M. Beulé, en 1873, ancien préfet, et alors orléaniste,
s'est suicidé, dans son domicile, 28, avenue Marceau, à
l'âge de soixante ans. Il avait passé, avec éclat, au parti
impérialiste, après 1873, et était devenu directeur du
journal bonapartiste l'Ordre, en 1879. Il avait échoué
à la Chambre, comme candidat dans la Gironde, en
1877. Des questions d'ordre privé ont seules été la cause
de la fatale catastrophe qui a terminé sa vie.
— Le même jour, 29 mars, décès d'un peintre qui
eut son heure de célébrité, Edouard -Jean-Conrad Ham-
man, né à Ostende en 181 9. On lui doit quelques ta-
bleaux de genre, et surtout des toiles représentant des
sujets historiques. Quatre fois médaillé, de 1853 à 1864,
il avait été décoré en cette dernière année.
30 mars.
Aujourd'hui, vendredi, est tombé le cinquième minis-
tère constitué depuis les élections générales d'octobre
1885. Menacé d'une interpellation, le cabinet Tirard l'a
devancée, dans la séance de ce jour, en posant la ques-
- i95 -
tion de confiance à propos d'un projet de révision de la
Constitution soutenu par les groupes extrêmes de la
Chambre, et dont il avait refusé d'accepter la responsa-
bilité. La Chambre ayant voté ce projet, M. Tirard et
ses collègues ont démissionné sur l'heure.
Comme personne ne s'attendait à la chute du cabinet
pour ce jour-là, et sur cette question inattendue, il y a
eu une sorte de désarroi dans les deux Chambres. Au
Palais-Bourbon, ce désarroi a même été si loin que la
Chambre, qui avait voté la révision de la Constitution
dans la journée, en a repoussé l'urgence par un vote
contraire dans une seconde séance du soir.
3 avril.
M. Chai les Floquet, l'un des meilleurs présidents
que la Chambre ait jamais eus, est descendu de son
fauteuil pour accepter la présidence du conseil dans
le nouveau ministère, qu'il a formé en quelques heures.
Il est devenu lui-même ministre de l'intérieur dans
la combinaison. M. Goblet a pris les affaires étran-
gères; M. Ferrouillat, sénateur, est allé à la justice;
M. Peytral a reçu les finances; M. Viette reste à l'agri-
culture, et M. l'amiral Krantz à la marine; M. Deluns-
Montaud devient ministre des travaux publics , et
M. Pierre Legrand, ministre du commerce; enfin,
M. Ed. Lockioy est investi du portefeuille de l'instruc-
tion publique. Quant à la guerre, par une dérogation à la
— 196 —
règle ordinaire, on a donné ce ministère à un civil,
M. de Freycinet, qui avait déjà occupé ce poste en 1 87 1 .
On a fait remarquer, à ce propos, que ce n'est que bien
rarement qu'il y a eu un ministre civil à la guerre, et
l'on constate, en effet, que M. de Freycinet est le qua-
trième civil qui ait occupé ce poste depuis la création
des ministres de la guerre.
4 avril.
On procède aujourd'hui, à la Chambre, à l'élection
d'un président en remplacement de M. Floquet, devenu
président du conseil. Deux tours de scrutin ne parvien-
nent pas à réunir la majorité requise. MM. Clemenceau,
Henri Brisson et Andrieux obtiennent le plus grand
nombre de voix, et même M. Clemenceau paraît devoir
l'emporter. Mais, au dernier moment, un revirement se
produit; les modérés présentent un nouveau candidat,
au troisième et dernier tour, où la majorité relative suffit
pour assurer l'élection : M. Méline, ancien ministre de
l'agriculture, à qui l'on doit la création de l'ordie du
Mérite agricole, est porté par les centres, et cette nou-
velle compétition donne lieu à un résultat assez imprévu.
MM. Clemenceau et Méline obtiennent chacun 168 voix
sur 401 votants; mais l'article 2 du règlement disposant
qu'en pareil cas c'est le plus âgé qui l'emporte, M. Méline
étant né en 1838 est proclamé président de la Chambre
contre M. Clemenceau, qui n'est né qu'en 1841.
— 197 —
Le résultat de cette élection, où le président de la
Chambre n'obtient que 168 voix, donne lieu à une assez
curieuse remarque : c'est que si toute la droite de la
Chambre, qui compte 172 membres, s'était par hasard
concertée et entendue, c'est un membre de la droite qui
eût été élu président!... Il y avait bien longtemps qu'on
n'avait vu une élection de président s'accomplir dans
des conditions aussi précaires comme chiffre final des
voix obtenues.
$ avril.
On raconte aujourd'hui une nouvelle « fumisterie »
du citoyen Lisbonne, l'ancien membre de la Commune,
qui avait déjà été promener un habit noir d'emprunt à
l'une des dernières réceptions de M. le président de la
République.
Il paraît que ledit citoyen, qui est passé momentané-
ment en Angleterre, a cru devoir envoyer, à l'occasion de
son séjour, sa carte de visite à la reine d'Angleterre et
au prince de Galles, en faisant suivre son nom de cette
annotation manuscrite : « ex-forcat de la Commune. »
Cette mauvaise plaisanterie a valu à M. Lisbonne la vi-
site de deux agents de police envoyés pour s'assurer de
ses intentions. A la suite de cette visite, M. Lisbonne
écrivit au prince la lettre suivante, qui ne serait pas
faite pour resserrer les liens amicaux qui existent entre
— 198 -
la France et l'Angleterre, si elle émanait d'un autre per-
sonnage :
8j, Charlotte-Street, Fitzroy square, London.
31 mars 1888.
Citoyen prince,
Si j'ai eu l'honneur de vous envoyer ma carte en arrivant à
Londres, c'est que, en ma qualité de Français, je ne puis ou-
blier une des rares puissances amies de la France; c'était une
simple marque de politesse qui vous était due.
Vous avez pensé, ainsi que vos deux secrétaires qui sont
venus me voir ce matin, que dans mon action il y avait une
arrière-pensée. J'ai seulement demandé à ces deux messieurs
à quelle heure vous déjeuniez, et comment je devais m'y prendre
pour partager ce repas princier. Je serai vêtu de Yhabit pétro-
Usé avec lequel j'ai eu l'honneur de me présenter chez le ci-
toyen Carnot, président de la République.
Salut et fraternité.
Maxime Lisbonne.
Les deux « secrétaires » étaient bel et bien les deux
agents de police dont nous parlons plus haut, et le citoyen
Lisbonne fera peut-être mieux de ne pas trop renouveler
une semblable aventure. Il y a en Angleterre des lois
sévères pour les crimes dits de lèse-Majesté, et, en pa-
reil cas, très peu de propension à des mesures d'am-
nistie.
6 avril.
Mort du célèbre pianiste et compositeur Charles-Va-
lentin Alkan aîné. Il fut en son temps un des maîtres du
— i99 —
piano, aussi bien comme professeur que comme exécu-
tant. Il a été aussi l'initiateur du piano à pédales dont
il a joué souvent dans ses derniers concerts. Ce maître
éminent, qui laisse des œuvres de premier ordre, était
né en i S 1 3.
7 avril.
Un incendie très violent a éclaté dans la nuit, à la
gare Saint-Lazare, au milieu des bâtiments actuellement
en démolition en vue de la construction de la gare nou-
velle. Cet incendie n'aurait pas eu grande importance,
s'il s'était borné à brûler les bâtiments qu'on voulait dé-
truire; mais il a donné lieu à un grave et dramatique
incident. Sept des pompiers accourus pour éteindre l'in-
cendie se sont trouvés précipités dans les décombres
d'un escalier qui s'est écroulé sous leur poids : cinq
ont été retirés vivants, mais deux, le caporal Porlier et
le sapeur Pachin, étaient morts quand on a retrouvé
leurs corps à demi calcinés.
— Aujourd'hui, ouverture à la salle Petit, rue de Sèze,
de l'Exposition annuelle des pastellites français. Elle
comprend environ cent quarante envois, dont plusieurs
d'un grand intérêt et d'un véritable mérite. A citer surtout
les compositions de Puvis de Chavannes, Pitié, l'Orage,
la Liseuse, Une Source, œuvres de grande et lumineuse
harmonie, les portraits de femmes de Besnard, le por-
trait du prince de Sagan, de Gervex, des tableaux d'après
— 200 —
nature de Duez, les portraits de Mme Pasca et de Co-
quelin cadet, de Madeleine Lemaire, et beaucoup d'au-
tres pastels également intéressants de MM. Lhermitte,
Montenard, Roll, Béraud, LevisBrown, Mme Cazin, etc.
9 avril.
Le général Boulanger, devenu éligible, a été élu, hier
dimanche, député de la Dordogne; mais le général a
déclaré aussitôt qu'il renonçait au bénéfice de son élec-
tion pour se présenter le 1 5 avril prochain dans le
Nord, où l'on mène en ce moment une bruyante cam-
pagne en son nom.
10 avril.
La 10e chambre correctionnelle a jugé hier une af-
faire, qui en rappelle une autre toute récente, laquelle a
fait quelque scandale. Il est mort dernièrement à Paris
une femme galante connue dans son monde spécial sous
le nom de baronne d'Ange, mais qui se nommait, en
réalité, Angèle Bardin. Cette dame avait fini par trou-
ver, moyennant promesse d'argent, un certain baron
ruiné, nommé Adolphe-Julien Bisson d'Yvandre, qui
avait consenti à s'accoupler légalement avec elle. Mais, à
peine mariée, la baronne vint à mourir, et son mari ne
put toucher l'argent qui devait être le prix du sacrifice
qu'il avait fait à son honneur en l'épousant. Ces jours
derniers , on a vendu les objets mobiliers qui garnis-
saient l'hôtel de la dame; hier, c'est le mari lui-même
— 201 —
qui comparaissait en police correctionnelle, où il a été
condamné à un mois de prison pour banqueroute simple.
Il avait, en effet, fait de mauvaises affaires comme cour-
tier en marchandises; c'est pour rétablir son crédit qu'il
avait consenti à épouser celle qui a été connue si long-
temps, au bois de Boulogne, autour du lac, où elle con-
duisait elle-même un brillant équipage, sous le seul nom
de « la Baronne ».
— On annonce la mort d'un lettré bien connu, M. Ju-
lien Travers, qui était le doyen de toutes les Sociétés
savantes de Normandie, et qui a laissé plusieurs volumes
de poésies. Il avait été longtemps professeur de littéra-
ture à la Faculté des lettres de Caen, et il était âgé de
quatre-vingt-sept ans.
1 1 avril.
Mme Claude Vignon, sculpteur et romancier de talent,
est morte aujourd'hui à l'âge de cinquante-six ans. Née
Noémie Cadiot, elle avait en 1848 épousé, en premières
noces, l'abbé défroqué Alphonse-Louis Constant, plus
connu comme magicien sous le nom d'Eliphas Lévy. De-
venue veuve en 1875, elle se remaria avec M. Maurice
Rouvier, qui fut depuis ministre, et même président du
conseil. Sous le nom d'H. Morel, elle publiait alors des
correspondances journalières sur les séances de l'Assem-
blée nationale (1871-76). Un décret, en date du 26 août
1866, avait autorisé Mme Constant à porter légalement
— 202 —
le pseudonyme de Claude Vignon, sous lequel elle est
littérairement connue. Comme sculpteur, elle avait été
l'élève de Pradier.
Sand et Sandeau. — Le révolutionnaire Félix Pyat
a publié récemment, dans la Revue de Pans et de Saint-
Pétersbourg, quelques chapitres de ses Mémoires. Dans
l'un de ces chapitres, il raconte ses premières relations
avec Jules Sandeau et George Sand. Voici quelques em-
prunts faits à ces curieux articles.
Et tout d'abord une lettre de Sandeau, alors en va-
cances dans le Berry, à son ami Pyat, qui se trouve à
Paris :
Cher ami,
J'aime et suis aimé... mais d'un amour qui ne peut se
cacher dans une petite ville comme la Châtre. Il nous faut
donc Paris! et je suis pauvre! L'autre est riche et faite à une
aisance plus que bourgeoise, presque à l'opulence, habitant
château avec jardin, etc. Il faut donc que tu me trouves à
Paris un appartement ayant de l'air, du soleil et de l'espace,
au prix maximum de cinq cents francs.
Ton ami,
J.S.
Suit l'indication du logement choisi pour abriter San-
deau et son amie :
... Une miniature d'appartement, quai Saint- Michel, au
cinquième étage, antichambre pour le parapluie, salle à man-
203
ger pour deux, chambre à coucher pour un... Le tout meublé
à l'avenant, et pour cinq cents francs !
Enchanté, Jules Sandeau répond :
Cher ami,
Bravo! Merci! Accepté à l'unanimité par les deux amis
bien obligés. Nous ne pouvons partir ensemble. Elle arrivera
la première à Paris par les Messageries royales, diligence
d'Orléans... Tu la reconnaîtras à son vêtement d'homme... un
amour de page, un ange brun, un lutin, un sylphe, à ne pas
s'y tromper... 11 n'y a qu'elle au monde. J'arriverai deux jours
après.
Encore une fois merci.
J. S.
Au jour convenu , à sept heures du soir, Pyat va
chercher ses deux amis dans la cour des Messageries, rue
Montmartre :
Tout à coup, à l'impériale, l'équivalent du wagon des
bagages, je vis surgir du dessous de la bâche, comme un dia-
blotin sortant d'une boîte à ressort, une tête aussi brune qu'un
pruneau, coiffée d'un bonnet d'astrakan posé sur des cheveux
bouclés à l'ange : il n'y avait d'ange que les yeux, deux dia-
mants noirs sur un nez busqué, deux lèvres rouges comme des
guignes, laissant voir des dents anglaises; le corps maigre,
vêtu d'une polonaise à brandebourgs, — la Pologne était de
mode alors, — les jambes viriles dans un pantalon collant
avec des bottines à tiges découpées en cœur et ornées de
glands... Cette forme masculine me criait avec le sourire et
la gaieté d'un mousse :
— 204 —
« Me voilà! c'est moi! Aurore! >>
C'était elle. L'aspect me rassura. Le nom me fit sourire...
Cupido fut désarmé. Vous ne tenterez pas votre Dieu,...
encore moins votre ami! J'étais sauvé de l'irrésistible féminin.
Il manquait. C'était bien elle. Il n'y avait pas à s'y tromper!
Il n'y avait qu'elle au monde, comme disait l'amoureuxl Je la
reconnus, non à la beauté de la femme; je la vis telle qu'elle
était, en jeune garçon, et je me trouvai immédiatement à
l'aise avec ce compagnon
Deux jours après, Jules Sandeau arrivait... le nid était
plein, et ma conscience saine et sauve.
Un peu plus loin, Félix Pyat raconte la fin du roman,
la séparation rapide, et bien connue, des deux amants :
Le couple, encore uni, laissa bientôt la crèche du quai Saint-
Michel pour l'appartement du quai Voltaire, que de La Touche
avait laissé en se retirant dans la Vallée-aux-Loups. Elle sen-
tit là sa supériorité sur Sandeau et la lui fit sentir. Elle ne
l'aimait plus. Elle lui avait pris la moitié de son nom, signant
ses livres du pseudonyme Sand; elle lui prit tout son courage,
elle lui prit tout, même l'honneur du mâle; l'incube fut le
succube. Il devint la femme dans la communauté, démoralisé,
désespéré, déshonoré à ses propres yeux et aux miens.
Et Félix Pyat dit bien d'aulies choses encore, mais
dont beaucoup touchent vraiment trop aux respectables
mystères de la vie privée. Ce n'est d'ailleurs que des re-
lations de Sand et de Sandeau que nous avons voulu ici
parler.
Théâtres. — L'Opéia-Comique a donné, le 29 mars,
— 2ob —
un concert spirituel composé, entre autres morceaux im-
portants, de la Messe de Requiem de Verdi, chantée par
MM. Talazac, Fournets, et Mmes Isaac et Deschamps.
Le succès a été considérable, surtout pour le beau qua-
tuor du Domine Jésus, et le duo de VAgnus Dei, qui a été
bissé. Les chœurs et l'orchestre, dirigés par M. Danbé,
ont également fait merveille. Ce beau concert commen-
çait par divers morceaux religieux de M. Gounod, pour
orchestre et chœurs diiigés par lui-même, et suivis d'un
concerto pour piano-pédalier fort magistralement exécuté
par Mme Palicot. La messe de Verdi a été jouée plu-
sieurs fois depuis ce jour avec la même exécution; mais
le concert qui précédait a été varié, et l'affluence du pu-
blic a toujours été très grande à ces belles solennités
musicales.
— La Porte-Saint-Martin a représenté, le 3 avril, un
drame nouveau de M. Georges Ohnet, la Grande Mar-
nière, tiré par l'auteur de son roman du même nom.
C'est une pièce intéressante, qui met en scène des situa-
tions souvent puissantes et des passions locales très vi-
ves, violentes même, et qui a été jouée avec un remar-
quable ensemble par la belle troupe de la Porte-Saint-
Martin, où se trouvaient réunis pour l'interprétation du
drame de M. Ohnet, MM. Paulin-Ménier, Volny, Léon
Noël, Bertal, Francès, Mévisto, et enfin Mlle Marsy,
transfuge de la Comédie- Française, qui a toujours sa
beauté souveraine et sa grâce des premiers jours. Les
— 20Ô —
huit tableaux de la pièce sont, en outre, mis en scène
avec le luxe et l'exactitude habituels à l'imprésario le
plus prodigue de Paris, M. Duquesnel. En somme,
M. Ohnet n'a jamais eu de pièce qui ait été mieux jouée
ni mieux encadrée. A tous les points de vue, c'est un
grand succès.
— Que n'en pouvons-nous dire autant, hélas! de la
pièce nouvelle du Palais-Royal, Doit et Avoir, comédie
en trois actes, de M. Albin Valabrègue, qui est tombée si-
lencieusement, le 4 de ce mois, entre neuf heures et
minuit! Malgré Daubray, Milher, Dailly, Galipaux, et
les autres excellents farceurs de l'endroit, qui feraient
rire des morts, on n'a vraiment ri que du bout des lè-
vres, et encore! C'est une revanche à prendre.
— Le $, le Gymnase a arrêté les représentations de
l'Abbé Constantin , qui touchaient au nombre de deux
cents, pour reprendre l'une des meilleures et des plus
ingénieuses comédies de Sardou, Dora, représentée ori-
ginairement au Vaudeville (22 janvier 1877). Voici la
distribution des principaux rôles, dans les deux théâtres :
Vaudeville.
Gymnase.
Van der Kraft.
MM.
Parade.
Devaux.
André.
Berton.
Marais.
Favrolle.
Dieudonné.
Noblet.
Tekly.
Train.
Romain.
Toupin.
JOUMARD.
NUMÈS.
Dora.
Mmo
PlERSON.
J. Malvau
- 207 —
Marquisede Rio-Zarès. Mmcs Alexis. Grivot.
Comtesse Zicka. Bartet. Bruck.
Princesse Bariatine. MONTALAND. MaGNIER.
On peut presque dire que les deux interprétations se
valent; la pièce, qui n'a pas vieilli, malgré certaines
scènes ou allusions d'actualité, a beaucoup intéressé et
ému le public, surtout dans ses derniers actes, qui tou-
chent au drame pur. Ajoutons que cette œuvre, aussi
littéraire que charmante, peut être vue à la scène, mais
que personne n'a le droit de la lire. En effet, depuis plus
de dix ans que Dora a été jouée pour la première fois,
cette pièce d'un de nos plus spirituels académiciens
n'est pas encore imprimée! — Nous renvoyons, à ce
propos, nos lecteurs à la Gazette anecdotique de l'année
1887 (nos des 15 et 28 février, et du 31 mars).
— Le 1 1 avril, aux Menus-Plaisirs, première repré-
sentation de la Belle Sophie, opérette en trois actes, de
MM. Paul 3urani et Eug. Adenis, musique d'Edmond
Missa. Le livret a médiocrement amusé, mais la musique
a semblé charmante, et, à elle seule, elle a sauvé la
pièce d'un naufrage certain. On ne peut guère citer, dans
l'interprétation, que le baryton Jacquin et Mlle Jane
Pierny.
Varia. — La Popularité. — Nous trouvons dans le
Temps la petite anecdote suivante concernant le célèbre
général de Wellington.
— 208 —
« Jamais homme ne fut plus populaire et plus adulé
que le duc de Wellington au retour de Waterloo. La
foule dételait sa voiture pour la traîner à la place
des chevaux, et l'Europe, on peut le dire, était à ses
pieds. Quelques années plus tard, il était obligé de
s'enfermer à clef dans son carrosse pour n'y être pas
assassiné , et il avait dû faire garnir de tôle tous les
volets d'Apsley-house pour empêcher le peuple anglais
d'en briser les vitres. Ces volets historiques existent
encore. Le duc de Wellington disait à un ami : « Qui-
« conque est en train de se griser des applaudissements
« populaires ferait bien de passer devant ma maison et
« d'en regarder les volets. Il apprendrait ce que vaut la
« faveur de la foule. »
Voilà une historiette que M. le général Boulanger,
qui n'a pas encore gagné la bataille de Waterloo, fera
bien de méditer !
Une Lettre du sénateur Carnot. — L'éditeur Edouard
Dentu avait réuni une collection d'autographes consi-
dérable et de haute valeur. La famille de Dentu en a
publié le catalogue détaillé, avec force citations qui font
de ce catalogue un ouvrage plein d'intérêt. Enfin, la
vente des autographes a commencé le 21 mars, à l'hôtel
Drouot, après diverses difficultés et discussions de famille
qui ont failli d'abord l'arrêter.
Nous avons trouvé, dans les autographes mis en vente,
20tJ —
le suivant qui reçoit une triste actualité de la mort ré-
cente de M. Carnot, sénateur, que nous annoncions der-
nièrement. Cetie lettre est adressée à un jeune homme
qui avait écrit à M. Carnot, dans un moment de désespé-
rance, une lettre qui, évidemment, l'avait profondément
ému :
Ce 23 octobre 18 j6.
Cher Monsieur,
Votre lettre, arrivée à mon domicile, à Paris, tandis que
j'habitais la campagne, ne m'a été remise qu'à mon retour;
de là le retard de ma réponse. Cette lettre intime, adressée à
une personne tout à fait étrangère, devait naturellement me
surprendre. Cependant je ne me suis pas arrêté à l'idée d'une
puérile mystification. Je la prends pour ce qu'elle dit, et j'y
réponds sérieusement.
Vous êtes, me dites-vous, Monsieur, séparé de votre patrie
et de votre famille, tourmenté de passion pour une jeune fille
que ses parents vous refusent à cause de la modicité de votre
fortune, isolé et en proie à la misanthropie. Cela à vingt- deux
ans!
A vingt-deux ans on a fait trop peu d'expérience de la vie
pour avoir le droit d'être misanthrope; je suis même d'avis
que l'on n'a jamais ce droit, pas plus que l'on n'a celui de dés-
espérer d'un malade; à vingt-deux ans, la misantrophie n'est
donc qu'une attitude qui sied mal.
A vingt-deux ans, les chagrins d'amour sont mieux de sai-
son; ils méritent intérêt et consolation. Mais, permettez-moi
de vous le dire, ils sont un lâcheté lorsqu'on n'est point sé-
paré de la personne aimée par des obstacles infranchissables,
14
210
et je ne puis donner ce nom à ceux qui résultent de la diffé-
rence des fortunes : ils peuvent être surmontés, on doit
du moins tenter de les vaincre par le travail et la persévé-
rance.
Ces obstacles sont-ils devenus absolus? C'est encore le tra-
vail que je vous conseillerais. A vingt-deux ans toute carrière
est ouverte, une éducation manquée peut même se refaire.
Embrassez une profession sérieuse, intellectuelle ou ma-
nuelle, donnez un but à votre vie et poursuivez-le avec toute
la passion dont vous êtes capable. Mais, avant tout, si vous
n'êtes pas éloigné forcément de votre famille et de votre patrie,
hâtez-vous d'aller les retrouver, rien ne remplacera la famille
et la patrie.
Je ne vous donne pas ici, Monsieur, un conseil vague et
banal. Je vous raconte ce que j'ai fait moi-même. A votre âge,
j'ai perdu mon père, qui jusqu'alors m'avait servi de guide.
J'étais loin de la France; j'ai éprouvé les tristesses et les dé-
couragements, et je ne suis parvenu à les dominer que le jour
où j'ai pris la ferme résolution de travailler à me rendre
capable de servir utilement mon pays, si les circonstances
venaient à me le permettre.
Vous êtes, Monsieur, d'un pays qui bientôt peut-être récla-
mera impérieusement le service de ses enfants. Il me semble
qu'il y a dans cette pensée, si vous vous en pénétrez, assez
d'attrait et de puissance pour enthousiasmer un jeune homme
et lui faire secouer toute égoïste apathie.
Excusez ce langage un peu rude, Monsieur, ce n'est pas la
première fois que j'ai l'occasion de le parler, car l'infirmité
que vous accusez est commune en notre temps. Un effort ar-
dent peut seul en guérir.
Veuillez, Monsieur, recevoir mes salutations empressées.
Carnot.
21 I
Un Mystère au XIXe siècle. — Nous croyons devoir
recueillir, comme une véritable curiosité, le programme
suivant annonçant la représentation d'un mystère breton
à Morlaix.
THEATRE DE MORLAIX
INAUGURATION DE LA NOUVELLE SALLE
Pour le 14 Avril
Représentation de la VIE DE SAINTE TRYPHINE
Mystère breton
Noms et métiers des acteurs. Personnages de la pièce.
Menguy, tailleur d'habits . . Kerroura, prince d'Hibernie.
Heinot, cordonnier Sainte Tryphine, sœur de
Kerroura.
Geffroy, maçon Arthur, roi de Bretagne.
Guégin, cultivateur Femme de chambre de Try-
phine.
Jeannou, forgeron Intendant d'Arthur.
Denis, commissionnaire . . . Valet de chambre.
Menguy fils, tailleur d'habits Page.
LegorT, journalier Duchesse Jean.
Brisset, tonnelier Prince anglais.
Turco, couvreur en chaume . Messager.
Robin, piqueur de pierres . . Abrucarus, roi des Anglais.
Gouzien, cordonnier Grand juge.
G3llou, couvreur en ardoises. Sorcière.
Moigne, journalier Évêque.
Menguy, écolier Ange.
Loarer, sculpteur sur pierre . Souffleur.
Convenez que ce programme a un attrayant parfum
de naïveté, et que, si Morlaix n'était pas si loin, vous
— 212 —
iriez volontiers vous reposer, en y assistant à sa repré-
sentation, des banalités que vous offrent le plus souvent
les pièces soi-disant nouvelles de la saison théâtrale.
La Justice express. — On se plaint souvent des len-
teurs de la justice. Peur consoler ceux qui en gémissent,
citons cet exemple de zèle administratif rapporté par le
Masque de fer du Figaro :
Un préfet adresse à un médecin légiste de ses amis
cette dépêche :
Assassinat commis dans commune de B... sur jeune fille;
constater immédiatement décès et donner détails du crime.
X...
Le préfet reçoit de nouveaux renseignements et envoie
ce second télégramme au médecin :
Jeune fille pas morte, ne pas te déranger.
X...
Auquel télégramme le médecin répond par cette dé-
pêche :
Trop tard, autopsie faite ; viendrai dîner avec toi.
Z.:.
Avouez que c'est assez joli pour n'avoir pas besoin
d'être vrai.
Un Mariage d'amour. — Ne dressez pas autrement
l'oreille : il ne s'agit ni d'un mariage d'aujourd'hui , ni
— 2l3 —
d'un mariage français. L'idylle que nous avons à vous
raconter a pour acteurs des têtes couronnées, sans pour
cela remonter au temps où les rois épousaient des ber-
gères. Il s'agit du mariage de Factuelle impératrice d'Au-
triche, et nous en empruntons le récit à la chronique de
la baronne Stafte dans le Parti National :
Ce n'était pas pour la princesse Elisabeth, mais pour
sa sœur aînée que François-Joseph venait visiter le duc
de Bavière, dans le simple chalet où il passait l'été au
milieu des montagnes avec ses trois filles. Mais il arriva
que le jeune prince, — qui, sous le costume d'un chas-
seur, se rendait à pied à l'habitation du duc, — s'arrêta
au sommet d'une colline, d'où la vue plongeait dans une
vallée charmante, où dormait un lac. Sur les eaux, une
barque se balançait, occupée par une jeune fille aux
formes élégantes, mais qu'on jugeait robustes sous son
habit de paysanne. Elle rêvait, et le prince descendit vers
le lac.
« Mon enfant, demanda-t-il, voudriez-vous me faire
passer l'eau?... car je crois que le chalet du duc, où je
vais, est situé de l'autre côté de ce lac.
— Je veux bien, répondit la jeune paysanne. » Et elle
fit manœuvrer son bateau jusqu'à la rive pour que le
chasseur pût s'embarquer.
Lorsqu'il fut à l'autre bord , François-Joseph sollicita
un nouveau service, d'être guidé vers la maison du duc.
« Je veux bien », fit de nouveau la jeune fille.
— 214 —
Elle amarra son embarcation, et, précédant le prince,
elle se mit à escalader un étroit sentier. A la porte du
chalet, elle lui fit une courte révérence et s'éclipsa avant
qu'il pût la rémunérer de sa peine.
Son hôte le reçut avec toute la distinction que son
rang exigeait; on le présenta à deux des filles du duc
royal, la plus jeune étant en promenade, et, dans ce
brouhaha de l'arrivée, François-Joseph oublia la jolie
batelière.
Mais après le dîner, — on venait de passer au salon, —
une porte s'ouvrit tout à coup et livra passage à une jeune
fille vêtue de blanc et dont les épaules étaient couvertes
des longues boucles d'une chevelure d'or. Le prince se
leva tout troublé. Dans cette enfant il venait de recon-
naître sa conductrice du matin. Elle se mit à rire et conta
l'aventure.
Lorsqu'il se retrouva seul, dans son appartement,
François-Joseph comprit que ce n'était pas l'aînée des
princesses, mais la plus jeune qu'il allait aimer. Il s'ouvrit
au duc, dès le lendemain. Le père heureusement n'avait
rien laissé pressentir à sa fille aînée. Les jours qui vin-
rent après celui-là ont dû être les plus heureux de la
vie de l'empereur François-Joseph et de l'impératrice
Elisabeth.
L'Empereur Guillaume chez lui. — On a publié une
grande quantité d'articles anecdotiques sur le défunt em-
— 2l5 —
pereur d'Allemagne. C'était en somme, comme prince,
un homme très sobre de goût et d'habitudes. Il avait par-
dessus tout, à l'égal de ses plus célèbres aïeux, le res-
pect constant de la discipline militaire. Voici, à ce sujet,
un curieux passage d'une correspondance publiée dans
le Temps :
« Guillaume Ier s'était imposé une discipline qui était
devenue une seconde nature. Le passant qui longeait le
rez-de-chaussée de son souverain aurait pu, en se haus-
sant sur la pointe des pieds, embrasser d'un coup d'ceil
la chambrette de sous-lieutenant où l'empereur et roi se
plaisait et passait sa journée en vivant modèle des vertus
d'un souverain militaire. Le palais de l'empereur était la
maison de verre pour le soldat et pour le bourgeois. Le
dernier sujet de l'Allemagne savait ce qui s'y passait heure
par heure, depuis des temps qui semblaient infinis, avec
une régularité que seules les indispositions inévitables
de ces dernières années interrompaient. Le vieux mobi-
lier d'acajou était légendaire; légendaire aussi le petit
lit de fer où l'empereur reposa dans les plaines de Bo-
hême et dans celles de France avant d'y dormir son der-
nier sommeil sous son vieux manteau de soldat. Tout
dans cet intérieur déconcertant de simplicité était un
exemple voulu. Un historien — français, -7- qui a dessiné
l'empereur en quelques traits et de main de maître, a dit
que les Hohenzollern étaient en représentation conti-
nuelle devant l°ur peuple, et que ces représentations ne
— 2l6 —
coûtaient pas cher. L'impression de la vie intérieure de
Guillaume Ier ne sera pas moins durable et suggestive
que celle de ses victoires. Un visiteur me disait aujour-
d'hui ce qu'il avait inventorié dans cette chambre à
coucher, pleine pour la première fois aujourd'hui de
fleurs et de belles choses : une toilette en sapin badi-
geonné de blanc; là-dessus une cuvette et un pot à
eau en porcelaine et quelques petites soucoupes pour
les objets les plus nécessaires; le lit de fer ; une table en
bois avec une simple pendule-réveil; une grande ar-
moire contenant tous les uniformes, et une sorte de râte-
lier où étaient rangés les épées et les sabres; aux murs,
une série de lithographies représentant les uniformes des
différents corps prussiens depuis leur formation jusqu'à
ce jour; sur la cheminée, un buste en marbre de la reine
Louise, seul luxe de la chambre; enfin, sur une chaise,
un uniforme de petite tenue, fatigué, un peu blanchi.
L'empereur était sorti. Le valet de chambre dit : « En
« rentrant , il quittera ses vêtements de promenade et
« reprendra ceci. » J'allais transcrire : sa blouse de tra-
vail. »
Mots sans rimes. — Il y a environ, dans notre langue,
dit le Figaro, quatre-vingts mots qui, n'ayant pas de
rimes, sont déshérités des honneurs poétiques. Et le ma-
lin journal publie, sous le titre de Petite Tristesse d'Olym-
pio, le petit poème qui suit, et dans lequel l'auteur ter-
— 217 —
mine chacun de ses vers, qui tous ont le nombre de
pieds voulu, par un mot qui n'a pas de rime dans la
langue française. Ajoutons que le signataire de cette
drôlerie spirituelle, Ariel, en attribue plaisamment la pa-
ternité à Victor Hugo.
'cr
PETITE TRISTESSE D'OLYMPIO
Poème inrime.
Seigneur, Seigneur, quel est ton dogme?
Ici le riche, là le pauvre,
Partout le fisc!
C'est cela qui navre le peuple
El qui souvent le pousse au meurtre!...
Voilà le nœud.
Ne paraîtrait-il pas plus simple
Que chacun, du fort jusqu'au faible,
Bût à sa soif,
Mangeât, s'il le faut, comme un ogre
Et pût dormir dans son immeuble
Comme un bon Turc ?
Ah! le genre humain, sombre genre!
Tu vois cet homme? Il rit! un monstre
Est sous son poil !...
Tantôt féroce et tantôt humble,
I! use le sol qu'il usurpe,
Jusques au tuf.
Il gâche tous ses biens, n'épargne
Le sucre, le sel, ni le poivre,
Ni le fenouil!...
— 2l8 —
Que dis- je ! Il a ceci de propre
Que l'amour lui dure une valse!...
Quel affreux bouc!
Comme il se gonfle et comme il s'enfle!...
Ah! que l'on tourne mon sépulcre
Du nord au sud !
O mer, fais du mon corps une algue!
Que la loi de Darwin triomphe,
J'y porte un toast!
Guernesey, i83..
Pour transcription conforme,
Ariel.
Victor Hugo inédit. — Nous avons trouvé dans le
Livre ces vers inédits qu^n de ses abonnés lui adresse
comme étant de Victor Hugo. Nous n^n pouvons ga-
rantir autrement l'authenticité; mais, en tout cas, ils ne
sont pas indignes d'être conservés.
A E LLE
Je pressais ton bras qui tremble ;
Nous marchions tous deux ensemble,
Tous deux heureux et vainqueurs.
La nuit était calme et pure;
Dieu remplissait la Nature :
L'amour emplissait nos cœurs.
Tendre extase ! Saint mystère !
Entre le ciel et la terre
Nos deux esprits se parlaient.
— 2ig —
A travers l'ombre et ses voiles,
Tu regardais les étoiles,
Les astres te contemplaient !
Et, sentant jusqu'à ton âme
Pénétrer la douce flamme
De tous ces mondes vermeils,
Tu disais : « Dieu de l'abîme,
Seigneur, vous êtes sublime :
Vous avez fait les soleils! »
Et les astres à voix basse
Disaient au Dieu de l'espace,
Au Dieu de l'éternité :
« Seigneur, c'est par vous qu'on aime.
Vous êtes grand, Dieu suprême!
Vous avez fait la beauté! »
LES MOTS DE LA QUINZAINE
Dans le monde bourgeois.
« Qu'est donc devenu le jeune X.?
— Il vient d'être attaché à la caisse d'une grande
maison de banque.
— Ah! on les attache, maintenant : c'est une bonne
précaution ! »
Au mariage d'un gentilhomme réputé pour sa chas-
teté, une blonde vicomtesse, parlant de la nouvelle
épousée, dit :
— 220 —
« Notre amie sera heureuse : son mari aura la fidélité
du caniche.
— Dites plutôt celle du chien d'Alcibiade », réplique
en souriant une aimable marquise.
(G/7 Blas.)
Théâtre de salon :
La maîtresse de la maison doit avoir un rôle dans une
pièce où elle a deux prétendants, et elle demande à un
de ses amis lequel des deux il veut jouer.
« Celui que vous n'épousez pas, dit-il.
— Eh bien! vous n'êtes guère galant.
— Mais c'est parce qu'ensuite vous aimerez mieux
l'autre. »
Entre journalistes :
« Mon cher, j'ai lu ce matin votre chronique; je l'ai
lue deux fois.
— Ah! mon ami, vous êtes trop aimable.
— Mais c'était pour tâcher de la comprendre ! »
Maman tient absolument à ce que Bébé fasse sa prière
avant de se coucher.
« Allons, mon enfant, lui dit-elle : Notre père...
— Notre père... sur un arbre perché... »
Et Bébé s'endort. (G/7 Blas.)
221 —
VARIETES
NOS HOMMES POLITIQUES
Deux hommes politiques viennent de beaucoup faire parler
d'eux dans cette dernière quinzaine: M. Floquet, descendu du
fauteuil présidentiel de la Chambre des députés pour devenir
président du conseil des ministres, et M. Félix Pyat, sorti de
l'oubli pour venir siéger au Palais-Bourbon.
Au sujet de M. Floquet, notre collaborateur M. Emile
Maison nous envoie la communication suivante :
M. Floquet au camp de Garibaldi. — Toutes les par-
ticularités de la carrière politique du nouveau président
du Conseil sont soigneusement enregistrées par les re-
porters, toujours à la recherche de l'inédit, mais qui
sont parfois obligés de se contenter de ce qui a déjà traîné
dans les journaux. Remarquons pourtant que, cette fois,
le cliché de : « Vive la Pologne, Monsieur ! » n'est pas
sorti de l'écritoire; courtoisie ou diplomatie dont il con-
vient, du reste, de congratuler la presse française. Mais
d'où vient que les biographes négligent de rappeler la
mission dont fut chargé, comme rédacteur du Siècle,
M. Charles Floquet, pendant l'expédition du Tyrol en
1866, tandis que les Italiens se faisaient battre par les
— 222 —
Autrichiens, à Custozza, et les Autrichiens par leurs bons
amis les Prussiens, à Sadowa?
Après une halte de quelques jours sur les bords du
lac de Garde, M. Ch. Floquet suivit les chemises rouges
jusqu'au dernier coup de fusil qui précéda l'armistice, et
il reçut fort dignement le baptême du feu le 2 1 juillet, à
la chaude affaire de Bezzeca, dans le val dTdro, sur la
route de Riva, où les garibaldiens furent assez cruellement
éprouvés, quoiqu'ils dussent avoir le dernier mot, grâce
à l'indomptable énergie de leur chef. Mais combien loin-
tain déjà est ce temps des étapes tyroliennes et des fra-
ternelles espérances!
Au tour, maintenant, du nouveau député de Marseille, sur
lequel notre confrère M. Louis Terrier.de Dreux, nous commu-
nique la curieuse anecdote suivante.
Félix Pyat en Savoie. — Les Marseillais viennent de
choisir M. Pyat pour les représenter à la Chambre des
députés. Voici, à propos du vieux révolutionnaire, de-
venu assez inopinément un des hôtes du Palais-Bourbon,
une anecdote qui, peut-être, ne paraîtra pas dépourvue
de quelque intérêt.
Après le 2 décembre, Pyat se réfugia à Genève, d'où
il se rendit au village d'Annecy-le-Vieux, près d'An-
necy, en la terre de Savoie, qui devait, moins de dix ans
après, faire enfin retour à la patrie française. Il venait
retrouver là Eugène Sue, Charras, Velter et Chancel. De
— 22J —
ce groupe d'exilés, Pyat était celui qui donnait le plus
d'inquiétude à Napoléon III. Celui-ci finit même par de-
mander à Victor-Emmanuel que Pyat fût expulsé du ter-
ritoire sarde. Déjà pareille mesure avait été prise par le
chancelier de police du canton de Genève.
Pyat partit donc et alla s'installer à Lausanne, sur les
rives enchanteresses du Léman.
Cependant il revenait de temps à autre, sous des dé-
guisements divers, visiter ses amis d'Annecy-le-Vieux.
L'intendant d'Annecy et le delegato, M. Hortoland,
n'ignoraient probablement rien des allées et venues du
proscrit. Mais leurs bons rapports avec Eugène Sue, d'une
part, et leur peu de goût pour les besognes policières,
d'autre part, expliquent assez qu'ils aient jugé bon de
fermer les yeux.
Bref, un jour, en juillet 1853, l'intendant général re-
çut du ministre de l'intérieur une missive où on lui re-
3
prochait sévèrement son manque de zèle. Cette missive
signalait la présence de Félix Pyat chez Eugène Sue de-
puis deux semaines, et ordonnait son arrestation immé-
diate.
Très vexé, l'intendant laissa échapper un propos des
plus vifs contre M. de Butenval, qui était alors le chargé
d'affaires de la France auprès du gouvernement de Turin.
Il donna toutefois les ordres nécessaires pour que Pyat
fût arrêté.
En effet, le lendemain, à cinq heures du matin, le
— 224 —
commissaire Horîoland, accompagné de huit carabiniers
commandés par un capitaine, se présentait devant la
coquette villa des Barattes, où habitait Eugène Sue.
Le romancier, déjà debout, arrosait, de concert avec
sa gouvernante, les fleurs du jardin. D'excellent café
et un carafon de vieux cognac furent gracieusement of-
ferts aux visiteurs, qui durent d'ailleurs s'en retourner
sans capture, n'ayant, comme ils le constatèrent par
procès-verbal, trouvé aucun Pyal dans la maison.
Eugène Sue souriait. Le commissaire Hortoland, un
excellent homme, souriait aussi. Les carabiniers, eux,
ne souriaient pas. Mais il paraît qu'en revanche le brave
intendant salua leur retour par un joyeux éclat de rire.
Georges d'Heylli.
Le Gérant : D. Jouaust.
2476. — Paris, imprimerie Jouaust et Sigaux, rue de Lille, 7.
GAZETTE ANECDOTIQUE
Numéro 8 — 3o avril 1888
SOMMAIRE.
La Quinzaine : M. Kern, ancien ministre de Suisse à Paris. — La
Société des gens de lettres à l'hôtel Continental. — Le général Bou-
langer, député du Nord. — Théophile Semet. — Exposition des cari-
catures. — Gustave Bertinot. — M. Henri Meilhac. — Fragments de
Mémoires inédits. — Théâtres.
Varia : Un Dîner moyen âge. — Mots sans rimes. — Une Belle-
mère au XVIIe siècle. — Poésie culinaire. — Paul Brébant et les
Spartiates. — Le Tombeau d'Adrienne Lecouvreur. — Victor Hugo
et Judith Gautier. — Musset inédit. — Les Mots de la Quinzaine.
Variétés : Lettres inédites de Flaubert et de Chantelauze.
1 ; avril
La Quinzaine. — On se souvient encore des grands
et dévoués services que M. Kern, ancien ministre de
Suisse à Paris, rendit à la France pendant l'investisse-
ment de notre capitale en 1870. M. Kern servit très sou-
vent d'intermédiaire, et d'intermédiaire heureux, entre
1. — 1SS8. 15
226 —
le gouvernement de la Défense nationale et les assié-
geants. Ce généreux citoyen vient de mourir à Zurich à
l'âge de quatre-vingts ans. Il avait été ministre de Suisse
en France de 1857 à 1882. Dans sa retraite il a écrit
des mémoires qui ont été publiés l'an dernier.
s $ avril.
La Société des gens de lettres s'est réunie aujourd'hui
à l'hôtel Continental pour l'examen d'une proposition
faite, à la précédente assemblée générale, par trente-sept
de ses membres, et tendant à la révision du chapitre III
des statuts, relatif aux admissions dans la Société. Cette
proposition était motivée par le petit scandale soulevé à
propos de l'éviction de M. Lucien Descaves, dont nous
avons parlé dans notre numéro du 3 1 mars. M. Theuriet,
nouvellement élu président de la Société, présidait la
séance.
Comme on devait le prévoir, cette séance a été ora-
geuse; on peut la résumer en deux mots : tumulte et
confusion. Finalement la proposition des trente-sept a été
repoussée, et, chose assez curieuse, elle n'a plus réuni, à
mains levées, que onze voix pour elle ! Vingt-six des
opposants avaient disparu, ou bien avaient changé d'avis au
dernier moment!...
— Aujourd'hui grande journée pour le département
du Nord. A la suite d'une campagne électorale, qui a
tenu tout le pays, et même l'Europe, en haleine pendant
— 227 —
près de quinze jours, le général Boulanger est élu député
du Nord dans les conditions suivantes :
Électeurs inscrits 365.935
Votants 267.530
MM. le général Boulanger i72.528voix.
Foucart, avocat, républicain. . . . 7 5 . 90 1 —
Emile Moreau, ingénieur civil, rad. 9-647 —
Voix diverses et bulletins nuls. . . 9-454 —
On s'attendait au succès du général, mais on ne l'avait
pas prévu aussi foudroyant.
— Ce même jour, décès à Paris d'un compositeur de
musique un peu oublié, mais qui a eu son heure de célé-
brité, Théophile Semet. C'est au Théâtre-Lyrique de Car-
valho que ce musicien ingénieux, qui fut d'abord tim-
balier à l'Opéra, donna ses meilleurs ouvrages : les
Nuits d'Espagne, la Demoiselle d'honneur, et surtout
Gil Blas , qui fut l'un des derniers triomphes de
Mme Ugalde à la scène. A l'Opéra-Comique Semet a
donné en 1862 rOndine et en 1869 la Petite Fadeite,
charmante partition que le Théâtre-Lyrique éphémère du
Château -d'Eau a reprise avec succès l'an dernier.
Th. Semet était devenu professeur de chant à la maison
de Saint-Denis : il était chevalier delà Légion d'honneur,
et il est mort â soixante-quatre ans.
19 avril.
Réouverture des Chambres. La récente élection du
— 228 —
général Boulanger et l'entrée qu'il doit faire aujourd'hui
à la Chambre des députés donnent lieu à de bruyantes
manifestations. Le landau qui conduit le général à la
Chambre est escorté, de l'hôtel du Louvre au Palais-
Bourbon, par plusieurs milliers de personnes qui chantent,
et même qui hurlent la gloire du nouvel élu. Sur la place
de la Concorde et aux abords de la Chambre il y a un
grand déploiement de troupes et d'agents de police; il
s'ensuit des bagarres et des horions. Le retour du général
occasionne encore un redoublement du tumulte, et le nou-
veau César ne rentre pas chez lui tranquillement. Une
foule énorme escorte sa voiture, dont elle veut dételer les
chevaux, et ce n'est qu'au dévouement des agents que le
général doit de pouvoir arriver sans accident a l'hôtel du
Louvre. Autour de l'hôtel une foule compacte renouvelle
les scènes de désordre qui ont eu lieu à la Chambre, et
la police est obligée de faire fermer les portes. Toute la
soirée le désordre continue, et cette fois c'est sur les bou-
levards que se portent les manifestants. En somme,
journée un peu écœurante pour les républicains raisonna-
bles, et pour les amis de l'indépendance et de la liberté.
— Ce même jour, ouverture à l'École des Beaux-Arts
d'une Exposition des caricatures des principaux maîtres
du genre au profit des victimes des accidents qui survien-
nent en mer. Le comité de cette exposition, où figure
naturellement le plus célèbre ami des marins, M. Pierre
Loti, a réuni, grâce à des prêts de toutes sortes et de
229 —
toutes provenances, des ouvrages vraiment bien dignes
d'être vus, et qui prouvent que dans l'art de la caricature,
réputé comme secondaire, il y a aussi des maîtres de
premier ordre. Charlet, Henry Monnier, Grandville, Cham,
Gavarni, Daumier, qu'on a surnommé le Molière du
crayon, Raffet, Isabey, Carie Vernet, André Gill, et
même Victor Hugo, sont représentés à cette exposition
par des œuvres du plus vif et du plus curieux intérêt.
— Le graveur d'histoire Gustave Bertinot, membre de
l'Institut, est mort aujourd'hui à l'âge de soixante-six ans.
Prix de Rome en 1850,1! avait succédé, à l'Académie des
Beaux-Arts, à son maître Martinet en 1878. On lui doit,
entre autres œuvres de grande valeur, les reproductions
de la Vierge aux donataires de Van Dyck (du Louvre);
du plafond de l'Opéra de Baudry; des portraits de Che-
rubini par Ingres, de Van Dyck par lui-même; d'Alexan-
dre VII, de Velasquez; de Brascassat, de Jules Fa-
vre, etc..
26 avril.
M. Henri Meiihac, l'auteur de tant de jolies comédies,
fines, amusantes, et toujours distinguées, a été aujour-
d'hui élu membre de l'Académie française, en remplace-
ment du regretté Emile Labiche. Il a fallu deux tours de
scrutin pour assurer l'élection; M. Meiihac a eu 11 voix
au premier tour contre M. Thureau-Dangin, qui en a eu
1 1 également, et M. André Theuriet, qui en a eu 10. Au
— 2^0 —
second tour, les voix se sont réparties de la manière
suivante :
Meilhac 17 voix.
Thureau-Dangin 12 »
Theuriet 1 »
Le fauteuil que vient de conquérir Meilhac porte le
n° 32; c'est celui de La Bruyère, de Guéménée, de
Target, du cardinal Maury, de Jay et de M. de Sacy.
Fragments de Mémoires inédits (Mérimée — Flau-
bert). — On nous communique les notes manuscrites, et
par conséquent inédites, qu'un personnage, mort tout ré-
cemment, et qui a vécu longtemps dans le monde officiel
à Paris, et a vu de près aussi le monde des artistes et des
écrivains, rédigeait chaque soir sur les faits qui l'avaient
impressionné dans la journée. La famille de ce person-
nage nous a permis de faire à ces notes quelques em-
prunts que nous renouvellerons le plus souvent possible.
2$ septembre 1870.
On annonce la mort de Mérimée. Je l'avais souvent
rencontré au Sénat, où il semblait bien indifférent aux
choses qui se discutaient devant lui. Il y « dessinaillait »
généralement les caricatures de ses collègues, en sil-
houettes rapides et tracées d'un seul trait. Je l'ai vu
souvent aussi aux réunions de Compiègne et de Fontai-
— 2.51 —
nebleau. Il faisait partie de toutes les séries d'invités
dans ces palais impériaux, quand la cour y séjournait.
On peut, en effet, regarder comme certain qu'il avait
jadis épousé secrètement, et comme qui dirait morga-
natiquement, la comtesse de Montijo. Il se trouvait être
ainsi, in petto, le beau-père du couple impérial. Malgré .
cette situation, il se montrait toujours, à la cour, très ré-
servé et très correct. D'ailleurs, bien que marié à la
belle-mère du souverain, il vivait alors loin d'elle, aussi
bien en réalité qu'en apparence. Puis, Mme de Montijo
ne venait que très rarement à Paris, où l'empereur ne
tenait pas à la voir séjourner longtemps.
Quant aux relations personnelles de Mérimée avec
l'empereur et l'impératrice, elles étaient pleines de cor-
dialité pour ce qui concernait l'empereur, et de fami-
liarité affectueuse de la part de l'impératrice, qui avait
connu Mérimée alors qu'elle était encore enfant. Le
chambellan d'A... me racontait qu'à Biarritz, un jour
que Mérimée rentrait de promenade à la villa impériale,
l'impératrice, qui l'aperçut de la fenêtre du salon de
service qu'elle traversait à ce moment, s'écria naïvement
ou inconsciemment: «Tiens, voilà papa!... » Il échap-
pait souvent ainsi à l'aimable souveraine de ces sortes
d'improvisations de paroles irréfléchies, qu'elle regrettait
ensuite. Une autre fois, le même chambellan vit Mérimée
occupé à faire de la tapisserie, — oui, de la tapisserie !...
— dans le petk salon particulier de l'impératrice, qui s'y
— 232 —
trouvait seule avec lui. De tout cela il résulte que l'in-
timité du célèbre écrivain avec la famille impériale était
absolue; mais, je répète, qu'il sut toujours se tenir à
distance et avec la convenance la plus stricte, chaque fois
qu'il se trouvait en public, et en dehors de cette même
intimité.
9 mai 1880.
La mort du pauvre Flaubert me donne la pensée et
l'occasion de relire Salammbô. Quelle originalité superbe
et quel style incomparable! Le banquet des mercenaires,
les lions crucifiés, le serpent noir, la scène d'amour, tout
est puissant, étrange et splendide dans ce livre d'une si
haute conception. Quand Flaubert écrivait ce chef-d'œu-
vre, il demeurait au numéro 42 du boulevard du Temple,
et j'habitais non loin de lui. Chaque jeudi il venait me lire
ce qu'il avait écrit dans la semaine. Bien souvent, décou-
ragé, énervé, il s'était heurté à une phrase qui ne venait
pas, qui manquait d'ampleur et d'harmonie; une épithète
l'avait arrêté pendant plusieurs heures; un que répété le
faisait horriblement souffrir, et cet athlète, plus nerveux
qu'une femme, criait de rage de ce qu'il appelait son
impuissance. La littérature, qu'il adorait, pour laquelle il
a vécu et dont il est mort, a été pour lui la source d'an-
goisses inexprimables. Il s'y attelait avec passion, la
secouait avec colère, et n'a jamais connu le charme infini
d'écrire sans efforts. C'est un martyr de l'idéal d'une
2J0
phrase bien faite et d'une comparaison qu'il voulait à la
fois juste, musicale et colorée...
Théâtres. — Le Palais-Royal, en constante dé-
veine, et ne sachant plus à quel saint se vouer, a repris,
le 1 3 avril , les Petites Godin, amusant vaudeville de
Maurice Ordonneau, qui a retrouvé son succès de 1884^
Dailly, Milher, Calvin, et Mues Lavigne et Bonnet, jouent
avec beaucoup de verve les principaux rôles.
— Le 17, au Château-d'Eau, première représentation
d'une pièce en cinq actes, Fin de siècle, de deux inconnus,
MM. Micard et .louvenot. Il est regrettable qu'une bonne
troupe d'ensemble, comme celle du Château-d'Eau, ne
trouve pas de meilleurs ouvrages à interpréter. La pièce
nouvelle ne se raconte pas; on a ri aux endroits sérieux,
et on s'est fortement emb...nuyé à ceux qui avaient la
prétention de faire rire. Cela arrive trop souvent, malheu-
reusement, aux premières représentations de cet infor-
tuné théâtre.
— A la Comédie-Française, le 18, belle et intéressante
reprise d'Adrienne Lecouvreur, comédie de Scribe et
Legouvé, créée par Rachel le 14 avril 1849, et reprise
depuis au même théâtre par Mmes Arnould-Plessy, De-
voyod et Favart. A défaut des moyens physiques, que
possédaient ses devancières, Mlle Bartet, qui reprend
aujourd'hui le rôle d'Adrienne, y apporte beaucoup de
grâce, d'intelligence et surtout de distinction. On l'y a
— 234 —
fort applaudie. On a fait fête également à Truffier, à de
Féraudy et à Mlle Pierson. Albert Lambert n'a pas en-
core l'envergure ni l'autorité nécessaires pour jouer
Maurice de Saxe, où Febvre eût été parfait avec quel-
ques années de moins. Quant à la pièce elle-même, elle
a fait le plus vif plaisir, et n'a point paru démodée,
malgré ses quarante années d'âge.
On sait que Rachel refusa d'abord le rôle; la pièce
faillit ensuite être créée par Rose Chéri au Gymnase.
Scribe y consentait, mais Legouvé refusa. Il eut l'habi-
leté de triompher des résistances de la capricieuse tragé-
dienne, et il l'obligea en quelque sorte à reprendre ce
beau personnage d'Adrienne qui lui valut tant de succès
et tant d'honneur. Voici à ce propos un billet inédit de
Rachel, qui nous a été récemment communiqué, et qui
est ici tout à fait à sa place.
A Mmc Louise de Senneville.
Ma chère Louise,
Vous allez être bien surprise, mais c'est ainsi ! Je vais jouer
la pièce de Scribe et Legouvé que j'avais d'abord refusée à ces
messieurs. Pourquoi? Mon Dieu, je n'en sais trop rien, mais
le vrai est que je me suis laissé reprendre; voilà tout! Venez
donc un de ces matins, je suis en pleines répétitions; je vous
montrerai des modèles de costumes tout à fait étranges et bril-
lants. Je ne sais que choisir dans tout ce luxe d'oripeaux,
ainsi que disent les gens graves. Vous me donnerez votre
— 235 —
avis, ce ne sera pas de trop. Venez de préférence jeudi, si
vous le pouvez, et de bonne heure; nous déjeunerons vite, et
je m'éclipserai ensuite pour la répétition. A propos, avez-vous
encore des enfants de la petite chatte? Rose réclame un nour-
risson ; tâchez de lui en garder un, vous ferez son bonheur
pour pas trop cher. A jeudi ; je vous embrasse.
R.
— Le même soir, l'Opéra reprenait le bel ouvrage de
Saint-Saëns, Henry VIII, depuis trop longtemps abandonné.
Lassalle etMlle Richard y ont retrouvé leur brillant succès
des premiers soirs.
— Le 19, aux Bouffes-Parisiens, première représenta-
tion du Valet de cœur, opéretteen trois actes, de MM. Paul
Ferrier et Charles Clairville, musique de Raoul Pugno.
La pièce est fort amusante et la musique a fait également
plaisir; c'est un agréable succès, auquel les interprètes,
MM. Cooper, Montrouge, Lamy, Mme Macé-Montrouge
et surtout Mme Grizier-Montbazon, ont vaillamment et
victorieusement concouru.
— A l'Ambigu, le 20, très heureuse reprise des Molu-
cans de Paris, grand drame populaire signé d'Alexandre
Dumas, mais auquel a fortement collaboré Paul Bocage,
qui avait déjà écrit en partie le roman d'où ce drame est
tiré. Puissant et touchant à la fois, plein de péripéties et
de coups de théâtre habilement combinés, ce drame a
retrouvé aujourd'hui son grand succès de 1864. Il est
admirablement mis en scène, et fort bien joué par
— 2 36 —
Gravier, Chelles, Péricaud , Montai, et MmeS Mallet,
France, etc..
— Le 21, deux premières représentations importantes
dans la même soirée. A l'Odéon, la Marchande de sou-
rires, drame japonais, de Mme Judith Gautier, qui a excité
un très vif intérêt par sa couleur exotique, la précise
exactitude de son admirable mise en scène, et l'excel-
lence de son interprétation. C'est une pièce absolument
curieuse à entendre et à voir, et qui nous révèle une
littérature dramatique non moins étrange qu'étrangère.
Paul Mounet, Albert Lambert, Laroche, Calmettes, Van-
denne, et Mmes Tessandier, A. Laurent et Sanlaville, ont
été tour à tour applaudis. En somme, grand succès de
curiosité à la fois pour l'esprit et pour les yeux.
— Au Châtelet, Germinal, drame tiré par M. Busnach
du roman de Zola, a été enfin représenté après plusieurs
années de constante opposition de la part de la censure.
C'est toujours une périlleuse entreprise que de vouloir
transporter un roman sur la scène, et Germinal en est
une nouvelle preuve. C'est moins une pièce qu'une suite
de tableaux, dont chacun a son intérêt, mais que rien ne
relie entre eux. L'œuvre de Zola, ainsi transformée, n'a
plus pour les lettrés l'attrait qu'elle présentait en roman,
et quant au gros du public, qui vient un peu au théâtre
pour se distraire, il n'est guère disposé à se laisser cap-
tiver par ce développement de thèses sociales. En tout
cas, on ne peut manquer d'être ému, car plusieurs de
ces tableaux sont terribles, et, si l'on sort de ce spectacle
avec une émotion qui tient peut-être un peu du malaise,
on n'en sort pas indifférent. Il faut dire aussi que les
décors sont magnifiques et très habilement machinés.
De plus, les interprètes du drame, MM. Ph. Garnier,
Laray, Courtes, Brémont, Reney, Raiter, et M':,cs Marie-
Laurent, Laine et Bépoix, remplissent fort bien leurs
rôles et jouent avec un grand ensemble. On ira donc voir
Germinal, qui aura d'abord pour spectateurs les lecteurs,
déjà fort nombreux, du roman, et ceux-ci ne manqueront
pas d'en entraîner d'autres.
Varia. — Un Dîner moyen âge. — Voici l'invitation qu'ont
reçue récemment un certain nombre d'amis de l'écrivain
ù
Pierre Loti, qui demeure en ce moment à Rochefort:
« Messire et dame Pierre Loti requièrent messire de X...
de leur bailler grand'liesse et contentement en venant disner
en leur hostel de la rue Sainct-Pierre à Rochefort-en- Aulnis,
le 12e jour du mois d'apvril prochain, à la 7e heure 1/2 de
vespres.
En même temps les invités de Pierre Loti étaient pré-
venus que, pour cette circonstance, ils devaient revêtir
un costume absolument conforme à ceux que l'on portait
en 1470.
Le feslin a eu lieu au jour dit, dans l'hôtel de Pierre
Loti , et dans une salle à manger entièrement disposée
et meublée comme au temps de Louis XL A sept heures
— 338 —
et demie, les invités étant tous réunis, l'olifant sonne;
les nobles seigneurs offrent le poing aux honnestes dames,
et le cortège, précédé de deux cornemuses, entre dans
la salle à manger entre deux rangs de valets portant des
torches de résine. Chacun s'assied, et devant chaque
convive se trouve le menu dont voici le détail précis :
DISNER
Du 12e jour d'apvril de l'an de grâce
M. D. CCC. L. XXXVIII
1er SERVICE : LAVE-MAINS
Dragées
Vin de Grèce
2e SERVICE : POTAGES
Chapons au blanc mangier
Gramoses, Dragées vermeilles
Cervoise
3° SERVICE : POISSON MARIN
Huîtres de chasse, Harencs sor et fies pouldrés
Vin blanc gascon sec
4° SERVICE : POISSON D'EAU DOULCE
Lamproies de Dordogne, Oranges
Vin de Montargis
— 23g —
$° SERVICE : ROSTS
Rosts de Chevrel de Counins, d'Oyes, d'Ecureuils
et de Hérissons (saulce cameline)
Vin rouge gascon
6° SERVICE : ENTREMÉS
Riz et amandes frictes dessus — Tourtes et Tartes
Pasté de perdrix — Gelées — Fromages rostis
Cervoise
7e SERVICE
Galimafrée. — Tourifaz
Vin blanc gascon doulx
8e SERVICE : HAULTE VENAISON
Paons et hérons saulce de trahison, saulce
eauxbenoite
Salade et soupe dorée
Godale
9e SERVICE : DESSERTE
Poires cuites — Dattes — Noix pelées — Avelines
Dragées blanches et vermeilles
Hydromel
10e SERVICE : ISSUE DE TABLE
Gaufres — Oublies
Ypocras
— 240 —
IIe SERVICE : BOUTE-DEHORS
Epices diverses — Fruits conficts — Pâtes sèches
Boîtes de Cotignac
Vin champenois
12° SERVICE : LAVE-MAINS
I 5e SERVICE : ÉPICES DE CHAMBRE
Épices très digestives
Eaux d'or
Ce dîner historique a été servi selon les règles et cou-
tumes du temps, avec force interruptions et grandes
cérémonies. Ainsi on a eu la procession des pauvres qui
sont venus demander aumône; la promenade du paon
rôti porté sur un brancard par quatre valets, précédé
d'un chevalier avec bannière, et suivi de pages et de
musiciens, etc. Ce plantureux repas de treize services
ne s'est terminé qu'à une heure du matin : puis sont
venues les danses, également conformes à l'époque, et
éclairées par des torches de résine que portait chaque
danseur. Enfin on a joué aux jeux innocents.
Ce curieux spectacle était en quelque sorte public.
Une petite galerie, donnant sur la salle du festin, a per-
mis aux habitants de Rochefort de défiler devant les
invités de Pierre Loti, et d'admirer les riches et exacts
détails de cette fête originale.
— 241 —
Mots sans rimes. — Nous avons donné, dans notre
dernier numéro, un petit poème où l'auteur, qui signe
Ariel, avait réuni des mots qu'il prétendait être sans
rimes dans notre langue. Voici la réponse que lui a
adressée Ernest d'Hervilly, un des plus habiles disciples
du maître-rimeur Théodore de Blanville.
0 mon ami, pardon! — Mais il faut que je mette
Dans ton aile de gaze un petit grain de plomb :
Tous les mots ont leur rime! — et, sur le vieil Hymette,
11 grimpe, chaque jour, un Christophe Colomb
Qui la découvre, et rit. — Tu n'es pas approuvable,
Cette fois, en parlant de « mots déshérites » ;
Leur rime -est inirouvée et non pas introuvable,
Voilà tout. — Dans les mots, par toi-même cités,
Beaucoup ont leur écho.
— Des preuves?
— Eh bien, « faible »,
Victor Hugo le fait rimer avec Vhieble.
Molière eût su forger une rime à « fenouil »
Au temps où l'on portait son épée en verrouil.
Tu m'accorderas bien que dans la riche « épargne »
De Montaigne, on trouvait souvent l'épouse hargne.
Et l'on rencontre aussi la bonne rime à « poil »,
Soit dans la langue d'oc, soit dans la langue d'oïl.
Banville, pour avoir enfin la rime à « pauvre »,
Tel un petit Bismarck, ravagea le Hanovre.
Le traitement au cuivre offre le docteur «..Burcq »
Pour rimer, décemment, au besoin, avec Turc.
Le soussigné, jadis, s'est payé le « triomphe »
D'un infusoire exquis nommé le Monogomphe.
16
— 242 —
Que tu prononces « tost », que tu dises « to-ast »,
La rime est Morning-Post, ou bien une arme d'hast.
Le jardinier lui-même, au fond de ton « immeuble »,
Se plaint lorsque la terre est durcie et non meuble.
Que te dirai-je enfin? — Joseph, creusant le « tuf-»
En Egypte, verrait surgir son nom : Iusuf.
Et les Indicateurs donnent : — (Arrêt) — (Bif) — (Buf).
Ernest d'Hervilly.
Une Belle-mère au XVIIe siècle. — Ce n'est pas d'au-
jourd'hui que les belles-mères se sont donné la mission
d'être désagréables. Ainsi faisaient-elles au XVIIe siècle,
et même à la cour du grand roi. Témoin cette lettre
adressée à Colbert par Mlle de Montpensier :
Monsieur Colbert, j'ai supplié très humblement le roy de
vouloir commander à ma belle-mère de mettre les choses en
l'état où elles étaient lorsque je partis de Paris pour que je
puisse aller pourvoir à sortir d'affaire avec elle, j'espère qu'en
voyant la fin je délogerai; car de passer ses jours avec une telle
femme, ce serait un supplice, et il n'y a rien à quoi on ne
consente, la mendicité serait plus agréable, ainsi, j'espère que le
roy trouvera bon que l'état où il (m'a) mis me fasse prendre
d'autres mesures que celles que j'avais prises, et j'espère qu'en
cela vous aurez la même bonté pour moi que vous m'avez tou-
jours témoigné, c'est ce que je vous demande instamment et
que vous me croyez aussi sincèrement que je suis,
Monsieur Colbert,
Votre affectionnée amie,
Anne-Marie-Louise d'Orléans.
— 240 —
Cette lettre fait partie de la collection d'autographes
laissés par le libraire Dentu. Elle avait été volée à la
Bibliothèque nationale avant de parvenir aux mains de
son dernier possesseur. Mme veuve Dentu, dès qu'elle
en a connu l'origine, s'est empressée de la faire rentrer
dans le dépôt auquel elle avait été soustraite.
Poésie culinaire. — Nous avons déjà cité des vers du
cuisinier-poète Achille Ozanne, l'ancien chef des cuisines
du roi de Grèce, Georges Ier, actuellement régnant. C'est
lui qui, ayant à peindre en vers un plat correctement
truffé, a écrit ce quatrain déjà fameux :
Sur la chair blanche et rose
(Exquise volupté!)
La truffe se repose
Comme un grain de beauté.
Voici encore pour les gourmets de bonne table et aussi
de poésie une recette d'un des entremets les plus fré-
quemment servis :
BEIGNETS DE PÊCHES
Roses, fraîches, fermes et belles,
Comme des seins de jouvencelles,
De dix pêches il est besoin
D'enlever la robe avec soin.
Dans un sirop que l'on compose
D'arômes odoriférants,
— 244 —
Pendant une heure l'on arrose
Leur chair tendre et leurs tons friands.
J'avais oublié de vous dire
Qu'il faut couper vos fruits en deux.
Puis faites une pâte à frire
De farine, de lait et d'ceufs.
Trempez alors dans cette pâte
Chaque morceau séparément,
Que l'on précipite à la hâte
Dans la friture vivement.
Quand vos beignets sont d'un blond tendre,
Ainsi qu'en août on voit les blés,
Sucrez, et, sans plus faire attendre,
Servez aux gourmets assemblés.
Ce sont des délices suprêmes
Que donne ce mets recherché;
Nous l'aimerons comme nous-mêmes,
Qui sommes le fruit d'un péché.
Paul Brébant et les Spartiates. — Voici un curieux
souvenir rappelé par les Annales à propos du restaurant
Vachette, tenu par Paul Brébant, et qui vient de fermer
ses portes pour être transformé en un établissement de
bouillon démocratique, genre Duval :
« La plupart des dîners littéraires se donnaient chez
Vachette-Brébant. Y venaient les Avariés, les Quatre-
saisons, les Critiques, les Prix de Rhum, les Rigoberts,
les Parisiens, les Humeurs de piots, les Bœufs nature,
les Spartiates... et tant d'autres. Les Spartiates y ont
— 245 —
même dîné pendant le siège. Ils ont voulu exprimer leur
gratitude à l'amphitryon en lui offrant une médaille sans
aucun caractère artistique, mais pesant au moins cinq
cents grammes. On lit sur l'une des faces :
Pendant
le Siège de Paris
quelques personnes ayant
accoutumé de se réunir chez
M. Brébant tous les quinze jours
ne se sont pas une fois aperçues
qu'elles dînaient dans une ville
de deux millions d'âmes
assiégée
1870-71
Des Spartiates ! Grands dieux! qu'eussent dit de plus
des Sybarites?
Ces personnes si bien nourries, qui, le ventre à table,
ne s'apercevaient point, — de leur propre aveu, — que
d'autres souffraient, ont fait graver leurs noms au-dessous
de cette déclaration. Voici le revers de la médaille :
A PAUL BRÉBANT
Ernest Renan Charles Edmond
P. de Saint-Victor Thurot
M. Berthelot J. Bertrand
Ch. Blanc Morey
Schérer E. de Goncourt
Dumont T. Gautier
Nefftzer A. Hébrard
— 246 —
Sur l'exemplaire de la médaille qui est au musée Car-
navalet, un nom, le dernier, est effacé, c'est celui de
M. Ph. Burty; c'a été de sa part un acte de contrition.
D'ailleurs, cette médaille, monument immortel, est de-
venue le désespoir de ceux qui l'ont fait frapper étour-
diment, sans songer que ce certificat de gratitude est
aussi un certificat d'égoïsme.
M. Brébant la conserve précieusement ; ce document
est le plus beau jour de sa vie. »
Le Tombeau d'Adrienne Lecouvreur. — La récente
reprise, à la Comédie-Française, de la jolie pièce de
Scribe et Legouvé, donne un intérêt d'actualité aux
détails qui suivent.
Nous avons déjà dit , dans notre Gazette anecdotique
du 15 septembre 1876, qu'à sa mort, survenue en 173 1,
le corps de la célèbre tragédienne Advienne Lecouvreur
fut enterré dans un chantier désert du faubourg Saint-
Germain, où a été construit depuis un hôtel appartenant
actuellement au comte de Vogué et qui porte le n° 115
dans la rue de Grenelle. En mai 1S74, Jules Claretie
avait déjà signalé ce fait dans l'Indépendance belge, en
exprimant le vœu que la Comédie-Française prît les
mesures nécessaires pour l'exhumation des restes de la
tragédienne et leur translation dans un tombeau définitif
et plus digne d'elle. Notre confrère Charles Gueullette
a renouvelé ce vœu au cours de l'étude qu'il a consacrée
— 247 —
à Adrienne Levouvreur dans ses Acteurs et Actrices du
temps passé '. Il constatait avec regret, en 1881, que les
dépouilles de la tragédienne étaient toujours enfouies au
même endroit. Elles s'y trouvent sans doute encore en
1888. Nous croyons donc devoir rappeler à l'adminis-
trateur général actuel de la Comédie-Française le vœu
qu'il avait formulé en 1874, et dont il lui appartient
aujourd'hui, à tant de titres, de poursuivre et de hâter
la réalisation.
c
Victor Hugo et Judith Gautier. — Victor Hugo, qui
préférait les longs poèmes aux sonnets sans défauts, n'a
jamais fait qu'un sonnet, et il l'a adressé à l'aimable fille
de Théophile Gautier qui a nom Judith, et qui vient de
remporter à l'Odéon un si franc succès avec sa pièce
japonaise de la Marchande de sourires. Aussi est-ce le
cas de remettre en circulation cette pièce de vers, qui
est une véritable curiosité dans l'œuvre du poète :
La Mort et la Beauté sont deux choses profondes
Si pleines de mystère et d'azur, qu'on dirait
Deux sœurs également terribles et fécondes
Ayant la même énigme et le même secret.
O femme, voix, regards, cheveux noirs, tresses blondes,
Vivez. Je meurs. Ayez l'amour, l'espoir, l'attrait.
O perles que la mer mêle à ses grandes ondes,
O lumineux oiseaux de la sombre forêt.
1. Un volun e in-8, avec portraits. Librairie des Bibliophiles, 1S81.
— 248 —
Judith, nos deux destins sont plus près l'un de l'autre
Qu'on le croirait à voir mon visage et le vôtre.
Tout le divin abîme apparaît dans vos yeux.
Moi, je porte le gouffre étoile dans mon âme,
Et nous sommes tous deux voisins du ciel, Madame,
Puisque vous êtes belle et puisque je suis vieux!
Musset inédit. — Nous avons trouvé les vers suivants
dans les Annales de notre confrère Brisson. Ce journal
nous les donne comme inédits.
Après une promenade au Jardin des Plantes.
Sous ces arbres chéris où j'allais à mon tour,
Pour cueillir, en passant, seul, un brin de verveine;
Sous ces arbres charmants où votre fraîche haleine
Disputait au printemps tous les parfums du jour;
Des enfants étaient là qui jouaient à l'entour;
Et moi, pensant à vous, j'allais traînant ma peine;
Et, si de mon chagrin vous êtes incertaine,
Vous ne pouvez pas l'être au moins de mon amour.
Mais qui saura jamais le mal qui me tourmente?
Les fleurs des bois, dit-on, jadis, ont deviné !
Antilope aux yeux noirs, dis, quelle est mon amante?
0 lion, tu le sais, toi, mon noble enchaîné;
Toi qui m'as vu pâlir, lorsque sa main charmante
Se baissa doucement sur ton front incliné.
— 249 —
LES MOTS DE LA QUINZAINE
Un bourgeois cherche une maison de campagne à
louer dans la banlieue parisienne.
« Est-ce que l'air est sain dans votre localité ? de-
mande-t-il à un indigène.
— Tout ce qu'il y a de meilleur, Monsieur. Chez
nous, on devient centenaire en un rien de temps. »
(G/7 Blas.)
Entendu à la salle des Capucines, pendant une con-
férence du célèbre X...
« Comme il est plein de son sujet ! dit un assistant.
— Mais comme il est lent à se vider!... » réplique
un voisin.
(G/7 Blas.)
Entre peintres :
« Est-ce que tu exposes cette année ?
— Ma foi, non. Je pourrais être médaillé, et cela vous
fait tant d'ennemis... »
En politique, les nigauds croient que c'est arrivé, et
les malins tâchent que ça arrive.
250
Entre mères du Conservatoire :
« Comment donc avez-vous songé à faire de votre fille
une pianiste?
— Mais elle ne savait rien faire de ses dix doigts ! »
Nos domestiques :
« Comment, Jean, voilà que vous vous servez de ma
brosse à dents!
— Oh! Monsieur, je l'ai lavée avant ! »
Entre jeunes mariées:
« Comment! tu crois vraiment que ton mari ne t'aime
plus ?
— Sans doute. Quand il m'embrasse maintenant, il
ne m'enlève même plus ma poudre de riz.
[Gaulois.)
A la Morgue.
Arrive quelqu'un, à la recherche d'un ami qui a dis-
paru : « Avait-il un signe distinctif? lui demande le gar-
dien.
— Oui; il était sourd ! »
— 25l -
VARIETES
LETTRES INÉDITES
La lettre suivante de Flaubert ne porte pas de date; mais
elle doit remonter à l'année 1880. Elle fait partie d'une riche
collection d'autographes, absolument inédits, où il nous a été
permis de puiser abondamment au profit de nos lecteurs.
A Madame....
Voici une heure que j'ai reçu votre lettre, et j'y ré-
ponds immédiatement pour vous calmer, car votre in-
quiétude m'inquiète. Comment! une émeute est immi-
nente et la Champagne va devenir prussienne ! Ah ! non !
ça, c'est trop. En quoi notre temps est-il « étrange »?
Je ne comprends rien à tout cela. Nous sommes, au
contraire, dans le calme et la platitude. Avez-vous peur
de Blanqui, de Humbert? L'élection de Javel vous ter-
rifie-t-elle? Ce serait trop naïf.
Quant à mes bonshommes', c'est parce qu'on les
assomme avec Ségur et ses pareils qu'ils tournent à l'in-
1. Allusion à soi. roman de Bouvard et Pécuchet.
— 252 —
différence, et ce procédé-là est « tout à fait digne de
moi », bien que vous en disiez, ma chère amie.
Depuis trois mois, je ne lis que des livres de dévotion
moderne. Aujourd'hui j'ai expédié le Manuel des jeunes
communiants, où il y en a de raides ! « Avez-vous commis
des actes déshonnêtes avec des animaux? » Page 376, etc.
Ce qui est peut-être un souvenir de ce passage de la
Mischna ' :
« Il n'est pas bon à l'homme prudent de rester seul
avec un animal, surtout si c'est un quadrupède. »
L'importance qu'on donne aux organes uro-génitaux
m'étonne de plus en plus.
Et notre ami le P. Didon qui débagoule sur le divorce
et le mariage!... Peut-on s'occuper de niaiseries pa-
reilles?...
Je vous assure qu'en ces matières je suis un peu plus
qu'un amateur. Eh bien! le cœur me saute de dégoût!
Pie IX, — le martyr du Vatican, — aura été funeste au
catholicisme. Les dévotions qu'il a patronnées sont hi-
deuses : Sacré-Cœur, saint Joseph, entrailles de Marie,
Salette, etc.. Cela ressemble au culte d'Isis et de Bel-
lone dans les derniers jours du paganisme. En signa-
lant ce symptôme, je suis dans le vrai, et je fais mon
devoir.
Je n'ai encore rien lu de Nana.
1. Recueil de lois faisant partie du Talmud.
— 253 —
Quant aux Rois en exil, je vous trouve un peu sévère.
L'auteur, il est vrai, n'a pas compris la grandeur du
sujet. Ça sent trop la Vie parisienne.
Je me suis délecté avec le dernier volume de Renan.
Quel bijou d'érudition, et comme c'est modeste! Il n'a
pas le bon Dieu dans sa poche, celui-là, et voilà pour-
quoi je l'aime. — Mais je vous aime encore plus que
lui, et je vous embrasse.
Votre vieux fidèle
Gustave Flaubert.
Amitiés au mari.
Nos lecteurs voudront bien, avant de lire la lettre suivante,
se reporter au numéro du 1 $ janvier de cette année, de notre
Gazette antcdoùque, o\x figure déjà une première lettre de Chan-
telauze sur le tombeau du Cardinal de Retz. La lettre que nous
donnons aujourd'hui complète cette première lettre. Elle est,
comme la précédente, imprimée ici pour la première fois.
A M. Georges d'Heylli.
Paris, le 4 août 1869.
Mon cher ami ,
Ainsi que j'en avais Tintention depuis longtemps, j'ai
fini par aller trouver M. Viollet-le-Duc au sujet de notre
fameux cercueil de Retz ; mais il paraît qu'il était dans
la destinée de ce personnage considérable et singulier
d'échapper jusqu'après sa mort aux investigations de
l'histoire.
— 254 —
M. Viollet-le-Duc, qui dirige cependant en chef les
travaux de Saint-Denis, ne m'a pas semblé bien com-
prendre ce dont je venais lui parler. Il m'a eu l'air
de ne se souvenir que très vaguement qu'il y eût un
cercueil de plomb déposé dans le petit caveau royal de
la crypte1, et il n'a jamais entendu dire que ce fût plutôt
celui de Retz que celui de tout autre personnage. Je lui
objectai alors qu'il serait bien facile d'établir la vérité
sur ce point en faisant ouvrir le cercueil. A ce mot, ce
grand architecte a bondi de toute sa hauteur. Je lui pro-
posais là une chose absolument inattendue et qui n'était
pas de sa compétence. Comme architecte, il se bornait
à restaurer, et voilà tout. Mais ouvrir, ou faire ouvrir un
cercueil, cela lui semblait devoir être plutôt du ressort
du Chapitre de Saint-Denis, sur l'autorité duquel il ne se
croyait pas le droit d'empiéter. Il me recommanda même
d'aller voir à ce propos un abbé, membre dudit Chapitre,
M. Jacquemet, qui possède à fond son église abbatiale et
qui a même publié un livre sur les tombeaux. Il se trouva
que, précisément, cet abbé, chez lequel je m'en fus aussi-
i. Ce caveau est situé à gauche du caveau royal, qui contient les
restes de Louis XVIII, de Louis XVI, de Marie-Antoinette, du duc de
Berry, etc.. On y plaça, sous la Restauration, tout ce qu'on re-
trouva d'ossements des rois et des reines jetés pêle-mêle dans la fosse
commune de 1795. Des plaques de marbre, encastrées dans la mu-
raille, portent les noms des personnes royales et autres qui sont là,
ou qui du moins sont supposées y être. Ce caveau est tellement étroit
que le cercueil en question le remplissait tout entier, et qu'il était né-
cessaire d'y monter pour lire les noms gravés sur les deux murailles.
— 255 —
tôt, était le frère d'un ancien grand vicaire de l'arche-
vêque Affre, que j'avais connu dans ma jeunesse, et qui
est devenu évêque de Nantes, je crois. Cet abbé iac-
quemet me parut, en effet, savoir beaucoup de choses,
hormis cependant celle qui m'intéressait. Il me parla
longuement des travaux de restauration de l'église, de
l'abaissement du sol qu'on lui faisait subir, du chœur
d'hiver des chanoines qu'on voulait supprimer, ce qui
l'enrageait fort; mais, en réalité, il ne savait pas le pre-
mier mot de ce dont je venais lui parler.
Il parait donc, mon cher ami, que le cercueil de la
crypte n'intéresse personne de ces messieurs, et qu'il
leur importe peu qu'on y trouve ou qu'on n'y trouve
pas ce qui peut rester du cardinal de Retz. Car re-
marquez bien que Retz ne fut pas embaumé, — et
cela par ordre de la Cour, — qu'on procéda à ses
funérailles nuitamment, et en quelque sorte en cachette,
tant on redoutait encore l'influence du personnage même
après sa mort. Malgré tout, Retz fut mis en son cercueil
revêtu de ses ornements sacerdotaux ; sa mitre, sa crosse
peut-être, doivent se trouver auprès de lui. La consta-
tation du fait serait donc des plus intéressantes, mais il
paraît qu'il faut y renoncer. Le chanoine Jacquemet, à
qui m'avait renvoyé M. Viollet-le-Duc, m'a, à son tour,
renvoyé à M. Viollet-le-Duc lui-même. « C'est lui seul
qu'une sembable initiative concerne ! » me répondit
l'abbé. De telle sorte, mon cher ami, que je ne suis pas
— z56 —
plus avancé qu'au premier jour, et qu'à moins d'un
ordre très supérieur, le pauvre cardinal, — si tant est
que ce soit lui, — continuera à être foulé aux pieds
dans sa chape de plomb par les visiteurs de la crypte, —
supplice mérité, d'ailleurs, et que Dieu lui-même lui a
peut-être infligé dans sa suprême justice.
Je ne veux cependant pas perdre tout espoir de tirer
cette affaire au clair. Quand vous serez de retour, nous
en conférerons de nouveau ; il doit y avoir, me semble-
t-il, quelque moyen pour obliger cet architecte, si émi-
nent qu'il soit, à faire ouvrir le cercueil que nous suppo-
sons recouvrir les restes d'un personnage, lequel, malgré
ses vices et son esprit de duplicité et d'intrigue, était de
beaucoup plus éminent que lui! Ceci soit dit sans vou-
loir diminuer les grands mérites de M. Viollet-le-Duc;
mais enfin il n'a pas encore écrit les Mémoires du car-
dinal de Retz! Je lui en veux un peu à cet architecte, je
l'avoue, et vous le voyez à mon aigreur; mais, malgré
tout, je ne me tiens pas encore pour définitivement
battu...
Chantelauze.
Georges d'Heylli.
Le Gérant : D. Jouaust.
2476. — Paris, imprimerie Jouaust et Sigaux, rue de Lille, 7.
GAZETTE ANECDOTIQUE
Numéro 9 — i5 mai 188S
SOMMAIRE.
La Quinzaine : M. Lucien Marpon. — Thomas Russel Crampton.
— Le sculpteur Levasseur. — Duel de MM. Félix Dupuis et Félix
Habert. — La Comédie-Française et M. Coquelin aîné. — Vente de
la Bibliothèque du baron Laroche-Lacarelle. — Le Salon de pein-
ture. — Un Amoureux de Mme Carvalho. — Les Théâtres de société.
— Théâtres.
Varia : Le Tombeau d'Adrienne Lecouvreur. — Meilhac sonnetiste.
— Dix-huit Ans de captivité. — La Légende Nadaud-Lamartine. —
Les Mots de la Quinzaine.
Variétés : La Police secrète sous Louis XVI11.
La Quinzaine. — Plusieurs décès de personnages
connus à des titres divers , et un duel dont l'issue a été
tragique, ont signalé cette quinzaine.
Le 20 avril, est mort Lucien Marpon, le fondateur de
la grande maison de librairie Marpon et Flammarion,
qui a plusieurs succursales à Paris, et dont l'une, établie
1. — 1888. 17
— 258 —
sous les galeries de l'Odéon, a surtout pour elle la clien-
tèle des étudiants.
Le 22, décès de Thomas Russel Crampton, le grand
inventeur anglais, dont le nom est célèbre par l'inven-
tion de la locomotive à grande vapeur, et qui s'était
aussi très activement occupé de la question du tunnel de
la Manche. Crampton était membre de la Société des
Ingénieurs de France.
Le même jour, est mort à Brest, à l'âge de soixante-
dix-neuf ans, le R. P. Robinet de Plas, prêtre de la
Compagnie de Jésus, et qui avait d'abord été capitaine
de vaisseau. C'est en 1869 que cet ancien officier de
marine entra dans les ordres, et il aurait au, si les règles
de son ordre l'eussent permis, étaler sur sa robe de
prêtre la cravate et la croix de commandeur de la Légion
d'honneur.
Le sculpteur Levasseur (Jules-Clément), élève de
Michel Pascal, est mort le 24.
Enfin, le 28, décès de M. Durand-Claye, ingénieur
en chef de la Ville de Paris, et dont le nom restera at-
taché aux grands travaux de voirie souterraine dans la
capitale auxquels il avait collaboré depuis sa sortie de
l'École des ponts et chaussées, c'est-à-dire pendant
vingt-deux ans. Il n'avait que quarante-six ans.
29 avril.
Deux artistes peintres de talent, M. Félix Dupuis, an-
cien élève de Léon Cogniet, et M. Félix Habert, élève
de Bonnat, se sont battus en duel ce matin, derrière le
grand pavillon du champ de courses à Longchamps.
La cause de ce duel était des plus futiles. Il s'agissait
d'un sonnet composé par une demoiselle C... M..., en
l'honneur du peintre Dupuis, à l'occasion de son expo-
sition de cette année, qui a pour sujet Le Lac, œuvre
inspirée par le poème de Lamartine :
A Monsieur Félix Dupuis.
SONNET
(Sur l'envoi au Salon de 1888.)
O peintre, ton génie, inspiré d'un poète,
Devant la toile ici m'avait laissé muette.
Je ne voyais que lui, tout en te contemplant.
Et près de ton tableau j'allais me rappelant
Ces vers, qu'avec amour si souvent on répète,
Que Lamartine un jour, pour sa lyre discrète,
A tirés de son cœur. Et sur un rythme lent
Je redisais ce Lac, où i'on voit s'envolant,
Sur les ailes du Temps et dans l'espace immense,
Tout ce qui se consume et ce qui recommence.
Ton tableau, plein de charme et plein de vérité,
Nous montre ce songeur concevant un pot'me!
II tient contre son cœur la blonde Eve qu'il aime,
Défiant du regard la sombre Éternité.
Il paraît que M. Habert avait demandé à son confrère
— 2Ô0
Dupuis une copie de ce sonnet, et que ce dernier oublia
de la lui envoyer. Ce retard froissa M. Habert, qui est
en même temps critique d'art dans le Journal du XV IV
arrondissement, où il publia alors un article à allusions
désagréables pour M. Dupuis. L'affaire s'envenima; un
nouvel article aggravant le premier parut dans le même
journal, et, finalement, malgré les instances des amis
des deux parties, un duel fut décidé. Il s'est terminé
fatalement : M. Dupuis a essuyé le premier le feu de
M. Habert, et il a été tué sur le coup. La malheureuse
victime de cet absurde combat avait cinquante-six ans,
et laisse une femme et des enfants. Le survivant, M. Ha-
bert, a quarante-neuf ans; il était fort lié avec Dupuis,
et rien ne pouvait faire prévoir un tel dénouement à
leurs affectueuses relations.
2 mai.
La question pendante entre la Comédie-Française et
M. Coquelin aîné n'a pu être réglée comme tout le
monde l'aurait désiré. Une rupture complète, et proba-
blement sans retour, a eu lieu aujourd'hui dans le ca-
binet du ministre des Beaux-Arts. M. Coquelin deman-
dait que l'administration passât l'éponge sur le passé ; il
serait rentré sociétaire comme devant, mais seulement
après son retour d'Amérique, c'est-à-dire le 1er avril
i 889. Cette dernière condition était une infraction com-
plète aux règlements, et le ministre n'a pas cru pouvoir
— z6i —
y souscrire. En effet, il eût été singulier que M. Co-
quelin, de nouveau sociétarisé, prît le jour même un
congé de onze mois, alors que le règlement n'autorise
que des congés de deux mois par an. Tout est donc au-
jourd'hui fini, et même la représentation de retraite de
l'ex-brillant sociétaire se trouve ajournée à des temps
indéfinis.
Ce même jour, M. Coquelin a quitté Paris pour en-
treprendre cette tournée transatlantique où Rachel a
trouvé tant de mécomptes, et Sarah Bernhardt tant de
dollars. Il emmène avec lui une troupe où figurent son
fils Jean, ainsi qu'un certain nombre d'autres artistes
peu connus, à l'exception toutefois deMmes Jane Hading l
et Patry, cette dernière ancienne actrice de la Porte-
Saint-Martin.
$ mai.
Aujourd'hui s'est terminée à l'hôtel Drouot, après
plusieurs vacations, la vente de la merveilleuse biblio-
thèque du baron Laroche-Lacarelle. Le catalogue ne
mentionnait que 540 numéros, et elle a produit un total
de $45,000 francs, soit un peu plus de 1,000 francs par
numéro. Elle comprenait des livres et des manuscrits,
dont plusieurs, dans un état de conservation admirable,
étaient enrichis de reliures anciennes d'une fraîcheur
1. Encore ce même jour 2 mai le tribunal de i,e instance a pro-
noncé le divorce de M. Victor Koning, ditecteur du Gymnase, et de
M>i'c Jeanne-Alfréd'ne Tréfouret, dite Jane Hading, artiste dramatique.
— 2Ô2 —
encore extraordinaire. Quelques-uns des ouvrages vendus
ont atteint des prix qu'on pourrait presque taxer d'exor-
bitants, notamment un manuscrit du XVe siècle, Hors,
beata Maris, Virginis, avec miniatures, qui a été adjugé
22,250 fr.; un exemplaire des Œuvres de maître Vil-
lon (1552), 14,020 fr.; un recueil d'estampes sur la
Ligue aux armes de de Thou, qui n'a que trente pages,
et dont la reliure du temps est à elle seule une mer-
veille, 12,000 fr. et le reste à l'avenant. Enfin, pour
montrer quelle progression considérable s'est faite en
quarante ans dans le prix de certains livres, nous cite-
rons, dans cette même vente, un magnifique exemplaire
de l'édition des Contes de La Fontaine, dite des Fermiers
généraux, qui s'est vendu 15,500 francs. Or, ce même
exemplaire avait été acheté 282 fr. à la vente de Char-
les Nodier en 1844. Et on s'était alors extasié sur l'élé-
vation de l'enchère!...
8 niai.
Demandez le grrrand succès du jour, le livre du gé-
néral Boulanger, intitulé l'Invasion allemande, et précédé
d'un manifeste du brav' général où la résistance à l'o-
béissance militaire est élevée, dans certains cas, à la
hauteur d'un principe ou d'une institution! Mais quoi
d'étonnant à cela? le général conforme ses paroles à ses
actes, et voilà tout! Ce livre, qui raconte la dernière
guerre franco-allemande, comme l'a vue et la juge
— 263 —
M. Boulanger, est tiré à 2,500,000 exemplaires, et a
paru aujourd'hui; il sera répandu dans toute la France,
par livraisons, à un prix plus que modique, afin que
tout le monde puisse se le procurer. L'ouvrage débute
par la petite lettre suivante, qui en indique le sens et
l'esprit :
Amis lecteurs,
Mes adversaires me représentent comme l'apôtre de la
guerre.
A vous de me juger, en lisant ce livre d'un patriote qui n'a
d'autre inspiration que le haut sentiment de la dignité na-
tionale.
15 avril 188S.
Général Boulanger.
Ajoutons que la publication du brav' général ne lui
est pas payée, d'après les on-dit, moins de 200,000 fr.
1 : mai.
M. Castagnary, directeur des Beaux-Arts, est mort
subitement ce matin à Paris des suites d'une maladie
des reins compliquée d'albuminurie. Il assistait encore
l'avant-veille à la réception de son ministre, M. Ed.
Lockroy.
Né à Saintes, le 1; avril 1830, il fut d'abord avocat,
puis devint critique d'art, et comme tel 'fit le Salon de
chaque année dans un grand nombre de journaux. Il
fut aussi rédacteur politique du Siècle. Conseiller muni-
— 264 —
cipal de Paris en 1874 et 1877, il devient conseiller
d'État en 1879. C'est l'an dernier que M. Spuller, le
ministre de l'Instruction publique d'alors, le créa direc-
recteur des Beaux-Arts. Il avait une haute et grande
compétence dans cette spécialité, et sa mort est une
perte sensible pour les arts.
Le Salon de peinture. — Comme d'habitude, le Sa-
lon de peinture a ouvert ses portes le Ier mai; comme
d'habitude aussi, le jour du vernissage a été un jour de
pluie : c'est une tradition dont il faut prendre son parti.
La Société des artistes s'était remise à envoyer des invi-
tations pour cette solennité : aussi le tout Paris est-il
venu s'y écraser avec son empressement ordinaire.
Le Salon, assez bon dans son ensemble, n'offre pas
d'oeuvres éclatantes; on en fait le tour avec un sentiment
de satisfaction, mais sans être saisi au passage par quel-
que chose de bien saillant. Nos grands peintres y sont
pourtant à leur poste comme les autres années, et l'on
n'a pas à constater de défaillances.
C'est évidemment Carolus-Duran qui tient la corde,
avec sa tête du peintre Français et le portrait de sa fille.
Ce dernier tableau est une véritable toile de musée : c'est
de la peinture de maître, faite avec une grandeur, une
simplicité et une sûreté de main vraiment remarquables.
Nous aimons moins, certainement, le portrait tapageur
du cardinal Lavigerie, par Bonnat, dont la figure de
— 265 —
Jules Ferry est, au contraire, une œuvre de premier ordre.
Les peintres de la nature animée ont été assez heureux
cette fois. Jules Breton avec son Etoile du berger, Lher-
mitte avec son Repos, Roll avec sa Fermière, Cazin avec
sa Journée faite, sont en première ligne parmi les triom-
phateurs du Salon. — Henner présente un Saint Sébas-
tien, composé comme tout ce qu'il compose, et qui n'ap-
paraît comme tel que parce qu'il a auprès de lui quelques
flèches, et surtout parce que le livret nous dit qui il est;
mais c'est toujours d'une exécution magistrale, dans la-
quelle les défauts sont tellement inhérents aux qualités
qu'on ferait un vœu téméraire en souhaitant de les voir
disparaître. — Jules Lefebvre, qui, depuis quelques an-
nées, s'était renfermé dans le portrait, donne une scène
à deux personnages, l'Orpheline, qui est d'un très beau
sentiment, et peinte avec une grande sobriété.
Les grandes peintures destinées à la décoration de la
Sorbonne abondent, mais se font plus remarquer par
la quantité que par la qualité. Nous n'aimons pas du tout
l'envoi de Benjamin Constant, pas beaucoup plus ceux
de François Flameng et de Duez, qui cette fois a fait
fausse route, et c'est encore à celui de Chartran que nous
donnerions la préférence : sa composition de Vincent de
Beauvais et Louis XI à l'abbaye de Royaumont est traitée
avec beaucoup de conscience et une grande simplicité,
mais l'exécution est un peu terne et molle.
L'exposition compte cette année plusieurs revenants
— 260 —
qui n'y avaient pas paru depuis longtemps. Ziem, avec
une de ses vues fantastiques de Venise, toujours aussi
fausses et aussi amusantes, nous prouve que sa main n'a
pas vieilli. Charles Jacques nous ramène ses incompa-
rables moutons. Détaille expose un grand tableau qu'il
appelle le Rêve, et qui représente une armée endormie,
avec des visions de victoire qui passent dans le ciel :
composition peu intéressante, dont l'indécision se traduit
par une certaine faiblesse d'exécution à laquelle ne nous
a pas habitués ce peintre militaire de premier ordre.
La sculpture est, comme toujours, dans une excel-
lente moyenne, et, ainsi que la peinture, ne contient
rien qui appelle violemment Tattention. On regarde sur-
tout la Nymphe chasseresse de Falguière, qui réapparaît
en marbre, après s'être déjà présentée à l'état de plâtre.
Un Amoureux de Mme Carvalho. — On vient de
publier la seconde et définitive édition des œuvres de
Jacques Richard, ce jeune lycéen qui, sous l'Empire,
avait composé une pièce de vers satirique contre le
prince Jérôme, et dont nous avons déjà cité plusieurs
morceaux de poésies à nos lecteurs '. Ce jeune homme,
mort à vingt ans 2, eût été certainement un grand poète :
le recueil qu'il laisse est plus que remarquable; il con-
tient des pièces de premier ordre, supérieures, à coup
i. Voir noire Gazette de l'année 1S79, tome Ie''.
2. Il était né le 1 1 juillet 1841 et il est mort le 6 novembre 1861,
— 2G7 —
sûr, à beaucoup d'œuvres trop louées qui ont conduit
quelques-uns de leurs auteurs à l'Académie.
Jacques Richard, dans ce charmant petit volume, où
figurent ses reliquis ', nous révèle les deux amours qui
ont surtout occupé sa jeunesse. En 1857, il était tombé
amoureux fou de Mme Carvalho; en 1860, il adressait à
Blanche Pierson des vers adorables, qui ont été bien sou-
vent reproduits, et que nous avons nous-même ici don-
nés. Le volume récemment publié renferme aussi des
lettres de Jacques Richard. Nous citerons, de ces let-
tres, les passages suivants, qui s'adressent à Mme Car-
valho; cette grande et illustre cantatrice ne regrettera
jamais, sans doute, d'avoir provoqué une admiration aussi
passionnée de la part d'un collégien qui n'avait pas vingt
ans, et qui était certainement sincère :
A Gustave Fassiaty.
Pension Massin, 14 octobre 1857.
... Je suis amoureux, mais amoureux fou, et, qui pis est,
amoureux sans espoir. Je ne l'ai vue qu'une fois. Elle était
habillée en page2 : satin blanc et bleu, grands rubans, chapeau
1. La première édition des poésies de Jacques Richard publiée chez
Charpentier par Auguste Dietrich , en 1 885, était 'incomplète; la
seconde, publiée l'an dernier chez Fischbacher, en un petit in-18
elzevir, contient toutes les œuvres, vers et prose, du poète. Toutes
deux sont ornées d'un portrait.
2. M«»e carvalho interprétait alors, avec un grand succès, le per-
sonnage de Chérubin dans l'éclatante reprise des Noces de Figaro de
Mozart, au Théâtre-Lyrique du boulevard du Temple.
- 268 -
à larges bords, plumes flottantes. C'était à se mettre à genoux !
A genoux... non, j'étais aux stalles d'orchestre, et cela ne
m'aurait pas été commode. Et avec cela une voix, mais une
voix!... Il y avait des moments où on ne la distinguait pas du
son le plus suave des instruments à cordes. On n'aurait pas pu
dire si on l'entendait, ou si on entendait la vibration dernière
de quelque violon emprunté à l'orchestre du bon Dieu. Tu ne
peux pas te faire la moindre idée de cet organe d'une sonorité
si bienfaisante, d'un timbre si pur! Oh! mon vieil ami, tu ne
sauras pas son nom. Je craindrais de le profaner si ma lèvre
osait le prononcer, si ma main osait l'écrire. Elle est célèbre,
et j'enrage tous les jours de voir un tas de méchants écrivail-
leurs, de critiqueurs, lui mesurer l'éloge, la toiser d'après leur
courte vue, comme s'ils avaient assez d'admiration pour ce
qu'elle a de génie ! Comme si c'était assez d'un mot, d'un
feuilleton à mettre à ses pieds. Comme s'ils ne devaient pas
déposer devant ces pieds charmants tout le peu qu'ils ont d'âme
et de sympathie!
Moi, je la comprends, du moins! Et je lui ai consacré ma
vie, mon être tout entier. Je lui ai dressé dans mon cœur un
autel où je l'adore en secret! Un autel que j'ai orné des plus
fraîches guirlandes de ma jeunesse, un autel où je voudrais
brûler l'encens le plus divin, le parfum le plus céleste de mes
dix-huit ans! Je resterai à Paris pour elle, je serai poète pour
elle, je serai célèbre pour elle! Je lui ferai des vers, je les
publierai; elle les lira, et elle ne me connaîtra pas! Et en les
lisant elle dira : « Quelle est cette femme qui a su inspirer un
pareil amour? » Car l'idée seule de lui parler, de lui avouer
combien je l'aime, me mettrait hors de moi. Ses yeux, en
s'arrêtant sur mes yeux, feraient monter mon âme jusqu'à mes
lèvres, et, sur un mot d'Elle, elle s'envolerait!...
... Ah! que j'aimerais mieux, au lieu de regagner chaque
— 269 —
soir ma petite chambre au dix-neuvième étage, ah! que j'aime-
rais mieux qu'on me laissât disposer de mon temps. Comme je
volerais à certain théâtre... Heureux machiniste qui lèves la
toile quand elle va entrer en scène 1 Heureux souffleur qui la
contemples de si près! Heureuse, heureuse résille qui renfermes
ses beaux cheveux bruns au quatrième acte! Il faudra que je
parvienne à découcher! Il faudra qu'à force de soumission, de
platitude, de bassesses, de prodiges de versions grecques, de
merveilles de vers latins, j'obtienne la permission d'aller encore
entendre ma sirène! Il faut que je me consume au feu de ses
yeux, que je me noie aux langueurs de son regard, que je
m'enivre à la pure et limpide harmonie de sa voix.
4 janvier 1860.
Je ne l'ai pas revue, hélas! depuis la mémorable soirée où
je me jetais à ses genoux, aux stalles d'orchestre et à distance.
Je lui ai envoyé une belle pièce de vers avec une lettre flam-
boyante. Elle ne m'a pas répondu, ce que je m'explique par-
faitement, attendu que je ne lui donnais ni mon nom ni mon
adresse... '.
Jacques Richard.
1 . La pièce de vers dont il est ici question figure dans les deux
éditions des œuvres de Jacques Richard. Dans la première elle a été,
à tort, dédiée à Blanche Pierson, mais dans la seconde on a restitué sa
dédicace à Mmc Carvalho. Elle a pour seul titre Chérubin et compte
quatorze strophes dont voici la première :
Si jeune et si méchant, si tendre et si cruel!
Me ravir en riant la joie et l'espérance
Et me forcer encore à bénir ma souffrance!
Tu chantais, et tes chants semblaient venir du ciel!
Et maintenant, hélas! tu gardes le silence,
Et moi, je le sens bien, mon mal est étemel.'...
— 27O — r
Les Théâtres de société. — On jouait beaucoup la
comédie de société au XVIIIe siècle; après la Révolu-
tion, le goût s'en était longtemps perdu chez nous ; il a
repris avec passion, avec fureur même, surtout en ces
dernières années qui ont vu éclore tant d'ouvrages et de
recueils spéciaux, Théâtre de campagne, Saynettes et Mo-
nologues, Théâtre de château, etc., desquels favorisaient
et développaient ce goût si conforme à l'esprit et au
génie français. On a été plus loin encore. Non seule-
ment on représente aujourd'hui, dans les salons, les
pièces imprimées des auteurs contemporains, mais on y
joue aussi des pièces d'amateurs dont beaucoup sont, ma
foi! fort amusantes et très réussies. Cet hiver on a prin-
cipalement joué des Revues, à l'imitation des petits
théâtres et des cafés concerts, et des Revues complètes
où tous les faits de l'année étaient tournés en plaisanterie
avec beaucoup plus de liberté et d'audace que sur les
scènes des théâtres, attendu que la censure n'y avait pas
promené ses indiscrets ciseaux.
Ainsi récemment nous avons assisté dans un salon à
la représentation d'une Revue de l'année 1887 qui avait
pour titre On s'amuse déjà! et dont l'auteur, M. Maurice
Donnay,est ingénieur. Nous dirons, nous, qu'il est en
outre « ingénieux », pour parler le style de sa pièce,
remplie d'amusants calembours et d'à peu près abraca-
dabrants. Le succès de cette revue, qui ne comprend
guère moins de quarante personnages et de quinze
— 271 —
tableaux, a été considérable. On a ri « à se tordre »,
selon l'expression consacrée. Parmi les tableaux de la
Revue, il en est un dont le succès a été tout particulier :
c'est celui qui était consacré au général Boulanger,
Tune des grandes actualités du moment. Voici la com-
plainte que l'auteur avait mise dans la bouche du récent
député du Nord : elle a eu les honneurs du bis, et vous
avouerez qu'elle méritait bien cela!...
Air du : Bi du bout du banc.
Je gouvernais paisiblement
Quand Ferry, quand Ferron, m'envoient à Clermont-Ferrand.
Ça me fit un sacré chang'ment.
O Ferry, ô Ferron, c'n'est pas gai Clermont-Ferrand.
Là j'étais épié constamment
Par Ferry, par Ferron, jusques à Clermont-Ferrand.
Toute la journé' des agents
De Ferry, de Ferron, rôdaient dans Clermont-Ferrand.
Je n'pouvais pas faire un mouv'ment
Sans qu'Ferry, sans qu'Ferron, reçuss'nt de Clermont-Ferrand
De très longs télégramm's disant
A Ferry, à Ferron, c'que j'f'sais à Clermont-Ferrand.
Maint's fois j'ai d'mandé poliment
A Ferry, à Ferron, de quitter Clermont-Ferrand
Pour voir ma femme et mes enfants ;
Mais Ferry, mais Ferron, m'disaient : « A Clermont-Ferrand
Tu resteras étemell'inent. »
Or Ferry, or Ferron, m'croyant à Clermont-Ferrand,
Moi j'ai dit : Zut! tout simplement
Pour Ferry, pour Ferron, et lâché Clermont-Ferrand.
— 272 —
Air : Des pioupious d'Auvergne.
Un'permission, je ne m'en inquiète guère,
Zim la boum la la!
On s'en passera.
N'ai-je pas pour moi Roch'fort et Laguerre
Qui crient pour changer :
Viv' le général Boulanger!
(Cliceur formidable :)
C'est Boulang', Boulang', Boulange,
C'est Boulanger qu'il nous faut!... bis.
Théâtres. — Le théâtre Déjazet a repris, le 26 avril,
un drame de Mme Louis Figuier, le Presbytère, d'abord
joué au théâtre Cluny en 1875, et qui renferme des
scènes intéressantes et pathétiques, surtout au troisième
acte, qui a été fort applaudi. On a joué ensuite un petit
vaudeville de M. Louis Figuier, les Manies de M. Lèdre-
don, qui a moins réussi, et que, d'ailleurs, ses interprètes
ne savaient pas complètement. En somme, spectacle de
famille que tout le monde peut voir.
— Le 27, au Théâtre libre, représentation de deux
pièces nouvelles, le Pain du péché, drame en quatre ta-
bleaux de Paul Arène d'après Aubanel. Il y a de beaux
vers et une situation des plus dramatiques dans cette
légende très vivement dialoguée; on a beaucoup ap-
plaudi les deux poètes et leurs principaux interprètes,
MM. Antoine, Raymond, et Mme Marie Defresnes. Le
— 27^ —
spectacle se terminait par Matapan, comédie en trois
actes en vers de M. Emile Moreau, qui est depuis long-
temps imprimée. C'est une satire politique, mais à allu-
sions parfois bien alambiquées et par suite trop peu
transparentes. M. Keraval, de l'Odéon, a supporté à lui
seul le poids du rôle de Matapan, sorte de Rabagas en
vers, dont le personnage occupe toute la pièce.
La jolie salle du théâtre Montparnasse (3 1, rue de la
Gaîté), où fonctionne le Théâtre libre, était absolument
comble, et le public en était trié sur le volet. C'est vrai-
ment un spectacle curieux, et littéraire au premier chef,
que celui de ces œuvres représentées une seule fois, et
dont beaucoup seraient dignes de nos premières scènes.
Mais pourquoi, par exemple, avoir choisi une salle située
dans un quartier aussi éloigné et aussi excentrique?
— Le même soir, MM. Zola et Busnach offraient au
bon peuple de Paris une représentation gratuite de Ger-
minal. Je vous laisse à penser s'il y a eu foule : on s'est
battu aux portes, on a brisé les barrières et bousculé les
gardes municipaux. Mais, dès que le rideau a été levé, un
silence religieux s'est fait subitement et la pièce a été
écoutée jusqu'au bout sans autre tumulte. On a applaudi
les acteurs aux bons endroits, et finalement Germinal a
été acclamé par ce public spécial qui en comprend, peut-
être mieux qu'un autre, les particulières beautés. Et, à
ce propos, disons que M. Zola, dans une lettre publiée
par les journaux, a déclaré que la pièce nouvelle était de
18
— 274 -
lui, et de lui seul, et qu'il en prenait toute la responsa-
bilité : le nom de Busnach ne figure sur l'affiche que pour
la forme. Toutefois Germinal n'a vécu que 17 soirées.
— Le Palais-Royal a donné, le Ier mai, une assez
jolie comédie en trois actes, On le dit, de MM. Emile de
Najac et Charles Raymond. C'est même d'un genre plus
relevé que celui auquel nous sommes habitués à ce Con-
servatoire de la haute bouffonnerie. On s'est toutefois
amusé, grâce aussi aux excellents interprètes de la pièce,
Dailly, Milher, Calvin, Huguenet (débuts), et M™5 La-
vigne, Lender, etc.
— Citons encore les représentations du Théâtre d'ap-
plication, où nous avons vu, cette semaine, un certain
nombre d'élèves du Conservatoire s'essayer avec succès
dans la première scène d'Amphitryon, le premier acte du
Malade imaginaire, et surtout dans les Ouvriers, la tou-
chante pièce d'Eug. Manuel, jouée avec beaucoup d'en-
semble par MM. Cabel, Cambis, et Mm« Forgue et
Dea.
— M. Emile Augier a adressé à un nouveau cercle
dramatique, qui vient de se fonder sous le nom de Cercle
des Estourneaulx, la lettre suivante qui contient surtout
un encouragement à bien faire :
Messieurs,
L'art est la dernière couronne de notre chère France;
tâchons de la maintenir sur son front et appelons à la res-
— 275 —
cousse toutes les forces vives des générations nouvelles. Nous
autres, vieux et fatigués, nous ne pouvons servir cette noble
cause qu'en faisant place aux jeunes et en les encourageant de
nos applaudissements-
C'est pourquoi je vous souhaite la bienvenue, gentils
Estourneaulx qui ouvrez une porte de plus aux jeunes talents.
Puisse le public vous savoir gré de vos efforts et vous en
témoigner sa reconnaissance!
Bien sympathiquement à vous.
EMILE AUG1ER.
— Enfin nous avons encore au numéro 40 de la rue
Condorcet un autre nouveau théâtre, le Théâtre indépen-
dant, qui, à l'exemple du Théâtre libre, jouera surtout
des pièces inédites. Le dernier spectacle, qui se com-
posait de Sapho, pièce lyrique d'Armand Silvestre, de la
Vengeance électrique, vaudeville de Lucien Desge-
nettes, etc., avait attiré beaucoup de monde et a suffi-
samment réussi.
— Le 5 mai, à la Renaissance, première représenta-
tion de Une Gaffe, comédie en trois actes de M. Fabrice
Carré, pièce inégale, mais qui renferme plusieurs scènes
d'une véritable gaieté. Raimond, Maugé et Mlle Ma-
thilde ont beaucoup plu dans leurs personnages, qui ont
cependant le tort de présenter ces excellents artistes un
peu trop souvent sous les mêmes physionomies.
— Aujourd'hui, 7 mai, première représentation, à
l'Opéra-Comique, du Roi d'Ys, drame lyrique en trois
actes et cinq tableaux de M. Ed. Blau, musique de
- 276 -
M. Lalo. Il y a vingt-cinq ans que cet ouvrage était
composé; M. Lalo a vainement tenté pendant cette lon-
gue période de le faire jouer soit à l'Opéra, soit à l'Opéra-
Comique, soit au Théâtre-Lyrique, dont les directeurs,
MM. Perrin, Carvalho, Vaucorbeil et Vizentini, ont suc-
cessivement accueilli l'auteur et l'ouvrage avec faveur,
sauf à se refuser ensuite à le représenter. Une mauvaise
chance poursuivait M. Lalo, dont l'œuvre n'est arrivée à
la scène qu'après toutes sortes de déboires, et alors que
son auteur est aujourd'hui sexagénaire!... Enfin l'heure
de la revanche a sonné pour lui; elle a été éclatante et
glorieuse. Le Roi d'Ysa brillamment réussi, surtout dans
sa dernière partie, qui contient des scènes tour à tour
sentimentales et dramatiques, et qui sont les plus mélo-
dieusement inspirées de l'ouvrage. L'ouverture, qu'on
avait déjà exécutée dans les concerts publics, a eu un
succès tout particulier. L'interprétation avec Talazac,
Bouvet, Cobalet, Fournets, et Mmes Deschamps et Simon-
net, offre un ensemble où pas une défaillance n'a pu être
relevée; enfin la mise en scène est d'un pittoresque
achevé et nous restitue une Bretagne légendaire d'une
réelle poésie. Nous le répétons, le succès a été considé-
rable; il consolera, il faut l'espérer, le vaillant auteur du
Roi d'Ys de ses longs et durs mécomptes.
Varia. — Le Tombeau d'Adrienne Lecouvreur. — M.Geor-
ges Monval nous signale une petite inexactitude dans notre
- 277 —
dernier numéro. Adrienne Lecouvreurest morte en 1730,
et non en 1751. Il nous fait remarquer, en outre, que
le projet d'exhumation des restes de la tragédienne dans
la cour de l'hôtel de Vogue ne donnerait sans doute
aucun résultat, rien ne prouvant absolument qu'elle ait
été enterrée en cet endroit, puisque Voltaire indique un
lieu différent pour sa sépulture '.
D'ailleurs, Adrienne Lecouvreur ayant été mise en
terre sans cercueil, il est piusque probable qu'il ne reste
rien d'elle, en quelque endroit que puissent être retrou-
vées ses dépouilles. Ne serait-il pas plus simple d'élever
à cette illustre tragédienne, dans un lieu public, un tom-
beau qui îappelàt sa mémoire, sans que ses cendres y
fussent obligatoirement déposées? On va visiter tous les
jours, avec respect, au Père-Lachaise, les tombeaux de
Molière, de La Fontaine, d'Hélo'ise et d'Abélard, bien
qu'il n'y ait rien d'eux sous les monuments consacrés à
leur souvenir. D'ailleurs , une plaque commémorative a
été placée sur la façade de la maison où Adrienne Le-
couvreur est morte à Paris 2.
Meilhac sonnetisîe. — Voici un sonnet de Meilhac,
le seul, dit-on, qu'ait commis le nouvel académicien. Il
date de plus de vingt ans, et ne porte pas d'autre signa-
1. Dans un chantier de la Grenouillère, sur le bord de la Seine.
2. Dans l'ancienne rue des Marais-Saint-Germain, aujourd'hui rue
Visconti.
— 278 —
ture que celle, vraiment prophétique, que nous donnons
ci-dessous :
SONNET
Un sonnet, dites-vous; savez-vous bien, Madame,
Qu'il me faudra trouver trois rimes à sonnet?
Madame, heureusement, rime avec âme et flamme,
Et le premier quatrain me semble assez complet.
J'entame le second, le second je l'entame,
Et prends, en l'entamant, un air tout guilleret,
Car, ne m'étant encor point servi du mot âme,
Je compte m'en servir et m'en sers en effet.
Vous m'accorderez bien, maintenant, j'imagine
Qu'un sonnet sans amour ferait fort triste mine,
Qu'il aurait l'air boiteux, contrefait, mal tourné.
11 nous faut de l'amour, il nous en faut quand même.
J'écris donc en tremblant : Je vous aime, ou je t'aime,
Et voilà, pour le coup, mon sonnet terminé !
UN FUTUR ACADÉMICIEN.
Dix-huit Ans de captivité. — Nous avons trouvé dans
le Gaulois la curieuse anecdote suivante :
« Une dépêche arrivée il y a quelques jours à Issou-
dun annonce que les nommés Guimet, ancien sergent-
major au 4e de ligne, autrefois à Issoudun, Jusserand,
Galozpeau et un quatrième soldat de la commune de
Sergy (Indre), faits prisonniers en 1870, sont compris
— 279 —
■dans le décret d'amnistie que vient de signer l'empereur
d'Allemagne.
Depuis dix-huit ans aucune nouvelle de ces soldats
n'était parvenue à leurs amis ou à leurs parents, de telle
sorte que ceux-ci les croyaient morts.
Ils n'étaient que prisonniers; mais comme, au cours
de leur captivité en Allemagne, ils s'étaient livrés à des
voies de fait sur des soldats prussiens, on les condamna
à plusieurs années de forteresse, si bien que, à l'époque
-où fut signé le traité de paix entre la France et l'Alle-
magne, ils ne purent être compris parmi les prisonniers
-qui rentrèrent en France.
Nos quatre soldats vont rentrer en France après dix-
'huit ans de captivité, pendant lesquels il ne leur fut per-
mis de communiquer avec personne.
L'un d'eux, en rentrant, va trouver sa femme, qui le
croyait mort, remariée et mère de plusieurs enfants.
Un autre, dont la femme était à la veille d'accoucher,
va trouver au logis un grand garçon de dix-huit ans,
dont il est le père, dont il ignorait jusqu'à l'existence, et
qui est marié depuis quelques mois déjà.
Alexandre Dumas a fait Vingt ans après! Quel est le
dramaturge qui écrira Dix-huit ans après et qui retracera
jusqu'en ses détails cette captivité terrible et peu com-
mune? »
La Légende Nadaud-Lamartine. — Nous avons publié,
— 280 —
comme tant d'autres, le fameux couplet sur Nadaud, at-
tribué à Lamartine, à propos d'une invitation du poète
que le chansonnier aurait dédaignée pour en accepter le
même jour une autre de la princesse Mathilde. L'Inter-
médiaire vient de publier la lettre suivante, adressée à
ce sujet par Lamartine à Nadaud, et qui rétablit la vérité
des faits.
Mon cher Nadaud,
Il ne faut jamais badiner, même à portes closes, avec l'ami-
tié, et encore moins avec l'honneur; on risque, pour un petit
plaisir, de se blesser soi-même, ou (ce qui est bien plus grave)
de blesser un caractère parfaitement pur et de perdre un ami à
jamais regrettable. C'est ce que j'ai éprouvé, il y a quelques
jours, en apprenant qu'un de ces journaux qui écoutent aux
portes, et qui prennent au sérieux ce qui est plaisanterie,
parce qu'ils; ne voient pas les visages et n'entendent pas l'ac-
cent, venait de me prêter à votre égard quelques vers, im-
provisés, avant dîner, et même quelques expressions qui ne
sont pas de moi. C'est ainsi qu'un musicien de l'antiquité
faisait rire et pleurer avec la même note, en changeant seule-
ment le mode ou le ton. Voici le fait :
Il y a quatre ou cinq ans, du plus vieux qu'il m'en souvienne,
vous voulûtes bien me promettre de venir dîner en famille, pour
le plaisir de quelques amis, hommes d'esprit et de goût, ravis
de se rencontrer chez moi avec l'auteur de Pandore et de tant
d'impérissables badinages, mêlés d'accents si pathétiques, où la
musique et la poésie se disputent à qui déridera le mieux
les plus graves et même les plus tristes visages. Je me hâtai de
faire part à ces amis de cette complaisance, de ma bonne for-
— 28l —
tune. Ils furent exacts au rendez-vous. J'étais fier de vous et
je me vantais de mon ascendant sur un talent qui ne se vend
pas, mais qui se donne, quand un billet de vous survint et ra-
battit mon orgueil en m'apprenant qu'une princesse, belle,
aimable et impériale, venait de vous inviter pour le même jour,
et que vous vous étiez vu dans l'impossibilité de refuser, par je
ne sais quelle loi d'étiquette que mon amitié ne soupçonnait
pas. Vous connaissez l'humeur, bien ou mal fondée, d'un hôte
malencontreux, forcé de dire à ses convives ce vers fameux :
« Nous n'aurons, mes amis, ni Nadaud ni Molière! » J'eus,
au premier moment, un court accès de cette méchante humeur,
et je m'amusai, pendant qu'on enlevait votre couvert de la
table, à parodier, en riant du bout des lèvres, la charmante
ironie de votre immortel Pandore: « Brigadier, vous avez rai-
son! » Mais je me gardai bien d'écrire une seule ligne de
cette parodie et même de répéter le couplet à mes amis, de
peur qu'il ne s'échappât de leur mémoire sur les échos de l'in-
discrétion, pour aller vous atteindre au cœur, vous que j'ai-
mais! que je voulais bien bouder, mais non contrister par un
fâcheux souvenir. Les vers cités, du reste, du premier au der-
nier, ne sont pas les miens. « Je ne vais pas chez les vaincus...
Outrage à votre caractère », n'aurait aucun sens à l'égard d'un
homme de cœur qui venait familièrement chez moi et à qui
j'avais eu le plaisir d'offrir sans façon le vin du cru à la cam-
pagne ; la défaite aurait été plutôt une séduction, et la disgrâce
un attrait, pour vous comme pour tous les nobles cœurs. Ce
n'est pas moi, à coup sûr, qui vous aurais apostrophé dédai-
gneusement du titre équivoque de Chansonnier, mot ignoble
jeté là comme une injure, au lieu du mot Brigadier, mot natu-
rel et inoffensif, qui avait le bonheur de vous rappeler en riant
la plus ravissante de vos compositions. Or, j'ignore comment
cette plaisanterie, surannée de quatre ou cinq ans, s'est réveil-
— 2S2 —
léetout à coup, si mal à propos pour moi, et comment elle a
couru le monde toute dénaturée, comme un revenant dépaysé
que son entourage même ne reconnaît pas sous un vêtement
qui le défigure. Quoi qu'il en soit, j'ai eu tort, puisque j'ai eu
le malheur d'être l'occasion pour vous de la moindre peine; je
m'en frappe la poitrine comme d'une mauvaise action, et même
comme d'une ingratitude, puisque vous m'aimez et que je vous
honore dans mon cœur. Je vous supplie de tout oublier et de
ne pas peiner, par la perte très sérieuse et très douloureuse
d'un ami, la seule mauvaise plaisanterie que je me sois per-
mise dans ma vie.
Lamartine.
P. S. Si mon repentir vous touche, je désire que vous
puissiez le faire connaître à ceux qui vous aiment.
LES MOTS DE LA QUINZAINE
Au vernissage du Salon. I
Une dame, à une amie qui l'accompagne de salle en
salle :
« Mais, ma chère, vous êtes insupportable de vous
arrêter ainsi à regarder les tableaux. »
Au Salon :
« Tiens, le portrait de la petite Z... Quelle drôle
d'idée de s'être fait faire une robe si montante !...
- 283 —
— Oh ! c'est qu'elle voulait qu'on ne la reconnût
pas. » {Gaulois.)
La petite X... monte chez un peintre pour lui com-
mander son portrait.
« Mais, Mademoiselle, fait-il, je ne suis pas portrai-
tiste; je ne peins que l'histoire.
— Eh bien! qui est-ce qui me peindra le reste? »
Une jeune mariée est en train de se faire habiller par
sa femme de chambre, qui lui dit :
« Madame doit être bien heureuse ?
— Mais, oui, ma fille, sans doute...
— Monsieur est si gentil... Et il a une façon d'em-
brasser! »
X... est d'une avarice sordide. Son neveu disait de
lui dernièrement :
« Littré prétend que nous descendons du singe...
Quand je quitte mon oncle de Bl...,je suis persuadé que
l'homme descend du rat. »
Dans le grand monde :
« Quel âge aviez-vous, baron, quand vous vous êtes
marié?
— 284 —
— Je ne sais plus au juste, chère marquise; mais,
certes, je ne devais pas avoir l'âge de raison. »
On cause du duel.
« Et vous, Docteur, vous êtes-vous jamais battu ?
— Moi, jamais. Pourquoi faire? Quelle émotion vou-
lez-vous que ça me donne de tuer un homme? »
[Charivari.)
A la salle des mariages :
« Mais je ne puis pas vous marier; votre mari est
ivre.
— C'est vrai, Monsieur le maire, mais quand il n'est
pas gris, i' n' veut pus ! »
X..., qui a pris la devise du lierre : « Où je m'at-
tache, je meurs », vient de se pendre.
« Au moins, dit l'un de ses amis, on ne pourra nier
qu'il soit resté jusqu'au bout fidèle à ses principes. »
— 285 -
VARIÉTÉS
LA
POLICE SECRÈTE SOUS LOUIS XVIII
Le curieux document suivant remonte à une époque où les
plus grands personnages eux-mêmes ne répugnaient pas à
solliciter le rôle de policiers secrets pour le compte du pouvoir.
Nous avons cru devoir, toutefois, supprimer le nom du
signataire de cette étrange pièce, des membres de sa famille
pouvant encore exister aujourd'hui; mais son intérêt historique
ne perd rien à cette suppression.
A S. E. M. le comte De Cazes
Ministre de la Police générale, à Paris.
Le comte de F..., maréchal des camps et armées
du Roi, a été chargé de la police intérieure et extérieure
de l'armée de Condé et s'en est acquitté à la satisfaction
de S. M. Il a épousé, il y a dix-huit ans, la princesse
Joséphine de W..., dame de l'ordre impérial de la
Croix étoilée. Il a acquis des possessions en Bavière et
habite Memmingen, qui est à la moitié du chemin de
Stuttgard à Munich. Il est honorairement au service de
Wurtemberg, en qualité de grand maître, de conseiller
intime privé acuel et de chambellan. Il est grand-croix
— 286 —
capitulaire de l'ordre royal équestre-militaire de Saint-
Michel en Bavière, il est de plus membre de la Société
royale d'agriculture de Munich. Memmingen est à onze
lieues de Constance, et, par conséquent, de la Suisse. Le
comte de F... est vassal du grand-duc de Bade pour le
fief de Cappel sur le Rhin.
Il peut être de l'intérêt majeur de S. M. de faire sur-
veiller activement les faits, gestes et propos de Jérôme
Bonaparte, qui est à Ellvangen, d'Eugène Beauharnais,
qui est à Munich, d'Hortense Beauharnais, qui est à
Constance, et de Marie-Louise, avec son prétendu (sic)
fils, qui habitent Vienne. Dans ce cas, le comte de F...
offre de se charger de la direction de ce travail. Mais,
comme il ne peut lui convenir d'être aux gages de la
Police générale, il demande d'être envoyé en Allemagne
avec ses appointements d'officier général, et avec un aide
de camp qui lui servira de secrétaire, et, dans le besoin,
de courrier à envoyer à Paris pour les cas majeurs.
Les frais extraordinaires que ce travail exigera seront,
comme de juste, au compte du Ministère; mais le comte
de F... étant très sur ses gardes pour tous maniements
de deniers, et voulant être, comme la femme de César,
à l'abri du soupçon, il proposerait :
i° Que S. E. lui fixât le maximum de la somme à
dépenser par mois ;
2° Le comte de F... rendrait compte, semaine par
semaine, des arrangements, des marchés faits avec les
— 287 —
agents à employer, afin d'obtenir préalablement à tout
payement lasanction de S. E., et il ne payerait ensuite les
sommes allouées que sur quittances faites en triple parles
parties prenantes, de sorte que, mois par mois, il rendrait
son compte, en y joignant une desdites quittances, et
renverrait le second duplicata en cas de perte du pre-
mier. Il garderait toujours le dernier pour pièce à l'appui
de son compte général ;
30 Quant aux dépenses imprévues et journalières dont
on ne peut rapporter de reçus, il en fournirait le compte,
et n'aurait pas besoin de pièces à l'appui.
Il observera, ad. i° que la somme fixée donnera seule
la mesure de l'intensité à imprimer à cette surveillance,
et il est, pour le moment, hors d'état de fixer les sommes
nécessaires. Tout doit dépendre des circonstances et de
certains avantages que l'on ne pourra juger que sur les
lieux mêmes.
Ad. 20 11 paraît qu'Eugène Beauharnais s'est réuni à
Munich avec le comte de Montgelas ', contre le maréchal
de Wrede. Ainsi, la correspondance d'Eugène passant par
le comte de Montgelas, ce serait perdre son temps et
son argent que de chercher a l'intercepter. Il conviendra
plutôt défaire surveiller ses aides de camp Tascher, Ba-
taille et Meyran, afin de deviner leurs projets par leurs
démarches.
1. Alors Ministre des affaires étrangères de Bavière.
— 288 —
Ad. 30 La correspondance entre le comte de F...
et la France ne pourra avoir lieu que par la Suisse; c'est
pourquoi elle entraîne des exprès qu'il pourra envoyer
par plusieurs routes et sous différents prétextes. Il a
deux sœurs de son épouse, qui, depuis la sécularisation
des chapitres, habitent Constance. Elles serviront à
masquer beaucoup de voyages. Ce sont tout autant de
dépenses dont on ne peut pas produire des reçus, et
qu'il faut passer de clerc à maître.
Telles sont, en résumé, les relations à établir pour
pouvoir surveiller les malveillants au dehors. Cette di-
rection exige beaucoup de sagesse, une grande connais-
sance des localités. Il est certain que la police de Ba-
vière ne doit pas tarder à s'apercevoir des opérations;
mais l'essentiel est de lui soustraire les pièces de la
correspondance et d'être, par position, à l'abri de ses
coups. Or, le comte de F... étant possessionné en
Bavière, tenant par ses alliances à tout ce qu'il y a de
grand dans l'État, ne peut être attaqué que devant la
loi, et est à l'abri des coups de la police.
Paris, rue du Colombier, numéro 21.
Ce 29 janvier 1816.
Signé : Le Comte de F...
Georges d'Heylli.
Le Gérant : D. Jouaust.
2476. — Paris, imprimerie Jouaust et Sigaux, rue de Lille, 7.
GAZETTE ANECDOTIQUE
Numéro io — 3 i mai 1888
SOMMAIRE.
La Quinzaine : Projet d'un Pont métallique sur la Manche. — La
Collection de tableaux Goldschmidt. — Principaux décès de la quin-
zaine. — Les faux Billets de banque. — Les Deux Dumas. —
Théâtres.
Varia : Les Rimes riches. — Jules Janin poète. — Un Imprésario
de salades. — Histoire du mot « Gaffe ».
Variétés : Deux Lettres inédites du général Changamier. — Les
Moustiers de Paris.
:2 mai.
La Quinzaine. — On parle en ce moment d'un projet
dont la réalisation, tout invraisemblable qu'elle puisse
paraître, est cependant possible, si nos amis les Anglais
n'y font pas obstacle. Comme ils ont rejeté l'idée d'un
tunnel sous la Manche, sous le prétexte d'une invasion
française qui les menacerait toujours , un autre projet
1. -- 1888 19
— 2QO —
non moins colossal vient de surgir. Il s'agit de jeter
un pont métallique sur la Manche , lequel pont aurait
30 kilomètres de longueur, avec un tablier se déroulant
à 50 mètres au-dessus de la haute mer, et qui serait
supporté tous les 500 mètres par de formidables piles.
Et ceci n'est ni une plaisanterie, ni l'œuvre d'un cerveau
brûlé : le projet en question a été élaboré par les ingé-
nieurs du Creuzot, sous la direction de M. Hersent,
ancien président de la Société des ingénieurs civils.
Ajoutons que la hauteur donnée au pont sur la Manche
permettrait aux plus grands navires de passer librement,
et qu'il porterait quatre voies ferrées, plus une route
pour voitures et des trottoirs pour piétons. Le prix de
revient serait de 800 millions, et il faudrait six ans pour
terminer le travail.
Toute la question est donc maintenant de savoir si
les Anglais, qui n'ont pas voulu avoir de communication
directe avec nous par une route sous-marine, consen-
tiront à laisser établir au-dessus de la mer un chemin
plus solide, plus agréable, et qui nous conduirait encore
plus facilement chez eux !
18 mai.
Aujourd'hui a eu lieu la vente artistique qui sera, à
coup sûr, la plus considérable et la plus intéressante de
l'année. On a adjugé, à la galerie de la rue de Sèze,
la collection de tableaux Goldschmidt, plus remarquable
— 291 —
par la haute valeur des toiles qui la composaient que
par leur nombre.
L'enchère la plus importante a été obtenue par la Val-
lée de la Toucques, qui passe pour le chef-d'œuvre de
Troyon (Salon de 1853). La comtesse Lehon avait, à
l'origine, acheté ce tableau, qui mesure \m.ç)0 sur 2m.G 5,
moyennant une simple somme de 10,000 francs. Ce
même tableau a été vendu aujourd'hui 175,000 francs
à M. Bischoffsheim. C'est l'enchère la plus importante
qu'ait jamais obtenue en France un tableau moderne;
le «1814» de Meissonier n'a été, en effet, vendu que
128,000 francs à la vente Defoer, en 1886, et l'Angélus
de Millet, 160,000 francs à la vente Wilson, en 1881.
La Barrière, du même maître, mise à prix à 50,000
francs, monte à 101,000; V Abreuvoir le matin, du même,
payé 2,200 francs en 1857, atteint 3 5,000 francs; enfin,
les Chênes et Roses tremières, toujours du même, qui
avaient été vendus 2,000 francs, en 1858, à la vente
Véron, sont poussés jusqu'à 16,000 francs.
La collection Goldschmidt comprenait vingt-quatre
Decamps, qui ont atteint des prix supérieurs, la plu-
part, à ceux auxquels ils avaient été vendus antérieu-
rement. L'État a acheté pour le Musée du Louvre une
toile intitulée Bouledogue et Terrier écossais, qu'il a payée
16,600 francs.
De Delacroix il y avait dix toiles, dont quelques-
unes ont été vendues au-dessous de leurs prix d'autrefois.
2Q-
Ainsi le Christ en croix, qui avait été payé 29,000 francs
à la vente Laurent-Richard, n'a atteint aujourd'hui que
1 5,600 francs. En revanche, l'Enlèvement de Rebccca,
du même peintre, vendu 2,900 francs, à la vente Saba-
tier, en 1883, a été adjugé, cette fois, à 29,100 francs,
à M. Kmedler, de New-York.
La vente s'est terminée par quelques heureuses adju-
dications de tableaux de Ziem, Th. Rousseau, Meisso-
nier, Jules Dupré, Corot, etc. Finalement on a fait
797,570 francs, soit, pour les 53 tableaux du catalogue,
une moyenne d'un peu plus de 1 5,000 francs par toile.
— Voici les principaux décès de la quinzaine:
Le 14 mai, décès de Victor Kervani, auteur drama-
tique, de son vrai nom Van Isacker, et qui, né à Anvers,
avait été naturalisé Français en 1870. Il a surtout colla-
boré à des vaudevilles et à des opérettes.
Le 15, est mort Charles Numa, artiste du théâtre du
Palais-Royal, et fils du célèbre comédien Numa et d'une
actrice des Variétés, Eugénie Sauvage. Il avait d'abord
joué la comédie au Gymnase, et n'avait que trente-
huit ans.
Le 16 mai, décès de M. Hervé-Mangon, membre de
l'Académie des sciences, ancien ingénieur en chef des
Ponts et chaussées et directeur du Conservatoire des
arts et métiers. Entré en 1881 dans la politique par la
députation, M. Hervé-Mangon fut ministre de l'agricul-
— 2g3 —
ture dans le cabinet Brisson (5 1 mars 1885). Il est mort
à l'âge de soixante-sept ans.
M. Charles Ménétrier, bien connu dans le monde des
théâtres sous le pseudonyme de Richard Listener, est
mort le 17 mai. C'était un érudit et un collectionneur.
On lui doit surtout d'intéressants volumes de biographies
des comédiens français, publiés chez Scheuring, de Lyon,
en collaboration avec de Manne.
Le 19 mai , mort de Charles Monselet, l'une des plu-
mes les plus alertes de la petite presse de notre temps. Cet
écrivain instruit, savant même, n'a guère laissé que des
recueils d'articles empruntés à tous les journaux où il
les prodiguait avec tant de verve et d'esprit. Son meil-
leur ouvrage, les Oubliés et les Dédaignés, contient d'in-
téressants portraits d'écrivains du siècle dernier qui
avaient avec lui de singulières et curieuses affinités.
C'est un livre à conserver; si on le continue jamais,
Monselet aura droit à une place importante dans cette
piquante galerie. Sainte-Beuve estimait beaucoup notre
regretté confrère : il lui a consacré tout un article dans
ses Nouveaux lundis (tomeX). C'est là un honneur dont
Sainte-Beuve était avare, et qu'il avait refusé à l'empe-
reur lui-même pour son Histoire de César; aussi Mon-
selet en était-il très fier, bien que l'article l'eût parfois
vivement égratigné.
Né en 1825, Monselet n'avait que soixante-trois ans;
il laisse une veuve et quatre enfants : deux fils, André
— 294 —
et Etienne, et deux filles, Mlle Clotilde Monselet, dite de
Monsay au théâtre, et Mmc Adolphe Candé, artiste, ainsi
que son mari, du théâtre de Saint-Pétersbourg. Des
deux fils, l'un, André, L'aîné, est publiciste; le second,
Etienne, est peintre.
2 5 niai.
Décès de l'éditeur Joseph-Léon Techener, directeur,
depuis 1873, de la célèbre maison de librairie spéciale
qu'avait fondée son père, Jacques-Joseph Techener, en
1827. Il n'avait que cinquante-cinq ans.
24 mai.
Une vente de tableaux qui a eu lieu aujourd'hui à
l'hôtel Drouot a encore donné lieu à de curieuses en-
chères pour certaines toiles qui ont vu leur valeur s'ac-
croître considérablement depuis leur vente d'origine. Il
s'agissait de la collection de feu M. Alluand, ancien pré-
sident du Cercle des Beaux-Arts de Limoges, qui ne
comprenait, d'ailleurs, que quelques toiles de premier
ordre. C'est encore un Troyon, l'Abreuvoir, qui a eu les
honneurs de la vente. M. Alluand avait payé cette toile
à Troyon 800 francs en 1861; elle s'est vendue aujour-
d'hui 33,000 francs! Un Corot, le Matin, payé 200 francs
en 1860, s'est vendu 9,200 francs ; un Diaz, les Confi-
dences de l'Amour, payé par M. Alluand 250 francs en
1862, a été adjugé 5,000 francs, etc. En somme, cette
— 2q5 —
vente^ peu importante par le nombre des toiles mises en
adjudication, a cependant produit 82,465 francs.
28 mai.
La grosse affaire de la quinzaine a été la question des
billets de banque de 500 francs dont un certain nombre,
habilement falsifiés, ont été répandus dans la circulation.
La Banque de France a décidé aussitôt la suppression
complète de ces billets pour éviter une propagation plus
étendue des billets faux, et, depuis quelques jours, elle
rembourse à bureaux ouverts tous les billets de 500 francs
non falsifiés qui lui sont présentés. C'est par plusieurs
centaines de millions que se chiffrera définitivement ce
remboursement. Mais, en revanche, la Banque s'est re-
fusée à rembourser les billets faux : elle ne veut rem-
bourser, en effet, que les billets qu'elle a elle-même
émis. Une interpellation a eu lieu le 26 à la Chambre, à
ce sujet. Le gouvernement, par l'organe de M. Floquet,
a donné raison à la Banque : l'État ne rembourse pas non
plus les pièces de monnaie fausses, bien que ce soit lui qui
les frappe. Toutefois, la Banque a consenti à indemniser
fortement les porteurs inconscients de faux billets. Leur
nombre constaté n'était, d'ailleurs, à ce jour, que de 57,
et, en présence de la mesure de suppression prise, il ne
peut augmenter. La Chambre a donné raison à l'argu-
mentation du premier ministre, et aujourd'hui l'incident
est clos.
— 296 —
Les Deux Dumas. — On vient de publier, en trois
volumes, les Mémoires de MM. de Goncourt. On y
trouve beaucoup d'esprit, pas mal d'indiscrétions et
quelques portraits sincères. Voici ceux des deux Dumas,
le père et le fils, qui figurent au troisième de ces pi-
quants et anecdoiiques volumes :
Alex. Dumas Ier. — « Entre, au milieu de notre con-
versation, Dumas père, cravaté de blanc, gileté de
blanc, énorme, suant, soufflant, largement hilare. Il
arrive d'Autriche, de Hongrie, de Bohême..., il parle de
Pesth où on l'a joué en hongrois, de Vienne où l'empe-
reur lui a prêté une salle de son palais pour faire une
conférence ; il parle de ses romans, de son théâtre, de
ses pièces, qu'on ne veut pas jouer à la Comédie-Fran-
çaise, de son Chevalier de Maison-Rouge, qui est interdit,
puisd'un privilègede théâtrequ'il ne peut pasobtenir, puis
encore d'un restaurant qu'il veut fonder aux' Champs-
Elysées. Un moi énorme, un moi à l'instar de l'homme,
mais débordant de bonne enfance, mais pétillant d'es-
prit. « Que voulez-vous? reprend-il, quand on ne fait
plus d'argent au théâtre qu'avec des maillots... qui cra-
quent... Oui, c'a été la fortune d'Hostein... Il avait re-
commandé à ses danseuses de ne mettre que des maillots
qui craquassent... et toujours à la même place... Alors
les lorgnettes étaient heureuses... Mais la censure a fini
par intervenir... et les marchands de lorgnettes sont au-
jourd'hui dans le marasme... Une féerie, une féerie?
— 297 —
Vous savez... il faut que les bourgeois disent en sortant :
« Les beaux costumes! Les beaux décors! mais qu'ils
sont donc bêtes, les auteurs! » Cest un succès quand
on entend ca ! »
•s
Alex. Dumas II. — « Ce soir, chez la princesse Ma-
thilde, nous avons entendu pour la première fois de
l'esprit de Dumas fils. Une verve grosse mais qui va
toujours, des ripostes qui sabrent tout, sans souci de la
politesse, un aplomb qui touche à l'insolence, et qui en
donne à sa parole toutes les bonnes fortunes; par là-
dessus, une amertume cruelle... mais incontestablement
un esprit bien personne! , un esprit mordant, coupant,
emporte-pièce, que je trouve supérieur à l'esprit que
l'auteur dramatique met dans ses pièces, par sa qualité
de concision et de taille à arêtes vives, qu'il a, cet
esprit, dans sa première spontanéité !
« Il avait pris pour thèse que, chez tout le monde,
sans exception, tous les sentiments et toutes les impres-
sions dépendent du bon et du mauvais état de l'es-
tomac, et il racontait à l'appui l'histoire d'un mari de
ses amis qu'il avait emmené dîner chez lui, le soir de
la mort de sa femme, une femme qu'il adorait. — Il
lui avait servi un morceau de bœuf, lorsque le mari tendit
son assiette et avec une douce imploration de la voix lui
demanda : « Un peu de gras! » L'estomac! qu'est-ce que
vous voulez? ajoute Dumas. Il avait un estomac excel-
lent, il ne pouvait pas avoir un grand chagrin... »
— 29S —
Théâtres. — La Comédie-Française a représenté, le
14 mai, une pièce nouvelle en trois actes et en vers de
M. Jean Richepin, le Flibustier, dont les développements
poétiques lui ont été inspirés par les beaux spectacles de
la nature qu'il a si souvent et si heureusement étudiés lui-
même au bord de la mer. Le Flibustier vaut plus encore,
en effet, par la forme et la grandeur d'une poésie pres-
que impeccable que par la nouveauté même d'une intri-
gue qui rappelle deux vaudevilles bien connus de Scribe,
Théobald, ou le Retour de Russie, et Michel et Christine, et
qui, tout en étant dramatique, n'est pas très variée.
C'est donc le poète avant tout qui a triomphé l'autre
soir, et M. Richepin demeure, comme devant, l'un des
premiers manieurs de rimes de ce temps.
Got, Worms, Laroche, et Mmes Worms-Barretta,
Oranger et Ludwig, ont aussi donné à M. Richepin
l'appoint considérable de leur talent; M. Got, dans le
personnage d'un vieux marin, qu'il a rendu et traduit
absolument au naturel, a été surtout acclamé.
La soirée a fini par le Baiser, saynette en vers, à deux
personnages, de Théodore de Banville, qui avait déjà été
représentée au Théâtre -Libre. Coquelin cadet et
Mlle Reichemberg ont fait valoir adorablement cette pe-
tite pièce dont le sujet est sans prétention, mais qui est
écrite en vers ciselés avec une recherche qui a semblé
parfois excessive. Les rimes tout à fait riches dont Ban-
ville a émaillé son œuvre témoignent d'un travail et
— 299 —
d'une peine que le public a d'ailleurs récompensés en les
soulignant au passage par ses rires et ses bravos. Ce
n'est pas là de la poésie classique, à coup sûr; mais, en
telle matière, Banville a l'art exquis de tout faire
passer.
— Encore un nouveau cercle dramatique, le Cercle
funambulesque, dont le siège est au n° 42 de la rue Ro-
chechouart, et qui a ouvert le 1 5 mai par une représen-
tation de pantomimes dont l'une, la Colombine pardon-
née, de MM. Paul Marguetitte et Fernand Beissier, a
vivement réussi. M. Margueritte remplissait lui-même le
rôle de Pierrot, et la belle MIle P. Invernizzi, la balle-
rine de l'Opéra, faisait Colombine. Dans une autre panto-
mime, l'Amour de l'art, nous avons eu Saint-Germain;
enfin on nous a donné une fort plaisante parade extraite
du Théâtre des Boulevards et adaptée à la scène mo-
derne par M. Copin. En somme, soirée fort amusante et
qui se passait en quelque sorte en famille. On se serait
cru, en effet, beaucoup plus dans un atelier que dans une
salle de spectacle.
— Le même soir, reprise au théâtre des Variétés de la
Princesse de Trébizonde, amusante opérette d'Offenbach,
qui a vingt ans de date, et qu'avaient créée aux Bouffes
Mmes Thierret, Céline Chaumont, Van Ghell, et MM. Dé-
siré et Berthelier. Le livret est encore amusant et la mu-
sique toujours jeune et charmante. On a surtout applaudi,
dans l'interprétation actuelle, Barrai, Christian, Cooper,
— 3oo —
et Mmes Mily-Meyer et Mary-Albert. Les Variétés termi-
neront leur saison avec cette heureuse reprise.
— A Cluny, le 19, première représentation d'Un Jour
de crise, comédie en un acte de M. Gung'l,et où certains
ridicules des mœurs parlementaires sont raillés avec
esprit. C'est un agréable lever de rideau.
— Le même soir, au théâtre des Eatignolles, pre-
mière représentation du Coq rouge, drame nouveau et
inédit de Louise Michel et que la censure n'a laissé pas-
ser qu'après de fortes suppressions. Mais il a semblé
qu'elle en avait trop laissé encore ! La soirée a été plus
que houleuse : les galeries supérieures ont ouvert, dès
avant le lever du rideau, un bruyant colloque avec les
loges et l'orchestre, et ce colloque n'a cessé qu'avec la
pièce, dont personne n'a entendu un traître mot. Le
spectacle était beaucoup plus dans la salle que sur la
scène. La grande citoyenne assistait à « l'exécution » de
son œuvre, et elle a paru beaucoup s'amuser, avec tout
le monde, des lazzis, des cris d'animaux et des chansons
grivoises et autres du public du poulailler. Son amour-
propre d'auteur, ainsi méconnu, n'a pas semblé trop
souffrir de cet irrespectueux scandale.
— Le 22 mai, à TÉden-Théâtre, première représenta-
tion de Rolla, ballet en trois actes et cinq tableaux, de
M. Manzotti, musique de M. Angeli, qui remplace sur
l'affiche la Fille de Madame Angot. Ce ballet, joué de-
puis longtemps déjà en Italie, ressemble beaucoup à ceux
— ^01 —
que l'Éden nous a donnés jusqu'à ce jour, mais il est
brillamment mis en scène et la musique a la verve et la
vivacité nécessaires. Enfin, on y a beaucoup applaudi les
ballerines Coppini et Legnani et les danseurs Vincenti et
Biancifieri.
— L'Opéra-Comique a repris, le 24 mai, V Épreuve
villageoise, opéra-comique de Grétry, qui date du 24 juin
1784. Repris déjà le 26 mai 1853, avec Ponchard, Bus-
sine, et Mmes Lefebvre (Mme Faure) et Revilly, ce mélo-
dieux ouvrage retrouva alors un long succès. L'œuvre
charmante de Grétry est chantée aujourd'hui avec un en-
semble exquis par Bertin, Soulacroix, et Mmes Molé-Truf-
fier et Pierron. Le succès en a été très vif, et les inter-
prètes y ont excellemment contribué.
Le même soir, Mme Isaac abordait pour la première
fois, à l'Opéra-Comique, le rôle de Marie dans la Fille
du régiment. Elle y a obtenu un succès éclatant, et on
lui a fait bisser d'enthousiasme le principal air de son
rôle : Adieux à la France...
— Encore une innovation théâtrale : on a ouvert le
28 mai, à la salle Vivienne, un nouveau spectacle, ayant
pour titre le Petit-Théâtre (théâtre de marionnettes). Ces
marionnettes ont représenté le Gardien vigilant, pièce en
un acte de Cervantes, adaptée par M. Amédée Pages, et
les Oiseaux, comédie d'Aristophane, traduite par M. Félix
Rabbe. Derrière la toile de fond se trouvaient les artistes
qui faisaient parhr ces marionnettes, et qui n'étaient
— J02 —
autres que les adaptateurs et traducteurs eux-mêmes,
auxquels s'étaient joints quelques-uns de leurs amis.
Très curieuse tentative théâtrale, très littéraire surtout,
et, malgré quelques longueurs inhérentes à l'ancienneté
des deux pièces représentées, très vif succès de ces res-
titutions pleines de fidélité et d'intérêt.
Varia. — Les Rimes riches. — Nous parlons plus haut
des rimes ultra-riches, — Murger aurait dit millionnaires,
— employées par Th. de Banville dans sa petite comé-
die le Baiser, rimes qui ont paru souvent excessives à la
scène, mais qui démontrent surtout l'extrême souplesse du
grand et sympathique talent du poète.
M. Albert Millaud, qui est lui aussi un poète très déli-
cat à ses heures, a cherché à pasticher le faire de M. de
Banville dans la susdite comédie, et le Figaro a publié de
lui, au lendemain de la première représentation du Baiser,
la plaisante parodie qui suit, laquelle nous donne en même
temps un fort spirituel portrait de M. de Banville.
MONSIEUR DE BANVILLE
Vous ne connaissez pas le seigneur de Banville.
Poète, il se concentre aux champs, s'absorbe en ville.
Il entretient sa muse avec des millions.
Qu'il célèbre Bidel et ses demi-lions,
Qu'il exalte la ville ou prône la campagne,
Ou l'Indien dormant au bord du lac, en pagne,
Que dans son rythme clair, admirable, étonnant,
11 poétise Zeus formidable et tonnant,
300 —
Qu'il loue, à tour de rôle, atroce ou débonnaire,
Les talents de Paulus ou le chic de Bonnaire,
Qu'il décrive en beaux vers l'entier signalement
Du noble coq gaulois ou du cygne allemand,
Qu'il critique, sans nul velours à la mitaine,
Dennery, Ranc, Dumas, Renan ou l'ami Taine,
Qu'il nous peigne Pierrot, qui crie empoisonné,
Ou qui, pour faire rire, emplit d'empois son né,
Qu'entraîné par son goût et par sa pente aux mimes
I! mette en vers charmants de vieilles pantomimes,
Bref, quand il prend la plume, aimable et grave écart,
Il vous en fait jaillir avec verve, avec art
Des perles, des rubis, améthyste, émeraude.
Sa muse a des trésors. Cet amant aimé rôde
Autour de ces trésors, et, les dévalisant,
Rimant comme Méry, l'auteur à'Hêva, lisant,
Il vous charme, éblouit, séduit, Scribe céleste.
En goûtant ses beaux vers, on dit : C'est frais, c'est leste.
C'est onctueux ainsi qu'ouate et que saindoux
Et l'on se sent bercé comme sur un sein doux :
Te! est, du haut du crâne au bout de la semelle,
Ce poète charmant, suave, en qui se mêle
L'oiseau, le papillon, et les merles siffleurs,
La rose, le muguet, enfin cinq ou six fleurs,
Tout ce que la nature offre en épître à l'âme;
Gai comme un lai, divin comme un épithalame !
Va, poète, partout cours, vole en tout temps droit
Et juste! Abeille d'or, butine en tout endroit,
Va, le monde est à toi. Chante le Rhin, l'Euphrate,
Le daim, que le chasseur juché sur un bœuf rate,
Chante Londres, Paris, Siam, Stamboul, Angers,
Mais ne consacre pas de vers aux Boulangers.
— J04 —
Jules Janin poète. — On ne connaît que fort peu de
vers de Jules Janin, qui, en effet, en a écrit fort peu.
Nous citerons donc les suivants qui ont été communiqués
aux Annales par Alex. Piedagnel avec le petit billet qui
les précède :
Quand Jules Janin (qui n'a jamais publié que de la prose) a
composé cette pièce, il n'était pas encore académicien, mais il
était déjà goutteux! J'ai écrit ces vers sous sa dictée; il était
très gai, ce jour-là, quoique souffrant.
A. Piedagnel.
Vers improvisés par Jules Janin, lorsqu'il fut nommé Président
du CAVEAU (1866).
O vous dont les grâces parfaites
Ont allégé mes déplaisirs,
Vrais buveurs, gourmands et poètes,
Chansonniers des légers loisirs,
Le Caveau, c'est le vrai Parnasse !
A vos côtés faites-moi place,
Et m'apprenez à l'unisson
Comment se trousse une chanson!
Mais abuser de l'espérance,
Chanter sans voix, triste science !
J'avais promis, en plein été,
Dans un jour de belle santé,
— Ce jour-là, content et superbe,
J'aurais dîné même sur l'herbe, —
D'écrire à votre intention
Mon couplet de réception :
— 3o5 —
J'aurais chanté Margot la belle,
Et son doux rire, et sa querelle,
— Un appel à maint jouvenceau, —
Et son jupon rouge ponceau !
Le fils de Sémélé ne veut pas que je chante
Une beauté leste et vivante.
Il dit que ça m'est défendu,
Que j'en serais tout morfondu;
Mais il me permettrait sans peine
De célébrer la vieille Hélène,
Et l'antique Lydie et l'ancienne Chloé,
Et Néobule et Pholoé :
Voilà des amours salutaires!
Et d'autant mieux que ces grand'mères
Se laissaient aimer bien avant
Que Christophe Colomb eût mis sa barque au vent.
Modère, Jeanneton, le feu de ta prunelle!
Échanson, verse-moi de ton plus petit vin!
Ne comptez pas sur moi pour le roi du festin...
Amis, déjà voici que je chancelle
D'avoir bu trop d'eau ce matin!
Un Imprésario de salades. — Les dîners hebdoma-
daires de Rossini, dans son chalet de Passy, ont été
longtemps célèbres. Il paraît que le compositeur Carafa
se chargeait de confectionner lui-même la salade dans
ces repas où certains plats étaient cuisinés sous la direc-
tion de l'auteur du Barbier et sous celle de sa femme. Il
paraît aussi qu'un jour Carafa, ayant sans doute man-
qué sa salade, fut prié de ne plus la faire désormais.
20
— 3o6 —
Jules Claretie, qui donnait alors des chroniques à l'Indé-
pendance belge, ayant fait allusion, dans l'une d'elles,
au déboire humiliant survenu à Carafa, celui-ci s'empressa
d'adresser au journal diffamateur la plaisante et spiri-
tuelle rectification suivante :
Au Directeur de « l'Indépendance belge ».
Août 1866.
Monsieur le Directeur,
M. Jules Claretie, l'un de vos rédacteurs, me met en scène
dans son dernier Courrier de Paris.
II parle de deux faits qui me seraient relatifs, un nouvel
opéra-comique de moi, et ma destitution d'imprésario de
salades aux dîners hebdomadaires de Rossini.
Je ne réclamerais pas à propos du premier fait. 11 est vrai
que le regrettable Mélesville a laissé un opéra-comique, en
trois actes, dont j'ai composé la musique; mais, comme on ne
joue guère un ouvrage aujourd'hui que quand les auteurs sont
morts, vous concevez que, cette condition n'étant accomplie
que pour l'un des auteurs de cet ouvrage, il faut attendre un
événement, que je ne presse pas, c'est qu'il devienne tout à fait
posthume. Par le même motif, je ne compte pas voir la reprise
de Masaniello, de la Prison d'Edimbourg, de Jenny, du Valet de
chambre, etc.
Mais ce que je ne puis laisser passer, c'est que M. Jules
Claretie prétende que je ne fais plus la salade, aux dîners du
samedi, à la table de Rossini, parce que tantôt il y aurait man-
qué du poivre, tantôt du sel! Je dois et à mes concitoyens et
à la postérité de préciser la cause de ma destitution. Je ne
réussissais la salade qu'à la condition d'avoir l'huilier posé par
terre, à côté de moi. Mmc Rossini, dans un esprit de maîtresse
— oo7 —
de maison rangée, prétendant que l'huilier n'était pas là à sa
place, qui aurait été sur la table, je nie suis fait un devoir
de lui adresser ma démission en me résignant à manger, tous
les samedis, une salade d'une incontestable infériorité.
Je vous prie, et vous somme au besoin, Monsieur le Direc-
teur, d'insérer cette lettre dans votre plus prochain numéro, et
d'agréer, ainsi que M. Claretie, l'expression de mes sentiments
les plus distingués.
Carafa.
Histoire du mot « Gaffe ». — On a joué récemment à
la Renaissance un vaudeville intitulé Une Gaffe. A ce
propos, notre confrère Emile Faguet nous a donné dans
son feuilleton du Soleil la définition détaillée du mot,
ainsi que son histoire :
«Ce qu'on appelle gaffe, dit-il, c'est généralement ce
que nos pères appelaient une impertinence (avant que le
mot, perdant sa signification vraie, ne fût devenu tout
simplement synonyme d'insolence). C'est à savoir une
parole très mal à propos, un mot qui est celui juste qu'il
ne fallait pas dire à telle personne, à tel moment, dans
telle circonstance...
Il y en a de célèbres dans la littérature et dans l'his-
toire anecdotique. Il me semble que c'est dans Turcaret
qu'il y a les plus fortes et les plus nombreuses. Le Sage
aimait ce genre d'amusement qui est très fécond en effets
comiques. Il y a des gaffes monumentales, comme celle
de cet invité de Voltaire qui complimentait Mme Denis de
— 3o8 —
la manière admirable dont elle avait joué Zaïre. « Oh ! Mon-
sieur, répondait l'excellente femme, un peu ridicule mais
excellente, il faut être jeune et belle pour bien jouer Zaïre!
— Oh! Madame, répliquait avec empressement l'aimable
couriisan, le parfait homme du monde, vous êtes bien
la preuve du contraire. » Pour une gaffe, voilà une gaffe,
c'est la gaffe classique. Il y a des gaffes discrètes, il y en
a de charmantes, dont on n'est point mécontent quand
on les a faites, surtout quand on trouve un homme qui
les relève avec agrément.
Mgr Sibour, dit-on, rencontrant Béranger quelque part,
lui parla avec beaucoup de courtoisie, et, dans l'entraîne-
ment du discours, s'échappa à lui dire : « J'ai lu toutes
vos chansons, Monsieur. — Non ! pas toutes, Monsei-
gneur», répondit le chansonnier. Voilà une gaffe exquise.
Elle semble faite exprès pour provoquer une réponse dé-
licate. C'est une gaffe académique.
Sous quelle rubrique classerons-nous celle de ce jeune
innocent qui, assis entre Mme de Staël et Mme Récamier,
s'écriait :
« Me voici entre l'esprit et la beauté?
Ce qui lui valut cette riposte de Corinne :
« Sans posséder ni l'un ni l'autre '. »
i. Sainte-Beuve, qui cite également le mot dans un de ses Lundis
(tome VIII des Nouveaux lundis dans l'article sur Marie Leckzinska)
le donne d'une manière différente :
« ... Un homme assis à table entre Mm(= de Staël et M'"c Récamier
— Dog —
VARIETES
LETTRES INEDITES
D U
GÉNÉRAL CHANGARNIER
La première de ces deux importantes lettres est antérieure
au retour de Changarnier en France, alors qu'il quitta l'Algérie
après sa rupture avec le maréchal Bugeaud. La seconde a été
écrite très peu de temps après cette rupture. Ces lettres étaient
adressées par le généra! à l'un de ses anciens aides de camp,
et sa famille a bien voulu nous les communiquer.
1
Alger, le 4 novembre 1841.
Mon cher ami,
Les heureuses semaines, doucement agitées, que j'ai
passées en France n'étaient sans doute pas de sept jours,
contre leur coutume, tant elles m'ont semblé s'écouler
vite, et quand, le 30 septembre, j'ai revu Alger, il m'a
semblé l'avoir quitté de la veille. En débarquant j'ai trouvé
chez moi une lettre du gouverneur m'annonçant qu'après
s'échappa à dire : « Me voilà entre l'esprit et la beauté! » ce qui lit
dire à M'ne de Sué', relevant la sottise : « C'est la première fois
qu'on me dit >;ue je suis belle! »
— :>io —
avoir conduit un convoi à Médéah et à Milianah, M. le gé-
néral Baraguay-d'Hilliers me remettrait le commandement
des troupes. Mais cet officier général, secrètement auto-
risé peut-être par le gouverneur, ou assez sûr de son in-
fluence pour modifier ses instructions, a prolongé ses
opérations inopportunes ou malhabilement conduites. Si
des renseignements donnés et recueillis avec beaucoup
trop de légèreté, et dont l'expérience a montré l'inexacti-
tude, expliquent jusqu'à un certain point qu'on ait voulu,
dans la province d'Oran, hâter le mouvement de la ma-
chine française, dans l'espoir de précipiter la désorgani-
sation delà machine arabe qu'on disait prête à se détra-
quer, rien, absolument rien, ne peut justifier les opéra-
tions commencées ici et continuées dans des conditions
et des circonstances qui devaient nécessairement amener
la ruine des troupes et des moyens de transport. Enfin,
le 26 octobre on m'a remis un commandement fort com-
promettant en apparence ; on voulait me léguer le soin
d'enterrer le dernier homme et le dernier mulet de l'ar-
mée; mais je n'ai aucune inclination pour le métier
d'entrepreneur des pompes funèbres. On croyait m'avoir
donné une infirmerie à conduire, et cette infirmerie a mar-
ché dans un ordre parfait et a combattu avec un entrain
remarquable. Si, comme on s'y est engagé, on transmet
au ministre mon Rapport, il sera sans doute inséré dans
les journaux 11 est de la plus scrupuleuse exactitude et
me dispense de donner d'autres détails.
— 3x1 -
Mes évaluations des forces ennemies et de leurs pertes
sont non seulement inférieures aux évaluations de tous
les commandants de brigade et chefs de corps, mais elles
sont bien au-dessous de la vérité, comme nous le prou-
vent les rapports des déserteurs et les relations des ha-
bitants de Blidah avec les montagnards voisins. J'ai
mieux aimé me tromper ainsi que d'imiter, même de
loin, les hâbleries à la mode. L'heureux combat du
29 octobre a brillamment terminé ma courte expédition,
et je suis rentré fort à propos, car, immédiatement après
le retour des troupes, la pluie a tombé par torrents, du-
rant quatre jours consécutifs, et je n'ai pas voulu me
charger de noyer ce qui me reste d'hommes valides.
Nous avons dans les hôpitaux 900 malades de plus que
l'année dernière, à la même époque, bien que le chiffre
des évacuations sur France dépasse de 1,700 le chiffre
de l'année 1 840. Voilà les résultats obtenus par les hommes
venus de France pour nous enseigner à prendre soin du
soldat!...
L'administration coloniale n'est pas dans un état plus
prospère; les affaires les plus urgentes attendent une
solution ; mais rien n'est préparé pour donner de l'ou-
vrage, un gîte et du pain aux ouvriers de France qui
répondent en assez grand nombre à l'appel du gouverne-
ment. La guerre, et de stupides arrêtés, ont amené une
augmentation progressive du prix des denrées de pre-
mière nécessité et affament la population civile.
JI2
Si tout va à la diable dans cette province, nous ne
sommes pas dédommagés par les nouvelles d'Oran. La
colonne politique, — politique fait ma joie!... — après
avoir promené très longtemps le Bey de notre invention
sans lui conquérir un seul sujet, sans lui obtenir la sou-
mission de la plus petite tribu, a cherché dans les ma-
sures de Mascara un abri contre les pluies d'automne,
et, tandis qu'elle y mange les vivres de la garnison,
1,500 Arabes sont venus enlever, sous les murs d'Oran,
les femmes et les enfants de nos Douairs. Je ne sais si
on pourra couvrir tout cela par l'émission de quelque im-
mense puf, de quelque blague gigantesque dans le genre
des 10,000 Medjirs qui ont fait le bonheur de tout Paris
pendant mon séjour, hélas ! trop court dans cette excel-
lente ville.
Je ne vous demande pas le secret sur ces renseigne-
ments, mais je vous prie de ne pas montrer ma lettre,
surtout au général Boyer, parce que, ayant eu à écrire
tout récemment au général d'Houdetot, je ne veux pas
avoir l'air de faire des circulaires contre le gouverneur.
Voilà l'insurrection d'O'Donnel comprimée. Savez-vous
qu'Espartero, à l'instigation des Anglais, a porté à près
de 4,000 hommes la garnison de Mahon, ce qui n'em-
pêcherait pas 2,500 ou 3,000 Africains de l'enlever les-
tement si un officier de marine vigoureux, entrant dans le
port avec sept ou huit bateaux à vapeur, nous jetait sur
le quai au point du jour ou nous débarquait dans une
— 3i3 —
crique; la chemise fort trouée du côté de la campagne ne
nous arrêterait pas. Si vous avez du temps de reste, tâ-
chez de prendre, au dépôt de la guerre, et de m'envoyer
quelques renseignements sur Minorque.
Mille amitiés bien sincères.
Changarnier.
II
Chailly, le 2 décembre 1845.
Mon cher ami,
Toutes vos réflexions, toutes vos observations sur la
convenance d'arriver à Paris avant qu'on se soit exclusi-
vement occupé des députés et d'intrigues ministérielles,
sont parfaitement justes et je n'ai rien à y opposer, si ce
n'est que des considérations de famille et la nécessité de
terminer le plus tôt possible quelques affaires arriérées,
et Dieu merci! voisines de leur conclusion, me semblent
devoir passer avant mes intérêts de position que j'ai été
et serai toute ma vie peu habile à servir. Ne pouvant me
rendre auprès de vous avant les derniers jours de décem-
bre, je désirerais échapper aux ennuis du premier jour
de l'an, et ne descendre de voiture que le 3 ou 4 jan-
vier. Dites-moi franchement si ce délai ne causera pas
un peu d'étonnement, ce que je veux éviter. Votre tact
et votre obligeance sur laquelle ma vieille affection
— 3 14 —
compte, avec la confiance la plus inébranlable, me se-
ront d'un grand secours en cette occasion, si vous avez
conservé des relations avec l'état-major de M. le duc de Ne-
mours. Là vous parlerez beaucoup de ma vive impatience
de me rendre à Paris, contrariée par des devoirs de famille
et l'urgence de régler des intérêts qui ne sont pas seule-
ment les miens. Si, sans laisser soupçonner que j'en ai
exprimé le désir, vous pouviez inspirer au prince l'envie
de lire mon Rapport d'ensemble, qui est à Paris depuis
avant-hier, je crois qu'il le trouverait substantiel et trai-
tant de questions fort en dehors des banalités ordinaires.
Une place au Comité de la guerre est, sans aucun
doute, ce qui me plairait le mieux; mais moi qui aime
avant tout les émotions du commandement et de la res-
ponsabilité, les charmes sauvages de la vie en plein air
et en pleins champs, je saurais aussi être parfaitement
heureux dans la tranquillité de la vie retirée; j'en fais
l'expérience chaque jour. Aussi je me résignerais sans
hésitation et sans peine à la disponibilité permanente
plutôt que d'accepter une position, belle pécuniairement,
mais que je ne croirais pas complètement favorable aux
intérêts de ma réputation. La crainte de certaine propo-
sition pour un avenir, probablement très prochain, —
ceci, absolument entre nous et sous le sceau du secret
le plus complet, — contribue à ralentir mon empresse-
ment de voir les personnes à qui j'ai à rendre des devoirs
indispensables.
— 3i5 —
Quant à cet excellent M. Bugeaud, si la mémoire de
Pourcet ne vient bientôt au secours de la mienne, j'ou-
blierai la plupart de mes trop justes griefs contre cet
homme que je méprise en gros, sans descendre au dé-
tail1.
Retenez-moi un logement au prix nécessaire pour qu'il
soit convenable, à dater du 1er janvier ou du 25 dé-
cembre, si vous jugez que je puisse, sans scandale, me
soustraire aux jmportunes salutations du jour de l'an.
Je voudrais trouver une voie de bois et une livre de
bougie dans ce logement, pour me donner le temps de
m'approvisionner. Tâchez de savoir, et de me dire, si
Frigalle, très. bon tailleur, rue Saint-Marc, 18, dont j'ai
1. En regard de cette opinion de Changarnier sur Bugeaud, nous
placerons celle de Bugeaud sur Changarnier contenue dans le rapport
du 12 août 1843, adressé par ce maréchal au Ministre de la guerre, le
maréchal Soult, au moment où Changarnier allait retourner en
France :
« ... Ma longanimité, mes bons procédés répétés, rien n'a pu
adoucir ce caractère orgueilleux et altier avec ses chefs, dur jusqu'à
la grossièreté avec ses subordonnés, a part un très petit nombre
d'officiers, les autres le voient partir avec plaisir. Il lui est arrivé
quelquefois de traiter des colonels comme on ne traite pas des la-
quais. Vous pouvez être tranquille, Monsieur le maréchal, l'absence
du général Changarnier ne se fera pas sentir, lors même que la
guerre redeviendrait ce qu'elle a été. »
Il faut lire, pour bien se rendre compte des rapports toujours dif—
ficultueux qui ont existé entre le maréchal Bugeaud et Changarnier,
l'inléressant article publié à ce sujet, dans la Revue des Deux-Mondes
du 15 février dernier, par M. Camille Rousset, de l'Académie française,
au cours des belles études données dans la Revue par cet éminent
historien sur les origines de la conquête de l'Algérie.
— 3 1 6 —
été constamment satisfait, exerce encore son état. Je
lui assignerais-un rendez-vous pour le jour même de mon
arrivée.
Je pense avec vous qu'il importe d'établir et de ré-
péter souvent que j'avais voulu me séparer de M. Bu-
geaud à diverses reprises, et notamment quelques se-
maines avant ma nomination au grade de lieutenant
général; si ce personnage a de détestables relations avec
MM. Duvivier, de La Moricière et moi, il en a d'assez
mauvaises aussi avec MM. de Bourjolly, Marey et Reveu,
et il est en état de rupture déclarée avec MM. Baraguay-
d'Hilliers et de Tarlé, venus en Afrique comme ses amis
particuliers, et pour nous évincer.
J'aurai à touchera Paris un arriéré de 7 ou 8,000 francs
pour lequel il n'y aura pas, dit-on, de prescription à
craindre. Je voudrais en être sûr et je désire que vous
puissiez prendre des informations positives à l'Intendance,
rue de Verneuil.
Je finirai cette lettre sans m'excuser de vous donner
tant d'occupations plus ou moins ennuyeuses, car il me
semble que votre affection ne trouvera pas ma confiance
indiscrète.
Adieu; je vous serre la main.
Changarnier.
— Jl7 —
LES MOUSTIERS DE PARIS
Le document suivant, que nous communique M. Alexandre
Huré, est d'un auteur inconnu, mais il donne une incontes-
table authenticité des paroisses de Paris à cette époque
(XIIIe siècle)1.
Et d'abord, voici la définition du mot Moustier, telle que
nous la trouvons dans les Recherches sur la France, d'Etienne
Pasquier :
« Encore que Moustier ou Monstier vienne de Mo-
nasterium (maison de solitaire), que nous disons main-
tenant Monastère, qui est le séjour de l'habitation des
moines, si est-ce que nos ancêtres en usèrent différem-
ment pour toutes églises parochiales, comme de fait
vous voyez que l'on dit ordinairement, mener l'épousée au
Moustier, quand on mène une jeune fille à l'église pour
être mariée par son curé. »
LES MOUSTIERS DE PARIS (1270)
Hé, Nostre-Dame-de-Paris,
Aidiez-moi qui suis esmaris,
Et vous, Nostre-Dame-des-Chans,
Et Saint-Marcel li bien quérans,
Et Saint-Victor li Dieu amis,
i. L'original de cette pièce existe à la Bibliothèque nationale,
n° 7218.
MM. Henri Bordier, dans un opuscule fort intéressant, et Martin
Méon, dans son curieux recueil de contes et de fabliaux, l'ont seuls
reproduit jusqu'à présen", croyons-nous.
° o
— 010
Et Saint-Nicholas li pétis ',
El vous, Saint-Estienne-des-Grés,
Et Sainte-Geneviève après 2.
Aidiez-moi, Saint-Symphoriens,
Saint-Cosme et Saint-Dominiens,
Saint-Ylaire, Saint-Juliens
Qui herberge les crestiens 3.
Saint-Benéois li bestornez,
Aidiez à toz mal atornez;
Saint-Jaques aus preescheois,
Saint-François aus frères menors;
Et Saint-Jehans à l'Ospital,
Et Saint-Germain-des-Prez-1'Aval 4,
Saint-Blaives et Saint-Mathelin ;
Et Saint-Andrieu, et Saint-Sevrin s.
Aidiez-moi, Saint-Germain li viex,
Et Saint-Sauveres qui vaut miex ;
Saint-Cristofle, Saint-Bertremiex,
Et vous, biaus sire Saint-Mahiex ;
Sainte-Jeneviève aux coulons;
Et vous, Saint-Jehan li roons ;
Sainte-Marie l'abeesse;
Li Saint de la Chapele Êvesque,
1. Saint-Nicolas-du-Chardormet (1245).
2. Saint-Pierre et Saint-Paul (s 08), puis Sainte-Geneviève.
3. Saint-Julien le-Pauvre (5S0).
4. Fondé en s 30.
j. Antérieur au VIe siècle.
— oi9 —
Et l'Ostel Dieu i vueil mie demetre ;
Saint-Pierre aus bues ' et Saint-Landris,
Et Saint-Denis du Pas ausis,
Et de la Chartre Saint-Denis;
Saint- Macias et Saint-Liefrois,
La Magdeleine et Sainte-Crois ;
Et Saint-Michel et Sainte-Crois,
Li Saint de la Chapele aus rois 2 ;
Et Saint-Germain l'Auxerrois 3,
Et Saint-Thomas de Lovre ausi ,
Et Saint-Nicholas de lez li,
Et Saint-Honoré aus porciaus,
Et Saint-Huistace de champiaus 4 ;
Et Saint-Ladre li bons mesiaus,
Saint-Leu, Saint-Giles li noviaus,
Et li bon Saint des Filles-Dieu ;
Et Saint-Magloire n'en eschie,
Et la Trinité aux Asniers;
Li Saint du Moustier aux Templiers,
Et cil du Val des Escoliers;
Et Saint- Laurent qui fu rostis,
Saint-Salerne qui fu trahis,
Saint-Martin des Chans n'i oubli 5,
i. Le portrait existe à Saint-Séverin (1107).
2. La Sainte-Chapelle (1240).
3. Saint-Germain-l'Auxerrois (i'° moitié du Vile siècle).
4. Saint-Eustache, fondée en 1200, reconstruite en i)3^-
5. Xe siècle.
320 —
Ne Saint-Nicholas de let li ' ;
Saint-Pol et Saint-Antoine i met
Et toz les bons Saints de Namet ;
Saint-Jehan, Saint-Gervais-en-Grève 2,
Et Saint-Bon ou l'en fiert en Clève.
Et si i sera Saint-Bernars,
Le Moustier des frères aus sas,
Et si i sera Saint-Remi,
Le Moustier aux Quinze-Vingt ;
Et Saint-Leu que n'oubli mie;
La novele ordre de la Pie,
Qui sont en la Bretonerie;
Saint ^Giosses et Saint-Merri 3,
Et Sainte-Katherine ausi;
Saint-Innocent aux bons Martirs,
Saint-Jaque de la Boucherie 4,
Sainte-Oponune bonne amie,
Aidiez de bon cuer et d'entier
A toz cels qui ont mestier.
Amen.
i. Saint-NicoIas-des-Champs, fondée en iiio.
2. Saint-Gervais et Saint -Protais (XI1IU siècle).
3. Saint-Merry (Xe siècle).
4. La Tour Saint-Jacques (XIIe siècle).
Georges d'Heylli.
Le Gérant : D. Jouaust.
2476. — Paris, imprimerie Jouaust et Sigaux, rue de Lille, 7.
GAZETTE ANECDOTIQUE
Numéro 11 — i5 juin 1888
SOMMAIRE.
La Quinzaine: L'Incident Tisza. — Discours pacifique de M. Go-
blet. — La Question des passeports. — M. Albert Delpit et M. Fré-
déric Febvre. — M. l'Abbé Cognât. — Le Lycée de Vanves, aujour-
d'hui Lycée Michelet. — Anniversaire de l'Incendie de l'Opéra-Comique.
— Le Général Boulanger et son programme. — La Fête des Fleurs.
— Les Élus du Salon. — Le Grand Prix de Paris. — Monseletiana.
— Théâtres.
Varia : Le Théâtre des Marionnettes. — Une Douzaine de Vertus...
animales. — Mme Roland poète. — Le Crâne de Donizetti. — Quel-
ques Millionnaires. — Les Mots de la Quinzaine.
Variétés : Lettre inédite du Maréchal Le Bœuf.
La Quinzaine. — La quinzaine a été un moment
troublée par un événement extérieur qui a, pendant
quelques jours, occupé et passionné l'opinion publique.
Le président du conseil des ministres du gouvernement
de la Hongrie, M. Tisza, a prononcé devant le Parlement
de son pays, et en réponse à une interpellation, un dis-
cours relatif à la prochaine Exposition internationale de
1. — i
21
022 —
Paris, lequel contenait un passage outrageant pour la
France. Cet incident, d'autant plus inattendu que notre
pays a toujours manifesté une grande sympathie pour les
Hongrois et la Hongrie, a donné lieu, chez nous, à une
interpellation à la Chambre des députés (3 1 mai), qui a
fourni au ministre des affaires étrangères, M. Goblet,
l'occasion de prononcer sur nos relations avec l'étranger
un discours des plus pacifiques, et en même temps des
plus fermes, qui a produit dans toute l'Europe une vive
impression. L'incident a été clos par cette allocution dont
le fond comme la forme ont eu cette rare chance
d'être approuvés par les journaux de tous les partis; ce
qui démontrerait surabondamment, si cela était néces-
saire, que sur la question de pur patriotisme, pour ce qui
regarde l'extérieur, nous sommes tous, ou à peu près
tous, absolument d'accord.
— M. Goblet a abordé également dans son discours»
mais simplement par allusion, la question des passeports
exigés désormais, à dater du Ier juin, de toute personne,
à quelque nation qu'elle appartienne, se rendant de
France en Alsace-Lorraine. En effet, les Allemands ne
veulent plus que les étrangers, Français ou non, pénè-
trent désormais dans les provinces annexées sans en
avoir l'autorisation spéciale émanée de leur ambassade à
Paris. C'est-à-dire qu'à dater de ce jour l'Alsace-Lor-
raine nous est à peu près fermée, cette question vexa-
toire des passeports équivalant, en réalité, à une muraille
— 323 —
de la Chine, qui ne sera désormais franchie que par ceux
de nos nationaux qui ne pourront pas faire autrement.
M. Goblet s'est très sagement borné à signaler le fait,
mais sans y appuyer. Ce n'est là en somme qu'une nou-
velle phase, un peu plus aiguë que les autres, de la dif-
ficulté de nos relations de voisinage immédiat avec l'Al-
lemagne ; mais le mieux est de n'y pas faire attention, —
ou au moins d'en avoir l'air !...
— Passons, sans transition, à un autre incident de
moindre envergure.
Notre confrère Albert Delpit a pris à partie dans le Fi-
garo (28 mai) M. Frédéric Febvre, le distingué socié-
taire de la Comédie-Française, au sujet de son attitude
dans l'affaire Coquelin. Delpit semblait prétendre que
Febvre avait été le principal auteur et promoteur du
rejet des propositions de rentrée de l'ancien sociétaire.
Il ajoutait à ce propos quelques insinuations assez désa-
gréables pour M. Febvre. L'affaire aurait pu s'enveni-
mer : elle a été heureusement close par l'insertion, dans
le Figaro du lendemain, d'une lettre rectificative de
M. Febvre qui remet les choses dans leur véritable jour :
le comité du Théâtre-Français, approuvé en cela par le
ministre, a été « unanime » pour repousser les offres
inacceptables de M. Coquelin, comme absolument con-
traires aux règlements et statuts de la Comédie-Fran-
çaise. Si l'on nous annonçait aujourd'hui, après le bruit
de coulisses qui s'est fait autour de cette petite affaire,
324
que MM. Delpit et Febvre ont déjeuné et fraternisé hier
ensemble, nous n'en serions pas surpris.
27 mai.
Un prêtre bien connu à Paris par ses anciennes que-
relles avec l'Univers, alors qu'il dirigeait une revue
aujourd'hui disparue, l'Ami de la religion, l'abbé Cognât,
curé de Notre-Dame-des-Champs, est mort aujourd'hui
à l'âge de soixante-sept ans. Un de ses nombreux écrits,
qui avait pour sujet l'histoire de saint Clément d'Alexan-
drie, a été couronné par l'Académie française. L'abbé
Cognât avait été jadis au séminaire avec M. Renan :
aussi quand, il y a quelques années, ce dernier fit pa-
raître ses Souvenirs d'enfance et de jeunesse, l'abbé Co-
gnât lui répondit, dans le Correspondant, par quelques
curieux articles qu'il réunit ensuite en un volume sous le
titre de : M. Renan hier et aujourd'hui.
29 mai.
Élection d'un membre dans la classe des associés
libres de l'Académie de médecine : cinq candidats, les
docteurs Lereboullet , Magitot, Rivière, Galezowski,
Blache et Corlieu. On s'était beaucoup remué à l'occa-
sion de cette importante élection qui soulevait tant de
compétitions : il y avait 92 votants. Au premier tour,
M. Magitot a été élu par 47 voix contre 30 données à
M. Lereboullet.
— Ce même jour, ouverture d'une salle nouvellement
— 325 —
installée au Musée de Cluny, et édifiée entre la chapelle
de l'hôtel et les bains de Julien, en façade sur les jardins
qui longent le boulevard Saint-Germain. On y a réuni
un grand nombre de pièces d'une rare curiosité prove-
nant d'acquisitions récentes, ou de dons faits par des
particuliers.
30 mai.
Le lycée de Vanves était le seul des lycées qui ne por-
tât pas d'autre nom que celui du petit village des envi-
rons de Paris où il se trouve situé. Un nouveau décret
du Président de la République vient de donner à ce
lycée le nom du grand historien Michelet. Le ministre
de l'instruction publique a informé de cette décision
la veuve de Michelet par la lettre suivante :
Paris, le 30 mai 1S88.
Madame,
J'ai l'honneur de vous informer que M. le Président de la
République vient, sur ma proposition, de signer un décret aux
termes duquel le lycée de Vanves s'appellera désormais « lycée
Michelet ».
Je tiens, Madame, à ce que vous soyez avertie la première
de cette mesure, que je dois rendre publique aujourd'hui même
dans une réunion solennelle des professeurs et élèves du lycée.
En plaçant une des grandes maisons de l'Université sous le
patronage du maître illustre dont vous portez le nom si digne-
ment, j'ai voulu acquitter une dette de reconnaissance. Le
— 32G —
gouvernement de la République devait cet hommage à la mé-
moire de Michelet, et c'est d'un sentiment unanime de respect
et d'admiration que je m'honore d'avoir été l'interprète.
Veuillez agréer, Madame, mes respectueux hommages.
Le Ministre de l'instruction publique
et des beaux-arts.
EDOUARD LOCKROY.
— On a célébré, à l'église Saint-Roch, un service fu-
nèbre en l'honneur des victimes de l'incendie de l'Opéra-
Comique, catastrophe dont le premier et douloureux
anniversaire avait eu lieu le 25 mai. Le personnel tout
entier du théâtre assistait à cette cérémonie où plusieurs
artistes de l'Opéra-Comique se sont fait entendre. La
foule était considérable et M. Carvalho y avait pris place.
Ce service solennel devait d'abord avoir lieu à Notre-
Dame où l'on voulait exécuter, avec l'orchestre et les
chœurs du théâtre, la messe de Verdi. Mais une décision
de l'archevêque de Paris a opposé un refus inébranlable
à cette cérémonie dans les conditions où on voulait la
faire '. On a donc dû se borner à une messe funèbre à
Saint-Roch.
1. Voici à propos de ce refus, qui a produit une certaine émotion,
la note qui a été publiée dans la Semaine religieuse :
« Le comité chargé d'organiser un service anniversaire pour le
repos des âmes des victimes de l'incendie qui détruisit l'année dernière
l'Opéra-Comique, a sollicité de l'autorité diocésaine la permission de
faire chanter quelques dames pendant la messe qui sera célébrée. Les
22'
— Les héritiers de Victor Hugo continuent à publier
ses œuvres posthumes. Deux volumes de vers ont encore
paru aujourd'hui sous le titre de Toute la lyre. Ils com-
prennent des poésies de Victor Hugo de toutes les
époques : odes, chansons, satires, épîtres, petites épo-
pées, etc., que le poète avait négligées et même peut-
être laissées volontairement de côté, ce qui n'empêche
pas ses exécuteurs testamentaires de les publier quand
même. Toutefois, dans cette quantité de pièces diverses,
et de valeur bien inégale, on trouve encore d'admirables
morceaux. Avant la mise en vente, une lecture des
pièces principales avait été faite chez M. Vacquerie et
avait déjà obtenu un très vif succès, qui se conti-
nuera en librairie. Mais pourquoi les éditeurs ont-ils
laissé subsister, dans Toute la lyre, quelques passages
vraiment trop personnels et presque malséants, tels que
le suivant qui s'attaque à l'un des écrivains les plus re-
règlements diocésains sont formels sur ce point, et la permission n'a
pu leur être accordée. Toutes les fois, du reste, qu'une pareille permis-
sion a été demandée, quels que fussent les solliciteurs et les circonstan-
ces de leur demande, le même refus a dû leur être opposé. Plusieurs
personnes se sont étonnées de cela et se sont livrées à des commen-
taires auxquels il n'est pas dans notre intention de répondre. Personne
n*a oublié la paternelle sollicitude dont Monseigneur 1 archevêque a fait
preuve, l'an dernier, pour les victimes de ce triste accident et pour
leurs familles. La lettre que M. l'arcluprêtre a lue en chaire, au nom
de Monseigneur, a été reproduite dans tous les journaux. Tous ont
parlé aussi de la généreuse offrande dont elle était accompagnée. Mais
le devoir de l'autorité diocésaine est de faire respecter un règlement
dont il est facile de comprendre la sagesse. »
- 328 -
marquables de ce temps, et que Victor Hugo eut pour
collègue à l'Académie :
Et j'ai pour tout plaisir de voir à l'horizon
Un groupe de toits bas d'où sort une fumée,
Le paysage étant plat comme Mérimée.
Ne croirait-on pas, à ce dernier trait, lire un passage
omis avec intention par l'auteur dans les Châtiments ? Et,
s'il l'avait supprimé de son vivant, et du vivant de Méri-
mée, pourquoi l'avoir rétabli, bien inutilement, après
leur mort à tous deux?
4 juin.
Grande séance à sensation à la Chambre des députés.
Le général Boulanger y parle pour la première fois,
comme député du Nord , et développe son programme
révisionniste et dissolutionniste. L'exposé très personnel
que le général a fait de ses projets a donné lieu aux
interruptions, aux réclamations et aux ripostes les plus
nombreuses et les plus violentes. Le parti de la Com-
mune lui-même, que représentent MM. Félix Pyat et
Camélinat, a pris part à la Chambre à la discussion en
cherchant à réhabiliter l'insurrection du 18 mars, et à
flétrir la répression qui l'a terminée. Au milieu de la con-
fusion générale des interruptions et des discours, deux
orateurs ont cependant pu faire entendre quelques paroles
de raison qui ont ramené la Chambre au sens exact de
la vérité : M. Floquet, président du conseil, et M. Clé-
— 02g —
menceau, ont prononcé successivement deux allocutions
suivies d'un scrutin qui a donné au gouvernement une
immense majorité. La révision et la dissolution, chères
au général Boulanger, se trouvent donc enterrées pour
le moment. C'est un coup à recommencer!
— On annonce le décès de M. Plichon, député du Nord
et doyen des droites de la Chambre. Né en 1814, il
avait été ministre des travaux publics dans le cabinet
Emile Olivier en janvier 1870. Après la guerre, il fut élu
député du Nord, et depuis constamment réélu.
— Aujourd'hui et hier a eu lieu, au bois de Boulogne,
la fête annuelle dite Fête des fleurs donnée par l'Ad-
ministration de la caisse des Victimes du Devoir. Depuis
trois ans qu'elle a été instituée, cette fête a été générale-
ment contrariée par le mauvais temps; cette année, en
revanche, le temps a été admirable et la recette des
deux journées a atteint 98,305 francs, c'est-à-dire
31,483 francs de plus que l'an dernier. Bienfaisante in-
fluence du soleil !...
— Les médailles, grandes et petites, viennent d'être
distribuées par le jury du Salon de peinture aux heureux
élus. Nous ne citerons ici, de cette longue nomencla-
ture, que les quatre médailles d'honneur qui ont été
attribuées de la manière suivante :
Peinture : M. Détaille (Edouard), pour son tableau du
Rêve. Au premier tour de scrutin, c'est M. Benjamin
** n _
DDO —
Constant qui avait eu, relativement, le plus grand nombre
de voix.
Sculpture : M. Turcan (Jean), élève de Cavelier, au-
teur du groupe en marbre exposé sous le titre de :
l'Aveugle et le Paralytique.
Architecture : M. Deglane (Henri-Adolphe-Auguste),
pour sa Restitution du palais de Césars à Rome.
Gravure : M. Hédouin (Edmond), qui exposait une
suite d'eaux-fortes pour les œuvres de Molière.
7 juin.
Le maréchal Le Bœuf est mort ce matin à l'âge de
soixante-dix-neuf ans dans son château du Moncel à
Trun, près Argentan (Orne). Depuis la malheureuse
guerre de 1870, qui lui avait laissé le poids terrible de
tant de responsabilités, le maréchal était demeuré dans
la retraite la plus absolue et également dans le silence le
plus complet. Quoi qu'on ait écrit contre lui, il se refusa
toujours à relever les attaques et à répondre aux accusa-
tions.
Il fut toujours, dans toute l'acception du mot, un
honnête homme et un brave militaire ; mais, s'il était
parfait au second plan, il n'avait pas les aptitudes néces-
saires pour être placé au premier. Malheureusement on
eut un jour la fâcheuse pensée de donner à ce soldat,
qui avait toujours été heureux, en sous-ordre , dans sa
1 n
— roi —
spécialité d'artilleur, l'organisation suprême des armées,
€t cela à un moment où un Napoléon Ier n'eût pas été
de trop!
9 juin.
L'aqua-fortiste bien connu Paul Rajon , qui a surtout
composé et gravé des portraits pour les éditions de bi-
bliophiles, est mort aujourd'hui à Auvers (Seine-et-Oise).
1 1 juin.
Aujourd'hui a été couru, à Longchamps, le grand prix
de Paris, le 25e depuis la création (186?). Un temps
exceptionnel a favorisé cette belle réunion : l'affluence a
•été considérable; plus de 15,000 voitures ont conduit
les curieux et ont défilé, au retour, sur trois et quatre
rangées, dans les avenues des Acacias et du bois de
Boulogne. La recette a été de 340,000 francs.
C'est un cheval français, Stadr/, appartenant à M. Pierre
Donon, et qui avait déjà été remarqué à Deauville, qui a
remporté le grand prix, battant assez facilement, d'ail-
leurs, le cheval anglais-, Crowberry, présenté par M. R. C.
Vyner. Le jockey qui montait Stuart se nomme T. Lane.
Le voilà désormais célèbre dans l'histoire des grands prix
courus à Paris.
Monseletiana. — On a publié beaucoup d'anecdotes
sur Monselet au moment de sa mort. En voici quelques-
unes, prises dans le tas, et qui peuvent servir à titre de
— 33a —
documents anecdotiques aux futurs biographes de notre
regretté confrère.
— Monselet était un critique théâtral des plus fantai-
sistes. Il parlait des pièces sans les voir : il n'entrait
presque jamais dans les salles de spectacle. Les soirs de
première, il s'arrêtait sur le seuil, c'est-à-dire au café mi-
toyen.
Quand on lui demandait pourquoi :
« C'est que, répondait-il , je craindrais de me laisser
influencer ! »
— Comment un aussi fin lettré ne fut point de l'Aca-
démie, c'est là un de ces mystères qu'on peut aisément
pénétrer, si l'on songe que 1' «illustre compagnie » tient
essentiellement à ce que le talent ait pignon sur rue.
Monselet posa sa candidature en 1879, au fauteuil de
Silvestre de Sacy. La lettre qu'il adressa à ce sujet à
M. Camille Doucet, secrétaire perpétuel, se terminait
par ces mots :
« Veuillez excuser la frivolité de certaines de mes
productions, et vous rappeler que le sourire est une des
expressions du caractère français. »
Le scrutin eut lieu en 1880 : il obtint une voix. Il est
vrai que c'était celle de Victor Hugo.
Le grand poète avait pour le chroniqueur une vive
sympathie : Monselet dînait souvent chez lui; nos lec-
teurs n'ont peut-être pas oublié l'amusant récit d'un de
ces dîners, publié ici même, il y a quelques mois.
— 333 —
— Monselet eut l'honneur, un jour, d'inspirer un qua-
train à Victor Hugo.
C'était pour une invitation qu'il lui adressait.
Ce quatrain était ainsi conçu :
Que chez nous désormais chaque jeudi t'amène,
Et je m'adresse à Dieu lui-même, et je lui dis :
« Fais-nous la semaine
Des quatre jeudis! >»
Les petits vers du grand poète sont rares, et Monselet
pouvait être flatté d'avoir inspiré ceux-là.
— Monselet, surtout au temps de sa jeunesse, fut sou-
vent pressé d'argent. Un de nos confrères a rapporté qu'il
excellait à dépister les créanciers. A cet effet, il avait
tracé au blanc d'Espagne, sur la porte de sa mansarde,
ce chiffre cabalistique : N° ioo, et mis au-dessous cet
alexandrin de circonstance :
Approche si tu veux, et poursuis si tu l'oses 1
Le flot envahisseur s'arrêtait de lui-même devant cette
barrière improvisée. Et si quelque importun plus auda-
cieux, attiré par l'inscription même, tentait de soulever
le loquet, Monselet, grossissant sa voix, criait aussitôt
de l'intérieur, sur le ton de la pudeur alarmée :
« Il y a quelqu'un ! »
Théâtres. — La Comédie -Française a repris, le
29 mai, l'une des plus jolies pièces d'Alexandre Dumas,
— 334 —
Mademoiselle de Belle-Isle, qui a bientôt cinquante ans
d'origine, et qui est aussi jeune et aussi brillante qu'au
premier jour. On a particulièrement applaudi Febvre
dans le rôle du duc de Richelieu, Albert Lambert dans
celui de d'Aubigny, et Mmes Bartet et Broisat dans ceux
de Mlle de Belle-Isle et de Mme de Prie.
— A Cluny, le 50, reprise d'une vieille et amusante
comédie jouée originairement (1866) avec un long suc-
cès, aux Folies-Dramatiques, les Cinq Francs d'un bour-
geois de Paris, vaudeville en cinq actes de MM. Dunan-
Mousseux et Jules Pelissié. Ce Dunan-Mousseux a été
surtout célèbre comme directeur fondateur de la fameuse
halle aux habits de la rue Montoigueil qui se vantait,
dans une proclamation affichée sur tous les murs et
devenue depuis légendaire, d'avoir « enfin fait faillite ».
Mais sa comédie, reprise actuellement à Cluny, a sur-
vécu à son commerce et à lui-même. C'est une pièce à
allures communes, mais d'une bonne humeur constante
et qui a une fois de plus vivement réussi. Allart et
Mlle Aciana ont eu le succès de l'interprétation, qui est
d'ailleurs excellente comme ensemble.
— La Gaîté a repris, le 3 1 , le Dragon de la Reine,
opérette en trois actes de MM. Fr. Beauvallet et P.
Decourcelle, musique de M. Léopold Wenzel, d'abord
représentée à Bruxelles. La pièce est amusante, bien
qu'un peu longuette ; la musique est très scénique et
pleine de verve, mais sans grande originalité. Mmes Si-
— 33b —
mon-Girard, Gélabert, MM. Simon-Max et surtout Ber-
thelier interprètent avec beaucoup d'entrain leurs rôles
respectifs, et c'est à ces excellents artistes qu:est dû,
surtout, le succès de cetre reprise.
— Le Ier juin, l'Ambigu a représenté pour la première
fois un drame posthume de M. Julien Dallières, la Mis-
sion de Jeanne Darc, cinq actes en vers, qui avait été
écrit jadis pour Rachel et même reçu à corrections par la
Comédie-Française. M. Dallières est un vieil auteur dra-
matique, récemment décédé ; l'Odéon avait joué de lui,
en 1845, un premier drame en vers intitulé André
Chénier, dont le succès fut même assez vif. Il avait écrit
ensuite un autre drame, Napoléon et Joséphine, dont
Geffroy, l'éminent sociétaire de la Comédie-Française et
ami intime de l'auteur, devait créer le principal rôle.
Le drame de M. Dallières a trouvé à l'Ambigu une
interprétation insuffisante. MM. Gravier, Fabrègue, Pe-
ricaud, Faille, Mmes Aline Guyon, Delphine Murât, etc.,
sont à coup sûr d'excellents artistes de drame, mais
ils ne savent pas assez bien dire les vers, surtout dans
une œuvre écrite en vers libres , qui exigeaient une
grande souplesse de diction et une certaine expérience
du répertoire classique. M. Ad. Dupuis, l'excellent
comédien du Vaudeville, qui est gendre de Geffroy, a
mis en scène l'œuvre du regretté Dallières. C'est là
une bonne action de plus à l'actif de ce comédien dis-
tingué qui a ainsi sauvé de l'oubli, pour quelques soirs,
— 336 -
le nom d'un poète mort, dit-on, du chagrin de n'avoir
pas réussi !
— Le même soir, reprise de Signrd, à l'Opéra, avec
M. Escalaïs dans le rôle principal. Une débutante,
MUe Richomme, fille du peintre de ce nom et sœur de
l'acteur Richomme, dit Dumény, de l'Odéon et de la
Porte-Saint-Martin, débute sous le nom de Jeanne Rau-
nay, dans le rôle d'Uta créé par M"e Richard, et qu'une
indisposition subite de Mlle Maret a laissé sans titulaire.
Belle voix de contralto et début des plus honorables.
— Le Gymnase a donné, le Ier juin, une représen-
tation extraordinaire au bénéfice d'un de ses plus anciens
et de ses plus consciencieux pensionnaires, l'excellent
Landrol , qui appartient, sans interruption, à ce théâtre
depuis quarante-deux ans, et qui était tombé gravement
malade. Les longs services de Landrol, qui a créé, dans
sa carrière, 191 rôles et qui en a repris 143, lui méritaient
bien la haute preuve d'estime que lui a donnée le public.
L'affluence à cette représentation, pour laquelle la plu-
part des meilleurs artistes de Paris avaient donné leur
concours, a été, en effet, extraordinaire : la recette s'est
élevée à 18,162 francs, chiffre énorme pour une aussi
petite salle. Ajoutons que Landrol, qui a paru plusieurs
fois sur la scène dans la soirée, accomplira sa soixan-
tième année le 27 du présent mois de juin.
— La Comédie-Française a repris, le 2 juin, une
comédie attribuée à Molière : le Médecin volant, et que
— 337 —
beaucoup d'éditeurs ne placent pas dans ses œuvres. Ce
n'est qu'en 1819 que Beffara retrouva une copie de cette
comédie, qui est plutôt une parade, mais que connaissait
déjà Jean-Jacques Rousseau , qui la signale dans ses
•œuvres. L'affiche du Théâtre-Français a cru devoir en
restituer la paternité complète à Molière. N'eût-il pas été
plus exact de la lui attribuer simplement à titre dubita-
tif? Quoi qu'il en soit, cette farce, qui prélude au Médecin
malgré lui, au Mariage forcé, etc., a fort amusé le public,
et M. de Féraudy, dans le rôle du faux médecin, et dans
ses transformations un peu acrobatiques, a obtenu un
succès tout particulier. Si ce n'est du bon Molière, c'est à
coup sûr du Molière jeune, et qui promet déjà de devenir
bientôt l'auteur de l'Étourdi et plus tard du Misanthrope.
— L'Opéra-Comique a repris, le 4 juin, l'un des meil-
leurs ouvrages de M. de Flotow, l'Ombre, dont la pre-
mière représentation remonte au 7 juillet 1870, c'est-à-
dire à la veille même de la guerre avec l'Allemagne. On
se rappelle encore le succès qu'y obtinrent alors deux ar-
tistes des plus distingués, aujourd'hui disparus, le baryton
Meillet et Mlle Priola. Fugèreet Mlle Mézeray ont repris
les mêmes rôles du docteur Mirouet et de Mme Abeille,
et s'y sont fait vivement applaudir, l'excellent Fugère,
surtout, qui a eu les honneurs de la soirée. Citons encore
le ténor Delaquenière et Mlle Samé , qui complétaient le
charmant quatuor de l'Ombre.
La soirée avait commencé par la première représenta-
— 338 —
lion du Baiser de Suzon, opéra-comique en un acte de
Pierre Barbier, musique de M. Henri Bemberg, élève de
Massenet. On a bissé, dans ce joli ouvrage, qui est
l'heureux début de son auteur, une mélodie délicieuse :
« Suzon, Suzon, l'amour vous convie ! » qui sera bientôt
chantée partout. On a également applaudi l'ouverture et
la jolie introduction qui la suit. Barnolt, le tenorino
Galand, le baryton Bernaert, et Mmes Auguez et Pierron,
ont fort bien interprété le Baiser de Suzon, et Mlle Pierron
s'est surtout fait applaudir dans la mélodie que nous ci-
tons plus haut.
— Les Estourneaulx nous ont donné, il y a quelques
jours, une nouvelle représentation dans leur salle de la
rue Rochechouart, très bien aménagée et toute pimpante
de fraîcheur. Ils ont joué trois pièces en un acte : Un Cri'
tique influent, de MM. Fouré et,Dargès, les Premières
Armes d'une ingénue, de M . Saint- Eman, et Rien des agences,
par MM. Dorian et Maurice Faré.
Ces petites pièces sont suffisamment amusantes pour des
œuvres d'amateurs, mais il est à douter qu'elles puissent,
sans de sérieuses retouches, affronter une plus grande
scène. Le Critique influent est une saynète du genre aris-
tophanesque dont le personnage principal n'est autre
que M. Francisque Sarcey. Il s'est même produit, au
moment où le rideau allait se lever sur cette petite pièce,
un assez piquant incident que M. Sarcey raconte lui-
même dans son feuilleton :
— 33q —
« Ces jeunes gens m'avaient demandé la permission
de me mettre en scène. Je leur avais répondu que je
savais avoir affaire à des hommes bien élevés, que j'étais
sûr, par avance, qu'ils ne laisseraient jamais passer une
plaisanterie que je ne pusse entendre. Mais voyez pourtant
l'inconvénient des personnalités au théâtre, alors même
qu'elles sont inoffensives et spirituelles. Le soir de la
première et unique représentation, comme le rideau tar-
dait à se lever, un de ces messieurs vint me dire tout
bas à l'oreille qu'ils se trouvaient dans le plus grand em-
barras. L'acteur qui devait représenter le critique influent,
un jeune élève du Conservatoire, avait disparu. On ne
pouvait s'expliquer son absence. Le matin même, il
avait répété ; comment se faisait-il qu'il fût malade le
soir? Ces jeunes gens n'y comprenaient rien; je souriais
dans ma vieille barbe.
« Pauvre garçon ! il avait eu bien tort de prendre peur !
Je ne lui en eusse pas voulu le moins du monde. J'au-
rais fait mieux : s'il était venu chez moi me demander
conseil, je lui aurais volontiers donné des indications
pour son rôle. Je suis très bon enfant, sans que ça y
paraisse.
« Il fallut qu'un des associés se dévouât et lût le
rôle. »
— Citons encore, pour être complet, la réouverture
intérimaire, à la date du 5 juin, du théâtre des Nouveau-
tés avec une direction et une troupe de passage où fi-
— 340 —
gurent cependant quelques artistes de valeur tels que
M. Legrenay et Mme Génat. Cette troupe a représenté
deux pièces de MM. Charles Lyangé et Lagrenaudie, Où
est ma fille? comédie en trois actes, et Je me suis trompé,
vaudeville en un acte. Ce sont là des œuvres d'amateur et
qui n'auront certainement qu'une durée très éphémère.
Mais le point curieux, c'est que les deux auteurs,
MM. Lyangé et Lagrenaudie, n'en font qu'un : Lagre-
naudie est le nom réel, tandis que Lyangé est le pseudo-
nyme. Et ce pseudonyme est fabriqué à son tour avec le
nom d'Angély, sous lequel l'auteur joue lui-même sa
pièce, ce qui fait trois noms pour une seule personne :
un nom réel, un pseudonyme et un anagramme. C'est
en somme ce qu'il y a de plus intéressant à signaler dans
la double tentative de M. Angély-Lyangé-Lagrenaudie.
— Le 6 juin, à la Comédie-Française et à l'Odéon,
célébration du 282e anniversaire de la naissance de
Corneille. A la rue de Richelieu on joue Horace et le
Menteur, et, entre les deux pièces, M. Got récite une an-
cienne poésie de Th. Gautier, le Soulier de Corneille ; à
l'Odéon, le Cid et le Menteur (ieracte) sont accompa-
gnés d'Une Collaboration, à-propos en un acte, en vers,
d'Albert Lambert père. Le Cid sert de début à M1Ie Mar-
cya, rôle de Chimène, un peu bien lourd pour ses jeunes
épaules.
— Le Théâtre d'application a, le même soir, célébré
le même anniversaire avec deux actes du Menteur et un
à-propos en vers de M. Alexis Martin, les Débuts de Cor-
neille. Le deuxième acte de le Roi s'amuse complétait ce
très intéressant spectacle.
— Le théâtre Déjazet, sous la direction intérimaire
d'un M. Berthin,a donné, le 7 juin, la première repré-
sentation du Baiser d'Yvonne, vaudeville en trois actes,
mêlé de chant, de M. Eug. Médina, musique de M. E. Do-
mergue. La pièce, qui est assez amusante, rappelle, tour
à tour, le Chapeau de paille d'Italie et la Noce à Nini.
Mais il y a trop de musique, et la principale interprète,
Mme Rosina Ragani, y fait aussi trop souvent preuve
d'une bonne volonté excessive, que la claque a encore
encouragée outre mesure.
— A l'Ambigu-Comique, le 8 juin, reprise de la Forge
de Saint-Clair, drame dû à la collaboration du ménage
Louis F"iguier, et qui avait déjà été représenté à Cluny
en 1874 sous le titre de l'Enfant. Pièce émouvante
et pathétique, bien jouée par Gravier, Gatinais, et
Mme4 D. Murât et Lévi-Leclerc.
Varia. — Le Théâtre des Marionnettes. — Nous avons
parlé, dans notre dernier numéro, de l'innovation
théâtrale qui vient d'avoir lieu dans la salle Vivienne. Ce
sont MM. Signoretet Bouchorqui ont eu l'initiative de ce
joli théâtre des marionnettes, si admirablement machiné.
Notre confrère Anatole P'rance, qui en a étudié le méca-
nisme de près, et dans la coulisse, en les voyant fonc-
— 342 —
tionner, nous donne à ce sujet les curieux détails qui
suivent :
« Ces marionnettes de M. Signoret sont les plus sa-
vamment articulées qu'il y ait au monde. Grandes d'un
mètre de haut à peu près, elles sont empalées, à l'orien-
tale , sur des barres de fer grosses comme le pouce qui
leur servent de colonne vertébrale. Au ras des pieds de
la poupée, cette barre de fer entre dans un socle de bois
assez semblable au « terrain » qui supporte les sapins de
copeau dans les bergeries d'enfants. Sur ce socle, tout
un clavier de pédales que le montreur de marionnettes,
qui se promène dans les sous-sols du théâtre , touche
avec les doigts. Chaque note de ce petit piano fait mou-
voir un fil, qui remue un membre, qui esquisse un geste.
La gamme de ces sept notes , parcourue par un impré-
sario habile , suffit à exprimer toutes les passions hu-
maines. Vous comprenez le mouvement : Do : je t'envoie
un baiser (geste de la galanterie); ré : je porte la main
à mon cœur (geste de l'amour) ; mi : à ma tête (geste de
la douleur); fa : à mon nez (geste de l'ironie); 50/ : à
la garde de mon épée (geste de la colère, premier état);
la : j'ouvre les deux bras en même temps (geste de la
stupéfaction à son paroxysme); si : je remue les deux
pieds à la fois (geste de la fureur exaspérée). En vérité,
ce sont bien là les marionnettes diaboliques auxquelles
les saints évêques espagnols , au synode d'Orihuela ,
interdirent la représentation des mystères : « Imagunculis
— 343 —
fictilibus mobili quadam agitaîione composais, quas « Fi-
teres» vulgari sermone appcllamus... »
Une Douzaine de Vertus... animales. — Le journal le
Temps a publié, dans ses numéros des 1er et 2 juin, une
nouvelle intitulée Scaldado et signée El Antillano. Cette
nouvelle, qui est assez intéressante, se termine de la
manière suivante :
« Je me mis en tête de reprendre les tentatives de
Franklin pour arriver à la perfection morale. Je choisis
douze groupes de bêtes, dont chacun représentait une
des vertus indiquées par le philosophe, et je les installai
confortablement autour de ma demeure, les uns dans des
bassins, les autres dans des jardins pleins de fleurs,
ceux-ci dans, des cages, ceux-là dans des étables, etc.
Au milieu d'eux, j'avais constamment présentes à l'esprit
ces douze vertus, et je choisis :
Pour la tempérance le chameau
Pour le silence la carpe
Pour l'ordre le castor
Pour la résolution l'oiseau-mouche
Pour l'économie la fourmi
Pour le travail le bœuf
Pour la sincérité le chien
Pour la modération le mouton
Pour la propreté le cygne
Pour la tranquillité l'éléphant
— 344 —
Pour la chasteté la perruche
Pour l'humilité l'âne.
Quant à la treizième vertu, — la justice, — je la trou-
vais trop élevée pour en investir aucun des êtres qui
m'entouraient. Je me jugeai moi-même indigne de la re-
présenter, et je me contentai d'inscrire en lettres d'or, à
l'entrée d'un petit pavillon central où venaient se ré-
soudre devant moi les discussions soulevées entre les
gens de la famille, le mot
TOLÉRANCE
sans espérer pourtant que, dans les pays les plus civilisés,,
cette grande vertu soit appliquée à tous les efforts de
l'intelligence humaine avant cinq ou six mille ans. Et ce
sera encore très heureux. »
Mme Roland poète. — On a adjugé dernièrement, dans
la vente des autographes de Dentu, une lettre de Mme Ro-
land qui se termine par l'épigramme suivante. Rien n'in-
diquait, dans cette lettre, que cette femme célèbre fût
ou ne fût pas l'auteur de ces jolis vers badins, mais ils
étaient écrits tout entiers de sa main :
ÉP1GRAMME
En grasseyant, la divine Cloé
Disait un jour : « Qu'importe un œil, un nez!
Est-ce le corps? C'est l'âme que l'on aime.
- 345 -
L'étui n'est rien. » Voilà dans l'instant même
Que de l'armée arrive son amant;
Taffetas noir, étendu sur la face,
Y couvre un nez qui fut jadis charmant,
Ou bien plutôt n'en couvre que la place.
Il voit Cloé, veut voler dans ses bras.
Cloé recule et sent mourir sa flamme.
« Mon Dieu! dit-elle, est-il possible, hélas!
Qu'un nez de moins change si fort une âme?
Le Crâne de Donizetti. — La lettre suivante, qui émane
du petit-neveu de l'auteur de la Favorite, nous met au
courant des vicissitudes par lesquelles a passé son crâne
avant d'arriver à la place définitive où il se trouve au-
jourd'hui.
Péra, le i5 mai 1888.
Monsieur,
La version d'un journal italien relative à Donizetti n'est pas
absolument exacte. En effet, un médecin, le docteur Carcano,
après avoir fait, en 1848, l'autopsie de mon grand-oncle, en a
conservé le crâne pour faire des études. Le docteur Carcano
venant à mourir, tout son mobilier fut vendu à l'encan. En
187^, les restes de Donizetti furent transférés du cimetière à
la basilique de Bergame, où ils furent déposés dans le monu-
ment érigé par ses deux frères, François et Joseph. C'est à
cette occasion qu'on se souvint que le crâne n'avait pas encore
été retiré de chez le docteur Carcano. On alla aux informations
et on put établir, d'après le registre de vente du défunt médecin,
qu'une coupe avait été achetée pour quelques centimes par un
charcutier. On se rendit chez ce dernier et on découvrit, en
— 346 —
effet, dans le tiroir du comptoir, le crâne qu'on recherchait. Le
brave charcutier, ignorant l'origine de cet objet, s'en servait
comme d'une sébile pour y mettre de la monnaie. On lui acheta
cette sébile moyennant un prix supérieur à celui qu'il l'avait
payée et on plaça le crâne à la bibliothèque de Bergame, où il
est conservé depuis lors religieusement.
Agréez, etc.
J. DONIZETTI.
Quelques Millionnaires. — Dans un article de la Revue
des Deux-Mondes sur les plus grosses fortunes d'Amé-
rique, nous trouvons la liste des douze familles les plus
riches du monde :
Noms et nationalités.
Jay Gould, Américain. . .
J.-W. Mackay, Américain.
Rothschild, Anglais
C. Venderbilt, Américain. .
J.-P. Jones, Américain. . .
Duc de Westminster, Anglais
John-J. Astor, Américain. .
W. Stewart, Américain. . .
J.-G. Bennett, Américain. .
Duc de Sutherland, Anglais.
Duc de Northumberland, Anglais
Marquis de Bute, Anglais. . .
Capital.
1,375,000,000
1,250,000,000
1,000,000,000
625,000,000
500,000,000
400,000,000
250,000,000
200,000,000
1 50,000,000
1 50,000,000
125,000,000
100,000,000
Au-dessous de ce chiffre, et ne tenant compte que des
— ^47 —
fortunes dont le capital est d'au moins 2$ millions, on
trouve que les familles qui possèdent ce capital au mini-
mum sont de 700 dans le monde entier, ainsi répar-
ties :
Angleterre 200
États-Unis 100
Allemagne et Autriche. 100
France 7$
Russie 50
Indes 50
Autres pays 125
Pour donner une idée bien tangible de la fortune de
M. Gould, le plus richissime citoyen de tout l'univers,
nous dirons que sa fortune lui permet de dépenser
191,000 fr. par jour, c'est-à-dire 7,900 fr. par heure, et
120 fr. par minute !...
LES MOTS DE LA QUINZAINE
On parlait de Mme M..., une jolie veuve dont on n'a
jamais connu le mari.
« Ce n'est pas ce que vous pensez, dit quelqu'un.
Mme de M... a épousé un homme d'un certain âge qui
est mort jeune encore. »
(G/7 Blas.)
— 348 —
Au bal :
« Oh ! Mademoiselle, je vous ai vue bien souvent...
— Où donc?
— Dans mes rêves! ! !
— En ce cas , Monsieur, vous avez dû y voir aussi
maman, car je ne vais nulle part sans elle. »
Rencontre sur le boulevard :
« As-tu un louis sur toi ?
— Non.
— Et chez toi?
— Ça ne va pas mal, je te remercie. »
(Rappel.)
L'histoire du langage :
« Depuis quand n'appelle-t-on plus les chevaux des
coursiers ?
— Depuis qu'il y a des courses. »
Un Parisien qui vient de louer une maison de cam-
pagne se promène le matin dans le jardin et voit de la
poussière sur les plantes.
« Françoise ! crie-t-il à sa bonne , vous avez encore
oublié d'épousseter le jardin ! »
— 3-49
VARIETES
LETTRE INEDITE
DU
MARÉCHAL LE BŒUF
La lettre suivante a été adressée à un colonel, qui était alors
au Mexique, où il occupait une situation militaire importante
dans le corps d'armée commandé par le général de Lorencez,
et qui est mort depuis général de division et sénateur. La mort
récente du maréchal donne à cette lettre un intérêt d'actualité.
Au colonel X...
Paris, le 9 juillet 1862.
J'ai lu et relu avec le plus vif intérêt, mon cher co-
lonel, la lettre, je veux dire le rapport très remarquable
que vous avez bien voulu m'adresser sur votre expédi-
tion si glorieuse, bien qu'elle n'ait pas abouti. Le long
intervalle qui s'était écoulé entre la publication du rap-
port mexicain et l'arrivée du rapport français avait vive-
ment préoccupé l'opinion publique, et les bruits les plus
— 35o —
sinistres étaient mis en circulation. Enfin les dépêches du
général Lorencez sont venues dissiper ces nuages en
montrant, une fois de plus, tout ce qu'il y a d'héroïsme
chez le soldat français. Sans les obstacles matériels
contre lesquels vous vous êtes heurtés, et que vous n'a-
vez pu rompre, faute de moyens suffisants, vous seriez
aujourd'hui à Mexico. La belle affaire du 99e l'a prouvé
surabondamment et a noblement clos la première partie
de la campagne. Les esprits sont entièrement rassurés, et
l'on voit avec une vive satisfaction que, grâce à votre
moral, on peut attendre, pour vous envoyer des renforts,
qu'ils puissent franchir avec moins de dangers la zone
pestilentielle.
On vous envoie 12 pièces de 12 rayées; c'est notre
nouveau calibre de siège. Malgré sa puissance, il ne faut
pas l'employer de trop loin; les grandes portées pour
les bouches à feu rayées ne doivent être considérées
que comme des qualités de plus, mais à utiliser excep-
tionnellement. C'est toujours de près qu'il faudra em-
ployer même le 12 rayé. Au surplus, le colonel de Lau-
mière (qui fut chef d'attaque à la gauche en Crimée) a
tout ce qu'il faut pour bien commander votre artillerie,
pourvu qu'on ne lui compte pas les munitions trop parci-
monieusement. L'Empereur a donné des ordres fort sages
à ce sujet.
Vous prendrez une éclatante revanche dans la deu-
xième période de la campagne, personne n'en doute, et
— :OI —
vous nous reviendrez bientôt avec de glorieux souvenirs
de plus. Que n'ai-je pu être des vôtres dès l'origine de
l'expédition ! Que de péripéties émouvantes dont l'odieuse
défection des Espagnols n'a pas été la moindre ! On as-
sure que M. Mon ne veut plus revenir en France tant il
serait embarrassé de l'attitude à tenir après un fait aussi
inouï qui a compromis sa signature et son autorité '.
J'avais espéré, mon cher colonel, que ma réponse
vous porterait un compliment2; je connais votre moral,
vous savez attendre. On m'assure que l'attente ne sera
pas longue. Ici on a dit quelques mots de vos relations
qui seraient un peu froides avec votre général. Bazaine
va vous rejoindre.
Est-ce que vous seriez disposé à renouer votre union
avec ce digne chef qui savait si bien vous apprécier ?
Peut-être serait-il plus sage de rester au poste qui vous
a été assigné , ne serait-ce que pour faire tomber les
bruits dont je vous parle ci-dessus. Le général de Lo-
rencez vous a d'ailleurs proposé avec de très belles
notes. J'ai cherché inutilement à voir Forey et Bazaine.
Je pars demain pour Rome, la Corse et l'Algérie; il y
fera chaud, mais j'aimerais mieux la chaleur du Mexique.
i. Lire sur la campagne du Mexique, pour bien comprendre les
divers points visés dans cette lettre, la belle Étude militaire publiée
chez Dumaine en 1874 par le capitaine Niox, aujourd'hui colonel et
professeur à l'École de guerre.
2. Au sujet du grade de général de brigade auquel le colonel X...
ne fut promu que le 14 mars 1865.
— JD2 —
La reconnaissance de l'Italie par la Russie, puis bien-
tôt, dit-on, par la Prusse, paraît assurer pour quelque
temps au moins la paix sur le continent, et vous donner
tout le temps d'en finir glorieusement et fructueusement.
Personne ne le souhaite plus que moi.
Au revoir, mon cher colonel; croyez bien à toute mon
affection.
Général Le Bœuf.
Georges d'Heylli.
Le Gérant : D. Jouaust.
2476. — Paris, imprimerie Jouaust et Sigaux, rue de Lille, 7.
GAZETTE ANECDOTIQUE
Numéro 12 — 3o juin 1888
SOMMAIRE.
La Quinzaine : Impression produite par la mort de Frédéric III. —
Guillaume II. — Inauguration à Montbrison de la statue du poète
Victor de Laprade. — Reconstruction de l'Opéra-Comique. — Exhu-
mation des restes de Beethoven à Vienne. — M. Floquet et la Délé-
gation de l'Académie française. — Nécrologie. — Choses d'Allemagne.
— Théâtres. — Bibliographie.
Varia : Lettres de Paul Baudry. — L'Égérie de Guillaume II. —
Le Mariage de Sarah-Bernhardt. — Le Premier Engagement de Rachel.
— Une Pseudo-Impératrice. — Lamartine et la Revue des Deux-
Mondes. — Les Origines du Bourgeois Gentilhomme. — Militaires ou
Confesseurs. — Bossuet-Prudhomme.
1 ^ ]uin.
La Quinzaine. — L'empereur d'Allemagne, Frédé-
ric III, est mort aujourd'hui un peu après onze heures du
matin. Depuis plusieurs jours le dénouement fatal était
prévu. Frédéric III aura donc régné exactement quatre-
vingt-dix-neuf jours. Sa mort a produit partout une pro-
fonde et douloureuse impression, même en France, où
ce souverain, beaucoup plus humanitaire que ceux qui
1. — 1S88 23
— 354 —
l'ont précédé ou que celui qui lui succède, avait éveillé
de sérieuses sympathies, aussi bien par les souffrances
prolongées qu'il supportait si héroïquement que par les
manifestations, plusieurs fois répétées, de ses sentiments
pleins d'élévation et de noblesse. Il était beaucoup plus
imbu des idées modernes et plus porté à tenir compte des
progrès de la civilisation qu'aucun de ceux qui l'entou-
raient et le conseillaient, et il aura assez vécu, comme
empereur, pour permettre de croire que, s'il eût été dans
un état de santé qui lui eût assuré un long règne, les dif-
ficultés qui menaceront longtemps la paix de l'Europe
se seraient peu à peu dissipées et auraient même fini par
disparaître entièrement.
Le prince qui lui succède sous le nom de Guillaume II '
aurait un bien beau rôle à jouer dans le sens même que
nous venons d'indiquer, car on peut dire aujourd'hui
qu'il tient également la paix du monde ou la guerre dans
ses mains.
17 juin.
La ville de Montbrison a inauguré aujourd'hui la sta-
tue de l'un des plus illustres enfants du pays forézien, le
poète Victor de Laprade. Cette statue, due au ciseau du
sculpteur Bonassieux, a été élevée dans un jardin public
de la ville, sur l'emplacement d^n ancien banc où La-
1. Voir sur ce prince les renseignements déjà donnés dans notre
Gazette des i5 novembre 1887, p. 274, et 15 mars dernier, p. 136.
— 355 —
prade aimait s'asseoir. Le poète est représenté debout ;
sa main droite tient un crayon, la gauche une feuille de
papier; il s'appuie sur un morceau de granit où sont
gravés les titres de ses ouvrages avec leurs dates : Psy-
ché (1841), Odes et Poèmes (1845), Poèmes évangéliques
(1852), les Symphonies (185$), Idylles héroïques (1858),
Questions cï art et de morale ( 1 86 1 ), la Voix du silence
(1865), le Sentiment de la nature avant le christianisme et
chez les modernes (1866), Pernette (1867), l'Éducation li-
bérale (1875), Poèmes civiques (1873), Tribuns et Courti-
sans (1875), Livre d'un père (1876), Contre la musique
(1880), Critiques idéalistes (1880).
L'Académie française avait choisi pour la représenter
à la cérémonie le poète même qui a succédé à de La-
prade, M. François Coppée. C'est donc lui qui a prononcé
le discours d'usage, et le jeune académicien aura ainsi
eu l'honneur de louer solennellement deux fois de suite
le poète dont, avec son habituelle modestie, il s'est tout
d'abord déclaré, au début de sa harangue, n'être que
a l'humble successeur ».
20 juin.
La Chambre a nommé une Commission favorable à la
reconstruction de l'Opéra-Comique sur remplacement où
il a été brûlé, avec façade sur le boulevard. Neuf mem-
bres sur onze acceptent le projet ministériel. Les deux
membres hostihs sont MM. de Douville-Maillefeu et Ray-
— 356 —
nal. M. de Douville-Maillefeu, en sa qualité de radical,
est opposé radicalement à la reconstruction du théâtre.
Suivant lui, le genre de l'Opéra-Comique est « démodé,
philistin, province » ; il n'en faut plus! M. Raynal, plus
conciliant, se borne à demander l'ajournement de la
question après l'Exposition, le théâtre ne pouvant être
terminé à temps pour cette solennité internationale.
Quant au ministre, le spirituel M. Edouard Lockroy, il
se cramponne avec raison à son projet, qui est le seul
raisonnable et le seul pratique. Mais soyez certain qu'on
va chicaner sur la question dépenses pendant de nom-
breuses séances, et que la Chambre se séparera sans
qu'on ait rien décidé !
— M. Castagnary, directeur des Beaux-Arts, décédé
le il mai dernier, vient d'être remplacé par notre confrère
Gustave Larroumet, maître de conférences à l'École nor-
male, ancien chef du cabinet de M. Lockroy, ministre
de l'instruction publique, et auteur de travaux déjà célè-
bres sur Marivaux et sur Molière. Ajoutons que M. Lar-
roumet, qui tient, avec raison, à conserver son titre et sa
situation de maître de conférences à l'École normale, a
désiré n'être que « délégué » dans ses nouvelles fonc-
tions. Mais cette subtilité administrative n'enlève rien à
ses attributions et à ses privilèges comme directeur des
Beaux-Arts.
22 juin.
■ On vient d'exhumer les restes de Beethoven à Vienne
- 357-
(Autriche) pour les transporter du cimetière de Waehring,
situé aux portes de la ville, au cimetière central de la
capitale, dont on veut faire une sorte de Père-Lachaise
en y réunissant les restes de tous les personnages illus-
tres morts à Vienne. La cérémonie de la translation a eu
lieu aujourd'hui à une heure de l'après-midi en présence
de nombreuses députations des Sociétés musicales, des
grands établissements spéciaux et d'une foule énorme
accourue de tous les points de l'Empire. Les becs de gaz
brûlaient dans les rues en signe de deuil, et l'affluence
était très recueillie. Au cimetière on chanta des chœurs
de Beethoven, et un des principaux artistes de Burgthea-
ter, M. de Lewinski, lut un éloge funèbre. Enfin, le coad-
juteur, TÉvêque Angerer, qui avait assisté, étant alors
enfant de chœur, aux funérailles de l'illustre composi-
teur (1827), donna la bénédiction au cercueil.
La veille, le cercueil avait été ouvert. On avait trouvé
le corps dans un état de conservation peu satisfaisant :
il était de couleur jaune tirant sur le brun, une partie du
crâne était brisée; les oreilles avaient disparu, gardées,
dit-on, par le médecin qui avait été chargé de l'autopsie en
1827, et qui aurait voulu étudier les causes de la surdité
du grand compositeur. Aujourd'hui encore, les médecins
et les savants présents à l'exhumation voulurent faire de
nouvelles études sur le crâne de Beethoven; mais, une
partie de l'assemblée ayant vivement protesté, le cercueil
dut être refermé, et on constitua une garde chargée de le
— 35S —
surveiller jusqu'à l'inhumation définitive. Ce n'était pas
d'ailleurs la première fois qu'on ouvrait le cercueil de
Beethoven : semblable opération avait déjà eu lieu en
1863. Ajoutons que la tombe de Beethoven au cime-
tière de Waehring était voisine de celle du compositeur
Schubert, dont les restes seront aussi transportés à leur
tour au cimetière central.
23 juin.
Inauguration, dans les jardins des nouveaux bâtiments
de l'Institut national agronomique, rue Claude-Bernard,
de la statue de l'un de ses éminents professeurs,
M. Léonce Guilhaud de Lavergne, décédé le 18 février
1880, à l'âge de soixante et onze ans, et qui avait occupé
la chaire d'économie rurale lors de la reconstitution de
l'Institut agronomique en 1876. La statue, due au ciseau
de M. Alfred Lanson, a été élevée par souscription publi-
que. Deux discours ont été prononcés par MM. Léon
Say, président du Comité de souscription, et par
M. Viette, ministre de l'agriculture.
24 juin.
Dans sa séance du 14 juin dernier, l'Académie fran-
çaise a entendu la lecture d'un fragment du Ve volume
de V Histoire des Princes de Condé, de M. le duc d'Au-
male, qui va prochainement paraître en librairie. La con-
clusion de cette belle étude historique a particulièrement
— 359 —
impressionné la docte assemblée : en voici le passage le
plus intéressant :
Je continue ce livre comme je l'ai commencé, aux mêmes
lieux, dans la disgrâce et sous le poids d'un exil que je crois
immérité. Et me voici arrivé au moment critique : il me faut
montrer le coupable dans le héros. Avant de poursuivre ce
récit, je m'expliquerai sur cette faute que rien ne peut effacer.
Les coups qui me frappent ne troublent pas la sérénité de mon
jugement, et je tiens à conserver vis-à-vis de ceux qui pren-
dront la peine de me lire la liberté d'appréciation que je re-
trouve au fond de mon cœur. Ce point acquis, je pourrai tra-
verser cette époque douloureuse, louer le capitaine, admirer
l'énergie déployée dans une mauvaise cause, sans craindre que
les éloges adressés à l'homme de guerre incomparable ne res-
semblent à une défense du prince coupable, à une apologie que
ma conscience repousse1.
Toute tyrannie est haïssable. L'homme de bien a le devoir
de protester à tout risque contre l'acte tyrannique qui, dans sa
personne, atteint le public; — de résister, de lutter même si,
au péri! de sa vie, il peut mettre un terme à l'oppression de
tous! Il n'a pas le droit de troubler sa patrie, de la déchirer,
d'y porter la guerre, pour venger une offense personnelle. »
Les termes de cette conclusion, qui contient au début
un si douloureux aveu, ont inspiré à l'Académie la pen-
sée de faire mettre un terme à l'exil du duc d'Aumale. A
cet effet, les diverses classes de l'Institut se sont enten-
dues, et le 22 juin une délégation composée de M. Léo-
pold Delisle, président, et de MM. Pasteur, Jules Simon,
i. Allusioa au Grand Condé.
— 36o —
Barthélémy Saint-Hilaire, Charles Garnier, Wallon, vi-
comte Delaborde, J. Bertrand, Camille Doucet, Deloche,
Aucoc, Camille Rousset, Xavier Marinier, Becquerel,
Frémy et Bailly, est allée trouver le président du Conseil
peur lui demander de vouloir bien provoquer le retrait du
décret qui avait expulsé M. le duc d'Aumale du territoire
français. La délégation faisait surtout valoir, en dehors des
mérites personnels de M. le duc d'Aumale, la générosité
dont il avait fait preuve en cédant à la France, après sa
mort, la possession du merveilleux domaine de Chantilly
et des incomparables collections que le château ren-
ferme.
M. Floquet a répondu à la délégation qu'il ne lui ap-
partenait pas de prendre une décision de cette impor-
tance en dehors du Conseil des ministres et a promis de
lui soumettre la question dès le lendemain. En consé-
quence, hier, 23 juin, le Conseil a délibéré à ce sujet;
mais, malgré les avis favorables, dit-on, de M. le Prési-
dent de la République et de M. de Freycinet, ministre de la
guerre , le Conseil a décidé qu'en raison des circon-
stances actuelles il n'était pas possible d'accueillir la de-
mande faite au nom de l'Institut.
26 juin.
Le regrettable duel Dupuis-Habert, dont nous avons
entretenu nos lecteurs au moment où il s'est produit, a
eu son dénouement aujourd'hui devant la Cour d'assises.
Le survivant, M. Habert, et les témoins du duel,
— 36 1 -
MM. Fiorentino de la Rovère et Bournand, pour M. Du-
puis, et Silvestre et Tanneguy de Wogan, pour M. Ha-
bert, ont été acquittés tous les cinq, mais non sans dif-
ficultés. Le président s'est, en effet, montré très sévère
pour eux tous, surtout pour les témoins, qui semblent
avoir plutôt envenimé l'affaire qu'ils auraient pu, avec
un peu plus de souplesse, arranger à l'amiable et sans
combat.
Une des personnes appelées devant le tribunal pour
l'édification des jurés a prononcé un mot grave :
«Si, a-t-elle dit, on n'insérait pas dans les journaux les
procès-verbaux des duels, il y en aurait beaucoup moins,
les adversaires et les témoins ne poussant généralement
leur querelle jusqu'au bout qu'en vue de la publicité qui
peut être faite à leur profit et sur leurs noms. »
Il nous semble qu'après cette déclaration si explicite,
le mot d'ordre dans tous les journaux devrait être désor-
mais le refus absolu d'insertions relatives aux duels.
— Une ancienne cantatrice de l'Opéra-Comique,
Mlle Jacqueline Seveste, fille de l'ancien directeur des
théâtres de banlieue, et sœur de Didier Seveste, l'artiste
de la Comédie-Française, tué à Buzenval, vient d'épou-
ser M. Edouard Normand, maire de Nantes, plusieurs
fois millionnaire.
Nécrologie. — 10 juin. — Mme Decamps, veuve du
célèbre peintre de ce nom, à l'âge de quatre-vingt-trois
— 362 —
ans. Elle était la mère de Mme Edouard Dentu, veuve de
l'éditeur bien connu du Palais-Royal.
1 1 juin. — Mme Meissonier, femme de l'illustre pein-
tre et sœur de feu Steinheil, peintre lui-même et auteur
de nombreuses compositions religieuses et de restaura-
tions de vitraux.
— Le journaliste d'Herblay, ancien rédacteur, du
Clairon, et qui fut aussi directeur de théâtre, notamment
à Lyon, où il dirigea un moment le Grand-Théâtre. De
son vrai nom il s'appelait Louis-Alfred Maugeis,etil avait
soixante et un ans.
!4# — Mme Éléonore Escallier, artiste peintre, qui
avait la spécialité des fleurs et des fruits. Elle avait
exposé pour la première fois en 1857 et avait obtenu une
médaille en 186S. On remarque dans un des nouveaux
salons du palais de la Légion d'honneur de fort jolis des-
sus de porte de cette artiste distinguée.
18. — L'abbé Joseph Durand, curé d'Arcueil (Seine),
et dont la courageuse conduite pendant le siège et la
Commune fut alors très signalée. Ce prêtre modeste au-
rait pu à ce moment accepter un évêché, mais il préféra
demeurer dans sa paroisse, où il était adoré. Né en 181 9,
ordonné prêtre en 1844, l'abbé Durand était curé d'Ar-
cueil depuis 1860.
— Mort de M. de Maupas (Charlemagne-Émile), an-
cien ministre de la police, ancien préfet, ancien sénateur,
et dont la participation active au coup d'État de décem-
— 363 —
bre 1851 est trop connue pour que nous ayons besoin d'y
insister. Il avait soixante-dix ans.
— Mort de notre confrère Arnold Henryot, ancien
rédacteur du National et du Siècle, gendre d'Edmond
Texier. Il n'avait que quarante-sept ans.
21. — Paul Pont, membre de l'Institut, conseiller ho-
noraire à la Cour de cassation et l'un des jurisconsultes
les plus éminents de ce siècle. Il appartenait, à ce der-
nier titre, à l'Académie des sciences morales et politi-
ques. Il était né à Barcelone en 1 808, et il était en retraite
comme conseiller depuis 1883. Il laisse des ouvrages con-
sidérables sur le droit, notamment une nouvelle édition
des « Codes français » en collaboration avec MM. Faus-
tin-Hélie et Rivière.
24. — Décès du journaliste financier Monbel, de son
vrai nom Marestaing, et qui a été successivement rédac-
teur de la Liberté, sous Emile de Girardin, et directeur
de l'Avenir national et du Télégraphe. Il avait soixante-
treize ans.
26. — On annonce le décès du peintre Théodore Maillot,
élève de Picot et de Drolling, auteur de nombreuses pein-
tures murales et décoratives, et de plafonds et de por-
traits. Il avait soixante-deux ans.
Choses d'Allemagne. — A propos de l'avènement du
nouvel empereur d'Allemagne et des promesses de paix,
- 364 —
mêlées à des menaces de guerre, qui nous arrivent
d'outre-Rhin, M. Philibert Audebrand, rédacteur de
l'Événement, a eu l'idée d'entreprendre, dans son fauteuil,
un petit voyage à Berlin parmi les livres de sa biblio-
thèque. Voici quelques-unes des étapes de ce curieux
voyage.
— « Il demande le repos et la paix ! Je le crois bien !
C'est ce que demande toujours un oiseau de proie pour
dévorer à son aise ce qu'il tient dans ses serres.» —
Goethe, Go'étz de Berlichingen.
— « Pour un philosophe qu'il y a dans Berlin, que de
corps sans âme! Je vous défie de vivre avec ces Alle-
mands des bords de la Sprée sans devenir ce qu'était un
habitant de la Béotie. » —Voltaire, Correspondance,
tome III.
— «Il vit des aigles coiffées d'or, et il frissonna d'hor-
reur, car, il le sait, ces aigles impériales trempent
souvent leurs becs et leurs serres dans le sang des
peuples. » — Jean-Paul Richter, la Mort d'un ange.
— « Jeune homme, où vas-tu?
— A Berlin.
— Qu'y vas-tu faire ?
— Contempler chez lui-même celui des peuples qui
est le plus victorieux et qui, par conséquent, doit avoir le
plus de bonheur.
— Jeune homme, qu'y vois-tu?
— 365 —
— Une capitale qui a le frisson, quand elle regarde du
côté de la Russie, et qui a la fièvre, quand elle regarde
du côté de la France; un peuple qui rêvait de n'avoir
qu'à fumer sa pipe ens'emplissant de bière et qui, depuis
dix-huit ans, passe les trois quarts de sa vie à faire la
charge en douze temps. » — Tourgueneff, Agenda d'un
Passant.
— « Heureux homme que je suis! Je me suis échappé
du bagne germanique. Paris, salut! France, sois ma se-
conde mère, celle près de laquelle je vivrai et je mour-
rai. Terre de la liberté, des arts, de l'élégance, du Cham-
pagne, de l'esprit ! Ne sois pas inclémente pour moi,
terre de France ! Je suis un Prussien libéré. » — Henri
Heine, l'Europe littéraire, 1885.'
— « J'ai lu, ce matin, un peu de la prétendue consti-
tution concédée à la Prusse. Ne le voyez-vous pas à ma
lettre? N'est-elle pas froissée, humide de larmes et de
fureur? Brutes imbéciles ! On leur assure le calme, l'or-
dre, la pâture, et on leur dit : « Voilà ce qui suffit à des
« hommes », et ils le croient, et ils s'en réjouissent.
Moyennant cela, on peut leur prendre la dîme de leur
travail sous forme d'impôt, tous leurs fils et eux-mêmes
pour en faire des soldats qu'on mènera tuer les autres et
faire tuer par les autres, et ils diront encore : « C'est
« pour le mieux... »
« Un noble peut souffleter un soldat prussien en pré-
— 366 —
sence de ses camarades, et si le soldat prussien fait seu-
lement mine de se plaindre, il est forcé de mettre culotte
bas, et quatre de ses pareils, quatre autres soldats, de-
venant bourreaux par ordre, lui donnent la schlague pu-
bliquement et le font mourir sous les verges.
« On agit avec la race allemande encore pis que les
juifs avec le Sauveur. Celui-ci fut obligé de porter la
croix où on le supplicia ; mais, du moins, on ne l'obligea
point à la construire. Je puis apprendre le français à
Paris; mais, bon Dieu ! quand apprendrai-je à oublier
l'allemand ?» — ■ L. Boerne, Lettres de Paris.
— «Comment! qu'est-ce à dire? Ces hypocrites n'ont
qu'un mot à la bouche : — « Paris est la grande Baby-
« lone, — Paris est une sentine d'impureté, — Paris est
« le lupanar de l'univers. » Ah ! qu'ils savent bien qu'ils
donnent cours au plus effronté de tous les mensonges !
Ne parlons ni de Londres, ni de Naples, ni de Vienne;
arrêtons-nous à Berlin. Oui, il existe à Paris un vice élé-
gant, raffiné, trop de vice ; mais à Berlin, la corruption
est triple, la débauche grossière. Tous les faubourgs sont
pourris. Et, puisqu'ils osent parler de prostitution, prou-
vons-leur par des faits, par des noms, par des chiffres,
que dans les maisons de tolérance de Paris l'Alle-
mande est dans la proportion de 75 pour 100. Et voilà
comment il y a tant de corruption en France, puisqu'il y
a la corruption germaine 1 » — Le docteur Kalisch,
Coup d'œil sur l'Europe.
— 367 —
— <( Si un homme humiliait un autre homme comme
la Prusse le fait pour l'Autriche, on dénoncerait cet
homme à la Société protectrice des animaux. La Prusse
a commandé à l'Autriche de se taire, quand elle volait
au roi de Hanovre sa couronne, et l'Autriche s'est tue.
L'Autriche s'était aplatie comme une punaise après Sa-
dowa. La Prusse a exigé que l'Autriche vint avec elle,
quand elle a dépouillé le petit roi de Danemark de deux
de ses duchés, et l'Autriche a obéi. Aujourd'hui, la Prusse
fait la triple alliance, où elle attelle l'Autriche à l'Italie,
son ennemie historique, et l'Autriche obéit, l'oreille
basse. Si, demain, Bismarck jetait son mouchoir dans
les rues de Vienne en disant à l'empereur d'Autriche :
« Rapporte ! » le Hapsbourg, toujours docile, obéirait. »
— Skobeleff, Un Dîner chez Gambetîa.
— « J'ai voulu voir Berlin, l'Athènes des Allemands,
à ce qu'ils disent. Je me suis frotté aux philosophes de
l'endroit. Les philosophes ont tous une grande barbe,
jamais lavée. Ils fument pour boire, ils boivent pour
fumer. De nos conférences avec eux, j'ai tiré cette
conclusion qu'ils ont deux estomacs comme un bœuf:
un premier estomac qu'ils emploient à digérer la bière;
un second estomac, appelé barbe, à l'aide duquel ils
digèrent leur sot orgueil et la fumée de leurs pipes. »
— Z. .., Lettres intimes.
Théâtres. — Mme Vaillant-Couturier, qui n'avait
— 368 —
encore chanté à Paris que l'opérette, et que l'étranger et
la province seuls connaissaient comme camatrice d'opéra-
comique et même d'opéra, a débuté le 12 juin à l'Opéra-
Comique dans le rôle de Carmen de l'opéra de ce nom.
Elle y a mieux réussi les jours suivants que le premier
soir, où cette aimable artiste avait un « trac » épouvan-
table. Toutefois le personnage de Carmen ne lui sied
qu'à moitié; elle sera mieux, semble-t-il, dans le rôle de
la Manon de Massenet qu'elle doit chanter au même
théâtre, l'hiver prochain.
— Aux Folies-Dramatiques, le 13, première représen-
tation de Coquin de printemps! folie-vaudeville en trois
actes et cinq tableaux de MM. Ad. Jaime et G. Duval.
Cette pièce, qui en rappelle beaucoup d'autres et qui nous
expose la fantasque odyssée d'un avoué en goguette, a
vivement réussi par sa belle humeur sans prétention. Co-
lombey, de l'Odéon, y joue avec beaucoup de verve le
rôle de l'avoué Landurin, et il est fort bien secondé par Go-
bin, Guyon, Alexandre, et Mmes Aubrys, Carina et Libert.
— Le Châtelet a repris, le 14, un vieux drame de
d'Ennery et Grange, les Bohémiens de Paris, qui a déjà
tout juste quarante-cinq ans d'âge. C'est le vrai mélo-
drame selon la vieille formule, et il est interprété aujour-
d'hui par deux artistes de premier ordre pour ce genre
spécial maintenant un peu démodé, MM. Taillade et
Laray. A citer encore Mlle Bépoix qui joue très spirituel-
lement le rôle de la grisette Artémise.
— 369 —
— Le 1 5, au Théâtre Libre, trois premières représen-
tations : Monsieur Lamblin, un acte de M. Georges An-
cey; la Prose, trois actes de M.Gaston Salandri, et la Fin
de Lucie Pellegrin, un acte de M. Paul Alexis. La pre-
mière pièce a été bien accueillie; la seconde a paru trop
longue; quant à la troisième, qui n'a que des femmes
pour interprètes, il serait aussi difficile qu'inconvenant de
la raconter, et la majorité du public ne l'a pas écoutée
jusqu'au bout.
A dater de l'hiver prochain, le Théâtre Libre donnera
ses représentations dans la salle des Menus-Plaisirs.
— A la Comédie-Française, le 18, reprise de Une
Famille au temps de Luther, tragédie en un acte de Casi-
mir Delavigne qui date de 1836. L'intérêt en est fort
médiocre et le sujet poussé trop au noir. Les interprètes,
MM. Mounet-Sully, Silvain, Clerh, et Mmes Lloyd et
Muller, ont fait ce qu'ils ont pu pour animer leurs rôles,
mais il est à douter qu'ils aient à les jouer bien long-
temps.
— Le même soir, à l'Opéra, M. Bérardi s'est tiré tant
bien que mal du rôle d'Hamlet, dans l'opéra d'Ambroise
Thomas, qu'il abordait pour la première fois, et où il a
été, toutefois, très applaudi dans la grande scène de
folie de l'acte des comédiens.
— Le Théâtre d'application de M. Bodinier a donné
aujourd'hui son douzième spectacle, qui doit clôturer, à
partir du 29 juin, les représentations de sa première an-
2-1
— ^7° —
née d'exercice. On jouait le Passant, de Coppée; le
deuxième acte de l'Aventurière; le Mari de la Veuve, de
Dumas père, et pour finir la Farce du cuvier, scène du
XVe siècle arrangée par M. Gassier des Brûlies. C'est,
en somme, le spectacle le plus intéressant que nous ait
donné jusqu'à ce jour le Théâtre d'application, qui est
toujours en progrès.
— Le 21, au théâtre des Menus-Plaisirs, première
représentation de l'Amour au village, opérette en un acte
de M. Albert Riondel, musique de M. Emile Camys. La
musique de ce compositeur nouveau venu est suffisamment
scénique et parfois d'une facture élégante ; c'est un heu-
reux début.
2 5 juin. — Le Théâtre Indépendant a donné aujourd'hui
sa dernière soirée de la saison. On a joué une comédie
en vers de M. Georges Taylor, les Ronces du chemin, qui
a réussi. Ce joli théâtre ne rouvrira plus maintenant qu'en
novembre.
Bibliographie. — « 1 814. » — C'est sous ce simple
millésime, qui dit tant de choses dans sa concision, que
M. Henry Houssaye vient de publier à la librairie Perrin
l'histoire si dramatique et si passionnante de la première
chute de Napoléon. Ce n'est donc pas l'année 18 14 tout
entière que l'auteur fait passer mois par mois sous nos
yeux : il ne nous donne même pas le commencement du
drame militaire où Napoléon joua avec tant de persévé-
_ 37i -
rance sa fortune et sa couronne. Ce n'est que la péripétie
finale que le nouvel historien nous raconte, et les phases
diverses, les alternatives tour à tour glorieuses et désespé-
rantes de cette lutte véritablement héroïque dans laquelle
l'empereur se défendit pendant plusieurs semaines avec
40,000 hommes seulement contre les armées coalisées de
l'Europe tout entière. On demande partout des romans,
on veut des lectures palpitantes, des aventures émotion-
nantes, il n'est vraiment pas besoin d'aller chercher aussi
loin. Aucune fiction ne présente et ne présentera jamais
l'intérêt du récit historique grandiose que nous a donné
Henry Houssaye, et qu'il a écrit dans un style si coloré
et si vivant en puisant aux sources les p!us sûres, sou-
vent les plus inconnues, et toujours les meilleures. Son
livre est l'histoire d'un géant qui tombe de tout son haut,
mais qui semble plus grand encore après sa chute. Et
quel romancier inventerait jamais une plus chevaleresque
et plus extraordinaire histoire ?
Varia. — Lettres de Paul Baudry. — Un litige vient de
se produire au sujet de la succession de Paul Baudry, le
célèbre peintre mort en 1 886. Au cours du procès l'avocat
de la défense, M. Léon Renault, a été amené à lire des
lettres de Baudry, dont quelques-unes sont vraiment
intéressantes, En voici plusieurs fragments, dont les pre-
miers ont rapport à son grand travail du plafond de
l'Opéra :
*
— 372 —
A M. de Girardot.
1873.
De nouvelles commandes, je ne pourrai les accepter que
dans deux ans. Et ce ne seront pas les premières, car je re-
pousse aux calendes grecques les demandes qu'on me fait cha-
que semaine. En attendant, je m'étends avec délices sur mes
peintures de l'Opéra à 383 francs le mètre.
Et un peu plus tard, à un autre ami :
1875.
On me rendra cette justice plus tard que, si j'ai déserté en
apparence les Salons annuels, c'a été par dévouement à la
grande peinture... Une petite toile nous assure le succès et
souvent la fortune. Si la gloire m'est donnée, ce qui est bien
douteux, j'aurai la satisfaction de dire que j'aurai négligé com-
plètement le profit.
1877.
... Je reviens nu comme un petit saint Jean. Beaucoup de
gloire, me dites-vous, mais peu de chemises! — Hélas! voilà
ce qui est le plus certain.
Je ne sais encore quelle est la victime que je vais choisir
pour me relever de cette misère, entre cinq ou six portraits
qu'on me propose. Il faut que je me décide, et que j'aie quel-
que monnaie pour mon voyage d'Egypte et mon futur logis,
que je choisirai \e ne sais où, je ne sais quand, et je ne sais
comment.
Enfin voici une lettre tout entière adressée par le
peintre à son meilleur ami :
_373 -
A Charles Ephrussi.
Fontainebleau, lundi.
Mon bon Charles,
J'ai la chance d'avoir eu un très beau temps aujourd'hui;
alors je me reprends de goût pour la belle forêt. J'ai, de plus,
parfaitement dormi; alors je vois tout doré comme les feuilles
des paysages d'automne. Pour le reste, tu le sais, c'est la mo-
notonie ouatée d'un homme qui rêve qu'il a des rentes, pas
beaucoup! et qui sent que la marmite n'est pas d'une solidité
étrusque, pélasgienne! Tu connais ces bâtisses indestructibles,
comme dit Popelin de la beauté de notre princesse; et toi,
Carlo, à quoi passes-tu le temps? Moi, ton peintre désœuvré,
je suis capable de rester encore quinze jours ici, si le ciel m'est
toujours clément. Puisque je prends des vacances pour la pre-
mière fois de ma vie, prenons-en jusque-là. Je m'imagine que
cette coloration automnale va être tout à fait giorgionesque, et
je veux voir ça. Je ne l'ai encore vu qu'en peinture.
Écris-moi un brin; par exemple, il me faut quelques paroles
pour mettre sous ma musique; tu me les feras bientôt, n'est-ce
pas, cher Charles? Une petite lettre de toi me sera comme un
flocon rosé dans mon ciel.
Mes monstres d'enfants te font toutes sortes de tendresses.
Le père et la mère se joignent à eux.
Je t'embrasse tendrement, mon Charles.
Paul.
L'Égérie de Guillaume II. — Voici une bien curieuse
révélation faite par le journal la Tribune de New-York
sur les relations du nouvel Empereur d'Allemagne et de
— ->74 —
la comtesse de Waldersee. Un journal anglais, la Pall
Mail Gazette, semble avoir donné quelque authenticité à
ces renseignements en les reproduisant dans tous leurs
détails.
La Tribune donne à entendre que Mme de Waldersee,
la femme du quartier-maître général du grand état-major
allemand, est l'Égérie du jeune souverain, qu'elle exerce
sur lui une influence d'autant plus considérable que la
nouvelle impératrice n'en a que fort peu.
Mme de Waldersee serait née à New-York en 1845 et
son père serait un banquier de cette ville, David Lea.
Venue en Europe, miss Mary Lea a figuré avec éclat à la
cour du prince Frédéric de Sleswig-Holstein, qu'elle
épousa secrètement et morganatiquement à Paris, le
3 novembre 1S64. Pour légitimer cette union, l'empe-
reur d'Autriche donna à la princesse le titre de princesse
de Noër, qu'elle conserva quand son mari vint à mourir
en 1865.
La princesse était jeune, belle, distinguée, fort riche
et fort spirituelle; elle était reçue dans la plus haute
société européenne; à Ems, elle rencontra le comte de
Waldersee, qui jouissait de la faveur spéciale du roi
Guillaume de Prusse et dont la carrière devait être fort
brillante. Mme de Noër l'épousa vers la fin de 1866 et
elle ne tarda pas à faire de son salon à Berlin le centre
du grand monde politique de la capitale allemande et le
point de ralliement du parti bismarckien.
- 373 -
Le prince Guillaume, dès les premières années qui
suivirent la fondation de l'empire, avait témoigné au
chancelier un attachement enthousiaste. Il fut tout natu-
rellement un des assidus de la maison Waldersee, et le
pouvoir qu'avait pris sur lui, dès l'abord, la comtesse,
s'accrut encore quand le prince épousa, en i88i,une
des petites-nièces du premier mari de cette dernière, la
princesse Victoria de Sleswig-Holstein. Celle-ci ne sut
s'acquérir l'affection ni de sa belle-mère, la princesse
Victoria, ni de l'impératrice Augusta. Au contraire, la
comtesse de Waldersee la prit sous sa protection et la
circonscrit si bien qu'elle ne songea nullement à trouver
mauvais l'ascendant que la comtesse avait peu à peu
conquis sur le prince Guillaume. Mme de Waldersee
exerça donc et exerce encore une influence qu'on ne sau-
rait estimer trop considérable sur le prince qui vient de
monter sur le trône et sur sa famille. Bien qu'elle ait été
fort mal vue à la cour dans ces derniers mois, bien qu'elle
ait eu l'imprudence de se compromettre trop ouverte-
ment avec les antisémites, qu'elle se soit fait exiler pour
ainsi dire avec son mari à Kœnigsberg et qu'elle ait attiré
des désagréments au prince Guillaume, elle est l'astre
montant du nouveau règne. Les attentions que lui ont
témoignées tous les ambitieux pendant la maladie de
l'empereur Frédéric III ont clairement montré quel serait
le pouvoir dont elle va disposer.
Voici encore, sur le premier mariage de miss Lea
— 376 -
avec le prince de Sleswig-Holstein, un piquant renseigne-
ment :
Le mariage eut lieu à la légation américaine; miss Lea
eut le ministre des États-Unis pour témoin, et, pour bien
montrer que son union était parfaitement légitime et
pouvait être publiée sans inconvénient, miss Lea eut la
fantaisie d'exiger que toute la noce fît, selon la coutume
bourgeoise, un tour au Bois. Le prince y consentit et le
déjeuner eut lieu dans un des restaurants près de la
cascade. Les deux époux se rendirent en Egypte; c'est
là que le prince mourut au bout de deux mois de ma-
riage. Sa femme alla demeurer alors à Vienne; elle y fut
reçue à la cour et l'empereur changea son titre de com-
tesse de Noër en celui de princesse; enfin elle épousa,
en 1866, le comte de Waldersee, et on sait le reste.
Le Mariage de Sarah-Bernhardt. — Au cours d'un pro-
cès que soutient en ce moment Mme Sarah-Bernhardt
contre les héritiers Ballande, de curieuses insinuations
ont été faites par l'avocat de la partie adverse au sujet
de la validité du mariage de la célèbre artiste avec
M. Damala.
En effet, dans l'instance pendante est intervenue
Mme Damala déclarant que l'acte de vente du théâtre
des Nations que lui avait consentie Ballande devait être
nulle, attendu qu'en 1883, date de l'engagement con-
tracté par elle, elle était en puissance de mari, et que
— J77 -
M. Damala n'avait pas alors donné à sa femme l'auto-
risation exigée pour que le susdit acte fût valable.
C'est en réponse à cette intervention que les héritiers
Ballande demandent incidemment au tribunal de pro-
noncer la nullité du mariage célébré en Angleterre, en
1882, entre la grande artiste et M. Damala. D'après
eux, ce mariage serait nul pour inobservation des formes
prescrites par la loi, et pour clandestinité.
« Ce mariage, disent-ils par l'organe de Me Maritain,
n'est qu'une plaisanterie, une fantaisie qui n'a pas duré
et qui est désavouée par Mme Sarah-Bernhardt elle-
même, puisque, au mariage de son fils, elle n'a pas signé
de son nom de Damala. »
Et Me Maritain de nous donner, sur ce mariage et
sur Sarah-Bernhardt elle-même, quelques détails piquants.
Le mariage, il a été fait à la vapeur, entre deux trains,
par un pasteur que Ton a trompé — sur l'âge même des
époux. Car Sarah-Bernhardt, qui se donnait trente prin-
temps seulement, en avait bien trente-huit, — elle est née
en 1844. Le pasteur n'a pas su la religion de ceux qu'il
mariait. Damala était grec orthodoxe et Sarah-Bernhardt,
non pas juive, comme on le pense, mais catholique, — elle
a été baptisée et élevée au couvent; elle s'appelait alors
de son vrai nom Rosalie !
Enfin, les deux artistes n'avaient pas attendu les quinze
jours de résidence à Londres nécessaires pour la validité
du mariage.
— 378 —
Le Premier Engagement de Rachel. — On vient de ven-
dre, à l'hôtel Drouot, une collection d'autographes où
figurait le texte original et authentique du premier enga-
gement de Rachel au théâtre, avec la direction du Gym-
nase.
Cet engagement était contracté moyennant trois mille
francs par an, du Ier février 1837 au Ier mai 1843.
Chaque année, le traitement de l'artiste devait être
augmenté de mille francs. Un congé annuel lui était
accordé. Cet engagement se termine ainsi :
Le présent engagement aura même force et valeur que s'il
était, passé devant notaire. Voulons qu'aucun de nous ne puisse
y manquer sous quelque prétexte que ce soit, à peine d'un dé-
dit de la somme de quatre-vingt mille francs.
Fait triple entre nous, dont un pour l'administration et
l'autre pour M110 Félix (Élise), le 7 janvier 1837.
Cet acte porte aussi les signatures de Delestre-Poirson
et de Cerfbeer, directeur et administrateur du Gymnase,
et du père et de la mère de Rachel, alors mineure.
Ce curieux document a été acheté 1 10 francs. On sait
d'ailleurs que Rachel n'exécuta pas son engagement avec
le Gymnase jusqu'à son terme fixé, puisqu'elle débuta à
la Comédie-F'rançaise dans l'année qui en suivit la signa-
ture (12 juin 1838).
Une Pseudo-Impératrice. — Notre confrère Paul Dhor-
moys raconte, dans les intéressants mémoires qu'il publie
— 379 —
sur le second Empire, l'anecdote suivante qui démontre
qu'il s'en fallut de bien peu que Mlle de Montijo ne de-
vînt pas l'impératrice Eugénie:
« C'était en 1850, à un concert donné au ministère
de l'intérieur, sous le court ministère de Ferdinand Barrot.
On avait réservé, au milieu du grand salon, un petit
espace avec des sièges dorés pour le président, les mi-
nistres et leurs femmes.
Je me trouvais derrière ces fauteuils, causant avec la
femme et la fille d'un chef de division, vieil ami de ma
famille; la jeune fille était remarquablement belle.
Tout à coup le président se retourna, et, s'adressant à
ma voisine:
« On ne vous a pas vue avant-hier à l'Elysée, lui dit-il.
— Ce n'était pas notre tour d'invitation, répondit la
mère.
— Oh! mais je vous en ferai envoyer pour chaque
bal, .reprit le prince. Votre absence y faisait un vide. »
Et il reprit la conversation avec Mlles de La Hitte.
Quelques minutes plus tard, au moment où je quittais
ma place pour rejoindre le groupe des hommes, le capi-
taine Lepic, alors officier d'ordonnance du président, me
rejoignit et me dit :
« M. le président m'a chargé de vous demander le
nom et l'adresse des [deux dames avec lesquelles vous
causiez tout à l'heure.
— Monsieur, lui répondis-je du plus haut de ma jeune
— 38o —
dignité, le mari et le père de ces dames est ici; je vais,
si vous le désirez, vous présenter à lui. C'est tout ce que
je puis faire. »
C'est ainsi que j'assistai aux débuts d'une idylle qui
dura quinze mois.
Louis-Napoléon s'était sérieusement épris de MlleX...
La famille était des plus honorables. Le prince n'était que
président. On disait alors qu'il cherchait à épouser une
simple citoyenne. On parla mariage à la famille; je pour-
rais citer le nom de l'ami du futur empereur qui fut en-
voyé comme ambassadeur, — mais la jeune fille aimait
un jeune chef de bureau qu'elle épousa l'année suivante.
Elle est morte il y a deux ans, après s'être remariée en
secondes noces avec M. Gallois-Gignoux, propriétaire
du magasin de nouveautés des Trois-Quartiers.
Si la jeune fille et la famille avaient été moins hon-
nêtes et moins désintéressées, si le président de 1850
avait épousé une simple bourgeoise qu'il aimait, qui sait
quelle aurait été l'histoire de 1850 à 1870? »
Lamartine et la Revue des Deux-Mondes. — L'anec-
dote suivante est racontée par le regretté Blaze de Bury
dans ses intéressantsumémoires, encore en cours de pu-
blication :
« C'est en 1848. Lamartine était ministre des affaires
étrangères. Il devait alors deux mille francs à la Revue.
Un matin, Buloz, passant boulevard des Capucines, où
— 38i —
était encore le siège du ministère, monte lui donner le
bonjour. On l'accueille à bras ouverts, le grand char-
meur, plus que jamais, éloquent, génial, familier; puis,
au moment de se quitter :
« A propos, vous savez que je vous dois deux mille
francs? » dit Lamartine en se rasseyant.
Il ouvre son tiroir, en sort deux billets de banque qu'il
place sur la tablette du bureau.
« Très bien, reprend Buloz; vous me devez deux
mille francs; mais, si vous tenez à régler nos comptes,
permettez-moi de vous rappeler qu'il vous revient une
partie de cet argent.
— Et comment cela? fait Lamartine.
— Vous oubliez la Marseillaise de la Paix.
— Bast ! deux pages de vers, la chose n'en vaut pas
la peine. »
Buloz eut le tort, ou, si Ton aime mieux, la fierté d'in-
sister :
« Pardon, Monsieur le ministre, des vers de Lamar-
tine, cela se paye toujours, et la Revue entend y mettre
le prix que vous fixerez.
— Soit! reprend alors Lamartine; mais croyez alors,
mon cher monsieur Buloz, que ce que j'en fais n'est que
pour vous obéir. »
Et, balayant la tablette d'un geste froid, il fit rentrer
les deux billets de mille francs dans le tiroir, qu'il referma
correctement. »
— 382 —
Les Origines du Bourgeois Gentilhomme. — A l'as-
semblée annuelle de la Société d'histoire diplomatique
qui a eu lieu, le 24 mai, dans la salle de la rue Saint-
Simon, M. Albert Vandal a donné lecture d'un mémoire
intitulé Molière et le Cérémonial turc à la cour de
Louis XIV. Voici le résumé de la partie principale de ce
curieux mémoire, qui expose et résout une question litté-
raire et théâtrale assez intéressante :
« On sait qu'en 1669 la Sublime-Porte envoya en
France un ambassadeur extraordinaire, un certain Soli-
man, qui embarrassa beaucoup M. de Lyonne quand il
s'agit de le recevoir en cérémonie, et qui étonna, qui
effaroucha même un peu les provinces, la ville et la cour,
par l'air de mépris tout oriental avec lequel il regardait
les choses et traitait les hommes autour de lui. Rien ne
déconcertait l'impassibilité de cette « Altesse turque »,
qui parlait toujours de la magnificence de son maître, et
que le rayonnement du roi-Soleil laissait indifférente.
Admis devant Louis XIV, sans être intimidé ni ébloui
par tout ce que lui en avait dit M. de Lyonne, qui s'était
donné très respectueusement pour un petit secrétaire du
roi, l'ambassadeur ne put jamais comprendre que le roi
ne se levât point pour recevoir la lettre de Sa Hautesse,
et il se retira en grommelant, quand on lui eut refusé
satisfaction.
Le Bourgeois Gentilhomme , donné au théâtre l'année
suivante (1670), rappela cette aventure et humilia, après
— 383 -
son départ, ce mamamouchi. Molière prit l'Excellence
ottomane pour tête de Turc, et le comédien vengea le
grand roi. Un Marseillais qui connaissait l'Orient, Lau-
rent Dervieux, donna à Lulli et à Molière de précieux
renseignements sur les costumes, les gestes, les usages,
la langue même de ces mécréants. Ainsi , comme l'a très
agréablement raconté M. Vandal , le Bourgeois Gentil-
homme eut un à-propos que bien des gens ne lui soup-
çonnent pas, et fut une véritable revanche du rire fran-
çais contre le flegme et l'orgueil de cette caravane diplo-
matique qui avait été, en son temps, une mascarade et
presque un scandale. »
Militaires ou Confesseurs. — Anatole France nous ra-
conte une amusante conversation qu'il eut l'an dernier
au banquet celtique avec M. Ernest Renan :
« La conversation du dessert en était venue à rouler
sur les qualités que les femmes apprécient particulière-
ment en nous, et l'un des convives, prenant brusque-
ment l'illustre exégète à partie, lui avait posé cette ques-
tion précise :
« Quels, ô mon cher maître, ont la meilleure place
dans le cœur des femmes, les militaires ou les confes-
seurs ? »
M. Renan plaça doucement sa main sur la main de
son interlocuteur et dit:
« Mon gentil voisin , une dame de grand mérite à qui
— 3S4 —
je posais un jour la question que vous m'adressez là me
répondit : « Nous préférons les confesseurs, parce qu'ils
« nous écoutent. »
Bossuet-Prudiwmme. — Henry Monnier passe pour être
l'auteur de cette fameuse phrase prudhommesque :
« L'ambition perd l'homme. Si Bonaparte était resté
simple lieutenant d'artillerie, il serait encore sur le trône
de France. »
L'Intermédiaire rapproche de cette phrase la suivante,
qu'on trouve, à propos d'Alexandre, dans le Discours sur
l'histoire universelle, de Bossuet: « S'il fût demeuré pai-
sible dans la Macédoine, la grandeur de son empire n'au-
rait pas tenté ses capitaines. »
Georges d'Heylli.
Le Gérant: D. Jouaust.
2476. — Paris, imprimerie Jouaust et Sigaux, rue de Lille, 7.
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AP Gazette anecdotique,
20 littéraire, artistique
G25 , et bibliographique
année 13
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