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Full text of "Études critiques sur les sources de l'histoire Carolingienne"

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ÉTUDES   CRITIQUES 

SUR  LES  SOURCES 

DE 

L'HISTOIRE  CAROLINGIENNE 


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in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/p1tudescritiqu00mono 


ÉTUDES   CRITIQUES 

SUR   LES    SOURCES 

DE 

L'HISTOIRE    CAROLINGIENNE 

PAR 

M.     Gabriel    MONOD 

DIRECTEUR   d'ÉTUDES   A  l'ÉCOLE  DES  HAUTES  ÉTUDES, 
MEMBRE    DE   l'iNSTITUT. 


PREMIERE    PARTTE. 


INTRODUCTION.  —  LES  ANNALES  CAROLINGIENNES. 
PREMIER  LIVRE  :  DES  ORIGINES  A  829. 


PARIS 

Librairie  Emile  BOUILLON,  Éditeur 

RUE    DE    RICHELIEU,    67,    AU    PREMIER 


^898 

TOUS   DROITS   RÉSERVÉS. 


^^0\N£VA1 


BIBLIOTHÈQUE 

DE   L'ÉCOLE 


DES  HAUTES  ÉTUDES 

PUBLIÉE  SOUS  LES  AUSPICES 

DU  MINISTÈRE  DE  L'INSTRUCTION  PUBLIQUE 


SCIENCES  PHILOLOGIQUES  ET  HISTORIQUES 


CENT  DIX-NEUVIÈME  FASCICULE 

ÉTUDES    CRITIQUES    SUR    LES    SOURCES    DE    l'hISTOIRE    CAROLINGIENNE, 

PAR   M.    GABRIEL    MONOD,  DIRECTEUR  o'ÉTUDES  A  l'ÉCOLE  DES  HAUTES  ÉTUDES, 

MEMBRE    DE    l'iNSTITUT. 


PARIS 

Librairie  Emile  BOUILLON,  Éditeur 

RUE    DE    RICHELIEU,    67,    AU   PREMIER 

1898 

TOUS    DROITS    RÉSERVÉS. 


INTRODUCTION. 


CHAPITRE   I. 

CARACTÈRES  GÉNÉRAUX  DE  L'HISTORIOGRAPHIE 
CAROLINGIENNE. 

La  littérature  historique  de  l'époque  carolingienne  se  présente 
à  celui  qui  étudie  l'historiographie  du  moyen  âge  avec  des 
caractères  originaux  et  bien  déterminés.  Elle  forme  un  ensemble 
organique  qui  a  eu  ses  origines  propres,  son  développement 
individuel,  et  elle  se  distingue  nettement  de  l'historiographie 
mérovingienne  qui  la  précède  et  de  l'historiographie  capétienne 
qui  lui  fait  suite.  Sans  doute  elle  n'apparaît  pas  dans  notre  his- 
toire littéraire  comme  un  phénomène  isolé  ;  des  liens  visibles  la 
rattachent  à  la  littérature  de  l'âge  précédent,  comme  à  celle  de 
l'âge  suivant.  Sur  quelques  points  ses  limites  sont  même  malai- 
sées à  fixer  ;  car  certaines  œuvres  de  l'époque  mérovingienne  ont 
été  continuées  dans  le  même  esprit  et  sous  la  même  forme  à 
l'époque  carolingienne;  d'autre  part,  il  faut  remonter  aux  der- 
niers Mérovingiens  pour  trouver  l'origine  de  certains  écrits  que 
nous  considérons  comme  essentiellement  carolingiens.  De  plus, 
l'historiographie  allemande  de  l'époque  ottonienne  est  étroitement 
rattachée  à  l'historiographie  franque  du  ix"  siècle.  Enfin,  bien 
que  les  sources  de  l'histoire  capétienne  du  xf  siècle  aient  une 
physionomie  très  différente  de  celle  des  sources  carolingiennes  du 
x",  il  est  aisé  de  les  rattacher  les  unes  aux  autres.  Il  n'en  est 
pas  moins  vrai  que  l'historiographie  carolingienne,  comme  l'his- 
toire carolingienne  elle-même,  a  sa  physionomie  propre  et  cer- 
tains traits  qui  n'appartiennent  qu'à  elle. 

L'historiographie  carolingienne  est  en  effet  une  image  très 
fidèle  de  l'histoire  des  Carolingiens,  en  suit  les  transformations  et 

UIST.    CAROLI.^GIEXiNE.  -1 

De 

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M7 


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les  vicissitudes.  L'histoire  des  Carolingiens,  malgré  les  rapports 
étroits  qu'elle  soutient  avec  tout  ce  qui  la  précède,  l'accompagne 
et  la  suit,  forme  une  période  administrative,  politique  et  intellec- 
tuelle plus  nettement  caractérisée  que  la  plupart  des  périodes 
historiques.  Sans  doute  il  faut,  pour  la  comprendre,  remonter 
jusqu'au  vu''  siècle,  aux  origines  de  la  famille  des  Peppins.  Mais 
c'est  qu'en  réalité,  à  partir  de  la  bataille  de  Tertry  (685),  la 
période  mérovingienne  proprement  dite  est  close  et  la  période 
carolingienne  est  ouverte.  Au  ix"  siècle,  l'histoire  carolingienne 
embrasse  à  la  fois  la  France,  l'Italie  et  l'Allemagne,  et  on  doit, 
au  x'^  siècle,  aller  chercher  dans  ces  deux  derniers  pays  le  dévelop- 
pement de  certaines  idées  qui  ont  pris  naissance  au  viii"  et  au  ix" 
autour  des  Pippinides.  Bien  que  la  France  possède  seule  désor- 
mais des  représentants  de  la  famille  carolingienne,  une  partie  de 
l'héritage  de  Charlemagne,  l'idée  impériale  romaine  et  la  con- 
ception d'une  monarchie  chrétienne  universelle  ont  passé  en  héri- 
tage aux  rois  allemands.  Enfin,  la  grandeur  de  la  famille  capé- 
tienne se  fonde  pendant  le  cours  du  ix"  et  du  x'^  siècle,  sous  les 
derniers  Carolingiens,  comme  la  puissance  des  Carolingiens  avait 
grandi  au  vif'  et  au  viii"  sous  les  derniers  Mérovingiens.  Aucune 
des  institutions  carolingiennes  ne  se  comprend  si  l'on  n'en  étudie 
pas  les  antécédents  à  l'époque  mérovingienne,  et  l'on  commettrait 
de  graves  erreurs  si  l'on  croyait  que  l'avènement  des  Capétiens 
marque  une  ère  absolument  nouvelle  où  la  France  serait  régie 
par  des  institutions  radicalement  différentes  de  celles  des  Caro- 
lingiens. Néanmoins,  l'avènement  de  Peppin  le  Bref  fut  une  révo- 
lution qui  fit  définitivement  passer  du  côté  de  l' Austrasie  le  centre 
de  gravité  de  l'Empire  franc,  qui  rendit  plus  intime  l'alliance 
entre  l'Etat  et  l'Eglise,  qui  permit  de  donner  à  l'administration 
franque  une  force  et  une  régularité  qu'elle  n'avait  pas  eues 
jusque-là,  et  qui  prépara  la  création  de  l'empire  romain  germa- 
nique. D'autre  part,  l'accession  au  trône  d'un  des  plus  puissants 
détenteurs  de  fiefs  dans  la  personne  de  Hugues  Capet  donna  une 
sorte  de  consécration  à  l'évolution  sociale  et  politique  commencée 
au  Yiîf  siècle  et  d'où  devait  sortir  la  féodalité.  Les  Capétiens 
eurent  beau  conserver  toutes  les  prétentions  des  Carolingiens, 
avoir  la  même  idée  qu'eux  de  la  royauté,  de  ses  droits  et  de  ses 
devoirs,  ils  n'en  furent  pas  moins  les  chefs  d'une  aristocratie  féo- 
dale, plus  puissants  en  fait  que  les  derniers  Carolingiens,  parce 
qu'ils  avaient  des  domaines  plus  homogènes  et  des  vassaux  plus 
sûrs,  mais  revêtus  aux  yeux  de  leurs  peuples  d'un  caractère 
moins  majestueux  et  moins  sacré.  Autant  il  est  important  de  ne 


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pas  méconnaître  la  continuité  historique,  la  permanence  des 
institutions  et  la  puissance  durable  des  idées  à  travers  les  révo- 
lutions politiques,  autant  il  serait  dangereux  d'exagérer  cette 
continuité,  cette  permanence  et  cette  durée,  et  de  méconnaître  les 
transformations  que  subissent  à  travers  l'histoire  les  institutions 
et  les  idées.  Or,  il  est  incontestable  que  l'avènement  des  Carolin- 
giens et  celui  des  Capétiens  marquent  la  fin  d'un  ordre  de  choses 
ancien  et  le  commencement  d'un  ordre  de  choses  nouveau,  qu'à 
l'époque  carolingienne  se  manifeste  une  renaissance  politique, 
sociale,  intellectuelle,  suivie  d'une  décadence,  et  dont  les  fruits 
serviront  de  germes  pour  la  nouvelle  renaissance  du  xf  et  du 
xif  siècle. 

La  littérature  historique  de  l'époque  carolingienne  est  dans  un 
rapport  étroit  avec  l'histoire  de  la  dynastie  carolingienne.  Sortie 
de  l'historiographie  mérovingienne,  elle  a  cependant  ses  carac- 
tères propres;  elle  s'épanouit  au  moment  de  la  renaissance  du 
viii"  et  du  ix"  siècle  ;  elle  se  divise  comme  l'empire  et  se  développe 
parallèlement  sur  les  deux  rives  du  Rhin  ;  elle  subit  le  contre- 
coup de  toutes  les  vicissitudes  de  la  politique  ;  elle  éprouve  enfin 
une  décadence  au  x**  siècle  ;  mais  cette  décadence  est  loin  de  la 
faire  retomber  dans  l'état  de  barbarie  où  elle  était  au  milieu  du 
viii^  siècle;  et  elle  lègue  à  la  littérature  de  l'époque  capétienne 
des  modèles  dont  l'influence  se  fait  longtemps  sentir. 

Le  parallélisme  que  nous  établissons  ici  entre  l'histoire  et 
l'historiographie  carolingienne  tient  aux  conditions  mêmes  dans 
lesquelles  se  développait  la  littérature  historique  aux  premiers 
siècles  du  moyen  âge.  A  toutes  les  époques  sans  doute  les  événe- 
ments de  l'histoire  exercent  une  influence  considérable  sur  la 
littérature  historique.  A  toutes  les  époques  il  y  a  des  historiens 
officiels  qui  racontent  l'histoire  telle  que  les  hommes  qui  détiennent 
le  pouvoir  dans  leurs  mains  désirent  qu'elle  soit  connue  ;  il  y  a 
des  historiens  hommes  de  parti  qui  colorent  les  événements  au 
gré  de  leurs  passions  ;  il  y  a  même  des  historiens  hommes  d'action 
qui  écrivent  des  mémoires  pour  conserver  le  souvenir  des  événe- 
ments auxquels  ils  ont  pris  part  ou  pour  faire  l'apologie  de  leur 
conduite  et  la  critique  de  celle  de  leurs  adversaires.  Quelle  que 
soit  l'époque  qu'on  étudie,  il  est  donc  nécessaire  avant  tout  de 
savoir  quand,  comment  et  par  qui  ont  été  composées  les  sources 
contemporaines  que  l'on  consulte,  dans  quelle  mesure  leur  auto- 
rité est  accrue  ou  diminuée  par  les  circonstances  au  milieu  des- 
quelles elles  ont  été  écrites.  Mais  à  mesure  que  la  civilisation 
devient  plus  raffinée  et  plus  compliquée,  la  littérature  devient  de 


plus  en  plus  indépendante  des  événements  au  milieu  desquels  elle 
se  développe;  la  vie  intellectuelle  d'une  nation  a  son  mouvement 
propre,  qui  n'est  pas  toujours  déterminé  par  la  vie  politique,  qui 
est  même  quelquefois  en  contradiction  avec  elle;  la  personnalité 
des  auteurs  joue  un  rôle  de  plus  en  plus  grand  ;  enfin  les  œuvres 
historiques  perdent  pour  la  plupart  le  caractère  d'écrits  de  cir- 
constance, nés  des  événements  contemporains,  pour  prendre 
celui  d'œuvres  scientifiques  ou  tout  au  moins  d'œuvres  désinté- 
ressées. Dans  les  temps  modernes,  l'histoire  est  écrite  d'ordinaire 
par  des  savants,  par  des  hommes  de  cabinet,  par  des  gens  de 
lettres,  qui  souvent  n'ont  pas  été  mêlés  à  la  vie  publique,  qui 
parfois  même  n'ont  pas  vu  de  près  les  hommes  politiques,  et  qui, 
tout  en  ayant  évidemment  leurs  tendances,  leurs  opinions,  leurs 
passions  personnelles,  font  cependant  effort  pour  juger  sans  parti 
pris  et  prétendent  à  l'impartialité.  Les  écrits  qui  traitent  de 
l'histoire  contemporaine,  mémoires,  journaux  ou  biographies, 
ne  tiennent  d'ailleurs  qu'une  place  secondaire,  une  place  infé- 
rieure dans  la  littérature  historique  des  temps  modernes.  Les 
écrivains  qu'on  admire  par-dessus  tous  les  autres,  ceux  qu'on 
juge  seuls  vraiment  dignes  du  nom  d'historiens  sont  ceux  qui  se 
sont  consacrés  à  l'histoire  du  passé  et  qui,  par  une  étude  et  une 
critique  attentive  de  tous  les  documents,  ont  su  faire  revivre, 
présenter  sous  leur  vrai  jour  les  événements  accomplis  autrefois, 
sans  autre  préoccupation  que  celle  de  la  vérité,  sans  chercher 
l'occasion  de  prouver  une  thèse  ou  de  défendre  une  doctrine. 
L'histoire  de  l'histoire  est  à  l'époque  moderne  avant  tout  l'his- 
toire d'une  science,  une  branche  de  l'histoire  littéraire;  dans  les 
premiers  siècles  du  moyen  âge,  l'histoire  de  l'histoire  est  avant 
tout  une  partie  ou  une  face  de  l'histoire  elle-même.  Les  écrits 
historiques  de  cette  période  sont  presque  sans  exception  des  écrits 
de  circonstances,  composés  soit  sous  l'influence  de  personnages 
ou  d'événements  politiques,  soit  dans  un  intérêt  personnel,  soit 
en  vue  d'un  but  d'édification.  Il  est  impossible  de  les  comprendre 
et  de  se  servir  des  renseignements  qu'ils  fournissent  si  l'on  ne  se 
rend  pas  un  compte  exact  des  circonstances  et  du  milieu  où 
étaient  placés  leurs  auteurs,  et  l'histoire  des  événements  ne 
devient  vivante  que  lorsqu'on  est  arrivé  à  retrouver  par  une 
étude  attentive  de  ces  écrits  les  sentiments  et  les  idées  qui  ont 
dirigé  les  contemporains  et  les  acteurs  de  ces  événements.  Il 
nous  paraît  nécessaire  d'établir  comme  un  fait  constant  et  essen- 
tiel le  rapport  étroit  qui  existe  à  l'époque  carolingienne  entre  les 
écrits  et  les  événements  historiques.  Ce  fait  doit  être  le  point  de 


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départ  du  critique  qui  veut  étudier  ces  écrits,  le  fil  conducteur 
qui  l'empêchera  de  s'égarer,  qui  lui  permettra  de  déterminer  par- 
fois la  date,  le  lieu  d'origine,  ou  même  l'auteur  d'ouvrages  ano- 
nymes. Mettre  ce  fait  en  lumière  sera  le  principal  objet  de  notre 
étude. 

Pendant  la  période  du  moyen  âge  dont  nous  nous  occupons, 
non  seulement  l'instruction  n'est  le  partage  que  d'un  très  petit 
nombre  d'hommes  qui  appartiennent  presque  tous  à  l'Eglise, 
mais  même  parmi  eux,  ceux-là  seuls  s'intéressent  à  l'histoire  du 
présent,  ceux-là  seuls  prennent  plaisir  à  la  lire  ou  à  l'écrire,  qui 
se  trouvent  personnellement  mêlés  à  la  vie  politique,  ou  qui  sont 
les  spectateurs  immédiats  de  grands  événements.  Les  communi- 
cations sont  trop  lentes  et  trop  difficiles  pour  que  l'écho  et  l'émo- 
tion de  ces  événements  se  fassent  sentir  à  distance.  Quant  à  l'his- 
toire du  passé,  il  n'existe  pas  une  classe  de  savants  qui  fasse  de 
cette  histoire  l'objet  de  son  étude,  et  s'efforce  d'en  élargir  le  cadre 
ou  d'en  préciser  les  détails.  Ceux  qui  s'en  occupent  ont  à  leur 
disposition  un  si  petit  nombre  de  livres,  le  cercle  de  leurs  connais- 
sances est  si  restreint,  leur  intelligence  est  si  peu  capable  de  com- 
biner des  documents,  de  les  critiquer,  d'eu  tirer  une  œuvre  nou- 
velle composée  avec  originalité  et  avec  art,  qu'ils  se  contentent 
de  faire  des  copies  ou  des  compilations  d'extraits  littéraux.  Ces 
compilations,  d'ailleurs,  ne  sont  pendant  longtemps  que  des 
manuels  chronologiques  d'histoire  universelle  inspirés  par  un 
intérêt  beaucoup  plus  religieux  qu'historique.  Il  s'agissait  surtout 
de  faire  connaître  les  grands  faits  de  l'histoire  religieuse,  démon- 
trer dans  l'Incarnation  le  centre  de  l'histoire  universelle,  enfin 
de  noter  le  nombre  des  années  écoulées  depuis  l'Incarnation  et 
depuis  la  création,  soit  pour  calculer  la  date  de  l'accomplissement 
des  prophéties,  soit  pour  ne  pas  se  tromper  sur  la  fixation  de  la 
fête  de  Pâques.  Plus  tard,  il  est  vrai,  une  autre  idée  dominera 
les  compilateurs  d'histoire  universelle,  mais  alors  ce  sera  une  idée 
politique  :  montrer  dans  l'Empire  romain  restauré  par  les  Francs, 
continué  par  les  Ottons,  la  suite  naturelle  de  l'ancien  empire  et 
prouver  qu'il  n'y  eut  pas  d'interruption  dans  la  transmission  du 
pouvoir  impérial.  C'est  sous  l'influence  de  Césars  allemands  que 
ces  histoires  universelles  se  multiplieront. 

Il  résulte  de  ce  que  nous  venons  de  dire  que  la  première 
question  à  se  faire  en  présence  d'une  histoire  ou  d'annales  des 
premiers  siècles  du  moyen  âge  est  de  se  demander  dans  quel 
centre  religieux  ou  politique  l'ouvrage  a  été  écrit,  sous  l'influence 
de  quels  événements,  de  quelle  famille,  de  quel  prince.  Nous 


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croyons  pouvoir  dire  qu'il  n'arrivera  jamais  qu'un  écrit  un  peu 
important  ait  été  composé  loin  du  bruit  du  monde,  dans  quelque 
ville  ou  quelque  monastère  éloigné  du  théâtre  des  grands  événe- 
ments de  l'histoire,  par  un  auteur  exclusivement  inspiré  par  des 
préoccupations  de  curiosité  ou  de  science. 

I. 

Pour  bien  préciser  notre  pensée  et  faire  ressortir  les  caractères 
généraux  de  l'historiographie  carlovingienne,  il  ne  sera  pas  inu- 
tile de  remonter  un  peu  plus  liaut  dans  notre  histoire  et  d'indiquer 
auparavant  en  peu  de  mots  quel  a  été  le  développement  de  l'his- 
toriographie mérovingienne. 

Les  écrits  historiques  de  l'époque  mérovingienne  peuvent  se 
répartir  en  trois  groupes  :  i°  les  Chroniques,  qui  se  rattachent 
aux  chroniques  du  v"  siècle,  continuations  elles-mêmes  de  la 
chronique  de  saint  Jérôme.  Ce  sont  celles  de  Marius  d'Avenche 
et  de  son  continuateur,  les  annales  perdues  d'Arles  et  la  chro- 
nique du  faux  Sulpice  Sévère. 

2"  Les  Histoit^es,  en  tête  desquelles  se  trouve  la  grande  His- 
toire des  Francs  de  Grégoire  de  Tours.  Après  cette  œuvre  de 
premier  ordre,  écrite  à  la  fin  du  vi°  siècle,  vient  à  plus  d'un 
demi-siècle  de  distance  la  Compilation  dite  de  Frédégaire,  avec  ses 
continuations  du  viii*  siècle,  et  les  Gesta  regum  Francorum^ , 
dont  la  composition  date  aussi  du  premier  quart  du  viii"  siècle. 

3°  Les  Vies  de  saints.  Un  très  grand  nombre  de  vies  de  saints 
ont  été  écrites  aux  vi%  vu*  et  viii''  siècles,  et  on  peut  les  distin- 
guer en  trois  groupes  qui  se  rapportent  à  trois  périodes  succes- 
sives de  l'histoire  religieuse  de  l'empire  franc.  Ces  trois  périodes 
ne  sont  pas  nettement  séparées  et  n'ont  pas  pour  limites  des  dates 
précises;  il  est  néanmoins  légitime  de  marquer  le  caractère  propre 
qui  appartient  à  chacune  d'elles.  J'appellerai  la  première,  qui 
commence  à  l'apostolat  de  saint  Martin  et  qui  s'étend  jusqu'à  la 

1.  M.  Kriisch  les  appelle,  clans  l'édllioii  (|uil  en  a  donnée  au  I.  II  des  Scriptores 
reriim  Merovingicarum  {Monumenta  Cennaniae  hislorica,  série  in--i°),  Liber 
historiae  Francorum.  Ce  litre  est.  en  elVel,  eeliii  que  portent  les  plus  aneiens 
manuscrits.  Toutefois,  nous  regrettons  <|u'il  n'ait  pas  eouservé  le  titre  tradi- 
tionnel i|ul  se  trouve  dans  jikisieurs  luannserits,  en  particulier  dans  celui  de 
Pélershourg,  et  qui  ré|iond  encore  mieux  que  (dui  i|u'il  a  rétabli  au  contenu 
de  rouvra>;e.  Nous  sommes  d'a\is  de  ne  pas  modilier  sans  nécessite  absolue  les 
appellations  traditionnelles,  pour  ne  pas  accroitre  la  peine  de  ceux  qui  s  oc- 
cupent de  la  criti<|ue,  toujours  ardue,  des  textes  du  moyen  âge. 


—  7  — 

fin  du  vie  siècle,  période  épiscopale  et  gallo-romaine,  la 
seconde,  qui  occupe  le  vu"  siècle,  période  irlandaise,  la  troi- 
sième, qui  occupe  le  viii"^  siècle,  période  anglo-saxonne'^ . 

Pendant  la  première  période,  les  évêques,  appartenant  pour  la 
plupart  aux  grandes  familles  des  cités  gallo-romaines,  tiennent 
la  première  place  dans  l'Église,  dans  les  lettres  et  dans  l'hagio- 
graphie. Il  suffit  pour  s'en  convaincre  de  lire  les  œuvres  hagio- 
graphiques de  Grégoire  de  Tours.  Les  saints  qui  appartiennent 
au  clergé  régulier  sont  pendant  cette  période  presque  tous  des 
Gallo-Romains.  Si  je  prends  pour  exemples  les  principales  vies 
de  saints  qui  peuvent  être  consultées  pour  l'époque  de  Clovis,  je 
trouve  dix  vies  d'évêques,  quatre  vies  d'abbés  gallo-romains  et 
une  vie  de  missionnaire  irlandais. 

Au  VII*  siècle,  nous  trouvons  sans  doute  encore  des  évêques 
gallo-romains  qui,  comme  saint  Eloi,  jouent  un  grand  rôle  reli- 
gieux et  politique  ;  mais  le  clergé  séculier,  envahi  peu  à  peu  par 
les  Germains,  subit  bien  plus  que  le  clergé  régulier  l'influence  de 
la  décadence  et  de  la  barbarie.  Le  vu"  siècle  est  l'âge  d'or  des 
ordres  monastiques.  C'est  chez  eux  que  se  recrutent  les  mission- 
naires qui  vont  conquérir  au  delà  du  Rhin  des  terres  nouvelles 
au  christianisme,  et  les  meilleurs  des  évêques  sont  pris  dans  les  • 
rangs  du  clergé  régulier.  A  la  tête  des  missions  du  vif  siècle  se 
placent  les  moines  irlandais,  ces  représentants  de  l'Eglise  cel- 
tique chez  qui  le  culte  des  lettres  anciennes  s'allie  avec  un  esprit 
d'indépendance  et  un  zèle  apostolique  qui  nous  ramènent  aux 
temps  du  christianisme  primitif.  Il  suffit  de  rappeler  les  noms  de 
saint  Colomban  et  de  ses  disciples.  Les  missions  irlandaises  sur 
le  continent  ont  commencé,  je  le  sais,  dès  le  vi*  siècle,  et  elles 
continuent  encore  au  viii'^  ;  je  sais  aussi  qu'à  côté  des  Irlandais 
nous  trouvons,  au  vu"  siècle,  des  Franks,  des  Anglo-Saxons  et 
quelques  Gallo-Romains;  mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  le 
VII*  siècle  est  le  siècle  par  excellence  des  missions  irlandaises,  et 

1.  M.  Krusch,  ([ui  avait  déjà  publié,  au  t.  II  des  Scriptores  rerum  Merovin- 
gicarum,  j)lusieurs  textes  hagiograpliiques  de  l'époque  mérovingienne,  a  com- 
mencé pour  le  recueil  des  Monumenta  Germaniae  la  publication  des  Vies  des 
saints  mérovingiens.  Le  premier  volume  ne  dépasse  pas  le  vi"  siècle.  On  peut 
reprocher  à  M.  Krusch  d'avoir,  malgré  les  services  rendus  par  lui  pour  l'éta- 
blissement des  textes,  apporté  un  scepticisme  excessif  dans  les  questions  d'au- 
thenticité et  de  date  de  ces  textes  hagiographiques.  Il  tend  à  les  rajeunir 
presque  tous  outre  mesure  et  à  leur  dénier  toute  authenticité  et  toute  autorité. 
M.  l'abbé  Duchesne  a,  dans  une  série  d'articles  du  Bulletin  critique  (1897, 
n°=  16  et  suiv.),  contesté  avec  raison  une  partie  des  conclusions  critiques  de 
M.  Krusch. 


—  8  — 

que  les  Irlandais  tiennent  le  premier  rang  dans  les  missions  et 
l'hagiographie  du  vu''  siècle. 

Au  \iif  siècle,  l'éclat  des  missions  irlandaises  pâlit  devant 
celui  des  missions  anglo-saxonnes.  Les  Eglises  celtiques  et  leur 
esprit  d'indépendance  sont  peu  à  peu  étouffés  en  Angleterre  par 
l'Eglise  anglo-saxonne,  qui  représente  les  principes  d'unité  et 
d'autorité  enseignés  par  Rome.  Les  moines  irlandais  se  retirent 
peu  à  peu  de  la  vie  active  pour  se  consacrer  à  la  vie  contempla- 
tive, à  la  mysticité  et  à  l'étude.  Les  moines  anglo-saxons,  puis- 
sants à  la  fois  par  l'énergie  qui  naît  de  leur  tempérament  natio- 
nal, et  par  la  discipline  que  Rome  leur  impose,  deviennent,  au 
viif  siècle,  les  vrais  chefs  de  la  mission,  en  attendant  d'être,  avec 
saint  Boniface,  les  réorganisateurs  de  l'Etat  franc,  et  avec  les 
disciples  de  Dède  les  promoteurs  de  la  renaissance  littéraire  caro- 
lingienne. Cet  apostolat  anglo-saxon  appartient  en  réalité  à 
l'époque  carolingienne,  car,  dès  l'origine,  une  étroite  alliance 
unit  les  moines  anglais  et  la  famille  des  Peppins,  mais  leur  mar- 
tyrologe remplit  déjà  toute  la  dernière  partie  de  l'hagiographie 
mérovingienne. 

Il  faut  mentionner  à  part  un  certain  nombre  de  vies  des  saints 
qui  ne  rentrent  pas  dans  les  trois  divisions  que  je  viens  d'indi- 
quer; ce  sont  les  vies  de  grands  personnages  dont  l'imagination 
populaire  a  fait  des  saints,  tels  que  sainte  Rathilde,  saint  Léger, 
saint  Dagobert  III.  Celle  de  sainte  Rathilde  a  été  écrite  dans  le 
monastère  de  Chelles  qu'elle  avait  fondé';  celle  de  Dagobert  III 
est  une  pure  légende  fabriquée  probablement  au  ix*  siècle  pour 
justifier  le  culte  singulier  rendu  à  Dagobert  III  à  Stenay-.  Les 
deux  vies  contemporaines  de  saint  Léger  sont  des  œuvres  poli- 
tiques autant  que  religieuses,  écrites  pour  faire  l'apologie  du  chef 
du  parti  bourguignon,  de  l'ennemi  d'Ebroïn. 

1.  Scripiores  rerum  Merovingicarum,  II,  p.  178. 

2.  M.  Krusch  {Ibid.,  ]».  509)  pense  que  lo  Dagobert  honoré  comme  martyr  à 
Stenay  était  Dagobert  H,  qui,  d'après  la  Vila  Wilfridi,  aurait  été  mis  à  mort 
en  G80,  par  la  volonté  des  ducs  et  des  évéques,  lorsqu'il  eut  été  défait  jiar 
Thierry  III.  C'est  l'ignorance  du  scribe  ciiargé  d'écrire  la  vie  de  saint  Dagobert 
([ui  aurait  fait  un  saint  de  Dagobert  III,  morl  de  maladie  en  71(1,  ;\  l'âge  de 
([uinze  ans.  —  Ilenschen,  dans  sa  dissertation  ])e  tribus  Dagobertis  (Anvers, 
1650),  pense  (juc  ce  scribe  était  un  moine  de  Oorze  du  xi'  siècle  et  que  celle 
vie  aurait  été  écrite  lorsque  l'église  <le  Saint-Dagoberl  à  Stenay  eut  élé 
donnée  à  Gorze  par  Godefroi  le  Barbu  en  1009.  —  Tout  ce  qu'on  peut  adirmer, 
c'est  (|ue  celle  vie  est  une  pure  légende  écrite  au  plus  tôt  au  ix"  siècle,  au  plus 
tard  au  xi°,  plulôl  au  ix%  lorsque  Charles  le  Chauve  lit  reconstruire  I  église  île 
Saint-Dagoberl  {Vita,  c.  14). 


—  9  — 

Si  ces  dernières  vies  se  rattachent  directement  à  de  grands 
événements  historiques  et  ont  été  écrites  par  des  amis  et  des  par- 
tisans de  l'évêque  d'Autun,  toutes  les  autres  vies  de  saints  peuvent 
assez  aisément  se  rattacher  à  l'un  ou  à  l'autre  des  trois  groupes 
que  nous  avons  indiqués.  Elles  ont  un  caractère  exclusivement 
religieux;  elles  ont  été  écrites  par  des  prêtres  ou  par  des  moines 
préoccupés  ou  d'édifier  les  fidèles  ou  de  les  attirer  dans  les  sanc- 
tuaires qui  conservaient  des  reliques  du  saint  dont  ils  célèbrent 
les  vertus.  Celles  qui  sont  anciennes  et  authentiques  retracent 
avec  plus  ou  moins  d'exactitude  les  grandes  phases  de  la  vie  de 
l'Eglise  pendant  les  vi%  vif  et  yiif  siècles.  Bien  que  l'influence 
des  grands  centres  de  la  vie  religieuse,  des  sanctuaires  ou  des 
monastères  célèbres  s'y  fasse  surtout  sentir,  ajoutons  que  l'in- 
fluence des  grands  personnages  politiques  n'en  est  pas  tout  à  fait 
absente.  Tous  les  hagiographes  qui  nous  racontent  la  vie  des 
saints  du  temps  de  Clovis  ont  grand  soin  de  faire  jouer  à  leurs  héros 
un  rôle  dans  la  vie  du  roi  franc.  Ces  renseignements,  où  l'on  voit 
trop  percer  le  désir  de  grandir  l'importance  du  saint  dont  on 
exalte  les  vertus,  ne  doivent  être  accueillis  qu'avec  une  extrême 
défiance. 

Si  les  œuvres  hagiographiques  reflètent  exactement  les  diverses 
phases  de  l'histoire  religieuse,  les  chroniques  et  les  histoires  des 
vi°,  vii^  et  viii"  siècles  ne  peuvent  être  comprises  que  si  l'on  marque 
leur  rapport  étroit  avec  les  événements  politiques  et  la  société  au 
milieu  desquels  elles  sont  nées.  Au  vi"  siècle,  les  Francs  ont  eu 
beau  étendre  leur  domination  sur  presque  toute  la  Gaule,  les 
Gallo-Romains  ont  encore  conservé  le  vif  sentiment  de  leur  supé- 
riorité, de  leur  individualité,  de  leurs  traditions  antiques.  Ils 
subissent  l'influence  de  la  décadence  que  l'arrivée  des  Barbares  a 
brusquement  précipitée,  comme  ils  subissent  le  joug  des  conqué- 
rants; mais  ils  en  souffrent,  et  le  souvenir  du  passé  est  encore 
vivant  en  eux.  Il  y  a  déjà  un  mélange  de  races;  il  n'y  a  pas 
encore  fusion.  Nous  n'invoquerons  pas  à  l'appui  de  ce  fait  les 
Annales  d'Arles  dont  M.  Holder-Egger ^  a  retrouvé  la  trace  dans 


l.  Holdcr-Egger,  Ueber  die  Wellchronik  des  sogenannten  Sulpicius  Severiis 
und  slldgallische  Annalen  des  funften  Jahrhunderts.  Gœttingen,  1875,  in-S". 
—  Voy.  aussi,  du  nièiiie,  les  Untersuchungen  ûber  einlge  annalistische  Quellen 
zur  Geschichte  des  5.  7md  6.  Jahrhunderts,  i>art.  I  et  II,  dans  le  ISeues  Archiv 
der  Gesellschaft  fur  xltei'e  deutsche  Geschichtskunde,  t.  I,  1876.  En  examinant 
de  près  le  texte  de  Grégoire  de  Tours,  on  constate  qu'il  a  dû  avoir  à  sa  dispo- 
sition un  grand  nombre  de  notes  annalistiques  écrites  sur  divers  points  du  ter- 
ritoire de  la  Gaule.  M.  Arndt,  dans  la  préface  de  son  édition  de  Grégoire  (Scrip- 


—  10  — 

Grégoire  de  Tours  et  dans  une  chronique  de  733  intitulée,  par 
erreur,  Chronique  de  Sulpice  Sévère,  ni  cette  chronique  elle- 
même,  car  il  est  difficile  de  tirer  aucune  conclusion  de  ces  notes 
courtes  et  fragmentaires  qui  se  rattachent  d'ailleurs  évidemment 
à  la  grande  Chronique  de  saint  Jérôme  et  aux  Annales  deRavenne. 
Mais  la  chronique  de  Marins  d'Avenche  et  les  œuvres  de  Gré- 
goire de  Tours  sont  très  significatives.  Les  deux  écrivains  sont 
des  Gallo-Romains  qui,  tout  en  vivant  au  milieu  des  Germains, 
appartiennent  encore  au  monde  romain. 

Marins,  qui  réside  dans  le  royaume  burgunde,  d'abord  à 
Avenche,  puis  à  Lausanne,  est  un  continuateur  de  la  chronique 
universellecomposéed'après  Eusèbe  par  saint  Jérôme,  au  iv*" siècle, 
et  continuée  au  v"  siècle  par  Prosper  d'Aquitaine  et  par  l'auteur 
du  Chronicon  impériale.  Il  a  les  yeux  constamment  tournés 
vers  l'Italie  et  vers  l'empire  d'Orient;  il  date  les  années  d'abord 
par  les  ans  des  consuls,  puis,  quand  les  fastes  consulaires  lui 
manquent,  par  les  années  écoulées  depuis  le  consulat  de  l'empe- 
reur Basile,  par  les  années  de  consulat  de  Justin  et  par  les  indic- 
tions. Il  n'indique  pas  les  ans  de  règne  des  rois  burgundes.  Il 
semble  qu'il  se  croie  encore  sujet  impérial.  Il  est  d'ailleurs  un 
des  grands  personnages  de  la  Burgundie;  il  a  accompli  l'acte 
important  du  transfert  du  siège  épiscopal  d'Avenche  à  Lau- 
sanne, et  sa  haute  situation  lui  permet  de  connaître  même  des 
événements  qui  se  sont  passés  loin  de  sa  résidence. 

Grégoire  de  Tours  appartient  par  son  père  et  par  sa  mère  aux 
familles  les  plus  illustres  de  la  Gaule.  Il  compte  parmi  ses  parents 
et  ses  ancêtres  plusieurs  évêques  et  un  martyr.  Il  a  été  dans  son 
enfance  instruit  dans  les  lettres  latines,  pas  assez  pour  écrire 
dans  une  langue  correcte,  mais  assez  pour  souffrir  de  son  igno- 
rance et  de  la  rusticité  de  son  langage;  il  a  encore  l'esprit  assez 
ferme  et  assez  pénétrant  pour  ne  pas  se  réduire,  en  écrivant  l'his- 
toire du  passé,  au  rôle  de  compilateur;  il  réunit  des  documents 
en  grand  nombre,  il  les  combine,  il  en  apprécie  même  la  valeur 
et  se  fait  une  opinion  personnelle  sur  certaines  questions  difficiles. 
Evêque  conmie  Marins,  il  est  plus  éloigné  que  lui  de  Rome  et  de 
Gonstantinople  '  ;  il  vit  au  milieu  même  des  Francs,  il  assiste  aux 
luttes  que  se  livrent  les  rois  de  Neustrie  et  d'Austrasie,  il  est  en 

toreu  rerum  Merovingicaruni,  t.  1,  ji.  22-'23),  dit  qu'il  s'est  servi  d' Annales 
arlésiennes,  angevines,  burgondes,  arvernes,  poitevines  et  wisigolhi(|ues. 

1.  M.  A.  Carrière  {Annuaire  de  l'École  des  hautes  éludes  de  1897)  a  inoniré 
(|uo  (Irt'goire  a  été  poiirlant  heaucoiip  mieux  renseigné  sur  les  all'aires  d'Orieul 
qu'on  ne  l'avait  eru  jusqu'ici. 


—  u  — 

rapports  personnels  avec  la  plupart  des  rois  et  des  reines  dont  il 
est  le  contemporain;  aussi  les  événements  de  l'histoire  des  Francs 
occupent-ils  la  première  place  dans  ses  pensées,  et  date-t-il  les 
années  d'après  les  ans  de  règne  des  rois  à  qui  appartient  sa  ville 
épiscopale.  Mais  ce  n'est  ni  sur  leurs  ordres  ni  pour  leur  plaire 
qu'il  écrit  VHisioria  Francorum;  c'est  avec  une  intention  reli- 
gieuse, pour  prouver  que  la  violation  des  lois  de  Dieu,  le  mépris 
de  ses  prêtres,  les  crimes  envers  son  Eglise  ont  toujours  été  punis, 
et  que  les  maux  qui  accablent  la  Gaule  sont  le  châtiment  des  vices 
des  hommes.  Il  consacre  d'ailleurs  une  partie  importante  de  ses 
écrits  à  l'histoire  religieuse.  Les  vies  de  saints,  les  récits  de 
miracles  et  de  martyrs  forment  les  deux  tiers  de  son  œuvre  totale, 
et  même  dans  Y Historia  Francorum  de  nombreux  chapitres 
sont  consacrés  à  la  biographie  desévêques  de  Glermont  et  de  Tours 
et  à  des  événements  d'ordre  purement  ecclésiastique.  Le  premier 
livre  tout  entier  est  un  résumé  de  l'histoire  de  l'Eglise  depuis  la 
création  jusqu'à  saint  Martin,  résumé  fait  d'après  la  Bible,  l'his- 
toire ecclésiastique  d'Eusèbe  et  la  chronique  de  saint  Jérôme.  Il 
s'intéresse,  lui  aussi,  à  ce  qui  se  passe  en  Italie  ou  à  Constanti- 
nople,  aux  victoires  de  Justinien  et  même  aux  destinées  de  l'Église 
de  l'Afrique.  Il  est  sujet  des  rois  francs,  mais  il  est  encore  un 
citoyen  du  monde  romain . 

Ce  n'est  point  par  l'effet  d'un  hasard  que  Y  Historia  Franco- 
rum a  été  écrite  à  Tours.  Cette  œuvre  remarquable  qui  nous  a 
conservé  un  tableau  si  vivant  et  si  fidèle  de  la  vie  de  la  Gaule  au 
VI''  siècle  ne  pouvait  être  composée  que  là.  Il  n'y  avait  pas  alors 
de  centre  politique  ;  les  Francs  ne  vivaient  guère  dans  les  villes, 
la  Gaule  avait  été  morcelée  par  eux  en  plusieurs  Etats,  ils  étaient 
encore  des  étrangers  campés  au  milieu  de  la  population  gallo- 
romaine.  Mais  Tours  était  une  vraie  capitale  religieuse  et  sociale. 
C'était  la  ville  de  saint  Martin,  le  grand  apôtre  des  Gaules.  Mal- 
gré les  guerres  civiles,  les  communications  étaient  encore,  grâce 
aux  belles  voies  romaines,  plus  fréquentes  et  plus  aisées  qu'elles 
ne  le  furent  plus  tard.  On  afïluait  de  toutes  les  parties  du  pays 
au  tombeau  de  saint  Martin  ;  tous  ceux  qui  se  rendaient  du  Nord 
en  Aquitaine  ou  d'Aquitaine  dans  le  Nord  passaient  par  Tours, 
qui  était  aussi  sur  la  grande  route  que  suivaient  les  ambassades 
échangées  entre  les  rois  francs  et  les  rois  wisigoths  i.  Tours  jouait 


I.  Ces  ambassades  venaient  à  Bordeaux  de  Saragosse  soit  par  Pampelune, 
Roncevaux  et  Dax,  soit  par  le  Perthiis  et  Toulouse,  et  prenaient  pour  aller  dans 
le  nord  la  grande  voie  romaine  (jui  conduisait  de  Bordeaux  à  Tours  par  Poitiers. 


—  ^2  — 

un  rôle  considérable  dans  les  querelles  qui  divisaient  les  rois  bar- 
bares; mais  elle  était  pourtant  un  peu  à  l'écart  du  théâtre  ordi- 
naire de  leurs  querelles;  elle  conservait  des  vestiges  de  son 
ancienne  constitution  municipale;  enfin  elle  jouit  d'une  paix  rela- 
tive depuis  le  jour  où  elle  appartint  au  roi  Contran.  Si  Tours 
était  la  seule  ville  où  VHistoria  Francorum  put  être  écrite, 
Grégoire  était  aussi  le  seul  homme  qui  pût  l'écrire,  non  seule- 
ment à  cause  de  la  supériorité  de  son  intelligence,  mais  parce  que 
sa  naissance  et  son  éducation  en  Arvernie,  la  résidence  de  sa 
mère  au  sud  de  la  Burgundie,  ses  nombreux  voyages,  ses  rela- 
tions intimes  avec  plusieurs  rois  et  plusieurs  reines,  en  particulier 
avec  Radegonde,  Gontran  et  Childebert,  lui  permettaient  d'em- 
brasser de  son  regard,  mieux  que  n'aurait  pu  le  faire  aucun  de 
ses  contemporains,  tous  les  événements  de  son  temps  et  l'étendue 
presque  entière  de  l'empire  franc. 

Après  Grégoire  de  Tours,  qui  cesse  d'écrire  en  593,  nous  ne 
trouvons  plus  en  dehors  des  vies  de  saints  aucune  œuvre^histo- 
rique  jusqu'à  la  fin  du  vii^  siècle,  car  l'appendice  ajouté  à  la 
chronique  de  Marins  mérite  à  peine  d'être  cité^  Un  siècle  après 
Y Historia  Francorum,  fut  composée  la  compilation  qui  est  appe- 
lée Chronique  de  Frédégaire  sans  que  l'on  sache  exactement 
d'où  a  été  tiré  ce  nom  de  Frédégaire,  car  rien  dans  les  manuscrits 
ne  nous  dit  le  nom  de  l'auteur,  le  lieu  où  il  vivait,  la  date  à 
laquelle  il  écrivait.  Le  nom  de  l'auteur  restera  sans  doute  tou- 
jours un  problème,  mais  divers  indices  nous  permettent  de  croire 
qu'il  était  un  moine,  gallo-romain  d'origine,  vivant  à  Saint- 
Marcel  de  Chalon-sur-Saône,  qui  écrivit  sa  chronique  vers  642, 
et  qui  ajouta  plus  tard,  entre  658  et  664,  quelques  traits  à  son 

1.  D'après  M.  Moinmscn,  (jui  a  public,  dans  le  t.  il  clos  Chronica  Minora  du 
recueil  des  Monumenia  Germaniae,  les  chroniques  de  Marius  et  d'Isidore 
de  Séville,  cet  appendice  serait  à  tort  considéré  comme  un  ap|)endice  de 
Marius.  Il  était  en  réalité  un  appendice,  ajouté  en  G24  par  un  auteur  gallo-ronjain, 
aux  Chronica  Majora  d'Isidore  terminées  en  015.  Il  apporte  un  témoignage  indé- 
l)endant  et  original  sur  lirunehaut  et  ses  jietits-lils,  et  il  est  le  seul  document 
historicjue  contemporain  (|ue  nous  possédions  sur  la  tragédie  cjui  mit  tin  à  la 
vie  de  la  reine  d'Austrasie.  C'est  ;\  tort  ((ue  M.  Hrosien  a  vu  dans  ce  docunu^nt 
une  fabrication  du  vni°  siècle.  Ajouté  dès  la  première  moitié  du  vu"  siècle  ;\  la 
chronif|ue  d'Isidore,  il  fut  utilisé  au  viii°  siècle  par  l'auteur  des  Gesta  regum 
Francorum.  Je  verrais  dans  l'emploi  de  cet  appendice  d'Isidore  une  raison  de 
plus  de  croire  (|ue  l'auteur  des  Gesta  était  l>ien  un  «isigoth,  ainsi  nue  je  l'ai 
suggéré  dans  mou  mémoire  sur  les  Origines  de  ihisloriograpliie  à  Saint-Oenis 
{Mém.  de  la  Soc.  d'hist.  de  l'aris,  t.  til).  Voy.  sur  cet  appendice  Kaufmaim 
dans  les  Fonchungea  zur  denlschen  Geschichte;  II.  Ilertzberg,  J)ie  Historien 
u.  die  Chroni/ien  des  Jsidonis  von  Sevilla.  t'i(ettingen,  I87ô. 


—  43  — 

œuvre*.  Si  l'Histoire  de  Grégoire  de  Tours  nous  apparaît  comme 
le  produit  presque  nécessaire  d'un  certain  milieu  et  d'une  certaine 
époque,  mais  en  même  temps  comme  l'œuvre  d'un  homme  égale- 
ment remarquable  par  le  caractère  et  par  l'intelligence,  l'œuvre 
de  Frédégaire,  qui  appartient  à  une  époque  plus  basse,  est  bien 
moins  personnelle,  et  son  caractère  est  bien  plus  étroitement 
déterminé  par  les  circonstances  historiques  au  milieu  desquelles 
elle  est  née.  La  domination  franque  s'est  affermie  en  Gaule,  et  la 
dynastie  mérovingienne  est  arrivée  avec  Clotaire  II  et  Dagobert 
à  l'apogée  de  sa  puissance.  Le  mélange  de  la  race  conquérante 
et  de  la  race  conquise  commence  à  se  faire,  et  il  est  déjà  impos- 
sible de  déterminer  d'après  la  forme  de  son  nom  si  un  personnage 
est  gallo-romain  ou  germain.  L'épiscopat  est  envahi  par  les 
Francs,  et  le  clergé  séculier  est  rapidement  gagné  par  la  barba- 
rie environnante.  Ce  qui  reste  encore  de  culture  intellectuelle  se 
cache  au  fond  des  monastères,  où  beaucoup  d'hommes  d'origine 
gallo-romaine  durent  chercher  un  refuge  contre  les  violences  des 
Germains  et  la  dureté  des  temps.  Dans  quelle  partie  de  l'empire 
franc  est-il  le  plus  naturel  de  penser  qu'une  chronique  pourrait 
être  écrite?  Ce  ne  sera  pas  dans  l'Austrasie,  qui  est  le  moins 
civilisé,  le  plus  germanique  des  royaumes  barbares;  ce  ne  sera 
pas  non  plus  dans  l'Aquitaine,  qui  a  une  existence  à  part,  et  qui, 
après  avoir  été  deux  fois  ravagée  au  temps  d' Alaric  II  et  au  temps 
de  Gondovald,  après  avoir  été  traitée  en  pays  conquis  par  les 
Francs,  cherche  à  reprendre  son  indépendance  grâce  à  la  force 
militaire  des  Wascons,  plus  barbares  que  les  Germains  eux- 
mêmes.  Sera-ce  en  Neustrie?  La  Neustrie  est  le  siège  du  gouver- 
nement de  Clotaire  et  de  celui  de  Dagobert  pendant  la  fin  de  son 
règne  ;  elle  est  donc  un  centre  de  vie  politique  et  nous  ne  nous 


1.  M.  Krusch  a  donné,  au  t.  II  des  Scriptores  reram  Merovingicarum,  une 
excellente  édition  de  cette  chronique.  Pour  lui,  la  compilation  dite  de  Frédé- 
gaire n'est  pas  l'œuvre  d'un  auteur  unique.  Elle  a  été  composée  en  trois  fois. 
En  613,  un  premier  compilateur  a  réuni  le  Liber  generationis,  Jérôme,  Idace  et 
un  certain  nombre  d'anecdotes  sur  Theodoric,  Chrocus  et  Justinien  [liber  cujus- 
dam  sapientis)  ;  un  second  compilateur  a,  en  642,  abrégé  les  six  premiers  livres 
de  Grégoire  de  Tours  et  y  a  ajouté  comme  continuation  une  chronique  originale 
de  584  à  641  ;  enfin,  un  interpolateur  a  ajouté  plus  tard  les  chapitres  81-82, 
85-88  et  probablement  aussi  48.  Les  deux  premiers  auteurs  vivaient,  d'après 
M.  Krusch,  à  Avenche  et  le  troisième  à  Metz.  Nous  reviendrons  sur  ces  diverses 
questions  dans  une  étude  spéciale  sur  Frédégaire.  Nous  avons  eu  occasion  d'ex- 
primer notre  opinion  sur  la  composition  de  la  compilation  dite  de  Frédégaire 
dans  le  Jahrbuch  fiir  Schweizerische  Geschichte,  t.  III,  et  dans  la  Revue  cri- 
tique de  1873,  t.  II,  p.  253. 


—  u  — 

étonnerions  pas  d'y  trouver  un  chroniqueur  écrivant  sous  l'in- 
fluence directe  de  la  cour  neustrienne.  Mais  la  Neustrie  a  subi 
presque  autant  que  l'Austrasie  les  effets  de  l'invasion  franque; 
elle  a  de  plus  été  pendant  les  cinquante  dernières  années  du 
VI*  siècle  constamment  ravagée  par  la  guerre;  jusqu'à  la  vic- 
toire de  Clotaire  sur  Brunehaut,  elle  n'a  joué  qu'un  rôle  politique 
très  effacé.  INlôme  après  la  réunion  des  trois  royaumes  dans  les 
mains  de  Clotaire  II,  la  IJurgundie  exerce  une  influence  prédo- 
minante sur  les  destinées  de  la  Neustrie.  La  Burgundie  était 
mieux  encore  que  la  Neustrie  préparée  à  donner  naissance  à  un 
historien.  Pendant  les  neuf  dernières  années  du  règne  de  Gontran, 
elle  eut  la  direction  de  toutes  les  affaires  franques.  Brunehaut, 
qui  gouverna  l'Austrasie  et  la  Burgundie  sous  le  nom  de  ses 
deux  petits-fils,  résidait  d'ordinaire  en  Burgundie,  et  ses  favoris, 
Protadius,  Claudius,  étaient  des  gallo-romains  de  cette  province. 
C'est  la  Burgundie  qui  joua  le  rôle  capital  dans  la  révolution  qui 
renversa  la  vieille  reine.  Sous  Clotaire  II,  les  Burgundes  et  leur 
maire  Warnachaire  jouissent  d'un  très  grand  crédit  et  sont  les 
meilleurs  appuis  du  roi.  A  sa  mort,  ils  aident  Dagobert  à  prendre 
possession  de  l'héritage  paternel,  et  il  commença,  au  début  de  son 
règne,  par  séjourner  en  Burgundie.  Quand  il  se  fixa  en  Neustrie, 
il  se  laissa  aller  à  l'enivrement  et  aux  désordres  de  la  toute- 
puissance.  La  Burgundie  fut  donc  dans  l'empire  franc,  du  milieu 
du  vie  siècle  au  milieu  du  vu',  un  élément  de  force  et  de  puissance. 
C'était  un  pays  prospère,  habité  par  un  peuple  énergique,  de  mœurs 
plus  réglées  et  d'habitudes  plus  disciplinées  que  le  reste  de  la 
Gaule.  Elle  avait  conservé  plus  de  souvenirs  de  l'époque  romaine 
que  la  Neustrie,  et  elle  fournissait  des  armées  solides  qui  allaient 
combattre  les  Wisigoths,  les  Wascons  et  les  Bretons.  Enfin, 
la  noblesse  burgunde  nous  apparaît  comme  un  corps  politique  for- 
tement constitué  sous  la  conduite  de  ses  maires  du  palais.  C'est 
sur  les  Burgundes  que  s'appuiera  surtout  saint  Léger. 

C'est  dans  ce  pays,  plus  discipliné  et  plus  civilisé  que  le  reste 
de  la  Gaule,  où  subsistent  encore  quelques  vestiges  de  la  culture 
gallo-romaine,  et  qui  exerce  une  action  puissante  sur  la  politique 
franque,  que  fut  écrite  la  chronique  de  Frédégaire.  L'auteur  vivait 
probablement  à  Chalon-sur-Saône,  la  résidence  habituelle  de 
Gontran  et  de  Thierry  II,  dans  le  monastère  de  Saint-Marcel, 
comblé  des  faveurs  des  rois  de  Burgundie.  C'était  un  Gallo- 
Romain,  car  il  distingue  avec  soin  la  nationalité  de  chacun  des 
personnages  dont  il  parle  et  il  qualifie  la  manière  dont  les  Francs 
font  la  guerre  de  ntus  barharus.  Il  rattache  son  œuvre,  lui 


—  ^5  — 

aussi,  aux  chroniques  romaines,  reproduisant  en  tête  de  sa  com- 
pilation un  ouvrage  de  chronologie,  le  Liber  gêner aiionis, 
attribué  à  saint  Hippolyte  et  primitivement  écrit  en  grec*,  un 
abrégé  de  la  chronologie  hiéronymienne,  une  liste  des  papes,  un 
Liber  chronocorum,  traduit  du  grec,  puis  la  chronique  de  saint 
Jérôme  et  celle  d'Idace.  Il  transcrit  aussi  la  chronique  d'Isidore 
de  Séville',  ce  qui  prouverait  les  rapports  qui  existaient  entre  la 
Burgundie  et  les  pays  wisigoths  ;  enfin  il  s'intéresse  comme  Marins 
aux  événements  d'Italie  et  d'Orient,  bien  que  les  renseignements 
qui  lui  parviennent  soient  rares  et  incomplets.  Il  souffre  comme 
Grégoire  de  Tours  de  la  faiblesse  de  son  esprit  et  de  la  barbarie 
de  son  langage,  et  ses  plaintes  sont  encore  plus  justifiées,  car  il 
n'a  plus  aucune  notion  de  la  syntaxe  latine  et  il  joint  à  l'incor- 
rection de  la  langue  une  extrême  pauvreté  d'intelligence.  Il  y  a 
.  chez  Grégoire  de  Tours  un  réel  talent  de  narrateur,  de  la  vivacité 
et  de  la  force  dans  le  style,  parfois  même  de  la  grâce  et  une  sensi- 
bilité charmante.  Rien  de  pareil  chez  le  chroniqueur  burgunde. 
Il  copie  sans  intelligence  et  sans  ordre  les  documents  qu'il  fait 
entrer  dans  sa  compilation  ;  l'abrégé  des  six  premiers  livres  de 
Grégoire  de  Tours  qu'il  y  ajoute  est  rempli  d'inexactitudes  ;  enfin, 
dans  la  chronique  originale  qui  fait  le  prix  de  son  œuvre,  après 
avoir  transcrit  des  annales  burgundes  dont  le  texte  primitif  est 
perdu,  il  raconte  platement  et  sèchement  ce  qu'il  a  vu  ou  appris 
sur  les  événements  de  605  à  641.  Quand  il  trouve  un  document 
écrit,  comme  la  Vie  de  saint  Golomban  par  Jonas,  il  profite  de 
cette  heureuse  rencontre  et  en  transcrit  simplement  deux  longs 
chapitres.  Quoique  Gallo-Romain  d'origine  et  même  à  quelques 
égards  d'éducation,  il  est  Burgunde  par  ses  sentiments.  C'est  aux 
Burgundes  qu'il  s'intéresse  ;  c'est  exclusivement  par  les  ans  du 
règne  des  rois  burgundes  qu'il  date  les  années;  il  fait  valoir  le 
rôle  joué  par  la  Burgundie  et  sa  supériorité  morale  sur  le  reste 
de  la  Gaule,  car  il  montre  Dagobert  perverti  par  son  séjour  en 
Neustrie,  tandis  qu'en  Burgundie  il  faisait  régner  la  justice  et  la 
paix. 

1.  M.  Krusch  accepte  l'attribution  à  saint  Hippolyte.  M.  C.  Frick,  dans  son 
édition  des  Chronica  Minora,  vol.  I  (Lei|)zig,  Teubner,  1892),  a  démontré 
péremptoirement,  ce  me  semble,  que,  si  l'auteur  du  Liber  generationis  a  fait 
usage  des  chroniques  de  saint  Hippolyte,  il  ne  saurait  être  confondu  avec  ce 
dernier. 

2.  M.  Krusch  pense  que  la  chronique  d'Isidore  a  été  introduite  à  tort  par  le 
scribe  du  manuscrit  de  Paris,  lat.  1U910,  dans  la  compilation  dite  de  Frédé- 
gaire,  et  qu'elle  n'en  faisait  nullement  partie  à  l'origine. 


—  n\  — 

A  la  fin  du  vir'  siècle,  non  seulement  la  Burgundie  cesse  d'exer- 
cer de  l'influence  sur  le  nord  de  la  Gaule,  mais  toute  la  vallée 
du  Rhône  a  une  existence  à  peu  près  indépendante  qui  obligera 
plus  tard  Charles  Martel  à  en  faire  la  conquête  comme  s'il  s'était 
agi  d'un  pays  ennemi.  Le  nord-ouest  de  la  Hurgundieest  entraîné 
à  la  remorque  de  la  Neustrie,  le  nord-est  à  la  remorque  de  l'Aus- 
trasie,  et  les  histoires  de  ces  régions  se  confondent. 

La  fin  du  vif  siècle  et  le  commencement  du  viii"  sont  remplis  par 
la  lutte  de  la  Neustrie  et  de  l'Austrasie.  Il  y  a  deux  familles  en 
présence,  celle  des  Mérovingiens,  qui  continuent  à  régner  de  nom 
et  qui  parfois  exercent  même  une  autorité  de  fait  grâce  aux  maires 
du  palais  neustriens,  et  celle  des  Peppins,  dont  la  puissance 
grandit  tous  les  jours,  grâce  aux  Austrasiens,  dont  ils  sont  les  ducs 
presque  indépendants,  et  grâce  à  l'Eglise  qu'ils  comblent  de 
bienfaits.  Il  semble  que  la  royauté  neustrienne  soit  consciemment 
ou  inconsciemment  la  représentante  d'idées  monarchiques  héri- 
tées de  Rome,  et  que  l'Austrasie  représente  au  contraire  la  tradi- 
tion germanique.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'antagonisme  des  deux  par- 
ties de  l'empire  franc  ne  peut  faire  l'objet  d'un  doute.  Chacune 
d'elles  a,  au  viii^  siècle,  sa  chronique  :  la  Neustrie  les  Gesta 
regum  Francorum,  l'Austrasie  la  continuation  de  la  Chronique 
de  Frédégaire.  L'historiographie  est  encore  ici  le  miroir  fidèle  de 
riiistoire. 

Les  Gesta  regum  Francorum  ont  été  écrits  sous  le  règne  de 
Thierry  IV,  entre  722  et  727,  par  un  moine,  probablement  wisi- 
goth  d'origine,  qui  vivait  à  Saint-Denis,  peut-être  après  avoir 
séjourné  à  Saint-Germain-des-Prés'.  Bien  que  les  rois  mérovin- 
giens résidassent  d'ordinaire  dans  leurs  villas  situées  au  nord  de 
Paris,  dans  les  bassins  de  la  Seine,  de  l'Oise  et  de  l'Aisne,  la 
ville  de  Paris  était  leur  capitale,  le  centre  politique  de  leur  puis- 
sance. Les  monastères  de  Saint-Germain  et  de  Saint-Denis  étaient 
les  objets  spéciaux  de  leurs  libéralités  et  ils  tenaient  à  y  être 
enterrés.  Au  vi'  siècle,  c'est  Saint-Germain-des-Prés  qui  est  le 
monastère  royal  par  excellence,  au  vu''  et  au  viii®  siècle  ce  rôle 
appartient  à  Saint-Denis.  Aussi  ne  nous  étonnons-nous  pas  d'y 
trouver  un  historien  des  rois  de  Neustrie.  Il  est  probable  que  si 


t.  Voy.  notre  étude  :  les  Origines  de  l'historiographie  à  Paris,  dans  les 
Mémoires  de  la  Société  de  l'histoire  de  Paris  et  de  l' Ile-de-France,  t.  IV, 
p.  215-240.  M.  Knisclj  veut  ((ue  l'auleur  du  Liber  historiae  soit  du  diocèse  de 
Rouen,  à  cause  de  la  place  faite  à  saint  Uuen,  Il  nie  aussi  (|u'il  puisse  «Hre 
wisi^çotli.  Il  le  croit  de  race  lraii(|ue. 


—  a  — 

Paris  avait  conservé  son  importance  politique,  Saint-Denis  aurait 
continué  à  produire  des  chroniqueurs,  et  l'on  y  aurait  vu  naître, 
dès  le  Yiif  ou  le  ix''  siècle,  ces  Grandes  Chroniques,  qui  ne  devaient 
y  être  commencées  qu'au  xif ,  quand  Paris  est  redevenu  la  ville 
royale  par  excellence.  Mais,  avec  les  Carolingiens,  le  centre  de 
la  vie  politique  est  transporté  dans  les  pays  rhénans,  et,  par 
suite,  c'est  là  que  nous  devons  chercher  les  principaux  auteurs 
des  chroniques;  mais  nous  possédons  dans  les  Gesta  des  Grandes 
Chroniques  du  viii"  siècle.  Il  est  assez  curieux  que  l'auteur  ne 
soit  ni  un  Franc  ni  un  Gallo-Romain,  mais  vraisemblablement 
un  Wisigoth  fuyant  devant  l'invasion  arabe,  par  conséquent  un 
homme  venu  d'un  pays  où  la  civilisation  romaine  avait  été  moins 
radicalement  détruite  que  dans  les  pays  au  nord  de  la  Loire'.  — 
Les  souvenirs  de  l'antiquité  sont  d'ailleurs  bien  plus  effacés  chez 
lui  que  chez  Frédégaire.  Il  ne  songe  même  plus  à  s'affliger  de  son 
ignorance  et  de  son  mauvais  langage,  il  n'en  a  pas  conscience. 
Sa  chronique  est  purement  franque,  ne  s'occupe  que  de  l'histoire 
des  rois  francs,  et  il  mêle  à  l'abrégé  qu'il  fait  des  six  premiers 
livres  de  Grégoire  de  Tours  une  quantité  d'anecdotes  qui  presque 
toutes  ont  une  origine  parisienne.  Pour  la  fin  de  son  récit,  de  628 
à  720,  il  a  eu  sous  les  yeux  des  sources  écrites  perdues,  et  il  est 
permis  de  supposer  que  c'étaient  des  notes  écrites  à  Saint-Denis. 
Le  caractère  essentiellement  neustrien  de  son  récit  apparaît  à 
chaque  ligne,  surtout  si  on  le  compare  avec  celui  du  continua- 
teur de  Frédégaire.  Il  n'a  pas  un  mot  de  blâme  pour  Ebroïn;  il 
représente  les  rois  de  Neustrie  comme  prenant  une  part  active 
au  gouvernement  et  il  donne  toute  la  série  des  maires  du  palais 
de  Neustrie,  tandis  qu'il  évite  d'associer  aucun  titre  au  nom  de 
Peppin  et  diminue  autant  que  possible  l'importance  des  maires 
du  palais  d'Austrasie.  N'est-il  pas  frappant  d'ailleurs  que  cette 
histoire  ait  été  écrite  au  lendemain  de  la  guerre  soutenue  contre 
Charles  Martel  par  Chilpéric  II,  le  seul  des  Mérovingiens  qui, 
depuis  Dagobert,  ait  été  majeur  à  son  avènement?  L'auteur  des 
Gesta  peut  très  bien  être  venu  du  Midi  à  la  suite  d'Eudes,  l'ad- 
versaire de  Charles  Martel . 

La  continuation  de  Frédégaire  forme,  dans  sa  première  partie, 
le  plus  complet  contraste  avec  les  Gesta.  La  chronique  de  Fré- 
dégaire a  été  continuée  par  trois  auteurs  différents  jusqu'à  l'an- 

1.  Cette  hypothèse,  suggérée  par  M.  Julien  Havet,  peut,  je  le  reconnais,  être 
considérée  comme  un  peu  subtile,  quoique  vraisemblable. 

HIST.    CAROLINGIENNE.  2 


—  ^8  — 

née  768'.  De  ces  trois  continuateurs,  tous  trois  Austrasiens,  le 
premier  écrit  probablement  à  Liège,  en  735,  le  second  écrit  sous 
le  règne  de  Peppin  (751-755),  il  était  attaché  à  la  personne  du 
comte  Childebrand,  le  frère  de  Charles  Martel,  et  vivait  peut- 
être  auprès  de  lui  dans  le  domaine  de  Persy,  au  diocèse  d'Autun  ; 
le  troisième,  qui  écrivit  à  l'instigation  de  Nibelung,  fils  de  Chil- 
debrand, l'histoire  des  années  752  à  768,  vécut  sans  doute  à  la 
cour.  Il  écrit  un  récit  presque  officiel  par  ses  allures  et  par  son 
contenu  et  empreint  d'une  partialité  évidente  pour  la  famille  caro- 
lingienne. 

Le  premier  continuateur  (chap.  i-xvii  de  l'édition  Krusch)  est 
pour  l'Austrasie  ce  que  l'auteur  des  Gesta  est  pour  la  Neustrie. 
Il  connaît  les  Gesta,  il  s'en  sert,  mais,  tandis  qu'il  supprime  sys- 
tématiquement une  série  de  faits  relatifs  à  la  Neustrie,  il  en  ajoute 
que  les  Gesta  ignorent  et  qui  tous  se  rapportent  à  l'Austrasie; 
enfin,  non  seulement  il  fait  l'éloge  de  Grimoald,  de  Peppin  et  de 
Charles,  et  ajoute  toujours  le  titre  de  dux  au  nom  de  ces  derniers -, 
mais  il  représente  les  maires  du  palais  d'Austrasie  comme  très 
puissants,  et  passe  souvent  entièrement  sous  silence  le  rôle  des 
rois  et  des  maires  du  palais  de  Neustrie.  Il  est  donc  l'historien  de 
la  grandeur  naissante  des  Pippinides,  et  nous  sommes  autorisés, 
je  crois,  à  chercher  sa  résidence  à  Liège  ou  près  de  Liège,  dans 
cette  vallée  de  la  Meuse  où  se  trouvaient  Héristall,  Jopila ,  Nivelles. 

Le  comte  Childebrand,  frère  de  Charles  Martel  et  oncle  de 
Peppin  le  Bref,  qui  })rit  une  part  importante  aux  campagnes  de 
Charles  Martel  dans  le  Midi  et  fit  reconnaître  l'autorité  de  Peppin 
dans  ses  états  de  Bourgogne,  Neustrie  et  Provence,  fit  rédiger 
les  chapitres  xviii  à  xxxiii-xxxiv  de  la  continuation  de  Frédé- 
gaire.  Bien  que  cette  partie  de  la  continuation  semble  former  un 
tout  assez  homogène,  cependant  il  est  aisé  de  reconnaître  qu'elle 
est  formée  de  deux  documents  bien  distincts  :  un  récit  poétique  et 

1.  M.  Krusch,  p.  8,  cite  l'opiiiion  que  j'ai  émise  en  1873,  dans  la  Revue  cri- 
tique, I,  153,  où  je  me  ralliais  ;\  l'opinion  de  M.  Ilahn,  qui  attribuait  l'œuvre 
des  continuateurs  à  un  seul  auteur  comi)ilant  diverses  sources  de  |)rovonances 
diverses.  Il  néglige  de  dire  que  dans  l'article  du  Jahrbuch  filr  schweizerische 
Geschickte,  (|u'il  avait  cil«'  et  discuté  six  pa^es  plus  haut,  et  dans  ma  disser- 
tation sur  les  Gesta,  (ju'il  discule  aussi,  j'ai  donné  pour  les  continuateurs  de 
Frédégaire  la  division  même  (pi'il  a  adojtlée,  en  trois  continuations  :  1-17 
(je  suis  ici  la  numérolation  des  chapitres  ((u'il  a  établie),  18-33,  3i-,")i,  Les  pages 
qui  suivent  ont  dalHeurs  été  écrites  avant  l'apparition  des  volumes  des  Scrip- 
tores  rerum  Gernianicarum,  on  M.  Krusch  a  donne  ses  conclusions. 

2.  11  appelle  même  Charles  princcps. 


—  ^9  — 

emphatique  des  événements  de  736  à  740  (ch.  xviii-xxii),  où  la 
campagne  de  737  dans  le  Midi  est  en  particulier  racontée  sur  le 
ton  de  l'épopée,  et  des  annales  de  741  à  751 ,  écrites  dans  un  style 
simple  et  précis  ' .  Il  est  vraisemblable  que  Childebrand  fit  rédiger 
cette  chronique,  alors  qu'il  séjournait  dans  son  domaine  de  Persy 
au  diocèse  d'Autun,  par  des  clercs  de  sa  chapelle.  A  l'époque 
carolingienne,  nous  voyons  que  ce  sont  fréquemment  les  chape- 
lains qui  ont  été  chargés  d'écrire  l'histoire  des  princes.  On  ne 
s'étonne  pas  que  cette  partie  de  la  continuation  soit  également 
bien  renseignée  sur  les  événements  du  Midi  et  sur  ceux  de  la  Saxe, 
et  écrite  à  un  point  de  vue  strictement  carolingien.  Elle  supprime 
toute  mention  de  Grifon  au  moment  du  partage  du  royaume  de 
Charles  Martel  entre  ses  fils,  de  même  qu'elle  ne  parle  pas  de  la 
révolte  de  Grifon.  Les  noms  des  fleuves  allemands  sont  donnés 
sous  leur  forme  germanique  et  les  habitants  du  sud  de  la  Loire 
sont  désignés  par  le  nom  de  Roynani,  appellation  qui  doit  venir 
plus  naturellement  sous  la  plume  d'un  auteur  franc. 

La  troisième  continuation  (ch.  xxxv-liv)  appartient  déjà  à 
l'époque  triomphante  de  la  royauté  carolingienne.  Le  récit  a  une 
ampleur,  une  gravité,  une  juste  proportion  qui  mettent  cette 
partie  de  l'œuvre  bien  au-dessus  des  deux  premières  continua- 
tions. La  première  laisse  de  graves  lacunes  dans  la  suite  des 
événements;  les  derniers  chapitres  sont  dans  le  plus  complet 
désordre  et  la  chronologie  en  est  très  inexacte.  La  seconde  conti- 
nuation est  mieux  ordonnée,  mais  elle  est  composée,  comme  nous 
venons  de  le  voir,  de  morceaux  fort  disparates  et  aucune  propor- 
tion n'est  observée  dans  le  développement  donné  aux  diverses 
parties  du  récit.  Au  contraire,  le  continuateur  qui,  probablement 
en  769,  a  rédigé  le  récit  des  événements  de  752  à  768  ne  laisse 
rien  à  désirer  ni  au  point  de  vue  de  l'exactitude  des  faits,  ni  au 
point  de  vue  chronologique,  ni  au  point  de  vue  de  l'unité  de  com- 


1.  M.  Brosien,  clans  son  opuscule  De  continuato  Fredegarii  chronico,  a 
considéré  les  chapitres  18  à  24  comme  appartenant  à  un  continuateur  et  les 
chapitres  25  à  33  à  un  autre.  Cependant,  quand  on  voit  que  le  comte  Childe- 
brand est  l'inspirateur  de  la  continuation  qui  s'arrête  au  chapitre  33,  il  est  bien 
ditficile  de  ne  pas  lui  attribuer  aussi  les  chapitres  18  à  24,  qui  sont  précisément 
les  seuls  où  Childebrand  joue  un  rôle,  mais  il  est  évident  que  les  chapitres  18 
à  22  sont  d'un  autre  style  que  les  suivants.  Rien  n'empêche  d'admettre  que 
deux  clercs  différents  ont  successivement  écrit,  à  la  demande  de  Childebrand. 
On  pourrait  même  croire  que  les  chapitres  l  à  17  ont  aussi  été  compilés  par 
l'ordre  de  Childebrand  ;  mais  cette  hypothèse  souffrirait  d'assez  graves  difficul- 
tés que  nous  ne  |)ouvons  exposer  ici. 


—  20  — 

position.  Il  ne  s'occupe  que  des  actes  de  Peppin  et  on  pourrait 
intituler  son  œuvre  :  Gesta  Pippini  t-egis^. 

Comme  on  le  voit,  par  une  transition  graduelle,  une  œuvre 
appartenant  à  l'historiographie  mérovingienne  se  transforme  en 
une  chronique  officielle  carolingienne  et  suit  ainsi  les  destinées 
des  ducs  des  Francs  austrasiens.  Les  Gesta,  au  contraire,  la 
chronique  neustrien  ne  par  excellence,  s'arrêtent  avec  Chilpéric  11, 
le  dernier  des  Mérovingiens  qui  ait  exercé  vraiment  le  pouvoir. 
Sans  vouloir  tirer  de  ce  fait  aucune  conséquence,  il  est  permis  de 
remarquer  que,  par  une  curieuse  coïncidence,  tandis  que  les  Gesta 
sont  une  œuvre  isolée,  sans  lien  avec  le  passé,  et  brusquement 
interrompue,  la  chronique  tout  austrasienne  et  carolingienne 
des  continuateurs  de  Frédégaire  se  rattache  à  une  chronique 
gallo-romaine  et  à  la  chronique  de  saint  Jérôme,  symbole  de  la 
dynastie  carolingienne,  bien  plus  germanique  que  la  dynastie 
mérovingienne  par  son  caractère,  ses  mœurs  et  sa  langue,  et 
qui,  cependant,  se  rattachera  bien  plus  qu'elle  à  la  tradition 
romaine. 

IL 

Si  l'œuvre  des  continuateurs  de  Frédégaire  est  tout  à  fait  caro- 
lingienne par  son  esprit,  elle  est  mérovingienne  par  sa  forme, 
en  ce  sens  qu'elle  se  rattache  à  cette  série  de  chroniques  qui  sont 
venues  se  grefifer  sur  la  chronique  d'Eusèbe,  traduite  et  remaniée 
par  saint  Jérôme,  Avec  l'époque  carolingienne  l'historiographie 
change  de  caractère  et  nous  voyons  apparaître  des  œuvres  histo- 
riques d'une  forme  toute  nouvelle. 

L'hagiographie  est  le  seul  genre  de  littérature  historique  qui 
reste  à  l'époque  carolingienne  à  peu  près  ce  qu'il  était  à  l'époque 
mérovingienne.  Cependant,  il  faut  remarquer  que  les  vies  de 
saints'^  deviennent  de  moins  en  moins  nombreuses  à  mesure  que 
l'on  s'éloigne  de  l'âge  héroïque  des  missions  et  que  le  christia- 
nisme s'étend,  non  plus  par  le  martyre  des  missionnaires,  mais 
par  les  victoires  des  rois  francs.  Par  contre,  les  saints  de  cet  âge 

1.  Celte  chronique  du  règne  de  Peppin  a  dû  exister  à  l'origine  dans  des 
manuscrits  séparés.  L'auteur  de  la  chronique  de  Moissac,  ou  la  source  dont  cet 
auteur  s'est  servi,  a  connu  le  troisième  continuateur  de  Frédégaire  et  n'a  pas 
utilisé  directement  les  deux  premiers. 

2.  J'entends  les  vies  de  saints  contemporaines  et  originales,  car  jamais  on  ne 
s'est  livré  à  un  aussi  grand  travail  de  iabricatlon  et  de  remaniement  de  vies  de 
saints  qu'au  ix"  siècle. 


—  2\  — 

nouveau  sont  souvent  de  grands  personnages  mêlés  aux  événe- 
ments politiques,  et  les  ouvrages  qui  racontent  leur  vie  sont 
des  biographies  étendues  qui  offrent  un  grand  intérêt  historique. 
C'est  le  cas  pour  les  vies  de  saint  Boniface,  pour  celles  de  saint 
Willibrord  par  Alcuin,  d'Eigil  par  Sturra,  de  saint  Guillaume 
d'Aquitaine,  de  saint  Brunon,  de  la  bienheureuse  impératrice 
Mathilde,  de  saint  Adalbéron  II,  évêque  de  Metz,  etc. 

A  côté  de  ces  écrits  pieux  où  l'édification  reste,  malgré  tout, 
la  préoccupation  principale  du  biographe,  nous  voyons  paraître 
des  biographies  profanes  semblables  à  celles  que  l'antiquité  nous 
a  léguées.  De  même  que  le  christianisme  avait  remplacé  les  bio- 
graphies des  empereurs  ou  des  philosophes  par  les  vies  des  saints 
et  des  pères  du  désert,  l'Empire  d'Occident  restauré  a  suscité  un 
imitateur  de  Suétone,  Einhard,  et  Einhard,  à  son  tour,  a  eu  des 
imitateurs,  Thégan  et  le  biographe  anonyme  de  Louis  le  Pieux. 
Ce  qui  a  provoqué  la  composition  de  ces  biographies,  ce  n'est  pas 
seulement  la  résurrection  de  l'Empire  romain,  c'est  aussi  la 
valeur  personnelle  des  deux  empereurs,  l'importance  du  rôle  joué 
par  leur  volonté  et  leur  caractère  dans  l'histoire  de  leur  temps. 
L'histoire  d'aucun  des  rois  mérovingiens  ne  tranche  fortement, 
ne  fait  saillie  sur  celle  de  la  dynastie.  Il  en  est  de  même  des  Caro- 
hngiens  qui  succèdent  à  Louis  le  Pieux.  Ils  n'auront  pas  et  ne 
mériteront  pas  d'avoir  des  biographes,  tandis  qu'Otton  le  Grand 
aura  un  panégyriste  en  Hrotsuita  et  un  historien  en  Widukind. 
Deux  grands  personnages  de  la  cour  de  Charlemagne  et  de  Louis, 
Adalhard  et  Wala,  trouveront  aussi  un  panégyriste  dans  le  moine 
Paschase  Batbert. 

Un  autre  genre  d'écrits  historiques,  qui  apparaît  pour  la  pre- 
mière fois  à  l'époque  carolingienne,  c'est  celui  dont  Paul  Diacre 
a  donné  le  modèle  en  écrivant  les  Gestes  des  évêques  de  Metz.  Le 
gouvernement  de  Peppin  et  de  ses  successeurs  a  été  pour  l'Eglise 
catholique  une  période  de  renaissance  et  de  puissance.  La  hiérar- 
chie ecclésiastique  a  été  reconstituée,  les  évêques  ont  été  dans 
l'Etat  des  délégués  de  l'autorité  royale  en  attendant  d'être  dans 
la  société  féodale  des  seigneurs  puissants  et  indépendants.  Les 
monastères,  enrichis,  réformés,  jouissent  d'immunités  et  de  privi- 
lèges, et  sont,  de  plus  en  plus,  émancipés  de  la  juridiction  épisco- 
pale,  si  bien  qu'ils  prennent  eux  aussi  leur  place  dans  les  cadres 
de  la  féodalité.  —  Les  églises  épiscopales  com.me  les  couvents 
ont  leurs  archives  qui  contiennent  leurs  titres  de  propriété  et  les 
documents  de  leur  histoire  ;  bien  avant  les  comtés  et  les  duchés 
carolingiens,  ils  forment  comme  de  petits  États  qui  ont  la  cons- 


22  

cieiice  de  leur  vie  propre  et  des  traditions  fidèlement  transmises 
d'évêque  en  évêque  et  d'abbé  en  abbé.  Le  moment  devait  venir 
où,  avec  les  progrès  de  l'instruction  et  des  lumières,  on  songerait 
à  coordonner  ces  documents  et  ces  souvenirs  en  racontant  l'his- 
toire d'un  diocèse  ou  d'un  monastère.  Paul  Diacre  fut  le  premier 
à  le  faire  pour  les  évêques  de  Metz  ;  il  eut  de  nombreux  imita- 
teurs et  nous  possédons  les  Gesta  abbatum  Fontanellensium, 
les  Gesta  abbatum  Lobiensium  de  Folquin,  les  Acta  abba- 
tum Fuldensium ,  les  Gesta  episcoporum  C enomannen- 
sium,  VHistoria  episcoporum  Antissiodorensium,  VHisto- 
ria  ecclesiae  Remensis  de  Plodoard,  sans  parler  des  ouvrages 
du  même  genre  compilés  à  une  époque  postérieure,  mais  compo- 
sés d'après  des  documents  anciens.  Nous  pouvons  rapprocher  de 
ces  écrits  certains  recueils  de  miracles  comme  les  Miracula 
S.  Benedicti  ou  les  Miracida  S.  Germant  Antissiodorensis 
qui,  sous  prétexte  de  raconter  les  miracles  arrivés  au  tombeau 
d'un  saint,  donnent  une  véritable  histoire  du  monastère. 

Un  troisième  genre  d'écrits  historiques  appartient  aussi  en 
propre  à  l'époque  carolingienne  et  forme,  on  peut  le  dire,  le 
fond  de  l'historiographie  de  la  seconde  race;  c'est  les  Annales. 
Les  Annales  ont  pris  naissance,  il  est  vrai,  à  l'époque  mérovin- 
gienne au  commencement  du  vm®  siècle,  mais  elles  ont  été,  au 
viii%  rédigées  exclusivement  en  Austrasie,  dans  les  monastères 
des  bassins  du  Pihin  et  de  la  Meuse,  et  l'influence  de  la  famille  des 
Peppins  se  fait  sentir  dès  leur  naissance.  —  D'abord  composées  de 
notes  extrêmement  brèves  et  sèches,  qui  n'ont  d'autre  mérite  que  de 
fixer  la  date  précise  de  quelques  faits,  elles  deviennent  peu  à  peu 
de  véritables  histoires,  mais  des  histoires  écrites  sinon  au  jour 
le  jour,  du  moins  année  par  année,  et  qui  ont  le  mérite  de  nous 
fournir  des  témoignages  immédiats  et  contemporains  sur  les  évé- 
nements. Ces  Annales  sont  écrites  en  général  par  des  témoins 
oculaires  qui  ne  rapportent  que  ce  qu'ils  ont  vu  ou  ce  qu'ils  ont 
appris  de  première  main.  Ce  sont,  au  début  du  moins,  des  œuvres 
sinon  impersonnelles,  du  moins  anonymes,  et  où  les  sentiments 
du  rédacteur  ne  se  manifestent  que  par  le  choix  de  ce  qu'il  dit  et 
de  ce  qu'il  tait.  Elles  sont  la  source  essentielle  de  toute  étude  sur 
l'époque  carolingienne,  aussi  importe-t-il  au  plus  haut  degré  de 
savoir  les  liens  qui  les  unissent,  la  date  de  leur  composition,  les 
auteurs  qui  ont  pu  concourir  à  leur  rédaction,  les  éléments  dont 
elles  sont  formées.  Précisément  à  cause  de  leur  caractère  d'im- 
personnalité  relative,  elles  reflètent  d'autant  plus  fidèlement  les 
diverses  vicissitudes  de  l'histoire  carolingienne. 


—  23  — 

Nous  étudierons  de  quelle  manière  les  divers  critiques  les  ont 
classées  et  ont  établi  leur  filiation.  Ce  qu'il  importe  de  retenir  ici, 
c'est  que  toutes  ces  Annales  ont  pris  naissance  dans  la  partie  orien- 
tale de  l'Empire  franc,  dans  les  pays  soumis  à  l'influence  et  à 
l'autorité  de  la  famille  des  Peppins.  Les  plus  anciennes  viennent 
de  Saint-Amand,  sur  la  Scarpe,  à  13  kil,  de  Yalenciennes,  par 
conséquent  tout  près  du  berceau  même  de  la  puissance  des  Caro- 
lingiens. Elles  portent,  à  leur  première  ligne,  l'indication  de  la 
bataille  de  Tertry.  D'autres  Annales  ont  été  écrites  dans  les  bas- 
sins de  la  Moselle  et  du  Rhin  où  les  Carolingiens  avaient  des 
possessions  nombreuses  et  où,  depuis  Peppin  le  Bref,  ils  résident 
souvent.  C'est  dans  le  monastère  de  Gorze,  près  de  Metz,  dans  celui 
de  Lorscli,  près  de  Worms,  que  furent  principalement  composées 
ces  Annales.  Enfin  d'autres  notes  annalistiques  proviennent  des 
monastères  d'Alémannie,  d'abord  du  monastère  de  Murbach  en 
Alsace,  puis  de  ceux  de  Saint-Gall  et  de  Reichenau  dans  le  bas- 
sin du  Rhin  supérieur. 

Il  faut  remarquer  que  l'influence  des  missions  irlandaises  et 
des  missions  anglo-saxonnes  que  nous  avons  signalée  dans  l'ha- 
giographie se  manifeste  aussi  dans  la  rédaction  des  Annales.  On 
trouve  des  fragments  d'annales  irlandaises  dans  les  Annales 
Mosellani  et  on  possède  d'autres  fragments  d'annales  anglo- 
saxonnes  apportées  sur  le  continent  par  Alcuin.  Les  Annales  de 
Saint-Amand  ont  été  écrites  à  la  suite  d'un  De  ratione  tempo- 
rum  de  Bède.  C'est  donc  certainement  à  l'imitation  des  moines 
d'Angleterre  et  d'Irlande,  qui  exercèrent  une  si  grande  influence 
sur  la  renaissance  du  viif  siècle,  qu'on  se  mit  à  noter  dans  les 
monastères  du  bassin  du  Rhin  les  principaux  événements  reli- 
gieux ou  politiques.  On  les  inscrivait  sur  des  tables  de  Pâques, 
c'est-à-dire  sur  des  feuilles  de  parchemin  où  étaient  établies, 
parfois  pour  un  siècle  à  l'avance,  les  dates  de  la  fête  de  Pâques. 
Il  n'est  pas  étonnant  que  les  tables  de  Pâques  aient  été  emprun- 
tées aux  moines  d'Angleterre,  très  versés  dans  les  études  de  chro- 
nologie. On  voit  quelle  est  la  diff"érence  entre  les  Annales  et  les 
Chroniques  du  IV^  du  v^  et  du  vi"  siècle  écrites  à  la  suite  de  la 
Chronique  de  saint  Jérôme,  avec  l'intention  avouée  de  rattacher 
l'histoire  du  temps  présent  à  la  chronologie  de  l'histoire  univer- 
selle établie  par  Eusèbe.  Les  Annales,  au  contraire,  sont,  à  l'ori- 
gine du  moins,  sans  lien  avec  le  passé;  elles  n'ont  pas  non  plus, 
à  l'origine,  de  prétentions  historiques  ou  chronologiques.  Elles 
sont  un  simple  mémento  d'événements  particuhèrement  frappants 
à  l'usage  des  moines  d'un  couvent.  Elles  ont  un  avantage,  c'est 


—  24  — 

d'être,  sous  leur  forme  première,  absolument  contemporaines, 
tandis  que  les  Chroniques,  celles  do  Prosper  ou  de  Marins,  par 
exemple,  ont  été  composées  à  une  certaine  date,  pour  une  période 
de  plusieurs  années. 

Mais  les  Aimales  ne  devaient  pas  tarder  à  changer  de  forme 
et  de  nature.  Dans  les  relations  fréquentes  qui  unissaient  entre 
eux  les  divers  monastères,  on  transportait  d'un  couvent  à  l'autre 
les  notes  qu'on  avait  écrites  dans  chacun  d'eux,  on  les  recopiait, 
on  les  mêlait  et  on  les  grossissait  peu  à  peu.  L'idée  devait  venir 
bien  vite  à  ceux  qui  se  trouvaient  à  même  d'être  bien  informés 
de  se  servir  de  ces  Annales  pour  écrire  une  histoire  annalistique 
développée  des  événements  contemporains.  C'est  précisément  ce 
qui  arriva  au  moment  où  les  Carolingiens  devinrent  les  maîtres 
de  l'Empire  franc.  Le  développement  des  Annales  coïncide  avec 
l'accroissement  de  leur  puissance. 

Les  principales  parmi  ces  Annales,  devenues  ainsi  des  histoires 
suivies,  sont  les  Annales  dites  Pétaviennes,  les  Annales  Lau- 
reshameiises  et  les  Annales  Laurissenses  majores  et  mino- 
res. Elles  ont  toutes,  à  un  degré  plus  ou  moins  marqué,  le  carac- 
tère d'annales  officielles,  écrites  dans  le  voisinage  et  sous 
l'influence  immédiate  de  la  cour  des  rois. 

Ce  sont  les  Annales  Laurissenses  majores  qui  offrent  ce 
caractère  au  plus  haut  degré  et  leur  histoire  se  modèle  exacte- 
ment sur  l'histoire  de  Peppin  et  de  ses  successeurs  immédiats. 
Elles  commencent  en  741,  au  moment  où  Charles  Martel  par- 
tage son  royaume  entre  ses  fils.  La  première  partie  de  ces  Annales 
s'étend  jusqu'en  788,  c'est-à-dire  jusqu'au  moment  où  la  sou- 
mission de  Tassilon  et  de  Witikind  paraît  avoir  assuré  à 
Charlemagne  un  pouvoir  incontesté.  Cette  première  partie  est 
écrite  dans  un  style  rude  et  incorrect  qui  se  ressent  encore  de  la 
barbarie  mérovingienne.  La  seconde  partie,  de  788  à  813,  nous 
conduit  presque  jusqu'à  la  mort  de  Charlemagne.  Elle  est  écrite 
dans  un  style  beaucoup  plus  correct  et  élégant  que  la  première 
partie.  On  y  voit  clairement  l'influence  de  la  renaissance  des 
lettres  latines.  Il  n'y  a  pas  de  différences  essentielles  à  signaler 
entre  la  troisième  partie,  qui  s'étend  de  813  à  829,  et  la  seconde. 
Le  caractère  officiel  du  récit  y  est  peut-être  encore  plus  apparent. 
Vers  la  même  époque,  on  fut  choqué  de  l'incorrection  de  la  pre- 
mière partie  des  Annales  et  on  leur  fit  subir  un  remaniement 
complet  au  point  de  vue  du  style,  en  y  ajoutant  un  certain  nombre 
de  détails.  Des  changements,  mais  beaucoup  plus  légers,  furent 
introduits  dans  le  texte  des  années  788  à  801. 


—  25  — 

Pendant  la  dernière  partie  du  règne  de  Charlemagne,  l'Aqui- 
taine avait  constitué  un  royaume,  ou  plutôt  une  province  à  part, 
à  la  tête  de  laquelle  se  trouvait  le  futur  Louis  le  Pieux,  qui  était 
rattaché  à  l'Aquitaine  par  le  fait  de  sa  naissance  à  Chasseneuil 
en  778.  Quand  il  monta  sur  le  trône,  il  accorda  sa  confiance  à  ses 
conseillers  aquitains,  en  particulier  à  saint  Benoît  d'Aniane,  qui 
l'accompagna  en  Austrasie  et  fut  l'àme  des  réformes  de  817,  C'est 
vers  cette  époque  que  fut  composée  dans  le  Midi,  peut-être  à 
Aniane  même,  une  chronique  dite  Chronique  de  Moissac,  rédi- 
gée par  un  homme  qui  connaissait  également  le  Nord  de  l'Alle- 
magne et  le  Midi  de  la  Gaule,  et  qui  a  fait  entrer  dans  son  œuvre 
des  notes  annalistiques  écrites  au  viii"  siècle  dans  la  Septimanie, 
encore  séparée  de  l'Empire  franc.  On  voit  donc  que  ce  rôle  spé- 
cial de  l'Aquitaine,  sous  le  gouvernement  de  Louis  le  Pieux,  a  eu 
immédiatement  son  contre-coup  dans  l'historiographie. 

L'année  830  marque  la  fin  de  l'unité  de  l'Empire  franc.  A  par- 
tir de  cette  date  commence  la  division  de  l'État  franc  en  France 
occidentale  et  France  orientale.  Aix-la-Chapelle  peut  bien  être 
encore  la  capitale  nominale  de  l'Empire,  elle  n'en  est  plus  le 
centre  politique.  Deux  grands  États  se  forment,  dont  la  force 
réside,  pour  l'un,  sur  la  rive  droite  du  Rhin,  dans  les  bassins  du 
Mein  et  du  Weser,  pour  l'autre,  au  delà  des  Ardennes  et  de  l'Ar- 
gonne,  dans  le  bassin  de  la  Seine.  Entre  deux  se  trouve  un  pays 
mixte,  objet  des  ardentes  compétitions  des  deux  États  voisins, 
mais  qui,  pendant  quelque  temps,  va  être  sous  la  domination  de 
Lothaire,  qui  réside  au  loin,  en  Italie. 

Les  Annales  Laurissenses  majores  se  divisent  comme  l'Em- 
pire et,  à  partir  de  830,  elles  sont  continuées  d'une  manière  indé- 
pendante en  Allemagne  et  en  France.  Ces  deux  continuations 
sont  les  Annales  de  Fulda  et  les  Annales  de  Saint-Bertin. 

Les  Annales  de  Fulda  sont  écrites  jusqu'à  882  par  trois  auteurs 
différents,  tous  trois  moines  du  célèbre  monastère  fondé  par  saint 
Boniface  et  étroitement  uni  au  siège  archiépiscopal  de  Mayence, 
dont  le  titulaire  Liutbert  fut  archichapelain  de  Louis  le  Germa- 
nique. Rudolf,  le  second  de  ces  auteurs,  écrivit  à  la  demande 
même  de  Louis  le  Germanique.  En  882,  la  lutte  qui  éclate  entre 
Charles  le  Gros  et  Arnulf  amène  une  modification  profonde  dans 
la  rédaction  des  Annales.  Elles  sont  continuées  à  Fulda  jus- 
qu'en 887,  mais  dans  un  sens  hostile  à  Charles  le  Gros;  tandis 
qu'une  autre  continuation,  jusqu'en  901 ,  a  été  probablement  écrite 
en  Bavière  par  des  annalistes  plus  impartiaux,  mais  dont  le  style 


—  26  — 

se  ressent  de  la  décadence  intellectuelle  qui  marque  la  fin  du 
IX"  siècle. 

Les  Annales  de  Saint-Bertin  offrent  une  aussi  fidèle  image  des 
destinées  de  la  France  occidentale  que  les  Annales  de  Fulda  de 
celles  de  la  France  orientale.  Leur  titre  n'indique  pas  le  lieu  où 
elles  ont  été  composées,  mais  le  monastère  d'où  provient  le  plus 
ancien  manuscrit  connu.  —  Une  première  partie  de  ces  Annales, 
de  830  à  835,  a  probablement  été  encore  écrite  dans  l'ancienne 
Austrasie,  en  tous  cas  sous  l'influence  directe  de  Louis  le  Pieux'. 
La  seconde  partie,  de  835  à  861,  appartient  au  contraire  com- 
plètement à  la  France  occidentale.  Elle  est  l'œuvre  de  Prudence 
de  Trojes.  Cette  entrée  en  scène  d'un  évêque  comme  historio- 
graphe nous  indique,  non  seulement  que  le  haut  clergé  séculier 
a  repris  la  première  place  dans  le  mouvement  intellectuel,  mais 
aussi  que  l'épiscopat,  sous  le  règne  de  Louis  le  Pieux  et  surtout 
de  son  fils  Charles  le  Chauve,  a  pris  la  direction  des  affaires  poli- 
tiques. —  La  dernièi'e  partie  des  Annales  de  Saint-Bertin  s'étend 
de  861  à  882.  C'est  une  période  pendant  laquelle  le  plus  grand 
personnage  politique  de  la  France  n'est  pas  le  roi  carolingien, 
mais  l'archevêque  de  Reims,  Hincraar.  De  861  à  872,  il  est  le  vrai 
roi  de  France,  et  si  Charles  le  Chauve  ose  un  instant  secouer  son 
impérieux  ascendant,  son  fils  Louis  le  Bègue  le  subit  complète- 
ment. Au  moment  de  mourir,  en  882,  il  trace  encore  aux  grands 
et  aux  évêques  un  plan  de  gouvernement  pour  Carloman.  C'est 
Hincmar  qui  est  l'auteur  de  la  dernière  partie  des  Annales  de 
Saint-Bertin.  S'il  ne  l'a  pas  écrite  de  sa  main,  il  l'a  dictée,  car  à 
chaque  ligne  on  y  retrouve  ses  idées  et  ses  passions,  et  les  Annales 
deviennent  le  journal  de  ses  actes. 

Après  la  mort  de  Carloman,  la  France  est  en  proie  à  la  guerre 
civile  et  à  la  guerre  étrangère.  D'un  côté,  ce  sont  les  compéti- 
tions entre  Eudes  et  Charles  le  Simple,  de  l'autre,  les  ravages  des 
Normands.  Le  chroniqueur  français  de  cette  période  est  un  moine 
de  Saint-Vaast,  monastère  qui,  sous  l'abbé  Rodolphe,  joua  un 
rôle  politique  important,  et  qui  se  trouvait  aux  avant-postes  en 
face  des  invasions  normandes.  L'abbé,  partisan  de  la  dynastie 
légitime,  tenait  cependant  la  balance  égale  entre  Eudes  et 
Charles,  et  l'annaliste  nous  retrace  avec  impartialité  les  péripé- 


1.  M.  Kurze  attribue  cette  partie  des  Annales  à  IliUluin  {llUduin  et  les 
Annales  Einhardi,  dans  les  Mélanges  Havet,  1895).  Cette  attribution  est  peu 
vraisi'iiiblable. 


—  27  — 

ties  de  la  lutte.  En  900,  l'archevêque  Foulques  de  Reims,  qui 
était  devenu  abbé  de  Saint- Vaast,  fut  assassiné  ;  le  monastère 
perdit  son  influence  politique  et  les  Annales  se  taisent. 

Pendant  cette  même  période,  la  Lorraine  avait  aussi  joué  un 
grand  rôle  politique.  Jusqu'à  la  mort  de  Lothaire  II,  elle  avait 
été  indépendante  de  l'Allemagne  et  de  la  France,  et  depuis  elle 
n'avait  pas  cessé  d'être  un  enjeu  entre  elles.  Après  avoir  été  tour 
à  tour  prise  et  reprise,  elle  avait  formé  de  nouveau,  sous  Zwen- 
tibold,  le  fils  d'Arnulf,  un  royaume  presque  indépendant.  Elle 
prenait  part  aux  intrigues  politiques  qui  se  tramaient  à  l'Est  et 
à  l'Ouest,  et  elle  se  trouvait  en  même  temps  en  relations  étroites 
avec  le  comté  de  Flandre  au  Nord  et  avec  la  Bourgogne  au  Sud. 
De  plus,  elle  était  une  des  contrées  où  la  terreur  normande  se  fai- 
sait le  plus  sentir,  en  attendant  que  les  invasions  hongroises 
vinssent  la  ruiner.  Les  riches  monastères  des  bassins  de  l'Escaut 
et  de  la  Meuse,  de  la  Moselle  et  du  Rhin  n'avaient  pas  tous  eu 
également  à  souff'rir  des  incursions  des  Normands,  et  c'est  un 
des  plus  florissants  d'entre  eux,  resté  jusqu'en  892  à  l'abri  de 
leurs  coups,  qui  donna  un  chroniqueur  à  la  Lorraine  à  la  fin  de 
cette  période  agitée  et  brillante  de  son  histoire.  Le  monastère 
de  Priim,  situé  à  50  kil.  de  Trêves,  fondé  au  commencement 
du  ville  siècle,  avait  acquis  au  ix®  une  certaine  renommée  litté- 
raire. L'empereur  Lothaire  vint  y  mourir,  et  Hugues,  le  fils  de 
Lothaire  II,  y  fut  enfermé.  Priim  fut  un  objet  de  convoitise  et 
de  disputes,  au  milieu  des  troubles  civils  qui  marquèrent  le  règne 
de  Zwentibold,  et  l'abbé  Réginon,  qui  avait  succédé  en  892  à 
Farabert,  fut  obligé  de  se  retirer  à  Trêves.  Cela  ne  l'empêcha 
pas  de  continuer  la  grande  œuvre  historique  qu'il  avait  com- 
mencée sans  doute  dans  des  temps  moins  agités.  Il  la  poursuivit 
jusqu'en  906.  La  continuation  qui  lui  fut  donnée  plus  tard  en 
Allemagne  appartient  à  l'historiographie  des  Ottons  et  non  plus 
à  celle  des  Carolingiens. 

L'œuvre  de  Réginon  a  d'ailleurs  un  caractère  très  particulier. 
Si  elle  peut  être  rattachée  aux  Annales,  parce  que  le  récit  des 
années  876  à  906  forme  bien  réellement  des  Annales,  elle  ne 
prend  point  rang  dans  la  série  des  Annales,  plus  ou  moins  offi- 
cielles, de  France  ou  d'Allemagne.  Elle  ajoute  des  annales  con- 
temporaines à  une  chronique  universelle  commençant  à  l'Incar- 
nation et  elle  ressemble  à  quelques  égards  aux  chroniques  du 
v"  siècle.  Aussi  lui  donne-t-on  avec  raison  le  titre  de  Chronique 
de  Réginon.  Elle  a  eu  peut-être  pour  modèles  la  Chronique  uni- 
verselle de  Fréculf  de  Lisieux,  composée  pour  l'éducation  de 


—  28  — 

Clinrles  le  Chauve,  ou  celle  d'Adon  de  Vienne,  composée  à 
l'imitation  de  celles  de  Bède  et  d'Isidore  de  Sêville  et  qui  fut, 
comme  celle  de  Réginon,  composée  dans  le  royaume  de  Lotliaire, 
c'est-à-dire  dans  la  partie  des  pays  francs  où  l'idée  de  la  monar- 
chie universelle  avait  peut-être  été  le  mieux  comprise.  Elle  ser- 
vira de  modèle  aux  grandes  chroniques  du  même  genre  qui  seront 
composées  en  Allemagne  sous  l'influence  des  empereurs  franco- 
niens. A  ce  point  de  vue,  Réginon  appartient  à  l'historiographie 
allemande  encore  plus  qu'à  l'historiographie  française.  Placé 
dans  un  pays  limitrophe,  entre  les  deux  grands  royaumes  formés 
des  débris  de  l'Empire  de  Gharlemagne,  dans  un  pays  qui  avait 
appartenu  à  Lothaire,  le  fils  aîné  de  Louis  le  Pieux  et  son  succes- 
seur h  l'Empire,  et  où  le  dernier  des  empereurs  carolingiens, 
Charles  le  Gros,  avait  souvent  séjourné,  il  est  pénétré  de  la  gran- 
deur de  l'idée  impériale  et  il  a  parlé  en  termes  d'une  remarquable 
vigueur  de  la  dissolution  de  l'Empire.  On  sentait  en  Lor- 
raine mieux  qu'ailleurs  les  maux  produits  par  les  rivalités  des 
ro3^aumes  nés  de  l'Empire  carolingien. 

Réginon  ne  nous  apprend  presque  rien  sur  ce  qui  se  passe  en 
France  depuis  la  mort  d'Eudes.  C'est,  en  réalité,  l'annaliste  de 
Saint-Vaast  qui  est  notre  dernière  source  française  pour  le 
ix"  siècle.  De  900  à  919,  le  silence  des  historiens  est  à  peu  près 
complet  sur  les  affaires  de  France;  silence  qui  ne  peut  nous 
étonner  quand  nous  pensons  au  désordre  auquel  le  pays  était  en 
proie,  livré  aux  ravages  des  Normands  et  gouverné  par  le  faible 
Charles  le  Simple,  mais  silence  à  jamais  regrettable,  car  il  nous 
empêche  de  rien  savoir  de  certain  sur  un  des  faits  les  plus  impor- 
tants de  notre  histoire  :  l'établissement  des  Normands  dans  le 
bassin  inférieur  de  la  Seine. 

Au  x^  siècle,  ce  n'est  pas  auprès  des  rois  carolingiens  ni  sous 
leur  influence  que  l'histoire  pourra  être  écrite;  ils  sont  faibles, 
constamment  en  lutte  contre  leurs  vassaux,  sans  résidence  fixe. 
Ce  n'est  pas  non  plus  les  grands  feudataires  laïques  qui  inspire- 
ront des  œuvres  historiques;  ils  sont  encore  trop  rudes,  trop 
exclusivement  préoccupés  de  la  poursuite  de  leurs  ambitions  ou 
de  leurs  querelles,  pour  songer  à  faire  écrire,  je  ne  dis  pas  l'his- 
toire de  leur  temps,  mais  même  l'histoire  de  leur  maison.  Ce  n'est 
que  dans  les  grands  monastères  ou  dans  les  villes  épiscopales  que 
l'on  trouvera  des  hommes  assez  cultivés  pour  s'élever  à  la  con- 
ception d'une  œuvre  historique.  Dans  les  monastères,  on  s'en 
tiendra  au  récit  des  événements  qui  intéressent  directement  la 
congrégation  et  ses  propriétés,  mais  les  évêques  qui  sont  mêlés  à 


—  29  — 

toutes  les  affaires  politiques  du  temps  peuvent  embrasser  du  regard 
un  plus  large  horizon.  L'aristocratie  ecclésiastique  a  exercé  au 
ix"  siècle  et  continue  à  exercer  au  x"  une  action  politique  impor- 
tante, et,  parmi  ses  chefs,  les  archevêques  de  Reims,'  successeurs 
d'Hincmar,  et  archichanceliers  des  rois  carolingiens,  sont  les 
premiers  personnages  du  rojaume.  La  possession  du  siège  de 
Reims  est,  au  x''  siècle,  l'objet  des  plus  ardentes  convoitises  et  de 
luttes  sanglantes.  La  compétition  entre  Artauld,  partisan  des 
Carolingiens,  et  Hugues,  le  fils  d'Herbert  de  Vermandois,  dure 
vingt  ans  et  le  triomphe  définitif  d' Artauld  est  une  victoire  pour 
Louis  d'Outremer.  Plus  tard,  Adalbéron  sera  un  faiseur  de  rois; 
c'est  à  lui  que  Hugues  Capet  devra  surtout  sa  couronne  et,  après 
sa  mort,  la  compétition  entre  Arnulf  et  Gerbert  sera  l'épisode  le 
plus  important  de  la  lutte  entre  Hugues  Capet  et  Charles  de  Lor- 
raine. Les  écoles  de  Reims  furent  florissantes  sous  la  direction 
des  élèves  de  Rémi  d'Auxerre  et  acquirent  un  éclat  plus  grand 
encore  sous  celle  de  Gerbert.  Reims  enfin,  qui  avait  des  posses- 
sions en  Allemagne  et  qui  était  la  métropole  de  diocèses  dépen- 
dant de  l'empire  allemand  depuis  que  Henri  P""  avait  reconquis  la 
Lorraine,  se  trouvait  en  relations  également  étroites  avec  la 
France  et  avec  l'Allemagne  et  ses  archevêques  étaient  mêlés  à  la 
politique  des  deux  pays.  Reims,  la  principale  ville  de  Champagne, 
à  deux  pas  de  la  Lorraine  et  de  la  Bourgogne,  peu  éloignée  des 
résidences  royales  de  Soissons,  Laon,  Senlis,  et  voisine  aussi  du 
comté  de  Paris,  était  véritablement,  au  x"  siècle,  un  centre  poli- 
tique aussi  bien  qu'un  centre  intellectuel. 

Aussi  est-ce  Reims  qui  donne  à  la  France,  au  x®  siècle,  les 
deux  seuls  historiens  qu'elle  possède,  Flodoard  et  Richer.  Les 
Annales  de  Flodoard,  l'auteur  si  remarquable  de  VHistoiHa 
Ecclesiae  Remensis,  qui  s'étendent  de  919  à  966,  sont  un  véri- 
table journal  des  événements  de  son  temps ,  d'une  exactitude 
presque  impeccable.  Les  notes  annalistiques  recueillies  ailleurs, 
par  exemple  à  Sens,  dont  les  archevêques  jouèrent  à  la  fin  du  ix® 
et  à  la  fin  du  x"  siècle  un  certain  rôle  politique,  ou  à  Fleury-sur- 
Loire,  un  des  principaux  monastères  des  domaines  des  ducs  de 
France,  n'ont  qu'une  importance  secondaire  et  appartiennent 
d'ailleurs  plutôt  à  l'historiographie  capétienne  qu'à  l'historio- 
graphie carolingienne. 

A  côté  des  Annales  et  en  étroite  relation  avec  elles,  nous  trou- 
vons, à  l'époque  carolingienne,  deux  œuvres  qui  méritent  assu- 
rément d'être  mises  au  premier  rang  parmi  tous  les  écrits 
historiques  de  cette  période  :   ce  sont  les  quatre  livres  d'his- 


—  30  — 

toires  de  Nithard  et  les  quatre  livres  d'histoires  de  Richer. 
Ces  deux  ouvrages  offrent  ce  point  de  ressemblance  qu'ils  ont 
l'un  et  l'autre  pour  objet  de  nous  faire  connaître  les  diverses 
péripéties  d'une  grande  révolution  politique.  Nithard  nous 
raconte  la  lutte  entre  les  fils  de  Louis  le  Pieux,  qui  a  })our 
conséquence  le  démembrement  de  l'empire  de  Charlemagne  ; 
Richer  la  lutte  entre  les  Carolingiens  et  les  descendants  de  Robert 
le  P'ort,  qui  a  pour  résultat  l'établissement  de  la  dynastie  capé- 
tienne. L'un  et  l'autre  ouvrage  se  ressemblent  encore  en  ceci 
qu'ils  sont  composés  avec  un  certain  art,  que  leurs  auteurs  ont 
voulu  faire  œuvre  de  littérateurs,  qu'ils  ont  mêlé  l'expression  de 
leurs  idées  politiques,  de  leurs  appréciations  et  de  leurs  sympathies 
personnelles  au  récit  des  événements.  Nithard,  qui  est  le  premier 
des  écrivains  laïques  du  moyen  âge,  et  le  seul  écrivain  laïque  de  la 
période  carolingienne,  qui  appartient  à  un  moment  encore  bril- 
lant de  la  renaissance  des  lettres,  est  un  esprit  bien  plus  ferme  et 
plus  net  que  Richer,  comme  il  est  aussi  un  écrivain  plus  correct 
et  plus  simple.  Son  premier  livre,  où  il  cherche  dans  l'histoire  de 
Charlemagne  et  de  Louis  le  Pieux  les  causes  politiques  de  la 
guerre  de  Fontenoy,  est  l'œuvre  d'un  esprit  supérieur.  Sans  vou- 
loir établir  une  comparaison  dont  les  termes  seraient  par  trop 
disproportionnés,  il  est  impossible,  en  lisant  Nithard,  de  ne  pas 
songer  à  la  guerre  du  Péloponèse  de  Thucydide.  Bien  qu'il  soit 
nourri  de  la  lecture  des  Annales  de  son  temps,  il  en  est  tout  à  fait 
indépendant  et  son  Histoire  est  une  composition  d'une  incontes- 
table originalité. 

Richer,  au  contraire,  se  présente  à  nous  dans  sa  préface  comme 
le  continuateur  d'Hincmar  et  de  Flodoard  et  le  remanieur  des 
Annales  de  ce  dernier.  Mais  comme  il  est  un  lettré  prétentieux 
et  un  historien  fantaisiste  et  passionné,  il  se  garde  bien  de  s'as- 
treindre au  rôle  ingrat  d'annaliste.  Emule  des  écrivains  de  l'an- 
tiquité, de  Salluste  surtout,  il  groupe  les  événements  en  tableaux 
avec  plus  de  souci  du  pittoresque  que  de  l'exactitude,  il  trace  des 
portraits,  imagine  des  discours,  anime  son  récit  de  mille  anec- 
dotes plus  piquantes  qu'authentiques.  Nithard  est  presque  un 
homme  d'État  philosopiie,  Richer  est  presque  un  romancier. 

n  nous  reste  à  dire  un  mot  de  deux  genres  d'écrits  historiques 
qui  appartiennent  en  propre  à  l'époque  carolingienne  :  la  poésie 
historique  et  les  correspondances  et  écrits  politiques. 

La  renaissance  des  lettres  au  vin"  siècle  s'est  manifestée  par 
un  renouveau  de  la  poésie  latine  en  même  temps  que  par  les  pro- 
grès de  la  prose.  Depuis  Fortunat  jusqu'à  Paul  Diacre,  la  poésie 


—  3^   — 

avait  été  à  peu  près  muette  dans  l'Empire  franc.  A  partir  de  la 
fin  du  viii^  siècle  les  poètes,  ou  pour  parler  plus  exactement  les 
versificateurs,  sont  aussi  nombreux  que  les  prosateurs.  Une  double 
influence  a  provoqué  à  la  cour  des  Carolingiens  ce  réveil  de  la 
poésie,  celle  d'Alcuin  d'un  côté,  celle  de  Paul  Diacre  et  de  Pierre 
de  Pise  de  l'autre;  sans  parler  de  celle  des  moines  irlandais. 
Nous  trouvons  en  effet  des  poètes  parmi  ces  derniers,  tels  que 
Dicuil  et  l'auteur  anonyme  connu  sous  le  nom  à'Hibernicus 
eœsiil,  et,  de  plus,  on  peut  croire  que  les  disciples  de  saint 
Colomban  ont  contribué  à  enseigner  les  secrets  de  la  métrique  aux 
Anglo-Saxons  et  même  aux  Italiens. 

Les  nombreuses  poésies  de  l'époque  carolingienne  que  nous 
possédons  ont  presque  toutes,  à  l'exception  des  hymnes  d'église, 
un  intérêt  historique.  Élégies,  épîtres,  poésies  lyriques  de  tout 
genre,  acrosticlies,  épitaplies,  inscriptions  en  vers,  elles  con- 
tiennent presque  toujours  ou  quelque  renseignement  utile  sur  tel 
ou  tel  personnage,  ou  des  traits  de  mœurs  qui  ne  sont  pas  à 
dédaigner  ;  la  Paraenesis  adjudices  de  Théodulf,  par  exemple, 
peut  servir  de  commentaire  à  plus  d'un  texte  des  capitulaires. 
Mais  ce  qui  nous  intéresse  ici  ce  sont  les  poèmes  d'un  caractère 
spécialement  historique  ou  épique,  puisque  l'épopée,  à  l'époque 
qui  nous  occupe,  ne  peut  guère  être  autre  chose  que  de  l'histoire 
versifiée. 

Nous  n'attacherons  qu'une  médiocre  importance  à  l'hagiogra- 
phie poétique,  vies  de  saints,  martyrologes  ou  visions  en  vers  qui 
sont  toujours  des  remaniements  ;  et  nous  ne  nous  arrêterons  pas 
davantage  ici  au  versificateur  qui  a  mis  en  vers  les  Annales  dites 
d'Einhard,  et  qui  est  connu  sous  le  nom  de  Poeta  Saxo.  Mais 
nous  possédons,  indépendamment  des  pièces  courtes  d'un  carac- 
tère plus  lyrique  que  narratif  composées  en  l'honneur  des  princes 
ou  en  souvenir  de  grands  événements  historiques,  telles  que  la 
Querela  de  divisione  imperii  du  diacre  Florus,  des  poèmes  ou 
des  fragments  de  poèmes  qui  doivent  avoir  leur  place  dans  l'his- 
toriographie et  qui  sont  des  sources  importantes  pour  l'histoire 
de  l'époque  carolingienne. 

A  l'époque  de  Gharlemagne  et  de  Louis  le  Pieux,  ces  poèmes 
sont  composés  exclusivement  sous  l'influence  de  la  cour  et  des 
rois.  Tel  est  le  fragment  à^Hibernicus  exul  sur  la  révolte  de 
Tassilon  en  787  ;  tel  était  surtout  le  poème  épique  sur  Gharle- 
magne et  Léon  III  qu'on  attribue  avec  vraisemblance  à  Angil- 
bert  et  dont  malheureusement  nous  ne  possédons  aussi  qu'un 
fragment.  Tel  est  également  le  grand  poème  en  quatre  livres  d'Er- 


—  32  — 

moldiis  Nigellus,  de  Gestis  Ludovici  Caesaris  où,  pour  ren- 
trer an  grâce  auprès  de  l'empereur,  il  célèbre  ses  hauts  faits;  tel 
est  même  le  second  des  poèmes  adressés  par  Ermold  à  Peppin 
d'Aquitaine,  fils  de  Louis  le  Pieux. 

A  la  fin  du  ix"  siècle,  un  autre  poème  historique  a  été  composé, 
qui  est  loin  de  valoir  les  précédents  pour  l'élégance  de  la  forme, 
mais  qui  est  une  source  précieuse  pour  l'histoire  d'Eudes  de  Paris. 
Le  De  Bello  Parisiaco  d'Abbon,  moine  de  Saint-Germain-des- 
Prés,  écrit  dans  un  style  barbare  et  prétentieux  à  la  fois,  et  ter- 
miné par  un  troisième  chant,  presque  inintelligible,  sur  les 
devoirs  des  clercs,  contient  dans  ses  deux  premiers  chants  une 
espèce  de  journal  du  siège  de  Paris  par  les  Normands  en  885- 
886,  suivi  d'un  récit  moins  détaillé  des  actions  d'Eudes,  de  886 
à  893.  Ce  poème,  écrit  à  Paris,  né  évidemment  de  l'enthousiasme 
provoqué  par  l'héroïque  défense  des  Parisiens,  complète  admira- 
blement les  récits  des  Annales  de  Saint-Vaast  et  de  Réginon. 
Nous  ne  possédons  pas  de  poèmes  historiques  du  x'=  siècle;  la 
poésie  latine  semble  sommeiller  à  cette  époque,  laissant  toute  la 
place  au  développement  spontané  de  la  poésie  épique  en  langue 
vulgaire;  mais  elle  aura  son  réveil  au  xf  siècle  et  une  sorte 
d'épanouissement  au  xii^  siècle,  siècle  qui  restera  l'âge  d'or  de  la 
poésie  latine  en  France. 

L'époque  mérovingienne  nous  a  laissé  un  assez  grand  nombre 
de  monuments  épistolaires ,  mais,  à  l'exception  des  lettres  de 
Saint-Avit  et  de  la  correspondance  de  saint  Grégoire  le  Grand, 
aucun  grand  recueil  de  lettres'.  Au  contraire,  les  recueils  de 
lettres  tiennent  une  place  très  importante  parmi  les  sources  histo- 
riques de  l'époque  carolingienne.  La  renaissance  du  vm^  siècle 
a  eu  pour  promoteurs  des  Italiens  et  des  Anglo-Saxons.  Les  Ita- 
liens et  les  Anglo-Saxons  ont  été  les  maîtres  et  ont  fourni  les 
modèles  de  l'art  épistolaire.  Charlemagne  a  fait  réunir  eu  un 
recueil  dit  Codex  Carolinus  les  lettres  adressées  par  les  papes 
aux  princes  carolingiens  du  viif  siècle.  Malheureusement,  nous 
n'avons  conservé  qu'un  petit  nombre  des  réponses  de  ces  princes. 
Mais,  telle  qu'elle  est,  cette  correspondance  pontificale  et  royale 
éclaire  très  vivement  toute  l'histoire  des  rapports  de  l'Etat  franc 
avec  le  Saint-Siège.  Les  recueils  considérables  des  lettres  de  saint 


1.  Le  t.  III  de  la  section  des  Epistolae  des  Monumenta  Germaniae  contient 
les  lettres  de  léiio(iue  mérovingienne.  Le  l.  IV  est  tonl  entier  rempli  par  les 
lettres  d'Alcuin,  celles  do  Boniface  et  de  Lui!,  le  Codex  Carolinus  et  les  lettres 
qui  s'y  ratlacLent. 


—  33  — 

Boniface  et  d'Alcuin,  moins  riches  en  renseignements  historiques 
proprement  dits,  sont  précieux  pour  l'histoire  religieuse  comme 
pour  celle  des  mœurs  et  des  lettres.  Pour  le  ix**  siècle;  nous  possé- 
dons un  très  grand  nombre  de  lettres,  parmi  lesquelles  il  faut 
citer,  avant  tout,  les  recueils  de  lettres  d'Einhard  et  de  Loup  de 
Ferrières,  qui  sont  des  sources  de  premier  ordre  pour  le  règne  de 
Louis  le  Pieux  et  frappent  par  la  précision  des  idées  et  du  style, 
par  l'absence  de  toute  rhétorique  et  de  tout  bavardage  théolo- 
gique. Ce  sont  de  vraies  lettres  d'affaires.  —  Dans  la  seconde 
moitié  du  siècle,  à  côté  de  la  correspondance  du  pape  Jean  VIII, 
nous  possédons  celle  d'Hincmar.  Elle  est  loin  de  comprendre  toutes 
les  lettres  écrites  par  l'actif  et  ambitieux  prélat,  mais  Flodoard 
nous  a  laissé  dans  son  Histoire  de  l'Eglise  de  Reims  une  sorte  de 
dépouillement  méthodique  de  sa  correspondance  ainsi  que  de  celle 
de  son  successeur  Foulques.  Il  est  intéressant  de  voir  un  savant 
du  x"  siècle  se  rendre  déjà  si  bien  compte  de  l'emploi  qui  pouvait 
être  fait  des  recueils  de  lettres  pour  écrire  l'histoire.  Le  x"  siècle 
est  beaucoup  moins  riche  que  le  ix^  en  monuments  épistolaires  ; 
mais  le  recueil  de  Gerbert  qui  servit  de  secrétaire  à  l'archevêque 
Adalbérou,  et  qui  fut  lui-même  archevêque  de  Reims  avant  de  deve- 
nir archevêque  de  Ravenne,  puis  pape,  est  une  mine  incomparable 
de  renseignements  sur  l'histoire  des  deux  derniers  Carolingiens  et 
sur  celle  de  Hugues  Capet.  Ce  recueil  de  plus  de  deux  cents  lettres, 
dont  un  grand  nombre  sont  des  actes  politiques,  a  été  la  princi- 
pale source  pour  les  événements  du  dernier  quart  du  siècle  jus- 
qu'à la  découverte  des  Histoires  de  Richer,  et  il  est  toujours  indis- 
pensable pour  compléter  ou  rectifier  les  récits  de  ce  chroniqueur 
passionné  et  Imaginatif  ^ 

Si  les  lettres  de  l'époque  carolingienne  l'emportent  sur  la  plu- 
part de  celles  de  l'âge  précédent,  par  l'intérêt  de  leur  contenu 
comme  par  leur  style,  elles  ne  s'en  distinguent  point  comme 
genre  littéraire.  Il  n'en  est  pas  de  même  des  écrits  politiques, 
que  nous  voyons  apparaître  au  ix®  siècle  et  auxquels  nous  ne 
trouvons  rien  à  comparera  l'époque  mérovingienne ^  Il  fallait  le 
progrès  intellectuel  déterminé  par  la  Renaissance  carolingienne 
et  la  vivacité  des  luttes  politiques  de  l'époque  de  Louis  le  Pieux 
et  de  ses  fils  pour  faire  naître  une  littérature  de  pamphlets  et 

1.  L'édition  de  Gerbert  donnée  par  M.  Julien  Havet  a  précisé,  et  on  peut 
même  dire  accru,  la  valeur  historique  de  ces  lettres. 

2.  L'Exhortatio  ad  regem,  publiée  par  Digot  en  appendice  à  son  Histoire 
d'Austrasie,  est  un  écrit  d'un  caractère  purement  religieux  et  moral. 

HIST.    CAROLINGIENNE.  3 


—  34  — 

d'ouvrages  de  doctrine  politique.  Agobard  est  le  premier  des 
pamphlétaires  du  moyen  âge,  soit  dans  ses  écrits  contre  les  Juifs, 
soit  dans  son  opuscule  contre  la  loi  Gombette,  soit  surtout  dans  sa 
lettre  à  Matfred  sur  la  division  de  l'Empire  et  dans  ses  deux 
livres  contre  Louis  le  Pieux  et  contre  Judith.  VApologf  tiens  d'Eb- 
bon  et  les  Acta  ejcaiicto)'atwnis  Ludovici  PU  sont  aussi  des 
écrits  politiques  de  circonstance.  Paschase  Ratbert  dans  son  Epi- 
taphium  Arsenii  fait  de  la  vie  de  l'abbé  Wala  un  virulent  pam- 
phlet contre  Louis  le  Pieux  sous  forme  dialoguée.  Plusieurs  des 
petits  écrits  d'Hincmar  ont  aussi  ce  caractère  de  pamphlets  poli- 
tiques. Mais  d'autres  sont  des  livres  de  théorie  politique,  ainsi  le 
Libellus  de  régis  pey^sona  et  regio  yninisteï'io  ou  l'opuscule 
Pro  institutione  Carolomanni  régis  et  surtout  le  De  Ordine 
palatii,  qui  reproduit  en  partie  un  écrit  semblable  d'Adalhard. 
Les  ouvrages  de  Jonas  d'Orléans,  De  institutione  laicali  et  De 
institutione  regia,  celui  de  Sedulius  Scotus,  Liber  de  rectori- 
bus  christianis ,  ont  le  même  caractère,  mais  avec  une  por- 
tée pratique  beaucoup  moindre.  Les  écrits  politiques  se  rap- 
prochent ici  des  ouvrages  de  théologie  et  de  morale  qui  sont  au 
ix^  et  au  x*^  siècle  très  nombreux  et  parfois  très  remarquables,  où 
l'histoire  et  surtout  l'histoire  des  idées  et  des  mœurs  peut  trouver 
beaucoup  à  prendre,  mais  que  l'on  ne  peut  pourtant  ranger  au 
nombre  des  véritables  sources  historiques. 

L'historiographie  carohngienne ,  telle  que  nous  venons  de  la  des- 
siner dans  ses  lignes  générales,  se  divise  en  deux  grandes  périodes, 
l'une  qui  s'étend  depuis  le  milieu  du  viif  siècle  jusqu'à  la  fin  du 
ix%  l'autre  qui  comprend  tout  le  n"  siècle,  et  qui  sont  séparées  par 
une  époque  obscure  pour  laquelle  nous  n'avons  presque  aucun 
document  :  les  dix-huit  premières  années  du  x*'  siècle.  Si  l'on 
voulait  même  être  tout  à  fait  exact,  il  faudrait  arrêter  la  pre- 
mière période  à  882,  au  moment  où  cesse  avec  les  Annales  de 
Saint-Bertin  l'histoire  suivie  et  officielle  des  Carolingiens.  La  fin 
du  IX®  siècle  formerait  alors  une  période  de  transition  qui  est  en 
efiet  marquée  par  trois  œuvres  d'un  caractère  spécial,  les  Annales 
de  Saint- Vaast,  la  Chronique  de  Réginon  et  le  poème  d'Abbon, 
qui  ne  font  pas  directement  suite  aux  écrits  de  l'époque  antérieure. 
Mais  en  séparant  cette  période  de  la  période  antérieure  on  compli- 
querait inutilement  l'étude  des  sources  historiques  carolingiennes, 
et  il  est  plus  simple  de  se  contenter  de  la  grande  division  qui  réunit 
le  viif  et  le  ix«  siècle,  et  en  sépare  le  x®,  où  brillent  trois  noms  de 
Flodoard,  Richer  et  Gerbert. 

L'hagiographie,  les  poèmes  historiques,  les  correspondances  et 


—  35  — 

écrits  politiques  peuvent  être  considérés  comme  formant  des  caté- 
gories spéciales  de  documents  historiques  qui  demandent  à  être 
étudiés  à  part.  L'iiistoriographie  carolingienne  proprement  dite  a 
pour  objet  de  son  étude  :  1°  les  Annales  ;  2°  les  Chroniques  uni- 
verselles, telles  que  Fréculf  et  Adon  de  Vienne'  ;  3"  les  Histoires 
spéciales,  Nithard,  le  bréviaire  d'Ercharapert,  Richer;  4°  les  bio- 
graphies profanes;  5°  les  histoires  d'églises  et  de  monastères. 

Après  Flodoard  et  Richer  il  se  passera  plus  d'un  siècle  avant 
qu'on  retrouve  en  France  des  chroniqueurs  sachant  embrasser 
de  leurs  regards  une  période  tout  entière  et  un  pays  tout  entier. 
L'historiographie  va  se  morceler  comme  le  territoire  avec  l'avè- 
nement des  Capétiens  et  subira  les  conséquences  de  l'étabhsse- 
ment  de  la  féodalité  au  xf  siècle.  La  royauté  affaiblie  n'inspirera 
aucune  œuvre  historique;  la  vie  de  Robert  par  Helgaud,  la  conti- 
nuation des  miracles  de  saint  Benoît,  c'est-à-dire  des  œuvres  hagio- 
graphiques d'une  assez  pauvre  inspiration,  voilà  les  seuls  docu- 
ments qui  portent  directement  la  marque  de  son  influence.  Quand, 
au  xif  siècle,  Hugues  de  Fleury  veut  raconter  l'histoire  des  rois,  il 
ne  trouve  rien  à  recueillir  que  les  maigres  renseignements  qui  sont 
épars  dans  ces  miracles  et  dans  les  Annales  écrites  à  Sens.  L'his- 
toriographie royale  capétienne  naîtra  quand  Louis  VI  aura 
prouvé  à  ses  vassaux  que  le  roi  de  France  sait  commander  et 
châtier.  Elle  commencera  avec  la  vie  de  Louis  VI  par  Suger,  et 
Saint-Denis,  depuis  ce  moment,  deviendra  une  école  d'historio- 
graphes royaux.  De  Hugues  Capet  à  Louis  VI,  de  même  que 
l'histoire  de  France  n'est  plus  que  l'histoire  des  grands  vassaux, 
l'historiographie  est  devenue  toute  locale  et  seigneuriale.  Les 
ducs  de  Normandie,  d'Aquitaine  et  de  Bourgogne,  même  les 
comtes  d'Anjou,  font  beaucoup  plus  grande  figure  que  le  roi  de 
France.  Aussi  est-ce  en  Bourgogne,  en  Aquitaine,  en  Normandie 
et  en  Anjou  que  sont  écrites  les  œuvres  historiques  les  plus 
importantes  du  xf  siècle  :  les  Chroniques  des  comtes  d'Anjou,  les 
Histoires  des  ducs  de  Normandie  de  Dudon  de  Saint-Quentin  et  de 
Guillaume  de  Jumièges,  la  Chronique  d'Aquitaine  d'Adémar  de 
Chabannes  et  le  bizarre  ouvrage  de  Raoul  Glaber,  si  pauvre  en 
événements  historiques,  mais  si  riche  en  anecdotes,  si  précieux 
pour  l'histoire  des  mœurs.  Enfin  quand  commencent  les  croi- 


1.  La  Chronique  universelle -li\,  composée  en  801  et  dont  la  première  partie 
est  encore  inédite,  tandis  que  Waitz  en  a  publié  au  t.  XIII  des  Monumenta 
Germaniae  tout  ce  qui  concerne  l'histoire  franque,  est  le  premier  essai  de  chro- 
nique universelle  tenté  à  l'époque  carolingienne. 


—  36  — 

sades,  ces  grandes  expéditions,  qui  ébranlent  toutes  les  imagina- 
tions, attirent  toute  l'attention  des  historiens,  et,  au  xii"  siècle, 
les  ouvrages  historiques  les  plus  nombreux,  les  plus  étendus  et 
les  plus  remarquables  sont  ceux  qui  racontent  les  guerres  saintes. 
Comme  on  le  voit,  l'iiistoriograpliie  capétienne  ne  se  distingue 
pas  de  l'historiographie  carolingienne  comme  celle-ci  s'est  distin- 
guée de  l'historiographie  mérovingienne  par  la  création  de  formes 
littéraires,  car  il  n'en  restait  plus  guère  à  inventer  de  nouvelles. 
On  continue  à  composer  des  biographies,  des  histoires,  des 
Annales,  des  Chroniques  universelles,  des  histoires  d'évêchés  et 
d'abbayes  ;  mais  ces  ouvrages  portent  fortement  l'empreinte  des 
conditions  sociales  nouvelles  au  milieu  desquelles  se  développe 
l'histoire  de  la  société  féodale  qui  a  succédé  à  la  société  franque. 
Par  contre,  si  l'historiographie  carolingienne  emprunte  une  ori- 
ginalité frappante  aux  formes  nouvelles  qu'elle  a  créées  au  moment 
de  la  Renaissance  du  viii^  et  du  ix"  siècle,  elle  n'est  pas  séparée 
de  l'historiographie  mérovingienne  comme  elle  l'est  de  l'historio- 
graphie capétienne  par  une  brusque  rupture,  par  un  change- 
ment caractéristique  d'inspirations  et  d'allures.  Nous  avons 
vu  que  les  Annales  ont  passé  par  une  longue  période  de  for- 
mation sous  les  derniers  Mérovingiens,  et  que  la  Chronique  de 
Frédégaire,  commencée  en  pleine  époque  mérovingienne  sur  un 
fond  gallo-romain,  devient  insensiblement  une  Chronique  caro- 
lingienne. C'est  qu'il  y  a  en  effet  une  différence  bien  plus  grande 
entre  l'époque  carolingienne  et  l'époque  capétienne  qu'entre 
l'époque  mérovingienne  et  l'époque  carolingienne.  Ces  deux 
époques  constituent  l'histoire  franque.  L'histoire  de  France  ne 
commence  réellement  qu'à  l'avènement  de  Hugues  Capet.  De 
même  l'historiographie  des  deux  premières  races,  malgré  l'origi- 
nalité saillante  de  celle  de  la  seconde  race,  constitue  l'historio- 
graphie franque,  tandis  qu'avec  le  xi^  siècle  commence  l'historio- 
graphie française  qui  aura  un  développement  beaucoup  plus  varié, 
beaucoup  plus  irrégulier,  à  qui  la  féodalité  créera  une  foule  de 
centres  différents,  et  qui  bientôt,  par  l'emploi  de  la  langue  vul- 
gaire, prendra  une  vie  et  un  charme  tout  nouveaux. 


—  37  — 


CHAPITRE   II. 


LA  RENAISSANCE  CAROLINGIENNE. 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  faire  une  étude  complète  de  la  Renais- 
sance carolingienne,  quelqu'utileque  puisse  être  cette  étude  pour 
marquer  la  place  de  l'historiographie  dans  le  mouvement  intel- 
lectuel de  l'époque  ;  mais  nous  ne  pouvons  nous  dispenser  d'indi- 
quer ce  qui,  dans  cette  Renaissance,  a  agi  directement  sur  le 
développement  de  l'historiographie,  les  influences  qui  ont  déter- 
miné son  caractère  et  ses  progrès. 

J'entends  d'ailleurs  par  ces  mots,  Renaissance  carolingienne, 
non  seulement  le  progrès  des  lettres  latines  et  l'activité  littéraire 
dont  les  savants  attirés  par  Charlemagne  dans  ses  États  furent 
les  initiateurs,  mais  aussi  la  réorganisation  politique  et  religieuse 
qui  a  favorisé  cet  essor  littéraire  et  a  donné  à  la  civilisation 
franque  un  éclat  dont  les  contemporains  furent  éblouis.  Le  mou- 
vement littéraire  du  viii^  et  du  ix®  siècle  ne  peut  pas  plus  être 
séparé  de  l'œuvre  politique  et  religieuse  de  Peppin  et  de  Charle- 
magne que  la  Renaissance  italienne  ne  peut  être  comprise  sans 
marquer  les  liens  qui  la  rattachent  à  la  vie  des  républiques  ita- 
liennes au  XIV®  siècle,  à  la  domination  des  tyrans  princiers  au 
xv%  au  rôle  de  la  papauté  au  xv®  et  au  xvi".  Sans  entrer  ni 
dans  le  récit  des  événements,  ni  dans  l'analyse  des  institutions, 
ni  dans  le  détail  de  la  réforme  et  de  l'organisation  des  études  à 
l'époque  carolingienne,  nous  devons  dire  quelle  influence  ont 
exercée  sur  l'historiographie  la  marche  des  événements  politiques 
et  la  réorganisation  de  l'Etat,  la  personne  des  princes  et  la  cour 
qui  les  entourait,  enfin  le  rôle  de  l'Église,  à  cette  époque  la  seule 
dépositaire  des  traditions  littéraires  et  la  seule  éducatrice. 

Je  n'insisterai  pas  sur  l'influence  exercée  par  les  événements 
politiques,  car  j'aurai  sans  cesse  à  y  revenir  au  cours  de  cette 
étude,  où  j'ai  précisément  pour  but  de  montrer  les  rapports  de 
l'historiographie  avec  l'histoire,  mais  je  rappellerai  que  jamais 
événements  ne  furent  plus  propres  à  exalter  l'imagination  de 
ceux  qui  en  furent  les  témoins  que  la  série  des  victoires  carolin- 
giennes au  viii"  siècle.  En  moins  d'un  siècle,  les  descendants  de 
Peppin  d'Héristall  soumettent  à  leur  domination  toute  l'étendue 


—  38  — 

des  royaumes  mérovingiens,  détruisent  les  duchés  nationaux 
formés  en  Alamanie,  Thuringe,  Bavière  et  Aquitaine,  conquièrent 
et  convertissent  les  Saxons,  enlèvent  aux  Sarrazins  la  Septiraa- 
nie  et  le  nord  de  l'Espagne,  soumettent  l'Italie  jusqu'au  Gari- 
gliano,  refoulent  les  Slaves  et  les  Avares  et  enfin  rétablissent 
au  profit  de  la  nation  franque  l'Empire  romain  après  avoir 
donné  un  royaume  h  la  papauté.  Les  empereurs  de  Gonstanti- 
nople  et  le  calife  de  Bagdad  envoient  des  ambassades  au  roi  des 
Francs.  Il  prend  des  airs  de  suzerain  dans  ses  relations  avec  les 
rois  de  Mercie  et  de  Northumbrie  *  ;  le  roi  de  Galice  et  les  chefs 
irlandais  se  font  gloire  d'être  ses  vassaux 2.  N'y  a-t-il  pas  là  un 
ensemble  de  circonstances  bien  fait  pour  inspirer  des  historiens, 
en  exaltant  chez  les  contemporains  à  la  fois  le  sentiment  reli- 
gieux, l'orgueil  national  et  les  grands  souvenirs  de  l'antiquité? 
Eu  même  temps,  ces  continuelles  et  lointaines  expéditions  avaient 
fait  connaître  aux  compagnons  de  Charles  Martel,  de  Peppin  et 
de  Charlemagne  toute  l'Europe  occidentale;  elles  avaient  rap- 
proché les  unes  des  autres  les  diverses  parties  de  cet  immense 
Empire  qui  s'étend  de  l'Elbe  à  l'Èbre  et  de  la  Cornouaille  bre- 
tonne au  Garigliano  et  à  la  Save.  Les  rois  francs  ne  s'étaient  pas 
contentés  de  conquérir,  ils  avaient  donné  à  leurs  Etats  une 
administration  régulière,  ils  y  avaient  fait  régner  l'ordre  et  la 
paix  ;  le  commerce  avait  repris  une  certaine  activité.  Aussi, 
grâce  aux  marchands,  grâce  aux  voyages  de  Charlemagne  et  de 
ses  fils,  grâce  aux  ambassades,  grâce  aux  missions,  grâce  aux 
pèlerinages  des  évêques  et  d'une  foule  de  fidèles  à  Rome  et  aux 
ambassades  des  légats  du  pape  dans  les  pays  francs,  grâce  aux 
visites,  aux  échanges  de  lettres  et  aux  associations  de  prières  de 
monastère  à  monastère,  grâce  aux  pérégrinations  des  iuissi 
dominici  dans  tout  le  royaume,  grâce  enfin  aux  grandes  assem- 
blées qui  réunissaient  périodiquement  les  personnages  les  plus 
importants,  fonctionnaires  ou  grands  propriétaires  de  toutes  les 
parties  de  l'Empire,  une  sorte  d'unité  morale  avait  été  créée  entre 
tous  les  pays  de  l'Europe  occidentale.  Il  y  avait  quatre  siècles 
que  l'on  n'avait  pas  été  aussi  bien  renseigné  sur  ce  qui  se  passait 
dans  toute  l'étendue  de  l'ancien  Empire  romain,  et  s'il  se  rencon- 
trait auprès  des  rois  francs  des  hommes  d'un  esprit  assez  étendu 
et  assez  ferme  pour  réunir  et  coordonner  tous  ces  renseignements, 

1.  Voy.  dans  la  forrospondancp  d'Alcuin  los  lettres  A  Ofta,  roi  de  Mercie. 

2.  Einiiardus,  Vita  Caroli,  c.  16. 


—  39  ~ 

ils  devaient  être  dans  des  conditions  excellentes  pour  écrire  l'his- 
toire de  leur  temps.  On  ne  s'étonnera  donc  pas  que  le  règne  de 
Charlemagne  ait  été  marqué  par  une  renaissance  de  l'historio- 
graphie; s'il  n'a  pas  produit  plus  d'historiens  remarquables,  c'est 
que  les  esprits  des  hommes  de  ce  temps  n'étaient  pas  suffisamment 
préparés  à  profiter  de  ces  circonstances  exceptionnelles. 

Si  la  prodigieuse  fortune  des  Carolingiens  au  viii^  siècle  était 
propre  à  favoriser  l'éclosion  d'une  littérature  historique,  le 
brusque  effondrement  de  cet  Empire  n'était  pas  moins  fait  pour 
frapper  les  imaginations.  Il  les  amena  même,  par  le  spectacle 
des  tragiques  vicissitudes  des  choses  humaines,  à  réfléchir  sur  le 
cours  des  révolutions  politiques  et  à  en  examiner  les  causes.  Nous 
trouvons  dans  Nithard  et  dans  Réginon  des  pensées  et  des  mots 
qui  nous  étonnent  par  leur  force  et  leur  profondeur.  Mais  en  même 
temps  la  dissolution  de  l'Empire  amène  une  prompte  décadence. 
L'anarchie,  commencée  sous  Louis  le  Pieux,  accrue  sous  Charles 
le  Chauve,  devint  complète  après  ce  dernier.  Dès  Louis  le  Bègue, 
l'activité  législative  des  grandes  assemblées  cesse,  et  bientôt  elles 
ne  sont  plus  qu'un  vain  simulacre  des  assemblées  d'autrefois  ;  les 
guerres  civiles  continuelles,  les  invasions  des  Normands,  des 
Hongrois,  des  Sarrazins  interrompent  le  commerce  et  les  rela- 
tions pacifiques  ;  l'horizon  des  lettrés  se  rétrécit  à  mesure  que 
s'affailolit  la  culture  intellectuelle,  et  les  historiens  du  x*^  siècle, 
malgré  leurs  mérites,  se  placent  à  un  point  de  vue  bien  plus 
étroit  que  les  historiens  du  ix*'. 

Les  grands  événements  peuvent  à  eux  seuls  provoquer  la  com- 
position d'œuvres  historiques,  même  quand  les  acteurs  de  ces 
événements  ne  sont  pas  des  héros  dignes  d'exciter  l'enthousiasme. 
On  le  vit  lors  de  la  guerre  entre  les  fils  de  Louis  le  Pieux.  Mais 
si  les  grandes  choses  suffisent  à  inspirer  les  historiens,  l'influence 
des  grands  hommes  est  encore  plus  efficace;  non  seulement  ils 
provoquent  un  enthousiasme  et  des  dévouements  qui  leur  sus- 
citent des  biographes,  mais  ils  ont  eux-mêmes  une  conscience 
assez  claire  de  leur  valeur  pour  diriger  la  plume  des  écrivains  et 
faire  naître  une  historiographie  officielle.  Sans  parler  de  deux 
ancêtres  de  la  famille  carolingienne,  Peppin  l'Ancien  et  Arnulf, 
qui  paraissent  avoir  été  tous  deux  des  hommes  remarquables, 
les  cinq  premiers  membres  de  la  famille  qui  ont  exercé  le  pouvoir 
suprême  ont  dû,  par  leur  caractère  et  leur  destinée,  exercer  une 
puissante  action  sur  l'imagination  des  contemporains.  —  Dans 
les  chansons  de  geste  nous  retrouvons  le  souvenir  de  Charles 


—  40  — 

Martel  constamment  mêlé  à  celui  de  Charlemagne  et  il  n'est  pas 
toujours  aisé  tle  reconnaître  lequel  des  deux  est  le  roi  Charles  des 
poèmes'.  —  Dans  les  récits  du  moine  de  Saiut-Gall  nous  trou- 
vons une  légende  de  Peppin  le  Bref  qui  précède  la  légende  de 
Charlemagne.  Charles  Martel  et  Peppin  n'ont  pas  eu  de  bio- 
graphes, il  est  vrai,  car  c'est  au  réveil  des  lettres  latines  et  peut- 
être  aussi  à  la  restauration  de  l'Empire  que  nous  devons  de  trou- 
ver, au  ix*^  siècle,  des  imitateurs  de  Suétone,  mais  ils  ont  des 
historiographes:  les  continuateurs  de  Frédégaire.  Louis  le  Pieux 
n'est  ni  comme  législateur,  ni  comme  guerrier,  ni  comme  poli- 
tique l'égal  de  son  père  et  de  son  aïeul,  mais  il  hérite  de  leur 
gloire,  et,  d'ailleurs,  par  son  œuvre  de  réformateur  religieux, 
par  sa  piété,  par  sa  mansuétude,  par  la  pureté  de  ses  mœurs, 
par  ses  malheurs,  sa  figure  prend  quelque  chose  d'imposant  et  de 
touchant  qui  commande  l'admiration  et  la  sympathie.  Lui  aussi 
a  été  considéré  comme  un  grand  homme  par  ses  contemporains, 
et  ses  biographes  parlent  de  lui  comme  d'un  héros  et  d'un  saint. 

Mais,  si  grands  que  soient  Charles  Martel,  Louis  le  Pieux  et 
les  Peppins,  Charlemagne  les  dépassa  tous.  Sa  grande  image, 
également  populaire  en  Italie,  en  France  et  en  Allemagne, 
domine  à  la  fois  la  poésie  et  l'historiographie;  on  l'aperçoit  à 
toutes  les  avenues  de  l'histoire.  Sa  personne  et  sa  cour  ont  joué 
un  rôle  essentiel  dans  la  renaissance  littéraire  du  viii^  siècle. 
Non  seulement  il  a  inspiré  les  écrivains  par  la  majesté  de  son 
œuvre  et  de  son  caractère,  mais  il  les  a  réunis,  dirigés,  encou- 
ragés. Sans  lui  ils  n'auraient  pas  été  ce  qu'ils  furent  ni  n'au- 
raient accompli  ce  qu'ils  ont  fait. 

Charlemagne  avait  été  élevé  à  une  époque  où,  malgré  l'in- 
fluence de  saint  Boniface,  les  lettres  latines  étaient  encore  mal 
cultivées  dans  l'Empire  franc,  et  son  éducation  avait  dû  être  avant 
tout  militaire.  Toutefois  Peppin  l'avait  fait  instruire  avec  soin  et 
nous  n'avons  aucune  raison  de  rejeter  le  témoignage  de  Paschase 
Ratbert,  qui  nous  montre  Adalhard'%  neveu  de  Peppin,  élevé  à 
la  cour  «  inter  palatii  tirocinia  »  et  instruit  par  les  mêmes 
maîtres  que  Cliarlemagne  «  omni  mundi  prudentia.  »  Parmi  ses 
compagnons  d'étude  et  de  vie  se  trouva  aussi  Benoît  d'Aniane, 
qui,  nous  raconte  Smaragd  son  biographe,  avait  été  envoyé  à  la 


1.  Voy.  Garin  lo  Lolu'rain.  —  Dans  une  (■liioni(|u»'  cspaj^nolc  du  xii"  siècle, 
Charh's  Marlel  a  jioiir  lils  Cliarlcmaj^ue  et  celui-ci  Charles  le  Chauve. 

2.  Vila  Adalhardi. 


—  A\  — 

cour  de  Peppin  par  son  père  «  inter  scholares  nutriendum*.  »  Mais, 
sans  doute,  ce  qu'il  apprit  et  ce  qui  pouvait  passer  pour  un  degré 
d'instruction  remarquable  chez  un  prince,  si  on  prenait  pour 
point  de  comparaison  les  derniers  Mérovingiens  ou  même  le  père 
ou  l'aïeul  de  Charlemagne,  était  peu  de  chose  en  comparaison 
de  ce  qui  fut  enseigné  à  Louis  le  Pieux,  qui  n'aurait  pas  été 
déplacé  parmi  les  clercs  et  dont  le  plus  grand  plaisir  était  de 
corriger  les  livres  saints,  avec  l'aide  d'interprètes  grecs  et  syriens. 
Dès  753,  Charles  est  associé  avec  son  frère  Carloman  au  cou- 
ronnement de  Peppin  par  le  pape  Etienne  III  ;  il  prend  part,  en 
761,  à  la  rude  guerre  d'Aquitaine,  et,  bien  que  les  Annales  ne 
nous  parlent  que  fort  peu  de  lui  et  de  Carloman,  il  est  vraisem- 
blable qu'ils  furent  mêlés  étroitement  au  gouvernement  et  aux 
expéditions  militaires  de  leur  père. 

Charles  en  savait  cependant  assez  et  son  intelligence  avait  été 
assez  développée  par  son  père  et  par  ses  maîtres  pour  qu'il  com- 
prît l'importance  et  le  plaisir  de  l'instruction.  S'il  n'avait  pas 
conçu  dès  sa  jeunesse  l'amour  de  l'étude,  il  ne  serait  pas  arrivé, 
au  milieu  des  guerres  qui  ont  rempli  les  trente-cinq  premières 
années  de  son  règne,  à  parler  la  langue  latine  aussi  bien  que  la 
langue  franque,  à  comprendre  le  grec,  à  lire  la  liturgie  et  à 
chanter  les  hymnes  d'Eglise,  à  s'intéresser  à  toutes  les  sciences 
cultivées  de  son  temps,  à  acquérir  une  facilité  d'élocution  digne 
d'un  professeur  de  rhétorique-.  Il  ne  s'appliqua,  il  est  vrai,  que 
tardivement  à  l'art  d'écrire;  mais  c'est  que  l'art  du  calligraphe 
demandait  beaucoup  de  temps  et  de  peine,  n'était  utile  qu'à  ceux 
qui,  par  profession,  étaient  contraints  de  le  pratiquer,  et  n'était 
guère  fait  pour  les  mains  calleuses  d'un  soldat  et  d'un  chasseur. 
S'il  resta  toute  sa  vie  passionné  pour  l'étude,  c'est  qu'il  avait  de 
bonne  heure  commencé  à  l'aimer;  il  y  apportait  même  la  fougue 
et  l'originalité  de  son  génie  et  ne  se  contentait  pas  de  répéter  les 
aimables  et  quelque  peu  puériles  leçons  d'Alcuin.  Il  n'a  pas  été 
seulement  un  excellent  élève,  comme  le  sera  son  fils  Louis,  il  a 
été  un  inspirateur,  un  initiateur'^.  Ce  roi,  qui  faisait  rédiger  les 
lois  des  divers  peuples  de  son  Empire  et  qui  rêvait  de  leur  impo- 

1.  Vita  s.  Benedicti  Anianensis,  D.  Bqt,  V,  456. 

2.  Einhardus,  Vita  Caroli,  c.  25  :  «  Adeo  facundus  erat,  ut  etiarn  didascalus 
(var.  dicaculus)  appareret.  »  «  Admiranda  facundia  »  dit  l'auteur  de  la  Transla- 
tio  S.  Germani  (Mab.,  AA.  SS.  0.  S.  B.,  III,  2,  88). 

3.  «  Semet  discipulum  ejus  (Alcuin)  et  ipsum  magistrum  suum  appellari 
voluit  »  (Moine  de  Saint-Gall,  c.  2). 


—  42  — 

ser  une  législation  uniforme,  qui  formait  le  recueil  des  lettres  des 
papes  connu  sous  le  nom  de  Codex  Carolinus,  qui  faisait  rédi- 
ger des  livres  de  théologie  sur  la  question  du  culte  des  images, 
qui  encourageait  les  copistes  et  les  correcteurs  de  manuscrits,  se 
préoccupait  encore  de  sauver  de  l'oubli  les  traditions  poétiques 
de  sa  race  et  d'en  fixer  la  langue.  Ce  n'est  aucun  de  ses  maîtres 
assurément,  c'est  lui  seul  qui  a  eu  l'idée  de  faire  réunir  en  un 
recueil  les  chants  épiques  de  la  nation  franque,  recueil  que  l'in- 
curie et  l'étroitesse  d'esprit  de  ses  descendants  laissa  disparaître. 
C'est  lui  qui  fit  entreprendre  une  grammaire  de  la  langue  franque. 
Nul  autre  que  lui  n'était  capable  d'unir  avec  autant  de  largeur 
d'esprit  et  de  hardiesse  l'amour  des  traditions  nationales  au  culte 
de  l'antiquité  et  de  la  tradition  chrétienne.  Il  réglait  lui-même 
l'éducation  de  ses  fils  et  de  ses  filles,  partageant  leur  temps  entre 
l'étude  des  lettres,  les  exercices  du  corps  et  les  soins  domestiques, 
s'inquiétant  lorsqu'il  voyait  Louis,  entouré  de  ses  clercs  gallo- 
romains,  perdre  peu  à  peu  en  Aquitaine  les  habitudes  et  le  carac- 
tère de  sa  famille  et  de  son  peuple.  Quand  on  voit  en  Charlemagne 
un  esprit  si  actif,  si  inventif,  si  constamment  préoccupé  d'ap- 
prendre, de  créer,  d'organiser,  on  ne  peut  s'empêcher  de  penser 
que  s'il  a  été  secondé  par  des  hommes  d'un  rare  mérite,  c'est  lui 
cependant  qui  a  rendu  leurs  efforts  si  féconds  en  les  provoquant 
et  en  les  coordonnant,  c'est  lui  qui  a  été  le  véritable  promoteur 
et  le  vrai  chef  de  la  renaissance  du  viii^  et  du  ix^  siècle,  c'est  lui 
qui  a  inspiré  un  grand  nombre  des  œuvres  écrites  sous  son  règne 
et  en  particulier  les  œuvres  d'histoire  • . 

Il  ne  faut  cependant  pas  exagérer  le  rôle  de  Charlemagne  ni 
diminuer  la  part  qui  revient  à  ses  collaborateurs  dans  cette  œuvre 
de  réforme  intellectuelle.  La  renaissance  n'aurait  pas  pu  se  pro- 
duire, Charlemagne  n'aurait  pas  même  pu  concevoir  tout  ce  qu'il 
a  fait  pour  répandre  l'instruction  dans  son  royaume  s'il  n'avait 
pas  trouvé  en  Italie  et  en  Angleterre  les  maîtres  capables  de 
donner  aux  études  une  vigoureuse  impulsion.  En  Italie,  soit  dans 
les  monastères  de  Bobbio  ou  du  Mont-Cassin,  soit  même  dans  les 
grandes  villes  du  Nord,  Aquilée,  Milan  ou  Pavie,  les  leçons  de 

1.  Un  vers  d'Alcuin  semble  iiuliqiier  que  Charles  le  poussait  à  écrire  îles 
annales  : 

«  Ut  praecei)la  mihi  dederas,  dulcissinie  donine, 
Sic  céleri  currens  calanio  diclare  libelium 
Annalem...  » 

(Duemmler,  Poelae  aevi  Carolini,  1,  294.) 


—  43  — 

Boèce  et  de  Cassiodore  n'avaient  pas  été  entièrement  oubliées, 
et  Jordanis,  Grégoire  le  Grand,  Secundus  de  Trente,  Pierre  de 
Pise  et  Paul  Diacre,  dont  nous  connaissons  le  nom  ou  les  œuvres, 
nous  prouvent  que,  malgré  l'invasion  lombarde,  le  goût  pour  les 
études  grammaticales  et  la  tradition  du  bon  style  ne  s'étaient 
pas  tout  à  fait  perdus.  En  Grande-Bretagne,  une  double  influence 
avait  amené  dans  l'Eglise  anglo-saxonne  un  remarquable  mou- 
vement littéraire  à  la  fin  du  vif  siècle.  D'un  côté,  la  culture  clas- 
sique très  remarquable  du  clergé  breton  et  irlandais,  qui  avait 
même  conservé  la  connaissance  du  grec,  devait  exercer  une  cer- 
taine action  sur  les  membres  de  l'Église  voisine;  de  l'autre,  les 
relations  étroites  et  constantes  qui  unissaient  Rome  et  l'Église 
anglo-saxonne  depuis  la  fin  du  vi''  siècle  furent  fécondes  pour 
celle-ci.  Rome  envoya  dans  le  Kent  des  hommes  d'une  grande 
valeur,  dont  quelques-uns  étaient  même  d'origine  orientale  et 
savaient  le  grec.  C'est  ainsi  que  l'évêque  Théodore  et  l'abbé 
Hadrien  y  créèrent  des  écoles  florissantes.  Les  Anglo-Saxons, 
de  leur  côté,  se  rendaient  fréquemment  en  Italie,  les  archevêques 
pour  y  chercher  le  pallium,  les  évêques,  les  abbés,  les  moines  et 
les  clercs  pour  y  voir  le  pape  et  y  toucher  les  reliques  des  apôtres 
et  aussi  pour  y  acheter  des  livres,  des  images  saintes,  des  étoffes 
précieuses.  C'est  ainsi  que  saint  Benoît  Biscop,  abbé  de  Were- 
mouth,  était  allé  cinq  fois  à  Rome  et  en  avait  rapporté  toute  une 
bibliothèque.  C'est  ainsi  qu'Alcuin  se  rendit  aussi  à  Rome  avec 
son  maître  Albert, 

sophiae  deductus  amore, 
Si  quid  forte  novi  librorum  seu  studiorum 
Quod  secum  ferret,  terris  reperiret  in  illis'. 

Les  deux  représentants  les  plus  éminents  de  ce  mouvement  litté- 
raire anglo-saxon,  qui  devait  trouver  dans  l'Empire  franc  son 
plein  épanouissement,  furent,  à  la  fin  du  vii^  siècle,  Aldhelme, 
connu  surtout  comme  poète,  élève  d'abord  de  l'abbé  Hadrien, 
puis  du  couvent  deMalmesbury,  fondé  par  un  membre  de  l'Église 
celtique,  et  Bède  le  Vénérable,  historien,  poète,  chronologiste, 
hagiographe  et  grammairien,  qui,  dans  sa  studieuse  retraite  de 
Jarrow,  fit  du  Northumberland ,  par  son  enseignement  et  ses 
écrits,  le  foyer  de  la  vie  intellectuelle  en  Angleterre,  foyer  qui 
devait  bientôt  rayonner  sur  le  continent. 

1.  De  Sanctis  Eboracensis  ecdesiae,  vv.  1454-1456. 


—  44  — 

Les  innombrables  missionnaires  qui  partirent  d'Angleterre 
pour  évangéliser  la  Germanie  n'étaient  pas  seulement  des  mis- 
sionnaires de  la  foi  clirétienne,  ils  étaient  aussi  des  missionnaires 
de  la  civilisation  anglo-saxonne,  de  cette  civilisation  deux  fois 
romaine,  par  l'admiration  et  l'étude  des  chefs-d'œuvre  antiques 
et  par  l'attachement  inviolable  au  siège  de  Rome,  centre  de  la 
chrétienté  catholique.  Cliarlemagne  avait  connu  dès  son  enfance 
ces  missionnaires  anglais.  Il  avait  pu  voir  saint  Boniface;  il 
avait  peut-être  eu  des  Anglais  parmi  ses  maîtres  ;  il  était  d'avance 
disposé  à  s'entourer  de  ces  hommes  d'un  esprit  si  cultivé  et  d'un 
caractère  si  énergique,  si  respectueux  envers  les  puissances  laïques 
et  ecclésiastiques  et  si  habiles  organisateurs,  qui  servirent  puis- 
samment à  cimenter  l'union  entre  les  chefs  francs  et  la  papauté, 
union  qui  devait  avoir  pour  conséquence  la  restauration  de 
l'Empire  romain.  L'appel  d'Alcuin  et  de  ses  disciples  à  la  cour 
de  Charlemagne  est  un  événement  qui  s'explique  tout  naturel- 
lement par  les  relations  déjà  existantes  entre  les  pays  francs  et 
l'Angleterre. 

Quant  à  l'Italie,  indépendamment  des  liens  qui  l'unissaient  à 
l'Eglise  anglaise,  l'influence  qu'elle  exerça  fut  le  résultat  direct 
des  relations  avec  la  cour  de  Rome  et  des  guerres  de  Peppin  et 
de  Charlemagne  dans  la  Péninsule*.  Dès  776,  nous  voyons  Char- 
lemagne faire  une  donation  au  grammairien  et  théologien  Paulin 
qu'il  éleva  en  787  ■-  au  siège  patriarcal  d'Aquilée  et  par  qui  il 
fit  écrire  un  ouvrage  théologique  en  trois  livres  contre  Félix, 
évêque  d'Urgel.  Paulin  vint  sans  doute  à  la  cour  de  Charles,  car 
il  est  mentionné  à  côté  de  Pierre  de  Pise  dans  une  pièce  de  vers 
d'Alcuin  de  780^.  Le  grammairien  Pierre  de  Pise  dut  être  appelé 
de  très  bonne  heure  à  la  cour  du  roi  franc,  peut-être  dès  la  cam- 
pagne de  774  ^  et  Charlemagne  se  mit  à  apprendre  la  grammaire 

1.  Paul  I"  envoyait  à  Peppin,  entre  758  et  763,  un  antiphonaire,  un  respon- 
sal,  (les  manuscrits  d'Aristote  et  de  Denys  l'Aréopagite,  une  t^éoniétrie,  une 
orthographe,  une  grammaire  {Cod.  Car.,  c.  24). 

2.  Cf.  Jatlé,  Monmn.  Alcuiniana,  p.  162. 

3.  Duemmler,  Poetae  aevi  Carolini,  I,  222.  —  Alcuin  s'adresse  à  ses  amis  de 
Germanie.  Dans  deux  autres  pièces  (n"  XVII  et  XVIIl),  il  s'adresse  à  Arn,  Pau- 
lin et  Alcuin.  Ce  dernier,  dans  une  lettre  à  Paulin  de  706  {Ep.  Karol.,  IV, 
p.  140),  appelle  Angilbert  «  lilius  communis  noster.  » 

4.  Alcuin  parle  de  Pierre  en  799  comme  d'un  homme  mort  depuis  iiuehiue 
temi)s  et  qui  aurait  enseigné  à  la  cour  bien  des  années  aui)aravanl.  —  Ep.  112  : 
«  Idem  Peirus  luil,  qui  in  palalio  vestro  gramnvaticam  docens  claruil.  »  — 
M.  Monnier  suppose  sans  motifs  que  Pierre  enseignait  déjù  à  la  cour  de  Peppin. 
Pierre  ctail  auprès  de  riiarleinagne  entre  782  et  786,  puis(|u'il  tenait  la  )>lun\e 


—  45  — 

sous  sa  direction.  C'est  à  la  suite  de  l'expédition  de  781  que  Paul 
Diacre  entra  en  relations  avec  Charlemagne.  L'intimité  eut 
quelque  peine  à  s'établir,  car  Paul  était  un  Lombard  très  attaché 
à  sa  race,  mais  bien  vite  il  fut  séduit  par  le  caractère  magnanime 
et  la  haute  intelligence  du  roi,  et,  soit  qu'il  résidât  à  Metz  auprès 
d'Angilramn,  soit  qu'il  séjournât  à  la  cour  même,  il  entretint 
avec  Charlemagne  des  relations  où,  des  deux  côtés,  l'affection 
se  mêle  à  l'admiration.  De  782  à  786  il  reste  dans  les  pays  francs. 
Le  roi  échange  avec  lui,  par  la  plume  de  son  maître  Pierre  de 
Pise,  une  correspondance  en  vers  *  ;  il  le  charge  d'enseigner  le  grec 
aux  clercs  qui  doivent  accompagner  sa  fille  Rotrude  à  Constan- 
tinople;  il  lui  fait  rédiger  des  homélies  pour  l'usage  des  prêtres 
des  églises  franques.  Paul  Diacre,  malgré  les  égards  et  les  faveurs 
dont  il  était  entouré,  reprit  bientôt  sa  liberté  et  retourna  au  cou- 
vent du  Mont-Cassin,  où  il  devait  travailler  à  son  histoire  des 
Lombards  ;  il  laissait  comme  souvenir  de  son  séjour  dans  le  Nord 
les  G  esta  episcoporum  Mettensium,  dont  l'influence  sur  l'his- 
toriographie devait  être  considérable. 

Comme  on  le  voit,  dès  787,  les  trois  Italiens  qui  avaient  été 
appelés  à  faire  bénéficier  la  cour  franque  de  leur  science  gram- 
maticale et  de  leur  talent  littéraire  étaient  repartis  pour  leur 
patrie  et  laissaient  le  champ  libre  à  ceux  qui  furent  par  excel- 
lence les  maîtres  de  la  renaissance  carolingienne,  les  Anglo- 
Saxons,  et  en  particulier  au  plus  illustre  d'entre  eux,  Alcuin. 

Il  ne  faut  pas  s'imaginer,  comme  on  le  fait  quelquefois,  que  la 
gloire  de  cette  renaissance  doive  revenir  tout  entière  à  Alcuin. 
Nous  venons  de  voir  que  d'autres  maîtres  l'avaient  précédé,  et 
lorsqu'il  fut  invité,  en  781,  à  Parme,  par  Charlemagne,  à  venir  à 
sa  cour,  il  n'y  parut  pas  comme  un  savant  et  un  lettré  isolé  parmi 
des  ignorants  et  des  barbares,  mais  comme  un  homme  exception- 
nellement instruit  et  distingué  au  miheu  d'hommes  déjà  instruits 
et  capables  d'apprécier  son  mérite,  parmi  lesquels  il  comptait  déjà 
des  amis.  Il  y  avait  plusieurs  années  que  Charlemagne  connais- 
sait Alcuin.  Celui-ci  avait  passé  plusieurs  fois  par  les  pays  francs 
en  se  rendant  à  Rome  et  il  avait  même  reçu  une  mission  spéciale 
auprès  de  Charles  de  son  maître  Albert  avant  780  ~.  Il  s'y  était 

pour  lui  dans  sa  joute  poétique  avec  Paul  Diacre.  Il  retourna  en  Italie  et  Charles 
lui  adressa  des  salutations  versifiées  (Duemmler,  I,  69,  76). 

1.  Duemmler,  I,  48-56. 

2.  Vita  Alcuini,  6  :  «  Noverat  (Carolus)  enim  eum,  quia  olim  a  magistro 
suc  ad  ipsum  directus  fuerat.  »  Peut-être  en  773  (cf.  Jaffé,  Ep.  Alcuini,  note 
à  la  1.  1).  —  On  serait  étonné  de  l'expression  de  la  Vita  Hadriani  :  «  Albinus 


—  46  — 

fait  de  nombreux  amis  et  il  les  cite  dans  une  pièce  de  vers  écrite 
vers  779-780  :  Riculf,  évêque  de  Cologne,  Samuel,  abbé  d'Ech- 
ternach,  Paulin,  Pierre,  Jonas,  Raefgot,  le  chancelier  Radon, 
LuU,  archevêque  de  Mayence,  Bassin,  évêque  de  Spire,  Paul, 
Fulrad,  abbé  de  Saint-Denis*.  —  Plusieurs  d'entre  eux  étaient 
des  Anglo-Saxons  qui  avaient  déjà  transporté  sur  le  continent 
les  doctrines  de  Bède.  LuU  en  particulier  était  un  élève  du  fameux 
maître  anglo-saxon.  Tous  ces  «  proceres  patres  fratres  »  et  ces 
«  socii  fratres  »  forment  déjà  une  société  d'hommes  cultivés,  qui 
répandent  autour  d'eux  l'amour  de  la  grammaire  et  la  poésie, 
qui  étudient  et  enseignent  Priscien  et  Phocas  et  qui  connaissent, 
attendent  et  désirent  Alcuin.  Ils  sont  établis  sur  les  rives  du 
Rhin,  de  la  Meuse  et  de  la  Moselle,  depuis  Maëstricht  jusqu'à 
Spire,  et  c'est  tout  un  voyage  littéraire  que  nous  fait  faire  Alcuin 
dans  cette  épître  en  vers,  en  remontant  le  cours  de  ces  fleuves. 

Non  seulement  Alcuin  arriva  dans  un  milieu  déjà  éclairé  et 
épris  des  bonnes  études  et  du  bon  langage,  mais  encore  le  temps 
pendant  lequel  il  enseigna  à  son  tour  ne  fut  peut-être  pas  aussi 
long  qu'on  le  pense  d'ordinaire.  Une  faut  pas  se  le  figurer  comme 
enseignant  de  781  à  804  et  formant  des  élèves  pendant  vingt- 
trois  ans.  Ce  n'est  guère  qu'à  partir  de  786  que  nous  constatons 
bien  sûrement  sa  présence  et  son  action  à  la  cour  franque.  Pour 
les  années  qui  précèdent,  entre  les  deux  campagnes  de  Charle- 
magne  de  781  et  de  787,  on  n'a  que  peu  de  traces  de  son  séjour 
dans  le  Nord^  Les  lettres  peu  nombreuses  qui  sont  datées  de 
cette  période,  par  les  divers  éditeurs,  peuvent  ou  n'avoir  pas  été 
écrites  de  la  cour  ou  être  rapportées  à  une  date  plus  récente.  En 
particulier,  les  deux  lettres  à  Angilbert  et  au  roi  d'Italie  Peppin 
sont  probablement  d'une  époque  sensiblement  postérieure.  On  ne 
comprend  pas  bien  comment  il  aurait  pu  être  le  maître  de  Pep- 
pin s'il  n'avait  pas  séjourné  en  Italie  entre  781  et  787,  et  cepen- 
dant il  lui  écrit  comme  à  son  fils  spirituel '^  Toutefois,  il  était 
certainement  à  la  cour  vers  786-787,  car  il  y  connut  Paulin 

deliciosus  ipsius  régis,  »  si  le  texte  était  contemporain,  mais  il  a  été  écrit  au 
temps  de  la  plus  grande  faveur  d' Alcuin. 

1.  Duemmler,  I,  222. 

2.  Le  biographe  qui  le  fait  venir  en  France  aussitôt  après  l'entrevue  de  Parme 
lui  fait  donner  aussitôt  les  monastères  de  Saint-Loup  de  Troyes  et  de  Ferriéres, 
où  nous  ne  le  voyons  qu'après  793.  Une  lettre  d' Alcuin  à  Cliarlemagne  de  799 
(éd.  JalTé,  112)  semble  indiquer  d'une  manière  bien  nette  (juAlcuin  ne  s'est  pas 
trouvé  à  la  cour  en  même  ten»i>s  que  Pierre  de  Pise,  qui  a  dû  la  quitter 
vers  78C. 

3.  Cf.  ep.  G  et  77. 


—  47  — 

avec  qui  il  resta  en  relations  très  affectueuses  et  à  qui  il  écrit 
une  lettre  pleine  d'effusion  en  787  ^  C'est  probablement  alors 
qu'il  eut  Angilbert  pour  élève",  mais  ce  qui  est  sûr  c'est  que 
l'époque  de  la  grande  influence  d'Alcuin  fut  celle  qui  suivit 
immédiatement  le  départ  des  Italiens  en  786-787.  Ce  fut  alors 
sur  lui  seul  que  reposa  l'enseignement  de  l'École  palatine.  Son 
enseignement  fut  bientôt  interrompu  par  la  mission  religieuse  et 
politique  qu'il  remplit  en  Angleterre  de  790  à  793.  De  793  à  796, 
il  séjourna  de  nouveau  à  la  cour,  mais  fut  très  absorbé  par  les 
querelles  théologiques  de  l'adoptianisme.  De  796  à  801,  nommé 
abbé  de  Saint-Martin  de  Tours,  il  partagea  son  temps  entre  la 
cour  et  son  abbaye,  où  il  passa  entièrement  les  quatre  dernières 
années  de  sa  vie,  de  801  à  804.  On  voit  donc  que,  même  en 
admettant  qu'Alcuin  ait  résidé  à  la  cour  de  Charlemagne  dès 
782,  il  n'y  aurait  pas  enseigné  plus  de  douze  ans,  et  encore  ne 
faut-il  pas  se  figurer  cet  enseignement  comme  celui  d'une  école 
régulière,  d'une  école  monastique,  par  exemple.  Il  était  cons- 
tamment interrompu  par  les  affaires  politiques,  par  les  cam- 
pagnes, par  les  chasses,  par  les  assemblées;  mais,  d'un  autre 
côté,  c'était  un  enseignement  qui  n'était  pas  restreint  à  des  heures 
prescrites;  il  se  continuait  partout,  à  toutes  les  heures  du  jour, 
à  table  comme  à  la  promenade,  par  la  correspondance  et  par  la 
conversation.  Ce  n'est  point  par  les  leçons  données  directement 
aux  enfants  nobles,  qui  venaient  faire  leur  éducation  au  palais, 
que  s'exerçait  l'influence  d'un  maître  comme  Alcuin,  c'est  par 
les  directions  et  les  encouragements  qu'il  donnait  aux  hommes 
déjà  instruits  ou  aux  professeurs  de  cette  jeunesse  ;  il  les  rom- 
pait aux  exercices  de  dialectique,  de  métrique,  de  grammaire, 
dans  des  discussions  et  des  conversations  semblables  à  celles  qu'il 
nous  a  conservées  et  où  il  se  donne  pour  interlocuteurs  Charles 
lui-même  et  son  fils  Peppin;  il  excitait,  par  ses  exhortations  et 
ses  exemples,  à  étudier  les  bons  auteurs,  à  écrire  sur  leur 
modèle  en  vers  et  en  prose  ;  il  créait  autour  de  lui  un  mouve- 
ment littéraire,  qui  se  continuait  loin  de  lui  et  en  son  absence. 
Aussi  a-t-on  pu,  non  sans  quelque  raison,  donner  au  groupe 
d'hommes  instruits  qui  entouraient  Charlemagne,  le  nom  d'Aca- 


1.  Ep.  11. 

2.  Il  dit  à  Paulin,  en  parlant  d' Angilbert,  «  filius  communis  noster  »  (ep.  52), 
et  il  l'appelle  dans  une  lettre  à  Léon  III  «  filius  eruditionis  nostrae  »  (ep.  82). 
Pierre  de  Pise  fut  aussi  un  des  maîtres  d'Angilbert  (cf.  Ep.  Alcuini,  112,  et  les 
vers  d'Angilbert,  «  Petro,  dulci  doctoque  magistro...,  »  Duemmler,  I,  75). 


—  48  — 

demie  palaiine,  de  préférence  au  nom  à' Ecole  palatine^.  D'ail- 
leurs, si  l'influence  d'Alcuin  à  la  cour  fut  grande  sur  des  hommes 
tels  que  Cliarlemagne  lui-même,  Arn  de  Sal/.bourg,  Ratbod  de 
Trêves,  Leidrad  de  Lyon,  Angilbert,  Adalhard,  Einhard,  elle 
fut  plus  grande  encore  sur  les  élèves  réguliers  des  écoles  monas- 
tiques qui  furent  sous  sa  direction.  L'Ecole  de  Ferrières,  qui 
devait  être  illustrée  par  Servat  Loup  et  par  Adon,  plus  tard 
évêque  de  Vienne,  avait  été  créée  par  Alcuin  et  son  élève  Sigulf; 
Adalbert  et  Aldric,  formés  h  Tours,  allèrent  y  enseigner. 

A  Tours,  il  eut  pour  élèves  Hatton,  Samuel,  Raban  Maur, 
Haimon  d'Halberstadt,  Aldric,  Adalbert  de  Ferrières  et  Ama- 
laire.  C'est  par  eux  surtout  que  l'influence  d'Alcuin  devait  se 
maintenir  et  se  répandre  au  ix''  siècle. 

Publius  Albinus  Alcuinus,  que  l'on  désigne  d'ordinaire  par 
son  nom  saxon  d'Alcuin  (Alliwin  =  ami  du  temple)  et  qui  était 
plus  souvent  désigné,  par  ses  contemporains,  par  son  nom  latin 
d'Albinus^  méritait  que  son  nom  brillât  au-dessus  de  tous  les 
autres  et  devînt  le  symbole  même  de  la  renaissance  carolingienne. 
Non  seulement  il  nous  apparaît,  dans  sa  correspondance  et  dans  ses 
vers,  comme  l'esprit  le  plus  aimable,  le  cœur  le  plus  affectueux, 
admirablement  doué  pour  exercer  sur  ses  élèves  cet  ascendant 
que  les  qualités  morales  unies  aux  qualités  intellectuelles  peuvent 
seules  donner  ;  maïs  il  a  été  au  viii*  siècle  le  maître  par  excel- 
lence ;  tous  ses  écrits  ont  l'enseignement  pour  but  et  il  n'est  pas 
un  seul  des  objets  de  l'enseignement  qu'il  ait  négligé.  Il  compose 
des  ouvrages  sur  la  grammaire,  l'orthographe,  la  rhétorique,  la 
morale,  la  dialectique,  l'arithmétique,  la  géométrie,  l'astrono- 
mie, la  musique.  Dans  ses  commentaires  sur  la  Bible,  dans  ses 
livres  de  controverse,  dans  ses  opuscules  liturgiques  et  moraux, 
dans  son  grand  recueil  d'homélies,  partout  il  se  montre  le  même  : 
un  esprit  très  cultivé,  très  clair,  très  bien  ordonné,  dépourvu  de 
toute  originalité,  qui  n'a  d'autre  pensée  que  de  transmettre  dans 
toute  leur  pureté  les  saines  doctrines  qu'il  a  reçues  de  ses  maîtres^ 
Il  est  professeur,  il  est  pédagogue  dans  l'àme;  Cliarlemagne 
s'adresse  à  lui  aussi  bien  pour  résoudre  les  difficultés  chronolo- 

1.  Œboke,  De  Academia  Caroli  Magni.  Aix,  1847. 

2.  Il  l(Miait  sans  doute  ce  nom  d' Albinus,  élève  de  Théodore  et  successeur 
d'Hadrien  comme  abbé  de  Cantorbéry,  qui  fournit  ;\  Bédé  de  précieux  rensei- 
gnements pour  son  Histoire  ecclésiastique. 

3.  Nec  ego  quid  noviter  possum  nunc  pandere  vobis, 
Sed  vêlera,  ammoneo,  vestrae  commendite  menti. 

(Duemmier,  I,  294.)  Ces  vers  sont  adressés  ;\  Charles. 


—  49  — 

giques  soulevées  par  les  dates  de  fêtes  ecclésiastiques  que  pour 
réfuter  les  hérésies  de  Félix  d'Urgel,  ou  pour  faire  exécuter  avec 
un  soin  scrupuleux  d'admirables  copies  des  livres  saints.  A 
Tours,  il  forme  une  troupe  de  copistes  qu'il  dirige  et  gourmande; 
il  n'est  pas  un  monastère  où  il  ne  compte  des  amis  ou  des  élèves, 
et  on  le  voit  fabriquer,  avec  une  inépuisable  fécondité,  des  ins- 
criptions en  vers  pour  les  églises,  les  dortoirs,  les  réfectoires  et 
les  bibliothèques  des  couvents.  Ses  disciples  remplissent  les 
sièges  épiscopaux  et  abbatiaux,  et  le  moine  de  Saint-Gall  dit  de 
lui,  à  la  fin  du  ix"  siècle,  que,  grâce  à  son  enseignement,  les 
Gaulois  et  les  Francs  peuvent  s'égaler  aux  Romains  ou  aux 
Athéniens  (ch.  ii). 

Il  eut  cependant,  à  la  fin  de  sa  vie,  à  une  époque  où  la  vieil- 
lesse se  faisait  sentir  à  lui  par  de  douloureuses  infirmités,  le  cha- 
grin d'entrer  en  lutte  avec  l'évêque  d'Orléans,  Théodulf,  et  d'en- 
courir, à  cette  occasion,  les  reproches  de  Charlemagne.  Il  y  avait 
peut-être,  au  fond  de  cette  querelle,  une  secrète  rivalité  d'école. 
Théodulf  était  un  Goth  d'Espagne*,  qui,  attiré  par  Charlemagne 
à  la  cour  au  moment  où  Alcuin  se  sentait  de  plus  en  plus  absorbé 
par  ses  devoirs  monastiques,  resta  indépendant  de  ce  groupe 
d'amis  où  l'on  se  désignait  familièrement  par  des  noms  de  guerre 
empruntés  à  l'antiquité  sacrée  ou  profane 2.  Les  Italiens  de  la 
première  époque  et  les  Anglo-Saxons  avaient  entre  eux  de  nom- 
breux points  de  rapprochement,  tandis  que  Théodulf  pouvait  leur 
paraître  un  intrus.  Il  fut  comblé  de  faveurs,  reçut  les  abbayes 
de  Saint-Aignan,  de  Saint-Mesmin,  de  Saint-Benoît-sur-Loire, 
de  Saint -Lifard  et  d'autres  encore  avec  l'évêché  d'Orléans; 
en  798,  il  fut  investi,  avec  Leidrad  de  Lyon,  des  fonctions  de 
missiis  dans  la  Narbonnaise  ;  il  était  reçu  familièrement  à  la 
cour,  et  ce  prélat  magnifique,  lettré  et  ambitieux,  beaucoup 
plus  jeune  qu' Alcuin  3,  et  formé  en  dehors  de  son  influence,  con- 
tribua, pour  sa  part,  à  faire  fleurir  les  études  dans  son  diocèse  et 
à  rehausser  l'éclat  des  dernières  années  du  règne  de  Charle- 
magne. Alcuin  vit-il  avec  une  certaine  mélancolie  sa  place  prise 
par  des  hommes  plus  jeunes  que  lui  et  qui  ne  le  valaient  pas?  il 
serait  téméraire  de  l'affirmer  ;  mais  le  ton  des  lettres  postérieures 
à  801  le  ferait  soupçonner. 

1.  Ebert  et  Hauck  ont  prouvé  qu'il  venait  d'Espagne. 

2.  Charles  =  David.  —  Alcuin  =  Flaccus.  —  Eginharcl  =  Beseleel.  —  Angil- 
bert  =  Homerus.  —  Adalhard  =  Augustinus.  —  Riculf  =  Damaelas,  etc. 

3.  11  était  né  vers  760. 

HIST.    CAROLINGIENNE.  4 


—  50  — 

Il  y  eut,  comme  on  le  voit,  trois  périodes  dans  le  mouvement 
de  renaissance  sous  Charlemagne.  De  773  à  780,  la  première 
place  appartient  aux  Italiens,  Paulin  d'Aquilée,  Pierre  de  Pise, 
Paul  Diacre,  qui  vinrent  donner  une  culture  plus  raffinée  h  un 
terrain  déjà  bien  préparé  par  des  maîtres  anglo-saxons  et  irlan- 
dais. De  780  à  800,  c'est  le  règne  d'Alcuin  ;  il  hérite  du  travail  de 
ses  devanciers  et  il  a  la  gloire  d'être  le  représentant  principal  de 
la  période  littéraire  la  plus  brillante  du  règne  de  Charlemagne. 
Il  est  entouré  d'élèves  qui,  à  leur  tour,  en  formeront  d'autres,  en 
})articulier,  Sigulf,  custode  de  l'Eglise  d'York,  qui  l'avait  pré- 
cédé à  Metz  {Vita  Aie,  5),  Witton  et  Fridugise,  qu'il  désigne 
toujours  sous  les  noms  de  Candidus  et  de  Nathanael,  Osulf,  qui, 
comme  les  précédents,  était  venu  d'Angleterre.  Ils  ont  beau  quit- 
ter le  «  nid  paternel,  »  comme  le  leur  dit  Alcuin  (cf.  180),  et  voler 
de  leurs  propres  ailes,  c'est  toujours  la  doctrine  d'Alcuin  qui  est 
répandue  par  eux.  A  ces  disciples  de  la  première  heure  viennent 
se  joindre  les  nombreux  élèves  du  palais  et  ceux  de  l'Ecole  de 
Tours.  A  partir  de  800,  il  n'y  a  plus  d'influence  dirigeante. 
Théodulf,  Angilbert,  Einhard,  Dungal  jouent  chacun  leur  rôle. 
La  cour  n'est  plus  d'ailleurs  ce  qu'elle  était  quand  Alcuin  y 
enseignait  les  règles  orthodoxes  de  la  grammaire  et  la  foi.  Les 
désordres  s'y  glissent,  au  moment  même  où  Charlemagne  victo- 
rieux va  jouir  en  paix  du  fruit  de  ses  victoires,  et  le  premier  soin 
de  Louis  le  Pieux  sera  de  purifier  ce  palais  souillé  par  tant  de 
péchés. 

Je  n'ai  pas  indiqué  dans  ce  tableau  quel  avait  pu  être  le  rôle 
des  moines  celtes,  de  ces  moines  irlandais  qui,  de  l'aveu  même 
d'Alcuin,  avaient  fourni  les  maîtres  les  plus  savants  à  l'Angle- 
terre, à  la  Gaule  et  à  l'Italie  i.  Si  leurs  écoles  n'étaient  plus  aussi 
florissantes  qu'au  vu"  siècle,  elles  n'avaient  cependant  pas  dis- 
paru et  on  y  cultivait  la  science  d'une  manière  plus  profonde  et 
plus  désintéressée  que  partout  ailleurs.  La  manie  voyageuse  des 
Celtes  n'était  pas  non  plus  calmée-  et  il  y  en  eut  certainement 
plus  d'un  à  la  cour  de  Charles  ou  dans  les  monastères  de  son 


1.  «  Vakle  inc  gavismii  fateor,  qiiod  Doiniiuis  Jésus  iii  hoc  ruinoso  cadentis 
saeculi  fino  tantos  sui  santiissimi  nomiiiis  lamlatoios,  et  veritatis  praediialores, 
et  sanctae  sapionliae  soctatores  probatur  haheic  (|uaiUos  audio  inclylam  lliber- 
niae  insulam  us([ue  hodie  possiilore...  Anli(|iio  leinporc  doctissiuii  solebanl 
mat^islri  ex  llilx'iiiia  liritaiiniam,  Ualliam,  Ualiaiii  vonire...  »  (Alcuin,  Epistola 
ad  fratres  qui  in  JJibernia  insula  per  diversa  loca  Deo  inservire  videnlur). 

2.  «  Natio  Scutturuhi,  ([uibus  cunsuotudo  |)oregrinaiuli  juin  penc  in  naturani 
conversa  est  »  (Vita  S.  Galli,  II,  -i?). 


—  51  — 

royaume.  Nous  ne  savons  pas  ce  qu'il  y  a  de  vrai  au  fond  de 
l'anecdote  fantaisiste  par  laquelle  s'ouvre  le  livre  du  Moine  de 
Saint-Gall,  et  d'après  laquelle  deux  Irlandais  d'une  science 
incomparable  s'en  allaient  sur  les  marchés  offrant  la  sagesse  à 
qui  voulait  l'acheter.  Charlemagne  les  aurait  fait  venir,  aurait 
gardé  l'un  d'eux,  Clément,  auprès  de  lui  et  aurait  donné  à  l'autre 
l'abbaye  de  Saint-Augustin  de  Pavie.  —  Ce  Clément  paraît  être 
celui  qui  dirigea  l'Ecole  du  palais  à  l'époque  de  Louis  le  Pieux. 
Il  peut  en  effet  être  déjà  venu  à  la  cour  au  temps  de  Charle- 
magne ^  mais  il  n'y  précéda  certainement  pas  Pierre  de  Pise  ni 
Alcuin.  Peut-être  faut-il  identifier  l'autre  Irlandais  avec  Dungal, 
que  nous  retrouvons  en  810  à  Saint-Denis,  d'où  il  écrit  à  Charle- 
magne pour  lui  donner  une  leçon  d'astronomie  au  sujet  de 
l'éclipsé  de  soleil  de  810-  et  à  qui  l'on  attribue  les  vers  d'un  cer- 
tain Hibernicus  exuP.  —  En  793,  Alcuin  ramena  avec  lui  un 
Irlandais  nommé  Joseph,  qui  fut  abbé  et  composa  un  commen- 
taire sur  Isaïe  et  des  acrostiches  d'une  bizarre  ingéniosité^.  Il  y 
en  eut  certainement  d'autres  encore.  Ces  Irlandais  n'étaient  pas 
aimés  de  tous  et  nous  trouvons  dans  un  des  poèmes  de  Théodulf 
une  virulente  invectîve  contre  un  de  ces  Scoiti"^,  qu'Einhard 
détestait  aussi  et  qu'on  a  identifié,  sans  raison,  tantôt  avec  Clé- 
ment, tantôt  avec  Dungal.  —  Ces  Scotti  ont  joué  certainement 
un  rôle  dans  la  renaissance  carolingienne,  surtout  peut-être  pen- 
dant la  dernière  période  que  j'ai  indiquée  plus  haut  et  où  il  n'y  a 
plus  de  maître  dirigeant. 

Quelque  grande  qu'ait  été  l'action  de  tous  ces  hommes,  elle  n'a 
pu  s'exercer  et  elle  n'a  été  aussi  féconde  que  grâce  à  celui  qui  les 
a  réunis  autour  de  lui,  qui,  après  avoir  docilement  écouté  leurs 
leçons,  les  a  comblés  d'honneur  et  de  faveurs,  les  a  mis  à  la  tête  de 
ses  abbayes  et  de  ses  villes  épiscopales  et  en  a  fait  les  plus  utiles 
instruments  de  ses  vues  politiques.  Charlemagne,  en  mettant  sa 
puissance  au  service  de  ces  maîtres  éminents  et  en  se  servant  d'eux 
pour  civiliser  et  ordonner  son  empire,  a  donné  à  la  renaissance  du 
viii^  siècle  une  portée  qu'elle  n'aurait  pas  eue  sans  lui.  La  renais- 


1.  Le  catalogue  des  abbés  de  Fulda  {Monum.  Germ.,  SS.,  XIII,  272)  parle  de 
Clément  Le  Scot  comme  enseignant  à  la  même  époque  qu' Alcuin  et  Einhard. 

2.  Jaflfé,  Monum.  CaroUna,  396. 

3.  Duemmler,  I,  395.  —  On  le  retrouve,  en  eifet,  plus  tard  maître  à  Pavie 
(cf.  Duemmler,  I,  394).  Le  géographe  Dicuil  était  peut-être  aussi  dans  l'Empire 
franc  sous  Charlemagne. 

4.  Duemmler,  I,  149  et  suiv. 

5.  Duemmler,  I,  487-488. 


—  52  — 

sance  des  lettres  n'est  pas  séparée  dans  son  esprit  de  l'ensemble 
de  son  œuvre  gouvernementale.  Les  termes  dans  lesquels  Théo- 
dulf  parle  à  Magnus  de  Sens  de  rinflueiice  de  Charleraagne  sur 
ceux  qui  l'entourent  ne  sont  point  une  banale  rhétorique;  ils  ne 
disent  rien  qui  ne  soit  vrai.  «  Cliarlemagne  exhortait  les  évêques 
à  scruter  les  écritures  et  à  enseigner  une  saine  doctrine,  le  clergé 
tout  entier  à  suivre  la  discipline,  les  savants  à  s'instruire  des 
choses  divines  et  humaines,  les  moines  à  observer  les  règles,  tous 
les  hommes  à  rechercher  la  sainteté  ;  il  enseignait  aux  grands  la 
sagesse  dans  les  conseils,  aux  juges  la  justice,  aux  soldats  l'art 
militaire,  aux  prélats  l'humilité,  aux  sujets  l'obéissance,  à  tous 
la  prudence,  le  courage,  la  tempérance  et  la  concorde.  Il  ne  ces- 
sait de  grandir  l'Eglise  et  se  montrait  aussi  admirable  dans  l'ad- 
ministration des  affaires  civiles  que  des  affaires  ecclésiastiques'.  » 
Ce  maître  d'un  empire  presque  aussi  vaste  que  celui  de  Rome, 
ce  chef  d'armée  toujours  en  campagne,  cet  administrateur  tou- 
jours occupé  de  réformer  son  gouvernement,  s'informait  soigneu- 
sement de  toutes  les  questions  liturgiques,  s'intéressait  aux  ques- 
tions de  chronologie  et  d'astrologie,  gourmandait  les  évêques  qui 
négligeaient  d'instruire  leurs  clercs,  veillait  à  la  correction  des 
copies  exécutées  par  ses  ordres-.  Il  y  avait  bien  là  l'universelle 
curiosité  d'un  esprit  naïf  et  puissant,  mais  il  y  a  aussi  là  une 
pensée  réfléchie  et  profonde,  la  conviction  que  le  développement 
des  études  peut  beaucoup  pour  l'affermissement  de  son  empire. 
Ses  efforts  pour  expurger  la  liturgie,  pour  améliorer  le  chant 
sacré  ou  la  prédication,  pour  extirper  les  hérésies,  pour  fixer  les 
fêtes  religieuses  sont  la  conséquence  naturelle  du  rôle  qu'il  donne 
à  l'Eglise  dans  l'État  et  ont  la  même  importance  à  ses  yeux  que 

1.  «  Cui  hoc  seinper  familiare  est  :  ut  exercent  praesules  ad  sanctaruin  scrip- 
turaruui  iiulagatioiu'iu  et  saïuim  sobriauuiue  doctiiiiam,  oiuuem  cleruiu  ad  disci- 
plinam,  philosojdios  ad  rei'um  diviaaiuin  luiinanaruiiKiue  cogniliononi,  mona- 
chos  ad  religionein,  oinnes  generaliter  ad  sanclilateiii  ;  primates  ad  eonsilium, 
judices  ad  justitiam,  luilites  ad  arniormu  experieiitiam,  praelalos  ad  huinilila- 
leiii,  subditos  ad  obedieiitiain,  oiniies  generaliter  ad  prudeiitiam,  justitiam,  l'or- 
litudinem,  temperauliam  atiiue  coucordiam...  111e  vir  optimus  sanctae  ecclesiae 
fastigium  adcumulare  non  cessât  et  admirabilis  in  rerum  ecclesiasticannu  sive 
civilium  admiiiistralione...  »  (Jalle,  Monum,  Carolina,  414). 

2.  «  Qui  sternit  per  bella  truces  fortissiuius  héros, 
Uex  Carolus  nulli  cordis  lulgore  secundus, 

Non  |)assus  sentes  mendaruiu  serpere  libris, 

En  bene  correxit  studio  sublimis  in  omni.  » 
Vers  du  scribe  Wiuidharius,  cités  par  Watteubach,  Beulschlands  Geschichlsquel- 
len,  4"  éd.,  1,  p.  127,  d'après  le  lus.  de  Vienne  743. 


—  sa- 
la création  d'évêchés  nouveaux  qui  sont  entre  les  mains  d'hommes 
instruits  et  capables  des  centres  de  civilisation  et  de  gouverne- 
ment. Nous  avons  vu  qu'il  n'y  avait  rien  d'étroit  dans  ses  goûts; 
que  son  culte  pour  l'antiquité  ou  les  lettres  sacrées  s'alliait  avec 
l'amour  de  sa  langue  et  des  chants  nationaux  de  la  race  franque; 
de  même  il  savait  apprécier  les  beaux  marbres  d'Italie  et  en  fai- 
sait venir  de  Ravenne  et  de  Rome  pour  son  église  d'Aix-la-Cha- 
pelle et  n'en  restait  pas  moins  attaché  au  costume  et  aux  cou- 
tumes germaniques.  Il  s'occupait  de  relever  l'Ecole  de  Pavie 
comme  de  favoriser  les  écoles  franques.  Habitué  à  ne  pas  perdre 
une  minute  de  sa  journée,  il  s'exerçait  à  écrire  pendant  ses 
insomnies,  comme  il  rendait  des  jugements  tout  en  s'habillant,  et 
le  temps  de  ses  repas  était  encore  consacré  à  l'instruction.  Tan- 
tôt on  lui  faisait  quelque  récitation,  peut-être  de  ces  chants  ger- 
maniques qu'il  avait  fait  recueillir;  tantôt  on  lui  lisait  soit  une 
œuvre  pieuse  comme  la  Cité  de  Dieu,  soit  un  historien  de  l'anti- 
quité ;  d'autres  fois  les  convives  se  livraient  à  des  joutes  d'esprit, 
se  posaient  des  énigmes  et  échangeaient  des  vers.  Sans  doute 
Charlemagne  était  imbu  de  l'esprit  théologique  et  scolastique  de 
ses  maîtres  italiens  et  anglais,  et  pourtant  en  se  mêlant  avec  tant 
d'ardeur  à  ce  mouvement  de  renaissance  littéraire,  en  y  asso- 
ciant les  hommes  de  sa  cour,  ses  fils  et  aussi  ses  filles,  ces  belles 
et  hardies  cavalières,  dont  parle  Einhard,  ces  «  colombes  couron- 
nées »  qui  venaient  voleter  aux  fenêtres  de  Fridugise,  au  grand 
désespoir  d'Alcuin*,  il  y  fit  entrer  un  peu  d'esprit  laïque  et  pro- 
fane qui  vivifia  la  littérature  nouvelle.  Grâce  à  lui,  la  littéra- 
ture carolingienne  ne  fut  pas  seulement  une  littérature  d'église 
et  une  littérature  d'école,  ce  fut  aussi  une  littérature  de  cour. 
C'est  à  cette  influence  que  nous  devons  tant  de  poèmes  où  la  cour 
et  la  vie  de  cour  sont  peintes  en  couleurs  si  vives,  les  essais  de 
poésie  épique  d'Angilbert  et  d'Ermold,  le  développement  si  rapide 
de  l'histoire,  les  biographies  imitées  de  l'antiquité.  C'est  lui  qui 
a  mis  la  plume  aux  mains  des  laïques,  d'Einhard,  d'Angilbert  et 
de  Nithard. 

Ce  double  caractère  de  littérature  d'école  et  de  littérature  de 
cour  ne  doit  cependant  pas  nous  faire  méconnaître  le  rôle  de 
l'Eglise  dans  la  renaissance  carolingienne,  rôle  qui  reste,  malgré 
tout,  prédominant.  Si,  à  l'époque  de  Charlemagne  et  de  Louis  le 
Pieux,  un  élément  laïque  se  mêle  à  l'élément  ecclésiastique,  la 

1.  «  Non  veniant  coronatae  columbae  ad  fenestras  tuas,  quae  volant  per 
caméras  palatii  »  (Alcuin,  ep.  296,  ad  Nathanaelem) . 


—  54  — 

littérature  garde  néanmoins  un  caractère  profondément  reli- 
gieux. Elle  ne  sort  des  églises  et  des  monastères  que  pour  y  ren- 
trer aussitôt.  Si  Angilbert  resta  toute  sa  vie  un  abbé  de  cour, 
Eiuhard  fut  un  fondateur  de  monastères,  un  pieux  chercheur  de 
reliques  et  passa  ses  dernières  années  dans  une  retraite  vouée  à 
la  contemplation  dévote.  Après  Nithard,  nous  ne  trouverons  plus 
d'écrivain  laïque  à  l'époque  carolingienne.  Tous  les  maîtres  de  la 
renaissance  du  viif  siècle  ont  été  des  hommes  d'église.  Si  nous 
ne  le  savons  pas  pour  Pierre  de  Pise,  nous  en  sommes  certains 
pour  Paulin,  pour  Paul  Diacre,  pour  Alcuin,  pour  Théodulf.  Les 
préoccupations  religieuses  et  même  théologiques  tiennent  la  pre- 
mière place  dans  les  esprits  et  Charlemagne  est  constamment 
occupé,  non  seulement  à  régler  les  questions  liturgiques,  mais 
même  à  juger  les  questions  de  dogme.  L'affaire  de  l'adoptia- 
nisme  lui  semblait  certainement  aussi  grave  que  la  guerre  de 
Saxe.  L'Ecole  du  palais  devait  retentir  aussi  souvent  de  que- 
relles théologiques  que  de  discussions  grammaticales  et  elle  était 
en  relations  étroites  avec  la  chapelle  royale.  En  dehors  de  l'École 
du  palais,  d'ailleurs,  il  n'y  a  que  des  écoles  épiscopales  ou  des 
écoles  monastiques,  et  c'est  par  elles,  quand  l'Ecole  du  palais 
sera  annihilée  comme  la  royauté  carolingienne  elle-même,  que 
l'œuvre  de  la  renaissance  carolingienne  sera  en  partie  sauvée, 
que  sa  tradition  se  maintiendra,  sinon  sans  affaiblissement,  du 
moins  sans  interruption,  et  que  se  préparera  la  renaissance  du 
XII*  siècle  d'où  sortira  l'Université  de  Paris.  Charlemagne,  que 
la  légende  représente  comme  le  fondateur  de  l'Université  de 
Paris,  n'a  donc  contribué  à  sa  naissance  que  d'une  manière  très 
indirecte*.  Il  y  a  contribué  cependant,  car  c'est  lui  qui  a  trans- 
formé l'Eglise  en  une  grande  institution  d'enseignement,  qui  a 
multiplié  les  écoles  dans  tout  son  empire,  quia  créé  entre  l'Ecole 
et  l'Eglise  cette  étroite  solidarité  que  la  fondation  des  Universités 
fortifia  d'abord  et  n'ébranla  ensuite  que  d'une  manière  indirecte 
et  très  lente. 

De  bonne  heure  Charlemagne  a  considéré  comme  un  des  pre- 
miers devoirs  des  évêques  de  veiller  à  l'instruction  de  leur  clergé. 
Nous  avons  une  lettre  de  lui  adressée  probablement  à  Lull,  arche- 
vêque de  Mayence  et  où  il  lui  reproche  de  négliger  ce  soin*. 

1.  Viiiccnl  (le  Hi-amais,  Spec.  liisL,  \.\lll,  173. 

1.  Colle  loUrc  iio  (loniie  ni  le  iioiii  tlu  roi  (|iii  ItHiit  ni  le  nom  decoUii  à  qui 
elle  est  adressée.  Mais,  «■ouiine  M.  Jall'é  le  l'ail  reuian|uer  {Monum.  Cuiolina, 
360),  les  idées  exprimées  dans  ceUe  lettre  déeèleiit  son  auteur  et  rarrlu'vé(|ue 
disciple  de  sainl  lloniface  ne  peut  être  que  Lull,  (|ui  mourut  en  786. 


—  55  — 

«  Je  m'étonne  beaucoup,  lui  dit-il,  que  toi  qui  t'occupes  si  acti- 
vement de  conquérir  avec  l'aide  de  Dieu  les  âmes  des  fidèles,  tu 
ne  t'inquiètes  nullement  d'instruire  ton  propre  clergé  dans  les 
lettres.  Tu  vois  de  tous  côtés  les  cœurs  de  tes  subordonnés  plon- 
gés dans  les  ténèbres  de  l'ignorance,  et,  lorsque  tu  pourrais  les 
inonder  de  la  lumière  de  la  science,  tu  les  laisses  croupir  dans 
l'ombre  de  leur  aveuglement.  » 

Ce  n'était,  en  effet,  que  sur  le  clergé  qu'il  pouvait  compter 
pour  répandre  l'instruction.  Aussi  le  voyons-nous,  au  moment 
même  où  l'influence  d'Alcuin  était  à  son  apogée,  faire  appel  à 
tous  les  évêques  pour  qu'ils  fassent  de  leurs  églises  et  de  leurs 
monastères  des  centres  d'étude  et  de  travail  intellectuel.  Les 
évêchés  et  les  monastères,  dit-il  dans  cette  circulaire  célèbre  qui 
nous  a  été  conservée  par  l'exemplaire  adressé  à  Baugolf,  abbé  de 
Fulda,  indépendamment  de  leurs  fonctions  religieuses,  «  doivent 
encore  s'occuper  de  l'enseignement  des  lettres  pour  ceux  qui 
peuvent  apprendre  :  ..<  Etiam  in  litterarum  meditationibus  eis 
«  qui,  douante  Domino,  discere  possunt,  secundum  uniuscujusque 
«  capacitatem  docendi  studium  debeant  impendere.  »  Les  raisons 
qu'il  en  donne  sont  d'ordre  tout  religieux.  Il  veut  qu'on  plaise  à 
Dieu,  non  seulement  en  vivant  bien,  mais  aussi  en  parlant  cor- 
rectement, car  il  est  dit  :  «  Aut  ex  verbis  tuis  justificaberis,  aut 
ex  verbis  tuis  condemnaberis.  »  Il  faut  donc  savoir  prier  et  par- 
ler des  choses  religieuses  en  termes  corrects,  et,  de  plus,  on  ne 
peut  bien  comprendre  les  saintes  Ecritures  sans  connaître  à  fond 
les  formes  grammaticales  ;  on  en  saisira  d'autant  mieux  l'esprit 
qu'on  aura  été  mieux  instruit  dans  les  belles-lettres.  11  recom- 
mande donc  de  choisir  pour  donner  l'instruction  des  hommes 
capables  d'apprendre  et  désireux  d'enseigner.  Il  faut  que  les 
clercs  et  les  moines  sachent  instruire  dans  la  lecture  des  livres 
saints  et  le  chant  des  cantiques  *.  Peu  après  l'envoi  de  cette  cir- 

1.  M.  Boretius,  Gapitularia  regum  francorutn,  p.  79,  place  cette  circulaire 
à  une  époque  indéterminée  entre  786  et  800.  Mais  il  est  vraisemblable  que  cette 
circulaire  doit  être  à  peu  près  du  même  temps  que  VAdmonUio  generalis,  doit 
l'avoir  accompagnée  ou  bien  précédée  de  peu.  La  lettre  relative  à  l'homiliaire 
de  Paul  Diacre  serait  aussi  de  la  même  époque  et  ces  trois  actes  sont,  en  effet, 
inspirés  par  la  même  pensée.  —  D'après  un  passage  de  la  Chronique  d'Adémar 
de  Chabannes,  qui  semble  d'après  sa  forme  emprunté  à  des  Annales  anciennes, 
c'est  en  787  que  Charles  aurait  commencé  à  travailler  au  progrès  des  études 
avec  les  maîtres  de  grammaire  et  d'arithmétique  qu'il  avait  ramenés  de  Rome  : 
«  Et  d.  rex  Karolus  a.  787  iterum  a  Roma  artis  grammaticae  et  comi)utatoriae 
magistros  secum  adduxit  in  Franciam  et  ubique  studium  litterarum  expandere 
jussit.  »  Si  l'on  accorde  à  ce  texte  une  valeur  quelconque,  ou  doit  le  rapporter 
à  ce  ([ue  Charlemagne  lit  à  ce  moment  pour  les  écoles. 


—  sé- 
culaire, Charles  adressait  h  tous  ses  sujets,  laïques,  moines,  clercs 
et  êvêques,  une  exhortation  générale  [Achnonitio  generalis) 
qu'il  avait  délibérée  avec  ses  conseillers  laïques  et  ecclésiastiques 
et  où  il  prescrivait  à  chacun  ses  devoirs.  Parmi  les  recomman- 
dations faites  aux  évoques  se  trouve  (c.  72)  celle  d'attirer  à  eux 
non  seulement  les  enfants  de  condition  servile,  mais  même  les 
fils  des  hommes  libres,  d'organiser  dans  les  églises  cathédrales  et 
dans  les  monastères  des  écoles  pour  enseigner  aux  enfants  à  lire, 
à  chanter,  à  compter,  enfin  de  veiller  à  ce  que  les  psautiers,  les 
livres  de  musique,  d'arithmétique  et  de  grammaire  fussent  d'une 
parfaite  correction.  C'est  vers  le  même  temps,  un  peu  plus  tard 
peut-être,  qu'il  adressa  à  tous  les  clercs  l'homiliaire  de  Paul 
Diacre',  dans  des  termes  qui  montrent  bien  que  les  soins  donnés 
à  l'instruction  des  clercs  étaient  rattachés  dans  son  esprit  au  pro- 
grès général  des  lettres  :  «  Comme  nous  avons  souci  d'amélio- 
rer sans  cesse  l'état  de  nos  églises,  nous  nous  efforçons  de  rele- 
ver par  des  soins  incessants  les  études  littéraires  presque  oubliées 
par  la  négligence  de  nos  devanciers  et  nous  encourageons,  par 
notre  exemple,  tous  ceux  que  nous  pouvons  à  se  consacrer  aux 
arts  libéraux.  »  Ce  n'était  pas  à  tort,  on  le  voit,  que  Godescalc, 
en  écrivant  pour  Charlemagne  le  magnifique  évangéliaire  que 
nous  possédons  encore-,  le  qualifiait  de  «  providus  ac  sapiens, 
studiosus  in  arte  librorum.  » 

La  prévoyance  de  Charlemagne  porta  rapidement  des  fruits. 
Peu  d'années  après  que  le  clergé  avait  été  exhorté  à  faire  de 
l'enseignement  une  de  ses  premières  préoccupations,  l'habitude 
d'envoyer  les  enfants  à  l'école  était  si  bien  entrée  dans  les  mœurs 
qu'en  803  un  évêque,  en  dressant  une  liste  de  questions  pour 
l'examen  des  prêtres,  des  chanoines,  des  abbés  et  des  laïques  de 
son  diocèse,  la  terminait  par  cette  recommandation  :  «  Que  cha- 
cun envoie  son  fils  à  l'école  et  qu'il  y  reste  scrupuleusement  jus- 
qu'à ce  qu'il  soit  complètement  instruit^.  »  En  813,  Leidrad, 

1.  Boretius,  I,  80,  fiiit  rciaaniuor  (|uc,  dapros  les  vers  (|ue  Paul  envoya  avec 
son  hoiniliaire  à  Cliarleinagne,  il  l'acheva  an  Mont-Cassin  et  non  dans  l'Empire 
franc,  par  conséciuenl  après  TSC)  (cf.  Dueniinler,  Poetae  aevi  Carolini,  1,  t>8). 
Le  travail  de  correction  des  manuscrits  entrepris  sous  la  direction  d'Alcuin  était 
déjà  avancé  lorsque  Cliarlemaj;ne  fit  distribuer  1  homiliaire  de  Paul  Diacre.  11 
le  dit  dans  sa  circulaire  :  «  lam  |tridem  universos...  libres,  librariorum  iinpe- 
ritia  depravatos...  correxiinus.  » 

2.  A  la  Hihliolhè(|ue  nationale  de  Paris. 

3.  Ilorelius,  1,  235  :  «  VI  unus(|uis(|ue  tilium  suum  lifteras  ad  di.scendum 
miltat,  et  ibi  cum  omni  sollicitudine  permaneat  usque  dum  bene  instructus 
|iervenial.  »  .M.  Hi'idin^er,  M.  IChcrl  vfulenl  voir  là  les  ori;;ines  de  l'instruction 


—  57  — 

archevêque  de  Lyon,  rendait  compte  à  Charlemagne  de  la 
manière  dont  il  avait  appliqué  ses  prescriptions  dans  son  diocèse 
et  lui  montrait  les  écoles  de  chantres,  les  écoles  de  lecteurs,  les 
écoles  de  scribes  en  pleine  activité.  Leidrad  rappelle  que  l'exemple 
vient  du  palais  lui-même  «  secundum  ritum  sacri  palatii.  »  Théo- 
dulf,  dans  son  Capitulaire  adressé  aux  prêtres  du  diocèse  d'Or- 
léans (c.  20),  leur  prescrit  de  tenir  des  écoles  dans  les  hameaux 
et  les  bourgs  et  d'y  recevoir  tous  les  enfants  de  leurs  fidèles'  pour 
les  instruire  gratuitement.  Les  conciles  joignent  leur  voix  à  celle 
de  Charlemagne  pour  provoquer  la  création  des  écoles  comme 
nous  le  voyons  parle  concile  de  Chalon-sur-Saône  en  813^  Plus 
tard  le  concile  de  Paris  de  829  demande  même  la  création  de 
trois  grandes  écoles  publiques  qui  eussent  été  sans  doute  comme 
le  renouvellement  des  anciennes  écoles  gallo-romaines  ou  plutôt 
encore  comme  des  premiers  essais  d'universités 3. 

Dans  toutes  les  parties  de  l'Empire  on  voit  naître  des  écoles 
qui  se  multiplient  encore  pendant  le  ix®  siècle.  Les  villes  épisco- 
pales  d'Utrecht,  de  Mayence,  de  Salzbourg,  de  Metz,  de  Verdun, 
de  Lyon,  de  Reims,  de  Sens,  d'Auxerre,  d'Orléans,  du  Mans,  de 
Pavie,  de  Vérone  deviennent  des  foyers  d'étude;  les  écoles 
monastiques  de  Tours,  de  Fleury-sur-Loire,  de  Saint-Denis,  de 
Saint-Germain  d'Auxerre,  d'Aniane,  de  Saint-Mihiel,  dePrïim, 
de  Corbie,  de  Saint-Riquier,  de  Saint-Bertin,  de  Saint-Wan- 
drille,  de  Saint-Amand,  de  Fulda,  de  Hersfeld,  de  Corvei,  de 
Reichenau,  de  Saint-Gall  exercent  peut-être  une  action  encore 
plus  puissante,  car  on  y  est  mieux  protégé  contre  les  bruits  du 
monde,  on  y  trouve  des  maîtres  qui  peuvent  se  donner  plus 
entièrement  à  l'étude  et  à  l'enseignement.  Tel  ce  Ratpert  de 

primaire  obligatoire.  M.  Boretius  a  fait  remarquer  avec  raison  que  la  série  de 
questions  à  la  suite  desc[uelles  se  trouve  cette  recommandation  n'est  pas  un 
capitulaire  royal,  mais  une  œuvre  toute  privée.  Il  n'en  ressort  pas  moins  clai- 
rement que  l'habitude  d'envoyer  les  enfants  à  l'école  était  devenue  très  générale. 

1.  «  Presbyteri  per  villas  et  vicos  scholas  habeant,  et  si  quilibet  fidelium 
suos  par^^llos  ad  discendas  literas  eis  commendare  vult,  eos  suscipere  et 
docere  non  renuant...  Cum  ergo  eos  docent,  nihil  ab  eis  pretii  pro  hac  re  exi- 
gant  nec  aliquid  ab  eis  accipiant,  excepto  quod  eis  parentes  caritatis  studio  sua 
voluntate  obtulerint.  » 

2.  «  Oportet  etiam  ut,  sicut  d.  imp.  Carolus...  praecepit,  scholas  constituant, 
in  quibus...  taies  erudiantur...  qui  condiraentum  plebis  esse  valeant  »  (c.  3). 

3.  «  Suggerimus  ut,  morem  paternum  setiuentes,  saltem  in  tribus  congruen- 
tissimis  imperii  vestri  locis  scholae  publicae  ex  vestra  auctoritate  liant,  ut 
labor  patris  vestri  et  vestcr  per  incuriam,  quod  absit,  labefactando  non  pereat  w 
(c.  12). 


—  58  — 

Saint-Gall  qui  oubliait  dans  le  travail  l'heure  des  messes  et  des 
prières  et  prétendait  que  la  meilleure  manière  de  dire  la  messe 
était  d'enseigner  aux  autres  à  la  célébrer.  C'est  surtout  par  ces 
écoles  monastiques  que  la  tradition  d'Alcuin  se  perpétua  d'Alcuin 
k  Raban  Maur  et  à  Haimon  d' Alberstadt,  de  Raban  à  Servat  Loup, 
de  Servat  Loup  et  d'Haimon  à  Héric  d'Auxerre,  de  Héric  à  liemi 
d'Auxerre  et  à  Hucbald  le  Chauve,  et  de  ceux-ci  aux  écoles  de 
Belgique,  de  Reims,  de  Bourgogne  et  de  Paris.  Sans  doute  ce  ne 
sera  pas  sans  difficultés  que  les  écoles  se  maintiendront  pendant 
les  guerres  civiles  du  milieu  du  ix"  siècle  et  surtout  pendant  les 
invasions  et  l'anarchie  de  la  fin  du  ix"  siècle  et  de  tout  le  x";  on 
ne  retrouvera  plus  alors  cette  connaissance  solide  de  l'antiquité, 
cette  habileté  dans  la  métrique,  ce  purisme  grammatical  qui  dis- 
tinguent les  élèves  directs  d'Alcuin,  mais  l'œuvre  de  Charle- 
magne  et  des  maîtres  qui  l'ont  inspiré  et  aidé  a  jeté  des  racines 
trop  profondes  pour  pouvoir  être  extirpées.  Dès  que  le  calme  se 
rétablit,  que  le  ciel  se  montre  plus  clément,  elles  donnent  nais- 
sance à  de  vigoureux  rejetons.  Si  les  lettres  cessent,  par  suite  du 
malheur  des  temps,  d'être  cultivées  sur  un  point,  elles  refleu- 
rissent sur  un  autre.  C'est  ainsi  qu'au  x*  siècle,  sous  le  pouvoir 
tutélaire  des  Otton,  l'Allemagne  voit  une  renaissance  qui  rap- 
pelle les  temps  de  Charlemagne,  et  l'école  de  Reims,  sous  la  direc- 
tion de  Gerbert,  fait  de  la  France  un  pays  de  lumières ^  Au 
XI®  siècle,  les  écoles  de  Normandie,  de  Bourgogne,  de  l'Orléa- 
nais, de  la  Touraine,  de  l'Anjou  voient  se  produire  un  mouve- 
ment littéraire  et  philosophique  qui  a  son  complet  épanouissement 
au  xii"  siècle.  Les  efforts  de  Charlemagne  ne  devaient  donc  pas 
être  perdus,  et  si  l'édifice  politique  qu'il  avait  créé  et  restauré 
était  voué  à  la  ruine,  le  mouvement  intellectuel  qu'il  avait  favo- 
risé de  sa  toute-puissante  protection  devait,  non  sans  vicissi- 
tudes, continuer  après  lui  malgré  tous  les  obstacles,  et  produire 
dans  l'avenir  une  renaissance  bien  plus  belle  encore  que  celle  du 
viii"  siècle.  Walafrid  Strabon  avait  raison  lorsqu'il  disait  dans 
son  langage  expressif  et  intraduisible  :  «  Regni  a  Deo  sibi  com- 
misi  nebulosam  et  ut  ita  dicam  pêne  caecam  latitudinem  totius 
scientiae  nova  irradiatione  et  huic  barbariei  ante  partim  incog- 
nita  luminosam  reddidit'^  »  et,  lorsqu'il  s'affligeait  de  voir  la 
lumière  de  la  science  se  faire  rare-',  la  décadence  qu'il  constatait 

l.  «  ïola  Gallia,  atsi  liHoriia  ardciilc,  vil>ial>iiii(la  rcl'iilsil  «  (Uichcr,  lll,  -13). 
'2.  Prologus  ad  Einhardi  Vilam  h'aroti. 

3.  «   Holaht'iilihiis  in  coiiliaria   sliidiis.  liiiiuMi   sapieiiliai'  rarescil   in   pluii- 
niis  M  (Ibiil.j. 


—  59  — 

n'était  que  superficielle  et  passagère.  Cet  amour  de  la  science 
dont  étaient  animés  le  roi  des  Francs  et  les  savants  qu'il  attirait 
auprès  de  lui^  ne  devait  plus  s'éteindre  en  Occident. 

Quelle  était  l'instruction  donnée  dans  les  écoles  carolingiennes? 
Quelles  étaient  les  études  que  la  renaissance  du  viif  siècle  a  re- 
mises en  honneur?  Quels  aliments  fournissaient  les  maîtres  de  cette 
renaissance  aux  esprits  avides  de  s'instruire  qui  venaient  leur 
demander  la  science?  L'ouvrage  de  Cassiodore,  Institutiones 
divinarum  et  saecularium  lectionum,  qui  fut  un  des  manuels 
de  ce  temps,  peut  en  donner  une  assez  juste  idée  :  en  premier  lieu 
les  sciences  divines,  en  second  lieu  les  sciences  humaines  résumées 
dans  les  sept  arts  libéraux  tels  que  Martianus  Capella  lésa  expo- 
sés au  second  livre  de  ses  Noces  de  Mercure  et  de  la  Phi- 
lologie. 

Nous  avons  déjà  montré  que  la  religion  et  le  culte  ont  tenu  la 
première  place  dans  les  préoccupations  de  Charlemagne  et  de  son 
entourage.  Il  semblerait  même  qu'en  cherchant  à  développer 
l'instruction  ils  n'ont  eu  en  vue  que  la  gloire  de  Dieu  et  la 
dignité  de  son  culte.  Le  caractère  religieux,  liturgique  et  théo- 
logique de  la  renaissance  carolingienne,  non  seulement  ne  s'ef- 
faça pas,  mais  s'accentua  sous  l'influence  exercée  par  Alcuin 
dans  l'école  de  Tours  et  par  les  élèves  qu'il  y  forma.  —  Il  est 
vrai  que  les  sciences  sacrées  comprenaient  bien  des  choses,  et, 
par  plus  d'un  côté,  se  rattachaient  aux  sciences  profanes  du  tri- 
vium  et  du  quatrivium.  Il  n'y  avait  pas  de  séparation,  comme 
nous  l'avons  dit,  entre  l'Eglise  et  l'Ecole, 

Au  premier  rang,  parmi  les  sciences  qu'on  entreprit  de  réfor- 
mer, se  plaçait  le  chant  sacré.  C'était  sous  Peppin  que  cette 
réforme  avait  commencé.  Cliarlemagne  la  continua^  en  faisant 
adopter  partout  le  chant  grégorien.  Ce  n'était  pas  seulement  une 
réforme  liturgique,  c'était  aussi  une  réforme  musicale  qui  se  rat- 
tachait à  une  des  quatre  sciences  du  quatrivium.  Alcuin  écrit  un 
opuscule  de  Musica,  et,  dans  son  Admonitio  generalis,  Charles 

1.  «  Omnium  regum  avidissimus  sapientes  diligenter  inquirere,  et,  ut  omni 
cum  deloctatione  philosopharentur,  excolere  »  (Ibid.). 

2.  Admonitio  generalis,  989,  c.  80  :  «  Ut  cantum  Romanum  pleniter  discant, 
et  ordinabiliter  per  nocturnale  vel  gradale  offîcium  peragatur,  secundum  quod 
b.  momoriae  genitor  noster  Pippinus  decertavit  ut  (ieret.  »  Cf.  Cap.  de  exami- 
nandis  ecclesiasticis,  802,  c.  2.  —  Ckron.  Moissac.  —  Ademar  Cab.  —  Vila 
Greg.  M.  a  Joanne  diacono.  —  Voy.  aussi  la  circulaire  relative  à  l'homiliaire 
de  Paul  Diacre  :  «  Pippinus...  qui  totas  Galliarum  ecclesias  Romanae  tradi- 
lionis  suo  studio  cantibus  decoravit  »  (Jafié,  Monum.  Carolina,  p.  373). 


—  60  — 

recommande  l'étude  de  la  nnisique.  On  établit  de  nombreuses 
svholae  cantorum.  Cette  réforme  du  chant  est  étroitement  unie 
à  celle  de  la  liturgie  tout  entière,  car  le  but  de  Charles  est  d'éta- 
blir, comme  l'a  voulu  aussi  son  frère,  «  Unanimitatem  apostolicae 
sedis  et  Sanctae  ecclesiae  Dei  pacificam  concordiam*.  »  Alcuin 
écrit  un  missel  selon  le  rite  romain  qui  de  tout  temps  a  régné 
dans  l'Eglise  anglo-saxonne.  C'est  au  ix"  siècle  que  les  questions 
liturgiques  exerceront  surtout  la  plume  des  lettrés^,  mais  dès  le 
VIII*  on  étudie  dans  un  intérêt  surtout  liturgique  les  questions 
d'astronomie  et  de  chronologie  qui  sont  essentielles  pour  la  fixa- 
tion des  fêtes  religieuses. 

C'est  aussi  l'importance  extrême  attachée  aux  formes  et  aux 
formules  liturgiques,  au  texte  exact  des  livres  sacrés  qui  poussa 
Charlemagne  et  Alcuin  à  attacher  tant  de  prix  à  l'art  des  scribes. 
De  là  ces  beaux  manuscrits  composés  à  la  demande  de  Charles 
ou  à  son  intention ,  de  là  ces  écoles  de  scribes  fondées  dans 
divers  monastères,  en  particulier  à  Tours,  et  qui  nous  ont  laissé 
tant  de  preuves  de  leur  habileté.  C'est  à  ces  scribes  que  nous 
devons  la  belle  écriture  dite  minuscule  carolingienne  qui  procède 
directement  de  l'écriture  anglo-saxonne^. 

Pour  être  bon  scribe  il  ne  faut  pas  seulement  être  habile  à  tenir 
le  roseau  et  le  pinceau,  il  faut  encore  être  assez  instruit  pour 
corriger  les  fautes  des  manuscrits  qu'on  copie.  Aussi  les  trois 
sciences  du  trivium,  grammaire,  dialectique  et  rhétorique,  mais 
surtout  la  grammaire,  seront-elles  étudiées  avec  zèle  dans  les 
écoles  ecclésiastiques.  Cette  étude  de  la  grammaire  amène  un 
rapide  progrès  dans  le  style  des  écrivains  du  viif  siècle;  ils 
deviennent  bientôt  capables  d'imiter  avec  intelligence  les  modèles 
de  l'antiquité.  Les  maîtres  austères,  conmie  Alcuin,  éprouvaient 
bien  certains  scrupules  à  recommander  la  lecture  des  auteurs 
païens  et  surtout  des  poètes  ;  il  réprouve  même  les  mensonges  de 
Virgile^  et  il  adresse  d'afifectueux  reproches  à  Ricbod,  arche- 


1.  Admonitio,  c.  80. 

2.  Raban  Maur,  De  clericontm  instUulione.  De  piierorum  oblatione.  De 
astronomia.  Liber  de  computo.  —  Tlicoilulfiis,  De  online  baptismi.  —  Florus, 
De  exposUione  missae.  —  W'alafrid  Slrabo,  De  ecclesiasi.  rerum  exordiis  et 
incrementis. —  Dungal,  De  duplici  solis  eclipsi.  —  WandallKTlus,  Horologium. 
Liber  de  computo.  —  Helpcricus,  Liber  de  computo,  etc.,  etc. 

3.  Voy.  l'étude  de  M.  Léopold  Dolisle  sur  l'Ecole  de  scribes  de  saint  Martin 
de  Tours. 

4.  Lettre  243  à  Guiuhade  :  «  Virgiliacis  mendaciis.  » —  Vita  Alcuini,  c.  10  : 
«  Le};f'rat  isdeiu  vir  Doniini  lil)ros  juvenis  aiili(iiimiiiii  |diiloso|du)niiu  Virgilii- 


—  6^  — 

vêque  de  Trêves,  qui  l'oubliait  par  amour  pour  Virgile*.  Mais 
l'étude  de  la  grammaire  ne  pouvait  se  séparer  de  l'étude  des 
auteurs  anciens  qui  lui  fournissent  pour  ainsi  dire  sa  substance 
et  dont  les  textes  remplissent  comme  exemples  les  pages  de  Pho- 
cas,  de  Donat  et  de  Priscien.  Alcuin  lui-même  reconnaît  dans  sa 
lettre  aux  moines  irlandais  que  l'étude  des  lettres  profanes  est 
nécessaire  pour  s'élever  à  la  connaissance  de  la  vérité  évangé- 
lique^  On  ne  peut  négliger  en  effet  ni  l'étude  de  la  dialectique,  qui 
permet  de  mieux  raisonner  sur  les  choses  divines  et  d'interpréter 
l'Écriture  avec  plus  de  profondeur,  ni  la  rhétorique  et  la  métrique, 
qui  nous  enseignent  à  louer  Dieu  en  prose  et  en  vers  en  termes 
dignes  de  lui.  L'histoire  aussi  trouvait  sa  place  et  une  place 
d'honneur  dans  les  études,  soit  sous  la  forme  des  Chroniques  uni- 
verselles oii  tous  les  événements  étaient  rattachés  aux  grands 
faits  de  la  Révélation,  création,  déluge,  Incarnation,  Passion,  soit 
sous  forme  d'histoires  religieuses.  — Les  auteurs  qui  servaient  de 
modèles  et  de  guides  aux  maîtres  du  viii^  siècle  les  autorisaient 
par  leur  exemple  à  mêler  les  études  profanes  aux  études  sacrées. 
Bède,  «  ce  maître  très  illustre  dont  l'exemple  servait  à  éveiller  les 
esprits  endormis^  »  n'avait-il  pas  écrit  un  traité  de  métrique,  un 
traité  de  cosmographie,  une  chronique  des  six  âges  du  monde, 
un  traité  de  chronologie,  une  histoire  des  Anglo-Saxons,  sans 
parler  de  ses  ouvrages  de  théologie  et  d'hagiographie?  Isidore  de 
Séville  et  Cassiodore  n'étaient-ils  pas  grammairiens,  astronomes, 
historiens?  Enfin  Boèce,  le  maître  de  tous  ces  maîtres,  la  source 
où  tous  vinrent  puiser  la  science,  ne  leur  avait-il  pas  enseigné 
la  musique,  l'arithmétique,  la  géométrie,  la  poésie,  fait  connaître 
Aristote  et  Porphyre,  et  enfin,  dans  son  De  consolatione,  donné 
l'essence  même  de  la  philosophie  antique?  Boèce  est  un  sage  du 
paganisme  déguisé  en  Père  de  l'Eglise.  Il  fait  accepter  par  les 

que  mendacia,  quae  nolebat  jam  ipse  nec  audire  neque  discipulos  suos  légère  : 
«  Sufficiuiit,  inquieus,  divini  poetae  vobis,  nec  egetis  luxuriosa  serinonis  Virgilii 
«  vos  poUui  facundia.  » 

1.  Ep.  216. 

2.  «  Nec  tamen  saecularium  litteraruin  contempnenda  est  scientia,  sed  quasi 
quoddam  fundamentum  tenerae  infantium  aetatis  tiadenda  est  graïamatica, 
aliaeque  philosophicae  subtilitatis  disciplinae,  quatenus  quibusdam  sapientiae 
gradibus  ad  altissimum  evangelicae  perfectionis  culiuen  ascendere  valeant  » 
{ep.  217  de  l'éd.  Jaffé,  Monum.  Alcuinlana;  225  de  led.  Froben).  Alcuin,  d'ail- 
leurs, en  écrivant  à  Angilbert  pour  le  prier  de  lui  rapporter  des  reliques  de 
Rome,  cite  \Art  d'aimer  d'Ovide  [ep.  54  de  l'éd.  Jaffé). 

3.  «  Recogitate  nobilissimum  nostri  temporis  magistrura  Bedam...  lUius 
exeuiplo  doruiientes  excitate  animos  »  {ep.  27). 


—  62  — 

hommes  du  moyen  âge  les  enseignements  de  la  philosopliie  comme 
une  préparation  et  un  complément  h  la  Révélation.  En  même 
temps,  Orose  leur  enseigne  l'histoire  profane  en  cherchant  à  mon- 
trer de  combien  de  maux  l'humanité  avait  été  affligée  avant 
d'être  devenue  chrétienne. 

Alcuin  nous  a  lui-même  tracé  le  programme  de  l'enseigne- 
ment donné  dans  les  écoles  anglo-saxonnes  et  par  con.séquent 
dans  les  écoles  carolingiennes,  lorsqu'il  nous  dit  quelles  étaient 
les  leçons  de  son  maître  ^Elbert  :  grammaire,  rhétorique,  juris- 
prudence, poésie  et  musique,  astronomie,  histoire  naturelle, 
arithmétique,  chronologie,  explication  de  l'Ecriture*.  Alcuin 
dresse  aussi  la  liste  des  principaux  livres  réunis  par  ^Elbert  et 
qu'il  lui  avait  laissés  en  mourant  :  saint  Jérôme,  saint  Hilaire, 
saint  Ambroise,  saint  Augustin,  saint  Athanase,  Orose,  saint 
Grégoire  le  Grand,  saint  Léon,  saint  Basile,  Fulgence,  Cassio- 
dore,  saint  Jean  Chrjsostome,  Althelme,  Bède,  Victorius, 
Boèce,  Trogue  Pompée,  Pline,  Aristote,  Cicéron,  Sedulius, 
Juvencus,  Avitus,  Clément,  Prosper,  Paulin  de  Noie,  Arator, 
Fortunat,  Lactance,  Virgile,  Stace,  Lucain,  Probus  et  Phocas, 
Donat  et  Priscien,  Servius,  Euticius',  Pompeius^,  Comminien'' 
et  d'autres  encore  «  qu'il  serait  trop  long  de  nommera  » 

Quelle  a  été  l'influence  de  ces  études  sur  le  développement  de 

1.  «  His  dans  grammaticae  ralionis  gnaviter  artes, 
mis  rhetoricae  inlundcns  refluamina  liiiguae; 
Illos  juridica  curavit  cote  polire, 

lUos  Aonio  dociiit  concinnerc  cantu, 
Caslalida  instiluens  aliis  resonare  cicuta 
Et  juga  Paniassi  lyricis  percurrere  plantis. 
Ast  alios  fecit  praefatus  nosse  magister 
Harmoniam  coeli,  solis  lunaeque  labores, 
Quinque  poli  zonas,  errantia  sidéra  sejjtem, 
Astrorum  leges,  ortus  siniul  at<[ue  recessus, 
Aerios  motus  pelagi  terraequo  treniorem, 
Naturas  hominum,  pecudum,  volucrumque  ferarum, 
Divcrsas  numeri  species  variasque  figuras, 
Paschalique  dédit  soleinnia  certa  recursu, 
Maxime  Scripturae  pandens  niysteria  sacrae, 
Nain  rudis  cl  veteris  legis  i)atefecit  abyssum.  » 

{Versus  de  SS.  Eboraceiisis  ecclesiae,  vv.  1433-1  US.) 

2.  Est-ce  Eutychès,  auteur  de  VArs  de  Verbo  (^ïeullVl,  lUs(.  de  la  litl.  laline, 
trad.  fr.,  111,  303)? 

3.  Qui  est  ce  ronii)eius? 

4.  11  s'agit  probablement  d'un  ms.  de  Charisius  (|ui  copia  Comminien  et  a  été 
souvent  confondu  avec  lui  (TeuHel,  III,  150). 

5.  Versus  de  Sanctis  Eboracensis  ecclesiae,  vv.  1140-1161. 


—  63  — 

l'historiographie?  Il  a  été  plus  grand  qu'on  ne  se  l'imaginerait  k 
première  vue.  Si  importante,  en  effet,  qu'ait  été  l'action  des  causes 
extérieures,  des  événements  historiques  eux-mêmes  et  des  grands 
hommes  dont  on  a  raconté  l'œuvre  et  la  vie,  c'est  la  renaissance 
des  études  qui  a  formé  des  esprits  capables  de  "concevoir  des 
œuvres  historiques  nouvelles  et  qui  leur  a  enseigné  à  exprimer 
leurs  idées  dans  une  langue  correcte  et  expressive.  Prenons  un 
à  un  les  divers  genres  de  littérature  historique  qui  ont  été  culti- 
vés à  l'époque  carolingienne,  nous  reconnaîtrons  partout  la  trace 
des  maîtres  que  l'Angleterre  et  l'Italie  ont  donnés  à  l'empire 
franc.  La  composition  des  Annales  a  évidemment  pour  principale 
cause  les  circonstances  historiques  elles-mêmes,  mais  on  ne  doit 
pas  oublier  que  les  tables  de  Pâques  sur  lesquelles  elles  ont  tout 
d'abord  été  écrites  venaient  d'Angleterre,  et  probablement  aussi 
les  premiers  modèles  d'annales  ' ,  que  c'est  en  787-788,  au  moment 
où  l'École  du  Palais  prend  avec  Alcuin  sa  plus  grande  activité, 
que  sont  rédigées  les  premières  Annales  royales,  enfin  que  ces 
Annales,  écrites  dans  une  langue  d'abord  rude  et  incorrecte,  puis 
de  plus  en  plus  soignée  et  élégante,  ont  été  ensuite  remaniées  d'un 
bout  à  l'autre  pour  répondre  à  des  besoins  littéraires  nouveaux. 
L'Histoire  universelle  de  Fréculf  de  Lisieux  est  un  livre  d'ensei- 
gnement historique  qui  résume  tout  ce  qu'on  apprenait  dans  les 
écoles  d'alors  sur  l'histoire  sacrée  et  profane;  celle  d'Adon  de 
Vienne  est  une  imitation  des  chroniques  de  Bède  et  d'Isidore. 
Les  histoires  de  Nithard,  les  biographies  de  Charlemagne  et  de 
Louis  le  Pieux  sont  directement  inspirées  par  l'étude  de  Salluste 
et  de  Suétone.  C'est  Paul  Diacre,  nous  l'avons  dit,  qui  donne  le 
premier  modèle  d'une  histoire  épiscopale,  et  si  de  nombreuses 
histoires  épiscopales  et  monastiques  ont  été  composées  à  l'imita- 
tion des  G  esta  episcoporum  Mettensium ,  elles  l'ont  été  préci- 
sément dans  les  églises  et  dans  les  monastères  où  avaient  pros- 
péré les  écoles  créées  par  Charlemagne.  L'hagiographie,  qui  ne 
produit  plus  autant  d'œuvres  originales  qu'aux  siècles  précédents, 
devient  pour  Alcuin  et  ses  élèves  l'objet  d'un  travail  de  remanie- 
ment. Ils  récrivent  en  entier  des  vies  de  l'époque  précédente  pour 
les  mettre  en  meilleur  style  et  en  tirer  des  enseignements  reli- 
gieux plus  développés.  Nous  regrettons  aujourd'hui  un  travail 
dont  le  mérite  ne  nous  touche  guère  et  qui  a  été  cause  de  la  perte 
des  œuvres  originales,  bien  plus  instructives  et  plus  expressives 


l.  Les  Annales  Cambriae  paraissent  contenir  les  plus  anciens  fragmenta 
d'Annales  connus. 


—  64   — 

dans  leur  barbarie  pittoresque  que  la  phraséologie  des  rema- 
nieurs  ;  mais  on  doit  à  ces  efforts  littéraires  quelques  vies  de  saints 
contemporaines  ' ,  qui ,  par  leur  étendue,  la  richesse  de  leur  contenu 
liistorique  et  leur  forme  soignée,  l'emportent  de  beaucoup  sur  les 
œuvres  hagiographiques  antérieures.  Si  l'on  n'y  retrouve  pas 
le  doux  parfum  de  piété  mystique  et  de  tendresse  qui  fait  le  charme 
de  l'hagiographie  de  la  décadence  romaine,  elles  ont  le  mérite 
d'être  écrites  à  un  point  de  vue  plus  large,  moins  étranger  aux 
passions  du  monde,  à  la  vie  du  siècle.  L'Eglise  tient  une  telle 
place  dans  la  société  que  l'hagiographie  perd  de  plus  en  plus  son 
caractère  étroitement  religieux  et  édifiant  pour  se  confondre  avec 
la  littérature  biographique  en  général.  Ce  que  nous  disons  des 
histoires  épiscopales  ou  monastiques  et  des  vies  de  saints  peut 
s'appliquer  aussi  aux  recueils  de  miracles  qui  tiennent  le  milieu 
entre  les  deux  genres  d'ouvrages.  Ils  deviennent  une  sorte  d'his- 
toire du  sanctuaire  où  sont  conservées  les  reliques  miraculeuses, 
et  le  récit  des  événements  politiques  y  tient  une  place  assez  large. 

Nous  faisons  aussi  rentrer  dans  l'historiographie  quelques 
poèmes  narratifs  et  épiques  de  l'époque  carolingienne.  Ces  poèmes 
sont  le  fruit  le  plus  certain  des  leçons  de  Pierre  de  Pise,  de  Paul 
Diacre,  d'Alcuin,  de  Théodulf.  Au  point  de  vue  littéraire,  ils  ne 
peuvent  pas  être  étudiés  séparément  des  nombreux  poèmes  com- 
posés dans  l'Empire  franc  au  viii®  et  au  ix^  siècle.  Rien  n'a  plus 
charmé  les  esprits  nouvellement  éclos  k  la  vie  littéraire  que  les 
jeux  de  la  métrique  ;  le  vers  parut  le  plus  digne  ornement  de  la 
vie  princière  et  le  langage  le  mieux  fait  pour  rendre  hommage  à 
Dieu  et  aux  saints.  On  écrit  en  vers  des  lettres,  des  dédicaces, 
des  inscriptions,  des  vies  de  saints,  des  martyrologes,  des  pané- 
gyriques, et  il  est  peu  de  ces  poésies  dont  l'histoire  ne  puisse 
faire  son  profit.  Dans  aucune  branche  de  la  littérature  l'influence 
de  la  renaissance  des  lettres  ne  s'est  fait  aussi  directement  sentir. 

Nous  suivrons  pour  chacun  de  ces  genres  d'écrits  les  transfor- 
mations que  lui  ont  fait  subir  les  vicissitudes  politiques  de  l'époque 
carolingienne.  Jusqu'à  la  fin  du  règne  de  Charles  le  Chauve,  la 
cour  et  l'Ecole  du  Palais  continuent  à  exercer  une  certaine  action 
sur  la  littérature.  C'est  sous  Louis  le  Pieux  que  l'on  voit  se  mani- 
fester avec  le  plus  de  force  la  puissance  du  mouvement  intellec- 
tuel qui  avait  commencé  sous  Gharlemagne.  Ce  n'est  pas  tout  à 
fait  sans  raison,  il  est  vrai,  que  les  contemporains  parlent  de 
décadence  littéraire.  Le  guerres  civiles  qui  désolèrent  l'Empire 

1.  Vie  de  Slurni,  d'Eit^il,  de  Benoît  d'Aiiiane,  etc. 


—  65  — 

pendant  les  dix  dernières  années  du  règne  de  Louis  et  pendant  les 
trois  années  qui  suivirent  bouleversèrent  plus  d'une  école,  et  les 
préoccupations  presque  exclusivement  religieuses  du  roi  et  de 
son  entourage  eurent  pour  conséquence  un  affaiblissement  du 
goût  et  des  besoins  littéraires  ;  mais  si  l'on  écrivit  une  langue  moins 
pure,  les  intelligences  n'avaient  rien  perdu  de  leur  force.  Bien 
au  contraire,  nous  ne  trouvons  à  l'époque  de  Charlemagne  aucun 
homme  qui  égale  en  portée  et  en  activité  d'esprit,  en  puissance 
de  raisonnement,  les  Claude  de  Turin,  les  Agobard,  lesHincmar. 
Ce  sont  là  des  hommes  de  pensée  et  des  hommes  d'action  d'une 
valeur  supérieure.  Jonas  d'Orléans,  Raban  Maur,  Prudence  de 
Troyes,  Paschase  Ratbert,  Hilduin,  Hélisachar,  Servat  Loup 
méritent  d'être  cités  à  côté  d'eux,  et  l'école  du  Palais,  avec  l'ir- 
landais Clément,  avec  Aldric  et  quelques  autres  maîtres  moins 
éminents,  conserve  les  traditions  littéraires  de  l'époque  précé- 
dente. Servat  Loup  parle  de  l'éloquence  des  savants  du  palais^ 
et  Smaragd  félicite  les  moines  du  couvent  d'Inden,  voisin  d'Aix- 
la-Chapelle,  de  pouvoir  puiser  la  science  à  une  source  inépui- 
sable 2. 

Sous  Charles  le  Chauve,  la  décadence  s'est  accentuée,  et,  sans 
revenir  à  l'incorrection  barbare  du  vu"  siècle,  le  latin  des  écri- 
vains devient  pénible,  obscur  et  maladroit;  les  écrits  d'Hincmar 
en  offrent  la  preuve  à  chaque  ligne.  Les  guerres  civiles,  les 
ravages  des  Normands  jettent  le  trouble  dans  les  monastères  du 
Rhin,  de  la  Seine,  de  la  Loire,  ceux-là  même  où  les  études 
avaient  été  le  plus  florissantes.  Les  moines  se  dispersent  et  s'en- 
fuient, emportant  leurs  reliques.  L'Eglise  séculière  est  envahie 
par  les  mœurs  féodales  et  les  laïques  négligent  de  plus  en  plus 
les  lettres.  Pourtant  Charles  le  Chauve,  l'élève  de  Fréculf  de 
Lisieux,  est  un  esprit  cultivé,  roi  et  théologien 3,  magnifiquement 
et  puissamment  doué  par  Dieu  de  talents  intellectuels^,  passionné 
pour  l'étude^  Il  fait  les  plus  grands  efforts  pour  maintenir  l'École 

1.  «  Palatina  scolasticorum  facundia  »  (lettre  à  Waltgaud  de  Liège,  dans  Arndt, 
Kleine  Denkmxler  aus  der  Merovingerzeit,  p.  70-71). 

2.  «  Noverim  vos  sacrae  aulae  palatii  adsistere  fontibus...  ab  indeficiente  vena 
purissimi  fontis  sedulo  sapientiae  haurire  fluenta  »  (Mabillon,  AA.  SS.  0.  S.  B., 
IV,  193). 

3.  «  Rex  atque  Iheologus  idem  »  (Joli.  Scott  preces  pro  Carolo  rege,  dans 
Mai,  Ctassicorum  auct.  Spicilegium,  V,  437). 

4.  «  Qiieni  Dcus  talento  intellectus  magnifiée  et  potenler  ditavit  »  (Hincmar, 
De  Cavendis  vitiis  et  virtutibus,  opp.  11,  30,  éd.  Migne). 

5.  «  Doclrinae  studiosissimo  »  [Lup.  epist.,  119). 

BIST.    CARGLINGIENXE.  3 


—  66  — 

du  Palais.  Il  y  accueille  avec  honneur  J.  Scot  Erigène,  qui 
était  non  seulement  l'iionime  le  plus  savant  de  son  temps,  mais 
un  penseur  original  et  hardi,  mystique  et  rationaliste  à  la  fois, 
un  Alexandrin  égaré  chez  les  barbares  du  Nord.  Autour  de  Jean 
Scot,  nous  trouvons  encore  d'autres  Irlandais,  l'évêque  Marc  de 
Soissons,  Elied'Angoulême,  attirés  par  Charles  le  Chauve.  Après 
Jean  Scot  nous  trouvons  encore  à  la  cour  Mannon,  qui  fut  abbé 
de  Saint-Claude  et  qui  nous  a  laissé  de  beaux  manuscrits.  De 
celte  école  sortent  les  évêques  les  plus  remarquables  de  ce  temps  : 
Foulques  de  Reims,  Wigbald  d'Auxerre,  Etienne  de  Liège, 
Mancion  de  Ghâlons,  Ratbod  d'Utrecht.  «  Le  palais  mérite  encore, 
dit  Herich  d'Auxerre',  d'être  appelé  une  école  ;  car  on  s'y  adonne 
autant  à  l'étude  des  lettres  qu'aux  exercices  militaires.  »  «  La 
cour,  »  disent  les  Gestes  des  évêques  d'Auxerre,  «  est  le  gymnase 
de  toute  science  ^  » 

Après  Louis  le  Bègue,  la  cour  n'est  plus  le  centre  des  études 
et  du  mouvement  intellectuel,  et  les  vers  d'Abbon,  de  Rémi 
d'Auxerre,  de  Flodoard,  d'Adalbéron  de  Laon  sont  un  triste 
témoignage  de  la  rapidité  avec  laquelle  tombaient  en  oubli  les 
leçons  des  maîtres  de  la  renaissance  carolingienne.  Et,  cepen- 
dant, les  germes  excellents  qu'ils  avaient  semés  n'étaient  point 
morts.  En  Allemagne,  où  la  chute  avait  été  plus  rapide  et  plus 
profonde  qu'en  France,  le  réveil  de  l'activité  littéraire  se  produit 
subitement  sous  Otton  P"",  et  en  France,  Reims,  grâce  à  ses 
archevêques,  devient,  en  dépit  des  troubles  incessants  du  x'' siècle, 
un  véritable  centre  intellectuel.  Pendant  cette  période  d'anarchie 
et  de  guerres  civiles,  la  lente  formation  de  la  féodalité  prépare 
pour  le  XI®  siècle  un  mouvement  intellectuel  nouveau  qui  se  mani- 
festera au  XII*  sur  plusieurs  points  à  la  fois.  On  mettra  sans  doute 
quelque  temps  à  retrouver  la  science  grammaticale,  l'habileté 
dans  la  métrique,  le  goût  littéraire  qui  avaient  été  si  répandus  au 
ix"  siècle,  mais  les  esprits  façonnés  dans  les  écoles  qui  avaient 
conservé  la  tradition  du  temps  de  Charlemagne  ne  le  cèdent  pas 
en  vigueur  à  leurs  devanciers.  Flodoard,  Richer,  Gerbert,  Abbon 


1.  Duommler,  Poetae  aevi  Carolini,  II,  650. 

2.  «  Eo  si(iuidoia  teiiiporc  Karolus  iiulli  virtute  secmulus  totius  orbis  guber- 

naltat  imperiiiin ,  liberalimn  arliuiii  ferulas  a  palatio  iiun(|iiaiu  vidons  déesse, 

sed  rej^iao  dignilalis  aiilaiu  totius  sa|>icntiae  fiyiunasiiiiu  luirareiis  existere.  Ad 
buiic  iocmii  <|ui(Hie  nobiles  cl  ro^ni  optimates,  diseendi  {;iatia  Imiuani  et  eccle- 
siaslici  habilus,  soboles  deslinabaut,  ccrti  utriusqiie  di8ci|»liiiae  dogina  oppido 
rcfulgere  »  (Duru,  Bibl.  de  l'Yonne,  t.  I,  \).  3G0,  ap.  VUam  Herefridi). 


—  67  — 

de  Fleury,  Aimoin,  Dudon  de  Saint-Quentin,  Raoul  Glaber,  Ful- 
bert de  Chartres,  Guillaume  de  Jumièges,  Bérenger  de  Tours 
sont  là  pour  prouver  qu'en  dépit  d'une  décadence  apparente  la 
France  conserve  les  éléments  d'une  renaissance  plus  brillante 
que  la  première.  Ce  sera  la  renaissance  du  xif  siècle,  bien  plus 
féconde,  bien  plus  originale,  bien  plus  intimement  liée  à  toute  la 
vie  nationale  que  celle  du  vm^  et  du  ix*  siècle,  mais  qui  est  néan- 
moins rattachée  à  celle-ci  par  un  lien  de  filiation  étroite  et  directe. 


LES 


ANNALES    CAROLINGIENNES 


LIVRE  I. 
DE  L'ORIGINE  DE  LA  PUISSANCE  CAROLINGIENNE  A  830. 


CHAPITRE   I. 

LES  PREMIÈRES  ANNALES. 

I. 

Les  continuateurs  de  Frédégaire.  Origine  des  Annales. 

Nous  avons  fait  remarquer  que  l'historiographie  mérovin- 
gienne et  riiistoriographie  carolingienne  semblent  doublement 
reliées  l'une  à  l'autre,  d'un  coté  par  les  continuateurs  de  Frédé- 
gaire qui  ajoutent  à  une  compilation  burgonde  une  chronique 
composée  en  l'honneur  des  Carolingiens,  d'après  le  modèle  des 
chroniques  mérovingiennes;  de  l'autre  par  les  Annales,  qui 
forment  une  famille  d'écrits  historiques  d'un  caractère  particulier 
et  dont  les  origines  remontent  aux  premières  années  du  viii''  siècle, 
c'est-à-dire  à  une  époque  où  les  Mérovingiens  sont  encore  nomi- 
nalement les  maîtres  du  royaume  franc.  Cependant  le  lien  entre 
les  deux  époques  n'est  pas  aussi  étroit  qu'il  paraît  l'être  au  pre- 
mier abord.  Les  Annales  n'ont  subi  à  aucun  degré  rinfluence  des 
Mérovingiens  et  sont  presque  exclusivement  carolingiennes.  La 
continuation  de  Frédégaire  appartient  davantage  aux  deux 
influences;  elle  est  mérovingienne  par  sa  forme  et  carolingienne 
par  son  esprit;  elle  a  peut-être  été  écrite,  en  partie  du  moins,  en 
Bourgogne;  elle  s'est  servie  des  Gesta  regum  Francorum^ 


—  69  — 

mais  en  les  remaniant  à  un  point  de  vue  politique  tout  austra- 
sien  ;  enfin  elle  seule  nous  fait  connaître  avec  quelque  détail 
l'histoire  des  Carolingiens  jusqu'à  l'avènement  de  Charlemagne, 
c'est-à-dire  jusqu'au  moment  où  les  Annales  LavjHssenses 
jouent  à  leur  tour  le  même  rôle.  Mais,  malgré  ce  caractère  caro- 
lingien de  la  continuation  de  Frédégaire,  bien  qu'elle  ait  été 
composée  à  l'instigation  de  personnages  appartenant  à  la  famille 
des  Peppins,  elle  n'a  exercé  presque  aucune  influence  sur  l'histo- 
riographie carolingienne  ;  ce  n'est  pas  sur  elle  que  se  greffent  les 
œuvres  historiques  du  règne  de  Charlemagne,  c'est  exclusive- 
ment sur  les  Annales.  Les  Annales  sont  le  vrai  point  de  départ 
de  l'historiographie  carolingienne  et  elles  se  distinguent,  parleur 
origine,  par  leur  développement  et  par  leur  forme,  de  tous  les 
écrits  des  époques  antérieures. 

A  première  vue  on  pourrait  être  tenté  d'assimiler  les  Annales 
aux  chroniques  du  v*  et  du  \f  siècle,  aux  Chroniques  de  Prosper, 
d'Idace,  de  Marins  d'Avenche,  qui  donnent  la  brève  mention  des 
événements  les  plus  importants  dans  leur  ordre  chronologique  en 
datant  chaque  année  par  les  noms  des  consuls  en  charge.  La  com- 
paraison serait  juste  à  quelques  égards,  et  nous  verrons,  à  partir 
de  la  fin  du  ix"  siècle,  ces  deux  genres  d'écrits  historiques,  les 
Annales  et  les  Chroniques,  se  confondre  dans  les  œuvres  de 
Réginon  et  des  auteurs  des  grandes  Chroniques  universelles 
impériales,  mais  aucune  filiation  directe  ne  rattache  les  pre- 
mières Annales  aux  Chroniques  et  des  différences  sensibles  les 
séparent,  du  moins  à  l'originel 

Les  Chroniques  ont  été  écrites  par  des  auteurs  qui  tous  se  con- 
sidèrent comme  les  continuateurs  de  la  Chronique  de  Saint  Jérôme 
et  sont  inspirés  par  les  mêmes  préoccupations  chronologiques  et 
historiques  ;  ils  veulent  fixer  pour  l'avenir  le  souvenir  des  événe- 
ments du  passé  en  notant  le  nombre  des  années  écoulées  à  partir  des 
principaux  faits  del'histoire religieuse.  Création,  Déluge,  Passion. 
Ces  Chroniques  sont  rarement  des  écrits  strictement  contempo- 
rains et  plus  rarement  encore  des  œuvres  anonymes.  Elles  sont 
dues  presque  toutes  à  des  personnages  importants  qui  ont,  à  une 
date  déterminée,  entrepris  de  noter  les  événements  les  plus  impor- 
tants du  passé  pour  toute  une  série  d'années  déjà  écoulées.  Ils  ont 


1.  Le  fait  que  les  plus  anciennes  Annales  se  trouvent,  dans  certains  manus- 
crits, transcrites  à  la  suite  du  De  temporum  ratione  de  Bède,  prouve  qu'on  y  a 
vu  de  bonne  heure  des  continuations  de  la  Chronique  des  Six  Ages  du  Monde 
qui  termine  le  De  temporum  ratione. 


—  70  — 

pu  se  servir  pour  cela  de  notes  prises  par  eux-mêmes  ou  de  ren- 
seignements recueillis  de  côté  et  d'autre,  ils  ont  pu  ajouter  à  leur 
chronique  de  nouvelles  notes  contemporaines,  il  n'en  est  pas 
moins  vrai  que  leurs  œuvres  sont  d'ordinaire  des  écrits  person- 
nels, composés  d'après  un  plan  préconçu,  avec  des  matériaux 
réunis  en  vue  d'un  but  déterminé'. 

Tout  autre  a  été  la  naissance  des  premières  Annales.  Elles  ne 
sont  à  l'origine  que  des  notes  sans  suite  et  sans  lien,  écrites  sur 
des  tables  de  Pâques,  c'est-à-dire  sur  les  feuilles  de  parchemin 
où  étaient  inscrits  pour  95  ans  d'avance,  à  gauche,  les  ans  de 
l'Incarnation,  et  en  regard,  à  droite,  la  date  de  la  fête  de  Pâques. 
Toutes  les  églises,  tous  les  monastères  possédaient  de  ces  tables 
de  Pâques,  et  c'est  là,  surtout  dans  les  monastères,  où  s'étaient 
réfugiés  au  commencement  du  viii"  siècle  le  petit  nombre 
d'hommes  qui  conservaient  encore  quelque  teinture  des  lettres 
que  l'on  se  mit  à  noter  dans  l'espace  laissé  libre  au  milieu  du 
parchemin  l'événement  ou  les  événements  les  plus  frappants 
de  l'année.  Ces  événements  frappants  étaient  de  nature  fort 
diverse  :  c'étaient  la  mort  d'un  évêque  ou  d'un  abbé,  l'avène- 
ment d'un  roi,  une  bataille,  une  famine,  une  inondation,  un  phé- 
nomène céleste,  une  guérison  réputée  miraculeuse.  On  l'inscri- 
vait le  plus  brièvement  possible,  et  le  scribe  n'en  tirait  point 
vanité.  Plus  d'un  moine  pouvait  tenir  tour  à  tour  la  plume. 
Les  hommes  ont  d'ailleurs,  en  ce  temps  encore  barbare, 
l'esprit  si  peu  ouvert  à  des  intérêts  éloignés  du  lieu  de  leur  rési- 
dence qu'ils  ne  parlent  que  de  ce  qu'ils  ont  vu,  de  ce  dont  ils 
ont  souffert,  de  ce  qui  s'est  passé  tout  près  d'eux.  Il  y  a  plus,  ce 
n'est  pas  partout  qu'on  se  livre  à  ce  modeste  travail,  on  ne  l'en- 
treprend tout  d'abord  que  dans  des  monastères  où  le  voisinage  et 
les  faveurs  de  grands  personnages  poussent  les  moines  à  s'inté- 
resser à  ce  qui  se  passe  autour  d'eux,  et  enfin  l'idée  ne  leur  en 
est  pas  venue  spontanément  ;  il  est  probable  que  le  premier  modèle 
des  Annales  leur  a  été  apporté  de  l'étranger. 

Nous  retrouvons  encore  ici  l'influence  de  l'Eglise  anglo- 
saxonne,  qui  a  été  par  ses  missionnaires,  ainsi  que  nous  l'avons 
montré,  Toducatrice  de  l'Église  austrasienne,  en  attendant 
d'être  la  réformatrice  de  l'État  austrasien.  C'est  elle  qui  a  fourni 


1.  11  esl  bien  certain  néanmoins  ([uc  les  sources  îles  ciironi(|ues  consulaires 
{Consularia),  aux(|iiell('s  se  réfère  Grégoire  Je  Tours,  les  notes  <|ul  ont  servi  à 
Marins,  à  Idace,  au  lau-v  Suipice  Sévère,  etc.,  ont  bien  le  caractère  de  notes  anna- 
lisliqucs  prises  au  moment  même  où  les  événements  se  sont  produits. 


—  7]   — 

de  tables  de  Pâques  les  monastères  et  les  églises  du  continent  ; 
car  les  Anglo-Saxons  ont  été,  dès  le  vu"  siècle,  les  champions 
convaincus  des  doctrines  chronologiques  de  Denjs  le  Petit  en 
matière  de  chronologie  ecclésiastique,  et  c'est  grâce  à  eux  que 
dans  le  Nord  de  l'Europe  on  est  arrivé  à  accepter  partout  la  même 
date  pour  la  célébration  de  la  fête  de  Pâques^. 

Nous  avons  quelque  peine  aujourd'hui  à  comprendre  l'impor- 
tance capitale  attachée  à  ces  questions,  et  nous  sommes  surpris 
de  voir  Bède  dans  son  Histoire  des  Angles  leur  donner  une  si 
grande  place  et  représenter  comme  un  véritable  schisme  le 
désaccord  qui  existait  à  ce  sujet  entre  les  Irlandais  et  les  Anglo- 
Saxons.  En  y  réfléchissant,  on  reconnaît  pourtant  que  l'Église 
romaine  n'a  pas  eu  tort  de  considérer  les  observances  extérieures, 
les  rites,  la  liturgie,  la  fixation  des  dates  canoniques  comme  la 
base  solide  et  nécessaire  de  l'unité  religieuse.  La  chronologie 
chrétienne  en  particulier,  qui  comptait  les  années  depuis  l'Incar- 
nation et  qui  fixait  par  un  calcul  compliqué  la  date  des  anni- 
versaires de  la  Passion,  de  la  Résurrection  et  de  la  Pente- 
côte, avait  le  mérite  de  substituer  aux  anciennes  supputations 
d'années  une  méthode  rationnelle,  religieuse  et  humaine;  ration- 
nelle, puisqu'elle  reposait  sur  des  calculs  astronomiques  ;  religieuse 
et  humaine,  puisqu'au  lieu  de  la  multiplicité  des  ères  nationales 
et  de  la  désignation  des  années  par  des  indications  insuffisantes 
et  sujettes  à  mille  causes  d'erreurs,  indictions,  noms  des  consuls, 
ans  de  règne  des  empereurs  et  des  rois,  elle  prenait  pour  point 

1.  Consulter  sur  ce  sujet  Krusch,  Die  Einfiihrung  des  griechischen  Pascalri- 
tus  im  AbencUande,  dans  le  Neues  Archiv,  IX,  99,  164.  Bède  a  exposé  tout  le 
système  chronologique  de  Denys  le  Petit  dans  son  De  temporum  ralione,  dans 
son  De  ratione  computi,  dans  son  De  celebratione  paschae,  et  s'en  est  fait  le 
plus  ardent  propagateur.  En  Gaule,  on  suivit  généralement  les  tables  pascales 
de  Victorius  d'Aquitaine  depuis  le  milieu  du  v*  siècle  jusqu'au  milieu  du  viii^. 
C'est  Bède  et  Saint  Boniface  qui  y  firent  prévaloir  la  chronologie  dionysienne, 
adoptée  à  Rome  dès  le  commencement  du  vi°  siècle  (voy.  Giry,  Traité  de 
diplomatique,  p.  89  et  144).  Les  églises  bretonnes  avaient  conservé  les  règles 
en  usage  à  Rome  au  commencement  du  iV  siècle.  La  résistance  qu'elles  oppo- 
sèrent au  comput  dionysien  fut  considérée  par  les  Anglo-Saxons,  avec  la  question 
de  la  tonsure,  comme  une  véritable  hérésie.  On  peut  voir  dans  Bède  {Hist.  eccl. 
geniis  Anglorum,  II,  2)  les  efforts  de  Saint  Augustin  de  Cantorbéry  pour  les 
amener  «  ad  veram  viam  juslitiae  »  et  ses  menaces  s'ils  persistent  dans  leur 
erreur.  On  trouvera  dans  le  même  ouvrage  toute  l'histoire  des  luttes,  parfois 
violentes,  qui  furent  livrées  à  ce  sujet  (II,  11,  19;  III,  25,  26;  V,  15,  18,  21,  22). 
Au  viii°  siècle,  grâce  à  Adamnan,  abbé  de  Hy,  d'Aldhelme,  de  Ceolfrid,  abbé  de 
Weremouth,  une  grande  ])artie  des  Bretons  se  résignèrent  à  célébrer  la  Pàquc 
«  catholico  et  apostolico  more  »  (V,  22). 


—  72  — 

de  départ  immuable  la  venue  de  Dieu  sur  la  terre  et  le  jour  du 
salul  pour  les  hommes.  Cette  Chronique  qui  ne  s'appliquait  pas 
à  un  court  espace  de  temps  comme  les  indictions  et  les  ans  de 
règne,  qui  n'était  pas  soumise  aux  fluctuations  de  la  politique, 
mais  rattachait  tous  les  événements  avant  et  après  la  venue  du 
Christ  à  un  point  central,  permettait  d'embrasser  d'un  regard 
toute  la  série  des  âges,  donnait  aux  âmes  troublées  par  la  chute 
de  l'Empire  romain  le  sentiment  de  la  continuité  de  l'histoire, 
était  même  en  quelque  sorte  un  premier  essai  de  philosophie  de 
l'histoire. 

Les  tableaux  synoptiques  de  la  Chronique  d'Eusèbe  et  de  Saint 
Jérôme  rendirent  pour  la  première  fois  sensible  cette  conception 
grandiose  et  méritèrent  de  devenir  le  point  de  départ  de  toute 
l'historiographie  du  moyen  âge. 

Ce  ne  fut  pas  sans  peine  qu'on  arriva  à  fixer  cette  chronologie 
d'une  manière  correcte  et  définitive.  Ce  n'est  qu'au  yf  siècle, 
après  les  travaux  chronologiques  de  Denys  le  Petit*,  que  l'on  com- 
mença à  dater  par  les  ans  de  l'Incarnation  et  que  le  cycle  alexan- 
drin de  19  ans  fut  adopté  par  l'Église  de  Rome  d'une  manière 
définitive.  Jusqu'au  v"  siècle  le  système  alexandrin  et  l'ancien 
système  de  l'Eglise  romaine  qui  avait  pour  base  un  cycle  de 
84  ans  divergeaient  parfois  jusqu'à  faire  célébrer  la  fête  de 
Pâques  au  mois  de  mars  par  les  uns,  au  mois  d'avril  par  les 
autres.  Les  papes  inclinaient  cependant  à  se  rapprocher  du  sys- 
tème alexandrin,  et  Léon  I*""  invita  Yictorius  d'Aquitaine  à  com- 
poser un  nouveau  cycle  pour  concilier  les  deux  méthodes.  Le 
cycle  de  Victorius  diminua  les  divergences  des  deux  églises,  mais 
n'empêcha  pas  qu'on  ne  fiât  encore  parfois  en  désaccord  d'une 
huitaine  de  jours.  —  Ce  fut  à  partir  de  la  réforme  de  Denys  le 
Petit  que  l'Eglise  romaine  adopta  définitivement  le  cycle  de 
19  ans  ou  plutôt  un  cycle  de  95  ans  contenant  cinq  cycles  de 
19  ans  et  rattaché  aux  tables  de  Cyrille  d'Alexandrie,  qui  con- 
duisaient jusqu'à  531.  Isidore  continua  pour  95  autres  années  les 
tables  de  Denys.  Cette  réforme  ne  fut  que  lentement  introduite 
dans  toutes  les  églises.  Les  unes  continuaient  à  suivre  le  cycle 
de  Victorius;  d'autres,  les  églises  celtiques  en  particulier,  res- 
taient attachées  à  l'ancien  sj^stème  de  l'Eglise  latine.  Le  clergé 


1.  Denys  le  Pelil  avait  établi  dos  tables  de  l'à(|ues  jusi|u'au  vu*  sièele.  Ou 
se  livra  en  Angleterre,  avec  un  zèle  extrême,  à  la  labricalion  de  ces  tables 
(Bède,  Hist.  eccL,  V,  52),  et  Hède  Uii-nuMiie  en  dressa  une  jusqu'à  1063  (De 
temporum  ratione,  65). 


—   73  — 

anglo-saxon  se  mit  à  combattre  avec  l'énergie  propre  à  sa  race 
en  faveur  de  la  supputation  romaine,  et  ils  finirent  par  faire 
triompher  dans  toute  leur  île  le  système  orthodoxe.  Ce  ne  fut 
cependant  qu'en  715  que  les  moines  de  Hy  cédèrent  aux  prédica- 
tions d'Egbert,  et  Bède  célébra  cet  événement  comme  un  magni- 
fique triomphe  de  la  vraie  foi  ' . 

Les  missionnaires  anglo-saxons  qui,  dès  la  seconde  moitié  du 
vu**  siècle,  arrivèrent  en  grand  nombre  dans  les  pays  francs,  les 
missionnaires  irlandais  ramenés  par  Agilbert,  par  Adamnan,  par 
Ceoldric,  par  Egbert  à  la  règle  romaine  ne  manquèrent  pas  d'ap- 
porter avec  eux  des  tables  de  Pâques.  Elles  furent  d'autant  plus 
facilement  adoptées,  que  le  système  de  Denis  le  Petit  avait  com- 
mencé à  pénétrer  en  Gaule  dès  le  vu®  siècle^  Bède  acheva  de  fixer 
la  chronologie  de  l'Eglise  catholique  en  préconisant  dans  son 
De  temporum  ratione  le  cycle  de  532  ans  formé  de  vingt-huit 
cycles  de  19  ans,  au  bout  duquel  tous  les  éléments  chronolo- 
giques et  astronomiques  se  retrouvent  dans  le  même  rapport  les 
uns  avec  les  autres  à  la  même  place  dans  l'année.  Les  calculs  de 
Bède  furent  universellement  adoptés  et  les  dates  de  Pâques  se 
trouvèrent  fixées  jusqu'à  1063.  La  vie  religieuse  du  monde 
catholique,  dont  l'unité  paraissait  désormais  mieux  assurée,  se 
trouvait  mise  en  harmonie  avec  les  lois  mêmes  de  la  nature  et  avec 
les  révolutions  des  astres.  Un  symbolisme  ingénieux  donnait  un 
sens  touchant  et  poétique  à  cette  chronologie,  le  soleil  victorieux 
de  l'hiver  à  l'équinoxe  de  printemps  étant  l'image  du  Christ  vic- 
torieux des  puissances  des  ténèbres  et  les  phases  de  la  lune  figu- 
rant les  mouvements  religieux  de  l'âme.  Les  difficultés  mêmes 
que  présentaient  les  calculs  nécessaires  pour  la  fixation  des 
fêtes,  le  mystère  dont  ces  dates  étaient  enveloppées  pour  le  plus 
grand  nombre,  leur  donnaient  un  caractère  plus  auguste  et  plus 
sacré. 

Les  Anglo-Saxons  furent,  en  cela  comme  dans  tout  ce  qui  touche 
à  la  vie  religieuse  et  à  la  vie  intellectuelle,  les  principaux  institu- 
teurs des  Francs  comme  ils  étaient  eux-mêmes  les  élèves  de  Rome  ; 
leur  influence  concorda  avec  celle  des  maîtres  venus  directement 
d'Italie.  Pour  la  hturgie,  la  discipline,  la  hiérarchie,  les  fêtes  reli- 
gieuses, les  connaissances  littéraires  et  scientifiques,  les  Francs 
se  mirent  à  l'école  des  Anglo-Saxons.  Ils  devaient  leur  emprunter 
jusqu'aux  formules  de  consécration  des  rois. 

i.  Hist.  eccL,  V,  22. 

2.  Giry,  Diplomatique,  p.  145. 


—  74  — 

On  comprend  maintenant  quelle  fut  l'importance  des  tables  de 
Pâques,  avec  quel  respect  elles  furent  conservées  et  transmises. 
Il  était  naturel  que  l'idée  vînt  d'inscrire  sur  ces  belles  et  larges 
feuilles  de  parchemin,  à  une  époque  où  le  parchemin  était  cher, 
la  mention  d'événements  d'une  gravité  particulière.  On  ne  peut 
pas  affirmer  que  la  pensée  ne  soit  pas  venue  spontanément  en 
plusieurs  lieux  différents  ;  mais  quand  on  trouve  les  Annales  de 
Saint-Amand  écrites  à  la  suite  de  la  Chronique  de  Bède;  en  tête 
des  Annales  de  Saint-Germain-des-Prés  des  Annales  de  Lindis- 
farne  et  de  Cantorbery;  en  tête  des  Annales  Mosellani,  Lau- 
reshamenses  et  Nazar^iani  des  notes  relatives  à  la  Grande- 
Bretagne,  il  est  difficile  de  ne  pas  croire  qu'ici  encore  les  Francs 
n'ont  fait  qu'imiter  les  Anglo-Saxons  ^ 

Ces  premières  Annales,  si  modestes,  si  sèches  même,  sont  donc 
des  œuvres  impersonnelles,  strictement  contemporaines  des  évé- 
nements qu'elles  rapportent,  d'une  brièveté  qui  exclut  toute  idée 
de  composition  littéraire  et  cependant  empreintes  dès  le  début  de 
préoccupations  qu'on  peut  sans  trop  d'exagération  qualifier  de 
politiques. 

Ces  Annales,  propriété  de  la  communauté  entière  qui  y  retrou- 
vait son  histoire,  continuées  par  diverses  mains,  précieusement 
conservées,  ne  devaient  pas  tarder  d'ailleurs  à  se  développer. 
Les  monastères  étaient  en  relations  constantes  les  uns  avec  les 
autres,  soit  qu'ils  fussent  rattachés  par  des  liens  directs  de  filia- 
tion, soit  qu'ils  fussent  unis  par  des  communautés  de  prières.  Les 
églises  et  les  couvents  de  la  Belgique,  des  bords  du  Rhin  et  de  la 
Germanie  formaient  comme  une  série  de  stations  religieuses  entre 
lesquelles  les  missionnaires  entretenaient  des  communications 
fréquentes.  On  se  prêtait  des  livres,  on  se  demandait  des  conseils, 
on  s'envoyait  des  nouvelles.  Les  tables  de  Pâques  devaient  être 
un  des  objets  les  plus  habituels  d'échange  entre  les  églises  et  les 
monastères,  entre  une  maison  mère  et  les  colonies  religieuses, 
les  maisons  filiales  qu'elle  avait  établies  au  loin.  Quand  on  eut 
commencé  à  écrire  des  Annales  sur  ces  tables,  on  en  envoya  la 


1.  Plusieurs  (le  ces  notes  concernent  des  personnages  irlandais,  en  i>arti(ulier 
celles  qui  se  trouvent  en  tête  des  Ann.  viosellani  et  (jui  paraissent  provenir  du 
couvent  de  Saint-Martin  de  Cologne,  fondé  par  Pepjiin  d'Uéristal  et  Pleclrude 
et  destiné  à  recevoir  les  i)élerins  irlandais.  Mais  il  ne  peut  s'agir  que  d  Irlan- 
dais rentrés,  comme  ceux  de  Ily  ou  de  NVerenioulli,  dans  le  giron  de  1  église 
romaine  et  anglo-sa.vonne,  carie  directeur  de  conscience  de  Peppin  était  Saint 
Willibrord.  —  H  y  a  également  des  notes  anglo-saxonnes  eu  tête  des  Annules 
Fuldenses  antiqui. 


—  75  — 

transcription  avec  celle  des  indications  chronologiques.  Cette 
mode  nouvelle  fut  admirée,  fut  imitée  ;  à  mesure  que  les  esprits 
s'éveillèrent,  que  la  vie  politique  et  religieuse  devint  plus  active 
dans  les  pays  austrasiens,  on  jugea  un  plus  grand  nombre  de  faits 
dignes  d'être  notés  ;  on  recopia  les  Annales  en  y  ajoutant  des 
faits  nouveaux,  on  combina  deux  ou  plusieurs  Annales  ensemble 
et  enfin,  sous  l'influence  de  grands  personnages  ou  de  grands  évé- 
nements, on  finit  par  écrire  non  plus  sur  des  tables  de  Pâques, 
mais,  tout  en  conservant  toujours  la  même  forme  annalistique, 
de  véritables  histoires  écrites  au  jour  le  jour  ou  du  moins  année 
par  année.  Ces  histoires  gardent,  en  apparence  au  moins,  leur 
caractère  impersonnel,  et  elles  sont  formées  de  notes  contempo- 
raines ;  mais  elles  deviennent  des  œuvres  importantes,  les  sources 
capitales  pour  l'époque  carohngienne. 

Ce  qui  fait  leur  infériorité  au  point  de  vue  littéraire  est  préci- 
sément ce  qui  leur  prête  une  valeur  exceptionnelle  comme  docu- 
ments historiques,  du  moins  lorsqu'elles  répondent  complètement 
à  la  définition  que  nous  venons  d'en  donner.  —  Elles  sont 
dépourvues  de  tout  artifice  de  composition  ;  elles  sont  l'œuvre  de 
témoins  contemporains  et  souvent  de  témoins  oculaires.  Si  l'on 
pouvait  ajouter  que  nous  les  possédons  sous  leur  forme  origi- 
nelle, qu'elles  sont  assez  nombreuses  et  assez  développées  pour 
nous  renseigner  sur  tous  les  événements  importants,  enfin  qu'elles 
émanent  de  témoins  éclairés  et  impartiaux,  elles  fourniraient  à 
l'historien  la  base  la  plus  solide  qui  se  pût  imaginer.  Malheureu- 
sement il  est  loin  d'en  être  ainsi.  Non  seulement  les  auteurs  des 
Annales  sont  souvent  ignorants  et  négligents,  mais  encore  il 
arrive  fréquemment  qu'ils  taisent  systématiquement  ce  qui  peut 
déplaire  à  leurs  protecteurs  ou  à  leurs  inspirateurs,  qu'ils  ne 
parlent  que  de  ce  qui  peut  servir  à  leur  gloire  ;  dans  certains  cas, 
les  Annales  ont  même  été  composées  par  des  personnages  poli- 
tiques qui  les  ont  mises  au  service  de  leurs  passions  ou  de  leurs 
rancunes,  partialité  d'autant  plus  dangereuse  qu'elle  se  cache 
sous  un  récit  d'apparence  froide  et  impersonnelle.  ■—  Même 
lorsqu'il  n'y  a  pas  partialité  et  omissions  voulues,  comme  les 
annalistes  ne  parlent  d'ordinaire  que  de  ce  qu'ils  ont  vu  ou  de  ce 
qui  les  touche  de  près,  qu'ils  écrivent  un  mémento  et  non  une 
histoire  raisonnée  et  complète,  leur  horizon  est  restreint,  leurs 
renseignements  clairsemés.  Cela  est  surtout  le  cas  pour  les  plus 
anciennes  Annales.  Enfin  il  est  rare  que  les  Annales  nous  soient 
parvenues  sous  leur  première  forme.  Elles  ont  été  recopiées  et 
souvent  avec  des  fautes  ;  tantôt  on  s'est  contenté  d'en  faire  des 


—  76  — 

extraits,  tantôt  on  a  combiné  plusieurs  Annales  ensemble,  et 
quand  ce  travail  a  été  fait  sur  des  tables  de  Pâques,  l'impossibi- 
lité de  faire  tenir  entre  les  deux  chiffres  mis  en  regard  l'un  de 
l'autre  tous  les  renseignements  d'une  même  année,  a  obligé  à 
empiéter  sur  l'espace  de  l'année  suivante  ou  sur  les  marges,  avec 
tout  un  système  de  renvois  fort  compliqués.  Quand  des  feuilles 
de  parchemin  ainsi  remplies  ont  été  recopiées,  il  s'est  produit  une 
foule  d'erreurs  de  dates  et  même  de  faits.  Lorsqu'on  a  compilé  à 
un  certain  moment  un  grand  nombre  d'Annales  antérieures  pour 
composer  une  histoire  plus  développée,  comme  cela  a  été  le  cas 
en  788  pour  les  Annales  Laurissenscs  majores,  les  causes  et 
les  chances  d'erreurs  sont  devenues  très  grandes.  Enfin  il  est 
même  arrivé  que  des  auteurs  aient  donné  à  leurs  œuvres  un  faux 
air  d'exactitude  en  classant  sous  forme  d'annales  des  renseigne- 
ments empruntés  à  la  tradition  orale  ou  à  des  souvenirs  incer- 
tains. C'est  ce  que  l'on  constate  par  exemple  pour  une  partie 
considérable  de  la  Chronique  de  Réginon. 

Il  résulte  de  tout  ce  que  nous  venons  de  dire  qu'on  ne  peut 
pas  se  servir  sans  précaution  de  ces  sources  si  précieuses.  Si  l'on 
agit  comme  certains  historiens  qui  prennent  pour  base  de  leur 
travail  les  Annales  les  plus  développées,  si  par  exemple  on  écrit 
l'histoire  de  Charlemagne  d'après  les  Annales  de  Metz,  on  risque 
fort  de  suivre  précisément  une  source  dérivée  et  corrompue  au 
lieu  des  sources  primitives.  S'il  importe  toujours  d'établir  la  filia- 
tion des  sources  entre  elles,  ce  travail  critique  est  particulière- 
ment nécessaire  et  difficile  pour  les  Annales.  Il  faudrait  décou- 
vrir quelles  sont  celles  qui  nous  sont  parvenues  sous  leur  forme 
première,  qui  sont  originales  et  de  première  main  ;  quelles  sont 
au  contraire  celles  qui  sont  remaniées  ou  simplement  copiées. 
Rien  n'est  plus  délicat,  car  des  liens  multiples  et  inextricables 
rattachent  les  Annales  les  unes  aux  autres  ;  elles  n'ont  pas  de 
divisions  marquées;  elles  sont  formées  d'une  série  d'anneaux 
dont  les  soudures  sont  souvent  invisibles,  et  il  arrive  que  cer- 
taines Annales  copiées  dans  une  première  partie  sont  originales 
dans  la  seconde  et  copiées  dans  une  troisième.  Il  faut  découvrir, 
si  on  le  peut,  le  lieu,  la  date  et  l'occasion  de  leur  composition,  le 
ou  les  auteurs  qui  les  ont  écrites,  les  sources  dont  ils  se  sont 
servis.  La  connaissance  de  tous  ces  éléments  d'appréciation 
permettra  seule  de  fixer  avec  précision  l'autorité  qui  leur  est  due; 
il  est  peu  d'Annales  pour  lesquelles  nous  puissions  les  connaître 
tous  et  nous  sommes  encore  heureux  quand  nous  sommes  sûrs 
d'en  avoir  découvert  un  ou  deux. 


—  77  — 

L'étude  critique  des  Annales  carolingiennes  date  de  la  publi- 
cation du  premier  volume  des  Scriptores  des  Monwïienta 
Germaniae,  par  M.  Pertz.  Pour  la  première  fois,  ces  Annales 
ont  été  réunies  à  la  suite  les  unes  des  autres,  publiées  in-extenso 
après  une  critique  soigneuse  du  texte,  distinguées  par  des  noms 
précis  et  classées,  non  sans  doute  d'une  façon  définitive,  mais  de 
manière  à  en  faciliter  singulièrement  l'usage  et  l'étude.  Depuis 
lors  un  certain  nombre  d'annales  nouvelles  ou  de  fragments 
d'annales  ont  été  mis  au  jour  et  ont  tantôt  jeté  le  trouble  dans 
les  classements  déjà  acceptés,  tantôt  permis  de  les  rectifier.  Les 
critiques  allemands  ont  dépensé  une  somme  prodigieuse  d'ef- 
forts, de  temps,  d'encre  et  même  d'esprit  à  faire  et  à  refaire  ces 
généalogies  d'annales  plus  compliquées  que  celles  des  héros 
des  chansons  de  geste  et  où  l'on  arrive  parfois  à  ne  plus  distin- 
guer très  bien  les  fils  des  pères  et  les  aïeux  des  arrière-neveux. 
—  On  a  cependant  obtenu  des  résultats  certains  et  importants. 
Les  Annales  du  ix"  et  du  x"  siècle  offrent  sans  doute  encore  des 
obscurités,  mais  elles  nous  sont  suffisamment  connues  pour  que 
l'historien  sache  exactement  l'emploi  qu'il  peut  en  faire.  Les 
Annales  du  viii"  siècle  présentent  des  difficultés  beaucoup  plus 
grandes  à  celui  qui  entreprend  de  les  classer  ;  cependant  le  pro- 
blème est  aujourd'liui  circonscrit  dans  des  limites  assez  étroites 
pour  que  d'une  part  on  doive  renoncera  toute  prétention  de  clas- 
sification rigoureuse  et  que  de  l'autre  on  puisse  dire  quelle  est 
l'autorité  relative  de  la  plupart  de  ces  Annales. 

IL 

Les  petites  Annales  ^ . 

Les  Annales  dont  la  classification  offre  des  difficultés  sérieuses 
au  critique  sont  les  suivantes  : 

Annales  S.  Amandi,  687,  704-810  (Duchesne,  Hist.  Franc. 
Scriptores,  IV,  125  ;  —  Bouquet,  Recueil  des  Hist.  de  France, 
II,  643;  V,  28;  —  Pertz,  Mon.  Germ.  Script.,  I,  6). 

A.  Tiliani,  708-807  (Duch.,  II,  11;  —  Bqt,  XI,  642;  V, 
17;  —Pertz,  1,6). 

1.  Voy.  Séraphim,  Ueber  die  geschichtlichen  Aufzeichnungen  in  frxnkischen 
Klœstern  in  der  zweiten  Hœlfte  des  8.  Jahrhtmderts .  I  :  QuellenkriUk.  Unter- 
suchung  der  kleineren  Karolingischen  Annalen  {Programm  des  Gymnasiums 
in  Fellin,  1887). 


—  78  — 

A.  Laiibacenses,  687-5)26  (Pertz,  I,  7). 

A.  Moscllaiii,  704-796  (Portz,  XVI,  491). 

A.  Laureshamenses,  703-803  (Duch.,  II,  21;  —  Bqt.,  II, 
645;  V,  26,  63;  — -  Pertz,  I,  22;  —  E.  Katz,  dans  le  Jahreshe- 
richt  du  Gymnase  de  Saint-Paul  en  Carinthie,  1889)'. 

A.  Nazariani,  708-790  (Duch.,  II,  3;  —  Bqt,  II,  639,  V, 
10;  —  Pertz,  I,  23  et  40). 

A.  Petariani,  708-799  (Duch.,  II,  6;  —  Bqt,  II,  641;  — 
Pertz,  I,  7;  III,  170;  —  Mai,  Spicilegium  Romanum,  VI, 
181). 

A.  Quel  fer  bytani,  741-805  (Pertz,  I,  23). 

A.  Alamannici,  708-926  (Duch.,  III,  466;  —  Bqt,  V, 
359  ;  VII,  207  ;  VIII,  100  ;  —  Henking,  dans  les  Mittheilungen 
zur  vaterlœndischen  Geschichte  de  Saint-Gall,  1884). 

A.  Sangallenses  Baluzii,  691-814  (Baluze,  Miscellanea, 
I,  494;  —  Bqt,  V,  30;  —  Pertz,  I,  63;  —  Henking,  Ibid., 
197). 

A.  Maximiniani\  710-741-811  (Pertz,  XIII,  19). 

Il  faut  ajouter  à  ces  Annales,  qui  ont  principalement  exercé 
la  sagacité  et  provoqué  les  dissentiments  des  critiques,  d'autres 
moins  importantes  : 

Annales  S.  Amandi  brèves,  742-855  (Pertz,  II,  184). 

A.  S.  Amandi  brevissimi,  760-796  (Pertz,  XIII,  38). 

A.  S.  Gerynani  Minores,  642-919  (Pertz,  IV,  3). 

A.  S.  Dionysii,  1-887,  919-997,  continuées  jusqu'en  1292 
(Pertz,  XIII,  718)3. 

1.  Cette  édition  reproduit  un  manuscrit  conservé  à  Saint-Paul  et  provenant 
de  Saint-Blasicn.  Le  manuscrit  autographe  de  Vienne,  hist.  prof.,  646,  repro- 
duit par  Lambccius,  Bouquet,  II,  645,  et  V,  63,  et  Pertz,  ne  contient  maliieu- 
reusement  ([ue  les  années  794  à  803.  Le  fragment  donné  par  Duchesno  et  par 
Bou([uot,  V,  26,  est  fourni  par  un  manuscrit  du  Vatican,  Clirist.  reg.  213,  et  va 
de  768  à  806. 

2.  Publiées  pour  la  première  fois  par  le  baron  de  Reiflenberg  dans  les 
Comptes-rendus  de  la  Commission  royale  d'histoire.  Bruxelles,  1844.  —  Les 
Annales  Juvavenses  brèves,  721-741  (Pertz,  III,  123),  sont  identiques  à  la  i»arlie 
correspondante  des  A.  Maximiniani. 

3.  E.  Berger  avait  donné  en  1879  une  édition  de  ces  Annales  sous  le  titre  de 
Chronicon  S.  Dionysii  ad  Cyclos  Paschales  dans  la  Bibliothèque  de  l'Ecole 
des  Chartes,  1879,  où  il  avait  corrigé  les  erreurs  des  éditeurs  antérieurs, 
d'Achery,  Félibien,  Bouquet  et  Durand.  Les  Annales  Remenses,  publiées  aussi 
en  dernier  lieu  dans  les  Monumenta  Germaniae,  t.  .Mil,  p.  81-84,  sont,  comme 
les  Annales  S.  Dyonisii,  une  con\pilalion  de  composition  assez  incertaine  dont 
deux  formes.  Annales  Remenses,  830-995,  et  Annales  S.  Dionysii  Remenses, 
845-1190,  peuvent  être  rattachées  auv  Annales  carolingiennes. 


—  79  — 

A.  Juvavenses  majores  (Salzbourg),  550-835  (Pertz,  I,  87; 
m,  121). 

A.  Juvavenses  minores,  742-814  (Pertz,  I,  88;  III,  122). 

A.  Salisburgenses  (Salzbourg),  499-1049  (Pei^tz,  I,  72;  — 
Duch.,  m,  471  ;  —  Bqt,  III,  316). 

A.  S.  Emmerani  majores  (Ratisbonne),  748-823  (Pertz, 
I,  92). 

A.  S.  Emmerani  minores,  732-1062  (Pertz,  1,  93). 

A.  Baioarici  brèves,  687-811  (Pertz,  XX,  8). 

A.  Sangallenses  brèves,  708-815  (Pertz,  I,  64). 

A.  Sangallenses  brevissimi,  814-961  (Pertz,  I,  70). 

A.  Augienses  (Reichenau),  709-858,  extraites  des  A.  Ala- 
mannici;  860-984,  extr.  des  A.  Sangallenses  et  Weingarten- 
ses  (Pertz,  I,  67;  II,  238;  —  Jafifé,  Bibl.  rer.  Germ.,  III,  702). 

A.  Auscienses  (Auch),  687-844  (Pertz,  III,  171  ;  —  D.  Vais- 
sète,  Hist.  du  Languedoc,  nouv.  éd.,  II,  preuves,  p.  21). 

A.  Barcinonenses ,  751-1149  (Pertz,  XIX,  501). 

A.  Fuldenses  antiqui,  651-814,  et  A.  Fuldenses  antiquis- 
simi,  742-822-828  (Pertz,  I,  95;  II,  237;  III,  116,  117;  en 
app,  à  Kurze,  A.  Fuldenses,  p.  136). 

A.  S.  Bonifacii,  716-830;  910-1024  (Pertz,  III,  117;  cf. 
Duemmler,  dans  Forsch.  z.  d.  Gesch.,  XVI). 

Enfin  nous  pouvons  encore  citer,  pour  compléter  la  liste  des 
petites  Annales,  une  série  d'Annales  qui  sont  à  peu  près  indé- 
pendantes des  précédentes  et  qui  sont  surtout  intéressantes  pour 
le  ix«  et  le  x*"  siècle  : 

Heirici  Monachi S .  Germani  A.  Antissiodorenses  brèves, 
826-875  (Pertz,  XIII,  in-8°). 

A.  S.  Quintini  Veromandenses,  793-994  (Pertz,  XVI,  50; 
—  Le  Proux,  Notes  d'histoire  locale.  Saint-Quentin,  1870). 

A.  Floriacenses,  626-1060  (Duch.,  III,  335;  —  Bqt,  III, 
315;  VIII,  253;  —  Pertz,  II,  254). 

A.  Masciacenses  (Massai  en  Berry),  732-824  et  832-1013 
(Labbe,  Bibl.  nov.  Mss.,  II,  732;  —  Pertz,  111,169). 

A.  Engolismenses,  815-870;  886-930;  940-991  (Pertz, 
XVI,  485;  —  Bqt,  VII,  222;  VIII,  222;  —  Castaigne,  SS. 
rerum  Englismensium) . 

A.  Engolismenses,  814-993  (Pertz,  IV,  5). 

Chronicon  Aquitanicum,  830-886.  930  (Martens,  Thés. 
Anecdot.,  III,  1448;  —  Bqt.,  VII,  223;  —  Pertz,  II,  252). 

A.  Lausonenses,  850-985  (Pertz,  III,  152). 

A.  Lugdanenses,  769-841  (Pertz,  I,  110). 


—  80  — 

A.  Flaviniacenses,  382-853  (Pertz,  III,  150). 
A.  S.  Maximini  Trevirensis,  808-987  (Pertz,  IV,  5). 
A.  S.  Pétri  Coloniensis,  798-818  (Pertz,  XVI,  730). 
A.  Colonienses  brevissimi,  814-870  (Pertz,  I,  97)'. 
A.  Weissemburgenses,  763-846  (Pertz,  I,  11)^ 

M.  Pertz,  en  éditant  pour  la  première  fois  les  Annales  d'une 
manière  critique  dans  le  premier  volume  des  Monumenta  Ger- 
maiîiae,  ne  connaissait  pas  encore  les  Afinales  Mosellani  ni 
les  Annales  Maœiminiani,  dont  la  découverte  a  modifié  quelque 
peu  les  idées  qu'on  s'était  faites  sur  les  relations  des  diverses 
Annales.  Il  avait  distingué  parmi  les  premières  Annales  que 
nous  avons  citées  deux  groupes  principaux  formés  chacun  de 
quatre  écrits  annalistiques  et  il  les  avait  publiés  en  tableaux 
synoptiques  :  d'une  parties ^.  S.  Amandi,  A.  Tilia7ii,  A.  Lau- 
bacenses  et  A.  Petaviani;  d'autre  part  les  A.  Lauresha- 
menses,  A.  Nazariani,  A.  Guelferbytani  et  Alamannici. 

Ce  premier  classement  laissait  à  désirer  à  deux  points  de  vue, 
d'abord  parce  que  les  A.  Petaviani  sont  visiblement  jusqu'eu 
770  en  relation  aussi  bien  avec  les  A.  Laures/iamenses  qu'avec 
les  A.  S.  Amandi,  et  puis  parce  que  les  A.  Guelferbytani 
n'ont  pas  de  relation  directe  et  marquée  avec  les  .1.  Lauresha- 
menses.  La  découverte  des  A.  Mosellani,  faite  à  Saint-Péters- 
bourg en  1856  par  Lappenberg,  et  leur  publication  dans  le  t.  XVI 
des  Mo7iumenta  Germaniae ,  introduisit  un  élément  nouveau 
dans  la  question,  Giesebrecht  publia  dans  le  Muenchener  histo- 
risches  Jahrbueh  de  1865  un  mémoire  intitulé  Die  frœnkischen 
Reichsamialen  u.  ihre  U7'sprung  dans  lequel,  tout  en  s'occu- 
pant  surtout  des  A.  Laurissenses  majores,  il  signala  le  pre- 
mier l'importance  de  ces  Annales  pour  la  question  des  origines 
des  écrits  annalistiques  et  émit  un  certain  nombre  d'hypotlièses 
sur  l'origine  des  premières  Annales.  M.  Wattenbach,  dans  la 
2"  édition  de  ses  Deutschla^ids  Geschichtsquellen  de  1866, 
donna  un  classement  des  Annales  qui,  malgré  tous  les  travaux 
postérieurs,  reste  juste  dans  ses  lignes  générales  et  suffirait  à  la 
rigueur  à  guider  l'historien  dans  l'emploi  qu'il  doit  faire  de  cet 

1.  Les  Annales  Colonienses  brèves,  898-904  (Pertz,  XVI,  700),  ne  se  rapportent 
guère  qu'à  l'épociue  oltonienne,  ainsi  que  les  Annales  Colonienses  majores, 
776-1028,  publiées  dans  Pertz,  1,  97-99,  of  complétées,  XVl,  781. 

2.  Les  Annales  Weissemburgenses  alii,  dont  la  |>reniiére  partie  va  de  708  à 
984  et  la  seconde  de  985-1075,  |)ul)liées  dans  Pertz,  111,  33-05  et  70-92,  n'ont 
de  inéuie  d'iniporlauce  que  pour  l'histoire  des  Ottons. 


—   8^   — 

ensemble  de  documents.  Nous  prendrons  ce  classement  pour  base 
de  notre  exposé,  en  y  introduisant  seulement  certaines  correc- 
tions, nécessitées  par  les  recherches  ultérieures  et  admises  par 
M.  Wattenbach  à  partir  de  sa  4"  édition. 

D'après  le  système  développé  en  1860  par  M.  Wattenbach,  les 
plus  anciennes  Annales  ont  été  rédigées  à  peu  près  simultané- 
ment sur  deux  points,  en  Belgique  et  sur  les  bords  de  la  Moselle, 
à  Metz  ou  aux  environs.  Un  peu  plus  tard,  nous  trouvons  un 
troisième  groupe  de  notes  annalistiques  provenant  du  monastère 
de  Murbach  fondé  par  le  comte  Eberhard  en  727.  —  Les  Annales 
belges  sont  principalement  représentées  par  les  Annales  de  S  aine- 
Arnaud,  monastère  situé  à  13  kilomètres  de  Valenciennes,  sur 
la  Scarpe,  affluent  de  l'Escaut.  Elles  ont  été  écrites  à  la  suite 
d'un  De  temporum  ratione  de  Bède  le  Vénérable,  ce  qui  les 
rattache  à  l'influence  anglo-saxonne.  La  mention  de  la  victoire 
de  Tertry  a  été  inscrite  après  coup  en  tête  des  Annales,  ce  qui 
montre  que  leur  auteur  est  préoccupé  des  destinées  politiques  de 
la  famille  carolingienne,  et  d'ailleurs  jusqu'en  770  on  n'y  trouve 
guère  notés  que  des  événements  politiques  et  militaires.  Elles 
paraissent  avoir  été  écrites  par  trois  mains  différentes.  Une  pre- 
mière partie  s'étend  jusqu'en  770  ^  la  seconde  jusqu'en  791,  la 
troisième  jusqu'en  810.  —  Les  Annales  Tiliani,  ainsi  nommées 
du  nom  du  savant  Du  Tillet  qui  possédait  le  ms.  publié  pour  la 
première  fois  par  Duchesne,  n'ont  que  peu  d'importance.  Elles 
sont  pour  M.  Wattenbach  un  extrait  des  Annales  de  Saint- 
Amand  de  708  à  737  ;  de  740  à  807,  elles  sont  composées  d'ex- 
traits des  Annales  Laurissenses  majores  dont  nous  parlerons 
plus  tard-.  Les  Annales  Laubacenses ,  qui  ont  été  écrites  au 

1.  M.  Kurze  [Neues  Archiv,  XX,  21)  étend  jusqu'à  772  la  première  partie  des 
Annales  et  la  croit  empruntée  à  des  Annales  austrasiennes  perdues  écrites  à 
Saint-Martin  de  Cologne  ;  la  seconde  et  la  troisième  partie  seraient  entièrement 
extraites  d'Annales  perdues  qui  s'arrêtaient  à  805  (voy.,  plus  loin,  la  note  addi- 
tionnelle au  ch.  i).  Ces  Annales  S.  Amandi,  de  773  à  810,  n'auraient  pas  pu 
être  commencées  avant  806  et  se  seraient  aussi  servies  Aes,  Annales  Laurissenses 
de  806  à  810. 

2.  M.  Kurze  {Neues  Archiv,  XIX,  305)  a  montré  que  le  manuscrit  des  Annales 
Laurissenses  majores  utilisé  par  les  Annales  Tiliani  était  un  manuscrit  du 
groupe  B,  s'étendant  jusqu'à  813  et  ne  contenant  pas  la  mention  des  conjura- 
tions de  785  et  de  792  (cf.,  plus  loin,  la  note  additionnelle  au  chap.  i  et  notre 
chap.  II).  Peut-être  l'auteur  des  Tiliani  a-t-il  copié  les  Annales  lorsqu'elles 
n'étaient  pas  encore  [)Oussées  jusqu'à  813  et  s'étendaient  seulement  jusqu'à  808. 
D'après  M.  Kurze,  les  Annales  Tiliani  auraient  été  extraites  justpi'en  737  des 
Annales  austrasiennes  mentionnées  dans  la  note  précédente. 

eiST.    CAROLIIVGIENNE.  6 


—  82  — 

monastère  de  Lobbes  (sur  la  Sambre,  à  14  kilomètres  de  Char- 
leroi),  sont  aussi,  de  687  h  791,  la  reproduction  des  Annales  de 
Saint-Amand;  de  796  h  885,  elles  ont  été  continuées  à  Lobbes 
d'une  manière  indépendante.  La  fin,  de  887  à  912,  est  emprun- 
tée aux  .1.  AlamamiiciK  Les  légères  divergences  qui  existent 
entre  le  texte  des  ^.  S .  Amandi  eldes  A.  Tilia7ii  ei  Laiibacenses , 
le  fait  que  celles-ci  ont  une  date  juste  pour  la  bataille  de  Tertry, 
tandis  que  les  Annales  de  Saint-Amand  la  placent  par  erreur  à 
690,  peut  faire  admettre,  comme  le  suppose  M.  Arnold-,  que  le 
texte  de  la  première  rédaction  des  trois  Annales  est  également 
emprunté  à  une  source  commune  qu'elles  reproduisent  toutes 
trois  avec  quelques  divergences.  En  tous  cas,  elles  forment  un 
groupe  bien  déterminé  et  elles  représentent  les  premières  Annales 
carolingiennes  sous  leur  forme  la  plus  simple,  la  plus  pure,  la 
plus  primitive.  Elles  paraissent  venir  des  monastères  de  Belgique. 
Elles  y  furent  en  tous  cas  très  répandues,  et  nous  les  retrouvons 
plus  tard  utUisées  par  Sigebert  de  Gembloux. 

Dans  la  plus  récente  édition  de  son  ouvrage,  M.  Wattenbach, 
frappé  du  fait  que  les  Annales  de  Saint-Amand  jusqu'à  l'année 
771  ne  mentionnent  que  des  événements  d'un  intérêt  général,  en 
a  conclu  qu'elles  n'ont  pas  été  tout  d'abord  composées  dans  l'in- 
térieur d'un  couvent,  mais  qu'elles  ont  dû  être  écrites  par  des 
clercs  vivant  auprès  des  maires  du  palais  d' Austrasie  ou  attachés 
à  la  personne  des  évêques  qui  suivaient  le  roi  dans  ses  cam- 
pagnes et  qu'elles  ont  été  ensuite  transcrites  dans  des  monas- 
tères, tandis  que  M.  Giesebrecht  avait  supposé  qu'elles  avaient 
été  commencées  dans  l'abbaye  de  Saint-Martin  de  Cologne.  Il  est 
très  difficile  de  rien  affirmer  en  présence  des  trois  textes  si  frag- 
mentaires que  nous  possédons  et  dont  aucun  n'a  le  caractère 
incontesté  d'un  ms.  original.  Nous  ferons  seulement  remarquer 
que  toutes  les  Annales  primitives  portent  à  quelque  degré  la 
trace  d'une  origine  monastique;  qu'un  clerc  écrivant  auprès  des 
ducs  des  Francs  n'eût  pas,  semble-t-il,  été  si  laconique  et  si 
incomplet,  qu'au  contraire,  dans  un  couvent  situé  non  loin  du 
centre  de  la  vie  politique  sans  y  être  pourtant  directement  mêlé, 
la  sécheresse  et  l'intermittence  de  ces  notes  annalistiques  n'a 

1.  Pour  M.  Kurze  [Neues  Archiv,  XX,  29,  note),  les  Annales  Laiibacenses  ont 
utilisé  les  Annales  S.  Amandi  dans  une  rédaction  allant  au  moins  jusqu'à  791, 
et  une  source  allant  de  G87  à  81i  qui  se  retrouve  dans  \oi  Annales  Stabulenses 
et  Auscienses. 

2.  Beitrœge  zu  krilik  KaroUngischen  Annalen.  Kcenigsberg,  1878. 


—  83  — 

rieu  qui  nous  étonne.  Quant  à  expliquer  pourquoi  les  événements 
qui  n'intéressent  que  le  couvent  ne  sont  notés  que  d'une  manière 
irrégulière,  il  faudrait  être  un  peu  mieux  renseignés  que  nous 
ne  le  sommes  sur  la  nature  exacte  des  manuscrits  que  nous  avons 
sous  les  jeux  pour  pouvoir  nous  prononcer*. 

Le  pays  de  la  Moselle  a  été  le  lieu  d'origine  d'un  second  groupe 
de  notes  annalistiques  que  nous  retrouvons  dans  les  A^inales 
Mosellani  et  le^s,  Annales  Laureshamenses .  Aucun  critique  n'a 
jamais  révoqué  en  doute  le  lien  étroit  qui  unit  ces  Annales  ;  seule- 
ment, tandis  que  M.  Wattenbach  a  toujours  considéré  les  A .  Mosel- 
lani comme  la  source  ou  comme  reproduisant  la  source  des 
A.  Laureshamenses ,  la  plupart  des  critiques^  y  voient  deux 
écrits  parallèles  sortis  l'un  et  l'autre  d'Annales  perdues,  ayant 
une  autorité  égale  et  devant  être  consultées  simultanément  et 
contrôlées  l'une  par  l'autre.  —  On  y  trouve  pour  les  premières 
années  la  mention  de  personnages  d'origine  irlandaise  et  jus- 
qu'à 729  des  notes  se  rapportant  à  l'Angleterre.  Les  Mosellani 
se  trouvent  d'ailleurs  transcrites,  dans  le  manuscrit  unique  de 
Saint-Pétersbourg,  à  la  suite  du  De  temporum  ratione  de 
Bède,  comme  les  Annales  de  Saint-Amand.  C'est  encore  là  un 
indice  que  le  modèle  des  Annales  a  été  importé  de  l'étranger,  et 
l'on  pourrait,  si  l'on  voulait,  attribuer  la  première  rédaction  de 
ces  Annales,  plus  encore  que  la  rédaction  des  Annales  de  Saint- 
Amand,  à  l'abbaye  de  Saint-Martin,  fondée  à  Cologne  par  Pep- 
pin  d'Héristal  pour  recevoir  des  religieux  irlandais.  Ce  sont 
ensuite  les  faits  les  plus  importants  de  l'histoire  des  Carolingiens 
qui  y  sont  notés,  et  la  mort  de  Drogon,  le  fils  de  Peppin  d'Héris- 
tal, y  est  inscrite  à  l'année  708  comme  dans  les  Annales  de 
Saint-Amand.  Cet  événement,  qui  semble  avoir  causé  une  grande 
impression,  est  le  vrai  point  de  départ  des  Annales.  A  partir  de 
761,  on  trouve  de  nombreuses  indications  se  rapportant  à  Metz 
et  au  monastère  de  Gorze;  c'est  à  ces  indications  que  les  Anna- 
les Mosellani  doivent  leur  nom.  Quelques  notes  relatives  à 
Lorsch  ont  motivé  le  nom  à' Annales  Laureshamenses  donné 


1.  A  ces  Annales  belges  se  rattachent  les  Annales  S.  Amandi  brèves,  742-855, 
qui  n'ont  que  peu  d'intérêt.  Les  Annales  S.  Gallenses  Baluzii,  691-814,  se  rat- 
tachent aux  Annales  S.  Amandi  clans  leur  première  partie  jusqu'en  764.  Dans 
la  seconde,  708-814,  elles  présentent  des  analogies  avec  les  Annales  Petaviani 
et  les  An7iales  Laureshamenses. 

1.  Cf.  Giesebrecht,  Die  Frsenkischen  Kœnigsannalen,  dans  le  Miinchener 
historisches  Jahrbuch,  1865,  p.  224-226.  Œisner,  Pippin,  p.  520.  Waitz  a  com- 
plètement adopté  cette  manière  de  voir.  Cf.  Forschungen  z.  d.  G.,  t.  V,  p.  493. 


—  84  — 

aux  Annales  sœurs.  M.  Wattenbach  a  supposé  que  la  composi- 
tion de  ces  Annales  mosellanes  a  été  due  à  Chrodegang,  qui  fut 
élevé  à  la  cour  de  Charles  Martel,  qui  reçut  l'évêché  de  Metz  en 
742  par  la  faveur  de  Peppin  le  Bref  et  qui  construisit  le  monas- 
tère de  Gorze.  Ces.lnnrt/<?^  Mosellani  ont  été  conduites  d'abord 
jusqu'en  777,  et  on  trouve  dans  cette  première  partie  des  notes 
qui  ont  une  origine  alamanne;  puis  jusqu'à  785 ^  et  cette 
seconde  partie  pourrait  bien  avoir  été  composée  à  Lorsch  ;  enfin 
jusqu'à  796.  Les  années  780  et  787  manquent,  et,  de  788  à  796, 
il  y  a  une  erreur  d'une  année  dans  les  dates,  qui  sont  d'un 
chiffre  trop  basses.  Cette  erreur  doit  être  la  faute  d'un  copiste. 
La  dernière  partie  des  Annales  Mosellani  aurait  été,  d'après 
M.  Giesebrecht,  composée  dans  le  pays  du  Mein,  peut-être  à 
Wurzbourg;  M.  Arnold  croit  au  contraire  qu'elle  est  due  à  un 
Allemand  du  nord.  Nous  nous  garderons  de  nous  prononcer  entre 
des  avis  aussi  opposés. 

Les  Annales  Laureshamenses'^-  suivent  de  703  à  785  les 
Annales  Mosellani  ou  plutôt  se  rattachent  à  la  même  source  com- 
mune. Leur  nom  vient  de  la  mention  delà  translation  des  reliques 
de  Saint  Nazaire  «  in  monasterio  nostro  Laureshaim  »  en  765.  Il 
serait  cependant  difficile  d'affirmer  sur  un  seul  mot  que  les  Annales 
qui  portent  le  nom  de  Lauy^eshamenses  ont  réellement  été  compo- 
sées dans  ce  monastère,  mais  il  ne  serait  point  étonnant  qu'on  eût 
transcrit  des  Annales  de  Gorze  dans  l'abbaye  de  Lorsch,  dont  le 
premier  abbé  fut  Gundeland,  frère  de  Chrodegang,  abbaye  qui 
resta  toujours  en  relation  étroite  avec  le  siè^^e  épiscopal  de  Metz, 
et  qui,  voisine  des  résidences  de  Worms,  Ingelheim  et  Tribur,  fut 
mieux  placée  qu'aucun  autre  pour  entendre  l'écho  des  événements 
politiques.  Aussi  les  Annales  Laureshamenses  ne  sont-elles 

1.  Pour  M.  Kurze  {Nems  Archiv,  XX,  29,  et  XXI,  25),  les  Annales  Mosellani 
sont  jusqu'à  785  une  copie  des  Annales  primitives  perdues  de  Lorscli,  <iui  elies- 
mt^nes  reproduisaient  jusqu'à  777  les  Annales  perdues  de  Gorze,  composées  de 
760  à  777  et  dont  la  partie  antérieure  à  760  était  empruntée  à  des  Annales  neus- 
triennes  i)erdues  de  708  à  764  et  à  des  Annales  alamannes  i>erdues  de  703  à  756. 
—  L<'s  Annales  Mosellani  seraient  originaires  de  Worms.  Elles  se  seraient  servies 
l)our  les  années  788  à  796  (écrites  vers  797  ou  798)  de  la  seconde  rédaction  des 
Annales  perdues  de  Lorsch  jusqu'à  796,  des  Annales  Pelaviani  jusqu'à  *796  et 
des  Annales  Laurissenses. 

2.  Le  manuscrit  de  Saint-Hlasien,  aujourd'hui  an  monastère  de  Saint-Paul  eu 
Carinthie,  qui  seul  nous  a  conservé  les  Annales  complètes  de  703  à  800  (cf.  Neues 
Archiv,  XV,  425),  a  servi  à  Ussermann  pour  son  édition  des  Annales  dans  ses 
Prodromus  Germaniac  sacrae.  Longtemps  considéré  comme  perdu,  il  a  été 
retrouvé  à  Saint-Paul  et  publié  par  M.  E.  Katz. 


—  85  — 

pas  les  seules  qui  furent  conservées  ou  écrites  dans  cette  riche 
abbaye. 

Après  785,  les  Amiales  Laureshamenses  furent  continuées 
par  deux  mains  différentes.  Le  fragment  d'Annales  publié  par 
Duchesne  (II,  21),  dit  Fragmentum  Chesnii,  et  D.  Bouquet 
(V,  26),  s'étend  de  768  à  806.  Il  contient  des  variantes  impor- 
tantes de  786  à  790  et  a  quelque  rapport  avec  les  A .  Guelfer- 
bytani^.  De  790  à  806,  ce  fragment  n'est  qu'une  transcription 
des  Annales  Laurissenses  majores.  L'autre  continuation,  de 
794  à  803,  a  été  publiée  pour  la  première  fois  par  Lambek  d'après 
un  ms.  de  Vienne-,  puis  avec  les  Annales  entières  par  Usser- 
mann  dans  son  Prodromiis  Germaniae  sacrae.  Elle  s'étend 
jusqu'à  803  et  est  l'œuvre  d'un  homme  intelligent  qui  écrit  sous 
l'influence  directe  de  la  cour  et  y  vit  même  peut-être.  Son  récit 
a  une  importance  qui  n'est  égalée  que  par  celle  des  A.  Lau- 
rissenses"^. 

Le  troisième  groupe  de  notes  annalistiques  provient  de  Mur- 
bach  dans  les  Vosges.  On  les  retrouve  dans  les  Annales  qui 
portent  le  nom  d'Annales  Guelferbytani,  parce  que  l'unique 
manuscrit  qui  les  contient  est  conservé  dans  la  bibliothèque  de 
Wolfembuttel.  Elles  commencent  à  l'année  741,  à  l'avènement 
de  Peppin,  ce  qui  prouve  bien  que,  comme  les  précédentes,  elles 
sont  inspirées  par  une  préoccupation,  sinon  par  une  pensée  poli- 
tique. Jusqu'en  790,  elles  paraissent  avoir  été  écrites  à  Murbach 
et  elles  nous  donnent  la  liste  des  abbés  du  monastère.  A  partir 
de  790  jusqu'à  806,  elles  nous  offrent  une  série  de  notes  en  style 
assez  barbare  sur  les  campagnes  et  les  quartiers  d'hiver  de  Char- 
lemagne.  Ce  ne  sont  que  des  extraits  assez  incorrects  d'autres 
Annales  plus  développées  dont  nous  retrouvons  le  texte  dans  les 
A nnales  Mettenses  '* . 

1.  Cf.  Heigel,  Forschungen  zur  D.  Geschichte,  1865,  p.  397,  note.  Ueber  die 
ans  den  seltesten  Munbacher  Annalen  abgeleitetcn  Quellen.  Nous  reviendrons 
sur  cette  question  en  parlant  des  Annales  de  Metz. 

"2.  Pour  M.  Kurze  (Neues  Archiv,  XX,  29),  ces  Annales  jusqu'à  790  sont  tirées 
de  la  seconde  rédaction  des  Annales  perdues  de  Lorsch  continuées  de  788  à  790 
(cf.  p.  84,  n.  1). 

3.  Lambecius,  Commentarius  de  Bibliotheca  Vindobunensi.  Vienne,  1669.  Il 
a  peut-être  existé  une  continuation  de  803  à  816  que  la  chronique  de  Moissac 
aurait  utilisée.  Cf.  Wattenbach,  Deutschlands  Geschichtsquellen,  I,  146. 

4.  Toutefois,  cet  annaliste  ne  garde  pas  la  même  froideur  objective  qui  carac- 
térise les  Annales  royales  {Laurissenses  majores),  écrites  sous  l'influence  des 
archichapelains.  A  partir  de  791,  on  remarque  des  prétentions  au  beau  style, 
une  certaine  emphase,  et  on  y  trouve  racontés  en  détail  des  faits  sur  lesquels  les 


—  S()  — 

Les  Annales  Nazariani,  ainsi  nommées  parce  qu'on  a  aussi 
prétendu  qu'elles  avaient  été  écrites  à  Lorsch  où  Saint-Nazaire 
avait,  comme  nous  l'avons  dit  plus  haut,  un  sanctuaire,  ne 
sont  dans  leur  première  partie  jusqu'en  741  qu'une  forme  des 
Annales  Mosellanes.  De  7-11  à  785,  elles  mêlent  des  notes  prises 
aux  Annales  de  Murbach  h  d'autres  prises  aux  Annales  Mosel- 
lanes; enfin,  de  786  à  790,  elles  ajoutent  aux  notes  brèves  dont 
elles  se  composaient  jusque-là  un  récit  plus  développé  qui  peut 
avoir  été  écrit  à  Fulda  ^ . 

Les  Annales  Alamannici  sont  assez  étroitement  rattachées 
aux  Nazariani  et  aux  Guelferbytani.  M.  Wattenbach  les  regar- 
dait autrefois  comme  issues  des  Nazariani;  mais,  tout  ce  qu'on 
peut  dire,  c'est  qu'elles  sont  un  mélange  des  Annales  Mosellanes 
et  des  Annales  de  Murbach  jusqu'en  790;  qu'à  partir  de  cette 
date  elles  ont  été  continuées  à  Murbach  jusqu'en  800^  puis  à 
Reichenau  de  801  à  859  ;  enfin  à  Saint-Gall,  où  elles  ont  eu  trois 
continuations,  de  860  à  876,  de  877  à  881  et  de  882  à  920.  Leur 
influence  fut  grande  en  Souabe.  Elles  ont  servi  à  plusieurs  des 
auteurs  de  Chroniques  universelles  impériales,  à  Lambert  de 
Hersfeld,  à  Hermann  de  Reichenau. 

Les  Annales  dites  Petaviani,  du  nom  d'Alexandre  Petau,  qui 
possédait  le  ms.  édité  par  Duchesne  dans  son  t.  II,  ont  une  place 


Annales  royales  se  taisent  ou  glissent  intentionnellement,  comme  la  conspira- 
lion  du  jeune  Peppin,  lils  de  Himiltrude,  en  792.  M.  Kurze  les  croit  écrites  sous 
l'inlluence  soit  de  l'évéque  de  Woruis  (Adelhelia  ?  Dietlach  ?),  soit  d'Angilramn  de 
Metz,  soit  de  Riculf  de  Melz.  Angilramn  doit  tUre  écarté,  si,  comme  je  le  pense, 
il  a  dirigé  la  rédaction  des  Annales  royales.  Kurze  {.Yeues  Archiv,  XXI,  26)  dit 
<|ue  les  Annales  Laureshamenses  de  791  à  803  ont  puisé  dans  les  Petaviani  et 
dans  la  source  des  Maximiniani  jusqu'à  796,  dans  les  Mosellani  jusqu'à  797  ou 
798,  puis  sont  originales  de  798  à  803.  C'est  à  Metz  peut-être  cpie  cette  dernière 
partie,  de  791  à  803,  aurait  été  écrite.  M.  Kurze  croit  retrouver  dans  la  chro- 
nique de  Moissac  une  continuation  des  Annales  Laureshamenses  de  804  à  818 
compilée  en  818  d'après  les  Annales  Laurissenses  minores,  les  Annales  Lauris- 
sensés  majores  et  des  Annales  perdues  de  805. 

1.  M.  lleigel  considère  les  Annales  Guelferbytani ']\isi\ui\  790  comme  la  plus 
ancienne  forme  des  Annales  de  Murbach;  les  Annales  .\azariani  comme  une 
comiiilation  faite  en  Thuringe  ou  en  liesse,  formée  des  Guelferbytani  et  d'An- 
nales alanianes,  qui  se  retrouvent  dans  les  Annales  Mosellani:  et  les  Annales 
Alamannici  jus(iu'en  790  cou)me  un  remaniement  des  Annales  de  Murbach 
mêlées  aux  Annales  Laureshamenses. 

2.  M.  Kurze  {Neues  Archiv,  X.XI,  24)  pense  ((ue  celle  partie  des  Annales 
Alamannici  de  790  à  795,  écrite  à  Murbach,  a  éle  puisée  en  partie  dans  les 
Annales  Petaviani  juscju'à  796  el  dans  les  Annales  Laureshamenses  jusqu'à 
797.  Elle  aurait  aussi  utilisé  les  Mosellani. 


—  87  — 

tout  à  fait  à  part  au  milieu  des  annales  que  nous  venons  d'énu- 
mérer.  Elles  offrent  en  effet  ceci  de  particulier  qu'elles  s'inté- 
ressent exclusivement  aux  guerres  de  Charlemagne.  Elles  forment 
comme  un  journal  de  ses  campagnes.  Jusqu'à  771,  elles  sont 
composées  d'un  mélange  des  Annales  belges  et  des  Annales  Mosel- 
lanes.  De  771  à  799,  année  où  elles  s'arrêtent,  elles  offrent 
encore  des  ressemblances  assez  marquées  avec  les  A.  Mosellani 
et  Laureshamenses  sans  qu'on  puisse  cependant  établir  de 
relation  directe  entre  elles'.  Elles  ont  de  l'importance  pour  l'his- 
toire militaire  du  règne  de  Charlemagne,  car  elles  doivent  avoir 
été  écrites  à  la  cour  même.  Une  des  copies  de  ces  Annales,  prove- 
nant de  l'abbaye  de  Massai  dans  le  Berry,  ne  s'étend  que  jusqu'à 
796  et  contient  des  additions  faites  au  monastère  de  Saint-Martin 
de  Tours. 

Les  Annales  Maœiminiani  tirent  leur  nom  du  monastère  de 
Saint-Maximin  de  Trêves,  où  elles  auraient  été  écrites,  d'après 
l'opinion  de  leur  premier  éditeur,  le  baron  de  Reiffenberg^.  Mais 
M.  Waitz,  qui  les  a  rééditées  au  t.  XIII  des  Monumenia  Ger- 
maniae  [S S.),  a  montré  que  si  le  manuscrit  unique  de  ces 
annales,  aujourd'hui  à  Bruxelles  (n"  17351),  a  été  copié  sur  un 
manuscrit  de  Saint-Maximin  du  ix*"  siècle,  il  ne  s'en  suit  pas  que 
l'original  y  ait  été  composé^. 

Les  Annales  Maœiminiani,  qui  s'étendent  de  750  à  811, 
occupent  une  place  à  part  parmi  les  petites  annales  carolingiennes. 
Elles  ne  nous  fournissent  que  peu  d'informations  originales  et 
elles  paraissent  avoir  été  composées  vers  812,  d'après  d'autres 
annales  que  nous  retrouvons  dans  quelques-uns  des  textes  anna- 
listiques  dont  nous  venons  de  parler.  Elles  nous  sont  surtout 
utiles  par  les  éléments  de  critique  qu'elles  nous  fournissent  pour 

1.  M.  Kurze  (Nettes  Archiv,  XXI,  25)  reconnaît  l'extrême  difficulté  de  déter- 
miner exactement  la  relation  des  Petaviani  avec  les  autres  annales.  Toutefois, 
il  croit  qu'elles  se  sont  servies  pour  leur  première  partie,  qui  irait  jusqu'à  778  et 
aurait  été  écrite  à  Gorze,  d'anciennes  Annales  austrasiennes  perdues,  source  des 
Annales  S.  Amandi  et  écrites  à  Saint-Martin  de  Cologne  jusqu'à  772,  et  des 
Annales  perdues  de  Gorze;  i)our  la  deuxième  partie,  de  779  à  796,  de  la  seconde 
rédaction  des  Annales  perdues  de  Lorsch  (790),  de  la  seconde  rédaction  des 
Annales  perdues  de  Murbach  (790)  et  des  Annales  Laurissenses,  jusqu'à  791.  Le 
dernier  morceau,  797-799,  serait  original  et  ne  se  trouve  pas  dans  le  manuscrit 
de  Massai  ou  de  Tours.  Les  Annales  Pétaviennes  auraient  été  écrites  à  Corbie, 
d'où  provient  le  manuscrit  du  Vatican. 

2.  Dans  les  Comptes-rendus  de  la  Commission  royale  d'histoire  de  Belgique, 
1844. 

3.  Voy.  un  article  de  Wailz,  Neues  Archiv,  V,  491. 


—  88  — 

l'étude  de  ces  textes.  Elles  se  présentent  h  nous  en  effet  sous  une 
foruie  assez  particulière,  comme  la  continuation  d'une  Chronique 
universelle  jusqu'à  l'année  74  J ,  conservée  dans  deux  manuscrits 
(Leyde,  mss.  Scaliger,  28,  et  Munich,  lat.  246)  et  composée  de 
la  Chronique  de  Bède,  d'extraits  de  la  Chronique  de  saint  Jérôme, 
d'Isidore,  d'Orose,  de  YHistoria  Romana  de  Paul  Diacre,  de 
Frédégaire,  des  Gesta  regum  Francorum,  du  Liber  Pontifi- 
calis  et  de  notes  annalistiques  qui  se  retrouvent  dans  \e&  Annales 
Mosellani  et  Laurcshamenses ,  les  Annales  Metteuses  et  la 
Chronique  de  Moissac.  M.  Waitz  en  place  la  composition  vers 
l'année  SOI,  et  croit  qu'elle  fut  écrite  dans  le  diocèse  d'Autun, 
à  cause  de  la  mention  à  l'année  725  de  la  destruction  d'Autun 
par  les  Sarrasins,  fait  qu'on  ne  retrouve  mentionné  que  dans  les 
Annales  de  Flavigny  *.  Cette  Chronique  ne  se  présente  pas  à  nous 
sous  forme  d'annales,  mais  sous  forme  d'un  récit,  mal  lié  il  est 
vrai  et  composé  de  faits  juxtaposés.  C'est  une  assez  informe  com- 
pilation à  laquelle  la  Chronique  de  Bède,  avec  ses  indications 
chronologiques  tirées  de  l'âge  du  monde,  sert  de  cadre.  Ce  n'est 
qu'à  partir  de  7d0  qu'on  voit  apparaître,  au  milieu  du  texte,  des 
extraits  d'annales  qui  ont  conservé  la  mention  des  ans  de  l'In- 
carnation^  L'arrêt  de  la  Chronique  à  741  s'explique,  évidem- 
ment, comme  M.  Waitz  l'a  pensé,  par  ce  fait  que  la  compilation 
a  voulu  reconstituer  une  histoire  universelle  jusqu'à  la  date  où 
commençaient  les  Annales  royales  {Annales  Laurissenses 
majores). 

Cependant,  un  peu  plus  tard,  en  812,  un  autre  écrivain,  ayant 
entre  les  mains  cette  Chronique  universelle,  en  a  extrait,  à  partir 
de  710,  tout  ce  qui  a  trait  à  l'histoire  des  Francs,  en  laissant  de 
côté  les  passages  tirés  de  Bède  et  les  ans  du  monde  qui  s'y  rap- 
portent, puis  a  fait  suivre  cet  extrait  de  la  Chronique  universelle 
d'Annales  dont  la  substance  est  empruntée  surtout  aux  Annales 

1.  Gel  indice  est  sans  grande  valeur;  car  ce  passage  fait  partie  des  notes 
annalistiques  dont  nous  parlons  à  la  note  suivante. 

2.  Ces  notes  aniialisticpies  sont  la  reproduction  textuelle  de  celles  qui  ont 
élti  publi»''es  par  l'ertz  [Mon.  Germ.  SS.,  t.  IV,  p.  123)  sous  le  titre,  tout  à  fait 
erroné,  LVAnnales  Jiivavenses  brèves.  Ce  sont  en  réalité  des  Annales  franques, 
des  notes  sur  les  guerres  et  les  actes  de  Cluirles  Martel.  Leur  emploi  ferait  sup- 
poser que  l'auteur  de  cette  chrouiiiue  universelle  vivait  dans  le  voisinage  de 
la  cour  frani|ue.  (Cf.  Siiuson.  Kleine  Bemerkungen  ziir  karoUngischen  Anna- 
len,  dans  les  Forsckungen  zur  D.  Ceichiclile,  .\IV,  l;M,  et  Die  Ueberarheilete 
und  bis  zmn  Jahre  711  fortgeselzle  Chronik  des  Beda;  Ibid.,  .\1.\,  p.  07.) 
Ce  remaniement  de  la  Chroni([ue  de  Bède  a  servi  de  base  à  la  Chronique  de 
Moissac, 


—  89  — 

Laurissenses  majores,  mais  aussi  aux  Annales  Petaviani  et 
aux  Annales  qui  ont  servi  de  source  aux  Annales  Mosellani  et 
Laureshamenses ,  ainsi  qu'aux  Laurissenses  et  aux  Metten- 
ses.  On  y  remarque  un  certain  nombre  d'indications  qui  se 
retrouvent  dans  les  Annales  Xantenses  (an.  790,  794,  795); 
d'autres  offrent  une  grande  ressemblance  avec  des  passages  cor- 
respondants des  Annales  Jiwavenses  minores  (an.  764,  787), 
des  Annales  Juvavenses  majores  (an.  796,  803,  804),  et  des 
Annales  de  saint  Emmeran  de  Ratisbonne  (an.  748,  777,  787, 
793, 810),  soit  que  ces  Annales  aient  puisé  à  une  source  commune, 
soit  que  les  Annales  Maximiniani  leur  aient  été  connues.  Ces 
rapports  avec  les  Annales  de  Salzbourg  (Juvavia)  et  l'intérêt  que 
l'auteur  paraît  prendre  à  la  Bavière  ont  fait  supposer  à  M.  Waitz 
que  l'auteur  pourrait  bien  être  un  Bavarois.  Il  a  aussi  utilisé  le 
Z^&erPon^^/?c«^^5  pour  l'histoire  des  papes  Zacharie  et  Étiennell. 
—  La  Chronique  de  Moissac,  que  nous  étudierons  plus  loin,  offre 
de  telles  ressemblances  avec  les  Annales  Maœhniniani  que 
M.  Waitz  n'hésite  pas  à  les  regarder  comme  une  des  principales 
sources  de  la  chronique.  M.  Arnold  a  cru  au  contraire  pouvoir 
conclure  des  rapports  multiples  des  Annales  Maœhniniani  avec 
tant  de  sources  diverses  que  ces  Annales,  ainsi  que  les  sources 
desquelles  on  les  rapproche,  ont  toutes  puisé  dans  des  annales 
plus  étendues,  aujourd'hui  perdues,  qui  auraient  été  les  vraies 
Annales  de  la  cour'.  Il  considère  les  Annales  Maœiyniniani 
comme  offrant  une  des  meilleures  rédactions  de  ces  annales  pri- 
mitives. Nous  verrons  plus  tard  combien  l'hypothèse  de  M.  Arnold 
est  arbitraire.  Les  Annales  Maximiniani  ont  au  contraire  le 
caractère  d'une  compilation  sans  aucune  unité,  dont  les  diverses 
parties  sont  fort  mal  proportionnées  et  mal  agencées  et  qui  n'a 
pour  nous  d'autre  intérêt  que  de  nous  servir  à  contrôler  les 
autres  sources  et  de  mieux  comprendre  leurs  relations. 

On  peut  résumer  sous  forme  de  tableau  généalogique  le  sjs- 


1.  M.  Kurze  [Neues  Archiv,  XIX,  306)  a  fait  remarquer  que  de  797  à  811  les 
Annales  Maximiniani  sont  un  extrait  des  Annales  Laurissenses  majores  avec 
((uelques  rares  additions  que  l'auteur  a  dû  puiser,  soit  dans  ses  souvenirs  per- 
sonnels, soit  dans  ceux  de  l'archevêque  Arn.  de  Salzbourg  ou  de  ses  familiers. 
Il  pense  que  l'auteur  a  connu  le  texte  des  Annales  Laurissenses  majores  alors 
qu'il  ne  s'étendait  encore  que  jusqu'à  811.  Les  rapports  des  Annales  Maximi- 
niani avec  les  Annales  Xantenses  et  Juvavenses  s'expliquent,  pour  M.  Kurze, 
par  le  fait  qu'elles  se  sont  servies,  jusqu'à  796,  d'une  source  bavaroise  qui  a  été 
aussi  utilisée  par  les  Annales  Xantenses  et  Juvavenses  (Kurze,  Neues  Archiv, 
XXI,  12).  Cette  hypothèse  est  assez  vraisemblable. 


—  90  — 

tème  de  classement  qui  a  été  proposé  en  186G  par  M.  Watten- 
bach  : 

s.  Amandi                                Moscllani  Annales  perdues 

I                                               I  de  Murbach 

I I 

I         I     r        I        II' 

Tiliuiu    Laubacenses       Petaviani    Laiiieshainenses  /  Nazariani    Guelferbytani 


j       et 

(Alama 


Alamannici 

M.  Wattenbaclî  a  admis  plus  tard  {&  édition)  que  les  Lau- 
reshamenses  et  les  Mosellani  pourraient  se  rattacher  k  une 
source  commune  qui  aurait  servi  aussi  aux  Petaviani  et  aux 
Nazariani,  mais  que  les  Mosellani  représentent  plus  exacte- 
ment que  toutes  les  autres  Annales. 

M.  Waitz,  dans  une  dissertation  publiée  dans  les  Nachrichten 
der  Gœttingischen  Gesellschaft  der  Wissenschaften  du 
20  janvier  1875,  a  proposé  certaines  modifications  à  ce  tableau. 
D'après  lui  il  n'y  a  pas  filiation  directe  entre  les  Mosellani  et 
les  Laureshamenses,  mais  elles  dérivent  d'une  source  perdue, 
formée  d'Annales  alamanes,  d'Annales  de  Gorze  et  d'Annales 
de  Lorsch,  d'autre  part,  les  Nazariani  et  les  Alamannici 
dérivent  également  des  Annales  de  Murbach  et  des  Annales 
alamanes  perdues,  qui  ont  aussi  servi  de  source  aux  Annales 
de  la  Moselle  ;  enfin  les  Petaviani  dérivent  des  Annales  de  Saint- 
Araand  et  des  Annales  perdues  de  Gorze  et  de  Lorsch,  qui  ont 
été  une  des  sources  des  Annales  de  la  Moselle.  Ce  système  peut 
se  représenter  par  le  tableau  suivant  : 

s.  Araand  An.  Alatn.  perdues  Guelferbytani 

_J 

I  I 

A.  p.  de  Gorze  | 

"  A.  p.  de  Murbach 

Tl  '.  ,      _'_      . 

I  I  I    I  I  I  I 

Laubacenses  Tiliani  Petaviani  A.  p.  de  Lorsch      Naziarani  Alamannici 

Mosellani    Lauresbamenses    Maximiniani 

M.  Œlsner,  dans  l'appendice  XVI  de  ses  Annales  du  règne  de 
Peppin,  considère  les  Mosellani  comme  un  mélange  des  Peta- 
viani et  des  Annales  de  Gorze,  qui  ont  servi  de  source  aux  Lau- 
reshamenses .  Il  ne  leur  accorde  en  conséquence  qu'une  valeur 


—  ou- 
trés secondaire;  et  son  système,  d'ailleurs  peu  acceptable,  est  le 
suivant  : 


s.  Amand  A.  p.  de  Gorze  Guelferbytani 

__  I I 

I  I     7"^^^ 

Lauresnain.  Nazariani  et  Âlaraannici 


I  I 

Laubacenses  Petaviani 


Moseliani 

Enfin,  M.  Arnold,  dans  ses  Beitrœge  zur  Kritik  Karolin- 
gischer  Annalen  (Kœnigsberg,  1878),  est  venu,  sous  prétexte 
de  résoudre  définitivement  les  difiicultés  que  soulève  la  classifi- 
cation des  Annales,  les  rendre  à  peu  près  inextricables  et  nous 
obliger  à  renoncer  à  toute  solution  précise  du  problème.  Il  a  en 
effet,  avec  beaucoup  d'ingéniosité,  montré  qu'il  est  à  peu  près 
impossible  d'isoler  les  annales  les  unes  des  autres,  et  très  diffi- 
cile d'établir  entre  celles  que  nous  possédons  une  filiation  directe, 
qu'elles  paraissent  plutôt  puisées  à  des  sources  communes.  Jus- 
qu'à 771,  il  propose  la  classification  suivante  : 

An.  p.  source  des  S.  Amandi         An.  Alam.  perdues 


Red.  perd,  des  S.  Am.      S.  Amandi    Tiliani         |      i 

A.  p.  de  Gorze 


A.  bawar.  brèves 


S.  Amandi  brèves,  Laub.  ,,.'..         ,,.'...       ,       I      , 

,     .  u      •        .  Petaviani         Maximiniani      An.  perdues 

Augienses  breviss. ,  Ausc.  ', 


A.  S.  Germani  min. 


I, 

I  ^^  I 

Moseliani    Laureshamenses 


Pour  les  Nazariani,  Alamannici  et  Guelferbytani  }u.sqi\k 
770,  M.  Arnold  semble  s'accorder  avec  le  système  de  Waitz. 
Mais,  à  partir  de  771,  pour  sortir  de  la  confusion  inextricable 
que  lui  présentent  les  Annales,  il  tranche  le  nœud  gordien  en 
imaginant  que  toutes  les  Annales  ont  puisé,  de  771  à  801  ou  803, 
dans  des  Annales  beaucoup  plus  développées  qui  auraient  été 
écrites  à  la  cour  et  qui  ont  été  oubliées  et  perdues  lorsque  les 
A7inales  Laurissenses  ont  été  acceptées  comme  Annales  offi- 
cielles. 

Une  si  belle  théorie  ne  pouvait  manquer  d'exciter  l'émulation 
des  critiques  en  quête  de  nouveautés.  C'est  ce  qui  est  arrivé  en 
effet.  M.  Isaac  Bernays,  dans  sa  brochure  Zur  Kritik  Karolin- 


—  92  — 

gischer  Annalen\  a  enchéri  sur  M.  Arnold.  Celui-ci  faisait 
remonter  les  Annales  de  la  cour  h  771  seulement;  M.  Bernays 
les  fait  remonter  au  commencement  du  viii"  siècle,  c'est-à-dire  à 
l'origine  même  des  Annales.  M.  Arnold  arrêtait  les  premières 
Annales  de  la  cour  à  802  ou  803,  et  supposait  qu'ensuite  les 
Annales  Laurissenses  en  avaient  tenu  lieu  ;  M.  Hernays  sup- 
pose qu'elles  s'étendaient  jusqu'en  834.  Enfin,  aux  écrits  que 
M.  Arnold  signalait  comme  extraits  des  Annales  de  la  cour, 
M.  liernays  ajoute  les  Annales  Laurissenses  niajoy^es  et 
minores,  la  compilation  inconnue  qu'on  suppose  avoir  servi  de 
source  et  aux  Annales  Metienses  et  à  la  Chronique  de  Moissac 
jusqu'en  805,  la  Chronique  de  Moissac  de  805  à  818,  les  Annales 
Einhardi,  Thégan,  les  Annales  Bertiniani,  les  Annales 
Xantenses ,  les  Annales  Sithienses,  les  Annales  Fiildenses, 
enfin  les  Continuateurs  de  Frédégaire  eux-mêmes.  Ici,  il  est  vrai, 
M.  Bernays  est  pris  d'un  scrupule,  et  il  admet  que  ce  seraient 
les  Annales  de  la  cour  qui  auraient  pu  être  faites  en  768  d'après 
les  Continuateurs  de  Frédégaire.  Toutefois,  il  est  visible  qu'il 
incline  à  voir  dans  les  Annales  la  source  des  Continuateurs. 

Nous  éprouvons,  nous  l'avouons,  un  sentiment  d'admiration 
en  présence  de  l'énorme  travail  de  copies  et  de  comparaisons  de 
textes  auquel  se  sont  livrés  MM.  Arnold  et  Bernays  pour  arri- 
ver à  établir  sur  des  ressemblances,  souvent  bien  légères,  leur 
ingénieuse  théorie;  et  nous  n'admirons  pas  moins  la  candeur  avec 
laquelle  tous  deux,  mais  surtout  M.  Bernays,  parlent  de  ces 
annales  imaginaires  comme  s'ils  les  avaient  vues  et  poussent  leur 
démonstration  à  l'extrême  sans  se  douter  qu'ils  la  détruisent  par 
son  excès  même.  Mais,  en  même  temps,  nous  ne  pouvons  nous 
défendre  d'un  sentiment  de  tristesse  en  voyant  tant  d'efforts, 
d'intelligence  et  de  temps  emplojés  à  faire  et  à  défaire  une  même 
toile  de  Pénélope.  Rien  n'est  plus  propre  à  développer  le  scepti- 
cisme historique  que  cette  hypercritique  qui,  sur  les  plus  frêles 
indices,  échafaude  tout  un  sj^stème  et  surtout  que  cette  prétention 
d'atteindre  à  la  certitude  absolue  sur  des  points  où  les  conditions 
mêmes  de  la  certitude  font  défaut.  Cette  manie  de  tout  remettre 
perpétuellement  en  question,  ce  mélange  de  minutie  conscien- 
cieuse dans  les  démonstrations  et  de  fantaisie  dans  les  hypothèses 
sont  faits  pour  jeter  le  discrédit  sur  les  méthodes  critiques  elles- 
mêmes. 

Pourtant  il  ne  faut  pas  être  injuste  envers  MM.  Arnold  et 

1.  Slrassburg,  Trubncr,  1885,  190  |>.  iii-8». 


—  93  — 

Bernays.  M.  Bernays  a  rendu  le  service  de  ruiner  la  thèse  de 
M.  Arnold  en  l'exagérant,  et  tous  deux  ont  montré  que  les  rela- 
tions entre  les  Annales  sont  plus  nombreuses  et  plus  compliquées 
que  ne  l'avaient  pensé  ceux  qui  ont  tenté  les  premiers  de  les 
classer.  Elles  sont  même  si  compliquées  que  les  hypothèses  les 
plus  variées  pourraient  être  mises  en  avant.  Il  est  certain,  et 
M.  Bernays  nous  a  rendu  le  service  de  le  mettre  en  lumière,  que 
non  seulement  les  diverses  annales  parlent  d'ordinaire  des  mêmes 
faits,  mais  qu'elles  emploient  souvent  pour  en  parler  des  expres- 
sions analogues  ou  identiques,  enfin  que  ces  expressions  témoi- 
gnent d'un  grand  respect  pour  le  roi  et  de  sentiments  religieux. 
Les  emprunts  à  la  Vulgate  sont  fréquents.  S'ensuit-il  que  toutes 
ces  Annales  ne  soient  que  des  extraits  d'une  même  source,  et 
l'hypothèse  de  MM.  Arnold  et  Bernays  n'est-elle  pas  la  plus 
invraisemblable  de  toutes,  sans  compter  qu'elle  est  aussi  celle 
qui  éclaire  le  moins  la  question?  Elle  met  en  effet  toutes  les  Annales 
sur  le  même  plan,  rend  impossible  tout  jugement  sur  leur  valeur 
relative,  et,  en  prétendant  expliquer  la  ressemblance  incomplète 
de  certains  passages,  ne  tient  compte  ni  des  liens  beaucoup  plus 
étroits  qui  rattachent  certaines  annales  entre  elles  et  justifient 
les  classifications  et  les  groupements  exposés  plus  haut,  ni  des 
passages  originaux  qu'elles  contiennent  presque  toutes.  Prenez 
plusieurs  annales,  par  exemple  les  Annales  S.  Amandi,  les 
Laurissenses  et  les  Laureshamenses,  et  comparez  une  série 
d'années,  vous  reconnaîtrez  que  l'hypothèse  d'une  source  com- 
mune est  presque  inadmissible,  que,  de  plus,  elle  ne  pourrait 
s'appliquer  qu'à  une  très  petite  partie  du  texte. 

Est-il  vraisemblable  que  ce  soient  précisément  les  plus  impor- 
tantes de  toutes  les  Annales  qui  aient  été  perdues  alors  que  tant 
d'extraits  en  étaient  conservés?  Est-il  vraisemblable  surtout 
qu'elles  aient  été  supplantées  par  les  Annales  Laurissenses 
majores,  qui  n'en  étaient  aussi  qu'un  extrait,  au  point  que  les 
auteurs  des  Annales  de  Saint-Bertin,  dont  le  caractère  officiel 
n'est  pas  douteux,  ceux  des  autres  grandes  annales  du  ix°  siècle 
et  le  biographe  anonyme  de  Louis  le  Pieux  se  soient  faits  les 
continuateurs  des  Annales  Laurissenses,  non  des  prétendues 
Annales  de  la  cour?  Enfin  les  Annales,  telles  que  nous  les  pos- 
sédons, composées  au  début  de  quelques  mots  seulement,  sans 
phrases  régulièrement  construites,  puis,  de  plus  en  plus  abon- 
dantes, d'une  forme  plus  soignée,  enfin  arrivant  à  donner  des 
récits  détaillés  formés  parfois  par  la  combinaison  de  phrases 
empruntées  à  d'autres  annales,  mêlant  à  la  mention  des  événe- 


—  0/i   — 

ments  politiques  des  faits  d'un  intérêt  tout  local  ou  ecclésiastique, 
ne  nous  représentent-elles  pas  assez  fidèlement  le  développe- 
ment de  la  littérature  annalistique,  tel  que  nous  pourrions  nous 
l'imaginer  h  priori.  Se  figurer,  comme  M.  Bernays,  des  Annales 
qui,  à  l'origine,  auraient  été  extraites  des  Continuateurs  de  Fré- 
dégaire,  dont  la  chronologie  est  si  vague,  ou  assez  développées 
])Our  servir  de  source  à  ces  Continuateurs,  ce  sont  là  de  pures 
chimères. 

MM.  Arnold  et  Bernays  paraissent  oublier  que  la  répétition 
des  mêmes  formes  de  langage  n'a  rien  qui  puisse  surprendre  chez 
des  hommes  qui  avaient  tous  reçu  exactement  la  même  instruc- 
tion, très  rudimentaire,  qui  étaient  tous  nourris  de  la  Yulgate  et 
qui  écrivaient  une  langue  morte  comme  le  font  des  écoliers  de 
nos  jours;  ils  oublient  aussi  que  les  monastères  auxquels  on  rat- 
tache d'ordinaire  ces  annales,  Saint -Amand,  Lobbes,  Gorze, 
Lorsch,  Murbach,  étaient  tous  situés  dans  la  même  région  de 
l'Empire  franc,  dans  le  bassin  du  Rhin  et  de  l'Escaut,  qu'ils 
avaient  entre  eux  des  échanges  constants,  qu'ils  étaient  en  rela- 
tions plus  ou  moins  directes  avec  la  cour  ou  avec  l'archevêché  de 
Mayence,  que,  par  conséquent,  si  les  Annales  proviennent  réel- 
lement des  monastères,  ils  ont  pu  se  faire  les  uns  aux  autres, 
pour  les  rédiger,  des  emprunts  mutuels  et  multipliés.  Ce  qui 
frappe  le  plus,  quand  on  lit  les  Annales,  c'est  que  leurs  auteurs 
se  préoccupent  surtout  des  campagnes  entreprises  presque  tous 
les  ans  par  les  rois  francs  ou  de  ce  qui  s'est  passé  à  l'assemblée 
générale  du  printemps.  M.  Wattenbach  y  voit  une  raison  pour 
refuser  aux  Annales  une  origine  monastique.  Cette  conclusion 
ne  me  paraît  pas  juste,  car  les  expéditions  militaires  pour  les- 
quelles le  monastère  devait  fournir  des  soldats,  les  assemblées 
auxquelles  les  abbés  devaient  comparaître  avec  leurs  hommes  et 
apporter  au  roi  des  dons  en  nature  et  en  argent'  étaient  certai- 
nement, pour  les  moines,  l'événement  capital  de  l'année.  Quand 
les  hommes  d'armes  fournis  par  l'abbaye  revenaient  au  foyer, 
quand  l'abbé  était  de  retour  de  la  guerre  ou  de  l'assemblée, 
n'est-il  pas  tout  naturel  qu'on  inscrivît  sur  les  tables  de  Pâques, 
en  quelques  mots  tout  au  moins,  les  résultats  de  la  campagne, 
les  victoires  remportées,  les  otages  reçus?  Est-il  étonnant  que 
des  hommes  qui  n'avaient  à  leur  disposition  qu'un  vocabulaire 
très  restreint  aient  souvent  rapporté  les  mêmes  faits  dans  les 

1.  Le  monastère  de  Lorscli  est  préciséineiit  inscrit  dans  le  eapitulaire  île  817 
l>armi  ceu\  qui  doivent  dona  et  militiam.  L'authenticité  de  cette  liste  est,  il 
est  vrai,  très  contestable. 


—  m  — 

mêmes  termes?  Il  est  possible  que  les  abbés  se  communiquassent 
les  notes  qu'ils  avaient  écrites,  il  est  possible  aussi  qu'on  eût 
l'habitude  d'envoyer  aux  monastères  et  aux  églises  les  plus 
importantes  une  sorte  de  circulaire  racontant  les  faits  principaux 
et  les  résultats  de  la  campagne,  et  que  les  diverses  annales  aient 
souvent  puisé  leurs  renseignements  à  ce  fonds  commun.  On  ne 
s'étonne  pas  alors  que  certaines  années  portent  pour  seule  men- 
tion :  «  Annus  sine  hoste  fuit.  Nous  n'avons  pas  eu  cette  année- 
là  à  faire  le  service  d'host.  »  Ces  hypothèses  permettent  de  com- 
prendre les  nombreuses  ressemblances  des  annales  entre  elles 
tout  en  leur  laissant  leur  individualité,  de  comprendre  aussi  com- 
ment des  faits  d'intérêt  local  et  ecclésiastique  y  ont  été  inscrits 
simultanément  avec  les  événements  politiques.  S'il  fallait  n'y 
voir  que  des  extraits  d'Annales  de  la  cour,  faits  après  coup,  on 
ne  comprendrait  guère  la  présence  des  mentions  de  phénomènes 
naturels  qui  perdent  leur  intérêt  à  distance,  et  surtout  on  ne 
comprendrait  pas  que  des  événements  qui  devaient  beaucoup 
frapper  les  personnes  vivant  à  la  cour,  les  naissances  et  les 
mariages  des  princes  n'y  fussent  pas  mentionnés.  Or,  ni  la  nais- 
sance des  fils  de  Charles  Martel  ni  celle  des  fils  de  Peppin  n'est 
inscrite  dans  les  premières  Annales  ^ 

Je  ne  vois  donc  qu'un  seul  résultat  à  retirer  des  travaux  de 
MM.  Arnold  et  Bernays,  un  résultat  tout  négatif  :  l'impossibilité 
d'établir  avec  une  entière  certitude  la  filiation  des  Annales.  Je 
persiste  à  croire  qu'elles  ont  une  origine  monastique  et  qu'une 
partie  d'entre  elles  sont  des  annales  contemporaines  ;  je  pense 
même  que  les  essais  de  classement  de  MM.  Pertz,  Giesebrecht, 
Waitz  et  Wattenbach  n'ont  pas  été  aussi  inutiles  que  les  conclu- 
sions de  MM.  Arnold  et  Bernays  le  feraient  croire  au  premier 
abord,  et  que  ces  savants  sont  arrivés  à  déterminer  avec  une 
assez  grande  exactitude  le  caractère  et  l'importance  relative  des 
principales  annales. 

Voici  les  conclusions  pratiques  que  je  crois  pouvoir  tirer  de 
l'étude  attentive  des  Annales  et  des  travaux  critiques  dont  elles 
ont  été  l'objet  : 

Les  Annales  S.  Amandi,  Laubacenses  et  Tiliani  forment 
un  premier  groupe.  Celles  de  Saint-Amand  nous  offrent  la  forme 
la  plus  ancienne  de  ces  Annales  et  la  plus  complète,  mais  la  copie 
que  nous  en  possédons  nous  présente  une  chronologie  moins  sûre 

I.  La  mention  qui  se  trouve  dans  le  Codex  Masciacencis  des  Annales  Péta- 
viennes  à  l'année  747  est  une  addition  postérieure. 


—  9(J  — 

que  celle  des  Annales  de  Lobbes.  Quant  aux  Annales  Tiliennes, 
elles  n'ont  qu'une  importance  tout  à  fait  secondaire. 

Le  second  groupe  est  formé  des  Annales  de  la  Moselle  repré- 
sentées par  les  Laureshamcnses  et  les  Mosellani  qui  sont  cer- 
tainement la  reproduction  d'une  source  commune  jusqu'à  785, 
que  les  Mosellani  paraissent  avoir  reproduite  plus  fidèlement 
que  les  LauresliCDuenscs .  Mais,  à  partir  de  785,  les  Lauresha- 
menses,  qui  sont  beaucoup  pl^s  développées,  sont  une  source 
originale  d'une  grande  valeur,  écrite  probablement  par  un  clerc 
attaché  au  palais  et  qui  s'intéresse  particulièrement  aux  affaires 
de  Bavière. 

Le  troisième  groupe  est  formé  par  les  Annales  de  Murbach, 
représentées  par  les  Annales  Guelfer^bytani  avec  les  Nazariani 
et  les  Alamannici  qui  ont  aussi  des  rapports  étroits  avec  les 
Annales  de  la  Moselle.  —  Les  Annales  Guelferbytani  ont  une 
importance  réelle  pour  les  années  741  à  790.  Elles  en  ont  une 
moindre  à  partir  de  cette  date,  parce  que  leur  texte  est  corrompu. 
Mais  on  peut  le  reconstituer  avec  les  Annales  Metteuses  qui  ont 
suivi  la  même  source.  Les  Nazariani  n'ont  que  peu  de  valeur  ; 
les  Ala7nannici  sont  utiles  surtout  pour  l'époque  postérieure 
à  790. 

Les  Annales  Petaviani,  que  nous  ne  possédons  probable- 
ment pas  dans  un  texte  tout  à  fait  pur,  et  qui  nous  sont  parvenues 
dans  trois  manuscrits  assez  sensiblement  divergents  \  sont  néan- 
moins un  guide  très  précieux  pour  les  campagnes  de  Gharle- 
magne  à  partir  de  770. 

Quant  aux  Annales  Maanminiani,  elles  sont  le  produit  d'un 
travail  de  compilation  et  de  combinaison  plus  compliqué  et  ne 
peuvent  pas  être  mises,  au  point  de  vue  de  l'autorité,  sur  la  même 
ligne  que  les  précédentes. 

Jusqu'en  768,  les  Continuateurs  de  Frédégaire  sont  pour  nous 
une  source  de  renseignements  parallèle  aux  Annales,  qui  leur 
doit  peu  de  chose,  et  ne  leur  a  presque  rien  donné.  Elles  nous 
fournissent  seules  un  récit  détaillé  des  événements,  mais  les 
Annales  complètent  parfois  les  lacunes  de  ce  récit,  en  rectifient 
certains  points  et  permettent  d'en  fixer  avec  précision  la  chrono- 
logie. C'est  leur  caractère  fruste  et  sans  art  qui  fait  leur  prix. 

Nous  verrons  bientôt  comment  elles  donnent  naissance  à  des 
œuvres   plus  personnelles  et   plus  développées  telles  que  les 

t.  Cf.  Bernays,  ^).  88,  note. 


—  97  — 

Annales  Laurissenses,  la  Chronique  de  Moissac  et  les  grandes 
Annales  du  ix*  siècle. 

Quant  aux  autres  Annales  que  nous  avons  énumérées  au  début 
de  ce  chapitre,  elles  n'ont  qu'une  importance  très  secondaire. 
Celles  auxquelles  on  attribue  une  origine  bavaroise,  les  Annales 
Juvavenses  brèves  (724-741),  minores  (742-814)*  et  majores 
(550-855),  les  Annales  S.  Émmerani  Ratisponensis  majo- 
res (748-823)2  et  minores  (732-1062),  enfin  les  Annales 
Baioarici  brèves  (687-811)  ne  nous  offrent  que  des  notes  très 
clairsemées.  Elles  offrent  des  traits  de  ressemblance  avec  les 
Annales  du  nord,  si  bien  que  M.  Giesebrecht  croit  que  les  Anna- 
les Juvavenses  majores  se  sont  servies  des  A.  S.  Amandi,  que 
M.  Bernays  les  fait  toutes  venir  de  ses  fameuses  Annales  de  la 
cour,  et  que  MM.  Waitz  et  Kurze  leur  donnent  pour  source  des 
Annales  bavaroises  qui  s'arrêtaient  à  796  et  qui  auraient  aussi 
servi  aux  Annales  Maximiniani^ .  Ces  Annales  n'ont  d'ailleurs 
d'intérêt  que  par  les  notes  locales  qu'elles  contiennent.  Elles  ont 
pour  point  de  départ  les  Annales  dites  d'Alcuin,  qui  donnent  les 
noms  des  lieux  où  Charlemagne  célébra  la  fête  de  Pâques,  de  782 
à  787,  et  il  est  probable  que  c'est  à  Arn,  ami  d'Alcuin  et  évêque 
de  Salzbourg,  que  les  Annales  bavaroises  durent  leur  naissance^. 

Nous  trouvons  encore  ces  mêmes  Annales  Alcuini  précédées 
de  notes  écrites  à  Lindisfarne  (642-664)  et  d'autres  écrites  à 
Cantorbéry  (673-690)  en  tête  de  très  courtes  annales  rédigées  à 
Saint-Germain-des-Prés  :  Annales  S.  Germa?ii  Parisiensis 
minores  (642-919).  C'est  encore  une  preuve  de  cette  influence 
anglo-saxonne,  que  nous  retrouvons  à  l'origine  de  presque  toutes 
les  annales.  Ces  Annales  S.  Germ.  min. ,  de  642  à  919,  sont  en 
partie  empruntées  aux  Annales  S.  Dionysii  qui  sont  contem- 
poraines pour  le  ix"  et  le  x^  siècle  et  ont  une  grande  importance 

1.  Elles  ont  été  écrites  en  816. 

2.  Commencées  le  18  avril  817. 

3.  Waitz,  Neues  Archiv,  V,  491  ;  Kurze,  Ibid.,  XXI,  Il  et  suiv.  Les  Annales 
Juvavenses  ont  été  écrites  sur  des  tables  de  Pâques  d'un  manuscrit  de  Bède 
de  550-724,  puis  continuées  par  une  seconde  main  de  725  à  797  et  par  une  troi- 
sième de  798-825.  Elles  ne  sont  contemporaines  que  depuis  798.  La  deuxième 
partie  a  été  écrite  en  797. 

4.  M.  Kurze  pense  que  le  manuscrit  original  des  Annales  Juvavenses  majores 
a  été  transporté  à  Wurzljourg  entre  803  et  814.  Il  dit  la  même  chose  du  manus- 
crit des  Annales  Juvavenses  minores,  mais  il  fixe  ailleurs  l'année  816  comme 
date  de  la  composition  de  ces  dernières  annales  {Neues  Archiv,  XXI,  p.  22 
et  15). 

HIST.    CAROLINGIEIVIVE.  7 


—  98  — 

chronologique.  Celles-ci  ont  été  d'abord  conduites  jusqu'à  887, 
puis  continuées  de  919  h  997*. 

Si  le  rapport  des  Annales  bavaroises  avec  les  Annales  du  nord 
est  difficile  à  déterminer,  celui  des  Annales  S.  Gallenses  brèves 
(708-815),  S.  Gallenses  brevissimi  (814-961)  et  Augienses 
(709-858  et  860-954)  est  beaucoup  plus  clair.  Elles  sont  des 
extraits  de  la  continuation  des  Annales  Alamannici  qui,  après 
avoir  été  rédigées  à  Murbach  jusqu'à  800,  avaient  été  poursuivies 
à  Reichenau  de  801  à  859.  —  Les  abbayes  de  Reichenau  et  de 
Saint-Gall,  voisines  toutes  deux  de  la  ville  épiscopale  de  Cons- 
tance, étaient  devenues  au  ix"  siècle  les  principaux  centres 
d'étude  dans  l'Allemagne  du  Sud,  grâce  à  la  double  influence 
d'Alcuin  et  de  maîtres  irlandais  et  à  la  faveur  de  Louis  le  Pieux 
et  des  rois  allemands. 

Les  Annales  d'Auch  et  celles  de  Barcelone,  Annales  Aus- 
cienses  (687-844)  et  Annales  Barcinonenses  (538-801),  dont 
les  dernières  ont  été  mêlées  aux  Annales  de  Saint-Victor  de 
Marseille,  nous  montrent  l'usage  des  annales  se  répandant  au 
IX''  siècle  dans  la  partie  de  l'empire  franc  la  plus  éloignée  de 
celle  où  il  s'était  d'abord  développé. 

Au  ix*"  et  au  x®  siècle  on  écrit  partout  des  annales.  Nous  en 
trouvons  non  seulement  dans  les  pays  où  les  annales  avaient  pris 
naissance  comme  à  Trêves  {Annales  S.  Maximini  Treviren- 
sis,  708-987,  source  du  Continuateur  de  Réginon),  à  Cologne 
{Annales  S .  Pétri  Coloniensis, SiO-SiS;  A^males  Colonienses 
brevissimi,  814-810;  Annales  Colonienses  brèves,  814-964; 
Annales  Colonienses  majores,  776-1028,  maigres  essais  qui 
ne  font  guère  prévoir  les  grandes  Annales  de  Cologne  du 
xii°  siècle);  à  Wissembourg  {Annales  Weissenburgenses, 
763-846),  mais  un  peu  partout,  dans  diverses  écoles  monas- 
tiques ou  épiscopales.  A  Flavigny,  au  diocèse  d'Autun,  on  com- 
pose en  816  et  l'on  continue  jusqu'en  879  des  annales  en  partie 
tirées  des  Annales  de  la  Moselle  {Annales  Flaviniacenses, 
382-879)*;  nous  possédons  des  notes  annalistiques  recueillies  à 
Lausanne  {Annales  Lausonenses^,  850-985,  qui  ont  servi  pour 
le  Chroyiicon  Lausonensis  Chartularii)*,  à  Lyon  {Annales 

1.  Voy.  Berger,  daas  Bibl.  de  l'École  des  Chartes,  1879,  et  leditiou  île  Wailz 
dans  les  Monuinenta,  t.  XIII. 

2.  Cf.  Waitz,  dans  Neues  Archiv,  V,  484. 

3.  Ibid.  Ed.  do  Jatl'c  à  la  suite  du  Cassiodore  de  Mommsen  {Abhandl.  der 
Kœnigl.  Sivchshchen  Gesellsch.  d.  Wissensckaflen,  Vill,  18G1). 

4.  Mem.  et  doc.  de  la  Suisse  romande,  VI,  et  SS.  rerum  Germ.,  XXIV. 


—  99  — 

Lugdunenses ,  769-841),  à  Massai  en  Berry  {Annales  Mas- 
ciacenses,  732-824,  832-1013)*,  à  Saint-Quentin  {Annales 
S.  Quintini  Verornandenses,  793-994).  Les  Annales  écrites  à 
Angoulême,  sans  doute  au  monastère  de  Saint-Cyba.rd  {Annales 
Engolismenses,  815-870,  886-930,  940-991),  ont  été  rema- 
niées {Annales  Engolismenses,  815-993,  et  Chronicon  Aquita- 
nicum),  puis  ont  servi  de  source  au  xi''  siècle  à  Adémar  de  Cha- 
bannes  pour  la  composition  de  sa  Chronique  d'Aquitaine^.  Enfin 
à  Sens,  on  a  de  bonne  heure,  dans  les  monastères  de  Sainte- 
Colombe,  de  Saint-Pierre-le-Vif,  noté  les  événements  sous  forme 
d'annales.  Toutes  ces  notes  annalistiques  se  trouvent  réunies 
dans  la  Chronique  de  Saint-Pierre-le-Vif  (420-1184)  compilée 
au  xii^  siècle  par  le  moine  Clarius^.  Nous  en  avons  des  extraits 
faits  au  xf  siècle  sous  le  nom  de  Historia  Francorum  Seno- 
nensis*  et  de  Chronique  à! Odorannus^ .  La  seule  partie  de  ces 
annales  qui  nous  soit  parvenue  sous  sa  forme  primitive  de  notes 
contemporaines  est  celles  que  Pertz  a  publiées  sous  le  nom  à! An- 
nales S.  Columbae  Senonensis  (840-922).  Elles  sont  précé- 
dées d'annales  compilées  pour  les  années  708-840  et  ont  été 
continuées  jusqu'à  1218.  On  a  imité  et  copié  ces  Annales  dans 
le  monastère  de  Fleury-sur-Loire  qui  fut  en  relation  très  suivie 
avec  le  diocèse  de  Sens,  surtout  à  la  fin  du  x®  siècle,  à  l'époque  où 
Abbon  de  Fleury  et  Séguin,  archevêque  de  Sens,  étaient  alliés 
dans  leur  politique  hostile  à  Hugues  Capet  et  à  Gerbert  de  Reims. 
Ainsi  prirent  naissance  les  Annales  Floriacenses  (864-1060), 
dont  le  Chronicoyi  Floriacense  (626-1060)  n'est  qu'une  répé- 
tition peu  modifiée. 

Il  y  eut  sans  doute  un  grand  nombre  de  notes  annalistiques  du 
même  genre  qui  ne  sont  point  parvenues  jusqu'à  nous.  Nous  en 
retrouvons  des  traces  dans  les  chroniques  écrites  plus  tard  à 
Tours,  à  Reims,  à  Saint-Denis,  à  Gembloux,  à  Angers,  etc.; 
mais  toutes  ces  annales,  écrites  en  dehors  de  l'influence  des  évé- 
nements et  des  personnages  politiques,  n'ont  pris  aucun  dévelop- 
pement et  n'offrent  qu'un  médiocre  intérêt.  Si  à  Sens  et  à  Fleury- 

1.  Nous  avons  déjà  fait  remarquer  qu'un  des  manuscrits  des  Annales  Péta- 
viennes,  contenant  quelques  interpolations,  provient  de  Massai. 

2.  Voy.  l'édition  de  la  chronique  d' Adémar  donnée  en  1897  par  M.  Chavanon 
dans  la  Collection  de  textes  pour  servir  à  l'étude  et  à  l'enseignement  de  l'his- 
toire. 

3.  Quantin  et  Duru,  Archives  historiques  de  l'Yoiuie. 

4.  Éd.  Waitz,  dans  Mon.  Germ.,  t.  IX. 

5.  Quantin  et  Duru,  Archives  historiques  de  l'Yonne. 


—  -100  — 

sur-Loire  l'historiographie  fleurit  tout  à  coup  à  la  fin  du  x«  siècle, 
c'est  que,  par  suite  de  l'avènement  des  Capétiens,  les  évèques  de 
Sens  et  les  abbés  de  Fleury  se  trouvent  directement  mêlés  à  la 
vie  politique. 

Nous  allons  voir,  au  contraire,  comment,  sous  l'influence  de 
la  cour,  s'est  formée,  dès  la  fin  du  viii"  et  pendant  le  ix"  siècle, 
une  littérature  annalistique  qui  a  produit  des  œuvres  considé- 
rables d'une  haute  valeur  historique  et  qui  sont  nos  sources  prin- 
cipales pour  les  règnes  de  Charlemagne  et  de  ses  successeurs  en 
France  et  en  Allemagne.  Ce  sont  les  Annales  Laurissenses 
tnajores  et  minores  et  leur  remaniement  dit  Annales  Einhardi, 
les  Annales  Bertiniani,  les  Annales  Fuldenses,  auxquelles 
se  rattachent  les  Annales  Fuldenses  Antiqui,  les  Atmales 
Sithienses ,  les  Annales  Xantenses ,  etc.,  les  Annales  S. 
Vedasti,  la  Chronique  de  Moissac,  les  Annales  Mettenses  et 
enfin  la  Chronique  de  Réginon. 


NOTE  ADDITIONNELLE  AU  CHAPITRE  P^ 

M.  Kurze  a  repris,  dans  son  importante  étude  sur  les  Annales 
royales,  la  question  des  Petites  Annales  avec  sa  pénétration 
habituelle  et  voici  les  conclusions  auxquelles  U  est  arrivé,  tout  en 
reconnaissant  leur  caractère  hypothétique  : 

«  De  courtes  Annales  Austrasiennes,  commençant  à  l'an- 
née 708,  ont  pris  naissance  vers  714  ou  717,  peut-être  à  Saint- 
Martin  de  Cologne  ou  dans  un  autre  monastère  ripuaire,  peut-être 
à  la  cour  même  des  maires  du  palais,  et  ont  été  continuées  jus- 
qu'en 772,  sans  subir  d'influence  étrangère;  à  leur  imitation,  des 
annales  semblables  ont  pris  naissance,  peu  après  730,  en  Neus- 
trie,  peut-être  à  Corbie;  on  les  a  fait  partir  aussi  de  708  et  on 
les  a  conduites  jusqu'à  764.  Après  735,  ou  au  plus  tard  après  746, 
on  a  commencé  en  Alémanie,  peut-être  à  Reichenau,  en  se  ser- 
vant de  tables  de  Pâques  anglo-saxonnes,  des  notes  aunalis- 
tiques  indépendantes  des  précédentes  qu'on  a  fait  remonter  h  703 
et  qu'on  a  continuées  jusqu'à  756.  Ces  notes  furent  transportées 
entre  756  et  760  à  Murbach,  où  l'on  s'en  est  servi  pour  rédiger 
des  annales  commençant  en  740  et  s'arrêtant  d'abord  à  756. 
Elles  trouvèrent,  après  772,  un  continuateur  qui,  avec  l'aide  des 
Annales  neustriennes,  708-764,  et  des  Annales  austrasiennes, 
708-772,  compléta  les  années  manquantes  par  de  secs  extraits, 


^ibhhhH 


—  -loi  — 

puis  les  poursuivit  jusqu'en  781,  avec  régularité,  par  de  très 
brèves  additions.  En  même  temps,  vers  760,  les  Annales  austra- 
siennes  et  neustriennes  devenaient  à  Gorze  le  noyau  d'autres 
annales,  qui  y  étaient  continuées  jusqu'en  777  et  servirent  ensuite 
de  base  à  des  Annales  de  Lorsch.  Cet  annaliste  continua  son 
œuvre  à  partir  de  778  ;  il  écrivit  à  Lorsch  les  années  778-785, 
et  il  en  fit,  peut-être  hors  de  Lorsch,  une  seconde  rédaction  con- 
duite jusqu'à  790.  De  la  première  rédaction  sont  sorties  les 
Annales  Mosellani  et  Flaviniacenses  jusqu'à  785,  de  la 
seconde  les  Annales  Laureshameyises  et  le  Fragmentum 
C^e^nw^  jusqu'à  790.  Les  Annales  Tilia?îi,  jusqu'à  737,  et  les 
Annales  S .  Amandi,  jusqu'à  772^,  dérivent,  sans  aucun  mélange 
étranger,  des  Annales  austrasiennes  primitives.  La  première  par- 
tie des  Annales  S.  Columbae  Senonensis ,  jusqu'à  767,  et  les 
Annales  Maœiminiani,  jusqu'à  771,  sont  des  extraits  fort  mal 
faits  de  ces  Annales  et  des  Annales  neustriennes.  La  rédaction  la 
plus  ancienne  des  Annales  pétaviennes  jusqu'en  778  (composées 
peut-être  à  Gorze)  est  une  combinaison  des  anciennes  Annales 
austrasiennes  et  de  celles  de  Gorze.  Les  Annales  S.  Gallenses 
Baluzii  jusqu'en  783  ont  la  même  origine  avec  mélange  des 
Annales  de  Murbach.  Enfin  les  Annales  de  Gorze  ont  aussi  servi 
à  une  seconde  rédaction  des  Annales  de  Murbach  de  708  à  781, 
qui  a  été  continuée  jusqu'en  790  d'après  une  seconde  rédaction 
des  Annales  de  Lorsch,  puis  a  été  ensuite  poussée  jusqu'à  799. 
Les  Annales  Nazariani,  écrites  peut-être  en  Hesse  ou  en  Thu- 
ringe,  sont  extraites  de  la  seconde  rédaction  des  Annales  de  Mur- 
bach jusqu'à  790,  peut-être  avec  l'addition  d'extraits  de  la  pre- 
mière. Les  Annales  Ala?nannici,  S.  Gallenses  brèves, 
Weingartenses,  Augienses  et  S.  Gallenses  majores  sortent 
de  la  seconde  rédaction  des  Annales  de  Murbach  jusqu'à  799.  La 
continuation  de  la  seconde  rédaction  des  Annales  de  Murbach,  de 
782  à  790,  a  été  ajoutée  à  la  première  rédaction  des  mêmes 
Annales  et  le  tout  se  retrouve  dans  les  Annales  Guelferhy- 
tani.  » 

Ainsi  M.  Kurze  retrouve  dans  les  Annales  parvenues  jusqu'à 

1.  Cf.  plus  haut,  p.  85,  ce  qui  ost  dit  de  cette  continuation  de  786  à  791, 
puis  de  791  à  806. 

2.  Les  Annales  Laubacensos  se  sont  servies  d'un  exemplaire  des  Annales  de 
Sainl-Amand  allant  au  inoins  jusqu'à  791,  mais,  comme  l'a  montré  Simson 
{Forschungen,  XXV,  375,  377),  après  Arnold  (p.  55-62),  elles  ont  aussi  puisé  dans 
des  Annales  de  687  à  814,  dont  se  sont  servies  les  Annales  Stabulenses  [Mon. 
Germ.,  XIII)  et  Ausciences  {ibicL,  III)  et  beaucoup  de  petites  Annales. 


—  ^02  — 

nous  six  séries  d'Annales  perdues,  Annales  austrasiennes  (758- 
772)  ;  Annales  neustriennes  (708-70-1)  ;  Annales  deGorze  (-777)  ; 
deux  rédactions  d'Annales  de  Lorsch  (703-785  et  703-790); 
Annales  alémanes  (703-756);  deux  rédactions  d'Annales  de 
Murbach  (740-756  et  740-781).  Il  fait  résolument  aller  la  pre- 
mière partie  des  Annales  de  Saint-Amand  jusqu'à  772  inclusive- 
ment ;  pour  les  Lauresliainenses,  il  n'admet  pas  de  coupure 
à  793,  mais  à  786  et  790,  et  il  croit  que  les  années  de  791  à  795 
ont  été  écrites  en  bloc  en  799.  Nous  trouverions  également 
imprudent  de  contredire  ou  d'adopter  ces  conclusions. 


CHAPITRE    II. 


LES  ANNALES  ROYALES. 

ANNALES  LAURISSENSES  MAJORES  ET  ANNALES  EINHARDP. 

Nous  avons  vu  les  Annales  perdre  peu  à  peu  leur  abrupte  con- 
cision pour  prendre  un  peu  plus  d'ampleur;  elles  contiennent  un 
plus  grand  nombre  de  faits,  très  brièvement  énoncés  sans  doute, 
mais  du  moins  en  des  phrases  plus  complètes  et  plus  claires. 
Toutes  les  Annales  que  nous  avons  ènumérées,  à  une  seule  excep- 

1.  On  trouvera  dans  Potthast,  Biblioieca  historica  medUaevi,  lindication  des 
éditions  et  traductions  de  ces  Annales.  M.  Kurze,  dans  le  t.  XIX  du  Neues 
Arcliiv,  p.  297  et  suiv.,  a  donné  une  description  très  complète  de  tous  les 
manuscrits  et  des  diverses  éditions.  L'étude  qu'il  a  consacrée  aux  Annales  Lau- 
rissenses  et  à  leur  remaniement  aux  t.  XX  et  pi.  XXI  du  Neues  Archiv  est  la 
plus  complète  et  la  plus  pénétrante  ([ui  ait  encore  été  faite.  Nous  ne  l'avons 
connue  que  lorsque  le  jtrésent  chapitre  était  déjà  rédigé  et  nous  n'avons 
pas  pu  noter,  en  revisant  notre  travail,  tous  les  ])oints  sur  lesquels  nous  nous 
étions  d'avance  trouvé  d'accord  avec  M.  Kurze.  Nous  nous  sommes  beaucoup 
aidé  de  son  mémoire  pour  compléter  et  corriger  le  nôtre.  —  On  consultera 
sur  ce  sujet,  outre  les  prél'aces  des  éditions  de  Nuenaro,  Reuber,  Duchesne, 
Bouquet,  Pertz  et  des  traductions  de  Ouizot,  Teulot,  O.  Abel,  les  travaux  sui- 
vants :  Lecointe,  Annales  Ecclesiastici,  ad  ann.  774;  —  Mabillon,  Ann.  0.  S. 
BenedictL  ad  ann.  77i  ;  —  Ampère,  Hist.  de  la  littér.  franc.,  111,  1  i9  ;  —  Frese, 
De  Eiahardi  vita  et  scriptis  spécimen  (1845);  —  Wattenbach,  Deutschlands 
Geschichtsquellen,  6°  édition,  t.  1  ;  —  Ranke,  Zur  KrltUi  frxnkisch-  deittscher 
Reichsannalislen  (Abh.  der  Berliner  Akadeinie,  1854);  —  L.  \on  Giosebrechl, 
Wendische  Geschic/Uen,  t.  lil,  283  ;  —  W'ailz,  Zu  den  Lorscher  u.  Einhards 
Annalen  (Ga-tt.  gel.  Anzeigen,  1857);  —  Id.,  articles  dans  Neues  Archiv,  V, 


—  -103  — 

tion  près  (les  Annales  Laureshamenses),  gardent  cependant 
jusqu'au  bout  leur  caractère  originaire.  Leurs  auteurs  ne  visent' 
pas  à  fournir  une  histoire  politique  suivie;  ils  s'inquiètent  peu  de 
passer  sous  silence  des  faits  essentiels;  ils  ne  se  préoccupent  ni  de 
l'élégance  ni  même  de  la  pureté  du  style. 

Le  moment  devait  venir  cependant  où  de  ces  essais  encore 
informes  sortiraient  des  œuvres  plus  développées,  qui  ne  seraient 
plus  une  série  de  notes  prises  au  hasard,  mais  le  récit  suivi  des 
événements  d'un  règne,  et  même  une  sorte  d'histoire  officielle 
d'un  règne,  le  journal  de  la  vie  d'un  roi.  Pour  que  cette  trans- 
formation s'accomplît,  il  fallait  à  la  fois  un  progrès  intellectuel 
et  un  progrès  politique  ;  il  fallait  que  l'on  fût  capable  de  com- 
prendre tout  le  parti  qui  pouvait  être  tiré  de  ce  procédé  de  nar- 
ration annalistique,  que  la  grandeur  des  événements  provoquât 
le  désir  de  les  raconter  avec  suite  et  en  détail,  enfin  que  la  vie  de 
cour  fût  organisée,  que  le  roi  ne  fût  plus  simplement  un  chef  d'ar- 
mée courant  toujours  du  nord  au  midi  à  la  tête  de  ses  troupes, 
mais  un  vrai  chef  d'empire  entouré  de  ministres  et  de  conseillers, 

497,  et  dans  Berichte  d.  Berliner  Akad.,  1882;  —  Simson,  De  statu  quaesfio- 
nis,  sint  ne  Einhardi  nec  ne  sint  quos  itli  ascribunt  Annales  imperii  (1860)  ; 
—  Id.,  Kleine  Berner kung en  zur  Karolingischen  Annalen  (Forsch.  z.  d.  Gesch., 
XIV,  131);  —  Id.,  Zur  Frage  nach  der  Entstehung  der  sogenannten  Annates 
Laurissenses  majores  (Forsch.  z.  d.  G.,  XX,  205)  ;  —  Id.,  appendice  III  du  t.  I 
des  Jahrbucher  des  frxnkischen  Reichs  unter  Karl  dem  Grossen,  et  appen- 
dice VI  du  t.  II  ;  —  W.  von  Giesebrecht,  Die  frsenkische  Kœnigsannalen  u. 
ihre  Vrsprung  (Miincliener  historisches  Jahrbuch,  1864);  —  Sybel,  IJeber  die 
karolingischen  Annalen  (Ilist.  Zeitschrift.  Neue  Folge,  VI,  260,  et  Vll,  3°  h., 
et  dans  Kleine  hist.  Schriften,  III,  p.  3  et  43)  ;  —  Dove,  Die  historischen  Schrif- 
ten  Einhardi  (Progr.  d.  stœdt,  Realschule  in  Elbing,  1866);  —  Id.,  Beitrœge 
zur  Einhardi  Frage  (Neues  Archiv,  X,  241)  ;  —  Ébrard,  Die  frxnkischen 
Reichsannalen  (Forsch.  z.  d.  G.,  XIII,  425);  —  Dunzelniann,  Beitrxge  zur 
Kritik  der  frxnkischen  Annalen  (Neues  Archiv,  II,  478,  513,  530)  ;  —  Harnack, 
Appendice  à  Das  Karolingische  u.  das  Byzantinische  Reich  (1880)  ;  —  Mani- 
tius,  Die  Annales  Sithienses,  Laurissenses  minores  et  Einhardi  Fuldenses 
(1881)  ;  —  Id.,  Einhards  Werke  u.  ihr  StU  (Neues  Archiv,  VII,  517)  ;  —  Id.,  Zu 
den  Ann.  Laur.  mai.  (Miltheil.  d.  Institut,  fiir  œsterreichichen  Geschichtsfor- 
schung,  XII,  2,  et  XIII,  225)  ;  —  Bernays,  Zur  Kritik  der  Karolingischen  Annalen 
(1883);  —  Kaufmann,  Die  Karolingischen  Annalen  (Hist.  Zeitschrift,  1885, 
t.  LIV,  54);  —  Piickert,  Ueber  die  kleine  Lorscher  Frankenchronik,  ihre  ver- 
lorene  Grundlage  u.  die  Annales  Einhardi  (Berichte  d.  Sfechsischen  Gesellsch. 
der  Wissenschaften,  24  juillet  1884)  ;  —  Bernheini,  Die  Vita  Karoli  als  Aus- 
gangspunkt  zur  literarischen  Beurtheilung  des  historikers  Einhard  (dans  His- 
torische  Aufsxtze  zum  Andenken  G.  Waitz,  1886);  —  Id.,  Das  Verhxltniss 
der  Vita  Caroli  zu  den  sogenannten  Annales  Einhardi  (dans  Historische  Vier- 
telzahrschrift,  3°  année,  2*  fasc,  p.  161).  —  Richter,  Die  Annalenfrage  (appen- 
dice au  t.  II  des  Annalen  des  frxnkischen  Reichs). 


—  ^o/.  — 

s'occupant  de  l'administration  en  même  temps  que  de  la  guerre, 
et  préoccupé  du  soin  de  sa  gloire  autant  que  de  la  sécurité  de  ses 
États. 

La  rédaction  d'Annales  officielles  sera  le  signe  du  progrès  des 
institutions  politiques  en  régularité  et  en  permanence. 

Sous  Charles  Martel  et  sous  Peppin,  nous  trouvons  déjà  un 
premier  essai  d'iiistoriograpliie  officielle,  dans  les  continuations 
de  la  Chronique  de  Frédégaire.  Bien  que  les  auteurs  aient  utilisé 
des  notes  annalistiques,  leur  chronologie  est  peu  exacte,  et  ils 
laissent  dans  leur  récit  de  graves  lacunes.  La  rédaction  de  ces 
continuations  a  été  faite  sous  l'inspiration  des  membres  de  la 
famille  des  Peppins,  mais  il  n'est  pas  probable  qu'elle  l'ait  été  à 
la  cour  même  sous  l'influence  directe  de  Charles  Martel  et  de  son 
fils  Peppin';  enfin  elles  ont  été  rédigées  non  année  après  année, 
mais  en  trois  fois,  à  des  dates  importantes  dans  l'histoire  des 
Carolingiens  (après  l'année  732,  après  l'année  752,  après  l'an- 
née 768),  et,  pour  ainsi  dire,  sous  l'inspiration  d'événements 
extraordinaires. 

Le  dernier  continuateur  de  Frédégaire  s'arrête  à  768  et  pen- 
dant les  vingt  premières  années  du  règne  de  Charlemagne,  au 
milieu  des  guerres  incessantes  faites  en  Italie,  en  Aquitaine,  en 
Saxe,  en  Espagne,  nul  chroniqueur  ne  songea  à  reprendre 
l'œuvre  inachevée.  Elle  ne  devait  pas  d'ailleurs  être  reprise.  Elle 
était  la  continuation  d'une  œuvre  de  l'époque  mérovingienne,  et 
elle  devenait,  dans  la  seconde  moitié  du  viif  siècle,  un  anachro- 
nisme. Ce  n'était  pas  à  l'histoire  des  rois  burgundes  que  pouvait 
se  rattacher  celle  des  descendants  de  Peppin  d'Héristal.  Les  Gesta 
non  plus  ne  pouvaient  être  continués.  La  Neustrie  est  abandonnée. 
La  royauté  nouvelle  allait  faire  naître  des  œuvres  historiques 
d'une  forme  nouvelle  aussi,  sorties  directement  de  ces  Annales 
qui,  depuis  les  premières  années  du  siècle,  se  multipliaient  et  se 
développaient  peu  à  peu. 

Jusqu'en  788,  Charlemagne  n'avait  pas  eu  un  jour  de  repos. 
De  788  à  792,  il  sembla,  au  contraire,  qu'il  allait  pouvoir  jouir 
en  paix  du  fruit  de  ses  fatigues  et  de  ses  victoires.  La  soumission 
de  la  Saxe,  en  785,  paraissait  définitive  depuis  que  Witikind 
avait  abjuré  sa  haine  avec  ses  croyances  païennes  ;  les  fils  de 

1.  Comment  expliquer  sans  cela  que  la  derniÎTe  partie  soit  CÂclusivement 
consacrée  aux  campagnes  d'Italie  et  d'Aquitaine,  qu'elles  gardent  le  silence  sur 
la  naissance  de  Peppin,  le  troisième  liis  de  Peppin  le  Bref,  et  surtout  qu'elles 
commetlcnl  une  erreur  de  date  pour  le  couronnement  de  Charles  et  de  Car- 
loman  '{ 


—  -105  -^ 

Charlemagne  établis,  Peppin  en  Italie,  Louis  en  Aquitaine, 
Charles  dans  le  Maine,  étaient,  aux  extrémités  du  royaume, 
malgré  leur  jeunesse,  les  représentants  de  la  puissance  pater- 
nelle, et  ni  les  Lombards,  ni  les  Grecs,  ni  les  Arabes  d'Espagne, 
ni  les  Bretons  ne  paraissaient  disposés  à  provoquer  de  nouveau 
la  colère  du  roi  des  Francs.  Enfin,  le  plus  redoutable  des  enne- 
mis qui  restaient  à  Charles,  après  la  soumission  de  Witikind,  le 
duc  de  Bavière  Tassilon,  s'était  solennellement  soumis  au  synode 
d'Ingelheim  en  788.  Cet  événement  fit  une  grande  impression 
sur  les  contemporains.  Avec  Tassilon  disparaissait  le  dernier  de 
ces  duchés  nationaux  qui  s'étaient  formés  en  Alémanie,  en  Aqui- 
taine, en  Bavière  à  l'époque  mérovingienne;  l'empire  franc 
n'était  plus  une  sorte  de  suzeraineté  militaire  sur  des  Etats  con- 
servant leur  individualité  ethnographique  et  politique,  mais  deve- 
nait une  véritable  monarchie  où  tous  les  sujets  étaient  soumis 
directement  au  même  roi  représenté  partout  par  une  administra- 
tion uniforme  ^ . 

Dans  le  même  temps  où  la  royauté  franque  arrivait  à  ce  degré 
de  stabilité  et  de  gloire,  les  efforts  de  Charlemagne  et  des  maîtres 
italiens  et  anglo-saxons,  appelés  par  lui  dans  ses  États,  provo- 
quaient un  mouvement  de  renaissance  intellectuelle  qui  prit  pré- 
cisément son  plus  grand  essor  de  787  à  800.  C'est  à  ce  moment 
que  nous  voyons  les  Annales  acquérir  un  développement  qu'elles 
n'avaient  pas  eu  jusque-là  et  perdre  le  caractère  de  notes  sans 
lien  et  sans  suite  pour  prendre  celui  d'œuvres  rédigées  d'après  un 
plan  et  avec  un  but  déterminés.  Dès  770,  les  grandes  guerres 
d'Aquitaine,  d'Italie,  de  Saxe  et  d'Espagne  avaient  excité  les 
annalistes  à  se  départir  de  leur  excessive  sécheresse  pour  ajouter 
quelques  détails  à  la  mention  des  faits  les  plus  importants  et  pour 
les  rapporter  en  des  phrases  un  peu  plus  élaborées.  Nous  en 
avons  la  preuve  dans  les  Annales  Pétaviennes  depuis  770,  dans 
les  Annales  Mosellani  et  Laureshamenses  depuis  774.  L'au- 
teur des  Annales  Latwissenses  majores  a  eu  évidemment,  lui 
aussi,  à  sa  disposition  des  notes  fort  étendues  sur  les  guerres 
d'Italie  et  de  Saxe.  Qu'étaient  ces  notes?  Etait-ce  des  Annales 
aujourd'hui  perdues  ?  Etait-ce  ces  circulaires  officielles  dont  j'ai 
supposé  l'existence-  et  qui  auraient  rendu  compte  chaque  année 


1.  C'est  vers  ce  méine  temps  (782)  que  l'institution  des  missi  se  régularise  et 
se  généralise.  Voy.  Krause,  Gesch.  des  Instituts  der  Missi  (Mitth.  der  Gesellsch. 
fiir  œsterreichische  Geschichtsforschung,  1850). 

2.  Cf.  p.  95. 


—  ^06  — 

des  résultats  des  diverses  campagnes?  Était-ce  simplement  des 
récits  isolés,  consignés  çà  et  là  dans  les  manuscrits  des  couvents, 
comme  cette  Clausula  de  Pippini  in  Francoriim  regem 
consecr alloue^  qui  se  trouvait  à  la  fin  d'un  De  gloria  confes- 
somim  de  Grégoire  de  Tours,  conservé  au  monastère  de  Saint- 
Denis  et  qui  nous  fournit  de  si  précieux  détails  sur  l'élévation 
au  trône  et  le  couronnement  de  Peppin?  Nous  ne  le  savons  pas, 
et  il  serait  présomptueux  de  vouloir  le  décider.  Mais  il  est  cer- 
tain que  ni  l'auteur  des  Annales  Laurissenses  majores,  ni 
celui  qui  les  a  remaniées  après  801,  ni  l'auteur  des  Annales 
Mettenses  n'ont  emprunté  à  la  seule  tradition  orale  les  détails 
qu'ils  nous  donnent  sur  les  années  760  à  788,  et  qu'ils  avaient 
entre  les  mains  les  documents  écrits  nécessaires  pour  composer 
des  œuvres  conçues  d'une  manière  plus  large  et  plus  réfléchie. 
C'est  dans  les  années  qui  s'étendent  de  787  à  l'établissement  de 
l'empire  que  s'accomplit  définitivement  cette  évolution  dans  la 
littérature  annalistique.  A  partir  de  786,  les  Annales  Laure- 
shamenses ,  non  seulement  sont  beaucoup  plus  développées 
qu'elles  ne  l'étaient  jusque-là,  mais  on  y  trouve  une  recherche  de 
style  qui  touche  à  l'affectation-,  et  surtout,  à  côté  du  récit  des 
aff'aires  militaires,  la  préoccupation  des  grands  intérêts  politiques, 
législatifs  et  administratifs  de  l'Etat^,  C'est  après  788  que  les 
Annales  Laurissenses  majores  sont  composées  et  c'est  à  partir 
de  796  qu'elles  deviennent  une  histoire  suivie  et  complète  du 
règne  de  Charlemagne.  Après  801,  on  les  remanie  pour  en  amé- 
liorer le  style  et  combler  les  lacunes  qu'elles  présentent  jus- 
qu'en 795  ;  vers  la  même  époque  on  fait  encore  d'autres  travaux 
analogues  dont  l'existence  est  attestée  par  les  fragments  d'An- 
nales retrouvés  à  Bàle,  à  Berne,  à  Dusseldorf  et  à  Vienne^,  et 
dans  lesquels  MM.  Waitz  et  Pïickert  voient  des  extraits  d'une 

1.  Histor.  de  France,  t.  V,  p.  9-10,  et  Monum.  Germaniae,  XV,  1. 

2.  Cf.  les  années  791,  799,  800,  802. 

3.  Cf.  802. 

4.  C'est  à  tort,  je  crois,  que  M.  Kiirze  et  M.  Simson  voient  dans  le  Frag- 
menium  de  Pippino  Duce,  publié  par  Freher  {Corpus  hist.  franc,  168-170),  un 
morceau  de  la  compilation  à  laquelle  appartiennent  peut-être  ces  fragments.  Le 
fragment  de  Dusseldorf  (759-762)  a  été  publié  i)ar  Pertz  dans  les  Monum.  Germ., 
t.  XX,  sous  le  titre  de  Annales  MerUiinenses  (le  ms.  provenant  de  Werden); 
celui  de  Bâle  (769-772),  par  lUeclithold,  dans  ÏAnzeiger  fur  schireizerische 
Geschichte,  1872  ;  celui  de  Berne,  par  Meyer  de  Knonau,  dans  les  Forsckunyen 
z.  d.  Geschichte,  t.  VIII  ;  enlin  ceu\  de  Vienne  (784,  785),  par  Wattenbach,  dans 
la  2"  éd.  de  ses  DeutDchlands  Geschkhlsquellen.  Les  fragments  de  Bàle,  Berne 
et  Vienne  ont  été  réunis  dans  le  t.  Xlll  des  Monumenta  Germaniae. 


—  ^07  — 

compilation  qui  a  aussi  servi  de  source  au  Poeta  Saxo,  au 
remanieur  àe^  Annales  Laurissejises  majores,  aux  auteurs  de 
la  Chronique  de  Moissac,  du  Chronicon  Vedastinum,  des 
Annales  Mettenses,  Lobienses,  Guelferbytani,  Laurissen- 
ses  minores,  Maœiminiani,  du  Breviarium  Erchanberti  et 
des  Gesta  abbatum  Fontanellensium.  M.  Giesebrecht,  de  son 
côté,  a  supposé  que  ces  fragments  appartiennent  à  une  compila- 
tion faite  par  Haiton  de  Reichenau*.  Les  suppositions  de  ce 
genre  sont  toujours  fort  hasardées.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que, 
dès  la  fin  du  viii''  siècle,  non  seulement  le  cadre  des  Annales 
s'élargit,  mais  qu'encore  les  Annales  sont  remaniées,  interpolées 
et  combinées  ensemble  pour  former  des  œuvres  nouvelles  qui  con- 
servent la  forme  annalistique  et  affectent  l'apparence  de  docu- 
ments contemporains-. 

Les  Annales  Laurissenses  majores,  qui  s'étendent  de  741 
à  829,  sont  à  la  fois  une  compilation  d'annales  antérieures  et 
des  annales  contemporaines.  Elles  sont  la  source  la  plus  impor- 
tante que  nous  possédions  pour  le  règne  de  Charlemagne  et  elles 
ont  exercé  une  influence  considérable  sur  toute  la  littérature 
historique  du  ix*^  siècle.  Elles  méritent  donc  d'être  étudiées  avec 
une  attention  particulière. 

La  première  édition  qui  en  a  été  donnée,  celle  de  Canisius, 
dans  ses  Lectiones  Antiquae  (t.  III,  p.  187  et  suiv.),  a  été  faite 
d'après  un  ms.  du  monastère  de  Lorsch  qui  ne  comprenait  que 
les  années  741  à  788.  Le  manuscrit  de  Pétau  (aujourd'hui  au 
Vatican,  R.  Christine,  617),  dont  s'est  servi  Duchesne  (II,  24)^ 

1.  Wattenbach,  Deti<sc^^and.s  Geschichtsguellen,  I,  p.  166.  —  Je  répéterai  au 
sujet  des  hypothèses  de  MM.  Wailz  et  Pùckert  ce  que  j'ai  dit  au  sujet  de  celles 
de  MM.  Arnold  et  Bernays.  L'existence  de  sources  communes  n'est  pas  dou- 
teuse, mais  vouloir,  par  la  comparaison  des  Annales,  arriver  à  connaître  exac- 
tement ces  sources  est  une  entreprise  désespérée,  car  les  sources  intermédiaires, 
les  combinaisons  et  remaniements  peuvent  avoir  été  très  nombreux.  Là  où 
M.  Piickert  suppose  une  source  commune,  il  peut  y  en  avoir  eu  plusieurs.  Tel 
ou  tel  fragment,  les  Annales  Werthinenses,  par  exemple,  pourraient  être  non 
un  remaniement,  mais  la  source  des  Annales  Laurissenses.  Toutefois,  il  y  a 
plus  de  vraisemblance  qu'elles  soient  un  remaniement.  M.  Kurze  rapporte  tous 
ces  fragments  (y  compris  le  Fragmentwn  di  Pippino  Duce,  qui  a  un  tout  autre 
caractère  ;  cf.  la  note  précédente)  à  une  compilation  qui  aurait  été  composée 
vers  806  et  aurait  servi  au  remanieur  des  Annales  Laurissenses,  à  celui  des 
Annales  Mettenses,  à  celui  de  la  Chronique  de  Moissac,  etc.,  etc.  {Neues 
Archiv,  XXI,  p.  29  et  suiv.). 

2.  C'est  vers  la  même  époque  qu'on  composa  la  Chronique  universelle  de  741, 
publiée  par  M.  Waitz  au  t.  XIII  des  Monumenta  Germaniae. 

3.  En  le  complétant  avec  un  autre  manuscrit  du  Vatican  (Christ.  813)  qui  a 
aussi  appartenu  à  Pétau  (cf.  Kurze,  Neues  Archiv,  XIX,  p.  301). 


—  40S  — 

et  celui  de  Paris  (lat.  5941)  conduisent  les  Annales  jusque 
vers  la  fin  de  l'année  813'.  Le  ms.  de  Paris  10911,  qui  a  appar- 
tenu au  baron  de  Crassier  et  a  été  utilisé  par  D.  Bouquet,  le  ms. 
de  Saint-Pétersbourg  et  un  ms.  de  Saint-Omer  (n.  70G)  inconnu 
de  Pertz  et  collationné  par  Kurze,  fournissent  le  texte  complet 
des  Annales  Laurissenses  jusqu'à  829,  mais,  comme  les  pré- 
cédents, ne  contiennent  pas  la  mention  des  conspirations  de  Har- 
drad  et  de  Peppin.  Les  manuscrits  de  Vienne  n°*  473  et  612,  qui 
ont  été  utilisés  pour  la  première  fois  par  M.  Pertz,  s'étendent 
jusqu'à  829  et  contiennent  la  mention  des  deux  conspirations-. 
C'est  M.  Pertz  qui  les  a  baptisées  du  nom  à' Annales  Lauris- 
senses majores,  parce  qu'il  pensait  qu'elles  avaient  été  compo- 
sées à  Lorsch,  du  moins  jusqu'en  788.  Duchesne,  qui  avait  reçu 
de  Loisel  communication  d'un  manuscrit  des  Annales  (aujour- 
d'hui Paris  5941),  leur  avait  donné  le  nom  d'Annû^/e^Zoz'^e^mnz^. 
D'autres  manuscrits''  contiennent  des  annales  qui  sont  à  peu  près 
identiques  aux  précédentes  pour  les  années  801  à  829,  mais  qui, 
pour  les  années  741  à  801,  nous  offrent  un  texte  complètement 
remanié  au  point  de  vue  du  style  et  enrichi  de  nombreuses  addi- 
tions. Ces  Annales,  attribuées  par  le  comte  de  Nuenare,  qui  les 
publia  pour  la  première  fois  en  1521  ^  à  un  bénédictin  inconnu, 
puis  par  Freher,  en  1613^,  à  un  certain  Adelme  ou  Adémar,  ont 
été  appelées  par  la  plupart  des  éditeurs  et  des  critiques,  depuis 
Duchesne,  Annales  d'Éginhard,  de  sorte  qu'en  général  on 
réserve  le  titre  à! Annales  Lau7Hssenses  majores  au  texte  pri- 
mitif de  741  à  801  et  on  donne  celui  d'Anna/e^  d' É ginhard  aux 

1.  Réginon,  les  Annales  Tiliani,  les  Annales  Maximiniani  ont  suivi  proba- 
blement un  manuscrit  de  cette  famille  (Id.,  Ibid.). 

2.  Les  Annales  Fuldenses  ont  suivi  de  771  à  817  un  manuscrit  analogue  à 
celui  de  Vienne,  n°  612,  qui  commence  aussi  en  771.  M.  Kurze,  dans  son  étude 
sur  les  mss.  des  Annales,  indique  encore  certaines  transcriptions  fragmentaires 
des  Annales  que  nous  ne  mentionnons  pas  ici. 

3.  Pertz  dit  dans  sa  préface  et  on  est  habitué  à  répéter  depuis  qu'elles  ont 
été  aussi  a|)pelées  Annales  plebeii.  Je  ne  crois  pas  qu'aucun  éditeur  les  ait 
ainsi  appelées  ni  que  cette  désignation  ait  été  usitée  au  ix°  siècle.  Réginon  dit 
simi)lement,  après  les  avoir  em|>loyéos  d'après  un  manuscrit  analogue  à  ceux 
de  Duchesne,  qu'elles  sont  plebeio  et  rusticano  sermone  composita. 

4.  On  trouvera  une  description  di'tailiée  de  ces  manuscrits  dans  Kurze,  A'eHes 
Archiv,  t.  XIX,  297  et  suiv.  —  11  ramène  tous  nos  mss.  actuels  du  texte  rema- 
nié des  A.  Laurissenses  à  un  archétype  commun,  aujourd'hui  perdu,  où  les 
Annales  devaient,  d'après  lui,  comme  dans  pres(]ue  tous  les  mss.,  faire  suite 
à  la  Vila  Karoli  d'Einhard. 

5.  Cologne,  in-'i°. 

6.  Corpus  francicae hisloriae,  II,  381. 


—  ^09  — 

Annales  de  801  à  829  et  au  remaniement  de  741  à  801,  Pour- 
tant les  critiques  sont  loin  d'être  d'accord  sur  la  part  prise  par 
Einhard  à  la  rédaction  des  Annales.  Tandis  que  les  uns  lui 
attribuent  tout  ce  qu'on  est  habitué  à  désigner  .par  son  nom, 
d'autres  bornent  son  rôle  tantôt  à  celui  de  remanieur,  tantôt  à 
celui  d'auteur  de  telle  ou  telle  partie  des  Annales  de  788  à  829. 
Aussi,  sans  nous  prononcer  encore  sur  la  question  de  savoir  si 
Einhard  a  contribué  à  la  composition  des  Annales,  croyons- 
nous  plus  sage  d'écarter  son  nom  et  de  ne  na^s  servir  que  des 
termes  d'Annales  Laurissenses  majores  (741-829)  et  de 
Remaniement  (741-801). 

M.  Kurze  distingue  avec  raison  cinq  groupes  de  manuscrits  : 
A,  l'édition  princeps  de  Canisius  faite  sur  le  manuscrit  de  Lorsch 
et  s'arrêtant  à  788  ;  B,  les  manuscrits  2,  3,  7  et  7^  de  Pertz,  qui 
s'étendent  jusqu'à  813,  aux  mots  «  amissis  recesserunt,  »  et  ne 
contiennent  pas  la  mention  des  conjurations  de  Hardrad  en  785 
et  de  Peppin  en  792;  G,  les  manuscrits  8,  9,  10,  11,  12,  qui 
s'étendent  jusqu'à  829  et  ne  contiennent  pas  non  plus  ces  deux 
mentions  ;  D,  les  manuscrits  4,  5,  6,  qui  les  contiennent  et  qui 
s'étendent  aussi  jusqu'à  829;  E,  les  manuscrits  qui  contiennent 
le  texte  remanié  de  741  à  829.  Trois  manuscrits  incomplets,  13, 
14, 15,  sont  impossibles  à  classer  avec  certitude. 

Les  indications  que  nous  venons  de  donner  sommairement  sur 
les  manuscrits  des  Annales  Laurissenses  majores  rendent 
vraisemblable  la  conclusion  qu'elles  ne  forment  pas  un  tout 
homogène,  mais  qu'elles  ont  été  rédigées  à  différentes  époques 
par  plusieurs  auteurs  et  que  les  années  788,  801  et  813  ont  une 
importance  particulière  dans  l'histoire  de  leur  composition. 

I. 

Les  «  Annales  Laurissenses  »  de  741  à  788. 

La  première  partie  des  Annales  s'étendrait  donc  de  741  à  788. 
Cette  division  n'est  pas  seulement  marquée  par  le  manuscrit  de 
Lorsch  qui  s'arrêtait  en  788  et  donnait  ensuite  le  texte  des 
Annales  Laureshamenses  pour  les  années  789-793  ;  mais  sur- 
tout par  le  contenu  même  des  Annales.  Le  style  est  d'une  cons- 
tante et  grossière  incorrection,  tandis  que,  dès  789  et  surtout 
796,  il  devient  beaucoup  plus  correct.  C'est  le  style  de  cette  pre- 
mière partie  qui  a  mérité  aux  Annales  le  jugement  sévère  de 
Réginon  «  plebeio  et  rusticano  sermone  composita.  »  En  outre, 


—  4^0  — 

le  récit  jusqu'en  788  frappe  par  l'uniformité  de  son  allure,  surtout 
depuis  les  années  758-700.  Chaque  paragraphe  commence  par 
les  mots  :  «  Tune  domnus  rex  Carolus,  »  et  continue  :  «  Tune... 
et  tune...  tune  domnus  rex.  »  C'est  une  histoire  racontée  par  un 
enfant  qui  relie  toutes  ses  phrases  par  de  monotones  «  et  alors, 
et  alors.  »  Ces  façons  enfantines  d'écrire  cessent  subitement 
en  789.  Enfin  on  est  frappé  de  voir  avec  quelle  abondance  de 
détails  sont  racontés  les  événements  des  années  787  et  788  et  en 
particulier  tout  ce  qui  se  rapporte  h  la  révolte  et  à  la  déposition 
de  Tassilon.  On  a  là  évidemment  le  récit  d'un  témoin  oculaire 
qui  raconte  les  événements  au  moment  même  où  ils  viennent  de 
se  passer.  A  côté  de  cette  abondance  de  détails,  on  est  étonné  de 
la  sécheresse  de  la  rédaction  des  années  suivantes.  Si  l'on 
remarque  de  plus  que,  dès  le  début  des  Annales,  une  attention 
particulière  est  accordée  à  ce  qui  concerne  Tassilon,  qu'on 
y  raconte  la  concession,  à  lui  faite  par  Pépin,  du  duché  de 
Bavière  en  748,  sa  prestation  solennelle  du  serment  de  vasselage 
en  757,  sa  première  révolte  en  763  et  764,  ses  serments  et  son 
entrevue  avec  Charles  en  781,  faits  qui  ne  se  trouvent  pas  ail- 
leurs, on  arrive  à  la  conviction  que  la  chute  de  Tassilon  et  la 
suppression  du  duché  de  Bavière  ont  été  l'occasion  de  la  compo- 
sition des  Annales  Laurissenses,  et  que  nous  possédons  dans 
cette  première  partie,  non  des  Annales  strictement  contempo- 
raines, mais  une  œuvre  rédigée  à  la  fin  de  788  ou  en  789  d'après 
des  notes,  des  souvenirs  et  d'autres  Annales.  M.  L.  von  Giese- 
brecht  a  fait  remarquer^  que  plusieurs  expressions  de  l'annaliste 
confirment  cette  opinion.  A  l'année  777,  il  nous  dit  que  Charle- 
raagne  tient  à  Paderborn  une  assemblée  prima  vice,  allusion 
évidente  au  second  plaid  de  Paderborn  en  785;  à  l'année  781, 
après  avoir  raconté  la  réconciliation  solennelle  de  Tassilon  avec 
Charlemagne,  il  ajoute  :  «  Non  diu  promissiones,  quas  fecerat, 
conservavit,  »  ce  qui  n'a  pu  être  écrit  qu'après  la  révolte  de  787  ; 
enfin,  il  parle  de  la  soumission  de  la  Saxe  en  785  comme  défini- 
tive, ce  qui  prouve  qu'il  écrivait  avant  la  révolte  de  792.  La 
composition  de  ces  Annales  peut  donc  être  placée  entre  788 
et  792. 

1.  Wendische  Geschichten,  t.  III.  —  M.  Perlz  a  supposé  que  les  annales 
étaient  coiitemiiorainos  depuis  7()8  ;  mais  le  priucipal  argument  (lu'il  en  donne 
est  la  (jualilication  de  7iooissimus  murlyr  appliquée  en  774  ;\  Saint  honif'ace. 
Cette  épitiit'te,  ([ui,  d'ailleurs,  serait  déj;\  bizarre  en  77'i,  peut  être  empruntée 
à  une  source  antérieure,  ou,  ce  qui  est  encore  plus  probable,  est  une  mauvaise 
leçon  pour  sanctissimus- 


—  U4  — 

Bien  que  cette  première  partie  des  Annales  ait  été  écrite  par 
un  seul  auteur  après  788,  elle  ne  constitue  cependant  pas  un 
ensemble  tout  à  fait  homogène.  L'étendue,  la  forme  et  le  ton  du 
récit  varient  et  ces  différences  tiennent  à  la  fois  aux  sources  dont 
s'est  servi  l'auteur  et  au  but  qu'il  s'est  proposé. 

L'intention  manifeste  de  l'annaliste  est  de  raconter  les  faits  et 
gestes  du  roi  Charles.  C'est  de  lui  seul  qu'il  s'occupe.  Chaque 
paragraphe  s'ouvre  par  les  mots  :  «  Tuncdomnus  Carolus  rex,  » 
et  se  termine  par  l'indication  des  lieux  où  le  roi  a  célébré  la  fête 
de  Noël  et  celle  de  Pâques.  Les  expressions  d'admiration  et  de 
respect  abondent  sous  sa  plume,  et,  non  content  de  répéter 
sans  cesse  pour  tous  les  membres  de  la  famille  royale  les  termes 
de  «  domnus  et  domna,  »  il  qualifie  constamment  Charles  de 
titres  plus  emphatiques,  magnus,  gloriosus,  eœcellentissimus , 
piissimus.  L'histoire  de  Peppin  n'est  pour  lui  qu'une  introduc- 
tion à  l'histoire  de  Charlemagne;  et  ce  n'est  qu'à  partir  de  768 
que  son  récit  prend  un  peu  d'ampleur.  Je  n'attribue  pas  la  pau- 
vreté des  renseignements  qu'il  nous  donne  sur  le  règne  de  Peppin 
à  la  seule  insuffisance  de  ses  sources.  Il  semble  avoir  connu  les 
Annales  de  Saint-Amand  et  les  Annales  Pétaviennes,  et  il  me 
paraît  difficile  d'admettre  qu'un  auteur  écrivant  en  789,  et, 
comme  nous  le  verrons,  sinon  à  la  cour,  du  moins  très  près  de 
la  cour,  n'ait  pas  connu  le  dernier  continuateur  de  Frédégaire. 
On  peut  même  affirmer,  d'après  des  traits  assez  nombreux  de 
ressemblance,  qu'il  l'a  eu  sous  les  yeux*.  Son  intention  semble 
avoir  été  de  ne  raconter  du  règne  de  Peppin  que  ce  qui  était 
strictement  nécessaire  pour  l'intelligence  du  règne  de  Charle- 
magne :  les  origines  des  affaires  de  Saxe,  d'Aquitaine,  d'Italie 
et  de  Bavière,  et  de  compléter  le  récit  du  continuateur  de  Frédé- 
gaire, qui  s'occupe  exclusivement  des  guerres  d'Aquitaine  et 
d'Italie,  c'est-à-dire  probablement  de  celles  auxquelles  le  comte 
Nibelung  avait  pris  part.  C'est  surtout  sur  les  affaires  de  Saxe 
et  de  Bavière  que  l'annaliste  supplée  au  silence  du  continuateur^. 

1.  Contin.,  c.  122  :  «  Aistulphus,  dum  venationem  in  quadam  silva  exerce- 
ret,  divino  judicio,  de  equo  quo  sedebat  super  quamdam  arborem  projectus, 
vitam  et  regnum  crudeliter  digna  morte  amisit.  »  —  Ann.  Laur.,  c.  756  : 
«  Quadam  die  venationem  fecit  et  percussus  Dei  judicio,  vitam  finivit.  » 
M.  Kurze  {Neues  Archiv,  XX,  p.  36-38)  a  relevé  une  série  de  passages  et  de 
particularités  de  style  qui  mettent  hors  de  doute  cette  parenté  des  deux  sources. 
D'ailleurs,  soit  que  les  Annales  aient  été  écrites  à  la  cour,  soit  qu'elles  l'aient 
été  à  Lorsch,  l'auteur  devait  avoir  sous  la  main  le  texte  du  Continuateur,  docu- 
ment quasi  officiel  et  dont  les  Annales  Laurissenses  minores  se  sont  servies. 

2.  Sa  chronologie  est  inexacte,  car  il  place  en  750  au  lieu  de  751  l'avènement 


—  ^^2  — 

A  partir  de  757,  il  a  réussi  à  connaître  les  lieux  où  Peppin  a 
célébré  les  fêtes  de  Noël  et  de  Pâques'  ;  il  les  inscrit  sans  inter- 
ruption depuis  759,  et,  h  partir  de  758,  il  indique  le  changement 
des  années  par  les  mots  :  «  Et  inmutavit  se  numerus  annorum 
in  759,  700,  etc.  »  L'annaliste  a  eu  certainement  ici  pour  le  gui- 
der des  sources  annalistiques  plus  anciennes  et  ce  n'est  guère  que 
de  la  chapelle  royale  elle-même  que  ces  notes  pouvaient  émaner*. 
On  retrouve  chez  lui  des  indications  empruntées  aux  Annales 
Petaviani  et  Sancti  Amancli  ou  à  leurs  sources^.  Mais,  tout 
ce  qu'il  rapporte  sur  Peppin  n'est  qu'une  préparation  à  ce  qu'il 
racontera  sur  Charlemagne,  car  Peppin  n'est  pour  lui  que  Pip- 
piniis  rex^  ;  jamais,  même  en  racontant  sa  mort,  il  n'ajoute  à 
son  nom  une  épithète  élogieuse,  et  ce  n'est  qu'en  767-768  qu'il 
l'appelle  Domnus  rex.  Dès  que  Charles  apparaît,  en  768,  il  est 
gloriosus  domnus  Carolus  rex. 

Dès  769,  l'annaliste  fait  un  récit  aussi  complet  que  possible  en 
ayant  soin  toutefois  de  taire  tout  ce  qui  peut  diminuer  la  gloire 
de  son  roi,  ainsi  la  destruction  de  l'arrière-garde  des  Francs, 
dans  le  défilé  de  Roncevaux,  ou  les  revers  subis  en  Saxe.  De 
même  que  précédemment  il  a  raconté  les  origines  des  affaires 
d'Aquitaine,  d'Italie,  de  Bavière  et  de  Saxe,  il  nous  raconte 

de  Peppin  et  il  laisse  en  blanc  les  deux  années  751  et  752.  On  pourrait  penser 
que  les  Annales,  dont  nous  avons  conservé  des  fragments  dans  les  Annales  Wer- 
thinenses,  ont  été  la  source  contemporaine  qui  a  servi  aux  Laurissenses.  Tou- 
tefois, l'erreur  de  date  commise  par  les  Laurissenses  pour  l'avènement  de  Peppin 
se  retrouvant  aussi  dans  les  Meltenses,  qui  suivent  de  très  près  les  Werthi- 
nenses,  donne  lieu  de  penser  que  les  Werthinenses  ou  bien  ne  remontaient  pas 
jusqu'à  750,  ou  bien  étaient,  comme  les  Laurissenses,  une  compilation  faite 
après  coup  d'après  des  sources  annalistiques  antérieures.  M.  Kurze  les  rapporte 
à  une  compilation  de  805.  Elles  paraissent,  dans  ce  cas,  reproduire  plus  com- 
])lètement  et  fidèlement  que  les  Laurissenses  leur  source  commune. 

1.  Sauf  pour  758.  Nous  trouvons  ces  mêmes  indications  des  lieux  où  l^e|)pin 
célébra  Noël  et  Pâques  données  dans  les  mêmes  termes  par  les  Annales  Wer- 
thinenses de  759  à  761.  Le  fait  (jue  les  Annales  Meltenses,  qui  suivent  ici  les 
Annales  Werthinenses,  n'ont  aucune  mention  de  la  célébration  des  fêtes  anté- 
rieures à  759  semble  bien  indiquer  ([ue  ces  mentions  appartiennent  en  propre 
aux  Annales  Laurissenses  et  que  c'est  à  elles  ou  à  leur  source  commune  que  les 
Annales  Werthinenses  les  ont  empruntées,  de  môme  que  les  autres  fragments 
qui  ont  la  même  origine. 

2.  Les  Annales  Alcuini  [Monum.  Germaniae,  IV,  2)  nous  donnent  des  listes 
de  ce  genre  |)our  les  années  782  et  suivantes. 

3.  Voy.  Kurze  {Neues  Archiv,  W,  \k  32). 

4.  Les  Annales  Werthinenses,  au  contraire,  le  qualifient  de  pins,  gloriosus 
Pippinus  rex,  ce  qui  fait  croire  qu'elles  transcrivent  une  source  du  temps  de 
Peppin. 


maintenant  comment  Charlemagne  a  écrasé  définitivement  la 
révolte  d'Aquitaine  en  769,  a  détruit  le  royaume  lombard  en  774 
et  réduit  le  duché  de  Bénévent  à  l'obéissance  en  787,  a  soumis  la 
Saxe  en  785,  enfin  a  dépossédé  Tassilon  et  refoulé,  les  Avares 
en  788.  —  Est-ce  d'après  ses  souvenirs  que  l'auteur  raconte  tout 
cela  ?  la  chose  est  impossible.  Les  faits  sont  rapportés  avec  beau- 
coup trop  de  précision;  les  noms  de  lieux  et  les  noms  de  per- 
sonnes sont  trop  nombreux.  D'ailleurs,  le  récit  de  certaines 
années  est  composé  tout  entier  de  ces  phrases  courtes,  contenant 
chacune  un  fait,  sans  autre  lien  entre  elles  que  la  conjonction  et 
placée  indifféremment  en  tête  de  chacune  d'elles,  même  quand  il 
n'y  a  pas  d'autre  relation  entre  les  faits  que  le  temps  où  ils  se 
passent*.  On  reconnaît  là  le  style  des  Annales.  L'auteur  se  ser- 
vait-il d'annales  antérieures  ou  de  notes  prises  par  lui-même? 
Nous  ne  saurions  le  dire,  peut-être  des  unes  et  des  autres 2,  ainsi 
que  de  renseignements  oraux.  Toutefois,  lorsqu'on  voit  le  soin 
avec  lequel  il  tait  tout  ce  qui  est  défavorable  à  Charlemagne  et 
rapporte  tous  les  faits  qui  intéressent  la  famille  royale,  enfin  la 
connaissance  exacte  qu'il  a,  non  seulement  de  l'itinéraire  du  roi, 
mais  encore  des  noms  des  personnes  qui  l'accompagnent  et  des 
ambassadeurs  envoyés  par  lui  ou  auprès  de  lui,  on  est  forcé  de 
supposer  que  la  plupart  de  ses  renseignements  lui  viennent  de  la 
cour  même  3. 

Nous  serait-il  possible  de  préciser  davantage  et  de  dire  par 
qui  et  où  ces  Annales  ont  été  écrites  ? 

Il  n'est  pas  douteux  que  l'auteur  est  un  clerc,  moine  ou  prêtre, 
fort  pieux,  qui  voit  partout  la  main  de  Dieu  et  croit  volontiers 
aux  miracles'^.  Il  répète  sans  se  lasser  les  formules  religieuses  qui 
rapportent  toutes  les  victoires  à  l'assistance  divine. 


1.  Cf.  a.  783  et  passim. 

ï.  Ici  encore  on  constate  des  rapports  évidents  avec  les  Annales  Petaviani, 
les  Mosellani,  Laureshamenses  ou  leurs  sources  (Kurze,  IVeties  Archiv,  XX, 
32-33). 

3.  Cf.  a.  771,  773,  777,  779,  781,  785,  etc.  —  Si  MM.  Arnold  et  Bernays  s'étaient 
contentés  de  dire  cju'il  devait  y  avoir  dans  les  archives  de  la  chapelle  du  palais 
des  notes  annalistiques  qui  ont  servi  ensuite  à  la  rédaction  des  Annales  que 
nous  possédons,  on  pourrait  le  leur  accorder.  Leur  erreur  a  été  de  prétendre 
qu'il  a  existé  des  Annales  officielles  [Hofannalen)  développées  dont  les  Annales 
que  nous  possédons  ne  sont  que  des  extraits. 

4.  A.  769,  773,  774,  775,  776  :  «  Auxiliante  Domino;  »  a.  772  :  «  Divina  lar- 
gienle  gratia  »  (un  torrent  se  remplit  d'eau  par  miracle);  a.  774  :  Apparition 
miraculeuse;  a.  775  :  «  Deo  volente  ;  )>  a.  776  :  «  Cum  Dei  adjutorio.  »  — 
Le  silence  gardé  sur  les  révoltes  et  les  guerres  d'Alamanie  de  744  et  746  [)our- 

eiST.    CAROLINGIENNE.  8 


—  ^^4   — 

Ce  clerc  était-il  un  moine  de  Lorsch,  comme  l'a  pensé  M.  Pertz  ; 
est-il  au  contraire  un  prêtre  bavarois,  l'évêque  Arn  de  Salzbourg, 
comme  l'a  soutenu  M.  W.  de  Giesebrecht?  Ce  dernier  appuie  son 
opinion  sur  l'importance  attachée  par  l'annaliste  aux  événements 
de  Bavière  et  sur  l'incorrection  du  style  qui  s'explique  mieux 
dans  un  pays  où  l'influence  d'Alcuin  n'avait  encore  pénétré  qu'à 
la  cour  ou  dans  son  voisinage.  Ces  arguments  ne  sont  pas  suffi- 
sants. Le  récit  de  l'année  787,  où  Arn  est  accusé  de  mensonge, 
ne  peut  émaner  ni  de  l'évêque  de  Salzbourg  ni  d'un  de  ses  dis- 
ciples '.  Il  est  d'ailleurs  impossible  d'admettre  que  l'œuvre  la  plus 
développée  sur  les  premières  années  de  Charlemagne  ait  été  écrite 
au  fond  de  la  Bavière,  loin  du  centre  de  la  vie  politique.  Le  con- 
traste avec  les  autres  annales  bavaroises  suffit  à  écarter  cette 
hypothèse. 

Celle  qui  suppose  les  Annales  écrites  à  Lorsch  n'est  appuyée 
sur  aucune  preuve  positive,  mais  elle  ne  se  heurte  du  moins  à 
aucune  invraisemblance.  Le  monastère  de  Lorsch  était,  comme 
nous  l'avons  dit,  en  étroite  relation  avec  le  siège  épiscopal  de 
Metz  et  avec  la  cour.  Chrodegand  l'avait  fondé,  et  Charlemagne 
l'avait  comblé  de  faveurs.  Il  lui  avait  accordé,  en  772,  un  diplôme 
d'immunité,  l'avait  pris  sous  sa  mainbour  et  l'avait  rendu  indé- 
pendant de  la  juridiction  épiscopale^  Il  lui  avait  en  outre  fait 
plusieurs  donations*.  L'évêque  de  Metz  Angilramn  (769-791),  le 
successeur  de  Chrodegand,  fut  archichapelain  de  Charlemagne 
et  dirigea  toutes  les  affaires  ecclésiastiques  du  royaume  k  partir 
de  784.  Il  dut  plus  d'une  fois  résidera  Lorsch,  situé  tout  près  des 
résidences  de  Worms  et  d'Ingelheim^  et  où  se  trouvaient  les 
reliques  de  Saint  Nazai.re  qu'y  avait  fait  déposer  Chrodegand. 
Qu'y  aurait-il  d'étonnant  à  ce  qu'en  788,  après  le  retentissant 
procès  de  Tassilon,  cet  évêque  cultivé  et  intelligent,  qui  savait 
l'importance  de  l'histoire  puisqu'il  venait  d'inviter  Paul  Diacre  à 
écrire  l'histoire  des  évêques  de  Metz,  ait  poussé  un  moine  du 

rail  faire  croire  que  l'autour  était  lui-même  un  Alaman  ;  mais  il  faut  se  méfier 
d'hypothèses  établies  sur  d'aussi  faibles  indices,  d'une  nature  toute  négative. 

1.  Si  l'on  voulait  absolument  attribuer  une  origine  bavaroise  aux  Annales 
Laurissenses,  ce  serait  non  pas  Arn,  mais  Aribo  (évétjue  de  Freising  jusqu'en  784), 
qui  pourrait  en  être  l'auteur.  Il  devait,  en  etlet,  être  l'ennemi  de  Tassilon  et  de 
sa  femme  Luitgarde  et  fut  disgracié  |)ar  eux.  Les  Annales  Laurissenses  res- 
pirent la  haine  la  plus  vive  contre  Luitgarde. 

2.  Sickel,  Acla  Carolinorum,  A.  K.  2,  18. 

3.  Ibid.,  1<),  28,  Gl. 

4.  Charles  vient  à  Worms  en  784,  78(i;  il  est  à  Ingelheim  tout  l'hiver  de  787- 
788  {Annales  Laurissenses,  ad  ann.). 


—  ^^5  — 

monastère  à  écrire  les  annales  du  règne  de  Charlemagne  et  lui 
ait  fourni  les  documents  et  les  notes  qui  se  trouvaient  conservés 
dans  les  archives  confiées  à  l'archichapelain?  Nous  avons  la  cer- 
titude que  l'auteur  des  Ann.  Laur.  a  eu  entre  les  mains  au  moins 
un  document  de  ce  genre  ;  c'est  le  jugement  rendu  contre  Tassi- 
lon  en  788.  Nous  savons,  en  effet,  par  le  Capitulaire  de  Franc- 
fort de  794,  c.  3,  comme  par  la  Vit  a  Hadriani,  que  les  actes 
solennels  étaient  déposés  eu  double  exemplaire  à  la  chancellerie 
{in  palatio)  et  dans  les  archives  de  la  chapelle  {in  sacri  palatii 
capella).  Or,  il  est  facile  de  reconnaître  dans  les  termes  dont  se 
sert  l'annaliste  pour  nous  raconter  le  plaid  de  788  des  expressions 
empruntées  au  style  des  actes  juridiques  •. 

On  a  même  cherché  dans  un  prétendu  séjour  de  Tassilon  à 
Lorsch  une  raison  de  plus  de  croire  que  les  Annales  ont  dû  y  être 
composées 2;  mais  aucun  texte  certain  ne  nous  dit  que  le  duc  de 
Bavière  ait  été  enfermé  dans  ce  monastère^,  et,  d'ailleurs,  les 
Annales  Laurissenses  ont  été  écrites  non  sous  son  influence, 
mais  sous  celle  de  ses  ennemis. 

Un  argument  qui  a  plus  de  valeur,  mais  sans  être  décisif,  est 
celui  qu'on  tire  de  l'existence  à  Lorsch  d'un  manuscrit  (auj.  perdu) 
qui  s'arrêtait  à  788,  et  du  fait  que  les  Annales  Laurissenses 
minores,  dont  les  deux  premières  parties,  jusqu'à  786,  ont  été 
certainement  écrites  à  Lorsch,  se  sont  servies  àes,  Annales  Lau- 
rissenses majores^.  On  peut  aussi  faire  remarquer  les  ressem- 
blances très  étroites  qui  existent  entre  les  A7in.  Laur.  maj.  et 


1.  Cf.  Barchewitz,  Das  Kœnigsgericht  zur  Zeitder  Merovinger  und  Karolin- 
ger,  p.  43  et  suiv.  Leipzig,  1882,  in-S". 
1.  Arndt,  dans  la  préface  de  la  brochure  de  Barchewitz. 

3.  D'après  les  Annales  Nazariani  et  Petaviani,  c'est  à  Jumièges  qu'il  aurait 
été  enfermé.  L'Historia  Cremifanensis  [Mon.  Genn.  SS.  XXV)  est  seule  à  dire 
qu'il  ait  été  à  Lorsch.  Bien  que  Kremsmunster  ait  été  fondé  par  Tassilon  en 
777,  ce  document  d'une  époque  postérieure  (xiii"  s.)  peut  difficilement  valoir 
contre  les  textes  que  je  viens  de  citer.  Il  faudrait  admettre  ou  qu'il  fut  relégué 
à  Lorsch  de  788  à  794  et  qu'il  ne  fut  envoyé  à  Jumièges  qu'après  sa  dernière 
comparution  devant  Charlemagne,  ou  qu'il  fut  d'abord  envoyé  à  Jumièges  et  que 
Lorsch  le  reçut  après  l'espèce  de  pardon  qui  lui  fut  accordé  en  794.  Otton  de 
Freising  dit  qu'il  fut  relégué  à  Lorsch. 

4.  M.  Kurze  fait  remarquer  avec  raison  que  cet  argument  n'aurait  une  véri- 
table force  que  si  le  manuscrit  de  Lorsch  avait  été  le  manuscrit  primitif  et 
autographe  des  Annales,  ce  qu'il  n'est  pas.  De  plus,  il  serait  étonnant  que  des 
Annales  aussi  étendues,  écrites  dans  un  monastère,  ne  continssent  aucune  men- 
tion de  morts  d'abbés  ou  d'évéques  (sauf  celle  d'Hildegaire  de  Cologne,  mort  à 
l'armée).  Il  croit  comme  nous  que  les  Annales  ont  été  écrites  au  palais  (cf.  IVeues 
Archiv,  XX,  42). 


—  ^^6  — 

les  Ann.  Laureshamenses  de  786  à  794  ;  mais  rien  ne  prouve 
que  les  Annales  Laureshamenses  aient  été  écrites  à  Lorsch 
après  785. 

Comme  on  le  voit,  aucun  des  arguments  qu'on  peut  faire  valoir 
en  faveur  de  Lorsch  n'a  une  très  grande  force.  On  pourrait  sup- 
poser, avec  bien  plus  de  vraisemblance,  que  ces  Annales,  où  l'on 
note  si  exactement  depuis  759  les  lieux  où  le  roi  fêta  Noël  et 
Pâques,  et  depuis  761  ceux  où  il  tint  ses  assemblées  générales, 
sont  dues  à  un  clerc  de  la  chapelle  royale  dirigé  par  l'archichape- 
lain  Angilramn'.  La  seule  raison  qui  puisse  faire  penser  qu'elles 
ont  été  composées  dans  un  monastère  plutôt  qu'à  la  cour,  ce 
serait  la  rudesse  du  style,  qui  ne  se  ressent  encore  en  rien  de 
l'influence  de  l'Ecole  du  Palais  et  de  ses  maîtres  illustres.  Mais 
cette  influence  ne  s'exerça  que  lentement  et  se  faisait  peu  sentir 
dans  une  œuvre  aussi  impersonnelle  que  les  premières  Annales 
royales.  Le  nom  à' Annales  de  Lorsch  peut  sans  inconvénient 
être  conservé  à  ces  Annales,  parce  que  ce  monastère  était  voisin 
de  la  cour  et  en  relations  étroites  avec  l'archichapelain  et  aussi 
parce  que  le  manuscrit  qui  représente  la  première  rédaction  en 
provenait,  mais  le  nom  d'Annales  royales  répond  bien  mieux 
au  contenu  de  l'œuvre.  Quant  à  rechercher  si  l'auteur  était  d'ori- 
gine germanique,  comme  le  veut  W.  de  Giesebrecht,  ou  d'origine 
romane,  comme  le  croient  W.  Arndt,  Simson  et  Manitius, 
M.  Kurze  juge  avec  raison  que  c'est  une  recherche  vaine-. 

1.  Eckhart,  dans  ses  Comnienlarii  de  rébus  Franciae  orientalis,  a  supposé 
que  les  Annales  avaient  eu  pour  auteurs  les  chanceliers.  M.  Kurze  considère 
avec  raison  cette  hypothèse  comme  tout  à  fait  gratuite.  Wattenbach  (6°  éd.,  I, 
196)  admet  comme  nous  qu' Angilramn  a  pu  être  l'auteur  de  la  première  partie 
des  Annales  et  M.  Kurze  ne  rejette  pas  absolument  cette  hypothèse,  tout  en  y 
faisant  une  objection  :  les  liens  t'troits  qui  rattachent  à  la  première  partie  les 
Annales  de  789  à  795.  On  verra  plus  loin  que,  pour  nous,  le  fait  corrobore  l'hy- 
pothèse, loin  de  la  faire  écarter.  M.  Kurze  ajoute  ([ue  des  notes  recueillies  par 
Fulrad,  abbé  de  Saint-Denis,  qui  fut  aussi  chapelain  jusqu'en  784  et  eut  .\ngii- 
rainn  pour  successeur,  peuvent  avoir  servi  à  l'auteur  des  Annales.  Le  rôle  de 
Fulrad  est,  en  ellcl,  indiqué  en  745,  755,. 771.  M.  Kurze  croit  aussi  qu'on  pour- 
rait songer  au  diacre  Riculf,  (jui  devint  archevêque  de  Mayence  en  787.  Son  départ 
de  la  cour  lui  aurait  fait  rédiger  ses  souvenirs.  C'est  une  hypothèse  gratuite, 
car  ce  sont  les  événements  de  788  ([ui  ont  provoqué  la  composition  des  Annales. 
M.  Simson  {Karl.  d.  G.,  I,  Excurs  3)  a  fait  remarquer  les  rapports  de  style  entre 
les  Annales  et  le  Liber  Carolinus  et  le  Liber  Ponlificalis ;  M.  Manitius  les  res- 
semblances du  latin  des  Annales  avec  celui  des  Capitulaires.  M.  Kurze  y  voit 
une  raison  de  plus  de  penser  que  les  Annales  ont  été  écrites  à  la  cour  {Neues 
Archiv,  XX,  42-49). 

2.  M.  Kurze  signale  aussi  parmi  les  sources  des  Annales  Laurissenses  la 
Claasula  de  l'ippino  rege,  publiée  par  Mabillon  d'après  un  ms.  de  Saint-Denis 


—  417  — 

IL 

Les  Annales  de  789  à  801. 

A  partir  de  789  jusqu'à  829,  les  Annales  ayant  presque  cons- 
tamment le  caractère  d'un  récit  contemporain  et  ayant  pu  être 
rédigées  par  un  grand  nombre  d'auteurs  différents,  surtout  si  elles 
l'étaient  à  la  cour  par  des  clercs  de  la  chapelle,  il  est  très  diffi- 
cile d'y  marquer  des  divisions  certaines.  On  s'est  livré  à  un  exa- 
men minutieux  de  la  syntaxe,  du  choix  des  expressions,  des 
formes  du  récit  pour  en  tirer  des  conclusions  sur  le  nombre  des 
rédacteurs  qui  ont  pu  prendre  part  à  la  composition  de  cette 
partie  des  Annales.  Les  années  796,  797,  801,  807,  813,  815, 
820  ont  été  indiquées^  comme  les  dates  où  les  Annales  auraient 
changé  de  rédacteurs.  Nous  croyons  impossible  d'arriver  sur  ce 
point  à  aucune  certitude,  et,  tout  en  reconnaissant  que  les 
Annales  ont  dû  passer  par  les  mains  de  plusieurs  rédacteurs 
différents,  nous  croyons  que  les  influences  principales  qui  ont 
présidé  à  leur  rédaction  peuvent  se  ramener  à  un  petit  nombre, 
et  qu'il  est  plus  prudent  de  marquer  simplement  les  deux  ou  trois 
grandes  divisions  qui  permettent  de  mieux  préciser  le  caractère 
de  l'œuvre. 

Après  que  la  première  partie  des  Annales  eut  été  composée,  en 
788,  elles  n'ont  pas  été  continuées  sous  une  forme  aussi  déve- 
loppée^  Quand  on  voit  la  pauvreté  des  renseignements  fournis 

et  qui  a  été  réimprimée  au  t.  XV  des  Monumenta  Germaniae,  p.  1,  sous  le 
titre  De  unctione  Pippini  régis  nota  monachi  S.  Dionysii,  d'après  un  ms.  de 
Bruxelles.  Cette  note  très  précise  a  été  écrite  en  767,  Fulrad  étant  abbé.  Peut- 
être  fut-elle  rédigée  d'après  les  notes  de  Fulrad,  que  M.  Kurze  veut  retrouver 
dans  les  Annales  ;  peut-être  en  faisait-elle  partie.  Peut-être  aussi  lîgura-t-elle 
dans  la  compilation  de  805  écrite  à  Saint-Denis  d'après  M.  Kurze.  Elle  n'est  pas 
sans  analogie  de  forme  avec  les  autres  fragments  que  nous  possédons.  Mais  nous 
sommes  ici  en  pleine  hypothèse.  Toutefois,  le  rapport  des  Annales  avec  la  Clau- 
sula  ne  paraît  pas  douteux  et  rend  assez  vraisemblable  la  supposition  que  des 
notes  de  Fulrad  ont  pu  servir  à  la  composition  des  Annales  et  aussi  à  celle  de 
la  compilation  à  laquelle  se  rapportent  les  fragments  de  Werden,  Bàle,  Berne 
et  Vienne. 

1.  En  particulier  par  M.  Dunzelmann,  qui  a  dépensé  beaucoup  d'ingéniosité 
à  des  démonstrations  peu  probantes. 

2.  Pour  les  années  789-795,  ce  sont  les  Annales  Laureshamenses  qui  four- 
nissent le  récit  contemitorain  le  plus  complet  (cf.  plus  haut,  p.  84-85).  Remar- 
quons d'ailleurs  que,  dans  le  ms.  de  Lorsch  des  Annales  Laurissenses,  aujour- 
d'hui perdu,  la  continuation  des  Annales  de  788  à  793  n'était  pas  autre  chose 


—  ^^8  — 

par  les  années  789  à  793  (sauf  un  récit  assez  détaillé  de  la  cam- 
pagne de  791  contre  les  Avares),  la  sécheresse  relative  des 
années  794  et  795,  tandis  qu'à  partir  de  796  le  style  prend  plus 
de  vie  et  d'ampleur,  et  que  l'introduction  des  dates  précises 
de  certains  faits  et  de  la  mention  de  phénomènes  naturels 
donne  l'impression  d'un  récit  tout  à  fait  contemporain,  on  est 
conduit  à  penser  qu'il  y  a  eu  pendant  quelques  années  un  peu 
d'incertitude  ou  de  négligence  dans  la  composition  des  Annales. 
A  partir  de  796,  le  récit  continue  beaucoup  plus  développé,  rédigé 
dans  un  style  soigné,  où  les  périodes  élégamment  élaborées  ne 
sont  pas  rares  S  jusqu'à  la  fin  de  l'année  800,  c'est-à-dire  jus- 
qu'au couronnement  de  Charlemagne  à  Rome. 

Cette  portion  des  Annales  paraît  avoir  été  écrite  à  la  cour 
même.  Non  seulement  nous  sommes  renseignés  avec  exactitude 
sur  les  faits  et  gestes  du  roi,  sur  les  plaids  qu'il  tient,  sur  les 
ambassades  qu'il  reçoit,  mais  encore  l'emploi  de  certaines  expres- 
sions montre  que  l'auteur  prend  à  la  politique  un  intérêt  per- 
sonneP.  Il  raconte  exclusivement  les  événements  auxquels  le  roi 
a  été  mêlé,  les  faits  qui  frappent  ceux  qui  vivent  auprès  de  lui, 
faits  religieux,  faits  de  guerre  ou  événements  de  la  cour.  Il  men- 
tionne toujours  les  célébrations  des  fêtes  de  Noël  et  de  Pâques  par 
le  roi,  les  synodes  où  il  assiste,  les  ambassades  qu'il  reçoit  avec 
les  noms  mêmes  des  ambassadeurs '^  C'est  un  véritable  journal 
de  la  cour  que  nous  avons  sous  les  yeux^  Les  actes  des  synodes 


que  les  Annales  Laureshamenses.  Nous  sommes  donc  fondés  à  croire  que  les 
Annales  Laureshamenses  de  788  à  793  ont  été  ajoutées  sinuiltanément  aux 
Annales  Laurhsenses  et  aux  Laureshamenses  ;  puis,  en  795-796,  on  a  repris  au 
palais  la  rédaction  des  Laurissenses.  Une  autre  preuve  ([ue  les  Laureshamenses 
ont  été  d'abord  continuées  seulement  jusqu'à  793,  c'est  que  les  Annales  Lau- 
rissenses minores  s'en  sont  servies  jusqu'à  cette  date  inclusivement  (cf.  Manitius, 
Die  Annales  Sithicnses,  Fuldenses  et  Laurissenses  minores,  p.  18  et  suiv.). 

1.  Cf.  795  :  «  Quo  accepto,  peracla  Deo  largifori  omnium  bonorum  gratia- 
rum  actione,  idem  vir  prudentissimus  atque  largissimus  et  Dei  dispensa- 
tor,  etc.  »  C'est  de  Charlemagne  qu'il  est  question.  Les  années  précédentes  il 
est  simplement  désigné  par  le  mot  rex. 

2.  797,  liarcinona  nabis  est  reddita  ;  798,  Eburisum  legatum  nosfrum. 

3.  Ambassade  de  ïudun,  roi  des  Avares  (795);  ambassades  du  pa|)e  Léon  el 
d'Éric,  duc  de  Frioul  (796);  Tudun  vient  à  la  cour  (796);  Zatun,  gouverneur  de 
Saragosse,  vient  à  la  cour  (797)  ;  ambassade  de  Theocliste,  envoyé  du  gouver- 
neur de  Sicile  Nicétas  (787)  ;  ambassade  des  Avares  (797),  etc.,  etc. 

4.  Surtout  à  partir  de  798,  où  des  mentions  de  phénomènes  physi(|ues 
viennent  interrompre  le  récit  des  événements  |>olitiques,  signe  certain  (jne  nous 
avons  ici  affaire  à  des  Annales  absolument  contemporaines.  En  798,  on  remaniue 
que  la  planète  Mars  fut  invisible  de  juillet  797  à  juillet  798,  et  celle  observa- 


—  U9  — 

qui  condamnèrent  Félix  etElipand  sont  rapportés  avec  précision. 
Enfin  nous  avons  évidemment  le  récit  d'un  témoin  oculaire  dans 
la  relation  qui  nous  est  faite  de  la  grande  expédition  d'Italie  de 
800,  qui  se  termine  par  le  couronnement  de  Charlemagne  comme 
empereur. 

Entre  les  mains  de  qui  se  trouvait  alors  la  chapelle  royale  et 
y  aurait-il  peut-être  dans  cette  partie  des  Annales  des  indices 
qui  nous  permettraient  d'y  reconnaître  l'influence  des  personnages 
qui  la  dirigeaient? 

L'archichapelain  Angilramn,  évêquedeMetz,  était  mort  en  791, 
pendant  qu'il  accompagnait  Charlemagne  dans  son  expédition 
contre  les  Avares'.  Il  fut  remplacé,  après  un  intérim  de  trois  ans, 
par  l'évêque  de  Cologne^  Hildebald  ou  Hildebold.  Nous  savons 
qu'Hildebald  devait,  en  qualité  d'archichapelain,  résider  auprès 
du  roi  «  propter  utilitates  ecclesiasticas^.  »  Il  est  probable  qu'il 
n'entra  définitivement  en  fonctions  qu'après  que  le  pape  et  le 
synode  de  Francfort,  en  juin  794,  l'eurent  autorisé  à  quitter  son 
diocèse  pour  se  consacrer  à  la  direction  des  afiaires  ecclésias- 
tiques. Hildebald  a  joué  un  rôle  important  dans  les  relations  du 
pape  Léon  III  avec  Charlemagne.  Nous  savons  par  le  Liber 
Pontificalis  que  lorsque  le  pape  se  rendit,  en  795,  à  Paderborn, 
auprès  du  roi  des  Francs,  ce  fut  Hildebald  qui  fut  chargé  d'aller 
à  sa  rencontre  avec  le  comte  Aschéric.  Ce  fut  lui  également  qui 
eut  mission,  avec  Arn,  archevêque  de  Salzbourg,  de  reconduire, 
en  799,  le  pape  en  Italie  et  de  diriger  le  procès  intenté  aux 
ennemis  de  Léon^  Or,  le  récit  des  années  799  et  800  est  parti- 
culièrement développé.  Le  nom  de  Hildebald  n'y  est  pas  pro- 
noncé, mais  tous  les  événements  de  ces  mémorables  années  sont 

tion  est  placée  entre  le  récit  d'une  ambassade  grecque  et  celui  d'une  ambassade 
espagnole.  En  800,  on  mentionne  des  gelées  le  4  et  le  7  juillet.  On  nous  donne 
la  date  de  l'entrée  de  Charlemagne  à  Rome,  le  24  novembre,  etc. 

1.  Cf.  Annales  Laurissenses,  ad  ann.  —  On  remarquera  ijue  cette  expédition 
est  le  seul  fait  des  années  789  à  794  pour  lequel  les  Annales  Laurissenses 
donnent  des  détails  circonstanciés. 

2.  L'organisation  métropolitaine  avait  pris  beaucoup  de  temi)s  et  do  peine  à 
s'établir  et  les  métropolitains  n'avaient  point  tous  encore  la  dignité  et  le  titre 
arcliiépiscopal  qui  étaient  réservés  à  certains  évéques  investis  par  le  Saint-Siège 
d'un  droit  de  direction  et  de  surveillance  très  étendu.  Les  évoques  de  Metz 
Chrodegang  et  Angilramn  avaient  l'un  et  l'autre  été  des  archiepiscopi.  Hilde- 
bald, dans  le  chapitre  55  du  Capitulaire  de  794,  où  est  rapportée  son  instal- 
lation définitive  comme  archichapelain,  est  qualifié  simplement  d'episcopus. 

3.  Synodus  Fraticof'urtensis,  c.  55. 

4.  Cf.  Vita  Leonis  III,  c.  20. 


—  420  — 

racontés  avec  une  minutieuse  exactitude.  L'annaliste  nous  donne 
tout  l'itinéraire  de  Charles  en  800,  d'Aix  à  Saint  Riquier,  Rouen, 
Tours,  où  meurt,  le  6  juin,  la  reine  Lintgarde,  puis  de  Tours  à 
Aix  par  Orléans  et  Paris.  La  mention  des  gelées  de  juin  et  juillet 
interrompt  le  récit,  ce  qui  met  hors  de  doute  son  caractère  de 
témoignage  absolument  contemporain.  Puis  nous  voyons  Charle- 
magne  se  remettre  en  route  au  commencement  d'août  pour  son 
expédition  d'Italie.  Ce  qui  se  passa  à  Rome  depuis  son  arrivée, 
le  24  novembre,  jusqu'à  son  retour  dans  ses  Etats  à  la  fin  de  801 , 
est  rapporté  avec  la  plus  grande  exactitude  de  faits  et  de  dates. 
On  est  frappé  également  de  voir  la  place  faite  dans  le  récit  des 
années  799  et  800  à  la  venue  à  Aix  d'un  moine  de  Jérusalem 
qui  apporte  à  Charlemagne,  de  la  part  du  patriarche,  sa  béné- 
diction et  des  reliques  de  Notre-Seigneur.  C'était  là  un  de  ces 
faits  qui  étaient  surtout  intéressants  pour  les  prêtres  de  la  cha- 
pelle royale  où  les  reliques  étaient  conservées. 

Est-ce  toutefois  Hildebald  lui-même  qui  pouvait,  en  799  et  800, 
faire  rédiger  les  Annales,  puisqu'il  paraît  bien  avoir  dû  partir 
avec  Léon  III  dès  le  mois  d'août  ou  de  septembre  799  pour  Rome, 
où  ils  arrivèrent  le  29  novembre?  N'y  avait-il  pas  alors,  dans 
le  personnel  de  la  chapelle  du  palais,  quelque  personnage  autre 
que  Hildebald  qui  pouvait  s'occuper  à  sa  place  ou  à  côté  de  lui 
de  la  composition  des  Annales?  Les  Annales  LauïHssenses 
parlent  à  deux  reprises,  en  792  et  796,  d'un  des  hommes  qui 
jouissaient  à  cette  époque  à  la  cour  de  la  plus  grande  faveur, 
Angilbert.  Il  avait  été  élevé  à  la  cour  même^  Il  y  reçut  succes- 
sivement les  leçons  de  Paulin  d'Aquilée^,  de  Pierre  de  Pise^  et 
d'Alcuin^,  et  il  en  profita  bien,  car  ses  talents  poétiques  lui 
valurent  dans  l'Académie  palatine  le  surnom  d'Homet'us,  qu'il 
a  surtout  mérité,  probablement,  par  le  grand  poème  sur  Charle- 
magne et  Léonin,  dont  nous  n'avons  malheureusement  conservé 


1.  «  Qui  pêne  ab  ipsis  infantiae  rudimentis  in  i)alatio  vesiro  cnutritus  est,  » 
dit  Hadrien  dans  sa  lettre  ;\  Cliarleina^n*!  au  sujet  de  sa  ([uestion  des  images 
(Binius,  Concilia  generalia,  III,  1,  263). 

2.  Dans  une  lettre  à  Paulin  d'Aquilin,  Alcuin  ai)pelle  Angilbert  «  lilius  com- 
munis  noster  »  {ep.  52,  éd.  Jaflé). 

3.  Angilbert  envoya  à  Pierre  de  Pise,  (piand  celui-ci  (piitta  la  cour,  des  vers 
où  il  exprime  toute  sa  tendresse  |>our  son  «  dulci  docloipu'  magistro,  »  et  où 
il  se  (|ualilie  de  «  natus  ejus.  »  Il  lui  écrit  au  nom  d'.\ngilramn.  alors  archi- 
chapelain,  et  de  lliculf  (cf.  Poetae  Carolini  aevi,  I,  p.  75). 

4.  Alcuin  ap|)elle  Angilbert  «  lilius  carissimus  »  {ep.  17,  32  cl  207),  «  lilius 
eruditionis  nostrae  »  {ep.  82,  ad  Leonem  III). 


—  \2]   — 

qu'un  fragment  de  536  vers*.  Il  entra  rapidement  dans  l'intimité 
de  Charlemagne  et  fut  au  nombre  de  ses  conseillers  et  secrétaires 
les  plus  écoutés'.  Le  pape  Hadrien,  en  parlant  de  lui  à  Charle- 
magne, le  qualifie  de  «  fidelem  familiarera  vestrum,  »  et  le  roi 
lui-même  l'appelle  «  manualem  nostrae  familiaritatis  auricula- 
rium  »  dans  la  lettre  par  laquelle  il  le  recommande  au  pape  Léon  III . 
Angilbert  avait  su  se  concilier  la  faveur  du  roi  par  ses  talents, 
par  sa  fidélité  à  toute  épreuve,  par  l'attachement  passionné  qu'il 
portait  à  toute  la  famille  royale  3.  Il  avait  reçu  de  Charles,  en  790, 
la  belle  et  riche  abbaye  de  Saint-Riquier,  qu'il  administra  avec 
zèle  et  laissa  embellie  et  enrichie  ^  ;  et  il  tient  la  première  place 
dans  la  chapelle  du  palais  pendant  les  années  qui  s'écoulèrent 
entre  la  mort  d'Angilramn  et  l'installation  d'Hildebald  comme 
archichapelain.  Hadrien,  dans  une  lettre  à  Charlemagne  écrite 
probablement  en  792  ou  793^,  l'appelle  «  Minister  Capellae,  » 
et  il  reçoit  d'Alcuin,  dans  une  lettre  ofiîcielle  remise  à  un  de  ses 
clercs,  le  titre  de  primiceHus  qui  était  donné  aux  archichape- 

1.  AlcuJn  appelle  constamment  Angilbert  Uomerus,  Charlemagne  le  qualifie 
de  Homeriane  puer  (Jaffé,  Monumenla  Carolina,  p.  353.  Ep.  Caroli  Angil- 
berto).  Les  poésies  d'Angilbert  se  trouvent  au  t.  I  des  Poetae  Carolini  aevi, 
p.  355-381.  Un  contemporain  {Ibid.,  p.  76)  l'appelle  «  divinus  poeta.  »  L'éditeur 
du  recueil,  Duemmler,  hésite  comme  Wattenbach  {Deutsche  Geschichiq.  I,  178) 
à  affirmer  qu'Angilbert  soit  l'auteur  de  ce  fragment  d'épopée.  Pertz  [Archiv, 
VII,  363),  Simson  {Forsch.  zur  d.  Gescli.,  XIV,  623)  en  doutent  aussi.  Ausfeld 
{Ibid.,  XXIII,  609-615),  Traube  {Abh.  d.  Munchener  Akademie,  I  Cl.,  XIX,  2, 
p.  326-331)  nient  absolument  que  le  poème  soit  son  œuvre.  Manitius  {Neues 
Archiv,  VIII,  9-115)  l'admet,  et  nous  partageons  son  sentiment. 

2.  «  In  omnibus  consiliis  vestris  receptus,  »  dit  Hadrien  dans  la  lettre  citée 
plus  haut. 

3.  Ses  poésies  sont  des  hymnes  en  son  honneur.  Voy.  la  pièce  de  vers  adres- 
sée à  Peppin  lors  de  son  retour  d'Italie,  celle  où  il  chante  Charlemagne  sous  le 
nom  de  David,  sa  sœur  et  ses  filles,  enfin  l'éloge  emphatique  de  Charles  du 
V.  27  au  V.  98  de  son  fragment  d'épopée. 

4.  Voy.  le  livre  II  du  Chronicon  Centulense  d'Hariulf,  éd.  Lot,  dans  la  Col- 
lection de  textes  pour  servir  à  l'étude  et  à  l'enseignement  de  l'histoire.  La  date 
de  la  nomination  d'Angilbert  comme  abbé  de  Saint-Riquier  est  fournie  par  la 
lettre  d'Alcuin  à  Adalhard,  éd.  Jafl'é,  ep.  177,  écrite  à  la  fin  de  790,  où  il  est 
dit  :  «  Saluta  et  Engilberhtum  filium,  nunc  vero  ex  filio  patrem.  » 

5.  On  place  d'ordinaire  cette  lettre  en  794  et  l'on  suppose  qu'Angilbert  a  été 
chargé  en  794  de  porter  au  pape  les  décisions  du  synode  de  Francfort  et  95  pro- 
positions contre  le  culte  des  images.  On  ne  comprend  pas  comment  les  Annales 
Laurissenses,  qui  ra])portent  les  voyages  d'Angilbert  en  792  et  796,  n'auraient 
rien  dit  de  celui  de  794,  ni  pourcpioi  Adrien  n'aurait  pas  parlé  du  synode  de 
Francfort  dans  sa  réponse.  Je  pense  avec  M.  Simson  que  c'est  dans  sa  légation 
de  792  qu'Angilbert  a  été  aussi  chargé  de  porter  au  pape  les  95  propositions 
que  Hadrien  réfuta  (G.  Simson,  Karl  der  Grosse,  II,  78,  n.  2). 


—  ^22  — 

lains'.  Tout  clerc  qu'il  était,  Angilbert  aimait  la  vie  de  la  cour  et 
les  plaisirs  mondains;  il  se  plaisait  aux  jeux  des  histrions  au 
point  de  scandaliser  Alcuin,  et  celui-ci,  quoique  plein  d'indul- 
gence pour  les  fautes  de  son  élève  et  ami,  se  réjouit,  lorsque  Angil- 
bert a  quitté  la  cour,  de  le  voir  revenu  de  ses  erreurs  et  des  vani- 
tés du  mondée  Ces  erreurs  avaient  été  assez  loin  ;  sou  admiration 
pour  les  filles  de  Charlemagne  n'avait  pas  été  purement  plato- 
nique, car  l'une  d'elles,  Berthe,  lui  avait  donné  deux  fils,  Nithard 
et  Harnid.  Charlemagne,  qui  tenait  avant  tout  à  garder  ses  filles 
auprès  de  lui  et  voyait  d'un  œil  assez  indulgent  les  ébats  de  ces 
colombes  royales,  n'en  aima  sans  doute  que  plus  Angilbert '^ 
C'est  probablement  pendant  les  années  où  Angilbert  fut  à  la  tête 
de  la  chapelle  royale,  en  tout  cas  entre  790  et  800,  que  se  forma 
cette  union  entre  Angilbert  et  Berthe,  alors  qu' Angilbert  habitait 
près  du  palais  une  maison  entourée  d'un  beau  jardin  plein  de 
fleurs  où  grandirent  ses  enfants'*.  En  792,  Angilbert  était 
chargé  par  Charles  de  conduire  l'hérésiarque  Félix  auprès  du 
pape  Hadrien.  En  796,  il  recevait  une  nouvelle  mission  auprès 
du  même  pape,  mais,  au  moment  où  il  allait  partir,  on  apprit  la 
mort  d'Hadrien  et  l'élection  de  Léon  III.  Angilbert  alla  porter  à 


1.  Alcuin,  dans  sa  lettre  128  (éd.  Jaffé),  appelle  Angilramn  «  sanctae  capellae 
priinicerium.  «  Angilbert  lui-même  dit,  en  parlant  d'Hildebald,  «  magnae  pri- 
micerius  aulae  »  {Poetae  aevi  CaroUni,  \>.  361).  On  a  pensé  qu' Angilbert  avait 
été  le  chapelain  de  Peppin,  roi  d'Italie,  parce  que  deux  des  manuscrits  des 
lettres  d' Alcuin  portent  dans  la  suscription  de  la  lettre  5  :  «  Ad  A.  priinicerium 
palatii  Pippini  régis,  »  mais  cette  indication  est  une  simple  hypothèse  du 
scribe.  La  pièce  de  vers  enthousiastes  adressée  à  Peppin  par  Angilbert  ne 
prouve  pas  qu'il  remplit  des  fonctions  officielles  auprès  de  lui.  Au  contraire,  la 
joie  qu'il  exprime  est  celle  de  la  cour  et  de  la  famille  de  Peppin  qui  saluent 
son  arrivée.  Il  est  très  vrai  que  cette  lettre  5  où  Alcuin  prie  Angilbert  de 
faciliter  à  son  messager  l'accès  auprès  de  Peppin,  et  lui  demande  des  reliques, 
laisse  supposer  qu' Angilbert  était  en  Italie.  Mais,  précisément,  quand  Angilbert 
alla  en  Italie  en  792,  Peppin  y  était  aussi,  et  il  est  tout  naturel  qu' Alcuin  se 
soit  adressé  au  chef  de  la  chapelle  du  palais  pour  obtenir  des  reliques  en  faveur 
de  ses  abbayes  de  Ferrières  et  de  Saint-Loup. 

2.  Cf.  lettre  116  (éd.  JafFé)  d' Alcuin  à  Adalhard  écrite  en  799  où  il  exprime  la 
crainte  qu' Angilbert  soit  vexé  de  lordonnance  rendue  contre  les  spectacles  et 
diabolica  figmenta,  et  la  lettre  177  au  même  Adalhard  où  il  se  félicite  de  ce 
que  celui-ci  lui  a  écrit  de  emendalis  moribus  Uomeri  viei;  licet  semper  hono- 
rabiles  habuisset  mores,  tamen,  etc.  —  M.  Duemmler  place  cette  lettre  en  801. 
Elle  est  peut-être  de  802  ou  803. 

3.  Anscher,  dans  sa  Vita  Angilberli,  a  supposé  (juAngilbert  fut  dégagé  de 
ses  vœux  de  cléricature  et  épousa  régulièrement  Bertiie.  Cette  bienveillante 
hypothèse  ne  repose  sous  aucun  témoignage  sérieux. 

4.  Voy.  les  vers  où  il  décrit  ces  jardins,  Poetae  aevi  CaroUni,  p.  362-363. 


—  ^23  — 

Rome  l'expression  de  sentiments  de  déférence  et  d'amitié  de 
Charlemagne.  Léon  III,  en  annonçant  au  roi  son  élévation,  lui 
avait  envoyé  les  clefs  du  tombeau  de  Saint  Pierre  et  la  bannière 
de  la  ville  de  Rome.  Le  roi  lui  envoya  en  retour  une  partie  du 
trésor  conquis  sur  les  Avares.  Au  printemps  de"797,  Angilbert 
était  de  retour  à  Aix-la-Chapelle,  car  Charles  lui  fait,  le  28  avril, 
une  donation  pour  Saint-Riquier^;  mais  il  se  retire  dans  son 
abbaye  vers  le  milieu  de  l'année,  et  il  semble  bien,  d'après  ses 
lettres  et  celles  d'Alcuin,  qu'il  y  séjourna  au  moins  jusqu'au 
10  septembre  798  ^  et  que,  s'il  se  rendit  à  la  cour  à  la  fin  de  798, 
il  était  rentré  à  Saint-Riquier  en  janvier  799  2.  Il  dut  assister  à 
l'entrevue  du  pape  avec  Charlemagne  à  Paderborn,  qu'il  a  décrite 
dans  son  poème,  célébra  avec  Charlemagne,  à  Saint-Riquier, 
les  fêtes  de  Pâques  de  800  et  accompagna  sans  doute  Charles  en 
Italie  si  sa  santé  ne  l'en  empêcha  pas^  A  partir  de  802,  nous 
avons  tout  lieu  de  croire  qu'il  résida  constamment  dans  son  abbaye, 
car  c'est  alors  qu'Alcuin  se  félicita  auprès  d' Adalhard  de  sa  con- 
version à  une  vie  meilleure,  et  c'est  de  loin  qu'Angilbert  salue 
Charlemagne  et  sa  famille  dans  la  jolie  pièce  de  vers  «  Surge, 
meo  domno  dulces  fac,  fistula,  versus.  »  Tout  porte  à  croire  qu'à 
partir  de  ce  moment  jusqu'à  sa  mort,  qui  arriva  le  18  février  814, 
il  résida  à  Saint-Riquier,  tout  en  se  rendant  sans  doute,  quand  les 
circonstances  le  permettaient  à  Aix,  à  l'appel  de  Charlemagne 
et  pour  les  assemblées  générales.  Il  fut  ainsi,  en  811,  un  des 
conseillers  qui  souscrivirent  le  testament  du  grand  empereur^ 

Y  a-t-il  dans  le  texte  des  Annales  de  789  à  801  des  indices 
qui  s'opposent  à  l'hypothèse  d'après  laquelle  elles  auraient  été 
composées  dans  la  chapelle  du  palais  ;  trouvons-nous  au  contraire 
des  indices  qui  devraient  nous  la  faire  rejeter  ? 

Remarquons  tout  d'abord  que,  jusqu'en  791,  date  de  la  mort 
d'Angilramn,  le  style  des  Annales  offre  une  similitude  frappante 

1.  Muhlbacher,  Regesta  Karolorum,  11°  328. 

2.  Voy.  les  lettres  d' Angilbert  à  Arn  de  Salzbourg,  dans  Jaflfé,  Monum.  Caro- 
lina,  365-368. 

3.  Cf.  Ep.  Alcuini  133,  éd.  Jaffé. 

4.  Le  privilège  de  Léon  IX  en  faveur  de  Saint-Riquier  accordé  en  800  à  la 
demande  d' Angilbert  est  un  faux  (cf.  Mabillon,  AA.  SS.  0.  S.  Benedicti,  II,  349  ; 
Muhlbacher,  Regesten  des  Kaiserreichs  unter  den  Karolingen,  p.  148).  Mais 
quand  on  voit  la  peine  qu'eut  le  vieil  Alcuin,  malgré  sa  santé  défaillante,  à 
éviter  le  voyage  d'Italie,  il  est  bien  vraisemblable  qu'Angilbert  y  fut  aussi  con- 
vié. Il  se  plaint  bien  de  sa  santé  dans  sa  lettre  à  Arn  de  787,  mais  il  paraît 
rétabli  en  798,  et  c'est  en  799  qu'Alcuin  déplore  son  faible  pour  les  histrions. 

5.  Einhard,  Vila  Karoli,  c.  33. 


—  124  — 

avec  le  style  de  la  première  partie  qui  fut  probablement,  comme 
nous  l'avons  vu,  rédigée  sous  l'influence  de  l'archicliapelain.  Les 
mentions  de  l'intervention  divine  à  propos  de  chaque  événement 
heureux:  «  Domino  protegente (788),  Domino  largiente,  Domino 
perducente(789),  cum  Dei  adjutorio,  Christo  perducente(791)',  » 
les  formules  religieuses  y  frappent  d'autant  plus  qu'elles  ne  se 
retrouvent  plus  dans  la  suites  II  faut  observer  en  outre  que  le 
roi  est  encore  nommé  ici  deux  fois  domnus  y^ex  Carolus,  ce  qui 
est  la  désignation  toujours  employée  dans  les  années  précédentes, 
tandis  qu'en  792,  793,  795  et  dans  la  suite,  l'annaliste  dit  rex 
tout  court  ou  domnus  rex  sans  ajouter  son  nom^.  La  fin  de 
l'année  788  et  les  trois  années  789-791  paraissent  avoir  été  écrites 
d'une  seule  teneur,  car,  tandis  que  dans  la  partie  des  Annales 
écrites  année  après  année  on  répète  à  chaque  instant  le  mot  )'ex, 
ici  le  domnus  rex  Carolus  placé  en  tête  de  cette  partie  des 
Annales  sert  de  sujet  à  toutes  les  phrases  où  il  est  question  de 
Charlemagne  jusqu'au  milieu  de  l'année  791  ;  enfin,  tandis  que 
l'année  789  est  très  brève  et  qu'on  se  borne,  en  790,  à  dire  que 
Ciiarlemagne  n'y  fit  aucune  expédition,  l'année  791  contient  un 
récit  développé  de  la  campagne  contre  les  Avares  à  laquelle 
Angilramn  prit  part  et  pendant  laquelle  il  mourut.  Je  suis  donc 
disposé  à  croire  que  ces  années  788-791  furent  rédigées  au  retour 
de  la  campagne  contre  les  Avares  et  après  la  mort  d' Angilramn 
par  le  même  clerc  qui,  sous  sa  direction,  avait  rédigé  la  première 
partie  des  Annales. 

De  792  à  794,  c'est  Angilbert,  qui  est  primicerius  aidae,  et 
qui  dirige  la  chapelle,  mais,  en  792-793,  il  est  en  mission  en 
Italie,  et  Charlemagne  séjourne  en  Bavière.  Ce  n'est  qu'en  794 
que  Charles  revient  dans  la  région  rhénane  et  qu'il  y  fixe  défi- 
nitivement sa  cour,  «  in  palatio  quod  Aquis  vocatur  »  comme 
disent  les  Annales.  Les  années  792  et  793  ne  contiennent  que 

1.  Voy.  aux  années  précédentes  :  783  :  «  Domino  auxiliante,  »  trois  fois 
répété  ;  784  :  «  Auxiliante  Domino,  volente  deo  ;  »  786  :  «  Deo  largiente,  »  etc. 

2.  Sauf,  comme  l'a  fait  remarquer  M.  Manitius  (Kurze,  Neues  Archiv,  XX,  40), 
en  796,  la  formule  o  peracta  Deo  largitori  onmium  bonorum  gratiarum 
actione,  »  qui  est  tout  à  fait  isolée  ot  est  une  citation  de  Prudence.  M.  Mani- 
tius et  M.  Kurze  se  trompent  en  prétendant  (jue  ces  formules  se  retrouvent 
jusqu'en  794.  Elles  cessent  avec  791.  MM.  Diinzelmann,  Waitz,  Manitius,  Kurze 
ont  tous  remarqué  que  le  style  des  années  787  et  788  ne  diffère  pas  du  style 
des  années  789-791.  Ils  ont  eu  tort  de  vouloir  retrouver  cette  identité  jus- 
qu'en 795. 

3.  L'année  794,  écrite  d'un  style  plus  soigné,  dil  »  domnus  Carolus  gloriosis- 
simus  rex.  » 


—  125  — 

quelques  lignes  fort  sèches,  mais  où  l'on  trouve  cependant 
mentionnée  la  mission  d'Angilbert  en  Italie.  En  794,  le  style  de 
l'annaliste  prend  tout  à  coup  une  forme  plus  littéraire  et  une 
certaine  solennité.  On  serait  tenté  d'y  reconnaître  l'influence  de 
l'élève  de  Pierre  de  Pise  et  d'Alcuin  *. 

A  partir  de  796,  le  récit  prend  une  ampleur  nouvelle;  les 
phrases  sont  mieux  construites  et  mieux  liées,  et  le  remanieur 
qui  bientôt  récrira  et  refera  les  Annales  jusqu'à  801  trouvera 
bien  moins  d'additions  et  de  modifications  à  y  introduire.  Est-ce 
Angilbert,  est-ce  Hildebald  qui  président  à  la  rédaction  des 
Annales?  Peut-être  chacun  d'eux  tour  à  tour.  Tandis  qu'à  l'an- 
née 792  Angilbert  était  nommé  simplement  et  sans  épithète,  en 
796,  lorsqu'il  est  reparti  pour  l'Italie,  il  est  qualifié  de  «  dilectus 
abbas  Karoli.  »  Par  contre,  Hildebald,  absent  des  pays  francs 
depuis  le  milieu  de  799,  ne  pouvait  pas  s'occuper  de  faire  rédiger 
les  Annales  qui,  pour  les  années  799  et  800,  ont  été  écrites, 
comme  nous  l'avons  dit,  par  un  personnage  qui  était  auprès  du 
roi  et  notait  les  événements  au  moment  où  ils  venaient  de  se  pro- 
duire. Angilbert,  nous  l'avons  vu,  assista  sans  doute  à  l'entrevue 
de  Paderborn,  et  il  suivit  probablement  Charlemagne  pendant 
toute  l'année  800  après  que  celui-ci  fut  venu  le  voir  à  Saint- 
Riquier.  Le  fait  que  les  Annales  ont  changé  de  main  en  801 
serait  une  raison  de  plus  de  croire  qu' Angilbert  a  été  pour  quelque 
chose  dans  la  rédaction  des  années  qui  précèdent  cette  date.  Or, 
à  partir  du  milieu  de  l'année  801,  le  style  de  l'annaliste  change 
tout  à  coup^  et  le  récit,  au  lieu  de  conserver  son  ampleur  et  sa 

1.  Ce  qui  corrobore  l'hypothèse  d'après  laquelle  les  Annales  Laurissenses 
majores  de  789  à  791  sont  bien  un  récit  demi-ofïiciel  sorti  de  la  chapelle  du 
palais,  tandis  que  les  Annales  Laureshamenses  sont,  pour  cette  même  époque, 
un  travail  plus  personnel  et  plus  indépendant,  c'est  qu'à  l'année  792  nous  trou- 
vons dans  les  Annales  Laureshamenses  un  récit  assez  circonstancié  de  la  cons- 
piration du  jeune  Peppin,  fils  d'Himiltrude,  tandis  que  la  phrase  très  courte 
qui,  dans  les  Annales  Laurissenses,  fait  allusion  à  ce  fait  n'appartient  certai- 
nement pas  à  la  rédaction  primitive.  Les  mômes  manuscrits  qui  ne  contiennent 
pas  la  phrase  relative  à  la  conjuration  de  Peppin  ne  contiennent  pas  non  plus 
à  l'année  785  la  mention  de  la  conjuration  de  Hardrad.  Le  manuscrit  de  Lorsch 
(dans  Canisius),  qui  représentait  la  rédaction  la  plus  ancienne,  ne  la  contenait 
pas  non  plus. 

2.  Ce  changement  est  frappant  à  partir  de  la  phrase  :  «  Ipsa  aestate  capta 
est  Barcinona  civitas  in  Hispania  jam  biennio  obsessa.  »  Le  Poeta  Saxo  qui 
a  mis  en  vers  le  TemSiXiiemcnt  des  Annales  Laurissenses  avait  sous  les  yeux  un 
texte  qui  s'arrêtait  au  paragraphe  précédent  commençant  par  la  phrase  :  «  Impe- 
rator  de  Spoletio  Ravennam  veniens...  Papiam  percepit.  »  Ces  mots  sont  les 
derniers  qu'il  ait  empruntés  au  remaniement. 


—  426  — 


forme  soignée,  se  compose  de  i)hrases  courtes  juxtaposées.  Évi- 
demment, tout  le  récit  de  la  campagne  d'Italie,  au  moins  jus- 
qu'au printemps  de  801,  est  d'une  seule  teneur.  Ce  qui  suit,  sur- 
tout à  partir  de  802,  a  le  caractère  de  notes  prises  au  jour  le 
jour'. 


NOTE  ADDITIONNELLE. 

M.  Kurze  {Neues  Archiv y  XKl,  p.  lletsuiv.)aémisetappuyé 
sur  des  vraisemblances  assez  fortes  l'opinion  qu'il  aurait  existé, 
à  la  fin  du  vm''  siècle,  des  Annales  composées  en  796,  à  Salzbourg , 
qui  se  seraient  servies  des  Ann.  Petaviani,  des  Ann.  Lauris- 
senses  majores  et  de  la  seconde  rédaction  des  Annales  de  Lorsch 
représentée  par  les  Ann.  Lauy^eshamenses  jusqu'à  790,  et  le 
Fragmentmn  Chesnii.  Ces  Annales  auraient  servi  à  la  compo- 
sition des  Annales  Maxùniniani,  des  Annales  Juvavenses 
majores  et  minores  et  des  Annales  Xantenses.  Ces  Annales 
auraient  été  ensuite  continuées  à  Salzbourg  de  797  à  811. 

Il  est  vraisemblable  aussi,  d'après  les  recherches  de  Dorr,  de 
Simson  {Zeitschrift  fur  Gesch.  des  Oberrheins,  IX,  217-220, 
et  Forschungen  z.  d.  G.,  XX,  395),  deWaitz  (dans  son  édit.  du 
Chronico7i  Laurissense,  1882,  eiàdiH^  Forschungen  z.  d.  G., 
XX,  385),  de  Heigel(For5c/mn^en,V,  400),  de  Piickert  (Comptes- 
rendus  de  l'Acad.  des  se.  de  Leipzig,  1884)  et  de  Kurze  [Neues 
Archiv,  XX,  29  et  suiv.),  qu'il  a  existé  des  Annales  aujourd'hui 
perdues  s'étendant  jusqu'à  805  et  dont  nous  retrouvons  les  élé- 
ments dans  les  fragments  de  Dusseldorf,  Berne,  Bàle  et  Vienne, 
dans  les  Annales  de  Metz,  dans  les  Annales  Guelferbytani, 
dans  le  Codex  Anianensis  de  la  Chronique  de  Moissac,  dans 
les  Gesia  abhatum  Fontanellensium,  dans  le  Chronicon  Lau- 
rissense  [Annales  Laurissenses  minores),  dans  le  Chroni- 
con Vedastinum,  dans  les  A?inales  Lobienses  et  les  Annales 
Sithienses.  Elles  auraient  été  aussi  utilisées  par  la  continuation 
de  797  à  811  des  Annales  perdues  de  796,  par  le  Breviarium 
Frchamperti,  par  les  Annales  Einhardi,  par  les  Annales 
Fuldenses,  par  le  Poeta  Saxo,  par  la  Vita  Karoli.  Ce  sont 

1.  M.  Kurze,  dans  un  appendice  à  son  travail  {Seues  Archiv,  XXI,  p.  81), 
adirme  avec  décision  (lue  Hiculf  a  composé  la  première  partie  des  Annales  en 
787-788  et  les  aurait  continuées  à  Mayonce,  où  il  était  archevêque,  jusqu'en 
795.  Rien  n'est  plus  invraisemblable. 


—  ^27  — 

les  Annales  Metteuses  qui  en  ont  conservé  la  plus  grande 
partie.  M.  Kurze  croit  pouvoir  conclure  de  la  comparaison  des 
An7iales  Metteuses  avec  le  Chronicon  Laurissense  qu'il  a 
existé  deux  rédactions  de  ces  Annales  perdues,  l'une  composée 
en  805,  l'autre  composée  en  830,  qui  aurait  ajouté  de  806  à  829 
aux  Annales  perdues  le  texte  des  Annales  Einhardi,  en  y  ajou- 
tant pour  829  un  morceau  original  que  nous  retrouvons  dans  les 
Annales  Metteuses.  M.  Kurze  croit  même  pouvoir  déterminer 
d'autres  rédactions  intermédiaires,  une  qui  aurait  servi  aux 
Annales  LoMenses,  une  autre,  un  peu  plus  récente,  qui  aurait 
servi  à  la  Chronique  d'Aniane.  Il  y  a  une  large  part  d'arbitraire 
dans  ces  hypothèses.  L'absence  de  dates  d'années  dans  le  Chro- 
nicon Laurissense  et  le  fait  que  le  fragment  de  Bâle  porte  des 
numéros  de  chapitres  à  côté  des  ans  de  l'Incarnation  ont  suggéré 
à  M.  Kurze  la  pensée  que  ces  Annales  ont  d'abord  été  rédigées 
sous  forme  de  chronique.  Ce  serait  alors  cet  ouvrage  et  non  le 
Chronicon  Laurissense  qui  serait  le  premier  essai  de  chronique 
carolingienne.  On  comprendrait  dans  ce  cas  comment  un  morceau 
d'une  rhétorique  aussi  ampoulée  que  le  fragment  de  Pippino 
duce  de  Freher,  retrouvé  isolé  par  Simson  au  British  Muséum 
dans  le  ms.  Arundel375,  et  qui  fait  partie  des  Annales  Metteu- 
ses, pourrait  à  la  rigueur  se  rattacher  à  cet  ouvrage. 

Les  sources  reconnaissables  de  la  Chronique  de  805  sont, 
d'après  M.  Kurze,  les  Annales  perdues  de  796,  le  Continuateur 
de  Frédégaire,  les  Annales  Laurissenses,  la  Vita  Bonifatii, 
les  Vita  Stephani  et  Adriani,  les  Annales  de  Lorsch  perdues 
et  les  Annales  Mosellani. 

M.  Kurze  croit  que  ces  Annales  ont  été  écrites  à  Saint-Denis, 
probablement  par  le  Lombard  Fardulf,  abbé  de  Saint-Denis, 
mort  en  805.  Il  propose  d'appeler  ces  Annales  Chronicon  Far- 
dulfi.  Mais  alors  il  faut  en  placer  la  rédaction  en  805  et  non 
en  807. 

m. 

Les  «  Annales  Laurissenses  »  de  801  à  829. 

Les  dernières  années  du  viif  siècle  et  les  premières  du  ix"  ont 
été  une  période  importante  pour  la  littérature  annalistique. 
Comme  l'a  fait  remarquer  M.   Kurze^   indépendamment  des 

1.  Neues  Archiv,  XXI,  U. 


—  ^2s  — 

Annales  perdues  de  796  et  de  805,  c'est  alors,  si  l'on  accepte  les 
dates  qu'il  propose,  qu'ont  été  probablement  coordonnées  les 
Annales  Petaviani{196),  Moscllani  [l^'è) ,  Alamannici  {Idd) , 
Lauveshamenses  (792-803),  Guelferbytani  (801),  5.  Amandi 
(810),  Maximiniani .  Mais  les  Annales  Laurissenses  majo- 
res sont  de  beaucoup  les  plus  importantes  parmi  les  œuvres  ori- 
ginales composées  à  cette  époque. 

Ces  Annales  conservent  de  801  à  829  le  caractère  d'Annales 
absolument  contemporaines  qu'elles  avaient  depuis  796  et  d'An- 
nales écrites  au  palais  même  pour  conserver  le  souvenir  des 
actes  de  l'empereur.  Elles  ne  nous  renseignent  que  sur  ce  que 
fait  l'empereur,  sur  les  assemblées  qu'il  préside,  sur  les  ambas- 
sades qu'il  reçoit  ou  qu'il  envoie,  sur  ce  qui  se  passe  au  palais. 
Elles  indiquent  les  noms  des  ambassadeurs,  nous  décrivent  les 
présents  dont  ils  sont  les  porteurs.  L'auteur  va  jusqu'à  nous  don- 
ner les  noms  des  éléphants  du  roi.  C'est  vraiment  un  journal,  des 
Nouvelles  du  palais,  que  nous  avons  sous  les  yeux*.  Le  carac- 
tère contemporain  de  ces  Annales  se  reconnaît  à  une  foule  de 
signes  :  l'absence  de  toute  composition  et  de  toute  prétention  lit- 
téraire, sauf  dans  un  ou  deux  passages  où  la  personne  et  les  sen- 
timents de  l'auteur  se  laissent  voir"';  le  style  haché  formé  de 
phrases  mal  liées  entre  elles  ou  réunies  par  des  locutions  indi- 
quant un  récit  où  les  faits  s'ajoutent  les  uns  aux  autres  à 
mesure  qu'ils  se  produisent,  eodem  anno,  eodem  tempore, 
et  inde,  etc. 3,  des  dates  précises  de  saisons,  de  mois  et  de  jours, 

1.  Analysons  une  des  années  prise  au  hasard,  l'année  807.  Treize  lignes  sont 
d'abord  consacrées  à  des  observations  astronomiques.  Puis  nous  apprenons  la 
mort  de  Radbert,  ambassadeur  franc  qui  revenait  d'Orient,  et  l'arrivée  à  la  cour 
d'Abdella,  envoyé  du  roi  des  Perses,  puis  de  Georges  et  Félix,  envoyés  de  Tho- 
mas, patriarche  de  Jérusalem.  Suit  une  longue  description  des  présents  d'Ha- 
roun-al-Raschid  :  pavillons  et  tentures  de  diverses  couleurs,  étoffes  de  soie,  par- 
fums, horloge  avec  sonnerie  et  personnages,  candélabres  de  cuivre  travaillé.  Ces 
envoyés  sont  reconduits  en  Italie.  Le  comte  Burchard  est  envoyé  en  Corse 
contre  les  Maures,  qui  sont  vaincus.  Détails  sur  les  moines  vendus  en  Espagne 
par  les  Maures  et  dont  quelques-uns  furent  rachetés  par  Charlemagne.  Le 
patriarche  Nicétius,  qui  était  à  Venise  avec  une  llotle,  conclut  une  trêve  avec 
Peppin  jusqu'au  mois  d'août  et  retourne  à  Constantinople. 

2.  De  819  à  829,  lorsque  Hilduin  s'occupa  des  Annales,  comme  nous  le  verrons 
plus  loin,  le  style  devient  plus  personnel. 

3.  Surtout  de  801  à  808.  801  :  «  Eodem  anno;  ipsa  aestate;  ipsius  anni 
mcnse...  »  802  :  «  Ipsius  anni  mense...  »  803  :  «  Ilac  hicme  circa  ipsum  pala- 
tium;  et  inde.  »  80i  :  «  Eodem  tempore.  »  805  :  «  Non  multo  post;  eodem 
anno.  »  806  :  «  Et  inde  ;  eodem  anno.  »  807  :  «  lUo  anno.  »  —  A  partir  de  808, 
on  ne  trouve  plus  «  eodem  anno  ;  eodem  tempore.  »  Par  contre,  «  Interea  »  est 
fréquemment  employé  dans  la  suite. 


—  ^29  — 

surtout  pour  les  morts  de  grands  personnages,  des  mentions  de 
phénomènes  naturels  et  en  particulier  de  phénomènes  célestes 
observés  et  recueillis  par  les  astronomes  de  la  cour,  qui  inter- 
rompent le  récita  A  l'année  823  on  nous  raconte  qu'une  jeune 
fille  de  douze  ans  s'est  passée  de  nourriture  pendant  dix  mois; 
puis  en  825  on  ajoute  que  depuis  823  jusqu'en  novembre  825 
elle  a  continué  à  vivre  sans  nourriture.  M.  Kurze  a  même  voulu 
voir,  sans  que  l'argument  me  paraisse  décisif,  une  preuve  que  les 
Annales  ont  été  écrites  au  jour  le  jour  dans  le  fait  que  le  même 
nom  propre  se  trouve  à  quelques  lignes  de  distance  orthographié 
d'une  manière  différente  :  Capcan  et  Cagan  (805),  Eardulf 
(808)  et  Ardulf  {^09),  Albis  et  Albia,  Avari  et  Avares, 

M.  Kurze  donne  encore  un  autre  argument  en  faveur  de  la 
même  thèse;  c'est  les  rapports  qui  existent  entre  les  Annales 
Laurissenses  et  les  Annales  iVfo6fe/^anz  jusqu'à  797,  les  Anna- 
les Laureshamenses  ^usq\ïk  798,  les  Annales  S.  Amanc?z  jus- 
qu'à 808.  Comme  la  comparaison  de  ces  Annales  avec  les  Lau- 
yHssenses  ne  permet  pas  d'admettre  qu'elles  leur  ont  servi  de 
sources,  il  est  nécessaire  d'admettre  que  les  Laurissenses  ont 
été  une  des  sources  de  ces  Annales  comme  aussi  des  Annales  per- 
dues de  796  et  de  805  et  par  conséquent  qu'elles  ont  été  écrites 
au  fur  et  à  mesure  des  événements  et  ont  été  utilisées  en  797,  en 
803,  en  806,  jusqu'à  ces  dates  respectives. 

Quelques  critiques  ont  pourtant  essayé  de  dénier  aux  Annales 
Laurissenses  le  caractère  de  sources  directe  et  contemporaine. 
M.  Bernays  a  fait  ressortir  quelques  rapports  de  style  entre  les 
Annales  Z^aum^en^e^  et  la  Chronique  de  Moissac^;  il  a  sou- 
tenu que  ces  rapports  ne  pouvaient  s'expliquer  par  un  emprunt 
direct  et  en  a  conclu  que  les  deux  textes  ont  été  puisés  à  ces 
fameuses  Annales  de  la  cour  perdues  qui  sont  si  commodes  pour 
mettre  fin  à  toute  critique  des  Annales  carolingiennes.  Un  autre 
argument  qui  n'a  pas  plus  de  valeur  est  celui  qui  est  tiré  d'une 
phrase  sur  Léon  III  à  l'année  808  :  «  Praeerat  tune  temporis 
ecclesiae  Romanae  Léo  tertius;  »  Léon  n'étant  mort  qu'en  816, 
M.  de  Sybel  en  a  conclu^  que  l'année  a  été  rédigée  au  plus  tôt  en 

1.  801  et  802  :  tremblements  de  terre.  807  :  observations  astronomiques.  808  : 
peste.  809  :  éclipse.  810  :  peste,  éclipses.  812  :  éclipse.  815  :  tremblements  de 
terre,  inondations.  817  :  éclipse,  comète.  818  :  éclipse.  820  :  peste,  inondations, 
éclipses.  821  :  divers  phénomènes  naturels,  etc.  A  partir  de  820,  les  phénomènes 
naturels  sont  décrits  avec  une  plus  grande  complaisance  encore  et  dans  un  style 
plus  orné. 

2.  Nous  reviendrons  sur  cette  question  à  propos  de  la  Chronique  de  Moissac. 

3.  Hislorische  Zeitsclirift,  t.  XLIII,  p.  413.  —  M.  W.  de  Giesebrecht  avait  déjà 

HIST.    CAROLIIVGIENXE.  9 


—  ^30  — 

817.  Mais  M.  Simson^  a  montré  que  le  prétérit  a  été  plus  d'une 
fois  dans  des  cas  analogues  employé  à  la  place  du  présent. 
M.  de  Sybel  a  tiré  une  objection  plus  facile  encore  à  réfuter  des 
rapports  indéniables  qui  existent  entre  la  dernière  partie  des 
Annales  Laurissenses  et  la  Vita  Karoli  d'Einhard  '  et  d'une 
phrase  de  l'introduction  de  la  Vita  Karoli  où  Einhard  nous  dit  : 
«  Ab  hujuscemodi  scriptione  (à  savoir  :  Vitam  et  co n versa tionem, 
ut  ex  parte  non  modica  res  gestas  domini  Karoli)  quando  milii 
conscius  eram,  nullum  ea  veracius  quam  me  scribere  posse...  et 
utrum  ab  alio  scriberentur  necesse,  liquido  scire  non  potui.  » 
M.  de  Sybel  prétend  qu'Einhard  n'aurait  pas  pu  écrire  les  lignes 
si  les  Annales  de  789  à  813  avaient  existé  en  814  et  si  par  suite 
les  rapports  de  textes  entre  elles  et  la  Vita  Karoli  s'expli- 
quaient par  des  emprunts  d'Einhard.  —  Ce  serait  donc  la  Vita 
Karoli  qui  aurait  servi  à  la  composition  des  Annales.  MM.  de  Gie- 
sebrecht,  Simson,  Ebrard,  Dorr,  Kurze  ont  fait  observer  avec 
raison  que  cet  argument  a  peu  de  force,  Einhard  ayant  pour 
principale  préoccupation  de  peindre  la  «  vitam  et  conversatio- 
nem  »  de  Charlemagne,  sa  personne  et  son  caractère,  et  ne  don- 
nant qu'une  place  secondaire  à  ses  hauts  faits,  «  res  gestas,  »  qui 
trouvent  seuls  place  dans  les  Annales^.  Ils  auraient  pu  ajouter 
qu'Einhard  ne  fait  allusion  qu'à  des  œuvres  biographiques  d'un 
caractère  littéraire  et  personnel^,  écrites  par  des  hommes  «  otio 
et  litteris  dediti,  »  et  non  à  des  Annales  essentiellement  imper- 
sonnelles, qui,  si  elles  ont  été  composées,  comme  nous  le  voyons, 
par  des  clercs  de  la  chapelle  royale,  étaient  plutôt  une  sorte  de 
mémorandum,  de  journal  de  la  cour  qui  fournissait  des  matériaux 
aux  historiens  plutôt  qu'elles  ne  constituaient  une  histoire.  La 
liberté  avec  laquelle  ces  divers  auteurs  d'Annales  d'ailleurs  se 
copient  les  uns  les  autres,  se  font  des  emprunts  les  uns  aux 
autres,  montre  bien  que  toutes  ces  œuvres  étaient  considérées 


relevé  cette  phrase  dans  le  Miinchener  historischer  Jahrbuch,  1865,  et  l'avait 
considérée  sans  motif  comme  une  interpolation. 

1.  Jahrbuch  des  d.  Reiches  unter  Karl  dem  Grossen,  II,  605. 

2.  Ces  rapports,  qui  ont  été  signalés  i)ar  M.  Simson  dans  sa  brochure  De 
slatu  quaestionis,  etc.,  et  par  M.  Dlinzcluiann  {Neues  Archiv,  H,  497),  se 
réduisent  à  peu  de  chose  ;  mais  le  rai)port  du  chapitre  14  de  la  Vita  avec  l'an- 
née 810  des  Annales  Laurissenses  n'est  pas  douteux. 

3.  «  Vitae  illius  moduui  potius  (juam  belloruni...  eventus  raemoriae  man- 
dare...  animo  esset  [>rei>osituui.  » 

4.  Einhard  parle,  en  effet,  de  ceux  qui  veulent  conserver  pour  la  postérité 
«  nominis  sui  famain.  »  Il  ne  peut  s'agir  ici  d'anonymes  auteurs  d'Annales. 


—  <3^    — 

comme  formant  une  sorte  de  fonds  commun  où  tous  venaient  pui- 
ser, qui  ètsiientjuris  publici  pour  ainsi  dire*. 

MM.  de  Giesebrecht,  Ebrard,  Simson,  Dorr,  Ranke,  Mani- 
tius,  Wattenbach,  Kurze  pensent  que  ce  qui  achève  d'ôter  toute 
force  à  l'argument  de  M.  de  Sybel  c'est  qu'Einhard  a  dû  être  lui- 
même  l'auteur  des  Annales  de  796  à  813  et  que  par  conséquent 
ses  paroles  s'expliquent  à  merveille,  les  Annales  de  796  à  813 
n'étant  que  les  notes  mêmes  écrites  par  lui  pendant  les  dix-sept 
dernières  années  du  règne  de  Charlemagne  et  qu'il  a  ensuite  uti- 
lisées pour  sa  biographie  de  l'Empereur. 

Nous  verrons  plus  loin  ce  qu'il  faut  penser  de  cette  collabora- 
tion supposée  d'Einhard  aux  Annales,  collaboration  que  rien  ne 
rend  impossible,  mais  que  rien  non  plus  ne  rend  certaine  ni 
même  probable.  —  Serait-il  admissible  qu'Einhard  n'eût  rien 
connu  des  Annales  qui  existaient  de  son  temps  et  que  la  première 
partie  des  Annales  Laurissenses  fût  ignorée  de  lui?  Le  raison- 
nement fait  par  M.  de  Sybel  à  propos  de  la  dernière  partie  des 
Annales  aurait  autant  de  valeur  pour  la  première,  ce  qui  ne 
peut  un  instant  se  soutenir.  La  phrase  de  l'introduction  d'Ein- 
hard ne  peut  en  aucune  façon  être  alléguée  en  faveur  de  l'at- 
tribution à  Einhard  d'aucune  partie  des  Annales.  Elle  signifie 
simplement  qu'aucun  lettré  à  sa  connaissance  n'a  écrit  la  bio- 
graphie de  Charlemagne. 

Les  Annales  de  801  à  829  ont-elles  été  écrites  par  un  même 
auteur?  Ceux  qui  en  ont  attribué  la  rédaction  à  Einhard  l'ont 
prétendu  en  se  fondant  sur  des  raisons  de  style.  M.  Kurze,  qui 
accepte  cette  manière  de  voir  pour  les  années  797  à  819,  doute 
qu'Einhard  ait  été  aussi  l'auteur  des  années  820  à  829,  sans 
toutefois  se  prononcer  d'une  manière  positive.  M.  Dùnzelmann, 
par  contre,  qui  attribue  à  Einhard  la  composition  des  Annales  de 
797  à  801,  lui  refuse  toute  participation  pour  la  période  qui 
s'étend  de  801  à  829.  Il  croit  reconnaître  au  style  quatre  auteurs 
différents,  qui  auraient  travaillé,  le  premier  de  801  à  806,  le 
second  de  807  à  815,  le  troisième  de  816  à  la  fin  de  820,  le  qua- 
trième de  la  fin  de  820  à  825. 

Nous  verrons  tout  à  l'heure  les  motifs  qui  nous  font  attribuer 
à  l'archichapelain  Hilduin  les  années  819  à  829.  Nous  croyons 
cette  attribution  aussi  certaine  que  peuvent  l'être  des  attributions 

1.  Le  biographe  de  Louis  le  Pieux,  qui,  de  814  à  829,  suit  pas  à  pas  les 
Annales  Laurissenses,  n'y  fait  aucune  allusion  ;  il  dit  qu'il  raconte  quae  vidi 
et  comperire  potui.  Les  Annales  étaient  mises  par  les  gens  de  la  cour,  évidem- 
ment, sur  le  même  pied  que  les  renseignements  oraux  qu'ils  pouvaient  recueillir. 


—  432  — 

de  cette  nature,  en  l'absence  de  témoignages  directs.  Si  cette 
hypothèse  est  exacte,  en  la  rapprochant  de  ce  qui  a  été  dit  plus 
haut  de  l'attribution  à  l'influence  de  l'nrchichapelain  Angilramn, 
la  composition  des  années  741  à  791,  et  à  celle  des  archichape- 
lains  Angilbert  et  Hildebald,  la  composition  des  années  792  à 
801,  nous  sommes  autorisés  à  penser  que  les  Annales  de  801  à 
818,  qui  conservent  absolument  le  même  caractère  que  les 
années  précédentes,  ont  aussi  été  composées  par  des  clercs  de  la 
chapelle  royale,  pendant  que  Hildebald,  qui  mourut  le  3  sep- 
tembre 818,  la  dirigeait  ^  Rien  ne  nous  permet  toutefois  d'attri- 
buer à  Hildebald  lui-même  une  part  dans  la  rédaction  des 
Annales.  S'il  y  avait  mis  lui-même  la  main,  on  y  trouverait  plus 
d'unité  de  style  et  de  composition,  et  probablement  aussi,  du 
moins  à  l'année  814,  lors  du  changement  de  règne,  quelques 
accents  plus  personnels.  Nous  avons  évidemment  affaire,  au  con- 
traire, à  des  scribes  qui  notent  au  fur  et  à  mesure  les  événe- 
ments importants  pour  en  conserver  la  mémoire  d'une  manière 
très  impersonnelle.  Est-il  possible  de  déterminer  combien  de  fois 
les  Annales  ont  changé  de  mains  de  801  à  818?  Cela  est  très  dif- 
ficile, et  M.  Kurze  a  remarqué  avec  raison  que  les  différences 
qu'on  remarque  dans  la  rédaction  peuvent  provenir  de  causes 
tout  extérieures.  Quand  il  ne  s'est  produit  qu'une  série  de  faits 
sans  grande  importance  et  qui  se  passaient  au  loin,  comme  c'est 
le  cas  depuis  les  dernières  lignes  de  l'année  801  après  la  men- 
tion du  retour  de  Charleraagne  dans  le  Nord^  jusqu'à  la  fin  de 
805,  le  récit  peut  se  réduire  à  une  série  de  courtes  phrases  mal 
liées  entre  elles.  Quand  le  narrateur  a  assisté  à  une  cérémonie 
qui  a  vivement  frappé  les  imaginations,  comme  l'arrivée  des 
cadeaux  d'Haroun  el  Raschid  en  807,  il  entre  dans  des  détails 
circonstanciés  et  il  s'anime  un  peu.  —  Aussi  ne  pouvons-nous 
conclure  de  l'uniformité  du  style  de  deux  années  différentes 
qu'elles  ont  eu  le  même  rédacteur,  ni  de  divergences  légères 
dans  la  narration  que  nous  sommes  en  présence  de  deux  rédac- 
teurs différents. 

1.  M.  Siiiison  (Ludwig  der  Fromme,  II,  232)  admet  la  date  de  818  d'après  les 
An7i.  S.  Pétri  Coloniensis,  coalinaée  par  le  fait  (jiie,  le  l-'  mai  819,  Louis 
accorde  un  diplôme  à  la  prière  de  llilduin,  archichapelain.  Pourtaut,  les  Ann. 
Coloniensis  brevissimi  et  les  Ann.  S.  Emmerani  Ratisp.  mas.,  donnent  la  date 
de  819,  mais  elles  cominellent  plusieurs  fois  une  erreur  d'une  année  dans  la 
date  des  événements.  Le  jour  de  sa  mort  est  donné  par  le  nécréloge  de  Sainl- 
Géréon. 

2.  «  Alpes  transgressas  in  Galliain  reversus  est.  » 


—  ^33  — 

Toutefois  il  est  possible,  je  crois,  de  marquer  quelques  diffé- 
rences assez  notables  dans  la  rédaction  des  Annales  pour  qu'on 
soit  obligé  d'admettre  que  divers  scribes  y  ont  travaillé. 

Les  années  depuis  801  (aux  mots  :  ipsa  aestate  capta  est 
Barcinona),  jusqu'à  la  fin  de  l'année  808,  forment  tout  d'abord 
un  groupe  nettement  marqué  i.  C'est  à  la  fin  de  l'année  808  que 
paraît,  pour  la  dernière  fois,  la  formule  :  et  inmutavit  est  (ou 
se)  numerus  annorum  in.  C'est  aussi  à  la  fin  de  l'année  808 
que  l'annaliste  cesse  d'indiquer  à  la  fin  de  chaque  année,  par  des 
formules  uniformes,  le  retour  de  l'empereur  dans  sa  résidence 
d'hiver  et  le  lieu  où  il  a  célébré  Noël,  et  souvent  aussi  la  Pâque 
de  l'année  suivante.  Les  indications  de  dates  sont  parfois  un  peu 
vagues  :  «  Eodem  anno,  eodem  tempore,  in  illo  anno,  non  multo 
post.  »  Quand  on  observe  la  brièveté  relative  des  années  802 
à  805  et  leur  chronologie  un  peu  incertaine,  bien  qu'elles  soient 
composées  de  notes  sèches  et  précises,  on  est  disposé  à  penser 
qu'après  le  retour  d'Italie,  en  801,  il  y  eut  une  interruption  dans 
la  rédaction  des  Annales  et  qu'on  ne  la  reprit  qu'en  806,  en  se 
contentant  de  réunir  quelques  notes  pour  les  années  écoulées^. 
Cela  expliquerait  aussi  comment  la  grande  assemblée  de  802,  si 
importante  au  point  de  vue  législatif  et  qui  a  si  fortement  frappé 
l'auteur  des  Annales  Laureshamenses ,  n'a  pas  été  mentionnée 
par  les  Annales  Laurissenses.  En  806,  le  récit  devient  plus 
ample  et  les  phrases  sont  assez  bien  liées  entre  elles. 

De  l'année  809  à  l'année  813,  nous  sommes  en  présence  d'un 
nouveau  rédacteur.  L'indication  des  stations  d'hiver  de  l'empe- 
reur et  de  la  célébration  des  fêtes  de  Noël  et  de  Pâques  n'est  plus 
donnée  régulièrement  à  la  fin  de  chaque  année  et  les  change- 
ments de  dates  ne  sont  plus  annoncés.  Le  récit,  écrit  dans  un 
style  d'une  bonne  latinité^,  nous  offre  des  phrases  bien  cons- 

1.  On  a  soutenu,  M.  Kurze  en  particulier,  que  les  années  801  et  suivantes 
sont  du  même  auteur  que  les  années  797  à  801.  Je  crois  que  la  sécheresse 
excessive  des  années  802  à  805,  comparée  aux  années  799  et  800,  rend  la  sup- 
position difficile  à  admettre.  Pourtant,  je  crois  qu'un  changement  de  main  en 
808  est  plus  évident  qu'en  801. 

2.  Ces  notes  seraient-elles  dues  à  l'abbé  Fardulf  de  Saint-Denis,  qui,  d'après 
M.  Kurze,  serait  l'auteur  de  la  Chronique  de  805  (cf.  supra,  p.  127)?  Dans  ce 
cas,  ce  serait  la  Chronique  de  805  qui  serait  source  des  Laurissenses  pour  les 
années  802  à  805.  Il  est  aussi  très  possible  que  les  années  801  à  805  soient  d'une 
main  et  les  années  806  à  808  d'une  autre. 

3.  M.  Manitius  a  prétendu  appuyer  l'attribution  à  Einhard  d'une  partie  des 
Annales  Laurissenses  sur  des  ressemblances  de  style.  Il  a  relevé  des  locutions 
qui  se  retrouvent,  en  effet,  dans  les  Annales  et  chez  Einhard.  Mais  rien  n'est 


—  ^34  — 

truites  et  liées  entre  elles  par  des  conjonctions  employées  avec 
justesse^. 

Y  a-t-il  eu  un  arrêt  dans  la  composition  des  Annales  en  813 
et  un  nouveau  rédacteur  intervient-il  à  cette  date?  Divers  indices 
permettent  de  le  supposer.  M.  Kurze  pense  même  que  la  rédac- 
tion des  Annales,  interrompue  pendant  l'année  814,  au  moment 
de  la  mort  de  Charlemagne,  n'a  été  reprise  qu'en  815.  Sans  oser 
aller  jusque-là,  nous  ferons  remarquer  que  plusieurs  manuscrits 
des  Annales,  disons  mieux,  toute  une  famille  de  manuscrits  des 
Annales  (celle  que  M.  Kurze  désigne  par  la  lettre  B)  s'arrête 
à  813  aux  mots  :  multis  suorum  amis  sis ,  recesserunt. 
M.  Kurze  a  fait  remarquer  avec  raison  que  les  faits  se  rappor- 
tant aussi  à  l'année  813  et  mentionnés  après  ces  mots  n'ont  pu 
être  ajoutés  au  plus  tôt  qu'en  814,  quand  arrivèrent  à  Aix-la- 
Chapelle  les  envoyés  de  l'empereur  Léon. 

Plusieurs  détails  peuvent  nous  faire  considérer  les  années  814 
à  8182  comme  formant  un  groupe  spécial  :  un  emploi  beaucoup 
plus  sobre  des  ablatifs  absolus;  une  attention  plus  grande  appor- 
tée aux  grandes  assemblées  qui  sont  toujours  désignées  par  les 
mots  :  conventus  generalis,  818;  conventus  geneyYxlis  populi 
sui,  814,  815,  817,  alors  que  de  801  à  808  il  n'est  pas  fait  men- 
tion d'une  seule  assemblée  générale,  et  que,  de  809  à  813,  plu- 
sieurs sont  indiquées,  mais  avec  des  termes  variés  {concilium  809, 
placitum  générale  811 3,  conventus  generalis  812,  conventus 
generalis  813);  l'emploi  dumotno^^W  pour  désigner  les  Francs 
(817  :  Cum  nostri  fortiter  restitissent  ;  818  :  Ad  nostros 
fines)  ;  enfin  et  surtout  l'emploi  singulier  de  l'expression  circi- 
ter,  circa,  accompagnant  des  dates  précises'*,  qui  ne  se  remarque 
à  aucune  des  années  précédentes. 

plus  fro(iuent  chez  des  hommes  qui  l'crivent  une  langue  morte  et  qui  ont  été  à 
la  même  école  que  l'emploi  de  locutions  identiques.  Qu'on  veuille  bien  rappro- 
cher l'ensemble  du  style  des  années  809  à  813  du  style  d'Einhard,  on  verra  écla- 
ter des  différences  notables,  par  exemple  le  rare  emploi  de  l'ablatif  absolu  chez 
Einhard,  son  emploi  presque  surabondant  et  fatigant  dans  les  Annales,  etc. 
L'annaliste  me  i)araît  aussi  meilleur  écrivain  qu'Einhard. 

1.  809  :  «  Autem,  at,  postquam,  quoque,  interca,  etiara,  vero,  bis  ita  gestis, 
etiam,  autem,  cumque,  sed,  autem,  »  et  ainsi  de  suite. 

2.  M.  Simson  {Ludwig  d.  F.,  I,  348,  n.)  a  supposé  un  changement  d'auteur 
en  817,  parce  que  la  mention  de  la  venue  à  Compiégne  des  envoyés  d'Abder 
Rhaman,  donnée  à  la  tin  de  81G,  est  répétée  au  début  de  817.  Cet  indice  me 
paraît  insullisant. 

3.  M.  Kurze  {Neues  Archiv,  XXI,  53)  dit  A  tort  «lue  le  mot  placitum  ne  se 
trouve  pas  de  795  ;\  820. 

4.  811  :  «  Anno  aetalis  circiter  sepluagesimo  primo;  »  818  :  «  Circa  médium 


—  ^35  — 

De  l'année  819  à  l'année  829,  l'allure  du  récit  devient  beau- 
coup plus  personnelle.  L'auteur  semble  mêlé  beaucoup  plus  inti- 
mement encore  à  la  politique  impériale,  sur  laquelle  il  donne  des 
détails  circonstanciés,  aux  assemblées,  qu'il  mentionne  et  raconte 
toutes  en  distinguant  les  simples  conventus  et  les  conventus 
générales^.  Il  donne  des  indications  sur  les  institutions  des 
peuples  qui  sont  en  relation  avec  Louis  le  Pieux.  Il  note  avec 
exactitude  toutes  les  chasses  impériales^,  et  les  autumnales 
venationes  ont  pour  lui  beaucoup  d'importance.  Il  termine  le 
récit  de  chaque  année  par  la  mention  des  phénomènes  physiques 
les  plus  remarquables  de  l'année,  même  quand  ces  phénomènes 
se  sont  produits  au  milieu  de  l'année,  non  en  hiver  (823,  824, 
828).  Il  accorde  à  ces  phénomènes  et,  en  particulier,  aux  intem- 
péries, aux  mauvaises  récoltes,  aux  semailles  difficiles,  aux 
gelées  extraordinaires,  à  la  mauvaise  qualité  des  vendanges, 
aux  inondations,  aux  épidémies  sur  les  bestiaux  une  atten- 
tion particulière 3  et  les  raconte  en  termes  emphatiques^.   Il 


fere  Madium  mensem  ;  »  816  :  «  Circiter  8  kal.  junii  ;  »  817  :  «  Circiter  8  kal. 
februarii.  »  Il  faut  remarquer  qu'on  retrouve  en  824,  825,  826,  l'emploi  de 
«  circiter,  circa,  »  avec  des  indications  de  dates  et  de  temps  d'un  caractère,  il 
est  vrai,  moins  précis.  On  verra,  du  reste,  un  autre  exemple  d'un  rapport  de 
style  analogue  entre  ces  deux  dernières  parties  des  Annales. 

1.  Mais  jamais  il  n'emploie,  comme  le  précédent  annaliste,  l'expression  con- 
ventus populi  sut.  L'attention  qu'il  porte  à  la  composition  des  assemblées  est 
telle  qu'en  823  il  dit  :  «  Conventus  in  quo,  non  %iniversi  Francie  primores,  sed 
de  Orientali  Francia  atque  Saxonia,  Baioaria,  Alamannia  atque  Alamanniae 
contermina  Burgundia  et  regionibus  Rheno  adjacentibus  adesse  jussi  sunt.  »  Voy. 
aussi,  à  l'année  827,  la  mention  de  deux  assemblées,  l'une  où  l'on  devait  pour- 
suivre les  négociations  avec  Horic,  l'autre  pour  la  réception  des  dons  annuels. 

2.  Déjà,  en  817,  nous  trouvons  ces  mentions  de  chasses  ;  à  partir  de  819,  elles 
ne  cessent  plus;  819  :  «  Venatorio  exercitio  more  solemni  exacto  ;  »  820  : 
«  Autumnalem  venationem  ex  more  completam  ;  »  821  :  chasse  dans  les  Vosges; 
822  :  chasse  dans  les  Ardennes  ;  823  :  id.;  824  :  pas  de  chasse  d'automne  à  cause 
de  l'expédition  de  Bretagne  ;  825  :  chasse  de  printemps  à  Noyon,  d'automne 
dans  les  Vosges  ;  826  :  chasse  à  Salz  ;  827,  828  :  rien  ;  829  :  chasse  à  Francfort. 

3.  Nous  ne  nous  étonnerons  pas  de  ces  préoccupations  de  propriétaire  quand 
nous  verrons  que  nous  avons  ici  affaire  non  à  un  évêque,  mais  à  un  abbé  qui 
devait  être  très  aflecté  des  mauvaises  nouvelles  qu'il  recevait  des  récoltes  de 
son  monastère.  En  829,  il  nous  raconte  que  les  légumes  ont  pourri  sur  place, 
que  le  vin  a  été  rare  et  mauvais,  que  les  semailles  d'automne  n'ont  pu  être 
faites,  qu'il  y  a  eu  peste  bovine. 

4.  819  :  «  Pestiientia  tam  immane  longe  latecpie  grassata  est;  »  820  :  «  Pes- 
tilentia  quae...  imraaniter  usquequacjue  grassata  est;  »  824  :  «  Immanitas  fri- 
goris.  »  —  En  819,  l'annaliste  avait  déjà  dit  de  Lupus  :  «  Immane  accusabatur.  » 
Il  semble  avoir  emprunté  cette  expression  à  l'annaliste  de  l'année  810  :  «  lUius 


—  ^3<)  — 

semble  que  l'auteur  eût  plus  que  ses  prédécesseurs  un  certain 
souci  de  la  composition.  Ses  phrases  ont  aussi  une  ampleur 
quelque  peu  solennelle  et  sont  surchargées  d'incidentes.  11  y 
laisse  percer  ses  sentiments  sur  les  événements  qu'il  raconte,  y 
mêle  des  approbations  ou  des  blâmes  discrets,  accorde  à  Louis 
des  éloges  {misoicordia  singularis,  summa  devotio)  qui  con- 
trastent avec  l'objectivité  presque  absolue  des  auteurs  des  années 
antérieures;  il  donne  même  une  certaine  couleur  poétique  à  son 
style  :  «  Sacro  paschali  festo  solemniter  Aquisgrani  celebrato, 
arridente  etiam  verna  temperie  »  (825). 

Qui  peut  donc  être  ce  nouvel  annaliste  qui  prend  en  main  la 
rédaction  des  Annales  après  la  mort  d'Hildebald  et  qui  leur 
donne  tout  à  coup  une  saveur  inattendue? 

Deux  i)assages  ont  frappé  tous  les  critiques  qui  se  sont  occupés 
de  cette  question  et  nous  donnent  la  clef  du  problème.  Ce  sont 
ceux  qui  nous  parlent  de  deux  fameuses  translations  de  reliques  : 
celle  des  reliques  de  Saint  Sébastien  à  Saint-Médard  de  Soissons, 
par  Hilduin,  abbé  de  Saint-Denis,  et  celle  des  rehques  des  Saints 
Marcellin  et  Pierre  à  Mïilinheim,  ou  Seligenstadt,  par  Einhard. 
Je  transcris  ici  ces  deux  passages  : 

A*»  82G.  ...  Dum  haec  aguntur,  Hildoinus,  ahbas  monas- 
terii  S.  Dionysii  martiens,  Romammittens,  adnuente  pre- 
cibus  eius  Eugenio  sanctae  sedis  apostolicae  tune  praesule, 
ossa  beatissimi  martiris  Christi  Sebastiani  accepit,  et  ea 
apud  Suessonam  eivitatem  in  basilica  S.  Medardi  colloea- 
vit,  ubi  dum  adhue  inhumata  in  loeulo,  in  quo  adlata  fue- 
rant,  iuœta  tumulum  S.  Medardi  iacerent,  tanta  signorum 
ac  prodigiorum  inidtitudo  clariiit,  tanta  virtutum  vis  in 
omni  ge7ieve  sa^iitatum  per  divinam  gratiam  in  nomine 
eiusdem  beatissimi  martiris  enituit,  ut  a  nullo  mortalium 
eorumdem  miraculorum  aut  numeyms  comprehendi ,  aut 
varietas  verbis  valeat  enuntiari;  quorum  quaedam  tanti 
stuporis  esse  narrantur,  ut  humanae  i^ibecilitatis  fîdem 
excédèrent,  nisi  certimi  esset,  dominum  nostrum  lesum 
Christum  pro  quo  idem  beatissimus  martir  passus  esse 
dinoscitur,  omnia  quae  vult  facere  posse  per  divinam 

generis  animalium  mortalitas  immanissime  grassata  est.  »  En  811,  on  trouve 
aussi  :  «  Imnianitate  frigoriis.  »  M.  Sinison  [Karl  (1er  Grosse ,  \\ ,  \JWy)  a  relevé, 
ainsi  que  M.  Kurze  {Nenes  Archiv,  XXI,  59),  plusieurs  particularités  de  style 
propres  à  l'annaliste  de  819  à  82D.  11  ne  serait  pas  impossible  (|ne  llilduiii  ail 
fait  partie  de  la  chapelle  du  i»alais  de  808  à  813  et  ait  alors  travaillé  à  la  rédac- 
tion des  Annales, 


—  ^37  — 

omnipotentiam,  in  qua  illi  omnis  creatwa  in  coelo  et  in 
terra  subiecta  est. 

A"  827.  ...  Corpora  beatissimorwn  martirum  Marcellini 
et  Pétri  de  Roma  sublata,  et  octobrio  mense  in  Franciam 
translata,  et  ibi  multis  signis  atque  virtutibus  clariflcata 
sunt. 

Pertz,  dans  la  préface  de  son  édition,  a  cité  ces  passages 
comme  une  preuve  qu'Einhard  est  bien  l'auteur  des  Annales. 
Voici  son  raisonnement  :  «  Einhard  a  nommé  Hilduin  et  a  tu  son 
propre  nom.  Cela  est  tout  naturel,  vu  sa  modestie  bien  connue. 
Tout  le  monde  savait  d'ailleurs  qu'il  était  l'heureux  possesseur  de 
ces  reliques.  Il  a  consacré  vingt  lignes  à  Saint  Sébastien  et  trois 
seulement  aux  Saints  Marcellin  et  Pierre,  parce  qu'à  ce  moment 
même  il  écrivait  un  ouvrage  entier  sur  la  Translation  de  leurs 
reliques.  Il  ne  voulait  pas  se  répéter.  D'ailleurs,  ces  trois  lignes 
s'accordent  parfaitement  avec  la  Translatio  SS.  Marcellini 
et  Pétri.  » 

Il  est  difficile  de  souscrire  à  ces  appréciations  si  on  n'est  pas 
d'avance  convaincu,  et  par  d'autres  raisons,  qu'Einhard  a  com- 
posé les  Annales.  Il  me  semble,  au  contraire,  presque  impossible 
d'admettre  qu'il  ait  pu  écrire  les  deux  passages  que  je  viens  de 
citer.  Il  était  modeste  assurément  ;  mais,  s'il  était  modeste  pour 
lui-même,  il  ne  se  serait  pas  cru  permis  de  l'être  pour  les  Saints 
honorés  à  Seligenstadt.  Son  livre  sur  leur  Translation  nous 
prouve  à  quel  point  il  tenait  à  mettre  en  lumière  leur  puissance, 
et  révèle  l'irritation  qu'il  éprouvait  contre  ceux  qui  osaient  la 
mettre  en  doute.  Incredulis  ac  sanctorum  gloriae  derogan- 
tibus...  ne  omnino  légère  velint ,  suadendum  censeo;  ne 
forte  vilitate  nostri  sermonis  offensi,  blasphemiam  et  invi- 
dentiayn  devitare  non  valeant  ;  ac  sic  Deu7n  et  proximum^ 
quos  amare  iubentur,  se  odisse  déclarent^.  Il  ne  fait  pas 
allusion  ici  à  des  impies  qui  auraient  nié  la  possibilité  des 
miracles  en  général;  il  n'y  en  avait  guère  à  cette  époque;  mais 
à  des  envieux  qui  niaient  les  mérites  des  reliques  de  Seligenstadt 
au  profit  de  reliques  rivales. 

Est-il  vraisemblable  alors  qu'un  homme,  si  pénétré  des  vertus 
exceptionnelles  et  innombrables  de  ses  Saints  et  si  jaloux  de  leur 
gloire,  en  ait  parlé  avec  une  réserve  touchant  à  la  froideur  et  ait, 
au  contraire,  entonné,  en  faveur  de  Saint  Sébastien  et  de  ses 
miracles,  une  hymne  enthousiaste  et  triomphante  ? 

1.  Translatio  SS.  Marcellini  et  Pétri,  g  94. 


—  ^38  — 

Cela  n'est  pas  seulement  invraisemblable  ;  cela  est  impossible, 
si  l'on  songe  aux  relations  qu'Einhard  avait  eues  avec  Hikluin, 
précisément  à  l'occasion  de  ces  mêmes  reliques.  Le  notaire 
d'Einhard,  Ratleic,  qui  s'était  rendu  à  Rome  pour  y  enlever 
subrepticement  les  reliques  des  Saints  Marcellin  et  Pierre,  avait 
été  accompagné  par  un  émissaire  d'Hilduin,  le  rusé  prêtre  Hunus, 
qui  avait  promis  d'en  ra])porter  les  reliques  de  Saint  Tiburce  ; 
n'ayant  pu  se  les  procurer,  Hunus  avait  dérobé  à  Ratleic  une 
bonne  partie  de  son  précieux  butin,  en  subornant  un  de  ses  com- 
pagnons à  prix  d'argent;  il  avait  rapporté  à  Hilduin  le  fruit  de 
son  larcin  et  Hilduin  avait  déposé  à  Saint-Médard  ces  reliques 
injustement  acquises.  La  chose  s'ébruita.  Hilduin  dut  l'avouer 
et  il  ne  rendit  les  reliques  dérobées  qu'après  s'être  fait  passable- 
ment tirer  l'oreille.  C'est  d'Einhard  lui-même  que  nous  tenons 
tous  ces  détails  :  Licet  ille  paulo  durior  ac  difficilior ,  quatn 
optaveram,  in  assensione  fuisset,  victus  tamen  est  seduli- 
tate  precum  me  arum,  cessitque  ùnjjrobitati  meae,  qui  se 
paido  ante  nidlius  iussioni,  in  hac  praesertim  causa,  ces- 
surum  pronuntiavit  ^ . 

La  mauvaise  volonté  d'Hilduin  ne  s'arrêta  pas  là.  Quand  les 
reliques  volées  eurent  été  transportées  à  Aix-la-Chapelle,  dans 
l'oratoire  privé  d'Einhard,  il  empêcha  Louis  le  Pieux  de  s'y 
rendre,  et  l'empereur  ne  les  vit  et  ne  leur  offrit  ses  dévotions  que 
lorsqu'elles  furent  déposées  dans  la  basilique  de  Notre-Dame. 

Et  l'on  s'imagine  qu'Einhard,  dont  les  ressentiments  se 
montrent  si  mal  apaisés  dans  la  Translatio,  écrite  en  830, 
aurait,  en  827,  dissimulé  sa  rancune  au  point  d'exalter  les 
mérites  de  Saint  Sébastien  au  détriment  de  ses  propres  Saints, 
qu'il  avait  eu  tant  de  peine  à  lui  arracher  !  Après  toutes  les 
misères  que  lui  avait  faites  ce  prélat  magnifique  et  orgueilleux 
qu'il  nous  représente  couchant  devant  la  porte  de  l'empereur 
pour  empêcher  les  autres  d'y  pénétrer,  il  aurait  parlé  en  termes 
aussi  exagérés  des  miracles  du  sanctuaire  de  Saint-Médard  !  Ce 
n'aurait  plus  été  de  la  modestie  ni  de  la  grandeur  d'âme;  c'au- 
rait été  une  naïveté  touchant  à  la  sottise,  une  trahison  envers  les 
Saints  dont  l'honneur  lui  était  confié  et,  de  plus,  une  hypocrisie. 

Supposons,  au  contraire,  que  c'est  Hilduin  qui  a  écrit  les 
Annales  de  819  à  829,  tout  s'explique  sans  peine  :  la  sécheresse 
et  la  brièveté  du  passage  relatif  aux  reliques  des  Saints  Marcellin 
et  Pierre,  la  prolixité  et  l'emphase  du  passage  relatif  à  Saint 

1.  Translatio,  g  24. 


—  -ISO  — 

Sébastien.  Ce  style  échauffé  et  redondant,  qui  jure  avec  la  sim- 
plicité concise  des  Annales,  ne  s'explique  que  par  l'intervention 
d'une  passion  personnelle.  On  y  reconnaît  l'accent  de  l'homme  à 
qui  ces  reliques  appartiennent,  qui  identifie  leur  gloire  avec  la 
sienne,  qui  tient  à  ce  qu'on  sache  qu'elles  valent  mieux  que  les 
autres,  qui  est  secrètement  vexé  que  des  reliques  nouvelles  soient 
venues,  les  intruses,  après  un  an  à  peine,  leur  disputer  l'atten- 
tion du  public,  les  faveurs  du  ciel  et  les  générosités  des  princes. 
Car  l'empereur  leur  a  donné  une  terre  de  quinze  manses  avec 
neuf  arpents  de  vigne,  et  l'impératrice  sa  propre  ceinture  d'or 
ornée  de  gemmes  et  pesant  trois  livres ^  Sans  doute  les  nouvelles 
reliques  ont  été  multis  signis  et  virtutibus  clarifîcata.  Hil- 
duin  ne  peut  le  nier,  puisqu'elles  attiraient  déjà  la  foule  à  Saint- 
Médard;  mais  qu'est-ce  que  cela  auprès  des  siennes,  tanta  pro- 
digiormn  multitudo,  tanta  virtutuyn  vis...  ut  humanae 
inhecillitatis  fîdem  excédèrent  ?  Il  a  bien  soin  de  faire  remar- 
quer que  les  reliques  de  Saint  Sébastien  ont  été  officiellement 
concédées  parle  pape,  adnuente  Eugenio  sanctae  sedis  aposto- 
licae  tune  praesule,  tandis  que  les  autres  ont  été  enlevées  fur- 
tivement, suhlata.  Est-on  bien  sûr  de  leur  origine?  Il  avait  espéré 
que  l'expédition  de  Ratleic  lui  aurait  permis  d'enrichir,  de  ren- 
forcer son  trésor  de  reliques  avec  celles  de  Saint  Tiburce  que  lui 
promettait  Hunus.  Mais  cet  hoyno  callidus,  comme  l'appelle 
Einhard",  avait  manqué  son  affaire.  La  curiosité  de  la  foule,  les 
largesses  impériales  vont  aux  nouvelles  venues.  Hilduin  laisse 
voir  sa  déception. 

Comparez  maintenant  le  passage  des  Annales  sur  la  Transla- 
tion de  Saint  Sébastien  avec  l'opuscule  de  Hilduin  sur  Saint  Denis 
l'Aréopagite,  et  vous  connaîtrez  que  c'est  bien  le  même  homme 
qui  les  a  écrits.  C'est  le  même  esprit  et  le  même  style.  Il  n'y  a 
rien  là  de  la  candeur,  de  la  simplicité,  de  la  sincérité  d'Einhard. 
On  a  affaire  à  un  homme  à  la  fois  hâbleur  et  malin,  qui  prévoit 
toutes  les  objections  et  y  répond  avec  une  superbe  assurance.  Il 
connaît  fort  bien  les  raisons  qui  interdisent  d'identifier  Denis 
l'Aréopagite  avec  Saint  Denis  de  Paris;  mais  il  les  réfute  au  nom 
de  l'histoire  et  de  la  science  ;  il  s'appuie  sur  des  textes,  sur  des 
veracissimi  testes,  veracia  testificantes  ;  il  fait  la  leçon  à  Gré- 
goire de  Tours  et  à  Bède  le  Vénérable,  qui  ignorent  les  questions 
de  lieux  et  de  dates.  C'est  bien  le  même  homme  qui,  dans  les 

1.  Translatio,  g  20. 

2.  Translatio,  g  3. 


—  ^40  — 

Annales,  lorsqu'il  rapporte  des  prodiges,  met  toujours  sa  respon- 
sabilité à  couvert  eu  ajoutant  :  narratu7\  dicitur,  visum  est, 
et  qui  prévoit  que  des  objections  pourront  être  faites  à  la  réalité 
des  miracles  inouïs  opérés  par  Saint  Sébastien  :  humanae  inbe- 
cillitatis  fidem  excédèrent,  nisicertxim  essel  dominwn  nos- 
trum  Jesum  Christum  oimiia  quae  vult  facere  posse  per 
divinam  oynnipotentiam.  Comparez  le  style  des  Annales  avec 
celui  de  la  Vita  Dioni/sii,  vous  y  reconnaîtrez  la  latinité  châtiée 
d'un  des  bons  élèves  d'Alcuin,  une  latinité  plus  raffinée  que  celle 
d'Einhard.  Voyez,  enfin,  s'il  n'y  a  pas  un  rapport  étroit  pour 
l'idée  comme  pour  l'expression  entre  ce  que  disent  les  Annales 
sur  les  miracles  de  Saint  Sébastien  et  ce  que  dit  Hilduin  sur  les 
miracles  des  Saints  Denis,  Éleuthère  et  Rustique  : 

Annales.  Vita  S.  Dionysii. 

Tanta  signorum  ac  prodigio-  Mérita  eorum  virtutum  pro- 

rum   multitudo   claruit,   tanta  bantur  frequentia.  Quorum  mi- 

y'ivlulum  vis  in  omni génère  sani-  racidorum   insignia  non  solum 

tatum  per  divinam  gratiam  in  sermo  non  praevalel  enarrare, 

nomine  heatissimi  martiris  eni-  nec  ipsis  queunt  humanis  menti- 

tuit,  ut  a  nullo  mortalium  eo-  bus  comprehendi.  Unde  nec  di- 

rumdem  miraculorum  autnume-  gnitas  honoris  et  magnificentiae 

rus   comprehendi    aut   varielas  eorum  hominis  cogitatu  potest 

verbis  valeat  enuntiari.  attingi. 

Hilduin,  abbé  de  Saint-Denis  depuis  814,  était,  depuis  818, 
archichapelain  ' ,  et  ses  fonctions  mêmes,  comme  la  faveur  de 
Louis  le  Pieux,  l'appelaient  à  demeurer  constamment  auprès  du 
souverain.  Nous  constatons,  par  les  diplômes  où  il  figure  comme 
signataire  ou  comme  intercesseur,  sa  présence  à  la  cour  de  819  à 
829.  Frothaire,  évêque  de  Toul,  s'adresse  fréquemment  à  lui 
comme  au  plus  puissant  de  tous  les  protecteurs '-.  Agobard  nous 
le  montre  exerçant  sur  Louis  le  Pieux  une  influence  bienfaisante 
et  résidant  toujours  au  palais 3.  En  même  temps,  sa  sollicitude 
pour  son  abbaye  reste  toujours  éveillée.  Dès  le  l''""  mai  819,  nous 
le  voyons  obtenir  de  Louis  le  Pieux  un  acte  en  faveur  de  Saint- 

1.  Ébert,  AUgmeine  Gescli.  der  Lileratur  der  MiUelalters,  t., II,  p.  248,  dit,  à 
tort,  en  822.  Nous  avons  doux,  diplômes  de  Louis  le  Pieux  du  1"  décembre  814 
où  Hilduin  est  qualilio  d'abbé,  et  le  1«'  mai  819  il  intercède  auprès  de  Louis 
en  ((ualité  d'arcliichapelain.  Voy.  Sickel,  Acla  Karolinorum,  Acla  Ludovici, 
n"  27,  30,  137. 

2.  Frofharii  epistolae,  1,  •),  11,  14,  15. 

3.  Epislola  ad  proceres  palatii. 


Denis  et  dans  les  années  suivantes  nous  trouvons  encore  dix 
diplômes  de  Louis  accordés  à  Hilduin  en  faveur  de  son  abbaye. 
On  comprend  que,  dans  les  Annales,  il  ait  eu  soin  de  nous  rensei- 
gner si  exactement  sur  les  phénomènes  météorologiques  qui  le 
touchaient  si  directement  comme  administrateur  des  terres  de 
Saint-Denis. 

Nous  savons  de  plus  que  Hilduin  était  ami  de  Wala,  du  chan- 
celier Helisachar,  de  Matfrid,  comte  d'Orléans,  qu'il  appartenait 
comme  eux  au  parti  de  Lothaire  et  prit  part  avec  eux  à  la  révolte 
de  830.  Il  était  donc  hostile  à  Judith,  à  Bernard  de  Septimanie,  au 
jeune  Charles.  Or  les  Annales  ne  mentionnent  même  pas  la  nais- 
sance de  Charles  et  ne  disent  rien  de  la  cession  qui  lui  fut  faite, 
en  829,  de  l'Alémanie,  de  la  Rhétie  et  d'une  partie  de  la  Bour- 
gogne. La  pénitence  de  Louis  en  822  est  racontée  avec  une  visible 
complaisance.  L'annaliste  prétend  même,  ce  qui  est  fort  douteux, 
que  Louis  fit  pénitence,  non  seulement  de  la  mort  de  Bernard 
d'Italie,  mais  aussi  de  la  disgrâce  d'Adalliard  et  de  Wala.  Il 
omet,  en  827  et  829,  de  donner  les  noms  de  Hugues  et  de  Mat- 
frid, lorsque  ces  deux  comtes,  dont  le  premier  était  beau-père  de 
Lothaire,  furent  privés  de  leurs  honneurs,  en  punition  de  leur 
lenteur  à  marcher  contre  les  Sarrasins.  C'est  le  biographe  ano- 
nyme de  Louis  le  Pieux  qui,  en  transcrivant  les  Annales,  ajoute 
leurs  noms  et  remplace  le  terme  adouci  de  desidia  par  l'expres- 
sion flétrissante  de  ignavia.  Enfin,  les  Annales  s'arrêtent  à  830, 
précisément  au  moment  où  Hilduin  trahit  l'empereur  et  où  sa 
trahison  eut  pour  châtiment  la  perte  de  sa  charge,  son  interne- 
ment à  Paderborn,  puis  son  exil  à  Korvei. 

Remarquons  encore  que  Hilduin  accompagna  Lothaire  en  Italie 
en  824,  quand  le  jeune  prince  fut  chargé  de  rétablir  à  Rome  l'au- 
torité impériale.  Les  résultats  de  ce  voyage  sont  exposés  par 
l'annaliste  avec  une  grande  précision,  et  en  général  toute  l'his- 
toire des  relations  avec  Rome  est  de  sa  part  l'objet  d'une  attention 
spéciale. 

Si  l'archichapelain  était  mieux  placé  que  personne  pour  s'oc- 
cuper de  la  rédaction  des  Annales,  il  n'en  était  pas  tout  à  fait  de 
même  pour  Einhard,  qui,  depuis  815,  ne  paraissait  à  la  cour 
que  quand  il  y  était  contraint  par  son  devoir.  Bien  qu'il  eût 
accepté,  en  817,  le  rôle  de  conseiller  de  Lothaire  et,  en  830, 
cherché  à  réconcilier  l'empereur  avec  son  fils  rebelle,  ses  incli- 
nations personnelles  le  portaient  de  plus  en  plus  vers  la  retraite 
et  la  vie  religieuse.  Il  se  retira  |d'abord  à  Michelstadt,  à  partir 
de  815,  puis  à  Mùlinheim,  en  827.  Sa  Vita  Caroli  (qui  est  sur 


—  U2  — 

plusieurs  points  en  désaccord  avec  les  Annales  dites  d'Einhard) 
et  la  Translatio  SS.  Marcellini  et  Pelri  furent  pour  lui  des 
occupations  littéraires  suffisantes,  à  côté  de  sa  correspondance 
assez  étendue.  Certainement,  les  ressemblances  de  style  que 
M.  Simson  a  relevées  dans  la  Translatio  SS.  Marcellini  et 
Pétri  et  les  Annales  sont  très  remarquables^  ;  mais  je  ne  pense 
pas  qu'elles  puissent  détruire  la  valeur  des  observations  que  nous 
venons  de  faire.  Toute  notre  étude  des  Annales  Laurisseyises 
nous  oblige  k  les  considérer  comme  une  oeuvre  émanant  directe- 
ment de  la  chapelle  royale,  et  si  de  801  à  818  le  caractère  en  est 
très  impersonnel,  de  819  à  829  la  main  de  l'archichapelain  lui- 
même  nous  paraît  s'y  faire  sentir  d'une  manière  très  sensible. 

t.  Ann.  826  :  «  Sine  morarum  interpositione.  »  Transi.,  ch.  48  :  «  Sine  mora- 
rum  interpositione.  »  —  Ann.  829  :  «  Cum  magna  laetitia  et  exultatione.  » 
Transi.,  ch.  20  :  «  Cum  magna  laetitia  et  exultatione,  etc.  »  Voy.  aussi  l'emploi 
des  mots  «  immanis,  immaniter  grassari.  »  Mais  ces  expressions  toutes  faites 
prises  à  Cicéron,  à  Aulu-Gelle  {immanitas  frigoris),  s'api)renaient  dans  les 
écoles.  L'emploi  si  gauche  de  circiter  venait  aussi  de  l'imitation  maladroite  de 
Cicéron.  Quant  à  ciiravU  avec  l'inlinitif  {facere  curavit)  habituel  dans  les 
Annales  et  la  Translation,  c'était  une  forme  de  style  commode  qui  se  retrouve 
dans  beaucoup  de  textes,  qui  était,  p.  ex.,  familière  à  Angilbert  (on  la  trouve  cinq 
fois  dans  le  Libellus  S.  Richarii).  Hilduin,  dans  sa  Vita  S.  Dionysii,  dit  aussi  : 
«  Immanissimae  crudelitatis  Domitianus  (c.  23),  per  immanitatem  tormento- 
rum  »  (v.  33)  ;  il  emploie  le  verbe  dinoscitur  (c.  5  de  la  préface)  de  la  même 
manière  que  l'auteur  des  Annales  à  l'année  826.  Si  l'on  ne  voulait  pas  que  Hilduin 
fût  l'auteur  des  années  819  à  829,  il  faudrait  au  moins  admettre  qu'il  y  a  inséré  le 
passage  sur  les  reliques  de  saint  Sébastien,  et  aussi  que  c'est  sous  sa  direction 
qu'un  clerc  du  palais  a  rédigé  les  Annales,  le  même  peut-être  qai  avait  déjà 
rédigé  les  années  809  à  813,  qui  sont  celles  dont  le  style  se  rapproche  le  plus 
du  style  des  années  819  à  825  (cf.  supra,  p.  135,  n.  4).  Hilduin  devint  abbé  de 
Saint-Denis  en  814.  Il  est  très  possible  qu'avant  cette  date  il  ait  séjourné  à  la 
cour,  bien  ([ue  le  Nécrologe  de  Saint-Denis  le  qualifie  de  monachus  et  que  M.  Piic- 
kert  [Bericht  der  k.  sxchs.  Gesellschaft  der  Wissensch.,  28  juillet  1894)  en  ait 
conclu  qu'il  vivait  à  Saint-Denis  dans  les  dernières  années  de  Charlemagne.  Il  n'y 
aurait  rien  d'étonnant  qu'il  eût  travaillé  aux  Annales  de  809  à  813  et  en  ait 
repris  la  rédaction  quand  il  devint  archichapelain  en  818-819.  —  Nous  relevons 
encore  les  rapports  de  style  suivants  :  809  :  «  At  in  occiduis  partibus  D.  Hlu- 
dovicus  rex  cum  exercitu  Hispaniam  ingressus  ;  »  815  :  «  At  in  partibus  occi- 
duis Pippinus,  Vasconiam  cum  exercitu  ingressus;  »  811  :  «  Redeunte  veris 
temporie;  »  813  :  «  Incipiente  veris  temperie;  »  825  :  «  Arridente  verna  tempo- 
rie  ;  »  809  :  «  In  sancto  paschali  sabbato  ;  »  825  :  «  Sacro  paschali  festo.  »  Le 
mot  placitum  pour  conventus  est  employé  en  811,  821,  823,  828,  829.  M.  Kurze, 
(lui  avait  eu  d'abord  (pielquc  hésitation  à  accepter  notre  opinion  relative  à  Hil- 
duin, s'y  est  franchement  rallié  dans  la  note  10  de  la  page  G  de  l'édition  des 
Annales  regni  Francorum  et  Annales  q.  d.  Einhardi  des  Scriptores  rerum 
Germanicarum  in  usum  scholarum  recusi. 


—  U3  — 

IV. 

Le  remaniement  des  Annales. 

Les  Annales  Laurissenses  ont  été  l'objet  d'un  travail  de 
revision  qui  en  a  profondément  transformé  le  texte  de  741  à  800. 
Les  manuscrits  complets  qui  contiennent  ce  texte  remanié  le  font 
tous  précéder  de  la  Vita  Caroli  d'Einhard  et  se  rattachent  pro- 
bablement à  un  archétype  commun  qui  contenait  cet  ouvrage.  Au 
texte  remanié  des  années  741  à  801  fait  suite  le  texte  des  Anna- 
les Laurissenses  avec  un  petit  nombre  de  très  légères  variantes^ 

Quel  a  été  le  but  de  l'annaliste  qui  a  entrepris  ce  remaniement? 
Tout  d'abord  de  mettre  en  bon  style  le  latin  rude  et  incorrect  du 
premier  annaliste.  Il  supprime  les  formules  monotones  répétées 
à  la  fin  de  chaque  paragraphe  pour  indiquer  la  célébration  des 
fêtes  de  Noël  et  de  Pâques  et  les  changements  de  date  ;  mais  il  ne 
laisse  presque  rien  subsister  du  texte  des  années  741  à  798  et 
semble  se  donner  à  tâche  de  le  modifier,  même  quand  le  latin  en 
est  devenu  moins  barbare,  comme  c'est  le  cas  à  partir  de  796. 
Mais  l'annaliste  ne  se  borne  pas  à  ces  changements  de  forme  ;  il 
modifie  profondément  le  fond  même  du  récit  ;  y  ajoute  des  détails 
explicatifs,  des  faits  nouveaux,  le  rend  plus  complet  et  mieux 
coordonné.  Il  a,  évidemment,  vécu  au  palais  même,  a  connu  par 
lui-même  beaucoup  des  faits  dont  il  parle,  a  recueilli  beaucoup 
d'informations  de  première  main  et  a  eu,  sans  doute,  sous  les  yeux, 
des  documents  écrits  pour  compléter  ses  souvenirs  et  les  rensei- 
gnements oraux  qu'il  a  pu  recueillir-.  Il  a  rendu  intelligibles  les 
détails  donnés  par  les  Annales  Laurissenses  aux  années  747  et 
748  sur  Grifon  en  racontant  sa  première  révolte  en  741  ;  il  semble 
avoir  fait  usage  du  dernier  continuateur  de  Frédégaire  ^  ;  il  ne 
craint  pas  de  signaler  les  défaites  que  l'armée  de  Charlemagne 
a  pu  subir  en  775  et  en  793  en  Saxe,  en  778  dans  les  Pyrénées, 
ou  d'accuser  en  792  la  reine  Fastrade  de  cruauté.  Pour  l'histoire 

1.  Les  mots  et  inmutavit  se  numerus  annonan  supprimés  dans  la  partie 
remaniée  le  sont  aussi  de  801  à  808. 

2.  M.  Kurze  pense  qu'il  s'est  servi  des  Annales  Fuldenses,  des  Annales 
Sithienses  et  de  la  Chronique  de  l'année  805,  qu'il  attribue  à  l'abbé  Fardulf 
(cf.  supra,  p.  127). 

3.  On  peut,  toutefois,  se  demander  si  les  ressemblances  de  texte  qui  se 
remarquent  pour  les  années  753,  760,  761,  768,  ne  viendraient  pas  de  l'emploi, 
par  le  remanieur,  d'annales  qui  auraient  utilisé  le  continuateur. 


—  UA  — 

des  campagnes  de  782,  789-791,  793,  il  comble  les  graves 
lacunes  des  Aiinales  Laurissenses.  On  peut  même  supposer 
qu'il  appartenait  h.  l'entourage  du  comte  Théodoric,  parent  de 
Chai'leiuagne,  car  il  donne  un  développement  excessif  au  récit 
de  sa  campagne  de  Saxe  en  785  '  et  indique  avec  soin  son  rôle 
en  791  et  793,  alors  que  les  autres  sources  ne  prononcent  pas 
même  son  nom.  Il  parle  de  la  relation  faite  à  la  cour  en  798  par 
Eburis,  envoyé  de  Charles  chez  les  Abotrites,  comme  s'il  l'avait 
entendue  lui-même. 

Il  est  probable  que  l'auteur  du  remaniement  des  Annales  a 
composé  son  œuvre  à  la  cour  impériale  d'Aix-la-Chapelle,  car  il 
parle  des  événements  qui  se  passent  sur  la  rive  droite  du  Rhin 
comme  arrivés  trans  Rhenum-.  S'il  était  un  clerc,  il  était  loin 
d'avoir  la  ferveur  religieuse  et  la  foi  naïve  du  premier  annaliste 
ou  d'Einhard.  Il  supprime  les  formules  pieuses  par  lesquelles  le 
premier  annaliste  parle  de  l'intervention  spéciale  de  la  faveur 
divine  pour  chaque  victoire.  A  l'année  772,  tandis  que  les  Anna- 
les Laurissenses  affirment  le  caractère  miraculeux  de  l'appari- 
tion d'une  source  «  divina  largiente  gratia,  »  le  remanieur  dit 
avec  plus  d'hésitation  «  divinitus  factum  creditur.  »  A  l'année  774, 
il  supprime  simplement  l'apparition  miraculeuse  de  deux  jeunes 
hommes  vêtus  de  blanc,  rapportée  par  les  Annales  Laurissen- 
ses. Enfin,  tandis  que  les  Annales  Laurissenses  et  Einhard, 
dans  sa  Vita  Caroli,  rapportent  comme  un  fait  certain  que 
Léon  III  avait  eu  les  yeux  arrachés  et  la  langue  coupée,  le 
remanieur,  plus  prudent,  dit  seulement  «  erutis  oculis,  ut  ali- 
quibus  visum  est,  lingua  quoque  amputata.  » 

Nous  ne  possédons  aucun  manuscrit  qui  nous  ait  conservé  le 
remaniement  des  Annales  Laurissenses  jusqu'à  801  comme  un 
texte  isolé.  Tous  ceux  que  nous  possédons  s'étendent  jusqu'à 
l'année  829,  comme  les  Annales  Laurissenses  elles-mêmes. 
Quelques  critiques ^  ont  admis  que  le  remaniement  n'a  été  fait 
qu'en  829;  si  les  soixante  premières  années  des  Annales  ont 
seules  été  refondues,  c'est  pour  les  uns^  parce  que  l'auteur  des 
Annales  de  801  à  829,  qui  serait  Einhard,  est  en  même  temps 

1.  Ces  additions  sont  d'autant  plus  frappantes  (jue  le  reinanieur  est  préoccupt^ 
de  la  pensée  de  donner  à  son  récit  de  justes  proportions.  En  773-774,  il  abrège 
le  texte  primitif. 

2.  Ann.  785,  795. 

3.  Pertz,  Uanke,  Siinson,  Kurze. 

4.  Pour  Fertz,  par  exemple,  et  Simson.  M.  Dïmzelmann,  ((ui  attribue  aussi 
le  remaniement  ;\  Einhard,  croit  ([u'il  l'a  fait  en  801. 


—  U5  — 

l'auteur  du  remaniement  et  qu'il  a  travaillé  aux  Annales  Lau- 
rissenses  pour  la  période  du  ix"  siècle,  pour  les  autres  parce  qu'à 
partir  de  801  le  texte  primitif  a  satisfait  le  remanieur. 

Nous  examinerons  bientôt  l'hypothèse  qui  attribue  à  Einhard 
la  rédaction  d'une  partie  des  Annales  et  nous  verrons  qu'elle  ne 
repose  sur  aucun  argument  solide  ;  ce  que  nous  avons  dit  tout  à 
l'heure  de  l'esprit  qui  anime  le  remanieur  en  opposition  avec 
Einhard  suffit  pour  ne  pas  l'identifier  avec  lui.  Quant  à  admettre 
un  reraanieur  qui,  travaillant  en  830,  aurait  brusquement  arrêté 
son  travail  en  801,  c'est  là  une  supposition  bien  peu  vraisem- 
blable. Pourquoi,  après  avoir  refondu  le  texte  primitif  des  années 
796  à  800,  qui  est  écrit  d'un  bon  style,  aurait-il  subitement  cessé 
son  travail  en  801,  quand,  précisément,  au  lieu  de  phrases 
amples  et  de  périodes  construites  avec  soin,  les  Annales  sont  de 
nouveau  formées  de  phrases  courtes,  sèches  et  sans  liaisons  entre 
elles?  Pourquoi  aussi  aurait-il  cessé,  en  801 ,  de  compléter  par  des 
additions  explicatives  les  indications  géographiques  contenues  dans 
les  Annales  s'il  avait  écrit  en  830?  Il  est  aussi  digne  de  remarque 
que  le  poète  saxon,  dans  les  Annales  en  vers  du  règne  de  Char- 
leraagne,  qu'il  composa  dans  la  seconde  moitié  du  ix*^  siècle,  après 
avoir  jusqu'en  801  '  suivi  très  fidèlement  le  remaniement, 
emprunte  à  partir  de  802  les  faits  qu'il  rapporte  à  des  sources 
diverses,  dont  quelques-unes  sont  même  aujourd'hui  perdues  2.  Il 
semble  donc  qu'il  a  dû  avoir  entre  les  mains  un  manuscrit  ne 
contenant  que  la  partie  remaniée. 

Nous  pourrions  donner  à  cette  question  de  la  date  du  remanie- 
ment une  réponse  positive  si  nous  pouvions  décider  avec  certitude 
le  rapport  qui  existe  entre  ce  texte  et  la  Vita  Cay^oli.  Il  y  a,  en 
efiet,  entre  ces  deux  écrits  des  rapports  étroits  et  des  ressemblances 
nombreuses.  Si,  comme  le  pense  M.  Kurze,  c'est  le  remanieur 
qui  s'est  servi  de  la  Vita  Caroli,  composée  en  814,  il  est  très 
vraisemblable  que  son  travail  a  été  fait  en  830  et  que  les  manus- 
crits que  nous  possédons  aujourd'hui  dérivent  d'un  manuscrit 
composé  par  l'auteur  du  remaniement  qui  avait  commencé  par 
transcrire  la  Vita  Caroli.  Si,  au  contraire,  c'est  Einhard  qui 
s'est  servi  du  remaniement  quand  il  composait  la  Vita  Caroli, 
il  est  probable  que  le  remaniement  a  été  fait  en  801 ,  qu'on  y  a 


1.  Le  fait  a  été  signalé  d'abord  par  M.  Simson  dans  un  article  des  Forschun- 
gen,  I,  301,  Der  Poeta  Saxo  und  der  Friede  zu  Salz. 

2.  Jusqu'à  la  phrase  «  Imperator  de  Spoletio  Ravennam  veniens  aliquot  dies 
ibi  moratus  Paviam  perrexit.  » 

HIST.    CAROLINGIENNE.  ^0 


—  ^46  — 

ajouté  ensuite  la  continuation  des  Annales  Laurissenses  et 
que  le  manuscrit  complet  a  seul  servi  de  modèle  aux  manuscrits 
exécutés  dans  la  suite  K 

Je  ne  pense  pas  qu'il  soit  possible  de  donner  k  cette  question 
une  solution  indiscutable.  Toutefois,  indépendamment  des  indices 
énumérés  plus  haut,  je  crois  qu'il  y  en  a  d'autres  qui  doivent 
nous  faire  penser  que  le  remaniement  est  la  source  de  la  Vit  a 
Caroli. 

Einhard  connaissait  les  Annales  Laurissenses.  Nous  en 
avons  la  preuve  au  chapitre  xiv  de  la  Vita  Caroli,  où  il  est  dit 
du  chef  normand  Godefroid  qu'il  était  vana  spe  inflatus  et 
qu'il  lut  a  propyHo  satellite  into'fectus,  de  même  que  dans  les 
Annales  Laurissenses ,  à  l'année  810,  on  lit,  au  sujet  du  même 
personnage  :  vanissima  spe  inctoriae  inflatus  et  a  quodam 
satellite  suo  interfectus^.  Né  en  770,  Einhard  n'a  pas  tiré  de 
ses  propres  souvenirs  ni  de  simples  rapports  oraux  les  renseigne- 
ments très  précis  qu'il  donne  sur  les  guerres  de  Charlemagne.  Il 
résume  des  événements  qui  sont  racontés  dans  les  Annales  et 
dans  leur  remaniement.  Or,  s'il  n'avait  eu  que  les  Annales  sous 
les  yeux,  il  serait  vraiment  surprenant  qu'il  n'y  eût  pas  entre 
elles  et  la  Vita  Caroli  un  seul  rapport  de  texte,  alors  qu'il  y  en 
a  à  chaque  chapitre  entre  la  Vita  Caroli  et  le  remaniement 
(cf.  chap.  V  à  xiii).  Nous  pourrions  conclure  de  ce  seul  fait  que 
c'est  sur  le  remaniement  et  non  sur  les  Annales  qu'il  a  travaillé. 
Si  le  remanieur  avait  eu  la  Vita  Caroli  sous  les  yeux,  on  ne  voit 
pas  pourquoi  il  aurait  négligé  de  lui  emprunter  certains  faits  très 

1.  M.  Kurze  semble  croire  que  la  présence  de  la  Vita  Caroli,  dans  tous  les 
manuscrits  que  nous  possédons  du  remaniement,  est  une  preuve  suffisante  qu'il 
est  postérieur  à  la  Vita.  L'argument  nous  paraît  insuffisant.  Il  aurait  pu  aussi 
faire  valoir  le  rapport  du  remaniement  avec  les  manuscrits  de  la  classe  D  des 
Annales  Laurissenses  (cf.  supra)  qui  contiennent  les  Annales  complètes 
jusqu'à  829  et  de  plus  les  mentions  des  conjurations  de  Hardrad  et  de  Peppin. 
On  pourrait  soutenir  que  ces  additions  doivent  être  postérieures  à  la  mort  de 
Cliarles.  Mais  est-il  bien  sûr  que  le  remaniement  se  soit  servi  des  mss.  D.?  Ne 
seraient-ce  pas  ces  rnanuscrits  qui  auraient  emprunté  à  ce  remaniement  ces 
mentions  ?  Nous  voyons  qu'aux  années  773  et  776  le  remanieur  n'a  probablement 
(«as  eu  sous  les  yeux  deux  longs  passages  qui  manquent  dans  le  texte  le  plus 
ancien  des  Annales  et  qui  ont  été  introduits  dans  le  texte  jiar  des  notes  mar- 
ginales. Cela  ne  porterait-il  pas  à  i)enser  qu'il  n'a  pas  travaillé  sur  les  textes  les 
plus  élaborés  et  (ju'il  a,  |)ar  conséquent,  été  composé  bien  avant  8'29'? 

2.  Einhard  rapf)orte  aussi  (c.  10),  comme  les  Annales  (ann.  78G),  la  répu- 
gnance d'Arichis  <\  se  présenior  devant  Charles.  Le  remanieur  n'en  dit  rien. 
Dans  la  campagne  de  785  contre  les  Wiltzes,  Einhard  et  les  Annalei  Lauris- 
senses .sont  seuls  A  mentionner  le  rôle  des  Abotrites. 


—  U7  — 

caractéristiques  :  l'opposition  faite  par  les  Francs  à  l'expédition 
de  Peppin  en  Italie  {Vita  Caroli,  c.  6)  ;  les  noms  des  fidèles  de 
Charles  qui  ont  péri  à  Roncevaux  {Vita  Caroli,  c.  9),  surtout 
celui  de  Roland  ;  le  rôle  joué  par  les  Abotrites  comme  alliés  des 
Wiltzes  dans  la  campagne  de  785  [Vita  Caroli^  c.  12);  les 
détails  donnés  par  Einhard  sur  Erich  et  Gerold  (  Vita  Caroli, 
c.  13).  Quand  Einhard  parle  de  campagnes  contre  les  Avares,  il 
dit  Avari  aut  Huni,  comme  s'il  avait  sous  les  yeux  et  les  Annales 
qui  les  appellent  toujours  Avari  et  le  remaniement  qui  les  appelle 
toujours  Huni.  Enfin,  quand  Einhard  parle  des  conspirations 
contre  Charlemagne,  il  commence  par  parler  de  celle  de  Peppin 
le  Bâtard  en  792,  puis  il  mentionne  celle  que  dirigea  en  785 
Hardrad  et  il  applique  aux  deux  conspirations  ce  que  nous  dit  le 
remaniement  de  celle  de  Peppin  seul  sur  Fastrade,  dont  la  méchan- 
ceté aurait  causé  le  mécontentement  des  grands.  Sans  pouvoir 
l'affirmer  avec  certitude,  on  est  porté  à  croire  que  ce  ne  fut  vrai 
que  pour  la  conspiration  dirigée  par  Peppin,  molesté  par  sa  belle- 
mère'.  Einhard,  qui  a  plus  d'une  fois,  dans  la  partie  narrative 
de  sa  biographie,  commis  diverses  confusions^,  a  rapporté  aux 
deux  conjurations  ce  que  les  Annales  disaient  d'une  seule. 

Nous  croyons  donc  que  c'est  Einhard  qui  s'est  servi  du  rema- 
niement et  que  ce  dernier  a  été  composé  vers  801 .  Il  est  difficile 
de  dire  qui  en  fut  l'auteur.  Nous  reviendrons  bientôt  sur  les  motifs 
qui  nous  interdisent  de  l'identifier  avec  Einhard.  M.  Kurze  a 
remarqué  avec  raison  qu'il  emploie  pour  les  noms  de  lieu  des 
formes  prises  au  bas  allemand  au  lieu  des  formes  en  haut  alle- 
mand et  que,  par  conséquent,  il  devait  être  un  Saxon  ou  un 
Frison.  M.  Meyer  a  émis  l'hypothèse  qu'on  pourrait  voir  en  lui 
Gerold,  l'archidiacre  de  Louis  le  Pieux,  qui  finit  sa  vie  à  Korvei 
et  qui,  peut-être,  était  Saxon^.  Il  est  certain  que  le  remanieur 
est  admirablement  renseigné  sur  les  affaires  de  Saxe  et  s'y 
intéresse. 


1.  Cf.  ce  qu'en  dit  Simson,  dans  ses  Jahrbiicher  de  Charlemagne,  ad  an. 

2.  Etienne  nommé  par  Zacliarie  au  ch.  1,  les  deux  sièges  de  Paris  confondus 
au  ch.  6,  etc. 

3.  M.  Meyer  (dans  les  thèses  de  sa  dissertation  inaugurale  de  Munster,  1893) 
attribue  à  Gerold  le  remaniement,  les  Annales  Laurissenses  de  801  à  829  et  la 
vie  anonyme  de  Louis  le  Pieux.  Ce  Vir  scientia  omni  erudilus  (Simson,  Lud- 
wig  der  Fromme,  II,  251)  a  peut-être  composé  la  vie  de  Louis  le  Pieux  ;  il  n'a 
certainement  pas  été  l'auteur  des  Annales  de  801  à  829  et  il  est  douteux  qu'il 
ait  composé  le  remaniement  si  celui-ci  a  été  écrit  en  801  et  par  un  clerc  de  l'en- 
tourage du  comte  Théodoric.   M.  Bernheim,   dans  l'article  de  la  Historische 


—  h\H  — 

Cette  œuvre,  quoique  composée  par  un  homme  qui  a  vécu  à  la 
cour,  n'a  pas  eu  le  caractère  semi-officiel  des  Annales  Lauris- 
senses,  ce  n'est  pas  elle  qui  a  servi  de  point  de  départ  aux 
Annales  du  ix®  siècle.  C'est  un  travail  individuel  qui  s'est  con- 
fondu avec  les  Annales  Laurisscnses ,  mais  a  exercé  une 
moindre  influence  qu'elles  sur  l'historiographie  carolingienne. 
Elle  émane,  néanmoins,  d'un  homme  remarquablement  intelli- 
gent, instruit  et  bien  informé,  et  a  pour  nous  une  autorité  égale 
à  celle  des  Annales  Laurissenses. 

V. 

Les  «  Annales  Laurissenses  »  sont-elles  des  Annales 
officielles  ? 

La  réponse  à  cette  question  ressort  de  tout  ce  que  nous  avons 
dit  sur  le  caractère,  la  composition  et  les  auteurs  présumés  des 
Annales.  Elles  n'ont  pu  être  écrites  que  par  des  hommes  qui 
vivaient  au  centre  même  de  la  vie  politique,  qui  avaient  entre 
leurs  mains  des  documents  officiels  ^  et  étaient  assez  familiers 
avec  le  style  de  ces  documents  pour  lui  emprunter  des  tournures 
de  phrases  et  des  formules.  Ils  ont  été  témoins  d'une  partie  des 
faits  qu'ils  racontent  et  ont  été  renseignés  sur  les  autres  de  pre- 
mière main  par  ceux  mêmes  qui  y  ont  pris  part.  On  pourrait 
peut-être  admettre  à  la  rigueur  qu'une  partie  des  Annales  eût  été 
écrite  dans  un  monastère  très  voisin  de  la  cour  et  en  relations 
constantes  avec  elle,  et  nous  avons  exposé  les  raisons  pour  les- 
quelles il  ne  serait  pas  impossible  que  les  années  741  à  788 
eussent  été  composées  au  monastère  de  Lorsch  ;  mais  encore,  même 
pour  cette  période,  il  serait  difficile  d'y  voir  une  œuvre  créée  par 
l'initiative  personnelle  d'un  moine  et  on  est  obligé  de  penser  que 
l'abbé  ou  le  protecteur  de  l'abbaye,  mêlé  de  près  aux  affaires 
politiques,  a  dirigé  leur  rédaction,  s'il  ne  les  a  pas  rédigées  lui- 
même.  Si  cette  hypothèse  est  acceptable  pour  l'époque  où  la  cour 
n'avait  pas  encore  de  résidence  fixe,  elle  l'est  beaucoup  moins  à 
partir  de  796,  quand  la  cour  est  fixée  à  Aix-la-Chapelle,  et  les 

Vierteljahrschrift,  paru  peiulaul  l'impressioii  de  ce  volume,  soutieiU  la  nu^nie 
o[ùnioii  ([ue  nous. 

1.  A  l'année  813  l'annalisle  a  soin  de  dire  (|ue  les  actes  des  conciles  de 
Mayence,  Reims,  Tours,  Clialon  et  Clermonl  se  trouvent  conservés  dans  ces 
cinc[  villes  et  de  plus  in  archivo  palatii. 


—  449  — 

disparates  que  nous  avons  signalées  dans  la  rédaction  des  années 
799  à  802  ne  s'expliquent  guère  que  par  le  trouble  apporté  dans 
la  vie  intérieure  de  la  chapelle  royale,  gardienne  des  archives, 
par  la  grande  expédition  d'Italie  de  800  et  l'organisation  du 
gouvernement  impérial. 

C'est,  en  effet,  à  la  chapelle  royale  que  nous  avons  toujours  dû 
revenir  quand  nous  avons  voulu  nous  imaginer  comment  les 
Annales  avaient  pu  être  composées.  Pour  la  première  partie, 
nous  avons  écarté  l'attribution  qui  en  a  été  faite  à  Arn  de  Salz- 
bourg  par  M.  W.  de  Giesebrecht,  au  diacre  Riculf  par  M.  Kurze  *, 
et,  sans  nous  prononcer  d'une  manière  positive  sur  la  personnalité 
des  rédacteurs  mêmes  des  Annales,  nous  avons  pensé  que  c'était 
dans  la  chapelle  même  ou,  pour  mieux  dire,  dans  les  archives 
mêmes  du  palais  qu'elles  avaient  été  composées,  sous  l'influence 
plus  ou  moins  directe  des  archichapelains  Angilramn,  Angilbert, 
Hildebaldet  Hilduin.  Nous  croyons  avoir  prouvé  la  participation 
certaine  de  ce  dernier  personnage  à  la  rédaction  des  Annales. 
Leurs  auteurs  ont  eu  pour  but  évident  de  tenir  un  journal  des 
actes  de  Charlemagne  et  de  Louis  le  Pieux,  de  raconter  ce  qui  se 
passait  à  la  cour  et  les  nouvelles  qu'on  y  recevait  de  toutes  les 
parties  de  l'Empire  franc.  De  801  à  829,  nous  ne  trouvons  aucun 
indice  qui  nous  permette  d'imaginer  en  quel  lieu  autre  que  le 
palais  même  et  par  qui,  sinon  par  des  membres  de  la  chapelle 
royale,  les  Annales  ont  pu  être  écrites.  Elles  ont  le  caractère 
impersonnel  d'une  historiographie  officielle. 

Ce  terme  d'historiographie  officielle  doit-il  être  pris  au  pied  de 
la  lettre?  Est-ce  Charlemagne  qui  a  chargé  des  clercs  de  sa  cha- 
pelle de  consigner  sous  forme  d'Annales  les  événements  de  son 
règne?  Est-ce  ces  Annales  que  nous  possédons  dans  les  Annales 
Laurissenses? 

Il  existait  au  ix*  siècle  des  Annales  auxquelles  les  contempo- 
rains attribuaient  un  caractère  officiel.  Nous  en  avons  un  témoi- 
gnage direct  dans  la  préface  de  la  vie  de  saint  Benoît,  par  Ardon 
Smaragd,  écrite  probablement  avant  830'-.  Il  y  écrit,  en  effet, 

1,  Cependant,  le  diacre  Riculf  ayant  fait  partie  du  clergé  du  italais  jusqu'à 
787,  cette  attribution  ne  serait  pas  en  contradiction  avec  notre  théorie.  Mais 
nous  ne  voyons  aucune  raison  de  prononcer  ici  son  nom  plutôt  que  celui  d'un 
autre  clerc  et  sa  nomination  au  siège  de  Mayence  en  787  rend  peu  vraisem- 
blable l'hypothèse  que  ce  soit  lui  qui  ait  été  poussé  par  les  événements  de  788 
à  composer  les  Annales. 

2.  Smaragd  dit  dans  cette  préface  qu'il  a  longtemps  tardé  à  écrire  la  vie  de 
son  maitre  et  ami,  mort  en  821  ;  d'autre  part,  comme  il  demande  que  son  œuvre 


—  450  — 

quo  les  rois  ont  eu  depuis  longtemps  et  ont  encore  la  coutume  de 
faire  conserver  dans  des  Annales,  pour  la  postérité,  le  souvenir 
des  événements  importants'.  De  quelles  Annales  peut-il  être 
ici  question?  Evidemment,  des  Annales  Laurissenses ,  si  ces 
lignes  ont  été  écrites  avant  830.  Si  elles  ont  été  écrites  plus  tard, 
il  s'agirait  des  Annales  de  Saint-Bertin,  qui  sont,  comme  nous  le 
verrons  plus  tard,  la  suite  des  Annales  Laurisseyises. 

Ce  qui  prouve,  en  effet,  la  grande  autorité  dont  jouissaient  les 
Annales  Laurissenses,  c'est  l'emploi  qu'en  ont  fait  les  princi- 
paux annalistes  carolingiens.  Si  les  auteurs  des  Annales  de  Fulda 
se  servent  davantage  du  Chronicon  LaurHssense,  appelé  aussi 
Annales  Laurissenses  minores,  extraites  des  Majores  et 
interpolées  et  continuées  à  Fulda,  elles  ont  cependant  fait  maint 
emprunt  aux  Annales  Laurissenses  majores-.  Quant  aux 
auteurs  à  qui  nous  devons  les  plus  remarquables  Annales  du 
ix*-'  siècle,  les  Annales  dites  de  Saint-Bertin,  ils  sont  simplement 
les  continuateurs  des  Annales  Laurissenses  majores,  dont  le 
texte  précède  le  leur,  presque  sans  modification  et  sans  qu'au- 
cune transition  marque  en  830  qu'une  œuvre  nouvelle  commence. 
Réginon  les  a  aussi  suivies  et  reproduites  à  la  fin  du  ix"  siècle. 
Plus  tard,  l'auteur  des  Annales  Mettenses,  qui  a  la  prétention 
d'écrire  une  histoire  et  une  apologie  des  Carolingiens,  s'est  égale- 
ment constamment  servi  des  Annales  Laurissenses  majores, 
en  y  ajoutant,  il  est  vrai,  des  détails  pris  à  d'autres  Annales 
contemporaines. 

Si  les  Annales  Laurissenses  majores  n'étaient  pas  consi- 
dérées au  ix*^  siècle,  et  en  particulier  à  la  cour,  comme  étant  la 
source  la  plus  complète  et  la  plus  sûre  pour  l'histoire  du  règne  de 
Charlemagne,  on  ne  s'expliquerait  pas  bien  que  l'auteur  des 
Annales  de  Saint-Bertin,  qui  ont,  elles  aussi,  le  caractère  d'An- 
nales royales,  se  soit  fait  leur  continuateur. 

Nous  croyons  donc  que  les  Annales  Laurissenses  majores 
sont  bien  celles  qui  sont  désignées  par  Ardon  Smaragd,  qu'elles 


soit  soumise  à  l'abbé  Ilélisachar,  qui  ju^pra  si  ello  mérite  de  voir  le  jour,  il  est 
probable  qu'il  écrit  avaut  la  révolte  de  830,  i\  laquelle  Hélisacbar  prit  part  et 
après  la(iuelle  il  fut  quebiue  temps  exilé. 

1.  «  Perauliquaui  siquidem  fore  consuetudineiM,  bactenus  re^ibus  usilatam, 
quaeque  f^erunlur  accidentve  auualibus  tradi  posteris  cofiiioscenda,  ueuio,  ut 
reor,  ambigit  doctus  «  (Migue,  Pair.,  Clll,  355;  d'.  Duemuilor,  Gesch.  d. 
Oslfnvnk.  Reichs,  I,  877). 

2.  V^oy.  la  prélixe.e  de  Kurze  A  l'édiliou  des  Annales  Fuldenses,  dans  l'édition 
in  Hsum  scholarum  des  Scriplores  rcrum  germanicarum. 


—  ^5^  — 

ont  été  composées  sous  l'influence  directe  des  rois  carolingiens  et 
que  leurs  auteurs  se  sont  proposé  pour  but  de  transmettre  à  la 
postérité  le  souvenir  des  actes  de  ces  rois.  Il  est  même  très  pos- 
sible que  ce  soit  le  désir  de  ne  montrer  que  les  côtés  brillants  de 
leur  règne  qui  a  été  cause  de  certaines  omissions  et  de  certaines 
inexactitudes.  Si  le  silence  des  Annales  sur  la  première  révolte 
de  Grifon  en  741  peut  s'expliquer  par  beaucoup  d'autres  raisons*, 
il  est  difficile  de  ne  pas  voir  un  parti  pris  de  l'annaliste  dans  le 
soin  qu'il  a  pris  de  taire  les  défaites  subies  par  les  Francs  en 
Saxe  en  775  et  en  782  et  dans  les  Pyrénées  en  778.  De  même,  on 
est  frappé  de  l'habileté  avec  laquelle  il  a  glissé  sur  l'usurpation 
du  royaume  de  Carloman  par  Cliarlemagne  en  771  -.  La  première 
rédaction  des  Annales  passe  complètement  sous  silence  la  conju- 
ration de  Hardrad  en  785  et  celle  de  Peppin  en  792,  L'annaliste, 
en  rapportant  le  châtiment  de  Bernard  d'Italie  et  de  ses  complices 
en  818,  a  soin  de  ne  pas  parler  de  la  mort  de  Bernard.  On  n'est 
pas  moins  frappé  de  la  précision  avec  laquelle  il  nous  renseigne 
sur  les  relations  diplomatiques  en  général,  en  particulier  sur 
celles  avec  le  pape  et  avec  l'empereur  grec,  enfin  de  l'absence 
de  toute  expression  qui  pourrait  impliquer  un  blâme  à  l'adresse 
du  roi  ou  d'un  membre  de  la  famille  royale.  Il  me  paraît  difficile 
de  lire  les  Annales  dans  leur  ensemble  sans  remarquer  l'allure 
grave,  réservée,  impersonnelle  du  récit  et  l'importance  attachée 
soit  aux  événements  qui  devaient  frapper  le  plus  les  personnes 
de  la  cour,  soit  à  ceux  qui  avaient  le  plus  de  portée  politique. 
Hilduin  lui-même,  qui  laisse  un  peu  plus  percer  ses  sentiments 
personnels,  ne  les  laisse  guère  voir,  sauf  lorsqu'il  parle  de  ses 
chères  reliques  de  Saint  Sébastien,  que  par  des  omissions  volon- 
taires. La  comparaison  avec  les  autres  Annales  et  même  avec  le 
remaniement,  qui,  cependant,  les  suit  pas  à  pas,  ne  fait  qu'ac- 
croître cetfe  impression  ;  si  l'on  cherche  un  terme  pour  définir  le 
caractère  des  Annales,  on  est  involontairement  amené  à  les 
regarder  comme  une  histoire  officielle  du  règne  de  Charlemagne 
et  de  Louis  le  Pieux.  Si  l'on  trouve  ce  terme  d'histoire  officielle 
trop  fort,  on  acceptera  du  moins  le  titre  d'Annales  royales 
{Reichs  Annal  en,  comme  les  appelle  Ranke,  ou  Kœnigs  Anna- 
len,  comme  les  nomme  Giesebrecht). 

1.  Les  Annales  sont  si  incomplètes  pour  les  premières  années  que  l'on  ne 
peut  tirer  aucune  conclusion  de  l'absence  de  tel  ou  tel  fait. 

2.  La  réserve  du  premier  annaliste  est  d'autant  plus  frappante  que  le  rema- 
nieur insiste  sur  le  désir  de  Charles  de  s'emparer  de  tout  le  royaume  et  de 
l'indiflërence  avec  laquelle  il  vit  la  femme  de  Carloman  se  réfugier  en  Italie. 


—  ^52  — 

lUen  que  presque  tous  les  critiques  qui  se  sont  occupés  des 
Annales  carolingiennes,  MM.  Dùnzelmann,  Wattenbach,  Sim- 
son,  Arnold,  Ehrard,  Ebert,  Kurze,  aient  accepté,  avec  des 
nuances,  le  point  de  vue  de  MM.  de  Ranke  et  de  Giesebrecht,  M.  de 
Sybel  en  a  cependant  contesté  la  justesse  et  a  déployé  beaucoup 
de  talent  et  d'esprit  h  démontrer  que  les  Annales  Laurissenses 
majores  n'étaient  qu'une  œuvre  privée  et  ne  pouvaient  avoir 
une  origine  officielle*.  Il  a  relevé  avec  soin  les  quelques  erreurs 
qui  s'y  trouvent,  surtout  dans  la  première  partie  ;  il  a  fait  remar- 
quer que  la  chronologie  de  746  à  750  est  inexacte  ;  il  a  cherché, 
par  des  raisonnements  plus  subtils  que  solides,  à  expliquer  les 
omissions  que  j'ai  signalées  tout  à  l'heure;  il  a,  enfin,  soutenu 
que,  si  les  Annales  avaient  été  un  écrit  officiel,  elles  donneraient 
plus  de  détails  sur  les  faits  importants  et  surtout  en  montreraient 
mieux  les  causes,  la  portée  et  les  conséquences,  tandis  qu'elles 
laisseraient  de  côté  les  petits  faits  sans  valeur  auxquels  les 
Annales  ont  donné  une  place.  M.  Bernays  a  accepté  en  partie  le 
point  de  vue  de  M.  de  Sybel  et  admis  comme  lui  que  les  Annales 
sont  une  compilation  privée;  mais  il  trouve  que  M.  de  Sybel  a 
été  trop  loin  dans  sa  démonstration,  car,  pour  lui,  les  Annales 
Laurissenses  majores  sont  un  extrait  des  vraies  Annales  offi- 
cielles, des  Hof-Annalen.  Nous  avons  déjà  montré  que  l'hypo- 
thèse de  M.  Bernays  ne  repose  sur  aucun  fondement  sérieux.  Elle 
se  heurte  surtout  à  une  objection  capitale  :  comment  se  ferait-il 
que  les  Annales  mêmes  de  la  cour,  conservées  sans  doute  en  plu- 
sieurs exemplaires  et  en  exemplaires  de  luxe,  eussent  été  perdues 
et  que  l'on  n'en  eût  conservé  que  des  extraits,  dus  à  des  scribes 
plus  ou  moins  maladroits  ;  qu'au  ix*^  siècle  même  les  auteurs 
d'Annales,  l'auteur  des  Annales  Bertiniani  en  particulier,  aient 
préféré  reproduire  ces  extraits  au  lieu  de  la  source  originale? 

Quant  à  l'opinion  de  M.  de  Sybel,  elle  repose,  à  notre  avis,  sur 
une  supposition  gratuite  et  erronée  et  sur  un  malentendu. 

La  supposition  gratuite  et  erronée  consiste  à  penser  qu'un 
clerc  ou  un  moine  du  viii''  siècle,  invité  par  Charlemagne  ou  par 
un  membre  de  la  famille  royale  à  rédiger  des  Annales  du  règne, 
devra  écrire  une  œuvre  correcte,  bien  composée,  où  les  événe- 
ments seront  placés  dans  leur  vrai  jour  et  expliqués  avec  intelli- 
gence et  logique.  Einhard,  qui,  assurément,  eût  été  le  meilleur 
des  historiographes  royaux,  n'a-til  pas  confondu  le  pape  Zacharie 
et  le  pape  Etienne  et  ignoré  le  passé  au  point  de  dire  qu'il  ne 

1.  Kleine  historische  Schriften,  111,  1. 


—  453  — 

savait  rien  de  la  naissance  ni  de  l'enfance  de  Charlemagne?  Si 
les  merveilleuses  Annales  de  la  cour,  que  réclame  M.  de  Sybel  et 
qu'imagine  M.  Bernays,  avaient  existé,  il  est  vraisemblable 
qu'Einhard  y  aurait  trouvé  ce  qu'il  déclare  ignorer.  —  M.  de 
Sybel  me  paraît  aussi  oublier  qu'en  tout  cas  la  première  partie 
des  Annales  Laurissenses  majores,  écrite  en  788,  l'a  été  sur 
des  documents  incomplets,  par  un  homme  à  demi  instruit,  et  que 
ce  n'est  que  plus  tard,  vers  796  ou  801,  que  les  Annales  sont 
rédigées  d'une  manière  régulière  et  avec  toute  l'ampleur  dési- 
rable. 

En  second  lieu,  toute  cette  discussion  me  paraît  reposer  sur  un 
malentendu  qui  provient  du  sens  que  l'on  donne  au  mot  officiel. 
M.  de  Sybel  raisonne  comme  si  ses  contradicteurs  voyaient  dans 
les  auteurs  des  Annales  Laurissenses  7)ia}ores  des  historio- 
graphes attitrés  chargés  de  raconter  pour  la  postérité  la  plus 
reculée  les  hauts  faits  du  roi,  comme  Racine  pouvait  écrire  la 
campagne  de  Hollande.  Il  est  évident  qu'il  n'existait  rien  de  sem- 
blable à  l'époque  carolingienne  et  que,  lorsqu'on  parle  des 
Annales  Laurissenses  comme  d'Annales  officielles,  cela  signifie 
simplement  qu'on  jugea  utile  à  la  cour  même,  comme  on  avait  pu  le 
faire  dans  certains  monastères,  de  prendre  note  au  fur  et  à  mesure 
des  principaux  événements  pour  que  le  souvenir  ne  s'en  perdit 
pas.  Il  est  tout  naturel  que  cette  pensée  soit  venue  aux  chefs  de  la 
chapelle  royale,  qui  assistaient  à  toutes  les  cérémonies,  à  toutes 
les  assemblées,  qui  avaient  la  garde  des  archives  et  étaient  parmi 
les  plus  écoutés  des  conseillers  du  souverain.  Ils  avaient  dans  les 
clercs  de  la  chapelle  des  collaborateurs  tout  trouvés.  Ce  qu'ils 
rédigeaient  était  non  une  histoire  ou  une  monographie,  mais  un 
mémento  qui  pouvait  servir  aux  historiens,  qui  a  servi  à  Einhard 
et  au  biographe  de  Louis  le  Pieux.  A  aucune  époque,  d'ailleurs, 
même  moderne,  on  ne  trouve,  pas  même  dans  les  journaux  officiels, 
d'œuvres  historiographiques  répondant  à  l'idéal  que  nous  oppose 
M.  de  Sybel.  Beaucoup  des  objections  qu'il  fait  à  l'occasion  des 
Annales  Laurissenses  majores  pourraient  être  faites  à  propos 
des  Chroniques  de  Saint-Denis,  dont  le  caractère  officiel  n'est 
cependant  pas  douteux.  Nous  avons  aussi  fait  observer  que 
presque  toutes  les  oeuvres  historiques,  aux  époques  mérovingienne 
et  carolingienne,  sont  écrites  soit  par  des  personnages  qui  ont 
joué  un  rôle  politique,  soit  pour  leur  complaire  ;  ce  ne  sont  jamais 
des  compositions  littéraires  ou  des  œuvres  de  science,  ce  sont  tou- 
jours des  œuvres  de  circonstance,  des  écrits  politiques.  Celles  de 
ces  œuvres  historiques  qui  sont  composées  sous  l'influence  des 


—  454  — 

rois  ou  de  la  famille  royale  méritent  spécialement  d'être  considé- 
rées comme  des  œuvres  officielles.  Cela  n'empêchait  pas  leurs 
auteurs  d'y  laisser  mainte  erreur;  ils  n'étaient  pas  surveillés,  cor- 
rigés; ils  étaient  laissés  à  eux-mêmes,  et  leurs  patrons,  fort  igno- 
rants souvent  eux-mêmes,  ne  devaient  pas  être  très  difficiles  ni 
sur  le  fond  ni  sur  la  forme. 

C'est  ainsi  que  les  Gesta  regum  Francorum,  qui  ont  été 
écrits  au  commencement  du  viii°  siècle  à  Saint-Germain-des-Prés 
ou  à  Saint-Denis  par  un  moine  dévoué  aux  Mérovingiens,  peuvent 
être  considérés  comme  une  histoire  quasi  officielle  des  Mérovin- 
giens, et  c'est  peut-être  ces  Gesta  que  Flodoard  désigne  sous  le 
titre  A' Annales  regum^. 

Les  continuateurs  de  Frédégaire  sont  aussi,  à  leur  manière, 
des  historiographes  officiels.  De  même,  les  auteurs  des  Annales  de 
Saint-Bertin  sont  les  historiographes  du  royaume  des  Francs 
occidentaux  et  les  auteurs  des  Annales  de  Fulda  ceux  du  royaume 
des  Francs  orientaux.  De  même,  Flodoard,  dans  un  certain  sens, 
sera  l'historiographe  des  archevêques  de  Reims.  A  plus  forte  rai- 
son les  Annales  Laurissenses  peuvent  être  considérées  comme 
une  œuvre  officielle  commencée  sous  l'influence  d'Angilramn, 
continuée  sous  l'inspiration  d'Angilbert  et  de  Hildebald,  puis 
sous  celle  de  Hilduin'. 

Il  ne  faut  pas  donner  un  sens  trop  étroit  à  la  phrase  de  Sma- 
ragd  ;  lorsqu'il  nous  dit  :  «  Aucun  savant  ne  doute,  je  pense,  que 
les  rois  ont  eu  fort  anciennement  et  ont  encore  la  coutume  de 
faire  rédiger  des  Annales,  »  il  pense  pour  le  présent  aux  Annales 

1.  «  Hic  Karolus  ex  antillae  stupro  natus,  ut  in  annalibus  regum  de  eo  legi- 
lur  »  [Hist.  ecd.  Rem.,  Il,  12).  —  M.  Bernays  n'a  pas  vu  que  le  texte  auquel  il 
est  fait  allusion  est  probablement  celui  des  Gesta,  dont  le  texte  peut  tUre  inter- 
prété comme  si  Charles  Martel  n'était  pas  né  d'un  légitime  mariage  ;  il  croit  que 
Flodoard  a  pris  cette  indication  dans  les  fameuses  Annales  de  la  cour,  ce  ([ui  est 
absurde,  car  ces  annales,  si  elles  avaient  existé,  auraient  été  écrites  dans  un 
esprit  carolingien  et  auraient  parlé  d'Alpaïde  comme  le  fait  le  continuateur  de 
Frédégaire,  qui  loue  son  élégance  et  sa  noblesse  et  dit  que  Peppin  l'avait  é()ou- 
sée.  Peut-être,  d'ailleurs,  Flodoard  a-t-il  i)ris  ce  renseignement  dans  une  Vie 
de  Saint  Rigobert,  mais  la  première  hypothèse  est  plus  vraisemblable. 

2.  Les  relations  d'Angilramn  avec  Lorsch  permettent  à  ceux  (jui  tiendraient  à 
conserver  siux  Amiales  Laurissenses  une  origine  monastique  de  i»enserque  leur 
nom  traditionnel  répond  à  un  fait  réel.  Mais  M.  Kurze  me  paraît  avoir  ilonné 
de  bonnes  raisons  pour  en  douter  et,  à  partir  de  796,  on  ne  i)out  pas  chercher 
hors  de  la  cour  le  lieu  où  la  suite  des  Annales  fut  rédigée.  Penser  (|u'elle  le  fut 
à  Inden,  par  exemple,  aux  portes  d'Aix,  c'est  céder  au  préjugé  de  croire  (jne  les 
Annales  sont  des  o'uvres  essentiellement  et  uniquement  monasti(iues,  parce  que 
c'est  dans  les  monastères  (luelles  ont  jiris  naissance. 


—  -155  — 

de  Lorsch,  pour  le  passé  probablement  aux  Gesta,  aux  continua- 
teurs de  Frédégaire,  peut-être  aux  Annales  Petaviani  ou  à 
d'autres  encore  qui  pouvaient  être  conservées  dans  la  bibliothèque 
du  palais;  mais  la  forme  même  de  sa  phrase,  «  nemo,  ut  reor, 
ambigit  doctus,  »  exclut  l'idée  qu'il  y  eût  une  série  unique  d'An- 
nales, universellement  reconnues,  et  faisant  autorité  comme  docu- 
ment officiel. 

Hincmar  fait  aussi  allusion  à  un  passage  des  Annales  de  Lorsch 
de  l'année  768  en  les  qualifiant  à' Annales  regwnK  Ce  fait  nous 
frappe  d'autant  plus  que  Hincmar  fut  le  dernier  continuateur  des 
Annales  de  Saint-Bertin,  qui  étaient  elles-mêmes  la  continuation 
des  Annales  de  Lorsch.  Nous  croyons  donc  pouvoir  affirmer  que, 
pour  lui  comme  pour  Smaragd,  les  Annales  Laurissenses 
'inajores  étaient  par  excellence  les  Annales  royales  et  que  nous 
ne  nous  trompons  pas  en  leur  conservant  ce  titre. 

VL 

Einhard  a-t-il  travaillé  aux  «  Annales  Laurissenses?  » 

Nous  avons  vu  combien  il  est  difficile  de  déterminer  par  qui 
les  Annales  Laurissenses  ont  été  écrites.  Les  critiques  résistent 
difficilement  au  désir  de  pénétrer  le  secret  des  œuvres  anonymes, 
surtout  quand  il  s'agit  d'oeuvres  importantes,  et  ils  s'attachent 
aux  plus  légers  indices  qui  peuvent  servir  à  justifier  des  hypo- 
thèses plus  ou  moins  hasardées.  Nous  avons  nous-même  cédé  à 
cette  tentation,  tout  en  sachant  que  les  recherches  de  ce  genre 
sont  souvent  plus  utiles  par  elles-mêmes,  en  vous  forçant  à  une 

1.  De  Villa  Noviliaco  (Migne,  CXXV,  1121).  —  Ce  passage  a  fait  singu- 
lièrement errer  M.  Bernays.  Oubliant  avec  quelle  liberté  les  auteurs  du 
moyen  âge  reproduisent  souvent  les  textes,  même  ceux  de  la  Bible,  il  s'est 
appuyé  sur  les  divergences  du  texte  d'Hincmar  et  de  celui  des  Annales  pour 
soutenir  que  l'archevêque  de  Reims  a  eu  sous  les  yeux,  non  les  Annales  Lau- 
rissenses, mais  les  Annales  primitives  de  la  cour,  et  il  prétend  retrouver  aussi 
le  texte  primitif  dans  le  passage  correspondant  des  Annales  de  Metz.  Il  ne  s'est 
pas  aperçu,  d'abord  que  Hincmar  ne  prétend  pas  citer  un  texte,  mais  indiquer 
sa  source,  et  qu'en  effet  les  dates  et  les  faits  qu'il  rapporte  se  trouvent  exacte- 
ment dans  les  Annales  de  Lorsch,  et  ensuite  que  le  texte  des  Annales  de  Metz 
n'est  pas  autre  chose  que  celui  du  continuateur  de  Frédégaire  associé  à  celui 
des  Annales  de  Lorsch,  à  ce  point  que  le  compilateur  des  Annales  de  Metz, 
mêlant  des  dates  contradictoires,  fait  mourir  Peppin  le  8  des  calendes  d'oc- 
tobre, couime  les  Annales  de  Lorsch,  et  couronner  ses  lils  le  14  des  calendes, 


—  ^56  — 

étude  minutieuse  du  texte,  que  par  les  résultats  auxquels  elles 
conduisent. 

Quelques  critiques  ne  se  sont  pas  contentés  de  proposer  des 
liypothèses  sur  les  auteurs  des  Annales  Laurissenses  ;  ils  ont 
prétendu  connaître  avec  certitude  celui  qui  a  composé  la  plus 
grande  partie  des  Annales  et  leur  remaniement.  Cet  auteur  ne 
serait  rien  moins  qu'Einhard,  l'ami,  le  conseiller  et  le  biographe 
de  Cliarlemagne.  Leur  opinion  a  été  si  généralement  adoptée  que 
l'on  désigne  dans  l'usage  courant  sous  le  nom  à' Annales  Fin- 
hardi  le  Remaniement  ainsi  que  les  Annales  depuis  801,  tels 
qu'ils  se  trouvent  réunis  dans  les  manuscrits  suivis  par  le  comte 
Nuénar,  par  Frelier  et  par  Ducliesne.  On  les  fait  figurer  sous  cette 
forme  dans  les  éditions  des  œuvres  complètes  d'Einliard,  et  les 
auteurs  qui  parlent  d'Einliard,  depuis  les  Bénédictins  de  l'His- 
toire littéraire  jusqu'à  M.  Ebert,  le  considèrent  comme  le  princi- 


c'est-à-dire  six  jours  avant,  parce  qu'il 
Frédégaire,  qui  ne  donne  pas  celle  de  la 

IIlNCMAR. 

«  Dcfuncio  Piiii)ino  rege  8  kal.  oc- 
tob.  in  monasferio  Sancti  Dionysii,  lilii 
ejus  Carolouiannus  et  Carolus,  secun- 
dum  dispositionem  patris  sui,  et  con- 
silium  regni  primoruni ,  diviserunt 
inter  se  regnum  paternum  et  elevati 
sunt  in  reges  VII  Idus  octobris,  Ca- 
rolomannus  in  Suessionis,  et  Carolus 
in  Noviomo,  —  ut  in  Annali  regum 
scriptum  haberaus.  » 

Continuateur  de  Frédégaire. 
«  Rex  Pippinus  post  paucos  dies..., 
ultimum  dieni  et  vitam  simul  caruit. 
Sepelieruntqtte  eum  pracdicti  reges 
Carolus  et  Carloinannus  filii  ipsius 
régis  in  Monastorio  Sancti  Dionysii 
martyris,  ut  ipse  voluit,  cum  magna 
honore,  regnavitque  annis  XXV.  His 
iransaclis,  praedidi  reges  Carolus 
et  Carlomannus ,  unusquisque  cum 
lendibus  suis  ad  |)roi)riaui  sedem  regni 
eoriim  venientes,  inslituto  placito,  ini- 
toquc  consilio  cum  proceribus  eorum, 
mense  septembrio  die  dominico  14  kal. 
octob.  Carolus  ad  Xoviomutn  urbem 
et  Carolomannus  ad  Saxonis  civita- 
tem,  i>ariter  uuo  die  a  proceribus  eo- 
rum et  consécration  sacerdotem  subli- 
mati  sunt  in  regno.  » 


copie  ici  la  date  du  continuateur  de 
mort  de  Peppin. 

Annales  Laurissenses. 
«...  ad  Sanctum  Dionysium  usque 
perrexit,  ibique  diem  obiens  finivit 
8  kal.  octob.  Domnus  vero  Carolus  et 
Carolomannus  elevatio  su7it  in  reg- 
num et  domnus  Carolus  VII  Idus  oc- 
tobris Noviomo  civitate,  Caroloman- 
nus in  Suessionis  civitate  similiter.  » 


Annales  Mettenses. 
«  Post  paucos  dies  rex  Pippinus  in 
paceobiit  8  kal.  octob.  sepelieruntque 
eum  gloriosi  lilii  sui  in  basilica  beati 
Dionysii  martyris,  ut  ipse  voluit, 
cum  sïimmo  honore.  liexit  autem  po- 
pulum  Francoruni...  annis  XXVI.  His 
ita  peractis,  praedidi  reges  Karolus 
et  Karolomannus  cum  proceribus  suis 
et  oplimatibus  ad  sedes  regni  sui 
l'enientes,  mense  seplembris  die  do- 
minico 14  kal.  octob.  Karolus  rex  in 
.\oviomo  urbe,  Karolomannus  in 
Suessione  per  consecrationem  sacer- 
</o^«»i  et  electionem  omnium  o|»tima- 
tum  in  regni  soliuin  elevati  sunt.  » 


—  157  — 

pal  auteur  des  Annales  royales.  Il  faut,  toutefois,  remarquer  que 
les  critiques  sont  loin  d'être  d'accord  sur  la  portion  des  Annales 
qui  doit  lui  être  attribuée.  Tandis  que  Frese  et  Bernays  lui 
refusent  toute  part  à  leur  composition,  tandis  que  Wattenbach, 
dans  sa  quatrième  édition,  reste  indécis,  Pertz  et  Teulet,  au 
contraire,  voient  en  lui  l'auteur  des  Annales  depuis  788  et  du 
Remaniement,  Ranke,  Manitius  et  Dorr  lui  attribuent  les  Annales 
depuis  796  et  le  remaniement,  Wilhelm  de  Giesebrecht  n'accorde 
à  Einhard  que  les  années  797  à  817,  Simson  les  années  809  à 
829,  Kurze  les  Annales  de  796  à  819,  Diinzelmann  les  Annales 
de  796  à  801  et  le  remaniement*.  Cette  variété  d'opinions  montre 
déjà  combien  est  peu  certaine  cette  attribution  d'une  partie  des 
Annales  à  Einhard.  En  examinant  de  près  les  arguments  appor- 
tés au  débat,  on  reconnaîtra,  je  crois,  que  cette  attribution,  loin 
d'être  probable,  est  tout  à  fait  inadmissible. 

Voyons  si  les  arguments  sur  lesquels  s'appuient  ceux  qui 
admettent  qu'Einhard  est  l'auteur  des  Annales  ont  quelque  force 
et  si  des  arguments  directs  peuvent  lui  être  opposés. 

Les  critiques  que  nous  combattons  tirent  leurs  preuves  :  1°  des 
rapports  entre  les  Annales  et  la  Vita  Caroli  ;  2°  des  témoignages 
directs  qu'ils  croient  trouver  dans  des  auteurs  du  moyen  âge; 
3"  du  style  des  Annales. 

Eginhard,  nous  dit-on,  était  admirablement  placé  pour  s'oc- 
cuper de  la  rédaction  des  Annales.  Il  résidait  toujours  à  la  cour, 
et  il  ne  la  quitta  qu'en  830,  précisément  à  la  date  où  les  Annales 
de  Lorsch  s'arrêtent.  Il  était  laïque  et  mêlé  aux  grandes  affaires 
politiques;  il  jouissait  de  la  confiance  de  Gharlemagne,  il  était 
préoccupé  de  l'idée  de  conserver  pour  la  postérité  le  souvenir  des 
grandes  actions  de  son  roi,  puisqu'il  a  écrit  sa  vie.  Ne  s'était-il 
pas  préparé  à  cette  tâche  en  recueillant  des  notes  pour  cette  bio- 
graphie, et  qu'est-ce  que  les  Annales,  sinon  une  série  de  notes 
pour  le  règne  de  Charles  et  celui  de  Louis?  Nous  trouvons,  en 
effet,  soit  dans  le  remaniement  soit  dans  les  Annales,  beaucoup 
de  faits  qui  sont  aussi  racontés  dans  la  Vita  Caroli  en  termes 
analogues'-.  N'est-il  pas  frappant  que  la  défaite  de  Roncevaux 
ajoutée  aux  Annales  Laurissenses  par  le  remanieur  soit  racon- 
tée aussi  et  avec  plus  de  détails  encore  dans  la  Vita  Caroli? 
Enfin,  nous  savons  qu'Einhard  fut  un  des  bons  élèves  de  l'Ecole 

1.  Wattenbach,  Deutschlands  Geschichtsquellen,  6°  éd.,  I,  p.  197-200,  rapporte 
les  diverses  opinions  sans  oser  se  prononcer. 

2.  Les  rapports  de  texte,  nous  l'avons  vu,  n'existent  guère  qu'avec  le  rema- 
niement. 


—  458  — 

du  palais  ;  il  y  étudia  les  auteurs  anciens,  il  fut  un  des  auditeurs 
d'Alcuin,  et  les  questions  de  grammaire  l'intéressaient,  comme 
nous  le  voyons  par  ses  lettres.  Rien  d'étonnant  que  ce  soit  lui 
qui,  clioqué  parla  barbarie  du  style  des  Annales  antérieures  à 
788,  ait  songé  à  les  récrire  en  bon  latin  en  les  complétant. 

Ces  raisonnements  prouvent  bien  qu'Éginhard  aurait  pu  être 
l'auteur  des  Annales,  mais  non  qu'il  l'a  été.  S'il  les  a  composées, 
comment  se  fait-il  qu'il  ne  s'y  trouve  pas  un  trait,  pas  un  mot  oîi 
il  ait  trahi  sa  personnalité  ;  comment  se  fait-il  que  lui,  qui  attachait 
tant  de  prix  aux  détails  biographiques  intimes,  qui  écrit  d'un 
style  si  vivant  et  animé,  ait  pu  composer  des  Annales  aussi  froides 
et  aussi  sèchement  impersonnelles?  Comment  aurait-il  mentionné 
aussi  brièvement,  par  un  simple  mot  jeté  en  passant,  la  transla- 
tion des  Saints  Marcellin  et  Pierre,  accomplie  par  lui-même  et  à 
laquelle  il  devait  consacrer  plus  tard  un  livre  tout  entier,  tandis 
qu'il  aurait  accordé  un  long  paragraphe  à  la  translation  de  Saint 
Sébastien  par  l'abbé  Hilduin,  avec  qui  il  était  en  fort  mauvais 
termes?  Les  ressemblances  entre  les  Annales  et  la  Vita  Caroli 
n'ont  rien  que  de  très  naturel.  Einhard,  qui  vivait  à  la  cour, 
s'est  naturellement  servi  des  Annales  pour  composer  la  Vita 
Caroli,  du  moins  pour  faire  le  tableau  des  guerres  de  Charles, 
qui  compose  la  première  moitié  de  la  biographie.  D'ailleurs,  si 
les  ressemblances  sont  nombreuses  et  naturelles,  la  différence  de 
caractère  et  d'esprit  des  auteurs  n'est  pas  moins  frappante  et 
empêche  de  les  identifier.  Nous  avons  déjà  fait  remarquer  que  le 
remanieur  est  peu  crédule,  et  qu'il  diffère  en  cela  et  du  premier 
annaliste  de  Lorsch  et  d'Einhard,  prompts  tous  deux  à  voir 
partout  des  miracles  et  à  signaler  toujours  l'intervention  de  la 
faveur  divine;  de  même,  tandis  qu'en  807  l'annaliste  montre  des 
connaissances  astronomiques  très  précises  '  et  attribue  à  sa  véri- 
table cause,  le  passage  de  Jupiter,  une  tache  noire  aperçue  sur 
le  soleil,  Einhard  signale  cette  tache  comme  un  prodige  qui 
annonce  la  mort  de  Charles. 

De  ce  premier  ordre  d'arguments,  il  n'y  en  a  qu'un  seul  qui 
soit  incontestable,  c'est  que  les  Annales  s'arrêtent  à  la  date 
même  où  Einhard  se  retira  définitivement  au  monastère.  Sans 
méconnaître  la  valeur  de  ce  synchronisme,  on  ne  saurait  y  voir 
une  preuve  bien  concluante,  surtout  en  présence  des  difficultés 
que  nous  venons  de  signaler,  d'autant  plus  qu'Einhard,  depuis 
815,  fut  fréquemment  à  Michelstadt  et,  depuis  827,  à  Seligenstadt. 

1.  Bernays,  p.  168. 


—  -159  — 

Si  Einhard  avait  été  l'auteur  des  Annales ,  comment  se  fait-il 
qu'aucun  des  contemporains  n'en  ait  rien  su  ni  rien  dit,  qu'au- 
cun manuscrit  ne  porte  son  nom,  que  ni  Walafrid  Strabon,  dans 
sa  préface  de  la  Vie  de  Charles,  ni  les  auteurs  des  Annales  de 
Saint  Bertin,  ni  Hincmar,  ni  les  amis  d'Einhard  dans  leurs 
lettres,  ni  dans  leurs  vers,  n'aient  rien  écrit  où  l'on  puisse  voir 
une  allusion  même  lointaine  à  la  composition  des  Annales?  On  a 
prétendu,  il  est  vrai,  que  des  témoignages  directs  et  anciens  font 
d'Einhard  l'auteur  des  Annales  de  Lorsch.  Examinons  la  valeur 
de  ces  témoignages. 

Tritheim  dit  dans  son  De  scriptoribus  ecclesiasticis  qu'Ein- 
hard  a  écrit  Vitam  et  Gesta  Caroli  imperatoris ,  libri  3, 
Historiam  transacti  temporis,  libey^  1,  et  Translatio  Sanc- 
torum  Marcellini  et  Pétri.  Tritheim  écrit  au  xv*"  siècle  et  a 
commis  plus  d'une  erreur  dans  son  Catalogue.  Admettons  qu'il 
désigne  les  Annales  de  Lorsch  par  les  mots  Historiam  tran- 
sacti temporis,  il  a  évidemment  englobé  les  récits  du  moine  de 
Saint-Gall  dans  les  trois  livres  de  Vie  et  gestes  de  Charlemagne, 
et  cette  confusion  n'est  pas  faite  pour  donner  de  l'autorité  à  son 
témoignage.  Il  s'est  contenté  de  donner  la  table  des  matières  d'un 
manuscrit  où  se  trouvaient  la  Vita  Caroli  et  la  Translation  des 
saints  Marcellin  et  Pierre  et  il  en  a  attribué  tout  le  contenu  à 
Einhard. 

Un  autre  texte  a  en  apparence  plus  de  poids.  Au  x^  siècle, 
l'auteur  d'un  livre  sur  la  Translation  et  les  miracles  de  Saint 
Sébastien  (le  moine  Odilon,  d'après  Mabillon)  cite  le  passage 
des  Annales  Laurissenses  de  l'année  826  relatif  aux  reliques 
de  Saint  Sébastien  et  il  l'attribue  à  Einhard  en  ces  termes  : 
«  Agenardus  cognomino  sapiens  ea  qui  tempestate  habebatur 
insignis,  hujus  reverentissimi  coelicolae  mentionem  in  gestis 
Caesarum  Caroli  Magni  et  fîlii  ipsius  Hludovici  faciens, 
inter  alia  quae  annotino  cursu  dictabat,  etc.  »  —  Le  passage 
qu'il  cite  est  précisément  le  passage  relatif  à  Hilduin  que  toutes 
les  vraisemblances  morales  empêchent  d'attribuer  à  Einhard. 
L'affirmation  d'un  auteur  du  x"  siècle,  écrivant  vers  932,  est  un 
bien  faible  témoignage  en  présence  du  silence  des  auteurs  du 
ix*^  siècle  ;  toutefois  cette  affirmation  est  si  précise  qu'on  ne  peut 
la  rejeter  qu'à  la  condition  d'expliquer  comment  elle  a  pu  se  pro- 
duire. Je  l'explique  de  la  même  façon  que  celle  de  Tritheim  ; 
Odilon  aura  eu  entre  les  mains  un  manuscrit  où  les  Annales  ano- 
nymes se  trouvaient  avec  la  Vita  Caroli  d'Einhard,  et  il  aura 
attribué  à  Einhard  les  deux  ouvrages.  Une  expression  de  son 


—  160  — 

texte  change  pour  moi  cette  supposition  en  certitude,  c'est  l'ex- 
pression in  geslîs  Caesarum  Caroli  Magni  et  filii  ipsiiis 
Illudovici.  Cette  expression  semble  empruntée  à  un  des  manus- 
crits des  Annales  de  la  fin  du  ix"  siècle  conservé  à  la  bibliothèque 
devienne  {Hist.  ecclés.,  90).  Dans  ce  manuscrit,  où  les  Annales 
sont  précédées  des  Gesta  regum  Francorum  et  qui  forme  ainsi 
une  sorte  d'histoire  générale  des  rois  francs,  un  véritable  Annale 
regum,  comme  eût  dit  Hincmar,  nous  trouvons  en  tête  de  l'an- 
née 768  des  Annales  Laurissenses  les  mots  :  Incipit  Gesta 
Caroli  Magni  régis  et  Carolomanni  fratris  ejus.  A  l'année 
814  cet  explicit  :  Finiunt  Gesta  Caroli  Magni  et  praecellen- 
tissiini  Francorum  imperatoris.  A  la  suite  est  transcrite  la 
seconde  partie  de  la  Vita  Caroli  d'Einhard,  puis  les  Annales 
reprennent  de  814  à  829,  précédées  du  titre  :  Incipit  Gesta 
Hliulomci  imperatoris  filii  K.  M.  Imperatoris.  C'est  évi- 
demment ce  manuscrit  ou  un  manuscrit  semblable  qu'Odilon  aura 
eu  entre  les  mains  ^  Il  a  attribué  à  Einliard  les  Annales  dans  les- 
quelles sa  biograpliie  de  Charlemagne  se  trouvait  ainsi  enchâssée. 
M.  Teulet,  dans  sa  préface  des  Œuvres  d' E ginhay^d  publiées 
dans  la  collection  de  la  Société  de  l'Histoire  de  France,  a  pré- 
tendu trouver  un  témoignage  bien  plus  ancien  et  plus  pro- 
bant que  celui  d'Odilon,  celui  du  biographe  anonyme  de  Louis 
le  Pieux.  Ce  biographe  s'est  servi  des  Annales  Laurissenses 
de  814  à  829  et  les  a  suivies  si  exactement  que  son  ouvrage 
peut  être  par  endroits  considéré  comme  une  transcription  des 
Annales.  M.  Teulet,  ayant  vu  que  dans  sa  préface  le  biographe 
indique  qu'il  s'est  servi  des  récits  du  moine  Adhémar,  en  conclut 
qu'Adhemarus  est,  comme  l'Agenardus  d'Odilon,  une  corruption 
du  mot  Einhardus,  et  voit  dans  ce  passage  une  éclatante  confir- 
mation de  l'attribution  des  Annales  à  Eginhard^  Sans  insister 
sur  l'invraisemblance  d'une  pareille  altération  d'un  nom  propre 
du  vivant  même  d'Einhard,  le  texte  du  biographe  réduit  à  néant 
l'explication  de  M.  Teulet.  Il  nous  dit,  en  effet,  que  le  témoignage 
d' Adhémar  lui  a  servi  usque  ad  tempora  imperii  Ludovici, 
c'est-à-dire  pour  l'époque  antérieure  à  814,  pour  laquelle  il  ne 

1.  M.  Kurze  fait  remar(|iior  (jne,  lous  les  manuscrits  du  renianiemonl  conte- 
nant aussi  la  Vila  Caroli,  Ifireur  il'Oililon  peut  t^tre  venue  d'un  de  ces  manus- 
crits dont  il  aura  allrilnié  à  Einliard  le  contenu  tout  entier. 

2.  Le  comte  Nuénar  avait  sans  doute  couunis  une  confusion  analogue  <\  celle 
de  M.  Teulet  (|uand  il  avait  attribué  les  Annales  i\  un  certain  Adelnins  ou  Ade- 
niarus  ;  mais  il  avait  eu,  du  moins,  le  bon  esprit  de  ne  pas  identilier  Adéuiar 
avec  Éginhard. 


—  ^6^  — 

se  sert  pas  du  tout  des  Annales  Laurissenses.  Cet  Adhemarus 
est  probablement  le  même  qui  est  cité  comme  un  des  capitaines 
de  Louis  aux  chapitres  xiv  et  xv  et  qui,  plus  tard,  s' étant  voué 
à  la  vie  religieuse,  a  raconté  au  biographe  {Adhemari...  mo- 
nachi  relatione  didici)  la  jeunesse  de  Louis  dont- il  avait  été 
le  compagnon  d'enfance  [coaevus  et  connutritus  est).  A  partir 
de  814,  le  biographe  a  été  avec  Louis  à  la  cour  [rébus  interfui 
palatinis)  et  il  a  raconté  «  quae  vidi  et  comperire  potui.  »  Si 
Einhard  avait  connu  l'auteur  des  Annales,  il  eût  été  singulier 
que  le  biographe  le  copiant  ne  citât  pas  son  nom.  Son  silence  est 
un  fort  argument  contre  l'attribution  des  Annales  à  Einhard,  et 
nous  prouve  que  les  Annales  étaient  considérées  comme  une 
œuvre  impersonnelle ,  mise  libéralement  à  la  disposition  des 
clercs  du  palais,  des  notes  qu'on  mettait  sur  le  même  pied  que  des 
témoignages  oraux  «  quae  vidi  et  comperire  potui.  »  La  seule 
supposition  que  puisse  inspirer  la  ressemblance  du  texte  des 
Annales  avec  celui  du  biographe  de  814  à  829  serait  que  celui- 
ci  eût  été  en  même  temps  l'auteur  de  cette  partie  des  Annales. 
Les  erreurs  qu'il  a  commises  dans  la  transcription  et  le  soin  qu'il 
a  de  modifier  presque  tous  les  termes  du  texte  qu'il  reproduit 
rendent  cette  hypothèse  inadmissible. 

MM.  Manitius  et  Dorr,  reconnaissant  la  faiblesse  des  preuves 
externes  sur  lesquelles  on  se  fonde  pour  faire  d' Einhard  l'auteur 
des  Annales,  ont  adopté  une  autre  méthode.  Ils  ont  examiné  à  la 
loupe  le  style  des  œuvres  certaines  d'Einhard  et  celui  des 
Annales,  ils  y  ont  relevé  un  nombre  considérable  d'expressions 
et  de  tournures  semblables  et  en  ont  conclu  que  l'auteur  de  la 
Vita  Caroli  était  aussi  celui  du  remaniement  et  des  Annales  de 
796  à  829  ^  Rien  de  plus  fragile  que  cette  démonstration.  Ein- 
hard a  connu  les  Annales  et  il  s'en  est  servi  ;  rien  d'étonnant 
que  beaucoup  d'expressions  des  Annales  se  retrouvent  dans  ses 
œuvres.  En  outre,  l'auteur  des  Annales  et  celui  du  remaniement, 
en  qui  nous  voyons  des  hommes  de  la  cour,  avaient  été  comme 

1.  M.  Simson  les  a  suivis  clans  cette  voie,  et  M.  Kurze,  tout  en  les  réfutant, 
a  été  iniluencé  par  leurs  démonstrations.  La  seule  raison  nouvelle  et  directe 
qu'apporte  M.  Kurze  de  l'attribution  à  Einhard  des  Annales  de  798  à  819  c'est 
qu'à  l'année  806  il  parle  d'un  envoi  fait  par  Charlemagne  à  Léon  III,  per  Ein- 
hardum.  L'absence  de  tout  qualificatif  prouverait  qu'Einhard  lui-même  a  écrit 
ce  passage,  les  noms  de  tous  les  autres  personnages  cités  étant  accompagnés  de 
leur  qualité  ou  fonction.  Einhard  était  si  connu  à  la  cour  que  l'absence  de  tout 
qualificatif  prouve  seulement  (jue  c'est  à  la  cour  que  ce  passage  a  été  écrit.  De 
même,  en  792,  Angilbertus  sans  aucun  qualiticatif. 

eiST.    CAROLENGIENIVE.  \\ 


—  ^62  — 

Einhard  élèves  de  l'Ecole  du  palais;  ils  avaient  reçu  les  mêmes 
leçons  et  appris  le  latin  dans  les  mêmes  auteurs;  ils  se  servaient 
des  mêmes  tournures  exactement  comme  le  faisaient  naguère  dans 
leurs  dissertations  latines  des  rhétoriciens  de  la  même  classe.  Si 
encore  on  relevait  dans  les  Annales  et  dans  les  œuvres  d'Ein- 
liard  des  locutions  et  des  tournures  très  caractéristiques,  le  rai- 
sonnement aurait  quelque  apparence  de  force,  mais  celles  qu'on 
relève  se  retrouvent  dans  presque  tous  les  récits  de  l'époque  ^ 
Enfin  l'argumentation  de  MM.  Dorr  et  Manitius  ne  tient  aucun 
compte  des  différences  de  style  qui  se  rencontrent  dans  les  Annales 
elles-mêmes  et  qui  permettent  difficilement  de  les  attribuer  à  un 
seul  auteur,  et  moins  encore  à  Einhard  qu'à  tout  autre.  Ein- 
hard écrit  moins  bien  que  les  auteurs  des  années  796  à  800  et 
819-829,  et  mieux  que  l'auteur  des  années  801  à  819. 

Nous  n'avons  donc  aucune  raison  de  voir  dans  les  Annales  ni 
dans  le  remaniement  une  œuvre  d'Einhard.  Sans  doute,  sa  posi- 
tion à  la  cour  le  préparait*parfaitement  à  entreprendre  ou  à  diri- 
ger un  travail  tel  que  la  rédaction  des  Annales.  Je  ne  nie  pas 
qu'il  ait  pu  s'en  occuper;  il  est  même  vraisemblable  qu'il  a  suivi 
ce  travail  de  près  et  s'est  intéressé  vivement  au  remaniement  des 
Annales  exécuté  en  801  ;  mais  rien  ne  nous  permet  de  croire 
qu'il  y  a  mis  lui-même  la  main,  et  nous  avons  au  contraire  de 
fortes  raisons  de  penser  qu'il  n'en  a  pas  écrit  une  ligne. 


APPENDICE. 

LE   POÈTE   SAX0N2. 
A  la  fin  du  ix'  siècle,  entre  888  et  891 3,  un  Saxon,  dont  le 

1.  Les  ressemblances  de  style  relevées  par  ces  savants  sont  aussi  frappantes 
dans  les  années  820  à  829  que  pour  les  précédentes,  peut-être  plus  encore,  et 
pourtant  je  crois  ([ue  l'attribution  de  ces  années  à  Einhard  doit  être  définitive- 
ment abandonnée. 

2.  Ce  poème  nous  est  connu  par  un  seul  manuscrit  du  xii°  siècle  provenant 
du  monastère  de  Laminspring,  au  diocèse  de  Hildesheim,  conservé  à  la  biblio- 
thèque de  Wollenbuttel.  Une  copie  du  xv°  ou  du  xvi°  siècle  se  trouve  à  la 
bibliothèque  de  Bruxelles.  La  première  édition  du  poème  fut  donnée  par  R.  Rei- 
neccius,  ;\  Ueliiisladt,  en  159'i.  La  dernière  et  la  meilleure  se  trouve  dans  les 
Monumenla  CaroUna  de  JaÛé  {Bibl.  rerum  Germanicarum,  t.  IV).  Voy.  aussi 
les  éditions  de  I).  Houtiuet,  t.  V;  de  Pertz,  Monum.  Gennaniae,  t.  1  ;  de  Migne, 
t.  XCiX. 

3.  Les  vers  415  à  424  du  liv.  V  nous  prouvent  ([ue  l'auteur  écrit  dans  les  pre- 


—  163  — 

nom  est  resté  inconnu^,  mais  qui  était  évidemment  un  partisan 
dévoué  du  Carolingien  Arnulf,  a  composé  en  vers  hexamètres 
une  vie  de  Giiarlemagne  divisée  en  quatre  livres.  Il  y  a  ajouté 
un  cinquième  livre  en  distiques  d'une  allure  enthousiaste  et 
lyrique,  où  il  résume  la  biographie  de  son  héros  et  célèbre  les 
vertus  de  Giiarlemagne,  apôtre  des  Saxons. 

Le  Poète  Saxon  commence  l'histoire  ,'de  Charlemagne  en  772, 
quand  il  devint  seul  maître  de  l'empire  franc.  De  772  à  80i,  le 
poème  suit  exactement  année  après  année  le  remaniement  des 
Annales  Laurissenses-.  M.  Piickert  a  fait  remarquer  des  détails 
de  style  assez  nombreux  qui  prouveraient  que  le  poète  a  aussi  eu 
sous  les  yeux  la  chronique  de  l'année  805  qui  a  servi  plus  tard 
de  source  aux  Annales  Mettenses^.  De  l'année  802  à  l'année 
813,  le  poète  n'a  certainement  pas  eu  sous  les  yeux  le  texte  des 
Annales  Laurissenses,  mais  d'abord  les  Annales  Lauresha- 
menses  de  802"',  puis  des  annales  beaucoup  plus  courtes  qui 
étaient  ou  un  appendice  aux  Laureshamenses  ou  un  extrait 
assez  court  et  incorrect  des  Laurissenses^;  il  y  a  mêlé  des  pas- 
sages empruntés  à  la  Vita  Caroli  d'Einhard.  D'après  M.  Sim- 
son,  il  se  serait  servi  de  notes  historiques  écrites  en  Saxe,  à  Hal- 


mières  années  cl'Amulf,  probablement  avant  sa  victoire  de  la  Dyle  sur  les  Nor- 
mands. 

1.  Pertz  [Monum.  Gerinaniae  SS.,  IV,  165)  a  voulu  l'identifier  avec  le  moine 
Agius  de  Lammspring  ou  de  Korvei,  auteur  de  la  vie  en  vers  de  l'abbesse 
Hatliumod  de  Gandersheim,  qui  vivait  à  la  même  époque  ;  mais  il  n'a  pu  four- 
nir aucun  argument  direct  en  faveur  de  cette  hypothèse. 

2.  Les  dates  données  d'après  l'an  de  l'Incarnation  et  l'indiction  n'ont  été  con- 
servées dans  le  manuscrit  qu'aux  années  782,  784-790,  792-800,  810-813  ;  mais 
elles  ont  dû  à  l'origine  se  trouver  partout. 

3.  Voy.  Bericht  der  k.  sxchsischen  Gesellschaft  der  Wissenschaften,  8  juil- 
let 1884. 

4.  A  l'année  802  il  célèbre  l'œuvre  législative  de  Charlemagne,  dont  parlent 
les  Annales  Laureshamenses,  mais  non  les  Laurissenses. 

5.  On  retrouve,  en  effet,  dans  les  Annales  Laurissenses,  tous  les  faits  rap- 
portés par  le  poète,  mais  aussi  beaucoup  d'autres  dont  il  ne  dit  rien.  On  s'éton- 
nerait qu'il  n'eût  rien  dit  du  roi  normand  Godefroid  s'il  avait  connu  ce  qu'en 
disent  les  Annales  Laurissenses.  Ce  qu'il  dit  à  l'année  807  d'un  prétendu  roi 
normand  Alfdenus  semble  bien  être  le  résultat  d'une  confusion  avec  ce  que  les 
Annales  Laurissenses  rapportent  du  roi  des  Northumbres  Eardulf.  Il  place  immé- 
diatement après  l'expédition  du  jeune  Charles  contre  les  Slaves,  en  808,  la  peste 
qui  eut  lieu  en  réalité  en  810.  La  Chronique  de  Moissac,  qui,  comme  le  poète, 
appelle  Lina'i  (Lini)  les  Slaves  que  les  Annales  Laurissenses  nomment  Linones, 
met  aussi  cette  peste  en  809.  Ailleurs,  il  s'étend  sur  des  faits  sommairement 
rapportés  dans  les  Annales.  Ainsi,  ce  qu'il  dit  du  partage  de  l'Empire  en  806 
paraît  pris  directement  des  Capitulaires  de  Charlemagne. 


—  464  — 

berstadt  probablement,  et  dont  on  retrouve  des  traces  dans  le 
Chronicon  Quedlinhurgense  {Mon.  Genn.  SS.,  t.  III),  dans 
VAnnalista  Saxo  {IbicL,  t.  VI)  et  dans  les  Gesta  episcoporum 
llalberstadensium  {Ibid.,  t.  XXIII).  Il  appuie  cette  hypo- 
thèse sur  le  récit  qui  est  fait  à  l'année  803  de  l'accord  conclu  à 
Salz  entre  Charlemagneet  les  Saxons  et  par  lequel  la  soumission 
et  la  conversion  définitives  de  la  Saxe  auraient  été  consommées*. 
L'hypothèse  est  plausible,  mais  il  est  possible  aussi  que  le  Chro- 
nicon Quedlinhurgense ,  composé  vers  l'an  1000,  se  soit  servi 
du  Poeta  Saxo. 

L'année  813  du  Poeta  Saœo  et  tout  le  cinquième  livre  de  son 
poème  où  il  récapitule  la  vie  et  l'œuvre  de  Charlemagne  sont 
empruntés  à  la  Vita  Caroli.  L'emploi  qu'il  a  fait  du  remanie- 
ment des  Annales  Laurissenses  et  de  la  Vita  Caroli  simulta- 
nément nous  porte  à  croire  qu'il  avait  sous  les  yeux  un  manus- 
crit où  se  trouvaient  réunis  la  Vita  Caroli  et  le  remaniement 
jusqu'à  l'année  801  à  la  phrase  :  «  Imperator  de  Spoletio  Raven- 
nam  veniens...  Papiam  perrexit^  » 

Qui  était  l'auteur  de  ce  poème  et  où  vivait-il?  II  était  certaine- 
ment un  clerc,  et  un  clerc  occupant  une  situation  assez  élevée, 
car  il  attache  une  importance  extrême  à  tous  les  événements  qui 


1.  Le  récit  sur  la  paix  de  Salz  semble  bien  provenir  d'une  confusion  entre  ce  que 
rapportent  les  Annales  Laurissenses  (et  que  le  poète  aura  pris  soit  dans  la 
Chroni(iue  de  805,  soit  dans  les  Annales  ])lus  courtes  de  802  à  805  qu'il  avait 
sous  les  yeux)  sur  la  paix  signée  à  Salz  avec  les  envoyés  de  Nicéphore  et  ce 
(jue  raconte  Einhard  dans  la  Vita  Karoli  sur  la  soumission  définitive  de  la 
Saxe.  M.  Simson,  dans  son  excellent  article  Der  Poeta  Saxo  und  der  Friede 
von  Salz  {Forschungen  zur  deutschen  Geschichle,  t.  I,  p.  301  et  suiv.)  et  dans 
l'appendice  III  du  tome  II  des  Jahrbiicher  des  fiwnkiichen  Reichs  unter  Karl 
dem  Grossen,  tout  en  montrant  (jue  cette  soi-disant  paix  de  Salz  est  une 
légende,  en  fait  remonter  la  mention  première  à  cette  chronique  supposée  de 
Halberstadt  et  même  à  un  document  faux  donnant  le  texte  de  la  paix  accordée 
par  Charles  aux  Saxons.  Il  fait  remarquer  aussi  que  le  récit  de  la  mort  d'At- 
tila, tué  par  sa  jeune  femme  qui  veut  venger  la  mort  de  son  père  (Anno  791, 
liv.  III,  vv.  25-34),  est  un  résumé  de  deux  lignes  de  la  Chronicjue  de  Quedlin- 
bourg.  Il  aurait  pu  rapprocher  aussi  ce  que  dit  le  poète  des  Vulgaria  Carmina 
où  sont  chantés  les  ancêtres  de  Charlemagne,  les  Hludovici  et  les  Theodorici 
(liv.  V,  vv.  117-119),  du  passage  de  la  Chronique  de  Quedlinbourg  sur  Dietrich 
de  Bern  (Théodoric  de  Vérone),  de  que  cantabant  rustici  olim.  Le  rapport 
exact  de  ces  textes  est  difficile  à  déterminer. 

2.  Nous  avons  dit  (jue  tous  nos  manuscrits  du  remaniement  contiennent  aussi 
la  Vita  Caroli  et  les  Annales  Laurissenses  jus(|u'i\  829.  Mais  le  texte  du  Poeta 
Saxo  esl  à  nos  yeux,  comme  on  l'a  vu,  un  des  arguments  ([ui  nous  font  placer 
entre  les  années  802  et  805  la  date  de  la  composition  du  remaniement  (cf.  supra, 
p.  145J. 


—  ^65  — 

se  rapportent  à  la  conversion  des  Saxons  et  il  adresse  à  Arnulf 
de  pressantes  exhortations  pour  qu'il  vienne  au  secours  de  l'Église 
menacée  ^  Bien  qu'il  suive  de  très  près  le  texte  du  remaniement 
des  Annales  Laurissenses,  il  conserve  dans  son  récit  les  allu- 
sions à  l'intervention  de  la  Providence  divine  dans  les  victoires 
de  Charlemagne,  allusions  qui  se  trouvent  à  chaque  instant  dans 
les  Annales  Laurissenses  et  qui  se  trouvaient  aussi  dans  la 
Chronique  de  805,  mais  que  le  remaniement  a  partout  suppri- 
mées. 

Les  descriptions  que  nous  donne  le  poète  de  Paderborn-,  du 
pont  du  Rhin  à  Mayence^,  nous  font  croire  qu'il  n'était  pas  un 
moine  enfermé  dans  son  couvent,  mais  qu'il  avait  voyagé  et  peut- 
être  résidé  à  la  cour.  M.  Piickert  et  M.  Simson  ont  émis  l'opinion 
qu'il  avait  peut-être  séjourné  à  Metz,  à  Saint- Arnulf.  C'est  là 
qu'il  aurait  connu  la  chronique  qui  a  plus  tard  servi  à  la  compo- 
sition des  Annales  Mette^ises.  C'est  pour  cela  qu'il  aurait  parlé 
en  termes  si  pompeux  de  l'évêque  Saint  Arnulf,  qu'il  aurait  tenu 
à  rappeler  que  Saint-Etienne  de  Metz  fut  la  seule,  église  qui 
échappa  à  la  fureur  dévastatrice  d'Attila^.  On  trouverait  enfin 
dans  son  poème  un  écho  des  plaintes  formulées  par  le  synode 
tenu  à  Metz  au  commencement  du  règne  d' Arnulf,  sur  l'état 
lamentable  de  l'Eglise^  Quoi  qu'il  en  soit,  l'auteur  est  un  Saxon 
très  attaché  à  son  pays  et  à  sa  race;  c'est  en  Saxe  que  son  poème 
a  probablement  été  écrit  et  qu'il  a  été  conservé. 

1.  Cf.  Simson,  op.  cit.,  p.  325. 

2.  Liv.  I,  vv.  329-336. 

3.  Liv.  V,  w.  457-462. 

4.  Ce  renseignement  se  trouve  dans  Grégoire  de  Tours  [Hist.  Francorum, 
II,  6). 

5.  Simson,  Karl  der  Grosse,  II,  592-593.  —  Ce  synode  n'aurait  eu  lieu  qu'en 
893,  d'après  Duemmler  {Gesch.  d.  Ostfrœnk.  Reichs,  II,  360).  Le  poème  n'aurait 
donc  point,  dans  ce  cas,  été  écrit  entre  888  et  891.  Les  plaintes  sur  les  maux 
de  l'Église  et  les  appels  à  la  protection  des  princes  sont  trop  répétés  dans  les 
textes  des  ix",  x°,  xi"  siècles  pour  que  le  rapport  entre  les  vers  du  Poeta  Saxo 
et  les  actes  du  synode  de  Saint-Arnulf  nous  paraisse  aussi  évident  qu'à  M.  Sim- 
son. D'autre  part,  il  suffît  du  nom  d'Arnulf  pour  que  le  poète  ait  été  amené 
tout  naturellement  à  parler  du  Saint,  ancêtre  des  Carolingiens,  dont  le  nouveau 
souverain  portait  le  nom,  et  il  n'y  a  rien  d'étrange  à  ce  que,  [larlant  des  Huns 
et  d'Attila,  il  ait  mentionné  le  seul  fait  relatif  à  la  Germanie  que  Grégoire  de 
Tours  ait  rapporté  sur  le  roi  des  Huns. 


—  466  — 


CHAPITRE   III. 


LA  PETITE  CHRONIQUE  DE  LORSCH. 

Si  les  Annales  Laurissenses  Minores,  ou  Petite  Chronique 
de  Lorsch,  méritent  l'attention  de  l'historien,  ce  n'est  point  par 
l'importance  de  leur  contenu,  mais  uniquement  parce  qu'elles 
sont  le  premier  essai  qui  nous  ait  été  conservé  d'une  histoire 
abrégée  des  princes  carolingiens,  inspirée  par  le  désir  d'exalter 
leurs  mérites  et  composée  d'extraits  des  annales  contemporaines. 
Le  viii^  siècle  avait  vu  êclore  une  série  d'annales  dont  le  seul 
objet  était  de  noter  au  fur  et  à  mesure  les  événements  impor- 
tants qui  frappaient  l'imagination  des  contemporains,  et  dont  les 
auteurs  n'étaient  guidés  par  aucune  préoccupation  de  composition 
ni  de  style.  Ils  notaient  des  faits,  mais  ne  composaient  pas  une 
histoire.  Il  est  même  difficile  de  discerner  quelque  intention  poli- 
tique dans  les  Annales  Petaviani,  Alamannici,  Guelferby- 
tani,  Sancti  Amandi,  Lobbienscs,  Laureshamenses;  et 
même  dans  les  plus  amples  de  toutes,  les  Laurissenses  majores. 
Toutefois,  la  restauration  de  l'Empire,  coïncidant  avec  la  renais- 
sance littéraire  due  aux  maîtres  de  l'Ecole  du  palais,  devait 
ébranler  les  imaginations,  élargir  les  esprits  et  suggérer  l'idée 
d'œuvres  plus  réfléchies,  inspirées  à  la  fois  par  la  grandeur  des 
événements  qui  venaient  de  s'accomplir  et  par  le  désir  d'imiter 
les  écrits  des  anciens.  Le  poème  sur  Léon  et  Charlemagne  attri- 
bué avec  vraisemblance  à  Angilbert,  sans  parler  d'un  grand 
nombre  de  pièces  de  vers  d'une  moindre  étendue,  est  une  preuve 
de  l'impression  extraordinaire  faite  sur  les  esprits  par  l'expédi- 
tion d'Italie  de  l'an  800.  Les  historiens  prennent  une  conscience 
plus  claire  de  l'encliainement  des  faits,  de  la  grandeur  des  temps 
où  ils  vivent,  des  progrès  accomplis  dans  l'art  d'écrire.  Le  moment 
n'est  pas  encore  venu  où  Einhard  écrira  la  vie  de  Charles,  en 
s'inspirant  des  biographies  des  douze  Césars;  mais  la  préoccu- 
pation historique  et  littéraire  à  la  fois  qui  a  inspiré  le  remanieur 
des  Amiales  Laurissenses  est  un  remarquable  témoignage  du 
progrès  qui  s'est  fait  dans  les  esprits.  Les  fragments  annali^^tiques 
dits  de  Vienne,  de  Dusseldorf,  de  Berne  sont  probablement  des 
débris  d'œuvres  du  même  genre.  Plus  d'une  compilation  dut 
alors  voir  le  jour,  qui  a  péri  sans  retour.  Le  récit  des  l'ègnes  de 
Peppin  et  de  Charlemagne  dans  les  Annales  Mettenses  reproduit 


—  ^67  — 

certainement  des  fragments  d'une  chronique  qui  s'étendait  jus- 
qu'à 805  environ.  Nous  en  avons  une  preuve  directe  par  la  com- 
paraison de  leur  texte  avec  celui  des  Atmales  Guelferbytani 
dont  le  manuscrit  est  du  ix^  siècle.  Les  années  801  à  805  dans 
ces  dernières  ne  sont  qu'un  extrait  mutilé  et  informe- du  texte  que 
nous  retrouvons  dans  les  Annales  Metteuses  et  celui-ci  est 
indispensable  à  leur  intelligence.  Si  le  fragment  de  Bâle  (de  769- 
772),  publié  par  M.  Bsechtold,  en  1872,  est,  comme  le  croient 
M.  de  Giesebrecht^  et  M.  Kurze,  tiré  d'une  compilation  remon- 
tant à  714  et  composée  vers  805,  cette  source  commune  aux 
Annales  Mettenses  et  aux  Annales  Guelferbytani  serait  une 
chronique  où  la  forme  annalistique  aurait  été  remplacée  par  une 
division  en  chapitres-.  C'est  un  premier  essai  de  composition 
littéraire,  un  effort  vers  l'unité,  au  moins  apparente.  Le  moment 
était  venu  en  effet  où  des  annales  devaient  sortir  des  chroniques, 
c'est-à-dire  des  œuvres  qui  ont  pour  but  moins  de  noter  au  jour 
le  jour  les  événements  contemporains  que  de  retracer  les  événe- 
ments passés  en  soumettant  les  documents  à  un  choix  et  à  des 
combinaisons,  et  en  suivant  un  certain  plan,  soit  que  l'on  com- 
pose une  histoire  universelle  comme  le  feront  Fréculf,  Adon  ou 
Réginon,  soit  que  l'on  écrive  seulement  une  histoire  des  rois.  Ces 
chroniques  pourront  ajouter  des  annales  contemporaines  au  récit 
du  passé,  elles  pourront  même  suivre  servilement  leurs  sources 
et  conserver  assez  fidèlement  la  forme  d'annales,  elles  n'en  seront 
pas  moins  inspirées  par  une  conception  différente.  Tandis  que  le 
premier  auteur  des  Annales  Laurissenses,  qui  pourtant  est  un 
compilateur  et  a  déjà  des  préoccupations  historiques  et  politiques, 
ne  prend  pas  même  la  peine,  en  741,  de  dire  que  Peppin  et  Car- 
loman  succèdent  à  leur  père  et  paraît  surtout  soucieux  de  noter 
dans  ces  premières  années  ce  qui  a  été  omis  ou  mal  rapporté  par 
d'autres,  le  chroniqueur  pourra  négliger  beaucoup  de  faits,  lais- 

1.  Forschungen  zur  deutschen  Gescliichte,  XIII,  627,  etc.  (cf.  Sinison,  For- 
schungen,  XX,  385). 

2.  Le  fragment  de  Bâle  est  divisé  en  chapitres,  de  56  à  59.  Ces  chapitres,  il 
est  vrai,  correspondent  à  des  années.  M.  Kurze,  nous  l'avons  vu  {supra,  p.  127), 
croit  que  le  début  lui-même  des  Annales  de  Metz  appartient  à  cette  chronique 
de  805.  S'il  en  était  ainsi,  la  préoccupation  et  l'effort  littéraires  seraient  encore 
plus  marqués  que  la  suite,  à  partir  de  741,  ne  le  ferait  supposer.  La  Chronique 
universelle  qui  précède  les  Annales  Maximiniani  (cf.  supra,  p.  88-89)  est  aussi 
une  preuve  de  l'élargissement  d'idées  produit  par  la  renaissance  carolingienne 
et  l'établissement  de  l'Empire.  Le  Chronicon  de  sex  aelatiOus  mundi,  publié 
par  Koller,  Analecla  Vindobonensia,  et  en  jiarlie  dans  les  Monumenta  Ger- 
maniae,  t.  II,  p.  256,  mérite  à  peine  d'être  cité  ici. 


—  ^68  — 

ser  lie  graves  lacunes,  mais  il  marquera  du  moins  bien  nettement 
les  laits  saillants,  ceux  qui  forment  le  cadre  même  de  l'histoire, 
et,  avant  tout,  les  avènements  et  les  morts  des  rois. 

I. 

Le  premier  spécimen  qui  nous  ait  été  conservé  d'une  chronique 
ainsi  conçue  est  l'écrit  de  peu  d'étendue  connu  généralement 
sous  le  titre  d'Aiinales  Laurissenses  minores,  mais  auquel 
M.  Waitz  a  donné  le  nom  plus  exact  de  Petite  Chronique  de 
Lorsch^,  M.  Kurze  celui  de  Chronicon  Laurissense. 

C'est  le  manuscrit  de  Valenciennes,  pris  par  M.  Waitz  pour 
base  de  son  édition,  qui  représente  le  texte  le  plus  pur.  La  Chro- 
nique commence  par  une  introduction  en  quelques  lignes  sur 
Peppin  d'Héristall.  Les  sentiments  d'attachement  et  d'admiration 
pour  la  famille  carolingienne  qui  ont  inspiré  la  composition  de 
l'ouvrage  y  éclatent.  Tertry  est,  pour  l'auteur,  le  point  de  départ 
de  l'histoire  de  la  dynastie  nouvelle  et  les  rois  mérovingiens  ne 
sont  que  des  rois  de  parade  qui  régnent  sans  gouverner  :  «  Peppin, 
duc  des  Francs,  fils  d'Ansigise,  gouverna  l'Austrasie  après  la 
mort  du  duc  Wulfoad  ;  il  gouverna  pendant  vingt-sept  ans  le 
royaume  des  Francs  avec  les  rois  Clovis,  Childebertet  Dagobert, 
qui  lui  sont  soumis.  Il  meurt  la  seconde  année  de  l'empereur 
Anastase,  714  de  l'Incarnation.  » 

1.  Éditions  :  Lambecius,  Comrn.  mss.  Bibl.  caes.  Vindobonensi,  II,  c.  5;  — 
KoUar,  Analecta,  I,  549;  —  Muratori,  SS.  ter.  Ital.,  II,  2.  98  ;  —  D.  Bouquet, 
Historiens  de  France,  II,  645  ;  V,  63  ;  —  Pertz,  Monum.  Germaniae,  I,  112,  et 
II,  196;  —  Waitz,  Comptes-rendus  de  l'Académie  de  Berlin,  XIX.  Phil.  hisl. 
classe,  13  août  1882  :  Ueber  die  kleine  Lorscher  Franken-Chronik . 

Manuscrits  :  Bruxelles  15835  (s'étendant  de  082  à  814,  provenant  de  Saint- 
Vaast,  reproduit  i)ar  Lambecius,  Kollar,  Muratori,  Bouquet.  CoUationné  dans 
Pertz,  II)  ;  Valenciennes  (de  687-807,  provenant  de  Saint-Aniand,  reproduit  par 
Waitz);  Berne  (de  687-817,  provenant  de  Ueinis,  mais  transcrit  sur  un  ms.  de 
Saint- Vaast)  et  Vienne  hist.  prof.  515  (de  687-817,  provenant  de  Fulda,  publié  par 
Pertz,  I)  ;  Home,  Palal.  243  (de  687-817  ;  analogue  à  Berne).  Les  Annales  de  llil- 
deslieim  ont  aussi  transcrit  Um  Annales  Laurissenses  minores  '\\xs>i\\ii\  la  trente- 
neuvième  année  de  Charlemagne  (807).  Consulter,  outre  la  préface  de  l'édition 
de  Waitz,  Diinzelmann,  Neues  Arcliic  der  Gesellsc/iaf't  fiir  Kunde  der  deul- 
sclien  Geschic/ite,  II,  537;  —  Manitlus,  Die  Annales  Sithienses,  Laurissenses 
minores  et  Einhardi  Fuldenses,  Dresde,  1881  ;  —  Bernays,  Zur  Krilik  karolin- 
gischer  Annalen,  Strasbourg,  1883;  —  Piickert,  Ueber  die  kleine  Lorscher 
Franken-Chronik ,  ihre  verlorene  Grundtage  und  die  Annales  Einhardi 
(Berichte  der  stechsisch.  Ges.  des  Wissenscliaflen.  llist.  pliil.  Ci.,  29  juill.  1884); 
—  Kurze,  Neues  Archiv,  XXI,  p.  30  et  suiv.  L'étude  de  M.  Piickert  est  la  plus 
approfondie. 


—  U9  — 

Remarquez  que,  pour  donner  la  date  de  la  mort  de  Peppin, 
l'auteur  n'emploie  pas  l'an  de  règne  d'un  des  rois  francs,  Dago- 
bert  ou  Chilpéric,  considérés  comme  sujets  {sibi  subjecti)  de 
Peppin,  mais  l'an  de  règne  de  l'empereur  d'Orient,  seul  supérieur 
du  duc  d'Austrasie.  Les  divisions  de  l'œuvre  sont  marquées  par 
les  noms  des  chefs  carolingiens  et  les  années  sont  indiquées  par 
le  chiffre  des  années  de  leur  gouvernement.  Il  n'est  pas  sûr  que 
cette  numérotation  existât  dans  la  première  rédaction  de  la  Chro- 
nique. Le  ms.  du  Vatican  (Pal.  243),  qui  provient  de  Lorsch,  ne 
les  contient  pas.  En  tout  cas,  le  chroniqueur,  tout  en  rangeant 
les  événements  d'après  cette  numérotation  correspondant  à  des 
années,  ne  s'est  pas  donné  la  peine  de  rapporter  exactement  à 
chaque  an  de  règne  les  faits  qui  s'y  sont  réellement  passés.  On 
aurait  tort  de  se  fier  à  cette  apparente  chronologie.  Le  texte  de 
la  Chronique  de  805  suivi  parles  chroniqueurs,  d'après  M.  Kurze, 
n'aurait  donc  pas  été  un  texte  strictement  annalistique  avec  des 
dates  exactes.  Après  les  mots  «  Charles  régna  27  ans  »,  chaque 
paragraphe  est  numéroté  de  1  à  27  et  comprend  un  an  de  règne; 
les  7  ans  de  Peppin  et  Carloman  sont  annoncés  et  comptés  de 
même,  et  la  même  série  de  8  à  27  continue  pour  les  20  ans  de 
Peppin  seul  ;  les  3  ans  de  Charles  et  Charloman  sont  annoncés 
comme  ceux  de  Peppin  et  Carloman.  Si  pour  Charlemagne  le  titre 
habituel  manque,  c'est  que  la  Chronique  a  été  écrite  avant  sa 
mort  et  les  ans  de  son  règne  sont  numérotés  à  la  suite  des 
3  années  de  son  association  avec  Carloman.  A  la  38"  année, 
en  806,  le  chroniqueur  s'arrête  au  moment  du  partage  de  l'em- 
pire de  Charles  entre  ses  trois  fils.  Ce  partage  suivant  de  si  près 
la  restauration  de  l'Empire,  cet  acte  solennel  par  lequel  le  vieil 
empereur  semblait  ouvrir  d'avance  son  héritage  en  présence  de 
tous  les  grands  de  son  royaume  et  cherchait  à  prévenir  des  dis- 
cordes fatales  fut  sans  doute  l'événement  qui  provoqua  la  com- 
position de  notre  Chronique. 

Partout  l'auteur  a  soin  de  constater  l'impuissance  des  rois 
mérovingiens.  Quand  Charles  Martel  fait  couronner  Clotaire  III, 
celui-ci  est  roi  «  nomine,  non  potestate.  »  Il  ne  prend  point  la 
peine  de  noter  la  mort  de  Thierry  IV,  ni  le  rétablissement  de  la 
royauté  en  743,  pour  Childéric  III.  Celui-ci  n'est  mentionné 
qu'après  le  sacre  de  Peppin  daos  des  termes  dédaigneux  :  «  Peppin 
est  appelé  roi  et  Childéric,  faussement  appelé  roi,  est  tonsuré  et 
cloîtré.  »  Cet  avènement  de  Peppin  forme  le  centre  de  la  compo- 
sition. Au  lieu  d'abréger  le  texte  de  ses  sources,  ici  le  chroniqueur 
le  développe  et  y  joint  un  tableau  de  l'oisiveté  et  de  l'impuissance 


—  no  — 

des  rois  mérovingiens  qui  fait  contraste  avec  l'activité  belliqueuse 
de  Peppin  :  «  L'an  750  de  l'Incarnation,  Peppin  envoya  des  mes- 
sagers à  Rome  auprès  du  pape  Zacharie  pour  l'interroger  au 
sujet  des  rois  des  Francs,  qui  étaient  de  race  royale  et  étaient 
appelés  rois,  bien  qu'ils  n'eussent  aucun  pouvoir  dans  leur 
royaume.  Les  chartes  et  privilèges  étaient,  il  est  vrai,  rédigés 
en  leur  nom,  mais  ils  n'avaient  rien  de  ce  qui  constitue  l'autorité 
royale:  ils  faisaient  tout  ce  que  voulait  le  maire  du  palais;  le 
jour  du  Champ  de  Mars,  où,  selon  l'antique  coutume,  on  offrait 
aux  rois  les  dons  annuels,  le  roi  siégeait  sur  son  trône  au  milieu 
de  l'armée,  le  maire  du  palais  devant  lui,  et  il  promulguait  ce 
jour-là  tout  ce  qui  avait  été  décidé  par  les  Francs.  Le  lendemain 
et  tous  les  autres  jours,  il  restait  dans  sa  demeure.  »  Ce  morceau, 
écrit  avec  une  exagération  et  un  parti  pris  évident,  n'a  pas  man- 
qué de  frapper  les  contemporains.  Einhard  l'a  imité  et  développé 
dans  sa  Vita  Caroli.  Les  autres  passages  saillants  sont,  indé- 
pendamment de  quelques  détails  d'un  intérêt  tout  local  sur  les- 
quels nous  reviendrons  tout  à  l'heure,  les  campagnes  d'Italie  de 
774  et  786,  la  révolte  des  Romains  contre  Léon  III,  le  couronne- 
ment de  Charlemagne  à  Rome  et  le  partage  de  806.  Le  chroni- 
queur ajoute  même  quelques  détails  originaux  à  ceux  que  nous 
fournissent  les  autres  sources.  Remarquons  enfin  que  les  seuls 
événements  politiques  dont  il  nous  donne  la  date  précise  sont  : 
la  mort  de  Peppin,  la  mort  de  Charles  Martel,  la  consultation  du 
pape  Zacharie  par  Peppin,  le  couronnement  de  Charlemagne.  Les 
autres  dates  se  rapportent  à  des  événements  qui  intéressaient  le 
monastère  où  vivait  l'auteur.  L'ouvrage  auquel  on  a  donné  le 
nom  à'Anyiales  Laurissenses  minores  est  donc  une  Chronique 
composée  tout  entière  à  une  époque  précise,  après  806  et  avant 
814,  avec  l'intention  ouvertement  manifestée  d'exalter  les  vic- 
toires, la  puissance  et  les  mérites  des  Carolingiens,  et  de  montrer 
leur  avènement  au  trône  en  751,  à  l'Empire  en  800,  comme  la 
conséquence  naturelle  et  consacrée  par  l'Église  de  l'autorité 
qu'ils  exerçaient  et  des  services  qu'ils  rendaient  depuis  la  fin  du 
VII*  siècle. 

IL 

De  quelles  sources  s'est  servi  l'auteur  de  cette  Chronique?  Les 
travaux  de  MM.  Diinzelmann,  Manitius,  Waitz,  Pùckert  et 
Kurze  me  paraissent  l'avoir  mis  en  lumière  avec  une  clarté  suffi- 
sante, malgré  l'incertitude  où  nous  restons  et  devrons  rester  sur 


—  ai  — 

un  certain  nombre  de  points.  Les  passages  vraiment  originaux, 
qui  ne  se  retrouvent  dans  aucune  source  connue  et  ne  sont  pas 
de  simples  ornements  de  style,  sont  peu  nombreux  et  se  rapportent 
tous  à  l'histoire  de  Charlemagne.  Nous  pouvons  retrouver  tous 
les  autres  renseignements  donnés  par  la  Chronique  dans  les  Con- 
tinuateurs de  Frédégaire,  dans  les  Annales  Laureshamenses^ 
et  dans  les  Annales  Laurissenses  majores.  L'auteur  a  eu  cer- 
tainement sous  les  yeux  les  Continuateurs  de  Frédégaire  et  les 
Annales  Laureshamenses ,  mais  il  n'est  pas  sûr  qu'il  ait  connu 
directement  les  Annales  Laurissenses  majores.  M.  Waitz  a 
montré  que  le  texte  de  la  Chronique  se  rapproche  souvent  beau- 
coup plus  de  celui  des  Annales  Mettenses  et  àes  Annales  Lobien- 
ses  que  de  celui  des  Laurissenses  ;  M.  Plickert  et  M.  Bernays, 
de  leur  côté,  ont  fait  ressortir  les  rapports  avec  les  Annales 
Maximini  et  la  Chronique  de  Saint-Yaast,  qui  fut  compilée  à  la 
fin  du  ix" siècle  d'après  les  mêmes  sources  que  les  Annales  Met- 
tenses. M.  Waitz,  M.  Pïickert  et  M.  Kurze  pensent  que  la  Chro- 
nique de  Lorsch  s'est  servie  de  la  compilation  de  805  mentionnée 
plus  haut,  dont  la  comparaison  des  Annales  GuelferbytaniaNec. 
les  Annales  de  Metz  nous  atteste  l'existence,  et  qui  se  rappro- 
chait beaucoup  par  le  fond  des  Annales  de  Lorsch;  M.  Bernays 
pense  au  contraire  que  la  Chronique  de  Lorsch  a  puisé  directe- 
ment, comme  les  Annales  Laurissenses,  comme  les  Annales 
Mettenses  et  comme  la  Chronique  de  Saint- Vaast,  dans  les 
prétendues  Annales  de  la  cour  et  dans  des  Annales  perdues  ima- 
ginées par  Arnold  2  comme  source  des  Annales  Petaviennes, 
Maximiniennes  et  Mosellanes  jusqu'en  771.  —  Il  est  difficile 
d'arriver  à  une  opinion  certaine  sur  ces  questions  ;  car  rien  ne 
nous  prouve  que  l'auteur  de  la  Chronique  de  Lorsch  n'ait  pas 
eu  sous  les  yeux  les  Amiales  Laurissenses^  et  que,  d'autre  part, 
les  auteurs  du  Chronicon  Vedastinum  et  des  Annales  Met- 
tenses ne  se  soient  pas  servis  directement  de  la  Chronique  de 
Lorsch  ou  des  extraits  de  cette  Chronique  faits  par  les  Annales 
de  Fulda.  Ce  qui  nous  importe,  c'est  que  cette  Chronique  n'est 
pas  une  source  originale,  mais  depuis  741  se  sert  des  Annales 

1.  M.  Waitz  dit  que  le  texte  des  Annales  Laureshamenses,  suivi  par  le  chro- 
niqueur de  Lorsch,  est  celui  qui  se  trouve  au  Vatican  (Christ.  213)  à  la  suite 
des  continuateurs  de  Frédégaire. 

2.  Beitrxge  zur  Kritik  karolingischer  Annalen,  Kœnigsberg,  1878. 

3.  M.  Bernays,  p.  71,  a  montré  avec  raison  que  le  passage  relatif  à  Tassilon, 
à  la  lin  de  l'année  XIX  de  Charlemagne,  semble  prouver  un  rapport  direct. 


—  n2  — 

Lauï'issenses  et  des  Annales  Laurcshamenses  ou  d'annales 
dont  le  fond  est  identique. 

m. 

Nous  savons  donc  pourquoi  et  comment  la  Chronique  de  Lorsch 
a  été  composée;  nous  savons  aussi  avec  certitude  que  c'est  à 
Lorsch  qu'elle  a  été  composée.  A  l'année  26"  de  Peppin  est  rap- 
portée la  translation,  par  Chrodegand,  des  reliques  de  Saint 
Nazaire  in  monasterio  nostro  Laureshaim^ .  A  la  huitième 
année  de  Charlemagne,  nous  lisons  que  le  roi  vint  en  personne 
célébrer  la  dédicace  de  l'église  de  Saint-Nazaire,  in  monasterio 
nostro  Lau7\>shaim,  et  la  date  de  ce  fait  mémorable  {i"^  sep- 
tembre 774)  est  une  des  huit  dates  d'année  et  des  deux  dates  de 
jour  (l'autre  est  la  date  de  la  mort  de  Peppin)  que  donne  la  Chro- 
nique. Le  monastère  de  Lorsch  dépendait  du  diocèse  de  Mayence, 
aussi  l'établissement  de  Saint  Boniface  comme  légat  du  Saint- 
Siège  a-t-il  obtenu  dans  cette  histoire  si  concise  une  notice  de 
sept  lignes  rédigée  avec  une  certaine  emphase;  la  création  des 
diocèses  de  Wurzbourg  et  d'Eichstedt  est  aussi  mentionnée,  ainsi 
que  la  participation  de  Saint  Boniface  au  sacre  de  Peppin  ;  enfin, 
la  date  du  martyre  de  Saint  Boniface  et  de  son  remplacement  par 
Lull  est  une  des  huit  dates  fournies  par  la  Chronique. 

Qui  était  le  moine  à  qui  nous  devons  cette  histoire  de  l'origine 
et  des  premiers  temps  de  la  dynastie  carolingienne?  Nous  ne 
croyons  pas  nous  tromper  en  disant  que  c'était  probablement  un 
moine  anglo-saxon  ou  tout  au  moins  un  élève  fidèle  des  maîtres 
anglo-saxons.  J'en  veux  pour  preuve  non  seulement  la  place 
excessive  accordée  à  la  personne  de  Saint  Boniface,  mais  aussi 
le  fait  que  la  Chronique  de  Lorsch  est  une  continuation  de  la 
Chronique  de  Bède-,  que  la  date  de  la  mort  de  Bède  (730)  est 
une  des  huit  dates  qu'elle  nous  donne,  qu'enfin  elle  fait  l'éloge 
d'Alcuin  à  la  26*'  année  de  Charlemagne  (794)  :  «  Alcuinus, 
cognomento  Albinus,  diaconus  et  abbas  sancti  Martini,  sanctitate 

1.  M.  Manitius  croit  et  nous  croyons  aussi  que  ce  passage  a  été  emprunté  par 
la  Chronique  de  Lorsch  aux  GeMa  episcoporum  Meltensium  de  Paul  Diacre.  Cet 
emprunt  ne  i>eul  étonner  quand  on  connaît  les  relations  étroites  de  Lorsch  avec 
le  siège  épiscopal  de  Metz.  Toutefois,  le  souvenir  de  la  translation  des  Saints 
Gorgon,  Nabor  et  Nazaire  devait  être  précieusement  gardé  à  Lorsch,  et  une 
note  identi(iue  sur  ce  fait  jmuvait  être  conservée  à  Gorze  et  à  Lorsch. 

2.  Après  avoir  transcrit  la  Chronique  de  Bède,  le  moine  de  Lorsch  ajoute  : 
«  lluc  us(|ue  Beda  chronica  sua  perducit  :  cui  nos  ista  subjicianms.  » 


—  n3  — 

ac  doctrina  clarus  habetur.  »  Nous  avons  dit  l'influence  consi- 
dérable exercée  par  les  Anglo -Saxons  sur  l'empire  franc  au 
viif  siècle  par  leurs  missionnaires  d'abord,  puis  par  leurs  maîtres. 
Les  Anglo-Saxons,  et  Alcuin  plus  que  tout  autre,  unissaient  un 
sentiment  monarchique  très  vif,  ce  sentiment  qui  persiste  encore 
en  Angleterre  sous  le  nom  de  loyalisme,  à  un  dévouement  pas- 
sionné pour  le  Saint-Siège.  Ce  sont  ces  deux  sentiments,  avec 
l'attachement  au  monastère  de  Lorsch  et  l'admiration  pour  Bède, 
Boniface  et  Alcuin,  que  nous  retrouvons  dans  la  Chronique  de 
Lorsch. 

Ce  monastère  de  Lorsch,  fondé  par  Chrodegand  dans  le  voisi- 
nage des  résidences  impériales  de  Tribur,  Worms  et  Ingelheira, 
protégé  par  Charlemagne  et  en  relation  constante  avec  les  sièges 
épiscopaux  de  Mayence,  de  Worras,  de  Trêves  et  de  Metz,  avait 
une  situation  privilégiée.  On  a  trouvé  dans  cette  situation  un 
argument  en  faveur  de  l'opinion  qui  place  à  Lorsch  la  composi- 
tion des  Annales  Laureshamenses  et  de  la  première  partie  des 
Laurissenses.  La  composition  de  la  Chronique  de  Lorsch,  l'ins- 
piration politique  à  laquelle  elle  a  dû  naissance  nous  sont  une 
preuve  encore  plus  certaine  de  l'intérêt  qu'on  prenait  à  Lorsch 
aux  grands  événements  de  l'histoire  et  des  sentiments  de  fidélité 
qu'on  y  avait  voués  aux  princes  carolingiens.  La  révolte  et  la 
soumission  de  Tassilon  tiennent  ici,  comme  dans  les  Annales 
Laureshamenses  et  dans  les  Annales  Laurissenses,  une  place 
relativement  très  grande  (années  16,  19  et  20  de  Charlemagne). 
Le  lien  entre  les  trois  sources  est  évidemment  très  étroit  et  elles 
devront  toujours  être  étudiées  et  consultées  simultanément.  Ce 
sont  elles  qui  fournissent  l'ensemble  de  renseignements  le  plus 
complet  sur  les  événements  du  règne  de  Charlemagne,  sur  le 
gouvernement  de  ses  États,  sur  les  sentiments  inspirés  aux  con- 
temporains par  la  dynastie  carolingienne  et  par  la  restauration 
de  l'empire  d'Occident. 

IV. 

La  Chronique  de  Lorsch  ne  s'arrête  que  dans  deux  manuscrits 
à  l'année  807'.  Elle  continue  dans  les  autres  jusqu'en  814  et.817. 
Dans  les  manuscrits  de  Berne  et  de  Rome,  les  additions  sont  insi- 
gnifiantes et  n'ont  pour  but  que  d'indiquer  les  morts  et  avène- 

l.  Celui  de  Valenciennes  et  les  Annales  HUdesheimenses. 


—  474  — 

ments  des  princes  et  des  papes;  mais,  dans  celui  de  Vienne,  ce 
sont  de  nouvelles  annales  qui  sont  ajoutées  à  la  Chronique,  et, 
de  plus,  le  texte  de  la  Chronique  a  été  modifié  aux  années  788, 
790,  794,  798,  801,  802,  804.  Ces  modifications  et  ces  additions 
ont  été  faites  à  Fulda,  qui  dépendait,  comme  Lorsch,  du  diocèse 
de  Mayence  et  qui  était  uni  à  ce  siège  archiépiscopal  par  des  liens 
encore  plus  étroits.  C'est  de  Fulda  que  vient  le  manuscrit  qui 
nous  a  conservé  le  texte  ainsi  modifié.  Il  nous  rapporte  la  consé- 
cration de  Raban  Maur  comme  diacre,  la  mort  des  abbés  de 
Fulda  et  des  archevêques  de  Mayence,  il  nous  renseigne  sur  les 
épidémies  et  les  dissensions  survenues  dans  le  monastère  de  Saint- 
Boniface  ou  de  Fulda.  Il  qualifie  d'ailleurs,  en  812,  ce  monastère 
de  nostrum,  tandis  qu'il  supprime,  en  774,  cette  épithète  appli- 
quée à  Lorsch. 

C'est  sous  cette  forme  nouvelle  que  la  Chronique  de  Lorsch 
eut  la  plus  heureuse  fortune.  Le  monastère  de  Fulda  grandit  en 
importance  sous  Louis  le  Germanique  et  ses  successeurs;  les 
archevêques  de  Mayence  tinrent  le  premier  rang  à  la  cour  des 
Carolingiens  d'Allemagne;  ils  furent  les  chanceliers  et  les  pre- 
miers conseillers  des  rois.  Fulda  en  profita  et  devint  pendant 
quelque  temps  une  sorte  de  monastère  royal  comme  l'avaient  été 
Saint-Germain  et  Saint-Denis  pour  les  rois  mérovingiens.  Son 
rôle  grandit  encore  quand  son  abbé  Raban  Maur  occupa  le  siège 
de  Mayence.  Quand  on  entreprit,  à  Fulda,  d'écrire  des  Annales 
royales,  on  ne  se  contenta  pas,  comme  en  France,  de  transcrire 
et  de  continuer  les  Annales  de  Lorsch;  on  prit  pour  point  de 
départ  la  Chronique  de  Lorsch,  interpolée  à  Fulda,  et  l'on  y 
ajouta  des  extraits  des  Annales  Laureshamenses .  C'est  ensuite 
par  les  Annales  de  Fulda  que  la  Chronique  de  Lorsch  fut  connue 
et  utilisée  par  les  historiens  du  moyen  âge. 


ERRATA. 

Page  100,  ligne  U,  effacer  :  et  minores. 

Page  123,  ligne  '27,  au  lieu  de  :  qui  s'opposent  à,  lire  :  qui  favorisent. 

Page  123,  note  4,  ligne  G,  au  lieu  de  :  787,  lire  :  797. 

Page  129,  ligne  25,  au  lieu  de  :  sources,  lire  :  .source. 

Page  155,  ligne  9,  au  lieu  de  :  Annales,  lire  :  Annale. 


TABLE  DES  MATIÈRES' 


INTRODUCTION. 

Pages 

Chapitre  I.  —  Caractères  généraux  de  l'historiographie  caro- 
lingienne    1 

Chapitre  IL  —  La  Renaissance  carolingienne 37 

PREMIÈRE  PARTIE. 

Les  Annales  carolingiennes. 
Livre  I.  De  l'origine  de  la  puissance  carolingienne  à  829. 

Chapitre  I.  —  Les  Petites  Annales 68 

§  1.  Les   continuateurs   de   Frédégaire.    —   Origine   des 

Annales 68 

§  2.  Les  Petites  Annales 77 

Note  sur  le  système  de  M,  Kurze 100 

Chapitre  IL  —  Les  Annales  royales.  Annales  Laurissenses  majores 

et  Annales  Einhardi 102 

§  1.  Les  ^nna/e5  Laumseniei  de  741  à  788 109 

l  ^.  lies.  Annales  Laurissenses  àQ  1%'è  h  %{)\ 117 

Note  sur  le  système  de  M.  Kurze 126 

§  3.  Les  Annales  Laurissenses  de  801  à  829 127 

§  4.  Le  Remaniement  des  Annales 143 

§  5.  Les   Annales   Laurissenses   sont -elles   des   Annales 

officielles? 148 

§  6.  Einhard  a-t-il  travaillé  aux  Annales  Laurissenses?     .  155 

Appendice.  —  Le  Poète  Saxon 162 

Chapitre  III.  —  La  Petite  Chronique  de  Lorsch 166 

1.  Cette  table  est  provisoire.  Une  table  générale  et  un  index  seront  donnés  à 
la  fin  du  second  fascicule. 


Nogent-le-Rotrou,  imprimerie  Daupeley-Gouverneur. 


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