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Full text of "Les Lettres et les arts; revue illustrée"

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LES 


LETTRES  ET  LES  ARTS 


REVUE    ILLUSTRÉE 


TOME     PREMIER 


PARIS 

BOUSSOD,     VALADON     KT     C".     ÉDITEURS 

9,      RUE     CHAPTAL,     9 

1H88 


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LES 


LETTRES  ET  LES  ARTS 


NOTES  ET  SOUVENIRS 


Versailles,  27  mai  1871.  —  Ce  matin,  munis  de  laissez-passer  qui  nous 
donnent  le  droit  de  libre  circulation  dans  Paris,  nous  montons,  B.  et  moi,  sur 
la  place  du  Château,  dans  une  voiture  de  déménagement  découverte.  Nous 
sommes  entassés  quinze  dans  ce  char  à  bancs.  Prix  :  trois  francs  par  tête.  Le 
cocher  s'est  engagé  à  nous  conduire  jusqu'à  la  grille  de  l'avenue  Uhrich 
(ancienne  avenue  de  l'Impératrice). 

Je  suis  assis  à  côté  d'un  entrepreneur  de  menuiserie  qui  habite  les 
Batignolles,  et  naturellement  il  se  met  à  me  parler  de  ses  affaires.  Il  a  une 
fdle  mariée  à  Versailles;  il  a  su  qu'elle  était  souffrante;  il  est  venu  la  voir  et 
retourne  chez  lui.  Il  n'a  pas  quitté  Paris  pendant  la  Commune;  il  prend  les 
choses  avec  une  parfaite  philosophie. 


6  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

—  On  a  bien  exagéré  tout  ça,  nous  dit-il.  Je  ne  sais  pas,  mais,  moi,  je  vais 
et  je  viens  de  Paris  à  Versailles  et  de  Versailles  à  Paris,  on  ne  me  dit  jamais 
rien.  Il  n'y  a  qu'à  marcher  bien  tranquille,  les  mains  dans  ses  poches. 
Assurément,  c'est  triste  tout  ce  qui  se  passe,  mais  on  n'a  pas  le  temps  de 
s'ennuyer,  on  voit  des  choses  curieuses,  des  choses  qu'on  n'avait  pas  vues 
avant  nous,  des  choses  qu'on  ne  verra  pas  après,  des  choses  qu'on  pourra 
raconter  plus  tard. 

Cela,  ou  quelque  chose  d'approchant,  m'a  été  dit  bien  souvent,  depuis 
Sedan,  par  des  gens  de  toute  condition.  Il  y  a  chez  beaucoup  de  Français 
une  sorte  de  consolation,  de  satisfaction  même,  dans  cette  pensée  que  la 
France  subit  des  désastres  extraordinaires,  et  qu'aucune  autre  nation,  après 
avoir  été  si  haut  dans  la  gloire,  n'a  été  si  bas  dans  le  malheur. 

Quand  nous  traversons  les  ruines  de  Saint-Cloud  —  Saint-Cloud  n'existe 
plus  —  mon  voisin  entend  nos  exclamations. 

—  Oui,  c'est  affreux,  dit-il.  Mais  quelles  ruines  !  on  n'a  jamais  vu  de 
ruines  pareilles!  et  puis,  que  voulez-vous?  c'est  la  guerre. 

—  La  guerre,  répond  un  de  nous,  en  effet,  ici,  c'est  la  guerre.  Ce  sont  les 
Prussiens  qui  ont  brûlé  et  détruit  Saint-Cloud...  Et  encore  ont-ils  fait  cela 
inutilement,  sauvagement,  pendant  l'armistice,  quand  on  ne  se  battait  plus; 
mais  les  Prussiens  étaient  nos  ennemis,  nous  détestaient  et  voulaient  nous 
faire  le  plus  de  mal  possible;  tandis  que,  maintenant,  ces  ruines,  la  colonne 
Vendôme  renversée,  ces  incendies,  ce  sont  des  Français  qui... 

—  Oh!  ne  dites  pas  cela,  s'écrie  l'entrepreneur.  Des  Français,  quelle 
erreur!  Ce  sont  les  Prussiens,  toujours  les  Prussiens!  M.  de  Bismarck  avait, 
pendant  la  Commune,  des  émissaires  à  Paris.  Ils  entraient  quand  ils  voulaient, 
comme  ils  voulaient,  à  l'Hôtel  de  ville  par  une  petite  porte  dérobée...  On  me 
l'a  montrée.  Et  la  colonne  Vendôme,  c'est  avec  l'argent  de  la  Prusse  qu'elle 
a  été  jetée  par  terre...  J'étais  là,  sur  la  place,  le  16  mai,  quand  elle  est 
tombée.  C'était  un  petit  ingénieur  tout  jeune,  un  malin,  je  vous  en  réponds, 
qui  a  dirigé  l'opération.  Il  connaissait  son  affaire,  celui-là!  Il  n'avait  pas 
fait  de  frais  inutiles  :  un  méchant  échafaudage  de  quatre  sous  autour  du 
piédestal,   trois    câbles,    trois   cabestans,   une   vingtaine    d'hommes   et   voilà 


NOTES    ET     SOUVENIRS  7 

tout...  On  avait  coupé  le  bas  de  la  colonne  en  sifflet...  Ah!  il  faut  être  juste, 
ça  été  de  l'ouvrage  bien  faite! 

Il  s'arrête  un  moment,  nous  regarde  avec  autorité;  on  sent  l'admiration 
de  l'entrepreneur  de  menuiserie,  de  l'homme  du  métier  pour  cet  ouvrage  si 
bien  faite...    Il   continue  : 

—  On  croyait  que  ça  allait  s'écrouler  violemment,  ébranler  les  maisons 
du  quartier,  casser  tous  les  carreaux...  Pas  du  tout...  Ça  s'est  passé  en 
douceur.  La  colonne  s'est  couchée  bien  gentiment,  à  la  place  marquée,  sur 
un  grand  lit  de  fagots,  de  sable  et  de  fumier.  Il  y  a  eu  un  grand  nuage  de 
poussière,  et  puis  on  a  vu  la  colonne  par  terre,  en  morceaux,  en  miettes, 
en  poudre...  C'était  vraiment  curieux.  J'avais  voulu  faire  voir  ça  à  mon 
garçon.  Il  a  douze  ans.  Il  est  intelligent.  Il  travaille  déjà  à  l'atelier  comme 
apprenti,  et  je  lui  disais  tout  le  temps,  pendant  l'opération,  —  il  ne  faut 
pas  que  les  enfants  aient  des  idées  fausses  —  je  lui  disais  :  c  tu  entends 
bien,  c'est  pas  ces  gens-là,  c'est  pas  des  Français  qui  jettent  la  colonne 
par  terre,  c'est  M.  de  Bismarck  qui  fait  tout  ça,  c'est  M.  de  Bismarck!  » 

Nous  entrons  dans  le  Bois  de  Boulogne.  La  marche  devient  laborieuse.  Les 
routes  sont  coupées  par  des  fondrières,  des  tranchées,  des  gros  arbres 
renversés.  Entre  les  deux  lacs,  nous  sommes  obligés  de  mettre  pied  à  terre;  la 
voiture  ne  peut  aller  plus  loin. 

La  bataille  à  Paris  n'est  pas  terminée;  nous  entendons  distinctement  la 
fusillade  et  la  canonnade.  Voici  par  terre,  dans  l'herbe,  des  papiers  brûlés, 
noircis,  rongés  par  le  feu.  Le  vent  les  a  apportés  là.  Je  ramasse  un  de  ces 
lambeaux  de  papier.  Dette  inscrite.  Rente  3  OjO...  C'est  le  fragment  d'un 
titre  de  rente  au  nom  d'un  M.  Desmarets...  Cela  vient  de  l'incendie  du 
Ministère  des  finances. 

Nous  suivons  à  pied  l'avenue  de  l'Impératrice.  Pas  une  fenêtre  ouverte  ! 
Pas  une  voiture  !  Pas  un  passant  !  Et  il  est  dix  heures  du  matin.  Autour  de 
l'Arc  de  l'Etoile,  campent,  les  fusils  en  faisceaux,  deux  ou  trois  compagnies 
de  ligne;  dans  les  Champs-Elysées,  même  silence,  même  solitude.  Les 
soupiraux  des  caves  sont  partout  bouchés  avec  du  plâtre.  A  la  jonction  du 
boulevard  Haussmann  et  du  Faubourg  Saint-Honoré,  un  peu  de  mouvement, 


8  LES    LETTRES     ET    LES    ARTS 

quelques  allants  et  venants,  cinq  ou  six  boutiques  entre-bâillées,  et  une 
voiture  découverte  qui  rôde,  cherchant  fortune.  Nous  hélons  le  cocher,  il 
nous  fait  bon  accueil.  «  Vous  m'étrennerez,  nous  dit-il,  c'est  ma  première 
sortie  depuis  la  bataille;  seulement,  il  ne  faudra  pas  aller  du  côté  de  la 
Bastille  et  du  Père-Lachaise,  on  se  bat  encore  par  là,  et  ferme.   » 

Nous  voici  en  plein  Paris.  Je  suis  un  obstiné  collectionneur  de  journaux, 
d'images  populaires  et  de  caricatures.  J'avais,  il  y  a  un  mois,  écrit  à  une 
brave  femme,  une  ancienne  choriste  de  l'Opéra  qui  tient  une  petite  librairie 
au  bas  de  la  rue  des  Martyrs,  de  mettre  de  côté  un  exemplaire  de  tout 
ce  qui  paraîtrait  pendant  la  Commune.  Je  me  fais  conduire  rue  des  Martyrs. 
A  partir  de  la  gare  Saint-Lazare,  nous  retrouvons  tout  le  mouvement,  toute 
l'animation  de  Paris.  Je  trouve  chez  ma  marchande  de  journaux  un  énorme 
ballot  déjà  ficelé  à  mon  intention. 

—  Emportez  cela  bien  vite,  me  dit  la  marchande.  Il  n'y  a  pas  de  temps 
à  perdre  pour  les  collections.  Toute  la  police  de  Versailles  va  revenir  à  Paris 
et  on  va  se  mettre  à  nous  tourmenter.  11  est  déjà  venu  hier  soir  un  monsieur 
qui  voulait  tout  saisir  chez  moi. 

Pendant  ce  temps,  les  pièces  d'une  batterie  versaillaise  de  Montmartre 
tiraient  sur  le  cimetière  du  Père-Lachaise  où  se  livrait  le  dernier  combat  de  la 
Commune.  A  chaque  coup  tiré  sur  les  hauteurs  de  Montmartre,  c'était  un 
efFroyable  fracas  dans  la  rue  des  Martyrs  ;  mais  cela  ne  causait  pas  la  moindre 
émotion.  Personne  n'y  faisait  attention.  11  y  avait  foule  chez  tous  les 
marchands  du  quartier.  Les  ménagères  faisaient  littéralement  queue  chez  le 
boucher.  C'étaient  de  tous  côtés  des  plaisanteries,  des  rires.  L'issue  de  la 
bataille  n'était  plus  douteuse;  on  savait  la  Commune  expirante;  on  ne  s'en 
occupait  plus,  on  ne  pensait  qu'à  revivre. 

Pendant  que  je  réglais  mon  compte,  une  grosse  ménagère  à  mine  réjouie, 
son  panier  chargé  sur  le  bras,  entre  pour  acheter  un  journal  : 

—  En  font-ils  du  vacarme,  là-haut,  à  Montmartre. 

—  C'est  la  fin,  répond  la  marchande,  c'est  le  bouquet.  11  n'y  en  a  plus  pour 
longtemps. 

—  Et  puis  on  y  est  habitué,  n'est-ce  pas,  à  ce  bruit-là,  depuis  bientôt  dix  mois. 


NOTES     ET     SOUVENIRS  9 

C'est  là  surtout  ce  qui  est  curieux  et  précieux  à  noter  en  ce  moment  : 
l'état  d'esprit,  les  conversations,  les  sentiments  des  petites  gens,  de  ceux  qui 
pensent  tout  haut,  librement,  ouvertement.  Nous  autres,  nous  nous  tenons 
toujours  un  peu,  nous  ne  nous  abandonnons  jamais  en  pleine  franchise. 

Si  quelqu'un,  sans  la  moindre  prétention  à  la  littérature,  avait  fait,  de 
1789  à  1793,  office  de  fidèle  sténographe  dans  les  rues  de  Paris,  il  nous  aurait 
laissé  un  livre  qui  nous  manque.  J'ai  pris,  depuis  dix  mois,  beaucoup, 
beaucoup  de  notes  en  vue  d'un  tel  livre.  Il  n'aura  d'autre  mérite  que 
l'exactitude  et  la  sincérité,   mais  ce  sera  bien  quelque  chose. 

Je  causais  hier,  à  Versailles,  devant  les  Réservoirs,  avec  cinq  ou  six 
personnes  distinguées,  cultivées,  lettrées;  ces  personnes  me  répétaient,  avec 
de  bien  légères  variantes,  ce  qu'elles  avaient  lu  et  ce  que  j'avais  lu,  le  matin, 
dans  les  journaux.  Cet  entrepreneur  des  Batignolles  était  autrement  sincère, 
autrement  lai-même  dans  sa  conversation.  Rien  ne  l'arrêtait,  ni  respect  humain, 
ni  souci  de  l'entourage,  ni  crainte  du  ridicule.  Il  allait  naïvement,  intrépi- 
dement jusqu'au  fond  et  jusqu'au  bout  de  sa  pensée.  Hier,  toujours  devant  les 
Réservoirs,  un  mien  ami  parlait  avec  infiniment  de  grâce  et  d'esprit;  rien  de 
ce  qu'il  a  dit  cependant  ne  m'a  autant  frappé  que  le  mot  que  j'ai  entendu,  en 
sortant  de  chez  ma  marchande  de  journaux.  Je  passais  devant  la  boutique  du 
boucher,  une  vieille  femme  se  chamaillait  avec  un  garçon  qui  voulait  lui  glisser 
trop  de  réjouissance. 

—  Je  croyais,  s'écria-t-elle,  que  vous  alliez  être  plus  raisonnable  qu'avant 
la  guerre...  Mais  je  vois  bien  que  ce  sera  toujours  la  même  chose. 

Hélas,  oui!  très  probablement  ce  sera  toujours  la  même  chose...  Mais 
nous  n'avons  pas  le  temps  de  suivre  cette  brave  femme  sur  ce  terrain  philoso- 
phique... Il  est  midi;  nous  déjeunons  en  hâte  chez  Brébant  dans  un  petit 
cabinet  de  l'entresol  avec  M.  B.  et  C.  qui  ont  déjeuné  là,  tous  les  jours, 
pendant  les  deux  mois  de  la  Commune.  Nous  voulons,  avant  de  retourner  à 
Versailles,  faire  le  tour  des  incendies.  Nous  avons  gardé  notre  voiture  du 
matin,  et,  grâce  à  nos  laissez-passer,  partout  on  nous  fait  place.  Allons  d'abord 
rue  de  Rivoli...  Ce  matin,  quand  nous  montions  en  voiture,  à  Versailles, 
notre   ami,   M.    Joseph   Bertrand,   le  secrétaire   perpétuel  de  l'Académie  des 


10  LES     LETTRES    ET     LES    ARTS 

sciences,  nous  avait  dit  :  «  Vous  m'apporterez  des  nouvelles  de  chez  moi.  » 
Nous  prenons  la  rue  Montmartre;  grand  rassemblement  près  des  halles, 
à  la  pointe  Saint-Eustache;  un  obus  du  Père-Lachaise  vient  de  tomber  là, 
il  y  a  cinq  minutes,  mais  il  n'a  pas  éclaté  et  n'a  fait  aucun  mal.  Nous  arrivons 
devant  ce  qui  avait  été  la  maison  de  M.  Bertrand.  Plus  rien  que  quatre 
murs  entourant  un  immense  monceau  de  décombres  encore  tout  fumants. 
M.  Bertrand  a  tout  perdu  :  ses  papiers,  ses  livres,  ses  manuscrits,  ses  notes, 
trente  ans  de  travail  et  d'étude,  tout  cela  est  sous  ces  ruines.  Nous  avons 
revu  M.  Bertrand,  le  soir,  à  Versailles.  11  avait  déjà  reçu  cette  affreuse 
nouvelle,  et  jamais  plus  grand  malheur  n'a  été  supporté  avec  un  plus  tran- 
quille courage,  avec  une  plus  héroïque  simplicité.  C'est  à  recommencer,  il 
recommencera. 

Nous  voici  devant  l'Hôtel  de  ville...  Quelle  effrayante  et  admirable  ruine! 
On  ne  devrait  pas  toucher  à  ces  murs  déchiquetés  et  calcinés  par  l'incendie. 
On  devrait  les  laisser  là,  toujours,  en  plein  cœur  de  Paris,  comme  une  éternelle 
leçon,  en  témoignage  de  nos  fautes,  de  nos  discordes,  de  nos  folies. 

A  l'intérieur,  les  grandes  charpentes  brûlent  et  fument  encore.  Tout  autour 
de  la  place,  de  grandes  barricades  effondrées,  éventrées.  Une  clôture  de 
planches  entourait  l'Hôtel  de  ville  ;  sur  une  de  ces  planches  se  trouvait  une 
affiche  trouée  et  rongée  par  le  feu.  C'est  la  dernière  proclamation  de  la 
Commune,  elle  porte  le  n°395...  Trois  cent  quatre-vingt-quinze  proclamations 
en  deux  mois  !  La  Commune  aux  soldats  de  Versailles.  Frères,  Vheure  du 
grand  combat  des  peuples  contre  leurs  oppresseurs  est  arrivée.  N'abandonnez 
pas  In  cause  des  travailleurs,  etc.,  etc. 

Avec  des  soins  infinis  —  rien  n'arrête  un  collectionneur  —  je  réussis 
à  détacher  cette  affiche,  et  je  l'emporte,  en  souvenir  de  cette  tragique 
promenade.  Nous  reprenons  notre  course;  nous  traversons  le  Pont-Neuf, 
et  nous  tombons,  au  carrefour  de  la  Croix-Rouge,  sur  un  vaste  incendie; 
c'est  un  immense  magasin  de  nouveautés  qui  flambe  à  grand  feu  depuis 
quarante-huit  heures.  Et  tout  près  de  là,  les  magasins  sont  ouverts,  les 
passants  nombreux,  actifs,  remuants,  affairés,  ayant  repris  l'allure  alerte  du 
Parisien;  les   rues  voisines   ont    retrouvé    leur    mouvement,    leur   caractère, 


$m?BMQyE    FRANÇAISE 

(ft"^Érri"«iill JA»'"MàayJ-  —  EGALITE        FRATERNITE  IV"  595 

CÙJMJMUNE  DE  PiARIS 

*     LE  PEUPLE  DE  PARIS 

AUX  SOLDATS  DE  VERSAILLES 

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FRÈRES! 

L'heure  du  grand  combat  des  Peuples  contre  leurs 
oppresseurs  est  arrivée! 

N'abandonnez  pas  la  cause  des  Travailleurs  ! 

Faites  comme  vos  frères  du  18  mars! 

Unissez-vous  au  Peupîe,  dont  vous  faites  partie! 

Laissez  les  aristocrates,  les  privilégiés,  ies  bourreaux 
de  l'humanité  se  défendre  eux-mêmes,  et  ïe  règne  de 
la  Justice  sera  facile  à  établir. 

Quittez  vos  rangs! 

Entrez  dans  nos  demeures. 

Venez  à  nous,  au  milieu  de  nos  familles.  Vous  serez 
accueillis  fraternellement  et  avec  joie. 

Le  Peuple  de  Paris  a  confiance  en  votre  patriotisme. 

.    ■  VIVELA^QiLlQ^E!      "'    £>££  --       '         ^    " 
VIVE  LA  COMMUNE! 

3  prairial  an  T9. 

K 

0  LA  COMMUNE  DE  PARIS. 


r i»n«CFJut  xvnos.ux.  —  m^  .«-t ..      Q 


12  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

leur  allure  ordinaires.  Je  m'arrête  et  regarde  curieusement,  pendant  cinq 
minutes,  un  opticien  de  la  rue  du  Vieux-Colombier  qui,  avec  infiniment 
de  calme,  est^en  train  de  refaire  sa  montre;  il  range  méthodiquement  ses 
lorgnettes,  ses  lunettes,  ses  binocles  et  ses  microscopes  ;  sa  femme  lui  donne 
des  conseils  ;  il  sort  de  sa  boutique  pour  voir  l'effet,  du  dehors,  sur  le  trottoir. 
Et  l'incendie  fait  rage  à  cent  mètres  de  là,  et  l'on  entend  distinctement  des 
coups  de  canon  du  côté  de  la  Bastille. 

Dans  cette  course  rapide  à  travers  Paris,  au  milieu  de  ces  ruines  et  de 
ces  incendies,  pendant  que  l'on  se  bat  encore  sur  les  hauteurs  du  Père- 
Lachaise,  ce  qui  m'a  certainement  le  plus  étonné,  c'est  cette  reprise  immé- 
diate de  la  vie  dans  cette  grande  fourmilière  humaine.  Derrière  les  troupes 
de  Versailles  victorieuses,  la  vie  ressortait  soudainement  d'entre  les  pavés. 
Oui,  ce  sont  bien  des  fourmis,  quittant  leurs  trous,  et  recherchant,  et  retrou- 
vant, après  ce  grand  bouleversement,  leurs  petits  chemins  et  leurs  petites 
habitudes  d'autrefois. 

Nous  nous  remettons  en  marche,  nous  suivons  la  ligne  des  quais,  et 
respirant  une  odeur  acre  qui  nous  prend  à  la  gorge,  nous  défilons,  à  partir 
du  pont  Royal,  entre  une  véritable  haie  d'incendies  :  incendie  des  Tuileries, 
incendie  de  la  rue  du  Bac,  incendie  de  la  Caisse  des  Dépôts  et  Consignations, 
incendie  du  Conseil  d'Etat,  incendie  du  palais  de  la  Grande  Chancellerie  de  la 
Légion  d'honneur.  La  besogne,  de  ce  côté,  a  été  faite  en  conscience  et  par 
des  gens  entendus. 

J'ai  vu,  depuis  dix  mois,  bien  des  choses  extraordinaires,  mais  rien  de 
plus  étrange,  de  plus  fantastique,  que  ce  que  j'ai  vu  là,  tout  à  l'heure,  de 
mes  deux  yeux...  Entre  le  pont  Royal  et  le  pont  de  }a  Concorde,  des  pêcheurs 
à  la  ligne  —  ils  étaient  douze,  je  les  ai  comptés  —  étaient  installés  bien 
tranquillement,  ne  s'occupant  en  aucune  manière  de  ce  qui  se  passait  au-dessus 
de  leurs  têtes,  le  regard  fixé  sur  les  petits  bouchons  qui  frétillaient  au  bout 
de  leurs  lignes  et  profitant  de  tous  ces  désastres  pour  pêcher  en  temps  prohibé. 

Nous  remontons  en  voiture  au  pont  de  la  Concorde  ;  nous  trouvons  au 
Point-du-Jour  un  char  à  bancs  qui,  en  une  heure  et  demie,  nous  ramène  à 
Versailles.  Quelle  journée!   Ce  soir,  en   me  déshabillant,   je   sentais  encore 


NOTES    ET     SOUVENIRS  i3 

flotter  autour  de  moi,  comme  une  odeur  de  fumée,  de  soufre  et  de  feu  restée 
dans  mes  vêtements. 


Versailles,  mercredi  31  mai.  —  A  deux  heures,  à  la  Chambre.  Je  n'avais 
pas  vu  la  salle  de  spectacle  du  château  de  Versailles  depuis  le  soir  de  la 
fameuse  représentation  offerte  au  roi  d'Espagne.  C'était  le  20  août  1864. 
Nous  étions  M.  Auber,  M.  Perrin,  alors  directeur  de  l'Opéra,  et  moi,  blottis 
dans  une  petite  baignoire,  toute  sombre,  à  gauche  de  la  scène.  Mes  anciens 
collègues,  les  secrétaires  rédacteurs  de  la  Chambre,  sont  maintenant  installés 
dans  cette  loge. 

L'Empereur  et  l'Impératrice  —  je  ne  l'ai  jamais  vue  plus  radieusement 
belle  que  ce  soir-là  —  étaient  dans  une  grande  loge,  construite  de  face  au 
fond  de  la  salle  et  fastueusement  décorée.  Avec  un  air  de  triomphe  mal 
contenu,  mademoiselle  de  Montijo,  devenue  impératrice  des  Français,  faisait 
les  honneurs  de  Versailles  au  roi  d'Espagne,  à  celui  qui  avait  été  son  roi, 
et  qui  n'était  plus  que  son  hôte.  D'un  aspect  assez  mince,  ne  faisant  pas 
grande  figure,  le  mari  de  la  reine  Isabelle  était  assis  entre  l'Empereur  et 
l'Impératrice.  Trois  grands  fauteuils,  presque  trois  trônes,  étaient  installés  sur 
le  devant  de  la  loge.  Tout  à  coup,  l'Impératrice  fit  appeler  un  chambellan, 
qui  se  présenta  respectueusement,  non  pas  courbé,  mais  littéralement  plié 
en  deux;  en  habit  rouge,  la  clef  d'or  au  côté,  cordon  espagnol  bleu  de  ciel 
autour  du  cou.  Quelque  chose  évidemment  avait  cloché  dans  l'étiquette,  et 
des  paroles  sévères  étaient  adressées  au  chambellan.  L'Impératrice  parlait 
avec  une  extrême  animation;  le  chambellan  rougissait,  balbutiait,  perdait 
contenance,  s'inclinait  de  plus  en  plus,  touchait  terre;  l'Empereur  intervint 
doucement,  avec  un  air  d'indifférence  et  de  lassitude  —  son  air  habituel  — 
cherchant  évidemment  à  apaiser  l'Impératrice.  Le  roi  d'Espagne  était  fort 
gêné;  par  son  sourire,  par  ses  gestes  un  peu  gauches,  il  disait  clairement  : 
«  Mais  cela  n'est  rien,  rien  du  tout;  cela  n'a  pas  la  moindre  importance.  » 
La  salle  entière,  fort  intriguée,  avait  les  yeux  fixés  sur  ce  groupe  des 
trois  Majestés. 

Et  quelle  salle!   Venus   là  tous  les  trois,    avec    la   troupe,  avec   l'Opéra, 


14  LES     LETTRES    ET    LES    ARTS 

nous  étions  seuls  en  habit  noir.  Il  n'y  avait  dans  la  salle  que  des  uniformes 

éclatants,  des   habits  brodés  sur  toutes  les  coutures;   sur  les  poitrines,   des 

plaques  et  des  grands  cordons  de  toutes  les  couleurs.  Et  les  femmes  !  Presque 

toutes   jeunes    et    presque    toutes    belles  !    Un    luxe    inouï   de    toilettes  !    Un 

ruissellement  de  rubis,  de  perles  et  de  diamants  !   C'était  un  éblouissement. 

Nous  nous  demandions  si  nos  affreux  habits  noirs  n'étaient  pas  la   cause  de 

l'incident,  s'ils  ne  faisaient  pas  scandale  au  milieu  de  toutes  ces  splendeurs  ; 

nous  nous  étions   rejetés   un  peu  inquiets  au  fond   de  la  loge.   Nous  avions 

peur  d'être  expulsés,    et  c'eût  été  grand   dommage,    car   le   spectacle   était 

merveilleux  sur  le  théâtre  comme  dans  la  salle.   Mais   non,  le    scandale,  ce 

n'était  pas  nous...  l'Impératrice  se  calma;   nous  ne  fûmes  pas  renvoyés. 

Oui,  le  spectacle  était  merveilleux;  pour  donner  de  la  Psyché  de  Corneille 

et  de  Molière  une  représentation  qui   n'eut  jamais  de   lendemain,   on  avait 

appelé  à  Versailles  la  Comédie  française,  les  chœurs  du  Conservatoire  et  le 

corps  de  ballet  tout  entier  de  l'Opéra,  faisant  cortège  à  mesdemoiselles  Fonta, 

Mérante,  Louise  Marquet,  Eugénie  Fiocre.  Les  plus   belles  personnes  de  la 

Comédie  française  jouaient  les  rôles  principaux  :  mademoiselle  Favart,  Psyché  ; 

mademoiselle  Lloyd,  Vénus  ;  mesdemoiselles  Rose  Didier  et  Rose  Deschamps, 

toutes  deux  divinement  jolies,  les  deux  grâces,  Phaène  et  Œgiale.  L'Amour, 

c'était  Delaunay,  dans  tout  l'éclat  de  son  admirable  talent;  je  l'entends  encore 

murmurer  la  déclaration  d'amour  du  vieux  Corneille  : 

Les   rayons   du   soleil   vous   baisent   trop    souvent; 
Vos   cheveux   souffrent   trop    les   caresses   du   vent; 

Dès   qu'il    les  flatte,  j'en   murmure. 

L'air   même  que  vous   respirez, 

Avec   trop   de    plaisir,   etc.,    etc. 

Cela  fut  dit  avec  une  grâce  si  tendre  que  toutes  ces  nobles  spectatrices, 
bien  plus  occupées  cependant  des  robes  de  leurs  voisines  que  des  malheurs 
de  Psyché,  devinrent  soudainement  attentives  et  soudainement  émues.  C'était 
l'art  qui,  sous  la  forme  la  plus  exquise  et  la  plus  rare,  s'imposait  souverai- 
nement à  ce  très  frivole  auditoire,  peu  disposé  à  subir  une  telle  impression; 
il  est  vrai  que  l'art  avait  pris  le  plus  sûr  chemin  pour  aller  au  cœur  de  toutes 
ces  belles  personnes  :  il  leur  parlait  d'amour. 


NOTES     ET     SOUVENIRS  15 

Cette  comédie  de  Psyché  avait  été  commandée,  il  y  a  juste  deux  siècles, 
à  Molière  par  Louis  XIV.  Le  carnaval  approchait,  les  ordres  du  Roi  étaient 
pressants,  et  Molière  se  trouva  dans  la  nécessité  de  souffrir  un  peu  de  secours 
—  ce  sont  ses  expressions  —  dans  le  curieux  petit  avertissement  de  la 
première  édition  de  Psyché.  Il  pria  Corneille  de  lui  venir  en  aide;  Corneille 
employa  une  quinzaine  à  ce  travail  et,  par  ce  moyen,  Sa  Majesté  se  trouva 
servie  dans  le  temps  qu'elle  avait  ordonné. 

La  tragi-comédie  de  Psyché  fut  représentée,  pour  la  première  fois,  le 
i7  janvier  1671,  dans  la  salle  de  spectacle  de  ce  palais  des  Tuileries  dont  je 
voyais,  ces  jours  derniers,  fumer  les  décombres  noircis. 

Le  gazetier  Robinet  raconte,  dans  une  de  ses  lettres  rimées,  que  ce  ballet 

pompeux,  auguste 

Pour  divertir  la  majesté 
Du  premier  monarque  du  monde, 
Tant  sur  la  terre  que  sur  l'onde, 
Fut,  pour  le  premier  coup,  dansé 
En  ce  vaste  sallon  dressé 
Dans  le  palais  des  Tuileries, 
Pour   les  royales  mômeries. 

Selon  toute  apparence,  il  n'y  aura  plus  jamais  de  royales  mômeries  dans  le 
palais  des  Tuileries,  plus  jamais  de  grandes  solennités  dramatiques;  la 
dernière  aura  été  le  concert  donné,  le  6  mai  1871,  dans  la  Salle  des 
maréchaux,  au  profit  des  blessés  de  la  Commune.  Le  spectacle,  ce  jour-là, 
n'avait  qu'un  bien  lointain  rapport  avec  la  première  de  Psyché.  Molière  et 
Corneille  n'étaient  plus  de  la  fête;  des  chansons  mi-patriotiques,  mi-grivoises, 
dites  par  des  divas  de  café-concert,  et  la  Marseillaise  reprise  en  chœur  par 
toute  l'assistance,  voilà  quel  fut  le  programme  du  dernier  spectacle  de  gala 
du  palais  des  Tuileries. 

Les  choses  sont  également  bien  changées  dans  la  salle  de  spectacle  du 
château  de  Versailles.  Ce  n'est  plus  mademoiselle  Fiocre  qui  occupe  la  scène  ; 
c'est  M.  Grévy.  Il  est  là  grave,  digne,  froid,  en  cravate  blanche,  installé  dans 
le  fauteuil  du  président  de  l'Assemblée  nationale;  un  orateur  est  à  la  tribune 
hérissé,  barbu,  chevelu;  il  parle,  et  parle  mal.    La  chaleur  est  extrême,    la 


16  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

salle  inattentive.  Je  regardais,  moi,  le  joli  rideau  de  théâtre  qu'on  a  fait 
tomber  derrière  le  fauteuil  de  M.  Grévy.  J'espérais  toujours  qu'il  allait  se 
lever,  ce  rideau,  pour  me  laisser  voir,  dans  un  bois  mystérieux,  éclairé  par 
la  lumière  électrique,  mademoiselle  Fiocre  et  le  corps  de  ballet  de  l'Opéra. 
La  Chambre  a  déménagé  avec  tous  ses  accessoires,  comme  une  troupe  de 
Paris  qui  s'en  va  donner  des  représentations  en  province.  La  tribune  du  quai 
d'Orsay,  cuivre  et  acajou,  a  pris  place  dans  la  salle  de  spectacle  de  Versailles. 
Les  anciens  emportaient  leurs  dieux,  les  députés  emportent  leur  tribune. 
La  sonnette  aussi  est  la  même.  C'est  la  sonnette  de  M.  Sauzet,  la  sonnette 
de  M.  Dupin,  la  sonnette  de  M.  Marrast,  la  sonnette  de  M.  de  Morny;  c'est 
aujourd'hui  M.  Grévy  qui  carillonne,  et,  après  lui,  qui  sait?  Le  déménagement 
du  Corps  législatif  a  été  une  admirable  opération;  on  n'a  rien  oublié.  Tout  à 
l'heure,  en  entrant  dans  la  salle  des  séances,  j'ai  vu  venir  à  moi,  tout 
glorieux,  un  vieil  employé  de  la  Chambre. 

—  Ah!  m'a-t-il  dit,  savez-vous  que  c'est  moi  qui  ai  eu  le  bonheur  de 
sauver  le  grand  timbre  sec  de  la  Chambre  des  députés,  le  grand  timbre  sec 
qui  seul  peut  rendre  les  lois  valables  ?  J'ai  réussi  a  le  faire  sortir  de  Paris, 
le  19  mars,,  et,  songez  donc!  s'il  était  resté  aux  mains  des  membres  de 
la  Commune...  Mais  ils  ne  l'avaient  pas  et,  rien  que  par  cela,  tous  leurs  actes, 
tous  leurs  décrets  étaient  entachés  de  nullité. 

J'avais  connu  ce  brave  garçon  autrefois  à  la  Chambre;  il  me  parlait  du 
ton  le  plus  convaincu.  Il  pensait  de  la  meilleure  foi  du  monde  avoir  sauvé 
la  France  en  sauvant  le  grand  timbre  sec  du  Corps  législatif.  Je  l'ai  accablé 
de  félicitations. 

Cette  séance  est  d'un  ennui  mortel.  Je  sors.  Dans  la  cour  de  marbre, 
au-dessus  de  la  porte  par  laquelle,  tous  les  jours,  entrait  et  sortait  Louis  XIV, 
on  a  accroché  une  méchante  planche  badigeonnée,  portant  ces  mots  : 
Misistére  de  l'intérieur,  et,  près  de  cette  porte,  appuyé  contre  le  mur,  un 
garçon  de  bureau  fume  sa  pipe.  Dans  le  parc,  solitude  absolue;  je  vais 
jusqu'au  petit  Trianon,  même  solitude.  Voici  la  ferme,  la  vacherie,  le 
presbytère,  et  l'Amour  dans  son  île  sous  sa  petite  colonnade.  Voici  les  vieux 
carrosses  des  rois  de  France,  les  voitures  du  Sacre,  le  traîneau  de  la  Du  Barry. 


NOTES     ET     SOUVENIRS  17 

Il  y  a  deux  mois,  sur  la  place  d'Armes  de  Versailles,  au  milieu  des  pièces 
de  siège  et  des  caissons  d'artillerie,  se  trouvait  un  très  étrange  prisonnier  qui 
venait  d'être  ramené  de  Paris,  c'était  l'omnibus  numéro  470  de  la  ligne  du 
pont  de  l'Aima  au  Château-d'Eau.  Il  avait  été  pris  par  les  troupes  sur  la 
barricade  de  Neuilly.  Littéralement  criblé  de  balles,  tous  les  carreaux  brisés, 
les  ferrures  de  l'impériale  tordues;  à  l'intérieur,  les  coussins  crevés,  percés, 
traversés  de  coups  de  baïonnette,  les  boiseries  déchiquetées,  émiettées,  toutes 
les  petites  affiches  -  réclames  pendant  en  lambeaux;  la  foule  se  pressait 
pour  regarder  dans  l'omnibus,  entre  les  deux  banquettes,  une  grande  mare 
de  sang  du  plus  beau  rouge.  On  aurait  dû  la  mettre,  cette  voiture,  au  petit 
Trianon,  parmi  les  vieilles  voitures  des  souverains  ;  elle  y  serait  parfaitement 
à  sa  place  :  l'omnibus,   aujourd'hui,   c'est  la  voiture  du  souverain. 


Samedi,  3  juin.  —  Rien  de  plus  extraordinaire  que  cette  brusque 
renaissance  de  Paris.  Ce  soir,  à  neuf  heures  et  demie,  le  long  des  boulevards, 
toutes  les  boutiques  ouvertes,  les  cafés  éclairés  et  regorgeant  de  monde; 
grande  foule,  gaie,  bruyante,  animée,  et  sur  tous  les  visages  comme  un 
étonnement  de  revivre  si  vite  et  si  facilement.  Les  omnibus  et  les  voitures 
circulent  librement,  plus  de  barricades,  plus  de  coups  de  canon;  par  cen- 
taines, flottent  aux  fenêtres  de  joyeux  drapeaux  tricolores. 

C'est  ce  soir  la  réouverture  du  Gymnase,  on  joue  les  Femmes  terribles, 
de  Dumanoir,  et  les  Grandes  Demoiselles ,  de  Gondinet.  Je  monte  sur  la 
scène,  et,  non  sans  émotion,  je  revois  des  coulisses,  des  machinistes,  des 
habilleuses.  Landrol  est  là. 

— ■  Vous  savez,  me  dit-il,  que  nous  avons  joué,  tous  les  soirs,  pendant  la 
Commune;  le  21  mai,  le  jour  de  l'entrée  des  troupes  dans  Paris,  nous 
donnions  la  première  représentation  des  Femmes  terribles  avec  Desclée , 
devant  une  salle  pleine. 

—  De  billets  donnés  ? 

—  De  billets  payés  !  Deux  mille  cinq  cents  francs  de  recette  !  Assi  était 
dans  la  loge  de  l'Empereur  avec  plusieurs  membres  de  la  Commune.  On 
est  venu  les  chercher  pendant  l'entr'acte  du  second  au  troisième  acte.  Après 


18  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

la  pièce,  comme  je  montais  pour  me  déshabiller,  je  rencontre  Montigny  qui 
me  dit  :  «  Les  troupes  sont  dans  Paris  et  tiennent  déjà  Passy  et  le  Gros- 
Caillou,  il  est  bien  probable  que  nous  ne  jouerons  pas  demain.  »  Et  nous 
n'avons  pas  joué,  mais  nous  sommes,  ce  soir,  les  premiers  à  rouvrir,  les 
premiers  ! 

Landrol  me  dit  cela  avec  un  orgueil  touchant;  ce  n'est  pas  seulement  un 
excellent  comédien,  c'est  aussi  un  homme  excellent,  qui  aime  de  tout  son 
cœur  cette  vieille  maison  du  Gymnase,  où  il  a  eu  tant  et  de  si  grands  succès. 

Je  monte  dans  la  loge  de  Desclée. 

—  Ah!  me  dit-elle,  je  vais  bien,  très  bien,  mais,  si  vous  saviez,  j'ai 
des  bombes  plein  mon  appartement.  Les  insurgés  s'étaient  emparés  de  notre 
maison,  et,  de  mes  fenêtres,  tiraient  sur  les  Versaillais,  alors  les  Versaillais 
—  et  je  ne  leur  en  veux  pas  —  envoyaient  des  bombes  sur  le  77  du 
boulevard  Magenta. 

—  Et  vous,  pendant  ce  temps,   où  étiez-vous  ? 

—  Où  j'étais  ?  Dans  la  cave.  Tout  le  monde  s'était  réfugié  dans  la  cave, 
mais,  quand  je  suis  arrivée  là,  j'ai  trouvé  une  foule  énorme,  tous  les  locataires 
et  tous  les  boutiquiers  de  la  maison,  des  enfants  qui  criaient,  des  femmes 
qui  pleuraient,  se  jetaient  à  genoux,  croyaient  leur  dernière  heure  arrivée, 
récitaient  des  prières,  s'accusaient  tout  haut  de  leurs  péchés.  J'ai  fini  par 
découvrir,  derrière  la  loge  de  la  concierge,  une  sorte  de  petit  caveau  voûté, 
avec  un  tonneau,  des  bouteilles...  Je  me  suis  fait  apporter  là  par  Césarine 
(c'est  sa  vieille  bonne)  un  bon  fauteuil,  une  petite  table  et  une  lampe.  Je 
me  suis  installée  dans  mon  fauteuil  et  j'ai  repassé  tranquillement  mon  rôle 
des  Femmes  terribles.  Boulot,  mon  vieux  chien,  s'était  couché  et  endormi 
à  mes  pieds.  Césarine  marmottait  des  ave  dans  un  coin.  Tout  d'un  coup, 
j'ai  eu  faim.  Je  dis  à  Césarine  :  «  Essayez  donc  de  vous  glisser  dans  la 
salle  à  manger  et  rapportez-moi  une  tranche  de  viande  froide.  »  Elle  part, 
mais  revient  au  bout  de  quelques  minutes,  éperdue,  bouleversée,  agitée 
d'un  tremblement  nerveux,  et  d'une  voix  entrecoupée  :  «  Il  n'y  a  plus  rien 
là-haut,  plus  rien...  plus  de  porte,  plus  de  salle  à  manger,  plus  de  buffet, 
plus   de  viande  froide.    11   faut  voir  ça,   madame,   il  faut  voir  ça...  tout  est 


NOTES    ET     SOUVENIRS  19 

en  miettes  !  Tout  est  confondu  !  »  C'était  la  vérité.  Un  obus  avait  éclaté  au 
beau  milieu  de  la  salle  à  manger,  et  je  vous  promets  que  je  n'inviterai  per- 
sonne à  dîner  la  semaine  prochaine;  mais  ça  ne  fait  rien,  je  ne  me  plains  pas, 
j'ai  un  drapeau  tricolore  à  ma  fenêtre,  la  salle  est  pleine  et  je  fais  de  l'effet. 


Mardi,  6  juin.  —  Devant  les  ruines  de  l'Hôtel  de  ville ,  une  famille 
anglaise,  le  père,  la  mère,  une  grande  jeune  fille  de  seize  ans,  un  petit 
garçon  de  douze  ans.  Voici  la  conversation  textuelle  : 

Le   mari.    —   Ça   ne  fume  plus. 

La  femme.  —  Non,  ça  ne  fume  plus. 

La.  jeune  fille.  —  C'est  très  beau.   (A  beautiful  sight.J 

La  femme.  —  Oui,  très  beau,  très  beau  et  tout  à  fait  à  sensation  (quite 
sensational). 

Le  mari.  —  C'est  très  beau,  mais  pas  à  sensation...  ça  ne  fume  plus... 
11  fallait  venir  il  y  a  huit  jours...   Ça  fumait  encore... 

La  femme.  —  Nous  n'avons  pas  pu  venir. 

Le  mari.  —  Nous  n'avons  pas  pu  venir  à  cause  de  votre  sœur  qui 
s'était  installée  chez  nous  et  qui  ne  voulait  pas  s'en  aller. 

La  femme.  —  Elle  arrivait  d'Amérique  ;  je  ne  l'avais  pas  vue  depuis 
deux   ans. 

Le  mari.  —  Je  sais  bien...  je  sais  bien!  Mais  enfin,  ça  fumait  il  y  a 
huit  jours  et  ça  ne  fume  plus. 

Le  petit  garçon.  —  Papa,  il  y  a  peut-être  ailleurs  quelque  chose  qui 
fume   encore  dans   Paris. 

Le   mari.   —   Il   n'y   a   plus   rien...    Non,    il   n'y   a   plus   rien. 

La  femme.  — -  Le  Galignani  d'aujourd'hui  parle  d'un  incendie  tout  récent 
à   Belleville. 

Le  mari.  —  Oui,  l'incendie  est  d'avant-hier;  mais  je  me  suis  informé 
à  l'hôtel...  Ça  n'était  rien  du  tout...  Ah!  il  fallait  venir  huit  jours  plus 
tôt.    Enfin  !    Allons   voir  la   colonne   Vendôme. 

Le    petit   garçon.    —   Elle   est   toujours   par  terre,    papa? 

Le   mari.    —   Oui,   heureusement. 


20 


LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

Le  petit  garçon.    —   Eh   bien!    alors,    allons-y   tout   de   suite. 
Tous.   —  Oui,    c'est  cela,    allons-y. 

La  conversation  continue.    Ils  s'éloignent. 


Vendredi,  9  juin.  —  Une  personne  véritablement  éloquente,  c'est  la 
marchande  d'images  et  de  livres  religieux  qui  a  sa  petite  boutique  sous 
le  porche  de  l'église  Notre-Dame-des-Victoires. 

—  Ah!  monsieur,  me  disait-elle  hier,  nous  n'étions  pas  un  club,  nous 
étions  pis  que  cela  :  nous  étions  une  caserne.  Tout  un  bataillon  de  Belleville 
est  venu  s'installer  ici  avec  armes  et  bagages.  Ils  ont  réquisitionné  des 
matelas  dans  le  voisinage  et  l'église  est  devenue  un  grand  dortoir  d'insurgés. 
Tant  qu'il  n'y  a  eu  que  des  hommes,  ça  pouvait  encore  se  tolérer;  mais 
voilà  qu'au  bout  de  huit  jours,  ils  se  sont  ennuyés  d'être  comme  .ça  tout 
seuls,  sans  femmes...  Alors,  l'un  après  l'autre,  ils  ont  fait  venir  leurs 
dames,  légitimes  ou  non,  et  ceux  qui  n'avaient  ni  femmes,  ni  maîtresses, 
ramassaient,  le  soir,  n'importe  quoi,  au  coin  de  la  rue.  Ils  faisaient  l'exercice 
dans  l'église,  et  la  cuisine,  et  autre  chose,  et  tout  enfin...  C'est-à-dire 
que  le  bedeau,  qui  est  resté  là  tout  le  temps,  par  dévouement,  pour 
surveiller,  dit  qu'il  a  peur  d'être  damné,  rien  que  pour  avoir  vu  ce  qu'il 
a  vu...  Les  petites  chapelles  étaient  plus  recherchées  que  le  maître-autel 
et  que  le  chœur,  parce  que  c'était  plus  retiré,  plus  commode  et  plus 
intime...  et  voilà  qu'un  soir,  à  minuit,  il  y  a  eu  un  combat  entre  deux  de  ces 
communardes  qui  se  disputaient  une  place  à  côté  de  la  statue  de  saint 
Pierre,  la  grande  statue  de  bronze  qui  a  des  indulgences  plénières  de 
Notre  Saint-Père  le  Pape.  La  bataille  a  fini  par  un  coup  de  revolver,  et  la 
balle  a  écorné  le  marbre  noir  du  monument  de  Lulli.  Le  pillage  avait  déjà 
commencé  avant  l'arrivée  des  femmes;  mais  après,  c'a  été  bien  autre 
chose.  Nous  étions  la  plus  riche  église  de  Paris,  et  nous  sommes  maintenant 
la  plus  pauvre...  On  nous  a  tout  pris  :  couronnes,  diadèmes,  bracelets, 
colliers,  etc.,  etc.,  tout  a  disparu...  Cependant,  on  a  déjà  retrouvé  certains 
objets;  l'autre  jour,  par  exemple,  le  beau  collier  de  la  Vierge  chez  la 
femme  d'un  insurgé  ;   il  valait  plus  de  douze   mille  francs.   Après   la  chasse 


NOTES    ET    SOUVENIRS  2i 

aux  bijoux,  c'a  été  la  chasse  aux  cadavres.  Ils  ont  levé  la  grande  dalle 
de  l'autel  de  la  Vierge,  déterré  la  bière  du  curé  Desgenettes,  brisé  l'un 
après  l'autre  les  trois  cercueils...  Ils  croyaient  trouver  de  l'or;  mais  le 
saint  homme  ne  s'était  fait  enterrer  qu'avec  ses  vertus,  et  ils  n'ont  rien 
eu  qu'un  squelette,  qui  s'en  est  allé  en  poussière...  Ça  les  avait  tout  de 
même  mis  en  train...  Ils  ont  continué  à  fouiller  dans  les  caveaux.  Ils  ont 
trouvé  des  squelettes  de  pauvres  moines,  qui  étaient  enterrés  là  depuis 
des  centaines  d'années.  Autant  de  squelettes,  autant  d'assassinats  et  de 
viols  commis  par  des  prêtres.  Ça  ne  faisait  pas  question.  Ils  n'en  étaient 
pas  moins  enragés  de  ne  mettre  la  main  que  sur  de  vieux  os,  et  alors,  de 
de  tout  ce  qu'ils  ont  déterré,  ils  ont  fait  une  exposition  payante.  L'entrée 
était  de  deux  sous,  au  bénéfice  des  blessés,  c'est-à-dire  au  bénéfice  du 
marchand  de  vin.  Il  y  avait  dans  l'église  un  grand  étalage  de  débris  de 
squelettes;  puis,  au  dehors,  sur  les  marches,  pour  attirer  le  monde,  cinq 
ou  six  têtes  de  morts  qui  étaient  entourées  d'un  grand  tapis  rouge... 
C'est-à-dire  qu'il  ne  manquait  que  des  clarinettes  et  des  trombones 
habillés  en  Polonais,  comme  à  la  foire.  Et  ils  n'avaient  pas  loin  à  aller 
pour  s'en  procurer,  des  Polonais...  11  n'y  avait  que  ça  dans  leur  armée... 
De  vrais  saltimbanques,  monsieur,  mais  les  saltimbanques  du  crime  et  du 
sacrilège  ! 


Samedi,  10  juin.  —  Aujourd'hui,  c'est  avec  le  donneur  d'eau  bénite  de 
l'église  Saint-Séverin  que  j'ai  causé,  un  petit  vieux  ratatiné  et  recroquevillé, 
dont  Balzac  eût  fait  ses  délices.  Je  lui  ai  acheté  le  dernier  numéro  de  la 
Semaine  religieuse  et  il  est  entré  tout  aussitôt,  de  la  meilleure  grâce  du 
monde,   en  conversation  avec  moi. 

—  Ah  !  monsieur,  m'a-t-il  dit,  notre  pauvre  église!  Un  club...  Ces 
communards  en  avaient  fait  un  club  !  Vous  comprenez  bien  que  moi ,  tout 
de  suite,  je  me  suis  sauvé.  Je  ne  pouvais  pas  rester  dans  l'église,  quand 
le  diable  était  dedans  et  le  bon  Dieu  à  la  porte.  Et  puis,  d'ailleurs,  c'est 
pas  ces  gredins-là  qui  m'auraient  acheté  des  Semaine  religieuse  et  des 
Apparitions    miraculeuses.    Mon    petit    commerce    était   mort.   Je    suis    donc 


22  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

rentré  chez  moi  sans  laisser,  comme  de  juste,  une  seule  goutte  d'eau  dans 
le   bénitier.    Cependant,   un   soir,    dans   les   premiers  jours   de   mai,   je   n'ai 
pas  pu  résister,  j'ai   voulu  la  revoir  notre  pauvre  église   changée  en  enfer. 
Ah!  monsieur,  je  n'y  ai  pas  duré  longtemps.  J'arrive,  une  tabagie...   et  des 
cris...   et  des  jurements  !    Une    femme    avait    grimpé   dans    la    chaire,    une 
grande  maigre,  en  bonnet,  avec  un  châle  rouge  noué  en  croix  sur  la  poitrine 
et    qui    criait  :    «  Qu'on    nous    conduise    à    l'ennemi  !  »    Pendant    qu'elle    se 
démenait  dans  la  chaire,  voilà  qu'il  arrive   un  homme  qui  vous  l'empoigne 
par  les  jupons  et  veut  la  faire  dégringoler  d'en  haut  de  l'escalier.    Mais  elle 
se   débattait,    se   raccrochait,    se   cramponnait,    avec    des  coups    de   pied    et 
des    coups    de    poing.    «J'ai    pas    fini,    qu'elle    disait,    je    ne    fais    que    de 
commencer.  »    L'homme   criait  plus  fort  qu'elle  :    «  C'est  pour  une  commu- 
nication de  la  Commune!  »  Moi.  cependant,  je  m'étais  faufilé  au  milieu  de 
la  foule.  Je  voulais  voir  si  on  avait  fait  du  dégât  à   ma   petite   installation. 
Je  retrouve  tout  bien  à  sa  place,  mon  banc...  mon  armoire...  mon   bénitier. 
Rien  de  cassé...  rien  de  dérangé...  Pendant  que  je  regardais  tout  ça  et  que 
je  me  disais  :  «  quand  donc  me  retrouverai-je  assis  là  dedans,  entre  mon  eau 
bénite  et  ma  librairie?  »  un  homme  passe   avec  deux  femmes,  une  de    ces 
femmes  met  la  main  dans  le  bénitier  et  dit  :   «  Comment!  pas  d'eau  bénite! 
C'est  donc  une  baraque,  c't'église-là  !  »  Et  l'autre  femme  lui  répond  :  «  C'est 
pas    de    l'eau    bénite    que   je    voudrais    voir    là    dedans,    c'est    du    sang    de 
Versaillais,  et  plein  à  déborder,  il  y  aurait  du  plaisir  alors  à  faire  le  signe 
de  la  croix...  ce  serait  le  signe  de  la  croix  rouge,    n'est-ce   pas   mon   petit 
vieux  ?»  Et  voilà   les  deux  femmes  qui  se  mettent  à  rire  aux  éclats.  Je  me 
suis  en  allé  sans  leur  répondre  et  sans  leur  dire  que  c'était  moi  qui  étais  le 
donneur  d'eau  bénite. 


Lundi,  12  juin.  —  La  salle  des  pas  perdus,  au  Palais  de  justice,  est 
assurément  la  plus  extraordinaire  de  toutes  nos  ruines.  C'est  un  effondrement 
prodigieux,  un  écroulement  gigantesque. 

A  côté  de  cette  ruine  babylonienne,  la  première  chambre  fonctionne 
régulièrement,  et,  le  jour  de  ma  visite  au  Palais  de  justice,  un  petit  avocat 


NOTES    ET     SOUVENIRS  23 

blond  plaidait,  devant  le  tribunal  assoupi,  une  vieille  affaire  de  séparation 
de  corps. 

Voilà  de  braves  gens  qui,  au  mois  de  juillet  dernier,  étaient  à  la  veille 
d'être  débarrassés  légalement  l'un  de  l'autre.  La  guerre  éclate;  puis,  après 
la  guerre,  la  Commune.  Ce  monsieur  et  cette  dame  ont  eu  dix  longs  mois 
pour  réfléchir  et  se  raccommoder  ;  mais  leur  colère  était  tenace  et  les 
avocats  sont  déchaînés.  De  la  plaidoirie  du  petit  avocat  blond,  j'ai  saisi  au 
vol  le  passage  suivant  :  «  Quant  à  l'épisode  du  café  au  lait,  il  a  été  singu- 
lièrement dénaturé  et  grossi  par  mon  honorable  adversaire.  Voici  les  faits  : 
Mon  client  avait  l'habitude  de  prendre  du  café  au  lait  ;  la  cliente  de  mon 
adversaire  préférait  le  chocolat.  Un  matin,  mon  client  dit  à  sa  femme  :  «  Si 
vous  preniez  du  café  au  lait  comme  moi,  cela  serait  plus  commode  pour  la 
cuisinière.  »  Là-dessus  madame  L***  s'emporte.  «  Quoi!  s'écrie-t-elle,  vous 
voulez  m'empêcher  de  prendre  du  chocolat!  Quoi!  vous  voulez  m 'obliger 
à  prendre  du  café  au  lait!  —  Mais  je  n'ai  pas  dit  cela.  —  Je  vous  demande 
pardon.  C'est  la  tyrannie  la  plus  odieuse!  La  vie  commune  devient  impos- 
sible, etc.,  etc.  »  La  scène  n'a  pas  eu  d'autre  importance.  Jamais  mon  client 
n'a  eu  l'intention  d'interdire  le  chocolat  à  madame  L***.  Quant  à  l'épisode 
également  dramatisé  de  la  loge  du  Gymnase,  etc.,   etc.  » 

Je  suis  parti  avant  l'épisode  de  la  loge  du  Gymnase.  L'épisode  du 
chocolat  me  suffisait  et  je  m'en  allai,  très  satisfait  d'avoir  pu  constater  par 
moi-même  que  les  affaires  reprenaient,  au  Palais  de  justice  comme  ailleurs. 


Mardi,  13  juin.  —  En  fourrageant  dans  le  magasin  d'un  marchand  de 
bric-à-brac,  je  découvre  un  album  de  photographies,  un  album  admirable, 
en  maroquin  bleu  à  gros  grain,  couronne  de  comte  sur  la  couverture  et  les 
initiales  A.  F.  J'ai  acheté  cet  album  et  voici  la  liste  exacte,  dans  leur  ordre 
de  classement,  de  toutes  les  photographies  contenues  dans  ce  volume.  Cette 
simple  liste  n'est-elle  pas  toute  notre  histoire  politique,  mondaine,  littéraire, 
depuis  vingt  ans  : 

L'Empereur,  l'Impératrice,  le  Prince  impérial,  la  princesse  de  Metternich, 
la  marquise  de  Galliffet,  Rouher,  Baroche,  Rochefort,  Pierre  Bonaparte,  Victor 


24  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

Noir,  Paschal  Grousset,  Buffet,  Daru,  madame  Marguerite  Bellanger,  Emile 
Ollivier,  Bismarck,  Offenbach,  mademoiselle  Blanche  d'Antigny  (dans  le  Petit 
Faust),  le  maréchal  Lebœuf,  Thérésa  (dans  la  Chatte  Blanche),  Troppmann, 
la  Reine  d'Angleterre,  madame  Ristori,  Alexandre  Dumas  fils,  le  maréchal 
Bazaine,  le  général  Prim,  Caroline  Hassé,  Emile  Augier,  Nieuwerkerke, 
Bressant,  mademoiselle  Schneider  (dans  les  Diables  Roses),  Courbet,  Emile 
de  Girardin,  le  zouave  Jacob,  M.  de  Moltke,  Rossini,  comtesse  de  Pourtalès, 
Frederick  Lemaître,  madame  Carette,  Boulton  et  Parck,  Bâche,  le  Pape,  le 
cardinal  Antonelli,  mademoiselle  Fiocre  (en  Amour),  Edmond  About,  Latour- 
Dumoulin,  madame  Thierret,  monseigneur  Bauer,  Thiers,  Gambetta,  Garibaldi, 
Céline  Chaumont  (dans  la  Princesse  de  Trébizonde),  monseigneur  Dupanloup, 
le  général  Changarnier,  Cora  Pearl,  Louis  Veuillot,  Gil  Pérès,  la  Patti,  le 
marquis  de  Caux,  madame  Frezzolini,  Hyacinthe  (du  Palais-Royal),  le  père 
Hyacinthe,  Renan,  Jules  Favre,  Ponson  du  Terrail,  madame  Bordas,  le  duc  et 
la  duchesse  de  Morny,  Berryer,  Léotard,  la  Reine  d'Espagne,  Hervé,  Fille-de- 
l'Air,  le  Roi  Guillaume,  Timothée  Trimm,  Céline  Montaland,  madame  de 
Castiglione  et  M.  Guizot. 


Jeudi,  15  juin.  —  Le  général  Chanzy,  hier  à  la  Chambre,  a  prononcé  le 
plus  héroïque,  et,  en  même  temps,  le  plus  coupable  des  discours;  le  plus 
héroïque,  car  il  s'est  diminué  et  calomnié,  lui,  Chanzy,  pour  grandir 
Gambetta  ;  le  plus  coupable,  car  le  général  Chanzy  n'avait  pas  le  droit  de 
disposer  de  l'honneur  même  de  ses  soldats. 

La  thèse  du  général  Chanzy  est  celle-ci  :  «  Que  les  accusations  contre 
Gambetta  sont  injustes  et  passionnées,  que  les  armées  de  province  étaient 
puissantes  et  bien  organisées,  etc.,  etc.  »  Qu'il  y  ait  de  l'injustice  et  de 
la  passion  dans  les  attaques  dirigées  contre  Gambetta,  soit.  Son  âme  est 
très  française,  et  il  n'y  a  pas  à  mettre  en  doute  son  courage  et  son  patrio- 
tisme. Mais  il  ne  faut  jamais  laisser  dire,  pour  l'honneur  de  notre  pays,  que 
les  armées  de  province  étaient  puissantes  et  bien  organisées.  S'il  en  avait 
été  ainsi,  elles  auraient  dû  être  victorieuses,  et  le  général  Chanzy  aurait  dû 
battre  les  Prussiens. 


NOTES     ET     SOUVENIRS  25 

Pourquoi  le  général  Chanzy  ne  dit-il  pas  tout  simplement  la  vérité,  la 
vérité  qui  serait  à  sa  gloire  et  à  la  gloire  de  son  armée?  Le  général  Chanzy 
sait  bien  pourquoi  il  a  été  battu  ;  il  sait  bien  quelles  troupes  il  avait  dans 
la  main ,  quelle  préparation  ces  troupes  avaient  reçue ,  quelles  fatigues , 
quelles  souffrances  elles  avaient  endurées ,  dans  quel  délabrement  était  sa 
cavalerie,  dans  quel  désarroi  son  artillerie,  dans  quel  dénuement  ses 
services  de  santé  et  d'intendance. 

Le  général  Chanzy  a  fait  admirablement  son  devoir  à  la  tête  de  soldats 
qui  se  sont  vaillamment  comportés,  mais  qui  ont  été  battus  parce  qu'ils 
ne  pouvaient  pas  ne  pas  être  battus,  parce  qu'ils  ne  pouvaient  pas  tenir 
contre  les  régiments  du  prince  Frédéric- Charles,  parce  qu'ils  n'étaient 
qu'une  foule  et  qu'ils  avaient  affaire  à  une  armée.  Oui,  ces  recrues  françaises 
à  Beaune-la-Rolande,  à  Orléans,  à  Marchenoir  et  devant  le  Mans,  ont  livré 
d'héroïques  combats  aux  vétérans  de  M.  de  Moltke.  Ils  ont  été  vaincus, 
mais  ils  n'ont  pas  été  déshonorés,  et  ils  l'auraient  été,  si  les  paroles  du 
général  Chanzy  étaient  vraies,  si  les  armées  de  province  avaient  été 
puissantes  et  bien  organisées.  Non,  je  le  répète,  il  ne  faut  jamais  laisser 
dire  que  ces  troupeaux  d'hommes  étaient  des  armées...  C'étaient  des  armées 
faites  pour  être  battues,  comme  disaient  les  Prussiens,  car  cette  phrase 
est  une  phrase  allemande.  On  les  envoyait  à  la  défaite  et  à  la  mort.  Elles 
y  allaient  sans  discuter.  Elles  se  faisaient  battre.  Elles  mouraient  ;  mais 
non  sans  honneur  pour  la  France.  Voilà  la  vérité  ! 

Le  général  Chanzy  a  toujours  trop  pensé  à  la  gloire  de  Gambetta  et  pas 
assez  à  la  gloire  de  la  France.  Après  la  bataille  du  Mans,  il  a  publié  un 
ordre  du  jour  qui  a  profondément  affligé  tous  ceux  qui  savaient  ce  que 
c'était  que  l'armée  du  Mans,  et  ce  qu'elle  avait  fait  pour  le  pays. 

«  Des  défaillances  honteuses ,  a  dit  le  général  Chanzy ,  une  panique 
inexplicable  ont  amené  certaines  parties  de  l'armée  à  compromettre  des 
positions  importantes.  Un  effort  énergique  n'a  pas  été  tenté,  malgré  les 
ordres  immédiatement  donnés,  et  il  a  fallu  abandonner  le  Mans...  » 

Eh  bien  !  ce  langage  était  injuste  et  cruel...  L'armée  du  Mans  s'était 
admirablement  conduite.   Entre  le  6  et  le  12  janvier,  les   Prussiens   avaient 


26  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

eu  plus  de  quatre  mille  hommes  hors  de  combat...  Qu'il  y  ait  eu  sur  un 
point  des  paniques,  des  défaillances,  soit;  mais  il  conviendrait  d'examiner 
s'il  faut  en  accuser  les  soldats  ou  bien  ceux  qui  livraient  à  l'ennemi  des 
hommes  ne  sachant  rien  du  métier  des  armes,  et  qui  leur  mettaient  entre 
les  mains  les  célèbres  fusils  achetés  par  M.  Place,  en  Amérique. 

Un  honnête  homme,  un  ancien  député  de  Bretagne,  M.  Fresneau,  dans 
une  lettre  admirable  de  force  et  de  vérité,  a  pris,  contre  le  général  Chanzy, 
la  défense  des  mobiles  d'Ille-et-Vilaine. 

c  L'échec  du  Mans,  a-t-il  dit,  est  l'œuvre  du  camp  de  Conlie;  on  saura 
tout  ce  qui  a  été  dépensé  d'ineptie  cruelle  pour  transformer  des  Bretons 
en  fuyards,  en  déserteurs  et  en  lâches...  Couchés,  ou  plutôt  ensevelis  dans 
la  neige,  sans  autre  vêtement  qu'une  blouse  en  serge  brûlée,  sans  une 
chemise  de  rechange,  les  mobilisés  bretons  recevaient  deux  petites  bottes 
de  paille  pour  huit  hommes,  et  cette  paille,  promptement  réduite  en  fumier, 
servait,  sans  être  renouvelée,  pendant  plusieurs  semaines.  Ces  tortures  se 
sont  prolongées  pendant  plus  d'un  mois  dans  ce  camp  de  soixante  à  quatre- 
vingt  mille  hommes.  Le  quart  de  ces  malheureux  est  mort  à  l'hôpital.  Quand, 
par  malheur,  un  bataillon  changeait  de  campement,  il  restait  quelquefois 
vingt-quatre  heures  et  plus,  sans  manger.  La  ville  de  Rennes  tout  entière 
a  vu  cela.  Non  que  les  vivres  manquassent  :  ils  abondaient,  mais,  en 
pleine  sécurité,  loin  de  l'ennemi,  l'intendance,  les  mains  pleines  d'or,  ne 
trouvait  pas  les  moyens  de  nourrir  nos  soldats.  Il  n'a  pas  été  fait  d'exercice 
au  camp;  les  armes,  même  mauvaises,  faisaient  défaut.  Et  dans  ce  camp 
d'instruction,  si  bien  nommé  camp  de  destruction,  il  n'a  été  brûlé  de  poudre 
que  celle  qui  a  salué  impérialement,  sur  le  théâtre  de  leurs  exploits,  les 
organisateurs  d'une  si  belle  œuvre,  etc.,  etc.   » 

A  leur  tête,  M.  Glais-Bizoin,  à  qui  le  camp  de  Conlie  avait  été  abandonné 
et  qui  venait  constamment  en  passer  la  boue  en  revue...  On  battait  aux 
champs;  M.  Glais-Bizoin  saluait.  Les  mobiles  étaient  électrisés...  pas  nourris, 
pas  chaussés,  pas  armés,  pas  commandés...  mais  électrisés  et  fanatisés  par 
la  seule  vue  de  M.  Glais-Bizoin. 

Le  général  Faidherbe  n'a  pas  encore  parlé  à  la  Chambre,  mais  il  vient 


NOTES     ET     SOUVENIRS  27 

de  publier  une  brochure  qui  vaut  bien  un  discours.  Cette  brochure  est 
dédiée  à  Gambetta  :  «  Monsieur,  dit  le  général  Faidherbe,  c'est  à  vous 
que  je  dois  l'honneur  d'avoir  commandé  une  armée  française  devant  l'en- 
nemi, etc.,  etc.   » 

Ce  petit  début  plein  de  reconnaissance  et  d'humilité  ne  m'étonnerait 
aucunement  si  cette  brochure  était  signée  de  tel  piqueur  des  Ponts  et 
Chaussées  fait  d'emblée  général  pendant  la  guerre  ou  de  tel  rédacteur  de 
journal  qui  recevait  le  képi  aux  trois  étoiles  en  échange  d'une  belle  série 
d'articles  enthousiastes  sur  le  gouvernement  de  Tours  ;  mais  c'est  le  général 
Faidherbe  qui  parle  ainsi,  un  général  de  division  du  génie,  l'ancien  gouverneur 
du  Sénégal,  un  des  officiers  les  plus  brillants  et  les  plus  glorieux  de  l'armée 
française,  le  général  Faidherbe  qui,  par  sa  situation  (il  commandait  la 
division  de  Constantine)  et  par  son  mérite  incontesté,  se  serait  imposé  au 
choix  de  n'importe  quel  gouvernement  ! 

Qu'était-ce  donc  que  cette  petite  armée  commandée  par  le  général 
Faidherbe,  petite  armée  à  laquelle  il  a  fait  faire  de  très  grandes  choses?  Un 
témoin  oculaire  a  raconté  en  ces  termes  l'entrée  de  l'armée  du  Nord  à 
Cambrai  :  •  Dès  l'aube,  on  vit  arriver  l'armée.  Quel  triste  et  navrant  spec- 
tacle !  Des  soldats  en  guenilles,  couverts  de  boue  jusqu'au-dessus  de  la 
ceinture,  harassés,  épuisés  de  fatigue,  le  visage  creusé  par  les  privations,  se 
traînant  péniblement,  douloureusement.  Leurs  chaussures  et  leurs  pantalons 
n'étaient  plus  que  des  masses  informes  de  boue.  Un  grand  nombre  d'entre 
eux  marchaient  pieds  nus.  Ils  n'avaient  plus  rien  du  soldat.  C'était  l'armée 
en  haillons.  Par  la  rue  conduisant  à  la  gare,  arrivaient  les  charrettes  de 
blessés.  Ces  malheureux,  pâles,  hâves,  l'œil  sombre,  les  uns  déjà  amputés, 
les  autres  n'ayant  pas  même  été  pansés,  semblaient  attendre  tranquillement 
la  mort,  sinon  la  désirer.   » 

Et  le  Progrès  du  Nord  reconnaissait  que  beaucoup  de  soldats  étaient 
sans  chaussures  ou  avaient  des  chaussures  si  mauvaises  qu'elles  tombaient 
en  lambeaux  pendant  la  marche,  etc.,  etc.  Voilà  quelles  étaient  ces  armées 
puissantes  et  bien  organisées,  et  pourtant,  sous  l'énergique  direction  du  général 
Faidherbe,  ces  soldats  de  l'armée  du  Nord  ont  su  pendant  longtemps  tenir 


28  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

tète  aux  Prussiens.  Eh  bien!  en  bonne  conscience,  n'était-ce  pas  à  eux 
plutôt  qu'à  Gambetta  qu'il  aurait  dû  dédier  sa  brochure,  et  pourquoi  ne  nous 
a-t-il  pas  parlé  de  la  misère,  du  dénuement  et  des  souffrances  de  tant  de 
braves  gens  qui,  à  Bapaume  et  à  Pont-Noyelles,  n'ont  pu  que  mourir  pour 
la  France  ? 

Vendredi,  16  juin.  —  Lu  et  relu  la  lettre  qu'Alexandre  Dumas  fds  vient 
d'adresser  au  rédacteur  en  chef  du  Nouvelliste  de  Rouen.  Que  de  passages 
éclatants  de  raison ,  d'esprit  et  d'éloquence  !  Dumas  espère  que  le  plus 
grand  bien,  si  nous  savons  vouloir,  peut  résulter,  non  seulement  pour  nous, 
mais  pour  le  monde  entier,  de  l'épreuve  que  nous  traversons.  Il  ne  nous 
demande  qu'une  chose  pour  cela  :  avoir  le  courage  d'être  raisonnables 
pendant  dix  ans,  et  de  ne  penser,  pendant  ces  dix  ans,  ni  aux  Abeilles,  ni 
au  Coq,  ni  à  l'Aigle,  ni  aux  Lis.  Hélas!  c'est  peut-être  beaucoup  nous 
demander.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  Dumas  vient  d'écrire  vingt  pages 
qui  sont  une  merveille  de  bon  sens  et  de  patriotisme. 


Ville-d'Avray,  mercredi,  21  juin.  —  Une  petite  charrette  passe  tous  les 
matins  devant  ma  porte  pour  enlever  les  boues  et  les  ordures  :  cette  petite 
charrette  est  administrée  par  un  vieux  ménage,  le  mari  et  la  femme,  tous 
deux  en  loques  et  en  haillons.  Hier  je  sortais,  lisant  un  journal  ;  ces  pauvres 
gens  étaient  là,  faisant  leur  besogne,  la  pelle  à  la  main. 

—  Y  a-t-il  quelque  chose  de  nouveau  dans  le  journal,  monsieur?  me 
dit  la  femme  ? 

—  Non,  rien... 

—  Rien  de  nouveau...  mais,  est-ce  que  les  rois  ne  vont  pas  revenir? 

—  Les  rois!...   quels  rois? 

—  Ah!  je  ne  sais  pas,  moi...  ça  m'est  égal  lesquels...  mais  les  rois  de 
France  enfin...  Parce  que,  voyez-vous,  s'il  y  avait  des  rois,  il  y  aurait  une 
cour,  de  la  grandeur,  de  la  tranquillité. 

-  Et  puis,  ajoute  le  mari,  du  moment  que  ça  n'a  pas  pu  marcher  avec 
Rochefort,   il  faut  reprendre  les  rois  de  France. 


NOTES    ET    SOUVENIRS  29 

Là-dessus  il  cria  :  hue  !  à  son  petit  bidet.  La  femme  répéta  :  hue  ! 
Pierrot!...   Et  la  charrette  s'éloigna. 

Cette  conversation  me  rappelait  une  autre  conversation  que  j'avais  eue 
avec  un  cocher  de  remise,  le  4  septembre  1870.  Ce  cocher  était  dans  le 
délire...  Il  fouettait  son  cheval,  le  faisait  courir  au  triple  galop  et  criait  de 
toutes  ses  forces  :  Vive  la  République  !   pendant  que  je  le  payais. 

—  Ah  !  monsieur,  me  dit-il,  la  République  !  Rochefort  au  pouvoir  !  C'est 
le  plus  beau  jour  de  ma  vie!  Et  puis  le  comte  de  Paris  va  revenir...  Il 
sera  roi  de  France  et  ce  sera  aussi  le  plus  beau  jour  de  ma  vie,  parce 
que,  voyez-vous,  moi  je  suis  deux  choses  à  la  fois  :  républicain  d'abord 
et  puis  ancien  postillon  du  roi  Louis-Philippe. 


Vendredi,  23  juin.  —  Visite  à  M.  Perrin.  Il  va  quitter  la  direction  de 
l'Opéra  pour  prendre  le  gouvernement  du  Théâtre  -  Français ,  et  c'est 
M.  Halanzier,  selon  toute  apparence,  qui  le  remplacera  rue  Le  Peletier.  Mais 
M.  Perrin  s'occupe  cependant  de  la  réorganisation  de  l'Opéra  et  de  la  remise 
en  mouvement  de  cette  grande  maison.  Je  le  trouve  sur  la  scène.  Les  petits 
sujets  et  les  choryphées  répètent,  en  costume  de  danse,  pour  la  première 
fois,   depuis  la  fermeture  du  théâtre. 

Elles  sont  là  une  trentaine  de  danseuses,  éparpillées  par  petits  groupes, 
leurs  robes  de  tarlatane  blanche  éclairant  la  demi-obscurité  du  théâtre  ;  les 
unes  causent  avec  animation  entre  deux  portants;  une  autre,  penchée, 
rattache  le  ruban  de  son  soulier;  une  autre,  debout  sur  ses  pointes,  fait, 
toute  droite  et  comme  piquant  le  plancher,  un  assez  long  parcours,  puis 
retombe  sur  ses  pieds,  après  une  pirouette,  en  disant,  avec  un  geste  le  plus 
gentil  du  monde  :  «  Qu'est-ce  qu'elle  me  chantait  donc,  maman,  que  j'avais 
perdu  mes  pointes!  Je  savais  bien  que  non,  moi  !  »  Et  elle  refait,  triom- 
phante, une  nouvelle  petite  promenade  sur  les  pointes.  —  Enfin,  une  de 
ces  scènes  que  mon  ami  Degas  a  bien  souvent  dessinées  d'une  main  si  juste 
et  si  précise,  avec  tant  de  finesse,  d'esprit  et  de  vérité.  —  Je  m'approche 
d'un  groupe  où  la  conversation  est  pleine  d'entrain.  C'est  une  petite  choryphée 
blonde  et  fort  jolie  qui  raconte  la  chute  de  la  colonne  Vendôme. 


30 


LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 


—  J'étais  là,  dit-elle,  au  premier  rang.  J'ai  acheté  une  complainte  qu'on 
vendait  rue  de  la  Paix,  je  l'ai  apprise  par  cœur. 

—  Chante-la,  chante-nous-la. 

—  Oh  !  non,  pas  ici. 

On  insiste,  elle  cède,  et,  d'une  voix  aigrelette,  elle  fredonne  une  com- 
plainte dont  je  n'ai  retenu  que  ce  couplet  : 

Enfin,  il  faut  qu'il  succombe 
A  cinq  heures  trente-cinq  ! 
Quel  exempl'  pour  Henri  cinq  ! 
La  colonn'  s'incline  et  tombe 
Et  Napoléon  premier 
S'abîme  dans  le  fumier. 

D'ailleurs,    au  moment  où   la  jeune  chanteuse  commençait  la  morale  de 

la  complainte  : 

Peuple,  apprends  par  cette  histoire 
A  n'  plus  porter... 

Une  voix  s'éleva,  la  voix  du  maître  de  ballet,  qui  interrompit  brusquement 
la  chanson  :  A  vos  places,  mesdemoiselles,  à  vos  places  ! 

Toutes,  d'un  seul  mouvement,  s'envolèrent,  comme  une  compagnie  de 
perdreaux,  et  je  vis  la  double  rangée  des  choryphées  venir  se  mettre  bien 
correctement  en  ligne  sur  la  scène. 

Je  ne  pouvais  pas  quitter  le  théâtre  sans  avoir  présenté  mes  respects  à 
madame  Monge,  la  concierge  du  petit  passage  noir.  La  concierge  de  l'Opéra 
a  toujours  été  un  personnage  historique.  Madame  Monge  a  remplacé  la 
célèbre  madame  Crosnier,  qui  fut,  depuis  la  Restauration  jusqu'en  1854,  la 
farouche  et  incorruptible  gardienne  des  coulisses  de  l'Opéra.  Je  la  vois 
encore,  la  jnère  Crosnier,  enfermée  dans  sa  guérite,  avec  ses  yeux  perçants, 
son  grand  bonnet  de  linge  tuyauté,  et  je  l'entends  s'écrier  d'une  voix  aiguë, 
d'une  voix  terrible  :  «  Où  allez-vous?  Votre  nom?  On  ne  passe  pas.  »  Mais, 
quand  elle  voyait  apparaître  les  grands  habitués  de  l'Opéra  :  M.  Aguado, 
M.  de  Morny,  M.  de  la  Valette,  M.  Daru,  M.  de  Montguyon,  Meyerbeer, 
Auber,  Roqueplan,  Scribe,  le  docteur  Véron,  etc.,  etc.,  elle  changeait  aussitôt 
de  visage,  et  devenait  aimable  et  souriante  autant  que  le  lui  permettait  sa 


NOTES    ET     SOUVENIRS  31 

figure  rébarbative.  C'étaient  des  amis,  ceux-là,  et  ils  s'arrêtaient,  et  ils 
causaient  pendant  quelques  minutes ,  gens  du  monde  et  gens  de  théâtre , 
avec  cette  concierge  légendaire.  Ces  brillantes  relations,  c'était  toute  la 
joie,  tout  le  bonheur  de  la  mère  Crosnier.  Par  malheur,  elle  eut  un  fils,  et, 
par  malheur,  il  se  trouva  que  ce  fils  fut  un  homme  très  intelligent  qui  se  mit 
d'abord  à  écrire  quelques  articles  de  journaux  et  quelques  vaudevilles;  puis, 
à  faire  des  affaires;  puis  à  faire  fortune.  Sa  première  pensée  fut  aussitôt  de 
tirer  sa  mère  de  cette  loge  de  concierge.  Elle  jeta  les  hauts  cris.  Jamais, 
jamais  elle  n'abandonnerait  l'Opéra;  c'est  là  qu'elle  avait  vécu,  là  qu'elle 
mourrait  !  En  1830,  son  fils  devint  directeur  de  la  Porte-St-Martin  :  elle  resta 
concierge.  Crosnier  prit,  en  1845,  la  direction  de  l'Opéra-Comique,  et,  à  deux 
pas  de  là,  de  l'autre  côté  du  boulevard,  sa  mère  tirait  le  cordon.  Enfin, 
Crosnier  devint  riche,  tout  à  fait  riche,  et  député  de  Loir-et-Cher,  en  i852, 
avec  sa  mère,  obstinément  concierge.  Mais  les  choses  prirent  un  aspect 
absolument  tragique  lorsqu'il  fut  nommé  administrateur  général  de  l'Opéra 
pour  le  compte  de  la  liste  civile.  Une  mère  concierge,  passe  encore;  mais 
une  mère  pour  concierge ,  cela  devenait  impossible .  Il  fallut  expulser 
madame  Crosnier  manu  militari.  Elle  résista,  se  débattit,  succomba,  fut 
arrachée  de  sa  loge,  et  mourut,  je  crois,  peu  de  temps  après.  Madame 
Monge  hérita  du  cordon  et  des  belles  relations  mondaines  et  artistiques  de 
madame  Crosnier. 

Il  y  avait  foule  aujourd'hui  dans  la  loge  de  madame  Monge;  une  vingtaine 
de  choristes,  machinistes,  mères  de  danseuses,  y  étaient  entassés,  et  tous, 
attentivement,  écoutaient  le  récit  que  cette  brave  femme  leur  faisait,  avec 
la  plus  sincère  émotion,  de  la  bataille  qui  s'était  livrée,  le  23  mai,  autour 
de  l'Opéra.  Elle  était  restée  là,  dans  sa  loge,  seule  avec  deux  machinistes 
qui  n'avaient  pas  quitté  le  théâtre. 

Les  fédérés  se  battaient  bravement;  plusieurs,  jusqu'à  la  fin,  restèrent 
dans  la  cour,  tiraillant,  par  la  porte  entre-bâillée,  sur  les  troupes  qui 
arrivaient  par  la  rue  Drouot.  Tout  d'un  coup,  on  entend  des  cris  :  Vive  la 
ligne!  Les  fédérés,  tous  blessés,  se  sauvent  et  se  réfugient  dans  les  caves. 

—  Et  alors,  dit  madame  Monge,  la  porte  s'entr'ouvre,  et  je  vois  apparaître 


32 


LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 


un  petit  fourrier,  la  tête  et  le  fusil  en  avant.  Ah  !  quand  j'ai  vu  ce  pantalon 
rouge,  j'ai  compris  que  c'était  fini,  et  que  l'Opéra  était  sauvé! 


Mercredi,  28  juin.  —  Comme  il  a  dû  être  heureux  aujourd'hui,  M.  Thiers, 
et  comme  il  méritait  bien  cette  joie  !  11  a  passé,  au  Bois  de  Boulogne,  une 
grande  revue  de  cent  mille  hommes;  son  armée  a  défilé  devant  lui,  car 
c'était  bien  son  armée.  Trois  cent  mille  Parisiens  étaient  là,  et  de  longues 
acclamations,  pendant  quatre  heures,  se  sont  élevées  au  passage  de  chaque 
bataillon;  on  ne  pouvait  se  lasser  de  ce  spectacle.  Ainsi  donc,  Paris  était 
encore  debout,  il  y  avait  encore  une  France,  et  nous  avions  encore  une 
armée.  En  regardant  défiler  ces  charmants,  alertes  et  vaillants  petits  soldats, 
en  voyant  rouler  ces  canons  et  passer  au  galop  ces  quarante  escadrons,  je 
me  rappelais  l'admirable  lettre  de  Dumas  et  je  me  disais  :  «  Comme  nos 
malheurs  seraient  vite  réparés  si  nous  avions  seulement  ces  dix  années  de 
sagesse  et  de  raison  !   » 


LUDOVIC    HALKVY. 


y-  ; 


NEY 

SUR      UN     DESSIN     DE     MEISSONIER 

Petit  soldat,  secrète  et  suprême  espérance, 
Avant  que  le  soleil  des  revanches  ait  lui, 
Viens  un  peu  regarder  ce  Maréchal  de  France 
Afin  d'être,  à  ton  heure,  aussi  Français  que  lui. 

Il  était,  comme  toi,   fils  de  la  vieille  Gaule  : 
—  La  frontière  passait  au  large  en  ces  temps-là 
Il  partit,  comme  toi,  le  fusil  sur  l'épaule, 
Comme  tu  t'en  iras  gaiement  il  s'en  alla. 


L'Invasion,  pareille  à  quelque  hydre  de  Lerne, 
Livrait  à  la  Patrie  un  assaut  furibond  : 
Bravement  sur  le  monstre  il  vida  sa  giberne 
Sans  souci  de  savoir  ce  qui  restait  au  fond. 


34 


LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

Tellement,  qu'un  jour  vint,  où,  mâchant  la  cartouche, 
Comme  il  n'en  trouvait  plus  qu'une  dernière  encor. 
Il  vil,  quand  il  voulut  la  porter  à  sa  bouche, 
Qu'elle  était  de  velours  semé  d'abeilles  d'or 

D'un  peu  de  plomb  roulé  dans  quelques  grains  de  poudre 

La  Fortune  avait  fait  le  hochet  souverain 

Que  brandit,  comme  un  Dieu  qui  balance  la  foudre, 

Le  maréchal  éclos  dans  le  conscrit  du  Rhin  ! 

On  était  fier  de  lui,  là-bas,  dans  sa  province, 
Et  l'on  se  racontait,  par  les  camps  ébahis  , 
Lorsqu'il  fut  devenu  Grand-Aigle,  Duc  et  Prince, 
Que  son  père  cerclait  des  tonnes,  au  pays. 

Quand  il  passait  devant  les  troupes  en  parade 
Plus  d'un  brave  poussait  du  coude  son  voisin  ; 
L'Empereur  le  traitait  de  pair  à  camarade, 
Le  Roi  qui  vint  après  l'appela  :  «  Mon  cousin.  » 

Il  demeura  très  pur  dans  les  guerres  lointaines  ; 
Étant  fort,  il  avait  la  parfaite  bonté, 
Et  nul  ne  fut,  parmi  nos  rudes  capitaines, 
Plus  superbe  soldat  avec  simplicité. 

A  voir  l'homme  au  repos  qu'un  grand  art  nous  retrace, 
Glabre,  haut  cravaté  comme  un  tabellion, 
Qui  donc  se  douterait  que,  par  moments,  sa  face 
Avait  les  froncements  d'un  mufle  de  lion  ? 

Quand,  l'œil  chargé  d'éclairs,  dressant  toute  sa  taille, 
Le  chapeau  de  travers  sur  ses  courts  cheveux  roux, 
Lancé  comme  un  boulet,  il  trouait  la  bataille, 
Et  prenait  au  collet  la  Victoire  en  courroux  ! 


NEY 


35 


Tous  ces  beaux  cavaliers  qui  lui  font  un  cortège 
Ont  des  noms  fulgurants  :  Ulm,  Magdebourg,  Eylau  ; 
Krasnoé  pour  le  suivre  a  secoué  sa  neige  ; 
Dans  l'ombre,  ce  dernier  s'appelle  Waterloo. 

S'il  finit  mal  ou  bien,  ce  n'est  pas  ton  affaire  : 
Sans  t'en  inquiéter  commence  comme  lui  ; 
A  son  endroit,  vois-tu,  l'on  fut  un  peu  sévère, 
Il  a  pu  se  tromper,  mais  il  n'a  jamais  fui. 

Petit  soldat,  secrète  et  suprême  espérance, 
Lorsque  nous  te  suivrons  des  yeux,  le  cœur  battant, 
Songe  au  Français  que  fut  ce  Maréchal  de  France, 
Et,  le  grand  jour  venu,  tâche  d'en  faire  autant! 

VICOMTE    DE    BORRELLI. 


L'HISTOIRE  PAR  LES  EVENTAILS  POPULAIRES 

(1719-1789) 


L'idée  m'est  venue  que  l'histoire  tout  entière  du  xvme  siècle,  avec  ses  folies, 
ses  grâces,  ses  coquetteries,  ses  flons-flons  merveilleux  et  ses  entraînements 
populaires,  pourrait  se  lire  sur  un  éventail.  De  la  Régence  au  Directoire,  de 
Law  aux  agioteurs  du  Perron,  la  mode  a  conduit  la  France  plus  sûrement 
que  la  politique,  et  comme  si  nos  pères  eussent  voulu  affirmer  leur  frivolité, 
ils  ont  marqué  leurs  gloires  ou  leurs  égarements  sur  des  écrans  légers , 
comme  on  écrirait  sur  le  sable.  Toute  leur  vie  est  là,  naïvement  racontée, 
mieux  que  dans  les  mémoires  ou  les  récits  pompeux;  cela  se  devait,  l'éventail 
est  leur  caractère  même,  souple,  railleur,  frondeur  aussi,  inconsistant  et 
périssable. 

Et  je  ne  veux  point  parler  ici  des  objets  de  luxe,  peints  par  un  Watteau, 
un  Boucher  ou  un  Fragonard,  colifichets  admirables  réservés  aux  grandes 
dames;  c'est  de  l'autre,  du  vulgaire,  du  simple,  gravé  au  hasard,  enluminé 
inconsidérément,  barbouillé  même  et  découpé  le  plus  souvent,  que  je  veux 
tirer  mon  histoire.  Sa  filiation  n'est  point  difficile  à  établir;  venu  de  Callot 


L'HISTOIRE     PAR     LES    ÉVENTAILS    POPULAIRES  37 

et  d'Abraham  Bosse,  par  les  coquettes  du  grand  siècle,  longtemps  sévère 
et  contenu,  il  s'était  réservé  pour  des  jours  meilleurs,  où  les  gens  en  verve 
peuvent  chanter  et  rire  sans  plus  de  crainte.  Le  voici  tout  à  coup  transporté, 
comme  à  souhait,  en  pleine  réjouissance;  Monseigneur  le  duc  d'Orléans, 
régent  de  France,  n'engendre  pas  les  rancœurs  ni  les  tristesses!  Gomme 
dit  la  chanson,  la  nation  tout  entière  est  folle,  folles  les  princesses  et  les 
dames,  fous  les  princes,  fous  les  seigneurs  !  Il  devint  fou  à  son  tour,  très 
fier  de  se  compromettre  en  semblable  compagnie.  Tantôt,  il  passera  à  la 
politique,  il  raillera  l'Europe  soulevée,  accompagnera  en  Pologne  le  roi 
Stanislas,  courra  les  théâtres  à  la  suite  de  la  Cour.  Il  racontera  par  le  menu 
les  naissances  royales,  les  mariages  souverains;  il  s'émerveillera  des  ballons, 
de  La  Fayette  aux  lointaines  équipées  ;  puis,  il  dira  les  murs  de  la  Bastille 
détruits,  la  royauté  chancelante,  la  royauté  morte,  la  Révolution  terrible, 
horrible,  sublime  et  folle  elle  aussi,  à  la  façon  des  seigneurs  du  vieux  temps. 
A  l'extrême  fin  du  siècle,  il  chantera  les  épopées  guerrières  de  Bonaparte, 
il  célébrera  les  victoires  et  la  paix  glorieuse  ;  il  montrera  les  plus  grands 
empereurs   soumis   et  domptés,    la   France  agrandie. 

En  dépit  de  ses  origines  anciennes,  l'éventail  populaire  est  bien  réellement 
né  sous  le  Système.  Au  milieu  du  règne  précédent,  les  très  petits  artistes, 
les  pauvres  ouvriers  qui  le  fabriquaient,  se  distinguaient  à  peine  des  doreurs 
sur   cuir. 

Une  existence  définitive  leur  est  assurée,  en  1719,  quand  l'art  du  grand 
siècle  tombe  peu  à  peu  sous  les  empiétements  galants  des  nouveaux  venus. 
Claude  Gillot,  prédécesseur  de  Watteau,  accommode  la  vignette  au  ton  du 
jour,  et  l'éventail  à  bon  marché,  celui  qu'on  vendra  dans  les  théâtres  et  dans 
les  fêtes,  se  pare  de  figurines  gravées,  que  des  femmes  enluminent  à  la 
grosse,  et  qui  vont  pénétrer  partout.  Des  rivaux  lui  viennent  des  Indes 
orientales,  de  Chine  même,  mais  ils  ne  plaisent  que  par  leur  tournure 
singulière  et  leur  coloris  brillant.  Ceux  de  France  redisent  les  faits  connus 
de  tous,  ils  esquissent  dans  une  forme  naïve  la  silhouette  gracieuse  des 
actrices  en  renom,  des  favorites  à  la  mode;  ils  ont  le  pas  chez  les  bourgeoises. 
Amis  d'une  heure,  ils  disparaissent,  promptement  déchirés  et  remplacés  par 


38  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

d'autres,  d'où  le  nombre  aujourd'hui  si  restreint  des  survivants,  et  leur  prix 

souvent  supérieur  à  celui  d'œuvres  plus  habilement  traitées.   Dans  les   rues 

peu  de  femmes  sortent  sans  ce  complément  de  toilette  indispensable;  elles 

ne  le  quittent  pas  plus  que  l'homme  ne  laisse  son  épée. 

Les  poètes  chantent  ces  riens,  ils  brodent  de  longs  poèmes  sur  la  feuille 

délicate  «  amante  d'Éole  ».  Lemierre  compose  un  quatrain  célèbre,  le  meilleur 

peut-être  de  son  lourd  bagage  littéraire  : 

Dans  le  temps  des  chaleurs  extrêmes, 
Heureux  d'amuser  vos  loisirs, 
Je  saurai  près  de  vous  appeler  les  Zéphyrs, 
Les  Amours  y  viendront  d'eux-mêmes. 

Dans   une  pièce  de  comédie,   Ninette  à   la   cour,   le  confident  du  prince 

Astolphe,   qui    veut    séduire    Ninette,    lui   explique    la    théorie   de    l'éventail. 

Malheureusement  cette   scène,  imaginée   par   Favart,   ne   concerne   point   les 

brimborions    qui    nous    occupent  ;    ceux-ci   n'ont    rien    de    charmant    ni    de 

poétique;  destinés  aux  bourses   modestes  et  voués  au  caprice  d'un  moment, 

ils  ne  tenteraient  même  pas  Ninette,  ils  ne  sont  jamais  : 

Le  sceptre  et  la  folie 
Qui  commande  à  tous  les  mortels. 

S'ils  empruntent  aux  rondes  populaires  leur  principal  attrait,  ils  se 
garderaient  bien  de  s'embarrasser  de  phrases  épiques  et  sonores,  que  les 
gens  comprendraient  à  peine.  Tout  au  contraire,  ils  reprennent  les  vieux 
Pont-Neuf,  entre  autres  celui  du  mirliton,  remis  à  la  mode  par  de  Meuse,  et 
qui  devait  venir  jusqu'à  nous  avec  des  variantes.  Plein  de  sous-entendus 
égrillards  ou  bien  de  malices  cachées,  le  refrain  du  mirliton  s'empara  des 
vignettes  et  des  écrans.  Il  y  eut  des  rubans,  des  étoffes  au  mirliton.  Les 
louis  d'or  frappés  en  1732  en  gardèrent  le  nom,  les  satires  politiques 
elles-mêmes  s'inspirèrent  de  la  ritournelle  : 

Dubois  gardé  par  Cerbère, 
Voyant  venir  le  Régent, 
Lui  dit  :   que  venez-vous  faire  ? 
Il  n'est  point  ici  d'onguent 
Ni  de  mirliton,  mirliton,  mirlitaine, 
Ni  de  mirliton  dondon  ! 


L'HISTOIRE     PAR    LES    EVENTAILS    POPULAIRES  39 

Un  jour,  en  1727,  l'éditeur  Grépy  imaginera  de  faire  vendre  à  la 
porte  de  la  comédie  un  éventail,  avec  le  portrait  de  Babet  la  bouquetière. 
La  grande  belle  fille  —  et  bonne  dit-on  —  y  est  représentée,  lutinée  par  un 
seigneur,  en  présence  de  deux  dames  qui  en  manifestent  leur  dépit.  Babet 
offrait  ses  violettes  aux  abords  du  théâtre,  elle  y  était  connue  et  fort 
admirée;  l'histoire  rapporte  même  qu'un  prince  de  Courtenay  lui  prenait 
volontiers  le  menton  au  passage  et  l'embrassait  au  retour.  En  fallait-il 
davantage  pour  que  de  simples  marquis  lui  baisassent  les  mains,  pour  que 
des  traitants  voulussent  garder  son  portrait  ? 

La  mode  de  s'éventer  dans  les  salles  de  spectacle,  en  hiver  comme 
en  été,  fît  que  les  dames  ne  se  passèrent  plus  de  cet  objet  devenu 
nécessaire.  La  légende  veut  que  Christine  de  Suède,  consultée  au  siècle 
précédent  par  quelque  belle  Française  sur  l'opportunité  de  jouer  de  l'écran 
même  pendant  les  froids,  reçut  de  la  Princesse  cette  boutade  sévère  : 
«  Portez-en  ou  n'en  portez  pas,  vous  n'en  serez  pas  moins  éventée  pour 
cela  !  »  Alors,  pour  lui  prouver  combien  les  Françaises  dédaignaient  les 
impolitesses  étrangères,  toutes  les  désœuvrées  s'étaient  armées  d'éventails 
fébrilement  agités  en  présence  de  la  Reine. 

Le  duc  de  Richelieu  écrivait  en  1729  :  «  Les  petits  éventails  ne  sont  plus  à 
la  mode,  on  les  porte  presque  aussi  grands  que  l'année  passée.  On  sait  que 
depuis  bien  des  années,  les  dames  en  ont  l'hiver  comme  l'été.  »  Leur  taille 
permettait  les  histoires,  laissait  un  champ  plus  vaste  aux  couplets  railleurs, 
aux  rébus  même  dont  on  les  surchargeait.  Agités  à  la  lueur  des  bougies,  ils 
paraissent  de  grandes  ailes  blanches  où  scintillent  les  paillettes  d'or. 

Les  voici  devenus  frondeurs.  Ils  se  moquent  des  jansénistes  ou  les  défendent; 
ils  exaltent  le  diacre  Paris,  ses  miracles,  ses  bonnes  œuvres  passées,  ou  bien 
ils  les  tournent  en  ridicule,  suivant  les  passions  du  jour.  Tout  à  coup,  au 
fond  d'une  province,  un  scandale  retentissant  éclate  et  déchaîne  les  colères. 
Un  jésuite,  le  P.  Girard,  recteur  du  collège  de  Toulon,  s'est  compromis 
sottement  dans  la  plus  misérable  des  aventures  galantes.  La  demoiselle 
Cadière,  sa  pénitente,  l'accuse  positivement  de  libertinage;  dans  un  tête-à-tête 
pieux  le  recteur  s'est  oublié  ;  c'est  la  fille  qui  le  jure  ;  entre  son  affirmation 


40  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

et   celle   du  jésuite,    la   rumeur   publique   n'hésite   pas.    Ah  !    ces    hommes 

noirs  !    Les    haines    portées    à    la  compagnie  grandissent   de    la    faute   d'un 

des  siens;  les  moins  exaltés  réclament  le  bûcher  à  tout  le  moins.   Mais,  à 

la    surprise    générale,    et    quelque    dépit    qu'en    eussent    ressenti    les   juges 

eux-mêmes,   le  parlement   d'Aix  prononce    l'acquittement   du   prêtre,    et   la 

remise  de  la  pénitente  à  ses   parents  qui  devront   l'engager  à  mieux  vivre. 

Alors,  comme  on  vient  précisément  de  fermer  le  cimetière  de  Saint-Médard 

pour  empêcher  les  miracles  de  Paris,  d'un   saint,   d'un   ascète,   on  compare 

l'ordonnance  sévère  au  jugement  d'Aix.  Qu'importe  !    disent  les   adversaires 

des  jésuites,  en  s'adressant  au  peuple  : 

Ils  condamnent  Paris,  vous  voyez  ses  miracles! 
Ils  délivrent  Girard  et  vous  le  détestez. 

Au  fond,  Paris  ou  Girard  ne  comptaient  guère  ;  ce  qu'il  fallait  aux  foules 
alors  comme  aujourd'hui,  c'étaient  les  choses  grasses  à  mettre  en  vaudevilles, 
les  scandales  à  tourner  en  chansons.  Un  éventail  médiocre,  vilainement  pein- 
turluré par  un  dessinateur  de  bas  étage,  représentait  l'autel  de  l'amour. 
Autour,  un  dindon,  un  hibou,  un  crapaud,  un  perroquet,  sottes  bêtes  figurant 
les  tenants  du  prêtre  ;  au-dessus,  Cupidon  armé  d'un  carquois  et  de  flèches 
empennées.  Cette  œuvre  était  lyonnaise  ;  elle  montre  la  décentralisation 
caricaturale  dûment  établie;  Paris  n'était  point  seul  à  se  gaudir  de  semblables 
aventures. 

Les  rubans  entrent  en  danse  à  leur  tour,  peut-être  lyonnais  eux  aussi, 
mais  grotesques  à  coup  sûr.  Cramoisis,  violets  ou  rouges,  ils  montrent  la 
fille  offrant  son  cœur  brûlant  à  un  homme  coiffé  d'une  barrette.  Les  dames 
ne  dédaignèrent  pas  les  rubans  à  la  Cadière;  on  en  fit  même  de  noirs  pour 
le  deuil  !  Entre  temps,  des  gens  habiles  composèrent  un  anagramme  sur 
le  nom  du  jésuite  pour  expliquer  son  acquittement  inattendu  : 

Jean-Baptiste  Girard 
Abi  Pater,  ignis  ardet. 

Va-t'en  mon  père,  laisse  brûler  les  feux!  Avec  les  rébus,  les  refrains  et 
les  charades,  les  éventails  bientôt  anéantis,  ce  fut  tout  ce  que  les  colères 
religieuses  surent  inventer. 


L'HISTOIRE     PAR     LES     EVENTAILS     POPULAIRES 


41 


Les  histoires  vont  vite  et  les  engouements  ne  durent  guère  en  France  ;  au 
temps  du  roi  Louis  XV,  les  chansons  naissent  d'un  rien,  amusent  le  peuple 
pendant    quelques    semaines    et    disparaissent    à    jamais,    replongeant    dans 


l'oubli   les   colifichets   démodés.   Un   mot   parfois  incompréhensible,  souvent 

incompris,  fait  une  fortune  singulière  et,  depuis  le  Roi  jusqu'au  dernier  pâtre, 

il  émeut  et  intrigue  tout  le  monde.  Que  signifiait  au  juste  ce  terme  d'allure, 

employé  à  tort  et  à  travers,  entre  1732  et  1734,  qui  inspira  les  chansonniers, 

fournit   des   sujets    aux    éventaillistes    et    aux    marchands    d'étoffe  ?    L'allure, 

était-ce  l'habileté  d'aucuns,  l'adresse  de  certains?  Etait-ce  marcher  avec  son 

siècle,    a  être  dans  le  train  »  comme  nous  dirions  aujourd'hui?  Etait-ce  une 

allusion  gauloise  à  quelque  aventure,  le  masque  dissimulant  des  revendications 

politiques  ?   Qui  le  pourrait  dire  à  présent  ?  Les  premiers  couplets  faits  sur 

ce  thème  comportaient  dix  strophes  dont  voici  la  première  : 

Voilà  le  mois  de  may,  mon  cousin, 

Faut  changer  de  maîtresse... 

Je  n'en  changeray  pas,  mon  cousin, 

Car  la  mienne  est  trop  belle,  mon  cousin. 

Allons  !  mon  cousin,  ma  cousine,  mon  cousin. 

Allons  mon  cousin  à  l'allure  ! 

Le   Roi   lui-même   ne  dédaigna   pas   de   railler  ses    amis   sur  ce   rythme 


42  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

populaire.  Quand  le  comte  de  Clermont,  abbé  de  Saint-Germain-des-Prés, 
quitta  la  belle  Camargo,  sa  maîtresse,  pour  mademoiselle  Leduc,  arrachée 
à  prix  d'or  au  fils  de  Samuel  Bernard,  il  mit  cette  dernière  sur  un  pied  qui 
fit  murmurer  les  moins  prudes.  On  vit  un  jour  de  jeudi  saint  aux  Ténèbres  de 
Longchamps,  la  belle  fille  étalée  dans  un  carrosse  à  six  chevaux,  gros  comme 
des  ânes.  «  Cela  était  de  la  dernière  magnificence  »,  assure  Barbier,  qui  l'avait 
entrevue,  mais  la  cour  tout  entière  s'émut.  La  maîtresse  d'un  dignitaire  de 
l'Eglise  !  les  jalousies  coururent  bon  train  à  la  suite  de  l'abbé  ;  sa  mère  le 
gourmanda,  ses  parents  l'invectivèrent,  Louis  XV,  ayant  pris  sa  plume  royale, 
tourna  de  son  cru  la  ritournelle  suivante  : 

Un  char  à  ta  catin, 

Mon  cousin. 
Ce  n'est  pas  son  allure  ! 
Le  coche  à  Pataclin, 

Mon  cousin 
Et  un  habit  de  bure, 

Mon  cousin. 
Ah!  voilà  l'allure,  mon  cousin. 
Ah  !  voilà  l'allure  ! 

Les  écrans  ne  manquèrent  point  l'occasion,  mais  n'ayant  pas  les  immunités 
royales,  ils  se  cantonnèrent  dans  une  note  plus  tranquille. 

Dans  l'un  de  ces  écrans,  mademoiselle  l'Allure  danse  au  son  d'une 
viole,  au  milieu  d'un  médaillon  gravé.  Au  bas,  un  éventail  à  demi  fermé 
avec  un  couplet  : 

Voilà  un  éventaille  (sic),  mon  cousin, 

De  plaisante  figure. 
Admiré  son  dessein,  mon  cousin, 
Mais  non  pas  la  peinture. 
Elle  est  à  l'allure,  mon  cousin, 
Mon  cousin  à  l'allure  ! 

Çà  et  là,  sur  la  feuille  légère,  de  bons  conseils  semés  au  vent  : 

Se  fier  à  sa  catin,  mon  cousin, 
Croire  un  Normand  qui  jure, 
Prêter  à  un  Gascon,  mon  cousin, 
C'est  une  pauvre  allure,  mon  cousin, 
Voylà,  mon  cousin  l'allure,  mon  cousin, 
Voylà  mon  cousin  l'allure! 


L'HISTOIRE     PAR    LES     EVENTAILS    POPULAIRES  43 

Les  figurines  y  portent   le  délicieux  costume   du   temps,  les   robes   sans 

taille,  les  paniers  fort  larges.   Sur  une  gravure  à  l'eau-forte  à  peine  poussée, 

les  enlumineurs  ont  étendu  leurs  gouaches  épaisses  rehaussées  d'or.  Parfois 

les  personnages  se  découpent  et  se  collent  sur  des  écrans  de  carton  épais  ; 

le  plus  souvent  l'éventail  demeure  entier  et   son  revers   est   orné  de  roses, 

comme    les    faïences    rustiques.    Les    plus    recherchées    de    ces    feuilles    se 

fabriquaient  chez  Bouchon,  fournisseur  attitré  des  plaisirs  parisiens.  Déjà  la 

pastorale  pénètre  dans  les  modes,    les   paysans  tiennent  une  bonne  place  : 

Lucas,  Guillot  et  Mathurin, 
Tous  trois  de  fort  bons  drilles, 
Disoient  pour  bannir  le  chagrin, 
Mettons  pinte  sur  chopine, 

Mon  cousin. 
Ha!  voilà  l'allure,  mon  cousin. 
Ha  !  voilà  l'allure  ! 

Avant  le  lever  du  rideau,  les  salles  de  spectacle  résonnent  de  cris  divers  : 
«  Qui  veut  mes  écrans  à  deux  sols  l'un  ?  —  Voyez  les  personnages  de  la 
pièce  !  »  Et  de  fait,  l'actualité  théâtrale  apparaît  sur  les  feuilles.  Un  éventail 
de  1733  se  compose  de  petits  compartiments,  où  sont  reproduites  les  scènes 
à  la  mode;  à  droite,  par  exemple,  un  tableau  de  V Embarras  des  richesses, 
de  l'abbé  Soûlas  d'Allainval,  joué  au  théâtre  italien,  en  1725.  Plus  bas,  un 
motif  gracieux  tiré  de  YHeureux  Stratagème,  de  Marivaux,  lequel  n'est  point 
encore  de  l'Académie.  Un  troisième  médaillon  reproduit  la  Veuve  coquette, 
essai  joyeux  de  M.  Desportes,  fils  du  célèbre  peintre  d'animaux.  Au-dessous, 
voici  le  couplet  noté  en  musique  du  Départ  de  l' Opéra-comique,  représenté  à 
la  foire  Saint-Laurent,  le  28  juillet  1733,  et  dû  à  la  plume  alerte  de  Pannard 
de  Nogent-le-Roy.  Les  charmantes  figurines  de  Gillot  ont  été  copiées  sans 
vergogne,  celles  de  Watteau  elles-mêmes  n'ont  pas  été  épargnées.  Dans 
ce  pêle-mêle  joyeux  et  musqué  de  petits  personnages  sautillants,  badins, 
enjoués,  la  gaieté  française  circule  et  frétille. 

Une  pièce  eut  surtout  les  faveurs  du  public  cette  année-là  même,  c'est 
la  Tante  dupée,  qui  avait  été  donnée  en  présence  du  Roi,  dans  le  courant 
de   1731,    par   des   comédiens    de    moins   de   quinze   ans.    Écrans,    éventails, 


44 


LES    LETTRES     ET    LES    ARTS 


papiers  de  tentures,  tout  se  para  de  cette  bonne  tante,  et  lui  fit  une 
réputation.  Un  des  écrans  montrait  le  fils  de  l'acteur  Boudet,  âgé  de  cinq 
ans  «  qui  y  dansa  une  entrée  de  sabottier,  qui  fit  courir  tout  Paris  ».  Le 
petit  Boudet  chantait  en  fournissant  un  pas  de  son  invention  : 


Quoique  je  ne  sois  qu'un  nabot, 
Je  sçais  remuer  le  sabot, 
Ma  danse  est  encore  imparfaite, 
Mais  j'espère  qu'en  peu  de  temps, 
Mes  petits  petons...  tourlourirette, 
Vaudront  bien  les  grands  ! 

Cet  espoir  mettait  la  salle  en  belle  humeur,  on  se  disputait  les  écrans 
où  le  bonhomme  était  représenté.  Le  plus  commun  de  ceux-ci,  outre  la 
Tante  dupée,  renfermait  une  scène  de  Don  Quichotte  de  la  Manche,  une  du 
Je  ne  sais  quoi,  comédie  du  sieur  de  Boissy,  et  une  vieillerie  de  Scarron, 
intitulée  Jodelet  maître  et  valet,  pièce  du  répertoire  reprise  de  temps  en  temps. 

C'était  toujours  Crépy  qui  répandait  cette  marchandise  facile  dans  le 
public;  ce  qu'il  en  fit  est  incalculable,  et  pourtant  vingt  ou  vingt-cinq  à 
peine  de  ces  objets  sont  venus  jusqu'à  nous.  L'éventail  à  la  belle  chanteuse 
montrait  des  dames  affublées  de  ces  paniers  «  qui  avoient  au  moins  trois 
aunes  de  tour  »,  de  même  aussi  «  le  Galant  ».  «  La  Coquette  »  est  une  jeune 
dame,  sans  doute  quelque  Leduc  ou  quelque  Camargo,  en  train  de  prendre  le 


L'HISTOIRE     PAR     LES     EVENTAILS     POPULAIRES  45 

thé.  Dans  un  médaillon,  à  gauche,  une  fille  des  champs  portant  une  corbeille 
s'écrie  :  «  Je  vais  en  vendange  remplir  mon  panier  !  »  On  devine  aisément  de 
quelles  vendanges  parle  Margot  l'avisée,  dans  un  moment  où  les  plus  humbles 
donzelles  s'attaquaient  résolument  aux  Princes  du  sang,  aux  Rois  même. 
«  Cette  éventaille  est  magnifique,  assurait  un  quatrain  imprimé  sur  la  feuille   : 

Cette  éventaille  est  magnifique, 
Mais  défectueux  en  cela, 
Que  pour  la  mettre  en  musique, 
Il  faut  dire  un  sol  la  mi  la.  » 

Un  sot  l'a  mis  là  !  Mais  ce  sot  n'était  pas  si  bête,  car  à  la  faveur  de 
ces  transparentes  allusions,  les  frondeurs  ou  les  gouailleurs  tiraient  de  leur 
bourse  les  deux  sols  nécessaires,  et  riaient  tout  leur  saoul.  «  La  Coquette  » 
ne  s'en  fâchait  pas,  car  si  elle  se  fût  reconnue  le  rire  lui  eût  fait  payer  gros 
un  instant  de  colère. 

Et  quasiment  tout  à  coup  les  comédies,  les  costumes,  les  mœurs,  dispa- 
raissent des  éventails  ;  ceux-ci  vont  chercher  leurs  sujets  dans  la  politique 
étrangère,  la  seule  permise  alors  ;  ils  raillent  l'Europe  bouleversée  par  les 
événements  de  Pologne.  Même  le  mariage  d'un  Mole  avec  la  fille  de  Samuel 
Bernard,  d'un  agioteur  banqueroutier,  ne  peut  détourner  longtemps  les 
Français  de  leurs  préoccupations.  Au  fond,  on  avait  beaucoup  blâmé  Louis  XV 
de  s'être  mésallié  à  une  Leczinska,  mais  le  caractère  du  roi  de  Pologne 
déchu  ne  déplaisait  point.  La  sympathie  populaire  se  trahit  dans  les  estampes 
plus  que  dans  les  chansons  ou  les  hommages  officiels  : 

Est-il  Roi,  ne  l'est-il  pas 
Ce  prince  qu'on  déplore  ? 
Fuit-il  ?  Va-t-il  au  combat  ? 
C'est  ce  que  l'on  ignore  ! 
Où  est-il  ce  pauvre  Stanislas  ? 
Le  verrons-nous  encore  ? 

Subitement  rappelé  dans  son  royaume,  à  la  mort  de  son  successeur 
Auguste  II,  Stanislas  avait  couru  à  Varsovie.  La  Russie  soutient  Auguste  III, 
la  France  unie  à  la  Sardaigne  et  à  l'Espagne  prête  son  appui  au  père  de  Marie 
Leczinska.  Deux  éventails  naissent  de  ces  événements.  Le  premier,  naïvement 
gravé  à  l'eau-forte,  bariolé  de  couleurs  criardes,  porte  comme  titre  :  «  Nouveau 


46  LES    LETTRES     ET    LES    ARTS 

jeu  de  piquet  des  nations  de  l'Europe  ».  Autour  d'une  table  ronde,  chacune 
d'elles  figurée  par  une  femme  tenant  un  blason,  s'apprête  à  jouer  (1). 

La  France  dit  :  J'ai  la  main,  je  joue  la  première.  —  L'Espagne  :  J'ay 
trois  rois,  deux  ass  à  la  carte,  je  dis  que  trois  rois  sont  bons.  —  La 
Sardaigne  :  J'ay  beau  jeu!  —  La  Saxe  :  Mon  jeu  est  embrouillé.  —  La 
Russie  :  Faute  d'un  roy  perdroit-je  (sic)  la  partie?  —  La  Pologne  :  J'ay 
huitiesme,  carte  major  et  la  main,  j'espère  que  la  fortune  secondera  mon 
ambicion.  —  L'Angleterre  :  La  crainte  de  payer  les  carts  (sic)  m'empêche 
de  jouer,  la  prudence  me  guide.  —  Le  Turc  à  cheval,  en  dehors  de  la 
table  de  jeu  s'écrie  :  Si  vous  ne  quittez  le  jeu,  je  déchirerai  les  cartes  ! 
—  Le  Persan  lui  répond  :  Seigneur  Turck,  Perse  vous  fera  changer  de 
note  !  —  Un  personnage  non  assis  à  la  table  dit  :  Jouer  sans  avantage, 
le  commerce  pourra  payer  les  carts.  —  La  Hollande  murmure  des  paroles 
inintelligibles.  —  Le  Pape,  qui  n'est  pas  sur  sa  chaise  :  Je  ne  scay  pas 
le  jeu  ;  je  prie  Dieu  pour  la  paix  !  —  La  Prusse  :  Je  regarde  jouer,  mais 
je  n'en  pense  pas  moins  ! 

Pour  un  objet  léger  et  sans  prétention,  la  situation  n'est  pas  si  mal 
indiquée.  Mais  bientôt  la  guerre  est  déclarée,  la  France  entre  en  lutte  avec 
l'empereur  Charles  VI.  Vite  les  éventaillistes  se  mettent  à  l'œuvre.  Des 
estampes  représentent  le  Bal  des  nations,  on  les  copie,  on  les  traduit  sur  les 
éventails  ou  les  écrans. 

Ce  sont  de  belles  dames  parées  pour  une  danse  de  travestis.  Toutes  celles 
qui  tenaient  les  cartes  tout  à  l'heure  s'apprêtent  à  valser.  La  France  chante  sur 

l'air  du  Bel  Age  : 

Je  suis  certaine 
De  bien  cabrioler, 
Rien  ne  me  gêne, 
Je  veux  me  signaler. 
Je  connais  mes  appas  ; 
Sur  tout  j'aurai  le  pas, 
D'un  beau  bouquet  parée, 
Que  Charles  détacha 
De  sa  livrée. 

(1)  M.  Germain  Bapst  possède  un  de  ces  éventails  où  les  légendes  françaises  ont  été  traduites  en  hollandais. 


L'HISTOIRE     PAR    LES    ÉVENTAILS    POPULAIRES  47 

Et  l'Espagne  de  suivre  son  alliée  : 

Je  suis  gaillarde, 
La  France  est  avec  moi. 
La  Savoïarde 
M'assure  de  sa  foi. 
Bien  tost  un  Polonais, 
Dansant  à  nos  souhaits 
Dont  nous  serons  bien  aise. 
A  son  tour  dansera 
La  Polonaise  ! 

Promesses  d'éventail!  Réfugié  à  Dantzig  devant  son  rival  heureux,  Stanislas 
lutte  sans  espoir.  En  vain  le  comte  de  Plélo  accourt  avec  des  troupes  de 
France,  fait  l'assaut  des  retranchements  russes,  il  est  tué,  les  siens  sont  faits 
prisonniers  ;  Leczinski  s'évade  dans  une  barque  de  pêcheur.  La  Reine  sa  fille 
ignore  l'issue  désastreuse  ;  par  ordre  de  Louis  XV  la  Gazette  de  France, 
imprimée  exprès  pour  elle,  mentionne  des  victoires. 

Mais  la  nouvelle  malheureuse  s'est  répandue,  il  serait  fou  de  la  vouloir 
celer  plus  longtemps.  Un  éventail  montre  «  La  ville  de  Dantzicq  rendue  à  la 
Russie.  Tout  capitula  ».  Par  une  porte  Stanislas  s'enfuit  avec  une  compagnie 
à  cheval.  Le  roi  de  Pologne  n'est  plus  désormais  que  le  pauvre  duc  de  Lorraine. 

Des  trônes  s'écroulent,  d'autres  naissent.  Don  Carlos,  fils  de  Philippe  V, 
arrière-petit-fils  de  Louis  XIV,  est  passé  en  Italie.  Il  combat  l'Empereur, 
entre  à  Naples  le  26  mars,  et  se  fait  couronner  roi  le  15  mai  1734.  Barbier 
disait  de  lui  :  «  Le  voilà  paisible  possesseur  du  royaume  de  Naples,  il  ne 
tardera  guère  à  s'emparer  de  celui  de  Sicile,  et  par  l'événement  ce  fils  d'un 
second  lit  sera  un  puissant  prince,  roi  de  Naples  et  de  Sicile,  duc  de  Parme, 
de  Plaisance  et  de  Toscane.  Voilà  l'ambition  de  la  Reine  bien  remplie  !  » 

Toutefois  les  marchands  ne  perdent  pas  de  vue  la  vente  journalière 
d'œuvres  moins  élevées.  Josse  fabrique  dans  la  rue  aux  Ours  des  écrans 
qui  sont  destinés  aux  grandes  foires  de  France,  et  que  les  trafiquants  de  ces 
marchés  conservent  comme  souvenir.  Tel  est  l'éventail  où  se  trouve  dessinée 
«  La  foire  de  Beaucaire  en  Languedoc  »  (sic),  avec  ses  baraques  en  plein 
vent,  ses  campements,  ses  tréteaux  forains.  Il  livre  aussi  dans  les  plus  justes 
prix  :  «  Le  mariage  du  duc  de  Lorraine  avec  l'Archiduchesse,  fille  aînée  de 


48  LES     LETTRES    ET    LES     ARTS 

leurs   MM,   II.  »,  et,  suivant  les  goûts,  en  fournit  des  modèles  argentés   ou 
dorés,  une  gouache  solide  ou  bien  une  aquarelle  légère. 

Huit  ans  se  sont  passés.  La  Diète  de  Francfort  vient  d'élire  l'Electeur  de 
Bavière  en  qualité  d'empereur  d'Allemagne  et  de  roi  des  Romains,  contre 
la  reine  de  Hongrie  soutenue  par  l'Angleterre.  Le  maréchal  de  Belle-Isle , 
ambassadeur  de  France,  avait  été  l'arbitre  des  destinées  impériales;  dérogeant 
à  l'étiquette,  il  avait  remis  à  la  Diète  ses  pleins  pouvoirs  rédigés  en  français, 
contrairement  à  l'usage  qui  exigeait  le  latin  dans  les  actes.  Dans  l'éventail 
qui  fut  gravé  à  cette  occasion,  le  Maréchal,  costumé  en  Mars  antique, 
montre  au  nouvel  Empereur  le  testament  de  Ferdinand  Ier,  et  la  reine  de 
Hongrie  lui  présente  la  Pragmatique  de  Charles  VI. 

Dans  un  coin,  un  Anglais  et  un  Hollandais  surveillent  la  scène,  l'un 
braquant  une  lunette  d'approche  sur  le  nouvel  Empereur,  l'autre  fumant 
placidement  sa  pipe.  Pour  les  Anglais,  l'ingérence  française  n'était  pas  sans 
mécomptes;  les  belles  dames  d'outre -Manche  s'étaient  passionnées  pour  la 
reine  des  Hongrois;  la  duchesse  de  Marlborough  s'était  mise  à  la  tête  d'un 
mouvement  qui  devait  aider  la  princesse  à  coup  de  livres  sterling.  L'atti- 
tude du  personnage  gravé  sur  l'éventail  est  donc  clairement  expliquée,  et 
cette  fois  encore  l'œuvre  populaire  ne  s'égarait  pas;  c'est  le  dépit  qu'elle  a 
voulu  peindre. 

Mais,  comme  si  les  bourgeoises  se  fussent  subitement  désintéressées 
des  éventails,  les  voilà  presque  disparus  et  oubliés  !  Boguet,  Chevalier, 
Hébert  ou  madame  Vérité  ne  s'abaissent  plus  à  ces  besognes  vulgaires 
et  dédaignées.  Les  seuls  admis  sont  des  chefs-d'œuvre  de  dessin  ou  de 
peinture,  les  autres  sont  mis  à  l'écart  pour  de  longues  années.  D'ailleurs, 
la  Chine  en  inonde  la  France;  les  abbés  de  cour,  les  dames,  la  Pompadour 
elle-même  s'en  fournissent  à  bon  compte;  Lazare  Duvaux,  bijoutier,  en 
vendait  à  la  maîtresse  du  Roi  une  douzaine  moyennant  72  livres,  qui 
arrivaient  en  droite  ligne  de  Nankin. 

C  est  à  peine  si,  de  temps  en  temps,  quelque  maigre  échantillon  français 
apparaît  à  la  devanture  des  boutiques;  on  n'y  prend  plus  garde.  La  mode, 
cette  coquette,  en  est  lassée.  La  collection  Hennin,  à  la  Bibliothèque  natio- 


L'HISTOIRE     PAR     LES     ÉVENTAILS     POPULAIRES  49 

nale,  conserve  un  curieux  projet,  mais  fut-il  exécuté  jamais?  C'est  une  course 
de  taureaux  fournie  par  des  toréadors  en  miniature,  des  enfants  qui  avaient 
donné  au  Roi  une  représentation-bouffe  en  1760,  comme  leurs  anciens  avaient 
joué  jadis  la  Tante  dupée.  ce  Combat  du  terrible  torreau  représenté  par  des 
enfants  en  présence  de  Sa  Majesté  Louis  XV,  roi  de  France  et  de  Navarre.  » 
Tout  le  reste  ne  vaut  pas  l'honneur  d'être  nommé  ;  ou  bien  ce  sont  des 
adaptations  de  scènes  champêtres  destinées  à  l'illustration ,  ou  bien  de 
médiocres  gravures,   barbouillées  par  des  peintres  à  la  grosse. 

# 
#  # 

Ni  la  mort  du  roi  Louis  XV,  ni  l'avènement  de  Louis  XVI  ne  désensor- 
celèrent les  éventaillistes  du  commun.  Tandis  que  les  tabatières  et  les  boîtes 
se  couvrent  de  petits  sujets  gravés  représentant  le  jeune  couple  royal  ou 
La  Fayette,  le  héros  des  guerres  d'Amérique,  les  écrans  s'embarrassent  de 
guirlandes  de  fleurs,  de  sujets  pastoraux  mis  à  la  mode  par  les  prétendus 
amants  de  la  nature.  Un  jour  pourtant,  au  milieu  des  graves  préoccupations 
politiques  où  la  France  commençait  à  s'agiter,  l'invention  d'un  physicien 
ressuscita  les  éventails.  Les  ballons  de  Montgolfier  arrivaient  tout  à  point, 
et  comme  sur  commande,  pour  détourner  un  peu  les  esprits  de  leurs 
spéculations  philosophiques.  La  Cour  saisit  l'occasion  et  s'appliqua  à  grandir 
la  découverte;  elle  donna  cette  pâture  nécessaire  aux  Parisiens  appauvris, 
désœuvrés  et  lassés.  Ce  fut  du  délire  quand  le  premier  globe  de  taffetas 
gonflé  d'air  chaud  s'éleva  dans  les  airs  ;  des  espérances  folles  germèrent  dans 
les  têtes,  les  applaudissements  enthousiastes  saluèrent  l'essai  et  proclamèrent 
le  miracle.  C'était  le  27  août  1783;  envolée  du  Champ-de-Mars  sur  le 
soir,  au  milieu  d'une  nuée  de  bruine,  la  machine  aérostatique  disparut 
vite  à  tous  les  yeux  et  alla  tomber  au  village  de  Gonesse,  qu'elle  révolutionna. 
Deux  moines  assurèrent  que  cette  dépouille  flasque  et  déchirée  pouvait 
être  la  peau  d'un  animal  fantastique,  de  quelque  démon  foudroyé.  Armés 
de  fourches,  de  fusils,  les  paysans  se  ruèrent  sur  elle,  la  dépecèrent,  et  il 
ne  fallut  rien  moins  que  l'entremise  du  curé  pour  la  sauver  d'une  destruction 
complète.  Les  gens  de  Paris,  en  apprenant  l'aventure,  ne  se  tinrent  pas  de 


50 


LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 


joie;  on  railla  beaucoup  ces  «  simples  villageois  »,  ces  bonnes  âmes  crédules, 
et  le  lieutenant  de  police  crut  devoir  prévenir  le  retour  de  semblables  faits 
par  une  circulaire  rassurante. 

Le  branle  était  donné;  les  éventaillistes  consignèrent  l'aventure  de  Gonesse 
sur  leurs  produits  naïfs.  La  plupart  redisaient  la  scène,   les  paysans  armés, 


mtm* 


Jjf  f+otttfdiïoti  fa  '/irueieftcff} 
S'opposait  a  voJ/'ti  t't'o/eJ-S) 
£.f^  Roy  /'.//!.!■  <rt>oit,jiut(fi*jffèn*:& 
fiénù'cftretra'rt*  tm  *i haut  trajet 
Pitif'tfJttn  Jif^y,ri  ,/(.' >f>o/  t.titrje 
AppArtufirst»*.  OÊÊg  «w  tonoiiwtt* 
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Il  ntjùtt  pour  tfetix  t/r  **%r  e/ijàns 


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les  moines,  le  curé  protecteur.  Les  bourses  les  plus  modestes  tinrent  à 
honneur  de  se  munir  d'un  éventail  au  globe,  tandis  que  les  dames  mettaient 
des  ballons  partout,  dans  leur  chevelure,  sur  leurs  rubans,  dans  leurs  robes 
même.  L'émotion  s'était  à  peine  calmée,  que  Montgolfier  lançait  à  son  tour 
un  aérostat  magnifique  à  Versailles.  Tout  aussitôt  les  écrans  de  célébrer 
ce  nouveau  succès,  «  cette  victoire  de  l'homme  sur  les  éléments  »,  et  sur  l'un 
d'eux,  on  voit  le  globe  de  Versailles  s'élever  majestueux  devant  deux  paysans 
stupéfaits. 

Le  1er  décembre  1783,  les  aéronautes  Charles  et  Robert  partirent  dans  une 
nacelle.  C'était  le  premier  pas  vers  le  but  entrevu  et  rêvé,  l'homme  volant 
dans  l'air.  Pour  mieux  marquer  l'intérêt  que  la  cour  de  France  prenait  à  ces 
expériences,  il  fut  convenu  que  monseigneur  le  duc  de  Chartres,  accompagné 
du  duc  de  Fitz- James,  suivrait  le  globe  à  cheval  pour  assister  à  la 
descente.  Le  départ  eut  lieu  à  une  heure  ;  à  trois  heures  on  atterrissait 
à  Nesle.  Presque  aussitôt  le  Prince  arrivait  pour  complimenter  les  courageux 
voyageurs.   Charles   descend,    salue   le   duc   de   Chartres,    lui    fait   signer    le 


L'HISTOIRE     PAR     LES     EVENTAILS     POPULAIRES 


51 


procès-verbal  et  remonte  dans  la  nacelle  ;  trente-cinq  minutes  après  Charles 
arrivait  au  Lay. 

C'était  la  victoire  pour  Charles  et  Robert,  c'était  pour  la  Cour  un  puissant 
dérivatif  dont  on  usa  et  dont  on  abusa.  Les  privilèges  ne  se  refusaient 
guère   aux   éditeurs   d'estampes   sur  «  les   globes  ».    Des    milliers   d'éventails 


CHAH       o,_ 


se  répandirent,  les  uns  gravés  sur  papier  parchemin  très  luisant,  coloriés  à 
la  main,  imitant  les  œuvres  soignées.  Sur  les  uns,  c'est  Robert  en  présence 
du  duc,  sur  les  autres  une  foule  criant  :  Bon  voyage  !  On  en  fit  qui  portaient 
au  recto  le  ballon  des  Tuileries,  avec  une  chanson  imprimée  au  verso  sur  l'air 
de  Marlborough,  ou  sur  celui  de  Y  Amitié  vive  et  pure.  L'air  de  Marlborough 
patronnait  des  couplets  étranges  : 

Tous  les  deux  intrépides 

Vont  au  gré,  vont  au  gré  du  fluide, 

Qui  les  fait  en  bon  guide 

Descendre  à  volonté. 

Un  syndic,  trois  curés, 

Des  seigneurs  quantité  ! 

La  quantité  de  seigneurs  se  composait  du  duc  de  Chartres  et  du  duc  de 
Fitz-James. 

Ceci  se  psalmodiait  sur  le  rythme  plaintif  et  doux  de  la  Tendre  Musette, 
et  dans  une  autre  strophe,  l'auteur  célébrait  les  coiffures  au  globe. 

Le  plus  populaire  et  le  plus  apprécié  mettait  en  scène  toute  la  famille 
royale.  A  droite  le  Roi  et  la  Reine,  le  comte  et  la  comtesse  de  Provence, 
à   gauche   le   comte   d'Artois,    sa   femme   et    deux   autres   personnages.    Tout 


52 


LES     LETTRES     ET    LES    ARTS 


cela  enluminé  et  couvert  de  gouaches  criardes.  Une  réclame  versifiée  exaltait 

à  la  fois  l'éventail  et  les  princes  : 

Pour  servir  de  contenanse  (sic) 
Aux  dames  du  temps  présent, 
On  ne  pourroit,  je  panse, 
Trouver  rien  de  plus  charmant 
Que  d'avoir  la  présence 
De  notre  Roi  tout-puissant, 
Et  la  famille  de  France 
Avec  le  globe  volant  ! 

Tout  à  l'heure  les  mêmes  feuilles  peinturlurées  diront  la  ruine  du  tyran; 
à  ce  moment  elles  vivent  de  lui,  font  des  vœux  pour  a  son  auguste  postérité  ». 
L'éventail  c'est  l'homme  même  ! 

En  France  les  plus  belles  choses  font  rire  ;  il  advint  qu'après  avoir  porté 
aux  nues  —  c'est  bien  le  cas  de  le  dire  —  les  ballons  et  leurs  inventeurs, 
on  les  tourna  quelque  peu  en  charge.  Une  des  plaisanteries  les  plus  gauloises 
imaginait  un  physicien  qui,  pour  gonfler  des  montgolfières,  se  servait  de 
l'instrument  de  Molière  rempli  d'air  chaud.  Les  grands  hommes  ont  leurs 
misères;  l'instrument  en  question  avait  parfois  une  autre  destination,  si  bien 
ma  foi,  que,  dans  un  moment  d'oubli,  le  savant  se  trompait,  et  rendu  plus 
léger  que  l'air,  s'enfuyait  par  une  fenêtre.  Cette  grosse  plaisanterie  eut  un 
succès  énorme,  les  estampes  la  mirent  à  toutes  les  sauces.  Le  plus  ordinaire- 
ment la  légende  portait  :  «  Mon  pauvre  oncle  !  »  et  par  la  fenêtre  ouverte  on 
voyait  un  héritier  éperdu  d'apparence,  mais  joyeux  au  fond,  qui  regardait 
son  malheureux  parent  se  perdre  dans  le  ciel.  Le  graveur  Sergent,  beau-frère 
du  général  Marceau,  composa  sur  ce  thème  rabelaisien  une  de  ses  plus 
curieuses  planches  en  couleur,  et  la  Bibliothèque  nationale  conserve  un 
éventail  «  à  l'oncle  »  où  se  voient  encore  les  pliages  de  la  monture. 

Un  an  de  succès  en  France,  c'est  un  long  bail.  Les  globes  volants  passion- 
nèrent les  gens  pendant  une  année  au  moins.  Un  aéronaute,  nommé  Blanchard, 
imagina  dans  les  premiers  mois  de  1784,  un  vaisseau  aérien  dirigeable,  qu'il 
se  proposait  d'expérimenter  en  mars.  Au  jour  fixé,  tout  étant  prêt  pour 
l'expérience,  et  Blanchard  allant  monter  dans  la  nacelle,  un  jeune  militaire, 


L'HISTOIRE    PAR    LES    EVENTAILS    POPULAIRES  53 

légèrement   ému,  le   baron  du  Pont  du   Chambon  voulut  l'y  suivre.   Comme 
on    lui    représentait    l'impossibilité    absolue    où    l'on    était    de    lui    donner 


satisfaction,  l'officier  s'emporta,  tira  son  épée,  et  se  précipitant  sur  la  frêle 
machine,   il  la  mit  en  pièces  : 


Blanchard  allait  contre  le  vent 

Monter  aux  étoiles, 
Mais  un  militaire  imprudent  (sic) 
Accourut  en  ce  beau  moment 

Et  cassa  les  voiles 

Du  bateau  volant. 


On  pense  le  scandale  !  Blanchard,  désespéré,  voulut  partir  quand  même, 


54  LES     LETTRES    ET    LES    ARTS 

car  les  foules  n'étaient  point  tendres  alors,  et  ceux  qui  ne  connaissaient 
pas  l'histoire  commençaient  à  murmurer.  Il  s'éleva  donc,  sans  la  machine, 
en  grand  danger  de  se  perdre,  et  alla  tomber  au  pont  de  Sèvres.  Les  éventails 
ne  manquèrent  pas  de  raconter  l'incident  en  figures  maladroites,  en  vers 
macaroniques.  On  voit  sur  la  plupart,  de  petites  scènes  enluminées,  perdues 
dans  des  picotis  de  couleur. 

Sur  le  verso  de  l'un  d'eux  on  lisait  une  chanson  assez  habilement  troussée, 
en  l'honneur  du  voyageur  intrépide,  et  du  Roi  : 

L'autre  jour  quittant  mon  manoir 
Je  fis  rencontre  sur  le  soir 
D'un  globiste  de  haut  parage, 
Il  s'en  alloit  tout  bonnement 
Chercher  un  lit  au  firmament 
Et  moi  je  lui  dis  :  Bon  voyage! 

Le  poète  félicite  le  «  globiste  ». 

Non  de  maîtriser  les  hazards, 
Mais  d'avoir  fixé  les  regards 
Et  de  Louis  et  d'Antoinette. 

Mais  en  dépit  du  Roi,  de  la  Reine,  des  seigneurs,  l'ennui  naissait  de 
l'uniformité.  Quand  le  graveur-physicien  Janinet  et  l'abbé  Miollant,  son  com- 
père ,  résolurent  de  faire  à  leur  tour  un  voyage  aux  étoiles ,  les  ballons 
n'intéressaient  plus.  Le  départ  des  deux  aventuriers  ayant  été  retardé  par 
un  accident,  la  foule  d'abord  houleuse  rompit  les  barrières,  se  précipita  sur 
le  globe  et  le  déchira.  Ils  ont  volé,  disait  une  chanson,  mais  dans  notre 
bourse!  Alors  les  caricatures  tombèrent  sur  le  graveur  et  sur  l'abbé,  drues 
comme  grêle.  Miollant,  à  cause  de  son  nom,  y  était  représenté  en  chat, 
Janinet,  dit  Asinet,  en  bourrique;  tous  deux  bayaient  aux  corneilles  devant 
leur  machine  lacérée.  Le  rire  fou,  le  vieux  rire  gaulois,  venait  de  prononcer 
la  déchéance  momentanée  des  aérostats  ;  il  privait  la  Cour  d'un  puissant 
moyen  d'amuser  le  populaire  et  de  lui  faire  oublier  la  ruine  financière  et  le 
désarroi  politique.  Les  éventaillistes  eux-mêmes  dédaignèrent  les  globes, 
il  n'en  fut  plus  question. 

Aussi  bien  la  mode  venait  des  écrans  unis  de  papier  vert   ou   striés   de 


L'HISTOIRE    PAR    LES     EVENTAILS    POPULAIRES  55 

lignes  polychromes  «  à  la  paysanne  ».  On  portait  des  éventails  même  en 
hiver,  dans  le  manchon  «  parce  qu'une  femme  allant  en  société,  s'en  munit 
toujours  pour  se  garantir  de  l'ardeur  du  feu,  l'usage  de  présenter  aux  dames 
de  petits  écrans  portatifs  étant  entièrement  aboli  (1788)  ».  Le  plus  souvent 
ils  ne  sont  point  de  papier;  ils  sont  «  faits  de  canne  légère  ou  d'autre  bois 
très  léger,  dont  chaque  partie  est  enlacée  par  des  rubans  placés  à  des 
distances,  et  tourne  à  volonté  dans   tous  les  sens  ». 

Les  particularités  mondaines  expliquent  la  disparition  des  figures  pendant 
une  ou  deux  années.   Il   fallait  pour   les    ramener,  quelque  gros  événement. 
Heureusement  pour  les  marchands  d'éventails,  le  peuple  prit  la  Bastille. 
ÇA  suivre). 

HENRI    HOUCHOT. 


CHATEAUGOUBES 


Quand  il  avait  quitté  Bordeaux  pour  venir  à  Maurice  où  l'attendait  la 
place  de  caissier  d'une  de  nos  maisons  de  commerce  de  ce  temps-là,  son 
thème  était  fait,  son  plan  d'avenir  arrêté  : 

«  J'ai  vingt-sept  ans  ;  je  me  donne  quinze  ans  pour  faire  ma  pelote.  A 
quarante-deux  ans,  je  retourne  à  Bordeaux,  pas  trop  déchiré  —  j'y  veillerai  ; 
j'achète  Château-Goubès,  je  fais  moi-même  mon  vin  que  je  me  suis  arrangé 
pour  bien  placer  à  Maurice  ;  je  me  marie  ;  j'ai  deux  enfants,  un  garçon  et 
une  fille,  Gaston  et  Madeleine;  et...  et,  ma  foi,  je  me  laisse  vivre!  ça  durera 
ce  que  ça  durera.  » 

Cinq  ans  après  son  arrivée  à  Port-Louis,  sa  maison  fit  faillite,  il  perdit 
jusqu'à  son  dernier  sou.  Il  n'avait  plus  que  dix  ans  devant  lui,  et  tout  était 
à  recommencer. 

Aux  grands  maux  les  grands  remèdes.  Il  fit  à  son  plan  une  modification  : 
au  lieu  de  se  marier  à  Bordeaux,  il  se  marierait  à  Maurice  ;  Gaston  et 
Madeleine  avanceraient  un  peu,  voilà  tout. 


CHATEAU-GOUBÈS  57 

Le  point  réglé,  il  chercha  une  dot.  Or,  c'était  «  un  débrouillard,  »  comme 
on  dit  là-bas;  nous  autres  à  Maurice  nous  disons  «  un  finus  ».  Il  trouva. 
La  femme  de  la  dot  n'avait  ni  père  ni  frère;  une  mère,  si  l'on  veut,  mais 
peu  gênante.  Était-elle  veuve?  ce  qu'il  y  a  de  sûr  c'est  qu'elle  n'avait  pas 
d'enfant;  là-dessus  il  n'aurait  pas  transigé.  Après  tout,  il  ne  l'épousait  pas 
pour  la  conduire  dans  le  monde;  bref,  il  mena  rondement  les  choses,  et,  dix 
mois  après,  Madeleine  naissait;  Gaston  lui  avait  cédé  son  tour. 

Toute  la  fortune  de  Madame  était  engagée  dans  une  propriété  sucrière  ; 
bonne  propriété,  pas  trop  de  pluie,  jamais  de  sécheresse,  terre  profonde, 
une  jolie  petite  usine,  une  rivière  pour  irriguer  au  besoin.  Oui;  mais  comme 
c'était  géré!  L'associé  de  Madame,  son  associé  à  lui  maintenant  —  heureu- 
sement —  menait  ça  en  dépit  du  sens  commun.  Après  une  petite  campagne 
de  dix-huit  mois,  l'associé  était  évincé;  Monsieur  prenait  lui-même  en  main  la 
queue  de  la  poêle,  achetait  un  nerf  de  bœuf,   et  ça  allait  marcher. 

Le  fait  est  que  ça  marcha. 

La  marque  de  la  propriété  n'était  guère  estimée  sur  la  place  ;  «  rien 
d'étonnant  avec  un  pareil  animal  !  »  Au  lieu  de  s'entêter  à  la  relever,  ce  qui 
est  toujours  un  peu  long,  Monsieur  trancha  dans  le  vif  et  débaptisa  le  bien; 
ça  s'appelait  Mon  Abri,  ça  s'appellerait...  et  parbleu,  pourquoi  chercher? 
ça  s'appellerait  Château-Goubès. 


# 
#    # 


Six  ans  plus  tard,  la  marque  Château-Goubès  était  une  des  mieux  cotées 
sur  le  marché.  La  propriété  battait  son  plein.  Encore  quatre  coupes,  et  il 
vendrait.  Il  réaliserait  tout  ;  il  secouerait  la  poussière  de  ses  souliers,  et  il 
s'en  retournerait  chez  lui,  acheter  l'autre  Château-Goubès,  et  faire  son  vin. 
Il  en  avait  assez  de  Maurice.  Quel  pays  !  des  imbéciles,  des  poseurs,  des 
filous!  Personne  à  voir;  ce  qui  s'appelle  personne  !  Il  y  avait  six  ans  qu'il 
était  sur  sa  propriété,  eh  bien  !  il  ne  se  rappelait  pas  avoir  une  seule  fois, 
pas  une  seule  fois,  eu  quelqu'un  de  bien  à  sa  table.  Aussi,  encore  quatre  ans  : 
et  puis,  assez,  assez! 


58  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

Elle  n'était  pas  bien  gaie,  en  effet,  la  vie  à  Chàteau-Goubès.  Jamais 
personne. 

Ce  n'est  pas  que  Madame,  quand  elle  avait  quitté  la  ville  pour  venir 
s'enterrer  à  la  campagne,  y  eût  apporté  le  moindre  parti  pris  d'isolement; 
bien  s'en  faut  ;  Madame  était  sociable,  elle  avait  fait  ses  preuves,  le  monde 
n'était  pas  pour  lui  faire  peur.  En  arrivant,  elle  avait,  comme  toute  nouvelle 
venue,  fait  ses  visites  de  quartier,  sans  fausse  morgue,  à  la  bonne  franquette. 
On  ne  lui  en  avait  pas  rendu  une  seule,  de  ses  visites.  Les  bégueules!  Après 
tout,  qui  est-ce  qui  y  perdait  ?  Pas  elle,  à  coup  sûr.  Ah  !  si  fait,  elle  avait 
perdu  quelque  chose  :  «  l'ennui  de  mettre  un  corset.  »  Elle  ne  vivait  plus  que 
pour  sa  fille  —  en  peignoir. 

Les  quatre  années  qui  suivirent  furent  mauvaises  :  un  coup  de  vent; 
puis  une  sécheresse,  puis  de  mauvais  prix.  II  ne  fallait  pas  songer  à  liquider 
dans  ces  conditions-là;  Monsieur  remit  son  départ  à  quatre  ans,  après  une 
bonne  série. 

Elle  est  parfois  bien  lente  à  venir,  cette  bonne  série-là  !  C'est  à  Chàteau- 
Goubès  de  l'île  Maurice  qu'on  fêta  les  seize  ans  de  Madeleine. 

Mais,  et  Gaston?  —  Est-ce  que  Monsieur  avait  eu  le  temps!  Madeleine 
était  fille  unique. 

Jolie,  la  Madeleine!  pleine  de  sève,  appétissante,  savoureuse.  Une  pêche 
de  plein  vent,  un  peu  ferme  ;  il  y  faut  un  petit  effort  pour  enfoncer  les  dents  ; 
mais,  ensuite,  ça  fond,  et  la  bouche  s'emplit  de  fraîcheur,  de  suc  et  de 
parfum  ;  un  sauvageon  ;  mais,  dans  nos  pays,  la  pratique  de  la  greffe  est-elle 
nécessaire?  La  rosée  du  matin,  l'ardeur  du  jour,  la  caresse  du  soir,  le  regard 
du  bon  Dieu;  et  nos  fruits  sont  exquis. 

# 
#    # 

Qui  avait  élevé  Madeleine?  Sa  mère? 

Sa  mère,  il  faut  être  juste,  l'avait  nourrie  jusqu'à  dix-huit  mois,  bien 
nourrie,  à  bouche  que  veux-tu.  Mais  Madeleine,  un  beau  matin,  avait  refusé 
net  ;  et,  depuis  ce  jour-là,  elle  s'était  résolument  réservé  le  soin  exclusif  de 


GHATEAU-GOUBÈS  59 

son  alimentation  quotidienne,  dont  les  fruits  verts  faisaient  la  base.  Il  y  avait 
bien  eu,  par-ci  par-là,  quelques  protestations  de  l'organisme;  mais  Madeleine 
qui  avait  du  caractère,  avait  tenu  bon,  et  comme,  après  tout,  le  dernier  mot 
de  l'hygiène  c'est  la  régularité,  Madeleine  s'était  fait  une  belle  petite  santé, 
obuste  et  souple  comme  un  jeune  goyavier  sauvage. 

L'hydrothérapie  aussi  !  —  qu'on  nous  pardonne  ce  gros  mot-là  dont 
Madeleine  n'avait  pas  la  notion  la  plus  lointaine.  —  La  rivière  coulait  au  bas 
du  verger,  à  une  petite  portée  de  fusil  de  la  maison.  Le  matin,  le  soir,  à 
toute  heure  du  jour,  été  comme  hiver,  par  la  pluie  ou  le  soleil,  Madeleine 
était  à  l'eau.  Et  quand,  toute  petite  encore,  elle  venait  de  temps  à  autre 
se  pelotonner  sur  les  genoux  de  sa  mère  pour  se  faire  caresser  un  instant, 
Madame,  à  travers  son  peignoir,  sentait  la  fraîcheur  profonde  du  mignon  petit 
corps  de  la  fdlette,  dont  la  jupe  humide  du  reste  n'avait  jamais  le  temps  de 
sécher,  ce  qui  aurait  été  souverainement  dangereux,  à  cause  des  refroi- 
dissements. Et  vite  Madeleine  retournait  à  l'eau.  Sa  maman  l'appelait  mon 
petit  canard. 

Mais  aussi ,  quelle  salle  de  bain  !  quelle  distribution  intelligente  et 
coquette  ! 

La  rivière  qui  s'en  venait  de  la  montagne,  là-bas,  sans  jamais  quitter 
l'ombre  des  grands  arbres,  arrivait  au  verger  où  elle  rencontrait  une  petite 
île.  Elle  se  séparait  en  deux  bras  :  à  gauche,  sous  les  ravenals,  un  mince 
filet  d'eau  claire,  juste  de  quoi  remplir  l'une  après  l'autre  les  grandes  cuvettes 
de  roche  pour  la  figure  et  pour  les  mains  ;  à  droite,  sous  les  jamrosas,  un 
courant  profond  de  deux  pieds,  où  l'on  s'asseyait  dans  l'eau  tapageuse,  pour 
se  sentir  soulevée  peu  à  peu  jusqu'à  ne  plus  rien  peser  du  tout;  alors,  on 
se  retenait  des  deux  mains  à  une  branche,  on  laissait  filer  les  pieds,  et  on 
restait  là,  tout  allongée,  bercée  dans  la  chanson  de  l'eau  rapide.  L'île  finie, 
les  deux  canaux  se  rejoignaient,  et  la  rivière  faisait  mine  de  s'endormir  au 
soleil  dans  un  grand  bassin  plat  où  flottaient  des  herbes  à  larges  feuilles 
vertes  ;  mais  les  deux  bords  rapprochaient  tout  doucement  leurs  grands 
rochers  tapissés  de  fougères,  l'eau  prenait  son  élan,  filait;  le  fond  manquait 
sous  elle,  et,  de  ses  quatre  pieds  de  haut,  la  cascade  précipitait  sa  douche 


60 


LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 


sonore  dans  le  grand  bassin  obscur  où  l'on  nageait  sans  avoir  pied  nulle  part, 
pour  peu  que  la  pluie  eût  tombé  là-bas,  dans  les  hauts. 


# 
*    # 


Vers  l'âge  de  dix  ans,  Madeleine  avait  appris  à  lire,  entre  deux  bains; 
à  quatorze  ans,  elle  savait  signer  son  nom;  et,  son  éducation  finie,  n'ayant 
plus  rien  à  faire,  elle  s'ennuya.  Il  lui  vint  des  appétits  de  voyages  en  ville, 
des  goûts  de  toilette;  elle  se  mit  à  porter  de  petites  bottines  coquettes,  à 
s'habiller  devant  son  miroir;  le  petit  canard  passait  plus  de  temps  sur  la 
terre  que  dans  l'eau;  il  se  fit  même  donner  un  corset. 

«  C'est  comme  ça  que  ça  m'a  commencé,  »  se  dit  avec  mélancolie 
Madame,  qui  se  souvenait,  et,  se  l'étant  dit  à  elle-même,  elle  le  dit  ensuite  à 
Monsieur,  pour  qu'il  avisât.  —  «  C'est  bon,  c'est  bon,  je  connais  ça  :  je  la 
marierai  à  Bordeaux.  »  Et  Monsieur  prenant  son  nerf  de  bœuf  s'en  alla  voir 
ses  cannes. 

Monsieur  connaissait  ça;  et  bien,  et  Madame  donc!  Elle  ne  savait  pas  au 
juste,  il  est  vrai,  où  «  l'on  mettait  »  Bordeaux  ;  mais  elle  savait  bien  que 
Bordeaux  était  loin  et  que  sa  fille  avait  quinze  ans  passés  ;  elle  savait  encore 
ce  qu'il  y  a  dans  le  corset  que  demande  une  fillette,  et  que,  chez  nous,  un  seul 
jour  de  soleil  dore  et  mûrit  le  fruit  vert  de  la  veille.  Bref,  résumant  tout  ce 
qu'elle  savait  dans  la  synthèse  ingénieuse  d'un  de  nos  adages  créoles  : 
a  quand  canard  sourti  dans  dileau  li  rode  nique  —  quand  le  cahard  quitte 
l'eau  c'est  pour  chercher  un  nid  »,  elle  résolut  d'aider  son  petit  canard  à 
trouver,  et  à  trouver  moins  loin  que  Bordeaux. 

Pour  fêter  les  seize  ans  de  Madeleine,  on  donnerait  une  fête,  un  déjeuner 
dinatoire ,  comme  on  dit  par  ici  ;  soupatoire ,  risquent  même  quelques 
néologues  dont  nous  réprouvons  l'audacieuse  création.  Le  point  fut  débattu 
contradictoirement  entre  Monsieur  et  Madame.  Monsieur,  qui  avait  de  la 
mémoire,  ne  s'en  souciait  guère.  Madame  insista.  Il  y  avait  treize  ans  main- 
tenant qu'on  habitait  le  quartier  :  Madame  avait  son  banc  à  l'église,  elle 
donnait  à  toutes   les  quêtes  et  pour  toutes  les  œuvres  ;   Monsieur,   avait  en 


CHATEAU-GOUBES  61 

mainte  occasion  obligé  gracieusement  ses  voisins  :  charrettes  prêtées,  cannes 
passées  gratis  à  son  usine  quand  l'usine  d'à-côté  avait  cassé  la  chapelle  de 
son  moulin,  incendie  éteint  dans  un  carreau  au  balisage  de  Château-Goubès, 
têtes  de  cannes  données,  que  sais-je  encore!  De  quoi,  à  coup  sûr,  vaincre 
les  sottes  préventions  du  début.  «  Je  veux,  »  avait  conclu  Madame. 

L'on  écrivit  les  invitations ,  invitations  en  grand ,   pour  tout  le  quartier. 
«  Que  diable  !   dans  le  nombre  il  y  en  aura  qui  accepteront.    » 


# 
#    # 


Madame  se  leva  «  toute  drôle  »  ce  matin-là.  D'abord,  est-ce  qu'on  viendrait? 
Et  puis,  ce  corset  à  mettre  !  oh  !  ce  corset. 

Mais  elle  était  bien  jolie,  Madeleine,  jolie  à  croquer  dans  sa  robe  blanche 
de  mousseline  et  de  dentelle.  Sa  mère  souriait  orgueilleusement  derrière  son 
mouchoir.  Elle  les  regarderait,  les  petits  messieurs;  et,  en  dépit  des  papillons 
rouges  qui  passaient  et  repassaient  devant  ses  yeux  —  ce  devait  être  son 
corset  —  elle  verrait  bien  lequel. 

Le  déjeuner  était  pour  midi.  A  dix  heures,  une  lettre  :  «  Un  peu  tard  pour 
s'excuser!  »  A  dix  heures  et  quart,  seconde  lettre;  puis,  d'autres  et  d'autres 
encore,  de  dix  minutes  en  dix  minutes.  Monsieur  verdissait  ;  Madame  toute 
rouge,  puis  toute  pâle,  ne  souriait  plus  ;  Madeleine,  qui  regardait  sa  coiffure 
dans  toutes  les  glaces,  ne  voyait  rien  autre  chose,  mais  elle  trouvait  qu'il 
tardait  bien  à  arriver. 

A  onze  heures  et  demie  enfin,  une  voiture  :  la  première  et  la  dernière.  Le 
jeune  Edmond  Sonneron  descendit.  Il  était  seul ,  et  présenta  en  fort  bons 
termes  —  il  ignora  toujours  quel  danger  sa  vie  avait  couru  ce  jour-là  —  les 
excuses  et  les  vifs  regrets  de  son  père  et  de  sa  mère  retenus  à  Mont-Fertile 
par  une  tante  intempestive,  arrivée  le  matin  même,  à  l'improviste,  sans  crier 
gare.  Quant  à  lui,  il  n'avait  pas  voulu,  même  pour  les  beaux  yeux  d'une 
tante  à  héritage,  renoncer  au  plaisir  de  venir  fêter  mademoiselle  Madeleine, 
avec  qui,  s'en  souvenait-elle?  il  avait  fait  sa  première  communion,  il  y  avait 
six  ans.  Six  longues  années,  comme  ça  vous  change  !  Ce  n'est  pas  qu'il  eût 


62  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

l'air  de  le  regretter;  et  Madeleine  dut  avancer  les  deux  bras  pour  recevoir 
l'énorme  gerbe  de  fleurs,  le  premier  bouquet  qu'on  lui  eût  jamais  donné, 
et  qu'ils  portèrent  tous  deux  sur  le  grand  guéridon  en  marbre  blanc,  à  l'un 
des  angles  du  salon. 

Monsieur  et  Madame  eurent  le  temps  d'échanger  un  regard  :  Madame 
comprit.  Quatre!  on  était  quatre,  et  la  table  avait  quarante  couverts. 

Vous    ne    connaissez    pas    Château-Goubès,    monsieur    Edmond?    en 

attendant  qu'on    serve... 

Madame  sortit  la  première,  puis  les  deux  jeunes  gens,  et  l'on  se  dirigea 
à  petits  pas  du  côté  du  verger,  où  il  y  avait  de  l'ombre.  Madame  avait 
oublié  quelque  chose  :  a  Je  suis  à  vous  dans  un  instant.  »  Et  ils  descendirent 
côte  à  côte  vers  la  rivière. 

«  Mon  ami,  avait  dit  M.  Sonneron  à  son  fils  Edmond,  tu  tiens  à  y  aller, 
soit  !  Tu  as  vingt  et  un  ans.  Mademoiselle  Madeleine  est  ravissante,  d'accord. 
Mais,  entends-moi  bien  :  elle  a  une  mère  dont  on  n'épouse  pas  la  fille.  Tu 
m'as  compris.  Maintenant,  vas-y  si  tu  veux.  » 

Edmond  avait  voulu. 


#    # 


L'ombre  des  grands  arbres  tombait  sur  la  tête  nue  de  Madeleine,  et  parfois, 
un  rayon,  au  passage,  allumait  des  reflets  bleus  dans  ses  cheveux  noirs.  Il  la 
laissa  marcher  un  peu  en  avant  pour  la  regarder  sans  la  gêner;  à  la  sortie  de 
l'église,  il  n'osait  guère,  à  cause  du  monde.  Alors,  sentant  ses  yeux  sur  elle, 
elle  pressa  le  pas,  et  ils  arrivèrent  au  bord  de  l'eau,  au-dessous  de  la  cascade. 

Le  moyen  de  causer  au  milieu  du  vacarme  de  toute  cette  eau  tombante  !  Il 
ne  pouvait  que  la  regarder,  et  il  la  regarda.  Il  la  tenait  donc  enfin,  cette 
occasion  si  ardemment  souhaitée,  si  longtemps  attendue,  de  la  voir,  de  la 
bien  voir,  à  son  aise,  sans  se  presser,  depuis  les  petits  cheveux  fous  de  sa 
nuque  ambrée,  jusqu'aux  fins  talons  hauts  de  ses  bottines,  posés  là  côte  à  côte 
au  bord  de  l'eau,  comme  deux  petits  tourtereaux  descendus  pour  boire,  là, 
sur  la  grande  roche  plate  où  elle  se  tenait  toute  droite  et  un  peu  gauche, 


CHATEAU-GOUBES  63 

sans  bouger.  Son  front  blanc,  si  lisse  qu'il  y  voyait  la  pensée  timide  glisser 
sans  oser  se  poser  encore;  ses  sourcils,  noirs,  purs,  doux  comme  une  caresse; 
et  ses  yeux,  ses  yeux!  Elle  les  tenait  obstinément  fixés  sur  la  cascade,  il 
l'appela  pour  la  forcer  à  les  tourner  de  son  côté  :  elle  le  regarda.  Oui,  les 
voilà,  c'est  bien  eux  ces  yeux  troublants  qu'il  avait  dans  le  cœur  depuis 
six  ans.  Depuis  six  ans  ?  elle  en  avait  dix  alors,  lui  quinze.  Un  garçonnet  de 
quinze  ans  et  une  fillette  de  dix  !  —  Les  voyageurs  les  plus  véridiques  affirment 
que  chez  les  Samoïèdes  et  les  Esquimaux  les  rigueurs  du  climat  s'opposent  à 
toutes  les  précocités.  Nous  ne  discutons  pas,  nous  racontons. 

Il  y  avait  six  ans,  ces  yeux-là  lui  étaient  entrés  dans  le  cœur;  à  son  insu, 
sans  qu'il  y  prît  garde,  et  ils  y  étaient  restés.  De  la  petite  fille  à  qui  ils 
appartenaient,  avait-il  souvenance  ?  L'avait-il  même  regardée  ?  Possible  bien, 
mais  il  n'en  aurait  pas  juré.  C'étaient  les  yeux  qu'il  revoyait  malgré  lui, 
sans  y  penser,  sans  le  vouloir  :  ces  yeux-là  ne  l'avaient  plus  quitté.  Ce  qu'ils 
lui  avaient  dit  d'abord,  le  savait-il?  s'en  souvenait-il  seulement?  c'était  si 
loin,  si  confus,  si  vague.  Quand  il  eut  dix-sept  ans,  comme  ils  continuaient  à 
le  poursuivre,  il  commença  à  leur  demander  ce  qu'ils  lui  voulaient.  Puis,  il 
eut  dix-neuf  ans  ;  puis  vingt  ans  ;  et  un  jour  —  oh  !  il  se  le  rappelait  bien,  ce 
jour-là!  —  il  vit  qu'ils  étaient  à  Madeleine,  ces  yeux  profonds,  pleins  de 
lumière  et  d'ombre,  dont  la  mystérieuse  hantise  l'accompagnait  partout, 
toujours.  Ce  jour-là,  elle  et  lui,  ils  s'étaient  rencontrés  sur  le  perron  de 
l'église,  face  à  face,  presque  à  se  heurter;  et  depuis  lors,  ce  n'étaient  plus 
les  yeux  seulement,  c'était  Madeleine,  c'était  toute  cette  belle  jeune  fille 
debout  là,  au  bord  de  l'eau,  dans  la  lumière  humide  qui  glissait  caressante 
autour  d'elle,  c'était  Madeleine  tout  entière  dont  l'image  souveraine  ne  le 
quittait  plus  jamais,  nulle  part. 

Et  maintenant,  vas-y  si  tu  veux,  lui  avait  dit  son  père.  S'il  avait  voulu  ! 

# 

#    # 

Cependant,  là-haut,  dans  la  salle  à  manger,  on  courait,  on  se  bousculait 
avec   un   grand   tumulte   de   domestiques    tremblants,    effarés   sous   la   colère 


64 


LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 


insensée  de  Monsieur  qui,  les  poings  fermés,  l'œil  sanglant,  l'écume  aux  lèvres, 
leur  demandait  avec  des  cris  de  fureur  quel  misérable  voulait  se  faire  tuer. 

Madame  entra.  11  essaya  de  ne  lui  rien  dire.  Elle  eut  l'imprudence  de 
venir  à  lui.  Alors,  ivre  de  rage  impuissante,  il  se  pencha  à  son  oreille  : 
«  Et   bien  !    vous  êtes    contente   maintenant  !    c'est   vous   qui   l'avez   voulu, 

mauvaise »  Elle  recula  sous   le   mot  ignoble   qui   la   souffletait   en   plein 

visage.  Elle  vit  rouge  ;  tout  son  sang  se  précipita  en  sifflant  à  son  cerveau; 
elle  était  sanglée  dans  son  corset,  elle  sentit  qu'elle  étouffait.  Elle  voulut  crier, 
leva  les  bras,  et  s'abattit.  Il  prit  une  carafe  qu'il  lui  versa  sur  la  figure  et  dans 
le  cou;  il  saisit  un  couteau  sur  la  table  et  fendit  sa  robe  :  elle  ne  bougeait 
pas.  Quelques  domestiques  sortirent  en  courant  ;  d'autres  regardaient. 

Madeleine  n'entendait  pas  qu'on  l'appelait.  Lorsque  de  là-haut  le  domestique 
l'eut  enfin  aperçue,  il  se  fit  un  porte-voix  de  ses  deux  mains  pour  se  faire 
entendre  par-dessus  le  bruit  de  la  cascade  :  «  Mamzelle  !  Mamzelle,  vine 
vitement,  Madame  fine  mort.  » 

Elle  poussa  un  cri  de  terreur  et  chancela.  Croyant  qu'elle  allait  tomber 
Edmond  lui  saisit  la  main;  et  ils  se  mirent  à  courir  ensemble  vers  la  maison, 
lui  la  soutenant. 

On  l'avait  portée  sur  un  des  grands  canapés  de  la  varangue.  La  figure  était 
violacée,  les  yeux  mi-clos,  sans  regard. 

Au  bout  d'une  demi-heure  le  médecin  arriva  dans  la  voiture  poussée  à 
fond  de  train.  Il  souleva  le  bras,  il  chercha  le  pouls;  il  écouta  le  cœur;  il 
chercha  à  la  saigner;  il  approcha  des  narines  un  petit  miroir.  Alors  il  fit 
signe  à  Monsieur  de  le  suivre,  et  l'emmena  dans  le  salon.  Madeleine  comprit. 
Et  comme  elle  pleurait  en  se  tordant  les  mains,  et  qu'ils  étaient  encore 
seuls  sous  la  varangue  déserte,  et  que  lui  aussi  il  pleurait,  il  la  prit  dans  ses 
bras,  il  la  pressa  sur  son  cœur  et  l'embrassa  longuement. 


# 

#    * 


Tout   le   quartier   était   à   l'enterrement  :    on  se   doit   ces   déférences   de 
propriétaire  à  propriétaire.   Et  puis,  il  faut  le  dire,  cette  malheureuse  femme 


CHATEAU-GOUBÈS  65 

foudroyée  par  l'apoplexie  à  l'heure  précise  du  déjeuner  où  l'on  avait  refusé 
de  se  rendre,  c'était  plus,  beaucoup  plus  qu'on  n'avait  voulu.  On  entendait  la 
remettre  à  sa  place,  et  qu'elle  y  restât  ;  mais  qu'elle  prît  la  chose  si  fort  au 
tragique!   on  n'est  pas  des  assassins. 

Le  cortège,  tous  les  employés,  tous  les  domestiques  mâles  et  femelles, 
tous  les  malabars  d'habitation,  toutes  les  femmes  indiennes,  tous  les  enfants 
—  c'est  l'usage  —  le  cortège  s'ébranla,  et  au  bout  de  la  longue  allée  de 
manguiers  les  invités  montèrent  dans  leurs  voitures,  pour  suivre  le  char 
funèbre,    car   le   soleil  était  terrible,    et  puis,  c'est  l'usage. 

Caché  derrière  une  épaisse  charmille  du  jardin,  ayant  encore  aux  lèvres 
le  baiser  de  l'avant-veille ,  il  attendit.  Au  détour  du  grand  chemin ,  le 
vêtement  blanc  du  dernier  malabar  disparut  dans  un  flamboiement  de 
lumière;  dans  l'allée  poudreuse,  sous  les  rayons  pesants  du  soleil  de  midi, 
la  poussière  lourde  retomba  peu  à  peu;  plus  rien.  Il  attendit  encore  un  bon 
moment,  puis  il  rentra  dans  la  maison. 

Le  salon  était  vide  maintenant,  dans  le  parfum  troublant  des  fleurs  et 
l'inoubliable  odeur  des  cierges  éteints.  Il  entra  dans  la  salle  à  manger 
ouverte  ;  personne.  II  ressortit  sous  la  varangue  de  derrière  ;  les  voiles 
étaient  toutes  baissées,  il  faisait  noir.  Là-bas,  tout  au  fond,  cette  vague  tache 
pâle  dans  la  demi-obscurité,  c'était  sa  robe  blanche.  Il  s'approcha  sans  bruit; 
c'était  bien  elle,  blottie  au  fond  d'un  grand  fauteuil  ;  elle  ne  bougeait  pas. 
Il  s'approcha  encore  :  elle  dormait.  Brisée  par  deux  nuits  de  larmes  et 
d'insomnie,  maintenant  que  c'était  fini,  elle  était  tombée  là  sans  force, 
vaincue ,  anéantie  :  elle  dormait.  Une  de  ses  mains  couvrait  ses  yeux  ;  son 
autre  bras,  nu  jusqu'au  coude,  reposait  inerte  sur  le  fauteuil.  Il  la  regarda, 
et  ses  yeux  peu  à  peu  se  faisaient  au  jour  sombre  de  la  varangue.  Immobile, 
penché  vers  elle,  il  regarda  longtemps,  longtemps  :  elle  dormait.  La  main 
qui  lui  cachait  à  demi  son  visage  retomba  fatiguée  sur  ses  genoux;  alors 
il  se  rapprocha  ;  plus  près,  encore  plus  près  pour  la  mieux  voir.  Un  lourd 
silence  pesait  sur  la  grande  maison  déserte  ;  dehors ,  la  campagne  vide 
dans  le  soleil  embrasé  ;  seules  les  cigales  vibraient  sous  les  rameaux  des 
grands  badamiers  engourdis  dans  la  chaleur;  pas  un  souffle  de  l'air,  pas  un 


66  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

frémissement  des  feuilles.  Plus  près  encore.  Au-dessous  de  ses  doux  yeux 
fermés,  l'ombre  légère  de  ses  longs  cils  ;  ses  joues,  moins  délicate  la  pulpe 
transparente  de  la  balsamine  ;  son  cou  blanc ,  incliné  languissant  sous  le 
poids  de  la  tête  alourdie.  Plus  près.  Là,  sous  ses  fins  cheveux  noirs  à  demi 
dénoués,  sa  petite  oreille,  rose,  pure  comme  le  plus  mignon  des  coquillages 
de  nos  grèves.  Plus  près,  toujours  plus  près.  Ses  lèvres  entr'ouvertes,  rouges, 
humides,  où  passait  son  souffle  tiède.  Il  regardait  et  ne  voyait  plus.  Dehors 
le  soleil  brûlait,  les  cigales  sonnaient.  Plus  près,  plus  près  toujours.  Ses 
lèvres  touchèrent  ses  lèvres;  elle  ouvrit  ses  yeux  tout  grands;  leurs  regards 
plongèrent  l'un  dans  l'autre  un  instant,  une  éternité.   Elle  referma  les  yeux. 

# 

*    # 

—  Vous  m'avez  dit,  mon  père,  qu'on  n'épousait  pas  la  fille  de  sa  mère. 
Ce  sont  bien  là  vos  propres  paroles,  n'est-ce  pas  ?  Je  viens  vous  soumettre 
respectueusement,  mon  père,  que  la  pauvre  femme  est  morte. 

—  Et  je  ne  vois  pas  ce  qu'elle  pouvait  faire  de  mieux  pour  sa  fille.  Et 
bien,  après?  Conclus. 

—  Vous  conclurez  vous-même,  mon  père. 

—  Soit!  je  conclurai  moi-même.  Je  t'ai  dit,  n'est-ce  pas,  qu'on  n'épousait 
point  la  fille  de  sa  mère?  Et  bien,  je  te  dis  aujourd'hui  qu'on  n'épouse  pas 
la  fille  de  son  père.  Or,  le  père,  lui,  est  vivant,  bien  vivant;  et  à  moins  que 
tu  ne  prennes  la  petite  peine  de  le  supprimer  lui  aussi  au  préalable... 
Edmond!  tu  m'ennuies,  tu  sais!  Non.  Tu  m'entends?  non!  Et  que  ce  soit 
une  fois  dit  ;  n'y  reviens  plus. 

Edmond  connaissait  son  père,  M.  François  Sonneron,  surnommé  dès  sa 
première  enfance   «  bâton   bois-maigue  ».   Il   sortit. 


# 
#  # 


A  Château-Goubès,  la  coupe  était  commencée.  Oh!  la  dernière,  celle-ci 
coûte  que  coûte,  la  dernière  à  tout  prix. 


CHATEAU-GOUBES  67 

Monsieur  était  le  premier  levé.  C'est  lui,  avant  trois  heures  du  matin,  qui 
mettait  l'usine  en  mouvement  ;  lui  qui,  passé  dix  heures,  la  nuit,  faisait 
éteindre  les  feux.  Il  était  partout,  toujours  debout,  aux  champs  derrière  les 
coupeurs,  par  les  chemins  derrière  les  charrettes,  à  la  sécherie,  aux  turbines, 
à  la  batterie ,  au  moulin ,  partout ,  son  nerf  de  bœuf  à  la  main ,  ne  se 
ménageant  pas  et  les  autres  encore  moins;  on  bûchait  dur,  on  s'écrasait  de 
fatigue,  on  se  tuait  à  l'ouvrage  :  ça  marchait.  II  la  mènerait  rondement, 
cette  coupe  ;  puis  il  vendrait  ;  il  vendrait  cette  propriété  de  malheur, 
quand  on  devrait  le  voler ,  quand  il  devrait  la  donner.  Et  il  partirait ,  il 
mettrait  toute  l'eau  de  la  mer  entre  lui  et  ce  pays  maudit.  Là-bas,  bien  loin, 
il  retrouverait  le  sommeil  peut-être! 

Quand  Edmond  vint  à  Château-Goubès  pour  faire  sa  visite  de  condoléance, 
c'est  à  l'usine  que  Monsieur  le  reçut,  dans  son  bureau.  De  là,  assis  devant 
sa  table  où  étaient  tous  les  livres  de  la  propriété,  sa  boîte  à  cigares,  son 
plateau  avec  sa  bouteille  et  deux  verres,  les  échantillons  de  sucre  dans  de 
petits  flacons  étiquetés,  les  clefs  du  magasin  et  son  nerf  de  bœuf;  de  là, 
tout  en  satisfaisant  aux  exigences  de  la  politesse,  il  pourrait  continuer  à 
tout  voir,  tout  surveiller,  tout  contrôler.  Pas  de  siège,  que  son  fauteuil  à 
fond  de  cuir,  au  dossier  maintenu  avec  des  cordes  ;  il  fit  mine  de  l'offrir 
au  visiteur;  Edmond  refusa  du  geste,  et  s'assit  à  côté,  sur  une  pile  de 
sacs  de  vacoa.  Les  turbines  ronflaient,  la  vapeur  sifflait,  les  coups  sourds 
du  grand  moulin  broyant  les  cannes  entre  ses  cylindres  puissants,  faisaient 
trembler  le  plancher  disjoint;  néanmoins  on  pouvait  causer  à  tue-tête,  et 
l'on  causa. 

Nous  l'avons  dit,  Monsieur  était  un  «  débrouillard,  »  et,  ce  que  lui  voulait 
Edmond,  il  n'avait  pas  eu  de  peine  à  le  deviner.  Or,  comme  Monsieur  avait 
depuis  de  longues  années  désappris  l'usage  des  gants,  lorsqu'il  vit  que  le 
jeune  homme  commençait  à  «  tourner  autour  du  pot,  »  il  fit  pivoter  son 
fauteuil  sur  un  des  pieds  de  derrière  pour  se  placer  bien  en  face  de 
l'amoureux,  et,  en  dépit  de  tous  les  bruits  de  l'usine,  le  regardant  au  fond 
des  yeux;   il  lui  tint  ce  langage  dépouillé  d'artifice  : 

«  Mon  cher  monsieur,  vous  ou  du  moins  les  vôtres,  ce  qui  m'est  tout  un, 


68  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

vous  me  traitez  comme  un  paria  depuis  quinze  ans.  Vous  nous  avez  mis  au 
ban  de  votre  estimable  société,  moi  et  ma  femme  qui  en  est  morte.  Vous 
vous  en  doutiez  un  peu,  n'est-ce  pas  ?  Et  bien,  vous  n'en  douterez  plus  du 
tout  :  elle  en  est  morte.  Je  vous  ai  en  horreur,  vous  tous  et  votre  pays 
hospitalier;  peut-être  dans  votre  haute  équité  admettez-vous  que  j'ai  des 
raisons  pour  cela.  Dans  six  mois  j'aurai  quitté  Maurice  pour  toujours,  avec 
ma  fille,  que  je  marierai  là-bas,  et  à  qui  je  ferai  oublier,  j'espère,  les  dédains, 
les  humiliations,  les  amertumes  de  ses  premières  années.  Et  maintenant,  cher 
monsieur,  si  vous  voulez  me  faire  l'honneur  d'accepter  un  verre  de  madère?  » 

Edmond  accepta  le  verre  de  madère;  mais  il  ne  lui  demanda  pas  la  main 
de  sa  fille. 

Quand  il  sortit  de  l'usine,  Edmond  se  garda  bien  de  chercher  à  voir 
Madeleine.  Il  regarda  en  passant  la  table  de  bois  profonde  où  se  trouvait  le 
sucre  à  turbiner  dans  la  journée,  puis  il  remonta  dans  sa  voiture  et  rentra 
à  Mont-Fertile  pour  réfléchir. 


# 


Ainsi,  dans  six  mois,  Madeleine  quittait  Maurice;  il  avait  tout  juste  six 
mois  devant  lui  pour  fléchir  l'opiniâtreté  de  M.  Sonneron,  et  pour  apprivoiser 
l'autre  au  point  de  se  faire  accepter  comme  gendre.  Quelle  solution?  enlever 
Madeleine  ?  Sans  doute  du  côté  de  son  père,  à  lui,  c'eût  été  là  un  argument 
sérieux,  peut-être  décisif.  Mais  du  côté  de  l'autre  ?  Admettons  que,  trouvant 
le  nid  vide  et  n'ayant  pas  à  point  nommé  Madeleine  sous  sa  main,  il  manquât 
l'occasion  de  la  tuer  sur  le  coup  ;  et  bien,  après  ?  Elle  était  mineure,  sa  fdle  ; 
qu'est-ce  qui  l'empêcherait  de  la  reprendre  en  vertu  de  ses  droits  impres- 
criptibles de  père,  et  de  l'emmener  là-bas,  et  de  l'y  marier?  J'entends 
l'objection,  j'entends!  mais,  de  bon  compte,  une  petite  peccadille  dans  le 
passé  d'une  toute  jeune  fille  merveilleusement  belle  et  suffisamment  riche  ; 
et  où  cela,  s'il  vous  plaît?  Bien  loin,  bien  loin  au  bout  du  monde,  dans 
une  petite  île  perdue  de  l'océan  Indien  ;  franchement ,  est-ce  bien  là  de 
quoi  arrêter  un   Bordelais,  de   Bordeaux  ou   d'ailleurs,    pour  peu    qu'il   soit 


CHATEAU-GOUBES  69 

suffisamment  besogneux  ou  suffisamment  épris  ?  Et  Edmond  voyait  le  beau- 
père  de  ses  rêves  frapper  de  petits  coups  ironiques  sur  sa  propre  poitrine, 
et  lui  dire  avec  sa  voix  de  tête  qu'il  entendait  encore  faisant  le  chant 
par-dessus  la  basse  profonde  de  son  moulin  :  «  Je  trouverai  un  gendre,  cher 
monsieur,  je  trouverai.  » 

Et  puis,  il  l'aimait,  sa  Madeleine.  Elle  était  sa  femme,  elle  le  serait  aux 
yeux  de  tous.  Et  sa  femme  ne  se  glisserait  pas  dans  la  maison  de  son  père, 
par  une  porte  dérobée,  le  rouge  au  front  ;  elle  entrerait  à  Mont-Fertile  en 
plein  jour,  par  la  grande  porte  ouverte  à  deux  battants;  et,  sur  le  seuil, 
sa  mère  l'embrasserait.  Il  fallait  que  cela  fût,  et  cela  serait.  Edmond  était 
le  fils  de  son  père,  et  le  bois  maigre  est  le  plus  inflexible  de  nos  bois. 


# 
#    # 


A  sept  heures  du  soir,  au  mois  d'août,  quand  il  n'y  a  pas  de  lune,  il  fait 
nuit  noire  dans  nos  champs. 

L'usine  de  Château-Goubès  avait  tous  ses  feux  allumés;  aux  turbines  au 
moins  on  travaillait  jusqu'à  dix  heures,  il  en  était  sûr.  Il  attendit  derrière  la 
charmille  d'orangines.  Il  le  vit  sortir  de  la  salle  à  manger,  et  le  suivit  de 
loin.  Sa  silhouette  se  détacha  en  noir  sur  la  baie  lumineuse  de  la  grande 
porte  de  l'usine,  puis  la  fenêtre  du  bureau  s'éclaira.  Edmond  revint  vers  la 
maison.  Le  salon  était  sans  lumière ,  et  dans  la  varangue  de  derrière , 
l'obscurité  était  rendue  plus  épaisse  encore  par  l'ombre  compacte  des  grands 
badamiers.  Si  elle  n'était  pas  là,  elle  serait  dans  sa  chambre  :  il  connaissait 
les  êtres  maintenant.  Il  monta  le  perron,  vivement,  sans  hésiter.  Elle  était 
là,  comme  tous  les  soirs,  dans  le  grand  fauteuil  :  elle  l'attendait.  Sa  robe 
était  noire  :  il  devina  bien  plus  qu'il  n'entrevit  une  ombre  qui  venait  de 
son  côté;  il  ouvrit  les  bras,  elle  s'abattit  sur  son  cœur,  les  lèvres  contre 
ses  lèvres. 

Il  allait  être  dix  heures.  Heureux  Roméo  !  Il  pouvait,  lui,  attendre  le 
chant  de  l'alouette. 

Elle   pleurait   doucement    sur    son    épaule.    Elle    lui    avait   juré   d'obéir, 


70  LES    LETTRES     ET    LES    ARTS 

toujours  et  en  tout,  quoi  qu'il  voulût,  quoi  qu'il  ordonnât  d'elle,  puisqu'elle 
était  sa  femme.  Il  essuya  ses  yeux  d'un  dernier  baiser,  et  il  disparut  dans 
la  nuit  noire.   On  travaillait  toujours  à  l'usine  de  Château-Goubès. 


# 
#     # 


11  avait  tout  pesé,  mûrement,  froidement,  sans  passion  :  le  salut  était  là, 
rien  que  là.  Au  point  du  jour  donc,  il  partit  pour  la  ville. 

La  tante  d'Edmond,  cette  tante  intempestive,  la  tante  à  héritage  qu'il 
avait  laissée  déjeunant  sans  lui  à  Mont-Fertile  le  jour  du  seizième  anniversaire 
de  Madeleine,  était  veuve,  riche,  bonne  à  miracle,  et  «  un  peu  toquée,  » 
disait,  mais  pas  trop  haut,  M.  François  Sonneron,  son  frère  et  unique  héritier. 
Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  qu'elle  était  folle,  littéralement  folle  de  son  neveu, 
de  son  fils,  de  son  Edmond,  son  seul  enfant. 

Le  salut  était  là  :  Edmond  brûlait  le  pavé. 

A  l'incroyable  proposition  de  son  neveu,  la  tante  Gertrude  resta  sans 
voix,  sans  force,  sans  idée,  assommée. 

Edmond  n'avait  pas  fait  dételer  ;  il  remonta  lestement  en  voiture  : 
Marraine,  je  viendrai  chercher  votre  réponse  dans  trois  jours. 

Et  enveloppant  son  poney  d'un  coup  de  fouet,  il  repartit  comme  le  vent. 

Quand  elle  fut  revenue  à  elle,  elle  pleura,  la  tante  Gertrude,  elle  pleura 
longtemps.  C'était  insensé  !  c'était  de  la  démence  !  Et  elle  se  révoltait, 
s'attendrissait,  se  débattait  ;  et  sentant  bien  que  livrée  à  elle  seule  elle 
n'était  pas  de  force  à  lutter,  et  que  c'était  une  insigne  folie,  elle  mit  son 
chapeau,  courut  à  l'église,  se  jeta  à  genoux  et  se  mit  à  prier.  Si  sa  prière 
fut  fervente?  Dieu  le  sait  qui  l'a  entendue. 

Elle  ne  dîna  guère  ce  soir-là  ;  puis,  seule  dans  sa  grande  maison  fermée, 
elle  évoqua  son  passé  pour  lui  demander  conseil  et  pour  qu'il  lui  dictât 
l'avenir. 

Dans  ce  temps-là,  —  elle  avait  dix-huit  ans  —  un  jeune  homme  qu'elle 
aimait  avait  demandé  sa  main.  Il  était  pauvre,  elle  riche  :  son  père  avait 
refusé.    Elle  avait   refusé   à   son   tour   tous    ceux   qu'on    lui    présentait    :    les 


CHATEAU-GOUBES  71 

Sonneron  sont  d'une  vieille  souche  bretonne.  Elle  avait  vingt-cinq  ans  lorsque 
son  père  était  mort.  A  vingt-sept  ans,  pas  un  jour  plus  tôt,  elle  avait  épousé 
celui  à  qui  elle  s'était  si  fidèlement  gardée,  et  six  mois  après  elle  était  veuve. 
Oh  !  son  bonheur  tant  attendu  !  Son  bonheur  si  chèrement  acheté  !  Dieu 
n'avait  pas  voulu  la  reprendre  :  c'était  donc  qu'il  avait  quelque  chose  à  lui 
faire  faire  ici-bas. 

Edmond  était  né  ;  on  le  lui  avait  donné  pour  filleul.  Alors  elle  s'était  un 
peu  reprise  à  la  vie.  Il  ne  faut  qu'un  prétexte  à  leur  impérieux  besoin  de 
maternité;  et  c'était  mieux  qu'un  prétexte  :  l'enfant  lui  rendit  caresses  pour 
tendresse,  la  conquit,  l'ensorcela,  l'aima.  C'était  chez  elle  qu'il  avait  voulu 
demeurer  aussi  longtemps  qu'avaient  duré  ses  études.  Quand  il  avait  dû 
retourner  à  Mont- Fertile,  l'union  s'était  faite  entre  eux  si  confiante,  si 
absolue,  que  ce  départ  fut  pour  elle  un  déchirement,  un  réel  chagrin 
pour  lui. 

Si  bien  qu'un  moment  elle  avait  songé  à  s'en  aller  demander  à  son  frère 
une  place  sous  son  toit.  Edmond  avait  eu  la  sagesse  de  l'en  dissuader  : 
«  Non,  non,  marraine!  personne  entre  toi  et  moi  :  reste,  reste  chez  nous, 
je  te  reviendrai.  »  En  attendant,  chaque  semaine  il  venait  lui  donner  une 
journée,  la  seule  journée  où  elle  vécût  sur  la  terre,  le  reste  du  temps  c'était 
ailleurs. 

Et  voilà  que  depuis  un  mois,  dans  sa  vie  redevenue  paisible,  l'orage  avait 
éclaté  de  nouveau.  L'amour,  encore  l'amour  !  Edmond  lui  avait  conté  sa 
peine,  ses  angoisses,  sa  douleur.  Son  enfant,  son  pauvre  enfant  souffrir  ce 
qu'elle  avait  souffert  !  Au  feu  de  cette  passion  ardente,  la  liqueur  capiteuse 
avait  remonté  de  son  cœur  à  sa  tête;  et  elle  était  grise,  complètement  grise. 
Pauvres  chers  enfants  !  car  elle  aussi  maintenant  elle  aimait  Madeleine,  elle 
aussi  elle  cherchait,  et  avec  quelle  ardeur,  comment  vaincre  l'obstination  de 
ces  deux  hommes  qui  se  mettaient  entre  ses  enfants  et  le  bonheur.  Age- 
nouillée sur  son  prie-Dieu,  tante  Gertrude  bien  des  fois  ce  soir-là  demanda 
pour  eux  au  ciel  le  reste  de  la  part  de  bonheur  qu'il  lui  avait  mesurée  si 
petite.  Puis  soudain,  elle  sursautait  :  dans  trois  jours!  dans  trois  jours  il 
reviendrait  chercher  une  réponse.  Mais  c'était  fou  !  c'était  monstrueux  !   Que 


72  LES     LETTRES    ET    LES    ARTS 

faire,  pourtant,  que  faire  ?  Ah  !  les  pauvres  chers  enfants  !   Comme  elle  pria 
cette  nuit-là,  la  bonne  tante  Gertrude! 


# 
*    # 


Le  lendemain  à  Château-Goubès,  je  ne  sais  quel  mauvais  vent  avait  soufflé. 
Monsieur  n'avait  pas  fermé  l'œil  de  la  nuit,  une  nuit  bien  courte  cependant. 
Quand  il  se  retrouvait  seul  dans  sa  chambre,  quoi  qu'il  en  eût,  il  se  souvenait. 
Il  revoyait  toute  la  scène.  Elle  venait  à  lui,  il  se  penchait  vers  elle,  il  lui 
disait  un  mot  dans  l'oreille;  elle  reculait,  elle  battait  l'air  de  ses  deux  bras, 
elle  tombait.  Et  toute  la  nuit,  toute  la  nuit,  quoi  qu'il  fît.  En  vain  il  essayait 
de  penser  à  Madeleine  ;  Madeleine  ressemblait  à  l'autre,  et  peu  à  peu  la 
forme  de  la  jeune  fille  grandissait,  grossissait,  venait  à  lui;  et  c'était  l'autre, 
l'autre  encore,  toujours  l'autre.  Oh  !  ces  nuits  !  Il  lui  fallait  tout  le  tapage  de 
son  usine,  le  bruit  sourd  du  grand  moulin  infatigable,  les  appels  stridents 
de  la  vapeur,  tous  ces  hommes  allant,  venant  dans  la  buée  épaisse  des 
chaudières  bouillantes  :  alors,  il  oubliait,  il  se  retrouvait. 

Enfin  il  était  trois  heures  !  Il  sortit  et  alla  faire  sonner  la  cloche. 

Les  hommes  arrivaient;  mais  l'un  après  l'autre,  à  pas  comptés,  sans  se 
presser,  eux  qui  pourtant  avaient  dormi  leurs  quatre  grandes  heures  de 
sommeil!  Le  moulin  ne  put  marcher  qu'une  demi-heure  plus  tard.  Quelques 
bons  coups  de  nerf  de  bœuf  sur  les  épaules  des  plus  indolents,  et  le  travail 
enfin  commença.  Mais  mollement,  cahin-caha,  sans  entrain. 

A  huit  heures,  plus  de  cannes  devant  le  moulin.  Le  sirdar  qui  conduisait 
les  charrettes  chercha  à  s'excuser  :  le  carreau  qu'on  abattait  était  loin,  les 
cannes  étaient  courtes  et  claires,  les  coupeurs  ne  suffisaient  pas  à  servir  les 
charrettes.  Monsieur  comprit  qu'il  fallait  un  exemple.  Il  arracha  son  fouet 
au  chef  charretier,  lui  caressa  l'échiné  à  grands  coups  de  nerf  de  bœuf,  et 
le  jeta  dans  le  trou  de  chauffe  à  la  bouche  du  grand  générateur  :  «  Et  que  ça 
marche  !  tu  m'entends  ;  bourre,  bourre  bien,  ou  je  te  casse  les  os.  » 

A  neuf  heures,  le  feu  tombait.  Monsieur  ne  transigeait  jamais  avec  son 
devoir  :  il  descendit  dans  le  trou  pour  aller  chercher  son  homme,  le  remonta 


GHATEAU-GOUBES  73 

à  bras  tendu,  et  comme  il  tenait  toujours  ce  qu'il  avait  promis,  il  lui  cassa 
les  os  :  les  os  de  l'avant-bras.  L'homme  enveloppa  ça  dans  un  pli  de  son 
capra,  et  partit  pour  se  rendre  chez  le  magistrat. 

Le  magistrat,  un  créole,  manda  à  Monsieur  qu'il  eût  à  se  rendre  à  son 
bureau  à  l'instant  même.  Il  fallut  quitter  l'usine,  tout  laisser  «  en  pagaye  ». 

Le  magistrat,  après  des  paroles  très  dures,  lui  prouva  clair  comme  le 
jour  qu'il  y  allait  pour  lui  des  assises  s'il  n'étouffait  pas  l'affaire;  l'homme 
consentait  à  rester  tranquille  moyennant  trois  cents  piastres.  C'était  cher 
pour  deux  os  de  malabar.  Mais  d'autre  part,  un  avocat  à  payer,  une  amende 
énorme,  des  «  dommages  et  intérêts  »  et  le  reste.  Monsieur,  que  la  colère 
n'empêchait  jamais  de  calculer,  s'exécuta  sans  marchander  et  sortit  de  chez 
le  magistrat  blême  de  rage.  Oh  !  ces  créoles  !  ces  créoles  ! 

Une  autre  fois,  il  prendrait  ses  précautions  :  pas  d'esclandre,  pas  de 
témoin,  le  tête-à-tête.  Et  il  aurait  soin  de  viser  juste,  pour  ne   rien  casser. 


# 
#    # 


Le  lendemain,  à  huit  heures,  à  la  même  heure,  les  cannes  manquaient 
encore  au  moulin.    «Un  coup  monté,   alors!  » 

Monsieur  se  rendit  aux  champs  pour  aller  voir.  11  rencontra  deux  charrettes 
chargées  qui  revenaient,  au  lieu  de  huit.  Il  les  laissa  passer  sans  rien  dire  aux 
hommes,  et  poussa  son  cheval.  A  l'angle  d'un  carreau,  une  charrette  était 
renversée;  les  autres,  derrière,  ne  pouvaient  avancer  dans  le  chemin  trop 
étroit.  Le  charretier  avait  voulu  tourner  trop  court  :  la  roue  avait  donné 
contre  la  borne,  et  la  charrette  en  versant  avait  cassé  une  jambe  à  la  mule 
de  brancard.   Tout  était  là,  par  terre,  barrant  le  chemin. 

Monsieur  donna  ses  ordres,  sans  crier,  d'une  voix  brève  ;  seulement  il 
était  livide.  On  détela,  on  fit  de  la  place  ;  les  cinq  charrettes  passèrent  et 
disparurent  dans  la  direction  de  l'usine,  à  un  second  coude  du  chemin. 

Monsieur  était  seul  avec  le  charretier.  Il  vint  à  lui  —  c'est  l'homme  qui 
plus  tard  a  raconté  ce  qui  s'était  passé  —  il  vint  à  lui,  le  prit  par  le  cou,  le 
jeta  sur   un   grand   tas   de   pierres   au   bord   du  carreau,  ces  grosses  pierres 


74  LES    LETTRES     ET    LES    ARTS 

rondes  qu'ils  appellent  des  garnis,  et  il  se  mit  à  le  battre.  L'homme  ne  criait 
pas  :  ils  étaient  seuls.  Il  battit,  battit,  battit  jusqu'à  ce  que  son  bras  fût 
fatigué;  puis,  le  croyant  aux  trois  quarts  mort,  il  lui  donna  un  coup  de 
pied,  tourna  sur  ses  talons,  et  regagna  sa  voiture.  Alors  l'homme  s'était 
relevé  tout  doucement,  il  avait  pris  dans  ses  deux  mains  un  gros  garni,  et, 
par  derrière,  de  toutes  ses  forces,  il  l'avait  frappé  d'aplomb  sur  la  tête. 
Monsieur  était  tombé  comme  une  masse,  le  crâne  broyé. 
Et  il  y  eut  un  jury  créole  pour  acquitter  ce  misérable. 

#    # 

Deux  heures  après,  la  nouvelle  du  meurtre  s'était  répandue  d'un  bout  du 
quartier  à  l'autre. 

On  était  à  table  à  Mont-Fertile.  Quand  il  apprit  de  quelle  façon  terrible 
était  écarté  l'obstacle  qui  se  dressait  entre  Madeleine  et  lui,  Edmond  se  sentit 
pâlir  et  ferma  les  yeux.  Etait-ce  une  joie  atroce  qui  lui  tordait  le  cœur?  Il 
n'osait  s'interroger,  et  resta  là  quelques  minutes,  muet,  immobile.  Puis,  au 
milieu  d'un  lourd  silence,  il  se  leva  de  table  sans  regarder  personne,  et 
quitta  la  salle  à  manger.  M.  Sonneron  tournait  lentement  son  sucre  dans  sa 
tasse  ;    madame   Sonneron   continua  de   donner  ses  ordres  aux  domestiques. 

Le  père  d'Edmond  le  vit  monter  en  voiture  et  le  suivit  des  yeux.  Mais 
où  donc  allait-il?  Il  laissa  sur  sa  droite  le  chemin  qui  mène  à  Château-Goubès, 
et  poursuivit  sur  la  grande  route  de  la  ville. 

Du  bout  de  la  rue,  tante  Gertrude  l'entendit  venir  :  lui  seul  pouvait  aller 
ce  train  d'enfer.  Pauvre  tante  Gertrude  !  Mais  son  parti  était  pris,  bien  pris  : 
c'était  impossible,  c'était  insensé  :  elle  refusait.  «  Chers  malheureux  enfants  ! 
Dieu  aura  pitié  de  nous.  » 

Il  montait  l'escalier.  Tout  son  sang  s'arrêta  dans  ses  veines;  elle  comprit 
que  ses  jambes  manqueraient  sous  elle,  elle  resta  assise.  Il  entra.  Dieu, 
qu'il  était  pâle  ! 

—  Juste  ciel!  Edmond,  mon  enfant!  Qu'as-tu?  Qu'y  a-t-il  ? 

—  Vite,  marraine,  vite!  votre  châle  et  votre  chapeau,  vile! 


CHATEAU-GOUBÈS  75 

—  Mon  châle?  mon  chapeau?  en  plein  jour!  mais  tu  es  fou!   Edmond... 

—  Par  pitié,  marraine,  vite  !  nous  causerons  en  voiture.  Votre  chapeau  ! 
Et  il  redescendit,  il  appela  le  cocher,  il  courut  à  l'écurie,  il  aida  à  mettre 

le  harnais  aux  chevaux,  à  rouler  le  coupé  hors  de  la  remise,  et  il  remonta 
toujours  courant.  La  tante  Gertrude  avait  mis  un  chapeau,  il  lui  jeta  son 
châle  sur  les  épaules... 

—  Mais  tu  me  diras  au  moins... 

—  Oui,  marraine,  oui,  en  voiture... 

Et  il  lui  fit  descendre  l'escalier,  la  fit  monter  dans  le  coupé,  s'y  jeta  après 
elle,  ferma  la  portière,  et  la  voiture  partit  au  grand  trot  des  deux  chevaux  : 
le  cocher  avait  ses  ordres. 

Quand  elle  eut  tout  entendu,  tout  fait  répéter,  avec  quelle  avidité,  quelle 
passion,  quelle  curiosité  ardente,  quelles  exclamations!...  tante  Gertrude  fit 
un  grand  signe  de  croix  :   Laisse-moi  prier,   mon  enfant. 

Et  la  tante  et  le  neveu,  cessant  de  parler,  s'abîmèrent,  chacun  dans  ses 
pensées. 

On  arriva  à  Château-Goubès.  La  cour  était  pleine  de  monde  :  tous  les 
malabars  de  l'habitation,  tous  ceux  qui,  des  propriétés  voisines,  avaient  pu 
s'échapper  pour  venir  voir.  Sous  la  varangue  et  dans  le  salon,  presque  tous 
les  habitants  du  quartier,  mais  Edmond  n'aperçut  pas  son  père.  Il  fit 
arrêter  à  quelque  distance  de  la  maison;  il  prit  sa  tante  à  son  bras,  et, 
faisant  le  tour,   ils  entrèrent  par  la  varangue  de  derrière. 

Tante  Gertrude  monta  seule  à  la  chambre  de  Madeleine. 

Quand  la  nuit  tomba,  la  tante  redescendit,  soutenant  par  la  taille  la  jeune 
fille  qu'elle  fit  monter  dans  son  coupé.  Elle  s'assit  auprès  de  l'orpheline, 
l'enveloppa  dans  la  moitié  de  son  grand  châle,  et  la  voiture  reprit  le 
chemin   de   la  ville   :    tante   Gertrude   emmenait   Madeleine   dans   sa   maison. 


# 
#     # 


La  coupe  de  Château-Goubès  fut  gâchée  cette  année-là. 

Comme  c'est  décidément  trop  triste  de  vieillir  seule,  tante  Gertrude  avait 


76 


LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 


adopté  Madeleine,  et,  ma  foi,  elle  vous  avait  bel  et  bien  déshérité  monsieur 
son  frère  et  monsieur  son  neveu.  Son  coup  fait,  conçoit-on  qu'elle  avait 
elle-même  demandé  à  M.  François  Sonneron  la  main  de  son  fils  Edmond 
pour  sa  fille  Madeleine?  Il  faut  être  indulgent  aux  vieilles  femmes  qui  ont 
le  timbre  un  peu  fêlé.  Et  M.  François  Sonneron  fut  indulgent. 

11  y  a  entre  Edmond  et  tante  Gertrude  une  querelle  toujours  ouverte,  très 
vive,  très  âpre  :  Je  te  dis,  marraine,  que  tu  l'aurais  enlevée.  Tu  l'aurais 
enlevée  toi-même.   Oui,  toi!  J'en  suis  sûr,  je  te  connais. 

—  Ce  n'est  pas  vrai,  Edmond!  C'est  monstrueux  ce  que  tu  dis  là!  Me 
prends-tu  pour  une  folle?  Tu  me  manques  de  respect. 

Edmond  embrasse  sa  tante,  embrasse  sa  femme,  et  il  murmure  à  l'oreille 
de  Madeleine  : 

a  Tu  sais  qu'elle  t'aurait  enlevée,  ma  petite  femme;  je  la  connais.  » 

CHARLES    BAISSAC. 


/S.^o/,/,;,. 


CHARLES   CHAPLIN   ET   SON   OEUVRE 


Une  chose  mérite  d'être  dite  :  l'amour; 

un  être  mérite  d'être  représenté  :  la  femme. 

C'est  pourquoi   il   faut  louer    Chaplin   qui 

s'est  consacré  à  la  femme,  l'a  peinte  telle 

qu'elle  est,  telle  qu'elle  doit  et  peut  être,  lui 

a  dressé  des  autels,  et  lui  a  décerné  celte 

part  d'immortalité  que  l'art  peut   donner. 

II   est  vrai  que  le   public  d'à  présent, 

celui  qui  a  des  prétentions  à  s'y  connaître, 

se   rue   sur   les    paysages   et  s'est   engoué 

de   toutes    les   laideurs    de  la    nature.    Le 

paysagiste   règne.    Il   emplit  de  ses   toiles 

où  l'on   ne   saurait    distinguer  une  vache 

d'un  homme,  les   musées   et   les   galeries. 

On  lui  élève  des  statues  ;  on  lui  dédie  des 

monuments.    Une   bûche  de   ses  arbres   se  vend  le  prix  d'une  forêt  et  l'on 

chaufferait  tout  Paris   avec  ce  que  coûte  une  allée  de  châtaigniers.   Il   s'est 

trouvé  quelques   lanceurs,  en  quête   d'affaires   d'art,    qui   ont   fait   la   hausse 


V 


78 


LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 


sur  des  paysages  et,  du  même  coup,  se  sont  établis  connaisseurs  experts. 
Ce  fut  un  métier  et  il   réussit  à  quelques-uns. 

Le  paysage  exploité,  l'on  passa  à  l'humanité.  Ici,  la  résistance  fut  plus 
grande.  La  nature,  cette  muette  divine,  se  soucie  bien  de  qui  prétend  la 
peindre.  L'arbre  ne  réclame  point,  la  fleur  ne  crie  pas,  le  ciel  ne  se  charge 
point  de  foudre,  parce  qu'ils  ne  se  trouvent  pas  ressemblants.  L'homme, 
à  moins  qu'il  n'ait  le  regard  dévié  ou  que,  par  une  éducation  patiente,  il  n'ait 
habitué  sa  vue  à  certaines  corruptions,  sent  à  peu  près  comme  il  est  et 
demande  à  se  reconnaître.  Il  ne  lui  suffit  pas  que  sur  un  cartouche,  au  bas 
d'un' cadre,  on  ait  inscrit  :  ceci  est  un  homme,  il  se  rebiffe  si,  ouvertement, 
cet  homme  est  impropre  aux  fonctions  physiques  de  l'humanité.  Il  veut 
que  cet  être  qu'on  lui  présente  soit  fait  comme  il  est  fait,  qu'il  le  voie 
comme  il  se  voit;  il  demande  enfin  au  peintre  qui  dit  peindre  des  hommes, 
de  faire  des  hommes.  Cela  commence  à  devenir  très  rare.  La  mode  n'y  est 
point  :  il  faut  sortir  du  commun,  il  faut  tirer  des  coups  de  pistolet,  il  faut 
faire  jeune  et  nouveau.  Nul  besoin  d'études  pour  cela,  le  tempérament 
suffit.  Finie  la  beauté;  fini  le  dessin;  finie  la  couleur!  A  nous,  la  tache! 
à  nous,  le  sujet  répugnant,  odieux  ou  obscène  !  à  nous  aussi,  les  camaraderies 
de  brasserie  et  les  compagnonnages  de  petits  journaux!  AA'ec  cela,  on  passe 
maître  peintre,  et,  un  beau  matin,  dans  les  salles  du  Louvre,  devant  ces 
toiles  immortelles  où  rayonne  le  génie  de  l'art  français,  on  entend  quelque 
bohème  arrivé,  un  ami  de  jadis,  proclamer  la  déchéance  du  passé  et  affirmer 
la  peinture  de  l'avenir! 

Eh  bien,  non!  La  peinture  n'est  point  destinée  à  placer  devant  les  yeux 
des  hommes  la  laideur  de  la  nature,  la  laideur  de  l'homme,  la  laideur  de 
la  vie  humaine;  elle  doit  mettre  sous  nos  regards  des  images  belles  et 
grandioses,  harmonieuses  et  claires  ;  elle  doit  apporter  un  rayon  et  un 
sourire,  une  lumière  et  une  gaieté;  elle  doit  être  une  consolation  et  une 
poésie.  Autrement,  elle  n'est  plus  un  art.  Manier  habilement  les  couleurs, 
empâter  fermement  ses  tons,  faire  sur  la  palette  un  mélange  solide  qu'on 
plaquera  avec  le  couteau,  accrocher  des  lumières  par  des  épaisseurs  diverses, 
rendre  justement  un  bout  de  chair,   tout  cela  c'est  du  métier,   le  métier  du 


CHARLES    CHAPLIN    ET    SON     ŒUVRE  79 

peintre  où  l'on  peut  fort  bien  exceller  sans  être  un  artiste.  Il  y  a  place  pour 
ces  morceaux  en  quelque  école  où  l'on  enseigne  les  éléments,  mais  il  faut 
être  spécialiste  pour  s'y  plaire  et  en  admirer  le  travail.  Les  donner  pour 
modèles  et  chefs-d'œuvre  au  goût  public,  ces  toiles  où  les  personnages  mal 
dessinés,  réunis  par  le  hasard  sur  un  même  terrain,  s'occupent  à  des 
besognes  vulgaires,  et  exagèrent  tous  les  côtés  de  laideur  de  la  nature,  faire 
de  ces  mascarades  ignobles  l'apogée  de  l'école  française,  voilà  qui  est  une 
sottise    et    une    ineptie. 

Libre  à  chacun  d'aimer  ce  qui  flatte  son  goût  :  le  vilain  ou  le  joli,  le  laid 
ou  le  beau,  mais  lorsque  l'on  veut  contraindre  des  braves  gens  à  déclarer 
que  le  laid  est  préférable  au  beau,   ces  braves  gens  se  révoltent. 

Le  joli,  qui  n'est  point  le  beau,  s'en  approche  au  moins  et  de  si  près 
qu'il  y  touche.  Il  donne  l'agrément,  la  grâce,  le  charme  de  l'être  dont 
la  perfection  constitue  le  Beau.  A  coup  sûr,  pour  rendre  l'un  ou  l'autre, 
il  ne  faut  point  comme  un  célèbre  critique,  qui  fut  professeur  à  l'Ecole  des 
Beaux-Arts  et  écrivit  sur  l'esthétique  :  que  l'on  ait  toujours  ignoré  ce  que 
signifiait  d'une  femme  le  mot  bien  ou  mal  faite.  Il  convient,  non  pas  d'écrire 
sur  l'art,  mais  de  savoir  ce  qu'il  est,  de  le  pratiquer,  c'est-à-dire  de  choisir; 
car  l'art  c'est  le  choix,  et  c'est  parce  qu'il  sait  choisir  que  Chaplin  est  un 
artiste. 

Il  est  vrai  que  ce  qu'il  a  choisi  c'est  la  femme  et  le  joli  de  la  femme, 
mais  est-ce  cela  qu'il  faut  lui  tenir  à  crime?  Certes,  on  peut  peindre  l'homme 
et  trouver  dans  sa  représentation  l'exercice  d'un  art  supérieur.  La  physionomie 
de  l'homme  studieux  et  intelligent  mérite  d'être  représentée,  son  corps  habillé 
ou  nu  peut  fournir  d'intéressantes  études.  Mais  n'est-il  pas  vrai  que  peindre 
un  homme  entraîne  presque  fatalement  pour  l'artiste  l'obligation  d'un  sujet, 
et  qu'y  a-t-il  de  plus  déplorable  qu'un  sujet?  Certes,  au  tableau  qu'on  voit 
en  passant,  dans  une  galerie  ou  un  musée,  au  tableau  qui  concourt  pour 
Borne  ou  qui  en  revient,  au  tableau  qui  circule  à  travers  le  monde  vanté, 
exhibé,  et  expositionné,  cela  est  nécessaire;  il  faut  un  sujet  :  il  ne  faut  même 
que  cela  :  mais  quelle  épouvante  que  le  sujet  dans  le  tableau  qu'on  voit 
chaque  jour,    qui    est  là,   placé  au  mur   du   cabinet  d'études,    et  sur  lequel 


80  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

longuement,  les  yeux  s'arrêtent,  trouvant  à  chaque  fois  plus  de  creux  dans 
l'idée  première,  moins  d'amusement  dans  le  découpage  des  têtes,  plus  de 
fautes  dans  le  dessin  des  corps,  moins  de  justesse  dans  le  rapport  des  tons. 
Quel  désastre  que  le  sujet  dans  le  tableau  pendu  à  la  paroi  d'un  salon,  où 
les  figurines  apparaissent,  figées  en  leur  mouvement  convenu,  et  faisant  à 
perpétuité,  et  pour  tout  le  temps  que  durera  la  toile,  la  même  vide  besogne 
avec  des  gestes  faux  et  des  regards  hallucinés.  Et  l'esprit,  l'esprit  dans  la 
peinture,  se  doute-t-on  comme  il  s'évapore  à  montrer  chaque  jour  le  même 
coq-à-1'âne,  pareil  à  un  de  ces  calembours  vieillots  qui  ont  traîné  sur  tous 
les  marbres  des  cafés  pour  tomber  enfin  aux  recueils  que  vendent  un  sol 
les   marchands  de  chansonnettes  ! 

Ce  qu'il  faut  aux  yeux,  ce  sont  des  lignes  belles,  des  tons  exquis  et  rares, 
des  figures  simples  qui  entrent  jusqu'à  l'esprit,  le  pénètrent,  le  fassent  rêver; 
et,  par  les  colorations  douces,  par  l'expression  d'un  visage  ou  le  mouvement 
d'une  tête,  suggèrent  la  pensée.  Ce  qu'il  faut  regarder  dans  l'habitude  de 
l'existence,  ce  qu'il  faut  attacher  aux  murs  de  l'appartement  où  l'on  vit, 
afin  de  satisfaire  constamment  sa  vue  par  la  contemplation  de  la  beauté, 
c'est  quelque  tête  de  femme  ou,  si  l'on  en  a  l'audace,  le  corps  même, 
victorieux  et  nu,  de  la  femme. 

Et  ce  n'est  pas  qu'ici  il  faille  apporter  une  préférence  :  toutes  les  écoles 
et  tous  les  styles,  toutes  les  races  et  toutes  les  impressions  peuvent,  suivant 
la  tendance  momentanée  que  subit  l'imagination,  séduire  et  retenir  : 
Albert  Durer  comme  Raphaël,  Le  Gorrège  comme  Rossetti,  Van  Dyck  comme 
Greuze.  Vierge  souriant  à  l'enfant,  femme  souriant  à  l'Amour,  la  mysticité 
rêveuse,  la  passion  triomphante,  il  n'importe  :  c'est  la  femme.  C'est  elle 
seule  qui,  dans  la  vie  humaine,  met  une  poésie,  une  lumière,  une  beauté.  C'est 
pour  elle  seule  qu'il  faut  souffrir,  travailler,  penser,  et  les  ambitions  où  elle 
n'a  point  de  part,  qui  ne  vont  pas  à  elle,  qui  n'amènent  point  à  ses  pieds, 
qui  ne  la  promettent  point  comme  suprême  récompense  et  comme  triomphe 
suprême,  en  vérité,  elles  ne  valent  pas  qu'on  s'arrête. 

L'être  mystérieux  et  divin  que,  inconsciemment  d'ordinaire,  le  peintre 
crée  pour  le  penseur,  cet  être  muet   qui  garde  éternellement  son  secret  et 


ÏSfc»  *ryit*éin*rr^  . 


CHARLES    CHAPLIN     ET     SON     ŒUVRE  81 

qui  laisse  rêver  devant  lui  pendant  des  heures  lentes  et  douces,  l'être  ami 
que  l'œil  retrouve  au  même  lieu,  dont  il  suit  les  colorations  dégradées,  dont 
il  cherche  les  lignes,  dont  il  poursuit  l'essence  intime,  qui  l'inspire  et  le 
distrait,  qui  le  réconforte  et  l'amuse,  qui  lui  devient  sociable  et  le  garde 
de  la  solitude,  la  femme  toujours  belle  et  toujours  jeune,  et  chaste,  et 
charmante,  voilà  le  tableau  à  regarder,  celui  que  l'homme  ne  se  lasse  point 
de  voir  et  qui,  à  travers  les  temps,  maintient  et  grandit  le  nom  de  celui  qui 
l'a  créé. 

Qui  donc  des  peintres  vit  dans  la  mémoire  des  hommes,  non  pas  d'une 
gloire  conventionnelle  où  la  justice  et  la  vérité  n'ont  rien  à  faire,  non  pas 
d'une  renommée  bâtie  par  quelque  archéologue  et  agréée  par  quelque  société 
savante,  qui  donc  vit  des  peintres,  hors  celui  qui  a  peint  la  femme?  Les 
autres  fournissent  à  l'histoire  ou  à  la  chronique  des  documents  intéressants  ; 
ils  remplissent  de  leurs  grandes  machines,  que  le  temps  décolorera,  quelque 
vestibule  de  temple  ou  de  mairie;  ils  sont,  au  mur  d'un  financier,  estimés 
comme  valeur  en  caisse,  tant  qu'ils  se  vendent  le  prix  qu'on  les  a  payés; 
mais  tous  disparaîtront,  tandis  que  celui-là  vit  et  vivra  qui  a  compris,  senti, 
rendu  la  femme,  la  femme  qu'il  a  vue  ne  fût-elle  plus  sur  la  toile  qu'une 
silhouette  indécise,  passant  au  travers  de  tons  mourants. 

* 
*    * 

Chaque  peuple,  en  sa  peinture,  a  marqué  son  idéal  féminin,  c'est-à-dire 
que  ses  artistes  ont  traduit  avec  leur  tempérament  le  genre  particulier  de 
beauté  que  leur  révélaient  les  femmes  qui  les  entouraient.  Il  est  chez  nous 
des  peintres  qui,  quoique  nés  Français  et  vivant  en  France,  sont,  par  nature, 
espagnols  ou  flamands,  suisses  ou  bolonais,  qui  comprennent  la  femme 
comme  Holbein  ou  Titien,  Goya  ou  Kubens  ;  il  en  est,  et  Chaplin  en  est  le 
meilleur  exemple,  qui,  quoique  étrangers  d'origine,  sont  plus  Français  que 
les  Français  mêmes,  ont  mieux  senti,  mieux  compris,  mieux  rendu  la  femme 
que  bien  des  Français  n'ont  pu  faire.  Bien  plus,  à  cette  femme,  Chaplin  a 
indiqué,   imposé  même  des  modèles  d'habillements;   il  ne  s'est  pas  contenté 


82  LES    LETTRES     ET    LES    ARTS 

de  tourner  toutes  les  têtes,  il  les  a  transformées.  Au  nom  de  son  goût  qui 
vaut  bien  un  principe,  il  a  fait  une  révolution  et  cette  révolution  n'a  fait 
que  des  heureux.  Ceci  mérite  d'être  expliqué,  et  pour  le  dire,  il  faut,  au 
risque  de  longueurs,  montrer  tout  entier  le  modèle  qui  a  posé  devant 
Chaplin,  avant  d'arriver  à  cette  cocarde  qu'arbore  toute  Parisienne  et  qui 
l'enrégimente  dans  l'armée  du  maître. 

En  France,  la  femme  ne  vaut  pas  tant  par  la  beauté  plastique  que  par 
la  grâce.  Ce  que  nos  peintres  ont  cherché,  en  ayant  sous  les  yeux  le  modèle, 
c'a  été  de  rendre  cette  libre  allure  du  corps  un  peu  mince  et  long,  souple, 
mais  non  très  cambré,  à  distance  égale  des  lourdeurs  charnues  des  Flandres 
et  des  rondeurs  parfois  un  peu  saillantes  des  Espagnes;  cette  fausse  maigreur 
qui  caractérise  la  femme  de  France  et  surtout  la  femme  de  Paris,  qui  donne 
à  son  buste  son  allongement  harmonieux  et  qui  la  rend  l'être  féminin  le 
mieux  disposé  pour  les  costumes  de  toute  mode,  que  ce  soit  la  mode  de  1800 
où  la  tunique  grecque  devait  toute  passer  au  travers  un  anneau,  ou  la  mode  de 
1853  devant  laquelle  les  portes  durent  s'élargir  pour  laisser  entrer  la  crinoline. 

Toute  mode  lui  sied  parce  qu'elle  fait  la  mode  et  que,  en  cette  mode, 
elle  sait  choisir  et  ne  prend  que  ce  qui  l'embellit.  11  n'est  pas  pour  elle  de 
canon  du  joli  qui  s'impose  en  règle  et  devant  qui  elle  se  soumette.  Il  y  a 
son  joli  à  elle,  qui  fait  loi  pour  elle.  Et  si,  seule,  elle  peut  porter  l'ajustement 
qu'elle  a  découvert,  si  toute  autre  s'en  trouve  engoncée  ou  dénudée,  l'artiste 
qui  est  en  elle,  triomphe.  Pourtant,  elle  ne  se  risque  point  d'habitude  à  ces 
batailles  où  se  plaisent  les  excentriques  ;  elle  ne  se  soucie  point  de  forcer 
l'attention  ;  elle  veut  la  conquérir,  sans  brusquer  les  yeux  par  le  tapage  des 
couleurs,  par  l'éclat  des  passements  ou  par  l'étalage  des  nudités.  En  ses 
robes  montantes  qui  semblent  pareilles  à  toutes  celles  que  d'autres  portent, 
il  faut  qu'elle  ait  mis  une  recherche  qui  ne  soit  qu'à  elle  et  que  ses 
pairs  devront  envier;  le  couturier  fait  la  mode,  mais  la  femme  fait  sa 
mode  ;  elle  l'a  faite  longtemps  et  souvent  en  s'inspirant  des  tableaux  de 
Chaplin.  C'est  Chaplin  qui  l'a  ramenée  aux  formes  du  siècle  passé,  aux 
robes  amples  et  soyeuses,  aux  peluches  chatoyantes,  aux  corsages  largement 
coupés  d'où  sortent  tout  entières  les  épaules  blanches,  —  ces   corsages,  le 


CHARLES     CHAPLIN     ET    SON     ŒUVRE  83 

triomphe  de  la  Parisienne,  qui  ne  laissent  rien  voir  et  laissent  tout  deviner. 

Ce  n'est  pourtant  pas  qu'elle  ait  à  redouter  la  comparaison,  et,  sur  la 
table  à  modèle,  l'artiste  qui  sait  voir  préférera  son  corps  gracile  à  des  corps 
plus  amples,  mais  il  faut  que,  chez  lui,  le  sens  de  la  grâce  prime  celui  de  la 
force;  il  faut  qu'il  sache,  en  la  femme  moderne,  trouver  moins  des  beautés 
que  des  joliesses,  moins  des  formes  que  des  indications,  moins  des  lignes 
que  des  sensations.  Il  faut  que  son  raffinement  aille  chercher  derrière  la 
peau  et  la  chair,  l'idée  maîtresse  de  ce  corps.  Il  ne  suffit  pas  de  voir  la 
femme,   il  faut  la  penser.   Demandez  à  Chaplin,  s'il  suffit  de  copier! 

Et  ce  n'est  pas  le  corps  seul  qu'il  faut  penser.  Car  quoique  ce  soit  bien 
la  Parisienne  que  Chaplin  nous  présente  en  chacun  de  ses  tableaux,  ne  remar- 
quez-vous pas  que  jamais  une  tête  ne  ressemble  à  une  autre?  C'est  que,  en 
effet,  cette  Parisienne  n'a  point  un  type  qui  soit  à  elle  ;  sans  cesse  elle 
change  d'aspect;  sans  cesse  elle  se  transforme;  de  cheveux,  elle  est  brune, 
et  blonde,  et  châtaine;  de  peau,  tantôt  très  blanche  et  tantôt  très  colorée; 
le  nez  est  aussi  bien  droit  et  plein  qu'ouvert  et  relevé  :  point  de  type  commun 
à  la  race  :  c'est  la  fille  de  ce  Paris  où,  comme  des  fleuves,  se  précipitent 
les  courants  humains,  s'y  mêlant  comme  en  un  océan.  Tous  les  peuples 
s'y  retrouvent  en  leurs  descendants,  ainsi  que  dans  un  salon  d'à  présent, 
tous  les  styles  s'entrecroisent.  La  Parisienne  n'étant  plus  liée  par  l'étiquette 
ou  le  ton  d'une  Cour,  va  à  travers  les  âges,  glanant  ici  un  ruban,  là  une  forme 
de  col,  ou  un  devant  de  jupe,  ou  un  chapeau,  ou  des  souliers,  si  bien  que, 
à  présent,  grâce  à  ce  mélange  des  modes  et  des  époques,  il  est  impossible 
de  rencontrer  deux  robes  semblables,  aux  formes  identiques,  aux  garnitures 
exactement  pareilles,  à  moins  que,  par  un  caprice  de  coquetterie,  deux 
sœurs  jumelles  ne  se  plaisent  à  s'habiller  de  même.  Ainsi,  des  têtes  glanées 
un  peu  partout,  où,  après  des  générations,  un  type  reparaît  accusant  l'origine 
oubliée,  si  lointaine  qu'on  n'en  a  pas  mémoire,  espagnole  ou  germaine, 
italienne  ou  créole.  C'est  la  physionomie  qui  donne  tout  son  cachet  de 
race  à  la  femme  de  Paris,  cette  physionomie  mobile,  fugace,  inoubliable, 
que  Watteau  fixa,  qu'accentua  Chaplin  et  à  laquelle  il  donna  une  touche 
personnelle,  qui  est  le  signe  le  meilleur  de  l'empire  qu'il  exerce. 


84  LES.  LETTRES    ET    LES    ARTS 

Cette  touche,  la  voici  :  malgré  cette  diversité  infinie  des  traits  qui  devrait 
amener  chez  la  femme  de  Paris  une  égale  diversité  des  chevelures,  il  n'y  a 
place  que  pour  des  noires  et  des  blondes  ;  le  châtain  a  disparu.  Le  noir  est 
fort  rare  :  accommodés  en  bandeaux  plats  et  lisses,  plaquant  exactement 
sur  le  front  et  jetant  sur  la  tête,  rendue  plus  petite,  une  ombre  profonde 
et  comme  mystérieuse,  les  cheveux  noirs  donnent  aux  traits  un  relief  tout 
particulier,  une  accentuation  étrange,  comme  fatale.  On  aime  une  brune,  on 
est  amoureux  d'une  blonde.  Mais  n'est  point  brune  qui  veut  ;  il  faut  naître 
telle.  Fi  des  brunes  de  rencontre  aux  cheveux  sans  reflet,  trempés  dans  l'encre, 
qui  noircissent  la  peau  et  puent  la  teinture!  mieux  vaut  être  blonde  :  le 
blond  sied  à  tout  le  monde,  car  combien  de  nuances  ne  peut-il  prendre, 
depuis  le  blond  cendré  presque  blanc,  le  blond  pâle,  le  jaune,  le  roux, 
jusqu'à  ce  roux  brun  que  les  Anglais  appellent  auburn.  Les  cheveux  blondis 
sont  légers  et  clairs  :  ils  vivent,  ils  palpitent,  ils  s'effarent,  ils  varient  à 
l'infini  et  laissent  à  chaque  type  son  caractère  ;  ils  s'allient  en  perfection  à  ce 
qu'on  ne  peut  changer,  aux  yeux  bleus  ou  noirs,  bruns  ou  verts,  à  la  peau 
mate  ou  transparente;  ils  donnent,  pour  les  robes  et  les  chapeaux,  un  choix 
bien  plus  ample.  Voilà  de  bonnes  raisons  pour  que  les  châtaines  aiment  être 
blondes  et  qu'il  y  en  ait  autant  à  Paris  qu'il  y  en  eût  jadis  à  Venise,  mais 
là  n'est  point  la  cause  de  cette  révolution.  Il  n'en  est  qu'une  :  la  Parisienne 
aime  Chaplin,  Chaplin  aime  les  blondes,  et  si,  pour  lui  plaire,  les  traits  n'ont 
pu  se  transformer,  les  cheveux  au  moins  ont  modifié  leur  couleur. 

Petite  cause,  grand  effet.  Vous  souvenez-vous  du  Château  de  Cartes, 
de  cette  jeune  mère  assise,  en  peignoir  VVatteau,  regardant  un  mignon 
enfant  qui  s'évertue?  vous  souvenez-vous  de  cette  nuque  sur  laquelle  sont 
relevés  et  tirés  les  cheveux  blonds,  dessinant  ainsi  la  forme  de  la  tête  et 
en  marquant  la  grâce?  La  Parisienne  tomba  follement  amoureuse  de  cette 
coiffure,  et,  à  chaque  Salon,  Chaplin  revenait  à  sa  blonde,  il  la  tournait  en 
cent  façons,  l'habillait,  la  déshabillait,  nouait  et  dénouait  ses  cheveux, 
faisait  miroiter  les  étoffes  à  côté  de  la  peau  blanche,  écrivait  de  son  pinceau 
le  livre  du  blond.  Cela  devint  une  obsession  pour  la  femme  de  Paris  —  et 
pour  l'homme.  Il  fallut  être  blonde,  ou  le  devenir.  Cela  fut  d'abord  un  peu 


CHARLES    CHAPLIN     ET     SON     ŒUVRE  85 

mal  porté  d'aider  ainsi  la  nature,  mais  on  s'y  résigna  et,  à  présent,  Chaplin 
a  tout  vaincu,  tout  subjugué,  tout  commis  —  toutes  les  châtaines  s'entend, 
car  les  brunes  n'ont  garde  de  s'abandonner. 

# 
#    * 

L'amour  du  blond  n'est  pas  venu  tout  de  suite  au  peintre,  et  pour  se 
rendre  compte  des  avatars  que  Chaplin  a  subis,  il  convient,  en  quelques 
mots,  d'indiquer  ses  origines.  Charles  Chaplin  est  né  en  1825,  aux  Andelys, 
d'un  père  anglais  et  d'une  mère  française  ;  il  fit  ses  études  au  collège  de 
Lisieux,  et  entra  en  1839  dans  l'atelier  de  Drolling.  Ce  Drolling  n'est  point 
le  petit  maître  qu'on  connaît,  qui,  dans  ses  intérieurs  un  peu  poussés  au  noir, 
a  quelque  chose  de  la  naïveté  et  du  naturalisme  de  Chardin.  C'est  son  fils, 
un  inconnu,  un  élève  de  David,  qui  fut  prix  de  Rome.  C'est  l'auteur  de  quantité 
de  tableaux  homériques,  de  plafonds  qui  sont  au  Louvre,  de  grandes  toiles 
qui  sont  à  Versailles.  Rien  ne  lui  manqua,  ni  le  Grand  Prix,  ni  la  croix,  ni 
le  siège  à  l'Institut,  rien,  hormis  une  note  personnelle,  qui  fasse  qu'on  se 
souvienne  de  lui.  C'est  calme,  c'est  froid,  c'est  sage,  c'est  honnêtement 
composé,  c'est  peint  avec  conscience.  Ce  n'est  pas  mauvais,  c'est  pire.  Et 
pourtant,  ce  Drolling  pouvait,  lorsqu'on  ne  s'attardait  point  à  ses  leçons, 
être  un  professeur  recommandable.  Il  savait  son  métier,  l'enseignait  avec 
rigueur,  tenait  la  main  à  ce  qu'on  sût  dessiner  avant  qu'on  se  mît  à  peindre. 
En  sortant  de  chez  le  maître,  qui  n'avait  pu  étouffer  en  lui  ses  qualités  natives 
et  lui  avait  sévèrement  démontré  les  principes,  Charles  Chaplin  suivit  l'Ecole 
des  Beaux-Arts  ;  il  avait  oublié  qu'il  était  Anglais  par  naissance,  et,  comme 
ses  camarades,  il  aspirait,  lui  aussi,  au  prix  de  Rome. 

Est-ce  un  malheur,  si  l'on  se  souvint  pour  lui  de  sa  nationalité  et  s'il  ne 
put  concourir  et  emporter  le  prix  ?  Entre  les  peintres  qui  ont  un  nom, 
combien  en  est-il  qui  ont  passé  par  la  villa  Médicis?  Combien  en  est-il,  au 
contraire,  des  Grands  Prix,  qui,  après  avoir  donné  des  espérances  à  leurs 
débuts ,  semblent  avoir  laissé  à  Rome  ce  qu'ils  avaient  de  tempérament  et 
d'originalité  ?  Parvenu  à  l'âge  où  la  personnalité  est  déjà  presque  établie,  fort 


86  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

de  l'enseignement  reçu,  ayant  fait  les  preuves  de  talent,  déjà  mûr,  en  état  de 
concevoir  et  d'exécuter,  l'artiste  qui  obtient  le  Grand  Prix,  doit,  pendant  quatre 
années,  subir,  avec  d'insupportables  commérages,  la  vie  la  moins  faite  pour 
exciter  son  imagination  et  développer  ses  facultés.  Il  redevient  une  sorte  de 
collégien,  dont  l'Institut  corrige  les  devoirs.  Il  doit  supporter,  pour  chacune 
des  œuvres  qu'il  est  obligé  de  produire,  des  critiques,  qui,  pour  être  pédago- 
giques, n'en  sont  souvent  pas  plus  équitables.  Il  doit  couler  sa  pensée  dans 
des  moules  vieillis,  et  pour  plaire  à  ses  juges,  éteindre  toute  couleur  brillante, 
supprimer  toute  recherche  de  tons,  traîner  ses  pieds,  qui  pourraient  parfois 
avoir  des  ailes,  dans  les  savates  éculées  des  derniers  élèves  de  David.  Qu'on 
lise  ces  rapports  sur  les  envois  de  Rome,  qui,  chaque  année,  sortent  en  foudre 
du  palais  Mazarin.  Nul  n'a  du  talent,  hors  ceux  qui  n'en  auront  jamais,  et, 
quiconque  montre  une  nature,  une  originalité,  une  parcelle  de  génie,  malheur 
à  lui  ! 

Ce  qu'il  faut  à  l'artiste,  c'est  un  enseignement  fort  et  libre,  qui  lui 
débrouille  les  principes  et  lui  permette  d'établir  rigoureusement  ses  bases 
d'action  ;  puis,  c'est  le  travail  en  face  de  la  nature  éternelle  et  en  face  des 
hommes  de  son  temps;  c'est  le  spectacle  de  ce  qui  vit  et  non  la  contemplation 
de  ce  qui  est  mort  ;  s'il  doit  user  son  talent  à  reproduire  pour  des  palais 
des  fresques  décolorées  ou  des  tableaux  poussés  au  noir,  s'il  doit  entreprendre 
des  décorations  dans  le  style  des  maîtres  et  y  peiner  à  la  tâche,  s'il  doit 
avoir  pour  ambition  d'être  peintre  ordinaire  du  Roi  de  France  et  de  gagner 
sa  vie  à  orner  ses  châteaux,  l'Académie  lui  convient,  elle  a  été  instituée  pour 
lui,  qu'il  y  entre,  et  surtout  qu'il  n'en  sorte  jamais  !  Sinon,  qu'il  aille,  qu'il 
vive,  qu'il  pense,  qu'il  travaille,  qu'il  peine,  qu'il  souffre,  mais  qu'il  n'aspire 
pas  à  ces  encouragements  de  l'Etat,  qu'il  faut  payer,  fût-ce  quatre  années 
seulement,  de  sa  personnalité  et  de  son  indépendance. 

Chaplin,  Grand  Prix,  eût  après  quatre  années  d'internat,  exécuté  des 
Romains,  tout  comme  Drolling  fils  ;  il  eût  fabriqué  de  ces  excellents  portraits 
ternes  et  plats,  où  pas  une  lumière,  pas  une  gaieté,  pas  une  invention  de 
couleur,  pas  une  idée  n'apparaît,  de  ces  portraits  qui  agrémentent  si  bien 
un  papier  de   tenture   qu'ils   semblent   en   faire  partie  ;   mais   cet   admirable 


CHARLES    CHAPLIN     ET    SON     ŒUVRE  87 

enseignement  n'a  point  voulu  de  lui,  et,  désespéré,  ignorant  à  quels  périls 
il  avait  échappé,  Chaplin  a  dû  se  résoudre  à  copier  la  nature.  Il  a,  dans  des 
travaux  de  gravure  et  de  lithographie,  trouvé  l'argent  nécessaire  pour  conti- 
nuer ses  études  ;  il  a  accepté  pour  modèle  quiconque  se  présentait  ;  puis,  il 
s'en  est  allé  en  Auvergne,  vivre  en  plein  air,  se  colleter  avec  le  paysan, 
chercher  sa  route  au  milieu  des  puys  noirs  et  des  villages  aux  murs  de  lave. 
En  ce  temps-là,  Chaplin  taillait  comme  au  couteau  des  êtres  rudes, 
massifs,  sombres,  qu'il  encadrait  de  tonalités  grisâtres.  Il  exposait,  en  1848 
et  en  1849,  toute  une  suite  de  tableaux  de  ce  genre,  qui  laissèrent  penser 
un  moment  que  Millet  avait  trouvé  un  émule.  Il  y  eut  même  un  certain 
Troupeau  de  cochons,  qui,  après  avoir  obtenu  son  succès  au  Salon,  courut 
récemment  d'autres  aventures  qu'il  convient  de  conter. 


* 

*    * 


Ce  n'était  point  —  on  pourrait  aujourd'hui  s'y  tromper  —  une  troupe 
de  jolis  petits  cochons  auxquels,  pour  figurer  en  quelque  Trianon,  il  ne 
manque  que  des  bouffettes  de  rubans  et  des  bergères  habillées  de  satin  ;  des 
cochonnets  dont  la  peau,  à  peine  truitée,  va,  par  des  dégradations  infinies, 
des  jaunes  clairs  de  la  crème  reposée  au  rosé  des  roses  mi-écloses:  des 
amours  de  porcelets,  dont  le  petit  nez  blanc  frétille  et  s'agite  entre  deux 
trous  d'émail  clair,  dont  le  ventre  douillet  ne  bedonne  pas  encore,  dont  la 
mignonne  queue  toute  blanche  s'agite  et  se  tortille,  pareille  à  la  moelle 
fraîche  qu'un  enfant  tire  du  sureau  ;  fi  de  ces  cochons  poupards ,  de  ces 
cochons  éduqués,  de  ces  cochons  d'opéra-comique!  ce  sont  des  porcs 
tragiques,  des  porcs  dévorateurs,  des  porcs  dont  la  bande  bruyante,  se 
heurtant,  se  bousculant  avec  des  grognements  affamés,  se  rue  vers  on  ne 
sait  quelle  besogne,  des  porcs  dont  les  oreilles  pointent,  dont  le  dos  se 
hérisse,  dont  le  groin  renifle  la  viande,  —  ces  porcs  au  dos  noir,  pires  que 
des  sangliers  même,  car,  s'ils  n'ont  plus  de  boutoirs,  ils  ont  goûté  à  la  chair. 

C'est  ce  tableau  qui,  exposé  en  1851,  bien  et  dûment  signé,  fut  apporté 
trente-cinq  ans  plus  tard  à  Chaplin,  revêtu  de  la  signature  :  Millet.  Que  faire? 


88  LES    LETTRES     ET    LES    ARTS 

S'indigner,  se  plaindre,  demander  justice?  Voilà  une  belle  prétention!  Ne 
sait-on  pas,  depuis  certain  jugement,  qu'il  faut  avoir  vu  le  faussaire  apposer 
la  fausse  signature  au  bas  d'un  tableau,  pour  pouvoir  le  poursuivre?  —  Et 
encore,  le  faussaire  ne  pourra-t-il  démontrer  à  Justice,  que,  en  le  voyant,  on 
a  eu  la  berlue?...  Chaplin  s'en  tira  en  homme  d'esprit  :  il  se  déclara  honoré 
qu'on  s'y  fût  mépris  et,  tout  bonnement,  demanda  à  racheter  son  tableau,. — 
en  quoi  il  fit  bien;  mais  le  propriétaire  tint  à  le  garder  —  en  quoi  il  fit  mieux. 

Ainsi,  Chaplin  a  passé  par  cette  peinture  violente  et  dure;  bien  mieux, 
l'eau-forte  et  la  gravure  l'ont  attiré  de  tout  temps,  et  s'il  n'était  le  peintre 
qu'il  est,  dont  la  réputation  est  faite  à  bon  droit,  il  aurait,  comme  graveur, 
une  place  à  part.  Chaplin  ne  s'est  pas  contenté  de  reproduire,  d'une  pointe 
libre  et  joueuse,  certaines  de  ses  pages  favorites.  De  longues,  études  d'après 
les  maîtres,  lui  ont  permis  de  s'attaquer  à  eux  sans  fausse  timidité,  d'entre- 
prendre et  de  mener  à  bien  de  grandes  œuvres  qui,  à  la  Chalcographie  du 
Louvre,  ne  sont  pas  parmi  les  planches  les  moins  estimées.  Le  portrait 
d'Hélène  Four  ment,  seconde  femme  de  Rubens,  l' Embarquement  à  Cythère, 
de  Watteau,  la  Noce  juive,  de  Delacroix,  ont  trouvé  en  lui  un  interprète 
remarqué.  Le  travail  d'eau-forte,  tel  que  Chaplin  le  comprend,  est  très 
personnel  et,  en  même  temps  que  très  précis,  d'une  coloration  si  puissante 
par  le  juste  équilibre  des  tailles,  qu'il  parvient  à  donner  l'impression  exacte 
des  tons.  Le  baron  Gros  disait  en  voyant  la  gravure  de  Forster,  d'après  le 
Charles-Quint  et  François  Ier,  que,  avec  elle  seule,  il  reconstituerait  tout 
l'ensemble  du  tableau,  qu'il  y  voyait,  non  seulement  ses  jaunes  et  ses  rouges, 
mais  toute  la  gamme  des  teintes,  jusqu'au  moindre  détail.  Ainsi,  Watteau, 
Rubens  et  Delacroix  pourraient-ils,  dans  les  eaux-fortes  de  Chaplin,  retrouver 
leurs  tableaux  et  noter,  dans  les  rapports  des  noirs  et  des  blancs,  les  rapports 
exacts  des  couleurs. 

Cela  est  singulier,  cette  passion  pour  le  noir  et  blanc  d'un  des  hommes 
à  coup  sûr  les  mieux  doués  au  point  de  vue  de  l'éclat  des  tons  frais,  d'un 
homme  dont  la  peinture  est  aussi  éloignée  qu'il  est  possible  de  la  peinture 
de  graveur.  Aussi,  est-ce  de  la  gravure  de  peintre  que  fait  Chaplin,  une 
gravure  chaude,  une  gravure  qui  a  des  blonds  et  non  des  gris,  pour  laquelle 


CHARLES     CHAPLIN    ET     SON     ŒUVRE  89 

il  semble  qu'il  n'a  point  fallu  une  pointe,  mais  une  brosse.  Et  de  plus,  avec 
toutes  ses  qualités  de  métier,  facile  elle  est,  et  souple,  comme  la  peinture 
du  maître,  cette  peinture  où  s'est  plu  Chaplin  depuis  que,  vers  1851,  il  a 
abandonné  l'Auvergne,  ses  pâtres,  ses  muletiers  et  ses  cochons,  pour  se 
consacrer  tout  entier  à  la  femme,  et  lui  rendre  un  culte  digne  d'elle. 


* 
*    * 


Même  évadé  des  Cévennes,  Chaplin  a  quelque  temps  cherché  sa  voie. 
Parmi  les  tableaux  de  lui  qui  sont  le  plus  populaires  et  qui  ont  le  plus  fait 
pour  établir  et  grandir  son  nom,  il  en  est  qui,  malgré  l'habileté  du  faire, 
l'ingéniosité  des  détails,  l'agrément  des  colorations  fluides,  le  charme  du 
modelé,  la  fermeté  des  chairs,  ont  encore  un  peu  de  dureté  dans  les  lignes 
générales,  et  montrent  un  parti  pris  trop  visible  de  se  rattacher  à  l'école  du 
xvme  siècle  par  le  petit  côté  polisson,  par  un  déshabillé  qui  n'est  point  un 
nu,  par  la  recherche  du  sujet  qui  émoustille  le  public.  Ce  n'est  pas  encore 
tout  à  fait  cette  claire  couleur  vibrante,  qui  est  une  symphonie  de  blancs 
et  de  roses;  mais,  déjà,  les  qualités  d'arrangement,  de  grâce,  de  charme  sont 
telles  qu'elles  seront  quand  le  talent  du  peintre  aura  reçu  son  développement 
complet. 

Peu  à  peu,  malgré  l'inspiration  reçue  de  Greuze,  de  Watteau,  de  Boucher, 
de  Fragonard,  de  Baudoin,  malgré  ce  rattachement  à  l'école  française,  et 
à  ce  qu'elle  a  de  plus  français,  malgré  le  décor  volontiers  emprunté  au  siècle 
passé,  Chaplin,  par  l'étude  de  la  nature,  est  amené  à  donner  à  la  femme  — 
car  toujours  c'est  la  femme  qu'il  représente  —  son  caractère  actuel  et  contem- 
porain. A  une  nature  d'artiste  le  pastiche  est  impossible.  En  tendant  à  se 
modeler  sur  certains  maîtres  du  xviii"  siècle,  en  étudiant  leurs  procédés, 
en  rétablissant  la  tradition  des  sujets  qu'ils  affectionnaient,  en  entourant  la 
femme  du  cortège  des  amours,  en  montrant,  de  parti  pris,  un  bout  de  chair 
entre  des  étoffes  lumineuses,  en  cherchant  comme  eux  dans  les  blancs  du 
linge,  de  l'eau,  de  la  peau,  des  fleurs,  des  perles,  une  harmonie  claire,  en 
rejetant  sans  hésiter  les  procédés  barbares  qui  rendent  pareils  à  des  casse- 


90  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

rôles  noircies  les  tableaux  de  ceux  que,  pour  le  moment,  on  appelle  des 
maîtres,  en  peignant  largement,  avec  une  brosse  et  non  avec  un  balai  ou 
un  coutelas,  Chaplin  est  sorti  du  pair,  il  a  rétabli  en  son  honneur  premier 
et  en  sa  juste  tradition  l'École  française,  il  lui  a  donné  une  impulsion  très 
manifeste  dont  chaque  Salon  fournirait  des  preuves  à  l'infini. 

Est-ce  qu'il  ne  vaut  pas  mieux  les  regarder  qu'essayer  de  les  décrire, 
ces  femmes  que  légèrement  il  a  laissées  derrière  lui,  les  mil  e  tre  de  ce 
Don  Juan,  qui  donne  la  vie  et  qui  fait  naître  l'amour?  Debout,  assises, 
couchées,  Diane  ou  Vénus,  Colombine  ou  Laurette,  jetant  du  grain  à  des 
colombes  familières,  ou,  près  de  la  cage  vide,  pleurant  l'oiseau  envolé, 
poussées,  et  pressées,  et  vaincues  par  les  ribambelles  d'amours  potelés,  ou 
les  dominant  avec  une  satisfaction  un  peu  mélancolique,  ces.  femmes,  les 
femmes  de  Chaplin,  dévêtues  d'une  chemise  de  batiste  ou  d'une  robe  de 
soie,  habillées  d'un  long  peignoir  à  la  Watteau  ou  de  ces  gazes  mousseuses 
qui  blanchissent  encore  les  chairs,  elles  sont,  chacune  d'elles,  une  strophe 
du  poème  que  chante  l'artiste  et,  à  mesure  qu'il  va,  plus  larges  sont  les 
strophes,  plus  profonde  est  la  cadence,  plus  touchante  est  l'harmonie.  A 
présent,  ce  n'est  plus  le  sujet  qu'il  va  chercher  :  une  femme  ;  parfois,  près 
de  la  femme,  un  enfant,  tête  blonde  et  rieuse;  des  fleurs,  et  c'est  tout,  et 
c'est  exquis,  et  la  grasse  peinture,  accrochant  toute  la  gamme  des  tons  clairs, 
ne  reculant  devant  aucune  audace,  fixe  pour  l'éternité  cette  qualité  fugitive 
des  êtres,  qualité  incompréhensible  et  inexplicable  :   la  Grâce. 

Devant  cette  grâce,  qui  semble  être  par  essence  la  vertu  française  et  la 
vertu  de  Chaplin,  on  oublie  la  science  qu'il  lui  faut  pour  rendre  ces  mouve- 
ments, pour  établir  ces  rondeurs,  pour  caresser  ces  bras,  pour  faire  tourner 
ces  bouts  d'épaule,  pour  éclairer  sans  faiblesse  ces  corps  lactés,  pour 
distribuer  les  lumières  et  les  ombres,  la  science  de  composition,  de  dessin, 
de  peinture,  plus  qu'autre,  la  science  même,  c'est-à-dire  la  connaissance 
de  la  femme. 

D'autres  peignent  des  femmes;  ils  habillent  un  modèle  en  Romaine,  en 
Grecque,  en  Turque,  ou  la  déshabillent  en  Vénus  ou  en  esclave;  c'est  toujours 
un  modèle,  plusieurs  modèles,  s'ils  en  changent  et  qu'ils  ne  le  laissent  point 


CHARLES    CHAPLIN     ET     SON     ŒUVRE  91 

vieillir  à  l'atelier  :  ce  sont  des  femmes  mêmes,  si  l'on  veut  ;  mais  ce  n'est  pas 
la  femme.  Ils  n'y  comprennent  rien,  les  pauvres!  Ils  ne  l'aiment  point,  ils 
n'en  savent  que  l'ostéologie  et  la  musculature.  La  femme,  l'être  exquis  et 
cruel,  l'être  adorable  et  mauvais,  l'être  qui  monte  à  Dieu  et  s'abaisse  au 
diable,  mais  qui  n'est  point  de  l'humanité,  l'être  tyrannique  et  soumis, 
l'être  invincible  et  lâche,  l'être  mystérieux  qui  donne  l'amour  et  qui  —  dit-on 
—  l'éprouve  quelquefois,  voilà  l'être  qu'il  faut  représenter  et  celui  que 
Chaplin  représente. 

# 
#    # 

Et  quand  il  se  plaît  à  donner  de  cet  être  féminin,  une  version  semblable 
à  celles  qu'on  rencontre  dans  la  société  contemporaine,  comme  cette  image 
est  supérieure  à  celles  que  peuvent  exécuter  les  plus  habiles  !  Il  y  a  toute 
une  galerie  de  portraits  de  femmes  faits  par  Chaplin,  et  chacun  de  ces 
portraits  mériterait  d'être  accroché  en  un  Cabinet  des  beautés,  pareil  à  celui 
que  le  roi  Louis  affectionnait  en  son  palais  de  Munich,  mais  un  cabinet 
des  beautés  tout  mondain,  tout  aristocratique,  où  pour  être  introduit,  il  ne 
suffirait  point  de  montrer  joli  visage. 

Cela  n'est  point  étonnant  :  outre  que  les  femmes  les  plus  belles  et  les 
plus  jolies  ont  voulu,  depuis  quarante  ans  bientôt,  être  peintes  par  lui,  il 
est  homme  à  tirer,  d'une  tête  et  d'un  corps  de  femme,  tout  le  caractère  et 
toute  l'harmonie  qui  peuvent  s'y  trouver.  Il  sait,  par  l'ingéniosité  des  arran- 
gements, par  la  valeur  des  fonds  qu'il  varie  à  l'infini,  par  une  pose  habilement 
composée,  sortir  le  portrait  de  la  banalité  courante,  lui  ôter  cette  raideur, 
ce  convenu,  cet  emprunté  qui,  devant  certaines  toiles,  fait  penser  au  «  ne 
bougeons  plus  »  du  photographe.  Suivant  la  grande  tradition  française 
du  xvii"  et  du  xvme  siècle,  comme  faisaient  Rigaud,  et  Largillière,  et  Tocqué, 
et  Vanloo,  il  compose  un  portrait,  et  ne  se  contente  pas  de  copier  bruta- 
lement un  modèle.  Il  donne  à  la  femme,  devenue  presque  déesse,  comme  un 
idéal  et  une  parité  olympiques.  Sans  rien  enlever  à  la  ressemblance,  sans 
rétablir  les   traits   en  une  régularité   conventionnelle,  sans  que  ses  têtes  — 


92  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

comme  il  arrive  —  aient  toutes  un  air  de  famille,  il  en  pousse  le  caractère 
à  sa  sommité,  il  les  dépouille  de  certaines  vulgarités,  il  donne  l'importance 
au  détail  qui  vaut  d'être  remarqué;  il  présente  enfin,  en  sa  noblesse  réelle, 
telle  qu'elle  doit  être  vue,  au  jour  où  elle  se  plaît  le  mieux  à  elle-même, 
en  la  toilette  qui  lui  sied,  dans  le  milieu  qui  la  fait  valoir,  la  femme  moderne, 
celle  qui  n'est  point  d'hier  ni  de  demain,  mais  celle  qui  vit  devant  nous,  en 
ce   moment  même. 

Et  outre  la  grâce  qui  ne  s'acquiert  point,  semble- 1- il,  outre  la  dis- 
tinction et  l'élégance,  Chaplin,  par  surcroît,  donne  grand  air  à  la  femme 
dont  il  fait  le  portrait.  Nulle  n'est  bourgeoise,  pas  même  la  jeune  fille 
au  visage  de  Greuze,  dont  les  rondeurs  sentent  encore  l'enfance.  En  toutes, 
il  met  un  air  de  race,  se  plaisant  à  ces  longs  cols  issant,  comme  on  dit 
en  blason,  des  épaules  larges,  dont  il  fait  ressortir  la  blancheur  sur  quelque 
peau  de  martre,  dont  il  avive  les  roses  en  les  imposant  sur  un  manteau 
de  cygne. 

Oh!  l'habile  homme,  et  comme  on  sent  en  cette  facilité  qui  semble 
joueuse,  l'étude  lente,  non  seulement  de  nos  portraitistes  français,  mais  de 
ces  Anglais  qui,  eux  aussi,  comme  Reynolds  et  Gainsborough,  ont  senti 
et  compris  la  femme.  A  coup  sûr  Chaplin  ne  les  imite  point  ;  la  femme 
qu'il  a  devant  ses  yeux  n'est  pas  celle  qu'ils  voyaient;  les  milieux,  les  habi- 
tudes, les  formes,  les  êtres  sont  différents.  On  serait  vilipendé  aujourd'hui, 
si,  comme  l'ont  fait  les  maîtres,  on  asseyait  son  modèle  devant  quelque  fenêtre 
ouverte,  laissant  voir  les  belles  perspectives  d'un  grand  parc  et  n'éclairant  pas, 
pour  ainsi  dire,  le  personnage  qui  est  devant  elle.  On  jugeait  ces  fonds 
conventionnels  tout  aussi  exacts  que  les  fonds  monotones,  bruns  ou  verts, 
qu'on  affectionne  aujourd'hui  et  qui  ne  se  rencontrent  pas  davantage  dans 
la  nature.  C'étaient  là  d'agréables  tapisseries  où  se  plaisaient  les  bleuâtres 
des  arbres  lointains,  les  gris  d'un  ciel  troublé,  les  blancs  vibrants  d'une  eau 
courante  ;  il  faut,  dit-on,  y  renoncer,  mais  au  moins  Chaplin,  ne  renonce 
pas  à  chercher  les  fonds  de  ses  portraits;  toutes  les  étoffes  aux  reflets  clairs, 
qui  égalisent  et  distribuent  les  lumières,  il  les  emploie  tour  à  tour,  suivant 
les  types,  les  aspects,  les  colorations  de  ses  modèles. 


CHARLES    CHAPLIN     ET     SON     ŒUVRE  93 

Quelle  galerie,  les  femmes  de  Chaplin,  depuis  le  premier  portrait  qu'il  fit, 
celui  de  Marie  Duplessis,  la  Dame  aux  Camélias,  brune  celle-là,  toute  simplette 
avec  ses  yeux  noirs,  cernés  par  la  phtisie,  ses  cheveux  noirs  à  bandeaux 
serrés,  son  air  de  vierge,  cette  animation  et  cet  éclat  que  donne  aux  poitri- 
naires la  mort  prochaine!  Puis,  c'est  madame  Feydeau,  née  Blanqui  ;  puis, 
pour  citer  quelques-uns  des  noms  dont  on  trouvera  la  complète  énumération 
en  l'étude  que  Claude  Vento  vient  de  consacrer  à  Chaplin  dans  son  livre  : 
Les  peintres  de  la  femme,  c'est  la  comtesse  François  de  la  Rochefoucauld, 
née  Armand,  la  vicomtesse  Marie  de  Courval,  la  marquise  d'Imécourt,  la 
comtesse  de  Neverlée,  la  comtesse  Foy,  mademoiselle  Trubert,  mademoiselle 
de  Berthier,  madame  et  mademoiselle  Lemaire,  la  princesse  de  Chimay,  la 
baronne  de  Vaufreland,  la  princesse  Radziwill,  madame  Roussel,  la  duchesse 
de  Chaulnes,  la  comtesse  de  Kersaint,  la  duchesse  de  Mouchy,  la  princesse 
Isabelle  d'Orléans,  —  l'armoriai  de  France,  et  un  armoriai  où,  pour  être 
inscrite,  il  faut  beauté  plus  encore  que  noblesse. 

Quel  singulier  et  rare  livre  on  pourrait  faire,  en  racontant  simplement 
la  vie  de  chacune  de  ces  femmes;  quel  livre  instructif  sur  la  société  d'à 
présent,  et  comme  le  drame  le  plus  violent,  le  plus  inattendu,  le  plus 
bizarre,  y  côtoierait  des  scènes  de  comédie  égrillarde  et  folâtre  !  Comme 
Sainte-Beuve  ou  Saint-Simon,  comme  le  duc  de  Lévis  ou  Senac  de  Meilhan 
se  fussent  amusés  à  l'écrire  !  Tout  y  eût  défilé,  tout  le  monde  qui  est  le 
monde  depuis  un  demi-siècle,  ce  monde  dont  Chaplin  a  été  le  peintre 
ordinaire  et  qu'il  a  immortalisé. 

* 
*     # 

Ce  n'est  encore  tout  cela  qu'une  partie  de  l'œuvre  de  l'artiste  ;  à  côté 
de  ces  milliers  de  portraits,  dont  l'énumération  seule  tiendrait  plusieurs  pages, 
faut-il  oublier  la  part  donnée  à  la  peinture  décorative?  Aux  Tuileries,  dans 
les  petits  appartements  de  l'Impératrice,  jadis,  le  salon  des  fleurs  était  une 
des  beautés  du  vieux  palais.  Cela  est  détruit,  et  rien  n'en  demeure  que  de 
froides  planches  d'architecture,  mais  si  on  n'y  peut  retrouver  l'éclat  des  tons, 


94  LES    LETTRES     ET    LES    ARTS 

la  gaieté  des  couleurs,  au  moins  peut-on  apprécier  encore  le  goût  de  la 
composition;  cette  apothéose  de  la  femme,  devant  qui  viennent  s'incliner 
tous  les  génies,  à  qui,  comme  don  suprême,  ils  apportent,  en  une  corbeille 
débordante  de  roses,  un  enfant  endormi.  Quelles  joies  et  quelles  douleurs 
il  représentait,  cet  enfant!  « 

A  l'Elysée,  c'était  —  c'est  encore,  dit-on  —  dans  le  salon  de  l'Hémicycle, 
Junon,  Diane,  Vénus,  Minerve  ;  c'est,  dans  la  salle  de  bains  de  l'Impératrice, 
courant  sur  les  glaces,  couronnant  les  portes,  toute  une  allégorie  à  la  gloire 
de  la  femme,  et  Diane,  et  Vénus,  et  Léda;  puis,  c'est  dans  vingt  hôtels  de 
Paris,  des  plafonds,  des  panneaux,  des  dessus  de  glaces.  Et  Paris  n'en 
a  point  le  monopole,  il  en  est  à  La  Haye,  à  Pétersbourg,  à  Bruxelles,  à 
New- York;  il  en  est  trop  peu  pourtant,  car  Chaplin  y  excelle.  Nul  ne  s'entend 
comme  lui  à  jeter,  dans  le  plein  air  d'un  plafond  clair,  les  blancheurs  laiteuses 
d'un  corps  apothéose,  à  faire  flotter  au  vent  des  étoffes  de  soie,  à  grouper 
dans  l'espace  la  ronde  des  amours  joufflus,  à  faire  danser  sur  les  nuages  les 
petits  pieds  à  fossettes.  Nul  ne  sait  comme  lui  symboliser  d'une  aimable  et 
discrète  façon,  en  se  gardant  à  la  fois  du  banal  et  de  l'obscur,  les  idées  qu'il 
convient  d'exprimer  en  des  salons  et  des  boudoirs,  idées  légères  et  gracieuses, 
faites  pour  réjouir  les  yeux  et  tourner  l'esprit  vers  le  bel  art  d'aimer. 

# 
*    # 

Ce  n'est  pas  tout  encore  :  la  femme  ne  se  contente  point  de  se  faire 
peindre  par  Chaplin;  il  faut  encore  qu'il  lui  enseigne  à  peindre  et,  dans  son 
hôtel  de  la  rue  de  Lisbonne,  le  maître  a  dû  ouvrir  un  atelier  d'où  sont  sorties, 
entre  élèves  dont  il  s'honore,  Henriette  Browne  —  madame  de  Saux  — 
mademoiselle  Louise  Abbéma,  madame  Madeleine  Lemaire,  mademoiselle 
Berthe  Delorme,  vingt  autres  dont  le  nom  apparaît  au  Salon  annuel, 
avec  cette  mention  qui  est  comme  une  garantie  de  talent  :  Élève  de  Charles 
Chaplin.  Quelques-unes  en  ont  fait  une  carrière,  la  plupart  y  cherchent  un 
délassement;  car  c'est  le  monde,  et  le  plus  riche,  et  le  plus  élégant  qui 
réclame  les  leçons  de  son  maître  préféré. 


CHARLES     CHAPLIN     ET     SON     ŒUVRE  95 

C'est  le  succès  incontesté  qu'obtint  au  Salon,  Henriette  Browne,  qui 
semble  avoir  créé  ce  mouvement  très  curieux  des  jeunes  filles  du  monde 
vers  la  peinture.  Il  y  aurait  beaucoup  à  dire  à  ce  sujet,  et  un  livre  récemment 
paru,  pourrait  fournir  lieu  à  bien  des  observations  et  à  quelques  critiques. 
A  coup  sûr,  cette  furie  d'art  a  donné  naissance  à  des  ridicules  nouveaux, 
à  des  prétentions  étranges,  et  à  une  quantité  innombrable  de  détestables 
tableaux.  Les  expositions  en  sont  encombrées  et  le  jargon  d'atelier  détonne 
étrangement  dans  certaines  conversations  mondaines.  Il  y  a  des  vanités  qui 
se  surexcitent,  il  y  a  des  petites  têtes  qui  se  montent,  il  y  a  des  vocations 
qui  croient  se  déclarer.  On  veut  faire  grand  ;  on  se  campe  en  face  de  la 
nature,  qui  s'en  moque;  on  couvre  des  toiles  de  taille  à  cacher  le  Panthéon; 
d'un  talent  qui  pourrait  être  agréable,  on  fait  un  ridicule  qui  est  agressif. 
La  femme  qui  arrive  rapidement  à  un  certain  degré  d'habileté,  parvient 
rarement  à  le  franchir.  Elle  reste  élève,  usant  toujours  des  procédés 
enseignés,  ne  trouvant  rien  en  soi  qui  prouve  une  personnalité.  Gomment 
acquerra-t-elle,  au  milieu  des  obligations  de  la  vie  mondaine,  un  apprentissage 
qui  lui  permette  de  résoudre  les  difficultés  de  métier?  Pourtant,  elle  n'a  que 
rarement  le  sentiment  de  son  impuissance  :  à  peine  hors  de  l'atelier,  après 
une  année  ou  deux  d'études  à  bâtons  rompus,  elle  se  tient  pour  peintre, 
découvre  des  sujets  où  la  banalité  va  de  pair  avec  la  prétention,  les  exécute 
ou  croit  les  exécuter  entre  deux  cotillons,  met  en  branle  toutes  les  influences 
pour  faire  admettre  son  œuvre  au  Salon,  visite  les  membres  du  jury,  écrit 
à  l'Institut,  parle  aux  gardiens,  obtient  l'entrée,  et  parfois,  par  les  mêmes 
moyens,  essaie  de  décrocher  une  médaille.  N'est-ce  pas  là  ce  que  révèle 
ce  journal  récemment  paru,  si  instructif  sur  la  vie  de  la  jeune  fille  du  monde 
qui  veut  faire  de  la  peinture,  exactement  comme  elle  veut  faire  un  beau 
mariage,  et  presque  par  les  mêmes  procédés  ?  On  pourrait  en  dire  long  à 
ce  sujet,  et  sur  la  vie  que  se  font  les  parents,  et  sur  celle  qui,  plus  tard, 
sera  faite  au  mari  et  aux  enfants,  et  ce  seraient  de  dures  vérités.  Mais  il  y  a 
la  compensation  :  c'est  quelques  femmes  bien  douées  qui ,  comme  madame 
Madeleine  Lemaire,  arrivent  à  être  des  artistes  véritables,  dignes  d'être 
comparées  aux  meilleures  des  siècles  passés  et   qui,   tout   en   gardant   dans 


96 


LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 


leur  œuvre  le  caractère  féminin  qui  lui  donne  sa  grâce,  y  apportent  cette 
habileté  de  métier,  qui  vient  du  maître,  et  qu'elles  ont  prises  à  l'atelier. 
Voilà  l'œuvre  que  Chaplin  a  pu  présenter,  quand  tout  dernièrement  ce 
Parisien  a  demandé  à  la  France,  où  il  avait  toujours  vécu  et  dont  il  est  un 
des  peintres  les  plus  aimés,  de  l'adopter  pour  un  de  ses  fils.  A  dire  vrai, 
c'était  fait  depuis  longtemps  et  il  ne  manquait  à  la  reconnaissance  que  sa 
formule  légale.  Toutefois,  il  a  bien  fait.  Aux  heures  éclatantes,  il  avait  été  des 
joies  et  des  fêtes,  il  a  voulu  —  comme  l'a  voulu  Heilbuth  —  prendre  sa  part 
des  tristesses  et  des  deuils.  A  ceux  auxquels  Paris  donne  son  hospitalité,  et 
qui  la  reconnaissent  par  de  telles  œuvres,  on  n'a  guère  le  droit  de  plus 
demander;  mais  si,  d'eux-mêmes,  ils  viennent  à  nous,  qu'ils  soient  deux  fois 
les  bienvenus,  ces  maîtres  qu'a  conquis  l'art  français,  ces  citoyens  qui  se 
donnent  à  la  France  ! 


FREDERIC     MASSON. 


L'HOMME  AUX  TROIS  BONNETS 


Après  avoir  retiré  du  coton  tout 
4»j£n  ce  qu'on  peut  en  espérer  :  des  bas, 

*^~x  des  bonnets,  des  caleçons,  des  jam- 
bières, des  mitaines,  et  quarante 
mille  livres  de  rente,  M.  Joseph 
Ducroc  acheta  un  domaine  en  Picar- 
die et  s'y  installa  pour  le  reste  de 
ses  jours. 

Bien  que  l'habitation  fût  d'une 
architecture  historique ,  et  qu'il 
l'eût  préférée  plus  neuve,  plus 
reluisante,  plus  semblable  à  un 
gâteau,  il  l'avait  acquise  à  cause 
de  son  allure  seigneuriale,  juchée 
qu'elle  était  sur  une  sorte  de  col- 
line, au  milieu  de  la  plaine,  à  deux 
mille  mètres  de  toute   promiscuité   humaine. 

Il  se  répétait  avec  plaisir  :  «  Je  suis  un  gentilhomme  campagnard...  Nous 
autres,   gentilshommes  campagnards...  » 

Et,  pour  ne  pas  déroger,  il  ne  frayait  avec  personne,  vivait  en  tête-à-tète 
constant  avec  son  domestique  Hippolyte  et  sa  cuisinière  Ursule. 


98  LES     LETTRES     ET     LES     ARTS 

Deux  fois  par  semaine,  il  allait  à  la  ville  faire  les  provisions,  avec  Ursule 
qui  portait  le  panier,  Jlippolyte  qui  conduisait  la  voiture.  C'étaient  ses  seules 
sorties  et  ses  seules  distractions. 

Le  reste  du  temps  se  passait  à  couper  les  limaces  dans  le  jardin,  lorsqu'il 
avait  plu,  à  écheniller  les  arbres  à  fruit  avec  de  l'huile  à  quinquet,  à  abattre 
au  sécateur  les  roses  mortes,  à  manger,  à  boire,  à  dormir. 

Dormir  1  oh!  dormir,  surtout!  M.  Joseph  Ducroc  avait  la  gourmandise  du 
sommeil.  Les  grasses  matinées  ne  lui  suffisaient  pas.  11  avait  inventé  les 
grasses  soirées;  même  l'hiver,  il  se  couchait,  à  la  tombée  du  jour;  et,  pendant 
quelques  heures,  les  yeux  ouverts  dans  son  lit,  l'esprit  à  de  vagues  spécu- 
lations, il  savourait  la  douceur  d'être  englouti  dans  du  chaud  et  du  moelleux, 
sur  des  lits  de  plume  superposés,  sous  un  édredon  qui  le  couvait  comme  un 
grand  oiseau. 

Cependant,  malgré  tout  ce  duvet,  sa  joie  n'eût  été  qu'imparfaite  s'il  s'était 
couché  la  tête  nue. 

De  tout  temps,  il  avait  eu  l'habitude  de  se  couvrir  le  crâne,  la  nuit,  n'étant 
pas  de  ces  négociants  qui  trouvent  leur  marchandise  bonne  pour  les  autres, 
mais  se  gardent  d'en  user  eux-mêmes.  11  usait,  lui,  de  la  sienne,  il  en  usait 
abondamment,  comme  pour  donner  le  bon  exemple  à  sa  clientèle  :  au  lieu 
d'un  bonnet  de  coton,  il  en  chaussait  trois,  le  premier  enfoncé  jusqu'aux  yeux 
et  jusqu'à  la  nuque,  le  second  affleurant  au  pavillon  de  l'oreille,  le  troisième 
en  vedette  sur  le  sinciput,  à  la  manière  d'une  calotte  de  chantre. 

Cette  superposition  de  bonnets  lui  avait  été  suggérée,  dès  l'adolescence, 
par  un  médecin  qui,  accusant  les  pituites  d'attaquer  leur  homme  par  le  sommet 
du  crâne,  pensait  qu'on  ne  saurait  trop  défendre  ce  point  délicat,  mais  qui 
avait  en  même  temps  une  juste  défiance  de  l'apoplexie,  et  ne  voulait  pas 
qu'on  lui  fît  la  partie  trop  belle,  en  engloutissant  la  tête  tout  entière  dans 
les  trois  bonnets  nécessaires  à  décourager  le  coryza. 

Ces  trois  bonnets,  M.  Joseph  Ducroc  les  avait  d'ailleurs  fait  fabriquer 
de  diverses  couleurs,  afin  de  ne  point  les  confondre  en  défaisant,  chaque  soir, 
son  paquet  de  nuit  ;  et  comme  il  avait  trois  couleurs  à  choisir,  en  bon 
patriote  il  avait  choisi  les  trois  couleurs  nationales  :  le  premier  bonnet  était 


L'HOMME    AUX    TROIS    BONNETS  99 

bleu,  le  second  blanc,  le  troisième  rouge  —  rouge  avec  une  houpette  tricolore, 
par  déférence  pour  les  deux  autres. 

Naturellement,  avant  de  se  retirer  des  affaires,  il  s'était  assuré  de  bonne- 
terie pour  le  restant  de  ses  jours;  et,  dans  son  castel  picard,  il  continuait, 
comme  autrefois,  à  se  garnir  la  tête,  pour  la  nuit,  d'un  bonnet  bleu,  d'un 
bonnet  blanc,   d'un  bonnet  rouge  à  fusée  tricolore. 

Or,  un  soir  de  décembre,  après  un  dîner  délicat,  qui  lui  chauffait  le  sang 
d'une  pointe  de  gaieté,  il  venait  de  monter  dans  sa  chambre.  Un  large  feu 
de  souches  et  de  broussailles  illuminait  la  pièce.  A  la  franchise  de  la  flamme, 
au  crépitement  des  étincelles,  on  sentait  qu'il  devait  faire  dehors  un  froid 
aigu.  Quelle  soirée  pour  le  bonhomme!...  Une  des  grasses  soirées  les  plus 
délicieuses  qu'il  lui  eût  encore  été  donné  de  savourer  ici-bas  !  Il  en  faisait 
le  gros  dos;  et,  comme  un  gourmand  rôde,  de  l'œil  et  de  la  narine,  autour 
d'un  fin  morceau,  avant  de  l'attaquer,  il  ne  se  pressait  pas  de  se  mettre 
au  lit. 

Lentement,  il  se  débarrassait  de  ses  vêtements,  qu'il  rangeait  à  mesure 
sur  un  dossier  de  fauteuil;  lentement,  il  dépliait  sa  chemise  de  nuit,  s'en 
revêtait,  se  nouait  au  cou  un  foulard  de  soie  blanche... 

C'était  maintenant  au  tour  des  trois  bonnets. 

Pour  se  les  bien  équilibrer  sur  le  crâne  et  juger  de  l'effet,  il  s'était  posté 
devant  sa  glace,  une  grande  glace  toute  claire  du  flamboiement  de  Faire,  où 
l'alcôve  se  reflétait  avec  son  lit  large,  douillet,  béat,  au  bateau  garni  d'une 
frange  de  passementerie  qui  pendait  jusqu'à  terre,  à  l'ancienne  mode. 

Mon  Dieu,  que  ce  serait  donc  bon  de  s'enfoncer  là  dedans  !  11  en 
chantonnait  d'aise...  il  en  devenait  poète,  donnant  un  coup  de  pouce  de  sa 
façon  à  la  cantilène  sur  laquelle  sa  nourrice  l'avait  bercé,  quelque  soixante 
ans  plus  tôt  : 

Fais  dodo,  mon  papa  Ducroc  ; 
Fais  dodo,  comme  un  beau  poulo.   . 

Tout  en  fredonnant,  il  se  tirait  avec  soin  le  bonnet  bleu  jusqu'aux  sourcils, 
plissait  et   détendait   le   front,  pour  que  la   peau  se   plaçât  convenablement 


100  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

sous  l'étoffe,  se  passait  l'index  sur  le  lobule  de  l'oreille  auquel  il  importait 
de  ne  pas  laisser  prendre  un  mauvais  pli. 
A  un  autre  maintenant  : 

Fais  dodo,  mon  papa  Ducroc  ; 
Fais  dodo,  comme  un  beau  poulo... 

Et  il  superposait,  d'une  main  respectueuse,  le  bonnet  blanc  au  bonnet 
bleu...  quand  il  entendit,  dans  cette  chambre  où  il  était  seul  —  absolument 
seul,  n'est-ce  pas?  —  comme  le  gloussement  d'un  rire  que  l'on  eût  essayé  de 
réprimer.  En  même  temps,  il  voyait  distinctement,  dans  la  glace,  vaciller  la 
frange  qui  cachait  le  dessous  de  son  lit... 

Le  fredon  s'arrêta  net  sur  ses  lèvres  ;  il  se  sentit  cinglé,  à  travers  tout  le 
corps,  par  une  averse  d'aiguilles  dont  le  fourmillement  lui  paralysait  les 
membres;  un  vertige  lui  monta  au  cerveau;  il  crut  qu'il  allait  tomber... 

—  Et,  si  je  tombe,  pensa-t-il,  c'en  est  fait  de  moi  !...  si  je  tombe,  ou  même 
si  j'ai  l'air  de  m'être  aperçu  de  quelque  chose... 

Et,  se  faisant  violence  de  tout  l'effort  de  sa  volonté,  il  tâcha  de  reprendre 
son  refrain.  Mais  non,  c'était  impossible;  il  sentait  qu'il  ne  pourrait  réprimer 
le  tremblement  de  sa  voix.  Alors  il  eut  l'idée  de  substituer  au  chant  la  décla- 
mation... des  paroles  vous  sortent  toujours  de  la  gorge;  et  il  déclama  : 

Fais  dodo,  l'enfant  calino, 
Fais  dodo,  t'auras  du  lolo... 

Dans  son  effarement,  il  oubliait  son  propre  poème,  et  c'était  l'ancien 
distique,  plus  familier  à  sa  mémoire,  qui  lui  revenait  automatiquement  aux 
lèvres.  Sa  voix  d'ailleurs  lui  parut  méconnaissable,  rauque,  caverneuse,  d'une 
tonalité  tragique  qui  jurait  avec  l'aimable  simplicité  des  paroles. 

—  Mon  Dieu,  quelle  bêtise  !  J'aurais  dû  me  taire.  IL  va  s'apercevoir  que 
j'ai  peur.  Je  suis  perdu... 

A  peine  osait-il  regarder  dans  la  glace  :  il  aimait  mieux  être  surpris  par 
une  agression,  se  sentir  tout  à  coup  empoigné  aux  jambes  et  renversé,  que  de 
voir  l'homme  dont  il  imaginait,  sous  son  lit,  la  figure  patibulaire,  soulever  la 
frange  de  laine  verte  et  se   couler  vers  lui  en  rampant. 

Quant  à  s'élancer  vers  la  porte  de  la  chambre,  à  crier,  à  s'enfuir,  il  n'en 


L'HOMME     AUX    TROIS    BONNETS  101 

aurait  pas  eu  la  force;  il  se  sentait  les  pieds  soudés  au  sol.  Du  reste,  avant 
qu'il  n'eût  atteint  la  porte,  l'autre  l'aurait  prévenu  ;  il  serait  happé,  terrassé, 
bâillonné,   saigné. 

Tout  à  coup,  il  crut  entendre  un  frôlement  sur  le  tapis,  percevoir  un  attou- 
chement à  ses  talons.  Il  retint  un  cri  d'épouvante  et  ferma  les  yeux...  Rien!... 

Alors  il  se  décida  à  les  rouvrir,  et,  pour  se  convaincre  qu'il  venait  d'être 
effrayé  par  une  vaine  appréhension,  il  abaissa  lentement  son  regard  vers  la 
zone  inférieure  de  la  glace  où  se  reflétait  le  bas  du  lit. 

Ce  fut  toute  une  angoisse  que  ce  simple  mouvement  de  prunelles...  Ses  yeux 
lui  suggéraient  l'impression  de  deux  lobes  de  plomb  figés  dans  leurs  orbites. 

Mais,  quand  il  eut  aperçu  que  la  glace  ne  reflétait,  derrière  lui,  que  le 
tapis  à  fond  blanc,  avec  ses  fleurs  vertes  et  rouges...  pour  se  sentir  encore 
sain  et  sauf  après  cette  alerte,  il  se  crut  sauvé. 

Un  peu  de  courage  lui  en  revint  aux  nerfs.  Il  prit  son  troisième  bonnet  et 
s'en  couronna,  en  donnant  même,  par  habitude,  une  pichenette  à  la  mèche 
tricolore,  pour  la  renvoyer  dans  la  perpendiculaire. 

Un  second  gloussement  l'avertit  que  son  invisible  spectateur  continuait  à 
ne  pas  s'ennuyer.  M.  Ducroc  ne  partagea  cette  gaieté  que  pour  en  frémir 
jusqu'aux  moelles;  et,  de  nouveau,  il  pensa  qu'il  allait  s'évanouir. 

Cependant,  comme  sa  toilette  de  nuit  était  achevée,  il  n'avait  plus  aucune 
bonne  raison  pour  rester  debout  devant  cette  glace  ;  il  fallait  qu'il  gagnât  son 
lit,  afin  de  ne  pas  éveiller  les  soupçons  de  «  l'assassin  ». 

C'était  le  moment  critique  de  l'aventure  ;  car,  en  enjambant  ses  matelas, 
il  pouvait  être  pris  par  la  cheville  et  renversé  sur  le  carreau.  Ne  valait-il  pas 
mieux  chercher  à  s'enfuir,  coûte  que  coûte?  Oui,  c'eût  été  le  plus  sage,  malgré 
tous  les  risques  à  courir.  Ce  fut  cependant  pour  son  lit  qu'il  se  décida,  fasciné 
par  le  danger,  attiré  du  côté  de  «  la  mort  »  par  ce  mystère  du  vertige  qui 
précipite  l'homme  au  fond  de  l'abîme  dont  la  vue  le  terrorise. 

Tout  alla  bien  pourtant.  L'autre  ne  broncha  pas.  M.  Ducroc  put,  comme 
tous  les  soirs,  se  renverser  en  paix  sur  ses  oreillers.  Mais  quelle  métamor- 
phose de  ses  délices  habituelles  !  Au  lieu  de  jouir  des  moelleuses  dépressions 
de  la  plume  sous  ses  reins,  le  corps  abandonné,   la   couverture  au  menton, 


102  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

sentait-il  seulement  sur  quoi  il  était  couché?...  Il  restait  là,  les  muscles 
tendus,  prêt  à  sursauter  à  la  première  alerte,  cherchant  à  se  faire  le  plus 
léger  possihle  et  ne  remuant  pas,  de  peur  d'obliger  «  son  homme  »  «à  surgir, 
s'il  lui  rendait  la  position  trop  difficile. 

En  même  temps  il  gardait  sa  lampe  allumée.  Il  se  figurait  que  le  danger 
serait  moindre  tant  qu'il  n'aurait  pas  éteint.  Et  il  contraignait  son  cerveau, 
hypnotisé  par  la  terreur,  à  fonctionner  quand  même  à  la  chasse  de  quelque 
moyen  de  salut.  Mais  toute  idée  se  refusait...  quand,  subitement,  il  lui  passa 
par  l'esprit  une  lueur  qui  détendit  son  angoisse... 

Comment  n'avait-il  pas  imaginé  cela  plus  tôt?...  Il  se  pencha  vers  la  lampe, 
posée  sur  sa  table  de  nuit,  et  il  la  baissa  comme  pour  l'éteindre;  mais,  au 
moment  où  la  flamme  allait  disparaître,  il  remonta  la  mèche,  en  s'écriant  à 
haute  voix  :  «  Sacristi,  elle  a  charbonné  !  Elle  va  m'empester  toute  la  nuit.  Il 
faut  que  je  sonne  Hippolyte. 

Ce  disant,  il  se  tournait  vers  la  ruelle,  et  secouait  le  cordon  d'une  sonnette, 
qu'on  entendit  grelotter  au  loin,  dans  le  silence  de  la  maison. 

Mais  quel  secours  espérer  d'Hippolyte,  ahuri,  désarmé,  contre  un  homme 
prêt  à  se  défendre,  et  certainement  muni  de  tous  les  engins  de  destruction 
nécessaires  à  l'exercice  de  son  art  ?  Hippolyte  comprendrait  si  bien  l'inanité 
de  son  assistance,  qu'à  la  révélation  du  danger  il  ne  songerait  probablement 
qu'à  repasser  la  porte  à  toutes  jambes,  laissant  son  maître  aux  prises  avec 
le  malfaiteur. 

Aussi  M.  Ducroc  avait-il  conçu  un  plan  de  plus  vaste  envergure  que  de 
révéler  le  danger  à  son  domestique  et  de  s'en  rapporter  à  sa  bravoure. 

—  Hippolyte,  articula-t-il  en  le  voyant  entrer,  venez  prendre  ma  lampe, 
et  allez  l'éteindre  à  la  cuisine.  Elle  va  fumer  comme  l'autre  soir,  vous  savez. 

L'autre  soir,  elle  avait  en  effet  fumé  :  Hippolyte  ne  s'étonna  donc  pas  de 
Tordre  qui  lui  était  donné.  11  s'approcha  ;  il  prit  la  lampe  ;  et  il  allait  tourner 
les  talons,  lorsqu'en  regardant  son  maître,  pour  lui  souhaiter  le  bonsoir,  ainsi 
qu'il  se  le  permettait  habituellement,  il  le  vit  soulevé  sur  son  séant,  la  figure 
terrorisée,  et  désignant,  d'un  geste  répété  de  l'index,  le  dessous  du  lit. 

—  Quoi  ?  Qu'est-ce  qu'il  y  avait  donc?... 


L'HOMME     AUX     TROIS     BONNETS  103 

Il  allait  le  demander;  mais  le  bonhomme  lui  imposa  énergiquement  silence 
des  deux  mains  ;  puis  il  mima,  de  la  tête  et  du  buste,  la  position  d'un  homme 
étendu,  d'un  homme  aux  aguets,  en  continuant  à  indiquer  le  dessous  du  lit; 
après  quoi,  il  feignit  de  s'enfoncer  dans  le  cœur  un  invisible  couteau;  enfin 
il  jeta  le  bras  droit  dans  la  direction  de  la  «  ville  »,  et  donna  à  entendre,  par 
un  geste  de  rappel,  qu'il  y  avait  à  ramener  de  là-bas...  qui?...  les  gendarmes... 
dont  il  évoqua  synthétiquement  la  silhouette  en  se  passant  le  pouce  sur  la 
poitrine,  dans  le  sens  du  baudrier,  et  en  faisant  mine  de  pincer  par  les  cornes 
un  chapeau  qui  eût  été  planté  en  bataille  sur  sa  tête.  Toute  celte  pantomime 
ne  dura  pas  cinq  secondes.  Hippolyte  avait  ouvert  puis  refermé  la  bouche, 
l'œil  effaré  par  la  muette  gesticulation  de  ce  vieux  qui,  avec  sa  face  tragique 
et  son  triple  bonnet  de  coton,  avait  l'air  de  quelque  pierrot  à  tête  de  Méduse. 
Puis  il  était  parti   d'un  pas  tranquille,  en  emportant  la  lampe. 

—  Mon  Dieu,  mon  Dieu!  pourvu  qu'il  ait  compris!  pensait  M.  Ducroc. 
Je  ne  pouvais  pourtant  pas  lui  parler...  surtout  à  voix  basse!...  Oui,  il  a 
compris  :  autrement  il  m'aurait  demandé  quelque  explication...  11  a  peut-être 
cru  que  j'avais  le  délire?...  Non!  il  ne  se  serait  pas  en  allé  comme  cela!... 
Cependant  il  n'a  pas  eu  un  clin  d'œil,  pour  m'avertir  qu'il  comprenait!... 
Si  je  le   resonnais?  Impossible!  Je   me  perdrais!   Dieu,  mon  Dieu!... 

Au  bout  de  dix  minutes,  il  lui  semblait  qu'Hippolyte  était  parti  depuis 
deux  heures... 

—  Décidément,  il  n'a  pas  compris!  Ah!  maudit...  maudit  imbécile! 
Mais  la  pendule,  en  sonnant,   l'avertit  de  son  erreur.  A  supposer  que  le 

domestique  eût  deviné  ce  qui  se  passait,   la  ville  était  à  trois  lieues,  il  lui 
fallait  deux  bonnes  heures  pour  en  ramener  les  gendarmes... 

—  Et  d'ici  là,  l'autre  va  s'impatienter...  l'autre,  ou...  les  autres.  Cette  idée 
venait  de  lui  sauter  à  l'esprit  qu'ils  étaient  peut-être  plusieurs.  Et,  un  instant 
après,  il  lui  semblait  en  effet  entendre  sous  le  lit  un  colloque  à  voix  basses. 
Son  cœur  battait  à  coups  précipités.  11  lui  coulait  de  la  glace  dans  les 
veines  ;  son  corps  ruisselait  de  sueur  froide. 

Pour  retarder,  au  moins,  l'heure  fatale,  il  se  mouchait,  il  toussait,  il  se 
plaignait  à  demi-voix  de  ne  pouvoir  s'endormir... 


104  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

...  Us  ont  beau  être  armés...  un  homme  éveillé  est  toujours  à  craindre... 
ils  attendront  que  le  sommeil  me  mette  à  leur  merci... 

—  Hum  !  Hum  !  geignait-il,  quelle  bêtise  d'avoir  pris  du  café  ! 

La  pendule  sonna  une  demie.  Il  y  avait  trois  quarts  d'heure  qu'Hippolyte 
avait  emporté  la  lampe... 

—  Trois  quarts  d'heure  seulement!... 

Et  ses  angoisses  le.  reprenaient  :  —  Il  a  compris...  Il  n'a  pas  compris... 
Même  s'il  a  compris,  j'y  passerai   avant  qu'il  n'ait  eu  le  temps  de  revenir. 

Tout  à  coup  il  entendit  craquer  le  plancher...  C'était  le  moment  suprême  !... 
Ses  oreilles  bourdonnèrent,  et,  affolé,  il  plongea  sous  ses  couvertures  dans 
l'attente  du  coup  qui  allait  le  frapper. 

Mais  ce  n'était  pas  le  plancher  qui  avait  craqué,  c'était  la  porte.  Elle  fut 
brusquement  ouverte  par  Hippolyte  accompagné  d'un  gros  de  paysans  qu'il 
ramenait  en  toute  hâte  du  village  le  plus  proche,  avec  des  fourches  et  des 
fusils  de  chasse. 

—  Et  maintenant,  commanda-t-il,  visez  sous  le  lit! 

Acculés  de  peur  dans  la  baie  de  la  porte,  les  premiers  éclairés  par  le  falot 
d'Hippolyte,  ceux  de  derrière  mêlés  à  l'ombre  du  corridor,  tous  l'œil  arrondi 
et  la  lippe  en  avant,  dans  l'attente  de  l'événement  qui  se  préparait,  ils 
couchèrent  en  joue  le  dessous  du  lit  avec  leurs  fusils  inégaux  et  rouilles,  dont 
les  canons  luisaient  par  places  à  la  lueur  du  feu  qui  se  mourait  dans  l'âtre. 

M.  Ducroc  avait  ressorti  la  tête  de  ses  draps  :  Ne  tirez  pas  sur  moi, 
supplia-t-il  à  demi- voix,  en  se  rencognant  dans  sa  ruelle,  le  visage  atterré. 

Cependant  le  voleur  ne  donnait  pas  signe  de  vie. 

Tic...  Tac...  Tic...  Tac...  Dans  le  silence  de  la  chambre,  où  l'anxiété 
coupait  tous  les  souffles,  on  n'entendait  que  le  rythme  de  la  pendule  qui 
continuait  à  battre  les  secondes  sur  la  cheminée. 

—  Allons  !  murmura  Hippolyte.  Et  les  gâchettes  des  fusils  se  tendirent 
sous  les  doigts.  Mais,  avant  d'ordonner  le  feu,  il  crut  que  l'humanité  l'obli- 
geait à  de  suprêmes  pourparlers  :  Ne  te  fais  donc  pas  tuer  comme  cela  ! 
conseilla-t-il  à  l'ennemi.  Tu  vois  bien  que  tu  n'es  pas  en  forces.  Rends-toi, 
mon  bonhomme.  Nous  ne  te  ferons  pas  de  mal. 


L'HOMME    AUX    TROIS    BONNETS  105 

—  C'est  donc  que  tu  dors!  ajouta  l'un  des  paysans,  sans  quitter  de  l'œil 
sa  ligne  de  mire. 

—  Une  bonne  pincée  de  plomb  dans  les  mollets,  ça  va  te  réveiller,  ricana 
un  autre.  —  On  ne  peut  pourtant  pas  aller  te  tirer  par  les  jambes  !  Tu  nous 
enverrais  peut-être  ben  quéque  mouvais  coup,  pas  vrai? 

Et  comme,  malgré  ces  invites,  le  camarade  faisait  toujours  le  mort  : 

—  Mais   sors   donc,    gredin  !    cria    M.    Ducroc,  en  se  soulevant  sur  les 

poignets,  et  en  se  laissant  retomber  avec  une  violence  dont  les  ressorts  de  son 

sommier  se  révoltèrent  avec  fracas.  C'était  comme  un  coup  de  poing  de  tout 

le   corps   pour  accentuer  son   apostrophe.   Ce  voleur  l'impatientait  à  la  fin  ! 

Alors  il  se  fit  un  étrange  remue-ménage  sous  le  lit;  et,  avec  ce  piaillement 
des  volailles  qu'on  attrape  le  soir  au  poulailler  pour  leur  tordre  le  cou,  un 
coq,  un  coq  superbe,  cuirassé  de  pourpre  et  de  cinabre,  casqué  de  vermillon, 
se  sauva  du  gîte  où  il  comptait  passer  tranquillement  sa  nuit,  et  s'affola  autour 
de  la  chambre...  Gloussant  de  colère,  l'œil  farouche,  il  tapait  du  bec  pour 
s'ouvrir  quelque  issue...  Enfin  il  avisa  la  porte,  s'enleva  sur  ses  ailes,  et,  d'un 
vol  désespéré,  il  disparut  en  semant  des  plumes  sur  les  paysans  qui  avaient 
rejeté  leurs  fusils  en  bandoulière  et  tapaient  dans  le  dos  d'Hippolyte,  avec 
de  gras  éclats  de  rire. 

HENIU     PAGA.T. 


A    LA    COMEDIE-FRANÇAISE 


MADEMOISELLE   JULIA   BARTET 


lle  date  pour  nous  du  concours  de  1871,  au  Con- 
servatoire. La  sonnette  du  théâtre  venait  d'avertir 
que  le  jury  allait  rentrer  en  séance,  rapportant  la 
liste  des  prix  et  des  accessits.  Un  frémissement 
courut  toute  la  salle.  M.  Ambroise  Thomas  jeta  de 
sa  voix  un  peu  ennuyée,  les  premiers,  puis  les 
seconds  prix,  qui  furent  accueillis,  comme  c'est 
l'usage  :  les  uns  avec  de  longs  applaudissements, 
les  autres  avec  des  murmures  mêlés  de  protestations.  11  passa  aux  premiers 
accessits.  On  s'étonnait  de  ne  pas  voir  arriver  le  nom  d'une  jeune  fille, 
mademoiselle  Julia  Regnaut,  qui  avait  concouru  dans  V Ecole  des  maris 
et  qui  avait  charmé  l'auditoire.  Elle  n'eut  qu'un  second  accessit,  et  ce  fut 
comme  une  déception  pour  le  public.  Mais  mademoiselle  Julia  Regnaut  était 
toute  jeune,  elle  n'avait  encore  passé  qu'une  année  au  Conservatoire  dans 
la  classe  de  M.  Régnier;  et  ces  considérations,  qui  ont  leur  importance  dans 
une  grande  école,  avaient  pesé  d'un  certain  poids,  sur  les  décisions  du  jury. 
Il  avait  pensé  qu'il  valait  mieux  la  retenir  plus  longtemps  au  Conservatoire,  et 
l'y  laisser  achever  paisiblement  le  cycle  de  ses  études,  allant  d'un  accessit 


A    LA    COMEDIE-FRANÇAISE  107 

au  second  prix  et  du  second  prix  au  premier.  Les  administrations  ont 
toujours  une  tendance  à  aimer,  même  dans  tout  ce  qui  est  d'art  pur,  la 
correction  et  la  régularité. 

Cette  Julia  Regnaut  était  la  même  qui  devait  plus  tard  devenir  si  célèbre 
sous  le  nom  de  Julia  Bartet.  D'où  venait-elle  ?  que  vous  importe  de  le  savoir  ? 
Il  me  semble  que  nous  nous  attachons  trop  complaisamment  d'ordinaire,  en 
ces  biographies  d'artistes  dramatiques,  à  des  détails  de  vie  privée  qui  ne 
devraient  avoir  nul  intérêt  pour  nous.  Tout  ce  qu'il  nous  est  essentiel  de 
connaître,  c'est  comment  leur  vocation  s'est  déclarée,  comment  s'est  formé 
leur  talent. 

Il  paraît  que  cette  vocation  s'était,  chez  mademoiselle  Julia  Regnaut,  que 
nous  appellerons  désormais  du  nom  qu'elle  s'est  choisi  elle-même,  Julia 
Bartet,  déclarée  dés  sa  plus  tendre  enfance.  Enfant,  tout  enfant,  on  l'avait 
menée  à  la  Comédie -Française  et  elle  y  avait  vu  On  ne  badine  pas  avec 
r amour.  Elle  n'en  avait  pas  dormi  de  la  nuit.  Elle  ne  rêva  plus  que  théâtre. 
Sa  famille  connaissait  Delaunay,  et  Perdican  faisait  sauter  sur  ses  genoux  la 
future  Camille,  qui  n'avait  alors  que  cinq  ou  six  ans.  On  sait  combien  ces 
impressions  premières  s'enfoncent  profondément  dans  le  cerveau  des  petites 
filles,  et  quels  ravages  y  fait  cette  idée  de  devenir  soi-même  une  grande 
artiste,  quand  une  fois  elle  y  a  pénétré. 

Jeune  fdle,  elle  était  malade  du  désir  d'entrer  au  Conservatoire.  Elle  allait, 
faubourg  Poissonnière,  se  poster  sur  le  passage  des  fillettes  qui  se  rendaient 
à  la  classe;  elle  enviait  leur  bonheur,  et  courait  à  l'église  Sainte-Cécile,  qui 
est  près  de  là,  pour  y  prier  le  bon  Dieu  —  et  avec  quelle  ferveur  elle  le 
priait!  — de  déterminer  ses  parents  à  lui  permettre  de  monter  un  jour  sur  les 
planches.  Il  y  avait  là,  sous  le  porche,  un  vieux  pauvre,  à  qui  elle  avait 
coutume  de  donner  un  sou,  en  lui  disant  :  Priez  pour  moi!  cela  me  portera 
bonheur,  et  je  serai  actrice  ! 

Je  n'ignore  pas  que  ces  menus  détails,  quand  il  s'agit  de  vocations  fausses, 
emportent  avec  soi  quelques  soupçons  de  ridicule.  Les  abeilles  de  l'Hymette 
ont  voltigé  plus  d'une  fois  autour  d'un  enfant  grec  endormi.  On  n'en  a  parlé 
avec  émerveillement  que  le  jour  où  elles  se  sont  posées  sur  les  lèvres  du  divin 


108  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Platon.  Cette  ardeur  de  vocation  vainquit  les  scrupules  des  parents.  La  jeune 
fdle  entra,  en  novembre  1870,  dans  la  classe  de  M.  Régnier;  elle  était  née 
en  octobre  1854  :   elle  avait  donc  seize  ans. 

Régnier  était  un  professeur  éminent;  mais  je  ne  crois  pas  qu'il  ait  exercé 
sur  le  talent  de  mademoiselle  Bartet  une  influence  considérable  :  il  est 
certain  en  tout  cas  qu'elle  fut  très  courte.  Le  maître  à  qui  mademoiselle  Bartet 
doit  le  plus,  de  son  aveu  à  elle-même,  est  une  aimable  artiste,  madame 
Provost-Ponsin,  qui  n'a  pas  brillé  au  premier  rang,  mais  qui  a  occupé  une 
place  très  honorable  au  Théâtre-Français,  où  elle  jouait  les  jeunes  veuves 
avec  beaucoup  d'esprit  et  de  mordant.  C'était  une  comédienne  d'étude,  qui 
possédait  admirablement  son  répertoire,  et  mademoiselle  Bartet  travailla  avec 
elle  les  rôles  les  plus  divers,  ceux  de  tragédie  comme  ceux  de  comédie, 
X Emilie,  de  Corneille  comme  la  Sylvia,  de  Marivaux,  les  héroïnes  de  Racine 
et  celles  de  Sedaine,  se  tenant  prête  à  tout  jouer;  car  elle  se  sentait  capable 
de  tout  jouer  et  voulait  tout  jouer.  Mademoiselle  Bartet  a  gardé  pour  cette 
amie  plus  âgée,  qui  lui  avait  révélé  les  secrets  du  métier  et  l'avait  guidée 
dans  la  voie  du  grand  art,  une  profonde  reconnaissance.  Quand,  plus  tard, 
madame  Provost-Ponsin,  frappée  d'un  mal  terrible,  s'alita  pour  mourir, 
mademoiselle  Bartet  s'installa  à  son  chevet  et  ne  la  quitta  plus,  tant  que 
dura  cette  maladie  qui  fut  longue  et  douloureuse. 

C'est  grâce  à  ses  leçons  qu'elle  put  combler  la  lacune  qu'avait  faite 
l'interruption  de  ses  études  au  Conservatoire  :  car  elle  n'y  resta  point.  11  y 
avait  alors  à  la  tête  du  Vaudeville  un  homme  plein  de  mouvement  et  de 
vie,  M.  Carvalho,  grand  dénicheur  de  talents  nouveaux,  qui  avait  été  de 
prime  abord  séduit  par  la  grâce  chaste  de  la  jeune  élève.  Il  venait  de  recevoir 
YArlc'sienne,  de  Daudet  ;  il  était  féru,  —  nous  dirions  aujourd'hui  :  toqué  — 
de  ce  drame,  et  des  suites  d'orchestre  que  Bizet  avait  composées  pour  les 
entr'actes.  Il  nous  en  parlait  à  tous  avec  cette  exubérance  d'admiration  qui 
lui  est  encore  familière  :  c'était  un  chef-d'œuvre,  une  révélation.  Pour  le  rôle 
de  la  mère,  il  avait  sous  la  main  mademoiselle  Anaïs  Fargueil  ;  mais  il  lui 
fallait  pour  celui  d'Yvette  une  jeune  fdle  très  ingénue,  très  pudique,  d'un 
tour  de  beauté  sentimentale  et  mélancolique.  Mademoiselle  Bartet  faisait  bien 


Ch«lot   pliot. 


MK,iK  JULIA   BARTET 

DE  LA  COMÉDIE    FRANÇAISE 


A    LA    COMEDIE-FRANÇAISE  109 

son  affaire.  Qu'elle  eût  remporté  un  second  accessit  ou  un  premier  prix,  il 
ne  s'en  inquiétait  guère,  ne  se  laissant  guider  dans  ses  choix  que  par  un 
instinct  mystérieux  qui  l'a  presque  toujours  merveilleusement  servi.  Il  lui 
proposa  de  l'engager;  elle  céda  au  plaisir  de  débuter  plus  tôt,  et  de  débuter 
dans  une   pièce   nouvelle,   qui  était  de  Daudet  et  dont  on   disait  merveille. 

C'est  en  octobre  1872  qu'elle  parut  pour  la  première  fois  devant  le  public 
parisien.  Je  n'ai  pas  à  vous  conter  ici  la  malheureuse  fortune  de  Y  Artésienne 
qui  n'eut,  à  cette  première  épreuve,  qu'un  succès  médiocre.  Mais  si  la  pièce 
ne  plut  point  aux  Parisiens,  la  pauvre  petite  Yvette  les  enchanta  sous  les 
traits  de  mademoiselle  Bartet. 

M.  Jules  Claretie,  qui  devait  être  plus  tard  son  directeur,  écrivait,  au 
lendemain  de  ce  début  si  plein  de  promesses,  qu'il  n'y  avait  rien  de  plus 
charmant  que  cette  nouvelle  venue,  mignonne  et  poétique,  d'une  tendresse 
affinée,  avec  son  mélancolique  sourire,  fleur  de  jeunesse  un  peu  souffrante, 
un  avril  hésitant.  Ce  même  Claretie  me  contait  qu'il  avait  eu  l'heureuse 
chance  de  faire  répéter  mademoiselle  Bartet  au  Vaudeville,  dans  une  comédie 
qui  n'a  jamais  été  jouée.  C'était  pour  lui  une  surprise  lorsque,  du  moindre 
mot,  de  la  phrase  la  plus  simple,  cette  merveilleuse  comédienne  tirait  un 
effet  d'émotion  juste. 

Elle  jouait  là,  ou  plutôt  elle  devait  jouer  le  rôle  d'une  émigrée  qui  vit 
cachée,  dans  une  mansarde,  sous  des  habits  d'ouvrière,  et  elle  avait  une 
façon  de  répondre  aux  investigations  d'un  sectionnaire  devinant  la  suspecte 
sous  le  bonnet  de  la  femme  du  peuple...!  A  cet  interrogateur  qui,  lui  prenant 
les  mains,  lui  disait  :  «  Elles  sont  bien  jolies,  elles  sont  bien  blanches  tes 
mains  !   et  ça  rapporte  quelque  chose  de  repriser  des  dentelles  ? 

—  Oui,  disait-elle,  assez  pour  me  faire  vivre.   » 

Ce  n'était  rien,  et  avec  son  doux  sourire  mélancolique,  c'était  exquis.  Il 
y  avait  là  un  poème  de  douceur  résignée.  Cette  même  note  sonnait  avec 
une  grâce  pénétrante  dans  le  joli  rôle  d'Yvette.  Ce  n'est  pas  une  beauté, 
disais-je  dans  mon  feuilleton,  c'est  une  âme.  Le  mot  n'était  pas  de  moi; 
je  l'avais  recueilli  dans  les  couloirs.  Il  m'avait  paru  caractériser  de  la  façon 
la  plus  juste  la  jeune  débutante. 


110  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Mais  c'est  la  misère  du  théâtre  qu'un  succès  personnel  ne  compte  qu'à 
demi  dans  une  pièce  qui  tombe,  et  qu'une  excellente  artiste  puisse  rester 
des  mois  et  des  mois  sans  rencontrer  un  rôle  qui  la  mette  en  vue  et  qui 
lui  permette,  comme  on  dit  aujourd'hui,  de  s'affirmer.  Les  connaisseurs 
gardèrent  dans  un  coin  de  leur  mémoire  le  nom  de  mademoiselle  Julia 
Bartet;  le  grand  public  continua  de  l'ignorer. 

C'est  Sardou  qui  la  tira  de  cette  pénombre.  Je  demandais  un  jour  à 
mademoiselle  Bartet  de  me  marquer  les  rôles  qu'elle  avait  joués  avec  le 
plus  de  plaisir  :  «  J'ai,  m'écrivait-elle,  aimé  également  tous  mes  rôles; 
mais  je  n'ai  pas  été  également  servie  par  eux,  et  mes  préférences  vont 
naturellement  à  ceux  qui  m'ont  aidée  à  franchir  les  principales  étapes  de 
ma  carrière.  Un  de  ceux  qui  m'ont  laissé  les  meilleurs  souvenirs,  c'est  le 
rôle  de  Sarah  dans  V Oncle  Sam,  de  M.  Victorien  Sardou,  la  première 
pièce  importante  que  j'aie  jouée.  Il  m'a  valu  mon  premier  grand  succès, 
tous  ceux  que  j'ai  pu  obtenir  au  Vaudeville,  je  les  lui  ai  dus,  jusqu'à  ce 
rôle  de  Cécile,  dans  Montjoie,  qui  a  déterminé  mon  entrée  à  la  Comédie- 
Française.  » 

L'Oncle  Sam  n'est  pas  une  des  meilleures  comédies  de  Sardou.  Mais  ses 
moindres  œuvres  ont  encore  un  ragoût  particulier.  Au  reste,  ce  qui  fit  réussir 
mademoiselle  Bartet,  ce  fut  moins  d'avoir  joué  dans  l'Oncle  Sam  que  d'avoir 
trouvé  là  l'occasion  de  travailler  avec  Sardou,  qui  est  l'un  des  plus  merveilleux 
régisseurs  que  le  théâtre  ait  connus  depuis  Scribe. 

Mademoiselle  Bartet,  c'est  un  éloge  que  je  tiens  de  la  bouche  de  Sardou 
lui-même,  est  une  des  comédiennes  les  plus  souples  qu'il  y  ait  au  monde. 
Elle  comprend  vite  et  se  plie,  avec  une  admirable  facilité,  aux  exigences  de 
l'auteur  qui  la  dresse.  Elle  n'est  pas  de  celles  qui  ont  la  sottise  de  répondre 
aux  observations  d'un  écrivain  qui  souhaite  une  interprétation  autre  de  quelque 
passage  :  C'est  comme  cela  que  je  le  sens  !  Elle  est  trop  intelligente  pour 
n'être  pas  docile.  Elle  ne  s'appliquait  qu'à  vibrer  sous  les  doigts  de  Sardou. 

Il  y  a  au  troisième  acte  de  l'Oncle  Sam  une  scène  qui  exige  une  sensibilité 
vraie  et  profonde  ;  mademoiselle  Bartet  y  enleva  le  public.  Le  lendemain 
ce  fut  un  concert  d'éloges  sur  ce  talent  fin  et  nerveux,  qui   se  révélait  tout 


A    LA    COMEDIE-FRANÇAISE  111 

à  coup    avec  une   intensité  singulière.    Elle   entrait   enfin   dans  la  célébrité. 

Le  Vaudeville  par  malheur  n'était  pas  en  veine  à  cette  époque.  Il  allait  de 
chute  en  chute;  à  la  Mascotte  de  d'Ennery  succéda  la  Berthe  d'Estrées  de 
Rivière,  le  Chemin  de  Damas  de  Barrère,  puis  la  Manon  Lescaut  du  même 
auteur;  ajoutez-y  quelques  reprises  faites  en  hâte,  pour  boucher  les  trous, 
Fanny  Lear,  les  Ganaches,  et  nous  arrivons  en  1876;  c'est-à-dire  que  nous 
avons  traversé  un  long  espace  de  quatre  années.  Oh!  que  la  carrière  de 
comédienne  est  lente  et  épineuse!  Voilà  une  jeune  femme  qui  était  douée  à 
miracle,  qui  avait  poussé  ses  études  avec  une  ardeur  incroyable,  et  savait 
son  métier  comme  personne;  elle  recueillait  à  chaque  création  les  éloges  de 
toute  la  presse  ;  et  tout  cela  n'ajoutait  rien  au  premier  éclat  de  sa  jeune 
renommée,  et  tout  cela  était  comme  non  avenu  !  Et  quand  on  pense  qu'un 
artiste  de  talent  peut  attendre  vingt  années  le  rôle  qui  le  tirera  de  pair  ! 
quand  on  pense  qu'il  ne  l'aura  peut-être  jamais  !  quel  devait  être  le  dépit 
de  cette  jeune  personne  qui  sentait  les  années  couler  sur  sa  tête,  sans  rien 
lui  apporter  de  nouveau  ni  de  définitif!  Comme  on  doit  dans  cette  terrible 
profession  de  comédienne,  se  ronger  les  poings  d'impatience,  et  qu'un 
mouvement  de  dépit  ou  de  colère  est  parfois  bien  excusable  ! 

L'année  1876  apporta  à  mademoiselle  Bartet  deux  consolations  :  Emile 
Augier  donna  Madame  Caverlet,  où  elle  eut  un  rôle  charmant  de  jeune  fille, 
et  Daudet  lui  confia  dans  Fromont  jeune  et  Risler  aine'  le  délicieux  personnage 
de  la  pauvre  petite  Désirée  Delobelle.  Elle  y  avait  un  aspect  chaste,  pâle, 
et  souffreteux,  qui  faisait  invinciblement  monter  les  larmes  sous  les  pau- 
pières; ses  vêtements  d'humble  ouvrière  achevaient  sa  physionomie  de  grisette 
mélancolique.  Elle  ensorcela  le  public,  et  toute  la  salle,  à  plusieurs  reprises, 
éclata  en  applaudissements  qui  ne  s'adressaient  qu'à  elle  ;  car  Fromont  jeune 
et  Risler  aine'  ne  retrouva  point  sous  la  forme  du  drame  le  succès  énorme 
qu'il  avait  obtenu  en  roman. 

Deux  années  passèrent  encore  —  Oh!  que  ce  noviciat  est  long  et  coupé  de 
vastes  ombres  —  qui  n'apportèrent  à  mademoiselle  Bartet  que  des  occasions 
médiocres;  je  n'ai  gardé  de  souvenir  d'elle  que  dans  les  Rieuses  de  madame 
Daniel  d'Arc,  où  elle  exprima  avec  une  amertume  contenue,  avec  une  sensibilité 


112  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

latente  et  rentrée  le  chagrin  d'un  amour  déçu  :  son  rire  nerveux  et  mouillé 
de  larmes  y  était  d'un  effet  saisissant. 

Elle  rêvait,  comme  toutes  les  actrices,  d'entrer  à  la  Comédie -Française. 
Il  lui  fallait,  pour  qu'elle  en  forçât  les  portes,  un  dernier  coup  d'éclat,  qui 
saisît  l'imagination  du  public  et  appelât  sur  elle  l'attention  de  M.  Perrin. 
Le  Vaudeville  reprit  le  Montjoie  de  M.  Octave  Feuillet;  elle  y  joua  le  joli 
rôle  de  Cécile,  et  y  déploya  une  coquetterie  chaste  et  émue  qui  charma  ce 
public  délicat  des  premières  représentations.  Au  troisième  acte,  elle  avait 
une  scène  exquise,  elle  la  joua  avec  une  grâce  adorable.  Il  y  avait  dans  sa 
voix,  dans  son  geste,  dans  son  allure  un  je  ne  sais  quoi  de  vibrant  et  de 
nerveux,  qui  prenait  le  cœur  et  le  tordait.  Un  cri  s'échappa  de  toutes  les 
bouches  :   Il  faut  l'engager  à  la  Comédie-Française  ! 

Elle  allait  donc  passer  tout  à  coup,  du  Vaudeville,  dont  le  répertoire, 
plein  de  modernité,  était  fait  pour  elle,  pour  son  exquisité,  pour  sa  fébrilité 
charmante,  à  la  Comédie-Française,  où  l'attendait  le  répertoire,  le  Répertoire 
avec  un  grand  R,  c'est-à-dire  les  trois  grands  dieux  de  l'Olympe  :  Corneille, 
Racine  et  Molière  (1879). 

C'est  en  effet  par  le  répertoire  qu'elle  aurait  dû  débuter,  car  l'usage  antique 
voulait  que  toute  nouvelle  pensionnaire  y  choisît  trois  rôles  de  son  emploi,  et 
les  jouât  successivement  devant  le  cénacle  des  amateurs,  qui  se  prononçaient 
ensuite  sur  ses  qualités  et  ses  défauts.  Mais  montrer  mademoiselle  Bartet 
dans  Henriette  ou  dans  Iphigénie  n'était  pas  l'affaire  de  M.  Perrin,  qui  aimait 
ne  procéder  au  théâtre  que  par  coups  d'éclat.  Il  lui  ménageait  un  grand  rôle 
dans  la  comédie  nouvelle  que  préparait  M.  Victorien  Sardou,  l'Henriette 
Henderson  de  Daniel  Rochat,  et  il  se  gardait  de  déflorer  la  curiosité  qui 
devait  s'attacher  à  son  début  en  la  produisant  avant  l'heure  dans  de  vieilles 
œuvres  cent  fois  jouées. 

C'est  en  février  1880  qu'elle  fit  son  premier  début  sur  la  scène  de  la 
rue  Richelieu.  Sardou  l'avait  une  première  fois  lancée  au  Vaudeville;  c'est 
encore  Sardou  qui  eut  l'honneur  de  la  mettre  en  pleine  lumière  à  la  Comédie- 
Française.  On  craignait  que  la  jeune  pensionnaire  n'eût  pas  du  premier  coup 
attrapé  ce  qu'on  appelle  rue  Richelieu  l'air  de  la  maison  :  un  jeu  plus  large, 


A    LA    COMEDIE-FRANÇAISE  113 

une  diction  plus  ample  et  plus  poétique.  On  fut  tout  de  suite  rassuré.  Elle 
eut  au  quatrième  acte,  dans  une  scène  mal  faite  et  antipathique,  des  accents 
d'une  fierté  superbe  et  d'une  douceur  pénétrante.  Elle  joignit  à  cette 
nervosité  toute  moderne,  qui  est  chez  elle  une  qualité  de  nature,  une 
diction  d'une  netteté  et  d'une  vibration  extraordinaires,  plus  rapide  peut- 
être  que  ne  le  comportaient  les  habitudes  du  lieu  :  mais  ce  n'était  pas  un 
défaut  ;  on  ralentit  trop  tous  les  mouvements  à  la  Comédie-Française  ;  il 
était  bon  qu'une  nouvelle  venue  arrivât,  qui  les  pressât  davantage. 

A  ce  début  très  brillant  en  succéda  un  autre  qui  acheva  de  la  sacrer 
comédienne.  On  sait  à  la  suite  de  quel  coup  de  tête,  mademoiselle  Sarah 
Bernhardt  quitta  la  Comédie-Française.  Comment  jouer  après  elle  le  rôle  de 
la  reine  d'Espagne,  ce  rôle  où  elle  avait  été  incomparable,  et  qui  est  resté, 
après  tant  d'autres  qu'elle  a  joués  avec  succès  depuis,  le  point  lumineux  de 
sa  carrière  artistique?  Mademoiselle  Bartet  est  une  vaillante;  elle  se  dévoua 
bravement.  «  Elle  a,  disais-je  le  lendemain,  joué  Maria  de  Neubourg  avec  cette 
grâce  fébrile  qui  est  le  caractère  de  son  talent.  Elle  en  a  fait  saillir  certains 
angles,  que  sa  devancière  enveloppait  dans  la  draperie  flottante  d'une  poésie 
mélancolique.  Tout  cela  est  devenu  plus  net,  plus  précis,  non  sans  soupçon 
de  sécheresse.  Mais  quelle  intensité  de  vie  moderne!  quelle  flamme!  »  Le 
premier  soir,  elle  tremblait  comme  la  feuille  en  entrant  en  scène;  mais  elle 
s'était  vite  remise  ;  quel  succès  !  il  fut  d'autant  plus  vif  que  l'on  en  voulait  à 
mademoiselle  Sarah  Bernhardt  de  sa  fugue,  et  qu'on  prenait  un  malin  plaisir  à 
s'en  venger  par  de  longs  applaudissements  donnés   à  sa  rivale. 

Cette  année  1880  fut  pour  la  jeune  artiste  une  des  plus  fécondes,  car  outre 
l'Henriette  de  Daniel  Rachat  et  la  Reine  de  Ruy-Blas,  nous  l'entendîmes 
dans  le  Dépit  amoureux,  dans  V Impromptu  de  Versailles,  dans  le  Gendre  de 
M.  Poirier  et  enfin  dans  Iphige'nie,  et  je  la  vois  encore,  le  péplum  blanc  de 
la  tragédie  jeté  sur  ses  jeunes  épaules,  blanche  elle-même,  sous  la  couronne 
de  neige  de  la  princesse  grecque,  frêle  et  élégante  victime,  avec  ces  bras 
d'un  dessin  si  pur,  qui  sortaient,   marmoréens,   de  ses  voiles  de  neige. 

Elle  était  désignée  pour  le  sociétariat.  Un  dernier  succès  l'y  porta  comme 
en   triomphe.    «  Je  dois,   me  disait-elle,   presque   autant  à  M.   Vacquerie  qu'à 


114  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

M.    Sardou.    C'est   après   Jean   Baudry    que  j'ai    été    nommée    sociétaire.    » 

Elle  est  dès  lors  à  la  Comédie -Française  au  premier  rang,  à  côté  de 
mademoiselle  Reichemberg.  Mademoiselle  Reichemberg  représentant  plutôt  la 
pureté  et  la  largeur  du  jeu  classique;  mademoiselle  Bartet  plus  faite  pour  la 
nervosité  du  répertoire  contemporain. 

11  est  à  remarquer  que  mademoiselle  Bartet  a,  jusqu'à  ce  jour,  rarement 
prêté  l'appui  de  son  talent  aux  maîtres  du  temps  passé.  Et  quand  elle  l'a  fait, 
elle  y  a  toujours  porté  un  peu  la  passion  moderne,  qui  changeait  parfois  l'aspect 
du  rôle.  Je  la  peignais  tout  à  l'heure  dans  Iphige'nie,  où  elle  était  d'une 
séduction  plastique  si  curieuse.  Mais  ce  n'était  plus  V Iphigénie  de  Racine.  Il  y 
avait  dans  son  débit  précis  et  nerveux,  comme  une  fièvre  latente.  On  eût  dit 
qu'elle  était  brûlée  d'une  fièvre  intérieure  qu'elle  contenait  à  peine.  La  voix 
était  sèche  et  sans  larmes.  Des  larmes,  c'est  ce  qui  manquait  et  manquera 
peut-être  toujours  à  mademoiselle  Bartet.  Elle  a  connu  les  larmes  brûlantes 
et  fiévreuses  de  la  passion.  Mais  ces  bonnes,  douces  et  généreuses  larmes  qui 
coulent  d'un  cœur  tendre,  trop  faible  pour  porter  l'infortune,  et  qui  mouillent 
les  cordes  de  la  voix,  elle  ne  les  a  jamais  eues,  et  le  classique  ne  saurait 
guère  s'en  passer,  au  moins  dans  Racine. 

Mademoiselle  Bartet,  à  partir  du  jour  où  elle  fut  reçue  sociétaire,  se 
consacra  tout  entière  à  l'art  moderne.  Quelle  admirable  succession  de  rôles, 
à  ne  citer  que  les  plus  célèbres  :  Camille  de  On  ne  badine  pas  avec  l'amour, 
Mademoiselle  de  B elle- Is le ,  les  Bantzau,  le  Boi  s'amuse,  la  duchesse  de 
Septmonts  de  l'Etrangère,  Dona  Sol  de  Hernani,  et  enfin  ces  deux  rôles  mer- 
veilleux, Denise  et  Francillon,   qu'elle  a  joués  d'une  façon  exquise. 

Exquise  !  c'est  le  mot  qui  revient  sans  cesse  quand  on  parle  de  made- 
moiselle Bartet;  on  pourrait  bien,  puisqu'elle  est  reine  de  théâtre,  lui  dire  : 
Votre  Exquisité.  C'est  une  âme  qui  n'a  que  des  nerfs  à  son  service,  et  les 
nerfs  les  plus  affinés,  les  plus  vibrants  qu'il  y  ait  jamais  eu.  Je  voudrais  lui 
voir  jouer  Phèdre,  cette  Phèdre  brûlée  de  tous  les  feux  d'une  passion 
incestueuse.  Il  me  semble  qu'en  se  livrant  à  son  seul  génie,  elle  renouvel- 
lerait le  personnage. 

Mademoiselle   Bartet    porte    dans    les   habitudes    de    la   vie   ordinaire   les 


A    LA    COMEDIE-FRANÇAISE  115 

goûts  de  souveraine  élégance  qu'elle  déploie  au  théâtre.  La  Revue  nous 
montre  la  loge  où  elle  s'habille  ;  elle  a  fait  de  ce  réduit  un  salon,  exquis 
comme  elle-même.  Mais  j'ai  promis  de  m'arrêter  respectueusement  au  seuil 
de  la  vie  privée,  qui,  à  mon  sens,  n'appartient  point  au  biographe. 

JEANNE   SAMARY 

C'était  en  juillet   1875. 

Nous  étions  tous  entassés,  par  une  chaleur  torride,  dans  cette  étroite 
salle  du  Conservatoire,  écoutant  les  élèves  qui  venaient  l'un  après  l'autre 
nous  débiter  leur  morceau  de  concours.  Dieu  sait  si  nous  étions  fatigués 
tous,  et  de  quelle  main  accablée  nous  essuyions  notre  front  tout  mouillé 
de  sueur!  Tout  à  coup,  la  voix  de  l'appariteur  annonce  :  «  Mademoiselle 
Jeanne  Samary,  dans  les  Faux  Savants  » .  Un  ah  !  de  curiosité  et  d'allé- 
gresse... mais  un  de  ces  ah!  comme  il  n'y  en  a  qu'au  Conservatoire,  où 
les  jeunes  gens  se  font  entre  eux  des  réputations  immenses  que  le  petit 
public  de  l'endroit  accepte  et  ratifie,  un  ah!  profond  et  joyeux  s'éleva  de 
l'orchestre  au  cintre.  Il  paraît  que  mademoiselle  Samary  était  l'enfant  gâtée 
de  la  maison,  sa  perle,  sa  merveille,  sa  future  gloire,  et  reconnue  comme 
telle.  Elle  entra  et  les  applaudissements  éclatèrent  de  toutes  parts  avant 
qu'elle  eût  ouvert  la  bouche. 

Mon  Dieu!  qu'elle  était  jolie!  toute  petite  et  déjà  un  peu  forte,  mais 
le  visage  si  souriant,  la  bouche  si  appétissante,  un  air  de  fraîcheur  et 
de  gaieté  répandu  sur  toute  cette  petite  personne  rondelette  !  L'œil,  qui 
était  tout  grand  ouvert,  et  myope  évidemment,  rappelait  vaguement  celui 
d'Augustine  Rrohan,  la  spirituelle  soubrette  de  la  Comédie-Française.  Et 
justement  on  contait  dans  la  salle  que  cette  jolie  fdle,  si  avenante,  était 
de  la  famille. 

Elle  en  était  par  le  sang,  car  sa  mère,  madame  Samary,  était  la  propre 
fdle  de  Suzanne  Brohan,  qui  en  eut  quatre  :  Augustine,  Madeleine,  toutes 
deux  à  la  Comédie-Française,  et  deux  fdles  jumelles,  qui  devinrent  l'une 
madame  Samary,    l'autre   madame  Dortet.    Elle   en   était   par   la   voix  :   une 


116  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

voix  nette,  mordante  et  rieuse,  qui  nous  enleva  tous  dès  les  premiers  mots. 
Et  cette  enfant,  car  ce  n'était  qu'une  enfant,  quinze  ou  seize  ans  à  peine, 
avait  un  aplomb  si  prodigieux,  —  l'aplomb  des  myopes,  —  que  je  n'ai 
jamais  rien  vu  de  pareil  ;  et  avec  cela  une  diction  toute  pétillante  d'esprit, 
coupée  de  soubresauts  fantaisistes  qui  faisaient  éclater  le  rire  dans  la  salle. 

Il  n'y  eut  qu'un  cri  parmi  les  juges  :  «  Voilà  l'héritière  d'Augustine 
Brohan  !  Dans  six  semaines,  nous  verrons  celte  jeune  élève  passer  comé- 
dienne et  débuter  au  Théâtre-Français.   » 

Son  premier  prix  lui  donnait  en  effet  le  droit  d'y  entrer;  et,  un  mois 
après,  le  30  août  de  la  même  année,  elle  abordait,  avec  l'insouciante 
témérité  de  son  âge,  dans  la  maison  de  Molière,  le  terrible  rôle  de  Dorine. 

Ce  n'était  pas  la  première  fois  qu'elle  paraissait  sur  le  théâtre,  car 
mademoiselle  Jeanne  Samary  était  ce  qu'on  appelle  une  enfant  de  la  balle. 
Son  père,  M.  Samary,  qui  était  violoncelliste  et  artiste  de  mérite,  s'entendait 
fort  bien  aux  choses  du  théâtre  ;  il  organisait  dans  les  environs  de  Paris 
des  tournées  où  toute  la  famille  trouvait  à  s'employer. 

Mademoiselle  Jeanne  Samary  me  contait  elle-même  qu'un  soir  à  Beauvais, 
jouant  dans  le  Supplice  d'une  femme,  le  rôle  de  la  petite  fille,  elle  fut  si 
vivement  impressionnée  de  la  douleur  de  son  père,  qu'elle  fondit  en  larmes 
pour  de  bon,  et  elle  ne  sut  que  balbutier  des  mots  entrecoupés.  Elle  n'avait 
que  huit  ans.  Sa  tante,  madame  Dortet,  l'emmena  en  Italie,  où  elle  joua  le 
répertoire  de  mademoiselle  Montaland,  quand  mademoiselle  Montaland  n'était 
qu'une  enfant  qui  jouait  au  cerceau  et  à  la  balle  sur  la  scène. 

En  1870,  toute  la  famille,  —  une  famille  de  saltimbanques,  me  disait 
gaiement  mademoiselle  Samary,  découvrant  ses  dents  qui  étincelaient  dans 
un  joli  rire,  —  fut  bloquée  dans  une  moitié  de  maison  dont  on  ne  pouvait 
pas  payer  le  loyer.  Le  propriétaire  s'avisa  de  leur  refuser  la  porte  ;  ils 
passèrent  par  les  fenêtres.  Une  planche  leur  servait  pour  sortir  de  chez  eux, 
ou  plutôt  pour  rentrer  chez  lui.  En  1871,  ils  revinrent  par  le  midi  de  la 
France,  jouant  de  ville  en  ville.  Elle  devenait  assez  grande  pour  faire  les 
amoureuses  ;  elle  passait  des  Montaland  aux  Beichemberg.  C'est  au  retour 
de    cette    excursion,    qui    rappelait    de   loin   le    Roman   comique  de  Scarron, 


V 

DE   !..'  '       ,'AISE 


A    LA    COMEDIE-FRANÇAISE  117 

qu'elle  entra  au  Conservatoire,  en  1872.  Elle  y  eut  un  second  accessit  la 
première  année,  un  second  prix  la  seconde,  et  enfin  le  premier  prix  à  la 
fin  de  sa  troisième  année  d'études.  Elle  avait  eu  pour  professeur  au  Conser- 
vatoire, Bressant  ;  mais  c'est  Augustine  Brohan  surtout  qui  s'était  occupée 
d'elle  et  lui  avait  donné  des  leçons  avec  amour. 

A  son  entrée  au  Théâtre-Français,  elle  avait  trouvé  Régnier  qui  occu- 
pait alors  le  poste  de  régisseur  général,  dont  il  s'est  démis  depuis.  Régnier 
lui  donna  obligeamment  des  conseils  et  lui  fit  répéter  ce  rôle  de  Dorine 
dans   lequel   nous   la   vîmes  débuter. 

Vous  savez  que  Dorine  est  une  bonne  et  brave  fille,  qui  a  vu  naître 
Marianne,  qui  l'a  élevée,  et  qui  a  conquis,  grâce  à  son  âge,  à  son  bon  sens, 
à  l'affection  sérieuse  qu'elle  porte  à  ses  maîtres,  et  qui  le  lui  rendent,  le 
droit  de  parler  haut  dans  la  maison  et  de  donner  son  avis  sur  tout.  Rien 
n'était  plus  drôle  que  de  voir  cette  toute  petite  fille,  cette  jeune  échappée 
du  Conservatoire,  se  hausser  sur  ses  ergots  et  enfler  sa  voix  pour  morigéner 
Orgon  et  tenir  tête  à  madame  Pernelle.  Ce  n'était  pas,  à  coup  sûr,  la  Dorine 
qu'avait  rêvée  Molière;  mais  elle  était  si  bonne  enfant,  si  gaie,  si  piquante, 
qu'elle  enleva  tous  les  suffrages  et  tourna  toutes  les  têtes. 

Elle  eut  la  chance,  quelques  mois  après,  de  trouver  dans  une  très  jolie 
pièce  de  M.  Edouard  Pailleron,  Petite  Pluie,  un  charmant  bout  de  rôle  :  elle 
faisait  une  femme  d'aubergiste,  et  elle  disait  si  gentiment  à  son  mari,  avec 
un  accent  méridional  très  prononcé  :  Fais-moi  une  petite  caresse  !  que  toute 
la  salle  éclatait  de  rire.  Toutes  les  lorgnettes  de  l'orchestre  s'attachaient 
sur  elle  avec  complaisance.  Le  fait  est  qu'elle  était  ravissante  à  voir  comme 
cela,  si  jeune,  si  fraîche,  si  rondelette,  un  bon  et  franc  sourire  toujours 
épanoui  sur  ses  lèvres,  et  des  yeux  grands  ouverts  dont  le  regard  vague 
était  plein  d'attraits. 

Elle  se  mit  à  jouer  les  rôles  que  mademoiselle  Dinah  Félix,  devenue  son 
chef  d'emploi,  tenait  depuis  si  longtemps,  et  nous  la  vîmes  tour  à  tour  dans 
les  Toinette  et  dans  les  Lisette  et  dans  les  Marinette  et  dans  les  Lucette 
du  répertoire.  Disons-le  tout  bas,  bien  bas  :  en  ce  temps-là,  elle  n'aimait 
qu'à   demi   ce  répertoire,  où   elle   se  sentait  confinée,    un   peu   malgré   elle. 


118  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

C'est  que  dans  le  répertoire,  on  ne  peut  espérer  que  l'approbation  discrète 
de  quelques  connaisseurs,  et  les  connaisseurs  se  font  de  plus  en  plus  rares 
à  la  Comédie-Française.  Jeune,  on  est  impatient  d'apprendre  son  nom  au 
grand  public,  et  le  grand  public,  au  rebours  de  ce  qui  se  passait  il  y  a 
soixante  ou  quatre-vingts  ans,  ne  tient  compte  que  des  rôles  nouveaux, 
dans  les  pièces  contemporaines.  Ce  n'est  que  plus  tard,  quand  le  goût  du 
grand  art  est  venu  avec  l'âge,  que  l'on  trouve  plaisir  à  se  mesurer  à  ces 
grands  rôles  d'autrefois,  où  tant  d'illustres  comédiens  ont  laissé  de  mer- 
veilleux souvenirs.  Mademoiselle  Samary  a  connu  ces  deux  phases;  je  l'ai 
vue  quelque  peu  ennuyée  des  soubrettes  de  Molière,  de  Regnard  et  de 
Marivaux,  les  expédier  par-dessous  la  jambe,  forte  de  l'approbation  du  public, 
qui  aimait  sa  gaminerie  spirituelle  et  s'écriait,  quoi  qu'elle  dît  et  de  quelque 
façon  qu'elle  le  dît  :  elle  est  ravissante!  elle  est  ravissante! 

Elle  fut  nommée  sociétaire,  avant  d'avoir  remporté  un  seul  de  ces  grands 
succès  qui  eussent  motivé  celte  promotion.  Mais  personne  ne  protesta,  pas 
même  moi,  qui  suis  un  des  plus  fervents  amis  de  la  tradition  et  de  ce  que 
le  dix-septième  siècle  appelait  les  bonnes  règles.  Que  voulez-vous  ?  C'est 
une  enjôleuse,  et  avec  son  franc  rire,  elle  a  je  ne  sais  quoi  d'ensorcelant,  qui 
fait  qu'on  lui  sait  gré  de  tous  les  bonheurs  qui  le  font  fleurir  sur  ses  lèvres. 
Elle  devait  bientôt  justifier  cette  faveur  (c'était  une  faveur,  oh  !  il  n'y  a 
pas  à  dire  :  c'était  une  faveur)  par  un  succès  éclatant.  Elle  joua  le  rôle 
d'Antoinette  dans  V Étincelle  de  Pailleron  (1879).  «  Personne,  me  disait 
Pailleron,  ne  se  doute  de  tout  ce  qu'on  peut  tirer  de  cette  actrice.  Il  faut 
en  savoir  jouer;  j'ai  étudié  ses  qualités  et  ses  défauts,  et  je  lui  ai  taillé  un 
rôle  sur  le  patron  de  son  talent...  vous  verrez  cela!  »  Le  fait  est  qu'elle 
fut  idéale.  Vous  la  rappelez-vous,  cassant  des  noisettes  et  contant,  tout 
au  travers  du  bruit  des  coques  brisées  sous  la  dent,  l'entrevue  avec  ce  brave 
notaire  qui  voulait  corroborer  avec  elle  ?  Comme  elle  était  gaie  !  quelle 
piquante  et  spirituelle  malice!  et,  à  la  dernière  scène,  elle  avait  une  petite 
note  d'attendrissement  discret,  qui  était  d'un  effet  merveilleux.  Rien  de  plus 
charmant,  et  je  ne  sais  même  si  le  rôle,  après  qu'elle  en  a  joué  tant  d'autres, 
n'est  pas  encore  aujourd'hui  son  chef-d'œuvre. 


A    LA    COMEDIE-FRANÇAISE  119 

C'est  encore  Pailleron  qui  lui  donna,  dans  le  Monde  ou  l'on  s'ennuie, 
celui  de  Suzanne,  —  vous  savez  bien,  l'étourdie  et  insouciante  Suzanne  de 
Villers.  11  n'y  avait  pas  à  la  louer  d'avoir  compris  et  rendu  le  personnage  : 
elle  était  le  personnage  même.  Toute  autre  ingénue  eût  risqué  d'être  indécente, 
câlinant  Roger,  s'asseyant  sur  les  genoux  d'un  homme  ;  elle  ne  l'était  point. 
C'était  chez  elle  l'emportement  d'un  naturel  heureux  ;  c'était  la  hardiesse 
de  l'ignorance  en  humeur  de  rire.  Si  l'on  eût  pu  soupçonner  l'ombre  d'apprêt 
dans  cette  naïveté  exubérante,  c'eût  été  de  l'effronterie.  Avec  elle,  tout 
passait  ;  c'était  comme  un  oiseau  jaseur.  Et  comme  elle  était  délicieuse, 
en  ses  attendrissements  subits,  lorsque,  au  souvenir  de  ce  mot  illégitime, 
qui  un  jour  lui  avait  été  jeté  à  la  figure,  elle  sentait  une  larme  perler  au 
bord  de  sa  paupière.  Il  y  avait  un  allons-nous-en  qu'elle  disait  à  ravir.  Ce 
n'était  pas  le  mot  de  l'ingénue  de  théâtre.  On  y  sentait  la  petite  fille 
insouciante  devant  qui  s'était  brusquement  déchiré  le  mystère   de  l'amour. 

Elle  n'a,  depuis  ce  grand  succès,  créé  qu'un  petit  nombre  de  rôles  qui 
n'ont  rien  ajouté  à  sa  réputation.  Mais,  si  elle  n'a  pas  eu  souvent  occasion 
de  se  montrer  dans  les  pièces  modernes,  elle  s'est  peu  à  peu  affermie  dans  le 
vieux  répertoire,  grâce  à  un  beau  naturel,  plutôt  qu'à  un  travail  acharné. 
Madame  Samary  n'est  pas  une  femme  d'étude  ;  elle  suit  son  instinct  et  se 
perfectionne,  sans  trop  se  rendre  compte  des  progrès  qui  s'opèrent  en  elle, 
sans  qu'elle  en  ait  conscience.  II  y  a  des  rôles  où  elle  est  supérieure  ; 
c'est  la  meilleure  Zerbinette  que  nous  ayons  vue  dans  les  Fourberies  de 
Scapin,  depuis  Augustine  Brohan.  Elle  est  incomparable  dans  la  Madelon 
des  Précieuses  ridicules.  Il  s'y  trouve  dès  la  première  scène,  une  tirade 
qui  est  célèbre  au  théâtre  pour  sa  longueur  et  sa  difficulté  :  c'est  l'écueil 
des  comédiennes.  J'y  ai  entendu  tout  ce  qu'il  a  passé  de  soubrettes  au 
Théâtre-Français  et  à  l'Odéon,  sans  en  excepter  cette  Augustine  Brohan, 
dont  je  parlais  tout  à  l'heure,  et  qui  est  restée  dans  la  mémoire  des  amateurs 
comme  l'idéal  de  la  soubrette.  Le  couplet  a  pu  être  dit  aussi  bien;  il  n'a 
pu  l'être  mieux.  C'est  d'une  vivacité,  d'une  élégance  et  d'une  variété  de 
débit  vraiment  merveilleuses  ;  tout  y  est  tourné  au  comique  et  sans  jamais 
tomber  dans   la  charge. 


120 


LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 


Et  la  Toinette  du  Malade  imaginaire,  jamais  elle  n'a  été  mieux  rendue  ! 
Mademoiselle  Samary  avec  son  amusante  frimousse,  avec  sa  voix  en  l'air, 
avec  ses  accentuations  d'un  parisianisme  qui  sent  à  la  fois  son  boulevard 
et  Montmartre,  avec  ses  gestes  fantaisistes,  était  la  Toinette  rêvée  par 
Molière,  une  fille  pétillante  de  gaieté,  fertile  en  imaginations  drolatiques, 
et  dont  l'esprit  était  toujours  en  mouvement. 

Je  ne  crois  pas  sortir  de  la  réserve  que  je  me  suis  imposée  en  disant 
de  mademoiselle  Samary  ce  que  tout  le  monde  sait  et  qu'elle  ne  cache 
point  :  cette  aimable  gamine,  très  libre  en  ses  propos,  avec  ses  cheveux 
ébouriffés  et  son  visage  au  vent,  avait  conservé,  à  travers  les  inconséquences 
qui  n'étaient  chez  elle  que  des  gentillesses,  une  réputation  parfaitement 
intacte,  jusqu'au  jour  où  elle  se  maria,  et  devint  la  meilleure  et  la  plus 
tendre  des  mères,  en  gardant  au  théâtre  son  nom  de  jeune  fille  et  ses  allures 
garçonnières.  C'est  une  bonne  bourgeoise,  au  cœur  de  qui  frétille,  en  un 
petit  coin,  le  souvenir  de  la  bohème  paternelle.  Est-on  artiste  sans  posséder 
quelque  part  ce  petit  coin  ? 

FRANCISQUE    SARCEY. 


UN    NORMALIEN 

EN    1833 


On  ne  change  pas  seulement  de  goûts  et  de  position  en  vieillissant,  on 
change  d'amis  ;  c'est  ce  qu'il  y  a  de  plus  triste.  Les  uns  meurent,  d'autres 
nous  quittent  ;  quelques-uns  se  transforment  en  ennemis.  Ceux-là  ne  sont 
pas  ceux  qu'on  regrette.  J'ai  le  bonheur  d'avoir  encore  des  amis  qui  me 
sont  restés  fidèles  depuis  plus  de  cinquante  ans.  Je  leur  suis  reconnaissant, 
d'abord  d'avoir  vécu,  et  ensuite  d'avoir  persévéré.  C'est  grâce  à  eux  que 
j'ai  tant  de  peine  à  me  persuader  que  je  suis  devenu  un  vieillard.  Quand 
il  m'arrive  de  rencontrer  un  de  ces  vieux  camarades,  et  ce  n'est  jamais  assez 
souvent  à  mon  gré,  il  me  semble  que  nous  arpentions  la  veille  les  rues  du 
quartier  latin.  Celui  que  j'ai  là  me  rappelle  tous  les  compagnons  que  nous 
avions  alors,  et,  grâce  à  lui,  je  retrouve,  comme  d'autres  amis,  tous  les 
sentiments  qui  nous  emplissaient  le  cœur. 

Je  suis  entré  à  l'École  normale  en  1833.  L'école,  dans  ce  temps-là.  n'était 


122  LES     LETTRES     ET    LES    ARTS 

pas  somptueuse.  C'était  une  vieille  bâtisse  sans  caractère,  attenante  au 
collège  Louis-le-Grand  et  qui  avait  été,  dans  l'origine,  le  collège  du  Plessis. 
On  avait  réuni  le  collège  du  Plessis  au  collège  Louis-le-Grand  lors  de  la 
destruction  des  petits  collèges,  et  le  collège  Louis-le-Grand,  ainsi  complété, 
était  devenu,  quelque  temps  avant  la  Révolution,  le  chef-lieu  de  l'Université 
de  Paris.  Quand  l'Empire  fonda  la  Faculté  des  lettres,  il  l'établit  au  collège 
du  Plessis  :  je  ne  sais  trop  par  quel  procédé.  J'ai  beau  regarder  la  maison 
du  haut  en  bas  (la  regarder  dans  mes  souvenirs),  je  ne  vois  pas  une  seule 
chambre  assez  vaste  pour  contenir  cent  auditeurs.  La  Faculté  ne  tarda  pas 
à  s'établir  .dans  les  bâtiments  de  la  Sorbonne;  on  la  remplaça,  au  Plessis, 
par  l'École  normale,  qui  fut  fondée  en  1810.  L'école,  à  en  juger  par  son 
installation,  était  bien  modeste.  Mais  le  premier  élève  qui  y  entra  s'appelait 
Victor  Cousin,  et  je  trouve,  à  la  suite  de  ce  grand  nom,  toute  une  série  de 
noms  glorieux  ou  célèbres  :  Guigniaul,  Dubois,  Loyson,  Augustin  Thierry, 
Jouffroy,  Damiron  ;  et  je  ne  parle  que  de  la  section  des  Lettres  ! 

Quand  j'arrivai,  à  la  fin  de  1833,  on  entrait  par  une  masure,  épontillée 
tant  bien  que  mal  à  l'aide  de  deux  ou  trois  poutres  et  dans  laquelle  le  portier 
occupait  une  sorte  d'échoppe.  On  avait  devant  soi  une  cour  assez  longue, 
ou  plutôt  une  allée  bordée  d'un  côté  par  une  haute  muraille,  et  des  trois 
autres  par  des  bâtiments  fort  maussades,  qu'on  aurait  pu  prendre  pour  une 
caserne  en  mauvais  état,  ou  pour  un  hôpital.  Il  y  avait  pourtant  un  essai 
d'embellissement,  c'était  une  rangée  d'arbres  malingres  qui  semblaient 
languir  le  long  du  mur  pour  bien  démontrer  l'absence  du  soleil. 

Nous  avions  là  dedans,  au  rez-de-chaussée,  un  réfectoire  et  deux  salles 
de  conférences  mal  éclairées  par  de  petites  fenêtres  ;  à  l'entresol  étaient  le 
logement  du  sous-directeur  et  la  bibliothèque  :  une  toute  petite  bibliothèque 
rangée  sur  des  tablettes  mal  équarries,  avec  une  table  de  sapin  et  des  chaises 
de  paille  pour  tout  mobilier.  C'est  là  que  M.  Cousin  faisait  son  cours  le 
dimanche.  Le  premier  étage  était  occupé  par  une  grande  salle  d'études, 
commune  aux  deux  premières  années  des  Lettres,  et  par  un  dortoir  unique,  où 
couchait  toute  l'école.  La  troisième  année  des  Lettres  habitait  le  dernier  étage 
sous  les  toits.  Nous  y  étions  en  liberté  dans  quatre  chambres  :  la  chambre  des 


UN    NORMALIEN    EN     1833  123 

philosophes,  la  chambre  des  lettrés,  la  chambre  des  historiens  et  la  chambre 
des  grammairiens.  Pauvres  grammairiens  !  C'étaient  les  fruits  secs  de  la 
première  année,  ceux  qui  avaient  échoué  aux  épreuves  de  la  licence.  Ils  ne 
restaient  que  deux  ans  à  l'école,  et  se  trouvaient  ensuite  relégués,  avec  de 
maigres  appointements,  dans  les  classes  de  cinquième  et  de  sixième.  Nous 
les  regardions,  et  ils  se  regardaient  de  bonne  foi,  comme  des  créatures 
inférieures.  La  grammaire  a  bien  pris  sa  revanche  depuis  ce  temps-là. 

Vous  remarquerez  que  je  ne  parle  pas  du  tout  de  l'Ecole  des  sciences. 
Elle  avait,  dans  la  même  maison,  son  installation  séparée,  avec  un  cabinet 
de  physique  et  des  laboratoires.  Je  me  rappelle  seulement  que  nos  camarades 
se  trouvaient  très  mal  pourvus  chez  eux  et  travaillaient,  autant  que  possible, 
dans  les  locaux  de  la  Sorbonne. 

L'Etat,  qui  ne  faisait  aucuns  frais  pour  le  matériel,  n'en  faisait  pas  davantage 
pour  le  personnel. 

Cousin  avait  l'école  dans  ses  attributions  comme  conseiller  de  l'Université. 
On  lui  donnait  pour  cela  un  préciput,  qui  était,  je  suppose,  de  trois  mille 
francs.  11  était  logé  tout  près  de  nous  à  la  Sorbonne,  dans  l'appartement  où 
est  encore  aujourd'hui  sa  bibliothèque  donnée  par  lui  à  l'Université.  11  était 
à  vrai  dire  notre  souverain  et  faisait  de  nous,  de  nos  maîtres  et  de  nos 
règlements,  tout  ce  qu'il  voulait.  Le  directeur  proprement  dit,  celui  qui 
résidait  dans  l'école  et  était  chargé  des  détails  de  l'administration  et  de  la 
discipline,  était  M.  Guigniaut,  traducteur  de  la  Symbolique  de  Kreutzer,  et  le 
meilleur  homme  que  la  terre  ait  produit.  Il  était  professeur,  comme  l'était 
aussi  M.  Cousin.  C'était  un  savant  à  désespérer  les  Allemands,  un  véritable 
d'Ansse  de  Villoison  ;  il  savait  tout  ce  que  nous  n'avions  pas  besoin  de  savoir, 
et  c'était  aussi  ce  qu'il  nous  enseignait,  d'où  il  suit  que  son  cours  était  le  plus 
savant  et  le  moins  utile  de  l'école.  Il  avait  un  petit  logement  tombant  en 
ruines,  dans  la  masure  dont  j'ai  parlé,  et  qui  servait  de  vestibule  à  l'école. 
Nous  n'entrions  chez  lui  qu'avec  terreur,  parce  qu'il  était  chargé  d'exécuter 
les  ordres  de  M.  Cousin.  Il  les  désapprouvait,  les  exécutait  et  les  expliquait, 
avec  une  prolixité  et  des  arguments  qui  nous  plongeaient  dans  la  stupé- 
faction. Il  fallait  faire  comme  lui  :   se  soumettre.  Une  seule  fois,  nous  eûmes 


124 


LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 


le  courage  de  résister.  Cousin,  qui  était  par  anticipation  grand  partisan  du 
surmenage,  avait  eu  l'idée  de  nous  supprimer  le  congé  du  jeudi.  Nous 
envoyâmes  des  députés  chez  les  conseillers  ses  collègues  ;  et  je  suppose  que 
M.  Orfda,  qui  représentait  l'École  de  médecine  dans  le  conseil,  fut  pour  nous, 
car,  contre  toute  attente,  notre  jeudi  nous  fut  rendu.  Ce  n'était  qu'un  demi- 
congé;  nous  sortions  de  une  heure  à  sept. 

Nous  avions  encore  un  sous-directeur,  M.  Jumel,  très  mal  élevé,  très 
ignorant,  à  la  fois  bourru  et  bonasse,  qui  avait  tout  juste  assez  d'esprit  pour 
savoir  que  le  dernier  des  élèves  de  l'école  avait  plus  d'esprit  que  lui;  et  un 
maître  d'études  choisi  parmi  les  maîtres  les  moins  capables  de  Louis-le-Grand, 
homme  d'une  bêtise  achevée  et  d'une  incapacité  rare,  dont  on  a  fini  par  faire 
un  économe  dans  un  petit  collège  de  province  où  je  réponds  qu'il  a  réduit  les 
gens  de  service  au  désespoir.  Je  l'aimais  beaucoup;  j'aimais  M.  Jumel  et 
M.  Guigniaut;  j'aimais  tous  mes  camarades.  J'avais  une  admiration  profonde 
pour  tous  nos  professeurs,  qu'on  appelait  nos  maîtres  de  conférence.  Mais 
mon  cœur  appartenait  par-dessus  tout  à  Jean  Le  Bris,  qui  était  mon  confident, 
mon  orgueil,  ma  consolation,  et  avec  qui  je  passais  toutes  mes  récréations  et 
tous  mes  jours  de  sortie.  Il  était  solide  comme  un  paysan  breton,  mais  moi 
j'étais  presque  toujours  à  l'infirmerie.  Il  y  accourait  dès  qu'il  pouvait,  et 
c'était  bien,  malgré  sa  rudesse,  le  plus  aimable  compagnon  et  le  meilleur 
garde-malade  qu'on  pût  rêver. 


* 

*    * 


Mais  à  présent  que  j'ai  décrit  tant  bien  que  mal  la  maison,  et  introduit 
Jean  Le  Bris,  dont  je  vais  vous  raconter  l'histoire,  je  vous  avertis,  avant  de 
commencer,  que  Jean  Le  Bris  n'était  peut-être  pas  à  l'école,  que,  s'il  y  était, 
il  ne  s'appelait  pas  Jean  Le  Bris,  qu'il  n'a  peut-être  pas  été  au  séminaire  de 
Vannes,  et  qu'il  n'est  peut-être  pas  membre  de  l'Institut  à  l'heure  où  je  vous 
parle.  A  part  ces  petits  détails,  tout  est  scrupuleusement  vrai  dans  le  récit 
que  je  vais  vous  faire. 

Nous  nous  étions  connus  et  aimés  au  collège  de  Vannes.  J'avais  quinze 
ans,  il  en  avait  vingt.  Mais  je  n'ai  jamais  été  enfant,  quoique  j'aie  toujours  été 


UN    NORMALIEN     EN     1833  125 

jeune.  Ce  collège  de  Vannes  ne  ressemblait  à  rien  de  ce  qu'on  pourrait 
imaginer  à  présent.  Il  y  avait  là  des  écoliers  de  mon  espèce,  petits  bourgeois 
faisant  bourgeoisement  leurs  études  pour  être  avocats  ou  médecins,  et  ayant 
l'âge  qu'on  a  ordinairement  au  collège  ;  et,  à  côté  d'eux,  pour  une  bonne 
moitié,  des  paysans  de  vingt  à  vingt-cinq  ans,  dont  le  breton  était  la  langue 
maternelle,  qui  parlaient  le  français  difficilement,  portaient  le  costume  du 
pays,  et  vivaient  de  rien  dans  des  greniers  et  des  soupentes,  sans  feu  ni 
couverture,  subissant  ce  supplice  pendant  quatre  et  cinq  ans,  par  vanité  et 
par  ambition  pour  se  transformer  de  paysans  en  prêtres.  C'était  le  temps  de 
la  Restauration,  et  le  pays  des  chouans.  Les  chouans  étaient  encore  là,  et 
dans  nos  campagnes  toujours  arriérées,  le  curé  était  le  même  personnage 
qu'avant  la  Révolution,  ou  même  un  plus  grand  personnage  parce  qu'il  n'était 
plus  effacé  et  primé  par  le  seigneur.  Jean  Le  Bris  étudiait  donc  pour  être 
prêtre.  Il  était  ce  que  nous  appelions  un  cloarec. 

Mais  il  n'était  pas  dans  le  troupeau  comme  le  premier  venu.  Tous  ces 
cloarecs  étaient  d'honnêtes  gens  très  grossiers.  On  leur  mettait  à  vingt-cinq 
ans  une  soutane  sur  le  dos.  Ils  n'en  étaient  pas  moins  des  paysans.  Dix  ans 
après  être  sortis  du  séminaire,  ils  oubliaient  le  peu  de  français  qu'ils  avaient 
appris  au  collège.  Quant  au  latin,  ils  ne  l'avaient  jamais  su,  ce  qui  ne  les 
empêchait  pas  d'être  vertueux  et  charitables  ;  voilà  pour  le  gros  du  troupeau. 
Il  y  avait  parmi  eux  une  élite  comme  dans  toutes  les  foules.  Il  y  avait  les 
saints,  connus  pour  tels  ;  non  pas  des  mystiques,  mais  des  prédestinés.  Il  y 
avait,  de  loin  en  loin,  un  théologien,  quelquefois  un  prédicateur,  plus  que 
cela,  un  apôtre;  tel  était  Jean  Le  Bris;  et,  en  attendant  qu'il  devînt  la  gloire 
de  la  chaire,  il  était  celle  de  notre  collège.  Il  était  le  premier  à  perpétuité. 
Dans  sa  classe  on  ne  concourait  plus  que  pour  les  seconds  prix  et  la  seconde 
place.  C'était  l'usage  alors  de  donner  une  croix  au  premier  et  au  second  de 
chaque  composition.  Le  premier  la  portait  avec  une  rosette  d'officier,  et  le 
second  avec  un  ruban  tout  plat.  La  couleur  variait  pour  chaque  classe  ;  elle 
était  blanche  pour  la  philosophie,  bleue  pour  la  rhétorique,  rose,  verte, 
amaranthe  pour  les  autres  classes.  Jean  Le  Bris  qui  avait  vingt  et  un  ans,  et  qui 
en   paraissait  au  moins  vingt-cinq,  portait  fièrement  sa  rosette  blanche  sur 


126  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

sa  veste  de  paysan,  et  il  eut  la  boutonnière  fleurie  tout  le  temps  qu'il  resta 

au  collège. 

Il  n'eut  pas  moins  de  succès  en  philosophie  qu'en  rhétorique;  mais  la 
philosophie  ne  lui  plut  pas.  Elle  était  enseignée  par  M.  Monnier,  qui 
était  chargé  de  la  rhétorique  l'année  précédente,  et  que  nous  avons  vu 
depuis  député  à  l'Assemblée  législative.  M.  Monnier  était  un  saint,  et 
malgré  cela,  un  homme  d'esprit,  mais  il  avait  le  défaut,  assez  grave  pour 
un  homme  qui  enseignait  la  philosophie,  de  ne  pas  savoir  ce  que  c'était. 
Il  avait  entendu  parler  d' innovations  faites  par  les  Parisiens.  «  Ils  ont 
là-bas,  un  jeune  homme,  nommé  Victor  Cousin,  qui  a  trouvé  moyen  de 
raffiner  encore  par-dessus  les  raffinements  de  La  Romiguière.  »  Ce  qu'était 
cette  quintessence  de  raffinement,  il  ne  s'est  jamais  donné  la  peine  de 
le  chercher.  «  On  a  fait  pour  moi,  nous  disait- il,  un  petit  résumé  des 
inventions  de  La  Romiguière.  »  Il  nous  le  dictait,  c'était  fort  court,  et 
d'une  puérilité  sans  égale.  «  Tenons-nous-en  à  la  vieille  philosophie  de  nos 
pères,  disait-il  ensuite.  C'est  la  bonne.  »  Et  là-dessus,  il  nous  faisait 
apprendre  les  Cahiers  de  Lyon,  et  argumenter  à  outrance  sur  toutes  sortes 
de  thèses  de  métaphysique  ou  de  morale.  Il  ne  m'est  resté  dans  l'esprit 
que  la  définition  de  l'idée  ;  je  la  donne  ici  en  passant,  pour  ceux  de 
mes  lecteurs  qui  ont  le  malheur  de  ne  pas  avoir  étudié  les  Cahiers  de 
Lyon  :  Idea  est  reprœsentatio  niera  objecti  circa  mentem  realiter  prœsentis. 
Cela  veut  dire,  en  français  :  une  idée  est  la  représentation  pure  d'un  objet 
réellement  présent  autour  de  l'esprit  ;  et,  en  réalité,  cela  ne  veut  dire  rien 
du  tout.  J'ai  retenu  aussi  les  fameuses  règles  d'argumentation  en  baroco.  Je 
m'en  suis  tant  servi   pendant  un  an  ! 

Nous  avions,  le  samedi,  des  sabbatines  où  le  public  était  admis.  Il  y 
venait  quelques  vieux  avocats  qui  nous  décochaient  des  syllogismes.  On 
ne  parlait  que  latin,  bien  entendu  !  M.  Monnier  et  ses  contemporains 
ne  regardaient  pas  le  français  comme  une  langue  philosophique.  Un  de 
ses  collègues  vint  me  trouver  longtemps  après,  quand  je  faisais  déjà  figure 
dans  l'Université,  pour  me  montrer  un  petit  travail  qu'il  publierait,  disait-il, 
s'il    avait    mon    approbation.     Le    pauvre    homme    avait    pris    la    peine    de 


UN    NORMALIEN     EN     1833  127 

traduire  en  français  la  traduction  latine  de  la  Méthode,  qu'il  prenait 
pour  l'original.  «  Il  y  a  bien  une  traduction  française,  me  dit-il;  mais  elle 
est  si  mauvaise!  »  Une  traduction  française!  Ce  qu'il  appelait  une  traduction, 
c'était  le  texte  immortel  du  Discours  de  la  méthode.  Voilà  où  en  était 
mon   pauvre   collège. 

Jean  ne  manquait  pas  de  me  dire  que  toutes  ces  argumentations,  qui 
ne  prouvaient  rien  et  n'ouvraient  sur  rien  des  vues  nouvelles,  lui 
causaient  un  profond  dégoût.  «  Je  voudrais  penser,  disait-il,  et  nous  ne 
faisons  que  bavarder.  »  Il  plaignait  M.  Monnier,  et  il  ajoutait  :  «  Fort 
heureusement  pour  lui  et  pour  moi,  nous  avons  la  foi.  »  Il  avait  alors 
une  foi  robuste.  Et  pourtant  il  avait  compté  sur  la  philosophie  pour  lever 
certains  doutes  qui  l'obsédaient,  et  pour  éclairer  certains  points  restés 
obscurs  dans  son  esprit;  la  philosophie  le  laissait  dans  ses  obscurités 
et  ses  incertitudes,  et  il  commençait  à  se  débattre  entre  la  volonté  de 
croire   et    la  possibilité   d'y  parvenir. 

Déçu  de  ce  côté,  il  porta  son  espoir  sur  la  théologie.  Nous  faisions 
des  dissertations  à  perte  de  vue,  et  notre  refrain  était  toujours  :  «  Il 
nous  faut  un  maître.  »  Comme  il  devait  entrer  au  séminaire  l'année  suivante, 
il  me  disait  :  «  Je  te  donnerai  mes  cahiers;  je  referai  pour  toi  les  leçons 
que  j'aurai  reçues.  Tu  deviendras  un  théologien.  » 

Nous  ne  mettions  pas  en  question  la  divinité  du  Christ  et  le  mystère 
de  la  Rédemption.  Nous  admettions  sans  hésiter  la  Trinité  et  la  Création. 
Nous  avions  beaucoup  de  peine  à  concilier  le  mal  moral  avec  la  per- 
fection de  la  toute-puissance  divine.  Le  péché  originel  pouvait  expliquer 
la  chute  d'Adam;  mais  que  les  générations  qui  n'avaient  pas  participé 
au  péché  fussent  comprises  dans  la  condamnation ,  cela  nous  paraissait 
contraire  à  toute  notion  de  justice.  Cependant,  il  fallait  admettre  le  péché 
originel  pour  admettre  ensuite  la  Rédemption  et  l'institution  des  sacrements. 
Grand  sujet  de  perplexité  pour  Le  Bris  et  moi.  La  Grâce  aussi  nous 
embarrassait.  Pouvait-elle  se  concilier  avec  la  liberté  ?  Et  si  elle  était 
gratuite,  pouvait-elle  se  concilier  avec  la  justice  ?  Nous  tournions  et  nous 
retournions   sans   cesse   cette   question   dans   notre   esprit.    Il   arrivait   qu'un 


128  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

de  nous,  en  se  levant,  avait  découvert  une  solution.  Il  courait  l'apporter 
à  l'autre,  et  il  s'apercevait,  en  l'expliquant,  qu'elle  ne  supportait  pas 
l'examen.  C'était  une  suite  d'enthousiasmes  et  de  désespoirs.  Il  se  joignait 
à  cela  un  scrupule.  Ne  commencions-nous  pas  à  douter?  Nous  pensions 
qu'il  aurait  fallu,  en  bons  chrétiens,  recourir  à  la  prière.  «  II  faut  nous 
abêtir,  disait  Jean  Le  Bris.  »  Mais  ce  n'était  pas,  dans  sa  bouche,  résignation. 
C'était  déjà  colère,  et  presque  révolte.  Et  toujours  la  même  conclusion  : 
«  Attendons  le  séminaire  !  » 
Il  y  entra    à   la   fin   de  1830. 


* 
*    * 


Les  Trois  Journées  avaient  été  une  forte  distraction  pour  moi,  qui  avais 
le  tempérament  politique.  Au  problème  de  concilier  la  perfection  divine 
avec  le  péché  originel,  s'ajouta  désormais  dans  mon  esprit  le  problème  de 
concilier  la  liberté  avec  l'ordre  public.  Jean  ne  se  laissa  pas  distraire. 
«  Pourvu,  dit-il,  qu'on  n'attaque  pas  la  religion  !  »  Ce  fut  toute  la  réflexion 
que  lui  inspira  le  changement  de  dynastie.  C'était  un  Breton  dans  la 
force  du  terme,  allant  droit  devant  lui  sans  regarder  à  droite  ni  à  gauche, 
semblable  à  un  bœuf  qui  trace  son  sillon. 

J'accourais  au  séminaire  chaque  fois  que  j'avais  un  instant.  On  ne  voyait 
plus  que  moi  rue  du  Mené.  J'étais  si  bien  noté  que  j'avais  mes  grandes 
entrées,  non  pas  dans  la  maison,  où  ne  pénétrait  jamais  aucun  profane,  mais 
dans  la  cour  de  récréation. 

«  Y  êtes-vous,  disais-je  à  Jean?  —  Pas  encore.  On  repasse  la  logique. 
—  Et  à  présent?  —  A  présent  on  fait  un  cours  d'Écriture  sainte.  —  Justement, 
la  Genèse!  Voilà  le  péché  originel.  —  Mais  disait-il,  le  professeur  ne  fait 
qu'expliquer  les  textes,  établir  la  doctrine.  On  la  discutera  plus  tard.  »  La 
discussion  ne  vint  point,  et  ne  devait  pas  venir.  On  répondait  aux  questions 
de  plus  en  plus  ardentes  de  mon  pauvre  ami,  par  la  distinction  entre  le 
dogme  révélé,  dont  il  suffit  de  prouver  l'existence,  et  le  dogme  philosophique, 
dont  il  faut  comprendre  le  sens  et  démontrer  la  vérité. 

Le  texte  dont  se  servait  le  maître  était  celui  de  saint  Jérôme.  Jean  savait 


UN    NORMALIEN    EN     1833  129 

quelques  mots  d'hébreu.  Il  avait  pris,  chez  l'abbé  Leber,  quelques  livres  de 
controverse  exégétique.  Deux  ou  trois  fois,  il  lui  vint  comme  une  pensée 
que  l'argumentation  du  professeur  reposait  sur  une  faute  du  traducteur. 
Il  lutta  contre  lui-même  pendant  quelque  temps,  mais  ce  doute  revenait 
toujours;  et,  après  tout,  pourquoi  un  maître,  si  ce  n'est  pour  résoudre  les 
difficultés?  Il  n'osait.  Il  voyait  tous  ses  condisciples  satisfaits  et  confiants. 
A  la  fin,  il  se  risqua  :  «  Liceat  loqui,  domine  reverendissime.  —  Do  veniam.  — 
Votre  argumentation  est  invincible,  dit  Jean,  si  la  traduction  de  saint  Jérôme 
est  fidèle.  Mais  voici  le  texte  hébreu...  »  Vous  voyez  la  suite.  «  Eh  bien! 
qu'a-t-il  dit?  lui  demandai-je  avec  anxiété.  —  Il  est  resté  quelque  temps  en 
silence,  pendant  que  je  sentais  tous  les  yeux  de  la  classe  fixés  sur  moi,  et 
enfin,  il  m'a  dit  avec  douceur,  et,  à  ce  qu'il  m'a  paru,  avec  tristesse  : 
Monsieur  l'abbé,  vous  réciterez  les  sept  psaumes  de  la  pénitence,  à  genoux, 
devant  le  sacrement  de  l'autel.  ■ —  Et  toi,  qu'as-tu  dit?  Qu'as-tu  fait?  —  Ce 
que  j'ai  dit?  j'ai  dit  :  gratias  ago  quant  maximas.  Ce  que  j'ai  fait?  j'ai  fait 
ma  pénitence,  et  j'ai  prié  Dieu  sincèrement  de  m'éclairer  ou  de  m'apaiser.  — 
Et  Dieu  a-t-il  eu  pitié?  —  Non,  mon  ami;  et  regarde,  voici  encore  des 
passages  mal  rendus  par  la  Vulgate.  Il  faudra  que  je  recommence  à  interroger.  » 
Il  recommença;  il  fut  encore  puni,  c  Je  ne  puis  pourtant  pas,  me  disait-il, 
passer  ma  vie  à  genoux  devant  le  saint  sacrement.  » 

Il  devint  suspect  à  ses  maîtres,  et  odieux  à  ses  compagnons.  Ces  esprits 
grossiers,  qui  admettaient  tout  sans  examen  et  sans  scrupule,  l'accusaient 
d'orgueil  et  «  de  libertinage  ».  Il  vit  sa  carrière  perdue  dans  l'Eglise;  mais 
ce  qui  l'occupait  tout  entier,  ce  n'était  pas  son  avenir,  c'était  la  vérité.  Je 
souffrais  comme  lui,  autant  que  lui,  pour  lui,  et  même  pour  moi.  Cet  hiver 
de  1831  fut  un  des  plus  tristes  de  ma  vie.  Je  sentais  des  angoisses  mortelles. 
On  me  disait  :  «  Qu'as-tu  donc?  »  Je  ne  répondais  pas  :  «  C'est  ce  passage 
de  saint  Jérôme!   »  Je  l'avais  dans  la  tête  nuit  et  jour. 

Par  une  belle  matinée  du  mois  d'août,  je  revenais  de  la  messe  du 
dimanche,  et  j'attendais  impatiemment  midi  pour  aller  voir  Le  Bris  au  sémi- 
naire, quand  je  le  vis  dans  ma  chambrette  à  côté  de  moi.  Il  était  très  pâle, 
mais  très   calme.   «  J'ai  quitté  ces  messieurs,   me  voilà  libre,   dit-il.   »  Je  ne 


130 


LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 


comprenais  pas  d'abord.  Il  fut  obligé  de  me  répéter  qu'il  avait  quitté  pour 
toujours  le  séminaire,  qu'il  renonçait  à  être  prêtre.  Il  répétait  par  instants  : 
«  Je  n'ai  plus  la  foi  !  je  n'ai  plus  la  foi  !  »  avec  un  accent  désespéré.  Puis  il 
se  remettait,  et  envisageait  sa  situation  avec  sang- froid.  Elle  était  affreuse, 
puisqu'il  n'avait  pas  même  le  pain  de  la  journée,  et  qu'il  ne  pouvait  compter 
sur  personne.  11  avait  été  reçu  bachelier  l'année  précédente,  et  il  ne  doutait 
pas  qu'on  ne  lui  donnât  un  petit  poste,  au  mois  d'octobre,  dans  quelque  petit 
collège.  «  D'ici  là,  je  vivrai  chez  mes  parents.  Ils  me  traiteront  comme  un 
réprouvé.  Mais  il  vaut  mieux  passer  pour  un  réprouvé,  que  de  l'être.  » 

«  J'ai  une  autre  corde  à  mon  arc,  poursuivit-il.  Le  concours  pour  l'Ecole 
normale  s'ouvre  à  Rennes  mercredi.  En  marchant  bien,  je  puis  arriver  à 
temps  pour  concourir.  Là,  au  moins,  on  ne  répondra  pas  à  mes  questions  par 
des  pénitences!  —  Tu  vas  à  pied?  (Il  y  a  vingt-sept  lieues.)  —  Oui,  seigneur. 
—  Sans  argent?  —  Sans  autre  argent  que  le  tien.  Combien  as-tu?  —  Dix 
francs.  —  Ce  sera  assez  pour  cinq  jours.  Tu  me  reverras  lundi  en  huit. 
Peux-tu  me  prêter  ta  lévite?  »  J'avais  une  lévite!  Et  même,  comme  c'était 
dimanche,  je  l'avais  sur  moi.  11  était  assez  gros,  et  j'étais  maigre  comme 
un  cent  de  clous.  Mais  quand  je  m'étais  fait  confectionner  ce  fastueux 
vêtement,  j'avais  pensé  judicieusement  que  je  ne  pouvais  manquer  de  grandir 
et  de  grossir.  J'étais  comme  enseveli,  là  dedans;  il  y  était  fort  étriqué.  Nous 
éclatâmes  de  rire,  a  Tâche  de  faire  vendre  ma  soutane  par  madame  Le  Normand, 
me  dit-il.  Cela  me  servira  à  payer  ma  place  dans  la  rotonde ,  si  je  vais  à 
Paris.  »  Madame  Le  Normand  était  ma  logeuse  ;  elle  garda  la  soutane  pour 
son  fils,  qui  était  prêtre,  et  Le  Bris  put  voyager  dans  la  rotonde,  en  grand 
seigneur,  car  il  fut  reçu  à  l'Ecole  normale  :  reçu  le  dernier,  malgré  son 
talent.  Je  fus  aussi  reçu  le  dernier  l'année  suivante  pour  le  concours  écrit. 
Aucun  de  nos  professeurs  du  collège  de  Vannes  n'était  capable  d'être  reçu. 
Pauvres  gens  !  très  bons  prêtres,  et  même  bons  professeurs.  Ils  enseignaient 
bien  ce  qu'ils  savaient,  mais  ils  ne  savaient  rien. 

«  M.  Le  Gall  a  été  excellent,  me  dit  Jean  Le  Bris.  »  M.  Le  Gall  était  le 
supérieur  du  séminaire.  Il  était  aussi  le  premier  grand  vicaire  et  le  véritable 
chef  du  diocèse.  Vert  et  actif  malgré  ses  quatre-vingt-deux  ans,  administrateur 


UN    NORMALIEN    EN     1833  131 

consommé,  jugeant  les  hommes  mieux  que  qui  ce  soit,  et  donnant  journel- 
lement l'exemple  des  plus  rares  vertus.  Ce  saint  homme  avait  été  un  soldat 
hardi  et  vaillant  pendant  la  Chouannerie.  Il  dit  à  Le  Bris  :  «  Tu  fais  bien 
de  nous  quitter.  Jette  l'habit,  mais  garde  la  foi.  On  peut  être  chrétien  dans 
le  monde.  Prends-moi  pour  confident  au  jour  du  péril.  Je  suis  toujours  ton 
père.  — ■  Il  m'a  offert  de  l'argent,  me  dit  Le  Bris,  qui  eut  des  larmes  dans 
les  yeux.  Je  lui  ai  dit  que  je  comptais  sur  toi.  Il  s'est  mis  à  rire,  et  m'a 
embrassé.   » 

Je  le  conduisis  jusqu'à  Malestroit  en  marchant  une  partie  de  la  nuit, 
car  je  devais  être  à  ma  besogne  le  lendemain  dès  six  heures  du  matin. 
J'eus  une  grande  déception  l'année  suivante.  Je  lui  écrivais  des  lettres 
de  quatre  pages.  J'écrivais  souvent,  malgré  la  dépense.  Une  lettre  de  Paris 
à  Vannes  coûtait  alors  70  centimes.  Il  me  répondit  à  peine  un  ou  deux 
billets  pour  toute  l'année,  quoique  je  l'eusse  averti  de  ne  pas  affranchir. 
Il  me  rassurait  sur  sa  santé  ;  aucun  détail  sur  l'école;  pas  un  mot  sur 
saint  Jérôme.  J'étais  affligé  et  blessé.  Je  compris,  quand  je  fus  à  l'école, 
qu'elle  avait  commencé  pour  lui  par  supprimer  le  reste  du  monde. 

* 
*    * 

J'arrivai  à  mon  tour  en  septembre  1833.  Quand  je  descendis  de  l'impériale, 
dans  la  cour  des  Messageries ,  rue  Saint-Honoré,  mon  ami  était  là  pour 
me  recevoir  dans  ses  bras.  Je  jouais  une  forte  partie.  A  la  suite  du 
concours  écrit,  on  appelait  vingt  d'entre  nous  pour  subir,  à  Paris,  l'épreuve 
décisive  du  concours  oral.  J'avais  obtenu  le  n°  12.  Il  y  avait  dix  bourses. 
M.  Cousin  trouvait  le  moyen  de  faire  entrer  15  élèves  en  divisant  chacune 
des  cinq  dernières  bourses  en  deux  demi -bourses  ;  mais  comme  j'étais 
parfaitement  hors  d'état  de  faire  le  frais  d'une  demi-bourse,  6i  je  ne 
parvenais  pas  à  être  classé  dans  les  cinq  premiers,  c'est-à-dire  à  gagner 
au  moins  sept  places,  il  ne  me  restait  qu'à  repartir  immédiatement  pour 
Rennes.  Je  n'avais  pas  eu,  comme  Le  Bris,  de  soutane  à  vendre.  Mon 
frère  aîné  m'avait  donné  toutes  ses  économies,  et  malgré  cela,  il  me  faudrait 
faire  la  route  à  pied,  plus  de   quatre-vingts  lieues,    et  accepter,  du  recteur 


132  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

de  l'Académie,  le  premier  poste  qui  me  donnerait  du  pain.  Nous  prîmes  ma 
malle,  Le  Bris  et  moi,  chacun  par  une  poignée,  et  nous  la  portâmes  jusqu'à 
l'hôtel  d'étudiants  de  la  rue  des  Mathurins-Saint-Jacques ,  où  il  m'avait 
retenu  une  mansarde.  C'est  ainsi  que  je  fis  mon  entrée  triomphale  dans 
la  ville  de  Paris.  Huit  jours  après,  j'étais  reçu  le  second  à  l'Ecole  normale, 
et  j'étais   l'homme  le  plus   heureux   de    la   création. 

Nous  avions  quatre  professeurs  :  M.  Mablin  pour  le  grec;  M.  Gibon 
pour  le  français  et  le  latin;  M.  Lebas  pour  l'histoire,  et  M.  Thuillier 
pour   la  philosophie. 

La  première  chose  que  je  compris,  malgré  mon  succès,  dû  à  une 
certaine  facilité  de  parole,  ce  fut  que  mes  camarades  en  savaient  beaucoup 
plus  que  moi  sur  toutes  les  matières. 

Les  maîtres,  par  malheur,  ne  manquèrent  pas  de  faire  en  même  temps 
la  même  découverte.  J'apportai  à  M.  Mablin  la  traduction  d'un  chapitre 
de  Télémaque.  «  Je  ne  puis  pas  corriger  cela,  dit-il  ;  c'est  une  série  de 
solécismes  et  de  barbarismes.  »  Je  le  crois  bien!  J'avais  découvert  le 
grec  l'année  précédente,  quand  j'avais  pensé  à  me  préparer  pour  l'école. 
Mes  professeurs  de  là-bas  n'en  avaient  pas  la  plus  légère  idée.  Même 
ignorance  en  histoire,  en  philosophie.  J'aurais  dû  trouver  grâce  auprès  de 
M.  Gibon,  car  je  savais  assez  bien  le  latin  et  je  tournais  un  discours 
français  aussi  bien  qu'un  autre  ;  mais  j'eus  le  malheur  de  débuter  par 
une  rhapsodie  romantique  qui  ne  valait  pas  le  diable,  et  qui  me  brouilla 
avec  lui  pour  jamais.  Horreur!  je  me  dis  que  j'étais  propre  tout  au  plus 
à  faire  un  agrégé  de  grammaire,  et  que,  loin  d'aspirer  au  premier  rang, 
je  devais  m'estimer  heureux  si  je  parvenais  à  passer  en  seconde  année. 
Je  devins  un  piocheur  de  grammaires  et  de  dictionnaires,  ne  faisant  plus 
que  des  thèmes  et  des  versions,  et  me  considérant  moi-même  comme 
une  sorte  de  pédagogue  renforcé,  destiné  à  faire  indéfiniment  des  classes 
de  sixième  et  de  cinquième,  et  à  mourir  principal  de  quelque  collège  du 
dernier  ordre.  Je  voyais  que  mes  maîtres  et  mes  camarades  me  prenaient 
aussi  sur  ce  pied- là.  Fort  heureusement,  j'étais  mû  par  le  sentiment  du 
devoir.   La    carrière    de    l'enseignement    ainsi    rabaissée    n'avait    plus    aucun 


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UN     NORMALIEN     EN     1833  133 

attrait  pour  moi;  mais  je  ne  voyais  pas  le  moyen  de  m'en  ouvrir  une 
autre,  et  je  travaillais  de  mon  mieux  à  refaire  mon  éducation.  La  difficulté 
était  énorme.  J'étais  en  réalité  un  commençant;  personne  ne  se  souciait 
de  me  faciliter  des  études  qui  auraient  dû  être  faites  cinq  ou  six  ans 
plus  tôt.  Je  sentais  moi-même  que  je  n'avais  aucune  facilité  pour  ce  genre 
de  travail.  Non  seulement  j'étais  tombé  dans  une  catégorie  de  rebut, 
mais  je  n'étais  pas  sûr  d'y  être  accepté.  Je  songeais  avec  amertume  à 
tous  mes  prix  du  collège  de  Vannes,  aux  espérances  qu'on  fondait  sur  moi. 

J'amassai  cependant  quelques  connaissances  cette  année-là.  Je  travaillais 
si  continûment  et  avec  tant  d'application,  que  ma  santé  s'en  est  ressentie 
pendant  bien  des  années.  On  me  savait  gré  de  tant  d'efforts.  Les  bien- 
veillants disaient  que  je  n'étais  pas  plus  bête  qu'un  autre,  mais  qu'on 
n'aurait  pas  dû  me  recevoir  à  l'école,  puisque  je  n'étais  pas  en  état  de 
suivre   les    cours. 

Quand  je  pus  prendre  sur  moi  de  penser  à  autre  chose  après  ce 
premier  choc,  je  pensai  à  mon  âme.  C'est  là  que  Le  Bris  m'attendait.  Je 
me  dis  qu'il  avait  passé,  comme  moi,  sa  première  année,  à  se  refaire.  Il  y 
avait  mieux  réussi  que  moi.  Il  était  maintenant  classé  parmi  les  premiers. 
Ses  inquiétudes  religieuses  n'avaient  trouvé  aucun  apaisement.  D'abord 
M.  Mablin  et  M.  Gibon  étaient  plutôt  des  professeurs  de  langues  que  des 
professeurs  de  belles-lettres.  Ils  avaient  l'un  et  l'autre  la  philosophie  et 
les   philosophes   en   abomination. 

M.  Mablin  était  un  vieil  Italien,  dont  le  vrai  nom  était  Mabellini  ; 
je  crois  qu'il  avait  été  prêtre,  et  qu'il  ne  s'en  souvenait  plus;  tout  son 
esprit  était  dans  un  traité  lumineux  qu'il  avait  composé  sur  l'accentuation 
grecque.  Je  vois  encore  son  air  de  componction,  quand  il  nous  disait 
en  élevant  la  voix  :  «  Toute  syllabe  accentuée  reçoit  l'accent  circonflexe, 
si  elle  peut  le  recevoir.  »  Il  avait  une  autre  passion,  qui  était  Yiotacisme. 
Il  démontrait  avec  une  érudition  accablante  et  des  arguments  irrésistibles, 
qu'Erasme  avait  altéré  le  son  de  deux  voyelles  et  de  plusieurs  diphlhongues, 
dans  le  but  de  rendre  la  dictée  des  devoirs  plus  facile.  Sa  leçon  com- 
mençait   ainsi    :     «    D'abord    et    a  priori    il    faut    rejeter    la    prononciation 


134  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

d'Érasme.  »  Dire  ce  qu'il  y  avait  de  dédain,  et  en  même  temps  de 
colère,  dans  la  façon  dont  il  soulignait  le  nom  de  cet  ennemi,  serait 
impossible.  Il  fallait  l'entendre.  La  prononciation  d'Erasme  !  L'abomination 
de   l'abomination  ! 

M.  Gibon  n'était  ni  moins  savant,  ni  moins  étonnant.  C'était  le  latin 
en  personne.  11  le  lisait  et  le  parlait  comme  sa  langue  naturelle.  Je  ne 
suis  pas  sûr  que  Gaston  Boissier  le  sache  mieux.  Mais  Boissier  est  un 
fin  lettré,  et  Gibon,  quoiqu'il  n'en  convînt  pas,  ne  se  souciait  pas  des 
lettres.  Il  trouvait  madame  de  Sévigné  incorrecte.  Victor  Hugo  le  faisait 
bondir.  Il  avait  pourtant  un  talent,  qui  suppose  beaucoup  d'esprit  :  il 
raillait  à  merveille.  Nos  pauvres  saillies,  et  nos  pauvres  métaphores,  et 
nos  pauvres  tirades,  quand  il  les  lisait,  et  surtout  quand  il  les  commentait, 
nous  paraissaient  aussi  stupides  qu'à  lui.  Nous  prenions  la  résolution  de 
nous  contenter  d'être  très  clairs,  sans  jamais  aspirer  à  montrer  quelque 
grâce. 

Quant  à  Philippe  Le  Bas,  il  savait  sur  le  bout  du  doigt  l'alentour 
de  toutes  les  questions.  Vous  pouviez  le  prendre  sur  n'importe  quel  point 
d'histoire  le  plus  inconnu,  le  plus  indifférent  :  il  avait  chez  lui,  quelque 
part,  plusieurs  cartons  qui  concernaient  cette  affaire  :  d'abord  la  liste  des 
histoires  générales  où  ce  petit  fait  était  mentionné,  avec  indication  des 
meilleures  éditions;  et  puis  la  liste  des  histoires  spéciales;  celle  des  mono- 
graphies, sans  jamais  oublier  le  nom  de  l'éditeur,  le  lieu  et  la  date  de 
la  publication,  le  format  et  le  nombre  des  éditions.  11  passait  de  là,  aux 
sources;  les  manuscrits,  les  monuments,  testimonia  veterum  et  recentiorum. 
On  n'écrivait  pas  un  catalogue  en  Allemagne  qu'il  ne  le  feuilletât  aussitôt  à 
notre  intention.  De  l'événement  en  lui-même,  il  ne  nous  disait  jamais 
rien,  par  la  raison  qu'il  ne  le  savait  pas.  Un  enfant  de  dix  ans  l'aurait 
battu  sur  l'histoire;  mais  il  aurait  battu  toute  l'Académie  des  inscriptions 
sur  la  bibliographie. 

Il  avait  été  le  précepteur  du  prince  Louis-Napoléon,  de  sorte  qu'il  était 
bonapartiste;  mais  il  était  le  fds  de  l'ami,  du  compagnon  de  Robespierre,  de 
sorte  qu'il  était  républicain.  Plus  républicain  que  bonapartiste.  Il  était  de  ces 


UN    NORMALIEN     EN     1833  135 

républicains,  comme  j'en  ai  connu  beaucoup,  qui  disaient  que  Louis-Napoléon 
avait  fait  l'Empire  pour  donner  de  la  solidité  et  de  l'efficacité  aux  idées 
républicaines.  Il  eut  bien  vite  démêlé  que  j'étais  républicain,  et  il  me  prit  en 
affection  pour  cela.  Il  m'aurait  appris  l'histoire  s'il  l'avait  sue,  et  si  mon 
ignorance  des  premiers  rudiments  n'avait  été  un  obstacle  presque  invincible. 
Nous  avions  tant  rêvé  de  Jouffroy  quand  nous  étions  au  collège  de  Vannes! 
Jouffroy  n'était  plus  professeur  à  l'Ecole  normale,  c'était  Thuillier.  Ou  plutôt, 
Jouffroy  était  encore  professeur  titulaire,  mais  il  ne  professait  plus.  Par  un 
hasard  assez  singulier,  c'est  moi  qui  lui  succédai  comme  professeur  titulaire 
quand  il  donna  sa  démission  définitive.  Cousin  me  dit  à  cette  occasion,  en  me 
voyant  très  troublé  :  «  Ne  regardez  pas  à  qui  vous  succédez;  regardez  à  côté 
de  qui  vous  êtes.  »  Cette  chaire  de  première  année  était  la  seule  chaire  de 
philosophie  qu'il  y  eût  à  l'école.  Damiron,  en  seconde  année,  enseignait 
l'histoire  de  la  philosophie.  Cousin  s'était  chargé  d'enseigner  la  philosophie 
aux  philosophes  de  troisième  année  ;  mais,  dans  tout  le  champ  de  la  philo- 
sophie, il  avait  choisi  Aristote,  dans  tout  Aristote,  la  Métaphysique ,  dans  la 
Métaphysique,  le  XIP  livre,  et  dans  le  XIIe  livre,  le  vne  chapitre  !  Jouffroy  était 
donc  le  seul  professeur  de  philosophie,  et  il  ne  professait  pas.  Je  ne  sais 
comment  ni  pourquoi  Cousin  avait  déterré  Thuillier  pour  le  remplacer. 
C'était  le  professeur  du  collège  Saint-Louis.  Il  avait  étudié  sous  La  Romiguière 
et  était  revenu  à  Thomas  Reid  qu'il  commentait  assez  correctement,  en  nous 
causant  un  ennui  mortel.  Il  avait  peut-être  de  l'esprit;  ou  plutôt,  on  croyait 
de  temps  en  temps  qu'il  allait  en  avoir  ;  mais  il  s'arrêtait  à  temps,  en  se 
souvenant  de  sa  dignité,  et  nous  distillait  ses  petites  réflexions  avec  une 
facilité  et  une  fatuité  désespérantes.  On  le  nomma  recteur  pour  nous  débar- 
rasser de  lui ,  et  on  nous  donna  à  sa  place  Adolphe  Garnier,  qui  était  un 
vrai  et  fin  psychologue.  Je  pense  que  Dieu  l'intéressait  médiocrement;  il 
n'eut  pas  l'occasion  de  nous  en  parler;  mais,  sur  la  sensation,  la  perception 
extérieure,  la  mémoire,  l'association  des  idées  et  l'instinct  des  animaux,  ni 
Thomas  Reid,  ni  Dugald  Stewart,  ni  Georges  Leroy,  capitaine  des  chasses 
du  parc  de  Versailles,  n'avaient  de  secrets  pour  lui.  Ce  n'était  pas  un 
écho  ;    c'était    un   très    fin   observateur,   qui,   sur   plusieurs   points,    avait    vu 


136  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

mieux  et  plus  loin  que  ses  maîtres.  Il  parlait  clairement,  méthodiquement, 
sans  imagination  ni  chaleur,  mais  quelquefois  avec  esprit  et  toujours  avec 
bon  sens.  C'était  un  de  ces  hommes  qui  observent  bien  ce  qui  est  à  leurs 
pieds,  et  ne  lèvent  pas  la  tête  pour  regarder  ce  qui  est  au-dessus  d'eux. 
Je  puis  jurer  qu'il  ne  s'était  jamais  préoccupé  de  la  divinité  de  Jésus-Christ, 
du  péché  originel,  de  la  Rédemption,  de  la  Grâce  et  des  sacrements.  Non 
qu'il  n'eût  pas  une  réponse  toute  prête  sur  tous  ces  sujets,  et  sur  beaucoup 
d'autres  plus  étrangers  à  la  philosophie.  Il  savait  tout  ;  c'était  son  vice. 
C'est  le  seul  homme  que  j'aie  connu,  qui  eût  pu  passer  avec  sécurité  l'examen 
du  baccalauréat,  sans  broncher,  ni  sur  le  grec,  ni  sur  l'histoire,  ni  sur  les 
mathématiques,  ni  sur  la  physique.  Mais  il  ne  trouvait  le  sacrement  de  la 
Pénitence  sur  aucun  programme.  Il  croyait  tranquillement  que  Jésus-Christ 
était  un  thérapeute  qui  avait  bien  fait  son  chemin.  Si  on  lui  avait  appris  que 
l'élève  Jean  Le  Bris  et  ce  pauvre  hère  de  Jules  Simon  passaient  leur  vie  à 
se  demander  s'il  fallait  croire  à  l'Évangile  de  l'Evangile  ou  à  celui  du  Vicaire 
savoyard,  il  aurait  dit  qu'ils  s'étaient  trompés  de  porte  et  les  aurait  reconduits 
poliment  à  Saint-Sulpice. 

Puisque  j'ai  parlé  de  nos  professeurs  de  première  année,  je  vais  sur-le-champ 
vous  renseigner  sur  les  autres,  et  vous  montrer,  pièces  en  mains,  que  la 
philosophie  était  encore  dans  le  même  trou,  qui  avait  tant  effrayé  et  désolé 
M.  Jouffroy.  Elle  s'occupait  de  tout  excepté  des  questions  religieuses,  qui 
sont  pourtant  quelque  chose  dans  la  philosophie  et  dans  la  vie.  D'abord  si 
vous  n'êtes  pas  universitaire...  (mais  certainement  vous  ne  l'êtes  pas;  à  quoi 
ai-je  l'esprit?)  je  devrais  dire  :  puisque  vous  n'êtes  pas  universitaire, 
apprenez  ce  détail  :  c'est  que  la  première  année  d'école  est  un  résumé  et 
un  approfondissement  de  toutes  les  matières  étudiées  au  collège,  et  que  la 
seconde  est  consacrée  à  l'histoire  de  la  philosophie,  à  celle  des  lettres 
grecques  et  latines.  Pour  l'histoire  proprement  dite,  la  même  division  n'étant 
pas  possible,  la  seconde  année  est  réservée  à  l'histoire  de  France.  La  prépa- 
ration à  l'agrégation  remplit  la  troisième  année. 

Nous  avions  pour  professeurs  en  seconde  année  M.  Rinn  pour  le  latin, 
M.   Guigniaut  pour  le  grec,    M.    Nisard  pour   le  français,    M.    Damiron  pour 


UN     NORMALIEN     EN     1833  137 

l'histoire  de  la  philosophie,  et  M.  Michelet  pour  l'histoire.  Ces  différents  cours 
étaient  communs  à  tous  les  élèves  :  philosophes,  historiens,  etc.  En  troisième 
année  chaque  ordre  était  complètement  séparé  des  autres,  et  les  philosophes 
n'avaient  plus  qu'un  seul  maître,  qui  était  M.  Cousin. 

J'aurais  beaucoup  d'éloges  à  vous  faire  de  M.  Rinn.  C'était  peut-être  de 
toute  l'école  le  professeur  qui  faisait  le  plus  réellement  la  besogne  dont  il 
était  chargé.  Il  avait  un  programme  qu'il  suivait  de  point  en  point,  donnant 
à  chaque  question  l'importance  qu'elle  devait  avoir,  et  arrivant  le  même 
jour  avec  une  exacte  précision  à  la  fin  de  ses  leçons  et  à  la  fin  de  son 
programme.  Tout  était  fait  et  bien  fait,  par  un  homme  très  instruit,  dont 
l'esprit  était  excellent,  la  méthode  et  l'exposition  lumineuses.  Il  ne  se  serait 
pas  permis  la  moindre  excursion  en  dehors  de  son  sujet.  Pas  un  de  nous 
n'aurait  pu  dire  ce  que  M.  Rinn  pensait  en  religion,  en  philosophie,  en 
politique,  et  même  en  grec.  C'était  par  excellence  un  homme  correct,  en  qui 
on  avait  une  confiance  absolue  pour  tout  ce  qui  concernait  sa  fonction,  et  à 
qui  personne  n'aurait  jamais  eu  l'idée  de  faire  une  confidence. 

On  n'en  faisait  pas  non  plus  à  M.  Guigniaut,  mais  par  un  autre  motif  :  c'est 
qu'on  savait  d'avance  que  la  réponse  serait  d'une  longueur  démesurée,  et 
d'une  insondable  obscurité.  Le  commerce  habituel  de  la  symbolique  lui  avait 
donné  une  grande  largeur  de  vues,  mais  cette  largeur  était  sans  rivage.  Il  y 
avait  deux  choses  qu'il  ne  savait  pas  :  quitter  son  siège  et  quitter  un  sujet. 
Une  fois  assis  sur  la  chaise  de  paille  qui  tenait  lieu  de  chaire  à  nos  professeurs, 
il  y  restait  jusqu'à  ce  qu'on  le  suppliât  de  s'en  aller.  11  venait  à  huit  heures  du 
matin,  la  leçon  devait  durer  une  heure  et  demie,  et  il  était  rare  qu'il  ne  fût  pas 
encore  là  à  midi  quand  on  nous  appelait  pour  le  dîner.  On  jugera  du  désir 
ardent  que  nous  éprouvions  de  nous  en  aller,  malgré  les  charmes  de  la 
symbolique,  si  l'on  pense  que  nous  étions  au  travail  depuis  cinq  heures  du 
matin,  n'ayant  donné  d'autre  pâture  à  nos  estomacs  de  vingt  ans  qu'une 
méchante  croûte  de  pain  sec.  Il  adhérait  à  ses  sujets  comme  à  sa  chaise.  Nous 
n'espérions  pas  aller  avec  lui  jusqu'au  bout  du  programme,  mais  nous  aurions 
voulu  étudier  au  moins  le  siècle  de  Périclès  !  Impossible  ;  il  s'en  tenait  résolu- 
ment à  Homère.    Vous  pensez   qu'au  moins  le   sujet  était  magnifique?  Sans 


138  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

doute,  mais  il  n'entrait  pas  dans  l'étude  de  Y  Iliade  et  de  VOdyssée.  La  question 
qui  l'occupait  par-dessus  tout  était  celle  de  savoir  si  Homère  avait  existé,  ou 
si  ses  admirables  poèmes  étaient  une  ancienne  épopée  transformée  et  amplifiée 
par  des  rhapsodes  et  des  aèdes  intermédiaires.  Encore  ne  nous  donnait-il  un 
peu  clairement  que  l'opinion  de  Frédéric-Auguste  WolfF  sur  cette  question 
délicate.  La  sienne  était  enveloppée  de  tant  de  parenthèses,  de  notes  margi- 
nales et  de  notes  au  bas  de  la  page,  que  nous  renoncions  à  l'éclaircir.  Allez 
donc  poser  à  un  pareil  homme  la  question  du  péché  originel  ! 

M.  Nisard  était,  de  tous  nos  maîtres,  le  plus  rapproché  de  nous  par  son 
âge.  Il  ne  devait  pas  avoir  trente  ans.  C'était  alors  un  jeune  homme  très 
élégant,  très  séduisant,  d'un  commerce  charmant,  d'une  figure  agréable.  Il 
faisait  avec  nous  ses  débuts  comme  professeur,  timidement,  difficilement. 
Nous  savions  qu'à  la  démission  de  M.  Ampère,  la  place  avait  été  demandée 
par  Victor  Hugo  et  par  Sainte-Beuve.  M.  Guizot  l'avait  donnée  à  son  secrétaire, 
à  qui  nous  reprochions  d'abord  de  n'être  ni  Sainte-Beuve  ni  Victor  Hugo,  et 
ensuite  d'être  devenu  le  secrétaire  du  ministre,  après  avoir  été  l'ami  d'Armand 
Carrel  et  son  collaborateur  au  National.  Nous  étions  hors  d'état  de  comprendre 
qu'il  n'y  avait  pour  lui  ni  questions  politiques,  ni  questions  religieuses, 
mais  seulement  une  question  littéraire.  En  comparant ,  comme  lettrés , 
Armand  Carrel  et  Guizot,  il  avait  donné  la  préférence  à  Guizot.  Nous  compre- 
nions encore  bien  moins  que  M.  Guizot  avait  fait  très  sagement  en  écartant  le 
grand  poète,  qui  ne  nous  aurait  rien  enseigné,  ou  qui,  s'il  avait  daigné  faire 
une  leçon,  ne  nous  aurait  enseigné  que  Victor  Hugo,  et  le  grand  critique,  qui 
savait  admirablement  écrire  un  article,  et  qui,  malgré  ses  succès  à  Lausanne, 
a  prouvé  depuis  à  Liège,  et  plus  tard  à  l'École  normale  elle-même,  qu'il 
n'était  pas,  à  proprement  parler,  un  enseigneur.  Nisard  était  le  maître  par 
excellence.  Il  avait  une  doctrine  simple,  une  passion  ardente  pour  sa  doctrine, 
une  indifférence  absolue  pour  ce  qui  n'était  pas  la  littérature,  et  l'incomparable 
autorité  que  donnent  le  suprême  bon  sens  et  une  conviction  imperturbable. 
Il  réagissait  avec  véhémence  contre  la  littérature  facile.  Cette  littérature-là 
n'était  pas  celle  de  Victor  Hugo,  mais  elle  était  celle  de  ses  disciples.  J'ose 
dire  qu'aucune  sollicitation  de  notre  part  n'aurait  entraîné  M.    Nisard   dans 


UN    NORMALIEN     EN     1833  139 

une  discussion  théologique.  Ce  qu'il  admirait  dans  Bossuet,  c'était  le  métal 
dont  sa  phrase  est  faite. 

Mais  le  bon,  le  doux,  le  sage  Damiron,  le  vrai  modèle  de  l'homme  de  bien 
et  du  philosophe,  le  modèle  aussi  du  professeur  par  son  attachement  à  ses 
devoirs,  sa  ponctualité,  son  dévouement  à  la  science,  son  affection  pour  ses 
élèves,  n'était-ce  pas  le  meilleur  et  le  plus  sûr  des  confidents  ?  N'en  doutez 
pas.  C'était  un  confident,  un  ami,  un  père.  Ce  n'était  pas  un  maître.  Il  avait 
du  bon  sens,  mais  dans  une  sphère  étroite.  Il  connaissait  assez  bien  toutes  les 
écoles  ;  il  n'y  en  avait  pas  qu'il  n'eût  visitée.  Il  ne  restait  pas  à  la  porte,  il 
entrait  dans  les  appartements,  les  passait  en  revue,  faisait  l'inventaire  exact 
du  mobilier,  écoutait  attentivement  ce  qui  s'y  disait,  et  ne  savait  pas  au  juste, 
en  sortant  de  là,  de  quoi  il  avait  été  question. 

Tout  autre  était  Michelet.  Voulez-vous  que  je  le  dise?  Il  n'y  avait  que  deux 
maîtres  à  l'école,  Cousin  et  Michelet.  Je  dis  deux  maîtres  de  philosophie. 
Michelet,  vous  ne  le  savez  peut-être  pas,  avait  été  professeur  de  philosophie. 
Mais  qu'importe  le  titre?  Il  a  toujours  été  professeur  de  philosophie  dans  sa 
chaire  d'histoire.  Il  racontait  les  faits  quand  il  voulait  bien  y  consentir,  et  il 
le  faisait  avec  une  verve,  et  une  grâce,  et  une  abondance  d'érudition  et  d'ima- 
gination, et  des  découvertes,  et  des  vues,  et  des  jugements  qui  ravissaient  et 
passionnaient  l'auditoire;  mais  alors  même,  c'est  une  doctrine  qu'il  exposait, 
c'est  la  lutte  des  idées  qu'il  racontait,  c'est  la  loi  éternelle  et  universelle  qui 
était  enjeu  dans  cette  bataille  des  faits  éphémères  et  des  passions  individuelles. 
C'est  peut-être  un  grand  homme  de  la  décadence,  disait  Jean  Le  Bris  ;  mais 
à  coup  sûr  c'est  un  grand  homme,  un  homme  de  génie. 

Il  arrivait,  à  l'heure  fixée,  sautillant  et  souriant,  avec  sa  figure  rose  et  jeune 
sous  sa  couronne  touffue  de  cheveux  blancs,  enveloppé  dans  une  redingote  qui 
lui  battait  les  talons,  et  qui  était  de  cette  couleur  rouge  qu'on  appelait  fumée 
d'enfer.  Ses  yeux  brillaient  comme  des  escarboucles,  tandis  que  nous  nous 
pressions  autour  de  lui  pour  lui  serrer  les  mains.  Il  était  rare  qu'il  s'assît  et 
nous  fît  asseoir.  En  général,  il  restait  debout  auprès  du  poêle,  et  paraissait 
se  livrer  sans  parti  pris  à  la  conversation.  En  réalité,  il  la  dirigeait.  Il  nous 
fécondait  l'esprit  pendant  plus  d'une  heure.  Nous  pensions  quelquefois,  en  le 


140 


LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 


quittant,  qu'il  ne  nous  avait  rien  appris.  Il  ne  nous  avait  rien  appris  sur  les 
détails  de  la  question;  il  nous  avait  soufflé  la  force  nécessaire  pour  la  juger  de 
haut  et  la  comprendre.  Jean  m'a  conté  qu'il  sortait  de  là,  tantôt  transporté 
et  tantôt  terrassé.  C'est  qu'en  effet,  Michelet  était  divers,  comme  tous  les 
philosophes  qui  sont  poètes.  Quelquefois  il  parlait  du  catholicisme  avec  un  tel 
enthousiasme  que  Jean  se  croyait  au  pied  de  la  chaire  sacrée.  Le  jour  suivant, 
c'était  le  tour  de  Luther,  qui  abattait  le  colosse  romain  et  sauvait  l'humanité 
de  la  superstition  et  de  la  corruption.  Le  maître,  dont  Jean  Le  Bris  attendait 
son  salut,  aggravait  et  exaspérait  sa  maladie. 


Quand  nous  fûmes,  Le  Bris  en  troisième  année,  sous  Cousin,  et  moi,  en 
seconde,  sous  Michelet,  je  remplissais  toutes  nos  conversations  de  mes  hymnes 
à  la  gloire  de  mon  nouveau  maître.  Je  n'avais  jamais  rien  entendu  ni  rêvé  de 
pareil.  Jean  était  devenu  plus  calme,  sans  cesser  d'être  admirateur.  Je  pensai 
que  Cousin  s'était  à  son  tour  emparé  de  lui.  Je  savais  aussi  qu'il  avait  été  reçu 
dans  l'intimité  de  Michelet  qui  avait,  avec  une  certaine  obstination,  renfermé 
tous  leurs  entretiens  dans  l'histoire.  «  C'est  un  éclectique,  me  disait  Jean  avec 
une  certaine  tristesse.  —  Tu  te  trompes,  lui  disais-je  en  riant;  c'est  Cousin 
qui  est  l'apôtre  de  l'éclectisme.  —  Oui,   disait-il,  je  trouve  la    théorie   dans 


UN     NORMALIEN     EN     1833 


141 


Cousin  et  la  pratique  dans  Michelet.  Cousin  est  toujours  au  même  point.  Je 
sais  bien  ce  qu'il  est.  Il  est  le  Vicaire  savoyard.  Dis-moi  si  Michelet  est 
protestant  ou  catholique  ?  —  Il  n'est,  disais-je,  ni  l'un  ni  l'autre.  —  Ou  il  est 
l'un  et  l'autre  alternativement.   » 

Je  trouvais  le  jugement  dur;  mais  le  plus  clair  pour  nous  était  que  nous  ne 
trouvions  pas  à  l'école  l'apaisement  que  nous  cherchions.  Impossible  de 
parler  à  Cousin.  Nous  aurions  pu,  je  pense,  affronter  sa  colère;  mais  son 
dédain  et  ses  railleries  nous  ôtaient  toute  présence  d'esprit.  Quand  il  n'avait 
pas  de  raisons  à  donner  et  qu'il  voulait  écarter  une  question,  il  s'en  prenait 


à  la  personne  de  son  interlocuteur  avec  une  telle  morgue  et  un  dédain  si 
brutal,  qu'à  moins  d'avoir  le  droit,  par  sa  position  et  son  talent,  de  lui 
imposer  silence  à  son  tour,  on  restait  anéanti.  Sa  vie  avec  ses  inférieurs 
était  un  monologue  éternel,  un  prône  éternel.  Nous  savions  sa  réponse  sans 
avoir  besoin  de  l'interroger.  Il  avait  fait  entre  la  philosophie  et  le  christia- 
nisme, une  sorte  de  concordat,  qu'il  admirait  autant  que  le  Concordat  de 
1801,  dont  il  était  enthousiaste.  Qu'on  crût  ou  qu'on  ne  crût  pas,  qu'on 
remplît  ou  non  les  devoirs  religieux,  peu  lui  importait;  il  ne  voulait  même 
pas  le  savoir  (quoiqu'il  le  sût  toujours).  Lui-même  ne  s'expliquait  jamais  sur 


142  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

sa  propre  croyance.  «  C'est  l'affaire  de  mon  confesseur  »,  disait-il  avec  un 
sourire  provoquant  et  un  éclair  dans  les  yeux.  Pourvu  qu'il  n'y  eût  dans 
l'enseignement  aucune  doctrine  hétérodoxe,  et  qu'on  observât  toutes  les 
formes  du  respect  pour  l'Église  et  pour  ses  ministres,  il  était  satisfait,  et 
croyait  que  tout  le  monde  devait  l'être.  Il  refusait  en  réalité  son  adhésion, 
mais  il  n'avait  pas  peur  d'une  génuflexion.  A  l'école,  il  obligeait  tout  le 
monde  à  aller  à  la  messe  et  à  s'y  conduire  avec  décence;  mais  quand  on 
voulut  nous  imposer  un  aumônier,  il  fut  inflexible.  Il  a  composé,  de  sa  main, 
un  catéchisme,  parce  qu'il  croyait  le  catholicisme  bon  à  répandre  ;  et  il  ne 
l'a  pas  signé,  parce  qu'il  ne  voulait  ni  ne  pouvait  faire  profession  publique 
de  catholicisme.  Il  a  fait  aussi  une  édition  populaire  du  Vicaire  savoyard, 
avec  une  préface  éloquente. 

En  l'écoutant  dans  ses  leçons  du  dimanche,  ou  dans  les  exhortations 
qu'il  ne  cessait  de  nous  adresser  sur  la  politique  à  suivre  avec  le  clergé, 
nous  qui  méprisions  à  fond  cette  diplomatie,  et  qui  ne  comprenions  qu'une 
rupture  ouverte  ou  une  soumission  fdiale,  nous  repassions  dans  notre  esprit 
la  phrase  désolée  de  Jouffroy  :  «  Toute  la  philosophie  était  dans  un 
trou  où  l'on  manquait  d'air,  et  où  mon  âme,  récemment  exilée  du  chris- 
tianisme, étouffait.  »  Nous  étouffions,  comme  Jouffroy,  et  nous  ne 
connaissions  de  lui  que  sa  plainte.  Avait-il  trouvé  la  vérité  qu'il  cherchait, 
et  après  laquelle  nous  soupirions?  Tous  nos  maîtres,  excepté  celui-là, 
avaient  d'autres  soucis  que  les  nôtres  ;  et  celui-là  se  taisait.  On  consentait 
à  demander  si  le  monde  extérieur  existait,  ou  s'il  n'était  qu'une  forme 
subjective  de  notre  entendement;  si  Dieu  était  séparé  du  monde,  ou  s'il 
en  était  seulement  distinct;  on  effleurait  la  question  de  la  création  et  du 
panthéisme,  celle  même  de  la  vie  future.  Mais  la  grâce,  le  péché,  la 
rédemption,  et  tout  ce  qui  s'ensuit,  n'était  qu'un  fatras  bon  pour  les 
séminaristes.  Un  de  nos  bons  amis  à  qui  nous  parlions  de  nos  doutes 
nous  dit  en  ricanant  :  «  Lisez  les  lettres  de  Voltaire.  »  Il  est  à  présent 
membre  de  l'Institut,   après  avoir  passé  sa  vie  à  les  lire. 

Notre  maladie  n'était  pourtant  pas  un  cas  isolé.  D'abord,  elle  ne  l'était  pas 
en  Bretagne,  et  surtout  au  collège  de  Vannes.  C'était  un  collège  du  bon  vieux 


UN    NORMALIEN     EN     1833  143 

temps,  ignorant  et  crédule  comme  le  bon  vieux  temps.  Plusieurs  de  nos 
professeurs,  et  notre  principal,  M.  Jéhannot,  en  tête,  avaient  été  professeurs, 
à  ce  même  collège,  avant  la  Révolution.  Ils  avaient  repris  leur  place,  leurs 
idées  et  leurs  méthodes,  après  les  troubles,  non  sans  avoir  quelque  soupçon 
des  innovations  qui  avaient  cours  au  dehors,  mais  avec  la  ferme  résolution 
d'en  préserver  leurs  élèves.  La  moitié  d'entre  eux  étaient  prêtres,  et  les 
autres,  plus  dévots  que  des  prêtres.  Ne  pouvant  porter  une  calotte  à  l'église, 
ils  mettaient  un  bonnet  de  soie  noire,  et  à  la  ville,  n'ayant  pas  de  soutane, 
ils  s'enveloppaient  dans  une  sorte  de  grande  pelisse  ou  de  douillette. 
M.  Monnier  nous  faisait  remarquer  avec  complaisance  que  c'était  aussi  un 
vêtement   tombant   sur  les    talons,    vestis    talaris. 

Leurs  élèves  ne  lisaient  Voltaire  ni  au  collège,  ni  après  avoir  quitté  le 
collège.  Ceux  qui  n'entraient  pas  au  séminaire,  tombaient  peu  à  peu  dans 
l'incrédulité  de  fait,  mais  ils  restaient,  pour  ainsi  dire,  chrétiens  et  catho- 
liques en  principe,  prêts  à  défendre  le  catholicisme  si  on  l'attaquait. 
Les  esprits  forts  disaient  de  la  religion  avec  des  airs  de  profondeur  : 
«  C'est  très  bon  pour  les  femmes.  » 

A  l'Ecole  normale,  nous  ne  trouvions  pas  ce  mélange  d'adhésion  et  d'indif- 
férence, mais,  dans  la  très  grande  majorité,  une  négation  très  nette,  et,  dans 
un  très  petit  nombre,  une  adhésion  tranquille  et  publique  à  la  religion.  Nos 
annales  démontrent  qu'il  en  a  toujours  été  ainsi.  Nous  comptions  parmi  nos 
camarades,  un  trappiste,  Jousse,  un  vicaire  général  de  Paris,  Bautain, 
plusieurs  prêtres,  Johannet,  Rara,  Marmier;  un  dominicain,  Hernsheim;  trois 
jésuites,  Olivaint,  Verdière,  Pharon;  un  évêque.  Justement  le  P.  Pharon  a 
été  supérieur  du  collège  Saint-François-Xavier  à  Vannes.  11  n'y  avait  pas 
d'ecclésiastiques  futurs  parmi  nos  contemporains  proprement  dits  ;  mais  trois 
ou  quatre  catholiques  fervents  au  milieu  de  voltairiens  ardents.  Nous  n'étions, 
nous,  ni  voltairiens,  ni  catholiques.  Nous  étions  incertains.  Incertains  avec 
le  désir  ardent  de  croire.  Nous  étions,  après  tout,  les  seuls  malheureux  : 
ou,  si  ce  mot  blesse  les  catholiques,  je  dirai  que  nous  étions  les  plus 
malheureux. 

Nous  avions  été  pratiquants,  comme   du  reste  tous  les  enfants  de  notre 


144  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

temps,  même  dans  les  grandes  villes,  même  à  Paris;  Jean  Le  Bris  avec 
enthousiasme.  Il  aimait  avec  passion  le  dogme  catholique,  ce  qui  est  autre 
chose  que  d'y  croire.  Comme  philosophie,  il  le  trouvait  profond;  comme 
règle  de  la  vie,  il  le  trouvait  puissant;  comme  poésie,  il  le  trouvait  adorable. 
Quand  il  se  laissait  emporter  par  sa  pensée  dans  nos  entretiens,  je  me 
disais  toujours  que,  s'il  avait  persisté  dans  sa  première  vocation,  il  aurait 
été  un  prédicateur  d'une  puissance  extraordinaire.  Je  me  rappelle  un  jour 
où  il  sortait  de  la  leçon  de  M.  Cousin.  Il  venait  de  lire  avec  lui  le 
septième  chapitre  du  douzième  livre  de  la  Métaphysique  d'Aristote.  «  Veiller, 
sentir,  penser,  est  pour  nous  le  suprême  bonheur,  et,  par  conséquent, 
espérer  et  se  souvenir.  Mais  Dieu  n'a  ni  espérance  ni  souvenir,  parce  qu'il 
est  la  plénitude  de  l'acte  et  de  la  pensée.  Il  meut  sans  être  mû,  comme 
le  désirable  et  l'intelligible...  »  11  répétait  ces  belles  sentences,  qui  remontent 
si  loin  dans  les  âges,  et  relèvent  si  haut  nos  pensées.  «  Et  c'est  là  Dieu,  » 
disait-il  avec  Aristote.  Il  était  émerveillé,  ensoleillé.  Il  passait  de  là  à 
la  glose  de  saint  Thomas,  car  il  le  lisait  assidûment,  et  il  disait  que  la 
doctrine  de  saint  Thomas  et  celle  d'Aristote  n'en  faisaient  qu'une.  Deus  est 
actus  immanens.  Nous  comprenions  que  la  métaphysique  arrivée  à  cette 
hauteur  produit  sur  les  âmes  exactement  le  même  effet  que  la  poésie  la 
plus  sublime,  avec  cette  supériorité  pour  la  philosophie  qu'elle  donne  le 
sentiment  de  la  réalité,  tandis  que,  même  dans  l'enthousiasme,  on  se 
rappelle  comme  malgré  soi,  que  la  poésie  n'est  qu'un  rêve. 

Puis  venaient,  de  lui  ou  de  moi,  les  objections.  Et  la  première,  c'était 
qu'à  force  d'expliquer  ou  d'exprimer  la  création,  saint  Thomas  en  venait  à 
des  formules  qu'on  frappe  d'anathème  quand  on  les  trouve  dans  les  écrits  de 
Spinoza.  Il  nous  arrivait  souvent  d'entrer  dans  une  église,  à  Notre-Dame  ou 
à  Saint-Séverin.  Nous  n'y  allions  pas  pour  prier,  mais  pour  penser,  dans 
la  majesté  religieuse  de  ces  solitudes.  Nous  apercevions  parfois  quelque  jeune 
prêtre,  passant  sous  les  arceaux  silencieux.  Jean  lui  jetait  des  regards 
d'envie,  et  disait  dans  son  cœur  :   «  Si  je  pouvais!   » 

Nous  avions  multiplié  les  efforts  pour  trouver  ailleurs  les  conseils  et  les 
lumières  que  nous  ne  trouvions  pas  à  l'école. 


UN    NORMALIEN    EN     1833  145 

Rien  ne  nous  rebutait,  ni  le  mauvais  accueil,  ni  les  déceptions,  ni  les 
longues  courses  inutiles  dans  les  quartiers  perdus.  Je  puis  dire  que  nous 
avions  fait  le  siège  de  M.  Jouffroy. 

Nous  avions  commencé  par  le  commencement,  c'est-à-dire  par  nous 
présenter  directement  chez  lui,  espérant  que  notre  qualité  d'élèves  de 
l'Ecole  normale  nous  ouvrirait  la  porte.  Nous  ne  fûmes  pas  reçus.  Jean, 
qui  se  décourageait  moins  facilement,  y  retourna  plusieurs  fois.  Toujours 
même  réponse  ;  parti  pris,  par  conséquent.  Nous  priâmes  Damiron  d'inter- 
venir. Damiron,  qui  était  le  meilleur  ami  de  Jouffroy,  refusa  doucement, 
mais  refusa.  Nous  dûmes  comprendre  qu'il  protégeait  le  temps  ou  la  santé 
de  son  ami.  Nous  prîmes  le  parti  d'écrire.  Jean  fit  une  belle  lettre,  où 
il  mit  tout  son  cœur,  et  à  laquelle  un  maître  tel  que  Jouffroy  ne  pouvait 
être  insensible.  Il  reçut  en  réponse  un  billet  très  court,  plein  de  conseils 
bienveillants,  qui,  au  fond,  était  un  refus.  Il  était  clair  que  Jouffroy  ne 
voulait  ou  ne  pouvait  pas  se  faire  notre  professeur,  ou  notre  directeur  de 
conscience. 

J'ai  su  depuis,  quand  j'ai  pu  vivre  dans  son  intimité,  qu'il  lui  restait 
sur  les  problèmes  de  la  religion  une  susceptibilité  maladive.  Nos  questions 
l'auraient  fait  souffrir.  Le  temps  lui  aurait  manqué  pour  pousser  à  fond 
avec  nous.  Il  ne  savait  pas  s'il  s'agissait  d'une  inquiétude  de  surface,  ou 
d'une  recherche  intelligente  et  passionnée.  11  était  bon,  sans  être  expansif. 
Autant  il  se  livrait  à  ses  amis,  autant  il  était  réfractaire  aux  nouvelles 
amitiés. 

Battus  de  ce  côté,  nous  avions  pensé  au  clergé.  Nous  assistâmes  le  jeudi 
aux  cours  de  théologie  qui  se  faisaient  ce  jour-là.  Je  m'en  lassai  assez  vite. 
Jean  s'obstina,  et,  en  réalité,  n'y  gagna  rien.  De  mon  côté,  je  me  présentai 
chez  M.  Anadèle.  Le  nom  vous  est  peut-être  inconnu.  Il  passait,  dans  un 
certain  milieu,  pour  ce  que  l'Évangile  appelle  un  pêcheur  d'âmes.  Il  était 
alors,  si  je  ne  me  trompe,  procureur  général  des  Lazaristes.  Il  a  été  depuis 
supérieur  de  la  communauté.  Il  me  reçut  avec  gravité  et  bonté.  Je  lui  parlai 
de  Jean  ;  je  lui  dis  notre  histoire.  Il  me  dit  nettement  qu'il  ne  recevrait  Jean 
qu'après  avoir  été  sollicité;  qu'il  voulait  avoir  quelque  garantie  de  la  solidité 


146  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

de  son  caractère;  qu'il  avait  quitté  trop  vite  et  avec  trop  d'éclat  le  séminaire; 
qu'il  y  aurait  été  mieux  que  dans  le  monde  pour  éclaircir  ses  doutes  ou 
les  discuter  avec  lui-même.  Je  trouvais  au  contraire  que  mon  ami  avait 
agi  avec  droiture  et  franchise.  Ce  fut  un  grand  dissentiment  entre  le  vénérable 
prêtre  et  moi.  Parlant  de  moi,  il  me  dit  qu'il  se  chargerait  avec  bonheur 
de  la  direction  de  mon  âme,  et  qu'il  espérait  me  ramener  «  à  la  foi  des 
simples  »;  mais  qu'il,  n'était  ni  dialecticien,  ni  professeur,  qu'il  n'était  que 
confesseur,  et  qu'il  était  prêt,  sur  l'heure,  à  m'entendre.  «  Ce  n'est  pas, 
me  dit-il,  une  profession  de  foi,  car  il  ne  saurait  être  question  d'absolution; 
ce  n'est  qu'un  acte   d'humilité  et  de  bon  propos.   » 

Je  n'étais  pas  venu  pour  cela.  Je  lui  dis  que  je  ne  pouvais  me  résoudre 
à  une  démarche  qui  ressemblait  à  une  adhésion,  quand  je  ne  sentais  en 
moi  qu'un  vif  désir,  et  peu  d'espérance.  Il  se  rendit  sur-le-champ,  comme  un 
médecin  qui  ne  veut  pas  forcer  la  confiance  du  malade,  et  me  demanda 
si  je  suivais  les  conférences  de  l'abbé  Laçordaire.  «  Il  les  fait  pour  les 
étudiants  incrédules  qui  regrettent  leur  incrédulité,  me  dit-il.  C'est  bien 
l'état  de  votre  esprit.  Allez  l'entendre,  menez-y  Jean  Le  Bris.  Faites-moi  part 
de  vos  impressions,  et,  quoique  je  ne  veuille  pas  entrer  en  controverse 
avec  des  philosophes  de  votre  force,  ajouta-t-il  en  souriant,  comptez  sur 
mon   expérience  et  sur  mes  conseils.   » 

J'eus  plus  tard  l'occasion  de  raconter  cette  conversation  à  M.  Cousin. 
«  Voyez,  me  dit-il,  quelle  sagesse  dans  ces  prêtres  !  Vous  l'auriez  peloté  dans 
une  conversation.  Dès  qu'il  vous  aurait  tenu  à  genoux  devant  lui,  il  vous 
aurait  manié  et  dirigé  à  sa  guise  !  » 

* 
*    * 

Nous  étions  alors  en  1834.  L'abbé  Laçordaire  ne  releva  l'ordre  de  Saint- 
Dominique  que  huit  ans  plus  tard,  en  1840.  Il  n'était  pas  encore  dans  le  grand 
éclat  de  sa  réputation  d'orateur.  11  était  surtout  connu  pour  avoir  été  l'ami  de 
La  Mennais  et  son  collaborateur  au  journal  l'Avenir.  Laçordaire  avait  fait  ses 
études  de  droit  à  Dijon.  Il  s'y  était  signalé  entre  tous  les  étudiants  par  sa 
passion  contre  le  christianisme.  Converti  tout  à  coup,  il  s'était  jeté  à  Saint- 


UN     NORMALIEN     EN     1833  147 

Sulpice.  Prêtre,  il  avait  pris  rang  parmi  les  ultramontains,  sous  les  ordres 
de  La  Mennais,  qui  était  le  chef  du  parti.  Il  écrivit  avec  lui  dans  son 
journal  l'Avenir.  La  Mennais  était  le  philosophe,  le  maître,  Gerbet  était  le 
théologien,  De  Coux,  le  savant,  Lacordaire  et  Montalembert,  les  apôtres  et 
les  polémistes  :  l'un,  ancien  aumônier  de  collège,  l'autre,  pair  de  France, 
tous  deux  unis  par  une  ardeur  commune  et  par  une  étroite  amitié.  Le 
procès  de  Y  école  libre  les  avait  rendus  célèbres,  et  sympathiques  aux 
adversaires  mêmes  de  la  liberté  qu'ils  réclamaient.  C'était  l'honneur  de 
ce  temps  de  faire  bon  accueil  à  toutes  les  initiatives  généreuses.  On  les 
combattait  mais  on  les  aimait.  On  rendait  justice  à  ses  ennemis,  ce  qui  est 
une  preuve  d'élévation  et  de  force. 

La  Mennais  venait  de  rompre  solennellement  avec  Rome.  Lacordaire 
n'avait  pas  hésité  entre  sa  foi  et  son  ami.  Pendant  que  La  Mennais 
commençait  un  apostolat  d'une  nouvelle  sorte  par  la  publication  des  Paroles 
d'un  croyant,  il  commençait,  lui,  son  apostolat  chrétien  par  ses  conférences 
du  collège  Stanislas. 

Le  collège  était  situé  là  où  nous  le  voyons  encore  ;  mais  il  n'avait  pas 
l'étendue  et  l'importance  qu'il  a  acquises  dans  ces  dernières  années.  C'était 
une  espèce  de  petit  séminaire  ou  de  pension  ecclésiastique,  inférieur  poul- 
ies études  aux  autres  collèges  de  Paris,  mais  qui  était  ou  semblait  plus 
rassurant  pour  les  familles  chrétiennes.  J'y  ai  professé  la  philosophie  quelques 
semaines  seulement,  en  1839,  pendant  qu'Ozanam  y  enseignait  la  rhétorique, 
avant  d'aller  prendre  à  Lyon  possession  de  la  chaire  de  droit  commercial  qui  fut 
fondée  exprès  pour  lui.  La  chapelle  où  M.  Lacordaire  faisait  ses  conférences  ne 
contenait  pas  plus  de  quatre  cents  personnes.  On  ne  recevait  que  des  jeunes 
gens.  A  une  heure  tout  était  plein.  On  s'asseyait  où  on  pouvait;  le  plus 
grand  nombre  restait  debout.  Il  y  avait  des  amis  ardents  et  des  adversaires. 
Tout  le  monde  était  anxieux  et  respectueux.  Personne  n'aurait  eu  l'idée  de 
venir  là  comme  à  une  distraction  mondaine.  Lacordaire  entrait  par  une 
petite  porte  donnant  sur  la  sacristie,  sans  être  annoncé  ni  accompagné; 
il  était  maigre  alors  ;  il  avait  la  figure  expressive,  des  yeux  brillants,  un  air 
à  la  fois  ardent  et  recueilli.  Sans  sa  soutane  noire,  on  l'aurait  pris  pour  un 


148 


LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 


de  nous.  Il  ne  portait  pas  de  surplis.  Il  se  mettait  à  genoux,  où  il  trouvait 
à  s'agenouiller,  et  montait  en  chaire  après  quelques  instants.  Il  improvisait. 
C'était  la  religion  qui  parlait.  C'était  aussi  la  jeunesse,  la  jeunesse  de  son 
temps.  Ses  pensées,  ses  sentiments,  ses  passions,  ses  préjugés  même,  étaient 
les  nôtres,  mais  dominés,  réglés  par  la  foi  et  par  l'amour  de  Dieu.  Sa  pensée 

répondait  directement  à  la  pensée 
de  chacun  de  nous  ;  suscitant  chez 
ceux-ci  la  révolte,  chez  ceux-là,  une 
admiration  sans  bornes  ;  pour  per- 
sonne, il  n'était  à  côté  ou  en  dehors 
de  la  question.  Quand  il  descendait 
I  de  la  chaire,  on  se  hâtait  de  sortir, 
et  les  discussions  commençaient 
ardentes,  passionnées,  avant  même 
qu'on  fût  dehors.  Ce  qui  dominait 
dans  l'auditoire,  c'était  une  adhé- 
sion enthousiaste.  La  première  fois 
que  je  l'entendis,  je  dis  à  Le  Bris, 
en  retournant  à  l'Ecole  normale  : 
«  Il  sera  moine  !  » 

Nous  amenions  chaque  dimanche 
un  grand  nombre  de  nos  cama- 
rades. En  général,  ils  se  montraient  réfractaires.  Emile  Saisset  manifestait  son 
opposition  avec  une  sorte  de  violence.  «  Ce  n'est  rien,  disait-il.  De  la  pompe 
oratoire;  quelques  éclairs;  un  grand  vide.  »  J'étais  irrité  de  ces  appréciations, 
parce  que  j'éprouvais  tout  le  contraire  :  ému  tout  le  temps,  et  par  moments 
transporté.  Jean  Le  Bris  était  réservé,  concentré.  Pourtant,  il  revint  avec  moi 
à  chaque  conférence,  et  il  fut  le  premier  à  me  proposer  d'aller  voir  le 
prédicateur  chez  lui. 

Il  fallut  faire  bien  des  voyages,  et  recourir  à  des  protections  pour  arriver 
à  être  reçus.  Il  nous  charma  ;  il  nous  refusa.  Il  nous  permit  cependant  d'aller 
le  voir;  nous  y  retournâmes  deux  ou  trois  fois,  sans  nous  sentir  encouragés 


UN    NORMALIEN    EN     1833  149 

à  commencer  une  controverse.  Je  fus  du  nombre  des  étudiants  qui  allèrent 
supplier  l'archevêque  de  Paris  de  tranférer  les  conférences  de  Stanislas  à 
Notre-Dame.  Je  regrettai  plus  tard  d'avoir  réussi.  Je  retrouvai  à  Notre-Dame 
le  grand  prédicateur  ;  je  n'y  retrouvai  pas,  au  même  degré,  notre  maître. 
Du  reste,  nous  nous  étions  repliés  sur  nous-mêmes,  et  nous  ne  cherchions 
plus  nos  appuis  et  nos  directions  au  dehors.  Le  travail  de  l'école  devenait 
absorbant,  comme  il  l'est  toujours  à  la  fin  de  l'année,  à  l'approche  des 
examens.  J'étais  remonté  à  la  tête  de  ma  section.  J'étais  sûr  d'être  classé  en 
philosophie,  mais  il  fallait  un  dernier  et  vigoureux  effort.  L'absence  d'in- 
struction première  m'avait  obligé  de  renoncer  à  l'histoire,  que  j'aurais 
préférée.  Je  commençais  à  être  désabusé  de  la  métaphysique,  et  je  me 
promettais  déjà  de  me  consacrer  à  l'étude  des  questions  sociales  et  politiques. 
Je  n'avais  d'ailleurs  jamais  eu  de  doutes  sur  les  grandes  vérités  de  la  religion 
naturelle,  et  je  pouvais,  sans  scrupule,  aborder  l'enseignement.  J'y  portais 
même  à  ces  commencements,  une  ardeur  d'apôtre.  Je  passai  toute  ma 
troisième  année  entre  Platon  et  Aristote,  comme  l'exigeait  le  programme 
d'agrégation,  et  je  devins  de  plus  en  plus  le  familier  de  M.   Cousin. 

Je  me  sers  à  dessein  du  mot  de  familier,  car  il  n'avait  pas  de  favori. 
Je  crois  qu'il  avait  besoin  de  penser  tout  haut;  et  pour  penser  tout  haut, 
il  lui  fallait  à  ses  côtés  un  compagnon,  dans  l'oreille  duquel  il  versait  son 
éloquence.  Il  l'aimait  mieux  intelligent  que  stupide  ;  mais  si  l'intelligent 
n'était  pas  là,  il  se  contentait  de  l'autre.  Combien  de  fois  ai-je  vu  de 
mes  amis  sortir  tout  enorgueillis  de  son  cabinet,  en  disant  :  «  11  vient 
de  m'exposer  toute  sa  doctrine  !  »  Cousin  se  trompait  aussi  dans  ces 
occasions,  malgré  sa  connaissance  des  hommes  et  la  pénétration  de  son 
esprit,  parce  qu'il  savait  gré  à  l'auditeur  des  belles  choses  que  lui,  Cousin, 
avait  dites. 

Jean  Le  Bris  fut  l'auditeur  de  1835,  comme  je  devais  être  l'auditeur 
de  1836.  Tout  alla  bien  pour  Le  Bris  dans  les  premiers  temps.  Cousin 
s'apercevait  qu'il  était  compris,  et  il  s'en  réjouissait.  Une  de  ses  grandes 
qualités  était  le  culte  du  talent.  Il  le  devinait  et  il  le  poussait,  jusqu'au 
moment   où   il   commençait   à  le   craindre.   Il   y    eut,    entre   Le   Bris   et  lui, 


150  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

quelques  escarmouches.  Un  jour,  par  exemple,  où  Cousin  entreprenait  le 
panégyrique  de  Talleyrand,  Le  Bris  se  récria  :  «  Je  ne  souhaite  qu'une 
chose,  dit  Cousin,  c'est  d'être  chargé  un  jour  de  faire  son  éloge  au  nom 
de  l'Académie.  »  Talleyrand  avait  alors  quatre-vingts  ans.  La  discussion  fut 
assez  vive.  Le  Bris  se  le  reprochait.  «  Mais  comment  faire,  disait-il?  Ce 
Talleyrand  a  passé  sa  vie  à  mentir  et  à  trahir.  »  Des  scènes  analogues  eurent 
lieu  entre  eux  plusieurs  fois.  A  la  fin,  Le  Bris  perdit  toutes  mesurés.  Cousin 
était  en  train  de  lui  expliquer  la  conduite  qu'il  devait  tenir  l'année  suivante 
avec  l'aumônier  :  «  Je  ne  ferai  pas  cela,  dit  Le  Bris;  »  le  langage  qu'il 
devait  tenir  à  l'évêque  :  «  Je  ne  dirai  pas  cela ,  dit  encore  Le  Bris.  — 
Comment,  monsieur,  je  ne  suis  donc  pas  maître  de  mon  régiment!  —  Je 
n'ai  et  n'aurai  jamais  d'autre  maître  que  ma  conscience.  »  Cousin  s'adoucit 
aussitôt  :  «  Qui  parle,  dit-il,  de  violenter  votre  conscience?  Je  parle  d'une 
règle  de  conduite  sage,  prudente,  conforme  à  l'intérêt  de  l'Université  et  à 
celui  de  l'Etal;  et  j'entends  que  vous  la  suiviez.  —  J'ai  fait  tous  mes  efforts 
pour  croire  à  la  religion  révélée,  répondit  Le  Bris  ;  mais  j'ai  été  en  quelque 
sorte  terrassé  par  l'examen  des  textes  et  l'étude  attentive  des  doctrines. 
Je  ne  dois,  ni  ne  veux,  ni  ne  puis  le  dissimuler.  11  faut  que  le  père 
sache  à  qui  il  confie  son  enfant.  —  Monsieur,  il  le  confie  à  l'Etat;  il  me  le 
confie,  à  moi,  qui  suis  votre  chef...  »  Vous  voyez  la  suite  de  cette  conversation. 
Le  Bris  me  la  rapporta  mot  pour  mot,  le  soir  même.  On  était  à  la  veille 
de  l'agrégation.  «  Savez- vous  bien,  lui  dit  Cousin,  que  j'ai  le  droit  de 
vous  rayer  de  la  liste  des  candidats  ?  » 

Je  crois  qu'il  ne  l'aurait  pas  rayé,  qu'il  l'aurait  placé  dans  un  centre 
peu  périlleux,  et  qu'il  aurait  surveillé  avec  soin  son  enseignement.  Je  crois 
aussi  que  Le  Bris  était  bien  capable  d'en  user  avec  l'École  normale  comme 
il  en  avait  usé  trois  ans  auparavant  avec  le  grand  séminaire.  Mais  la  difficulté 
fut  résolue  sans  l'intervention  de  l'un  ni  de  l'autre.  Le  travail,  l'inquiétude, 
lés  contrariétés  avaient  eu  raison  de  la  forte  constitution  de  Jean  Le  Bris. 
Il  fallut  le  porter  à  l'infirmerie;  Cousin  l'y  visita  plusieurs  fois;  il  s'occupa 
de  son  bien-être;  il  lui  offrit,  après  sa  guérison,  une  place  plus  avantageuse 
que  celle  qu'il  avait  le  droit    d'espérer  n'étant  pas  agrégé.    Le   Bris  refusa. 


UN    NORMALIEN     EN     1833 


151 


Il  fit  d'inutiles  tentatives  pour  écrire  dans  les  journaux,  chercha  des  leçons, 
n'en  trouva  pas,  et,  mourant  de  faim,  finit  par  entrer  comme  maître  d'études 
dans  l'institution  Jauffret.  Je  vis  bien  vite  qu'il  n'était  pas  abattu,  et  qu'il 
allait  recommencer  sa  vie.  Il  fit  taire  saint  Jérôme,  donna  congé  à  la  philosophie 
et  à  la  théologie,  refusa  de  voir  ses  anciens  amis  (en  faisant  pourtant  une 
seule  exception),  et  consacra  tous  ses  instants  de  liberté  à  écrire  un  roman, 
qui  est  un  chef-d'œuvre.  Je  ne  sais  comment  il  parvint  à  le  faire  imprimer. 
M.  Ebrard,  le  petit  éditeur  de  la  rue  des  Jacobins,  dont  le  fils  a  été 
inspecteur  de  l'Université,  n'en  vendit  pas  un  exemplaire.  L'édition  a  été 
enlevée,  dix  ans  après,  quand  l'auteur  a  été  célèbre.  On  en  paie  un  volume 
au  poids  de  l'or,  depuis  qu'il  est  illustre. 

Je  lui  dis  quelquefois,  quand  nous  revenons  ensemble   d'une   séance  de 

l'Académie  :  «  Te  souviens-tu  de  nos  courses  à  la  recherche  d'un  directeur  ? 

—  Oh!    dit-il,    si  j'en   trouvais  un   aujourd'hui,    il   serait  le  bienvenu!   » 

Un  directeur!  Heureux  les  hommes,  —  et  les  peuples,  —  qui  en  ont  un! 


JULES    SIMON. 


SUR   L'EAU 

AVIS 

«  Ce  journal  ne  contient  aucune  histoire  et  aucune  aven- 
«  ture  intéressantes.  Ayant  fait,  au  printemps  dernier,  une 
«  petite  croisière  sur  les  côtes  de  la  Méditenranée ,  je  me 
«  suis  amuse'  à  écrire,  chaque  jour,  ce  que  j'ai  vu  et  ce  que 
«  j'ai  pensé. 

«  En  somme,  j'ai  vu  de  l'eau,  du  soleil,  des  nuages  et 
«  des  rochers  — -  je  ne  puis  raconter  autre  chose  —  et  j'ai 
«  pensé  simplement,  comme  on  pense  quand  le  flot  vous 
«  berce,  vous  engourdit  et  vous  promène.   » 


# 
*    * 


6  a-fiil. 


Je  dormais  profondément  quand  mon  patron  Bernard  jeta  du  sable  dans 
ma  fenêtre.  Je  l'ouvris  et  je  reçus  sur  le  visage,   dans  la  poitrine  et  jusque 


SUR    L'EAU  153 

dans  l'âme,    le   souffle    froid   et  délicieux  de    la  nuit.    Le  ciel   était   limpide 
et  bleuâtre,   rendu  vivant  par  le  frémissement  de  feu  des  étoiles. 
Le  matelot,   debout  au  pied  du  mur,  disait  : 

—  Beau  temps,  monsieur. 

—  Quel  vent  ? 

—  Vent  de  terre. 

—  C'est  bien,  j'arrive. 

Une  demi-heure  plus  tard,  je  descendais  la  côte  à  grands  pas.  L'horizon 
commençait  à  pâlir  et  je  regardais  au  loin,  derrière  la  baie  des  Anges,  les 
lumières  de  Nice,  puis,  plus  loin  encore,  le  phare   tournant  de  Villefranche. 

Devant  moi,  Antibes  apparaissait  vaguement  dans  l'ombre  éclaircie,  avec 
ses  deux  tours  debout  sur  la  ville  bâtie  en  cône  et  qu'enferment  encore  les 
vieux  murs  de  Vauban. 

Dans  les  rues,  quelques  chiens  et  quelques  hommes,  des  ouvriers  qui  se 
lèvent.  Dans  le  port,  rien  que  le  très  léger  bercement  des  tartanes  le  long 
du  quai  et  l'insensible  clapot  de  l'eau  qui  remue  à  peine.  Parfois,  un  bruit 
d'amarre  qui  se  raidit,  ou  le  frôlement  d'une  barque  le  long  d'une  coque. 
Les  bateaux,  les  pierres,  la  mer  elle-même  semblent  dormir  sous  le  firmament 
poudré  d'or  et  sous  l'œil  du  petit  phare  qui,  debout  sur  la  jetée,  veille  sur 
son  petit  port. 

Là-bas,  en  face  du  chantier  du  constructeur  Ardouin,  j'aperçus  une  lueur, 
je  sentis  un  mouvement,  j'entendis  une  voix.  On  m'attendait.  Le  Bel-Ami 
était  prêt  à  partir. 

Je  descendis  dans  le  salon  qu'éclairaient  les  deux  bougies  suspendues  et 
balancées  comme  des  boussoles,  au  pied  des  canapés  qui  servent  de  lit,  la 
nuit  venue,  j'endossai  le  veston  de  mer  en  peau  de  bête,  je  me  coiffai 
d'une  chaude  casquette,  puis  je  remontai  sur  le  pont.  Déjà  les  amarres  de 
poste  avaient  été  larguées  et  les  deux  hommes,  halant  sur  la  chaîne, 
amenaient  le  yacht  à  pic  sur  son  ancre.  Puis  ils  hissèrent  la  grande  voile, 
qui  s'éleva  lentement,  avec  une  plainte  monotone  des  poulies  et  de  la  mâture. 
Elle  montait  large  et  pâle,  dans  la  nuit,  cachant  le  ciel  et  les  astres,  agitée 
déjà  par  les  souffles  du  vent. 


154  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Il  nous  arrivait  sec  et  froid  de  la  montagne  invisible  encore,  qu'on  sentait 
chargée  de  neige.  11  était  très  faible,  à  peine  éveillé,  indécis,  et  intermittent. 

Maintenant  les  hommes  tenaient  l'ancre  ;  je  pris  la  barre,  et  le  bateau, 
pareil  à  un  grand  fantôme,  glissa  sur  l'eau  tranquille.  Pour  sortir  du  port, 
il  nous  fallait  louvoyer  entre  les  tartanes  et  les  goélettes  ensommeillées. 
Nous  allions  d'un  quai  à  l'autre,  doucement,  traînant  notre  canot  court  et 
rond   qui    nous    suivait  comme    un    petit,    à   peine   sorti   de    l'œuf,    suit    un 

cygne. 

Dès  que  nous  fûmes  dans  la  passe,  entre  la  jetée  et  le  fort  carré,  le  yacht, 
plus  ardent,  accéléra  sa  marche  et  sembla  s'animer  comme  si  une  gaieté  fût 
entrée  en  lui.  Il  dansait  sur  les  vagues  légères,  innombrables  et  basses 
comme  les  sillons  mouvants  d'une  plaine  illimitée.  11  sentait  la  vie  de  la  mer 
en  sortant  de  l'eau  morte  du  port. 

Il  n'y  avait  pas  de  houle,  et  je  m'engageai  entre  les  murs  de  la  ville  et  la 
bouée  «  le  500  francs  »  qui  indique  le  grand  passage,  puis  laissant  arriver 
vent  arrière,  je  fis  route  pour  doubler  le  cap. 

Le  jour  naissait;  les  étoiles  s'éteignaient,  le  phare  de  Villefranche  ferma 
pour  la  dernière  fois  son  œil  tournant,  et  j'aperçus  dans  le  ciel  lointain, 
au-dessus  de  Nice  encore  invisible,  des  lueurs  bizarres  et  roses  ;  c'étaient 
les  glaciers  des  Alpes  dont  l'aurore  allumait  les  cimes. 

Je  remis  la  barre  à  Bernard  pour  regarder  se  lever  le  soleil.  La  brise 
plus  fraîche  nous  faisait  courir  sur  l'onde  frémissante  et  violette.  Une 
cloche  se  mit  à  sonner,  jetant  au  vent  les  trois  coups  rapides  de  l'angélus. 
Pourquoi  le  son  des  cloches  semble-t-il  plus  alerte  au  jour  levant  et  plus 
lourd  à  la  nuit  tombante  ?  J'aime  cette  heure  froide  et  légère  du  matin, 
lorsque  l'être  dort  encore  et  que  s'éveille  la  terre.  L'air  est  plein  de 
frissons  mystérieux  que  ne  connaissent  point  les  attardés  du  lit.  On  aspire, 
on  boit,  on  voit  la  vie  qui  renaît,  la  vie  matérielle  du  monde,  la  vie  qui 
parcourt  les  astres  et  dont  le  secret  est  notre  immense  tourment. 

Raymond  disait  :    «  Nous  aurons  vent  d'est,  tantôt.   » 

Bernard  répondit  :  a  Je  croirais  plutôt  à  du  vent  d'ouest.   » 

Bernard,  le  patron,  est  maigre,  souple,  remarquablement  propre,  soigneux 


SUR    L'EAU  155 

et  prudent.  Barbu  jusqu'aux  yeux,  il  a  le  regard  bon  et  la  voix  bonne.  C'est 
un  dévoué  et  un  franc.  Mais  tout  l'inquiète  en  mer  :  la  houle  rencontrée 
soudain  et  qui  annonce  de  la  brise  au  large,  le  nuage  allongé  sur  l'Estérel 
qui  révèle  du  mistral  dans  l'ouest,  et  même  le  baromètre  qui  monte,  car  il 
peut  indiquer  une  bourrasque  de  l'est.  Excellent  marin,  d'ailleurs,  il  surveille 
tout  sans  cesse  et  pousse  la  propreté  jusqu'à  frotter  les  cuivres,  dès  qu'une 
goutte  d'eau  les  atteint. 

Raymond,  son  beau-frère,  est  un  beau  et  fort  gars,  brun  et  moustachu, 
infatigable  et  hardi,  aussi  franc  et  dévoué  que  l'autre,  mais  moins  mobile 
et  nerveux ,  plus  calme ,  plus  résigné  aux  surprises  et  aux  traîtrises  de  la 
mer.  f 

Bernard,  Raymond  et  le  baromètre  sont  sans  cesse  en  contradiction  et  me 
jouent,  du  matin  au  soir,  une  amusante  comédie  à  trois  personnages,  dont 
un  muet,  —  le  mieux  renseigné. 

—  Sacristi  !  monsieur,  nous  marchons  bien,   disait  Bernard. 

Nous  avons  passé,  en  effet,  le  golfe  de  la  Salis,  franchi  la  Garoupe  et 
nous  approchons  du  cap  Gros,  roche  plate  et  basse,  allongée  au  ras  des 
flots. 

Maintenant  toute  la  chaîne  des  Alpes  apparaît,  vague  monstrueuse  qui 
menace  la  mer,  vague  de  granit,  couronnée  de  neige  dont  tous  les  sommets 
pointus  semblent  des  jaillissements  d'écume  immobile  et  figée.  Et  le  soleil 
se  lève  derrière  ces  glaces  sur  qui  sa  lumière  tombe  comme  une  coulée 
d'argent. 

Mais  voilà  que  doublant  le  cap  d'Antibes,  nous  découvrons  les  îles  de 
Lérins,  et,  loin  par  derrière,  la  chaîne  tourmentée  de  l'Estérel.  L'Estérel  est 
le  décor  de  Cannes,  charmante  montagne  de  keepsake,  bleuâtre  et  découpée 
élégamment,  avec  une  fantaisie  coquette  et  pourtant  artiste,  peinte  à  l'aqua- 
relle sur  un  ciel  de  décor  par  un  créateur  complaisant,  pour  servir  de  modèle 
aux  Anglaises  paysagistes  et  de  sujet  d'admiration  aux  altesses  phtisiques 
ou  désœuvrées. 

A  chaque  heure  du  jour,  l'Estérel  change  d'effet  et  charme  les  yeux  du 
high-life. 


156  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

La  chaîne  des  monts,  correctement  et  nettement  dessinée,  se  découpe  au 
matin  sur  un  ciel  bleu,  d'un  bleu  tendre  et  pur,  d'un  bleu  propre  et  joli, 
d'un  bleu  idéal  de  plage  méridionale.  Mais,  le  soir,  les  flancs  boisés  des  côtes 
s'assombrissent  et  plaquent  une  tache  noire  et  sombre  sur  un  ciel  de  feu ,  sur 
un  ciel  invraisemblablement  dramatique  et  rouge.  Je  n'ai  jamais  vu  nulle  part 
ces  couchers  de  soleil  de  féerie,  ces  incendies  de  l'horizon  tout  entier,  ces 
explosions  de  nuages,  cette  mise  en  scène  habile  et  superbe,  ce  renouvelle- 
ment quotidien  d'effets  excessifs  et  magnifiques  qui  forcent  l'admiration  et 
feraient  un  peu  sourire  s'ils  étaient  peints  par  des  hommes. 

Les  îles  de  Lérins  qui  ferment  à  l'est  le  golfe  de  Cannes  et  le  séparent  du 
golfe  Juan,  semblent  elles-mêmes  deux  îles  d'opérette  placées  là  pour  le  plus 
grand  plaisir  des  hivernants  et  des  malades. 

De  la  pleine  mer  où  nous  sommes  à  présent,  elles  ressemblent  à  deux 
jardins  d'un  vert  sombre,  poussés  dans  l'eau.  Au  large,  à  l'extrémité  de 
Saint-Honorat ,  s'élève,  le  pied  dans  les  flots,  une  ruine  toute  romantique, 
vrai  château  de  Walter  Scott,  toujours  battue  par  les  vagues  et  où  les  moines 
autrefois  se  défendirent  contre  les  Sarrasins,  car  Saint-Honorat  appartint 
toujours  à  des  moines,  sauf  pendant  la  Révolution  :  l'île  fut  achetée  alors  par 
une  actrice  des  Français. 

Château  fort,  religieux  batailleurs,  aujourd'hui  trappistes  gras,  souriants 
et  quêteurs,  jolie  cabotine  venant  sans  doute  cacher  ses  amours  dans  cet 
îlot  couvert  de  pins  et  de  fourrés  et  entouré  d'un  collier  de  rochers 
charmants,  tout,  jusqu'à  ces  noms  à  la  Florian,  ce  Lérins,  Saint-Honorat, 
Sainte-Marguerite,  »  tout  est  aimable,  coquet,  romanesque,  poétique  et  un 
peu  fade  sur  ce  délicieux  rivage  de  Cannes. 

Pour  faire  pendant  à  l'antique  manoir  crénelé,  svelte  et  dressé  à  l'extré- 
mité de  Saint-Honorat  vers  la  pleine  mer,  Sainte-Marguerite  est  terminée 
vers  la  terre  par  la  forteresse  célèbre  où  furent  enfermés  le  Masque  de  fer 
et  Bazaine.  Une  passe  d'un  mille  environ  s'étend  entre  la  pointe  de  la 
Croisette  et  ce  château,  qui  a  l'aspect  d'une  vieille  maison  écrasée,  sans  rien 
d'altier  et  de  majestueux.  Il  semble  accroupi,  lourd  et  sournois,  vraie 
souricière  à  prisonniers. 


SUR    L'EAU  157 

J'aperçois  maintenant  les  trois  golfes.  Devant  moi,  au  delà  des  îles,  celui 
de  Cannes,  plus  près,  le  golfe  Juan,  et  derrière  moi  la  baie  des  Anges 
dominée  par  les  Alpes  et  les  sommets  neigeux.  Plus  loin,  les  côtes  se 
déroulent  bien  au  delà  de  la  frontière  italienne,  et  je  découvre  avec  ma 
lunette  la  blanche  Bordighera,   au  bout  d'un  cap. 

Et  partout,  le  long  de  ce  rivage  démesuré,  les  villes  au  bord  de  l'eau, 
les  villages  accrochés  plus  haut,  au  flanc  des  monts,  les  innombrables 
villas  semées  dans  la  verdure  ont  l'air  d'œufs  blancs,  pondus  sur  les 
sables,  pondus  sur  les  rocs,  pondus  dans  les  forêts  de  pins,  par  des 
oiseaux  monstrueux  venus,  pendant  la  nuit,  du  pays  des  neiges  qu'on  aperçoit 
là-haut. 

Sur  le  cap  d'Antibes,  longue  excroissance  de  terre,  jardin  prodigieux  jeté 
entre  deux  mers,  où  poussent  les  plus  belles  fleurs  de  l'Europe,  nous  voyons 
encore  des  villas,  et,  tout  à  la  pointe,  Eilen-Roc,  ravissante  et  fantaisiste 
habitation  qu'on  vient  visiter  de  Nice  et  de  Cannes. 

La  brise  tombe,  le  yacht  ne  marche  plus  qu'à  peine. 

Après  le  courant  d'air  de  terre  qui  règne  pendant  la  nuit,  nous  attendons 
et  nous  espérons  le  courant  d'air  de  la  mer,  qui  sera  le  bien  reçu,  d'où  qu'il 
vienne. 

Bernard  tient  toujours  pour  l'ouest,  Raymond  pour  l'est,  le  baromètre 
est  immobile  un  peu  au-dessous   de  76°. 

Maintenant,  le  soleil  rayonne,  inonde  la  terre,  rend  étincelants  les  murs 
des  maisons,  qui,  de  loin,  ont  l'air  aussi  de  neige  éparpillée,  et  jette  sur  la 
mer  un  clair  vernis  lumineux  et  bleuté. 

Peu  à  peu,  profitant  des  moindres  souffles,  de  ces  caresses  de  l'air  qu'on 
sent  à  peine  sur  la  peau  et  qui  cependant  font  glisser  sur  l'eau  plate  les 
yachts  sensibles  et  bien  voilés,  nous  dépassons  la  pointe  du  cap  et  nous 
découvrons  tout  entier  le  golfe  Juan  avec  l'escadre  au  milieu. 

De  loin,  les  cuirassés  ont  l'air  de  rocs,  d'îlots,  d'écueils  couverts  d'arbres 
morts.  La  fumée  d'un  train  court  sur  la  rive,  allant  de  Cannes  à  Juan-les-Pins, 
qui  sera  peut-être  plus  tard  la  plus  jolie  station  de  toute  la  côte.  Trois 
tartanes   avec   leurs   voiles   latines,   dont  une  est  rouge   et  les   deux   autres 


158 


LES     LETTRES     ET    LES    ARTS 


blanches,    sont    arrêtées    dans    le    passage,    entre    Sainte -Marguerite    et    la 

terre. 

C'est  le  calme,  le  calme  doux  et  chaud  d'un  matin  de  printemps  dans  le 
Midi  ;  et  déjà  il  me  semble  que  j'ai  quitté  depuis  des  semaines,  depuis  des 
mois,  depuis  des  années,  les  gens  qui  parlent  et  s'agitent.  Je  sens  entrer 
en  moi  l'ivresse  d'être  seul,  l'ivresse  douce  du  repos  que  rien  ne  troublera, 
ni  la  lettre  blanche,  ni  le  télégramme  bleu,  ni  le  timbre  de  ma  porte,  ni 
l'aboiement  de  mon  chien.  On  ne  peut  plus  m'appeler,  m'inviter,  m'emmener, 
m'opprimer  avec  des  sourires,  me  harceler  de  politesses.  Je  suis  seul,  vrai- 
ment seul,  vraiment  libre. 

Elle  court,  la  fumée  du  train  sur  le  rivage;  moi,  je  flotte  dans  un 
logis  ailé  qui  se  balance,  joli  comme  un  oiseau,  petit  comme  un  nid, 
plus  doux  qu'un  hamac  et  qui  erre  sur  l'eau,  au  gré  du  vent,  sans  tenir  à 
rien.  J'ai,  pour  me  servir  et  me  promener,  deux  matelots  qui  m'obéissent, 
quelques  livres  à  lire  et  des  vivres  pour  quinze  jours.  Quinze  jours  sans 
parler,  quelle  joie! 

Je  fermais  les  yeux  sous  la  chaleur  du  soleil,  savourant  le  repos  profond 
de   la  mer,  quand  Bernard  dit  à   mi-voix  : 

—  Le  brick  a  de  l'air,  là-bas. 

Là-bas,  en  effet,  très  loin,  en  face  d'Agay,  un  brick  vient  vers  nous.  Je 
vois  très  bien  avec  la  jumelle  ses  voiles  carrées,  pleines  de  vent. 

—  Bah!  c'est  le  courant  d'air  d'Agay,  répond  Baymond,  il  fait  calme  sur 
le  cap  Boux. 

—  Cause  toujours,  nous  aurons  du  vent  d'ouest,  répond  Bernard. 

Je  me  penche  pour  regarder  le  baromètre  dans  le  salon.  Il  a  baissé  depuis 
une  demi-heure.  Je  le  dis  à  Bernard,   qui  sourit  et  murmure  : 

—  Il  sent  le  vent  d'ouest,  monsieur. 

C'est  fait,  ma  curiosité  s'éveille,  cette  curiosité  particulière  aux  voyageurs 
de  la  mer  qui  fait  qu'on  voit  tout,  qu'on  observe  tout,  qu'on  se  passionne 
pour  la  moindre  chose.  Ma  lunette  ne  quitte  plus  mes  yeux,  je  regarde  à 
l'horizon  la  couleur  de  l'eau.  Elle  demeure  toujours  claire,  vernie,  luisante. 
S'il  y  a  du  vent,  il  est  loin  encore. 


SUR    L'EAU  159 

Quel  personnage,  le  vent,  pour  les  marins  !  On  en  parle  comme  d'un 
homme,  d'un  souverain  tout-puissant,  tantôt  terrible  et  tantôt  bienveillant. 
C'est  de  lui  qu'on  s'entretient  le  plus,  le  long  des  jours  ;  c'est  à  lui  qu'on 
pense  sans  cesse,  le  long  des  jours  et  des  nuits.  Vous  ne  le  connaissez  point, 
gens  de  la  terre  !  Nous  autres  nous  le  connaissons  plus  que  notre  père  ou 
que  notre  mère,  cet  invisible,  ce  terrible,  ce  capricieux,  ce  sournois,  ce 
traître,  ce  féroce.  Nous  l'aimons  et  nous  le  redoutons,  nous  savons  ses 
malices  et  ses  colères  que  les  signes  du  ciel  et  de  la  mer  nous  apprennent 
lentement  à  prévoir.  Il  nous  force  à  songer  à  lui  à  toute  minute,  à  toute 
seconde,  car  la  lutte  entre  nous  et  lui  ne  s'interrompt  jamais.  Tout  notre 
être  est  en  éveil  pour  cette  bataille  :  l'œil  qui  cherche  à  surprendre  d'insai- 
sissables apparences,  la  peau  qui  reçoit  sa  caresse  ou  son  choc,  l'esprit  qui 
reconnaît  son  humeur,  prévoit  ses  surprises,  juge  qu'il  est  calme  ou  fantasque. 
Aucun  ennemi,  aucune  femme  ne  nous  donne  autant  que  lui  la  sensation  du 
combat,  ne  nous  force  à  tant  de  prévoyance,  car  il  est  le  maître  de  la  mer, 
celui  qu'on  peut  éviter,  utiliser  ou  fuir,  mais  qu'on  ne  dompte  jamais.  Et 
dans  l'âme  du  marin  règne,  comme  chez  les  croyants,  l'idée  d'un  dieu 
irascible  et  formidable,  la  crainte  mystérieuse,  religieuse,  infinie  du  vent  et 
le  respect  de  sa  puissance. 

—  Le  voilà,  monsieur,  me  dit  Bernard. 

Là-bas,  tout  là-bas,  au  bout  de  l'horizon,  une  ligne  d'un  bleu  noir 
s'allonge  sur  l'eau.  Ce  n'est  rien,  une  nuance,  une  ombre  imperceptible  : 
c'est  lui. 

Maintenant,  nous  l'attendons,  immobiles,  sous  la  chaleur  du  soleil. 

Je  regarde  l'heure  —  huit  heures  —  et  je  dis  : 

—  Bigre!  il  est  tôt,  pour  le  vent  d'ouest. 

—  11  soufflera  dur  après  midi,  répond  Bernard. 

Je  lève  les  yeux  sur  la  voile  plate,  molle,  morte.  Son  triangle  éclatant 
semble  monter  jusqu'au  ciel,  car  nous  avons  hissé  sur  la  misaine  le  grand 
flèche  de  beau  temps,  dont  la  vergue  dépasse  de  deux  mètres  le  sommet  du 
mât.  Plus  un  mouvement  :  on  se  croirait  sur  la  terre.  Le  baromètre  baisse 
toujours.    Cependant,    la   ligne  sombre,   aperçue   au  loin,  s'approche.   L'éclat 


1G0  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

métallique  de  l'eau,  terni  soudain,  se  transforme  en  une  teinte  ardoisée.  Le 
ciel  est  pur,  sans  un  nuage. 

Tout  à  coup,  autour  de  nous,  sur  la  mer  aussi  nette  qu'une  plaque 
d'acier,  glissent  de  place  en  place,  rapides,  effacés  aussitôt  qu'apparus,  des 
frissons  presque  imperceptibles  comme  si  on  eût  jeté  dedans  mille  pincées 
de  sable  menu.  La  voile  frémit,  mais  à  peine,  puis  le  gui,  lentement,  se 
déplace  vers  tribord.  Un  souffle  maintenant  me  caresse  la  figure,  et  les 
frémissements  de  l'eau  se  multiplient  autour  de  nous  comme  s'il  y  tombait 
une  pluie  continuelle  de  sable.  Le  cotre  déjà  recommence  à  marcher.  11 
glisse,  tout  droit,  et  un  très  léger  clapot  s'éveille  le  long  de  ses  flancs.  La 
barre  se  raidit  dans  ma  main,  la  longue  barre  de  cuivre  qui  semble  sous  le 
soleil  une  tige  de  feu,  et  la  brise,  de  seconde  en  seconde,  augmente.  Il  va 
falloir  louvoyer;  mais  qu'importe,  le  bateau  monte  bien  au  vent,  et  le  vent 
nous  mènera,  s'il  ne  faiblit  pas,  de  bordée  en  bordée,  à  Saint-Raphaël,  à  la 
nuit  tombante. 

Nous  approchons  de  l'escadre  dont  les  six  cuirassés  et  les  deux  avisos 
tournent  lentement  sur  leurs  ancres  présentant  leur  proue  à  l'ouest.  Puis, 
nous  virons  de  bord  vers  le  large,  pour  passer  sous  les  Formigues  que  signale 
une  tour,  au  milieu  du  golfe.  Le  vent  fraîchit  de  plus  en  plus  avec  une 
surprenante  rapidité  et  la  vague  se  lève  courte  et  pressée.  Le  yacht  s'incline 
portant  toute  sa  toile  et  court  suivi  toujours  du  youyou  dont  l'amarre  est 
tendue  et  qui  va,  le  nez  en  l'air,  le  cul  dans  l'eau,  entre  deux  bourrelets 
d'écume.  En  approchant  de  l'île  Saint-Honorat,  nous  passons  auprès  d'un 
rocher,  nu,  rouge,  hérissé  comme  un  porc-épic,  tellement  rugueux,  armé  de 
dents,  de  pointes  et  de  griffes  qu'on  peut  à  peine  marcher  dessus  :  il  faut 
poser  le  pied  dans  les  creux,  entre  ses  défenses,  et  avancer  avec  précaution  : 
on  le  nomme  Saint-Ferréol. 

Un  peu  de  terre,  venue  on  ne  sait  d'où,  s'est  accumulée  dans  les  trous  et 
les  fissures  de  la  roche  ;  et,  là  dedans,  ont  poussé  des  sortes  de  lis  et  de 
charmants  iris  bleus  dont  la  graine  semble  tombée  du  ciel. 

C'est  sur  cet  écueil  bizarre,  en  pleine  mer,  que  fut  enseveli  et  caché 
pendant  cinq  ans,  le  corps  de  Paganini. 


SUR    L'EAU  161 

L'aventure  est  cligne  de  la  vie  de  cet  artiste  génial  et  macabre,  qu'on 
disait  possédé  du  diable,  si  étrange  d'allures,  de  corps,  de  visage,  dont  le 
talent  surhumain  et  la  maigreur  prodigieuse  firent  un  être  de  légende,  une 
espèce  de  personnage  d'Hoffmann. 

Comme  il  retournait  à  Gênes,  sa  patrie,  accompagné  de  son  fils,  qui,  seul 
maintenant  pouvait  l'entendre,  tant  sa  voix  était  devenue  faible,  il  mourut  à 
Nice,  du  choléra,  le  27  mai  1840. 

Donc,  son  fils  embarqua  sur  un  navire  le  cadavre  de  son  père  et  se  dirigea 
vers  l'Italie.  Mais  le  clergé  génois  refusa  de  donner  la  sépulture  à  ce 
démoniaque.  La  cour  de  Rome,  consultée,  n'osa  point  accorder  son  autori- 
sation. On  allait  cependant  débarquer  le  corps,  lorsque  la  municipalité  s'y 
opposa  sous  prétexte  que  l'artiste  était  mort  du  choléra.  Gênes  était  alors 
ravage  par  une  épidémie  de  ce  mal,  mais  on  argua  que  la  présence  de  ce 
nouveau  cadavre  pouvait  aggraver  le  fléau. 

Le  fils  de  Paganini  revint  alors  à  Marseille,  où  l'entrée  du  port  lui  fut 
interdite  pour  les  mêmes  raisons.  Puis,  il  se  dirigea  vers  Cannes  où  il  ne  put 
pénétrer  non  plus. 

Il  restait  donc  en  mer,  berçant  sur  la  vague  le  cadavre  du  grand  artiste 
bizarre  que  les  hommes  repoussaient  de  partout.  Il  ne  savait  plus  que  faire, 
où  aller,  où  porter  ce  mort  sacré  pour  lui,  quand  il  vit  cette  roche  nue  de 
Saint-Ferréol,  au  milieu  des  flots.  11  y  fit  débarquer  le  cercueil,  qui  fut  enfoui 
au  milieu  de  l'îlot. 

C'est  seulement  en  1845  qu'il  revint  avec  deux  amis  chercher  les  restes  de 
son  père  pour  les  transporter  à  Gênes,  dans  la  villa  Gajona. 

N'aimerait-on  pas  mieux  que  l'extraordinaire  violoniste  fût  demeuré  sur 
l'écueil  perdu,  sur  l'écueil  hérissé  où  chante  la  vague  dans  les  étranges 
découpures  du  roc  ? 

Plus  loin  se  dresse,  en  pleine  mer,  le  château  de  Saint-Honorat,  que  nous 
avons  aperçu  en  doublant  le  cap  d'Antibes  et,  plus  loin  encore,  une  ligne 
d'écueils  terminée  par  une  tour  :  les  Moines. 

Ils  sont  à  présent  tout  blancs,  écumeux  et  bruyants. 

C'est  là  un  des  points  les  plus   dangereux   de   la   côte,   pendant  la   nuit, 


162  LES     LETTRES    ET    LES    ARTS 

car    aucun    feu    ne   les    signale    et    les   naufrages    y    sont    assez    fréquents. 

Une  rafale  brusque  nous  penche  à  faire  monter  l'eau  sur  le  pont  et  je 
commande  d'amener  le  flèche  que  le  cotre  ne  peut  plus  porter  sans  s'exposer 
à  casser  le  mât. 

La  lame  se  creuse,  s'espace  et  moutonne  et  le  vent  siffle,  rageur,  par 
bourrasques,  un  vent  de  menace  qui  crie  :    «  prenez  garde  ». 

—  Nous  serons  obligés  d'aller  coucher  à  Cannes,  dit  Bernard. 

Au  bout  d'une  demi-heure,  en  effet,  il  fallut  amener  le  grand  foc  et  le 
remplacer  par  le  second  en  prenant  un  ris  dans  la  voile  ;  puis,  un  quart 
d'heure  plus  tard,  nous  prenions  un  second  ris.  Alors,  je  me  décidai  à  gagner 
le  port  de  Cannes,  port  dangereux,  que  rien  n'abrite,  rade  ouverte  à  la  mer 
du  sud-ouest  qui  y  met  tous  les  navires  en  danger.  Quand  on  songe  aux 
sommes  considérables  qu'amèneraient  dans  cette  ville  les  grands  yachts 
étrangers,  s'ils  y  trouvaient  un  abri  sûr,  on  comprend  combien  est  puissante 
l'indolence  des  gens  du  Midi  qui  n'ont  pu  encore  obtenir  de  l'Etat  ce  travail 
indispensable. 

A  dix  heures  nous  jetons  l'ancre  en  face  du  vapeur  le  Cannois,  et  je 
descends  à  terre,  désolé  de  ce  voyage  interrompu. 

Toute  la  rade  est  blanche  d'écume. 


7  avril,  9  heures  du  soir,  Cannes, 

Des  princes,  des  princes,  partout  des  princes  !  Ceux  qui  aiment  les  princes 
sont  heureux  ici. 

A  peine  eus-je  mis  le  pied,  hier  matin,  sur  la  promenade  de  la  Croisette 
que  j'en  rencontrai  trois,  l'un  derrière  l'autre.  Dans  notre  pays  démocratique, 
Cannes  est  devenue  la  ville  des  titres.  Si  on  pouvait  ouvrir  l'esprit  comme 
on  lève  le  couvercle  d'une  casserole,  on  trouverait  des  chiffres  dans  la  tête 
d'un  mathématicien,  des  silhouettes  d'acteurs  gesticulant  et  déclamant  dans 
la  tête  d'un  dramaturge,  la  figure  d'une  femme  dans  la  tête  d'un  amoureux, 
des  images  paillardes  dans  celle  d'un  débauché,  des  vers  dans  la  cervelle 
d'un  poète,  mais  dans  le  crâne  des  gens  qui  viennent  à  Cannes  on  trouverait 


SUR    L'EAU  163 

des    couronnes    de    tous    les    modèles,    nageant    comme    les    pâtes    dans    un 
potage. 

Des  hommes  se  réunissent  dans  les  tripots  parce  qu'ils  aiment  les  cartes, 
d'autres  dans  les  champs  de  courses  parce  qu'ils  aiment  les  chevaux.  On  se 
réunit  à  Cannes  parce  qu'on  aime  les  Altesses  Impériales  ou  Royales. 

Elles  y  sont  chez  elles,  y  régnent  paisiblement  dans  les  salons  fidèles  à 
défaut  des  royaumes  dont  on  les  a  privées. 

On  en  rencontre  de  grandes  et  de  petites,  de  pauvres  et  de  riches,  de 
tristes  et  de  gaies,  pour  tous  les  goûts.  En  général  elles  sont  modestes, 
cherchent  à  plaire  et  apportent,  dans  leurs  relations  avec  les  humbles  mortels, 
une  délicatesse  et  une  affabilité  qu'on  ne  retrouve  presque  jamais  chez  nos 
députés,  ces  princes  du  pot  aux  votes. 

Mais,  si  les  princes,  les  pauvres  princes  errants,  sans  budgets  ni  sujets,  qui 
viennent  vivre  en  bourgeois  dans  cette  ville  élégante  et  fleurie,  s'y  montrent 
simples  et  ne  donnent  point  à  rire,  même  aux  irrespectueux,  il  n'en  est  pas  de 
même  des  amateurs  d'Altesses. 

Ceux-là  tournent  autour  de  leurs  idoles  avec  un  empressement  religieux  et 
comique,  et,  dès  qu'ils  sont  privés  d'une,  se  mettent  à  la  recherche  d'une 
autre,  comme  si  leur  bouche  ne  pouvait  s'ouvrir  que  pour  prononcer  «  Monsei- 
gneur »  ou  «  Madame  »  à  la  troisième  personne. 

On  ne  peut  les  voir  cinq  minutes  sans  qu'ils  racontent  ce  que  leur  a 
répondu  la  Princesse,  ce  que  leur  a  dit  le  Grand-Duc,  la  promenade  projetée 
avec  l'un  et  le  mot  spirituel  de  l'autre.  On  sent,  on  voit,  on  devine  qu'ils  ne 
fréquentent  point  d'autre  monde  que  les  personnes  de  sang  royal,  que  s'ils 
consentent  à  vous  parler,  c'est  pour  vous  renseigner  exactement  sur  ce  qu'on 
fait  dans  ces  hauteurs. 

Et  des  luttes  acharnées,  des  luttes  où  sont  employées  toutes  les  ruses 
imaginables  s'engagent,  pour  avoir  à  sa  table,  une  fois  au  moins  par 
saison,  un  prince,  un  vrai  prince,  un  de  ceux  qui  font  prime.  Quel 
respect  on  inspire  quand  on  est  du  lawn-tennis  d'un  grand-duc  ou  quand 
on  a  été  seulement  présenté  à  Galles,  —  c'est  ainsi  que  s'expriment  les 
superchics. 


164  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Se  faire  inscrire  à  la  porte  de  ces  «  exilés  »,  comme  dit  Daudet,  de  ces 
culbutés,  dirait  un  autre,  constitue  une  occupation  constante,  délicate, 
absorbante,  considérable.  Le  registre  est  déposé  dans  le  vestibule,  entre  deux 
valets  dont  l'un  vous  offre  une  plume.  On  écrit  son  nom  à  la  suite  de  deux 
mille  noms  de  toute  farine  où  les  titres  foisonnent,  où  les  «  de  »  fourmillent! 
Puis  on  s'en  va,  fier,  comme  si  on  venait  d'être  anobli,  heureux  comme 
si  on  eût  accompli  un  devoir  sacré,  et  on  dit  avec  orgueil,  à  la  première 
connaissance  rencontrée  :  «  Je  viens  de  me  faire  inscrire  chez  le  grand-duc 
de  Gerolstein.  »  Puis,  le  soir,  au  dîner,  on  raconte  avec  importance  :  «  J'ai 
remarqué  tantôt,  sur  la  liste  du  grand-duc  de  Gerolstein,  les  noms  de 
X...,  Y...,  Z...  »  Et  tout  le  monde  écoute  avec  intérêt  comme  s'il  s'agissait 
d'un   événement  de  la  dernière  importance. 

Mais  pourquoi  rire  et  s'étonner  de  l'innocente  et  douce  manie  des 
élégants  amateurs  de  princes  quand  nous  rencontrons  à  Paris  cinquante 
races  différentes  d'amateurs  de  grands  hommes,  qui  ne  sont  pas  moins 
amusants? 

Pour  quiconque  tient  un  salon,  il  importe  de  pouvoir  montrer  des 
célébrités,  et  une  chasse  est  organisée  afin  de  les  conquérir.  11  n'est  guère 
de  femme  du  monde  —  et  du  meilleur  —  qui  ne  tienne  à  avoir  son  artiste 
ou  ses  artistes,  et  elle  donne  des  dîners  pour  eux  afin  de  faire  savoir 
à  la  ville  et  à  la  province  qu'on  est  intelligent  chez  elle. 

Poser  pour  l'esprit  qu'on  n'a  pas,  mais  qu'on  fait  venir  à  grand  bruit, 
ou  pour  les  relations  princières...  où  donc  est  la  différence? 

Les  plus  recherchés  parmi  les  grands  hommes  par  les  femmes  jeunes 
ou  vieilles,  sont  assurément  les  musiciens.  Certaines  maisons  en  possèdent 
des  collections  complètes.  Ces  artistes  ont  d'ailleurs  cet  avantage  inesti- 
mable d'être  utiles  dans  les  soirées.  Mais  les  personnes  qui  tiennent  à 
l'objet  tout  à  fait  rare,  ne  peuvent  guère  espérer  en  réunir  deux  sur  le 
même   canapé. 

Ajoutons  qu'il  n'est  pas  de  bassesse  dont  ne  soit  capable  une  femme 
connue,  une  femme  en  vue  pour  orner  son  salon  d'un  compositeur  illustre. 
Les  petits  soins  qu'on  emploie   d'ordinaire  pour  attacher   un  peintre  ou  un 


SUR    L'EAU  165 

simple  homme  de  lettres  deviennent  tout  à  fait  insuffisants  quand  il  s'agit 
d'un  marchand  de  sons.  On  emploie  vis-à-vis  de  lui  des  moyens  de  séduction 
et  des  procédés  de  louange  complètement  inusités.  On  lui  baise  les  mains, 
comme  à  un  roi  ;  on  s'agenouille  devant  lui  comme  devant  un  dieu 
quand  il  a  daigné  exécuter  lui-même  son  Regina  Cœli;  on  porte  dans 
une  bague  un  poil  de  sa  barbe;  on  se  fait  une  médaille  sacrée,  gardée 
entre  les  seins  au  bout  d'une  chaînette  d'or,  avec  un  bouton  tombé  un 
soir  de  sa  culotte  après  un  vif  mouvement  du  bras  qu'il  avait  fait  en 
achevant  son  Doux    Repos. 

Les  peintres  sont  un  peu  moins  prisés,  bien  que  fort  recherchés  encore. 
Ils  ont  en  eux  moins  de  divin  et  plus  de  bohème.  Leurs  allures  n'ont 
pas  assez  de  moelleux  et  surtout  pas  assez  de  sublime.  Ils  remplacent 
souvent  l'inspiration  par  la  gaudriole  et  par  le  coq-à-1'àne;  ils  sentent 
un  peu  trop  l'atelier,  enfin;  et  ceux  qui,  à  force  de  soins,  ont  perdu 
cette  odeur-là  se  mettent  à  sentir  la  pose.  Et  puis,  ils  sont  changeants, 
volages,  blagueurs.  On  n'est  jamais  sûr  de  les  garder,  taudis  que  le 
musicien   fait    son    nid   dans   la   famille. 

Depuis  quelques  années  on  recherche  assez  l'homme  de  lettres.  Il  a 
d'ailleurs  de  grands  avantages  :  il  parle  longtemps,  il  parle  beaucoup,  il 
parle  pour  tout  le  monde;  et,  comme  il  fait  profession  d'intelligence,  on 
peut   l'écouter    et    l'admirer   avec   confiance. 

La  femme  qui  se  sent  sollicitée  par  ce  goût  bizarre  d'avoir  chez  elle 
un  homme  de  lettres,  comme  on  peut  avoir  un  perroquet  dont  le  bavardage 
attire  les  concierges  voisines,  a  le  choix  entre  les  poètes  et  les  romanciers. 
Les  poètes  ont  plus  d'idéal  et  les  romanciers  plus  d'imprévu.  Les  poètes 
sont  plus  sentimentaux,  les  romanciers  plus  positifs.  Affaire  de  goût  et 
de  tempérament.  Le  poète  a  plus  de  charme  intime,  le  romancier  plus 
d'esprit  souvent.  Mais  le  romancier  présente  des  dangers  qu'on  ne  rencontre 
pas  chez  le  poète  :  il  ronge,  pille,  exploite  tout  ce  qu'il  a  sous  les  yeux. 
Avec  lui,  on  ne  peut  jamais  être  tranquille,  jamais  sûre  qu'il  ne  vous 
couchera  point,  un  jour,  toute  nue,  entre  les  pages  d'un  livre.  Son  œil 
est    comme    une    pompe    qui    absorbe    tout,    comme    la    main    d'un   voleur 


166  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

toujours  en  travail.  Rien  ne  lui  échappe.  11  cueille  et  ramasse  sans 
cesse;  il  cueille  les  mouvements,  les  gestes,  les  intentions,  tout  ce  qui 
passe  et  se  passe  devant  lui;  il  ramasse  les  moindres  paroles,  les  moindres 
actes,  les  moindres  choses.  Il  emmagasine  du  matin  au  soir  des  observations 
de  toute  nature,  dont  il  fait  des  histoires  à  vendre,  des  histoires  qui  courent 
au  bout  du  monde,  qui  seront  lues,  discutées,  commentées  par  des  milliers 
et  des  millions  de  personnes.  Et,  ce  qu'il  y  a  de  plus  terrible,  c'est  qu'il 
fera  ressemblant,  le  gredin,  malgré  lui,  inconsciemment,  parce  qu'il  voit 
juste  et  qu'il  raconte  ce  qu'il  a  vu.  Malgré  ses  efforts  et  ses  ruses  pour 
déguiser  les  personnages,  on  dira  :  «  Avez-vous  reconnu  M.  X.  et  madame  Y.? 
Ils  sont  frappants.  » 

Certes,  il  est  aussi  dangereux  pour  les  gens  du  monde  de  choyer  et 
d'attirer  les  romanciers,  qu'il  le  serait  pour  un  marchand  de  farine  d'élever 
des    rats    dans   son   magasin. 

Et  pourtant  ils  sont  en  faveur. 

Donc,  quand  une  femme  a  jeté  son  dévolu  sur  l'écrivain  qu'elle  veut 
adopter,  elle  en  fait  le  siège  au  moyen  de  compliments,  d'attentions  et 
de  gâteries.  Comme  l'eau  qui,  goutte  à  goutte,  perce  le  plus  dur  rocher, 
la  louange  tombe,  à  chaque  mot,  sur  le  cœur  sensible  de  l'homme  de 
lettres.  Alors,  dès  qu'elle  le  voit  attendri,  ému,  gagné  par  cette  constante 
flatterie,  elle  l'isole,  elle  coupe  peu  à  peu  les  attaches  qu'il  pouvait 
avoir  ailleurs  et  l'habitue  insensiblement  à  venir  sans  cesse  chez  elle,  à 
s'y  plaire,  à  y  installer  sa  pensée.  Pour  le  bien  acclimater  dans  la 
maison,  elle  lui  ménage  et  lui  prépare  des  succès,  le  met  en  lumière,  en 
vedette,  lui  témoigne  devant  tous  les  anciens  habitués  du  lieu  une  consi- 
dération  marquée,  une  admiration  sans  égale. 

Alors,  se  sentant  idole,  il  reste  dans  ce  temple.  Il  y  trouve,  d'ailleurs, 
tout  avantage,  car  les  autres  femmes  essayent  sur  lui  leurs  plus  délicates 
faveurs  pour  l'arracher  à  celle  qui  l'a  conquis.  Mais,  s'il  est  habile,  il 
ne  cédera  point  aux  sollicitations  et  aux  coquetteries  dont  on  l'accable. 
Et  plus  il  se  montrera  fidèle,  plus  il  sera  poursuivi,  prié,  aimé.  Oh! 
qu'il    prenne    garde    de    se    laisser    entraîner    par    toutes     ces    sirènes    de 


SUR    L'EAU  167 

salon  ;  il  perdrait  aussitôt  les  trois  quarts  de  sa  valeur  s'il  tombait  dans 
la    circulation. 

Il  forme  bientôt  un  cercle  littéraire,  une  église  dont  il  est  le  dieu, 
le  seul  dieu;  car  les  véritables  religions  n'ont  jamais  plusieurs  divinités. 
On  ira  dans  la  maison  pour  le  voir,  l'entendre,  l'admirer,  comme  on 
vient  de  très  loin,  en  certains  sanctuaires.  On  l'enviera,  lui,  on  l'enviera, 
elle  !  Ils  parleront  des  lettres  comme  les  prêtres  parlent  des  dogmes, 
avec  science  et  gravité;  on  les  écoutera,  l'un  et  l'autre,  et  on  aura,  en 
sortant   de    ce    salon   lettré,    la    sensation   de   sortir    d'une   cathédrale. 

D'autres  encore  sont  recherchés,  mais  à  des  degrés  inférieurs  :  ainsi 
les  généraux,  dédaignés  du  vrai  monde  où  ils  sont  classés  à  peine 
au-dessus  des  députés,  font  encore  prime  dans  la  petite  bourgeoisie.  Le 
député  n'est  demandé  que  dans  les  moments  de  crise.  On  le  ménage  par 
un  dîner  de  temps  en  temps,  pendant  les  accalmies  parlementaires.  Le 
savant  a  ses  partisans,  car  tous  les  goûts  sont  dans  la  nature,  et  le 
chef  de  bureau  lui-même  est  fort  prisé  par  les  gens  qui  habitent  au 
sixième  étage.  Mais  ces  gens-là  ne  viennent  pas  à  Cannes.  A  peine  la 
bourgeoisie  y   a-t-elle   quelques   timides  représentants. 

C'est  seulement  avant  midi  qu'on  rencontre  sur  la  Croisette  tous  les 
nobles  étrangers.  La  Croisette  est  une  longue  promenade  en  demi-cercle 
qui  suit  la  mer  depuis  la  pointe  en  face  Sainte-Marguerite  jusqu'au  port 
que  domine  la  vieille  ville.  Les  femmes  jeunes  et  sveltes  —  il  est  de 
bon  goût  d'être  maigre  —  vêtues  à  l'anglaise,  vont  d'un  pas  rapide 
escortées  par  de  jeunes  hommes  alertes  en  tenue  de  lawn-tennis.  Mais 
de  temps  en  temps,  on  rencontre  un  pauvre  être  maigre  qui  se  traîne, 
d'un  pas  accablé,  appuyé  au  bras  d'une  mère,  d'un  frère  ou  d'une  sœur. 
Ils  toussent  et  halètent,  ces  misérables  enveloppés  de  châles  malgré  la 
chaleur  et  vous  regardent  passer  avec  des  yeux  profonds,  désespérés  et 
méchants. 

Ils   souffrent,    ils   meurent,    car   ce    pays    ravissant   et   tiède,    c'est   aussi 
l'hôpital  du    monde  et   le   cimetière  fleuri   de    l'Europe    aristocrate. 


168  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

L'affreux  mal  qui  ne  pardonne  guère  et  qu'on  nomme  aujourd'hui  la 
tuberculose,  le  mal  qui  ronge  et  brûle  et  détruit  par  milliers  les  hommes, 
semble  avoir  choisi  cette  côte  pour  y  achever  ses  victimes. 

Gomme,  de  tous  les  coins  du  monde,  on  doit  la  maudire  cette  terre 
charmante  et  redoutable,  antichambre  de  la  mort,  parfumée  et  douce  où 
tant  de  familles  humbles  et  royales,  princières  et  bourgeoises,  ont  laissé 
quelqu'un,  presque  toutes  un  enfant  en  qui  germaient  leurs  espérances  et 
s'épanouissaient    leurs    tendresses. 

Je  me  rappelle  Menton,  la  plus  douce,  la  plus  chaude,  la  plus  saine 
de  ces  villes  d'hiver.  De  même  que,  dans  les  cités  guerrières,  on  voit 
les  forteresses  debout  sur  les  hauteurs  environnantes,  ainsi,  de  cette  plage 
d'agonisants,    on   aperçoit    le    cimetière    au   sommet    d'un   monticule. 

Quel  lieu  ce  serait  pour  vivre,  ce  jardin  où  dorment  les  morts  !  Des 
roses,  des  roses,  partout  des  roses.  Elles  sont  sanglantes,  ou  pâles,  ou 
blanches,  ou  veinées  de  filets  écarlates.  Les  tombes,  les  allées,  les  places 
vides  encore  et  remplies  demain,  tout  en  est  couvert.  Leur  parfum  violent 
étourdit,  fait   vaciller  les    têtes  et   les  jambes. 

Et  tous  ceux  qui  sont  couchés  là  avaient  seize  ans,  dix-huit  ans, 
vingt  ans.  De  tombe  en  tombe  on  va,  lisant  les  noms  de  ces  êtres  tués 
si  jeunes,  par  l'inguérissable  mal.  C'est  un  cimetière  d'enfants,  un  cimetière 
pareil   à  ces   bals   blancs  où   ne  sont  point   admis   les   gens   mariés. 

De  ce  cimetière  la  vue  s'étend,  à  gauche,  sur  l'Italie,  jusqu'à  la  pointe 
où  Bordighera  allonge  dans  la  mer  ses  maisons  blanches,  à  droite,  jusqu'au 
cap   Martin,  qui   trempe   dans   l'eau    ses    flancs   feuillus. 

Partout,  d'ailleurs,  le  long  de  cet  adorable  rivage,  nous  sommes  chez 
la  Mort.  Mais  elle  est  discrète,  voilée,  pleine  de  savoir-vivre  et  de 
pudeurs,  bien  élevée  enfin.  Jamais  on  la  voit  face  à  face,  bien  qu'elle 
vous  frôle  à   tout   moment. 

On  dirait  même  qu'on  ne  meurt  point,  en  ce  pays,  car  tout  est 
complice  de  la  fraude  où  se  complaît  cette  souveraine.  Mais  comme  on 
la  sent,  comme  on  la  flaire,  comme  on  entrevoit  partout  le  bout  de  sa 
robe  noire.   Certes,   il  faut  bien   des  roses  et  bien  des  fleurs  de  citronniers 


SUR    L'EAU  169 

pour  qu'on  ne  saisisse  jamais  dans  la  brise  l'affreuse  odeur  qui  s'exhale 
des  chambres   de   trépassés. 

Jamais  un  cercueil  dans  les  rues,  jamais  une  draperie  de  deuil,  jamais 
un  glas  funèbre.  Le  maigre  promeneur  d'hier  ne  passe  plus  sous  votre 
fenêtre...  et  voilà  tout.  Si  vous  vous  étonnez  de  ne  plus  le  voir  et  vous 
inquiétez  de  lui,  le  maître  d'hôtel  et  tous  les  domestiques  vous  répondent 
avec  un  sourire  qu'il  allait  mieux  et  que,  sur  l'avis  du  docteur,  il  est 
parti  pour  l'Italie.  Dans  chaque  hôtel,  en  effet,  la  Mort  a  son  escalier 
secret,  ses  confidents  et  ses  compères.  Beaucoup  de  malades  pourtant 
se  sont  guéris  en  ce  pays  en  y  venant  assez  tôt  et  en  revenant  tous 
les  hivers. 

Un  moraliste  d'autrefois  aurait  dit  de  bien  belles  choses  sur  le  contraste 
et    le    coudoiement   de   cette    élégance    et    de    cette    misère. 

II  est  midi,  la  promenade  maintenant  est  déserte,  et  je  retourne  à 
bord  du  Bel-Ami  où  m'attend  un  déjeuner  modeste,  préparé  par  les 
mains  de  Raymond,  que  je  retrouve  en  tablier  blanc  et  faisant  frire  des 
pommes   de   terre. 

Pendant    le    reste   du   jour,    j'ai    lu. 

Le  vent  soufflait  toujours  avec  violence  et  le  yacht  dansait  sur  ses 
ancres,  car  nous  avions  dû  mouiller  aussi  celle  de  tribord.  Le  mouvement 
finit  par  m'engourdir  et  je  sommeillai  pendant  quelque  temps.  Quand 
Bernard  entra  dans  le  salon  pour  allumer  les  bougies,  je  vis  qu'il  était 
sept  heures,  et  comme  la  houle,  le  long  du  quai,  rendait  le  débarquement 
difficile,  je   dînai   dans    mon   bateau. 

Puis,  je  montai  m'asseoir  au  grand  air.  Autour  de  moi,  Cannes  étendait 
ses  lumières.  Rien  de  plus  joli  qu'une  ville  éclairée,  vue  de  la  mer.  A 
gauche,  le  vieux  quartier,  dont  les  maisons  semblent  grimper  les  unes 
sur  les  autres,  allait  mêler  ses  feux  aux  étoiles;  à  droite,  les  becs  de 
gaz  de  la  Croisette  se  déroulaient,  comme  un  immense  serpent,  sur  deux 
kilomètres  d'étendue. 

Et   je  pensais    que    dans    toutes   ces    villas,    dans   tous    ces   hôtels,    des 


170  LES     LETTRES    ET    LES    ARTS 

gens,  ce  soir,  se  sont  réunis,  comme  ils  ont  fait  hier,  comme  ils  feront 
demain,  et  qu'ils  causent.  Ils  causent!...  de  quoi?  des  princes!  du  temps!... 
Et  puis?...    du  temps!...    des  princes!...    et   puis?...    de   rien! 

Est-il  rien  de  plus  sinistre  qu'une  conversation  de  table  d'hôte?  J'ai 
vécu  dans  les  hôtels,  j'ai  subi  l'âme  humaine  qui  se  montre  là  dans  toute 
sa  platitude.  Il  faut  vraiment  être  bien  résolu  à  la  suprême  indifférence 
pour  ne  pas  pleurer  de  chagrin,  de  dégoût  et  de  honte  quand  on  entend 
l'homme  parler.  L'homme,  l'homme  ordinaire,  riche,  connu,  estimé,  respecté, 
considéré ,  content  de  lui,  ne  sait  rien ,  ne  comprend  rien  et  parle  de 
l'intelligence  avec  un  orgueil  désolant. 

Faut-il  être  aveugle  et  saoul  de  fierté  stupide  pour  se  croire  autre 
chose  qu'une  bête  à  peine  supérieure  aux  autres!  Écoutez-les,  assis  autour 
de  la  table,  ces  misérables!  Ils  causent!  Ils  causent  avec  ingénuité,  avec 
confiance,  avec  douceur,  et  ils  appellent  cela  échanger  des  idées.  Quelles 
idées?  Ils  disent  où  ils  se  sont  promenés,  —  la  route  était  bien  jolie, 
mais  il  faisait  un  peu  froid,  en  revenant,  —  la  cuisine  n'est  pas  mauvaise 
dans  l'hôtel,  bien  que  les  nourritures  de  restaurant  soient  toujours  un  peu 
excitantes,  —  et  ils  racontent  ce  qu'ils  ont  fait,  ce  qu'ils  aiment,  ce  qu'ils 
croient  ! 

Il  me  semble  que  je  vois  en  eux  l'horreur  de  leur  âme  comme  on 
voit  un  fœtus  monstrueux  dans  l'esprit-de-vin  d'un  bocal.  J'assiste  à  la 
lente  éclosion  des  lieux  communs  qu'ils  redisent  toujours-;  je  sens  les  mots 
tomber  de  ce  grenier  à  sottises  dans  leurs  bouches  d'imbéciles,  et  de  leurs 
bouches   dans   l'air   inerte   qui   les   porte   à   mes   oreilles. 

Mais  leurs  idées,  leurs  idées  les  plus  hautes,  les  plus  solennelles,  les 
plus  respectées  ne  sont-elles  pas  l'irrécusable  preuve  de  l'éternelle,  universelle, 
indestructible  et  omnipotente  bêtise  ? 

Toutes  leurs  conceptions  de  Dieu,  du  dieu  maladroit  qui  rate  et  recom- 
mence les  premiers  êtres,  qui  écoute  nos  confidences  et  les  note,  du 
dieu  gendarme,  jésuite,  avocat,  jardinier,  en  cuirasse,  en  robe  ou  en 
sabots,  —  puis  les  négations  de  Dieu  basées  sur  la  logique  terrestre, 
les  arguments  pour  et  contre,  l'histoire  des  croyances  sacrées,  des  schismes, 


SUR    L'EAU  171 

des  hérésies,  des  philosophies,  les  affirmations  comme  les  doutes,  toute 
la  puérilité  des  principes ,  la  violence  féroce  et  sanglante  des  faiseurs 
d'hypothèses,  le  chaos  des  contestations,  tout  le  misérable  effort  de  ce 
malheureux  être  impuissant  à  concevoir,  à  deviner,  à  savoir  et  si  prompt 
à  croire,  prouve  qu'il  a  été  jeté  sur  ce  monde  si  petit  uniquement  pour 
boire,  manger,  faire  des  enfants  et  des  chansonnettes  et  s'entre-tuer  par 
passe-temps. 

Heureux  ceux  que  satisfait  la  vie,  ceux  qui  s'amusent,  ceux  qui  sont 
contents  ! 

Il  est  des  gens  qui  aiment  tout,  que  tout  enchante.  Ils  aiment  le  soleil 
et  la  pluie,  la  neige  et  le  brouillard,  les  fêtes  et  le  calme  de  leur  logis, 
tout  ce  qu'ils  voient,  tout  ce  qu'ils  font,  tout  ce  qu'ils  disent,  tout  ce 
qu'ils  entendent.  La  vie,  pour  eux,  est  une  sorte  de  spectacle  amusant 
dont  ils  sont  eux-mêmes  acteurs,  une  chose  bonne  et  changeante  qui, 
sans   trop   les   étonner,    les   ravit. 

Heureux  ceux  qui  ne  connaissent  pas  l'écœurement  abominable  des  mêmes 
actions  toujours  répétées;  heureux  ceux  qui  ont  la  force  de  recommencer 
chaque  jour  les  mêmes  besognes,  avec  les  mêmes  gestes,  autour  des  mêmes 
meubles,  devant  le  même  horizon,  sous  le  même  ciel,  de  sortir  par  les 
mêmes  rues  où  ils  rencontrent  les  mêmes  figures  et  les  mêmes  animaux. 
Heureux  ceux  qui  ne  s'aperçoivent  pas,  avec  un  immense  dégoût,  que  rien 
ne    change,    que   rien   ne   passe   et   que   tout   lasse. 

Faut-il  que  nous  ayons  l'esprit  lent,  fermé  et  peu  exigeant  pour  nous 
contenter  de  ce  qui  est!  Comment  se  fait-il  que  le  public  du  monde  n'ait  pas 
encore  crié  :  «  Au  rideau  !  »  n'ait  pas  demandé  l'acte  suivant  avec  d'autres 
êtres  que  l'homme,  d'autres  formes,  d'autres  fêtes,  d'autres  plantes,  d'autres 
astres,  d'autres  inventions,  d'autres  aventures? 

Vraiment,  personne  n'a  donc  encore  éprouvé  la  haine  du  visage  humain 
toujours  pareil,  la  haine  des  animaux  qui  semblent  des  mécaniques  vivantes 
avec  leurs  instincts  invariables  transmis  dans  leur  semence  du  premier  de 
leur  race  au  dernier,  la  haine  des  paysages  éternellement  semblables  et 
la  haine   des   plaisirs  jamais   renouvelés? 


172  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Consolez-vous,    dit-on,  dans   l'amour   de   la   science   et   des   arts. 

Mais  on  ne  voit  donc  pas  que  nous  sommes  toujours  emprisonnés  en 
nous-mêmes,  sans  parvenir  à  sortir  de  nous,  condamnés  à  traîner  le  boulet 
de   notre   rêve   sans   essor? 

Tout  le  progrès  de  notre  effort  cérébral  consiste  à  constater  des  faits 
matériels  au  moyen  d'instruments  ridiculement  imparfaits  qui  suppléent 
cependant  un  peu  à  l'incapacité  de  nos  organes.  Tous  les  vingt  ans,  un 
pauvre  chercheur,  qui  meurt  à  la  peine,  découvre  que  l'air  contient  un 
gaz  encore  inconnu,  qu'on  dégage  une  force  impondérable,  inexplicable  et 
inqualifiable  en  frottant  de  la  cire  sur  du  drap;  que,  parmi  les  innombrables 
étoiles  ignorées,  il  s'en  trouve  une  qu'on  n'avait  pas  encore  signalée  dans 
le    voisinage    d'une    autre,   vue   et   baptisée   depuis   longtemps.    Qu'importe  ? 

Nos  maladies  viennent  de  microbes  ?  Fort  bien.  Mais  d'où  viennent 
ces  microbes?  Et  les  maladies  de  ces  invisibles  eux-mêmes?  Et  les  soleils, 
d'où   viennent-ils  ? 

Nous  ne  savons  rien ,  nous  ne  voyons  rien ,  nous  ne  pouvons  rien , 
nous  ne  devinons  rien ,  nous  n'imaginons  rien  ;  nous  sommes  enfermés , 
emprisonnés   en  nous.    Et   des   gens   s'émerveillent   du   génie   humain  ! 

Les  arts  ?  La  peinture  consiste  à  reproduire  avec  des  couleurs  les  monotones 
paysages  sans  qu'ils  ressemblent  jamais  à  la  nature,  à  dessiner  les  hommes, 
en  s'efforçant,  sans  y  jamais  parvenir,  de  leur  donner  l'aspect  des  vivants. 
On  s'acharne  ainsi,  inutilement,  pendant  des  années,  à  imiter  ce  qui  est; 
et  on  arrive  à  peine,  par  cette  copie  immobile  et  muette  des  actes  de 
la   vie,    à  faire    comprendre   aux  yeux   exercés   ce   qu'on   a    voulu    tenter. 

Les  poètes  font  avec  des  mots  ce  que  les  peintres  essayent  avec  des 
nuances  ! 

Quand  on  a  lu  les  quatre  plus  habiles,  les  quatre  plus  ingénieux,  il 
est  inutile  d'en  ouvrir  un  autre.  Et  on  ne  fait  rien  de  plus.  Ils  ne  peuvent, 
eux  aussi,  ces  hommes,  qu'imiter  l'homme!  Ils  s'épuisent  en  un  labeur 
stérile,  car,  l'homme  ne  changeant  pas,  leur  art  inutile  est  immuable. 
Depuis  que  s'agite  notre  courte  pensée,  l'homme  est  le  même  ;  ses  sentiments, 
ses  croyances,    ses  sensations   sont  les   mêmes.    Il   n'a   point   avancé,  il  n'a 


SUR    L'EAU  173 

point  reculé,  il  n'a  point  remué.  A  quoi  me  sert  d'apprendre  ce  que  je 
suis ,  de  lire  ce  que  je  pense ,  de  me  regarder  moi-môme  dans  les 
banales   aventures   d'un   roman? 

Ah  !  si  les  poètes  pouvaient  traverser  l'espace ,  explorer  les  astres , 
découvrir  d'autres  univers,  d'autres  êtres,  varier  sans  cesse  pour  mon  esprit 
la  nature  et  la  forme  des  choses,  me  promener  sans  cesse  dans  un  inconnu 
changeant  et  surprenant,  ouvrir  des  portes  mystérieuses  sur  des  horizons 
inattendus  et  merveilleux,  je  les  lirais  jour  et  nuit.  Mais  ils  ne  peuvent,  ces 
impuissants,  que  changer  la  place  d'un  mot  et  me  montrer  mon  image  comme 
les  peintres.   A  quoi  bon  ? 

Car  la  pensée  de  l'homme  est  immobile. 

Et  pourtant,  à  défaut  de  mieux,  il  est  doux  de  penser,  quand  on  vit 
seul.  Rien  n'est  meilleur,  rien  ne  donne  une  joie  plus  profonde  et  plus 
intime- 
Sur  ce  petit  bateau  que  ballotte  la  mer,  qu'une  vague  peut  emplir  et 
retourner,  je  sais  et  je  sens  combien  rien  n'existe  de  ce  que  nous  connaissons, 
car  la  terre  qui  flotte  dans  le  vide  est  encore  plus  isolée,  plus  perdue 
que  cette  barque  sur  les  flots.  Leur  importance  est  la  même,  leur  destinée 
s'accomplira  et  je  me  réjouis  de  comprendre  le  néant  des  croyances  et  la 
vanité  des  espérances  qu'engendra  notre  orgueil  d'insectes. 

Je  me  suis  couché,  bercé  par  le  tangage,  et  j'ai  dormi  d'un  profond 
sommeil,  comme  on  dort  sur  l'eau,  jusqu'à  l'heure  où  Bernard  me  réveilla 
pour   me   dire   : 

—  Mauvais  temps,   monsieur,  nous  ne  pouvons  pas  partir  ce  matin. 

Le  vent  est  tombé,  mais  la  mer,  très  grosse  au  large,  ne  permet  pas 
de   faire  route  vers   Saint-Raphaël. 

Encore  un  jour  à  passer  à  Cannes. 

Vers  midi,  le  vent  d'ouest  se  leva  de  nouveau,  moins  fort  que  la  veille, 
et  je  résolus  d'en  profiter  pour  aller  visiter  l'escadre  au  golfe  Juan. 

Le  Bel-Ami,  en  traversant  la  rade,  dansait  comme  une  chèvre,  et  je 
dus  gouverner  avec  grande  attention  pour  ne  pas  recevoir  à  chaque  vague, 


174  LES    LETTRES     ET     LES    ARTS 

qui  vous  arrivait  presque  par  le  travers,  des  paquets  d'eau  sur  la  figure. 
Mais  bientôt  je  gagnai  l'abri  des  îles  et  je  m'engageai  dans  le  passage,  sous 
le  château  fort  de  Sainte-Marguerite. 

La  muraille  droite  tombe  sur  les  rocs  battus  du  flot,  et  son  sommet  ne 
dépasse  guère  la  côte  peu  élevée  de  l'île.  On  dirait  une  tête  enfoncée  entre 
deux  grosses  épaules. 

On  voit  très  bien  la  place  où  descendit  Bazaine.  Il  n'était  pas  besoin 
d'être  un  gymnaste  habile  pour  se  laisser  glisser  sur  ces  rochers  complaisants. 

Cette  évasion  me  fut  racontée  en  grand  détail  par  un  homme  qui  se 
prétendait  et  qui  pouvait  être  bien  renseigné. 

Bazaine  vivait  assez  libre,  recevant  chaque  jour  sa  femme  et  ses  enfants. 
Or,  madame  Bazaine,  nature  énergique,  déclara  à  son  mari  qu'elle  s'éloignerait 
pour  toujours  avec  les  enfants  s'il  ne  s'évadait  pas,  et  elle  lui  exposa  son  plan. 
Il  hésitait  devant  les  dangers  de  la  fuite  et  les  doutes  sur  le  succès;  mais, 
quand  il  vit  sa  femme  décidée  à  accomplir  sa  menace,  il  consentit. 

Alors,  chaque  jour,  on  introduisit  dans  la  forteresse  des  jouets  pour  les 
petits,  puis  toute  une  minuscule  gymnastique  de  chambre.  C'est  avec  ces 
joujoux  que  fut  fabriquée  la   corde  à  nœuds   qui  devait  servir  au   maréchal. 

Elle  fut  confectionnée  lentement,  pour  ne  point  éveiller  de  soupçons,  puis 
caché  avec  soin  dans  un  coin  du  préau  par  une  main  amie. 

La  date  de  l'évasion  fut  alors  fixée.  On  choisit  un  dimanche,  la  surveillance 
ayant  paru  moins  sévère  ce  jour-là. 

Et  madame  Bazaine  s'absenta  pour  quelque  temps. 

Le  maréchal  se  promenait  généralement  jusqu'à  huit  heures  du  soir  dans 
le  préau  de  la  prison,  en  compagnie  du  directeur,  homme  aimable  dont  le 
commerce  lui  plaisait.  Puis,  il  rentrait  dans  ses  appartements,  que  le  geôlier- 
chef  verrouillait  et  cadenassait  en  présence  de  son  supérieur. 

Le  soir  de  sa  fuite,  Bazaine  feignit  d'être  souffrant  et  voulut  rentrer  une 
heure  plus  tôt.  Il  pénétra,  en  effet,  en  son  logement;  mais,  dès  que  le 
directeur  se  fût  éloigné  pour  chercher  son  geôlier  et  le  prévenir  d'enfermer 
immédiatement  le  captif,  le  maréchal  ressortit  bien  vite  et  se  cacha  dans 
la  cour. 


SUR    L'EAU  175 

On  verrouilla  la  prison  vide  et  chacun  rentra  chez  soi. 

Vers  onze  heures,  Bazaine  sortit  de  sa  cachette,  muni  de  l'échelle.  Il 
l'attacha  et  descendit  sur  les  rochers. 

Au  jour  levant,  un  complice  détacha  la  corde  et  la  jeta  au  pied  des 
murs. 

Vers  huit  heures  et  demie,  le  directeur  de  Sainte-Marguerite  s'informa  du 
prisonnier  et  fut  surpris  de  ne  pas  le  voir  encore,  car  il  sortait  tôt  chaque 
matin.  Le  valet  de  chambre  de  Bazaine  refusa  d'entrer  chez  son  maître. 

A  neuf  heures  enfin,  le  directeur  força  la  porte  et  trouva  la  cage 
abandonnée. 

Madame  Bazaine,  de  son  côté,  pour  exécuter  ses  projets,  avait  été  trouver 
un  homme  à  qui  son  mari  avait  rendu  jadis  un  service  capital.  Elle  s'adressait 
à  un  cœur  reconnaissant  et  elle  se  fit  un  allié  aussi  dévoué  qu'énergique.  Ils 
réglèrent  ensemble  tous  les  détails  ;  puis,  elle  se  rendit  à  Gênes  sous  un  faux 
nom  et  loua,  sous  prétexte  d'une  excursion  à  Naples,  un  petit  vapeur  italien, 
au  prix  de  mille  francs  par  jour,  en  stipulant  que  le  voyage  durerait  au  moins 
une  semaine  et  qu'on  pourrait  le  prolonger  d'un  temps  égal  aux  mêmes 
conditions. 

Le  bâtiment  se  mit  en  route  ;  mais  à  peine  eût-il  pris  la  mer  que  la 
voyageuse  parut  changer  de  résolution,  et  elle  demanda  au  capitaine  s'il  lui 
déplaisait  d'aller  jusqu'à  Cannes  chercher  sa  belle-sœur.  Le  marin  y  consentit 
volontiers;  et  il  jeta  l'ancre,  le  dimanche  soir,  au  golfe  Juan. 

Madame  Bazaine  se  fit  mettre  à  terre  en  recommandant  que  le  canot  restât 
sur  la  plage  et  elle  s'éloigna. 

Son  complice  dévoué  l'attendait  avec  une  autre  barque  sur  la  promenade 
de  la  Croisette,  et  ils  traversèrent  la  passe  qui  sépare  du  continent  la  petite 
île  Sainte-Marguerite.  Son  mari  était  déjà  sur  les  roches,  les  vêtements 
déchirés,  le  visage  meurtri,  les  mains  en  sang.  La  mer  étant  un  peu  forte, 
il  fut  contraint  d'entrer  dans  l'eau  pour  gagner  la  barque,  qui  se  serait 
brisée   contre  la   côte. 

Lorsqu'ils  furent  revenus  à  terre,  le  canot  fut  abandonné. 

Ils  regagnèrent  alors  la   première    embarcation,  puis    le   bâtiment,    resté 


176  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

sous  vapeur.  Madame  Bazainc  déclara  alors  au  capitaine  que  sa  belle-sœur 
se  trouvait  trop  souffrante  pour  venir.  Et ,  montrant  le  maréchal ,  elle 
ajouta  : 

—  N'ayant  pas  de  domestique ,  j'ai  pris  un  valet  de  chambre.  Cet 
imbécile  vient  de  tomber  sur  des  rochers  et  de  se  mettre  dans  l'état  où 
vous  le  voyez.  Envoyez-le,  s'il  vous  plaît,  avec  les  matelots,  et  faites-lui 
donner  ce  qu'il    lui   faut   pour    se   panser  et    recoudre   ses   hardes. 

Bazaine  alla  coucher  dans  l'entrepont. 

Or,  le  lendemain,  au  point  du  jour,  on  avait  gagné  la  haute  mer. 
Madame  Bazaine  changea  encore  de  projet  et,  se  disant  malade,  se  fit 
reconduire  à   Gênes. 

Mais  la  nouvelle  de  l'évasion  était  déjà  connue,  le  populaire ,  averti , 
s'ameuta  en  vociférant  sous  les  fenêtres  de  l'hôtel.  Le  tumulte  devint 
bientôt  si  violent  que  le  propriétaire,  épouvanté,  fit  enfuir  les  voyageurs 
par  une  porte  cachée. 

Je  donne  ce  récit  comme  il  me  fut  fait,  et  je  n'affirme  rien. 

Nous  approchons  de  l'escadre  dont  les  lourds  cuirassés,  sur  une  seule 
ligne,  semblent  des  tours  de  guerre  bâties  en  pleine  mer.  Voici  le  Colbert, 
la  Dévastation,  Y  Amiral  Duperré,  le  Courbet,  V  Indomptable  et  le  Richelieu, 
plus  deux  croiseurs,  Y  Hirondelle  et  le  Milan,  et  quatre  torpilleurs  en  train 
d'évoluer  dans  le  golfe. 

Je  veux  visiter  le  Courbet,  qui  passe  pour  le  type  le  plus  parfait  de 
notre  marine. 

Rien  ne  donne  l'idée  du  labeur  humain,  du  labeur  minutieux  et  formidable 
de  cette  petite  bête  aux  mains  ingénieuses,  comme  ces  énormes  citadelles 
de  fer,  qui  flottent  et  marchent,  portent  une  armée  de  soldats,  un  arsenal 
d'armes  monstrueuses  et  qui  sont  faites,  ces  masses,  de  petits  morceaux 
ajustés,  soudés,  forgés,  boulonnés,  travail  de  fourmis  et  de  géants,  qui 
montre  en  même  temps  tout  le  génie  et  toute  l'impuissance  et  toute 
l'irrémédiable  barbarie  de  cette  race  si  active  et  si  faible  qui  use  ses 
efforts  à  créer  des  engins  pour  se  détruire  elle-même. 


SUR    L'EAU 


177 


Ceux  d'autrefois  qui  construisaient  avec  des  pierres  des  cathédrales  en 
dentelle,  palais  féeriques  pour  abriter  des  rêves  enfantins  et  pieux ,  ne 
valaient-ils  pas  ceux  d'aujourd'hui,  lançant  sur  la  mer  des  maisons  d'acier 
qui  sont  les  temples  de  la  mort? 

Au  moment  où  je  quitte  le  navire  pour  remonter  dans  ma  coquille , 
j'entends  sur  le  rivage  éclater  une  fusillade.  C'est  le  régiment  d'Antibes 
qui  fait  l'exercice  de  tirailleurs  dans  les  sables  et  dans  les  pins.   La  fumée 


monte   par    flocons   blancs,    pareils   à    des    nuées    de   coton   qui    s'évaporent 
et  on  voit  courir  le   long    de   la    mer  les   culottes   rouges  des   soldats. 

Alors  les  officiers  de  marine,  intéressés  soudain,  braquent  leurs  lunettes 
vers  la  terre  et  leur  cœur  s'anime  devant  ce  simulacre  de  guerre. 


Quand  je  songe  seulement  à  ce  mot  :  la  guerre  !  il  me  vient  un 
effarement  comme  si  on  me  parlait  de  sorcellerie,  d'inquisition,  d'une 
chose  lointaine,   finie,  abominable,  monstrueuse,  contre  nature. 

Quand  on  parle  d'anthropophages,  nous  sourions  avec  orgueil  en  pro- 
clamant notre  supériorité  sur  ces  sauvages.  Quels  sont  les  sauvages,  les 
vrais  sauvages  ?  Ceux  qui  se  battent  pour  manger  les  vaincus  ou  ceux  qui 
se  battent  pour  tuer,  rien  que  pour  tuer? 


178 


LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 


Les  petits  lignards  qui  courent  là-bas  sont  destinés  à  la  mort,  comme 
les  troupeaux  de  moutons  que  pousse  un  berger  sur  les  routes.  Ils  iront 
tomber  dans  une  plaine,  la  tête  fendue  d'un  coup  de  sabre  ou  la  poitrine  trouée 
d'une  balle;  et  ce  sont  déjeunes  hommes  qui  pourraient  travailler,  produire, 
être  utiles.  Leurs  pères  sont  vieux  et  pauvres;  leurs  mères  qui,  pendant 
vingt  ans,  les  ont  aimés,  adorés  comme  adorent  les  mères,  apprendront  dans 
six  mois  ou  dans  un  an  peut-être,  que  le  fils,  l'enfant,  le  grand  enfant  élevé 
avec  tant  de  peine,  avec  tant  d'argent,  avec  tant  d'amour,  fut  jeté  dans 
un  trou  comme  un  chien  crevé,  après  avoir  été  éventré  par  un  boulet  et 
piétiné,  écrasé,  mis  en  bouillie  par  les  charges  de  cavalerie.  Pourquoi 
a-t-on  tué  son  garçon,  son  beau  garçon,  son  seul  espoir,  son  orgueil, 
sa  vie?   Elle  ne   sait   pas.    Oui,  pourquoi? 

La  guerre!...  se  battre...  égorger...  massacrer  des  hommes!...  Et 
nous  avons  aujourd'hui,  à  notre  époque,  avec  notre  civilisation,  avec 
l'étendue  de  science  et  le  degré  de  philosophie  où  l'on  croit  parvenu  le 
génie  humain,  des  écoles  où  l'on  apprend  à  tuer,  à  tuer  de  très  loin, 
avec  perfection,  beaucoup  de  monde  en  même  temps,  à  tuer  de  pauvres 
diables  d'hommes  innocents,  chargés  de  famille  et  sans  casier  judiciaire. 
Et  le  plus  stupéfiant,  c'est  que  le  peuple  ne  se  lève  pas  contre  les 
gouvernements.  Quelle  différence  y  a-t-il  entre  les  monarchies  et  les 
républiques?  Le  plus  stupéfiant  c'est  que  la  société  tout  entière  ne  se 
révolte  pas  à    ce    seul   mot    de   guerre. 

Ah!  nous  vivrons  toujours  sous  le  poids  des  vieilles  et  odieuses  cou- 
tumes, des  criminels  préjugés,  des  idées  féroces  de  nos  barbares  aïeux, 
car  nous  sommes  des  bêtes,  nous  resterons  des  bêtes  que  l'instinct 
domine   et    que   rien   ne  change. 

N'aurait-on  pas  honni  tout  autre  que  Victor  Hugo  qui  eût  jeté  ce  grand 
cri   de   délivrance   et   de   vérité  : 

«  Aujourd'hui  la  force  s'appelle  la  violence  et  commence  à  être  jugée; 
la  guerre  est  mise  en  accusation.  La  civilisation,  sur  la  plainte  du  genre 
humain,  instruit  le  procès  et  dresse  le  grand  dossier  criminel  des  conquérants 
et    des   capitaines. 


SUR    L'EAU  179 

«  Les  peuples  en  viennent  à  comprendre  que  l'agrandissement  d'un 
forfait  n'en  saurait  être  la  diminution;  que  si  tuer  est  un  crime,  tuer 
beaucoup  n'en  peut  pas  être  la  circonstance  atténuante;  que  si  voler  est 
une  honte,    envahir  ne  pourrait  être   une  gloire. 

«  Ah ,  proclamons  ces   vérités  absolues,    déshonorons    la  guerre  !   » 

Vaines  colères  !  indignation  de  poète  !  La  guerre  est  plus  vénérée  que 
jamais. 

Un  artiste  habile  en  cette  partie,  un  massacreur  de  génie,  M.  de 
Moltke,  a  répondu  un  jour,  aux  délégués  de  la  paix,  les  étranges  paroles 
que  voici   : 

«  La  guerre  est  sainte,  d'institution  divine,  c'est  une  des  lois  sacrées 
du  monde;  elle  entretient  chez  les  hommes  tous  les  nobles  sentiments, 
l'honneur,  le  désintéressement,  la  vertu,  le  courage  et  les  empêche,  en 
un  mot,   de   tomber   dans  le   plus    hideux   matérialisme  !   » 

Ainsi,  se  réunir  en  troupeaux  de  quatre  -cent  mille  hommes,  marcher 
jour  et  nuit  sans  repos,  ne  penser  à  rien,  ne  rien  étudier,  ne  rien 
apprendre,  ne  rien  lire,  n'être  utile  à  personne,  pourrir  de  saleté,  coucher 
dans  la  fange,  vivre  comme  les  brutes  dans  un  hébétement  continu,  piller 
les  villes,  brûler  les  villages,  ruiner  les  peuples;  puis,  rencontrer  une  autre 
agglomération  de  viande  humaine,  se  ruer  dessus,  faire  des  lacs  de  sang, 
des  plaines  de  chair  pilée  mêlée  à  la  terre  boueuse  et  rougie,  des  monceaux 
de  cadavres,  avoir  les  bras  ou  les  jambes  emportés,  la  cervelle  écrabouillée 
sans  profit  pour  personne  et  crever  au  coin  d'un  champ,  tandis  que  vos 
vieux  parents,  votre  femme  et  vos  enfants  meurent  de  faim,  voilà  ce  qu'on 
appelle    «    ne    pas    tomber    dans   le  plus    hideux   matérialisme  »  ! 

Les  hommes  de  guerre  sont  les  fléaux  du  monde.  Nous  luttons  contre 
la  nature,  contre  l'ignorance,  contre  les  obstacles  de  toutes  sortes,  pour 
rendre  moins  dure  notre  misérable  vie.  Des  hommes,  des  bienfaiteurs, 
des  savants  usent  leur  existence  à  travailler,  à  chercher  ce  qui  peut  aider, 
ce  qui  peut  secourir,  ce  qui  peut  soulager  leurs  frères.  Ils  vont,  acharnés 
à  leur  besogne  utile,  entassant  les  découvertes,  agrandissant  l'esprit  humain, 
élargissant   la  science,  donnant   chaque  jour  à  l'intelligence   une  somme   de 


180  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

savoir  nouveau,  donnant  chaque  jour  à  leur  patrie  du  bien-être,  de  l'aisance, 
de  la  force. 

La  guerre  arrive  :  en  six  mois  les  généraux  ont  détruit  vingt  ans 
d'efforts,  de    patience   et   de  génie. 

Voilà  ce  qu'on  appelle  :  «  ne  pas  tomber  dans  le  plus  hideux  maté- 
rialisme ». 

Nous  l'avons  vue,  la  guerre.  Nous  avons  vu  les  hommes  redevenus  des 
brutes,  affolés,  tuer  par  plaisir,  par  terreur,  par  bravade,  par  ostentation. 
Alors  que  le  droit  n'existe  plus,  que  la  loi  est  morte,  que  toute  notion  du 
juste  disparaît,  nous  avons  vu  fusiller  des  innocents  trouvés  sur  une  route  et 
devenus  suspects  parce  qu'ils  avaient  peur.  Nous  avons  vu  tuer  des  chiens 
enchaînés  à  la  porte  de  leurs  maîtres,  pour  essayer  des  revolvers  neufs, 
nous  avons  vu  mitrailler  par  plaisir  des  vaches  couchées  dans  un  champ,  sans 
aucune  raison,  pour  tirer  des  coups  de  fusil,  histoire  de  rire. 

Voilà  ce  qu'on  appelle  :  «  ne  pas  tomber  dans  le  plus  hideux  maté- 
rialisme ». 

Entrer  dans  un  pays,  égorger  l'homme  qui  défend  sa  maison  parce  qu'il 
est  vêtu  d'une  blouse  et  n'a  pas  de  képi  sur  la  tête  ;  brûler  les  habitations 
de  misérables  qui  n'ont  plus  de  pain,  casser  des  meubles,  en  voler  d'autres, 
boire  le  vin  trouvé  dans  les  caves,  violer  les  femmes  trouvées  dans  les  rues, 
brûler  des  millions  de  francs  en  poudre  et  laisser  derrière  soi  la  misère 
et   le   choléra. 

Voilà  ce  qu'on  appelle  :  «  ne  pas  tomber  dans  le  plus  hideux  maté- 
rialisme.  » 

Qu'ont-ils  donc  fait  pour  prouver  même  un  peu  d'intelligence,  les  hommes 
de  guerre?   Rien.   Qu'ont-ils  inventé?  Des  canons   et  des  fusils.   Voilà  tout. 

L'inventeur  de  la  brouette  n'a-t-il  pas  plus  fait  pour  l'homme,  par  cette 
simple  et  pratique  idée  d'ajuster  une  roue  à  deux  bâtons,  que  l'inventeur  des 
fortifications   modernes,    Vauban  ? 

Que  nous  reste-t-il  de  la  Grèce?  Des  livres,  des  marbres.  Est-elle  grande 
parce  qu'elle  a  vaincu  ou  parce  qu'elle  a  produit?  Est-ce  l'invasion  des 
Perses  qui   l'a  empêchée    «  de  tomber  dans  le  plus  hideux  matérialisme  »  ? 


SUR    L'EAU  181 

Sont-ce  les  invasions  des  barbares  qui  ont  sauvé  Rome  et  l'ont  régénérée? 
Est-ce  que  Napoléon  Ier  a  continué  le  grand  mouvement  intellectuel 
commencé  par  les  philosophes  à  la  fin  du  dernier  siècle  ? 

Eh  bien  oui,  puisque  les  gouvernements  prennent  ainsi  le  droit  de  mort 
sur  les  peuples,  il  n'y  a  rien  d'étonnant  à  ce  que  les  peuples  prennent  parfois 
le  droit  de  mort  sur  les  gouvernements. 

Ils  se  défendent,  ils  ont  raison.  Personne  n'a  le  droit  absolu  de  gouverner 
les  autres.  On  ne  le  peut  faire  que  pour  le  bien  de  ceux  qu'on  dirige. 
Quiconque  gouverne  a  autant  le  devoir  d'éviter  la  guerre  qu'un  capitaine  de 
navire  a  celui  d'éviter  le  naufrage. 

Quand  un  capitaine  a  perdu  son  bâtiment,  on  le  juge  et  on  le  condamne, 
s'il  est  reconnu  coupable  de  négligence  ou  même  d'incapacité. 

Pourquoi  ne  jugerait-on  pas  les  gouvernements  après  chaque  guerre 
déclarée  ?  Si  les  peuples  comprenaient  cela,  s'ils  faisaient  justice  eux-mêmes 
des  pouvoirs  meurtriers,  s'ils  refusaient  de  se  laisser  tuer  sans  raison, 
s'ils  se  servaient  de  leurs  armes  contre  ceux  qui  les  leur  ont  données 
pour  massacrer...  ce  jour-là,  la  guerre  serait  morte...  Mais  ce  jour  ne 
viendra   pas  ! 


Agay,  8  avril. 

—  Beau  temps  !  Monsieur. 

Je  me  lève  et  je  monte  sur  le  pont.  Il  est  trois  heures  du  matin.  La  mer 
est  plate,  le  ciel  infini  ressemble  à  une  immense  voûte  d'ombre  ensemencée 
de  grains   de   feu.    Une   brise   très    légère   souffle   de   terre. 

Le  café  est  chaud.  Nous  le  buvons,  et,  sans  perdre  une  minute  pour 
profiter  de  ce  vent  favorable,  nous  partons. 

Nous  voilà,  glissant  sur  l'onde,  vers  la  pleine  mer.  La  côte  disparaît  : 
on  ne  voit  plus  rien  autour  de  nous,  que  du  noir.  C'est  là  une  sensation, 
une  émotion  troublante  et  délicieuse,  s'enfoncer  dans  cette  nuit  vide, 
dans  ce  silence,  sur  cette  eau,  loin  de  tout.  Il  semble  qu'on  quitte  le 
monde,  qu'on  ne  doit  plus  jamais  arriver  nulle  part,  qu'il  n'y  aura  plus 
de   rivage,    qu'il  n'y   aura    pas   de   jour.    A    mes   pieds,    une  petite   lanterne 


182  LES    LETTRES     ET    LES    ARTS 

éclaire  le  compas  qui  m'indique  la  route.  Il  faut  courir  au  moins  trois 
milles  au  large  pour  doubler  sûrement  le  cap  Roux  et  le  Drammond, 
quel  que  soit  le  vent  qui  donnera,  lorsque  le  soleil  sera  levé.  J'ai  fait 
allumer  les  fanaux  de  position,  rouge  bâbord  et  vert  tribord,  pour  éviter 
tout  accident  et  je  jouis  avec  ivresse  de  cette  fuite  muette,  continue  et 
tranquille. 

Tout  à  coup,  un  cri  s'élève  devant  nous.  Je  tressaille,  car  la  voix  est 
proche,  et  je  n'aperçois  rien,  rien  que  cette  obscure  muraille  de  ténèbres 
où  je  m'enfonce  et  qui  se  referme  derrière  moi.  Raymond,  qui  veille  à 
l'avant,  me  dit  :  «  C'est  une  tartane  qui  va  dans  l'est,  arrivez  un  peu, 
monsieur,    nous  passons  derrière.   » 

Et  soudain,  tout  près,  se  dresse  un  fantôme  effrayant  et  vague,  la  grande 
ombre  flottante  d'une  haute  voile  aperçue  quelques  secondes  et  disparue 
presque  aussitôt. 

Rien  n'est  plus  étrange,  plus  fantastique  et  plus  émouvant  que  ces  appa- 
ritions rapides,  sur  la  mer,  la  nuit.  Les  pêcheurs  et  les  sabliers  ne 
portent  jamais  de  feux  ;  on  ne  les  voit  donc  qu'en  les  frôlant  et  cela  vous 
laisse    le   serrement   de    cœur   d'une   rencontre   surnaturelle. 

J'entends  au  loin  le  sifflement  d'un  oiseau.  Il  approche,  passe  et  s'éloigne, 
que  ne  puis-je  errer  comme  lui  ! 

L'aube  enfin  paraît,  lente  et  douce,  sans  un  nuage  et  le  jour  la  suit, 
un  vrai  jour  d'été. 

Raymond  affirme  que  nous  aurons  vent  d'est;  Bernard  tient  toujours 
pour  le  vent  d'ouest  et  me  conseille  de  changer  d'allures  et  de  marcher 
tribord  amures  sur  le  Drammond  qui  se  dresse  au  loin.  Je  suis  aussitôt 
son  avis  et,  sous  la  lente  poussée  d'une  brise  agonisante,  nous  nous  rappro- 
chons   de  l'Estérel. 

La  longue  côte  rouge  tombe  dans  l'eau  bleue  qu'elle  fait  paraître 
violette.  Elle  est  bizarre,  hérissée,  jolie,  avec  des  pointes,  des  golfes 
innombrables,  des  rochers  capricieux  et  coquets,  mille  fantaisies  de  mon- 
tagne admirée.  Sur  ses  flancs,  les  forêts  de  pins  montent  jusqu'aux  cimes 
de    granit    qui    ressemblent    à    des    châteaux,    à    des    villes,    à    des    armées 


SUR    L'EAU  183 

de  pierres  courant  l'une  après  l'autre.  Et  la  mer  est  si  limpide  à 
son  pied  qu'on  distingue  par  places  les  fonds  de  sable  et  les  fonds 
d'herbes. 

Certes,  en  certains  jours,  j'éprouve  l'horreur  de  ce  qui  est,  jusqu'à  désirer 
la  mort.  Je  sens,  jusqu'à  la  souffrance  suraiguë,  la  monotonie  invariable  des 
paysages,  des  figures  et  des  pensées.  La  médiocrité  de  l'Univers  m'étonne  et 
me  révolte,  la  petitesse  de  toutes  choses  m'emplit  de  dégoût,  la  pauvreté  des 
rêves  humains  m'anéantit. 

En  certains  autres,  au  contraire,  je  jouis  de  tout,  à  la  façon  d'un  animal. 
Si  mon  esprit  inquiet,  tourmenté,  hypertrophié  par  le  travail,  s'élance  à  des 
espérances  qui  ne  sont  point  de  notre  race  et  puis  retombe  dans  le  mépris  de 
tout,  après  en  avoir  constaté  le  néant,  mon  corps  de  bête  se  grise  de  toutes 
les  ivresses  de  la  vie. 

J'aime  le  ciel  comme  un  oiseau,  les  forêts  comme  un  loup  rôdeur,  les 
rochers  comme  un  chamois,  l'herbe  profonde  pour  m'y  rouler,  pour  y 
courir  comme  un  cheval  et  l'eau  limpide  comme  un  poisson.  Je  sens  frémir 
en  moi  quelque  chose  de  toutes  les  espèces  d'animaux,  de  tous  les 
instincts,  de  tous  les  désirs  confus  des  créatures  inférieures.  J'aime  la 
terre  comme  elles  et  non  comme  vous,  les  hommes;  je  l'aime  sans  l'admirer, 
sans  la  poétiser,  sans  m'exalter.  J'aime  d'un  amour  bestial  et  profond, 
méprisable  et  sacré,  tout  ce  qui  vit,  tout  ce  qui  pousse,  tout  ce  qu'on  voit  car 
tout  cela,  laissant  calme  mon  esprit,  trouble  mes  yeux  et  mon  cœur,  tout,  les 
jours,  les  nuits,  les  fleuves,  les  mers,  les  tempêtes,  les  bois,  les  aurores,  le 
regard  et  la  chair  des  femmes. 

La  caresse  de  l'eau  sur  le  sable  des  rives  ou  sur  le  granit  des  roches 
m'émeut  et  m'attendrit,  et  la  joie  qui  m'envahit  quand  je  me  sens  poussé  par 
le  vent  et  porté  par  la  vague,  naît  de  ce  que  je  me  livre  aux  forces  brutales 
et  naturelles  du  monde,  de  ce  que  je  retourne  à  la  vie  primitive. 

Quand  il  fait  beau  comme  aujourd'hui  j'ai  dans  les  veines  le  sang  des 
vieux  faunes  lascifs  et  vagabonds,  je  ne  suis  plus  le  frère  des  hommes,  mais 
le  frère  de  tous  les  êtres  et  de  toutes  les  choses. 

Le  soleil  monte  sur  l'horizon.  La  brise  tombe  comme  avant-hier,  mais  le 


184  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

vent  d'ouest  prévu  par  Bernard  ne  se  lève  pas  plus  que  le  vent  d'est  annoncé 
par  Raymond. 

Jusqu'à  dix  heures,  nous  flottons  immobiles,  comme  une  épave,  puis  un 
petit  souffle  du  large  nous  remet  en  route,  tombe,  renaît,  semble  se  moquer 
de  nous,  agacer  la  voile,  nous  promettre  sans  cesse  la  brise  qui  ne  vient  pas. 
Ce  n'est  rien,  l'haleine  d'une  bouche  ou  un  battement  d'éventail;  cela  pourtant, 
suffit  à  ne  pas  nous  laisser  en  place.  Les  marsouins,  ces  clowns  de  la  mer, 
jouent  autour  de  nous,  jaillissent  hors  de  l'eau  d'un  élan  rapide  comme  s'ils 
s'envolaient,  passent  dans  l'air  plus  vifs  qu'un  éclair,  puis  plongent  et 
ressortent  plus  loin. 

Vers  une  heure,  comme  nous  nous  trouvions  par  le  travers  d'Agay,  la  brise 
tomba  tout  à  fait,  et  je  compris  que  je  coucherais  au  large  si  je  n'armais  pas 
l'embarcation  pour  remorquer  le  yacht  et  me  mettre  à  l'abri  dans  cette 
baie. 

Je  fis  donc  descendre  les  deux  hommes  dans  le  canot,  et  à  trente  mètres 
devant  moi  ils  commencèrent  à  me  traîner.  Un  soleil  enragé  tombait  sur  l'eau, 
brûlait  le  pont  du  bateau. 

Les  deux  matelots  ramaient  d'une  façon  très  lente  et  régulière,  comme 
deux  manivelles  usées  qui  ne  vont  plus  qu'à  peine,  mais  qui  continuent  sans 
arrêt  leur  effort  mécanique  de  machines. 

La  rade  d'Agay  forme  un  joli  bassin  bien  abrité,  fermé,  d'un  côté,  par  les 
rochers  rouges  et  droits,  que  domine  le  sémaphore  au  sommet  de  la 
montagne,  et  que  continue,  vers  la  pleine  mer,  l'île  d'Or,  nommée  ainsi  à 
cause  de  sa  couleur;  de  l'autre,  par  une  ligne  de  roches  basses  et  une  petite 
pointe  à  fleur  d'eau  portant  un  phare  pour  signaler  l'entrée. 

Dans  le  fond,  une  auberge  qui  reçoit  les  capitaines  des  navires  réfugiés  là 
par  les  gros  temps  et  les  pêcheurs  en  été,  une  gare  où  s'arrêtent  deux  trains 
par  jour  et  où  ne  descend  personne,  et  une  jolie  rivière  s'enfonçant  dans 
l'Estérel  jusqu'au  vallon  nommé,  je  crois,  val  Infernet,  et  qui  est  plein  de 
lauriers-roses,  comme  un  ravin  d'Afrique. 

Aucune  route  n'aboutit,  de  l'intérieur,  à  cette  baie  délicieuse.  Seul,  un 
sentier  conduit  à  Saint-Raphaël,  en  passant  par  les  carrières  de  porphyre  du 


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SUR    L'EAU  185 

Drammond  ;  mais  aucune  voiture  ne  le  pourrait  suivre.  Nous  sommes  donc  en 
pleine  montagne. 

Je  résolus  de  me  promener  à  pied,  jusqu'à  la  nuit,  par  les  chemins  bordés 
de  cistes  et  de  lentisques.  Leur  odeur  de  plantes  sauvages,  violente  et 
parfumée,  emplit  l'air,  se  mêle  au  grand  souffle  de  résine  de  la  forêt  immense, 
qui  semble  haleter  sous  la  chaleur. 

Après  une  heure  de  marche,  j'étais  en  plein  bois  de  sapins,  un  bois  clair, 
sur  une  pente  douce  de  montagne.  Les  granits  pourpres,  ces  os  de  la  terre, 
semblaient  rougis  par  le  soleil  ;  et  j'allais  lentement,  heureux  comme  doivent 
l'être  les  lézards  sur  les  pierres  brûlantes,  quand  j'aperçus,  au  sommet  de  la 
montée,  venant  vers   moi  sans  me  voir,   deux  amoureux  ivres   de  leur  rêve. 

C'était  joli,  c'était  charmant,  ces  deux  êtres  aux  bras  liés,  descendant,  à 
pas  distraits,  dans  les  alternances  de  soleil  et  d'ombre  qui  bariolaient  la  côte 
inclinée. 

Elle  me  parut  très  élégante  et  très  simple  avec  une  robe  grise  de 
voyage  et  un  chapeau  de  feutre  hardi  et  coquet.  Lui,  je  ne  le  vis  guère.  Je 
remarquai  seulement  qu'il  avait  l'air  comme  il  faut.  Je  m'étais  assis  derrière 
le  tronc  d'un  pin  pour  les  regarder  passer.  Ils  ne  m'aperçurent  pas  et 
continuèrent  à  descendre  en  se  tenant  par  la  taille,  sans  dire  un  mot,  tant 
ils    s'aimaient. 

Quand  je  ne  les  vis  plus,  je  sentis  qu'une  tristesse  m'était  tombée  sur  le 
cœur.  Un  bonheur  m'avait  frôlé,  que  je  ne  connaissais  point  et  que  je 
pressentais  le  meilleur  de  tous.  Et  je  revins  vers  la  baie  d'Agay,  trop  las 
maintenant  pour  continuer  ma  promenade. 

Jusqu'au  soir,  je  m'étendis  sur  l'herbe,  au  bord  de  la  rivière,  et  vers  sept 
heures  j'entrai  dans  l'auberge  pour  dîner. 

Mes  matelots  avaient  prévenu  le  patron  qui  m'attendait.  Mon  couvert  était 
mis  dans  une  salle  blanche  peinte  à  la  chaux  à  côté  d'une  autre  table  où 
dînaient  déjà,  face  à  face  et  se  regardant  au  fond  des  yeux,  mes  deux 
amoureux  de  tantôt. 

J'eus  honte  de  les  déranger  comme  si  je  commettais  là  une  chose 
inconvenante  et  vilaine. 


186  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Ils  m'examinèrent  quelques  secondes,  puis  se  mirent  à  causer  tout  bas. 

L'aubergiste,  qui  me  connaissait  depuis  longtemps,  prit  une  chaise  près 
de  la  mienne.  11  me  parla  des  sangliers  et  du  lapin,  du  beau  temps,  du 
mistral,  d'un  capitaine  italien  qui  avait  couché  là  l'autre  nuit,  puis,  pour  me 
flatter,  vanta  mon  yacht,  dont  j'apercevais  encore  par  la  fenêtre  la  coque  noire 
et  le  grand  mât. 

Mes  voisins  qui  avaient  mangé  très  vite,  sortirent  aussitôt.  Moi,  je 
m'attardai  à  regarder  le  mince  croissant  de  la  lune  poudrant  de  lumière  la 
petite  rade.  Je  vis  enfin  mon  canot  qui  venait  à  terre,  rayant  de  son  passage 
l'immobile  et  pâle  clarté  tombée  sur  l'eau. 

Descendu  pour  m'embarquer,  j'aperçus,  debout  sur  la  plage,  les  deux 
amants  qui  contemplaient  la  mer. 

Et,  comme  je  m'éloignais  au  bruit  pressé  des  avirons,  je  distinguais 
toujours  leurs  silhouttes  sur  le  rivage,  leurs  ombres  dressées  côte  à  côte. 
Elles  emplissaient  la  baie,  la  nuit,  le  ciel,  tant  l'amour  s'exhalait  d'elles, 
s'épandait  par  l'horizon,  les  faisait  grandes  et  symboliques. 

Et,  quand  je  fus  remonté  sur  mon  bateau,  je  demeurai  longtemps  assis 
sur  le  pont,  plein  de  tristesse  sans  savoir  pourquoi,  plein  de  regrets  sans 
savoir  de  quoi,  ne  pouvant  me  décider  à  descendre  enfin  dans  ma  chambre, 
comme  si  j'eusse  voulu  respirer  plus  longtemps  un  peu  de  cette  tendresse 
répandue  dans  l'air  autour  d'eux. 

Tout  à  coup,  une  des  fenêtres  de  l'auberge  s'éclairant,  je  vis  dans  la 
lumière  leurs  deux  profils.  Alors  ma  solitude  m'accabla,  et  dans  la  tiédeur 
de  cette  nuit  prinlanièrc,  au  bruit  léger  des  vagues  sur  le  sable,  sous  le  fin 
croissant  qui  tombait  dans  la  pleine  mer,  je  sentis  en  mon  cœur  un  tel  désir 
d'aimer  que  je  faillis  crier  de  détresse. 

Puis,  brusquement,  j'eus  honte  de  cette  faiblesse,  et,  ne  voulant  point 
m'avoucr  que  j'étais  un  homme  comme  les  autres,  j'accusai  le  clair  de  lune 
de  m'avoir  troublé  la  raison. 

J'ai  toujours  cru,  d'ailleurs,  que  la  lune  exerce  sur  les  cervelles  humaines 
une  influence  mystérieuse. 

Elle  fait  divaguer  les  poètes,  les  rend  délicieux  ou  ridicules,  et  produit 


SUR    L'EAU  187 

sur  la  tendresse  des  amoureux  l'effet  de  la  bobine  de  Runikorff  sur  les 
courants  électriques.  L'iiomme  qui  aime  normalement  sous  le  soleil ,  adore 
frénétiquement  sous  la  lune. 

Une  femme  jeune  et  charmante  me  soutint  un  jour,  je  ne  sais  plus  à  quel 
propos,  que  les  coups  de  lune  sont  mille  fois  plus  dangereux  que  les  coups 
de  soleil.  On  les  attrape,  me  disait-elle,  sans  s'en  douter,  en  se  promenant 
par  les  belles  nuits,  et  on  n'en  guérit  jamais;  on  reste  fou,  non  pas  fou 
furieux,  fou  à  enfermer,  mais  fou  d'une  folie  spéciale,  douce  et  continue  ;  on 
ne  pense  plus,   en  rien,  comme  les  autres  hommes. 

Certes,  j'ai  dû,  ce  soir,  recevoir  un  coup  de  lune,  car  je  me  sens 
déraisonnable  et  délirant,  prêt  à  pleurer  et  prêt  à  crier;  et  le  petit  croissant 
qui  descend  vers  la  mer,   m'émeut,   m'attendrit  et  me  navre. 

Qu'a-t-elle  donc  de  si  séduisant,  cette  lune,  vieil  astre  défunt,  qui 
promène  dans  le  ciel  sa  face  jaune  et  sa  triste  lumière  de  trépassée  pour 
nous  troubler  ainsi,  nous  autres  que  la  pensée  vagabonde  agite. 

L'aimons-nous  parce  qu'elle  est  morte,   comme  dit  le  poète  Haraucourt  : 

Puis  ce  fut  l'âge  blond  des  tiédeurs  et  des  vents. 
La  lune  se  peupla  de  murmures  vivants  ; 
Elle   eut  des  mers   sans   fond   et  des  fleuves   sans  nombre, 
Des  troupeaux,  des  cités,  des  pleurs,  des  cris  joyeux. 
Elle  eut  l'amour  ;  elle  eut  ses  arts,  ses  lois,  ses  dieux, 
Et  lentement  rentra  dans  l'ombre. 

L'aimons-nous  parce  que  les  poètes,  à  qui  nous  devons  l'éternelle  illusion 
dont  nous  sommes  enveloppés  en  cette  vie,  ont  troublé  nos  yeux  par  toutes 
les  images  aperçues  dans  ses  rayons,  nous  ont  appris  à  comprendre  de  mille 
façons ,  avec  notre  sensibilité  exaltée ,  le  monotone  et  doux  effet  qu'elle 
promène  autour  du  monde  ? 

Quand  elle  se  lève  derrière  les  arbres,  quand  elle  verse  sa  lumière 
frissonnante  sur  un  fleuve  qui  coule,  quand  elle  tombe  à  travers  les  branches 
sur  le  sable  des  allées,  quand  elle  monte,  solitaire,  dans  le  ciel  noir  et  vide, 
quand  elle  s'abaisse  vers  la  mer,  allongeant  sur  la  surface  onduleuse  et 
liquide,  une  immense  traînée  de  clarté,  ne  sommes-nous  pas  assaillis  par 
tous  les  vers  charmants  qu'elle  inspira  aux  grands  rêveurs  ? 


188  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Si  nous  allons,  l'âme  gaie,  par  la  nuit,  et  si  nous  la  voyons,  toute  ronde, 
ronde  comme  un  œil  jaune  qui  nous  regarderait,  perchée  juste  au-dessus 
d'un  toit,  l'immortelle  ballade  de  Musset  se  met  à  chanter  dans  notre 
mémoire. 

Et  n'est-ce  pas  lui,  le  poète  railleur,  qui  nous  la  montre  aussitôt  avec 
ses  yeux  ? 

C'était  dans    la  nuit    brune, 
Sur  le  clocher  jauni 

La  lune 
Comme  un  point  sur  un  i. 

Si  nous  allons,  par  un  soir  de  tristesse,  sur  une  plage,  au  bord  de 
l'Océan  qu'elle  illumine,  ne  nous  mettons-nous  pas,  malgré  nous,  à  réciter 
ces  deux  vers  si  grands  et  si  mélancoliques  : 

Seule,  au-dessus  des  mers,  la  lune  voyageant 

Laisse  dans  les  flots  noirs  tomber  ses  pleurs  d'argent. 

Si  nous  nous  réveillons,  dans  notre  lit,  qu'éclaire  un  long  rayon,  entrant 
par  la  fenêtre,  ne  nous  semble-t-il  pas  aussitôt  voir  descendre  vers  nous  la 
figure  blanche   qu'évoque  Catulle  Mendès. 

Elle  venait,  avec  un  lis  dans  chaque  main, 
La  pente  d'un  rayon  lui  servant  de  chemin. 

Si,  marchant,  le  soir,  par  la  campagne,  nous  entendons  tout  à  coup 
quelque  chien  de  ferme  pousser  sa  plainte  longue  et  sinistre,  ne  sommes-nous 
pas  frappés  brusquement  par  le  souvenir  de  l'admirable  pièce  de  Leconte  de 
Lisle,   les  Hurleurs  ? 

Seule,  la  lune  pâle,  en  écartant  la  nue, 
Comme  une   morne   lampe  oscillait  tristement. 

Monde  muet,  marqué  d'un  signe  da  colère 
Débris  d'un  globe  mort  au  hasard  dispersé, 
Elle  laissait  tomber  de  son  orbe  glacé 
Un  reflet  sépulcral  sur  l'Océan  polaire. 

Par  un  soir  de  rendez-vous,  l'on  va  tout  doucement  dans  le  chemin, 
serrant   la    taille  de   la   bien-aimée,    lui   pressant  la   main   et    lui   baisant   la 


SUR    L'EAU  189 

tempe.  Elle  est  un  peu  lasse,  un  peu  émue  et  marche  d'un  pas  fatigué. 
Un  banc  apparaît,  sous  les  feuilles  que  mouille  comme  une  onde  calme  la 
douce  lumière. 

Est-ce  qu'ils  n'éclatent  pas  dans  notre  esprit,  dans  notre  cœur,  ainsi 
qu'une  chanson  d'amour  exquise,  les  deux  vers  charmants  : 

Et  réveiller,  pour  s'asseoir  à  sa  place, 
Le  clair  de  lune  endormi  sur  le  banc  ! 

Peut-on  voir  le  croissant  dessiner,  comme  ce  soir,  dans  un  grand  ciel 
ensemencé  d'astres,  son  fin  profil,  sans  songer  à  la  fin  de  ce  chef-d'œuvre 
de  Victor  Hugo  qui  s'appelle  Booz  endormi  : 

....Et  Ruth  se  demandait, 
Immobile,  ouvrant  l'œil  à  demi  sous  ses  voiles, 
Quel  Dieu,  quel  moissonneur  de  l'éternel  été, 
Avait,  en  s'en  allant,  négligemment  jeté 
Cette  faucille  d'or  dans  le  champ  des  étoiles  I 

Et  qui  donc  a  jamais  mieux  dit  que  Hugo,  la  lune  galante  et  tendre  aux 
amoureux  ? 

Chacun  se  dispersa  sous  les  profonds  feuillages. 
Les  folles  en  riant  entraînèrent  les  sages  ; 
L'amante  s'en  alla  dans  l'ombre  avec  l'amant  ; 
Et  troublés  comme  on  l'est  en  songe,  vaguement, 
Ils  sentaient  par  degrés  se  mêler  à  leur  âme, 
A  leurs  discours  secrets,  à  leurs  regards  de  flamme, 
A  leurs  cœurs,  à  leurs  sens,  à  leur  molle  raison, 
Le  clair  de  lune  bleu  qui  baignait  l'horizon. 

Et  je  me  rappelle  aussi  cette  admirable  prière  à  la  lune  qui  ouvre  le 
onzième  livre  de  l'Ane  d'or,   d'Apulée. 

Mais  ce  n'est  point  assez  pourtant  que  toutes  ces  chansons  des  hommes 
pour  mettre  en  notre  cœur  la  tristesse  sentimentale  que  ce  pauvre  astre  nous 
inspire. 

Nous  plaignons  la  lune,  malgré  nous,  sans  savoir  pourquoi,  sans  savoir 
de  quoi,  et,  pour  cela,  nous  l'aimons. 

La    tendresse   que   nous   lui   donnons   est   mêlée   aussi   de   pitié,    nous   la 


190 


LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 


plaignons  comme  une  vieille  fille,  car  nous  devinons  vaguement,  malgré  les 
poètes,  que  ce  n'est  point  une  morte,   mais  une  vierge. 

Les  planètes,  comme  les  femmes,  ont  besoin  d'un  époux,  et  la  pauvre 
lune,  dédaignée  du  soleil,  n'a-t-elle  pas  simplement  coiffé  sainte  Catherine, 
comme  nous  disons  ici-bas  ? 

Et  c'est  pour  cela  qu'elle  nous  emplit,  avec  sa  clarté  timide,  d'espoirs 
irréalisables  et  de  désirs  inaccessibles.  Tout  ce  que  nous  attendons  obscuré- 
ment et  vainement  sur  cette  terre  agite  notre  cœur  comme  une  sève 
impuissante  et  mystérieuse,  sous  les  pâles  rayons  de  la  lune.  Nous  devenons, 
les  yeux  levés  sur  elle,  frémissants  de  rêves  impossibles  et  assoiffés  d'inex- 
primables tendresses. 

L'étroit  croissant,  un  fil  d'or,  trempait  maintenant  dans  l'eau  sa  pointe 
aiguë,  et  il  plongea  doucement,  lentement,  jusqu'à  l'autre  pointe,  si  fine  que 
je  ne  la  vis  point  disparaître. 

Alors,  je  levai  mon  regard  vers  l'auberge.  La  fenêtre  éclairée  venait  de 
se  fermer. 

Une  lourde  détresse  m'écrasa  et  je  descendis  dans  ma  chambre. 


GUY    DE    MAUPASSANT. 


LE    GENDARME    ROUGE 


La  plus  redoutable  et  la  plus  redoutée  commère  de  la  paroisse  de 
Saint-Nicolas,  gros  bourg  situé  à  mi-chemin  entre  Nancy  et  Lunéville,  était 
sans  contredit  madame  Pellerin.  Sa  farouche  notoriété  projetait,  à  plusieurs 
lieues  à  la  ronde,  un  terrible  rayonnement. 

Elle  présentait  la  parfaite  personnification  de  la  maîtresse-femme.  Vingt  ans 
auparavant,  elle  avait  dû  être  fort  belle,  plantureuse  et  puissante,  solidement 
charpentée  et  digne  de  poser  comme  modèle  pour  quelqu'une  de  ces  figures 
symbolisant  la  Force  et  l'Abondance  qui  s'accoudent,  dans  une  nonchalance 
majestueuse,  aux  frontons  des  portes  triomphales  de  Nancy. 

Mais  ce  n'est  point  sous  cet  aspect  serein,  mythologique  et  peu  vêtu,  que 
se  manifestait  habituellement  madame  Pellerin.  Veuve  depuis  quatre  ans  de 
messire  Pellerin,  décédé  juge  de  Saint-Nicolas,  où  il  rendait  la  justice  au  nom 
du  comte  et  seigneur  du  lieu,  qui  d'ailleurs  ne  se  montrait  dans  le  pays  qu'un 
jour  par  an,  elle  avait  conservé  une  sorte  de  tenue  de  deuil,  et  s'habillait 
toujours  de  sombre.  —  Était-ce  par  attachement  à  la  mémoire  de  feu  Pellerin 
ou  bien  pour   rappeler  aux  populations   que,  avec  le   bien  de  l'ancien  juge, 


192  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

elle  avait  hérité  quelques  restes  de  son  prestige  et  de  son  autorité?  Drapée 
dans  ses  costumes  sévères,  elle  évoquait,  par  son  aspect,  l'impression  d'un 
être  supérieur  et  plein  de  menaces.  Lorsqu'elle  entrait  le  dimanche  à  l'église, 
elle  s'avançait  lentement,  tournant  à  droite,  puis  à  gauche,  sa  tête  empanachée 
d'une  fontange,  scrutant  du  regard  les  bancs  pour  voir  si  chacun  occupait 
bien  sa  place  et  notant  dans  sa  mémoire  les  absences,  les  dissipations  et 
aussi  les  toilettes  neuves  pour  en  faire  ensuite  son  rapport  au  curé  qui  dînait 
chez  elle  chaque  dimanche  après  la  messe. 

Heureusement,  et  comme  pour  contrebalancer  l'effet  terrifique  produit  par 
madame  Pellerin,  la  Providence  lui  avait  accordé  deux  filles  qui,  dans  cette 
entrée  à  l'église,  marchaient  modestement  derrière  leur  mère,  les  mains 
jointes,  avec  l'allure  d'une  demi-servilité. 

Les  nez  et  les  yeux,  inclinés  sur  les  paroissiens  et  sur  les  chapelets  au 
passage  de  madame  Pellerin,  se  relevaient,  sournoisement  joyeux,  pour  voir 
défiler  Javotte  et  Jacquotte. 

Quoiqu'elles  ne  fussent  pas  jumelles,  les  filles  de  madame  Pellerin 
paraissaient  l'être,  si  entière  était  leur  ressemblance  :  on  eût  dit  deux 
exemplaires  identiques  d'une  même  image,  merveilleusement  appareillés,  et, 
lorsqu'on  les  voyait  ensemble,  on  ne  pouvait  penser  qu'elles  pussent  jamais 
être  séparées.  Leur  beauté  résidait  surtout  dans  cette  identité  et  charmait 
par  juxtaposition  comme  charme  le  chant  de  deux  voix,  même  médiocres, 
mais  justes  et  d'un  timbre  égal. 

Assez  grandes  — ■  moins  que  leur  mère  toutefois  —  taillées  un  peu 
carrément,  mais  sans  lourdeur,  et  bien  proportionnées,  elles  représentaient  un 
beau  et  pur  spécimen  de  la  race  lorraine,  avec  leurs  figures  régulières,  leurs 
traits  placides  mais  bien  arrêtés,  qu'animait  le  coloris  rustique  de  leurs  joues 
et  qu'adoucissait  le  nuage  de  leurs  cheveux  blond  clair,  mal  contenus  sous 
le  plissé  de  leurs  cornettes.  Gomme  si  elles  eussent  voulu  accroître  leur 
ressemblance,  elles  taillaient  toutes  leurs  robes  sur  le  même  patron  :  pour 
tous  leurs  vêtements  elles  adoptaient  les  mêmes  mesures  et  les  mêmes  arran- 
gements, presque  toujours  les  mêmes  étoffes.  Aussi,  bien  rarement  étaient- 
elles  habillées  différemment  l'une  de  l'autre. 


LE    GENDARME    ROUGE  193 

Un  seul  point  les  distinguait  :  c'était  la  nuance  de  leurs  yeux  :  Jacquotte 
avait  les  prunelles  bleu  pâle,  tirant  sur  le  gris,  tandis  que  celles  de  Javotte 
accusaient  un  ton  plus  franc  et  plus  foncé.  Mais,  qui  avait  jamais  vu  leurs 
yeux  ?  Ne  sortant  que  fort  rarement  et  toujours  accompagnées  de  leur  inflexible 
mère,  elles  étaient  dressées  à  la  plus  étroite  modestie  qui  ne  leur  permettait 
de  lever  les  paupières  sous  aucun  prétexte. 

Dans  l'impossibilité  de  découvrir  chez  l'une  des  deux  jeunes  fdles  un  signe 
quelconque  qui  permît  de  la  distinguer  de  l'autre,  on  avait  pris  le  parti,  à 
Saint-Nicolas,  de  les  considérer  comme  un  être  à  la  fois  double  et  simple  et, 
associant  leurs  noms,  on  ne  les  appelait  que  Javotte-et- Jacquotte.  Avec 
une  instinctive  logique  grammaticale,  le  langage  populaire  mettait  toujours 
un  singulier  à  ce  double  nom,  et  l'on  disait,  sans  que  personne  s'en 
étonnât  :  «  Javotte-et-Jacquotte  a  mis  une  robe  neuve  aujourd'hui  »,  ou  bien 
«  Javotte-et-Jacquotte  est  bien  pâle,  ce  matin  :  sans  doute  qu'elle  aura  encore 
pleuré  !    » 

Car  elle  pleurait,  la  pauvre  Javotte-et-Jacquotte,  et  elle  pleurait  souvent, 
ce  qui  n'avait,  du  reste,  rien  que  de  bien  naturel,  étant  donné  le  caractère 
de  madame  Pellerin.  Cette  tyrannique  créature  se  faisait  la  main  dans  son 
intérieur  en  martyrisant  ceux  qui  l'entouraient  :  depuis  longtemps  elle  ne 
trouvait  plus  dans  le  pays  de  domestiques  qui  consentissent  à  la  servir,  et 
ceux  qu'elle  réussissait  à  racoler  au  loin,  dans  des  régions  où  n'avait  pas 
encore  pénétré  sa  renommée,  ne  séjournaient  guère  plus  de  vingt-quatre 
heures  dans  la  maison.  Elle  avait  cependant  fini  par  mettre  la  main  sur  une 
servante  idiote  et  sur  un  valet  faible  d'esprit  dont  la  passivité  et  la  stupidité 
avaient  eu  raison  de  sa  violence'  et  qu'elle  laissait  à  peu  près  tranquilles. 

Les  habitants  de  la  Patagonie  et  de  la  Terre  de  feu,  qui  vivent  dans  de 
perpétuels  orages,  sous  les  pluies  torrentielles,  parmi  les  phénomènes  atmo- 
sphériques les  plus  tumultueux,  mènent  une  existence  édénique  en  comparaison 
de  celle  des  deux  malheureuses  filles  rivées  par  les  lois  du  sang  et  de  la 
société  à  cette  mère  féroce. 

Madame  Pellerin  jouissait  d'une  mauvaise  humeur  inaltérable  :  elle  était 
douée,   en  outre,  d'une    inexhaustible  activité   et   d'une   santé   indomptable  : 


194  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

grâce  à  ces  dons  du  ciel,  ou  plutôt  de  l'enfer,  elle  pouvait  se  lever  avant  le 
jour,  rester  debout  jusque  fort  avant  dans  la  nuit,  se  coucher  après  tout  le 
inonde  et  le  lendemain  se  trouver  la  première  éveillée,  pleine  de  fraîcheur, 
pour  harceler  son  infortuné  personnel. 

Un  jour,  c'était  le  dimanche  de  la  Pentecôte,  madame  Pellerin  effectuait, 
avec  ses  deux  filles  et  dans  l'ordre  accoutumé,  son  entrée  dans  l'église 
remplie  de  fidèles  agenouillés,  la  tête  inclinée  en  cette  méditation  où  il 
convient  de  se  plonger  avant  dans  l'attente  du  saint  sacrifice  de  la  messe,  lors- 
qu'un bruit  de  chaises  renversées  lui  ayant  fait  tourner  la  tête  elle  vit,  avec  une 
stupéfaction  furieuse  qui  lui  empourpra  le  visage,  que,  derrière  elle,  le  pieux 
recueillement  s'était  subitement  interrompu,  que  l'on  chuchotait  en  regardant 
ses  filles  et  que  —  cela,  son  œil  perçant  l'avait  constaté  du  premier  coup  — 
au  moment  où  Javotte-et-Jacquotte  passaient  près  d'un  banc  dont  l'extrémité 
était  occupée  par  un  garçon  du  pays,  celui-ci  avait  fixé  d'une  manière 
extraordinairement  significative  celle  des  deux  sœurs  qui  se  trouvait  près  de 
lui  et  dont  la  jupe  lui  avait  frôlé  l'épaule  ;  ils  ne  s'étaient  rien  dit  :  Javotte, 
pas  plus  que  Jacquotte,  n'avait  levé  les  yeux,  mais  un  léger  ton  rose  qui 
colora  leurs  joues  les  trahit  en  montrant  à  la  perspicace  madame  Pellerin 
qu'il  existait  évidemment  une  communication  quelconque  entre  ses  filles  et 
ce  jeune  homme.  Elle  dut  s'imposer  un  violent  effort  sur  elle-même  pour 
ne  point  éclater  en  pleine  église  :  elle  se  borna  à  faire  signe,  d'un  geste 
dramatique,  à  Javotte  et  à  Jacquotte  de  passer  devant  elle  :  un  regard  cour- 
roucé fit  rentrer  le  jeune  audacieux  dans  son  recueillement  interrompu.  Il 
s'esquiva  d'ailleurs,  prudemment,  avant  la  fin  de  la  messe;  madame  Pellerin, 
au  contraire,  resta  immuable  à  son  banc,  jusqu'à  ce  que  tout  le  monde  fût 
sorti,  et,  passant  par  la  sacristie,  le  presbytère  et  le  jardin  de  la  cure,  rentra 
chez  elle  par  un  chemin  détourné,  tenant  ses  filles  par  la  jupe  et  marchant 
avec  de  grandes  enjambées  qui  forçaient  la  pauvre  Javotte-et-Jacquotte  à 
trotter  pour  pouvoir  suivre  l'allure  fiévreuse  de  leur  mère. 

Et  tout  en  trottant  elle  tremblait,  la  pauvre  Javotte-et-Jacquotte  :  elle 
sentait  que  cette  hâte  la  rapprochait  de  l'instant  où  la  foudre  maternelle 
allait  éclater  et  la  pulvériser.   Madame   Pellerin,    si   loquace   d'habitude  et  si 


** 


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LE     GENDARME     ROUGE  195 

criarde,  n'avait  pas  dit  un  mot  pendant  le  trajet  :  ce  mutisme  redoublait  les 
transes  des  deux  soeurs  :  rentrées  dans  la  maison,  pendant  que  leur  mère 
fermait  à  double  tour  la  grande  porte  elles  grimpèrent  prestement  dans  leur 
chambre  :  leur  premier  mouvement  fut,  naturellement,  de  se  jeter  au  cou 
l'une  de  l'autre  et  de  fondre  en  larmes  ;  puis,  s'adossant  au  grand  lit  à 
baldaquin  de  toile  de  Perse  qu'elles  occupaient  en  commun,  elles  se  regar- 
dèrent silencieusement,  en  hochant  la  tête  ;  elles  tressautaient  à  chaque  pas 
de  madame  Pellerin  qui  s'agitait  dans  la  salle  à  manger  située  au-dessous 
de  leur  chambre,  et  une  sueur  froide  leur  passa  lorsqu'elles  entendirent 
quelqu'un  monter  l'escalier  :  ce  n'était  que  la  servante  venant  leur  annoncer 
que  M.  le  curé  était  arrivé  et  que  Madame  les  appelait  pour  le  dîner. 

Elles  descendirent  :  un  regard  furtif  jeté  sur  leur  mère,  leur  procura 
quelque  soulagement  ;  évidemment  madame  Pellerin  ajournait  son  tonnerre  : 
la  scène  n'éclaterait  pas;  et  l'accueil  du  curé,  qui  gratifia  leurs  joues,  encore 
humides  de  pleurs,  des  petites  tapes  amicales  et  traditionnelles,  leur  montra 
que  le  brave  homme  ne  savait  rien. 

On  se  mit  à  table  :  le  repas  fut  silencieux,  quoi  que  fît  le  curé  pour 
l'animer;  madame  Pellerin  restait  immuable  et  impénétrable  :  on  mangea  et 
l'on  but  vite  et,  dès  avant  le  dessert,  la  mère  renvoya  ses  fdles  en  leur 
montrant  l'escalier  de  leur  chambre  ;  puis  s'étant  assurée  que  portes  et 
fenêtres  étaient  bien  fermées  et  qu'on  ne  pouvait  l'entendre,  elle  se  planta, 
les  poings  sur  les  hanches,  devant  le  curé  qui,  resté  assis,  consacrait  ses  soins 
à  une  compote  de  merises  fraîches,  accommodées  au  kirsch,  suivant  une  recette 
spéciale  à  madame  Pellerin. 

—  Eh  bien  !  monsieur  le  curé,  s'écria-t-elle,  il  se  passe  de  jolies  choses 
dans  votre  église  !  De  jolies  choses  en  vérité,  et  cela,  à  votre  nez  et  à  ma 
barbe. 

Cette  «  barbe  »  n'était  pas  une  métaphore,  car  la  lèvre  supérieure  et  le 
menton  de  la  commère  s'ombrageaient  de  poils  grisonnants  et  frisottants 
qu'il  eût  été  difficile  de  classer  dans  la  catégorie  des  duvets  et  qu'elle  était 
dans  son  droit  de  qualifier  :   barbe. 

—  C'est  abominable  !  reprit-elle.   Et  vous  restez  comme  cela  sans  bouger, 


196  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

en  extase  devant  votre  compote!  Vous  ne  savez  donc  pas  que  le  saint  temple 
est  souillé! 

L'ecclésiastique  se  résigna  à  sortir  de  son  extase  et,  levant  la  tète  : 

—  Vous  m'effrayez,  chère  dame,  fit-il  avec  un  calme  parfait  ;  le  bedeau  m'a 
bien  parlé  d'une  pile  de  chaises  qui  s'est  écroulée  avec  un  certain  fracas,  ce 
qui  a,  sans  doute,  troublé  le  recueillement  des  fidèles  et  m'a  moi-même 
légèrement  distrait  dans  mon  sacerdoce,  mais  je  ne  vois  rien  là  de  scandaleux 
et  je  ne  sache  pas  qu'il  soit  rien  survenu  en  dehors  de  ce  petit  incident... 

—  C'est  donc  moi  qui  vais  vous  renseigner,  car  j'en  sais  plus  long  que 
vous  et  que  votre  bedeau.  Monsieur  le  curé,  dit-elle  en  solennisant  sa  voix, 
on  se  donne  dans  votre  église  des  rendez-vous  d'amour! 

Le  curé  devint  extrêmement  rouge,  repoussa  son  assiette,  se  leva  tout 
d'une  pièce  et  essaya  d'articuler  un  «  Oh  !  »  ;  mais  l'indignation  le  rendait 
aphone  :  son  geste  seul  exprima  sa  terreur  et  sa  stupéfaction. 

—  Et,  reprit  madame  Pellerin,  c'est  le  fds  Richardot  qui  a  commis  ce 
scandale  :  je  l'ai  vu,  monsieur  le  curé,  j'ai  surpris  les  regards  qu'il  échan- 
geait avec  Javotte-et-Jacquotte  :  il  a  trouvé  moyen,  devant  moi,  sans  que 
j'entende  rien,  de  leur  parler,  de  leur  glisser  peut-être  un  billet  doux.  Et  il 
faut  que  cet  opprobre  me  vienne  du  fds  de  Richardot,  cet  aventurier  qui  a 
pris  la  place  de  mon  mari  ! 

Le  curé,  qui  avait  reconquis  un  peu  de  sang-froid,  fit  timidement  observer 
à  madame  Pellerin  que  son  mari  étant  décédé  depuis  quatre  ans  déjà,  on 
n'avait  pu,  malgré  tout  le  respect  qu'on  devait  à  sa  mémoire,  suspendre  le 
cours  de  la  justice  à  Saint-Nicolas  et  que  le  sieur  Richardot  avait  fort 
honnêtement  succédé  à  messire  Pellerin. 

—  Mais  je  le  tiens,  le  Richardot,  continua  la  vieille  se  frappant,  en  un  geste 
d'éloquence  populaire,  l'estomac  à  pleines  mains.  J'ai,  dans  le  fond  de  mon 
coffre,  de  quoi  le  faire  tenir  tranquille,  lui  et  son  coquin  de  fils  ;  c'est  dans 
les  papiers  de  mon  bien-aimé  défunt  que  j'ai  trouvé  cela  :  une  reconnaissance 
qu'il  a  oubliée  sans  doute  —  elle  est  souscrite  depuis  si  longtemps  et  le 
créancier  est  mort  depuis  longues  années.  —  Pellerin  l'a  rachetée  pour  rien, 
autrefois,  alors  que  Richardot  n'était  que  petit  clerc  à  Nancy.  Avec  cela,  je 


LE     GENDARME     ROUGE  197 

le  poursuivrai,  ce  Richardot,  je  le  déshonorerai,  je  lui  ferai  perdre  sa  charge 
dont  il  est  si  fier  :  il  sera  obligé  de  quitter  le  pays  et  je  lui  conseille  de 
se  sauver  bien  loin,  avec  monsieur  son  fils,  car  j'irai  les  rechercher,  les 
relancer  jusqu'à  ce  que  je  les  aie  vu  pendre...  les  coquins,  les  misérables... 

Elle  tomba  affaissée  sur  une  chaise,  qui  gémit  sous  le  poids  et  râla 
encore  :   ce  Misérables,  misérables  !   » 

Bientôt  revenue  de  cette  syncope,  —  grâce  aux  aspersions  d'eau  fraîche 
projetées  par  le  curé  sur  sa  face  violacée,  —  madame  Pellerin  reprit,  sur  un 
ton  adouci  et  câlin  autant  que  le  lui  permettait  sa  brutale  nature  : 

—  Mon  cher  curé,  j'ai  besoin  de  votre  aide,  de  votre  soutien  dans  cette 
affaire  qui  me  bouleverse.  Vous  comprenez  bien  qu'il  me  faut  savoir  ce  qu'il 
y  a  entre  ce  drôle  et  mes  filles.  Je  les  interrogerai,  ces  péronnelles,  mais 
qu'en  tirerai-je  ?  rien  que  des  mensonges  :  elles  jureront  n'avoir  rien  vu, 
rien  entendu,  ne  pas  même  savoir  de  quoi  il  s'agit,  n'avoir  jamais  su  qu'il 
existât  un  père  Richardot  et  encore  moins  un  fils  Richardot.  Hélas  !  je  ne 
puis  leur  appliquer  la  question  !  Ah  !  si  j'en  avais  la  permission  je  n'hésiterais 
pas,  c'est  le  seul  moyen  efficace  de  faire  parler  les  muets  et  sortir  la  vérité 
des  consciences  rebelles  :  mais,  aujourd'hui,  on  n'a  plus  à  la  bouche  que 
les  mots  «  d'humanité  »  et  de  «  sensibilité  »,  on  s'attendrit  sur  les  coquins 
et  l'on  regarde  à  faire  souffrir  les  criminels  !  Dans  quel  temps  vivons-nous  ! 

Vous  seul,  mon  bon  abbé,  pouvez  tout  savoir,  car,  à  vous,  on  doit 
tout  dire  :  lorsque  vous  les  tiendrez,  chacune  dans  une  des  deux  niches  de 
votre  confessionnal,  l'une  à  droite,  l'autre  à  gauche,  eh  bien!  interrogez-les 
paternellement,  habilement,  sans  les  effaroucher,  en  leur  laissant  espérer  le 
pardon,  tout  en  leur  faisant  comprendre  l'énormité  de  leur  faute  :  elles  ne 
se  défieront  pas  et  elles  causeront.  Et  lorsqu'elles  auront  bien  causé...  vous 
viendrez  me  le  raconter. 

C'est  un  devoir  pour  vous,  continua-t-elle  après  une  suspension  consacrée 
à  juger  de  l'effet  de  son  insidieuse  harangue,  c'est  un  devoir  sacré,  mon 
excellent  curé,  de  tout  me  révéler  :  il  s'agit  de  sauver  mon  honneur,  ma 
dignité  ;  voyez-vous  le  fils  Richardot  séduisant  les  filles  de  madame  Pellerin  ! 
Quelle  bonne  aubaine  pour   mes    ennemis  !   Toute   la   Lorraine    en   éclaterait 


198  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

de  rire  et  moi,  j'en  crèverais  de  rage.  Vous  êtes  ma  seule  aide  dans  cette 
affaire  et  vous  ne  m'abandonnerez  pas. 

Le  brave  curé,  qui  connaissait  de  longue  date  l'aimable  caractère  de 
madame  Pellerin,  eut  la  présence  d'esprit  de  ne  pas  contredire  ouvertement  à 
cette  extraordinaire  proposition  et  de  ne  point  paraître  se  soustraire  à  l'odieuse 
complicité  qu'elle  lui  suggérait.  L'honnête  ecclésiastique  reconnaissait  l'ex- 
trême gravité  du  cas  et  la  légitimité  de  la  colère  d'une  mère  outragée  dans 
ce  qu'elle  avait  de  plus  cher  :  comme  elle,  il  pensait  qu'on  arriverait  diffi- 
cilement au  fin  fond  de  la  chose...  Si  toutefois,  ajoutait-il  avec  un  geste 
suspensif,  si  toutefois  il  y  avait  quelque  chose.  C'était  là  le  hic!  Car  s'il  n'y 
avait  rien  et  qu'il  allât  questionner  les  deux  petites  sur  une  faute  imaginaire! 

—  Vous  voyez  d'ici  l'écueil,  ma  chère  madame  Pellerin  ;  vous  êtes  trop 
perspicace  pour  ne  le  point  voir  :  nous  autres  qui  avons  charge  d'âme,  sommes 
tenus  à  beaucoup  de  prudence,  à  une  extrême  réserve  :  les  pères  de  l'Eglise 
et  les  auteurs  qui  ont  particulièrement  traité  du  sacrement  de  la  confession, 
sont  remplis  d'exemples  qui  nous  montrent  les  malheurs  irréparables  causés 
par  le  zèle  louable,  mais  intempestif,  de  certains  directeurs  et  confesseurs  : 
des  âmes  pures  ont  été  mises  dans  la  voie  du  péché,  souillées  même  par  de 
maladroites  interrogations.  Sans  doute,  lorsqu'il  y  a  de  la  part  du  pénitent 
un  commencement  d'aveu,  notre  mission  est  d'en  provoquer  le  développement 
afin  de  montrer  au  malheureux  pécheur  le  gouffre  dans  lequel  il  va  tomber 
et  sur  le  bord  duquel  l'arrêtera  la  religion,  dans  sa  miséricorde,  mais  je  me 
ferais  un  grave  scrupule  d'aller  plus  loin... 

Madame  Pellerin  interrompit  brusquement  l'honnête  curé  dans  ses  circon- 
locutions évangéliques  dont  elle  pénétrait  le  but  évasif. 

—  Alors  vous  refusez  ?  s'écria-t-elle  en  se  levant  menaçante  ;  vous  êtes 
contre  moi  !  vous  êtes  complice  de  mes  ennemis  !  vous  défendez  les 
Richardot  ;  vous  avez  peur  !  Ah  !  vous  oubliez  vite  tout  ce  que  j'ai  fait  pour 
vous  :  et  vos  fonts  baptismaux  en  beau  grès  rouge  des  Vosges  que  j'ai  fait 
sculpter  par  Pierre  Adam;  et  la  grille  du  chœur  que  Jean  Lamour  m'a  bien  fait 
payer  cinq  cents  écus;  et  cet  ostensoir  que  j'ai  fait  venir  d'Allemagne,  et 
votre  grosse  cloche  dont  je  fus  marraine  avec  feu  Pellerin.  Et  les  stalles,  qui 


LE     GENDARME    ROUGE  199 

les  a  réparées  ?  et  les  pêchers  du  presbytère,  en  espalier,  qui  les  a  plantés  ? 

Et  elle  continua  l'énumération  de  ses  largesses,  y  joignant  le  prix  de 
chacune  et  remémorant  la  date,  inscrite  dans  sa  mémoire  plus  sûrement 
et  plus  exactement  que  dans  son  livre  de  dépenses. 

Le  curé  subissait  patiemment  ces  amères  récriminations,  se  considérant 
comme  un  martyr  du  sacerdoce,  ballotté  entre  sa  conscience  et  son  intérêt. 
Il  faut  dire,  à  la  louange  du  brave  homme,  qu'il  n'hésita  pas  :  il  se  leva, 
fort  dignement,  salua  humblement  son  irascible  bienfaitrice,  prétextant  la 
nécessité  d'aller  préparer  les  vêpres  et  sortit  de  la  salle  à  manger  en  disant  : 

—  Calmez-vous,  ma  chère  madame  Pellerin  ;  pensons-y  chacun  de  notre 
côté,  et,  dans  quelques  jours,  nous  en  recauserons  :  cela  vaudra  mieux, 
croyez-moi,  que  de  se  laisser  entraîner  à  des  actes  irréfléchis. 

Elle  répliqua  sèchement  qu'elle  n'avait  nul  besoin  de  se  calmer  ni  de  réflé- 
chir ;  qu'elle  savait  maintenant  ce  qui  lui  restait  à  faire  et  qu'elle  se  passerait 
bien  de  lui,  beaucoup  plus  facilement  qu'il  ne  pourrait  se  passer  d'elle. 

Elle  le  mena  jusqu'à  la  porte  donnant  sur  l'extérieur  et  qu'elle  ouvrit 
sans  lui  dire  adieu  ni  au  revoir. 

—  Quelle  mégère  !   grommela  le  pauvre   curé  lorsqu'il   eut  fait   quelques 

pas   dans   la   rue   et    qu'il    eut   entendu   grincer   dans    la    serrure   la   clef  de 

madame  Pellerin,   refermant  sa  geôle.   Et  les  pauvres  petites,  ajouta-t-il  en 

levant  tristement  les  bras. 

# 
*    * 

Madame  Pellerin  habitait,  avec  ses  deux  filles  martyres  et  ses  deux 
serviteurs  imbéciles,  une  grande  maison  bourgeoise,  située  aux  confins  du 
bourg  et  de  la  campagne;  on  y  accédait  par  une  route  abandonnée;  un 
mur  épais  et  haut,  percé  d'une  porte  solide  en  double  plancher  de  chêne 
renforcée  d'armatures  en  fer  et  qui  ne  s'entre-bâillait  que  des  propres  mains 
de  madame  Pellerin,  après  enquête  et  pourparlers,  séparaient  la  maison  du 
reste  du  monde.  Du  côté  de  la  campagne,  s'étendait  un  vaste  jardin,  suivi 
d'un  verger  parsemé  de  vieux  arbres  fruitiers  dont  les  rameaux  tordus  et 
moussus   ombrageaient    un   pré  gras  et   vert.   Le  verger,   comme   la   cour   et 


200  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

les  abords  de  la  maison,  était  ceint  d'un  mur  assez  élevé  pour  défier  toutes 
les  escalades  qui  se  seraient,  d'ailleurs,  cruellement  coupé  les  mains  aux 
tessons  de  bouteilles  dont  se  hérissait  le  faîte.  Ce  mur  impitoyable  ne 
s'interrompait  même  pas  pour  laisser  pénétrer  un  innocent  ruisseau  qui 
traversait  le  verger,  canalisé  dans  un  fossé  large  de  trois  ou  quatre  pieds 
et  profond  à  l'avenant;  le  cours  en  était  modéré  au  moyen  de  barrages 
disposés  en  amont  et  en  aval;  deux  arcades  basses,  ménagées  parcimonieu- 
sement dans  la  partie  inférieure  du  mur,  laissaient  tout  juste  au  courant  la 
place  pour  entrer  et  pour  sortir.  Une  planche  étroite,  vermoulue  et  mal 
assujettie  aux  berges  humides  et  glissantes,  réunissait  les  deux  rives.  Madame 
Pellerin  s'était  toujours  refusée  à  renouveler  cette  planche  posée  là  depuis 
vingt  ans  et  que  ses  fdles,  dès  leur  plus  tendre  enfance,  avaient  appris  à 
redouter  et  à  ne  jamais  franchir  ;  par  ce  stratagème,  l'espace  où  pouvaient 
évoluer  les  deux  victimes  se  trouvait  circonscrit  d'autant  :  lorsque  la  fan- 
taisie prenait  à  la  commère  de  visiter  la  partie  du  verger  situé  au  delà  de 
la  rivière,  elle  faisait  apporter  par  ses  domestiques  une  sorte  de  pont  volant, 
garni  d'une  main-courante  permettant  à  sa  lourde  personne  de  traverser 
sans  émotion  ni  danger.  Lorsqu'elle  revenait  on  enlevait  le  pont  pour  le 
replacer  dans    une  remise  dont  elle  avait  seule  la  clef. 

Pendant  la  belle  saison  les  deux  sœurs  avaient  la  permission  de  s'installer 
au  bord  de  la  petite  rivière  ;  à  l'ombre  d'un  vieux  saule,  elles  se  livraient 
à  leurs  travaux  d'aiguille.  D'habitude  elles  ne  bavardaient  guère  n'ayant  rien 
à  se  dire,  vu  la  monotonie  de  leur  existence  cloîtrée;  elles  se  contentaient 
du  bonheur  muet  d'être  assises  l'une  à  côté  de  l'autre,  d'échapper  à  la  terri- 
fiante présence  de  leur  mère.  Sentant  instinctivement  que  ce  que  l'une  pensait 
l'autre  le  pensait  aussi,  elles  devinaient  leurs  idées  réciproques  et  n'éprou- 
vaient pas  le  besoin  de  les  échanger.  Le  nez  baissé  sur  leur  ouvrage,  elles 
cousaient  avec  activité,  surveillées  par  l'œil  de  la  mère  absente  qui  en 
rentrant  devait  trouver  achevée  la  tâche  imposée  ;  lorsqu'elles  avaient  un 
peu  d'avance,  elles  s'arrêtaient  en  posant  leurs  coudes  sur  leurs  genoux 
et  regardaient  couler  les  lentes  eaux  de  la  rivière. 

C'est  la  coutume  et  la  consolation  des  solitaires  et   des  opprimés  de   se 


LE     GENDARME    ROUGE  20i 

mettre  volontiers  en  communication  avec  les  choses  :  la  petite  rivière  était 
une  société  pour  les  deux  pauvres  enfants  qui  vivaient  en  relation  avec  elle 
et  avaient  fini  par  la  considérer  comme  une  personne  ;  elles  connaissaient  ses 
habitudes,  guettaient  ses  caprices,  se  réjouissant  de  sa  bonne  mine  lorsqu'elle 
coulait  limpide,  par  les  temps  clairs  et  paisibles,  s'inquiétant  lorsqu'elles  la 
voyaient  se  troubler  et  se  plisser  à  l'approche  de  l'orage  et  suivaient  avec 
intérêt  la  navigation  des  brindilles,  feuilles  tombées  et  branches  mortes  qui 
défilaient  au  cours  de  l'eau. 

Depuis  l'événement  de  la  messe  de  la  Pentecôte,  la  vie  leur  était  devenue 
chaque  jour  plus  douloureuse.  Aussitôt  après  le  départ  du  curé,  madame 
Pellerin  était  montée  dans  leur  chambre  et  leur  avait  fait  une  scène  épouvan- 
table ;  sans  articuler  aucun  fait  précis,  elle  avait  déblatéré  avec  véhémence 
contre  certaines  filles  perverties  qui,  jusque  dans  les  endroits  les  plus  sacrés, 
recherchent  les  agaceries  des  garçons,  leur  sourient,  leur  donnent  des  rendez- 
vous,  risquant   ainsi   leur   salut,   leur  honneur  et   celui   de  leurs  parents. 

Tandis  que  leur  mère  glapissait,  les  deux  filles  pleuraient,  se  demandant 
quel  crime  inconscient  elles  avaient  bien  pu  commettre.  Ces  filles  perverties 
que  flétrissait  madame  Pellerin  dans  son  langage  véhément,  c'étaient  elles, 
à  n'en  pas  douter;  mais  ce  garçon  qui  leur  faisait  des  agaceries,  au  dire 
de  leur  mère,  qui  cela  pouvait-il  bien  être  ?  Et  les  rendez-vous  ?  et  les 
sourires  ?  A  qui  eussent-elles  souri ,  à  qui  eussent-elles  donné  des  rendez- 
vous  ?  Elles  ne  connaissaient  ni  ne  voyaient  personne.  Elles  essayèrent  de 
calmer  madame  Pellerin  par  des  gestes  de  dénégation  et  de  supplications 
muettes.   Mais  ce  fut  en  vain. 

a  Inutile  de  mentir,  je  sais  tout  »,  avait  dit,  pour  clore  son  monologue, 
la  terrible  mégère,  comme  l'appelait  le  curé. 

Elle  les  avait  tenues  prisonnières  dans  leur  chambre  pendant  deux  jours, 
qui  furent  employés  à  changer  les  serrures,  à  consolider  et  à  renforcer  les 
grilles  et  les  barreaux,  à  doubler  de  plaques  de  fer  les  portes  et  les  volets 
donnant  sur  l'intérieur,  précautions  d'autant  plus  nécessaires  que,  depuis 
l'événement  de  l'église,  madame  Pellerin  s'absentait  tous  les  jours,  sans 
doute  pour  organiser  sa  vengeance. 


202  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Quelques  jours  après  cette  mémorable  scène,  comme  les  deux  sœurs  travail- 
laient distraitement  au  bord  du  ruisseau,  cherchant  sans  cesse  et  sans  succès 
dans  leur  mémoire  la  cause  possible  de  la  colère  maternelle,  elles  virent  flotter 
un  objet  qui,  sans  être  bien  extraordinaire  par  soi-même,  les  intrigua  singu- 
lièrement ;  c'était  tout  simplement  un  morceau  de  papier,  plié  en  forme  de 
galiote,  qui  s'avançait  en  se  dandinant  sur  la  houle.  L'embarcation  paraissait 
avoir  subi  quelques  avaries,  —  sans  doute  au  passage  des  rapides  formés 
par  le  barrage  supérieur,  —  néanmoins  elle  poursuivait  sa  route  et  les 
deux  jeunes  filles  sïétaient  levées  pour  la  regarder  filer,  lorsqu'un  remous, 
causé  par  une  souche  en  saillie  sur  la  berge  opposée,  attira  l'esquif  qui 
pivota  un  instant  désespérément  sur  lui-même,  puis  s'engloutit,  aspiré  par 
la  force  invincible  des  mauvais  génies  qui  se  cachent  au  fond  des  gouffres. 
Ce  fut  un  petit  drame  qui  laissa  Javotte-et-Jacquotte  consternée  pendant 
quelques  minutes,  fixant  d'un  œil  attendri  le  point  où  avait  sombré  la  galiote 
et  ce  méchant  remous  qui  continuait  à  tournoyer  bêtement,  attendant  une 
nouvelle  proie  ;  elles  se  regardèrent ,  puis  retournèrent  silencieusement 
s'asseoir;  il  n'était  que  temps,  car  madame  Pellerin  venait  de  rentrer  :  elle 
contrôla  la  besogne,  la  trouva  bouzillée,  mena  rudement  ses  filles  et  les 
poussa  vers  la  maison. 

Le  lendemain,  elles  se  retrouvèrent  à  la  même  place,  cousant  la  même 
étoffe;  la  même  heure  sonnait  à  l'horloge  de  l'église  et,  des  mêmes  yeux 
distraits,  elles  regardaient  rouler  leur  ami  le  ruisseau,  lorsqu'elles  virent  appa- 
raître sur  l'eau  une  galiote  de  papier  exactement  semblable,  d'allures  et  de 
forme,  à  celle  de  la  veille.  Hier,  elles  avaient  pensé  que  c'était  l'œuvre  de 
quelque  écolier;  aujourd'hui  cette  répétition  leur  parut  singulière  :  elles  se 
levèrent  précipitamment  et ,  craignant  pour  le  mystérieux  navire  le  sort  de 
son  prédécesseur,  s'armèrent  d'une  gaule  qui  leur  permît  de  l'attirer  vers 
elles  ;  mais  l'intelligente  galiote,  guidée  par  un  secret  instinct,  évita  le  fatal 
tourbillon  et  vint  doucement  aborder  dans  les  herbes  de  la  berge,  précisément 
à  leurs  pieds. 

Javotte  se  baissa  tandis  que  Jacquotte  faisait  le  guet,  et  ramena  le  petit 
objet.  Gomme  elles  l'examinaient  curieusement,  admirant  l'ingéniosité  de  sa 


LE     GENDARME     ROUGE  203 

construction,  Javotte  en  la  tournant,  retournant  et  essayant  de  la  déplier, 
remarqua  qu'il  y  avait  quelque  chose  d'écrit  sur  le  papier.  L'eau  avait  bien 
un  peu  délayé  l'encre,  néanmoins  les  caractères  étaient  restés  assez  distincts 
pour  que  deux  fillettes,  privées  de  toute  communication  avec  l'extérieur,  ne 
résistassent  pas  au  désir  de  les  déchiffrer.  Javotte  développa  donc  le  papier 
soigneusement,  et  de  façon  à  ne  pas  en  détruire  les  plis  et,  tremblant  d'être 
surprises  par  leur  cerbère,  elles  lurent  : 

«  Chère  Javotte-et-Jacquotte.  Tu  gémis  sous  un  joug  odieux,  mais  une 
«  âme  généreuse  s'occupe  à  t'arracher  des  mains  de  ton  geôlier  !  N'est-ce 
«  pas  un  crime  que  de  soustraire  à  l'humanité  deux  êtres  qui  doivent  faire 
«  son  bonheur  et  partager  ses  joies,  et  n'est-ce  pas  un  devoir  que  de  les 
«  lui  rendre  ?  Prends  patience ,  pauvre  enfant  !  Si  cette  communication 
«  parvient  jusqu'à  toi ,  montre  que  tu  l'as  reçue,  en  répondant  par  la  même 
«  voie.  Le  ruisseau  portera  tes  paroles  ;  il  y  aura  quelqu'un  pour  les 
«  recueillir.   » 

Elles  avaient  graduellement  rougi  pendant  cette  lecture;  mais  tandis  que 
la  physionomie  de  Javotte  s'était  illuminée  de  joie,  celle  de  Jacquotte  exprimait 
la  terreur  :  elle  serrait  convulsivement  le  bras  de  sa  sœur  et  lui  demanda 
qui  pouvait  bien  leur  écrire  ainsi  et  d'une  si  singulière  façon. 

—  Eh!  que  m'importe,  répondit  Javotte.  Ce  sont  à  coup  sûr  des  personnes 
qui  nous  veulent  du  bien.  Mais  comment  leur  répondre? 

—  Tu  veux  répondre,  Javotte?  Es-tu  folle?  Sais-tu  si  ce  n'est  pas  un 
piège?  Entre  quelles  mains  tomberait  notre  billet?  Et  d'ailleurs,  avec  quoi 
répondre?  Nous  n'avons  ni  plume,  ni  encre,  ni  papier;  notre  mère  tient  tout 
cela  sous  clef? 

Javotte  eut  une  minute  de  recueillement,  une  de  ces  minutes  pendant 
lesquelles  germent  et  éclosent  les  idées  de  génie  :  elle  mit  le  petit  papier 
dans  les  mains  de  Jacquotte  en  lui  disant  de  le  replier  pour  le  rétablir  dans 
sa  forme  de  bateau,  puis  elle  alla  vers  une  plate-bande  où  se  trouvait  un  pied 
de  souci.  Elle  en  cueillit  deux  fleurs,  les  assujettit  avec  deux  épingles  au 
centre  de  la  galiote  reconstruite  par  Jacquotte  et  courut  vers  le  barrage 
inférieur,   entraînant  sa  sœur.    Au  risque   de  glisser   sur  la    berge,   elle  mit 


204  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

délicatement   à    l'eau    leur    message    symbolique   :    le   voyant    franchir    sans 
naufrage  le  périlleux  passage,  elles  eurent   un  soupir  de  soulagement. 

Elles  se  hâtèrent  de  retourner  à  leur  place  et  de  reprendre  leur  couture 
afin  de  rattraper  le  temps  perdu.  Jacquotte  n'était  encore  que  médiocrement 
rassurée;  Javotte,  au  contraire,  avait  accueilli  sans  scrupule  comme  sans 
hésitation  cet  appel  à  la  délivrance. 

* 
*    * 

Comme  on  le  pense  bien,  ces  galiotes  successives  n'étaient  pas  venues 
d'elles-mêmes  naviguer  sur  le  ruisseau,  témoin  et  confident  des  peines  et 
des  tribulations  de  Javotte-et-Jacquotte.  Qui  donc  cependant  avait  imaginé 
cet  ingénieux  moyen  de  correspondance  ?  Qui  donc  avait  pu  deviner  ce  qui 
s'était  passé  entre  madame  Pellerin  et  ses  filles,  dans  le  mystère  de  cette 
maison,  si  jalousement  close?  Qui  donc  enfin  pouvait  songer  à  les  délivrer 
de  leur  servitude  ?  Quelque  bon  cœur  assurément,  quelque  âme  délicate  et 
bien  intentionnée.  Hélas  !  elle  aurait  dû  savoir  qu'on  ne  luttait  point  contre 
madame  Pellerin  ! 

Pendant  les  jours  qui  suivirent  cet  important  événement,  les  deux 
sœurs  se  creusèrent  vainement  la  cervelle  pour  pénétrer  cette  énigme. 
Elles  échangeaient  les  suppositions  les  plus  variées,  tout  en  surveillant  le 
cours  de  la  petite  rivière,  dans  l'espoir  de  voir  apparaître  une  troisième 
galiote  leur  apportant  la  réponse  à  leurs  deux  «  soucis  ».  Mais,  hélas!  rien 
ne  venait,  ni  galiote,  ni  sauveur,  et  leurs  têtes  s'inclinaient  chaque  jour 
plus  endolories  sous  ce  joug  dont  on  avait  promis  de  les  délivrer. 

Ce  qu'elles  ignoraient  —  et  ce  qu'elles  n'eussent  pu  deviner  —  c'est  que 
le  curé,  indigné  des  mauvais  sentiments  de  madame  Pellerin  à  l'égard  de 
ses  filles,  froissé  de  ses  reproches  au  sujet  du  bien  qu'elle  avait  fait  non 
à  lui,  mais  à  son  église,  plus  froissé  encore  de  ses  tentatives  pour  l'amener 
à  trahir  ses  devoirs  de  prêtre  —  le  curé  avait  jasé.  Sa  conscience  l'y  autorisait, 
madame  Pellerin  ne  s'était  pas  confessée  à  lui,  elle  ne  lui  avait  pas  demandé 
le  secret,  il  était  bien  libre  de  parler  :  et  il  ne  s'en  était  pas  fait  faute. 

Les  solennités  de  la  Pentecôte  terminées,  c'est-à-dire  le  surlendemain  du 


LE     GENDARME     ROUGE  205 

jour  où  il  avait   eu,    chez  madame  Pellerin,  une  si  pénible  fin  de  repas,   le 
curé  s'était  rendu  dès  l'aube  chez  M.  Richardot. 

C'était  un  fort  honnête  homme,  ce  M.  Richardot,  et,  à  part  le  crime 
d'avoir  «  pris  la  place  »  de  M.  Pellerin,  comme  le  disait  amèrement  la  veuve 
vindicative,  personne  dans  le  pays  n'avait  à  se  plaindre  de  lui  :  il  exerçait 
avec  bonhomie  et  intégrité  ses  délicates  fonctions  et  s'efforçait  toujours  de 
tempérer  la  rigueur  des  lois  qu'il  était  obligé  d'appliquer. 

Sans  grands  détours,  le  bon  curé  avait  exposé  à  M.  Richardot  qu'il  lui 
était  revenu  des  bruits  fâcheux  sur  la  conduite  de  son  fils  ;  il  était  bien  permis 
à  un  jeune  homme  de  s'amuser,  mais  encore  fallait-il  que  cela  se  passât  sans 
scandale  et  qu'on  n'allât  point  troubler  le  repos  des  familles  :  c'était  cependant 
le  cas  du  jeune  Richardot,  et  le  curé  raconta  —  d'après  la  version  de 
madame  Pellerin  —  l'affaire  de  la  messe  de  la  Pentecôte,  les  œillades  échangées 
avec  Javotte-et-Jacquotte,  le  rendez-vous  proposé  et  sans  doute  accepté. 

M.  Richardot,  qui  avait  écouté  les  préliminaires  de  cet  exposé  avec  la 
patience  et  le  recueillement  particuliers  aux  magistrats,  prit  un  air  sévère 
et  interrompit  le  curé. 

—  Ce  que  vous  me  dites  est  fort  grave,  mon  cher  et  vénérable  pasteur, 
et  si  cette  déclaration  ne  me  venait  de  vous,  je  me  refuserais  à  y  croire. 
Mon  fils  est  un  brave  garçon;  je  l'ai  élevé  dans  des  principes  sévères  de 
décence  et  de  loyauté  ;  jusqu'à  preuve  du  contraire,  je  ne  puis  le  supposer 
coupable  de  ce  dont  on  l'accuse.  Il  sait  les  sentiments  de  madame  Pellerin 
à  mon  égard,  cette  jalousie,  cette  haine  qu'elle  m'a  vouées  parce  que  j'ai  eu 
l'audace  de  succéder  à  l'emploi  vacant  par  la  mort  de  son  mari.  Si  mon  fils 
avait  tenté  quelque  aventure  amoureuse,  il  ne  se  serait  certainement  pas 
adressé  à  ces  deux  jeunes  filles.  Je  doute  d'ailleurs  qu'il  les  connaisse 
autrement  que  tout  le  monde  les  connaît,  c'est-à-dire  pour  les  avoir  vues 
chaque  dimanche  à  la  messe.  Néanmoins,  par  acquit  de  conscience  et  pour 
dissiper  vos  soupçons,  je  vais  l'appeler  et  nous  l'interrogerons. 

Il  ouvrit  une  porte,  et  s'avançant  vers  l'escalier  :  Eh!  Gaspard,  êtes-vous 
réveillé  ?  Descendez  vite  ! 

Quelques   instants   après,   Gaspard   comparaissait.    C'était   un  grand   beau 


206  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

garçon,  bien  planté,  solide  et  alerte,  au  regard  franc,  au  geste  aisé;  son 
origine  rustique  transparaissait  à  travers  ses  façons  déjà  raffinées  de  fds  de 
bonne  bourgeoisie,  en  voie  d'atteindre  la  petite  noblesse  de  robe,  car  son 
père  songeait  déjà  à  lui  acheter  une  charge  à  la  cour  souveraine,  à  Nancy. 
Gaspard  avait  vingt-trois  ans. 

—  Eh  bien,  lui  dit  M.  Richardot  d'un  ton  grave,  mais  non  courroucé,  que 
se  passe-t-il  donc  ?  Qu'est-ce  que  me  raconte  monsieur  le  curé  ?  Que  vous 
courtisez  les  petites  de  madame  Pellerin  ?  Que  vous  avez  une  intrigue,  des 
rendez-vous?  Qu'est-ce  qu'il  y  a  de  vrai  dans  tout  cela?  Répondez-moi 
franchement.  Vous  êtes  trop  grand  garçon  pour  que  je  vous  gronde,  mais 
si  vous  avez  commis  quelque  imprudence,  mon  devoir  et  mon  droit  est  de 
vous  avertir...  et  de  vous  retenir,  au  besoin. 

Il  y  eut  un  instant  de  silence.  Gaspard  rougit,  puis,  respectueux  mais 
ferme,  répondit  : 

—  Vous  pouvez  être  assuré ,  mon  père ,  que  je  n'ai  commis  et  ne 
commettrai  jamais  rien  de  contraire  à  l'honnêteté;  comme  vous  m'avez 
appris  à  ne  pas  mentir,  je  vous  dirai  simplement  toute  la  vérité.  Oui,  mon 
père,  reprit  Gaspard,  j'ai  remarqué  les  fdles  de  madame  Pellerin  :  le 
triste  sort  de  ces  douces  créatures,  qu'on  se  plaît  dans  le  pays  à  réunir 
en  un  seul  être,  les  malheurs  de  Javotte-et-Jacquotte  ont  profondément  ému 
ma  sensibilité.  Comment  ne  pas  s'attendrir  lorsqu'on  voit  ces  deux  fleurs 
d'une  même  tige  sans  cesse  courbées  sous  la  tempête  qui  les  menace  et  fond 
sur  elles  tout  d'un  coup,  à  chaque  heure  du  jour  et  de  la  nuit,  sans  autre 
motif  que  le  caprice  d'une  mère  qui  profane  ce  titre  sacré  et  mériterait  de 
s'appeler  marâtre?  Est-ce  mal  faire?  Et  n'est-ce  pas  bien  plutôt  obéir  aux 
plus  sacrés  sentiments  d'humanité  ? 

M.  Richardot  baissa  les  yeux,  en  juge  qui  approuve  malgré  lui,  mais  qui 
ne  veut  pas  le  laisser  voir.  Le  curé  considérait  le  jeune  homme  avec  intérêt, 
l'encourageait  du  regard  et  commençait  même  à  s'attendrir. 

—  Et,  continua  Gaspard,  lorsque  je  vois,  à  l'église,  ces  deux  jeunes  filles 
s'avancer,  tremblantes,  sur  les  pas  de  leur  geôlier,  suis-je  donc  bien  coupable 
de  lever  les  yeux  vers  elles,  de  leur  adresser  un  regard  qui  espère  rencontrer 


LE     GENDARME    ROUGE  207 

leur  regard  et  brûle  de  leur  dire  :  Il  existe,  tout  près  de  vous,  un  ami  qui 
compatit  à  vos  maux.  —  Et,  pour  une  âme  généreuse,  connaître  l'infortune 
et  vouloir  la  soulager  n'est-ce  pas  tout  un?  Voilà  mon  crime,  mon  père. 
Sont-ce  là  des  sentiments  dont  vous  me  puissiez  blâmer?  Madame  Pellerin 
est  votre  ennemie  et,  par  générosité,  vous  croyez  de  votre  devoir  de  ne  rien 
entreprendre  contre  elle  :  vous  en  auriez  cependant  bien  le  droit,  car 
l'emprisonnement  où  elle  détient  ses  filles  est  un  odieux  abus  ;  mais  vous 
ne  sauriez  défendre  qu'on  s'intéresse  à  ces  créatures  dignes  de  pitié.  Tout 
le  pays  pense  et  sent  comme  moi...   Monsieur  le  curé  vous  le  dira... 

Le  brave  homme  ne  put  se  retenir  de  lever  les  bras,  en  soupirant  un 
«   Hélas  !    » 

—  Tout  cela  est  fort  beau,  monsieur  mon  fils,  repartit  doucement 
M.  Richardot,  et  je  ne  soupçonnais  pas  en  vous  de  si  grands  trésors  de 
sensibilité  ;  mais  vous  me  permettrez  de  supposer  que  ce  n'est  point  un 
intérêt  général  pour  l'humanité  souffrante  qui  vous  a  inspiré  ce  beau  discours. 
Voyons,  parlez-moi  franchement,  comme  vous  m'aviez  promis  dé  le  faire  : 
vous  en  tenez  pour  l'une  de  ces  deux  fillettes,  à  moins  que  ce  ne  soit  pour 
toutes  les  deux,  car  votre  sollicitude  ne  sépare  point  mademoiselle  Javotte 
de  mademoiselle  Jacquotte. 

—  Je  vous  jure,  mon  père,  s'écria  Gaspard  avec  le  geste  et  l'accent  de  la 
sincérité,  je  vous  jure  que  je  n'obéis  point  aux  sentiments  que  vous  me  prêtez 
envers  Javotte-et-Jacquotte. . . 

M.  Richardot  commençait  à  s'impatienter. 

—  En  voilà  assez  sur  ce  sujet,  dit-il  d'une  voix  brève.  Je  vous  conseille 
fortement  de  chasser  de  votre  cœur  aussi  bien  que  de  votre  esprit  et  Javotte 
et  Jacquotte.  Je  vous  pardonne  un  élan  bien  naturel  à  votre  âge  et  qui  prouve 
la  générosité  de  votre  cœur;  mais  j'exige  que  l'affaire  en  reste  là,  et,  pour 
vous  éviter  la  tentation  de  me  désobéir,  je  vous  autorise  à  partir  ce  tantôt  pour 
Lunéville.  Je  vous  donnerai  le  nécessaire  pour  que  vous  y  restiez  quelques 
jours  à  vous  divertir  ;  les  aimables  et  accueillantes  beautés  que  l'on  rencontre 
en  cette  ville  et  qui  ne  sont  point  gardées  en  geôle  par  des  madame  Pellerin 
vous  auront  bientôt  fait  oublier  votre  double  et  touchante  héroïne. 


208  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Sur  cette  injonction  paternelle,  prononcée  d'un  ton  ferme,  péremptoire 
à  ne  point  admettre  de  réplique,  M.  Richardot  congédia  son  fils,  qui  s'inclina 
et  se  retira  sans  mot  dire. 

—  Vous  voyez,  mon  cher  curé,  dit  le  juge  d'un  air  satisfait,  cela  n'est  pas 
plus  difficile  que  cela  :  l'affaire  n'a  pas  été  longue  à  arranger  ;  vous  pouvez 
maintenant  dormir  tranquille  et  rendre  la  sécurité  à  cette  excellente  madame 
Pellerin.  J'espère  que  cette  fois  elle  ne  se  plaindra  pas  de  moi. 

Le  curé  ébaucha  un  geste  dubitatif  :  Je  pense,  répondit-il,  que  je  ferai 
bien  de  prier  le  bon  Dieu  de  nous  accorder  sa  protection  pour  que  tout  soit 
fini  en  effet  aussi  heureusement  que  vous  semblez  le  croire. 

Et  il  partit  soucieux,  tandis  que  M.  Richardot,  qui  l'avait  accompagné 
jusqu'à  la  porte,  rentrait  chez  lui  en  se  frottant  les  mains,  tranquillisé  par  la 
docilité  de  son  fils  à  se  conformer  à  ses  ordres. 

Néanmoins  et  pour  plus  de  sûreté,  il  ferma  la  porte  à  clef  puis  monta  dans 
la  chambre  de  Gaspard  afin  de  hâter  ses  préparatifs  de  départ  et  lui  donner 
diverses  commissions  pour  Lunéville.  S'étant  assis  devant  la  table  pour  écrire 
un  billet,  il  la  trouva  encombrée  de  morceaux  de  papier,  plies  de  façons 
variées  et  symétriques  et  figurant  des  boîtes,  des  cocottes,  des  nacelles. 
Il  les  écarta  en  riant  : 

—  Comment,  grand  enfant,  à  ton  âge  tu  fais  encore  des  galiotes  ! 
Gaspard  ne  répondit  pas  et   se  tourna   vers   la   fenêtre   pour   dissimuler 

l'embarras  que  lui  causait  cette  réflexion  dont  son  père  ne  soupçonnait  certes 
pas  la  profondeur. 

* 
*    * 

Sous  la  torpeur  d'une  soirée  de  juin,  prématurément  accablante,  car  en 
Lorraine,  l'atmosphère  ne  s'échauffe  d'habitude  que  vers  la  fin  de  juillet, 
madame  Pellerin  et  ses  filles ,  s'étaient  installées  près  de  la  maison  ; 
la  vieille,  fidèle  aux  anciennes  coutumes,  faisait  tourner  son  rouet,  occu- 
pation machinale  qui  lui  permettait  de  poursuivre  ses  sombres  pensées  ; 
Javotte  et  Jacquotte  cousaient  à  côté  de  leur  mère,  silencieuses  et  songeant, 
sans    doute,    à    cette    espérance    qui    avait    traversé    leur    existence    sous    la 


LE     GENDARME     ROUGE  209 

forme  de  deux  petits  bateaux  de  papier.  Depuis  plus  d'une  semaine  elles 
épiaient  le  cours  du  ruisseau,  s'échappant  le  matin  pour  aller  voir  si  quelque 
message  n'était  pas  arrivé  pour  elles  pendant  la  nuit,  et  s'attardant  le  soir 
autant  que  possible  avant  de  renoncer  à  leur  espoir.  Et  chaque  fois  elles  se 
couchaient,  sous  l'œil  soupçonneux  de  leur  mère,  et  pleuraient  dans  leur  lit 
en  pensant  que  ce  fil  qui  avait  semblé  devoir  les  rattacher  au  monde  était 
définitivement  rompu. 

Un  trot  lourd  de  chevaux  résonnant  sur  les  pavés  de  la  rout,e  abandonnée 
qui  longeait  la  maison,  les  tira  toutes  trois  de  leurs  rêveries  :  madame  Pellerin 
leva  le  nez  et  prêta  l'oreille,  lorsqu'un  vigoureux  coup  de  heurtoir  ébranla 
dans  toute  sa  charpente,  malgré  ses  renforcements  de  ferrures,  l'épaisse  porte 
charretière.  La  matrone  bondit  sur  sa  chaise  ;  mais  avant  qu'elle  ne  se  fût 
levée,  le  heurtoir  se  mit  à  exécuter  une  batterie  répétée. 

—  Holà  !  Ouvrez  donc,  cria  une  voix,  n'y  a-t-il  personne  ici  ? 

—  Je  n'ai  pas  l'habitude  d'ouvrir  ma  porte  aux  maraudeurs ,  répliqua 
madame  Pellerin;  et,  en  disant  cela,  elle  faisait  signe  à  ses  filles,  par  des 
gestes  répétés,  de  rentrer  dans  la  maison. 

—  Nous  ne  sommes  point  des  maraudeurs,  répondit  la  voix  d'un  ton 
relativement  poli,   mais  ferme. 

—  Qui  donc  êtes-vous  pour  vous  permettre  un  pareil  tapage  chez  des 
femmes  ? 

—  Gendarmes  de  la  Reine  !   ouvrez,  encore  une  fois. 

—  Je  n'ai  rien  à  faire  avec  madame  la  Reine  ni  avec  ses  gendarmes. 

—  Porteurs  d'ordres  de  M.  de  la  Galaizière,1  intendant  de  Lorraine.  Ouvrez 
de  bonne  volonté,  sinon... 

Et  de  fait,  un  ébranlement  vigoureux  indiqua  à  madame  Pellerin  que  sa 
porte  et  sa  serrure  ne  tiendraient  pas  longtemps  et  que  toute  résistance 
deviendrait  non   seulement  superflue,  mais  encore  préjudiciable. 

—  Allons,  c'est  bon,  dit-elle  d'un  ton  radouci,  calmez-vous  et  finissez  de 
malmener  ma  porte  :   on  va  vous  ouvrir. 

Les  deux  jeunes  filles  avaient  profité  de  l'émotion  de  leur  mère  pour  ne 
point  obtempérer  à  ses  ordres  et,   au  lieu  de  rentrer  dans  l'intérieur  de  la 


210  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

maison,  s'étaient  quelque  peu  retirées  vers  la  porte  vitrée  et  attendaient,  avec 
plus  de  curiosité  que  de  crainte,  le  dénouement  de  ce  colloque. 

Madame  Pellerin,  ayant  pris  son  trousseau  de  clefs,  lit  tourner  le  pêne  le 
plus  délicatement  possible  :  elle  s'attendait  à  une  irruption  et  voulait  se 
ménager  une  avance  de  quelques  secondes,  en  cas  d'assaut. 

Contrairement  à  ses  prévisions,  le  panneau  ménagé  pour  les  piétons  dans 
un  des  vantaux  de  la  grande  porte  s'ouvrit  tout  tranquillement,  et  tout  tran- 
quillement aussi  un  jeune  cavalier  pénétra  dans  la  maison  sans  cependant 
s'avancer  de  plus  d'un  pas  ;  il  tenait,  passée  dans  le  bras,  la  bride  de  son 
cheval  resté  sur  la  route;  un  autre  cavalier,  qui  l'accompagnait,  n'avait  pas 
mis  pied  à  terre.  Le  jeune  militaire  salua  fort  poliment. 

—  C'est  bien  à  madame  Pellerin  que  j'ai  l'honneur  de  parler  ?  dit-il  en 
portant  la  main  à  son  tricorne. 

La  vieille,  un  peu  rassurée,  avait  repris  de  l'insolence. 

—  Oui  !  madame  Pellerin  c'est  moi.  Eh  bien!  qu'est-ce  que  vous  lui  voulez, 
à  madame  Pellerin  ? 

Et  elle  le  regardait  bien  en  face,  avec  Une  mine  courroucée. 

Madame  Pellerin  n'était  pas  seule  à  regarder  le  jeune  militaire.  Javotte-et- 
Jacquotte  lui  consacrait  une  attention  non  moins  vive,  mais  beaucoup  plus 
sympathique.  En  le  voyant  entrer,  les  deux  sœurs  s'étaient  chuchoté  : 

—  Ah  !  ma  chère  !  Un  gendarme  rouge  ! 

Et  elles  étaient  devenues  presque  aussi  rouges  que  l'habit  du  gendarme. 

Pelotonnées  l'une  contre  l'autre  et  rencognées  dans  l'embrasure  de  la 
porte  de  l'habitation,  elles  l'examinaient  avec  une  intensité  juvénile. 

Les  gendarmes  rouges  —  ainsi  nommés  à  cause  de  la  couleur  écarlate  de 
leur  uniforme  —  n'étaient  point  des  soldats  ordinaires.  Ils  formaient  douze 
compagnies,  appartenant  à  la  Maison  du  Roi,  qui  en  comptait  seize.  Les 
quatre  premières  compagnies,  dites  grands  gendarmes,  ne  quittaient  jamais 
Sa  Majesté.  Les  autres  compagnies  portaient  les  noms  de  la  Reine,  du  Dauphin, 
de  Berry,  de  Provence,  d'Artois,  d'Orléans  ;  il  y  avait  encore  les  gendarmes 
Ecossais,  Anglais,  Bourguignons  et  de  Flandres.  On  les  désignait  aussi  par  le 
titre  de  petits  gendarmes,  par  opposition  aux  grands  gendarmes  —  ceux  du 


LE     GENDARME     ROUGE  211 

Roi,  —  sobriquet  diminutif  qui  les  irritait  fort  et  amenait  des  duels  fré- 
quents avec  les  officiers  des  autres  corps.  Les  petits  gendarmes,  qui  devaient 
faire  preuve  de  noblesse  et  justifier  d'un  certain  revenu,  avaient  rang  d'officiers  : 
les  simples  gendarmes  étaient  sous-lieutenants  ;  les  brigadiers,  capitaines. 

Lorsque  le  bon  roi  Stanislas  mourut,  le  duché  de  Lorraine,  donné  par 
Louis  XV  à  son  beau-père,  avait  été  définitivement  réuni  à  la  France.  La  petite 
cour  de  Lunéville,  séjour  préféré  de  Stanislas,  cour  paisible,  patriarcale  et 
bien  ordonnée,  fut  licenciée,  et  les  bons  Lunévillois  se  virent  réduits  à 
contempler  d'un  œil  morne  leur  château  vide  —  ce  château  qu'ils  se  plaisaient 
à  citer  comme  un  petit  Versailles.  Vides  aussi  les  belles  promenades  du 
Bosquet,  et  les  parterres,  et  les  terrasses. 

Le  roi  de  France  s'émut  de  la  situation  mélancolique  des  anciens  sujets 
de  son  bien-aimé  beau-père  :  il  daigna  écouter  les  doléances  des  logeurs, 
cabaretiers,  perruquiers  et  autres  marchands  de  la  ville  déchue  et,  pour  lui 
rendre  au  moins  une  partie  de  son  ancienne  prospérité,  il  ordonna  que  les 
douze  compagnies  de  gendarmes  de  sa  maison,  éparses  jusqu'alors  en  diverses 
garnisons   de   France,    fussent  toutes    réunies  à  Lunéville. 

Ce  rassemblement  apporta,  dans  la  paisible  résidence,  une  animation 
assurément  plus  bruyante  que  celle  qui  y  entretenait  la  modeste  cour  de 
Stanislas  :  ces  jeunes  gens  menaient  grand  train,  s'amusaient  fort,  se 
querellaient  toujours,  se  battaient  souvent,  semant  l'épouvante  parmi  les 
honnêtes  bourgeois,  sans  cesse  en  peine  de  protéger  la  vertu  de  leurs  femmes 
et  de  leurs  fdles  contre  les  entreprises  de  ces  brillants  gendarmes. 

Ils  avaient,  d'ailleurs,  tout  ce  qu'il  fallait  pour  tourner  la  tête  aux  petites 
bourgeoises  de  Lunéville  qui,  alors,  comme  aujourd'hui  sans  doute,  ne 
savaient  se  retenir  d'un  faible  pour  le  militaire.  —  La  Lorraine  a  toujours  eut 
des  goûts  guerriers.  —  Au  prestige  de  leur  rang  s'ajoutait  l'éclat  de  leur 
uniforme  rouge,  galant  au  possible  :  les  couleurs  distinctives  de  clirque 
compagnie  permettaient  à  ces  dames  de  se  choisir  un  cavalier  qui  portât 
leurs  nuances  préférées  :  elles  pouvaient  choisir  le  gendarme  écossais, 
aux  épaulettes  jonquille;  l'Anglais  qui  les  avait  violettes  :  le  vert  était 
aux   Bourguignons,    le    feuille-morte    aux    Flandres,    le    bleu    céleste    à    la 


212  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

compagnie  du  Dauphin  et  le  bleu  foncé  à  celle  de  Berry;  Provence  portait 
cramoisi;  Orléans  souci;  enfin  la  compagnie  de  la  Reine  se  distinguait 
par  ses  épaulettes  rouge-ponceau,  qui  s'harmonisait  heureusement  à  l'écarlate 
de  l'habit  et  au  chamois  de  la  culotte  et  de  la  veste. 

Une  apparition  de  cette  importance,  dans  la  claustrale  demeure  de  madame 
Pellerin,  devait,  naturellement,  produire  une  profonde  sensation. 

—  En  ce  cas,  dit  le  gendarme,  toujours  poli  et  sérieux,  puisque  vous  êtes 
madame  Pellerin,  j'ai  à  vous  remettre,  ainsi  que  j'ai  eu  l'honneur  de  vous 
l'annoncer  à  travers  la  porte,  un  écrit  de  la  part  de  M.  de  la  Galaizière. 

Il  tira  d'une  poche  de  sa  veste  un  papier  muni  d'un  sceau,  qu'il  tendit  à  la 
commère. 

Madame  Pellerin  prit  le  papier  d'un  geste  brusque  et,  tout  en  grommelant, 
essaya  de  le  lire  ;  mais  l'écriture  était  sans  doute  difficile  à  déchiffrer.  Voyant 
son  embarras  et  son  impatience,  les  deux  fdlettes  s'étaient  avancées,  sous  le 
prétexte  louable  d'aider  leur  mère  :  pour  dire  vrai,  elles  brûlaient  de  voir  de 
plus  près  encore  ce  gentil  petit  gendarme,  et  elles  n'étaient  pas  fâchées  non 
plus  qu'il  les  vît  plus  à  son  aise. 

Au  bout  de  quelques  minutes,  madame  Pellerin  rendit  le  papier  au 
militaire  : 

—  Je  ne  comprends  rien  à  votre  grimoire,  monsieur  le  gendarme... 

—  Si  vous  le  permettez,  madame,  je  vais  vous  l'expliquer.  Le  Roi,  qui  veut 
se  faire  rendre  compte  des  besoins  de  ses  peuples  et  des  plaintes  que  ceux-ci 
pourraient  avoir  à  élever  contre  les  injustices  commises,  soit  par  les  gens  de 
Sa  Majesté,  soit  par  des  particuliers ,  a  ordonné  à  monsieur  l'intendant  de 
Lorraine  de  parcourir  le  duché  afin  d'examiner  les  plaintes  qui  lui  seraient 
adressées,  en  l'autorisant  à  citer  devant  lui,  partout  où  il  se  trouverait,  les 
personnes  qu'il  jugerait  nécessaire  d'interroger... 

—  Mais  je  n'ai  point  encore  porté  de  plainte  contre  personne,  quoique 
j'en  aie  bien  le  droit,  répliqua  madame  Pellerin,  qui  commençait  à  perdre 
contenance. 

—  J'ignore  les  motifs  de  monsieur  l'intendant,  continua  le  jeune  homme; 
je  ne  connais  que  ses  instructions.  J'ai  ordre  de  vous  amener  à  Lunéville,  où 


LE     GENDARME     ROUGE  213 

se  trouve  en   ce    moment    M.    de   la    Galaizière  ;    il    vous    y   a    fait  préparer 
un   logement  —  qui  ne  vaut  pas  celui-ci  —  et  vous  attend  ce  soir. 

—  Je  m'y  refuse!  s'écria  madame  Pellerin,  qui,  en  même  temps,  saisit  le 
bras  de  ses  deux  filles.  Je  m'y  refuse  absolument.  Vous  pouvez  remonter  à 
cheval  et  porter  ma  réponse  à  monsieur  l'intendant  ! 

—  En  cas  de  refus,  reprit  le  gendarme,  imperturbable,  en  cas  de  refus, 
j'ai  ici,  —  et  il  montra  la  poche  de  la  veste  d'où  il  avait  déjà  tiré  le  papier  de 
l'intendant,  —  une  lettre  de  cachet  que  je  remettrai  à  l'exempt  de  la  maré- 
chaussée :  il  en  fera  son  affaire  et  vous  conduira  sans  bruit  à  la  renfermerie 
de  Maréville.  Vous  me  comprenez,  madame  Pellerin,  et  vous  avez  assez  d'ex- 
périence pour  savoir  que,  en  pareil  cas,  le  plus  sage  est  de  ne  point  résister. 

—  Mais,  répliqua-t-elle ,  atterrée  et  lâchant  les  bras  de  ses  deux  filles, 
est-ce  que  je  peux  quitter  ma  maison  ?  est-ce  que  je  puis  laisser  seules  Javotte 
et  Jacquotte  ? 

Les  deux  fillettes  levèrent  en  ce  moment  les  yeux  sur  le  jeune  gendarme 
comme  pour  lui  dire  :  ce  Javotte  et  Jacquotte,  c'est  nous.  »  Et  leurs  regards 
s'étant  rencontrés  avec  le  sien,  elles  ne  purent,  malgré  leur  modestie, 
s'empêcher  de  remarquer  que  ce  militaire  paraissait  beaucoup  plus  occupé 
d'elles  que  de  madame  leur  mère. 

—  Je  ne  vous  interdis  pas,  répondit-il,  d'emmener  mesdemoiselles  vos 
filles  à  Lunéville  :  elles  y  seront  fort  bien  reçues  ;  à  moins  que  vous  ne 
préfériez  les  laisser  ici,  sous  la  garde  de  mon  camarade  ou  sous  la  mienne  ! 

A  cette  proposition  incongrue,  madame  Pellerin  répondit  par  un  geste 
d'horreur  ! 

—  Soit,  monsieur,  fit-elle,  redevenue  majestueuse,  je  cède  à  la  force; 
arrêtez-moi,  emmenez-moi,  traînez-moi  à  Lunéville  devant  ce  monsieur 
l'intendant,  à  qui  j'apprendrai  des  choses  qu'il  ignore  et  qui  feront  vraiment 
bonne  figure  dans  les  rapports  qu'il  adressera  au  Roi  !  Traînez-moi  avec  mes 
filles,  car  vous  n'espérez  pas  que  je  laisse  ces  chers  trésors,  —  et  elle  s'atten- 
drissait, en  montrant  ses  chers  trésors,  —  entre  les  mains  et  sous  la  garde  de 
la  soldatesque  ?  Je  pense,  ajouta-t-elle,  que  vous  m'accorderez  bien  quelques 
heures  pour  mes  préparatifs  ? 


214 


LES     LETTRES    ET    LES    ARTS 


—  Tout  le  temps  que  vous  voudrez,  répondit  fort  poliment  le  gendarme  ; 
nous  n'avons  pas  besoin  d'être  à  Lunéville  avant  dix  heures,  ce  soir. 

Puis,  sans  en  demander  la  permission  à  madame  Pellerin,  il  introduisit  son 
cheval  dans  la  cour  et  fit  également  entrer  son  camarade  avec  sa  monture. 

—  Veuillez  nous  indiquer  l'écurie,  dit-il  d'un  ton  qui  ne  souffrait  pas  de 
réplique,  et  donner  des  ordres  pour  qu'on  soigne  nos  chevaux.  Après  quoi, 
vous  voudrez  bien  vous  occuper  de  nous  donner  à  boire  et  à  manger,  car  la 
route  est  chaude  et  les  grands  benêts  de  peupliers  qui  la  bordent  ne  nous 
ont  guère  donné  d'ombre   ni   de  fraîcheur. 

Madame  Pellerin,  stupéfaite  de  ce  sans-gêne,  —  elle  qui  n'avait  jamais  obéi 
à  personne,  —  se  dirigea,  résignée,  vers  l'écurie,  marchant  devant  eux  pour 
leur  montrer  le  chemin. 

Le  jeune  militaire,  qui  avait  remis  à  son  camarade  les  rênes  de  son 
cheval,  était  resté  en  arrière  et,  se  rapprochant  de  Javotte  et  de  Jacquotte, 
tira  prestement  du  parement  de  sa  manche  gauche  deux  petits  bouquets  de 
soucis,  qu'il  laissa  tomber  à  leurs  pieds. 


THEOPHILE    GAUTIER    FILS. 


(A  suivre.) 


'Je? 


'***&&  vj2*^  Ijf-fgÉ 


WHISTLER    ET    SON    OEUVRE 


M.  James  Mac  Neil  Whistler  est  né  aux  États-Unis,  à  Baltimore.  Son 
père,  le  major  Whistler  de  l'armée  américaine,  était  un  officier  du  génie 
distingué.  Le  jeune  Whistler  fut  d'abord  destiné  à  suivre  la  carrière  paternelle 
et  il  entra  à  l'école  militaire  de  West-Point.  Mais  ses  goûts  le  portaient 
ailleurs;  venu  à  Paris,  vers  1857,  il  fréquenta,  avec  plus  ou  moins  d'assiduité, 
l'atelier  de  Gleyre. 

Il  se  révèle  en  1863.  Cette  année-là,  il  présente  au  Salon  sa  première 
œuvre  importante,  la  Fille  blanche,  qui,  repoussée  par  le  jury,  est 
exposée  au  Salon  des  Refusés.  Ce  Salon  des  Refusés  de  1863  est  devenu 
justement  fameux;  sa  renommée  grandit  et  grandira  sans  cesse,  en  même 
temps  que  le  renom  des  artistes  qui  s'y  rencontrèrent.  Avec  Whistler  s'y 
trouvèrent  Manet,  Degas,  Bracquemond,  Cazin,  presque  tous  les  jeunes 
gens  qui  portaient  en  eux  ces  germes  d'invention  appelés  à  sortir  l'art  de  la 
peinture  des  anciennes  ornières. 

M.  Whistler  après  avoir  terminé  ses  études  à  Paris,  s'établit  à  Londres. 


216  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

11  exposa  pendant  plusieurs  années  à  la  Royal  Academy.  Il  eut  d'abord 
presque  autant  de  peine  à  s'y  faire  recevoir  qu'au  Salon  de  Paris.  Le  portrait 
de  sa  mère,  une  œuvre  qui  plus  tard  devait  être  universellement  admirée 
et  obtenir  une  médaille  au  Salon  de  1884,  ne  fut  admise,  par  la  Royal 
Academy,  qu'avec  les  plus  grandes  difficultés. 

Lorsque  la  Grosvenor  Gallery  s'ouvrit  en  1877,  comme  une  institution 
s'offrant  aux  artistes  indépendants,  M.  Whistler  en  devint  un  des  principaux 
exposants.  Pendant  longtemps  il  y  parut  régulièrement.  C'est  là  que  furent 
montrés  ses  nocturnes  et  nombre  de  ses   toiles  les  plus  géniales. 

Depuis  deux  ans,  devenu  membre,  puis  président  de  la  Society  of  Bristish 
Artists,  une  très  ancienne  société  de  peintres  de  Londres,  il  a  exposé  au 
siège  de  cette  société  dans  Suffolk  street.  11  a  également  envoyé  de  nom- 
breuses œuvres  aux  Salons  de  Paris  de  ces  dernières  années  :  le  portrait  de 
Mrs.  Meus,  de  sa  mère,  de  Carlyle,  de  lady  Archibald  Campbell,  de  Sarasate. 

A  maintes  reprises,  il  a  fait  à  Londres  des  expositions  particulières,  où 
il  a  groupé  des  peintures  à  l'huile,  des  pastels,  des  eaux-fortes,  des  dessins 
et  des  aquarelles  qu'il  n'eût  pu  montrer  autrement.  Là ,  il  s'est  donné 
pleine .  carrière,  tant  par  l'originalité  de  la  facture  et  le  choix  des  sujets, 
que  par  la   nouveauté  des  titres  et  de  la  nomenclature. 

LE   PEINTRE 

La  première  œuvre  exposée  par  M.  Whistler,  la  Fille  blanche  du  Salon 
des  Refusés  de  1863,  prenait  son  titre  de  ses  particularités  de  coloris;  c'était 
une  fille  en  blanc  se  détachant  sur  un  rideau  blanc.  Dès  son  début,  d'instinct, 
M.  Whistler  avait  recherché  un  arrangement  de  coloris  et  les  recherches 
de  cet  ordre  ne  l'abandonneront  jamais  et  feront  partie  de  toute  œuvre  peinte 
par  lui.  Ainsi,  à  ses  yeux,  un  tableau  n'est  pas  seulement  la  reproduction 
d'une  scène  disposée  d'une  certaine  façon,  d'un  personnage  posé  d'une 
certaine  manière.  La  combinaison  de  coloris  qui,  d'après  lui,  devra  exister 
dans  le  tableau  pour  qu'il  soit  une  œuvre  d'art,  devient  d'un  intérêt  primor- 
dial. H  y  a  donc,  dans  un  tableau  peint  par  M.  Whistler,  un  sujet  qui  est 
représenté  par  des  lignes  et  le  dessin,  puis  une  combinaison  de  coloris  que 


WHISTLER    ET    SON     ŒUVRE  217 

le  sujet  porte,  mais  qui  peut  être  cependant  conçue  comme  existant,  en 
quelque  sorte,   à  part. 

De  ce  fait  est  résultée  l'habitude  prise  par  M.  Whistler,  de  désigner  ses 
tableaux,  non  pas  seulement  par  le  titre  du  sujet,  mais  par  celui  de  la 
combinaison  des  couleurs.  Ainsi,  sur  les  catalogues,  il  écrit  :  Portrait  de 
ma  mère,  arrangement  en  gris  et  noir;  portrait  de  Carlyle ,  arrangement 
en  gris  et  noir. 

M.  Whistler,  dans  cette  voie,  devait  aller  aussi  loin  que  possible.  Beaucoup 
de  ses  œuvres  ont  fini  par  n'être  plus  désignées  que  par  la  combinaison  des 
couleurs  qui  s'y  trouvait  réalisée.  Et  alors,  voulant  établir  des  catégories 
et  des  nuances,  il  a  emprunté  le  vocabulaire  des  productions  musicales. 
C'est  ainsi  qu'après  ses  c  arrangements  »  on  a  eu  ses  «  harmonies  »  et  ses 
a  symphonies  ».  Ayant  souvent  peint  plusieurs  toiles  de  cette  sorte,  dans 
une  même  gamme  de  coloris,  il  a  fini  par  les  désigner  à  l'aide  d'un  simple 
numéro,  disant,  par  exemple,   symphonie  en  blanc  n°   1,   n°  2,  n°  3. 

Ces  harmonies  et  ces  symphonies  se  placent  à  un  moment  très  particulier 
et  très  raffiné  de  sa  production.  Son  œil  était  alors  hanté  par  une  gamme 
pâle  et  en  même  temps  aiguë  de  tons  délicats.  On  y  reconnaît  un  souvenir 
lointain  de  l'association  des  couleurs  qu'ont  pratiquée  les  Japonais.  Une  de 
ses  symphonies  typiques,  en  blanc  n°  3,  représente  deux  jeunes  femmes 
enveloppées  dans  les  plis  flottants  de  longues  robes  blanches,  noncha- 
lamment appuyées  sur  un  canapé  qui  leur  sert  de  fond  et  dont  le  ton 
s'harmonise  avec  celui  qu'elles  forment  elles-mêmes,  pendant  qu'un  éventail 
sur  le  plancher  et  les  fleurs  d'une  azalée,  dans  un  angle,  mettent  des  points 
colorés  sur  le  blanc  général  de  la  toile. 

La  peinture  ainsi  traitée  est  en  partie  décorative  et  il  n'y  a  qu'un  pas  à 
faire  pour  entrer  dans  la  décoration  pure.  Ce  pas,  M.  Whistler  l'a  franchi. 
Dans  une  partie  de  son  œuvre,  il  s'est  fait  franchement  décorateur.  Il  a  décoré 
plusieurs  maisons  et  des  appartements;  dans  les  expositions  qu'il  a  faites  à 
Londres,  les  parois,  les  plafonds,  les  meubles  des  salles  occupées  sont 
également  devenus  pour  lui  le  sujet  d'arrangements  décoratifs  d'un  coloris 
varié.    Dans   cette   voie,    M.   Whistler  s'est  surtout   signalé  à  Londres,  chez 


218  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

M.  Leyland,  où  il  a  décoré  une  salle  devenue  célèbre  sous  le  nom  de 
Peacock  room  (la  chambre  du  Paon).  M.  Whistler  a  désigné  cette  œuvre 
par  le  titre  d'  «  harmonie  en  bleu  et  en  or  ».  Le  plumage  irrisé  du  paon 
a  servi  de  motif  pour  porter  l'or  et  la  couleur;  tantôt  la  plume  du  paon  se 
détache  en  or  sur  le  bleu,  tantôt  elle  se  colore  en  bleu  sur  fond  or.  Cette 
décoration,  on  ne  peut  plus  originale,  d'un  raffinement  étonnant,  est  une 
volupté  pour  les  yeux. 

A  toute  une  série  de  ses  œuvres,  M.  Whistler  a  donné  le  nom  de 
«  nocturnes  ».  Là  il  s'est  essayé  à  peindre  la  nuit.  Dans  les  nocturnes,  les 
particularités  de  la  scène  et  du  paysage  ont  presque  disparu,  elles  n'existent 
plus  que  comme  des  accessoires  atténués  autant  que  possible  ;  c'est  la 
transparence  de  l'atmosphère  ou  des  eaux  éclairées  par  les  pâles  rayons  de 
la  lune;  ce  sont  les  ombres  opaques,  grandes  silhouettes  indistinctes  des 
nuits  sombres,  qui  sont  devenues  son  objectif.  Pour  obtenir  l'effet  recherché, 
il  a  étendu  sur  la  toile  des  gammes  de  couleurs,  se  graduant  par  transitions 
insensibles;  plus  de  traits,  de  contours  précis,  de  dessin  accusé,  mais  une 
sorte  de  ton  uniforme,  couvrant  toute  la  toile,  et  ne  visant  qu'à  y  mettre  de 
l'ombre,  de  la  transparence,  de  l'air  et  de  la  profondeur.  Ses  nocturnes  sont 
peut-être  ce  que  M.  Whistler  a  produit  de  plus  personnel  et  de  plus  étrange. 
Il  ne  faut  donc  point  s'étonner  qu'ayant  déjà  éprouvé  de  si  grandes  difficultés 
à  faire  accepter  celles  de  ses  toiles  qui  ressemblaient  le  plus,  par  la  facture, 
à  celles  des  autres  peintres,  il  ait  eu  à  soutenir,  à  l'occasion  de  ses  nocturnes, 
les  plus  violentes  attaques.  On  peut  s'imaginer  l'ahurissement  du  public  et 
des  critiques  mis,  pour  la  première  fois,  à  la  Grosvenor  Gallery,  en  présence 
des  nocturnes  de  M.  Whistler.  Il  ne  s'agissait  plus  de  scènes  à  regarder,  le 
long  de  la  cimaise,  le  nez  sur  le  tableau;  les  hommes  de  lettres  ne  trouvaient 
plus  de  sujets  prêtant  lieu  à  des  réminiscences  littéraires,  c'étaient  des  toiles 
à  contempler  de  loin,  à  embrasser  d'ensemble,  ne  donnant  qu'une  impression 
générale  de  la  transparence  et  de  la  poésie  de  la  nuit.  Le  plus  violent  des 
critiques  fut  M.  Ruskin,  qui  traita  l'artiste  comme  le  dernier  des  criminels. 
De  là  un  procès  en  libelle,  que  lui  intenta  M.  Whistler.  La  question  de  la 
valeur  artistique  des  nocturnes  fut  agitée  devant  un  jury.  Pendant  deux  jours, 


WHISTLER     ET     SON     ŒUVRE  219 

juges,  avocats  et  journalistes  déraisonnèrent  à  perte  de  vue  sur  l'art  et  la 
peinture.  Les  jurés,  dans  l'impossibilité  d'y  rien  comprendre,  donnèrent 
raison  à  M.  Whistler  en  condamnant  M.  Ruskin,  mais  renvoyèrent  cependant 
le  condamné  indemne,  en  ne  fixant  qu'à  un  liard  l'amende  qu'il  eut  à  payer. 

En  tout  temps,  on  voit  donc  M.  Whistler  préoccupé  de  l'harmonie  du 
coloris.  La  beauté  de  la  substance  peinte,  si  l'on  peut  ainsi  s'exprimer,  est 
ce  qu'il  recherche.  Un  tableau  n'est  pour  lui  parfait  qu'autant  que,  en 
dehors  de  ce  qu'il  dit,  il  offre  aux  yeux  la  volupté  de  couleurs  délicates  et 
de  tons  raffinés.  Ce  soin  constant  de  la  recherche  d'un  coloris  harmonieux 
a  pu  se  plier  chez  lui  à  la  production  des  sujets  les  plus  divers.  Dans  ses 
portraits,  l'arrangement  et  l'harmonie  des  tons  recherchés,  mis  en  sous-titre 
après  les  noms  des  personnages,  n'ont  point  empêché  la  figure  humaine 
d'acquérir  toute  sa  valeur.  Dans  les  portraits  de  sa  mère,  de  Carlyle,  de 
Sarasate,  de  lady  Archibald  Campbell  on  a  eu  sur  la  toile  des  êtres  d'une 
vie  intense,  dont  le  caractère  et  la  manière  d'être  saisissent  les  regards.  Sa 
mère  et  Carlyle  ont  été  peints  de  profil,  assis  sur  une  chaise,  dans  une  pose 
à  la  fois  sévère  et  pleine  d'abandon.  Sarasate,  le  violon  et  l'archet  à  la  main, 
fluet  et  nerveux,  représente  on  ne  peut  mieux  le  virtuose  inspiré.  Lady 
Archibald  Campbell,  grande  et  svelte,  détourne  la  tête  pour  donner  un  dernier 
regard  avant  de  s'éloigner,  type  de  fierté  et  d'élégance. 

M.  Whistler,  de  la  décoration  pure  au  rendu  de  la  forme  humaine,  dans 
ce  qu'elle  a  de  profond,  a  donc  parcouru  un  champ  des  plus  variés  et  des  plus 
étendus.  Par  son  originalité,  son  invention,  le  charme  du  coloris,  l'élégance 
du  dessin,    il   s'est   placé  au   premier  rang   des  novateurs  contemporains. 

LAQUA-FORT1STE 

Les  productions  de  la  pointe,  dans  l'ensemble  de  l'œuvre  de  M.  Whistler, 
se  sont  placées  à  côté  de  celles  du  pinceau;  l'eau-forte  s'est  développée 
parallèlement  à  la  peinture.  Je  dis  parallèlement,  c'est  que,  en  effet,  quoique 
produites  souvent  dans  le  même  temps,  les  œuvres  peintes  et  les  œuvres 
gravées  n'empiètent  point  les  unes  sur  les  autres.  Jamais  il  n'est  arrivé  à 
M.    Whistler   de    graver   un   de   ses   tableaux.    Soit  qu'il    peigne,    soit    qu'il 


220  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

grave,  il  se  met  toujours  en  face  de  la  scène  vue  ou  du  modèle  vivant,  et 
exécute  de  prime  saut  une  œuvre  destinée  à  ne  point  se  répéter  par  un 
autre  procédé  que  celui  auquel  elle  est  d'abord  due. 

Les  eaux-fortes  de  M.  Whistler  nées  ainsi  directement  en  face  de  la  vie, 
ont  la  suprême  qualité  d'être  avant  tout  vivantes.  Jamais  M.  Whistler  n'a  mis 
sur  une  de  ses  planches,  cette  partie  de  travail  mécanique,  cette  part  de 
remplissage  qui  consiste  à  couvrir  l'espace  jusqu'aux  angles,  et  à  donner  aux 
détails  indifférents  d'un  être  ou  d'un  paysage,  une  place  dans  la  reproduction 
faite.  Dès  qu'il  a  fixé  sur  sa  planche  la  sensation  et  l'image  de  la  vie, 
dès  que  le  nombre  de  traits  strictement  nécessaire  pour  communiquer  sa 
sensation  personnelle  et  le  résumé  qui  se  dégage  pour  lui  de  la  scène  vue 
a  été  atteinte,  il  s'arrête.  Son  but  est  obtenu,  son  œuvre  est  achevée.  Détails, 
accessoires ,  remplissage  sont  pour  lui  choses  inconnues.  De  là  vient  que, 
bien  qu'il  n'ait  jamais  représenté  que  des  personnages  qui  pouvaient  poser 
devant  lui,  qu'il  n'ait  jamais  dessiné  que  le  paysage  sous  ses  yeux,  la 
moindre  de  ses  œuvres  est  cependant  empreinte  de  sa  personnalité,  pleine 
d'originalité  et  d'invention.  Dans  des  propositions,  sortes  d'aphorismes,  mises 
en  tête  d'une  série  de  vingt-six  eaux-fortes  récemment  publiées  à  Londres, 
M.    Whistler  pose  les  règles  qui  l'ont  guidé  dans  la  pratique  de  l'art  : 

«  Que  l'espace  à  couvrir,  dans  une  œuvre,  doit  toujours  être  en  relation 
directe  avec  les  moyens  employés  pour  le  couvrir.  —  Que  dans  l'eau-forte  le 
moyen  mis  en  œuvre,  l'instrument  employé  étant  la  pointe  la  plus  fine 
possible,  l'espace  à  couvrir  doit  être  limité  en  proportion.  —  Que  tous  les 
essais  de  dépasser  les  limites  marquées  par  cette  proportion,  sont  absolument 
inartistiques  et  tendent  à  révéler  la  pauvreté  des  moyens  dont  on  se  sert, 
au  lieu  de  la  dissimuler,   comme  l'art  l'exige  dans  son  raffinement.   » 

Et  d'après  ces  principes,  l'ensemble  de  l'œuvre  gravé  par  M.  Whistler 
présente  une  suite  de  planches,  petites  ou  moyennes  par  leurs   dimensions. 

Dans  les  arts,  et  dans  ceux  du  dessin  peut-être  plus  que  tous  les  autres, 
la  valeur  de  la  forme  décide,  en  dernier  ressort,  de  l'importance  de  l'œuvre. 
Comme  facture,  les  eaux-fortes  de  M.  Whistler  révèlent  un  dessin  précis, 
souple  et  élégant,  un  dessin  arrêtant  par  les  traits  caractéristiques  la  forme 


WHISTLER    ET    SON     ŒUVRE  221 

des  choses,  les  mettant  avec  certitude  à  leur  place  relative  dans  un  ensemble, 
soit  qu'elles  se  projettent  tout  à  fait  au  premier  plan,  soit  qu'elles  s'enfoncent 
dans  l'espace  à  l'extrême  horizon. 

Quelque  effort  que  le  graveur  ait  fait  pour  varier  les  procédés  du  métier, 
il  n'a  pu  faire  dévier  son  art  de  sa  condition  première,  qui  est  de  tracer 
l'image  à  reproduire,  à  l'aide  d'un  instrument  rigide  sur  une  plaque  de  métal. 
De  là  d'énormes  difficultés  à  vaincre  pour  obtenir  l'aisance,  la  souplesse, 
la  grâce,  toutes  ces  qualités,  parties  essentielles  d'une  œuvre  d'art.  Il  faut 
que  l'artiste  graveur,  sans  dissimuler  la  nature  de  l'instrument  qu'il  emploie, 
en  laissant  au  contraire  voir  que  c'est  bien  une  pointe  promenée  sur  un 
cuivre  qui  donne  l'image,  arrive,  en  même  temps,  à  ôter  à  son  procédé  cette 
rigidité,  ces  contours  secs,  durs  et  arrêtés  qui  paraissent  inséparables  de 
l'outil.  C'est  pourquoi  il  y  a  si  peu  de  grands  graveurs.  Parce  que  l'on  peut 
savoir  peindre  et  dessiner,  sans  savoir  graver  ;  parce  que  les  aptitudes 
nécessaires  à  faire  un  graveur  sont  spéciales  et,  tout  en  pouvant  s'ajouter 
chez  un  artiste  à  celles  qui  l'ont  déjà  fait  peintre  ou  dessinateur,  peuvent, 
par  contre,   très   bien   lui  manquer. 

Pour  s'en  tenir  spécialement  à  l'eau-forte,  parcourez  des  suites  d'estampes, 
de  différents  artistes.  Vous  ferez  d'abord  un  premier  tri,  selon  la  valeur  plus 
ou  moins  grande  des  artistes  à  qui  elles  sont  dues  en  tant  que  dessinateurs; 
puis  allant  plus  avant,  vous  en  ferez  un  second,  qui  vous  conduira,  même 
parmi  des  artistes  également  forts,  comme  dessinateurs,  à  mettre  seulement 
à  part  ces  productions  où  apparaîtront  les  qualités  spéciales  à  l'eau-forte, 
l'excellence  du  travail  de  la  pointe.  Combien  sont  nombreux  les  artistes 
qui,  n'ayant  donné  à  cette  branche  de  l'art  qu'une  attention  passagère 
ou  qui,  manquant  des  aptitudes  spéciales  qui  constituent  le  graveur,  n'ont 
obtenu  par  l'eau-forte  que  des  œuvres  sans  caractère  et  sans  accent!  On  ne 
s'aperçoit  point  qu'ils  aient  manié  une  pointe.  Ils  ont  simplement  contrefait 
des  dessins  à  la  plume  ou  au  crayon.  Ils  n'ont  jamais  su  graver.  Les  œuvres 
dues  aux  graveurs  de  race  se  différencient  absolument  des  dessins  et  ne 
contrefont  point  le  travail  de  la  plume  ou  du  crayon.  Elles  existent  à  part, 
avec   leurs   qualités  propres,    et  le  travail  de   la  pointe  qui  les   a  produites 


222  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

s'y  montre  avec  tous  ses  traits  et  ses  difficultés  propres  vaincues.  Les 
eaux-fortes  de  M.  Whistler  laissent  voir  tout  de  suite  qu'elles  ont  été  faites, 
comme  il  l'a  dit,  «  à  l'aide  de  la  pointe  la  plus  fine  possible  »  ;  telle  de 
ses  eaux-fortes  des  débuts,  «  la  Mère  Gérard  »,  aurait  pu  être  tracée  avec  la 
plus  mince  aiguille.  Les  traits  qui  ont  produit  l'image,  sont  ceux  d'une 
pointe  acérée,  fluets  et,  courts  allongés  ou  affilés,  atteignant  l'extrême 
ténuité.  Et  cependant  l'artiste  a  su  manier  son  outil  sans  apparence  de 
dureté  ni  de  raideur. 

Lorsque  l'artiste  aqua-fortiste  a  tracé  à  la  pointe  le  sujet  à  représenter, 
qu'il  a  fait  mordre  son  cuivre,  il  le  livre  à  l'imprimeur.  Le  travail  d'art  est 
terminé  ;  l'imprimeur  n'est  le  plus  souvent  qu'un  ouvrier,  qui  tire  d'une 
machine  des  épreuves  uniformes  à  l'infini.  Les  images  ainsi  obtenues  sont 
donc  le  produit  d'un  travail,  pour  une  part  artistique,  pour  l'autre,  purement 
mécanique.  Mais  si  l'impression  se  faisait  elle  aussi  par  un  travail  d'art,  si 
l'imprimeur,  au  lieu  d'agir  en  simple  ouvrier,  travaillait  lui  aussi  avec  le  goût, 
l'invention,  l'imprévu  d'un  artiste,  alors  on  aurait  des  épreuves,  dues,  dans 
toutes  leurs  parties,  à  un  travail  artistique  et  naturellement  supérieures  aux 
autres.  En  effet,  qui  ne  sait  combien  les  questions  d'encrage  et  de  tirage  sont 
importantes  ?  qui  ne  sait  quel  prix  les  amateurs  paieront  pour  une  estampe 
d'un  tirage  rare  et  précieux,  de  préférence  à  une  épreuve  obtenue  d'une 
manière  banale  ?  Qui  ne  sait  avec  quelle  passion  les  collectionneurs  se 
disputent  ces  pièces  que  l'artiste,  sans  se  servir  d'un  ouvrier  intermédiaire, 
a  tirées  lui-même,  avec  amour,  pour  se  rendre  compte  de  l'état  de  sa  planche  ? 
Malgré  cela,  très  peu  d'artistes  ont  eu  la  ténacité  de  suivre  leurs  planches 
terminées  jusqu'à  la  presse  et  de  diriger  eux-mêmes  les  ouvriers  qui  tiraient 
les  épreuves  ;  encore  moins  nombreux  ceux  qui  ont  eu  le  courage  de  se 
transformer  en  véritables  imprimeurs,  d'encrer  et  de  tirer  eux-mêmes  les 
épreuves  à  obtenir  de  leurs  planches.  Il  n'y  en  a  réellement  que  deux  qui  aient 
poussé  jusque-là  la  religion  de  l'eau-forte  :  Rembrandt  parmi  les  anciens, 
Whistler  parmi  les  modernes.  Et  ils  n'ont  pas  perdu  leur  peine  ;  toute 
question  de  composition  et  de  dessin  mise  à  part,  qu'on  place  les  eaux-fortes 
imprimées  par  eux,  en  parallèle  avec  celles  de  n'importe  quels  artistes  ayant 


WHISTLER    ET     SON     ŒUVRE  223 

abandonné  leurs  planches  à  des  ouvriers,  et  au  point  de  vue  de  la  perfection 
du  tirage,   de  la  beauté  de  l'impression,  elles  écraseront  toutes  les  autres. 

M.  Whistler  à  ses  débuts,  à  Paris,  avait  employé  Delâtre  pour  imprimer 
ses  eaux-fortes.  Delàtre,  qui  est  resté  justement  célèbre,  était  un  imprimeur 
exceptionnel,  travaillant  en  artiste.  Lorsque  M.  Whistler  s'établit  à  Londres, 
il  n'y  trouva,  comme  imprimeurs,  que  de  vulgaires  ouvriers.  Peu  à  peu 
il  prit  l'habitude  d'imprimer  lui-même  les  eaux-fortes  et  les  pointes  sèches 
qu'il  produisait  successivement.  Du  reste,  la  demande  que  l'on  faisait  de  ses 
œuvres  était  alors  fort  limitée  et  le  travail  n'était  pas  grand.  Lorsque  la 
renommée  venant  et  la  demande  augmentant,  il  voulut  se  décharger  sur  des 
ouvriers  imprimeurs  du  travail  de  l'impression,  on  découvrit  un  tel  abîme 
entre  ses  épreuves  et  celles  des  ouvriers  que  les  amateurs  se  refusèrent  à 
prendre  ces  dernières,  et  exigèrent,  à  prix  d'or,  des  épreuves  tirées,  comme 
autrefois,  par  l'artiste  lui-même.  M.  Whistler  prit  bravement  son  parti  et 
aujourd'hui  l'impression  de  ses  eaux-fortes  est  entrée,  pour  une  part,  dans 
le  labeur  journalier  de  sa  vie. 

On  est  bien  obligé  d'appliquer  la  désignation  d'imprimeur  à  M.  Whistler, 
tirant  lui-même  les  épreuves  de  ses  eaux-fortes,  c'est  le  mot  consacré  et 
tout  autre  manque.  Mais  ces  termes  a  d'imprimeur  »  et  «  d'impression  »  ne 
donnent  qu'une  idée  imparfaite  de  tout  ce  que  M.  Whistler,  encrant  et  tirant 
lui-même  ses  planches,  en  artiste,  ajoute,  sur  l'épreuve,  à  ce  que  l'imprimeur 
purement  ouvrier  eût  obtenu  à  sa  place.  Selon  la  sensation  du  moment, 
au  gré  de  sa  fantaisie  il  force  ou  diminue  l'encrage  de  telle  ou  telle  partie, 
renforce  ou  allège  les  ombres,  supprime  certains  détails  ou  en  fait  apparaître 
d'imprévus.  L'impression  d'ensemble,  tout  en  restant  ferme  et  nette,  est 
pleine  de  velouté;  aucune  sécheresse,  aucune  dureté;  à  l'occasion,  pour 
produire  de  l'eau,  pour  répandre  la  nuit,  pour  ombrer  certaines  parties,  il 
ajoute  à  l'impression  des  lignes  mordues  par  la  pointe,  de  larges  surfaces 
couvertes  de  teintes  dégradées  et  transparentes,  rappelant  la  manière  noire 
ou  l'aquatinte.  Et,  à  toutes  leurs  qualités,  les  épreuves  de  M.  Whistler 
joignent  encore  celle  de  ne  point  connaître  cette  monotonie  qui  accompagne 
si  souvent  l'impression. 


224  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Produites  directement  en  face  de  la  nature  et  de  la  vie  par  un  artiste 
puissant,  qui  marque  de  sa  personnalité  tout  ce  qu'il  touche,  dues  à  un  travail 
de  la  pointe  raffiné,  imprimées  à  la  perfection,  les  eaux-fortes  de  M.  Whistler 
forment,  parmi  les  choses  de  l'art  contemporain,  un  ensemble  exquis,  rare, 
unique. 

M.  Frederick  Wedmore,  le  critique  bien  connu,  vient  de  faire  paraître, 
à  Londres,  le  catalogue  raisonné  de  l'œuvre  gravé  de  M.  Whistler  (1).  Deux 
cent  quatorze  pièces  s'y  trouvent  décrites,  dans  leur  ordre  chronologique. 
D'après  les  indications  de  M.  Wedmore,  M.  Whistler  aurait  commencé  à  graver 
à  l'eau-forte  en  1857,  et  sa  première  œuvre  serait  un  portrait  de  lui-même. 
A  cette  époque,  il  arrivait  d'Amérique,  il  complétait  ses  études  à  Paris  et 
s'y  essayait  à  l'eau-forte  et  à  la  peinture.  A  cette  première  planche,  en 
succédèrent  d'autres  en  assez  grand  nombre,  constituant  ce  qu'on  peut  appeler 
son  œuvre  de  début  et  sa  série  française.  Sujets  variés,  portraits  :  Annie 
Haden,  la  mère  Gérard,  le  petit  Arthur  Seymour,  Bibi  Valentin,  Becquet,  Astruc, 
Drouet,  Finette,  Axenfeld;  puis  paysages  et  genre  :  Liverdun,  en  plein  Soleil, 
rue  à  Saverne,  la  Vieille  aux  loques,  la  Marchande  de  moutarde,  la  Cuisine, 
la  Lecture  au  lit,  l'Ile  de  la  Cité ,  etc.  Un  choix  parmi  ces  pièces  fut  fait 
par  l'artiste  et  une  suite  de  douze  planches  parut,  imprimée  chez  Delâtre,  rue 
Saint- Jacques,  et  dédiée  à  M.  Seymour  Haden.  La  suite,  mise  en  vente  à 
cinquante  francs,  ne  fut  tirée  qu'à  très  peu  d'exemplaires.  L'artiste  ne  pouvait 
encore   être  goûté   que  de  quelques   amis,   jeunes   et  débutants  comme  lui. 

Vers  1860,  M.  Whistler  quitte  Paris  et  se  fixe  à  Londres.  Alors  commencent 
ses  séries  de  sujets  empruntés  au  milieu  anglais.  M.  Whistler  habitait  à 
Londres  le  quartier  de  Chelsea  qui  s'étend,  en  remontant,  le  long  de  la 
Tamise,  un  coin  plein  de  vieux  souvenirs  et  des  plus  pittoresques.  II  se  mit 
tout  simplement  à  reproduire  à  l'eau-forte  les  scènes  que  les  rives  de  la 
Tamise  mettaient  sous  ses  yeux.  En  haut  de  la  rivière,  les  vieux  ponts  de 
Putney  et  de  Battersea,  les  appontements  et  les  magasins  où  se  déchargent 
les  marchandises,   l'enfilade   des    allèges   et   des   gabares  à  sec  sur  la  rive; 

(1)  Whistler's  etchings.  A  study  and  a  catalogue  by  Frederick  Wedmore.   London.  A.  W.   Thibaudcau,    1886. 


WHISTLER     ET     SON     ŒUVRE  225 

plus  bas,  vers  le  port  maritime,  les  navires  amarrés  le  long  des  docks  où 
les  bateaux  de  pêche  apportant  le  poisson  au  grand  marché  de  Billingsgate. 
Chose  singulière!  les  bords  de  la  Tamise  ainsi  reproduits  frappèrent  d'abord 
le  public  anglais,  par  un  côté  d'imprévu  et  de  nouveauté.  Les  artistes  anglais 
avaient  négligé  d'abaisser  les  yeux  sur  cet  aspect  familier  des  choses;  le 
Londres,  bâti  et  affairé  avait  été  méconnu  comme  vulgaire  et  prosaïque. 
Quand  on  voulait  peindre  ou  dessiner  la  Tamise,  on  s'en  allait  au  loin  ;  on 
remontait  vers  Richmond,  vers  Henley,  où  l'on  découvrait  ces  campagnes, 
auxquelles  on  attribuait  seules  le  mérite  de  la  dignité  et  du  pittoresque. 
Mais  comme  ce  sont  les  artistes  qui  tirent  d'eux  la  beauté  et  le  charme  dont 
ils  imprègnent  les  sujets  qu'ils  traitent,  dès  que  M.  Whistler  eut  reproduit 
ces  aspects  de  la  Tamise  à  Londres  qui  avaient  paru  si  ternes  et  si  vulgaires, 
on  s'aperçut  combien  ils  offraient  de  scènes  pittoresques  et  de  motifs  raffinés. 
Lorsque,  en  1871,  M.  Whistler  fit  un  choix  de  seize  planches,  principalement 
de  vues  de  la  Tamise,  qui  parurent  à  Londres,  chez  Ellis  and  Green,  cette 
publication  mit  définitivement  l'eau-forte  à  la  mode  en  Angleterre  et  amena 
toute  une  suite  d'artistes  à  reproduire,  par  la  pointe  ou  le  pinceau,  le 
Londres   fluvial  négligé  jusqu'alors. 

En  1879,  M.  Whistler  va  passer  une  année  à  Venise.  11  en  rapporte  une 
série  de  vues  qui  constituent  ce  qu'on  peut  appeler  la  partie  vénitienne  de 
son  œuvre.  En  1880,  la  Fine  Art  society,  à  Londres,  publie  et  expose  une 
première  suite  de  douze  vues  de  Venise.  Les  critiques  d'art  et  les  journalistes 
lui  firent  le  plus  mauvais  accueil,  et  déclarèrent  à  l'envi  qu'ils  préféraient  de 
beaucoup  les  œuvres  précédentes  de  l'auteur.  M.  Whistler,  comme  tous  les 
artistes  vraiment  originaux,  ne  se  répète  point.  Il  développe  et  accentue  sans 
cesse  sa  manière.  Les  vues  de  Venise  étaient  dues  à  un  travail  qui  paraissait 
encore  plus  sommaire  et  plus  rapide  que  celui  qu'on  avait  autrefois  reproché 
à  l'artiste.  Mais,  maintenant,  par  comparaison,  on  acceptait  et  on  louait  le 
travail  antérieur,  pour  pouvoir  d'autant  mieux  attaquer  et  blâmer  le  nouveau. 
C'est-à-dire  que  M.  Whistler  éprouvait,  une  fois  de  plus,  combien  il  est 
difficile  de  faire  accepter  des  œuvres  personnelles,  dont  la  forme  et  le  genre 
sont  originaux.   En  pareil  cas,   le  temps  et  la  familiarité   sont  des  éléments 


226 


LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 


indispensables  de  succès.  En  effet,  deux  ans  après  la  première  exposition  si 
maltraitée,  il  en  fit  une  nouvelle,  à  la  Fine  Art  society.  Il  se  donna  le  malin 
plaisir,  dans  son  catalogue,  d'insérer  des  citations  empruntées  aux  articles 
critiques  de  l'exposition  précédente.  Tout  ce  que  ses  détracteurs  avaient  pu 
écrire  de  plus  méprisant  se  trouvait  complaisamment  cité.  Les  rieurs  furent 
avec  lui.  Deux  années  avaient  suffi  pour  habituer  au  style  des  vues  de  Venise, 
on  les  jugeait,  maintenant,  au  moins  égales  à  tout  ce  que  l'auteur  avait 
autrefois  produit,  et  on  ne  comprenait  plus  qu'elles  eussent  pu  être  aussi 
mal  reçues  par  des  critiques  d'art  de  profession. 

Messieurs  Dowdeswell  et  Dowdeswell,  de  Bond  street,  viennent  de  publier, 
dans  un  ensemble  de  vingt-six  planches,  une  seconde  et  dernière  suite  des 
vues  de  Venise.  Il  semble  impossible  que  M.  Whistler  puisse  jamais  dépasser 
en  souplesse  et  en  finesse  de  pointe,  en  velouté  et  en  transparence  de  tirage, 
le  degré  de  perfection  atteint  dans  cette  série.  L'eau-forte  ainsi  traitée  est  à 
son  point  culminant. 

THÉODORE  DURET. 


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MADAME    JUDIG 


CHEZ   ELLE 


On  se  pique  assez  volontiers  d'art  à  notre  époque.  11  y  a 
dans  cette  prétention  plus  de  mode  que  de  réalité.  Nos  pères 
ne   se   croyaient  pas   grands   clercs    en    cette   matière   mais   ils 
avaient  un   goût   inné   grâce   auquel   le   plus  simple  des  objets  à 
leur  usage  était  d'une  forme  charmante.   Il  n'en  va  plus  de  même 


228  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

aujourd'hui   où,    sous   prétexte   de   goûts   artistiques,    le  goût,    le  vrai   goût 
semble  s'émousser  tous  les  jours. 

A  cette  règle,  naturellement  et  bien  heureusement,  existe  plus  d'une 
exception.  Quelques  personnes  reçoivent  en  naissant  le  véritable  goût  artis- 
tique comme  un  don  et,  pour  peu  qu'elles  le  développent  par  l'étude  et 
la  vue  des  chefs-d'œuvre  du  beau,  parviennent  à  un  summum  d'autant  plus 
intéressant  à  constater  que  le  niveau  général  est  plus  médiocre. 

Nous  allons  en  trouver  un  exemple  en  pénétrant  dans  un  vrai  hôtel  d'artiste, 
chez  madame  Judic,  dont  le  nom  rappelle  immédiatement  tant  de  victoires 
scéniques  et  lyriques. 

Nous  n'avons  pas  la  prétention  de  refaire  ici  l'histoire  de  la  carrière 
théâtrale  de  madame  Judic.  Depuis  ses  premiers  et  modestes  débuts  au 
Gymnase,  ses  succès  à  la  Gaîté,  aux  Bouffes,  aux  Variétés  n'ont  été  qu'une 
longue  marche  triomphale  encore  présente  à  la  mémoire  de  tous. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  de  l'actrice  aimée  du  public,  de  la  diva  dont 
chaque  création  est  célèbre,  que  nous  voulons  parler.  Nous  voulons  voir  en 
elle  la  femme  artiste  en  dehors  même  de  la  scène. 

Entre  temps,  ses  vacances  n'étaient  pas  des  repos.  Une  représentation 
extraordinaire  ou  de  charité  l'appelait  outre  Manche;  les  salons  privés  ou  ceux 
des  grands  cercles,  non  seulement  de  Paris  mais  de  l'étranger,  se  disputaient 
son  concours.  Elle  entreprenait  courageusement  des  tournées  artistiques , 
devant  lesquelles  hésiteraient  bien  des  hommes  robustes  et,  non  contente 
encore  de  ces  voyages  auxquels  l'exercice  de  son  art  prêtait  comme  un 
caractère  d'obligation,  elle  employait  le  temps  qui  lui  restait  à  des  voyages, 
à  des  excursions  purement  volontaires.  C'est  ainsi  que  l'Angleterre,  la 
Belgique,  la  Hollande,  la  Suisse,  le  Danemark,  la  Suède,  l'Italie,  l'Espagne, 
le  Portugal,  la  Russie,  l'Amérique  n'ont  plus  de  secrets  pour  elle. 

C'est  de  grand  cœur  que  l'actrice  entreprenait  ces  tournées,  ces  voyages, 
dans  lesquels  l'artiste  trouvait  aussi  grandement  son  compte.  Elle  pouvait, 
en  effet,  ainsi  satisfaire  un  de  ses  goûts  les  plus  chers,  faire  connaissance  avec 
le  pittoresque  local  de  chaque  pays,  avec  ses  monuments  et  ses  musées.  Elle 
pouvait,  furetant  dans  chaque  ville,   chez  les  antiquaires  du  crû,  faire   plus 


MADAME    JUDIG     CHEZ     ELLE  229 

d'une  trouvaille  et  rapporter  de  précieux  souvenirs  qui  auraient  échappé  à  la 
classe  des  amateurs  sédentaires. 

Ainsi  elle  amassait  patiemment  les  matériaux  nécessaires  à  l'édification  et 
à  l'aménagement  de  l'élégante  demeure  dont  elle  avait  depuis  longtemps 
conçu  l'idée.  Ce  n'est  pas  trop  de  dire  qu'elle  a  rêvé,  vingt  ans,  cet  hôtel 
qu'elle  hahite  aujourd'hui ,  entassant  les  acquisitions  faites  une  à  une  qui 
devaient  un  jour  concourir  à  ce  charmant  ensemble. 

Notez  que  l'argent,  l'argent  guidé  par  le  goût,  n'était  pas  le  seul  moyen 
d'action  dans  ces  préparatifs.  Douée  de  mains  de  fée  d'une  habileté  proverbiale 
dans  ces  ouvrages  féminins  qui  complètent  si  bien  un  intérieur  artistique, 
elle-même  a  effectué,  pour  le  cadre  qu'elle  se  proposait,  tout  ce  qui,  dans  les 
ouvrages  de  ce  genre,  ne  devait  pas  être  emprunté  à  l'art  ancien  mais 
seulement  inspiré  de  lui. 

# 

#    « 

Enfin,  le  rêve  de  l'artiste  a  pris  corps.  L'hôtel  s'est  élevé  au  gré  de  la  diva 
qui  devait  l'habiter.  Tout  en  demeurant  l'inspiratrice  de  sa  demeure,  elle  a 
trouvé  en  M.  Drevet  un  architecte,  que  dis-je,  un  artiste  de  génie,  qui  a 
compris  et  admirablement  traduit  les  idées  qu'on  lui  donnait  ou  plutôt  qu'on 
lui  proposait.  M.  Drevet  leur  a  donné  un  corps  et  une  forme,  tirant  un 
parti  inouï  d'un  emplacement  relativement  petit  et  trouvant  moyen  de  con- 
denser en  un  espace  restreint  un  véritable  musée  de  Gluny  au  petit  pied. 
Ce  musée  c'est  elle  qui  l'a  conçu,  imaginé,  dessiné.  En  quelque  sorte,  elle 
en  a  même  fourni  les  matériaux. 

Etant  au  plus  haut  point  ennemie  du  convenu,  madame  Judic  a,  en 
imaginant  le  plan  de  son  hôtel,  accordé  une  large  part  à  l'originalité.  Mais 
en  même  temps,  elle  a  cédé  à  un  penchant  bien  naturel  à  notre  temps  un 
peu  veule  en  créations  d'art  et  qui  consiste  à  s'entourer  des  chefs-d'œuvre  du 
passé  soit  pieusement  conservés,  soit  fidèlement  reproduits.  C'est  ainsi  qu'elle 
a  pu,  en  organisant  sa  demeure,  —  nous  parlons,  bien  entendu,  de  l'intérieur 
et  non  des  dehors  architecturaux,  —  lui  donner  la  physionomie  d'ensemble 
d'une  habitation  de  l'extrême  fin  du  xve  siècle.  Mais  à  ce  pastiche,  à  cette 


230  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

reconstitution  de  l'ancien,  combien  de  tempéraments  n'ont  pas  été  apportés 
qui  enlèvent  au  style  de  l'époque  de  Louis  XII  ce  qu'il  pourrait  avoir  de  trop 
archaïque,  de  trop  sévère  pour  être  le  nid  d'une  charmante  femme,  d'une 
exquise  fauvette  aux  refrains  si  modernes  ! 

Somme  toute,  les  éléments  principaux  que  la  fantaisie  maîtresse  de 
l'instigatrice  a  fait  entrer  dans  sa  création  sont,  avec  une  dose  personnelle 
de  caprice  artistique  qui  est  comme  la  signature  de  l'ouvrage,  la  recherche 
de  tout  le  confort  du  luxe  moderne,  masquée  et  confondue  avec  l'imitation 
savante  et  raisonnée  de  cette  période  charmante  où  le  gothique  n'avait  pas 
encore  disparu  mais  où  perçait  déjà  l'art  si  élevé  de  la  Renaissance.  Nous 
allons  d'ailleurs  examiner  avec  un  peu  plus  de  détails  cet  élégant  habitacle, 
une  des  plus  jolies  bonbonnières  du  Paris  actuel,  mais  auparavant  qu'on  nous 
permette  une  digression  qui,  tout  en  paraissant  nous  éloigner,  pour  quelques 
instants,  de  notre  sujet,  nous  y  ramène  presque  directement. 

# 
*    * 

En  intitulant  cette  étude  «.  Madame  Judic  chez  elle  »,  nous  avons  eu  pour 
but  de  rechercher  surtout  ce  qui  fait  de  l'artiste  célèbre  autre  chose  qu'une 
artiste  de  théâtre,  nous  avons  voulu  surprendre  les  manifestations  de  son 
goût  personnel  si  heureux  dans  ses  résultats.  Nous  n'avons  pas  cherché  à  faire 
œuvre  de  reporter  suivant  la  diva  à  la  mode  partout  où  il  pourrait  photogra- 
phier un  coin  de  sa  vie  intime.  Sans  cela,  il  nous  faudrait  la  suivre  dans  ses 
voyages,  pointant  le  nombre  de  ses  colis,  assistant  à  leur  ouverture,  nous 
transportant  dans  le  cadre,  d'ailleurs  délicieux,  de  sa  résidence  de  campagne 
à  Chatou,  une  villa  toute  blanche  sur  le  gazon  vert,  au  milieu  d'un  bout  de 
parc  qui  rappelle  les  aperçus  vaporeux  de  Hubert  Robert. 

Nous  estimons  que  c'est  là,  dans  la  circonstance  actuelle,  œuvre  inutile, 
mais  ce  que  nous  ne  voulons  pas  dédaigner  c'est  une  visite  à  la  loge  occupée 
par  la  grande  actrice,  au  théâtre  des  Variétés.  Ne  pénètre  pas  qui  veut  dans 
la  loge  de  la  diva.  Le  public  nous  saura  gré  de  lui  en  avoir  entre-bâillé  la  porte; 
car,  si,  quelque  part,  elle  est  bien  dans  son  essence,  c'est  là.  Ce  lieu  banal 
d'habillement,  si  froid  et  si  nu  en  général,  prend,  quand  il  s'agit  d'une  étoile 


J  Pi,]ot  pt»t 


MADAME    JUDIG     CHEZ    ELLE  231 

de  la  valeur  de  madame  Judic,  un  reflet  de  sa  personnalité  d'autant  plus 
curieux  qu'il  est  obtenu  avec  presque  rien.  On  n'a  pas,  en  effet,  coutume  de 
faire  grands  frais  pour  un  endroit  dont  un  engagement  nouveau  pourrait  vous 
éloigner  du  jour  au  lendemain. 

Un  tapis  uni  couvre  le  sol  de  la  pièce  assez  vaste  et  qu'éclairent,  durant  le 
jour,  deux  fenêtres,  faisant  ressortir  l'agréable  dessin  d'une  simple  cretonne 
à  fleurs  sur  fond  crème  qui  tapisse  entièrement  la  loge,  murailles,  plafond, 
rideaux,  portière  et  meubles.  Lorsque,  le  soir,  les  rideaux  sont  tirés  et  que 
les  lampadaires,  placés  aux  côtés  de  la  toilette  de  marbre,  répandent  dans  la 
pièce  leur  lumière,  ce  ton  général  de  l'étoffe  de  tenture  prend  une  teinte 
dorée  d'une  coquetterie  modeste  mais  agréable. 

En  somme,  la  pièce  est  simple;  tenant  du  boudoir  et  du  cabinet  de 
toilette. 

Assise  sur  un  tabouret  de  velours,  en  face  d'un  miroir  ancien,  à  la  bordure 
duquel  sont  fixées  les  cartes  des  derniers  visiteurs,  c'est  là  que  a  mam'zelle 
Nitouche  »  s'abandonne  aux  soins  de  l'habilleuse.  Une  table,  quelques  chaises, 
une  seconde  toilette  complètent  l'ameublement  auquel  viennent  donner  leur 
note  particulière,  ici,  un  agréable  paysage,  là,  une  gentille  statuette  de  Grévin 
et  Béer,  plus  loin  quelques  dessins  sous  verre,  des  portraits  de  la  spirituelle 
chanteuse  dans  différents  rôles,  à  divers  âges  de  la  vie,  même  une  minuscule 
et  très  amusante  image  reproduite  d'après  le  daguerréotype  et  la  représentant 
en  robe  courte  et  bonnet  plat,  à  l'âge  d'environ...  un  an.  Puis,  ce  sont  encore 
quelques  photographies  de  famille,  quelques  projets  de  costumes  dessinés  par 
des  crayons  d'élite  et  c'est  tout. 

Vers  la  fin  de  l'entr'acte,  quand  les  visiteurs  ne  sauraient  gêner  la  toilette 
de  la  diva  déjà  prête,  quelques  amis  viennent  occuper  les  sièges  qui  entourent 
la  loge.  Directeur  du  théâtre,  journalistes  en  vue,  impressarii  désireux  de 
traiter  pour  des  tournées  futures,  auteurs  dramatiques  ou  musiciens  rêvant  un 
rôle  que  jouerait  l'étoile,  se  succèdent  rapidement  et,  pour  quelques  instants, 
le  boudoir  prend  des  airs  de  salon.  Mais  la  figure  de  l'avertisseur  est  apparue 
à  l'inévitable  lucarne,  signe  indélébile  qui  rappelle  sans  cesse  que  ce  petit 
coin  dépend  d'un  théâtre. 


232  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

En  scène  pour  le  Deux,  a  dit  sa  voix  :  L'actrice  se  lève  ;  les  amis  regagnent 
les  coulisses  ou  la  salle.  La  loge  reste  vide  jusqu'au  prochain  entr'acte. 

Vide,  nous  nous  trompons,  l'habilleuse  est  là  qui  apprête  déjà  tout  ce  qui 
sera  nécessaire  au  prochain  changement  de  costume,  étalant  un  costume,  un 
manteau,  une  robe,  apportant  des  souliers  coquets,  apprêtant  une  perruque, 
plaçant  en  vue  une  coiffure. 

C'est  ainsi  que  l'artiste,  dont  la  gravure  accompagne  ces  lignes,  a  saisi 
sur  le  vif  prêts  à  être  endossés,  la  toilette  pimpante  et  le  dolman  militaire  de 
la  Grande  Duchesse  de  Gerolstein  qu'attendent,  rangés  sur  un  coin  de  table, 
sa  canne,  ses  gants  et  son  bonnet  fourré. 

# 
#   # 

Revenons  maintenant  à  l'hôtel  de  madame  Judic.  Bien  qu'en  plein  Paris,  et 
dans  un  quartier  presque  central,  il  en  occupe  un  repli  qu'on  pourrait 
qualifier  de  retiré  et  de  mystérieux.  Au  fond  de  la  rue  Nouvelle,  une  rue  qui 
est  restée  jusqu'à  présent  une  impasse,  il  est  le  premier  d'une  série  d'hôtels 
particuliers,  situés  dans  cette  même  rue  et  dans  les  rues  Ballu,  Blanche  et 
Moncey,  hôtels  dont  les  jardins  se  touchent,  aérant  ce  coin  privilégié  où  les 
grands  arbres,  le  chant  des  oiseaux  et  le  calme  parfait  donnent  l'illusion  de 
la  campagne. 

L'habitation  est  en  façade  sur  la  rue  et  renferme  une  cour  assez  vaste  et 
éclairée  pour  que  prennent  jour  sur  elle  les  bâtiments  du  fond  et  une  aile  qui 
les  rejoint  au  bâtiment  principal. 

Le  premier  aspect  extérieur  donne  l'idée  de  l'hôtel  d'un  peintre  contenant 
son  atelier.  L'illusion  en  est  due  à  la  façade,  d'une  architecture  riante  et 
non  symétrique,  avec  sa  porte  cochère  en  bois  clair  parsemée  de  grosses 
ferronneries  noircies  et  l'immense  baie  garnie  de  vitraux  qui  éclaire  le  salon 
principal.  Autour,  d'autres  baies,  d'autres  fenêtres  se  montrent  bien,  mais, 
puissance  de  l'illusion,  elles  disparaissent  et  semblent  se  fondre  dans  l'en- 
semble. Et  cependant,  si  nous  parcourons  en  détail  les  divers  appartements 
qui  composent  cet  hôtel,  nous  ne  tarderons  pas  à  nous  apercevoir  que  cette 
apparence  première  d'une  maison  artistique  où  tout  a  été  sacrifié  à  la  beauté 


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MADAME    JUDIG     CHEZ     ELLE  233 

d'une  seule  pièce  est  fausse  et  que  les  étages  superposés,  bien  que  ne  se 
trahissant  pas  au  dehors,  se  dénombrent  par  cinq  ou  six  comme  dans  les  plus 
raisonnables  des  immeubles  de  rapport. 

Pénétrons  maintenant  à  l'intérieur.  Au  rez-de-chaussée,  sur  la  rue,  les 
cuisines,  les  offices;  plus  loin,  en  entrant  par  la  voûte  de  la  porte  cochère, 
un  majestueux  vestibule  dallé  de  pierre,  tendu  de  tapisseries  anciennes  à 
personnages  mythologiques  et  où  les  sièges  sont  des  stalles  et  des  bancs 
de  chœurs  empruntés  à  quelques  anciennes  abbayes.  Du  vestibule  s'élance 
pour  desservir  la  maison  un  bel  et  large  escalier  où  se  continuent  les 
magnifiques  tentures  de  cette  pièce  d'entrée.  Les  pilastres  sculptés  de  la 
rampe  appartiennent  à  la  plus  gracieuse  époque  de  la  Renaissance  italienne. 

A  l'entresol  se  trouve  la  salle  à  manger,  très  ouvragée  et  très  intime  avec 
son  ensemble  qui  fait  penser  à  quelque  salle  restreinte  des  célèbres  châteaux 
de  la  Loire.  De  toutes  parts  elle  est  entourée  de  dressoirs,  de  bahuts  garnis  de 
faïences,  d'étains.  En  face  de  la  cheminée,  par  une  sorte  de  balcon  de 
loggia,  elle  communique  avec  un  boudoir  un  peu  plus  élevé  précédé  d'un 
autre  petit  salon.  Là,  pas  de  style  adopté  de  parti  pris,  un  élégant  confor- 
table relevé  par  de  piquants  souvenirs  de  voyage  et  par  une  collection  de 
dessins  d'artistes  d'une  réelle  valeur. 

Mais  reprenons  notre  route  et  montons  un  étage,  nous  nous  trouvons  sur 
un  large  palier  tendu  de  tapis  rouge  que  recouvrent,  comme  d'ailleurs  tout 
l'escalier,  des  carpettes  d'Orient.  Aux  murs  continue  la  série  des  belles  tapis- 
series mythologiques.  Devant  nous,  s'ouvre  une  porte  en  fer  forgé  et  ouvragé 
que  flanquent  deux  immenses  statues  Louis  XIV  en  noyer  sculpté  d'un  grand 
effet.  Ces  deux  belles  figures,  madame  Judic  les  a  trouvées  à  l'étranger  et 
rapportées  d'un  de  ses  voyages.  Mais  quelle  imposante  perspective  s'offre  à 
nous  à  travers  la  vaste  porte  aux  feuillages  de  fer!  On  dirait  quelque  salle 
capitulaire  d'un  couvent  de  la  fin  du  xve  siècle.  Mais  non,  voici  un  piano,  des 
coussins  des  fleurs  ;  nous  sommes  dans  le  salon  de  l'hôtel. 

* 
*    * 

Ici   l'illustration  vient   encore  à  notre  aide.  Nous  avons  franchi  la  porte 


234  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

dont  nous  venons  de  parler  et  que  garnissent  à  l'intérieur  deifx  portières  de 
vieille  tapisserie  pour  le  moment  relevées  et  ouvertes,  nous  nous  trouvons 
dans  une  salle  d'une  grande  élévation  qui  s'éclaire  sur  la  rue,  comme  nous 
l'avons  déjà  dit  plus  haut,  par  une  baie  immense  où  la  lumière  se  tamise  au 
travers  d'un  important  vitrail  à  sujet  historique  :  V embarquement  de  Cléopâtre, 
de  Tiépolo. 

Près  de  la  porte  d'entrée,  dans  une  niche  cylindrique,  se  trouve  une  statue 
en  bois  peint  d'une  réelle  curiosité  archaïque  et  de  grandeur  naturelle.  C'est 
la  statue  de  sainte  Anne,  patronne  de  la  maîtresse  du  lieu.  Une  cheminée 
monumentale  est  un  des  principaux  motifs  de  décoration  de  cette  pièce  dont 
la  hauteur  n'est  pas  moindre  de  huit  à  neuf  mètres  sans  que  l'œil  s'en  fatigue, 
accroché  qu'il  est,  de  côté  et  d'autre,  par  un  balcon  au-dessus  de  la  porte, 
par  l'entablement  et  la  hotte  de  la  cheminée,  par  le  drapé  des  rideaux  qui,  le 
soir,  viennent  masquer  l'immense  fenêtre.  Ces  draperies  et  la  tenture  générale 
sont  formées  d'une  étoffe  à  emblèmes  héraldiques,  ton  sur  ton,  dans  deux 
nuances   tirées  de  la  garance. 

En  face  de  la  cheminée,  une  porte,  ou  mieux  une  vaste  ouverture  donne 
accès  dans  la  galerie  de  tableaux,  mariant  en  quelque  sorte  cette  dernière 
au  grand  hall  qui  nous  occupe  et  donnant  pour  un  instant  l'idée  de  l'enfilade, 
axiome  architectural  si  cher  aux  amateurs  de  symétrie.  Un  grand  tapis  rouge 
uni,  qu'entoure  une  large  bande  verte,  orne  le  salon.  Sur  lui  se  détachent, 
suivant  la  pose  capricieuse  des  meubles,  quelques  petits  tapis  persans  ou 
turcs  placés  devant  une  vitrine  ou  un  canapé.  Ces  meubles  en  nombre 
suffisant  ne  sont  pas  assez  envahissants  pour  encombrer  la  pièce  où  la 
promenade  en  tout  sens  reste  toujours  possible.  Un  excellent  piano  à  queue 
de  haute  marque,  celui  même  dont  se  sert  la  diva  pour  étudier  ses  rôles, 
disparaît  sous  une  élégante  couverture  d'étoffe  ancienne.  Quelques  fauteuils 
confortables  couverts  en  tapis  d'Orient,  une  causeuse  en  tapisserie  au  point, 
à  dessins  Louis  XIV,  une  vitrine  qui  donne  un  avant-goût  des  curieuses 
collections  disséminées  un  peu  partout  dans  l'hôtel,  une  bibliothèque  garnie 
de  quelques  bons  livres  complètent  à  peu  près  l'idée  qu'on  peut  se  faire 
de  cet   ensemble   harmonieux. 


MADAME     JUDIG     CHEZ    ELLE  235 

Le  plafond,  emprunté  à  l'époque  du  gothique  fleuri,  tranche,  par  ses 
nervures  et  ses  stalactites  d'un  blanc  de  pierre,  sur  les  caissons  réservés,  aux 
couleurs  vives  rehaussées  de  dorures.  Un  lustre  considérable  en  fer  forgé, 
formé  d'enroulements  et  de  feuillages,  en  marque  le  milieu.  Il  est  accompagné, 
aux  quatre  angles  de  la  salle,  de  quatre  petits  lustres  également  en  fer, 
descendant  bas  pour  répandre  mieux  la  lumière.  Nous  avons  dit  que  la 
cheminée  était  monumentale  :  elle  s'ouvre,  en  effet,  immense  comme  manteau 
et  surmontée  d'une  véritable  architecture  ayant  pour  motif  principal  une 
niche  et  une  rangée  d'arcades  de  cloître  qui  se  raccordent  à  la  décoration  du 
plafond.  Un  vieux  landier  de  fer,  très  curieux,  rencontré  par  Niniche  dans  une 
de  ses  excursions  dramatiques,  garnit  le  devant  du  foyer  qu'emplissent 
quelques  bûches  géantes.  Des  vases  anciens,  pleins  de  verts  feuillages, 
masquent  l'absence  des  flammes,  inutiles,  grâce  à  l'agencement  calorique 
souterrain.  Au-dessous  de  l'étoffe  au  ton  garance  qui  forme  le  cadre  général 
de  la  pièce,  partout  où  cheminée,  bibliothèque  ou  armoire  curieuse  ne 
masquent  pas  la  muraille,  elle  est  garnie  jusqu'à  mi-hauteur  du  hall,  de 
tapisseries  anciennes  de  l'époque  adoptée,  sur  lesquelles  se  détache  entre 
autres  meubles  meublants,  à  gauche  de  la  cheminée,  un  coffre  sur  pieds, 
sorte  de  cabinet  de  la  fin  de  la  période  gothique  que  surmontent  des  vases 
de  faïence  italienne  et  hispano-moresque. 

Dans  l'angle  opposé,  près  de  la  porte,  à  côté  d'une  gracieuse  statuette 
de  femme  jouant  de  la  guitare,  à  côté  d'un  chevalet  où,  noyée  dans  une 
draperie  de  peluche,  une  agréable  esquisse  d'un  artiste  ami,  nous  montre 
les  traits  charmants  de  madame  Judic,  prend  pied  un  léger  escalier  tournant, 
de  style  gothique,  qui  atteint  un  petit  balcon  dont  une  porte  grillagée  forme 
le  fond.  Cette  porte  et  cet  escalier  sont  la  communication  personnelle  que 
la  maîtresse  de  céans  peut  employer  entre  le  salon  et  sa  chambre  à  coucher, 
quand  il  ne  lui  plaît  pas  de  passer  par  l'escalier  principal  dont  le  palier 
apparaît  au  balcon  plus  large  qui  surmonte  la  porte. 

Par  ces  degrés,  nous  atteignons  la  chambre  de  la  diva;  pénétrons-y, 
on  veut  bien  nous  le  permettre,  et  le  document  artistique  est  là,  prêt  à  nous 
aider  dans  notre  besogne  analytique. 


236  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Si  c'est  à  la  fin  du  xve  siècle  qu'appartient  la  décoration  principale  de 
l'hôtel  de  la  rue  Nouvelle  et  spécialement  de  son  grand  hall  de  réception,  la 
chambre  de  sa  propriétaire  appartient  plutôt  aux  premiers  temps  du  xvie. 
Le  vent  rénovateur  de  la  Renaissance  a  déjà  passé  par  là.  Le  plafond  à 
caissons  en  losanges  est  à  fond  bleu  orné  de  fleurons.  Les  murs,  les  rideaux, 
les  portières,  empruntent  à  la  peluche  ses  tons  caressants.  Le  lit  à  colonnes 
cannelées,  avec  une  sobre  décoration  d'oves  dans  le  bas  et  de  consoles 
alternant  avec  des  rosaces  au-dessous  de  la  corniche,  fait  déjà  pressentir 
l'époque  de  Henri  II.  La  cheminée,  large,  belle,  supportée  par  quatre 
colonnes  corinthiennes  qui  soutiennent  un  entablement  orné  de  rinceaux,  et 
surmontée  d'un  parquet  de  glace  d'un  travail  analogue,  énonce  également 
avec  franchise  son  âge  contemporain  de  François  1er  et  de  son  fils. 

Nous  avons  dit  que  l'ensemble  décoratif  de  la  chambre  empruntait  sa 
douceur  sérieuse  à  la  peluche,  si  intime,  si  moelleuse  aux  yeux,  dans  un 
intérieur  féminin.  Ses  tons  d'un  rouge  déjà  sombre  se  relèvent  d'ornements 
d'un  ordre  plus  artistique. 

Une  série  de  panneaux  à  personnages ,  tapissés  au  petit  point  et  dont 
l'auteur  est  madame  Anne  Judic  elle-même,  de  bandes,  de  lambrequins  de 
travail  analogue  et  inspirés  d'après  les  meilleures  bordures  de  l'époque  de 
Henri  II,  égayent  les  murs,  coupent  la  monotonie  des  rideaux,  s'harmonisant 
avec  les  délicates  guipures  qui  enlèvent  au  lit  ce  que  sa  forme  aurait  de 
trop  monacal. 

Des  carpettes  de  provenance  orientale  se  détachent  sur  le  tapis  uniforme 
d'une  tonalité  assez  éteinte  pour  ne  pas  nuire  aux  meubles  qu'il  est  chargé 
de  faire  valoir. 

Preuve  d'éclectisme,  une  pendule  Louis  XIII,  dite  religieuse,  orne  la 
cheminée  en  même  temps  que  deux  magnifiques  fauteuils  Louis  XVI, 
entourant  une  mignonne  table-console  du  même  style,  se  marient  avec 
une  chauffeuse  d'un  genre  aussi  absolument  moderne  qu'il  est  élégant  et 
recherché. 

Nous  ne  parlons  que  pour  mémoire  de  quelques  gracieux  bibelots 
disséminés  dans  la  chambre  et  lui  donnant  la  vie.   D'ailleurs,  disons-le  une 


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MADAME    JUDIC     CHEZ    ELLE  237 

fois  pour  toutes,  ils  sont  répartis  dans  toutes  les  parties  de  l'hôtel  avec  une 
telle  profusion,  qu'il  nous  serait  bien  difficile  d'en  tenter  une  énumération 
quelconque,  voire  même  d'en  citer  quelques-uns. 

* 
*    * 

Mais  reprenons  notre  marche,  forcé,  bien  qu'à  regret,  de  passer  sommai- 
rement en   revue  des  détails  qui   mériteraient  une  plus  longue  description. 

La  galerie  qui  côtoie  le  salon,  prenant  jour  par  un  bout  sur  la  rue  et  par 
l'autre  sur  la  cour,  est  ornée  d'un  plafond  dû  au  pinceau  de  Clairin.  Le 
prestigieux  artiste,  un  de  ceux  qui  entendent  le  mieux  le  principe  décoratif, 
a  représenté  madame  Judic  dans  tous  ses  rôles.  Et  déjà  de  nouvelles  créations 
absentes  dans  cette  encyclopédie  peinte  suffisent  à  lui  assigner  une  date. 

Là,  au  milieu  des  meubles  anciens,  stalles,  chayères,  bahuts  et  cabinets, 
dont  un  grand  en  ébène  gravé  et  sculpté  est  notamment  remarquable,  les 
vitrines  abondent,  contenant  ces  objets  fins  et  précieux  pour  lesquels  l'artiste 
des  Variétés  a  une  prédilection  marquée. 

L'une  d'entre  elles  renferme  une  collection  de  ces  remarquables  dentelles, 
guipures,  malines,  points  d'Alençon  et  de  Valenciennes,  tous  ces  joyaux  de 
l'accoutrement  féminin  de  nos  grand'mères. 

Une  autre  est  formée  d'une  réunion  intéressante  d'ivoires  japonais. 

Une  troisième  groupe  des  éventails  de  toutes  les  époques  ;  encore  un 
chapitre  intéressant  de  la  physiologie  de  la  femme  dans  le  passé. 

Dans  une  quatrième,  à  côté  de  trophées  bien  flatteurs,  des  couronnes, 
des  présents  de  tout  genre,  offerts  en  Russie  à  la  triomphatrice,  prennent 
place  ces  charmantes  figurines  de  Saxe,  complément  presque  indispensable 
d'un  intérieur  élégant. 

Une  dernière  enfin,  celle  même  que  nos  lecteurs  ont  pu  apercevoir  en 
face  de  la  cheminée  du  grand  salon ,  contient  une  série  de  portraits  du 
xvme  siècle,  de  boîtes,  de  miniatures  dont  la  plupart  lui  ont  été  cédées 
par  son  camarade  Lassouche,  le  désopilant  comique;  puis,  ce  sont  des 
médailles,  des  pièces  d'or  rares,  et  nombre  d'objets  similaires,  dignes  d'un 
véritable  collectionneur. 


238  LES     LETTRES     ET     LES     ARTS 

Aux  murs,  des  tableaux,  parmi  lesquels  il  est  impossible  de  ne  pas 
signaler  le  portrait  de  madame  Judic  dans  la  Belle  Hélène,  par  Chartran  ; 
celui  de  ses  enfants  par  madame  Madeleine  Lemaire,  ainsi  que  d'autres 
aquarelles  de  cette  même  virtuose  du  pinceau;  une  tête  de  vieillard  par 
Th.  Ribot  ;  une  scène  champêtre  de  Veyrassat,  des  soldats  d'Edouard  Détaille 
et  d'Alphonse  de  Neuville.  Il  nous  serait  difficile  de  tout  citer,  mais  il  nous 
paraît  amusant  de  signaler  un  tableau,  représentant  une  course  de  taureaux, 
acheté  par  l'actrice  française  à  son  passage  en  Espagne  et  qui  est  un  amusant 
trompe-l'œil,  produisant  par  une  série  de  touches  juxtaposées,  l'effet  d'une 
foule  de  plusieurs  milliers  de  personnes.  Dans  un  angle,  sur  une  colonne, 
se  trouve  un  beau  buste  en  marbre  blanc  de  la  princesse  Élisa  Bonaparte, 
par  Canova. 

Nous  passerons  sans  nous  arrêter  devant  plusieurs  des  appartements 
privés  de  la  maison,  bien  que  nous  soyons  sûrs  d'y  rencontrer  le  même  goût 
dans  la  distribution  et  l'arrangement,  mais  il  nous  faut  nous  borner.  Voici 
donc  celui  réservé  jadis  au  mari  de  madame  Judic  et  aujourd'hui  fermé, 
celui  de  son  fds,  un  bachelier  d'hier,  celui  de  sa  fdle  ;  mais  nous  ferons 
une  station  dans  la  salle  de  billard,  une  pièce  riante,  éclairée  sur  la  cour 
par  un  immense  vitrage  et  dont  les  murs,  représentant  le  panorama  de 
Chatou  et  de  Bougival,  ont  été  peints  et  décorés  grâce  à  la  collaboration  de 
MM.  Maincent  et  Poilpot. 

Dans  cette  salle,  véritable  lieu  de  récréation  où  l'abondance  des  fleurs  et 
des  plantes  vertes  donne  l'illusion  de  la  vérandah,  figure,  outre  le  billard 
qui  en  est  le  prétexte,  toute  une  kyrielle  d'instruments  de  musique,  piano, 
orgue,  guitare,  harpe,  violon,  etc.,  jusqu'au  banjo  des  minstrels  américains. 

Nous  n'entrerons  pas,  bien  entendu,  dans  l'examen  des  lingeries,  des 
pièces  de  service  de  tout  genre,  nous  ne  visiterons  pas  même  les  remises  et 
les  écuries,  bien  qu'elles  soient  d'une  tenue  parfaite  et  méritent  d'être 
signalées,  mais,  en  revanche,  tout  en  haut  de  l'immeuble,  nous  jetterons  un 
coup  d'œil  indiscret  sur  deux  chambres  contiguës;  l'une  est  destinée  aux 
robes,  l'autre  aux  coiffures.  Là  sont  rangés  par  ordre  méthodique,  afin  de  les 
retrouver  à  l'instant,  toutes  les  toilettes,  tous  les  costumes,   que  la  grande 


MADAME    JUDIG     CHEZ    ELLE  239 

artiste  a  eu  l'occasion  de  mettre  à  la  scène.  Lili,  grand'mère,  y  coudoie  le 
dragon  de  Mam'zelle  Nitouche.  Ce  n'est  pas,  dans  cette  maison,  le  coin 
auquel  le  public  accorderait  le  moins  de  curiosité. 

Si  nous  avons  négligé  les  chevaux,  nous  accorderons  un  sourire  d'appro- 
bation à  la  collection  particulière  de  messieurs  les  chiens  qui  sont  un  peu 
les  maîtres  du  logis.  Nombreux,  brillants,  de  races  variées,  ils  s'étalent 
fièrement  de  la  cour  au  salon,  depuis  le  remarquable  molosse  ramené 
d'Amérique  par  madame  Judic  et  qui  règne  au  milieu  des  box  et  des 
remises,  jusqu'à  l'heureux  Jack,  un  charmant  griffon  écossais  qui  ne  la  quitte 
pas  et  la  suit  même  au  théâtre  sans  manifester  trop  de  vanité  de  cette 
situation  de  favori. 

Mais  il  faut  nous  arrêter,  et,  présageant  combien  de  lacunes  nous  avons 
pu  laisser  sur  notre  passage,  énumérer  quelques  souvenirs  que  nous  avons 
omis  à  leurs  places  respectives.  C'est  ainsi  que,  parmi  les  objets  trouvés  par 
l'heureuse  artiste  en  ses  voyages,  elle  conserve  une  série  de  tambours  de 
basque  peints  par  des  maîtres  espagnols  ;  ailleurs  c'est  l'épée  du  fameux 
Mazzantini,  la  prima  espada  de  Séville;  ce  sont  des  faïences  de  Castelli  et 
d'Urbino  ;  puis  des  figurines  portugaises  reproduisant  fidèlement  les  curieux 
costumes  du  pays,  de  belles  sculptures  en  bois  dues  à  l'art  hispano-flamand, 
un  jeu  d'échecs  en  bois  sculpté  de  travail  indien  et  d'une  curiosité  incontes- 
table, un  chapeau  mexicain,  des  instruments  indiens  achetés  aux  Sioux,  entre 
San-Francisco  et  le  Mexique,  et  une  foule  d'autres  babioles  toutes  intéressantes 
mais  qu'il  est  impossible  de  citer  ici. 

On  pense  d'ailleurs  que  nous  ne  nous  sommes  attaché  qu'aux  principaux 
aspects  de  cet  intérieur  si  curieux,  laissant  dans  l'ombre  d'innombrables 
objets  pourtant  dignes  de  remarque. 

# 
#    * 

Lorsque  les  yeux  viennent  de  parcourir  tant  d'objets  divers,  dont  la  vue 
les  a  successivement  attirés,  ils  éprouvent  quelquefois  comme  une  fatigue  ou 
un  trouble  et  tout  papillote  devant  eux.  D'où  vient  que  dans  le  cas  particulier, 
il  n'en  soit  pas  ainsi  et  qu'une  visite  à  l'hôtel  de  madame  Judic,  malgré  son 


240 


LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 


luxe,  malgré  la  foule  des  bibelots,  des  meubles  curieux  qui  l'emplissent,  ne 
produise  pas  cet  effet  ? 

C'est  que  la  conception  en  est  véritablement  artistique  et  que  tout 
concourt  à  l'effet,  sans  détourner  l'attention  du  but  proposé.  On  oublierait 
volontiers  les  détails  pour  ne  voir  que  l'ensemble  et  cependant,  si  l'on  descend 
aux  détails,  on  s'aperçoit  qu'ils  sont  charmants.  Louange  en  soit  faite  à  celle 
qui  a  prêté  son  goût  à  cette  création.  L'art  est  partout  mais  il  n'est  pas  à 
tous.  Heureuse  celle  que  le  public  salue  du  nom  d'artiste  et  qui  est  plus 
artiste  encore  au  fond  de  son  âme  qu'elle  ne  l'apparaît  dans  les  manifestations 
les  plus  brillantes  de  son  talent  enivrant. 

ABEL    d'aVRECOURT. 


SUR    L'EAU 


(*) 


10  avril. 

A  peine  couché,  je  sentis  que 
je  ne  dormirais  pas  et  je  demeurai 
sur  le  dos,  les  yeux  fermés,  la 
pensée  en  éveil,  les  nerfs  vibrants. 
Aucun  mouvement,  aucun  son 
proche  ou  lointain  ;  seule,  la  res- 
piration des  deux  marins  traversait 
la  mince  cloison  de  bois. 

Soudain,  quelque  chose  grinça. 
Quoi  ?  je  ne  sais  :  une  poulie  dans 
la  mâture,  sans  doute.  Mais  le  ton 
si  doux,  si  douloureux,  si  plaintif 
de  ce  bruit  fit  tressaillir  toute  ma 
chair.  Puis  rien  :  un  silence  infini 
allant  de  la  terre  aux  étoiles;  rien, 
pas  un  souffle,  pas  un  frisson  de 
l'eau  ni  une  vibration  du  yacht,  rien  !  Puis,  tout  à  coup,  l'inconnaissable  et 
si  grêle  gémissement  recommença.    Il    me    sembla,    en   l'entendant,    qu'une 

(*)  Voir  les  Lettres  et  les  Arts  du  1"  février  1888,  tome  I,  page  152. 


242  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

lame  ébréchée  sciait  mon  cœur.  Comme  certains  bruits,  certaines  notes, 
certaines  voix  nous  déchirent,  nous  jettent,  en  une  seconde,  dans  l'âme,  tout 
ce  qu'elle  peut  contenir  de  douleur,  d'affolement  et  d'angoisse.  J'écoutais, 
attendant,  et  je  l'entendis  encore  ce  bruit  qui  semblait  sortir  de  moi-même, 
arraché  à  mes  nerfs,  ou  plutôt  qui  résonnait  en  moi-même,  comme  un  appel 
intime,  profond  et  désolé  !  Oui,  c'était  une  voix  cruelle,  une  voix  connue, 
attendue,  et  qui  me  désespérait.  Il  passait  sur  moi,  ce  son  faible  et  bizarre, 
comme  un  semeur  d'épouvante  et  de  délire,  car  il  eut  aussitôt  la  puissance 
d'éveiller  l'affreuse  détresse  sommeillant  toujours  au  fond  du  cœur  de  tous 
les  vivants.  Qu'était-ce  ?  —  C'était  la  voix  qui  crie  sans  fin  dans  notre  âme 
et  qui  nous  reproche,  d'une  façon  continue,  obscurément  et  douloureusement, 
torturante,  harcelante,  inconnue,  inapaisable,  inoubliable,  féroce,  qui  nous 
reproche  tout  ce  que  nous  avons  fait,  et,  en  même  temps,  tout  ce  que  nous 
n'avons  pas  fait,  la  voix  des  vagues  remords,  des  regrets  sans  retour,  des 
jours  finis,  des  femmes  rencontrées  qui  nous  auraient  aimés  peut-être,  des 
choses  disparues,  des  joies  vaines,  des  espérances  mortes,  la  voix  de  ce  qui 
passe,  de  ce  qui  fuit,  de  ce  qui  trompe,  de  ce  qui  disparaît,  de  ce  que  nous 
n'avons  pas  atteint,  de  ce  que  nous  n'atteindrons  jamais,  la  maigre  petite 
voix  qui  crie  l'avortement  de  la  vie,  l'inutilité  de  l'effort,  l'impuissance  de 
l'esprit  et  la  faiblesse  de  la  chair. 

Elle  me  disait,  dans  ce  court  murmure,  toujours  recommençant  après  les 
mornes  silences  de  la  nuit  profonde,  elle  me  disait  tout  ce  que  j'aurais 
aimé,  tout  ce  que  j'avais  confusément  désiré,  attendu,  rêvé,  tout  ce  que 
j'aurais  voulu  voir,  comprendre,  savoir,  goûter,  tout  ce  que  mon  insatiable 
et  pauvre  et  faible  esprit  avait  effleuré  d'un  espoir  inutile,  tout  ce  vers  quoi 
il  avait  tenté  de  s'envoler,  sans  pouvoir  briser  la  chaîne  d'ignorance  qui 
le  tenait. 

Ah  !  J'ai  tout  convoité,  sans  jouir  de  rien.  Il  m'aurait  fallu  la  vitalité 
d'une  race  entière,  l'intelligence  diverse  éparpillée  sur  tous  les  êtres,  toutes 
les  facultés,  toutes  les  forces,  et  mille  existences  en  réserve,  car  je  porte 
en  moi  tous  les  appétits  et  toutes  les  curiosités,  et  je  suis  réduit  à  tout 
regarder  sans  rien  saisir. 


SUR    L'EAU  243 

Pourquoi  donc  cette  souffrance  de  vivre  alors  que  la  plupart  des  hommes 
n'en  éprouvent  que  la  satisfaction?  Pourquoi  cette  torture  inconnue  qui  me 
ronge  ?  Pourquoi  ne  pas  connaître  la  réalité  des  plaisirs,  des  attentes  et 
des  jouissances?  C'est  que  je  porte  en  moi  cette  seconde  vue  qui  est  en 
même  temps  la  force  et  toute  la  misère  des  écrivains.  J'écris  parce  que  je 
comprends  et  je  souffre  de  tout  ce  qui  est,  parce  que  je  le  connais  trop  et 
surtout  parce  que,  sans  le  pouvoir  goûter,  je  le  regarde  en  moi-même,  dans 
le  miroir  de  ma  pensée. 

Qu'on  ne  nous  envie  point,  mais  qu'on  nous  plaigne,  car  voici  en  quoi 
l'homme  de  lettres  diffère  de  ses  semblables  : 

En  lui,  aucun  sentiment  simple  n'existe  plus.  Tout  ce  qu'il  voit,  ses  joies, 
ses  plaisirs,  ses  souffrances,  ses  désespoirs,  deviennent  instantanément  des 
sujets  d'observation.  Il  analyse  malgré  tout,  malgré  lui,  sans  fin,  les  cœurs, 
les  visages,  les  gestes,  les  intonations.  Sitôt  qu'il  a  vu,  quoi  qu'il  ait  vu, 
il  lui  faut  le  pourquoi  !  Il  n'a  pas  un  élan,  pas  un  cri,  pas  un  baiser  qui 
soient  francs,  pas  une  de  ces  actions  instantanées  qu'on  fait  parce  qu'on  doit 
les  faire,  sans  savoir,  sans  réfléchir,  sans  comprendre,  sans  se  rendre  compte 
ensuite. 

S'il  souffre,  il  prend  note  de  sa  souffrance  et  la  classe  dans  sa  mémoire  ; 
il  se  dit,  en  revenant  du  cimetière,  où  il  a  laissé  celui  ou  celle  qu'il  aimait 
le  plus  au  monde  :  «  C'est  singulier  ce  que  j'ai  ressenti;  c'était  comme  une 
ivresse  douloureuse,  etc..  »  Et  alors  il  se  rappelle  tous  les  détails,  les 
attitudes  des  voisins,  les  gestes  faux,  les  fausses  douleurs,  les  faux  visages, 
et  mille  petites  choses  insignifiantes,  des  observations  artistiques,  le  signe 
de  la  croix  d'une  vieille  qui  tenait  son  enfant  par  la  main,  un  rayon  de  lumière 
dans  une  fenêtre,  un  chien  qui  traversa  le  convoi,  l'effet  de  la  voiture  funèbre 
sous  les  grands  ifs  du  cimetière,  la  tête  du  croquemort  et  la  contraction  des 
traits,  l'effort  des  quatre  hommes  qui  descendaient  la  bière  dans  la  fosse  ; 
mille  choses  enfin  qu'un  brave  homme  souffrant  de  toute  son  âme,  de  tout 
son  cœur,  de  toute  sa  force,   n'aurait  jamais  remarquées. 

11  a  tout  vu,  tout  retenu,  tout  noté,  malgré  lui,  parce  qu'il  est,  avant  tout, 
homme  de  lettres,  et  qu'il  a  l'esprit  construit  de  telle  sorte,  que  la  répercussion 


244  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

chez  lui,  est  bien  plus  vive,  plus  naturelle,  pour  ainsi  dire,  que  la  première 
secousse,  l'écho  plus  sonore  que  le  son  primitif. 

Il  semble  avoir  deux  âmes,  l'une  qui  note,  explique,  commente  chaque 
sensation  de  sa  voisine,  de  l'âme  naturelle  commune  à  tous  les  hommes; 
et  il  vit  condamné  à  être  toujours,  en  toute  occasion,  un  reflet  de  lui-même 
et  un  reflet  des  autres,  condamné  à  se  regarder  sentir,  agir,  aimer,  penser, 
souffrir,  et  à  ne  jamais  souffrir,  penser,  aimer,  sentir  comme  tout  le  monde, 
bonnement,  franchement,  simplement,  sans  s'analyser  soi-même  après  chaque 
joie  et   après  chaque  sanglot. 

S'il  cause,  sa  parole  semble  souvent  médisante,  uniquement  parce  que 
sa  pensée  est  clairvoyante,  et  qu'il  désarticule  tous  les  ressorts  cachés  des 
sentiments  et  des  actions  des  autres. 

S'il  écrit,  il  ne  peut  s'abstenir  de  jeter  en  ses  livres  tout  ce  qu'il  a  vu, 
tout  ce  qu'il  a  compris,  tout  ce  qu'il  sait  ;  et  cela  sans  exception  pour  les 
parents,  les  amis  ;  mettant  à  nu,  avec  une  impartialité  cruelle,  les  cœurs 
de  ceux  qu'il  aime  ou  qu'il  a  aimés,  exagérant  même,  pour  grossir  l'effet, 
uniquement  préoccupé  de  son  œuvre  et  nullement  de  ses  affections. 

Et  s'il  aime,  s'il  aime  une  femme,  il  la  dissèque  comme  un  cadavre  dans 
un  hôpital.  Tout  ce  qu'elle  dit,  ce  qu'elle  fait,  est  instantanément  pesé  dans 
cette  délicate  balance  de  l'observation  qu'il  porte  en  lui,  et  classé  à  sa  valeur 
documentaire.  Qu'elle  se  jette  à  son  cou,  dans  un  élan  irréfléchi,  il  jugera 
le  mouvement  en  raison  de  son  opportunité,  de  sa  justesse,  de  sa  puissance 
dramatique,   et  le  condamnera  tacitement  s'il  le  sent  faux  ou  mal  fait. 

Acteur  et  spectateur  de  lui-même  et  des  autres,  il  n'est  jamais  acteur 
seulement  comme  les  bonnes  gens  qui  vivent  sans  malice.  Tout  autour  de  lui 
devient  de  verre,  les  cœurs,  les  actes,  les  intentions  secrètes,  et  il  souffre 
d'un  mal  étrange,  d'une  sorte  de  dédoublement  de  l'esprit,  qui  fait  de  lui 
un  être  effroyablement  vibrant,  machiné,  compliqué  et  fatigant  pour  lui- 
même. 

Sa  sensibilité  particulière  et  maladive  le  change  en  outre  en  écorché  vif 
pour  qui  presque  toutes  les  sensations  sont  devenues  des  douleurs. 

Je  me  rappelle  les  jours  noirs  où  mon  cœur  fut  tellement  déchiré  par  des 


SUR    L'EAU  245 

choses  aperçues  une  seconde,  que  les  souvenirs  de  ces  visions  demeurent 
en  moi  comme  des  plaies. 

Un  matin,  avenue  de  l'Opéra,  au  milieu  du  public  remuant  et  joyeux, 
que  le  soleil  de  mai  grisait,  j'ai  vu  passer  soudain  un  être  innommable,  une 
vieille,  courbée  en  deux,  vêtue  de  loques  qui  furent  des  robes,  coiffée  d'un 
chapeau  de  paille  noire,  tout  dépouillé  de  ses  ornements  anciens,  rubans  et 
fleurs,  disparus  depuis  des  temps  indéfinis.  Et  elle  allait,  traînant  ses  pieds 
si  péniblement  que  je  ressentais  au  cœur,  autant  qu'elle-même,  plus  qu'elle- 
même,  la  douleur  de  tous  ses  pas.  Deux  cannes  la  soutenaient.  Elle  passait 
sans  voir  personne,  indifférente  à  tout,  au  bruit,  aux  gens,  aux  voitures,  au 
soleil  !  Où  allait-elle  ?  Vers  quel  taudis  ?  Elle  portait  dans  un  papier,  qui 
pendait  au  bout  d'une  ficelle,  quelque  chose.  Quoi?  du  pain?  oui,  sans  doute. 
Personne,  aucun  voisin  n'ayant  pu  ou  voulu  faire  pour  elle  cette  course,  elle 
avait  entrepris,  elle,  ce  voyage  horrible,  de  sa  mansarde  au  boulanger.  Deux 
heures  de  route,  au  moins,  pour  aller  et  venir.  Et  quelle  route  douloureuse! 
Quel  chemin  de  la  croix,  plus  effroyable  que  celui  du  Christ! 

Je  levai  les  yeux  vers  les  toits  des  maisons  immenses.  Elle  allait  là-haut! 
Quand  y  serait-elle?  Combien  de  repos  haletants,  sur  les  marches,  dans  le 
petit  escalier  noir  et  tortueux? 

Tout  le  monde  se  retournait  pour  la  regarder.  On  murmurait  :  «  Pauvre 
femme  »,  puis  on  passait!  Sa  jupe,  son  haillon  de  jupe,  traînait  sur  le  trottoir, 
à  peine  attaché  sur  son  débris  de  corps.  Et  il  y  avait  une  pensée  là  dedans  ! 
Une  pensée  ?  Non,  mais  une  souffrance  épouvantable,  incessante,  harcelante  ! 
Oh!  la  misère  des  vieux  sans  pain,  des  vieux  sans  espoir,  sans  enfants,  sans 
argent,  sans  rien  autre  chose  que  la  mort  devant  eux,  y  pensons-nous  ?  Y 
pensons-nous  aux  vieux  affamés  des  mansardes  ?  Pensons-nous  aux  larmes 
de  ces  yeux  ternes  qui  furent  brillants,  émus  et  joyeux,  jadis? 

Une  autre  fois,  il  pleuvait,  j'allais  seul,  chassant  par  la  plaine  normande, 
par  les  labourés  de  boue  grasse  qui  fondaient  et  glissaient  sous  mon  pied. 
De  temps  en  temps,  une  perdrix  surprise,  blottie  contre  une  motte  de  terre, 
s'envolait  lourdement  sous  l'averse.  Mon  coup  de  fusil,  éteint  par  la  nappe 
d'eau  qui  tombait  du  ciel,  claquait  à  peine  comme  un  coup  de  fouet,  et  la 


246  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

bête  grise  s'abattait  avec  du  sang  sur  ses  plumes.  Je  me  sentais  triste  à 
pleurer,  à  pleurer  comme  les  nuages  qui  pleuraient  sur  le  monde  et  sur 
moi ,  trempé  de  tristesse  jusqu'au  cœur,  accablé  de  lassitude  à  ne  plus  lever 
mes  jambes  engluées  d'argile  ;  et  j'allais  rentrer  quand  j'aperçus  au  milieu 
des   champs  le    cabriolet   du  médecin  qui  suivait  un  chemin   de  traverse. 

Elle  passait,  la  voiture  noire  et  basse  couverte  de  sa  capote  ronde  et 
traînée  par  son  cheval  brun,  comme  un  présage  de  mort  errant  dans  la 
campagne  par  ce  jour  sinistre.  Tout  à  coup  elle  s'arrêta  ;  la  tête  du  médecin 
apparut,  et  il  cria  : 

—  Eh  ! 

J'allai  vers  lui.   Il  me  dit  : 

—  Voulez-vous  m'aider  à  soigner  une  diphtérique  ;  je  suis  seul  et  il 
faudrait  la  tenir  pendant  que  j'enlèverai  les  fausses  membranes  de  sa  gorge. 

—  Je  viens  avec  vous,  répondis-je.  Et  je  montai  dans  sa  voiture. 
Il  me  raconta  ceci  : 

L'angine,  l'affreuse  angine  qui  étrangle  les  misérables  hommes  avait 
pénétré  dans  la  ferme  des  Martinet,  de  pauvres  gens  ! 

Le  père  et  le  fils  étaient  morts  au  commencement  de  la  semaine.  La  mère 
et  la  fille  s'en  allaient  aussi,  maintenant. 

Une  voisine  qui  les  soignait,  se  sentant  soudain  indisposée,  avait  pris  la 
fuite  la  veille  même,  laissant  ouverte  la  porte  et  les  deux  malades  abandonnées 
sur  leurs  grabats  de  paille,  sans  rien  à  boire,  seules,  seules,  râlant,  suffo- 
quant, agonisant,  seules  depuis  vingt-quatre  heures  ! 

Le  médecin  venait  de  nettoyer  la  gorge  de  la  mère,  et  l'avait  fait  boire  ; 
mais  l'enfant,  affolée  par  la  douleur  et  par  l'angoisse  des  suffocations,  avait 
enfoncé  et  caché  sa  tête  dans  sa  paillasse  sans  consentir  à  se  laisser 
toucher. 

Le  médecin,  accoutumé  à  ces  misères,  répétait  d'une  voix  triste  et  rési- 
gnée :  «  Je  ne  peux  pourtant  point  passer  mes  journées  chez  mes  malades. 
Cristi  !  Celles-là  serrent  le  cœur.  Quand  on  pense  qu'elles  sont  restées  vingt- 
quatre  heures  sans  boire.  Le  vent  chassait  la  pluie  jusqu'à  leurs  couches. 
Toutes  les  poules   s'étaient  mises  à  l'abri  dans  la  cheminée.   » 


SUR    L'EAU  247 

Nous  arrivions  à  la  ferme.  Il  attacha  son  cheval  à  la  branche  d'un 
pommier  devant  la  porte,  et  nous  entrâmes. 

Une  odeur  forte  de  maladie  et  d'humidité,  de  fièvre  et  de  moisissure, 
d'hôpital  et  de  cave,  nous  saisit  à  la  gorge.  Il  faisait  froid,  un  froid  de 
marécage  dans  cette  maison  sans  feu,  sans  vie,  grise  et  sinistre.  L'horloge 
était  arrêtée;  la  pluie  tombait  par  la  grande  cheminée  dont  les  poules  avaient 
éparpillé  la  cendre,  et  on  entendait  dans  un  coin  sombre  un  bruit  de  soufflet 
rauque  et  rapide.  C'était  l'enfant  qui  respirait. 

La  mère,  étendue  dans  une  sorte  de  grande  caisse  de  bois,  le  lit  des 
paysans,  et  cachée  par  de  vieilles  couvertures  et  de  vieilles  hardes,  semblait 
tranquille.  Elle  tourna  un  peu  la  tête  vers  nous. 

Le  médecin  lui  demanda  :   «  Avez-vous  une  chandelle  ?  » 

Elle  répondit  d'une   voix   basse,  accablée   :   «  Dans  le  buffet.   » 

Il  prit  la  lumière  et  m'emmena  au  fond  de  l'appartement  vers  la 
couchette  de  la  petite  fille.  Elle  haletait,  les  joues  décharnées,  les  yeux 
luisants,  les  cheveux  mêlés,  effrayante.  Dans  son  cou  maigre  et  tendu,  des 
creux  profonds  se  formaient  à  chaque  aspiration.  Allongée  sur  le  dos,  elle 
serrait  de  ses  deux  mains  les  loques  qui  la  couvraient,  et,  dès  qu'elle  nous 
vit,  elle  se  tourna  sur  la  face  pour  se  cacher  dans  la  paillasse. 

Je  la  pris  par  les  épaules,  et  le  docteur,  la  forçant  à  montrer  sa  gorge, 
en    arracha    une    peau    blanchâtre,    qui    me  parut    sèche    comme    du    cuir. 

Elle  respira  mieux  tout  de  suite,  et  but  un  peu.  La  mère,  soulevée 
sur  un  coude,  nous  regardait.   Elle  balbutia   :   «  C'est-il  fait  ? 

—  Oui,  c'est  fait. 

—  J'allons-t-y  rester  toutes  seules  ?  » 

Une  peur,  une  peur  affreuse,  faisait  frémir  sa  voix,  peur  de  cet  isolement, 
de  cet  abandon,  des  ténèbres  et  de  la  mort  qu'elle  sentait  si  proche. 

Je  répondis  :  «  Non,  ma  brave  femme.  J'attendrai  que  le  docteur  vous  ait 
envoyé   la  garde.   » 

Et,  me  tournant  vers  le  médecin  :  «  Envoyez-lui  la  mère  Mauduit.  Je 
la  payerai. 

—  Parfait.   Je  vous  l'envoie   tout   de  suite.   » 


248  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Il  me  serra  la  main,  sortit;  et  j'entendis  son  cabriolet  qui  s'en  allait 
sur  la  route  humide. 

Je  restais    seul  avec  les  deux  mourantes. 

Mon  chien  Paf  s'était  couché  devant  la  cheminée  noire,  et  il  me  fit  songer 
qu'un  peu  de  feu  serait  utile  à  nous  tous.  Je  ressortis  donc  pour  chercher 
du  bois  et  de  la  paille,  et  bientôt  une  grande  flambée  éclaira  jusqu'au 
fond  de   la  pièce  le  lit  de  la  petite  qui  recommençait  à  haleter. 

Et  je  m'assis,  tendant  mes  jambes  vers  le  foyer. 

La  pluie  battait  les  vitres;  le  vent  secouait  le  toit,  j'entendais  l'haleine 
courte,  dure,  sifflante  des  deux  femmes,  et  le  souffle  de  mon  chien  qui 
soupirait  de  plaisir,  roulé  devant  l'âtre  clair. 

La  vie  !  la  vie  !  Qu'était-ce  que  cela  ?  Ces  deux  misérables  qui  avaient 
toujours  dormi  sur  la  paille,  mangé  du  pain  noir,  travaillé  comme  des 
bêtes,  souffert  toutes  les  misères  de  la  terre,  allaient  mourir!  Qu'avaient-elles 
fait  ?  Le  père  était  mort,  le  fils  était  mort.  Ces  gueux  passaient  pourtant  pour 
de  bonnes  gens  qu'on  aimait  et  qu'on  estimait,  de  simples  et  honnêtes 
gens  ! 

Je  regardais  fumer  mes  bottes  et  dormir  mon  chien,  et  en  moi  entra 
soudain  une  joie  sensuelle  et  honteuse  en  comparant  mon  sort  à  celui  de 
ces  forçats  ! 

La  petite  fille  se  mit  à  râler,  et  tout  à  coup  ce  souffle  rauque  me  devint 
intolérable,  il  me  déchirait  comme  une  pointe  dont  chaque  coup  m'entrait 
au    cœur. 

J'allai  vers  elle  :    «  Veux-tu  boire  ?  lui  dis-je.   » 

Elle  remua  la  tête  pour  dire  oui,  et  je  lui  versai  dans  la  bouche  un  peu 
d'eau,   qui  ne  passa  point. 

La  mère,  restée  plus  calme,  s'était  retournée  pour  regarder  son  enfant; 
et  voilà  que,  soudain,  une  peur  me  frôla  ;  une  peur  sinistre  qui  me  glissa  sur 
la  peau  comme  le  contact  d'un  monstre  invisible.  Où  étais-je  ?  Je  ne  le 
savais   plus  !   Est-ce   que  je   rêvais  ?   Quel   cauchemar   m'avait   saisi  ? 

Etait-ce  vrai  que  des  choses  pareilles  arrivaient  ?  Qu'on  mourait  ainsi  ? 
Et  je  regardais  dans  les  coins  sombres  de  la  chaumière  comme  si  je  m'étais 


SUR    L'EAU  249 

attendu  à  voir,  blottie  dans  un  angle  obscur,  une  forme  hideuse,  innom- 
mable, effrayante,  celle  qui  guette  la  vie  des  hommes  et  les  tue,  les  ronge, 
les  écrase,  les  étrangle  ;  qui  aime  le  sang  rouge,  les  yeux  allumés  par  la 
fièvre,  les  rides  et  les  flétrissures,  les  cheveux  blancs  et  les  décompositions. 

Le  feu  s'éteignait  :  j'y  jetai  du  bois  et  je  m'y  chauffai  le  dos,  tant 
j'avais  froid  dans  les  reins. 

Au  moins,  j'espérais  mourir  dans  une  bonne  chambre,  moi,  avec  des 
médecins  autour  de  mon  lit  et  des  remèdes  sur  la  table! 

Et  ces  femmes  étaient  restées  seules,  vingt-quatre  heures,  dans  cette 
cabane  sans   feu,  n'ayant  à  boire   que  de  l'eau  et  râlant  sur  de  la  paille!... 

J'entendis  soudain  le  trot  d'un  cheval  et  le  roulement  d'une  voiture; 
et  la  garde  entra,  tranquille,  contente  d'avoir  trouvé  de  la  besogne,  sans 
étonnement  devant  cette  misère. 

Je  lui  laissai  quelque  argent  et  je  me  sauvai  avec  mon  chien  ;  je  me 
sauvai  comme  un  malfaiteur,  courant  sous  la  pluie,  croyant  entendre 
toujours  le  sifflement  des  deux  gorges,  courant  vers  ma  maison  chaude 
où  m'attendaient  mes  domestiques  en  préparant  un  bon  dîner. 

Mais  je  n'oublierai  jamais  cela  —  et  tant  d'autres  choses  encore  qui 
me  font  haïr  la  terre. 

Comme  je  voudrais,  parfois,  ne  plus  penser,  ne  plus  sentir,  je  voudrais 
vivre  comme  une  brute,  dans  un  pays  clair  et  chaud,  dans  un  pays  jaune, 
sans  verdure  brutale  et  crue ,  dans  un  de  ces  pays  d'Orient  où  l'on 
s'endort  sans  tristesse ,  où  l'on  s'éveille  sans  chagrins ,  où  l'on  s'agite 
sans  soucis,  où  l'on  sait  aimer  sans  angoisses. 

J'y  habiterais  une  demeure  vaste  et  carrée,  comme  une  immense  caisse 
éclatante  au  soleil. 

De  la  terrasse,  on  voit  la  mer,  où  passent  ces  voiles  blanches  en 
forme  d'ailes  pointues  des  bateaux  grecs  ou  musulmans.  Les  murs  du 
dehors  sont  presque  sans  ouvertures.  Un  grand  jardin,  où  l'air  est  lourd 
sous  le  parasol  des  palmiers,  forme  le  milieu  de  ce  paradis  oriental.  Un 
jet  d'eau  monte  sous  les  arbres  et  s'émiette  en  retombant  dans  un  large 
bassin   de   marbre,    dont    le    fond    est   sablé    de    poudre    d'or.    Je    m'y    bai- 


250  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

gnerais   à   tout    moment,    entre    deux    pipes,    deux    rêves    ou    deux    baisers. 

J'aurais  des  esclaves  noirs  et  beaux,  drapés  en  des  étoffes  légères  et 
courant   vite,    nu-pieds   sur   les  tapis    sourds. 

Mes  murs  seraient  moelleux  et  rebondissants  comme  des  poitrines  de 
femmes  et,  sur  mes  divans  en  cercle  autour  de  chaque  appartement,  toutes 
les  formes  de  coussin  me  permettraient  de  me  coucher  dans  toutes  les 
postures  qu'on  peut  prendre. 

Puis,  quand  je  serais  las  du  repos  délicieux,  las  de  jouir  de  l'immobilité 
et  de  mon  rêve  éternel,  las  du  calme  plaisir  d'être  bien,  je  ferais  amener 
devant  ma    porte   un   cheval  blanc   et   noir,    aussi  souple   qu'une  gazelle. 

Et  je  partirais  sur  son  dos,  en  buvant  l'air  qui  fouette  et  grise,  l'air 
sifflant    des   galops  furieux. 

Et  j'irais  comme  une  flèche  sur  cette  terre  colorée  qui  enivre  le  regard, 
dont  la  vue  est  savoureuse  comme  un  vin. 

A  l'heure  calme  du  soir  j'irais,  d'une  course  affolée,  vers  le  large 
horizon  que  le  soleil  couchant  teinte  en  rose.  Tout  devient  rose,  là-bas, 
au  crépuscule  :  les  montagnes  brûlées,  le  sable,  les  vêtements  des  Arabes, 
les   dromadaires,    les    chevaux   et   les  tentes. 

Les  flamants  roses  s'envolent  des  marais  sur  le  ciel  rose  et  je  pous- 
serais  des    cris   de   délire,    noyé   dans   la   roseur  illimitée   du   monde. 

Je  ne  verrais  plus,  le  long  des  trottoirs,  assourdi  par  le  bruit  dur  des 
fiacres  sur  les  pavés,  des  hommes  vêtus  de  noir,  assis  sur  des  chaises 
incommodes,  boire  l'absinthe  en  parlant  d'affaires. 

J'ignorerais  le  cours  de.  la  Bourse,  les  événements  politiques,  les 
changements  de  ministère,  toutes  les  inutiles  bêtises  où  nous  gaspillons 
notre  courte  et  trompeuse  existence.  Pourquoi  ces  peines,  ces  souffrances, 
ces  luttes?  Je  me  reposerais  à  l'abrj  du  vent  dans  ma  somptueuse  et 
claire   demeure. 

Et  j'aurais  quatre  ou  cinq  épouses  en  des  appartements  discrets  et 
sourds,  cinq  épouses  venues  des  cinq  parties  du  monde,  et  qui  m'appor- 
teraient  la   saveur  de   la   beauté    féminine   épanouie    dans    toutes    les    races: 

Et   le    rêve  ailé   flottait    devant   mes   yeux   fermés,    dans  mon  esprit  qui 


SUR    L'EAU  251 

s'apaisait  quand  j'entendis  que  mes  hommes  s'éveillaient,  qu'ils  allumaient 
leur  fanal  et   se  mettaient   à  travailler  à  une  besogne  longue  et  silencieuse. 

Je   leur   criai  :   «  Que  faites-vous  donc  ?  » 

Et  Raymond  répondit  d'une  voix  hésitante  :  «  Nous  préparons  les 
palangres  parce  que  nous  avons  pensé  que  monsieur  serait  bien  aise 
de  pêcher   s'il  faisait    beau  au  jour  levant.    » 

Agay  est,  en  effet,  pendant  l'été,  le  rendez-vous  de  tous  les  pêcheurs 
de  la  côte.  On  vient  là,  en  famille  ;  on  couche  à  l'auberge  ou  dans  les 
barques,  et  on  mange  la  bouillabaisse  au  bord  de  la  mer,  à  l'ombre  des 
pins   dont  la  résine   chaude   crépite   au   soleil. 

Je  demandai   :   «  Quelle  heure   est-il  ? 

—  Trois  heures,  monsieur.   » 

Alors,  sans  me  lever,  allongeant  le  bras,  j'ouvris  la  porte  qui  sépare 
ma  chambre  du  poste  d'équipage.  Les  deux  hommes  étaient  accroupis  dans 
cette  sorte  de  niche  basse  que  le  mât  traverse  pour  venir  s'emmancher 
dans  la  quille ,  dans  cette  niche  si  pleine  d'objets  divers  et  bizarres 
qu'on  dirait  un  repaire  de  maraudeurs,  où  l'on  voit  suspendus  en  ordre, 
le  long  des  cloisons,  des  instruments  de  toute  sorte,  scies,  haches, 
épissoires,  des  agrès  et  des  casseroles ,  puis ,  sur  le  sol ,  entre  les  deux 
couchettes ,  un  seau ,  un  fourneau ,  un  baril  dont  les  cercles  de  cuivre 
luisent  sous  le  rayon  direct  du  fanal  suspendu  entre  les  bittes  des  ancres, 
à  côté  des  puits  de  chaîne.  Mes  matelots  travaillaient  à  amorcer  les  innom- 
brables hameçons  suspendus  le  long  de  la  corde  des  palangres. 

—  A  quelle  heure  faudra-t-il  me  lever  ?  leur  dis-je. 

—  Mais,   tout  de  suite,  monsieur. 

Une  demi-heure  plus  tard,  nous  embarquions  tous  les  trois  dans  le 
youyou  et  nous  abandonnions  le  Bel-Ami  pour  aller  tendre  notre  fdet 
au  pied  du  Drammond,  près  de  l'île  d'Or. 

Puis,  quand  notre  palangre,  longue  de  deux  à  trois  cents  mètres,  fut 
descendue  au  fond  de  la  mer,  on  amorça  trois  petites  lignes  de  fond,  et 
le  canot  ayant  mouillé  une  pierre  au  bout  d'une  corde,  nous  commen- 
çâmes à  pêcher. 


252  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Il  faisait  jour  déjà,  et  j'apercevais  très  bien  la  côte  de  Saint-Raphaël, 
auprès  des  bouches  de  l'Argens,  et  les  sombres  montagnes  des  Maures, 
courant  jusqu'au  cap  Camarat ,  là-bas ,  en  pleine  mer ,  au  delà  du 
golfe  de   Saint-Tropez. 

De  toute  la  côte  du  Midi,  c'est  ce  coin  que  j'aime  le  plus.  Je  l'aime 
comme  si  j'y  étais  né,  comme  si  j'y  avais  grandi,  parce  qu'il  est  sauvage 
et  coloré,  que  le  Parisien,  l'Anglais,  l'Américain,  l'homme  du  monde  et 
le   Rastaquouère   ne  l'ont  pas  encore   empoisonné. 

Soudain,  le  fil  que  je  tenais  à  la  main  vibra,  je  tressaillis,  puis  rien, 
puis  une  secousse  légère  serra  la  corde  enroulée  à  mon  doigt,  puis  une 
autre  plus  forte  remua  ma  main,  et,  le  cœur  battant,  je  me  mis  à  tirer 
la  ligne,  doucement,  ardemment,  plongeant  mon  regard  dans  l'eau  trans- 
parente et  bleue,  et  bientôt  j'aperçus,  sous  l'ombre  du  bateau,  un  éclair 
blanc   qui   décrivait   des   courbes   rapides. 

11  me  parut  énorme  ainsi  ce  poisson,  —  gros  comme  une  sardine  quand 
il  fut  à  bord. 

Puis  j'en  eus  d'autres,  des  bleus,  des  rouges,  des  jaunes  et  des  verts, 
luisants,  argentés,  tigrés,  dorés,  mouchetés,  tachetés,  ces  jolis  poissons 
de  roche  de  la  Méditerranée  si  variés,  si  colorés  qui  semblent  peints 
pour  plaire  aux  yeux,  puis  des  rascasses  hérissées  de  dards,  et  des 
murènes,  ces  monstres  hideux. 

Rien  n'est  plus  amusant  que  de  lever  une  palangre.  Que  va-t-il  sortir 
de  cette  mer?  Quelle  surprise,  quelle  joie  ou  quelle  désillusion  à  chaque 
hameçon  retiré  de  l'eau  !  Quelle  émotion  quand  on  aperçoit  de  loin  une 
grosse   bête   qui   se   débat   en   montant   lentement    vers    nous  ! 

A  dix  heures  nous  étions  revenus  à  bord  du  yacht,  et  les  deux  hommes, 
radieux,    m'annoncèrent  que  notre  pêche  pesait   onze  kilos. 

Mais  j'allais  payer  ma  nuit  sans  sommeil  !  La  migraine,  l'horrible  mal, 
la  migraine  qui  torture  comme  aucun  supplice  ne  l'a  pu  faire,  qui  broie 
la  tête ,  rend  fou ,  égare  les  idées  et  disperse  la  mémoire  ainsi  qu'une 
poussière  au  vent ,  la  migraine  m'avait  saisi ,  et  je  dus  m'étendre  dans 
ma    couchette,    un   flacon   d'éther   sous   les   narines. 


SUR    L'EAU  253 

Au  bout  de  quelques  minutes ,  je  crus  entendre  un  murmure  vague 
qui  devint  bientôt  une  espèce  de  bourdonnement,  et  il  me  semblait  que 
tout  l'intérieur  de  mon  corps  devenait  léger,  léger  comme  de  l'air,  qu'il 
se  vaporisait. 

Puis,  ce  fut  une  sorte  de  torpeur  de  l'âme,  de  bien-être  somnolent, 
malgré  les  douleurs  qui  persistaient  mais  qui  cessaient  cependant  d'être 
pénibles.  C'était  une  de  ces  souffrances  que  l'on  consent  à  supporter  et 
non  plus  ces  déchirements  affreux  contre  lesquels  tout  notre  corps  torturé 
proteste. 

Bientôt  l'étrange  et  charmante  sensation  de  vide  que  j'avais  dans  la 
poitrine  s'étendit,  gagna  les  membres  qui  devinrent  à  leur  tour  légers, 
légers,  comme  si  la  chair  et  les  os  se  fussent  fondus  et  que  la  peau 
seule  fût  restée,  la  peau  nécessaire  pour  me  faire  percevoir  la  douceur 
de  vivre,  d'être  couché  dans  ce  bien-être.  Je  m'aperçus  alors  que  je  ne 
souffrais  plus  :  la  douleur  s'en  était  allée,  fondue  aussi,  évaporée.  Et 
j'entendis  des  voix ,  quatre  voix ,  deux  dialogues ,  sans  rien  comprendre 
des  paroles.  Tantôt  ce  n'était  que  des  sons  indistincts,  tantôt  un  mot 
me  parvenait.  Mais  je  reconnus  que  c'était  là  simplement  les  bourdon- 
nements accentués  de  mes  oreilles.  Je  ne  dormais  pas,  je  veillais  ;  je 
comprenais,  je  sentais,  je  raisonnais  avec  une  netteté,  une  profondeur, 
une  puissance  extraordinaires  et  une  joie  d'esprit,  une  ivresse  étrange 
venue   de  ce    décuplement  de  mes   facultés   mentales. 

Ce  n'était  pas  le  rêve,  comme  avec  du  haschisch,  ce  n'étaient  pas  les 
visions  un  peu  maladives  de  l'opium  ;  c'était  une  acuité  prodigieuse  de 
raisonnement,  une  manière  nouvelle  de  voir,  de  juger,  d'apprécier  les 
choses  et  la  vie  et,  avec  la  certitude,  la  conscience  absolue  que  cette 
manière  était  la  vraie. 

Et  la  vieille  image  de  l'Écriture  m'est  revenue  soudain  à  la  pensée. 
Il  me  semblait  que  j'avais  goûté  à  l'arbre  de  science,  que  tous  les  mystères 
se  dévoilaient,  tant  je  me  trouvais  sous  l'empire  d'une  logique  nouvelle, 
étrange,  irréfutable.  Et  des  arguments,  des  raisonnements,  des  preuves 
me  venaient   en  foule,   renversés   immédiatement  par  une   preuve,    un  argu- 


254  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

ment ,  un  raisonnement  plus  forts.  Ma  tête  était  devenue  le  champ  de 
lutte  des  idées  :  j'étais  un  être  supérieur,  armé  d'une  intelligence  invin- 
cible et  je  goûtais  une  jouissance  prodigieuse  à  la  constatation  de  ma 
puissance... 

Gela  dura  longtemps,  longtemps.  Je  respirais  toujours  à  l'orifice  de 
mon  flacon  d'éther.  Soudain  je  m'aperçus  qu'il  était  vide,  et  la  douleur 
recommença. 

Pendant  dix  heures,  je  dus  endurer  ce  supplice  contre  lequel  il  n'est 
point  de  remèdes;  puis  je  dormis,  et,  le  lendemain,  alerte  comme  après 
une  convalescence,  ayant  écrit  ces  quelques  pages,  je  partis  pour  Saint- 
Raphaël. 

Saint-Raphaël,  11  avril. 

Nous  avons  eu,  pour  venir  ici,  un  temps  délicieux,  une  petite  brise 
d'Ouest  qui  nous  a  amenés  en  six  bordées.  Après  avoir  doublé  le  Drammond 
j'aperçus  les  villas  de  Saint-Raphaël  cachées  dans  les  pins,  dans  les  petits 
pins  maigres  que  fatigue,  tout  le  long  de  l'année,  l'éternel  coup  de  vent 
de  Fréjus.  Puis  je  passai  entre  les  Lions,  jolis  rochers  rouges  qui  semblent 
garder  la  ville,  et  j'entrai  dans  le  port  ensablé  vers  le  fond,  ce  qui  force 
à  se  tenir  à  cinquante  mètres  du  quai  ;  puis  je  descendis  à  terre. 

Un  grand  rassemblement  se  tenait  devant  l'église.  On  mariait  là  dedans. 
Un  prêtre  autorisait  en  latin,  avec  une  gravité  pontificale,  l'acte  animal, 
solennel  et  comique  qui  agite  si  fort  les  hommes,  les  fait  tant  rire,  tant 
souffrir,  tant  pleurer.  Les  familles,  selon  l'usage,  avaient  invité  tous  leurs 
parents  et  tous  leurs  amis  à  ce  service  funèbre  de  l'innocence  d'une  jeune 
fille,  à  ce  spectacle  inconvenant  et  pieux  des  conseils  ecclésiastiques 
précédant  ceux  de  la  mère  et  de  la  bénédiction  publique  donnée  à  ce  qu'on 
voile  d'ordinaire  avec  tant  de  pudeur  et  de  souci. 

Et  le  pays  entier,  plein  d'idées  grivoises,  mû  par  cette  curiosité  friande 
et  polissonne  qui  pousse  les  foules  à  ce  spectacle,  était  venu  là  pour  voir 
la  tête  que  feraient  les  deux  mariés.  J'entrai  dans  cette  foule  et  je  la 
regardai. 


SUR    L'EAU  255 

Dieu!  que  les  hommes  sont  laids!  Pour  la  centième  fois,  au  moins,  je 
remarquais  au  milieu  de  cette  fête  que,  de  toutes  les  races,  la  race  humaine 
est  la  plus  affreuse.  Et  là  dedans  une  odeur  de  peuple  flottait,  une  odeur 
fade  et  nauséabonde  de  chair  malpropre,  de  chevelures  grasses  et  d'ail  — 
cette  senteur  d'ail  que  les  gens  du  Midi  répandent  autour  d'eux,  par  la 
bouche,  par  le  nez  et  par  la  peau,  comme  les  roses  jettent  leur  parfum. 

Certes,  les  hommes  sont  toujours  aussi  laids  et  sentent  tous  les  jours 
aussi  mauvais ,  mais  nos  yeux,  habitués  à  les  regarder,  notre  nez  accoutumé 
à  les  sentir  ne  distinguent  leur  hideur  et  leurs  émanations  que  lorsque 
nous  avons  été  privés  quelque  temps  de  leur  vue  et  de  leur  puanteur. 

L'homme  est  affreux  !  Il  suffirait,  pour  composer  une  galerie  de  grotesques 
à  faire  rire  un  mort,  de  prendre  les  dix  premiers  passants  venus,  de  les 
aligner  et  de  les  photographier  avec  leurs  tailles  inégales,  leurs  jambes 
trop  longues  ou  trop  courtes,  leurs  corps  trop  gras  ou  trop  maigres,  leurs 
faces  rouges  ou  pâles,  barbues  ou  glabres,  leur  air  souriant  ou  sérieux. 

Jadis,  aux  premiers  temps  du  monde,  l'homme  sauvage,  l'homme  fort  et 
nu  était  certes  aussi  beau  que  le  cheval,  le  cerf  ou  le  lion.  L'exercice  de 
ses  muscles,  la  libre  vie,  l'usage  constant  de  sa  vigueur  et  de  son  agilité 
entretenaient  chez  lui  la  grâce  du  mouvement  qui  est  la  première  condition 
de  la  beauté,  et  l'élégance  de  la  forme  que  donne  seule  l'agitation  physique. 
Plus  tard  les  peuples  artistes,  épris  de  plastique ,  surent  conserver  à 
l'homme  intelligent  cette  grâce  et  cette  élégance,  par  les  artifices  de  la 
gymnastique.  Les  soins  du  corps,  les  jeux  de  force  et  de  souplesse,  l'eau 
glacée  et  les  étuves  firent  des  Grecs  de  vrais  modèles  de  beauté  humaine, 
et  ils  nous  laissèrent  leurs  statues  comme  enseignement,  pour  nous  montrer 
ce  qu'étaient  leurs  corps,  ces  grands  artistes. 

Mais  aujourd'hui,  ô  Apollon!  regardons  la  race  humaine  s'agiter  dans 
les  fêtes  !  Les  enfants  ventrus  dès  le  berceau,  déformés  par  l'étude  précoce, 
abrutis  par  le  collège  qui  leur  use  le  corps  à  quinze  ans,  en  courbaturant 
leur  esprit  avant  qu'il  soit  nubile,  arrivent  à  l'adolescence  avec  des  membres 
mal  poussés,  mal  attachés,  dont  les  proportions  normales  ne  sont  jamais 
conservées. 


256  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Et  contemplons  la  rue,  les  gens  qui  trottent  avec  leurs  vêtements 
sales!  Quant  au  paysan!  Seigneur  Dieu!  Allons  voir  le  paysan  des  champs, 
rhomme-souche ,  noué ,  long  comme  une  perche ,  toujours  tors ,  toujours 
courbé,  plus  affreux  que  les  types  barbares  qu'on  voit  aux  musées  d'an- 
thropologie. 

Et  rappelons-nous  combien  les  nègres  sont  beaux  de  forme,  sinon  de 
face,  ces  hommes  de  bronze,  grands  et  souples  !  combien  les  Arabes  sont 
élégants  de  tournure  et  de  figure  ! 

D'ailleurs  j'ai,  pour  une  autre  raison  encore,  l'horreur  des  foules. 

Je  ne  puis  entrer  dans  un  théâtre  ni  assister  à  une  fête  publique;  j'y 
éprouve  aussitôt  un  malaise  bizarre,  insoutenable,  un  énervement  affreux 
comme  si  je  luttais  de  toute  ma  force  contre  une  influence  irrésistible  et 
mystérieuse.  Et  je  lutte,  en  effet,  contre  l'âme  de  la  foule  qui  essaye  de 
pénétrer  en  moi. 

Que  de  fois  j'ai  constaté  que  l'intelligence  s'agrandit  et  s'élève  dès 
qu'on  vit  seul ,  qu'elle  s'amoindrit  et  s'abaisse  dès  qu'on  se  mêle  de  nouveau 
aux  autres  hommes.  Tout  agit  sur  la  pensée  :  les  contacts,  les  idées 
répandues,  tout  ce  qu'on  dit,  tout  ce  qu'on  est  forcé  d'écouter,  d'entendre 
et  de  répondre.  Un  flux  et  reflux  d'idées  va  de  tête  en  tête,  de  ville  en 
ville,  de  peuple  à  peuple  ;  et  un  niveau  s'établit,  une  moyenne  d'intelligence 
pour  toute  agglomération  nombreuse  d'individus. 

Les  qualités  d'initiative  intellectuelle,  de  libre  arbitre,  de  réflexion  sage 
et  même  de  pénétration  de  tout  homme  isolé,  disparaissent  en  général  dès 
que   cet  homme  est  mêlé  à  un  grand   nombre  d'autres  hommes. 

Voici  un  passage  d'une  lettre  de  lord  Ghesterfield  à  son  fils  —  1751 
—  qui  constate,  avec  une  rare  humilité,  cette  subite  élimination  des 
qualités   actives   de   l'esprit   dans   toute    nombreuse    réunion  : 

«  Lord  Macclesfield,  qui  a  eu  la  plus  grande  part  dans  la  préparation 
du  bill,  et  qui  est  l'un  des  plus  grands  mathématiciens  et  astronomes 
de  l'Angleterre,  parle  ensuite,  avec  une  connaissance  approfondie  de  la 
question,  et   avec   toute  la  clarté   qu'une  matière   aussi   embrouillée  pouvait 


SUR    L'EAU  257 

comporter.  Mais  comme  ses  mots,  ses  périodes  et  son  élocution  étaient 
loin  de  valoir  les  miens  la  préférence  me  fut  donnée  à  l'unanimité,  bien 
injustement,  je  l'avoue. 

«  Ce  sera  toujours  ainsi.  Toute  assemblée  nombreuse  est  foule.  Quelles 
que  soient  les  individualités  qui  la  composent,  il  ne  faut  jamais  tenir  à 
une  foule  le  langage  de  la  raison  pure.  C'est  seulement  à  ses  passions, 
à   ses   sentiments   et   à   ses  intérêts   apparents   qu'il  faut  s'adresser. 

«  Une  collectivité  d'individus  n'a  plus  de  faculté  de  compréhen- 
sion, etc » 

Cette  profonde  observation  de  lord  Chesterfield,  observation  faite  souvent 
d'ailleurs  et  notée  avec  intérêt  par  les  philosophes  de  l'école  scientifique, 
constitue  un  des  arguments  les  plus  sérieux  contre  les  gouvernements 
représentatifs. 

Le  même  phénomène,  phénomène  surprenant,  se  produit  chaque  fois 
qu'un  grand  nombre  d'hommes  est  réuni.  Toutes  ces  personnes,  côte  à 
côte,  distinctes,  différentes  d'esprit,  d'intelligence,  de  passions,  d'éducation, 
de  croyances,  de  préjugés,  tout  à  coup  par  le  seul  fait  de  leur  réunion, 
forment  un  être  spécial,  doué  d'une  âme  propre,  d'une  manière  de  penser 
nouvelle,  commune,  qui  est  une  résultante  inanalysable  de  la  moyenne  des 
opinions  individuelles. 

C'est  une  foule,  et  cette  foule  est  quelqu'un,  un  vaste  individu  collectif, 
aussi  distinct  d'une  autre  foule  qu'un  homme  est  distinct  d'un  autre 
homme. 

Un  dicton  populaire  affirme  que  «  la  foule  ne  raisonne  pas  ».  Or, 
pourquoi  la  foule  ne  raisonne-t-elle  pas,  du  moment  que  chaque  particulier 
dans  la  foule  raisonne?  Pourquoi  une  foule  fera-t-elle  spontanément  ce 
qu'aucune  des  unités  de  cette  foule  n'aurait  fait?  Pourquoi  une  foule 
a-t-elle  des  impulsions  irrésistibles,  des  volontés  féroces,  des  entraînements 
stupides  que  rien  n'arrête,  et,  emportée  par  ces  entraînements  irréfléchis, 
accomplit-elle  des  actes  qu'aucun  des  individus  qui  la  composent  n'accom- 
plirait? 

Un  inconnu  jette  un    cri,   et  voilà  qu'une  sorte  de  frénésie   s'empare  de 


258  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

tous,  et  tous,  d'un  même  élan  auquel  personne  n'essaye  de  résister,  emportés 
par  une  même  pensée  qui,  instantanément,  leur  devient  commune,  malgré 
les  castes,  les  opinions,  les  croyances,  les  mœurs  différentes,  se  précipi- 
teront sur  un  homme,  le  massacreront  ou  le  noieront  sans  raison,  presque 
sans  prétexte,  alors  que  chacun,  s'il  eût  été  seul,  se  serait  précipité,  au 
risque  de  sa  vie,  pour   sauver   celui   qu'il   tue. 

Et  le  soir,  chacun  rentré  chez  soi,  se  demandera  quelle  rage  ou  quelle 
folie  l'a  saisi,  l'a  jeté  brusquement  hors  de  sa  nature  et  de  son  caractère, 
comment  il  a  pu  céder  à    cette  impulsion  féroce  ? 

C'est  qu'il  avait  cessé  d'être  un  homme  pour  faire  partie  d'une  foule. 
Sa  volonté  individuelle  s'était  mêlée  à  la  volonté  commune  comme  une  goutte 
d'eau  se  mêle  à  un   fleuve. 

Sa  personnalité  avait  disparu,  devenant  une  infime  parcelle  d'une  vaste 
et  étrange  personnalité,  celle  de  la  foule.  Les  paniques  qui  saisissent  une 
armée  et  ces  ouragans  d'opinion  qui  entraînent  un  peuple  entier ,  et  la 
folie  des  danses  macabres,  ne  sont-ils  pas  encore  des  exemples  saisissants 
de  ce  même  phénomène  ? 

En  somme,  il  n'est  pas  plus  étonnant  de  voir  les  individus  réunis  former 
un  tout  que  de  voir  des  molécules   rapprochées  former  un   corps. 

C'est  à  ce  mystère  qu'on  doit  attribuer  la  morale  si  spéciale  des  salles 
de  spectacle  et  les  variations  de  jugement  si  bizarres,  du  public  des 
répétitions  générales  au  public  des  premières,  et  du  public  des  premières 
à  celui  des  représentations  suivantes  et  les  déplacements  d'effets,  d'un 
soir  à  l'autre,  et  les  erreurs  de  l'opinion  qui  condamne  dès  œuvres  comme 
Carmen  destinées  plus  tard  à  un  immense  succès. 

Ce  que  j'ai  dit  des  foules  doit  s'appliquer  d'ailleurs  à  la  société  tout 
entière;  et  celui  qui  voudrait  garder  l'intégrité  absolue  de  sa  pensée,  l'indé- 
pendance fière  de  son  jugement,  voir  la  vie,  l'humanité  et  l'univers  en 
observateur  libre,  au-dessus  de  tout  préjugé,  de  toute  croyance  préconçue 
et  de  toute  religion,  c'est-à-dire  de  toute  crainte,  devrait  s'écarter  absolu- 
ment de  ce  qu'on  appelle  les  relations  mondaines,  car  la  bêtise  universelle 
est  si   contagieuse   qu'il   ne    pourra    fréquenter  ses    semblables,   les    voir    et 


SUR    L'EAU  259 

les  écouter  sans  être,  malgré  lui,  entamé  de  tous  les  côtés  par  leurs 
convictions,  leurs  idées,  leurs  superstitions,  leurs  traditions,  leurs  préjugés 
qui  font  ricochet  sur  lui,  leurs  usages,  leurs  lois  et  leur  morale  surprenante 
d'hypocrisie  et  de  lâcheté. 

Ceux  qui  tentent  de  résister  à  ces  influences  amoindrissantes  et  inces- 
santes, se  débattent  en  vain  au  milieu  de  liens  menus,  irrésistibles, 
innombrables  et  presque  imperceptibles;  puis  on  cesse  bientôt  de  lutter, 
par  fatigue. 

Mais  un  remous  eut  lieu  dans  le  public;  les  mariés  allaient  sortir.  Et 
soudain  je  fis  comme  tout  le  monde,  je  me  dressai  sur  la  pointe  des  pieds, 
pour  voir,  et  j'avais  envie  de  voir,  une  envie  bête,  basse,  répugnante,  une 
envie  de  peuple.  La  curiosité  de  mes  voisins  m'avait  gagné  comme  une 
ivresse;  je  faisais  partie  de  cette  foule. 

Pour  occuper  le  reste  de  ma  journée  je  me  décidai  à  faire  une  prome- 
nade en  canot  sur  l'Argens. 

Ce  fleuve,  presque  inconnu  et  ravissant,  sépare  la  plaine  de  Fréjus  des 
sauvages  montagnes  des  Maures. 

Je  pris  Raymond,  qui  me  conduisit  à  l'aviron  en  longeant  une  grande 
plage  basse  jusqu'à  l'embouchure  que  nous  trouvâmes  impraticable, 
ensablée  en  partie.  Un  seul  canal  communiquait  avec  la  mer,  mais  si 
rapide  et  si  plein  d'écume,  de  remous  et  de  tourbillons  que  nous  ne  pûmes 
le  franchir. 

Nous  dûmes  alors  tirer  le  canot  à  terre  et  le  porter  à  bras  par-dessus 
les  dunes  jusqu'à  cette  espèce  de  lac  admirable  que  forme  l'Argens  en 
cet  endroit. 

Au  milieu  d'une  campagne  marécageuse  et  verte,  de  ce  vert  puissant 
des  arbres  poussés  dans  l'eau,  le  fleuve  s'enfonce  entre  deux  rives  telle- 
ment garnies  de  verdure,  de  feuillages  impénétrables  et  hauts  qu'on 
aperçoit  à  peine  les  montagnes  voisines.  Il  s'enfonce  tournant  toujours, 
gardant  toujours  son  air  de  lac  paisible,  sans  jamais  laisser  voir  ou  deviner 
qu'il  continue  sa  route  à  travers  ce  calme  pays  désert  et  superbe. 


260  LES     LETTRES     ET     LES    ARTS 

Autant  que  dans  ces  plaines  basses  du  Nord,  où  les  sources  suintent 
sous  les  pieds,  coulent  et  vivifient  la  terre  comme  du  sang,  ce  sang  clair 
et  glacé  du  sol,  on  retrouve  ici  la  sensation  bizarre  de  vie  abondante  qui 
flotte  sur  les  pays  humides. 

Des  oiseaux  aux  grands  pieds  pendants  s'élèvent  des  roseaux,  allongeant 
sur  le  ciel  bleu  leur  bec  pointu.  D'autres,  larges  et  lourds,  passent  d'une 
berge  à  l'autre  d'un  vol  pesant;  d'autres  encore,  plus  petits  et  rapides,  fuient 
au  ras  du  fleuve,  lancés  comme  une  pierre  qui  fait  des  ricochets.  Les 
tourterelles  innombrables  roucoulent  dans  les  cimes  ou  tournoient ,  vont 
d'un  arbre  à  l'autre,  semblent  échanger  des  visites  d'amour.  On  sent  que 
partout  autour  de  cette  eau  profonde,  dans  toute  cette  plaine,  jusqu'au 
pied  des  montagnes,  il  y  a  encore  de  l'eau,  l'eau  endormie  et  vivante  des 
marais,  les  grandes  nappes  claires  où  se  mire  le  ciel,  où  glissent  des 
nuages  et  d'où  sortent  des  foules  éparses  de  joncs  bizarres,  l'eau  limpide, 
corruptrice  et  féconde  où  pourrit  la  vie,  où  fermente  la  mort,  l'eau  qui 
nourrit  les  germes,  les  fièvres  et  les  miasmes,  qui  est  en  même  temps 
une  sève  et  un  poison,  qui  s'étale,  jolie  et  fausse,  sur  les  putréfactions 
mystérieuses. 

L'air  qu'on  respire  est  délicieux,  amollissant  et  redoutable.  Sur  tous 
ces  talus  qui  séparent  ces  vastes  mares  tranquilles ,  dans  toutes  ces 
herbes  épaisses  grouille,  sautille  et  rampe  le  peuple  visqueux  et  répu- 
gnant des  animaux  dont  le  sang  es-t  glacé.  J'aime  ces  bêtes  froides  et 
fuyantes  qu'on  évite  et  qu'on  redoute  ;  elles  ont  pour  moi  quelque  chose 
de   sacré. 

A  l'heure  où  le  soleil  se  couche,  le  marais  m'enivre  et  m'affole.  Après 
avoir  été  tout  le  jour,  le  grand  étang  silencieux,  assoupi  sous  la  chaleur, 
il  devient,  au  moment  du  crépuscule,  un  pays  féerique  et  surnaturel. 
Dans  son  miroir  calme  et  démesuré  traînent  les  nuées,  les  nuées  d'or, 
les  nuées  de  sang,  les  nuées  de  feu!  Elles  y  tombent,  s'y  baignent, 
s'y  mouillent,  s'y  noient.  Elles  sont  là-haut,  dans  l'air  immense,  et  elles 
sont  en  bas,  sous  nous,  si  près  et  insaisissables  dans  cette  mince  flaque 
d'eau  que  percent  comme  des  poils  des  herbes  pointues. 


SUR    L'EAU 


261 


Toute  la  couleur  donnée  au  monde,  charmante,  diverse  et  grisante,  nous 
apparaît  délicieusement  fine,  admirablement  éclatante,  infiniment  nuancée, 
autour  d'une  feuille  de  nénuphar.  Tous  les  rouges,  tous  les  jaunes,  tous 
les  bleus ,  tous  les  verts ,  tous  les  violets  sont  là  dans  un  peu  d'eau 
qui  nous  montre  tout  le  ciel,  tout  l'espace,  tout  le  rêve  et  où  passent 
des  vols  d'oiseaux.  Et  puis,  il  y  a  autre  chose  encore,  je  ne  sais  quoi, 
dans  les  marais  au  soleil  couchant?  J'y  sens  comme  la  révélation  confuse 
d'un  mystère  inconnaissable,  le  souffle  originel  de  la  vie  primitive,  qui 
était  peut-être  une  bulle  de  gaz  sortie  d'un  marécage  à  la  tombée  du 
jour? 

Saint-Tropez,  12  avril 

Nous  sommes  partis  ce  matin,  vers  huit  heures,  de  Saint-Raphaël  par  une 
forte  brise  du  nord-ouest. 

La  mer,  sans  vagues  dans  le  golfe,  était  blanche  d'écume,  blanche  comme 
une  nappe  de  savon,  car  le  vent,  ce  terrible  vent  de  Fréjus,  qui  souffle 
presque  chaque  matin,  semblait  se  jeter  dessus  pour  lui  arracher  la  peau, 
qu'il  soulevait  et  roulait  en  petites  lames  de  mousse  éparpillées  ensuite,  puis 
reformées  tout  aussitôt. 

Les  gens  du  port  nous  ayant  affirmé  que  cette  rafale  tomberait  vers  onze 
heures,  nous  nous  décidâmes  à  nous  mettre  en  route  avec  trois  ris  et  le 
plus  petit  foc. 

Le  youyou  fut  embarqué  sur  le  pont,  au  pied  du  mât,  et  le  Bel-Ami 
sembla  s'envoler  dès  sa  sortie  de  la  jetée.  Bien  qu'il  ne  portât  presque  point 
de  toile,  je  ne  l'avais  jamais  senti  courir  ainsi.  On  eût  dit  qu'il  ne  touchait 
point  l'eau  et  on  ne  se  fût  guère  douté  qu'il  portait,  au  bas  de  sa  large  quille, 
profonde  de  près  de  deux  mètres,  une  barre  de  plomb  de  dix-huit  cents 
kilos,  sans  compter  deux  mille  kilos  de  lest  dans  sa  cale  et  tout  ce  que  nous 
avons  à  bord  en  gréement,  ancres,   chaînes,   amarres  et  mobilier. 

J'eus  bien  vite  traversé  le  golfe  au  fond  duquel  se  jette  l'Argens  et,  dès 
que  je  fus  à  l'abri   des   côtes,  la  brise  cessa  presque  complètement.  C'est  là 


262  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

que  commence  cette  région  sauvage,  sombre  et  superbe  qu'on  appelle  encore 
le  pays  des  Maures.  C'est  une  longue  presqu'île  de  montagnes  dont  les 
rivages  seuls  ont  un  développement  de  plus  de  cent  kilomètres. 

Saint-Tropez,  à  l'entrée  de  l'admirable  golfe,  nommé  jadis  golfe  de 
Grimaud,  est  la  capitale  de  ce  petit  royaume  sarrasin  dont  presque  tous  les 
villages  bâtis  au  sommet  de  pics,  qui  les  mettaient  à  l'abri  des  surprises,  sont 
encore  pleins  de  maisons  mauresques  avec  leurs  arcades,  leurs  étroites 
fenêtres  et  leurs  cours  intérieures  où  ont  poussé  de  hauts  palmiers  qui 
dépassent  à  présent  les  toits. 

Si  on  pénètre  à  pied  dans  les  vallons  immenses  de  cet  étrange  massif 
de  montagnes,  on  découvre  une  contrée  invraisemblablement  sauvage,  sans 
routes,  sans  chemins,  même  sans  sentiers,  sans  hameaux,  sans  maisons. 
De  temps  en  temps,  après  sept  ou  huit  heures  de  marche,  on  aperçoit 
une  masure ,  souvent  abandonnée ,  et  parfois  habitée  par  une  misérable 
famille  de  charbonniers.  Les  monts  des  Maures  ont,  paraît- il,  tout  un 
système  géologique  particulier,  une  flore  incomparable,  la  plus  variée  de 
l'Europe,  dit-on,  et  d'immenses  forêts  de  pins,  de  chênes-lièges  et  de 
châtaigniers. 

J'ai  fait,  voici  trois  ans  maintenant,  au  cœur  de  ce  pays,  une  excursion 
aux  ruines  de  la  Chartreuse  de  la  Verne,  dont  j'ai  gardé  un  inoubliable 
souvenir.   S'il  fait  beau  demain  j'y  retournerai. 

Une  route  nouvelle  suit  la  mer  allant  de  Saint-Raphaël  à  Saint-Tropez. 
Tout  le  long  de  cette  avenue  magnifique  ouverte  à  travers  les  forêts  sur  un 
incomparable  rivage,   on  essaye  de  créer  des  stations  hivernales. 

La  première,  en  projet,  est  Saint- Aygulf.  Celle-ci  offre  un  caractère 
particulier. 

Au  milieu  du  bois  de  sapins  qui  descend  jusqu'à  la  mer  s'ouvrent,  dans 
tous  les  sens,  de  larges  chemins.  Pas  une  maison,  rien  que  le  tracé  des 
rues  traversant  des  arbres.  Voici  les  places,  les  carrefours,  les  boulevards. 
Leurs  noms  sont  même  inscrits  sur  des  plaques  de  métal:  boulevard  Ruysdaël, 
boulevard  Rubens,  boulevard  Van-Dyck,  boulevard  Claude-Lorrain.  On  se 
demande  pourquoi  tous  ces  peintres  ?  Ah  !    pourquoi  ?  C'est   que  la  Société, 


SUR    L'EAU  263 

s'est  dit,  comme  Dieu  lui-même,  avant  d'allumer  le  soleil  :  «  Ceci  sera  une 
station  d'artistes  !   » 

La  Société!  on  ne  sait  pas  dans  le  reste  du  monde  tout  ce  que  ce  mol 
signifie  d'espérances,  de  dangers,  d'argent  gagné  et  perdu,  sur  les  bords  de 
la  Méditerranée.  La  Société!  terme  mystérieux,  fatal,  profond,  trompeur! 

En  ce  lieu  pourtant,  la  Société  semble  réaliser  ses  espérances,  car  elle  a 
déjà  des  acheteurs,  et  des  meilleurs,  parmi  les  artistes.  On  lit  de  place  en 
place  :  «  Lot  acheté  par  M.  Carolus  Duran  ;  lot  de  M.  Glairin  ;  lot  de  made- 
moiselle Groizette,  etc.,  etc..  »  Cependant...  qui  sait?...  Les  Sociétés  de  la 
Méditerranée  ne  sont  pas  en  veine. 

Rien  de  plus  drôle  que  cette  spéculation  furieuse  qui  aboutit  à  des  faillites 
formidables. 

Quiconque  a  gagné  dix  mille  francs  sur  un  champ  achète  pour  dix 
millions  de  terrains  à  vingt  sous  le  mètre  pour  les  revendre  à  vingt  francs. 
On  trace  les  boulevards,  on  amène  l'eau,  on  prépare  l'usine  à  gaz,  et  on 
attend  l'amateur.  L'amateur  ne  vient  pas,  mais  la  débâcle  arrive. 

Dans  ce  pays,  d'ailleurs,  n'allez  pas  dire  qu'il  fait  froid,  qu'il  a  plu,  que 
le  mistral  a  soufflé,  car  les  habitants  se  réuniraient  pour  vous  lapider.  Jamais 
de  gelée,  jamais  d'eau,  jamais  de  vent.  Jamais  de  vent  surtout!  C'est  qu'ils 
ont  l'air  de  croire  vraiment  que  le  mistral  ne  souffle  jamais,  alors  qu'il 
dépierre  les  grand'  routes. 

Il  semble,  aujourd'hui  même,  embusqué  dans  ces  montagnes,  le  gueux, 
et  nous  guetter,  car  à  chaque  vallon,  à  chaque  échancrure  de  la  côte,  une 
rafale  nous  tombe  dessus,  violente  à  démâter  le  yacht. 

J'aperçois,  loin  devant  moi,  des  tours  et  des  bouées  qui  indiquent  les 
brisants  des  deux  rivages  à   la  bouche  du  golfe  de  Saint-Tropez. 

La  première  signale  les  Sardinières,  un  vrai  banc  de  roches  à  fleur  d'eau 
dont  quelques-unes  montrent  leurs  têtes  brunes,  et  la  seconde,  la  pointe  de 
la  Moutte. 

Nous  arrivons  maintenant  à  l'entrée  du  golfe  qui  s'enfonce  au  loin  entre 
deux  berges  de  montagnes  et  de  forêts  jusqu'au  village  de  Grimaud  bâti  sur 


264  LES     LETTRES    ET     LES     ARTS 

une  cime,  tout  au  bout.  L'antique  château  des  Grimaldi,  haute  ruine  qui 
domine  le  village,  apparaît  là-bas  dans  la  brume  comme  une  évocation  de 
conte  de  fées. 

Plus  de  vent.  Le  golfe  a  l'air  d'un  lac  immense  et  calme  où  nous  pénétrons 
doucement  en  profitant  des  derniers  souffles  de  cette  bourrasque  matinale. 
A  droite  du  passage  Sainte-Maxime,  petit  port  blanc,  se  mire  dans  l'eau  où 
le  reflet  des  maisons  les  reproduit  la  tête  en  bas  aussi  nettes  que  sur  la  berge. 
En  face  Saint-Tropez  apparaît,  protégée  par  un  vieux  fort. 

A  onze  heures,  le  Bel-Ami  s'amarre  au  quai,  à  côté  du  petit  vapeur  qui 
fait  le  service  de  Saint-Raphaël.  Seul  en  effet,  avec  une  vieille  diligence  qui 
porte  les  lettres  et  part  la  nuit  par  l'unique  route  qui  traverse  ces  monts,  le 
Lion  de  Mer,  ancien  yacht  de  plaisance,  met  les  habitants  de  ce  port  isolé 
en  communication  avec  le  reste  du  monde.  C'est  là  une  de  ces  charmantes  et 
simples  villes  de  la  mer,  une  de  ces  bonnes  petites  villes  modestes,  poussées 
dans  l'eau  comme  un  coquillage,  nourries  de  poisson  et  d'air  marin,  et  qui 
produisent  des  matelots.  Sur  le  port  se  dresse,  en  bronze,  la  statue  du  bailli 
de  Suffren. 

On  y  sent  la  pêche  et  le  goudron  qui  flambe,  la  saumure  et  la  coque  des 
barques;  on  y  voit,  sur  les  pavés  des  rues,  briller,  comme  des  perles,  des 
écailles  de  poisson,  et  le  long  des  murs  du  port,  le  peuple  boiteux  et 
paralysé  des  vieux  marins  qui  se  chauffent  au  soleil  sur  les  bancs  de  pierre. 
Ils  parlent  de  temps  en  temps  des  navigations  anciennes,  de  ceux  qu'ils  ont 
connus  jadis,  des  arrière-grands-pères  de  ces  gamins  qui  courent  là-bas. 
Leurs  visages  et  leurs  mains  sont  ridés,  tannés,  brunis,  séchés  par  les  vents, 
les  fatigues,  les  embruns,  les  chaleurs  de  l'Equateur  et  les  glaces  des  mers 
du  Nord,  car  ils  ont  vu,  en  rôdant  par  les  océans,  les  dessus  et  les  dessous 
du  monde,  l'envers  de  toutes  les  terres  et  de  toutes  les  latitudes.  Devant  eux 
passe,  callé  sur  une  canne,  l'ancien  capitaine  au  long  cours  qui  commanda 
les  Trois-Sœurs,  ou  les  Deux-Amis,  ou  la  Marie-Louise,  ou  la  Jeune- 
Clémentine.  Tous  le  saluent,  à  la  façon  de  soldats  qui  répondent  à  l'appel, 
d'une  litanie  de  «  Bonjour  capitaine  »   modulés  sur  des  tons  différents. 

On  est  là  au  pays   des  flots  dans   une  brave   petite   cité   salée  et  coura- 


SUR    L'EAU  265 

geuse,  qui  se  battit  jadis  contre  les  Sarrasins,  contre  le  duc  d'Anjou,  contre 
les  corsaires  barbaresques,  contre  le  connétable  de  Bourbon,  et  Charles-Quint, 
et  le  duc  de  Savoie,  et  le  duc  d'Epernon. 

En  1637,  les  habitants,  les  pères  de  ces  tranquilles  bourgeois,  sans  aucune 
aide,  repoussèrent  une  flotte  espagnole,  et  chaque  année  se  renouvelle,  avec 
une  ardeur  surprenante,  le  simulacre  de  cette  attaque  et  de  cette  défense 
qui  emplit  la  ville  de  bousculades  et  de  clameurs  et  rappelle  étrangement 
les  grands  divertissements  populaires  du  moyen   âge. 

En  1813,  la  ville  repoussa  également  une  escadrille  anglaise  envoyée 
contre  elle. 

Aujourd'hui  elle  pêche,  elle  pêche  des  thons,  des  sardines,  des  langoustes, 
des  loups,  tous  les  poissons  si  jolis  de  cette  mer  bleue,  et  nourrit,  à  elle 
seule,   une  partie  de  la  côte. 

En  mettant  le  pied  sur  le  quai,  après  avoir  fait  ma  toilette,  j'entendis 
sonner  midi,  et  j'aperçus  deux  vieux  commis,  clercs  de  notaire  ou  d'avoué, 
qui  s'en  allaient  au  repas,  pareils  à  deux  vieilles  bêtes  de  travail  un  instant 
débridées  pour  qu'elles  mangent  l'avoine  au  fond  d'un  sac  de  toile. 

O  liberté!  liberté!  seul  bonheur,  seul  espoir  et  seul  rêve!  De  tous  les 
misérables,  de  toutes  les  classes  d'individus,  de  tous  les  ordres  de  travailleurs, 
de  tous  les  hommes  qui  livrent  quotidiennement  le  dur  combat  pour  vivre, 
ceux-là  sont  le  plus  à  plaindre,  sont  les  plus  déshérités  de  faveurs. 

On  ne  le  croit  pas.  On  ne  le  sait  point.  Ils  sont  impuissants  à  s'émanciper; 
ils  ne  peuvent  pas  se  révolter;  ils  restent  liés,  bâillonnés  dans  leur  misère, 
leur  misère  honteuse  de  plumitifs!  Ils  ont  fait  des  études,  ils  savent  le  droit, 
ils   sont  peut-être   bacheliers. 

Comme  je  l'aime,  cette  dédicace  de  Jules  Vallès  : 

«   A  tous  ceux  qui,    nourris   de  grec  et  de  latin,   sont  morts  de  faim.    » 

Sait-on  ce  qu'ils  gagnent,  ces  crève-misère  :  de  huit  cents  à  quinze  cents 
francs   par   an  ! 

Employés  des  noires  études,  employés  des  grands  ministères,  vous  devez 
lire  chaque  matin  à  la  porte  de  la  sinistre  prison  la  célèbre  phrase  de  Dante  : 

Laissez  toute  espérance  vous  qui  entrez. 


266  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

On  pénètre  là  pour  la  première  fois,  à  vingt  ans,  pour  y  rester  jusqu'à 
soixante  et  plus;  et,  pendant  cette  longue  période,  rien  ne  se  passe.  L'existence 
s'écoule  tout  entière  dans  le  petit  bureau  sombre,  toujours  le  même,  tapissé 
de  cartons  verts. 

On  y  entre  jeune,  à  l'heure  des  espoirs  vigoureux.  On  en  sort  vieux,  près 
de  mourir.  Toute  cette  moisson  de  souvenirs  que  nous  faisons  dans  une  vie, 
les  événements  imprévus,  les  amours  douces  ou  tragiques,  les  voyages 
aventureux,  tous  les  hasards  d'une  existence  libre,  sont  inconnus  à  ces 
forçats. 

Tous  les  jours,  les  semaines,  les  mois,  les  saisons,  les  années  se 
ressemblent.  A  la  même  heure,  on  arrive;  à  la  même  heure,  on  déjeune; 
à  la  même  heure,  on  s'en  va  ;  et  cela,  de  vingt  à  soixante  ans.  Quatre 
accidents  seulement  font  date  :  le  mariage,  la  naissance  du  premier  enfant, 
la  mort  de  son  père  et  de  sa  mère.  Rien  autre  chose  :  pardon,  les  avance- 
ments. 

On  ne  sait  rien  de  la  vie  ordinaire,  rien  du  monde  !  On  ignore  jusqu'aux 
joyeuses  journées  de  soleil  dans  les  rues,  et  les  vagabondages  dans 
les  champs  :  car  jamais  on  n'est  lâché  avant  l'heure  réglementaire.  On  se 
constitue  prisonnier  à  huit  heures  du  matin  ;  la  prison  s'ouvre  à  six  heures, 
alors  que  la  nuit  vient.  Mais,  en  compensation,  pendant  quinze  jours  par  an 
on  a  bien  le  droit  —  droit  discuté  et  marchandé,  reproché  d'ailleurs  —  de 
rester  enfermé  dans  son  logis.   Car  où  pourrait-on  aller  sans  argent? 

Le  charpentier  grimpe  dans  le  ciel  ;  le  cocher  rôde  par  les  rues  ;  le 
mécanicien  des  chemins  de  fer  traverse  les  bois,  les  plaines,  les  montagnes, 
va  sans  cesse  des  murs  de  la  ville  au  large  horizon  bleu  des  mers  ;  l'employé 
ne  quitte  point  son  bureau,  cercueil  de  ce  vivant;  et,  dans  la  même  petite 
glace  où  il  s'est  regardé  jeune,  avec  sa  moustache  blonde,  le  jour  de  son 
arrivée,  il  se  contemple  chauve,  avec  sa  barbe  blanche,  le  jour  où  il  est  mis 
dehors. 

Alors,  c'est  fini,  la  vie  est  fermée,  l'avenir  clos.  Comment  se  fait-il 
qu'on  en  soit  là,  déjà?  Comment  donc  a-t-on  pu  vieillir  ainsi  sans  qu'aucun 
événement    se    soit    accompli,    qu'aucune    surprise    de    l'existence    vous    ait 


SUR    L'EAU  267 

jamais  secoué  ?  Cela  est  pourtant.  Place  aux  jeunes,  aux  jeunes  employés  ! 
Alors  on  s'en  va,  plus  misérable  encore,  et  on  meurt,  presque  tout  de 
suite,  de  la  brusque  rupture  de  cette  longue  et  acharnée  habitude  du  bureau 
quotidien,  des  mêmes  mouvements,  des  mêmes  actions,  des  mêmes  besognes 
aux  mêmes  heures. 

Au  moment  où  j'entrais  à  l'hôtel,  pour  y  déjeuner,  on  me  remit  un 
effrayant  paquet  de  lettres  et  de  journaux,  qui  m'attendaient,  et  mon  cœur 
se  serra  comme  sous  la  menace  d'un  malheur.  J'ai  la  peur  et  la  haine  de3 
lettres  :  ce  sont  des  liens.  Ces  petits  carrés  de  papier  qui  portent  mon  nom 
me  semblent  faire,  quand  je  les  ouvre  en  les  déchirant,  un  bruit  de  chaînes, 
le  bruit  des  chaînes  qui  m'attachent  aux  vivants  que  j'ai  connus,  que  je 
connais. 

Toutes  me  disent,  bien  qu'écrites  par  des  mains  différentes  :  «  Où  êtes- 
vous  ?  Que  faites-vous  ?  Pourquoi  disparaître  ainsi  sans  annoncer  où  vous 
allez  ?  Avec  qui  vous  cachez-vous  ?  »  Une  autre  ajoutait  :  «  Comment  voulez- 
vous  qu'on  s'attache  à  vous  si  vous  fuyez  toujours  vos  amis  ?  c'est  même 
blessant  pour  eux...  » 

Eh  bien,  qu'on  ne  s'attache  pas  à  moi  !  Personne  ne  comprendra  donc 
l'affection  sans  y  joindre  une  idée  de  possession  et  de  despotisme  !  Il  semble 
que  les  relations  ne  puissent  exister  sans  entraîner  avec  elles  des  obligations, 
des  susceptibilités  et  un  certain  degré  de  servitude.  Dès  qu'on  a  souri 
aux  politesses  d'un  inconnu,  cet  inconnu  a  barres  sur  vous,  s'inquiète  de 
ce  que  vous  faites  et  vous  reproche  de  le  négliger.  Si  nous  allons  jusqu'à 
l'amitié,  chacun  s'imagine  avoir  des  droits;  les  rapports  deviennent  des 
devoirs,  et  les  liens  qui  vous  unissent  semblent  terminés  avec  des  nœuds 
coulants. 

Cette  inquiétude  affectueuse,  cette  jalousie  soupçonneuse,  contrôleuse, 
cramponnante,  des  êtres  qui  se  sont  rencontrés  et  qui  se  croient  enchaînés 
l'un  à  l'autre  parce  qu'ils  se  sont  plu,  n'est  faite  que  de  la  peur  harcelante 
de  la  solitude  qui  hante  les  hommes  sur  cette  terre. 

Chacun  de  nous  sentant  le  vide  autour  de  lui,  le  vide  insondable  où  s'agite 


268  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

son  cœur,  où  se  débat  sa  pensée,  va  comme  un  fou,  les  bras  ouverts,  les  lèvres 
tendues,  cherchant  un  être  à  étreindre.  Et  il  étreint  à  droite,  à  gauche,  au 
hasard,  sans  savoir,  sans  regarder,  sans  comprendre,  pour  n'être  plus  seul.  Il 
semble  dire,  dès  qu'il  a  serré  les  mains  :  «  Maintenant  vous  m'appartenez  un 
peu,  vous  me  devez  quelque  chose  de  vous,  de  votre  vie,  de  votre  pensée, 
de  votre  temps!  »  Et  voilà  pourquoi  tant  de  gens  croient  s'aimer  qui  s'ignorent 
entièrement,  tant  de  gens  vont  les  mains  dans  les  mains  ou  la  bouche  sur 
la  bouche,  sans  avoir  pris  le  temps  même  de  se  regarder.  Il  faut  qu'ils  aiment 
pour  n'être  plus  seuls,  qu'ils  aiment  d'amitié,  ou  de  passion,  mais  qu'ils 
aiment  pour  toujours. 

Et  ils  le  disent,  jurent,  s'exaltent,  versent  tout  leur  cœur  dans  un  cœur 
inconnu  trouvé  la  veille,  toute  leur  âme  dans  une  âme  de  rencontre  parce 
qu'un  visage  leur  a  plu.  Et  de  cette  hâte  à  s'unir  naissent  tant  de  méprises, 
de  surprises,  d'erreurs  et  de  drames. 

Ainsi  que  nous  restons  seuls,  malgré  tous  nos  efforts,  de  même  nous 
restons  libres,  malgré  toutes  les  étreintes. 

Personne,  jamais,  n'appartient  à  personne.  On  se  prête  malgré  soi  à  ce 
jeu  coquet  ou  tendre  de  la  possession,  mais  on  ne  se  donne  jamais.  L'homme 
exaspéré  par  ce  besoin  d'être  le  maître  de  quelqu'un  a  institué  la  tyrannie, 
l'esclavage  et  le  mariage.  Il  peut  tuer,  torturer,  emprisonner,  mais  la  volonté 
humaine  lui  échappe  toujours,  même  quand  elle  a  consenti  quelques  instants 
à  se  soumettre. 

Est-ce  que  les  mères  possèdent  leurs  enfants  ?  Est-ce  que  le  petit  être  à 
peine  sorti  du  ventre  ne  se  met  pas  à  crier  pour  dire  qu'il  veut,  pour  annoncer 
son  isolement  et  affirmer  son  indépendance  ? 

Est-ce  qu'une  femme  vous  appartient  jamais?  Savez-vous  ce  qu'elle  pense, 
même  si  elle  vous  adore?  Baisez  sa  chair,  pâmez-vous  sur  ses  lèvres.  Un  mot 
sorti  de  votre  bouche  ou  de  la  sienne,  un  seul  mot  suffira  pour  mettre  entre 
vous  une  implacable  haine  ! 

Tous  les  sentiments  affectueux  perdent  leur  charme  s'ils  deviennent 
autoritaires.  De  ce  qu'il  me  plaît  de  voir  quelqu'un  et  de  lui  parler,  s'ensuit-il 
qu'il  me   soit  permis  de  contrôler  ce  qu'il  fait  et  ce  qu'il  aime? 


SUR    L'EAU 


269 


L'agitation  des  villes,  grandes  et  petites,  de  tous  les  groupes  de  la  société, 
la  curiosité  méchante,  envieuse,  médisante,  calomniatrice,  le  souci  incessant 
des  relations,  des  affections  d'autrui,  des  commérages  et  des  scandales,  ne 
viennent-ils  pas  de  cette  prétention  que  nous  avons  de  surveiller  la  conduite 
des  autres  comme  si  tous  nous  appartenaient  à  des  degrés  différents?  Et  nous 
nous  imaginons  en  effet  que  nous  avons  des  droits  sur  eux,  sur  leur  vie,  car 
nous  la  voulons  réglée  selon  la  nôtre;  sur  leurs  pensées,  car  nous  les  réclamons 
du  même  ordre  que  les  nôtres;  sur  leurs  opinions,  car  nous  ne  les  tolérons 
pas  différentes  des  nôtres;  sur  leur  réputation,  car  nous  l'exigeons  selon  nos 
principes;  sur  leurs  mœurs,  car  nous  nous  indignons  quand  elles  ne  sont  pas 
soumises  à  notre  morale. 


GUY    DE    MAUPASSANT. 


(A  suivre.) 


-«;>.;■ 


LADY    LILITH 


CONTE       IDEALISTE 


D'après  une  très  ancienne  légende 
rabbinique  ,  Adam ,  eut  l'une  après 
l'autre ,  deux  compagnes  parmi  les 
félicités  de  l'Eden. 
Toi,  dont  le  flanc  sacré  porta  le  genre  humain, 
ô  Eve,  ne  serais-tu  donc  que  la  seconde  femme  de  celui  que  les  joyeux 
amis  de  la  chanson  dite  gauloise  persistent,  aux  réunions  du  Caveau,  à 
nommer  «  Notre  grand -père  à  tous  »?  —  Hélas!  oui,  s'il  faut  vous  en 
croire,  vous,  Burton,  qui  l'affirmez  dans  votre  Anatomie  de  la  Mélancolie, 
et  vous  Gesenius,  dans  votre  Commentaire  d'haie,  vous  tous,  talmudistes 
au  nez  busqué,  à  la  barbe  vénérable,  dont  le  regard  subtil  se  fatigue,  sous 
le  verre  de  vos  larges  besicles  cerclées  d'argent,  à  déchiffrer  les  mystères 
préadamites  :  oui,  Adam  eut  une  première  femme,   et  vous  l'appelez  Lilith. 


LADY     LILITH  271 

Ce  n'est  pas  l'histoire  de  cette  Lilith-là  que  je  veux  retracer  ici,  mais 
comme  l'une  me  conduit  à  l'autre,  comme  la  beauté  plastique  de  l'une 
fut  exactement  celle  de  l'autre,  comme  toutes  deux  portaient  le  même 
nom,  je  rappellerai  la  légende  en  quelques  mots.  —  Aussi  bien  est-elle 
peu  connue. 

La  première  Lilith  n'était  pas  blonde,  blanche  et  rose  ainsi  que  le  fut 
Eve  ;  elle  n'avait  pas  non  plus  les  yeux  bleus ,  ni  les  grâces  fléchissantes , 
ni  les  touchantes  faiblesses  de  celle  qui  devait  un  jour  mordre  au  fruit 
défendu.  Lilith  était  grande,  avait  les  yeux  d'un  vert  sombre  et  profond, 
les  lèvres  rouges  au  large  et  pur  dessin,  comme  celles  des  sphinges 
taillées  dans  les  durs  basaltes  égyptiens,  et  le  menton  puissamment  modelé. 
Ses  cheveux  dénoués ,  elle  en  drapait  l'ambre  de  sa  chair  nue  comme  d'un 
souple  manteau  de  soie  châtain ,  onde  de  larges  reflets  d'or.  —  Ni  plus  ni 
moins  que  messieurs  les  maris  d'aujourd'hui,  Adam,  le  mariage  à  peine 
consommé,  donnant  le  premier  exemple  du  despotisme  marital,  prétendit  à 
dominer  dans  le  ménage.  Certes,  depuis,  l'exemple  n'a  pas  été  perdu;  mais 
l'effort  ne  réussit  point  à  ce  coup  d'essai.  Quoique  Lilith  eût  l'oreille  fine, 
elle  ne  voulut  pas  entendre  à  cela  du  tout,  et,  bien  avant  la  maréchale  de 
l'Armée  du  Salut,  devançant  de  quelques  centaines  de  siècles  la  vaillante 
miss  Booth,  elle  revendiqua  sans  drapeau  ni  trombone,  sans  tapage  d'au- 
cune sorte,  l'égalité  des  droits  de  l'homme  et  de  la  femme.  La  querelle 
entre  les  deux  époux  ne  fut  rien  moins  que  tendre.  Les  yeux  verts  de 
Lilith  jetaient  des  éclairs.  Elle  commença  par  déserter  le  figuier  qui  leur 
servait  d'alcôve    aux   heures   où  le   paradis  terrestre    n'était  plus  éclairé 

Qu'à  la   pâle  clarté    qui   tombe   des   étoiles  ; 
puis,  en  personne  qui  se  respecte,  dédaigneuse  des  noises  et  des  situations 
fausses,   elle  s'éloigna  tranquillement  et  pour  ne  plus   revenir,    comme  une 
source  qui  s'échappe  de  son  rocher. 

Adam,  malgré  tout,  avait  pris  goût  aux  joies  du  mariage;  la  solitude, 
au  cours  des  nuits  astrales,  l'agitait.  Courroucé,  mais  penaud  plus  encore, 
il   porta   plainte   au   tribunal  du  Seigneur. 

Le    Créateur    aimait    bien    sa    créature,    son    Adam,    l'œuvre   qu'il    avait 


272  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

pétrie  de  ses  doigts  et  animée  de  son  souffle.  Aussitôt,  il  lança  à  la  pour- 
suite de  la  fugitive  une  escouade  d'anges  qui  vivement  la  ramenèrent  prise, 
surprise,  des  menottes  de  fleurs  aux  poignets,  vaincue  mais  non  convaincue, 
délicatement  ligottée  mais  non  domptée.  Appelée  en  conciliation  dans  le 
cabinet  du  bon  Dieu,  Lilith  resta  sourde  aux  avis  paternels  de  celui-ci,  ne 
desserra  point  ses  quenottes  de  jeune  loup,  pas  même  ses  belles  lèvres 
rouges,  tint  obstinément  fixé  sur  les  yeux  noirs  de  son  tyran  le  regard  de 
ses  yeux  verls,  le  pesa,  le  jugea,  puis,  ayant  longuement  réfléchi,  secoua 
négativement  à  plusieurs  reprises,  de  droite  à  gauche  et  de  gauche  à 
droite,  les  paillettes  d'or  de  sa  chevelure.  Finalement,  entêtée  dans  son 
refus  de  réintégrer  le  figuier  conjugal,  elle  tourna  les  fossettes  de  son  dos 
au  personnage  qui  avouait  l'insolente  prétention  de  lui  imposer  son  autorité. 
Le  Tout-Puissant  vit  bien  qu'il  dépenserait  son  éloquence  en  pure  perte  à 
vouloir  persuader  cette  chatte  orgueilleuse.  On  n'est  pas  même  certain  que 
la  résistance  le  fâcha  très  fort;  quelques  rabbins  disent  oui,  d'autres  non; 
mais,  au  fond  des  synagogues,  on  est  d'accord  pour  déclarer  qu'il  délia 
dans  le  paradis  terrestre  ce  qu'il  avait  lié  dans  son  céleste  paradis,  prononça 
la  nullité  du  premier  mariage  pour  cause  d'incompatibilité  d'humeurs,  et 
confia  le  destin  de  laitière  Lilith  à  un  jeune  démon  très  présomptueux. 

On  sait  ce  qu'il  advint  d'Adam.  A-t-il,  et  nous-mêmes,  tristes  victimes 
du  péché  originel,  avons-nous  gagné  beaucoup  au  change?  C'est  la  ques- 
tion que  se  pose  Hamlet,  prince  de  Danemark  :  a  Etre  ou  n'être  pas...  » 
et  que  chaque  génération  agite  après  lui.  Car  enfin,  que  nous  sachions,  il 
n'est  pas  rapporté  que ,  pour  avoir  refusé  d'obéir  aveuglément  à  son  mari, 
Lilith  se  fût  jamais  en  ses  promenades  égarée  dans  le  voisinage  des  arbres 
défendus  où  l'on  rencontre  des  serpents  d'une  moralité  douteuse.  Lilith 
pouvait  être  fière,  mais  Lilith  ne  trompait  personne;  elle  ne  voulut  pas 
obéir,  mais  elle  ne  désobéit  pas  :  il  y  a  une  nuance.  Tandis  qu'Eve, 
elle, —  oh!  parfaitement  soumise  d'intention,  tout  au  moins  d'attitude, — 
formellement  elle  désobéit,  et,  par  sa  désobéissance,  introduisit  dans  le 
monde  toutes  les  calamités  que  chacun  sait,  en  particulier,  la  Mort  :  la 
Mort,    que  l'amère  fatalité  des   destinées  humaines  tient   en   réserve   contre 


LADY     LILITH  273 

ceux   qui,   déjouant  la  ligue  des  fortunes  adverses,    ont  atteint  au  bonheur 
parfait  dans  l'amour  et,  par  l'amour,  dans  le  mariage. 

Le  phénomène  est  rare,  dira-t-on.  Parbleu!  S'il  ne  l'était  pas,  songerait-on 
à  le  citer  ?  Eh,  c'est  précisément  pourquoi  j'en  veux  présenter  un  exemple 
récent,  connu,  avéré,  pendant  qu'il  en  existe  encore  des  témoins. 

L'amour  heureux  dans  le  mariage  :  certes  oui,  le  cas  est  rare  et  de  plus 
en  plus  il  le  sera,  au  train  persévérant  des  choses.  Car  on  a  bien  médit 
des  artistes,  n'est-ce  pas?  et  celui  qui  écrit  ces  lignes  véridiques  n'est  pas 
suspect  d'un  aveuglement  exagéré  à  l'égard  de  cette  intéressante  classe  de 
citoyens;  pas  plus  qu'un  autre,  il  n'est  sans  avoir,  à  part  soi,  peut-être 
même  publiquement,  déploré  leur  infatuation  sans  limite,  constaté  leur  incli- 
nation puérile  pour  tous  les  joujoux  de  la  vanité  humaine,  leur  goût  pour 
le  grelot  et  le  panache,  leur  adoration  de  soi-même  qui  conduit  les  plus 
modestes  à  se  considérer  comme  un  peu  plus  que  des  demi-dieux.  Et  pour- 
tant, il  faut  bien  le  reconnaître  :  en  cette  fin  du  siècle  dix-neuvième  de 
l'ère  chrétienne,  le  cinquante-neuvième  de  la  Genèse,  où  la  pièce  de  cent 
sous  est  la  souveraine  maîtresse  des  corps,  des  cœurs  et  des  âmes,  où  le 
mariage  n'est  plus  qu'un  contrat  dans  lequel  se  pèsent,  entre  deux  papas 
très  bien,  les  sacs  des  deux  parties  contractantes,  le  doit  et  l'avoir  de 
chacun,  non  en  vertus,  en  beauté,  en  grâce  —  ou  en  charme,  à  défaut 
de  grâce  et  de  beauté  —  non  en  jeunesse,  en  dons  d'art  et  d'intelligence, 
pas  même  en  santé,  mais  en  bonnes  espèces  bien  sonnantes  et  trébuchantes, 
en  liasses  de  papier  à  vignettes  variées,  maculé  de  coupons  rentaires  en 
marge  ou  au  dos;  eh  bien,  oui,  en  ce  temps  où  la  Bourse  est  le  seul 
temple  dont,  en  foule,  un  peuple  d'adorateurs  zélés  inonde  les  portiques,  il 
n'y  a  plus  que  parmi  les  artistes  qu'il  se  puisse  rencontrer  encore  un  homme 
capable  de  chercher  le  bonheur  dans  l'amour,  et  par  l'amour  dans  le  mariage, 
en   dépit  de  tous  les   obstacles   accumulés   par  les  convenances  sociales. 

L'artiste  dont  je  veux  parler  est  bien  connu  et  même  illustre  de  l'autre 
côté  de  la  Manche.  Il  y  a  peu  de  temps  qu'il  est  mort,  et  c'est  à  sa  mort 
seulement  que  transpira  quelque  peu  au  dehors  le  secret  du  mystère  dans 
lequel    il    avait   étroitement    enveloppé    sa    vie.    Les   faits   sont    d'un    ordre 


274  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

tellement  intime,  ils  sont  aussi  tellement  proches  que  je  me  bornerai  à 
désigner  le  héros  du  drame  par  des  initiales. 

D.-G.  R.,  quoiqu'il  fût  né  à  Londres,  était  fds  d'un  de  ces  lettrés  ita- 
liens qui  se  jetèrent ,  tête  basse,  le  cœur  haut,  dans  l'aventure  révolution- 
naire de  1821  à  Naples ,  et  arrachèrent  au  roi  Ferdinand  une  constitution 
honorable  que,  trahis,  la  plupart  payèrent  de  leur  vie.  Le  père  de  D.-G.  R. 
était  poète.  La  femme  de  l'amiral  qui  commandait  la  flotte  anglaise  croisant 
alors  dans  les  eaux  de  Naples  connaissait,  admirait,  se  plaisait  à  redire 
ses  chants  patriotiques  ;  elle  détermina  son  mari ,  sir  Graham  Moore ,  à  le 
sauver.  Informé  de  la  retraite  où  le  vaincu  s'attendait  à  être  découvert  d'une 
minute  à  l'autre,  l'amiral  en  personne  l'y  alla  chercher,  l'invita  à  revêtir 
un  uniforme  d'officier  anglais,  le  ramena  ouvertement  en  voiture  avec  lui, 
le  fit  embarquer,  le  soir  même,  à  bord  d'un  vaisseau  qui,  le  lendemain 
matin,  débarquait  le  proscrit  à  Malte;  de  Malte  il  passa  à  Londres  et,  peu 
d'années  après,  s'y   maria. 

Celui-ci  resta  proscrit  toute  sa  vie.   Deux  vers  d'un  de  ses  poèmes  : 

Chè    i   Saiidi  ed   i  Lovelli 
Non   sono  morti  ancor, 

où  la  mort  des  tyrans  était  prêchée  de  façon  peut-être  un  peu  trop  claire, 
empêchèrent  que  son  nom  —  comme  le  furent  ceux  de  bien  d'autres  réfu- 
giés —  fût  jamais  porté  sur    aucune  liste  d'amnistie. 

Cette  origine  explique,  au  moins  en  partie,  le  désintéressement  passionné 
qui  fut  un  des  traits  du  caractère  de  D.-G.  R.,  le  sentiment  d'abnégation 
sans  réserve  et  le  mépris  de  l'opinion  avec  lesquels ,  de  la  première  à 
la  dernière  heure,  il  sacrifia  tout  à  sa  foi.  Or,  la  foi  de  toute  sa  vie,  sa 
religion  fut  la  beauté. 

Jusqu'à  trente  ans,  en  vers  d'une  étrange  ardeur  —  car  il  était  poète 
autant  qu'il  était  peintre  —  et  en  représentations  pittoresques  d'une  inten- 
sité de  couleur  singulière,  où  resplendissait  l'éclatante  harmonie  des  anciens 
vitraux,  il  la  célébra,  cette  foi.  Mais  elle  était  alors  sans  objet  effectif; 
c'était  une  conception  de  la  beauté  absolument  idéale,  qui  s'était  emparée 
de  son  âme    alors   qu'il   s'imprégnait   des   magnificences   de   la    Vita  Nuova, 


LADY    LILITH  275 

dont  il  publia  en  prose  une  admirable  traduction  devenue  classique  en  Angle- 
terre. Cet  idéal  —  qui  s'était  cristallisé  dans  son  cerveau  quand  son  cœur 
était  encore  vide  —  fut  celui-là  même  que  Dante  avait  chanté;  non  pas 
cette  Béatrice  Portinari  dont  Ary  Scheffer,  en  sa  médiocre  intelligence,  a 
fixé  le  type,  un  pauvre  type  de  beauté  suavement  fade,  désormais  adopté 
par  la  sentimentalité  bourgeoise;  mais  la  fille  patricienne,  émue  dans  son 
cœur  dès  qu'elle  distingue  celui  qui  la  salue  à  l'entrée  de  l'église  où  il  la 
voit  pour  la  première  fois.  En  sa  nature  amoureuse  et  orgueilleuse,  le  duel 
s'engage  tout  de  suite.  Elle  devine  l'amant  aussitôt  envahi  par  un  amour 
immense.  Consciente  de  sa  beauté,  elle  repousse  les  hommages;  consciente 
de  l'action  de  sa  beauté,  d'autant  plus  est-elle  hautaine  dès  lors,  et  fière 
et  quasi-dédaigneuse,  qu'elle  se  sent  rougir,  comme  troublée  en  sa  chasteté 
virginale  par  le  regard  du  poète. 

E  cui  saluta  fa  tremar  lo  core. 
Bien  que  très  personnelle  et  qu'elle  n'eût  aucun  des  traits  d'une  imitation 
vile,  cette  conception  de  la  beauté,  dans  les  œuvres  de  D.-G.  B.,  rappelait 
la  verdeur  de  coloration,  la  raideur  de  lignes  des  quattrocentistes  vénitiens 
et  florentins.  Elle  en  avait  l'éclat  intense  et  la  saveur  acide,  de  jeune  fruit 
non  encore  mûri  par  les  longs  baisers  du  soleil.  C'était  alors  un  idéal 
abstrait.  A  trente  ans  seulement,  il  rencontra  miss  Lilith.  Dirai-je  où?  Eh 
bien,  c'est  ici,  à  Paris,  dans  un  modeste  hôtel  anglais  d'un  de  nos  faubourgs, 
où,  nièce  du  innkeeper,  l'honnête  fille,  orpheline,  avait  été  recueillie,  que 
D.-G.   B.  vit,  et,  la  voyant,   aussitôt,  passionnément,   aima  Lilith. 

Quel  oiseau  de  paradis  laissa  tomber  cette  graine  merveilleuse,  cette 
fleur  de  beauté  incomparable  dans  un  champ  du  Lancashire ,  dans  un  coin 
de  terre  lourde,  pour  être  transportée  à  Paris?  Après  combien  d'infructueux 
essais  la  nature  forma-t-elle  cette  création  d'art  accomplie?  Le  secret  de 
tels  phénomènes  nous  restera  inconnu  à  jamais.  Sa  tête,  avec  le  mystère 
des  têtes  de  Léonard  et  de  Solario,  rappelait  l'ovale  du  visage  dans  la 
Madonna  délia  Granduca  de  Baphaël  :  c'était  la  même  sinuosité  ample  des 
lèvres;  seulement,  c'était  aussi  d'un  front  plus  droit  que  se  détachait  la 
longue  chevelure   dont  le  flot  épais    se  soulevait  un  peu  avant   de  retomber 


276  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

en  légères  vagues  d'or  sur  le  cou  et  sur  les  épaules ,  chevelure  bien  anglaise, 
comme  l'était  aussi  l'expression  du  visage,  confiante,  attrayante,  attirante, 
et  cependant  voilée  de  réserve. 

De  ce  jour  fut  fixée  la  destinée  de  ces  deux  êtres  —  le  peintre-poète  et 
la  beauté.  Chansons,  sonnets,  poèmes  se  succédaient  sur  les  lèvres  du 
poète,  tous  célébraient  la  beauté  de  lady  Lilith,  écrits  pour  elle  seule  à 
un  seul  exemplaire,  sur  vélins  magnifiques,  illustrés  d'aquarelles  splendides, 
reliés  de  plaques  de  métal  précieux,  de  bronze,  d'or,  d'argent  tour  à  tour, 
gravées  de  la  main  même  de  l'artiste,  parées  de  chiffres,  d'entrelacs,  des 
symboles  d'un  amour  unique.  La  plume  et  le  crayon  du  dessinateur,  la 
pointe  du  graveur,  la  brosse  du  peintre  n'eurent  plus  d'autre  objet  désor- 
mais que  de  reproduire  l'image  de  l'adorée.  Dessins,  peintures,  gravures, 
rien  ne  sortit  plus  de  la  retraite  mystérieuse,  cachée  au  fond  d'un  vaste 
parc  plein  d'arbres  centenaires,  où  se  célébrait  ce  cantique  d'amour  sur  les 
bords  de  la  Tamise,  à  Chelsea.  Quelques  amis  de  la  plus  étroite  intimité 
avaient  accès  au  sanctuaire,  voyaient  ces  productions  du  génie  de  D.-G.  R., 
connaissaient  les  vers  que,  de  sa  voix  profonde,  grave,  ardente,  nuancée 
de  modulations  d'une  souplesse  infinie,  infatigablement  il  redisait  à  lady 
Lilith,  qui  en  berçait  son  amour,  infatigablement. 

On  a  montré,  il  y  a  deux  ans,  réunie  dans  une  exposition  posthume, 
une  partie  de  ces  œuvres,  toute  cette  suite  d'études  et  d'esquisses  qui  pré- 
cédèrent immédiatement  le  mariage  et  occupèrent  ensuite  vingt  mois  de  la 
vie  de  D.-G.  R.  Dans  les  premiers  temps,  il  est  visible  que  le  modèle  a 
posé,  que  l'attitude  a  été  cherchée.  Elle  est  assise,  les  maîns  croisées,  ou 
debout,  sérieuse  et  douce,  toujours  regardant  droit  dans  les  yeux  du  spec- 
tateur, de  son  regard  vert  insondable.  Mais  peu  à  peu  la  pose  est  moins 
réglée,  plus  spontanée,  plus  abandonnée.  Il  semble  que  l'on  revive  les 
années  d'autrefois  au  foyer  du  peintre;  on  y  surprend  lady  Lilith,  comme 
celui-ci  le  fit  jadis,  en  quelqu'un  de  ces  mouvements  d'une  beauté  de  lignes 
exquise ,   qui    lui    arrachaient   ce    cri  :  Stay   while   I   sketch   y  ou   so  ! 

Tantôt  elle  lit,  tantôt  elle  peint  —  car  elle  aussi  fut  mordue  par  le 
démon    de    la    couleur,    elle   illustrait   d'anciennes   ballades    avec  une   grâce 


LADY    LILITH  277 

quelque  peu  sauvage.  —  Une  autre  fois,  elle  est  penchée,  dessinant  sur 
une  petite  table;  puis  on  la  voit  dans  le  mouvement  qui  suit,  se  redressant. 
Ou  bien,  assise  parmi  les  fleurs,  à  sa  toilette,  les  épaules  nues,  tenant 
une  glace  à  main,  elle  soulève  avec  le  peigne  tout  un  côté  de  sa  che- 
velure, qui  s'étend  comme  un  rideau  épais  et  léger  à  la  fois,  traversé  de 
mille  lumières.  Ailleurs,  en  chapeau,  en  chàle,  la  main  sur  le  bouton  de 
la  porte,  prête  à  sortir,  elle  suspend  sa  marche  pour  recevoir  un  adieu,  un 
baiser,  le  dernier  regard  de  l'amant.  Ailleurs  encore,  elle  essaie  un  nou- 
veau vêtement,  une  jaquette  ajustée  à  la  taille.  Bientôt,  nous  remarquons, 
hélas  !  que  le  pur  ovale  du  doux  visage  de  madone  s'altère  un  peu ,  le 
contour  s'amaigrit,  les  paupières  adhèrent  plus  étroitement  aux  yeux  plus 
largement  ouverts.  Souvent,  désormais,  nous  la  retrouvons  dans  un  fauteuil, 
puis  sur  une  chaise  longue,  la  tête  renversée  sur  un  oreiller.  Un  jour,  les 
cheveux  sont  noués  d'une  torsade  négligente,  très  haut  sur  le  cou;  un  autre 
jour,  ils  s'épandent  de  chaque  côté  parmi  les  dentelles  du  coussin ,  et  ruis- 
sellent en  nappes  fauves  jusque  sur  le  tapis  où  ils  posent  la  moire  soyeuse 
de  leurs  ondes  extrêmes.  Le  visage  de  la  bien-aimée  est  patient,  tranquille, 
presque  engourdi  dans  sa  sérénité;  ses  mains  longues  et  fluettes  reposent 
sur  les  genoux,  le  vêtement  flotte  plus  librement  sur  la  sveltesse  croissante 
du  corps.  Et  cela  n'éveille  plus  dans  notre  chair  le  souvenir  des  âmes  mys- 
térieuses et  sensuelles  de  Vinci  et  d'Andréa  Solario;  nous  songeons  bien 
plutôt  à  ces  figures  de  déesses,  mystérieuses  aussi,  que  Botticelli  a  marquées 
du  sceau  d'une  si  étrange  fatalité.  C'est  le  dernier  dessin  d'une  collection 
qui,  par  la  délicatesse  du  trait,  la  grâce  de  la  ligne,  la  simplicité  touchante 
du  sujet  ne  peut  être  comparée  qu'aux  dessins  des  vieux  maîtres,  à  ces 
aperçus  de  la  vie  du  moyen  âge,  à  Florence,  que  Ghirlandajo  et  Masaccio 
ont  tracés  à  la  mine  d'argent,  et  qui  reposent,  oubliés,  non  catalogués, 
dans  les  portefeuilles   du  musée  des  Uffizi. 

Lady  Lilith  mourut.  Cet  enchantement  d'amour  n'avait  duré  que  deux 
ans.  Dans  le  cercueil,  l'amant  déposa,  avec  son  amour,  avec  le  corps  de 
l'adorée ,  tout  espoir  de  vie  sur  la  terre.  Il  y  enferma  tous  les  manuscrits, 
tous  les  poèmes  où  il  avait  chanté  d'abord  la  beauté   rêvée,  puis  la  beauté 


278 


LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 


possédée,   plus  belle  encore  cent  fois.    Gomme  le  Prospero  de  Shakspeare, 
il  avait  enfoui  profondément  dans  la  terre  sa  baguette  magique. 

Il  survécut,  et  plus  tard  se  remit  à  peindre,  poursuivi  par  la  même 
persistante  image,  maintenant  empreinte  d'une  mélancolie  tragique  ou  d'une 
mystique  tristesse.  11  s'enferma,  comme  Charles  V  d'Autriche,  dans  une. 
réclusion  volontaire  et  n'exposa  jamais. 

Huit  ans  s'écoulèrent  ainsi. 


Et  —  ô  éternité  des  serments  de  l'homme!  —  et  les  poèmes,  un  jour, 
furent  publiés! 

Les  amis  de  D.-G.  R.  n'avaient  pas  permis  que  ces  œuvres  de  génie 
fussent  perdues  pour  le  monde.  Le  cercueil  de  lady  Lilith  avait  été  exhumé, 
ouvert,  dépouillé  de  son  laurier.  Que  s'était-il  passé  dans  ce  tête-à-tête 
solennel  de  l'amante  morte  et  de  l'amant  survivant? 

De  ce  jour,  il  perdit  le  sommeil.  Son  corps  dix  années  résista,  puis 
succomba,   dirent  les  médecins,  à  l'abus  du  chloral. 

Il  mourut  le  dimanche  de  Pâques  188.,  —  le  jour  de  la  Joie  et  de  la 
Résurrection. 

ERNEST     CHESNEAU. 


MIREMONDE 


CONTE    MORAL 


A. 


JT 


Jb 

Un  matin  que  le  chevalier  Pons  des 
Liguières  venait  de  quitter  sa  maîtresse, 
il  s'avisa,  au  seuil  de  la  porte,  qu'il  était 
parti  sans  lui  baiser  les  yeux.  11  revint 
en  hâte  pour  réparer  son  oubli,  et  trouva 
l'adorable  Oisille  sur  les  genoux  d'un  cama- 
rade à  lui,  nommé  Roquetaillade.  De  quelle  armoire  sortait 
Roquetaillade ,  on  ne  le  sut  jamais.  Après  le  premier 
moment  de  surprise,  le  chevalier  souffleta  largement  son 
vieil  ami.  Puis  il  l'emmena  sur  le  pré,  où  il  le  laissa.  Rentré  chez  lui, 
Pons  désespéra  de  l'humanité.  Il  songea  au  suicide  pendant  trois  jours, 
hésita  sur  le  genre  de  mort,  et  se  décida,  après  réflexion,  pour  un  voyage 
aux  frontières  d'Espagne. 

Sa  ville  natale,  la  joyeuse  Toulouse,  lui  semblait  un  repaire  de  trahisons. 
La  vue  des  passants  l'exaspérait  :  sur  chaque  visage,  grave  ou  folâtre,  il  lisait 
une  insulte  à  son  infortune.  A  vingt  ans,  on  installe  volontiers  sa  douleur  au 
centre  des  choses.  Or,  les  choses,  du  moins  à  Toulouse,  suivaient  inso- 
lemment leur  cours,  comme  si  la  demoiselle  Oisille  était  restée  fidèle  à  sa  foi. 
Il  fallait  chercher  des  cieux  moins  indifférents,  quitte  à  s'ouvrir  les  veines  au 
retour.  Des  Liguières  se  pourvut  d'un  cheval,  et  s'en  fut,  tout  marri,  vers 
l'aventure.  Son  laquais  le  suivait  à  distance,  avec  le  bagage. 


280 


LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 


«  Il  est  indubitable  que  je  me  tuerai  »,    déclara  Pons,  dès  qu'il  eut  passé 
les  murs  de  la  ville  infâme.   «  Ce  serait  chose  faite,  sans  l'obligation  d'achever 
Roquetaillade   auparavant.   Deux  pouces  de  plus,  et  je  mettais 
fin  aux  succès   du   drôle  ;    nous   reprendrons  l'entretien.   Quant 
à  Elle,  le  mépris  est  le  châtiment  que  je  lui  réserve...   » 

Le  souvenir  d'Oisille  le  mordait  au  cœur.  Il  compta, 
une  par  une,  les  petites  mouches  dont  la  nature  avait 
relevé,  un  peu  partout,  la  blancheur  satinée  de  sa  peau. 
Son  crime  ne  lui  en  parut  que  plus  atroce.  Mentir 
ainsi,  avec  ce  front  pur!  Depuis  quand  le  trompaient-ils 
donc  ?  Il  se  rappela  s'être  absenté,  l'été  d'avant,  en 
confiant  Oisille  à  son  frère  d'armes,  pour  qu'elle  fût  protégée 
et  distraite.  L'acte  monstrueux  avait  dû  s'accomplir  alors.  La 
perfide  pleurait,  en  le  quittant,  la  gorge  gonflée  d'angoisse 
et  ses  longs  cils  tout  chargés  de  perles  ;  elle  glissait  sous 
sa  guimpe  un  bouquet  de  campanules,  trempé  de  larmes, 
pour  qu'il  le  retrouvât  à  la  même  place  à  son  retour.  Il  l'y  avait  retrouvé 
en  effet.  Roquetaillade,  possesseur  d'une  fausse  clef  du  reliquaire,  poussait 
probablement  le  scrupule  jusqu'à  y  remettre  de  l'ordre,  ses  dévotions 
finies. 

Ici  Pons  exhala  un  tel  soupir  que  son  cheval  prit  le  galop.  «  Dieu, 
pensa-t-il,  me  doit  la  guérison  de  Roquetaillade  :  cet  homme-là  ne  peut 
mourir  que  de  ma  main.  »  Il  se  représenta  son  heureux  rival,  étendu,  la 
dague  au  ventre,  et  sourit  à  ce  tableau. 

Le  chevalier  savait  ses  auteurs  et  se  piquait  de  poésie.  Certain  sonnet 
lui  revint  en  mémoire,  où  l'on  comparait  la  femme  au  serpent.  La  justesse 
de  cette  métaphore  le  frappa  comme  un  trait  de  génie,  et  il  résolut  d'écrire 
un  poème  où  l'idée  serait  développée  selon  les  règles.  Ce  projet,  bien  qu'il 
retardât  son  suicide,  lui  rendit  assez  de  calme  pour  qu'il  put  saluer  d'un 
sourire   une  belle  fille  des  champs,  qui  passait  par  là. 

Toute  la  première  journée  de  son  voyage,  il  voua  le  couple  criminel  aux 
dieux  vengeurs  du  parjure.  Cette  occupation  le  conduisit  jusqu'à  l'heure  du 


MIREMONDE 


281 


souper.  La  cheminée  de  l'auberge 
pétillait  comme  un  trou  d'enfer, 
et  les  cailles ,  embrochées  par 
douzaines,  étalaient  des  rondeurs 
alléchantes.  Mais  Pons  devait  à 
son  chagrin  de  rester  sobre  ;  il 
soupa  du  bout  des  dents. 

Bientôt,  les  hasards  prévus  du 
voyage  le  fatiguèrent,  et  il  cher- 
cha  quelque    coin    paisible   pour 
s'y    établir    avec    son    ennui.    Il 
fuyait  les  villes,  où  le  spectacle 
des  amours  heureuses  eût  remué 
en   lui   trop   de   souvenirs.    II  fit 
halte  devant  un  hameau  de  ber- 
gers,   blotti  au  pied  de  la  Dent 
du  Diable.  Le   soir  saignait  sur 
la  neige  des  pics;  dans  le  velours 
des    pâturages,  les   roches  flam- 
baient   aux    feux    du    couchant  ; 
des  sonneries  de  troupeaux,  des 
appels,  des  bouffées  de  chansons 
très     lointaines     répondaient    au 
sanglot    du    Gave.    Les    cloches 
vibraient    au   donjon    crénelé  de 
l'église ,    consacrée    au    Seigneur 
des  batailles   par  les   Templiers, 
autrefois;  de  rudes  moines,  trahis 
par  la  femme   ou  par  la  gloire, 
avaient  songé   derrière   ces   mu- 
railles   et    devisé    de    guerre   et 
d'amour,    sous    les    pins    rigides 


282  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

qui  leur  ressemblaient.  «  On  sera  bien  ici  pour  souffrir  »,  se  dit  Pons,  en 
franchissant  la  passerelle  de  branchages  qui  tremblait  au-dessus  de  l'abîme. 
Il  loua  une  cabane,  la  première  venue.  Il  eût  campé,  roulé  dans  sa  mante, 
tant  il  lui  tardait  de  mêler  sa  tristesse  à  la  splendeur  de  ce  lieu  d'exil. 

# 
#    * 

Un  grand  désespoir  lui  était  dû.  Il  l'attendait,  comptant  pour  en  hâter 
l'approche  sur  les  sombres  génies  de  la  solitude.  Mais  la  vie  est  si  ingénieuse 
à  capter  l'amour  des  jeunes  cœurs  que  mille  objets,  étrangers  à  sa  peine, 
vinrent  le  distraire  de  son  noir  désir. 

Les  ermites  sont  brouillés  avec  le  sommeil.  Le  chevalier,  docile  à  son 
programme,  fut  sur  pied  bien  avant  l'heure  où  il  recevait  à  Toulouse  la 
visite  du  barbier.  Quand  il  ouvrit  le  volet  de  sa  cellule,  la  vallée  s'éveillait, 
radieuse. 

L'aube  étincelait  sur  les  névés,  et  semait  d'émeraudes  les  tapis  de 
mousse;  le  Gave,  qui  chantait  pour  saluer  le  jour,  roulait  des  poussières 
de  diamants.  Pons,  ébloui,  ferma  les  yeux.  Une  bordée  de  sifflets  s'échappa 
d'un  bouleau  :  c'était  une  famille  de  merles  qui  faisait  accueil  à  l'inconnu. 
Ne  recevant  point  de  réponse,  ils  s'obstinèrent.  11  est  sot  de  bouder,  disaient 
leurs  becs  jaunes.  «  Voilà,  murmura  Pons,  des  oiseaux  stupides,  et  bien  leur 
prend  d'être  gais  aujourd'hui.  »  Et  il  se  boucha  les  oreilles.  Cependant  le 
parfum  mouillé  des  saules  montait  jusqu'à  lui  :  si  bien  que,  en  voulant  soupirer, 
il  s'emplit  les  poumons  de  brise  odorante.  Devait-il  aussi  retenir  son  souffle  ? 
C  était  à  croire  que  la  nature  entière  s'acharnait  à  contrarier  ses  vœux. 

Pons  alla  dehors  contempler  l'ennemie  face  à  face.   Il  s'affaissa  sur  une 
roche,    dans    une    attitude    de    méditation.    Un    liseron    s'en- 
roulait autour   du   granit;   il  le   détacha  d'une  main  distraite 
et  le  piqua    aux    ganses   de   son   feutre.    C'était    mettre 
une  coiffure  de  fête   sur  un   front  désolé  ;    le    chevalier 
^^r"  -     admira    dans    ce    contraste    une    ironie    nouvelle    du    sort. 

Ce  prisonnier  des  villes  voyait  pour  la  première  fois  l'aurore  chez  elle  ; 
il   ne   savait    pas   la   rosée   si   fraîche.    Tout   l'émerveillait  ;    il   tressaillait    au 


MIREMONDE  283 

vol  d'un  insecte,  au  frisson  d'une  feuille.  «  Quel  malheur  d'être  malheu- 
reux! »  pensait-il.  En  toute  autre  circonstance,  il  eût  été  bon  de  marcher 
au  hasard,  dans  cet  air  pur,  et  de  grimper  à  ces  cimes  neigeuses.  A  quoi 
maintenant  pouvait  lui  servir  cette  baguette,  qu'il  coupait  dans  la  haie  par 
désœuvrement  ? 

«  Bonne  promenade,  seigneur!  »  lui  cria  un  enfant  en  guenilles,  qui 
passait  derrière  ses  brebis. 

Pons  n'était  pas  d'humeur  à  lier  conversation  avec  des  manants.  Il  allait 
donner  à  celui-là  une  leçon  de  respect,  lorsqu'il  le  vit  s'aplatir  à  terre  et 
bondir  plusieurs  fois  sur  les  genoux.  «  A  vous,  à  vous!  un  lézard!...  »  Pons 
sentit  la  bestiole  frôler  sa  botte  et  l'aperçut  qui  filait  dans  l'herbe.  L'autre 
était  loin  déjà,  galopant  de  toute  la  vitesse  de  ses  pieds  nus.  Au  spectacle 
de  cette  chasse  enfantine,  Pons  recouvra  ses  jambes  d'écolier,  et,  sans  songer 
qu'il  traînait  après  lui  la  chaîne  pesante  de  ses  malheurs,  il  s'élança  à  son 
tour.  «  Je  l'ai,  seigneur!  le  voyez-vous?  »  Une  fine  tête  de  cuivre,  aux  yeux 
effarés  et  inoffensifs,  glissait  entre  les  doigts  calleux  du  petit  gars.  L'amour 
des  bêtes  est  caprice  de  misanthrope  :  Pons  paya  d'un  écu  la  liberté  du 
lézard. 

Ayant  couru,  il  pouvait  bien  marcher.  Sous  prétexte  de  visiter  sa 
Thébaïde,  il  fit  une  promenade  de  deux  heures,  et  rapporta  au  logis  une 
faim  de  montagnard.  Il  déjeuna  copieusement  et  fut  obligé,  pour  digérer,  de 
battre  les  buissons  jusqu'à  la  nuit. 

Tout  un  jour,  puis  le  lendemain,  puis  une  semaine  s'écoulèrent  ainsi.  Pris 
aux  pièges  de  la  bonne  nature,  le  chevalier  ne  songeait  plus  au  suicide  que 
par  point  d'honneur.  Non  qu'il  eût  pardonné  à  l'existence!  Mais  la  vallée 
l'enveloppait  de  son  charme  :  il  y  découvrait  la  beauté  du  monde,  et  le 
renoncement  lui  semblait  moins  facile  en  présence  d'un  pareil  décor.  Des 
pensers  profanes  traversaient  sa  mélancolie.  Le  soir  surtout,  quand  l'ombre 
glissait  aux  flancs  de  la  Dent  du  Diable,  il  se  trouvait  perdu  et  bien  seul,  au 
milieu  de  tout  ce  silence.  Là-bas,  à  Toulouse,  les  vitres  des  maisons  familières 
s'allumaient  pour  les  veilles  du  plaisir;  les  jalousies  glissaient  à  l'appel  des 
guitares  et  de  vaporeuses  écharpes  flottaient  aux  ferrures  des  balcons.  Tout 


284 


LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 


un  peuple  gracieux  de  fantômes  dansait  autour  du  solitaire.  Il  en 
était  d'aimables  dans  le  nombre.  Le  chevalier  avait  beau  les  exor- 
ciser, selon  les  rites,  ils  reparaissaient  obstiné- 
ment.  Alors  il  résolut,  pour  en   finir,  d'évoquer 
leur  troupe  frivole  et  de  passer  la  revue  de  ses 
souvenirs,  avant  de  les  saluer  d'un  dernier  adieu. 
Le  chevalier  Pons  des  Liguières  s'était  trouvé, 
presque  enfant   encore,   maître  souverain  de   sa 
destinée.  Orphelin  de  père  et  de  mère,  il  ne  devait 
compte  de  ses   actes  qu'à  sa  conscience  de 
gentilhomme   et  de   ses   pensées   qu'à   Dieu. 
Jeune,    beau,    riche   et   libre,    toutes    les 
carrières  le  sollicitaient;   il   embrassa  celle  du  plaisir. 
Un  sien   oncle,  chanoine   de   son  état ,    et  son   unique 
parent,  le  pressait  d'apprendre  la   théologie.  Pons  lui 
répondit   :   «  Je  la  sais. 

—  Tu  la  sais?  Voire,    le  beau  prodige!   Et  d'où  la 
sais-tu,  s'il  te   plaît  ? 

—  C'est  de  naissance.  Que  nous  enseigne-t-elle  ?  la 
fin   de   l'homme  ?  Je  connais  ma  fin. 

—  Et  quelle  est-elle? 

—  L'amour.  » 

L'abbé  eut  horreur  et  se  signa. 
Pons  ne  se  trompait  point  sur  ses  aptitudes.    -tiÉ 

Une  force  secrète  le  poussait  vers  les  dames. 
11  n'entreprit  rien  pour  la  contrarier,  et  se 
laissa  aller,  en  toute  innocence,  du  côté  de 
ses  penchants.  Très  jeune ,  il  avait  senti  sa 
vocation,  en  remarquant,  chez  la  lectrice  de  sa 
mère,  deux  longues  nattes  jumelles  qui  flottaient 
sur  un  corselet  de  velours.  Son  intelligence  répu- 
gna aussitôt  à  admettre  que  d'aussi  plaisantes  choses  eussent  été  créées  sans 


MIREMONDE 


285 


but  :  il  ne  mentait  point  en  disant  qu'il  était  né  théologien.  11  passa,  sans 
retards  inutiles,  de  la  théorie  à  la  pratique.  Une  jolie  bourgeoise  de  Toulouse, 
victimée  par  un  mari  brutal,  lui  facilita  ses  premières  études;  grâce  à 
elle,  il  acquit  la  certitude  que  ses  pressentiments  ne  l'abusaient  point, 
et  qu'une  décision  de  la  Providence  le  vouait  à  l'amour.  Il  devait  à  ses 
pédagogues  une  philosophie  excellente,  et  sa  native  souplesse  gasconne 
s'accommodait  des  fatalités  ;  il  pactisa  avec  celle-là  sans  efforts.  Rien  ne 
l'arrêta  dans  la  voie  de  l'obéissance  aux  décrets  d'en  haut.  A  dix-huit  ans, 
il  fut  l'objet  d'une  pétition  adressée  au  Conseil  des  Capitouls  par  une 
fédération  de  maris.  Ces  honorables  citoyens  expliquaient,  avec  preuves 
à  l'appui,  comme  quoi  la  présence  dans  leur  ville  du  jeune  chevalier 
des  Liguières  constituait  un  danger  pour  leur  repos.  Les  magistrats 
s'émurent.  Ils  se  rendirent  en  corps  chez  le  chanoine  et  le  supplièrent 
d'intervenir.  L'excellent  vieillard  y  consentit,  par  vertu  civique.  Il  tomba 
chez  Pons,  un  matin  où  celui-ci  buvait  son  chocolat,  couché  aux  pieds  d'une 


fdle  de  Bohême.  Le  chevalier  fit  apporter  une  tasse  et  s'informa  des  ouailles 
de  son  oncle. 

—  Mes  ouailles  iront  au  ciel  !   répliqua  l'homme  de  Dieu,  courroucé. 

—  J'ai  l'intention  de  les  y  rejoindre,  le  plus  tard  possible,  dit  Pons,  en 
se  versant  du  jurançon. 

—  Compteriez-vous,  par  hasard,  sur  mes  prières? 

—  Certes,  et  comme  neveu,  et  comme  chrétien... 

—  Moi,    prier  pour    un    drôle    de   votre    espèce!    Ignorez-vous    que  vos 
déportements  font  scandale,  et  que  messieurs  les  Capitouls?... 


286  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

—  Les  Capitouls  sont  des  oisons,  mon  oncle  !  Vous  m'obligerez  en  le  leur 
disant.  Quant  à  vous,  n'oubliez  jamais  que  sans  les  pécheurs,  la  miséricorde 
divine  serait  réduite  à  chômer.   Déjeunerez-vous  ? 

—  Tu  n'auras  pas  de  moi  un  orémus,    damné  païen  ! 

—  Je  prendrai  donc  un  chapelain.  Ainsi  soit-il.  » 
L'oncle  et  le  neveu  en  restèrent  là. 

Tout  cela  n'empêchait  point  les  moeurs  du  chevalier  d'être  excellentes. 
Pons  considérait  comme  un  devoir  de  ne  servir  qu'une  dame  à  la  fois  ;  les 
grossières  pratiques  de  la  polygamie  lui  répugnaient,  et  jamais  il  ne  se  fût 
permis  d'ébaucher  une  passion  sans  la  croire  éternelle.  Aussi,  à  chaque 
conquête  nouvelle,  espérait-il  fermement  fixer  son  cœur.  N'étant  point  obstiné, 
il  convenait  de  son  erreur,  dès  qu'un  hasard  bienveillant  la  lui  démontrait; 
cette  découverte  coïncidait  généralement  avec  cette  minute  imprécise  où  la 
satiété  naît  du  bonheur.  Mais  le  chevalier  dédaignait  de  mentir.  Aussitôt 
désabusé,  il  changeait  de  chimère,  selon  les  règles  d'une  courtoisie  raffinée  ; 
il  avait  adopté,  pour  ce  genre  d'explications,  la  forme  du  sonnet  et  s'en 
trouvait  bien.  Cependant,  il  faut  être  deux  pour  bien  rompre,  et  quelquefois 
la  partie  adverse  s'était  entêtée  à  ne  point  comprendre.  Ce  désaccord,  lorsqu'il 
se  produisait  d'aventure,   laissait  le  chevalier  fort  surpris. 

«  Vous  êtes  un  homme  affreux!  lui  dit  un  jour  une  jolie  mercière  de  la 
rue  des  Obarrées.  Hier  encore,  à  cette  place,  vous  me  juriez  de  n'aimer  que 
moi...  Vous  mentiez  donc?... 

—  Belle  amie,  je  ne  mens  jamais.  Vous  avez  mauvaise  grâce 
à  m'accuser  d'imposture,  après  l'aveu  que  je  viens  de  vous  faire. 
Une  série  de  faux  raisonnements  m'avait  induit  à  croire  que  ma 
vie  mortelle  s'écoulerait  à  vos  pieds.  Ai-je  hésité  alors  à  vous  vouer 
ma  foi  ?  Aujourd'hui,  des  signes  irrécusables  m'indiquent  que  je 
me  trompais.  Mon  devoir  n'est-il  pas  de  vous  le  dire,  et  serait-il 
séant  à  moi  d'usurper  dans  votre  âme  une  place  dont  je  me  juge 
indigne  ?  Je  tiens  à  honneur  de  vous  rendre,  et  sans  retard,  la 
libre  disposition  de  vous-même.  Maintenant,  écoutez-moi,  ma  mie.  S 
Si  vous  persistez  à  pleurer  vous  deviendrez  rouge,  et  les  larmes  enlaidissent 


MIREMONDE 


287 


les  plus  belles.  Et  puisque  vous  croyez  avoir  à  vous  plaindre  de  moi,  il 
vous  sera  moins  aisé  de  me  punir.  Baisez-moi  donc,  et  prenez  ce  sonnet 
qui  vous  est  dédié.   » 

Pons  était  la  sincérité  même,  s'il  changeait  souvent  de  sincérité. 
A  ce  jeu,  il  avait  été  traité  plus  d'une  fois  de  monstre  et  de  barbare. 
Il  s'y  résignait,  avec  sa  philosophie  habituelle,  ne  demandant  qu'à  trouver 
le  bonheur  vrai  pour  rester  constant.  Quelque  chose  l'inquiétait  pourtant, 
au  cours  de  ses  vaines  expériences.  En  homme  impartial,  il  s'accordait 
quelque  esprit  :  comment  alors  pouvait-il  être  dupé  si  souvent  par  l'appa- 
rence ?  Ce  doute  l'obsédait  particulièrement  toutes  les  fois  qu'il  faisait 
toilette  pour  un  premier  rendez-vous.  «  Etais-je  fou  hier,  songeait-il! 
Heureusement  que  le  temps  des  mensonges  est  passé,  et  que  me  voilà  fixé 
pour  la  vie.   On  ne  m'y  reprendra  plus  désormais.  » 

Hélas  !    on  l'y  reprenait  encore,  cet   on   mystérieux  qui 

s'amuse  des  hommes,  de  leur  sagesse  et  de  leurs  serments. 

Pons  en  concluait  que  le  bonheur  met  une  coquetterie  cruelle 

à  nous  promener  de   mirages  en   mirages  avant  de  nous 

livrer  son  secret.  Et  quand  le  secret,  tant  cherché,  s'était 

changé  en  un  mirage  de  plus,  il  se  frottait  les  yeux,  et 

reprenait  sa   poursuite,    en   souriant  de   la  naïveté  de 

ses  méprises. 

Nous  avons  vu  que  sa  dernière  méprise  se  nommait 
Oisille.  Lorsqu'elle  lui  était  apparue,  au  bal  des  Capi- 
touls,  avec  sa  coiffure  de  cheveux  fauves  et  ses  pru- 
nelles de  velours,  elle  lui  avait  semblé  réunir,  en  sa 
provocante  personne,  tous  les  aspects  tangibles  du  vrai  bonheur. 
Restait  à  connaître  l'âme,  captive  de  cette  enveloppe  attrayante.  Pour  étudier 
cette  âme  jusqu'en  ses  replis  les  plus  cachés,  Pons  dansa  la  pavane  avec 
elle.  L'âme  avait  la  taille  souple  et  des  bras  d'ivoire  ;  les  rondeurs  lustrées 
de  sa  gorge  exhalaient  un  parfum  de  verveine.  Le  chevalier  crut  reconnaître 
à  ces  signes  les  symptômes  de  la  beauté  morale.  «  Te  voilà  donc  enfin,  6 
vérité  !  s'écria-t-il.  »  Comme  il  offrait  à  Oisille  des  fruits  glacés,  il  remarqua 


288  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

ses  dents  de  jeune  louve,  qui  resplendissaient  sur  le  sang  des  lèvres.  Aucun 
doute  n'était  plus  possible.  L'ère  des  mécomptes  était  close  désormais.  Des 
Liguières  n'hésita  pas  à  mettre  aux  pieds  mutins  de  sa  danseuse  le  cœur 
d'un  homme  qui  aimait  pour  la  première  fois.  Un  hasard  providentiel  voulut 
que  Oisille  fût,  elle  aussi,  demeurée  jusqu'alors  ignorante  du  véritable  amour. 
Aussi  les  vit-on  partir  ensemble,  avant  l'heure  du  souper. 

Pons  se  plaisait  à  fonder  des  passions,  Oisille  à  fder  des  caprices.  Un 
malentendu  devait  naître  de  leur  rencontre.  La  jeune  femme  ne  prenait 
point  les  choses  aussi  sérieusement  que  le  chevalier.  Cette  fantasque  et 
futile  personne  ne  demandait  à  l'amour  qu'un  divertissement  d'une  heure, 
d'un  jour  ou  d'une  semaine,  suivant  les  cas.  Elle  vit  en  Pons  un  cas  de 
six  mois.  C'était  beaucoup  à  son  gré.  Le  délai  écoulé,  elle  s'alarma  de  tant 
de  constance,  et  résolut  de  brusquer  la  rupture.  D'où  l'intervention  de 
Roquetaillade. 

On  se  prend,  on  s'adore,  on  se  quitte,  c'est  le  cours  des  choses.  Ainsi 
pensait  Pons  des  Liguières  lorsqu'il  s'avisait  de  découvrir  qu'une  de  ses 
maîtresses  n'était  pas  la  compagne  attendue.  Mais  il  avait  eu  l'heur  jusqu'alors 
de  se  lasser  toujours  le  premier,  ce  qui  lui  rendait  le  détachement  facile. 
Pour  la  première  fois,  il  était  gagné  de  vitesse.  Il  trouva  mauvais  que  Oisille 
eût  pris  les  devants  :  cela  dérangeait  ses  habitudes.  Sans  compter  que  la 
malheureuse  s'était  comportée  comme  une  ribaude!  On  ne  se  sépare  pas  de 
telle  sorte  d'un  cavalier  passé  maître  dans  l'art  des  adieux.  Quand  avait-il 
négligé,  lui,  aux  heures  de  ruptures,  de  développer  des  raisons  plausibles? 
Une  jolie  raison  que  Roquetaillade!  Un  reître  velu,  cynique  et  brutal!  Quel 
pitoyable  prétexte  pour  désespérer  un  galant  homme,  alors  qu'il  éprouvait 
pour  la  vingtième  fois  l'unique  et  suprême  amour  de  sa  vie! 

Encore  un  déboire,  encore  un  masque  pris  pour  le  visage!  L'erreur, 
cette  fois,  avait  été  durable,  le  réveil  soudain.  Jamais  l'illusion  n'avait  enlacé 
des  Liguières  de  liens  aussi  forts.  Maintenant  il  commençait  à  entrevoir  les 
causes  obscures  de  son  erreur.  Le  grand  mal  venait  de  ce  qu'il  n'avait  su 
distinguer,  chez  Oisille,  le  physique  d'avec  le  moral.  Son  oncle,  le  chanoine, 
lui  avait  cependant  expliqué  jadis  combien  il   importait ,    pour   le   salut ,   de 


MIREMONDE 


289 


discerner  l'âme  et  le  corps,  et  comment  d'excellents  esprits  s'étaient 
damnés,  faute  d'y  prendre  garde.  Ah!  les  sortilèges  de  la  chair  sont 
habiles  à  duper  la  raison!  Ce  rire  d'émail  dont  la  musique  sonnait  si 
sincère,  artifice  pour  parer  le  mensonge!  Artifice  aussi,  ce  noir  humide  des 
yeux  où  fuyaient  les  ruses  du  regard!  Supercherie,  chimère,  apparence, 
ce  sein  cachant  la  perfidie  sous    son    albâtre  !    Et   maléfice,    le   plus   infâme 


de  tous,  ces  boucles  d'or  épandues  sur  l'oreiller  de  dentelles,  à  l'heure  du 
réveil  ! . . . 

Tout  cela  mentait  bien,  on  pouvait  s'y  tromper.  Mais  où  conduit  le 
défaut  de  méthode  dans  la  recherche  du  bonheur?  A  Roquetaillade.  Pons 
estimait  la  leçon  cruelle.  Il  ne  lui  eût  pas  déplu  de  persister  dans  l'erreur 
quelque  temps  encore.  Il  eût  bien  su  se  détromper  tout  seul,  et  point 
n'était  besoin  à  la  vérité  de  l'assommer  d'une  pareille  gourmade  ! 

Ces  réflexions  l'envahissaient,  à  la  tombée  du  soir,  alors  qu'il  essayait 
de  s'étourdir  des  mille  bruits  joyeux  de  son  passé.  Parmi  les  fantômes 
rieurs  qu'il  appelait  à  lui  pour  amuser  sa  peine,  une  seule  figure,  toujours  la 
même  :  l'exécrable  Oisille,  avec  sa  grâce  insolente  et  sa  candeur  menteuse! 

«  Il  est  probable  que  je  n'aimais  en  elle  que  son  corps,  se  disait  Pons, 
pour  se  consoler.  Les  prestiges  de  la  beauté  matérielle  avaient-ils  sur  moi 
tant  d'empire  !  Je  ne  l'eusse  pas  cru.  Mais  le  vice  a  donc  le  pouvoir  de 
voler  sa  forme  à  l'innocence?...   » 


290 


LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 


Il  s'épuisait  à  sonder  ce  problème,  et  poussait  du  pied  des  cailloux  dans 
le  gouffre  écumant  du  Gave,  sans  parvenir  à  comprendre  par  quel  caprice 
injurieux  du  sort  un  animal  aussi  mal  gracieux  que  Roquetaillade  avait  pu 
lui  être  préféré. 


* 
*    * 


Cependant,  le  désespoir  souhaité  s'obstinait  à  ne  point  venir.  Des  Liguières, 
au  détour  de  chaque  sentier,  s'attendait  à  voir  se  dresser  devant  lui  le 
spectre  du  désenchantement  :  rien  n'apparaissait.  Le  val  gardait  sa  gaieté 
sereine,  à  peine  troublée  par  les  bruits  du  travail.  La  nature  ne  donnait  à 
son  hôte  que  de  virils  conseils.  Jamais  Pons  ne  s'était  si  bien  porté!  Un 
ruisselet,  au  bord  duquel  il  aimait  à  s'étendre,  lui  offrait  son  cristal  en 
guise  de  miroir.  11  y  jeta  les  yeux  par  hasard,  et  ne  put  retenir  un  cri 
d'horreur  :  il  engraissait!  Sans  égard  pour  l'âme  affligée  qu'elle  emprison- 
nait, sa  bête  s'épanouissait  au  soleil.  C'était  à  se  dégoûter  de  son  propre 
corps. 

Le  chevalier  se   croyait  en  exil  ;   il  n'était  qu'en  vacances.  Vacances  un 
peu  longues  et  d'une  austérité  parfois  pénible.  Les  nuits  surtout 
passaient  lentement.  Quand  Pons  avait  soufflé  son  careil,  il  restait 
des    heures    avant   de   s'endormir.    Que    lui    manquait-il  ?    Ce 
n'était    assurément    pas    le    voisinage    d'une    des    damnables 
créatures  dont  il   abominait  le  souvenir.   Mais  il   souffrait  sur 
sa  couche  solitaire,   et  se  sentait,  au  réveil,  épuisé  de  songes 
décevants.   L'habitude  est  une  maîtresse  jalouse. 
Pons  eut  une  fois  un   cauchemar  affreux. 
Il   se   souvint  d'avoir  —  tout  en  dormant  —  ouvert  sa 
fenêtre,  et  crié  à  pleine  voix,  dans  le  silence  :  «  Demain, 
je  retourne  à  Toulouse,  et  j'y  soupe  avec  la  petite  Ariette, 
des    Rois-Mages,    qui    a    un    œil    noir    et    un    œil    vert!...    » 
Son  laquais,  accouru  au  bruit,  était  venu  lui  demander  ses  ordres 
pour  le  départ. 

—  Tu  ne  vois  donc  pas  que  je  rêve,  imbécile? 


MIREMONDE  291 

Et  Pons  s'était  recouché  piteusement,  confus  d'avoir  proféré  dans  l'in- 
conscience du  sommeil  un  vœu  si  contraire  à  l'état  de  son  cœur. 

A  le  voir  se  traîner  tout  le  jour,  le  long  du  Gave,  la  tête  basse,  les  jambes 
molles  et  les  bras  ballants,  un  observateur  superficiel  eût  juré  qu'il  s'ennuyait 
à  périr. 

Il  en  était  là,  lorsqu'une  aventure  singulière  changea  le  cours  de  ses 
recueillements. 

Un  matin  qu'il  faisait  les  cent  pas  sur  la  route  en  lacet  qui  s'enroule  au 
pied  de  la  Dent  du  Diable,  il  lui  arriva  de  heurter  un  passant.  Une  tête, 
voilée  d'un  large  chapeau,  l'avait  cogné  en  pleine  poitrine, 
tandis  qu'il  bayait  aux  nuages.  Deux  jurons  rapides  s'entre- 
croisèrent. La  patience  n'était  point  la  vertu  maîtresse 
du  chevalier.  Déjà,  il  s'apprêtait  à  gourmander  l'inconnu, 
quand  celui-ci  lui  montra,  sous  les  bords  relevés  de  son 
feutre,  un  visage  hébété  de  surprise.  C'était  un  homme 
d'une  soixantaine  d'années,  l'air  d'un  paysan,  bedonnant, 
robuste ,  avec  une  face  rougeaude  éclairée  de  deux  yeux 
chercheurs.  D'un  geste  brusque,  il  s'était  découvert. 

«  Sainte  Vierge  !  cria-t-il,  en  langue  espagnole,   lui  !   » 

Puis  il  s'éloigna  à  toutes  jambes,  marmottant  dans  sa  barbe  rousse 
quelques  mots  inintelligibles.  Le  chevalier,  très  étonné,  le  suivit  des  yeux. 
«  Que  peut  bien  me  vouloir  cet  homme?...  Me  connaîtrait-il?...  Quelque 
rôdeur    d'Espagne,    contrebandier    ou    espion...  » 

Une   heure  après,    il   n'y  pensait  plus. 

Depuis  qu'il  menait  la  vie  d'un  ermite,  le  chevalier  avait  pris  l'habitude 
de  faire  sieste  après  ses  repas.  Régulièrement,  dans  la  pleine  chaleur  de 
midi,  il  allait  s'étendre  à  l'ombre  d'un  frêne.  Le  surlendemain  de  cette  ren- 
contre, il  dormait  à  sa  place  accoutumée,  sous  un  parasol  de  verdure,  et 
rêvait  son  rêve  favori  :  Roquetaillade,  marié  le  matin  à  la  plus  belle  demoi- 
selle du  Languedoc,  trouvait  Pons  des  Liguières,  la  nuit  même  de  ses 
noces,  dans  les  bras,  de  sa  propre  femme  :  il  manifestait  grossièrement  son 
déplaisir,    et    toute  la  noblesse  de    Toulouse    lui    riait  au    nez.  Le  chevalier 


292 


LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 


savourait  l'illusion  délicieuse,  quand  il  fut  réveillé  par  cette  émotion  indé- 
finissable qu'éprouve  le  dormeur  qui  se  sent  regardé.  L'homme  au  grand 
chapeau  se  tenait   devant  lui. 

Pons,  en  une  seconde,  fut  sur  les  genoux,  la  main  au  poignard.  Ce 
geste  mit  l'autre  aussitôt  en  fuite. 

Pons  se  frotta  les  paupières  :  évidemment,  il  ne  rêvait  plus.  Qu'était, 
cet  homme?  Un  malfaiteur,  un  mari  jaloux?  Quel  regard  de  curiosité  avide! 
L'on  eût  dit  aussi  qu'un  sourire  de  mélancolie  presque  affectueuse  atten- 
drissait sa  mine  sournoise.  N'était-ce  pas  absurde  à  penser?...  «  A  moins, 
imagina  le  chevalier,  que  ce  ne  soit  une  âme  charitable  qui  a  deviné  le 
mal  qui  me  ronge  et  daigne  prendre  mes  douleurs  en  pitié.  Voilà  donc  où 
j'en  suis  maintenant  :  à  désoler  les  gens  qui  passent!...  »  Cette  pensée 
lui  fut  si  insupportable  qu'il  dut,  pour  s'y  dérober,  reprendre  sa  sieste 
interrompue. 

Deux  où  trois  jours  se  passèrent,   sans  que  Pons  revît  l'énigmatique  per- 


sonnage. Ses  distractions  étaient  si  médiocres  qu'il  en  vint  à  souhaiter 
impatiemment  une  nouvelle  rencontre.  Et  il  explorait  la  vallée,  décidé,  s'il 
retrouvait  a  l'Espagnol  »,  à  lui  faire  subir  un  interrogatoire. 

Enfin  il  l'aperçut  un  soir  qui  s'en  venait  assis  sur  une  mule ,  à  la  façon 


MIREMONDE  .         293 

des  paysannes,  les  jambes  pendantes,  un  paquet  sur  les  genoux.  Un  gros 
chien  de  montagne  sautait  autour  de  lui.  Pons  se  cacha  derrière  une  roche, 
et  observa. 

Le  costume  et  l'allure  de  l'Espagnol  annonçaient  quelque  fermier  ou 
majordome  :  il  y  avait  aussi  du  moine  en  lui,  du  moine  grassement 
nourri,  facétieux  et  pillard.  Ses  joues  luisantes  et  son  triple  menton,  enca- 
drés d'un  collier  de  poils  rouges,  donnaient  à  sa  face  un  air  de  quiétude, 
que  démentaient  la  coupe  friponne  du  nez  et  la  malice  hypocrite  des  yeux. 
Des  Liguières  attendit  que  la  mule  et  le  cavalier  fussent  à  la  portée  de  sa 
main.  11  surgit  alors  de  sa  cachette  et  leur  barra  le  passage.  L'Espagnol 
interloqué  poussa  une  exclamation  à  laquelle  répondit  un  cri  d'angoisse.  Le 
chien  avait  bondi  à  la  gorge  de  Pons.  Il  râlait  déjà,  la  gueule  ouverte; 
mais  son  maître,  sautant  lestement  à  terre,  le  saisit  à  la  peau  du  col,  comme 
il  allait  mordre,  et  l'envoya  rouler  à  dix  pas.   «  A  bas,  Masetto!  cria-t-il.   » 

Et  d'un  coup  de  pied,  il  châtia  l'animal  qui  s'écrasa  sur  ses  pattes,  en 
grondant  toujours,  avec  une  flamme  mauvaise  dans  les  yeux. 

«  Tudieu,  l'ami!  fit   Pons,  un   peu    pâle.   Vous  êtes  bien  gardé  !...   » 

L'Espagnol,  le  béret  à  la  main,  affectait  l'attitude  d'un  homme  qui 
s'excuse.  Cependant  il  semblait  ne  pouvoir  se  lasser  d'examiner  le  chevalier 
des  pieds  à  la  tête  :  de  furtifs  coups  d'oeil,  pétillants  de  curiosité,  s'allu- 
maient sous   les  broussailles  de  ses  sourcils. 

«  Monseigneur  nous  pardonnera,  balbutia- t-il,  tandis  qu'un  souffle  de 
malice  glissait  sur  sa  face.    Masetto  m'aime  fort... 

—  Masetto,  dites-vous?  Ce  n'est  pas  un  nom  de  chien,  cela? 

—  C'est  le  nom  d'un  ami  de  ma  jeunesse.  Oserai-je  demander  à  Votre 
Grâce  si  la  pauvre  bête  n'a  pas   eu  le  malheur  de  la  blesser? 

—  J'en  serai  quitte  pour  un  pourpoint  déchiré;  n'en  parlons  plus... 
Dites-moi,   compagnon  :   qu'ai-je  donc  de   si  curieux,   lorsque  je  dors?  » 

L'homme,  feignant  une  surprise  béate,  interrogea  le  ciel,  comme  quel- 
qu'un  à  qui  l'on   adresse  une  question   incompréhensible. 

«  Oui,  bonne  âme.  Nierez-vous  que  vous  étiez  là,  l'autre  jour,  à  épier 
mon  sommeil  ? 


294  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

L'Espagnol  parut  se  souvenir  tout  à  coup  :  «  Ah!  pardon...  je  me  rappelle. 
Aurais-je  eu  la  mauvaise  fortune  de  vous  déplaire,  Excellence?  Mon  respect... 

—  Le  respect  !  Voilà  qui  va  à  votre  figure  ! 

—  Votre  Grâce  me  laissera  lui  dire  qu'elle  se  méprend,  répondit  vive- 
ment l'Espagnol.  J'ai  pour  sa  personne  la  vénération  la  plus  profonde. 
Masetto  en  est  la  preuve  :  c'est  la  première  fois,  depuis  que  j'ai  le  plaisir 
d'être   son  maître,   qu'il  m'arrive  de  le  maltraiter... 

—  Cela  ne  me  dit  point  pourquoi  vous  osez  m'espionner,  interrompit  des 
Liguières,  que   l'impatience  gagnait  peu  à  peu.   » 

L'homme  s'accouda  sur  sa   mule,   et  fit  une  pause  de  quelques  instants. 

«  Seigneur,  je  suis  un  vieux,  comme  vous  voyez.  La  jeunesse  est  une 
belle  chose  et  le  sommeil  est  le  privilège  des  cœurs  purs.  Je  ne  puis  voir 
dormir  un  jeune  homme  sans  m'arrêter  à  le  contempler.  Votre  Seigneurie 
dormait  de  si  bon  appétit  sous  son  frêne  que  j'ai  cru  permis  à  un  passant 
inoffensif  de  lui  souhaiter  les  meilleurs  des  songes.  Le  vœu  de  ma  part  était 
sincère,  et  la  sagesse   vous  interdit  de  le  dédaigner. 

—  Vous  êtes  philosophe? 

—  J'ai  beaucoup  appris...   et  à  bonne  école! 

—  Soldat  ou  bandit? 

—  Laquais,  Excellence.  Mon  dos  a  reçu  plus  de  coups  de  houssine  qu'il 
n'est  de  jours  en  votre  vie  bienheureuse. 

—  Vos  maîtres  n'étaient  guère  endurants,  à  vous  croire?  » 

L'homme  baissa  les  yeux  sans  répondre.  C'était  sa  manière  d'éluder  les 
questions  difficiles,  et  rien  ne  donnait  à  sa  physionomie  picaresque  un  air  plus 
parfait   d'effronterie. 

«  J'ai  nom  le  chevalier  des  Liguières,  lui  dit  Pons,  et  voici  deux  ducats, 
l'un  pour  vous,  l'autre  pour  Masetto.  Je  n'aime  pas  qu'on  me  regarde 
dormir.   » 

L'autre,  après  un  salut  de  remerciement,  fit  mine  de  remonter  sur  sa  mule. 

«  Votre  nom,  s'il  vous  plaît?  demanda  le  chevalier. 

—  Mon  nom   est  celui   d'un  pauvre   homme ,   Excellence. 

—  Mais  encore  ?  » 


MIREMONDR  295 

L'Espagnol  eut  une  courte  hésitation  :  «  Je  m'appelle...  Antonio,déclara-t-il. 

—  Et  après  ? 

—  C'est  tout,  seigneur.  Votre  Grâce  m'obligera  en  n'insistant  pas  davan 
tage.  J'ai  le  déplaisir  d'être   bâtard.   » 

Pons  sourit  malgré  lui  :   «  le   drôle  a  de  l'esprit,   pensa-t-il.  » 
«  Tu   es  de  la  vallée? 
'  —  Je  suis  Andalous,  monsieur  le  chevalier. 

—  Que  fais-tu  maintenant?  Quel  est  ton  maître? 

— ■  Chut  !  dit  l'Espagnol.  J'entends  l'Angélus.  Que  Votre  Grâce  songe  à 
moi  pendant  sa  prière.  » 

Et  le  singulier  personnage,  tombant  à  genoux,  s'absorba  dans  ses  dévo- 
tions. Il  les  ponctua  d'un  large  signe  de  croix,  salua  le  chevalier  jusqu'à 
terre,   siffla  son  chien,  et  s'éloigna  au  grand  trot,  sans  tourner  la  tête. 

«  Je   saurai    quel   est  ce  coquin,   »   se  dit  Pons. 

Il  interrogea  les  gens  du  hameau.  Tous  avaient  vu  maintes  fois  le  pré- 
tendu Antonio  passer  sur  la  route,  mais  aucun  d'eux  ne  le  connaissait. 
Pourtant,  le  pâtre  dont  Pons  habitait  la  hutte  avoua  que  l'homme  était 
venu  le  questionner  plusieurs  fois  en  l'absence  de  Monseigneur.  Il  paraissait 
tenir  vivement  à  connaître  le  nom  et  la  demeure  de  monsieur  le  chevalier, 
protestant  qu'il  ne  lui  voulait  que  du  bien.  Même,  ajouta  le  berger,  qu'il 
m'a  demandé,  en  m'offrant  sa  bourse,  si  le  père  de  Monseigneur  était 
vivant. 

Pons,  très  intrigué  par  ces  façons,  se  perdait  en  conjectures.  Il  résolut 
de  tirer  la  chose  au  clair.  Aussi,  le  jour  suivant,  ayant  encore  rencontré 
son    homme,    qui    grimpait   la    côte,    juché    sur  sa    mule,    il   courut    à  lui    : 

«  Bonjour,  Antonio,   »  cria-t-il. 

L'Espagnol  n'eût  pas  mieux  demandé  que  de  passer  outre,  mais  le 
chevalier  était  décidé,  coûte  que  coûte,  à  le  confesser. 

«  Je  ne  vois  pas  mon  ami  Masetto!  lui  dit-il. 

—  Masetto  est  resté  au  logis,  répondit  l'autre,  de  son  ton  sentencieux  et 
gouailleur.  L'ardeur  de  ce  soleil  ne  lui  vaut  rien.   » 

Une    chaleur   lourde,    sèche    et    poudreuse    tombait    sur   la    vallée.    Pons 


296 


LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 


réfléchit  que,  par  un  après-midi  pareille,  le  vieux  sacripant  devait 
avoir   soif. 

«  Dites-moi,  mon  brave?  demanda-t-il.    Êtes-vous  pressé? 

Je  devrais  l'être,   Excellence.    Mais  je  suis   si  fort  en   retard   que  j'ai 

dû  renoncer  à  me  hâter. 

—  A  merveille  !  Figurez-vous  qu'un  scrupule  m'est  venu.  Vous  m'avez  sauvé  . 
la   vie ,    ni    plus   ni    moins.    Votre    Masetto    a    la    gueule    garnie    et  j'ai    vu 
l'instant  où  ses  crocs  m'allaient  dévorer.  Je  vous  dois  quelque  chose,  l'ami. 

—  Votre  Grâce  m'a  fait  présent  de  deux  ducats. 

—  Ma   demeure  est  là,   derrière   ce   bouquet   de  coudriers.   Vous   plaît-il 
d'y  boire  à  ma  santé  ?  » 

L'œil  de  l'Espagnol  s'alluma. 

«  Ivrogne  dans  l'âme  !   pensa  le  chevalier.  C'est  une  chance.  » 
Lorsqu'ils  furent  assis  tous  deux,  près  d'une  outre  pleine,  Antonio  devint 
familier. 

«  Que  toutes  les  bénédictions   du    ciel  tombent   sur  votre   tête,  monsei- 


gneur!  s'écria-t-il  entre  deux   rasades.    Dieu  a   créé  le  soleil   et  la  fatigue   : 

l'homme  a  fait  le  vin.   » 

Quand  Pons  le  crut  suffisamment  ivre  : 

«  Sire  Antonio,  une  question?  dit-il.   Aimez-vous  les  coups  de  canne?  » 

L'homme,   stupéfait,  lâcha  l'outre  qu'il  tenait  embrassée. 


MIREMONDE  297 

«  Notre-Dame,   gémit-il!   Vous  raillez-vous  de  moi,  Excellence? 

—  Je  n'ai  jamais  parlé  si  sérieusement.  Écoute  :  tu  t'es  permis  de  venir 
ici,  en  mon  absence,  et  d'interroger  mes  gens.  Tu  m'épies,  tu  me  toises 
au  passage,  tu  affectes  pour  moi  je  ne  sais  quelle  louche  vénération.  Tout 
cela  me  déplaît,  vois-tu  !   Ton  nom  ? 

—  Ne  vous  l'ai-je  pas  dit,  Excellence  ?  Antonio,  pour  vous  servir. 

—  Tu  mens  ! 

Et  le  chevalier,  feignant  une  violente  colère,  fouetta  l'air  de  sa  cravache. 
L'autre  se  mit  à  hurler  comme  une  bête  qu'on  égorge. 

—  Fi!  la  laide  brute!  s'écria  Pons.  Ton  nom?  Allons,  dépêchons! 
ajouta-t-il,  prenant  l'Espagnol  par  la  ceinture. 

—  Seigneur,  lâchez-moi  !  je  dirai  tout. 

—  En  vérité  ! 

—  Votre  Grâce  a  une  poigne  d'enfer,  déclara  le  prétendu  Antonio... 
comme  lui,  ajouta-l-il  entre  ses  dents.  Il  paraît  que  le  Diable  s'est 
réincarné...   » 

Il  s'assit,  s'essuya  le  visage,  et  but  un  coup  pour  se  remettre. 
«  J'écoute,  dit  Pons,   s'installant  sur  la  mousse. 

—  Votre  Seigneurie  reconnaît  m'avoir  fait  violence? 

—  D'accord. 

—  Qu'il  en  soit  selon  sa  volonté!  Je  parle  donc...  Oui,  j'ai  importuné 
Votre  Excellence  de  mes  regards!  Oui,  je  l'ai  suivie  et  épiée!  Oui,  j'ai  osé, 
moi  chétif,  m'enquérir  du  nom  de  Votre  Seigneurie  et  des  raisons  qui 
l'avaient  conduite,  à  son  âge,  à  s'exiler  dans  cette  sierra  perdue! 

—  Et  pourquoi  cela,   maître  coquin  ? 

—  Je  vais  le  dire,   bien  que  j'eusse  préféré   me  taire,   à  parler  franc.    » 
L'Espagnol  jeta   sur  le    chevalier   un   dernier    regard   de    muette   prière , 

auquel  Pons  répondit  par  une  menace. 

«  Que  les  conséquences  de  mon  bavardage  retombent  sur  votre  posté- 
rité la  plus  reculée  !  N'ai-je  pas  eu  l'honneur  de  vous  dire,  Excellence,  que 
j'étais  laquais  de  mon  état?  Ne  voyez  point  en  moi  un  laquais  vulgaire.  Je 
n'ai   servi   qu'un   maître  en  toute   ma  vie.    Il  est  vrai   qu'il   en   valait   mille. 


298 


LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 


Ce  maître  était-il  un  dieu  ou  le   diable   en  personne,   je    mourrai   sûrement 
sans  le  savoir.  Mais  il  ne  fut  jamais  d'homme  pareil. 

—  Au  fait,  insipide  bavard! 

—  Eh  bien!  Votre  Grâce  est  le  portrait  vivant,  miraculeux  de  mon  vénéré 
seigneur.  Deux  gouttes  de  ce  vin  de  la  montagne  ne  sont  pas  plus  jumelles. 
Vous  êtes  lui,  il  est  vous,  trait  pour  trait!  Même  air,  même  visage,  mêmes 
yeux,  même  bouche,  même  stature,  même  démarche,  même  son  de  voix. 
Gela  tient  du  prodige.  Tenez  !  lorsque  vous  avez  daigné  menacer  mon  dos 
de  votre  badine,  il  m'a  semblé  le  revoir  en  son  printemps.  Ce  geste,  qui 
vous  sied  à  ravir,  lui  était  des  plus  familiers.  Je  suis  convaincu  d'avance 
que  vous  avez  sa  manière  de  frapper.  Et  sans  qu'il  soit  besoin  d'autres 
preuves,  je  salue  en  Votre  Excellence  l'image  parfaite  du  prince  des 
mortels  !   » 

Là-dessus,  le  burlesque  orateur  vint   étreindre  les  genoux   du    chevalier, 
avec  toutes  les  marques  du  respect  le  plus  humble. 

«  Et  comment,   interrogea  Pons,   s'appelait  ce  maître  admirable? 

—  Je  n'ai  promis  qu'une  chose,  c'est  de 
me  nommer,  moi.  Je  m'exécute.   » 

L'homme  se  redressa,  avec  une  grimace 
solennelle   : 

«  On  m'appelait  Leporello,   dit-il. 
Le  chevalier  pâlit  de  surprise. 

—  Leporello?...   s'écria-t-il. 
«  C'est  ainsi  qu'il  me  nommait  autrefois. 

—  Le  valet  de...? 

—  Lui-même. 

—  Don  Juan  !  murmura  des  Liguières , 
en  passant  la  main  sur  son  front,  comme 
pour  chasser  un  rêve....    Don  Juan  ! 

—  Lui,  c'est  lui  que  je  retrouve  en  vous!   criait  Leporello  en  gesticulant. 
Longue  vie  à  l'héritier  de  mon  seigneur  !   » 

Le  chevalier  ne  l'entendait  plus.    Il  songeait  au   héros   disparu,   et  l'idée 


MIREMONDE 


209 


qu'il  lui  ressemblait  par  le  visage  donnait  le  vertige  à  son  orgueil. 
«  Don  Juan  !  »  répétait-il,  mettant  dans  ces  deux  syllabes  un  monde  de 
chimères. 

Il  parut  s'éveiller  tout  à  coup  et  s'adressant  à  Leporello,  d'un  ton  de 
courtoisie  subite  :   «  Parle-moi  de  lui,  veux-tu?  » 

Le  vieux  valet   eut  un  sourire  d'une  mélancolie  singulière  : 

«  Je  n'ai  que  trop  parlé,  répondit-il.  Votre  Grâce  sait  l'histoire  de  mon 
maître...   » 

Il  se  lava  le  visage  au  ruisseau  voisin,  ramassa  son  bagage  et  détacha 
la  bride  de  sa  mule. 

«  Tu  pars  ? 

—  Je   supplie  Votre  Honneur  de  me  laisser  libre. 

—  Leporello,  combien  veux-tu  pour  entrer  à  mon  service? 

—  Que  dites-vous  là,   seigneur?  Et  mon  salut? 

—  Demeure  avec  moi  quelques  jours.    Nous  parlerons   de   lui.   » 
Leporello  sourit  de  nouveau. 

«  On  m'attend.  Adieu,   monseigneur. 

—  Écoute,  dit  Pons,  raconte-moi...  sa  mort.  Je  paierai  ton  récit  une 
piastre  par  mot.   » 

La  figure  de  Leporello  exprima  une  terreur   religieuse. 
«  Moi,   raconter  ça!...    Le   ciel    m'en   garde.    Je   ne    m'y    risquerais    pas 
pour  les  vingt  années  de  gages  qui  me  restent  dues  ! 

—  Alors,   tu  l'as  vu...,   le   Commandeur...? 

—  Miséricorde!  ne  prononcez  point  ce  nom,  sur  votre  âme...!  Voulez- 
vous  que  nous  soyons  damnés  tous  les  deux  ?  » 

Il  se  signa  à  plusieurs  reprises,  et,  profitant  du  trouble  où  son  excla- 
mation jetait  des  Liguières,  il  s'enfuit  au  galop  de  sa  mule,  comme  s'il  eût 
eu  l'homme  de  pierre  à  ses  trousses. 

Pons  s'aperçut  à  peine  de  son  départ.  Ses  pensées  étaient  loin,  bien 
loin,  dans  un  monde  de  crime  et  de  gloire.  Le  chevalier  connaissait,  mieux 
que  son  Plutarque,  les  aventures  de  Don  Juan.  Depuis  qu'elles  lui  avaient 
été   contées,    pour  la   première  fois,    par   un    vieux   reître,   il  poursuivait  de 


300 


LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 


son  culte  le  souvenir  du  voluptueux  sans  rival.  Ah!  celui-là  avait  vraiment 
compris!  Frissons  premiers  du  désir,  fureurs  des  étreintes,  baisers  fous, 
langueurs,  lassitudes,  larmes  d'angoisse,  morsures  du  soupçon,  déchirements 
de  l'absence,  ivresses  du  retour,  toute  la  fête  infinie  de  l'Amour 
s'était  multipliée  dans  son  cœur!  Il  avait  bu  la  joie  d'une  haleine. 
Pons  revivait  cette  vie  de  triomphes  ;  il  en  comptait  les  mille, 
victoires,  il  en  jalousait  jusqu'au  châtiment.  Soudain  un  souffle 
de  mort  avait  éteint  les  flambeaux  de  l'orgie  dernière  et  flétri 
lés  fleurs  du  banquet.  Quelqu'un  était  entré  qu'on 
n'attendait  pas.  Mais  la  majesté  du  blême  visiteur  s'était 
heurtée  au  rire  du  héros.  Le  vengeur  avait  pu  briser 
d'une  étreinte  la  frêle  main,  habile  aux  caresses;  il  avait 
pu  broyer  la  poitrine  où  les  têtes  lassées  des  amoureuses 
s'étaient  si  souvent  endormies,  remplir  les  yeux  ensor- 
celeurs de  cendre  brûlante,  et  clore  avec  son  poing  de 
marbre  la  bouche  qui  se  jouait  des  serments!...  L'impie 
s'était  abîmé  tout  entier  avec  son  orgueil.  L'enfer  s'épui- 
sait à  le  réduire  :  il  y  userait  son  éternité.  La  lutte 
vK  se  prolongerait,  implacable,  à  travers  les  heures  et  les 
\Js.  '  heures ,  sans  que  la  colère  divine  arrachât  un  soupir 
\       de  grâce  au  dédain  résigné  de  sa  victime  ! 

Et  d'ailleurs,  quelle  piteuse  revanche!  Si  les  pécheurs 
gardent  souvenance  du  monde  qu'ils  ont  scandalisé, 
Don  Juan  damné  se  rit  des  supplices.  Les  flammes 
peuvent  consumer  ses  membres.  L'âme  libre,  affranchie 
du  corps  torturé,  s'évade  aux  régions  sereines  qu'elle 
a  remplies  de  ses  désirs,  et  revit  les  temps  du  péché.  Elle  ignorera  éter- 
nellement le  repentir.  Ce  mesquin  enfer,  avec  sa  puanteur  sulfureuse  et  ses 
misérables  épouvantements,  vaut-il  qu'on  sacrifie  à  l'éviter  une  seule  des 
heures  d'autrefois,  toutes  bruissantes  de  baisers,  heures  embaumées,  suaves 
et  légères,  dont  le  vol  palpite  encore  au  fond  du  souvenir  immortel  ? 

«  Oui,  certes!    s'écriait  Pons,  continuant  tout  haut  son  rêve  commencé, 


MIREMONDE  301 

oui,  tu  fis  bien,  maître  des  maîtres,  d'échanger  ta  part  de  ciel  contre  la 
science  sublime  du  plaisir!  Si  ton  vieux  compagnon  ne  m'a  pas  menti,  s'il 
est  vrai  que,  en  moi,  reparaît  ton  image,  enseigne-moi  le  secret  de  ta  puis- 
sance et  permets   que  j'achève  ton  œuvre!...  » 

Et  le  jeune  fou,  grisé  d'orgueil,  errait  à  grands  pas  sous  les  arbres, 
prenant  à  témoin  chaque  étoile  de  la  mission  dont  il  héritait.  Les  révélations 
de  Leporello  venaient  d'enlever  à  l'amant  d'Oisille  le  peu  de  bon  sens  que 
lui  avaient  laissé  ces  quelques  semaines  de  mélancolie  solitaire.  Une  exal- 
tation inconnue  lui  montait  au  cerveau.  Il  ne  pensait  qu'à  Don  Juan,  ne 
trouvait  que  lui    au  fond  de  son  cœur. 

Et  Leporello,  qui  s'était  enfui!  Où  était-il?  Comment  le  rattraper  main- 
tenant? Pons  cria  trois  fois  :  «  Leporello!  »  L'appel,  répété  par  les  échos 
du  val,  se  perdit  dans  le  murmure  du  Gave.  Pons,  épuisé  de  fatigue,  rentra 
chez  lui.  Un  morceau  de  miroir  brillait  au  mur  de  sa  cabane.  Il  leva  la  lampe 
au-dessus  de  sa  tête  et  s'oublia  à  se  contempler.  Il  admirait  sur  son  visage 
la  beauté  de  Don  Juan.  C'était  donc  ainsi  qu'il  apparaissait,  l'enchanteur, 
aux  yeux    de   ses   victimes! 

«  Mais  c'est  toi  que  tu  regardes,  triple  fou!  »  s'écria-t-il,  éveillé  brus- 
quement de  son  extase.  Il  s'accouda  sur  sa  table,  les  deux  mains  crispées 
dans  ses  cheveux.  Tout  à  coup,  à  une  idée  atroce  qui  venait  de  lui  déchirer 
le  cerveau ,  il  jeta  un  cri  de  fureur. 

Il  avait  rêvé,  c'était  sûr!  L'Espagnol,  Leporello,  Don  Juan,  la  ressem- 
blance, le  Commandeur,  l'enfer,  imaginations  que  tout  cela!  La  vie  cénobi- 
tique  a  de  ces  mirages. 

Il  appela  son  laquais  et  lui  demanda,  avec  le  plus  grand  flegme  : 
«  Qu'ai-je  fait  aujourd'hui?  T'en  souviens-tu?  » 

Le  pauvre  garçon  crut  son  maître  en  démence.  Il  répondit  que  «  Monsieur 
le  chevalier  avait  passé  l'après-midi,  sous  les  coudriers,  avec  un  inconnu  de 
méchante  mine.  » 

—  Bien!  dit  Pons.  Va-t'en  au  diable!   » 

«  Monseigneur  y  sera  avant  moi,  s'il  continue!  »  pensa  le  laquais,  pour 
lequel  la  folie  de  son  maître  ne  faisait  plus  de  doute. 


302 


LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 


Des   Liguières  passa  une  nuit   infernale,  en  compagnie   du   Diable   et  du 

Commandeur. 

Le  lendemain,  fourbu,  anéanti,  ignorant  de  l'heure  qu'il  était,  et  par- 
faitement oublieux  du  monde  réel,  il  se  tenait  couché  sur  son  lit,  le  visage 
au  mur,  lorsqu'on  heurta  doucement  à  sa  porte. 

«  Entrez!  fit-il,  s'attendant  à  voir  son  hôte  ou  son  laquais. 

—  J'espère  que  Votre  Grâce  n'est  point  malade,  dit  une  voix  sonore.   » 
C'était    Leporello,    qui,  après   trois   salutations    cérémonieuses,     mit    un 

genou  en  terre,  et  tira  de  sa  poche  un  papier  plié. 
«  Vous!  Toi!...  s'écria  Pons....  Enfin!! 

—  Daignez  prendre  connaissance  de  ce  message,  Excellence. 

—  Un  message  !  Pour  moi  ?  Et  de  quelle  part  ? 

—  Votre  Seigneurie  verra  elle-même.   » 
Pons  brisa  le  cachet  de  la  lettre,   et  lut  ceci   : 

«  J'ai    V honneur    d'inviter    le    chevalier    des    Liguières    à 
souper  ce  soir  avec  moi.   » 

«    JUAN    TENORIO.     » 

* 
#      # 

Des  Liguières  eut  un  sursaut  de  recul,  comme  à  la  vue  d'un  spectre;  la 
lettre  lui  tomba  des  mains.  Leporello  les  yeux  baissés,  une  ombre  de  sourire 
au  coin  des  lèvres,  attendait  impassible. 

Pour  le  coup,  Pons  se  vit  mystifié  effrontément.  Il  sauta  du  lit,  saisit 
Leporello  à  la  cravate,  et  le  lança  de  toutes  ses  forces  à  l'autre  bout  de  la 
chambre  :   «  Es-tu  content  cette  fois,  impudent  coquin?  » 

L'autre  s'était  relevé  : 

«  Votre  Seigneurie  se  croit  moquée,  dit-il,  très  calme.  Je  la  sais  ombra- 
geuse et  toute  de  premier  mouvement.  Sa  colère  n'est  donc  point  pour 
me   surprendre.   » 

Il  ramassa   la  lettre,   et  la  tendant  tout   ouverte  au  chevalier  : 

«  Quelle  réponse  ferai-je  à  mon    maître?   demanda-t-il.   » 


MIREMONDE  303 

Des  Liguières,  les  bras  croisés  sur  la  poitrine,  relut  à  distance  le  mys- 
térieux billet.  Les  mots  magiques  :  juan  tenorio,  flamboyaient  au-dessus 
du  paraphe  ;  le  sceau  de  cire  rouge  dansait  au  bout  d'un  cordon  de  soie. 
Ce  n'était  pas  le  fantôme  d'une  lettre.  Les  regards  de  Pons  allaient  du 
message  fantastique  au  visage  impénétrable   du  messager. 

«  Ah  ça  !  Voyons  !   Que  veut  dire  ceci  ? 

—  Sur  mon  âme  et  la  vôtre,  répondit  le  valet,  vous  êtes  prié  ce  soir 
à  souper  par  quelqu'un  qui  ne  prodigue  guère  ce  genre  d'invitations.  Le 
seigneur  Don  Juan — 

«  Lui!   »  Il  vit  donc?... 

— ■  Quand,  s'il  vous  plaît,  ai-je  dit  à  Votre   Grâce  qu'il  fût   mort?  » 
Pons  se  mordit   un  doigt   et  s'arracha  une   poignée  de  cheveux. 
«  Il  vit!   »  murmura-t-il. 

Mais  alors  les  poètes  mentaient  donc,  comme  les  femmes!  Quel  dom- 
mage !    Une  légende  si   belle  ! 

«  Tu   oses  jurer  que  ton  maître  est  vivant  ? 

—  Foi   de  Leporello ,    Excellence  ! 
— ■  La  bonne    caution  ! 

—  Je  sais  que  ma  réputation  est  détestable,  reprit  le  valet,  et  je  suis 
résigné,  depuis  bel  âge,  aux  fâcheux  propos  qu'elle  m'attire.  Aussi,  Sei- 
gneur, n'irai-je  point  perdre  mon  temps  et  le  vôtre  à  m'efforcer  de  vous 
convaincre.  J'ai  là,  sous  les  arbres,  deux  genêts  d'Andalousie  tout  sellés. 
La  demeure  de  mon  maître  est  située  à  trois  lieues  environ.  Que  Votre 
Seigneurie  daigne  me  suivre  :  elle  aura,  avant  une  couple  d'heures,  toutes 
les  explications  qu'elle  désire.   » 

Pons  regarda  par  la  fenêtre  :  deux  chevaux,  richement  harnachés,  piaf- 
faient devant  la  maison. 

«  Encore  un  mot,  dit  Leporello.  Mon  maître,  après  m'avoir  donné  ses 
ordres,   a  ajouté  ceci....   Mais  j'ose  à  peine  répéter  ses  paroles... 

—  Quoi  donc? 

—  Que  le  chevalier  (tel  fut  son  langage)  ne  se  dérange  pas,  s'il  a  peur.   » 
Pons  rougit  jusqu'au  blanc   des  yeux  :  «  Allons!  fit-il.   » 


304  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

Dès  que  les  chevaux  eurent  tourné  le  coin  du  val,  Pons  interpella  son 
compagnon. 

«  Pourquoi  ne  dis-tu  rien ,  Leporello  ? 

—  Parce  que  je  n'ai  rien  à  dire,   Excellence. 

—  J'aimerais,  puisque  nous  avons  à  faire  ensemble  une  roule  de  deux 
heures,  à  entendre,  de  ta  propre  bouche,  le  récit  des  aventures  de  ton  maître. 
Pourquoi  l'erreur  de  sa  mort  s'est-elle  répandue  dans  le  vulgaire,  le  sais-tu? 
Il  est  avéré  qu'il  disparut  un  soir.  Que  s'est-il  passé,  ce  soir-là?  Parle,  si  tu 
tiens  à  me  complaire.  Veux-tu  que  j'apparaisse  devant  un  tel  homme,  l'esprit 
embarrassé  des  choses  absurdes  que  le  peuple  débite  sur  son  compte?...  » 

Leporello  fit  un  geste  de  réserve  :  «  Monsieur  le  chevalier,  répliqua-t-il, 
il  est  écrit  que  je  jouerai  de  malheur  avec  vous.  Une  des  vertus  de  mon 
digne  seigneur  est  de  donner  ses  ordres  avec  précision  :  Tu  conduiras 
M.  des  Liguières  jusqu'à  ma  demeure,  m'a-t-il  expliqué,  et  je  te  défends, 
pendant  la  route,  de  l'importuner  de  ton  bavardage.  Tu  le  laisseras  respec- 
tueusement   à    ses    pensées,  et    s'il    te  questionne... 

—  Eh  bien? 

—  Tu  lui  répondras  que  Don  Juan  se  réserve  l'honneur  de  satisfaire 
sa  curiosité.  Telles  sont  ses  instructions  formelles.  Je  me  garderais  d'y 
manquer,  par  déférence  d'abord,  et  surtout  par  amour  de  moi-même.  Votre 
Grâce  ne  saurait  croire  à  quel  point  il  tient  à  être  obéi.   » 

Pons,  quel  que  fût  son  désappointement,  réfléchit  qu'il  lui  serait  inutile 
d'insister. 

«  Voilà  bien  des  mystères,   murmura-t-il.  En  ce  cas,  tais-toi.   » 

Et  les  deux  cavaliers  reprirent  le  trot. 

Il  ne   restait  plus  à  Pons  que  la  ressource  de  converser  avec  lui-même. 

Où  allait-il  ainsi,  et  vers  quel  hôte  ?  Don  Juan  l'attendait,  Don  Juan  ! 
L'homme  de  pierre  avait  lâché  sa  proie  :  était-ce  clémence  du  ciel  ou  l'éternel 
charmeur  avait-il  dupé  Dieu  lui-même  ?  Don  Juan  impuni,  vieillissant  tran- 
quille! Etait-ce  croyable?  Si  tout  cela  n'était  qu'un  jeu;  si  quelqu'un,  assu- 
rément bien  téméraire,  s'amusait  du  chevalier  des  Liguières  ;  s'il  allait 
rencontrer,  au  bout  de  l'étape,  quelque  sot  mystificateur  qui  ricanerait  de  sa 


MIREMONDE  305 

confusion!  Il  se  souvenait  d'avoir,  au  temps  de  ses  erreurs,  imaginé  plus  d'un 
tour  semblable,  et  cherchait  dans  la  liste  de  ses  camarades  de  folies  le  nom  du 
mauvais  plaisant  dont  les  oreilles  paieraient  les  frais  de  la  journée.  Celui-là 
se  repentirait  d'avoir  osé  prendre  un  gibier  si  noble  à  la  glu  d'une  farce 
pareille.  Ce  valet  moqueur  était  son  complice  !  II  jouait  un  rôle  dans  la 
comédie.  Le  drôle  méritait  cent  coups  pour  tant  d'audace.  Il  fallait  le 
confesser,  la  dague  à  la  gorge!...  A  quoi  bon?  Un  gentilhomme  ne  s'avoue 
pas  berné  par  un  manant.   Mieux  valait  en  rester  là,  et  tourner  bride. 

Pons  allait  se  résoudre  à  fuir,  quand  il  vit  Leporello,  dressé  sur  ses  étriers, 
qui  montrait  un  coin  de  l'horizon. 

«  Excellence,  apercevez-vous,  dans  cette  saulaie,  là-bas,  au  couchant, 
ces  volets  bleuâtres  et  ce  toit  d'ardoises  ?  Hâtez-vous  de  les  regarder  :  à 
la  boucle  du  chemin,  nous  les  perdrons. 

—  Je  vois,  fit  Pons. 

—  C'est  Miremonde. 

—  Qu'est-ce  que  Miremonde,  s'il  te  plaît? 

—  La  demeure  de  Don  Juan,  monseigneur.  Nous  y  serons  dans  une  heure 
au  plus.  Alerte  !   » 

II  toucha  de  sa  houssine  la  croupe  du  genêt  que  montait  Pons  :  les  chevaux 
fléchirent,   se  cabrèrent,  et  tournèrent  court  en  hennissant. 

La  vision  de  la  maison  lointaine,  enveloppée  de  verdure  et  toute  blanche 
à  la  rougeur  du  soir,  disparut  derrière  les  rochers. 

Miremonde  !  ce  joli  nom,  sonore  et  triste,  avait  suffi  pour  rendre  au 
chevalier  sa  chimère,  envolée  déjà.  Son  âme  mobile  oscillait  aux  souffles 
contraires  entre  la  méfiance  et  l'espoir.  L'espoir  à  présent  la  ressaisissait. 
A  Miremonde,  vieillissait  Don  Juan  Tenorio,  dont  il  serait  l'hôte  dans  une 
heure.  Qu'y  avait-il  à  cela  de  si  surprenant?  Avait-il  jamais  cru,  lui,  un  homme 
raisonnable,  à  cette  fable  de  statue  vivante?  Pons,  en  fils  d'une  époque 
païenne,  ne  tenait  guère  à  l'existence  du  diable.  Justement  il  se  souvint, 
fort  à  propos,  que,  au  dire  des  clercs,  Don  Juan  s'était  pris  jadis  de  querelle 
avec  les  franciscains.  Les  moines  avaient  dû,  par  basse  vengeance,  imaginer 
l'histoire  du  Commandeur.  Un  conte  absurde,  à  redire  au  coin  du  feu,  pour 


306 


LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 


édifier  les  pages!  Et  Pons  qui,  la  veille  au  soir,  voulait  si  bien  que  Don  Juan 
fût  damné,  s'étonnait  à  présent  que  l'on  pût  croire  aux  fourneaux  de  l'enfer. 
Plus  il  songeait  à  son  aventure,  plus  il  la  trouvait  naturelle,  et  quand 
Leporello  cria  :  ce  Nous  y  sommes  !  »  il  éprouva  le  soulagement  d'un  voyageur, 
parvenu  au  but  de  sa  course,  et  qu'un  ami  attend  sur  le  seuil. 

Les  chevaux  s'engagèrent  d'eux-mêmes,  d'un  pas  familier,  dans  une 
étroite  avenue  qui  s'allongeait  entre  la  ravine  et  les  champs  de  millet  en 
fleur.  Le  dôme  épais  des  feuilles  frissonnait  à  l'approche  du  soir  :  la  plainte 
des  grillons  montait  dans  la  brume.  A  travers  les  fûts  des  platanes,  les  monts 
se  voilaient  de  vapeurs  roses  et  les  maïs  ondulaient  aux  brises.  Soudain,  au 
terme  du  sombre  couloir  de  verdure,  la  maison  surgit,  simple  et  calme,  avec 
sa  guirlande  de  glycine  et  son  vêtement  de  lierre.  Quelqu'un  se  tenait  sous 
le  parvis. 

Pons  tressaillit  et  ferma  les  yeux. 

«  Vous  êtes  chez  vous,  chevalier,  dit  une  voix  mélodieuse.  Merci  d'être 
venu  !   » 

(A  suivre.) 


HEMU    LAUJOL. 


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ANTONIN    MERCIÉ 


Le  «  père  Ingres  »,  comme  il 
a  été  appelé  toute  sa  vie,  et 
comme  on  l'appelle  encore  aujour- 
d'hui, professait  sinon  du  mépris, 
du  moins  un  peu  de  dédain  pour 
la  sculpture.  «  La  belle  affaire, 
disait-il  un  jour  à  Duret,  de  repré- 
senter une  bosse  par  une  bosse, 
un  trou  par  un  trou  !  il  ne  s'agit 
que  d'établir  la  proportion  des 
bosses  et  des  trous,  voilà  tout! 
tandis  que  lorsqu'on  veut  peindre, 
il  faut  rendre  ce  qu'on  voit  par 
des  lignes  droites  ou  courbes,  des 
artifices,  une  science  profonde  !  » 
Duret,  qui  n'était  pas  l'homme 
de  la  réplique,  demeura  atterré 
devant  cette  brusque  sortie.  Pourtant,  avant  de  quitter  Ingres  (la  scène 
se  passait  dans  la  cour  de  l'Institut,  où  tous  deux  demeuraient),  Duret 
lança  un  :  «  Mais  alors  la  peinture  n'est  qu'un  art  de  convention,  puisqu'il 
faut   tant    de    combinaisons   pour  mettre    le    public    dedans  !    —   Un    art    de 


308  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

convention!  s'écria  Ingres,  le  visage  empourpré,  pourquoi  ne  dites -vous 
pas  un  art  faux?...  puis,  se  retournant  indigné  :  mais  c'est  votre  toupet 
qui  est  faux!   » 

A  la  vérité,  Duret  portait  perruque,  mais  la  constatation  de  cette  particu- 
larité surgissait  bien  inattendue  dans  le  débat.  Les  deux  grands  artistes  se 
quittèrent  ainsi  ce  jour-là,  le  père  Ingres  en  grommelant  :  «  Un  art  faux!... 
un  art  faux!...  »  et  Duret,  murmurant  avec  indignation  :  «  Des  bosses!...  des 
trous!...  des  trous!...  des  bosses!...   » 

C'est  Horace  Vernet  qui  nous  a  transmis  ce  récit  d'une  discussion 
lointaine. 

Tous  deux,  le  grand  peintre  et  le  charmant  sculpteur,  avaient  tort  et 
raison  à  la  fois.  Le  statuaire  qui  se  sera  contenté  de  reproduire  saillies  pour 
saillies,  en  n'ayant  d'autre  souci  que  de  les  modeler  dans  de  justes  propor- 
tions, n'aura  jamais  fait  qu'une  sotte  copie,  quelle  que  soit  la  justesse  de 
son  œil,  comme  le  peintre  le  plus  savant  n'aura  produit  œuvre  qui  vaille,  s'il 
s'est  contenté  de  la  fidélité  des  raccourcis  et  des  silhouettes.  Tout  le  monde 
peut,  sans  doute,  reproduire  à  une  échelle  donnée,  une  forme  avec  de  la  terre 
glaise,  plus  facilement  qu'il  n'en  tracera  le  dessin,  mais  cette  facilité  sera 
bien  vite  arrêtée  à  un  point  commun  pour  le  statuaire  et  pour  le  peintre,  à 
ce  point  où  l'artiste  commence. 

Evidemment  le  tempérament  du  peintre  et  celui  du  sculpteur,  dont  les 
moyens  sont  tout  autres,  ne  peut  être  le  même.  Je  ne  puis  pourtant  accorder 
l'incompatibilité  des  deux  arts.  La  sculpture,  à  la  vérité,  vit  plus  de  précision 
que  la  peinture,  et  les  belles  ébauches,  les  grandes  fantaisies  à  la  Delacroix, 
s'accommoderaient  mal  du  marbre,  de  la  glaise  ou  du  bronze  :  «  le  marbre 
ne  rit  pas,  écrit  Diderot,  le  crayon  est  plus  libertin  que  le  pinceau,  et  le 
pinceau  plus  libertin  que  le  ciseau.  La  sculpture  suppose  un  enthousiasme 
plus  opiniâtre  et  plus  profond.  C'est  une  muse  violente,  mais  silencieuse  et 
secrète.  Une  légère  incorrection  de  dessin  qu'on  daignerait  à  peine  apercevoir 
dans  un  tableau,  est  impardonnable  dans  une  statue.  » 

Tout  cela  est  juste,  mais  un  peu  à  côté  de  la  question,  et  les  artistes  de 
la  Renaissance,  qui  étaient  à  la  fois  peintres,  architectes,  statuaires,  ornema- 


tfu.w  du  Zuixm&jujy 


ANTONIN    MERGIÉ  309 

nistes,  poètes  et  savants,  auraient  eu  bien  de  la  peine  à  découvrir  le  point 
de  division  des  arts.  Pour  eux,  un  cerveau  bien  installé,  bien  équilibré,  devait 
être  ce  microcosme  qui  contient  une  case  pour  toutes  les  impressions  et 
toutes  les  expressions  de  l'àme  humaine.  Léonard  de  Vinci,  Michel- Ange 
et  tant  d'autres,  n'ont  pas  compris  autrement  l'artiste,  et  quand  leur  pensée 
entrait  en  travail,  peu  leur  importait  le  moule  dans  lequel  elle  tomberait, 
l'instrument  qui  devrait  la  traduire,  que  ce  fût  un  pinceau,  un  ciseau,  une 
plume  ou  un  compas. 

Je  ne  voudrais  point  me  perdre  dans  des  considérations  esthétiques  alors 
qu'il  ne  s'agit  que  de  définir  le  rôle  et  la  personnalité  artistique  d'un  grand 
statuaire  moderne,  d'Antonin  Mercié,  qui,  lui  aussi,  fut  peintre  avant  d'être 
sculpteur.  Ce  que  j'ai  tenu  à  établir  c'est  qu'il  est  rare  de  voir  l'artiste 
véritable  se  spécialiser  et  ne  pas  demander  instinctivement  à  un  autre  art 
que  le  sien  une  explication,  peut-être  aussi  un  moyen  d'expression  pour 
le  compléter. 

* 
*    * 

Nous  avons  dit  qu'Antonin  Mercié  avait  commencé  par  être  peintre  ;  il 
suffit  de  se  rappeler  sa  Léda,  Michel-Ange  étudiant  V anatomie,  la  Première 
Etape,  Après  l'enterrement,  Dalila,  le  Portrait  de  madame  A.  M.,  Vénus, 
le  Sang  de  Vénus,  pour  sentir  qu'un  jour  il  a  dû  certainement  éprouver  le 
tourment  du  doute  alors  qu'il  avait  à  choisir  entre  les  deux  carrières  qui 
s'ouvraient  devant  lui.  II  se  tourna  vers  la  sculpture,  et  c'est  un  grand  bien 
pour  la  statuaire  française  qui  trouve  en  lui,  non  seulement  le  disciple  de 
ses  traditions  de  grandeur,  de  précision  et  d'ingéniosité,  mais,  de  plus, 
le  poète  qui  a  écrit  dans  le  marbre  les  poèmes  les  plus  beaux  et  les  plus 
émouvants  sur  les  héros,  les  hauts  faits  et  les  grands  hommes  de  son  temps. 

Le  statuaire  m'attire  et  je  n'ai  parlé  de  la  peinture  de  Mercié  que  pour 
faire  remarquer  qu'elle  fut  d'abord  sa  langue  de  prédilection,  celle  dans 
laquelle  il  pense  encore  avant  de  formuler,  et  que  l'étude  de  ce  petit  chef- 
d'œuvre  d'élégance  :  David  après  le  combat,   fut  une  peinture. 

Chemin  faisant,  qu'il  me  soit  permis  de  protester  moi-même  contre  cette 


310  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

illogique  association  de  mots  :  «  petit  chef-d'œuvre  »,  qu'on  retrouve  un  peu 
partout  aujourd'hui.  C'est  d'une  opinion  exagérée  ou  d'un  tempérament 
craintif  apporté  à  une  opinion,  qu'est  né  le  «  petit  chef-d'œuvre  ».  Non,  il 
n'y  a  pas  de  petit  chef-d'œuvre  ;  un  chef-d'œuvre  est  ou  n'est  pas.  Si  l'on 
admettait  le  petit  chef-d'œuvre  il  faudrait  donner  droit  de  cité  au  grand  et 
au  moyen  chef-d'œuvre,  ce  qui  serait  le  comble  du  ridicule.  Un  qualificatif 
suffit  pour  préciser;  qu'on  dise  :  un  chef-d'œuvre  de  grandeur,  d'esprit,  de 
charme,  personne  n'en  demandera  davantage,  on  saura  qu'on  a  affaire  à  un 
chef-d'œuvre  et  on  l'admirera  comme  il  le  faut,  que  ce  soit  le  bas-relief  de 
Rude,  Phèdre  ou  les  Deux  Pigeons.  L'éléphant  est  un  chef-d'œuvre,  mais  la 
rose  en  est  un  autre  et,  devant  l'absolue  vérité,  l'un  n'est  pas  moins  un 
chef-d'œuvre  que  l'autre.  L'Inconnu  qui  a  fait  la  plume  de  l'aile  du  colibri 
y  a  mis  autant  de  soin,  de  grandeur,  de  conception,  que  pour  pétrir  une 
planète  ou  semer  la  voie  lactée,  et  l'injure  la  plus  grande  qu'on  pourrait  lui 
faire,  serait  de  mesurer  son  génie  au  mètre.  Le  chef-d'œuvre,  c'est  la  relation, 
la  proportion  de  toutes  les  parties  d'une  belle  conception,  et  la  Vénus  de  Milo, 
haute  de  dix  centimètres,  sera  un  aussi  grand  chef-d'œuvre  que  celle  du  Louvre. 

Après  nous  être  adressé   à  nous-même  cette  juste  leçon,  continuons. 

L'ensemble  des  productions  d'Antonin  Mercié  est  considérable  et  leur 
nombre  n'est  pas  un  des  moindres  étonnements  de  ceux  qui  admirent  le  fini, 
la  conscience  de  l'exécution  de  chacun  des  morceaux  qu'il  a  empreints  de  sa 
personnalité.  Commençons,  autant  que  possible,  par  le  commencement. 

Celui  qui  devait  nous  donner  cet  immortel  trophée  dressé  à  d'immortels 
vaincus  :  Gloria  victis!  est  né  à  Toulouse,  le  30  octobre  1845.  11  appartenait 
à  une  famille  d'industriels  qui  rêva  un  instant  de  le  faire  bonnetier;  l'enfant 
ne  se  sentant  pas  apte  à  jouer  les  Jérôme  Paturot  dans  la  vie,  on  pensa  que 
la  carrosserie  lui  sourirait  davantage  ;  la  forge  le  laissa  froid  et  l'on  dut 
renoncer  à  l'espoir  de  lui  voir  résoudre  le  problème  du  ressort  le  plus  fort, 
le  plus  élastique  et,  à  la  fois,  le  plus  léger.  Que  faire  de  ce  petit  garçon  ?  Sa 
rage  était  de  dessiner;  on  le  mit  chez  un  ornemaniste  sculpteur  en  chaises 
ou  fauteuils.  Cette  fois,  la  feuille  d'acanthe  et  ses  dérivés  firent  merveille  et 
l'apprenti  montra  une  dextérité,  un  goût,  qui  appelèrent  l'attention  sur  lui. 


ANTONIN    MERCIÉ  311 

Son  père,  tout  fier  de  ce  premier  succès,  commença  à  entrevoir  que  le  petit 
Antonin  était  fait  pour  produire  autre  chose  que  des  roues  de  berline  ou 
des  bonnets  de  coton.  C'est  alors  qu'un  grand  artiste,  compatriote  de  Mercié, 
Falguière,  leva  tous  les  doutes  qui  pouvaient  contrarier  cette  vocation  nais- 
sante. Il  engagea  vivement  les  parents  de  Mercié  à  l'envoyer  à  Paris  qui  pouvait 
seul  fournir  à  son  esprit  les  aliments  nécessaires.  Et,  comme  Falguière  faisait 
remarquer  que  les  premières  années  seraient  dures  :  «  Je  lui  donnerai  jusqu'à 
mon  dernier  sou  !  »  dit  simplement  le  père,  et  l'enfant  partit. 

* 
*    * 

Je  ne  sais  si  Mercié  reçut  de  sa  ville  natale  ce  secours  toujours  insuffisant 
que  les  municipalités  de  province  octroient  à  ceux  de  leurs  jeunes  administrés 
qui  témoignent  d'une  vocation  artistique.  Le  plus  souvent,  il  faut  le  dire, 
ces  pensions  plus  que  modestes  qui  ne  permettent  guère  à  ceux  qui  les 
reçoivent  que  de  s'endetter,  semblent  moins  un  don  destiné  à  faire  vivre  un 
jeune  artiste  que  l'en-cas  d'une  revendication  de  sa  gloire,  s'il  meurt  célèbre. 

Toujours  est-il  que  voilà  enfin  Mercié  à  Paris,  sans  grandes  ressources, 
mais  dans  l'atelier  de  Jouffroy  et  dans  celui  de  Falguière  ;  je  devrais  ajouter  : 
travaillant  de  son  mieux,  mais  la  vérité  c'est  qu'il  y  avait  en  Mercié  plutôt 
un  rêveur  qu'un  «  piocheur  »   acharné. 

Notre  statuaire  était  surtout  un  poète  ;  son  œuvre  le  prouve  surabon- 
damment. Pendant  que  d'autres  se  fatiguaient  à  modeler  des  torses,  à  étudier 
l'anatomie  dans  des  livres,  lui,  tranquille,  dormant  tard,  se  couchant  tôt, 
passait  la  meilleure  partie  de  son  temps  dans  une  inactivité  apparente.  Un 
travail  inconscient  se  faisait  en  lui,  et  c'est,  pour  ainsi  dire,  rien  qu'en 
respirant  l'air  du  Louvre,  des  musées,  de  la  ville,  qu'il  s'assimilait  les 
parcelles  d'art  qui  y  flottent  en  suspension,  comme  les  grains  de  poussière 
dans  un  rayon  de  soleil. 

Un  beau  jour  de  l'année  1866,  il  fallut  cependant  se  résigner  à  faire  comme 
les  autres  ;  le  concours  d'esquisse  pour  le  prix  de  Rome  était  ouvert.  —  «  Si  je 
me  lève,  dit  Mercié  à  un  ami  qui  venait  le  stimuler,  je  crois  bien  que  je  serai 
admis  !   » 


312  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

Mercié    se    leva,    concourut,    fut    reçu    et    remporta    le    prix    de    Rome. 

A  partir  de  ce  jour,  le  statuaire  entre  dans  une  voie  d'inspiration  et  de 
production  vertigineuse  ;  dans  le  dénombrement  de  ses  œuvres,  je  trouve, 
par  ordre  de  date  ou  à  peu  près  :  un  médaillon  exposé  en  1868  sous  le  titre 
de  Mademoiselle  C...,  puis  Dalila,  buste  en  bronze  (1872),  David  après  le 
combat  (1872),  le  charmant  bas-relief  en  bronze  :  le  Loup,  la  Mère  et. 
l'Enfant  (1872)  et  cet  éclair  de  génie  :  Gloria  victis!  qui  brillera  sur  la  vie 
entière  de  l'artiste.  Ce  beau  cri  poussé  après  nos  défaites,  cette  sublime 
apothéose,  cette  exécution  inspirée  et  irréprochable,  avaient  consacré  à  jamais 
le  nom  d'Antonin  Mercié,  comme  celui  d'un  véritable  patriote  et  d'un  grand 
statuaire. 

Le  succès  d'acclamation  qui  accueillit  ce  groupe  ne  le  grisa  pas;  il  ne 
prit  pas  alors  ce  temps  de  repos  après  la  victoire  qui  est  une  marque  de 
faiblesse  et  dans  lequel  ont  sombré  tant  d'artistes  qui  n'ont  laissé  qu'une 
œuvre  ;  voici  un  bronze  exquis  :  David  avant  le  combat  (1876),  Fleurs  de  Mai, 
ce  marbre  charmant  (1876),  cette  délicate  statuette  :  Junon  vaincue  (1877), 
le  Génie  des  Arts,  ce  haut-relief  si  fier,  si  élégant,  qui  remplaça  dans  le 
tympan  du  guichet  du  Louvre,  le  Napoléon  III,  de  Barye  (1877),  la  Statue 
d'Arago,  pour  Perpignan,  avec  bas-reliefs  (1879),  le  Tombeau  de  Michelet,  au 
Père-Lachaise  (1879),  le  marbre  de  la  Judith  (1880),  le  superbe  groupe  :  Quand 
même!  pour  Belfort  (1880),  la  Statue  de  Thiers  (1880),  le  Tombeau  de  Louis- 
Philippe  et  de  la  reine  Amélie  (1880),  le  Souvenir,  ce  beau  marbre,  pour  le 
tombeau  de  madame  C.  T...  ;  le  Génie  pleurant  (1887),  ce  chef-d'œuvre  de 
sentiment  et  de  douleur,   modelé  pour  le  tombeau  de  son  ami  Cot. 

Je  cite  un  peu  de  souvenir  et  sans  trop  préciser  les  dates  ;  après  avoir 
obtenu  une  médaille  de  première  classe  en  1872,  la  croix  de  chevalier  de  la 
Légion  d'honneur,  la  médaille  d'honneur  en  1874  et  en  1878  (Exposition 
universelle)  il  est  promu  officier  de  la  Légion  d'honneur  en  1879,  il  obtient 
de  l'Institut,  en  1887,  le  prix  biennal  de  vingt  mille  francs  et  eut  certainement 
reçu  une  autre  médaille  d'honneur  si  de  mesquines  considérations  politiques 
n'avaient  empêché  de  récompenser  comme  il  le  méritait,  l'artiste  qui  avait 
fait  cet  autre  chef-d'œuvre  :  le  tombeau  du  roi  Louis-Philippe. 


ANTONIN    MERCIÉ  313 

Je  veux  signaler  encore,  outre  une  suite  de  bustes  de  premier  ordre, 
comme  ceux  de  Bersot,  pour  la  Sorbonne,  de  M.  Hayem,  de  la  petite  fille  de 
Gérôme,  de  Marie-Antoinette,  les  tombeaux  de  Yamiral  Courbet,  de  Thiers, 
de  Zariffi,  de  Baudry,  un  saint  Éloi,  un  grand  bas-relief  pour  la  Sorbonne, 
et  j'aurai  à  peine  énuméré  une  partie  de  l'œuvre  de  ce  surprenant  travailleur 
dont  l'inspiration  n'a  pas  faibli  un  instant.  Je  mentionnerai  pourtant  encore 
la  belle  copie  de  l'Enfant  au  masque,  son  envoi  de  première  année,  les  copies 
pour  M.  Thiers  du  Jonas,   de  Raphaël  et  du  Faune  de  Praxitèle. 

A  propos  de  cette  dernière  œuvre,  je  trouve  dans  une  collection  d'auto- 
graphes, une  lettre  de  M.  Thiers  qui  prouve  que  déjà,  en  1874,  comme 
aujourd'hui,  Antonin  Mercié  était  un  peu  négligent  de  ses  affaires,  et  aussi 
que  M.  Thiers,  traité  si  dédaigneusement  de  «  bourgeois  »  par  des  «  bour- 
geois »  bien  plus  «  bourgeois  »  que  lui,  n'était  pas  si  «  bourgeois  »  qu'on 
voulait  bien  le  dire  ;  je  copie  : 

Paris,  14  février  1874. 
Monsieur, 

Sans  avis  de  vous,  j'ai  reçu  la  copie  du  Faune  de  Praxitèle.  Ce  défaut  d'avertissement  a 
failli  nuire  à  votre  envoi,  car  la  caisse  a  été  ouverte  ;  mais  l'emballage  avait  été  bien  fait  et 
aucun  dommage  n'est  résulté  de  la  visite  et  du  transbordement.  J'ai  trouvé  votre  copie  excellente 
et  reproduisant  bien,  outre  la  grâce,  le  naturel  de  la  pose,  la  beauté  idéale  du  dessin,  l'extrême 
finesse  du  modelé  de  l'original.  Je  vous  en  fais  donc  mon  sincère  compliment  et  vous  prie  de 
m'envoyer  le  compte  de  ce  que  je  vous  dois,  pour  que  je  puisse  m'acquitter  envers  vous. 

Recevez  mes  compliments  les  plus  affectueux. 

A.    THIERS. 
Faubourg  Saint- Honoré,  45.  ' 

•f 

* 
*       * 

J'ai  retardé,  à  dessein,  le  moment  de  parler  de  l'une  des  dernières  et 
des  meilleures  productions  d'Antonin  Mercié,  la  statue  de  Victor  Massé  que 
la  ville  de  Lorient  vient  d'inaugurer  solennellement  sur  sa  plus  belle 
promenade.  C'est  à  l'occasion  de  cette  œuvre  qui  a  soulevé  une  si  vive  et 
si  profonde  émotion,  que  j'ai  connu  plus  intimement  Mercié,  que  j'ai  été  à 
même  de  l'étudier,  de  l'apprécier  mieux  encore.  Celui  à  qui  était  décerné 
par  l'État,  par  sa  ville  natale,  l'honneur   d'avoir  sa  statue,  me   touchait  de 

C    I    40 


314  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

trop  près  pour  que  je  n'aie  pas  voulu  suivre,  presque  jour  par  jour,  le  travail 
du  sculpteur  qui  allait  contresigner  le  brevet  de  sa  gloire. 

Pour  l'inconnu  qui  va  le  visiter  ou  qui  le  rencontre  dans  le  monde, 
Antonin  Mercié  n'est  qu'un  homme  correct,  aux  cheveux  noirs  plaqués 
sur  le  front,  à  l'air  un  peu  indécis  et  froid,  parlant  le  moins  possible  et 
se  dérobant  derrière  un  sourire  aimable  et  évasif.  11  écoute  avec  attention 
et  répond  avec  une  certaine  hésitation;  toujours  courtois,  bienveillant, 
il  est  absolument  fermé  pour  celui  qui  n'a  pas  le  :  «  Sésame  ouvre-toi  !  » 
de    son   esprit   ou    de    son    cœur. 

Ce  «  Schibboleth  »  qui  livrera  Mercié  tout  entier,  c'est  le  mot  art. 
Dès  qu'il  est  prononcé  le  personnage  presque  glacial  qu'on  avait  devant 
soi,  se  transforme;  l'œil,  un  peu  couvert,  s'agrandit  et  darde  un  regard 
noir  et  chaud  qui  vous  pénètre  ;  les  mots,  qui  arrivaient  indécis  sur  ses 
lèvres,  prennent  un  nouvel  accent;  le  visage  s'épanouit;  le  statuaire,  le 
peintre,  le  poète  viennent  de  se  révéler.  Alors,  on  possède  Mercié  tout 
entier,  le  livre  fermé  s'est  ouvert  et  on  peut  y  lire  librement  la  profes- 
sion de  foi ,  les  hautes  visées ,  les  belles  conceptions ,  les  rêves  grandioses 
de  l'artiste.  C'est  tantôt  un  statuaire  grec  amoureux  de  la  forme  qui  vous 
parle,  tantôt  un  éclectique  tombé  en  admiration  devant  les  splendides 
élégances  de  la  Renaissance,  la  grandeur  du  xvne  siècle,  le  charme  exquis 
du  xviu%  les  mâles  beautés  de  Rude  et  les  grandes  œuvres  de  notre 
temps.  Nulle  passion,  nul  parti  pris;  comme  il  l'avoue,  il  va  admirant 
le  beau  où  il  se  trouve,  même  chez  les  desservants  d'écoles  que  son 
tempérament  repousse  ;  à  ceux  qui  lui  reprochent  sa  facilité  à  l'indul- 
gence il  répond  simplement  :  «  Que  voulez-vous,  j'aime  dans  les  autres 
les   qualités   que  je   n'ai   pas  !    » 

Antonin  Mercié,  sorti  de  ces  discussions  qui  l'éveillent  et  lui  font 
rompre  le  silence  dans  lequel  se  plaît  sa  rêverie,  reprend  son  allure  de 
distrait,  d'homme  préoccupé  qu'il  est.  —  «  En  voilà  un  qui  n'est  jamais 
seul,  même  et  surtout  quand  il  n'a  personne  avec  lui!  »  disait  derniè- 
rement un  de  ses  amis.  Et  c'est  en  effet  le  travail  incessant,  l'incubation 
de    mille   projets    par  lesquels    il    est   dominé,    qui    le    font   vivre,    pour    le 


ANTONIN    MERGIÉ  315 

plus  souvent  au  dedans  de  son  cerveau  ;  tout  y  est  appelé ,  concentré , 
toutes  les  énergies  intellectuelles  s'y  réunissent  pour  se  féconder  et  mûrir, 
jusqu'au  moment  où  l'éclosion  d'une  œuvre  nouvelle  vient  en  annoncer  la 
détente. 

Tout  entier  à  sa  pensée,  Mercié  ne  craint  pas  l'importun  d'atelier; 
isolé  du  monde,  il  pétrit  sa  boulette  de  terre  glaise,  cherche  un  mou- 
vement, un  éclairage,  et  ignore  absolument  qu'il  y  a  près  de  lui  un 
inutile.  Parfois  cependant  et  machinalement,  il  murmure  sourdement  quel- 
ques syllabes  pour  laisser  penser  qu'il  écoute  ;  mais  il  n'a  entendu  ni  la 
question  qu'on  lui  a  adressée  ni  la  réponse  qu'il  y  a  faite.  Tout  cela  en 
fumant  sa  cigarette,  en  penchant  la  tête  sur  l'épaule,  en  fronçant  le  nez, 
en  clignant  l'œil,  se  reculant  et  se  rapprochant  de  sa  maquette  pour  mieux 
en  juger  l'effet;  tellement  absorbé  par  l'idée  qu'il  poursuit  que,  au  bout 
de  deux  heures,  se  heurtant  contre  l'importun,  il  lui  dit  avec  un  sourire 
étonné  :   «  Tiens,    vous  étiez  là!   » 

# 
#    # 

Sans  parler  des  autres  dons  naturels  du  statuaire ,  une  des  qualités 
maîtresses  de  Mercié,  c'est  la  sagesse,  le  tact  qu'il  apporte  jusque  dans 
les  moindres  détails  de  son  œuvre.  Nul  ne  sait  comme  lui,  par  exemple, 
faire  revêtir  à  ses  héros  le  costume  moderne,  et  là,  où  tous  nos  statuaires 
se  sont  efforcés  par  des  plis,  des  coups  de  vent  de  leur  invention,  à 
confectionner  des  pantalons,  des  gilets  et  des  redingotes  ridicules,  il 
arrive  à  produire  des  effets  d'élégance,  de  ligne,  rien  que  par  l'expression 
de  la  vérité.  Quel  statuaire  n'eut  échoué  devant  le  costume  de  Louis- 
Philippe,  sa  coiffure,  ses  favoris!  De  cet  amas  de  difficultés  il  est 
sorti  un  chef-d'œuvre,  une  des  compositions  les  plus  émouvantes  du 
maître. 

Ayant  à  exécuter  en  bronze  la  statue  de  Victor  Massé,  Antonin  Mercié 
se  recueillit,  hésita  longtemps  avant  de  se  mettre  au  travail.  Enfin  un  jour 
il  se  décida  :  «  Ce  n'est  pas  un  bronze,  nous  dit-il,  qu'il  faut  faire  à 
celui    qui  a    écrit   Paul  et  Virginie,    Galathée,  les  Noces   de  Jeannette,  Fior 


316  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

dAliza,  les  Saisons,  c'est  un  marbre;  il  faut  le  jour,  la  chaleur  de  la 
lumière  dans  un  corps  comme  celui-là  ;  il  faut  rendre  le  charme  en  même 
temps  que  la  grandeur  de  ses  œuvres;  il  faut  qu'un  rayon  de  soleil  puisse 
le  pénétrer.  Massé  n'est  ni  un  homme  de  guerre,  ni  un  violent,  c'est  avant 
tout  un  artiste  de  pureté,  d'élégance  et  de  simplicité,  un  lumineux;  il 
lui  faut  le  marbre,  je  le  répète;  donnez,  si  vous  voulez,  un  bronze  à 
Juvénal,  à  Dante,  mais  pour  Raphaël,  pour  Virgile,  c'est  le  marbre  qu'il 
leur  faut!   » 

C'est  justement  par  cette  statue  de  Victor  Massé  que  Mercié  a  prouvé 
une  fois  de  plus  combien  le  tact  et  l'esprit  tenaient  de  place  dans  le 
grand  art.  Combien,  ayant  à  faire  la  statue  d'un  compositeur,  se  fussent 
empressés  de  le  draper  dans  l'inévitable  manteau,  de  lui  mettre  la  banalité 
sous  forme  d'une  lyre  dans  les  mains ,  pour  bien  souligner  au  public 
qu'il  avait  un  musicien  devant  lui!  Combien  aussi,  ayant  à  symboliser 
l'œuvre  du  maître,  n'eussent  produit  qu'une  sorte  de  rébus  en  marbre  ! 
Mercié  s'est  contenté  de  représenter  Massé  dans  ses  habits  de  travail,  tel 
qu'il  était,  tels  qu'ils  étaient;  le  compositeur  étend  la  main,  penche  la 
tête  et  prête  l'oreille  aux  harmonies  de  la  nature.  Il  écoute  le  vent  dans 
les  blés,  un  oiseau  qui  chante,  une  vague  qui  meurt  à  ses  pieds,  et  la 
statue  est  vivante,  et  le  chantre  des  Saisons,  des  Noces  de  Jeannette  et  de 
Paul  et  Virginie,  renaît  pour  ceux  d'aujourd'hui  et  pour  ceux  de  demain. 

Je  m'arrête  ;  ce  que  j'ai  voulu  prouver  c'est  qu'un  grand  artiste  pèse 
et  discute  tout  avec  lui-même,  et  que  son  génie  est  toujours  tributaire 
de    sa  raison  et   de   son   bon    sens. 

Est-il  nécessaire  d'ajouter  qu'Antonin  Mercié,  artiste  dans  le  sens  absolu 
du  mot,  n'est  pas  doublé  de  ce  second  homme,  l'homme  d'affaires  qui 
prend  tant  de  place  aujourd'hui,  aussi  bien  chez  les  peintres,  les  sculpteurs 
et  les  musiciens  que  chez  les  littérateurs;  à  ce  point  qu'il  peut  arriver 
à  tout  le  monde,  après  s'être  entretenu  avec  un  monsieur  dans  un  salon 
de  se  demander  :  quel  est  donc  ce  financier  retors  avec  qui  je  viens 
de  causer?  alors  que  c'était  un  poète,  un  peintre  ou  un  auteur  drama- 
tique.   Peut-être    Mercié    pousse-t-il    un    peu    trop    loin    cette   indifférence 


ANTONIN     MERCIÉ  317 

pour  ce  qu'on  appelle  «  ses  intérêts  ».  Ses  amis  certifieront  cette  opinion, 
et  Baudry,  s'il  vivait  encore,  Falguière  et  Chapu  qui  sont  heureusement 
de  ce  monde,  pourraient  dire  si  j'exagère  le  dédain  qu'il  ressent  pour  le 
produit    matériel   de   ses  œuvres. 

Nous  avons  dit  au  commencement  de  cette  notice  que  l'autorité  de 
Falguière  avait  déterminé  la  famille  de  Mercié  à  le  lancer  dans  la  car- 
rière qui  l'a  illustré.  Est-il  utile  d'ajouter  qu'une  étroite  et  déférente  inti- 
mité les  unit  bientôt  l'un  à  l'autre,  et  que  lorsque  Falguière  se  présenta 
à  l'Institut,  Mercié  fut  trop  heureux  d'oublier  ses  titres  à  la  candidature, 
pour  laisser  plus  libre  encore  le  chemin  à  son  maître  ?  Jamais  cette  amitié 
ne  s'est  démentie  et  des  collaborations  (chose  assez  rare  en  sculpture) 
sont   venues    comme  pour    la   solidifier    encore. 

A  ce  propos,  une  simple  observation.  Incontestablement,  d'une  asso- 
ciation de  deux  hommes  de  talent  il  ne  peut  sortir  qu'une  œuvre  de 
valeur,  mais  l'art  pur  s'accommode-t-il  toujours  de  ces  collaborations  ? 
Quand  deux  artistes,  qui  ont  chacun  leur  personnalité,  les  confondent, 
ne  les  effacent-ils  pas  quelque  peu,  et  ne  vaut-il  pas  mieux  leur  demander 
séparément  des  œuvres  qui,  pour  être  moins  pondérées  et  moins  discutées, 
seront  plus  profondément  empreintes  des  qualités  et  même  des  défauts 
qui   leur   sont    essentiels? 

Hâtons-nous  de  constater  que  dans  les  très  rares  et  très  heureuses 
collaborations  d'Antonin  Mercié,  l'artiste  est  resté  lui-même  et  qu'on  peut 
le  retrouver  encore  dans  ces  travaux  de  commune  amitié ,  ainsi  qu'il 
arrive  dans  certains  tableaux  de  maîtres ,  sans  que  lui  ni  ses  associés  en 
art  aient  dépouillé  leur  originalité. 

J'arrive  à  la  fin  de  cette  étude,  plus  développée  et  moins  complète 
que  je  n'eusse  voulu;  mais  le  sujet  était  tentant,  et  il  en  est  du  voyage 
autour  d'une  intelligence  comme  d'une  promenade  dans  un  grand  parc  ; 
tant  de  points  de  vue  nouveaux,  tant  de  belles  échappées  s'offrent,  chemin 
faisant,  à  nos  regards,  que  l'on  est  bien  un  peu  obligé  de  dévier  tantôt 
à  droite,  tantôt  à  gauche  et  de  revenir  sur  ses  pas  avant  de  reprendre 
l'allée    principale. 


318 


LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 


Si  imparfaite  cependant  qu'elle  soit,  cette  esquisse  est  assez  accusée, 
je  l'espère,  pour  que  ceux  qui  admirent  l'œuvre  d'Antonin  Mercié,  puis- 
sent y  prendre  une  assez  juste  idée  de  ce  grand  artiste  qui,  chose  rare, 
est  bien  l'homme  de  son  talent.  Pas  de  forfanterie  d'œuvre  ni  de  langage; 
rien  de  cette  livrée  d'artiste  que  revêtent  ceux  qui  surprennent  par  des 
succès  de  hasard  une  bonne  opinion  d'un  jour,  rien  de  cette  fausse  cha- 
leur, de  ces  attitudes  exagérées  de  ceux  que,  au  contraire  du  Bonaparte 
de  David,  on  trouve  si  fougueux  sur  des  Pégases  si  calmes;  chez  lui 
l'honnêteté  de  l'homme  pénètre  l'œuvre  et  la  rend  plus  noble  encore.  Je 
ne  veux,  pour  bien  me  faire  comprendre,  que  citer  cette  belle  observation 
d'Antonin  Mercié  qui  me  disait  un  jour,  et  cela  sans  prétention  à  la  phrase 
médaille  :  «  11  faut  la  largeur  dans  la  conception  et  dans  l'ensemble 
pour  attirer  à  soi  le  public,  il  faut  la  conscience  de  l'exécution  et  du 
détail  pour  le  retenir!  »  Sentence  qui  devrait  être  inscrite  en  tête  de  ce 
fameux  bréviaire  des  artistes  qu'on  n'a  jamais  fait,  qu'on  ne  fera  pas  et 
qui    serait  si   peu   lu    si  jamais    il   devait    être   écrit! 

PHILIPPE     GILLE. 


LE    GENDARME    ROUGE*' 


Lorsque  Gaspard  avait  déclaré  à  M.  Richardot,  en  des 
termes  empreints  d'une  éloquente  sensibilité, 
qu'il  n'éprouvait  à  l'égard  des  demoi- 
selles Pellerin  d'autres  sentiments  que 
ceux  d'une  vive  compassion  pour  leurs 
malheurs,  le  jeune  homme  était  per- 
suadé de  sa  sincérité. 

Respectueux  des  ordres  de  son 
père,  il  était  parti  à  cheval,  aussitôt 
après  la  grande  chaleur  du  jour,  se 
dirigeant  vers  Lunéville.  Mais,  avant 
qu'il  eût  pris  la  grand'route,  un  léger 
détour,  presque  involontaire,  l'avait  amené  devant  l'habitation  de  madame 
Pellerin,  devant  la  geôle  où  gémissait  Javotte-et-Jacquotte.  Il  savait  bien 
qu'il  ne  verrait  rien,  car  la  maison  était  de  celles  qui  ne  regardent  pas 
dans  la  rue;  malgré  cela,  il  y  était  venu  et,  grâce  à  cette  force  pénétrante 
et  imaginative  qui  jaillit  des  âmes  chevaleresques  en  quête  de  faire  le 
bien,  ses  regards  perçaient  les  murs  incorruptibles,  rencontraient  distinc- 
tement ceux  de  Javotte-et-Jacquotte  et  leur  répétaient  la  phrase  consolatrice 
que  leur  avait  portée  la  galiote  : 

(*)  Voir  les  Lettres  et  les  Arts  du  1"  février  1888,  tome  I,  page  191. 


320  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

«  Des  âmes  généreuses  s'occupent  à  t'arracher  des  mains  de  ton  geôlier...  » 

Et  son  ouïe  intérieure  lui  avait  fait  percevoir  non  moins  distinctement 
deux  voix  timides  qui,  à  l'unisson,  lui  avaient  répondu  tout  bas  :  «  Merci, 
monsieur  Gaspard,  nous  savions  déjà  que  vous  nous  aimiez!   » 

Muni  de  ce  précieux  et  imaginaire  viatique,  Gaspard  avait  pris  défini- 
tivement le  chemin  de  Lunéville.  Au  trot  allègre  de  son  bidet,  ses  idées 
se  coordonnaient  :  il  passait  son  examen  de  conscience  et  se  démontrait 
péremptoirement  à  lui-même  que  sa  conduite  était  aussi  louable  qu'on  pût 
l'imaginer;  qu'il  avait  noblement  agi  en  se  mettant,  par  une  voie  ingénieuse, 
en  relation  avec  Javotte-et-Jacquotte  ;  que  les  sévérités  de  M.  Girardot  ne 
sauraient  l'ébranler  dans  sa  détermination.  Il  se  rappela  aussi  —  et  il  en 
rougit  d'indignation  —  l'allusion  sceptique  et  déplacée  de  son  père  à  ces 
personnes  aimables  et  d'humeur  facile  qui  le  consoleraient  à  Lunéville. 
Comme  si  une  femme  quelconque,  si  adorable  qu'elle  fût,  pouvait  détourner 
son  cœur  de  la  contemplation  des  deux  prisonnières  !  Et,  en  pensant  cela, 
ii  considérait  tendrement  sa  boutonnière  traversée  de  deux  fleurs  de  souci, 
qui  symbolisaient  à  ses  yeux  son  héroïne,  Javotte-et-Jacquotte. 

Tandis  que  ses  pensées  ailées  voltigeaient  ainsi  dans  l'azur  d'espérances 
indéterminées  mais  délicieuses,  son  cheval,  qui  connaissait  la  route  et  savait 
qu'un  bon  gîte  l'attendait  au  bout  de  sa  course,  avait,  en  deux  heures,  franchi 
lestement  les  cinq  lieues  qui  séparent  Saint-Nicolas  de  Lunéville. 

Le  crépuscule  se  fondait  insensiblement  dans  la  clarté  naissante  de  la 
lune,  lorsque  Gaspard  et  sa  monture  s'arrêtèrent  devant  l'auberge  de  la  Croix 
de  Lorraine,  située  presque  en  face  de  la  grille  du  château;  les  trompettes 
des  gendarmes  rangés  en  bel  ordre  dans  la  cour  d'honneur  sonnaient  les 
premières  notes  de  la  retraite  qu'ils  allaient  ensuite  promener  à  travers  la 
ville,  accompagnés  d'un   peloton   de  gendarmes. 

Cette  fanfare  de  retraite  ne  sonnait  point,  comme  semblait  l'indiquer 
son  nom,  l'heure  du  repos  et  du  recueillement  pour  les  gendarmes  :  elle 
leur  donnait  tout  au  contraire  le  signal  de  la  liberté  et,  derrière  les 
trompettes,  les  timbaliers  et  l'escorte  partant  pour  leur  parade  à  travers 
la   ville,   la  foule  des  habits   rouges,    délivrée    du  service,    se  pressait  pour 


LE     GENDARME    ROUGE  32i 

franchir    la    grille    du    château    et    se    dirigeait    vers    l'auberge    attitrée    de 
chaque    compagnie. 

La  Croix  de  Lorraine  avait  l'honneur  de  recevoir  la  compagnie  de  la  Reine, 
fière  de  son  titre,  choisie  de  préférence  par  les  cadets  les  plus  élégants 
et  les  plus  tapageurs;  une  salle  spéciale  y  était  réservée  aux  gendarmes, 
et  malheur  au  quidam,  étranger  à  la  compagnie,  qui  se  fût  permis  de  s'in- 
sinuer dans   le  sanctuaire! 

Le  fils  Richardot  s'y  était  cependant  installé,  et  assis  devant  une  table, 
plongé  dans  sa  méditation,  il  attendait  l'irruption  des  militaires.  11  avait  des 
amis  aux  gendarmes  de  la  Reine  :  avec  l'un  d'eux,  nommé  Joliot  de  Morin, 
dont  le  père  était  conseiller  à  la  cour  souveraine  de  Nancy,  Gaspard  avait 
fait  ses  études  et,  grâce  à  lui,  il  avait  obtenu  de  ces  messieurs  la  faveur 
particulière  d'être  reçu  dans  leur  salle. 

Joliot  entra  l'un  des  premiers  et  aperçut  Gaspard  qui  s'avançait  à  sa 
rencontre.  Ce  n'était  pas  un  gendarme  comme  les  autres,  ce  petit  Joliot  :  il 
évitait  ces  façons  de  soudards  qu'affectaient  la  plupart  de  ses  camarades  :  sa 
voix  douce,  sa  parole  posée,  son  langage  recherché  d'où  il  bannissait  toute 
expression  soldatesque ,  la  finesse  de  ses  traits  avaient,  lors  de  son  entrée 
dans  la  compagnie,  éveillé  la  malice  et  l'ironie  des  anciens;  mais,  s'étant, 
dès  la  première  semaine,  brillamment  expliqué  à  coup  de  sabre  avec  un  certain 
nombre  d'insolents,  il  avait  conquis  l'estime  générale,  et  la  seule  plaisanterie 
qu'on   se  permît  à  son  égard   consistait  à  l'appeler   «   la  demoiselle  ». 

Après  qu'ils  se  furent  embrassés,  Joliot  demanda  à  Gaspard  ce  qui  l'amenait 
à  cette  heure  tardive  à  Lunéville,  d'où  il  venait,  et  surtout  ce  qui  lui  donnait 
cet  air  grave  et  préoccupé,  qu'il  n'apportait  point,  d'habitude,  à  la  ville. 

Gaspard,  lui  posant  le  bras  sur  l'épaule,  l'amena  vers  la  table  qu'il  avait 
choisie  en  arrivant  : 

—  Soupons  d'abord,  dit  Gaspard  ;  —  il  appela  une  servante,  qui  disposa 
leurs  deux  couverts  —  et  maintenant  causons. 

Gaspard  expliqua  à  son  ami  le  motif  de  son  voyage  à  Lunéville;  i\ 
décrivit,  avec  toute  la  véhémence  d'une  sensibilité  qu'il  ne  cherchait  pas  à 
dissimuler,   le   sort  lamentable    des    deux  filles    de    madame   Pellerin,    leur 


322  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

étroite  captivité,  la  tyrannie  de  leur  mère,  leurs  grâces  modestes,  l'ensemble 
délicieux  et  attendrissant  qu'elles  formaient;  il  avoua  les  sentiments  de  pure 
humanité  que  lui  avait  inspirés  leur  infortune  et  le  but  qu'il  s'était  proposé 
de  les  affranchir  :  il  raconta  son  plan  et  les  regards  échangés  à  l'église,  et 
les  galiotes,  et  les  billets,  et  les  soucis,  et  comment  cet  ingénieux  échafaudage 
s'était  écroulé  par  suite  de  l'intervention  malencontreuse  et  involontaire,  sans 
doute,  du  curé,  qui  avait  motivé  l'exil  dont  l'avait  frappé  M.  Richardot. 

Joliot,  qui  l'avait  écouté  avec  le  plus  vif  intérêt,  profita  d'un  soupir  qui 
coupa  la  confidence  de  son  ami  : 

—  M'est  avis,  fit-il  d'un  air  entendu,  que  tu  en  tiens  pour  l'une  ou  l'autre 
de  ces  filles... 

—  Toi  aussi!  s'écria  Gaspard  impatienté.  Tu  me  répètes  exactement  la 
phrase  de  mon  père.  Tu  n'es  donc  pas,  plus  que  lui,  capable  de  comprendre 
un  noble   sentiment,  dégagé   de  toute   arrière-pensée  matérielle  ? 

—  Mais  enfin,  dit  le  petit  gendarme,  lorsqu'on  eut  apporté  le  souper, 
où  veux-tu  en  venir?  Pourquoi  me  prendre  pour  confident?  Tu  n'en  as 
pas  besoin,  puisque  tu  n'es  point  amoureux.  Qu'est-ce  qui  te  pousse  à  te 
constituer  le  Don  Quichotte  de  ces  deux  fillettes,  que  ne  les  laisses-tu  sous 
l'aile  de  leur  mère?... 

—  Ce  que  je  veux,  interrompit  Gaspard  d'un  ton  dramatique,  ce  que  je 
veux!  c'est  les  arracher  à  leur  geôlière,  les  pauvres  chères  enfants;  je  le 
leur  ai  promis,  elles  attendent  leur  sauveur  sans  le  connaître  :  ne  serait-ce 
pas  un  crime  que  de  leur  manquer  de  parole  ?  mais  comment  la  tenir  cette 
parole?...  Joliot   :  tu  es  mon  meilleur  ami,  tu  me   dois  aide   et  conseil... 

Joliot  commençait  à  s'attendrir  à  la  chaleur  sentimentale  et  communicalive 
de  son  ami  :  posant  ses  coudes  sur  la  table  il  se  prit  le  front  dans  les  mains 
et  songea. 

Gaspard  suivait  avec  anxiété  cette  méditation  d'où  son  bonheur  allait 
sans  doute   surgir. 

—  11  n'y  a  qu'un  homme,  s'écria  brusquement  Joliot  en  se  redressant,  qui 
puisse  te  tirer  d'affaire,  cet  homme  c'est  Pigault  ! 

—  Qui  ça,  Pigault? 


LE     GENDARME    ROUGE  323 

—  Comment,  tu  ne  connais  pas  Pigault,  Pigault  de  Lepinoy  ?  C'est  le  fils 
d'un  juge  de  Calais  :  il  désespérait  sa  famille,  qui  l'a  fait  entrer  aux  gendarmes 
de  la  Reine  dans  le  naïf  espoir  de  le  corriger  :  tu  vas  voir  si  elle  y  a  réussi. 
Fais  apporter  une  bouteille  ou  plutôt  deux  bouteilles  de  vin  vieux  de 
Thiaucourt,  moi  je  vais  chercher  Pigault  dans  la  salle  :  j'aperçois  un  groupe 
où    l'on   fait  grand   tapage,    je   serais   bien   étonné   s'il  ne  s'y   trouvait  pas. 

Joliot  revint  en  effet  au  bout  de  quelques  minutes,  ramenant  Pigault  de 
Lepinoy,  qui  était  déjà  très  gai. 

Après  avoir  présenté  son  ami  à  son  collègue,  Joliot  prit  la  parole  et 
exposa  aussi  succinctement  que  possible  le  cas  du  jeune  Richardot,  qui,  par 
instants,  intervenait  avec  feu  dans  le  récit  de  son  ami.  Pigault,  dont  le  regard 
malicieux  allait  alternativement  de  Gaspard  à  Joliot  et  de  Joliot  à  Gaspard, 
fixa  ce  dernier  et,  interrompant  : 

—  Le  diable  m'emporte  !  monsieur,  si  vous  n'en  tenez  pas  pour  l'une  ou 
pour  l'autre  de  ces   deux    fillettes. 

A  cette  interjection,  Joliot  eut  fort  à  faire  de  se  retenir  d'éclater  de  rire, 
et  surtout  d'empêcher  Gaspard  d'éclater  de  colère  en  entendant  cette  phrase 
malencontreuse,  qui  sonnait  comme  un   refrain  ironique. 

Le  mouvement  de  vertueuse  indignation,  mal  contenu  par  Gaspard,  n'avait 
pas  échappé  à  Pigault  qui  ajouta  : 

—  Serait-ce  par  hasard,  pour  le  bon  motif? 

—  Je  vous  jure,  monsieur,  s'écria  Gaspard,  qu'il  ne  s'agit  point  de  ce  que 
vous  croyez  :  je  ne  vois  en  cette  affaire  que  deux  malheureuses  victimes  à 
sauver;  leur  délivrance  sera  ma   plus  douce  et  ma  seule  récompense. 

—  Je  le  regrette  vivement,  répliqua  Pigault;  je  commençais  à  sentir  de 
l'amitié  pour  vous  et  je  me  fusse  fait  un  véritable  plaisir  de  vous  aider  :  mais 
du  moment  qu'il  s'agit  de  quelque  chose  d'honnête,  de  vertueux  et  de  senti- 
mental, je  me  récuse  :  bonsoir,  ce  n'est  pas  mon  affaire. 

—  Voyons,  Pigault,  lui  dit  Joliot  d'une  voix  caressante,  en  emplissant 
les  verres,  sois  gentil.  Je  comprends  tes  scrupules  :  tu  as  des  principes 
et  tu  y  tiens,  c'est  tout  naturel  :  mais  enfin  il  s'agit  de  rendre  service  à 
monsieur,  qui  est  mon  ami,  c'est  comme  si  c'était  pour  moi;  j'admets  que 


324  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

tu  nous  refuses  ton  aide,  mais  tu  peux  bien  nous  donner  un  bon  conseil. 
Pigault,  solennel,  prit  son  verre  :  ce  clair  et  malicieux  petit  vin  rouge  de 
Thiaucourt  qui  ne  mousse  pas  au  sortir  de  la  bouteille,  mais  qui  pétille  dans 
la  bouche  et  chatouille  le  cerveau,  l'attendrit  assurément,  et  lui  persuada 
de  faire  quelques  concessions  à  la  vertu  et  à  l'honnêteté ,  car ,  ayant  bu 
lentement,  il  posa  son  gobelet  et  dit  : 

—  Eh  bien!  oui,  Joliot,  je  consens  à  te  faire  ton  plan. 

Et  prenant  un  ton  sentencieux,  pendant  que  ses  auditeurs,  s'accoudant  à 
la  table,  se  penchaient  vers  lui  : 

—  Ce  qu'il  faut,  c'est  pénétrer  dans  la  place... 

—  C'est  impossible,  absolument  impossible,  interrompit  Gaspard. 

—  Sachez,  monsieur,  dit  Pigault  sévèrement,  que  toute  place  assiégée  doit 
succomber  à  un  moment  donné,  si  elle  ne  reçoit  pas  de  secours  de  l'extérieur, 
c'est  un  des  principes  élémentaires  de  l'art  de  la  guerre. 

Joliot,  en  sa  qualité  de  militaire,  approuva  de  la  tête,  d'un  air  savant. 

—  Mais,  continua  Pigault,  s'échauffant,  ce  n'est  point  un  siège  en  règle 
que  nous  voulons  faire  :  nous  n'avons  pas  de  troupes  pour  investir  la 
place  :  d'ailleurs  ce  sont  là  des  procédés  lents  et  qui  ne  conviennent  point  à 
des  gens  qui  ont  l'honneur  d'appartenir  à  la  maison  du  Roi.  C'est  par  surprise 
qu'il  faut  agir.  La  vieille  est  rusée,  m'avez-vous  dit  :  mais  elle  ne  connaît 
pas  les  stratagèmes  de  la  guerre.  Je  dis  donc  qu'il  faut  s'insinuer  dans  la 
place  et,  une  fois  qu'on  y  sera,  séparer  les  filles  de  la  mère,  c'est-à-dire 
enlever  les  filles  et  laisser  la  mère...  ou  bien  enlever  la  mère  et  laisser  les 
filles  :  cela  dépendra  des  circonstances;  cependant  la  dernière  combinaison 
serait  la  meilleure,  parce  que,  outre  les  filles,  on  tiendrait  la  citadelle;  on 
aurait  pour  ainsi  dire  la  gloire  de  coucher  sur  le  champ  de  bataille. 

Et  je  le  tiens,  le  stratagème  !  continua  Pigault,  dont  l'éloquence  s'ac- 
croissait. Vous  savez  que  M.  de  la  Galaizière,  l'intendant  de  Lorraine, 
est  en  ce  moment  à  Lunéville,  par  ordre  du  Roi,  pour  s'enquérir  des 
besoins  et  des  plaintes  des  peuples  du  Duché  :  mon  ami  Jamet,  l'un  de  ses 
secrétaires,  ne  peut  rien  me  refuser  :  je  lui  demanderai  une  lettre,  ornée  de 
tous  les  paraphes   et  de   tous    les   sceaux    les  plus   authentiques ,   que    l'on 


LE    GENDARME    ROUGE  325 

exhibera  à  madame  Pellerin,  en  lui  enjoignant  de  se  rendre  ici,  pour  compa- 
raître devant  M.   l'Intendant... 

—  Je  ne  connais  pas  M.  Jamet,  objecta  l'honnête  Gaspard,  mais  je  doute 
fort  qu'on  puisse  obtenir  de  lui  une  pièce  qui  serait  un  faux... 

—  Je  le  connais,  moi,  et  je  vous  jure  bien  qu'il  la  donnera,  et  ce  ne  sera 
pas  la  première!  vous  en  serez  quitte  pour  lui  faire  tenir,  par  mon  intermé- 
diaire, un  petit  souvenir...,  un  joli  cadeau  pour  sa  maîtresse  par  exemple, 
en  guise  de  remerciement  :  je  m'arrangerai  pour  le  lui  faire  accepter. 

Gaspard  s'inclina  en  signe  d'acquiescement. 

—  Mais,  reprit  Pigault,  pour  que  l'affaire  réussisse,  il  faut  que  vous  restiez 
tranquille,  monsieur  Gaspard  :  les  amoureux  honnêtes  sont  maladroits  :  vous 
resterez  ici,  et  c'est  Joliot  qui  opérera  :  vous,  vous  feriez  tout  manquer. 

Il  heurta  de  son  verre  sur  la  table  pour  demander  une  troisième  bouteille 
de  thiaucourt,  et  se  tournant  vers  Joliot  : 

—  Demain  matin,  tu  auras  la  lettre  de  Jamet:  tu  demanderas  au  lieutenant 
une  permission  de  vingt-quatre  heures  et,  ton  service  fini,  tu  partiras  avec  un 
camarade,  un  solide,  Fleury,  par  exemple;  tu  connais  le  pays  et  tu  t'arrangeras 
de  façon  à  vous  montrer  le  moins  possible  :  pas  de  tapage,  pas  d'esclandre  : 
d'ailleurs,  avec  ton  petit  air  de  demoiselle,  tu  n'effrayeras  pas  la  vieille  : 
l'important  c'est  de  pénétrer  ;  une  fois  entré,  tu  t'inspireras  des  circonstances, 
tu  t'entendras  d'ailleurs  là-dessus  avec  ton  ami,  cela  ne  me  regarde  pas.  — 
Et  maintenant,  monsieur  Richardot,  fit-il  en  se  levant  après  avoir  bu  une 
dernière  rasade,  je  suis  votre  serviteur,  très  heureux  de  l'occasion  que  j'ai  eue 
de  vous  être  utile  en  même  temps  que  de  faire  pièce  à  votre  méchante  vieille  : 
je  n'ai  qu'un  regret,  c'est  de  vous  voir  dans  de  si  honnêtes  sentiments  et 
incapable  de  profiter,  en  homme  d'esprit,  de  la  bonne  aubaine  que  mes 
conseils  vont  vous  procurer. 

Gaspard  eut  un  mouvement  de  colère  et  lança  à  Joliot  un  regard  qui 
signifiait  :   «  Je  crois  qu'il  se  moque  de  moi  ». 

Joliot  le  calma  d'une  tape  sur  le  bras  et  lui  montra  Pigault,  qui  avait  déjà 
gagné  la  porte  de  la  salle. 

On  a  vu,  au  chapitre  précédent,  que  le  plan  dicté  par  Pigault,  suivi  point 


326  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

en  point,  avait  donné  exactement  le  résultat  prévu  et  que  Joliot  était  «  entré 
dans  la  place  ». 

* 
*    * 

Joliot  et  Fleury,  ayant  installé  aussi  commodément  que  possible  leurs 
chevaux  à  l'écurie,  à  côté  du  vieux  bidet  de  M.  Pellerin,  survivant  de  son 
maître,  revinrent  vers  la  maison,  et  y  pénétrèrent  avec  un  sans-gêne  tout 
militaire,  remplissant  l'austère  demeure  d'un  bruit  de  bottes  et  de  fourreaux 
de  sabres.  Madame  Pellerin  les  suivait,  furibonde,  mais  contenue.  Comme  ils 
arrivaient  dans  la  salle  à  manger,  Fleury,  que  ne  troublaient  point  les  graves 
préoccupations  qui  absorbaient  Joliot,  remarqua  judicieusement  que  des  trois 
couverts  mis  sur  la  blanche  nappe  deux  au  moins  leur  étaient  évidemment 
destinés  et  il  s'assit  :  Joliot  en  fit  autant  et  invita  fort  poliment  madame 
Pellerin  à  prendre  place  entre  eux  deux. 

—  C'est  bien  le  moins,  dit  Fleury,  avec  un  geste  arrondi,  chère  madame, 
car  vous  êtes  chez  vous  ! 

La  vieille  commença  par  se  révolter,  puis  elle  pensa  que,  en  buvant,  ces 
militaires  s'adouciraient  peut-être  :  elle  simula  la  bonne  grâce  et  s'assit. 
Lorsque  la  servante,  stupéfiée  par  la  présence  de  ces  hôtes  insolites,  apporta 
le  premier  plat,  madame  Pellerin  le  lui  prit  des  mains  et  l'offrit  à  Joliot,  et, 
feignant  de  se  parler  à  elle-même,  récrimina  contre  cette  convocation  de 
M.  l'Intendant  :  que  pouvait-il  vouloir  d'une  pauvre  veuve  qui  ne  devait  rien 
à  personne,  qui  ne  s'occupait  d'âme  qui  vive?  puis  elle  s'attendrissait  sur  ses 
filles,  ces  deux  chères  mignonnes!  allait-elle  les  emmener  à  Lunéville,  dans 
cette  Babylone,  peuplée  de  soldats,  d'élégantes  et  de  coquettes  à  faire 
tourner  la  tête  à  d'honnêtes  fdles  comme  les  siennes  ? 

Joliot  restait  silencieux,  insensible  aux  attendrissements  et  aux  timides 
lamentations  de  madame  Pellerin  dont  cette  impassibilité  augmentait  les 
transes  :  elle  faisait  remplir  leurs  verres  avec  prodigalité,  mais  les  bouteilles 
se  vidaient  sans  amener  ni  confidences,   ni  expansion  de  leur  part. 

Une  dernière  fiole,  cependant,  exquise  et  capiteuse,  détermina  Joliot  à 
parler  : 


LE     GENDARME     ROUGE  327 

—  Nous  avons  fait  un  excellent  souper,  ma  bonne  dame  ;  maintenant  que 
nous  sommes  lestés,  il  s'agit  de  se  mettre  en  route  :  ètes-vous  prête?  11  serait 
temps  qu'on  attelât  votre  carriole,  à  moins  que  vous  ne  préfériez  faire  la  route 
à  pied...   ou  à  cheval. 

—  Comment,  monsieur,  partir  tout  de  suite,  s'en  aller  la  nuit,  sur  la 
grand'  route,  avec  deux  hommes,  mais  c'est  impossible... 

Fleury  fit  observer  qu'il  y  avait  de  la  lune. 

Joliot  parut  songer  un  instant,  puis,  prenant  un  air  magnanime  : 

—  Je  veux  bien,  madame,  par  égard  pour  votre  âge  et  au  risque  de 
m'attirer  quelques  désagréments  de  la  part  de  mes  chefs,  vous  accorder  un 
délai,  jusqu'à  demain  matin  :  de  cette  façon,  vous  aurez  le  temps  d'arranger 
vos  affaires.  Mais,  comme  je  réponds  de  vous,  je  vous  préviens  qu'il  vous  est 
défendu  de  sortir  non  seulement  de  la  maison,  mais  de  votre  chambre,  où  je 
vais  avoir  l'honneur  de  vous  conduire  ;  mon  camarade  couchera  en  travers 
de  votre  porte,  sur  une  paillasse  que  vous  voudrez  lui  faire  donner;  si,  pour 
une  raison  ou  pour  une  autre,  vous  désiriez  sortir,  Fleury  vous  accompa- 
gnerait... 

Une  rougeur  pudique  monta  au  front  de  madame  Pellerin. 

—  Et  mes  fdles,  monsieur,  s'écria-t-elle,  c'est  vous,  sans  doute  qui  les  gar- 
derez, vous  vous  coucherez  aussi  en  travers  de  leur  porte  sur  une  paillasse...? 

—  Non,  madame,  répliqua  Joliot  avec  dignité,  je  ne  me  coucherai  point, 
moi,  je  veillerai!  pour  le  cas  où  quelque  velléité  vous  prendrait  de  vous 
échapper.  D'ailleurs,  je  n'ai  point  à  m'occuper  de  mesdemoiselles  vos  fdles, 
mon  mandat  ne  les  concerne  point. 

Les  deux  gendarmes  se  levèrent,  conservant  péniblement  leur  équilibre 
et  marchèrent  à  la  suite  de  madame  Pellerin,  qui,  pour  gagner  du  temps 
et  retarder  le  moment  où  elle  irait  se  coucher  sous  la  garde  de  Fleury, 
commença,  un  flambeau  à  la  main,  à  tourner  dans  la  maison,  ouvrant  et 
refermant  les  armoires,  déplaçant  les  meubles,  fouillant  dans  les  tiroirs. 
Joliot  et  Fleury,  silencieux,  graves  et  patients,  la  suivaient  à  distance  respec- 
tueuse,  s'arrêtant  discrètement  sur  les  seuils. 

Elle    monta   l'escalier  :    ils   le   montèrent.   Deux  portes   donnaient  sur  le 


328  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

palier.  Devant  l'une  de  ces  portes,  madame  Pellerin  s'arrêta  pour  la 
contempler,  les  larmes  aux  yeux  :  c'était  la  chambre  de  ses  filles.  Se  tournant 
vers  ses  deux  gardiens,  elle  gémit  d'un  ton  d'attendrissement  maternel  : 

—  Me  sera-t-il  au  moins  permis  d'embrasser  mes  filles  ?  C'est  la  première 
fois  qu'elles  soupent  sans  moi,  qu'elles  se  couchent  sans  recevoir  le  baiser 
de  leur  mère  ! 

—  Je  veux  bien  vous  y  autoriser,  fit  Joliot  avec  un  solennel  semblant 
d'hésitation,  mais  je  le  fais  sous  la  condition  que  la  porte  restera  ouverte  et 
que  vous  n'échangerez  pas  une  parole  avec  ces  demoiselles. 

Il  fit  un  signe  à  Fleury,  qui  descendit  et  revint  quelques  instants  après, 
portant  l'un  des  flambeaux  de  la  salle  à  manger.  Pendant  que  madame 
Pellerin  bénissait  silencieusement  ses  filles,  qui  s'étaient  blotties  tout  habillées 
sous  leurs  couvertures,  Joliot,  sans  pénétrer  dans  la  chambre  virginale,  en 
étudia  rapidement  la  topographie  par  la  porte  entre-bâillée  et,  dans  cet 
examen  discret,  ne  put  cependant  s'empêcher  de  jeter  un  regard  sur  le 
lit  :  le  lit  lui  rendit  son  regard,  par  l'intermédiaire  de  deux  paires  d'yeux 
qu'il  vit  distinctement  briller  de  curiosité,  grâce  au  flambeau  tenu  par 
l'intelligent  Fleury. 

Joliot,  ayant  vu  ce  qu'il  avait  à  voir,  invita  madame  Pellerin  à  mettre  un 
terme  à  ses  effusions  ;  elle  sortit  de  chez  ses  filles  en  contenant  ses  larmes 
et,  avec  un  geste  dramatique,  tournant  vers  Fleury  sa  face  tuméfiée  : 

—  Je  suis  brisée,  monsieur  !  Allons  nous  coucher  ! . . . 

Le  visage  de  Fleury  se  contracta  d'une  grimace  de  terreur  et  d'effarement  ; 
Joliot,  se  retenant  d'éclater  de  rire,  lui  montra,  pour  le  rassurer,  la  paillasse 
et  la  couverture  que  la  servante  venait  d'installer  sur  le  palier,  au-devant  de 
la  chambre  de  madame  Pellerin  :  celle-ci  venait  d'y  entrer  et  les  deux 
gendarmes  l'y  suivirent  pour  s'assurer,  disaient-ils,  que  cette  pièce  ne 
comportait  pas  d'issues  secrètes  sur  l'extérieur.  En  sortant  de  la  chambre, 
Joliot  en  fourra  négligemment  la  clef  dans  la  poche  de  Fleury,  ainsi  qu'il 
l'avait  fait  d'ailleurs  pour  la  clef  de  la  chambre  des  deux  fillettes.  Cette 
inspection  terminée  : 

—  Je  te  laisse,  dit-il   en  tapant  sur   l'épaule   de  Fleury.   Et   surtout   ne 


LE     GENDARME    ROUGE  329 

dors  que  d'un  œil  :  pas  de  faiblesse  !  Tu  es  responsable  de  ce  qui  se  passera 
dans  la  maison.  Quant  à  moi,  ajouta-t-il  en  haussant  la  voix,  je  reste  sur 
pied  pour  surveiller  les  abords. 

Il  descendit  et  trouva  la  cour  et  le  jardin  argentés  par  un  splendide  clair 
de  lune,   ce  qui  le  porta  à  la  rêverie  et  à  la  méditation. 

Il  résumait  dans  son  esprit,  avec  satisfaction,  les  résultats  acquis  :  il  était 
entré  dans  cette  maison  inexpugnable  ;  il  tenait  prisonnière  l'invincible 
madame  Pellerin  ;  mais  que  faire,  maintenant,  et  comment  procéder  ?  Lequel 
valait  le  mieux,  enlever  la  mère,  ou  bien  faire  évader  les  filles?  Car  il  ne 
fallait  pas  que  l'entreprise  traînât  en  longueur  ;  si  le  coup  manquait,  quel 
désastre,  grand  Dieu  !  Pigault,  Jamet,  Fleury  et  Joliot  se  trouveraient  dans  de 
beaux  draps  ! 

Ah  !  si  Pigault  était  là,  pensait-il.  Malheureusement  Pigault  n'était  pas 
là  pour  secourir  l'indigence  momentanée  de  son  imagination,  légèrement 
oblitérée  par  les  vins  variés  et  généreux  de  madame  Pellerin.  Il  se  dirigea 
lourdement  vers  l'écurie,  visita  les  chevaux  qui,  sans  se  soulever  de  leur 
litière,  le  saluèrent  d'un  hennissement  amical.  Il  prit  une  botte  de  paille  qu'il 
porta  sous  le  hangar  voisin,  défit  le  paquetage  de  sa  selle,  en  tira  son  grand 
manteau  rouge,  dont  il  s'enveloppa  pour  se  garantir  du  serein  et  s'étendit 
doucement,  avec  la  ferme  intention  de  ne  point  clore  les  paupières...  quoique, 
cependant,  il  fût  bien  sûr  de  Fleury,  qui  ne  manquerait  certainement  pas... 
D'ailleurs,  que  craindre,  avec  un  pareil  clair  de  lune?...  à  moins  que  la  vieille... 
ou  les  petites...  si  gentilles!  si  gentilles  avec  leurs  deux  têtes  curieuses... 
et  leurs  deux  paires  d'yeux...   dans  le  grand  lit... 

Il  glissa  dans  le  sommeil,  porté  par  ces  images  qui  se  continuèrent  dans 
son  rêve. 

L'aube  éclatante  d'une  radieuse  matinée,  qui  vint  frapper  ses  paupières, 
la  fraîcheur  dégagée  par  l'évaporation  de  la  rosée,  qui  lui  caressa  l'épiderme, 
le  piétinement  des  chevaux,  déjà  levés  et  s'impatientant  devant  leur  mangeoire 
vide,  et  aussi  un  petit  susurrement  indéfinissable  et  venant  il  ne  savait  d'où, 
réveillèrent  Joliot. 

11  se  débarrassa   de   son  manteau,  quitta   sa  botte  de  paille  et,  en  bon 

C.    I    42 


330  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

cavalier,  soigneux  de  ses  bêtes,  entra  dans  l'écurie  ;  le  valet  imbécile  de 
madame  Pellerin  somnolait  encore,  blotti  dans  une  soupente  ;  il  le  secoua  et 
fit  donner  l'avoine  aux  chevaux. 

—  Et  maintenant,  se  dit-il,  allons  voir  Fleury  ! 

Mais,  comme  il  sortait  de  l'écurie,  le  verger  plein  de  verdure,  la  légère 
et  blanche  vapeur  qui ,  aux  rayons  du  soleil  levant,  se  dégageait  du 
ruisseau,  et  en  marquait  le  cours,  l'attirèrent  :  il  avait  à  peine  avancé  de 
quelques  pas,  qu'un  frôlement  de  jupes  le  fit  se  retourner  et  il  vit  les 
deux  filles  de  madame  Pellerin,  tout  près  de  lui,  timides,  enlacées  l'une  à 
l'autre  ;  elles  s'avançaient  vers  lui,  prenant  chacune  instinctivement  son  rôle 
dans  cette  audacieuse  entreprise  qui  consistait  à  adresser  la  parole  à  un 
gendarme  rouge  :  Javotte  les  yeux  baissés,  —  tandis  que  Jacquotte  suivait  d'un 
regard  inquiet   la  physionomie  du  jeune  militaire,   —  balbutia  : 

—  Monsieur  le  gendarme,   qu'est-ce  qu'on  va  donc  faire  à  maman  ? 
Joliot  leur  fit,  de  son  tricorne,  un  beau  salut,  puis,  se  recoiffant,  ficha  le 

fourreau  de  son  sabre  en  terre,  appuya  ses  deux  mains  sur  la  poignée,  et 
se   penchant  vers  elles  répondit  à  voix  basse  : 

—  Vous  n'êtes  pas  sans  avoir  remarqué  que,  en  entrant  hier,  j'ai  laissé 
tomber,  comme  par  mégarde,  deux  fleurs  de  souci  ?  Est-ce  que  ces  deux  fleurs 
ne  vous  ont  rien  rappelé? 

Elles  rougirent  toutes  deux,  se  regardèrent,  le  regardèrent,  et  dirent 
ensemble  : 

—  Oh!   monsieur,  c'est  vous... 

—  Non,  mesdemoiselles,  répondit  modestement  Joliot,  ce  n'est  pas  moi... 
Mais  d'abord,  mesdemoiselles,  ajouta-t-il,  permettez-moi,  pour  faciliter  la 
conversation,  de  vous  demander  vos  noms  ? 

—  Gomment,  monsieur,  firent-elles  ensemble  et  d'une  même  voix,  avec 
les' marques  du  plus  profond  étonnement,  vous  ne  nous  connaissez  pas! 
Javotte-et-Jacquotte,  monsieur!  Et  elles  accompagnèrent  cette  déclaration 
d'une  preste  révérence  sur  place. 

Joliot  eut  un  geste  de  dépit,  se  rappelant  que,  dans  l'exposé  chaleureux  et 
sentimental  que  Gaspard  lui  avait  fait  à   l'auberge  de  la  Croix-de-Lorraine , 


LE     GENDARME    ROUGE  331 

ces  deux  noms  revenaient  sans  cesse,  liés  par  un  trait  d'union  et  comme  s'il 
se  fût  agi  d'une  seule  personne. 

Il  laissa  aller  son  sabre  et  séparant  les  deux  jeunes  filles,  dit  à  l'une, 
en  prenant  plaisamment  un  ton  de  commandement  : 

—  Vous,  mademoiselle,  comment  vous  appelez-vous  ? 

Et,  comme  elle  répondit:  «  Javottc  »,  il  lui  prit  un  bras  qu'il  enlaça  à 
son  bras  gauche. 

—  A  vous  mon  bras  droit,  mademoiselle  Jacquotte,  dit-il  à  l'autre;  car 
vous   êtes  certainement  mademoiselle  Jacquotte? 

Ils  éclatèrent  de  rire  en  se  voyant  ainsi  tous  trois,  bras  dessus,  bras 
dessous,  dans  la  fraîcheur  du  jardin,  près  du  petit  ruisseau,  leur  complice, 
et  hors  de  portée  de  madame  Pellerin  ;  ils  se  donnaient  le  plaisir  de  fouler 
l'herbe  encore  humide,  sans  rien  se  dire  :  les  deux  petites  s'étonnaient  de 
ne  pas  avoir  plus  que  cela  peur  d'un  gendarme  rouge. 

Joliot  reprit  la  conversation  qui  s'était  pour  ainsi  dire  continuée  dans 
l'esprit  de  chacun  d'eux  : 

—  Alors,  vous  avez  reconnu  les  soucis  ?  Nous  pouvons  donc  causer  aussi 
de  la  galiote  et  de  ce  qui  était  écrit  dessus. 

Elles  se  serrèrent  un  peu  contre  Joliot,  qui  sentit  la  pression  de  leurs 
bras  potelés  et  fermes. 

—  Eh  bien!  mesdemoiselles,  ce  n'est  pas  moi  qui  ai  inventé,  ni  la 
galiote,  ni  ce  qu'il  y   avait  d'écrit  dessus... 

A  ces  mots,  les  deux  bras  potelés  et  fermes  se  relâchèrent  :  cette  détente 
exprimait  évidemment  un  vif  sentiment  de  désappointement  de  la  part  de 
Javotte  et  de  Jacquotte. 

—  Je  le  regrette,  continua  Joliot,  répondant  à  leur  muette  interruption, 
—  je  le  regrette  surtout  maintenant  que  je  vous  ai  vues,  mais  ce  n'est  pas 
moi,   c'est  Gaspard. 

—  Qui  ça,  Gaspard?  dirent-elles  toutes  deux  du  ton  de  la  plus  sincère 
ignorance. 

Joliot  tourna  la  tête  alternativement  de  l'une  à  l'autre.  Pour  le  coup,  il 
n'y   comprenait   plus    rien.    Gaspard   ne  l'avait  cependant  pas   mystifié  :   les 


332  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

gens  à  grands  sentiments,  comme  l'était  son  ami,  n'ont  point  l'esprit  à  des 
facéties  de  ce  genre. 

—  Comment,  vraiment,  leur  dit-il,  avec  les  marques  de  la  stupéfaction, 
vous  ne  connaissez  pas  Gaspard?  Inutile  de  dissimuler  avec  moi,  puisque 
c'est  lui  qui  m'envoie  vers  vous,  avec  pleins  pouvoirs  de  vous  transmettre 
ses  confidences  et  de  recevoir  les  vôtres.  Voyons,  ce  nom  ne  vous  dit  rien? 
Gaspard   Richardot,   le  fils   du  juge   qui  a  succédé  à  monsieur  votre  père... 

Javotte  jura  qu'elle  ne  le  connaissait  pas  et  Jacquotte  confirma  l'assertion 
de  sa  sœur.  Elle  se  rappelait  bien  que,  en  effet,  le  jour  de  la  Pentecôte,  un 
jeune  homme,  à  la  messe,  les  avait  regardées  très  fixement,  ce  qui  avait 
amené  de  la  part  de  leur  mère,  qui  s'en  était  aperçue,  un  redoublement  de 
sévérité  dont  elles  n'avaient  pu,  jusqu'à  ce  jour,  deviner  la  cause. 

—  Eh  bien!  fit  Joliot,  puisque  vous  ne  connaissez  pas  Gaspard,  je  vais 
vous  le  décrire  et  vous  raconter  ce  qu'il  a  fait  pour  vous. 

Il  reproduisit  aussi  fidèlement  que  possible,  le  récit  que  Richardot  lui 
avait  fait  la  veille.  Il  s'efforça  d'être  chaleureux  et  persuasif,  aussi  bien  dans 
le  récit  de  la  messe  de  la  Pentecôte  que  dans  la  peinture  des  nobles 
sentiments  de  Gaspard  :  il  le  montra  victime  des  rigueurs  de  son  père, 
puni  pour  avoir  tenté  de  les  arracher  aux  mauvais  traitements  de  leur  mère. 
Il  fit  de  son  ami  le  portrait  le  plus  flatté,  le  représenta  beau,  riche,  honnête 
et  vertueux. 

Mais  il  s'échauffait  inutilement  et  s'aperçut  bientôt  que  son  éloquence 
ne  pénétrait  point  dans  leurs  oreilles  distraites  et  absolument  indifférentes 
à  cet  exposé  des  qualités  et  des  nobles  sentiments  de  son  meilleur  ami. 

Heureusement  pour  lui,  elles  revinrent  à  leur  idée  première  :  qu'allait-on 
faire  à  leur  mère? 

—  Vous  l'aimez  donc  bien  cette  mère,  s'écria  Joliot,  cette  madame 
Pellerin,  qui  vous  maltraite  et  vous  mène  comme  des  galériens  ? 

—  Hélas!  elle  est  parfois  bien  méchante  et  bien  injuste  avec  nous:  mais, 
que  voulez-vous,   monsieur,  à  notre  âge,  il  faut  bien  aimer  quelqu'un... 

C'était  Javotte  qui  disait  cela  et  sa  voix  baissa  sur  ces  dernières  paroles. 

—  On  pourrait  trouver  mieux,  fit  judicieusement  observer  Joliot.  Je  sais 


LE     GENDARME    ROUGE  333 

bien,  ajouta-t-il,  que  vous  n'avez  pas  le  choix.  C'est  pour  cela  que  j'aurais 
cru  que  Gaspard,  qui  vous  aime  tant,  aurait  rencontré  dans  le  cœur  de  l'une 
de  vous,  la  place  qu'il  mérite.  Mais,  puisque  personne  ici  ne  paraît  disposé 
à  le  payer  de  retour,  n'y  pensons  plus! 

Il  avait  raison  de  dire  :  «  n'y  pensons  plus  »,  car  l'image  de  Gaspard, 
qui,  depuis  le  commencement  de  cette  aventure,  s'associait  dans  son  esprit 
à  celle  des  deux  fdlettes,  s'était  subitement  effacée  pour  faire  place  à*  sa 
propre  image,  celle  de  Joliot  de  Morin,  des  gendarmes  de  la  Reine,  qui 
tenait,  sous  chacun  de  ses  bras,  les  demoiselles  Pellerin  :  Javotte  à  gauche, 
Jacquotte  à  droite. 

Joliot  les  considérait  alternativement,  tandis  que,  animées  par  une  vague 
jouissance,  elles  souriaient  silencieusement  aux  arbres  verts,  au  ciel  bleu,  à 
l'atmosphère  pure. 

C'était  surtout  à  gauche  qu'il  regardait,  du  côté  de  Javotte,  qui,  la 
première,  lui  avait  fait  entendre  sa  voix,  tandis  que  Jacquotte,  plus  timide, 
avait  laissé  parler  sa  sœur.  Et,  en  les  regardant,  il  lui  vint  des  pensées 
suggérées  par  une  casuistique  douteuse  :  puisque  Gaspard  n'était  pas  aimé 
—  ou,  pour  être  exact,  n'avait  pas  su  se  faire  aimer  —  la  place  n'était-elle 
pas  libre?  D'ailleurs,  Gaspard  n'avait-il  pas  déclaré,  et  cela  devant  témoins 
et  de  la  façon  la  plus  formelle,  qu'un  désir  grossier  ne  le  guidait  pas,  qu'il 
n'obéissait  qu'à  un  sentiment  pur  et  chevaleresque  et  ne  poursuivait  d'autre 
but  que  de  rendre  à  la  liberté  cette  pauvre  Javotte-et-Jacquotte  —  car  ce 
grand  nigaud  ne  savait  même  pas  les  discerner  l'une  de  l'autre,  tandis  que 
lui,  Joliot,  son  choix  eût  bien  vite  été  fait —  le  but  était  atteint,  maintenant, 
ou  à  peu  près,  que  pouvait  demander  de  plus  son  ami  Richardot? 

En  fin  de  compte,  se  disait-il,  quel  avantage  tirerai-je  de  cette  entreprise, 
dans  laquelle  je  me  suis  bénévolement  jeté?  Cela  peut  mal  tourner,  si,  par 
exemple,  la  vieille  se  regimbe  et  trouve  moyen  de  s'échapper  ou  d'appeler 
du  secours.  Quel  désastre  si  tout  se  dévoilait  !  Tout  retomberait  sur  moi  ; 
et  dans  ce  cas-là,  il  ne  faudrait  pas  compter  jamais  revoir  Javotte,  ce 
serait  fini,  fini  pour  toujours,  après  avoir  duré  si  peu  de  temps! 

Cette  hypothèse  lui  fit  passer  par  tout  le  corps  un  singulier  frisson,  ce 


334  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

qui  l'amena  à  serrer  instinctivement  le  bras  de  Javotte,  puis  à  lui  prendre 
la  main. 

En  même  temps,  par  un  mouvement  bien  naturel,  il  tourna  les  yeux  vers 
elle  précisément  à  l'instant  où  elle  le  regardait  :  elle  ne  baissa  pas  les 
paupières  ;  son  œil  limpide,  clair  et  franc,  fixait  ce  jeune  homme  qu'elle  ne 
connaissait  que  depuis  quelques  heures,  sans  que  cependant  il  en  jaillît  la 
moindre  effronterie,  sans  que  la  moindre  pensée  mauvaise  pût  s'éveiller  chez 
Joliot.  Il  était  si  sérieux,  si  net,  si  pénétrant,  ce  bleu  regard  de  vierge,  que 
ce  fut  le  gendarme  qui  s'en  intimida;  il  rougit  et  balbutia  : 

—  Excusez-moi,  mademoiselle,  je  vous  ai  peut-être  serré  le  bras  un  peu 
trop  fort,  mais  c'est  la  faute  de  mon  sabre... 

—  En  êtes-vous  bien  sûr?  fit  Javotte  avec  une  nuance  d'ironie  qui  redoubla 
l'embarras  de  Joliot. 

Jacquotte,  silencieuse  jusqu'alors,  s'avança  un  peu,  sans  cependant  quitter 
le  bras  de  Joliot;  elle  trouvait  sans  doute  que  sa  sœur  se  familiarisait  fort 
avec  ce  jeune  homme  et  qu'elle  ne  songeait  guère  plus  à  celui  qui,  le  premier, 
s'était  intéressé  à  elles. 

—  Javotte  !  murmura-t-elle  d'un  ton  de  reproche. 
Javotte  répondit  sèchement  à  sa  sœur  : 

—  Eh!  Jacquotte,  laisse-moi  tranquille! 

La  timide  et  douce  Jacquotte  ressentit  cette  réponse  comme  une  piqûre 
au  cœur,  soudaine  et  cuisante  :  elle  laissa  retomber  son  bras  qui  ne  s'appuyait 
plus  que  mollement  sur  celui  de  Joliot  et  se  détourna,  autant  pour  cacher 
les  larmes  qui  lui  montaient  aux  yeux  que  pour  ne  pas  voir  cet  homme  qui 
venait  de  lui  voler  la  moitié  d'elle-même. 

Hélas  !  le  charme  qui  unissait  les  deux  sœurs  en  un  seul  être  venait  de 
se  rompre.  La  double  personne  qui  s'appelait  naguère  Javotte-et-Jacquotte 
était  morte,  dans  l'intervalle  d'une  seconde  :  quatre  mots,  un  échange  de 
regards  l'avaient  tuée.  Il  faudrait,  désormais,  supprimer  le  trait  d'union  qui 
avait  fondu  leurs  deux  noms  en  un  seul. 

En  marchant  au  hasard,  dans  le  verger,  ils  s'étaient  rapprochés  de  la 
maison;  Fleury  en  sortait  et  s'avança  vers  eux  : 


LE     GENDARME     ROUGE  335 

—  Tu  as  l'air  fatigué,   mon   pauvre   Fleury,  lui  cria  plaisamment  Joliot. 

—  On  le  serait  à  moins,  répliqua  le  malheureux,  d'un  ton  furieux;  cette 
damnée  vieille  ne  m'a  pas  laissé  clore  les  paupières.  Toute  la  nuit  sur  pied! 
Elle  voulait  sortir,  aller  vous  relancer,  s'assurer  que  ses  filles  ne  s'étaient 
pas  sauvées  ;  ce  matin,  au  point  du  jour,  il  fallait  absolument  qu'elle  montât  au 
galetas  pour  réveiller  sa  paresseuse  servante.  Et  maintenant  elle  tourne  dans 
sa  chambre,  à  grands  pas,  donnant  du  pied  dans  la  porte  que  j'ai  eu  soin 
de  fermer  à  clef;  on  dirait  une  bête  sauvage... 

—  Eh  bien!  fit  Joliot,  va  lui  ouvrir  sa  cage  et  amène- la  ici!  Cela  lui 
évitera  le  danger  de  sauter  par  la  fenêtre,  car  je  la  vois  là-bas,  qui  agite  des 
bras   désespérés,   en  me  voyant  faire  si  bon  ménage  avec  ses  filles. 

Fleury  partit  et  revint  au  bout  de  quelques  minutes,  escortant  madame 
Pellerin.  Joliot,  quittant  le  bras  de  Javotte  qui  resta  en  arrière,  à  côté  de  sa 
sœur,  se  dirigea  vers  la  vénérable  dame;  comme  il  ouvrait  la  bouche  pour  lui 
demander  comment  elle  avait  passé  la  nuit,  madame  Pellerin,  qui  en  avait 
gros  sur  le  cœur,  l'interpella  la  première  avec  arrogance  : 

—  Pourriez-vous  me  dire,  monsieur,  si  cette  plaisanterie  va  durer  encore 
longtemps  ?  Pourriez-vous  me  dire,  en  outre,  si  c'est  pour  courtiser  mes  filles 
que  votre  M.   l'Intendant  vous  a  envoyés  ici,  vous  et  votre  acolyte? 

Joliot  répondit  fort  doucement  que  ce  qui  se  passait  n'était  nullement 
une  plaisanterie,  il  jura  qu'il  était  lui-même  très  sérieux  ;  —  beaucoup  plus 
sérieux  ce  matin  qu'hier  soir,  —  ajouta-t-il,  en  regardant  Javotte. 

Mais  madame  Pellerin  ne  écoutait  point,  occupée  qu'elle  était  à  montrer, 
avec  des  gestes  furieux,  à  ses  filles,  le  chemin  de  la  maison. 

—  J'allais  précisément  vous  demander,  dit  Joliot,  de  faire  retirer  ces 
demoiselles;  les  voici,  d'ailleurs,  qui  s'éloignent  de  nous  et  se  dirigent  vers 
le  fond  du  verger,  cela  suffit. 

Voici  donc,  madame,  ce  que  j'avais  à  vous  communiquer  :  ma  mission 
m'impose  une  réserve  absolue;  je  dois  ignorer  le  motif  de  mon  envoi  auprès 
de  vous;  je  ne  dois  pas  savoir  ce  dont  vous  êtes  accusée,  ni  ce  que 
M.  l'Intendant  aura  à  vous  reprocher  lorsque  vous  paraîtrez  tout  à  l'heure 
devant  lui.   Je  ne   dois  pas  le   savoir  et,  cependant,  je  le  sais;  je  ne  dois 


336  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

rien  dire  et  cependant  je  parlerai  ;  je  parlerai,  parce  que  vous  m'avez, 
tout  d'un  coup,  inspiré  le  plus  vif  intérêt;  intérêt  qui  s'est  encore  augmenté 
depuis  que  j'ai  eu  la  douce  satisfaction  de  causer  avec  mademoiselle  Javotte. 

—  Je  suis  vraiment  bien  aise,  interrompit  madame  Pellerin  d'un  ton  où 
se  mêlaient  le  courroux  et  l'ironie,  que  Javotte-et-Jacquotte  soit  de  votre 
goût;  malheureusement  pour  vous,  monsieur,  ce  n'est  point  un  régal  de 
gendarme... 

—  Je  continue,  —  fit  Joliot  avec  un  parti  pris  de  douceur,  car  il  était 
fermement  déterminé  à  apprivoiser  cette  vieille  «  bête  sauvage  »,  comme 
l'avait  irrévérencieusement  appelée  Fleury,  —  je  continue.  Votre  cas  est  très 
grave.  Vous  avez  été  dénoncée  par  des  personnes  dont  le  témoignage  est 
d'un  grand  poids,  comme  séquestrant  vos  fdles,  les  retranchant  du  monde, 
leur  rendant  la  vie  insupportable,  et  cela  par  des  moyens  que  repousse 
l'humanité;  vous  leur  interdisez  toute  communication  avec  le  reste  des 
humains,  chez  lesquels  elles  trouveraient  assurément  des  cœurs  compa- 
tissants. Je  ne  saurais  vous  cacher  que  ces  accusations  me  paraissent  jus- 
tifiées ;  l'aspect  de  cette  maison,  qui  semble  à  la  fois  une  geôle  et  une 
forteresse,  la  résistance  que  moi,  représentant  de  l'autorité  royale,  j'ai 
éprouvée  pour  y  pénétrer,  tout  cela  constitue  contre  vous  des  charges 
très  graves  que  je  ne  pourrai  malheureusement  pas  contredire,  si  je  suis 
interrogé. 

Madame  Pellerin  répliqua  vivement ,  mais  cependant  avec  moins  de 
hauteur  qu'au  début  de  l'entretien,  qu'elle  saurait  bien  s'expliquer  devant 
M.  l'Intendant. 

—  On  voit  bien  que  vous  ne  le  connaissez  pas,  exclama  Joliot.  Il  ne  vous 
fait  comparaître  que  pour  la  forme  ;  mais  vous  êtes  jugée  d'avance...  et 
condamnée,  très  vraisemblablement,  ajouta- t-il  en  baissant  la  tête  comme 
pour  compatir  à  un  malheur  certain. 

Madame  Pellerin  lui  saisit  énergiquement  le  bras. 

—  Mais  c'est  une  infamie  !  s'écria-t-elle.  A-t-on  jamais  condamné  quel- 
qu'un sans  l'entendre?  Ah!  je  sais  bien  d'où  me  vient  le  coup;  mais  je  le 
parerai    et  ceux  qui  ont  machiné  ce  guet-apens  me  le  paieront  cher.  Quelle 


LE     GENDARME    ROUGE  337 

espèce    est-ce  donc  que  votre  M.   de   la    Galaizière,    votre  intendant?  Vous 
ne  me  le  donnez  certes  pas  pour  un  honnête  homme  ? 

Ses  chairs  abondantes  tressautaient  pendant  qu'elle  pérorait  et  gesticulait; 
elle  était  affreuse  à  voir  ainsi,  animée  par  la  peur  et  la  colère,  si  affreuse, 
que  Joliot ,  qui  cependant  ne  manquait  pas  de  bravoure,  instinctivement 
dégagea  son  bras. 

—  Ne  vous  emportez  pas,  chère  madame  Pellerin,  et  pesez  vos  paroles. 
Croyez-moi,  pesez-les;  vous  avez  laissé  échapper  des  mots  que  je  préférerais 
ne  pas  avoir  entendus. 

Cette  phrase,  prononcée  d'un  ton  respectueux  mais  ferme,  ramena  chez 
madame  Pellerin  un  calme  relatif.  Il  s'ensuivit  un  silence,  pendant  lequel 
ses  pensées  évoluèrent. 

Joliot,  qui  la  guettait,  jugea,  la  voyant  mollir,  que  le  moment  était  venu 
de  frapper  le  grand  coup  :  pour  se  donner  du  courage,  il  tourna  les  yeux  du 
côté  du  verger  et  vit  très  nettement  que  Javotte  le  considérait  avec  un 
regard  d'encouragement,  accompagné  d'un  expressif  mouvement  de  tête  ; 
c'était  bien  le  même  regard  que  celui  de  tout  à  l'heure,  le  premier,  celui 
qui  avait  tout  décidé. 

«  Brusquons,  pensa-t-il,  ce  n'est  pas  la  première  fois  que  je  monte  à 
l'assaut  :  En  avant,  Javotte  te  regarde,   montre-toi  digne  d'elle.   » 

—  Madame,  dit-il,  en  se  plaçant  devant  madame  Pellerin  ;  je  vais  vous 
parler  net  :  vous  me  paraissez  comprendre  enfin  la  gravité  de  votre  situation 
et  vous  voudriez  bien  en  sortir  de  façon  à  vous  dispenser  de  ce  voyage 
de  Lunéville,  entre  mon  compagnon  et  moi  ;  la  visite  à  M.  l'Intendant 
n'est  pas  de  votre  goût.  Je  le  comprends,  car  il  est  terrible,  M.  de  la 
Galaizière,  fantasque,  brutal  et  inflexible.  Eh  bien!  madame,  le  seul  moyen 
d'éviter  tout  cela,  c'est  de  faire  de  bonne  grâce  ce  que  M.  l'Intendant  saura 
bien  vous  obliger  à  exécuter. 

Pendant  ce  préambule,  madame  Pellerin  avait  tenu  les  yeux  baissés,  sa 
contenance  et  sa  physionomie  présentaient  des  symptômes  non  équivoques 
d'incertitude,  d'embarras  et  d'humilité. 

«   Allons,    Joliot,    de    l'entrain,    pousse,    avance,    l'ennemi    faiblit,    se    dit 


338  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

le  jeune  gendarme,  en  observant  la  vieille,  Javotte  te  voit  et  t'entend  !  » 
■ —  Qu'est-ce  qu'on  vous  reproche,  ou  pour  parler  plus  exactement,  quel 
est  le  crime  dont  vous  êtes  convaincue?  c'est  de  claquemurer  vos  filles,  de 
barricader  votre  maison,  de  la  transformer  en  une  geôle  dont  les  murs 
impénétrables  sont  supposés  cacher  toutes  sortes  de  supplices  que  vous 
infligez  à  vos  victimes... 

—  Mais,  monsieur,  geignit  la  vieille,  avec  des  sanglots  dans  la  voix,  vous 
voyez,  vous-même,  que  c'est  une  affreuse  calomnie,  ma  maison  n'est-elle  point 
ouverte,  Javotte  et  Jacquotte  ne  sont-elles  pas  libres?  —  et  d'un  bras  théâtral 
elle  montra  sa  porte  et  ses  filles. 

—  Sans  doute  !  malheureusement  ce  n'est  pas  moi  qui  vous  juge  ;  je 
pourrais  peut-être,  cependant,  me  faire  votre  avocat,  mais  il  faudrait  que 
je  puisse  apporter  une  preuve  éclatante,  qui  frapperait  les  imaginations  et  qui 
désarmerait  vos  adversaires  les  plus  prévenus. 

—  C'est  cela,  c'est  cela,  fit  madame  Pellerin  de  plus  en  plus  larmoyante 
et  de  plus  en  plus  humble  ;  que  me  conseillez-vous,  monsieur  le  gendarme, 
vous  qui  me  semblez  si  bon  ? 

Joliot,  de  la  main,  se  frotta  le  menton,  geste  qui  exprima  la  méditation, 
puis  se  frappa  le  front,   ce  qui  signifie  généralement  :  j'ai  trouvé! 

—  J'ai  trouvé,  s'écria-t-il,  en  effet.  Appelez  ici,  devant  nous,  vos  deux 
filles  et  dites-leur  simplement  ceci  :  «  Mes  chères  enfants,  on  m'accuse  de  vous 
tyranniser,  on  prétend  que  je  vous  prive  de  toute  liberté.  Eh  bien  !  demandez- 
moi  ce  que  vous  voudrez,  je  vous  l'accorderai,   incontinent...    » 

—  Jamais,  jamais  je  ne  dirai  cela,  interrompit  madame  Pellerin, 
reprenant   subitement  sa  voix  et  sa  figure  de  mégère  obèse. 

—  En  ce  cas,  madame,  j'aurai  la  douleur  de  mettre  à  exécution  mon 
mandat  et  de  vous  emmener  sur  l'heure  à  Lunévillc. 

Sa  voix  tremblait  et  madame  Pellerin  put  croire  que  le  gendarme  s'im- 
patientait  de    ses  tergiversations. 

Elle  poussa  un  soufflement  qui  tenait  à  la  fois  du  soupir  et  du  rugis- 
sement et  cria  : 

—  Javotte,    eh  !    Javotte,    arrive  ici  !  —  J'appelle  Javotte,  dit-elle    à  voix 


LE     GENDARME     ROUGE 


339 


basse  à  Joliot,  parce  qu'elle  est  la  plus  délurée;  la  pauvre  Jacquotte  n'oserait 
jamais  parler  devant  un  homme  qu'elle  ne  connaît  pas. 

Javotte  qui,  de  loin,  suivait  les  gestes  de  cette  conversation,  accourut 
aussitôt.  Elle  interrogea  de  l'œil  Joliot,  qui,  dans  le  même  langage,  lui 
répondit  qu'il  l'aimait  de  toute  son  âme  et  que  les  choses  étaient  en  bonne 
voie.  Puis  il  se  tourna  vers  madame  Pellerin,  comme  pour  lui  dire  :  «  Parlez, 
nous  vous  attendons   ». 

—  Javotte,  ma  fdle,  ma  fdle  bien-aimée,  balbutia  madame  Pellerin...  Non 
décidément,  je  ne  pourrai  jamais  ;  je  ferai,  monsieur,  tout  ce  que  vous  me 
forcerez  de  faire,  puisque  je  n'y  peux  échapper,  mais  je  ne  saurais  m'hu- 
milier  ainsi  devant  mes  filles  ;  parlez  vous-même,  en  mon  nom,  j'approuverai, 
mais  ne  m'en  demandez  pas  davantage. 

—  Ce  que  j'en  ferai,  madame,  ce  sera  pour  vous  obéir,  repartit  Joliot, 
s'inclinant,   puis,  s'adressant  à  Javotte  : 

—  Mademoiselle,  madame  votre  mère,  se  rendant  enfin  à  la  raison, 
éclairée  par  les  conseils  de  l'amitié  et  du  désintéressement,  s'est  décidée  à 
vous  considérer,  désormais,  vous  et  votre  sœur,  comme  douées  d'un  discer- 
nement suffisant,  pour  avoir  des  idées  personnelles,  pour  émettre  quelques 
désirs  et  même,  jusqu'à  un  certain  point,  pour  exprimer  quelque  volonté. 
Pour  vous  en  donner  une  preuve  manifeste,  madame  votre  mère  veut  bien, 
dès  maintenant,  vous  autoriser  —  en  vous  assurant  d'ailleurs  qu'elle  sera  bien 
accueillie  —  à  lui  faire  une  demande,  quelle  qu'elle  soit;  madame  Pellerin  ne 
doute  pas,  non  plus  que  moi,  que  l'objet  de  vos  désirs  ne  soit  de  ceux  qu'une 
mère  peut  honnêtement  accorder  à  sa  fille. 

Avec  quelle  éloquence  délicieuse,  quel  charme  sérieux,  quelles  pénétrantes 
intonations  le  jeune  gendarme  avait  prononcé  ce  petit  discours!  Son  regard 
enveloppait  Javotte,  qui,  les  yeux  modestement  baissés,  sentait,  à  chacune  de 
ses  paroles,   les  rougeurs  du  plaisir  lui  monter  aux  joues. 

Joliot,  ayant  fini  de  parler,  regarda  madame  Pellerin,  comme  pour  lui 
demander  s'il  avait  convenablement  interprété  sa  pensée. 

Elle  secoua  la  tête,  d'un  geste  d'acquiescement;  même  elle  sembla 
légèrement  attendrie. 


340  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

—  Ainsi,  demanda  Javotle  anxieuse  et  scandant  ses  mots,  je  puis  vraiment 
dire  ce  que  je  sens,  ce  que  je  pense,  ce  que  je  veux?  Je  peux  dire  :  «  Ma 
mère,  je  vous  demande  de  m'accorder...   » 

—  Vous  le  pouvez,  ma  fdle  !  fit  madame  Pellerin  avec  un  geste  de  magna- 
nimité souveraine. 

Joliot  fit  mine  de  se  retirer  discrètement. 

—  Oh  !  restez,  monsieur  le  gendarme,  dit  Javotte. 

En  même  temps,  elle  se  jeta  au  cou  de  sa  mère  et  lui   dit  : 

—  Maman,  je  vous  supplie  de  permettre  à  monsieur,  que  voici,  de  vous 
demander  ma  main  ! 

A  cette  phrase  inouïe,  madame  Pellerin  sentit  fléchir  ses  jambes;  les 
deux  jeunes  amoureux  s'empressèrent  de  la  soutenir,  et,  ne  voyant  pas 
de  siège  à  proximité,  la  traînèrent  jusqu'à  un  arbre,  contre  lequel  ils 
l'appuyèrent. 

—  J'en  mourrai,  gémissait-elle,  j'en  mourrai  ;  mais  qui  êtes-vous  donc, 
monsieur?  dit-elle,  rapidement  revenue  de  sa  pâmoison.  Est-ce  que  je 
vous  connais  ?   Est-ce  que  vous  connaissez  ma  fille  ? 

—  Je  vous  jure,  madame,  que,  il  y  a  quelques  heures,  j'ignorais  abso- 
lument qu'il  existât  dans  le  monde  une  charmante,  aimable  et  vertueuse 
créature  qui  se  nommât  Javotte  Pellerin;  aussi  bien,  elle  ne  se  doutait  guère 
qu'il  y  eût,  dans  la  Compagnie  de  la  Reine,  un  gendarme  qui  s'appelât  Joliot 
de  Morin... 

Ce  nom  produisit  sur  madame  Pellerin  un  effet  merveilleux  ;  elle  quitta 
son  arbre  et,  remettant  un  peu  d'ordre  dans  ses  atours  : 

—  Comment,  le  fils  de  M.  Joliot  de  Morin,  du  conseiller  à  la  Cour 
souveraine  de  Nancy,  daigne  me  demander  la  main  de  mon  enfant,  à  moi, 
pauvre  veuve  d'un  modeste  juge  de  campagne?  Ah!  monsieur!  Vous  croyez 
peut-être  ma  fille  plus  riche  qu'elle  n'est.  Mon  pauvre  Pellerin  n'a  su  guère 
amasser;  c'était  un  juge  honnête;  d'autant  que  les  plaideurs,  en  ce  pays, 
sont  rares  et  fort  regardants. 

Elle  leva  les  bras  en  l'air,  rejeta  la  tête  en  arrière,  comme  pour  une 
invocation  et  murmura  d'un  ton  de  prière  larmoyante  : 


LE     GENDARME     ROUGE  341 

—  Cher  Pellerin,  du  haut  du  ciel  tu  héniras  cette  union,  si  belle  que  je 
n'ose  y  croire  ! 

Pendant  que  la  mère  s'attendrissait  ainsi,  Joliot  avait  pris  les  mains  de  la 
fille  ;  ils  se  regardèrent  tous  deux,  bien  en  face,  se  pénétrant  l'un  l'autre  ; 
leurs  yeux  se  disaient  :  Est-il  possible,  dans  la  même  minute,  d'avoir  souhaité 
le  bonheur  et  de  l'avoir  obtenu  ! 

Javotte  était  transfigurée  ;  les  traits  sévères,  presque  durs,  de  sa  physio- 
nomie lorraine,  s'étaient  adoucis  et  détendus  ;  le  bleu  de  ses  yeux  prenait  des 
tons  de  violette,  ses  narines  palpitaient  pour  la  première  fois  à  cette  bouffée 
subite  de  félicité. 

Madame  Pellerin  les  tira  de  leur  mutuelle  extase,  et,  s'adressant  à  Joliot, 
du  ton  affectueux  auquel  a  droit  un  gendre  aussi  notoire  et  aussi  subit  :  «  Et 
Jacquotte,   cher  monsieur,   nous  l'avons  oubliée  !   » 

Elle  l'appela  d'une  voix  caressante  qui  dut  singulièrement  surprendre  les 
échos  du  verger,   accoutumés  à  de  plus  aigres  intonations. 

La  pauvre  Jacquotte  s'approcha  lentement  ;  elle  n'était  point  transfigurée, 
elle,  car  le  bonheur  n'était  pas  arrivé  pour  elle.  Elle  avait  tout  vu,  tout 
entendu.  Elle  leva  vers  sa  sœur  ses  yeux  remplis  de  larmes,  puis,  se  plaçant 
près  de  madame  Pellerin,  lui  dit  simplement,  épargnant  ses  paroles,  de  peur 
d'éclater  en  sanglots  : 

—  Jacquotte  restera  avec  vous,  ma  mère. 

Le  temps  passait  cependant  et  Joliot  finit  par  s'en  apercevoir. 

—  Fleury,    cria-t-il,   selle   les  chevaux,  nous  allons  partir! 

Fleury  qui  fumait  philosophiquement  sa  pipe,  en  somnolant,  au-devant 
de  l'écurie,  se  récria  :  on  n'allait  pas  se  mettre  en  route  et  faire  cinq  lieues 
sans  rien  dans  le  ventre,  —  Fleury  n'étant  pas  amoureux  avait  bien  le  droit 
d'avoir  de    l'appétit. 

—  Ces  pauvres  messieurs  les  gendarmes,  s'écria  la  vieille,  où  donc 
ai-je  la  tête?  j'allais  les  laisser  partir  comme  cela,  à  jeun.  Viens  vite,  ma 
Jacquotte,  nous  allons  leur  préparer  quelque  chose. 

Elles  se  dirigèrent  vers  la  maison,  suivies  de  Joliot  et  de  Javotte,  et  de 
Fleury  qui  les  rejoignit. 


342  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Il  n'y  avait  pas  une  minute  à  perdre  au  dire  de  Joliot  qui,  continuant  sa 
feinte,  déclarait  qu'il  devrait  être  déjà  devant  M.  de  la  Galaizière  pour  lui 
rendre  compte  de  sa  mission  — -  il  insista  encore  sur  l'inflexibilité  de  ce 
redoutable  personnage  :  heureusement  pour  madame  Pellerin  et  grâce  à  son 
esprit  accommodant  l'affaire  s'était  arrangée,  mais  encore  fallait- il  que 
M.  l'Intendant  en  fût  informé  en  temps  utile.  Aussi,  sans  pitié  pour  l'estomac 
de  son  camarade,  Joliot  se  leva  de  table,  rassembla  son  sabre  et  enfonçant 
son  tricorne  sur  la   tête  : 

—  Allons,  à  cheval,  Fleury.  Ne  fais  pas  la  grimace  :  crois-tu  donc  que 
cela  m'amuse  de  quitter  cette  maison,  où  je  viens  de  rencontrer  le  bonheur 
de  ma  vie  ? 

Les  deux  montures  attendaient  devant  la  porte  :  le  valet  imbécile  les  y 
avait  amenées,  mais  il  s'était  sauvé  à  l'approche  des  gendarmes  qui.  lui  faisaient 
horriblement  peur.  Fleury  était  déjà  en  selle  et  Joliot  s'apprêtait  à  mettre 
le  pied  à  l'étrier,  lorsque  madame  Pellerin  s'élança  vers  lui,  les  bras 
ouverts   : 

—  Monsieur  Joliot  de  Morin...  mon  gendre,  lui  dit-elle  avec  des  larmes 
d'attendrissement  qui  luisaient  sur  ses  joues,  partirez-vous  donc  sans  embrasser 
votre  mère? 

Joliot  n'essaya  pas  d'esquiver  l'inévitable  et,  courageusement,  subit  cet 
épanchement  familial.  Madame  Pellerin  le  garda  quelques  instants  serré 
contre   sa  vaste   poitrine,   puis  le    lâchant   et   lui    montrant  sa   fille    : 

—  Je  vous  permets  maintenant  de  donner  à  Javotte  le  baiser  de  fian- 
çailles ! 

Elle  s'avança  :  modeste,  sans  fausse  pudeur,  avec  le  sentiment  qu'elle 
accomplissait  un  acte  non  seulement  licite  mais  sacré,  et  que  le  contact  des 
lèvres  du  jeune  homme  sur  son  visage  allait  décider  de  sa  vie.  Joliot  certaine- 
ment était  plus  troublé  qu'elle  :  il  chercha  une  phrase,  un  mot  :  mais  rien 
ne  lui  vint  à  l'esprit,  pas  même  la  plus  plate  banalité;  ce  qui  le  tira 
d'affaire  ce  fut  les  yeux  de  Javotte  qui  le  regardaient  en  lui  disant  :  «  Tu 
n'as    pas  besoin  de   parler,  je  te   comprends  !    » 

Joliot  aussi  avait  compris  et,  sur  le  front  de  la  jeune  fille,  il  imprima  un 


LE     GENDARME     ROUGE  343 

profond  baiser,  dont  eurent  leur  part  les  boucles  rebelles  de  cheveux  blonds 
échappés  de  la  cornette. 

Pendant  cette  scène,  madame  Pellerin,  ayant  séché  ses  larmes,  rayonnait. 
Quel  changement  depuis  la  veille!  Était-il  possible  que  le  soudard  d'hier  et 
le  fiancé  d'aujourd'hui  fussent  un  seul  et  même  personnage! 

Jacquotte  avait  beaucoup  souffert,  durant  ces  embrassements.  Elle  était 
allée  chercher  un  dernier  verre  de  vin  de  Moselle,  pour  Fleury;  mais  comme 
il  buvait  lentement  en  gourmet,  elle  ne  put,  attendant  qu'il  rendît  son  gobelet 
vide,  éviter  de  voir  ce  qui  se  passait  entre  Joliot  et  Javotte  :  elle  sentit 
nettement  alors  qu'elle  était  cruellement  jalouse  de  sa  sœur. 

Cependant,  Joliot  sautait  à  cheval  :  il  envoya  de  la  main  un  second  baiser 
à  Javotte,  adressa  un  geste  de  politesse  amicale  à  Jacquotte,  qui  détourna  la 
tête,  et  les  deux  cavaliers  partirent  au  grand  trot,  accompagnés  des  «  au 
revoir,  à  bientôt,  vous  revenez  demain,  après-demain,  tous  les  jours  »  de  sa 
future  belle-mère,  devenue  maintenant  l'excellente  madame  Pellerin. 

* 
*    * 

Sur  la  promenade  du  Bosquet,  dont  les  parterres  et  les  ombrages  s'étendent 
au-devant  de  la  façade  orientale  du  château  de  Lunéville,  Gaspard  Girardot  et 
Pigault  de  Lepinoy,  l'un  impatient  et  fiévreux,  l'autre  simplement  curieux  de 
connaître  le  résultat  de  l'équipée,  attendaient  Joliot  qui  leur  avait  promis 
d'être  de  retour  avant  midi. 

Les  allées  étaient  désertes  à  cette  heure-là;  les  deux  promeneurs  hâtèrent 
le  pas,  en  voyant  de  loin  accourir  le  jeune  gendarme,  agitant  son  chapeau. 

—  Eh  bien  ?  firent-ils   tous  deux. 

— -  Victoire,  mes  amis,  victoire  complète  ! 

—  Elles  sont  libres?  demanda  anxieusement  Gaspard. 

—  Oui,  libres,  répondit  Joliot,  prenant  une  main  à  chacun  d'eux.  Libres! 
Et  la  meilleure  preuve,  c'est  que  j'épouse  mademoiselle  Javotte  Pellerin. 

—  Imbécile!  exclama  Pigault. 

—  Misérable!   rugit  Gaspard  qui  devint  extrêmement  pâle. 
Et  tous  deux  repoussèrent   ses  mains. 


344 


LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 


—  Voilà  deux  mots  qui  vaudraient  deux  bons  coups  d'épée,  si  je  n'étais 
pas  le  plus  heureux  des  hommes;  mais  le  bonheur  rend  indulgent.  Je  vous 
pardonne.  A  toi,  Pigault,  qui  m'as  appelé  imbécile  parce  que  je  me  marie, 
je  te  souhaite  de  ne  pas  faire  une  plus  mauvaise  fin  que  la  mienne  :  d'ailleurs 
si   tu   l'avais  vue,  ma  Javotte,   tu  m'excuserais. 

Quant  à  toi,  Gaspard  qui  m'as  traité  de  misérable,  que  peux-tu  me  repro- 
cher ?  Pigault  n'est-il  pas  témoin  que  tu  t'es  emporté  lorsque  nous  avons 
fait  la  supposition  bien  naturelle,  que  tu  étais  amoureux  de  l'une  de  ces 
deux  demoiselles?  Et  tu  aurais  voulu  que  je  devinasse  le  fond  de  ta  pensée, 
quand  tu  l'ignorais  toi-même!  Tu  ne  m'as  pas  même  dit  leur  nom!  J'étais 
lancé,  il  fallait  réussir;  l'amour  m'est  venu  en  aide  et  ma  foi!  je  n'ai  pas 
hésité.  Je  suis  désolé  de  la  peine  que  je  te  fais,  mais  je  te  le  répète,  tu  n'as 
le  droit  de  t'en  prendre  qu'à  toi-même. 

Gaspard  courba  tristement  la  tête  :    que  pouvait-il   répondre? 

—  11  ne  te  reste  qu'une  chose  à  faire,  reprit  Joliot,  en  lui  passant  frater- 
nellement un  bras  sur  les  épaules  :  épouse  Jacquotte,  elle  vaut  presque 
sa   sœur  ! 

THÉOPHILE     GAUTIER     FILS. 


^^ 


LA    RELIGION    AU    THEATRE 

LES    PRÉCÉDENTS    DE    L'ABBÉ    CONSTANTIN 


Depuis  qu'il  a  manqué  son  centenaire, 
—  oh  !  de  bien  peu,  de  six  mois  à  peine, 
mais  enfin  il  l'a  manqué  !  —  je  n'ai  jamais 
regretté  le  père  Dupin  aussi  vivement  que 
à  la  première  représentation  de  l'Abbé 
Constantin. 

Le  père  Dupin!...  Nous  ne  saurions 
l'appeler  autrement,  nous  qui  l'avons  vu, 
dans  ses  dernières  années  et  jusqu'à  la 
veille  de  sa  mort,  trottiner  par  les  couloirs 
de  I'Opéra-Comique  et  du  Gymnase  ou  sur 
l'asphalte  des  boulevards,  témoin  guilleret 
d'un  siècle  entier. 

11  n'avait  pas  cependant  toujours  trot- 
tiné :  il  avait  caracolé  naguère,  au  moins 
comme  aide  de  camp  de  Scribe,  ce  maré- 
chal des  vaudevillistes  ! 

Eh  bien  !  «  du  haut  des  cieux,  sa 
demeure  dernière  »  (pour  emprunter  un 
vers  fameux  qui  appartient  à  Henri  Dupin 
aussi  bien  qu'à  Eugène  Scribe),  je  ne  sais  si  notre  vieil  ami  s'intéresse 
encore  aux   destinées  de  l'art  dramatique...;  mais  j'aurais  voulu  qu'il  fût  là, 


■  Muai  not 


346  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

dans  le  fauteuil  voisin  du  mien,  pour  me  chuchoter  encore  :  «  Allons  donc...! 

Oh!   Oh!...  De  mon  temps...  »   De    son    temps,  —  ou  plutôt  dans   l'un  des 

temps  où  il  avait  vécu,   dans  celui   dont  il  se  souvenait  le  plus  volontiers, 

—  il  paraît  que  beaucoup   de  choses,    au  théâtre,   différaient  de  ce  qu'elles 

sont  aujourd'hui.   J'aurais    été    curieux  de  voir    la    surprise   du    père  Dupin, 

à   l'aspect  de   cette   soutane  et  du   rôle  qu'elle  jouait  dans   la  pièce  et  de 

l'accueil   enfin  que  lui   faisait  le  public. 

Non  qu'il   fût    défendu,    en    ce    temps-là,   —    comme    nous   pourrions    le 

supposer,  —  de  produire  sur  la  scène  l'habit  ecclésiastique  :  on  ne  se  privait 

pas    de    toucher    aux  personnes    et   aux   choses  saintes,    bien   au    contraire  ! 

L'ordonnance  de    Boileau   était    tombée   en   désuétude    : 

De  la  foi  d'un  chrétien,  les  mystères  terribles, 
D'ornements  égayés  ne  sont  point  susceptibles... 

Boileau  n'était  plus  à  la  mode,  mais  Béranger,  —  ce  Béranger  dont  l'un  de 
nous,  même  après  souper  (si  l'on  soupait  encore),  rougirait  de  fredonner 
par  les  rues,  la  nuit,  en  la  seule  présence  de  la  lune  discrète,  le  Bon  Dieu 
ou  les  Deux  Sœurs  de  charité'/ 

Il  faut  nous  remémorer,  par  un  petit  effort,  que  les  hommes  de  cette 
époque  ou  leurs  pères,  —  qui  les  avaient  élevés,  —  étaient  d'anciens  spec- 
tateurs de  la  Révolution,  et  de  ses  mélodrames  et  de  ses  vaudevilles.  Cette 
souveraine  maîtresse  des  plaisirs  de  tous  les  Français,  aussi  bien  que  de 
leur  vie,  avait  proposé  ou  imposé  à  ces  gens-là  des  divertissements  nouveaux. 

Ils  avaient  vu,  au  théâtre  de  la  Nation  (Comédie-Française),  les  Victimes 
cloîtrées,  de  Monvel.  —  Dans  un  cachot,  sur  le  côté  gauche  de  la  scène,  la 
jeune  Eugénie,  enterrée  vive  par  la  supérieure  pour  avoir  résisté  aux  entre- 
prises du  père  Laurent,  le  prieur  du  couvent  voisin  ;  dans  un  autre  cachot, 
sur  le  côté  droit,  le  jeune  Dorval,  le  vertueux  amant  d'Eugénie,  enfermé  là 
pour  avoir  dit  son  fait  à  ce  représentant  de  l'Église.  A  la  fin,  Dorval  perçait 
la  muraille,  et  des  gardes  nationaux  délivraient  les  fiancés  ! 

Ils  avaient  vu,  au  théâtre  de  la  République  (colonie  de  la  Comédie-Fran- 
çaise),   le    Jugement    dernier    des    rois,    de    Sylvain    Maréchal,    l'auteur    du 


LA    RELIGION    AU    THÉÂTRE  347 

Dictionnaire  des  athées.  —  Une  île  volcanique  ;  un  vieillard  civilisé,  des 
sauvages.  Le  vieillard,  déporté  par  le  tyran  qui  régnait  sur  la  France, 
apprend  aux  sauvages  l'art  de  se  passer  de  rois  et  de  prêtres.  Pour  se 
distraire  en  faisant  le  bien,  il  grave  sur  le  roc  cette  maxime  :  Il  vaut  mieux 
avoir  pour  voisin  un  volcan  qu'un  roi!  Des  patriotes  débarquent;  ils  apportent 
la  bonne  parole ,  la  nouvelle  de  la  Révolution.  Et  ils  amènent,  pour  l'aban- 
donner sur  cet  écueil,  toute  une  «  ménagerie  »  de  monarques  enchaînés. 
Après  leur  départ  et  celui  du  vieux  philosophe,  l'impératrice  de  Russie  —  «  la 
Catau  du  Nord  »  —  et  le  Pape  engagent  une  controverse  :  la  schismatique 
et  le  Saint-Père  «  se  battent,  l'une  avec  son  sceptre,  l'autre  avec  sa  croix  ; 
un  coup  de  sceptre  casse  la  croix  ;  le  Pape  jette  sa  tiare  à  la  tète  de  Catherine 
et  renverse  sa  couronne.  Ils  se  battent  avec  leurs  chaînes.  » 

Il  est  vrai  que  pour  se  rafraîchir,  après  ces  épices,  on  avait  des  pièces 
d'un  goût  plus  tempéré,  des  calembredaines  d'un  civisme  débonnaire  et 
d'une  philanthropie  égrillarde,  où  l'on  voyait  des  prêtres  constitutionnels  se 
réconcilier  avec  la  nation  et  l'humanité.  «  J'ons  un  curé  patriote  !  »  Ainsi 
chantaient,  par  la  bouche  de  villageois  épanouis,  MM.  Radet  et  Desfontaines, 
—  ce  dernier  destiné  à  devenir,  en  1808,  collaborateur  d'Henri  Dupin  !  Il  avait 
failli,  le  malheureux,  ne  pas  attendre  jusque-là...  A  la  veille  du  procès  de 
Louis  XVI,  n'avait-il  pas  fait  représenter,  avec  ce  même  Radet  et  Barré, 
une  espèce  d'opérette  biblique,  la  Chaste  Suzanne,  où  l'équitable  Azarias 
apostrophait  ainsi  les  deux  vieillards  :  «  Vous  êtes  ses  accusateurs,  vous  ne 
pouvez  être  ses  juges!  »  Desfontaines  et  Radet,  pour  répondre  d'un  tel 
scandale,  avaient  été  mis  en  prison  :  cet  opuscule  où  brille  la  gloire  du 
curé  patriote,  c'est  la  rançon  de  leur  liberté.  Par  bonheur,  les  souverains 
du  jour  daignèrent  y  jeter  des  regards  cléments  :  «  Citoyen  président, 
écrivent  les  auteurs,  nous  avons  lu  avec  autant  de  plaisir  que  de  recon- 
naissance, dans  le  journal  du  décadi,  la  mention  civique,  faite  au  conseil 
général   de  la    Commune,  de  notre  pièce  intitulée  :  Au  Retour...  » 

Encore  un  Curé!  c'est  le  titre  d'un  nouvel  ouvrage  de  ces  vaudevillistes 
réchappes  de  la  guillotine;  il  méritait  de  paraître  sur  les  mêmes  tréteaux 
que  le  Saint  déniché,  de  Piis,  et  que  la  Nourrice  républicaine.  C'est  encore 


348  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

d'un  curé  assermenté  qu'il  s'agit.  Comme  le  premier,  il  a  pris  femme, 
a  par  amour  pour  les  mœurs  et  pour  la  patrie  ».  Mais  la  femme  dont  il  a 
fait  choix  est  une  religieuse  :  heureux  progrès!  Du  même  coup,  un  Français 
et  une  Française  assurent  leur  salut  en  ce  monde.  Le  curé,  tout  en  allumant 
sa  pipe,  fait  part  de  cette  réjouissante  nouvelle  au  fusilier  Bitri,  qui  ne 
peut  contenir  son  admiration  :  «  Tiens!  c'est  ça  un  homme!...  »  A  la  fin, 
pour  ménager  la  délicatesse  de  Bitri,  qui  souffre  de  voir  «  un  patriote  en 
soutane  »,  il  dépouille  ce  vêtement,  peu  séant  pour  faire  l'exercice  :  —  il 
aurait  pu  l'ôter  plus  tôt  ! 

Dans  une  pantomime  de  l'Ambigu,  Dorothée,  une  procession  défilait  sur 
le  théâtre  :  ornements  ecclésiastiques,  bannières,  croix,  reliques  même,  tout 
y  était;  tout  l'appareil  catholique  était  compromis  dans  cette  exhibition. 

A  l'Opéra,   même  le  clergé  constitutionnel  ne  trouvait  pas  grâce  devant 

Sylvain  Maréchal.   Dans    la   Fête  de   la  Raison,  un   curé   entonnait  ce  chant 

d'allégresse  (en  même  temps,  il  lacérait  son  étole  et  trépignait  un  encensoir)  : 

Au  diable  la  calotte  I... 
Je  me  fais  sans-culotte!... 

Et  c'est  le  doux,  le  spirituel,  le  souriant  Grétry  qui  avait  dû  mettre  en 
musique  ce  Nunc  dimitlis  de  l'abjuration! 

Au  théâtre  Feydeau,  la  Papesse  Jeanne,  de  Léger-le-bien-nommé.  Une 
fille  galante,  pour  retrouver  son  amant,  un  prince  de  l'Église,  s'est  glissée 
dans  le  conclave,  travestie  en  cardinal.  La  pourpre  lui  va  bien  :  elle  est  élue. 
Après  quoi,  elle  déclare  son  sexe  et  sa  qualité;  elle  notifie  son  mariage  avec 
son  amant  :  elle  reste  pourtant  sur  le  saint  siège  ! 

Une  Journée  du  Vatican  ou  le  Souper  du  Pape,  au  théâtre  Louvois  : 
encore  des  cardinaux  en  goguette  et  le  Saint-Père  dans  les  vignes  du 
Seigneur!...  Au  théâtre  de  la  Cité,  Y  Esprit  des  Prêtres,  les  Moines  gourmands, 
les  Dragons  et  les  Bénédictines,  A  bas  la  Calotte  !  —  Il  s'était  installé,  ce 
théâtre,  à  la  place  d'une  église  :  à  la  bonne  heure!  Ces  fleurettes  avaient 
poussé  dans  les  ruines  de  Saint-Barthélémy.  Depuis,  l'endroit  fut  purifié... 
par  l'établissement  du  Prado.  Et  l'expiation  du  sol  a  été  encore  plus  complète  : 
ce  bâtiment  qui  se  carre,  aujourd'hui,  où  se  tenait  cet  innocent  bastringue, 


LA    RELIGION    AU     THÉÂTRE  349 

un  étudiant  du  temps  de  Gavarni,   devenu  huissier,   m'assure  obligeamment 
que  c'est  le  Tribunal  de  commerce  ! 

Chacun  sait  que,  sous  l'Empereur,  le  Grand,  qui  ne  laissait  rien  échapper 
hors  de  son  pouvoir,  les  évêques  furent  les  préfets  des  âmes.  On  peut  s'en 
lier  à  ce  mainteneur  de  toute  discipline  :  il  lit  respecter  cette  partie  de  son 
administration  comme  les  autres. 

Les  Bourbons  restaurés,  la  France  redevint  la  fille  aînée  de  l'Église.  Elle 
montra  même  une  piété  filiale  qu'elle  n'avait  jamais  eue  auparavant  :  —  la 
piété  repentante  de  l'enfant  prodigue.  Louis  XVIII  et  Charles  X  régnant, 
Béranger  pouvait,  à  la  rigueur,  par  ses  chansons,  encourir  une  condamnation 
à  trois  mois  de  prison  et  500  francs  d'amende,  une  autre  à  neuf  mois  de  prison 
et  10,000  francs,  pour  outrage  à  la  morale  publique  et  à  la  religion  de  l'Etat;... 
mais,  de  produire  sur  un  théâtre  un  ouvrage  qui  pût  s'attirer  de  pareilles 
distinctions,  l'écrivain  le  plus  téméraire  n'en  avait  pas  la  liberté. 

Aussi,  à  la  révolution  de  Juillet,  changement  à  vue!...  Les  fils  et  les 
petits-fils  de  Voltaire  poussèrent  un  blasphème  de  soulagement.  Ils  allaient 
donc,  après  quinze  ans  de  bienséances  imposées,  pouvoir  bafouer  ces  objets 
de  vénération  qu'ils  n'avaient  pas  appris  à  respecter  dans  leur  cœur! 

Au  théâtre  des  Nouveautés,  un  drame  se  trouvait  prêt  :  la  Contre-Lettre. 
On  y  devait  voir  un  mauvais  parent  qui  employait  son  astuce  à  capter  un 
héritage.  Vite,  les  auteurs  affublèrent  ce  coquin  d'une  robe  noire  ;  et  des 
plis  de  cette  robe,  en  présence  du  public,  ils  firent  tomber  une  arme, 
celle  qui  seyait  le  mieux  à  l'abbé  Serinet,  ce  drôle  insinuant  et  furtif:  un 
pistolet  à  vent. 

MM.  Monnais  et  Emmanuel  (Arago)  présentaient  aux  Variétés  la  Demande 
en  mariage  ;  en  un  tour  de  main,  ils  en  firent  le  Jésuite  retourné.  Un  roman 
de  Victor  Ducange,  les  Trois  Filles  de  la  Veuve,  allait  fournir  en  même 
temps  deux  pièces  :  l'une  à  la  Gaîté,  l'autre  au  Vaudeville.  La  Gaîté  ayant 
pris  ce  titre  :  le  Jésuite,  le  Vaudeville  se  contenta  de  celui-ci  :  le  Congré- 
ganiste.  Mais  le  grand  succès  de  l'époque,  c'est  la  Porte-Saint-Martin  qui  le 
possède  :  l'Incendiaire  ou  la  Cure  et  l'Archevêché. 


350  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Honneur  à  MM.  Benjamin  Antier  et  Alexis  Decomberousse  !  Ils  expliquent 
ces  incendies,  qui,  récemment,  alors  que  Charles  X  sévissait  encore,  ont 
terrifié  mystérieusement  la  Normandie.  —  Cet  archevêque,  véritable  satrape, 
est  le  persécuteur  de  ce  curé,  abonné  au  Constitutionnel.  C'est  là  son  moindre 
tort.  Il  interrompt  ses  chasses  (où  il  s'exerce  à  tirer  sur  le  peuple)  pour 
combattre  l'élection  d'un  libéral.  Le  soutien  le  plus  utile  de  ce  candidat, 
c'est  un  cultivateur  du  pays,  homme  riche  et  mal  pensant  :  il  s'agit  de 
l'occuper  autrement  et  de  frapper  l'esprit  public  par  un  exemple.  L'arche- 
vêque s'adresse  à  une  jeune  ouvrière  qui  veut  réparer  une  imprudence 
par  un  mariage  et  sollicite  l'absolution  :  a  Dieu  pourrait  par  le  feu  du  ciel 
détruire  les  trésors  de  l'impie;  mais  pour  les  réduire  en  cendres,  il  veut  la 
main  des  hommes,  la  main  d'un  être  qui  le  comprenne...  Louise,  c'est  la 
vôtre  qu'il  a  choisie...  »  —  Et  cela  se  jouait  à  Paris,  le  21  mars  1831,  et  le 
14  février,  la  populace  avait  mis  à  sac  l'archevêché  de  Paris! 

On  est  tenté,  de  trouver  innocente  auprès  de  cela,  une  Papesse  Jeanne, 
représentée  cette  même  année  à  l'Ambigu.  Un  cardinal,  égayé  par  une  jolie 
fille,  chantait  sur  un  air  à  la  mode  (la  Dame  blanche  n'avait  alors  que  cinq 
ans)  :   a  Quel  plaisir  d'être  cardinal!...  » 

Cette  aventure  de  Boïeldieu,  si  elle  fut  connue  dans  l'autre  monde,  dut 
consoler  un  peu  Grétry! 

On  ne  peut  cependant  citer  sans  s'émouvoir,  sans  s'excuser  du  moins  de 
la  citation,  la  polissonnerie  sacrilège  de  MM.  Simonin,  Benjamin  (Antier)  et 
Théodore  :  Napoléon  en  paradis.  —  «  En  face  du  public  (sur  la  scène  de  la 
Gaîté)  est  la  loge  de  saint  Pierre,  au-dessus  de  laquelle  est  écrit  :  Parlez  au 
suisse!  »  L'ange  Gabriel,  en  un  couplet  de  facture,  célèbre  Celui  qui  n'a  mis 
que  six  jours  a  à  faire  le  ciel  et  la  terre  ».  Il  ajoute,  en  guise  de  pointe,  que 
si   le   Créateur  avait  mis 

Plus  longtemps  à  faire  le  monde, 
Sans  doute  il  l'eût  fait  meilleur  ! 

Saint  Pierre,  dans  une  kyrielle  de  petits  vers,  trace  une  description 
grotesque  de  la  Bésurrection  des  morts  et  du  Jugement  dernier.  Après  quoi, 
une  danseuse  et  une  sœur  de  charité,  Zéphyrine  et  sainte  Camille,  font  leur 


LA    RELIGION    AU    THÉÂTRE  351 

entrée  en  exécutant  un  pas.  Et,  comme  saint  Pierre  félicite  la  religieuse  de  sa 

pureté  (il  s'imagine  que  les  murs  de  l'hôpital  l'ont  préservée  des  tentations), 

la  fille    d'Opéra    se    moque    de    lui   :    «    Et    les    carabins...     pour    qui    les 

comptez-vous?  » 

Assez!    n'est-ce  pas?...    Eh  bien!    ce  n'est  pas   tout!    Des    combattants 

de  Juillet  bousculent  saint    Pierre,    excitent  les  anges   à  la  révolté   et   leur 

distribuent   des  cocardes.  Napoléon,  enfin,  apparaît  dans  une  gloire  ;    à   son 

aspect,  tout  le  ciel  tremble.  C'est  qu'on  a   lieu  de  craindre  qu'un  beau  jour, 

comme  le    présage    un   de    ses  grognards, 

Le  caporal  dise  au  bon  Dieu  : 
Ot'  toi  d'ià  que  j'  m'y  mette  ! 

«  A  bas  Dieu!   Vive  l'Empereur!  »  —  Double  hommage  à  Béranger... 

Et  quatre  ans  après,  alors  que  les  Parisiens  ont  cuvé  cette  ivresse  d'une 
révolution,  voici  encore  Une  Emeute  au  Paradis  ou  le  Voyage  de  Robert 
Macaire.  Lorsqu'ils  arrivent  au  ciel  en  ballon,  fuyant  les  gendarmes,  n'est-ce 
pas  les  Chansons  de  Béranger ,  cet  excellent  manuel  de  libéralisme , 
que  Bobert  Macaire  et  Bertrand  trouvent  dans  les  mains  des  anges  ?  Un 
exemplaire  a  été  confié  à  ces  néophytes  par  un  vieux  soldat  de  Napoléon... 
Oh!  ce  vieux  soldat!  Encore  lui,  lui  toujours!...  Pour  pénétrer  ici,  les 
deux  évadés  ont  grisé  saint  Pierre  et  lui  ont  volé  ses  clefs.  Sans  attendre 
leur  venue,  les  anges  raillaient  le  repentir  de  Madeleine  et  ses  pleurs  : 
Jugez  de  ce  qui  se  passe  quand  des  esprits  ainsi  disposés  —  ils  s'appellent 
de  purs  esprits  !  —  ont  acquis  de  pareils  chefs  !  Le  diable  même,  accouru 
pour  rétablir  l'ordre  et  emporter  ces  deux  chenapans,  est  vaincu  par  Bobert 
Macaire  dans  un  assaut  de  savate.  L'impunité  est  assurée  au  crime,  au 
plus    cynique,    au   plus   outrageux,    dans   le    ciel    comme    sur   la    terre... 

Chaque  soir,  aux  Funambules,  dans  cette  «  folie  -  vaudeville  »  de 
MM.  Dupuis  et  Guillemé,  les  Parisiens,  —  qui  se  passent  d'entendre  le  Roi 
s'amuse  et  Antony,  interdits  en  vertu  du  décret  de  1806,  —  les  Parisiens 
applaudissent  la  parodie  d'une  divine  prière.  «  Notre  Père  qui  êtes  dans 
la   lune...   » 

Ah!    fi! 


352  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Un  autre  demi-siècle  a  passé  :  depuis  quelques  mois  à  peine,  le  témoin 
de  ces  divers  âges,  —  celui  qui  a  pu  voir,  enfant,  les  Victimes  cloîtrées 
et  le  Jugement  dernier  des  rois;  homme  fait  et  déjà  mûr,  Y  Incendiaire 
et  Une  Émeute  au  Paradis,  —  Henri  Dupin,  depuis  quelques  mois  à  peine, 
a  cessé  d'aller  au  spectacle;  et  voici  que  triomphe  sur  la  scène  du 
Gymnase,  en  présence  de  tout  Paris  qui  lui  sourit  avec  des  larmes,  le 
bon  abbé  Constantin  !  L'innocence  de  ce  vieux  prêtre  et  son  bonheur 
plaisent  à  la  foule  comme  aux  délicats.  Le  Théâtre  de  Madame  devient  le 
Théâtre    de    Monsieur  le   curé. 

A  l'Odéon,  la  soutane  d'un  précepteur  se  laisse  voir  en  cet  aimable 
badinage,  Y  Agneau  sans  tache  ;  il  est  cousin,  ce  bonhomme  un  peu  balourd, 
de  l'abbé  de  //  ne  faut  jurer  de  rien  :  le  public,  on  le  sent  bien,  ne 
s'amuserait  pas  à  l'aise,  s'il  n'était  persuadé  que  la  plaisanterie  de 
MM.    Ephraïm  et   Aderer  n'ira  pas  plus  loin  que  celle  du  poète. 

Un  peu  de  surprise  et  d'inquiétude,  à  la  Porte-Saint-Martin,  au  premier 
acte  de  la  Tosca,  se  peint  sur  la  figure  des  spectateurs,  lorsqu'ils 
entendent  le  son  de  l'orgue  et  la  voix  du  chantre  ou  de  l'officiant  et  le 
chœur  des  fidèles  résonner  dans  la  coulisse,  lorsqu'ils  voient  un  personnage 
odieux,  à  son  entrée  en  scène,  prendre  de  l'eau  bénite  et  faire  le  signe  de 
la  croix.  Pas  un  mot  ne  vient  les  choquer  et  changer  leur  inquiétude  en 
gêne;   ils  ont  pourtant  éprouvé  cette  impression. 

Au  Théâtre -Libre,  il  y  a  quelques  semaines,  dans  ce  recoin  d'une 
ruelle  de  Montmartre  où  des  gens  de  lettres  et  des  artistes  et  des  femmes 
d'atelier  plutôt  que  de  foyer  s'étaient  réunis  pour  se  divertir,  quelle  figure 
a  séduit  toutes  les  pensées  et  tous  les  cœurs  ?  Celle  d'une  religieuse, 
sœur  Philomène.  Et  quel  morceau,  en  ce  pays  de  bohème,  a  été  acclamé 
avec  enthousiasme  ?  Le  panégyrique  des  sœurs  de  charité.  Il  n'aurait  pas 
fait  bon,  je  le  jure,  venir  débiter  à  ce  public  les  gentillesses  de  Napoléon 
en  paradis  :  «  Et  les  carabins...  pour  qui  les  comptez-vous?...  »  —  Aussi 
bien,  il  y  a  quelques  années,  le  Prêtre,  à  la  Porte-Saint-Martin,  le  Nom, 
au  Second -Théâtre -Français,  nous  avaient  montré  l'homme  de  Dieu  dans 
l'exercice   de   son   ministère,    dans   sa   fonction   de  confesseur  :   ils   l'avaient 


LA    RELIGION    AU    THÉÂTRE  353 

montré  avec  vérité,  avec  respect;  et  ni  M.  Buet  ni  M.  Bergerat  ne  s'étaient 
trompés    en    comptant    sur    la    gravité,    sur    la    sympathie    de    l'assistance. 

Mais  l'année,  la  saison  que  voici,  est  exceptionnelle.  Est-ce  que,  en  même 
temps  je  ne  vois  pas  apparaître  un  évêque  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes, 
un  prêtre  dans  la  Nouvelle  Revue?  Monseigneur  Hyacinthe  assure  la  fin 
chrétienne  de  Thérésine,  sinon  de  l'héroïne,  au  moins  du  roman  de  M.  Albert 
Delpit,  —  à  cette  place  même  où  l'abbé  Papillon,  cet  exemplaire  de  vertu 
enjouée,  faisait  sa  partie  dans  l'ouverture  de  Y  Unisson,  le  dernier  ouvrage 
de  M.  George  Duruy.  —  L'abbé  Taconet,  d'autre  part,  survient  comme  le 
représentant  de  Dieu  dans  ce  monde  de  Mensonges  ;  et  de  cette  fable  cruelle 
c'est  lui  qui  tire  une  moralité  fortifiante,  par  mandat  de  M.  Paul  Bourget. 
Et  non  seulement  Monseigneur  Hyacinthe  et  l'abbé  Taconet  sont  traités  avec 
sérieux  (ceci  ne  serait  pas  nouveau  :  l'abbé  Tigrane,  lui  aussi,  est  traité 
avec  sérieux  par  M.  Ferdinand  Fabre,  et  le  Curé  de  Tours  et  le  Curé 
de  village  par  l'incomparable  Balzac,  père  de  toutes  choses  dans  l'ordre  du 
roman  moderne),  mais  ce  missionnaire  et  cet  éducateur,  ce  soldat  de  l'Evan- 
gile et  ce  chirurgien  de  l'âme  française  ont,  chacun  dans  son  livre,  la 
particulière  amitié  de  l'écrivain,  sa  plus  ardente  admiration  ou  sa  plus  solide 
estime;  et  le  lecteur,  sans  difficulté,  partage  ces  sentiments  :  la  littérature 
et  le  public,  à  l'heure  présente,  sont  singulièrement  religieux. 

Est-ce  donc  que  les  auteurs  dramatiques  et  les  romanciers  français, 
les  habitués  de  nos  théâtres  et  les  amateurs  de  «  spectacles  dans  un 
fauteuil  »,  ont  senti  également  le  passage  de  la  grâce,  et  que  leur  vie 
morale  tout  entière  ne  sera  plus  désormais  qu'une  imitation  de  Jésus- 
Christ?...  Faut-il  croire  que  M.  Ludovic  Halévy,  accordant  un  interne»'  à  un 
reporter,  ait  avec  lui  le  même  entretien  qu'eut  récemment  Tolstoï  avec 
un  explorateur  américain  :  «  —  Et  mes  derniers  ouvrages?  —  Je  n'ai  pas 
encore  pu   me  les   procurer.  —  Alors,  vous  ne  me  connaissez  pas!   » 

Non,  sans  doute,  M.  Ludovic  Halévy  ne  laisse  pas  sa  porte  ouverte  aux 
voleurs  comme  Tolstoï;  M.  Albert  Delpit,  pendant  ses  déplacements  et  villé- 
giatures, ne  donne  pas  son  logis  aux  vagabonds;  M.  Paul  Bourget  ne  s'avise 
pas,  quelle  que  soit  son  humilité  chrétienne,  de  fabriquer  lui-même  ses  bottes! 


354 


LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 


Mais  les  Français  d'à  présent  ne  sont  plus  des  frères  jumeaux  de  la 
Révolution,  ni  des  petits-fds  de  Voltaire  :  ils  sont  parents  plus  éloignés  de 
ces  puissances  infernales!  Or,  un  gouvernement  brutal,  au  moins  par 
complaisance  à  de  méchantes  bêtes,  a  molesté  l'Eglise  catholique  et  tra- 
cassé, dans  l'exercice  de 
ses  droits,  la  conscience  de 
ses  fidèles.  Ceux  de  leurs 
concitoyens  dont  il  n'a  pas 
blessé  la  foi,  il  a  froissé 
grièvement  leurs  habitudes 
de  tolérance  et  de  bon 
goût.  Pareille  injustice  est 
une  imprudence;  elle  amène 
après  soi  sa  réparation  : 
c'est  en  souvenir  de  l'ar- 
ticle 7,  aujourd'hui,  que 
l'abbé  Constantin,  Monsei- 
gneur Hyacinthe  et  l'abbé 
Taconet  réclament  notre  fa- 
veur et  qu'ils  l'obtiennent. 
Et  puis...,  je  ne  sais 
s'il  est  vrai  que,  pour  cette 
fin  de  siècle,  comme  au 
temps  de  René,  une  renais- 
sance religieuse  se  prépare  ; 
—  un  vibrant  poète ,  qui 
prophétise  en  prose,  M.  Eugène  Melchior  de  Vogué,  en  allume  l'espoir 
dans  les  âmes  :  au  moins,  avec  lui,  sommes-nous  assurés  que,  si  elle  se 
produit,  cette  renaissance,  elle  aura  quelqu'un,  elle  aussi,  pour  célébrer  le 
Génie  du  christianisme.  —  Je  ne  sais,  je  ne  puis  donc  le  dire,  si,  dans  toute 
l'étendue  de  la  vieille  Gaule,  comme  dans  les  espaces  infinis  de  la  Russie,  le 
sentiment  religieux  est   à   fleur  de  sol  et  commence  de  sourdre  et  souhaite 


LA    RELIGION    AU    THÉÂTRE 


355 


impatiemment  de  jaillir.  Mais  ce  que  je  sais  bien,  ayant  consulté  le  plus 
sincère  «  Enfant  du  siècle,  »  c'est  qu'il  y  a  longtemps  déjà,  comme  son  ami 
le  félicitait  d'avoir  «  le  mois  de  mai  sur  les  joues,  »  Fantasio  soupirait  sa 
réponse  :  «  C'est  vrai  ;  et  le  mois  de  janvier  dans  le  cœur  !  Ma  tète  est 
comme  une  vieille  cheminée  sans  feu  :  il  n'y  a  que  du  vent  et  des  cendres.  » 
Et  l'ami  répliquait  :  «  L'éternité  est  une  grande  aire  d'où  tous  les  siècles, 
comme  de  jeunes  aiglons,  se  sont  envolés  tour  à  tour  pour  traverser  le  ciel 
et  disparaître;  le  nôtre  est  arrivé  à  son  tour  au  bord  du  nid;  mais  on  lui 
a  coupé  les  ailes,  et  il  attend  la  mort  en  regardant  l'espace,  dans  lequel  il  ne 
peut  s'élancer.  »  Eh  bien!  après  Fantasio  et  son  ami,  comme  ceux-ci  après 
René,  d'autres  sont  venus.  Ils  sont  las  de  n'avoir  que  des  cendres  dans  le  cœur; 
et,  dans  ce  cœur  agité,  ils  veulent  ranimer  un  tison.  Ils  sont  las  de  palpiter 
au  bord  du  nid,  de  s'y  crisper  douloureusement  et  de  se  balancer  au-dessus  du 
vide,  et  le  désespoir  et  la  volonté  leur  donnent  des  ailes.  A  Dieu  va  !  comme 
disent  les  matelots,  quand  un  navire  se  lance...  Oui,  c'est  à  Dieu,  s'il  lui  plaît! 
que  vont  ces  désirs  voyageurs,  qui  entreprennent  la  traversée  de  l'éternité. 

Voilà  comment  l'esprit  le  plus  subtil  de  cette  génération,  l'auteur  des 
Essais  de  psychologie  contemporaine,  après  s'être  converti  à  «  la  religion  de 
la  souffrance  humaine  »,  se  convertit  à  la  religion  tout  simplement,  —  par  les 
conseils,  j'imagine,   de  sa  propre  souffrance. 

Mais  la  caractéristique  de  ce  temps,  c'est  que,  même  les  incrédules,  — 
ceux,  du  moins,  qui  pensent,  —  acquièrent  le  respect  de  la  foi  et  de  son 
objet  :  cette  piété  de  l'infidèle  a  son  prix.  Je  l'admirais,  ces  jours-ci,  dans  ce 
prodigieux  ouvrage  de  Carlyle  :  les  Héros,  le  culte  des  Héros  et  l'héroïque 
dans  l'histoire,  dont  un  jeune  philosophe,  M.  Izoulet,  vient  de  nous  donner 
une  traduction  merveilleusement  adhérente  au  texte.  «  Nous  pouvons  le  dire, 
s'écrie  l'historien  visionnaire,  l'ancien  jamais  ne  meurt  jusqu'à  ce  que  ceci 
advienne,  jusqu'à  ce  que  toute  l'âme  de  bien  qui  était  en  lui  soit  transférée 
dans  la  pratique  du  nouveau.  Tant  qu'il  reste  possible,  par  la  forme  romaine, 
de  faire  une  bonne  œuvre;  tant  qu'il  reste  possible  de  mener  par  elle  une 
pieuse  vie,  juste  aussi  longtemps  telle  ou  telle  autre  âme  humaine  l'adoptera, 
ira  çà  et  là  comme  un  vivant  témoignage  d'elle.   » 


356  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Jouffroy  naguère  écrivait  Comment  les  dogmes  finissent...  Au  lieu  de  l'in- 
tituler le  Crépuscule  des  dieux,  cette  introduction  étincelante  qu'il  a  mise  en 
tête  de  ce  volume,  M.  Izoulet  aurait  pu  lui  donner  ce  titre  :  «  Comment  les 
dogmes  subsistent!  » 

Hé  oui  !  tant  que  la  boussole,  dans  l'obscurité  de  tempête  où  voguent  les 
hommes,  pourra  leur  être  un  instrument  de  salut,  il  faut  honorer  son  mystérieux 
pouvoir,  même  si  l'on  doute  que  l'aimant  soit  de  nature  divine  ! 

11  est  donc  juste  que  les  personnes  et  les  choses  saintes,  au  théâtre  et  dans 
le  livre,  soient  respectées.  Il  est  consolant  d'observer  que,  parmi  tant  de 
défaillances,  nous  pratiquons  au  moins  ce  respect.  Même  si  leur  dernier 
murmure  n'avait  obtenu  pour  nous  d'autres  grâces,  le  nom  du  Seigneur, 
au  lit  de  mort,  n'aurait  pas  été  vainement  invoqué  par  nos  mères. 

LOUIS    GANDERAX. 


TABLE 


DES    MATIÈRES    DU    TOME    PREMIER 


TROISIÈME      ANNÉE 


LIVRAISON    DU    1«   JANVIER    1888 

PAGES 

M.  Ludovic  Halévy,  de  l'Académie  française.  —  Notes  et  Souvenirs,  deuxième 

partie 5 

M.  Jules  Grévy  et  l'Assemblée  nationale  à  Versailles,  par  M.  Jules  Girardet  (page  5). 
Pécheurs  à  la  ligne  pendant  l'incendie  des  Tuileries,  par  le  même  (en  regard  de  la  page  12). 
Mademoiselle  Dcsclée  étudiant  un  rôle  dans  sa  cave,  par  le  même  (en  regard  de  la  page  18). 
Répétition  à  l'Opéra,  par  M.  Degas  (en  regard  de  la  page  30). 
La  colonne  Vendôme  renversée,  par  M.  Jules  Girardet  (page  32). 

M.  le  vicomte  de  Borrelli.  —  Ney,  sur  un  dessin  de  Meissonier 33 

Illustrations  de  M.  Saint-Elme  Gautier  (pages  33  et  35). 

Le  maréchal  Ney,  dessin  de  M.  E.  Meissonier  (en  regard  de  lu  page  34). 

M.  Henri  Bouchot.  —  L'Histoire  par  les  Éventails  populaires  (1719-1789)        36 

Eventail  ù  la  Babct  (page  30). 

Eventail  à  l'Allure  (page  41). 

Eventail  ù  la  Belle  Chanteuse  (page  44). 

Le  bal  des  Nations  (en  regard  de  la  page  46). 

Le  combat  du  terrible  torreau  (en  regard  de  la  page  48). 

Eventail  à  l'Oncle,  par  Sergent-Marceau  (page  53). 

Illustration  de  M.  Pierre  Vidal  (page  55). 

M.  Charles  Baissac.  —  Château-Goubès 56 

Sous  les  jamroscs,  par  M.  Albert  Lynch  (page  56). 
Au  bord  de  la  cascade,  par  le  même  (en  regard  de  la  page  62). 
Dans  la  varangue,  par  le  même  (en  regard  de  la  page  66). 
Illustration,  par  le  môme  (page  76). 


358  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

PAGES 

M.  Frédéric  Masson.  —  Charles  Chaplin  et  son  œuvre 77 

Illustrations,  par  M.  Charles  Chaplin  (pages  76  et  96). 

Extase,  par  M.  Charles  Chaplin,  gravé  par  M.  Champollion  (en  regard  de  la  page  80). 
Dans  les  rêves,  par  M.  Charles  Chaplin,  gravé  par  M.  Champollion  (en  regard  de  la  page  84). 
Portrait  de  madame  la  comtesse  de  Kersaint,  par  M.  Charles  Chaplin  (en  regard  de  la  page  92). 

M.  Henri  Pagat.  —  L'Homme  aux  trois  bonnets 97 

Illustrations  de  M.  Alexis  Vollon  fils  (pages  97  et  105). 

Le  troisième  bonnet,  par  le  même  (en  regard  de  la  page  100). 

M.  Francisque  Sarcey.  —  A  la  Comédie-Française 106 

Illustrations  de  M.  Claudius  Popelin  (pages  106  et  120). 

Portrait  de  mademoiselle  Juliri   Bartet    (en   regard  de   la  page  108). 

La  loge  de  mademoiselle  Bartet  au  Théâtre-Français  (en  regard  de  la  page  112). 

Portrait  de  mademoiselle  Jeanne  Samary  (en  regard  de  la  page  116). 

(Ces  trois  planches  sont  gravées  d'après  les  clichés  de  M.  Chalot.) 


LIVRAISON    DU    1er   FEVRIER    1888 


M.  Jules  Simon,  de  l'Académie  française.  —  Un  Normalien  en  1833.  .  .  .       121 

Le  collège  du  Plessis,  par  M.  Georges  Récipon  (page  121). 

L'arrivée  à  Paris,  par  le  même  (en  regard  de  la  page  132). 

Médaillon  de  J.  Michelet,  par  David  d'Angers,  gravé  par  M.  A.  Charpentier  (page  140). 

Médaillon  de  Victor  Cousin,  par  David  d'Angers,  gravé  par  M.  A.  Charpentier  (page  141). 

Le  père  Lacordaire,  d'après  le  portrait  de  Th.  Chassériau  (page  148). 

Victor  Cousin  et  Jean  Le  Bris  au  jardin  du  Luxembourg,  par  M.  Georges  Récipon  (en  regard 

de  la  page  150). 
Attributs  de  l'Institut  de  France,  par  M.  Saint-Elme  Gautier  (page  151). 

M.  Guy  de  Maupassant.  —  Sur  l'Eau,  première  partie 152 

Les  bastions  d'Antibes  vus  de  la  mer,  par  M.  E.  Mcissonier  (page  152). 
L'écueil  de  Saint-Fcrréol,  par  M.  E.  Meissonicr  (en  regard  de  la  page  160). 
L'ilc  Sainte-Marguerite,  le  château  fort  (en  regard  de  la  page  174). 
Une  promenade  d'Antibes,  par  M.  E.  Meissonier  (page  177). 
Rencontre  ù  Agay,  par  M.  Henriot  (en  regard  de  la  page  186). 
Clair  de  lune  sur  la  mer,  par  M.  Ritchie  Harrison  (page  190). 

M.  Théophile  Gautier  fils.  —  Le  Gendarme  rouge,  première  partie.  ...       191 

La  grand'messe  a  la  paroisse,  par  M.  Charles  Delort  (page  191). 
En  faute,  par  le  même  (en  regard  de  la  page  194). 
La  galiote  à  l'eau,  par  le  même  (en  regard  de  la  page  202). 
Gendarme  de  la  Reine  !  par  le  même  (en  regard  de  la  page  212). 
La  galiote  échouée,  par  M.  Saint-Elme  Gautier  (page  214). 


TABLE     DES    MATIÈRES 


359 

PAGIt 

215 


M.  Théodore  Duret.  —  Whistler  et  son  œuvre 

Vue  de  Venise,  fac-similé  d'une  eau-forte  de  M.  James  Mac  Neil  Whistler  (page  215). 
Portrait  de  Mistress  Whistler,  mère  de  l'auteur,  d'après  le   tableau  de  M.  James  Mac  Neil 

Whistler  (en  regard  de  la  page  216). 
Portrait  de  Lady  Archibald  Campbell,  d'après  le  tableau  de  M.  James  Mac  Neil  Whistler  (en 

regard  de  la  page  218). 

Little  Arthur  Scymour,  fac-similé  dune  eau-forte  de  M.  James  Mac  Neil  Whistler  (en  regard 

de  la  page  224). 
Coin  de  rue,  d'après  une  eau-forte  de  M.  James  Mac  Neil  Whistler  (page  226). 

M.  Abel  d'Avrecourt.  —  Madame  Judic  chez  elle 227 

Le  Hall  de  l'hôtel  de  la  rue  Nouvelle  (page  227). 
Portrait  de  madame  Judic  (en  regard  de  la  page  280). 
La  loge  au  théâtre  des  Variétés  (en  regard  de  la  page  232). 
La  chambre  à  coucher  (en  regard  de  la  page  236). 

(Ces  quatre  planches  sont  gravées  d'après  les  clichés  de  M.  Chalot.) 
Objets  d'art  et  bibelots,  par  M.  Saint-Elmc  Gautier  (page  240). 


LIVRAISON    DU    1er    MARS    1888 


M.  Guy  de  Maupassant.  —  Sur  l'Eau,  deuxième  partie 241 

Vue  de  la  citadelle  de  Villefranche  prise  sous  les  arcades  de  la  caserne,  par  M.  Lucien  Gros 

(page  241). 
Rêve  oriental,  par  M.  Pasini  (en  regard  de  la  page  250). 

Départ  pour  la  pêche  ù  la  palangre,  par  M.  Lucien  Gros  (en  regard  de  la  page  252). 
Jardin  à  Saint-Raphaël,  par  M.  Zuber  (en  regard  de  la  page  254). 
L'étang,  par  M.  Saal  (en  regard  de  la  page  260). 
Illustration  de  M.  Saint-Elme  Gautier  (page  269). 

M.  Ernest  Chesneau.  —  Lady  Lilith 270 

Lilith,  par  M.  Courcellcs-Dumont  (page  270). 

L'extase,  par  D.-G.  Rossetti  (en  regard  de  la  page  276). 

Le  tombeau,  par  M.  Courcclles-Dumont  (page  278). 

M.  Henri  Laujol.  —  Miremonde,  conte  moral,  première  parlie 279 

Illustrations  de  M.  Louis  Morin  (pages  279,  280,  281,  282,  284,  285,  286,  287,  289,  290,  291, 

292,  296,  298,  300,  302,  306). 
Le  duel,  par  M.  James  Tissot  (en  regard  de  la  page  280). 
Le  bal  des  Capitouls,  par  M.  Louis  Morin  (en  regard  de  la  page  288). 
Les  femmes  de  Don  Juan,  par  le  même  (en  regard  de  la  page  300). 

M.  Philippe  Gille.  — -  Antonin  Mercié 307 

Gloria  viclis,  groupe,  par  M.  Antonin  Mercié  (page  307). 

Vénus,  tableau  du  musée  du  Luxembourg,  par  le  même  (en  regard  de  la  page  308). 

Le  sang  de  Vénus,  tableau,  par  le  même  (en  regard  de  la  page  310). 

Junon,  statue,  par  le  même  (en  regard  de  la  page  312). 

Le  Génie  des  arts,  par  le  même,  gravé  par  M.  A.  Charpentier  (page  318). 


360  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 


PAGES 


M.  Théophile  Gautier  fils.  —  Le  Gendarme  rouge,  deuxième  partie  .   .  .       319 

En  route,  par  M.  Ch.  Delort  (page  319). 

A  la  Croix  de  Lorraine,  par  le  même  (en  regard  de  la  page  324). 
Bras  dessus,  bras  dessous,  par  le  même  (en  regard  de  la  page  330). 
Baiser  des  fiançailles,  par  le  même  (en  regard  de  la  page  342). 
Tricornes  et  cornettes,  par  M.  Saint-Elme  Gautier  (page  344). 

M.  Louis  Ganderax.  —  La  Religion  au  théâtre.  — ■  Les  précédents  de  l'Abbé 

Constantin 345 

M.    Lafontaine  dans   le  rôle   de  l'Abbé  Constantin  (page  345). 
Mademoiselle  Darlau  et  M.  Lafontaine  dans  l'Abbé  Constantin  (page  354). 

(Ces  deux  planches  sont  gravées  d'après  les  clichés  de  M.  Chalot.) 
L'abbé  Constantin,  par  madame. Madeleine  Lemaire  (page  356). 


FIN 


Asnièrcs.  —  Imprimerie  Boussod,  Valadon  et  O,  2,  arenue  de  CourbeYoie. 


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I«s  Lettres  et  les  arts; 
revue  illustrée 


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