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LES
LETTRES ET LES ARTS
REVUE ILLUSTRÉE
TOME PREMIER
PARIS
BOUSSOD, VALADON KT C". ÉDITEURS
9, RUE CHAPTAL, 9
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LES
LETTRES ET LES ARTS
NOTES ET SOUVENIRS
Versailles, 27 mai 1871. — Ce matin, munis de laissez-passer qui nous
donnent le droit de libre circulation dans Paris, nous montons, B. et moi, sur
la place du Château, dans une voiture de déménagement découverte. Nous
sommes entassés quinze dans ce char à bancs. Prix : trois francs par tête. Le
cocher s'est engagé à nous conduire jusqu'à la grille de l'avenue Uhrich
(ancienne avenue de l'Impératrice).
Je suis assis à côté d'un entrepreneur de menuiserie qui habite les
Batignolles, et naturellement il se met à me parler de ses affaires. Il a une
fdle mariée à Versailles; il a su qu'elle était souffrante; il est venu la voir et
retourne chez lui. Il n'a pas quitté Paris pendant la Commune; il prend les
choses avec une parfaite philosophie.
6 LES LETTRES ET LES ARTS
— On a bien exagéré tout ça, nous dit-il. Je ne sais pas, mais, moi, je vais
et je viens de Paris à Versailles et de Versailles à Paris, on ne me dit jamais
rien. Il n'y a qu'à marcher bien tranquille, les mains dans ses poches.
Assurément, c'est triste tout ce qui se passe, mais on n'a pas le temps de
s'ennuyer, on voit des choses curieuses, des choses qu'on n'avait pas vues
avant nous, des choses qu'on ne verra pas après, des choses qu'on pourra
raconter plus tard.
Cela, ou quelque chose d'approchant, m'a été dit bien souvent, depuis
Sedan, par des gens de toute condition. Il y a chez beaucoup de Français
une sorte de consolation, de satisfaction même, dans cette pensée que la
France subit des désastres extraordinaires, et qu'aucune autre nation, après
avoir été si haut dans la gloire, n'a été si bas dans le malheur.
Quand nous traversons les ruines de Saint-Cloud — Saint-Cloud n'existe
plus — mon voisin entend nos exclamations.
— Oui, c'est affreux, dit-il. Mais quelles ruines ! on n'a jamais vu de
ruines pareilles! et puis, que voulez-vous? c'est la guerre.
— La guerre, répond un de nous, en effet, ici, c'est la guerre. Ce sont les
Prussiens qui ont brûlé et détruit Saint-Cloud... Et encore ont-ils fait cela
inutilement, sauvagement, pendant l'armistice, quand on ne se battait plus;
mais les Prussiens étaient nos ennemis, nous détestaient et voulaient nous
faire le plus de mal possible; tandis que, maintenant, ces ruines, la colonne
Vendôme renversée, ces incendies, ce sont des Français qui...
— Oh! ne dites pas cela, s'écrie l'entrepreneur. Des Français, quelle
erreur! Ce sont les Prussiens, toujours les Prussiens! M. de Bismarck avait,
pendant la Commune, des émissaires à Paris. Ils entraient quand ils voulaient,
comme ils voulaient, à l'Hôtel de ville par une petite porte dérobée... On me
l'a montrée. Et la colonne Vendôme, c'est avec l'argent de la Prusse qu'elle
a été jetée par terre... J'étais là, sur la place, le 16 mai, quand elle est
tombée. C'était un petit ingénieur tout jeune, un malin, je vous en réponds,
qui a dirigé l'opération. Il connaissait son affaire, celui-là! Il n'avait pas
fait de frais inutiles : un méchant échafaudage de quatre sous autour du
piédestal, trois câbles, trois cabestans, une vingtaine d'hommes et voilà
NOTES ET SOUVENIRS 7
tout... On avait coupé le bas de la colonne en sifflet... Ah! il faut être juste,
ça été de l'ouvrage bien faite!
Il s'arrête un moment, nous regarde avec autorité; on sent l'admiration
de l'entrepreneur de menuiserie, de l'homme du métier pour cet ouvrage si
bien faite... Il continue :
— On croyait que ça allait s'écrouler violemment, ébranler les maisons
du quartier, casser tous les carreaux... Pas du tout... Ça s'est passé en
douceur. La colonne s'est couchée bien gentiment, à la place marquée, sur
un grand lit de fagots, de sable et de fumier. Il y a eu un grand nuage de
poussière, et puis on a vu la colonne par terre, en morceaux, en miettes,
en poudre... C'était vraiment curieux. J'avais voulu faire voir ça à mon
garçon. Il a douze ans. Il est intelligent. Il travaille déjà à l'atelier comme
apprenti, et je lui disais tout le temps, pendant l'opération, — il ne faut
pas que les enfants aient des idées fausses — je lui disais : c tu entends
bien, c'est pas ces gens-là, c'est pas des Français qui jettent la colonne
par terre, c'est M. de Bismarck qui fait tout ça, c'est M. de Bismarck! »
Nous entrons dans le Bois de Boulogne. La marche devient laborieuse. Les
routes sont coupées par des fondrières, des tranchées, des gros arbres
renversés. Entre les deux lacs, nous sommes obligés de mettre pied à terre; la
voiture ne peut aller plus loin.
La bataille à Paris n'est pas terminée; nous entendons distinctement la
fusillade et la canonnade. Voici par terre, dans l'herbe, des papiers brûlés,
noircis, rongés par le feu. Le vent les a apportés là. Je ramasse un de ces
lambeaux de papier. Dette inscrite. Rente 3 OjO... C'est le fragment d'un
titre de rente au nom d'un M. Desmarets... Cela vient de l'incendie du
Ministère des finances.
Nous suivons à pied l'avenue de l'Impératrice. Pas une fenêtre ouverte !
Pas une voiture ! Pas un passant ! Et il est dix heures du matin. Autour de
l'Arc de l'Etoile, campent, les fusils en faisceaux, deux ou trois compagnies
de ligne; dans les Champs-Elysées, même silence, même solitude. Les
soupiraux des caves sont partout bouchés avec du plâtre. A la jonction du
boulevard Haussmann et du Faubourg Saint-Honoré, un peu de mouvement,
8 LES LETTRES ET LES ARTS
quelques allants et venants, cinq ou six boutiques entre-bâillées, et une
voiture découverte qui rôde, cherchant fortune. Nous hélons le cocher, il
nous fait bon accueil. « Vous m'étrennerez, nous dit-il, c'est ma première
sortie depuis la bataille; seulement, il ne faudra pas aller du côté de la
Bastille et du Père-Lachaise, on se bat encore par là, et ferme. »
Nous voici en plein Paris. Je suis un obstiné collectionneur de journaux,
d'images populaires et de caricatures. J'avais, il y a un mois, écrit à une
brave femme, une ancienne choriste de l'Opéra qui tient une petite librairie
au bas de la rue des Martyrs, de mettre de côté un exemplaire de tout
ce qui paraîtrait pendant la Commune. Je me fais conduire rue des Martyrs.
A partir de la gare Saint-Lazare, nous retrouvons tout le mouvement, toute
l'animation de Paris. Je trouve chez ma marchande de journaux un énorme
ballot déjà ficelé à mon intention.
— Emportez cela bien vite, me dit la marchande. Il n'y a pas de temps
à perdre pour les collections. Toute la police de Versailles va revenir à Paris
et on va se mettre à nous tourmenter. 11 est déjà venu hier soir un monsieur
qui voulait tout saisir chez moi.
Pendant ce temps, les pièces d'une batterie versaillaise de Montmartre
tiraient sur le cimetière du Père-Lachaise où se livrait le dernier combat de la
Commune. A chaque coup tiré sur les hauteurs de Montmartre, c'était un
efFroyable fracas dans la rue des Martyrs ; mais cela ne causait pas la moindre
émotion. Personne n'y faisait attention. 11 y avait foule chez tous les
marchands du quartier. Les ménagères faisaient littéralement queue chez le
boucher. C'étaient de tous côtés des plaisanteries, des rires. L'issue de la
bataille n'était plus douteuse; on savait la Commune expirante; on ne s'en
occupait plus, on ne pensait qu'à revivre.
Pendant que je réglais mon compte, une grosse ménagère à mine réjouie,
son panier chargé sur le bras, entre pour acheter un journal :
— En font-ils du vacarme, là-haut, à Montmartre.
— C'est la fin, répond la marchande, c'est le bouquet. 11 n'y en a plus pour
longtemps.
— Et puis on y est habitué, n'est-ce pas, à ce bruit-là, depuis bientôt dix mois.
NOTES ET SOUVENIRS 9
C'est là surtout ce qui est curieux et précieux à noter en ce moment :
l'état d'esprit, les conversations, les sentiments des petites gens, de ceux qui
pensent tout haut, librement, ouvertement. Nous autres, nous nous tenons
toujours un peu, nous ne nous abandonnons jamais en pleine franchise.
Si quelqu'un, sans la moindre prétention à la littérature, avait fait, de
1789 à 1793, office de fidèle sténographe dans les rues de Paris, il nous aurait
laissé un livre qui nous manque. J'ai pris, depuis dix mois, beaucoup,
beaucoup de notes en vue d'un tel livre. Il n'aura d'autre mérite que
l'exactitude et la sincérité, mais ce sera bien quelque chose.
Je causais hier, à Versailles, devant les Réservoirs, avec cinq ou six
personnes distinguées, cultivées, lettrées; ces personnes me répétaient, avec
de bien légères variantes, ce qu'elles avaient lu et ce que j'avais lu, le matin,
dans les journaux. Cet entrepreneur des Batignolles était autrement sincère,
autrement lai-même dans sa conversation. Rien ne l'arrêtait, ni respect humain,
ni souci de l'entourage, ni crainte du ridicule. Il allait naïvement, intrépi-
dement jusqu'au fond et jusqu'au bout de sa pensée. Hier, toujours devant les
Réservoirs, un mien ami parlait avec infiniment de grâce et d'esprit; rien de
ce qu'il a dit cependant ne m'a autant frappé que le mot que j'ai entendu, en
sortant de chez ma marchande de journaux. Je passais devant la boutique du
boucher, une vieille femme se chamaillait avec un garçon qui voulait lui glisser
trop de réjouissance.
— Je croyais, s'écria-t-elle, que vous alliez être plus raisonnable qu'avant
la guerre... Mais je vois bien que ce sera toujours la même chose.
Hélas, oui! très probablement ce sera toujours la même chose... Mais
nous n'avons pas le temps de suivre cette brave femme sur ce terrain philoso-
phique... Il est midi; nous déjeunons en hâte chez Brébant dans un petit
cabinet de l'entresol avec M. B. et C. qui ont déjeuné là, tous les jours,
pendant les deux mois de la Commune. Nous voulons, avant de retourner à
Versailles, faire le tour des incendies. Nous avons gardé notre voiture du
matin, et, grâce à nos laissez-passer, partout on nous fait place. Allons d'abord
rue de Rivoli... Ce matin, quand nous montions en voiture, à Versailles,
notre ami, M. Joseph Bertrand, le secrétaire perpétuel de l'Académie des
10 LES LETTRES ET LES ARTS
sciences, nous avait dit : « Vous m'apporterez des nouvelles de chez moi. »
Nous prenons la rue Montmartre; grand rassemblement près des halles,
à la pointe Saint-Eustache; un obus du Père-Lachaise vient de tomber là,
il y a cinq minutes, mais il n'a pas éclaté et n'a fait aucun mal. Nous arrivons
devant ce qui avait été la maison de M. Bertrand. Plus rien que quatre
murs entourant un immense monceau de décombres encore tout fumants.
M. Bertrand a tout perdu : ses papiers, ses livres, ses manuscrits, ses notes,
trente ans de travail et d'étude, tout cela est sous ces ruines. Nous avons
revu M. Bertrand, le soir, à Versailles. 11 avait déjà reçu cette affreuse
nouvelle, et jamais plus grand malheur n'a été supporté avec un plus tran-
quille courage, avec une plus héroïque simplicité. C'est à recommencer, il
recommencera.
Nous voici devant l'Hôtel de ville... Quelle effrayante et admirable ruine!
On ne devrait pas toucher à ces murs déchiquetés et calcinés par l'incendie.
On devrait les laisser là, toujours, en plein cœur de Paris, comme une éternelle
leçon, en témoignage de nos fautes, de nos discordes, de nos folies.
A l'intérieur, les grandes charpentes brûlent et fument encore. Tout autour
de la place, de grandes barricades effondrées, éventrées. Une clôture de
planches entourait l'Hôtel de ville ; sur une de ces planches se trouvait une
affiche trouée et rongée par le feu. C'est la dernière proclamation de la
Commune, elle porte le n°395... Trois cent quatre-vingt-quinze proclamations
en deux mois ! La Commune aux soldats de Versailles. Frères, Vheure du
grand combat des peuples contre leurs oppresseurs est arrivée. N'abandonnez
pas In cause des travailleurs, etc., etc.
Avec des soins infinis — rien n'arrête un collectionneur — je réussis
à détacher cette affiche, et je l'emporte, en souvenir de cette tragique
promenade. Nous reprenons notre course; nous traversons le Pont-Neuf,
et nous tombons, au carrefour de la Croix-Rouge, sur un vaste incendie;
c'est un immense magasin de nouveautés qui flambe à grand feu depuis
quarante-huit heures. Et tout près de là, les magasins sont ouverts, les
passants nombreux, actifs, remuants, affairés, ayant repris l'allure alerte du
Parisien; les rues voisines ont retrouvé leur mouvement, leur caractère,
$m?BMQyE FRANÇAISE
(ft"^Érri"«iill JA»'"MàayJ- — EGALITE FRATERNITE IV" 595
CÙJMJMUNE DE PiARIS
* LE PEUPLE DE PARIS
AUX SOLDATS DE VERSAILLES
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FRÈRES!
L'heure du grand combat des Peuples contre leurs
oppresseurs est arrivée!
N'abandonnez pas la cause des Travailleurs !
Faites comme vos frères du 18 mars!
Unissez-vous au Peupîe, dont vous faites partie!
Laissez les aristocrates, les privilégiés, ies bourreaux
de l'humanité se défendre eux-mêmes, et ïe règne de
la Justice sera facile à établir.
Quittez vos rangs!
Entrez dans nos demeures.
Venez à nous, au milieu de nos familles. Vous serez
accueillis fraternellement et avec joie.
Le Peuple de Paris a confiance en votre patriotisme.
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VIVE LA COMMUNE!
3 prairial an T9.
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0 LA COMMUNE DE PARIS.
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12 LES LETTRES ET LES ARTS
leur allure ordinaires. Je m'arrête et regarde curieusement, pendant cinq
minutes, un opticien de la rue du Vieux-Colombier qui, avec infiniment
de calme, est^en train de refaire sa montre; il range méthodiquement ses
lorgnettes, ses lunettes, ses binocles et ses microscopes ; sa femme lui donne
des conseils ; il sort de sa boutique pour voir l'effet, du dehors, sur le trottoir.
Et l'incendie fait rage à cent mètres de là, et l'on entend distinctement des
coups de canon du côté de la Bastille.
Dans cette course rapide à travers Paris, au milieu de ces ruines et de
ces incendies, pendant que l'on se bat encore sur les hauteurs du Père-
Lachaise, ce qui m'a certainement le plus étonné, c'est cette reprise immé-
diate de la vie dans cette grande fourmilière humaine. Derrière les troupes
de Versailles victorieuses, la vie ressortait soudainement d'entre les pavés.
Oui, ce sont bien des fourmis, quittant leurs trous, et recherchant, et retrou-
vant, après ce grand bouleversement, leurs petits chemins et leurs petites
habitudes d'autrefois.
Nous nous remettons en marche, nous suivons la ligne des quais, et
respirant une odeur acre qui nous prend à la gorge, nous défilons, à partir
du pont Royal, entre une véritable haie d'incendies : incendie des Tuileries,
incendie de la rue du Bac, incendie de la Caisse des Dépôts et Consignations,
incendie du Conseil d'Etat, incendie du palais de la Grande Chancellerie de la
Légion d'honneur. La besogne, de ce côté, a été faite en conscience et par
des gens entendus.
J'ai vu, depuis dix mois, bien des choses extraordinaires, mais rien de
plus étrange, de plus fantastique, que ce que j'ai vu là, tout à l'heure, de
mes deux yeux... Entre le pont Royal et le pont de }a Concorde, des pêcheurs
à la ligne — ils étaient douze, je les ai comptés — étaient installés bien
tranquillement, ne s'occupant en aucune manière de ce qui se passait au-dessus
de leurs têtes, le regard fixé sur les petits bouchons qui frétillaient au bout
de leurs lignes et profitant de tous ces désastres pour pêcher en temps prohibé.
Nous remontons en voiture au pont de la Concorde ; nous trouvons au
Point-du-Jour un char à bancs qui, en une heure et demie, nous ramène à
Versailles. Quelle journée! Ce soir, en me déshabillant, je sentais encore
NOTES ET SOUVENIRS i3
flotter autour de moi, comme une odeur de fumée, de soufre et de feu restée
dans mes vêtements.
Versailles, mercredi 31 mai. — A deux heures, à la Chambre. Je n'avais
pas vu la salle de spectacle du château de Versailles depuis le soir de la
fameuse représentation offerte au roi d'Espagne. C'était le 20 août 1864.
Nous étions M. Auber, M. Perrin, alors directeur de l'Opéra, et moi, blottis
dans une petite baignoire, toute sombre, à gauche de la scène. Mes anciens
collègues, les secrétaires rédacteurs de la Chambre, sont maintenant installés
dans cette loge.
L'Empereur et l'Impératrice — je ne l'ai jamais vue plus radieusement
belle que ce soir-là — étaient dans une grande loge, construite de face au
fond de la salle et fastueusement décorée. Avec un air de triomphe mal
contenu, mademoiselle de Montijo, devenue impératrice des Français, faisait
les honneurs de Versailles au roi d'Espagne, à celui qui avait été son roi,
et qui n'était plus que son hôte. D'un aspect assez mince, ne faisant pas
grande figure, le mari de la reine Isabelle était assis entre l'Empereur et
l'Impératrice. Trois grands fauteuils, presque trois trônes, étaient installés sur
le devant de la loge. Tout à coup, l'Impératrice fit appeler un chambellan,
qui se présenta respectueusement, non pas courbé, mais littéralement plié
en deux; en habit rouge, la clef d'or au côté, cordon espagnol bleu de ciel
autour du cou. Quelque chose évidemment avait cloché dans l'étiquette, et
des paroles sévères étaient adressées au chambellan. L'Impératrice parlait
avec une extrême animation; le chambellan rougissait, balbutiait, perdait
contenance, s'inclinait de plus en plus, touchait terre; l'Empereur intervint
doucement, avec un air d'indifférence et de lassitude — son air habituel —
cherchant évidemment à apaiser l'Impératrice. Le roi d'Espagne était fort
gêné; par son sourire, par ses gestes un peu gauches, il disait clairement :
« Mais cela n'est rien, rien du tout; cela n'a pas la moindre importance. »
La salle entière, fort intriguée, avait les yeux fixés sur ce groupe des
trois Majestés.
Et quelle salle! Venus là tous les trois, avec la troupe, avec l'Opéra,
14 LES LETTRES ET LES ARTS
nous étions seuls en habit noir. Il n'y avait dans la salle que des uniformes
éclatants, des habits brodés sur toutes les coutures; sur les poitrines, des
plaques et des grands cordons de toutes les couleurs. Et les femmes ! Presque
toutes jeunes et presque toutes belles ! Un luxe inouï de toilettes ! Un
ruissellement de rubis, de perles et de diamants ! C'était un éblouissement.
Nous nous demandions si nos affreux habits noirs n'étaient pas la cause de
l'incident, s'ils ne faisaient pas scandale au milieu de toutes ces splendeurs ;
nous nous étions rejetés un peu inquiets au fond de la loge. Nous avions
peur d'être expulsés, et c'eût été grand dommage, car le spectacle était
merveilleux sur le théâtre comme dans la salle. Mais non, le scandale, ce
n'était pas nous... l'Impératrice se calma; nous ne fûmes pas renvoyés.
Oui, le spectacle était merveilleux; pour donner de la Psyché de Corneille
et de Molière une représentation qui n'eut jamais de lendemain, on avait
appelé à Versailles la Comédie française, les chœurs du Conservatoire et le
corps de ballet tout entier de l'Opéra, faisant cortège à mesdemoiselles Fonta,
Mérante, Louise Marquet, Eugénie Fiocre. Les plus belles personnes de la
Comédie française jouaient les rôles principaux : mademoiselle Favart, Psyché ;
mademoiselle Lloyd, Vénus ; mesdemoiselles Rose Didier et Rose Deschamps,
toutes deux divinement jolies, les deux grâces, Phaène et Œgiale. L'Amour,
c'était Delaunay, dans tout l'éclat de son admirable talent; je l'entends encore
murmurer la déclaration d'amour du vieux Corneille :
Les rayons du soleil vous baisent trop souvent;
Vos cheveux souffrent trop les caresses du vent;
Dès qu'il les flatte, j'en murmure.
L'air même que vous respirez,
Avec trop de plaisir, etc., etc.
Cela fut dit avec une grâce si tendre que toutes ces nobles spectatrices,
bien plus occupées cependant des robes de leurs voisines que des malheurs
de Psyché, devinrent soudainement attentives et soudainement émues. C'était
l'art qui, sous la forme la plus exquise et la plus rare, s'imposait souverai-
nement à ce très frivole auditoire, peu disposé à subir une telle impression;
il est vrai que l'art avait pris le plus sûr chemin pour aller au cœur de toutes
ces belles personnes : il leur parlait d'amour.
NOTES ET SOUVENIRS 15
Cette comédie de Psyché avait été commandée, il y a juste deux siècles,
à Molière par Louis XIV. Le carnaval approchait, les ordres du Roi étaient
pressants, et Molière se trouva dans la nécessité de souffrir un peu de secours
— ce sont ses expressions — dans le curieux petit avertissement de la
première édition de Psyché. Il pria Corneille de lui venir en aide; Corneille
employa une quinzaine à ce travail et, par ce moyen, Sa Majesté se trouva
servie dans le temps qu'elle avait ordonné.
La tragi-comédie de Psyché fut représentée, pour la première fois, le
i7 janvier 1671, dans la salle de spectacle de ce palais des Tuileries dont je
voyais, ces jours derniers, fumer les décombres noircis.
Le gazetier Robinet raconte, dans une de ses lettres rimées, que ce ballet
pompeux, auguste
Pour divertir la majesté
Du premier monarque du monde,
Tant sur la terre que sur l'onde,
Fut, pour le premier coup, dansé
En ce vaste sallon dressé
Dans le palais des Tuileries,
Pour les royales mômeries.
Selon toute apparence, il n'y aura plus jamais de royales mômeries dans le
palais des Tuileries, plus jamais de grandes solennités dramatiques; la
dernière aura été le concert donné, le 6 mai 1871, dans la Salle des
maréchaux, au profit des blessés de la Commune. Le spectacle, ce jour-là,
n'avait qu'un bien lointain rapport avec la première de Psyché. Molière et
Corneille n'étaient plus de la fête; des chansons mi-patriotiques, mi-grivoises,
dites par des divas de café-concert, et la Marseillaise reprise en chœur par
toute l'assistance, voilà quel fut le programme du dernier spectacle de gala
du palais des Tuileries.
Les choses sont également bien changées dans la salle de spectacle du
château de Versailles. Ce n'est plus mademoiselle Fiocre qui occupe la scène ;
c'est M. Grévy. Il est là grave, digne, froid, en cravate blanche, installé dans
le fauteuil du président de l'Assemblée nationale; un orateur est à la tribune
hérissé, barbu, chevelu; il parle, et parle mal. La chaleur est extrême, la
16 LES LETTRES ET LES ARTS
salle inattentive. Je regardais, moi, le joli rideau de théâtre qu'on a fait
tomber derrière le fauteuil de M. Grévy. J'espérais toujours qu'il allait se
lever, ce rideau, pour me laisser voir, dans un bois mystérieux, éclairé par
la lumière électrique, mademoiselle Fiocre et le corps de ballet de l'Opéra.
La Chambre a déménagé avec tous ses accessoires, comme une troupe de
Paris qui s'en va donner des représentations en province. La tribune du quai
d'Orsay, cuivre et acajou, a pris place dans la salle de spectacle de Versailles.
Les anciens emportaient leurs dieux, les députés emportent leur tribune.
La sonnette aussi est la même. C'est la sonnette de M. Sauzet, la sonnette
de M. Dupin, la sonnette de M. Marrast, la sonnette de M. de Morny; c'est
aujourd'hui M. Grévy qui carillonne, et, après lui, qui sait? Le déménagement
du Corps législatif a été une admirable opération; on n'a rien oublié. Tout à
l'heure, en entrant dans la salle des séances, j'ai vu venir à moi, tout
glorieux, un vieil employé de la Chambre.
— Ah! m'a-t-il dit, savez-vous que c'est moi qui ai eu le bonheur de
sauver le grand timbre sec de la Chambre des députés, le grand timbre sec
qui seul peut rendre les lois valables ? J'ai réussi a le faire sortir de Paris,
le 19 mars,, et, songez donc! s'il était resté aux mains des membres de
la Commune... Mais ils ne l'avaient pas et, rien que par cela, tous leurs actes,
tous leurs décrets étaient entachés de nullité.
J'avais connu ce brave garçon autrefois à la Chambre; il me parlait du
ton le plus convaincu. Il pensait de la meilleure foi du monde avoir sauvé
la France en sauvant le grand timbre sec du Corps législatif. Je l'ai accablé
de félicitations.
Cette séance est d'un ennui mortel. Je sors. Dans la cour de marbre,
au-dessus de la porte par laquelle, tous les jours, entrait et sortait Louis XIV,
on a accroché une méchante planche badigeonnée, portant ces mots :
Misistére de l'intérieur, et, près de cette porte, appuyé contre le mur, un
garçon de bureau fume sa pipe. Dans le parc, solitude absolue; je vais
jusqu'au petit Trianon, même solitude. Voici la ferme, la vacherie, le
presbytère, et l'Amour dans son île sous sa petite colonnade. Voici les vieux
carrosses des rois de France, les voitures du Sacre, le traîneau de la Du Barry.
NOTES ET SOUVENIRS 17
Il y a deux mois, sur la place d'Armes de Versailles, au milieu des pièces
de siège et des caissons d'artillerie, se trouvait un très étrange prisonnier qui
venait d'être ramené de Paris, c'était l'omnibus numéro 470 de la ligne du
pont de l'Aima au Château-d'Eau. Il avait été pris par les troupes sur la
barricade de Neuilly. Littéralement criblé de balles, tous les carreaux brisés,
les ferrures de l'impériale tordues; à l'intérieur, les coussins crevés, percés,
traversés de coups de baïonnette, les boiseries déchiquetées, émiettées, toutes
les petites affiches - réclames pendant en lambeaux; la foule se pressait
pour regarder dans l'omnibus, entre les deux banquettes, une grande mare
de sang du plus beau rouge. On aurait dû la mettre, cette voiture, au petit
Trianon, parmi les vieilles voitures des souverains ; elle y serait parfaitement
à sa place : l'omnibus, aujourd'hui, c'est la voiture du souverain.
Samedi, 3 juin. — Rien de plus extraordinaire que cette brusque
renaissance de Paris. Ce soir, à neuf heures et demie, le long des boulevards,
toutes les boutiques ouvertes, les cafés éclairés et regorgeant de monde;
grande foule, gaie, bruyante, animée, et sur tous les visages comme un
étonnement de revivre si vite et si facilement. Les omnibus et les voitures
circulent librement, plus de barricades, plus de coups de canon; par cen-
taines, flottent aux fenêtres de joyeux drapeaux tricolores.
C'est ce soir la réouverture du Gymnase, on joue les Femmes terribles,
de Dumanoir, et les Grandes Demoiselles , de Gondinet. Je monte sur la
scène, et, non sans émotion, je revois des coulisses, des machinistes, des
habilleuses. Landrol est là.
— ■ Vous savez, me dit-il, que nous avons joué, tous les soirs, pendant la
Commune; le 21 mai, le jour de l'entrée des troupes dans Paris, nous
donnions la première représentation des Femmes terribles avec Desclée ,
devant une salle pleine.
— De billets donnés ?
— De billets payés ! Deux mille cinq cents francs de recette ! Assi était
dans la loge de l'Empereur avec plusieurs membres de la Commune. On
est venu les chercher pendant l'entr'acte du second au troisième acte. Après
18 LES LETTRES ET LES ARTS
la pièce, comme je montais pour me déshabiller, je rencontre Montigny qui
me dit : « Les troupes sont dans Paris et tiennent déjà Passy et le Gros-
Caillou, il est bien probable que nous ne jouerons pas demain. » Et nous
n'avons pas joué, mais nous sommes, ce soir, les premiers à rouvrir, les
premiers !
Landrol me dit cela avec un orgueil touchant; ce n'est pas seulement un
excellent comédien, c'est aussi un homme excellent, qui aime de tout son
cœur cette vieille maison du Gymnase, où il a eu tant et de si grands succès.
Je monte dans la loge de Desclée.
— Ah! me dit-elle, je vais bien, très bien, mais, si vous saviez, j'ai
des bombes plein mon appartement. Les insurgés s'étaient emparés de notre
maison, et, de mes fenêtres, tiraient sur les Versaillais, alors les Versaillais
— et je ne leur en veux pas — envoyaient des bombes sur le 77 du
boulevard Magenta.
— Et vous, pendant ce temps, où étiez-vous ?
— Où j'étais ? Dans la cave. Tout le monde s'était réfugié dans la cave,
mais, quand je suis arrivée là, j'ai trouvé une foule énorme, tous les locataires
et tous les boutiquiers de la maison, des enfants qui criaient, des femmes
qui pleuraient, se jetaient à genoux, croyaient leur dernière heure arrivée,
récitaient des prières, s'accusaient tout haut de leurs péchés. J'ai fini par
découvrir, derrière la loge de la concierge, une sorte de petit caveau voûté,
avec un tonneau, des bouteilles... Je me suis fait apporter là par Césarine
(c'est sa vieille bonne) un bon fauteuil, une petite table et une lampe. Je
me suis installée dans mon fauteuil et j'ai repassé tranquillement mon rôle
des Femmes terribles. Boulot, mon vieux chien, s'était couché et endormi
à mes pieds. Césarine marmottait des ave dans un coin. Tout d'un coup,
j'ai eu faim. Je dis à Césarine : « Essayez donc de vous glisser dans la
salle à manger et rapportez-moi une tranche de viande froide. » Elle part,
mais revient au bout de quelques minutes, éperdue, bouleversée, agitée
d'un tremblement nerveux, et d'une voix entrecoupée : « Il n'y a plus rien
là-haut, plus rien... plus de porte, plus de salle à manger, plus de buffet,
plus de viande froide. 11 faut voir ça, madame, il faut voir ça... tout est
NOTES ET SOUVENIRS 19
en miettes ! Tout est confondu ! » C'était la vérité. Un obus avait éclaté au
beau milieu de la salle à manger, et je vous promets que je n'inviterai per-
sonne à dîner la semaine prochaine; mais ça ne fait rien, je ne me plains pas,
j'ai un drapeau tricolore à ma fenêtre, la salle est pleine et je fais de l'effet.
Mardi, 6 juin. — Devant les ruines de l'Hôtel de ville , une famille
anglaise, le père, la mère, une grande jeune fille de seize ans, un petit
garçon de douze ans. Voici la conversation textuelle :
Le mari. — Ça ne fume plus.
La femme. — Non, ça ne fume plus.
La. jeune fille. — C'est très beau. (A beautiful sight.J
La femme. — Oui, très beau, très beau et tout à fait à sensation (quite
sensational).
Le mari. — C'est très beau, mais pas à sensation... ça ne fume plus...
11 fallait venir il y a huit jours... Ça fumait encore...
La femme. — Nous n'avons pas pu venir.
Le mari. — Nous n'avons pas pu venir à cause de votre sœur qui
s'était installée chez nous et qui ne voulait pas s'en aller.
La femme. — Elle arrivait d'Amérique ; je ne l'avais pas vue depuis
deux ans.
Le mari. — Je sais bien... je sais bien! Mais enfin, ça fumait il y a
huit jours et ça ne fume plus.
Le petit garçon. — Papa, il y a peut-être ailleurs quelque chose qui
fume encore dans Paris.
Le mari. — Il n'y a plus rien... Non, il n'y a plus rien.
La femme. — - Le Galignani d'aujourd'hui parle d'un incendie tout récent
à Belleville.
Le mari. — Oui, l'incendie est d'avant-hier; mais je me suis informé
à l'hôtel... Ça n'était rien du tout... Ah! il fallait venir huit jours plus
tôt. Enfin ! Allons voir la colonne Vendôme.
Le petit garçon. — Elle est toujours par terre, papa?
Le mari. — Oui, heureusement.
20
LES LETTRES ET LES ARTS
Le petit garçon. — Eh bien! alors, allons-y tout de suite.
Tous. — Oui, c'est cela, allons-y.
La conversation continue. Ils s'éloignent.
Vendredi, 9 juin. — Une personne véritablement éloquente, c'est la
marchande d'images et de livres religieux qui a sa petite boutique sous
le porche de l'église Notre-Dame-des-Victoires.
— Ah! monsieur, me disait-elle hier, nous n'étions pas un club, nous
étions pis que cela : nous étions une caserne. Tout un bataillon de Belleville
est venu s'installer ici avec armes et bagages. Ils ont réquisitionné des
matelas dans le voisinage et l'église est devenue un grand dortoir d'insurgés.
Tant qu'il n'y a eu que des hommes, ça pouvait encore se tolérer; mais
voilà qu'au bout de huit jours, ils se sont ennuyés d'être comme .ça tout
seuls, sans femmes... Alors, l'un après l'autre, ils ont fait venir leurs
dames, légitimes ou non, et ceux qui n'avaient ni femmes, ni maîtresses,
ramassaient, le soir, n'importe quoi, au coin de la rue. Ils faisaient l'exercice
dans l'église, et la cuisine, et autre chose, et tout enfin... C'est-à-dire
que le bedeau, qui est resté là tout le temps, par dévouement, pour
surveiller, dit qu'il a peur d'être damné, rien que pour avoir vu ce qu'il
a vu... Les petites chapelles étaient plus recherchées que le maître-autel
et que le chœur, parce que c'était plus retiré, plus commode et plus
intime... et voilà qu'un soir, à minuit, il y a eu un combat entre deux de ces
communardes qui se disputaient une place à côté de la statue de saint
Pierre, la grande statue de bronze qui a des indulgences plénières de
Notre Saint-Père le Pape. La bataille a fini par un coup de revolver, et la
balle a écorné le marbre noir du monument de Lulli. Le pillage avait déjà
commencé avant l'arrivée des femmes; mais après, c'a été bien autre
chose. Nous étions la plus riche église de Paris, et nous sommes maintenant
la plus pauvre... On nous a tout pris : couronnes, diadèmes, bracelets,
colliers, etc., etc., tout a disparu... Cependant, on a déjà retrouvé certains
objets; l'autre jour, par exemple, le beau collier de la Vierge chez la
femme d'un insurgé ; il valait plus de douze mille francs. Après la chasse
NOTES ET SOUVENIRS 2i
aux bijoux, c'a été la chasse aux cadavres. Ils ont levé la grande dalle
de l'autel de la Vierge, déterré la bière du curé Desgenettes, brisé l'un
après l'autre les trois cercueils... Ils croyaient trouver de l'or; mais le
saint homme ne s'était fait enterrer qu'avec ses vertus, et ils n'ont rien
eu qu'un squelette, qui s'en est allé en poussière... Ça les avait tout de
même mis en train... Ils ont continué à fouiller dans les caveaux. Ils ont
trouvé des squelettes de pauvres moines, qui étaient enterrés là depuis
des centaines d'années. Autant de squelettes, autant d'assassinats et de
viols commis par des prêtres. Ça ne faisait pas question. Ils n'en étaient
pas moins enragés de ne mettre la main que sur de vieux os, et alors, de
de tout ce qu'ils ont déterré, ils ont fait une exposition payante. L'entrée
était de deux sous, au bénéfice des blessés, c'est-à-dire au bénéfice du
marchand de vin. Il y avait dans l'église un grand étalage de débris de
squelettes; puis, au dehors, sur les marches, pour attirer le monde, cinq
ou six têtes de morts qui étaient entourées d'un grand tapis rouge...
C'est-à-dire qu'il ne manquait que des clarinettes et des trombones
habillés en Polonais, comme à la foire. Et ils n'avaient pas loin à aller
pour s'en procurer, des Polonais... 11 n'y avait que ça dans leur armée...
De vrais saltimbanques, monsieur, mais les saltimbanques du crime et du
sacrilège !
Samedi, 10 juin. — Aujourd'hui, c'est avec le donneur d'eau bénite de
l'église Saint-Séverin que j'ai causé, un petit vieux ratatiné et recroquevillé,
dont Balzac eût fait ses délices. Je lui ai acheté le dernier numéro de la
Semaine religieuse et il est entré tout aussitôt, de la meilleure grâce du
monde, en conversation avec moi.
— Ah ! monsieur, m'a-t-il dit, notre pauvre église! Un club... Ces
communards en avaient fait un club ! Vous comprenez bien que moi , tout
de suite, je me suis sauvé. Je ne pouvais pas rester dans l'église, quand
le diable était dedans et le bon Dieu à la porte. Et puis, d'ailleurs, c'est
pas ces gredins-là qui m'auraient acheté des Semaine religieuse et des
Apparitions miraculeuses. Mon petit commerce était mort. Je suis donc
22 LES LETTRES ET LES ARTS
rentré chez moi sans laisser, comme de juste, une seule goutte d'eau dans
le bénitier. Cependant, un soir, dans les premiers jours de mai, je n'ai
pas pu résister, j'ai voulu la revoir notre pauvre église changée en enfer.
Ah! monsieur, je n'y ai pas duré longtemps. J'arrive, une tabagie... et des
cris... et des jurements ! Une femme avait grimpé dans la chaire, une
grande maigre, en bonnet, avec un châle rouge noué en croix sur la poitrine
et qui criait : « Qu'on nous conduise à l'ennemi ! » Pendant qu'elle se
démenait dans la chaire, voilà qu'il arrive un homme qui vous l'empoigne
par les jupons et veut la faire dégringoler d'en haut de l'escalier. Mais elle
se débattait, se raccrochait, se cramponnait, avec des coups de pied et
des coups de poing. «J'ai pas fini, qu'elle disait, je ne fais que de
commencer. » L'homme criait plus fort qu'elle : « C'est pour une commu-
nication de la Commune! » Moi. cependant, je m'étais faufilé au milieu de
la foule. Je voulais voir si on avait fait du dégât à ma petite installation.
Je retrouve tout bien à sa place, mon banc... mon armoire... mon bénitier.
Rien de cassé... rien de dérangé... Pendant que je regardais tout ça et que
je me disais : « quand donc me retrouverai-je assis là dedans, entre mon eau
bénite et ma librairie? » un homme passe avec deux femmes, une de ces
femmes met la main dans le bénitier et dit : « Comment! pas d'eau bénite!
C'est donc une baraque, c't'église-là ! » Et l'autre femme lui répond : « C'est
pas de l'eau bénite que je voudrais voir là dedans, c'est du sang de
Versaillais, et plein à déborder, il y aurait du plaisir alors à faire le signe
de la croix... ce serait le signe de la croix rouge, n'est-ce pas mon petit
vieux ?» Et voilà les deux femmes qui se mettent à rire aux éclats. Je me
suis en allé sans leur répondre et sans leur dire que c'était moi qui étais le
donneur d'eau bénite.
Lundi, 12 juin. — La salle des pas perdus, au Palais de justice, est
assurément la plus extraordinaire de toutes nos ruines. C'est un effondrement
prodigieux, un écroulement gigantesque.
A côté de cette ruine babylonienne, la première chambre fonctionne
régulièrement, et, le jour de ma visite au Palais de justice, un petit avocat
NOTES ET SOUVENIRS 23
blond plaidait, devant le tribunal assoupi, une vieille affaire de séparation
de corps.
Voilà de braves gens qui, au mois de juillet dernier, étaient à la veille
d'être débarrassés légalement l'un de l'autre. La guerre éclate; puis, après
la guerre, la Commune. Ce monsieur et cette dame ont eu dix longs mois
pour réfléchir et se raccommoder ; mais leur colère était tenace et les
avocats sont déchaînés. De la plaidoirie du petit avocat blond, j'ai saisi au
vol le passage suivant : « Quant à l'épisode du café au lait, il a été singu-
lièrement dénaturé et grossi par mon honorable adversaire. Voici les faits :
Mon client avait l'habitude de prendre du café au lait ; la cliente de mon
adversaire préférait le chocolat. Un matin, mon client dit à sa femme : « Si
vous preniez du café au lait comme moi, cela serait plus commode pour la
cuisinière. » Là-dessus madame L*** s'emporte. « Quoi! s'écrie-t-elle, vous
voulez m'empêcher de prendre du chocolat! Quoi! vous voulez m 'obliger
à prendre du café au lait! — Mais je n'ai pas dit cela. — Je vous demande
pardon. C'est la tyrannie la plus odieuse! La vie commune devient impos-
sible, etc., etc. » La scène n'a pas eu d'autre importance. Jamais mon client
n'a eu l'intention d'interdire le chocolat à madame L***. Quant à l'épisode
également dramatisé de la loge du Gymnase, etc., etc. »
Je suis parti avant l'épisode de la loge du Gymnase. L'épisode du
chocolat me suffisait et je m'en allai, très satisfait d'avoir pu constater par
moi-même que les affaires reprenaient, au Palais de justice comme ailleurs.
Mardi, 13 juin. — En fourrageant dans le magasin d'un marchand de
bric-à-brac, je découvre un album de photographies, un album admirable,
en maroquin bleu à gros grain, couronne de comte sur la couverture et les
initiales A. F. J'ai acheté cet album et voici la liste exacte, dans leur ordre
de classement, de toutes les photographies contenues dans ce volume. Cette
simple liste n'est-elle pas toute notre histoire politique, mondaine, littéraire,
depuis vingt ans :
L'Empereur, l'Impératrice, le Prince impérial, la princesse de Metternich,
la marquise de Galliffet, Rouher, Baroche, Rochefort, Pierre Bonaparte, Victor
24 LES LETTRES ET LES ARTS
Noir, Paschal Grousset, Buffet, Daru, madame Marguerite Bellanger, Emile
Ollivier, Bismarck, Offenbach, mademoiselle Blanche d'Antigny (dans le Petit
Faust), le maréchal Lebœuf, Thérésa (dans la Chatte Blanche), Troppmann,
la Reine d'Angleterre, madame Ristori, Alexandre Dumas fils, le maréchal
Bazaine, le général Prim, Caroline Hassé, Emile Augier, Nieuwerkerke,
Bressant, mademoiselle Schneider (dans les Diables Roses), Courbet, Emile
de Girardin, le zouave Jacob, M. de Moltke, Rossini, comtesse de Pourtalès,
Frederick Lemaître, madame Carette, Boulton et Parck, Bâche, le Pape, le
cardinal Antonelli, mademoiselle Fiocre (en Amour), Edmond About, Latour-
Dumoulin, madame Thierret, monseigneur Bauer, Thiers, Gambetta, Garibaldi,
Céline Chaumont (dans la Princesse de Trébizonde), monseigneur Dupanloup,
le général Changarnier, Cora Pearl, Louis Veuillot, Gil Pérès, la Patti, le
marquis de Caux, madame Frezzolini, Hyacinthe (du Palais-Royal), le père
Hyacinthe, Renan, Jules Favre, Ponson du Terrail, madame Bordas, le duc et
la duchesse de Morny, Berryer, Léotard, la Reine d'Espagne, Hervé, Fille-de-
l'Air, le Roi Guillaume, Timothée Trimm, Céline Montaland, madame de
Castiglione et M. Guizot.
Jeudi, 15 juin. — Le général Chanzy, hier à la Chambre, a prononcé le
plus héroïque, et, en même temps, le plus coupable des discours; le plus
héroïque, car il s'est diminué et calomnié, lui, Chanzy, pour grandir
Gambetta ; le plus coupable, car le général Chanzy n'avait pas le droit de
disposer de l'honneur même de ses soldats.
La thèse du général Chanzy est celle-ci : « Que les accusations contre
Gambetta sont injustes et passionnées, que les armées de province étaient
puissantes et bien organisées, etc., etc. » Qu'il y ait de l'injustice et de
la passion dans les attaques dirigées contre Gambetta, soit. Son âme est
très française, et il n'y a pas à mettre en doute son courage et son patrio-
tisme. Mais il ne faut jamais laisser dire, pour l'honneur de notre pays, que
les armées de province étaient puissantes et bien organisées. S'il en avait
été ainsi, elles auraient dû être victorieuses, et le général Chanzy aurait dû
battre les Prussiens.
NOTES ET SOUVENIRS 25
Pourquoi le général Chanzy ne dit-il pas tout simplement la vérité, la
vérité qui serait à sa gloire et à la gloire de son armée? Le général Chanzy
sait bien pourquoi il a été battu ; il sait bien quelles troupes il avait dans
la main , quelle préparation ces troupes avaient reçue , quelles fatigues ,
quelles souffrances elles avaient endurées , dans quel délabrement était sa
cavalerie, dans quel désarroi son artillerie, dans quel dénuement ses
services de santé et d'intendance.
Le général Chanzy a fait admirablement son devoir à la tête de soldats
qui se sont vaillamment comportés, mais qui ont été battus parce qu'ils
ne pouvaient pas ne pas être battus, parce qu'ils ne pouvaient pas tenir
contre les régiments du prince Frédéric- Charles, parce qu'ils n'étaient
qu'une foule et qu'ils avaient affaire à une armée. Oui, ces recrues françaises
à Beaune-la-Rolande, à Orléans, à Marchenoir et devant le Mans, ont livré
d'héroïques combats aux vétérans de M. de Moltke. Ils ont été vaincus,
mais ils n'ont pas été déshonorés, et ils l'auraient été, si les paroles du
général Chanzy étaient vraies, si les armées de province avaient été
puissantes et bien organisées. Non, je le répète, il ne faut jamais laisser
dire que ces troupeaux d'hommes étaient des armées... C'étaient des armées
faites pour être battues, comme disaient les Prussiens, car cette phrase
est une phrase allemande. On les envoyait à la défaite et à la mort. Elles
y allaient sans discuter. Elles se faisaient battre. Elles mouraient ; mais
non sans honneur pour la France. Voilà la vérité !
Le général Chanzy a toujours trop pensé à la gloire de Gambetta et pas
assez à la gloire de la France. Après la bataille du Mans, il a publié un
ordre du jour qui a profondément affligé tous ceux qui savaient ce que
c'était que l'armée du Mans, et ce qu'elle avait fait pour le pays.
« Des défaillances honteuses , a dit le général Chanzy , une panique
inexplicable ont amené certaines parties de l'armée à compromettre des
positions importantes. Un effort énergique n'a pas été tenté, malgré les
ordres immédiatement donnés, et il a fallu abandonner le Mans... »
Eh bien ! ce langage était injuste et cruel... L'armée du Mans s'était
admirablement conduite. Entre le 6 et le 12 janvier, les Prussiens avaient
26 LES LETTRES ET LES ARTS
eu plus de quatre mille hommes hors de combat... Qu'il y ait eu sur un
point des paniques, des défaillances, soit; mais il conviendrait d'examiner
s'il faut en accuser les soldats ou bien ceux qui livraient à l'ennemi des
hommes ne sachant rien du métier des armes, et qui leur mettaient entre
les mains les célèbres fusils achetés par M. Place, en Amérique.
Un honnête homme, un ancien député de Bretagne, M. Fresneau, dans
une lettre admirable de force et de vérité, a pris, contre le général Chanzy,
la défense des mobiles d'Ille-et-Vilaine.
c L'échec du Mans, a-t-il dit, est l'œuvre du camp de Conlie; on saura
tout ce qui a été dépensé d'ineptie cruelle pour transformer des Bretons
en fuyards, en déserteurs et en lâches... Couchés, ou plutôt ensevelis dans
la neige, sans autre vêtement qu'une blouse en serge brûlée, sans une
chemise de rechange, les mobilisés bretons recevaient deux petites bottes
de paille pour huit hommes, et cette paille, promptement réduite en fumier,
servait, sans être renouvelée, pendant plusieurs semaines. Ces tortures se
sont prolongées pendant plus d'un mois dans ce camp de soixante à quatre-
vingt mille hommes. Le quart de ces malheureux est mort à l'hôpital. Quand,
par malheur, un bataillon changeait de campement, il restait quelquefois
vingt-quatre heures et plus, sans manger. La ville de Rennes tout entière
a vu cela. Non que les vivres manquassent : ils abondaient, mais, en
pleine sécurité, loin de l'ennemi, l'intendance, les mains pleines d'or, ne
trouvait pas les moyens de nourrir nos soldats. Il n'a pas été fait d'exercice
au camp; les armes, même mauvaises, faisaient défaut. Et dans ce camp
d'instruction, si bien nommé camp de destruction, il n'a été brûlé de poudre
que celle qui a salué impérialement, sur le théâtre de leurs exploits, les
organisateurs d'une si belle œuvre, etc., etc. »
A leur tête, M. Glais-Bizoin, à qui le camp de Conlie avait été abandonné
et qui venait constamment en passer la boue en revue... On battait aux
champs; M. Glais-Bizoin saluait. Les mobiles étaient électrisés... pas nourris,
pas chaussés, pas armés, pas commandés... mais électrisés et fanatisés par
la seule vue de M. Glais-Bizoin.
Le général Faidherbe n'a pas encore parlé à la Chambre, mais il vient
NOTES ET SOUVENIRS 27
de publier une brochure qui vaut bien un discours. Cette brochure est
dédiée à Gambetta : « Monsieur, dit le général Faidherbe, c'est à vous
que je dois l'honneur d'avoir commandé une armée française devant l'en-
nemi, etc., etc. »
Ce petit début plein de reconnaissance et d'humilité ne m'étonnerait
aucunement si cette brochure était signée de tel piqueur des Ponts et
Chaussées fait d'emblée général pendant la guerre ou de tel rédacteur de
journal qui recevait le képi aux trois étoiles en échange d'une belle série
d'articles enthousiastes sur le gouvernement de Tours ; mais c'est le général
Faidherbe qui parle ainsi, un général de division du génie, l'ancien gouverneur
du Sénégal, un des officiers les plus brillants et les plus glorieux de l'armée
française, le général Faidherbe qui, par sa situation (il commandait la
division de Constantine) et par son mérite incontesté, se serait imposé au
choix de n'importe quel gouvernement !
Qu'était-ce donc que cette petite armée commandée par le général
Faidherbe, petite armée à laquelle il a fait faire de très grandes choses? Un
témoin oculaire a raconté en ces termes l'entrée de l'armée du Nord à
Cambrai : • Dès l'aube, on vit arriver l'armée. Quel triste et navrant spec-
tacle ! Des soldats en guenilles, couverts de boue jusqu'au-dessus de la
ceinture, harassés, épuisés de fatigue, le visage creusé par les privations, se
traînant péniblement, douloureusement. Leurs chaussures et leurs pantalons
n'étaient plus que des masses informes de boue. Un grand nombre d'entre
eux marchaient pieds nus. Ils n'avaient plus rien du soldat. C'était l'armée
en haillons. Par la rue conduisant à la gare, arrivaient les charrettes de
blessés. Ces malheureux, pâles, hâves, l'œil sombre, les uns déjà amputés,
les autres n'ayant pas même été pansés, semblaient attendre tranquillement
la mort, sinon la désirer. »
Et le Progrès du Nord reconnaissait que beaucoup de soldats étaient
sans chaussures ou avaient des chaussures si mauvaises qu'elles tombaient
en lambeaux pendant la marche, etc., etc. Voilà quelles étaient ces armées
puissantes et bien organisées, et pourtant, sous l'énergique direction du général
Faidherbe, ces soldats de l'armée du Nord ont su pendant longtemps tenir
28 LES LETTRES ET LES ARTS
tète aux Prussiens. Eh bien! en bonne conscience, n'était-ce pas à eux
plutôt qu'à Gambetta qu'il aurait dû dédier sa brochure, et pourquoi ne nous
a-t-il pas parlé de la misère, du dénuement et des souffrances de tant de
braves gens qui, à Bapaume et à Pont-Noyelles, n'ont pu que mourir pour
la France ?
Vendredi, 16 juin. — Lu et relu la lettre qu'Alexandre Dumas fds vient
d'adresser au rédacteur en chef du Nouvelliste de Rouen. Que de passages
éclatants de raison , d'esprit et d'éloquence ! Dumas espère que le plus
grand bien, si nous savons vouloir, peut résulter, non seulement pour nous,
mais pour le monde entier, de l'épreuve que nous traversons. Il ne nous
demande qu'une chose pour cela : avoir le courage d'être raisonnables
pendant dix ans, et de ne penser, pendant ces dix ans, ni aux Abeilles, ni
au Coq, ni à l'Aigle, ni aux Lis. Hélas! c'est peut-être beaucoup nous
demander. Ce qui est certain, c'est que Dumas vient d'écrire vingt pages
qui sont une merveille de bon sens et de patriotisme.
Ville-d'Avray, mercredi, 21 juin. — Une petite charrette passe tous les
matins devant ma porte pour enlever les boues et les ordures : cette petite
charrette est administrée par un vieux ménage, le mari et la femme, tous
deux en loques et en haillons. Hier je sortais, lisant un journal ; ces pauvres
gens étaient là, faisant leur besogne, la pelle à la main.
— Y a-t-il quelque chose de nouveau dans le journal, monsieur? me
dit la femme ?
— Non, rien...
— Rien de nouveau... mais, est-ce que les rois ne vont pas revenir?
— Les rois!... quels rois?
— Ah! je ne sais pas, moi... ça m'est égal lesquels... mais les rois de
France enfin... Parce que, voyez-vous, s'il y avait des rois, il y aurait une
cour, de la grandeur, de la tranquillité.
- Et puis, ajoute le mari, du moment que ça n'a pas pu marcher avec
Rochefort, il faut reprendre les rois de France.
NOTES ET SOUVENIRS 29
Là-dessus il cria : hue ! à son petit bidet. La femme répéta : hue !
Pierrot!... Et la charrette s'éloigna.
Cette conversation me rappelait une autre conversation que j'avais eue
avec un cocher de remise, le 4 septembre 1870. Ce cocher était dans le
délire... Il fouettait son cheval, le faisait courir au triple galop et criait de
toutes ses forces : Vive la République ! pendant que je le payais.
— Ah ! monsieur, me dit-il, la République ! Rochefort au pouvoir ! C'est
le plus beau jour de ma vie! Et puis le comte de Paris va revenir... Il
sera roi de France et ce sera aussi le plus beau jour de ma vie, parce
que, voyez-vous, moi je suis deux choses à la fois : républicain d'abord
et puis ancien postillon du roi Louis-Philippe.
Vendredi, 23 juin. — Visite à M. Perrin. Il va quitter la direction de
l'Opéra pour prendre le gouvernement du Théâtre - Français , et c'est
M. Halanzier, selon toute apparence, qui le remplacera rue Le Peletier. Mais
M. Perrin s'occupe cependant de la réorganisation de l'Opéra et de la remise
en mouvement de cette grande maison. Je le trouve sur la scène. Les petits
sujets et les choryphées répètent, en costume de danse, pour la première
fois, depuis la fermeture du théâtre.
Elles sont là une trentaine de danseuses, éparpillées par petits groupes,
leurs robes de tarlatane blanche éclairant la demi-obscurité du théâtre ; les
unes causent avec animation entre deux portants; une autre, penchée,
rattache le ruban de son soulier; une autre, debout sur ses pointes, fait,
toute droite et comme piquant le plancher, un assez long parcours, puis
retombe sur ses pieds, après une pirouette, en disant, avec un geste le plus
gentil du monde : « Qu'est-ce qu'elle me chantait donc, maman, que j'avais
perdu mes pointes! Je savais bien que non, moi ! » Et elle refait, triom-
phante, une nouvelle petite promenade sur les pointes. — Enfin, une de
ces scènes que mon ami Degas a bien souvent dessinées d'une main si juste
et si précise, avec tant de finesse, d'esprit et de vérité. — Je m'approche
d'un groupe où la conversation est pleine d'entrain. C'est une petite choryphée
blonde et fort jolie qui raconte la chute de la colonne Vendôme.
30
LES LETTRES ET LES ARTS
— J'étais là, dit-elle, au premier rang. J'ai acheté une complainte qu'on
vendait rue de la Paix, je l'ai apprise par cœur.
— Chante-la, chante-nous-la.
— Oh ! non, pas ici.
On insiste, elle cède, et, d'une voix aigrelette, elle fredonne une com-
plainte dont je n'ai retenu que ce couplet :
Enfin, il faut qu'il succombe
A cinq heures trente-cinq !
Quel exempl' pour Henri cinq !
La colonn' s'incline et tombe
Et Napoléon premier
S'abîme dans le fumier.
D'ailleurs, au moment où la jeune chanteuse commençait la morale de
la complainte :
Peuple, apprends par cette histoire
A n' plus porter...
Une voix s'éleva, la voix du maître de ballet, qui interrompit brusquement
la chanson : A vos places, mesdemoiselles, à vos places !
Toutes, d'un seul mouvement, s'envolèrent, comme une compagnie de
perdreaux, et je vis la double rangée des choryphées venir se mettre bien
correctement en ligne sur la scène.
Je ne pouvais pas quitter le théâtre sans avoir présenté mes respects à
madame Monge, la concierge du petit passage noir. La concierge de l'Opéra
a toujours été un personnage historique. Madame Monge a remplacé la
célèbre madame Crosnier, qui fut, depuis la Restauration jusqu'en 1854, la
farouche et incorruptible gardienne des coulisses de l'Opéra. Je la vois
encore, la jnère Crosnier, enfermée dans sa guérite, avec ses yeux perçants,
son grand bonnet de linge tuyauté, et je l'entends s'écrier d'une voix aiguë,
d'une voix terrible : « Où allez-vous? Votre nom? On ne passe pas. » Mais,
quand elle voyait apparaître les grands habitués de l'Opéra : M. Aguado,
M. de Morny, M. de la Valette, M. Daru, M. de Montguyon, Meyerbeer,
Auber, Roqueplan, Scribe, le docteur Véron, etc., etc., elle changeait aussitôt
de visage, et devenait aimable et souriante autant que le lui permettait sa
NOTES ET SOUVENIRS 31
figure rébarbative. C'étaient des amis, ceux-là, et ils s'arrêtaient, et ils
causaient pendant quelques minutes , gens du monde et gens de théâtre ,
avec cette concierge légendaire. Ces brillantes relations, c'était toute la
joie, tout le bonheur de la mère Crosnier. Par malheur, elle eut un fils, et,
par malheur, il se trouva que ce fils fut un homme très intelligent qui se mit
d'abord à écrire quelques articles de journaux et quelques vaudevilles; puis,
à faire des affaires; puis à faire fortune. Sa première pensée fut aussitôt de
tirer sa mère de cette loge de concierge. Elle jeta les hauts cris. Jamais,
jamais elle n'abandonnerait l'Opéra; c'est là qu'elle avait vécu, là qu'elle
mourrait ! En 1830, son fils devint directeur de la Porte-St-Martin : elle resta
concierge. Crosnier prit, en 1845, la direction de l'Opéra-Comique, et, à deux
pas de là, de l'autre côté du boulevard, sa mère tirait le cordon. Enfin,
Crosnier devint riche, tout à fait riche, et député de Loir-et-Cher, en i852,
avec sa mère, obstinément concierge. Mais les choses prirent un aspect
absolument tragique lorsqu'il fut nommé administrateur général de l'Opéra
pour le compte de la liste civile. Une mère concierge, passe encore; mais
une mère pour concierge , cela devenait impossible . Il fallut expulser
madame Crosnier manu militari. Elle résista, se débattit, succomba, fut
arrachée de sa loge, et mourut, je crois, peu de temps après. Madame
Monge hérita du cordon et des belles relations mondaines et artistiques de
madame Crosnier.
Il y avait foule aujourd'hui dans la loge de madame Monge; une vingtaine
de choristes, machinistes, mères de danseuses, y étaient entassés, et tous,
attentivement, écoutaient le récit que cette brave femme leur faisait, avec
la plus sincère émotion, de la bataille qui s'était livrée, le 23 mai, autour
de l'Opéra. Elle était restée là, dans sa loge, seule avec deux machinistes
qui n'avaient pas quitté le théâtre.
Les fédérés se battaient bravement; plusieurs, jusqu'à la fin, restèrent
dans la cour, tiraillant, par la porte entre-bâillée, sur les troupes qui
arrivaient par la rue Drouot. Tout d'un coup, on entend des cris : Vive la
ligne! Les fédérés, tous blessés, se sauvent et se réfugient dans les caves.
— Et alors, dit madame Monge, la porte s'entr'ouvre, et je vois apparaître
32
LES LETTRES ET LES ARTS
un petit fourrier, la tête et le fusil en avant. Ah ! quand j'ai vu ce pantalon
rouge, j'ai compris que c'était fini, et que l'Opéra était sauvé!
Mercredi, 28 juin. — Comme il a dû être heureux aujourd'hui, M. Thiers,
et comme il méritait bien cette joie ! 11 a passé, au Bois de Boulogne, une
grande revue de cent mille hommes; son armée a défilé devant lui, car
c'était bien son armée. Trois cent mille Parisiens étaient là, et de longues
acclamations, pendant quatre heures, se sont élevées au passage de chaque
bataillon; on ne pouvait se lasser de ce spectacle. Ainsi donc, Paris était
encore debout, il y avait encore une France, et nous avions encore une
armée. En regardant défiler ces charmants, alertes et vaillants petits soldats,
en voyant rouler ces canons et passer au galop ces quarante escadrons, je
me rappelais l'admirable lettre de Dumas et je me disais : « Comme nos
malheurs seraient vite réparés si nous avions seulement ces dix années de
sagesse et de raison ! »
LUDOVIC HALKVY.
y- ;
NEY
SUR UN DESSIN DE MEISSONIER
Petit soldat, secrète et suprême espérance,
Avant que le soleil des revanches ait lui,
Viens un peu regarder ce Maréchal de France
Afin d'être, à ton heure, aussi Français que lui.
Il était, comme toi, fils de la vieille Gaule :
— La frontière passait au large en ces temps-là
Il partit, comme toi, le fusil sur l'épaule,
Comme tu t'en iras gaiement il s'en alla.
L'Invasion, pareille à quelque hydre de Lerne,
Livrait à la Patrie un assaut furibond :
Bravement sur le monstre il vida sa giberne
Sans souci de savoir ce qui restait au fond.
34
LES LETTRES ET LES ARTS
Tellement, qu'un jour vint, où, mâchant la cartouche,
Comme il n'en trouvait plus qu'une dernière encor.
Il vil, quand il voulut la porter à sa bouche,
Qu'elle était de velours semé d'abeilles d'or
D'un peu de plomb roulé dans quelques grains de poudre
La Fortune avait fait le hochet souverain
Que brandit, comme un Dieu qui balance la foudre,
Le maréchal éclos dans le conscrit du Rhin !
On était fier de lui, là-bas, dans sa province,
Et l'on se racontait, par les camps ébahis ,
Lorsqu'il fut devenu Grand-Aigle, Duc et Prince,
Que son père cerclait des tonnes, au pays.
Quand il passait devant les troupes en parade
Plus d'un brave poussait du coude son voisin ;
L'Empereur le traitait de pair à camarade,
Le Roi qui vint après l'appela : « Mon cousin. »
Il demeura très pur dans les guerres lointaines ;
Étant fort, il avait la parfaite bonté,
Et nul ne fut, parmi nos rudes capitaines,
Plus superbe soldat avec simplicité.
A voir l'homme au repos qu'un grand art nous retrace,
Glabre, haut cravaté comme un tabellion,
Qui donc se douterait que, par moments, sa face
Avait les froncements d'un mufle de lion ?
Quand, l'œil chargé d'éclairs, dressant toute sa taille,
Le chapeau de travers sur ses courts cheveux roux,
Lancé comme un boulet, il trouait la bataille,
Et prenait au collet la Victoire en courroux !
NEY
35
Tous ces beaux cavaliers qui lui font un cortège
Ont des noms fulgurants : Ulm, Magdebourg, Eylau ;
Krasnoé pour le suivre a secoué sa neige ;
Dans l'ombre, ce dernier s'appelle Waterloo.
S'il finit mal ou bien, ce n'est pas ton affaire :
Sans t'en inquiéter commence comme lui ;
A son endroit, vois-tu, l'on fut un peu sévère,
Il a pu se tromper, mais il n'a jamais fui.
Petit soldat, secrète et suprême espérance,
Lorsque nous te suivrons des yeux, le cœur battant,
Songe au Français que fut ce Maréchal de France,
Et, le grand jour venu, tâche d'en faire autant!
VICOMTE DE BORRELLI.
L'HISTOIRE PAR LES EVENTAILS POPULAIRES
(1719-1789)
L'idée m'est venue que l'histoire tout entière du xvme siècle, avec ses folies,
ses grâces, ses coquetteries, ses flons-flons merveilleux et ses entraînements
populaires, pourrait se lire sur un éventail. De la Régence au Directoire, de
Law aux agioteurs du Perron, la mode a conduit la France plus sûrement
que la politique, et comme si nos pères eussent voulu affirmer leur frivolité,
ils ont marqué leurs gloires ou leurs égarements sur des écrans légers ,
comme on écrirait sur le sable. Toute leur vie est là, naïvement racontée,
mieux que dans les mémoires ou les récits pompeux; cela se devait, l'éventail
est leur caractère même, souple, railleur, frondeur aussi, inconsistant et
périssable.
Et je ne veux point parler ici des objets de luxe, peints par un Watteau,
un Boucher ou un Fragonard, colifichets admirables réservés aux grandes
dames; c'est de l'autre, du vulgaire, du simple, gravé au hasard, enluminé
inconsidérément, barbouillé même et découpé le plus souvent, que je veux
tirer mon histoire. Sa filiation n'est point difficile à établir; venu de Callot
L'HISTOIRE PAR LES ÉVENTAILS POPULAIRES 37
et d'Abraham Bosse, par les coquettes du grand siècle, longtemps sévère
et contenu, il s'était réservé pour des jours meilleurs, où les gens en verve
peuvent chanter et rire sans plus de crainte. Le voici tout à coup transporté,
comme à souhait, en pleine réjouissance; Monseigneur le duc d'Orléans,
régent de France, n'engendre pas les rancœurs ni les tristesses! Gomme
dit la chanson, la nation tout entière est folle, folles les princesses et les
dames, fous les princes, fous les seigneurs ! Il devint fou à son tour, très
fier de se compromettre en semblable compagnie. Tantôt, il passera à la
politique, il raillera l'Europe soulevée, accompagnera en Pologne le roi
Stanislas, courra les théâtres à la suite de la Cour. Il racontera par le menu
les naissances royales, les mariages souverains; il s'émerveillera des ballons,
de La Fayette aux lointaines équipées ; puis, il dira les murs de la Bastille
détruits, la royauté chancelante, la royauté morte, la Révolution terrible,
horrible, sublime et folle elle aussi, à la façon des seigneurs du vieux temps.
A l'extrême fin du siècle, il chantera les épopées guerrières de Bonaparte,
il célébrera les victoires et la paix glorieuse ; il montrera les plus grands
empereurs soumis et domptés, la France agrandie.
En dépit de ses origines anciennes, l'éventail populaire est bien réellement
né sous le Système. Au milieu du règne précédent, les très petits artistes,
les pauvres ouvriers qui le fabriquaient, se distinguaient à peine des doreurs
sur cuir.
Une existence définitive leur est assurée, en 1719, quand l'art du grand
siècle tombe peu à peu sous les empiétements galants des nouveaux venus.
Claude Gillot, prédécesseur de Watteau, accommode la vignette au ton du
jour, et l'éventail à bon marché, celui qu'on vendra dans les théâtres et dans
les fêtes, se pare de figurines gravées, que des femmes enluminent à la
grosse, et qui vont pénétrer partout. Des rivaux lui viennent des Indes
orientales, de Chine même, mais ils ne plaisent que par leur tournure
singulière et leur coloris brillant. Ceux de France redisent les faits connus
de tous, ils esquissent dans une forme naïve la silhouette gracieuse des
actrices en renom, des favorites à la mode; ils ont le pas chez les bourgeoises.
Amis d'une heure, ils disparaissent, promptement déchirés et remplacés par
38 LES LETTRES ET LES ARTS
d'autres, d'où le nombre aujourd'hui si restreint des survivants, et leur prix
souvent supérieur à celui d'œuvres plus habilement traitées. Dans les rues
peu de femmes sortent sans ce complément de toilette indispensable; elles
ne le quittent pas plus que l'homme ne laisse son épée.
Les poètes chantent ces riens, ils brodent de longs poèmes sur la feuille
délicate « amante d'Éole ». Lemierre compose un quatrain célèbre, le meilleur
peut-être de son lourd bagage littéraire :
Dans le temps des chaleurs extrêmes,
Heureux d'amuser vos loisirs,
Je saurai près de vous appeler les Zéphyrs,
Les Amours y viendront d'eux-mêmes.
Dans une pièce de comédie, Ninette à la cour, le confident du prince
Astolphe, qui veut séduire Ninette, lui explique la théorie de l'éventail.
Malheureusement cette scène, imaginée par Favart, ne concerne point les
brimborions qui nous occupent ; ceux-ci n'ont rien de charmant ni de
poétique; destinés aux bourses modestes et voués au caprice d'un moment,
ils ne tenteraient même pas Ninette, ils ne sont jamais :
Le sceptre et la folie
Qui commande à tous les mortels.
S'ils empruntent aux rondes populaires leur principal attrait, ils se
garderaient bien de s'embarrasser de phrases épiques et sonores, que les
gens comprendraient à peine. Tout au contraire, ils reprennent les vieux
Pont-Neuf, entre autres celui du mirliton, remis à la mode par de Meuse, et
qui devait venir jusqu'à nous avec des variantes. Plein de sous-entendus
égrillards ou bien de malices cachées, le refrain du mirliton s'empara des
vignettes et des écrans. Il y eut des rubans, des étoffes au mirliton. Les
louis d'or frappés en 1732 en gardèrent le nom, les satires politiques
elles-mêmes s'inspirèrent de la ritournelle :
Dubois gardé par Cerbère,
Voyant venir le Régent,
Lui dit : que venez-vous faire ?
Il n'est point ici d'onguent
Ni de mirliton, mirliton, mirlitaine,
Ni de mirliton dondon !
L'HISTOIRE PAR LES EVENTAILS POPULAIRES 39
Un jour, en 1727, l'éditeur Grépy imaginera de faire vendre à la
porte de la comédie un éventail, avec le portrait de Babet la bouquetière.
La grande belle fille — et bonne dit-on — y est représentée, lutinée par un
seigneur, en présence de deux dames qui en manifestent leur dépit. Babet
offrait ses violettes aux abords du théâtre, elle y était connue et fort
admirée; l'histoire rapporte même qu'un prince de Courtenay lui prenait
volontiers le menton au passage et l'embrassait au retour. En fallait-il
davantage pour que de simples marquis lui baisassent les mains, pour que
des traitants voulussent garder son portrait ?
La mode de s'éventer dans les salles de spectacle, en hiver comme
en été, fît que les dames ne se passèrent plus de cet objet devenu
nécessaire. La légende veut que Christine de Suède, consultée au siècle
précédent par quelque belle Française sur l'opportunité de jouer de l'écran
même pendant les froids, reçut de la Princesse cette boutade sévère :
« Portez-en ou n'en portez pas, vous n'en serez pas moins éventée pour
cela ! » Alors, pour lui prouver combien les Françaises dédaignaient les
impolitesses étrangères, toutes les désœuvrées s'étaient armées d'éventails
fébrilement agités en présence de la Reine.
Le duc de Richelieu écrivait en 1729 : « Les petits éventails ne sont plus à
la mode, on les porte presque aussi grands que l'année passée. On sait que
depuis bien des années, les dames en ont l'hiver comme l'été. » Leur taille
permettait les histoires, laissait un champ plus vaste aux couplets railleurs,
aux rébus même dont on les surchargeait. Agités à la lueur des bougies, ils
paraissent de grandes ailes blanches où scintillent les paillettes d'or.
Les voici devenus frondeurs. Ils se moquent des jansénistes ou les défendent;
ils exaltent le diacre Paris, ses miracles, ses bonnes œuvres passées, ou bien
ils les tournent en ridicule, suivant les passions du jour. Tout à coup, au
fond d'une province, un scandale retentissant éclate et déchaîne les colères.
Un jésuite, le P. Girard, recteur du collège de Toulon, s'est compromis
sottement dans la plus misérable des aventures galantes. La demoiselle
Cadière, sa pénitente, l'accuse positivement de libertinage; dans un tête-à-tête
pieux le recteur s'est oublié ; c'est la fille qui le jure ; entre son affirmation
40 LES LETTRES ET LES ARTS
et celle du jésuite, la rumeur publique n'hésite pas. Ah ! ces hommes
noirs ! Les haines portées à la compagnie grandissent de la faute d'un
des siens; les moins exaltés réclament le bûcher à tout le moins. Mais, à
la surprise générale, et quelque dépit qu'en eussent ressenti les juges
eux-mêmes, le parlement d'Aix prononce l'acquittement du prêtre, et la
remise de la pénitente à ses parents qui devront l'engager à mieux vivre.
Alors, comme on vient précisément de fermer le cimetière de Saint-Médard
pour empêcher les miracles de Paris, d'un saint, d'un ascète, on compare
l'ordonnance sévère au jugement d'Aix. Qu'importe ! disent les adversaires
des jésuites, en s'adressant au peuple :
Ils condamnent Paris, vous voyez ses miracles!
Ils délivrent Girard et vous le détestez.
Au fond, Paris ou Girard ne comptaient guère ; ce qu'il fallait aux foules
alors comme aujourd'hui, c'étaient les choses grasses à mettre en vaudevilles,
les scandales à tourner en chansons. Un éventail médiocre, vilainement pein-
turluré par un dessinateur de bas étage, représentait l'autel de l'amour.
Autour, un dindon, un hibou, un crapaud, un perroquet, sottes bêtes figurant
les tenants du prêtre ; au-dessus, Cupidon armé d'un carquois et de flèches
empennées. Cette œuvre était lyonnaise ; elle montre la décentralisation
caricaturale dûment établie; Paris n'était point seul à se gaudir de semblables
aventures.
Les rubans entrent en danse à leur tour, peut-être lyonnais eux aussi,
mais grotesques à coup sûr. Cramoisis, violets ou rouges, ils montrent la
fille offrant son cœur brûlant à un homme coiffé d'une barrette. Les dames
ne dédaignèrent pas les rubans à la Cadière; on en fit même de noirs pour
le deuil ! Entre temps, des gens habiles composèrent un anagramme sur
le nom du jésuite pour expliquer son acquittement inattendu :
Jean-Baptiste Girard
Abi Pater, ignis ardet.
Va-t'en mon père, laisse brûler les feux! Avec les rébus, les refrains et
les charades, les éventails bientôt anéantis, ce fut tout ce que les colères
religieuses surent inventer.
L'HISTOIRE PAR LES EVENTAILS POPULAIRES
41
Les histoires vont vite et les engouements ne durent guère en France ; au
temps du roi Louis XV, les chansons naissent d'un rien, amusent le peuple
pendant quelques semaines et disparaissent à jamais, replongeant dans
l'oubli les colifichets démodés. Un mot parfois incompréhensible, souvent
incompris, fait une fortune singulière et, depuis le Roi jusqu'au dernier pâtre,
il émeut et intrigue tout le monde. Que signifiait au juste ce terme d'allure,
employé à tort et à travers, entre 1732 et 1734, qui inspira les chansonniers,
fournit des sujets aux éventaillistes et aux marchands d'étoffe ? L'allure,
était-ce l'habileté d'aucuns, l'adresse de certains? Etait-ce marcher avec son
siècle, a être dans le train » comme nous dirions aujourd'hui? Etait-ce une
allusion gauloise à quelque aventure, le masque dissimulant des revendications
politiques ? Qui le pourrait dire à présent ? Les premiers couplets faits sur
ce thème comportaient dix strophes dont voici la première :
Voilà le mois de may, mon cousin,
Faut changer de maîtresse...
Je n'en changeray pas, mon cousin,
Car la mienne est trop belle, mon cousin.
Allons ! mon cousin, ma cousine, mon cousin.
Allons mon cousin à l'allure !
Le Roi lui-même ne dédaigna pas de railler ses amis sur ce rythme
42 LES LETTRES ET LES ARTS
populaire. Quand le comte de Clermont, abbé de Saint-Germain-des-Prés,
quitta la belle Camargo, sa maîtresse, pour mademoiselle Leduc, arrachée
à prix d'or au fils de Samuel Bernard, il mit cette dernière sur un pied qui
fit murmurer les moins prudes. On vit un jour de jeudi saint aux Ténèbres de
Longchamps, la belle fille étalée dans un carrosse à six chevaux, gros comme
des ânes. « Cela était de la dernière magnificence », assure Barbier, qui l'avait
entrevue, mais la cour tout entière s'émut. La maîtresse d'un dignitaire de
l'Eglise ! les jalousies coururent bon train à la suite de l'abbé ; sa mère le
gourmanda, ses parents l'invectivèrent, Louis XV, ayant pris sa plume royale,
tourna de son cru la ritournelle suivante :
Un char à ta catin,
Mon cousin.
Ce n'est pas son allure !
Le coche à Pataclin,
Mon cousin
Et un habit de bure,
Mon cousin.
Ah! voilà l'allure, mon cousin.
Ah ! voilà l'allure !
Les écrans ne manquèrent point l'occasion, mais n'ayant pas les immunités
royales, ils se cantonnèrent dans une note plus tranquille.
Dans l'un de ces écrans, mademoiselle l'Allure danse au son d'une
viole, au milieu d'un médaillon gravé. Au bas, un éventail à demi fermé
avec un couplet :
Voilà un éventaille (sic), mon cousin,
De plaisante figure.
Admiré son dessein, mon cousin,
Mais non pas la peinture.
Elle est à l'allure, mon cousin,
Mon cousin à l'allure !
Çà et là, sur la feuille légère, de bons conseils semés au vent :
Se fier à sa catin, mon cousin,
Croire un Normand qui jure,
Prêter à un Gascon, mon cousin,
C'est une pauvre allure, mon cousin,
Voylà, mon cousin l'allure, mon cousin,
Voylà mon cousin l'allure!
L'HISTOIRE PAR LES EVENTAILS POPULAIRES 43
Les figurines y portent le délicieux costume du temps, les robes sans
taille, les paniers fort larges. Sur une gravure à l'eau-forte à peine poussée,
les enlumineurs ont étendu leurs gouaches épaisses rehaussées d'or. Parfois
les personnages se découpent et se collent sur des écrans de carton épais ;
le plus souvent l'éventail demeure entier et son revers est orné de roses,
comme les faïences rustiques. Les plus recherchées de ces feuilles se
fabriquaient chez Bouchon, fournisseur attitré des plaisirs parisiens. Déjà la
pastorale pénètre dans les modes, les paysans tiennent une bonne place :
Lucas, Guillot et Mathurin,
Tous trois de fort bons drilles,
Disoient pour bannir le chagrin,
Mettons pinte sur chopine,
Mon cousin.
Ha! voilà l'allure, mon cousin.
Ha ! voilà l'allure !
Avant le lever du rideau, les salles de spectacle résonnent de cris divers :
« Qui veut mes écrans à deux sols l'un ? — Voyez les personnages de la
pièce ! » Et de fait, l'actualité théâtrale apparaît sur les feuilles. Un éventail
de 1733 se compose de petits compartiments, où sont reproduites les scènes
à la mode; à droite, par exemple, un tableau de V Embarras des richesses,
de l'abbé Soûlas d'Allainval, joué au théâtre italien, en 1725. Plus bas, un
motif gracieux tiré de YHeureux Stratagème, de Marivaux, lequel n'est point
encore de l'Académie. Un troisième médaillon reproduit la Veuve coquette,
essai joyeux de M. Desportes, fils du célèbre peintre d'animaux. Au-dessous,
voici le couplet noté en musique du Départ de l' Opéra-comique, représenté à
la foire Saint-Laurent, le 28 juillet 1733, et dû à la plume alerte de Pannard
de Nogent-le-Roy. Les charmantes figurines de Gillot ont été copiées sans
vergogne, celles de Watteau elles-mêmes n'ont pas été épargnées. Dans
ce pêle-mêle joyeux et musqué de petits personnages sautillants, badins,
enjoués, la gaieté française circule et frétille.
Une pièce eut surtout les faveurs du public cette année-là même, c'est
la Tante dupée, qui avait été donnée en présence du Roi, dans le courant
de 1731, par des comédiens de moins de quinze ans. Écrans, éventails,
44
LES LETTRES ET LES ARTS
papiers de tentures, tout se para de cette bonne tante, et lui fit une
réputation. Un des écrans montrait le fils de l'acteur Boudet, âgé de cinq
ans « qui y dansa une entrée de sabottier, qui fit courir tout Paris ». Le
petit Boudet chantait en fournissant un pas de son invention :
Quoique je ne sois qu'un nabot,
Je sçais remuer le sabot,
Ma danse est encore imparfaite,
Mais j'espère qu'en peu de temps,
Mes petits petons... tourlourirette,
Vaudront bien les grands !
Cet espoir mettait la salle en belle humeur, on se disputait les écrans
où le bonhomme était représenté. Le plus commun de ceux-ci, outre la
Tante dupée, renfermait une scène de Don Quichotte de la Manche, une du
Je ne sais quoi, comédie du sieur de Boissy, et une vieillerie de Scarron,
intitulée Jodelet maître et valet, pièce du répertoire reprise de temps en temps.
C'était toujours Crépy qui répandait cette marchandise facile dans le
public; ce qu'il en fit est incalculable, et pourtant vingt ou vingt-cinq à
peine de ces objets sont venus jusqu'à nous. L'éventail à la belle chanteuse
montrait des dames affublées de ces paniers « qui avoient au moins trois
aunes de tour », de même aussi « le Galant ». « La Coquette » est une jeune
dame, sans doute quelque Leduc ou quelque Camargo, en train de prendre le
L'HISTOIRE PAR LES EVENTAILS POPULAIRES 45
thé. Dans un médaillon, à gauche, une fille des champs portant une corbeille
s'écrie : « Je vais en vendange remplir mon panier ! » On devine aisément de
quelles vendanges parle Margot l'avisée, dans un moment où les plus humbles
donzelles s'attaquaient résolument aux Princes du sang, aux Rois même.
« Cette éventaille est magnifique, assurait un quatrain imprimé sur la feuille :
Cette éventaille est magnifique,
Mais défectueux en cela,
Que pour la mettre en musique,
Il faut dire un sol la mi la. »
Un sot l'a mis là ! Mais ce sot n'était pas si bête, car à la faveur de
ces transparentes allusions, les frondeurs ou les gouailleurs tiraient de leur
bourse les deux sols nécessaires, et riaient tout leur saoul. « La Coquette »
ne s'en fâchait pas, car si elle se fût reconnue le rire lui eût fait payer gros
un instant de colère.
Et quasiment tout à coup les comédies, les costumes, les mœurs, dispa-
raissent des éventails ; ceux-ci vont chercher leurs sujets dans la politique
étrangère, la seule permise alors ; ils raillent l'Europe bouleversée par les
événements de Pologne. Même le mariage d'un Mole avec la fille de Samuel
Bernard, d'un agioteur banqueroutier, ne peut détourner longtemps les
Français de leurs préoccupations. Au fond, on avait beaucoup blâmé Louis XV
de s'être mésallié à une Leczinska, mais le caractère du roi de Pologne
déchu ne déplaisait point. La sympathie populaire se trahit dans les estampes
plus que dans les chansons ou les hommages officiels :
Est-il Roi, ne l'est-il pas
Ce prince qu'on déplore ?
Fuit-il ? Va-t-il au combat ?
C'est ce que l'on ignore !
Où est-il ce pauvre Stanislas ?
Le verrons-nous encore ?
Subitement rappelé dans son royaume, à la mort de son successeur
Auguste II, Stanislas avait couru à Varsovie. La Russie soutient Auguste III,
la France unie à la Sardaigne et à l'Espagne prête son appui au père de Marie
Leczinska. Deux éventails naissent de ces événements. Le premier, naïvement
gravé à l'eau-forte, bariolé de couleurs criardes, porte comme titre : « Nouveau
46 LES LETTRES ET LES ARTS
jeu de piquet des nations de l'Europe ». Autour d'une table ronde, chacune
d'elles figurée par une femme tenant un blason, s'apprête à jouer (1).
La France dit : J'ai la main, je joue la première. — L'Espagne : J'ay
trois rois, deux ass à la carte, je dis que trois rois sont bons. — La
Sardaigne : J'ay beau jeu! — La Saxe : Mon jeu est embrouillé. — La
Russie : Faute d'un roy perdroit-je (sic) la partie? — La Pologne : J'ay
huitiesme, carte major et la main, j'espère que la fortune secondera mon
ambicion. — L'Angleterre : La crainte de payer les carts (sic) m'empêche
de jouer, la prudence me guide. — Le Turc à cheval, en dehors de la
table de jeu s'écrie : Si vous ne quittez le jeu, je déchirerai les cartes !
— Le Persan lui répond : Seigneur Turck, Perse vous fera changer de
note ! — Un personnage non assis à la table dit : Jouer sans avantage,
le commerce pourra payer les carts. — La Hollande murmure des paroles
inintelligibles. — Le Pape, qui n'est pas sur sa chaise : Je ne scay pas
le jeu ; je prie Dieu pour la paix ! — La Prusse : Je regarde jouer, mais
je n'en pense pas moins !
Pour un objet léger et sans prétention, la situation n'est pas si mal
indiquée. Mais bientôt la guerre est déclarée, la France entre en lutte avec
l'empereur Charles VI. Vite les éventaillistes se mettent à l'œuvre. Des
estampes représentent le Bal des nations, on les copie, on les traduit sur les
éventails ou les écrans.
Ce sont de belles dames parées pour une danse de travestis. Toutes celles
qui tenaient les cartes tout à l'heure s'apprêtent à valser. La France chante sur
l'air du Bel Age :
Je suis certaine
De bien cabrioler,
Rien ne me gêne,
Je veux me signaler.
Je connais mes appas ;
Sur tout j'aurai le pas,
D'un beau bouquet parée,
Que Charles détacha
De sa livrée.
(1) M. Germain Bapst possède un de ces éventails où les légendes françaises ont été traduites en hollandais.
L'HISTOIRE PAR LES ÉVENTAILS POPULAIRES 47
Et l'Espagne de suivre son alliée :
Je suis gaillarde,
La France est avec moi.
La Savoïarde
M'assure de sa foi.
Bien tost un Polonais,
Dansant à nos souhaits
Dont nous serons bien aise.
A son tour dansera
La Polonaise !
Promesses d'éventail! Réfugié à Dantzig devant son rival heureux, Stanislas
lutte sans espoir. En vain le comte de Plélo accourt avec des troupes de
France, fait l'assaut des retranchements russes, il est tué, les siens sont faits
prisonniers ; Leczinski s'évade dans une barque de pêcheur. La Reine sa fille
ignore l'issue désastreuse ; par ordre de Louis XV la Gazette de France,
imprimée exprès pour elle, mentionne des victoires.
Mais la nouvelle malheureuse s'est répandue, il serait fou de la vouloir
celer plus longtemps. Un éventail montre « La ville de Dantzicq rendue à la
Russie. Tout capitula ». Par une porte Stanislas s'enfuit avec une compagnie
à cheval. Le roi de Pologne n'est plus désormais que le pauvre duc de Lorraine.
Des trônes s'écroulent, d'autres naissent. Don Carlos, fils de Philippe V,
arrière-petit-fils de Louis XIV, est passé en Italie. Il combat l'Empereur,
entre à Naples le 26 mars, et se fait couronner roi le 15 mai 1734. Barbier
disait de lui : « Le voilà paisible possesseur du royaume de Naples, il ne
tardera guère à s'emparer de celui de Sicile, et par l'événement ce fils d'un
second lit sera un puissant prince, roi de Naples et de Sicile, duc de Parme,
de Plaisance et de Toscane. Voilà l'ambition de la Reine bien remplie ! »
Toutefois les marchands ne perdent pas de vue la vente journalière
d'œuvres moins élevées. Josse fabrique dans la rue aux Ours des écrans
qui sont destinés aux grandes foires de France, et que les trafiquants de ces
marchés conservent comme souvenir. Tel est l'éventail où se trouve dessinée
« La foire de Beaucaire en Languedoc » (sic), avec ses baraques en plein
vent, ses campements, ses tréteaux forains. Il livre aussi dans les plus justes
prix : « Le mariage du duc de Lorraine avec l'Archiduchesse, fille aînée de
48 LES LETTRES ET LES ARTS
leurs MM, II. », et, suivant les goûts, en fournit des modèles argentés ou
dorés, une gouache solide ou bien une aquarelle légère.
Huit ans se sont passés. La Diète de Francfort vient d'élire l'Electeur de
Bavière en qualité d'empereur d'Allemagne et de roi des Romains, contre
la reine de Hongrie soutenue par l'Angleterre. Le maréchal de Belle-Isle ,
ambassadeur de France, avait été l'arbitre des destinées impériales; dérogeant
à l'étiquette, il avait remis à la Diète ses pleins pouvoirs rédigés en français,
contrairement à l'usage qui exigeait le latin dans les actes. Dans l'éventail
qui fut gravé à cette occasion, le Maréchal, costumé en Mars antique,
montre au nouvel Empereur le testament de Ferdinand Ier, et la reine de
Hongrie lui présente la Pragmatique de Charles VI.
Dans un coin, un Anglais et un Hollandais surveillent la scène, l'un
braquant une lunette d'approche sur le nouvel Empereur, l'autre fumant
placidement sa pipe. Pour les Anglais, l'ingérence française n'était pas sans
mécomptes; les belles dames d'outre -Manche s'étaient passionnées pour la
reine des Hongrois; la duchesse de Marlborough s'était mise à la tête d'un
mouvement qui devait aider la princesse à coup de livres sterling. L'atti-
tude du personnage gravé sur l'éventail est donc clairement expliquée, et
cette fois encore l'œuvre populaire ne s'égarait pas; c'est le dépit qu'elle a
voulu peindre.
Mais, comme si les bourgeoises se fussent subitement désintéressées
des éventails, les voilà presque disparus et oubliés ! Boguet, Chevalier,
Hébert ou madame Vérité ne s'abaissent plus à ces besognes vulgaires
et dédaignées. Les seuls admis sont des chefs-d'œuvre de dessin ou de
peinture, les autres sont mis à l'écart pour de longues années. D'ailleurs,
la Chine en inonde la France; les abbés de cour, les dames, la Pompadour
elle-même s'en fournissent à bon compte; Lazare Duvaux, bijoutier, en
vendait à la maîtresse du Roi une douzaine moyennant 72 livres, qui
arrivaient en droite ligne de Nankin.
C est à peine si, de temps en temps, quelque maigre échantillon français
apparaît à la devanture des boutiques; on n'y prend plus garde. La mode,
cette coquette, en est lassée. La collection Hennin, à la Bibliothèque natio-
L'HISTOIRE PAR LES ÉVENTAILS POPULAIRES 49
nale, conserve un curieux projet, mais fut-il exécuté jamais? C'est une course
de taureaux fournie par des toréadors en miniature, des enfants qui avaient
donné au Roi une représentation-bouffe en 1760, comme leurs anciens avaient
joué jadis la Tante dupée. ce Combat du terrible torreau représenté par des
enfants en présence de Sa Majesté Louis XV, roi de France et de Navarre. »
Tout le reste ne vaut pas l'honneur d'être nommé ; ou bien ce sont des
adaptations de scènes champêtres destinées à l'illustration , ou bien de
médiocres gravures, barbouillées par des peintres à la grosse.
#
# #
Ni la mort du roi Louis XV, ni l'avènement de Louis XVI ne désensor-
celèrent les éventaillistes du commun. Tandis que les tabatières et les boîtes
se couvrent de petits sujets gravés représentant le jeune couple royal ou
La Fayette, le héros des guerres d'Amérique, les écrans s'embarrassent de
guirlandes de fleurs, de sujets pastoraux mis à la mode par les prétendus
amants de la nature. Un jour pourtant, au milieu des graves préoccupations
politiques où la France commençait à s'agiter, l'invention d'un physicien
ressuscita les éventails. Les ballons de Montgolfier arrivaient tout à point,
et comme sur commande, pour détourner un peu les esprits de leurs
spéculations philosophiques. La Cour saisit l'occasion et s'appliqua à grandir
la découverte; elle donna cette pâture nécessaire aux Parisiens appauvris,
désœuvrés et lassés. Ce fut du délire quand le premier globe de taffetas
gonflé d'air chaud s'éleva dans les airs ; des espérances folles germèrent dans
les têtes, les applaudissements enthousiastes saluèrent l'essai et proclamèrent
le miracle. C'était le 27 août 1783; envolée du Champ-de-Mars sur le
soir, au milieu d'une nuée de bruine, la machine aérostatique disparut
vite à tous les yeux et alla tomber au village de Gonesse, qu'elle révolutionna.
Deux moines assurèrent que cette dépouille flasque et déchirée pouvait
être la peau d'un animal fantastique, de quelque démon foudroyé. Armés
de fourches, de fusils, les paysans se ruèrent sur elle, la dépecèrent, et il
ne fallut rien moins que l'entremise du curé pour la sauver d'une destruction
complète. Les gens de Paris, en apprenant l'aventure, ne se tinrent pas de
50
LES LETTRES ET LES ARTS
joie; on railla beaucoup ces « simples villageois », ces bonnes âmes crédules,
et le lieutenant de police crut devoir prévenir le retour de semblables faits
par une circulaire rassurante.
Le branle était donné; les éventaillistes consignèrent l'aventure de Gonesse
sur leurs produits naïfs. La plupart redisaient la scène, les paysans armés,
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les moines, le curé protecteur. Les bourses les plus modestes tinrent à
honneur de se munir d'un éventail au globe, tandis que les dames mettaient
des ballons partout, dans leur chevelure, sur leurs rubans, dans leurs robes
même. L'émotion s'était à peine calmée, que Montgolfier lançait à son tour
un aérostat magnifique à Versailles. Tout aussitôt les écrans de célébrer
ce nouveau succès, « cette victoire de l'homme sur les éléments », et sur l'un
d'eux, on voit le globe de Versailles s'élever majestueux devant deux paysans
stupéfaits.
Le 1er décembre 1783, les aéronautes Charles et Robert partirent dans une
nacelle. C'était le premier pas vers le but entrevu et rêvé, l'homme volant
dans l'air. Pour mieux marquer l'intérêt que la cour de France prenait à ces
expériences, il fut convenu que monseigneur le duc de Chartres, accompagné
du duc de Fitz- James, suivrait le globe à cheval pour assister à la
descente. Le départ eut lieu à une heure ; à trois heures on atterrissait
à Nesle. Presque aussitôt le Prince arrivait pour complimenter les courageux
voyageurs. Charles descend, salue le duc de Chartres, lui fait signer le
L'HISTOIRE PAR LES EVENTAILS POPULAIRES
51
procès-verbal et remonte dans la nacelle ; trente-cinq minutes après Charles
arrivait au Lay.
C'était la victoire pour Charles et Robert, c'était pour la Cour un puissant
dérivatif dont on usa et dont on abusa. Les privilèges ne se refusaient
guère aux éditeurs d'estampes sur « les globes ». Des milliers d'éventails
CHAH o,_
se répandirent, les uns gravés sur papier parchemin très luisant, coloriés à
la main, imitant les œuvres soignées. Sur les uns, c'est Robert en présence
du duc, sur les autres une foule criant : Bon voyage ! On en fit qui portaient
au recto le ballon des Tuileries, avec une chanson imprimée au verso sur l'air
de Marlborough, ou sur celui de Y Amitié vive et pure. L'air de Marlborough
patronnait des couplets étranges :
Tous les deux intrépides
Vont au gré, vont au gré du fluide,
Qui les fait en bon guide
Descendre à volonté.
Un syndic, trois curés,
Des seigneurs quantité !
La quantité de seigneurs se composait du duc de Chartres et du duc de
Fitz-James.
Ceci se psalmodiait sur le rythme plaintif et doux de la Tendre Musette,
et dans une autre strophe, l'auteur célébrait les coiffures au globe.
Le plus populaire et le plus apprécié mettait en scène toute la famille
royale. A droite le Roi et la Reine, le comte et la comtesse de Provence,
à gauche le comte d'Artois, sa femme et deux autres personnages. Tout
52
LES LETTRES ET LES ARTS
cela enluminé et couvert de gouaches criardes. Une réclame versifiée exaltait
à la fois l'éventail et les princes :
Pour servir de contenanse (sic)
Aux dames du temps présent,
On ne pourroit, je panse,
Trouver rien de plus charmant
Que d'avoir la présence
De notre Roi tout-puissant,
Et la famille de France
Avec le globe volant !
Tout à l'heure les mêmes feuilles peinturlurées diront la ruine du tyran;
à ce moment elles vivent de lui, font des vœux pour a son auguste postérité ».
L'éventail c'est l'homme même !
En France les plus belles choses font rire ; il advint qu'après avoir porté
aux nues — c'est bien le cas de le dire — les ballons et leurs inventeurs,
on les tourna quelque peu en charge. Une des plaisanteries les plus gauloises
imaginait un physicien qui, pour gonfler des montgolfières, se servait de
l'instrument de Molière rempli d'air chaud. Les grands hommes ont leurs
misères; l'instrument en question avait parfois une autre destination, si bien
ma foi, que, dans un moment d'oubli, le savant se trompait, et rendu plus
léger que l'air, s'enfuyait par une fenêtre. Cette grosse plaisanterie eut un
succès énorme, les estampes la mirent à toutes les sauces. Le plus ordinaire-
ment la légende portait : « Mon pauvre oncle ! » et par la fenêtre ouverte on
voyait un héritier éperdu d'apparence, mais joyeux au fond, qui regardait
son malheureux parent se perdre dans le ciel. Le graveur Sergent, beau-frère
du général Marceau, composa sur ce thème rabelaisien une de ses plus
curieuses planches en couleur, et la Bibliothèque nationale conserve un
éventail « à l'oncle » où se voient encore les pliages de la monture.
Un an de succès en France, c'est un long bail. Les globes volants passion-
nèrent les gens pendant une année au moins. Un aéronaute, nommé Blanchard,
imagina dans les premiers mois de 1784, un vaisseau aérien dirigeable, qu'il
se proposait d'expérimenter en mars. Au jour fixé, tout étant prêt pour
l'expérience, et Blanchard allant monter dans la nacelle, un jeune militaire,
L'HISTOIRE PAR LES EVENTAILS POPULAIRES 53
légèrement ému, le baron du Pont du Chambon voulut l'y suivre. Comme
on lui représentait l'impossibilité absolue où l'on était de lui donner
satisfaction, l'officier s'emporta, tira son épée, et se précipitant sur la frêle
machine, il la mit en pièces :
Blanchard allait contre le vent
Monter aux étoiles,
Mais un militaire imprudent (sic)
Accourut en ce beau moment
Et cassa les voiles
Du bateau volant.
On pense le scandale ! Blanchard, désespéré, voulut partir quand même,
54 LES LETTRES ET LES ARTS
car les foules n'étaient point tendres alors, et ceux qui ne connaissaient
pas l'histoire commençaient à murmurer. Il s'éleva donc, sans la machine,
en grand danger de se perdre, et alla tomber au pont de Sèvres. Les éventails
ne manquèrent pas de raconter l'incident en figures maladroites, en vers
macaroniques. On voit sur la plupart, de petites scènes enluminées, perdues
dans des picotis de couleur.
Sur le verso de l'un d'eux on lisait une chanson assez habilement troussée,
en l'honneur du voyageur intrépide, et du Roi :
L'autre jour quittant mon manoir
Je fis rencontre sur le soir
D'un globiste de haut parage,
Il s'en alloit tout bonnement
Chercher un lit au firmament
Et moi je lui dis : Bon voyage!
Le poète félicite le « globiste ».
Non de maîtriser les hazards,
Mais d'avoir fixé les regards
Et de Louis et d'Antoinette.
Mais en dépit du Roi, de la Reine, des seigneurs, l'ennui naissait de
l'uniformité. Quand le graveur-physicien Janinet et l'abbé Miollant, son com-
père , résolurent de faire à leur tour un voyage aux étoiles , les ballons
n'intéressaient plus. Le départ des deux aventuriers ayant été retardé par
un accident, la foule d'abord houleuse rompit les barrières, se précipita sur
le globe et le déchira. Ils ont volé, disait une chanson, mais dans notre
bourse! Alors les caricatures tombèrent sur le graveur et sur l'abbé, drues
comme grêle. Miollant, à cause de son nom, y était représenté en chat,
Janinet, dit Asinet, en bourrique; tous deux bayaient aux corneilles devant
leur machine lacérée. Le rire fou, le vieux rire gaulois, venait de prononcer
la déchéance momentanée des aérostats ; il privait la Cour d'un puissant
moyen d'amuser le populaire et de lui faire oublier la ruine financière et le
désarroi politique. Les éventaillistes eux-mêmes dédaignèrent les globes,
il n'en fut plus question.
Aussi bien la mode venait des écrans unis de papier vert ou striés de
L'HISTOIRE PAR LES EVENTAILS POPULAIRES 55
lignes polychromes « à la paysanne ». On portait des éventails même en
hiver, dans le manchon « parce qu'une femme allant en société, s'en munit
toujours pour se garantir de l'ardeur du feu, l'usage de présenter aux dames
de petits écrans portatifs étant entièrement aboli (1788) ». Le plus souvent
ils ne sont point de papier; ils sont « faits de canne légère ou d'autre bois
très léger, dont chaque partie est enlacée par des rubans placés à des
distances, et tourne à volonté dans tous les sens ».
Les particularités mondaines expliquent la disparition des figures pendant
une ou deux années. Il fallait pour les ramener, quelque gros événement.
Heureusement pour les marchands d'éventails, le peuple prit la Bastille.
ÇA suivre).
HENRI HOUCHOT.
CHATEAUGOUBES
Quand il avait quitté Bordeaux pour venir à Maurice où l'attendait la
place de caissier d'une de nos maisons de commerce de ce temps-là, son
thème était fait, son plan d'avenir arrêté :
« J'ai vingt-sept ans ; je me donne quinze ans pour faire ma pelote. A
quarante-deux ans, je retourne à Bordeaux, pas trop déchiré — j'y veillerai ;
j'achète Château-Goubès, je fais moi-même mon vin que je me suis arrangé
pour bien placer à Maurice ; je me marie ; j'ai deux enfants, un garçon et
une fille, Gaston et Madeleine; et... et, ma foi, je me laisse vivre! ça durera
ce que ça durera. »
Cinq ans après son arrivée à Port-Louis, sa maison fit faillite, il perdit
jusqu'à son dernier sou. Il n'avait plus que dix ans devant lui, et tout était
à recommencer.
Aux grands maux les grands remèdes. Il fit à son plan une modification :
au lieu de se marier à Bordeaux, il se marierait à Maurice ; Gaston et
Madeleine avanceraient un peu, voilà tout.
CHATEAU-GOUBÈS 57
Le point réglé, il chercha une dot. Or, c'était « un débrouillard, » comme
on dit là-bas; nous autres à Maurice nous disons « un finus ». Il trouva.
La femme de la dot n'avait ni père ni frère; une mère, si l'on veut, mais
peu gênante. Était-elle veuve? ce qu'il y a de sûr c'est qu'elle n'avait pas
d'enfant; là-dessus il n'aurait pas transigé. Après tout, il ne l'épousait pas
pour la conduire dans le monde; bref, il mena rondement les choses, et, dix
mois après, Madeleine naissait; Gaston lui avait cédé son tour.
Toute la fortune de Madame était engagée dans une propriété sucrière ;
bonne propriété, pas trop de pluie, jamais de sécheresse, terre profonde,
une jolie petite usine, une rivière pour irriguer au besoin. Oui; mais comme
c'était géré! L'associé de Madame, son associé à lui maintenant — heureu-
sement — menait ça en dépit du sens commun. Après une petite campagne
de dix-huit mois, l'associé était évincé; Monsieur prenait lui-même en main la
queue de la poêle, achetait un nerf de bœuf, et ça allait marcher.
Le fait est que ça marcha.
La marque de la propriété n'était guère estimée sur la place ; « rien
d'étonnant avec un pareil animal ! » Au lieu de s'entêter à la relever, ce qui
est toujours un peu long, Monsieur trancha dans le vif et débaptisa le bien;
ça s'appelait Mon Abri, ça s'appellerait... et parbleu, pourquoi chercher?
ça s'appellerait Château-Goubès.
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# #
Six ans plus tard, la marque Château-Goubès était une des mieux cotées
sur le marché. La propriété battait son plein. Encore quatre coupes, et il
vendrait. Il réaliserait tout ; il secouerait la poussière de ses souliers, et il
s'en retournerait chez lui, acheter l'autre Château-Goubès, et faire son vin.
Il en avait assez de Maurice. Quel pays ! des imbéciles, des poseurs, des
filous! Personne à voir; ce qui s'appelle personne ! Il y avait six ans qu'il
était sur sa propriété, eh bien ! il ne se rappelait pas avoir une seule fois,
pas une seule fois, eu quelqu'un de bien à sa table. Aussi, encore quatre ans :
et puis, assez, assez!
58 LES LETTRES ET LES ARTS
Elle n'était pas bien gaie, en effet, la vie à Chàteau-Goubès. Jamais
personne.
Ce n'est pas que Madame, quand elle avait quitté la ville pour venir
s'enterrer à la campagne, y eût apporté le moindre parti pris d'isolement;
bien s'en faut ; Madame était sociable, elle avait fait ses preuves, le monde
n'était pas pour lui faire peur. En arrivant, elle avait, comme toute nouvelle
venue, fait ses visites de quartier, sans fausse morgue, à la bonne franquette.
On ne lui en avait pas rendu une seule, de ses visites. Les bégueules! Après
tout, qui est-ce qui y perdait ? Pas elle, à coup sûr. Ah ! si fait, elle avait
perdu quelque chose : « l'ennui de mettre un corset. » Elle ne vivait plus que
pour sa fille — en peignoir.
Les quatre années qui suivirent furent mauvaises : un coup de vent;
puis une sécheresse, puis de mauvais prix. II ne fallait pas songer à liquider
dans ces conditions-là; Monsieur remit son départ à quatre ans, après une
bonne série.
Elle est parfois bien lente à venir, cette bonne série-là ! C'est à Chàteau-
Goubès de l'île Maurice qu'on fêta les seize ans de Madeleine.
Mais, et Gaston? — Est-ce que Monsieur avait eu le temps! Madeleine
était fille unique.
Jolie, la Madeleine! pleine de sève, appétissante, savoureuse. Une pêche
de plein vent, un peu ferme ; il y faut un petit effort pour enfoncer les dents ;
mais, ensuite, ça fond, et la bouche s'emplit de fraîcheur, de suc et de
parfum ; un sauvageon ; mais, dans nos pays, la pratique de la greffe est-elle
nécessaire? La rosée du matin, l'ardeur du jour, la caresse du soir, le regard
du bon Dieu; et nos fruits sont exquis.
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Qui avait élevé Madeleine? Sa mère?
Sa mère, il faut être juste, l'avait nourrie jusqu'à dix-huit mois, bien
nourrie, à bouche que veux-tu. Mais Madeleine, un beau matin, avait refusé
net ; et, depuis ce jour-là, elle s'était résolument réservé le soin exclusif de
GHATEAU-GOUBÈS 59
son alimentation quotidienne, dont les fruits verts faisaient la base. Il y avait
bien eu, par-ci par-là, quelques protestations de l'organisme; mais Madeleine
qui avait du caractère, avait tenu bon, et comme, après tout, le dernier mot
de l'hygiène c'est la régularité, Madeleine s'était fait une belle petite santé,
obuste et souple comme un jeune goyavier sauvage.
L'hydrothérapie aussi ! — qu'on nous pardonne ce gros mot-là dont
Madeleine n'avait pas la notion la plus lointaine. — La rivière coulait au bas
du verger, à une petite portée de fusil de la maison. Le matin, le soir, à
toute heure du jour, été comme hiver, par la pluie ou le soleil, Madeleine
était à l'eau. Et quand, toute petite encore, elle venait de temps à autre
se pelotonner sur les genoux de sa mère pour se faire caresser un instant,
Madame, à travers son peignoir, sentait la fraîcheur profonde du mignon petit
corps de la fdlette, dont la jupe humide du reste n'avait jamais le temps de
sécher, ce qui aurait été souverainement dangereux, à cause des refroi-
dissements. Et vite Madeleine retournait à l'eau. Sa maman l'appelait mon
petit canard.
Mais aussi , quelle salle de bain ! quelle distribution intelligente et
coquette !
La rivière qui s'en venait de la montagne, là-bas, sans jamais quitter
l'ombre des grands arbres, arrivait au verger où elle rencontrait une petite
île. Elle se séparait en deux bras : à gauche, sous les ravenals, un mince
filet d'eau claire, juste de quoi remplir l'une après l'autre les grandes cuvettes
de roche pour la figure et pour les mains ; à droite, sous les jamrosas, un
courant profond de deux pieds, où l'on s'asseyait dans l'eau tapageuse, pour
se sentir soulevée peu à peu jusqu'à ne plus rien peser du tout; alors, on
se retenait des deux mains à une branche, on laissait filer les pieds, et on
restait là, tout allongée, bercée dans la chanson de l'eau rapide. L'île finie,
les deux canaux se rejoignaient, et la rivière faisait mine de s'endormir au
soleil dans un grand bassin plat où flottaient des herbes à larges feuilles
vertes ; mais les deux bords rapprochaient tout doucement leurs grands
rochers tapissés de fougères, l'eau prenait son élan, filait; le fond manquait
sous elle, et, de ses quatre pieds de haut, la cascade précipitait sa douche
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LES LETTRES ET LES ARTS
sonore dans le grand bassin obscur où l'on nageait sans avoir pied nulle part,
pour peu que la pluie eût tombé là-bas, dans les hauts.
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Vers l'âge de dix ans, Madeleine avait appris à lire, entre deux bains;
à quatorze ans, elle savait signer son nom; et, son éducation finie, n'ayant
plus rien à faire, elle s'ennuya. Il lui vint des appétits de voyages en ville,
des goûts de toilette; elle se mit à porter de petites bottines coquettes, à
s'habiller devant son miroir; le petit canard passait plus de temps sur la
terre que dans l'eau; il se fit même donner un corset.
« C'est comme ça que ça m'a commencé, » se dit avec mélancolie
Madame, qui se souvenait, et, se l'étant dit à elle-même, elle le dit ensuite à
Monsieur, pour qu'il avisât. — « C'est bon, c'est bon, je connais ça : je la
marierai à Bordeaux. » Et Monsieur prenant son nerf de bœuf s'en alla voir
ses cannes.
Monsieur connaissait ça; et bien, et Madame donc! Elle ne savait pas au
juste, il est vrai, où « l'on mettait » Bordeaux ; mais elle savait bien que
Bordeaux était loin et que sa fille avait quinze ans passés ; elle savait encore
ce qu'il y a dans le corset que demande une fillette, et que, chez nous, un seul
jour de soleil dore et mûrit le fruit vert de la veille. Bref, résumant tout ce
qu'elle savait dans la synthèse ingénieuse d'un de nos adages créoles :
a quand canard sourti dans dileau li rode nique — quand le cahard quitte
l'eau c'est pour chercher un nid », elle résolut d'aider son petit canard à
trouver, et à trouver moins loin que Bordeaux.
Pour fêter les seize ans de Madeleine, on donnerait une fête, un déjeuner
dinatoire , comme on dit par ici ; soupatoire , risquent même quelques
néologues dont nous réprouvons l'audacieuse création. Le point fut débattu
contradictoirement entre Monsieur et Madame. Monsieur, qui avait de la
mémoire, ne s'en souciait guère. Madame insista. Il y avait treize ans main-
tenant qu'on habitait le quartier : Madame avait son banc à l'église, elle
donnait à toutes les quêtes et pour toutes les œuvres ; Monsieur, avait en
CHATEAU-GOUBES 61
mainte occasion obligé gracieusement ses voisins : charrettes prêtées, cannes
passées gratis à son usine quand l'usine d'à-côté avait cassé la chapelle de
son moulin, incendie éteint dans un carreau au balisage de Château-Goubès,
têtes de cannes données, que sais-je encore! De quoi, à coup sûr, vaincre
les sottes préventions du début. « Je veux, » avait conclu Madame.
L'on écrivit les invitations , invitations en grand , pour tout le quartier.
« Que diable ! dans le nombre il y en aura qui accepteront. »
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Madame se leva « toute drôle » ce matin-là. D'abord, est-ce qu'on viendrait?
Et puis, ce corset à mettre ! oh ! ce corset.
Mais elle était bien jolie, Madeleine, jolie à croquer dans sa robe blanche
de mousseline et de dentelle. Sa mère souriait orgueilleusement derrière son
mouchoir. Elle les regarderait, les petits messieurs; et, en dépit des papillons
rouges qui passaient et repassaient devant ses yeux — ce devait être son
corset — elle verrait bien lequel.
Le déjeuner était pour midi. A dix heures, une lettre : « Un peu tard pour
s'excuser! » A dix heures et quart, seconde lettre; puis, d'autres et d'autres
encore, de dix minutes en dix minutes. Monsieur verdissait ; Madame toute
rouge, puis toute pâle, ne souriait plus ; Madeleine, qui regardait sa coiffure
dans toutes les glaces, ne voyait rien autre chose, mais elle trouvait qu'il
tardait bien à arriver.
A onze heures et demie enfin, une voiture : la première et la dernière. Le
jeune Edmond Sonneron descendit. Il était seul , et présenta en fort bons
termes — il ignora toujours quel danger sa vie avait couru ce jour-là — les
excuses et les vifs regrets de son père et de sa mère retenus à Mont-Fertile
par une tante intempestive, arrivée le matin même, à l'improviste, sans crier
gare. Quant à lui, il n'avait pas voulu, même pour les beaux yeux d'une
tante à héritage, renoncer au plaisir de venir fêter mademoiselle Madeleine,
avec qui, s'en souvenait-elle? il avait fait sa première communion, il y avait
six ans. Six longues années, comme ça vous change ! Ce n'est pas qu'il eût
62 LES LETTRES ET LES ARTS
l'air de le regretter; et Madeleine dut avancer les deux bras pour recevoir
l'énorme gerbe de fleurs, le premier bouquet qu'on lui eût jamais donné,
et qu'ils portèrent tous deux sur le grand guéridon en marbre blanc, à l'un
des angles du salon.
Monsieur et Madame eurent le temps d'échanger un regard : Madame
comprit. Quatre! on était quatre, et la table avait quarante couverts.
Vous ne connaissez pas Château-Goubès, monsieur Edmond? en
attendant qu'on serve...
Madame sortit la première, puis les deux jeunes gens, et l'on se dirigea
à petits pas du côté du verger, où il y avait de l'ombre. Madame avait
oublié quelque chose : a Je suis à vous dans un instant. » Et ils descendirent
côte à côte vers la rivière.
« Mon ami, avait dit M. Sonneron à son fils Edmond, tu tiens à y aller,
soit ! Tu as vingt et un ans. Mademoiselle Madeleine est ravissante, d'accord.
Mais, entends-moi bien : elle a une mère dont on n'épouse pas la fille. Tu
m'as compris. Maintenant, vas-y si tu veux. »
Edmond avait voulu.
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L'ombre des grands arbres tombait sur la tête nue de Madeleine, et parfois,
un rayon, au passage, allumait des reflets bleus dans ses cheveux noirs. Il la
laissa marcher un peu en avant pour la regarder sans la gêner; à la sortie de
l'église, il n'osait guère, à cause du monde. Alors, sentant ses yeux sur elle,
elle pressa le pas, et ils arrivèrent au bord de l'eau, au-dessous de la cascade.
Le moyen de causer au milieu du vacarme de toute cette eau tombante ! Il
ne pouvait que la regarder, et il la regarda. Il la tenait donc enfin, cette
occasion si ardemment souhaitée, si longtemps attendue, de la voir, de la
bien voir, à son aise, sans se presser, depuis les petits cheveux fous de sa
nuque ambrée, jusqu'aux fins talons hauts de ses bottines, posés là côte à côte
au bord de l'eau, comme deux petits tourtereaux descendus pour boire, là,
sur la grande roche plate où elle se tenait toute droite et un peu gauche,
CHATEAU-GOUBES 63
sans bouger. Son front blanc, si lisse qu'il y voyait la pensée timide glisser
sans oser se poser encore; ses sourcils, noirs, purs, doux comme une caresse;
et ses yeux, ses yeux! Elle les tenait obstinément fixés sur la cascade, il
l'appela pour la forcer à les tourner de son côté : elle le regarda. Oui, les
voilà, c'est bien eux ces yeux troublants qu'il avait dans le cœur depuis
six ans. Depuis six ans ? elle en avait dix alors, lui quinze. Un garçonnet de
quinze ans et une fillette de dix ! — Les voyageurs les plus véridiques affirment
que chez les Samoïèdes et les Esquimaux les rigueurs du climat s'opposent à
toutes les précocités. Nous ne discutons pas, nous racontons.
Il y avait six ans, ces yeux-là lui étaient entrés dans le cœur; à son insu,
sans qu'il y prît garde, et ils y étaient restés. De la petite fille à qui ils
appartenaient, avait-il souvenance ? L'avait-il même regardée ? Possible bien,
mais il n'en aurait pas juré. C'étaient les yeux qu'il revoyait malgré lui,
sans y penser, sans le vouloir : ces yeux-là ne l'avaient plus quitté. Ce qu'ils
lui avaient dit d'abord, le savait-il? s'en souvenait-il seulement? c'était si
loin, si confus, si vague. Quand il eut dix-sept ans, comme ils continuaient à
le poursuivre, il commença à leur demander ce qu'ils lui voulaient. Puis, il
eut dix-neuf ans ; puis vingt ans ; et un jour — oh ! il se le rappelait bien, ce
jour-là! — il vit qu'ils étaient à Madeleine, ces yeux profonds, pleins de
lumière et d'ombre, dont la mystérieuse hantise l'accompagnait partout,
toujours. Ce jour-là, elle et lui, ils s'étaient rencontrés sur le perron de
l'église, face à face, presque à se heurter; et depuis lors, ce n'étaient plus
les yeux seulement, c'était Madeleine, c'était toute cette belle jeune fille
debout là, au bord de l'eau, dans la lumière humide qui glissait caressante
autour d'elle, c'était Madeleine tout entière dont l'image souveraine ne le
quittait plus jamais, nulle part.
Et maintenant, vas-y si tu veux, lui avait dit son père. S'il avait voulu !
#
# #
Cependant, là-haut, dans la salle à manger, on courait, on se bousculait
avec un grand tumulte de domestiques tremblants, effarés sous la colère
64
LES LETTRES ET LES ARTS
insensée de Monsieur qui, les poings fermés, l'œil sanglant, l'écume aux lèvres,
leur demandait avec des cris de fureur quel misérable voulait se faire tuer.
Madame entra. 11 essaya de ne lui rien dire. Elle eut l'imprudence de
venir à lui. Alors, ivre de rage impuissante, il se pencha à son oreille :
« Et bien ! vous êtes contente maintenant ! c'est vous qui l'avez voulu,
mauvaise » Elle recula sous le mot ignoble qui la souffletait en plein
visage. Elle vit rouge ; tout son sang se précipita en sifflant à son cerveau;
elle était sanglée dans son corset, elle sentit qu'elle étouffait. Elle voulut crier,
leva les bras, et s'abattit. Il prit une carafe qu'il lui versa sur la figure et dans
le cou; il saisit un couteau sur la table et fendit sa robe : elle ne bougeait
pas. Quelques domestiques sortirent en courant ; d'autres regardaient.
Madeleine n'entendait pas qu'on l'appelait. Lorsque de là-haut le domestique
l'eut enfin aperçue, il se fit un porte-voix de ses deux mains pour se faire
entendre par-dessus le bruit de la cascade : « Mamzelle ! Mamzelle, vine
vitement, Madame fine mort. »
Elle poussa un cri de terreur et chancela. Croyant qu'elle allait tomber
Edmond lui saisit la main; et ils se mirent à courir ensemble vers la maison,
lui la soutenant.
On l'avait portée sur un des grands canapés de la varangue. La figure était
violacée, les yeux mi-clos, sans regard.
Au bout d'une demi-heure le médecin arriva dans la voiture poussée à
fond de train. Il souleva le bras, il chercha le pouls; il écouta le cœur; il
chercha à la saigner; il approcha des narines un petit miroir. Alors il fit
signe à Monsieur de le suivre, et l'emmena dans le salon. Madeleine comprit.
Et comme elle pleurait en se tordant les mains, et qu'ils étaient encore
seuls sous la varangue déserte, et que lui aussi il pleurait, il la prit dans ses
bras, il la pressa sur son cœur et l'embrassa longuement.
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# *
Tout le quartier était à l'enterrement : on se doit ces déférences de
propriétaire à propriétaire. Et puis, il faut le dire, cette malheureuse femme
CHATEAU-GOUBÈS 65
foudroyée par l'apoplexie à l'heure précise du déjeuner où l'on avait refusé
de se rendre, c'était plus, beaucoup plus qu'on n'avait voulu. On entendait la
remettre à sa place, et qu'elle y restât ; mais qu'elle prît la chose si fort au
tragique! on n'est pas des assassins.
Le cortège, tous les employés, tous les domestiques mâles et femelles,
tous les malabars d'habitation, toutes les femmes indiennes, tous les enfants
— c'est l'usage — le cortège s'ébranla, et au bout de la longue allée de
manguiers les invités montèrent dans leurs voitures, pour suivre le char
funèbre, car le soleil était terrible, et puis, c'est l'usage.
Caché derrière une épaisse charmille du jardin, ayant encore aux lèvres
le baiser de l'avant-veille , il attendit. Au détour du grand chemin , le
vêtement blanc du dernier malabar disparut dans un flamboiement de
lumière; dans l'allée poudreuse, sous les rayons pesants du soleil de midi,
la poussière lourde retomba peu à peu; plus rien. Il attendit encore un bon
moment, puis il rentra dans la maison.
Le salon était vide maintenant, dans le parfum troublant des fleurs et
l'inoubliable odeur des cierges éteints. Il entra dans la salle à manger
ouverte ; personne. II ressortit sous la varangue de derrière ; les voiles
étaient toutes baissées, il faisait noir. Là-bas, tout au fond, cette vague tache
pâle dans la demi-obscurité, c'était sa robe blanche. Il s'approcha sans bruit;
c'était bien elle, blottie au fond d'un grand fauteuil ; elle ne bougeait pas.
Il s'approcha encore : elle dormait. Brisée par deux nuits de larmes et
d'insomnie, maintenant que c'était fini, elle était tombée là sans force,
vaincue , anéantie : elle dormait. Une de ses mains couvrait ses yeux ; son
autre bras, nu jusqu'au coude, reposait inerte sur le fauteuil. Il la regarda,
et ses yeux peu à peu se faisaient au jour sombre de la varangue. Immobile,
penché vers elle, il regarda longtemps, longtemps : elle dormait. La main
qui lui cachait à demi son visage retomba fatiguée sur ses genoux; alors
il se rapprocha ; plus près, encore plus près pour la mieux voir. Un lourd
silence pesait sur la grande maison déserte ; dehors , la campagne vide
dans le soleil embrasé ; seules les cigales vibraient sous les rameaux des
grands badamiers engourdis dans la chaleur; pas un souffle de l'air, pas un
66 LES LETTRES ET LES ARTS
frémissement des feuilles. Plus près encore. Au-dessous de ses doux yeux
fermés, l'ombre légère de ses longs cils ; ses joues, moins délicate la pulpe
transparente de la balsamine ; son cou blanc , incliné languissant sous le
poids de la tête alourdie. Plus près. Là, sous ses fins cheveux noirs à demi
dénoués, sa petite oreille, rose, pure comme le plus mignon des coquillages
de nos grèves. Plus près, toujours plus près. Ses lèvres entr'ouvertes, rouges,
humides, où passait son souffle tiède. Il regardait et ne voyait plus. Dehors
le soleil brûlait, les cigales sonnaient. Plus près, plus près toujours. Ses
lèvres touchèrent ses lèvres; elle ouvrit ses yeux tout grands; leurs regards
plongèrent l'un dans l'autre un instant, une éternité. Elle referma les yeux.
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— Vous m'avez dit, mon père, qu'on n'épousait pas la fille de sa mère.
Ce sont bien là vos propres paroles, n'est-ce pas ? Je viens vous soumettre
respectueusement, mon père, que la pauvre femme est morte.
— Et je ne vois pas ce qu'elle pouvait faire de mieux pour sa fille. Et
bien, après? Conclus.
— Vous conclurez vous-même, mon père.
— Soit! je conclurai moi-même. Je t'ai dit, n'est-ce pas, qu'on n'épousait
point la fille de sa mère? Et bien, je te dis aujourd'hui qu'on n'épouse pas
la fille de son père. Or, le père, lui, est vivant, bien vivant; et à moins que
tu ne prennes la petite peine de le supprimer lui aussi au préalable...
Edmond! tu m'ennuies, tu sais! Non. Tu m'entends? non! Et que ce soit
une fois dit ; n'y reviens plus.
Edmond connaissait son père, M. François Sonneron, surnommé dès sa
première enfance « bâton bois-maigue ». Il sortit.
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A Château-Goubès, la coupe était commencée. Oh! la dernière, celle-ci
coûte que coûte, la dernière à tout prix.
CHATEAU-GOUBES 67
Monsieur était le premier levé. C'est lui, avant trois heures du matin, qui
mettait l'usine en mouvement ; lui qui, passé dix heures, la nuit, faisait
éteindre les feux. Il était partout, toujours debout, aux champs derrière les
coupeurs, par les chemins derrière les charrettes, à la sécherie, aux turbines,
à la batterie , au moulin , partout , son nerf de bœuf à la main , ne se
ménageant pas et les autres encore moins; on bûchait dur, on s'écrasait de
fatigue, on se tuait à l'ouvrage : ça marchait. II la mènerait rondement,
cette coupe ; puis il vendrait ; il vendrait cette propriété de malheur,
quand on devrait le voler , quand il devrait la donner. Et il partirait , il
mettrait toute l'eau de la mer entre lui et ce pays maudit. Là-bas, bien loin,
il retrouverait le sommeil peut-être!
Quand Edmond vint à Château-Goubès pour faire sa visite de condoléance,
c'est à l'usine que Monsieur le reçut, dans son bureau. De là, assis devant
sa table où étaient tous les livres de la propriété, sa boîte à cigares, son
plateau avec sa bouteille et deux verres, les échantillons de sucre dans de
petits flacons étiquetés, les clefs du magasin et son nerf de bœuf; de là,
tout en satisfaisant aux exigences de la politesse, il pourrait continuer à
tout voir, tout surveiller, tout contrôler. Pas de siège, que son fauteuil à
fond de cuir, au dossier maintenu avec des cordes ; il fit mine de l'offrir
au visiteur; Edmond refusa du geste, et s'assit à côté, sur une pile de
sacs de vacoa. Les turbines ronflaient, la vapeur sifflait, les coups sourds
du grand moulin broyant les cannes entre ses cylindres puissants, faisaient
trembler le plancher disjoint; néanmoins on pouvait causer à tue-tête, et
l'on causa.
Nous l'avons dit, Monsieur était un « débrouillard, » et, ce que lui voulait
Edmond, il n'avait pas eu de peine à le deviner. Or, comme Monsieur avait
depuis de longues années désappris l'usage des gants, lorsqu'il vit que le
jeune homme commençait à « tourner autour du pot, » il fit pivoter son
fauteuil sur un des pieds de derrière pour se placer bien en face de
l'amoureux, et, en dépit de tous les bruits de l'usine, le regardant au fond
des yeux; il lui tint ce langage dépouillé d'artifice :
« Mon cher monsieur, vous ou du moins les vôtres, ce qui m'est tout un,
68 LES LETTRES ET LES ARTS
vous me traitez comme un paria depuis quinze ans. Vous nous avez mis au
ban de votre estimable société, moi et ma femme qui en est morte. Vous
vous en doutiez un peu, n'est-ce pas ? Et bien, vous n'en douterez plus du
tout : elle en est morte. Je vous ai en horreur, vous tous et votre pays
hospitalier; peut-être dans votre haute équité admettez-vous que j'ai des
raisons pour cela. Dans six mois j'aurai quitté Maurice pour toujours, avec
ma fille, que je marierai là-bas, et à qui je ferai oublier, j'espère, les dédains,
les humiliations, les amertumes de ses premières années. Et maintenant, cher
monsieur, si vous voulez me faire l'honneur d'accepter un verre de madère? »
Edmond accepta le verre de madère; mais il ne lui demanda pas la main
de sa fille.
Quand il sortit de l'usine, Edmond se garda bien de chercher à voir
Madeleine. Il regarda en passant la table de bois profonde où se trouvait le
sucre à turbiner dans la journée, puis il remonta dans sa voiture et rentra
à Mont-Fertile pour réfléchir.
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Ainsi, dans six mois, Madeleine quittait Maurice; il avait tout juste six
mois devant lui pour fléchir l'opiniâtreté de M. Sonneron, et pour apprivoiser
l'autre au point de se faire accepter comme gendre. Quelle solution? enlever
Madeleine ? Sans doute du côté de son père, à lui, c'eût été là un argument
sérieux, peut-être décisif. Mais du côté de l'autre ? Admettons que, trouvant
le nid vide et n'ayant pas à point nommé Madeleine sous sa main, il manquât
l'occasion de la tuer sur le coup ; et bien, après ? Elle était mineure, sa fdle ;
qu'est-ce qui l'empêcherait de la reprendre en vertu de ses droits impres-
criptibles de père, et de l'emmener là-bas, et de l'y marier? J'entends
l'objection, j'entends! mais, de bon compte, une petite peccadille dans le
passé d'une toute jeune fille merveilleusement belle et suffisamment riche ;
et où cela, s'il vous plaît? Bien loin, bien loin au bout du monde, dans
une petite île perdue de l'océan Indien ; franchement , est-ce bien là de
quoi arrêter un Bordelais, de Bordeaux ou d'ailleurs, pour peu qu'il soit
CHATEAU-GOUBES 69
suffisamment besogneux ou suffisamment épris ? Et Edmond voyait le beau-
père de ses rêves frapper de petits coups ironiques sur sa propre poitrine,
et lui dire avec sa voix de tête qu'il entendait encore faisant le chant
par-dessus la basse profonde de son moulin : « Je trouverai un gendre, cher
monsieur, je trouverai. »
Et puis, il l'aimait, sa Madeleine. Elle était sa femme, elle le serait aux
yeux de tous. Et sa femme ne se glisserait pas dans la maison de son père,
par une porte dérobée, le rouge au front ; elle entrerait à Mont-Fertile en
plein jour, par la grande porte ouverte à deux battants; et, sur le seuil,
sa mère l'embrasserait. Il fallait que cela fût, et cela serait. Edmond était
le fils de son père, et le bois maigre est le plus inflexible de nos bois.
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A sept heures du soir, au mois d'août, quand il n'y a pas de lune, il fait
nuit noire dans nos champs.
L'usine de Château-Goubès avait tous ses feux allumés; aux turbines au
moins on travaillait jusqu'à dix heures, il en était sûr. Il attendit derrière la
charmille d'orangines. Il le vit sortir de la salle à manger, et le suivit de
loin. Sa silhouette se détacha en noir sur la baie lumineuse de la grande
porte de l'usine, puis la fenêtre du bureau s'éclaira. Edmond revint vers la
maison. Le salon était sans lumière , et dans la varangue de derrière ,
l'obscurité était rendue plus épaisse encore par l'ombre compacte des grands
badamiers. Si elle n'était pas là, elle serait dans sa chambre : il connaissait
les êtres maintenant. Il monta le perron, vivement, sans hésiter. Elle était
là, comme tous les soirs, dans le grand fauteuil : elle l'attendait. Sa robe
était noire : il devina bien plus qu'il n'entrevit une ombre qui venait de
son côté; il ouvrit les bras, elle s'abattit sur son cœur, les lèvres contre
ses lèvres.
Il allait être dix heures. Heureux Roméo ! Il pouvait, lui, attendre le
chant de l'alouette.
Elle pleurait doucement sur son épaule. Elle lui avait juré d'obéir,
70 LES LETTRES ET LES ARTS
toujours et en tout, quoi qu'il voulût, quoi qu'il ordonnât d'elle, puisqu'elle
était sa femme. Il essuya ses yeux d'un dernier baiser, et il disparut dans
la nuit noire. On travaillait toujours à l'usine de Château-Goubès.
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11 avait tout pesé, mûrement, froidement, sans passion : le salut était là,
rien que là. Au point du jour donc, il partit pour la ville.
La tante d'Edmond, cette tante intempestive, la tante à héritage qu'il
avait laissée déjeunant sans lui à Mont-Fertile le jour du seizième anniversaire
de Madeleine, était veuve, riche, bonne à miracle, et « un peu toquée, »
disait, mais pas trop haut, M. François Sonneron, son frère et unique héritier.
Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'elle était folle, littéralement folle de son neveu,
de son fils, de son Edmond, son seul enfant.
Le salut était là : Edmond brûlait le pavé.
A l'incroyable proposition de son neveu, la tante Gertrude resta sans
voix, sans force, sans idée, assommée.
Edmond n'avait pas fait dételer ; il remonta lestement en voiture :
Marraine, je viendrai chercher votre réponse dans trois jours.
Et enveloppant son poney d'un coup de fouet, il repartit comme le vent.
Quand elle fut revenue à elle, elle pleura, la tante Gertrude, elle pleura
longtemps. C'était insensé ! c'était de la démence ! Et elle se révoltait,
s'attendrissait, se débattait ; et sentant bien que livrée à elle seule elle
n'était pas de force à lutter, et que c'était une insigne folie, elle mit son
chapeau, courut à l'église, se jeta à genoux et se mit à prier. Si sa prière
fut fervente? Dieu le sait qui l'a entendue.
Elle ne dîna guère ce soir-là ; puis, seule dans sa grande maison fermée,
elle évoqua son passé pour lui demander conseil et pour qu'il lui dictât
l'avenir.
Dans ce temps-là, — elle avait dix-huit ans — un jeune homme qu'elle
aimait avait demandé sa main. Il était pauvre, elle riche : son père avait
refusé. Elle avait refusé à son tour tous ceux qu'on lui présentait : les
CHATEAU-GOUBES 71
Sonneron sont d'une vieille souche bretonne. Elle avait vingt-cinq ans lorsque
son père était mort. A vingt-sept ans, pas un jour plus tôt, elle avait épousé
celui à qui elle s'était si fidèlement gardée, et six mois après elle était veuve.
Oh ! son bonheur tant attendu ! Son bonheur si chèrement acheté ! Dieu
n'avait pas voulu la reprendre : c'était donc qu'il avait quelque chose à lui
faire faire ici-bas.
Edmond était né ; on le lui avait donné pour filleul. Alors elle s'était un
peu reprise à la vie. Il ne faut qu'un prétexte à leur impérieux besoin de
maternité; et c'était mieux qu'un prétexte : l'enfant lui rendit caresses pour
tendresse, la conquit, l'ensorcela, l'aima. C'était chez elle qu'il avait voulu
demeurer aussi longtemps qu'avaient duré ses études. Quand il avait dû
retourner à Mont- Fertile, l'union s'était faite entre eux si confiante, si
absolue, que ce départ fut pour elle un déchirement, un réel chagrin
pour lui.
Si bien qu'un moment elle avait songé à s'en aller demander à son frère
une place sous son toit. Edmond avait eu la sagesse de l'en dissuader :
« Non, non, marraine! personne entre toi et moi : reste, reste chez nous,
je te reviendrai. » En attendant, chaque semaine il venait lui donner une
journée, la seule journée où elle vécût sur la terre, le reste du temps c'était
ailleurs.
Et voilà que depuis un mois, dans sa vie redevenue paisible, l'orage avait
éclaté de nouveau. L'amour, encore l'amour ! Edmond lui avait conté sa
peine, ses angoisses, sa douleur. Son enfant, son pauvre enfant souffrir ce
qu'elle avait souffert ! Au feu de cette passion ardente, la liqueur capiteuse
avait remonté de son cœur à sa tête; et elle était grise, complètement grise.
Pauvres chers enfants ! car elle aussi maintenant elle aimait Madeleine, elle
aussi elle cherchait, et avec quelle ardeur, comment vaincre l'obstination de
ces deux hommes qui se mettaient entre ses enfants et le bonheur. Age-
nouillée sur son prie-Dieu, tante Gertrude bien des fois ce soir-là demanda
pour eux au ciel le reste de la part de bonheur qu'il lui avait mesurée si
petite. Puis soudain, elle sursautait : dans trois jours! dans trois jours il
reviendrait chercher une réponse. Mais c'était fou ! c'était monstrueux ! Que
72 LES LETTRES ET LES ARTS
faire, pourtant, que faire ? Ah ! les pauvres chers enfants ! Comme elle pria
cette nuit-là, la bonne tante Gertrude!
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Le lendemain à Château-Goubès, je ne sais quel mauvais vent avait soufflé.
Monsieur n'avait pas fermé l'œil de la nuit, une nuit bien courte cependant.
Quand il se retrouvait seul dans sa chambre, quoi qu'il en eût, il se souvenait.
Il revoyait toute la scène. Elle venait à lui, il se penchait vers elle, il lui
disait un mot dans l'oreille; elle reculait, elle battait l'air de ses deux bras,
elle tombait. Et toute la nuit, toute la nuit, quoi qu'il fît. En vain il essayait
de penser à Madeleine ; Madeleine ressemblait à l'autre, et peu à peu la
forme de la jeune fille grandissait, grossissait, venait à lui; et c'était l'autre,
l'autre encore, toujours l'autre. Oh ! ces nuits ! Il lui fallait tout le tapage de
son usine, le bruit sourd du grand moulin infatigable, les appels stridents
de la vapeur, tous ces hommes allant, venant dans la buée épaisse des
chaudières bouillantes : alors, il oubliait, il se retrouvait.
Enfin il était trois heures ! Il sortit et alla faire sonner la cloche.
Les hommes arrivaient; mais l'un après l'autre, à pas comptés, sans se
presser, eux qui pourtant avaient dormi leurs quatre grandes heures de
sommeil! Le moulin ne put marcher qu'une demi-heure plus tard. Quelques
bons coups de nerf de bœuf sur les épaules des plus indolents, et le travail
enfin commença. Mais mollement, cahin-caha, sans entrain.
A huit heures, plus de cannes devant le moulin. Le sirdar qui conduisait
les charrettes chercha à s'excuser : le carreau qu'on abattait était loin, les
cannes étaient courtes et claires, les coupeurs ne suffisaient pas à servir les
charrettes. Monsieur comprit qu'il fallait un exemple. Il arracha son fouet
au chef charretier, lui caressa l'échiné à grands coups de nerf de bœuf, et
le jeta dans le trou de chauffe à la bouche du grand générateur : « Et que ça
marche ! tu m'entends ; bourre, bourre bien, ou je te casse les os. »
A neuf heures, le feu tombait. Monsieur ne transigeait jamais avec son
devoir : il descendit dans le trou pour aller chercher son homme, le remonta
GHATEAU-GOUBES 73
à bras tendu, et comme il tenait toujours ce qu'il avait promis, il lui cassa
les os : les os de l'avant-bras. L'homme enveloppa ça dans un pli de son
capra, et partit pour se rendre chez le magistrat.
Le magistrat, un créole, manda à Monsieur qu'il eût à se rendre à son
bureau à l'instant même. Il fallut quitter l'usine, tout laisser « en pagaye ».
Le magistrat, après des paroles très dures, lui prouva clair comme le
jour qu'il y allait pour lui des assises s'il n'étouffait pas l'affaire; l'homme
consentait à rester tranquille moyennant trois cents piastres. C'était cher
pour deux os de malabar. Mais d'autre part, un avocat à payer, une amende
énorme, des « dommages et intérêts » et le reste. Monsieur, que la colère
n'empêchait jamais de calculer, s'exécuta sans marchander et sortit de chez
le magistrat blême de rage. Oh ! ces créoles ! ces créoles !
Une autre fois, il prendrait ses précautions : pas d'esclandre, pas de
témoin, le tête-à-tête. Et il aurait soin de viser juste, pour ne rien casser.
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Le lendemain, à huit heures, à la même heure, les cannes manquaient
encore au moulin. «Un coup monté, alors! »
Monsieur se rendit aux champs pour aller voir. 11 rencontra deux charrettes
chargées qui revenaient, au lieu de huit. Il les laissa passer sans rien dire aux
hommes, et poussa son cheval. A l'angle d'un carreau, une charrette était
renversée; les autres, derrière, ne pouvaient avancer dans le chemin trop
étroit. Le charretier avait voulu tourner trop court : la roue avait donné
contre la borne, et la charrette en versant avait cassé une jambe à la mule
de brancard. Tout était là, par terre, barrant le chemin.
Monsieur donna ses ordres, sans crier, d'une voix brève ; seulement il
était livide. On détela, on fit de la place ; les cinq charrettes passèrent et
disparurent dans la direction de l'usine, à un second coude du chemin.
Monsieur était seul avec le charretier. Il vint à lui — c'est l'homme qui
plus tard a raconté ce qui s'était passé — il vint à lui, le prit par le cou, le
jeta sur un grand tas de pierres au bord du carreau, ces grosses pierres
74 LES LETTRES ET LES ARTS
rondes qu'ils appellent des garnis, et il se mit à le battre. L'homme ne criait
pas : ils étaient seuls. Il battit, battit, battit jusqu'à ce que son bras fût
fatigué; puis, le croyant aux trois quarts mort, il lui donna un coup de
pied, tourna sur ses talons, et regagna sa voiture. Alors l'homme s'était
relevé tout doucement, il avait pris dans ses deux mains un gros garni, et,
par derrière, de toutes ses forces, il l'avait frappé d'aplomb sur la tête.
Monsieur était tombé comme une masse, le crâne broyé.
Et il y eut un jury créole pour acquitter ce misérable.
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Deux heures après, la nouvelle du meurtre s'était répandue d'un bout du
quartier à l'autre.
On était à table à Mont-Fertile. Quand il apprit de quelle façon terrible
était écarté l'obstacle qui se dressait entre Madeleine et lui, Edmond se sentit
pâlir et ferma les yeux. Etait-ce une joie atroce qui lui tordait le cœur? Il
n'osait s'interroger, et resta là quelques minutes, muet, immobile. Puis, au
milieu d'un lourd silence, il se leva de table sans regarder personne, et
quitta la salle à manger. M. Sonneron tournait lentement son sucre dans sa
tasse ; madame Sonneron continua de donner ses ordres aux domestiques.
Le père d'Edmond le vit monter en voiture et le suivit des yeux. Mais
où donc allait-il? Il laissa sur sa droite le chemin qui mène à Château-Goubès,
et poursuivit sur la grande route de la ville.
Du bout de la rue, tante Gertrude l'entendit venir : lui seul pouvait aller
ce train d'enfer. Pauvre tante Gertrude ! Mais son parti était pris, bien pris :
c'était impossible, c'était insensé : elle refusait. « Chers malheureux enfants !
Dieu aura pitié de nous. »
Il montait l'escalier. Tout son sang s'arrêta dans ses veines; elle comprit
que ses jambes manqueraient sous elle, elle resta assise. Il entra. Dieu,
qu'il était pâle !
— Juste ciel! Edmond, mon enfant! Qu'as-tu? Qu'y a-t-il ?
— Vite, marraine, vite! votre châle et votre chapeau, vile!
CHATEAU-GOUBÈS 75
— Mon châle? mon chapeau? en plein jour! mais tu es fou! Edmond...
— Par pitié, marraine, vite ! nous causerons en voiture. Votre chapeau !
Et il redescendit, il appela le cocher, il courut à l'écurie, il aida à mettre
le harnais aux chevaux, à rouler le coupé hors de la remise, et il remonta
toujours courant. La tante Gertrude avait mis un chapeau, il lui jeta son
châle sur les épaules...
— Mais tu me diras au moins...
— Oui, marraine, oui, en voiture...
Et il lui fit descendre l'escalier, la fit monter dans le coupé, s'y jeta après
elle, ferma la portière, et la voiture partit au grand trot des deux chevaux :
le cocher avait ses ordres.
Quand elle eut tout entendu, tout fait répéter, avec quelle avidité, quelle
passion, quelle curiosité ardente, quelles exclamations!... tante Gertrude fit
un grand signe de croix : Laisse-moi prier, mon enfant.
Et la tante et le neveu, cessant de parler, s'abîmèrent, chacun dans ses
pensées.
On arriva à Château-Goubès. La cour était pleine de monde : tous les
malabars de l'habitation, tous ceux qui, des propriétés voisines, avaient pu
s'échapper pour venir voir. Sous la varangue et dans le salon, presque tous
les habitants du quartier, mais Edmond n'aperçut pas son père. Il fit
arrêter à quelque distance de la maison; il prit sa tante à son bras, et,
faisant le tour, ils entrèrent par la varangue de derrière.
Tante Gertrude monta seule à la chambre de Madeleine.
Quand la nuit tomba, la tante redescendit, soutenant par la taille la jeune
fille qu'elle fit monter dans son coupé. Elle s'assit auprès de l'orpheline,
l'enveloppa dans la moitié de son grand châle, et la voiture reprit le
chemin de la ville : tante Gertrude emmenait Madeleine dans sa maison.
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La coupe de Château-Goubès fut gâchée cette année-là.
Comme c'est décidément trop triste de vieillir seule, tante Gertrude avait
76
LES LETTRES ET LES ARTS
adopté Madeleine, et, ma foi, elle vous avait bel et bien déshérité monsieur
son frère et monsieur son neveu. Son coup fait, conçoit-on qu'elle avait
elle-même demandé à M. François Sonneron la main de son fils Edmond
pour sa fille Madeleine? Il faut être indulgent aux vieilles femmes qui ont
le timbre un peu fêlé. Et M. François Sonneron fut indulgent.
11 y a entre Edmond et tante Gertrude une querelle toujours ouverte, très
vive, très âpre : Je te dis, marraine, que tu l'aurais enlevée. Tu l'aurais
enlevée toi-même. Oui, toi! J'en suis sûr, je te connais.
— Ce n'est pas vrai, Edmond! C'est monstrueux ce que tu dis là! Me
prends-tu pour une folle? Tu me manques de respect.
Edmond embrasse sa tante, embrasse sa femme, et il murmure à l'oreille
de Madeleine :
a Tu sais qu'elle t'aurait enlevée, ma petite femme; je la connais. »
CHARLES BAISSAC.
/S.^o/,/,;,.
CHARLES CHAPLIN ET SON OEUVRE
Une chose mérite d'être dite : l'amour;
un être mérite d'être représenté : la femme.
C'est pourquoi il faut louer Chaplin qui
s'est consacré à la femme, l'a peinte telle
qu'elle est, telle qu'elle doit et peut être, lui
a dressé des autels, et lui a décerné celte
part d'immortalité que l'art peut donner.
II est vrai que le public d'à présent,
celui qui a des prétentions à s'y connaître,
se rue sur les paysages et s'est engoué
de toutes les laideurs de la nature. Le
paysagiste règne. Il emplit de ses toiles
où l'on ne saurait distinguer une vache
d'un homme, les musées et les galeries.
On lui élève des statues ; on lui dédie des
monuments. Une bûche de ses arbres se vend le prix d'une forêt et l'on
chaufferait tout Paris avec ce que coûte une allée de châtaigniers. Il s'est
trouvé quelques lanceurs, en quête d'affaires d'art, qui ont fait la hausse
V
78
LES LETTRES ET LES ARTS
sur des paysages et, du même coup, se sont établis connaisseurs experts.
Ce fut un métier et il réussit à quelques-uns.
Le paysage exploité, l'on passa à l'humanité. Ici, la résistance fut plus
grande. La nature, cette muette divine, se soucie bien de qui prétend la
peindre. L'arbre ne réclame point, la fleur ne crie pas, le ciel ne se charge
point de foudre, parce qu'ils ne se trouvent pas ressemblants. L'homme,
à moins qu'il n'ait le regard dévié ou que, par une éducation patiente, il n'ait
habitué sa vue à certaines corruptions, sent à peu près comme il est et
demande à se reconnaître. Il ne lui suffit pas que sur un cartouche, au bas
d'un' cadre, on ait inscrit : ceci est un homme, il se rebiffe si, ouvertement,
cet homme est impropre aux fonctions physiques de l'humanité. Il veut
que cet être qu'on lui présente soit fait comme il est fait, qu'il le voie
comme il se voit; il demande enfin au peintre qui dit peindre des hommes,
de faire des hommes. Cela commence à devenir très rare. La mode n'y est
point : il faut sortir du commun, il faut tirer des coups de pistolet, il faut
faire jeune et nouveau. Nul besoin d'études pour cela, le tempérament
suffit. Finie la beauté; fini le dessin; finie la couleur! A nous, la tache!
à nous, le sujet répugnant, odieux ou obscène ! à nous aussi, les camaraderies
de brasserie et les compagnonnages de petits journaux! AA'ec cela, on passe
maître peintre, et, un beau matin, dans les salles du Louvre, devant ces
toiles immortelles où rayonne le génie de l'art français, on entend quelque
bohème arrivé, un ami de jadis, proclamer la déchéance du passé et affirmer
la peinture de l'avenir!
Eh bien, non! La peinture n'est point destinée à placer devant les yeux
des hommes la laideur de la nature, la laideur de l'homme, la laideur de
la vie humaine; elle doit mettre sous nos regards des images belles et
grandioses, harmonieuses et claires ; elle doit apporter un rayon et un
sourire, une lumière et une gaieté; elle doit être une consolation et une
poésie. Autrement, elle n'est plus un art. Manier habilement les couleurs,
empâter fermement ses tons, faire sur la palette un mélange solide qu'on
plaquera avec le couteau, accrocher des lumières par des épaisseurs diverses,
rendre justement un bout de chair, tout cela c'est du métier, le métier du
CHARLES CHAPLIN ET SON ŒUVRE 79
peintre où l'on peut fort bien exceller sans être un artiste. Il y a place pour
ces morceaux en quelque école où l'on enseigne les éléments, mais il faut
être spécialiste pour s'y plaire et en admirer le travail. Les donner pour
modèles et chefs-d'œuvre au goût public, ces toiles où les personnages mal
dessinés, réunis par le hasard sur un même terrain, s'occupent à des
besognes vulgaires, et exagèrent tous les côtés de laideur de la nature, faire
de ces mascarades ignobles l'apogée de l'école française, voilà qui est une
sottise et une ineptie.
Libre à chacun d'aimer ce qui flatte son goût : le vilain ou le joli, le laid
ou le beau, mais lorsque l'on veut contraindre des braves gens à déclarer
que le laid est préférable au beau, ces braves gens se révoltent.
Le joli, qui n'est point le beau, s'en approche au moins et de si près
qu'il y touche. Il donne l'agrément, la grâce, le charme de l'être dont
la perfection constitue le Beau. A coup sûr, pour rendre l'un ou l'autre,
il ne faut point comme un célèbre critique, qui fut professeur à l'Ecole des
Beaux-Arts et écrivit sur l'esthétique : que l'on ait toujours ignoré ce que
signifiait d'une femme le mot bien ou mal faite. Il convient, non pas d'écrire
sur l'art, mais de savoir ce qu'il est, de le pratiquer, c'est-à-dire de choisir;
car l'art c'est le choix, et c'est parce qu'il sait choisir que Chaplin est un
artiste.
Il est vrai que ce qu'il a choisi c'est la femme et le joli de la femme,
mais est-ce cela qu'il faut lui tenir à crime? Certes, on peut peindre l'homme
et trouver dans sa représentation l'exercice d'un art supérieur. La physionomie
de l'homme studieux et intelligent mérite d'être représentée, son corps habillé
ou nu peut fournir d'intéressantes études. Mais n'est-il pas vrai que peindre
un homme entraîne presque fatalement pour l'artiste l'obligation d'un sujet,
et qu'y a-t-il de plus déplorable qu'un sujet? Certes, au tableau qu'on voit
en passant, dans une galerie ou un musée, au tableau qui concourt pour
Borne ou qui en revient, au tableau qui circule à travers le monde vanté,
exhibé, et expositionné, cela est nécessaire; il faut un sujet : il ne faut même
que cela : mais quelle épouvante que le sujet dans le tableau qu'on voit
chaque jour, qui est là, placé au mur du cabinet d'études, et sur lequel
80 LES LETTRES ET LES ARTS
longuement, les yeux s'arrêtent, trouvant à chaque fois plus de creux dans
l'idée première, moins d'amusement dans le découpage des têtes, plus de
fautes dans le dessin des corps, moins de justesse dans le rapport des tons.
Quel désastre que le sujet dans le tableau pendu à la paroi d'un salon, où
les figurines apparaissent, figées en leur mouvement convenu, et faisant à
perpétuité, et pour tout le temps que durera la toile, la même vide besogne
avec des gestes faux et des regards hallucinés. Et l'esprit, l'esprit dans la
peinture, se doute-t-on comme il s'évapore à montrer chaque jour le même
coq-à-1'âne, pareil à un de ces calembours vieillots qui ont traîné sur tous
les marbres des cafés pour tomber enfin aux recueils que vendent un sol
les marchands de chansonnettes !
Ce qu'il faut aux yeux, ce sont des lignes belles, des tons exquis et rares,
des figures simples qui entrent jusqu'à l'esprit, le pénètrent, le fassent rêver;
et, par les colorations douces, par l'expression d'un visage ou le mouvement
d'une tête, suggèrent la pensée. Ce qu'il faut regarder dans l'habitude de
l'existence, ce qu'il faut attacher aux murs de l'appartement où l'on vit,
afin de satisfaire constamment sa vue par la contemplation de la beauté,
c'est quelque tête de femme ou, si l'on en a l'audace, le corps même,
victorieux et nu, de la femme.
Et ce n'est pas qu'ici il faille apporter une préférence : toutes les écoles
et tous les styles, toutes les races et toutes les impressions peuvent, suivant
la tendance momentanée que subit l'imagination, séduire et retenir :
Albert Durer comme Raphaël, Le Gorrège comme Rossetti, Van Dyck comme
Greuze. Vierge souriant à l'enfant, femme souriant à l'Amour, la mysticité
rêveuse, la passion triomphante, il n'importe : c'est la femme. C'est elle
seule qui, dans la vie humaine, met une poésie, une lumière, une beauté. C'est
pour elle seule qu'il faut souffrir, travailler, penser, et les ambitions où elle
n'a point de part, qui ne vont pas à elle, qui n'amènent point à ses pieds,
qui ne la promettent point comme suprême récompense et comme triomphe
suprême, en vérité, elles ne valent pas qu'on s'arrête.
L'être mystérieux et divin que, inconsciemment d'ordinaire, le peintre
crée pour le penseur, cet être muet qui garde éternellement son secret et
ÏSfc» *ryit*éin*rr^ .
CHARLES CHAPLIN ET SON ŒUVRE 81
qui laisse rêver devant lui pendant des heures lentes et douces, l'être ami
que l'œil retrouve au même lieu, dont il suit les colorations dégradées, dont
il cherche les lignes, dont il poursuit l'essence intime, qui l'inspire et le
distrait, qui le réconforte et l'amuse, qui lui devient sociable et le garde
de la solitude, la femme toujours belle et toujours jeune, et chaste, et
charmante, voilà le tableau à regarder, celui que l'homme ne se lasse point
de voir et qui, à travers les temps, maintient et grandit le nom de celui qui
l'a créé.
Qui donc des peintres vit dans la mémoire des hommes, non pas d'une
gloire conventionnelle où la justice et la vérité n'ont rien à faire, non pas
d'une renommée bâtie par quelque archéologue et agréée par quelque société
savante, qui donc vit des peintres, hors celui qui a peint la femme? Les
autres fournissent à l'histoire ou à la chronique des documents intéressants ;
ils remplissent de leurs grandes machines, que le temps décolorera, quelque
vestibule de temple ou de mairie; ils sont, au mur d'un financier, estimés
comme valeur en caisse, tant qu'ils se vendent le prix qu'on les a payés;
mais tous disparaîtront, tandis que celui-là vit et vivra qui a compris, senti,
rendu la femme, la femme qu'il a vue ne fût-elle plus sur la toile qu'une
silhouette indécise, passant au travers de tons mourants.
*
* *
Chaque peuple, en sa peinture, a marqué son idéal féminin, c'est-à-dire
que ses artistes ont traduit avec leur tempérament le genre particulier de
beauté que leur révélaient les femmes qui les entouraient. Il est chez nous
des peintres qui, quoique nés Français et vivant en France, sont, par nature,
espagnols ou flamands, suisses ou bolonais, qui comprennent la femme
comme Holbein ou Titien, Goya ou Kubens ; il en est, et Chaplin en est le
meilleur exemple, qui, quoique étrangers d'origine, sont plus Français que
les Français mêmes, ont mieux senti, mieux compris, mieux rendu la femme
que bien des Français n'ont pu faire. Bien plus, à cette femme, Chaplin a
indiqué, imposé même des modèles d'habillements; il ne s'est pas contenté
82 LES LETTRES ET LES ARTS
de tourner toutes les têtes, il les a transformées. Au nom de son goût qui
vaut bien un principe, il a fait une révolution et cette révolution n'a fait
que des heureux. Ceci mérite d'être expliqué, et pour le dire, il faut, au
risque de longueurs, montrer tout entier le modèle qui a posé devant
Chaplin, avant d'arriver à cette cocarde qu'arbore toute Parisienne et qui
l'enrégimente dans l'armée du maître.
En France, la femme ne vaut pas tant par la beauté plastique que par
la grâce. Ce que nos peintres ont cherché, en ayant sous les yeux le modèle,
c'a été de rendre cette libre allure du corps un peu mince et long, souple,
mais non très cambré, à distance égale des lourdeurs charnues des Flandres
et des rondeurs parfois un peu saillantes des Espagnes; cette fausse maigreur
qui caractérise la femme de France et surtout la femme de Paris, qui donne
à son buste son allongement harmonieux et qui la rend l'être féminin le
mieux disposé pour les costumes de toute mode, que ce soit la mode de 1800
où la tunique grecque devait toute passer au travers un anneau, ou la mode de
1853 devant laquelle les portes durent s'élargir pour laisser entrer la crinoline.
Toute mode lui sied parce qu'elle fait la mode et que, en cette mode,
elle sait choisir et ne prend que ce qui l'embellit. 11 n'est pas pour elle de
canon du joli qui s'impose en règle et devant qui elle se soumette. Il y a
son joli à elle, qui fait loi pour elle. Et si, seule, elle peut porter l'ajustement
qu'elle a découvert, si toute autre s'en trouve engoncée ou dénudée, l'artiste
qui est en elle, triomphe. Pourtant, elle ne se risque point d'habitude à ces
batailles où se plaisent les excentriques ; elle ne se soucie point de forcer
l'attention ; elle veut la conquérir, sans brusquer les yeux par le tapage des
couleurs, par l'éclat des passements ou par l'étalage des nudités. En ses
robes montantes qui semblent pareilles à toutes celles que d'autres portent,
il faut qu'elle ait mis une recherche qui ne soit qu'à elle et que ses
pairs devront envier; le couturier fait la mode, mais la femme fait sa
mode ; elle l'a faite longtemps et souvent en s'inspirant des tableaux de
Chaplin. C'est Chaplin qui l'a ramenée aux formes du siècle passé, aux
robes amples et soyeuses, aux peluches chatoyantes, aux corsages largement
coupés d'où sortent tout entières les épaules blanches, — ces corsages, le
CHARLES CHAPLIN ET SON ŒUVRE 83
triomphe de la Parisienne, qui ne laissent rien voir et laissent tout deviner.
Ce n'est pourtant pas qu'elle ait à redouter la comparaison, et, sur la
table à modèle, l'artiste qui sait voir préférera son corps gracile à des corps
plus amples, mais il faut que, chez lui, le sens de la grâce prime celui de la
force; il faut qu'il sache, en la femme moderne, trouver moins des beautés
que des joliesses, moins des formes que des indications, moins des lignes
que des sensations. Il faut que son raffinement aille chercher derrière la
peau et la chair, l'idée maîtresse de ce corps. Il ne suffit pas de voir la
femme, il faut la penser. Demandez à Chaplin, s'il suffit de copier!
Et ce n'est pas le corps seul qu'il faut penser. Car quoique ce soit bien
la Parisienne que Chaplin nous présente en chacun de ses tableaux, ne remar-
quez-vous pas que jamais une tête ne ressemble à une autre? C'est que, en
effet, cette Parisienne n'a point un type qui soit à elle ; sans cesse elle
change d'aspect; sans cesse elle se transforme; de cheveux, elle est brune,
et blonde, et châtaine; de peau, tantôt très blanche et tantôt très colorée;
le nez est aussi bien droit et plein qu'ouvert et relevé : point de type commun
à la race : c'est la fille de ce Paris où, comme des fleuves, se précipitent
les courants humains, s'y mêlant comme en un océan. Tous les peuples
s'y retrouvent en leurs descendants, ainsi que dans un salon d'à présent,
tous les styles s'entrecroisent. La Parisienne n'étant plus liée par l'étiquette
ou le ton d'une Cour, va à travers les âges, glanant ici un ruban, là une forme
de col, ou un devant de jupe, ou un chapeau, ou des souliers, si bien que,
à présent, grâce à ce mélange des modes et des époques, il est impossible
de rencontrer deux robes semblables, aux formes identiques, aux garnitures
exactement pareilles, à moins que, par un caprice de coquetterie, deux
sœurs jumelles ne se plaisent à s'habiller de même. Ainsi, des têtes glanées
un peu partout, où, après des générations, un type reparaît accusant l'origine
oubliée, si lointaine qu'on n'en a pas mémoire, espagnole ou germaine,
italienne ou créole. C'est la physionomie qui donne tout son cachet de
race à la femme de Paris, cette physionomie mobile, fugace, inoubliable,
que Watteau fixa, qu'accentua Chaplin et à laquelle il donna une touche
personnelle, qui est le signe le meilleur de l'empire qu'il exerce.
84 LES. LETTRES ET LES ARTS
Cette touche, la voici : malgré cette diversité infinie des traits qui devrait
amener chez la femme de Paris une égale diversité des chevelures, il n'y a
place que pour des noires et des blondes ; le châtain a disparu. Le noir est
fort rare : accommodés en bandeaux plats et lisses, plaquant exactement
sur le front et jetant sur la tête, rendue plus petite, une ombre profonde
et comme mystérieuse, les cheveux noirs donnent aux traits un relief tout
particulier, une accentuation étrange, comme fatale. On aime une brune, on
est amoureux d'une blonde. Mais n'est point brune qui veut ; il faut naître
telle. Fi des brunes de rencontre aux cheveux sans reflet, trempés dans l'encre,
qui noircissent la peau et puent la teinture! mieux vaut être blonde : le
blond sied à tout le monde, car combien de nuances ne peut-il prendre,
depuis le blond cendré presque blanc, le blond pâle, le jaune, le roux,
jusqu'à ce roux brun que les Anglais appellent auburn. Les cheveux blondis
sont légers et clairs : ils vivent, ils palpitent, ils s'effarent, ils varient à
l'infini et laissent à chaque type son caractère ; ils s'allient en perfection à ce
qu'on ne peut changer, aux yeux bleus ou noirs, bruns ou verts, à la peau
mate ou transparente; ils donnent, pour les robes et les chapeaux, un choix
bien plus ample. Voilà de bonnes raisons pour que les châtaines aiment être
blondes et qu'il y en ait autant à Paris qu'il y en eût jadis à Venise, mais
là n'est point la cause de cette révolution. Il n'en est qu'une : la Parisienne
aime Chaplin, Chaplin aime les blondes, et si, pour lui plaire, les traits n'ont
pu se transformer, les cheveux au moins ont modifié leur couleur.
Petite cause, grand effet. Vous souvenez-vous du Château de Cartes,
de cette jeune mère assise, en peignoir VVatteau, regardant un mignon
enfant qui s'évertue? vous souvenez-vous de cette nuque sur laquelle sont
relevés et tirés les cheveux blonds, dessinant ainsi la forme de la tête et
en marquant la grâce? La Parisienne tomba follement amoureuse de cette
coiffure, et, à chaque Salon, Chaplin revenait à sa blonde, il la tournait en
cent façons, l'habillait, la déshabillait, nouait et dénouait ses cheveux,
faisait miroiter les étoffes à côté de la peau blanche, écrivait de son pinceau
le livre du blond. Cela devint une obsession pour la femme de Paris — et
pour l'homme. Il fallut être blonde, ou le devenir. Cela fut d'abord un peu
CHARLES CHAPLIN ET SON ŒUVRE 85
mal porté d'aider ainsi la nature, mais on s'y résigna et, à présent, Chaplin
a tout vaincu, tout subjugué, tout commis — toutes les châtaines s'entend,
car les brunes n'ont garde de s'abandonner.
#
# *
L'amour du blond n'est pas venu tout de suite au peintre, et pour se
rendre compte des avatars que Chaplin a subis, il convient, en quelques
mots, d'indiquer ses origines. Charles Chaplin est né en 1825, aux Andelys,
d'un père anglais et d'une mère française ; il fit ses études au collège de
Lisieux, et entra en 1839 dans l'atelier de Drolling. Ce Drolling n'est point
le petit maître qu'on connaît, qui, dans ses intérieurs un peu poussés au noir,
a quelque chose de la naïveté et du naturalisme de Chardin. C'est son fils,
un inconnu, un élève de David, qui fut prix de Rome. C'est l'auteur de quantité
de tableaux homériques, de plafonds qui sont au Louvre, de grandes toiles
qui sont à Versailles. Rien ne lui manqua, ni le Grand Prix, ni la croix, ni
le siège à l'Institut, rien, hormis une note personnelle, qui fasse qu'on se
souvienne de lui. C'est calme, c'est froid, c'est sage, c'est honnêtement
composé, c'est peint avec conscience. Ce n'est pas mauvais, c'est pire. Et
pourtant, ce Drolling pouvait, lorsqu'on ne s'attardait point à ses leçons,
être un professeur recommandable. Il savait son métier, l'enseignait avec
rigueur, tenait la main à ce qu'on sût dessiner avant qu'on se mît à peindre.
En sortant de chez le maître, qui n'avait pu étouffer en lui ses qualités natives
et lui avait sévèrement démontré les principes, Charles Chaplin suivit l'Ecole
des Beaux-Arts ; il avait oublié qu'il était Anglais par naissance, et, comme
ses camarades, il aspirait, lui aussi, au prix de Rome.
Est-ce un malheur, si l'on se souvint pour lui de sa nationalité et s'il ne
put concourir et emporter le prix ? Entre les peintres qui ont un nom,
combien en est-il qui ont passé par la villa Médicis? Combien en est-il, au
contraire, des Grands Prix, qui, après avoir donné des espérances à leurs
débuts , semblent avoir laissé à Rome ce qu'ils avaient de tempérament et
d'originalité ? Parvenu à l'âge où la personnalité est déjà presque établie, fort
86 LES LETTRES ET LES ARTS
de l'enseignement reçu, ayant fait les preuves de talent, déjà mûr, en état de
concevoir et d'exécuter, l'artiste qui obtient le Grand Prix, doit, pendant quatre
années, subir, avec d'insupportables commérages, la vie la moins faite pour
exciter son imagination et développer ses facultés. Il redevient une sorte de
collégien, dont l'Institut corrige les devoirs. Il doit supporter, pour chacune
des œuvres qu'il est obligé de produire, des critiques, qui, pour être pédago-
giques, n'en sont souvent pas plus équitables. Il doit couler sa pensée dans
des moules vieillis, et pour plaire à ses juges, éteindre toute couleur brillante,
supprimer toute recherche de tons, traîner ses pieds, qui pourraient parfois
avoir des ailes, dans les savates éculées des derniers élèves de David. Qu'on
lise ces rapports sur les envois de Rome, qui, chaque année, sortent en foudre
du palais Mazarin. Nul n'a du talent, hors ceux qui n'en auront jamais, et,
quiconque montre une nature, une originalité, une parcelle de génie, malheur
à lui !
Ce qu'il faut à l'artiste, c'est un enseignement fort et libre, qui lui
débrouille les principes et lui permette d'établir rigoureusement ses bases
d'action ; puis, c'est le travail en face de la nature éternelle et en face des
hommes de son temps; c'est le spectacle de ce qui vit et non la contemplation
de ce qui est mort ; s'il doit user son talent à reproduire pour des palais
des fresques décolorées ou des tableaux poussés au noir, s'il doit entreprendre
des décorations dans le style des maîtres et y peiner à la tâche, s'il doit
avoir pour ambition d'être peintre ordinaire du Roi de France et de gagner
sa vie à orner ses châteaux, l'Académie lui convient, elle a été instituée pour
lui, qu'il y entre, et surtout qu'il n'en sorte jamais ! Sinon, qu'il aille, qu'il
vive, qu'il pense, qu'il travaille, qu'il peine, qu'il souffre, mais qu'il n'aspire
pas à ces encouragements de l'Etat, qu'il faut payer, fût-ce quatre années
seulement, de sa personnalité et de son indépendance.
Chaplin, Grand Prix, eût après quatre années d'internat, exécuté des
Romains, tout comme Drolling fils ; il eût fabriqué de ces excellents portraits
ternes et plats, où pas une lumière, pas une gaieté, pas une invention de
couleur, pas une idée n'apparaît, de ces portraits qui agrémentent si bien
un papier de tenture qu'ils semblent en faire partie ; mais cet admirable
CHARLES CHAPLIN ET SON ŒUVRE 87
enseignement n'a point voulu de lui, et, désespéré, ignorant à quels périls
il avait échappé, Chaplin a dû se résoudre à copier la nature. Il a, dans des
travaux de gravure et de lithographie, trouvé l'argent nécessaire pour conti-
nuer ses études ; il a accepté pour modèle quiconque se présentait ; puis, il
s'en est allé en Auvergne, vivre en plein air, se colleter avec le paysan,
chercher sa route au milieu des puys noirs et des villages aux murs de lave.
En ce temps-là, Chaplin taillait comme au couteau des êtres rudes,
massifs, sombres, qu'il encadrait de tonalités grisâtres. Il exposait, en 1848
et en 1849, toute une suite de tableaux de ce genre, qui laissèrent penser
un moment que Millet avait trouvé un émule. Il y eut même un certain
Troupeau de cochons, qui, après avoir obtenu son succès au Salon, courut
récemment d'autres aventures qu'il convient de conter.
*
* *
Ce n'était point — on pourrait aujourd'hui s'y tromper — une troupe
de jolis petits cochons auxquels, pour figurer en quelque Trianon, il ne
manque que des bouffettes de rubans et des bergères habillées de satin ; des
cochonnets dont la peau, à peine truitée, va, par des dégradations infinies,
des jaunes clairs de la crème reposée au rosé des roses mi-écloses: des
amours de porcelets, dont le petit nez blanc frétille et s'agite entre deux
trous d'émail clair, dont le ventre douillet ne bedonne pas encore, dont la
mignonne queue toute blanche s'agite et se tortille, pareille à la moelle
fraîche qu'un enfant tire du sureau ; fi de ces cochons poupards , de ces
cochons éduqués, de ces cochons d'opéra-comique! ce sont des porcs
tragiques, des porcs dévorateurs, des porcs dont la bande bruyante, se
heurtant, se bousculant avec des grognements affamés, se rue vers on ne
sait quelle besogne, des porcs dont les oreilles pointent, dont le dos se
hérisse, dont le groin renifle la viande, — ces porcs au dos noir, pires que
des sangliers même, car, s'ils n'ont plus de boutoirs, ils ont goûté à la chair.
C'est ce tableau qui, exposé en 1851, bien et dûment signé, fut apporté
trente-cinq ans plus tard à Chaplin, revêtu de la signature : Millet. Que faire?
88 LES LETTRES ET LES ARTS
S'indigner, se plaindre, demander justice? Voilà une belle prétention! Ne
sait-on pas, depuis certain jugement, qu'il faut avoir vu le faussaire apposer
la fausse signature au bas d'un tableau, pour pouvoir le poursuivre? — Et
encore, le faussaire ne pourra-t-il démontrer à Justice, que, en le voyant, on
a eu la berlue?... Chaplin s'en tira en homme d'esprit : il se déclara honoré
qu'on s'y fût mépris et, tout bonnement, demanda à racheter son tableau,. —
en quoi il fit bien; mais le propriétaire tint à le garder — en quoi il fit mieux.
Ainsi, Chaplin a passé par cette peinture violente et dure; bien mieux,
l'eau-forte et la gravure l'ont attiré de tout temps, et s'il n'était le peintre
qu'il est, dont la réputation est faite à bon droit, il aurait, comme graveur,
une place à part. Chaplin ne s'est pas contenté de reproduire, d'une pointe
libre et joueuse, certaines de ses pages favorites. De longues, études d'après
les maîtres, lui ont permis de s'attaquer à eux sans fausse timidité, d'entre-
prendre et de mener à bien de grandes œuvres qui, à la Chalcographie du
Louvre, ne sont pas parmi les planches les moins estimées. Le portrait
d'Hélène Four ment, seconde femme de Rubens, l' Embarquement à Cythère,
de Watteau, la Noce juive, de Delacroix, ont trouvé en lui un interprète
remarqué. Le travail d'eau-forte, tel que Chaplin le comprend, est très
personnel et, en même temps que très précis, d'une coloration si puissante
par le juste équilibre des tailles, qu'il parvient à donner l'impression exacte
des tons. Le baron Gros disait en voyant la gravure de Forster, d'après le
Charles-Quint et François Ier, que, avec elle seule, il reconstituerait tout
l'ensemble du tableau, qu'il y voyait, non seulement ses jaunes et ses rouges,
mais toute la gamme des teintes, jusqu'au moindre détail. Ainsi, Watteau,
Rubens et Delacroix pourraient-ils, dans les eaux-fortes de Chaplin, retrouver
leurs tableaux et noter, dans les rapports des noirs et des blancs, les rapports
exacts des couleurs.
Cela est singulier, cette passion pour le noir et blanc d'un des hommes
à coup sûr les mieux doués au point de vue de l'éclat des tons frais, d'un
homme dont la peinture est aussi éloignée qu'il est possible de la peinture
de graveur. Aussi, est-ce de la gravure de peintre que fait Chaplin, une
gravure chaude, une gravure qui a des blonds et non des gris, pour laquelle
CHARLES CHAPLIN ET SON ŒUVRE 89
il semble qu'il n'a point fallu une pointe, mais une brosse. Et de plus, avec
toutes ses qualités de métier, facile elle est, et souple, comme la peinture
du maître, cette peinture où s'est plu Chaplin depuis que, vers 1851, il a
abandonné l'Auvergne, ses pâtres, ses muletiers et ses cochons, pour se
consacrer tout entier à la femme, et lui rendre un culte digne d'elle.
*
* *
Même évadé des Cévennes, Chaplin a quelque temps cherché sa voie.
Parmi les tableaux de lui qui sont le plus populaires et qui ont le plus fait
pour établir et grandir son nom, il en est qui, malgré l'habileté du faire,
l'ingéniosité des détails, l'agrément des colorations fluides, le charme du
modelé, la fermeté des chairs, ont encore un peu de dureté dans les lignes
générales, et montrent un parti pris trop visible de se rattacher à l'école du
xvme siècle par le petit côté polisson, par un déshabillé qui n'est point un
nu, par la recherche du sujet qui émoustille le public. Ce n'est pas encore
tout à fait cette claire couleur vibrante, qui est une symphonie de blancs
et de roses; mais, déjà, les qualités d'arrangement, de grâce, de charme sont
telles qu'elles seront quand le talent du peintre aura reçu son développement
complet.
Peu à peu, malgré l'inspiration reçue de Greuze, de Watteau, de Boucher,
de Fragonard, de Baudoin, malgré ce rattachement à l'école française, et
à ce qu'elle a de plus français, malgré le décor volontiers emprunté au siècle
passé, Chaplin, par l'étude de la nature, est amené à donner à la femme —
car toujours c'est la femme qu'il représente — son caractère actuel et contem-
porain. A une nature d'artiste le pastiche est impossible. En tendant à se
modeler sur certains maîtres du xviii" siècle, en étudiant leurs procédés,
en rétablissant la tradition des sujets qu'ils affectionnaient, en entourant la
femme du cortège des amours, en montrant, de parti pris, un bout de chair
entre des étoffes lumineuses, en cherchant comme eux dans les blancs du
linge, de l'eau, de la peau, des fleurs, des perles, une harmonie claire, en
rejetant sans hésiter les procédés barbares qui rendent pareils à des casse-
90 LES LETTRES ET LES ARTS
rôles noircies les tableaux de ceux que, pour le moment, on appelle des
maîtres, en peignant largement, avec une brosse et non avec un balai ou
un coutelas, Chaplin est sorti du pair, il a rétabli en son honneur premier
et en sa juste tradition l'École française, il lui a donné une impulsion très
manifeste dont chaque Salon fournirait des preuves à l'infini.
Est-ce qu'il ne vaut pas mieux les regarder qu'essayer de les décrire,
ces femmes que légèrement il a laissées derrière lui, les mil e tre de ce
Don Juan, qui donne la vie et qui fait naître l'amour? Debout, assises,
couchées, Diane ou Vénus, Colombine ou Laurette, jetant du grain à des
colombes familières, ou, près de la cage vide, pleurant l'oiseau envolé,
poussées, et pressées, et vaincues par les ribambelles d'amours potelés, ou
les dominant avec une satisfaction un peu mélancolique, ces. femmes, les
femmes de Chaplin, dévêtues d'une chemise de batiste ou d'une robe de
soie, habillées d'un long peignoir à la Watteau ou de ces gazes mousseuses
qui blanchissent encore les chairs, elles sont, chacune d'elles, une strophe
du poème que chante l'artiste et, à mesure qu'il va, plus larges sont les
strophes, plus profonde est la cadence, plus touchante est l'harmonie. A
présent, ce n'est plus le sujet qu'il va chercher : une femme ; parfois, près
de la femme, un enfant, tête blonde et rieuse; des fleurs, et c'est tout, et
c'est exquis, et la grasse peinture, accrochant toute la gamme des tons clairs,
ne reculant devant aucune audace, fixe pour l'éternité cette qualité fugitive
des êtres, qualité incompréhensible et inexplicable : la Grâce.
Devant cette grâce, qui semble être par essence la vertu française et la
vertu de Chaplin, on oublie la science qu'il lui faut pour rendre ces mouve-
ments, pour établir ces rondeurs, pour caresser ces bras, pour faire tourner
ces bouts d'épaule, pour éclairer sans faiblesse ces corps lactés, pour
distribuer les lumières et les ombres, la science de composition, de dessin,
de peinture, plus qu'autre, la science même, c'est-à-dire la connaissance
de la femme.
D'autres peignent des femmes; ils habillent un modèle en Romaine, en
Grecque, en Turque, ou la déshabillent en Vénus ou en esclave; c'est toujours
un modèle, plusieurs modèles, s'ils en changent et qu'ils ne le laissent point
CHARLES CHAPLIN ET SON ŒUVRE 91
vieillir à l'atelier : ce sont des femmes mêmes, si l'on veut ; mais ce n'est pas
la femme. Ils n'y comprennent rien, les pauvres! Ils ne l'aiment point, ils
n'en savent que l'ostéologie et la musculature. La femme, l'être exquis et
cruel, l'être adorable et mauvais, l'être qui monte à Dieu et s'abaisse au
diable, mais qui n'est point de l'humanité, l'être tyrannique et soumis,
l'être invincible et lâche, l'être mystérieux qui donne l'amour et qui — dit-on
— l'éprouve quelquefois, voilà l'être qu'il faut représenter et celui que
Chaplin représente.
#
# #
Et quand il se plaît à donner de cet être féminin, une version semblable
à celles qu'on rencontre dans la société contemporaine, comme cette image
est supérieure à celles que peuvent exécuter les plus habiles ! Il y a toute
une galerie de portraits de femmes faits par Chaplin, et chacun de ces
portraits mériterait d'être accroché en un Cabinet des beautés, pareil à celui
que le roi Louis affectionnait en son palais de Munich, mais un cabinet
des beautés tout mondain, tout aristocratique, où pour être introduit, il ne
suffirait point de montrer joli visage.
Cela n'est point étonnant : outre que les femmes les plus belles et les
plus jolies ont voulu, depuis quarante ans bientôt, être peintes par lui, il
est homme à tirer, d'une tête et d'un corps de femme, tout le caractère et
toute l'harmonie qui peuvent s'y trouver. Il sait, par l'ingéniosité des arran-
gements, par la valeur des fonds qu'il varie à l'infini, par une pose habilement
composée, sortir le portrait de la banalité courante, lui ôter cette raideur,
ce convenu, cet emprunté qui, devant certaines toiles, fait penser au « ne
bougeons plus » du photographe. Suivant la grande tradition française
du xvii" et du xvme siècle, comme faisaient Rigaud, et Largillière, et Tocqué,
et Vanloo, il compose un portrait, et ne se contente pas de copier bruta-
lement un modèle. Il donne à la femme, devenue presque déesse, comme un
idéal et une parité olympiques. Sans rien enlever à la ressemblance, sans
rétablir les traits en une régularité conventionnelle, sans que ses têtes —
92 LES LETTRES ET LES ARTS
comme il arrive — aient toutes un air de famille, il en pousse le caractère
à sa sommité, il les dépouille de certaines vulgarités, il donne l'importance
au détail qui vaut d'être remarqué; il présente enfin, en sa noblesse réelle,
telle qu'elle doit être vue, au jour où elle se plaît le mieux à elle-même,
en la toilette qui lui sied, dans le milieu qui la fait valoir, la femme moderne,
celle qui n'est point d'hier ni de demain, mais celle qui vit devant nous, en
ce moment même.
Et outre la grâce qui ne s'acquiert point, semble- 1- il, outre la dis-
tinction et l'élégance, Chaplin, par surcroît, donne grand air à la femme
dont il fait le portrait. Nulle n'est bourgeoise, pas même la jeune fille
au visage de Greuze, dont les rondeurs sentent encore l'enfance. En toutes,
il met un air de race, se plaisant à ces longs cols issant, comme on dit
en blason, des épaules larges, dont il fait ressortir la blancheur sur quelque
peau de martre, dont il avive les roses en les imposant sur un manteau
de cygne.
Oh! l'habile homme, et comme on sent en cette facilité qui semble
joueuse, l'étude lente, non seulement de nos portraitistes français, mais de
ces Anglais qui, eux aussi, comme Reynolds et Gainsborough, ont senti
et compris la femme. A coup sûr Chaplin ne les imite point ; la femme
qu'il a devant ses yeux n'est pas celle qu'ils voyaient; les milieux, les habi-
tudes, les formes, les êtres sont différents. On serait vilipendé aujourd'hui,
si, comme l'ont fait les maîtres, on asseyait son modèle devant quelque fenêtre
ouverte, laissant voir les belles perspectives d'un grand parc et n'éclairant pas,
pour ainsi dire, le personnage qui est devant elle. On jugeait ces fonds
conventionnels tout aussi exacts que les fonds monotones, bruns ou verts,
qu'on affectionne aujourd'hui et qui ne se rencontrent pas davantage dans
la nature. C'étaient là d'agréables tapisseries où se plaisaient les bleuâtres
des arbres lointains, les gris d'un ciel troublé, les blancs vibrants d'une eau
courante ; il faut, dit-on, y renoncer, mais au moins Chaplin, ne renonce
pas à chercher les fonds de ses portraits; toutes les étoffes aux reflets clairs,
qui égalisent et distribuent les lumières, il les emploie tour à tour, suivant
les types, les aspects, les colorations de ses modèles.
CHARLES CHAPLIN ET SON ŒUVRE 93
Quelle galerie, les femmes de Chaplin, depuis le premier portrait qu'il fit,
celui de Marie Duplessis, la Dame aux Camélias, brune celle-là, toute simplette
avec ses yeux noirs, cernés par la phtisie, ses cheveux noirs à bandeaux
serrés, son air de vierge, cette animation et cet éclat que donne aux poitri-
naires la mort prochaine! Puis, c'est madame Feydeau, née Blanqui ; puis,
pour citer quelques-uns des noms dont on trouvera la complète énumération
en l'étude que Claude Vento vient de consacrer à Chaplin dans son livre :
Les peintres de la femme, c'est la comtesse François de la Rochefoucauld,
née Armand, la vicomtesse Marie de Courval, la marquise d'Imécourt, la
comtesse de Neverlée, la comtesse Foy, mademoiselle Trubert, mademoiselle
de Berthier, madame et mademoiselle Lemaire, la princesse de Chimay, la
baronne de Vaufreland, la princesse Radziwill, madame Roussel, la duchesse
de Chaulnes, la comtesse de Kersaint, la duchesse de Mouchy, la princesse
Isabelle d'Orléans, — l'armoriai de France, et un armoriai où, pour être
inscrite, il faut beauté plus encore que noblesse.
Quel singulier et rare livre on pourrait faire, en racontant simplement
la vie de chacune de ces femmes; quel livre instructif sur la société d'à
présent, et comme le drame le plus violent, le plus inattendu, le plus
bizarre, y côtoierait des scènes de comédie égrillarde et folâtre ! Comme
Sainte-Beuve ou Saint-Simon, comme le duc de Lévis ou Senac de Meilhan
se fussent amusés à l'écrire ! Tout y eût défilé, tout le monde qui est le
monde depuis un demi-siècle, ce monde dont Chaplin a été le peintre
ordinaire et qu'il a immortalisé.
*
* #
Ce n'est encore tout cela qu'une partie de l'œuvre de l'artiste ; à côté
de ces milliers de portraits, dont l'énumération seule tiendrait plusieurs pages,
faut-il oublier la part donnée à la peinture décorative? Aux Tuileries, dans
les petits appartements de l'Impératrice, jadis, le salon des fleurs était une
des beautés du vieux palais. Cela est détruit, et rien n'en demeure que de
froides planches d'architecture, mais si on n'y peut retrouver l'éclat des tons,
94 LES LETTRES ET LES ARTS
la gaieté des couleurs, au moins peut-on apprécier encore le goût de la
composition; cette apothéose de la femme, devant qui viennent s'incliner
tous les génies, à qui, comme don suprême, ils apportent, en une corbeille
débordante de roses, un enfant endormi. Quelles joies et quelles douleurs
il représentait, cet enfant! «
A l'Elysée, c'était — c'est encore, dit-on — dans le salon de l'Hémicycle,
Junon, Diane, Vénus, Minerve ; c'est, dans la salle de bains de l'Impératrice,
courant sur les glaces, couronnant les portes, toute une allégorie à la gloire
de la femme, et Diane, et Vénus, et Léda; puis, c'est dans vingt hôtels de
Paris, des plafonds, des panneaux, des dessus de glaces. Et Paris n'en
a point le monopole, il en est à La Haye, à Pétersbourg, à Bruxelles, à
New- York; il en est trop peu pourtant, car Chaplin y excelle. Nul ne s'entend
comme lui à jeter, dans le plein air d'un plafond clair, les blancheurs laiteuses
d'un corps apothéose, à faire flotter au vent des étoffes de soie, à grouper
dans l'espace la ronde des amours joufflus, à faire danser sur les nuages les
petits pieds à fossettes. Nul ne sait comme lui symboliser d'une aimable et
discrète façon, en se gardant à la fois du banal et de l'obscur, les idées qu'il
convient d'exprimer en des salons et des boudoirs, idées légères et gracieuses,
faites pour réjouir les yeux et tourner l'esprit vers le bel art d'aimer.
#
* #
Ce n'est pas tout encore : la femme ne se contente point de se faire
peindre par Chaplin; il faut encore qu'il lui enseigne à peindre et, dans son
hôtel de la rue de Lisbonne, le maître a dû ouvrir un atelier d'où sont sorties,
entre élèves dont il s'honore, Henriette Browne — madame de Saux —
mademoiselle Louise Abbéma, madame Madeleine Lemaire, mademoiselle
Berthe Delorme, vingt autres dont le nom apparaît au Salon annuel,
avec cette mention qui est comme une garantie de talent : Élève de Charles
Chaplin. Quelques-unes en ont fait une carrière, la plupart y cherchent un
délassement; car c'est le monde, et le plus riche, et le plus élégant qui
réclame les leçons de son maître préféré.
CHARLES CHAPLIN ET SON ŒUVRE 95
C'est le succès incontesté qu'obtint au Salon, Henriette Browne, qui
semble avoir créé ce mouvement très curieux des jeunes filles du monde
vers la peinture. Il y aurait beaucoup à dire à ce sujet, et un livre récemment
paru, pourrait fournir lieu à bien des observations et à quelques critiques.
A coup sûr, cette furie d'art a donné naissance à des ridicules nouveaux,
à des prétentions étranges, et à une quantité innombrable de détestables
tableaux. Les expositions en sont encombrées et le jargon d'atelier détonne
étrangement dans certaines conversations mondaines. Il y a des vanités qui
se surexcitent, il y a des petites têtes qui se montent, il y a des vocations
qui croient se déclarer. On veut faire grand ; on se campe en face de la
nature, qui s'en moque; on couvre des toiles de taille à cacher le Panthéon;
d'un talent qui pourrait être agréable, on fait un ridicule qui est agressif.
La femme qui arrive rapidement à un certain degré d'habileté, parvient
rarement à le franchir. Elle reste élève, usant toujours des procédés
enseignés, ne trouvant rien en soi qui prouve une personnalité. Gomment
acquerra-t-elle, au milieu des obligations de la vie mondaine, un apprentissage
qui lui permette de résoudre les difficultés de métier? Pourtant, elle n'a que
rarement le sentiment de son impuissance : à peine hors de l'atelier, après
une année ou deux d'études à bâtons rompus, elle se tient pour peintre,
découvre des sujets où la banalité va de pair avec la prétention, les exécute
ou croit les exécuter entre deux cotillons, met en branle toutes les influences
pour faire admettre son œuvre au Salon, visite les membres du jury, écrit
à l'Institut, parle aux gardiens, obtient l'entrée, et parfois, par les mêmes
moyens, essaie de décrocher une médaille. N'est-ce pas là ce que révèle
ce journal récemment paru, si instructif sur la vie de la jeune fille du monde
qui veut faire de la peinture, exactement comme elle veut faire un beau
mariage, et presque par les mêmes procédés ? On pourrait en dire long à
ce sujet, et sur la vie que se font les parents, et sur celle qui, plus tard,
sera faite au mari et aux enfants, et ce seraient de dures vérités. Mais il y a
la compensation : c'est quelques femmes bien douées qui , comme madame
Madeleine Lemaire, arrivent à être des artistes véritables, dignes d'être
comparées aux meilleures des siècles passés et qui, tout en gardant dans
96
LES LETTRES ET LES ARTS
leur œuvre le caractère féminin qui lui donne sa grâce, y apportent cette
habileté de métier, qui vient du maître, et qu'elles ont prises à l'atelier.
Voilà l'œuvre que Chaplin a pu présenter, quand tout dernièrement ce
Parisien a demandé à la France, où il avait toujours vécu et dont il est un
des peintres les plus aimés, de l'adopter pour un de ses fils. A dire vrai,
c'était fait depuis longtemps et il ne manquait à la reconnaissance que sa
formule légale. Toutefois, il a bien fait. Aux heures éclatantes, il avait été des
joies et des fêtes, il a voulu — comme l'a voulu Heilbuth — prendre sa part
des tristesses et des deuils. A ceux auxquels Paris donne son hospitalité, et
qui la reconnaissent par de telles œuvres, on n'a guère le droit de plus
demander; mais si, d'eux-mêmes, ils viennent à nous, qu'ils soient deux fois
les bienvenus, ces maîtres qu'a conquis l'art français, ces citoyens qui se
donnent à la France !
FREDERIC MASSON.
L'HOMME AUX TROIS BONNETS
Après avoir retiré du coton tout
4»j£n ce qu'on peut en espérer : des bas,
*^~x des bonnets, des caleçons, des jam-
bières, des mitaines, et quarante
mille livres de rente, M. Joseph
Ducroc acheta un domaine en Picar-
die et s'y installa pour le reste de
ses jours.
Bien que l'habitation fût d'une
architecture historique , et qu'il
l'eût préférée plus neuve, plus
reluisante, plus semblable à un
gâteau, il l'avait acquise à cause
de son allure seigneuriale, juchée
qu'elle était sur une sorte de col-
line, au milieu de la plaine, à deux
mille mètres de toute promiscuité humaine.
Il se répétait avec plaisir : « Je suis un gentilhomme campagnard... Nous
autres, gentilshommes campagnards... »
Et, pour ne pas déroger, il ne frayait avec personne, vivait en tête-à-tète
constant avec son domestique Hippolyte et sa cuisinière Ursule.
98 LES LETTRES ET LES ARTS
Deux fois par semaine, il allait à la ville faire les provisions, avec Ursule
qui portait le panier, Jlippolyte qui conduisait la voiture. C'étaient ses seules
sorties et ses seules distractions.
Le reste du temps se passait à couper les limaces dans le jardin, lorsqu'il
avait plu, à écheniller les arbres à fruit avec de l'huile à quinquet, à abattre
au sécateur les roses mortes, à manger, à boire, à dormir.
Dormir 1 oh! dormir, surtout! M. Joseph Ducroc avait la gourmandise du
sommeil. Les grasses matinées ne lui suffisaient pas. 11 avait inventé les
grasses soirées; même l'hiver, il se couchait, à la tombée du jour; et, pendant
quelques heures, les yeux ouverts dans son lit, l'esprit à de vagues spécu-
lations, il savourait la douceur d'être englouti dans du chaud et du moelleux,
sur des lits de plume superposés, sous un édredon qui le couvait comme un
grand oiseau.
Cependant, malgré tout ce duvet, sa joie n'eût été qu'imparfaite s'il s'était
couché la tête nue.
De tout temps, il avait eu l'habitude de se couvrir le crâne, la nuit, n'étant
pas de ces négociants qui trouvent leur marchandise bonne pour les autres,
mais se gardent d'en user eux-mêmes. 11 usait, lui, de la sienne, il en usait
abondamment, comme pour donner le bon exemple à sa clientèle : au lieu
d'un bonnet de coton, il en chaussait trois, le premier enfoncé jusqu'aux yeux
et jusqu'à la nuque, le second affleurant au pavillon de l'oreille, le troisième
en vedette sur le sinciput, à la manière d'une calotte de chantre.
Cette superposition de bonnets lui avait été suggérée, dès l'adolescence,
par un médecin qui, accusant les pituites d'attaquer leur homme par le sommet
du crâne, pensait qu'on ne saurait trop défendre ce point délicat, mais qui
avait en même temps une juste défiance de l'apoplexie, et ne voulait pas
qu'on lui fît la partie trop belle, en engloutissant la tête tout entière dans
les trois bonnets nécessaires à décourager le coryza.
Ces trois bonnets, M. Joseph Ducroc les avait d'ailleurs fait fabriquer
de diverses couleurs, afin de ne point les confondre en défaisant, chaque soir,
son paquet de nuit ; et comme il avait trois couleurs à choisir, en bon
patriote il avait choisi les trois couleurs nationales : le premier bonnet était
L'HOMME AUX TROIS BONNETS 99
bleu, le second blanc, le troisième rouge — rouge avec une houpette tricolore,
par déférence pour les deux autres.
Naturellement, avant de se retirer des affaires, il s'était assuré de bonne-
terie pour le restant de ses jours; et, dans son castel picard, il continuait,
comme autrefois, à se garnir la tête, pour la nuit, d'un bonnet bleu, d'un
bonnet blanc, d'un bonnet rouge à fusée tricolore.
Or, un soir de décembre, après un dîner délicat, qui lui chauffait le sang
d'une pointe de gaieté, il venait de monter dans sa chambre. Un large feu
de souches et de broussailles illuminait la pièce. A la franchise de la flamme,
au crépitement des étincelles, on sentait qu'il devait faire dehors un froid
aigu. Quelle soirée pour le bonhomme!... Une des grasses soirées les plus
délicieuses qu'il lui eût encore été donné de savourer ici-bas ! Il en faisait
le gros dos; et, comme un gourmand rôde, de l'œil et de la narine, autour
d'un fin morceau, avant de l'attaquer, il ne se pressait pas de se mettre
au lit.
Lentement, il se débarrassait de ses vêtements, qu'il rangeait à mesure
sur un dossier de fauteuil; lentement, il dépliait sa chemise de nuit, s'en
revêtait, se nouait au cou un foulard de soie blanche...
C'était maintenant au tour des trois bonnets.
Pour se les bien équilibrer sur le crâne et juger de l'effet, il s'était posté
devant sa glace, une grande glace toute claire du flamboiement de Faire, où
l'alcôve se reflétait avec son lit large, douillet, béat, au bateau garni d'une
frange de passementerie qui pendait jusqu'à terre, à l'ancienne mode.
Mon Dieu, que ce serait donc bon de s'enfoncer là dedans ! 11 en
chantonnait d'aise... il en devenait poète, donnant un coup de pouce de sa
façon à la cantilène sur laquelle sa nourrice l'avait bercé, quelque soixante
ans plus tôt :
Fais dodo, mon papa Ducroc ;
Fais dodo, comme un beau poulo. .
Tout en fredonnant, il se tirait avec soin le bonnet bleu jusqu'aux sourcils,
plissait et détendait le front, pour que la peau se plaçât convenablement
100 LES LETTRES ET LES ARTS
sous l'étoffe, se passait l'index sur le lobule de l'oreille auquel il importait
de ne pas laisser prendre un mauvais pli.
A un autre maintenant :
Fais dodo, mon papa Ducroc ;
Fais dodo, comme un beau poulo...
Et il superposait, d'une main respectueuse, le bonnet blanc au bonnet
bleu... quand il entendit, dans cette chambre où il était seul — absolument
seul, n'est-ce pas? — comme le gloussement d'un rire que l'on eût essayé de
réprimer. En même temps, il voyait distinctement, dans la glace, vaciller la
frange qui cachait le dessous de son lit...
Le fredon s'arrêta net sur ses lèvres ; il se sentit cinglé, à travers tout le
corps, par une averse d'aiguilles dont le fourmillement lui paralysait les
membres; un vertige lui monta au cerveau; il crut qu'il allait tomber...
— Et, si je tombe, pensa-t-il, c'en est fait de moi !... si je tombe, ou même
si j'ai l'air de m'être aperçu de quelque chose...
Et, se faisant violence de tout l'effort de sa volonté, il tâcha de reprendre
son refrain. Mais non, c'était impossible; il sentait qu'il ne pourrait réprimer
le tremblement de sa voix. Alors il eut l'idée de substituer au chant la décla-
mation... des paroles vous sortent toujours de la gorge; et il déclama :
Fais dodo, l'enfant calino,
Fais dodo, t'auras du lolo...
Dans son effarement, il oubliait son propre poème, et c'était l'ancien
distique, plus familier à sa mémoire, qui lui revenait automatiquement aux
lèvres. Sa voix d'ailleurs lui parut méconnaissable, rauque, caverneuse, d'une
tonalité tragique qui jurait avec l'aimable simplicité des paroles.
— Mon Dieu, quelle bêtise ! J'aurais dû me taire. IL va s'apercevoir que
j'ai peur. Je suis perdu...
A peine osait-il regarder dans la glace : il aimait mieux être surpris par
une agression, se sentir tout à coup empoigné aux jambes et renversé, que de
voir l'homme dont il imaginait, sous son lit, la figure patibulaire, soulever la
frange de laine verte et se couler vers lui en rampant.
Quant à s'élancer vers la porte de la chambre, à crier, à s'enfuir, il n'en
L'HOMME AUX TROIS BONNETS 101
aurait pas eu la force; il se sentait les pieds soudés au sol. Du reste, avant
qu'il n'eût atteint la porte, l'autre l'aurait prévenu ; il serait happé, terrassé,
bâillonné, saigné.
Tout à coup, il crut entendre un frôlement sur le tapis, percevoir un attou-
chement à ses talons. Il retint un cri d'épouvante et ferma les yeux... Rien!...
Alors il se décida à les rouvrir, et, pour se convaincre qu'il venait d'être
effrayé par une vaine appréhension, il abaissa lentement son regard vers la
zone inférieure de la glace où se reflétait le bas du lit.
Ce fut toute une angoisse que ce simple mouvement de prunelles... Ses yeux
lui suggéraient l'impression de deux lobes de plomb figés dans leurs orbites.
Mais, quand il eut aperçu que la glace ne reflétait, derrière lui, que le
tapis à fond blanc, avec ses fleurs vertes et rouges... pour se sentir encore
sain et sauf après cette alerte, il se crut sauvé.
Un peu de courage lui en revint aux nerfs. Il prit son troisième bonnet et
s'en couronna, en donnant même, par habitude, une pichenette à la mèche
tricolore, pour la renvoyer dans la perpendiculaire.
Un second gloussement l'avertit que son invisible spectateur continuait à
ne pas s'ennuyer. M. Ducroc ne partagea cette gaieté que pour en frémir
jusqu'aux moelles; et, de nouveau, il pensa qu'il allait s'évanouir.
Cependant, comme sa toilette de nuit était achevée, il n'avait plus aucune
bonne raison pour rester debout devant cette glace ; il fallait qu'il gagnât son
lit, afin de ne pas éveiller les soupçons de « l'assassin ».
C'était le moment critique de l'aventure ; car, en enjambant ses matelas,
il pouvait être pris par la cheville et renversé sur le carreau. Ne valait-il pas
mieux chercher à s'enfuir, coûte que coûte? Oui, c'eût été le plus sage, malgré
tous les risques à courir. Ce fut cependant pour son lit qu'il se décida, fasciné
par le danger, attiré du côté de « la mort » par ce mystère du vertige qui
précipite l'homme au fond de l'abîme dont la vue le terrorise.
Tout alla bien pourtant. L'autre ne broncha pas. M. Ducroc put, comme
tous les soirs, se renverser en paix sur ses oreillers. Mais quelle métamor-
phose de ses délices habituelles ! Au lieu de jouir des moelleuses dépressions
de la plume sous ses reins, le corps abandonné, la couverture au menton,
102 LES LETTRES ET LES ARTS
sentait-il seulement sur quoi il était couché?... Il restait là, les muscles
tendus, prêt à sursauter à la première alerte, cherchant à se faire le plus
léger possihle et ne remuant pas, de peur d'obliger « son homme » «à surgir,
s'il lui rendait la position trop difficile.
En même temps il gardait sa lampe allumée. Il se figurait que le danger
serait moindre tant qu'il n'aurait pas éteint. Et il contraignait son cerveau,
hypnotisé par la terreur, à fonctionner quand même à la chasse de quelque
moyen de salut. Mais toute idée se refusait... quand, subitement, il lui passa
par l'esprit une lueur qui détendit son angoisse...
Comment n'avait-il pas imaginé cela plus tôt?... Il se pencha vers la lampe,
posée sur sa table de nuit, et il la baissa comme pour l'éteindre; mais, au
moment où la flamme allait disparaître, il remonta la mèche, en s'écriant à
haute voix : « Sacristi, elle a charbonné ! Elle va m'empester toute la nuit. Il
faut que je sonne Hippolyte.
Ce disant, il se tournait vers la ruelle, et secouait le cordon d'une sonnette,
qu'on entendit grelotter au loin, dans le silence de la maison.
Mais quel secours espérer d'Hippolyte, ahuri, désarmé, contre un homme
prêt à se défendre, et certainement muni de tous les engins de destruction
nécessaires à l'exercice de son art ? Hippolyte comprendrait si bien l'inanité
de son assistance, qu'à la révélation du danger il ne songerait probablement
qu'à repasser la porte à toutes jambes, laissant son maître aux prises avec
le malfaiteur.
Aussi M. Ducroc avait-il conçu un plan de plus vaste envergure que de
révéler le danger à son domestique et de s'en rapporter à sa bravoure.
— Hippolyte, articula-t-il en le voyant entrer, venez prendre ma lampe,
et allez l'éteindre à la cuisine. Elle va fumer comme l'autre soir, vous savez.
L'autre soir, elle avait en effet fumé : Hippolyte ne s'étonna donc pas de
Tordre qui lui était donné. 11 s'approcha ; il prit la lampe ; et il allait tourner
les talons, lorsqu'en regardant son maître, pour lui souhaiter le bonsoir, ainsi
qu'il se le permettait habituellement, il le vit soulevé sur son séant, la figure
terrorisée, et désignant, d'un geste répété de l'index, le dessous du lit.
— Quoi ? Qu'est-ce qu'il y avait donc?...
L'HOMME AUX TROIS BONNETS 103
Il allait le demander; mais le bonhomme lui imposa énergiquement silence
des deux mains ; puis il mima, de la tête et du buste, la position d'un homme
étendu, d'un homme aux aguets, en continuant à indiquer le dessous du lit;
après quoi, il feignit de s'enfoncer dans le cœur un invisible couteau; enfin
il jeta le bras droit dans la direction de la « ville », et donna à entendre, par
un geste de rappel, qu'il y avait à ramener de là-bas... qui?... les gendarmes...
dont il évoqua synthétiquement la silhouette en se passant le pouce sur la
poitrine, dans le sens du baudrier, et en faisant mine de pincer par les cornes
un chapeau qui eût été planté en bataille sur sa tête. Toute celte pantomime
ne dura pas cinq secondes. Hippolyte avait ouvert puis refermé la bouche,
l'œil effaré par la muette gesticulation de ce vieux qui, avec sa face tragique
et son triple bonnet de coton, avait l'air de quelque pierrot à tête de Méduse.
Puis il était parti d'un pas tranquille, en emportant la lampe.
— Mon Dieu, mon Dieu! pourvu qu'il ait compris! pensait M. Ducroc.
Je ne pouvais pourtant pas lui parler... surtout à voix basse!... Oui, il a
compris : autrement il m'aurait demandé quelque explication... 11 a peut-être
cru que j'avais le délire?... Non! il ne se serait pas en allé comme cela!...
Cependant il n'a pas eu un clin d'œil, pour m'avertir qu'il comprenait!...
Si je le resonnais? Impossible! Je me perdrais! Dieu, mon Dieu!...
Au bout de dix minutes, il lui semblait qu'Hippolyte était parti depuis
deux heures...
— Décidément, il n'a pas compris! Ah! maudit... maudit imbécile!
Mais la pendule, en sonnant, l'avertit de son erreur. A supposer que le
domestique eût deviné ce qui se passait, la ville était à trois lieues, il lui
fallait deux bonnes heures pour en ramener les gendarmes...
— Et d'ici là, l'autre va s'impatienter... l'autre, ou... les autres. Cette idée
venait de lui sauter à l'esprit qu'ils étaient peut-être plusieurs. Et, un instant
après, il lui semblait en effet entendre sous le lit un colloque à voix basses.
Son cœur battait à coups précipités. 11 lui coulait de la glace dans les
veines ; son corps ruisselait de sueur froide.
Pour retarder, au moins, l'heure fatale, il se mouchait, il toussait, il se
plaignait à demi-voix de ne pouvoir s'endormir...
104 LES LETTRES ET LES ARTS
... Us ont beau être armés... un homme éveillé est toujours à craindre...
ils attendront que le sommeil me mette à leur merci...
— Hum ! Hum ! geignait-il, quelle bêtise d'avoir pris du café !
La pendule sonna une demie. Il y avait trois quarts d'heure qu'Hippolyte
avait emporté la lampe...
— Trois quarts d'heure seulement!...
Et ses angoisses le. reprenaient : — Il a compris... Il n'a pas compris...
Même s'il a compris, j'y passerai avant qu'il n'ait eu le temps de revenir.
Tout à coup il entendit craquer le plancher... C'était le moment suprême !...
Ses oreilles bourdonnèrent, et, affolé, il plongea sous ses couvertures dans
l'attente du coup qui allait le frapper.
Mais ce n'était pas le plancher qui avait craqué, c'était la porte. Elle fut
brusquement ouverte par Hippolyte accompagné d'un gros de paysans qu'il
ramenait en toute hâte du village le plus proche, avec des fourches et des
fusils de chasse.
— Et maintenant, commanda-t-il, visez sous le lit!
Acculés de peur dans la baie de la porte, les premiers éclairés par le falot
d'Hippolyte, ceux de derrière mêlés à l'ombre du corridor, tous l'œil arrondi
et la lippe en avant, dans l'attente de l'événement qui se préparait, ils
couchèrent en joue le dessous du lit avec leurs fusils inégaux et rouilles, dont
les canons luisaient par places à la lueur du feu qui se mourait dans l'âtre.
M. Ducroc avait ressorti la tête de ses draps : Ne tirez pas sur moi,
supplia-t-il à demi- voix, en se rencognant dans sa ruelle, le visage atterré.
Cependant le voleur ne donnait pas signe de vie.
Tic... Tac... Tic... Tac... Dans le silence de la chambre, où l'anxiété
coupait tous les souffles, on n'entendait que le rythme de la pendule qui
continuait à battre les secondes sur la cheminée.
— Allons ! murmura Hippolyte. Et les gâchettes des fusils se tendirent
sous les doigts. Mais, avant d'ordonner le feu, il crut que l'humanité l'obli-
geait à de suprêmes pourparlers : Ne te fais donc pas tuer comme cela !
conseilla-t-il à l'ennemi. Tu vois bien que tu n'es pas en forces. Rends-toi,
mon bonhomme. Nous ne te ferons pas de mal.
L'HOMME AUX TROIS BONNETS 105
— C'est donc que tu dors! ajouta l'un des paysans, sans quitter de l'œil
sa ligne de mire.
— Une bonne pincée de plomb dans les mollets, ça va te réveiller, ricana
un autre. — On ne peut pourtant pas aller te tirer par les jambes ! Tu nous
enverrais peut-être ben quéque mouvais coup, pas vrai?
Et comme, malgré ces invites, le camarade faisait toujours le mort :
— Mais sors donc, gredin ! cria M. Ducroc, en se soulevant sur les
poignets, et en se laissant retomber avec une violence dont les ressorts de son
sommier se révoltèrent avec fracas. C'était comme un coup de poing de tout
le corps pour accentuer son apostrophe. Ce voleur l'impatientait à la fin !
Alors il se fit un étrange remue-ménage sous le lit; et, avec ce piaillement
des volailles qu'on attrape le soir au poulailler pour leur tordre le cou, un
coq, un coq superbe, cuirassé de pourpre et de cinabre, casqué de vermillon,
se sauva du gîte où il comptait passer tranquillement sa nuit, et s'affola autour
de la chambre... Gloussant de colère, l'œil farouche, il tapait du bec pour
s'ouvrir quelque issue... Enfin il avisa la porte, s'enleva sur ses ailes, et, d'un
vol désespéré, il disparut en semant des plumes sur les paysans qui avaient
rejeté leurs fusils en bandoulière et tapaient dans le dos d'Hippolyte, avec
de gras éclats de rire.
HENIU PAGA.T.
A LA COMEDIE-FRANÇAISE
MADEMOISELLE JULIA BARTET
lle date pour nous du concours de 1871, au Con-
servatoire. La sonnette du théâtre venait d'avertir
que le jury allait rentrer en séance, rapportant la
liste des prix et des accessits. Un frémissement
courut toute la salle. M. Ambroise Thomas jeta de
sa voix un peu ennuyée, les premiers, puis les
seconds prix, qui furent accueillis, comme c'est
l'usage : les uns avec de longs applaudissements,
les autres avec des murmures mêlés de protestations. 11 passa aux premiers
accessits. On s'étonnait de ne pas voir arriver le nom d'une jeune fille,
mademoiselle Julia Regnaut, qui avait concouru dans V Ecole des maris
et qui avait charmé l'auditoire. Elle n'eut qu'un second accessit, et ce fut
comme une déception pour le public. Mais mademoiselle Julia Regnaut était
toute jeune, elle n'avait encore passé qu'une année au Conservatoire dans
la classe de M. Régnier; et ces considérations, qui ont leur importance dans
une grande école, avaient pesé d'un certain poids, sur les décisions du jury.
Il avait pensé qu'il valait mieux la retenir plus longtemps au Conservatoire, et
l'y laisser achever paisiblement le cycle de ses études, allant d'un accessit
A LA COMEDIE-FRANÇAISE 107
au second prix et du second prix au premier. Les administrations ont
toujours une tendance à aimer, même dans tout ce qui est d'art pur, la
correction et la régularité.
Cette Julia Regnaut était la même qui devait plus tard devenir si célèbre
sous le nom de Julia Bartet. D'où venait-elle ? que vous importe de le savoir ?
Il me semble que nous nous attachons trop complaisamment d'ordinaire, en
ces biographies d'artistes dramatiques, à des détails de vie privée qui ne
devraient avoir nul intérêt pour nous. Tout ce qu'il nous est essentiel de
connaître, c'est comment leur vocation s'est déclarée, comment s'est formé
leur talent.
Il paraît que cette vocation s'était, chez mademoiselle Julia Regnaut, que
nous appellerons désormais du nom qu'elle s'est choisi elle-même, Julia
Bartet, déclarée dés sa plus tendre enfance. Enfant, tout enfant, on l'avait
menée à la Comédie -Française et elle y avait vu On ne badine pas avec
r amour. Elle n'en avait pas dormi de la nuit. Elle ne rêva plus que théâtre.
Sa famille connaissait Delaunay, et Perdican faisait sauter sur ses genoux la
future Camille, qui n'avait alors que cinq ou six ans. On sait combien ces
impressions premières s'enfoncent profondément dans le cerveau des petites
filles, et quels ravages y fait cette idée de devenir soi-même une grande
artiste, quand une fois elle y a pénétré.
Jeune fdle, elle était malade du désir d'entrer au Conservatoire. Elle allait,
faubourg Poissonnière, se poster sur le passage des fillettes qui se rendaient
à la classe; elle enviait leur bonheur, et courait à l'église Sainte-Cécile, qui
est près de là, pour y prier le bon Dieu — et avec quelle ferveur elle le
priait! — de déterminer ses parents à lui permettre de monter un jour sur les
planches. Il y avait là, sous le porche, un vieux pauvre, à qui elle avait
coutume de donner un sou, en lui disant : Priez pour moi! cela me portera
bonheur, et je serai actrice !
Je n'ignore pas que ces menus détails, quand il s'agit de vocations fausses,
emportent avec soi quelques soupçons de ridicule. Les abeilles de l'Hymette
ont voltigé plus d'une fois autour d'un enfant grec endormi. On n'en a parlé
avec émerveillement que le jour où elles se sont posées sur les lèvres du divin
108 LES LETTRES ET LES ARTS
Platon. Cette ardeur de vocation vainquit les scrupules des parents. La jeune
fdle entra, en novembre 1870, dans la classe de M. Régnier; elle était née
en octobre 1854 : elle avait donc seize ans.
Régnier était un professeur éminent; mais je ne crois pas qu'il ait exercé
sur le talent de mademoiselle Bartet une influence considérable : il est
certain en tout cas qu'elle fut très courte. Le maître à qui mademoiselle Bartet
doit le plus, de son aveu à elle-même, est une aimable artiste, madame
Provost-Ponsin, qui n'a pas brillé au premier rang, mais qui a occupé une
place très honorable au Théâtre-Français, où elle jouait les jeunes veuves
avec beaucoup d'esprit et de mordant. C'était une comédienne d'étude, qui
possédait admirablement son répertoire, et mademoiselle Bartet travailla avec
elle les rôles les plus divers, ceux de tragédie comme ceux de comédie,
X Emilie, de Corneille comme la Sylvia, de Marivaux, les héroïnes de Racine
et celles de Sedaine, se tenant prête à tout jouer; car elle se sentait capable
de tout jouer et voulait tout jouer. Mademoiselle Bartet a gardé pour cette
amie plus âgée, qui lui avait révélé les secrets du métier et l'avait guidée
dans la voie du grand art, une profonde reconnaissance. Quand, plus tard,
madame Provost-Ponsin, frappée d'un mal terrible, s'alita pour mourir,
mademoiselle Bartet s'installa à son chevet et ne la quitta plus, tant que
dura cette maladie qui fut longue et douloureuse.
C'est grâce à ses leçons qu'elle put combler la lacune qu'avait faite
l'interruption de ses études au Conservatoire : car elle n'y resta point. 11 y
avait alors à la tête du Vaudeville un homme plein de mouvement et de
vie, M. Carvalho, grand dénicheur de talents nouveaux, qui avait été de
prime abord séduit par la grâce chaste de la jeune élève. Il venait de recevoir
YArlc'sienne, de Daudet ; il était féru, — nous dirions aujourd'hui : toqué —
de ce drame, et des suites d'orchestre que Bizet avait composées pour les
entr'actes. Il nous en parlait à tous avec cette exubérance d'admiration qui
lui est encore familière : c'était un chef-d'œuvre, une révélation. Pour le rôle
de la mère, il avait sous la main mademoiselle Anaïs Fargueil ; mais il lui
fallait pour celui d'Yvette une jeune fdle très ingénue, très pudique, d'un
tour de beauté sentimentale et mélancolique. Mademoiselle Bartet faisait bien
Ch«lot pliot.
MK,iK JULIA BARTET
DE LA COMÉDIE FRANÇAISE
A LA COMEDIE-FRANÇAISE 109
son affaire. Qu'elle eût remporté un second accessit ou un premier prix, il
ne s'en inquiétait guère, ne se laissant guider dans ses choix que par un
instinct mystérieux qui l'a presque toujours merveilleusement servi. Il lui
proposa de l'engager; elle céda au plaisir de débuter plus tôt, et de débuter
dans une pièce nouvelle, qui était de Daudet et dont on disait merveille.
C'est en octobre 1872 qu'elle parut pour la première fois devant le public
parisien. Je n'ai pas à vous conter ici la malheureuse fortune de Y Artésienne
qui n'eut, à cette première épreuve, qu'un succès médiocre. Mais si la pièce
ne plut point aux Parisiens, la pauvre petite Yvette les enchanta sous les
traits de mademoiselle Bartet.
M. Jules Claretie, qui devait être plus tard son directeur, écrivait, au
lendemain de ce début si plein de promesses, qu'il n'y avait rien de plus
charmant que cette nouvelle venue, mignonne et poétique, d'une tendresse
affinée, avec son mélancolique sourire, fleur de jeunesse un peu souffrante,
un avril hésitant. Ce même Claretie me contait qu'il avait eu l'heureuse
chance de faire répéter mademoiselle Bartet au Vaudeville, dans une comédie
qui n'a jamais été jouée. C'était pour lui une surprise lorsque, du moindre
mot, de la phrase la plus simple, cette merveilleuse comédienne tirait un
effet d'émotion juste.
Elle jouait là, ou plutôt elle devait jouer le rôle d'une émigrée qui vit
cachée, dans une mansarde, sous des habits d'ouvrière, et elle avait une
façon de répondre aux investigations d'un sectionnaire devinant la suspecte
sous le bonnet de la femme du peuple...! A cet interrogateur qui, lui prenant
les mains, lui disait : « Elles sont bien jolies, elles sont bien blanches tes
mains ! et ça rapporte quelque chose de repriser des dentelles ?
— Oui, disait-elle, assez pour me faire vivre. »
Ce n'était rien, et avec son doux sourire mélancolique, c'était exquis. Il
y avait là un poème de douceur résignée. Cette même note sonnait avec
une grâce pénétrante dans le joli rôle d'Yvette. Ce n'est pas une beauté,
disais-je dans mon feuilleton, c'est une âme. Le mot n'était pas de moi;
je l'avais recueilli dans les couloirs. Il m'avait paru caractériser de la façon
la plus juste la jeune débutante.
110 LES LETTRES ET LES ARTS
Mais c'est la misère du théâtre qu'un succès personnel ne compte qu'à
demi dans une pièce qui tombe, et qu'une excellente artiste puisse rester
des mois et des mois sans rencontrer un rôle qui la mette en vue et qui
lui permette, comme on dit aujourd'hui, de s'affirmer. Les connaisseurs
gardèrent dans un coin de leur mémoire le nom de mademoiselle Julia
Bartet; le grand public continua de l'ignorer.
C'est Sardou qui la tira de cette pénombre. Je demandais un jour à
mademoiselle Bartet de me marquer les rôles qu'elle avait joués avec le
plus de plaisir : « J'ai, m'écrivait-elle, aimé également tous mes rôles;
mais je n'ai pas été également servie par eux, et mes préférences vont
naturellement à ceux qui m'ont aidée à franchir les principales étapes de
ma carrière. Un de ceux qui m'ont laissé les meilleurs souvenirs, c'est le
rôle de Sarah dans V Oncle Sam, de M. Victorien Sardou, la première
pièce importante que j'aie jouée. Il m'a valu mon premier grand succès,
tous ceux que j'ai pu obtenir au Vaudeville, je les lui ai dus, jusqu'à ce
rôle de Cécile, dans Montjoie, qui a déterminé mon entrée à la Comédie-
Française. »
L'Oncle Sam n'est pas une des meilleures comédies de Sardou. Mais ses
moindres œuvres ont encore un ragoût particulier. Au reste, ce qui fit réussir
mademoiselle Bartet, ce fut moins d'avoir joué dans l'Oncle Sam que d'avoir
trouvé là l'occasion de travailler avec Sardou, qui est l'un des plus merveilleux
régisseurs que le théâtre ait connus depuis Scribe.
Mademoiselle Bartet, c'est un éloge que je tiens de la bouche de Sardou
lui-même, est une des comédiennes les plus souples qu'il y ait au monde.
Elle comprend vite et se plie, avec une admirable facilité, aux exigences de
l'auteur qui la dresse. Elle n'est pas de celles qui ont la sottise de répondre
aux observations d'un écrivain qui souhaite une interprétation autre de quelque
passage : C'est comme cela que je le sens ! Elle est trop intelligente pour
n'être pas docile. Elle ne s'appliquait qu'à vibrer sous les doigts de Sardou.
Il y a au troisième acte de l'Oncle Sam une scène qui exige une sensibilité
vraie et profonde ; mademoiselle Bartet y enleva le public. Le lendemain
ce fut un concert d'éloges sur ce talent fin et nerveux, qui se révélait tout
A LA COMEDIE-FRANÇAISE 111
à coup avec une intensité singulière. Elle entrait enfin dans la célébrité.
Le Vaudeville par malheur n'était pas en veine à cette époque. Il allait de
chute en chute; à la Mascotte de d'Ennery succéda la Berthe d'Estrées de
Rivière, le Chemin de Damas de Barrère, puis la Manon Lescaut du même
auteur; ajoutez-y quelques reprises faites en hâte, pour boucher les trous,
Fanny Lear, les Ganaches, et nous arrivons en 1876; c'est-à-dire que nous
avons traversé un long espace de quatre années. Oh! que la carrière de
comédienne est lente et épineuse! Voilà une jeune femme qui était douée à
miracle, qui avait poussé ses études avec une ardeur incroyable, et savait
son métier comme personne; elle recueillait à chaque création les éloges de
toute la presse ; et tout cela n'ajoutait rien au premier éclat de sa jeune
renommée, et tout cela était comme non avenu ! Et quand on pense qu'un
artiste de talent peut attendre vingt années le rôle qui le tirera de pair !
quand on pense qu'il ne l'aura peut-être jamais ! quel devait être le dépit
de cette jeune personne qui sentait les années couler sur sa tête, sans rien
lui apporter de nouveau ni de définitif! Comme on doit dans cette terrible
profession de comédienne, se ronger les poings d'impatience, et qu'un
mouvement de dépit ou de colère est parfois bien excusable !
L'année 1876 apporta à mademoiselle Bartet deux consolations : Emile
Augier donna Madame Caverlet, où elle eut un rôle charmant de jeune fille,
et Daudet lui confia dans Fromont jeune et Risler aine' le délicieux personnage
de la pauvre petite Désirée Delobelle. Elle y avait un aspect chaste, pâle,
et souffreteux, qui faisait invinciblement monter les larmes sous les pau-
pières; ses vêtements d'humble ouvrière achevaient sa physionomie de grisette
mélancolique. Elle ensorcela le public, et toute la salle, à plusieurs reprises,
éclata en applaudissements qui ne s'adressaient qu'à elle ; car Fromont jeune
et Risler aine' ne retrouva point sous la forme du drame le succès énorme
qu'il avait obtenu en roman.
Deux années passèrent encore — Oh! que ce noviciat est long et coupé de
vastes ombres — qui n'apportèrent à mademoiselle Bartet que des occasions
médiocres; je n'ai gardé de souvenir d'elle que dans les Rieuses de madame
Daniel d'Arc, où elle exprima avec une amertume contenue, avec une sensibilité
112 LES LETTRES ET LES ARTS
latente et rentrée le chagrin d'un amour déçu : son rire nerveux et mouillé
de larmes y était d'un effet saisissant.
Elle rêvait, comme toutes les actrices, d'entrer à la Comédie -Française.
Il lui fallait, pour qu'elle en forçât les portes, un dernier coup d'éclat, qui
saisît l'imagination du public et appelât sur elle l'attention de M. Perrin.
Le Vaudeville reprit le Montjoie de M. Octave Feuillet; elle y joua le joli
rôle de Cécile, et y déploya une coquetterie chaste et émue qui charma ce
public délicat des premières représentations. Au troisième acte, elle avait
une scène exquise, elle la joua avec une grâce adorable. Il y avait dans sa
voix, dans son geste, dans son allure un je ne sais quoi de vibrant et de
nerveux, qui prenait le cœur et le tordait. Un cri s'échappa de toutes les
bouches : Il faut l'engager à la Comédie-Française !
Elle allait donc passer tout à coup, du Vaudeville, dont le répertoire,
plein de modernité, était fait pour elle, pour son exquisité, pour sa fébrilité
charmante, à la Comédie-Française, où l'attendait le répertoire, le Répertoire
avec un grand R, c'est-à-dire les trois grands dieux de l'Olympe : Corneille,
Racine et Molière (1879).
C'est en effet par le répertoire qu'elle aurait dû débuter, car l'usage antique
voulait que toute nouvelle pensionnaire y choisît trois rôles de son emploi, et
les jouât successivement devant le cénacle des amateurs, qui se prononçaient
ensuite sur ses qualités et ses défauts. Mais montrer mademoiselle Bartet
dans Henriette ou dans Iphigénie n'était pas l'affaire de M. Perrin, qui aimait
ne procéder au théâtre que par coups d'éclat. Il lui ménageait un grand rôle
dans la comédie nouvelle que préparait M. Victorien Sardou, l'Henriette
Henderson de Daniel Rochat, et il se gardait de déflorer la curiosité qui
devait s'attacher à son début en la produisant avant l'heure dans de vieilles
œuvres cent fois jouées.
C'est en février 1880 qu'elle fit son premier début sur la scène de la
rue Richelieu. Sardou l'avait une première fois lancée au Vaudeville; c'est
encore Sardou qui eut l'honneur de la mettre en pleine lumière à la Comédie-
Française. On craignait que la jeune pensionnaire n'eût pas du premier coup
attrapé ce qu'on appelle rue Richelieu l'air de la maison : un jeu plus large,
A LA COMEDIE-FRANÇAISE 113
une diction plus ample et plus poétique. On fut tout de suite rassuré. Elle
eut au quatrième acte, dans une scène mal faite et antipathique, des accents
d'une fierté superbe et d'une douceur pénétrante. Elle joignit à cette
nervosité toute moderne, qui est chez elle une qualité de nature, une
diction d'une netteté et d'une vibration extraordinaires, plus rapide peut-
être que ne le comportaient les habitudes du lieu : mais ce n'était pas un
défaut ; on ralentit trop tous les mouvements à la Comédie-Française ; il
était bon qu'une nouvelle venue arrivât, qui les pressât davantage.
A ce début très brillant en succéda un autre qui acheva de la sacrer
comédienne. On sait à la suite de quel coup de tête, mademoiselle Sarah
Bernhardt quitta la Comédie-Française. Comment jouer après elle le rôle de
la reine d'Espagne, ce rôle où elle avait été incomparable, et qui est resté,
après tant d'autres qu'elle a joués avec succès depuis, le point lumineux de
sa carrière artistique? Mademoiselle Bartet est une vaillante; elle se dévoua
bravement. « Elle a, disais-je le lendemain, joué Maria de Neubourg avec cette
grâce fébrile qui est le caractère de son talent. Elle en a fait saillir certains
angles, que sa devancière enveloppait dans la draperie flottante d'une poésie
mélancolique. Tout cela est devenu plus net, plus précis, non sans soupçon
de sécheresse. Mais quelle intensité de vie moderne! quelle flamme! » Le
premier soir, elle tremblait comme la feuille en entrant en scène; mais elle
s'était vite remise ; quel succès ! il fut d'autant plus vif que l'on en voulait à
mademoiselle Sarah Bernhardt de sa fugue, et qu'on prenait un malin plaisir à
s'en venger par de longs applaudissements donnés à sa rivale.
Cette année 1880 fut pour la jeune artiste une des plus fécondes, car outre
l'Henriette de Daniel Rachat et la Reine de Ruy-Blas, nous l'entendîmes
dans le Dépit amoureux, dans V Impromptu de Versailles, dans le Gendre de
M. Poirier et enfin dans Iphige'nie, et je la vois encore, le péplum blanc de
la tragédie jeté sur ses jeunes épaules, blanche elle-même, sous la couronne
de neige de la princesse grecque, frêle et élégante victime, avec ces bras
d'un dessin si pur, qui sortaient, marmoréens, de ses voiles de neige.
Elle était désignée pour le sociétariat. Un dernier succès l'y porta comme
en triomphe. « Je dois, me disait-elle, presque autant à M. Vacquerie qu'à
114 LES LETTRES ET LES ARTS
M. Sardou. C'est après Jean Baudry que j'ai été nommée sociétaire. »
Elle est dès lors à la Comédie -Française au premier rang, à côté de
mademoiselle Reichemberg. Mademoiselle Reichemberg représentant plutôt la
pureté et la largeur du jeu classique; mademoiselle Bartet plus faite pour la
nervosité du répertoire contemporain.
11 est à remarquer que mademoiselle Bartet a, jusqu'à ce jour, rarement
prêté l'appui de son talent aux maîtres du temps passé. Et quand elle l'a fait,
elle y a toujours porté un peu la passion moderne, qui changeait parfois l'aspect
du rôle. Je la peignais tout à l'heure dans Iphige'nie, où elle était d'une
séduction plastique si curieuse. Mais ce n'était plus V Iphigénie de Racine. Il y
avait dans son débit précis et nerveux, comme une fièvre latente. On eût dit
qu'elle était brûlée d'une fièvre intérieure qu'elle contenait à peine. La voix
était sèche et sans larmes. Des larmes, c'est ce qui manquait et manquera
peut-être toujours à mademoiselle Bartet. Elle a connu les larmes brûlantes
et fiévreuses de la passion. Mais ces bonnes, douces et généreuses larmes qui
coulent d'un cœur tendre, trop faible pour porter l'infortune, et qui mouillent
les cordes de la voix, elle ne les a jamais eues, et le classique ne saurait
guère s'en passer, au moins dans Racine.
Mademoiselle Bartet, à partir du jour où elle fut reçue sociétaire, se
consacra tout entière à l'art moderne. Quelle admirable succession de rôles,
à ne citer que les plus célèbres : Camille de On ne badine pas avec l'amour,
Mademoiselle de B elle- Is le , les Bantzau, le Boi s'amuse, la duchesse de
Septmonts de l'Etrangère, Dona Sol de Hernani, et enfin ces deux rôles mer-
veilleux, Denise et Francillon, qu'elle a joués d'une façon exquise.
Exquise ! c'est le mot qui revient sans cesse quand on parle de made-
moiselle Bartet; on pourrait bien, puisqu'elle est reine de théâtre, lui dire :
Votre Exquisité. C'est une âme qui n'a que des nerfs à son service, et les
nerfs les plus affinés, les plus vibrants qu'il y ait jamais eu. Je voudrais lui
voir jouer Phèdre, cette Phèdre brûlée de tous les feux d'une passion
incestueuse. Il me semble qu'en se livrant à son seul génie, elle renouvel-
lerait le personnage.
Mademoiselle Bartet porte dans les habitudes de la vie ordinaire les
A LA COMEDIE-FRANÇAISE 115
goûts de souveraine élégance qu'elle déploie au théâtre. La Revue nous
montre la loge où elle s'habille ; elle a fait de ce réduit un salon, exquis
comme elle-même. Mais j'ai promis de m'arrêter respectueusement au seuil
de la vie privée, qui, à mon sens, n'appartient point au biographe.
JEANNE SAMARY
C'était en juillet 1875.
Nous étions tous entassés, par une chaleur torride, dans cette étroite
salle du Conservatoire, écoutant les élèves qui venaient l'un après l'autre
nous débiter leur morceau de concours. Dieu sait si nous étions fatigués
tous, et de quelle main accablée nous essuyions notre front tout mouillé
de sueur! Tout à coup, la voix de l'appariteur annonce : « Mademoiselle
Jeanne Samary, dans les Faux Savants » . Un ah ! de curiosité et d'allé-
gresse... mais un de ces ah! comme il n'y en a qu'au Conservatoire, où
les jeunes gens se font entre eux des réputations immenses que le petit
public de l'endroit accepte et ratifie, un ah! profond et joyeux s'éleva de
l'orchestre au cintre. Il paraît que mademoiselle Samary était l'enfant gâtée
de la maison, sa perle, sa merveille, sa future gloire, et reconnue comme
telle. Elle entra et les applaudissements éclatèrent de toutes parts avant
qu'elle eût ouvert la bouche.
Mon Dieu! qu'elle était jolie! toute petite et déjà un peu forte, mais
le visage si souriant, la bouche si appétissante, un air de fraîcheur et
de gaieté répandu sur toute cette petite personne rondelette ! L'œil, qui
était tout grand ouvert, et myope évidemment, rappelait vaguement celui
d'Augustine Rrohan, la spirituelle soubrette de la Comédie-Française. Et
justement on contait dans la salle que cette jolie fdle, si avenante, était
de la famille.
Elle en était par le sang, car sa mère, madame Samary, était la propre
fdle de Suzanne Brohan, qui en eut quatre : Augustine, Madeleine, toutes
deux à la Comédie-Française, et deux fdles jumelles, qui devinrent l'une
madame Samary, l'autre madame Dortet. Elle en était par la voix : une
116 LES LETTRES ET LES ARTS
voix nette, mordante et rieuse, qui nous enleva tous dès les premiers mots.
Et cette enfant, car ce n'était qu'une enfant, quinze ou seize ans à peine,
avait un aplomb si prodigieux, — l'aplomb des myopes, — que je n'ai
jamais rien vu de pareil ; et avec cela une diction toute pétillante d'esprit,
coupée de soubresauts fantaisistes qui faisaient éclater le rire dans la salle.
Il n'y eut qu'un cri parmi les juges : « Voilà l'héritière d'Augustine
Brohan ! Dans six semaines, nous verrons celte jeune élève passer comé-
dienne et débuter au Théâtre-Français. »
Son premier prix lui donnait en effet le droit d'y entrer; et, un mois
après, le 30 août de la même année, elle abordait, avec l'insouciante
témérité de son âge, dans la maison de Molière, le terrible rôle de Dorine.
Ce n'était pas la première fois qu'elle paraissait sur le théâtre, car
mademoiselle Jeanne Samary était ce qu'on appelle une enfant de la balle.
Son père, M. Samary, qui était violoncelliste et artiste de mérite, s'entendait
fort bien aux choses du théâtre ; il organisait dans les environs de Paris
des tournées où toute la famille trouvait à s'employer.
Mademoiselle Jeanne Samary me contait elle-même qu'un soir à Beauvais,
jouant dans le Supplice d'une femme, le rôle de la petite fille, elle fut si
vivement impressionnée de la douleur de son père, qu'elle fondit en larmes
pour de bon, et elle ne sut que balbutier des mots entrecoupés. Elle n'avait
que huit ans. Sa tante, madame Dortet, l'emmena en Italie, où elle joua le
répertoire de mademoiselle Montaland, quand mademoiselle Montaland n'était
qu'une enfant qui jouait au cerceau et à la balle sur la scène.
En 1870, toute la famille, — une famille de saltimbanques, me disait
gaiement mademoiselle Samary, découvrant ses dents qui étincelaient dans
un joli rire, — fut bloquée dans une moitié de maison dont on ne pouvait
pas payer le loyer. Le propriétaire s'avisa de leur refuser la porte ; ils
passèrent par les fenêtres. Une planche leur servait pour sortir de chez eux,
ou plutôt pour rentrer chez lui. En 1871, ils revinrent par le midi de la
France, jouant de ville en ville. Elle devenait assez grande pour faire les
amoureuses ; elle passait des Montaland aux Beichemberg. C'est au retour
de cette excursion, qui rappelait de loin le Roman comique de Scarron,
V
DE !..' ' ,'AISE
A LA COMEDIE-FRANÇAISE 117
qu'elle entra au Conservatoire, en 1872. Elle y eut un second accessit la
première année, un second prix la seconde, et enfin le premier prix à la
fin de sa troisième année d'études. Elle avait eu pour professeur au Conser-
vatoire, Bressant ; mais c'est Augustine Brohan surtout qui s'était occupée
d'elle et lui avait donné des leçons avec amour.
A son entrée au Théâtre-Français, elle avait trouvé Régnier qui occu-
pait alors le poste de régisseur général, dont il s'est démis depuis. Régnier
lui donna obligeamment des conseils et lui fit répéter ce rôle de Dorine
dans lequel nous la vîmes débuter.
Vous savez que Dorine est une bonne et brave fille, qui a vu naître
Marianne, qui l'a élevée, et qui a conquis, grâce à son âge, à son bon sens,
à l'affection sérieuse qu'elle porte à ses maîtres, et qui le lui rendent, le
droit de parler haut dans la maison et de donner son avis sur tout. Rien
n'était plus drôle que de voir cette toute petite fille, cette jeune échappée
du Conservatoire, se hausser sur ses ergots et enfler sa voix pour morigéner
Orgon et tenir tête à madame Pernelle. Ce n'était pas, à coup sûr, la Dorine
qu'avait rêvée Molière; mais elle était si bonne enfant, si gaie, si piquante,
qu'elle enleva tous les suffrages et tourna toutes les têtes.
Elle eut la chance, quelques mois après, de trouver dans une très jolie
pièce de M. Edouard Pailleron, Petite Pluie, un charmant bout de rôle : elle
faisait une femme d'aubergiste, et elle disait si gentiment à son mari, avec
un accent méridional très prononcé : Fais-moi une petite caresse ! que toute
la salle éclatait de rire. Toutes les lorgnettes de l'orchestre s'attachaient
sur elle avec complaisance. Le fait est qu'elle était ravissante à voir comme
cela, si jeune, si fraîche, si rondelette, un bon et franc sourire toujours
épanoui sur ses lèvres, et des yeux grands ouverts dont le regard vague
était plein d'attraits.
Elle se mit à jouer les rôles que mademoiselle Dinah Félix, devenue son
chef d'emploi, tenait depuis si longtemps, et nous la vîmes tour à tour dans
les Toinette et dans les Lisette et dans les Marinette et dans les Lucette
du répertoire. Disons-le tout bas, bien bas : en ce temps-là, elle n'aimait
qu'à demi ce répertoire, où elle se sentait confinée, un peu malgré elle.
118 LES LETTRES ET LES ARTS
C'est que dans le répertoire, on ne peut espérer que l'approbation discrète
de quelques connaisseurs, et les connaisseurs se font de plus en plus rares
à la Comédie-Française. Jeune, on est impatient d'apprendre son nom au
grand public, et le grand public, au rebours de ce qui se passait il y a
soixante ou quatre-vingts ans, ne tient compte que des rôles nouveaux,
dans les pièces contemporaines. Ce n'est que plus tard, quand le goût du
grand art est venu avec l'âge, que l'on trouve plaisir à se mesurer à ces
grands rôles d'autrefois, où tant d'illustres comédiens ont laissé de mer-
veilleux souvenirs. Mademoiselle Samary a connu ces deux phases; je l'ai
vue quelque peu ennuyée des soubrettes de Molière, de Regnard et de
Marivaux, les expédier par-dessous la jambe, forte de l'approbation du public,
qui aimait sa gaminerie spirituelle et s'écriait, quoi qu'elle dît et de quelque
façon qu'elle le dît : elle est ravissante! elle est ravissante!
Elle fut nommée sociétaire, avant d'avoir remporté un seul de ces grands
succès qui eussent motivé celte promotion. Mais personne ne protesta, pas
même moi, qui suis un des plus fervents amis de la tradition et de ce que
le dix-septième siècle appelait les bonnes règles. Que voulez-vous ? C'est
une enjôleuse, et avec son franc rire, elle a je ne sais quoi d'ensorcelant, qui
fait qu'on lui sait gré de tous les bonheurs qui le font fleurir sur ses lèvres.
Elle devait bientôt justifier cette faveur (c'était une faveur, oh ! il n'y a
pas à dire : c'était une faveur) par un succès éclatant. Elle joua le rôle
d'Antoinette dans V Étincelle de Pailleron (1879). « Personne, me disait
Pailleron, ne se doute de tout ce qu'on peut tirer de cette actrice. Il faut
en savoir jouer; j'ai étudié ses qualités et ses défauts, et je lui ai taillé un
rôle sur le patron de son talent... vous verrez cela! » Le fait est qu'elle
fut idéale. Vous la rappelez-vous, cassant des noisettes et contant, tout
au travers du bruit des coques brisées sous la dent, l'entrevue avec ce brave
notaire qui voulait corroborer avec elle ? Comme elle était gaie ! quelle
piquante et spirituelle malice! et, à la dernière scène, elle avait une petite
note d'attendrissement discret, qui était d'un effet merveilleux. Rien de plus
charmant, et je ne sais même si le rôle, après qu'elle en a joué tant d'autres,
n'est pas encore aujourd'hui son chef-d'œuvre.
A LA COMEDIE-FRANÇAISE 119
C'est encore Pailleron qui lui donna, dans le Monde ou l'on s'ennuie,
celui de Suzanne, — vous savez bien, l'étourdie et insouciante Suzanne de
Villers. 11 n'y avait pas à la louer d'avoir compris et rendu le personnage :
elle était le personnage même. Toute autre ingénue eût risqué d'être indécente,
câlinant Roger, s'asseyant sur les genoux d'un homme ; elle ne l'était point.
C'était chez elle l'emportement d'un naturel heureux ; c'était la hardiesse
de l'ignorance en humeur de rire. Si l'on eût pu soupçonner l'ombre d'apprêt
dans cette naïveté exubérante, c'eût été de l'effronterie. Avec elle, tout
passait ; c'était comme un oiseau jaseur. Et comme elle était délicieuse,
en ses attendrissements subits, lorsque, au souvenir de ce mot illégitime,
qui un jour lui avait été jeté à la figure, elle sentait une larme perler au
bord de sa paupière. Il y avait un allons-nous-en qu'elle disait à ravir. Ce
n'était pas le mot de l'ingénue de théâtre. On y sentait la petite fille
insouciante devant qui s'était brusquement déchiré le mystère de l'amour.
Elle n'a, depuis ce grand succès, créé qu'un petit nombre de rôles qui
n'ont rien ajouté à sa réputation. Mais, si elle n'a pas eu souvent occasion
de se montrer dans les pièces modernes, elle s'est peu à peu affermie dans le
vieux répertoire, grâce à un beau naturel, plutôt qu'à un travail acharné.
Madame Samary n'est pas une femme d'étude ; elle suit son instinct et se
perfectionne, sans trop se rendre compte des progrès qui s'opèrent en elle,
sans qu'elle en ait conscience. II y a des rôles où elle est supérieure ;
c'est la meilleure Zerbinette que nous ayons vue dans les Fourberies de
Scapin, depuis Augustine Brohan. Elle est incomparable dans la Madelon
des Précieuses ridicules. Il s'y trouve dès la première scène, une tirade
qui est célèbre au théâtre pour sa longueur et sa difficulté : c'est l'écueil
des comédiennes. J'y ai entendu tout ce qu'il a passé de soubrettes au
Théâtre-Français et à l'Odéon, sans en excepter cette Augustine Brohan,
dont je parlais tout à l'heure, et qui est restée dans la mémoire des amateurs
comme l'idéal de la soubrette. Le couplet a pu être dit aussi bien; il n'a
pu l'être mieux. C'est d'une vivacité, d'une élégance et d'une variété de
débit vraiment merveilleuses ; tout y est tourné au comique et sans jamais
tomber dans la charge.
120
LES LETTRES ET LES ARTS
Et la Toinette du Malade imaginaire, jamais elle n'a été mieux rendue !
Mademoiselle Samary avec son amusante frimousse, avec sa voix en l'air,
avec ses accentuations d'un parisianisme qui sent à la fois son boulevard
et Montmartre, avec ses gestes fantaisistes, était la Toinette rêvée par
Molière, une fille pétillante de gaieté, fertile en imaginations drolatiques,
et dont l'esprit était toujours en mouvement.
Je ne crois pas sortir de la réserve que je me suis imposée en disant
de mademoiselle Samary ce que tout le monde sait et qu'elle ne cache
point : cette aimable gamine, très libre en ses propos, avec ses cheveux
ébouriffés et son visage au vent, avait conservé, à travers les inconséquences
qui n'étaient chez elle que des gentillesses, une réputation parfaitement
intacte, jusqu'au jour où elle se maria, et devint la meilleure et la plus
tendre des mères, en gardant au théâtre son nom de jeune fille et ses allures
garçonnières. C'est une bonne bourgeoise, au cœur de qui frétille, en un
petit coin, le souvenir de la bohème paternelle. Est-on artiste sans posséder
quelque part ce petit coin ?
FRANCISQUE SARCEY.
UN NORMALIEN
EN 1833
On ne change pas seulement de goûts et de position en vieillissant, on
change d'amis ; c'est ce qu'il y a de plus triste. Les uns meurent, d'autres
nous quittent ; quelques-uns se transforment en ennemis. Ceux-là ne sont
pas ceux qu'on regrette. J'ai le bonheur d'avoir encore des amis qui me
sont restés fidèles depuis plus de cinquante ans. Je leur suis reconnaissant,
d'abord d'avoir vécu, et ensuite d'avoir persévéré. C'est grâce à eux que
j'ai tant de peine à me persuader que je suis devenu un vieillard. Quand
il m'arrive de rencontrer un de ces vieux camarades, et ce n'est jamais assez
souvent à mon gré, il me semble que nous arpentions la veille les rues du
quartier latin. Celui que j'ai là me rappelle tous les compagnons que nous
avions alors, et, grâce à lui, je retrouve, comme d'autres amis, tous les
sentiments qui nous emplissaient le cœur.
Je suis entré à l'École normale en 1833. L'école, dans ce temps-là. n'était
122 LES LETTRES ET LES ARTS
pas somptueuse. C'était une vieille bâtisse sans caractère, attenante au
collège Louis-le-Grand et qui avait été, dans l'origine, le collège du Plessis.
On avait réuni le collège du Plessis au collège Louis-le-Grand lors de la
destruction des petits collèges, et le collège Louis-le-Grand, ainsi complété,
était devenu, quelque temps avant la Révolution, le chef-lieu de l'Université
de Paris. Quand l'Empire fonda la Faculté des lettres, il l'établit au collège
du Plessis : je ne sais trop par quel procédé. J'ai beau regarder la maison
du haut en bas (la regarder dans mes souvenirs), je ne vois pas une seule
chambre assez vaste pour contenir cent auditeurs. La Faculté ne tarda pas
à s'établir .dans les bâtiments de la Sorbonne; on la remplaça, au Plessis,
par l'École normale, qui fut fondée en 1810. L'école, à en juger par son
installation, était bien modeste. Mais le premier élève qui y entra s'appelait
Victor Cousin, et je trouve, à la suite de ce grand nom, toute une série de
noms glorieux ou célèbres : Guigniaul, Dubois, Loyson, Augustin Thierry,
Jouffroy, Damiron ; et je ne parle que de la section des Lettres !
Quand j'arrivai, à la fin de 1833, on entrait par une masure, épontillée
tant bien que mal à l'aide de deux ou trois poutres et dans laquelle le portier
occupait une sorte d'échoppe. On avait devant soi une cour assez longue,
ou plutôt une allée bordée d'un côté par une haute muraille, et des trois
autres par des bâtiments fort maussades, qu'on aurait pu prendre pour une
caserne en mauvais état, ou pour un hôpital. Il y avait pourtant un essai
d'embellissement, c'était une rangée d'arbres malingres qui semblaient
languir le long du mur pour bien démontrer l'absence du soleil.
Nous avions là dedans, au rez-de-chaussée, un réfectoire et deux salles
de conférences mal éclairées par de petites fenêtres ; à l'entresol étaient le
logement du sous-directeur et la bibliothèque : une toute petite bibliothèque
rangée sur des tablettes mal équarries, avec une table de sapin et des chaises
de paille pour tout mobilier. C'est là que M. Cousin faisait son cours le
dimanche. Le premier étage était occupé par une grande salle d'études,
commune aux deux premières années des Lettres, et par un dortoir unique, où
couchait toute l'école. La troisième année des Lettres habitait le dernier étage
sous les toits. Nous y étions en liberté dans quatre chambres : la chambre des
UN NORMALIEN EN 1833 123
philosophes, la chambre des lettrés, la chambre des historiens et la chambre
des grammairiens. Pauvres grammairiens ! C'étaient les fruits secs de la
première année, ceux qui avaient échoué aux épreuves de la licence. Ils ne
restaient que deux ans à l'école, et se trouvaient ensuite relégués, avec de
maigres appointements, dans les classes de cinquième et de sixième. Nous
les regardions, et ils se regardaient de bonne foi, comme des créatures
inférieures. La grammaire a bien pris sa revanche depuis ce temps-là.
Vous remarquerez que je ne parle pas du tout de l'Ecole des sciences.
Elle avait, dans la même maison, son installation séparée, avec un cabinet
de physique et des laboratoires. Je me rappelle seulement que nos camarades
se trouvaient très mal pourvus chez eux et travaillaient, autant que possible,
dans les locaux de la Sorbonne.
L'Etat, qui ne faisait aucuns frais pour le matériel, n'en faisait pas davantage
pour le personnel.
Cousin avait l'école dans ses attributions comme conseiller de l'Université.
On lui donnait pour cela un préciput, qui était, je suppose, de trois mille
francs. 11 était logé tout près de nous à la Sorbonne, dans l'appartement où
est encore aujourd'hui sa bibliothèque donnée par lui à l'Université. 11 était
à vrai dire notre souverain et faisait de nous, de nos maîtres et de nos
règlements, tout ce qu'il voulait. Le directeur proprement dit, celui qui
résidait dans l'école et était chargé des détails de l'administration et de la
discipline, était M. Guigniaut, traducteur de la Symbolique de Kreutzer, et le
meilleur homme que la terre ait produit. Il était professeur, comme l'était
aussi M. Cousin. C'était un savant à désespérer les Allemands, un véritable
d'Ansse de Villoison ; il savait tout ce que nous n'avions pas besoin de savoir,
et c'était aussi ce qu'il nous enseignait, d'où il suit que son cours était le plus
savant et le moins utile de l'école. Il avait un petit logement tombant en
ruines, dans la masure dont j'ai parlé, et qui servait de vestibule à l'école.
Nous n'entrions chez lui qu'avec terreur, parce qu'il était chargé d'exécuter
les ordres de M. Cousin. Il les désapprouvait, les exécutait et les expliquait,
avec une prolixité et des arguments qui nous plongeaient dans la stupé-
faction. Il fallait faire comme lui : se soumettre. Une seule fois, nous eûmes
124
LES LETTRES ET LES ARTS
le courage de résister. Cousin, qui était par anticipation grand partisan du
surmenage, avait eu l'idée de nous supprimer le congé du jeudi. Nous
envoyâmes des députés chez les conseillers ses collègues ; et je suppose que
M. Orfda, qui représentait l'École de médecine dans le conseil, fut pour nous,
car, contre toute attente, notre jeudi nous fut rendu. Ce n'était qu'un demi-
congé; nous sortions de une heure à sept.
Nous avions encore un sous-directeur, M. Jumel, très mal élevé, très
ignorant, à la fois bourru et bonasse, qui avait tout juste assez d'esprit pour
savoir que le dernier des élèves de l'école avait plus d'esprit que lui; et un
maître d'études choisi parmi les maîtres les moins capables de Louis-le-Grand,
homme d'une bêtise achevée et d'une incapacité rare, dont on a fini par faire
un économe dans un petit collège de province où je réponds qu'il a réduit les
gens de service au désespoir. Je l'aimais beaucoup; j'aimais M. Jumel et
M. Guigniaut; j'aimais tous mes camarades. J'avais une admiration profonde
pour tous nos professeurs, qu'on appelait nos maîtres de conférence. Mais
mon cœur appartenait par-dessus tout à Jean Le Bris, qui était mon confident,
mon orgueil, ma consolation, et avec qui je passais toutes mes récréations et
tous mes jours de sortie. Il était solide comme un paysan breton, mais moi
j'étais presque toujours à l'infirmerie. Il y accourait dès qu'il pouvait, et
c'était bien, malgré sa rudesse, le plus aimable compagnon et le meilleur
garde-malade qu'on pût rêver.
*
* *
Mais à présent que j'ai décrit tant bien que mal la maison, et introduit
Jean Le Bris, dont je vais vous raconter l'histoire, je vous avertis, avant de
commencer, que Jean Le Bris n'était peut-être pas à l'école, que, s'il y était,
il ne s'appelait pas Jean Le Bris, qu'il n'a peut-être pas été au séminaire de
Vannes, et qu'il n'est peut-être pas membre de l'Institut à l'heure où je vous
parle. A part ces petits détails, tout est scrupuleusement vrai dans le récit
que je vais vous faire.
Nous nous étions connus et aimés au collège de Vannes. J'avais quinze
ans, il en avait vingt. Mais je n'ai jamais été enfant, quoique j'aie toujours été
UN NORMALIEN EN 1833 125
jeune. Ce collège de Vannes ne ressemblait à rien de ce qu'on pourrait
imaginer à présent. Il y avait là des écoliers de mon espèce, petits bourgeois
faisant bourgeoisement leurs études pour être avocats ou médecins, et ayant
l'âge qu'on a ordinairement au collège ; et, à côté d'eux, pour une bonne
moitié, des paysans de vingt à vingt-cinq ans, dont le breton était la langue
maternelle, qui parlaient le français difficilement, portaient le costume du
pays, et vivaient de rien dans des greniers et des soupentes, sans feu ni
couverture, subissant ce supplice pendant quatre et cinq ans, par vanité et
par ambition pour se transformer de paysans en prêtres. C'était le temps de
la Restauration, et le pays des chouans. Les chouans étaient encore là, et
dans nos campagnes toujours arriérées, le curé était le même personnage
qu'avant la Révolution, ou même un plus grand personnage parce qu'il n'était
plus effacé et primé par le seigneur. Jean Le Bris étudiait donc pour être
prêtre. Il était ce que nous appelions un cloarec.
Mais il n'était pas dans le troupeau comme le premier venu. Tous ces
cloarecs étaient d'honnêtes gens très grossiers. On leur mettait à vingt-cinq
ans une soutane sur le dos. Ils n'en étaient pas moins des paysans. Dix ans
après être sortis du séminaire, ils oubliaient le peu de français qu'ils avaient
appris au collège. Quant au latin, ils ne l'avaient jamais su, ce qui ne les
empêchait pas d'être vertueux et charitables ; voilà pour le gros du troupeau.
Il y avait parmi eux une élite comme dans toutes les foules. Il y avait les
saints, connus pour tels ; non pas des mystiques, mais des prédestinés. Il y
avait, de loin en loin, un théologien, quelquefois un prédicateur, plus que
cela, un apôtre; tel était Jean Le Bris; et, en attendant qu'il devînt la gloire
de la chaire, il était celle de notre collège. Il était le premier à perpétuité.
Dans sa classe on ne concourait plus que pour les seconds prix et la seconde
place. C'était l'usage alors de donner une croix au premier et au second de
chaque composition. Le premier la portait avec une rosette d'officier, et le
second avec un ruban tout plat. La couleur variait pour chaque classe ; elle
était blanche pour la philosophie, bleue pour la rhétorique, rose, verte,
amaranthe pour les autres classes. Jean Le Bris qui avait vingt et un ans, et qui
en paraissait au moins vingt-cinq, portait fièrement sa rosette blanche sur
126 LES LETTRES ET LES ARTS
sa veste de paysan, et il eut la boutonnière fleurie tout le temps qu'il resta
au collège.
Il n'eut pas moins de succès en philosophie qu'en rhétorique; mais la
philosophie ne lui plut pas. Elle était enseignée par M. Monnier, qui
était chargé de la rhétorique l'année précédente, et que nous avons vu
depuis député à l'Assemblée législative. M. Monnier était un saint, et
malgré cela, un homme d'esprit, mais il avait le défaut, assez grave pour
un homme qui enseignait la philosophie, de ne pas savoir ce que c'était.
Il avait entendu parler d' innovations faites par les Parisiens. « Ils ont
là-bas, un jeune homme, nommé Victor Cousin, qui a trouvé moyen de
raffiner encore par-dessus les raffinements de La Romiguière. » Ce qu'était
cette quintessence de raffinement, il ne s'est jamais donné la peine de
le chercher. « On a fait pour moi, nous disait- il, un petit résumé des
inventions de La Romiguière. » Il nous le dictait, c'était fort court, et
d'une puérilité sans égale. « Tenons-nous-en à la vieille philosophie de nos
pères, disait-il ensuite. C'est la bonne. » Et là-dessus, il nous faisait
apprendre les Cahiers de Lyon, et argumenter à outrance sur toutes sortes
de thèses de métaphysique ou de morale. Il ne m'est resté dans l'esprit
que la définition de l'idée ; je la donne ici en passant, pour ceux de
mes lecteurs qui ont le malheur de ne pas avoir étudié les Cahiers de
Lyon : Idea est reprœsentatio niera objecti circa mentem realiter prœsentis.
Cela veut dire, en français : une idée est la représentation pure d'un objet
réellement présent autour de l'esprit ; et, en réalité, cela ne veut dire rien
du tout. J'ai retenu aussi les fameuses règles d'argumentation en baroco. Je
m'en suis tant servi pendant un an !
Nous avions, le samedi, des sabbatines où le public était admis. Il y
venait quelques vieux avocats qui nous décochaient des syllogismes. On
ne parlait que latin, bien entendu ! M. Monnier et ses contemporains
ne regardaient pas le français comme une langue philosophique. Un de
ses collègues vint me trouver longtemps après, quand je faisais déjà figure
dans l'Université, pour me montrer un petit travail qu'il publierait, disait-il,
s'il avait mon approbation. Le pauvre homme avait pris la peine de
UN NORMALIEN EN 1833 127
traduire en français la traduction latine de la Méthode, qu'il prenait
pour l'original. « Il y a bien une traduction française, me dit-il; mais elle
est si mauvaise! » Une traduction française! Ce qu'il appelait une traduction,
c'était le texte immortel du Discours de la méthode. Voilà où en était
mon pauvre collège.
Jean ne manquait pas de me dire que toutes ces argumentations, qui
ne prouvaient rien et n'ouvraient sur rien des vues nouvelles, lui
causaient un profond dégoût. « Je voudrais penser, disait-il, et nous ne
faisons que bavarder. » Il plaignait M. Monnier, et il ajoutait : « Fort
heureusement pour lui et pour moi, nous avons la foi. » Il avait alors
une foi robuste. Et pourtant il avait compté sur la philosophie pour lever
certains doutes qui l'obsédaient, et pour éclairer certains points restés
obscurs dans son esprit; la philosophie le laissait dans ses obscurités
et ses incertitudes, et il commençait à se débattre entre la volonté de
croire et la possibilité d'y parvenir.
Déçu de ce côté, il porta son espoir sur la théologie. Nous faisions
des dissertations à perte de vue, et notre refrain était toujours : « Il
nous faut un maître. » Comme il devait entrer au séminaire l'année suivante,
il me disait : « Je te donnerai mes cahiers; je referai pour toi les leçons
que j'aurai reçues. Tu deviendras un théologien. »
Nous ne mettions pas en question la divinité du Christ et le mystère
de la Rédemption. Nous admettions sans hésiter la Trinité et la Création.
Nous avions beaucoup de peine à concilier le mal moral avec la per-
fection de la toute-puissance divine. Le péché originel pouvait expliquer
la chute d'Adam; mais que les générations qui n'avaient pas participé
au péché fussent comprises dans la condamnation , cela nous paraissait
contraire à toute notion de justice. Cependant, il fallait admettre le péché
originel pour admettre ensuite la Rédemption et l'institution des sacrements.
Grand sujet de perplexité pour Le Bris et moi. La Grâce aussi nous
embarrassait. Pouvait-elle se concilier avec la liberté ? Et si elle était
gratuite, pouvait-elle se concilier avec la justice ? Nous tournions et nous
retournions sans cesse cette question dans notre esprit. Il arrivait qu'un
128 LES LETTRES ET LES ARTS
de nous, en se levant, avait découvert une solution. Il courait l'apporter
à l'autre, et il s'apercevait, en l'expliquant, qu'elle ne supportait pas
l'examen. C'était une suite d'enthousiasmes et de désespoirs. Il se joignait
à cela un scrupule. Ne commencions-nous pas à douter? Nous pensions
qu'il aurait fallu, en bons chrétiens, recourir à la prière. « II faut nous
abêtir, disait Jean Le Bris. » Mais ce n'était pas, dans sa bouche, résignation.
C'était déjà colère, et presque révolte. Et toujours la même conclusion :
« Attendons le séminaire ! »
Il y entra à la fin de 1830.
*
* *
Les Trois Journées avaient été une forte distraction pour moi, qui avais
le tempérament politique. Au problème de concilier la perfection divine
avec le péché originel, s'ajouta désormais dans mon esprit le problème de
concilier la liberté avec l'ordre public. Jean ne se laissa pas distraire.
« Pourvu, dit-il, qu'on n'attaque pas la religion ! » Ce fut toute la réflexion
que lui inspira le changement de dynastie. C'était un Breton dans la
force du terme, allant droit devant lui sans regarder à droite ni à gauche,
semblable à un bœuf qui trace son sillon.
J'accourais au séminaire chaque fois que j'avais un instant. On ne voyait
plus que moi rue du Mené. J'étais si bien noté que j'avais mes grandes
entrées, non pas dans la maison, où ne pénétrait jamais aucun profane, mais
dans la cour de récréation.
« Y êtes-vous, disais-je à Jean? — Pas encore. On repasse la logique.
— Et à présent? — A présent on fait un cours d'Écriture sainte. — Justement,
la Genèse! Voilà le péché originel. — Mais disait-il, le professeur ne fait
qu'expliquer les textes, établir la doctrine. On la discutera plus tard. » La
discussion ne vint point, et ne devait pas venir. On répondait aux questions
de plus en plus ardentes de mon pauvre ami, par la distinction entre le
dogme révélé, dont il suffit de prouver l'existence, et le dogme philosophique,
dont il faut comprendre le sens et démontrer la vérité.
Le texte dont se servait le maître était celui de saint Jérôme. Jean savait
UN NORMALIEN EN 1833 129
quelques mots d'hébreu. Il avait pris, chez l'abbé Leber, quelques livres de
controverse exégétique. Deux ou trois fois, il lui vint comme une pensée
que l'argumentation du professeur reposait sur une faute du traducteur.
Il lutta contre lui-même pendant quelque temps, mais ce doute revenait
toujours; et, après tout, pourquoi un maître, si ce n'est pour résoudre les
difficultés? Il n'osait. Il voyait tous ses condisciples satisfaits et confiants.
A la fin, il se risqua : « Liceat loqui, domine reverendissime. — Do veniam. —
Votre argumentation est invincible, dit Jean, si la traduction de saint Jérôme
est fidèle. Mais voici le texte hébreu... » Vous voyez la suite. « Eh bien!
qu'a-t-il dit? lui demandai-je avec anxiété. — Il est resté quelque temps en
silence, pendant que je sentais tous les yeux de la classe fixés sur moi, et
enfin, il m'a dit avec douceur, et, à ce qu'il m'a paru, avec tristesse :
Monsieur l'abbé, vous réciterez les sept psaumes de la pénitence, à genoux,
devant le sacrement de l'autel. ■ — Et toi, qu'as-tu dit? Qu'as-tu fait? — Ce
que j'ai dit? j'ai dit : gratias ago quant maximas. Ce que j'ai fait? j'ai fait
ma pénitence, et j'ai prié Dieu sincèrement de m'éclairer ou de m'apaiser. —
Et Dieu a-t-il eu pitié? — Non, mon ami; et regarde, voici encore des
passages mal rendus par la Vulgate. Il faudra que je recommence à interroger. »
Il recommença; il fut encore puni, c Je ne puis pourtant pas, me disait-il,
passer ma vie à genoux devant le saint sacrement. »
Il devint suspect à ses maîtres, et odieux à ses compagnons. Ces esprits
grossiers, qui admettaient tout sans examen et sans scrupule, l'accusaient
d'orgueil et « de libertinage ». Il vit sa carrière perdue dans l'Eglise; mais
ce qui l'occupait tout entier, ce n'était pas son avenir, c'était la vérité. Je
souffrais comme lui, autant que lui, pour lui, et même pour moi. Cet hiver
de 1831 fut un des plus tristes de ma vie. Je sentais des angoisses mortelles.
On me disait : « Qu'as-tu donc? » Je ne répondais pas : « C'est ce passage
de saint Jérôme! » Je l'avais dans la tête nuit et jour.
Par une belle matinée du mois d'août, je revenais de la messe du
dimanche, et j'attendais impatiemment midi pour aller voir Le Bris au sémi-
naire, quand je le vis dans ma chambrette à côté de moi. Il était très pâle,
mais très calme. « J'ai quitté ces messieurs, me voilà libre, dit-il. » Je ne
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LES LETTRES ET LES ARTS
comprenais pas d'abord. Il fut obligé de me répéter qu'il avait quitté pour
toujours le séminaire, qu'il renonçait à être prêtre. Il répétait par instants :
« Je n'ai plus la foi ! je n'ai plus la foi ! » avec un accent désespéré. Puis il
se remettait, et envisageait sa situation avec sang- froid. Elle était affreuse,
puisqu'il n'avait pas même le pain de la journée, et qu'il ne pouvait compter
sur personne. 11 avait été reçu bachelier l'année précédente, et il ne doutait
pas qu'on ne lui donnât un petit poste, au mois d'octobre, dans quelque petit
collège. « D'ici là, je vivrai chez mes parents. Ils me traiteront comme un
réprouvé. Mais il vaut mieux passer pour un réprouvé, que de l'être. »
« J'ai une autre corde à mon arc, poursuivit-il. Le concours pour l'Ecole
normale s'ouvre à Rennes mercredi. En marchant bien, je puis arriver à
temps pour concourir. Là, au moins, on ne répondra pas à mes questions par
des pénitences! — Tu vas à pied? (Il y a vingt-sept lieues.) — Oui, seigneur.
— Sans argent? — Sans autre argent que le tien. Combien as-tu? — Dix
francs. — Ce sera assez pour cinq jours. Tu me reverras lundi en huit.
Peux-tu me prêter ta lévite? » J'avais une lévite! Et même, comme c'était
dimanche, je l'avais sur moi. 11 était assez gros, et j'étais maigre comme
un cent de clous. Mais quand je m'étais fait confectionner ce fastueux
vêtement, j'avais pensé judicieusement que je ne pouvais manquer de grandir
et de grossir. J'étais comme enseveli, là dedans; il y était fort étriqué. Nous
éclatâmes de rire, a Tâche de faire vendre ma soutane par madame Le Normand,
me dit-il. Cela me servira à payer ma place dans la rotonde , si je vais à
Paris. » Madame Le Normand était ma logeuse ; elle garda la soutane pour
son fils, qui était prêtre, et Le Bris put voyager dans la rotonde, en grand
seigneur, car il fut reçu à l'Ecole normale : reçu le dernier, malgré son
talent. Je fus aussi reçu le dernier l'année suivante pour le concours écrit.
Aucun de nos professeurs du collège de Vannes n'était capable d'être reçu.
Pauvres gens ! très bons prêtres, et même bons professeurs. Ils enseignaient
bien ce qu'ils savaient, mais ils ne savaient rien.
« M. Le Gall a été excellent, me dit Jean Le Bris. » M. Le Gall était le
supérieur du séminaire. Il était aussi le premier grand vicaire et le véritable
chef du diocèse. Vert et actif malgré ses quatre-vingt-deux ans, administrateur
UN NORMALIEN EN 1833 131
consommé, jugeant les hommes mieux que qui ce soit, et donnant journel-
lement l'exemple des plus rares vertus. Ce saint homme avait été un soldat
hardi et vaillant pendant la Chouannerie. Il dit à Le Bris : « Tu fais bien
de nous quitter. Jette l'habit, mais garde la foi. On peut être chrétien dans
le monde. Prends-moi pour confident au jour du péril. Je suis toujours ton
père. — ■ Il m'a offert de l'argent, me dit Le Bris, qui eut des larmes dans
les yeux. Je lui ai dit que je comptais sur toi. Il s'est mis à rire, et m'a
embrassé. »
Je le conduisis jusqu'à Malestroit en marchant une partie de la nuit,
car je devais être à ma besogne le lendemain dès six heures du matin.
J'eus une grande déception l'année suivante. Je lui écrivais des lettres
de quatre pages. J'écrivais souvent, malgré la dépense. Une lettre de Paris
à Vannes coûtait alors 70 centimes. Il me répondit à peine un ou deux
billets pour toute l'année, quoique je l'eusse averti de ne pas affranchir.
Il me rassurait sur sa santé ; aucun détail sur l'école; pas un mot sur
saint Jérôme. J'étais affligé et blessé. Je compris, quand je fus à l'école,
qu'elle avait commencé pour lui par supprimer le reste du monde.
*
* *
J'arrivai à mon tour en septembre 1833. Quand je descendis de l'impériale,
dans la cour des Messageries , rue Saint-Honoré, mon ami était là pour
me recevoir dans ses bras. Je jouais une forte partie. A la suite du
concours écrit, on appelait vingt d'entre nous pour subir, à Paris, l'épreuve
décisive du concours oral. J'avais obtenu le n° 12. Il y avait dix bourses.
M. Cousin trouvait le moyen de faire entrer 15 élèves en divisant chacune
des cinq dernières bourses en deux demi -bourses ; mais comme j'étais
parfaitement hors d'état de faire le frais d'une demi-bourse, 6i je ne
parvenais pas à être classé dans les cinq premiers, c'est-à-dire à gagner
au moins sept places, il ne me restait qu'à repartir immédiatement pour
Rennes. Je n'avais pas eu, comme Le Bris, de soutane à vendre. Mon
frère aîné m'avait donné toutes ses économies, et malgré cela, il me faudrait
faire la route à pied, plus de quatre-vingts lieues, et accepter, du recteur
132 LES LETTRES ET LES ARTS
de l'Académie, le premier poste qui me donnerait du pain. Nous prîmes ma
malle, Le Bris et moi, chacun par une poignée, et nous la portâmes jusqu'à
l'hôtel d'étudiants de la rue des Mathurins-Saint-Jacques , où il m'avait
retenu une mansarde. C'est ainsi que je fis mon entrée triomphale dans
la ville de Paris. Huit jours après, j'étais reçu le second à l'Ecole normale,
et j'étais l'homme le plus heureux de la création.
Nous avions quatre professeurs : M. Mablin pour le grec; M. Gibon
pour le français et le latin; M. Lebas pour l'histoire, et M. Thuillier
pour la philosophie.
La première chose que je compris, malgré mon succès, dû à une
certaine facilité de parole, ce fut que mes camarades en savaient beaucoup
plus que moi sur toutes les matières.
Les maîtres, par malheur, ne manquèrent pas de faire en même temps
la même découverte. J'apportai à M. Mablin la traduction d'un chapitre
de Télémaque. « Je ne puis pas corriger cela, dit-il ; c'est une série de
solécismes et de barbarismes. » Je le crois bien! J'avais découvert le
grec l'année précédente, quand j'avais pensé à me préparer pour l'école.
Mes professeurs de là-bas n'en avaient pas la plus légère idée. Même
ignorance en histoire, en philosophie. J'aurais dû trouver grâce auprès de
M. Gibon, car je savais assez bien le latin et je tournais un discours
français aussi bien qu'un autre ; mais j'eus le malheur de débuter par
une rhapsodie romantique qui ne valait pas le diable, et qui me brouilla
avec lui pour jamais. Horreur! je me dis que j'étais propre tout au plus
à faire un agrégé de grammaire, et que, loin d'aspirer au premier rang,
je devais m'estimer heureux si je parvenais à passer en seconde année.
Je devins un piocheur de grammaires et de dictionnaires, ne faisant plus
que des thèmes et des versions, et me considérant moi-même comme
une sorte de pédagogue renforcé, destiné à faire indéfiniment des classes
de sixième et de cinquième, et à mourir principal de quelque collège du
dernier ordre. Je voyais que mes maîtres et mes camarades me prenaient
aussi sur ce pied- là. Fort heureusement, j'étais mû par le sentiment du
devoir. La carrière de l'enseignement ainsi rabaissée n'avait plus aucun
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UN NORMALIEN EN 1833 133
attrait pour moi; mais je ne voyais pas le moyen de m'en ouvrir une
autre, et je travaillais de mon mieux à refaire mon éducation. La difficulté
était énorme. J'étais en réalité un commençant; personne ne se souciait
de me faciliter des études qui auraient dû être faites cinq ou six ans
plus tôt. Je sentais moi-même que je n'avais aucune facilité pour ce genre
de travail. Non seulement j'étais tombé dans une catégorie de rebut,
mais je n'étais pas sûr d'y être accepté. Je songeais avec amertume à
tous mes prix du collège de Vannes, aux espérances qu'on fondait sur moi.
J'amassai cependant quelques connaissances cette année-là. Je travaillais
si continûment et avec tant d'application, que ma santé s'en est ressentie
pendant bien des années. On me savait gré de tant d'efforts. Les bien-
veillants disaient que je n'étais pas plus bête qu'un autre, mais qu'on
n'aurait pas dû me recevoir à l'école, puisque je n'étais pas en état de
suivre les cours.
Quand je pus prendre sur moi de penser à autre chose après ce
premier choc, je pensai à mon âme. C'est là que Le Bris m'attendait. Je
me dis qu'il avait passé, comme moi, sa première année, à se refaire. Il y
avait mieux réussi que moi. Il était maintenant classé parmi les premiers.
Ses inquiétudes religieuses n'avaient trouvé aucun apaisement. D'abord
M. Mablin et M. Gibon étaient plutôt des professeurs de langues que des
professeurs de belles-lettres. Ils avaient l'un et l'autre la philosophie et
les philosophes en abomination.
M. Mablin était un vieil Italien, dont le vrai nom était Mabellini ;
je crois qu'il avait été prêtre, et qu'il ne s'en souvenait plus; tout son
esprit était dans un traité lumineux qu'il avait composé sur l'accentuation
grecque. Je vois encore son air de componction, quand il nous disait
en élevant la voix : « Toute syllabe accentuée reçoit l'accent circonflexe,
si elle peut le recevoir. » Il avait une autre passion, qui était Yiotacisme.
Il démontrait avec une érudition accablante et des arguments irrésistibles,
qu'Erasme avait altéré le son de deux voyelles et de plusieurs diphlhongues,
dans le but de rendre la dictée des devoirs plus facile. Sa leçon com-
mençait ainsi : « D'abord et a priori il faut rejeter la prononciation
134 LES LETTRES ET LES ARTS
d'Érasme. » Dire ce qu'il y avait de dédain, et en même temps de
colère, dans la façon dont il soulignait le nom de cet ennemi, serait
impossible. Il fallait l'entendre. La prononciation d'Erasme ! L'abomination
de l'abomination !
M. Gibon n'était ni moins savant, ni moins étonnant. C'était le latin
en personne. 11 le lisait et le parlait comme sa langue naturelle. Je ne
suis pas sûr que Gaston Boissier le sache mieux. Mais Boissier est un
fin lettré, et Gibon, quoiqu'il n'en convînt pas, ne se souciait pas des
lettres. Il trouvait madame de Sévigné incorrecte. Victor Hugo le faisait
bondir. Il avait pourtant un talent, qui suppose beaucoup d'esprit : il
raillait à merveille. Nos pauvres saillies, et nos pauvres métaphores, et
nos pauvres tirades, quand il les lisait, et surtout quand il les commentait,
nous paraissaient aussi stupides qu'à lui. Nous prenions la résolution de
nous contenter d'être très clairs, sans jamais aspirer à montrer quelque
grâce.
Quant à Philippe Le Bas, il savait sur le bout du doigt l'alentour
de toutes les questions. Vous pouviez le prendre sur n'importe quel point
d'histoire le plus inconnu, le plus indifférent : il avait chez lui, quelque
part, plusieurs cartons qui concernaient cette affaire : d'abord la liste des
histoires générales où ce petit fait était mentionné, avec indication des
meilleures éditions; et puis la liste des histoires spéciales; celle des mono-
graphies, sans jamais oublier le nom de l'éditeur, le lieu et la date de
la publication, le format et le nombre des éditions. 11 passait de là, aux
sources; les manuscrits, les monuments, testimonia veterum et recentiorum.
On n'écrivait pas un catalogue en Allemagne qu'il ne le feuilletât aussitôt à
notre intention. De l'événement en lui-même, il ne nous disait jamais
rien, par la raison qu'il ne le savait pas. Un enfant de dix ans l'aurait
battu sur l'histoire; mais il aurait battu toute l'Académie des inscriptions
sur la bibliographie.
Il avait été le précepteur du prince Louis-Napoléon, de sorte qu'il était
bonapartiste; mais il était le fds de l'ami, du compagnon de Robespierre, de
sorte qu'il était républicain. Plus républicain que bonapartiste. Il était de ces
UN NORMALIEN EN 1833 135
républicains, comme j'en ai connu beaucoup, qui disaient que Louis-Napoléon
avait fait l'Empire pour donner de la solidité et de l'efficacité aux idées
républicaines. Il eut bien vite démêlé que j'étais républicain, et il me prit en
affection pour cela. Il m'aurait appris l'histoire s'il l'avait sue, et si mon
ignorance des premiers rudiments n'avait été un obstacle presque invincible.
Nous avions tant rêvé de Jouffroy quand nous étions au collège de Vannes!
Jouffroy n'était plus professeur à l'Ecole normale, c'était Thuillier. Ou plutôt,
Jouffroy était encore professeur titulaire, mais il ne professait plus. Par un
hasard assez singulier, c'est moi qui lui succédai comme professeur titulaire
quand il donna sa démission définitive. Cousin me dit à cette occasion, en me
voyant très troublé : « Ne regardez pas à qui vous succédez; regardez à côté
de qui vous êtes. » Cette chaire de première année était la seule chaire de
philosophie qu'il y eût à l'école. Damiron, en seconde année, enseignait
l'histoire de la philosophie. Cousin s'était chargé d'enseigner la philosophie
aux philosophes de troisième année ; mais, dans tout le champ de la philo-
sophie, il avait choisi Aristote, dans tout Aristote, la Métaphysique , dans la
Métaphysique, le XIP livre, et dans le XIIe livre, le vne chapitre ! Jouffroy était
donc le seul professeur de philosophie, et il ne professait pas. Je ne sais
comment ni pourquoi Cousin avait déterré Thuillier pour le remplacer.
C'était le professeur du collège Saint-Louis. Il avait étudié sous La Romiguière
et était revenu à Thomas Reid qu'il commentait assez correctement, en nous
causant un ennui mortel. Il avait peut-être de l'esprit; ou plutôt, on croyait
de temps en temps qu'il allait en avoir ; mais il s'arrêtait à temps, en se
souvenant de sa dignité, et nous distillait ses petites réflexions avec une
facilité et une fatuité désespérantes. On le nomma recteur pour nous débar-
rasser de lui , et on nous donna à sa place Adolphe Garnier, qui était un
vrai et fin psychologue. Je pense que Dieu l'intéressait médiocrement; il
n'eut pas l'occasion de nous en parler; mais, sur la sensation, la perception
extérieure, la mémoire, l'association des idées et l'instinct des animaux, ni
Thomas Reid, ni Dugald Stewart, ni Georges Leroy, capitaine des chasses
du parc de Versailles, n'avaient de secrets pour lui. Ce n'était pas un
écho ; c'était un très fin observateur, qui, sur plusieurs points, avait vu
136 LES LETTRES ET LES ARTS
mieux et plus loin que ses maîtres. Il parlait clairement, méthodiquement,
sans imagination ni chaleur, mais quelquefois avec esprit et toujours avec
bon sens. C'était un de ces hommes qui observent bien ce qui est à leurs
pieds, et ne lèvent pas la tête pour regarder ce qui est au-dessus d'eux.
Je puis jurer qu'il ne s'était jamais préoccupé de la divinité de Jésus-Christ,
du péché originel, de la Rédemption, de la Grâce et des sacrements. Non
qu'il n'eût pas une réponse toute prête sur tous ces sujets, et sur beaucoup
d'autres plus étrangers à la philosophie. Il savait tout ; c'était son vice.
C'est le seul homme que j'aie connu, qui eût pu passer avec sécurité l'examen
du baccalauréat, sans broncher, ni sur le grec, ni sur l'histoire, ni sur les
mathématiques, ni sur la physique. Mais il ne trouvait le sacrement de la
Pénitence sur aucun programme. Il croyait tranquillement que Jésus-Christ
était un thérapeute qui avait bien fait son chemin. Si on lui avait appris que
l'élève Jean Le Bris et ce pauvre hère de Jules Simon passaient leur vie à
se demander s'il fallait croire à l'Évangile de l'Evangile ou à celui du Vicaire
savoyard, il aurait dit qu'ils s'étaient trompés de porte et les aurait reconduits
poliment à Saint-Sulpice.
Puisque j'ai parlé de nos professeurs de première année, je vais sur-le-champ
vous renseigner sur les autres, et vous montrer, pièces en mains, que la
philosophie était encore dans le même trou, qui avait tant effrayé et désolé
M. Jouffroy. Elle s'occupait de tout excepté des questions religieuses, qui
sont pourtant quelque chose dans la philosophie et dans la vie. D'abord si
vous n'êtes pas universitaire... (mais certainement vous ne l'êtes pas; à quoi
ai-je l'esprit?) je devrais dire : puisque vous n'êtes pas universitaire,
apprenez ce détail : c'est que la première année d'école est un résumé et
un approfondissement de toutes les matières étudiées au collège, et que la
seconde est consacrée à l'histoire de la philosophie, à celle des lettres
grecques et latines. Pour l'histoire proprement dite, la même division n'étant
pas possible, la seconde année est réservée à l'histoire de France. La prépa-
ration à l'agrégation remplit la troisième année.
Nous avions pour professeurs en seconde année M. Rinn pour le latin,
M. Guigniaut pour le grec, M. Nisard pour le français, M. Damiron pour
UN NORMALIEN EN 1833 137
l'histoire de la philosophie, et M. Michelet pour l'histoire. Ces différents cours
étaient communs à tous les élèves : philosophes, historiens, etc. En troisième
année chaque ordre était complètement séparé des autres, et les philosophes
n'avaient plus qu'un seul maître, qui était M. Cousin.
J'aurais beaucoup d'éloges à vous faire de M. Rinn. C'était peut-être de
toute l'école le professeur qui faisait le plus réellement la besogne dont il
était chargé. Il avait un programme qu'il suivait de point en point, donnant
à chaque question l'importance qu'elle devait avoir, et arrivant le même
jour avec une exacte précision à la fin de ses leçons et à la fin de son
programme. Tout était fait et bien fait, par un homme très instruit, dont
l'esprit était excellent, la méthode et l'exposition lumineuses. Il ne se serait
pas permis la moindre excursion en dehors de son sujet. Pas un de nous
n'aurait pu dire ce que M. Rinn pensait en religion, en philosophie, en
politique, et même en grec. C'était par excellence un homme correct, en qui
on avait une confiance absolue pour tout ce qui concernait sa fonction, et à
qui personne n'aurait jamais eu l'idée de faire une confidence.
On n'en faisait pas non plus à M. Guigniaut, mais par un autre motif : c'est
qu'on savait d'avance que la réponse serait d'une longueur démesurée, et
d'une insondable obscurité. Le commerce habituel de la symbolique lui avait
donné une grande largeur de vues, mais cette largeur était sans rivage. Il y
avait deux choses qu'il ne savait pas : quitter son siège et quitter un sujet.
Une fois assis sur la chaise de paille qui tenait lieu de chaire à nos professeurs,
il y restait jusqu'à ce qu'on le suppliât de s'en aller. 11 venait à huit heures du
matin, la leçon devait durer une heure et demie, et il était rare qu'il ne fût pas
encore là à midi quand on nous appelait pour le dîner. On jugera du désir
ardent que nous éprouvions de nous en aller, malgré les charmes de la
symbolique, si l'on pense que nous étions au travail depuis cinq heures du
matin, n'ayant donné d'autre pâture à nos estomacs de vingt ans qu'une
méchante croûte de pain sec. Il adhérait à ses sujets comme à sa chaise. Nous
n'espérions pas aller avec lui jusqu'au bout du programme, mais nous aurions
voulu étudier au moins le siècle de Périclès ! Impossible ; il s'en tenait résolu-
ment à Homère. Vous pensez qu'au moins le sujet était magnifique? Sans
138 LES LETTRES ET LES ARTS
doute, mais il n'entrait pas dans l'étude de Y Iliade et de VOdyssée. La question
qui l'occupait par-dessus tout était celle de savoir si Homère avait existé, ou
si ses admirables poèmes étaient une ancienne épopée transformée et amplifiée
par des rhapsodes et des aèdes intermédiaires. Encore ne nous donnait-il un
peu clairement que l'opinion de Frédéric-Auguste WolfF sur cette question
délicate. La sienne était enveloppée de tant de parenthèses, de notes margi-
nales et de notes au bas de la page, que nous renoncions à l'éclaircir. Allez
donc poser à un pareil homme la question du péché originel !
M. Nisard était, de tous nos maîtres, le plus rapproché de nous par son
âge. Il ne devait pas avoir trente ans. C'était alors un jeune homme très
élégant, très séduisant, d'un commerce charmant, d'une figure agréable. Il
faisait avec nous ses débuts comme professeur, timidement, difficilement.
Nous savions qu'à la démission de M. Ampère, la place avait été demandée
par Victor Hugo et par Sainte-Beuve. M. Guizot l'avait donnée à son secrétaire,
à qui nous reprochions d'abord de n'être ni Sainte-Beuve ni Victor Hugo, et
ensuite d'être devenu le secrétaire du ministre, après avoir été l'ami d'Armand
Carrel et son collaborateur au National. Nous étions hors d'état de comprendre
qu'il n'y avait pour lui ni questions politiques, ni questions religieuses,
mais seulement une question littéraire. En comparant , comme lettrés ,
Armand Carrel et Guizot, il avait donné la préférence à Guizot. Nous compre-
nions encore bien moins que M. Guizot avait fait très sagement en écartant le
grand poète, qui ne nous aurait rien enseigné, ou qui, s'il avait daigné faire
une leçon, ne nous aurait enseigné que Victor Hugo, et le grand critique, qui
savait admirablement écrire un article, et qui, malgré ses succès à Lausanne,
a prouvé depuis à Liège, et plus tard à l'École normale elle-même, qu'il
n'était pas, à proprement parler, un enseigneur. Nisard était le maître par
excellence. Il avait une doctrine simple, une passion ardente pour sa doctrine,
une indifférence absolue pour ce qui n'était pas la littérature, et l'incomparable
autorité que donnent le suprême bon sens et une conviction imperturbable.
Il réagissait avec véhémence contre la littérature facile. Cette littérature-là
n'était pas celle de Victor Hugo, mais elle était celle de ses disciples. J'ose
dire qu'aucune sollicitation de notre part n'aurait entraîné M. Nisard dans
UN NORMALIEN EN 1833 139
une discussion théologique. Ce qu'il admirait dans Bossuet, c'était le métal
dont sa phrase est faite.
Mais le bon, le doux, le sage Damiron, le vrai modèle de l'homme de bien
et du philosophe, le modèle aussi du professeur par son attachement à ses
devoirs, sa ponctualité, son dévouement à la science, son affection pour ses
élèves, n'était-ce pas le meilleur et le plus sûr des confidents ? N'en doutez
pas. C'était un confident, un ami, un père. Ce n'était pas un maître. Il avait
du bon sens, mais dans une sphère étroite. Il connaissait assez bien toutes les
écoles ; il n'y en avait pas qu'il n'eût visitée. Il ne restait pas à la porte, il
entrait dans les appartements, les passait en revue, faisait l'inventaire exact
du mobilier, écoutait attentivement ce qui s'y disait, et ne savait pas au juste,
en sortant de là, de quoi il avait été question.
Tout autre était Michelet. Voulez-vous que je le dise? Il n'y avait que deux
maîtres à l'école, Cousin et Michelet. Je dis deux maîtres de philosophie.
Michelet, vous ne le savez peut-être pas, avait été professeur de philosophie.
Mais qu'importe le titre? Il a toujours été professeur de philosophie dans sa
chaire d'histoire. Il racontait les faits quand il voulait bien y consentir, et il
le faisait avec une verve, et une grâce, et une abondance d'érudition et d'ima-
gination, et des découvertes, et des vues, et des jugements qui ravissaient et
passionnaient l'auditoire; mais alors même, c'est une doctrine qu'il exposait,
c'est la lutte des idées qu'il racontait, c'est la loi éternelle et universelle qui
était enjeu dans cette bataille des faits éphémères et des passions individuelles.
C'est peut-être un grand homme de la décadence, disait Jean Le Bris ; mais
à coup sûr c'est un grand homme, un homme de génie.
Il arrivait, à l'heure fixée, sautillant et souriant, avec sa figure rose et jeune
sous sa couronne touffue de cheveux blancs, enveloppé dans une redingote qui
lui battait les talons, et qui était de cette couleur rouge qu'on appelait fumée
d'enfer. Ses yeux brillaient comme des escarboucles, tandis que nous nous
pressions autour de lui pour lui serrer les mains. Il était rare qu'il s'assît et
nous fît asseoir. En général, il restait debout auprès du poêle, et paraissait
se livrer sans parti pris à la conversation. En réalité, il la dirigeait. Il nous
fécondait l'esprit pendant plus d'une heure. Nous pensions quelquefois, en le
140
LES LETTRES ET LES ARTS
quittant, qu'il ne nous avait rien appris. Il ne nous avait rien appris sur les
détails de la question; il nous avait soufflé la force nécessaire pour la juger de
haut et la comprendre. Jean m'a conté qu'il sortait de là, tantôt transporté
et tantôt terrassé. C'est qu'en effet, Michelet était divers, comme tous les
philosophes qui sont poètes. Quelquefois il parlait du catholicisme avec un tel
enthousiasme que Jean se croyait au pied de la chaire sacrée. Le jour suivant,
c'était le tour de Luther, qui abattait le colosse romain et sauvait l'humanité
de la superstition et de la corruption. Le maître, dont Jean Le Bris attendait
son salut, aggravait et exaspérait sa maladie.
Quand nous fûmes, Le Bris en troisième année, sous Cousin, et moi, en
seconde, sous Michelet, je remplissais toutes nos conversations de mes hymnes
à la gloire de mon nouveau maître. Je n'avais jamais rien entendu ni rêvé de
pareil. Jean était devenu plus calme, sans cesser d'être admirateur. Je pensai
que Cousin s'était à son tour emparé de lui. Je savais aussi qu'il avait été reçu
dans l'intimité de Michelet qui avait, avec une certaine obstination, renfermé
tous leurs entretiens dans l'histoire. « C'est un éclectique, me disait Jean avec
une certaine tristesse. — Tu te trompes, lui disais-je en riant; c'est Cousin
qui est l'apôtre de l'éclectisme. — Oui, disait-il, je trouve la théorie dans
UN NORMALIEN EN 1833
141
Cousin et la pratique dans Michelet. Cousin est toujours au même point. Je
sais bien ce qu'il est. Il est le Vicaire savoyard. Dis-moi si Michelet est
protestant ou catholique ? — Il n'est, disais-je, ni l'un ni l'autre. — Ou il est
l'un et l'autre alternativement. »
Je trouvais le jugement dur; mais le plus clair pour nous était que nous ne
trouvions pas à l'école l'apaisement que nous cherchions. Impossible de
parler à Cousin. Nous aurions pu, je pense, affronter sa colère; mais son
dédain et ses railleries nous ôtaient toute présence d'esprit. Quand il n'avait
pas de raisons à donner et qu'il voulait écarter une question, il s'en prenait
à la personne de son interlocuteur avec une telle morgue et un dédain si
brutal, qu'à moins d'avoir le droit, par sa position et son talent, de lui
imposer silence à son tour, on restait anéanti. Sa vie avec ses inférieurs
était un monologue éternel, un prône éternel. Nous savions sa réponse sans
avoir besoin de l'interroger. Il avait fait entre la philosophie et le christia-
nisme, une sorte de concordat, qu'il admirait autant que le Concordat de
1801, dont il était enthousiaste. Qu'on crût ou qu'on ne crût pas, qu'on
remplît ou non les devoirs religieux, peu lui importait; il ne voulait même
pas le savoir (quoiqu'il le sût toujours). Lui-même ne s'expliquait jamais sur
142 LES LETTRES ET LES ARTS
sa propre croyance. « C'est l'affaire de mon confesseur », disait-il avec un
sourire provoquant et un éclair dans les yeux. Pourvu qu'il n'y eût dans
l'enseignement aucune doctrine hétérodoxe, et qu'on observât toutes les
formes du respect pour l'Église et pour ses ministres, il était satisfait, et
croyait que tout le monde devait l'être. Il refusait en réalité son adhésion,
mais il n'avait pas peur d'une génuflexion. A l'école, il obligeait tout le
monde à aller à la messe et à s'y conduire avec décence; mais quand on
voulut nous imposer un aumônier, il fut inflexible. Il a composé, de sa main,
un catéchisme, parce qu'il croyait le catholicisme bon à répandre ; et il ne
l'a pas signé, parce qu'il ne voulait ni ne pouvait faire profession publique
de catholicisme. Il a fait aussi une édition populaire du Vicaire savoyard,
avec une préface éloquente.
En l'écoutant dans ses leçons du dimanche, ou dans les exhortations
qu'il ne cessait de nous adresser sur la politique à suivre avec le clergé,
nous qui méprisions à fond cette diplomatie, et qui ne comprenions qu'une
rupture ouverte ou une soumission fdiale, nous repassions dans notre esprit
la phrase désolée de Jouffroy : « Toute la philosophie était dans un
trou où l'on manquait d'air, et où mon âme, récemment exilée du chris-
tianisme, étouffait. » Nous étouffions, comme Jouffroy, et nous ne
connaissions de lui que sa plainte. Avait-il trouvé la vérité qu'il cherchait,
et après laquelle nous soupirions? Tous nos maîtres, excepté celui-là,
avaient d'autres soucis que les nôtres ; et celui-là se taisait. On consentait
à demander si le monde extérieur existait, ou s'il n'était qu'une forme
subjective de notre entendement; si Dieu était séparé du monde, ou s'il
en était seulement distinct; on effleurait la question de la création et du
panthéisme, celle même de la vie future. Mais la grâce, le péché, la
rédemption, et tout ce qui s'ensuit, n'était qu'un fatras bon pour les
séminaristes. Un de nos bons amis à qui nous parlions de nos doutes
nous dit en ricanant : « Lisez les lettres de Voltaire. » Il est à présent
membre de l'Institut, après avoir passé sa vie à les lire.
Notre maladie n'était pourtant pas un cas isolé. D'abord, elle ne l'était pas
en Bretagne, et surtout au collège de Vannes. C'était un collège du bon vieux
UN NORMALIEN EN 1833 143
temps, ignorant et crédule comme le bon vieux temps. Plusieurs de nos
professeurs, et notre principal, M. Jéhannot, en tête, avaient été professeurs,
à ce même collège, avant la Révolution. Ils avaient repris leur place, leurs
idées et leurs méthodes, après les troubles, non sans avoir quelque soupçon
des innovations qui avaient cours au dehors, mais avec la ferme résolution
d'en préserver leurs élèves. La moitié d'entre eux étaient prêtres, et les
autres, plus dévots que des prêtres. Ne pouvant porter une calotte à l'église,
ils mettaient un bonnet de soie noire, et à la ville, n'ayant pas de soutane,
ils s'enveloppaient dans une sorte de grande pelisse ou de douillette.
M. Monnier nous faisait remarquer avec complaisance que c'était aussi un
vêtement tombant sur les talons, vestis talaris.
Leurs élèves ne lisaient Voltaire ni au collège, ni après avoir quitté le
collège. Ceux qui n'entraient pas au séminaire, tombaient peu à peu dans
l'incrédulité de fait, mais ils restaient, pour ainsi dire, chrétiens et catho-
liques en principe, prêts à défendre le catholicisme si on l'attaquait.
Les esprits forts disaient de la religion avec des airs de profondeur :
« C'est très bon pour les femmes. »
A l'Ecole normale, nous ne trouvions pas ce mélange d'adhésion et d'indif-
férence, mais, dans la très grande majorité, une négation très nette, et, dans
un très petit nombre, une adhésion tranquille et publique à la religion. Nos
annales démontrent qu'il en a toujours été ainsi. Nous comptions parmi nos
camarades, un trappiste, Jousse, un vicaire général de Paris, Bautain,
plusieurs prêtres, Johannet, Rara, Marmier; un dominicain, Hernsheim; trois
jésuites, Olivaint, Verdière, Pharon; un évêque. Justement le P. Pharon a
été supérieur du collège Saint-François-Xavier à Vannes. 11 n'y avait pas
d'ecclésiastiques futurs parmi nos contemporains proprement dits ; mais trois
ou quatre catholiques fervents au milieu de voltairiens ardents. Nous n'étions,
nous, ni voltairiens, ni catholiques. Nous étions incertains. Incertains avec
le désir ardent de croire. Nous étions, après tout, les seuls malheureux :
ou, si ce mot blesse les catholiques, je dirai que nous étions les plus
malheureux.
Nous avions été pratiquants, comme du reste tous les enfants de notre
144 LES LETTRES ET LES ARTS
temps, même dans les grandes villes, même à Paris; Jean Le Bris avec
enthousiasme. Il aimait avec passion le dogme catholique, ce qui est autre
chose que d'y croire. Comme philosophie, il le trouvait profond; comme
règle de la vie, il le trouvait puissant; comme poésie, il le trouvait adorable.
Quand il se laissait emporter par sa pensée dans nos entretiens, je me
disais toujours que, s'il avait persisté dans sa première vocation, il aurait
été un prédicateur d'une puissance extraordinaire. Je me rappelle un jour
où il sortait de la leçon de M. Cousin. Il venait de lire avec lui le
septième chapitre du douzième livre de la Métaphysique d'Aristote. « Veiller,
sentir, penser, est pour nous le suprême bonheur, et, par conséquent,
espérer et se souvenir. Mais Dieu n'a ni espérance ni souvenir, parce qu'il
est la plénitude de l'acte et de la pensée. Il meut sans être mû, comme
le désirable et l'intelligible... » 11 répétait ces belles sentences, qui remontent
si loin dans les âges, et relèvent si haut nos pensées. « Et c'est là Dieu, »
disait-il avec Aristote. Il était émerveillé, ensoleillé. Il passait de là à
la glose de saint Thomas, car il le lisait assidûment, et il disait que la
doctrine de saint Thomas et celle d'Aristote n'en faisaient qu'une. Deus est
actus immanens. Nous comprenions que la métaphysique arrivée à cette
hauteur produit sur les âmes exactement le même effet que la poésie la
plus sublime, avec cette supériorité pour la philosophie qu'elle donne le
sentiment de la réalité, tandis que, même dans l'enthousiasme, on se
rappelle comme malgré soi, que la poésie n'est qu'un rêve.
Puis venaient, de lui ou de moi, les objections. Et la première, c'était
qu'à force d'expliquer ou d'exprimer la création, saint Thomas en venait à
des formules qu'on frappe d'anathème quand on les trouve dans les écrits de
Spinoza. Il nous arrivait souvent d'entrer dans une église, à Notre-Dame ou
à Saint-Séverin. Nous n'y allions pas pour prier, mais pour penser, dans
la majesté religieuse de ces solitudes. Nous apercevions parfois quelque jeune
prêtre, passant sous les arceaux silencieux. Jean lui jetait des regards
d'envie, et disait dans son cœur : « Si je pouvais! »
Nous avions multiplié les efforts pour trouver ailleurs les conseils et les
lumières que nous ne trouvions pas à l'école.
UN NORMALIEN EN 1833 145
Rien ne nous rebutait, ni le mauvais accueil, ni les déceptions, ni les
longues courses inutiles dans les quartiers perdus. Je puis dire que nous
avions fait le siège de M. Jouffroy.
Nous avions commencé par le commencement, c'est-à-dire par nous
présenter directement chez lui, espérant que notre qualité d'élèves de
l'Ecole normale nous ouvrirait la porte. Nous ne fûmes pas reçus. Jean,
qui se décourageait moins facilement, y retourna plusieurs fois. Toujours
même réponse ; parti pris, par conséquent. Nous priâmes Damiron d'inter-
venir. Damiron, qui était le meilleur ami de Jouffroy, refusa doucement,
mais refusa. Nous dûmes comprendre qu'il protégeait le temps ou la santé
de son ami. Nous prîmes le parti d'écrire. Jean fit une belle lettre, où
il mit tout son cœur, et à laquelle un maître tel que Jouffroy ne pouvait
être insensible. Il reçut en réponse un billet très court, plein de conseils
bienveillants, qui, au fond, était un refus. Il était clair que Jouffroy ne
voulait ou ne pouvait pas se faire notre professeur, ou notre directeur de
conscience.
J'ai su depuis, quand j'ai pu vivre dans son intimité, qu'il lui restait
sur les problèmes de la religion une susceptibilité maladive. Nos questions
l'auraient fait souffrir. Le temps lui aurait manqué pour pousser à fond
avec nous. Il ne savait pas s'il s'agissait d'une inquiétude de surface, ou
d'une recherche intelligente et passionnée. 11 était bon, sans être expansif.
Autant il se livrait à ses amis, autant il était réfractaire aux nouvelles
amitiés.
Battus de ce côté, nous avions pensé au clergé. Nous assistâmes le jeudi
aux cours de théologie qui se faisaient ce jour-là. Je m'en lassai assez vite.
Jean s'obstina, et, en réalité, n'y gagna rien. De mon côté, je me présentai
chez M. Anadèle. Le nom vous est peut-être inconnu. Il passait, dans un
certain milieu, pour ce que l'Évangile appelle un pêcheur d'âmes. Il était
alors, si je ne me trompe, procureur général des Lazaristes. Il a été depuis
supérieur de la communauté. Il me reçut avec gravité et bonté. Je lui parlai
de Jean ; je lui dis notre histoire. Il me dit nettement qu'il ne recevrait Jean
qu'après avoir été sollicité; qu'il voulait avoir quelque garantie de la solidité
146 LES LETTRES ET LES ARTS
de son caractère; qu'il avait quitté trop vite et avec trop d'éclat le séminaire;
qu'il y aurait été mieux que dans le monde pour éclaircir ses doutes ou
les discuter avec lui-même. Je trouvais au contraire que mon ami avait
agi avec droiture et franchise. Ce fut un grand dissentiment entre le vénérable
prêtre et moi. Parlant de moi, il me dit qu'il se chargerait avec bonheur
de la direction de mon âme, et qu'il espérait me ramener « à la foi des
simples »; mais qu'il, n'était ni dialecticien, ni professeur, qu'il n'était que
confesseur, et qu'il était prêt, sur l'heure, à m'entendre. « Ce n'est pas,
me dit-il, une profession de foi, car il ne saurait être question d'absolution;
ce n'est qu'un acte d'humilité et de bon propos. »
Je n'étais pas venu pour cela. Je lui dis que je ne pouvais me résoudre
à une démarche qui ressemblait à une adhésion, quand je ne sentais en
moi qu'un vif désir, et peu d'espérance. Il se rendit sur-le-champ, comme un
médecin qui ne veut pas forcer la confiance du malade, et me demanda
si je suivais les conférences de l'abbé Laçordaire. « Il les fait pour les
étudiants incrédules qui regrettent leur incrédulité, me dit-il. C'est bien
l'état de votre esprit. Allez l'entendre, menez-y Jean Le Bris. Faites-moi part
de vos impressions, et, quoique je ne veuille pas entrer en controverse
avec des philosophes de votre force, ajouta-t-il en souriant, comptez sur
mon expérience et sur mes conseils. »
J'eus plus tard l'occasion de raconter cette conversation à M. Cousin.
« Voyez, me dit-il, quelle sagesse dans ces prêtres ! Vous l'auriez peloté dans
une conversation. Dès qu'il vous aurait tenu à genoux devant lui, il vous
aurait manié et dirigé à sa guise ! »
*
* *
Nous étions alors en 1834. L'abbé Laçordaire ne releva l'ordre de Saint-
Dominique que huit ans plus tard, en 1840. Il n'était pas encore dans le grand
éclat de sa réputation d'orateur. 11 était surtout connu pour avoir été l'ami de
La Mennais et son collaborateur au journal l'Avenir. Laçordaire avait fait ses
études de droit à Dijon. Il s'y était signalé entre tous les étudiants par sa
passion contre le christianisme. Converti tout à coup, il s'était jeté à Saint-
UN NORMALIEN EN 1833 147
Sulpice. Prêtre, il avait pris rang parmi les ultramontains, sous les ordres
de La Mennais, qui était le chef du parti. Il écrivit avec lui dans son
journal l'Avenir. La Mennais était le philosophe, le maître, Gerbet était le
théologien, De Coux, le savant, Lacordaire et Montalembert, les apôtres et
les polémistes : l'un, ancien aumônier de collège, l'autre, pair de France,
tous deux unis par une ardeur commune et par une étroite amitié. Le
procès de Y école libre les avait rendus célèbres, et sympathiques aux
adversaires mêmes de la liberté qu'ils réclamaient. C'était l'honneur de
ce temps de faire bon accueil à toutes les initiatives généreuses. On les
combattait mais on les aimait. On rendait justice à ses ennemis, ce qui est
une preuve d'élévation et de force.
La Mennais venait de rompre solennellement avec Rome. Lacordaire
n'avait pas hésité entre sa foi et son ami. Pendant que La Mennais
commençait un apostolat d'une nouvelle sorte par la publication des Paroles
d'un croyant, il commençait, lui, son apostolat chrétien par ses conférences
du collège Stanislas.
Le collège était situé là où nous le voyons encore ; mais il n'avait pas
l'étendue et l'importance qu'il a acquises dans ces dernières années. C'était
une espèce de petit séminaire ou de pension ecclésiastique, inférieur poul-
ies études aux autres collèges de Paris, mais qui était ou semblait plus
rassurant pour les familles chrétiennes. J'y ai professé la philosophie quelques
semaines seulement, en 1839, pendant qu'Ozanam y enseignait la rhétorique,
avant d'aller prendre à Lyon possession de la chaire de droit commercial qui fut
fondée exprès pour lui. La chapelle où M. Lacordaire faisait ses conférences ne
contenait pas plus de quatre cents personnes. On ne recevait que des jeunes
gens. A une heure tout était plein. On s'asseyait où on pouvait; le plus
grand nombre restait debout. Il y avait des amis ardents et des adversaires.
Tout le monde était anxieux et respectueux. Personne n'aurait eu l'idée de
venir là comme à une distraction mondaine. Lacordaire entrait par une
petite porte donnant sur la sacristie, sans être annoncé ni accompagné;
il était maigre alors ; il avait la figure expressive, des yeux brillants, un air
à la fois ardent et recueilli. Sans sa soutane noire, on l'aurait pris pour un
148
LES LETTRES ET LES ARTS
de nous. Il ne portait pas de surplis. Il se mettait à genoux, où il trouvait
à s'agenouiller, et montait en chaire après quelques instants. Il improvisait.
C'était la religion qui parlait. C'était aussi la jeunesse, la jeunesse de son
temps. Ses pensées, ses sentiments, ses passions, ses préjugés même, étaient
les nôtres, mais dominés, réglés par la foi et par l'amour de Dieu. Sa pensée
répondait directement à la pensée
de chacun de nous ; suscitant chez
ceux-ci la révolte, chez ceux-là, une
admiration sans bornes ; pour per-
sonne, il n'était à côté ou en dehors
de la question. Quand il descendait
I de la chaire, on se hâtait de sortir,
et les discussions commençaient
ardentes, passionnées, avant même
qu'on fût dehors. Ce qui dominait
dans l'auditoire, c'était une adhé-
sion enthousiaste. La première fois
que je l'entendis, je dis à Le Bris,
en retournant à l'Ecole normale :
« Il sera moine ! »
Nous amenions chaque dimanche
un grand nombre de nos cama-
rades. En général, ils se montraient réfractaires. Emile Saisset manifestait son
opposition avec une sorte de violence. « Ce n'est rien, disait-il. De la pompe
oratoire; quelques éclairs; un grand vide. » J'étais irrité de ces appréciations,
parce que j'éprouvais tout le contraire : ému tout le temps, et par moments
transporté. Jean Le Bris était réservé, concentré. Pourtant, il revint avec moi
à chaque conférence, et il fut le premier à me proposer d'aller voir le
prédicateur chez lui.
Il fallut faire bien des voyages, et recourir à des protections pour arriver
à être reçus. Il nous charma ; il nous refusa. Il nous permit cependant d'aller
le voir; nous y retournâmes deux ou trois fois, sans nous sentir encouragés
UN NORMALIEN EN 1833 149
à commencer une controverse. Je fus du nombre des étudiants qui allèrent
supplier l'archevêque de Paris de tranférer les conférences de Stanislas à
Notre-Dame. Je regrettai plus tard d'avoir réussi. Je retrouvai à Notre-Dame
le grand prédicateur ; je n'y retrouvai pas, au même degré, notre maître.
Du reste, nous nous étions repliés sur nous-mêmes, et nous ne cherchions
plus nos appuis et nos directions au dehors. Le travail de l'école devenait
absorbant, comme il l'est toujours à la fin de l'année, à l'approche des
examens. J'étais remonté à la tête de ma section. J'étais sûr d'être classé en
philosophie, mais il fallait un dernier et vigoureux effort. L'absence d'in-
struction première m'avait obligé de renoncer à l'histoire, que j'aurais
préférée. Je commençais à être désabusé de la métaphysique, et je me
promettais déjà de me consacrer à l'étude des questions sociales et politiques.
Je n'avais d'ailleurs jamais eu de doutes sur les grandes vérités de la religion
naturelle, et je pouvais, sans scrupule, aborder l'enseignement. J'y portais
même à ces commencements, une ardeur d'apôtre. Je passai toute ma
troisième année entre Platon et Aristote, comme l'exigeait le programme
d'agrégation, et je devins de plus en plus le familier de M. Cousin.
Je me sers à dessein du mot de familier, car il n'avait pas de favori.
Je crois qu'il avait besoin de penser tout haut; et pour penser tout haut,
il lui fallait à ses côtés un compagnon, dans l'oreille duquel il versait son
éloquence. Il l'aimait mieux intelligent que stupide ; mais si l'intelligent
n'était pas là, il se contentait de l'autre. Combien de fois ai-je vu de
mes amis sortir tout enorgueillis de son cabinet, en disant : « 11 vient
de m'exposer toute sa doctrine ! » Cousin se trompait aussi dans ces
occasions, malgré sa connaissance des hommes et la pénétration de son
esprit, parce qu'il savait gré à l'auditeur des belles choses que lui, Cousin,
avait dites.
Jean Le Bris fut l'auditeur de 1835, comme je devais être l'auditeur
de 1836. Tout alla bien pour Le Bris dans les premiers temps. Cousin
s'apercevait qu'il était compris, et il s'en réjouissait. Une de ses grandes
qualités était le culte du talent. Il le devinait et il le poussait, jusqu'au
moment où il commençait à le craindre. Il y eut, entre Le Bris et lui,
150 LES LETTRES ET LES ARTS
quelques escarmouches. Un jour, par exemple, où Cousin entreprenait le
panégyrique de Talleyrand, Le Bris se récria : « Je ne souhaite qu'une
chose, dit Cousin, c'est d'être chargé un jour de faire son éloge au nom
de l'Académie. » Talleyrand avait alors quatre-vingts ans. La discussion fut
assez vive. Le Bris se le reprochait. « Mais comment faire, disait-il? Ce
Talleyrand a passé sa vie à mentir et à trahir. » Des scènes analogues eurent
lieu entre eux plusieurs fois. A la fin, Le Bris perdit toutes mesurés. Cousin
était en train de lui expliquer la conduite qu'il devait tenir l'année suivante
avec l'aumônier : « Je ne ferai pas cela, dit Le Bris; » le langage qu'il
devait tenir à l'évêque : « Je ne dirai pas cela , dit encore Le Bris. —
Comment, monsieur, je ne suis donc pas maître de mon régiment! — Je
n'ai et n'aurai jamais d'autre maître que ma conscience. » Cousin s'adoucit
aussitôt : « Qui parle, dit-il, de violenter votre conscience? Je parle d'une
règle de conduite sage, prudente, conforme à l'intérêt de l'Université et à
celui de l'Etal; et j'entends que vous la suiviez. — J'ai fait tous mes efforts
pour croire à la religion révélée, répondit Le Bris ; mais j'ai été en quelque
sorte terrassé par l'examen des textes et l'étude attentive des doctrines.
Je ne dois, ni ne veux, ni ne puis le dissimuler. 11 faut que le père
sache à qui il confie son enfant. — Monsieur, il le confie à l'Etat; il me le
confie, à moi, qui suis votre chef... » Vous voyez la suite de cette conversation.
Le Bris me la rapporta mot pour mot, le soir même. On était à la veille
de l'agrégation. « Savez- vous bien, lui dit Cousin, que j'ai le droit de
vous rayer de la liste des candidats ? »
Je crois qu'il ne l'aurait pas rayé, qu'il l'aurait placé dans un centre
peu périlleux, et qu'il aurait surveillé avec soin son enseignement. Je crois
aussi que Le Bris était bien capable d'en user avec l'École normale comme
il en avait usé trois ans auparavant avec le grand séminaire. Mais la difficulté
fut résolue sans l'intervention de l'un ni de l'autre. Le travail, l'inquiétude,
lés contrariétés avaient eu raison de la forte constitution de Jean Le Bris.
Il fallut le porter à l'infirmerie; Cousin l'y visita plusieurs fois; il s'occupa
de son bien-être; il lui offrit, après sa guérison, une place plus avantageuse
que celle qu'il avait le droit d'espérer n'étant pas agrégé. Le Bris refusa.
UN NORMALIEN EN 1833
151
Il fit d'inutiles tentatives pour écrire dans les journaux, chercha des leçons,
n'en trouva pas, et, mourant de faim, finit par entrer comme maître d'études
dans l'institution Jauffret. Je vis bien vite qu'il n'était pas abattu, et qu'il
allait recommencer sa vie. Il fit taire saint Jérôme, donna congé à la philosophie
et à la théologie, refusa de voir ses anciens amis (en faisant pourtant une
seule exception), et consacra tous ses instants de liberté à écrire un roman,
qui est un chef-d'œuvre. Je ne sais comment il parvint à le faire imprimer.
M. Ebrard, le petit éditeur de la rue des Jacobins, dont le fils a été
inspecteur de l'Université, n'en vendit pas un exemplaire. L'édition a été
enlevée, dix ans après, quand l'auteur a été célèbre. On en paie un volume
au poids de l'or, depuis qu'il est illustre.
Je lui dis quelquefois, quand nous revenons ensemble d'une séance de
l'Académie : « Te souviens-tu de nos courses à la recherche d'un directeur ?
— Oh! dit-il, si j'en trouvais un aujourd'hui, il serait le bienvenu! »
Un directeur! Heureux les hommes, — et les peuples, — qui en ont un!
JULES SIMON.
SUR L'EAU
AVIS
« Ce journal ne contient aucune histoire et aucune aven-
« ture intéressantes. Ayant fait, au printemps dernier, une
« petite croisière sur les côtes de la Méditenranée , je me
« suis amuse' à écrire, chaque jour, ce que j'ai vu et ce que
« j'ai pensé.
« En somme, j'ai vu de l'eau, du soleil, des nuages et
« des rochers — - je ne puis raconter autre chose — et j'ai
« pensé simplement, comme on pense quand le flot vous
« berce, vous engourdit et vous promène. »
#
* *
6 a-fiil.
Je dormais profondément quand mon patron Bernard jeta du sable dans
ma fenêtre. Je l'ouvris et je reçus sur le visage, dans la poitrine et jusque
SUR L'EAU 153
dans l'âme, le souffle froid et délicieux de la nuit. Le ciel était limpide
et bleuâtre, rendu vivant par le frémissement de feu des étoiles.
Le matelot, debout au pied du mur, disait :
— Beau temps, monsieur.
— Quel vent ?
— Vent de terre.
— C'est bien, j'arrive.
Une demi-heure plus tard, je descendais la côte à grands pas. L'horizon
commençait à pâlir et je regardais au loin, derrière la baie des Anges, les
lumières de Nice, puis, plus loin encore, le phare tournant de Villefranche.
Devant moi, Antibes apparaissait vaguement dans l'ombre éclaircie, avec
ses deux tours debout sur la ville bâtie en cône et qu'enferment encore les
vieux murs de Vauban.
Dans les rues, quelques chiens et quelques hommes, des ouvriers qui se
lèvent. Dans le port, rien que le très léger bercement des tartanes le long
du quai et l'insensible clapot de l'eau qui remue à peine. Parfois, un bruit
d'amarre qui se raidit, ou le frôlement d'une barque le long d'une coque.
Les bateaux, les pierres, la mer elle-même semblent dormir sous le firmament
poudré d'or et sous l'œil du petit phare qui, debout sur la jetée, veille sur
son petit port.
Là-bas, en face du chantier du constructeur Ardouin, j'aperçus une lueur,
je sentis un mouvement, j'entendis une voix. On m'attendait. Le Bel-Ami
était prêt à partir.
Je descendis dans le salon qu'éclairaient les deux bougies suspendues et
balancées comme des boussoles, au pied des canapés qui servent de lit, la
nuit venue, j'endossai le veston de mer en peau de bête, je me coiffai
d'une chaude casquette, puis je remontai sur le pont. Déjà les amarres de
poste avaient été larguées et les deux hommes, halant sur la chaîne,
amenaient le yacht à pic sur son ancre. Puis ils hissèrent la grande voile,
qui s'éleva lentement, avec une plainte monotone des poulies et de la mâture.
Elle montait large et pâle, dans la nuit, cachant le ciel et les astres, agitée
déjà par les souffles du vent.
154 LES LETTRES ET LES ARTS
Il nous arrivait sec et froid de la montagne invisible encore, qu'on sentait
chargée de neige. 11 était très faible, à peine éveillé, indécis, et intermittent.
Maintenant les hommes tenaient l'ancre ; je pris la barre, et le bateau,
pareil à un grand fantôme, glissa sur l'eau tranquille. Pour sortir du port,
il nous fallait louvoyer entre les tartanes et les goélettes ensommeillées.
Nous allions d'un quai à l'autre, doucement, traînant notre canot court et
rond qui nous suivait comme un petit, à peine sorti de l'œuf, suit un
cygne.
Dès que nous fûmes dans la passe, entre la jetée et le fort carré, le yacht,
plus ardent, accéléra sa marche et sembla s'animer comme si une gaieté fût
entrée en lui. Il dansait sur les vagues légères, innombrables et basses
comme les sillons mouvants d'une plaine illimitée. 11 sentait la vie de la mer
en sortant de l'eau morte du port.
Il n'y avait pas de houle, et je m'engageai entre les murs de la ville et la
bouée « le 500 francs » qui indique le grand passage, puis laissant arriver
vent arrière, je fis route pour doubler le cap.
Le jour naissait; les étoiles s'éteignaient, le phare de Villefranche ferma
pour la dernière fois son œil tournant, et j'aperçus dans le ciel lointain,
au-dessus de Nice encore invisible, des lueurs bizarres et roses ; c'étaient
les glaciers des Alpes dont l'aurore allumait les cimes.
Je remis la barre à Bernard pour regarder se lever le soleil. La brise
plus fraîche nous faisait courir sur l'onde frémissante et violette. Une
cloche se mit à sonner, jetant au vent les trois coups rapides de l'angélus.
Pourquoi le son des cloches semble-t-il plus alerte au jour levant et plus
lourd à la nuit tombante ? J'aime cette heure froide et légère du matin,
lorsque l'être dort encore et que s'éveille la terre. L'air est plein de
frissons mystérieux que ne connaissent point les attardés du lit. On aspire,
on boit, on voit la vie qui renaît, la vie matérielle du monde, la vie qui
parcourt les astres et dont le secret est notre immense tourment.
Raymond disait : « Nous aurons vent d'est, tantôt. »
Bernard répondit : a Je croirais plutôt à du vent d'ouest. »
Bernard, le patron, est maigre, souple, remarquablement propre, soigneux
SUR L'EAU 155
et prudent. Barbu jusqu'aux yeux, il a le regard bon et la voix bonne. C'est
un dévoué et un franc. Mais tout l'inquiète en mer : la houle rencontrée
soudain et qui annonce de la brise au large, le nuage allongé sur l'Estérel
qui révèle du mistral dans l'ouest, et même le baromètre qui monte, car il
peut indiquer une bourrasque de l'est. Excellent marin, d'ailleurs, il surveille
tout sans cesse et pousse la propreté jusqu'à frotter les cuivres, dès qu'une
goutte d'eau les atteint.
Raymond, son beau-frère, est un beau et fort gars, brun et moustachu,
infatigable et hardi, aussi franc et dévoué que l'autre, mais moins mobile
et nerveux , plus calme , plus résigné aux surprises et aux traîtrises de la
mer. f
Bernard, Raymond et le baromètre sont sans cesse en contradiction et me
jouent, du matin au soir, une amusante comédie à trois personnages, dont
un muet, — le mieux renseigné.
— Sacristi ! monsieur, nous marchons bien, disait Bernard.
Nous avons passé, en effet, le golfe de la Salis, franchi la Garoupe et
nous approchons du cap Gros, roche plate et basse, allongée au ras des
flots.
Maintenant toute la chaîne des Alpes apparaît, vague monstrueuse qui
menace la mer, vague de granit, couronnée de neige dont tous les sommets
pointus semblent des jaillissements d'écume immobile et figée. Et le soleil
se lève derrière ces glaces sur qui sa lumière tombe comme une coulée
d'argent.
Mais voilà que doublant le cap d'Antibes, nous découvrons les îles de
Lérins, et, loin par derrière, la chaîne tourmentée de l'Estérel. L'Estérel est
le décor de Cannes, charmante montagne de keepsake, bleuâtre et découpée
élégamment, avec une fantaisie coquette et pourtant artiste, peinte à l'aqua-
relle sur un ciel de décor par un créateur complaisant, pour servir de modèle
aux Anglaises paysagistes et de sujet d'admiration aux altesses phtisiques
ou désœuvrées.
A chaque heure du jour, l'Estérel change d'effet et charme les yeux du
high-life.
156 LES LETTRES ET LES ARTS
La chaîne des monts, correctement et nettement dessinée, se découpe au
matin sur un ciel bleu, d'un bleu tendre et pur, d'un bleu propre et joli,
d'un bleu idéal de plage méridionale. Mais, le soir, les flancs boisés des côtes
s'assombrissent et plaquent une tache noire et sombre sur un ciel de feu , sur
un ciel invraisemblablement dramatique et rouge. Je n'ai jamais vu nulle part
ces couchers de soleil de féerie, ces incendies de l'horizon tout entier, ces
explosions de nuages, cette mise en scène habile et superbe, ce renouvelle-
ment quotidien d'effets excessifs et magnifiques qui forcent l'admiration et
feraient un peu sourire s'ils étaient peints par des hommes.
Les îles de Lérins qui ferment à l'est le golfe de Cannes et le séparent du
golfe Juan, semblent elles-mêmes deux îles d'opérette placées là pour le plus
grand plaisir des hivernants et des malades.
De la pleine mer où nous sommes à présent, elles ressemblent à deux
jardins d'un vert sombre, poussés dans l'eau. Au large, à l'extrémité de
Saint-Honorat , s'élève, le pied dans les flots, une ruine toute romantique,
vrai château de Walter Scott, toujours battue par les vagues et où les moines
autrefois se défendirent contre les Sarrasins, car Saint-Honorat appartint
toujours à des moines, sauf pendant la Révolution : l'île fut achetée alors par
une actrice des Français.
Château fort, religieux batailleurs, aujourd'hui trappistes gras, souriants
et quêteurs, jolie cabotine venant sans doute cacher ses amours dans cet
îlot couvert de pins et de fourrés et entouré d'un collier de rochers
charmants, tout, jusqu'à ces noms à la Florian, ce Lérins, Saint-Honorat,
Sainte-Marguerite, » tout est aimable, coquet, romanesque, poétique et un
peu fade sur ce délicieux rivage de Cannes.
Pour faire pendant à l'antique manoir crénelé, svelte et dressé à l'extré-
mité de Saint-Honorat vers la pleine mer, Sainte-Marguerite est terminée
vers la terre par la forteresse célèbre où furent enfermés le Masque de fer
et Bazaine. Une passe d'un mille environ s'étend entre la pointe de la
Croisette et ce château, qui a l'aspect d'une vieille maison écrasée, sans rien
d'altier et de majestueux. Il semble accroupi, lourd et sournois, vraie
souricière à prisonniers.
SUR L'EAU 157
J'aperçois maintenant les trois golfes. Devant moi, au delà des îles, celui
de Cannes, plus près, le golfe Juan, et derrière moi la baie des Anges
dominée par les Alpes et les sommets neigeux. Plus loin, les côtes se
déroulent bien au delà de la frontière italienne, et je découvre avec ma
lunette la blanche Bordighera, au bout d'un cap.
Et partout, le long de ce rivage démesuré, les villes au bord de l'eau,
les villages accrochés plus haut, au flanc des monts, les innombrables
villas semées dans la verdure ont l'air d'œufs blancs, pondus sur les
sables, pondus sur les rocs, pondus dans les forêts de pins, par des
oiseaux monstrueux venus, pendant la nuit, du pays des neiges qu'on aperçoit
là-haut.
Sur le cap d'Antibes, longue excroissance de terre, jardin prodigieux jeté
entre deux mers, où poussent les plus belles fleurs de l'Europe, nous voyons
encore des villas, et, tout à la pointe, Eilen-Roc, ravissante et fantaisiste
habitation qu'on vient visiter de Nice et de Cannes.
La brise tombe, le yacht ne marche plus qu'à peine.
Après le courant d'air de terre qui règne pendant la nuit, nous attendons
et nous espérons le courant d'air de la mer, qui sera le bien reçu, d'où qu'il
vienne.
Bernard tient toujours pour l'ouest, Raymond pour l'est, le baromètre
est immobile un peu au-dessous de 76°.
Maintenant, le soleil rayonne, inonde la terre, rend étincelants les murs
des maisons, qui, de loin, ont l'air aussi de neige éparpillée, et jette sur la
mer un clair vernis lumineux et bleuté.
Peu à peu, profitant des moindres souffles, de ces caresses de l'air qu'on
sent à peine sur la peau et qui cependant font glisser sur l'eau plate les
yachts sensibles et bien voilés, nous dépassons la pointe du cap et nous
découvrons tout entier le golfe Juan avec l'escadre au milieu.
De loin, les cuirassés ont l'air de rocs, d'îlots, d'écueils couverts d'arbres
morts. La fumée d'un train court sur la rive, allant de Cannes à Juan-les-Pins,
qui sera peut-être plus tard la plus jolie station de toute la côte. Trois
tartanes avec leurs voiles latines, dont une est rouge et les deux autres
158
LES LETTRES ET LES ARTS
blanches, sont arrêtées dans le passage, entre Sainte -Marguerite et la
terre.
C'est le calme, le calme doux et chaud d'un matin de printemps dans le
Midi ; et déjà il me semble que j'ai quitté depuis des semaines, depuis des
mois, depuis des années, les gens qui parlent et s'agitent. Je sens entrer
en moi l'ivresse d'être seul, l'ivresse douce du repos que rien ne troublera,
ni la lettre blanche, ni le télégramme bleu, ni le timbre de ma porte, ni
l'aboiement de mon chien. On ne peut plus m'appeler, m'inviter, m'emmener,
m'opprimer avec des sourires, me harceler de politesses. Je suis seul, vrai-
ment seul, vraiment libre.
Elle court, la fumée du train sur le rivage; moi, je flotte dans un
logis ailé qui se balance, joli comme un oiseau, petit comme un nid,
plus doux qu'un hamac et qui erre sur l'eau, au gré du vent, sans tenir à
rien. J'ai, pour me servir et me promener, deux matelots qui m'obéissent,
quelques livres à lire et des vivres pour quinze jours. Quinze jours sans
parler, quelle joie!
Je fermais les yeux sous la chaleur du soleil, savourant le repos profond
de la mer, quand Bernard dit à mi-voix :
— Le brick a de l'air, là-bas.
Là-bas, en effet, très loin, en face d'Agay, un brick vient vers nous. Je
vois très bien avec la jumelle ses voiles carrées, pleines de vent.
— Bah! c'est le courant d'air d'Agay, répond Baymond, il fait calme sur
le cap Boux.
— Cause toujours, nous aurons du vent d'ouest, répond Bernard.
Je me penche pour regarder le baromètre dans le salon. Il a baissé depuis
une demi-heure. Je le dis à Bernard, qui sourit et murmure :
— Il sent le vent d'ouest, monsieur.
C'est fait, ma curiosité s'éveille, cette curiosité particulière aux voyageurs
de la mer qui fait qu'on voit tout, qu'on observe tout, qu'on se passionne
pour la moindre chose. Ma lunette ne quitte plus mes yeux, je regarde à
l'horizon la couleur de l'eau. Elle demeure toujours claire, vernie, luisante.
S'il y a du vent, il est loin encore.
SUR L'EAU 159
Quel personnage, le vent, pour les marins ! On en parle comme d'un
homme, d'un souverain tout-puissant, tantôt terrible et tantôt bienveillant.
C'est de lui qu'on s'entretient le plus, le long des jours ; c'est à lui qu'on
pense sans cesse, le long des jours et des nuits. Vous ne le connaissez point,
gens de la terre ! Nous autres nous le connaissons plus que notre père ou
que notre mère, cet invisible, ce terrible, ce capricieux, ce sournois, ce
traître, ce féroce. Nous l'aimons et nous le redoutons, nous savons ses
malices et ses colères que les signes du ciel et de la mer nous apprennent
lentement à prévoir. Il nous force à songer à lui à toute minute, à toute
seconde, car la lutte entre nous et lui ne s'interrompt jamais. Tout notre
être est en éveil pour cette bataille : l'œil qui cherche à surprendre d'insai-
sissables apparences, la peau qui reçoit sa caresse ou son choc, l'esprit qui
reconnaît son humeur, prévoit ses surprises, juge qu'il est calme ou fantasque.
Aucun ennemi, aucune femme ne nous donne autant que lui la sensation du
combat, ne nous force à tant de prévoyance, car il est le maître de la mer,
celui qu'on peut éviter, utiliser ou fuir, mais qu'on ne dompte jamais. Et
dans l'âme du marin règne, comme chez les croyants, l'idée d'un dieu
irascible et formidable, la crainte mystérieuse, religieuse, infinie du vent et
le respect de sa puissance.
— Le voilà, monsieur, me dit Bernard.
Là-bas, tout là-bas, au bout de l'horizon, une ligne d'un bleu noir
s'allonge sur l'eau. Ce n'est rien, une nuance, une ombre imperceptible :
c'est lui.
Maintenant, nous l'attendons, immobiles, sous la chaleur du soleil.
Je regarde l'heure — huit heures — et je dis :
— Bigre! il est tôt, pour le vent d'ouest.
— 11 soufflera dur après midi, répond Bernard.
Je lève les yeux sur la voile plate, molle, morte. Son triangle éclatant
semble monter jusqu'au ciel, car nous avons hissé sur la misaine le grand
flèche de beau temps, dont la vergue dépasse de deux mètres le sommet du
mât. Plus un mouvement : on se croirait sur la terre. Le baromètre baisse
toujours. Cependant, la ligne sombre, aperçue au loin, s'approche. L'éclat
1G0 LES LETTRES ET LES ARTS
métallique de l'eau, terni soudain, se transforme en une teinte ardoisée. Le
ciel est pur, sans un nuage.
Tout à coup, autour de nous, sur la mer aussi nette qu'une plaque
d'acier, glissent de place en place, rapides, effacés aussitôt qu'apparus, des
frissons presque imperceptibles comme si on eût jeté dedans mille pincées
de sable menu. La voile frémit, mais à peine, puis le gui, lentement, se
déplace vers tribord. Un souffle maintenant me caresse la figure, et les
frémissements de l'eau se multiplient autour de nous comme s'il y tombait
une pluie continuelle de sable. Le cotre déjà recommence à marcher. 11
glisse, tout droit, et un très léger clapot s'éveille le long de ses flancs. La
barre se raidit dans ma main, la longue barre de cuivre qui semble sous le
soleil une tige de feu, et la brise, de seconde en seconde, augmente. Il va
falloir louvoyer; mais qu'importe, le bateau monte bien au vent, et le vent
nous mènera, s'il ne faiblit pas, de bordée en bordée, à Saint-Raphaël, à la
nuit tombante.
Nous approchons de l'escadre dont les six cuirassés et les deux avisos
tournent lentement sur leurs ancres présentant leur proue à l'ouest. Puis,
nous virons de bord vers le large, pour passer sous les Formigues que signale
une tour, au milieu du golfe. Le vent fraîchit de plus en plus avec une
surprenante rapidité et la vague se lève courte et pressée. Le yacht s'incline
portant toute sa toile et court suivi toujours du youyou dont l'amarre est
tendue et qui va, le nez en l'air, le cul dans l'eau, entre deux bourrelets
d'écume. En approchant de l'île Saint-Honorat, nous passons auprès d'un
rocher, nu, rouge, hérissé comme un porc-épic, tellement rugueux, armé de
dents, de pointes et de griffes qu'on peut à peine marcher dessus : il faut
poser le pied dans les creux, entre ses défenses, et avancer avec précaution :
on le nomme Saint-Ferréol.
Un peu de terre, venue on ne sait d'où, s'est accumulée dans les trous et
les fissures de la roche ; et, là dedans, ont poussé des sortes de lis et de
charmants iris bleus dont la graine semble tombée du ciel.
C'est sur cet écueil bizarre, en pleine mer, que fut enseveli et caché
pendant cinq ans, le corps de Paganini.
SUR L'EAU 161
L'aventure est cligne de la vie de cet artiste génial et macabre, qu'on
disait possédé du diable, si étrange d'allures, de corps, de visage, dont le
talent surhumain et la maigreur prodigieuse firent un être de légende, une
espèce de personnage d'Hoffmann.
Comme il retournait à Gênes, sa patrie, accompagné de son fils, qui, seul
maintenant pouvait l'entendre, tant sa voix était devenue faible, il mourut à
Nice, du choléra, le 27 mai 1840.
Donc, son fils embarqua sur un navire le cadavre de son père et se dirigea
vers l'Italie. Mais le clergé génois refusa de donner la sépulture à ce
démoniaque. La cour de Rome, consultée, n'osa point accorder son autori-
sation. On allait cependant débarquer le corps, lorsque la municipalité s'y
opposa sous prétexte que l'artiste était mort du choléra. Gênes était alors
ravage par une épidémie de ce mal, mais on argua que la présence de ce
nouveau cadavre pouvait aggraver le fléau.
Le fils de Paganini revint alors à Marseille, où l'entrée du port lui fut
interdite pour les mêmes raisons. Puis, il se dirigea vers Cannes où il ne put
pénétrer non plus.
Il restait donc en mer, berçant sur la vague le cadavre du grand artiste
bizarre que les hommes repoussaient de partout. Il ne savait plus que faire,
où aller, où porter ce mort sacré pour lui, quand il vit cette roche nue de
Saint-Ferréol, au milieu des flots. 11 y fit débarquer le cercueil, qui fut enfoui
au milieu de l'îlot.
C'est seulement en 1845 qu'il revint avec deux amis chercher les restes de
son père pour les transporter à Gênes, dans la villa Gajona.
N'aimerait-on pas mieux que l'extraordinaire violoniste fût demeuré sur
l'écueil perdu, sur l'écueil hérissé où chante la vague dans les étranges
découpures du roc ?
Plus loin se dresse, en pleine mer, le château de Saint-Honorat, que nous
avons aperçu en doublant le cap d'Antibes et, plus loin encore, une ligne
d'écueils terminée par une tour : les Moines.
Ils sont à présent tout blancs, écumeux et bruyants.
C'est là un des points les plus dangereux de la côte, pendant la nuit,
162 LES LETTRES ET LES ARTS
car aucun feu ne les signale et les naufrages y sont assez fréquents.
Une rafale brusque nous penche à faire monter l'eau sur le pont et je
commande d'amener le flèche que le cotre ne peut plus porter sans s'exposer
à casser le mât.
La lame se creuse, s'espace et moutonne et le vent siffle, rageur, par
bourrasques, un vent de menace qui crie : « prenez garde ».
— Nous serons obligés d'aller coucher à Cannes, dit Bernard.
Au bout d'une demi-heure, en effet, il fallut amener le grand foc et le
remplacer par le second en prenant un ris dans la voile ; puis, un quart
d'heure plus tard, nous prenions un second ris. Alors, je me décidai à gagner
le port de Cannes, port dangereux, que rien n'abrite, rade ouverte à la mer
du sud-ouest qui y met tous les navires en danger. Quand on songe aux
sommes considérables qu'amèneraient dans cette ville les grands yachts
étrangers, s'ils y trouvaient un abri sûr, on comprend combien est puissante
l'indolence des gens du Midi qui n'ont pu encore obtenir de l'Etat ce travail
indispensable.
A dix heures nous jetons l'ancre en face du vapeur le Cannois, et je
descends à terre, désolé de ce voyage interrompu.
Toute la rade est blanche d'écume.
7 avril, 9 heures du soir, Cannes,
Des princes, des princes, partout des princes ! Ceux qui aiment les princes
sont heureux ici.
A peine eus-je mis le pied, hier matin, sur la promenade de la Croisette
que j'en rencontrai trois, l'un derrière l'autre. Dans notre pays démocratique,
Cannes est devenue la ville des titres. Si on pouvait ouvrir l'esprit comme
on lève le couvercle d'une casserole, on trouverait des chiffres dans la tête
d'un mathématicien, des silhouettes d'acteurs gesticulant et déclamant dans
la tête d'un dramaturge, la figure d'une femme dans la tête d'un amoureux,
des images paillardes dans celle d'un débauché, des vers dans la cervelle
d'un poète, mais dans le crâne des gens qui viennent à Cannes on trouverait
SUR L'EAU 163
des couronnes de tous les modèles, nageant comme les pâtes dans un
potage.
Des hommes se réunissent dans les tripots parce qu'ils aiment les cartes,
d'autres dans les champs de courses parce qu'ils aiment les chevaux. On se
réunit à Cannes parce qu'on aime les Altesses Impériales ou Royales.
Elles y sont chez elles, y régnent paisiblement dans les salons fidèles à
défaut des royaumes dont on les a privées.
On en rencontre de grandes et de petites, de pauvres et de riches, de
tristes et de gaies, pour tous les goûts. En général elles sont modestes,
cherchent à plaire et apportent, dans leurs relations avec les humbles mortels,
une délicatesse et une affabilité qu'on ne retrouve presque jamais chez nos
députés, ces princes du pot aux votes.
Mais, si les princes, les pauvres princes errants, sans budgets ni sujets, qui
viennent vivre en bourgeois dans cette ville élégante et fleurie, s'y montrent
simples et ne donnent point à rire, même aux irrespectueux, il n'en est pas de
même des amateurs d'Altesses.
Ceux-là tournent autour de leurs idoles avec un empressement religieux et
comique, et, dès qu'ils sont privés d'une, se mettent à la recherche d'une
autre, comme si leur bouche ne pouvait s'ouvrir que pour prononcer « Monsei-
gneur » ou « Madame » à la troisième personne.
On ne peut les voir cinq minutes sans qu'ils racontent ce que leur a
répondu la Princesse, ce que leur a dit le Grand-Duc, la promenade projetée
avec l'un et le mot spirituel de l'autre. On sent, on voit, on devine qu'ils ne
fréquentent point d'autre monde que les personnes de sang royal, que s'ils
consentent à vous parler, c'est pour vous renseigner exactement sur ce qu'on
fait dans ces hauteurs.
Et des luttes acharnées, des luttes où sont employées toutes les ruses
imaginables s'engagent, pour avoir à sa table, une fois au moins par
saison, un prince, un vrai prince, un de ceux qui font prime. Quel
respect on inspire quand on est du lawn-tennis d'un grand-duc ou quand
on a été seulement présenté à Galles, — c'est ainsi que s'expriment les
superchics.
164 LES LETTRES ET LES ARTS
Se faire inscrire à la porte de ces « exilés », comme dit Daudet, de ces
culbutés, dirait un autre, constitue une occupation constante, délicate,
absorbante, considérable. Le registre est déposé dans le vestibule, entre deux
valets dont l'un vous offre une plume. On écrit son nom à la suite de deux
mille noms de toute farine où les titres foisonnent, où les « de » fourmillent!
Puis on s'en va, fier, comme si on venait d'être anobli, heureux comme
si on eût accompli un devoir sacré, et on dit avec orgueil, à la première
connaissance rencontrée : « Je viens de me faire inscrire chez le grand-duc
de Gerolstein. » Puis, le soir, au dîner, on raconte avec importance : « J'ai
remarqué tantôt, sur la liste du grand-duc de Gerolstein, les noms de
X..., Y..., Z... » Et tout le monde écoute avec intérêt comme s'il s'agissait
d'un événement de la dernière importance.
Mais pourquoi rire et s'étonner de l'innocente et douce manie des
élégants amateurs de princes quand nous rencontrons à Paris cinquante
races différentes d'amateurs de grands hommes, qui ne sont pas moins
amusants?
Pour quiconque tient un salon, il importe de pouvoir montrer des
célébrités, et une chasse est organisée afin de les conquérir. 11 n'est guère
de femme du monde — et du meilleur — qui ne tienne à avoir son artiste
ou ses artistes, et elle donne des dîners pour eux afin de faire savoir
à la ville et à la province qu'on est intelligent chez elle.
Poser pour l'esprit qu'on n'a pas, mais qu'on fait venir à grand bruit,
ou pour les relations princières... où donc est la différence?
Les plus recherchés parmi les grands hommes par les femmes jeunes
ou vieilles, sont assurément les musiciens. Certaines maisons en possèdent
des collections complètes. Ces artistes ont d'ailleurs cet avantage inesti-
mable d'être utiles dans les soirées. Mais les personnes qui tiennent à
l'objet tout à fait rare, ne peuvent guère espérer en réunir deux sur le
même canapé.
Ajoutons qu'il n'est pas de bassesse dont ne soit capable une femme
connue, une femme en vue pour orner son salon d'un compositeur illustre.
Les petits soins qu'on emploie d'ordinaire pour attacher un peintre ou un
SUR L'EAU 165
simple homme de lettres deviennent tout à fait insuffisants quand il s'agit
d'un marchand de sons. On emploie vis-à-vis de lui des moyens de séduction
et des procédés de louange complètement inusités. On lui baise les mains,
comme à un roi ; on s'agenouille devant lui comme devant un dieu
quand il a daigné exécuter lui-même son Regina Cœli; on porte dans
une bague un poil de sa barbe; on se fait une médaille sacrée, gardée
entre les seins au bout d'une chaînette d'or, avec un bouton tombé un
soir de sa culotte après un vif mouvement du bras qu'il avait fait en
achevant son Doux Repos.
Les peintres sont un peu moins prisés, bien que fort recherchés encore.
Ils ont en eux moins de divin et plus de bohème. Leurs allures n'ont
pas assez de moelleux et surtout pas assez de sublime. Ils remplacent
souvent l'inspiration par la gaudriole et par le coq-à-1'àne; ils sentent
un peu trop l'atelier, enfin; et ceux qui, à force de soins, ont perdu
cette odeur-là se mettent à sentir la pose. Et puis, ils sont changeants,
volages, blagueurs. On n'est jamais sûr de les garder, taudis que le
musicien fait son nid dans la famille.
Depuis quelques années on recherche assez l'homme de lettres. Il a
d'ailleurs de grands avantages : il parle longtemps, il parle beaucoup, il
parle pour tout le monde; et, comme il fait profession d'intelligence, on
peut l'écouter et l'admirer avec confiance.
La femme qui se sent sollicitée par ce goût bizarre d'avoir chez elle
un homme de lettres, comme on peut avoir un perroquet dont le bavardage
attire les concierges voisines, a le choix entre les poètes et les romanciers.
Les poètes ont plus d'idéal et les romanciers plus d'imprévu. Les poètes
sont plus sentimentaux, les romanciers plus positifs. Affaire de goût et
de tempérament. Le poète a plus de charme intime, le romancier plus
d'esprit souvent. Mais le romancier présente des dangers qu'on ne rencontre
pas chez le poète : il ronge, pille, exploite tout ce qu'il a sous les yeux.
Avec lui, on ne peut jamais être tranquille, jamais sûre qu'il ne vous
couchera point, un jour, toute nue, entre les pages d'un livre. Son œil
est comme une pompe qui absorbe tout, comme la main d'un voleur
166 LES LETTRES ET LES ARTS
toujours en travail. Rien ne lui échappe. 11 cueille et ramasse sans
cesse; il cueille les mouvements, les gestes, les intentions, tout ce qui
passe et se passe devant lui; il ramasse les moindres paroles, les moindres
actes, les moindres choses. Il emmagasine du matin au soir des observations
de toute nature, dont il fait des histoires à vendre, des histoires qui courent
au bout du monde, qui seront lues, discutées, commentées par des milliers
et des millions de personnes. Et, ce qu'il y a de plus terrible, c'est qu'il
fera ressemblant, le gredin, malgré lui, inconsciemment, parce qu'il voit
juste et qu'il raconte ce qu'il a vu. Malgré ses efforts et ses ruses pour
déguiser les personnages, on dira : « Avez-vous reconnu M. X. et madame Y.?
Ils sont frappants. »
Certes, il est aussi dangereux pour les gens du monde de choyer et
d'attirer les romanciers, qu'il le serait pour un marchand de farine d'élever
des rats dans son magasin.
Et pourtant ils sont en faveur.
Donc, quand une femme a jeté son dévolu sur l'écrivain qu'elle veut
adopter, elle en fait le siège au moyen de compliments, d'attentions et
de gâteries. Comme l'eau qui, goutte à goutte, perce le plus dur rocher,
la louange tombe, à chaque mot, sur le cœur sensible de l'homme de
lettres. Alors, dès qu'elle le voit attendri, ému, gagné par cette constante
flatterie, elle l'isole, elle coupe peu à peu les attaches qu'il pouvait
avoir ailleurs et l'habitue insensiblement à venir sans cesse chez elle, à
s'y plaire, à y installer sa pensée. Pour le bien acclimater dans la
maison, elle lui ménage et lui prépare des succès, le met en lumière, en
vedette, lui témoigne devant tous les anciens habitués du lieu une consi-
dération marquée, une admiration sans égale.
Alors, se sentant idole, il reste dans ce temple. Il y trouve, d'ailleurs,
tout avantage, car les autres femmes essayent sur lui leurs plus délicates
faveurs pour l'arracher à celle qui l'a conquis. Mais, s'il est habile, il
ne cédera point aux sollicitations et aux coquetteries dont on l'accable.
Et plus il se montrera fidèle, plus il sera poursuivi, prié, aimé. Oh!
qu'il prenne garde de se laisser entraîner par toutes ces sirènes de
SUR L'EAU 167
salon ; il perdrait aussitôt les trois quarts de sa valeur s'il tombait dans
la circulation.
Il forme bientôt un cercle littéraire, une église dont il est le dieu,
le seul dieu; car les véritables religions n'ont jamais plusieurs divinités.
On ira dans la maison pour le voir, l'entendre, l'admirer, comme on
vient de très loin, en certains sanctuaires. On l'enviera, lui, on l'enviera,
elle ! Ils parleront des lettres comme les prêtres parlent des dogmes,
avec science et gravité; on les écoutera, l'un et l'autre, et on aura, en
sortant de ce salon lettré, la sensation de sortir d'une cathédrale.
D'autres encore sont recherchés, mais à des degrés inférieurs : ainsi
les généraux, dédaignés du vrai monde où ils sont classés à peine
au-dessus des députés, font encore prime dans la petite bourgeoisie. Le
député n'est demandé que dans les moments de crise. On le ménage par
un dîner de temps en temps, pendant les accalmies parlementaires. Le
savant a ses partisans, car tous les goûts sont dans la nature, et le
chef de bureau lui-même est fort prisé par les gens qui habitent au
sixième étage. Mais ces gens-là ne viennent pas à Cannes. A peine la
bourgeoisie y a-t-elle quelques timides représentants.
C'est seulement avant midi qu'on rencontre sur la Croisette tous les
nobles étrangers. La Croisette est une longue promenade en demi-cercle
qui suit la mer depuis la pointe en face Sainte-Marguerite jusqu'au port
que domine la vieille ville. Les femmes jeunes et sveltes — il est de
bon goût d'être maigre — vêtues à l'anglaise, vont d'un pas rapide
escortées par de jeunes hommes alertes en tenue de lawn-tennis. Mais
de temps en temps, on rencontre un pauvre être maigre qui se traîne,
d'un pas accablé, appuyé au bras d'une mère, d'un frère ou d'une sœur.
Ils toussent et halètent, ces misérables enveloppés de châles malgré la
chaleur et vous regardent passer avec des yeux profonds, désespérés et
méchants.
Ils souffrent, ils meurent, car ce pays ravissant et tiède, c'est aussi
l'hôpital du monde et le cimetière fleuri de l'Europe aristocrate.
168 LES LETTRES ET LES ARTS
L'affreux mal qui ne pardonne guère et qu'on nomme aujourd'hui la
tuberculose, le mal qui ronge et brûle et détruit par milliers les hommes,
semble avoir choisi cette côte pour y achever ses victimes.
Gomme, de tous les coins du monde, on doit la maudire cette terre
charmante et redoutable, antichambre de la mort, parfumée et douce où
tant de familles humbles et royales, princières et bourgeoises, ont laissé
quelqu'un, presque toutes un enfant en qui germaient leurs espérances et
s'épanouissaient leurs tendresses.
Je me rappelle Menton, la plus douce, la plus chaude, la plus saine
de ces villes d'hiver. De même que, dans les cités guerrières, on voit
les forteresses debout sur les hauteurs environnantes, ainsi, de cette plage
d'agonisants, on aperçoit le cimetière au sommet d'un monticule.
Quel lieu ce serait pour vivre, ce jardin où dorment les morts ! Des
roses, des roses, partout des roses. Elles sont sanglantes, ou pâles, ou
blanches, ou veinées de filets écarlates. Les tombes, les allées, les places
vides encore et remplies demain, tout en est couvert. Leur parfum violent
étourdit, fait vaciller les têtes et les jambes.
Et tous ceux qui sont couchés là avaient seize ans, dix-huit ans,
vingt ans. De tombe en tombe on va, lisant les noms de ces êtres tués
si jeunes, par l'inguérissable mal. C'est un cimetière d'enfants, un cimetière
pareil à ces bals blancs où ne sont point admis les gens mariés.
De ce cimetière la vue s'étend, à gauche, sur l'Italie, jusqu'à la pointe
où Bordighera allonge dans la mer ses maisons blanches, à droite, jusqu'au
cap Martin, qui trempe dans l'eau ses flancs feuillus.
Partout, d'ailleurs, le long de cet adorable rivage, nous sommes chez
la Mort. Mais elle est discrète, voilée, pleine de savoir-vivre et de
pudeurs, bien élevée enfin. Jamais on la voit face à face, bien qu'elle
vous frôle à tout moment.
On dirait même qu'on ne meurt point, en ce pays, car tout est
complice de la fraude où se complaît cette souveraine. Mais comme on
la sent, comme on la flaire, comme on entrevoit partout le bout de sa
robe noire. Certes, il faut bien des roses et bien des fleurs de citronniers
SUR L'EAU 169
pour qu'on ne saisisse jamais dans la brise l'affreuse odeur qui s'exhale
des chambres de trépassés.
Jamais un cercueil dans les rues, jamais une draperie de deuil, jamais
un glas funèbre. Le maigre promeneur d'hier ne passe plus sous votre
fenêtre... et voilà tout. Si vous vous étonnez de ne plus le voir et vous
inquiétez de lui, le maître d'hôtel et tous les domestiques vous répondent
avec un sourire qu'il allait mieux et que, sur l'avis du docteur, il est
parti pour l'Italie. Dans chaque hôtel, en effet, la Mort a son escalier
secret, ses confidents et ses compères. Beaucoup de malades pourtant
se sont guéris en ce pays en y venant assez tôt et en revenant tous
les hivers.
Un moraliste d'autrefois aurait dit de bien belles choses sur le contraste
et le coudoiement de cette élégance et de cette misère.
II est midi, la promenade maintenant est déserte, et je retourne à
bord du Bel-Ami où m'attend un déjeuner modeste, préparé par les
mains de Raymond, que je retrouve en tablier blanc et faisant frire des
pommes de terre.
Pendant le reste du jour, j'ai lu.
Le vent soufflait toujours avec violence et le yacht dansait sur ses
ancres, car nous avions dû mouiller aussi celle de tribord. Le mouvement
finit par m'engourdir et je sommeillai pendant quelque temps. Quand
Bernard entra dans le salon pour allumer les bougies, je vis qu'il était
sept heures, et comme la houle, le long du quai, rendait le débarquement
difficile, je dînai dans mon bateau.
Puis, je montai m'asseoir au grand air. Autour de moi, Cannes étendait
ses lumières. Rien de plus joli qu'une ville éclairée, vue de la mer. A
gauche, le vieux quartier, dont les maisons semblent grimper les unes
sur les autres, allait mêler ses feux aux étoiles; à droite, les becs de
gaz de la Croisette se déroulaient, comme un immense serpent, sur deux
kilomètres d'étendue.
Et je pensais que dans toutes ces villas, dans tous ces hôtels, des
170 LES LETTRES ET LES ARTS
gens, ce soir, se sont réunis, comme ils ont fait hier, comme ils feront
demain, et qu'ils causent. Ils causent!... de quoi? des princes! du temps!...
Et puis?... du temps!... des princes!... et puis?... de rien!
Est-il rien de plus sinistre qu'une conversation de table d'hôte? J'ai
vécu dans les hôtels, j'ai subi l'âme humaine qui se montre là dans toute
sa platitude. Il faut vraiment être bien résolu à la suprême indifférence
pour ne pas pleurer de chagrin, de dégoût et de honte quand on entend
l'homme parler. L'homme, l'homme ordinaire, riche, connu, estimé, respecté,
considéré , content de lui, ne sait rien , ne comprend rien et parle de
l'intelligence avec un orgueil désolant.
Faut-il être aveugle et saoul de fierté stupide pour se croire autre
chose qu'une bête à peine supérieure aux autres! Écoutez-les, assis autour
de la table, ces misérables! Ils causent! Ils causent avec ingénuité, avec
confiance, avec douceur, et ils appellent cela échanger des idées. Quelles
idées? Ils disent où ils se sont promenés, — la route était bien jolie,
mais il faisait un peu froid, en revenant, — la cuisine n'est pas mauvaise
dans l'hôtel, bien que les nourritures de restaurant soient toujours un peu
excitantes, — et ils racontent ce qu'ils ont fait, ce qu'ils aiment, ce qu'ils
croient !
Il me semble que je vois en eux l'horreur de leur âme comme on
voit un fœtus monstrueux dans l'esprit-de-vin d'un bocal. J'assiste à la
lente éclosion des lieux communs qu'ils redisent toujours-; je sens les mots
tomber de ce grenier à sottises dans leurs bouches d'imbéciles, et de leurs
bouches dans l'air inerte qui les porte à mes oreilles.
Mais leurs idées, leurs idées les plus hautes, les plus solennelles, les
plus respectées ne sont-elles pas l'irrécusable preuve de l'éternelle, universelle,
indestructible et omnipotente bêtise ?
Toutes leurs conceptions de Dieu, du dieu maladroit qui rate et recom-
mence les premiers êtres, qui écoute nos confidences et les note, du
dieu gendarme, jésuite, avocat, jardinier, en cuirasse, en robe ou en
sabots, — puis les négations de Dieu basées sur la logique terrestre,
les arguments pour et contre, l'histoire des croyances sacrées, des schismes,
SUR L'EAU 171
des hérésies, des philosophies, les affirmations comme les doutes, toute
la puérilité des principes , la violence féroce et sanglante des faiseurs
d'hypothèses, le chaos des contestations, tout le misérable effort de ce
malheureux être impuissant à concevoir, à deviner, à savoir et si prompt
à croire, prouve qu'il a été jeté sur ce monde si petit uniquement pour
boire, manger, faire des enfants et des chansonnettes et s'entre-tuer par
passe-temps.
Heureux ceux que satisfait la vie, ceux qui s'amusent, ceux qui sont
contents !
Il est des gens qui aiment tout, que tout enchante. Ils aiment le soleil
et la pluie, la neige et le brouillard, les fêtes et le calme de leur logis,
tout ce qu'ils voient, tout ce qu'ils font, tout ce qu'ils disent, tout ce
qu'ils entendent. La vie, pour eux, est une sorte de spectacle amusant
dont ils sont eux-mêmes acteurs, une chose bonne et changeante qui,
sans trop les étonner, les ravit.
Heureux ceux qui ne connaissent pas l'écœurement abominable des mêmes
actions toujours répétées; heureux ceux qui ont la force de recommencer
chaque jour les mêmes besognes, avec les mêmes gestes, autour des mêmes
meubles, devant le même horizon, sous le même ciel, de sortir par les
mêmes rues où ils rencontrent les mêmes figures et les mêmes animaux.
Heureux ceux qui ne s'aperçoivent pas, avec un immense dégoût, que rien
ne change, que rien ne passe et que tout lasse.
Faut-il que nous ayons l'esprit lent, fermé et peu exigeant pour nous
contenter de ce qui est! Comment se fait-il que le public du monde n'ait pas
encore crié : « Au rideau ! » n'ait pas demandé l'acte suivant avec d'autres
êtres que l'homme, d'autres formes, d'autres fêtes, d'autres plantes, d'autres
astres, d'autres inventions, d'autres aventures?
Vraiment, personne n'a donc encore éprouvé la haine du visage humain
toujours pareil, la haine des animaux qui semblent des mécaniques vivantes
avec leurs instincts invariables transmis dans leur semence du premier de
leur race au dernier, la haine des paysages éternellement semblables et
la haine des plaisirs jamais renouvelés?
172 LES LETTRES ET LES ARTS
Consolez-vous, dit-on, dans l'amour de la science et des arts.
Mais on ne voit donc pas que nous sommes toujours emprisonnés en
nous-mêmes, sans parvenir à sortir de nous, condamnés à traîner le boulet
de notre rêve sans essor?
Tout le progrès de notre effort cérébral consiste à constater des faits
matériels au moyen d'instruments ridiculement imparfaits qui suppléent
cependant un peu à l'incapacité de nos organes. Tous les vingt ans, un
pauvre chercheur, qui meurt à la peine, découvre que l'air contient un
gaz encore inconnu, qu'on dégage une force impondérable, inexplicable et
inqualifiable en frottant de la cire sur du drap; que, parmi les innombrables
étoiles ignorées, il s'en trouve une qu'on n'avait pas encore signalée dans
le voisinage d'une autre, vue et baptisée depuis longtemps. Qu'importe ?
Nos maladies viennent de microbes ? Fort bien. Mais d'où viennent
ces microbes? Et les maladies de ces invisibles eux-mêmes? Et les soleils,
d'où viennent-ils ?
Nous ne savons rien , nous ne voyons rien , nous ne pouvons rien ,
nous ne devinons rien , nous n'imaginons rien ; nous sommes enfermés ,
emprisonnés en nous. Et des gens s'émerveillent du génie humain !
Les arts ? La peinture consiste à reproduire avec des couleurs les monotones
paysages sans qu'ils ressemblent jamais à la nature, à dessiner les hommes,
en s'efforçant, sans y jamais parvenir, de leur donner l'aspect des vivants.
On s'acharne ainsi, inutilement, pendant des années, à imiter ce qui est;
et on arrive à peine, par cette copie immobile et muette des actes de
la vie, à faire comprendre aux yeux exercés ce qu'on a voulu tenter.
Les poètes font avec des mots ce que les peintres essayent avec des
nuances !
Quand on a lu les quatre plus habiles, les quatre plus ingénieux, il
est inutile d'en ouvrir un autre. Et on ne fait rien de plus. Ils ne peuvent,
eux aussi, ces hommes, qu'imiter l'homme! Ils s'épuisent en un labeur
stérile, car, l'homme ne changeant pas, leur art inutile est immuable.
Depuis que s'agite notre courte pensée, l'homme est le même ; ses sentiments,
ses croyances, ses sensations sont les mêmes. Il n'a point avancé, il n'a
SUR L'EAU 173
point reculé, il n'a point remué. A quoi me sert d'apprendre ce que je
suis , de lire ce que je pense , de me regarder moi-môme dans les
banales aventures d'un roman?
Ah ! si les poètes pouvaient traverser l'espace , explorer les astres ,
découvrir d'autres univers, d'autres êtres, varier sans cesse pour mon esprit
la nature et la forme des choses, me promener sans cesse dans un inconnu
changeant et surprenant, ouvrir des portes mystérieuses sur des horizons
inattendus et merveilleux, je les lirais jour et nuit. Mais ils ne peuvent, ces
impuissants, que changer la place d'un mot et me montrer mon image comme
les peintres. A quoi bon ?
Car la pensée de l'homme est immobile.
Et pourtant, à défaut de mieux, il est doux de penser, quand on vit
seul. Rien n'est meilleur, rien ne donne une joie plus profonde et plus
intime-
Sur ce petit bateau que ballotte la mer, qu'une vague peut emplir et
retourner, je sais et je sens combien rien n'existe de ce que nous connaissons,
car la terre qui flotte dans le vide est encore plus isolée, plus perdue
que cette barque sur les flots. Leur importance est la même, leur destinée
s'accomplira et je me réjouis de comprendre le néant des croyances et la
vanité des espérances qu'engendra notre orgueil d'insectes.
Je me suis couché, bercé par le tangage, et j'ai dormi d'un profond
sommeil, comme on dort sur l'eau, jusqu'à l'heure où Bernard me réveilla
pour me dire :
— Mauvais temps, monsieur, nous ne pouvons pas partir ce matin.
Le vent est tombé, mais la mer, très grosse au large, ne permet pas
de faire route vers Saint-Raphaël.
Encore un jour à passer à Cannes.
Vers midi, le vent d'ouest se leva de nouveau, moins fort que la veille,
et je résolus d'en profiter pour aller visiter l'escadre au golfe Juan.
Le Bel-Ami, en traversant la rade, dansait comme une chèvre, et je
dus gouverner avec grande attention pour ne pas recevoir à chaque vague,
174 LES LETTRES ET LES ARTS
qui vous arrivait presque par le travers, des paquets d'eau sur la figure.
Mais bientôt je gagnai l'abri des îles et je m'engageai dans le passage, sous
le château fort de Sainte-Marguerite.
La muraille droite tombe sur les rocs battus du flot, et son sommet ne
dépasse guère la côte peu élevée de l'île. On dirait une tête enfoncée entre
deux grosses épaules.
On voit très bien la place où descendit Bazaine. Il n'était pas besoin
d'être un gymnaste habile pour se laisser glisser sur ces rochers complaisants.
Cette évasion me fut racontée en grand détail par un homme qui se
prétendait et qui pouvait être bien renseigné.
Bazaine vivait assez libre, recevant chaque jour sa femme et ses enfants.
Or, madame Bazaine, nature énergique, déclara à son mari qu'elle s'éloignerait
pour toujours avec les enfants s'il ne s'évadait pas, et elle lui exposa son plan.
Il hésitait devant les dangers de la fuite et les doutes sur le succès; mais,
quand il vit sa femme décidée à accomplir sa menace, il consentit.
Alors, chaque jour, on introduisit dans la forteresse des jouets pour les
petits, puis toute une minuscule gymnastique de chambre. C'est avec ces
joujoux que fut fabriquée la corde à nœuds qui devait servir au maréchal.
Elle fut confectionnée lentement, pour ne point éveiller de soupçons, puis
caché avec soin dans un coin du préau par une main amie.
La date de l'évasion fut alors fixée. On choisit un dimanche, la surveillance
ayant paru moins sévère ce jour-là.
Et madame Bazaine s'absenta pour quelque temps.
Le maréchal se promenait généralement jusqu'à huit heures du soir dans
le préau de la prison, en compagnie du directeur, homme aimable dont le
commerce lui plaisait. Puis, il rentrait dans ses appartements, que le geôlier-
chef verrouillait et cadenassait en présence de son supérieur.
Le soir de sa fuite, Bazaine feignit d'être souffrant et voulut rentrer une
heure plus tôt. Il pénétra, en effet, en son logement; mais, dès que le
directeur se fût éloigné pour chercher son geôlier et le prévenir d'enfermer
immédiatement le captif, le maréchal ressortit bien vite et se cacha dans
la cour.
SUR L'EAU 175
On verrouilla la prison vide et chacun rentra chez soi.
Vers onze heures, Bazaine sortit de sa cachette, muni de l'échelle. Il
l'attacha et descendit sur les rochers.
Au jour levant, un complice détacha la corde et la jeta au pied des
murs.
Vers huit heures et demie, le directeur de Sainte-Marguerite s'informa du
prisonnier et fut surpris de ne pas le voir encore, car il sortait tôt chaque
matin. Le valet de chambre de Bazaine refusa d'entrer chez son maître.
A neuf heures enfin, le directeur força la porte et trouva la cage
abandonnée.
Madame Bazaine, de son côté, pour exécuter ses projets, avait été trouver
un homme à qui son mari avait rendu jadis un service capital. Elle s'adressait
à un cœur reconnaissant et elle se fit un allié aussi dévoué qu'énergique. Ils
réglèrent ensemble tous les détails ; puis, elle se rendit à Gênes sous un faux
nom et loua, sous prétexte d'une excursion à Naples, un petit vapeur italien,
au prix de mille francs par jour, en stipulant que le voyage durerait au moins
une semaine et qu'on pourrait le prolonger d'un temps égal aux mêmes
conditions.
Le bâtiment se mit en route ; mais à peine eût-il pris la mer que la
voyageuse parut changer de résolution, et elle demanda au capitaine s'il lui
déplaisait d'aller jusqu'à Cannes chercher sa belle-sœur. Le marin y consentit
volontiers; et il jeta l'ancre, le dimanche soir, au golfe Juan.
Madame Bazaine se fit mettre à terre en recommandant que le canot restât
sur la plage et elle s'éloigna.
Son complice dévoué l'attendait avec une autre barque sur la promenade
de la Croisette, et ils traversèrent la passe qui sépare du continent la petite
île Sainte-Marguerite. Son mari était déjà sur les roches, les vêtements
déchirés, le visage meurtri, les mains en sang. La mer étant un peu forte,
il fut contraint d'entrer dans l'eau pour gagner la barque, qui se serait
brisée contre la côte.
Lorsqu'ils furent revenus à terre, le canot fut abandonné.
Ils regagnèrent alors la première embarcation, puis le bâtiment, resté
176 LES LETTRES ET LES ARTS
sous vapeur. Madame Bazainc déclara alors au capitaine que sa belle-sœur
se trouvait trop souffrante pour venir. Et , montrant le maréchal , elle
ajouta :
— N'ayant pas de domestique , j'ai pris un valet de chambre. Cet
imbécile vient de tomber sur des rochers et de se mettre dans l'état où
vous le voyez. Envoyez-le, s'il vous plaît, avec les matelots, et faites-lui
donner ce qu'il lui faut pour se panser et recoudre ses hardes.
Bazaine alla coucher dans l'entrepont.
Or, le lendemain, au point du jour, on avait gagné la haute mer.
Madame Bazaine changea encore de projet et, se disant malade, se fit
reconduire à Gênes.
Mais la nouvelle de l'évasion était déjà connue, le populaire , averti ,
s'ameuta en vociférant sous les fenêtres de l'hôtel. Le tumulte devint
bientôt si violent que le propriétaire, épouvanté, fit enfuir les voyageurs
par une porte cachée.
Je donne ce récit comme il me fut fait, et je n'affirme rien.
Nous approchons de l'escadre dont les lourds cuirassés, sur une seule
ligne, semblent des tours de guerre bâties en pleine mer. Voici le Colbert,
la Dévastation, Y Amiral Duperré, le Courbet, V Indomptable et le Richelieu,
plus deux croiseurs, Y Hirondelle et le Milan, et quatre torpilleurs en train
d'évoluer dans le golfe.
Je veux visiter le Courbet, qui passe pour le type le plus parfait de
notre marine.
Rien ne donne l'idée du labeur humain, du labeur minutieux et formidable
de cette petite bête aux mains ingénieuses, comme ces énormes citadelles
de fer, qui flottent et marchent, portent une armée de soldats, un arsenal
d'armes monstrueuses et qui sont faites, ces masses, de petits morceaux
ajustés, soudés, forgés, boulonnés, travail de fourmis et de géants, qui
montre en même temps tout le génie et toute l'impuissance et toute
l'irrémédiable barbarie de cette race si active et si faible qui use ses
efforts à créer des engins pour se détruire elle-même.
SUR L'EAU
177
Ceux d'autrefois qui construisaient avec des pierres des cathédrales en
dentelle, palais féeriques pour abriter des rêves enfantins et pieux , ne
valaient-ils pas ceux d'aujourd'hui, lançant sur la mer des maisons d'acier
qui sont les temples de la mort?
Au moment où je quitte le navire pour remonter dans ma coquille ,
j'entends sur le rivage éclater une fusillade. C'est le régiment d'Antibes
qui fait l'exercice de tirailleurs dans les sables et dans les pins. La fumée
monte par flocons blancs, pareils à des nuées de coton qui s'évaporent
et on voit courir le long de la mer les culottes rouges des soldats.
Alors les officiers de marine, intéressés soudain, braquent leurs lunettes
vers la terre et leur cœur s'anime devant ce simulacre de guerre.
Quand je songe seulement à ce mot : la guerre ! il me vient un
effarement comme si on me parlait de sorcellerie, d'inquisition, d'une
chose lointaine, finie, abominable, monstrueuse, contre nature.
Quand on parle d'anthropophages, nous sourions avec orgueil en pro-
clamant notre supériorité sur ces sauvages. Quels sont les sauvages, les
vrais sauvages ? Ceux qui se battent pour manger les vaincus ou ceux qui
se battent pour tuer, rien que pour tuer?
178
LES LETTRES ET LES ARTS
Les petits lignards qui courent là-bas sont destinés à la mort, comme
les troupeaux de moutons que pousse un berger sur les routes. Ils iront
tomber dans une plaine, la tête fendue d'un coup de sabre ou la poitrine trouée
d'une balle; et ce sont déjeunes hommes qui pourraient travailler, produire,
être utiles. Leurs pères sont vieux et pauvres; leurs mères qui, pendant
vingt ans, les ont aimés, adorés comme adorent les mères, apprendront dans
six mois ou dans un an peut-être, que le fils, l'enfant, le grand enfant élevé
avec tant de peine, avec tant d'argent, avec tant d'amour, fut jeté dans
un trou comme un chien crevé, après avoir été éventré par un boulet et
piétiné, écrasé, mis en bouillie par les charges de cavalerie. Pourquoi
a-t-on tué son garçon, son beau garçon, son seul espoir, son orgueil,
sa vie? Elle ne sait pas. Oui, pourquoi?
La guerre!... se battre... égorger... massacrer des hommes!... Et
nous avons aujourd'hui, à notre époque, avec notre civilisation, avec
l'étendue de science et le degré de philosophie où l'on croit parvenu le
génie humain, des écoles où l'on apprend à tuer, à tuer de très loin,
avec perfection, beaucoup de monde en même temps, à tuer de pauvres
diables d'hommes innocents, chargés de famille et sans casier judiciaire.
Et le plus stupéfiant, c'est que le peuple ne se lève pas contre les
gouvernements. Quelle différence y a-t-il entre les monarchies et les
républiques? Le plus stupéfiant c'est que la société tout entière ne se
révolte pas à ce seul mot de guerre.
Ah! nous vivrons toujours sous le poids des vieilles et odieuses cou-
tumes, des criminels préjugés, des idées féroces de nos barbares aïeux,
car nous sommes des bêtes, nous resterons des bêtes que l'instinct
domine et que rien ne change.
N'aurait-on pas honni tout autre que Victor Hugo qui eût jeté ce grand
cri de délivrance et de vérité :
« Aujourd'hui la force s'appelle la violence et commence à être jugée;
la guerre est mise en accusation. La civilisation, sur la plainte du genre
humain, instruit le procès et dresse le grand dossier criminel des conquérants
et des capitaines.
SUR L'EAU 179
« Les peuples en viennent à comprendre que l'agrandissement d'un
forfait n'en saurait être la diminution; que si tuer est un crime, tuer
beaucoup n'en peut pas être la circonstance atténuante; que si voler est
une honte, envahir ne pourrait être une gloire.
« Ah , proclamons ces vérités absolues, déshonorons la guerre ! »
Vaines colères ! indignation de poète ! La guerre est plus vénérée que
jamais.
Un artiste habile en cette partie, un massacreur de génie, M. de
Moltke, a répondu un jour, aux délégués de la paix, les étranges paroles
que voici :
« La guerre est sainte, d'institution divine, c'est une des lois sacrées
du monde; elle entretient chez les hommes tous les nobles sentiments,
l'honneur, le désintéressement, la vertu, le courage et les empêche, en
un mot, de tomber dans le plus hideux matérialisme ! »
Ainsi, se réunir en troupeaux de quatre -cent mille hommes, marcher
jour et nuit sans repos, ne penser à rien, ne rien étudier, ne rien
apprendre, ne rien lire, n'être utile à personne, pourrir de saleté, coucher
dans la fange, vivre comme les brutes dans un hébétement continu, piller
les villes, brûler les villages, ruiner les peuples; puis, rencontrer une autre
agglomération de viande humaine, se ruer dessus, faire des lacs de sang,
des plaines de chair pilée mêlée à la terre boueuse et rougie, des monceaux
de cadavres, avoir les bras ou les jambes emportés, la cervelle écrabouillée
sans profit pour personne et crever au coin d'un champ, tandis que vos
vieux parents, votre femme et vos enfants meurent de faim, voilà ce qu'on
appelle « ne pas tomber dans le plus hideux matérialisme » !
Les hommes de guerre sont les fléaux du monde. Nous luttons contre
la nature, contre l'ignorance, contre les obstacles de toutes sortes, pour
rendre moins dure notre misérable vie. Des hommes, des bienfaiteurs,
des savants usent leur existence à travailler, à chercher ce qui peut aider,
ce qui peut secourir, ce qui peut soulager leurs frères. Ils vont, acharnés
à leur besogne utile, entassant les découvertes, agrandissant l'esprit humain,
élargissant la science, donnant chaque jour à l'intelligence une somme de
180 LES LETTRES ET LES ARTS
savoir nouveau, donnant chaque jour à leur patrie du bien-être, de l'aisance,
de la force.
La guerre arrive : en six mois les généraux ont détruit vingt ans
d'efforts, de patience et de génie.
Voilà ce qu'on appelle : « ne pas tomber dans le plus hideux maté-
rialisme ».
Nous l'avons vue, la guerre. Nous avons vu les hommes redevenus des
brutes, affolés, tuer par plaisir, par terreur, par bravade, par ostentation.
Alors que le droit n'existe plus, que la loi est morte, que toute notion du
juste disparaît, nous avons vu fusiller des innocents trouvés sur une route et
devenus suspects parce qu'ils avaient peur. Nous avons vu tuer des chiens
enchaînés à la porte de leurs maîtres, pour essayer des revolvers neufs,
nous avons vu mitrailler par plaisir des vaches couchées dans un champ, sans
aucune raison, pour tirer des coups de fusil, histoire de rire.
Voilà ce qu'on appelle : « ne pas tomber dans le plus hideux maté-
rialisme ».
Entrer dans un pays, égorger l'homme qui défend sa maison parce qu'il
est vêtu d'une blouse et n'a pas de képi sur la tête ; brûler les habitations
de misérables qui n'ont plus de pain, casser des meubles, en voler d'autres,
boire le vin trouvé dans les caves, violer les femmes trouvées dans les rues,
brûler des millions de francs en poudre et laisser derrière soi la misère
et le choléra.
Voilà ce qu'on appelle : « ne pas tomber dans le plus hideux maté-
rialisme. »
Qu'ont-ils donc fait pour prouver même un peu d'intelligence, les hommes
de guerre? Rien. Qu'ont-ils inventé? Des canons et des fusils. Voilà tout.
L'inventeur de la brouette n'a-t-il pas plus fait pour l'homme, par cette
simple et pratique idée d'ajuster une roue à deux bâtons, que l'inventeur des
fortifications modernes, Vauban ?
Que nous reste-t-il de la Grèce? Des livres, des marbres. Est-elle grande
parce qu'elle a vaincu ou parce qu'elle a produit? Est-ce l'invasion des
Perses qui l'a empêchée « de tomber dans le plus hideux matérialisme » ?
SUR L'EAU 181
Sont-ce les invasions des barbares qui ont sauvé Rome et l'ont régénérée?
Est-ce que Napoléon Ier a continué le grand mouvement intellectuel
commencé par les philosophes à la fin du dernier siècle ?
Eh bien oui, puisque les gouvernements prennent ainsi le droit de mort
sur les peuples, il n'y a rien d'étonnant à ce que les peuples prennent parfois
le droit de mort sur les gouvernements.
Ils se défendent, ils ont raison. Personne n'a le droit absolu de gouverner
les autres. On ne le peut faire que pour le bien de ceux qu'on dirige.
Quiconque gouverne a autant le devoir d'éviter la guerre qu'un capitaine de
navire a celui d'éviter le naufrage.
Quand un capitaine a perdu son bâtiment, on le juge et on le condamne,
s'il est reconnu coupable de négligence ou même d'incapacité.
Pourquoi ne jugerait-on pas les gouvernements après chaque guerre
déclarée ? Si les peuples comprenaient cela, s'ils faisaient justice eux-mêmes
des pouvoirs meurtriers, s'ils refusaient de se laisser tuer sans raison,
s'ils se servaient de leurs armes contre ceux qui les leur ont données
pour massacrer... ce jour-là, la guerre serait morte... Mais ce jour ne
viendra pas !
Agay, 8 avril.
— Beau temps ! Monsieur.
Je me lève et je monte sur le pont. Il est trois heures du matin. La mer
est plate, le ciel infini ressemble à une immense voûte d'ombre ensemencée
de grains de feu. Une brise très légère souffle de terre.
Le café est chaud. Nous le buvons, et, sans perdre une minute pour
profiter de ce vent favorable, nous partons.
Nous voilà, glissant sur l'onde, vers la pleine mer. La côte disparaît :
on ne voit plus rien autour de nous, que du noir. C'est là une sensation,
une émotion troublante et délicieuse, s'enfoncer dans cette nuit vide,
dans ce silence, sur cette eau, loin de tout. Il semble qu'on quitte le
monde, qu'on ne doit plus jamais arriver nulle part, qu'il n'y aura plus
de rivage, qu'il n'y aura pas de jour. A mes pieds, une petite lanterne
182 LES LETTRES ET LES ARTS
éclaire le compas qui m'indique la route. Il faut courir au moins trois
milles au large pour doubler sûrement le cap Roux et le Drammond,
quel que soit le vent qui donnera, lorsque le soleil sera levé. J'ai fait
allumer les fanaux de position, rouge bâbord et vert tribord, pour éviter
tout accident et je jouis avec ivresse de cette fuite muette, continue et
tranquille.
Tout à coup, un cri s'élève devant nous. Je tressaille, car la voix est
proche, et je n'aperçois rien, rien que cette obscure muraille de ténèbres
où je m'enfonce et qui se referme derrière moi. Raymond, qui veille à
l'avant, me dit : « C'est une tartane qui va dans l'est, arrivez un peu,
monsieur, nous passons derrière. »
Et soudain, tout près, se dresse un fantôme effrayant et vague, la grande
ombre flottante d'une haute voile aperçue quelques secondes et disparue
presque aussitôt.
Rien n'est plus étrange, plus fantastique et plus émouvant que ces appa-
ritions rapides, sur la mer, la nuit. Les pêcheurs et les sabliers ne
portent jamais de feux ; on ne les voit donc qu'en les frôlant et cela vous
laisse le serrement de cœur d'une rencontre surnaturelle.
J'entends au loin le sifflement d'un oiseau. Il approche, passe et s'éloigne,
que ne puis-je errer comme lui !
L'aube enfin paraît, lente et douce, sans un nuage et le jour la suit,
un vrai jour d'été.
Raymond affirme que nous aurons vent d'est; Bernard tient toujours
pour le vent d'ouest et me conseille de changer d'allures et de marcher
tribord amures sur le Drammond qui se dresse au loin. Je suis aussitôt
son avis et, sous la lente poussée d'une brise agonisante, nous nous rappro-
chons de l'Estérel.
La longue côte rouge tombe dans l'eau bleue qu'elle fait paraître
violette. Elle est bizarre, hérissée, jolie, avec des pointes, des golfes
innombrables, des rochers capricieux et coquets, mille fantaisies de mon-
tagne admirée. Sur ses flancs, les forêts de pins montent jusqu'aux cimes
de granit qui ressemblent à des châteaux, à des villes, à des armées
SUR L'EAU 183
de pierres courant l'une après l'autre. Et la mer est si limpide à
son pied qu'on distingue par places les fonds de sable et les fonds
d'herbes.
Certes, en certains jours, j'éprouve l'horreur de ce qui est, jusqu'à désirer
la mort. Je sens, jusqu'à la souffrance suraiguë, la monotonie invariable des
paysages, des figures et des pensées. La médiocrité de l'Univers m'étonne et
me révolte, la petitesse de toutes choses m'emplit de dégoût, la pauvreté des
rêves humains m'anéantit.
En certains autres, au contraire, je jouis de tout, à la façon d'un animal.
Si mon esprit inquiet, tourmenté, hypertrophié par le travail, s'élance à des
espérances qui ne sont point de notre race et puis retombe dans le mépris de
tout, après en avoir constaté le néant, mon corps de bête se grise de toutes
les ivresses de la vie.
J'aime le ciel comme un oiseau, les forêts comme un loup rôdeur, les
rochers comme un chamois, l'herbe profonde pour m'y rouler, pour y
courir comme un cheval et l'eau limpide comme un poisson. Je sens frémir
en moi quelque chose de toutes les espèces d'animaux, de tous les
instincts, de tous les désirs confus des créatures inférieures. J'aime la
terre comme elles et non comme vous, les hommes; je l'aime sans l'admirer,
sans la poétiser, sans m'exalter. J'aime d'un amour bestial et profond,
méprisable et sacré, tout ce qui vit, tout ce qui pousse, tout ce qu'on voit car
tout cela, laissant calme mon esprit, trouble mes yeux et mon cœur, tout, les
jours, les nuits, les fleuves, les mers, les tempêtes, les bois, les aurores, le
regard et la chair des femmes.
La caresse de l'eau sur le sable des rives ou sur le granit des roches
m'émeut et m'attendrit, et la joie qui m'envahit quand je me sens poussé par
le vent et porté par la vague, naît de ce que je me livre aux forces brutales
et naturelles du monde, de ce que je retourne à la vie primitive.
Quand il fait beau comme aujourd'hui j'ai dans les veines le sang des
vieux faunes lascifs et vagabonds, je ne suis plus le frère des hommes, mais
le frère de tous les êtres et de toutes les choses.
Le soleil monte sur l'horizon. La brise tombe comme avant-hier, mais le
184 LES LETTRES ET LES ARTS
vent d'ouest prévu par Bernard ne se lève pas plus que le vent d'est annoncé
par Raymond.
Jusqu'à dix heures, nous flottons immobiles, comme une épave, puis un
petit souffle du large nous remet en route, tombe, renaît, semble se moquer
de nous, agacer la voile, nous promettre sans cesse la brise qui ne vient pas.
Ce n'est rien, l'haleine d'une bouche ou un battement d'éventail; cela pourtant,
suffit à ne pas nous laisser en place. Les marsouins, ces clowns de la mer,
jouent autour de nous, jaillissent hors de l'eau d'un élan rapide comme s'ils
s'envolaient, passent dans l'air plus vifs qu'un éclair, puis plongent et
ressortent plus loin.
Vers une heure, comme nous nous trouvions par le travers d'Agay, la brise
tomba tout à fait, et je compris que je coucherais au large si je n'armais pas
l'embarcation pour remorquer le yacht et me mettre à l'abri dans cette
baie.
Je fis donc descendre les deux hommes dans le canot, et à trente mètres
devant moi ils commencèrent à me traîner. Un soleil enragé tombait sur l'eau,
brûlait le pont du bateau.
Les deux matelots ramaient d'une façon très lente et régulière, comme
deux manivelles usées qui ne vont plus qu'à peine, mais qui continuent sans
arrêt leur effort mécanique de machines.
La rade d'Agay forme un joli bassin bien abrité, fermé, d'un côté, par les
rochers rouges et droits, que domine le sémaphore au sommet de la
montagne, et que continue, vers la pleine mer, l'île d'Or, nommée ainsi à
cause de sa couleur; de l'autre, par une ligne de roches basses et une petite
pointe à fleur d'eau portant un phare pour signaler l'entrée.
Dans le fond, une auberge qui reçoit les capitaines des navires réfugiés là
par les gros temps et les pêcheurs en été, une gare où s'arrêtent deux trains
par jour et où ne descend personne, et une jolie rivière s'enfonçant dans
l'Estérel jusqu'au vallon nommé, je crois, val Infernet, et qui est plein de
lauriers-roses, comme un ravin d'Afrique.
Aucune route n'aboutit, de l'intérieur, à cette baie délicieuse. Seul, un
sentier conduit à Saint-Raphaël, en passant par les carrières de porphyre du
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SUR L'EAU 185
Drammond ; mais aucune voiture ne le pourrait suivre. Nous sommes donc en
pleine montagne.
Je résolus de me promener à pied, jusqu'à la nuit, par les chemins bordés
de cistes et de lentisques. Leur odeur de plantes sauvages, violente et
parfumée, emplit l'air, se mêle au grand souffle de résine de la forêt immense,
qui semble haleter sous la chaleur.
Après une heure de marche, j'étais en plein bois de sapins, un bois clair,
sur une pente douce de montagne. Les granits pourpres, ces os de la terre,
semblaient rougis par le soleil ; et j'allais lentement, heureux comme doivent
l'être les lézards sur les pierres brûlantes, quand j'aperçus, au sommet de la
montée, venant vers moi sans me voir, deux amoureux ivres de leur rêve.
C'était joli, c'était charmant, ces deux êtres aux bras liés, descendant, à
pas distraits, dans les alternances de soleil et d'ombre qui bariolaient la côte
inclinée.
Elle me parut très élégante et très simple avec une robe grise de
voyage et un chapeau de feutre hardi et coquet. Lui, je ne le vis guère. Je
remarquai seulement qu'il avait l'air comme il faut. Je m'étais assis derrière
le tronc d'un pin pour les regarder passer. Ils ne m'aperçurent pas et
continuèrent à descendre en se tenant par la taille, sans dire un mot, tant
ils s'aimaient.
Quand je ne les vis plus, je sentis qu'une tristesse m'était tombée sur le
cœur. Un bonheur m'avait frôlé, que je ne connaissais point et que je
pressentais le meilleur de tous. Et je revins vers la baie d'Agay, trop las
maintenant pour continuer ma promenade.
Jusqu'au soir, je m'étendis sur l'herbe, au bord de la rivière, et vers sept
heures j'entrai dans l'auberge pour dîner.
Mes matelots avaient prévenu le patron qui m'attendait. Mon couvert était
mis dans une salle blanche peinte à la chaux à côté d'une autre table où
dînaient déjà, face à face et se regardant au fond des yeux, mes deux
amoureux de tantôt.
J'eus honte de les déranger comme si je commettais là une chose
inconvenante et vilaine.
186 LES LETTRES ET LES ARTS
Ils m'examinèrent quelques secondes, puis se mirent à causer tout bas.
L'aubergiste, qui me connaissait depuis longtemps, prit une chaise près
de la mienne. 11 me parla des sangliers et du lapin, du beau temps, du
mistral, d'un capitaine italien qui avait couché là l'autre nuit, puis, pour me
flatter, vanta mon yacht, dont j'apercevais encore par la fenêtre la coque noire
et le grand mât.
Mes voisins qui avaient mangé très vite, sortirent aussitôt. Moi, je
m'attardai à regarder le mince croissant de la lune poudrant de lumière la
petite rade. Je vis enfin mon canot qui venait à terre, rayant de son passage
l'immobile et pâle clarté tombée sur l'eau.
Descendu pour m'embarquer, j'aperçus, debout sur la plage, les deux
amants qui contemplaient la mer.
Et, comme je m'éloignais au bruit pressé des avirons, je distinguais
toujours leurs silhouttes sur le rivage, leurs ombres dressées côte à côte.
Elles emplissaient la baie, la nuit, le ciel, tant l'amour s'exhalait d'elles,
s'épandait par l'horizon, les faisait grandes et symboliques.
Et, quand je fus remonté sur mon bateau, je demeurai longtemps assis
sur le pont, plein de tristesse sans savoir pourquoi, plein de regrets sans
savoir de quoi, ne pouvant me décider à descendre enfin dans ma chambre,
comme si j'eusse voulu respirer plus longtemps un peu de cette tendresse
répandue dans l'air autour d'eux.
Tout à coup, une des fenêtres de l'auberge s'éclairant, je vis dans la
lumière leurs deux profils. Alors ma solitude m'accabla, et dans la tiédeur
de cette nuit prinlanièrc, au bruit léger des vagues sur le sable, sous le fin
croissant qui tombait dans la pleine mer, je sentis en mon cœur un tel désir
d'aimer que je faillis crier de détresse.
Puis, brusquement, j'eus honte de cette faiblesse, et, ne voulant point
m'avoucr que j'étais un homme comme les autres, j'accusai le clair de lune
de m'avoir troublé la raison.
J'ai toujours cru, d'ailleurs, que la lune exerce sur les cervelles humaines
une influence mystérieuse.
Elle fait divaguer les poètes, les rend délicieux ou ridicules, et produit
SUR L'EAU 187
sur la tendresse des amoureux l'effet de la bobine de Runikorff sur les
courants électriques. L'iiomme qui aime normalement sous le soleil , adore
frénétiquement sous la lune.
Une femme jeune et charmante me soutint un jour, je ne sais plus à quel
propos, que les coups de lune sont mille fois plus dangereux que les coups
de soleil. On les attrape, me disait-elle, sans s'en douter, en se promenant
par les belles nuits, et on n'en guérit jamais; on reste fou, non pas fou
furieux, fou à enfermer, mais fou d'une folie spéciale, douce et continue ; on
ne pense plus, en rien, comme les autres hommes.
Certes, j'ai dû, ce soir, recevoir un coup de lune, car je me sens
déraisonnable et délirant, prêt à pleurer et prêt à crier; et le petit croissant
qui descend vers la mer, m'émeut, m'attendrit et me navre.
Qu'a-t-elle donc de si séduisant, cette lune, vieil astre défunt, qui
promène dans le ciel sa face jaune et sa triste lumière de trépassée pour
nous troubler ainsi, nous autres que la pensée vagabonde agite.
L'aimons-nous parce qu'elle est morte, comme dit le poète Haraucourt :
Puis ce fut l'âge blond des tiédeurs et des vents.
La lune se peupla de murmures vivants ;
Elle eut des mers sans fond et des fleuves sans nombre,
Des troupeaux, des cités, des pleurs, des cris joyeux.
Elle eut l'amour ; elle eut ses arts, ses lois, ses dieux,
Et lentement rentra dans l'ombre.
L'aimons-nous parce que les poètes, à qui nous devons l'éternelle illusion
dont nous sommes enveloppés en cette vie, ont troublé nos yeux par toutes
les images aperçues dans ses rayons, nous ont appris à comprendre de mille
façons , avec notre sensibilité exaltée , le monotone et doux effet qu'elle
promène autour du monde ?
Quand elle se lève derrière les arbres, quand elle verse sa lumière
frissonnante sur un fleuve qui coule, quand elle tombe à travers les branches
sur le sable des allées, quand elle monte, solitaire, dans le ciel noir et vide,
quand elle s'abaisse vers la mer, allongeant sur la surface onduleuse et
liquide, une immense traînée de clarté, ne sommes-nous pas assaillis par
tous les vers charmants qu'elle inspira aux grands rêveurs ?
188 LES LETTRES ET LES ARTS
Si nous allons, l'âme gaie, par la nuit, et si nous la voyons, toute ronde,
ronde comme un œil jaune qui nous regarderait, perchée juste au-dessus
d'un toit, l'immortelle ballade de Musset se met à chanter dans notre
mémoire.
Et n'est-ce pas lui, le poète railleur, qui nous la montre aussitôt avec
ses yeux ?
C'était dans la nuit brune,
Sur le clocher jauni
La lune
Comme un point sur un i.
Si nous allons, par un soir de tristesse, sur une plage, au bord de
l'Océan qu'elle illumine, ne nous mettons-nous pas, malgré nous, à réciter
ces deux vers si grands et si mélancoliques :
Seule, au-dessus des mers, la lune voyageant
Laisse dans les flots noirs tomber ses pleurs d'argent.
Si nous nous réveillons, dans notre lit, qu'éclaire un long rayon, entrant
par la fenêtre, ne nous semble-t-il pas aussitôt voir descendre vers nous la
figure blanche qu'évoque Catulle Mendès.
Elle venait, avec un lis dans chaque main,
La pente d'un rayon lui servant de chemin.
Si, marchant, le soir, par la campagne, nous entendons tout à coup
quelque chien de ferme pousser sa plainte longue et sinistre, ne sommes-nous
pas frappés brusquement par le souvenir de l'admirable pièce de Leconte de
Lisle, les Hurleurs ?
Seule, la lune pâle, en écartant la nue,
Comme une morne lampe oscillait tristement.
Monde muet, marqué d'un signe da colère
Débris d'un globe mort au hasard dispersé,
Elle laissait tomber de son orbe glacé
Un reflet sépulcral sur l'Océan polaire.
Par un soir de rendez-vous, l'on va tout doucement dans le chemin,
serrant la taille de la bien-aimée, lui pressant la main et lui baisant la
SUR L'EAU 189
tempe. Elle est un peu lasse, un peu émue et marche d'un pas fatigué.
Un banc apparaît, sous les feuilles que mouille comme une onde calme la
douce lumière.
Est-ce qu'ils n'éclatent pas dans notre esprit, dans notre cœur, ainsi
qu'une chanson d'amour exquise, les deux vers charmants :
Et réveiller, pour s'asseoir à sa place,
Le clair de lune endormi sur le banc !
Peut-on voir le croissant dessiner, comme ce soir, dans un grand ciel
ensemencé d'astres, son fin profil, sans songer à la fin de ce chef-d'œuvre
de Victor Hugo qui s'appelle Booz endormi :
....Et Ruth se demandait,
Immobile, ouvrant l'œil à demi sous ses voiles,
Quel Dieu, quel moissonneur de l'éternel été,
Avait, en s'en allant, négligemment jeté
Cette faucille d'or dans le champ des étoiles I
Et qui donc a jamais mieux dit que Hugo, la lune galante et tendre aux
amoureux ?
Chacun se dispersa sous les profonds feuillages.
Les folles en riant entraînèrent les sages ;
L'amante s'en alla dans l'ombre avec l'amant ;
Et troublés comme on l'est en songe, vaguement,
Ils sentaient par degrés se mêler à leur âme,
A leurs discours secrets, à leurs regards de flamme,
A leurs cœurs, à leurs sens, à leur molle raison,
Le clair de lune bleu qui baignait l'horizon.
Et je me rappelle aussi cette admirable prière à la lune qui ouvre le
onzième livre de l'Ane d'or, d'Apulée.
Mais ce n'est point assez pourtant que toutes ces chansons des hommes
pour mettre en notre cœur la tristesse sentimentale que ce pauvre astre nous
inspire.
Nous plaignons la lune, malgré nous, sans savoir pourquoi, sans savoir
de quoi, et, pour cela, nous l'aimons.
La tendresse que nous lui donnons est mêlée aussi de pitié, nous la
190
LES LETTRES ET LES ARTS
plaignons comme une vieille fille, car nous devinons vaguement, malgré les
poètes, que ce n'est point une morte, mais une vierge.
Les planètes, comme les femmes, ont besoin d'un époux, et la pauvre
lune, dédaignée du soleil, n'a-t-elle pas simplement coiffé sainte Catherine,
comme nous disons ici-bas ?
Et c'est pour cela qu'elle nous emplit, avec sa clarté timide, d'espoirs
irréalisables et de désirs inaccessibles. Tout ce que nous attendons obscuré-
ment et vainement sur cette terre agite notre cœur comme une sève
impuissante et mystérieuse, sous les pâles rayons de la lune. Nous devenons,
les yeux levés sur elle, frémissants de rêves impossibles et assoiffés d'inex-
primables tendresses.
L'étroit croissant, un fil d'or, trempait maintenant dans l'eau sa pointe
aiguë, et il plongea doucement, lentement, jusqu'à l'autre pointe, si fine que
je ne la vis point disparaître.
Alors, je levai mon regard vers l'auberge. La fenêtre éclairée venait de
se fermer.
Une lourde détresse m'écrasa et je descendis dans ma chambre.
GUY DE MAUPASSANT.
LE GENDARME ROUGE
La plus redoutable et la plus redoutée commère de la paroisse de
Saint-Nicolas, gros bourg situé à mi-chemin entre Nancy et Lunéville, était
sans contredit madame Pellerin. Sa farouche notoriété projetait, à plusieurs
lieues à la ronde, un terrible rayonnement.
Elle présentait la parfaite personnification de la maîtresse-femme. Vingt ans
auparavant, elle avait dû être fort belle, plantureuse et puissante, solidement
charpentée et digne de poser comme modèle pour quelqu'une de ces figures
symbolisant la Force et l'Abondance qui s'accoudent, dans une nonchalance
majestueuse, aux frontons des portes triomphales de Nancy.
Mais ce n'est point sous cet aspect serein, mythologique et peu vêtu, que
se manifestait habituellement madame Pellerin. Veuve depuis quatre ans de
messire Pellerin, décédé juge de Saint-Nicolas, où il rendait la justice au nom
du comte et seigneur du lieu, qui d'ailleurs ne se montrait dans le pays qu'un
jour par an, elle avait conservé une sorte de tenue de deuil, et s'habillait
toujours de sombre. — Était-ce par attachement à la mémoire de feu Pellerin
ou bien pour rappeler aux populations que, avec le bien de l'ancien juge,
192 LES LETTRES ET LES ARTS
elle avait hérité quelques restes de son prestige et de son autorité? Drapée
dans ses costumes sévères, elle évoquait, par son aspect, l'impression d'un
être supérieur et plein de menaces. Lorsqu'elle entrait le dimanche à l'église,
elle s'avançait lentement, tournant à droite, puis à gauche, sa tête empanachée
d'une fontange, scrutant du regard les bancs pour voir si chacun occupait
bien sa place et notant dans sa mémoire les absences, les dissipations et
aussi les toilettes neuves pour en faire ensuite son rapport au curé qui dînait
chez elle chaque dimanche après la messe.
Heureusement, et comme pour contrebalancer l'effet terrifique produit par
madame Pellerin, la Providence lui avait accordé deux filles qui, dans cette
entrée à l'église, marchaient modestement derrière leur mère, les mains
jointes, avec l'allure d'une demi-servilité.
Les nez et les yeux, inclinés sur les paroissiens et sur les chapelets au
passage de madame Pellerin, se relevaient, sournoisement joyeux, pour voir
défiler Javotte et Jacquotte.
Quoiqu'elles ne fussent pas jumelles, les filles de madame Pellerin
paraissaient l'être, si entière était leur ressemblance : on eût dit deux
exemplaires identiques d'une même image, merveilleusement appareillés, et,
lorsqu'on les voyait ensemble, on ne pouvait penser qu'elles pussent jamais
être séparées. Leur beauté résidait surtout dans cette identité et charmait
par juxtaposition comme charme le chant de deux voix, même médiocres,
mais justes et d'un timbre égal.
Assez grandes — ■ moins que leur mère toutefois — taillées un peu
carrément, mais sans lourdeur, et bien proportionnées, elles représentaient un
beau et pur spécimen de la race lorraine, avec leurs figures régulières, leurs
traits placides mais bien arrêtés, qu'animait le coloris rustique de leurs joues
et qu'adoucissait le nuage de leurs cheveux blond clair, mal contenus sous
le plissé de leurs cornettes. Gomme si elles eussent voulu accroître leur
ressemblance, elles taillaient toutes leurs robes sur le même patron : pour
tous leurs vêtements elles adoptaient les mêmes mesures et les mêmes arran-
gements, presque toujours les mêmes étoffes. Aussi, bien rarement étaient-
elles habillées différemment l'une de l'autre.
LE GENDARME ROUGE 193
Un seul point les distinguait : c'était la nuance de leurs yeux : Jacquotte
avait les prunelles bleu pâle, tirant sur le gris, tandis que celles de Javotte
accusaient un ton plus franc et plus foncé. Mais, qui avait jamais vu leurs
yeux ? Ne sortant que fort rarement et toujours accompagnées de leur inflexible
mère, elles étaient dressées à la plus étroite modestie qui ne leur permettait
de lever les paupières sous aucun prétexte.
Dans l'impossibilité de découvrir chez l'une des deux jeunes fdles un signe
quelconque qui permît de la distinguer de l'autre, on avait pris le parti, à
Saint-Nicolas, de les considérer comme un être à la fois double et simple et,
associant leurs noms, on ne les appelait que Javotte-et- Jacquotte. Avec
une instinctive logique grammaticale, le langage populaire mettait toujours
un singulier à ce double nom, et l'on disait, sans que personne s'en
étonnât : « Javotte-et-Jacquotte a mis une robe neuve aujourd'hui », ou bien
« Javotte-et-Jacquotte est bien pâle, ce matin : sans doute qu'elle aura encore
pleuré ! »
Car elle pleurait, la pauvre Javotte-et-Jacquotte, et elle pleurait souvent,
ce qui n'avait, du reste, rien que de bien naturel, étant donné le caractère
de madame Pellerin. Cette tyrannique créature se faisait la main dans son
intérieur en martyrisant ceux qui l'entouraient : depuis longtemps elle ne
trouvait plus dans le pays de domestiques qui consentissent à la servir, et
ceux qu'elle réussissait à racoler au loin, dans des régions où n'avait pas
encore pénétré sa renommée, ne séjournaient guère plus de vingt-quatre
heures dans la maison. Elle avait cependant fini par mettre la main sur une
servante idiote et sur un valet faible d'esprit dont la passivité et la stupidité
avaient eu raison de sa violence' et qu'elle laissait à peu près tranquilles.
Les habitants de la Patagonie et de la Terre de feu, qui vivent dans de
perpétuels orages, sous les pluies torrentielles, parmi les phénomènes atmo-
sphériques les plus tumultueux, mènent une existence édénique en comparaison
de celle des deux malheureuses filles rivées par les lois du sang et de la
société à cette mère féroce.
Madame Pellerin jouissait d'une mauvaise humeur inaltérable : elle était
douée, en outre, d'une inexhaustible activité et d'une santé indomptable :
194 LES LETTRES ET LES ARTS
grâce à ces dons du ciel, ou plutôt de l'enfer, elle pouvait se lever avant le
jour, rester debout jusque fort avant dans la nuit, se coucher après tout le
inonde et le lendemain se trouver la première éveillée, pleine de fraîcheur,
pour harceler son infortuné personnel.
Un jour, c'était le dimanche de la Pentecôte, madame Pellerin effectuait,
avec ses deux filles et dans l'ordre accoutumé, son entrée dans l'église
remplie de fidèles agenouillés, la tête inclinée en cette méditation où il
convient de se plonger avant dans l'attente du saint sacrifice de la messe, lors-
qu'un bruit de chaises renversées lui ayant fait tourner la tête elle vit, avec une
stupéfaction furieuse qui lui empourpra le visage, que, derrière elle, le pieux
recueillement s'était subitement interrompu, que l'on chuchotait en regardant
ses filles et que — cela, son œil perçant l'avait constaté du premier coup —
au moment où Javotte-et-Jacquotte passaient près d'un banc dont l'extrémité
était occupée par un garçon du pays, celui-ci avait fixé d'une manière
extraordinairement significative celle des deux sœurs qui se trouvait près de
lui et dont la jupe lui avait frôlé l'épaule ; ils ne s'étaient rien dit : Javotte,
pas plus que Jacquotte, n'avait levé les yeux, mais un léger ton rose qui
colora leurs joues les trahit en montrant à la perspicace madame Pellerin
qu'il existait évidemment une communication quelconque entre ses filles et
ce jeune homme. Elle dut s'imposer un violent effort sur elle-même pour
ne point éclater en pleine église : elle se borna à faire signe, d'un geste
dramatique, à Javotte et à Jacquotte de passer devant elle : un regard cour-
roucé fit rentrer le jeune audacieux dans son recueillement interrompu. Il
s'esquiva d'ailleurs, prudemment, avant la fin de la messe; madame Pellerin,
au contraire, resta immuable à son banc, jusqu'à ce que tout le monde fût
sorti, et, passant par la sacristie, le presbytère et le jardin de la cure, rentra
chez elle par un chemin détourné, tenant ses filles par la jupe et marchant
avec de grandes enjambées qui forçaient la pauvre Javotte-et-Jacquotte à
trotter pour pouvoir suivre l'allure fiévreuse de leur mère.
Et tout en trottant elle tremblait, la pauvre Javotte-et-Jacquotte : elle
sentait que cette hâte la rapprochait de l'instant où la foudre maternelle
allait éclater et la pulvériser. Madame Pellerin, si loquace d'habitude et si
**
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LE GENDARME ROUGE 195
criarde, n'avait pas dit un mot pendant le trajet : ce mutisme redoublait les
transes des deux soeurs : rentrées dans la maison, pendant que leur mère
fermait à double tour la grande porte elles grimpèrent prestement dans leur
chambre : leur premier mouvement fut, naturellement, de se jeter au cou
l'une de l'autre et de fondre en larmes ; puis, s'adossant au grand lit à
baldaquin de toile de Perse qu'elles occupaient en commun, elles se regar-
dèrent silencieusement, en hochant la tête ; elles tressautaient à chaque pas
de madame Pellerin qui s'agitait dans la salle à manger située au-dessous
de leur chambre, et une sueur froide leur passa lorsqu'elles entendirent
quelqu'un monter l'escalier : ce n'était que la servante venant leur annoncer
que M. le curé était arrivé et que Madame les appelait pour le dîner.
Elles descendirent : un regard furtif jeté sur leur mère, leur procura
quelque soulagement ; évidemment madame Pellerin ajournait son tonnerre :
la scène n'éclaterait pas; et l'accueil du curé, qui gratifia leurs joues, encore
humides de pleurs, des petites tapes amicales et traditionnelles, leur montra
que le brave homme ne savait rien.
On se mit à table : le repas fut silencieux, quoi que fît le curé pour
l'animer; madame Pellerin restait immuable et impénétrable : on mangea et
l'on but vite et, dès avant le dessert, la mère renvoya ses fdles en leur
montrant l'escalier de leur chambre ; puis s'étant assurée que portes et
fenêtres étaient bien fermées et qu'on ne pouvait l'entendre, elle se planta,
les poings sur les hanches, devant le curé qui, resté assis, consacrait ses soins
à une compote de merises fraîches, accommodées au kirsch, suivant une recette
spéciale à madame Pellerin.
— Eh bien ! monsieur le curé, s'écria-t-elle, il se passe de jolies choses
dans votre église ! De jolies choses en vérité, et cela, à votre nez et à ma
barbe.
Cette « barbe » n'était pas une métaphore, car la lèvre supérieure et le
menton de la commère s'ombrageaient de poils grisonnants et frisottants
qu'il eût été difficile de classer dans la catégorie des duvets et qu'elle était
dans son droit de qualifier : barbe.
— C'est abominable ! reprit-elle. Et vous restez comme cela sans bouger,
196 LES LETTRES ET LES ARTS
en extase devant votre compote! Vous ne savez donc pas que le saint temple
est souillé!
L'ecclésiastique se résigna à sortir de son extase et, levant la tète :
— Vous m'effrayez, chère dame, fit-il avec un calme parfait ; le bedeau m'a
bien parlé d'une pile de chaises qui s'est écroulée avec un certain fracas, ce
qui a, sans doute, troublé le recueillement des fidèles et m'a moi-même
légèrement distrait dans mon sacerdoce, mais je ne vois rien là de scandaleux
et je ne sache pas qu'il soit rien survenu en dehors de ce petit incident...
— C'est donc moi qui vais vous renseigner, car j'en sais plus long que
vous et que votre bedeau. Monsieur le curé, dit-elle en solennisant sa voix,
on se donne dans votre église des rendez-vous d'amour!
Le curé devint extrêmement rouge, repoussa son assiette, se leva tout
d'une pièce et essaya d'articuler un « Oh ! » ; mais l'indignation le rendait
aphone : son geste seul exprima sa terreur et sa stupéfaction.
— Et, reprit madame Pellerin, c'est le fds Richardot qui a commis ce
scandale : je l'ai vu, monsieur le curé, j'ai surpris les regards qu'il échan-
geait avec Javotte-et-Jacquotte : il a trouvé moyen, devant moi, sans que
j'entende rien, de leur parler, de leur glisser peut-être un billet doux. Et il
faut que cet opprobre me vienne du fds de Richardot, cet aventurier qui a
pris la place de mon mari !
Le curé, qui avait reconquis un peu de sang-froid, fit timidement observer
à madame Pellerin que son mari étant décédé depuis quatre ans déjà, on
n'avait pu, malgré tout le respect qu'on devait à sa mémoire, suspendre le
cours de la justice à Saint-Nicolas et que le sieur Richardot avait fort
honnêtement succédé à messire Pellerin.
— Mais je le tiens, le Richardot, continua la vieille se frappant, en un geste
d'éloquence populaire, l'estomac à pleines mains. J'ai, dans le fond de mon
coffre, de quoi le faire tenir tranquille, lui et son coquin de fils ; c'est dans
les papiers de mon bien-aimé défunt que j'ai trouvé cela : une reconnaissance
qu'il a oubliée sans doute — elle est souscrite depuis si longtemps et le
créancier est mort depuis longues années. — Pellerin l'a rachetée pour rien,
autrefois, alors que Richardot n'était que petit clerc à Nancy. Avec cela, je
LE GENDARME ROUGE 197
le poursuivrai, ce Richardot, je le déshonorerai, je lui ferai perdre sa charge
dont il est si fier : il sera obligé de quitter le pays et je lui conseille de
se sauver bien loin, avec monsieur son fils, car j'irai les rechercher, les
relancer jusqu'à ce que je les aie vu pendre... les coquins, les misérables...
Elle tomba affaissée sur une chaise, qui gémit sous le poids et râla
encore : ce Misérables, misérables ! »
Bientôt revenue de cette syncope, — grâce aux aspersions d'eau fraîche
projetées par le curé sur sa face violacée, — madame Pellerin reprit, sur un
ton adouci et câlin autant que le lui permettait sa brutale nature :
— Mon cher curé, j'ai besoin de votre aide, de votre soutien dans cette
affaire qui me bouleverse. Vous comprenez bien qu'il me faut savoir ce qu'il
y a entre ce drôle et mes filles. Je les interrogerai, ces péronnelles, mais
qu'en tirerai-je ? rien que des mensonges : elles jureront n'avoir rien vu,
rien entendu, ne pas même savoir de quoi il s'agit, n'avoir jamais su qu'il
existât un père Richardot et encore moins un fils Richardot. Hélas ! je ne
puis leur appliquer la question ! Ah ! si j'en avais la permission je n'hésiterais
pas, c'est le seul moyen efficace de faire parler les muets et sortir la vérité
des consciences rebelles : mais, aujourd'hui, on n'a plus à la bouche que
les mots « d'humanité » et de « sensibilité », on s'attendrit sur les coquins
et l'on regarde à faire souffrir les criminels ! Dans quel temps vivons-nous !
Vous seul, mon bon abbé, pouvez tout savoir, car, à vous, on doit
tout dire : lorsque vous les tiendrez, chacune dans une des deux niches de
votre confessionnal, l'une à droite, l'autre à gauche, eh bien! interrogez-les
paternellement, habilement, sans les effaroucher, en leur laissant espérer le
pardon, tout en leur faisant comprendre l'énormité de leur faute : elles ne
se défieront pas et elles causeront. Et lorsqu'elles auront bien causé... vous
viendrez me le raconter.
C'est un devoir pour vous, continua-t-elle après une suspension consacrée
à juger de l'effet de son insidieuse harangue, c'est un devoir sacré, mon
excellent curé, de tout me révéler : il s'agit de sauver mon honneur, ma
dignité ; voyez-vous le fils Richardot séduisant les filles de madame Pellerin !
Quelle bonne aubaine pour mes ennemis ! Toute la Lorraine en éclaterait
198 LES LETTRES ET LES ARTS
de rire et moi, j'en crèverais de rage. Vous êtes ma seule aide dans cette
affaire et vous ne m'abandonnerez pas.
Le brave curé, qui connaissait de longue date l'aimable caractère de
madame Pellerin, eut la présence d'esprit de ne pas contredire ouvertement à
cette extraordinaire proposition et de ne point paraître se soustraire à l'odieuse
complicité qu'elle lui suggérait. L'honnête ecclésiastique reconnaissait l'ex-
trême gravité du cas et la légitimité de la colère d'une mère outragée dans
ce qu'elle avait de plus cher : comme elle, il pensait qu'on arriverait diffi-
cilement au fin fond de la chose... Si toutefois, ajoutait-il avec un geste
suspensif, si toutefois il y avait quelque chose. C'était là le hic! Car s'il n'y
avait rien et qu'il allât questionner les deux petites sur une faute imaginaire!
— Vous voyez d'ici l'écueil, ma chère madame Pellerin ; vous êtes trop
perspicace pour ne le point voir : nous autres qui avons charge d'âme, sommes
tenus à beaucoup de prudence, à une extrême réserve : les pères de l'Eglise
et les auteurs qui ont particulièrement traité du sacrement de la confession,
sont remplis d'exemples qui nous montrent les malheurs irréparables causés
par le zèle louable, mais intempestif, de certains directeurs et confesseurs :
des âmes pures ont été mises dans la voie du péché, souillées même par de
maladroites interrogations. Sans doute, lorsqu'il y a de la part du pénitent
un commencement d'aveu, notre mission est d'en provoquer le développement
afin de montrer au malheureux pécheur le gouffre dans lequel il va tomber
et sur le bord duquel l'arrêtera la religion, dans sa miséricorde, mais je me
ferais un grave scrupule d'aller plus loin...
Madame Pellerin interrompit brusquement l'honnête curé dans ses circon-
locutions évangéliques dont elle pénétrait le but évasif.
— Alors vous refusez ? s'écria-t-elle en se levant menaçante ; vous êtes
contre moi ! vous êtes complice de mes ennemis ! vous défendez les
Richardot ; vous avez peur ! Ah ! vous oubliez vite tout ce que j'ai fait pour
vous : et vos fonts baptismaux en beau grès rouge des Vosges que j'ai fait
sculpter par Pierre Adam; et la grille du chœur que Jean Lamour m'a bien fait
payer cinq cents écus; et cet ostensoir que j'ai fait venir d'Allemagne, et
votre grosse cloche dont je fus marraine avec feu Pellerin. Et les stalles, qui
LE GENDARME ROUGE 199
les a réparées ? et les pêchers du presbytère, en espalier, qui les a plantés ?
Et elle continua l'énumération de ses largesses, y joignant le prix de
chacune et remémorant la date, inscrite dans sa mémoire plus sûrement
et plus exactement que dans son livre de dépenses.
Le curé subissait patiemment ces amères récriminations, se considérant
comme un martyr du sacerdoce, ballotté entre sa conscience et son intérêt.
Il faut dire, à la louange du brave homme, qu'il n'hésita pas : il se leva,
fort dignement, salua humblement son irascible bienfaitrice, prétextant la
nécessité d'aller préparer les vêpres et sortit de la salle à manger en disant :
— Calmez-vous, ma chère madame Pellerin ; pensons-y chacun de notre
côté, et, dans quelques jours, nous en recauserons : cela vaudra mieux,
croyez-moi, que de se laisser entraîner à des actes irréfléchis.
Elle répliqua sèchement qu'elle n'avait nul besoin de se calmer ni de réflé-
chir ; qu'elle savait maintenant ce qui lui restait à faire et qu'elle se passerait
bien de lui, beaucoup plus facilement qu'il ne pourrait se passer d'elle.
Elle le mena jusqu'à la porte donnant sur l'extérieur et qu'elle ouvrit
sans lui dire adieu ni au revoir.
— Quelle mégère ! grommela le pauvre curé lorsqu'il eut fait quelques
pas dans la rue et qu'il eut entendu grincer dans la serrure la clef de
madame Pellerin, refermant sa geôle. Et les pauvres petites, ajouta-t-il en
levant tristement les bras.
#
* *
Madame Pellerin habitait, avec ses deux filles martyres et ses deux
serviteurs imbéciles, une grande maison bourgeoise, située aux confins du
bourg et de la campagne; on y accédait par une route abandonnée; un
mur épais et haut, percé d'une porte solide en double plancher de chêne
renforcée d'armatures en fer et qui ne s'entre-bâillait que des propres mains
de madame Pellerin, après enquête et pourparlers, séparaient la maison du
reste du monde. Du côté de la campagne, s'étendait un vaste jardin, suivi
d'un verger parsemé de vieux arbres fruitiers dont les rameaux tordus et
moussus ombrageaient un pré gras et vert. Le verger, comme la cour et
200 LES LETTRES ET LES ARTS
les abords de la maison, était ceint d'un mur assez élevé pour défier toutes
les escalades qui se seraient, d'ailleurs, cruellement coupé les mains aux
tessons de bouteilles dont se hérissait le faîte. Ce mur impitoyable ne
s'interrompait même pas pour laisser pénétrer un innocent ruisseau qui
traversait le verger, canalisé dans un fossé large de trois ou quatre pieds
et profond à l'avenant; le cours en était modéré au moyen de barrages
disposés en amont et en aval; deux arcades basses, ménagées parcimonieu-
sement dans la partie inférieure du mur, laissaient tout juste au courant la
place pour entrer et pour sortir. Une planche étroite, vermoulue et mal
assujettie aux berges humides et glissantes, réunissait les deux rives. Madame
Pellerin s'était toujours refusée à renouveler cette planche posée là depuis
vingt ans et que ses fdles, dès leur plus tendre enfance, avaient appris à
redouter et à ne jamais franchir ; par ce stratagème, l'espace où pouvaient
évoluer les deux victimes se trouvait circonscrit d'autant : lorsque la fan-
taisie prenait à la commère de visiter la partie du verger situé au delà de
la rivière, elle faisait apporter par ses domestiques une sorte de pont volant,
garni d'une main-courante permettant à sa lourde personne de traverser
sans émotion ni danger. Lorsqu'elle revenait on enlevait le pont pour le
replacer dans une remise dont elle avait seule la clef.
Pendant la belle saison les deux sœurs avaient la permission de s'installer
au bord de la petite rivière ; à l'ombre d'un vieux saule, elles se livraient
à leurs travaux d'aiguille. D'habitude elles ne bavardaient guère n'ayant rien
à se dire, vu la monotonie de leur existence cloîtrée; elles se contentaient
du bonheur muet d'être assises l'une à côté de l'autre, d'échapper à la terri-
fiante présence de leur mère. Sentant instinctivement que ce que l'une pensait
l'autre le pensait aussi, elles devinaient leurs idées réciproques et n'éprou-
vaient pas le besoin de les échanger. Le nez baissé sur leur ouvrage, elles
cousaient avec activité, surveillées par l'œil de la mère absente qui en
rentrant devait trouver achevée la tâche imposée ; lorsqu'elles avaient un
peu d'avance, elles s'arrêtaient en posant leurs coudes sur leurs genoux
et regardaient couler les lentes eaux de la rivière.
C'est la coutume et la consolation des solitaires et des opprimés de se
LE GENDARME ROUGE 20i
mettre volontiers en communication avec les choses : la petite rivière était
une société pour les deux pauvres enfants qui vivaient en relation avec elle
et avaient fini par la considérer comme une personne ; elles connaissaient ses
habitudes, guettaient ses caprices, se réjouissant de sa bonne mine lorsqu'elle
coulait limpide, par les temps clairs et paisibles, s'inquiétant lorsqu'elles la
voyaient se troubler et se plisser à l'approche de l'orage et suivaient avec
intérêt la navigation des brindilles, feuilles tombées et branches mortes qui
défilaient au cours de l'eau.
Depuis l'événement de la messe de la Pentecôte, la vie leur était devenue
chaque jour plus douloureuse. Aussitôt après le départ du curé, madame
Pellerin était montée dans leur chambre et leur avait fait une scène épouvan-
table ; sans articuler aucun fait précis, elle avait déblatéré avec véhémence
contre certaines filles perverties qui, jusque dans les endroits les plus sacrés,
recherchent les agaceries des garçons, leur sourient, leur donnent des rendez-
vous, risquant ainsi leur salut, leur honneur et celui de leurs parents.
Tandis que leur mère glapissait, les deux filles pleuraient, se demandant
quel crime inconscient elles avaient bien pu commettre. Ces filles perverties
que flétrissait madame Pellerin dans son langage véhément, c'étaient elles,
à n'en pas douter; mais ce garçon qui leur faisait des agaceries, au dire
de leur mère, qui cela pouvait-il bien être ? Et les rendez-vous ? et les
sourires ? A qui eussent-elles souri , à qui eussent-elles donné des rendez-
vous ? Elles ne connaissaient ni ne voyaient personne. Elles essayèrent de
calmer madame Pellerin par des gestes de dénégation et de supplications
muettes. Mais ce fut en vain.
a Inutile de mentir, je sais tout », avait dit, pour clore son monologue,
la terrible mégère, comme l'appelait le curé.
Elle les avait tenues prisonnières dans leur chambre pendant deux jours,
qui furent employés à changer les serrures, à consolider et à renforcer les
grilles et les barreaux, à doubler de plaques de fer les portes et les volets
donnant sur l'intérieur, précautions d'autant plus nécessaires que, depuis
l'événement de l'église, madame Pellerin s'absentait tous les jours, sans
doute pour organiser sa vengeance.
202 LES LETTRES ET LES ARTS
Quelques jours après cette mémorable scène, comme les deux sœurs travail-
laient distraitement au bord du ruisseau, cherchant sans cesse et sans succès
dans leur mémoire la cause possible de la colère maternelle, elles virent flotter
un objet qui, sans être bien extraordinaire par soi-même, les intrigua singu-
lièrement ; c'était tout simplement un morceau de papier, plié en forme de
galiote, qui s'avançait en se dandinant sur la houle. L'embarcation paraissait
avoir subi quelques avaries, — sans doute au passage des rapides formés
par le barrage supérieur, — néanmoins elle poursuivait sa route et les
deux jeunes filles sïétaient levées pour la regarder filer, lorsqu'un remous,
causé par une souche en saillie sur la berge opposée, attira l'esquif qui
pivota un instant désespérément sur lui-même, puis s'engloutit, aspiré par
la force invincible des mauvais génies qui se cachent au fond des gouffres.
Ce fut un petit drame qui laissa Javotte-et-Jacquotte consternée pendant
quelques minutes, fixant d'un œil attendri le point où avait sombré la galiote
et ce méchant remous qui continuait à tournoyer bêtement, attendant une
nouvelle proie ; elles se regardèrent , puis retournèrent silencieusement
s'asseoir; il n'était que temps, car madame Pellerin venait de rentrer : elle
contrôla la besogne, la trouva bouzillée, mena rudement ses filles et les
poussa vers la maison.
Le lendemain, elles se retrouvèrent à la même place, cousant la même
étoffe; la même heure sonnait à l'horloge de l'église et, des mêmes yeux
distraits, elles regardaient rouler leur ami le ruisseau, lorsqu'elles virent appa-
raître sur l'eau une galiote de papier exactement semblable, d'allures et de
forme, à celle de la veille. Hier, elles avaient pensé que c'était l'œuvre de
quelque écolier; aujourd'hui cette répétition leur parut singulière : elles se
levèrent précipitamment et , craignant pour le mystérieux navire le sort de
son prédécesseur, s'armèrent d'une gaule qui leur permît de l'attirer vers
elles ; mais l'intelligente galiote, guidée par un secret instinct, évita le fatal
tourbillon et vint doucement aborder dans les herbes de la berge, précisément
à leurs pieds.
Javotte se baissa tandis que Jacquotte faisait le guet, et ramena le petit
objet. Gomme elles l'examinaient curieusement, admirant l'ingéniosité de sa
LE GENDARME ROUGE 203
construction, Javotte en la tournant, retournant et essayant de la déplier,
remarqua qu'il y avait quelque chose d'écrit sur le papier. L'eau avait bien
un peu délayé l'encre, néanmoins les caractères étaient restés assez distincts
pour que deux fillettes, privées de toute communication avec l'extérieur, ne
résistassent pas au désir de les déchiffrer. Javotte développa donc le papier
soigneusement, et de façon à ne pas en détruire les plis et, tremblant d'être
surprises par leur cerbère, elles lurent :
« Chère Javotte-et-Jacquotte. Tu gémis sous un joug odieux, mais une
« âme généreuse s'occupe à t'arracher des mains de ton geôlier ! N'est-ce
« pas un crime que de soustraire à l'humanité deux êtres qui doivent faire
« son bonheur et partager ses joies, et n'est-ce pas un devoir que de les
« lui rendre ? Prends patience , pauvre enfant ! Si cette communication
« parvient jusqu'à toi , montre que tu l'as reçue, en répondant par la même
« voie. Le ruisseau portera tes paroles ; il y aura quelqu'un pour les
« recueillir. »
Elles avaient graduellement rougi pendant cette lecture; mais tandis que
la physionomie de Javotte s'était illuminée de joie, celle de Jacquotte exprimait
la terreur : elle serrait convulsivement le bras de sa sœur et lui demanda
qui pouvait bien leur écrire ainsi et d'une si singulière façon.
— Eh! que m'importe, répondit Javotte. Ce sont à coup sûr des personnes
qui nous veulent du bien. Mais comment leur répondre?
— Tu veux répondre, Javotte? Es-tu folle? Sais-tu si ce n'est pas un
piège? Entre quelles mains tomberait notre billet? Et d'ailleurs, avec quoi
répondre? Nous n'avons ni plume, ni encre, ni papier; notre mère tient tout
cela sous clef?
Javotte eut une minute de recueillement, une de ces minutes pendant
lesquelles germent et éclosent les idées de génie : elle mit le petit papier
dans les mains de Jacquotte en lui disant de le replier pour le rétablir dans
sa forme de bateau, puis elle alla vers une plate-bande où se trouvait un pied
de souci. Elle en cueillit deux fleurs, les assujettit avec deux épingles au
centre de la galiote reconstruite par Jacquotte et courut vers le barrage
inférieur, entraînant sa sœur. Au risque de glisser sur la berge, elle mit
204 LES LETTRES ET LES ARTS
délicatement à l'eau leur message symbolique : le voyant franchir sans
naufrage le périlleux passage, elles eurent un soupir de soulagement.
Elles se hâtèrent de retourner à leur place et de reprendre leur couture
afin de rattraper le temps perdu. Jacquotte n'était encore que médiocrement
rassurée; Javotte, au contraire, avait accueilli sans scrupule comme sans
hésitation cet appel à la délivrance.
*
* *
Comme on le pense bien, ces galiotes successives n'étaient pas venues
d'elles-mêmes naviguer sur le ruisseau, témoin et confident des peines et
des tribulations de Javotte-et-Jacquotte. Qui donc cependant avait imaginé
cet ingénieux moyen de correspondance ? Qui donc avait pu deviner ce qui
s'était passé entre madame Pellerin et ses filles, dans le mystère de cette
maison, si jalousement close? Qui donc enfin pouvait songer à les délivrer
de leur servitude ? Quelque bon cœur assurément, quelque âme délicate et
bien intentionnée. Hélas ! elle aurait dû savoir qu'on ne luttait point contre
madame Pellerin !
Pendant les jours qui suivirent cet important événement, les deux
sœurs se creusèrent vainement la cervelle pour pénétrer cette énigme.
Elles échangeaient les suppositions les plus variées, tout en surveillant le
cours de la petite rivière, dans l'espoir de voir apparaître une troisième
galiote leur apportant la réponse à leurs deux « soucis ». Mais, hélas! rien
ne venait, ni galiote, ni sauveur, et leurs têtes s'inclinaient chaque jour
plus endolories sous ce joug dont on avait promis de les délivrer.
Ce qu'elles ignoraient — et ce qu'elles n'eussent pu deviner — c'est que
le curé, indigné des mauvais sentiments de madame Pellerin à l'égard de
ses filles, froissé de ses reproches au sujet du bien qu'elle avait fait non
à lui, mais à son église, plus froissé encore de ses tentatives pour l'amener
à trahir ses devoirs de prêtre — le curé avait jasé. Sa conscience l'y autorisait,
madame Pellerin ne s'était pas confessée à lui, elle ne lui avait pas demandé
le secret, il était bien libre de parler : et il ne s'en était pas fait faute.
Les solennités de la Pentecôte terminées, c'est-à-dire le surlendemain du
LE GENDARME ROUGE 205
jour où il avait eu, chez madame Pellerin, une si pénible fin de repas, le
curé s'était rendu dès l'aube chez M. Richardot.
C'était un fort honnête homme, ce M. Richardot, et, à part le crime
d'avoir « pris la place » de M. Pellerin, comme le disait amèrement la veuve
vindicative, personne dans le pays n'avait à se plaindre de lui : il exerçait
avec bonhomie et intégrité ses délicates fonctions et s'efforçait toujours de
tempérer la rigueur des lois qu'il était obligé d'appliquer.
Sans grands détours, le bon curé avait exposé à M. Richardot qu'il lui
était revenu des bruits fâcheux sur la conduite de son fils ; il était bien permis
à un jeune homme de s'amuser, mais encore fallait-il que cela se passât sans
scandale et qu'on n'allât point troubler le repos des familles : c'était cependant
le cas du jeune Richardot, et le curé raconta — d'après la version de
madame Pellerin — l'affaire de la messe de la Pentecôte, les œillades échangées
avec Javotte-et-Jacquotte, le rendez-vous proposé et sans doute accepté.
M. Richardot, qui avait écouté les préliminaires de cet exposé avec la
patience et le recueillement particuliers aux magistrats, prit un air sévère
et interrompit le curé.
— Ce que vous me dites est fort grave, mon cher et vénérable pasteur,
et si cette déclaration ne me venait de vous, je me refuserais à y croire.
Mon fils est un brave garçon; je l'ai élevé dans des principes sévères de
décence et de loyauté ; jusqu'à preuve du contraire, je ne puis le supposer
coupable de ce dont on l'accuse. Il sait les sentiments de madame Pellerin
à mon égard, cette jalousie, cette haine qu'elle m'a vouées parce que j'ai eu
l'audace de succéder à l'emploi vacant par la mort de son mari. Si mon fils
avait tenté quelque aventure amoureuse, il ne se serait certainement pas
adressé à ces deux jeunes filles. Je doute d'ailleurs qu'il les connaisse
autrement que tout le monde les connaît, c'est-à-dire pour les avoir vues
chaque dimanche à la messe. Néanmoins, par acquit de conscience et pour
dissiper vos soupçons, je vais l'appeler et nous l'interrogerons.
Il ouvrit une porte, et s'avançant vers l'escalier : Eh! Gaspard, êtes-vous
réveillé ? Descendez vite !
Quelques instants après, Gaspard comparaissait. C'était un grand beau
206 LES LETTRES ET LES ARTS
garçon, bien planté, solide et alerte, au regard franc, au geste aisé; son
origine rustique transparaissait à travers ses façons déjà raffinées de fds de
bonne bourgeoisie, en voie d'atteindre la petite noblesse de robe, car son
père songeait déjà à lui acheter une charge à la cour souveraine, à Nancy.
Gaspard avait vingt-trois ans.
— Eh bien, lui dit M. Richardot d'un ton grave, mais non courroucé, que
se passe-t-il donc ? Qu'est-ce que me raconte monsieur le curé ? Que vous
courtisez les petites de madame Pellerin ? Que vous avez une intrigue, des
rendez-vous? Qu'est-ce qu'il y a de vrai dans tout cela? Répondez-moi
franchement. Vous êtes trop grand garçon pour que je vous gronde, mais
si vous avez commis quelque imprudence, mon devoir et mon droit est de
vous avertir... et de vous retenir, au besoin.
Il y eut un instant de silence. Gaspard rougit, puis, respectueux mais
ferme, répondit :
— Vous pouvez être assuré , mon père , que je n'ai commis et ne
commettrai jamais rien de contraire à l'honnêteté; comme vous m'avez
appris à ne pas mentir, je vous dirai simplement toute la vérité. Oui, mon
père, reprit Gaspard, j'ai remarqué les fdles de madame Pellerin : le
triste sort de ces douces créatures, qu'on se plaît dans le pays à réunir
en un seul être, les malheurs de Javotte-et-Jacquotte ont profondément ému
ma sensibilité. Comment ne pas s'attendrir lorsqu'on voit ces deux fleurs
d'une même tige sans cesse courbées sous la tempête qui les menace et fond
sur elles tout d'un coup, à chaque heure du jour et de la nuit, sans autre
motif que le caprice d'une mère qui profane ce titre sacré et mériterait de
s'appeler marâtre? Est-ce mal faire? Et n'est-ce pas bien plutôt obéir aux
plus sacrés sentiments d'humanité ?
M. Richardot baissa les yeux, en juge qui approuve malgré lui, mais qui
ne veut pas le laisser voir. Le curé considérait le jeune homme avec intérêt,
l'encourageait du regard et commençait même à s'attendrir.
— Et, continua Gaspard, lorsque je vois, à l'église, ces deux jeunes filles
s'avancer, tremblantes, sur les pas de leur geôlier, suis-je donc bien coupable
de lever les yeux vers elles, de leur adresser un regard qui espère rencontrer
LE GENDARME ROUGE 207
leur regard et brûle de leur dire : Il existe, tout près de vous, un ami qui
compatit à vos maux. — Et, pour une âme généreuse, connaître l'infortune
et vouloir la soulager n'est-ce pas tout un? Voilà mon crime, mon père.
Sont-ce là des sentiments dont vous me puissiez blâmer? Madame Pellerin
est votre ennemie et, par générosité, vous croyez de votre devoir de ne rien
entreprendre contre elle : vous en auriez cependant bien le droit, car
l'emprisonnement où elle détient ses filles est un odieux abus ; mais vous
ne sauriez défendre qu'on s'intéresse à ces créatures dignes de pitié. Tout
le pays pense et sent comme moi... Monsieur le curé vous le dira...
Le brave homme ne put se retenir de lever les bras, en soupirant un
« Hélas ! »
— Tout cela est fort beau, monsieur mon fils, repartit doucement
M. Richardot, et je ne soupçonnais pas en vous de si grands trésors de
sensibilité ; mais vous me permettrez de supposer que ce n'est point un
intérêt général pour l'humanité souffrante qui vous a inspiré ce beau discours.
Voyons, parlez-moi franchement, comme vous m'aviez promis dé le faire :
vous en tenez pour l'une de ces deux fillettes, à moins que ce ne soit pour
toutes les deux, car votre sollicitude ne sépare point mademoiselle Javotte
de mademoiselle Jacquotte.
— Je vous jure, mon père, s'écria Gaspard avec le geste et l'accent de la
sincérité, je vous jure que je n'obéis point aux sentiments que vous me prêtez
envers Javotte-et-Jacquotte. . .
M. Richardot commençait à s'impatienter.
— En voilà assez sur ce sujet, dit-il d'une voix brève. Je vous conseille
fortement de chasser de votre cœur aussi bien que de votre esprit et Javotte
et Jacquotte. Je vous pardonne un élan bien naturel à votre âge et qui prouve
la générosité de votre cœur; mais j'exige que l'affaire en reste là, et, pour
vous éviter la tentation de me désobéir, je vous autorise à partir ce tantôt pour
Lunéville. Je vous donnerai le nécessaire pour que vous y restiez quelques
jours à vous divertir ; les aimables et accueillantes beautés que l'on rencontre
en cette ville et qui ne sont point gardées en geôle par des madame Pellerin
vous auront bientôt fait oublier votre double et touchante héroïne.
208 LES LETTRES ET LES ARTS
Sur cette injonction paternelle, prononcée d'un ton ferme, péremptoire
à ne point admettre de réplique, M. Richardot congédia son fils, qui s'inclina
et se retira sans mot dire.
— Vous voyez, mon cher curé, dit le juge d'un air satisfait, cela n'est pas
plus difficile que cela : l'affaire n'a pas été longue à arranger ; vous pouvez
maintenant dormir tranquille et rendre la sécurité à cette excellente madame
Pellerin. J'espère que cette fois elle ne se plaindra pas de moi.
Le curé ébaucha un geste dubitatif : Je pense, répondit-il, que je ferai
bien de prier le bon Dieu de nous accorder sa protection pour que tout soit
fini en effet aussi heureusement que vous semblez le croire.
Et il partit soucieux, tandis que M. Richardot, qui l'avait accompagné
jusqu'à la porte, rentrait chez lui en se frottant les mains, tranquillisé par la
docilité de son fils à se conformer à ses ordres.
Néanmoins et pour plus de sûreté, il ferma la porte à clef puis monta dans
la chambre de Gaspard afin de hâter ses préparatifs de départ et lui donner
diverses commissions pour Lunéville. S'étant assis devant la table pour écrire
un billet, il la trouva encombrée de morceaux de papier, plies de façons
variées et symétriques et figurant des boîtes, des cocottes, des nacelles.
Il les écarta en riant :
— Comment, grand enfant, à ton âge tu fais encore des galiotes !
Gaspard ne répondit pas et se tourna vers la fenêtre pour dissimuler
l'embarras que lui causait cette réflexion dont son père ne soupçonnait certes
pas la profondeur.
*
* *
Sous la torpeur d'une soirée de juin, prématurément accablante, car en
Lorraine, l'atmosphère ne s'échauffe d'habitude que vers la fin de juillet,
madame Pellerin et ses filles , s'étaient installées près de la maison ;
la vieille, fidèle aux anciennes coutumes, faisait tourner son rouet, occu-
pation machinale qui lui permettait de poursuivre ses sombres pensées ;
Javotte et Jacquotte cousaient à côté de leur mère, silencieuses et songeant,
sans doute, à cette espérance qui avait traversé leur existence sous la
LE GENDARME ROUGE 209
forme de deux petits bateaux de papier. Depuis plus d'une semaine elles
épiaient le cours du ruisseau, s'échappant le matin pour aller voir si quelque
message n'était pas arrivé pour elles pendant la nuit, et s'attardant le soir
autant que possible avant de renoncer à leur espoir. Et chaque fois elles se
couchaient, sous l'œil soupçonneux de leur mère, et pleuraient dans leur lit
en pensant que ce fil qui avait semblé devoir les rattacher au monde était
définitivement rompu.
Un trot lourd de chevaux résonnant sur les pavés de la rout,e abandonnée
qui longeait la maison, les tira toutes trois de leurs rêveries : madame Pellerin
leva le nez et prêta l'oreille, lorsqu'un vigoureux coup de heurtoir ébranla
dans toute sa charpente, malgré ses renforcements de ferrures, l'épaisse porte
charretière. La matrone bondit sur sa chaise ; mais avant qu'elle ne se fût
levée, le heurtoir se mit à exécuter une batterie répétée.
— Holà ! Ouvrez donc, cria une voix, n'y a-t-il personne ici ?
— Je n'ai pas l'habitude d'ouvrir ma porte aux maraudeurs , répliqua
madame Pellerin; et, en disant cela, elle faisait signe à ses filles, par des
gestes répétés, de rentrer dans la maison.
— Nous ne sommes point des maraudeurs, répondit la voix d'un ton
relativement poli, mais ferme.
— Qui donc êtes-vous pour vous permettre un pareil tapage chez des
femmes ?
— Gendarmes de la Reine ! ouvrez, encore une fois.
— Je n'ai rien à faire avec madame la Reine ni avec ses gendarmes.
— Porteurs d'ordres de M. de la Galaizière,1 intendant de Lorraine. Ouvrez
de bonne volonté, sinon...
Et de fait, un ébranlement vigoureux indiqua à madame Pellerin que sa
porte et sa serrure ne tiendraient pas longtemps et que toute résistance
deviendrait non seulement superflue, mais encore préjudiciable.
— Allons, c'est bon, dit-elle d'un ton radouci, calmez-vous et finissez de
malmener ma porte : on va vous ouvrir.
Les deux jeunes filles avaient profité de l'émotion de leur mère pour ne
point obtempérer à ses ordres et, au lieu de rentrer dans l'intérieur de la
210 LES LETTRES ET LES ARTS
maison, s'étaient quelque peu retirées vers la porte vitrée et attendaient, avec
plus de curiosité que de crainte, le dénouement de ce colloque.
Madame Pellerin, ayant pris son trousseau de clefs, lit tourner le pêne le
plus délicatement possible : elle s'attendait à une irruption et voulait se
ménager une avance de quelques secondes, en cas d'assaut.
Contrairement à ses prévisions, le panneau ménagé pour les piétons dans
un des vantaux de la grande porte s'ouvrit tout tranquillement, et tout tran-
quillement aussi un jeune cavalier pénétra dans la maison sans cependant
s'avancer de plus d'un pas ; il tenait, passée dans le bras, la bride de son
cheval resté sur la route; un autre cavalier, qui l'accompagnait, n'avait pas
mis pied à terre. Le jeune militaire salua fort poliment.
— C'est bien à madame Pellerin que j'ai l'honneur de parler ? dit-il en
portant la main à son tricorne.
La vieille, un peu rassurée, avait repris de l'insolence.
— Oui ! madame Pellerin c'est moi. Eh bien! qu'est-ce que vous lui voulez,
à madame Pellerin ?
Et elle le regardait bien en face, avec Une mine courroucée.
Madame Pellerin n'était pas seule à regarder le jeune militaire. Javotte-et-
Jacquotte lui consacrait une attention non moins vive, mais beaucoup plus
sympathique. En le voyant entrer, les deux sœurs s'étaient chuchoté :
— Ah ! ma chère ! Un gendarme rouge !
Et elles étaient devenues presque aussi rouges que l'habit du gendarme.
Pelotonnées l'une contre l'autre et rencognées dans l'embrasure de la
porte de l'habitation, elles l'examinaient avec une intensité juvénile.
Les gendarmes rouges — ainsi nommés à cause de la couleur écarlate de
leur uniforme — n'étaient point des soldats ordinaires. Ils formaient douze
compagnies, appartenant à la Maison du Roi, qui en comptait seize. Les
quatre premières compagnies, dites grands gendarmes, ne quittaient jamais
Sa Majesté. Les autres compagnies portaient les noms de la Reine, du Dauphin,
de Berry, de Provence, d'Artois, d'Orléans ; il y avait encore les gendarmes
Ecossais, Anglais, Bourguignons et de Flandres. On les désignait aussi par le
titre de petits gendarmes, par opposition aux grands gendarmes — ceux du
LE GENDARME ROUGE 211
Roi, — sobriquet diminutif qui les irritait fort et amenait des duels fré-
quents avec les officiers des autres corps. Les petits gendarmes, qui devaient
faire preuve de noblesse et justifier d'un certain revenu, avaient rang d'officiers :
les simples gendarmes étaient sous-lieutenants ; les brigadiers, capitaines.
Lorsque le bon roi Stanislas mourut, le duché de Lorraine, donné par
Louis XV à son beau-père, avait été définitivement réuni à la France. La petite
cour de Lunéville, séjour préféré de Stanislas, cour paisible, patriarcale et
bien ordonnée, fut licenciée, et les bons Lunévillois se virent réduits à
contempler d'un œil morne leur château vide — ce château qu'ils se plaisaient
à citer comme un petit Versailles. Vides aussi les belles promenades du
Bosquet, et les parterres, et les terrasses.
Le roi de France s'émut de la situation mélancolique des anciens sujets
de son bien-aimé beau-père : il daigna écouter les doléances des logeurs,
cabaretiers, perruquiers et autres marchands de la ville déchue et, pour lui
rendre au moins une partie de son ancienne prospérité, il ordonna que les
douze compagnies de gendarmes de sa maison, éparses jusqu'alors en diverses
garnisons de France, fussent toutes réunies à Lunéville.
Ce rassemblement apporta, dans la paisible résidence, une animation
assurément plus bruyante que celle qui y entretenait la modeste cour de
Stanislas : ces jeunes gens menaient grand train, s'amusaient fort, se
querellaient toujours, se battaient souvent, semant l'épouvante parmi les
honnêtes bourgeois, sans cesse en peine de protéger la vertu de leurs femmes
et de leurs fdles contre les entreprises de ces brillants gendarmes.
Ils avaient, d'ailleurs, tout ce qu'il fallait pour tourner la tête aux petites
bourgeoises de Lunéville qui, alors, comme aujourd'hui sans doute, ne
savaient se retenir d'un faible pour le militaire. — La Lorraine a toujours eut
des goûts guerriers. — Au prestige de leur rang s'ajoutait l'éclat de leur
uniforme rouge, galant au possible : les couleurs distinctives de clirque
compagnie permettaient à ces dames de se choisir un cavalier qui portât
leurs nuances préférées : elles pouvaient choisir le gendarme écossais,
aux épaulettes jonquille; l'Anglais qui les avait violettes : le vert était
aux Bourguignons, le feuille-morte aux Flandres, le bleu céleste à la
212 LES LETTRES ET LES ARTS
compagnie du Dauphin et le bleu foncé à celle de Berry; Provence portait
cramoisi; Orléans souci; enfin la compagnie de la Reine se distinguait
par ses épaulettes rouge-ponceau, qui s'harmonisait heureusement à l'écarlate
de l'habit et au chamois de la culotte et de la veste.
Une apparition de cette importance, dans la claustrale demeure de madame
Pellerin, devait, naturellement, produire une profonde sensation.
— En ce cas, dit le gendarme, toujours poli et sérieux, puisque vous êtes
madame Pellerin, j'ai à vous remettre, ainsi que j'ai eu l'honneur de vous
l'annoncer à travers la porte, un écrit de la part de M. de la Galaizière.
Il tira d'une poche de sa veste un papier muni d'un sceau, qu'il tendit à la
commère.
Madame Pellerin prit le papier d'un geste brusque et, tout en grommelant,
essaya de le lire ; mais l'écriture était sans doute difficile à déchiffrer. Voyant
son embarras et son impatience, les deux fdlettes s'étaient avancées, sous le
prétexte louable d'aider leur mère : pour dire vrai, elles brûlaient de voir de
plus près encore ce gentil petit gendarme, et elles n'étaient pas fâchées non
plus qu'il les vît plus à son aise.
Au bout de quelques minutes, madame Pellerin rendit le papier au
militaire :
— Je ne comprends rien à votre grimoire, monsieur le gendarme...
— Si vous le permettez, madame, je vais vous l'expliquer. Le Roi, qui veut
se faire rendre compte des besoins de ses peuples et des plaintes que ceux-ci
pourraient avoir à élever contre les injustices commises, soit par les gens de
Sa Majesté, soit par des particuliers , a ordonné à monsieur l'intendant de
Lorraine de parcourir le duché afin d'examiner les plaintes qui lui seraient
adressées, en l'autorisant à citer devant lui, partout où il se trouverait, les
personnes qu'il jugerait nécessaire d'interroger...
— Mais je n'ai point encore porté de plainte contre personne, quoique
j'en aie bien le droit, répliqua madame Pellerin, qui commençait à perdre
contenance.
— J'ignore les motifs de monsieur l'intendant, continua le jeune homme;
je ne connais que ses instructions. J'ai ordre de vous amener à Lunéville, où
LE GENDARME ROUGE 213
se trouve en ce moment M. de la Galaizière ; il vous y a fait préparer
un logement — qui ne vaut pas celui-ci — et vous attend ce soir.
— Je m'y refuse! s'écria madame Pellerin, qui, en même temps, saisit le
bras de ses deux filles. Je m'y refuse absolument. Vous pouvez remonter à
cheval et porter ma réponse à monsieur l'intendant !
— En cas de refus, reprit le gendarme, imperturbable, en cas de refus,
j'ai ici, — et il montra la poche de la veste d'où il avait déjà tiré le papier de
l'intendant, — une lettre de cachet que je remettrai à l'exempt de la maré-
chaussée : il en fera son affaire et vous conduira sans bruit à la renfermerie
de Maréville. Vous me comprenez, madame Pellerin, et vous avez assez d'ex-
périence pour savoir que, en pareil cas, le plus sage est de ne point résister.
— Mais, répliqua-t-elle , atterrée et lâchant les bras de ses deux filles,
est-ce que je peux quitter ma maison ? est-ce que je puis laisser seules Javotte
et Jacquotte ?
Les deux fillettes levèrent en ce moment les yeux sur le jeune gendarme
comme pour lui dire : ce Javotte et Jacquotte, c'est nous. » Et leurs regards
s'étant rencontrés avec le sien, elles ne purent, malgré leur modestie,
s'empêcher de remarquer que ce militaire paraissait beaucoup plus occupé
d'elles que de madame leur mère.
— Je ne vous interdis pas, répondit-il, d'emmener mesdemoiselles vos
filles à Lunéville : elles y seront fort bien reçues ; à moins que vous ne
préfériez les laisser ici, sous la garde de mon camarade ou sous la mienne !
A cette proposition incongrue, madame Pellerin répondit par un geste
d'horreur !
— Soit, monsieur, fit-elle, redevenue majestueuse, je cède à la force;
arrêtez-moi, emmenez-moi, traînez-moi à Lunéville devant ce monsieur
l'intendant, à qui j'apprendrai des choses qu'il ignore et qui feront vraiment
bonne figure dans les rapports qu'il adressera au Roi ! Traînez-moi avec mes
filles, car vous n'espérez pas que je laisse ces chers trésors, — et elle s'atten-
drissait, en montrant ses chers trésors, — entre les mains et sous la garde de
la soldatesque ? Je pense, ajouta-t-elle, que vous m'accorderez bien quelques
heures pour mes préparatifs ?
214
LES LETTRES ET LES ARTS
— Tout le temps que vous voudrez, répondit fort poliment le gendarme ;
nous n'avons pas besoin d'être à Lunéville avant dix heures, ce soir.
Puis, sans en demander la permission à madame Pellerin, il introduisit son
cheval dans la cour et fit également entrer son camarade avec sa monture.
— Veuillez nous indiquer l'écurie, dit-il d'un ton qui ne souffrait pas de
réplique, et donner des ordres pour qu'on soigne nos chevaux. Après quoi,
vous voudrez bien vous occuper de nous donner à boire et à manger, car la
route est chaude et les grands benêts de peupliers qui la bordent ne nous
ont guère donné d'ombre ni de fraîcheur.
Madame Pellerin, stupéfaite de ce sans-gêne, — elle qui n'avait jamais obéi
à personne, — se dirigea, résignée, vers l'écurie, marchant devant eux pour
leur montrer le chemin.
Le jeune militaire, qui avait remis à son camarade les rênes de son
cheval, était resté en arrière et, se rapprochant de Javotte et de Jacquotte,
tira prestement du parement de sa manche gauche deux petits bouquets de
soucis, qu'il laissa tomber à leurs pieds.
THEOPHILE GAUTIER FILS.
(A suivre.)
'Je?
'***&& vj2*^ Ijf-fgÉ
WHISTLER ET SON OEUVRE
M. James Mac Neil Whistler est né aux États-Unis, à Baltimore. Son
père, le major Whistler de l'armée américaine, était un officier du génie
distingué. Le jeune Whistler fut d'abord destiné à suivre la carrière paternelle
et il entra à l'école militaire de West-Point. Mais ses goûts le portaient
ailleurs; venu à Paris, vers 1857, il fréquenta, avec plus ou moins d'assiduité,
l'atelier de Gleyre.
Il se révèle en 1863. Cette année-là, il présente au Salon sa première
œuvre importante, la Fille blanche, qui, repoussée par le jury, est
exposée au Salon des Refusés. Ce Salon des Refusés de 1863 est devenu
justement fameux; sa renommée grandit et grandira sans cesse, en même
temps que le renom des artistes qui s'y rencontrèrent. Avec Whistler s'y
trouvèrent Manet, Degas, Bracquemond, Cazin, presque tous les jeunes
gens qui portaient en eux ces germes d'invention appelés à sortir l'art de la
peinture des anciennes ornières.
M. Whistler après avoir terminé ses études à Paris, s'établit à Londres.
216 LES LETTRES ET LES ARTS
11 exposa pendant plusieurs années à la Royal Academy. Il eut d'abord
presque autant de peine à s'y faire recevoir qu'au Salon de Paris. Le portrait
de sa mère, une œuvre qui plus tard devait être universellement admirée
et obtenir une médaille au Salon de 1884, ne fut admise, par la Royal
Academy, qu'avec les plus grandes difficultés.
Lorsque la Grosvenor Gallery s'ouvrit en 1877, comme une institution
s'offrant aux artistes indépendants, M. Whistler en devint un des principaux
exposants. Pendant longtemps il y parut régulièrement. C'est là que furent
montrés ses nocturnes et nombre de ses toiles les plus géniales.
Depuis deux ans, devenu membre, puis président de la Society of Bristish
Artists, une très ancienne société de peintres de Londres, il a exposé au
siège de cette société dans Suffolk street. 11 a également envoyé de nom-
breuses œuvres aux Salons de Paris de ces dernières années : le portrait de
Mrs. Meus, de sa mère, de Carlyle, de lady Archibald Campbell, de Sarasate.
A maintes reprises, il a fait à Londres des expositions particulières, où
il a groupé des peintures à l'huile, des pastels, des eaux-fortes, des dessins
et des aquarelles qu'il n'eût pu montrer autrement. Là , il s'est donné
pleine . carrière, tant par l'originalité de la facture et le choix des sujets,
que par la nouveauté des titres et de la nomenclature.
LE PEINTRE
La première œuvre exposée par M. Whistler, la Fille blanche du Salon
des Refusés de 1863, prenait son titre de ses particularités de coloris; c'était
une fille en blanc se détachant sur un rideau blanc. Dès son début, d'instinct,
M. Whistler avait recherché un arrangement de coloris et les recherches
de cet ordre ne l'abandonneront jamais et feront partie de toute œuvre peinte
par lui. Ainsi, à ses yeux, un tableau n'est pas seulement la reproduction
d'une scène disposée d'une certaine façon, d'un personnage posé d'une
certaine manière. La combinaison de coloris qui, d'après lui, devra exister
dans le tableau pour qu'il soit une œuvre d'art, devient d'un intérêt primor-
dial. H y a donc, dans un tableau peint par M. Whistler, un sujet qui est
représenté par des lignes et le dessin, puis une combinaison de coloris que
WHISTLER ET SON ŒUVRE 217
le sujet porte, mais qui peut être cependant conçue comme existant, en
quelque sorte, à part.
De ce fait est résultée l'habitude prise par M. Whistler, de désigner ses
tableaux, non pas seulement par le titre du sujet, mais par celui de la
combinaison des couleurs. Ainsi, sur les catalogues, il écrit : Portrait de
ma mère, arrangement en gris et noir; portrait de Carlyle , arrangement
en gris et noir.
M. Whistler, dans cette voie, devait aller aussi loin que possible. Beaucoup
de ses œuvres ont fini par n'être plus désignées que par la combinaison des
couleurs qui s'y trouvait réalisée. Et alors, voulant établir des catégories
et des nuances, il a emprunté le vocabulaire des productions musicales.
C'est ainsi qu'après ses c arrangements » on a eu ses « harmonies » et ses
a symphonies ». Ayant souvent peint plusieurs toiles de cette sorte, dans
une même gamme de coloris, il a fini par les désigner à l'aide d'un simple
numéro, disant, par exemple, symphonie en blanc n° 1, n° 2, n° 3.
Ces harmonies et ces symphonies se placent à un moment très particulier
et très raffiné de sa production. Son œil était alors hanté par une gamme
pâle et en même temps aiguë de tons délicats. On y reconnaît un souvenir
lointain de l'association des couleurs qu'ont pratiquée les Japonais. Une de
ses symphonies typiques, en blanc n° 3, représente deux jeunes femmes
enveloppées dans les plis flottants de longues robes blanches, noncha-
lamment appuyées sur un canapé qui leur sert de fond et dont le ton
s'harmonise avec celui qu'elles forment elles-mêmes, pendant qu'un éventail
sur le plancher et les fleurs d'une azalée, dans un angle, mettent des points
colorés sur le blanc général de la toile.
La peinture ainsi traitée est en partie décorative et il n'y a qu'un pas à
faire pour entrer dans la décoration pure. Ce pas, M. Whistler l'a franchi.
Dans une partie de son œuvre, il s'est fait franchement décorateur. Il a décoré
plusieurs maisons et des appartements; dans les expositions qu'il a faites à
Londres, les parois, les plafonds, les meubles des salles occupées sont
également devenus pour lui le sujet d'arrangements décoratifs d'un coloris
varié. Dans cette voie, M. Whistler s'est surtout signalé à Londres, chez
218 LES LETTRES ET LES ARTS
M. Leyland, où il a décoré une salle devenue célèbre sous le nom de
Peacock room (la chambre du Paon). M. Whistler a désigné cette œuvre
par le titre d' « harmonie en bleu et en or ». Le plumage irrisé du paon
a servi de motif pour porter l'or et la couleur; tantôt la plume du paon se
détache en or sur le bleu, tantôt elle se colore en bleu sur fond or. Cette
décoration, on ne peut plus originale, d'un raffinement étonnant, est une
volupté pour les yeux.
A toute une série de ses œuvres, M. Whistler a donné le nom de
« nocturnes ». Là il s'est essayé à peindre la nuit. Dans les nocturnes, les
particularités de la scène et du paysage ont presque disparu, elles n'existent
plus que comme des accessoires atténués autant que possible ; c'est la
transparence de l'atmosphère ou des eaux éclairées par les pâles rayons de
la lune; ce sont les ombres opaques, grandes silhouettes indistinctes des
nuits sombres, qui sont devenues son objectif. Pour obtenir l'effet recherché,
il a étendu sur la toile des gammes de couleurs, se graduant par transitions
insensibles; plus de traits, de contours précis, de dessin accusé, mais une
sorte de ton uniforme, couvrant toute la toile, et ne visant qu'à y mettre de
l'ombre, de la transparence, de l'air et de la profondeur. Ses nocturnes sont
peut-être ce que M. Whistler a produit de plus personnel et de plus étrange.
Il ne faut donc point s'étonner qu'ayant déjà éprouvé de si grandes difficultés
à faire accepter celles de ses toiles qui ressemblaient le plus, par la facture,
à celles des autres peintres, il ait eu à soutenir, à l'occasion de ses nocturnes,
les plus violentes attaques. On peut s'imaginer l'ahurissement du public et
des critiques mis, pour la première fois, à la Grosvenor Gallery, en présence
des nocturnes de M. Whistler. Il ne s'agissait plus de scènes à regarder, le
long de la cimaise, le nez sur le tableau; les hommes de lettres ne trouvaient
plus de sujets prêtant lieu à des réminiscences littéraires, c'étaient des toiles
à contempler de loin, à embrasser d'ensemble, ne donnant qu'une impression
générale de la transparence et de la poésie de la nuit. Le plus violent des
critiques fut M. Ruskin, qui traita l'artiste comme le dernier des criminels.
De là un procès en libelle, que lui intenta M. Whistler. La question de la
valeur artistique des nocturnes fut agitée devant un jury. Pendant deux jours,
WHISTLER ET SON ŒUVRE 219
juges, avocats et journalistes déraisonnèrent à perte de vue sur l'art et la
peinture. Les jurés, dans l'impossibilité d'y rien comprendre, donnèrent
raison à M. Whistler en condamnant M. Ruskin, mais renvoyèrent cependant
le condamné indemne, en ne fixant qu'à un liard l'amende qu'il eut à payer.
En tout temps, on voit donc M. Whistler préoccupé de l'harmonie du
coloris. La beauté de la substance peinte, si l'on peut ainsi s'exprimer, est
ce qu'il recherche. Un tableau n'est pour lui parfait qu'autant que, en
dehors de ce qu'il dit, il offre aux yeux la volupté de couleurs délicates et
de tons raffinés. Ce soin constant de la recherche d'un coloris harmonieux
a pu se plier chez lui à la production des sujets les plus divers. Dans ses
portraits, l'arrangement et l'harmonie des tons recherchés, mis en sous-titre
après les noms des personnages, n'ont point empêché la figure humaine
d'acquérir toute sa valeur. Dans les portraits de sa mère, de Carlyle, de
Sarasate, de lady Archibald Campbell on a eu sur la toile des êtres d'une
vie intense, dont le caractère et la manière d'être saisissent les regards. Sa
mère et Carlyle ont été peints de profil, assis sur une chaise, dans une pose
à la fois sévère et pleine d'abandon. Sarasate, le violon et l'archet à la main,
fluet et nerveux, représente on ne peut mieux le virtuose inspiré. Lady
Archibald Campbell, grande et svelte, détourne la tête pour donner un dernier
regard avant de s'éloigner, type de fierté et d'élégance.
M. Whistler, de la décoration pure au rendu de la forme humaine, dans
ce qu'elle a de profond, a donc parcouru un champ des plus variés et des plus
étendus. Par son originalité, son invention, le charme du coloris, l'élégance
du dessin, il s'est placé au premier rang des novateurs contemporains.
LAQUA-FORT1STE
Les productions de la pointe, dans l'ensemble de l'œuvre de M. Whistler,
se sont placées à côté de celles du pinceau; l'eau-forte s'est développée
parallèlement à la peinture. Je dis parallèlement, c'est que, en effet, quoique
produites souvent dans le même temps, les œuvres peintes et les œuvres
gravées n'empiètent point les unes sur les autres. Jamais il n'est arrivé à
M. Whistler de graver un de ses tableaux. Soit qu'il peigne, soit qu'il
220 LES LETTRES ET LES ARTS
grave, il se met toujours en face de la scène vue ou du modèle vivant, et
exécute de prime saut une œuvre destinée à ne point se répéter par un
autre procédé que celui auquel elle est d'abord due.
Les eaux-fortes de M. Whistler nées ainsi directement en face de la vie,
ont la suprême qualité d'être avant tout vivantes. Jamais M. Whistler n'a mis
sur une de ses planches, cette partie de travail mécanique, cette part de
remplissage qui consiste à couvrir l'espace jusqu'aux angles, et à donner aux
détails indifférents d'un être ou d'un paysage, une place dans la reproduction
faite. Dès qu'il a fixé sur sa planche la sensation et l'image de la vie,
dès que le nombre de traits strictement nécessaire pour communiquer sa
sensation personnelle et le résumé qui se dégage pour lui de la scène vue
a été atteinte, il s'arrête. Son but est obtenu, son œuvre est achevée. Détails,
accessoires , remplissage sont pour lui choses inconnues. De là vient que,
bien qu'il n'ait jamais représenté que des personnages qui pouvaient poser
devant lui, qu'il n'ait jamais dessiné que le paysage sous ses yeux, la
moindre de ses œuvres est cependant empreinte de sa personnalité, pleine
d'originalité et d'invention. Dans des propositions, sortes d'aphorismes, mises
en tête d'une série de vingt-six eaux-fortes récemment publiées à Londres,
M. Whistler pose les règles qui l'ont guidé dans la pratique de l'art :
« Que l'espace à couvrir, dans une œuvre, doit toujours être en relation
directe avec les moyens employés pour le couvrir. — Que dans l'eau-forte le
moyen mis en œuvre, l'instrument employé étant la pointe la plus fine
possible, l'espace à couvrir doit être limité en proportion. — Que tous les
essais de dépasser les limites marquées par cette proportion, sont absolument
inartistiques et tendent à révéler la pauvreté des moyens dont on se sert,
au lieu de la dissimuler, comme l'art l'exige dans son raffinement. »
Et d'après ces principes, l'ensemble de l'œuvre gravé par M. Whistler
présente une suite de planches, petites ou moyennes par leurs dimensions.
Dans les arts, et dans ceux du dessin peut-être plus que tous les autres,
la valeur de la forme décide, en dernier ressort, de l'importance de l'œuvre.
Comme facture, les eaux-fortes de M. Whistler révèlent un dessin précis,
souple et élégant, un dessin arrêtant par les traits caractéristiques la forme
WHISTLER ET SON ŒUVRE 221
des choses, les mettant avec certitude à leur place relative dans un ensemble,
soit qu'elles se projettent tout à fait au premier plan, soit qu'elles s'enfoncent
dans l'espace à l'extrême horizon.
Quelque effort que le graveur ait fait pour varier les procédés du métier,
il n'a pu faire dévier son art de sa condition première, qui est de tracer
l'image à reproduire, à l'aide d'un instrument rigide sur une plaque de métal.
De là d'énormes difficultés à vaincre pour obtenir l'aisance, la souplesse,
la grâce, toutes ces qualités, parties essentielles d'une œuvre d'art. Il faut
que l'artiste graveur, sans dissimuler la nature de l'instrument qu'il emploie,
en laissant au contraire voir que c'est bien une pointe promenée sur un
cuivre qui donne l'image, arrive, en même temps, à ôter à son procédé cette
rigidité, ces contours secs, durs et arrêtés qui paraissent inséparables de
l'outil. C'est pourquoi il y a si peu de grands graveurs. Parce que l'on peut
savoir peindre et dessiner, sans savoir graver ; parce que les aptitudes
nécessaires à faire un graveur sont spéciales et, tout en pouvant s'ajouter
chez un artiste à celles qui l'ont déjà fait peintre ou dessinateur, peuvent,
par contre, très bien lui manquer.
Pour s'en tenir spécialement à l'eau-forte, parcourez des suites d'estampes,
de différents artistes. Vous ferez d'abord un premier tri, selon la valeur plus
ou moins grande des artistes à qui elles sont dues en tant que dessinateurs;
puis allant plus avant, vous en ferez un second, qui vous conduira, même
parmi des artistes également forts, comme dessinateurs, à mettre seulement
à part ces productions où apparaîtront les qualités spéciales à l'eau-forte,
l'excellence du travail de la pointe. Combien sont nombreux les artistes
qui, n'ayant donné à cette branche de l'art qu'une attention passagère
ou qui, manquant des aptitudes spéciales qui constituent le graveur, n'ont
obtenu par l'eau-forte que des œuvres sans caractère et sans accent! On ne
s'aperçoit point qu'ils aient manié une pointe. Ils ont simplement contrefait
des dessins à la plume ou au crayon. Ils n'ont jamais su graver. Les œuvres
dues aux graveurs de race se différencient absolument des dessins et ne
contrefont point le travail de la plume ou du crayon. Elles existent à part,
avec leurs qualités propres, et le travail de la pointe qui les a produites
222 LES LETTRES ET LES ARTS
s'y montre avec tous ses traits et ses difficultés propres vaincues. Les
eaux-fortes de M. Whistler laissent voir tout de suite qu'elles ont été faites,
comme il l'a dit, « à l'aide de la pointe la plus fine possible » ; telle de
ses eaux-fortes des débuts, « la Mère Gérard », aurait pu être tracée avec la
plus mince aiguille. Les traits qui ont produit l'image, sont ceux d'une
pointe acérée, fluets et, courts allongés ou affilés, atteignant l'extrême
ténuité. Et cependant l'artiste a su manier son outil sans apparence de
dureté ni de raideur.
Lorsque l'artiste aqua-fortiste a tracé à la pointe le sujet à représenter,
qu'il a fait mordre son cuivre, il le livre à l'imprimeur. Le travail d'art est
terminé ; l'imprimeur n'est le plus souvent qu'un ouvrier, qui tire d'une
machine des épreuves uniformes à l'infini. Les images ainsi obtenues sont
donc le produit d'un travail, pour une part artistique, pour l'autre, purement
mécanique. Mais si l'impression se faisait elle aussi par un travail d'art, si
l'imprimeur, au lieu d'agir en simple ouvrier, travaillait lui aussi avec le goût,
l'invention, l'imprévu d'un artiste, alors on aurait des épreuves, dues, dans
toutes leurs parties, à un travail artistique et naturellement supérieures aux
autres. En effet, qui ne sait combien les questions d'encrage et de tirage sont
importantes ? qui ne sait quel prix les amateurs paieront pour une estampe
d'un tirage rare et précieux, de préférence à une épreuve obtenue d'une
manière banale ? Qui ne sait avec quelle passion les collectionneurs se
disputent ces pièces que l'artiste, sans se servir d'un ouvrier intermédiaire,
a tirées lui-même, avec amour, pour se rendre compte de l'état de sa planche ?
Malgré cela, très peu d'artistes ont eu la ténacité de suivre leurs planches
terminées jusqu'à la presse et de diriger eux-mêmes les ouvriers qui tiraient
les épreuves ; encore moins nombreux ceux qui ont eu le courage de se
transformer en véritables imprimeurs, d'encrer et de tirer eux-mêmes les
épreuves à obtenir de leurs planches. Il n'y en a réellement que deux qui aient
poussé jusque-là la religion de l'eau-forte : Rembrandt parmi les anciens,
Whistler parmi les modernes. Et ils n'ont pas perdu leur peine ; toute
question de composition et de dessin mise à part, qu'on place les eaux-fortes
imprimées par eux, en parallèle avec celles de n'importe quels artistes ayant
WHISTLER ET SON ŒUVRE 223
abandonné leurs planches à des ouvriers, et au point de vue de la perfection
du tirage, de la beauté de l'impression, elles écraseront toutes les autres.
M. Whistler à ses débuts, à Paris, avait employé Delâtre pour imprimer
ses eaux-fortes. Delàtre, qui est resté justement célèbre, était un imprimeur
exceptionnel, travaillant en artiste. Lorsque M. Whistler s'établit à Londres,
il n'y trouva, comme imprimeurs, que de vulgaires ouvriers. Peu à peu
il prit l'habitude d'imprimer lui-même les eaux-fortes et les pointes sèches
qu'il produisait successivement. Du reste, la demande que l'on faisait de ses
œuvres était alors fort limitée et le travail n'était pas grand. Lorsque la
renommée venant et la demande augmentant, il voulut se décharger sur des
ouvriers imprimeurs du travail de l'impression, on découvrit un tel abîme
entre ses épreuves et celles des ouvriers que les amateurs se refusèrent à
prendre ces dernières, et exigèrent, à prix d'or, des épreuves tirées, comme
autrefois, par l'artiste lui-même. M. Whistler prit bravement son parti et
aujourd'hui l'impression de ses eaux-fortes est entrée, pour une part, dans
le labeur journalier de sa vie.
On est bien obligé d'appliquer la désignation d'imprimeur à M. Whistler,
tirant lui-même les épreuves de ses eaux-fortes, c'est le mot consacré et
tout autre manque. Mais ces termes a d'imprimeur » et « d'impression » ne
donnent qu'une idée imparfaite de tout ce que M. Whistler, encrant et tirant
lui-même ses planches, en artiste, ajoute, sur l'épreuve, à ce que l'imprimeur
purement ouvrier eût obtenu à sa place. Selon la sensation du moment,
au gré de sa fantaisie il force ou diminue l'encrage de telle ou telle partie,
renforce ou allège les ombres, supprime certains détails ou en fait apparaître
d'imprévus. L'impression d'ensemble, tout en restant ferme et nette, est
pleine de velouté; aucune sécheresse, aucune dureté; à l'occasion, pour
produire de l'eau, pour répandre la nuit, pour ombrer certaines parties, il
ajoute à l'impression des lignes mordues par la pointe, de larges surfaces
couvertes de teintes dégradées et transparentes, rappelant la manière noire
ou l'aquatinte. Et, à toutes leurs qualités, les épreuves de M. Whistler
joignent encore celle de ne point connaître cette monotonie qui accompagne
si souvent l'impression.
224 LES LETTRES ET LES ARTS
Produites directement en face de la nature et de la vie par un artiste
puissant, qui marque de sa personnalité tout ce qu'il touche, dues à un travail
de la pointe raffiné, imprimées à la perfection, les eaux-fortes de M. Whistler
forment, parmi les choses de l'art contemporain, un ensemble exquis, rare,
unique.
M. Frederick Wedmore, le critique bien connu, vient de faire paraître,
à Londres, le catalogue raisonné de l'œuvre gravé de M. Whistler (1). Deux
cent quatorze pièces s'y trouvent décrites, dans leur ordre chronologique.
D'après les indications de M. Wedmore, M. Whistler aurait commencé à graver
à l'eau-forte en 1857, et sa première œuvre serait un portrait de lui-même.
A cette époque, il arrivait d'Amérique, il complétait ses études à Paris et
s'y essayait à l'eau-forte et à la peinture. A cette première planche, en
succédèrent d'autres en assez grand nombre, constituant ce qu'on peut appeler
son œuvre de début et sa série française. Sujets variés, portraits : Annie
Haden, la mère Gérard, le petit Arthur Seymour, Bibi Valentin, Becquet, Astruc,
Drouet, Finette, Axenfeld; puis paysages et genre : Liverdun, en plein Soleil,
rue à Saverne, la Vieille aux loques, la Marchande de moutarde, la Cuisine,
la Lecture au lit, l'Ile de la Cité , etc. Un choix parmi ces pièces fut fait
par l'artiste et une suite de douze planches parut, imprimée chez Delâtre, rue
Saint- Jacques, et dédiée à M. Seymour Haden. La suite, mise en vente à
cinquante francs, ne fut tirée qu'à très peu d'exemplaires. L'artiste ne pouvait
encore être goûté que de quelques amis, jeunes et débutants comme lui.
Vers 1860, M. Whistler quitte Paris et se fixe à Londres. Alors commencent
ses séries de sujets empruntés au milieu anglais. M. Whistler habitait à
Londres le quartier de Chelsea qui s'étend, en remontant, le long de la
Tamise, un coin plein de vieux souvenirs et des plus pittoresques. II se mit
tout simplement à reproduire à l'eau-forte les scènes que les rives de la
Tamise mettaient sous ses yeux. En haut de la rivière, les vieux ponts de
Putney et de Battersea, les appontements et les magasins où se déchargent
les marchandises, l'enfilade des allèges et des gabares à sec sur la rive;
(1) Whistler's etchings. A study and a catalogue by Frederick Wedmore. London. A. W. Thibaudcau, 1886.
WHISTLER ET SON ŒUVRE 225
plus bas, vers le port maritime, les navires amarrés le long des docks où
les bateaux de pêche apportant le poisson au grand marché de Billingsgate.
Chose singulière! les bords de la Tamise ainsi reproduits frappèrent d'abord
le public anglais, par un côté d'imprévu et de nouveauté. Les artistes anglais
avaient négligé d'abaisser les yeux sur cet aspect familier des choses; le
Londres, bâti et affairé avait été méconnu comme vulgaire et prosaïque.
Quand on voulait peindre ou dessiner la Tamise, on s'en allait au loin ; on
remontait vers Richmond, vers Henley, où l'on découvrait ces campagnes,
auxquelles on attribuait seules le mérite de la dignité et du pittoresque.
Mais comme ce sont les artistes qui tirent d'eux la beauté et le charme dont
ils imprègnent les sujets qu'ils traitent, dès que M. Whistler eut reproduit
ces aspects de la Tamise à Londres qui avaient paru si ternes et si vulgaires,
on s'aperçut combien ils offraient de scènes pittoresques et de motifs raffinés.
Lorsque, en 1871, M. Whistler fit un choix de seize planches, principalement
de vues de la Tamise, qui parurent à Londres, chez Ellis and Green, cette
publication mit définitivement l'eau-forte à la mode en Angleterre et amena
toute une suite d'artistes à reproduire, par la pointe ou le pinceau, le
Londres fluvial négligé jusqu'alors.
En 1879, M. Whistler va passer une année à Venise. 11 en rapporte une
série de vues qui constituent ce qu'on peut appeler la partie vénitienne de
son œuvre. En 1880, la Fine Art society, à Londres, publie et expose une
première suite de douze vues de Venise. Les critiques d'art et les journalistes
lui firent le plus mauvais accueil, et déclarèrent à l'envi qu'ils préféraient de
beaucoup les œuvres précédentes de l'auteur. M. Whistler, comme tous les
artistes vraiment originaux, ne se répète point. Il développe et accentue sans
cesse sa manière. Les vues de Venise étaient dues à un travail qui paraissait
encore plus sommaire et plus rapide que celui qu'on avait autrefois reproché
à l'artiste. Mais, maintenant, par comparaison, on acceptait et on louait le
travail antérieur, pour pouvoir d'autant mieux attaquer et blâmer le nouveau.
C'est-à-dire que M. Whistler éprouvait, une fois de plus, combien il est
difficile de faire accepter des œuvres personnelles, dont la forme et le genre
sont originaux. En pareil cas, le temps et la familiarité sont des éléments
226
LES LETTRES ET LES ARTS
indispensables de succès. En effet, deux ans après la première exposition si
maltraitée, il en fit une nouvelle, à la Fine Art society. Il se donna le malin
plaisir, dans son catalogue, d'insérer des citations empruntées aux articles
critiques de l'exposition précédente. Tout ce que ses détracteurs avaient pu
écrire de plus méprisant se trouvait complaisamment cité. Les rieurs furent
avec lui. Deux années avaient suffi pour habituer au style des vues de Venise,
on les jugeait, maintenant, au moins égales à tout ce que l'auteur avait
autrefois produit, et on ne comprenait plus qu'elles eussent pu être aussi
mal reçues par des critiques d'art de profession.
Messieurs Dowdeswell et Dowdeswell, de Bond street, viennent de publier,
dans un ensemble de vingt-six planches, une seconde et dernière suite des
vues de Venise. Il semble impossible que M. Whistler puisse jamais dépasser
en souplesse et en finesse de pointe, en velouté et en transparence de tirage,
le degré de perfection atteint dans cette série. L'eau-forte ainsi traitée est à
son point culminant.
THÉODORE DURET.
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MADAME JUDIG
CHEZ ELLE
On se pique assez volontiers d'art à notre époque. 11 y a
dans cette prétention plus de mode que de réalité. Nos pères
ne se croyaient pas grands clercs en cette matière mais ils
avaient un goût inné grâce auquel le plus simple des objets à
leur usage était d'une forme charmante. Il n'en va plus de même
228 LES LETTRES ET LES ARTS
aujourd'hui où, sous prétexte de goûts artistiques, le goût, le vrai goût
semble s'émousser tous les jours.
A cette règle, naturellement et bien heureusement, existe plus d'une
exception. Quelques personnes reçoivent en naissant le véritable goût artis-
tique comme un don et, pour peu qu'elles le développent par l'étude et
la vue des chefs-d'œuvre du beau, parviennent à un summum d'autant plus
intéressant à constater que le niveau général est plus médiocre.
Nous allons en trouver un exemple en pénétrant dans un vrai hôtel d'artiste,
chez madame Judic, dont le nom rappelle immédiatement tant de victoires
scéniques et lyriques.
Nous n'avons pas la prétention de refaire ici l'histoire de la carrière
théâtrale de madame Judic. Depuis ses premiers et modestes débuts au
Gymnase, ses succès à la Gaîté, aux Bouffes, aux Variétés n'ont été qu'une
longue marche triomphale encore présente à la mémoire de tous.
Mais ce n'est pas seulement de l'actrice aimée du public, de la diva dont
chaque création est célèbre, que nous voulons parler. Nous voulons voir en
elle la femme artiste en dehors même de la scène.
Entre temps, ses vacances n'étaient pas des repos. Une représentation
extraordinaire ou de charité l'appelait outre Manche; les salons privés ou ceux
des grands cercles, non seulement de Paris mais de l'étranger, se disputaient
son concours. Elle entreprenait courageusement des tournées artistiques ,
devant lesquelles hésiteraient bien des hommes robustes et, non contente
encore de ces voyages auxquels l'exercice de son art prêtait comme un
caractère d'obligation, elle employait le temps qui lui restait à des voyages,
à des excursions purement volontaires. C'est ainsi que l'Angleterre, la
Belgique, la Hollande, la Suisse, le Danemark, la Suède, l'Italie, l'Espagne,
le Portugal, la Russie, l'Amérique n'ont plus de secrets pour elle.
C'est de grand cœur que l'actrice entreprenait ces tournées, ces voyages,
dans lesquels l'artiste trouvait aussi grandement son compte. Elle pouvait,
en effet, ainsi satisfaire un de ses goûts les plus chers, faire connaissance avec
le pittoresque local de chaque pays, avec ses monuments et ses musées. Elle
pouvait, furetant dans chaque ville, chez les antiquaires du crû, faire plus
MADAME JUDIG CHEZ ELLE 229
d'une trouvaille et rapporter de précieux souvenirs qui auraient échappé à la
classe des amateurs sédentaires.
Ainsi elle amassait patiemment les matériaux nécessaires à l'édification et
à l'aménagement de l'élégante demeure dont elle avait depuis longtemps
conçu l'idée. Ce n'est pas trop de dire qu'elle a rêvé, vingt ans, cet hôtel
qu'elle hahite aujourd'hui , entassant les acquisitions faites une à une qui
devaient un jour concourir à ce charmant ensemble.
Notez que l'argent, l'argent guidé par le goût, n'était pas le seul moyen
d'action dans ces préparatifs. Douée de mains de fée d'une habileté proverbiale
dans ces ouvrages féminins qui complètent si bien un intérieur artistique,
elle-même a effectué, pour le cadre qu'elle se proposait, tout ce qui, dans les
ouvrages de ce genre, ne devait pas être emprunté à l'art ancien mais
seulement inspiré de lui.
#
# «
Enfin, le rêve de l'artiste a pris corps. L'hôtel s'est élevé au gré de la diva
qui devait l'habiter. Tout en demeurant l'inspiratrice de sa demeure, elle a
trouvé en M. Drevet un architecte, que dis-je, un artiste de génie, qui a
compris et admirablement traduit les idées qu'on lui donnait ou plutôt qu'on
lui proposait. M. Drevet leur a donné un corps et une forme, tirant un
parti inouï d'un emplacement relativement petit et trouvant moyen de con-
denser en un espace restreint un véritable musée de Gluny au petit pied.
Ce musée c'est elle qui l'a conçu, imaginé, dessiné. En quelque sorte, elle
en a même fourni les matériaux.
Etant au plus haut point ennemie du convenu, madame Judic a, en
imaginant le plan de son hôtel, accordé une large part à l'originalité. Mais
en même temps, elle a cédé à un penchant bien naturel à notre temps un
peu veule en créations d'art et qui consiste à s'entourer des chefs-d'œuvre du
passé soit pieusement conservés, soit fidèlement reproduits. C'est ainsi qu'elle
a pu, en organisant sa demeure, — nous parlons, bien entendu, de l'intérieur
et non des dehors architecturaux, — lui donner la physionomie d'ensemble
d'une habitation de l'extrême fin du xve siècle. Mais à ce pastiche, à cette
230 LES LETTRES ET LES ARTS
reconstitution de l'ancien, combien de tempéraments n'ont pas été apportés
qui enlèvent au style de l'époque de Louis XII ce qu'il pourrait avoir de trop
archaïque, de trop sévère pour être le nid d'une charmante femme, d'une
exquise fauvette aux refrains si modernes !
Somme toute, les éléments principaux que la fantaisie maîtresse de
l'instigatrice a fait entrer dans sa création sont, avec une dose personnelle
de caprice artistique qui est comme la signature de l'ouvrage, la recherche
de tout le confort du luxe moderne, masquée et confondue avec l'imitation
savante et raisonnée de cette période charmante où le gothique n'avait pas
encore disparu mais où perçait déjà l'art si élevé de la Renaissance. Nous
allons d'ailleurs examiner avec un peu plus de détails cet élégant habitacle,
une des plus jolies bonbonnières du Paris actuel, mais auparavant qu'on nous
permette une digression qui, tout en paraissant nous éloigner, pour quelques
instants, de notre sujet, nous y ramène presque directement.
#
* *
En intitulant cette étude «. Madame Judic chez elle », nous avons eu pour
but de rechercher surtout ce qui fait de l'artiste célèbre autre chose qu'une
artiste de théâtre, nous avons voulu surprendre les manifestations de son
goût personnel si heureux dans ses résultats. Nous n'avons pas cherché à faire
œuvre de reporter suivant la diva à la mode partout où il pourrait photogra-
phier un coin de sa vie intime. Sans cela, il nous faudrait la suivre dans ses
voyages, pointant le nombre de ses colis, assistant à leur ouverture, nous
transportant dans le cadre, d'ailleurs délicieux, de sa résidence de campagne
à Chatou, une villa toute blanche sur le gazon vert, au milieu d'un bout de
parc qui rappelle les aperçus vaporeux de Hubert Robert.
Nous estimons que c'est là, dans la circonstance actuelle, œuvre inutile,
mais ce que nous ne voulons pas dédaigner c'est une visite à la loge occupée
par la grande actrice, au théâtre des Variétés. Ne pénètre pas qui veut dans
la loge de la diva. Le public nous saura gré de lui en avoir entre-bâillé la porte;
car, si, quelque part, elle est bien dans son essence, c'est là. Ce lieu banal
d'habillement, si froid et si nu en général, prend, quand il s'agit d'une étoile
J Pi,]ot pt»t
MADAME JUDIG CHEZ ELLE 231
de la valeur de madame Judic, un reflet de sa personnalité d'autant plus
curieux qu'il est obtenu avec presque rien. On n'a pas, en effet, coutume de
faire grands frais pour un endroit dont un engagement nouveau pourrait vous
éloigner du jour au lendemain.
Un tapis uni couvre le sol de la pièce assez vaste et qu'éclairent, durant le
jour, deux fenêtres, faisant ressortir l'agréable dessin d'une simple cretonne
à fleurs sur fond crème qui tapisse entièrement la loge, murailles, plafond,
rideaux, portière et meubles. Lorsque, le soir, les rideaux sont tirés et que
les lampadaires, placés aux côtés de la toilette de marbre, répandent dans la
pièce leur lumière, ce ton général de l'étoffe de tenture prend une teinte
dorée d'une coquetterie modeste mais agréable.
En somme, la pièce est simple; tenant du boudoir et du cabinet de
toilette.
Assise sur un tabouret de velours, en face d'un miroir ancien, à la bordure
duquel sont fixées les cartes des derniers visiteurs, c'est là que a mam'zelle
Nitouche » s'abandonne aux soins de l'habilleuse. Une table, quelques chaises,
une seconde toilette complètent l'ameublement auquel viennent donner leur
note particulière, ici, un agréable paysage, là, une gentille statuette de Grévin
et Béer, plus loin quelques dessins sous verre, des portraits de la spirituelle
chanteuse dans différents rôles, à divers âges de la vie, même une minuscule
et très amusante image reproduite d'après le daguerréotype et la représentant
en robe courte et bonnet plat, à l'âge d'environ... un an. Puis, ce sont encore
quelques photographies de famille, quelques projets de costumes dessinés par
des crayons d'élite et c'est tout.
Vers la fin de l'entr'acte, quand les visiteurs ne sauraient gêner la toilette
de la diva déjà prête, quelques amis viennent occuper les sièges qui entourent
la loge. Directeur du théâtre, journalistes en vue, impressarii désireux de
traiter pour des tournées futures, auteurs dramatiques ou musiciens rêvant un
rôle que jouerait l'étoile, se succèdent rapidement et, pour quelques instants,
le boudoir prend des airs de salon. Mais la figure de l'avertisseur est apparue
à l'inévitable lucarne, signe indélébile qui rappelle sans cesse que ce petit
coin dépend d'un théâtre.
232 LES LETTRES ET LES ARTS
En scène pour le Deux, a dit sa voix : L'actrice se lève ; les amis regagnent
les coulisses ou la salle. La loge reste vide jusqu'au prochain entr'acte.
Vide, nous nous trompons, l'habilleuse est là qui apprête déjà tout ce qui
sera nécessaire au prochain changement de costume, étalant un costume, un
manteau, une robe, apportant des souliers coquets, apprêtant une perruque,
plaçant en vue une coiffure.
C'est ainsi que l'artiste, dont la gravure accompagne ces lignes, a saisi
sur le vif prêts à être endossés, la toilette pimpante et le dolman militaire de
la Grande Duchesse de Gerolstein qu'attendent, rangés sur un coin de table,
sa canne, ses gants et son bonnet fourré.
#
# #
Revenons maintenant à l'hôtel de madame Judic. Bien qu'en plein Paris, et
dans un quartier presque central, il en occupe un repli qu'on pourrait
qualifier de retiré et de mystérieux. Au fond de la rue Nouvelle, une rue qui
est restée jusqu'à présent une impasse, il est le premier d'une série d'hôtels
particuliers, situés dans cette même rue et dans les rues Ballu, Blanche et
Moncey, hôtels dont les jardins se touchent, aérant ce coin privilégié où les
grands arbres, le chant des oiseaux et le calme parfait donnent l'illusion de
la campagne.
L'habitation est en façade sur la rue et renferme une cour assez vaste et
éclairée pour que prennent jour sur elle les bâtiments du fond et une aile qui
les rejoint au bâtiment principal.
Le premier aspect extérieur donne l'idée de l'hôtel d'un peintre contenant
son atelier. L'illusion en est due à la façade, d'une architecture riante et
non symétrique, avec sa porte cochère en bois clair parsemée de grosses
ferronneries noircies et l'immense baie garnie de vitraux qui éclaire le salon
principal. Autour, d'autres baies, d'autres fenêtres se montrent bien, mais,
puissance de l'illusion, elles disparaissent et semblent se fondre dans l'en-
semble. Et cependant, si nous parcourons en détail les divers appartements
qui composent cet hôtel, nous ne tarderons pas à nous apercevoir que cette
apparence première d'une maison artistique où tout a été sacrifié à la beauté
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MADAME JUDIG CHEZ ELLE 233
d'une seule pièce est fausse et que les étages superposés, bien que ne se
trahissant pas au dehors, se dénombrent par cinq ou six comme dans les plus
raisonnables des immeubles de rapport.
Pénétrons maintenant à l'intérieur. Au rez-de-chaussée, sur la rue, les
cuisines, les offices; plus loin, en entrant par la voûte de la porte cochère,
un majestueux vestibule dallé de pierre, tendu de tapisseries anciennes à
personnages mythologiques et où les sièges sont des stalles et des bancs
de chœurs empruntés à quelques anciennes abbayes. Du vestibule s'élance
pour desservir la maison un bel et large escalier où se continuent les
magnifiques tentures de cette pièce d'entrée. Les pilastres sculptés de la
rampe appartiennent à la plus gracieuse époque de la Renaissance italienne.
A l'entresol se trouve la salle à manger, très ouvragée et très intime avec
son ensemble qui fait penser à quelque salle restreinte des célèbres châteaux
de la Loire. De toutes parts elle est entourée de dressoirs, de bahuts garnis de
faïences, d'étains. En face de la cheminée, par une sorte de balcon de
loggia, elle communique avec un boudoir un peu plus élevé précédé d'un
autre petit salon. Là, pas de style adopté de parti pris, un élégant confor-
table relevé par de piquants souvenirs de voyage et par une collection de
dessins d'artistes d'une réelle valeur.
Mais reprenons notre route et montons un étage, nous nous trouvons sur
un large palier tendu de tapis rouge que recouvrent, comme d'ailleurs tout
l'escalier, des carpettes d'Orient. Aux murs continue la série des belles tapis-
series mythologiques. Devant nous, s'ouvre une porte en fer forgé et ouvragé
que flanquent deux immenses statues Louis XIV en noyer sculpté d'un grand
effet. Ces deux belles figures, madame Judic les a trouvées à l'étranger et
rapportées d'un de ses voyages. Mais quelle imposante perspective s'offre à
nous à travers la vaste porte aux feuillages de fer! On dirait quelque salle
capitulaire d'un couvent de la fin du xve siècle. Mais non, voici un piano, des
coussins des fleurs ; nous sommes dans le salon de l'hôtel.
*
* *
Ici l'illustration vient encore à notre aide. Nous avons franchi la porte
234 LES LETTRES ET LES ARTS
dont nous venons de parler et que garnissent à l'intérieur deifx portières de
vieille tapisserie pour le moment relevées et ouvertes, nous nous trouvons
dans une salle d'une grande élévation qui s'éclaire sur la rue, comme nous
l'avons déjà dit plus haut, par une baie immense où la lumière se tamise au
travers d'un important vitrail à sujet historique : V embarquement de Cléopâtre,
de Tiépolo.
Près de la porte d'entrée, dans une niche cylindrique, se trouve une statue
en bois peint d'une réelle curiosité archaïque et de grandeur naturelle. C'est
la statue de sainte Anne, patronne de la maîtresse du lieu. Une cheminée
monumentale est un des principaux motifs de décoration de cette pièce dont
la hauteur n'est pas moindre de huit à neuf mètres sans que l'œil s'en fatigue,
accroché qu'il est, de côté et d'autre, par un balcon au-dessus de la porte,
par l'entablement et la hotte de la cheminée, par le drapé des rideaux qui, le
soir, viennent masquer l'immense fenêtre. Ces draperies et la tenture générale
sont formées d'une étoffe à emblèmes héraldiques, ton sur ton, dans deux
nuances tirées de la garance.
En face de la cheminée, une porte, ou mieux une vaste ouverture donne
accès dans la galerie de tableaux, mariant en quelque sorte cette dernière
au grand hall qui nous occupe et donnant pour un instant l'idée de l'enfilade,
axiome architectural si cher aux amateurs de symétrie. Un grand tapis rouge
uni, qu'entoure une large bande verte, orne le salon. Sur lui se détachent,
suivant la pose capricieuse des meubles, quelques petits tapis persans ou
turcs placés devant une vitrine ou un canapé. Ces meubles en nombre
suffisant ne sont pas assez envahissants pour encombrer la pièce où la
promenade en tout sens reste toujours possible. Un excellent piano à queue
de haute marque, celui même dont se sert la diva pour étudier ses rôles,
disparaît sous une élégante couverture d'étoffe ancienne. Quelques fauteuils
confortables couverts en tapis d'Orient, une causeuse en tapisserie au point,
à dessins Louis XIV, une vitrine qui donne un avant-goût des curieuses
collections disséminées un peu partout dans l'hôtel, une bibliothèque garnie
de quelques bons livres complètent à peu près l'idée qu'on peut se faire
de cet ensemble harmonieux.
MADAME JUDIG CHEZ ELLE 235
Le plafond, emprunté à l'époque du gothique fleuri, tranche, par ses
nervures et ses stalactites d'un blanc de pierre, sur les caissons réservés, aux
couleurs vives rehaussées de dorures. Un lustre considérable en fer forgé,
formé d'enroulements et de feuillages, en marque le milieu. Il est accompagné,
aux quatre angles de la salle, de quatre petits lustres également en fer,
descendant bas pour répandre mieux la lumière. Nous avons dit que la
cheminée était monumentale : elle s'ouvre, en effet, immense comme manteau
et surmontée d'une véritable architecture ayant pour motif principal une
niche et une rangée d'arcades de cloître qui se raccordent à la décoration du
plafond. Un vieux landier de fer, très curieux, rencontré par Niniche dans une
de ses excursions dramatiques, garnit le devant du foyer qu'emplissent
quelques bûches géantes. Des vases anciens, pleins de verts feuillages,
masquent l'absence des flammes, inutiles, grâce à l'agencement calorique
souterrain. Au-dessous de l'étoffe au ton garance qui forme le cadre général
de la pièce, partout où cheminée, bibliothèque ou armoire curieuse ne
masquent pas la muraille, elle est garnie jusqu'à mi-hauteur du hall, de
tapisseries anciennes de l'époque adoptée, sur lesquelles se détache entre
autres meubles meublants, à gauche de la cheminée, un coffre sur pieds,
sorte de cabinet de la fin de la période gothique que surmontent des vases
de faïence italienne et hispano-moresque.
Dans l'angle opposé, près de la porte, à côté d'une gracieuse statuette
de femme jouant de la guitare, à côté d'un chevalet où, noyée dans une
draperie de peluche, une agréable esquisse d'un artiste ami, nous montre
les traits charmants de madame Judic, prend pied un léger escalier tournant,
de style gothique, qui atteint un petit balcon dont une porte grillagée forme
le fond. Cette porte et cet escalier sont la communication personnelle que
la maîtresse de céans peut employer entre le salon et sa chambre à coucher,
quand il ne lui plaît pas de passer par l'escalier principal dont le palier
apparaît au balcon plus large qui surmonte la porte.
Par ces degrés, nous atteignons la chambre de la diva; pénétrons-y,
on veut bien nous le permettre, et le document artistique est là, prêt à nous
aider dans notre besogne analytique.
236 LES LETTRES ET LES ARTS
Si c'est à la fin du xve siècle qu'appartient la décoration principale de
l'hôtel de la rue Nouvelle et spécialement de son grand hall de réception, la
chambre de sa propriétaire appartient plutôt aux premiers temps du xvie.
Le vent rénovateur de la Renaissance a déjà passé par là. Le plafond à
caissons en losanges est à fond bleu orné de fleurons. Les murs, les rideaux,
les portières, empruntent à la peluche ses tons caressants. Le lit à colonnes
cannelées, avec une sobre décoration d'oves dans le bas et de consoles
alternant avec des rosaces au-dessous de la corniche, fait déjà pressentir
l'époque de Henri II. La cheminée, large, belle, supportée par quatre
colonnes corinthiennes qui soutiennent un entablement orné de rinceaux, et
surmontée d'un parquet de glace d'un travail analogue, énonce également
avec franchise son âge contemporain de François 1er et de son fils.
Nous avons dit que l'ensemble décoratif de la chambre empruntait sa
douceur sérieuse à la peluche, si intime, si moelleuse aux yeux, dans un
intérieur féminin. Ses tons d'un rouge déjà sombre se relèvent d'ornements
d'un ordre plus artistique.
Une série de panneaux à personnages , tapissés au petit point et dont
l'auteur est madame Anne Judic elle-même, de bandes, de lambrequins de
travail analogue et inspirés d'après les meilleures bordures de l'époque de
Henri II, égayent les murs, coupent la monotonie des rideaux, s'harmonisant
avec les délicates guipures qui enlèvent au lit ce que sa forme aurait de
trop monacal.
Des carpettes de provenance orientale se détachent sur le tapis uniforme
d'une tonalité assez éteinte pour ne pas nuire aux meubles qu'il est chargé
de faire valoir.
Preuve d'éclectisme, une pendule Louis XIII, dite religieuse, orne la
cheminée en même temps que deux magnifiques fauteuils Louis XVI,
entourant une mignonne table-console du même style, se marient avec
une chauffeuse d'un genre aussi absolument moderne qu'il est élégant et
recherché.
Nous ne parlons que pour mémoire de quelques gracieux bibelots
disséminés dans la chambre et lui donnant la vie. D'ailleurs, disons-le une
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MADAME JUDIC CHEZ ELLE 237
fois pour toutes, ils sont répartis dans toutes les parties de l'hôtel avec une
telle profusion, qu'il nous serait bien difficile d'en tenter une énumération
quelconque, voire même d'en citer quelques-uns.
*
* *
Mais reprenons notre marche, forcé, bien qu'à regret, de passer sommai-
rement en revue des détails qui mériteraient une plus longue description.
La galerie qui côtoie le salon, prenant jour par un bout sur la rue et par
l'autre sur la cour, est ornée d'un plafond dû au pinceau de Clairin. Le
prestigieux artiste, un de ceux qui entendent le mieux le principe décoratif,
a représenté madame Judic dans tous ses rôles. Et déjà de nouvelles créations
absentes dans cette encyclopédie peinte suffisent à lui assigner une date.
Là, au milieu des meubles anciens, stalles, chayères, bahuts et cabinets,
dont un grand en ébène gravé et sculpté est notamment remarquable, les
vitrines abondent, contenant ces objets fins et précieux pour lesquels l'artiste
des Variétés a une prédilection marquée.
L'une d'entre elles renferme une collection de ces remarquables dentelles,
guipures, malines, points d'Alençon et de Valenciennes, tous ces joyaux de
l'accoutrement féminin de nos grand'mères.
Une autre est formée d'une réunion intéressante d'ivoires japonais.
Une troisième groupe des éventails de toutes les époques ; encore un
chapitre intéressant de la physiologie de la femme dans le passé.
Dans une quatrième, à côté de trophées bien flatteurs, des couronnes,
des présents de tout genre, offerts en Russie à la triomphatrice, prennent
place ces charmantes figurines de Saxe, complément presque indispensable
d'un intérieur élégant.
Une dernière enfin, celle même que nos lecteurs ont pu apercevoir en
face de la cheminée du grand salon , contient une série de portraits du
xvme siècle, de boîtes, de miniatures dont la plupart lui ont été cédées
par son camarade Lassouche, le désopilant comique; puis, ce sont des
médailles, des pièces d'or rares, et nombre d'objets similaires, dignes d'un
véritable collectionneur.
238 LES LETTRES ET LES ARTS
Aux murs, des tableaux, parmi lesquels il est impossible de ne pas
signaler le portrait de madame Judic dans la Belle Hélène, par Chartran ;
celui de ses enfants par madame Madeleine Lemaire, ainsi que d'autres
aquarelles de cette même virtuose du pinceau; une tête de vieillard par
Th. Ribot ; une scène champêtre de Veyrassat, des soldats d'Edouard Détaille
et d'Alphonse de Neuville. Il nous serait difficile de tout citer, mais il nous
paraît amusant de signaler un tableau, représentant une course de taureaux,
acheté par l'actrice française à son passage en Espagne et qui est un amusant
trompe-l'œil, produisant par une série de touches juxtaposées, l'effet d'une
foule de plusieurs milliers de personnes. Dans un angle, sur une colonne,
se trouve un beau buste en marbre blanc de la princesse Élisa Bonaparte,
par Canova.
Nous passerons sans nous arrêter devant plusieurs des appartements
privés de la maison, bien que nous soyons sûrs d'y rencontrer le même goût
dans la distribution et l'arrangement, mais il nous faut nous borner. Voici
donc celui réservé jadis au mari de madame Judic et aujourd'hui fermé,
celui de son fds, un bachelier d'hier, celui de sa fdle ; mais nous ferons
une station dans la salle de billard, une pièce riante, éclairée sur la cour
par un immense vitrage et dont les murs, représentant le panorama de
Chatou et de Bougival, ont été peints et décorés grâce à la collaboration de
MM. Maincent et Poilpot.
Dans cette salle, véritable lieu de récréation où l'abondance des fleurs et
des plantes vertes donne l'illusion de la vérandah, figure, outre le billard
qui en est le prétexte, toute une kyrielle d'instruments de musique, piano,
orgue, guitare, harpe, violon, etc., jusqu'au banjo des minstrels américains.
Nous n'entrerons pas, bien entendu, dans l'examen des lingeries, des
pièces de service de tout genre, nous ne visiterons pas même les remises et
les écuries, bien qu'elles soient d'une tenue parfaite et méritent d'être
signalées, mais, en revanche, tout en haut de l'immeuble, nous jetterons un
coup d'œil indiscret sur deux chambres contiguës; l'une est destinée aux
robes, l'autre aux coiffures. Là sont rangés par ordre méthodique, afin de les
retrouver à l'instant, toutes les toilettes, tous les costumes, que la grande
MADAME JUDIG CHEZ ELLE 239
artiste a eu l'occasion de mettre à la scène. Lili, grand'mère, y coudoie le
dragon de Mam'zelle Nitouche. Ce n'est pas, dans cette maison, le coin
auquel le public accorderait le moins de curiosité.
Si nous avons négligé les chevaux, nous accorderons un sourire d'appro-
bation à la collection particulière de messieurs les chiens qui sont un peu
les maîtres du logis. Nombreux, brillants, de races variées, ils s'étalent
fièrement de la cour au salon, depuis le remarquable molosse ramené
d'Amérique par madame Judic et qui règne au milieu des box et des
remises, jusqu'à l'heureux Jack, un charmant griffon écossais qui ne la quitte
pas et la suit même au théâtre sans manifester trop de vanité de cette
situation de favori.
Mais il faut nous arrêter, et, présageant combien de lacunes nous avons
pu laisser sur notre passage, énumérer quelques souvenirs que nous avons
omis à leurs places respectives. C'est ainsi que, parmi les objets trouvés par
l'heureuse artiste en ses voyages, elle conserve une série de tambours de
basque peints par des maîtres espagnols ; ailleurs c'est l'épée du fameux
Mazzantini, la prima espada de Séville; ce sont des faïences de Castelli et
d'Urbino ; puis des figurines portugaises reproduisant fidèlement les curieux
costumes du pays, de belles sculptures en bois dues à l'art hispano-flamand,
un jeu d'échecs en bois sculpté de travail indien et d'une curiosité incontes-
table, un chapeau mexicain, des instruments indiens achetés aux Sioux, entre
San-Francisco et le Mexique, et une foule d'autres babioles toutes intéressantes
mais qu'il est impossible de citer ici.
On pense d'ailleurs que nous ne nous sommes attaché qu'aux principaux
aspects de cet intérieur si curieux, laissant dans l'ombre d'innombrables
objets pourtant dignes de remarque.
#
# *
Lorsque les yeux viennent de parcourir tant d'objets divers, dont la vue
les a successivement attirés, ils éprouvent quelquefois comme une fatigue ou
un trouble et tout papillote devant eux. D'où vient que dans le cas particulier,
il n'en soit pas ainsi et qu'une visite à l'hôtel de madame Judic, malgré son
240
LES LETTRES ET LES ARTS
luxe, malgré la foule des bibelots, des meubles curieux qui l'emplissent, ne
produise pas cet effet ?
C'est que la conception en est véritablement artistique et que tout
concourt à l'effet, sans détourner l'attention du but proposé. On oublierait
volontiers les détails pour ne voir que l'ensemble et cependant, si l'on descend
aux détails, on s'aperçoit qu'ils sont charmants. Louange en soit faite à celle
qui a prêté son goût à cette création. L'art est partout mais il n'est pas à
tous. Heureuse celle que le public salue du nom d'artiste et qui est plus
artiste encore au fond de son âme qu'elle ne l'apparaît dans les manifestations
les plus brillantes de son talent enivrant.
ABEL d'aVRECOURT.
SUR L'EAU
(*)
10 avril.
A peine couché, je sentis que
je ne dormirais pas et je demeurai
sur le dos, les yeux fermés, la
pensée en éveil, les nerfs vibrants.
Aucun mouvement, aucun son
proche ou lointain ; seule, la res-
piration des deux marins traversait
la mince cloison de bois.
Soudain, quelque chose grinça.
Quoi ? je ne sais : une poulie dans
la mâture, sans doute. Mais le ton
si doux, si douloureux, si plaintif
de ce bruit fit tressaillir toute ma
chair. Puis rien : un silence infini
allant de la terre aux étoiles; rien,
pas un souffle, pas un frisson de
l'eau ni une vibration du yacht, rien ! Puis, tout à coup, l'inconnaissable et
si grêle gémissement recommença. Il me sembla, en l'entendant, qu'une
(*) Voir les Lettres et les Arts du 1" février 1888, tome I, page 152.
242 LES LETTRES ET LES ARTS
lame ébréchée sciait mon cœur. Comme certains bruits, certaines notes,
certaines voix nous déchirent, nous jettent, en une seconde, dans l'âme, tout
ce qu'elle peut contenir de douleur, d'affolement et d'angoisse. J'écoutais,
attendant, et je l'entendis encore ce bruit qui semblait sortir de moi-même,
arraché à mes nerfs, ou plutôt qui résonnait en moi-même, comme un appel
intime, profond et désolé ! Oui, c'était une voix cruelle, une voix connue,
attendue, et qui me désespérait. Il passait sur moi, ce son faible et bizarre,
comme un semeur d'épouvante et de délire, car il eut aussitôt la puissance
d'éveiller l'affreuse détresse sommeillant toujours au fond du cœur de tous
les vivants. Qu'était-ce ? — C'était la voix qui crie sans fin dans notre âme
et qui nous reproche, d'une façon continue, obscurément et douloureusement,
torturante, harcelante, inconnue, inapaisable, inoubliable, féroce, qui nous
reproche tout ce que nous avons fait, et, en même temps, tout ce que nous
n'avons pas fait, la voix des vagues remords, des regrets sans retour, des
jours finis, des femmes rencontrées qui nous auraient aimés peut-être, des
choses disparues, des joies vaines, des espérances mortes, la voix de ce qui
passe, de ce qui fuit, de ce qui trompe, de ce qui disparaît, de ce que nous
n'avons pas atteint, de ce que nous n'atteindrons jamais, la maigre petite
voix qui crie l'avortement de la vie, l'inutilité de l'effort, l'impuissance de
l'esprit et la faiblesse de la chair.
Elle me disait, dans ce court murmure, toujours recommençant après les
mornes silences de la nuit profonde, elle me disait tout ce que j'aurais
aimé, tout ce que j'avais confusément désiré, attendu, rêvé, tout ce que
j'aurais voulu voir, comprendre, savoir, goûter, tout ce que mon insatiable
et pauvre et faible esprit avait effleuré d'un espoir inutile, tout ce vers quoi
il avait tenté de s'envoler, sans pouvoir briser la chaîne d'ignorance qui
le tenait.
Ah ! J'ai tout convoité, sans jouir de rien. Il m'aurait fallu la vitalité
d'une race entière, l'intelligence diverse éparpillée sur tous les êtres, toutes
les facultés, toutes les forces, et mille existences en réserve, car je porte
en moi tous les appétits et toutes les curiosités, et je suis réduit à tout
regarder sans rien saisir.
SUR L'EAU 243
Pourquoi donc cette souffrance de vivre alors que la plupart des hommes
n'en éprouvent que la satisfaction? Pourquoi cette torture inconnue qui me
ronge ? Pourquoi ne pas connaître la réalité des plaisirs, des attentes et
des jouissances? C'est que je porte en moi cette seconde vue qui est en
même temps la force et toute la misère des écrivains. J'écris parce que je
comprends et je souffre de tout ce qui est, parce que je le connais trop et
surtout parce que, sans le pouvoir goûter, je le regarde en moi-même, dans
le miroir de ma pensée.
Qu'on ne nous envie point, mais qu'on nous plaigne, car voici en quoi
l'homme de lettres diffère de ses semblables :
En lui, aucun sentiment simple n'existe plus. Tout ce qu'il voit, ses joies,
ses plaisirs, ses souffrances, ses désespoirs, deviennent instantanément des
sujets d'observation. Il analyse malgré tout, malgré lui, sans fin, les cœurs,
les visages, les gestes, les intonations. Sitôt qu'il a vu, quoi qu'il ait vu,
il lui faut le pourquoi ! Il n'a pas un élan, pas un cri, pas un baiser qui
soient francs, pas une de ces actions instantanées qu'on fait parce qu'on doit
les faire, sans savoir, sans réfléchir, sans comprendre, sans se rendre compte
ensuite.
S'il souffre, il prend note de sa souffrance et la classe dans sa mémoire ;
il se dit, en revenant du cimetière, où il a laissé celui ou celle qu'il aimait
le plus au monde : « C'est singulier ce que j'ai ressenti; c'était comme une
ivresse douloureuse, etc.. » Et alors il se rappelle tous les détails, les
attitudes des voisins, les gestes faux, les fausses douleurs, les faux visages,
et mille petites choses insignifiantes, des observations artistiques, le signe
de la croix d'une vieille qui tenait son enfant par la main, un rayon de lumière
dans une fenêtre, un chien qui traversa le convoi, l'effet de la voiture funèbre
sous les grands ifs du cimetière, la tête du croquemort et la contraction des
traits, l'effort des quatre hommes qui descendaient la bière dans la fosse ;
mille choses enfin qu'un brave homme souffrant de toute son âme, de tout
son cœur, de toute sa force, n'aurait jamais remarquées.
11 a tout vu, tout retenu, tout noté, malgré lui, parce qu'il est, avant tout,
homme de lettres, et qu'il a l'esprit construit de telle sorte, que la répercussion
244 LES LETTRES ET LES ARTS
chez lui, est bien plus vive, plus naturelle, pour ainsi dire, que la première
secousse, l'écho plus sonore que le son primitif.
Il semble avoir deux âmes, l'une qui note, explique, commente chaque
sensation de sa voisine, de l'âme naturelle commune à tous les hommes;
et il vit condamné à être toujours, en toute occasion, un reflet de lui-même
et un reflet des autres, condamné à se regarder sentir, agir, aimer, penser,
souffrir, et à ne jamais souffrir, penser, aimer, sentir comme tout le monde,
bonnement, franchement, simplement, sans s'analyser soi-même après chaque
joie et après chaque sanglot.
S'il cause, sa parole semble souvent médisante, uniquement parce que
sa pensée est clairvoyante, et qu'il désarticule tous les ressorts cachés des
sentiments et des actions des autres.
S'il écrit, il ne peut s'abstenir de jeter en ses livres tout ce qu'il a vu,
tout ce qu'il a compris, tout ce qu'il sait ; et cela sans exception pour les
parents, les amis ; mettant à nu, avec une impartialité cruelle, les cœurs
de ceux qu'il aime ou qu'il a aimés, exagérant même, pour grossir l'effet,
uniquement préoccupé de son œuvre et nullement de ses affections.
Et s'il aime, s'il aime une femme, il la dissèque comme un cadavre dans
un hôpital. Tout ce qu'elle dit, ce qu'elle fait, est instantanément pesé dans
cette délicate balance de l'observation qu'il porte en lui, et classé à sa valeur
documentaire. Qu'elle se jette à son cou, dans un élan irréfléchi, il jugera
le mouvement en raison de son opportunité, de sa justesse, de sa puissance
dramatique, et le condamnera tacitement s'il le sent faux ou mal fait.
Acteur et spectateur de lui-même et des autres, il n'est jamais acteur
seulement comme les bonnes gens qui vivent sans malice. Tout autour de lui
devient de verre, les cœurs, les actes, les intentions secrètes, et il souffre
d'un mal étrange, d'une sorte de dédoublement de l'esprit, qui fait de lui
un être effroyablement vibrant, machiné, compliqué et fatigant pour lui-
même.
Sa sensibilité particulière et maladive le change en outre en écorché vif
pour qui presque toutes les sensations sont devenues des douleurs.
Je me rappelle les jours noirs où mon cœur fut tellement déchiré par des
SUR L'EAU 245
choses aperçues une seconde, que les souvenirs de ces visions demeurent
en moi comme des plaies.
Un matin, avenue de l'Opéra, au milieu du public remuant et joyeux,
que le soleil de mai grisait, j'ai vu passer soudain un être innommable, une
vieille, courbée en deux, vêtue de loques qui furent des robes, coiffée d'un
chapeau de paille noire, tout dépouillé de ses ornements anciens, rubans et
fleurs, disparus depuis des temps indéfinis. Et elle allait, traînant ses pieds
si péniblement que je ressentais au cœur, autant qu'elle-même, plus qu'elle-
même, la douleur de tous ses pas. Deux cannes la soutenaient. Elle passait
sans voir personne, indifférente à tout, au bruit, aux gens, aux voitures, au
soleil ! Où allait-elle ? Vers quel taudis ? Elle portait dans un papier, qui
pendait au bout d'une ficelle, quelque chose. Quoi? du pain? oui, sans doute.
Personne, aucun voisin n'ayant pu ou voulu faire pour elle cette course, elle
avait entrepris, elle, ce voyage horrible, de sa mansarde au boulanger. Deux
heures de route, au moins, pour aller et venir. Et quelle route douloureuse!
Quel chemin de la croix, plus effroyable que celui du Christ!
Je levai les yeux vers les toits des maisons immenses. Elle allait là-haut!
Quand y serait-elle? Combien de repos haletants, sur les marches, dans le
petit escalier noir et tortueux?
Tout le monde se retournait pour la regarder. On murmurait : « Pauvre
femme », puis on passait! Sa jupe, son haillon de jupe, traînait sur le trottoir,
à peine attaché sur son débris de corps. Et il y avait une pensée là dedans !
Une pensée ? Non, mais une souffrance épouvantable, incessante, harcelante !
Oh! la misère des vieux sans pain, des vieux sans espoir, sans enfants, sans
argent, sans rien autre chose que la mort devant eux, y pensons-nous ? Y
pensons-nous aux vieux affamés des mansardes ? Pensons-nous aux larmes
de ces yeux ternes qui furent brillants, émus et joyeux, jadis?
Une autre fois, il pleuvait, j'allais seul, chassant par la plaine normande,
par les labourés de boue grasse qui fondaient et glissaient sous mon pied.
De temps en temps, une perdrix surprise, blottie contre une motte de terre,
s'envolait lourdement sous l'averse. Mon coup de fusil, éteint par la nappe
d'eau qui tombait du ciel, claquait à peine comme un coup de fouet, et la
246 LES LETTRES ET LES ARTS
bête grise s'abattait avec du sang sur ses plumes. Je me sentais triste à
pleurer, à pleurer comme les nuages qui pleuraient sur le monde et sur
moi , trempé de tristesse jusqu'au cœur, accablé de lassitude à ne plus lever
mes jambes engluées d'argile ; et j'allais rentrer quand j'aperçus au milieu
des champs le cabriolet du médecin qui suivait un chemin de traverse.
Elle passait, la voiture noire et basse couverte de sa capote ronde et
traînée par son cheval brun, comme un présage de mort errant dans la
campagne par ce jour sinistre. Tout à coup elle s'arrêta ; la tête du médecin
apparut, et il cria :
— Eh !
J'allai vers lui. Il me dit :
— Voulez-vous m'aider à soigner une diphtérique ; je suis seul et il
faudrait la tenir pendant que j'enlèverai les fausses membranes de sa gorge.
— Je viens avec vous, répondis-je. Et je montai dans sa voiture.
Il me raconta ceci :
L'angine, l'affreuse angine qui étrangle les misérables hommes avait
pénétré dans la ferme des Martinet, de pauvres gens !
Le père et le fils étaient morts au commencement de la semaine. La mère
et la fille s'en allaient aussi, maintenant.
Une voisine qui les soignait, se sentant soudain indisposée, avait pris la
fuite la veille même, laissant ouverte la porte et les deux malades abandonnées
sur leurs grabats de paille, sans rien à boire, seules, seules, râlant, suffo-
quant, agonisant, seules depuis vingt-quatre heures !
Le médecin venait de nettoyer la gorge de la mère, et l'avait fait boire ;
mais l'enfant, affolée par la douleur et par l'angoisse des suffocations, avait
enfoncé et caché sa tête dans sa paillasse sans consentir à se laisser
toucher.
Le médecin, accoutumé à ces misères, répétait d'une voix triste et rési-
gnée : « Je ne peux pourtant point passer mes journées chez mes malades.
Cristi ! Celles-là serrent le cœur. Quand on pense qu'elles sont restées vingt-
quatre heures sans boire. Le vent chassait la pluie jusqu'à leurs couches.
Toutes les poules s'étaient mises à l'abri dans la cheminée. »
SUR L'EAU 247
Nous arrivions à la ferme. Il attacha son cheval à la branche d'un
pommier devant la porte, et nous entrâmes.
Une odeur forte de maladie et d'humidité, de fièvre et de moisissure,
d'hôpital et de cave, nous saisit à la gorge. Il faisait froid, un froid de
marécage dans cette maison sans feu, sans vie, grise et sinistre. L'horloge
était arrêtée; la pluie tombait par la grande cheminée dont les poules avaient
éparpillé la cendre, et on entendait dans un coin sombre un bruit de soufflet
rauque et rapide. C'était l'enfant qui respirait.
La mère, étendue dans une sorte de grande caisse de bois, le lit des
paysans, et cachée par de vieilles couvertures et de vieilles hardes, semblait
tranquille. Elle tourna un peu la tête vers nous.
Le médecin lui demanda : « Avez-vous une chandelle ? »
Elle répondit d'une voix basse, accablée : « Dans le buffet. »
Il prit la lumière et m'emmena au fond de l'appartement vers la
couchette de la petite fille. Elle haletait, les joues décharnées, les yeux
luisants, les cheveux mêlés, effrayante. Dans son cou maigre et tendu, des
creux profonds se formaient à chaque aspiration. Allongée sur le dos, elle
serrait de ses deux mains les loques qui la couvraient, et, dès qu'elle nous
vit, elle se tourna sur la face pour se cacher dans la paillasse.
Je la pris par les épaules, et le docteur, la forçant à montrer sa gorge,
en arracha une peau blanchâtre, qui me parut sèche comme du cuir.
Elle respira mieux tout de suite, et but un peu. La mère, soulevée
sur un coude, nous regardait. Elle balbutia : « C'est-il fait ?
— Oui, c'est fait.
— J'allons-t-y rester toutes seules ? »
Une peur, une peur affreuse, faisait frémir sa voix, peur de cet isolement,
de cet abandon, des ténèbres et de la mort qu'elle sentait si proche.
Je répondis : « Non, ma brave femme. J'attendrai que le docteur vous ait
envoyé la garde. »
Et, me tournant vers le médecin : « Envoyez-lui la mère Mauduit. Je
la payerai.
— Parfait. Je vous l'envoie tout de suite. »
248 LES LETTRES ET LES ARTS
Il me serra la main, sortit; et j'entendis son cabriolet qui s'en allait
sur la route humide.
Je restais seul avec les deux mourantes.
Mon chien Paf s'était couché devant la cheminée noire, et il me fit songer
qu'un peu de feu serait utile à nous tous. Je ressortis donc pour chercher
du bois et de la paille, et bientôt une grande flambée éclaira jusqu'au
fond de la pièce le lit de la petite qui recommençait à haleter.
Et je m'assis, tendant mes jambes vers le foyer.
La pluie battait les vitres; le vent secouait le toit, j'entendais l'haleine
courte, dure, sifflante des deux femmes, et le souffle de mon chien qui
soupirait de plaisir, roulé devant l'âtre clair.
La vie ! la vie ! Qu'était-ce que cela ? Ces deux misérables qui avaient
toujours dormi sur la paille, mangé du pain noir, travaillé comme des
bêtes, souffert toutes les misères de la terre, allaient mourir! Qu'avaient-elles
fait ? Le père était mort, le fils était mort. Ces gueux passaient pourtant pour
de bonnes gens qu'on aimait et qu'on estimait, de simples et honnêtes
gens !
Je regardais fumer mes bottes et dormir mon chien, et en moi entra
soudain une joie sensuelle et honteuse en comparant mon sort à celui de
ces forçats !
La petite fille se mit à râler, et tout à coup ce souffle rauque me devint
intolérable, il me déchirait comme une pointe dont chaque coup m'entrait
au cœur.
J'allai vers elle : « Veux-tu boire ? lui dis-je. »
Elle remua la tête pour dire oui, et je lui versai dans la bouche un peu
d'eau, qui ne passa point.
La mère, restée plus calme, s'était retournée pour regarder son enfant;
et voilà que, soudain, une peur me frôla ; une peur sinistre qui me glissa sur
la peau comme le contact d'un monstre invisible. Où étais-je ? Je ne le
savais plus ! Est-ce que je rêvais ? Quel cauchemar m'avait saisi ?
Etait-ce vrai que des choses pareilles arrivaient ? Qu'on mourait ainsi ?
Et je regardais dans les coins sombres de la chaumière comme si je m'étais
SUR L'EAU 249
attendu à voir, blottie dans un angle obscur, une forme hideuse, innom-
mable, effrayante, celle qui guette la vie des hommes et les tue, les ronge,
les écrase, les étrangle ; qui aime le sang rouge, les yeux allumés par la
fièvre, les rides et les flétrissures, les cheveux blancs et les décompositions.
Le feu s'éteignait : j'y jetai du bois et je m'y chauffai le dos, tant
j'avais froid dans les reins.
Au moins, j'espérais mourir dans une bonne chambre, moi, avec des
médecins autour de mon lit et des remèdes sur la table!
Et ces femmes étaient restées seules, vingt-quatre heures, dans cette
cabane sans feu, n'ayant à boire que de l'eau et râlant sur de la paille!...
J'entendis soudain le trot d'un cheval et le roulement d'une voiture;
et la garde entra, tranquille, contente d'avoir trouvé de la besogne, sans
étonnement devant cette misère.
Je lui laissai quelque argent et je me sauvai avec mon chien ; je me
sauvai comme un malfaiteur, courant sous la pluie, croyant entendre
toujours le sifflement des deux gorges, courant vers ma maison chaude
où m'attendaient mes domestiques en préparant un bon dîner.
Mais je n'oublierai jamais cela — et tant d'autres choses encore qui
me font haïr la terre.
Comme je voudrais, parfois, ne plus penser, ne plus sentir, je voudrais
vivre comme une brute, dans un pays clair et chaud, dans un pays jaune,
sans verdure brutale et crue , dans un de ces pays d'Orient où l'on
s'endort sans tristesse , où l'on s'éveille sans chagrins , où l'on s'agite
sans soucis, où l'on sait aimer sans angoisses.
J'y habiterais une demeure vaste et carrée, comme une immense caisse
éclatante au soleil.
De la terrasse, on voit la mer, où passent ces voiles blanches en
forme d'ailes pointues des bateaux grecs ou musulmans. Les murs du
dehors sont presque sans ouvertures. Un grand jardin, où l'air est lourd
sous le parasol des palmiers, forme le milieu de ce paradis oriental. Un
jet d'eau monte sous les arbres et s'émiette en retombant dans un large
bassin de marbre, dont le fond est sablé de poudre d'or. Je m'y bai-
250 LES LETTRES ET LES ARTS
gnerais à tout moment, entre deux pipes, deux rêves ou deux baisers.
J'aurais des esclaves noirs et beaux, drapés en des étoffes légères et
courant vite, nu-pieds sur les tapis sourds.
Mes murs seraient moelleux et rebondissants comme des poitrines de
femmes et, sur mes divans en cercle autour de chaque appartement, toutes
les formes de coussin me permettraient de me coucher dans toutes les
postures qu'on peut prendre.
Puis, quand je serais las du repos délicieux, las de jouir de l'immobilité
et de mon rêve éternel, las du calme plaisir d'être bien, je ferais amener
devant ma porte un cheval blanc et noir, aussi souple qu'une gazelle.
Et je partirais sur son dos, en buvant l'air qui fouette et grise, l'air
sifflant des galops furieux.
Et j'irais comme une flèche sur cette terre colorée qui enivre le regard,
dont la vue est savoureuse comme un vin.
A l'heure calme du soir j'irais, d'une course affolée, vers le large
horizon que le soleil couchant teinte en rose. Tout devient rose, là-bas,
au crépuscule : les montagnes brûlées, le sable, les vêtements des Arabes,
les dromadaires, les chevaux et les tentes.
Les flamants roses s'envolent des marais sur le ciel rose et je pous-
serais des cris de délire, noyé dans la roseur illimitée du monde.
Je ne verrais plus, le long des trottoirs, assourdi par le bruit dur des
fiacres sur les pavés, des hommes vêtus de noir, assis sur des chaises
incommodes, boire l'absinthe en parlant d'affaires.
J'ignorerais le cours de. la Bourse, les événements politiques, les
changements de ministère, toutes les inutiles bêtises où nous gaspillons
notre courte et trompeuse existence. Pourquoi ces peines, ces souffrances,
ces luttes? Je me reposerais à l'abrj du vent dans ma somptueuse et
claire demeure.
Et j'aurais quatre ou cinq épouses en des appartements discrets et
sourds, cinq épouses venues des cinq parties du monde, et qui m'appor-
teraient la saveur de la beauté féminine épanouie dans toutes les races:
Et le rêve ailé flottait devant mes yeux fermés, dans mon esprit qui
SUR L'EAU 251
s'apaisait quand j'entendis que mes hommes s'éveillaient, qu'ils allumaient
leur fanal et se mettaient à travailler à une besogne longue et silencieuse.
Je leur criai : « Que faites-vous donc ? »
Et Raymond répondit d'une voix hésitante : « Nous préparons les
palangres parce que nous avons pensé que monsieur serait bien aise
de pêcher s'il faisait beau au jour levant. »
Agay est, en effet, pendant l'été, le rendez-vous de tous les pêcheurs
de la côte. On vient là, en famille ; on couche à l'auberge ou dans les
barques, et on mange la bouillabaisse au bord de la mer, à l'ombre des
pins dont la résine chaude crépite au soleil.
Je demandai : « Quelle heure est-il ?
— Trois heures, monsieur. »
Alors, sans me lever, allongeant le bras, j'ouvris la porte qui sépare
ma chambre du poste d'équipage. Les deux hommes étaient accroupis dans
cette sorte de niche basse que le mât traverse pour venir s'emmancher
dans la quille , dans cette niche si pleine d'objets divers et bizarres
qu'on dirait un repaire de maraudeurs, où l'on voit suspendus en ordre,
le long des cloisons, des instruments de toute sorte, scies, haches,
épissoires, des agrès et des casseroles , puis , sur le sol , entre les deux
couchettes , un seau , un fourneau , un baril dont les cercles de cuivre
luisent sous le rayon direct du fanal suspendu entre les bittes des ancres,
à côté des puits de chaîne. Mes matelots travaillaient à amorcer les innom-
brables hameçons suspendus le long de la corde des palangres.
— A quelle heure faudra-t-il me lever ? leur dis-je.
— Mais, tout de suite, monsieur.
Une demi-heure plus tard, nous embarquions tous les trois dans le
youyou et nous abandonnions le Bel-Ami pour aller tendre notre fdet
au pied du Drammond, près de l'île d'Or.
Puis, quand notre palangre, longue de deux à trois cents mètres, fut
descendue au fond de la mer, on amorça trois petites lignes de fond, et
le canot ayant mouillé une pierre au bout d'une corde, nous commen-
çâmes à pêcher.
252 LES LETTRES ET LES ARTS
Il faisait jour déjà, et j'apercevais très bien la côte de Saint-Raphaël,
auprès des bouches de l'Argens, et les sombres montagnes des Maures,
courant jusqu'au cap Camarat , là-bas , en pleine mer , au delà du
golfe de Saint-Tropez.
De toute la côte du Midi, c'est ce coin que j'aime le plus. Je l'aime
comme si j'y étais né, comme si j'y avais grandi, parce qu'il est sauvage
et coloré, que le Parisien, l'Anglais, l'Américain, l'homme du monde et
le Rastaquouère ne l'ont pas encore empoisonné.
Soudain, le fil que je tenais à la main vibra, je tressaillis, puis rien,
puis une secousse légère serra la corde enroulée à mon doigt, puis une
autre plus forte remua ma main, et, le cœur battant, je me mis à tirer
la ligne, doucement, ardemment, plongeant mon regard dans l'eau trans-
parente et bleue, et bientôt j'aperçus, sous l'ombre du bateau, un éclair
blanc qui décrivait des courbes rapides.
11 me parut énorme ainsi ce poisson, — gros comme une sardine quand
il fut à bord.
Puis j'en eus d'autres, des bleus, des rouges, des jaunes et des verts,
luisants, argentés, tigrés, dorés, mouchetés, tachetés, ces jolis poissons
de roche de la Méditerranée si variés, si colorés qui semblent peints
pour plaire aux yeux, puis des rascasses hérissées de dards, et des
murènes, ces monstres hideux.
Rien n'est plus amusant que de lever une palangre. Que va-t-il sortir
de cette mer? Quelle surprise, quelle joie ou quelle désillusion à chaque
hameçon retiré de l'eau ! Quelle émotion quand on aperçoit de loin une
grosse bête qui se débat en montant lentement vers nous !
A dix heures nous étions revenus à bord du yacht, et les deux hommes,
radieux, m'annoncèrent que notre pêche pesait onze kilos.
Mais j'allais payer ma nuit sans sommeil ! La migraine, l'horrible mal,
la migraine qui torture comme aucun supplice ne l'a pu faire, qui broie
la tête , rend fou , égare les idées et disperse la mémoire ainsi qu'une
poussière au vent , la migraine m'avait saisi , et je dus m'étendre dans
ma couchette, un flacon d'éther sous les narines.
SUR L'EAU 253
Au bout de quelques minutes , je crus entendre un murmure vague
qui devint bientôt une espèce de bourdonnement, et il me semblait que
tout l'intérieur de mon corps devenait léger, léger comme de l'air, qu'il
se vaporisait.
Puis, ce fut une sorte de torpeur de l'âme, de bien-être somnolent,
malgré les douleurs qui persistaient mais qui cessaient cependant d'être
pénibles. C'était une de ces souffrances que l'on consent à supporter et
non plus ces déchirements affreux contre lesquels tout notre corps torturé
proteste.
Bientôt l'étrange et charmante sensation de vide que j'avais dans la
poitrine s'étendit, gagna les membres qui devinrent à leur tour légers,
légers, comme si la chair et les os se fussent fondus et que la peau
seule fût restée, la peau nécessaire pour me faire percevoir la douceur
de vivre, d'être couché dans ce bien-être. Je m'aperçus alors que je ne
souffrais plus : la douleur s'en était allée, fondue aussi, évaporée. Et
j'entendis des voix , quatre voix , deux dialogues , sans rien comprendre
des paroles. Tantôt ce n'était que des sons indistincts, tantôt un mot
me parvenait. Mais je reconnus que c'était là simplement les bourdon-
nements accentués de mes oreilles. Je ne dormais pas, je veillais ; je
comprenais, je sentais, je raisonnais avec une netteté, une profondeur,
une puissance extraordinaires et une joie d'esprit, une ivresse étrange
venue de ce décuplement de mes facultés mentales.
Ce n'était pas le rêve, comme avec du haschisch, ce n'étaient pas les
visions un peu maladives de l'opium ; c'était une acuité prodigieuse de
raisonnement, une manière nouvelle de voir, de juger, d'apprécier les
choses et la vie et, avec la certitude, la conscience absolue que cette
manière était la vraie.
Et la vieille image de l'Écriture m'est revenue soudain à la pensée.
Il me semblait que j'avais goûté à l'arbre de science, que tous les mystères
se dévoilaient, tant je me trouvais sous l'empire d'une logique nouvelle,
étrange, irréfutable. Et des arguments, des raisonnements, des preuves
me venaient en foule, renversés immédiatement par une preuve, un argu-
254 LES LETTRES ET LES ARTS
ment , un raisonnement plus forts. Ma tête était devenue le champ de
lutte des idées : j'étais un être supérieur, armé d'une intelligence invin-
cible et je goûtais une jouissance prodigieuse à la constatation de ma
puissance...
Gela dura longtemps, longtemps. Je respirais toujours à l'orifice de
mon flacon d'éther. Soudain je m'aperçus qu'il était vide, et la douleur
recommença.
Pendant dix heures, je dus endurer ce supplice contre lequel il n'est
point de remèdes; puis je dormis, et, le lendemain, alerte comme après
une convalescence, ayant écrit ces quelques pages, je partis pour Saint-
Raphaël.
Saint-Raphaël, 11 avril.
Nous avons eu, pour venir ici, un temps délicieux, une petite brise
d'Ouest qui nous a amenés en six bordées. Après avoir doublé le Drammond
j'aperçus les villas de Saint-Raphaël cachées dans les pins, dans les petits
pins maigres que fatigue, tout le long de l'année, l'éternel coup de vent
de Fréjus. Puis je passai entre les Lions, jolis rochers rouges qui semblent
garder la ville, et j'entrai dans le port ensablé vers le fond, ce qui force
à se tenir à cinquante mètres du quai ; puis je descendis à terre.
Un grand rassemblement se tenait devant l'église. On mariait là dedans.
Un prêtre autorisait en latin, avec une gravité pontificale, l'acte animal,
solennel et comique qui agite si fort les hommes, les fait tant rire, tant
souffrir, tant pleurer. Les familles, selon l'usage, avaient invité tous leurs
parents et tous leurs amis à ce service funèbre de l'innocence d'une jeune
fille, à ce spectacle inconvenant et pieux des conseils ecclésiastiques
précédant ceux de la mère et de la bénédiction publique donnée à ce qu'on
voile d'ordinaire avec tant de pudeur et de souci.
Et le pays entier, plein d'idées grivoises, mû par cette curiosité friande
et polissonne qui pousse les foules à ce spectacle, était venu là pour voir
la tête que feraient les deux mariés. J'entrai dans cette foule et je la
regardai.
SUR L'EAU 255
Dieu! que les hommes sont laids! Pour la centième fois, au moins, je
remarquais au milieu de cette fête que, de toutes les races, la race humaine
est la plus affreuse. Et là dedans une odeur de peuple flottait, une odeur
fade et nauséabonde de chair malpropre, de chevelures grasses et d'ail —
cette senteur d'ail que les gens du Midi répandent autour d'eux, par la
bouche, par le nez et par la peau, comme les roses jettent leur parfum.
Certes, les hommes sont toujours aussi laids et sentent tous les jours
aussi mauvais , mais nos yeux, habitués à les regarder, notre nez accoutumé
à les sentir ne distinguent leur hideur et leurs émanations que lorsque
nous avons été privés quelque temps de leur vue et de leur puanteur.
L'homme est affreux ! Il suffirait, pour composer une galerie de grotesques
à faire rire un mort, de prendre les dix premiers passants venus, de les
aligner et de les photographier avec leurs tailles inégales, leurs jambes
trop longues ou trop courtes, leurs corps trop gras ou trop maigres, leurs
faces rouges ou pâles, barbues ou glabres, leur air souriant ou sérieux.
Jadis, aux premiers temps du monde, l'homme sauvage, l'homme fort et
nu était certes aussi beau que le cheval, le cerf ou le lion. L'exercice de
ses muscles, la libre vie, l'usage constant de sa vigueur et de son agilité
entretenaient chez lui la grâce du mouvement qui est la première condition
de la beauté, et l'élégance de la forme que donne seule l'agitation physique.
Plus tard les peuples artistes, épris de plastique , surent conserver à
l'homme intelligent cette grâce et cette élégance, par les artifices de la
gymnastique. Les soins du corps, les jeux de force et de souplesse, l'eau
glacée et les étuves firent des Grecs de vrais modèles de beauté humaine,
et ils nous laissèrent leurs statues comme enseignement, pour nous montrer
ce qu'étaient leurs corps, ces grands artistes.
Mais aujourd'hui, ô Apollon! regardons la race humaine s'agiter dans
les fêtes ! Les enfants ventrus dès le berceau, déformés par l'étude précoce,
abrutis par le collège qui leur use le corps à quinze ans, en courbaturant
leur esprit avant qu'il soit nubile, arrivent à l'adolescence avec des membres
mal poussés, mal attachés, dont les proportions normales ne sont jamais
conservées.
256 LES LETTRES ET LES ARTS
Et contemplons la rue, les gens qui trottent avec leurs vêtements
sales! Quant au paysan! Seigneur Dieu! Allons voir le paysan des champs,
rhomme-souche , noué , long comme une perche , toujours tors , toujours
courbé, plus affreux que les types barbares qu'on voit aux musées d'an-
thropologie.
Et rappelons-nous combien les nègres sont beaux de forme, sinon de
face, ces hommes de bronze, grands et souples ! combien les Arabes sont
élégants de tournure et de figure !
D'ailleurs j'ai, pour une autre raison encore, l'horreur des foules.
Je ne puis entrer dans un théâtre ni assister à une fête publique; j'y
éprouve aussitôt un malaise bizarre, insoutenable, un énervement affreux
comme si je luttais de toute ma force contre une influence irrésistible et
mystérieuse. Et je lutte, en effet, contre l'âme de la foule qui essaye de
pénétrer en moi.
Que de fois j'ai constaté que l'intelligence s'agrandit et s'élève dès
qu'on vit seul , qu'elle s'amoindrit et s'abaisse dès qu'on se mêle de nouveau
aux autres hommes. Tout agit sur la pensée : les contacts, les idées
répandues, tout ce qu'on dit, tout ce qu'on est forcé d'écouter, d'entendre
et de répondre. Un flux et reflux d'idées va de tête en tête, de ville en
ville, de peuple à peuple ; et un niveau s'établit, une moyenne d'intelligence
pour toute agglomération nombreuse d'individus.
Les qualités d'initiative intellectuelle, de libre arbitre, de réflexion sage
et même de pénétration de tout homme isolé, disparaissent en général dès
que cet homme est mêlé à un grand nombre d'autres hommes.
Voici un passage d'une lettre de lord Ghesterfield à son fils — 1751
— qui constate, avec une rare humilité, cette subite élimination des
qualités actives de l'esprit dans toute nombreuse réunion :
« Lord Macclesfield, qui a eu la plus grande part dans la préparation
du bill, et qui est l'un des plus grands mathématiciens et astronomes
de l'Angleterre, parle ensuite, avec une connaissance approfondie de la
question, et avec toute la clarté qu'une matière aussi embrouillée pouvait
SUR L'EAU 257
comporter. Mais comme ses mots, ses périodes et son élocution étaient
loin de valoir les miens la préférence me fut donnée à l'unanimité, bien
injustement, je l'avoue.
« Ce sera toujours ainsi. Toute assemblée nombreuse est foule. Quelles
que soient les individualités qui la composent, il ne faut jamais tenir à
une foule le langage de la raison pure. C'est seulement à ses passions,
à ses sentiments et à ses intérêts apparents qu'il faut s'adresser.
« Une collectivité d'individus n'a plus de faculté de compréhen-
sion, etc »
Cette profonde observation de lord Chesterfield, observation faite souvent
d'ailleurs et notée avec intérêt par les philosophes de l'école scientifique,
constitue un des arguments les plus sérieux contre les gouvernements
représentatifs.
Le même phénomène, phénomène surprenant, se produit chaque fois
qu'un grand nombre d'hommes est réuni. Toutes ces personnes, côte à
côte, distinctes, différentes d'esprit, d'intelligence, de passions, d'éducation,
de croyances, de préjugés, tout à coup par le seul fait de leur réunion,
forment un être spécial, doué d'une âme propre, d'une manière de penser
nouvelle, commune, qui est une résultante inanalysable de la moyenne des
opinions individuelles.
C'est une foule, et cette foule est quelqu'un, un vaste individu collectif,
aussi distinct d'une autre foule qu'un homme est distinct d'un autre
homme.
Un dicton populaire affirme que « la foule ne raisonne pas ». Or,
pourquoi la foule ne raisonne-t-elle pas, du moment que chaque particulier
dans la foule raisonne? Pourquoi une foule fera-t-elle spontanément ce
qu'aucune des unités de cette foule n'aurait fait? Pourquoi une foule
a-t-elle des impulsions irrésistibles, des volontés féroces, des entraînements
stupides que rien n'arrête, et, emportée par ces entraînements irréfléchis,
accomplit-elle des actes qu'aucun des individus qui la composent n'accom-
plirait?
Un inconnu jette un cri, et voilà qu'une sorte de frénésie s'empare de
258 LES LETTRES ET LES ARTS
tous, et tous, d'un même élan auquel personne n'essaye de résister, emportés
par une même pensée qui, instantanément, leur devient commune, malgré
les castes, les opinions, les croyances, les mœurs différentes, se précipi-
teront sur un homme, le massacreront ou le noieront sans raison, presque
sans prétexte, alors que chacun, s'il eût été seul, se serait précipité, au
risque de sa vie, pour sauver celui qu'il tue.
Et le soir, chacun rentré chez soi, se demandera quelle rage ou quelle
folie l'a saisi, l'a jeté brusquement hors de sa nature et de son caractère,
comment il a pu céder à cette impulsion féroce ?
C'est qu'il avait cessé d'être un homme pour faire partie d'une foule.
Sa volonté individuelle s'était mêlée à la volonté commune comme une goutte
d'eau se mêle à un fleuve.
Sa personnalité avait disparu, devenant une infime parcelle d'une vaste
et étrange personnalité, celle de la foule. Les paniques qui saisissent une
armée et ces ouragans d'opinion qui entraînent un peuple entier , et la
folie des danses macabres, ne sont-ils pas encore des exemples saisissants
de ce même phénomène ?
En somme, il n'est pas plus étonnant de voir les individus réunis former
un tout que de voir des molécules rapprochées former un corps.
C'est à ce mystère qu'on doit attribuer la morale si spéciale des salles
de spectacle et les variations de jugement si bizarres, du public des
répétitions générales au public des premières, et du public des premières
à celui des représentations suivantes et les déplacements d'effets, d'un
soir à l'autre, et les erreurs de l'opinion qui condamne dès œuvres comme
Carmen destinées plus tard à un immense succès.
Ce que j'ai dit des foules doit s'appliquer d'ailleurs à la société tout
entière; et celui qui voudrait garder l'intégrité absolue de sa pensée, l'indé-
pendance fière de son jugement, voir la vie, l'humanité et l'univers en
observateur libre, au-dessus de tout préjugé, de toute croyance préconçue
et de toute religion, c'est-à-dire de toute crainte, devrait s'écarter absolu-
ment de ce qu'on appelle les relations mondaines, car la bêtise universelle
est si contagieuse qu'il ne pourra fréquenter ses semblables, les voir et
SUR L'EAU 259
les écouter sans être, malgré lui, entamé de tous les côtés par leurs
convictions, leurs idées, leurs superstitions, leurs traditions, leurs préjugés
qui font ricochet sur lui, leurs usages, leurs lois et leur morale surprenante
d'hypocrisie et de lâcheté.
Ceux qui tentent de résister à ces influences amoindrissantes et inces-
santes, se débattent en vain au milieu de liens menus, irrésistibles,
innombrables et presque imperceptibles; puis on cesse bientôt de lutter,
par fatigue.
Mais un remous eut lieu dans le public; les mariés allaient sortir. Et
soudain je fis comme tout le monde, je me dressai sur la pointe des pieds,
pour voir, et j'avais envie de voir, une envie bête, basse, répugnante, une
envie de peuple. La curiosité de mes voisins m'avait gagné comme une
ivresse; je faisais partie de cette foule.
Pour occuper le reste de ma journée je me décidai à faire une prome-
nade en canot sur l'Argens.
Ce fleuve, presque inconnu et ravissant, sépare la plaine de Fréjus des
sauvages montagnes des Maures.
Je pris Raymond, qui me conduisit à l'aviron en longeant une grande
plage basse jusqu'à l'embouchure que nous trouvâmes impraticable,
ensablée en partie. Un seul canal communiquait avec la mer, mais si
rapide et si plein d'écume, de remous et de tourbillons que nous ne pûmes
le franchir.
Nous dûmes alors tirer le canot à terre et le porter à bras par-dessus
les dunes jusqu'à cette espèce de lac admirable que forme l'Argens en
cet endroit.
Au milieu d'une campagne marécageuse et verte, de ce vert puissant
des arbres poussés dans l'eau, le fleuve s'enfonce entre deux rives telle-
ment garnies de verdure, de feuillages impénétrables et hauts qu'on
aperçoit à peine les montagnes voisines. Il s'enfonce tournant toujours,
gardant toujours son air de lac paisible, sans jamais laisser voir ou deviner
qu'il continue sa route à travers ce calme pays désert et superbe.
260 LES LETTRES ET LES ARTS
Autant que dans ces plaines basses du Nord, où les sources suintent
sous les pieds, coulent et vivifient la terre comme du sang, ce sang clair
et glacé du sol, on retrouve ici la sensation bizarre de vie abondante qui
flotte sur les pays humides.
Des oiseaux aux grands pieds pendants s'élèvent des roseaux, allongeant
sur le ciel bleu leur bec pointu. D'autres, larges et lourds, passent d'une
berge à l'autre d'un vol pesant; d'autres encore, plus petits et rapides, fuient
au ras du fleuve, lancés comme une pierre qui fait des ricochets. Les
tourterelles innombrables roucoulent dans les cimes ou tournoient , vont
d'un arbre à l'autre, semblent échanger des visites d'amour. On sent que
partout autour de cette eau profonde, dans toute cette plaine, jusqu'au
pied des montagnes, il y a encore de l'eau, l'eau endormie et vivante des
marais, les grandes nappes claires où se mire le ciel, où glissent des
nuages et d'où sortent des foules éparses de joncs bizarres, l'eau limpide,
corruptrice et féconde où pourrit la vie, où fermente la mort, l'eau qui
nourrit les germes, les fièvres et les miasmes, qui est en même temps
une sève et un poison, qui s'étale, jolie et fausse, sur les putréfactions
mystérieuses.
L'air qu'on respire est délicieux, amollissant et redoutable. Sur tous
ces talus qui séparent ces vastes mares tranquilles , dans toutes ces
herbes épaisses grouille, sautille et rampe le peuple visqueux et répu-
gnant des animaux dont le sang es-t glacé. J'aime ces bêtes froides et
fuyantes qu'on évite et qu'on redoute ; elles ont pour moi quelque chose
de sacré.
A l'heure où le soleil se couche, le marais m'enivre et m'affole. Après
avoir été tout le jour, le grand étang silencieux, assoupi sous la chaleur,
il devient, au moment du crépuscule, un pays féerique et surnaturel.
Dans son miroir calme et démesuré traînent les nuées, les nuées d'or,
les nuées de sang, les nuées de feu! Elles y tombent, s'y baignent,
s'y mouillent, s'y noient. Elles sont là-haut, dans l'air immense, et elles
sont en bas, sous nous, si près et insaisissables dans cette mince flaque
d'eau que percent comme des poils des herbes pointues.
SUR L'EAU
261
Toute la couleur donnée au monde, charmante, diverse et grisante, nous
apparaît délicieusement fine, admirablement éclatante, infiniment nuancée,
autour d'une feuille de nénuphar. Tous les rouges, tous les jaunes, tous
les bleus , tous les verts , tous les violets sont là dans un peu d'eau
qui nous montre tout le ciel, tout l'espace, tout le rêve et où passent
des vols d'oiseaux. Et puis, il y a autre chose encore, je ne sais quoi,
dans les marais au soleil couchant? J'y sens comme la révélation confuse
d'un mystère inconnaissable, le souffle originel de la vie primitive, qui
était peut-être une bulle de gaz sortie d'un marécage à la tombée du
jour?
Saint-Tropez, 12 avril
Nous sommes partis ce matin, vers huit heures, de Saint-Raphaël par une
forte brise du nord-ouest.
La mer, sans vagues dans le golfe, était blanche d'écume, blanche comme
une nappe de savon, car le vent, ce terrible vent de Fréjus, qui souffle
presque chaque matin, semblait se jeter dessus pour lui arracher la peau,
qu'il soulevait et roulait en petites lames de mousse éparpillées ensuite, puis
reformées tout aussitôt.
Les gens du port nous ayant affirmé que cette rafale tomberait vers onze
heures, nous nous décidâmes à nous mettre en route avec trois ris et le
plus petit foc.
Le youyou fut embarqué sur le pont, au pied du mât, et le Bel-Ami
sembla s'envoler dès sa sortie de la jetée. Bien qu'il ne portât presque point
de toile, je ne l'avais jamais senti courir ainsi. On eût dit qu'il ne touchait
point l'eau et on ne se fût guère douté qu'il portait, au bas de sa large quille,
profonde de près de deux mètres, une barre de plomb de dix-huit cents
kilos, sans compter deux mille kilos de lest dans sa cale et tout ce que nous
avons à bord en gréement, ancres, chaînes, amarres et mobilier.
J'eus bien vite traversé le golfe au fond duquel se jette l'Argens et, dès
que je fus à l'abri des côtes, la brise cessa presque complètement. C'est là
262 LES LETTRES ET LES ARTS
que commence cette région sauvage, sombre et superbe qu'on appelle encore
le pays des Maures. C'est une longue presqu'île de montagnes dont les
rivages seuls ont un développement de plus de cent kilomètres.
Saint-Tropez, à l'entrée de l'admirable golfe, nommé jadis golfe de
Grimaud, est la capitale de ce petit royaume sarrasin dont presque tous les
villages bâtis au sommet de pics, qui les mettaient à l'abri des surprises, sont
encore pleins de maisons mauresques avec leurs arcades, leurs étroites
fenêtres et leurs cours intérieures où ont poussé de hauts palmiers qui
dépassent à présent les toits.
Si on pénètre à pied dans les vallons immenses de cet étrange massif
de montagnes, on découvre une contrée invraisemblablement sauvage, sans
routes, sans chemins, même sans sentiers, sans hameaux, sans maisons.
De temps en temps, après sept ou huit heures de marche, on aperçoit
une masure , souvent abandonnée , et parfois habitée par une misérable
famille de charbonniers. Les monts des Maures ont, paraît- il, tout un
système géologique particulier, une flore incomparable, la plus variée de
l'Europe, dit-on, et d'immenses forêts de pins, de chênes-lièges et de
châtaigniers.
J'ai fait, voici trois ans maintenant, au cœur de ce pays, une excursion
aux ruines de la Chartreuse de la Verne, dont j'ai gardé un inoubliable
souvenir. S'il fait beau demain j'y retournerai.
Une route nouvelle suit la mer allant de Saint-Raphaël à Saint-Tropez.
Tout le long de cette avenue magnifique ouverte à travers les forêts sur un
incomparable rivage, on essaye de créer des stations hivernales.
La première, en projet, est Saint- Aygulf. Celle-ci offre un caractère
particulier.
Au milieu du bois de sapins qui descend jusqu'à la mer s'ouvrent, dans
tous les sens, de larges chemins. Pas une maison, rien que le tracé des
rues traversant des arbres. Voici les places, les carrefours, les boulevards.
Leurs noms sont même inscrits sur des plaques de métal: boulevard Ruysdaël,
boulevard Rubens, boulevard Van-Dyck, boulevard Claude-Lorrain. On se
demande pourquoi tous ces peintres ? Ah ! pourquoi ? C'est que la Société,
SUR L'EAU 263
s'est dit, comme Dieu lui-même, avant d'allumer le soleil : « Ceci sera une
station d'artistes ! »
La Société! on ne sait pas dans le reste du monde tout ce que ce mol
signifie d'espérances, de dangers, d'argent gagné et perdu, sur les bords de
la Méditerranée. La Société! terme mystérieux, fatal, profond, trompeur!
En ce lieu pourtant, la Société semble réaliser ses espérances, car elle a
déjà des acheteurs, et des meilleurs, parmi les artistes. On lit de place en
place : « Lot acheté par M. Carolus Duran ; lot de M. Glairin ; lot de made-
moiselle Groizette, etc., etc.. » Cependant... qui sait?... Les Sociétés de la
Méditerranée ne sont pas en veine.
Rien de plus drôle que cette spéculation furieuse qui aboutit à des faillites
formidables.
Quiconque a gagné dix mille francs sur un champ achète pour dix
millions de terrains à vingt sous le mètre pour les revendre à vingt francs.
On trace les boulevards, on amène l'eau, on prépare l'usine à gaz, et on
attend l'amateur. L'amateur ne vient pas, mais la débâcle arrive.
Dans ce pays, d'ailleurs, n'allez pas dire qu'il fait froid, qu'il a plu, que
le mistral a soufflé, car les habitants se réuniraient pour vous lapider. Jamais
de gelée, jamais d'eau, jamais de vent. Jamais de vent surtout! C'est qu'ils
ont l'air de croire vraiment que le mistral ne souffle jamais, alors qu'il
dépierre les grand' routes.
Il semble, aujourd'hui même, embusqué dans ces montagnes, le gueux,
et nous guetter, car à chaque vallon, à chaque échancrure de la côte, une
rafale nous tombe dessus, violente à démâter le yacht.
J'aperçois, loin devant moi, des tours et des bouées qui indiquent les
brisants des deux rivages à la bouche du golfe de Saint-Tropez.
La première signale les Sardinières, un vrai banc de roches à fleur d'eau
dont quelques-unes montrent leurs têtes brunes, et la seconde, la pointe de
la Moutte.
Nous arrivons maintenant à l'entrée du golfe qui s'enfonce au loin entre
deux berges de montagnes et de forêts jusqu'au village de Grimaud bâti sur
264 LES LETTRES ET LES ARTS
une cime, tout au bout. L'antique château des Grimaldi, haute ruine qui
domine le village, apparaît là-bas dans la brume comme une évocation de
conte de fées.
Plus de vent. Le golfe a l'air d'un lac immense et calme où nous pénétrons
doucement en profitant des derniers souffles de cette bourrasque matinale.
A droite du passage Sainte-Maxime, petit port blanc, se mire dans l'eau où
le reflet des maisons les reproduit la tête en bas aussi nettes que sur la berge.
En face Saint-Tropez apparaît, protégée par un vieux fort.
A onze heures, le Bel-Ami s'amarre au quai, à côté du petit vapeur qui
fait le service de Saint-Raphaël. Seul en effet, avec une vieille diligence qui
porte les lettres et part la nuit par l'unique route qui traverse ces monts, le
Lion de Mer, ancien yacht de plaisance, met les habitants de ce port isolé
en communication avec le reste du monde. C'est là une de ces charmantes et
simples villes de la mer, une de ces bonnes petites villes modestes, poussées
dans l'eau comme un coquillage, nourries de poisson et d'air marin, et qui
produisent des matelots. Sur le port se dresse, en bronze, la statue du bailli
de Suffren.
On y sent la pêche et le goudron qui flambe, la saumure et la coque des
barques; on y voit, sur les pavés des rues, briller, comme des perles, des
écailles de poisson, et le long des murs du port, le peuple boiteux et
paralysé des vieux marins qui se chauffent au soleil sur les bancs de pierre.
Ils parlent de temps en temps des navigations anciennes, de ceux qu'ils ont
connus jadis, des arrière-grands-pères de ces gamins qui courent là-bas.
Leurs visages et leurs mains sont ridés, tannés, brunis, séchés par les vents,
les fatigues, les embruns, les chaleurs de l'Equateur et les glaces des mers
du Nord, car ils ont vu, en rôdant par les océans, les dessus et les dessous
du monde, l'envers de toutes les terres et de toutes les latitudes. Devant eux
passe, callé sur une canne, l'ancien capitaine au long cours qui commanda
les Trois-Sœurs, ou les Deux-Amis, ou la Marie-Louise, ou la Jeune-
Clémentine. Tous le saluent, à la façon de soldats qui répondent à l'appel,
d'une litanie de « Bonjour capitaine » modulés sur des tons différents.
On est là au pays des flots dans une brave petite cité salée et coura-
SUR L'EAU 265
geuse, qui se battit jadis contre les Sarrasins, contre le duc d'Anjou, contre
les corsaires barbaresques, contre le connétable de Bourbon, et Charles-Quint,
et le duc de Savoie, et le duc d'Epernon.
En 1637, les habitants, les pères de ces tranquilles bourgeois, sans aucune
aide, repoussèrent une flotte espagnole, et chaque année se renouvelle, avec
une ardeur surprenante, le simulacre de cette attaque et de cette défense
qui emplit la ville de bousculades et de clameurs et rappelle étrangement
les grands divertissements populaires du moyen âge.
En 1813, la ville repoussa également une escadrille anglaise envoyée
contre elle.
Aujourd'hui elle pêche, elle pêche des thons, des sardines, des langoustes,
des loups, tous les poissons si jolis de cette mer bleue, et nourrit, à elle
seule, une partie de la côte.
En mettant le pied sur le quai, après avoir fait ma toilette, j'entendis
sonner midi, et j'aperçus deux vieux commis, clercs de notaire ou d'avoué,
qui s'en allaient au repas, pareils à deux vieilles bêtes de travail un instant
débridées pour qu'elles mangent l'avoine au fond d'un sac de toile.
O liberté! liberté! seul bonheur, seul espoir et seul rêve! De tous les
misérables, de toutes les classes d'individus, de tous les ordres de travailleurs,
de tous les hommes qui livrent quotidiennement le dur combat pour vivre,
ceux-là sont le plus à plaindre, sont les plus déshérités de faveurs.
On ne le croit pas. On ne le sait point. Ils sont impuissants à s'émanciper;
ils ne peuvent pas se révolter; ils restent liés, bâillonnés dans leur misère,
leur misère honteuse de plumitifs! Ils ont fait des études, ils savent le droit,
ils sont peut-être bacheliers.
Comme je l'aime, cette dédicace de Jules Vallès :
« A tous ceux qui, nourris de grec et de latin, sont morts de faim. »
Sait-on ce qu'ils gagnent, ces crève-misère : de huit cents à quinze cents
francs par an !
Employés des noires études, employés des grands ministères, vous devez
lire chaque matin à la porte de la sinistre prison la célèbre phrase de Dante :
Laissez toute espérance vous qui entrez.
266 LES LETTRES ET LES ARTS
On pénètre là pour la première fois, à vingt ans, pour y rester jusqu'à
soixante et plus; et, pendant cette longue période, rien ne se passe. L'existence
s'écoule tout entière dans le petit bureau sombre, toujours le même, tapissé
de cartons verts.
On y entre jeune, à l'heure des espoirs vigoureux. On en sort vieux, près
de mourir. Toute cette moisson de souvenirs que nous faisons dans une vie,
les événements imprévus, les amours douces ou tragiques, les voyages
aventureux, tous les hasards d'une existence libre, sont inconnus à ces
forçats.
Tous les jours, les semaines, les mois, les saisons, les années se
ressemblent. A la même heure, on arrive; à la même heure, on déjeune;
à la même heure, on s'en va ; et cela, de vingt à soixante ans. Quatre
accidents seulement font date : le mariage, la naissance du premier enfant,
la mort de son père et de sa mère. Rien autre chose : pardon, les avance-
ments.
On ne sait rien de la vie ordinaire, rien du monde ! On ignore jusqu'aux
joyeuses journées de soleil dans les rues, et les vagabondages dans
les champs : car jamais on n'est lâché avant l'heure réglementaire. On se
constitue prisonnier à huit heures du matin ; la prison s'ouvre à six heures,
alors que la nuit vient. Mais, en compensation, pendant quinze jours par an
on a bien le droit — droit discuté et marchandé, reproché d'ailleurs — de
rester enfermé dans son logis. Car où pourrait-on aller sans argent?
Le charpentier grimpe dans le ciel ; le cocher rôde par les rues ; le
mécanicien des chemins de fer traverse les bois, les plaines, les montagnes,
va sans cesse des murs de la ville au large horizon bleu des mers ; l'employé
ne quitte point son bureau, cercueil de ce vivant; et, dans la même petite
glace où il s'est regardé jeune, avec sa moustache blonde, le jour de son
arrivée, il se contemple chauve, avec sa barbe blanche, le jour où il est mis
dehors.
Alors, c'est fini, la vie est fermée, l'avenir clos. Comment se fait-il
qu'on en soit là, déjà? Comment donc a-t-on pu vieillir ainsi sans qu'aucun
événement se soit accompli, qu'aucune surprise de l'existence vous ait
SUR L'EAU 267
jamais secoué ? Cela est pourtant. Place aux jeunes, aux jeunes employés !
Alors on s'en va, plus misérable encore, et on meurt, presque tout de
suite, de la brusque rupture de cette longue et acharnée habitude du bureau
quotidien, des mêmes mouvements, des mêmes actions, des mêmes besognes
aux mêmes heures.
Au moment où j'entrais à l'hôtel, pour y déjeuner, on me remit un
effrayant paquet de lettres et de journaux, qui m'attendaient, et mon cœur
se serra comme sous la menace d'un malheur. J'ai la peur et la haine de3
lettres : ce sont des liens. Ces petits carrés de papier qui portent mon nom
me semblent faire, quand je les ouvre en les déchirant, un bruit de chaînes,
le bruit des chaînes qui m'attachent aux vivants que j'ai connus, que je
connais.
Toutes me disent, bien qu'écrites par des mains différentes : « Où êtes-
vous ? Que faites-vous ? Pourquoi disparaître ainsi sans annoncer où vous
allez ? Avec qui vous cachez-vous ? » Une autre ajoutait : « Comment voulez-
vous qu'on s'attache à vous si vous fuyez toujours vos amis ? c'est même
blessant pour eux... »
Eh bien, qu'on ne s'attache pas à moi ! Personne ne comprendra donc
l'affection sans y joindre une idée de possession et de despotisme ! Il semble
que les relations ne puissent exister sans entraîner avec elles des obligations,
des susceptibilités et un certain degré de servitude. Dès qu'on a souri
aux politesses d'un inconnu, cet inconnu a barres sur vous, s'inquiète de
ce que vous faites et vous reproche de le négliger. Si nous allons jusqu'à
l'amitié, chacun s'imagine avoir des droits; les rapports deviennent des
devoirs, et les liens qui vous unissent semblent terminés avec des nœuds
coulants.
Cette inquiétude affectueuse, cette jalousie soupçonneuse, contrôleuse,
cramponnante, des êtres qui se sont rencontrés et qui se croient enchaînés
l'un à l'autre parce qu'ils se sont plu, n'est faite que de la peur harcelante
de la solitude qui hante les hommes sur cette terre.
Chacun de nous sentant le vide autour de lui, le vide insondable où s'agite
268 LES LETTRES ET LES ARTS
son cœur, où se débat sa pensée, va comme un fou, les bras ouverts, les lèvres
tendues, cherchant un être à étreindre. Et il étreint à droite, à gauche, au
hasard, sans savoir, sans regarder, sans comprendre, pour n'être plus seul. Il
semble dire, dès qu'il a serré les mains : « Maintenant vous m'appartenez un
peu, vous me devez quelque chose de vous, de votre vie, de votre pensée,
de votre temps! » Et voilà pourquoi tant de gens croient s'aimer qui s'ignorent
entièrement, tant de gens vont les mains dans les mains ou la bouche sur
la bouche, sans avoir pris le temps même de se regarder. Il faut qu'ils aiment
pour n'être plus seuls, qu'ils aiment d'amitié, ou de passion, mais qu'ils
aiment pour toujours.
Et ils le disent, jurent, s'exaltent, versent tout leur cœur dans un cœur
inconnu trouvé la veille, toute leur âme dans une âme de rencontre parce
qu'un visage leur a plu. Et de cette hâte à s'unir naissent tant de méprises,
de surprises, d'erreurs et de drames.
Ainsi que nous restons seuls, malgré tous nos efforts, de même nous
restons libres, malgré toutes les étreintes.
Personne, jamais, n'appartient à personne. On se prête malgré soi à ce
jeu coquet ou tendre de la possession, mais on ne se donne jamais. L'homme
exaspéré par ce besoin d'être le maître de quelqu'un a institué la tyrannie,
l'esclavage et le mariage. Il peut tuer, torturer, emprisonner, mais la volonté
humaine lui échappe toujours, même quand elle a consenti quelques instants
à se soumettre.
Est-ce que les mères possèdent leurs enfants ? Est-ce que le petit être à
peine sorti du ventre ne se met pas à crier pour dire qu'il veut, pour annoncer
son isolement et affirmer son indépendance ?
Est-ce qu'une femme vous appartient jamais? Savez-vous ce qu'elle pense,
même si elle vous adore? Baisez sa chair, pâmez-vous sur ses lèvres. Un mot
sorti de votre bouche ou de la sienne, un seul mot suffira pour mettre entre
vous une implacable haine !
Tous les sentiments affectueux perdent leur charme s'ils deviennent
autoritaires. De ce qu'il me plaît de voir quelqu'un et de lui parler, s'ensuit-il
qu'il me soit permis de contrôler ce qu'il fait et ce qu'il aime?
SUR L'EAU
269
L'agitation des villes, grandes et petites, de tous les groupes de la société,
la curiosité méchante, envieuse, médisante, calomniatrice, le souci incessant
des relations, des affections d'autrui, des commérages et des scandales, ne
viennent-ils pas de cette prétention que nous avons de surveiller la conduite
des autres comme si tous nous appartenaient à des degrés différents? Et nous
nous imaginons en effet que nous avons des droits sur eux, sur leur vie, car
nous la voulons réglée selon la nôtre; sur leurs pensées, car nous les réclamons
du même ordre que les nôtres; sur leurs opinions, car nous ne les tolérons
pas différentes des nôtres; sur leur réputation, car nous l'exigeons selon nos
principes; sur leurs mœurs, car nous nous indignons quand elles ne sont pas
soumises à notre morale.
GUY DE MAUPASSANT.
(A suivre.)
-«;>.;■
LADY LILITH
CONTE IDEALISTE
D'après une très ancienne légende
rabbinique , Adam , eut l'une après
l'autre , deux compagnes parmi les
félicités de l'Eden.
Toi, dont le flanc sacré porta le genre humain,
ô Eve, ne serais-tu donc que la seconde femme de celui que les joyeux
amis de la chanson dite gauloise persistent, aux réunions du Caveau, à
nommer « Notre grand -père à tous »? — Hélas! oui, s'il faut vous en
croire, vous, Burton, qui l'affirmez dans votre Anatomie de la Mélancolie,
et vous Gesenius, dans votre Commentaire d'haie, vous tous, talmudistes
au nez busqué, à la barbe vénérable, dont le regard subtil se fatigue, sous
le verre de vos larges besicles cerclées d'argent, à déchiffrer les mystères
préadamites : oui, Adam eut une première femme, et vous l'appelez Lilith.
LADY LILITH 271
Ce n'est pas l'histoire de cette Lilith-là que je veux retracer ici, mais
comme l'une me conduit à l'autre, comme la beauté plastique de l'une
fut exactement celle de l'autre, comme toutes deux portaient le même
nom, je rappellerai la légende en quelques mots. — Aussi bien est-elle
peu connue.
La première Lilith n'était pas blonde, blanche et rose ainsi que le fut
Eve ; elle n'avait pas non plus les yeux bleus , ni les grâces fléchissantes ,
ni les touchantes faiblesses de celle qui devait un jour mordre au fruit
défendu. Lilith était grande, avait les yeux d'un vert sombre et profond,
les lèvres rouges au large et pur dessin, comme celles des sphinges
taillées dans les durs basaltes égyptiens, et le menton puissamment modelé.
Ses cheveux dénoués , elle en drapait l'ambre de sa chair nue comme d'un
souple manteau de soie châtain , onde de larges reflets d'or. — Ni plus ni
moins que messieurs les maris d'aujourd'hui, Adam, le mariage à peine
consommé, donnant le premier exemple du despotisme marital, prétendit à
dominer dans le ménage. Certes, depuis, l'exemple n'a pas été perdu; mais
l'effort ne réussit point à ce coup d'essai. Quoique Lilith eût l'oreille fine,
elle ne voulut pas entendre à cela du tout, et, bien avant la maréchale de
l'Armée du Salut, devançant de quelques centaines de siècles la vaillante
miss Booth, elle revendiqua sans drapeau ni trombone, sans tapage d'au-
cune sorte, l'égalité des droits de l'homme et de la femme. La querelle
entre les deux époux ne fut rien moins que tendre. Les yeux verts de
Lilith jetaient des éclairs. Elle commença par déserter le figuier qui leur
servait d'alcôve aux heures où le paradis terrestre n'était plus éclairé
Qu'à la pâle clarté qui tombe des étoiles ;
puis, en personne qui se respecte, dédaigneuse des noises et des situations
fausses, elle s'éloigna tranquillement et pour ne plus revenir, comme une
source qui s'échappe de son rocher.
Adam, malgré tout, avait pris goût aux joies du mariage; la solitude,
au cours des nuits astrales, l'agitait. Courroucé, mais penaud plus encore,
il porta plainte au tribunal du Seigneur.
Le Créateur aimait bien sa créature, son Adam, l'œuvre qu'il avait
272 LES LETTRES ET LES ARTS
pétrie de ses doigts et animée de son souffle. Aussitôt, il lança à la pour-
suite de la fugitive une escouade d'anges qui vivement la ramenèrent prise,
surprise, des menottes de fleurs aux poignets, vaincue mais non convaincue,
délicatement ligottée mais non domptée. Appelée en conciliation dans le
cabinet du bon Dieu, Lilith resta sourde aux avis paternels de celui-ci, ne
desserra point ses quenottes de jeune loup, pas même ses belles lèvres
rouges, tint obstinément fixé sur les yeux noirs de son tyran le regard de
ses yeux verls, le pesa, le jugea, puis, ayant longuement réfléchi, secoua
négativement à plusieurs reprises, de droite à gauche et de gauche à
droite, les paillettes d'or de sa chevelure. Finalement, entêtée dans son
refus de réintégrer le figuier conjugal, elle tourna les fossettes de son dos
au personnage qui avouait l'insolente prétention de lui imposer son autorité.
Le Tout-Puissant vit bien qu'il dépenserait son éloquence en pure perte à
vouloir persuader cette chatte orgueilleuse. On n'est pas même certain que
la résistance le fâcha très fort; quelques rabbins disent oui, d'autres non;
mais, au fond des synagogues, on est d'accord pour déclarer qu'il délia
dans le paradis terrestre ce qu'il avait lié dans son céleste paradis, prononça
la nullité du premier mariage pour cause d'incompatibilité d'humeurs, et
confia le destin de laitière Lilith à un jeune démon très présomptueux.
On sait ce qu'il advint d'Adam. A-t-il, et nous-mêmes, tristes victimes
du péché originel, avons-nous gagné beaucoup au change? C'est la ques-
tion que se pose Hamlet, prince de Danemark : a Etre ou n'être pas... »
et que chaque génération agite après lui. Car enfin, que nous sachions, il
n'est pas rapporté que , pour avoir refusé d'obéir aveuglément à son mari,
Lilith se fût jamais en ses promenades égarée dans le voisinage des arbres
défendus où l'on rencontre des serpents d'une moralité douteuse. Lilith
pouvait être fière, mais Lilith ne trompait personne; elle ne voulut pas
obéir, mais elle ne désobéit pas : il y a une nuance. Tandis qu'Eve,
elle, — oh! parfaitement soumise d'intention, tout au moins d'attitude, —
formellement elle désobéit, et, par sa désobéissance, introduisit dans le
monde toutes les calamités que chacun sait, en particulier, la Mort : la
Mort, que l'amère fatalité des destinées humaines tient en réserve contre
LADY LILITH 273
ceux qui, déjouant la ligue des fortunes adverses, ont atteint au bonheur
parfait dans l'amour et, par l'amour, dans le mariage.
Le phénomène est rare, dira-t-on. Parbleu! S'il ne l'était pas, songerait-on
à le citer ? Eh, c'est précisément pourquoi j'en veux présenter un exemple
récent, connu, avéré, pendant qu'il en existe encore des témoins.
L'amour heureux dans le mariage : certes oui, le cas est rare et de plus
en plus il le sera, au train persévérant des choses. Car on a bien médit
des artistes, n'est-ce pas? et celui qui écrit ces lignes véridiques n'est pas
suspect d'un aveuglement exagéré à l'égard de cette intéressante classe de
citoyens; pas plus qu'un autre, il n'est sans avoir, à part soi, peut-être
même publiquement, déploré leur infatuation sans limite, constaté leur incli-
nation puérile pour tous les joujoux de la vanité humaine, leur goût pour
le grelot et le panache, leur adoration de soi-même qui conduit les plus
modestes à se considérer comme un peu plus que des demi-dieux. Et pour-
tant, il faut bien le reconnaître : en cette fin du siècle dix-neuvième de
l'ère chrétienne, le cinquante-neuvième de la Genèse, où la pièce de cent
sous est la souveraine maîtresse des corps, des cœurs et des âmes, où le
mariage n'est plus qu'un contrat dans lequel se pèsent, entre deux papas
très bien, les sacs des deux parties contractantes, le doit et l'avoir de
chacun, non en vertus, en beauté, en grâce — ou en charme, à défaut
de grâce et de beauté — non en jeunesse, en dons d'art et d'intelligence,
pas même en santé, mais en bonnes espèces bien sonnantes et trébuchantes,
en liasses de papier à vignettes variées, maculé de coupons rentaires en
marge ou au dos; eh bien, oui, en ce temps où la Bourse est le seul
temple dont, en foule, un peuple d'adorateurs zélés inonde les portiques, il
n'y a plus que parmi les artistes qu'il se puisse rencontrer encore un homme
capable de chercher le bonheur dans l'amour, et par l'amour dans le mariage,
en dépit de tous les obstacles accumulés par les convenances sociales.
L'artiste dont je veux parler est bien connu et même illustre de l'autre
côté de la Manche. Il y a peu de temps qu'il est mort, et c'est à sa mort
seulement que transpira quelque peu au dehors le secret du mystère dans
lequel il avait étroitement enveloppé sa vie. Les faits sont d'un ordre
274 LES LETTRES ET LES ARTS
tellement intime, ils sont aussi tellement proches que je me bornerai à
désigner le héros du drame par des initiales.
D.-G. R., quoiqu'il fût né à Londres, était fds d'un de ces lettrés ita-
liens qui se jetèrent , tête basse, le cœur haut, dans l'aventure révolution-
naire de 1821 à Naples , et arrachèrent au roi Ferdinand une constitution
honorable que, trahis, la plupart payèrent de leur vie. Le père de D.-G. R.
était poète. La femme de l'amiral qui commandait la flotte anglaise croisant
alors dans les eaux de Naples connaissait, admirait, se plaisait à redire
ses chants patriotiques ; elle détermina son mari , sir Graham Moore , à le
sauver. Informé de la retraite où le vaincu s'attendait à être découvert d'une
minute à l'autre, l'amiral en personne l'y alla chercher, l'invita à revêtir
un uniforme d'officier anglais, le ramena ouvertement en voiture avec lui,
le fit embarquer, le soir même, à bord d'un vaisseau qui, le lendemain
matin, débarquait le proscrit à Malte; de Malte il passa à Londres et, peu
d'années après, s'y maria.
Celui-ci resta proscrit toute sa vie. Deux vers d'un de ses poèmes :
Chè i Saiidi ed i Lovelli
Non sono morti ancor,
où la mort des tyrans était prêchée de façon peut-être un peu trop claire,
empêchèrent que son nom — comme le furent ceux de bien d'autres réfu-
giés — fût jamais porté sur aucune liste d'amnistie.
Cette origine explique, au moins en partie, le désintéressement passionné
qui fut un des traits du caractère de D.-G. R., le sentiment d'abnégation
sans réserve et le mépris de l'opinion avec lesquels , de la première à
la dernière heure, il sacrifia tout à sa foi. Or, la foi de toute sa vie, sa
religion fut la beauté.
Jusqu'à trente ans, en vers d'une étrange ardeur — car il était poète
autant qu'il était peintre — et en représentations pittoresques d'une inten-
sité de couleur singulière, où resplendissait l'éclatante harmonie des anciens
vitraux, il la célébra, cette foi. Mais elle était alors sans objet effectif;
c'était une conception de la beauté absolument idéale, qui s'était emparée
de son âme alors qu'il s'imprégnait des magnificences de la Vita Nuova,
LADY LILITH 275
dont il publia en prose une admirable traduction devenue classique en Angle-
terre. Cet idéal — qui s'était cristallisé dans son cerveau quand son cœur
était encore vide — fut celui-là même que Dante avait chanté; non pas
cette Béatrice Portinari dont Ary Scheffer, en sa médiocre intelligence, a
fixé le type, un pauvre type de beauté suavement fade, désormais adopté
par la sentimentalité bourgeoise; mais la fille patricienne, émue dans son
cœur dès qu'elle distingue celui qui la salue à l'entrée de l'église où il la
voit pour la première fois. En sa nature amoureuse et orgueilleuse, le duel
s'engage tout de suite. Elle devine l'amant aussitôt envahi par un amour
immense. Consciente de sa beauté, elle repousse les hommages; consciente
de l'action de sa beauté, d'autant plus est-elle hautaine dès lors, et fière
et quasi-dédaigneuse, qu'elle se sent rougir, comme troublée en sa chasteté
virginale par le regard du poète.
E cui saluta fa tremar lo core.
Bien que très personnelle et qu'elle n'eût aucun des traits d'une imitation
vile, cette conception de la beauté, dans les œuvres de D.-G. B., rappelait
la verdeur de coloration, la raideur de lignes des quattrocentistes vénitiens
et florentins. Elle en avait l'éclat intense et la saveur acide, de jeune fruit
non encore mûri par les longs baisers du soleil. C'était alors un idéal
abstrait. A trente ans seulement, il rencontra miss Lilith. Dirai-je où? Eh
bien, c'est ici, à Paris, dans un modeste hôtel anglais d'un de nos faubourgs,
où, nièce du innkeeper, l'honnête fille, orpheline, avait été recueillie, que
D.-G. B. vit, et, la voyant, aussitôt, passionnément, aima Lilith.
Quel oiseau de paradis laissa tomber cette graine merveilleuse, cette
fleur de beauté incomparable dans un champ du Lancashire , dans un coin
de terre lourde, pour être transportée à Paris? Après combien d'infructueux
essais la nature forma-t-elle cette création d'art accomplie? Le secret de
tels phénomènes nous restera inconnu à jamais. Sa tête, avec le mystère
des têtes de Léonard et de Solario, rappelait l'ovale du visage dans la
Madonna délia Granduca de Baphaël : c'était la même sinuosité ample des
lèvres; seulement, c'était aussi d'un front plus droit que se détachait la
longue chevelure dont le flot épais se soulevait un peu avant de retomber
276 LES LETTRES ET LES ARTS
en légères vagues d'or sur le cou et sur les épaules , chevelure bien anglaise,
comme l'était aussi l'expression du visage, confiante, attrayante, attirante,
et cependant voilée de réserve.
De ce jour fut fixée la destinée de ces deux êtres — le peintre-poète et
la beauté. Chansons, sonnets, poèmes se succédaient sur les lèvres du
poète, tous célébraient la beauté de lady Lilith, écrits pour elle seule à
un seul exemplaire, sur vélins magnifiques, illustrés d'aquarelles splendides,
reliés de plaques de métal précieux, de bronze, d'or, d'argent tour à tour,
gravées de la main même de l'artiste, parées de chiffres, d'entrelacs, des
symboles d'un amour unique. La plume et le crayon du dessinateur, la
pointe du graveur, la brosse du peintre n'eurent plus d'autre objet désor-
mais que de reproduire l'image de l'adorée. Dessins, peintures, gravures,
rien ne sortit plus de la retraite mystérieuse, cachée au fond d'un vaste
parc plein d'arbres centenaires, où se célébrait ce cantique d'amour sur les
bords de la Tamise, à Chelsea. Quelques amis de la plus étroite intimité
avaient accès au sanctuaire, voyaient ces productions du génie de D.-G. R.,
connaissaient les vers que, de sa voix profonde, grave, ardente, nuancée
de modulations d'une souplesse infinie, infatigablement il redisait à lady
Lilith, qui en berçait son amour, infatigablement.
On a montré, il y a deux ans, réunie dans une exposition posthume,
une partie de ces œuvres, toute cette suite d'études et d'esquisses qui pré-
cédèrent immédiatement le mariage et occupèrent ensuite vingt mois de la
vie de D.-G. R. Dans les premiers temps, il est visible que le modèle a
posé, que l'attitude a été cherchée. Elle est assise, les maîns croisées, ou
debout, sérieuse et douce, toujours regardant droit dans les yeux du spec-
tateur, de son regard vert insondable. Mais peu à peu la pose est moins
réglée, plus spontanée, plus abandonnée. Il semble que l'on revive les
années d'autrefois au foyer du peintre; on y surprend lady Lilith, comme
celui-ci le fit jadis, en quelqu'un de ces mouvements d'une beauté de lignes
exquise , qui lui arrachaient ce cri : Stay while I sketch y ou so !
Tantôt elle lit, tantôt elle peint — car elle aussi fut mordue par le
démon de la couleur, elle illustrait d'anciennes ballades avec une grâce
LADY LILITH 277
quelque peu sauvage. — Une autre fois, elle est penchée, dessinant sur
une petite table; puis on la voit dans le mouvement qui suit, se redressant.
Ou bien, assise parmi les fleurs, à sa toilette, les épaules nues, tenant
une glace à main, elle soulève avec le peigne tout un côté de sa che-
velure, qui s'étend comme un rideau épais et léger à la fois, traversé de
mille lumières. Ailleurs, en chapeau, en chàle, la main sur le bouton de
la porte, prête à sortir, elle suspend sa marche pour recevoir un adieu, un
baiser, le dernier regard de l'amant. Ailleurs encore, elle essaie un nou-
veau vêtement, une jaquette ajustée à la taille. Bientôt, nous remarquons,
hélas ! que le pur ovale du doux visage de madone s'altère un peu , le
contour s'amaigrit, les paupières adhèrent plus étroitement aux yeux plus
largement ouverts. Souvent, désormais, nous la retrouvons dans un fauteuil,
puis sur une chaise longue, la tête renversée sur un oreiller. Un jour, les
cheveux sont noués d'une torsade négligente, très haut sur le cou; un autre
jour, ils s'épandent de chaque côté parmi les dentelles du coussin , et ruis-
sellent en nappes fauves jusque sur le tapis où ils posent la moire soyeuse
de leurs ondes extrêmes. Le visage de la bien-aimée est patient, tranquille,
presque engourdi dans sa sérénité; ses mains longues et fluettes reposent
sur les genoux, le vêtement flotte plus librement sur la sveltesse croissante
du corps. Et cela n'éveille plus dans notre chair le souvenir des âmes mys-
térieuses et sensuelles de Vinci et d'Andréa Solario; nous songeons bien
plutôt à ces figures de déesses, mystérieuses aussi, que Botticelli a marquées
du sceau d'une si étrange fatalité. C'est le dernier dessin d'une collection
qui, par la délicatesse du trait, la grâce de la ligne, la simplicité touchante
du sujet ne peut être comparée qu'aux dessins des vieux maîtres, à ces
aperçus de la vie du moyen âge, à Florence, que Ghirlandajo et Masaccio
ont tracés à la mine d'argent, et qui reposent, oubliés, non catalogués,
dans les portefeuilles du musée des Uffizi.
Lady Lilith mourut. Cet enchantement d'amour n'avait duré que deux
ans. Dans le cercueil, l'amant déposa, avec son amour, avec le corps de
l'adorée , tout espoir de vie sur la terre. Il y enferma tous les manuscrits,
tous les poèmes où il avait chanté d'abord la beauté rêvée, puis la beauté
278
LES LETTRES ET LES ARTS
possédée, plus belle encore cent fois. Gomme le Prospero de Shakspeare,
il avait enfoui profondément dans la terre sa baguette magique.
Il survécut, et plus tard se remit à peindre, poursuivi par la même
persistante image, maintenant empreinte d'une mélancolie tragique ou d'une
mystique tristesse. 11 s'enferma, comme Charles V d'Autriche, dans une.
réclusion volontaire et n'exposa jamais.
Huit ans s'écoulèrent ainsi.
Et — ô éternité des serments de l'homme! — et les poèmes, un jour,
furent publiés!
Les amis de D.-G. R. n'avaient pas permis que ces œuvres de génie
fussent perdues pour le monde. Le cercueil de lady Lilith avait été exhumé,
ouvert, dépouillé de son laurier. Que s'était-il passé dans ce tête-à-tête
solennel de l'amante morte et de l'amant survivant?
De ce jour, il perdit le sommeil. Son corps dix années résista, puis
succomba, dirent les médecins, à l'abus du chloral.
Il mourut le dimanche de Pâques 188., — le jour de la Joie et de la
Résurrection.
ERNEST CHESNEAU.
MIREMONDE
CONTE MORAL
A.
JT
Jb
Un matin que le chevalier Pons des
Liguières venait de quitter sa maîtresse,
il s'avisa, au seuil de la porte, qu'il était
parti sans lui baiser les yeux. 11 revint
en hâte pour réparer son oubli, et trouva
l'adorable Oisille sur les genoux d'un cama-
rade à lui, nommé Roquetaillade. De quelle armoire sortait
Roquetaillade , on ne le sut jamais. Après le premier
moment de surprise, le chevalier souffleta largement son
vieil ami. Puis il l'emmena sur le pré, où il le laissa. Rentré chez lui,
Pons désespéra de l'humanité. Il songea au suicide pendant trois jours,
hésita sur le genre de mort, et se décida, après réflexion, pour un voyage
aux frontières d'Espagne.
Sa ville natale, la joyeuse Toulouse, lui semblait un repaire de trahisons.
La vue des passants l'exaspérait : sur chaque visage, grave ou folâtre, il lisait
une insulte à son infortune. A vingt ans, on installe volontiers sa douleur au
centre des choses. Or, les choses, du moins à Toulouse, suivaient inso-
lemment leur cours, comme si la demoiselle Oisille était restée fidèle à sa foi.
Il fallait chercher des cieux moins indifférents, quitte à s'ouvrir les veines au
retour. Des Liguières se pourvut d'un cheval, et s'en fut, tout marri, vers
l'aventure. Son laquais le suivait à distance, avec le bagage.
280
LES LETTRES ET LES ARTS
« Il est indubitable que je me tuerai », déclara Pons, dès qu'il eut passé
les murs de la ville infâme. « Ce serait chose faite, sans l'obligation d'achever
Roquetaillade auparavant. Deux pouces de plus, et je mettais
fin aux succès du drôle ; nous reprendrons l'entretien. Quant
à Elle, le mépris est le châtiment que je lui réserve... »
Le souvenir d'Oisille le mordait au cœur. Il compta,
une par une, les petites mouches dont la nature avait
relevé, un peu partout, la blancheur satinée de sa peau.
Son crime ne lui en parut que plus atroce. Mentir
ainsi, avec ce front pur! Depuis quand le trompaient-ils
donc ? Il se rappela s'être absenté, l'été d'avant, en
confiant Oisille à son frère d'armes, pour qu'elle fût protégée
et distraite. L'acte monstrueux avait dû s'accomplir alors. La
perfide pleurait, en le quittant, la gorge gonflée d'angoisse
et ses longs cils tout chargés de perles ; elle glissait sous
sa guimpe un bouquet de campanules, trempé de larmes,
pour qu'il le retrouvât à la même place à son retour. Il l'y avait retrouvé
en effet. Roquetaillade, possesseur d'une fausse clef du reliquaire, poussait
probablement le scrupule jusqu'à y remettre de l'ordre, ses dévotions
finies.
Ici Pons exhala un tel soupir que son cheval prit le galop. « Dieu,
pensa-t-il, me doit la guérison de Roquetaillade : cet homme-là ne peut
mourir que de ma main. » Il se représenta son heureux rival, étendu, la
dague au ventre, et sourit à ce tableau.
Le chevalier savait ses auteurs et se piquait de poésie. Certain sonnet
lui revint en mémoire, où l'on comparait la femme au serpent. La justesse
de cette métaphore le frappa comme un trait de génie, et il résolut d'écrire
un poème où l'idée serait développée selon les règles. Ce projet, bien qu'il
retardât son suicide, lui rendit assez de calme pour qu'il put saluer d'un
sourire une belle fille des champs, qui passait par là.
Toute la première journée de son voyage, il voua le couple criminel aux
dieux vengeurs du parjure. Cette occupation le conduisit jusqu'à l'heure du
MIREMONDE
281
souper. La cheminée de l'auberge
pétillait comme un trou d'enfer,
et les cailles , embrochées par
douzaines, étalaient des rondeurs
alléchantes. Mais Pons devait à
son chagrin de rester sobre ; il
soupa du bout des dents.
Bientôt, les hasards prévus du
voyage le fatiguèrent, et il cher-
cha quelque coin paisible pour
s'y établir avec son ennui. Il
fuyait les villes, où le spectacle
des amours heureuses eût remué
en lui trop de souvenirs. II fit
halte devant un hameau de ber-
gers, blotti au pied de la Dent
du Diable. Le soir saignait sur
la neige des pics; dans le velours
des pâturages, les roches flam-
baient aux feux du couchant ;
des sonneries de troupeaux, des
appels, des bouffées de chansons
très lointaines répondaient au
sanglot du Gave. Les cloches
vibraient au donjon crénelé de
l'église , consacrée au Seigneur
des batailles par les Templiers,
autrefois; de rudes moines, trahis
par la femme ou par la gloire,
avaient songé derrière ces mu-
railles et devisé de guerre et
d'amour, sous les pins rigides
282 LES LETTRES ET LES ARTS
qui leur ressemblaient. « On sera bien ici pour souffrir », se dit Pons, en
franchissant la passerelle de branchages qui tremblait au-dessus de l'abîme.
Il loua une cabane, la première venue. Il eût campé, roulé dans sa mante,
tant il lui tardait de mêler sa tristesse à la splendeur de ce lieu d'exil.
#
# *
Un grand désespoir lui était dû. Il l'attendait, comptant pour en hâter
l'approche sur les sombres génies de la solitude. Mais la vie est si ingénieuse
à capter l'amour des jeunes cœurs que mille objets, étrangers à sa peine,
vinrent le distraire de son noir désir.
Les ermites sont brouillés avec le sommeil. Le chevalier, docile à son
programme, fut sur pied bien avant l'heure où il recevait à Toulouse la
visite du barbier. Quand il ouvrit le volet de sa cellule, la vallée s'éveillait,
radieuse.
L'aube étincelait sur les névés, et semait d'émeraudes les tapis de
mousse; le Gave, qui chantait pour saluer le jour, roulait des poussières
de diamants. Pons, ébloui, ferma les yeux. Une bordée de sifflets s'échappa
d'un bouleau : c'était une famille de merles qui faisait accueil à l'inconnu.
Ne recevant point de réponse, ils s'obstinèrent. 11 est sot de bouder, disaient
leurs becs jaunes. « Voilà, murmura Pons, des oiseaux stupides, et bien leur
prend d'être gais aujourd'hui. » Et il se boucha les oreilles. Cependant le
parfum mouillé des saules montait jusqu'à lui : si bien que, en voulant soupirer,
il s'emplit les poumons de brise odorante. Devait-il aussi retenir son souffle ?
C était à croire que la nature entière s'acharnait à contrarier ses vœux.
Pons alla dehors contempler l'ennemie face à face. Il s'affaissa sur une
roche, dans une attitude de méditation. Un liseron s'en-
roulait autour du granit; il le détacha d'une main distraite
et le piqua aux ganses de son feutre. C'était mettre
une coiffure de fête sur un front désolé ; le chevalier
^^r" - admira dans ce contraste une ironie nouvelle du sort.
Ce prisonnier des villes voyait pour la première fois l'aurore chez elle ;
il ne savait pas la rosée si fraîche. Tout l'émerveillait ; il tressaillait au
MIREMONDE 283
vol d'un insecte, au frisson d'une feuille. « Quel malheur d'être malheu-
reux! » pensait-il. En toute autre circonstance, il eût été bon de marcher
au hasard, dans cet air pur, et de grimper à ces cimes neigeuses. A quoi
maintenant pouvait lui servir cette baguette, qu'il coupait dans la haie par
désœuvrement ?
« Bonne promenade, seigneur! » lui cria un enfant en guenilles, qui
passait derrière ses brebis.
Pons n'était pas d'humeur à lier conversation avec des manants. Il allait
donner à celui-là une leçon de respect, lorsqu'il le vit s'aplatir à terre et
bondir plusieurs fois sur les genoux. « A vous, à vous! un lézard!... » Pons
sentit la bestiole frôler sa botte et l'aperçut qui filait dans l'herbe. L'autre
était loin déjà, galopant de toute la vitesse de ses pieds nus. Au spectacle
de cette chasse enfantine, Pons recouvra ses jambes d'écolier, et, sans songer
qu'il traînait après lui la chaîne pesante de ses malheurs, il s'élança à son
tour. « Je l'ai, seigneur! le voyez-vous? » Une fine tête de cuivre, aux yeux
effarés et inoffensifs, glissait entre les doigts calleux du petit gars. L'amour
des bêtes est caprice de misanthrope : Pons paya d'un écu la liberté du
lézard.
Ayant couru, il pouvait bien marcher. Sous prétexte de visiter sa
Thébaïde, il fit une promenade de deux heures, et rapporta au logis une
faim de montagnard. Il déjeuna copieusement et fut obligé, pour digérer, de
battre les buissons jusqu'à la nuit.
Tout un jour, puis le lendemain, puis une semaine s'écoulèrent ainsi. Pris
aux pièges de la bonne nature, le chevalier ne songeait plus au suicide que
par point d'honneur. Non qu'il eût pardonné à l'existence! Mais la vallée
l'enveloppait de son charme : il y découvrait la beauté du monde, et le
renoncement lui semblait moins facile en présence d'un pareil décor. Des
pensers profanes traversaient sa mélancolie. Le soir surtout, quand l'ombre
glissait aux flancs de la Dent du Diable, il se trouvait perdu et bien seul, au
milieu de tout ce silence. Là-bas, à Toulouse, les vitres des maisons familières
s'allumaient pour les veilles du plaisir; les jalousies glissaient à l'appel des
guitares et de vaporeuses écharpes flottaient aux ferrures des balcons. Tout
284
LES LETTRES ET LES ARTS
un peuple gracieux de fantômes dansait autour du solitaire. Il en
était d'aimables dans le nombre. Le chevalier avait beau les exor-
ciser, selon les rites, ils reparaissaient obstiné-
ment. Alors il résolut, pour en finir, d'évoquer
leur troupe frivole et de passer la revue de ses
souvenirs, avant de les saluer d'un dernier adieu.
Le chevalier Pons des Liguières s'était trouvé,
presque enfant encore, maître souverain de sa
destinée. Orphelin de père et de mère, il ne devait
compte de ses actes qu'à sa conscience de
gentilhomme et de ses pensées qu'à Dieu.
Jeune, beau, riche et libre, toutes les
carrières le sollicitaient; il embrassa celle du plaisir.
Un sien oncle, chanoine de son état , et son unique
parent, le pressait d'apprendre la théologie. Pons lui
répondit : « Je la sais.
— Tu la sais? Voire, le beau prodige! Et d'où la
sais-tu, s'il te plaît ?
— C'est de naissance. Que nous enseigne-t-elle ? la
fin de l'homme ? Je connais ma fin.
— Et quelle est-elle?
— L'amour. »
L'abbé eut horreur et se signa.
Pons ne se trompait point sur ses aptitudes. -tiÉ
Une force secrète le poussait vers les dames.
11 n'entreprit rien pour la contrarier, et se
laissa aller, en toute innocence, du côté de
ses penchants. Très jeune , il avait senti sa
vocation, en remarquant, chez la lectrice de sa
mère, deux longues nattes jumelles qui flottaient
sur un corselet de velours. Son intelligence répu-
gna aussitôt à admettre que d'aussi plaisantes choses eussent été créées sans
MIREMONDE
285
but : il ne mentait point en disant qu'il était né théologien. 11 passa, sans
retards inutiles, de la théorie à la pratique. Une jolie bourgeoise de Toulouse,
victimée par un mari brutal, lui facilita ses premières études; grâce à
elle, il acquit la certitude que ses pressentiments ne l'abusaient point,
et qu'une décision de la Providence le vouait à l'amour. Il devait à ses
pédagogues une philosophie excellente, et sa native souplesse gasconne
s'accommodait des fatalités ; il pactisa avec celle-là sans efforts. Rien ne
l'arrêta dans la voie de l'obéissance aux décrets d'en haut. A dix-huit ans,
il fut l'objet d'une pétition adressée au Conseil des Capitouls par une
fédération de maris. Ces honorables citoyens expliquaient, avec preuves
à l'appui, comme quoi la présence dans leur ville du jeune chevalier
des Liguières constituait un danger pour leur repos. Les magistrats
s'émurent. Ils se rendirent en corps chez le chanoine et le supplièrent
d'intervenir. L'excellent vieillard y consentit, par vertu civique. Il tomba
chez Pons, un matin où celui-ci buvait son chocolat, couché aux pieds d'une
fdle de Bohême. Le chevalier fit apporter une tasse et s'informa des ouailles
de son oncle.
— Mes ouailles iront au ciel ! répliqua l'homme de Dieu, courroucé.
— J'ai l'intention de les y rejoindre, le plus tard possible, dit Pons, en
se versant du jurançon.
— Compteriez-vous, par hasard, sur mes prières?
— Certes, et comme neveu, et comme chrétien...
— Moi, prier pour un drôle de votre espèce! Ignorez-vous que vos
déportements font scandale, et que messieurs les Capitouls?...
286 LES LETTRES ET LES ARTS
— Les Capitouls sont des oisons, mon oncle ! Vous m'obligerez en le leur
disant. Quant à vous, n'oubliez jamais que sans les pécheurs, la miséricorde
divine serait réduite à chômer. Déjeunerez-vous ?
— Tu n'auras pas de moi un orémus, damné païen !
— Je prendrai donc un chapelain. Ainsi soit-il. »
L'oncle et le neveu en restèrent là.
Tout cela n'empêchait point les moeurs du chevalier d'être excellentes.
Pons considérait comme un devoir de ne servir qu'une dame à la fois ; les
grossières pratiques de la polygamie lui répugnaient, et jamais il ne se fût
permis d'ébaucher une passion sans la croire éternelle. Aussi, à chaque
conquête nouvelle, espérait-il fermement fixer son cœur. N'étant point obstiné,
il convenait de son erreur, dès qu'un hasard bienveillant la lui démontrait;
cette découverte coïncidait généralement avec cette minute imprécise où la
satiété naît du bonheur. Mais le chevalier dédaignait de mentir. Aussitôt
désabusé, il changeait de chimère, selon les règles d'une courtoisie raffinée ;
il avait adopté, pour ce genre d'explications, la forme du sonnet et s'en
trouvait bien. Cependant, il faut être deux pour bien rompre, et quelquefois
la partie adverse s'était entêtée à ne point comprendre. Ce désaccord, lorsqu'il
se produisait d'aventure, laissait le chevalier fort surpris.
« Vous êtes un homme affreux! lui dit un jour une jolie mercière de la
rue des Obarrées. Hier encore, à cette place, vous me juriez de n'aimer que
moi... Vous mentiez donc?...
— Belle amie, je ne mens jamais. Vous avez mauvaise grâce
à m'accuser d'imposture, après l'aveu que je viens de vous faire.
Une série de faux raisonnements m'avait induit à croire que ma
vie mortelle s'écoulerait à vos pieds. Ai-je hésité alors à vous vouer
ma foi ? Aujourd'hui, des signes irrécusables m'indiquent que je
me trompais. Mon devoir n'est-il pas de vous le dire, et serait-il
séant à moi d'usurper dans votre âme une place dont je me juge
indigne ? Je tiens à honneur de vous rendre, et sans retard, la
libre disposition de vous-même. Maintenant, écoutez-moi, ma mie. S
Si vous persistez à pleurer vous deviendrez rouge, et les larmes enlaidissent
MIREMONDE
287
les plus belles. Et puisque vous croyez avoir à vous plaindre de moi, il
vous sera moins aisé de me punir. Baisez-moi donc, et prenez ce sonnet
qui vous est dédié. »
Pons était la sincérité même, s'il changeait souvent de sincérité.
A ce jeu, il avait été traité plus d'une fois de monstre et de barbare.
Il s'y résignait, avec sa philosophie habituelle, ne demandant qu'à trouver
le bonheur vrai pour rester constant. Quelque chose l'inquiétait pourtant,
au cours de ses vaines expériences. En homme impartial, il s'accordait
quelque esprit : comment alors pouvait-il être dupé si souvent par l'appa-
rence ? Ce doute l'obsédait particulièrement toutes les fois qu'il faisait
toilette pour un premier rendez-vous. « Etais-je fou hier, songeait-il!
Heureusement que le temps des mensonges est passé, et que me voilà fixé
pour la vie. On ne m'y reprendra plus désormais. »
Hélas ! on l'y reprenait encore, cet on mystérieux qui
s'amuse des hommes, de leur sagesse et de leurs serments.
Pons en concluait que le bonheur met une coquetterie cruelle
à nous promener de mirages en mirages avant de nous
livrer son secret. Et quand le secret, tant cherché, s'était
changé en un mirage de plus, il se frottait les yeux, et
reprenait sa poursuite, en souriant de la naïveté de
ses méprises.
Nous avons vu que sa dernière méprise se nommait
Oisille. Lorsqu'elle lui était apparue, au bal des Capi-
touls, avec sa coiffure de cheveux fauves et ses pru-
nelles de velours, elle lui avait semblé réunir, en sa
provocante personne, tous les aspects tangibles du vrai bonheur.
Restait à connaître l'âme, captive de cette enveloppe attrayante. Pour étudier
cette âme jusqu'en ses replis les plus cachés, Pons dansa la pavane avec
elle. L'âme avait la taille souple et des bras d'ivoire ; les rondeurs lustrées
de sa gorge exhalaient un parfum de verveine. Le chevalier crut reconnaître
à ces signes les symptômes de la beauté morale. « Te voilà donc enfin, 6
vérité ! s'écria-t-il. » Comme il offrait à Oisille des fruits glacés, il remarqua
288 LES LETTRES ET LES ARTS
ses dents de jeune louve, qui resplendissaient sur le sang des lèvres. Aucun
doute n'était plus possible. L'ère des mécomptes était close désormais. Des
Liguières n'hésita pas à mettre aux pieds mutins de sa danseuse le cœur
d'un homme qui aimait pour la première fois. Un hasard providentiel voulut
que Oisille fût, elle aussi, demeurée jusqu'alors ignorante du véritable amour.
Aussi les vit-on partir ensemble, avant l'heure du souper.
Pons se plaisait à fonder des passions, Oisille à fder des caprices. Un
malentendu devait naître de leur rencontre. La jeune femme ne prenait
point les choses aussi sérieusement que le chevalier. Cette fantasque et
futile personne ne demandait à l'amour qu'un divertissement d'une heure,
d'un jour ou d'une semaine, suivant les cas. Elle vit en Pons un cas de
six mois. C'était beaucoup à son gré. Le délai écoulé, elle s'alarma de tant
de constance, et résolut de brusquer la rupture. D'où l'intervention de
Roquetaillade.
On se prend, on s'adore, on se quitte, c'est le cours des choses. Ainsi
pensait Pons des Liguières lorsqu'il s'avisait de découvrir qu'une de ses
maîtresses n'était pas la compagne attendue. Mais il avait eu l'heur jusqu'alors
de se lasser toujours le premier, ce qui lui rendait le détachement facile.
Pour la première fois, il était gagné de vitesse. Il trouva mauvais que Oisille
eût pris les devants : cela dérangeait ses habitudes. Sans compter que la
malheureuse s'était comportée comme une ribaude! On ne se sépare pas de
telle sorte d'un cavalier passé maître dans l'art des adieux. Quand avait-il
négligé, lui, aux heures de ruptures, de développer des raisons plausibles?
Une jolie raison que Roquetaillade! Un reître velu, cynique et brutal! Quel
pitoyable prétexte pour désespérer un galant homme, alors qu'il éprouvait
pour la vingtième fois l'unique et suprême amour de sa vie!
Encore un déboire, encore un masque pris pour le visage! L'erreur,
cette fois, avait été durable, le réveil soudain. Jamais l'illusion n'avait enlacé
des Liguières de liens aussi forts. Maintenant il commençait à entrevoir les
causes obscures de son erreur. Le grand mal venait de ce qu'il n'avait su
distinguer, chez Oisille, le physique d'avec le moral. Son oncle, le chanoine,
lui avait cependant expliqué jadis combien il importait , pour le salut , de
MIREMONDE
289
discerner l'âme et le corps, et comment d'excellents esprits s'étaient
damnés, faute d'y prendre garde. Ah! les sortilèges de la chair sont
habiles à duper la raison! Ce rire d'émail dont la musique sonnait si
sincère, artifice pour parer le mensonge! Artifice aussi, ce noir humide des
yeux où fuyaient les ruses du regard! Supercherie, chimère, apparence,
ce sein cachant la perfidie sous son albâtre ! Et maléfice, le plus infâme
de tous, ces boucles d'or épandues sur l'oreiller de dentelles, à l'heure du
réveil ! . . .
Tout cela mentait bien, on pouvait s'y tromper. Mais où conduit le
défaut de méthode dans la recherche du bonheur? A Roquetaillade. Pons
estimait la leçon cruelle. Il ne lui eût pas déplu de persister dans l'erreur
quelque temps encore. Il eût bien su se détromper tout seul, et point
n'était besoin à la vérité de l'assommer d'une pareille gourmade !
Ces réflexions l'envahissaient, à la tombée du soir, alors qu'il essayait
de s'étourdir des mille bruits joyeux de son passé. Parmi les fantômes
rieurs qu'il appelait à lui pour amuser sa peine, une seule figure, toujours la
même : l'exécrable Oisille, avec sa grâce insolente et sa candeur menteuse!
« Il est probable que je n'aimais en elle que son corps, se disait Pons,
pour se consoler. Les prestiges de la beauté matérielle avaient-ils sur moi
tant d'empire ! Je ne l'eusse pas cru. Mais le vice a donc le pouvoir de
voler sa forme à l'innocence?... »
290
LES LETTRES ET LES ARTS
Il s'épuisait à sonder ce problème, et poussait du pied des cailloux dans
le gouffre écumant du Gave, sans parvenir à comprendre par quel caprice
injurieux du sort un animal aussi mal gracieux que Roquetaillade avait pu
lui être préféré.
*
* *
Cependant, le désespoir souhaité s'obstinait à ne point venir. Des Liguières,
au détour de chaque sentier, s'attendait à voir se dresser devant lui le
spectre du désenchantement : rien n'apparaissait. Le val gardait sa gaieté
sereine, à peine troublée par les bruits du travail. La nature ne donnait à
son hôte que de virils conseils. Jamais Pons ne s'était si bien porté! Un
ruisselet, au bord duquel il aimait à s'étendre, lui offrait son cristal en
guise de miroir. 11 y jeta les yeux par hasard, et ne put retenir un cri
d'horreur : il engraissait! Sans égard pour l'âme affligée qu'elle emprison-
nait, sa bête s'épanouissait au soleil. C'était à se dégoûter de son propre
corps.
Le chevalier se croyait en exil ; il n'était qu'en vacances. Vacances un
peu longues et d'une austérité parfois pénible. Les nuits surtout
passaient lentement. Quand Pons avait soufflé son careil, il restait
des heures avant de s'endormir. Que lui manquait-il ? Ce
n'était assurément pas le voisinage d'une des damnables
créatures dont il abominait le souvenir. Mais il souffrait sur
sa couche solitaire, et se sentait, au réveil, épuisé de songes
décevants. L'habitude est une maîtresse jalouse.
Pons eut une fois un cauchemar affreux.
Il se souvint d'avoir — tout en dormant — ouvert sa
fenêtre, et crié à pleine voix, dans le silence : « Demain,
je retourne à Toulouse, et j'y soupe avec la petite Ariette,
des Rois-Mages, qui a un œil noir et un œil vert!... »
Son laquais, accouru au bruit, était venu lui demander ses ordres
pour le départ.
— Tu ne vois donc pas que je rêve, imbécile?
MIREMONDE 291
Et Pons s'était recouché piteusement, confus d'avoir proféré dans l'in-
conscience du sommeil un vœu si contraire à l'état de son cœur.
A le voir se traîner tout le jour, le long du Gave, la tête basse, les jambes
molles et les bras ballants, un observateur superficiel eût juré qu'il s'ennuyait
à périr.
Il en était là, lorsqu'une aventure singulière changea le cours de ses
recueillements.
Un matin qu'il faisait les cent pas sur la route en lacet qui s'enroule au
pied de la Dent du Diable, il lui arriva de heurter un passant. Une tête,
voilée d'un large chapeau, l'avait cogné en pleine poitrine,
tandis qu'il bayait aux nuages. Deux jurons rapides s'entre-
croisèrent. La patience n'était point la vertu maîtresse
du chevalier. Déjà, il s'apprêtait à gourmander l'inconnu,
quand celui-ci lui montra, sous les bords relevés de son
feutre, un visage hébété de surprise. C'était un homme
d'une soixantaine d'années, l'air d'un paysan, bedonnant,
robuste , avec une face rougeaude éclairée de deux yeux
chercheurs. D'un geste brusque, il s'était découvert.
« Sainte Vierge ! cria-t-il, en langue espagnole, lui ! »
Puis il s'éloigna à toutes jambes, marmottant dans sa barbe rousse
quelques mots inintelligibles. Le chevalier, très étonné, le suivit des yeux.
« Que peut bien me vouloir cet homme?... Me connaîtrait-il?... Quelque
rôdeur d'Espagne, contrebandier ou espion... »
Une heure après, il n'y pensait plus.
Depuis qu'il menait la vie d'un ermite, le chevalier avait pris l'habitude
de faire sieste après ses repas. Régulièrement, dans la pleine chaleur de
midi, il allait s'étendre à l'ombre d'un frêne. Le surlendemain de cette ren-
contre, il dormait à sa place accoutumée, sous un parasol de verdure, et
rêvait son rêve favori : Roquetaillade, marié le matin à la plus belle demoi-
selle du Languedoc, trouvait Pons des Liguières, la nuit même de ses
noces, dans les bras, de sa propre femme : il manifestait grossièrement son
déplaisir, et toute la noblesse de Toulouse lui riait au nez. Le chevalier
292
LES LETTRES ET LES ARTS
savourait l'illusion délicieuse, quand il fut réveillé par cette émotion indé-
finissable qu'éprouve le dormeur qui se sent regardé. L'homme au grand
chapeau se tenait devant lui.
Pons, en une seconde, fut sur les genoux, la main au poignard. Ce
geste mit l'autre aussitôt en fuite.
Pons se frotta les paupières : évidemment, il ne rêvait plus. Qu'était,
cet homme? Un malfaiteur, un mari jaloux? Quel regard de curiosité avide!
L'on eût dit aussi qu'un sourire de mélancolie presque affectueuse atten-
drissait sa mine sournoise. N'était-ce pas absurde à penser?... « A moins,
imagina le chevalier, que ce ne soit une âme charitable qui a deviné le
mal qui me ronge et daigne prendre mes douleurs en pitié. Voilà donc où
j'en suis maintenant : à désoler les gens qui passent!... » Cette pensée
lui fut si insupportable qu'il dut, pour s'y dérober, reprendre sa sieste
interrompue.
Deux où trois jours se passèrent, sans que Pons revît l'énigmatique per-
sonnage. Ses distractions étaient si médiocres qu'il en vint à souhaiter
impatiemment une nouvelle rencontre. Et il explorait la vallée, décidé, s'il
retrouvait a l'Espagnol », à lui faire subir un interrogatoire.
Enfin il l'aperçut un soir qui s'en venait assis sur une mule , à la façon
MIREMONDE . 293
des paysannes, les jambes pendantes, un paquet sur les genoux. Un gros
chien de montagne sautait autour de lui. Pons se cacha derrière une roche,
et observa.
Le costume et l'allure de l'Espagnol annonçaient quelque fermier ou
majordome : il y avait aussi du moine en lui, du moine grassement
nourri, facétieux et pillard. Ses joues luisantes et son triple menton, enca-
drés d'un collier de poils rouges, donnaient à sa face un air de quiétude,
que démentaient la coupe friponne du nez et la malice hypocrite des yeux.
Des Liguières attendit que la mule et le cavalier fussent à la portée de sa
main. 11 surgit alors de sa cachette et leur barra le passage. L'Espagnol
interloqué poussa une exclamation à laquelle répondit un cri d'angoisse. Le
chien avait bondi à la gorge de Pons. Il râlait déjà, la gueule ouverte;
mais son maître, sautant lestement à terre, le saisit à la peau du col, comme
il allait mordre, et l'envoya rouler à dix pas. « A bas, Masetto! cria-t-il. »
Et d'un coup de pied, il châtia l'animal qui s'écrasa sur ses pattes, en
grondant toujours, avec une flamme mauvaise dans les yeux.
« Tudieu, l'ami! fit Pons, un peu pâle. Vous êtes bien gardé !... »
L'Espagnol, le béret à la main, affectait l'attitude d'un homme qui
s'excuse. Cependant il semblait ne pouvoir se lasser d'examiner le chevalier
des pieds à la tête : de furtifs coups d'oeil, pétillants de curiosité, s'allu-
maient sous les broussailles de ses sourcils.
« Monseigneur nous pardonnera, balbutia- t-il, tandis qu'un souffle de
malice glissait sur sa face. Masetto m'aime fort...
— Masetto, dites-vous? Ce n'est pas un nom de chien, cela?
— C'est le nom d'un ami de ma jeunesse. Oserai-je demander à Votre
Grâce si la pauvre bête n'a pas eu le malheur de la blesser?
— J'en serai quitte pour un pourpoint déchiré; n'en parlons plus...
Dites-moi, compagnon : qu'ai-je donc de si curieux, lorsque je dors? »
L'homme, feignant une surprise béate, interrogea le ciel, comme quel-
qu'un à qui l'on adresse une question incompréhensible.
« Oui, bonne âme. Nierez-vous que vous étiez là, l'autre jour, à épier
mon sommeil ?
294 LES LETTRES ET LES ARTS
L'Espagnol parut se souvenir tout à coup : « Ah! pardon... je me rappelle.
Aurais-je eu la mauvaise fortune de vous déplaire, Excellence? Mon respect...
— Le respect ! Voilà qui va à votre figure !
— Votre Grâce me laissera lui dire qu'elle se méprend, répondit vive-
ment l'Espagnol. J'ai pour sa personne la vénération la plus profonde.
Masetto en est la preuve : c'est la première fois, depuis que j'ai le plaisir
d'être son maître, qu'il m'arrive de le maltraiter...
— Cela ne me dit point pourquoi vous osez m'espionner, interrompit des
Liguières, que l'impatience gagnait peu à peu. »
L'homme s'accouda sur sa mule, et fit une pause de quelques instants.
« Seigneur, je suis un vieux, comme vous voyez. La jeunesse est une
belle chose et le sommeil est le privilège des cœurs purs. Je ne puis voir
dormir un jeune homme sans m'arrêter à le contempler. Votre Seigneurie
dormait de si bon appétit sous son frêne que j'ai cru permis à un passant
inoffensif de lui souhaiter les meilleurs des songes. Le vœu de ma part était
sincère, et la sagesse vous interdit de le dédaigner.
— Vous êtes philosophe?
— J'ai beaucoup appris... et à bonne école!
— Soldat ou bandit?
— Laquais, Excellence. Mon dos a reçu plus de coups de houssine qu'il
n'est de jours en votre vie bienheureuse.
— Vos maîtres n'étaient guère endurants, à vous croire? »
L'homme baissa les yeux sans répondre. C'était sa manière d'éluder les
questions difficiles, et rien ne donnait à sa physionomie picaresque un air plus
parfait d'effronterie.
« J'ai nom le chevalier des Liguières, lui dit Pons, et voici deux ducats,
l'un pour vous, l'autre pour Masetto. Je n'aime pas qu'on me regarde
dormir. »
L'autre, après un salut de remerciement, fit mine de remonter sur sa mule.
« Votre nom, s'il vous plaît? demanda le chevalier.
— Mon nom est celui d'un pauvre homme , Excellence.
— Mais encore ? »
MIREMONDR 295
L'Espagnol eut une courte hésitation : « Je m'appelle... Antonio,déclara-t-il.
— Et après ?
— C'est tout, seigneur. Votre Grâce m'obligera en n'insistant pas davan
tage. J'ai le déplaisir d'être bâtard. »
Pons sourit malgré lui : « le drôle a de l'esprit, pensa-t-il. »
« Tu es de la vallée?
' — Je suis Andalous, monsieur le chevalier.
— Que fais-tu maintenant? Quel est ton maître?
— ■ Chut ! dit l'Espagnol. J'entends l'Angélus. Que Votre Grâce songe à
moi pendant sa prière. »
Et le singulier personnage, tombant à genoux, s'absorba dans ses dévo-
tions. Il les ponctua d'un large signe de croix, salua le chevalier jusqu'à
terre, siffla son chien, et s'éloigna au grand trot, sans tourner la tête.
« Je saurai quel est ce coquin, » se dit Pons.
Il interrogea les gens du hameau. Tous avaient vu maintes fois le pré-
tendu Antonio passer sur la route, mais aucun d'eux ne le connaissait.
Pourtant, le pâtre dont Pons habitait la hutte avoua que l'homme était
venu le questionner plusieurs fois en l'absence de Monseigneur. Il paraissait
tenir vivement à connaître le nom et la demeure de monsieur le chevalier,
protestant qu'il ne lui voulait que du bien. Même, ajouta le berger, qu'il
m'a demandé, en m'offrant sa bourse, si le père de Monseigneur était
vivant.
Pons, très intrigué par ces façons, se perdait en conjectures. Il résolut
de tirer la chose au clair. Aussi, le jour suivant, ayant encore rencontré
son homme, qui grimpait la côte, juché sur sa mule, il courut à lui :
« Bonjour, Antonio, » cria-t-il.
L'Espagnol n'eût pas mieux demandé que de passer outre, mais le
chevalier était décidé, coûte que coûte, à le confesser.
« Je ne vois pas mon ami Masetto! lui dit-il.
— Masetto est resté au logis, répondit l'autre, de son ton sentencieux et
gouailleur. L'ardeur de ce soleil ne lui vaut rien. »
Une chaleur lourde, sèche et poudreuse tombait sur la vallée. Pons
296
LES LETTRES ET LES ARTS
réfléchit que, par un après-midi pareille, le vieux sacripant devait
avoir soif.
« Dites-moi, mon brave? demanda-t-il. Êtes-vous pressé?
Je devrais l'être, Excellence. Mais je suis si fort en retard que j'ai
dû renoncer à me hâter.
— A merveille ! Figurez-vous qu'un scrupule m'est venu. Vous m'avez sauvé .
la vie , ni plus ni moins. Votre Masetto a la gueule garnie et j'ai vu
l'instant où ses crocs m'allaient dévorer. Je vous dois quelque chose, l'ami.
— Votre Grâce m'a fait présent de deux ducats.
— Ma demeure est là, derrière ce bouquet de coudriers. Vous plaît-il
d'y boire à ma santé ? »
L'œil de l'Espagnol s'alluma.
« Ivrogne dans l'âme ! pensa le chevalier. C'est une chance. »
Lorsqu'ils furent assis tous deux, près d'une outre pleine, Antonio devint
familier.
« Que toutes les bénédictions du ciel tombent sur votre tête, monsei-
gneur! s'écria-t-il entre deux rasades. Dieu a créé le soleil et la fatigue :
l'homme a fait le vin. »
Quand Pons le crut suffisamment ivre :
« Sire Antonio, une question? dit-il. Aimez-vous les coups de canne? »
L'homme, stupéfait, lâcha l'outre qu'il tenait embrassée.
MIREMONDE 297
« Notre-Dame, gémit-il! Vous raillez-vous de moi, Excellence?
— Je n'ai jamais parlé si sérieusement. Écoute : tu t'es permis de venir
ici, en mon absence, et d'interroger mes gens. Tu m'épies, tu me toises
au passage, tu affectes pour moi je ne sais quelle louche vénération. Tout
cela me déplaît, vois-tu ! Ton nom ?
— Ne vous l'ai-je pas dit, Excellence ? Antonio, pour vous servir.
— Tu mens !
Et le chevalier, feignant une violente colère, fouetta l'air de sa cravache.
L'autre se mit à hurler comme une bête qu'on égorge.
— Fi! la laide brute! s'écria Pons. Ton nom? Allons, dépêchons!
ajouta-t-il, prenant l'Espagnol par la ceinture.
— Seigneur, lâchez-moi ! je dirai tout.
— En vérité !
— Votre Grâce a une poigne d'enfer, déclara le prétendu Antonio...
comme lui, ajouta-l-il entre ses dents. Il paraît que le Diable s'est
réincarné... »
Il s'assit, s'essuya le visage, et but un coup pour se remettre.
« J'écoute, dit Pons, s'installant sur la mousse.
— Votre Seigneurie reconnaît m'avoir fait violence?
— D'accord.
— Qu'il en soit selon sa volonté! Je parle donc... Oui, j'ai importuné
Votre Excellence de mes regards! Oui, je l'ai suivie et épiée! Oui, j'ai osé,
moi chétif, m'enquérir du nom de Votre Seigneurie et des raisons qui
l'avaient conduite, à son âge, à s'exiler dans cette sierra perdue!
— Et pourquoi cela, maître coquin ?
— Je vais le dire, bien que j'eusse préféré me taire, à parler franc. »
L'Espagnol jeta sur le chevalier un dernier regard de muette prière ,
auquel Pons répondit par une menace.
« Que les conséquences de mon bavardage retombent sur votre posté-
rité la plus reculée ! N'ai-je pas eu l'honneur de vous dire, Excellence, que
j'étais laquais de mon état? Ne voyez point en moi un laquais vulgaire. Je
n'ai servi qu'un maître en toute ma vie. Il est vrai qu'il en valait mille.
298
LES LETTRES ET LES ARTS
Ce maître était-il un dieu ou le diable en personne, je mourrai sûrement
sans le savoir. Mais il ne fut jamais d'homme pareil.
— Au fait, insipide bavard!
— Eh bien! Votre Grâce est le portrait vivant, miraculeux de mon vénéré
seigneur. Deux gouttes de ce vin de la montagne ne sont pas plus jumelles.
Vous êtes lui, il est vous, trait pour trait! Même air, même visage, mêmes
yeux, même bouche, même stature, même démarche, même son de voix.
Gela tient du prodige. Tenez ! lorsque vous avez daigné menacer mon dos
de votre badine, il m'a semblé le revoir en son printemps. Ce geste, qui
vous sied à ravir, lui était des plus familiers. Je suis convaincu d'avance
que vous avez sa manière de frapper. Et sans qu'il soit besoin d'autres
preuves, je salue en Votre Excellence l'image parfaite du prince des
mortels ! »
Là-dessus, le burlesque orateur vint étreindre les genoux du chevalier,
avec toutes les marques du respect le plus humble.
« Et comment, interrogea Pons, s'appelait ce maître admirable?
— Je n'ai promis qu'une chose, c'est de
me nommer, moi. Je m'exécute. »
L'homme se redressa, avec une grimace
solennelle :
« On m'appelait Leporello, dit-il.
Le chevalier pâlit de surprise.
— Leporello?... s'écria-t-il.
« C'est ainsi qu'il me nommait autrefois.
— Le valet de...?
— Lui-même.
— Don Juan ! murmura des Liguières ,
en passant la main sur son front, comme
pour chasser un rêve.... Don Juan !
— Lui, c'est lui que je retrouve en vous! criait Leporello en gesticulant.
Longue vie à l'héritier de mon seigneur ! »
Le chevalier ne l'entendait plus. Il songeait au héros disparu, et l'idée
MIREMONDE
209
qu'il lui ressemblait par le visage donnait le vertige à son orgueil.
« Don Juan ! » répétait-il, mettant dans ces deux syllabes un monde de
chimères.
Il parut s'éveiller tout à coup et s'adressant à Leporello, d'un ton de
courtoisie subite : « Parle-moi de lui, veux-tu? »
Le vieux valet eut un sourire d'une mélancolie singulière :
« Je n'ai que trop parlé, répondit-il. Votre Grâce sait l'histoire de mon
maître... »
Il se lava le visage au ruisseau voisin, ramassa son bagage et détacha
la bride de sa mule.
« Tu pars ?
— Je supplie Votre Honneur de me laisser libre.
— Leporello, combien veux-tu pour entrer à mon service?
— Que dites-vous là, seigneur? Et mon salut?
— Demeure avec moi quelques jours. Nous parlerons de lui. »
Leporello sourit de nouveau.
« On m'attend. Adieu, monseigneur.
— Écoute, dit Pons, raconte-moi... sa mort. Je paierai ton récit une
piastre par mot. »
La figure de Leporello exprima une terreur religieuse.
« Moi, raconter ça!... Le ciel m'en garde. Je ne m'y risquerais pas
pour les vingt années de gages qui me restent dues !
— Alors, tu l'as vu..., le Commandeur...?
— Miséricorde! ne prononcez point ce nom, sur votre âme...! Voulez-
vous que nous soyons damnés tous les deux ? »
Il se signa à plusieurs reprises, et, profitant du trouble où son excla-
mation jetait des Liguières, il s'enfuit au galop de sa mule, comme s'il eût
eu l'homme de pierre à ses trousses.
Pons s'aperçut à peine de son départ. Ses pensées étaient loin, bien
loin, dans un monde de crime et de gloire. Le chevalier connaissait, mieux
que son Plutarque, les aventures de Don Juan. Depuis qu'elles lui avaient
été contées, pour la première fois, par un vieux reître, il poursuivait de
300
LES LETTRES ET LES ARTS
son culte le souvenir du voluptueux sans rival. Ah! celui-là avait vraiment
compris! Frissons premiers du désir, fureurs des étreintes, baisers fous,
langueurs, lassitudes, larmes d'angoisse, morsures du soupçon, déchirements
de l'absence, ivresses du retour, toute la fête infinie de l'Amour
s'était multipliée dans son cœur! Il avait bu la joie d'une haleine.
Pons revivait cette vie de triomphes ; il en comptait les mille,
victoires, il en jalousait jusqu'au châtiment. Soudain un souffle
de mort avait éteint les flambeaux de l'orgie dernière et flétri
lés fleurs du banquet. Quelqu'un était entré qu'on
n'attendait pas. Mais la majesté du blême visiteur s'était
heurtée au rire du héros. Le vengeur avait pu briser
d'une étreinte la frêle main, habile aux caresses; il avait
pu broyer la poitrine où les têtes lassées des amoureuses
s'étaient si souvent endormies, remplir les yeux ensor-
celeurs de cendre brûlante, et clore avec son poing de
marbre la bouche qui se jouait des serments!... L'impie
s'était abîmé tout entier avec son orgueil. L'enfer s'épui-
sait à le réduire : il y userait son éternité. La lutte
vK se prolongerait, implacable, à travers les heures et les
\Js. ' heures , sans que la colère divine arrachât un soupir
\ de grâce au dédain résigné de sa victime !
Et d'ailleurs, quelle piteuse revanche! Si les pécheurs
gardent souvenance du monde qu'ils ont scandalisé,
Don Juan damné se rit des supplices. Les flammes
peuvent consumer ses membres. L'âme libre, affranchie
du corps torturé, s'évade aux régions sereines qu'elle
a remplies de ses désirs, et revit les temps du péché. Elle ignorera éter-
nellement le repentir. Ce mesquin enfer, avec sa puanteur sulfureuse et ses
misérables épouvantements, vaut-il qu'on sacrifie à l'éviter une seule des
heures d'autrefois, toutes bruissantes de baisers, heures embaumées, suaves
et légères, dont le vol palpite encore au fond du souvenir immortel ?
« Oui, certes! s'écriait Pons, continuant tout haut son rêve commencé,
MIREMONDE 301
oui, tu fis bien, maître des maîtres, d'échanger ta part de ciel contre la
science sublime du plaisir! Si ton vieux compagnon ne m'a pas menti, s'il
est vrai que, en moi, reparaît ton image, enseigne-moi le secret de ta puis-
sance et permets que j'achève ton œuvre!... »
Et le jeune fou, grisé d'orgueil, errait à grands pas sous les arbres,
prenant à témoin chaque étoile de la mission dont il héritait. Les révélations
de Leporello venaient d'enlever à l'amant d'Oisille le peu de bon sens que
lui avaient laissé ces quelques semaines de mélancolie solitaire. Une exal-
tation inconnue lui montait au cerveau. Il ne pensait qu'à Don Juan, ne
trouvait que lui au fond de son cœur.
Et Leporello, qui s'était enfui! Où était-il? Comment le rattraper main-
tenant? Pons cria trois fois : « Leporello! » L'appel, répété par les échos
du val, se perdit dans le murmure du Gave. Pons, épuisé de fatigue, rentra
chez lui. Un morceau de miroir brillait au mur de sa cabane. Il leva la lampe
au-dessus de sa tête et s'oublia à se contempler. Il admirait sur son visage
la beauté de Don Juan. C'était donc ainsi qu'il apparaissait, l'enchanteur,
aux yeux de ses victimes!
« Mais c'est toi que tu regardes, triple fou! » s'écria-t-il, éveillé brus-
quement de son extase. Il s'accouda sur sa table, les deux mains crispées
dans ses cheveux. Tout à coup, à une idée atroce qui venait de lui déchirer
le cerveau , il jeta un cri de fureur.
Il avait rêvé, c'était sûr! L'Espagnol, Leporello, Don Juan, la ressem-
blance, le Commandeur, l'enfer, imaginations que tout cela! La vie cénobi-
tique a de ces mirages.
Il appela son laquais et lui demanda, avec le plus grand flegme :
« Qu'ai-je fait aujourd'hui? T'en souviens-tu? »
Le pauvre garçon crut son maître en démence. Il répondit que « Monsieur
le chevalier avait passé l'après-midi, sous les coudriers, avec un inconnu de
méchante mine. »
— Bien! dit Pons. Va-t'en au diable! »
« Monseigneur y sera avant moi, s'il continue! » pensa le laquais, pour
lequel la folie de son maître ne faisait plus de doute.
302
LES LETTRES ET LES ARTS
Des Liguières passa une nuit infernale, en compagnie du Diable et du
Commandeur.
Le lendemain, fourbu, anéanti, ignorant de l'heure qu'il était, et par-
faitement oublieux du monde réel, il se tenait couché sur son lit, le visage
au mur, lorsqu'on heurta doucement à sa porte.
« Entrez! fit-il, s'attendant à voir son hôte ou son laquais.
— J'espère que Votre Grâce n'est point malade, dit une voix sonore. »
C'était Leporello, qui, après trois salutations cérémonieuses, mit un
genou en terre, et tira de sa poche un papier plié.
« Vous! Toi!... s'écria Pons.... Enfin!!
— Daignez prendre connaissance de ce message, Excellence.
— Un message ! Pour moi ? Et de quelle part ?
— Votre Seigneurie verra elle-même. »
Pons brisa le cachet de la lettre, et lut ceci :
« J'ai V honneur d'inviter le chevalier des Liguières à
souper ce soir avec moi. »
« JUAN TENORIO. »
*
# #
Des Liguières eut un sursaut de recul, comme à la vue d'un spectre; la
lettre lui tomba des mains. Leporello les yeux baissés, une ombre de sourire
au coin des lèvres, attendait impassible.
Pour le coup, Pons se vit mystifié effrontément. Il sauta du lit, saisit
Leporello à la cravate, et le lança de toutes ses forces à l'autre bout de la
chambre : « Es-tu content cette fois, impudent coquin? »
L'autre s'était relevé :
« Votre Seigneurie se croit moquée, dit-il, très calme. Je la sais ombra-
geuse et toute de premier mouvement. Sa colère n'est donc point pour
me surprendre. »
Il ramassa la lettre, et la tendant tout ouverte au chevalier :
« Quelle réponse ferai-je à mon maître? demanda-t-il. »
MIREMONDE 303
Des Liguières, les bras croisés sur la poitrine, relut à distance le mys-
térieux billet. Les mots magiques : juan tenorio, flamboyaient au-dessus
du paraphe ; le sceau de cire rouge dansait au bout d'un cordon de soie.
Ce n'était pas le fantôme d'une lettre. Les regards de Pons allaient du
message fantastique au visage impénétrable du messager.
« Ah ça ! Voyons ! Que veut dire ceci ?
— Sur mon âme et la vôtre, répondit le valet, vous êtes prié ce soir
à souper par quelqu'un qui ne prodigue guère ce genre d'invitations. Le
seigneur Don Juan —
« Lui! » Il vit donc?...
— ■ Quand, s'il vous plaît, ai-je dit à Votre Grâce qu'il fût mort? »
Pons se mordit un doigt et s'arracha une poignée de cheveux.
« Il vit! » murmura-t-il.
Mais alors les poètes mentaient donc, comme les femmes! Quel dom-
mage ! Une légende si belle !
« Tu oses jurer que ton maître est vivant ?
— Foi de Leporello , Excellence !
— ■ La bonne caution !
— Je sais que ma réputation est détestable, reprit le valet, et je suis
résigné, depuis bel âge, aux fâcheux propos qu'elle m'attire. Aussi, Sei-
gneur, n'irai-je point perdre mon temps et le vôtre à m'efforcer de vous
convaincre. J'ai là, sous les arbres, deux genêts d'Andalousie tout sellés.
La demeure de mon maître est située à trois lieues environ. Que Votre
Seigneurie daigne me suivre : elle aura, avant une couple d'heures, toutes
les explications qu'elle désire. »
Pons regarda par la fenêtre : deux chevaux, richement harnachés, piaf-
faient devant la maison.
« Encore un mot, dit Leporello. Mon maître, après m'avoir donné ses
ordres, a ajouté ceci.... Mais j'ose à peine répéter ses paroles...
— Quoi donc?
— Que le chevalier (tel fut son langage) ne se dérange pas, s'il a peur. »
Pons rougit jusqu'au blanc des yeux : « Allons! fit-il. »
304 LES LETTRES ET LES ARTS
Dès que les chevaux eurent tourné le coin du val, Pons interpella son
compagnon.
« Pourquoi ne dis-tu rien , Leporello ?
— Parce que je n'ai rien à dire, Excellence.
— J'aimerais, puisque nous avons à faire ensemble une roule de deux
heures, à entendre, de ta propre bouche, le récit des aventures de ton maître.
Pourquoi l'erreur de sa mort s'est-elle répandue dans le vulgaire, le sais-tu?
Il est avéré qu'il disparut un soir. Que s'est-il passé, ce soir-là? Parle, si tu
tiens à me complaire. Veux-tu que j'apparaisse devant un tel homme, l'esprit
embarrassé des choses absurdes que le peuple débite sur son compte?... »
Leporello fit un geste de réserve : « Monsieur le chevalier, répliqua-t-il,
il est écrit que je jouerai de malheur avec vous. Une des vertus de mon
digne seigneur est de donner ses ordres avec précision : Tu conduiras
M. des Liguières jusqu'à ma demeure, m'a-t-il expliqué, et je te défends,
pendant la route, de l'importuner de ton bavardage. Tu le laisseras respec-
tueusement à ses pensées, et s'il te questionne...
— Eh bien?
— Tu lui répondras que Don Juan se réserve l'honneur de satisfaire
sa curiosité. Telles sont ses instructions formelles. Je me garderais d'y
manquer, par déférence d'abord, et surtout par amour de moi-même. Votre
Grâce ne saurait croire à quel point il tient à être obéi. »
Pons, quel que fût son désappointement, réfléchit qu'il lui serait inutile
d'insister.
« Voilà bien des mystères, murmura-t-il. En ce cas, tais-toi. »
Et les deux cavaliers reprirent le trot.
Il ne restait plus à Pons que la ressource de converser avec lui-même.
Où allait-il ainsi, et vers quel hôte ? Don Juan l'attendait, Don Juan !
L'homme de pierre avait lâché sa proie : était-ce clémence du ciel ou l'éternel
charmeur avait-il dupé Dieu lui-même ? Don Juan impuni, vieillissant tran-
quille! Etait-ce croyable? Si tout cela n'était qu'un jeu; si quelqu'un, assu-
rément bien téméraire, s'amusait du chevalier des Liguières ; s'il allait
rencontrer, au bout de l'étape, quelque sot mystificateur qui ricanerait de sa
MIREMONDE 305
confusion! Il se souvenait d'avoir, au temps de ses erreurs, imaginé plus d'un
tour semblable, et cherchait dans la liste de ses camarades de folies le nom du
mauvais plaisant dont les oreilles paieraient les frais de la journée. Celui-là
se repentirait d'avoir osé prendre un gibier si noble à la glu d'une farce
pareille. Ce valet moqueur était son complice ! II jouait un rôle dans la
comédie. Le drôle méritait cent coups pour tant d'audace. Il fallait le
confesser, la dague à la gorge!... A quoi bon? Un gentilhomme ne s'avoue
pas berné par un manant. Mieux valait en rester là, et tourner bride.
Pons allait se résoudre à fuir, quand il vit Leporello, dressé sur ses étriers,
qui montrait un coin de l'horizon.
« Excellence, apercevez-vous, dans cette saulaie, là-bas, au couchant,
ces volets bleuâtres et ce toit d'ardoises ? Hâtez-vous de les regarder : à
la boucle du chemin, nous les perdrons.
— Je vois, fit Pons.
— C'est Miremonde.
— Qu'est-ce que Miremonde, s'il te plaît?
— La demeure de Don Juan, monseigneur. Nous y serons dans une heure
au plus. Alerte ! »
II toucha de sa houssine la croupe du genêt que montait Pons : les chevaux
fléchirent, se cabrèrent, et tournèrent court en hennissant.
La vision de la maison lointaine, enveloppée de verdure et toute blanche
à la rougeur du soir, disparut derrière les rochers.
Miremonde ! ce joli nom, sonore et triste, avait suffi pour rendre au
chevalier sa chimère, envolée déjà. Son âme mobile oscillait aux souffles
contraires entre la méfiance et l'espoir. L'espoir à présent la ressaisissait.
A Miremonde, vieillissait Don Juan Tenorio, dont il serait l'hôte dans une
heure. Qu'y avait-il à cela de si surprenant? Avait-il jamais cru, lui, un homme
raisonnable, à cette fable de statue vivante? Pons, en fils d'une époque
païenne, ne tenait guère à l'existence du diable. Justement il se souvint,
fort à propos, que, au dire des clercs, Don Juan s'était pris jadis de querelle
avec les franciscains. Les moines avaient dû, par basse vengeance, imaginer
l'histoire du Commandeur. Un conte absurde, à redire au coin du feu, pour
306
LES LETTRES ET LES ARTS
édifier les pages! Et Pons qui, la veille au soir, voulait si bien que Don Juan
fût damné, s'étonnait à présent que l'on pût croire aux fourneaux de l'enfer.
Plus il songeait à son aventure, plus il la trouvait naturelle, et quand
Leporello cria : ce Nous y sommes ! » il éprouva le soulagement d'un voyageur,
parvenu au but de sa course, et qu'un ami attend sur le seuil.
Les chevaux s'engagèrent d'eux-mêmes, d'un pas familier, dans une
étroite avenue qui s'allongeait entre la ravine et les champs de millet en
fleur. Le dôme épais des feuilles frissonnait à l'approche du soir : la plainte
des grillons montait dans la brume. A travers les fûts des platanes, les monts
se voilaient de vapeurs roses et les maïs ondulaient aux brises. Soudain, au
terme du sombre couloir de verdure, la maison surgit, simple et calme, avec
sa guirlande de glycine et son vêtement de lierre. Quelqu'un se tenait sous
le parvis.
Pons tressaillit et ferma les yeux.
« Vous êtes chez vous, chevalier, dit une voix mélodieuse. Merci d'être
venu ! »
(A suivre.)
HEMU LAUJOL.
%>$;i?w^
ANTONIN MERCIÉ
Le « père Ingres », comme il
a été appelé toute sa vie, et
comme on l'appelle encore aujour-
d'hui, professait sinon du mépris,
du moins un peu de dédain pour
la sculpture. « La belle affaire,
disait-il un jour à Duret, de repré-
senter une bosse par une bosse,
un trou par un trou ! il ne s'agit
que d'établir la proportion des
bosses et des trous, voilà tout!
tandis que lorsqu'on veut peindre,
il faut rendre ce qu'on voit par
des lignes droites ou courbes, des
artifices, une science profonde ! »
Duret, qui n'était pas l'homme
de la réplique, demeura atterré
devant cette brusque sortie. Pourtant, avant de quitter Ingres (la scène
se passait dans la cour de l'Institut, où tous deux demeuraient), Duret
lança un : « Mais alors la peinture n'est qu'un art de convention, puisqu'il
faut tant de combinaisons pour mettre le public dedans ! — Un art de
308 LES LETTRES ET LES ARTS
convention! s'écria Ingres, le visage empourpré, pourquoi ne dites -vous
pas un art faux?... puis, se retournant indigné : mais c'est votre toupet
qui est faux! »
A la vérité, Duret portait perruque, mais la constatation de cette particu-
larité surgissait bien inattendue dans le débat. Les deux grands artistes se
quittèrent ainsi ce jour-là, le père Ingres en grommelant : « Un art faux!...
un art faux!... » et Duret, murmurant avec indignation : « Des bosses!... des
trous!... des trous!... des bosses!... »
C'est Horace Vernet qui nous a transmis ce récit d'une discussion
lointaine.
Tous deux, le grand peintre et le charmant sculpteur, avaient tort et
raison à la fois. Le statuaire qui se sera contenté de reproduire saillies pour
saillies, en n'ayant d'autre souci que de les modeler dans de justes propor-
tions, n'aura jamais fait qu'une sotte copie, quelle que soit la justesse de
son œil, comme le peintre le plus savant n'aura produit œuvre qui vaille, s'il
s'est contenté de la fidélité des raccourcis et des silhouettes. Tout le monde
peut, sans doute, reproduire à une échelle donnée, une forme avec de la terre
glaise, plus facilement qu'il n'en tracera le dessin, mais cette facilité sera
bien vite arrêtée à un point commun pour le statuaire et pour le peintre, à
ce point où l'artiste commence.
Evidemment le tempérament du peintre et celui du sculpteur, dont les
moyens sont tout autres, ne peut être le même. Je ne puis pourtant accorder
l'incompatibilité des deux arts. La sculpture, à la vérité, vit plus de précision
que la peinture, et les belles ébauches, les grandes fantaisies à la Delacroix,
s'accommoderaient mal du marbre, de la glaise ou du bronze : « le marbre
ne rit pas, écrit Diderot, le crayon est plus libertin que le pinceau, et le
pinceau plus libertin que le ciseau. La sculpture suppose un enthousiasme
plus opiniâtre et plus profond. C'est une muse violente, mais silencieuse et
secrète. Une légère incorrection de dessin qu'on daignerait à peine apercevoir
dans un tableau, est impardonnable dans une statue. »
Tout cela est juste, mais un peu à côté de la question, et les artistes de
la Renaissance, qui étaient à la fois peintres, architectes, statuaires, ornema-
tfu.w du Zuixm&jujy
ANTONIN MERGIÉ 309
nistes, poètes et savants, auraient eu bien de la peine à découvrir le point
de division des arts. Pour eux, un cerveau bien installé, bien équilibré, devait
être ce microcosme qui contient une case pour toutes les impressions et
toutes les expressions de l'àme humaine. Léonard de Vinci, Michel- Ange
et tant d'autres, n'ont pas compris autrement l'artiste, et quand leur pensée
entrait en travail, peu leur importait le moule dans lequel elle tomberait,
l'instrument qui devrait la traduire, que ce fût un pinceau, un ciseau, une
plume ou un compas.
Je ne voudrais point me perdre dans des considérations esthétiques alors
qu'il ne s'agit que de définir le rôle et la personnalité artistique d'un grand
statuaire moderne, d'Antonin Mercié, qui, lui aussi, fut peintre avant d'être
sculpteur. Ce que j'ai tenu à établir c'est qu'il est rare de voir l'artiste
véritable se spécialiser et ne pas demander instinctivement à un autre art
que le sien une explication, peut-être aussi un moyen d'expression pour
le compléter.
*
* *
Nous avons dit qu'Antonin Mercié avait commencé par être peintre ; il
suffit de se rappeler sa Léda, Michel-Ange étudiant V anatomie, la Première
Etape, Après l'enterrement, Dalila, le Portrait de madame A. M., Vénus,
le Sang de Vénus, pour sentir qu'un jour il a dû certainement éprouver le
tourment du doute alors qu'il avait à choisir entre les deux carrières qui
s'ouvraient devant lui. II se tourna vers la sculpture, et c'est un grand bien
pour la statuaire française qui trouve en lui, non seulement le disciple de
ses traditions de grandeur, de précision et d'ingéniosité, mais, de plus,
le poète qui a écrit dans le marbre les poèmes les plus beaux et les plus
émouvants sur les héros, les hauts faits et les grands hommes de son temps.
Le statuaire m'attire et je n'ai parlé de la peinture de Mercié que pour
faire remarquer qu'elle fut d'abord sa langue de prédilection, celle dans
laquelle il pense encore avant de formuler, et que l'étude de ce petit chef-
d'œuvre d'élégance : David après le combat, fut une peinture.
Chemin faisant, qu'il me soit permis de protester moi-même contre cette
310 LES LETTRES ET LES ARTS
illogique association de mots : « petit chef-d'œuvre », qu'on retrouve un peu
partout aujourd'hui. C'est d'une opinion exagérée ou d'un tempérament
craintif apporté à une opinion, qu'est né le « petit chef-d'œuvre ». Non, il
n'y a pas de petit chef-d'œuvre ; un chef-d'œuvre est ou n'est pas. Si l'on
admettait le petit chef-d'œuvre il faudrait donner droit de cité au grand et
au moyen chef-d'œuvre, ce qui serait le comble du ridicule. Un qualificatif
suffit pour préciser; qu'on dise : un chef-d'œuvre de grandeur, d'esprit, de
charme, personne n'en demandera davantage, on saura qu'on a affaire à un
chef-d'œuvre et on l'admirera comme il le faut, que ce soit le bas-relief de
Rude, Phèdre ou les Deux Pigeons. L'éléphant est un chef-d'œuvre, mais la
rose en est un autre et, devant l'absolue vérité, l'un n'est pas moins un
chef-d'œuvre que l'autre. L'Inconnu qui a fait la plume de l'aile du colibri
y a mis autant de soin, de grandeur, de conception, que pour pétrir une
planète ou semer la voie lactée, et l'injure la plus grande qu'on pourrait lui
faire, serait de mesurer son génie au mètre. Le chef-d'œuvre, c'est la relation,
la proportion de toutes les parties d'une belle conception, et la Vénus de Milo,
haute de dix centimètres, sera un aussi grand chef-d'œuvre que celle du Louvre.
Après nous être adressé à nous-même cette juste leçon, continuons.
L'ensemble des productions d'Antonin Mercié est considérable et leur
nombre n'est pas un des moindres étonnements de ceux qui admirent le fini,
la conscience de l'exécution de chacun des morceaux qu'il a empreints de sa
personnalité. Commençons, autant que possible, par le commencement.
Celui qui devait nous donner cet immortel trophée dressé à d'immortels
vaincus : Gloria victis! est né à Toulouse, le 30 octobre 1845. 11 appartenait
à une famille d'industriels qui rêva un instant de le faire bonnetier; l'enfant
ne se sentant pas apte à jouer les Jérôme Paturot dans la vie, on pensa que
la carrosserie lui sourirait davantage ; la forge le laissa froid et l'on dut
renoncer à l'espoir de lui voir résoudre le problème du ressort le plus fort,
le plus élastique et, à la fois, le plus léger. Que faire de ce petit garçon ? Sa
rage était de dessiner; on le mit chez un ornemaniste sculpteur en chaises
ou fauteuils. Cette fois, la feuille d'acanthe et ses dérivés firent merveille et
l'apprenti montra une dextérité, un goût, qui appelèrent l'attention sur lui.
ANTONIN MERCIÉ 311
Son père, tout fier de ce premier succès, commença à entrevoir que le petit
Antonin était fait pour produire autre chose que des roues de berline ou
des bonnets de coton. C'est alors qu'un grand artiste, compatriote de Mercié,
Falguière, leva tous les doutes qui pouvaient contrarier cette vocation nais-
sante. Il engagea vivement les parents de Mercié à l'envoyer à Paris qui pouvait
seul fournir à son esprit les aliments nécessaires. Et, comme Falguière faisait
remarquer que les premières années seraient dures : « Je lui donnerai jusqu'à
mon dernier sou ! » dit simplement le père, et l'enfant partit.
*
* *
Je ne sais si Mercié reçut de sa ville natale ce secours toujours insuffisant
que les municipalités de province octroient à ceux de leurs jeunes administrés
qui témoignent d'une vocation artistique. Le plus souvent, il faut le dire,
ces pensions plus que modestes qui ne permettent guère à ceux qui les
reçoivent que de s'endetter, semblent moins un don destiné à faire vivre un
jeune artiste que l'en-cas d'une revendication de sa gloire, s'il meurt célèbre.
Toujours est-il que voilà enfin Mercié à Paris, sans grandes ressources,
mais dans l'atelier de Jouffroy et dans celui de Falguière ; je devrais ajouter :
travaillant de son mieux, mais la vérité c'est qu'il y avait en Mercié plutôt
un rêveur qu'un « piocheur » acharné.
Notre statuaire était surtout un poète ; son œuvre le prouve surabon-
damment. Pendant que d'autres se fatiguaient à modeler des torses, à étudier
l'anatomie dans des livres, lui, tranquille, dormant tard, se couchant tôt,
passait la meilleure partie de son temps dans une inactivité apparente. Un
travail inconscient se faisait en lui, et c'est, pour ainsi dire, rien qu'en
respirant l'air du Louvre, des musées, de la ville, qu'il s'assimilait les
parcelles d'art qui y flottent en suspension, comme les grains de poussière
dans un rayon de soleil.
Un beau jour de l'année 1866, il fallut cependant se résigner à faire comme
les autres ; le concours d'esquisse pour le prix de Rome était ouvert. — « Si je
me lève, dit Mercié à un ami qui venait le stimuler, je crois bien que je serai
admis ! »
312 LES LETTRES ET LES ARTS
Mercié se leva, concourut, fut reçu et remporta le prix de Rome.
A partir de ce jour, le statuaire entre dans une voie d'inspiration et de
production vertigineuse ; dans le dénombrement de ses œuvres, je trouve,
par ordre de date ou à peu près : un médaillon exposé en 1868 sous le titre
de Mademoiselle C..., puis Dalila, buste en bronze (1872), David après le
combat (1872), le charmant bas-relief en bronze : le Loup, la Mère et.
l'Enfant (1872) et cet éclair de génie : Gloria victis! qui brillera sur la vie
entière de l'artiste. Ce beau cri poussé après nos défaites, cette sublime
apothéose, cette exécution inspirée et irréprochable, avaient consacré à jamais
le nom d'Antonin Mercié, comme celui d'un véritable patriote et d'un grand
statuaire.
Le succès d'acclamation qui accueillit ce groupe ne le grisa pas; il ne
prit pas alors ce temps de repos après la victoire qui est une marque de
faiblesse et dans lequel ont sombré tant d'artistes qui n'ont laissé qu'une
œuvre ; voici un bronze exquis : David avant le combat (1876), Fleurs de Mai,
ce marbre charmant (1876), cette délicate statuette : Junon vaincue (1877),
le Génie des Arts, ce haut-relief si fier, si élégant, qui remplaça dans le
tympan du guichet du Louvre, le Napoléon III, de Barye (1877), la Statue
d'Arago, pour Perpignan, avec bas-reliefs (1879), le Tombeau de Michelet, au
Père-Lachaise (1879), le marbre de la Judith (1880), le superbe groupe : Quand
même! pour Belfort (1880), la Statue de Thiers (1880), le Tombeau de Louis-
Philippe et de la reine Amélie (1880), le Souvenir, ce beau marbre, pour le
tombeau de madame C. T... ; le Génie pleurant (1887), ce chef-d'œuvre de
sentiment et de douleur, modelé pour le tombeau de son ami Cot.
Je cite un peu de souvenir et sans trop préciser les dates ; après avoir
obtenu une médaille de première classe en 1872, la croix de chevalier de la
Légion d'honneur, la médaille d'honneur en 1874 et en 1878 (Exposition
universelle) il est promu officier de la Légion d'honneur en 1879, il obtient
de l'Institut, en 1887, le prix biennal de vingt mille francs et eut certainement
reçu une autre médaille d'honneur si de mesquines considérations politiques
n'avaient empêché de récompenser comme il le méritait, l'artiste qui avait
fait cet autre chef-d'œuvre : le tombeau du roi Louis-Philippe.
ANTONIN MERCIÉ 313
Je veux signaler encore, outre une suite de bustes de premier ordre,
comme ceux de Bersot, pour la Sorbonne, de M. Hayem, de la petite fille de
Gérôme, de Marie-Antoinette, les tombeaux de Yamiral Courbet, de Thiers,
de Zariffi, de Baudry, un saint Éloi, un grand bas-relief pour la Sorbonne,
et j'aurai à peine énuméré une partie de l'œuvre de ce surprenant travailleur
dont l'inspiration n'a pas faibli un instant. Je mentionnerai pourtant encore
la belle copie de l'Enfant au masque, son envoi de première année, les copies
pour M. Thiers du Jonas, de Raphaël et du Faune de Praxitèle.
A propos de cette dernière œuvre, je trouve dans une collection d'auto-
graphes, une lettre de M. Thiers qui prouve que déjà, en 1874, comme
aujourd'hui, Antonin Mercié était un peu négligent de ses affaires, et aussi
que M. Thiers, traité si dédaigneusement de « bourgeois » par des « bour-
geois » bien plus « bourgeois » que lui, n'était pas si « bourgeois » qu'on
voulait bien le dire ; je copie :
Paris, 14 février 1874.
Monsieur,
Sans avis de vous, j'ai reçu la copie du Faune de Praxitèle. Ce défaut d'avertissement a
failli nuire à votre envoi, car la caisse a été ouverte ; mais l'emballage avait été bien fait et
aucun dommage n'est résulté de la visite et du transbordement. J'ai trouvé votre copie excellente
et reproduisant bien, outre la grâce, le naturel de la pose, la beauté idéale du dessin, l'extrême
finesse du modelé de l'original. Je vous en fais donc mon sincère compliment et vous prie de
m'envoyer le compte de ce que je vous dois, pour que je puisse m'acquitter envers vous.
Recevez mes compliments les plus affectueux.
A. THIERS.
Faubourg Saint- Honoré, 45. '
•f
*
* *
J'ai retardé, à dessein, le moment de parler de l'une des dernières et
des meilleures productions d'Antonin Mercié, la statue de Victor Massé que
la ville de Lorient vient d'inaugurer solennellement sur sa plus belle
promenade. C'est à l'occasion de cette œuvre qui a soulevé une si vive et
si profonde émotion, que j'ai connu plus intimement Mercié, que j'ai été à
même de l'étudier, de l'apprécier mieux encore. Celui à qui était décerné
par l'État, par sa ville natale, l'honneur d'avoir sa statue, me touchait de
C I 40
314 LES LETTRES ET LES ARTS
trop près pour que je n'aie pas voulu suivre, presque jour par jour, le travail
du sculpteur qui allait contresigner le brevet de sa gloire.
Pour l'inconnu qui va le visiter ou qui le rencontre dans le monde,
Antonin Mercié n'est qu'un homme correct, aux cheveux noirs plaqués
sur le front, à l'air un peu indécis et froid, parlant le moins possible et
se dérobant derrière un sourire aimable et évasif. 11 écoute avec attention
et répond avec une certaine hésitation; toujours courtois, bienveillant,
il est absolument fermé pour celui qui n'a pas le : « Sésame ouvre-toi ! »
de son esprit ou de son cœur.
Ce « Schibboleth » qui livrera Mercié tout entier, c'est le mot art.
Dès qu'il est prononcé le personnage presque glacial qu'on avait devant
soi, se transforme; l'œil, un peu couvert, s'agrandit et darde un regard
noir et chaud qui vous pénètre ; les mots, qui arrivaient indécis sur ses
lèvres, prennent un nouvel accent; le visage s'épanouit; le statuaire, le
peintre, le poète viennent de se révéler. Alors, on possède Mercié tout
entier, le livre fermé s'est ouvert et on peut y lire librement la profes-
sion de foi , les hautes visées , les belles conceptions , les rêves grandioses
de l'artiste. C'est tantôt un statuaire grec amoureux de la forme qui vous
parle, tantôt un éclectique tombé en admiration devant les splendides
élégances de la Renaissance, la grandeur du xvne siècle, le charme exquis
du xviu% les mâles beautés de Rude et les grandes œuvres de notre
temps. Nulle passion, nul parti pris; comme il l'avoue, il va admirant
le beau où il se trouve, même chez les desservants d'écoles que son
tempérament repousse ; à ceux qui lui reprochent sa facilité à l'indul-
gence il répond simplement : « Que voulez-vous, j'aime dans les autres
les qualités que je n'ai pas ! »
Antonin Mercié, sorti de ces discussions qui l'éveillent et lui font
rompre le silence dans lequel se plaît sa rêverie, reprend son allure de
distrait, d'homme préoccupé qu'il est. — « En voilà un qui n'est jamais
seul, même et surtout quand il n'a personne avec lui! » disait derniè-
rement un de ses amis. Et c'est en effet le travail incessant, l'incubation
de mille projets par lesquels il est dominé, qui le font vivre, pour le
ANTONIN MERGIÉ 315
plus souvent au dedans de son cerveau ; tout y est appelé , concentré ,
toutes les énergies intellectuelles s'y réunissent pour se féconder et mûrir,
jusqu'au moment où l'éclosion d'une œuvre nouvelle vient en annoncer la
détente.
Tout entier à sa pensée, Mercié ne craint pas l'importun d'atelier;
isolé du monde, il pétrit sa boulette de terre glaise, cherche un mou-
vement, un éclairage, et ignore absolument qu'il y a près de lui un
inutile. Parfois cependant et machinalement, il murmure sourdement quel-
ques syllabes pour laisser penser qu'il écoute ; mais il n'a entendu ni la
question qu'on lui a adressée ni la réponse qu'il y a faite. Tout cela en
fumant sa cigarette, en penchant la tête sur l'épaule, en fronçant le nez,
en clignant l'œil, se reculant et se rapprochant de sa maquette pour mieux
en juger l'effet; tellement absorbé par l'idée qu'il poursuit que, au bout
de deux heures, se heurtant contre l'importun, il lui dit avec un sourire
étonné : « Tiens, vous étiez là! »
#
# #
Sans parler des autres dons naturels du statuaire , une des qualités
maîtresses de Mercié, c'est la sagesse, le tact qu'il apporte jusque dans
les moindres détails de son œuvre. Nul ne sait comme lui, par exemple,
faire revêtir à ses héros le costume moderne, et là, où tous nos statuaires
se sont efforcés par des plis, des coups de vent de leur invention, à
confectionner des pantalons, des gilets et des redingotes ridicules, il
arrive à produire des effets d'élégance, de ligne, rien que par l'expression
de la vérité. Quel statuaire n'eut échoué devant le costume de Louis-
Philippe, sa coiffure, ses favoris! De cet amas de difficultés il est
sorti un chef-d'œuvre, une des compositions les plus émouvantes du
maître.
Ayant à exécuter en bronze la statue de Victor Massé, Antonin Mercié
se recueillit, hésita longtemps avant de se mettre au travail. Enfin un jour
il se décida : « Ce n'est pas un bronze, nous dit-il, qu'il faut faire à
celui qui a écrit Paul et Virginie, Galathée, les Noces de Jeannette, Fior
316 LES LETTRES ET LES ARTS
dAliza, les Saisons, c'est un marbre; il faut le jour, la chaleur de la
lumière dans un corps comme celui-là ; il faut rendre le charme en même
temps que la grandeur de ses œuvres; il faut qu'un rayon de soleil puisse
le pénétrer. Massé n'est ni un homme de guerre, ni un violent, c'est avant
tout un artiste de pureté, d'élégance et de simplicité, un lumineux; il
lui faut le marbre, je le répète; donnez, si vous voulez, un bronze à
Juvénal, à Dante, mais pour Raphaël, pour Virgile, c'est le marbre qu'il
leur faut! »
C'est justement par cette statue de Victor Massé que Mercié a prouvé
une fois de plus combien le tact et l'esprit tenaient de place dans le
grand art. Combien, ayant à faire la statue d'un compositeur, se fussent
empressés de le draper dans l'inévitable manteau, de lui mettre la banalité
sous forme d'une lyre dans les mains , pour bien souligner au public
qu'il avait un musicien devant lui! Combien aussi, ayant à symboliser
l'œuvre du maître, n'eussent produit qu'une sorte de rébus en marbre !
Mercié s'est contenté de représenter Massé dans ses habits de travail, tel
qu'il était, tels qu'ils étaient; le compositeur étend la main, penche la
tête et prête l'oreille aux harmonies de la nature. Il écoute le vent dans
les blés, un oiseau qui chante, une vague qui meurt à ses pieds, et la
statue est vivante, et le chantre des Saisons, des Noces de Jeannette et de
Paul et Virginie, renaît pour ceux d'aujourd'hui et pour ceux de demain.
Je m'arrête ; ce que j'ai voulu prouver c'est qu'un grand artiste pèse
et discute tout avec lui-même, et que son génie est toujours tributaire
de sa raison et de son bon sens.
Est-il nécessaire d'ajouter qu'Antonin Mercié, artiste dans le sens absolu
du mot, n'est pas doublé de ce second homme, l'homme d'affaires qui
prend tant de place aujourd'hui, aussi bien chez les peintres, les sculpteurs
et les musiciens que chez les littérateurs; à ce point qu'il peut arriver
à tout le monde, après s'être entretenu avec un monsieur dans un salon
de se demander : quel est donc ce financier retors avec qui je viens
de causer? alors que c'était un poète, un peintre ou un auteur drama-
tique. Peut-être Mercié pousse-t-il un peu trop loin cette indifférence
ANTONIN MERCIÉ 317
pour ce qu'on appelle « ses intérêts ». Ses amis certifieront cette opinion,
et Baudry, s'il vivait encore, Falguière et Chapu qui sont heureusement
de ce monde, pourraient dire si j'exagère le dédain qu'il ressent pour le
produit matériel de ses œuvres.
Nous avons dit au commencement de cette notice que l'autorité de
Falguière avait déterminé la famille de Mercié à le lancer dans la car-
rière qui l'a illustré. Est-il utile d'ajouter qu'une étroite et déférente inti-
mité les unit bientôt l'un à l'autre, et que lorsque Falguière se présenta
à l'Institut, Mercié fut trop heureux d'oublier ses titres à la candidature,
pour laisser plus libre encore le chemin à son maître ? Jamais cette amitié
ne s'est démentie et des collaborations (chose assez rare en sculpture)
sont venues comme pour la solidifier encore.
A ce propos, une simple observation. Incontestablement, d'une asso-
ciation de deux hommes de talent il ne peut sortir qu'une œuvre de
valeur, mais l'art pur s'accommode-t-il toujours de ces collaborations ?
Quand deux artistes, qui ont chacun leur personnalité, les confondent,
ne les effacent-ils pas quelque peu, et ne vaut-il pas mieux leur demander
séparément des œuvres qui, pour être moins pondérées et moins discutées,
seront plus profondément empreintes des qualités et même des défauts
qui leur sont essentiels?
Hâtons-nous de constater que dans les très rares et très heureuses
collaborations d'Antonin Mercié, l'artiste est resté lui-même et qu'on peut
le retrouver encore dans ces travaux de commune amitié , ainsi qu'il
arrive dans certains tableaux de maîtres , sans que lui ni ses associés en
art aient dépouillé leur originalité.
J'arrive à la fin de cette étude, plus développée et moins complète
que je n'eusse voulu; mais le sujet était tentant, et il en est du voyage
autour d'une intelligence comme d'une promenade dans un grand parc ;
tant de points de vue nouveaux, tant de belles échappées s'offrent, chemin
faisant, à nos regards, que l'on est bien un peu obligé de dévier tantôt
à droite, tantôt à gauche et de revenir sur ses pas avant de reprendre
l'allée principale.
318
LES LETTRES ET LES ARTS
Si imparfaite cependant qu'elle soit, cette esquisse est assez accusée,
je l'espère, pour que ceux qui admirent l'œuvre d'Antonin Mercié, puis-
sent y prendre une assez juste idée de ce grand artiste qui, chose rare,
est bien l'homme de son talent. Pas de forfanterie d'œuvre ni de langage;
rien de cette livrée d'artiste que revêtent ceux qui surprennent par des
succès de hasard une bonne opinion d'un jour, rien de cette fausse cha-
leur, de ces attitudes exagérées de ceux que, au contraire du Bonaparte
de David, on trouve si fougueux sur des Pégases si calmes; chez lui
l'honnêteté de l'homme pénètre l'œuvre et la rend plus noble encore. Je
ne veux, pour bien me faire comprendre, que citer cette belle observation
d'Antonin Mercié qui me disait un jour, et cela sans prétention à la phrase
médaille : « 11 faut la largeur dans la conception et dans l'ensemble
pour attirer à soi le public, il faut la conscience de l'exécution et du
détail pour le retenir! » Sentence qui devrait être inscrite en tête de ce
fameux bréviaire des artistes qu'on n'a jamais fait, qu'on ne fera pas et
qui serait si peu lu si jamais il devait être écrit!
PHILIPPE GILLE.
LE GENDARME ROUGE*'
Lorsque Gaspard avait déclaré à M. Richardot, en des
termes empreints d'une éloquente sensibilité,
qu'il n'éprouvait à l'égard des demoi-
selles Pellerin d'autres sentiments que
ceux d'une vive compassion pour leurs
malheurs, le jeune homme était per-
suadé de sa sincérité.
Respectueux des ordres de son
père, il était parti à cheval, aussitôt
après la grande chaleur du jour, se
dirigeant vers Lunéville. Mais, avant
qu'il eût pris la grand'route, un léger
détour, presque involontaire, l'avait amené devant l'habitation de madame
Pellerin, devant la geôle où gémissait Javotte-et-Jacquotte. Il savait bien
qu'il ne verrait rien, car la maison était de celles qui ne regardent pas
dans la rue; malgré cela, il y était venu et, grâce à cette force pénétrante
et imaginative qui jaillit des âmes chevaleresques en quête de faire le
bien, ses regards perçaient les murs incorruptibles, rencontraient distinc-
tement ceux de Javotte-et-Jacquotte et leur répétaient la phrase consolatrice
que leur avait portée la galiote :
(*) Voir les Lettres et les Arts du 1" février 1888, tome I, page 191.
320 LES LETTRES ET LES ARTS
« Des âmes généreuses s'occupent à t'arracher des mains de ton geôlier... »
Et son ouïe intérieure lui avait fait percevoir non moins distinctement
deux voix timides qui, à l'unisson, lui avaient répondu tout bas : « Merci,
monsieur Gaspard, nous savions déjà que vous nous aimiez! »
Muni de ce précieux et imaginaire viatique, Gaspard avait pris défini-
tivement le chemin de Lunéville. Au trot allègre de son bidet, ses idées
se coordonnaient : il passait son examen de conscience et se démontrait
péremptoirement à lui-même que sa conduite était aussi louable qu'on pût
l'imaginer; qu'il avait noblement agi en se mettant, par une voie ingénieuse,
en relation avec Javotte-et-Jacquotte ; que les sévérités de M. Girardot ne
sauraient l'ébranler dans sa détermination. Il se rappela aussi — et il en
rougit d'indignation — l'allusion sceptique et déplacée de son père à ces
personnes aimables et d'humeur facile qui le consoleraient à Lunéville.
Comme si une femme quelconque, si adorable qu'elle fût, pouvait détourner
son cœur de la contemplation des deux prisonnières ! Et, en pensant cela,
ii considérait tendrement sa boutonnière traversée de deux fleurs de souci,
qui symbolisaient à ses yeux son héroïne, Javotte-et-Jacquotte.
Tandis que ses pensées ailées voltigeaient ainsi dans l'azur d'espérances
indéterminées mais délicieuses, son cheval, qui connaissait la route et savait
qu'un bon gîte l'attendait au bout de sa course, avait, en deux heures, franchi
lestement les cinq lieues qui séparent Saint-Nicolas de Lunéville.
Le crépuscule se fondait insensiblement dans la clarté naissante de la
lune, lorsque Gaspard et sa monture s'arrêtèrent devant l'auberge de la Croix
de Lorraine, située presque en face de la grille du château; les trompettes
des gendarmes rangés en bel ordre dans la cour d'honneur sonnaient les
premières notes de la retraite qu'ils allaient ensuite promener à travers la
ville, accompagnés d'un peloton de gendarmes.
Cette fanfare de retraite ne sonnait point, comme semblait l'indiquer
son nom, l'heure du repos et du recueillement pour les gendarmes : elle
leur donnait tout au contraire le signal de la liberté et, derrière les
trompettes, les timbaliers et l'escorte partant pour leur parade à travers
la ville, la foule des habits rouges, délivrée du service, se pressait pour
LE GENDARME ROUGE 32i
franchir la grille du château et se dirigeait vers l'auberge attitrée de
chaque compagnie.
La Croix de Lorraine avait l'honneur de recevoir la compagnie de la Reine,
fière de son titre, choisie de préférence par les cadets les plus élégants
et les plus tapageurs; une salle spéciale y était réservée aux gendarmes,
et malheur au quidam, étranger à la compagnie, qui se fût permis de s'in-
sinuer dans le sanctuaire!
Le fils Richardot s'y était cependant installé, et assis devant une table,
plongé dans sa méditation, il attendait l'irruption des militaires. 11 avait des
amis aux gendarmes de la Reine : avec l'un d'eux, nommé Joliot de Morin,
dont le père était conseiller à la cour souveraine de Nancy, Gaspard avait
fait ses études et, grâce à lui, il avait obtenu de ces messieurs la faveur
particulière d'être reçu dans leur salle.
Joliot entra l'un des premiers et aperçut Gaspard qui s'avançait à sa
rencontre. Ce n'était pas un gendarme comme les autres, ce petit Joliot : il
évitait ces façons de soudards qu'affectaient la plupart de ses camarades : sa
voix douce, sa parole posée, son langage recherché d'où il bannissait toute
expression soldatesque , la finesse de ses traits avaient, lors de son entrée
dans la compagnie, éveillé la malice et l'ironie des anciens; mais, s'étant,
dès la première semaine, brillamment expliqué à coup de sabre avec un certain
nombre d'insolents, il avait conquis l'estime générale, et la seule plaisanterie
qu'on se permît à son égard consistait à l'appeler « la demoiselle ».
Après qu'ils se furent embrassés, Joliot demanda à Gaspard ce qui l'amenait
à cette heure tardive à Lunéville, d'où il venait, et surtout ce qui lui donnait
cet air grave et préoccupé, qu'il n'apportait point, d'habitude, à la ville.
Gaspard, lui posant le bras sur l'épaule, l'amena vers la table qu'il avait
choisie en arrivant :
— Soupons d'abord, dit Gaspard ; — il appela une servante, qui disposa
leurs deux couverts — et maintenant causons.
Gaspard expliqua à son ami le motif de son voyage à Lunéville; i\
décrivit, avec toute la véhémence d'une sensibilité qu'il ne cherchait pas à
dissimuler, le sort lamentable des deux filles de madame Pellerin, leur
322 LES LETTRES ET LES ARTS
étroite captivité, la tyrannie de leur mère, leurs grâces modestes, l'ensemble
délicieux et attendrissant qu'elles formaient; il avoua les sentiments de pure
humanité que lui avait inspirés leur infortune et le but qu'il s'était proposé
de les affranchir : il raconta son plan et les regards échangés à l'église, et
les galiotes, et les billets, et les soucis, et comment cet ingénieux échafaudage
s'était écroulé par suite de l'intervention malencontreuse et involontaire, sans
doute, du curé, qui avait motivé l'exil dont l'avait frappé M. Richardot.
Joliot, qui l'avait écouté avec le plus vif intérêt, profita d'un soupir qui
coupa la confidence de son ami :
— M'est avis, fit-il d'un air entendu, que tu en tiens pour l'une ou l'autre
de ces filles...
— Toi aussi! s'écria Gaspard impatienté. Tu me répètes exactement la
phrase de mon père. Tu n'es donc pas, plus que lui, capable de comprendre
un noble sentiment, dégagé de toute arrière-pensée matérielle ?
— Mais enfin, dit le petit gendarme, lorsqu'on eut apporté le souper,
où veux-tu en venir? Pourquoi me prendre pour confident? Tu n'en as
pas besoin, puisque tu n'es point amoureux. Qu'est-ce qui te pousse à te
constituer le Don Quichotte de ces deux fillettes, que ne les laisses-tu sous
l'aile de leur mère?...
— Ce que je veux, interrompit Gaspard d'un ton dramatique, ce que je
veux! c'est les arracher à leur geôlière, les pauvres chères enfants; je le
leur ai promis, elles attendent leur sauveur sans le connaître : ne serait-ce
pas un crime que de leur manquer de parole ? mais comment la tenir cette
parole?... Joliot : tu es mon meilleur ami, tu me dois aide et conseil...
Joliot commençait à s'attendrir à la chaleur sentimentale et communicalive
de son ami : posant ses coudes sur la table il se prit le front dans les mains
et songea.
Gaspard suivait avec anxiété cette méditation d'où son bonheur allait
sans doute surgir.
— 11 n'y a qu'un homme, s'écria brusquement Joliot en se redressant, qui
puisse te tirer d'affaire, cet homme c'est Pigault !
— Qui ça, Pigault?
LE GENDARME ROUGE 323
— Comment, tu ne connais pas Pigault, Pigault de Lepinoy ? C'est le fils
d'un juge de Calais : il désespérait sa famille, qui l'a fait entrer aux gendarmes
de la Reine dans le naïf espoir de le corriger : tu vas voir si elle y a réussi.
Fais apporter une bouteille ou plutôt deux bouteilles de vin vieux de
Thiaucourt, moi je vais chercher Pigault dans la salle : j'aperçois un groupe
où l'on fait grand tapage, je serais bien étonné s'il ne s'y trouvait pas.
Joliot revint en effet au bout de quelques minutes, ramenant Pigault de
Lepinoy, qui était déjà très gai.
Après avoir présenté son ami à son collègue, Joliot prit la parole et
exposa aussi succinctement que possible le cas du jeune Richardot, qui, par
instants, intervenait avec feu dans le récit de son ami. Pigault, dont le regard
malicieux allait alternativement de Gaspard à Joliot et de Joliot à Gaspard,
fixa ce dernier et, interrompant :
— Le diable m'emporte ! monsieur, si vous n'en tenez pas pour l'une ou
pour l'autre de ces deux fillettes.
A cette interjection, Joliot eut fort à faire de se retenir d'éclater de rire,
et surtout d'empêcher Gaspard d'éclater de colère en entendant cette phrase
malencontreuse, qui sonnait comme un refrain ironique.
Le mouvement de vertueuse indignation, mal contenu par Gaspard, n'avait
pas échappé à Pigault qui ajouta :
— Serait-ce par hasard, pour le bon motif?
— Je vous jure, monsieur, s'écria Gaspard, qu'il ne s'agit point de ce que
vous croyez : je ne vois en cette affaire que deux malheureuses victimes à
sauver; leur délivrance sera ma plus douce et ma seule récompense.
— Je le regrette vivement, répliqua Pigault; je commençais à sentir de
l'amitié pour vous et je me fusse fait un véritable plaisir de vous aider : mais
du moment qu'il s'agit de quelque chose d'honnête, de vertueux et de senti-
mental, je me récuse : bonsoir, ce n'est pas mon affaire.
— Voyons, Pigault, lui dit Joliot d'une voix caressante, en emplissant
les verres, sois gentil. Je comprends tes scrupules : tu as des principes
et tu y tiens, c'est tout naturel : mais enfin il s'agit de rendre service à
monsieur, qui est mon ami, c'est comme si c'était pour moi; j'admets que
324 LES LETTRES ET LES ARTS
tu nous refuses ton aide, mais tu peux bien nous donner un bon conseil.
Pigault, solennel, prit son verre : ce clair et malicieux petit vin rouge de
Thiaucourt qui ne mousse pas au sortir de la bouteille, mais qui pétille dans
la bouche et chatouille le cerveau, l'attendrit assurément, et lui persuada
de faire quelques concessions à la vertu et à l'honnêteté , car , ayant bu
lentement, il posa son gobelet et dit :
— Eh bien! oui, Joliot, je consens à te faire ton plan.
Et prenant un ton sentencieux, pendant que ses auditeurs, s'accoudant à
la table, se penchaient vers lui :
— Ce qu'il faut, c'est pénétrer dans la place...
— C'est impossible, absolument impossible, interrompit Gaspard.
— Sachez, monsieur, dit Pigault sévèrement, que toute place assiégée doit
succomber à un moment donné, si elle ne reçoit pas de secours de l'extérieur,
c'est un des principes élémentaires de l'art de la guerre.
Joliot, en sa qualité de militaire, approuva de la tête, d'un air savant.
— Mais, continua Pigault, s'échauffant, ce n'est point un siège en règle
que nous voulons faire : nous n'avons pas de troupes pour investir la
place : d'ailleurs ce sont là des procédés lents et qui ne conviennent point à
des gens qui ont l'honneur d'appartenir à la maison du Roi. C'est par surprise
qu'il faut agir. La vieille est rusée, m'avez-vous dit : mais elle ne connaît
pas les stratagèmes de la guerre. Je dis donc qu'il faut s'insinuer dans la
place et, une fois qu'on y sera, séparer les filles de la mère, c'est-à-dire
enlever les filles et laisser la mère... ou bien enlever la mère et laisser les
filles : cela dépendra des circonstances; cependant la dernière combinaison
serait la meilleure, parce que, outre les filles, on tiendrait la citadelle; on
aurait pour ainsi dire la gloire de coucher sur le champ de bataille.
Et je le tiens, le stratagème ! continua Pigault, dont l'éloquence s'ac-
croissait. Vous savez que M. de la Galaizière, l'intendant de Lorraine,
est en ce moment à Lunéville, par ordre du Roi, pour s'enquérir des
besoins et des plaintes des peuples du Duché : mon ami Jamet, l'un de ses
secrétaires, ne peut rien me refuser : je lui demanderai une lettre, ornée de
tous les paraphes et de tous les sceaux les plus authentiques , que l'on
LE GENDARME ROUGE 325
exhibera à madame Pellerin, en lui enjoignant de se rendre ici, pour compa-
raître devant M. l'Intendant...
— Je ne connais pas M. Jamet, objecta l'honnête Gaspard, mais je doute
fort qu'on puisse obtenir de lui une pièce qui serait un faux...
— Je le connais, moi, et je vous jure bien qu'il la donnera, et ce ne sera
pas la première! vous en serez quitte pour lui faire tenir, par mon intermé-
diaire, un petit souvenir..., un joli cadeau pour sa maîtresse par exemple,
en guise de remerciement : je m'arrangerai pour le lui faire accepter.
Gaspard s'inclina en signe d'acquiescement.
— Mais, reprit Pigault, pour que l'affaire réussisse, il faut que vous restiez
tranquille, monsieur Gaspard : les amoureux honnêtes sont maladroits : vous
resterez ici, et c'est Joliot qui opérera : vous, vous feriez tout manquer.
Il heurta de son verre sur la table pour demander une troisième bouteille
de thiaucourt, et se tournant vers Joliot :
— Demain matin, tu auras la lettre de Jamet: tu demanderas au lieutenant
une permission de vingt-quatre heures et, ton service fini, tu partiras avec un
camarade, un solide, Fleury, par exemple; tu connais le pays et tu t'arrangeras
de façon à vous montrer le moins possible : pas de tapage, pas d'esclandre :
d'ailleurs, avec ton petit air de demoiselle, tu n'effrayeras pas la vieille :
l'important c'est de pénétrer ; une fois entré, tu t'inspireras des circonstances,
tu t'entendras d'ailleurs là-dessus avec ton ami, cela ne me regarde pas. —
Et maintenant, monsieur Richardot, fit-il en se levant après avoir bu une
dernière rasade, je suis votre serviteur, très heureux de l'occasion que j'ai eue
de vous être utile en même temps que de faire pièce à votre méchante vieille :
je n'ai qu'un regret, c'est de vous voir dans de si honnêtes sentiments et
incapable de profiter, en homme d'esprit, de la bonne aubaine que mes
conseils vont vous procurer.
Gaspard eut un mouvement de colère et lança à Joliot un regard qui
signifiait : « Je crois qu'il se moque de moi ».
Joliot le calma d'une tape sur le bras et lui montra Pigault, qui avait déjà
gagné la porte de la salle.
On a vu, au chapitre précédent, que le plan dicté par Pigault, suivi point
326 LES LETTRES ET LES ARTS
en point, avait donné exactement le résultat prévu et que Joliot était « entré
dans la place ».
*
* *
Joliot et Fleury, ayant installé aussi commodément que possible leurs
chevaux à l'écurie, à côté du vieux bidet de M. Pellerin, survivant de son
maître, revinrent vers la maison, et y pénétrèrent avec un sans-gêne tout
militaire, remplissant l'austère demeure d'un bruit de bottes et de fourreaux
de sabres. Madame Pellerin les suivait, furibonde, mais contenue. Comme ils
arrivaient dans la salle à manger, Fleury, que ne troublaient point les graves
préoccupations qui absorbaient Joliot, remarqua judicieusement que des trois
couverts mis sur la blanche nappe deux au moins leur étaient évidemment
destinés et il s'assit : Joliot en fit autant et invita fort poliment madame
Pellerin à prendre place entre eux deux.
— C'est bien le moins, dit Fleury, avec un geste arrondi, chère madame,
car vous êtes chez vous !
La vieille commença par se révolter, puis elle pensa que, en buvant, ces
militaires s'adouciraient peut-être : elle simula la bonne grâce et s'assit.
Lorsque la servante, stupéfiée par la présence de ces hôtes insolites, apporta
le premier plat, madame Pellerin le lui prit des mains et l'offrit à Joliot, et,
feignant de se parler à elle-même, récrimina contre cette convocation de
M. l'Intendant : que pouvait-il vouloir d'une pauvre veuve qui ne devait rien
à personne, qui ne s'occupait d'âme qui vive? puis elle s'attendrissait sur ses
filles, ces deux chères mignonnes! allait-elle les emmener à Lunéville, dans
cette Babylone, peuplée de soldats, d'élégantes et de coquettes à faire
tourner la tête à d'honnêtes fdles comme les siennes ?
Joliot restait silencieux, insensible aux attendrissements et aux timides
lamentations de madame Pellerin dont cette impassibilité augmentait les
transes : elle faisait remplir leurs verres avec prodigalité, mais les bouteilles
se vidaient sans amener ni confidences, ni expansion de leur part.
Une dernière fiole, cependant, exquise et capiteuse, détermina Joliot à
parler :
LE GENDARME ROUGE 327
— Nous avons fait un excellent souper, ma bonne dame ; maintenant que
nous sommes lestés, il s'agit de se mettre en route : ètes-vous prête? 11 serait
temps qu'on attelât votre carriole, à moins que vous ne préfériez faire la route
à pied... ou à cheval.
— Comment, monsieur, partir tout de suite, s'en aller la nuit, sur la
grand' route, avec deux hommes, mais c'est impossible...
Fleury fit observer qu'il y avait de la lune.
Joliot parut songer un instant, puis, prenant un air magnanime :
— Je veux bien, madame, par égard pour votre âge et au risque de
m'attirer quelques désagréments de la part de mes chefs, vous accorder un
délai, jusqu'à demain matin : de cette façon, vous aurez le temps d'arranger
vos affaires. Mais, comme je réponds de vous, je vous préviens qu'il vous est
défendu de sortir non seulement de la maison, mais de votre chambre, où je
vais avoir l'honneur de vous conduire ; mon camarade couchera en travers
de votre porte, sur une paillasse que vous voudrez lui faire donner; si, pour
une raison ou pour une autre, vous désiriez sortir, Fleury vous accompa-
gnerait...
Une rougeur pudique monta au front de madame Pellerin.
— Et mes fdles, monsieur, s'écria-t-elle, c'est vous, sans doute qui les gar-
derez, vous vous coucherez aussi en travers de leur porte sur une paillasse...?
— Non, madame, répliqua Joliot avec dignité, je ne me coucherai point,
moi, je veillerai! pour le cas où quelque velléité vous prendrait de vous
échapper. D'ailleurs, je n'ai point à m'occuper de mesdemoiselles vos fdles,
mon mandat ne les concerne point.
Les deux gendarmes se levèrent, conservant péniblement leur équilibre
et marchèrent à la suite de madame Pellerin, qui, pour gagner du temps
et retarder le moment où elle irait se coucher sous la garde de Fleury,
commença, un flambeau à la main, à tourner dans la maison, ouvrant et
refermant les armoires, déplaçant les meubles, fouillant dans les tiroirs.
Joliot et Fleury, silencieux, graves et patients, la suivaient à distance respec-
tueuse, s'arrêtant discrètement sur les seuils.
Elle monta l'escalier : ils le montèrent. Deux portes donnaient sur le
328 LES LETTRES ET LES ARTS
palier. Devant l'une de ces portes, madame Pellerin s'arrêta pour la
contempler, les larmes aux yeux : c'était la chambre de ses filles. Se tournant
vers ses deux gardiens, elle gémit d'un ton d'attendrissement maternel :
— Me sera-t-il au moins permis d'embrasser mes filles ? C'est la première
fois qu'elles soupent sans moi, qu'elles se couchent sans recevoir le baiser
de leur mère !
— Je veux bien vous y autoriser, fit Joliot avec un solennel semblant
d'hésitation, mais je le fais sous la condition que la porte restera ouverte et
que vous n'échangerez pas une parole avec ces demoiselles.
Il fit un signe à Fleury, qui descendit et revint quelques instants après,
portant l'un des flambeaux de la salle à manger. Pendant que madame
Pellerin bénissait silencieusement ses filles, qui s'étaient blotties tout habillées
sous leurs couvertures, Joliot, sans pénétrer dans la chambre virginale, en
étudia rapidement la topographie par la porte entre-bâillée et, dans cet
examen discret, ne put cependant s'empêcher de jeter un regard sur le
lit : le lit lui rendit son regard, par l'intermédiaire de deux paires d'yeux
qu'il vit distinctement briller de curiosité, grâce au flambeau tenu par
l'intelligent Fleury.
Joliot, ayant vu ce qu'il avait à voir, invita madame Pellerin à mettre un
terme à ses effusions ; elle sortit de chez ses filles en contenant ses larmes
et, avec un geste dramatique, tournant vers Fleury sa face tuméfiée :
— Je suis brisée, monsieur ! Allons nous coucher ! . . .
Le visage de Fleury se contracta d'une grimace de terreur et d'effarement ;
Joliot, se retenant d'éclater de rire, lui montra, pour le rassurer, la paillasse
et la couverture que la servante venait d'installer sur le palier, au-devant de
la chambre de madame Pellerin : celle-ci venait d'y entrer et les deux
gendarmes l'y suivirent pour s'assurer, disaient-ils, que cette pièce ne
comportait pas d'issues secrètes sur l'extérieur. En sortant de la chambre,
Joliot en fourra négligemment la clef dans la poche de Fleury, ainsi qu'il
l'avait fait d'ailleurs pour la clef de la chambre des deux fillettes. Cette
inspection terminée :
— Je te laisse, dit-il en tapant sur l'épaule de Fleury. Et surtout ne
LE GENDARME ROUGE 329
dors que d'un œil : pas de faiblesse ! Tu es responsable de ce qui se passera
dans la maison. Quant à moi, ajouta-t-il en haussant la voix, je reste sur
pied pour surveiller les abords.
Il descendit et trouva la cour et le jardin argentés par un splendide clair
de lune, ce qui le porta à la rêverie et à la méditation.
Il résumait dans son esprit, avec satisfaction, les résultats acquis : il était
entré dans cette maison inexpugnable ; il tenait prisonnière l'invincible
madame Pellerin ; mais que faire, maintenant, et comment procéder ? Lequel
valait le mieux, enlever la mère, ou bien faire évader les filles? Car il ne
fallait pas que l'entreprise traînât en longueur ; si le coup manquait, quel
désastre, grand Dieu ! Pigault, Jamet, Fleury et Joliot se trouveraient dans de
beaux draps !
Ah ! si Pigault était là, pensait-il. Malheureusement Pigault n'était pas
là pour secourir l'indigence momentanée de son imagination, légèrement
oblitérée par les vins variés et généreux de madame Pellerin. Il se dirigea
lourdement vers l'écurie, visita les chevaux qui, sans se soulever de leur
litière, le saluèrent d'un hennissement amical. Il prit une botte de paille qu'il
porta sous le hangar voisin, défit le paquetage de sa selle, en tira son grand
manteau rouge, dont il s'enveloppa pour se garantir du serein et s'étendit
doucement, avec la ferme intention de ne point clore les paupières... quoique,
cependant, il fût bien sûr de Fleury, qui ne manquerait certainement pas...
D'ailleurs, que craindre, avec un pareil clair de lune?... à moins que la vieille...
ou les petites... si gentilles! si gentilles avec leurs deux têtes curieuses...
et leurs deux paires d'yeux... dans le grand lit...
Il glissa dans le sommeil, porté par ces images qui se continuèrent dans
son rêve.
L'aube éclatante d'une radieuse matinée, qui vint frapper ses paupières,
la fraîcheur dégagée par l'évaporation de la rosée, qui lui caressa l'épiderme,
le piétinement des chevaux, déjà levés et s'impatientant devant leur mangeoire
vide, et aussi un petit susurrement indéfinissable et venant il ne savait d'où,
réveillèrent Joliot.
11 se débarrassa de son manteau, quitta sa botte de paille et, en bon
C. I 42
330 LES LETTRES ET LES ARTS
cavalier, soigneux de ses bêtes, entra dans l'écurie ; le valet imbécile de
madame Pellerin somnolait encore, blotti dans une soupente ; il le secoua et
fit donner l'avoine aux chevaux.
— Et maintenant, se dit-il, allons voir Fleury !
Mais, comme il sortait de l'écurie, le verger plein de verdure, la légère
et blanche vapeur qui , aux rayons du soleil levant, se dégageait du
ruisseau, et en marquait le cours, l'attirèrent : il avait à peine avancé de
quelques pas, qu'un frôlement de jupes le fit se retourner et il vit les
deux filles de madame Pellerin, tout près de lui, timides, enlacées l'une à
l'autre ; elles s'avançaient vers lui, prenant chacune instinctivement son rôle
dans cette audacieuse entreprise qui consistait à adresser la parole à un
gendarme rouge : Javotte les yeux baissés, — tandis que Jacquotte suivait d'un
regard inquiet la physionomie du jeune militaire, — balbutia :
— Monsieur le gendarme, qu'est-ce qu'on va donc faire à maman ?
Joliot leur fit, de son tricorne, un beau salut, puis, se recoiffant, ficha le
fourreau de son sabre en terre, appuya ses deux mains sur la poignée, et
se penchant vers elles répondit à voix basse :
— Vous n'êtes pas sans avoir remarqué que, en entrant hier, j'ai laissé
tomber, comme par mégarde, deux fleurs de souci ? Est-ce que ces deux fleurs
ne vous ont rien rappelé?
Elles rougirent toutes deux, se regardèrent, le regardèrent, et dirent
ensemble :
— Oh! monsieur, c'est vous...
— Non, mesdemoiselles, répondit modestement Joliot, ce n'est pas moi...
Mais d'abord, mesdemoiselles, ajouta-t-il, permettez-moi, pour faciliter la
conversation, de vous demander vos noms ?
— Gomment, monsieur, firent-elles ensemble et d'une même voix, avec
les' marques du plus profond étonnement, vous ne nous connaissez pas!
Javotte-et-Jacquotte, monsieur! Et elles accompagnèrent cette déclaration
d'une preste révérence sur place.
Joliot eut un geste de dépit, se rappelant que, dans l'exposé chaleureux et
sentimental que Gaspard lui avait fait à l'auberge de la Croix-de-Lorraine ,
LE GENDARME ROUGE 331
ces deux noms revenaient sans cesse, liés par un trait d'union et comme s'il
se fût agi d'une seule personne.
Il laissa aller son sabre et séparant les deux jeunes filles, dit à l'une,
en prenant plaisamment un ton de commandement :
— Vous, mademoiselle, comment vous appelez-vous ?
Et, comme elle répondit: « Javottc », il lui prit un bras qu'il enlaça à
son bras gauche.
— A vous mon bras droit, mademoiselle Jacquotte, dit-il à l'autre; car
vous êtes certainement mademoiselle Jacquotte?
Ils éclatèrent de rire en se voyant ainsi tous trois, bras dessus, bras
dessous, dans la fraîcheur du jardin, près du petit ruisseau, leur complice,
et hors de portée de madame Pellerin ; ils se donnaient le plaisir de fouler
l'herbe encore humide, sans rien se dire : les deux petites s'étonnaient de
ne pas avoir plus que cela peur d'un gendarme rouge.
Joliot reprit la conversation qui s'était pour ainsi dire continuée dans
l'esprit de chacun d'eux :
— Alors, vous avez reconnu les soucis ? Nous pouvons donc causer aussi
de la galiote et de ce qui était écrit dessus.
Elles se serrèrent un peu contre Joliot, qui sentit la pression de leurs
bras potelés et fermes.
— Eh bien! mesdemoiselles, ce n'est pas moi qui ai inventé, ni la
galiote, ni ce qu'il y avait d'écrit dessus...
A ces mots, les deux bras potelés et fermes se relâchèrent : cette détente
exprimait évidemment un vif sentiment de désappointement de la part de
Javotte et de Jacquotte.
— Je le regrette, continua Joliot, répondant à leur muette interruption,
— je le regrette surtout maintenant que je vous ai vues, mais ce n'est pas
moi, c'est Gaspard.
— Qui ça, Gaspard? dirent-elles toutes deux du ton de la plus sincère
ignorance.
Joliot tourna la tête alternativement de l'une à l'autre. Pour le coup, il
n'y comprenait plus rien. Gaspard ne l'avait cependant pas mystifié : les
332 LES LETTRES ET LES ARTS
gens à grands sentiments, comme l'était son ami, n'ont point l'esprit à des
facéties de ce genre.
— Comment, vraiment, leur dit-il, avec les marques de la stupéfaction,
vous ne connaissez pas Gaspard? Inutile de dissimuler avec moi, puisque
c'est lui qui m'envoie vers vous, avec pleins pouvoirs de vous transmettre
ses confidences et de recevoir les vôtres. Voyons, ce nom ne vous dit rien?
Gaspard Richardot, le fils du juge qui a succédé à monsieur votre père...
Javotte jura qu'elle ne le connaissait pas et Jacquotte confirma l'assertion
de sa sœur. Elle se rappelait bien que, en effet, le jour de la Pentecôte, un
jeune homme, à la messe, les avait regardées très fixement, ce qui avait
amené de la part de leur mère, qui s'en était aperçue, un redoublement de
sévérité dont elles n'avaient pu, jusqu'à ce jour, deviner la cause.
— Eh bien! fit Joliot, puisque vous ne connaissez pas Gaspard, je vais
vous le décrire et vous raconter ce qu'il a fait pour vous.
Il reproduisit aussi fidèlement que possible, le récit que Richardot lui
avait fait la veille. Il s'efforça d'être chaleureux et persuasif, aussi bien dans
le récit de la messe de la Pentecôte que dans la peinture des nobles
sentiments de Gaspard : il le montra victime des rigueurs de son père,
puni pour avoir tenté de les arracher aux mauvais traitements de leur mère.
Il fit de son ami le portrait le plus flatté, le représenta beau, riche, honnête
et vertueux.
Mais il s'échauffait inutilement et s'aperçut bientôt que son éloquence
ne pénétrait point dans leurs oreilles distraites et absolument indifférentes
à cet exposé des qualités et des nobles sentiments de son meilleur ami.
Heureusement pour lui, elles revinrent à leur idée première : qu'allait-on
faire à leur mère?
— Vous l'aimez donc bien cette mère, s'écria Joliot, cette madame
Pellerin, qui vous maltraite et vous mène comme des galériens ?
— Hélas! elle est parfois bien méchante et bien injuste avec nous: mais,
que voulez-vous, monsieur, à notre âge, il faut bien aimer quelqu'un...
C'était Javotte qui disait cela et sa voix baissa sur ces dernières paroles.
— On pourrait trouver mieux, fit judicieusement observer Joliot. Je sais
LE GENDARME ROUGE 333
bien, ajouta-t-il, que vous n'avez pas le choix. C'est pour cela que j'aurais
cru que Gaspard, qui vous aime tant, aurait rencontré dans le cœur de l'une
de vous, la place qu'il mérite. Mais, puisque personne ici ne paraît disposé
à le payer de retour, n'y pensons plus!
Il avait raison de dire : « n'y pensons plus », car l'image de Gaspard,
qui, depuis le commencement de cette aventure, s'associait dans son esprit
à celle des deux fdlettes, s'était subitement effacée pour faire place à* sa
propre image, celle de Joliot de Morin, des gendarmes de la Reine, qui
tenait, sous chacun de ses bras, les demoiselles Pellerin : Javotte à gauche,
Jacquotte à droite.
Joliot les considérait alternativement, tandis que, animées par une vague
jouissance, elles souriaient silencieusement aux arbres verts, au ciel bleu, à
l'atmosphère pure.
C'était surtout à gauche qu'il regardait, du côté de Javotte, qui, la
première, lui avait fait entendre sa voix, tandis que Jacquotte, plus timide,
avait laissé parler sa sœur. Et, en les regardant, il lui vint des pensées
suggérées par une casuistique douteuse : puisque Gaspard n'était pas aimé
— ou, pour être exact, n'avait pas su se faire aimer — la place n'était-elle
pas libre? D'ailleurs, Gaspard n'avait-il pas déclaré, et cela devant témoins
et de la façon la plus formelle, qu'un désir grossier ne le guidait pas, qu'il
n'obéissait qu'à un sentiment pur et chevaleresque et ne poursuivait d'autre
but que de rendre à la liberté cette pauvre Javotte-et-Jacquotte — car ce
grand nigaud ne savait même pas les discerner l'une de l'autre, tandis que
lui, Joliot, son choix eût bien vite été fait — le but était atteint, maintenant,
ou à peu près, que pouvait demander de plus son ami Richardot?
En fin de compte, se disait-il, quel avantage tirerai-je de cette entreprise,
dans laquelle je me suis bénévolement jeté? Cela peut mal tourner, si, par
exemple, la vieille se regimbe et trouve moyen de s'échapper ou d'appeler
du secours. Quel désastre si tout se dévoilait ! Tout retomberait sur moi ;
et dans ce cas-là, il ne faudrait pas compter jamais revoir Javotte, ce
serait fini, fini pour toujours, après avoir duré si peu de temps!
Cette hypothèse lui fit passer par tout le corps un singulier frisson, ce
334 LES LETTRES ET LES ARTS
qui l'amena à serrer instinctivement le bras de Javotte, puis à lui prendre
la main.
En même temps, par un mouvement bien naturel, il tourna les yeux vers
elle précisément à l'instant où elle le regardait : elle ne baissa pas les
paupières ; son œil limpide, clair et franc, fixait ce jeune homme qu'elle ne
connaissait que depuis quelques heures, sans que cependant il en jaillît la
moindre effronterie, sans que la moindre pensée mauvaise pût s'éveiller chez
Joliot. Il était si sérieux, si net, si pénétrant, ce bleu regard de vierge, que
ce fut le gendarme qui s'en intimida; il rougit et balbutia :
— Excusez-moi, mademoiselle, je vous ai peut-être serré le bras un peu
trop fort, mais c'est la faute de mon sabre...
— En êtes-vous bien sûr? fit Javotte avec une nuance d'ironie qui redoubla
l'embarras de Joliot.
Jacquotte, silencieuse jusqu'alors, s'avança un peu, sans cependant quitter
le bras de Joliot; elle trouvait sans doute que sa sœur se familiarisait fort
avec ce jeune homme et qu'elle ne songeait guère plus à celui qui, le premier,
s'était intéressé à elles.
— Javotte ! murmura-t-elle d'un ton de reproche.
Javotte répondit sèchement à sa sœur :
— Eh! Jacquotte, laisse-moi tranquille!
La timide et douce Jacquotte ressentit cette réponse comme une piqûre
au cœur, soudaine et cuisante : elle laissa retomber son bras qui ne s'appuyait
plus que mollement sur celui de Joliot et se détourna, autant pour cacher
les larmes qui lui montaient aux yeux que pour ne pas voir cet homme qui
venait de lui voler la moitié d'elle-même.
Hélas ! le charme qui unissait les deux sœurs en un seul être venait de
se rompre. La double personne qui s'appelait naguère Javotte-et-Jacquotte
était morte, dans l'intervalle d'une seconde : quatre mots, un échange de
regards l'avaient tuée. Il faudrait, désormais, supprimer le trait d'union qui
avait fondu leurs deux noms en un seul.
En marchant au hasard, dans le verger, ils s'étaient rapprochés de la
maison; Fleury en sortait et s'avança vers eux :
LE GENDARME ROUGE 335
— Tu as l'air fatigué, mon pauvre Fleury, lui cria plaisamment Joliot.
— On le serait à moins, répliqua le malheureux, d'un ton furieux; cette
damnée vieille ne m'a pas laissé clore les paupières. Toute la nuit sur pied!
Elle voulait sortir, aller vous relancer, s'assurer que ses filles ne s'étaient
pas sauvées ; ce matin, au point du jour, il fallait absolument qu'elle montât au
galetas pour réveiller sa paresseuse servante. Et maintenant elle tourne dans
sa chambre, à grands pas, donnant du pied dans la porte que j'ai eu soin
de fermer à clef; on dirait une bête sauvage...
— Eh bien! fit Joliot, va lui ouvrir sa cage et amène- la ici! Cela lui
évitera le danger de sauter par la fenêtre, car je la vois là-bas, qui agite des
bras désespérés, en me voyant faire si bon ménage avec ses filles.
Fleury partit et revint au bout de quelques minutes, escortant madame
Pellerin. Joliot, quittant le bras de Javotte qui resta en arrière, à côté de sa
sœur, se dirigea vers la vénérable dame; comme il ouvrait la bouche pour lui
demander comment elle avait passé la nuit, madame Pellerin, qui en avait
gros sur le cœur, l'interpella la première avec arrogance :
— Pourriez-vous me dire, monsieur, si cette plaisanterie va durer encore
longtemps ? Pourriez-vous me dire, en outre, si c'est pour courtiser mes filles
que votre M. l'Intendant vous a envoyés ici, vous et votre acolyte?
Joliot répondit fort doucement que ce qui se passait n'était nullement
une plaisanterie, il jura qu'il était lui-même très sérieux ; — beaucoup plus
sérieux ce matin qu'hier soir, — ajouta-t-il, en regardant Javotte.
Mais madame Pellerin ne écoutait point, occupée qu'elle était à montrer,
avec des gestes furieux, à ses filles, le chemin de la maison.
— J'allais précisément vous demander, dit Joliot, de faire retirer ces
demoiselles; les voici, d'ailleurs, qui s'éloignent de nous et se dirigent vers
le fond du verger, cela suffit.
Voici donc, madame, ce que j'avais à vous communiquer : ma mission
m'impose une réserve absolue; je dois ignorer le motif de mon envoi auprès
de vous; je ne dois pas savoir ce dont vous êtes accusée, ni ce que
M. l'Intendant aura à vous reprocher lorsque vous paraîtrez tout à l'heure
devant lui. Je ne dois pas le savoir et, cependant, je le sais; je ne dois
336 LES LETTRES ET LES ARTS
rien dire et cependant je parlerai ; je parlerai, parce que vous m'avez,
tout d'un coup, inspiré le plus vif intérêt; intérêt qui s'est encore augmenté
depuis que j'ai eu la douce satisfaction de causer avec mademoiselle Javotte.
— Je suis vraiment bien aise, interrompit madame Pellerin d'un ton où
se mêlaient le courroux et l'ironie, que Javotte-et-Jacquotte soit de votre
goût; malheureusement pour vous, monsieur, ce n'est point un régal de
gendarme...
— Je continue, — fit Joliot avec un parti pris de douceur, car il était
fermement déterminé à apprivoiser cette vieille « bête sauvage », comme
l'avait irrévérencieusement appelée Fleury, — je continue. Votre cas est très
grave. Vous avez été dénoncée par des personnes dont le témoignage est
d'un grand poids, comme séquestrant vos fdles, les retranchant du monde,
leur rendant la vie insupportable, et cela par des moyens que repousse
l'humanité; vous leur interdisez toute communication avec le reste des
humains, chez lesquels elles trouveraient assurément des cœurs compa-
tissants. Je ne saurais vous cacher que ces accusations me paraissent jus-
tifiées ; l'aspect de cette maison, qui semble à la fois une geôle et une
forteresse, la résistance que moi, représentant de l'autorité royale, j'ai
éprouvée pour y pénétrer, tout cela constitue contre vous des charges
très graves que je ne pourrai malheureusement pas contredire, si je suis
interrogé.
Madame Pellerin répliqua vivement , mais cependant avec moins de
hauteur qu'au début de l'entretien, qu'elle saurait bien s'expliquer devant
M. l'Intendant.
— On voit bien que vous ne le connaissez pas, exclama Joliot. Il ne vous
fait comparaître que pour la forme ; mais vous êtes jugée d'avance... et
condamnée, très vraisemblablement, ajouta- t-il en baissant la tête comme
pour compatir à un malheur certain.
Madame Pellerin lui saisit énergiquement le bras.
— Mais c'est une infamie ! s'écria-t-elle. A-t-on jamais condamné quel-
qu'un sans l'entendre? Ah! je sais bien d'où me vient le coup; mais je le
parerai et ceux qui ont machiné ce guet-apens me le paieront cher. Quelle
LE GENDARME ROUGE 337
espèce est-ce donc que votre M. de la Galaizière, votre intendant? Vous
ne me le donnez certes pas pour un honnête homme ?
Ses chairs abondantes tressautaient pendant qu'elle pérorait et gesticulait;
elle était affreuse à voir ainsi, animée par la peur et la colère, si affreuse,
que Joliot , qui cependant ne manquait pas de bravoure, instinctivement
dégagea son bras.
— Ne vous emportez pas, chère madame Pellerin, et pesez vos paroles.
Croyez-moi, pesez-les; vous avez laissé échapper des mots que je préférerais
ne pas avoir entendus.
Cette phrase, prononcée d'un ton respectueux mais ferme, ramena chez
madame Pellerin un calme relatif. Il s'ensuivit un silence, pendant lequel
ses pensées évoluèrent.
Joliot, qui la guettait, jugea, la voyant mollir, que le moment était venu
de frapper le grand coup : pour se donner du courage, il tourna les yeux du
côté du verger et vit très nettement que Javotte le considérait avec un
regard d'encouragement, accompagné d'un expressif mouvement de tête ;
c'était bien le même regard que celui de tout à l'heure, le premier, celui
qui avait tout décidé.
« Brusquons, pensa-t-il, ce n'est pas la première fois que je monte à
l'assaut : En avant, Javotte te regarde, montre-toi digne d'elle. »
— Madame, dit-il, en se plaçant devant madame Pellerin ; je vais vous
parler net : vous me paraissez comprendre enfin la gravité de votre situation
et vous voudriez bien en sortir de façon à vous dispenser de ce voyage
de Lunéville, entre mon compagnon et moi ; la visite à M. l'Intendant
n'est pas de votre goût. Je le comprends, car il est terrible, M. de la
Galaizière, fantasque, brutal et inflexible. Eh bien! madame, le seul moyen
d'éviter tout cela, c'est de faire de bonne grâce ce que M. l'Intendant saura
bien vous obliger à exécuter.
Pendant ce préambule, madame Pellerin avait tenu les yeux baissés, sa
contenance et sa physionomie présentaient des symptômes non équivoques
d'incertitude, d'embarras et d'humilité.
« Allons, Joliot, de l'entrain, pousse, avance, l'ennemi faiblit, se dit
338 LES LETTRES ET LES ARTS
le jeune gendarme, en observant la vieille, Javotte te voit et t'entend ! »
■ — Qu'est-ce qu'on vous reproche, ou pour parler plus exactement, quel
est le crime dont vous êtes convaincue? c'est de claquemurer vos filles, de
barricader votre maison, de la transformer en une geôle dont les murs
impénétrables sont supposés cacher toutes sortes de supplices que vous
infligez à vos victimes...
— Mais, monsieur, geignit la vieille, avec des sanglots dans la voix, vous
voyez, vous-même, que c'est une affreuse calomnie, ma maison n'est-elle point
ouverte, Javotte et Jacquotte ne sont-elles pas libres? — et d'un bras théâtral
elle montra sa porte et ses filles.
— Sans doute ! malheureusement ce n'est pas moi qui vous juge ; je
pourrais peut-être, cependant, me faire votre avocat, mais il faudrait que
je puisse apporter une preuve éclatante, qui frapperait les imaginations et qui
désarmerait vos adversaires les plus prévenus.
— C'est cela, c'est cela, fit madame Pellerin de plus en plus larmoyante
et de plus en plus humble ; que me conseillez-vous, monsieur le gendarme,
vous qui me semblez si bon ?
Joliot, de la main, se frotta le menton, geste qui exprima la méditation,
puis se frappa le front, ce qui signifie généralement : j'ai trouvé!
— J'ai trouvé, s'écria-t-il, en effet. Appelez ici, devant nous, vos deux
filles et dites-leur simplement ceci : « Mes chères enfants, on m'accuse de vous
tyranniser, on prétend que je vous prive de toute liberté. Eh bien ! demandez-
moi ce que vous voudrez, je vous l'accorderai, incontinent... »
— Jamais, jamais je ne dirai cela, interrompit madame Pellerin,
reprenant subitement sa voix et sa figure de mégère obèse.
— En ce cas, madame, j'aurai la douleur de mettre à exécution mon
mandat et de vous emmener sur l'heure à Lunévillc.
Sa voix tremblait et madame Pellerin put croire que le gendarme s'im-
patientait de ses tergiversations.
Elle poussa un soufflement qui tenait à la fois du soupir et du rugis-
sement et cria :
— Javotte, eh ! Javotte, arrive ici ! — J'appelle Javotte, dit-elle à voix
LE GENDARME ROUGE
339
basse à Joliot, parce qu'elle est la plus délurée; la pauvre Jacquotte n'oserait
jamais parler devant un homme qu'elle ne connaît pas.
Javotte qui, de loin, suivait les gestes de cette conversation, accourut
aussitôt. Elle interrogea de l'œil Joliot, qui, dans le même langage, lui
répondit qu'il l'aimait de toute son âme et que les choses étaient en bonne
voie. Puis il se tourna vers madame Pellerin, comme pour lui dire : « Parlez,
nous vous attendons ».
— Javotte, ma fdle, ma fdle bien-aimée, balbutia madame Pellerin... Non
décidément, je ne pourrai jamais ; je ferai, monsieur, tout ce que vous me
forcerez de faire, puisque je n'y peux échapper, mais je ne saurais m'hu-
milier ainsi devant mes filles ; parlez vous-même, en mon nom, j'approuverai,
mais ne m'en demandez pas davantage.
— Ce que j'en ferai, madame, ce sera pour vous obéir, repartit Joliot,
s'inclinant, puis, s'adressant à Javotte :
— Mademoiselle, madame votre mère, se rendant enfin à la raison,
éclairée par les conseils de l'amitié et du désintéressement, s'est décidée à
vous considérer, désormais, vous et votre sœur, comme douées d'un discer-
nement suffisant, pour avoir des idées personnelles, pour émettre quelques
désirs et même, jusqu'à un certain point, pour exprimer quelque volonté.
Pour vous en donner une preuve manifeste, madame votre mère veut bien,
dès maintenant, vous autoriser — en vous assurant d'ailleurs qu'elle sera bien
accueillie — à lui faire une demande, quelle qu'elle soit; madame Pellerin ne
doute pas, non plus que moi, que l'objet de vos désirs ne soit de ceux qu'une
mère peut honnêtement accorder à sa fille.
Avec quelle éloquence délicieuse, quel charme sérieux, quelles pénétrantes
intonations le jeune gendarme avait prononcé ce petit discours! Son regard
enveloppait Javotte, qui, les yeux modestement baissés, sentait, à chacune de
ses paroles, les rougeurs du plaisir lui monter aux joues.
Joliot, ayant fini de parler, regarda madame Pellerin, comme pour lui
demander s'il avait convenablement interprété sa pensée.
Elle secoua la tête, d'un geste d'acquiescement; même elle sembla
légèrement attendrie.
340 LES LETTRES ET LES ARTS
— Ainsi, demanda Javotle anxieuse et scandant ses mots, je puis vraiment
dire ce que je sens, ce que je pense, ce que je veux? Je peux dire : « Ma
mère, je vous demande de m'accorder... »
— Vous le pouvez, ma fdle ! fit madame Pellerin avec un geste de magna-
nimité souveraine.
Joliot fit mine de se retirer discrètement.
— Oh ! restez, monsieur le gendarme, dit Javotte.
En même temps, elle se jeta au cou de sa mère et lui dit :
— Maman, je vous supplie de permettre à monsieur, que voici, de vous
demander ma main !
A cette phrase inouïe, madame Pellerin sentit fléchir ses jambes; les
deux jeunes amoureux s'empressèrent de la soutenir, et, ne voyant pas
de siège à proximité, la traînèrent jusqu'à un arbre, contre lequel ils
l'appuyèrent.
— J'en mourrai, gémissait-elle, j'en mourrai ; mais qui êtes-vous donc,
monsieur? dit-elle, rapidement revenue de sa pâmoison. Est-ce que je
vous connais ? Est-ce que vous connaissez ma fille ?
— Je vous jure, madame, que, il y a quelques heures, j'ignorais abso-
lument qu'il existât dans le monde une charmante, aimable et vertueuse
créature qui se nommât Javotte Pellerin; aussi bien, elle ne se doutait guère
qu'il y eût, dans la Compagnie de la Reine, un gendarme qui s'appelât Joliot
de Morin...
Ce nom produisit sur madame Pellerin un effet merveilleux ; elle quitta
son arbre et, remettant un peu d'ordre dans ses atours :
— Comment, le fils de M. Joliot de Morin, du conseiller à la Cour
souveraine de Nancy, daigne me demander la main de mon enfant, à moi,
pauvre veuve d'un modeste juge de campagne? Ah! monsieur! Vous croyez
peut-être ma fille plus riche qu'elle n'est. Mon pauvre Pellerin n'a su guère
amasser; c'était un juge honnête; d'autant que les plaideurs, en ce pays,
sont rares et fort regardants.
Elle leva les bras en l'air, rejeta la tête en arrière, comme pour une
invocation et murmura d'un ton de prière larmoyante :
LE GENDARME ROUGE 341
— Cher Pellerin, du haut du ciel tu héniras cette union, si belle que je
n'ose y croire !
Pendant que la mère s'attendrissait ainsi, Joliot avait pris les mains de la
fille ; ils se regardèrent tous deux, bien en face, se pénétrant l'un l'autre ;
leurs yeux se disaient : Est-il possible, dans la même minute, d'avoir souhaité
le bonheur et de l'avoir obtenu !
Javotte était transfigurée ; les traits sévères, presque durs, de sa physio-
nomie lorraine, s'étaient adoucis et détendus ; le bleu de ses yeux prenait des
tons de violette, ses narines palpitaient pour la première fois à cette bouffée
subite de félicité.
Madame Pellerin les tira de leur mutuelle extase, et, s'adressant à Joliot,
du ton affectueux auquel a droit un gendre aussi notoire et aussi subit : « Et
Jacquotte, cher monsieur, nous l'avons oubliée ! »
Elle l'appela d'une voix caressante qui dut singulièrement surprendre les
échos du verger, accoutumés à de plus aigres intonations.
La pauvre Jacquotte s'approcha lentement ; elle n'était point transfigurée,
elle, car le bonheur n'était pas arrivé pour elle. Elle avait tout vu, tout
entendu. Elle leva vers sa sœur ses yeux remplis de larmes, puis, se plaçant
près de madame Pellerin, lui dit simplement, épargnant ses paroles, de peur
d'éclater en sanglots :
— Jacquotte restera avec vous, ma mère.
Le temps passait cependant et Joliot finit par s'en apercevoir.
— Fleury, cria-t-il, selle les chevaux, nous allons partir!
Fleury qui fumait philosophiquement sa pipe, en somnolant, au-devant
de l'écurie, se récria : on n'allait pas se mettre en route et faire cinq lieues
sans rien dans le ventre, — Fleury n'étant pas amoureux avait bien le droit
d'avoir de l'appétit.
— Ces pauvres messieurs les gendarmes, s'écria la vieille, où donc
ai-je la tête? j'allais les laisser partir comme cela, à jeun. Viens vite, ma
Jacquotte, nous allons leur préparer quelque chose.
Elles se dirigèrent vers la maison, suivies de Joliot et de Javotte, et de
Fleury qui les rejoignit.
342 LES LETTRES ET LES ARTS
Il n'y avait pas une minute à perdre au dire de Joliot qui, continuant sa
feinte, déclarait qu'il devrait être déjà devant M. de la Galaizière pour lui
rendre compte de sa mission — - il insista encore sur l'inflexibilité de ce
redoutable personnage : heureusement pour madame Pellerin et grâce à son
esprit accommodant l'affaire s'était arrangée, mais encore fallait- il que
M. l'Intendant en fût informé en temps utile. Aussi, sans pitié pour l'estomac
de son camarade, Joliot se leva de table, rassembla son sabre et enfonçant
son tricorne sur la tête :
— Allons, à cheval, Fleury. Ne fais pas la grimace : crois-tu donc que
cela m'amuse de quitter cette maison, où je viens de rencontrer le bonheur
de ma vie ?
Les deux montures attendaient devant la porte : le valet imbécile les y
avait amenées, mais il s'était sauvé à l'approche des gendarmes qui. lui faisaient
horriblement peur. Fleury était déjà en selle et Joliot s'apprêtait à mettre
le pied à l'étrier, lorsque madame Pellerin s'élança vers lui, les bras
ouverts :
— Monsieur Joliot de Morin... mon gendre, lui dit-elle avec des larmes
d'attendrissement qui luisaient sur ses joues, partirez-vous donc sans embrasser
votre mère?
Joliot n'essaya pas d'esquiver l'inévitable et, courageusement, subit cet
épanchement familial. Madame Pellerin le garda quelques instants serré
contre sa vaste poitrine, puis le lâchant et lui montrant sa fille :
— Je vous permets maintenant de donner à Javotte le baiser de fian-
çailles !
Elle s'avança : modeste, sans fausse pudeur, avec le sentiment qu'elle
accomplissait un acte non seulement licite mais sacré, et que le contact des
lèvres du jeune homme sur son visage allait décider de sa vie. Joliot certaine-
ment était plus troublé qu'elle : il chercha une phrase, un mot : mais rien
ne lui vint à l'esprit, pas même la plus plate banalité; ce qui le tira
d'affaire ce fut les yeux de Javotte qui le regardaient en lui disant : « Tu
n'as pas besoin de parler, je te comprends ! »
Joliot aussi avait compris et, sur le front de la jeune fille, il imprima un
LE GENDARME ROUGE 343
profond baiser, dont eurent leur part les boucles rebelles de cheveux blonds
échappés de la cornette.
Pendant cette scène, madame Pellerin, ayant séché ses larmes, rayonnait.
Quel changement depuis la veille! Était-il possible que le soudard d'hier et
le fiancé d'aujourd'hui fussent un seul et même personnage!
Jacquotte avait beaucoup souffert, durant ces embrassements. Elle était
allée chercher un dernier verre de vin de Moselle, pour Fleury; mais comme
il buvait lentement en gourmet, elle ne put, attendant qu'il rendît son gobelet
vide, éviter de voir ce qui se passait entre Joliot et Javotte : elle sentit
nettement alors qu'elle était cruellement jalouse de sa sœur.
Cependant, Joliot sautait à cheval : il envoya de la main un second baiser
à Javotte, adressa un geste de politesse amicale à Jacquotte, qui détourna la
tête, et les deux cavaliers partirent au grand trot, accompagnés des « au
revoir, à bientôt, vous revenez demain, après-demain, tous les jours » de sa
future belle-mère, devenue maintenant l'excellente madame Pellerin.
*
* *
Sur la promenade du Bosquet, dont les parterres et les ombrages s'étendent
au-devant de la façade orientale du château de Lunéville, Gaspard Girardot et
Pigault de Lepinoy, l'un impatient et fiévreux, l'autre simplement curieux de
connaître le résultat de l'équipée, attendaient Joliot qui leur avait promis
d'être de retour avant midi.
Les allées étaient désertes à cette heure-là; les deux promeneurs hâtèrent
le pas, en voyant de loin accourir le jeune gendarme, agitant son chapeau.
— Eh bien ? firent-ils tous deux.
— - Victoire, mes amis, victoire complète !
— Elles sont libres? demanda anxieusement Gaspard.
— Oui, libres, répondit Joliot, prenant une main à chacun d'eux. Libres!
Et la meilleure preuve, c'est que j'épouse mademoiselle Javotte Pellerin.
— Imbécile! exclama Pigault.
— Misérable! rugit Gaspard qui devint extrêmement pâle.
Et tous deux repoussèrent ses mains.
344
LES LETTRES ET LES ARTS
— Voilà deux mots qui vaudraient deux bons coups d'épée, si je n'étais
pas le plus heureux des hommes; mais le bonheur rend indulgent. Je vous
pardonne. A toi, Pigault, qui m'as appelé imbécile parce que je me marie,
je te souhaite de ne pas faire une plus mauvaise fin que la mienne : d'ailleurs
si tu l'avais vue, ma Javotte, tu m'excuserais.
Quant à toi, Gaspard qui m'as traité de misérable, que peux-tu me repro-
cher ? Pigault n'est-il pas témoin que tu t'es emporté lorsque nous avons
fait la supposition bien naturelle, que tu étais amoureux de l'une de ces
deux demoiselles? Et tu aurais voulu que je devinasse le fond de ta pensée,
quand tu l'ignorais toi-même! Tu ne m'as pas même dit leur nom! J'étais
lancé, il fallait réussir; l'amour m'est venu en aide et ma foi! je n'ai pas
hésité. Je suis désolé de la peine que je te fais, mais je te le répète, tu n'as
le droit de t'en prendre qu'à toi-même.
Gaspard courba tristement la tête : que pouvait-il répondre?
— 11 ne te reste qu'une chose à faire, reprit Joliot, en lui passant frater-
nellement un bras sur les épaules : épouse Jacquotte, elle vaut presque
sa sœur !
THÉOPHILE GAUTIER FILS.
^^
LA RELIGION AU THEATRE
LES PRÉCÉDENTS DE L'ABBÉ CONSTANTIN
Depuis qu'il a manqué son centenaire,
— oh ! de bien peu, de six mois à peine,
mais enfin il l'a manqué ! — je n'ai jamais
regretté le père Dupin aussi vivement que
à la première représentation de l'Abbé
Constantin.
Le père Dupin!... Nous ne saurions
l'appeler autrement, nous qui l'avons vu,
dans ses dernières années et jusqu'à la
veille de sa mort, trottiner par les couloirs
de I'Opéra-Comique et du Gymnase ou sur
l'asphalte des boulevards, témoin guilleret
d'un siècle entier.
11 n'avait pas cependant toujours trot-
tiné : il avait caracolé naguère, au moins
comme aide de camp de Scribe, ce maré-
chal des vaudevillistes !
Eh bien ! « du haut des cieux, sa
demeure dernière » (pour emprunter un
vers fameux qui appartient à Henri Dupin
aussi bien qu'à Eugène Scribe), je ne sais si notre vieil ami s'intéresse
encore aux destinées de l'art dramatique...; mais j'aurais voulu qu'il fût là,
■ Muai not
346 LES LETTRES ET LES ARTS
dans le fauteuil voisin du mien, pour me chuchoter encore : « Allons donc...!
Oh! Oh!... De mon temps... » De son temps, — ou plutôt dans l'un des
temps où il avait vécu, dans celui dont il se souvenait le plus volontiers,
— il paraît que beaucoup de choses, au théâtre, différaient de ce qu'elles
sont aujourd'hui. J'aurais été curieux de voir la surprise du père Dupin,
à l'aspect de cette soutane et du rôle qu'elle jouait dans la pièce et de
l'accueil enfin que lui faisait le public.
Non qu'il fût défendu, en ce temps-là, — comme nous pourrions le
supposer, — de produire sur la scène l'habit ecclésiastique : on ne se privait
pas de toucher aux personnes et aux choses saintes, bien au contraire !
L'ordonnance de Boileau était tombée en désuétude :
De la foi d'un chrétien, les mystères terribles,
D'ornements égayés ne sont point susceptibles...
Boileau n'était plus à la mode, mais Béranger, — ce Béranger dont l'un de
nous, même après souper (si l'on soupait encore), rougirait de fredonner
par les rues, la nuit, en la seule présence de la lune discrète, le Bon Dieu
ou les Deux Sœurs de charité'/
Il faut nous remémorer, par un petit effort, que les hommes de cette
époque ou leurs pères, — qui les avaient élevés, — étaient d'anciens spec-
tateurs de la Révolution, et de ses mélodrames et de ses vaudevilles. Cette
souveraine maîtresse des plaisirs de tous les Français, aussi bien que de
leur vie, avait proposé ou imposé à ces gens-là des divertissements nouveaux.
Ils avaient vu, au théâtre de la Nation (Comédie-Française), les Victimes
cloîtrées, de Monvel. — Dans un cachot, sur le côté gauche de la scène, la
jeune Eugénie, enterrée vive par la supérieure pour avoir résisté aux entre-
prises du père Laurent, le prieur du couvent voisin ; dans un autre cachot,
sur le côté droit, le jeune Dorval, le vertueux amant d'Eugénie, enfermé là
pour avoir dit son fait à ce représentant de l'Église. A la fin, Dorval perçait
la muraille, et des gardes nationaux délivraient les fiancés !
Ils avaient vu, au théâtre de la République (colonie de la Comédie-Fran-
çaise), le Jugement dernier des rois, de Sylvain Maréchal, l'auteur du
LA RELIGION AU THÉÂTRE 347
Dictionnaire des athées. — Une île volcanique ; un vieillard civilisé, des
sauvages. Le vieillard, déporté par le tyran qui régnait sur la France,
apprend aux sauvages l'art de se passer de rois et de prêtres. Pour se
distraire en faisant le bien, il grave sur le roc cette maxime : Il vaut mieux
avoir pour voisin un volcan qu'un roi! Des patriotes débarquent; ils apportent
la bonne parole , la nouvelle de la Révolution. Et ils amènent, pour l'aban-
donner sur cet écueil, toute une « ménagerie » de monarques enchaînés.
Après leur départ et celui du vieux philosophe, l'impératrice de Russie — « la
Catau du Nord » — et le Pape engagent une controverse : la schismatique
et le Saint-Père « se battent, l'une avec son sceptre, l'autre avec sa croix ;
un coup de sceptre casse la croix ; le Pape jette sa tiare à la tète de Catherine
et renverse sa couronne. Ils se battent avec leurs chaînes. »
Il est vrai que pour se rafraîchir, après ces épices, on avait des pièces
d'un goût plus tempéré, des calembredaines d'un civisme débonnaire et
d'une philanthropie égrillarde, où l'on voyait des prêtres constitutionnels se
réconcilier avec la nation et l'humanité. « J'ons un curé patriote ! » Ainsi
chantaient, par la bouche de villageois épanouis, MM. Radet et Desfontaines,
— ce dernier destiné à devenir, en 1808, collaborateur d'Henri Dupin ! Il avait
failli, le malheureux, ne pas attendre jusque-là... A la veille du procès de
Louis XVI, n'avait-il pas fait représenter, avec ce même Radet et Barré,
une espèce d'opérette biblique, la Chaste Suzanne, où l'équitable Azarias
apostrophait ainsi les deux vieillards : « Vous êtes ses accusateurs, vous ne
pouvez être ses juges! » Desfontaines et Radet, pour répondre d'un tel
scandale, avaient été mis en prison : cet opuscule où brille la gloire du
curé patriote, c'est la rançon de leur liberté. Par bonheur, les souverains
du jour daignèrent y jeter des regards cléments : « Citoyen président,
écrivent les auteurs, nous avons lu avec autant de plaisir que de recon-
naissance, dans le journal du décadi, la mention civique, faite au conseil
général de la Commune, de notre pièce intitulée : Au Retour... »
Encore un Curé! c'est le titre d'un nouvel ouvrage de ces vaudevillistes
réchappes de la guillotine; il méritait de paraître sur les mêmes tréteaux
que le Saint déniché, de Piis, et que la Nourrice républicaine. C'est encore
348 LES LETTRES ET LES ARTS
d'un curé assermenté qu'il s'agit. Comme le premier, il a pris femme,
a par amour pour les mœurs et pour la patrie ». Mais la femme dont il a
fait choix est une religieuse : heureux progrès! Du même coup, un Français
et une Française assurent leur salut en ce monde. Le curé, tout en allumant
sa pipe, fait part de cette réjouissante nouvelle au fusilier Bitri, qui ne
peut contenir son admiration : « Tiens! c'est ça un homme!... » A la fin,
pour ménager la délicatesse de Bitri, qui souffre de voir « un patriote en
soutane », il dépouille ce vêtement, peu séant pour faire l'exercice : — il
aurait pu l'ôter plus tôt !
Dans une pantomime de l'Ambigu, Dorothée, une procession défilait sur
le théâtre : ornements ecclésiastiques, bannières, croix, reliques même, tout
y était; tout l'appareil catholique était compromis dans cette exhibition.
A l'Opéra, même le clergé constitutionnel ne trouvait pas grâce devant
Sylvain Maréchal. Dans la Fête de la Raison, un curé entonnait ce chant
d'allégresse (en même temps, il lacérait son étole et trépignait un encensoir) :
Au diable la calotte I...
Je me fais sans-culotte!...
Et c'est le doux, le spirituel, le souriant Grétry qui avait dû mettre en
musique ce Nunc dimitlis de l'abjuration!
Au théâtre Feydeau, la Papesse Jeanne, de Léger-le-bien-nommé. Une
fille galante, pour retrouver son amant, un prince de l'Église, s'est glissée
dans le conclave, travestie en cardinal. La pourpre lui va bien : elle est élue.
Après quoi, elle déclare son sexe et sa qualité; elle notifie son mariage avec
son amant : elle reste pourtant sur le saint siège !
Une Journée du Vatican ou le Souper du Pape, au théâtre Louvois :
encore des cardinaux en goguette et le Saint-Père dans les vignes du
Seigneur!... Au théâtre de la Cité, Y Esprit des Prêtres, les Moines gourmands,
les Dragons et les Bénédictines, A bas la Calotte ! — Il s'était installé, ce
théâtre, à la place d'une église : à la bonne heure! Ces fleurettes avaient
poussé dans les ruines de Saint-Barthélémy. Depuis, l'endroit fut purifié...
par l'établissement du Prado. Et l'expiation du sol a été encore plus complète :
ce bâtiment qui se carre, aujourd'hui, où se tenait cet innocent bastringue,
LA RELIGION AU THÉÂTRE 349
un étudiant du temps de Gavarni, devenu huissier, m'assure obligeamment
que c'est le Tribunal de commerce !
Chacun sait que, sous l'Empereur, le Grand, qui ne laissait rien échapper
hors de son pouvoir, les évêques furent les préfets des âmes. On peut s'en
lier à ce mainteneur de toute discipline : il lit respecter cette partie de son
administration comme les autres.
Les Bourbons restaurés, la France redevint la fille aînée de l'Église. Elle
montra même une piété filiale qu'elle n'avait jamais eue auparavant : — la
piété repentante de l'enfant prodigue. Louis XVIII et Charles X régnant,
Béranger pouvait, à la rigueur, par ses chansons, encourir une condamnation
à trois mois de prison et 500 francs d'amende, une autre à neuf mois de prison
et 10,000 francs, pour outrage à la morale publique et à la religion de l'Etat;...
mais, de produire sur un théâtre un ouvrage qui pût s'attirer de pareilles
distinctions, l'écrivain le plus téméraire n'en avait pas la liberté.
Aussi, à la révolution de Juillet, changement à vue!... Les fils et les
petits-fils de Voltaire poussèrent un blasphème de soulagement. Ils allaient
donc, après quinze ans de bienséances imposées, pouvoir bafouer ces objets
de vénération qu'ils n'avaient pas appris à respecter dans leur cœur!
Au théâtre des Nouveautés, un drame se trouvait prêt : la Contre-Lettre.
On y devait voir un mauvais parent qui employait son astuce à capter un
héritage. Vite, les auteurs affublèrent ce coquin d'une robe noire ; et des
plis de cette robe, en présence du public, ils firent tomber une arme,
celle qui seyait le mieux à l'abbé Serinet, ce drôle insinuant et furtif: un
pistolet à vent.
MM. Monnais et Emmanuel (Arago) présentaient aux Variétés la Demande
en mariage ; en un tour de main, ils en firent le Jésuite retourné. Un roman
de Victor Ducange, les Trois Filles de la Veuve, allait fournir en même
temps deux pièces : l'une à la Gaîté, l'autre au Vaudeville. La Gaîté ayant
pris ce titre : le Jésuite, le Vaudeville se contenta de celui-ci : le Congré-
ganiste. Mais le grand succès de l'époque, c'est la Porte-Saint-Martin qui le
possède : l'Incendiaire ou la Cure et l'Archevêché.
350 LES LETTRES ET LES ARTS
Honneur à MM. Benjamin Antier et Alexis Decomberousse ! Ils expliquent
ces incendies, qui, récemment, alors que Charles X sévissait encore, ont
terrifié mystérieusement la Normandie. — Cet archevêque, véritable satrape,
est le persécuteur de ce curé, abonné au Constitutionnel. C'est là son moindre
tort. Il interrompt ses chasses (où il s'exerce à tirer sur le peuple) pour
combattre l'élection d'un libéral. Le soutien le plus utile de ce candidat,
c'est un cultivateur du pays, homme riche et mal pensant : il s'agit de
l'occuper autrement et de frapper l'esprit public par un exemple. L'arche-
vêque s'adresse à une jeune ouvrière qui veut réparer une imprudence
par un mariage et sollicite l'absolution : a Dieu pourrait par le feu du ciel
détruire les trésors de l'impie; mais pour les réduire en cendres, il veut la
main des hommes, la main d'un être qui le comprenne... Louise, c'est la
vôtre qu'il a choisie... » — Et cela se jouait à Paris, le 21 mars 1831, et le
14 février, la populace avait mis à sac l'archevêché de Paris!
On est tenté, de trouver innocente auprès de cela, une Papesse Jeanne,
représentée cette même année à l'Ambigu. Un cardinal, égayé par une jolie
fille, chantait sur un air à la mode (la Dame blanche n'avait alors que cinq
ans) : a Quel plaisir d'être cardinal!... »
Cette aventure de Boïeldieu, si elle fut connue dans l'autre monde, dut
consoler un peu Grétry!
On ne peut cependant citer sans s'émouvoir, sans s'excuser du moins de
la citation, la polissonnerie sacrilège de MM. Simonin, Benjamin (Antier) et
Théodore : Napoléon en paradis. — « En face du public (sur la scène de la
Gaîté) est la loge de saint Pierre, au-dessus de laquelle est écrit : Parlez au
suisse! » L'ange Gabriel, en un couplet de facture, célèbre Celui qui n'a mis
que six jours a à faire le ciel et la terre ». Il ajoute, en guise de pointe, que
si le Créateur avait mis
Plus longtemps à faire le monde,
Sans doute il l'eût fait meilleur !
Saint Pierre, dans une kyrielle de petits vers, trace une description
grotesque de la Bésurrection des morts et du Jugement dernier. Après quoi,
une danseuse et une sœur de charité, Zéphyrine et sainte Camille, font leur
LA RELIGION AU THÉÂTRE 351
entrée en exécutant un pas. Et, comme saint Pierre félicite la religieuse de sa
pureté (il s'imagine que les murs de l'hôpital l'ont préservée des tentations),
la fille d'Opéra se moque de lui : « Et les carabins... pour qui les
comptez-vous? »
Assez! n'est-ce pas?... Eh bien! ce n'est pas tout! Des combattants
de Juillet bousculent saint Pierre, excitent les anges à la révolté et leur
distribuent des cocardes. Napoléon, enfin, apparaît dans une gloire ; à son
aspect, tout le ciel tremble. C'est qu'on a lieu de craindre qu'un beau jour,
comme le présage un de ses grognards,
Le caporal dise au bon Dieu :
Ot' toi d'ià que j' m'y mette !
« A bas Dieu! Vive l'Empereur! » — Double hommage à Béranger...
Et quatre ans après, alors que les Parisiens ont cuvé cette ivresse d'une
révolution, voici encore Une Emeute au Paradis ou le Voyage de Robert
Macaire. Lorsqu'ils arrivent au ciel en ballon, fuyant les gendarmes, n'est-ce
pas les Chansons de Béranger , cet excellent manuel de libéralisme ,
que Bobert Macaire et Bertrand trouvent dans les mains des anges ? Un
exemplaire a été confié à ces néophytes par un vieux soldat de Napoléon...
Oh! ce vieux soldat! Encore lui, lui toujours!... Pour pénétrer ici, les
deux évadés ont grisé saint Pierre et lui ont volé ses clefs. Sans attendre
leur venue, les anges raillaient le repentir de Madeleine et ses pleurs :
Jugez de ce qui se passe quand des esprits ainsi disposés — ils s'appellent
de purs esprits ! — ont acquis de pareils chefs ! Le diable même, accouru
pour rétablir l'ordre et emporter ces deux chenapans, est vaincu par Bobert
Macaire dans un assaut de savate. L'impunité est assurée au crime, au
plus cynique, au plus outrageux, dans le ciel comme sur la terre...
Chaque soir, aux Funambules, dans cette « folie - vaudeville » de
MM. Dupuis et Guillemé, les Parisiens, — qui se passent d'entendre le Roi
s'amuse et Antony, interdits en vertu du décret de 1806, — les Parisiens
applaudissent la parodie d'une divine prière. « Notre Père qui êtes dans
la lune... »
Ah! fi!
352 LES LETTRES ET LES ARTS
Un autre demi-siècle a passé : depuis quelques mois à peine, le témoin
de ces divers âges, — celui qui a pu voir, enfant, les Victimes cloîtrées
et le Jugement dernier des rois; homme fait et déjà mûr, Y Incendiaire
et Une Émeute au Paradis, — Henri Dupin, depuis quelques mois à peine,
a cessé d'aller au spectacle; et voici que triomphe sur la scène du
Gymnase, en présence de tout Paris qui lui sourit avec des larmes, le
bon abbé Constantin ! L'innocence de ce vieux prêtre et son bonheur
plaisent à la foule comme aux délicats. Le Théâtre de Madame devient le
Théâtre de Monsieur le curé.
A l'Odéon, la soutane d'un précepteur se laisse voir en cet aimable
badinage, Y Agneau sans tache ; il est cousin, ce bonhomme un peu balourd,
de l'abbé de // ne faut jurer de rien : le public, on le sent bien, ne
s'amuserait pas à l'aise, s'il n'était persuadé que la plaisanterie de
MM. Ephraïm et Aderer n'ira pas plus loin que celle du poète.
Un peu de surprise et d'inquiétude, à la Porte-Saint-Martin, au premier
acte de la Tosca, se peint sur la figure des spectateurs, lorsqu'ils
entendent le son de l'orgue et la voix du chantre ou de l'officiant et le
chœur des fidèles résonner dans la coulisse, lorsqu'ils voient un personnage
odieux, à son entrée en scène, prendre de l'eau bénite et faire le signe de
la croix. Pas un mot ne vient les choquer et changer leur inquiétude en
gêne; ils ont pourtant éprouvé cette impression.
Au Théâtre -Libre, il y a quelques semaines, dans ce recoin d'une
ruelle de Montmartre où des gens de lettres et des artistes et des femmes
d'atelier plutôt que de foyer s'étaient réunis pour se divertir, quelle figure
a séduit toutes les pensées et tous les cœurs ? Celle d'une religieuse,
sœur Philomène. Et quel morceau, en ce pays de bohème, a été acclamé
avec enthousiasme ? Le panégyrique des sœurs de charité. Il n'aurait pas
fait bon, je le jure, venir débiter à ce public les gentillesses de Napoléon
en paradis : « Et les carabins... pour qui les comptez-vous?... » — Aussi
bien, il y a quelques années, le Prêtre, à la Porte-Saint-Martin, le Nom,
au Second -Théâtre -Français, nous avaient montré l'homme de Dieu dans
l'exercice de son ministère, dans sa fonction de confesseur : ils l'avaient
LA RELIGION AU THÉÂTRE 353
montré avec vérité, avec respect; et ni M. Buet ni M. Bergerat ne s'étaient
trompés en comptant sur la gravité, sur la sympathie de l'assistance.
Mais l'année, la saison que voici, est exceptionnelle. Est-ce que, en même
temps je ne vois pas apparaître un évêque dans la Revue des Deux Mondes,
un prêtre dans la Nouvelle Revue? Monseigneur Hyacinthe assure la fin
chrétienne de Thérésine, sinon de l'héroïne, au moins du roman de M. Albert
Delpit, — à cette place même où l'abbé Papillon, cet exemplaire de vertu
enjouée, faisait sa partie dans l'ouverture de Y Unisson, le dernier ouvrage
de M. George Duruy. — L'abbé Taconet, d'autre part, survient comme le
représentant de Dieu dans ce monde de Mensonges ; et de cette fable cruelle
c'est lui qui tire une moralité fortifiante, par mandat de M. Paul Bourget.
Et non seulement Monseigneur Hyacinthe et l'abbé Taconet sont traités avec
sérieux (ceci ne serait pas nouveau : l'abbé Tigrane, lui aussi, est traité
avec sérieux par M. Ferdinand Fabre, et le Curé de Tours et le Curé
de village par l'incomparable Balzac, père de toutes choses dans l'ordre du
roman moderne), mais ce missionnaire et cet éducateur, ce soldat de l'Evan-
gile et ce chirurgien de l'âme française ont, chacun dans son livre, la
particulière amitié de l'écrivain, sa plus ardente admiration ou sa plus solide
estime; et le lecteur, sans difficulté, partage ces sentiments : la littérature
et le public, à l'heure présente, sont singulièrement religieux.
Est-ce donc que les auteurs dramatiques et les romanciers français,
les habitués de nos théâtres et les amateurs de « spectacles dans un
fauteuil », ont senti également le passage de la grâce, et que leur vie
morale tout entière ne sera plus désormais qu'une imitation de Jésus-
Christ?... Faut-il croire que M. Ludovic Halévy, accordant un interne»' à un
reporter, ait avec lui le même entretien qu'eut récemment Tolstoï avec
un explorateur américain : « — Et mes derniers ouvrages? — Je n'ai pas
encore pu me les procurer. — Alors, vous ne me connaissez pas! »
Non, sans doute, M. Ludovic Halévy ne laisse pas sa porte ouverte aux
voleurs comme Tolstoï; M. Albert Delpit, pendant ses déplacements et villé-
giatures, ne donne pas son logis aux vagabonds; M. Paul Bourget ne s'avise
pas, quelle que soit son humilité chrétienne, de fabriquer lui-même ses bottes!
354
LES LETTRES ET LES ARTS
Mais les Français d'à présent ne sont plus des frères jumeaux de la
Révolution, ni des petits-fds de Voltaire : ils sont parents plus éloignés de
ces puissances infernales! Or, un gouvernement brutal, au moins par
complaisance à de méchantes bêtes, a molesté l'Eglise catholique et tra-
cassé, dans l'exercice de
ses droits, la conscience de
ses fidèles. Ceux de leurs
concitoyens dont il n'a pas
blessé la foi, il a froissé
grièvement leurs habitudes
de tolérance et de bon
goût. Pareille injustice est
une imprudence; elle amène
après soi sa réparation :
c'est en souvenir de l'ar-
ticle 7, aujourd'hui, que
l'abbé Constantin, Monsei-
gneur Hyacinthe et l'abbé
Taconet réclament notre fa-
veur et qu'ils l'obtiennent.
Et puis..., je ne sais
s'il est vrai que, pour cette
fin de siècle, comme au
temps de René, une renais-
sance religieuse se prépare ;
— un vibrant poète , qui
prophétise en prose, M. Eugène Melchior de Vogué, en allume l'espoir
dans les âmes : au moins, avec lui, sommes-nous assurés que, si elle se
produit, cette renaissance, elle aura quelqu'un, elle aussi, pour célébrer le
Génie du christianisme. — Je ne sais, je ne puis donc le dire, si, dans toute
l'étendue de la vieille Gaule, comme dans les espaces infinis de la Russie, le
sentiment religieux est à fleur de sol et commence de sourdre et souhaite
LA RELIGION AU THÉÂTRE
355
impatiemment de jaillir. Mais ce que je sais bien, ayant consulté le plus
sincère « Enfant du siècle, » c'est qu'il y a longtemps déjà, comme son ami
le félicitait d'avoir « le mois de mai sur les joues, » Fantasio soupirait sa
réponse : « C'est vrai ; et le mois de janvier dans le cœur ! Ma tète est
comme une vieille cheminée sans feu : il n'y a que du vent et des cendres. »
Et l'ami répliquait : « L'éternité est une grande aire d'où tous les siècles,
comme de jeunes aiglons, se sont envolés tour à tour pour traverser le ciel
et disparaître; le nôtre est arrivé à son tour au bord du nid; mais on lui
a coupé les ailes, et il attend la mort en regardant l'espace, dans lequel il ne
peut s'élancer. » Eh bien! après Fantasio et son ami, comme ceux-ci après
René, d'autres sont venus. Ils sont las de n'avoir que des cendres dans le cœur;
et, dans ce cœur agité, ils veulent ranimer un tison. Ils sont las de palpiter
au bord du nid, de s'y crisper douloureusement et de se balancer au-dessus du
vide, et le désespoir et la volonté leur donnent des ailes. A Dieu va ! comme
disent les matelots, quand un navire se lance... Oui, c'est à Dieu, s'il lui plaît!
que vont ces désirs voyageurs, qui entreprennent la traversée de l'éternité.
Voilà comment l'esprit le plus subtil de cette génération, l'auteur des
Essais de psychologie contemporaine, après s'être converti à « la religion de
la souffrance humaine », se convertit à la religion tout simplement, — par les
conseils, j'imagine, de sa propre souffrance.
Mais la caractéristique de ce temps, c'est que, même les incrédules, —
ceux, du moins, qui pensent, — acquièrent le respect de la foi et de son
objet : cette piété de l'infidèle a son prix. Je l'admirais, ces jours-ci, dans ce
prodigieux ouvrage de Carlyle : les Héros, le culte des Héros et l'héroïque
dans l'histoire, dont un jeune philosophe, M. Izoulet, vient de nous donner
une traduction merveilleusement adhérente au texte. « Nous pouvons le dire,
s'écrie l'historien visionnaire, l'ancien jamais ne meurt jusqu'à ce que ceci
advienne, jusqu'à ce que toute l'âme de bien qui était en lui soit transférée
dans la pratique du nouveau. Tant qu'il reste possible, par la forme romaine,
de faire une bonne œuvre; tant qu'il reste possible de mener par elle une
pieuse vie, juste aussi longtemps telle ou telle autre âme humaine l'adoptera,
ira çà et là comme un vivant témoignage d'elle. »
356 LES LETTRES ET LES ARTS
Jouffroy naguère écrivait Comment les dogmes finissent... Au lieu de l'in-
tituler le Crépuscule des dieux, cette introduction étincelante qu'il a mise en
tête de ce volume, M. Izoulet aurait pu lui donner ce titre : « Comment les
dogmes subsistent! »
Hé oui ! tant que la boussole, dans l'obscurité de tempête où voguent les
hommes, pourra leur être un instrument de salut, il faut honorer son mystérieux
pouvoir, même si l'on doute que l'aimant soit de nature divine !
11 est donc juste que les personnes et les choses saintes, au théâtre et dans
le livre, soient respectées. Il est consolant d'observer que, parmi tant de
défaillances, nous pratiquons au moins ce respect. Même si leur dernier
murmure n'avait obtenu pour nous d'autres grâces, le nom du Seigneur,
au lit de mort, n'aurait pas été vainement invoqué par nos mères.
LOUIS GANDERAX.
TABLE
DES MATIÈRES DU TOME PREMIER
TROISIÈME ANNÉE
LIVRAISON DU 1« JANVIER 1888
PAGES
M. Ludovic Halévy, de l'Académie française. — Notes et Souvenirs, deuxième
partie 5
M. Jules Grévy et l'Assemblée nationale à Versailles, par M. Jules Girardet (page 5).
Pécheurs à la ligne pendant l'incendie des Tuileries, par le même (en regard de la page 12).
Mademoiselle Dcsclée étudiant un rôle dans sa cave, par le même (en regard de la page 18).
Répétition à l'Opéra, par M. Degas (en regard de la page 30).
La colonne Vendôme renversée, par M. Jules Girardet (page 32).
M. le vicomte de Borrelli. — Ney, sur un dessin de Meissonier 33
Illustrations de M. Saint-Elme Gautier (pages 33 et 35).
Le maréchal Ney, dessin de M. E. Meissonier (en regard de lu page 34).
M. Henri Bouchot. — L'Histoire par les Éventails populaires (1719-1789) 36
Eventail ù la Babct (page 30).
Eventail à l'Allure (page 41).
Eventail ù la Belle Chanteuse (page 44).
Le bal des Nations (en regard de la page 46).
Le combat du terrible torreau (en regard de la page 48).
Eventail à l'Oncle, par Sergent-Marceau (page 53).
Illustration de M. Pierre Vidal (page 55).
M. Charles Baissac. — Château-Goubès 56
Sous les jamroscs, par M. Albert Lynch (page 56).
Au bord de la cascade, par le même (en regard de la page 62).
Dans la varangue, par le même (en regard de la page 66).
Illustration, par le môme (page 76).
358 LES LETTRES ET LES ARTS
PAGES
M. Frédéric Masson. — Charles Chaplin et son œuvre 77
Illustrations, par M. Charles Chaplin (pages 76 et 96).
Extase, par M. Charles Chaplin, gravé par M. Champollion (en regard de la page 80).
Dans les rêves, par M. Charles Chaplin, gravé par M. Champollion (en regard de la page 84).
Portrait de madame la comtesse de Kersaint, par M. Charles Chaplin (en regard de la page 92).
M. Henri Pagat. — L'Homme aux trois bonnets 97
Illustrations de M. Alexis Vollon fils (pages 97 et 105).
Le troisième bonnet, par le même (en regard de la page 100).
M. Francisque Sarcey. — A la Comédie-Française 106
Illustrations de M. Claudius Popelin (pages 106 et 120).
Portrait de mademoiselle Juliri Bartet (en regard de la page 108).
La loge de mademoiselle Bartet au Théâtre-Français (en regard de la page 112).
Portrait de mademoiselle Jeanne Samary (en regard de la page 116).
(Ces trois planches sont gravées d'après les clichés de M. Chalot.)
LIVRAISON DU 1er FEVRIER 1888
M. Jules Simon, de l'Académie française. — Un Normalien en 1833. . . . 121
Le collège du Plessis, par M. Georges Récipon (page 121).
L'arrivée à Paris, par le même (en regard de la page 132).
Médaillon de J. Michelet, par David d'Angers, gravé par M. A. Charpentier (page 140).
Médaillon de Victor Cousin, par David d'Angers, gravé par M. A. Charpentier (page 141).
Le père Lacordaire, d'après le portrait de Th. Chassériau (page 148).
Victor Cousin et Jean Le Bris au jardin du Luxembourg, par M. Georges Récipon (en regard
de la page 150).
Attributs de l'Institut de France, par M. Saint-Elme Gautier (page 151).
M. Guy de Maupassant. — Sur l'Eau, première partie 152
Les bastions d'Antibes vus de la mer, par M. E. Mcissonier (page 152).
L'écueil de Saint-Fcrréol, par M. E. Meissonicr (en regard de la page 160).
L'ilc Sainte-Marguerite, le château fort (en regard de la page 174).
Une promenade d'Antibes, par M. E. Meissonier (page 177).
Rencontre ù Agay, par M. Henriot (en regard de la page 186).
Clair de lune sur la mer, par M. Ritchie Harrison (page 190).
M. Théophile Gautier fils. — Le Gendarme rouge, première partie. ... 191
La grand'messe a la paroisse, par M. Charles Delort (page 191).
En faute, par le même (en regard de la page 194).
La galiote à l'eau, par le même (en regard de la page 202).
Gendarme de la Reine ! par le même (en regard de la page 212).
La galiote échouée, par M. Saint-Elme Gautier (page 214).
TABLE DES MATIÈRES
359
PAGIt
215
M. Théodore Duret. — Whistler et son œuvre
Vue de Venise, fac-similé d'une eau-forte de M. James Mac Neil Whistler (page 215).
Portrait de Mistress Whistler, mère de l'auteur, d'après le tableau de M. James Mac Neil
Whistler (en regard de la page 216).
Portrait de Lady Archibald Campbell, d'après le tableau de M. James Mac Neil Whistler (en
regard de la page 218).
Little Arthur Scymour, fac-similé dune eau-forte de M. James Mac Neil Whistler (en regard
de la page 224).
Coin de rue, d'après une eau-forte de M. James Mac Neil Whistler (page 226).
M. Abel d'Avrecourt. — Madame Judic chez elle 227
Le Hall de l'hôtel de la rue Nouvelle (page 227).
Portrait de madame Judic (en regard de la page 280).
La loge au théâtre des Variétés (en regard de la page 232).
La chambre à coucher (en regard de la page 236).
(Ces quatre planches sont gravées d'après les clichés de M. Chalot.)
Objets d'art et bibelots, par M. Saint-Elmc Gautier (page 240).
LIVRAISON DU 1er MARS 1888
M. Guy de Maupassant. — Sur l'Eau, deuxième partie 241
Vue de la citadelle de Villefranche prise sous les arcades de la caserne, par M. Lucien Gros
(page 241).
Rêve oriental, par M. Pasini (en regard de la page 250).
Départ pour la pêche ù la palangre, par M. Lucien Gros (en regard de la page 252).
Jardin à Saint-Raphaël, par M. Zuber (en regard de la page 254).
L'étang, par M. Saal (en regard de la page 260).
Illustration de M. Saint-Elme Gautier (page 269).
M. Ernest Chesneau. — Lady Lilith 270
Lilith, par M. Courcellcs-Dumont (page 270).
L'extase, par D.-G. Rossetti (en regard de la page 276).
Le tombeau, par M. Courcclles-Dumont (page 278).
M. Henri Laujol. — Miremonde, conte moral, première parlie 279
Illustrations de M. Louis Morin (pages 279, 280, 281, 282, 284, 285, 286, 287, 289, 290, 291,
292, 296, 298, 300, 302, 306).
Le duel, par M. James Tissot (en regard de la page 280).
Le bal des Capitouls, par M. Louis Morin (en regard de la page 288).
Les femmes de Don Juan, par le même (en regard de la page 300).
M. Philippe Gille. — - Antonin Mercié 307
Gloria viclis, groupe, par M. Antonin Mercié (page 307).
Vénus, tableau du musée du Luxembourg, par le même (en regard de la page 308).
Le sang de Vénus, tableau, par le même (en regard de la page 310).
Junon, statue, par le même (en regard de la page 312).
Le Génie des arts, par le même, gravé par M. A. Charpentier (page 318).
360 LES LETTRES ET LES ARTS
PAGES
M. Théophile Gautier fils. — Le Gendarme rouge, deuxième partie . . . 319
En route, par M. Ch. Delort (page 319).
A la Croix de Lorraine, par le même (en regard de la page 324).
Bras dessus, bras dessous, par le même (en regard de la page 330).
Baiser des fiançailles, par le même (en regard de la page 342).
Tricornes et cornettes, par M. Saint-Elme Gautier (page 344).
M. Louis Ganderax. — La Religion au théâtre. — ■ Les précédents de l'Abbé
Constantin 345
M. Lafontaine dans le rôle de l'Abbé Constantin (page 345).
Mademoiselle Darlau et M. Lafontaine dans l'Abbé Constantin (page 354).
(Ces deux planches sont gravées d'après les clichés de M. Chalot.)
L'abbé Constantin, par madame. Madeleine Lemaire (page 356).
FIN
Asnièrcs. — Imprimerie Boussod, Valadon et O, 2, arenue de CourbeYoie.
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revue illustrée
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