ÉTUDES CRITIQUES
SUR LES SOURCES
DE
L'HISTOIRE CAROLINGIENNE
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ÉTUDES CRITIQUES
SUR LES SOURCES
DE
L'HISTOIRE CAROLINGIENNE
PAR
M. Gabriel MONOD
DIRECTEUR d'ÉTUDES A l'ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES,
MEMBRE DE l'iNSTITUT.
PREMIERE PARTTE.
INTRODUCTION. — LES ANNALES CAROLINGIENNES.
PREMIER LIVRE : DES ORIGINES A 829.
PARIS
Librairie Emile BOUILLON, Éditeur
RUE DE RICHELIEU, 67, AU PREMIER
^898
TOUS DROITS RÉSERVÉS.
^^0\N£VA1
BIBLIOTHÈQUE
DE L'ÉCOLE
DES HAUTES ÉTUDES
PUBLIÉE SOUS LES AUSPICES
DU MINISTÈRE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE
SCIENCES PHILOLOGIQUES ET HISTORIQUES
CENT DIX-NEUVIÈME FASCICULE
ÉTUDES CRITIQUES SUR LES SOURCES DE l'hISTOIRE CAROLINGIENNE,
PAR M. GABRIEL MONOD, DIRECTEUR o'ÉTUDES A l'ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES,
MEMBRE DE l'iNSTITUT.
PARIS
Librairie Emile BOUILLON, Éditeur
RUE DE RICHELIEU, 67, AU PREMIER
1898
TOUS DROITS RÉSERVÉS.
INTRODUCTION.
CHAPITRE I.
CARACTÈRES GÉNÉRAUX DE L'HISTORIOGRAPHIE
CAROLINGIENNE.
La littérature historique de l'époque carolingienne se présente
à celui qui étudie l'historiographie du moyen âge avec des
caractères originaux et bien déterminés. Elle forme un ensemble
organique qui a eu ses origines propres, son développement
individuel, et elle se distingue nettement de l'historiographie
mérovingienne qui la précède et de l'historiographie capétienne
qui lui fait suite. Sans doute elle n'apparaît pas dans notre his-
toire littéraire comme un phénomène isolé ; des liens visibles la
rattachent à la littérature de l'âge précédent, comme à celle de
l'âge suivant. Sur quelques points ses limites sont même malai-
sées à fixer ; car certaines œuvres de l'époque mérovingienne ont
été continuées dans le même esprit et sous la même forme à
l'époque carolingienne; d'autre part, il faut remonter aux der-
niers Mérovingiens pour trouver l'origine de certains écrits que
nous considérons comme essentiellement carolingiens. De plus,
l'historiographie allemande de l'époque ottonienne est étroitement
rattachée à l'historiographie franque du ix" siècle. Enfin, bien
que les sources de l'histoire capétienne du xf siècle aient une
physionomie très différente de celle des sources carolingiennes du
x", il est aisé de les rattacher les unes aux autres. Il n'en est
pas moins vrai que l'historiographie carolingienne, comme l'his-
toire carolingienne elle-même, a sa physionomie propre et cer-
tains traits qui n'appartiennent qu'à elle.
L'historiographie carolingienne est en effet une image très
fidèle de l'histoire des Carolingiens, en suit les transformations et
UIST. CAROLI.^GIEXiNE. -1
De
10
M7
_ 2 —
les vicissitudes. L'histoire des Carolingiens, malgré les rapports
étroits qu'elle soutient avec tout ce qui la précède, l'accompagne
et la suit, forme une période administrative, politique et intellec-
tuelle plus nettement caractérisée que la plupart des périodes
historiques. Sans doute il faut, pour la comprendre, remonter
jusqu'au vu'' siècle, aux origines de la famille des Peppins. Mais
c'est qu'en réalité, à partir de la bataille de Tertry (685), la
période mérovingienne proprement dite est close et la période
carolingienne est ouverte. Au ix" siècle, l'histoire carolingienne
embrasse à la fois la France, l'Italie et l'Allemagne, et on doit,
au x'^ siècle, aller chercher dans ces deux derniers pays le dévelop-
pement de certaines idées qui ont pris naissance au viii" et au ix"
autour des Pippinides. Bien que la France possède seule désor-
mais des représentants de la famille carolingienne, une partie de
l'héritage de Charlemagne, l'idée impériale romaine et la con-
ception d'une monarchie chrétienne universelle ont passé en héri-
tage aux rois allemands. Enfin, la grandeur de la famille capé-
tienne se fonde pendant le cours du ix" et du x'^ siècle, sous les
derniers Carolingiens, comme la puissance des Carolingiens avait
grandi au vif' et au viii" sous les derniers Mérovingiens. Aucune
des institutions carolingiennes ne se comprend si l'on n'en étudie
pas les antécédents à l'époque mérovingienne, et l'on commettrait
de graves erreurs si l'on croyait que l'avènement des Capétiens
marque une ère absolument nouvelle où la France serait régie
par des institutions radicalement différentes de celles des Caro-
lingiens. Néanmoins, l'avènement de Peppin le Bref fut une révo-
lution qui fit définitivement passer du côté de l' Austrasie le centre
de gravité de l'Empire franc, qui rendit plus intime l'alliance
entre l'Etat et l'Eglise, qui permit de donner à l'administration
franque une force et une régularité qu'elle n'avait pas eues
jusque-là, et qui prépara la création de l'empire romain germa-
nique. D'autre part, l'accession au trône d'un des plus puissants
détenteurs de fiefs dans la personne de Hugues Capet donna une
sorte de consécration à l'évolution sociale et politique commencée
au Yiîf siècle et d'où devait sortir la féodalité. Les Capétiens
eurent beau conserver toutes les prétentions des Carolingiens,
avoir la même idée qu'eux de la royauté, de ses droits et de ses
devoirs, ils n'en furent pas moins les chefs d'une aristocratie féo-
dale, plus puissants en fait que les derniers Carolingiens, parce
qu'ils avaient des domaines plus homogènes et des vassaux plus
sûrs, mais revêtus aux yeux de leurs peuples d'un caractère
moins majestueux et moins sacré. Autant il est important de ne
— 3 —
pas méconnaître la continuité historique, la permanence des
institutions et la puissance durable des idées à travers les révo-
lutions politiques, autant il serait dangereux d'exagérer cette
continuité, cette permanence et cette durée, et de méconnaître les
transformations que subissent à travers l'histoire les institutions
et les idées. Or, il est incontestable que l'avènement des Carolin-
giens et celui des Capétiens marquent la fin d'un ordre de choses
ancien et le commencement d'un ordre de choses nouveau, qu'à
l'époque carolingienne se manifeste une renaissance politique,
sociale, intellectuelle, suivie d'une décadence, et dont les fruits
serviront de germes pour la nouvelle renaissance du xf et du
xif siècle.
La littérature historique de l'époque carolingienne est dans un
rapport étroit avec l'histoire de la dynastie carolingienne. Sortie
de l'historiographie mérovingienne, elle a cependant ses carac-
tères propres; elle s'épanouit au moment de la renaissance du
viii" et du ix" siècle ; elle se divise comme l'empire et se développe
parallèlement sur les deux rives du Rhin ; elle subit le contre-
coup de toutes les vicissitudes de la politique ; elle éprouve enfin
une décadence au x** siècle ; mais cette décadence est loin de la
faire retomber dans l'état de barbarie où elle était au milieu du
viii^ siècle; et elle lègue à la littérature de l'époque capétienne
des modèles dont l'influence se fait longtemps sentir.
Le parallélisme que nous établissons ici entre l'histoire et
l'historiographie carolingienne tient aux conditions mêmes dans
lesquelles se développait la littérature historique aux premiers
siècles du moyen âge. A toutes les époques sans doute les événe-
ments de l'histoire exercent une influence considérable sur la
littérature historique. A toutes les époques il y a des historiens
officiels qui racontent l'histoire telle que les hommes qui détiennent
le pouvoir dans leurs mains désirent qu'elle soit connue ; il y a
des historiens hommes de parti qui colorent les événements au
gré de leurs passions ; il y a même des historiens hommes d'action
qui écrivent des mémoires pour conserver le souvenir des événe-
ments auxquels ils ont pris part ou pour faire l'apologie de leur
conduite et la critique de celle de leurs adversaires. Quelle que
soit l'époque qu'on étudie, il est donc nécessaire avant tout de
savoir quand, comment et par qui ont été composées les sources
contemporaines que l'on consulte, dans quelle mesure leur auto-
rité est accrue ou diminuée par les circonstances au milieu des-
quelles elles ont été écrites. Mais à mesure que la civilisation
devient plus raffinée et plus compliquée, la littérature devient de
plus en plus indépendante des événements au milieu desquels elle
se développe; la vie intellectuelle d'une nation a son mouvement
propre, qui n'est pas toujours déterminé par la vie politique, qui
est même quelquefois en contradiction avec elle; la personnalité
des auteurs joue un rôle de plus en plus grand ; enfin les œuvres
historiques perdent pour la plupart le caractère d'écrits de cir-
constance, nés des événements contemporains, pour prendre
celui d'œuvres scientifiques ou tout au moins d'œuvres désinté-
ressées. Dans les temps modernes, l'histoire est écrite d'ordinaire
par des savants, par des hommes de cabinet, par des gens de
lettres, qui souvent n'ont pas été mêlés à la vie publique, qui
parfois même n'ont pas vu de près les hommes politiques, et qui,
tout en ayant évidemment leurs tendances, leurs opinions, leurs
passions personnelles, font cependant effort pour juger sans parti
pris et prétendent à l'impartialité. Les écrits qui traitent de
l'histoire contemporaine, mémoires, journaux ou biographies,
ne tiennent d'ailleurs qu'une place secondaire, une place infé-
rieure dans la littérature historique des temps modernes. Les
écrivains qu'on admire par-dessus tous les autres, ceux qu'on
juge seuls vraiment dignes du nom d'historiens sont ceux qui se
sont consacrés à l'histoire du passé et qui, par une étude et une
critique attentive de tous les documents, ont su faire revivre,
présenter sous leur vrai jour les événements accomplis autrefois,
sans autre préoccupation que celle de la vérité, sans chercher
l'occasion de prouver une thèse ou de défendre une doctrine.
L'histoire de l'histoire est à l'époque moderne avant tout l'his-
toire d'une science, une branche de l'histoire littéraire; dans les
premiers siècles du moyen âge, l'histoire de l'histoire est avant
tout une partie ou une face de l'histoire elle-même. Les écrits
historiques de cette période sont presque sans exception des écrits
de circonstances, composés soit sous l'influence de personnages
ou d'événements politiques, soit dans un intérêt personnel, soit
en vue d'un but d'édification. Il est impossible de les comprendre
et de se servir des renseignements qu'ils fournissent si l'on ne se
rend pas un compte exact des circonstances et du milieu où
étaient placés leurs auteurs, et l'histoire des événements ne
devient vivante que lorsqu'on est arrivé à retrouver par une
étude attentive de ces écrits les sentiments et les idées qui ont
dirigé les contemporains et les acteurs de ces événements. Il
nous paraît nécessaire d'établir comme un fait constant et essen-
tiel le rapport étroit qui existe à l'époque carolingienne entre les
écrits et les événements historiques. Ce fait doit être le point de
— 5 ^
départ du critique qui veut étudier ces écrits, le fil conducteur
qui l'empêchera de s'égarer, qui lui permettra de déterminer par-
fois la date, le lieu d'origine, ou même l'auteur d'ouvrages ano-
nymes. Mettre ce fait en lumière sera le principal objet de notre
étude.
Pendant la période du moyen âge dont nous nous occupons,
non seulement l'instruction n'est le partage que d'un très petit
nombre d'hommes qui appartiennent presque tous à l'Eglise,
mais même parmi eux, ceux-là seuls s'intéressent à l'histoire du
présent, ceux-là seuls prennent plaisir à la lire ou à l'écrire, qui
se trouvent personnellement mêlés à la vie politique, ou qui sont
les spectateurs immédiats de grands événements. Les communi-
cations sont trop lentes et trop difficiles pour que l'écho et l'émo-
tion de ces événements se fassent sentir à distance. Quant à l'his-
toire du passé, il n'existe pas une classe de savants qui fasse de
cette histoire l'objet de son étude, et s'efforce d'en élargir le cadre
ou d'en préciser les détails. Ceux qui s'en occupent ont à leur
disposition un si petit nombre de livres, le cercle de leurs connais-
sances est si restreint, leur intelligence est si peu capable de com-
biner des documents, de les critiquer, d'eu tirer une œuvre nou-
velle composée avec originalité et avec art, qu'ils se contentent
de faire des copies ou des compilations d'extraits littéraux. Ces
compilations, d'ailleurs, ne sont pendant longtemps que des
manuels chronologiques d'histoire universelle inspirés par un
intérêt beaucoup plus religieux qu'historique. Il s'agissait surtout
de faire connaître les grands faits de l'histoire religieuse, démon-
trer dans l'Incarnation le centre de l'histoire universelle, enfin
de noter le nombre des années écoulées depuis l'Incarnation et
depuis la création, soit pour calculer la date de l'accomplissement
des prophéties, soit pour ne pas se tromper sur la fixation de la
fête de Pâques. Plus tard, il est vrai, une autre idée dominera
les compilateurs d'histoire universelle, mais alors ce sera une idée
politique : montrer dans l'Empire romain restauré par les Francs,
continué par les Ottons, la suite naturelle de l'ancien empire et
prouver qu'il n'y eut pas d'interruption dans la transmission du
pouvoir impérial. C'est sous l'influence de Césars allemands que
ces histoires universelles se multiplieront.
Il résulte de ce que nous venons de dire que la première
question à se faire en présence d'une histoire ou d'annales des
premiers siècles du moyen âge est de se demander dans quel
centre religieux ou politique l'ouvrage a été écrit, sous l'influence
de quels événements, de quelle famille, de quel prince. Nous
— 6 —
croyons pouvoir dire qu'il n'arrivera jamais qu'un écrit un peu
important ait été composé loin du bruit du monde, dans quelque
ville ou quelque monastère éloigné du théâtre des grands événe-
ments de l'histoire, par un auteur exclusivement inspiré par des
préoccupations de curiosité ou de science.
I.
Pour bien préciser notre pensée et faire ressortir les caractères
généraux de l'historiographie carlovingienne, il ne sera pas inu-
tile de remonter un peu plus liaut dans notre histoire et d'indiquer
auparavant en peu de mots quel a été le développement de l'his-
toriographie mérovingienne.
Les écrits historiques de l'époque mérovingienne peuvent se
répartir en trois groupes : i° les Chroniques, qui se rattachent
aux chroniques du v" siècle, continuations elles-mêmes de la
chronique de saint Jérôme. Ce sont celles de Marius d'Avenche
et de son continuateur, les annales perdues d'Arles et la chro-
nique du faux Sulpice Sévère.
2" Les Histoit^es, en tête desquelles se trouve la grande His-
toire des Francs de Grégoire de Tours. Après cette œuvre de
premier ordre, écrite à la fin du vi° siècle, vient à plus d'un
demi-siècle de distance la Compilation dite de Frédégaire, avec ses
continuations du viii* siècle, et les Gesta regum Francorum^ ,
dont la composition date aussi du premier quart du viii" siècle.
3° Les Vies de saints. Un très grand nombre de vies de saints
ont été écrites aux vi% vu* et viii'' siècles, et on peut les distin-
guer en trois groupes qui se rapportent à trois périodes succes-
sives de l'histoire religieuse de l'empire franc. Ces trois périodes
ne sont pas nettement séparées et n'ont pas pour limites des dates
précises; il est néanmoins légitime de marquer le caractère propre
qui appartient à chacune d'elles. J'appellerai la première, qui
commence à l'apostolat de saint Martin et qui s'étend jusqu'à la
1. M. Kriisch les appelle, clans l'édllioii (|uil en a donnée au I. II des Scriptores
reriim Merovingicarum {Monumenta Cennaniae hislorica, série in--i°), Liber
historiae Francorum. Ce litre est. en elVel, eeliii que portent les plus aneiens
manuscrits. Toutefois, nous regrettons <|u'il n'ait pas eouservé le titre tradi-
tionnel i|ul se trouve dans jikisieurs luannserits, en particulier dans celui de
Pélershourg, et qui ré|iond encore mieux que (dui i|u'il a rétabli au contenu
de rouvra>;e. Nous sommes d'a\is de ne pas modilier sans nécessite absolue les
appellations traditionnelles, pour ne pas accroitre la peine de ceux qui s oc-
cupent de la criti<|ue, toujours ardue, des textes du moyen âge.
— 7 —
fin du vie siècle, période épiscopale et gallo-romaine, la
seconde, qui occupe le vu" siècle, période irlandaise, la troi-
sième, qui occupe le viii"^ siècle, période anglo-saxonne'^ .
Pendant la première période, les évêques, appartenant pour la
plupart aux grandes familles des cités gallo-romaines, tiennent
la première place dans l'Église, dans les lettres et dans l'hagio-
graphie. Il suffit pour s'en convaincre de lire les œuvres hagio-
graphiques de Grégoire de Tours. Les saints qui appartiennent
au clergé régulier sont pendant cette période presque tous des
Gallo-Romains. Si je prends pour exemples les principales vies
de saints qui peuvent être consultées pour l'époque de Clovis, je
trouve dix vies d'évêques, quatre vies d'abbés gallo-romains et
une vie de missionnaire irlandais.
Au VII* siècle, nous trouvons sans doute encore des évêques
gallo-romains qui, comme saint Eloi, jouent un grand rôle reli-
gieux et politique ; mais le clergé séculier, envahi peu à peu par
les Germains, subit bien plus que le clergé régulier l'influence de
la décadence et de la barbarie. Le vu" siècle est l'âge d'or des
ordres monastiques. C'est chez eux que se recrutent les mission-
naires qui vont conquérir au delà du Rhin des terres nouvelles
au christianisme, et les meilleurs des évêques sont pris dans les •
rangs du clergé régulier. A la tête des missions du vif siècle se
placent les moines irlandais, ces représentants de l'Eglise cel-
tique chez qui le culte des lettres anciennes s'allie avec un esprit
d'indépendance et un zèle apostolique qui nous ramènent aux
temps du christianisme primitif. Il suffit de rappeler les noms de
saint Colomban et de ses disciples. Les missions irlandaises sur
le continent ont commencé, je le sais, dès le vi* siècle, et elles
continuent encore au viii'^ ; je sais aussi qu'à côté des Irlandais
nous trouvons, au vu" siècle, des Franks, des Anglo-Saxons et
quelques Gallo-Romains; mais il n'en est pas moins vrai que le
VII* siècle est le siècle par excellence des missions irlandaises, et
1. M. Krusch, ([ui avait déjà publié, au t. II des Scriptores rerum Merovin-
gicarum, j)lusieurs textes hagiograpliiques de l'époque mérovingienne, a com-
mencé pour le recueil des Monumenta Germaniae la publication des Vies des
saints mérovingiens. Le premier volume ne dépasse pas le vi" siècle. On peut
reprocher à M. Krusch d'avoir, malgré les services rendus par lui pour l'éta-
blissement des textes, apporté un scepticisme excessif dans les questions d'au-
thenticité et de date de ces textes hagiographiques. Il tend à les rajeunir
presque tous outre mesure et à leur dénier toute authenticité et toute autorité.
M. l'abbé Duchesne a, dans une série d'articles du Bulletin critique (1897,
n°= 16 et suiv.), contesté avec raison une partie des conclusions critiques de
M. Krusch.
— 8 —
que les Irlandais tiennent le premier rang dans les missions et
l'hagiographie du vu'' siècle.
Au \iif siècle, l'éclat des missions irlandaises pâlit devant
celui des missions anglo-saxonnes. Les Eglises celtiques et leur
esprit d'indépendance sont peu à peu étouffés en Angleterre par
l'Eglise anglo-saxonne, qui représente les principes d'unité et
d'autorité enseignés par Rome. Les moines irlandais se retirent
peu à peu de la vie active pour se consacrer à la vie contempla-
tive, à la mysticité et à l'étude. Les moines anglo-saxons, puis-
sants à la fois par l'énergie qui naît de leur tempérament natio-
nal, et par la discipline que Rome leur impose, deviennent, au
viif siècle, les vrais chefs de la mission, en attendant d'être, avec
saint Boniface, les réorganisateurs de l'Etat franc, et avec les
disciples de Dède les promoteurs de la renaissance littéraire caro-
lingienne. Cet apostolat anglo-saxon appartient en réalité à
l'époque carolingienne, car, dès l'origine, une étroite alliance
unit les moines anglais et la famille des Peppins, mais leur mar-
tyrologe remplit déjà toute la dernière partie de l'hagiographie
mérovingienne.
Il faut mentionner à part un certain nombre de vies des saints
qui ne rentrent pas dans les trois divisions que je viens d'indi-
quer; ce sont les vies de grands personnages dont l'imagination
populaire a fait des saints, tels que sainte Rathilde, saint Léger,
saint Dagobert III. Celle de sainte Rathilde a été écrite dans le
monastère de Chelles qu'elle avait fondé'; celle de Dagobert III
est une pure légende fabriquée probablement au ix* siècle pour
justifier le culte singulier rendu à Dagobert III à Stenay-. Les
deux vies contemporaines de saint Léger sont des œuvres poli-
tiques autant que religieuses, écrites pour faire l'apologie du chef
du parti bourguignon, de l'ennemi d'Ebroïn.
1. Scripiores rerum Merovingicarum, II, p. 178.
2. M. Krusch {Ibid., ]». 509) pense que lo Dagobert honoré comme martyr à
Stenay était Dagobert H, qui, d'après la Vila Wilfridi, aurait été mis à mort
en G80, par la volonté des ducs et des évéques, lorsqu'il eut été défait jiar
Thierry III. C'est l'ignorance du scribe ciiargé d'écrire la vie de saint Dagobert
([ui aurait fait un saint de Dagobert III, morl de maladie en 71(1, ;\ l'âge de
([uinze ans. — Ilenschen, dans sa dissertation ])e tribus Dagobertis (Anvers,
1650), pense (juc ce scribe était un moine de Oorze du xi' siècle et que celle
vie aurait été écrite lorsque l'église <le Saint-Dagoberl à Stenay eut élé
donnée à Gorze par Godefroi le Barbu en 1009. — Tout ce qu'on peut adirmer,
c'est (|ue celle vie est une pure légende écrite au plus tôt au ix" siècle, au plus
tard au xi°, plulôl au ix% lorsque Charles le Chauve lit reconstruire I église île
Saint-Dagoberl {Vita, c. 14).
— 9 —
Si ces dernières vies se rattachent directement à de grands
événements historiques et ont été écrites par des amis et des par-
tisans de l'évêque d'Autun, toutes les autres vies de saints peuvent
assez aisément se rattacher à l'un ou à l'autre des trois groupes
que nous avons indiqués. Elles ont un caractère exclusivement
religieux; elles ont été écrites par des prêtres ou par des moines
préoccupés ou d'édifier les fidèles ou de les attirer dans les sanc-
tuaires qui conservaient des reliques du saint dont ils célèbrent
les vertus. Celles qui sont anciennes et authentiques retracent
avec plus ou moins d'exactitude les grandes phases de la vie de
l'Eglise pendant les vi% vif et yiif siècles. Bien que l'influence
des grands centres de la vie religieuse, des sanctuaires ou des
monastères célèbres s'y fasse surtout sentir, ajoutons que l'in-
fluence des grands personnages politiques n'en est pas tout à fait
absente. Tous les hagiographes qui nous racontent la vie des
saints du temps de Clovis ont grand soin de faire jouer à leurs héros
un rôle dans la vie du roi franc. Ces renseignements, où l'on voit
trop percer le désir de grandir l'importance du saint dont on
exalte les vertus, ne doivent être accueillis qu'avec une extrême
défiance.
Si les œuvres hagiographiques reflètent exactement les diverses
phases de l'histoire religieuse, les chroniques et les histoires des
vi°, vii^ et viii" siècles ne peuvent être comprises que si l'on marque
leur rapport étroit avec les événements politiques et la société au
milieu desquels elles sont nées. Au vi" siècle, les Francs ont eu
beau étendre leur domination sur presque toute la Gaule, les
Gallo-Romains ont encore conservé le vif sentiment de leur supé-
riorité, de leur individualité, de leurs traditions antiques. Ils
subissent l'influence de la décadence que l'arrivée des Barbares a
brusquement précipitée, comme ils subissent le joug des conqué-
rants; mais ils en souffrent, et le souvenir du passé est encore
vivant en eux. Il y a déjà un mélange de races; il n'y a pas
encore fusion. Nous n'invoquerons pas à l'appui de ce fait les
Annales d'Arles dont M. Holder-Egger ^ a retrouvé la trace dans
l. Holdcr-Egger, Ueber die Wellchronik des sogenannten Sulpicius Severiis
und slldgallische Annalen des funften Jahrhunderts. Gœttingen, 1875, in-S".
— Voy. aussi, du nièiiie, les Untersuchungen ûber einlge annalistische Quellen
zur Geschichte des 5. 7md 6. Jahrhunderts, i>art. I et II, dans le ISeues Archiv
der Gesellschaft fur xltei'e deutsche Geschichtskunde, t. I, 1876. En examinant
de près le texte de Grégoire de Tours, on constate qu'il a dû avoir à sa dispo-
sition un grand nombre de notes annalistiques écrites sur divers points du ter-
ritoire de la Gaule. M. Arndt, dans la préface de son édition de Grégoire (Scrip-
— 10 —
Grégoire de Tours et dans une chronique de 733 intitulée, par
erreur, Chronique de Sulpice Sévère, ni cette chronique elle-
même, car il est difficile de tirer aucune conclusion de ces notes
courtes et fragmentaires qui se rattachent d'ailleurs évidemment
à la grande Chronique de saint Jérôme et aux Annales deRavenne.
Mais la chronique de Marins d'Avenche et les œuvres de Gré-
goire de Tours sont très significatives. Les deux écrivains sont
des Gallo-Romains qui, tout en vivant au milieu des Germains,
appartiennent encore au monde romain.
Marins, qui réside dans le royaume burgunde, d'abord à
Avenche, puis à Lausanne, est un continuateur de la chronique
universellecomposéed'après Eusèbe par saint Jérôme, au iv*" siècle,
et continuée au v" siècle par Prosper d'Aquitaine et par l'auteur
du Chronicon impériale. Il a les yeux constamment tournés
vers l'Italie et vers l'empire d'Orient; il date les années d'abord
par les ans des consuls, puis, quand les fastes consulaires lui
manquent, par les années écoulées depuis le consulat de l'empe-
reur Basile, par les années de consulat de Justin et par les indic-
tions. Il n'indique pas les ans de règne des rois burgundes. Il
semble qu'il se croie encore sujet impérial. Il est d'ailleurs un
des grands personnages de la Burgundie; il a accompli l'acte
important du transfert du siège épiscopal d'Avenche à Lau-
sanne, et sa haute situation lui permet de connaître même des
événements qui se sont passés loin de sa résidence.
Grégoire de Tours appartient par son père et par sa mère aux
familles les plus illustres de la Gaule. Il compte parmi ses parents
et ses ancêtres plusieurs évêques et un martyr. Il a été dans son
enfance instruit dans les lettres latines, pas assez pour écrire
dans une langue correcte, mais assez pour souffrir de son igno-
rance et de la rusticité de son langage; il a encore l'esprit assez
ferme et assez pénétrant pour ne pas se réduire, en écrivant l'his-
toire du passé, au rôle de compilateur; il réunit des documents
en grand nombre, il les combine, il en apprécie même la valeur
et se fait une opinion personnelle sur certaines questions difficiles.
Evêque conmie Marins, il est plus éloigné que lui de Rome et de
Gonstantinople ' ; il vit au milieu même des Francs, il assiste aux
luttes que se livrent les rois de Neustrie et d'Austrasie, il est en
toreu rerum Merovingicaruni, t. 1, ji. 22-'23), dit qu'il s'est servi d' Annales
arlésiennes, angevines, burgondes, arvernes, poitevines et wisigolhi(|ues.
1. M. A. Carrière {Annuaire de l'École des hautes éludes de 1897) a inoniré
(|uo (Irt'goire a été poiirlant heaucoiip mieux renseigné sur les all'aires d'Orieul
qu'on ne l'avait eru jusqu'ici.
— u —
rapports personnels avec la plupart des rois et des reines dont il
est le contemporain; aussi les événements de l'histoire des Francs
occupent-ils la première place dans ses pensées, et date-t-il les
années d'après les ans de règne des rois à qui appartient sa ville
épiscopale. Mais ce n'est ni sur leurs ordres ni pour leur plaire
qu'il écrit VHisioria Francorum; c'est avec une intention reli-
gieuse, pour prouver que la violation des lois de Dieu, le mépris
de ses prêtres, les crimes envers son Eglise ont toujours été punis,
et que les maux qui accablent la Gaule sont le châtiment des vices
des hommes. Il consacre d'ailleurs une partie importante de ses
écrits à l'histoire religieuse. Les vies de saints, les récits de
miracles et de martyrs forment les deux tiers de son œuvre totale,
et même dans Y Historia Francorum de nombreux chapitres
sont consacrés à la biographie desévêques de Glermont et de Tours
et à des événements d'ordre purement ecclésiastique. Le premier
livre tout entier est un résumé de l'histoire de l'Eglise depuis la
création jusqu'à saint Martin, résumé fait d'après la Bible, l'his-
toire ecclésiastique d'Eusèbe et la chronique de saint Jérôme. Il
s'intéresse, lui aussi, à ce qui se passe en Italie ou à Constanti-
nople, aux victoires de Justinien et même aux destinées de l'Église
de l'Afrique. Il est sujet des rois francs, mais il est encore un
citoyen du monde romain .
Ce n'est point par l'effet d'un hasard que Y Historia Franco-
rum a été écrite à Tours. Cette œuvre remarquable qui nous a
conservé un tableau si vivant et si fidèle de la vie de la Gaule au
VI'' siècle ne pouvait être composée que là. Il n'y avait pas alors
de centre politique ; les Francs ne vivaient guère dans les villes,
la Gaule avait été morcelée par eux en plusieurs Etats, ils étaient
encore des étrangers campés au milieu de la population gallo-
romaine. Mais Tours était une vraie capitale religieuse et sociale.
C'était la ville de saint Martin, le grand apôtre des Gaules. Mal-
gré les guerres civiles, les communications étaient encore, grâce
aux belles voies romaines, plus fréquentes et plus aisées qu'elles
ne le furent plus tard. On afïluait de toutes les parties du pays
au tombeau de saint Martin ; tous ceux qui se rendaient du Nord
en Aquitaine ou d'Aquitaine dans le Nord passaient par Tours,
qui était aussi sur la grande route que suivaient les ambassades
échangées entre les rois francs et les rois wisigoths i. Tours jouait
I. Ces ambassades venaient à Bordeaux de Saragosse soit par Pampelune,
Roncevaux et Dax, soit par le Perthiis et Toulouse, et prenaient pour aller dans
le nord la grande voie romaine (jui conduisait de Bordeaux à Tours par Poitiers.
— ^2 —
un rôle considérable dans les querelles qui divisaient les rois bar-
bares; mais elle était pourtant un peu à l'écart du théâtre ordi-
naire de leurs querelles; elle conservait des vestiges de son
ancienne constitution municipale; enfin elle jouit d'une paix rela-
tive depuis le jour où elle appartint au roi Contran. Si Tours
était la seule ville où VHistoria Francorum put être écrite,
Grégoire était aussi le seul homme qui pût l'écrire, non seule-
ment à cause de la supériorité de son intelligence, mais parce que
sa naissance et son éducation en Arvernie, la résidence de sa
mère au sud de la Burgundie, ses nombreux voyages, ses rela-
tions intimes avec plusieurs rois et plusieurs reines, en particulier
avec Radegonde, Gontran et Childebert, lui permettaient d'em-
brasser de son regard, mieux que n'aurait pu le faire aucun de
ses contemporains, tous les événements de son temps et l'étendue
presque entière de l'empire franc.
Après Grégoire de Tours, qui cesse d'écrire en 593, nous ne
trouvons plus en dehors des vies de saints aucune œuvre^histo-
rique jusqu'à la fin du vii^ siècle, car l'appendice ajouté à la
chronique de Marins mérite à peine d'être cité^ Un siècle après
Y Historia Francorum, fut composée la compilation qui est appe-
lée Chronique de Frédégaire sans que l'on sache exactement
d'où a été tiré ce nom de Frédégaire, car rien dans les manuscrits
ne nous dit le nom de l'auteur, le lieu où il vivait, la date à
laquelle il écrivait. Le nom de l'auteur restera sans doute tou-
jours un problème, mais divers indices nous permettent de croire
qu'il était un moine, gallo-romain d'origine, vivant à Saint-
Marcel de Chalon-sur-Saône, qui écrivit sa chronique vers 642,
et qui ajouta plus tard, entre 658 et 664, quelques traits à son
1. D'après M. Moinmscn, (jui a public, dans le t. il clos Chronica Minora du
recueil des Monumenia Germaniae, les chroniques de Marius et d'Isidore
de Séville, cet appendice serait à tort considéré comme un ap|)endice de
Marius. Il était en réalité un appendice, ajouté en G24 par un auteur gallo-ronjain,
aux Chronica Majora d'Isidore terminées en 015. Il apporte un témoignage indé-
l)endant et original sur lirunehaut et ses jietits-lils, et il est le seul document
historicjue contemporain (|ue nous possédions sur la tragédie cjui mit tin à la
vie de la reine d'Austrasie. C'est ;\ tort ((ue M. Hrosien a vu dans ce docunu^nt
une fabrication du vni° siècle. Ajouté dès la première moitié du vu" siècle ;\ la
chronif|ue d'Isidore, il fut utilisé au viii° siècle par l'auteur des Gesta regum
Francorum. Je verrais dans l'emploi de cet appendice d'Isidore une raison de
plus de croire (|ue l'auteur des Gesta était l>ien un «isigoth, ainsi nue je l'ai
suggéré dans mou mémoire sur les Origines de ihisloriograpliie à Saint-Oenis
{Mém. de la Soc. d'hist. de l'aris, t. til). Voy. sur cet appendice Kaufmaim
dans les Fonchungea zur denlschen Geschichte; II. Ilertzberg, J)ie Historien
u. die Chroni/ien des Jsidonis von Sevilla. t'i(ettingen, I87ô.
— 43 —
œuvre*. Si l'Histoire de Grégoire de Tours nous apparaît comme
le produit presque nécessaire d'un certain milieu et d'une certaine
époque, mais en même temps comme l'œuvre d'un homme égale-
ment remarquable par le caractère et par l'intelligence, l'œuvre
de Frédégaire, qui appartient à une époque plus basse, est bien
moins personnelle, et son caractère est bien plus étroitement
déterminé par les circonstances historiques au milieu desquelles
elle est née. La domination franque s'est affermie en Gaule, et la
dynastie mérovingienne est arrivée avec Clotaire II et Dagobert
à l'apogée de sa puissance. Le mélange de la race conquérante
et de la race conquise commence à se faire, et il est déjà impos-
sible de déterminer d'après la forme de son nom si un personnage
est gallo-romain ou germain. L'épiscopat est envahi par les
Francs, et le clergé séculier est rapidement gagné par la barba-
rie environnante. Ce qui reste encore de culture intellectuelle se
cache au fond des monastères, où beaucoup d'hommes d'origine
gallo-romaine durent chercher un refuge contre les violences des
Germains et la dureté des temps. Dans quelle partie de l'empire
franc est-il le plus naturel de penser qu'une chronique pourrait
être écrite? Ce ne sera pas dans l'Austrasie, qui est le moins
civilisé, le plus germanique des royaumes barbares; ce ne sera
pas non plus dans l'Aquitaine, qui a une existence à part, et qui,
après avoir été deux fois ravagée au temps d' Alaric II et au temps
de Gondovald, après avoir été traitée en pays conquis par les
Francs, cherche à reprendre son indépendance grâce à la force
militaire des Wascons, plus barbares que les Germains eux-
mêmes. Sera-ce en Neustrie? La Neustrie est le siège du gouver-
nement de Clotaire et de celui de Dagobert pendant la fin de son
règne ; elle est donc un centre de vie politique et nous ne nous
1. M. Krusch a donné, au t. II des Scriptores reram Merovingicarum, une
excellente édition de cette chronique. Pour lui, la compilation dite de Frédé-
gaire n'est pas l'œuvre d'un auteur unique. Elle a été composée en trois fois.
En 613, un premier compilateur a réuni le Liber generationis, Jérôme, Idace et
un certain nombre d'anecdotes sur Theodoric, Chrocus et Justinien [liber cujus-
dam sapientis) ; un second compilateur a, en 642, abrégé les six premiers livres
de Grégoire de Tours et y a ajouté comme continuation une chronique originale
de 584 à 641 ; enfin, un interpolateur a ajouté plus tard les chapitres 81-82,
85-88 et probablement aussi 48. Les deux premiers auteurs vivaient, d'après
M. Krusch, à Avenche et le troisième à Metz. Nous reviendrons sur ces diverses
questions dans une étude spéciale sur Frédégaire. Nous avons eu occasion d'ex-
primer notre opinion sur la composition de la compilation dite de Frédégaire
dans le Jahrbuch fiir Schweizerische Geschichte, t. III, et dans la Revue cri-
tique de 1873, t. II, p. 253.
— u —
étonnerions pas d'y trouver un chroniqueur écrivant sous l'in-
fluence directe de la cour neustrienne. Mais la Neustrie a subi
presque autant que l'Austrasie les effets de l'invasion franque;
elle a de plus été pendant les cinquante dernières années du
VI* siècle constamment ravagée par la guerre; jusqu'à la vic-
toire de Clotaire sur Brunehaut, elle n'a joué qu'un rôle politique
très effacé. INlôme après la réunion des trois royaumes dans les
mains de Clotaire II, la IJurgundie exerce une influence prédo-
minante sur les destinées de la Neustrie. La Burgundie était
mieux encore que la Neustrie préparée à donner naissance à un
historien. Pendant les neuf dernières années du règne de Gontran,
elle eut la direction de toutes les affaires franques. Brunehaut,
qui gouverna l'Austrasie et la Burgundie sous le nom de ses
deux petits-fils, résidait d'ordinaire en Burgundie, et ses favoris,
Protadius, Claudius, étaient des gallo-romains de cette province.
C'est la Burgundie qui joua le rôle capital dans la révolution qui
renversa la vieille reine. Sous Clotaire II, les Burgundes et leur
maire Warnachaire jouissent d'un très grand crédit et sont les
meilleurs appuis du roi. A sa mort, ils aident Dagobert à prendre
possession de l'héritage paternel, et il commença, au début de son
règne, par séjourner en Burgundie. Quand il se fixa en Neustrie,
il se laissa aller à l'enivrement et aux désordres de la toute-
puissance. La Burgundie fut donc dans l'empire franc, du milieu
du vie siècle au milieu du vu', un élément de force et de puissance.
C'était un pays prospère, habité par un peuple énergique, de mœurs
plus réglées et d'habitudes plus disciplinées que le reste de la
Gaule. Elle avait conservé plus de souvenirs de l'époque romaine
que la Neustrie, et elle fournissait des armées solides qui allaient
combattre les Wisigoths, les Wascons et les Bretons. Enfin,
la noblesse burgunde nous apparaît comme un corps politique for-
tement constitué sous la conduite de ses maires du palais. C'est
sur les Burgundes que s'appuiera surtout saint Léger.
C'est dans ce pays, plus discipliné et plus civilisé que le reste
de la Gaule, où subsistent encore quelques vestiges de la culture
gallo-romaine, et qui exerce une action puissante sur la politique
franque, que fut écrite la chronique de Frédégaire. L'auteur vivait
probablement à Chalon-sur-Saône, la résidence habituelle de
Gontran et de Thierry II, dans le monastère de Saint-Marcel,
comblé des faveurs des rois de Burgundie. C'était un Gallo-
Romain, car il distingue avec soin la nationalité de chacun des
personnages dont il parle et il qualifie la manière dont les Francs
font la guerre de ntus barharus. Il rattache son œuvre, lui
— ^5 —
aussi, aux chroniques romaines, reproduisant en tête de sa com-
pilation un ouvrage de chronologie, le Liber gêner aiionis,
attribué à saint Hippolyte et primitivement écrit en grec*, un
abrégé de la chronologie hiéronymienne, une liste des papes, un
Liber chronocorum, traduit du grec, puis la chronique de saint
Jérôme et celle d'Idace. Il transcrit aussi la chronique d'Isidore
de Séville', ce qui prouverait les rapports qui existaient entre la
Burgundie et les pays wisigoths ; enfin il s'intéresse comme Marins
aux événements d'Italie et d'Orient, bien que les renseignements
qui lui parviennent soient rares et incomplets. Il souffre comme
Grégoire de Tours de la faiblesse de son esprit et de la barbarie
de son langage, et ses plaintes sont encore plus justifiées, car il
n'a plus aucune notion de la syntaxe latine et il joint à l'incor-
rection de la langue une extrême pauvreté d'intelligence. Il y a
. chez Grégoire de Tours un réel talent de narrateur, de la vivacité
et de la force dans le style, parfois même de la grâce et une sensi-
bilité charmante. Rien de pareil chez le chroniqueur burgunde.
Il copie sans intelligence et sans ordre les documents qu'il fait
entrer dans sa compilation ; l'abrégé des six premiers livres de
Grégoire de Tours qu'il y ajoute est rempli d'inexactitudes ; enfin,
dans la chronique originale qui fait le prix de son œuvre, après
avoir transcrit des annales burgundes dont le texte primitif est
perdu, il raconte platement et sèchement ce qu'il a vu ou appris
sur les événements de 605 à 641. Quand il trouve un document
écrit, comme la Vie de saint Golomban par Jonas, il profite de
cette heureuse rencontre et en transcrit simplement deux longs
chapitres. Quoique Gallo-Romain d'origine et même à quelques
égards d'éducation, il est Burgunde par ses sentiments. C'est aux
Burgundes qu'il s'intéresse ; c'est exclusivement par les ans du
règne des rois burgundes qu'il date les années; il fait valoir le
rôle joué par la Burgundie et sa supériorité morale sur le reste
de la Gaule, car il montre Dagobert perverti par son séjour en
Neustrie, tandis qu'en Burgundie il faisait régner la justice et la
paix.
1. M. Krusch accepte l'attribution à saint Hippolyte. M. C. Frick, dans son
édition des Chronica Minora, vol. I (Lei|)zig, Teubner, 1892), a démontré
péremptoirement, ce me semble, que, si l'auteur du Liber generationis a fait
usage des chroniques de saint Hippolyte, il ne saurait être confondu avec ce
dernier.
2. M. Krusch pense que la chronique d'Isidore a été introduite à tort par le
scribe du manuscrit de Paris, lat. 1U910, dans la compilation dite de Frédé-
gaire, et qu'elle n'en faisait nullement partie à l'origine.
— n\ —
A la fin du vir' siècle, non seulement la Burgundie cesse d'exer-
cer de l'influence sur le nord de la Gaule, mais toute la vallée
du Rhône a une existence à peu près indépendante qui obligera
plus tard Charles Martel à en faire la conquête comme s'il s'était
agi d'un pays ennemi. Le nord-ouest de la Hurgundieest entraîné
à la remorque de la Neustrie, le nord-est à la remorque de l'Aus-
trasie, et les histoires de ces régions se confondent.
La fin du vif siècle et le commencement du viii" sont remplis par
la lutte de la Neustrie et de l'Austrasie. Il y a deux familles en
présence, celle des Mérovingiens, qui continuent à régner de nom
et qui parfois exercent même une autorité de fait grâce aux maires
du palais neustriens, et celle des Peppins, dont la puissance
grandit tous les jours, grâce aux Austrasiens, dont ils sont les ducs
presque indépendants, et grâce à l'Eglise qu'ils comblent de
bienfaits. Il semble que la royauté neustrienne soit consciemment
ou inconsciemment la représentante d'idées monarchiques héri-
tées de Rome, et que l'Austrasie représente au contraire la tradi-
tion germanique. Quoi qu'il en soit, l'antagonisme des deux par-
ties de l'empire franc ne peut faire l'objet d'un doute. Chacune
d'elles a, au viii^ siècle, sa chronique : la Neustrie les Gesta
regum Francorum, l'Austrasie la continuation de la Chronique
de Frédégaire. L'historiographie est encore ici le miroir fidèle de
riiistoire.
Les Gesta regum Francorum ont été écrits sous le règne de
Thierry IV, entre 722 et 727, par un moine, probablement wisi-
goth d'origine, qui vivait à Saint-Denis, peut-être après avoir
séjourné à Saint-Germain-des-Prés'. Bien que les rois mérovin-
giens résidassent d'ordinaire dans leurs villas situées au nord de
Paris, dans les bassins de la Seine, de l'Oise et de l'Aisne, la
ville de Paris était leur capitale, le centre politique de leur puis-
sance. Les monastères de Saint-Germain et de Saint-Denis étaient
les objets spéciaux de leurs libéralités et ils tenaient à y être
enterrés. Au vi' siècle, c'est Saint-Germain-des-Prés qui est le
monastère royal par excellence, au vu'' et au viii® siècle ce rôle
appartient à Saint-Denis. Aussi ne nous étonnons-nous pas d'y
trouver un historien des rois de Neustrie. Il est probable que si
t. Voy. notre étude : les Origines de l'historiographie à Paris, dans les
Mémoires de la Société de l'histoire de Paris et de l' Ile-de-France, t. IV,
p. 215-240. M. Knisclj veut ((ue l'auleur du Liber historiae soit du diocèse de
Rouen, à cause de la place faite à saint Uuen, Il nie aussi (|u'il puisse «Hre
wisi^çotli. Il le croit de race lraii(|ue.
— a —
Paris avait conservé son importance politique, Saint-Denis aurait
continué à produire des chroniqueurs, et l'on y aurait vu naître,
dès le Yiif ou le ix'' siècle, ces Grandes Chroniques, qui ne devaient
y être commencées qu'au xif , quand Paris est redevenu la ville
royale par excellence. Mais, avec les Carolingiens, le centre de
la vie politique est transporté dans les pays rhénans, et, par
suite, c'est là que nous devons chercher les principaux auteurs
des chroniques; mais nous possédons dans les Gesta des Grandes
Chroniques du viii" siècle. Il est assez curieux que l'auteur ne
soit ni un Franc ni un Gallo-Romain, mais vraisemblablement
un Wisigoth fuyant devant l'invasion arabe, par conséquent un
homme venu d'un pays où la civilisation romaine avait été moins
radicalement détruite que dans les pays au nord de la Loire'. —
Les souvenirs de l'antiquité sont d'ailleurs bien plus effacés chez
lui que chez Frédégaire. Il ne songe même plus à s'affliger de son
ignorance et de son mauvais langage, il n'en a pas conscience.
Sa chronique est purement franque, ne s'occupe que de l'histoire
des rois francs, et il mêle à l'abrégé qu'il fait des six premiers
livres de Grégoire de Tours une quantité d'anecdotes qui presque
toutes ont une origine parisienne. Pour la fin de son récit, de 628
à 720, il a eu sous les yeux des sources écrites perdues, et il est
permis de supposer que c'étaient des notes écrites à Saint-Denis.
Le caractère essentiellement neustrien de son récit apparaît à
chaque ligne, surtout si on le compare avec celui du continua-
teur de Frédégaire. Il n'a pas un mot de blâme pour Ebroïn; il
représente les rois de Neustrie comme prenant une part active
au gouvernement et il donne toute la série des maires du palais
de Neustrie, tandis qu'il évite d'associer aucun titre au nom de
Peppin et diminue autant que possible l'importance des maires
du palais d'Austrasie. N'est-il pas frappant d'ailleurs que cette
histoire ait été écrite au lendemain de la guerre soutenue contre
Charles Martel par Chilpéric II, le seul des Mérovingiens qui,
depuis Dagobert, ait été majeur à son avènement? L'auteur des
Gesta peut très bien être venu du Midi à la suite d'Eudes, l'ad-
versaire de Charles Martel .
La continuation de Frédégaire forme, dans sa première partie,
le plus complet contraste avec les Gesta. La chronique de Fré-
dégaire a été continuée par trois auteurs différents jusqu'à l'an-
1. Cette hypothèse, suggérée par M. Julien Havet, peut, je le reconnais, être
considérée comme un peu subtile, quoique vraisemblable.
HIST. CAROLINGIENNE. 2
— ^8 —
née 768'. De ces trois continuateurs, tous trois Austrasiens, le
premier écrit probablement à Liège, en 735, le second écrit sous
le règne de Peppin (751-755), il était attaché à la personne du
comte Childebrand, le frère de Charles Martel, et vivait peut-
être auprès de lui dans le domaine de Persy, au diocèse d'Autun ;
le troisième, qui écrivit à l'instigation de Nibelung, fils de Chil-
debrand, l'histoire des années 752 à 768, vécut sans doute à la
cour. Il écrit un récit presque officiel par ses allures et par son
contenu et empreint d'une partialité évidente pour la famille caro-
lingienne.
Le premier continuateur (chap. i-xvii de l'édition Krusch) est
pour l'Austrasie ce que l'auteur des Gesta est pour la Neustrie.
Il connaît les Gesta, il s'en sert, mais, tandis qu'il supprime sys-
tématiquement une série de faits relatifs à la Neustrie, il en ajoute
que les Gesta ignorent et qui tous se rapportent à l'Austrasie;
enfin, non seulement il fait l'éloge de Grimoald, de Peppin et de
Charles, et ajoute toujours le titre de dux au nom de ces derniers -,
mais il représente les maires du palais d'Austrasie comme très
puissants, et passe souvent entièrement sous silence le rôle des
rois et des maires du palais de Neustrie. Il est donc l'historien de
la grandeur naissante des Pippinides, et nous sommes autorisés,
je crois, à chercher sa résidence à Liège ou près de Liège, dans
cette vallée de la Meuse où se trouvaient Héristall, Jopila , Nivelles.
Le comte Childebrand, frère de Charles Martel et oncle de
Peppin le Bref, qui })rit une part importante aux campagnes de
Charles Martel dans le Midi et fit reconnaître l'autorité de Peppin
dans ses états de Bourgogne, Neustrie et Provence, fit rédiger
les chapitres xviii à xxxiii-xxxiv de la continuation de Frédé-
gaire. Bien que cette partie de la continuation semble former un
tout assez homogène, cependant il est aisé de reconnaître qu'elle
est formée de deux documents bien distincts : un récit poétique et
1. M. Krusch, p. 8, cite l'opiiiion que j'ai émise en 1873, dans la Revue cri-
tique, I, 153, où je me ralliais ;\ l'opinion de M. Ilahn, qui attribuait l'œuvre
des continuateurs à un seul auteur comi)ilant diverses sources de |)rovonances
diverses. Il néglige de dire que dans l'article du Jahrbuch filr schweizerische
Geschickte, (|u'il avait cil«' et discuté six pa^es plus haut, et dans ma disser-
tation sur les Gesta, (ju'il discule aussi, j'ai donné pour les continuateurs de
Frédégaire la division même (pi'il a adojtlée, en trois continuations : 1-17
(je suis ici la numérolation des chapitres ((u'il a établie), 18-33, 3i-,")i, Les pages
qui suivent ont dalHeurs été écrites avant l'apparition des volumes des Scrip-
tores rerum Gernianicarum, on M. Krusch a donne ses conclusions.
2. 11 appelle même Charles princcps.
— ^9 —
emphatique des événements de 736 à 740 (ch. xviii-xxii), où la
campagne de 737 dans le Midi est en particulier racontée sur le
ton de l'épopée, et des annales de 741 à 751 , écrites dans un style
simple et précis ' . Il est vraisemblable que Childebrand fit rédiger
cette chronique, alors qu'il séjournait dans son domaine de Persy
au diocèse d'Autun, par des clercs de sa chapelle. A l'époque
carolingienne, nous voyons que ce sont fréquemment les chape-
lains qui ont été chargés d'écrire l'histoire des princes. On ne
s'étonne pas que cette partie de la continuation soit également
bien renseignée sur les événements du Midi et sur ceux de la Saxe,
et écrite à un point de vue strictement carolingien. Elle supprime
toute mention de Grifon au moment du partage du royaume de
Charles Martel entre ses fils, de même qu'elle ne parle pas de la
révolte de Grifon. Les noms des fleuves allemands sont donnés
sous leur forme germanique et les habitants du sud de la Loire
sont désignés par le nom de Roynani, appellation qui doit venir
plus naturellement sous la plume d'un auteur franc.
La troisième continuation (ch. xxxv-liv) appartient déjà à
l'époque triomphante de la royauté carolingienne. Le récit a une
ampleur, une gravité, une juste proportion qui mettent cette
partie de l'œuvre bien au-dessus des deux premières continua-
tions. La première laisse de graves lacunes dans la suite des
événements; les derniers chapitres sont dans le plus complet
désordre et la chronologie en est très inexacte. La seconde conti-
nuation est mieux ordonnée, mais elle est composée, comme nous
venons de le voir, de morceaux fort disparates et aucune propor-
tion n'est observée dans le développement donné aux diverses
parties du récit. Au contraire, le continuateur qui, probablement
en 769, a rédigé le récit des événements de 752 à 768 ne laisse
rien à désirer ni au point de vue de l'exactitude des faits, ni au
point de vue chronologique, ni au point de vue de l'unité de com-
1. M. Brosien, clans son opuscule De continuato Fredegarii chronico, a
considéré les chapitres 18 à 24 comme appartenant à un continuateur et les
chapitres 25 à 33 à un autre. Cependant, quand on voit que le comte Childe-
brand est l'inspirateur de la continuation qui s'arrête au chapitre 33, il est bien
ditficile de ne pas lui attribuer aussi les chapitres 18 à 24, qui sont précisément
les seuls où Childebrand joue un rôle, mais il est évident que les chapitres 18
à 22 sont d'un autre style que les suivants. Rien n'empêche d'admettre que
deux clercs différents ont successivement écrit, à la demande de Childebrand.
On pourrait même croire que les chapitres l à 17 ont aussi été compilés par
l'ordre de Childebrand ; mais cette hypothèse souffrirait d'assez graves difficul-
tés que nous ne |)ouvons exposer ici.
— 20 —
position. Il ne s'occupe que des actes de Peppin et on pourrait
intituler son œuvre : Gesta Pippini t-egis^.
Comme on le voit, par une transition graduelle, une œuvre
appartenant à l'historiographie mérovingienne se transforme en
une chronique officielle carolingienne et suit ainsi les destinées
des ducs des Francs austrasiens. Les Gesta, au contraire, la
chronique neustrien ne par excellence, s'arrêtent avec Chilpéric 11,
le dernier des Mérovingiens qui ait exercé vraiment le pouvoir.
Sans vouloir tirer de ce fait aucune conséquence, il est permis de
remarquer que, par une curieuse coïncidence, tandis que les Gesta
sont une œuvre isolée, sans lien avec le passé, et brusquement
interrompue, la chronique tout austrasienne et carolingienne
des continuateurs de Frédégaire se rattache à une chronique
gallo-romaine et à la chronique de saint Jérôme, symbole de la
dynastie carolingienne, bien plus germanique que la dynastie
mérovingienne par son caractère, ses mœurs et sa langue, et
qui, cependant, se rattachera bien plus qu'elle à la tradition
romaine.
IL
Si l'œuvre des continuateurs de Frédégaire est tout à fait caro-
lingienne par son esprit, elle est mérovingienne par sa forme,
en ce sens qu'elle se rattache à cette série de chroniques qui sont
venues se grefifer sur la chronique d'Eusèbe, traduite et remaniée
par saint Jérôme, Avec l'époque carolingienne l'historiographie
change de caractère et nous voyons apparaître des œuvres histo-
riques d'une forme toute nouvelle.
L'hagiographie est le seul genre de littérature historique qui
reste à l'époque carolingienne à peu près ce qu'il était à l'époque
mérovingienne. Cependant, il faut remarquer que les vies de
saints'^ deviennent de moins en moins nombreuses à mesure que
l'on s'éloigne de l'âge héroïque des missions et que le christia-
nisme s'étend, non plus par le martyre des missionnaires, mais
par les victoires des rois francs. Par contre, les saints de cet âge
1. Celte chronique du règne de Peppin a dû exister à l'origine dans des
manuscrits séparés. L'auteur de la chronique de Moissac, ou la source dont cet
auteur s'est servi, a connu le troisième continuateur de Frédégaire et n'a pas
utilisé directement les deux premiers.
2. J'entends les vies de saints contemporaines et originales, car jamais on ne
s'est livré à un aussi grand travail de iabricatlon et de remaniement de vies de
saints qu'au ix" siècle.
— 2\ —
nouveau sont souvent de grands personnages mêlés aux événe-
ments politiques, et les ouvrages qui racontent leur vie sont
des biographies étendues qui offrent un grand intérêt historique.
C'est le cas pour les vies de saint Boniface, pour celles de saint
Willibrord par Alcuin, d'Eigil par Sturra, de saint Guillaume
d'Aquitaine, de saint Brunon, de la bienheureuse impératrice
Mathilde, de saint Adalbéron II, évêque de Metz, etc.
A côté de ces écrits pieux où l'édification reste, malgré tout,
la préoccupation principale du biographe, nous voyons paraître
des biographies profanes semblables à celles que l'antiquité nous
a léguées. De même que le christianisme avait remplacé les bio-
graphies des empereurs ou des philosophes par les vies des saints
et des pères du désert, l'Empire d'Occident restauré a suscité un
imitateur de Suétone, Einhard, et Einhard, à son tour, a eu des
imitateurs, Thégan et le biographe anonyme de Louis le Pieux.
Ce qui a provoqué la composition de ces biographies, ce n'est pas
seulement la résurrection de l'Empire romain, c'est aussi la
valeur personnelle des deux empereurs, l'importance du rôle joué
par leur volonté et leur caractère dans l'histoire de leur temps.
L'histoire d'aucun des rois mérovingiens ne tranche fortement,
ne fait saillie sur celle de la dynastie. Il en est de même des Caro-
hngiens qui succèdent à Louis le Pieux. Ils n'auront pas et ne
mériteront pas d'avoir des biographes, tandis qu'Otton le Grand
aura un panégyriste en Hrotsuita et un historien en Widukind.
Deux grands personnages de la cour de Charlemagne et de Louis,
Adalhard et Wala, trouveront aussi un panégyriste dans le moine
Paschase Batbert.
Un autre genre d'écrits historiques, qui apparaît pour la pre-
mière fois à l'époque carolingienne, c'est celui dont Paul Diacre
a donné le modèle en écrivant les Gestes des évêques de Metz. Le
gouvernement de Peppin et de ses successeurs a été pour l'Eglise
catholique une période de renaissance et de puissance. La hiérar-
chie ecclésiastique a été reconstituée, les évêques ont été dans
l'Etat des délégués de l'autorité royale en attendant d'être dans
la société féodale des seigneurs puissants et indépendants. Les
monastères, enrichis, réformés, jouissent d'immunités et de privi-
lèges, et sont, de plus en plus, émancipés de la juridiction épisco-
pale, si bien qu'ils prennent eux aussi leur place dans les cadres
de la féodalité. — Les églises épiscopales com.me les couvents
ont leurs archives qui contiennent leurs titres de propriété et les
documents de leur histoire ; bien avant les comtés et les duchés
carolingiens, ils forment comme de petits États qui ont la cons-
22
cieiice de leur vie propre et des traditions fidèlement transmises
d'évêque en évêque et d'abbé en abbé. Le moment devait venir
où, avec les progrès de l'instruction et des lumières, on songerait
à coordonner ces documents et ces souvenirs en racontant l'his-
toire d'un diocèse ou d'un monastère. Paul Diacre fut le premier
à le faire pour les évêques de Metz ; il eut de nombreux imita-
teurs et nous possédons les Gesta abbatum Fontanellensium,
les Gesta abbatum Lobiensium de Folquin, les Acta abba-
tum Fuldensium , les Gesta episcoporum C enomannen-
sium, VHistoria episcoporum Antissiodorensium, VHisto-
ria ecclesiae Remensis de Plodoard, sans parler des ouvrages
du même genre compilés à une époque postérieure, mais compo-
sés d'après des documents anciens. Nous pouvons rapprocher de
ces écrits certains recueils de miracles comme les Miracula
S. Benedicti ou les Miracida S. Germant Antissiodorensis
qui, sous prétexte de raconter les miracles arrivés au tombeau
d'un saint, donnent une véritable histoire du monastère.
Un troisième genre d'écrits historiques appartient aussi en
propre à l'époque carolingienne et forme, on peut le dire, le
fond de l'historiographie de la seconde race; c'est les Annales.
Les Annales ont pris naissance, il est vrai, à l'époque mérovin-
gienne au commencement du vm® siècle, mais elles ont été, au
viii% rédigées exclusivement en Austrasie, dans les monastères
des bassins du Pihin et de la Meuse, et l'influence de la famille des
Peppins se fait sentir dès leur naissance. — D'abord composées de
notes extrêmement brèves et sèches, qui n'ont d'autre mérite que de
fixer la date précise de quelques faits, elles deviennent peu à peu
de véritables histoires, mais des histoires écrites sinon au jour
le jour, du moins année par année, et qui ont le mérite de nous
fournir des témoignages immédiats et contemporains sur les évé-
nements. Ces Annales sont écrites en général par des témoins
oculaires qui ne rapportent que ce qu'ils ont vu ou ce qu'ils ont
appris de première main. Ce sont, au début du moins, des œuvres
sinon impersonnelles, du moins anonymes, et où les sentiments
du rédacteur ne se manifestent que par le choix de ce qu'il dit et
de ce qu'il tait. Elles sont la source essentielle de toute étude sur
l'époque carolingienne, aussi importe-t-il au plus haut degré de
savoir les liens qui les unissent, la date de leur composition, les
auteurs qui ont pu concourir à leur rédaction, les éléments dont
elles sont formées. Précisément à cause de leur caractère d'im-
personnalité relative, elles reflètent d'autant plus fidèlement les
diverses vicissitudes de l'histoire carolingienne.
— 23 —
Nous étudierons de quelle manière les divers critiques les ont
classées et ont établi leur filiation. Ce qu'il importe de retenir ici,
c'est que toutes ces Annales ont pris naissance dans la partie orien-
tale de l'Empire franc, dans les pays soumis à l'influence et à
l'autorité de la famille des Peppins. Les plus anciennes viennent
de Saint-Amand, sur la Scarpe, à 13 kil, de Yalenciennes, par
conséquent tout près du berceau même de la puissance des Caro-
lingiens. Elles portent, à leur première ligne, l'indication de la
bataille de Tertry. D'autres Annales ont été écrites dans les bas-
sins de la Moselle et du Rhin où les Carolingiens avaient des
possessions nombreuses et où, depuis Peppin le Bref, ils résident
souvent. C'est dans le monastère de Gorze, près de Metz, dans celui
de Lorscli, près de Worms, que furent principalement composées
ces Annales. Enfin d'autres notes annalistiques proviennent des
monastères d'Alémannie, d'abord du monastère de Murbach en
Alsace, puis de ceux de Saint-Gall et de Reichenau dans le bas-
sin du Rhin supérieur.
Il faut remarquer que l'influence des missions irlandaises et
des missions anglo-saxonnes que nous avons signalée dans l'ha-
giographie se manifeste aussi dans la rédaction des Annales. On
trouve des fragments d'annales irlandaises dans les Annales
Mosellani et on possède d'autres fragments d'annales anglo-
saxonnes apportées sur le continent par Alcuin. Les Annales de
Saint-Amand ont été écrites à la suite d'un De ratione tempo-
rum de Bède. C'est donc certainement à l'imitation des moines
d'Angleterre et d'Irlande, qui exercèrent une si grande influence
sur la renaissance du viif siècle, qu'on se mit à noter dans les
monastères du bassin du Rhin les principaux événements reli-
gieux ou politiques. On les inscrivait sur des tables de Pâques,
c'est-à-dire sur des feuilles de parchemin où étaient établies,
parfois pour un siècle à l'avance, les dates de la fête de Pâques.
Il n'est pas étonnant que les tables de Pâques aient été emprun-
tées aux moines d'Angleterre, très versés dans les études de chro-
nologie. On voit quelle est la diff"érence entre les Annales et les
Chroniques du IV^ du v^ et du vi" siècle écrites à la suite de la
Chronique de saint Jérôme, avec l'intention avouée de rattacher
l'histoire du temps présent à la chronologie de l'histoire univer-
selle établie par Eusèbe. Les Annales, au contraire, sont, à l'ori-
gine du moins, sans lien avec le passé; elles n'ont pas non plus,
à l'origine, de prétentions historiques ou chronologiques. Elles
sont un simple mémento d'événements particuhèrement frappants
à l'usage des moines d'un couvent. Elles ont un avantage, c'est
— 24 —
d'être, sous leur forme première, absolument contemporaines,
tandis que les Chroniques, celles do Prosper ou de Marins, par
exemple, ont été composées à une certaine date, pour une période
de plusieurs années.
Mais les Aimales ne devaient pas tarder à changer de forme
et de nature. Dans les relations fréquentes qui unissaient entre
eux les divers monastères, on transportait d'un couvent à l'autre
les notes qu'on avait écrites dans chacun d'eux, on les recopiait,
on les mêlait et on les grossissait peu à peu. L'idée devait venir
bien vite à ceux qui se trouvaient à même d'être bien informés
de se servir de ces Annales pour écrire une histoire annalistique
développée des événements contemporains. C'est précisément ce
qui arriva au moment où les Carolingiens devinrent les maîtres
de l'Empire franc. Le développement des Annales coïncide avec
l'accroissement de leur puissance.
Les principales parmi ces Annales, devenues ainsi des histoires
suivies, sont les Annales dites Pétaviennes, les Annales Lau-
reshameiises et les Annales Laurissenses majores et mino-
res. Elles ont toutes, à un degré plus ou moins marqué, le carac-
tère d'annales officielles, écrites dans le voisinage et sous
l'influence immédiate de la cour des rois.
Ce sont les Annales Laurissenses majores qui offrent ce
caractère au plus haut degré et leur histoire se modèle exacte-
ment sur l'histoire de Peppin et de ses successeurs immédiats.
Elles commencent en 741, au moment où Charles Martel par-
tage son royaume entre ses fils. La première partie de ces Annales
s'étend jusqu'en 788, c'est-à-dire jusqu'au moment où la sou-
mission de Tassilon et de Witikind paraît avoir assuré à
Charlemagne un pouvoir incontesté. Cette première partie est
écrite dans un style rude et incorrect qui se ressent encore de la
barbarie mérovingienne. La seconde partie, de 788 à 813, nous
conduit presque jusqu'à la mort de Charlemagne. Elle est écrite
dans un style beaucoup plus correct et élégant que la première
partie. On y voit clairement l'influence de la renaissance des
lettres latines. Il n'y a pas de différences essentielles à signaler
entre la troisième partie, qui s'étend de 813 à 829, et la seconde.
Le caractère officiel du récit y est peut-être encore plus apparent.
Vers la même époque, on fut choqué de l'incorrection de la pre-
mière partie des Annales et on leur fit subir un remaniement
complet au point de vue du style, en y ajoutant un certain nombre
de détails. Des changements, mais beaucoup plus légers, furent
introduits dans le texte des années 788 à 801.
— 25 —
Pendant la dernière partie du règne de Charlemagne, l'Aqui-
taine avait constitué un royaume, ou plutôt une province à part,
à la tête de laquelle se trouvait le futur Louis le Pieux, qui était
rattaché à l'Aquitaine par le fait de sa naissance à Chasseneuil
en 778. Quand il monta sur le trône, il accorda sa confiance à ses
conseillers aquitains, en particulier à saint Benoît d'Aniane, qui
l'accompagna en Austrasie et fut l'àme des réformes de 817, C'est
vers cette époque que fut composée dans le Midi, peut-être à
Aniane même, une chronique dite Chronique de Moissac, rédi-
gée par un homme qui connaissait également le Nord de l'Alle-
magne et le Midi de la Gaule, et qui a fait entrer dans son œuvre
des notes annalistiques écrites au viii" siècle dans la Septimanie,
encore séparée de l'Empire franc. On voit donc que ce rôle spé-
cial de l'Aquitaine, sous le gouvernement de Louis le Pieux, a eu
immédiatement son contre-coup dans l'historiographie.
L'année 830 marque la fin de l'unité de l'Empire franc. A par-
tir de cette date commence la division de l'État franc en France
occidentale et France orientale. Aix-la-Chapelle peut bien être
encore la capitale nominale de l'Empire, elle n'en est plus le
centre politique. Deux grands États se forment, dont la force
réside, pour l'un, sur la rive droite du Rhin, dans les bassins du
Mein et du Weser, pour l'autre, au delà des Ardennes et de l'Ar-
gonne, dans le bassin de la Seine. Entre deux se trouve un pays
mixte, objet des ardentes compétitions des deux États voisins,
mais qui, pendant quelque temps, va être sous la domination de
Lothaire, qui réside au loin, en Italie.
Les Annales Laurissenses majores se divisent comme l'Em-
pire et, à partir de 830, elles sont continuées d'une manière indé-
pendante en Allemagne et en France. Ces deux continuations
sont les Annales de Fulda et les Annales de Saint-Bertin.
Les Annales de Fulda sont écrites jusqu'à 882 par trois auteurs
différents, tous trois moines du célèbre monastère fondé par saint
Boniface et étroitement uni au siège archiépiscopal de Mayence,
dont le titulaire Liutbert fut archichapelain de Louis le Germa-
nique. Rudolf, le second de ces auteurs, écrivit à la demande
même de Louis le Germanique. En 882, la lutte qui éclate entre
Charles le Gros et Arnulf amène une modification profonde dans
la rédaction des Annales. Elles sont continuées à Fulda jus-
qu'en 887, mais dans un sens hostile à Charles le Gros; tandis
qu'une autre continuation, jusqu'en 901 , a été probablement écrite
en Bavière par des annalistes plus impartiaux, mais dont le style
— 26 —
se ressent de la décadence intellectuelle qui marque la fin du
IX" siècle.
Les Annales de Saint-Bertin offrent une aussi fidèle image des
destinées de la France occidentale que les Annales de Fulda de
celles de la France orientale. Leur titre n'indique pas le lieu où
elles ont été composées, mais le monastère d'où provient le plus
ancien manuscrit connu. — Une première partie de ces Annales,
de 830 à 835, a probablement été encore écrite dans l'ancienne
Austrasie, en tous cas sous l'influence directe de Louis le Pieux'.
La seconde partie, de 835 à 861, appartient au contraire com-
plètement à la France occidentale. Elle est l'œuvre de Prudence
de Trojes. Cette entrée en scène d'un évêque comme historio-
graphe nous indique, non seulement que le haut clergé séculier
a repris la première place dans le mouvement intellectuel, mais
aussi que l'épiscopat, sous le règne de Louis le Pieux et surtout
de son fils Charles le Chauve, a pris la direction des affaires poli-
tiques. — La dernièi'e partie des Annales de Saint-Bertin s'étend
de 861 à 882. C'est une période pendant laquelle le plus grand
personnage politique de la France n'est pas le roi carolingien,
mais l'archevêque de Reims, Hincraar. De 861 à 872, il est le vrai
roi de France, et si Charles le Chauve ose un instant secouer son
impérieux ascendant, son fils Louis le Bègue le subit complète-
ment. Au moment de mourir, en 882, il trace encore aux grands
et aux évêques un plan de gouvernement pour Carloman. C'est
Hincmar qui est l'auteur de la dernière partie des Annales de
Saint-Bertin. S'il ne l'a pas écrite de sa main, il l'a dictée, car à
chaque ligne on y retrouve ses idées et ses passions, et les Annales
deviennent le journal de ses actes.
Après la mort de Carloman, la France est en proie à la guerre
civile et à la guerre étrangère. D'un côté, ce sont les compéti-
tions entre Eudes et Charles le Simple, de l'autre, les ravages des
Normands. Le chroniqueur français de cette période est un moine
de Saint-Vaast, monastère qui, sous l'abbé Rodolphe, joua un
rôle politique important, et qui se trouvait aux avant-postes en
face des invasions normandes. L'abbé, partisan de la dynastie
légitime, tenait cependant la balance égale entre Eudes et
Charles, et l'annaliste nous retrace avec impartialité les péripé-
1. M. Kurze attribue cette partie des Annales à IliUluin {llUduin et les
Annales Einhardi, dans les Mélanges Havet, 1895). Cette attribution est peu
vraisi'iiiblable.
— 27 —
ties de la lutte. En 900, l'archevêque Foulques de Reims, qui
était devenu abbé de Saint- Vaast, fut assassiné ; le monastère
perdit son influence politique et les Annales se taisent.
Pendant cette même période, la Lorraine avait aussi joué un
grand rôle politique. Jusqu'à la mort de Lothaire II, elle avait
été indépendante de l'Allemagne et de la France, et depuis elle
n'avait pas cessé d'être un enjeu entre elles. Après avoir été tour
à tour prise et reprise, elle avait formé de nouveau, sous Zwen-
tibold, le fils d'Arnulf, un royaume presque indépendant. Elle
prenait part aux intrigues politiques qui se tramaient à l'Est et
à l'Ouest, et elle se trouvait en même temps en relations étroites
avec le comté de Flandre au Nord et avec la Bourgogne au Sud.
De plus, elle était une des contrées où la terreur normande se fai-
sait le plus sentir, en attendant que les invasions hongroises
vinssent la ruiner. Les riches monastères des bassins de l'Escaut
et de la Meuse, de la Moselle et du Rhin n'avaient pas tous eu
également à souff'rir des incursions des Normands, et c'est un
des plus florissants d'entre eux, resté jusqu'en 892 à l'abri de
leurs coups, qui donna un chroniqueur à la Lorraine à la fin de
cette période agitée et brillante de son histoire. Le monastère
de Priim, situé à 50 kil. de Trêves, fondé au commencement
du ville siècle, avait acquis au ix® une certaine renommée litté-
raire. L'empereur Lothaire vint y mourir, et Hugues, le fils de
Lothaire II, y fut enfermé. Priim fut un objet de convoitise et
de disputes, au milieu des troubles civils qui marquèrent le règne
de Zwentibold, et l'abbé Réginon, qui avait succédé en 892 à
Farabert, fut obligé de se retirer à Trêves. Cela ne l'empêcha
pas de continuer la grande œuvre historique qu'il avait com-
mencée sans doute dans des temps moins agités. Il la poursuivit
jusqu'en 906. La continuation qui lui fut donnée plus tard en
Allemagne appartient à l'historiographie des Ottons et non plus
à celle des Carolingiens.
L'œuvre de Réginon a d'ailleurs un caractère très particulier.
Si elle peut être rattachée aux Annales, parce que le récit des
années 876 à 906 forme bien réellement des Annales, elle ne
prend point rang dans la série des Annales, plus ou moins offi-
cielles, de France ou d'Allemagne. Elle ajoute des annales con-
temporaines à une chronique universelle commençant à l'Incar-
nation et elle ressemble à quelques égards aux chroniques du
v" siècle. Aussi lui donne-t-on avec raison le titre de Chronique
de Réginon. Elle a eu peut-être pour modèles la Chronique uni-
verselle de Fréculf de Lisieux, composée pour l'éducation de
— 28 —
Clinrles le Chauve, ou celle d'Adon de Vienne, composée à
l'imitation de celles de Bède et d'Isidore de Sêville et qui fut,
comme celle de Réginon, composée dans le royaume de Lotliaire,
c'est-à-dire dans la partie des pays francs où l'idée de la monar-
chie universelle avait peut-être été le mieux comprise. Elle ser-
vira de modèle aux grandes chroniques du même genre qui seront
composées en Allemagne sous l'influence des empereurs franco-
niens. A ce point de vue, Réginon appartient à l'historiographie
allemande encore plus qu'à l'historiographie française. Placé
dans un pays limitrophe, entre les deux grands royaumes formés
des débris de l'Empire de Gharlemagne, dans un pays qui avait
appartenu à Lothaire, le fils aîné de Louis le Pieux et son succes-
seur h l'Empire, et où le dernier des empereurs carolingiens,
Charles le Gros, avait souvent séjourné, il est pénétré de la gran-
deur de l'idée impériale et il a parlé en termes d'une remarquable
vigueur de la dissolution de l'Empire. On sentait en Lor-
raine mieux qu'ailleurs les maux produits par les rivalités des
ro3^aumes nés de l'Empire carolingien.
Réginon ne nous apprend presque rien sur ce qui se passe en
France depuis la mort d'Eudes. C'est, en réalité, l'annaliste de
Saint-Vaast qui est notre dernière source française pour le
ix" siècle. De 900 à 919, le silence des historiens est à peu près
complet sur les affaires de France; silence qui ne peut nous
étonner quand nous pensons au désordre auquel le pays était en
proie, livré aux ravages des Normands et gouverné par le faible
Charles le Simple, mais silence à jamais regrettable, car il nous
empêche de rien savoir de certain sur un des faits les plus impor-
tants de notre histoire : l'établissement des Normands dans le
bassin inférieur de la Seine.
Au x^ siècle, ce n'est pas auprès des rois carolingiens ni sous
leur influence que l'histoire pourra être écrite; ils sont faibles,
constamment en lutte contre leurs vassaux, sans résidence fixe.
Ce n'est pas non plus les grands feudataires laïques qui inspire-
ront des œuvres historiques; ils sont encore trop rudes, trop
exclusivement préoccupés de la poursuite de leurs ambitions ou
de leurs querelles, pour songer à faire écrire, je ne dis pas l'his-
toire de leur temps, mais même l'histoire de leur maison. Ce n'est
que dans les grands monastères ou dans les villes épiscopales que
l'on trouvera des hommes assez cultivés pour s'élever à la con-
ception d'une œuvre historique. Dans les monastères, on s'en
tiendra au récit des événements qui intéressent directement la
congrégation et ses propriétés, mais les évêques qui sont mêlés à
— 29 —
toutes les affaires politiques du temps peuvent embrasser du regard
un plus large horizon. L'aristocratie ecclésiastique a exercé au
ix" siècle et continue à exercer au x" une action politique impor-
tante, et, parmi ses chefs, les archevêques de Reims,' successeurs
d'Hincmar, et archichanceliers des rois carolingiens, sont les
premiers personnages du rojaume. La possession du siège de
Reims est, au x'' siècle, l'objet des plus ardentes convoitises et de
luttes sanglantes. La compétition entre Artauld, partisan des
Carolingiens, et Hugues, le fils d'Herbert de Vermandois, dure
vingt ans et le triomphe définitif d' Artauld est une victoire pour
Louis d'Outremer. Plus tard, Adalbéron sera un faiseur de rois;
c'est à lui que Hugues Capet devra surtout sa couronne et, après
sa mort, la compétition entre Arnulf et Gerbert sera l'épisode le
plus important de la lutte entre Hugues Capet et Charles de Lor-
raine. Les écoles de Reims furent florissantes sous la direction
des élèves de Rémi d'Auxerre et acquirent un éclat plus grand
encore sous celle de Gerbert. Reims enfin, qui avait des posses-
sions en Allemagne et qui était la métropole de diocèses dépen-
dant de l'empire allemand depuis que Henri P"" avait reconquis la
Lorraine, se trouvait en relations également étroites avec la
France et avec l'Allemagne et ses archevêques étaient mêlés à la
politique des deux pays. Reims, la principale ville de Champagne,
à deux pas de la Lorraine et de la Bourgogne, peu éloignée des
résidences royales de Soissons, Laon, Senlis, et voisine aussi du
comté de Paris, était véritablement, au x" siècle, un centre poli-
tique aussi bien qu'un centre intellectuel.
Aussi est-ce Reims qui donne à la France, au x® siècle, les
deux seuls historiens qu'elle possède, Flodoard et Richer. Les
Annales de Flodoard, l'auteur si remarquable de VHistoiHa
Ecclesiae Remensis, qui s'étendent de 919 à 966, sont un véri-
table journal des événements de son temps , d'une exactitude
presque impeccable. Les notes annalistiques recueillies ailleurs,
par exemple à Sens, dont les archevêques jouèrent à la fin du ix®
et à la fin du x" siècle un certain rôle politique, ou à Fleury-sur-
Loire, un des principaux monastères des domaines des ducs de
France, n'ont qu'une importance secondaire et appartiennent
d'ailleurs plutôt à l'historiographie capétienne qu'à l'historio-
graphie carolingienne.
A côté des Annales et en étroite relation avec elles, nous trou-
vons, à l'époque carolingienne, deux œuvres qui méritent assu-
rément d'être mises au premier rang parmi tous les écrits
historiques de cette période : ce sont les quatre livres d'his-
— 30 —
toires de Nithard et les quatre livres d'histoires de Richer.
Ces deux ouvrages offrent ce point de ressemblance qu'ils ont
l'un et l'autre pour objet de nous faire connaître les diverses
péripéties d'une grande révolution politique. Nithard nous
raconte la lutte entre les fils de Louis le Pieux, qui a })our
conséquence le démembrement de l'empire de Charlemagne ;
Richer la lutte entre les Carolingiens et les descendants de Robert
le P'ort, qui a pour résultat l'établissement de la dynastie capé-
tienne. L'un et l'autre ouvrage se ressemblent encore en ceci
qu'ils sont composés avec un certain art, que leurs auteurs ont
voulu faire œuvre de littérateurs, qu'ils ont mêlé l'expression de
leurs idées politiques, de leurs appréciations et de leurs sympathies
personnelles au récit des événements. Nithard, qui est le premier
des écrivains laïques du moyen âge, et le seul écrivain laïque de la
période carolingienne, qui appartient à un moment encore bril-
lant de la renaissance des lettres, est un esprit bien plus ferme et
plus net que Richer, comme il est aussi un écrivain plus correct
et plus simple. Son premier livre, où il cherche dans l'histoire de
Charlemagne et de Louis le Pieux les causes politiques de la
guerre de Fontenoy, est l'œuvre d'un esprit supérieur. Sans vou-
loir établir une comparaison dont les termes seraient par trop
disproportionnés, il est impossible, en lisant Nithard, de ne pas
songer à la guerre du Péloponèse de Thucydide. Bien qu'il soit
nourri de la lecture des Annales de son temps, il en est tout à fait
indépendant et son Histoire est une composition d'une incontes-
table originalité.
Richer, au contraire, se présente à nous dans sa préface comme
le continuateur d'Hincmar et de Flodoard et le remanieur des
Annales de ce dernier. Mais comme il est un lettré prétentieux
et un historien fantaisiste et passionné, il se garde bien de s'as-
treindre au rôle ingrat d'annaliste. Emule des écrivains de l'an-
tiquité, de Salluste surtout, il groupe les événements en tableaux
avec plus de souci du pittoresque que de l'exactitude, il trace des
portraits, imagine des discours, anime son récit de mille anec-
dotes plus piquantes qu'authentiques. Nithard est presque un
homme d'État philosopiie, Richer est presque un romancier.
n nous reste à dire un mot de deux genres d'écrits historiques
qui appartiennent en propre à l'époque carolingienne : la poésie
historique et les correspondances et écrits politiques.
La renaissance des lettres au vin" siècle s'est manifestée par
un renouveau de la poésie latine en même temps que par les pro-
grès de la prose. Depuis Fortunat jusqu'à Paul Diacre, la poésie
— 3^ —
avait été à peu près muette dans l'Empire franc. A partir de la
fin du viii^ siècle les poètes, ou pour parler plus exactement les
versificateurs, sont aussi nombreux que les prosateurs. Une double
influence a provoqué à la cour des Carolingiens ce réveil de la
poésie, celle d'Alcuin d'un côté, celle de Paul Diacre et de Pierre
de Pise de l'autre; sans parler de celle des moines irlandais.
Nous trouvons en effet des poètes parmi ces derniers, tels que
Dicuil et l'auteur anonyme connu sous le nom à'Hibernicus
eœsiil, et, de plus, on peut croire que les disciples de saint
Colomban ont contribué à enseigner les secrets de la métrique aux
Anglo-Saxons et même aux Italiens.
Les nombreuses poésies de l'époque carolingienne que nous
possédons ont presque toutes, à l'exception des hymnes d'église,
un intérêt historique. Élégies, épîtres, poésies lyriques de tout
genre, acrosticlies, épitaplies, inscriptions en vers, elles con-
tiennent presque toujours ou quelque renseignement utile sur tel
ou tel personnage, ou des traits de mœurs qui ne sont pas à
dédaigner ; la Paraenesis adjudices de Théodulf, par exemple,
peut servir de commentaire à plus d'un texte des capitulaires.
Mais ce qui nous intéresse ici ce sont les poèmes d'un caractère
spécialement historique ou épique, puisque l'épopée, à l'époque
qui nous occupe, ne peut guère être autre chose que de l'histoire
versifiée.
Nous n'attacherons qu'une médiocre importance à l'hagiogra-
phie poétique, vies de saints, martyrologes ou visions en vers qui
sont toujours des remaniements ; et nous ne nous arrêterons pas
davantage ici au versificateur qui a mis en vers les Annales dites
d'Einhard, et qui est connu sous le nom de Poeta Saxo. Mais
nous possédons, indépendamment des pièces courtes d'un carac-
tère plus lyrique que narratif composées en l'honneur des princes
ou en souvenir de grands événements historiques, telles que la
Querela de divisione imperii du diacre Florus, des poèmes ou
des fragments de poèmes qui doivent avoir leur place dans l'his-
toriographie et qui sont des sources importantes pour l'histoire
de l'époque carolingienne.
A l'époque de Gharlemagne et de Louis le Pieux, ces poèmes
sont composés exclusivement sous l'influence de la cour et des
rois. Tel est le fragment à^Hibernicus exul sur la révolte de
Tassilon en 787 ; tel était surtout le poème épique sur Gharle-
magne et Léon III qu'on attribue avec vraisemblance à Angil-
bert et dont malheureusement nous ne possédons aussi qu'un
fragment. Tel est également le grand poème en quatre livres d'Er-
— 32 —
moldiis Nigellus, de Gestis Ludovici Caesaris où, pour ren-
trer an grâce auprès de l'empereur, il célèbre ses hauts faits; tel
est même le second des poèmes adressés par Ermold à Peppin
d'Aquitaine, fils de Louis le Pieux.
A la fin du ix" siècle, un autre poème historique a été composé,
qui est loin de valoir les précédents pour l'élégance de la forme,
mais qui est une source précieuse pour l'histoire d'Eudes de Paris.
Le De Bello Parisiaco d'Abbon, moine de Saint-Germain-des-
Prés, écrit dans un style barbare et prétentieux à la fois, et ter-
miné par un troisième chant, presque inintelligible, sur les
devoirs des clercs, contient dans ses deux premiers chants une
espèce de journal du siège de Paris par les Normands en 885-
886, suivi d'un récit moins détaillé des actions d'Eudes, de 886
à 893. Ce poème, écrit à Paris, né évidemment de l'enthousiasme
provoqué par l'héroïque défense des Parisiens, complète admira-
blement les récits des Annales de Saint-Vaast et de Réginon.
Nous ne possédons pas de poèmes historiques du x'= siècle; la
poésie latine semble sommeiller à cette époque, laissant toute la
place au développement spontané de la poésie épique en langue
vulgaire; mais elle aura son réveil au xf siècle et une sorte
d'épanouissement au xii^ siècle, siècle qui restera l'âge d'or de la
poésie latine en France.
L'époque mérovingienne nous a laissé un assez grand nombre
de monuments épistolaires , mais, à l'exception des lettres de
Saint-Avit et de la correspondance de saint Grégoire le Grand,
aucun grand recueil de lettres'. Au contraire, les recueils de
lettres tiennent une place très importante parmi les sources histo-
riques de l'époque carolingienne. La renaissance du vm^ siècle
a eu pour promoteurs des Italiens et des Anglo-Saxons. Les Ita-
liens et les Anglo-Saxons ont été les maîtres et ont fourni les
modèles de l'art épistolaire. Charlemagne a fait réunir eu un
recueil dit Codex Carolinus les lettres adressées par les papes
aux princes carolingiens du viif siècle. Malheureusement, nous
n'avons conservé qu'un petit nombre des réponses de ces princes.
Mais, telle qu'elle est, cette correspondance pontificale et royale
éclaire très vivement toute l'histoire des rapports de l'Etat franc
avec le Saint-Siège. Les recueils considérables des lettres de saint
1. Le t. III de la section des Epistolae des Monumenta Germaniae contient
les lettres de léiio(iue mérovingienne. Le l. IV est tonl entier rempli par les
lettres d'Alcuin, celles do Boniface et de Lui!, le Codex Carolinus et les lettres
qui s'y ratlacLent.
— 33 —
Boniface et d'Alcuin, moins riches en renseignements historiques
proprement dits, sont précieux pour l'histoire religieuse comme
pour celle des mœurs et des lettres. Pour le ix** siècle; nous possé-
dons un très grand nombre de lettres, parmi lesquelles il faut
citer, avant tout, les recueils de lettres d'Einhard et de Loup de
Ferrières, qui sont des sources de premier ordre pour le règne de
Louis le Pieux et frappent par la précision des idées et du style,
par l'absence de toute rhétorique et de tout bavardage théolo-
gique. Ce sont de vraies lettres d'affaires. — Dans la seconde
moitié du siècle, à côté de la correspondance du pape Jean VIII,
nous possédons celle d'Hincmar. Elle est loin de comprendre toutes
les lettres écrites par l'actif et ambitieux prélat, mais Flodoard
nous a laissé dans son Histoire de l'Eglise de Reims une sorte de
dépouillement méthodique de sa correspondance ainsi que de celle
de son successeur Foulques. Il est intéressant de voir un savant
du x" siècle se rendre déjà si bien compte de l'emploi qui pouvait
être fait des recueils de lettres pour écrire l'histoire. Le x" siècle
est beaucoup moins riche que le ix^ en monuments épistolaires ;
mais le recueil de Gerbert qui servit de secrétaire à l'archevêque
Adalbérou, et qui fut lui-même archevêque de Reims avant de deve-
nir archevêque de Ravenne, puis pape, est une mine incomparable
de renseignements sur l'histoire des deux derniers Carolingiens et
sur celle de Hugues Capet. Ce recueil de plus de deux cents lettres,
dont un grand nombre sont des actes politiques, a été la princi-
pale source pour les événements du dernier quart du siècle jus-
qu'à la découverte des Histoires de Richer, et il est toujours indis-
pensable pour compléter ou rectifier les récits de ce chroniqueur
passionné et Imaginatif ^
Si les lettres de l'époque carolingienne l'emportent sur la plu-
part de celles de l'âge précédent, par l'intérêt de leur contenu
comme par leur style, elles ne s'en distinguent point comme
genre littéraire. Il n'en est pas de même des écrits politiques,
que nous voyons apparaître au ix® siècle et auxquels nous ne
trouvons rien à comparera l'époque mérovingienne ^ Il fallait le
progrès intellectuel déterminé par la Renaissance carolingienne
et la vivacité des luttes politiques de l'époque de Louis le Pieux
et de ses fils pour faire naître une littérature de pamphlets et
1. L'édition de Gerbert donnée par M. Julien Havet a précisé, et on peut
même dire accru, la valeur historique de ces lettres.
2. L'Exhortatio ad regem, publiée par Digot en appendice à son Histoire
d'Austrasie, est un écrit d'un caractère purement religieux et moral.
HIST. CAROLINGIENNE. 3
— 34 —
d'ouvrages de doctrine politique. Agobard est le premier des
pamphlétaires du moyen âge, soit dans ses écrits contre les Juifs,
soit dans son opuscule contre la loi Gombette, soit surtout dans sa
lettre à Matfred sur la division de l'Empire et dans ses deux
livres contre Louis le Pieux et contre Judith. VApologf tiens d'Eb-
bon et les Acta ejcaiicto)'atwnis Ludovici PU sont aussi des
écrits politiques de circonstance. Paschase Ratbert dans son Epi-
taphium Arsenii fait de la vie de l'abbé Wala un virulent pam-
phlet contre Louis le Pieux sous forme dialoguée. Plusieurs des
petits écrits d'Hincmar ont aussi ce caractère de pamphlets poli-
tiques. Mais d'autres sont des livres de théorie politique, ainsi le
Libellus de régis pey^sona et regio yninisteï'io ou l'opuscule
Pro institutione Carolomanni régis et surtout le De Ordine
palatii, qui reproduit en partie un écrit semblable d'Adalhard.
Les ouvrages de Jonas d'Orléans, De institutione laicali et De
institutione regia, celui de Sedulius Scotus, Liber de rectori-
bus christianis , ont le même caractère, mais avec une por-
tée pratique beaucoup moindre. Les écrits politiques se rap-
prochent ici des ouvrages de théologie et de morale qui sont au
ix^ et au x*^ siècle très nombreux et parfois très remarquables, où
l'histoire et surtout l'histoire des idées et des mœurs peut trouver
beaucoup à prendre, mais que l'on ne peut pourtant ranger au
nombre des véritables sources historiques.
L'historiographie carohngienne , telle que nous venons de la des-
siner dans ses lignes générales, se divise en deux grandes périodes,
l'une qui s'étend depuis le milieu du viif siècle jusqu'à la fin du
ix% l'autre qui comprend tout le n" siècle, et qui sont séparées par
une époque obscure pour laquelle nous n'avons presque aucun
document : les dix-huit premières années du x*' siècle. Si l'on
voulait même être tout à fait exact, il faudrait arrêter la pre-
mière période à 882, au moment où cesse avec les Annales de
Saint-Bertin l'histoire suivie et officielle des Carolingiens. La fin
du IX® siècle formerait alors une période de transition qui est en
efiet marquée par trois œuvres d'un caractère spécial, les Annales
de Saint- Vaast, la Chronique de Réginon et le poème d'Abbon,
qui ne font pas directement suite aux écrits de l'époque antérieure.
Mais en séparant cette période de la période antérieure on compli-
querait inutilement l'étude des sources historiques carolingiennes,
et il est plus simple de se contenter de la grande division qui réunit
le viif et le ix« siècle, et en sépare le x®, où brillent trois noms de
Flodoard, Richer et Gerbert.
L'hagiographie, les poèmes historiques, les correspondances et
— 35 —
écrits politiques peuvent être considérés comme formant des caté-
gories spéciales de documents historiques qui demandent à être
étudiés à part. L'iiistoriographie carolingienne proprement dite a
pour objet de son étude : 1° les Annales ; 2° les Chroniques uni-
verselles, telles que Fréculf et Adon de Vienne' ; 3" les Histoires
spéciales, Nithard, le bréviaire d'Ercharapert, Richer; 4° les bio-
graphies profanes; 5° les histoires d'églises et de monastères.
Après Flodoard et Richer il se passera plus d'un siècle avant
qu'on retrouve en France des chroniqueurs sachant embrasser
de leurs regards une période tout entière et un pays tout entier.
L'historiographie va se morceler comme le territoire avec l'avè-
nement des Capétiens et subira les conséquences de l'étabhsse-
ment de la féodalité au xf siècle. La royauté affaiblie n'inspirera
aucune œuvre historique; la vie de Robert par Helgaud, la conti-
nuation des miracles de saint Benoît, c'est-à-dire des œuvres hagio-
graphiques d'une assez pauvre inspiration, voilà les seuls docu-
ments qui portent directement la marque de son influence. Quand,
au xif siècle, Hugues de Fleury veut raconter l'histoire des rois, il
ne trouve rien à recueillir que les maigres renseignements qui sont
épars dans ces miracles et dans les Annales écrites à Sens. L'his-
toriographie royale capétienne naîtra quand Louis VI aura
prouvé à ses vassaux que le roi de France sait commander et
châtier. Elle commencera avec la vie de Louis VI par Suger, et
Saint-Denis, depuis ce moment, deviendra une école d'historio-
graphes royaux. De Hugues Capet à Louis VI, de même que
l'histoire de France n'est plus que l'histoire des grands vassaux,
l'historiographie est devenue toute locale et seigneuriale. Les
ducs de Normandie, d'Aquitaine et de Bourgogne, même les
comtes d'Anjou, font beaucoup plus grande figure que le roi de
France. Aussi est-ce en Bourgogne, en Aquitaine, en Normandie
et en Anjou que sont écrites les œuvres historiques les plus
importantes du xf siècle : les Chroniques des comtes d'Anjou, les
Histoires des ducs de Normandie de Dudon de Saint-Quentin et de
Guillaume de Jumièges, la Chronique d'Aquitaine d'Adémar de
Chabannes et le bizarre ouvrage de Raoul Glaber, si pauvre en
événements historiques, mais si riche en anecdotes, si précieux
pour l'histoire des mœurs. Enfin quand commencent les croi-
1. La Chronique universelle -li\, composée en 801 et dont la première partie
est encore inédite, tandis que Waitz en a publié au t. XIII des Monumenta
Germaniae tout ce qui concerne l'histoire franque, est le premier essai de chro-
nique universelle tenté à l'époque carolingienne.
— 36 —
sades, ces grandes expéditions, qui ébranlent toutes les imagina-
tions, attirent toute l'attention des historiens, et, au xii" siècle,
les ouvrages historiques les plus nombreux, les plus étendus et
les plus remarquables sont ceux qui racontent les guerres saintes.
Comme on le voit, l'iiistoriograpliie capétienne ne se distingue
pas de l'historiographie carolingienne comme celle-ci s'est distin-
guée de l'historiographie mérovingienne par la création de formes
littéraires, car il n'en restait plus guère à inventer de nouvelles.
On continue à composer des biographies, des histoires, des
Annales, des Chroniques universelles, des histoires d'évêchés et
d'abbayes ; mais ces ouvrages portent fortement l'empreinte des
conditions sociales nouvelles au milieu desquelles se développe
l'histoire de la société féodale qui a succédé à la société franque.
Par contre, si l'historiographie carolingienne emprunte une ori-
ginalité frappante aux formes nouvelles qu'elle a créées au moment
de la Renaissance du viii^ et du ix" siècle, elle n'est pas séparée
de l'historiographie mérovingienne comme elle l'est de l'historio-
graphie capétienne par une brusque rupture, par un change-
ment caractéristique d'inspirations et d'allures. Nous avons
vu que les Annales ont passé par une longue période de for-
mation sous les derniers Mérovingiens, et que la Chronique de
Frédégaire, commencée en pleine époque mérovingienne sur un
fond gallo-romain, devient insensiblement une Chronique caro-
lingienne. C'est qu'il y a en effet une différence bien plus grande
entre l'époque carolingienne et l'époque capétienne qu'entre
l'époque mérovingienne et l'époque carolingienne. Ces deux
époques constituent l'histoire franque. L'histoire de France ne
commence réellement qu'à l'avènement de Hugues Capet. De
même l'historiographie des deux premières races, malgré l'origi-
nalité saillante de celle de la seconde race, constitue l'historio-
graphie franque, tandis qu'avec le xi^ siècle commence l'historio-
graphie française qui aura un développement beaucoup plus varié,
beaucoup plus irrégulier, à qui la féodalité créera une foule de
centres différents, et qui bientôt, par l'emploi de la langue vul-
gaire, prendra une vie et un charme tout nouveaux.
— 37 —
CHAPITRE II.
LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE.
Ce n'est pas ici le lieu de faire une étude complète de la Renais-
sance carolingienne, quelqu'utileque puisse être cette étude pour
marquer la place de l'historiographie dans le mouvement intel-
lectuel de l'époque ; mais nous ne pouvons nous dispenser d'indi-
quer ce qui, dans cette Renaissance, a agi directement sur le
développement de l'historiographie, les influences qui ont déter-
miné son caractère et ses progrès.
J'entends d'ailleurs par ces mots, Renaissance carolingienne,
non seulement le progrès des lettres latines et l'activité littéraire
dont les savants attirés par Charlemagne dans ses États furent
les initiateurs, mais aussi la réorganisation politique et religieuse
qui a favorisé cet essor littéraire et a donné à la civilisation
franque un éclat dont les contemporains furent éblouis. Le mou-
vement littéraire du viii^ et du ix® siècle ne peut pas plus être
séparé de l'œuvre politique et religieuse de Peppin et de Charle-
magne que la Renaissance italienne ne peut être comprise sans
marquer les liens qui la rattachent à la vie des républiques ita-
liennes au XIV® siècle, à la domination des tyrans princiers au
xv% au rôle de la papauté au xv® et au xvi". Sans entrer ni
dans le récit des événements, ni dans l'analyse des institutions,
ni dans le détail de la réforme et de l'organisation des études à
l'époque carolingienne, nous devons dire quelle influence ont
exercée sur l'historiographie la marche des événements politiques
et la réorganisation de l'Etat, la personne des princes et la cour
qui les entourait, enfin le rôle de l'Église, à cette époque la seule
dépositaire des traditions littéraires et la seule éducatrice.
Je n'insisterai pas sur l'influence exercée par les événements
politiques, car j'aurai sans cesse à y revenir au cours de cette
étude, où j'ai précisément pour but de montrer les rapports de
l'historiographie avec l'histoire, mais je rappellerai que jamais
événements ne furent plus propres à exalter l'imagination de
ceux qui en furent les témoins que la série des victoires carolin-
giennes au viii" siècle. En moins d'un siècle, les descendants de
Peppin d'Héristall soumettent à leur domination toute l'étendue
— 38 —
des royaumes mérovingiens, détruisent les duchés nationaux
formés en Alamanie, Thuringe, Bavière et Aquitaine, conquièrent
et convertissent les Saxons, enlèvent aux Sarrazins la Septiraa-
nie et le nord de l'Espagne, soumettent l'Italie jusqu'au Gari-
gliano, refoulent les Slaves et les Avares et enfin rétablissent
au profit de la nation franque l'Empire romain après avoir
donné un royaume h la papauté. Les empereurs de Gonstanti-
nople et le calife de Bagdad envoient des ambassades au roi des
Francs. Il prend des airs de suzerain dans ses relations avec les
rois de Mercie et de Northumbrie * ; le roi de Galice et les chefs
irlandais se font gloire d'être ses vassaux 2. N'y a-t-il pas là un
ensemble de circonstances bien fait pour inspirer des historiens,
en exaltant chez les contemporains à la fois le sentiment reli-
gieux, l'orgueil national et les grands souvenirs de l'antiquité?
Eu même temps, ces continuelles et lointaines expéditions avaient
fait connaître aux compagnons de Charles Martel, de Peppin et
de Charlemagne toute l'Europe occidentale; elles avaient rap-
proché les unes des autres les diverses parties de cet immense
Empire qui s'étend de l'Elbe à l'Èbre et de la Cornouaille bre-
tonne au Garigliano et à la Save. Les rois francs ne s'étaient pas
contentés de conquérir, ils avaient donné à leurs Etats une
administration régulière, ils y avaient fait régner l'ordre et la
paix ; le commerce avait repris une certaine activité. Aussi,
grâce aux marchands, grâce aux voyages de Charlemagne et de
ses fils, grâce aux ambassades, grâce aux missions, grâce aux
pèlerinages des évêques et d'une foule de fidèles à Rome et aux
ambassades des légats du pape dans les pays francs, grâce aux
visites, aux échanges de lettres et aux associations de prières de
monastère à monastère, grâce aux pérégrinations des iuissi
dominici dans tout le royaume, grâce enfin aux grandes assem-
blées qui réunissaient périodiquement les personnages les plus
importants, fonctionnaires ou grands propriétaires de toutes les
parties de l'Empire, une sorte d'unité morale avait été créée entre
tous les pays de l'Europe occidentale. Il y avait quatre siècles
que l'on n'avait pas été aussi bien renseigné sur ce qui se passait
dans toute l'étendue de l'ancien Empire romain, et s'il se rencon-
trait auprès des rois francs des hommes d'un esprit assez étendu
et assez ferme pour réunir et coordonner tous ces renseignements,
1. Voy. dans la forrospondancp d'Alcuin los lettres A Ofta, roi de Mercie.
2. Einiiardus, Vita Caroli, c. 16.
— 39 ~
ils devaient être dans des conditions excellentes pour écrire l'his-
toire de leur temps. On ne s'étonnera donc pas que le règne de
Charlemagne ait été marqué par une renaissance de l'historio-
graphie; s'il n'a pas produit plus d'historiens remarquables, c'est
que les esprits des hommes de ce temps n'étaient pas suffisamment
préparés à profiter de ces circonstances exceptionnelles.
Si la prodigieuse fortune des Carolingiens au viii^ siècle était
propre à favoriser l'éclosion d'une littérature historique, le
brusque effondrement de cet Empire n'était pas moins fait pour
frapper les imaginations. Il les amena même, par le spectacle
des tragiques vicissitudes des choses humaines, à réfléchir sur le
cours des révolutions politiques et à en examiner les causes. Nous
trouvons dans Nithard et dans Réginon des pensées et des mots
qui nous étonnent par leur force et leur profondeur. Mais en même
temps la dissolution de l'Empire amène une prompte décadence.
L'anarchie, commencée sous Louis le Pieux, accrue sous Charles
le Chauve, devint complète après ce dernier. Dès Louis le Bègue,
l'activité législative des grandes assemblées cesse, et bientôt elles
ne sont plus qu'un vain simulacre des assemblées d'autrefois ; les
guerres civiles continuelles, les invasions des Normands, des
Hongrois, des Sarrazins interrompent le commerce et les rela-
tions pacifiques ; l'horizon des lettrés se rétrécit à mesure que
s'affailolit la culture intellectuelle, et les historiens du x*^ siècle,
malgré leurs mérites, se placent à un point de vue bien plus
étroit que les historiens du ix*'.
Les grands événements peuvent à eux seuls provoquer la com-
position d'œuvres historiques, même quand les acteurs de ces
événements ne sont pas des héros dignes d'exciter l'enthousiasme.
On le vit lors de la guerre entre les fils de Louis le Pieux. Mais
si les grandes choses suffisent à inspirer les historiens, l'influence
des grands hommes est encore plus efficace; non seulement ils
provoquent un enthousiasme et des dévouements qui leur sus-
citent des biographes, mais ils ont eux-mêmes une conscience
assez claire de leur valeur pour diriger la plume des écrivains et
faire naître une historiographie officielle. Sans parler de deux
ancêtres de la famille carolingienne, Peppin l'Ancien et Arnulf,
qui paraissent avoir été tous deux des hommes remarquables,
les cinq premiers membres de la famille qui ont exercé le pouvoir
suprême ont dû, par leur caractère et leur destinée, exercer une
puissante action sur l'imagination des contemporains. — Dans
les chansons de geste nous retrouvons le souvenir de Charles
— 40 —
Martel constamment mêlé à celui de Charlemagne et il n'est pas
toujours aisé tle reconnaître lequel des deux est le roi Charles des
poèmes'. — Dans les récits du moine de Saiut-Gall nous trou-
vons une légende de Peppin le Bref qui précède la légende de
Charlemagne. Charles Martel et Peppin n'ont pas eu de bio-
graphes, il est vrai, car c'est au réveil des lettres latines et peut-
être aussi à la restauration de l'Empire que nous devons de trou-
ver, au ix*^ siècle, des imitateurs de Suétone, mais ils ont des
historiographes: les continuateurs de Frédégaire. Louis le Pieux
n'est ni comme législateur, ni comme guerrier, ni comme poli-
tique l'égal de son père et de son aïeul, mais il hérite de leur
gloire, et, d'ailleurs, par son œuvre de réformateur religieux,
par sa piété, par sa mansuétude, par la pureté de ses mœurs,
par ses malheurs, sa figure prend quelque chose d'imposant et de
touchant qui commande l'admiration et la sympathie. Lui aussi
a été considéré comme un grand homme par ses contemporains,
et ses biographes parlent de lui comme d'un héros et d'un saint.
Mais, si grands que soient Charles Martel, Louis le Pieux et
les Peppins, Charlemagne les dépassa tous. Sa grande image,
également populaire en Italie, en France et en Allemagne,
domine à la fois la poésie et l'historiographie; on l'aperçoit à
toutes les avenues de l'histoire. Sa personne et sa cour ont joué
un rôle essentiel dans la renaissance littéraire du viii^ siècle.
Non seulement il a inspiré les écrivains par la majesté de son
œuvre et de son caractère, mais il les a réunis, dirigés, encou-
ragés. Sans lui ils n'auraient pas été ce qu'ils furent ni n'au-
raient accompli ce qu'ils ont fait.
Charlemagne avait été élevé à une époque où, malgré l'in-
fluence de saint Boniface, les lettres latines étaient encore mal
cultivées dans l'Empire franc, et son éducation avait dû être avant
tout militaire. Toutefois Peppin l'avait fait instruire avec soin et
nous n'avons aucune raison de rejeter le témoignage de Paschase
Ratbert, qui nous montre Adalhard'% neveu de Peppin, élevé à
la cour « inter palatii tirocinia » et instruit par les mêmes
maîtres que Cliarlemagne « omni mundi prudentia. » Parmi ses
compagnons d'étude et de vie se trouva aussi Benoît d'Aniane,
qui, nous raconte Smaragd son biographe, avait été envoyé à la
1. Voy. Garin lo Lolu'rain. — Dans une (■liioni(|u»' cspaj^nolc du xii" siècle,
Charh's Marlel a jioiir lils Cliarlcmaj^ue et celui-ci Charles le Chauve.
2. Vila Adalhardi.
— A\ —
cour de Peppin par son père « inter scholares nutriendum*. » Mais,
sans doute, ce qu'il apprit et ce qui pouvait passer pour un degré
d'instruction remarquable chez un prince, si on prenait pour
point de comparaison les derniers Mérovingiens ou même le père
ou l'aïeul de Charlemagne, était peu de chose en comparaison
de ce qui fut enseigné à Louis le Pieux, qui n'aurait pas été
déplacé parmi les clercs et dont le plus grand plaisir était de
corriger les livres saints, avec l'aide d'interprètes grecs et syriens.
Dès 753, Charles est associé avec son frère Carloman au cou-
ronnement de Peppin par le pape Etienne III ; il prend part, en
761, à la rude guerre d'Aquitaine, et, bien que les Annales ne
nous parlent que fort peu de lui et de Carloman, il est vraisem-
blable qu'ils furent mêlés étroitement au gouvernement et aux
expéditions militaires de leur père.
Charles en savait cependant assez et son intelligence avait été
assez développée par son père et par ses maîtres pour qu'il com-
prît l'importance et le plaisir de l'instruction. S'il n'avait pas
conçu dès sa jeunesse l'amour de l'étude, il ne serait pas arrivé,
au milieu des guerres qui ont rempli les trente-cinq premières
années de son règne, à parler la langue latine aussi bien que la
langue franque, à comprendre le grec, à lire la liturgie et à
chanter les hymnes d'Eglise, à s'intéresser à toutes les sciences
cultivées de son temps, à acquérir une facilité d'élocution digne
d'un professeur de rhétorique-. Il ne s'appliqua, il est vrai, que
tardivement à l'art d'écrire; mais c'est que l'art du calligraphe
demandait beaucoup de temps et de peine, n'était utile qu'à ceux
qui, par profession, étaient contraints de le pratiquer, et n'était
guère fait pour les mains calleuses d'un soldat et d'un chasseur.
S'il resta toute sa vie passionné pour l'étude, c'est qu'il avait de
bonne heure commencé à l'aimer; il y apportait même la fougue
et l'originalité de son génie et ne se contentait pas de répéter les
aimables et quelque peu puériles leçons d'Alcuin. Il n'a pas été
seulement un excellent élève, comme le sera son fils Louis, il a
été un inspirateur, un initiateur'^. Ce roi, qui faisait rédiger les
lois des divers peuples de son Empire et qui rêvait de leur impo-
1. Vita s. Benedicti Anianensis, D. Bqt, V, 456.
2. Einhardus, Vita Caroli, c. 25 : « Adeo facundus erat, ut etiarn didascalus
(var. dicaculus) appareret. » « Admiranda facundia » dit l'auteur de la Transla-
tio S. Germani (Mab., AA. SS. 0. S. B., III, 2, 88).
3. « Semet discipulum ejus (Alcuin) et ipsum magistrum suum appellari
voluit » (Moine de Saint-Gall, c. 2).
— 42 —
ser une législation uniforme, qui formait le recueil des lettres des
papes connu sous le nom de Codex Carolinus, qui faisait rédi-
ger des livres de théologie sur la question du culte des images,
qui encourageait les copistes et les correcteurs de manuscrits, se
préoccupait encore de sauver de l'oubli les traditions poétiques
de sa race et d'en fixer la langue. Ce n'est aucun de ses maîtres
assurément, c'est lui seul qui a eu l'idée de faire réunir en un
recueil les chants épiques de la nation franque, recueil que l'in-
curie et l'étroitesse d'esprit de ses descendants laissa disparaître.
C'est lui qui fit entreprendre une grammaire de la langue franque.
Nul autre que lui n'était capable d'unir avec autant de largeur
d'esprit et de hardiesse l'amour des traditions nationales au culte
de l'antiquité et de la tradition chrétienne. Il réglait lui-même
l'éducation de ses fils et de ses filles, partageant leur temps entre
l'étude des lettres, les exercices du corps et les soins domestiques,
s'inquiétant lorsqu'il voyait Louis, entouré de ses clercs gallo-
romains, perdre peu à peu en Aquitaine les habitudes et le carac-
tère de sa famille et de son peuple. Quand on voit en Charlemagne
un esprit si actif, si inventif, si constamment préoccupé d'ap-
prendre, de créer, d'organiser, on ne peut s'empêcher de penser
que s'il a été secondé par des hommes d'un rare mérite, c'est lui
cependant qui a rendu leurs efforts si féconds en les provoquant
et en les coordonnant, c'est lui qui a été le véritable promoteur
et le vrai chef de la renaissance du viii^ et du ix^ siècle, c'est lui
qui a inspiré un grand nombre des œuvres écrites sous son règne
et en particulier les œuvres d'histoire • .
Il ne faut cependant pas exagérer le rôle de Charlemagne ni
diminuer la part qui revient à ses collaborateurs dans cette œuvre
de réforme intellectuelle. La renaissance n'aurait pas pu se pro-
duire, Charlemagne n'aurait pas même pu concevoir tout ce qu'il
a fait pour répandre l'instruction dans son royaume s'il n'avait
pas trouvé en Italie et en Angleterre les maîtres capables de
donner aux études une vigoureuse impulsion. En Italie, soit dans
les monastères de Bobbio ou du Mont-Cassin, soit même dans les
grandes villes du Nord, Aquilée, Milan ou Pavie, les leçons de
1. Un vers d'Alcuin semble iiuliqiier que Charles le poussait à écrire îles
annales :
« Ut praecei)la mihi dederas, dulcissinie donine,
Sic céleri currens calanio diclare libelium
Annalem... »
(Duemmler, Poelae aevi Carolini, 1, 294.)
— 43 —
Boèce et de Cassiodore n'avaient pas été entièrement oubliées,
et Jordanis, Grégoire le Grand, Secundus de Trente, Pierre de
Pise et Paul Diacre, dont nous connaissons le nom ou les œuvres,
nous prouvent que, malgré l'invasion lombarde, le goût pour les
études grammaticales et la tradition du bon style ne s'étaient
pas tout à fait perdus. En Grande-Bretagne, une double influence
avait amené dans l'Eglise anglo-saxonne un remarquable mou-
vement littéraire à la fin du vif siècle. D'un côté, la culture clas-
sique très remarquable du clergé breton et irlandais, qui avait
même conservé la connaissance du grec, devait exercer une cer-
taine action sur les membres de l'Église voisine; de l'autre, les
relations étroites et constantes qui unissaient Rome et l'Église
anglo-saxonne depuis la fin du vi'' siècle furent fécondes pour
celle-ci. Rome envoya dans le Kent des hommes d'une grande
valeur, dont quelques-uns étaient même d'origine orientale et
savaient le grec. C'est ainsi que l'évêque Théodore et l'abbé
Hadrien y créèrent des écoles florissantes. Les Anglo-Saxons,
de leur côté, se rendaient fréquemment en Italie, les archevêques
pour y chercher le pallium, les évêques, les abbés, les moines et
les clercs pour y voir le pape et y toucher les reliques des apôtres
et aussi pour y acheter des livres, des images saintes, des étoffes
précieuses. C'est ainsi que saint Benoît Biscop, abbé de Were-
mouth, était allé cinq fois à Rome et en avait rapporté toute une
bibliothèque. C'est ainsi qu'Alcuin se rendit aussi à Rome avec
son maître Albert,
sophiae deductus amore,
Si quid forte novi librorum seu studiorum
Quod secum ferret, terris reperiret in illis'.
Les deux représentants les plus éminents de ce mouvement litté-
raire anglo-saxon, qui devait trouver dans l'Empire franc son
plein épanouissement, furent, à la fin du vii^ siècle, Aldhelme,
connu surtout comme poète, élève d'abord de l'abbé Hadrien,
puis du couvent deMalmesbury, fondé par un membre de l'Église
celtique, et Bède le Vénérable, historien, poète, chronologiste,
hagiographe et grammairien, qui, dans sa studieuse retraite de
Jarrow, fit du Northumberland , par son enseignement et ses
écrits, le foyer de la vie intellectuelle en Angleterre, foyer qui
devait bientôt rayonner sur le continent.
1. De Sanctis Eboracensis ecdesiae, vv. 1454-1456.
— 44 —
Les innombrables missionnaires qui partirent d'Angleterre
pour évangéliser la Germanie n'étaient pas seulement des mis-
sionnaires de la foi clirétienne, ils étaient aussi des missionnaires
de la civilisation anglo-saxonne, de cette civilisation deux fois
romaine, par l'admiration et l'étude des chefs-d'œuvre antiques
et par l'attachement inviolable au siège de Rome, centre de la
chrétienté catholique. Cliarlemagne avait connu dès son enfance
ces missionnaires anglais. Il avait pu voir saint Boniface; il
avait peut-être eu des Anglais parmi ses maîtres ; il était d'avance
disposé à s'entourer de ces hommes d'un esprit si cultivé et d'un
caractère si énergique, si respectueux envers les puissances laïques
et ecclésiastiques et si habiles organisateurs, qui servirent puis-
samment à cimenter l'union entre les chefs francs et la papauté,
union qui devait avoir pour conséquence la restauration de
l'Empire romain. L'appel d'Alcuin et de ses disciples à la cour
de Charlemagne est un événement qui s'explique tout naturel-
lement par les relations déjà existantes entre les pays francs et
l'Angleterre.
Quant à l'Italie, indépendamment des liens qui l'unissaient à
l'Eglise anglaise, l'influence qu'elle exerça fut le résultat direct
des relations avec la cour de Rome et des guerres de Peppin et
de Charlemagne dans la Péninsule*. Dès 776, nous voyons Char-
lemagne faire une donation au grammairien et théologien Paulin
qu'il éleva en 787 ■- au siège patriarcal d'Aquilée et par qui il
fit écrire un ouvrage théologique en trois livres contre Félix,
évêque d'Urgel. Paulin vint sans doute à la cour de Charles, car
il est mentionné à côté de Pierre de Pise dans une pièce de vers
d'Alcuin de 780^. Le grammairien Pierre de Pise dut être appelé
de très bonne heure à la cour du roi franc, peut-être dès la cam-
pagne de 774 ^ et Charlemagne se mit à apprendre la grammaire
1. Paul I" envoyait à Peppin, entre 758 et 763, un antiphonaire, un respon-
sal, (les manuscrits d'Aristote et de Denys l'Aréopagite, une t^éoniétrie, une
orthographe, une grammaire {Cod. Car., c. 24).
2. Cf. Jatlé, Monmn. Alcuiniana, p. 162.
3. Duemmler, Poetae aevi Carolini, I, 222. — Alcuin s'adresse à ses amis de
Germanie. Dans deux autres pièces (n" XVII et XVIIl), il s'adresse à Arn, Pau-
lin et Alcuin. Ce dernier, dans une lettre à Paulin de 706 {Ep. Karol., IV,
p. 140), appelle Angilbert « lilius communis noster. »
4. Alcuin parle de Pierre en 799 comme d'un homme mort depuis iiuehiue
temi)s et qui aurait enseigné à la cour bien des années aui)aravanl. — Ep. 112 :
« Idem Peirus luil, qui in palalio vestro gramnvaticam docens claruil. » —
M. Monnier suppose sans motifs que Pierre enseignait déjù à la cour de Peppin.
Pierre ctail auprès de riiarleinagne entre 782 et 786, puis(|u'il tenait la )>lun\e
— 45 —
sous sa direction. C'est à la suite de l'expédition de 781 que Paul
Diacre entra en relations avec Charlemagne. L'intimité eut
quelque peine à s'établir, car Paul était un Lombard très attaché
à sa race, mais bien vite il fut séduit par le caractère magnanime
et la haute intelligence du roi, et, soit qu'il résidât à Metz auprès
d'Angilramn, soit qu'il séjournât à la cour même, il entretint
avec Charlemagne des relations où, des deux côtés, l'affection
se mêle à l'admiration. De 782 à 786 il reste dans les pays francs.
Le roi échange avec lui, par la plume de son maître Pierre de
Pise, une correspondance en vers * ; il le charge d'enseigner le grec
aux clercs qui doivent accompagner sa fille Rotrude à Constan-
tinople; il lui fait rédiger des homélies pour l'usage des prêtres
des églises franques. Paul Diacre, malgré les égards et les faveurs
dont il était entouré, reprit bientôt sa liberté et retourna au cou-
vent du Mont-Cassin, où il devait travailler à son histoire des
Lombards ; il laissait comme souvenir de son séjour dans le Nord
les G esta episcoporum Mettensium, dont l'influence sur l'his-
toriographie devait être considérable.
Comme on le voit, dès 787, les trois Italiens qui avaient été
appelés à faire bénéficier la cour franque de leur science gram-
maticale et de leur talent littéraire étaient repartis pour leur
patrie et laissaient le champ libre à ceux qui furent par excel-
lence les maîtres de la renaissance carolingienne, les Anglo-
Saxons, et en particulier au plus illustre d'entre eux, Alcuin.
Il ne faut pas s'imaginer, comme on le fait quelquefois, que la
gloire de cette renaissance doive revenir tout entière à Alcuin.
Nous venons de voir que d'autres maîtres l'avaient précédé, et
lorsqu'il fut invité, en 781, à Parme, par Charlemagne, à venir à
sa cour, il n'y parut pas comme un savant et un lettré isolé parmi
des ignorants et des barbares, mais comme un homme exception-
nellement instruit et distingué au miheu d'hommes déjà instruits
et capables d'apprécier son mérite, parmi lesquels il comptait déjà
des amis. Il y avait plusieurs années que Charlemagne connais-
sait Alcuin. Celui-ci avait passé plusieurs fois par les pays francs
en se rendant à Rome et il avait même reçu une mission spéciale
auprès de Charles de son maître Albert avant 780 ~. Il s'y était
pour lui dans sa joute poétique avec Paul Diacre. Il retourna en Italie et Charles
lui adressa des salutations versifiées (Duemmler, I, 69, 76).
1. Duemmler, I, 48-56.
2. Vita Alcuini, 6 : « Noverat (Carolus) enim eum, quia olim a magistro
suc ad ipsum directus fuerat. » Peut-être en 773 (cf. Jaffé, Ep. Alcuini, note
à la 1. 1). — On serait étonné de l'expression de la Vita Hadriani : « Albinus
— 46 —
fait de nombreux amis et il les cite dans une pièce de vers écrite
vers 779-780 : Riculf, évêque de Cologne, Samuel, abbé d'Ech-
ternach, Paulin, Pierre, Jonas, Raefgot, le chancelier Radon,
LuU, archevêque de Mayence, Bassin, évêque de Spire, Paul,
Fulrad, abbé de Saint-Denis*. — Plusieurs d'entre eux étaient
des Anglo-Saxons qui avaient déjà transporté sur le continent
les doctrines de Bède. LuU en particulier était un élève du fameux
maître anglo-saxon. Tous ces « proceres patres fratres » et ces
« socii fratres » forment déjà une société d'hommes cultivés, qui
répandent autour d'eux l'amour de la grammaire et la poésie,
qui étudient et enseignent Priscien et Phocas et qui connaissent,
attendent et désirent Alcuin. Ils sont établis sur les rives du
Rhin, de la Meuse et de la Moselle, depuis Maëstricht jusqu'à
Spire, et c'est tout un voyage littéraire que nous fait faire Alcuin
dans cette épître en vers, en remontant le cours de ces fleuves.
Non seulement Alcuin arriva dans un milieu déjà éclairé et
épris des bonnes études et du bon langage, mais encore le temps
pendant lequel il enseigna à son tour ne fut peut-être pas aussi
long qu'on le pense d'ordinaire. Une faut pas se le figurer comme
enseignant de 781 à 804 et formant des élèves pendant vingt-
trois ans. Ce n'est guère qu'à partir de 786 que nous constatons
bien sûrement sa présence et son action à la cour franque. Pour
les années qui précèdent, entre les deux campagnes de Charle-
magne de 781 et de 787, on n'a que peu de traces de son séjour
dans le Nord^ Les lettres peu nombreuses qui sont datées de
cette période, par les divers éditeurs, peuvent ou n'avoir pas été
écrites de la cour ou être rapportées à une date plus récente. En
particulier, les deux lettres à Angilbert et au roi d'Italie Peppin
sont probablement d'une époque sensiblement postérieure. On ne
comprend pas bien comment il aurait pu être le maître de Pep-
pin s'il n'avait pas séjourné en Italie entre 781 et 787, et cepen-
dant il lui écrit comme à son fils spirituel '^ Toutefois, il était
certainement à la cour vers 786-787, car il y connut Paulin
deliciosus ipsius régis, » si le texte était contemporain, mais il a été écrit au
temps de la plus grande faveur d' Alcuin.
1. Duemmler, I, 222.
2. Le biographe qui le fait venir en France aussitôt après l'entrevue de Parme
lui fait donner aussitôt les monastères de Saint-Loup de Troyes et de Ferriéres,
où nous ne le voyons qu'après 793. Une lettre d' Alcuin à Cliarlemagne de 799
(éd. JalTé, 112) semble indiquer d'une manière bien nette (juAlcuin ne s'est pas
trouvé à la cour en même ten»i>s que Pierre de Pise, qui a dû la quitter
vers 78C.
3. Cf. ep. G et 77.
— 47 —
avec qui il resta en relations très affectueuses et à qui il écrit
une lettre pleine d'effusion en 787 ^ C'est probablement alors
qu'il eut Angilbert pour élève", mais ce qui est sûr c'est que
l'époque de la grande influence d'Alcuin fut celle qui suivit
immédiatement le départ des Italiens en 786-787. Ce fut alors
sur lui seul que reposa l'enseignement de l'École palatine. Son
enseignement fut bientôt interrompu par la mission religieuse et
politique qu'il remplit en Angleterre de 790 à 793. De 793 à 796,
il séjourna de nouveau à la cour, mais fut très absorbé par les
querelles théologiques de l'adoptianisme. De 796 à 801, nommé
abbé de Saint-Martin de Tours, il partagea son temps entre la
cour et son abbaye, où il passa entièrement les quatre dernières
années de sa vie, de 801 à 804. On voit donc que, même en
admettant qu'Alcuin ait résidé à la cour de Charlemagne dès
782, il n'y aurait pas enseigné plus de douze ans, et encore ne
faut-il pas se figurer cet enseignement comme celui d'une école
régulière, d'une école monastique, par exemple. Il était cons-
tamment interrompu par les affaires politiques, par les cam-
pagnes, par les chasses, par les assemblées; mais, d'un autre
côté, c'était un enseignement qui n'était pas restreint à des heures
prescrites; il se continuait partout, à toutes les heures du jour,
à table comme à la promenade, par la correspondance et par la
conversation. Ce n'est point par les leçons données directement
aux enfants nobles, qui venaient faire leur éducation au palais,
que s'exerçait l'influence d'un maître comme Alcuin, c'est par
les directions et les encouragements qu'il donnait aux hommes
déjà instruits ou aux professeurs de cette jeunesse ; il les rom-
pait aux exercices de dialectique, de métrique, de grammaire,
dans des discussions et des conversations semblables à celles qu'il
nous a conservées et où il se donne pour interlocuteurs Charles
lui-même et son fils Peppin; il excitait, par ses exhortations et
ses exemples, à étudier les bons auteurs, à écrire sur leur
modèle en vers et en prose ; il créait autour de lui un mouve-
ment littéraire, qui se continuait loin de lui et en son absence.
Aussi a-t-on pu, non sans quelque raison, donner au groupe
d'hommes instruits qui entouraient Charlemagne, le nom d'Aca-
1. Ep. 11.
2. Il dit à Paulin, en parlant d' Angilbert, « filius communis noster » (ep. 52),
et il l'appelle dans une lettre à Léon III « filius eruditionis nostrae » (ep. 82).
Pierre de Pise fut aussi un des maîtres d'Angilbert (cf. Ep. Alcuini, 112, et les
vers d'Angilbert, « Petro, dulci doctoque magistro..., » Duemmler, I, 75).
— 48 —
demie palaiine, de préférence au nom à' Ecole palatine^. D'ail-
leurs, si l'influence d'Alcuin à la cour fut grande sur des hommes
tels que Cliarlemagne lui-même, Arn de Sal/.bourg, Ratbod de
Trêves, Leidrad de Lyon, Angilbert, Adalhard, Einhard, elle
fut plus grande encore sur les élèves réguliers des écoles monas-
tiques qui furent sous sa direction. L'Ecole de Ferrières, qui
devait être illustrée par Servat Loup et par Adon, plus tard
évêque de Vienne, avait été créée par Alcuin et son élève Sigulf;
Adalbert et Aldric, formés h Tours, allèrent y enseigner.
A Tours, il eut pour élèves Hatton, Samuel, Raban Maur,
Haimon d'Halberstadt, Aldric, Adalbert de Ferrières et Ama-
laire. C'est par eux surtout que l'influence d'Alcuin devait se
maintenir et se répandre au ix'' siècle.
Publius Albinus Alcuinus, que l'on désigne d'ordinaire par
son nom saxon d'Alcuin (Alliwin = ami du temple) et qui était
plus souvent désigné, par ses contemporains, par son nom latin
d'Albinus^ méritait que son nom brillât au-dessus de tous les
autres et devînt le symbole même de la renaissance carolingienne.
Non seulement il nous apparaît, dans sa correspondance et dans ses
vers, comme l'esprit le plus aimable, le cœur le plus affectueux,
admirablement doué pour exercer sur ses élèves cet ascendant
que les qualités morales unies aux qualités intellectuelles peuvent
seules donner ; maïs il a été au viii* siècle le maître par excel-
lence ; tous ses écrits ont l'enseignement pour but et il n'est pas
un seul des objets de l'enseignement qu'il ait négligé. Il compose
des ouvrages sur la grammaire, l'orthographe, la rhétorique, la
morale, la dialectique, l'arithmétique, la géométrie, l'astrono-
mie, la musique. Dans ses commentaires sur la Bible, dans ses
livres de controverse, dans ses opuscules liturgiques et moraux,
dans son grand recueil d'homélies, partout il se montre le même :
un esprit très cultivé, très clair, très bien ordonné, dépourvu de
toute originalité, qui n'a d'autre pensée que de transmettre dans
toute leur pureté les saines doctrines qu'il a reçues de ses maîtres^
Il est professeur, il est pédagogue dans l'àme; Cliarlemagne
s'adresse à lui aussi bien pour résoudre les difficultés chronolo-
1. Œboke, De Academia Caroli Magni. Aix, 1847.
2. Il l(Miait sans doute ce nom d' Albinus, élève de Théodore et successeur
d'Hadrien comme abbé de Cantorbéry, qui fournit ;\ Bédé de précieux rensei-
gnements pour son Histoire ecclésiastique.
3. Nec ego quid noviter possum nunc pandere vobis,
Sed vêlera, ammoneo, vestrae commendite menti.
(Duemmier, I, 294.) Ces vers sont adressés ;\ Charles.
— 49 —
giques soulevées par les dates de fêtes ecclésiastiques que pour
réfuter les hérésies de Félix d'Urgel, ou pour faire exécuter avec
un soin scrupuleux d'admirables copies des livres saints. A
Tours, il forme une troupe de copistes qu'il dirige et gourmande;
il n'est pas un monastère où il ne compte des amis ou des élèves,
et on le voit fabriquer, avec une inépuisable fécondité, des ins-
criptions en vers pour les églises, les dortoirs, les réfectoires et
les bibliothèques des couvents. Ses disciples remplissent les
sièges épiscopaux et abbatiaux, et le moine de Saint-Gall dit de
lui, à la fin du ix" siècle, que, grâce à son enseignement, les
Gaulois et les Francs peuvent s'égaler aux Romains ou aux
Athéniens (ch. ii).
Il eut cependant, à la fin de sa vie, à une époque où la vieil-
lesse se faisait sentir à lui par de douloureuses infirmités, le cha-
grin d'entrer en lutte avec l'évêque d'Orléans, Théodulf, et d'en-
courir, à cette occasion, les reproches de Charlemagne. Il y avait
peut-être, au fond de cette querelle, une secrète rivalité d'école.
Théodulf était un Goth d'Espagne*, qui, attiré par Charlemagne
à la cour au moment où Alcuin se sentait de plus en plus absorbé
par ses devoirs monastiques, resta indépendant de ce groupe
d'amis où l'on se désignait familièrement par des noms de guerre
empruntés à l'antiquité sacrée ou profane 2. Les Italiens de la
première époque et les Anglo-Saxons avaient entre eux de nom-
breux points de rapprochement, tandis que Théodulf pouvait leur
paraître un intrus. Il fut comblé de faveurs, reçut les abbayes
de Saint-Aignan, de Saint-Mesmin, de Saint-Benoît-sur-Loire,
de Saint -Lifard et d'autres encore avec l'évêché d'Orléans;
en 798, il fut investi, avec Leidrad de Lyon, des fonctions de
missiis dans la Narbonnaise ; il était reçu familièrement à la
cour, et ce prélat magnifique, lettré et ambitieux, beaucoup
plus jeune qu' Alcuin 3, et formé en dehors de son influence, con-
tribua, pour sa part, à faire fleurir les études dans son diocèse et
à rehausser l'éclat des dernières années du règne de Charle-
magne. Alcuin vit-il avec une certaine mélancolie sa place prise
par des hommes plus jeunes que lui et qui ne le valaient pas? il
serait téméraire de l'affirmer ; mais le ton des lettres postérieures
à 801 le ferait soupçonner.
1. Ebert et Hauck ont prouvé qu'il venait d'Espagne.
2. Charles = David. — Alcuin = Flaccus. — Eginharcl = Beseleel. — Angil-
bert = Homerus. — Adalhard = Augustinus. — Riculf = Damaelas, etc.
3. 11 était né vers 760.
HIST. CAROLINGIENNE. 4
— 50 —
Il y eut, comme on le voit, trois périodes dans le mouvement
de renaissance sous Charlemagne. De 773 à 780, la première
place appartient aux Italiens, Paulin d'Aquilée, Pierre de Pise,
Paul Diacre, qui vinrent donner une culture plus raffinée h un
terrain déjà bien préparé par des maîtres anglo-saxons et irlan-
dais. De 780 à 800, c'est le règne d'Alcuin ; il hérite du travail de
ses devanciers et il a la gloire d'être le représentant principal de
la période littéraire la plus brillante du règne de Charlemagne.
Il est entouré d'élèves qui, à leur tour, en formeront d'autres, en
})articulier, Sigulf, custode de l'Eglise d'York, qui l'avait pré-
cédé à Metz {Vita Aie, 5), Witton et Fridugise, qu'il désigne
toujours sous les noms de Candidus et de Nathanael, Osulf, qui,
comme les précédents, était venu d'Angleterre. Ils ont beau quit-
ter le « nid paternel, » comme le leur dit Alcuin (cf. 180), et voler
de leurs propres ailes, c'est toujours la doctrine d'Alcuin qui est
répandue par eux. A ces disciples de la première heure viennent
se joindre les nombreux élèves du palais et ceux de l'Ecole de
Tours. A partir de 800, il n'y a plus d'influence dirigeante.
Théodulf, Angilbert, Einhard, Dungal jouent chacun leur rôle.
La cour n'est plus d'ailleurs ce qu'elle était quand Alcuin y
enseignait les règles orthodoxes de la grammaire et la foi. Les
désordres s'y glissent, au moment même où Charlemagne victo-
rieux va jouir en paix du fruit de ses victoires, et le premier soin
de Louis le Pieux sera de purifier ce palais souillé par tant de
péchés.
Je n'ai pas indiqué dans ce tableau quel avait pu être le rôle
des moines celtes, de ces moines irlandais qui, de l'aveu même
d'Alcuin, avaient fourni les maîtres les plus savants à l'Angle-
terre, à la Gaule et à l'Italie i. Si leurs écoles n'étaient plus aussi
florissantes qu'au vu" siècle, elles n'avaient cependant pas dis-
paru et on y cultivait la science d'une manière plus profonde et
plus désintéressée que partout ailleurs. La manie voyageuse des
Celtes n'était pas non plus calmée- et il y en eut certainement
plus d'un à la cour de Charles ou dans les monastères de son
1. « Vakle inc gavismii fateor, qiiod Doiniiuis Jésus iii hoc ruinoso cadentis
saeculi fino tantos sui santiissimi nomiiiis lamlatoios, et veritatis praediialores,
et sanctae sapionliae soctatores probatur haheic (|uaiUos audio inclylam lliber-
niae insulam us([ue hodie possiilore... Anli(|iio leinporc doctissiuii solebanl
mat^islri ex llilx'iiiia liritaiiniam, Ualliam, Ualiaiii vonire... » (Alcuin, Epistola
ad fratres qui in JJibernia insula per diversa loca Deo inservire videnlur).
2. « Natio Scutturuhi, ([uibus cunsuotudo |)oregrinaiuli juin penc in naturani
conversa est » (Vita S. Galli, II, -i?).
— 51 —
royaume. Nous ne savons pas ce qu'il y a de vrai au fond de
l'anecdote fantaisiste par laquelle s'ouvre le livre du Moine de
Saint-Gall, et d'après laquelle deux Irlandais d'une science
incomparable s'en allaient sur les marchés offrant la sagesse à
qui voulait l'acheter. Charlemagne les aurait fait venir, aurait
gardé l'un d'eux, Clément, auprès de lui et aurait donné à l'autre
l'abbaye de Saint-Augustin de Pavie. — Ce Clément paraît être
celui qui dirigea l'Ecole du palais à l'époque de Louis le Pieux.
Il peut en effet être déjà venu à la cour au temps de Charle-
magne ^ mais il n'y précéda certainement pas Pierre de Pise ni
Alcuin. Peut-être faut-il identifier l'autre Irlandais avec Dungal,
que nous retrouvons en 810 à Saint-Denis, d'où il écrit à Charle-
magne pour lui donner une leçon d'astronomie au sujet de
l'éclipsé de soleil de 810- et à qui l'on attribue les vers d'un cer-
tain Hibernicus exuP. — En 793, Alcuin ramena avec lui un
Irlandais nommé Joseph, qui fut abbé et composa un commen-
taire sur Isaïe et des acrostiches d'une bizarre ingéniosité^. Il y
en eut certainement d'autres encore. Ces Irlandais n'étaient pas
aimés de tous et nous trouvons dans un des poèmes de Théodulf
une virulente invectîve contre un de ces Scoiti"^, qu'Einhard
détestait aussi et qu'on a identifié, sans raison, tantôt avec Clé-
ment, tantôt avec Dungal. — Ces Scotti ont joué certainement
un rôle dans la renaissance carolingienne, surtout peut-être pen-
dant la dernière période que j'ai indiquée plus haut et où il n'y a
plus de maître dirigeant.
Quelque grande qu'ait été l'action de tous ces hommes, elle n'a
pu s'exercer et elle n'a été aussi féconde que grâce à celui qui les
a réunis autour de lui, qui, après avoir docilement écouté leurs
leçons, les a comblés d'honneur et de faveurs, les a mis à la tête de
ses abbayes et de ses villes épiscopales et en a fait les plus utiles
instruments de ses vues politiques. Charlemagne, en mettant sa
puissance au service de ces maîtres éminents et en se servant d'eux
pour civiliser et ordonner son empire, a donné à la renaissance du
viii^ siècle une portée qu'elle n'aurait pas eue sans lui. La renais-
1. Le catalogue des abbés de Fulda {Monum. Germ., SS., XIII, 272) parle de
Clément Le Scot comme enseignant à la même époque qu' Alcuin et Einhard.
2. Jaflfé, Monum. CaroUna, 396.
3. Duemmler, I, 395. — On le retrouve, en eifet, plus tard maître à Pavie
(cf. Duemmler, I, 394). Le géographe Dicuil était peut-être aussi dans l'Empire
franc sous Charlemagne.
4. Duemmler, I, 149 et suiv.
5. Duemmler, I, 487-488.
— 52 —
sance des lettres n'est pas séparée dans son esprit de l'ensemble
de son œuvre gouvernementale. Les termes dans lesquels Théo-
dulf parle à Magnus de Sens de rinflueiice de Charleraagne sur
ceux qui l'entourent ne sont point une banale rhétorique; ils ne
disent rien qui ne soit vrai. « Cliarlemagne exhortait les évêques
à scruter les écritures et à enseigner une saine doctrine, le clergé
tout entier à suivre la discipline, les savants à s'instruire des
choses divines et humaines, les moines à observer les règles, tous
les hommes à rechercher la sainteté ; il enseignait aux grands la
sagesse dans les conseils, aux juges la justice, aux soldats l'art
militaire, aux prélats l'humilité, aux sujets l'obéissance, à tous
la prudence, le courage, la tempérance et la concorde. Il ne ces-
sait de grandir l'Eglise et se montrait aussi admirable dans l'ad-
ministration des affaires civiles que des affaires ecclésiastiques'. »
Ce maître d'un empire presque aussi vaste que celui de Rome,
ce chef d'armée toujours en campagne, cet administrateur tou-
jours occupé de réformer son gouvernement, s'informait soigneu-
sement de toutes les questions liturgiques, s'intéressait aux ques-
tions de chronologie et d'astrologie, gourmandait les évêques qui
négligeaient d'instruire leurs clercs, veillait à la correction des
copies exécutées par ses ordres-. Il y avait bien là l'universelle
curiosité d'un esprit naïf et puissant, mais il y a aussi là une
pensée réfléchie et profonde, la conviction que le développement
des études peut beaucoup pour l'affermissement de son empire.
Ses efforts pour expurger la liturgie, pour améliorer le chant
sacré ou la prédication, pour extirper les hérésies, pour fixer les
fêtes religieuses sont la conséquence naturelle du rôle qu'il donne
à l'Eglise dans l'État et ont la même importance à ses yeux que
1. « Cui hoc seinper familiare est : ut exercent praesules ad sanctaruin scrip-
turaruui iiulagatioiu'iu et saïuim sobriauuiue doctiiiiam, oiuuem cleruiu ad disci-
plinam, philosojdios ad rei'um diviaaiuin luiinanaruiiKiue cogniliononi, mona-
chos ad religionein, oinnes generaliter ad sanclilateiii ; primates ad eonsilium,
judices ad justitiam, luilites ad arniormu experieiitiam, praelalos ad huinilila-
leiii, subditos ad obedieiitiain, oiniies generaliter ad prudeiitiam, justitiam, l'or-
litudinem, temperauliam atiiue coucordiam... 111e vir optimus sanctae ecclesiae
fastigium adcumulare non cessât et admirabilis in rerum ecclesiasticannu sive
civilium admiiiistralione... » (Jalle, Monum, Carolina, 414).
2. « Qui sternit per bella truces fortissiuius héros,
Uex Carolus nulli cordis lulgore secundus,
Non |)assus sentes mendaruiu serpere libris,
En bene correxit studio sublimis in omni. »
Vers du scribe Wiuidharius, cités par Watteubach, Beulschlands Geschichlsquel-
len, 4" éd., 1, p. 127, d'après le lus. de Vienne 743.
— sa-
la création d'évêchés nouveaux qui sont entre les mains d'hommes
instruits et capables des centres de civilisation et de gouverne-
ment. Nous avons vu qu'il n'y avait rien d'étroit dans ses goûts;
que son culte pour l'antiquité ou les lettres sacrées s'alliait avec
l'amour de sa langue et des chants nationaux de la race franque;
de même il savait apprécier les beaux marbres d'Italie et en fai-
sait venir de Ravenne et de Rome pour son église d'Aix-la-Cha-
pelle et n'en restait pas moins attaché au costume et aux cou-
tumes germaniques. Il s'occupait de relever l'Ecole de Pavie
comme de favoriser les écoles franques. Habitué à ne pas perdre
une minute de sa journée, il s'exerçait à écrire pendant ses
insomnies, comme il rendait des jugements tout en s'habillant, et
le temps de ses repas était encore consacré à l'instruction. Tan-
tôt on lui faisait quelque récitation, peut-être de ces chants ger-
maniques qu'il avait fait recueillir; tantôt on lui lisait soit une
œuvre pieuse comme la Cité de Dieu, soit un historien de l'anti-
quité ; d'autres fois les convives se livraient à des joutes d'esprit,
se posaient des énigmes et échangeaient des vers. Sans doute
Charlemagne était imbu de l'esprit théologique et scolastique de
ses maîtres italiens et anglais, et pourtant en se mêlant avec tant
d'ardeur à ce mouvement de renaissance littéraire, en y asso-
ciant les hommes de sa cour, ses fils et aussi ses filles, ces belles
et hardies cavalières, dont parle Einhard, ces « colombes couron-
nées » qui venaient voleter aux fenêtres de Fridugise, au grand
désespoir d'Alcuin*, il y fit entrer un peu d'esprit laïque et pro-
fane qui vivifia la littérature nouvelle. Grâce à lui, la littéra-
ture carolingienne ne fut pas seulement une littérature d'église
et une littérature d'école, ce fut aussi une littérature de cour.
C'est à cette influence que nous devons tant de poèmes où la cour
et la vie de cour sont peintes en couleurs si vives, les essais de
poésie épique d'Angilbert et d'Ermold, le développement si rapide
de l'histoire, les biographies imitées de l'antiquité. C'est lui qui
a mis la plume aux mains des laïques, d'Einhard, d'Angilbert et
de Nithard.
Ce double caractère de littérature d'école et de littérature de
cour ne doit cependant pas nous faire méconnaître le rôle de
l'Eglise dans la renaissance carolingienne, rôle qui reste, malgré
tout, prédominant. Si, à l'époque de Charlemagne et de Louis le
Pieux, un élément laïque se mêle à l'élément ecclésiastique, la
1. « Non veniant coronatae columbae ad fenestras tuas, quae volant per
caméras palatii » (Alcuin, ep. 296, ad Nathanaelem) .
— 54 —
littérature garde néanmoins un caractère profondément reli-
gieux. Elle ne sort des églises et des monastères que pour y ren-
trer aussitôt. Si Angilbert resta toute sa vie un abbé de cour,
Eiuhard fut un fondateur de monastères, un pieux chercheur de
reliques et passa ses dernières années dans une retraite vouée à
la contemplation dévote. Après Nithard, nous ne trouverons plus
d'écrivain laïque à l'époque carolingienne. Tous les maîtres de la
renaissance du viif siècle ont été des hommes d'église. Si nous
ne le savons pas pour Pierre de Pise, nous en sommes certains
pour Paulin, pour Paul Diacre, pour Alcuin, pour Théodulf. Les
préoccupations religieuses et même théologiques tiennent la pre-
mière place dans les esprits et Charlemagne est constamment
occupé, non seulement à régler les questions liturgiques, mais
même à juger les questions de dogme. L'affaire de l'adoptia-
nisme lui semblait certainement aussi grave que la guerre de
Saxe. L'Ecole du palais devait retentir aussi souvent de que-
relles théologiques que de discussions grammaticales et elle était
en relations étroites avec la chapelle royale. En dehors de l'École
du palais, d'ailleurs, il n'y a que des écoles épiscopales ou des
écoles monastiques, et c'est par elles, quand l'Ecole du palais
sera annihilée comme la royauté carolingienne elle-même, que
l'œuvre de la renaissance carolingienne sera en partie sauvée,
que sa tradition se maintiendra, sinon sans affaiblissement, du
moins sans interruption, et que se préparera la renaissance du
XII* siècle d'où sortira l'Université de Paris. Charlemagne, que
la légende représente comme le fondateur de l'Université de
Paris, n'a donc contribué à sa naissance que d'une manière très
indirecte*. Il y a contribué cependant, car c'est lui qui a trans-
formé l'Eglise en une grande institution d'enseignement, qui a
multiplié les écoles dans tout son empire, quia créé entre l'Ecole
et l'Eglise cette étroite solidarité que la fondation des Universités
fortifia d'abord et n'ébranla ensuite que d'une manière indirecte
et très lente.
De bonne heure Charlemagne a considéré comme un des pre-
miers devoirs des évêques de veiller à l'instruction de leur clergé.
Nous avons une lettre de lui adressée probablement à Lull, arche-
vêque de Mayence et où il lui reproche de négliger ce soin*.
1. Viiiccnl (le Hi-amais, Spec. liisL, \.\lll, 173.
1. Colle loUrc iio (loniie ni le iioiii tlu roi (|iii ItHiit ni le nom decoUii à qui
elle est adressée. Mais, «■ouiine M. Jall'é le l'ail reuian|uer {Monum. Cuiolina,
360), les idées exprimées dans ceUe lettre déeèleiit son auteur et rarrlu'vé(|ue
disciple de sainl lloniface ne peut être que Lull, (|ui mourut en 786.
— 55 —
« Je m'étonne beaucoup, lui dit-il, que toi qui t'occupes si acti-
vement de conquérir avec l'aide de Dieu les âmes des fidèles, tu
ne t'inquiètes nullement d'instruire ton propre clergé dans les
lettres. Tu vois de tous côtés les cœurs de tes subordonnés plon-
gés dans les ténèbres de l'ignorance, et, lorsque tu pourrais les
inonder de la lumière de la science, tu les laisses croupir dans
l'ombre de leur aveuglement. »
Ce n'était, en effet, que sur le clergé qu'il pouvait compter
pour répandre l'instruction. Aussi le voyons-nous, au moment
même où l'influence d'Alcuin était à son apogée, faire appel à
tous les évêques pour qu'ils fassent de leurs églises et de leurs
monastères des centres d'étude et de travail intellectuel. Les
évêchés et les monastères, dit-il dans cette circulaire célèbre qui
nous a été conservée par l'exemplaire adressé à Baugolf, abbé de
Fulda, indépendamment de leurs fonctions religieuses, « doivent
encore s'occuper de l'enseignement des lettres pour ceux qui
peuvent apprendre : ..< Etiam in litterarum meditationibus eis
« qui, douante Domino, discere possunt, secundum uniuscujusque
« capacitatem docendi studium debeant impendere. » Les raisons
qu'il en donne sont d'ordre tout religieux. Il veut qu'on plaise à
Dieu, non seulement en vivant bien, mais aussi en parlant cor-
rectement, car il est dit : « Aut ex verbis tuis justificaberis, aut
ex verbis tuis condemnaberis. » Il faut donc savoir prier et par-
ler des choses religieuses en termes corrects, et, de plus, on ne
peut bien comprendre les saintes Ecritures sans connaître à fond
les formes grammaticales ; on en saisira d'autant mieux l'esprit
qu'on aura été mieux instruit dans les belles-lettres. 11 recom-
mande donc de choisir pour donner l'instruction des hommes
capables d'apprendre et désireux d'enseigner. Il faut que les
clercs et les moines sachent instruire dans la lecture des livres
saints et le chant des cantiques *. Peu après l'envoi de cette cir-
1. M. Boretius, Gapitularia regum francorutn, p. 79, place cette circulaire
à une époque indéterminée entre 786 et 800. Mais il est vraisemblable que cette
circulaire doit être à peu près du même temps que VAdmonUio generalis, doit
l'avoir accompagnée ou bien précédée de peu. La lettre relative à l'homiliaire
de Paul Diacre serait aussi de la même époque et ces trois actes sont, en effet,
inspirés par la même pensée. — D'après un passage de la Chronique d'Adémar
de Chabannes, qui semble d'après sa forme emprunté à des Annales anciennes,
c'est en 787 que Charles aurait commencé à travailler au progrès des études
avec les maîtres de grammaire et d'arithmétique qu'il avait ramenés de Rome :
« Et d. rex Karolus a. 787 iterum a Roma artis grammaticae et comi)utatoriae
magistros secum adduxit in Franciam et ubique studium litterarum expandere
jussit. » Si l'on accorde à ce texte une valeur quelconque, ou doit le rapporter
à ce ([ue Charlemagne lit à ce moment pour les écoles.
— sé-
culaire, Charles adressait h tous ses sujets, laïques, moines, clercs
et êvêques, une exhortation générale [Achnonitio generalis)
qu'il avait délibérée avec ses conseillers laïques et ecclésiastiques
et où il prescrivait à chacun ses devoirs. Parmi les recomman-
dations faites aux évoques se trouve (c. 72) celle d'attirer à eux
non seulement les enfants de condition servile, mais même les
fils des hommes libres, d'organiser dans les églises cathédrales et
dans les monastères des écoles pour enseigner aux enfants à lire,
à chanter, à compter, enfin de veiller à ce que les psautiers, les
livres de musique, d'arithmétique et de grammaire fussent d'une
parfaite correction. C'est vers le même temps, un peu plus tard
peut-être, qu'il adressa à tous les clercs l'homiliaire de Paul
Diacre', dans des termes qui montrent bien que les soins donnés
à l'instruction des clercs étaient rattachés dans son esprit au pro-
grès général des lettres : « Comme nous avons souci d'amélio-
rer sans cesse l'état de nos églises, nous nous efforçons de rele-
ver par des soins incessants les études littéraires presque oubliées
par la négligence de nos devanciers et nous encourageons, par
notre exemple, tous ceux que nous pouvons à se consacrer aux
arts libéraux. » Ce n'était pas à tort, on le voit, que Godescalc,
en écrivant pour Charlemagne le magnifique évangéliaire que
nous possédons encore-, le qualifiait de « providus ac sapiens,
studiosus in arte librorum. »
La prévoyance de Charlemagne porta rapidement des fruits.
Peu d'années après que le clergé avait été exhorté à faire de
l'enseignement une de ses premières préoccupations, l'habitude
d'envoyer les enfants à l'école était si bien entrée dans les mœurs
qu'en 803 un évêque, en dressant une liste de questions pour
l'examen des prêtres, des chanoines, des abbés et des laïques de
son diocèse, la terminait par cette recommandation : « Que cha-
cun envoie son fils à l'école et qu'il y reste scrupuleusement jus-
qu'à ce qu'il soit complètement instruit^. » En 813, Leidrad,
1. Boretius, I, 80, fiiit rciaaniuor (|uc, dapros les vers (|ue Paul envoya avec
son hoiniliaire à Cliarleinagne, il l'acheva an Mont-Cassin et non dans l'Empire
franc, par conséciuenl après TSC) (cf. Dueniinler, Poetae aevi Carolini, 1, t>8).
Le travail de correction des manuscrits entrepris sous la direction d'Alcuin était
déjà avancé lorsque Cliarlemaj;ne fit distribuer 1 homiliaire de Paul Diacre. 11
le dit dans sa circulaire : « lam |tridem universos... libres, librariorum iinpe-
ritia depravatos... correxiinus. »
2. A la Hihliolhè(|ue nationale de Paris.
3. Ilorelius, 1, 235 : « VI unus(|uis(|ue tilium suum lifteras ad di.scendum
miltat, et ibi cum omni sollicitudine permaneat usque dum bene instructus
|iervenial. » .M. Hi'idin^er, M. IChcrl vfulenl voir là les ori;;ines de l'instruction
— 57 —
archevêque de Lyon, rendait compte à Charlemagne de la
manière dont il avait appliqué ses prescriptions dans son diocèse
et lui montrait les écoles de chantres, les écoles de lecteurs, les
écoles de scribes en pleine activité. Leidrad rappelle que l'exemple
vient du palais lui-même « secundum ritum sacri palatii. » Théo-
dulf, dans son Capitulaire adressé aux prêtres du diocèse d'Or-
léans (c. 20), leur prescrit de tenir des écoles dans les hameaux
et les bourgs et d'y recevoir tous les enfants de leurs fidèles' pour
les instruire gratuitement. Les conciles joignent leur voix à celle
de Charlemagne pour provoquer la création des écoles comme
nous le voyons parle concile de Chalon-sur-Saône en 813^ Plus
tard le concile de Paris de 829 demande même la création de
trois grandes écoles publiques qui eussent été sans doute comme
le renouvellement des anciennes écoles gallo-romaines ou plutôt
encore comme des premiers essais d'universités 3.
Dans toutes les parties de l'Empire on voit naître des écoles
qui se multiplient encore pendant le ix® siècle. Les villes épisco-
pales d'Utrecht, de Mayence, de Salzbourg, de Metz, de Verdun,
de Lyon, de Reims, de Sens, d'Auxerre, d'Orléans, du Mans, de
Pavie, de Vérone deviennent des foyers d'étude; les écoles
monastiques de Tours, de Fleury-sur-Loire, de Saint-Denis, de
Saint-Germain d'Auxerre, d'Aniane, de Saint-Mihiel, dePrïim,
de Corbie, de Saint-Riquier, de Saint-Bertin, de Saint-Wan-
drille, de Saint-Amand, de Fulda, de Hersfeld, de Corvei, de
Reichenau, de Saint-Gall exercent peut-être une action encore
plus puissante, car on y est mieux protégé contre les bruits du
monde, on y trouve des maîtres qui peuvent se donner plus
entièrement à l'étude et à l'enseignement. Tel ce Ratpert de
primaire obligatoire. M. Boretius a fait remarquer avec raison que la série de
questions à la suite desc[uelles se trouve cette recommandation n'est pas un
capitulaire royal, mais une œuvre toute privée. Il n'en ressort pas moins clai-
rement que l'habitude d'envoyer les enfants à l'école était devenue très générale.
1. « Presbyteri per villas et vicos scholas habeant, et si quilibet fidelium
suos par^^llos ad discendas literas eis commendare vult, eos suscipere et
docere non renuant... Cum ergo eos docent, nihil ab eis pretii pro hac re exi-
gant nec aliquid ab eis accipiant, excepto quod eis parentes caritatis studio sua
voluntate obtulerint. »
2. « Oportet etiam ut, sicut d. imp. Carolus... praecepit, scholas constituant,
in quibus... taies erudiantur... qui condiraentum plebis esse valeant » (c. 3).
3. « Suggerimus ut, morem paternum setiuentes, saltem in tribus congruen-
tissimis imperii vestri locis scholae publicae ex vestra auctoritate liant, ut
labor patris vestri et vestcr per incuriam, quod absit, labefactando non pereat w
(c. 12).
— 58 —
Saint-Gall qui oubliait dans le travail l'heure des messes et des
prières et prétendait que la meilleure manière de dire la messe
était d'enseigner aux autres à la célébrer. C'est surtout par ces
écoles monastiques que la tradition d'Alcuin se perpétua d'Alcuin
k Raban Maur et à Haimon d' Alberstadt, de Raban à Servat Loup,
de Servat Loup et d'Haimon à Héric d'Auxerre, de Héric à liemi
d'Auxerre et à Hucbald le Chauve, et de ceux-ci aux écoles de
Belgique, de Reims, de Bourgogne et de Paris. Sans doute ce ne
sera pas sans difficultés que les écoles se maintiendront pendant
les guerres civiles du milieu du ix" siècle et surtout pendant les
invasions et l'anarchie de la fin du ix" siècle et de tout le x"; on
ne retrouvera plus alors cette connaissance solide de l'antiquité,
cette habileté dans la métrique, ce purisme grammatical qui dis-
tinguent les élèves directs d'Alcuin, mais l'œuvre de Charle-
magne et des maîtres qui l'ont inspiré et aidé a jeté des racines
trop profondes pour pouvoir être extirpées. Dès que le calme se
rétablit, que le ciel se montre plus clément, elles donnent nais-
sance à de vigoureux rejetons. Si les lettres cessent, par suite du
malheur des temps, d'être cultivées sur un point, elles refleu-
rissent sur un autre. C'est ainsi qu'au x* siècle, sous le pouvoir
tutélaire des Otton, l'Allemagne voit une renaissance qui rap-
pelle les temps de Charlemagne, et l'école de Reims, sous la direc-
tion de Gerbert, fait de la France un pays de lumières ^ Au
XI® siècle, les écoles de Normandie, de Bourgogne, de l'Orléa-
nais, de la Touraine, de l'Anjou voient se produire un mouve-
ment littéraire et philosophique qui a son complet épanouissement
au xii" siècle. Les efforts de Charlemagne ne devaient donc pas
être perdus, et si l'édifice politique qu'il avait créé et restauré
était voué à la ruine, le mouvement intellectuel qu'il avait favo-
risé de sa toute-puissante protection devait, non sans vicissi-
tudes, continuer après lui malgré tous les obstacles, et produire
dans l'avenir une renaissance bien plus belle encore que celle du
viii" siècle. Walafrid Strabon avait raison lorsqu'il disait dans
son langage expressif et intraduisible : « Regni a Deo sibi com-
misi nebulosam et ut ita dicam pêne caecam latitudinem totius
scientiae nova irradiatione et huic barbariei ante partim incog-
nita luminosam reddidit'^ » et, lorsqu'il s'affligeait de voir la
lumière de la science se faire rare-', la décadence qu'il constatait
l. « ïola Gallia, atsi liHoriia ardciilc, vil>ial>iiii(la rcl'iilsil « (Uichcr, lll, -13).
'2. Prologus ad Einhardi Vilam h'aroti.
3. « Holaht'iilihiis in coiiliaria sliidiis. liiiiuMi sapieiiliai' rarescil in pluii-
niis M (Ibiil.j.
— 59 —
n'était que superficielle et passagère. Cet amour de la science
dont étaient animés le roi des Francs et les savants qu'il attirait
auprès de lui^ ne devait plus s'éteindre en Occident.
Quelle était l'instruction donnée dans les écoles carolingiennes?
Quelles étaient les études que la renaissance du viif siècle a re-
mises en honneur? Quels aliments fournissaient les maîtres de cette
renaissance aux esprits avides de s'instruire qui venaient leur
demander la science? L'ouvrage de Cassiodore, Institutiones
divinarum et saecularium lectionum, qui fut un des manuels
de ce temps, peut en donner une assez juste idée : en premier lieu
les sciences divines, en second lieu les sciences humaines résumées
dans les sept arts libéraux tels que Martianus Capella lésa expo-
sés au second livre de ses Noces de Mercure et de la Phi-
lologie.
Nous avons déjà montré que la religion et le culte ont tenu la
première place dans les préoccupations de Charlemagne et de son
entourage. Il semblerait même qu'en cherchant à développer
l'instruction ils n'ont eu en vue que la gloire de Dieu et la
dignité de son culte. Le caractère religieux, liturgique et théo-
logique de la renaissance carolingienne, non seulement ne s'ef-
faça pas, mais s'accentua sous l'influence exercée par Alcuin
dans l'école de Tours et par les élèves qu'il y forma. — Il est
vrai que les sciences sacrées comprenaient bien des choses, et,
par plus d'un côté, se rattachaient aux sciences profanes du tri-
vium et du quatrivium. Il n'y avait pas de séparation, comme
nous l'avons dit, entre l'Eglise et l'Ecole,
Au premier rang, parmi les sciences qu'on entreprit de réfor-
mer, se plaçait le chant sacré. C'était sous Peppin que cette
réforme avait commencé. Cliarlemagne la continua^ en faisant
adopter partout le chant grégorien. Ce n'était pas seulement une
réforme liturgique, c'était aussi une réforme musicale qui se rat-
tachait à une des quatre sciences du quatrivium. Alcuin écrit un
opuscule de Musica, et, dans son Admonitio generalis, Charles
1. « Omnium regum avidissimus sapientes diligenter inquirere, et, ut omni
cum deloctatione philosopharentur, excolere » (Ibid.).
2. Admonitio generalis, 989, c. 80 : « Ut cantum Romanum pleniter discant,
et ordinabiliter per nocturnale vel gradale offîcium peragatur, secundum quod
b. momoriae genitor noster Pippinus decertavit ut (ieret. » Cf. Cap. de exami-
nandis ecclesiasticis, 802, c. 2. — Ckron. Moissac. — Ademar Cab. — Vila
Greg. M. a Joanne diacono. — Voy. aussi la circulaire relative à l'homiliaire
de Paul Diacre : « Pippinus... qui totas Galliarum ecclesias Romanae tradi-
lionis suo studio cantibus decoravit » (Jafié, Monum. Carolina, p. 373).
— 60 —
recommande l'étude de la nnisique. On établit de nombreuses
svholae cantorum. Cette réforme du chant est étroitement unie
à celle de la liturgie tout entière, car le but de Charles est d'éta-
blir, comme l'a voulu aussi son frère, « Unanimitatem apostolicae
sedis et Sanctae ecclesiae Dei pacificam concordiam*. » Alcuin
écrit un missel selon le rite romain qui de tout temps a régné
dans l'Eglise anglo-saxonne. C'est au ix" siècle que les questions
liturgiques exerceront surtout la plume des lettrés^, mais dès le
VIII* on étudie dans un intérêt surtout liturgique les questions
d'astronomie et de chronologie qui sont essentielles pour la fixa-
tion des fêtes religieuses.
C'est aussi l'importance extrême attachée aux formes et aux
formules liturgiques, au texte exact des livres sacrés qui poussa
Charlemagne et Alcuin à attacher tant de prix à l'art des scribes.
De là ces beaux manuscrits composés à la demande de Charles
ou à son intention , de là ces écoles de scribes fondées dans
divers monastères, en particulier à Tours, et qui nous ont laissé
tant de preuves de leur habileté. C'est à ces scribes que nous
devons la belle écriture dite minuscule carolingienne qui procède
directement de l'écriture anglo-saxonne^.
Pour être bon scribe il ne faut pas seulement être habile à tenir
le roseau et le pinceau, il faut encore être assez instruit pour
corriger les fautes des manuscrits qu'on copie. Aussi les trois
sciences du trivium, grammaire, dialectique et rhétorique, mais
surtout la grammaire, seront-elles étudiées avec zèle dans les
écoles ecclésiastiques. Cette étude de la grammaire amène un
rapide progrès dans le style des écrivains du viif siècle; ils
deviennent bientôt capables d'imiter avec intelligence les modèles
de l'antiquité. Les maîtres austères, conmie Alcuin, éprouvaient
bien certains scrupules à recommander la lecture des auteurs
païens et surtout des poètes ; il réprouve même les mensonges de
Virgile^ et il adresse d'afifectueux reproches à Ricbod, arche-
1. Admonitio, c. 80.
2. Raban Maur, De clericontm instUulione. De piierorum oblatione. De
astronomia. Liber de computo. — Tlicoilulfiis, De online baptismi. — Florus,
De exposUione missae. — W'alafrid Slrabo, De ecclesiasi. rerum exordiis et
incrementis. — Dungal, De duplici solis eclipsi. — WandallKTlus, Horologium.
Liber de computo. — Helpcricus, Liber de computo, etc., etc.
3. Voy. l'étude de M. Léopold Dolisle sur l'Ecole de scribes de saint Martin
de Tours.
4. Lettre 243 à Guiuhade : « Virgiliacis mendaciis. » — Vita Alcuini, c. 10 :
« Le};f'rat isdeiu vir Doniini lil)ros juvenis aiili(iiimiiiii |diiloso|du)niiu Virgilii-
— 6^ —
vêque de Trêves, qui l'oubliait par amour pour Virgile*. Mais
l'étude de la grammaire ne pouvait se séparer de l'étude des
auteurs anciens qui lui fournissent pour ainsi dire sa substance
et dont les textes remplissent comme exemples les pages de Pho-
cas, de Donat et de Priscien. Alcuin lui-même reconnaît dans sa
lettre aux moines irlandais que l'étude des lettres profanes est
nécessaire pour s'élever à la connaissance de la vérité évangé-
lique^ On ne peut négliger en effet ni l'étude de la dialectique, qui
permet de mieux raisonner sur les choses divines et d'interpréter
l'Écriture avec plus de profondeur, ni la rhétorique et la métrique,
qui nous enseignent à louer Dieu en prose et en vers en termes
dignes de lui. L'histoire aussi trouvait sa place et une place
d'honneur dans les études, soit sous la forme des Chroniques uni-
verselles oii tous les événements étaient rattachés aux grands
faits de la Révélation, création, déluge, Incarnation, Passion, soit
sous forme d'histoires religieuses. — Les auteurs qui servaient de
modèles et de guides aux maîtres du viii^ siècle les autorisaient
par leur exemple à mêler les études profanes aux études sacrées.
Bède, « ce maître très illustre dont l'exemple servait à éveiller les
esprits endormis^ » n'avait-il pas écrit un traité de métrique, un
traité de cosmographie, une chronique des six âges du monde,
un traité de chronologie, une histoire des Anglo-Saxons, sans
parler de ses ouvrages de théologie et d'hagiographie? Isidore de
Séville et Cassiodore n'étaient-ils pas grammairiens, astronomes,
historiens? Enfin Boèce, le maître de tous ces maîtres, la source
où tous vinrent puiser la science, ne leur avait-il pas enseigné
la musique, l'arithmétique, la géométrie, la poésie, fait connaître
Aristote et Porphyre, et enfin, dans son De consolatione, donné
l'essence même de la philosophie antique? Boèce est un sage du
paganisme déguisé en Père de l'Eglise. Il fait accepter par les
que mendacia, quae nolebat jam ipse nec audire neque discipulos suos légère :
« Sufficiuiit, inquieus, divini poetae vobis, nec egetis luxuriosa serinonis Virgilii
« vos poUui facundia. »
1. Ep. 216.
2. « Nec tamen saecularium litteraruin contempnenda est scientia, sed quasi
quoddam fundamentum tenerae infantium aetatis tiadenda est graïamatica,
aliaeque philosophicae subtilitatis disciplinae, quatenus quibusdam sapientiae
gradibus ad altissimum evangelicae perfectionis culiuen ascendere valeant »
{ep. 217 de l'éd. Jaffé, Monum. Alcuinlana; 225 de led. Froben). Alcuin, d'ail-
leurs, en écrivant à Angilbert pour le prier de lui rapporter des reliques de
Rome, cite \Art d'aimer d'Ovide [ep. 54 de l'éd. Jaffé).
3. « Recogitate nobilissimum nostri temporis magistrura Bedam... lUius
exeuiplo doruiientes excitate animos » {ep. 27).
— 62 —
hommes du moyen âge les enseignements de la philosopliie comme
une préparation et un complément h la Révélation. En même
temps, Orose leur enseigne l'histoire profane en cherchant à mon-
trer de combien de maux l'humanité avait été affligée avant
d'être devenue chrétienne.
Alcuin nous a lui-même tracé le programme de l'enseigne-
ment donné dans les écoles anglo-saxonnes et par con.séquent
dans les écoles carolingiennes, lorsqu'il nous dit quelles étaient
les leçons de son maître ^Elbert : grammaire, rhétorique, juris-
prudence, poésie et musique, astronomie, histoire naturelle,
arithmétique, chronologie, explication de l'Ecriture*. Alcuin
dresse aussi la liste des principaux livres réunis par ^Elbert et
qu'il lui avait laissés en mourant : saint Jérôme, saint Hilaire,
saint Ambroise, saint Augustin, saint Athanase, Orose, saint
Grégoire le Grand, saint Léon, saint Basile, Fulgence, Cassio-
dore, saint Jean Chrjsostome, Althelme, Bède, Victorius,
Boèce, Trogue Pompée, Pline, Aristote, Cicéron, Sedulius,
Juvencus, Avitus, Clément, Prosper, Paulin de Noie, Arator,
Fortunat, Lactance, Virgile, Stace, Lucain, Probus et Phocas,
Donat et Priscien, Servius, Euticius', Pompeius^, Comminien''
et d'autres encore « qu'il serait trop long de nommera »
Quelle a été l'influence de ces études sur le développement de
1. « His dans grammaticae ralionis gnaviter artes,
mis rhetoricae inlundcns refluamina liiiguae;
Illos juridica curavit cote polire,
lUos Aonio dociiit concinnerc cantu,
Caslalida instiluens aliis resonare cicuta
Et juga Paniassi lyricis percurrere plantis.
Ast alios fecit praefatus nosse magister
Harmoniam coeli, solis lunaeque labores,
Quinque poli zonas, errantia sidéra sejjtem,
Astrorum leges, ortus siniul at<[ue recessus,
Aerios motus pelagi terraequo treniorem,
Naturas hominum, pecudum, volucrumque ferarum,
Divcrsas numeri species variasque figuras,
Paschalique dédit soleinnia certa recursu,
Maxime Scripturae pandens niysteria sacrae,
Nain rudis cl veteris legis i)atefecit abyssum. »
{Versus de SS. Eboraceiisis ecclesiae, vv. 1433-1 US.)
2. Est-ce Eutychès, auteur de VArs de Verbo (^ïeullVl, lUs(. de la litl. laline,
trad. fr., 111, 303)?
3. Qui est ce ronii)eius?
4. 11 s'agit probablement d'un ms. de Charisius (|ui copia Comminien et a été
souvent confondu avec lui (TeuHel, III, 150).
5. Versus de Sanctis Eboracensis ecclesiae, vv. 1140-1161.
— 63 —
l'historiographie? Il a été plus grand qu'on ne se l'imaginerait k
première vue. Si importante, en effet, qu'ait été l'action des causes
extérieures, des événements historiques eux-mêmes et des grands
hommes dont on a raconté l'œuvre et la vie, c'est la renaissance
des études qui a formé des esprits capables de "concevoir des
œuvres historiques nouvelles et qui leur a enseigné à exprimer
leurs idées dans une langue correcte et expressive. Prenons un
à un les divers genres de littérature historique qui ont été culti-
vés à l'époque carolingienne, nous reconnaîtrons partout la trace
des maîtres que l'Angleterre et l'Italie ont donnés à l'empire
franc. La composition des Annales a évidemment pour principale
cause les circonstances historiques elles-mêmes, mais on ne doit
pas oublier que les tables de Pâques sur lesquelles elles ont tout
d'abord été écrites venaient d'Angleterre, et probablement aussi
les premiers modèles d'annales ' , que c'est en 787-788, au moment
où l'École du Palais prend avec Alcuin sa plus grande activité,
que sont rédigées les premières Annales royales, enfin que ces
Annales, écrites dans une langue d'abord rude et incorrecte, puis
de plus en plus soignée et élégante, ont été ensuite remaniées d'un
bout à l'autre pour répondre à des besoins littéraires nouveaux.
L'Histoire universelle de Fréculf de Lisieux est un livre d'ensei-
gnement historique qui résume tout ce qu'on apprenait dans les
écoles d'alors sur l'histoire sacrée et profane; celle d'Adon de
Vienne est une imitation des chroniques de Bède et d'Isidore.
Les histoires de Nithard, les biographies de Charlemagne et de
Louis le Pieux sont directement inspirées par l'étude de Salluste
et de Suétone. C'est Paul Diacre, nous l'avons dit, qui donne le
premier modèle d'une histoire épiscopale, et si de nombreuses
histoires épiscopales et monastiques ont été composées à l'imita-
tion des G esta episcoporum Mettensium , elles l'ont été préci-
sément dans les églises et dans les monastères où avaient pros-
péré les écoles créées par Charlemagne. L'hagiographie, qui ne
produit plus autant d'œuvres originales qu'aux siècles précédents,
devient pour Alcuin et ses élèves l'objet d'un travail de remanie-
ment. Ils récrivent en entier des vies de l'époque précédente pour
les mettre en meilleur style et en tirer des enseignements reli-
gieux plus développés. Nous regrettons aujourd'hui un travail
dont le mérite ne nous touche guère et qui a été cause de la perte
des œuvres originales, bien plus instructives et plus expressives
l. Les Annales Cambriae paraissent contenir les plus anciens fragmenta
d'Annales connus.
— 64 —
dans leur barbarie pittoresque que la phraséologie des rema-
nieurs ; mais on doit à ces efforts littéraires quelques vies de saints
contemporaines ' , qui , par leur étendue, la richesse de leur contenu
liistorique et leur forme soignée, l'emportent de beaucoup sur les
œuvres hagiographiques antérieures. Si l'on n'y retrouve pas
le doux parfum de piété mystique et de tendresse qui fait le charme
de l'hagiographie de la décadence romaine, elles ont le mérite
d'être écrites à un point de vue plus large, moins étranger aux
passions du monde, à la vie du siècle. L'Eglise tient une telle
place dans la société que l'hagiographie perd de plus en plus son
caractère étroitement religieux et édifiant pour se confondre avec
la littérature biographique en général. Ce que nous disons des
histoires épiscopales ou monastiques et des vies de saints peut
s'appliquer aussi aux recueils de miracles qui tiennent le milieu
entre les deux genres d'ouvrages. Ils deviennent une sorte d'his-
toire du sanctuaire où sont conservées les reliques miraculeuses,
et le récit des événements politiques y tient une place assez large.
Nous faisons aussi rentrer dans l'historiographie quelques
poèmes narratifs et épiques de l'époque carolingienne. Ces poèmes
sont le fruit le plus certain des leçons de Pierre de Pise, de Paul
Diacre, d'Alcuin, de Théodulf. Au point de vue littéraire, ils ne
peuvent pas être étudiés séparément des nombreux poèmes com-
posés dans l'Empire franc au viii® et au ix^ siècle. Rien n'a plus
charmé les esprits nouvellement éclos k la vie littéraire que les
jeux de la métrique ; le vers parut le plus digne ornement de la
vie princière et le langage le mieux fait pour rendre hommage à
Dieu et aux saints. On écrit en vers des lettres, des dédicaces,
des inscriptions, des vies de saints, des martyrologes, des pané-
gyriques, et il est peu de ces poésies dont l'histoire ne puisse
faire son profit. Dans aucune branche de la littérature l'influence
de la renaissance des lettres ne s'est fait aussi directement sentir.
Nous suivrons pour chacun de ces genres d'écrits les transfor-
mations que lui ont fait subir les vicissitudes politiques de l'époque
carolingienne. Jusqu'à la fin du règne de Charles le Chauve, la
cour et l'Ecole du Palais continuent à exercer une certaine action
sur la littérature. C'est sous Louis le Pieux que l'on voit se mani-
fester avec le plus de force la puissance du mouvement intellec-
tuel qui avait commencé sous Gharlemagne. Ce n'est pas tout à
fait sans raison, il est vrai, que les contemporains parlent de
décadence littéraire. Le guerres civiles qui désolèrent l'Empire
1. Vie de Slurni, d'Eit^il, de Benoît d'Aiiiane, etc.
— 65 —
pendant les dix dernières années du règne de Louis et pendant les
trois années qui suivirent bouleversèrent plus d'une école, et les
préoccupations presque exclusivement religieuses du roi et de
son entourage eurent pour conséquence un affaiblissement du
goût et des besoins littéraires ; mais si l'on écrivit une langue moins
pure, les intelligences n'avaient rien perdu de leur force. Bien
au contraire, nous ne trouvons à l'époque de Charlemagne aucun
homme qui égale en portée et en activité d'esprit, en puissance
de raisonnement, les Claude de Turin, les Agobard, lesHincmar.
Ce sont là des hommes de pensée et des hommes d'action d'une
valeur supérieure. Jonas d'Orléans, Raban Maur, Prudence de
Troyes, Paschase Ratbert, Hilduin, Hélisachar, Servat Loup
méritent d'être cités à côté d'eux, et l'école du Palais, avec l'ir-
landais Clément, avec Aldric et quelques autres maîtres moins
éminents, conserve les traditions littéraires de l'époque précé-
dente. Servat Loup parle de l'éloquence des savants du palais^
et Smaragd félicite les moines du couvent d'Inden, voisin d'Aix-
la-Chapelle, de pouvoir puiser la science à une source inépui-
sable 2.
Sous Charles le Chauve, la décadence s'est accentuée, et, sans
revenir à l'incorrection barbare du vu" siècle, le latin des écri-
vains devient pénible, obscur et maladroit; les écrits d'Hincmar
en offrent la preuve à chaque ligne. Les guerres civiles, les
ravages des Normands jettent le trouble dans les monastères du
Rhin, de la Seine, de la Loire, ceux-là même où les études
avaient été le plus florissantes. Les moines se dispersent et s'en-
fuient, emportant leurs reliques. L'Eglise séculière est envahie
par les mœurs féodales et les laïques négligent de plus en plus
les lettres. Pourtant Charles le Chauve, l'élève de Fréculf de
Lisieux, est un esprit cultivé, roi et théologien 3, magnifiquement
et puissamment doué par Dieu de talents intellectuels^, passionné
pour l'étude^ Il fait les plus grands efforts pour maintenir l'École
1. « Palatina scolasticorum facundia » (lettre à Waltgaud de Liège, dans Arndt,
Kleine Denkmxler aus der Merovingerzeit, p. 70-71).
2. « Noverim vos sacrae aulae palatii adsistere fontibus... ab indeficiente vena
purissimi fontis sedulo sapientiae haurire fluenta » (Mabillon, AA. SS. 0. S. B.,
IV, 193).
3. « Rex atque Iheologus idem » (Joli. Scott preces pro Carolo rege, dans
Mai, Ctassicorum auct. Spicilegium, V, 437).
4. « Qiieni Dcus talento intellectus magnifiée et potenler ditavit » (Hincmar,
De Cavendis vitiis et virtutibus, opp. 11, 30, éd. Migne).
5. « Doclrinae studiosissimo » [Lup. epist., 119).
BIST. CARGLINGIENXE. 3
— 66 —
du Palais. Il y accueille avec honneur J. Scot Erigène, qui
était non seulement l'iionime le plus savant de son temps, mais
un penseur original et hardi, mystique et rationaliste à la fois,
un Alexandrin égaré chez les barbares du Nord. Autour de Jean
Scot, nous trouvons encore d'autres Irlandais, l'évêque Marc de
Soissons, Elied'Angoulême, attirés par Charles le Chauve. Après
Jean Scot nous trouvons encore à la cour Mannon, qui fut abbé
de Saint-Claude et qui nous a laissé de beaux manuscrits. De
celte école sortent les évêques les plus remarquables de ce temps :
Foulques de Reims, Wigbald d'Auxerre, Etienne de Liège,
Mancion de Ghâlons, Ratbod d'Utrecht. « Le palais mérite encore,
dit Herich d'Auxerre', d'être appelé une école ; car on s'y adonne
autant à l'étude des lettres qu'aux exercices militaires. » « La
cour, » disent les Gestes des évêques d'Auxerre, « est le gymnase
de toute science ^ »
Après Louis le Bègue, la cour n'est plus le centre des études
et du mouvement intellectuel, et les vers d'Abbon, de Rémi
d'Auxerre, de Flodoard, d'Adalbéron de Laon sont un triste
témoignage de la rapidité avec laquelle tombaient en oubli les
leçons des maîtres de la renaissance carolingienne. Et, cepen-
dant, les germes excellents qu'ils avaient semés n'étaient point
morts. En Allemagne, où la chute avait été plus rapide et plus
profonde qu'en France, le réveil de l'activité littéraire se produit
subitement sous Otton P"", et en France, Reims, grâce à ses
archevêques, devient, en dépit des troubles incessants du x'' siècle,
un véritable centre intellectuel. Pendant cette période d'anarchie
et de guerres civiles, la lente formation de la féodalité prépare
pour le XI® siècle un mouvement intellectuel nouveau qui se mani-
festera au XII* sur plusieurs points à la fois. On mettra sans doute
quelque temps à retrouver la science grammaticale, l'habileté
dans la métrique, le goût littéraire qui avaient été si répandus au
ix" siècle, mais les esprits façonnés dans les écoles qui avaient
conservé la tradition du temps de Charlemagne ne le cèdent pas
en vigueur à leurs devanciers. Flodoard, Richer, Gerbert, Abbon
1. Duommler, Poetae aevi Carolini, II, 650.
2. « Eo si(iuidoia teiiiporc Karolus iiulli virtute secmulus totius orbis guber-
naltat imperiiiin , liberalimn arliuiii ferulas a palatio iiun(|iiaiu vidons déesse,
sed rej^iao dignilalis aiilaiu totius sa|>icntiae fiyiunasiiiiu luirareiis existere. Ad
buiic iocmii <|ui(Hie nobiles cl ro^ni optimates, diseendi {;iatia Imiuani et eccle-
siaslici habilus, soboles deslinabaut, ccrti utriusqiie di8ci|»liiiae dogina oppido
rcfulgere » (Duru, Bibl. de l'Yonne, t. I, \). 3G0, ap. VUam Herefridi).
— 67 —
de Fleury, Aimoin, Dudon de Saint-Quentin, Raoul Glaber, Ful-
bert de Chartres, Guillaume de Jumièges, Bérenger de Tours
sont là pour prouver qu'en dépit d'une décadence apparente la
France conserve les éléments d'une renaissance plus brillante
que la première. Ce sera la renaissance du xif siècle, bien plus
féconde, bien plus originale, bien plus intimement liée à toute la
vie nationale que celle du vm^ et du ix* siècle, mais qui est néan-
moins rattachée à celle-ci par un lien de filiation étroite et directe.
LES
ANNALES CAROLINGIENNES
LIVRE I.
DE L'ORIGINE DE LA PUISSANCE CAROLINGIENNE A 830.
CHAPITRE I.
LES PREMIÈRES ANNALES.
I.
Les continuateurs de Frédégaire. Origine des Annales.
Nous avons fait remarquer que l'historiographie mérovin-
gienne et riiistoriographie carolingienne semblent doublement
reliées l'une à l'autre, d'un coté par les continuateurs de Frédé-
gaire qui ajoutent à une compilation burgonde une chronique
composée en l'honneur des Carolingiens, d'après le modèle des
chroniques mérovingiennes; de l'autre par les Annales, qui
forment une famille d'écrits historiques d'un caractère particulier
et dont les origines remontent aux premières années du viii'' siècle,
c'est-à-dire à une époque où les Mérovingiens sont encore nomi-
nalement les maîtres du royaume franc. Cependant le lien entre
les deux époques n'est pas aussi étroit qu'il paraît l'être au pre-
mier abord. Les Annales n'ont subi à aucun degré rinfluence des
Mérovingiens et sont presque exclusivement carolingiennes. La
continuation de Frédégaire appartient davantage aux deux
influences; elle est mérovingienne par sa forme et carolingienne
par son esprit; elle a peut-être été écrite, en partie du moins, en
Bourgogne; elle s'est servie des Gesta regum Francorum^
— 69 —
mais en les remaniant à un point de vue politique tout austra-
sien ; enfin elle seule nous fait connaître avec quelque détail
l'histoire des Carolingiens jusqu'à l'avènement de Charlemagne,
c'est-à-dire jusqu'au moment où les Annales LavjHssenses
jouent à leur tour le même rôle. Mais, malgré ce caractère caro-
lingien de la continuation de Frédégaire, bien qu'elle ait été
composée à l'instigation de personnages appartenant à la famille
des Peppins, elle n'a exercé presque aucune influence sur l'histo-
riographie carolingienne ; ce n'est pas sur elle que se greffent les
œuvres historiques du règne de Charlemagne, c'est exclusive-
ment sur les Annales. Les Annales sont le vrai point de départ
de l'historiographie carolingienne et elles se distinguent, parleur
origine, par leur développement et par leur forme, de tous les
écrits des époques antérieures.
A première vue on pourrait être tenté d'assimiler les Annales
aux chroniques du v* et du \f siècle, aux Chroniques de Prosper,
d'Idace, de Marins d'Avenche, qui donnent la brève mention des
événements les plus importants dans leur ordre chronologique en
datant chaque année par les noms des consuls en charge. La com-
paraison serait juste à quelques égards, et nous verrons, à partir
de la fin du ix" siècle, ces deux genres d'écrits historiques, les
Annales et les Chroniques, se confondre dans les œuvres de
Réginon et des auteurs des grandes Chroniques universelles
impériales, mais aucune filiation directe ne rattache les pre-
mières Annales aux Chroniques et des différences sensibles les
séparent, du moins à l'originel
Les Chroniques ont été écrites par des auteurs qui tous se con-
sidèrent comme les continuateurs de la Chronique de Saint Jérôme
et sont inspirés par les mêmes préoccupations chronologiques et
historiques ; ils veulent fixer pour l'avenir le souvenir des événe-
ments du passé en notant le nombre des années écoulées à partir des
principaux faits del'histoire religieuse. Création, Déluge, Passion.
Ces Chroniques sont rarement des écrits strictement contempo-
rains et plus rarement encore des œuvres anonymes. Elles sont
dues presque toutes à des personnages importants qui ont, à une
date déterminée, entrepris de noter les événements les plus impor-
tants du passé pour toute une série d'années déjà écoulées. Ils ont
1. Le fait que les plus anciennes Annales se trouvent, dans certains manus-
crits, transcrites à la suite du De temporum ratione de Bède, prouve qu'on y a
vu de bonne heure des continuations de la Chronique des Six Ages du Monde
qui termine le De temporum ratione.
— 70 —
pu se servir pour cela de notes prises par eux-mêmes ou de ren-
seignements recueillis de côté et d'autre, ils ont pu ajouter à leur
chronique de nouvelles notes contemporaines, il n'en est pas
moins vrai que leurs œuvres sont d'ordinaire des écrits person-
nels, composés d'après un plan préconçu, avec des matériaux
réunis en vue d'un but déterminé'.
Tout autre a été la naissance des premières Annales. Elles ne
sont à l'origine que des notes sans suite et sans lien, écrites sur
des tables de Pâques, c'est-à-dire sur les feuilles de parchemin
où étaient inscrits pour 95 ans d'avance, à gauche, les ans de
l'Incarnation, et en regard, à droite, la date de la fête de Pâques.
Toutes les églises, tous les monastères possédaient de ces tables
de Pâques, et c'est là, surtout dans les monastères, où s'étaient
réfugiés au commencement du viii" siècle le petit nombre
d'hommes qui conservaient encore quelque teinture des lettres
que l'on se mit à noter dans l'espace laissé libre au milieu du
parchemin l'événement ou les événements les plus frappants
de l'année. Ces événements frappants étaient de nature fort
diverse : c'étaient la mort d'un évêque ou d'un abbé, l'avène-
ment d'un roi, une bataille, une famine, une inondation, un phé-
nomène céleste, une guérison réputée miraculeuse. On l'inscri-
vait le plus brièvement possible, et le scribe n'en tirait point
vanité. Plus d'un moine pouvait tenir tour à tour la plume.
Les hommes ont d'ailleurs, en ce temps encore barbare,
l'esprit si peu ouvert à des intérêts éloignés du lieu de leur rési-
dence qu'ils ne parlent que de ce qu'ils ont vu, de ce dont ils
ont souffert, de ce qui s'est passé tout près d'eux. Il y a plus, ce
n'est pas partout qu'on se livre à ce modeste travail, on ne l'en-
treprend tout d'abord que dans des monastères où le voisinage et
les faveurs de grands personnages poussent les moines à s'inté-
resser à ce qui se passe autour d'eux, et enfin l'idée ne leur en
est pas venue spontanément ; il est probable que le premier modèle
des Annales leur a été apporté de l'étranger.
Nous retrouvons encore ici l'influence de l'Eglise anglo-
saxonne, qui a été par ses missionnaires, ainsi que nous l'avons
montré, Toducatrice de l'Église austrasienne, en attendant
d'être la réformatrice de l'État austrasien. C'est elle qui a fourni
1. 11 esl bien certain néanmoins ([uc les sources îles ciironi(|ues consulaires
{Consularia), aux(|iiell('s se réfère Grégoire Je Tours, les notes <|ul ont servi à
Marins, à Idace, au lau-v Suipice Sévère, etc., ont bien le caractère de notes anna-
lisliqucs prises au moment même où les événements se sont produits.
— 7] —
de tables de Pâques les monastères et les églises du continent ;
car les Anglo-Saxons ont été, dès le vu" siècle, les champions
convaincus des doctrines chronologiques de Denjs le Petit en
matière de chronologie ecclésiastique, et c'est grâce à eux que
dans le Nord de l'Europe on est arrivé à accepter partout la même
date pour la célébration de la fête de Pâques^.
Nous avons quelque peine aujourd'hui à comprendre l'impor-
tance capitale attachée à ces questions, et nous sommes surpris
de voir Bède dans son Histoire des Angles leur donner une si
grande place et représenter comme un véritable schisme le
désaccord qui existait à ce sujet entre les Irlandais et les Anglo-
Saxons. En y réfléchissant, on reconnaît pourtant que l'Église
romaine n'a pas eu tort de considérer les observances extérieures,
les rites, la liturgie, la fixation des dates canoniques comme la
base solide et nécessaire de l'unité religieuse. La chronologie
chrétienne en particulier, qui comptait les années depuis l'Incar-
nation et qui fixait par un calcul compliqué la date des anni-
versaires de la Passion, de la Résurrection et de la Pente-
côte, avait le mérite de substituer aux anciennes supputations
d'années une méthode rationnelle, religieuse et humaine; ration-
nelle, puisqu'elle reposait sur des calculs astronomiques ; religieuse
et humaine, puisqu'au lieu de la multiplicité des ères nationales
et de la désignation des années par des indications insuffisantes
et sujettes à mille causes d'erreurs, indictions, noms des consuls,
ans de règne des empereurs et des rois, elle prenait pour point
1. Consulter sur ce sujet Krusch, Die Einfiihrung des griechischen Pascalri-
tus im AbencUande, dans le Neues Archiv, IX, 99, 164. Bède a exposé tout le
système chronologique de Denys le Petit dans son De temporum ralione, dans
son De ratione computi, dans son De celebratione paschae, et s'en est fait le
plus ardent propagateur. En Gaule, on suivit généralement les tables pascales
de Victorius d'Aquitaine depuis le milieu du v* siècle jusqu'au milieu du viii^.
C'est Bède et Saint Boniface qui y firent prévaloir la chronologie dionysienne,
adoptée à Rome dès le commencement du vi° siècle (voy. Giry, Traité de
diplomatique, p. 89 et 144). Les églises bretonnes avaient conservé les règles
en usage à Rome au commencement du iV siècle. La résistance qu'elles oppo-
sèrent au comput dionysien fut considérée par les Anglo-Saxons, avec la question
de la tonsure, comme une véritable hérésie. On peut voir dans Bède {Hist. eccl.
geniis Anglorum, II, 2) les efforts de Saint Augustin de Cantorbéry pour les
amener « ad veram viam juslitiae » et ses menaces s'ils persistent dans leur
erreur. On trouvera dans le même ouvrage toute l'histoire des luttes, parfois
violentes, qui furent livrées à ce sujet (II, 11, 19; III, 25, 26; V, 15, 18, 21, 22).
Au viii° siècle, grâce à Adamnan, abbé de Hy, d'Aldhelme, de Ceolfrid, abbé de
Weremouth, une grande ])artie des Bretons se résignèrent à célébrer la Pàquc
« catholico et apostolico more » (V, 22).
— 72 —
de départ immuable la venue de Dieu sur la terre et le jour du
salul pour les hommes. Cette Chronique qui ne s'appliquait pas
à un court espace de temps comme les indictions et les ans de
règne, qui n'était pas soumise aux fluctuations de la politique,
mais rattachait tous les événements avant et après la venue du
Christ à un point central, permettait d'embrasser d'un regard
toute la série des âges, donnait aux âmes troublées par la chute
de l'Empire romain le sentiment de la continuité de l'histoire,
était même en quelque sorte un premier essai de philosophie de
l'histoire.
Les tableaux synoptiques de la Chronique d'Eusèbe et de Saint
Jérôme rendirent pour la première fois sensible cette conception
grandiose et méritèrent de devenir le point de départ de toute
l'historiographie du moyen âge.
Ce ne fut pas sans peine qu'on arriva à fixer cette chronologie
d'une manière correcte et définitive. Ce n'est qu'au yf siècle,
après les travaux chronologiques de Denys le Petit*, que l'on com-
mença à dater par les ans de l'Incarnation et que le cycle alexan-
drin de 19 ans fut adopté par l'Église de Rome d'une manière
définitive. Jusqu'au v" siècle le système alexandrin et l'ancien
système de l'Eglise romaine qui avait pour base un cycle de
84 ans divergeaient parfois jusqu'à faire célébrer la fête de
Pâques au mois de mars par les uns, au mois d'avril par les
autres. Les papes inclinaient cependant à se rapprocher du sys-
tème alexandrin, et Léon I*"" invita Yictorius d'Aquitaine à com-
poser un nouveau cycle pour concilier les deux méthodes. Le
cycle de Victorius diminua les divergences des deux églises, mais
n'empêcha pas qu'on ne fiât encore parfois en désaccord d'une
huitaine de jours. — Ce fut à partir de la réforme de Denys le
Petit que l'Eglise romaine adopta définitivement le cycle de
19 ans ou plutôt un cycle de 95 ans contenant cinq cycles de
19 ans et rattaché aux tables de Cyrille d'Alexandrie, qui con-
duisaient jusqu'à 531. Isidore continua pour 95 autres années les
tables de Denys. Cette réforme ne fut que lentement introduite
dans toutes les églises. Les unes continuaient à suivre le cycle
de Victorius; d'autres, les églises celtiques en particulier, res-
taient attachées à l'ancien sj^stème de l'Eglise latine. Le clergé
1. Denys le Pelil avait établi dos tables de l'à(|ues jusi|u'au vu* sièele. Ou
se livra en Angleterre, avec un zèle extrême, à la labricalion de ces tables
(Bède, Hist. eccL, V, 52), et Hède Uii-nuMiie en dressa une jusqu'à 1063 (De
temporum ratione, 65).
— 73 —
anglo-saxon se mit à combattre avec l'énergie propre à sa race
en faveur de la supputation romaine, et ils finirent par faire
triompher dans toute leur île le système orthodoxe. Ce ne fut
cependant qu'en 715 que les moines de Hy cédèrent aux prédica-
tions d'Egbert, et Bède célébra cet événement comme un magni-
fique triomphe de la vraie foi ' .
Les missionnaires anglo-saxons qui, dès la seconde moitié du
vu** siècle, arrivèrent en grand nombre dans les pays francs, les
missionnaires irlandais ramenés par Agilbert, par Adamnan, par
Ceoldric, par Egbert à la règle romaine ne manquèrent pas d'ap-
porter avec eux des tables de Pâques. Elles furent d'autant plus
facilement adoptées, que le système de Denis le Petit avait com-
mencé à pénétrer en Gaule dès le vu® siècle^ Bède acheva de fixer
la chronologie de l'Eglise catholique en préconisant dans son
De temporum ratione le cycle de 532 ans formé de vingt-huit
cycles de 19 ans, au bout duquel tous les éléments chronolo-
giques et astronomiques se retrouvent dans le même rapport les
uns avec les autres à la même place dans l'année. Les calculs de
Bède furent universellement adoptés et les dates de Pâques se
trouvèrent fixées jusqu'à 1063. La vie religieuse du monde
catholique, dont l'unité paraissait désormais mieux assurée, se
trouvait mise en harmonie avec les lois mêmes de la nature et avec
les révolutions des astres. Un symbolisme ingénieux donnait un
sens touchant et poétique à cette chronologie, le soleil victorieux
de l'hiver à l'équinoxe de printemps étant l'image du Christ vic-
torieux des puissances des ténèbres et les phases de la lune figu-
rant les mouvements religieux de l'âme. Les difficultés mêmes
que présentaient les calculs nécessaires pour la fixation des
fêtes, le mystère dont ces dates étaient enveloppées pour le plus
grand nombre, leur donnaient un caractère plus auguste et plus
sacré.
Les Anglo-Saxons furent, en cela comme dans tout ce qui touche
à la vie religieuse et à la vie intellectuelle, les principaux institu-
teurs des Francs comme ils étaient eux-mêmes les élèves de Rome ;
leur influence concorda avec celle des maîtres venus directement
d'Italie. Pour la hturgie, la discipline, la hiérarchie, les fêtes reli-
gieuses, les connaissances littéraires et scientifiques, les Francs
se mirent à l'école des Anglo-Saxons. Ils devaient leur emprunter
jusqu'aux formules de consécration des rois.
i. Hist. eccL, V, 22.
2. Giry, Diplomatique, p. 145.
— 74 —
On comprend maintenant quelle fut l'importance des tables de
Pâques, avec quel respect elles furent conservées et transmises.
Il était naturel que l'idée vînt d'inscrire sur ces belles et larges
feuilles de parchemin, à une époque où le parchemin était cher,
la mention d'événements d'une gravité particulière. On ne peut
pas affirmer que la pensée ne soit pas venue spontanément en
plusieurs lieux différents ; mais quand on trouve les Annales de
Saint-Amand écrites à la suite de la Chronique de Bède; en tête
des Annales de Saint-Germain-des-Prés des Annales de Lindis-
farne et de Cantorbery; en tête des Annales Mosellani, Lau-
reshamenses et Nazar^iani des notes relatives à la Grande-
Bretagne, il est difficile de ne pas croire qu'ici encore les Francs
n'ont fait qu'imiter les Anglo-Saxons ^
Ces premières Annales, si modestes, si sèches même, sont donc
des œuvres impersonnelles, strictement contemporaines des évé-
nements qu'elles rapportent, d'une brièveté qui exclut toute idée
de composition littéraire et cependant empreintes dès le début de
préoccupations qu'on peut sans trop d'exagération qualifier de
politiques.
Ces Annales, propriété de la communauté entière qui y retrou-
vait son histoire, continuées par diverses mains, précieusement
conservées, ne devaient pas tarder d'ailleurs à se développer.
Les monastères étaient en relations constantes les uns avec les
autres, soit qu'ils fussent rattachés par des liens directs de filia-
tion, soit qu'ils fussent unis par des communautés de prières. Les
églises et les couvents de la Belgique, des bords du Rhin et de la
Germanie formaient comme une série de stations religieuses entre
lesquelles les missionnaires entretenaient des communications
fréquentes. On se prêtait des livres, on se demandait des conseils,
on s'envoyait des nouvelles. Les tables de Pâques devaient être
un des objets les plus habituels d'échange entre les églises et les
monastères, entre une maison mère et les colonies religieuses,
les maisons filiales qu'elle avait établies au loin. Quand on eut
commencé à écrire des Annales sur ces tables, on en envoya la
1. Plusieurs (le ces notes concernent des personnages irlandais, en i>arti(ulier
celles qui se trouvent en tête des Ann. viosellani et (jui paraissent provenir du
couvent de Saint-Martin de Cologne, fondé par Pepjiin d'Uéristal et Pleclrude
et destiné à recevoir les i)élerins irlandais. Mais il ne peut s'agir que d Irlan-
dais rentrés, comme ceux de Ily ou de NVerenioulli, dans le giron de 1 église
romaine et anglo-sa.vonne, carie directeur de conscience de Peppin était Saint
Willibrord. — H y a également des notes anglo-saxonnes eu tête des Annules
Fuldenses antiqui.
— 75 —
transcription avec celle des indications chronologiques. Cette
mode nouvelle fut admirée, fut imitée ; à mesure que les esprits
s'éveillèrent, que la vie politique et religieuse devint plus active
dans les pays austrasiens, on jugea un plus grand nombre de faits
dignes d'être notés ; on recopia les Annales en y ajoutant des
faits nouveaux, on combina deux ou plusieurs Annales ensemble
et enfin, sous l'influence de grands personnages ou de grands évé-
nements, on finit par écrire non plus sur des tables de Pâques,
mais, tout en conservant toujours la même forme annalistique,
de véritables histoires écrites au jour le jour ou du moins année
par année. Ces histoires gardent, en apparence au moins, leur
caractère impersonnel, et elles sont formées de notes contempo-
raines ; mais elles deviennent des œuvres importantes, les sources
capitales pour l'époque carohngienne.
Ce qui fait leur infériorité au point de vue littéraire est préci-
sément ce qui leur prête une valeur exceptionnelle comme docu-
ments historiques, du moins lorsqu'elles répondent complètement
à la définition que nous venons d'en donner. — Elles sont
dépourvues de tout artifice de composition ; elles sont l'œuvre de
témoins contemporains et souvent de témoins oculaires. Si l'on
pouvait ajouter que nous les possédons sous leur forme origi-
nelle, qu'elles sont assez nombreuses et assez développées pour
nous renseigner sur tous les événements importants, enfin qu'elles
émanent de témoins éclairés et impartiaux, elles fourniraient à
l'historien la base la plus solide qui se pût imaginer. Malheureu-
sement il est loin d'en être ainsi. Non seulement les auteurs des
Annales sont souvent ignorants et négligents, mais encore il
arrive fréquemment qu'ils taisent systématiquement ce qui peut
déplaire à leurs protecteurs ou à leurs inspirateurs, qu'ils ne
parlent que de ce qui peut servir à leur gloire ; dans certains cas,
les Annales ont même été composées par des personnages poli-
tiques qui les ont mises au service de leurs passions ou de leurs
rancunes, partialité d'autant plus dangereuse qu'elle se cache
sous un récit d'apparence froide et impersonnelle. ■— Même
lorsqu'il n'y a pas partialité et omissions voulues, comme les
annalistes ne parlent d'ordinaire que de ce qu'ils ont vu ou de ce
qui les touche de près, qu'ils écrivent un mémento et non une
histoire raisonnée et complète, leur horizon est restreint, leurs
renseignements clairsemés. Cela est surtout le cas pour les plus
anciennes Annales. Enfin il est rare que les Annales nous soient
parvenues sous leur première forme. Elles ont été recopiées et
souvent avec des fautes ; tantôt on s'est contenté d'en faire des
— 76 —
extraits, tantôt on a combiné plusieurs Annales ensemble, et
quand ce travail a été fait sur des tables de Pâques, l'impossibi-
lité de faire tenir entre les deux chiffres mis en regard l'un de
l'autre tous les renseignements d'une même année, a obligé à
empiéter sur l'espace de l'année suivante ou sur les marges, avec
tout un système de renvois fort compliqués. Quand des feuilles
de parchemin ainsi remplies ont été recopiées, il s'est produit une
foule d'erreurs de dates et même de faits. Lorsqu'on a compilé à
un certain moment un grand nombre d'Annales antérieures pour
composer une histoire plus développée, comme cela a été le cas
en 788 pour les Annales Laurissenscs majores, les causes et
les chances d'erreurs sont devenues très grandes. Enfin il est
même arrivé que des auteurs aient donné à leurs œuvres un faux
air d'exactitude en classant sous forme d'annales des renseigne-
ments empruntés à la tradition orale ou à des souvenirs incer-
tains. C'est ce que l'on constate par exemple pour une partie
considérable de la Chronique de Réginon.
Il résulte de tout ce que nous venons de dire qu'on ne peut
pas se servir sans précaution de ces sources si précieuses. Si l'on
agit comme certains historiens qui prennent pour base de leur
travail les Annales les plus développées, si par exemple on écrit
l'histoire de Charlemagne d'après les Annales de Metz, on risque
fort de suivre précisément une source dérivée et corrompue au
lieu des sources primitives. S'il importe toujours d'établir la filia-
tion des sources entre elles, ce travail critique est particulière-
ment nécessaire et difficile pour les Annales. Il faudrait décou-
vrir quelles sont celles qui nous sont parvenues sous leur forme
première, qui sont originales et de première main ; quelles sont
au contraire celles qui sont remaniées ou simplement copiées.
Rien n'est plus délicat, car des liens multiples et inextricables
rattachent les Annales les unes aux autres ; elles n'ont pas de
divisions marquées; elles sont formées d'une série d'anneaux
dont les soudures sont souvent invisibles, et il arrive que cer-
taines Annales copiées dans une première partie sont originales
dans la seconde et copiées dans une troisième. Il faut découvrir,
si on le peut, le lieu, la date et l'occasion de leur composition, le
ou les auteurs qui les ont écrites, les sources dont ils se sont
servis. La connaissance de tous ces éléments d'appréciation
permettra seule de fixer avec précision l'autorité qui leur est due;
il est peu d'Annales pour lesquelles nous puissions les connaître
tous et nous sommes encore heureux quand nous sommes sûrs
d'en avoir découvert un ou deux.
— 77 —
L'étude critique des Annales carolingiennes date de la publi-
cation du premier volume des Scriptores des Monwïienta
Germaniae, par M. Pertz. Pour la première fois, ces Annales
ont été réunies à la suite les unes des autres, publiées in-extenso
après une critique soigneuse du texte, distinguées par des noms
précis et classées, non sans doute d'une façon définitive, mais de
manière à en faciliter singulièrement l'usage et l'étude. Depuis
lors un certain nombre d'annales nouvelles ou de fragments
d'annales ont été mis au jour et ont tantôt jeté le trouble dans
les classements déjà acceptés, tantôt permis de les rectifier. Les
critiques allemands ont dépensé une somme prodigieuse d'ef-
forts, de temps, d'encre et même d'esprit à faire et à refaire ces
généalogies d'annales plus compliquées que celles des héros
des chansons de geste et où l'on arrive parfois à ne plus distin-
guer très bien les fils des pères et les aïeux des arrière-neveux.
— On a cependant obtenu des résultats certains et importants.
Les Annales du ix" et du x" siècle offrent sans doute encore des
obscurités, mais elles nous sont suffisamment connues pour que
l'historien sache exactement l'emploi qu'il peut en faire. Les
Annales du viii" siècle présentent des difficultés beaucoup plus
grandes à celui qui entreprend de les classer ; cependant le pro-
blème est aujourd'liui circonscrit dans des limites assez étroites
pour que d'une part on doive renoncera toute prétention de clas-
sification rigoureuse et que de l'autre on puisse dire quelle est
l'autorité relative de la plupart de ces Annales.
IL
Les petites Annales ^ .
Les Annales dont la classification offre des difficultés sérieuses
au critique sont les suivantes :
Annales S. Amandi, 687, 704-810 (Duchesne, Hist. Franc.
Scriptores, IV, 125 ; — Bouquet, Recueil des Hist. de France,
II, 643; V, 28; — Pertz, Mon. Germ. Script., I, 6).
A. Tiliani, 708-807 (Duch., II, 11; — Bqt, XI, 642; V,
17; —Pertz, 1,6).
1. Voy. Séraphim, Ueber die geschichtlichen Aufzeichnungen in frxnkischen
Klœstern in der zweiten Hœlfte des 8. Jahrhtmderts . I : QuellenkriUk. Unter-
suchung der kleineren Karolingischen Annalen {Programm des Gymnasiums
in Fellin, 1887).
— 78 —
A. Laiibacenses, 687-5)26 (Pertz, I, 7).
A. Moscllaiii, 704-796 (Portz, XVI, 491).
A. Laureshamenses, 703-803 (Duch., II, 21; — Bqt., II,
645; V, 26, 63; — - Pertz, I, 22; — E. Katz, dans le Jahreshe-
richt du Gymnase de Saint-Paul en Carinthie, 1889)'.
A. Nazariani, 708-790 (Duch., II, 3; — Bqt, II, 639, V,
10; — Pertz, I, 23 et 40).
A. Petariani, 708-799 (Duch., II, 6; — Bqt, II, 641; —
Pertz, I, 7; III, 170; — Mai, Spicilegium Romanum, VI,
181).
A. Quel fer bytani, 741-805 (Pertz, I, 23).
A. Alamannici, 708-926 (Duch., III, 466; — Bqt, V,
359 ; VII, 207 ; VIII, 100 ; — Henking, dans les Mittheilungen
zur vaterlœndischen Geschichte de Saint-Gall, 1884).
A. Sangallenses Baluzii, 691-814 (Baluze, Miscellanea,
I, 494; — Bqt, V, 30; — Pertz, I, 63; — Henking, Ibid.,
197).
A. Maximiniani\ 710-741-811 (Pertz, XIII, 19).
Il faut ajouter à ces Annales, qui ont principalement exercé
la sagacité et provoqué les dissentiments des critiques, d'autres
moins importantes :
Annales S. Amandi brèves, 742-855 (Pertz, II, 184).
A. S. Amandi brevissimi, 760-796 (Pertz, XIII, 38).
A. S. Gerynani Minores, 642-919 (Pertz, IV, 3).
A. S. Dionysii, 1-887, 919-997, continuées jusqu'en 1292
(Pertz, XIII, 718)3.
1. Cette édition reproduit un manuscrit conservé à Saint-Paul et provenant
de Saint-Blasicn. Le manuscrit autographe de Vienne, hist. prof., 646, repro-
duit par Lambccius, Bouquet, II, 645, et V, 63, et Pertz, ne contient maliieu-
reusement ([ue les années 794 à 803. Le fragment donné par Duchesno et par
Bou([uot, V, 26, est fourni par un manuscrit du Vatican, Clirist. reg. 213, et va
de 768 à 806.
2. Publiées pour la première fois par le baron de Reiflenberg dans les
Comptes-rendus de la Commission royale d'histoire. Bruxelles, 1844. — Les
Annales Juvavenses brèves, 721-741 (Pertz, III, 123), sont identiques à la i»arlie
correspondante des A. Maximiniani.
3. E. Berger avait donné en 1879 une édition de ces Annales sous le titre de
Chronicon S. Dionysii ad Cyclos Paschales dans la Bibliothèque de l'Ecole
des Chartes, 1879, où il avait corrigé les erreurs des éditeurs antérieurs,
d'Achery, Félibien, Bouquet et Durand. Les Annales Remenses, publiées aussi
en dernier lieu dans les Monumenta Germaniae, t. .Mil, p. 81-84, sont, comme
les Annales S. Dyonisii, une con\pilalion de composition assez incertaine dont
deux formes. Annales Remenses, 830-995, et Annales S. Dionysii Remenses,
845-1190, peuvent être rattachées auv Annales carolingiennes.
— 79 —
A. Juvavenses majores (Salzbourg), 550-835 (Pertz, I, 87;
m, 121).
A. Juvavenses minores, 742-814 (Pertz, I, 88; III, 122).
A. Salisburgenses (Salzbourg), 499-1049 (Pei^tz, I, 72; —
Duch., m, 471 ; — Bqt, III, 316).
A. S. Emmerani majores (Ratisbonne), 748-823 (Pertz,
I, 92).
A. S. Emmerani minores, 732-1062 (Pertz, 1, 93).
A. Baioarici brèves, 687-811 (Pertz, XX, 8).
A. Sangallenses brèves, 708-815 (Pertz, I, 64).
A. Sangallenses brevissimi, 814-961 (Pertz, I, 70).
A. Augienses (Reichenau), 709-858, extraites des A. Ala-
mannici; 860-984, extr. des A. Sangallenses et Weingarten-
ses (Pertz, I, 67; II, 238; — Jafifé, Bibl. rer. Germ., III, 702).
A. Auscienses (Auch), 687-844 (Pertz, III, 171 ; — D. Vais-
sète, Hist. du Languedoc, nouv. éd., II, preuves, p. 21).
A. Barcinonenses , 751-1149 (Pertz, XIX, 501).
A. Fuldenses antiqui, 651-814, et A. Fuldenses antiquis-
simi, 742-822-828 (Pertz, I, 95; II, 237; III, 116, 117; en
app, à Kurze, A. Fuldenses, p. 136).
A. S. Bonifacii, 716-830; 910-1024 (Pertz, III, 117; cf.
Duemmler, dans Forsch. z. d. Gesch., XVI).
Enfin nous pouvons encore citer, pour compléter la liste des
petites Annales, une série d'Annales qui sont à peu près indé-
pendantes des précédentes et qui sont surtout intéressantes pour
le ix« et le x*" siècle :
Heirici Monachi S . Germani A. Antissiodorenses brèves,
826-875 (Pertz, XIII, in-8°).
A. S. Quintini Veromandenses, 793-994 (Pertz, XVI, 50;
— Le Proux, Notes d'histoire locale. Saint-Quentin, 1870).
A. Floriacenses, 626-1060 (Duch., III, 335; — Bqt, III,
315; VIII, 253; — Pertz, II, 254).
A. Masciacenses (Massai en Berry), 732-824 et 832-1013
(Labbe, Bibl. nov. Mss., II, 732; — Pertz, 111,169).
A. Engolismenses, 815-870; 886-930; 940-991 (Pertz,
XVI, 485; — Bqt, VII, 222; VIII, 222; — Castaigne, SS.
rerum Englismensium) .
A. Engolismenses, 814-993 (Pertz, IV, 5).
Chronicon Aquitanicum, 830-886. 930 (Martens, Thés.
Anecdot., III, 1448; — Bqt., VII, 223; — Pertz, II, 252).
A. Lausonenses, 850-985 (Pertz, III, 152).
A. Lugdanenses, 769-841 (Pertz, I, 110).
— 80 —
A. Flaviniacenses, 382-853 (Pertz, III, 150).
A. S. Maximini Trevirensis, 808-987 (Pertz, IV, 5).
A. S. Pétri Coloniensis, 798-818 (Pertz, XVI, 730).
A. Colonienses brevissimi, 814-870 (Pertz, I, 97)'.
A. Weissemburgenses, 763-846 (Pertz, I, 11)^
M. Pertz, en éditant pour la première fois les Annales d'une
manière critique dans le premier volume des Monumenta Ger-
maiîiae, ne connaissait pas encore les Afinales Mosellani ni
les Annales Maœiminiani, dont la découverte a modifié quelque
peu les idées qu'on s'était faites sur les relations des diverses
Annales. Il avait distingué parmi les premières Annales que
nous avons citées deux groupes principaux formés chacun de
quatre écrits annalistiques et il les avait publiés en tableaux
synoptiques : d'une parties ^. S. Amandi, A. Tilia7ii, A. Lau-
bacenses et A. Petaviani; d'autre part les A. Lauresha-
menses, A. Nazariani, A. Guelferbytani et Alamannici.
Ce premier classement laissait à désirer à deux points de vue,
d'abord parce que les A. Petaviani sont visiblement jusqu'eu
770 en relation aussi bien avec les A. Laures/iamenses qu'avec
les A. S. Amandi, et puis parce que les A. Guelferbytani
n'ont pas de relation directe et marquée avec les .1. Lauresha-
menses. La découverte des A. Mosellani, faite à Saint-Péters-
bourg en 1856 par Lappenberg, et leur publication dans le t. XVI
des Mo7iumenta Germaniae , introduisit un élément nouveau
dans la question, Giesebrecht publia dans le Muenchener histo-
risches Jahrbueh de 1865 un mémoire intitulé Die frœnkischen
Reichsamialen u. ihre U7'sprung dans lequel, tout en s'occu-
pant surtout des A. Laurissenses majores, il signala le pre-
mier l'importance de ces Annales pour la question des origines
des écrits annalistiques et émit un certain nombre d'hypotlièses
sur l'origine des premières Annales. M. Wattenbach, dans la
2" édition de ses Deutschla^ids Geschichtsquellen de 1866,
donna un classement des Annales qui, malgré tous les travaux
postérieurs, reste juste dans ses lignes générales et suffirait à la
rigueur à guider l'historien dans l'emploi qu'il doit faire de cet
1. Les Annales Colonienses brèves, 898-904 (Pertz, XVI, 700), ne se rapportent
guère qu'à l'épociue oltonienne, ainsi que les Annales Colonienses majores,
776-1028, publiées dans Pertz, 1, 97-99, of complétées, XVl, 781.
2. Les Annales Weissemburgenses alii, dont la |>reniiére partie va de 708 à
984 et la seconde de 985-1075, |)ul)liées dans Pertz, 111, 33-05 et 70-92, n'ont
de inéuie d'iniporlauce que pour l'histoire des Ottons.
— 8^ —
ensemble de documents. Nous prendrons ce classement pour base
de notre exposé, en y introduisant seulement certaines correc-
tions, nécessitées par les recherches ultérieures et admises par
M. Wattenbach à partir de sa 4" édition.
D'après le système développé en 1860 par M. Wattenbach, les
plus anciennes Annales ont été rédigées à peu près simultané-
ment sur deux points, en Belgique et sur les bords de la Moselle,
à Metz ou aux environs. Un peu plus tard, nous trouvons un
troisième groupe de notes annalistiques provenant du monastère
de Murbach fondé par le comte Eberhard en 727. — Les Annales
belges sont principalement représentées par les Annales de S aine-
Arnaud, monastère situé à 13 kilomètres de Valenciennes, sur
la Scarpe, affluent de l'Escaut. Elles ont été écrites à la suite
d'un De temporum ratione de Bède le Vénérable, ce qui les
rattache à l'influence anglo-saxonne. La mention de la victoire
de Tertry a été inscrite après coup en tête des Annales, ce qui
montre que leur auteur est préoccupé des destinées politiques de
la famille carolingienne, et d'ailleurs jusqu'en 770 on n'y trouve
guère notés que des événements politiques et militaires. Elles
paraissent avoir été écrites par trois mains différentes. Une pre-
mière partie s'étend jusqu'en 770 ^ la seconde jusqu'en 791, la
troisième jusqu'en 810. — Les Annales Tiliani, ainsi nommées
du nom du savant Du Tillet qui possédait le ms. publié pour la
première fois par Duchesne, n'ont que peu d'importance. Elles
sont pour M. Wattenbach un extrait des Annales de Saint-
Amand de 708 à 737 ; de 740 à 807, elles sont composées d'ex-
traits des Annales Laurissenses majores dont nous parlerons
plus tard-. Les Annales Laubacenses , qui ont été écrites au
1. M. Kurze [Neues Archiv, XX, 21) étend jusqu'à 772 la première partie des
Annales et la croit empruntée à des Annales austrasiennes perdues écrites à
Saint-Martin de Cologne ; la seconde et la troisième partie seraient entièrement
extraites d'Annales perdues qui s'arrêtaient à 805 (voy., plus loin, la note addi-
tionnelle au ch. i). Ces Annales S. Amandi, de 773 à 810, n'auraient pas pu
être commencées avant 806 et se seraient aussi servies Aes, Annales Laurissenses
de 806 à 810.
2. M. Kurze {Neues Archiv, XIX, 305) a montré que le manuscrit des Annales
Laurissenses majores utilisé par les Annales Tiliani était un manuscrit du
groupe B, s'étendant jusqu'à 813 et ne contenant pas la mention des conjura-
tions de 785 et de 792 (cf., plus loin, la note additionnelle au chap. i et notre
chap. II). Peut-être l'auteur des Tiliani a-t-il copié les Annales lorsqu'elles
n'étaient pas encore [)Oussées jusqu'à 813 et s'étendaient seulement jusqu'à 808.
D'après M. Kurze, les Annales Tiliani auraient été extraites justpi'en 737 des
Annales austrasiennes mentionnées dans la note précédente.
eiST. CAROLIIVGIENNE. 6
— 82 —
monastère de Lobbes (sur la Sambre, à 14 kilomètres de Char-
leroi), sont aussi, de 687 h 791, la reproduction des Annales de
Saint-Amand; de 796 h 885, elles ont été continuées à Lobbes
d'une manière indépendante. La fin, de 887 à 912, est emprun-
tée aux .1. AlamamiiciK Les légères divergences qui existent
entre le texte des ^. S . Amandi eldes A. Tilia7ii ei Laiibacenses ,
le fait que celles-ci ont une date juste pour la bataille de Tertry,
tandis que les Annales de Saint-Amand la placent par erreur à
690, peut faire admettre, comme le suppose M. Arnold-, que le
texte de la première rédaction des trois Annales est également
emprunté à une source commune qu'elles reproduisent toutes
trois avec quelques divergences. En tous cas, elles forment un
groupe bien déterminé et elles représentent les premières Annales
carolingiennes sous leur forme la plus simple, la plus pure, la
plus primitive. Elles paraissent venir des monastères de Belgique.
Elles y furent en tous cas très répandues, et nous les retrouvons
plus tard utUisées par Sigebert de Gembloux.
Dans la plus récente édition de son ouvrage, M. Wattenbach,
frappé du fait que les Annales de Saint-Amand jusqu'à l'année
771 ne mentionnent que des événements d'un intérêt général, en
a conclu qu'elles n'ont pas été tout d'abord composées dans l'in-
térieur d'un couvent, mais qu'elles ont dû être écrites par des
clercs vivant auprès des maires du palais d' Austrasie ou attachés
à la personne des évêques qui suivaient le roi dans ses cam-
pagnes et qu'elles ont été ensuite transcrites dans des monas-
tères, tandis que M. Giesebrecht avait supposé qu'elles avaient
été commencées dans l'abbaye de Saint-Martin de Cologne. Il est
très difficile de rien affirmer en présence des trois textes si frag-
mentaires que nous possédons et dont aucun n'a le caractère
incontesté d'un ms. original. Nous ferons seulement remarquer
que toutes les Annales primitives portent à quelque degré la
trace d'une origine monastique; qu'un clerc écrivant auprès des
ducs des Francs n'eût pas, semble-t-il, été si laconique et si
incomplet, qu'au contraire, dans un couvent situé non loin du
centre de la vie politique sans y être pourtant directement mêlé,
la sécheresse et l'intermittence de ces notes annalistiques n'a
1. Pour M. Kurze [Neues Archiv, XX, 29, note), les Annales Laiibacenses ont
utilisé les Annales S. Amandi dans une rédaction allant au moins jusqu'à 791,
et une source allant de G87 à 81i qui se retrouve dans \oi Annales Stabulenses
et Auscienses.
2. Beitrœge zu krilik KaroUngischen Annalen. Kcenigsberg, 1878.
— 83 —
rieu qui nous étonne. Quant à expliquer pourquoi les événements
qui n'intéressent que le couvent ne sont notés que d'une manière
irrégulière, il faudrait être un peu mieux renseignés que nous
ne le sommes sur la nature exacte des manuscrits que nous avons
sous les jeux pour pouvoir nous prononcer*.
Le pays de la Moselle a été le lieu d'origine d'un second groupe
de notes annalistiques que nous retrouvons dans les A^inales
Mosellani et le^s, Annales Laureshamenses . Aucun critique n'a
jamais révoqué en doute le lien étroit qui unit ces Annales ; seule-
ment, tandis que M. Wattenbach a toujours considéré les A . Mosel-
lani comme la source ou comme reproduisant la source des
A. Laureshamenses , la plupart des critiques^ y voient deux
écrits parallèles sortis l'un et l'autre d'Annales perdues, ayant
une autorité égale et devant être consultées simultanément et
contrôlées l'une par l'autre. — On y trouve pour les premières
années la mention de personnages d'origine irlandaise et jus-
qu'à 729 des notes se rapportant à l'Angleterre. Les Mosellani
se trouvent d'ailleurs transcrites, dans le manuscrit unique de
Saint-Pétersbourg, à la suite du De temporum ratione de
Bède, comme les Annales de Saint-Amand. C'est encore là un
indice que le modèle des Annales a été importé de l'étranger, et
l'on pourrait, si l'on voulait, attribuer la première rédaction de
ces Annales, plus encore que la rédaction des Annales de Saint-
Amand, à l'abbaye de Saint-Martin, fondée à Cologne par Pep-
pin d'Héristal pour recevoir des religieux irlandais. Ce sont
ensuite les faits les plus importants de l'histoire des Carolingiens
qui y sont notés, et la mort de Drogon, le fils de Peppin d'Héris-
tal, y est inscrite à l'année 708 comme dans les Annales de
Saint-Amand. Cet événement, qui semble avoir causé une grande
impression, est le vrai point de départ des Annales. A partir de
761, on trouve de nombreuses indications se rapportant à Metz
et au monastère de Gorze; c'est à ces indications que les Anna-
les Mosellani doivent leur nom. Quelques notes relatives à
Lorsch ont motivé le nom à' Annales Laureshamenses donné
1. A ces Annales belges se rattachent les Annales S. Amandi brèves, 742-855,
qui n'ont que peu d'intérêt. Les Annales S. Gallenses Baluzii, 691-814, se rat-
tachent aux Annales S. Amandi clans leur première partie jusqu'en 764. Dans
la seconde, 708-814, elles présentent des analogies avec les Annales Petaviani
et les An7iales Laureshamenses.
1. Cf. Giesebrecht, Die Frsenkischen Kœnigsannalen, dans le Miinchener
historisches Jahrbuch, 1865, p. 224-226. Œisner, Pippin, p. 520. Waitz a com-
plètement adopté cette manière de voir. Cf. Forschungen z. d. G., t. V, p. 493.
— 84 —
aux Annales sœurs. M. Wattenbach a supposé que la composi-
tion de ces Annales mosellanes a été due à Chrodegang, qui fut
élevé à la cour de Charles Martel, qui reçut l'évêché de Metz en
742 par la faveur de Peppin le Bref et qui construisit le monas-
tère de Gorze. Ces.lnnrt/<?^ Mosellani ont été conduites d'abord
jusqu'en 777, et on trouve dans cette première partie des notes
qui ont une origine alamanne; puis jusqu'à 785 ^ et cette
seconde partie pourrait bien avoir été composée à Lorsch ; enfin
jusqu'à 796. Les années 780 et 787 manquent, et, de 788 à 796,
il y a une erreur d'une année dans les dates, qui sont d'un
chiffre trop basses. Cette erreur doit être la faute d'un copiste.
La dernière partie des Annales Mosellani aurait été, d'après
M. Giesebrecht, composée dans le pays du Mein, peut-être à
Wurzbourg; M. Arnold croit au contraire qu'elle est due à un
Allemand du nord. Nous nous garderons de nous prononcer entre
des avis aussi opposés.
Les Annales Laureshamenses'^- suivent de 703 à 785 les
Annales Mosellani ou plutôt se rattachent à la même source com-
mune. Leur nom vient de la mention delà translation des reliques
de Saint Nazaire « in monasterio nostro Laureshaim » en 765. Il
serait cependant difficile d'affirmer sur un seul mot que les Annales
qui portent le nom de Lauy^eshamenses ont réellement été compo-
sées dans ce monastère, mais il ne serait point étonnant qu'on eût
transcrit des Annales de Gorze dans l'abbaye de Lorsch, dont le
premier abbé fut Gundeland, frère de Chrodegang, abbaye qui
resta toujours en relation étroite avec le siè^^e épiscopal de Metz,
et qui, voisine des résidences de Worms, Ingelheim et Tribur, fut
mieux placée qu'aucun autre pour entendre l'écho des événements
politiques. Aussi les Annales Laureshamenses ne sont-elles
1. Pour M. Kurze {Nems Archiv, XX, 29, et XXI, 25), les Annales Mosellani
sont jusqu'à 785 une copie des Annales primitives perdues de Lorscli, <iui elies-
mt^nes reproduisaient jusqu'à 777 les Annales perdues de Gorze, composées de
760 à 777 et dont la partie antérieure à 760 était empruntée à des Annales neus-
triennes i)erdues de 708 à 764 et à des Annales alamannes i>erdues de 703 à 756.
— L<'s Annales Mosellani seraient originaires de Worms. Elles se seraient servies
l)our les années 788 à 796 (écrites vers 797 ou 798) de la seconde rédaction des
Annales perdues de Lorsch jusqu'à 796, des Annales Pelaviani jusqu'à *796 et
des Annales Laurissenses.
2. Le manuscrit de Saint-Hlasien, aujourd'hui an monastère de Saint-Paul eu
Carinthie, qui seul nous a conservé les Annales complètes de 703 à 800 (cf. Neues
Archiv, XV, 425), a servi à Ussermann pour son édition des Annales dans ses
Prodromus Germaniac sacrae. Longtemps considéré comme perdu, il a été
retrouvé à Saint-Paul et publié par M. E. Katz.
— 85 —
pas les seules qui furent conservées ou écrites dans cette riche
abbaye.
Après 785, les Amiales Laureshamenses furent continuées
par deux mains différentes. Le fragment d'Annales publié par
Duchesne (II, 21), dit Fragmentum Chesnii, et D. Bouquet
(V, 26), s'étend de 768 à 806. Il contient des variantes impor-
tantes de 786 à 790 et a quelque rapport avec les A . Guelfer-
bytani^. De 790 à 806, ce fragment n'est qu'une transcription
des Annales Laurissenses majores. L'autre continuation, de
794 à 803, a été publiée pour la première fois par Lambek d'après
un ms. de Vienne-, puis avec les Annales entières par Usser-
mann dans son Prodromiis Germaniae sacrae. Elle s'étend
jusqu'à 803 et est l'œuvre d'un homme intelligent qui écrit sous
l'influence directe de la cour et y vit même peut-être. Son récit
a une importance qui n'est égalée que par celle des A. Lau-
rissenses"^.
Le troisième groupe de notes annalistiques provient de Mur-
bach dans les Vosges. On les retrouve dans les Annales qui
portent le nom d'Annales Guelferbytani, parce que l'unique
manuscrit qui les contient est conservé dans la bibliothèque de
Wolfembuttel. Elles commencent à l'année 741, à l'avènement
de Peppin, ce qui prouve bien que, comme les précédentes, elles
sont inspirées par une préoccupation, sinon par une pensée poli-
tique. Jusqu'en 790, elles paraissent avoir été écrites à Murbach
et elles nous donnent la liste des abbés du monastère. A partir
de 790 jusqu'à 806, elles nous offrent une série de notes en style
assez barbare sur les campagnes et les quartiers d'hiver de Char-
lemagne. Ce ne sont que des extraits assez incorrects d'autres
Annales plus développées dont nous retrouvons le texte dans les
A nnales Mettenses '* .
1. Cf. Heigel, Forschungen zur D. Geschichte, 1865, p. 397, note. Ueber die
ans den seltesten Munbacher Annalen abgeleitetcn Quellen. Nous reviendrons
sur cette question en parlant des Annales de Metz.
"2. Pour M. Kurze (Neues Archiv, XX, 29), ces Annales jusqu'à 790 sont tirées
de la seconde rédaction des Annales perdues de Lorsch continuées de 788 à 790
(cf. p. 84, n. 1).
3. Lambecius, Commentarius de Bibliotheca Vindobunensi. Vienne, 1669. Il
a peut-être existé une continuation de 803 à 816 que la chronique de Moissac
aurait utilisée. Cf. Wattenbach, Deutschlands Geschichtsquellen, I, 146.
4. Toutefois, cet annaliste ne garde pas la même froideur objective qui carac-
térise les Annales royales {Laurissenses majores), écrites sous l'influence des
archichapelains. A partir de 791, on remarque des prétentions au beau style,
une certaine emphase, et on y trouve racontés en détail des faits sur lesquels les
— S() —
Les Annales Nazariani, ainsi nommées parce qu'on a aussi
prétendu qu'elles avaient été écrites à Lorsch où Saint-Nazaire
avait, comme nous l'avons dit plus haut, un sanctuaire, ne
sont dans leur première partie jusqu'en 741 qu'une forme des
Annales Mosellanes. De 7-11 à 785, elles mêlent des notes prises
aux Annales de Murbach h d'autres prises aux Annales Mosel-
lanes; enfin, de 786 à 790, elles ajoutent aux notes brèves dont
elles se composaient jusque-là un récit plus développé qui peut
avoir été écrit à Fulda ^ .
Les Annales Alamannici sont assez étroitement rattachées
aux Nazariani et aux Guelferbytani. M. Wattenbach les regar-
dait autrefois comme issues des Nazariani; mais, tout ce qu'on
peut dire, c'est qu'elles sont un mélange des Annales Mosellanes
et des Annales de Murbach jusqu'en 790; qu'à partir de cette
date elles ont été continuées à Murbach jusqu'en 800^ puis à
Reichenau de 801 à 859 ; enfin à Saint-Gall, où elles ont eu trois
continuations, de 860 à 876, de 877 à 881 et de 882 à 920. Leur
influence fut grande en Souabe. Elles ont servi à plusieurs des
auteurs de Chroniques universelles impériales, à Lambert de
Hersfeld, à Hermann de Reichenau.
Les Annales dites Petaviani, du nom d'Alexandre Petau, qui
possédait le ms. édité par Duchesne dans son t. II, ont une place
Annales royales se taisent ou glissent intentionnellement, comme la conspira-
lion du jeune Peppin, lils de Himiltrude, en 792. M. Kurze les croit écrites sous
l'inlluence soit de l'évéque de Woruis (Adelhelia ? Dietlach ?), soit d'Angilramn de
Metz, soit de Riculf de Melz. Angilramn doit tUre écarté, si, comme je le pense,
il a dirigé la rédaction des Annales royales. Kurze {.Yeues Archiv, XXI, 26) dit
<|ue les Annales Laureshamenses de 791 à 803 ont puisé dans les Petaviani et
dans la source des Maximiniani jusqu'à 796, dans les Mosellani jusqu'à 797 ou
798, puis sont originales de 798 à 803. C'est à Metz peut-être cpie cette dernière
partie, de 791 à 803, aurait été écrite. M. Kurze croit retrouver dans la chro-
nique de Moissac une continuation des Annales Laureshamenses de 804 à 818
compilée en 818 d'après les Annales Laurissenses minores, les Annales Lauris-
sensés majores et des Annales perdues de 805.
1. M. lleigel considère les Annales Guelferbytani ']\isi\ui\ 790 comme la plus
ancienne forme des Annales de Murbach; les Annales .\azariani comme une
comiiilation faite en Thuringe ou en liesse, formée des Guelferbytani et d'An-
nales alanianes, qui se retrouvent dans les Annales Mosellani: et les Annales
Alamannici jus(iu'en 790 cou)me un remaniement des Annales de Murbach
mêlées aux Annales Laureshamenses.
2. M. Kurze {Neues Archiv, X.XI, 24) pense ((ue celle partie des Annales
Alamannici de 790 à 795, écrite à Murbach, a éle puisée en partie dans les
Annales Petaviani juscju'à 796 el dans les Annales Laureshamenses jusqu'à
797. Elle aurait aussi utilisé les Mosellani.
— 87 —
tout à fait à part au milieu des annales que nous venons d'énu-
mérer. Elles offrent en effet ceci de particulier qu'elles s'inté-
ressent exclusivement aux guerres de Charlemagne. Elles forment
comme un journal de ses campagnes. Jusqu'à 771, elles sont
composées d'un mélange des Annales belges et des Annales Mosel-
lanes. De 771 à 799, année où elles s'arrêtent, elles offrent
encore des ressemblances assez marquées avec les A. Mosellani
et Laureshamenses sans qu'on puisse cependant établir de
relation directe entre elles'. Elles ont de l'importance pour l'his-
toire militaire du règne de Charlemagne, car elles doivent avoir
été écrites à la cour même. Une des copies de ces Annales, prove-
nant de l'abbaye de Massai dans le Berry, ne s'étend que jusqu'à
796 et contient des additions faites au monastère de Saint-Martin
de Tours.
Les Annales Maœiminiani tirent leur nom du monastère de
Saint-Maximin de Trêves, où elles auraient été écrites, d'après
l'opinion de leur premier éditeur, le baron de Reiffenberg^. Mais
M. Waitz, qui les a rééditées au t. XIII des Monumenia Ger-
maniae [S S.), a montré que si le manuscrit unique de ces
annales, aujourd'hui à Bruxelles (n" 17351), a été copié sur un
manuscrit de Saint-Maximin du ix*" siècle, il ne s'en suit pas que
l'original y ait été composé^.
Les Annales Maœiminiani, qui s'étendent de 750 à 811,
occupent une place à part parmi les petites annales carolingiennes.
Elles ne nous fournissent que peu d'informations originales et
elles paraissent avoir été composées vers 812, d'après d'autres
annales que nous retrouvons dans quelques-uns des textes anna-
listiques dont nous venons de parler. Elles nous sont surtout
utiles par les éléments de critique qu'elles nous fournissent pour
1. M. Kurze (Nettes Archiv, XXI, 25) reconnaît l'extrême difficulté de déter-
miner exactement la relation des Petaviani avec les autres annales. Toutefois,
il croit qu'elles se sont servies pour leur première partie, qui irait jusqu'à 778 et
aurait été écrite à Gorze, d'anciennes Annales austrasiennes perdues, source des
Annales S. Amandi et écrites à Saint-Martin de Cologne jusqu'à 772, et des
Annales perdues de Gorze; i)our la deuxième partie, de 779 à 796, de la seconde
rédaction des Annales perdues de Lorsch (790), de la seconde rédaction des
Annales perdues de Murbach (790) et des Annales Laurissenses, jusqu'à 791. Le
dernier morceau, 797-799, serait original et ne se trouve pas dans le manuscrit
de Massai ou de Tours. Les Annales Pétaviennes auraient été écrites à Corbie,
d'où provient le manuscrit du Vatican.
2. Dans les Comptes-rendus de la Commission royale d'histoire de Belgique,
1844.
3. Voy. un article de Wailz, Neues Archiv, V, 491.
— 88 —
l'étude de ces textes. Elles se présentent h nous en effet sous une
foruie assez particulière, comme la continuation d'une Chronique
universelle jusqu'à l'année 74 J , conservée dans deux manuscrits
(Leyde, mss. Scaliger, 28, et Munich, lat. 246) et composée de
la Chronique de Bède, d'extraits de la Chronique de saint Jérôme,
d'Isidore, d'Orose, de YHistoria Romana de Paul Diacre, de
Frédégaire, des Gesta regum Francorum, du Liber Pontifi-
calis et de notes annalistiques qui se retrouvent dans \e& Annales
Mosellani et Laurcshamenses , les Annales Metteuses et la
Chronique de Moissac. M. Waitz en place la composition vers
l'année SOI, et croit qu'elle fut écrite dans le diocèse d'Autun,
à cause de la mention à l'année 725 de la destruction d'Autun
par les Sarrasins, fait qu'on ne retrouve mentionné que dans les
Annales de Flavigny *. Cette Chronique ne se présente pas à nous
sous forme d'annales, mais sous forme d'un récit, mal lié il est
vrai et composé de faits juxtaposés. C'est une assez informe com-
pilation à laquelle la Chronique de Bède, avec ses indications
chronologiques tirées de l'âge du monde, sert de cadre. Ce n'est
qu'à partir de 7d0 qu'on voit apparaître, au milieu du texte, des
extraits d'annales qui ont conservé la mention des ans de l'In-
carnation^ L'arrêt de la Chronique à 741 s'explique, évidem-
ment, comme M. Waitz l'a pensé, par ce fait que la compilation
a voulu reconstituer une histoire universelle jusqu'à la date où
commençaient les Annales royales {Annales Laurissenses
majores).
Cependant, un peu plus tard, en 812, un autre écrivain, ayant
entre les mains cette Chronique universelle, en a extrait, à partir
de 710, tout ce qui a trait à l'histoire des Francs, en laissant de
côté les passages tirés de Bède et les ans du monde qui s'y rap-
portent, puis a fait suivre cet extrait de la Chronique universelle
d'Annales dont la substance est empruntée surtout aux Annales
1. Gel indice est sans grande valeur; car ce passage fait partie des notes
annalistiques dont nous parlons à la note suivante.
2. Ces notes aniialisticpies sont la reproduction textuelle de celles qui ont
élti publi»''es par l'ertz [Mon. Germ. SS., t. IV, p. 123) sous le titre, tout à fait
erroné, LVAnnales Jiivavenses brèves. Ce sont en réalité des Annales franques,
des notes sur les guerres et les actes de Cluirles Martel. Leur emploi ferait sup-
poser que l'auteur de cette chrouiiiue universelle vivait dans le voisinage de
la cour frani|ue. (Cf. Siiuson. Kleine Bemerkungen ziir karoUngischen Anna-
len, dans les Forsckungen zur D. Ceichiclile, .\IV, l;M, et Die Ueberarheilete
und bis zmn Jahre 711 fortgeselzle Chronik des Beda; Ibid., .\1.\, p. 07.)
Ce remaniement de la Chroni([ue de Bède a servi de base à la Chronique de
Moissac,
— 89 —
Laurissenses majores, mais aussi aux Annales Petaviani et
aux Annales qui ont servi de source aux Annales Mosellani et
Laureshamenses , ainsi qu'aux Laurissenses et aux Metten-
ses. On y remarque un certain nombre d'indications qui se
retrouvent dans les Annales Xantenses (an. 790, 794, 795);
d'autres offrent une grande ressemblance avec des passages cor-
respondants des Annales Jiwavenses minores (an. 764, 787),
des Annales Juvavenses majores (an. 796, 803, 804), et des
Annales de saint Emmeran de Ratisbonne (an. 748, 777, 787,
793, 810), soit que ces Annales aient puisé à une source commune,
soit que les Annales Maximiniani leur aient été connues. Ces
rapports avec les Annales de Salzbourg (Juvavia) et l'intérêt que
l'auteur paraît prendre à la Bavière ont fait supposer à M. Waitz
que l'auteur pourrait bien être un Bavarois. Il a aussi utilisé le
Z^&erPon^^/?c«^^5 pour l'histoire des papes Zacharie et Étiennell.
— La Chronique de Moissac, que nous étudierons plus loin, offre
de telles ressemblances avec les Annales Maœhniniani que
M. Waitz n'hésite pas à les regarder comme une des principales
sources de la chronique. M. Arnold a cru au contraire pouvoir
conclure des rapports multiples des Annales Maœhniniani avec
tant de sources diverses que ces Annales, ainsi que les sources
desquelles on les rapproche, ont toutes puisé dans des annales
plus étendues, aujourd'hui perdues, qui auraient été les vraies
Annales de la cour'. Il considère les Annales Maœiyniniani
comme offrant une des meilleures rédactions de ces annales pri-
mitives. Nous verrons plus tard combien l'hypothèse de M. Arnold
est arbitraire. Les Annales Maximiniani ont au contraire le
caractère d'une compilation sans aucune unité, dont les diverses
parties sont fort mal proportionnées et mal agencées et qui n'a
pour nous d'autre intérêt que de nous servir à contrôler les
autres sources et de mieux comprendre leurs relations.
On peut résumer sous forme de tableau généalogique le sjs-
1. M. Kurze [Neues Archiv, XIX, 306) a fait remarquer que de 797 à 811 les
Annales Maximiniani sont un extrait des Annales Laurissenses majores avec
((uelques rares additions que l'auteur a dû puiser, soit dans ses souvenirs per-
sonnels, soit dans ceux de l'archevêque Arn. de Salzbourg ou de ses familiers.
Il pense que l'auteur a connu le texte des Annales Laurissenses majores alors
qu'il ne s'étendait encore que jusqu'à 811. Les rapports des Annales Maximi-
niani avec les Annales Xantenses et Juvavenses s'expliquent, pour M. Kurze,
par le fait qu'elles se sont servies, jusqu'à 796, d'une source bavaroise qui a été
aussi utilisée par les Annales Xantenses et Juvavenses (Kurze, Neues Archiv,
XXI, 12). Cette hypothèse est assez vraisemblable.
— 90 —
tème de classement qui a été proposé en 186G par M. Watten-
bach :
s. Amandi Moscllani Annales perdues
I I de Murbach
I I
I I r I II'
Tiliuiu Laubacenses Petaviani Laiiieshainenses / Nazariani Guelferbytani
j et
(Alama
Alamannici
M. Wattenbaclî a admis plus tard {& édition) que les Lau-
reshamenses et les Mosellani pourraient se rattacher k une
source commune qui aurait servi aussi aux Petaviani et aux
Nazariani, mais que les Mosellani représentent plus exacte-
ment que toutes les autres Annales.
M. Waitz, dans une dissertation publiée dans les Nachrichten
der Gœttingischen Gesellschaft der Wissenschaften du
20 janvier 1875, a proposé certaines modifications à ce tableau.
D'après lui il n'y a pas filiation directe entre les Mosellani et
les Laureshamenses, mais elles dérivent d'une source perdue,
formée d'Annales alamanes, d'Annales de Gorze et d'Annales
de Lorsch, d'autre part, les Nazariani et les Alamannici
dérivent également des Annales de Murbach et des Annales
alamanes perdues, qui ont aussi servi de source aux Annales
de la Moselle ; enfin les Petaviani dérivent des Annales de Saint-
Araand et des Annales perdues de Gorze et de Lorsch, qui ont
été une des sources des Annales de la Moselle. Ce système peut
se représenter par le tableau suivant :
s. Araand An. Alatn. perdues Guelferbytani
_J
I I
A. p. de Gorze |
" A. p. de Murbach
Tl '. , _'_ .
I I I I I I I
Laubacenses Tiliani Petaviani A. p. de Lorsch Naziarani Alamannici
Mosellani Lauresbamenses Maximiniani
M. Œlsner, dans l'appendice XVI de ses Annales du règne de
Peppin, considère les Mosellani comme un mélange des Peta-
viani et des Annales de Gorze, qui ont servi de source aux Lau-
reshamenses . Il ne leur accorde en conséquence qu'une valeur
— ou-
trés secondaire; et son système, d'ailleurs peu acceptable, est le
suivant :
s. Amand A. p. de Gorze Guelferbytani
__ I I
I I 7"^^^
Lauresnain. Nazariani et Âlaraannici
I I
Laubacenses Petaviani
Moseliani
Enfin, M. Arnold, dans ses Beitrœge zur Kritik Karolin-
gischer Annalen (Kœnigsberg, 1878), est venu, sous prétexte
de résoudre définitivement les difiicultés que soulève la classifi-
cation des Annales, les rendre à peu près inextricables et nous
obliger à renoncer à toute solution précise du problème. Il a en
effet, avec beaucoup d'ingéniosité, montré qu'il est à peu près
impossible d'isoler les annales les unes des autres, et très diffi-
cile d'établir entre celles que nous possédons une filiation directe,
qu'elles paraissent plutôt puisées à des sources communes. Jus-
qu'à 771, il propose la classification suivante :
An. p. source des S. Amandi An. Alam. perdues
Red. perd, des S. Am. S. Amandi Tiliani | i
A. p. de Gorze
A. bawar. brèves
S. Amandi brèves, Laub. ,,.'.. ,,.'... , I ,
, . u • . Petaviani Maximiniani An. perdues
Augienses breviss. , Ausc. ',
A. S. Germani min.
I,
I ^^ I
Moseliani Laureshamenses
Pour les Nazariani, Alamannici et Guelferbytani }u.sqi\k
770, M. Arnold semble s'accorder avec le système de Waitz.
Mais, à partir de 771, pour sortir de la confusion inextricable
que lui présentent les Annales, il tranche le nœud gordien en
imaginant que toutes les Annales ont puisé, de 771 à 801 ou 803,
dans des Annales beaucoup plus développées qui auraient été
écrites à la cour et qui ont été oubliées et perdues lorsque les
A7inales Laurissenses ont été acceptées comme Annales offi-
cielles.
Une si belle théorie ne pouvait manquer d'exciter l'émulation
des critiques en quête de nouveautés. C'est ce qui est arrivé en
effet. M. Isaac Bernays, dans sa brochure Zur Kritik Karolin-
— 92 —
gischer Annalen\ a enchéri sur M. Arnold. Celui-ci faisait
remonter les Annales de la cour h 771 seulement; M. Bernays
les fait remonter au commencement du viii" siècle, c'est-à-dire à
l'origine même des Annales. M. Arnold arrêtait les premières
Annales de la cour à 802 ou 803, et supposait qu'ensuite les
Annales Laurissenses en avaient tenu lieu ; M. Hernays sup-
pose qu'elles s'étendaient jusqu'en 834. Enfin, aux écrits que
M. Arnold signalait comme extraits des Annales de la cour,
M. liernays ajoute les Annales Laurissenses niajoy^es et
minores, la compilation inconnue qu'on suppose avoir servi de
source et aux Annales Metienses et à la Chronique de Moissac
jusqu'en 805, la Chronique de Moissac de 805 à 818, les Annales
Einhardi, Thégan, les Annales Bertiniani, les Annales
Xantenses , les Annales Sithienses, les Annales Fiildenses,
enfin les Continuateurs de Frédégaire eux-mêmes. Ici, il est vrai,
M. Bernays est pris d'un scrupule, et il admet que ce seraient
les Annales de la cour qui auraient pu être faites en 768 d'après
les Continuateurs de Frédégaire. Toutefois, il est visible qu'il
incline à voir dans les Annales la source des Continuateurs.
Nous éprouvons, nous l'avouons, un sentiment d'admiration
en présence de l'énorme travail de copies et de comparaisons de
textes auquel se sont livrés MM. Arnold et Bernays pour arri-
ver à établir sur des ressemblances, souvent bien légères, leur
ingénieuse théorie; et nous n'admirons pas moins la candeur avec
laquelle tous deux, mais surtout M. Bernays, parlent de ces
annales imaginaires comme s'ils les avaient vues et poussent leur
démonstration à l'extrême sans se douter qu'ils la détruisent par
son excès même. Mais, en même temps, nous ne pouvons nous
défendre d'un sentiment de tristesse en voyant tant d'efforts,
d'intelligence et de temps emplojés à faire et à défaire une même
toile de Pénélope. Rien n'est plus propre à développer le scepti-
cisme historique que cette hypercritique qui, sur les plus frêles
indices, échafaude tout un sj^stème et surtout que cette prétention
d'atteindre à la certitude absolue sur des points où les conditions
mêmes de la certitude font défaut. Cette manie de tout remettre
perpétuellement en question, ce mélange de minutie conscien-
cieuse dans les démonstrations et de fantaisie dans les hypothèses
sont faits pour jeter le discrédit sur les méthodes critiques elles-
mêmes.
Pourtant il ne faut pas être injuste envers MM. Arnold et
1. Slrassburg, Trubncr, 1885, 190 |>. iii-8».
— 93 —
Bernays. M. Bernays a rendu le service de ruiner la thèse de
M. Arnold en l'exagérant, et tous deux ont montré que les rela-
tions entre les Annales sont plus nombreuses et plus compliquées
que ne l'avaient pensé ceux qui ont tenté les premiers de les
classer. Elles sont même si compliquées que les hypothèses les
plus variées pourraient être mises en avant. Il est certain, et
M. Bernays nous a rendu le service de le mettre en lumière, que
non seulement les diverses annales parlent d'ordinaire des mêmes
faits, mais qu'elles emploient souvent pour en parler des expres-
sions analogues ou identiques, enfin que ces expressions témoi-
gnent d'un grand respect pour le roi et de sentiments religieux.
Les emprunts à la Vulgate sont fréquents. S'ensuit-il que toutes
ces Annales ne soient que des extraits d'une même source, et
l'hypothèse de MM. Arnold et Bernays n'est-elle pas la plus
invraisemblable de toutes, sans compter qu'elle est aussi celle
qui éclaire le moins la question? Elle met en effet toutes les Annales
sur le même plan, rend impossible tout jugement sur leur valeur
relative, et, en prétendant expliquer la ressemblance incomplète
de certains passages, ne tient compte ni des liens beaucoup plus
étroits qui rattachent certaines annales entre elles et justifient
les classifications et les groupements exposés plus haut, ni des
passages originaux qu'elles contiennent presque toutes. Prenez
plusieurs annales, par exemple les Annales S. Amandi, les
Laurissenses et les Laureshamenses, et comparez une série
d'années, vous reconnaîtrez que l'hypothèse d'une source com-
mune est presque inadmissible, que, de plus, elle ne pourrait
s'appliquer qu'à une très petite partie du texte.
Est-il vraisemblable que ce soient précisément les plus impor-
tantes de toutes les Annales qui aient été perdues alors que tant
d'extraits en étaient conservés? Est-il vraisemblable surtout
qu'elles aient été supplantées par les Annales Laurissenses
majores, qui n'en étaient aussi qu'un extrait, au point que les
auteurs des Annales de Saint-Bertin, dont le caractère officiel
n'est pas douteux, ceux des autres grandes annales du ix° siècle
et le biographe anonyme de Louis le Pieux se soient faits les
continuateurs des Annales Laurissenses, non des prétendues
Annales de la cour? Enfin les Annales, telles que nous les pos-
sédons, composées au début de quelques mots seulement, sans
phrases régulièrement construites, puis, de plus en plus abon-
dantes, d'une forme plus soignée, enfin arrivant à donner des
récits détaillés formés parfois par la combinaison de phrases
empruntées à d'autres annales, mêlant à la mention des événe-
— 0/i —
ments politiques des faits d'un intérêt tout local ou ecclésiastique,
ne nous représentent-elles pas assez fidèlement le développe-
ment de la littérature annalistique, tel que nous pourrions nous
l'imaginer h priori. Se figurer, comme M. Bernays, des Annales
qui, à l'origine, auraient été extraites des Continuateurs de Fré-
dégaire, dont la chronologie est si vague, ou assez développées
])Our servir de source à ces Continuateurs, ce sont là de pures
chimères.
MM. Arnold et Bernays paraissent oublier que la répétition
des mêmes formes de langage n'a rien qui puisse surprendre chez
des hommes qui avaient tous reçu exactement la même instruc-
tion, très rudimentaire, qui étaient tous nourris de la Yulgate et
qui écrivaient une langue morte comme le font des écoliers de
nos jours; ils oublient aussi que les monastères auxquels on rat-
tache d'ordinaire ces annales, Saint -Amand, Lobbes, Gorze,
Lorsch, Murbach, étaient tous situés dans la même région de
l'Empire franc, dans le bassin du Rhin et de l'Escaut, qu'ils
avaient entre eux des échanges constants, qu'ils étaient en rela-
tions plus ou moins directes avec la cour ou avec l'archevêché de
Mayence, que, par conséquent, si les Annales proviennent réel-
lement des monastères, ils ont pu se faire les uns aux autres,
pour les rédiger, des emprunts mutuels et multipliés. Ce qui
frappe le plus, quand on lit les Annales, c'est que leurs auteurs
se préoccupent surtout des campagnes entreprises presque tous
les ans par les rois francs ou de ce qui s'est passé à l'assemblée
générale du printemps. M. Wattenbach y voit une raison pour
refuser aux Annales une origine monastique. Cette conclusion
ne me paraît pas juste, car les expéditions militaires pour les-
quelles le monastère devait fournir des soldats, les assemblées
auxquelles les abbés devaient comparaître avec leurs hommes et
apporter au roi des dons en nature et en argent' étaient certai-
nement, pour les moines, l'événement capital de l'année. Quand
les hommes d'armes fournis par l'abbaye revenaient au foyer,
quand l'abbé était de retour de la guerre ou de l'assemblée,
n'est-il pas tout naturel qu'on inscrivît sur les tables de Pâques,
en quelques mots tout au moins, les résultats de la campagne,
les victoires remportées, les otages reçus? Est-il étonnant que
des hommes qui n'avaient à leur disposition qu'un vocabulaire
très restreint aient souvent rapporté les mêmes faits dans les
1. Le monastère de Lorscli est préciséineiit inscrit dans le eapitulaire île 817
l>armi ceu\ qui doivent dona et militiam. L'authenticité de cette liste est, il
est vrai, très contestable.
— m —
mêmes termes? Il est possible que les abbés se communiquassent
les notes qu'ils avaient écrites, il est possible aussi qu'on eût
l'habitude d'envoyer aux monastères et aux églises les plus
importantes une sorte de circulaire racontant les faits principaux
et les résultats de la campagne, et que les diverses annales aient
souvent puisé leurs renseignements à ce fonds commun. On ne
s'étonne pas alors que certaines années portent pour seule men-
tion : « Annus sine hoste fuit. Nous n'avons pas eu cette année-
là à faire le service d'host. » Ces hypothèses permettent de com-
prendre les nombreuses ressemblances des annales entre elles
tout en leur laissant leur individualité, de comprendre aussi com-
ment des faits d'intérêt local et ecclésiastique y ont été inscrits
simultanément avec les événements politiques. S'il fallait n'y
voir que des extraits d'Annales de la cour, faits après coup, on
ne comprendrait guère la présence des mentions de phénomènes
naturels qui perdent leur intérêt à distance, et surtout on ne
comprendrait pas que des événements qui devaient beaucoup
frapper les personnes vivant à la cour, les naissances et les
mariages des princes n'y fussent pas mentionnés. Or, ni la nais-
sance des fils de Charles Martel ni celle des fils de Peppin n'est
inscrite dans les premières Annales ^
Je ne vois donc qu'un seul résultat à retirer des travaux de
MM. Arnold et Bernays, un résultat tout négatif : l'impossibilité
d'établir avec une entière certitude la filiation des Annales. Je
persiste à croire qu'elles ont une origine monastique et qu'une
partie d'entre elles sont des annales contemporaines ; je pense
même que les essais de classement de MM. Pertz, Giesebrecht,
Waitz et Wattenbach n'ont pas été aussi inutiles que les conclu-
sions de MM. Arnold et Bernays le feraient croire au premier
abord, et que ces savants sont arrivés à déterminer avec une
assez grande exactitude le caractère et l'importance relative des
principales annales.
Voici les conclusions pratiques que je crois pouvoir tirer de
l'étude attentive des Annales et des travaux critiques dont elles
ont été l'objet :
Les Annales S. Amandi, Laubacenses et Tiliani forment
un premier groupe. Celles de Saint-Amand nous offrent la forme
la plus ancienne de ces Annales et la plus complète, mais la copie
que nous en possédons nous présente une chronologie moins sûre
I. La mention qui se trouve dans le Codex Masciacencis des Annales Péta-
viennes à l'année 747 est une addition postérieure.
— 9(J —
que celle des Annales de Lobbes. Quant aux Annales Tiliennes,
elles n'ont qu'une importance tout à fait secondaire.
Le second groupe est formé des Annales de la Moselle repré-
sentées par les Laureshamcnses et les Mosellani qui sont cer-
tainement la reproduction d'une source commune jusqu'à 785,
que les Mosellani paraissent avoir reproduite plus fidèlement
que les LauresliCDuenscs . Mais, à partir de 785, les Lauresha-
menses, qui sont beaucoup pl^s développées, sont une source
originale d'une grande valeur, écrite probablement par un clerc
attaché au palais et qui s'intéresse particulièrement aux affaires
de Bavière.
Le troisième groupe est formé par les Annales de Murbach,
représentées par les Annales Guelfer^bytani avec les Nazariani
et les Alamannici qui ont aussi des rapports étroits avec les
Annales de la Moselle. — Les Annales Guelferbytani ont une
importance réelle pour les années 741 à 790. Elles en ont une
moindre à partir de cette date, parce que leur texte est corrompu.
Mais on peut le reconstituer avec les Annales Metteuses qui ont
suivi la même source. Les Nazariani n'ont que peu de valeur ;
les Ala7nannici sont utiles surtout pour l'époque postérieure
à 790.
Les Annales Petaviani, que nous ne possédons probable-
ment pas dans un texte tout à fait pur, et qui nous sont parvenues
dans trois manuscrits assez sensiblement divergents \ sont néan-
moins un guide très précieux pour les campagnes de Gharle-
magne à partir de 770.
Quant aux Annales Maanminiani, elles sont le produit d'un
travail de compilation et de combinaison plus compliqué et ne
peuvent pas être mises, au point de vue de l'autorité, sur la même
ligne que les précédentes.
Jusqu'en 768, les Continuateurs de Frédégaire sont pour nous
une source de renseignements parallèle aux Annales, qui leur
doit peu de chose, et ne leur a presque rien donné. Elles nous
fournissent seules un récit détaillé des événements, mais les
Annales complètent parfois les lacunes de ce récit, en rectifient
certains points et permettent d'en fixer avec précision la chrono-
logie. C'est leur caractère fruste et sans art qui fait leur prix.
Nous verrons bientôt comment elles donnent naissance à des
œuvres plus personnelles et plus développées telles que les
t. Cf. Bernays, ^). 88, note.
— 97 —
Annales Laurissenses, la Chronique de Moissac et les grandes
Annales du ix* siècle.
Quant aux autres Annales que nous avons énumérées au début
de ce chapitre, elles n'ont qu'une importance très secondaire.
Celles auxquelles on attribue une origine bavaroise, les Annales
Juvavenses brèves (724-741), minores (742-814)* et majores
(550-855), les Annales S. Émmerani Ratisponensis majo-
res (748-823)2 et minores (732-1062), enfin les Annales
Baioarici brèves (687-811) ne nous offrent que des notes très
clairsemées. Elles offrent des traits de ressemblance avec les
Annales du nord, si bien que M. Giesebrecht croit que les Anna-
les Juvavenses majores se sont servies des A. S. Amandi, que
M. Bernays les fait toutes venir de ses fameuses Annales de la
cour, et que MM. Waitz et Kurze leur donnent pour source des
Annales bavaroises qui s'arrêtaient à 796 et qui auraient aussi
servi aux Annales Maximiniani^ . Ces Annales n'ont d'ailleurs
d'intérêt que par les notes locales qu'elles contiennent. Elles ont
pour point de départ les Annales dites d'Alcuin, qui donnent les
noms des lieux où Charlemagne célébra la fête de Pâques, de 782
à 787, et il est probable que c'est à Arn, ami d'Alcuin et évêque
de Salzbourg, que les Annales bavaroises durent leur naissance^.
Nous trouvons encore ces mêmes Annales Alcuini précédées
de notes écrites à Lindisfarne (642-664) et d'autres écrites à
Cantorbéry (673-690) en tête de très courtes annales rédigées à
Saint-Germain-des-Prés : Annales S. Germa?ii Parisiensis
minores (642-919). C'est encore une preuve de cette influence
anglo-saxonne, que nous retrouvons à l'origine de presque toutes
les annales. Ces Annales S. Germ. min. , de 642 à 919, sont en
partie empruntées aux Annales S. Dionysii qui sont contem-
poraines pour le ix" et le x^ siècle et ont une grande importance
1. Elles ont été écrites en 816.
2. Commencées le 18 avril 817.
3. Waitz, Neues Archiv, V, 491 ; Kurze, Ibid., XXI, Il et suiv. Les Annales
Juvavenses ont été écrites sur des tables de Pâques d'un manuscrit de Bède
de 550-724, puis continuées par une seconde main de 725 à 797 et par une troi-
sième de 798-825. Elles ne sont contemporaines que depuis 798. La deuxième
partie a été écrite en 797.
4. M. Kurze pense que le manuscrit original des Annales Juvavenses majores
a été transporté à Wurzljourg entre 803 et 814. Il dit la même chose du manus-
crit des Annales Juvavenses minores, mais il fixe ailleurs l'année 816 comme
date de la composition de ces dernières annales {Neues Archiv, XXI, p. 22
et 15).
HIST. CAROLINGIEIVIVE. 7
— 98 —
chronologique. Celles-ci ont été d'abord conduites jusqu'à 887,
puis continuées de 919 h 997*.
Si le rapport des Annales bavaroises avec les Annales du nord
est difficile à déterminer, celui des Annales S. Gallenses brèves
(708-815), S. Gallenses brevissimi (814-961) et Augienses
(709-858 et 860-954) est beaucoup plus clair. Elles sont des
extraits de la continuation des Annales Alamannici qui, après
avoir été rédigées à Murbach jusqu'à 800, avaient été poursuivies
à Reichenau de 801 à 859. — Les abbayes de Reichenau et de
Saint-Gall, voisines toutes deux de la ville épiscopale de Cons-
tance, étaient devenues au ix" siècle les principaux centres
d'étude dans l'Allemagne du Sud, grâce à la double influence
d'Alcuin et de maîtres irlandais et à la faveur de Louis le Pieux
et des rois allemands.
Les Annales d'Auch et celles de Barcelone, Annales Aus-
cienses (687-844) et Annales Barcinonenses (538-801), dont
les dernières ont été mêlées aux Annales de Saint-Victor de
Marseille, nous montrent l'usage des annales se répandant au
IX'' siècle dans la partie de l'empire franc la plus éloignée de
celle où il s'était d'abord développé.
Au ix*" et au x® siècle on écrit partout des annales. Nous en
trouvons non seulement dans les pays où les annales avaient pris
naissance comme à Trêves {Annales S. Maximini Treviren-
sis, 708-987, source du Continuateur de Réginon), à Cologne
{Annales S . Pétri Coloniensis, SiO-SiS; A^males Colonienses
brevissimi, 814-810; Annales Colonienses brèves, 814-964;
Annales Colonienses majores, 776-1028, maigres essais qui
ne font guère prévoir les grandes Annales de Cologne du
xii° siècle); à Wissembourg {Annales Weissenburgenses,
763-846), mais un peu partout, dans diverses écoles monas-
tiques ou épiscopales. A Flavigny, au diocèse d'Autun, on com-
pose en 816 et l'on continue jusqu'en 879 des annales en partie
tirées des Annales de la Moselle {Annales Flaviniacenses,
382-879)*; nous possédons des notes annalistiques recueillies à
Lausanne {Annales Lausonenses^, 850-985, qui ont servi pour
le Chroyiicon Lausonensis Chartularii)*, à Lyon {Annales
1. Voy. Berger, daas Bibl. de l'École des Chartes, 1879, et leditiou île Wailz
dans les Monuinenta, t. XIII.
2. Cf. Waitz, dans Neues Archiv, V, 484.
3. Ibid. Ed. do Jatl'c à la suite du Cassiodore de Mommsen {Abhandl. der
Kœnigl. Sivchshchen Gesellsch. d. Wissensckaflen, Vill, 18G1).
4. Mem. et doc. de la Suisse romande, VI, et SS. rerum Germ., XXIV.
— 99 —
Lugdunenses , 769-841), à Massai en Berry {Annales Mas-
ciacenses, 732-824, 832-1013)*, à Saint-Quentin {Annales
S. Quintini Verornandenses, 793-994). Les Annales écrites à
Angoulême, sans doute au monastère de Saint-Cyba.rd {Annales
Engolismenses, 815-870, 886-930, 940-991), ont été rema-
niées {Annales Engolismenses, 815-993, et Chronicon Aquita-
nicum), puis ont servi de source au xi'' siècle à Adémar de Cha-
bannes pour la composition de sa Chronique d'Aquitaine^. Enfin
à Sens, on a de bonne heure, dans les monastères de Sainte-
Colombe, de Saint-Pierre-le-Vif, noté les événements sous forme
d'annales. Toutes ces notes annalistiques se trouvent réunies
dans la Chronique de Saint-Pierre-le-Vif (420-1184) compilée
au xii^ siècle par le moine Clarius^. Nous en avons des extraits
faits au xf siècle sous le nom de Historia Francorum Seno-
nensis* et de Chronique à! Odorannus^ . La seule partie de ces
annales qui nous soit parvenue sous sa forme primitive de notes
contemporaines est celles que Pertz a publiées sous le nom à! An-
nales S. Columbae Senonensis (840-922). Elles sont précé-
dées d'annales compilées pour les années 708-840 et ont été
continuées jusqu'à 1218. On a imité et copié ces Annales dans
le monastère de Fleury-sur-Loire qui fut en relation très suivie
avec le diocèse de Sens, surtout à la fin du x® siècle, à l'époque où
Abbon de Fleury et Séguin, archevêque de Sens, étaient alliés
dans leur politique hostile à Hugues Capet et à Gerbert de Reims.
Ainsi prirent naissance les Annales Floriacenses (864-1060),
dont le Chronicoyi Floriacense (626-1060) n'est qu'une répé-
tition peu modifiée.
Il y eut sans doute un grand nombre de notes annalistiques du
même genre qui ne sont point parvenues jusqu'à nous. Nous en
retrouvons des traces dans les chroniques écrites plus tard à
Tours, à Reims, à Saint-Denis, à Gembloux, à Angers, etc.;
mais toutes ces annales, écrites en dehors de l'influence des évé-
nements et des personnages politiques, n'ont pris aucun dévelop-
pement et n'offrent qu'un médiocre intérêt. Si à Sens et à Fleury-
1. Nous avons déjà fait remarquer qu'un des manuscrits des Annales Péta-
viennes, contenant quelques interpolations, provient de Massai.
2. Voy. l'édition de la chronique d' Adémar donnée en 1897 par M. Chavanon
dans la Collection de textes pour servir à l'étude et à l'enseignement de l'his-
toire.
3. Quantin et Duru, Archives historiques de l'Yoiuie.
4. Éd. Waitz, dans Mon. Germ., t. IX.
5. Quantin et Duru, Archives historiques de l'Yonne.
— -100 —
sur-Loire l'historiographie fleurit tout à coup à la fin du x« siècle,
c'est que, par suite de l'avènement des Capétiens, les évèques de
Sens et les abbés de Fleury se trouvent directement mêlés à la
vie politique.
Nous allons voir, au contraire, comment, sous l'influence de
la cour, s'est formée, dès la fin du viii" et pendant le ix" siècle,
une littérature annalistique qui a produit des œuvres considé-
rables d'une haute valeur historique et qui sont nos sources prin-
cipales pour les règnes de Charlemagne et de ses successeurs en
France et en Allemagne. Ce sont les Annales Laurissenses
tnajores et minores et leur remaniement dit Annales Einhardi,
les Annales Bertiniani, les Annales Fuldenses, auxquelles
se rattachent les Annales Fuldenses Antiqui, les Atmales
Sithienses , les Annales Xantenses , etc., les Annales S.
Vedasti, la Chronique de Moissac, les Annales Mettenses et
enfin la Chronique de Réginon.
NOTE ADDITIONNELLE AU CHAPITRE P^
M. Kurze a repris, dans son importante étude sur les Annales
royales, la question des Petites Annales avec sa pénétration
habituelle et voici les conclusions auxquelles U est arrivé, tout en
reconnaissant leur caractère hypothétique :
« De courtes Annales Austrasiennes, commençant à l'an-
née 708, ont pris naissance vers 714 ou 717, peut-être à Saint-
Martin de Cologne ou dans un autre monastère ripuaire, peut-être
à la cour même des maires du palais, et ont été continuées jus-
qu'en 772, sans subir d'influence étrangère; à leur imitation, des
annales semblables ont pris naissance, peu après 730, en Neus-
trie, peut-être à Corbie; on les a fait partir aussi de 708 et on
les a conduites jusqu'à 764. Après 735, ou au plus tard après 746,
on a commencé en Alémanie, peut-être à Reichenau, en se ser-
vant de tables de Pâques anglo-saxonnes, des notes aunalis-
tiques indépendantes des précédentes qu'on a fait remonter h 703
et qu'on a continuées jusqu'à 756. Ces notes furent transportées
entre 756 et 760 à Murbach, où l'on s'en est servi pour rédiger
des annales commençant en 740 et s'arrêtant d'abord à 756.
Elles trouvèrent, après 772, un continuateur qui, avec l'aide des
Annales neustriennes, 708-764, et des Annales austrasiennes,
708-772, compléta les années manquantes par de secs extraits,
^ibhhhH
— -loi —
puis les poursuivit jusqu'en 781, avec régularité, par de très
brèves additions. En même temps, vers 760, les Annales austra-
siennes et neustriennes devenaient à Gorze le noyau d'autres
annales, qui y étaient continuées jusqu'en 777 et servirent ensuite
de base à des Annales de Lorsch. Cet annaliste continua son
œuvre à partir de 778 ; il écrivit à Lorsch les années 778-785,
et il en fit, peut-être hors de Lorsch, une seconde rédaction con-
duite jusqu'à 790. De la première rédaction sont sorties les
Annales Mosellani et Flaviniacenses jusqu'à 785, de la
seconde les Annales Laureshameyises et le Fragmentum
C^e^nw^ jusqu'à 790. Les Annales Tilia?îi, jusqu'à 737, et les
Annales S . Amandi, jusqu'à 772^, dérivent, sans aucun mélange
étranger, des Annales austrasiennes primitives. La première par-
tie des Annales S. Columbae Senonensis , jusqu'à 767, et les
Annales Maœiminiani, jusqu'à 771, sont des extraits fort mal
faits de ces Annales et des Annales neustriennes. La rédaction la
plus ancienne des Annales pétaviennes jusqu'en 778 (composées
peut-être à Gorze) est une combinaison des anciennes Annales
austrasiennes et de celles de Gorze. Les Annales S. Gallenses
Baluzii jusqu'en 783 ont la même origine avec mélange des
Annales de Murbach. Enfin les Annales de Gorze ont aussi servi
à une seconde rédaction des Annales de Murbach de 708 à 781,
qui a été continuée jusqu'en 790 d'après une seconde rédaction
des Annales de Lorsch, puis a été ensuite poussée jusqu'à 799.
Les Annales Nazariani, écrites peut-être en Hesse ou en Thu-
ringe, sont extraites de la seconde rédaction des Annales de Mur-
bach jusqu'à 790, peut-être avec l'addition d'extraits de la pre-
mière. Les Annales Ala?nannici, S. Gallenses brèves,
Weingartenses, Augienses et S. Gallenses majores sortent
de la seconde rédaction des Annales de Murbach jusqu'à 799. La
continuation de la seconde rédaction des Annales de Murbach, de
782 à 790, a été ajoutée à la première rédaction des mêmes
Annales et le tout se retrouve dans les Annales Guelferhy-
tani. »
Ainsi M. Kurze retrouve dans les Annales parvenues jusqu'à
1. Cf. plus haut, p. 85, ce qui ost dit de cette continuation de 786 à 791,
puis de 791 à 806.
2. Les Annales Laubacensos se sont servies d'un exemplaire des Annales de
Sainl-Amand allant au inoins jusqu'à 791, mais, comme l'a montré Simson
{Forschungen, XXV, 375, 377), après Arnold (p. 55-62), elles ont aussi puisé dans
des Annales de 687 à 814, dont se sont servies les Annales Stabulenses [Mon.
Germ., XIII) et Ausciences {ibicL, III) et beaucoup de petites Annales.
— ^02 —
nous six séries d'Annales perdues, Annales austrasiennes (758-
772) ; Annales neustriennes (708-70-1) ; Annales deGorze (-777) ;
deux rédactions d'Annales de Lorsch (703-785 et 703-790);
Annales alémanes (703-756); deux rédactions d'Annales de
Murbach (740-756 et 740-781). Il fait résolument aller la pre-
mière partie des Annales de Saint-Amand jusqu'à 772 inclusive-
ment ; pour les Lauresliainenses, il n'admet pas de coupure
à 793, mais à 786 et 790, et il croit que les années de 791 à 795
ont été écrites en bloc en 799. Nous trouverions également
imprudent de contredire ou d'adopter ces conclusions.
CHAPITRE II.
LES ANNALES ROYALES.
ANNALES LAURISSENSES MAJORES ET ANNALES EINHARDP.
Nous avons vu les Annales perdre peu à peu leur abrupte con-
cision pour prendre un peu plus d'ampleur; elles contiennent un
plus grand nombre de faits, très brièvement énoncés sans doute,
mais du moins en des phrases plus complètes et plus claires.
Toutes les Annales que nous avons ènumérées, à une seule excep-
1. On trouvera dans Potthast, Biblioieca historica medUaevi, lindication des
éditions et traductions de ces Annales. M. Kurze, dans le t. XIX du Neues
Arcliiv, p. 297 et suiv., a donné une description très complète de tous les
manuscrits et des diverses éditions. L'étude qu'il a consacrée aux Annales Lau-
rissenses et à leur remaniement aux t. XX et pi. XXI du Neues Archiv est la
plus complète et la plus pénétrante ([ui ait encore été faite. Nous ne l'avons
connue que lorsque le jtrésent chapitre était déjà rédigé et nous n'avons
pas pu noter, en revisant notre travail, tous les ])oints sur lesquels nous nous
étions d'avance trouvé d'accord avec M. Kurze. Nous nous sommes beaucoup
aidé de son mémoire pour compléter et corriger le nôtre. — On consultera
sur ce sujet, outre les prél'aces des éditions de Nuenaro, Reuber, Duchesne,
Bouquet, Pertz et des traductions de Ouizot, Teulot, O. Abel, les travaux sui-
vants : Lecointe, Annales Ecclesiastici, ad ann. 774; — Mabillon, Ann. 0. S.
BenedictL ad ann. 77i ; — Ampère, Hist. de la littér. franc., 111, 1 i9 ; — Frese,
De Eiahardi vita et scriptis spécimen (1845); — Wattenbach, Deutschlands
Geschichtsquellen, 6° édition, t. 1 ; — Ranke, Zur KrltUi frxnkisch- deittscher
Reichsannalislen (Abh. der Berliner Akadeinie, 1854); — L. \on Giosebrechl,
Wendische Geschic/Uen, t. lil, 283 ; — W'ailz, Zu den Lorscher u. Einhards
Annalen (Ga-tt. gel. Anzeigen, 1857); — Id., articles dans Neues Archiv, V,
— -103 —
tion près (les Annales Laureshamenses), gardent cependant
jusqu'au bout leur caractère originaire. Leurs auteurs ne visent'
pas à fournir une histoire politique suivie; ils s'inquiètent peu de
passer sous silence des faits essentiels; ils ne se préoccupent ni de
l'élégance ni même de la pureté du style.
Le moment devait venir cependant où de ces essais encore
informes sortiraient des œuvres plus développées, qui ne seraient
plus une série de notes prises au hasard, mais le récit suivi des
événements d'un règne, et même une sorte d'histoire officielle
d'un règne, le journal de la vie d'un roi. Pour que cette trans-
formation s'accomplît, il fallait à la fois un progrès intellectuel
et un progrès politique ; il fallait que l'on fût capable de com-
prendre tout le parti qui pouvait être tiré de ce procédé de nar-
ration annalistique, que la grandeur des événements provoquât
le désir de les raconter avec suite et en détail, enfin que la vie de
cour fût organisée, que le roi ne fût plus simplement un chef d'ar-
mée courant toujours du nord au midi à la tête de ses troupes,
mais un vrai chef d'empire entouré de ministres et de conseillers,
497, et dans Berichte d. Berliner Akad., 1882; — Simson, De statu quaesfio-
nis, sint ne Einhardi nec ne sint quos itli ascribunt Annales imperii (1860) ;
— Id., Kleine Berner kung en zur Karolingischen Annalen (Forsch. z. d. Gesch.,
XIV, 131); — Id., Zur Frage nach der Entstehung der sogenannten Annates
Laurissenses majores (Forsch. z. d. G., XX, 205) ; — Id., appendice III du t. I
des Jahrbucher des frxnkischen Reichs unter Karl dem Grossen, et appen-
dice VI du t. II ; — W. von Giesebrecht, Die frsenkische Kœnigsannalen u.
ihre Vrsprung (Miincliener historisches Jahrbuch, 1864); — Sybel, IJeber die
karolingischen Annalen (Ilist. Zeitschrift. Neue Folge, VI, 260, et Vll, 3° h.,
et dans Kleine hist. Schriften, III, p. 3 et 43) ; — Dove, Die historischen Schrif-
ten Einhardi (Progr. d. stœdt, Realschule in Elbing, 1866); — Id., Beitrœge
zur Einhardi Frage (Neues Archiv, X, 241) ; — Ébrard, Die frxnkischen
Reichsannalen (Forsch. z. d. G., XIII, 425); — Dunzelniann, Beitrxge zur
Kritik der frxnkischen Annalen (Neues Archiv, II, 478, 513, 530) ; — Harnack,
Appendice à Das Karolingische u. das Byzantinische Reich (1880) ; — Mani-
tius, Die Annales Sithienses, Laurissenses minores et Einhardi Fuldenses
(1881) ; — Id., Einhards Werke u. ihr StU (Neues Archiv, VII, 517) ; — Id., Zu
den Ann. Laur. mai. (Miltheil. d. Institut, fiir œsterreichichen Geschichtsfor-
schung, XII, 2, et XIII, 225) ; — Bernays, Zur Kritik der Karolingischen Annalen
(1883); — Kaufmann, Die Karolingischen Annalen (Hist. Zeitschrift, 1885,
t. LIV, 54); — Piickert, Ueber die kleine Lorscher Frankenchronik, ihre ver-
lorene Grundlage u. die Annales Einhardi (Berichte d. Sfechsischen Gesellsch.
der Wissenschaften, 24 juillet 1884) ; — Bernheini, Die Vita Karoli als Aus-
gangspunkt zur literarischen Beurtheilung des historikers Einhard (dans His-
torische Aufsxtze zum Andenken G. Waitz, 1886); — Id., Das Verhxltniss
der Vita Caroli zu den sogenannten Annales Einhardi (dans Historische Vier-
telzahrschrift, 3° année, 2* fasc, p. 161). — Richter, Die Annalenfrage (appen-
dice au t. II des Annalen des frxnkischen Reichs).
— ^o/. —
s'occupant de l'administration en même temps que de la guerre,
et préoccupé du soin de sa gloire autant que de la sécurité de ses
États.
La rédaction d'Annales officielles sera le signe du progrès des
institutions politiques en régularité et en permanence.
Sous Charles Martel et sous Peppin, nous trouvons déjà un
premier essai d'iiistoriograpliie officielle, dans les continuations
de la Chronique de Frédégaire. Bien que les auteurs aient utilisé
des notes annalistiques, leur chronologie est peu exacte, et ils
laissent dans leur récit de graves lacunes. La rédaction de ces
continuations a été faite sous l'inspiration des membres de la
famille des Peppins, mais il n'est pas probable qu'elle l'ait été à
la cour même sous l'influence directe de Charles Martel et de son
fils Peppin'; enfin elles ont été rédigées non année après année,
mais en trois fois, à des dates importantes dans l'histoire des
Carolingiens (après l'année 732, après l'année 752, après l'an-
née 768), et, pour ainsi dire, sous l'inspiration d'événements
extraordinaires.
Le dernier continuateur de Frédégaire s'arrête à 768 et pen-
dant les vingt premières années du règne de Charlemagne, au
milieu des guerres incessantes faites en Italie, en Aquitaine, en
Saxe, en Espagne, nul chroniqueur ne songea à reprendre
l'œuvre inachevée. Elle ne devait pas d'ailleurs être reprise. Elle
était la continuation d'une œuvre de l'époque mérovingienne, et
elle devenait, dans la seconde moitié du viif siècle, un anachro-
nisme. Ce n'était pas à l'histoire des rois burgundes que pouvait
se rattacher celle des descendants de Peppin d'Héristal. Les Gesta
non plus ne pouvaient être continués. La Neustrie est abandonnée.
La royauté nouvelle allait faire naître des œuvres historiques
d'une forme nouvelle aussi, sorties directement de ces Annales
qui, depuis les premières années du siècle, se multipliaient et se
développaient peu à peu.
Jusqu'en 788, Charlemagne n'avait pas eu un jour de repos.
De 788 à 792, il sembla, au contraire, qu'il allait pouvoir jouir
en paix du fruit de ses fatigues et de ses victoires. La soumission
de la Saxe, en 785, paraissait définitive depuis que Witikind
avait abjuré sa haine avec ses croyances païennes ; les fils de
1. Comment expliquer sans cela que la derniÎTe partie soit CÂclusivement
consacrée aux campagnes d'Italie et d'Aquitaine, qu'elles gardent le silence sur
la naissance de Peppin, le troisième liis de Peppin le Bref, et surtout qu'elles
commetlcnl une erreur de date pour le couronnement de Charles et de Car-
loman '{
— -105 -^
Charlemagne établis, Peppin en Italie, Louis en Aquitaine,
Charles dans le Maine, étaient, aux extrémités du royaume,
malgré leur jeunesse, les représentants de la puissance pater-
nelle, et ni les Lombards, ni les Grecs, ni les Arabes d'Espagne,
ni les Bretons ne paraissaient disposés à provoquer de nouveau
la colère du roi des Francs. Enfin, le plus redoutable des enne-
mis qui restaient à Charles, après la soumission de Witikind, le
duc de Bavière Tassilon, s'était solennellement soumis au synode
d'Ingelheim en 788. Cet événement fit une grande impression
sur les contemporains. Avec Tassilon disparaissait le dernier de
ces duchés nationaux qui s'étaient formés en Alémanie, en Aqui-
taine, en Bavière à l'époque mérovingienne; l'empire franc
n'était plus une sorte de suzeraineté militaire sur des Etats con-
servant leur individualité ethnographique et politique, mais deve-
nait une véritable monarchie où tous les sujets étaient soumis
directement au même roi représenté partout par une administra-
tion uniforme ^ .
Dans le même temps où la royauté franque arrivait à ce degré
de stabilité et de gloire, les efforts de Charlemagne et des maîtres
italiens et anglo-saxons, appelés par lui dans ses États, provo-
quaient un mouvement de renaissance intellectuelle qui prit pré-
cisément son plus grand essor de 787 à 800. C'est à ce moment
que nous voyons les Annales acquérir un développement qu'elles
n'avaient pas eu jusque-là et perdre le caractère de notes sans
lien et sans suite pour prendre celui d'œuvres rédigées d'après un
plan et avec un but déterminés. Dès 770, les grandes guerres
d'Aquitaine, d'Italie, de Saxe et d'Espagne avaient excité les
annalistes à se départir de leur excessive sécheresse pour ajouter
quelques détails à la mention des faits les plus importants et pour
les rapporter en des phrases un peu plus élaborées. Nous en
avons la preuve dans les Annales Pétaviennes depuis 770, dans
les Annales Mosellani et Laureshamenses depuis 774. L'au-
teur des Annales Latwissenses majores a eu évidemment, lui
aussi, à sa disposition des notes fort étendues sur les guerres
d'Italie et de Saxe. Qu'étaient ces notes? Etait-ce des Annales
aujourd'hui perdues ? Etait-ce ces circulaires officielles dont j'ai
supposé l'existence- et qui auraient rendu compte chaque année
1. C'est vers ce méine temps (782) que l'institution des missi se régularise et
se généralise. Voy. Krause, Gesch. des Instituts der Missi (Mitth. der Gesellsch.
fiir œsterreichische Geschichtsforschung, 1850).
2. Cf. p. 95.
— ^06 —
des résultats des diverses campagnes? Était-ce simplement des
récits isolés, consignés çà et là dans les manuscrits des couvents,
comme cette Clausula de Pippini in Francoriim regem
consecr alloue^ qui se trouvait à la fin d'un De gloria confes-
somim de Grégoire de Tours, conservé au monastère de Saint-
Denis et qui nous fournit de si précieux détails sur l'élévation
au trône et le couronnement de Peppin? Nous ne le savons pas,
et il serait présomptueux de vouloir le décider. Mais il est cer-
tain que ni l'auteur des Annales Laurissenses majores, ni
celui qui les a remaniées après 801, ni l'auteur des Annales
Mettenses n'ont emprunté à la seule tradition orale les détails
qu'ils nous donnent sur les années 760 à 788, et qu'ils avaient
entre les mains les documents écrits nécessaires pour composer
des œuvres conçues d'une manière plus large et plus réfléchie.
C'est dans les années qui s'étendent de 787 à l'établissement de
l'empire que s'accomplit définitivement cette évolution dans la
littérature annalistique. A partir de 786, les Annales Laure-
shamenses , non seulement sont beaucoup plus développées
qu'elles ne l'étaient jusque-là, mais on y trouve une recherche de
style qui touche à l'affectation-, et surtout, à côté du récit des
aff'aires militaires, la préoccupation des grands intérêts politiques,
législatifs et administratifs de l'Etat^, C'est après 788 que les
Annales Laurissenses majores sont composées et c'est à partir
de 796 qu'elles deviennent une histoire suivie et complète du
règne de Charlemagne. Après 801, on les remanie pour en amé-
liorer le style et combler les lacunes qu'elles présentent jus-
qu'en 795 ; vers la même époque on fait encore d'autres travaux
analogues dont l'existence est attestée par les fragments d'An-
nales retrouvés à Bàle, à Berne, à Dusseldorf et à Vienne^, et
dans lesquels MM. Waitz et Pïickert voient des extraits d'une
1. Histor. de France, t. V, p. 9-10, et Monum. Germaniae, XV, 1.
2. Cf. les années 791, 799, 800, 802.
3. Cf. 802.
4. C'est à tort, je crois, que M. Kiirze et M. Simson voient dans le Frag-
menium de Pippino Duce, publié par Freher {Corpus hist. franc, 168-170), un
morceau de la compilation à laquelle appartiennent peut-être ces fragments. Le
fragment de Dusseldorf (759-762) a été publié i)ar Pertz dans les Monum. Germ.,
t. XX, sous le titre de Annales MerUiinenses (le ms. provenant de Werden);
celui de Bâle (769-772), par lUeclithold, dans ÏAnzeiger fur schireizerische
Geschichte, 1872 ; celui de Berne, par Meyer de Knonau, dans les Forsckunyen
z. d. Geschichte, t. VIII ; enlin ceu\ de Vienne (784, 785), par Wattenbach, dans
la 2" éd. de ses DeutDchlands Geschkhlsquellen. Les fragments de Bàle, Berne
et Vienne ont été réunis dans le t. Xlll des Monumenta Germaniae.
— ^07 —
compilation qui a aussi servi de source au Poeta Saxo, au
remanieur àe^ Annales Laurissejises majores, aux auteurs de
la Chronique de Moissac, du Chronicon Vedastinum, des
Annales Mettenses, Lobienses, Guelferbytani, Laurissen-
ses minores, Maœiminiani, du Breviarium Erchanberti et
des Gesta abbatum Fontanellensium. M. Giesebrecht, de son
côté, a supposé que ces fragments appartiennent à une compila-
tion faite par Haiton de Reichenau*. Les suppositions de ce
genre sont toujours fort hasardées. Ce qui est certain, c'est que,
dès la fin du viii'' siècle, non seulement le cadre des Annales
s'élargit, mais qu'encore les Annales sont remaniées, interpolées
et combinées ensemble pour former des œuvres nouvelles qui con-
servent la forme annalistique et affectent l'apparence de docu-
ments contemporains-.
Les Annales Laurissenses majores, qui s'étendent de 741
à 829, sont à la fois une compilation d'annales antérieures et
des annales contemporaines. Elles sont la source la plus impor-
tante que nous possédions pour le règne de Charlemagne et elles
ont exercé une influence considérable sur toute la littérature
historique du ix*^ siècle. Elles méritent donc d'être étudiées avec
une attention particulière.
La première édition qui en a été donnée, celle de Canisius,
dans ses Lectiones Antiquae (t. III, p. 187 et suiv.), a été faite
d'après un ms. du monastère de Lorsch qui ne comprenait que
les années 741 à 788. Le manuscrit de Pétau (aujourd'hui au
Vatican, R. Christine, 617), dont s'est servi Duchesne (II, 24)^
1. Wattenbach, Deti<sc^^and.s Geschichtsguellen, I, p. 166. — Je répéterai au
sujet des hypothèses de MM. Wailz et Pùckert ce que j'ai dit au sujet de celles
de MM. Arnold et Bernays. L'existence de sources communes n'est pas dou-
teuse, mais vouloir, par la comparaison des Annales, arriver à connaître exac-
tement ces sources est une entreprise désespérée, car les sources intermédiaires,
les combinaisons et remaniements peuvent avoir été très nombreux. Là où
M. Piickert suppose une source commune, il peut y en avoir eu plusieurs. Tel
ou tel fragment, les Annales Werthinenses, par exemple, pourraient être non
un remaniement, mais la source des Annales Laurissenses. Toutefois, il y a
plus de vraisemblance qu'elles soient un remaniement. M. Kurze rapporte tous
ces fragments (y compris le Fragmentwn di Pippino Duce, qui a un tout autre
caractère ; cf. la note précédente) à une compilation qui aurait été composée
vers 806 et aurait servi au remanieur des Annales Laurissenses, à celui des
Annales Mettenses, à celui de la Chronique de Moissac, etc., etc. {Neues
Archiv, XXI, p. 29 et suiv.).
2. C'est vers la même époque qu'on composa la Chronique universelle de 741,
publiée par M. Waitz au t. XIII des Monumenta Germaniae.
3. En le complétant avec un autre manuscrit du Vatican (Christ. 813) qui a
aussi appartenu à Pétau (cf. Kurze, Neues Archiv, XIX, p. 301).
— 40S —
et celui de Paris (lat. 5941) conduisent les Annales jusque
vers la fin de l'année 813'. Le ms. de Paris 10911, qui a appar-
tenu au baron de Crassier et a été utilisé par D. Bouquet, le ms.
de Saint-Pétersbourg et un ms. de Saint-Omer (n. 70G) inconnu
de Pertz et collationné par Kurze, fournissent le texte complet
des Annales Laurissenses jusqu'à 829, mais, comme les pré-
cédents, ne contiennent pas la mention des conspirations de Har-
drad et de Peppin. Les manuscrits de Vienne n°* 473 et 612, qui
ont été utilisés pour la première fois par M. Pertz, s'étendent
jusqu'à 829 et contiennent la mention des deux conspirations-.
C'est M. Pertz qui les a baptisées du nom à' Annales Lauris-
senses majores, parce qu'il pensait qu'elles avaient été compo-
sées à Lorsch, du moins jusqu'en 788. Duchesne, qui avait reçu
de Loisel communication d'un manuscrit des Annales (aujour-
d'hui Paris 5941), leur avait donné le nom d'Annû^/e^Zoz'^e^mnz^.
D'autres manuscrits'' contiennent des annales qui sont à peu près
identiques aux précédentes pour les années 801 à 829, mais qui,
pour les années 741 à 801, nous offrent un texte complètement
remanié au point de vue du style et enrichi de nombreuses addi-
tions. Ces Annales, attribuées par le comte de Nuenare, qui les
publia pour la première fois en 1521 ^ à un bénédictin inconnu,
puis par Freher, en 1613^, à un certain Adelme ou Adémar, ont
été appelées par la plupart des éditeurs et des critiques, depuis
Duchesne, Annales d'Éginhard, de sorte qu'en général on
réserve le titre à! Annales Lau7Hssenses majores au texte pri-
mitif de 741 à 801 et on donne celui d'Anna/e^ d' É ginhard aux
1. Réginon, les Annales Tiliani, les Annales Maximiniani ont suivi proba-
blement un manuscrit de cette famille (Id., Ibid.).
2. Les Annales Fuldenses ont suivi de 771 à 817 un manuscrit analogue à
celui de Vienne, n° 612, qui commence aussi en 771. M. Kurze, dans son étude
sur les mss. des Annales, indique encore certaines transcriptions fragmentaires
des Annales que nous ne mentionnons pas ici.
3. Pertz dit dans sa préface et on est habitué à répéter depuis qu'elles ont
été aussi a|)pelées Annales plebeii. Je ne crois pas qu'aucun éditeur les ait
ainsi appelées ni que cette désignation ait été usitée au ix° siècle. Réginon dit
simi)lement, après les avoir em|>loyéos d'après un manuscrit analogue à ceux
de Duchesne, qu'elles sont plebeio et rusticano sermone composita.
4. On trouvera une description di'tailiée de ces manuscrits dans Kurze, A'eHes
Archiv, t. XIX, 297 et suiv. — 11 ramène tous nos mss. actuels du texte rema-
nié des A. Laurissenses à un archétype commun, aujourd'hui perdu, où les
Annales devaient, d'après lui, comme dans pres(]ue tous les mss., faire suite
à la Vila Karoli d'Einhard.
5. Cologne, in-'i°.
6. Corpus francicae hisloriae, II, 381.
— ^09 —
Annales de 801 à 829 et au remaniement de 741 à 801, Pour-
tant les critiques sont loin d'être d'accord sur la part prise par
Einhard à la rédaction des Annales. Tandis que les uns lui
attribuent tout ce qu'on est habitué à désigner .par son nom,
d'autres bornent son rôle tantôt à celui de remanieur, tantôt à
celui d'auteur de telle ou telle partie des Annales de 788 à 829.
Aussi, sans nous prononcer encore sur la question de savoir si
Einhard a contribué à la composition des Annales, croyons-
nous plus sage d'écarter son nom et de ne na^s servir que des
termes d'Annales Laurissenses majores (741-829) et de
Remaniement (741-801).
M. Kurze distingue avec raison cinq groupes de manuscrits :
A, l'édition princeps de Canisius faite sur le manuscrit de Lorsch
et s'arrêtant à 788 ; B, les manuscrits 2, 3, 7 et 7^ de Pertz, qui
s'étendent jusqu'à 813, aux mots « amissis recesserunt, » et ne
contiennent pas la mention des conjurations de Hardrad en 785
et de Peppin en 792; G, les manuscrits 8, 9, 10, 11, 12, qui
s'étendent jusqu'à 829 et ne contiennent pas non plus ces deux
mentions ; D, les manuscrits 4, 5, 6, qui les contiennent et qui
s'étendent aussi jusqu'à 829; E, les manuscrits qui contiennent
le texte remanié de 741 à 829. Trois manuscrits incomplets, 13,
14, 15, sont impossibles à classer avec certitude.
Les indications que nous venons de donner sommairement sur
les manuscrits des Annales Laurissenses majores rendent
vraisemblable la conclusion qu'elles ne forment pas un tout
homogène, mais qu'elles ont été rédigées à différentes époques
par plusieurs auteurs et que les années 788, 801 et 813 ont une
importance particulière dans l'histoire de leur composition.
I.
Les « Annales Laurissenses » de 741 à 788.
La première partie des Annales s'étendrait donc de 741 à 788.
Cette division n'est pas seulement marquée par le manuscrit de
Lorsch qui s'arrêtait en 788 et donnait ensuite le texte des
Annales Laureshamenses pour les années 789-793 ; mais sur-
tout par le contenu même des Annales. Le style est d'une cons-
tante et grossière incorrection, tandis que, dès 789 et surtout
796, il devient beaucoup plus correct. C'est le style de cette pre-
mière partie qui a mérité aux Annales le jugement sévère de
Réginon « plebeio et rusticano sermone composita. » En outre,
— 4^0 —
le récit jusqu'en 788 frappe par l'uniformité de son allure, surtout
depuis les années 758-700. Chaque paragraphe commence par
les mots : « Tune domnus rex Carolus, » et continue : « Tune...
et tune... tune domnus rex. » C'est une histoire racontée par un
enfant qui relie toutes ses phrases par de monotones « et alors,
et alors. » Ces façons enfantines d'écrire cessent subitement
en 789. Enfin on est frappé de voir avec quelle abondance de
détails sont racontés les événements des années 787 et 788 et en
particulier tout ce qui se rapporte h la révolte et à la déposition
de Tassilon. On a là évidemment le récit d'un témoin oculaire
qui raconte les événements au moment même où ils viennent de
se passer. A côté de cette abondance de détails, on est étonné de
la sécheresse de la rédaction des années suivantes. Si l'on
remarque de plus que, dès le début des Annales, une attention
particulière est accordée à ce qui concerne Tassilon, qu'on
y raconte la concession, à lui faite par Pépin, du duché de
Bavière en 748, sa prestation solennelle du serment de vasselage
en 757, sa première révolte en 763 et 764, ses serments et son
entrevue avec Charles en 781, faits qui ne se trouvent pas ail-
leurs, on arrive à la conviction que la chute de Tassilon et la
suppression du duché de Bavière ont été l'occasion de la compo-
sition des Annales Laurissenses, et que nous possédons dans
cette première partie, non des Annales strictement contempo-
raines, mais une œuvre rédigée à la fin de 788 ou en 789 d'après
des notes, des souvenirs et d'autres Annales. M. L. von Giese-
brecht a fait remarquer^ que plusieurs expressions de l'annaliste
confirment cette opinion. A l'année 777, il nous dit que Charle-
raagne tient à Paderborn une assemblée prima vice, allusion
évidente au second plaid de Paderborn en 785; à l'année 781,
après avoir raconté la réconciliation solennelle de Tassilon avec
Charlemagne, il ajoute : « Non diu promissiones, quas fecerat,
conservavit, » ce qui n'a pu être écrit qu'après la révolte de 787 ;
enfin, il parle de la soumission de la Saxe en 785 comme défini-
tive, ce qui prouve qu'il écrivait avant la révolte de 792. La
composition de ces Annales peut donc être placée entre 788
et 792.
1. Wendische Geschichten, t. III. — M. Perlz a supposé que les annales
étaient coiitemiiorainos depuis 7()8 ; mais le priucipal argument (lu'il en donne
est la (jualilication de 7iooissimus murlyr appliquée en 774 ;\ Saint honif'ace.
Cette épitiit'te, ([ui, d'ailleurs, serait déj;\ bizarre en 77'i, peut être empruntée
à une source antérieure, ou, ce qui est encore plus probable, est une mauvaise
leçon pour sanctissimus-
— U4 —
Bien que cette première partie des Annales ait été écrite par
un seul auteur après 788, elle ne constitue cependant pas un
ensemble tout à fait homogène. L'étendue, la forme et le ton du
récit varient et ces différences tiennent à la fois aux sources dont
s'est servi l'auteur et au but qu'il s'est proposé.
L'intention manifeste de l'annaliste est de raconter les faits et
gestes du roi Charles. C'est de lui seul qu'il s'occupe. Chaque
paragraphe s'ouvre par les mots : « Tuncdomnus Carolus rex, »
et se termine par l'indication des lieux où le roi a célébré la fête
de Noël et celle de Pâques. Les expressions d'admiration et de
respect abondent sous sa plume, et, non content de répéter
sans cesse pour tous les membres de la famille royale les termes
de « domnus et domna, » il qualifie constamment Charles de
titres plus emphatiques, magnus, gloriosus, eœcellentissimus ,
piissimus. L'histoire de Peppin n'est pour lui qu'une introduc-
tion à l'histoire de Charlemagne; et ce n'est qu'à partir de 768
que son récit prend un peu d'ampleur. Je n'attribue pas la pau-
vreté des renseignements qu'il nous donne sur le règne de Peppin
à la seule insuffisance de ses sources. Il semble avoir connu les
Annales de Saint-Amand et les Annales Pétaviennes, et il me
paraît difficile d'admettre qu'un auteur écrivant en 789, et,
comme nous le verrons, sinon à la cour, du moins très près de
la cour, n'ait pas connu le dernier continuateur de Frédégaire.
On peut même affirmer, d'après des traits assez nombreux de
ressemblance, qu'il l'a eu sous les yeux*. Son intention semble
avoir été de ne raconter du règne de Peppin que ce qui était
strictement nécessaire pour l'intelligence du règne de Charle-
magne : les origines des affaires de Saxe, d'Aquitaine, d'Italie
et de Bavière, et de compléter le récit du continuateur de Frédé-
gaire, qui s'occupe exclusivement des guerres d'Aquitaine et
d'Italie, c'est-à-dire probablement de celles auxquelles le comte
Nibelung avait pris part. C'est surtout sur les affaires de Saxe
et de Bavière que l'annaliste supplée au silence du continuateur^.
1. Contin., c. 122 : « Aistulphus, dum venationem in quadam silva exerce-
ret, divino judicio, de equo quo sedebat super quamdam arborem projectus,
vitam et regnum crudeliter digna morte amisit. » — Ann. Laur., c. 756 :
« Quadam die venationem fecit et percussus Dei judicio, vitam finivit. »
M. Kurze {Neues Archiv, XX, p. 36-38) a relevé une série de passages et de
particularités de style qui mettent hors de doute cette parenté des deux sources.
D'ailleurs, soit que les Annales aient été écrites à la cour, soit qu'elles l'aient
été à Lorsch, l'auteur devait avoir sous la main le texte du Continuateur, docu-
ment quasi officiel et dont les Annales Laurissenses minores se sont servies.
2. Sa chronologie est inexacte, car il place en 750 au lieu de 751 l'avènement
— ^^2 —
A partir de 757, il a réussi à connaître les lieux où Peppin a
célébré les fêtes de Noël et de Pâques' ; il les inscrit sans inter-
ruption depuis 759, et, h partir de 758, il indique le changement
des années par les mots : « Et inmutavit se numerus annorum
in 759, 700, etc. » L'annaliste a eu certainement ici pour le gui-
der des sources annalistiques plus anciennes et ce n'est guère que
de la chapelle royale elle-même que ces notes pouvaient émaner*.
On retrouve chez lui des indications empruntées aux Annales
Petaviani et Sancti Amancli ou à leurs sources^. Mais, tout
ce qu'il rapporte sur Peppin n'est qu'une préparation à ce qu'il
racontera sur Charlemagne, car Peppin n'est pour lui que Pip-
piniis rex^ ; jamais, même en racontant sa mort, il n'ajoute à
son nom une épithète élogieuse, et ce n'est qu'en 767-768 qu'il
l'appelle Domnus rex. Dès que Charles apparaît, en 768, il est
gloriosus domnus Carolus rex.
Dès 769, l'annaliste fait un récit aussi complet que possible en
ayant soin toutefois de taire tout ce qui peut diminuer la gloire
de son roi, ainsi la destruction de l'arrière-garde des Francs,
dans le défilé de Roncevaux, ou les revers subis en Saxe. De
même que précédemment il a raconté les origines des affaires
d'Aquitaine, d'Italie, de Bavière et de Saxe, il nous raconte
de Peppin et il laisse en blanc les deux années 751 et 752. On pourrait penser
que les Annales, dont nous avons conservé des fragments dans les Annales Wer-
thinenses, ont été la source contemporaine qui a servi aux Laurissenses. Tou-
tefois, l'erreur de date commise par les Laurissenses pour l'avènement de Peppin
se retrouvant aussi dans les Meltenses, qui suivent de très près les Werthi-
nenses, donne lieu de penser que les Werthinenses ou bien ne remontaient pas
jusqu'à 750, ou bien étaient, comme les Laurissenses, une compilation faite
après coup d'après des sources annalistiques antérieures. M. Kurze les rapporte
à une compilation de 805. Elles paraissent, dans ce cas, reproduire plus com-
])lètement et fidèlement que les Laurissenses leur source commune.
1. Sauf pour 758. Nous trouvons ces mêmes indications des lieux où l^e|)pin
célébra Noël et Pâques données dans les mêmes termes par les Annales Wer-
thinenses de 759 à 761. Le fait (jue les Annales Meltenses, qui suivent ici les
Annales Werthinenses, n'ont aucune mention de la célébration des fêtes anté-
rieures à 759 semble bien indiquer ([ue ces mentions appartiennent en propre
aux Annales Laurissenses et que c'est à elles ou à leur source commune que les
Annales Werthinenses les ont empruntées, de môme que les autres fragments
qui ont la même origine.
2. Les Annales Alcuini [Monum. Germaniae, IV, 2) nous donnent des listes
de ce genre |)our les années 782 et suivantes.
3. Voy. Kurze {Neues Archiv, W, \k 32).
4. Les Annales Werthinenses, au contraire, le qualifient de pins, gloriosus
Pippinus rex, ce qui fait croire qu'elles transcrivent une source du temps de
Peppin.
maintenant comment Charlemagne a écrasé définitivement la
révolte d'Aquitaine en 769, a détruit le royaume lombard en 774
et réduit le duché de Bénévent à l'obéissance en 787, a soumis la
Saxe en 785, enfin a dépossédé Tassilon et refoulé, les Avares
en 788. — Est-ce d'après ses souvenirs que l'auteur raconte tout
cela ? la chose est impossible. Les faits sont rapportés avec beau-
coup trop de précision; les noms de lieux et les noms de per-
sonnes sont trop nombreux. D'ailleurs, le récit de certaines
années est composé tout entier de ces phrases courtes, contenant
chacune un fait, sans autre lien entre elles que la conjonction et
placée indifféremment en tête de chacune d'elles, même quand il
n'y a pas d'autre relation entre les faits que le temps où ils se
passent*. On reconnaît là le style des Annales. L'auteur se ser-
vait-il d'annales antérieures ou de notes prises par lui-même?
Nous ne saurions le dire, peut-être des unes et des autres 2, ainsi
que de renseignements oraux. Toutefois, lorsqu'on voit le soin
avec lequel il tait tout ce qui est défavorable à Charlemagne et
rapporte tous les faits qui intéressent la famille royale, enfin la
connaissance exacte qu'il a, non seulement de l'itinéraire du roi,
mais encore des noms des personnes qui l'accompagnent et des
ambassadeurs envoyés par lui ou auprès de lui, on est forcé de
supposer que la plupart de ses renseignements lui viennent de la
cour même 3.
Nous serait-il possible de préciser davantage et de dire par
qui et où ces Annales ont été écrites ?
Il n'est pas douteux que l'auteur est un clerc, moine ou prêtre,
fort pieux, qui voit partout la main de Dieu et croit volontiers
aux miracles'^. Il répète sans se lasser les formules religieuses qui
rapportent toutes les victoires à l'assistance divine.
1. Cf. a. 783 et passim.
ï. Ici encore on constate des rapports évidents avec les Annales Petaviani,
les Mosellani, Laureshamenses ou leurs sources (Kurze, IVeties Archiv, XX,
32-33).
3. Cf. a. 771, 773, 777, 779, 781, 785, etc. — Si MM. Arnold et Bernays s'étaient
contentés de dire cju'il devait y avoir dans les archives de la chapelle du palais
des notes annalistiques qui ont servi ensuite à la rédaction des Annales que
nous possédons, on pourrait le leur accorder. Leur erreur a été de prétendre
qu'il a existé des Annales officielles [Hofannalen) développées dont les Annales
que nous possédons ne sont que des extraits.
4. A. 769, 773, 774, 775, 776 : « Auxiliante Domino; » a. 772 : « Divina lar-
gienle gratia » (un torrent se remplit d'eau par miracle); a. 774 : Apparition
miraculeuse; a. 775 : « Deo volente ; )> a. 776 : « Cum Dei adjutorio. » —
Le silence gardé sur les révoltes et les guerres d'Alamanie de 744 et 746 [)our-
eiST. CAROLINGIENNE. 8
— ^^4 —
Ce clerc était-il un moine de Lorsch, comme l'a pensé M. Pertz ;
est-il au contraire un prêtre bavarois, l'évêque Arn de Salzbourg,
comme l'a soutenu M. W. de Giesebrecht? Ce dernier appuie son
opinion sur l'importance attachée par l'annaliste aux événements
de Bavière et sur l'incorrection du style qui s'explique mieux
dans un pays où l'influence d'Alcuin n'avait encore pénétré qu'à
la cour ou dans son voisinage. Ces arguments ne sont pas suffi-
sants. Le récit de l'année 787, où Arn est accusé de mensonge,
ne peut émaner ni de l'évêque de Salzbourg ni d'un de ses dis-
ciples '. Il est d'ailleurs impossible d'admettre que l'œuvre la plus
développée sur les premières années de Charlemagne ait été écrite
au fond de la Bavière, loin du centre de la vie politique. Le con-
traste avec les autres annales bavaroises suffit à écarter cette
hypothèse.
Celle qui suppose les Annales écrites à Lorsch n'est appuyée
sur aucune preuve positive, mais elle ne se heurte du moins à
aucune invraisemblance. Le monastère de Lorsch était, comme
nous l'avons dit, en étroite relation avec le siège épiscopal de
Metz et avec la cour. Chrodegand l'avait fondé, et Charlemagne
l'avait comblé de faveurs. Il lui avait accordé, en 772, un diplôme
d'immunité, l'avait pris sous sa mainbour et l'avait rendu indé-
pendant de la juridiction épiscopale^ Il lui avait en outre fait
plusieurs donations*. L'évêque de Metz Angilramn (769-791), le
successeur de Chrodegand, fut archichapelain de Charlemagne
et dirigea toutes les affaires ecclésiastiques du royaume k partir
de 784. Il dut plus d'une fois résidera Lorsch, situé tout près des
résidences de Worms et d'Ingelheim^ et où se trouvaient les
reliques de Saint Nazai.re qu'y avait fait déposer Chrodegand.
Qu'y aurait-il d'étonnant à ce qu'en 788, après le retentissant
procès de Tassilon, cet évêque cultivé et intelligent, qui savait
l'importance de l'histoire puisqu'il venait d'inviter Paul Diacre à
écrire l'histoire des évêques de Metz, ait poussé un moine du
rail faire croire que l'autour était lui-même un Alaman ; mais il faut se méfier
d'hypothèses établies sur d'aussi faibles indices, d'une nature toute négative.
1. Si l'on voulait absolument attribuer une origine bavaroise aux Annales
Laurissenses, ce serait non pas Arn, mais Aribo (évétjue de Freising jusqu'en 784),
qui pourrait en être l'auteur. Il devait, en etlet, être l'ennemi de Tassilon et de
sa femme Luitgarde et fut disgracié |)ar eux. Les Annales Laurissenses res-
pirent la haine la plus vive contre Luitgarde.
2. Sickel, Acla Carolinorum, A. K. 2, 18.
3. Ibid., 1<), 28, Gl.
4. Charles vient à Worms en 784, 78(i; il est à Ingelheim tout l'hiver de 787-
788 {Annales Laurissenses, ad ann.).
— ^^5 —
monastère à écrire les annales du règne de Charlemagne et lui
ait fourni les documents et les notes qui se trouvaient conservés
dans les archives confiées à l'archichapelain? Nous avons la cer-
titude que l'auteur des Ann. Laur. a eu entre les mains au moins
un document de ce genre ; c'est le jugement rendu contre Tassi-
lon en 788. Nous savons, en effet, par le Capitulaire de Franc-
fort de 794, c. 3, comme par la Vit a Hadriani, que les actes
solennels étaient déposés eu double exemplaire à la chancellerie
{in palatio) et dans les archives de la chapelle {in sacri palatii
capella). Or, il est facile de reconnaître dans les termes dont se
sert l'annaliste pour nous raconter le plaid de 788 des expressions
empruntées au style des actes juridiques •.
On a même cherché dans un prétendu séjour de Tassilon à
Lorsch une raison de plus de croire que les Annales ont dû y être
composées 2; mais aucun texte certain ne nous dit que le duc de
Bavière ait été enfermé dans ce monastère^, et, d'ailleurs, les
Annales Laurissenses ont été écrites non sous son influence,
mais sous celle de ses ennemis.
Un argument qui a plus de valeur, mais sans être décisif, est
celui qu'on tire de l'existence à Lorsch d'un manuscrit (auj. perdu)
qui s'arrêtait à 788, et du fait que les Annales Laurissenses
minores, dont les deux premières parties, jusqu'à 786, ont été
certainement écrites à Lorsch, se sont servies àes, Annales Lau-
rissenses majores^. On peut aussi faire remarquer les ressem-
blances très étroites qui existent entre les A7in. Laur. maj. et
1. Cf. Barchewitz, Das Kœnigsgericht zur Zeitder Merovinger und Karolin-
ger, p. 43 et suiv. Leipzig, 1882, in-S".
1. Arndt, dans la préface de la brochure de Barchewitz.
3. D'après les Annales Nazariani et Petaviani, c'est à Jumièges qu'il aurait
été enfermé. L'Historia Cremifanensis [Mon. Genn. SS. XXV) est seule à dire
qu'il ait été à Lorsch. Bien que Kremsmunster ait été fondé par Tassilon en
777, ce document d'une époque postérieure (xiii" s.) peut difficilement valoir
contre les textes que je viens de citer. Il faudrait admettre ou qu'il fut relégué
à Lorsch de 788 à 794 et qu'il ne fut envoyé à Jumièges qu'après sa dernière
comparution devant Charlemagne, ou qu'il fut d'abord envoyé à Jumièges et que
Lorsch le reçut après l'espèce de pardon qui lui fut accordé en 794. Otton de
Freising dit qu'il fut relégué à Lorsch.
4. M. Kurze fait remarquer avec raison que cet argument n'aurait une véri-
table force que si le manuscrit de Lorsch avait été le manuscrit primitif et
autographe des Annales, ce qu'il n'est pas. De plus, il serait étonnant que des
Annales aussi étendues, écrites dans un monastère, ne continssent aucune men-
tion de morts d'abbés ou d'évéques (sauf celle d'Hildegaire de Cologne, mort à
l'armée). Il croit comme nous que les Annales ont été écrites au palais (cf. IVeues
Archiv, XX, 42).
— ^^6 —
les Ann. Laureshamenses de 786 à 794 ; mais rien ne prouve
que les Annales Laureshamenses aient été écrites à Lorsch
après 785.
Comme on le voit, aucun des arguments qu'on peut faire valoir
en faveur de Lorsch n'a une très grande force. On pourrait sup-
poser, avec bien plus de vraisemblance, que ces Annales, où l'on
note si exactement depuis 759 les lieux où le roi fêta Noël et
Pâques, et depuis 761 ceux où il tint ses assemblées générales,
sont dues à un clerc de la chapelle royale dirigé par l'archichape-
lain Angilramn'. La seule raison qui puisse faire penser qu'elles
ont été composées dans un monastère plutôt qu'à la cour, ce
serait la rudesse du style, qui ne se ressent encore en rien de
l'influence de l'Ecole du Palais et de ses maîtres illustres. Mais
cette influence ne s'exerça que lentement et se faisait peu sentir
dans une œuvre aussi impersonnelle que les premières Annales
royales. Le nom à' Annales de Lorsch peut sans inconvénient
être conservé à ces Annales, parce que ce monastère était voisin
de la cour et en relations étroites avec l'archichapelain et aussi
parce que le manuscrit qui représente la première rédaction en
provenait, mais le nom d'Annales royales répond bien mieux
au contenu de l'œuvre. Quant à rechercher si l'auteur était d'ori-
gine germanique, comme le veut W. de Giesebrecht, ou d'origine
romane, comme le croient W. Arndt, Simson et Manitius,
M. Kurze juge avec raison que c'est une recherche vaine-.
1. Eckhart, dans ses Comnienlarii de rébus Franciae orientalis, a supposé
que les Annales avaient eu pour auteurs les chanceliers. M. Kurze considère
avec raison cette hypothèse comme tout à fait gratuite. Wattenbach (6° éd., I,
196) admet comme nous qu' Angilramn a pu être l'auteur de la première partie
des Annales et M. Kurze ne rejette pas absolument cette hypothèse, tout en y
faisant une objection : les liens t'troits qui rattachent à la première partie les
Annales de 789 à 795. On verra plus loin que, pour nous, le fait corrobore l'hy-
pothèse, loin de la faire écarter. M. Kurze ajoute ([ue des notes recueillies par
Fulrad, abbé de Saint-Denis, qui fut aussi chapelain jusqu'en 784 et eut .\ngii-
rainn pour successeur, peuvent avoir servi à l'auteur des Annales. Le rôle de
Fulrad est, en ellcl, indiqué en 745, 755,. 771. M. Kurze croit aussi qu'on pour-
rait songer au diacre Riculf, (jui devint archevêque de Mayence en 787. Son départ
de la cour lui aurait fait rédiger ses souvenirs. C'est une hypothèse gratuite,
car ce sont les événements de 788 ([ui ont provoqué la composition des Annales.
M. Simson {Karl. d. G., I, Excurs 3) a fait remarquer les rapports de style entre
les Annales et le Liber Carolinus et le Liber Ponlificalis ; M. Manitius les res-
semblances du latin des Annales avec celui des Capitulaires. M. Kurze y voit
une raison de plus de penser que les Annales ont été écrites à la cour {Neues
Archiv, XX, 42-49).
2. M. Kurze signale aussi parmi les sources des Annales Laurissenses la
Claasula de l'ippino rege, publiée par Mabillon d'après un ms. de Saint-Denis
— 417 —
IL
Les Annales de 789 à 801.
A partir de 789 jusqu'à 829, les Annales ayant presque cons-
tamment le caractère d'un récit contemporain et ayant pu être
rédigées par un grand nombre d'auteurs différents, surtout si elles
l'étaient à la cour par des clercs de la chapelle, il est très diffi-
cile d'y marquer des divisions certaines. On s'est livré à un exa-
men minutieux de la syntaxe, du choix des expressions, des
formes du récit pour en tirer des conclusions sur le nombre des
rédacteurs qui ont pu prendre part à la composition de cette
partie des Annales. Les années 796, 797, 801, 807, 813, 815,
820 ont été indiquées^ comme les dates où les Annales auraient
changé de rédacteurs. Nous croyons impossible d'arriver sur ce
point à aucune certitude, et, tout en reconnaissant que les
Annales ont dû passer par les mains de plusieurs rédacteurs
différents, nous croyons que les influences principales qui ont
présidé à leur rédaction peuvent se ramener à un petit nombre,
et qu'il est plus prudent de marquer simplement les deux ou trois
grandes divisions qui permettent de mieux préciser le caractère
de l'œuvre.
Après que la première partie des Annales eut été composée, en
788, elles n'ont pas été continuées sous une forme aussi déve-
loppée^ Quand on voit la pauvreté des renseignements fournis
et qui a été réimprimée au t. XV des Monumenta Germaniae, p. 1, sous le
titre De unctione Pippini régis nota monachi S. Dionysii, d'après un ms. de
Bruxelles. Cette note très précise a été écrite en 767, Fulrad étant abbé. Peut-
être fut-elle rédigée d'après les notes de Fulrad, que M. Kurze veut retrouver
dans les Annales ; peut-être en faisait-elle partie. Peut-être aussi lîgura-t-elle
dans la compilation de 805 écrite à Saint-Denis d'après M. Kurze. Elle n'est pas
sans analogie de forme avec les autres fragments que nous possédons. Mais nous
sommes ici en pleine hypothèse. Toutefois, le rapport des Annales avec la Clau-
sula ne paraît pas douteux et rend assez vraisemblable la supposition que des
notes de Fulrad ont pu servir à la composition des Annales et aussi à celle de
la compilation à laquelle se rapportent les fragments de Werden, Bàle, Berne
et Vienne.
1. En particulier par M. Dunzelmann, qui a dépensé beaucoup d'ingéniosité
à des démonstrations peu probantes.
2. Pour les années 789-795, ce sont les Annales Laureshamenses qui four-
nissent le récit contemitorain le plus complet (cf. plus haut, p. 84-85). Remar-
quons d'ailleurs que, dans le ms. de Lorsch des Annales Laurissenses, aujour-
d'hui perdu, la continuation des Annales de 788 à 793 n'était pas autre chose
— ^^8 —
par les années 789 à 793 (sauf un récit assez détaillé de la cam-
pagne de 791 contre les Avares), la sécheresse relative des
années 794 et 795, tandis qu'à partir de 796 le style prend plus
de vie et d'ampleur, et que l'introduction des dates précises
de certains faits et de la mention de phénomènes naturels
donne l'impression d'un récit tout à fait contemporain, on est
conduit à penser qu'il y a eu pendant quelques années un peu
d'incertitude ou de négligence dans la composition des Annales.
A partir de 796, le récit continue beaucoup plus développé, rédigé
dans un style soigné, où les périodes élégamment élaborées ne
sont pas rares S jusqu'à la fin de l'année 800, c'est-à-dire jus-
qu'au couronnement de Charlemagne à Rome.
Cette portion des Annales paraît avoir été écrite à la cour
même. Non seulement nous sommes renseignés avec exactitude
sur les faits et gestes du roi, sur les plaids qu'il tient, sur les
ambassades qu'il reçoit, mais encore l'emploi de certaines expres-
sions montre que l'auteur prend à la politique un intérêt per-
sonneP. Il raconte exclusivement les événements auxquels le roi
a été mêlé, les faits qui frappent ceux qui vivent auprès de lui,
faits religieux, faits de guerre ou événements de la cour. Il men-
tionne toujours les célébrations des fêtes de Noël et de Pâques par
le roi, les synodes où il assiste, les ambassades qu'il reçoit avec
les noms mêmes des ambassadeurs '^ C'est un véritable journal
de la cour que nous avons sous les yeux^ Les actes des synodes
que les Annales Laureshamenses. Nous sommes donc fondés à croire que les
Annales Laureshamenses de 788 à 793 ont été ajoutées sinuiltanément aux
Annales Laurhsenses et aux Laureshamenses ; puis, en 795-796, on a repris au
palais la rédaction des Laurissenses. Une autre preuve ([ue les Laureshamenses
ont été d'abord continuées seulement jusqu'à 793, c'est que les Annales Lau-
rissenses minores s'en sont servies jusqu'à cette date inclusivement (cf. Manitius,
Die Annales Sithicnses, Fuldenses et Laurissenses minores, p. 18 et suiv.).
1. Cf. 795 : « Quo accepto, peracla Deo largifori omnium bonorum gratia-
rum actione, idem vir prudentissimus atque largissimus et Dei dispensa-
tor, etc. » C'est de Charlemagne qu'il est question. Les années précédentes il
est simplement désigné par le mot rex.
2. 797, liarcinona nabis est reddita ; 798, Eburisum legatum nosfrum.
3. Ambassade de ïudun, roi des Avares (795); ambassades du pa|)e Léon el
d'Éric, duc de Frioul (796); Tudun vient à la cour (796); Zatun, gouverneur de
Saragosse, vient à la cour (797) ; ambassade de Theocliste, envoyé du gouver-
neur de Sicile Nicétas (787) ; ambassade des Avares (797), etc., etc.
4. Surtout à partir de 798, où des mentions de phénomènes physi(|ues
viennent interrompre le récit des événements |>olitiques, signe certain (jne nous
avons ici affaire à des Annales absolument contemporaines. En 798, on remaniue
que la planète Mars fut invisible de juillet 797 à juillet 798, et celle observa-
— U9 —
qui condamnèrent Félix etElipand sont rapportés avec précision.
Enfin nous avons évidemment le récit d'un témoin oculaire dans
la relation qui nous est faite de la grande expédition d'Italie de
800, qui se termine par le couronnement de Charlemagne comme
empereur.
Entre les mains de qui se trouvait alors la chapelle royale et
y aurait-il peut-être dans cette partie des Annales des indices
qui nous permettraient d'y reconnaître l'influence des personnages
qui la dirigeaient?
L'archichapelain Angilramn, évêquedeMetz, était mort en 791,
pendant qu'il accompagnait Charlemagne dans son expédition
contre les Avares'. Il fut remplacé, après un intérim de trois ans,
par l'évêque de Cologne^ Hildebald ou Hildebold. Nous savons
qu'Hildebald devait, en qualité d'archichapelain, résider auprès
du roi « propter utilitates ecclesiasticas^. » Il est probable qu'il
n'entra définitivement en fonctions qu'après que le pape et le
synode de Francfort, en juin 794, l'eurent autorisé à quitter son
diocèse pour se consacrer à la direction des afiaires ecclésias-
tiques. Hildebald a joué un rôle important dans les relations du
pape Léon III avec Charlemagne. Nous savons par le Liber
Pontificalis que lorsque le pape se rendit, en 795, à Paderborn,
auprès du roi des Francs, ce fut Hildebald qui fut chargé d'aller
à sa rencontre avec le comte Aschéric. Ce fut lui également qui
eut mission, avec Arn, archevêque de Salzbourg, de reconduire,
en 799, le pape en Italie et de diriger le procès intenté aux
ennemis de Léon^ Or, le récit des années 799 et 800 est parti-
culièrement développé. Le nom de Hildebald n'y est pas pro-
noncé, mais tous les événements de ces mémorables années sont
tion est placée entre le récit d'une ambassade grecque et celui d'une ambassade
espagnole. En 800, on mentionne des gelées le 4 et le 7 juillet. On nous donne
la date de l'entrée de Charlemagne à Rome, le 24 novembre, etc.
1. Cf. Annales Laurissenses, ad ann. — On remarquera ijue cette expédition
est le seul fait des années 789 à 794 pour lequel les Annales Laurissenses
donnent des détails circonstanciés.
2. L'organisation métropolitaine avait pris beaucoup de temi)s et do peine à
s'établir et les métropolitains n'avaient point tous encore la dignité et le titre
arcliiépiscopal qui étaient réservés à certains évéques investis par le Saint-Siège
d'un droit de direction et de surveillance très étendu. Les évoques de Metz
Chrodegang et Angilramn avaient l'un et l'autre été des archiepiscopi. Hilde-
bald, dans le chapitre 55 du Capitulaire de 794, où est rapportée son instal-
lation définitive comme archichapelain, est qualifié simplement d'episcopus.
3. Synodus Fraticof'urtensis, c. 55.
4. Cf. Vita Leonis III, c. 20.
— 420 —
racontés avec une minutieuse exactitude. L'annaliste nous donne
tout l'itinéraire de Charles en 800, d'Aix à Saint Riquier, Rouen,
Tours, où meurt, le 6 juin, la reine Lintgarde, puis de Tours à
Aix par Orléans et Paris. La mention des gelées de juin et juillet
interrompt le récit, ce qui met hors de doute son caractère de
témoignage absolument contemporain. Puis nous voyons Charle-
magne se remettre en route au commencement d'août pour son
expédition d'Italie. Ce qui se passa à Rome depuis son arrivée,
le 24 novembre, jusqu'à son retour dans ses Etats à la fin de 801 ,
est rapporté avec la plus grande exactitude de faits et de dates.
On est frappé également de voir la place faite dans le récit des
années 799 et 800 à la venue à Aix d'un moine de Jérusalem
qui apporte à Charlemagne, de la part du patriarche, sa béné-
diction et des reliques de Notre-Seigneur. C'était là un de ces
faits qui étaient surtout intéressants pour les prêtres de la cha-
pelle royale où les reliques étaient conservées.
Est-ce toutefois Hildebald lui-même qui pouvait, en 799 et 800,
faire rédiger les Annales, puisqu'il paraît bien avoir dû partir
avec Léon III dès le mois d'août ou de septembre 799 pour Rome,
où ils arrivèrent le 29 novembre? N'y avait-il pas alors, dans
le personnel de la chapelle du palais, quelque personnage autre
que Hildebald qui pouvait s'occuper à sa place ou à côté de lui
de la composition des Annales? Les Annales LauïHssenses
parlent à deux reprises, en 792 et 796, d'un des hommes qui
jouissaient à cette époque à la cour de la plus grande faveur,
Angilbert. Il avait été élevé à la cour même^ Il y reçut succes-
sivement les leçons de Paulin d'Aquilée^, de Pierre de Pise^ et
d'Alcuin^, et il en profita bien, car ses talents poétiques lui
valurent dans l'Académie palatine le surnom d'Homet'us, qu'il
a surtout mérité, probablement, par le grand poème sur Charle-
magne et Léonin, dont nous n'avons malheureusement conservé
1. « Qui pêne ab ipsis infantiae rudimentis in i)alatio vesiro cnutritus est, »
dit Hadrien dans sa lettre ;\ Cliarleina^n*! au sujet de sa ([uestion des images
(Binius, Concilia generalia, III, 1, 263).
2. Dans une lettre à Paulin d'Aquilin, Alcuin ai)pelle Angilbert « lilius com-
munis noster » {ep. 52, éd. Jaflé).
3. Angilbert envoya à Pierre de Pise, (piand celui-ci (piitta la cour, des vers
où il exprime toute sa tendresse |>our son « dulci docloipu' magistro, » et où
il se (|ualilie de « natus ejus. » Il lui écrit au nom d'.\ngilramn. alors archi-
chapelain, et de lliculf (cf. Poetae Carolini aevi, I, p. 75).
4. Alcuin ap|)elle Angilbert « lilius carissimus » {ep. 17, 32 cl 207), « lilius
eruditionis nostrae » {ep. 82, ad Leonem III).
— \2] —
qu'un fragment de 536 vers*. Il entra rapidement dans l'intimité
de Charlemagne et fut au nombre de ses conseillers et secrétaires
les plus écoutés'. Le pape Hadrien, en parlant de lui à Charle-
magne, le qualifie de « fidelem familiarera vestrum, » et le roi
lui-même l'appelle « manualem nostrae familiaritatis auricula-
rium » dans la lettre par laquelle il le recommande au pape Léon III .
Angilbert avait su se concilier la faveur du roi par ses talents,
par sa fidélité à toute épreuve, par l'attachement passionné qu'il
portait à toute la famille royale 3. Il avait reçu de Charles, en 790,
la belle et riche abbaye de Saint-Riquier, qu'il administra avec
zèle et laissa embellie et enrichie ^ ; et il tient la première place
dans la chapelle du palais pendant les années qui s'écoulèrent
entre la mort d'Angilramn et l'installation d'Hildebald comme
archichapelain. Hadrien, dans une lettre à Charlemagne écrite
probablement en 792 ou 793^, l'appelle « Minister Capellae, »
et il reçoit d'Alcuin, dans une lettre ofiîcielle remise à un de ses
clercs, le titre de primiceHus qui était donné aux archichape-
1. AlcuJn appelle constamment Angilbert Uomerus, Charlemagne le qualifie
de Homeriane puer (Jaffé, Monumenla Carolina, p. 353. Ep. Caroli Angil-
berto). Les poésies d'Angilbert se trouvent au t. I des Poetae Carolini aevi,
p. 355-381. Un contemporain {Ibid., p. 76) l'appelle « divinus poeta. » L'éditeur
du recueil, Duemmler, hésite comme Wattenbach {Deutsche Geschichiq. I, 178)
à affirmer qu'Angilbert soit l'auteur de ce fragment d'épopée. Pertz [Archiv,
VII, 363), Simson {Forsch. zur d. Gescli., XIV, 623) en doutent aussi. Ausfeld
{Ibid., XXIII, 609-615), Traube {Abh. d. Munchener Akademie, I Cl., XIX, 2,
p. 326-331) nient absolument que le poème soit son œuvre. Manitius {Neues
Archiv, VIII, 9-115) l'admet, et nous partageons son sentiment.
2. « In omnibus consiliis vestris receptus, » dit Hadrien dans la lettre citée
plus haut.
3. Ses poésies sont des hymnes en son honneur. Voy. la pièce de vers adres-
sée à Peppin lors de son retour d'Italie, celle où il chante Charlemagne sous le
nom de David, sa sœur et ses filles, enfin l'éloge emphatique de Charles du
V. 27 au V. 98 de son fragment d'épopée.
4. Voy. le livre II du Chronicon Centulense d'Hariulf, éd. Lot, dans la Col-
lection de textes pour servir à l'étude et à l'enseignement de l'histoire. La date
de la nomination d'Angilbert comme abbé de Saint-Riquier est fournie par la
lettre d'Alcuin à Adalhard, éd. Jafl'é, ep. 177, écrite à la fin de 790, où il est
dit : « Saluta et Engilberhtum filium, nunc vero ex filio patrem. »
5. On place d'ordinaire cette lettre en 794 et l'on suppose qu'Angilbert a été
chargé en 794 de porter au pape les décisions du synode de Francfort et 95 pro-
positions contre le culte des images. On ne comprend pas comment les Annales
Laurissenses, qui ra])portent les voyages d'Angilbert en 792 et 796, n'auraient
rien dit de celui de 794, ni pourcpioi Adrien n'aurait pas parlé du synode de
Francfort dans sa réponse. Je pense avec M. Simson que c'est dans sa légation
de 792 qu'Angilbert a été aussi chargé de porter au pape les 95 propositions
que Hadrien réfuta (G. Simson, Karl der Grosse, II, 78, n. 2).
— ^22 —
lains'. Tout clerc qu'il était, Angilbert aimait la vie de la cour et
les plaisirs mondains; il se plaisait aux jeux des histrions au
point de scandaliser Alcuin, et celui-ci, quoique plein d'indul-
gence pour les fautes de son élève et ami, se réjouit, lorsque Angil-
bert a quitté la cour, de le voir revenu de ses erreurs et des vani-
tés du mondée Ces erreurs avaient été assez loin ; sou admiration
pour les filles de Charlemagne n'avait pas été purement plato-
nique, car l'une d'elles, Berthe, lui avait donné deux fils, Nithard
et Harnid. Charlemagne, qui tenait avant tout à garder ses filles
auprès de lui et voyait d'un œil assez indulgent les ébats de ces
colombes royales, n'en aima sans doute que plus Angilbert '^
C'est probablement pendant les années où Angilbert fut à la tête
de la chapelle royale, en tout cas entre 790 et 800, que se forma
cette union entre Angilbert et Berthe, alors qu' Angilbert habitait
près du palais une maison entourée d'un beau jardin plein de
fleurs où grandirent ses enfants'*. En 792, Angilbert était
chargé par Charles de conduire l'hérésiarque Félix auprès du
pape Hadrien. En 796, il recevait une nouvelle mission auprès
du même pape, mais, au moment où il allait partir, on apprit la
mort d'Hadrien et l'élection de Léon III. Angilbert alla porter à
1. Alcuin, dans sa lettre 128 (éd. Jaffé), appelle Angilramn « sanctae capellae
priinicerium. « Angilbert lui-même dit, en parlant d'Hildebald, « magnae pri-
micerius aulae » {Poetae aevi CaroUni, \>. 361). On a pensé qu' Angilbert avait
été le chapelain de Peppin, roi d'Italie, parce que deux des manuscrits des
lettres d' Alcuin portent dans la suscription de la lettre 5 : « Ad A. priinicerium
palatii Pippini régis, » mais cette indication est une simple hypothèse du
scribe. La pièce de vers enthousiastes adressée à Peppin par Angilbert ne
prouve pas qu'il remplit des fonctions officielles auprès de lui. Au contraire, la
joie qu'il exprime est celle de la cour et de la famille de Peppin qui saluent
son arrivée. Il est très vrai que cette lettre 5 où Alcuin prie Angilbert de
faciliter à son messager l'accès auprès de Peppin, et lui demande des reliques,
laisse supposer qu' Angilbert était en Italie. Mais, précisément, quand Angilbert
alla en Italie en 792, Peppin y était aussi, et il est tout naturel qu' Alcuin se
soit adressé au chef de la chapelle du palais pour obtenir des reliques en faveur
de ses abbayes de Ferrières et de Saint-Loup.
2. Cf. lettre 116 (éd. JafFé) d' Alcuin à Adalhard écrite en 799 où il exprime la
crainte qu' Angilbert soit vexé de lordonnance rendue contre les spectacles et
diabolica figmenta, et la lettre 177 au même Adalhard où il se félicite de ce
que celui-ci lui a écrit de emendalis moribus Uomeri viei; licet semper hono-
rabiles habuisset mores, tamen, etc. — M. Duemmler place cette lettre en 801.
Elle est peut-être de 802 ou 803.
3. Anscher, dans sa Vita Angilberli, a supposé (juAngilbert fut dégagé de
ses vœux de cléricature et épousa régulièrement Bertiie. Cette bienveillante
hypothèse ne repose sous aucun témoignage sérieux.
4. Voy. les vers où il décrit ces jardins, Poetae aevi CaroUni, p. 362-363.
— ^23 —
Rome l'expression de sentiments de déférence et d'amitié de
Charlemagne. Léon III, en annonçant au roi son élévation, lui
avait envoyé les clefs du tombeau de Saint Pierre et la bannière
de la ville de Rome. Le roi lui envoya en retour une partie du
trésor conquis sur les Avares. Au printemps de"797, Angilbert
était de retour à Aix-la-Chapelle, car Charles lui fait, le 28 avril,
une donation pour Saint-Riquier^; mais il se retire dans son
abbaye vers le milieu de l'année, et il semble bien, d'après ses
lettres et celles d'Alcuin, qu'il y séjourna au moins jusqu'au
10 septembre 798 ^ et que, s'il se rendit à la cour à la fin de 798,
il était rentré à Saint-Riquier en janvier 799 2. Il dut assister à
l'entrevue du pape avec Charlemagne à Paderborn, qu'il a décrite
dans son poème, célébra avec Charlemagne, à Saint-Riquier,
les fêtes de Pâques de 800 et accompagna sans doute Charles en
Italie si sa santé ne l'en empêcha pas^ A partir de 802, nous
avons tout lieu de croire qu'il résida constamment dans son abbaye,
car c'est alors qu'Alcuin se félicita auprès d' Adalhard de sa con-
version à une vie meilleure, et c'est de loin qu'Angilbert salue
Charlemagne et sa famille dans la jolie pièce de vers « Surge,
meo domno dulces fac, fistula, versus. » Tout porte à croire qu'à
partir de ce moment jusqu'à sa mort, qui arriva le 18 février 814,
il résida à Saint-Riquier, tout en se rendant sans doute, quand les
circonstances le permettaient à Aix, à l'appel de Charlemagne
et pour les assemblées générales. Il fut ainsi, en 811, un des
conseillers qui souscrivirent le testament du grand empereur^
Y a-t-il dans le texte des Annales de 789 à 801 des indices
qui s'opposent à l'hypothèse d'après laquelle elles auraient été
composées dans la chapelle du palais ; trouvons-nous au contraire
des indices qui devraient nous la faire rejeter ?
Remarquons tout d'abord que, jusqu'en 791, date de la mort
d'Angilramn, le style des Annales offre une similitude frappante
1. Muhlbacher, Regesta Karolorum, 11° 328.
2. Voy. les lettres d' Angilbert à Arn de Salzbourg, dans Jaflfé, Monum. Caro-
lina, 365-368.
3. Cf. Ep. Alcuini 133, éd. Jaffé.
4. Le privilège de Léon IX en faveur de Saint-Riquier accordé en 800 à la
demande d' Angilbert est un faux (cf. Mabillon, AA. SS. 0. S. Benedicti, II, 349 ;
Muhlbacher, Regesten des Kaiserreichs unter den Karolingen, p. 148). Mais
quand on voit la peine qu'eut le vieil Alcuin, malgré sa santé défaillante, à
éviter le voyage d'Italie, il est bien vraisemblable qu'Angilbert y fut aussi con-
vié. Il se plaint bien de sa santé dans sa lettre à Arn de 787, mais il paraît
rétabli en 798, et c'est en 799 qu'Alcuin déplore son faible pour les histrions.
5. Einhard, Vila Karoli, c. 33.
— 124 —
avec le style de la première partie qui fut probablement, comme
nous l'avons vu, rédigée sous l'influence de l'archicliapelain. Les
mentions de l'intervention divine à propos de chaque événement
heureux: « Domino protegente (788), Domino largiente, Domino
perducente(789), cum Dei adjutorio, Christo perducente(791)', »
les formules religieuses y frappent d'autant plus qu'elles ne se
retrouvent plus dans la suites II faut observer en outre que le
roi est encore nommé ici deux fois domnus y^ex Carolus, ce qui
est la désignation toujours employée dans les années précédentes,
tandis qu'en 792, 793, 795 et dans la suite, l'annaliste dit rex
tout court ou domnus rex sans ajouter son nom^. La fin de
l'année 788 et les trois années 789-791 paraissent avoir été écrites
d'une seule teneur, car, tandis que dans la partie des Annales
écrites année après année on répète à chaque instant le mot )'ex,
ici le domnus rex Carolus placé en tête de cette partie des
Annales sert de sujet à toutes les phrases où il est question de
Charlemagne jusqu'au milieu de l'année 791 ; enfin, tandis que
l'année 789 est très brève et qu'on se borne, en 790, à dire que
Ciiarlemagne n'y fit aucune expédition, l'année 791 contient un
récit développé de la campagne contre les Avares à laquelle
Angilramn prit part et pendant laquelle il mourut. Je suis donc
disposé à croire que ces années 788-791 furent rédigées au retour
de la campagne contre les Avares et après la mort d' Angilramn
par le même clerc qui, sous sa direction, avait rédigé la première
partie des Annales.
De 792 à 794, c'est Angilbert, qui est primicerius aidae, et
qui dirige la chapelle, mais, en 792-793, il est en mission en
Italie, et Charlemagne séjourne en Bavière. Ce n'est qu'en 794
que Charles revient dans la région rhénane et qu'il y fixe défi-
nitivement sa cour, « in palatio quod Aquis vocatur » comme
disent les Annales. Les années 792 et 793 ne contiennent que
1. Voy. aux années précédentes : 783 : « Domino auxiliante, » trois fois
répété ; 784 : « Auxiliante Domino, volente deo ; » 786 : « Deo largiente, » etc.
2. Sauf, comme l'a fait remarquer M. Manitius (Kurze, Neues Archiv, XX, 40),
en 796, la formule o peracta Deo largitori onmium bonorum gratiarum
actione, » qui est tout à fait isolée ot est une citation de Prudence. M. Mani-
tius et M. Kurze se trompent en prétendant (jue ces formules se retrouvent
jusqu'en 794. Elles cessent avec 791. MM. Diinzelmann, Waitz, Manitius, Kurze
ont tous remarqué que le style des années 787 et 788 ne diffère pas du style
des années 789-791. Ils ont eu tort de vouloir retrouver cette identité jus-
qu'en 795.
3. L'année 794, écrite d'un style plus soigné, dil » domnus Carolus gloriosis-
simus rex. »
— 125 —
quelques lignes fort sèches, mais où l'on trouve cependant
mentionnée la mission d'Angilbert en Italie. En 794, le style de
l'annaliste prend tout à coup une forme plus littéraire et une
certaine solennité. On serait tenté d'y reconnaître l'influence de
l'élève de Pierre de Pise et d'Alcuin *.
A partir de 796, le récit prend une ampleur nouvelle; les
phrases sont mieux construites et mieux liées, et le remanieur
qui bientôt récrira et refera les Annales jusqu'à 801 trouvera
bien moins d'additions et de modifications à y introduire. Est-ce
Angilbert, est-ce Hildebald qui président à la rédaction des
Annales? Peut-être chacun d'eux tour à tour. Tandis qu'à l'an-
née 792 Angilbert était nommé simplement et sans épithète, en
796, lorsqu'il est reparti pour l'Italie, il est qualifié de « dilectus
abbas Karoli. » Par contre, Hildebald, absent des pays francs
depuis le milieu de 799, ne pouvait pas s'occuper de faire rédiger
les Annales qui, pour les années 799 et 800, ont été écrites,
comme nous l'avons dit, par un personnage qui était auprès du
roi et notait les événements au moment où ils venaient de se pro-
duire. Angilbert, nous l'avons vu, assista sans doute à l'entrevue
de Paderborn, et il suivit probablement Charlemagne pendant
toute l'année 800 après que celui-ci fut venu le voir à Saint-
Riquier. Le fait que les Annales ont changé de main en 801
serait une raison de plus de croire qu' Angilbert a été pour quelque
chose dans la rédaction des années qui précèdent cette date. Or,
à partir du milieu de l'année 801, le style de l'annaliste change
tout à coup^ et le récit, au lieu de conserver son ampleur et sa
1. Ce qui corrobore l'hypothèse d'après laquelle les Annales Laurissenses
majores de 789 à 791 sont bien un récit demi-ofïiciel sorti de la chapelle du
palais, tandis que les Annales Laureshamenses sont, pour cette même époque,
un travail plus personnel et plus indépendant, c'est qu'à l'année 792 nous trou-
vons dans les Annales Laureshamenses un récit assez circonstancié de la cons-
piration du jeune Peppin, fils d'Himiltrude, tandis que la phrase très courte
qui, dans les Annales Laurissenses, fait allusion à ce fait n'appartient certai-
nement pas à la rédaction primitive. Les mômes manuscrits qui ne contiennent
pas la phrase relative à la conjuration de Peppin ne contiennent pas non plus
à l'année 785 la mention de la conjuration de Hardrad. Le manuscrit de Lorsch
(dans Canisius), qui représentait la rédaction la plus ancienne, ne la contenait
pas non plus.
2. Ce changement est frappant à partir de la phrase : « Ipsa aestate capta
est Barcinona civitas in Hispania jam biennio obsessa. » Le Poeta Saxo qui
a mis en vers le TemSiXiiemcnt des Annales Laurissenses avait sous les yeux un
texte qui s'arrêtait au paragraphe précédent commençant par la phrase : « Impe-
rator de Spoletio Ravennam veniens... Papiam percepit. » Ces mots sont les
derniers qu'il ait empruntés au remaniement.
— 426 —
forme soignée, se compose de i)hrases courtes juxtaposées. Évi-
demment, tout le récit de la campagne d'Italie, au moins jus-
qu'au printemps de 801, est d'une seule teneur. Ce qui suit, sur-
tout à partir de 802, a le caractère de notes prises au jour le
jour'.
NOTE ADDITIONNELLE.
M. Kurze {Neues Archiv y XKl, p. lletsuiv.)aémisetappuyé
sur des vraisemblances assez fortes l'opinion qu'il aurait existé,
à la fin du vm'' siècle, des Annales composées en 796, à Salzbourg ,
qui se seraient servies des Ann. Petaviani, des Ann. Lauris-
senses majores et de la seconde rédaction des Annales de Lorsch
représentée par les Ann. Lauy^eshamenses jusqu'à 790, et le
Fragmentmn Chesnii. Ces Annales auraient servi à la compo-
sition des Annales Maxùniniani, des Annales Juvavenses
majores et minores et des Annales Xantenses. Ces Annales
auraient été ensuite continuées à Salzbourg de 797 à 811.
Il est vraisemblable aussi, d'après les recherches de Dorr, de
Simson {Zeitschrift fur Gesch. des Oberrheins, IX, 217-220,
et Forschungen z. d. G., XX, 395), deWaitz (dans son édit. du
Chronico7i Laurissense, 1882, eiàdiH^ Forschungen z. d. G.,
XX, 385), de Heigel(For5c/mn^en,V, 400), de Piickert (Comptes-
rendus de l'Acad. des se. de Leipzig, 1884) et de Kurze [Neues
Archiv, XX, 29 et suiv.), qu'il a existé des Annales aujourd'hui
perdues s'étendant jusqu'à 805 et dont nous retrouvons les élé-
ments dans les fragments de Dusseldorf, Berne, Bàle et Vienne,
dans les Annales de Metz, dans les Annales Guelferbytani,
dans le Codex Anianensis de la Chronique de Moissac, dans
les Gesia abhatum Fontanellensium, dans le Chronicon Lau-
rissense [Annales Laurissenses minores), dans le Chroni-
con Vedastinum, dans les A?inales Lobienses et les Annales
Sithienses. Elles auraient été aussi utilisées par la continuation
de 797 à 811 des Annales perdues de 796, par le Breviarium
Frchamperti, par les Annales Einhardi, par les Annales
Fuldenses, par le Poeta Saxo, par la Vita Karoli. Ce sont
1. M. Kurze, dans un appendice à son travail {Seues Archiv, XXI, p. 81),
adirme avec décision (lue Hiculf a composé la première partie des Annales en
787-788 et les aurait continuées à Mayonce, où il était archevêque, jusqu'en
795. Rien n'est plus invraisemblable.
— ^27 —
les Annales Metteuses qui en ont conservé la plus grande
partie. M. Kurze croit pouvoir conclure de la comparaison des
An7iales Metteuses avec le Chronicon Laurissense qu'il a
existé deux rédactions de ces Annales perdues, l'une composée
en 805, l'autre composée en 830, qui aurait ajouté de 806 à 829
aux Annales perdues le texte des Annales Einhardi, en y ajou-
tant pour 829 un morceau original que nous retrouvons dans les
Annales Metteuses. M. Kurze croit même pouvoir déterminer
d'autres rédactions intermédiaires, une qui aurait servi aux
Annales LoMenses, une autre, un peu plus récente, qui aurait
servi à la Chronique d'Aniane. Il y a une large part d'arbitraire
dans ces hypothèses. L'absence de dates d'années dans le Chro-
nicon Laurissense et le fait que le fragment de Bâle porte des
numéros de chapitres à côté des ans de l'Incarnation ont suggéré
à M. Kurze la pensée que ces Annales ont d'abord été rédigées
sous forme de chronique. Ce serait alors cet ouvrage et non le
Chronicon Laurissense qui serait le premier essai de chronique
carolingienne. On comprendrait dans ce cas comment un morceau
d'une rhétorique aussi ampoulée que le fragment de Pippino
duce de Freher, retrouvé isolé par Simson au British Muséum
dans le ms. Arundel375, et qui fait partie des Annales Metteu-
ses, pourrait à la rigueur se rattacher à cet ouvrage.
Les sources reconnaissables de la Chronique de 805 sont,
d'après M. Kurze, les Annales perdues de 796, le Continuateur
de Frédégaire, les Annales Laurissenses, la Vita Bonifatii,
les Vita Stephani et Adriani, les Annales de Lorsch perdues
et les Annales Mosellani.
M. Kurze croit que ces Annales ont été écrites à Saint-Denis,
probablement par le Lombard Fardulf, abbé de Saint-Denis,
mort en 805. Il propose d'appeler ces Annales Chronicon Far-
dulfi. Mais alors il faut en placer la rédaction en 805 et non
en 807.
m.
Les « Annales Laurissenses » de 801 à 829.
Les dernières années du viif siècle et les premières du ix" ont
été une période importante pour la littérature annalistique.
Comme l'a fait remarquer M. Kurze^ indépendamment des
1. Neues Archiv, XXI, U.
— ^2s —
Annales perdues de 796 et de 805, c'est alors, si l'on accepte les
dates qu'il propose, qu'ont été probablement coordonnées les
Annales Petaviani{196), Moscllani [l^'è) , Alamannici {Idd) ,
Lauveshamenses (792-803), Guelferbytani (801), 5. Amandi
(810), Maximiniani . Mais les Annales Laurissenses majo-
res sont de beaucoup les plus importantes parmi les œuvres ori-
ginales composées à cette époque.
Ces Annales conservent de 801 à 829 le caractère d'Annales
absolument contemporaines qu'elles avaient depuis 796 et d'An-
nales écrites au palais même pour conserver le souvenir des
actes de l'empereur. Elles ne nous renseignent que sur ce que
fait l'empereur, sur les assemblées qu'il préside, sur les ambas-
sades qu'il reçoit ou qu'il envoie, sur ce qui se passe au palais.
Elles indiquent les noms des ambassadeurs, nous décrivent les
présents dont ils sont les porteurs. L'auteur va jusqu'à nous don-
ner les noms des éléphants du roi. C'est vraiment un journal, des
Nouvelles du palais, que nous avons sous les yeux*. Le carac-
tère contemporain de ces Annales se reconnaît à une foule de
signes : l'absence de toute composition et de toute prétention lit-
téraire, sauf dans un ou deux passages où la personne et les sen-
timents de l'auteur se laissent voir"'; le style haché formé de
phrases mal liées entre elles ou réunies par des locutions indi-
quant un récit où les faits s'ajoutent les uns aux autres à
mesure qu'ils se produisent, eodem anno, eodem tempore,
et inde, etc. 3, des dates précises de saisons, de mois et de jours,
1. Analysons une des années prise au hasard, l'année 807. Treize lignes sont
d'abord consacrées à des observations astronomiques. Puis nous apprenons la
mort de Radbert, ambassadeur franc qui revenait d'Orient, et l'arrivée à la cour
d'Abdella, envoyé du roi des Perses, puis de Georges et Félix, envoyés de Tho-
mas, patriarche de Jérusalem. Suit une longue description des présents d'Ha-
roun-al-Raschid : pavillons et tentures de diverses couleurs, étoffes de soie, par-
fums, horloge avec sonnerie et personnages, candélabres de cuivre travaillé. Ces
envoyés sont reconduits en Italie. Le comte Burchard est envoyé en Corse
contre les Maures, qui sont vaincus. Détails sur les moines vendus en Espagne
par les Maures et dont quelques-uns furent rachetés par Charlemagne. Le
patriarche Nicétius, qui était à Venise avec une llotle, conclut une trêve avec
Peppin jusqu'au mois d'août et retourne à Constantinople.
2. De 819 à 829, lorsque Hilduin s'occupa des Annales, comme nous le verrons
plus loin, le style devient plus personnel.
3. Surtout de 801 à 808. 801 : « Eodem anno; ipsa aestate; ipsius anni
mcnse... » 802 : « Ipsius anni mense... » 803 : « Ilac hicme circa ipsum pala-
tium; et inde. » 80i : « Eodem tempore. » 805 : « Non multo post; eodem
anno. » 806 : « Et inde ; eodem anno. » 807 : « lUo anno. » — A partir de 808,
on ne trouve plus « eodem anno ; eodem tempore. » Par contre, « Interea » est
fréquemment employé dans la suite.
— ^29 —
surtout pour les morts de grands personnages, des mentions de
phénomènes naturels et en particulier de phénomènes célestes
observés et recueillis par les astronomes de la cour, qui inter-
rompent le récita A l'année 823 on nous raconte qu'une jeune
fille de douze ans s'est passée de nourriture pendant dix mois;
puis en 825 on ajoute que depuis 823 jusqu'en novembre 825
elle a continué à vivre sans nourriture. M. Kurze a même voulu
voir, sans que l'argument me paraisse décisif, une preuve que les
Annales ont été écrites au jour le jour dans le fait que le même
nom propre se trouve à quelques lignes de distance orthographié
d'une manière différente : Capcan et Cagan (805), Eardulf
(808) et Ardulf {^09), Albis et Albia, Avari et Avares,
M. Kurze donne encore un autre argument en faveur de la
même thèse; c'est les rapports qui existent entre les Annales
Laurissenses et les Annales iVfo6fe/^anz jusqu'à 797, les Anna-
les Laureshamenses ^usq\ïk 798, les Annales S. Amanc?z jus-
qu'à 808. Comme la comparaison de ces Annales avec les Lau-
yHssenses ne permet pas d'admettre qu'elles leur ont servi de
sources, il est nécessaire d'admettre que les Laurissenses ont
été une des sources de ces Annales comme aussi des Annales per-
dues de 796 et de 805 et par conséquent qu'elles ont été écrites
au fur et à mesure des événements et ont été utilisées en 797, en
803, en 806, jusqu'à ces dates respectives.
Quelques critiques ont pourtant essayé de dénier aux Annales
Laurissenses le caractère de sources directe et contemporaine.
M. Bernays a fait ressortir quelques rapports de style entre les
Annales Z^aum^en^e^ et la Chronique de Moissac^; il a sou-
tenu que ces rapports ne pouvaient s'expliquer par un emprunt
direct et en a conclu que les deux textes ont été puisés à ces
fameuses Annales de la cour perdues qui sont si commodes pour
mettre fin à toute critique des Annales carolingiennes. Un autre
argument qui n'a pas plus de valeur est celui qui est tiré d'une
phrase sur Léon III à l'année 808 : « Praeerat tune temporis
ecclesiae Romanae Léo tertius; » Léon n'étant mort qu'en 816,
M. de Sybel en a conclu^ que l'année a été rédigée au plus tôt en
1. 801 et 802 : tremblements de terre. 807 : observations astronomiques. 808 :
peste. 809 : éclipse. 810 : peste, éclipses. 812 : éclipse. 815 : tremblements de
terre, inondations. 817 : éclipse, comète. 818 : éclipse. 820 : peste, inondations,
éclipses. 821 : divers phénomènes naturels, etc. A partir de 820, les phénomènes
naturels sont décrits avec une plus grande complaisance encore et dans un style
plus orné.
2. Nous reviendrons sur cette question à propos de la Chronique de Moissac.
3. Hislorische Zeitsclirift, t. XLIII, p. 413. — M. W. de Giesebrecht avait déjà
HIST. CAROLIIVGIENXE. 9
— ^30 —
817. Mais M. Simson^ a montré que le prétérit a été plus d'une
fois dans des cas analogues employé à la place du présent.
M. de Sybel a tiré une objection plus facile encore à réfuter des
rapports indéniables qui existent entre la dernière partie des
Annales Laurissenses et la Vita Karoli d'Einhard ' et d'une
phrase de l'introduction de la Vita Karoli où Einhard nous dit :
« Ab hujuscemodi scriptione (à savoir : Vitam et co n versa tionem,
ut ex parte non modica res gestas domini Karoli) quando milii
conscius eram, nullum ea veracius quam me scribere posse... et
utrum ab alio scriberentur necesse, liquido scire non potui. »
M. de Sybel prétend qu'Einhard n'aurait pas pu écrire les lignes
si les Annales de 789 à 813 avaient existé en 814 et si par suite
les rapports de textes entre elles et la Vita Karoli s'expli-
quaient par des emprunts d'Einhard. — Ce serait donc la Vita
Karoli qui aurait servi à la composition des Annales. MM. de Gie-
sebrecht, Simson, Ebrard, Dorr, Kurze ont fait observer avec
raison que cet argument a peu de force, Einhard ayant pour
principale préoccupation de peindre la « vitam et conversatio-
nem » de Charlemagne, sa personne et son caractère, et ne don-
nant qu'une place secondaire à ses hauts faits, « res gestas, » qui
trouvent seuls place dans les Annales^. Ils auraient pu ajouter
qu'Einhard ne fait allusion qu'à des œuvres biographiques d'un
caractère littéraire et personnel^, écrites par des hommes « otio
et litteris dediti, » et non à des Annales essentiellement imper-
sonnelles, qui, si elles ont été composées, comme nous le voyons,
par des clercs de la chapelle royale, étaient plutôt une sorte de
mémorandum, de journal de la cour qui fournissait des matériaux
aux historiens plutôt qu'elles ne constituaient une histoire. La
liberté avec laquelle ces divers auteurs d'Annales d'ailleurs se
copient les uns les autres, se font des emprunts les uns aux
autres, montre bien que toutes ces œuvres étaient considérées
relevé cette phrase dans le Miinchener historischer Jahrbuch, 1865, et l'avait
considérée sans motif comme une interpolation.
1. Jahrbuch des d. Reiches unter Karl dem Grossen, II, 605.
2. Ces rapports, qui ont été signalés i)ar M. Simson dans sa brochure De
slatu quaestionis, etc., et par M. Dlinzcluiann {Neues Archiv, H, 497), se
réduisent à peu de chose ; mais le rai)port du chapitre 14 de la Vita avec l'an-
née 810 des Annales Laurissenses n'est pas douteux.
3. « Vitae illius moduui potius (juam belloruni... eventus raemoriae man-
dare... animo esset [>rei>osituui. »
4. Einhard parle, en effet, de ceux qui veulent conserver pour la postérité
« nominis sui famain. » Il ne peut s'agir ici d'anonymes auteurs d'Annales.
— <3^ —
comme formant une sorte de fonds commun où tous venaient pui-
ser, qui ètsiientjuris publici pour ainsi dire*.
MM. de Giesebrecht, Ebrard, Simson, Dorr, Ranke, Mani-
tius, Wattenbach, Kurze pensent que ce qui achève d'ôter toute
force à l'argument de M. de Sybel c'est qu'Einhard a dû être lui-
même l'auteur des Annales de 796 à 813 et que par conséquent
ses paroles s'expliquent à merveille, les Annales de 796 à 813
n'étant que les notes mêmes écrites par lui pendant les dix-sept
dernières années du règne de Charlemagne et qu'il a ensuite uti-
lisées pour sa biographie de l'Empereur.
Nous verrons plus loin ce qu'il faut penser de cette collabora-
tion supposée d'Einhard aux Annales, collaboration que rien ne
rend impossible, mais que rien non plus ne rend certaine ni
même probable. — Serait-il admissible qu'Einhard n'eût rien
connu des Annales qui existaient de son temps et que la première
partie des Annales Laurissenses fût ignorée de lui? Le raison-
nement fait par M. de Sybel à propos de la dernière partie des
Annales aurait autant de valeur pour la première, ce qui ne
peut un instant se soutenir. La phrase de l'introduction d'Ein-
hard ne peut en aucune façon être alléguée en faveur de l'at-
tribution à Einhard d'aucune partie des Annales. Elle signifie
simplement qu'aucun lettré à sa connaissance n'a écrit la bio-
graphie de Charlemagne.
Les Annales de 801 à 829 ont-elles été écrites par un même
auteur? Ceux qui en ont attribué la rédaction à Einhard l'ont
prétendu en se fondant sur des raisons de style. M. Kurze, qui
accepte cette manière de voir pour les années 797 à 819, doute
qu'Einhard ait été aussi l'auteur des années 820 à 829, sans
toutefois se prononcer d'une manière positive. M. Dùnzelmann,
par contre, qui attribue à Einhard la composition des Annales de
797 à 801, lui refuse toute participation pour la période qui
s'étend de 801 à 829. Il croit reconnaître au style quatre auteurs
différents, qui auraient travaillé, le premier de 801 à 806, le
second de 807 à 815, le troisième de 816 à la fin de 820, le qua-
trième de la fin de 820 à 825.
Nous verrons tout à l'heure les motifs qui nous font attribuer
à l'archichapelain Hilduin les années 819 à 829. Nous croyons
cette attribution aussi certaine que peuvent l'être des attributions
1. Le biographe de Louis le Pieux, qui, de 814 à 829, suit pas à pas les
Annales Laurissenses, n'y fait aucune allusion ; il dit qu'il raconte quae vidi
et comperire potui. Les Annales étaient mises par les gens de la cour, évidem-
ment, sur le même pied que les renseignements oraux qu'ils pouvaient recueillir.
— 432 —
de cette nature, en l'absence de témoignages directs. Si cette
hypothèse est exacte, en la rapprochant de ce qui a été dit plus
haut de l'attribution à l'influence de l'nrchichapelain Angilramn,
la composition des années 741 à 791, et à celle des archichape-
lains Angilbert et Hildebald, la composition des années 792 à
801, nous sommes autorisés à penser que les Annales de 801 à
818, qui conservent absolument le même caractère que les
années précédentes, ont aussi été composées par des clercs de la
chapelle royale, pendant que Hildebald, qui mourut le 3 sep-
tembre 818, la dirigeait ^ Rien ne nous permet toutefois d'attri-
buer à Hildebald lui-même une part dans la rédaction des
Annales. S'il y avait mis lui-même la main, on y trouverait plus
d'unité de style et de composition, et probablement aussi, du
moins à l'année 814, lors du changement de règne, quelques
accents plus personnels. Nous avons évidemment affaire, au con-
traire, à des scribes qui notent au fur et à mesure les événe-
ments importants pour en conserver la mémoire d'une manière
très impersonnelle. Est-il possible de déterminer combien de fois
les Annales ont changé de mains de 801 à 818? Cela est très dif-
ficile, et M. Kurze a remarqué avec raison que les différences
qu'on remarque dans la rédaction peuvent provenir de causes
tout extérieures. Quand il ne s'est produit qu'une série de faits
sans grande importance et qui se passaient au loin, comme c'est
le cas depuis les dernières lignes de l'année 801 après la men-
tion du retour de Charleraagne dans le Nord^ jusqu'à la fin de
805, le récit peut se réduire à une série de courtes phrases mal
liées entre elles. Quand le narrateur a assisté à une cérémonie
qui a vivement frappé les imaginations, comme l'arrivée des
cadeaux d'Haroun el Raschid en 807, il entre dans des détails
circonstanciés et il s'anime un peu. — Aussi ne pouvons-nous
conclure de l'uniformité du style de deux années différentes
qu'elles ont eu le même rédacteur, ni de divergences légères
dans la narration que nous sommes en présence de deux rédac-
teurs différents.
1. M. Siiiison (Ludwig der Fromme, II, 232) admet la date de 818 d'après les
An7i. S. Pétri Coloniensis, coalinaée par le fait (jiie, le l-' mai 819, Louis
accorde un diplôme à la prière de llilduin, archichapelain. Pourtaut, les Ann.
Coloniensis brevissimi et les Ann. S. Emmerani Ratisp. mas., donnent la date
de 819, mais elles cominellent plusieurs fois une erreur d'une année dans la
date des événements. Le jour de sa mort est donné par le nécréloge de Sainl-
Géréon.
2. « Alpes transgressas in Galliain reversus est. »
— ^33 —
Toutefois il est possible, je crois, de marquer quelques diffé-
rences assez notables dans la rédaction des Annales pour qu'on
soit obligé d'admettre que divers scribes y ont travaillé.
Les années depuis 801 (aux mots : ipsa aestate capta est
Barcinona), jusqu'à la fin de l'année 808, forment tout d'abord
un groupe nettement marqué i. C'est à la fin de l'année 808 que
paraît, pour la dernière fois, la formule : et inmutavit est (ou
se) numerus annorum in. C'est aussi à la fin de l'année 808
que l'annaliste cesse d'indiquer à la fin de chaque année, par des
formules uniformes, le retour de l'empereur dans sa résidence
d'hiver et le lieu où il a célébré Noël, et souvent aussi la Pâque
de l'année suivante. Les indications de dates sont parfois un peu
vagues : « Eodem anno, eodem tempore, in illo anno, non multo
post. » Quand on observe la brièveté relative des années 802
à 805 et leur chronologie un peu incertaine, bien qu'elles soient
composées de notes sèches et précises, on est disposé à penser
qu'après le retour d'Italie, en 801, il y eut une interruption dans
la rédaction des Annales et qu'on ne la reprit qu'en 806, en se
contentant de réunir quelques notes pour les années écoulées^.
Cela expliquerait aussi comment la grande assemblée de 802, si
importante au point de vue législatif et qui a si fortement frappé
l'auteur des Annales Laureshamenses , n'a pas été mentionnée
par les Annales Laurissenses. En 806, le récit devient plus
ample et les phrases sont assez bien liées entre elles.
De l'année 809 à l'année 813, nous sommes en présence d'un
nouveau rédacteur. L'indication des stations d'hiver de l'empe-
reur et de la célébration des fêtes de Noël et de Pâques n'est plus
donnée régulièrement à la fin de chaque année et les change-
ments de dates ne sont plus annoncés. Le récit, écrit dans un
style d'une bonne latinité^, nous offre des phrases bien cons-
1. On a soutenu, M. Kurze en particulier, que les années 801 et suivantes
sont du même auteur que les années 797 à 801. Je crois que la sécheresse
excessive des années 802 à 805, comparée aux années 799 et 800, rend la sup-
position difficile à admettre. Pourtant, je crois qu'un changement de main en
808 est plus évident qu'en 801.
2. Ces notes seraient-elles dues à l'abbé Fardulf de Saint-Denis, qui, d'après
M. Kurze, serait l'auteur de la Chronique de 805 (cf. supra, p. 127)? Dans ce
cas, ce serait la Chronique de 805 qui serait source des Laurissenses pour les
années 802 à 805. Il est aussi très possible que les années 801 à 805 soient d'une
main et les années 806 à 808 d'une autre.
3. M. Manitius a prétendu appuyer l'attribution à Einhard d'une partie des
Annales Laurissenses sur des ressemblances de style. Il a relevé des locutions
qui se retrouvent, en effet, dans les Annales et chez Einhard. Mais rien n'est
— ^34 —
truites et liées entre elles par des conjonctions employées avec
justesse^.
Y a-t-il eu un arrêt dans la composition des Annales en 813
et un nouveau rédacteur intervient-il à cette date? Divers indices
permettent de le supposer. M. Kurze pense même que la rédac-
tion des Annales, interrompue pendant l'année 814, au moment
de la mort de Charlemagne, n'a été reprise qu'en 815. Sans oser
aller jusque-là, nous ferons remarquer que plusieurs manuscrits
des Annales, disons mieux, toute une famille de manuscrits des
Annales (celle que M. Kurze désigne par la lettre B) s'arrête
à 813 aux mots : multis suorum amis sis , recesserunt.
M. Kurze a fait remarquer avec raison que les faits se rappor-
tant aussi à l'année 813 et mentionnés après ces mots n'ont pu
être ajoutés au plus tôt qu'en 814, quand arrivèrent à Aix-la-
Chapelle les envoyés de l'empereur Léon.
Plusieurs détails peuvent nous faire considérer les années 814
à 8182 comme formant un groupe spécial : un emploi beaucoup
plus sobre des ablatifs absolus; une attention plus grande appor-
tée aux grandes assemblées qui sont toujours désignées par les
mots : conventus generalis, 818; conventus geneyYxlis populi
sui, 814, 815, 817, alors que de 801 à 808 il n'est pas fait men-
tion d'une seule assemblée générale, et que, de 809 à 813, plu-
sieurs sont indiquées, mais avec des termes variés {concilium 809,
placitum générale 811 3, conventus generalis 812, conventus
generalis 813); l'emploi dumotno^^W pour désigner les Francs
(817 : Cum nostri fortiter restitissent ; 818 : Ad nostros
fines) ; enfin et surtout l'emploi singulier de l'expression circi-
ter, circa, accompagnant des dates précises'*, qui ne se remarque
à aucune des années précédentes.
plus fro(iuent chez des hommes qui l'crivent une langue morte et qui ont été à
la même école que l'emploi de locutions identiques. Qu'on veuille bien rappro-
cher l'ensemble du style des années 809 à 813 du style d'Einhard, on verra écla-
ter des différences notables, par exemple le rare emploi de l'ablatif absolu chez
Einhard, son emploi presque surabondant et fatigant dans les Annales, etc.
L'annaliste me i)araît aussi meilleur écrivain qu'Einhard.
1. 809 : « Autem, at, postquam, quoque, interca, etiara, vero, bis ita gestis,
etiam, autem, cumque, sed, autem, » et ainsi de suite.
2. M. Simson {Ludwig d. F., I, 348, n.) a supposé un changement d'auteur
en 817, parce que la mention de la venue à Compiégne des envoyés d'Abder
Rhaman, donnée à la tin de 81G, est répétée au début de 817. Cet indice me
paraît insullisant.
3. M. Kurze {Neues Archiv, XXI, 53) dit A tort «lue le mot placitum ne se
trouve pas de 795 ;\ 820.
4. 811 : « Anno aetalis circiter sepluagesimo primo; » 818 : « Circa médium
— ^35 —
De l'année 819 à l'année 829, l'allure du récit devient beau-
coup plus personnelle. L'auteur semble mêlé beaucoup plus inti-
mement encore à la politique impériale, sur laquelle il donne des
détails circonstanciés, aux assemblées, qu'il mentionne et raconte
toutes en distinguant les simples conventus et les conventus
générales^. Il donne des indications sur les institutions des
peuples qui sont en relation avec Louis le Pieux. Il note avec
exactitude toutes les chasses impériales^, et les autumnales
venationes ont pour lui beaucoup d'importance. Il termine le
récit de chaque année par la mention des phénomènes physiques
les plus remarquables de l'année, même quand ces phénomènes
se sont produits au milieu de l'année, non en hiver (823, 824,
828). Il accorde à ces phénomènes et, en particulier, aux intem-
péries, aux mauvaises récoltes, aux semailles difficiles, aux
gelées extraordinaires, à la mauvaise qualité des vendanges,
aux inondations, aux épidémies sur les bestiaux une atten-
tion particulière 3 et les raconte en termes emphatiques^. Il
fere Madium mensem ; » 816 : « Circiter 8 kal. junii ; » 817 : « Circiter 8 kal.
februarii. » Il faut remarquer qu'on retrouve en 824, 825, 826, l'emploi de
« circiter, circa, » avec des indications de dates et de temps d'un caractère, il
est vrai, moins précis. On verra, du reste, un autre exemple d'un rapport de
style analogue entre ces deux dernières parties des Annales.
1. Mais jamais il n'emploie, comme le précédent annaliste, l'expression con-
ventus populi sut. L'attention qu'il porte à la composition des assemblées est
telle qu'en 823 il dit : « Conventus in quo, non %iniversi Francie primores, sed
de Orientali Francia atque Saxonia, Baioaria, Alamannia atque Alamanniae
contermina Burgundia et regionibus Rheno adjacentibus adesse jussi sunt. » Voy.
aussi, à l'année 827, la mention de deux assemblées, l'une où l'on devait pour-
suivre les négociations avec Horic, l'autre pour la réception des dons annuels.
2. Déjà, en 817, nous trouvons ces mentions de chasses ; à partir de 819, elles
ne cessent plus; 819 : « Venatorio exercitio more solemni exacto ; » 820 :
« Autumnalem venationem ex more completam ; » 821 : chasse dans les Vosges;
822 : chasse dans les Ardennes ; 823 : id.; 824 : pas de chasse d'automne à cause
de l'expédition de Bretagne ; 825 : chasse de printemps à Noyon, d'automne
dans les Vosges ; 826 : chasse à Salz ; 827, 828 : rien ; 829 : chasse à Francfort.
3. Nous ne nous étonnerons pas de ces préoccupations de propriétaire quand
nous verrons que nous avons ici affaire non à un évêque, mais à un abbé qui
devait être très aflecté des mauvaises nouvelles qu'il recevait des récoltes de
son monastère. En 829, il nous raconte que les légumes ont pourri sur place,
que le vin a été rare et mauvais, que les semailles d'automne n'ont pu être
faites, qu'il y a eu peste bovine.
4. 819 : « Pestiientia tam immane longe latecpie grassata est; » 820 : « Pes-
tilentia quae... imraaniter usquequacjue grassata est; » 824 : « Immanitas fri-
goris. » — En 819, l'annaliste avait déjà dit de Lupus : « Immane accusabatur. »
Il semble avoir emprunté cette expression à l'annaliste de l'année 810 : « lUius
— ^3<) —
semble que l'auteur eût plus que ses prédécesseurs un certain
souci de la composition. Ses phrases ont aussi une ampleur
quelque peu solennelle et sont surchargées d'incidentes. 11 y
laisse percer ses sentiments sur les événements qu'il raconte, y
mêle des approbations ou des blâmes discrets, accorde à Louis
des éloges {misoicordia singularis, summa devotio) qui con-
trastent avec l'objectivité presque absolue des auteurs des années
antérieures; il donne même une certaine couleur poétique à son
style : « Sacro paschali festo solemniter Aquisgrani celebrato,
arridente etiam verna temperie » (825).
Qui peut donc être ce nouvel annaliste qui prend en main la
rédaction des Annales après la mort d'Hildebald et qui leur
donne tout à coup une saveur inattendue?
Deux i)assages ont frappé tous les critiques qui se sont occupés
de cette question et nous donnent la clef du problème. Ce sont
ceux qui nous parlent de deux fameuses translations de reliques :
celle des reliques de Saint Sébastien à Saint-Médard de Soissons,
par Hilduin, abbé de Saint-Denis, et celle des rehques des Saints
Marcellin et Pierre à Mïilinheim, ou Seligenstadt, par Einhard.
Je transcris ici ces deux passages :
A*» 82G. ... Dum haec aguntur, Hildoinus, ahbas monas-
terii S. Dionysii martiens, Romammittens, adnuente pre-
cibus eius Eugenio sanctae sedis apostolicae tune praesule,
ossa beatissimi martiris Christi Sebastiani accepit, et ea
apud Suessonam eivitatem in basilica S. Medardi colloea-
vit, ubi dum adhue inhumata in loeulo, in quo adlata fue-
rant, iuœta tumulum S. Medardi iacerent, tanta signorum
ac prodigiorum inidtitudo clariiit, tanta virtutum vis in
omni ge7ieve sa^iitatum per divinam gratiam in nomine
eiusdem beatissimi martiris enituit, ut a nullo mortalium
eorumdem miraculorum aut numeyms comprehendi , aut
varietas verbis valeat enuntiari; quorum quaedam tanti
stuporis esse narrantur, ut humanae i^ibecilitatis fîdem
excédèrent, nisi certimi esset, dominum nostrum lesum
Christum pro quo idem beatissimus martir passus esse
dinoscitur, omnia quae vult facere posse per divinam
generis animalium mortalitas immanissime grassata est. » En 811, on trouve
aussi : « Imnianitate frigoriis. » M. Sinison [Karl (1er Grosse , \\ , \JWy) a relevé,
ainsi que M. Kurze {Nenes Archiv, XXI, 59), plusieurs particularités de style
propres à l'annaliste de 819 à 82D. 11 ne serait pas impossible (|ne llilduiii ail
fait partie de la chapelle du i»alais de 808 à 813 et ait alors travaillé à la rédac-
tion des Annales,
— ^37 —
omnipotentiam, in qua illi omnis creatwa in coelo et in
terra subiecta est.
A" 827. ... Corpora beatissimorwn martirum Marcellini
et Pétri de Roma sublata, et octobrio mense in Franciam
translata, et ibi multis signis atque virtutibus clariflcata
sunt.
Pertz, dans la préface de son édition, a cité ces passages
comme une preuve qu'Einhard est bien l'auteur des Annales.
Voici son raisonnement : « Einhard a nommé Hilduin et a tu son
propre nom. Cela est tout naturel, vu sa modestie bien connue.
Tout le monde savait d'ailleurs qu'il était l'heureux possesseur de
ces reliques. Il a consacré vingt lignes à Saint Sébastien et trois
seulement aux Saints Marcellin et Pierre, parce qu'à ce moment
même il écrivait un ouvrage entier sur la Translation de leurs
reliques. Il ne voulait pas se répéter. D'ailleurs, ces trois lignes
s'accordent parfaitement avec la Translatio SS. Marcellini
et Pétri. »
Il est difficile de souscrire à ces appréciations si on n'est pas
d'avance convaincu, et par d'autres raisons, qu'Einhard a com-
posé les Annales. Il me semble, au contraire, presque impossible
d'admettre qu'il ait pu écrire les deux passages que je viens de
citer. Il était modeste assurément ; mais, s'il était modeste pour
lui-même, il ne se serait pas cru permis de l'être pour les Saints
honorés à Seligenstadt. Son livre sur leur Translation nous
prouve à quel point il tenait à mettre en lumière leur puissance,
et révèle l'irritation qu'il éprouvait contre ceux qui osaient la
mettre en doute. Incredulis ac sanctorum gloriae derogan-
tibus... ne omnino légère velint , suadendum censeo; ne
forte vilitate nostri sermonis offensi, blasphemiam et invi-
dentiayn devitare non valeant ; ac sic Deu7n et proximum^
quos amare iubentur, se odisse déclarent^. Il ne fait pas
allusion ici à des impies qui auraient nié la possibilité des
miracles en général; il n'y en avait guère à cette époque; mais
à des envieux qui niaient les mérites des reliques de Seligenstadt
au profit de reliques rivales.
Est-il vraisemblable alors qu'un homme, si pénétré des vertus
exceptionnelles et innombrables de ses Saints et si jaloux de leur
gloire, en ait parlé avec une réserve touchant à la froideur et ait,
au contraire, entonné, en faveur de Saint Sébastien et de ses
miracles, une hymne enthousiaste et triomphante ?
1. Translatio SS. Marcellini et Pétri, g 94.
— ^38 —
Cela n'est pas seulement invraisemblable ; cela est impossible,
si l'on songe aux relations qu'Einhard avait eues avec Hikluin,
précisément à l'occasion de ces mêmes reliques. Le notaire
d'Einhard, Ratleic, qui s'était rendu à Rome pour y enlever
subrepticement les reliques des Saints Marcellin et Pierre, avait
été accompagné par un émissaire d'Hilduin, le rusé prêtre Hunus,
qui avait promis d'en ra])porter les reliques de Saint Tiburce ;
n'ayant pu se les procurer, Hunus avait dérobé à Ratleic une
bonne partie de son précieux butin, en subornant un de ses com-
pagnons à prix d'argent; il avait rapporté à Hilduin le fruit de
son larcin et Hilduin avait déposé à Saint-Médard ces reliques
injustement acquises. La chose s'ébruita. Hilduin dut l'avouer
et il ne rendit les reliques dérobées qu'après s'être fait passable-
ment tirer l'oreille. C'est d'Einhard lui-même que nous tenons
tous ces détails : Licet ille paulo durior ac difficilior , quatn
optaveram, in assensione fuisset, victus tamen est seduli-
tate precum me arum, cessitque ùnjjrobitati meae, qui se
paido ante nidlius iussioni, in hac praesertim causa, ces-
surum pronuntiavit ^ .
La mauvaise volonté d'Hilduin ne s'arrêta pas là. Quand les
reliques volées eurent été transportées à Aix-la-Chapelle, dans
l'oratoire privé d'Einhard, il empêcha Louis le Pieux de s'y
rendre, et l'empereur ne les vit et ne leur offrit ses dévotions que
lorsqu'elles furent déposées dans la basilique de Notre-Dame.
Et l'on s'imagine qu'Einhard, dont les ressentiments se
montrent si mal apaisés dans la Translatio, écrite en 830,
aurait, en 827, dissimulé sa rancune au point d'exalter les
mérites de Saint Sébastien au détriment de ses propres Saints,
qu'il avait eu tant de peine à lui arracher ! Après toutes les
misères que lui avait faites ce prélat magnifique et orgueilleux
qu'il nous représente couchant devant la porte de l'empereur
pour empêcher les autres d'y pénétrer, il aurait parlé en termes
aussi exagérés des miracles du sanctuaire de Saint-Médard ! Ce
n'aurait plus été de la modestie ni de la grandeur d'âme; c'au-
rait été une naïveté touchant à la sottise, une trahison envers les
Saints dont l'honneur lui était confié et, de plus, une hypocrisie.
Supposons, au contraire, que c'est Hilduin qui a écrit les
Annales de 819 à 829, tout s'explique sans peine : la sécheresse
et la brièveté du passage relatif aux reliques des Saints Marcellin
et Pierre, la prolixité et l'emphase du passage relatif à Saint
1. Translatio, g 24.
— -ISO —
Sébastien. Ce style échauffé et redondant, qui jure avec la sim-
plicité concise des Annales, ne s'explique que par l'intervention
d'une passion personnelle. On y reconnaît l'accent de l'homme à
qui ces reliques appartiennent, qui identifie leur gloire avec la
sienne, qui tient à ce qu'on sache qu'elles valent mieux que les
autres, qui est secrètement vexé que des reliques nouvelles soient
venues, les intruses, après un an à peine, leur disputer l'atten-
tion du public, les faveurs du ciel et les générosités des princes.
Car l'empereur leur a donné une terre de quinze manses avec
neuf arpents de vigne, et l'impératrice sa propre ceinture d'or
ornée de gemmes et pesant trois livres ^ Sans doute les nouvelles
reliques ont été multis signis et virtutibus clarifîcata. Hil-
duin ne peut le nier, puisqu'elles attiraient déjà la foule à Saint-
Médard; mais qu'est-ce que cela auprès des siennes, tanta pro-
digiormn multitudo, tanta virtutuyn vis... ut humanae
inhecillitatis fîdem excédèrent ? Il a bien soin de faire remar-
quer que les reliques de Saint Sébastien ont été officiellement
concédées parle pape, adnuente Eugenio sanctae sedis aposto-
licae tune praesule, tandis que les autres ont été enlevées fur-
tivement, suhlata. Est-on bien sûr de leur origine? Il avait espéré
que l'expédition de Ratleic lui aurait permis d'enrichir, de ren-
forcer son trésor de reliques avec celles de Saint Tiburce que lui
promettait Hunus. Mais cet hoyno callidus, comme l'appelle
Einhard", avait manqué son affaire. La curiosité de la foule, les
largesses impériales vont aux nouvelles venues. Hilduin laisse
voir sa déception.
Comparez maintenant le passage des Annales sur la Transla-
tion de Saint Sébastien avec l'opuscule de Hilduin sur Saint Denis
l'Aréopagite, et vous connaîtrez que c'est bien le même homme
qui les a écrits. C'est le même esprit et le même style. Il n'y a
rien là de la candeur, de la simplicité, de la sincérité d'Einhard.
On a affaire à un homme à la fois hâbleur et malin, qui prévoit
toutes les objections et y répond avec une superbe assurance. Il
connaît fort bien les raisons qui interdisent d'identifier Denis
l'Aréopagite avec Saint Denis de Paris; mais il les réfute au nom
de l'histoire et de la science ; il s'appuie sur des textes, sur des
veracissimi testes, veracia testificantes ; il fait la leçon à Gré-
goire de Tours et à Bède le Vénérable, qui ignorent les questions
de lieux et de dates. C'est bien le même homme qui, dans les
1. Translatio, g 20.
2. Translatio, g 3.
— ^40 —
Annales, lorsqu'il rapporte des prodiges, met toujours sa respon-
sabilité à couvert eu ajoutant : narratu7\ dicitur, visum est,
et qui prévoit que des objections pourront être faites à la réalité
des miracles inouïs opérés par Saint Sébastien : humanae inbe-
cillitatis fidem excédèrent, nisicertxim essel dominwn nos-
trum Jesum Christum oimiia quae vult facere posse per
divinam oynnipotentiam. Comparez le style des Annales avec
celui de la Vita Dioni/sii, vous y reconnaîtrez la latinité châtiée
d'un des bons élèves d'Alcuin, une latinité plus raffinée que celle
d'Einhard. Voyez, enfin, s'il n'y a pas un rapport étroit pour
l'idée comme pour l'expression entre ce que disent les Annales
sur les miracles de Saint Sébastien et ce que dit Hilduin sur les
miracles des Saints Denis, Éleuthère et Rustique :
Annales. Vita S. Dionysii.
Tanta signorum ac prodigio- Mérita eorum virtutum pro-
rum multitudo claruit, tanta bantur frequentia. Quorum mi-
y'ivlulum vis in omni génère sani- racidorum insignia non solum
tatum per divinam gratiam in sermo non praevalel enarrare,
nomine heatissimi martiris eni- nec ipsis queunt humanis menti-
tuit, ut a nullo mortalium eo- bus comprehendi. Unde nec di-
rumdem miraculorum autnume- gnitas honoris et magnificentiae
rus comprehendi aut varielas eorum hominis cogitatu potest
verbis valeat enuntiari. attingi.
Hilduin, abbé de Saint-Denis depuis 814, était, depuis 818,
archichapelain ' , et ses fonctions mêmes, comme la faveur de
Louis le Pieux, l'appelaient à demeurer constamment auprès du
souverain. Nous constatons, par les diplômes où il figure comme
signataire ou comme intercesseur, sa présence à la cour de 819 à
829. Frothaire, évêque de Toul, s'adresse fréquemment à lui
comme au plus puissant de tous les protecteurs '-. Agobard nous
le montre exerçant sur Louis le Pieux une influence bienfaisante
et résidant toujours au palais 3. En même temps, sa sollicitude
pour son abbaye reste toujours éveillée. Dès le l''"" mai 819, nous
le voyons obtenir de Louis le Pieux un acte en faveur de Saint-
1. Ébert, AUgmeine Gescli. der Lileratur der MiUelalters, t., II, p. 248, dit, à
tort, en 822. Nous avons doux, diplômes de Louis le Pieux du 1" décembre 814
où Hilduin est qualilio d'abbé, et le 1«' mai 819 il intercède auprès de Louis
en ((ualité d'arcliichapelain. Voy. Sickel, Acla Karolinorum, Acla Ludovici,
n" 27, 30, 137.
2. Frofharii epistolae, 1, •), 11, 14, 15.
3. Epislola ad proceres palatii.
Denis et dans les années suivantes nous trouvons encore dix
diplômes de Louis accordés à Hilduin en faveur de son abbaye.
On comprend que, dans les Annales, il ait eu soin de nous rensei-
gner si exactement sur les phénomènes météorologiques qui le
touchaient si directement comme administrateur des terres de
Saint-Denis.
Nous savons de plus que Hilduin était ami de Wala, du chan-
celier Helisachar, de Matfrid, comte d'Orléans, qu'il appartenait
comme eux au parti de Lothaire et prit part avec eux à la révolte
de 830. Il était donc hostile à Judith, à Bernard de Septimanie, au
jeune Charles. Or les Annales ne mentionnent même pas la nais-
sance de Charles et ne disent rien de la cession qui lui fut faite,
en 829, de l'Alémanie, de la Rhétie et d'une partie de la Bour-
gogne. La pénitence de Louis en 822 est racontée avec une visible
complaisance. L'annaliste prétend même, ce qui est fort douteux,
que Louis fit pénitence, non seulement de la mort de Bernard
d'Italie, mais aussi de la disgrâce d'Adalliard et de Wala. Il
omet, en 827 et 829, de donner les noms de Hugues et de Mat-
frid, lorsque ces deux comtes, dont le premier était beau-père de
Lothaire, furent privés de leurs honneurs, en punition de leur
lenteur à marcher contre les Sarrasins. C'est le biographe ano-
nyme de Louis le Pieux qui, en transcrivant les Annales, ajoute
leurs noms et remplace le terme adouci de desidia par l'expres-
sion flétrissante de ignavia. Enfin, les Annales s'arrêtent à 830,
précisément au moment où Hilduin trahit l'empereur et où sa
trahison eut pour châtiment la perte de sa charge, son interne-
ment à Paderborn, puis son exil à Korvei.
Remarquons encore que Hilduin accompagna Lothaire en Italie
en 824, quand le jeune prince fut chargé de rétablir à Rome l'au-
torité impériale. Les résultats de ce voyage sont exposés par
l'annaliste avec une grande précision, et en général toute l'his-
toire des relations avec Rome est de sa part l'objet d'une attention
spéciale.
Si l'archichapelain était mieux placé que personne pour s'oc-
cuper de la rédaction des Annales, il n'en était pas tout à fait de
même pour Einhard, qui, depuis 815, ne paraissait à la cour
que quand il y était contraint par son devoir. Bien qu'il eût
accepté, en 817, le rôle de conseiller de Lothaire et, en 830,
cherché à réconcilier l'empereur avec son fils rebelle, ses incli-
nations personnelles le portaient de plus en plus vers la retraite
et la vie religieuse. Il se retira |d'abord à Michelstadt, à partir
de 815, puis à Mùlinheim, en 827. Sa Vita Caroli (qui est sur
— U2 —
plusieurs points en désaccord avec les Annales dites d'Einhard)
et la Translatio SS. Marcellini et Pelri furent pour lui des
occupations littéraires suffisantes, à côté de sa correspondance
assez étendue. Certainement, les ressemblances de style que
M. Simson a relevées dans la Translatio SS. Marcellini et
Pétri et les Annales sont très remarquables^ ; mais je ne pense
pas qu'elles puissent détruire la valeur des observations que nous
venons de faire. Toute notre étude des Annales Laurisseyises
nous oblige k les considérer comme une oeuvre émanant directe-
ment de la chapelle royale, et si de 801 à 818 le caractère en est
très impersonnel, de 819 à 829 la main de l'archichapelain lui-
même nous paraît s'y faire sentir d'une manière très sensible.
t. Ann. 826 : « Sine morarum interpositione. » Transi., ch. 48 : « Sine mora-
rum interpositione. » — Ann. 829 : « Cum magna laetitia et exultatione. »
Transi., ch. 20 : « Cum magna laetitia et exultatione, etc. » Voy. aussi l'emploi
des mots « immanis, immaniter grassari. » Mais ces expressions toutes faites
prises à Cicéron, à Aulu-Gelle {immanitas frigoris), s'api)renaient dans les
écoles. L'emploi si gauche de circiter venait aussi de l'imitation maladroite de
Cicéron. Quant à ciiravU avec l'inlinitif {facere curavit) habituel dans les
Annales et la Translation, c'était une forme de style commode qui se retrouve
dans beaucoup de textes, qui était, p. ex., familière à Angilbert (on la trouve cinq
fois dans le Libellus S. Richarii). Hilduin, dans sa Vita S. Dionysii, dit aussi :
« Immanissimae crudelitatis Domitianus (c. 23), per immanitatem tormento-
rum » (v. 33) ; il emploie le verbe dinoscitur (c. 5 de la préface) de la même
manière que l'auteur des Annales à l'année 826. Si l'on ne voulait pas que Hilduin
fût l'auteur des années 819 à 829, il faudrait au moins admettre qu'il y a inséré le
passage sur les reliques de saint Sébastien, et aussi que c'est sous sa direction
qu'un clerc du palais a rédigé les Annales, le même peut-être qai avait déjà
rédigé les années 809 à 813, qui sont celles dont le style se rapproche le plus
du style des années 819 à 825 (cf. supra, p. 135, n. 4). Hilduin devint abbé de
Saint-Denis en 814. Il est très possible qu'avant cette date il ait séjourné à la
cour, bien ([ue le Nécrologe de Saint-Denis le qualifie de monachus et que M. Piic-
kert [Bericht der k. sxchs. Gesellschaft der Wissensch., 28 juillet 1894) en ait
conclu qu'il vivait à Saint-Denis dans les dernières années de Charlemagne. Il n'y
aurait rien d'étonnant qu'il eût travaillé aux Annales de 809 à 813 et en ait
repris la rédaction quand il devint archichapelain en 818-819. — Nous relevons
encore les rapports de style suivants : 809 : « At in occiduis partibus D. Hlu-
dovicus rex cum exercitu Hispaniam ingressus ; » 815 : « At in partibus occi-
duis Pippinus, Vasconiam cum exercitu ingressus; » 811 : « Redeunte veris
temporie; » 813 : « Incipiente veris temperie; » 825 : « Arridente verna tempo-
rie ; » 809 : « In sancto paschali sabbato ; » 825 : « Sacro paschali festo. » Le
mot placitum pour conventus est employé en 811, 821, 823, 828, 829. M. Kurze,
(lui avait eu d'abord (pielquc hésitation à accepter notre opinion relative à Hil-
duin, s'y est franchement rallié dans la note 10 de la page G de l'édition des
Annales regni Francorum et Annales q. d. Einhardi des Scriptores rerum
Germanicarum in usum scholarum recusi.
— U3 —
IV.
Le remaniement des Annales.
Les Annales Laurissenses ont été l'objet d'un travail de
revision qui en a profondément transformé le texte de 741 à 800.
Les manuscrits complets qui contiennent ce texte remanié le font
tous précéder de la Vita Caroli d'Einhard et se rattachent pro-
bablement à un archétype commun qui contenait cet ouvrage. Au
texte remanié des années 741 à 801 fait suite le texte des Anna-
les Laurissenses avec un petit nombre de très légères variantes^
Quel a été le but de l'annaliste qui a entrepris ce remaniement?
Tout d'abord de mettre en bon style le latin rude et incorrect du
premier annaliste. Il supprime les formules monotones répétées
à la fin de chaque paragraphe pour indiquer la célébration des
fêtes de Noël et de Pâques et les changements de date ; mais il ne
laisse presque rien subsister du texte des années 741 à 798 et
semble se donner à tâche de le modifier, même quand le latin en
est devenu moins barbare, comme c'est le cas à partir de 796.
Mais l'annaliste ne se borne pas à ces changements de forme ; il
modifie profondément le fond même du récit ; y ajoute des détails
explicatifs, des faits nouveaux, le rend plus complet et mieux
coordonné. Il a, évidemment, vécu au palais même, a connu par
lui-même beaucoup des faits dont il parle, a recueilli beaucoup
d'informations de première main et a eu, sans doute, sous les yeux,
des documents écrits pour compléter ses souvenirs et les rensei-
gnements oraux qu'il a pu recueillir-. Il a rendu intelligibles les
détails donnés par les Annales Laurissenses aux années 747 et
748 sur Grifon en racontant sa première révolte en 741 ; il semble
avoir fait usage du dernier continuateur de Frédégaire ^ ; il ne
craint pas de signaler les défaites que l'armée de Charlemagne
a pu subir en 775 et en 793 en Saxe, en 778 dans les Pyrénées,
ou d'accuser en 792 la reine Fastrade de cruauté. Pour l'histoire
1. Les mots et inmutavit se numerus annonan supprimés dans la partie
remaniée le sont aussi de 801 à 808.
2. M. Kurze pense qu'il s'est servi des Annales Fuldenses, des Annales
Sithienses et de la Chronique de l'année 805, qu'il attribue à l'abbé Fardulf
(cf. supra, p. 127).
3. On peut, toutefois, se demander si les ressemblances de texte qui se
remarquent pour les années 753, 760, 761, 768, ne viendraient pas de l'emploi,
par le remanieur, d'annales qui auraient utilisé le continuateur.
— UA —
des campagnes de 782, 789-791, 793, il comble les graves
lacunes des Aiinales Laurissenses. On peut même supposer
qu'il appartenait h. l'entourage du comte Théodoric, parent de
Chai'leiuagne, car il donne un développement excessif au récit
de sa campagne de Saxe en 785 ' et indique avec soin son rôle
en 791 et 793, alors que les autres sources ne prononcent pas
même son nom. Il parle de la relation faite à la cour en 798 par
Eburis, envoyé de Charles chez les Abotrites, comme s'il l'avait
entendue lui-même.
Il est probable que l'auteur du remaniement des Annales a
composé son œuvre à la cour impériale d'Aix-la-Chapelle, car il
parle des événements qui se passent sur la rive droite du Rhin
comme arrivés trans Rhenum-. S'il était un clerc, il était loin
d'avoir la ferveur religieuse et la foi naïve du premier annaliste
ou d'Einhard. Il supprime les formules pieuses par lesquelles le
premier annaliste parle de l'intervention spéciale de la faveur
divine pour chaque victoire. A l'année 772, tandis que les Anna-
les Laurissenses affirment le caractère miraculeux de l'appari-
tion d'une source « divina largiente gratia, » le remanieur dit
avec plus d'hésitation « divinitus factum creditur. » A l'année 774,
il supprime simplement l'apparition miraculeuse de deux jeunes
hommes vêtus de blanc, rapportée par les Annales Laurissen-
ses. Enfin, tandis que les Annales Laurissenses et Einhard,
dans sa Vita Caroli, rapportent comme un fait certain que
Léon III avait eu les yeux arrachés et la langue coupée, le
remanieur, plus prudent, dit seulement « erutis oculis, ut ali-
quibus visum est, lingua quoque amputata. »
Nous ne possédons aucun manuscrit qui nous ait conservé le
remaniement des Annales Laurissenses jusqu'à 801 comme un
texte isolé. Tous ceux que nous possédons s'étendent jusqu'à
l'année 829, comme les Annales Laurissenses elles-mêmes.
Quelques critiques ^ ont admis que le remaniement n'a été fait
qu'en 829; si les soixante premières années des Annales ont
seules été refondues, c'est pour les uns^ parce que l'auteur des
Annales de 801 à 829, qui serait Einhard, est en même temps
1. Ces additions sont d'autant plus frappantes (jue le reinanieur est préoccupt^
de la pensée de donner à son récit de justes proportions. En 773-774, il abrège
le texte primitif.
2. Ann. 785, 795.
3. Pertz, Uanke, Siinson, Kurze.
4. Pour Fertz, par exemple, et Simson. M. Dïmzelmann, ((ui attribue aussi
le remaniement ;\ Einhard, croit ([u'il l'a fait en 801.
— U5 —
l'auteur du remaniement et qu'il a travaillé aux Annales Lau-
rissenses pour la période du ix" siècle, pour les autres parce qu'à
partir de 801 le texte primitif a satisfait le remanieur.
Nous examinerons bientôt l'hypothèse qui attribue à Einhard
la rédaction d'une partie des Annales et nous verrons qu'elle ne
repose sur aucun argument solide ; ce que nous avons dit tout à
l'heure de l'esprit qui anime le remanieur en opposition avec
Einhard suffit pour ne pas l'identifier avec lui. Quant à admettre
un reraanieur qui, travaillant en 830, aurait brusquement arrêté
son travail en 801, c'est là une supposition bien peu vraisem-
blable. Pourquoi, après avoir refondu le texte primitif des années
796 à 800, qui est écrit d'un bon style, aurait-il subitement cessé
son travail en 801, quand, précisément, au lieu de phrases
amples et de périodes construites avec soin, les Annales sont de
nouveau formées de phrases courtes, sèches et sans liaisons entre
elles? Pourquoi aussi aurait-il cessé, en 801 , de compléter par des
additions explicatives les indications géographiques contenues dans
les Annales s'il avait écrit en 830? Il est aussi digne de remarque
que le poète saxon, dans les Annales en vers du règne de Char-
leraagne, qu'il composa dans la seconde moitié du ix*^ siècle, après
avoir jusqu'en 801 ' suivi très fidèlement le remaniement,
emprunte à partir de 802 les faits qu'il rapporte à des sources
diverses, dont quelques-unes sont même aujourd'hui perdues 2. Il
semble donc qu'il a dû avoir entre les mains un manuscrit ne
contenant que la partie remaniée.
Nous pourrions donner à cette question de la date du remanie-
ment une réponse positive si nous pouvions décider avec certitude
le rapport qui existe entre ce texte et la Vita Cay^oli. Il y a, en
efiet, entre ces deux écrits des rapports étroits et des ressemblances
nombreuses. Si, comme le pense M. Kurze, c'est le remanieur
qui s'est servi de la Vita Caroli, composée en 814, il est très
vraisemblable que son travail a été fait en 830 et que les manus-
crits que nous possédons aujourd'hui dérivent d'un manuscrit
composé par l'auteur du remaniement qui avait commencé par
transcrire la Vita Caroli. Si, au contraire, c'est Einhard qui
s'est servi du remaniement quand il composait la Vita Caroli,
il est probable que le remaniement a été fait en 801 , qu'on y a
1. Le fait a été signalé d'abord par M. Simson dans un article des Forschun-
gen, I, 301, Der Poeta Saxo und der Friede zu Salz.
2. Jusqu'à la phrase « Imperator de Spoletio Ravennam veniens aliquot dies
ibi moratus Paviam perrexit. »
HIST. CAROLINGIENNE. ^0
— ^46 —
ajouté ensuite la continuation des Annales Laurissenses et
que le manuscrit complet a seul servi de modèle aux manuscrits
exécutés dans la suite K
Je ne pense pas qu'il soit possible de donner k cette question
une solution indiscutable. Toutefois, indépendamment des indices
énumérés plus haut, je crois qu'il y en a d'autres qui doivent
nous faire penser que le remaniement est la source de la Vit a
Caroli.
Einhard connaissait les Annales Laurissenses. Nous en
avons la preuve au chapitre xiv de la Vita Caroli, où il est dit
du chef normand Godefroid qu'il était vana spe inflatus et
qu'il lut a propyHo satellite into'fectus, de même que dans les
Annales Laurissenses , à l'année 810, on lit, au sujet du même
personnage : vanissima spe inctoriae inflatus et a quodam
satellite suo interfectus^. Né en 770, Einhard n'a pas tiré de
ses propres souvenirs ni de simples rapports oraux les renseigne-
ments très précis qu'il donne sur les guerres de Charlemagne. Il
résume des événements qui sont racontés dans les Annales et
dans leur remaniement. Or, s'il n'avait eu que les Annales sous
les yeux, il serait vraiment surprenant qu'il n'y eût pas entre
elles et la Vita Caroli un seul rapport de texte, alors qu'il y en
a à chaque chapitre entre la Vita Caroli et le remaniement
(cf. chap. V à xiii). Nous pourrions conclure de ce seul fait que
c'est sur le remaniement et non sur les Annales qu'il a travaillé.
Si le remanieur avait eu la Vita Caroli sous les yeux, on ne voit
pas pourquoi il aurait négligé de lui emprunter certains faits très
1. M. Kurze semble croire que la présence de la Vita Caroli, dans tous les
manuscrits que nous possédons du remaniement, est une preuve suffisante qu'il
est postérieur à la Vita. L'argument nous paraît insuffisant. Il aurait pu aussi
faire valoir le rapport du remaniement avec les manuscrits de la classe D des
Annales Laurissenses (cf. supra) qui contiennent les Annales complètes
jusqu'à 829 et de plus les mentions des conjurations de Hardrad et de Peppin.
On pourrait soutenir que ces additions doivent être postérieures à la mort de
Cliarles. Mais est-il bien sûr que le remaniement se soit servi des mss. D.? Ne
seraient-ce pas ces rnanuscrits qui auraient emprunté à ce remaniement ces
mentions ? Nous voyons qu'aux années 773 et 776 le remanieur n'a probablement
(«as eu sous les yeux deux longs passages qui manquent dans le texte le plus
ancien des Annales et qui ont été introduits dans le texte jiar des notes mar-
ginales. Cela ne porterait-il pas à i)enser qu'il n'a pas travaillé sur les textes les
plus élaborés et (ju'il a, |)ar conséquent, été composé bien avant 8'29'?
2. Einhard rapf)orte aussi (c. 10), comme les Annales (ann. 78G), la répu-
gnance d'Arichis <\ se présenior devant Charles. Le remanieur n'en dit rien.
Dans la campagne de 785 contre les Wiltzes, Einhard et les Annalei Lauris-
senses .sont seuls A mentionner le rôle des Abotrites.
— U7 —
caractéristiques : l'opposition faite par les Francs à l'expédition
de Peppin en Italie {Vita Caroli, c. 6) ; les noms des fidèles de
Charles qui ont péri à Roncevaux {Vita Caroli, c. 9), surtout
celui de Roland ; le rôle joué par les Abotrites comme alliés des
Wiltzes dans la campagne de 785 [Vita Caroli^ c. 12); les
détails donnés par Einhard sur Erich et Gerold ( Vita Caroli,
c. 13). Quand Einhard parle de campagnes contre les Avares, il
dit Avari aut Huni, comme s'il avait sous les yeux et les Annales
qui les appellent toujours Avari et le remaniement qui les appelle
toujours Huni. Enfin, quand Einhard parle des conspirations
contre Charlemagne, il commence par parler de celle de Peppin
le Bâtard en 792, puis il mentionne celle que dirigea en 785
Hardrad et il applique aux deux conspirations ce que nous dit le
remaniement de celle de Peppin seul sur Fastrade, dont la méchan-
ceté aurait causé le mécontentement des grands. Sans pouvoir
l'affirmer avec certitude, on est porté à croire que ce ne fut vrai
que pour la conspiration dirigée par Peppin, molesté par sa belle-
mère'. Einhard, qui a plus d'une fois, dans la partie narrative
de sa biographie, commis diverses confusions^, a rapporté aux
deux conjurations ce que les Annales disaient d'une seule.
Nous croyons donc que c'est Einhard qui s'est servi du rema-
niement et que ce dernier a été composé vers 801 . Il est difficile
de dire qui en fut l'auteur. Nous reviendrons bientôt sur les motifs
qui nous interdisent de l'identifier avec Einhard. M. Kurze a
remarqué avec raison qu'il emploie pour les noms de lieu des
formes prises au bas allemand au lieu des formes en haut alle-
mand et que, par conséquent, il devait être un Saxon ou un
Frison. M. Meyer a émis l'hypothèse qu'on pourrait voir en lui
Gerold, l'archidiacre de Louis le Pieux, qui finit sa vie à Korvei
et qui, peut-être, était Saxon^. Il est certain que le remanieur
est admirablement renseigné sur les affaires de Saxe et s'y
intéresse.
1. Cf. ce qu'en dit Simson, dans ses Jahrbiicher de Charlemagne, ad an.
2. Etienne nommé par Zacliarie au ch. 1, les deux sièges de Paris confondus
au ch. 6, etc.
3. M. Meyer (dans les thèses de sa dissertation inaugurale de Munster, 1893)
attribue à Gerold le remaniement, les Annales Laurissenses de 801 à 829 et la
vie anonyme de Louis le Pieux. Ce Vir scientia omni erudilus (Simson, Lud-
wig der Fromme, II, 251) a peut-être composé la vie de Louis le Pieux ; il n'a
certainement pas été l'auteur des Annales de 801 à 829 et il est douteux qu'il
ait composé le remaniement si celui-ci a été écrit en 801 et par un clerc de l'en-
tourage du comte Théodoric. M. Bernheim, dans l'article de la Historische
— h\H —
Cette œuvre, quoique composée par un homme qui a vécu à la
cour, n'a pas eu le caractère semi-officiel des Annales Lauris-
senses, ce n'est pas elle qui a servi de point de départ aux
Annales du ix® siècle. C'est un travail individuel qui s'est con-
fondu avec les Annales Laurisscnses , mais a exercé une
moindre influence qu'elles sur l'historiographie carolingienne.
Elle émane, néanmoins, d'un homme remarquablement intelli-
gent, instruit et bien informé, et a pour nous une autorité égale
à celle des Annales Laurissenses.
V.
Les « Annales Laurissenses » sont-elles des Annales
officielles ?
La réponse à cette question ressort de tout ce que nous avons
dit sur le caractère, la composition et les auteurs présumés des
Annales. Elles n'ont pu être écrites que par des hommes qui
vivaient au centre même de la vie politique, qui avaient entre
leurs mains des documents officiels ^ et étaient assez familiers
avec le style de ces documents pour lui emprunter des tournures
de phrases et des formules. Ils ont été témoins d'une partie des
faits qu'ils racontent et ont été renseignés sur les autres de pre-
mière main par ceux mêmes qui y ont pris part. On pourrait
peut-être admettre à la rigueur qu'une partie des Annales eût été
écrite dans un monastère très voisin de la cour et en relations
constantes avec elle, et nous avons exposé les raisons pour les-
quelles il ne serait pas impossible que les années 741 à 788
eussent été composées au monastère de Lorsch ; mais encore, même
pour cette période, il serait difficile d'y voir une œuvre créée par
l'initiative personnelle d'un moine et on est obligé de penser que
l'abbé ou le protecteur de l'abbaye, mêlé de près aux affaires
politiques, a dirigé leur rédaction, s'il ne les a pas rédigées lui-
même. Si cette hypothèse est acceptable pour l'époque où la cour
n'avait pas encore de résidence fixe, elle l'est beaucoup moins à
partir de 796, quand la cour est fixée à Aix-la-Chapelle, et les
Vierteljahrschrift, paru peiulaul l'impressioii de ce volume, soutieiU la nu^nie
o[ùnioii ([ue nous.
1. A l'année 813 l'annalisle a soin de dire (|ue les actes des conciles de
Mayence, Reims, Tours, Clialon et Clermonl se trouvent conservés dans ces
cinc[ villes et de plus in archivo palatii.
— 449 —
disparates que nous avons signalées dans la rédaction des années
799 à 802 ne s'expliquent guère que par le trouble apporté dans
la vie intérieure de la chapelle royale, gardienne des archives,
par la grande expédition d'Italie de 800 et l'organisation du
gouvernement impérial.
C'est, en effet, à la chapelle royale que nous avons toujours dû
revenir quand nous avons voulu nous imaginer comment les
Annales avaient pu être composées. Pour la première partie,
nous avons écarté l'attribution qui en a été faite à Arn de Salz-
bourg par M. W. de Giesebrecht, au diacre Riculf par M. Kurze *,
et, sans nous prononcer d'une manière positive sur la personnalité
des rédacteurs mêmes des Annales, nous avons pensé que c'était
dans la chapelle même ou, pour mieux dire, dans les archives
mêmes du palais qu'elles avaient été composées, sous l'influence
plus ou moins directe des archichapelains Angilramn, Angilbert,
Hildebaldet Hilduin. Nous croyons avoir prouvé la participation
certaine de ce dernier personnage à la rédaction des Annales.
Leurs auteurs ont eu pour but évident de tenir un journal des
actes de Charlemagne et de Louis le Pieux, de raconter ce qui se
passait à la cour et les nouvelles qu'on y recevait de toutes les
parties de l'Empire franc. De 801 à 829, nous ne trouvons aucun
indice qui nous permette d'imaginer en quel lieu autre que le
palais même et par qui, sinon par des membres de la chapelle
royale, les Annales ont pu être écrites. Elles ont le caractère
impersonnel d'une historiographie officielle.
Ce terme d'historiographie officielle doit-il être pris au pied de
la lettre? Est-ce Charlemagne qui a chargé des clercs de sa cha-
pelle de consigner sous forme d'Annales les événements de son
règne? Est-ce ces Annales que nous possédons dans les Annales
Laurissenses?
Il existait au ix* siècle des Annales auxquelles les contempo-
rains attribuaient un caractère officiel. Nous en avons un témoi-
gnage direct dans la préface de la vie de saint Benoît, par Ardon
Smaragd, écrite probablement avant 830'-. Il y écrit, en effet,
1, Cependant, le diacre Riculf ayant fait partie du clergé du italais jusqu'à
787, cette attribution ne serait pas en contradiction avec notre théorie. Mais
nous ne voyons aucune raison de prononcer ici son nom plutôt que celui d'un
autre clerc et sa nomination au siège de Mayence en 787 rend peu vraisem-
blable l'hypothèse que ce soit lui qui ait été poussé par les événements de 788
à composer les Annales.
2. Smaragd dit dans cette préface qu'il a longtemps tardé à écrire la vie de
son maitre et ami, mort en 821 ; d'autre part, comme il demande que son œuvre
— 450 —
quo les rois ont eu depuis longtemps et ont encore la coutume de
faire conserver dans des Annales, pour la postérité, le souvenir
des événements importants'. De quelles Annales peut-il être
ici question? Evidemment, des Annales Laurissenses , si ces
lignes ont été écrites avant 830. Si elles ont été écrites plus tard,
il s'agirait des Annales de Saint-Bertin, qui sont, comme nous le
verrons plus tard, la suite des Annales Laurisseyises.
Ce qui prouve, en effet, la grande autorité dont jouissaient les
Annales Laurissenses, c'est l'emploi qu'en ont fait les princi-
paux annalistes carolingiens. Si les auteurs des Annales de Fulda
se servent davantage du Chronicon LaurHssense, appelé aussi
Annales Laurissenses minores, extraites des Majores et
interpolées et continuées à Fulda, elles ont cependant fait maint
emprunt aux Annales Laurissenses majores-. Quant aux
auteurs à qui nous devons les plus remarquables Annales du
ix*-' siècle, les Annales dites de Saint-Bertin, ils sont simplement
les continuateurs des Annales Laurissenses majores, dont le
texte précède le leur, presque sans modification et sans qu'au-
cune transition marque en 830 qu'une œuvre nouvelle commence.
Réginon les a aussi suivies et reproduites à la fin du ix" siècle.
Plus tard, l'auteur des Annales Mettenses, qui a la prétention
d'écrire une histoire et une apologie des Carolingiens, s'est égale-
ment constamment servi des Annales Laurissenses majores,
en y ajoutant, il est vrai, des détails pris à d'autres Annales
contemporaines.
Si les Annales Laurissenses majores n'étaient pas consi-
dérées au ix*^ siècle, et en particulier à la cour, comme étant la
source la plus complète et la plus sûre pour l'histoire du règne de
Charlemagne, on ne s'expliquerait pas bien que l'auteur des
Annales de Saint-Bertin, qui ont, elles aussi, le caractère d'An-
nales royales, se soit fait leur continuateur.
Nous croyons donc que les Annales Laurissenses majores
sont bien celles qui sont désignées par Ardon Smaragd, qu'elles
soit soumise à l'abbé Ilélisachar, qui ju^pra si ello mérite de voir le jour, il est
probable qu'il écrit avaut la révolte de 830, i\ laquelle Hélisacbar prit part et
après la(iuelle il fut quebiue temps exilé.
1. « Perauliquaui siquidem fore consuetudineiM, bactenus re^ibus usilatam,
quaeque f^erunlur accidentve auualibus tradi posteris cofiiioscenda, ueuio, ut
reor, ambigit doctus « (Migue, Pair., Clll, 355; d'. Duemuilor, Gesch. d.
Oslfnvnk. Reichs, I, 877).
2. V^oy. la prélixe.e de Kurze A l'édiliou des Annales Fuldenses, dans l'édition
in Hsum scholarum des Scriplores rcrum germanicarum.
— ^5^ —
ont été composées sous l'influence directe des rois carolingiens et
que leurs auteurs se sont proposé pour but de transmettre à la
postérité le souvenir des actes de ces rois. Il est même très pos-
sible que ce soit le désir de ne montrer que les côtés brillants de
leur règne qui a été cause de certaines omissions et de certaines
inexactitudes. Si le silence des Annales sur la première révolte
de Grifon en 741 peut s'expliquer par beaucoup d'autres raisons*,
il est difficile de ne pas voir un parti pris de l'annaliste dans le
soin qu'il a pris de taire les défaites subies par les Francs en
Saxe en 775 et en 782 et dans les Pyrénées en 778. De même, on
est frappé de l'habileté avec laquelle il a glissé sur l'usurpation
du royaume de Carloman par Cliarlemagne en 771 -. La première
rédaction des Annales passe complètement sous silence la conju-
ration de Hardrad en 785 et celle de Peppin en 792, L'annaliste,
en rapportant le châtiment de Bernard d'Italie et de ses complices
en 818, a soin de ne pas parler de la mort de Bernard. On n'est
pas moins frappé de la précision avec laquelle il nous renseigne
sur les relations diplomatiques en général, en particulier sur
celles avec le pape et avec l'empereur grec, enfin de l'absence
de toute expression qui pourrait impliquer un blâme à l'adresse
du roi ou d'un membre de la famille royale. Il me paraît difficile
de lire les Annales dans leur ensemble sans remarquer l'allure
grave, réservée, impersonnelle du récit et l'importance attachée
soit aux événements qui devaient frapper le plus les personnes
de la cour, soit à ceux qui avaient le plus de portée politique.
Hilduin lui-même, qui laisse un peu plus percer ses sentiments
personnels, ne les laisse guère voir, sauf lorsqu'il parle de ses
chères reliques de Saint Sébastien, que par des omissions volon-
taires. La comparaison avec les autres Annales et même avec le
remaniement, qui, cependant, les suit pas à pas, ne fait qu'ac-
croître cetfe impression ; si l'on cherche un terme pour définir le
caractère des Annales, on est involontairement amené à les
regarder comme une histoire officielle du règne de Charlemagne
et de Louis le Pieux. Si l'on trouve ce terme d'histoire officielle
trop fort, on acceptera du moins le titre d'Annales royales
{Reichs Annal en, comme les appelle Ranke, ou Kœnigs Anna-
len, comme les nomme Giesebrecht).
1. Les Annales sont si incomplètes pour les premières années que l'on ne
peut tirer aucune conclusion de l'absence de tel ou tel fait.
2. La réserve du premier annaliste est d'autant plus frappante que le rema-
nieur insiste sur le désir de Charles de s'emparer de tout le royaume et de
l'indiflërence avec laquelle il vit la femme de Carloman se réfugier en Italie.
— ^52 —
lUen que presque tous les critiques qui se sont occupés des
Annales carolingiennes, MM. Dùnzelmann, Wattenbach, Sim-
son, Arnold, Ehrard, Ebert, Kurze, aient accepté, avec des
nuances, le point de vue de MM. de Ranke et de Giesebrecht, M. de
Sybel en a cependant contesté la justesse et a déployé beaucoup
de talent et d'esprit h démontrer que les Annales Laurissenses
majores n'étaient qu'une œuvre privée et ne pouvaient avoir
une origine officielle*. Il a relevé avec soin les quelques erreurs
qui s'y trouvent, surtout dans la première partie ; il a fait remar-
quer que la chronologie de 746 à 750 est inexacte ; il a cherché,
par des raisonnements plus subtils que solides, à expliquer les
omissions que j'ai signalées tout à l'heure; il a, enfin, soutenu
que, si les Annales avaient été un écrit officiel, elles donneraient
plus de détails sur les faits importants et surtout en montreraient
mieux les causes, la portée et les conséquences, tandis qu'elles
laisseraient de côté les petits faits sans valeur auxquels les
Annales ont donné une place. M. Bernays a accepté en partie le
point de vue de M. de Sybel et admis comme lui que les Annales
sont une compilation privée; mais il trouve que M. de Sybel a
été trop loin dans sa démonstration, car, pour lui, les Annales
Laurissenses majores sont un extrait des vraies Annales offi-
cielles, des Hof-Annalen. Nous avons déjà montré que l'hypo-
thèse de M. Bernays ne repose sur aucun fondement sérieux. Elle
se heurte surtout à une objection capitale : comment se ferait-il
que les Annales mêmes de la cour, conservées sans doute en plu-
sieurs exemplaires et en exemplaires de luxe, eussent été perdues
et que l'on n'en eût conservé que des extraits, dus à des scribes
plus ou moins maladroits ; qu'au ix*^ siècle même les auteurs
d'Annales, l'auteur des Annales Bertiniani en particulier, aient
préféré reproduire ces extraits au lieu de la source originale?
Quant à l'opinion de M. de Sybel, elle repose, à notre avis, sur
une supposition gratuite et erronée et sur un malentendu.
La supposition gratuite et erronée consiste à penser qu'un
clerc ou un moine du viii'' siècle, invité par Charlemagne ou par
un membre de la famille royale à rédiger des Annales du règne,
devra écrire une œuvre correcte, bien composée, où les événe-
ments seront placés dans leur vrai jour et expliqués avec intelli-
gence et logique. Einhard, qui, assurément, eût été le meilleur
des historiographes royaux, n'a-til pas confondu le pape Zacharie
et le pape Etienne et ignoré le passé au point de dire qu'il ne
1. Kleine historische Schriften, 111, 1.
— 453 —
savait rien de la naissance ni de l'enfance de Charlemagne? Si
les merveilleuses Annales de la cour, que réclame M. de Sybel et
qu'imagine M. Bernays, avaient existé, il est vraisemblable
qu'Einhard y aurait trouvé ce qu'il déclare ignorer. — M. de
Sybel me paraît aussi oublier qu'en tout cas la première partie
des Annales Laurissenses majores, écrite en 788, l'a été sur
des documents incomplets, par un homme à demi instruit, et que
ce n'est que plus tard, vers 796 ou 801, que les Annales sont
rédigées d'une manière régulière et avec toute l'ampleur dési-
rable.
En second lieu, toute cette discussion me paraît reposer sur un
malentendu qui provient du sens que l'on donne au mot officiel.
M. de Sybel raisonne comme si ses contradicteurs voyaient dans
les auteurs des Annales Laurissenses 7)ia}ores des historio-
graphes attitrés chargés de raconter pour la postérité la plus
reculée les hauts faits du roi, comme Racine pouvait écrire la
campagne de Hollande. Il est évident qu'il n'existait rien de sem-
blable à l'époque carolingienne et que, lorsqu'on parle des
Annales Laurissenses comme d'Annales officielles, cela signifie
simplement qu'on jugea utile à la cour même, comme on avait pu le
faire dans certains monastères, de prendre note au fur et à mesure
des principaux événements pour que le souvenir ne s'en perdit
pas. Il est tout naturel que cette pensée soit venue aux chefs de la
chapelle royale, qui assistaient à toutes les cérémonies, à toutes
les assemblées, qui avaient la garde des archives et étaient parmi
les plus écoutés des conseillers du souverain. Ils avaient dans les
clercs de la chapelle des collaborateurs tout trouvés. Ce qu'ils
rédigeaient était non une histoire ou une monographie, mais un
mémento qui pouvait servir aux historiens, qui a servi à Einhard
et au biographe de Louis le Pieux. A aucune époque, d'ailleurs,
même moderne, on ne trouve, pas même dans les journaux officiels,
d'œuvres historiographiques répondant à l'idéal que nous oppose
M. de Sybel. Beaucoup des objections qu'il fait à l'occasion des
Annales Laurissenses majores pourraient être faites à propos
des Chroniques de Saint-Denis, dont le caractère officiel n'est
cependant pas douteux. Nous avons aussi fait observer que
presque toutes les oeuvres historiques, aux époques mérovingienne
et carolingienne, sont écrites soit par des personnages qui ont
joué un rôle politique, soit pour leur complaire ; ce ne sont jamais
des compositions littéraires ou des œuvres de science, ce sont tou-
jours des œuvres de circonstance, des écrits politiques. Celles de
ces œuvres historiques qui sont composées sous l'influence des
— 454 —
rois ou de la famille royale méritent spécialement d'être considé-
rées comme des œuvres officielles. Cela n'empêchait pas leurs
auteurs d'y laisser mainte erreur; ils n'étaient pas surveillés, cor-
rigés; ils étaient laissés à eux-mêmes, et leurs patrons, fort igno-
rants souvent eux-mêmes, ne devaient pas être très difficiles ni
sur le fond ni sur la forme.
C'est ainsi que les Gesta regum Francorum, qui ont été
écrits au commencement du viii° siècle à Saint-Germain-des-Prés
ou à Saint-Denis par un moine dévoué aux Mérovingiens, peuvent
être considérés comme une histoire quasi officielle des Mérovin-
giens, et c'est peut-être ces Gesta que Flodoard désigne sous le
titre A' Annales regum^.
Les continuateurs de Frédégaire sont aussi, à leur manière,
des historiographes officiels. De même, les auteurs des Annales de
Saint-Bertin sont les historiographes du royaume des Francs
occidentaux et les auteurs des Annales de Fulda ceux du royaume
des Francs orientaux. De même, Flodoard, dans un certain sens,
sera l'historiographe des archevêques de Reims. A plus forte rai-
son les Annales Laurissenses peuvent être considérées comme
une œuvre officielle commencée sous l'influence d'Angilramn,
continuée sous l'inspiration d'Angilbert et de Hildebald, puis
sous celle de Hilduin'.
Il ne faut pas donner un sens trop étroit à la phrase de Sma-
ragd ; lorsqu'il nous dit : « Aucun savant ne doute, je pense, que
les rois ont eu fort anciennement et ont encore la coutume de
faire rédiger des Annales, » il pense pour le présent aux Annales
1. « Hic Karolus ex antillae stupro natus, ut in annalibus regum de eo legi-
lur » [Hist. ecd. Rem., Il, 12). — M. Bernays n'a pas vu que le texte auquel il
est fait allusion est probablement celui des Gesta, dont le texte peut tUre inter-
prété comme si Charles Martel n'était pas né d'un légitime mariage ; il croit que
Flodoard a pris cette indication dans les fameuses Annales de la cour, ce ([ui est
absurde, car ces annales, si elles avaient existé, auraient été écrites dans un
esprit carolingien et auraient parlé d'Alpaïde comme le fait le continuateur de
Frédégaire, qui loue son élégance et sa noblesse et dit que Peppin l'avait é()ou-
sée. Peut-être, d'ailleurs, Flodoard a-t-il i)ris ce renseignement dans une Vie
de Saint Rigobert, mais la première hypothèse est plus vraisemblable.
2. Les relations d'Angilramn avec Lorsch permettent à ceux (jui tiendraient à
conserver siux Amiales Laurissenses une origine monastique de i»enserque leur
nom traditionnel répond à un fait réel. Mais M. Kurze me paraît avoir ilonné
de bonnes raisons pour en douter et, à partir de 796, on ne i)out pas chercher
hors de la cour le lieu où la suite des Annales fut rédigée. Penser (|u'elle le fut
à Inden, par exemple, aux portes d'Aix, c'est céder au préjugé de croire (jne les
Annales sont des o'uvres essentiellement et uniquement monasti(iues, parce que
c'est dans les monastères (luelles ont jiris naissance.
— -155 —
de Lorsch, pour le passé probablement aux Gesta, aux continua-
teurs de Frédégaire, peut-être aux Annales Petaviani ou à
d'autres encore qui pouvaient être conservées dans la bibliothèque
du palais; mais la forme même de sa phrase, « nemo, ut reor,
ambigit doctus, » exclut l'idée qu'il y eût une série unique d'An-
nales, universellement reconnues, et faisant autorité comme docu-
ment officiel.
Hincmar fait aussi allusion à un passage des Annales de Lorsch
de l'année 768 en les qualifiant à' Annales regwnK Ce fait nous
frappe d'autant plus que Hincmar fut le dernier continuateur des
Annales de Saint-Bertin, qui étaient elles-mêmes la continuation
des Annales de Lorsch. Nous croyons donc pouvoir affirmer que,
pour lui comme pour Smaragd, les Annales Laurissenses
'inajores étaient par excellence les Annales royales et que nous
ne nous trompons pas en leur conservant ce titre.
VL
Einhard a-t-il travaillé aux « Annales Laurissenses? »
Nous avons vu combien il est difficile de déterminer par qui
les Annales Laurissenses ont été écrites. Les critiques résistent
difficilement au désir de pénétrer le secret des œuvres anonymes,
surtout quand il s'agit d'oeuvres importantes, et ils s'attachent
aux plus légers indices qui peuvent servir à justifier des hypo-
thèses plus ou moins hasardées. Nous avons nous-même cédé à
cette tentation, tout en sachant que les recherches de ce genre
sont souvent plus utiles par elles-mêmes, en vous forçant à une
1. De Villa Noviliaco (Migne, CXXV, 1121). — Ce passage a fait singu-
lièrement errer M. Bernays. Oubliant avec quelle liberté les auteurs du
moyen âge reproduisent souvent les textes, même ceux de la Bible, il s'est
appuyé sur les divergences du texte d'Hincmar et de celui des Annales pour
soutenir que l'archevêque de Reims a eu sous les yeux, non les Annales Lau-
rissenses, mais les Annales primitives de la cour, et il prétend retrouver aussi
le texte primitif dans le passage correspondant des Annales de Metz. Il ne s'est
pas aperçu, d'abord que Hincmar ne prétend pas citer un texte, mais indiquer
sa source, et qu'en effet les dates et les faits qu'il rapporte se trouvent exacte-
ment dans les Annales de Lorsch, et ensuite que le texte des Annales de Metz
n'est pas autre chose que celui du continuateur de Frédégaire associé à celui
des Annales de Lorsch, à ce point que le compilateur des Annales de Metz,
mêlant des dates contradictoires, fait mourir Peppin le 8 des calendes d'oc-
tobre, couime les Annales de Lorsch, et couronner ses lils le 14 des calendes,
— ^56 —
étude minutieuse du texte, que par les résultats auxquels elles
conduisent.
Quelques critiques ne se sont pas contentés de proposer des
liypothèses sur les auteurs des Annales Laurissenses ; ils ont
prétendu connaître avec certitude celui qui a composé la plus
grande partie des Annales et leur remaniement. Cet auteur ne
serait rien moins qu'Einhard, l'ami, le conseiller et le biographe
de Cliarlemagne. Leur opinion a été si généralement adoptée que
l'on désigne dans l'usage courant sous le nom à' Annales Fin-
hardi le Remaniement ainsi que les Annales depuis 801, tels
qu'ils se trouvent réunis dans les manuscrits suivis par le comte
Nuénar, par Frelier et par Ducliesne. On les fait figurer sous cette
forme dans les éditions des œuvres complètes d'Einliard, et les
auteurs qui parlent d'Einliard, depuis les Bénédictins de l'His-
toire littéraire jusqu'à M. Ebert, le considèrent comme le princi-
c'est-à-dire six jours avant, parce qu'il
Frédégaire, qui ne donne pas celle de la
IIlNCMAR.
« Dcfuncio Piiii)ino rege 8 kal. oc-
tob. in monasferio Sancti Dionysii, lilii
ejus Carolouiannus et Carolus, secun-
dum dispositionem patris sui, et con-
silium regni primoruni , diviserunt
inter se regnum paternum et elevati
sunt in reges VII Idus octobris, Ca-
rolomannus in Suessionis, et Carolus
in Noviomo, — ut in Annali regum
scriptum haberaus. »
Continuateur de Frédégaire.
« Rex Pippinus post paucos dies...,
ultimum dieni et vitam simul caruit.
Sepelieruntqtte eum pracdicti reges
Carolus et Carloinannus filii ipsius
régis in Monastorio Sancti Dionysii
martyris, ut ipse voluit, cum magna
honore, regnavitque annis XXV. His
iransaclis, praedidi reges Carolus
et Carlomannus , unusquisque cum
lendibus suis ad |)roi)riaui sedem regni
eoriim venientes, inslituto placito, ini-
toquc consilio cum proceribus eorum,
mense septembrio die dominico 14 kal.
octob. Carolus ad Xoviomutn urbem
et Carolomannus ad Saxonis civita-
tem, i>ariter uuo die a proceribus eo-
rum et consécration sacerdotem subli-
mati sunt in regno. »
copie ici la date du continuateur de
mort de Peppin.
Annales Laurissenses.
«... ad Sanctum Dionysium usque
perrexit, ibique diem obiens finivit
8 kal. octob. Domnus vero Carolus et
Carolomannus elevatio su7it in reg-
num et domnus Carolus VII Idus oc-
tobris Noviomo civitate, Caroloman-
nus in Suessionis civitate similiter. »
Annales Mettenses.
« Post paucos dies rex Pippinus in
paceobiit 8 kal. octob. sepelieruntque
eum gloriosi lilii sui in basilica beati
Dionysii martyris, ut ipse voluit,
cum sïimmo honore. liexit autem po-
pulum Francoruni... annis XXVI. His
ita peractis, praedidi reges Karolus
et Karolomannus cum proceribus suis
et oplimatibus ad sedes regni sui
l'enientes, mense seplembris die do-
minico 14 kal. octob. Karolus rex in
.\oviomo urbe, Karolomannus in
Suessione per consecrationem sacer-
</o^«»i et electionem omnium o|»tima-
tum in regni soliuin elevati sunt. »
— 157 —
pal auteur des Annales royales. Il faut, toutefois, remarquer que
les critiques sont loin d'être d'accord sur la portion des Annales
qui doit lui être attribuée. Tandis que Frese et Bernays lui
refusent toute part à leur composition, tandis que Wattenbach,
dans sa quatrième édition, reste indécis, Pertz et Teulet, au
contraire, voient en lui l'auteur des Annales depuis 788 et du
Remaniement, Ranke, Manitius et Dorr lui attribuent les Annales
depuis 796 et le remaniement, Wilhelm de Giesebrecht n'accorde
à Einhard que les années 797 à 817, Simson les années 809 à
829, Kurze les Annales de 796 à 819, Diinzelmann les Annales
de 796 à 801 et le remaniement*. Cette variété d'opinions montre
déjà combien est peu certaine cette attribution d'une partie des
Annales à Einhard. En examinant de près les arguments appor-
tés au débat, on reconnaîtra, je crois, que cette attribution, loin
d'être probable, est tout à fait inadmissible.
Voyons si les arguments sur lesquels s'appuient ceux qui
admettent qu'Einhard est l'auteur des Annales ont quelque force
et si des arguments directs peuvent lui être opposés.
Les critiques que nous combattons tirent leurs preuves : 1° des
rapports entre les Annales et la Vita Caroli ; 2° des témoignages
directs qu'ils croient trouver dans des auteurs du moyen âge;
3" du style des Annales.
Eginhard, nous dit-on, était admirablement placé pour s'oc-
cuper de la rédaction des Annales. Il résidait toujours à la cour,
et il ne la quitta qu'en 830, précisément à la date où les Annales
de Lorsch s'arrêtent. Il était laïque et mêlé aux grandes affaires
politiques; il jouissait de la confiance de Gharlemagne, il était
préoccupé de l'idée de conserver pour la postérité le souvenir des
grandes actions de son roi, puisqu'il a écrit sa vie. Ne s'était-il
pas préparé à cette tâche en recueillant des notes pour cette bio-
graphie, et qu'est-ce que les Annales, sinon une série de notes
pour le règne de Charles et celui de Louis? Nous trouvons, en
effet, soit dans le remaniement soit dans les Annales, beaucoup
de faits qui sont aussi racontés dans la Vita Caroli en termes
analogues'-. N'est-il pas frappant que la défaite de Roncevaux
ajoutée aux Annales Laurissenses par le remanieur soit racon-
tée aussi et avec plus de détails encore dans la Vita Caroli?
Enfin, nous savons qu'Einhard fut un des bons élèves de l'Ecole
1. Wattenbach, Deutschlands Geschichtsquellen, 6° éd., I, p. 197-200, rapporte
les diverses opinions sans oser se prononcer.
2. Les rapports de texte, nous l'avons vu, n'existent guère qu'avec le rema-
niement.
— 458 —
du palais ; il y étudia les auteurs anciens, il fut un des auditeurs
d'Alcuin, et les questions de grammaire l'intéressaient, comme
nous le voyons par ses lettres. Rien d'étonnant que ce soit lui
qui, clioqué parla barbarie du style des Annales antérieures à
788, ait songé à les récrire en bon latin en les complétant.
Ces raisonnements prouvent bien qu'Éginhard aurait pu être
l'auteur des Annales, mais non qu'il l'a été. S'il les a composées,
comment se fait-il qu'il ne s'y trouve pas un trait, pas un mot oîi
il ait trahi sa personnalité ; comment se fait-il que lui, qui attachait
tant de prix aux détails biographiques intimes, qui écrit d'un
style si vivant et animé, ait pu composer des Annales aussi froides
et aussi sèchement impersonnelles? Comment aurait-il mentionné
aussi brièvement, par un simple mot jeté en passant, la transla-
tion des Saints Marcellin et Pierre, accomplie par lui-même et à
laquelle il devait consacrer plus tard un livre tout entier, tandis
qu'il aurait accordé un long paragraphe à la translation de Saint
Sébastien par l'abbé Hilduin, avec qui il était en fort mauvais
termes? Les ressemblances entre les Annales et la Vita Caroli
n'ont rien que de très naturel. Einhard, qui vivait à la cour,
s'est naturellement servi des Annales pour composer la Vita
Caroli, du moins pour faire le tableau des guerres de Charles,
qui compose la première moitié de la biographie. D'ailleurs, si
les ressemblances sont nombreuses et naturelles, la différence de
caractère et d'esprit des auteurs n'est pas moins frappante et
empêche de les identifier. Nous avons déjà fait remarquer que le
remanieur est peu crédule, et qu'il diffère en cela et du premier
annaliste de Lorsch et d'Einhard, prompts tous deux à voir
partout des miracles et à signaler toujours l'intervention de la
faveur divine; de même, tandis qu'en 807 l'annaliste montre des
connaissances astronomiques très précises ' et attribue à sa véri-
table cause, le passage de Jupiter, une tache noire aperçue sur
le soleil, Einhard signale cette tache comme un prodige qui
annonce la mort de Charles.
De ce premier ordre d'arguments, il n'y en a qu'un seul qui
soit incontestable, c'est que les Annales s'arrêtent à la date
même où Einhard se retira définitivement au monastère. Sans
méconnaître la valeur de ce synchronisme, on ne saurait y voir
une preuve bien concluante, surtout en présence des difficultés
que nous venons de signaler, d'autant plus qu'Einhard, depuis
815, fut fréquemment à Michelstadt et, depuis 827, à Seligenstadt.
1. Bernays, p. 168.
— -159 —
Si Einhard avait été l'auteur des Annales , comment se fait-il
qu'aucun des contemporains n'en ait rien su ni rien dit, qu'au-
cun manuscrit ne porte son nom, que ni Walafrid Strabon, dans
sa préface de la Vie de Charles, ni les auteurs des Annales de
Saint Bertin, ni Hincmar, ni les amis d'Einhard dans leurs
lettres, ni dans leurs vers, n'aient rien écrit où l'on puisse voir
une allusion même lointaine à la composition des Annales? On a
prétendu, il est vrai, que des témoignages directs et anciens font
d'Einhard l'auteur des Annales de Lorsch. Examinons la valeur
de ces témoignages.
Tritheim dit dans son De scriptoribus ecclesiasticis qu'Ein-
hard a écrit Vitam et Gesta Caroli imperatoris , libri 3,
Historiam transacti temporis, libey^ 1, et Translatio Sanc-
torum Marcellini et Pétri. Tritheim écrit au xv*" siècle et a
commis plus d'une erreur dans son Catalogue. Admettons qu'il
désigne les Annales de Lorsch par les mots Historiam tran-
sacti temporis, il a évidemment englobé les récits du moine de
Saint-Gall dans les trois livres de Vie et gestes de Charlemagne,
et cette confusion n'est pas faite pour donner de l'autorité à son
témoignage. Il s'est contenté de donner la table des matières d'un
manuscrit où se trouvaient la Vita Caroli et la Translation des
saints Marcellin et Pierre et il en a attribué tout le contenu à
Einhard.
Un autre texte a en apparence plus de poids. Au x^ siècle,
l'auteur d'un livre sur la Translation et les miracles de Saint
Sébastien (le moine Odilon, d'après Mabillon) cite le passage
des Annales Laurissenses de l'année 826 relatif aux reliques
de Saint Sébastien et il l'attribue à Einhard en ces termes :
« Agenardus cognomino sapiens ea qui tempestate habebatur
insignis, hujus reverentissimi coelicolae mentionem in gestis
Caesarum Caroli Magni et fîlii ipsius Hludovici faciens,
inter alia quae annotino cursu dictabat, etc. » — Le passage
qu'il cite est précisément le passage relatif à Hilduin que toutes
les vraisemblances morales empêchent d'attribuer à Einhard.
L'affirmation d'un auteur du x" siècle, écrivant vers 932, est un
bien faible témoignage en présence du silence des auteurs du
ix*^ siècle ; toutefois cette affirmation est si précise qu'on ne peut
la rejeter qu'à la condition d'expliquer comment elle a pu se pro-
duire. Je l'explique de la même façon que celle de Tritheim ;
Odilon aura eu entre les mains un manuscrit où les Annales ano-
nymes se trouvaient avec la Vita Caroli d'Einhard, et il aura
attribué à Einhard les deux ouvrages. Une expression de son
— 160 —
texte change pour moi cette supposition en certitude, c'est l'ex-
pression in geslîs Caesarum Caroli Magni et filii ipsiiis
Illudovici. Cette expression semble empruntée à un des manus-
crits des Annales de la fin du ix" siècle conservé à la bibliothèque
devienne {Hist. ecclés., 90). Dans ce manuscrit, où les Annales
sont précédées des Gesta regum Francorum et qui forme ainsi
une sorte d'histoire générale des rois francs, un véritable Annale
regum, comme eût dit Hincmar, nous trouvons en tête de l'an-
née 768 des Annales Laurissenses les mots : Incipit Gesta
Caroli Magni régis et Carolomanni fratris ejus. A l'année
814 cet explicit : Finiunt Gesta Caroli Magni et praecellen-
tissiini Francorum imperatoris. A la suite est transcrite la
seconde partie de la Vita Caroli d'Einhard, puis les Annales
reprennent de 814 à 829, précédées du titre : Incipit Gesta
Hliulomci imperatoris filii K. M. Imperatoris. C'est évi-
demment ce manuscrit ou un manuscrit semblable qu'Odilon aura
eu entre les mains ^ Il a attribué à Einliard les Annales dans les-
quelles sa biograpliie de Charlemagne se trouvait ainsi enchâssée.
M. Teulet, dans sa préface des Œuvres d' E ginhay^d publiées
dans la collection de la Société de l'Histoire de France, a pré-
tendu trouver un témoignage bien plus ancien et plus pro-
bant que celui d'Odilon, celui du biographe anonyme de Louis
le Pieux. Ce biographe s'est servi des Annales Laurissenses
de 814 à 829 et les a suivies si exactement que son ouvrage
peut être par endroits considéré comme une transcription des
Annales. M. Teulet, ayant vu que dans sa préface le biographe
indique qu'il s'est servi des récits du moine Adhémar, en conclut
qu'Adhemarus est, comme l'Agenardus d'Odilon, une corruption
du mot Einhardus, et voit dans ce passage une éclatante confir-
mation de l'attribution des Annales à Eginhard^ Sans insister
sur l'invraisemblance d'une pareille altération d'un nom propre
du vivant même d'Einhard, le texte du biographe réduit à néant
l'explication de M. Teulet. Il nous dit, en effet, que le témoignage
d' Adhémar lui a servi usque ad tempora imperii Ludovici,
c'est-à-dire pour l'époque antérieure à 814, pour laquelle il ne
1. M. Kurze fait remar(|iior (jne, lous les manuscrits du renianiemonl conte-
nant aussi la Vila Caroli, Ifireur il'Oililon peut t^tre venue d'un de ces manus-
crits dont il aura allrilnié à Einliard le contenu tout entier.
2. Le comte Nuénar avait sans doute couunis une confusion analogue <\ celle
de M. Teulet (|uand il avait attribué les Annales i\ un certain Adelnins ou Ade-
niarus ; mais il avait eu, du moins, le bon esprit de ne pas identilier Adéuiar
avec Éginhard.
— ^6^ —
se sert pas du tout des Annales Laurissenses. Cet Adhemarus
est probablement le même qui est cité comme un des capitaines
de Louis aux chapitres xiv et xv et qui, plus tard, s' étant voué
à la vie religieuse, a raconté au biographe {Adhemari... mo-
nachi relatione didici) la jeunesse de Louis dont- il avait été
le compagnon d'enfance [coaevus et connutritus est). A partir
de 814, le biographe a été avec Louis à la cour [rébus interfui
palatinis) et il a raconté « quae vidi et comperire potui. » Si
Einhard avait connu l'auteur des Annales, il eût été singulier
que le biographe le copiant ne citât pas son nom. Son silence est
un fort argument contre l'attribution des Annales à Einhard, et
nous prouve que les Annales étaient considérées comme une
œuvre impersonnelle , mise libéralement à la disposition des
clercs du palais, des notes qu'on mettait sur le même pied que des
témoignages oraux « quae vidi et comperire potui. » La seule
supposition que puisse inspirer la ressemblance du texte des
Annales avec celui du biographe de 814 à 829 serait que celui-
ci eût été en même temps l'auteur de cette partie des Annales.
Les erreurs qu'il a commises dans la transcription et le soin qu'il
a de modifier presque tous les termes du texte qu'il reproduit
rendent cette hypothèse inadmissible.
MM. Manitius et Dorr, reconnaissant la faiblesse des preuves
externes sur lesquelles on se fonde pour faire d' Einhard l'auteur
des Annales, ont adopté une autre méthode. Ils ont examiné à la
loupe le style des œuvres certaines d'Einhard et celui des
Annales, ils y ont relevé un nombre considérable d'expressions
et de tournures semblables et en ont conclu que l'auteur de la
Vita Caroli était aussi celui du remaniement et des Annales de
796 à 829 ^ Rien de plus fragile que cette démonstration. Ein-
hard a connu les Annales et il s'en est servi ; rien d'étonnant
que beaucoup d'expressions des Annales se retrouvent dans ses
œuvres. En outre, l'auteur des Annales et celui du remaniement,
en qui nous voyons des hommes de la cour, avaient été comme
1. M. Simson les a suivis clans cette voie, et M. Kurze, tout en les réfutant,
a été iniluencé par leurs démonstrations. La seule raison nouvelle et directe
qu'apporte M. Kurze de l'attribution à Einhard des Annales de 798 à 819 c'est
qu'à l'année 806 il parle d'un envoi fait par Charlemagne à Léon III, per Ein-
hardum. L'absence de tout qualificatif prouverait qu'Einhard lui-même a écrit
ce passage, les noms de tous les autres personnages cités étant accompagnés de
leur qualité ou fonction. Einhard était si connu à la cour que l'absence de tout
qualificatif prouve seulement (jue c'est à la cour que ce passage a été écrit. De
même, en 792, Angilbertus sans aucun qualiticatif.
eiST. CAROLENGIENIVE. \\
— ^62 —
Einhard élèves de l'Ecole du palais; ils avaient reçu les mêmes
leçons et appris le latin dans les mêmes auteurs; ils se servaient
des mêmes tournures exactement comme le faisaient naguère dans
leurs dissertations latines des rhétoriciens de la même classe. Si
encore on relevait dans les Annales et dans les œuvres d'Ein-
liard des locutions et des tournures très caractéristiques, le rai-
sonnement aurait quelque apparence de force, mais celles qu'on
relève se retrouvent dans presque tous les récits de l'époque ^
Enfin l'argumentation de MM. Dorr et Manitius ne tient aucun
compte des différences de style qui se rencontrent dans les Annales
elles-mêmes et qui permettent difficilement de les attribuer à un
seul auteur, et moins encore à Einhard qu'à tout autre. Ein-
hard écrit moins bien que les auteurs des années 796 à 800 et
819-829, et mieux que l'auteur des années 801 à 819.
Nous n'avons donc aucune raison de voir dans les Annales ni
dans le remaniement une œuvre d'Einhard. Sans doute, sa posi-
tion à la cour le préparait*parfaitement à entreprendre ou à diri-
ger un travail tel que la rédaction des Annales. Je ne nie pas
qu'il ait pu s'en occuper; il est même vraisemblable qu'il a suivi
ce travail de près et s'est intéressé vivement au remaniement des
Annales exécuté en 801 ; mais rien ne nous permet de croire
qu'il y a mis lui-même la main, et nous avons au contraire de
fortes raisons de penser qu'il n'en a pas écrit une ligne.
APPENDICE.
LE POÈTE SAX0N2.
A la fin du ix' siècle, entre 888 et 891 3, un Saxon, dont le
1. Les ressemblances de style relevées par ces savants sont aussi frappantes
dans les années 820 à 829 que pour les précédentes, peut-être plus encore, et
pourtant je crois ([ue l'attribution de ces années à Einhard doit être définitive-
ment abandonnée.
2. Ce poème nous est connu par un seul manuscrit du xii° siècle provenant
du monastère de Laminspring, au diocèse de Hildesheim, conservé à la biblio-
thèque de Wollenbuttel. Une copie du xv° ou du xvi° siècle se trouve à la
bibliothèque de Bruxelles. La première édition du poème fut donnée par R. Rei-
neccius, ;\ Ueliiisladt, en 159'i. La dernière et la meilleure se trouve dans les
Monumenla CaroUna de JaÛé {Bibl. rerum Germanicarum, t. IV). Voy. aussi
les éditions de I). Houtiuet, t. V; de Pertz, Monum. Gennaniae, t. 1 ; de Migne,
t. XCiX.
3. Les vers 415 à 424 du liv. V nous prouvent ([ue l'auteur écrit dans les pre-
— 163 —
nom est resté inconnu^, mais qui était évidemment un partisan
dévoué du Carolingien Arnulf, a composé en vers hexamètres
une vie de Giiarlemagne divisée en quatre livres. Il y a ajouté
un cinquième livre en distiques d'une allure enthousiaste et
lyrique, où il résume la biographie de son héros et célèbre les
vertus de Giiarlemagne, apôtre des Saxons.
Le Poète Saxon commence l'histoire ,'de Charlemagne en 772,
quand il devint seul maître de l'empire franc. De 772 à 80i, le
poème suit exactement année après année le remaniement des
Annales Laurissenses-. M. Piickert a fait remarquer des détails
de style assez nombreux qui prouveraient que le poète a aussi eu
sous les yeux la chronique de l'année 805 qui a servi plus tard
de source aux Annales Mettenses^. De l'année 802 à l'année
813, le poète n'a certainement pas eu sous les yeux le texte des
Annales Laurissenses, mais d'abord les Annales Lauresha-
menses de 802"', puis des annales beaucoup plus courtes qui
étaient ou un appendice aux Laureshamenses ou un extrait
assez court et incorrect des Laurissenses^; il y a mêlé des pas-
sages empruntés à la Vita Caroli d'Einhard. D'après M. Sim-
son, il se serait servi de notes historiques écrites en Saxe, à Hal-
mières années cl'Amulf, probablement avant sa victoire de la Dyle sur les Nor-
mands.
1. Pertz [Monum. Gerinaniae SS., IV, 165) a voulu l'identifier avec le moine
Agius de Lammspring ou de Korvei, auteur de la vie en vers de l'abbesse
Hatliumod de Gandersheim, qui vivait à la même époque ; mais il n'a pu four-
nir aucun argument direct en faveur de cette hypothèse.
2. Les dates données d'après l'an de l'Incarnation et l'indiction n'ont été con-
servées dans le manuscrit qu'aux années 782, 784-790, 792-800, 810-813 ; mais
elles ont dû à l'origine se trouver partout.
3. Voy. Bericht der k. sxchsischen Gesellschaft der Wissenschaften, 8 juil-
let 1884.
4. A l'année 802 il célèbre l'œuvre législative de Charlemagne, dont parlent
les Annales Laureshamenses, mais non les Laurissenses.
5. On retrouve, en effet, dans les Annales Laurissenses, tous les faits rap-
portés par le poète, mais aussi beaucoup d'autres dont il ne dit rien. On s'éton-
nerait qu'il n'eût rien dit du roi normand Godefroid s'il avait connu ce qu'en
disent les Annales Laurissenses. Ce qu'il dit à l'année 807 d'un prétendu roi
normand Alfdenus semble bien être le résultat d'une confusion avec ce que les
Annales Laurissenses rapportent du roi des Northumbres Eardulf. Il place immé-
diatement après l'expédition du jeune Charles contre les Slaves, en 808, la peste
qui eut lieu en réalité en 810. La Chronique de Moissac, qui, comme le poète,
appelle Lina'i (Lini) les Slaves que les Annales Laurissenses nomment Linones,
met aussi cette peste en 809. Ailleurs, il s'étend sur des faits sommairement
rapportés dans les Annales. Ainsi, ce qu'il dit du partage de l'Empire en 806
paraît pris directement des Capitulaires de Charlemagne.
— 464 —
berstadt probablement, et dont on retrouve des traces dans le
Chronicon Quedlinhurgense {Mon. Genn. SS., t. III), dans
VAnnalista Saxo {IbicL, t. VI) et dans les Gesta episcoporum
llalberstadensium {Ibid., t. XXIII). Il appuie cette hypo-
thèse sur le récit qui est fait à l'année 803 de l'accord conclu à
Salz entre Charlemagneet les Saxons et par lequel la soumission
et la conversion définitives de la Saxe auraient été consommées*.
L'hypothèse est plausible, mais il est possible aussi que le Chro-
nicon Quedlinhurgense , composé vers l'an 1000, se soit servi
du Poeta Saxo.
L'année 813 du Poeta Saœo et tout le cinquième livre de son
poème où il récapitule la vie et l'œuvre de Charlemagne sont
empruntés à la Vita Caroli. L'emploi qu'il a fait du remanie-
ment des Annales Laurissenses et de la Vita Caroli simulta-
nément nous porte à croire qu'il avait sous les yeux un manus-
crit où se trouvaient réunis la Vita Caroli et le remaniement
jusqu'à l'année 801 à la phrase : « Imperator de Spoletio Raven-
nam veniens... Papiam perrexit^ »
Qui était l'auteur de ce poème et où vivait-il? II était certaine-
ment un clerc, et un clerc occupant une situation assez élevée,
car il attache une importance extrême à tous les événements qui
1. Le récit sur la paix de Salz semble bien provenir d'une confusion entre ce que
rapportent les Annales Laurissenses (et que le poète aura pris soit dans la
Chroni(iue de 805, soit dans les Annales ])lus courtes de 802 à 805 qu'il avait
sous les yeux) sur la paix signée à Salz avec les envoyés de Nicéphore et ce
(jue raconte Einhard dans la Vita Karoli sur la soumission définitive de la
Saxe. M. Simson, dans son excellent article Der Poeta Saxo und der Friede
von Salz {Forschungen zur deutschen Geschichle, t. I, p. 301 et suiv.) et dans
l'appendice III du tome II des Jahrbiicher des fiwnkiichen Reichs unter Karl
dem Grossen, tout en montrant (jue cette soi-disant paix de Salz est une
légende, en fait remonter la mention première à cette chronique supposée de
Halberstadt et même à un document faux donnant le texte de la paix accordée
par Charles aux Saxons. Il fait remarquer aussi que le récit de la mort d'At-
tila, tué par sa jeune femme qui veut venger la mort de son père (Anno 791,
liv. III, vv. 25-34), est un résumé de deux lignes de la Chronicjue de Quedlin-
bourg. Il aurait pu rapprocher aussi ce que dit le poète des Vulgaria Carmina
où sont chantés les ancêtres de Charlemagne, les Hludovici et les Theodorici
(liv. V, vv. 117-119), du passage de la Chronique de Quedlinbourg sur Dietrich
de Bern (Théodoric de Vérone), de que cantabant rustici olim. Le rapport
exact de ces textes est difficile à déterminer.
2. Nous avons dit (jue tous nos manuscrits du remaniement contiennent aussi
la Vita Caroli et les Annales Laurissenses jus(|u'i\ 829. Mais le texte du Poeta
Saxo esl à nos yeux, comme on l'a vu, un des arguments ([ui nous font placer
entre les années 802 et 805 la date de la composition du remaniement (cf. supra,
p. 145J.
— ^65 —
se rapportent à la conversion des Saxons et il adresse à Arnulf
de pressantes exhortations pour qu'il vienne au secours de l'Église
menacée ^ Bien qu'il suive de très près le texte du remaniement
des Annales Laurissenses, il conserve dans son récit les allu-
sions à l'intervention de la Providence divine dans les victoires
de Charlemagne, allusions qui se trouvent à chaque instant dans
les Annales Laurissenses et qui se trouvaient aussi dans la
Chronique de 805, mais que le remaniement a partout suppri-
mées.
Les descriptions que nous donne le poète de Paderborn-, du
pont du Rhin à Mayence^, nous font croire qu'il n'était pas un
moine enfermé dans son couvent, mais qu'il avait voyagé et peut-
être résidé à la cour. M. Piickert et M. Simson ont émis l'opinion
qu'il avait peut-être séjourné à Metz, à Saint- Arnulf. C'est là
qu'il aurait connu la chronique qui a plus tard servi à la compo-
sition des Annales Mette^ises. C'est pour cela qu'il aurait parlé
en termes si pompeux de l'évêque Saint Arnulf, qu'il aurait tenu
à rappeler que Saint-Etienne de Metz fut la seule, église qui
échappa à la fureur dévastatrice d'Attila^. On trouverait enfin
dans son poème un écho des plaintes formulées par le synode
tenu à Metz au commencement du règne d' Arnulf, sur l'état
lamentable de l'Eglise^ Quoi qu'il en soit, l'auteur est un Saxon
très attaché à son pays et à sa race; c'est en Saxe que son poème
a probablement été écrit et qu'il a été conservé.
1. Cf. Simson, op. cit., p. 325.
2. Liv. I, vv. 329-336.
3. Liv. V, w. 457-462.
4. Ce renseignement se trouve dans Grégoire de Tours [Hist. Francorum,
II, 6).
5. Simson, Karl der Grosse, II, 592-593. — Ce synode n'aurait eu lieu qu'en
893, d'après Duemmler {Gesch. d. Ostfrœnk. Reichs, II, 360). Le poème n'aurait
donc point, dans ce cas, été écrit entre 888 et 891. Les plaintes sur les maux
de l'Église et les appels à la protection des princes sont trop répétés dans les
textes des ix", x°, xi" siècles pour que le rapport entre les vers du Poeta Saxo
et les actes du synode de Saint-Arnulf nous paraisse aussi évident qu'à M. Sim-
son. D'autre part, il suffît du nom d'Arnulf pour que le poète ait été amené
tout naturellement à parler du Saint, ancêtre des Carolingiens, dont le nouveau
souverain portait le nom, et il n'y a rien d'étrange à ce que, [larlant des Huns
et d'Attila, il ait mentionné le seul fait relatif à la Germanie que Grégoire de
Tours ait rapporté sur le roi des Huns.
— 466 —
CHAPITRE III.
LA PETITE CHRONIQUE DE LORSCH.
Si les Annales Laurissenses Minores, ou Petite Chronique
de Lorsch, méritent l'attention de l'historien, ce n'est point par
l'importance de leur contenu, mais uniquement parce qu'elles
sont le premier essai qui nous ait été conservé d'une histoire
abrégée des princes carolingiens, inspirée par le désir d'exalter
leurs mérites et composée d'extraits des annales contemporaines.
Le viii^ siècle avait vu êclore une série d'annales dont le seul
objet était de noter au fur et à mesure les événements impor-
tants qui frappaient l'imagination des contemporains, et dont les
auteurs n'étaient guidés par aucune préoccupation de composition
ni de style. Ils notaient des faits, mais ne composaient pas une
histoire. Il est même difficile de discerner quelque intention poli-
tique dans les Annales Petaviani, Alamannici, Guelferby-
tani, Sancti Amandi, Lobbienscs, Laureshamenses; et
même dans les plus amples de toutes, les Laurissenses majores.
Toutefois, la restauration de l'Empire, coïncidant avec la renais-
sance littéraire due aux maîtres de l'Ecole du palais, devait
ébranler les imaginations, élargir les esprits et suggérer l'idée
d'œuvres plus réfléchies, inspirées à la fois par la grandeur des
événements qui venaient de s'accomplir et par le désir d'imiter
les écrits des anciens. Le poème sur Léon et Charlemagne attri-
bué avec vraisemblance à Angilbert, sans parler d'un grand
nombre de pièces de vers d'une moindre étendue, est une preuve
de l'impression extraordinaire faite sur les esprits par l'expédi-
tion d'Italie de l'an 800. Les historiens prennent une conscience
plus claire de l'encliainement des faits, de la grandeur des temps
où ils vivent, des progrès accomplis dans l'art d'écrire. Le moment
n'est pas encore venu où Einhard écrira la vie de Charles, en
s'inspirant des biographies des douze Césars; mais la préoccu-
pation historique et littéraire à la fois qui a inspiré le remanieur
des Amiales Laurissenses est un remarquable témoignage du
progrès qui s'est fait dans les esprits. Les fragments annali^^tiques
dits de Vienne, de Dusseldorf, de Berne sont probablement des
débris d'œuvres du même genre. Plus d'une compilation dut
alors voir le jour, qui a péri sans retour. Le récit des l'ègnes de
Peppin et de Charlemagne dans les Annales Mettenses reproduit
— ^67 —
certainement des fragments d'une chronique qui s'étendait jus-
qu'à 805 environ. Nous en avons une preuve directe par la com-
paraison de leur texte avec celui des Atmales Guelferbytani
dont le manuscrit est du ix^ siècle. Les années 801 à 805 dans
ces dernières ne sont qu'un extrait mutilé et informe- du texte que
nous retrouvons dans les Annales Metteuses et celui-ci est
indispensable à leur intelligence. Si le fragment de Bâle (de 769-
772), publié par M. Bsechtold, en 1872, est, comme le croient
M. de Giesebrecht^ et M. Kurze, tiré d'une compilation remon-
tant à 714 et composée vers 805, cette source commune aux
Annales Mettenses et aux Annales Guelferbytani serait une
chronique où la forme annalistique aurait été remplacée par une
division en chapitres-. C'est un premier essai de composition
littéraire, un effort vers l'unité, au moins apparente. Le moment
était venu en effet où des annales devaient sortir des chroniques,
c'est-à-dire des œuvres qui ont pour but moins de noter au jour
le jour les événements contemporains que de retracer les événe-
ments passés en soumettant les documents à un choix et à des
combinaisons, et en suivant un certain plan, soit que l'on com-
pose une histoire universelle comme le feront Fréculf, Adon ou
Réginon, soit que l'on écrive seulement une histoire des rois. Ces
chroniques pourront ajouter des annales contemporaines au récit
du passé, elles pourront même suivre servilement leurs sources
et conserver assez fidèlement la forme d'annales, elles n'en seront
pas moins inspirées par une conception différente. Tandis que le
premier auteur des Annales Laurissenses, qui pourtant est un
compilateur et a déjà des préoccupations historiques et politiques,
ne prend pas même la peine, en 741, de dire que Peppin et Car-
loman succèdent à leur père et paraît surtout soucieux de noter
dans ces premières années ce qui a été omis ou mal rapporté par
d'autres, le chroniqueur pourra négliger beaucoup de faits, lais-
1. Forschungen zur deutschen Gescliichte, XIII, 627, etc. (cf. Sinison, For-
schungen, XX, 385).
2. Le fragment de Bâle est divisé en chapitres, de 56 à 59. Ces chapitres, il
est vrai, correspondent à des années. M. Kurze, nous l'avons vu {supra, p. 127),
croit que le début lui-même des Annales de Metz appartient à cette chronique
de 805. S'il en était ainsi, la préoccupation et l'effort littéraires seraient encore
plus marqués que la suite, à partir de 741, ne le ferait supposer. La Chronique
universelle qui précède les Annales Maximiniani (cf. supra, p. 88-89) est aussi
une preuve de l'élargissement d'idées produit par la renaissance carolingienne
et l'établissement de l'Empire. Le Chronicon de sex aelatiOus mundi, publié
par Koller, Analecla Vindobonensia, et en jiarlie dans les Monumenta Ger-
maniae, t. II, p. 256, mérite à peine d'être cité ici.
— ^68 —
ser lie graves lacunes, mais il marquera du moins bien nettement
les laits saillants, ceux qui forment le cadre même de l'histoire,
et, avant tout, les avènements et les morts des rois.
I.
Le premier spécimen qui nous ait été conservé d'une chronique
ainsi conçue est l'écrit de peu d'étendue connu généralement
sous le titre d'Aiinales Laurissenses minores, mais auquel
M. Waitz a donné le nom plus exact de Petite Chronique de
Lorsch^, M. Kurze celui de Chronicon Laurissense.
C'est le manuscrit de Valenciennes, pris par M. Waitz pour
base de son édition, qui représente le texte le plus pur. La Chro-
nique commence par une introduction en quelques lignes sur
Peppin d'Héristall. Les sentiments d'attachement et d'admiration
pour la famille carolingienne qui ont inspiré la composition de
l'ouvrage y éclatent. Tertry est, pour l'auteur, le point de départ
de l'histoire de la dynastie nouvelle et les rois mérovingiens ne
sont que des rois de parade qui régnent sans gouverner : « Peppin,
duc des Francs, fils d'Ansigise, gouverna l'Austrasie après la
mort du duc Wulfoad ; il gouverna pendant vingt-sept ans le
royaume des Francs avec les rois Clovis, Childebertet Dagobert,
qui lui sont soumis. Il meurt la seconde année de l'empereur
Anastase, 714 de l'Incarnation. »
1. Éditions : Lambecius, Comrn. mss. Bibl. caes. Vindobonensi, II, c. 5; —
KoUar, Analecta, I, 549; — Muratori, SS. ter. Ital., II, 2. 98 ; — D. Bouquet,
Historiens de France, II, 645 ; V, 63 ; — Pertz, Monum. Germaniae, I, 112, et
II, 196; — Waitz, Comptes-rendus de l'Académie de Berlin, XIX. Phil. hisl.
classe, 13 août 1882 : Ueber die kleine Lorscher Franken-Chronik .
Manuscrits : Bruxelles 15835 (s'étendant de 082 à 814, provenant de Saint-
Vaast, reproduit i)ar Lambecius, Kollar, Muratori, Bouquet. CoUationné dans
Pertz, II) ; Valenciennes (de 687-807, provenant de Saint-Aniand, reproduit par
Waitz); Berne (de 687-817, provenant de Ueinis, mais transcrit sur un ms. de
Saint- Vaast) et Vienne hist. prof. 515 (de 687-817, provenant de Fulda, publié par
Pertz, I) ; Home, Palal. 243 (de 687-817 ; analogue à Berne). Les Annales de llil-
deslieim ont aussi transcrit Um Annales Laurissenses minores '\\xs>i\\ii\ la trente-
neuvième année de Charlemagne (807). Consulter, outre la préface de l'édition
de Waitz, Diinzelmann, Neues Arcliic der Gesellsc/iaf't fiir Kunde der deul-
sclien Geschic/ite, II, 537; — Manitlus, Die Annales Sithienses, Laurissenses
minores et Einhardi Fuldenses, Dresde, 1881 ; — Bernays, Zur Krilik karolin-
gischer Annalen, Strasbourg, 1883; — Piickert, Ueber die kleine Lorscher
Franken-Chronik , ihre verlorene Grundtage und die Annales Einhardi
(Berichte der stechsisch. Ges. des Wissenscliaflen. llist. pliil. Ci., 29 juill. 1884);
— Kurze, Neues Archiv, XXI, p. 30 et suiv. L'étude de M. Piickert est la plus
approfondie.
— U9 —
Remarquez que, pour donner la date de la mort de Peppin,
l'auteur n'emploie pas l'an de règne d'un des rois francs, Dago-
bert ou Chilpéric, considérés comme sujets {sibi subjecti) de
Peppin, mais l'an de règne de l'empereur d'Orient, seul supérieur
du duc d'Austrasie. Les divisions de l'œuvre sont marquées par
les noms des chefs carolingiens et les années sont indiquées par
le chiffre des années de leur gouvernement. Il n'est pas sûr que
cette numérotation existât dans la première rédaction de la Chro-
nique. Le ms. du Vatican (Pal. 243), qui provient de Lorsch, ne
les contient pas. En tout cas, le chroniqueur, tout en rangeant
les événements d'après cette numérotation correspondant à des
années, ne s'est pas donné la peine de rapporter exactement à
chaque an de règne les faits qui s'y sont réellement passés. On
aurait tort de se fier à cette apparente chronologie. Le texte de
la Chronique de 805 suivi parles chroniqueurs, d'après M. Kurze,
n'aurait donc pas été un texte strictement annalistique avec des
dates exactes. Après les mots « Charles régna 27 ans », chaque
paragraphe est numéroté de 1 à 27 et comprend un an de règne;
les 7 ans de Peppin et Carloman sont annoncés et comptés de
même, et la même série de 8 à 27 continue pour les 20 ans de
Peppin seul ; les 3 ans de Charles et Charloman sont annoncés
comme ceux de Peppin et Carloman. Si pour Charlemagne le titre
habituel manque, c'est que la Chronique a été écrite avant sa
mort et les ans de son règne sont numérotés à la suite des
3 années de son association avec Carloman. A la 38" année,
en 806, le chroniqueur s'arrête au moment du partage de l'em-
pire de Charles entre ses trois fils. Ce partage suivant de si près
la restauration de l'Empire, cet acte solennel par lequel le vieil
empereur semblait ouvrir d'avance son héritage en présence de
tous les grands de son royaume et cherchait à prévenir des dis-
cordes fatales fut sans doute l'événement qui provoqua la com-
position de notre Chronique.
Partout l'auteur a soin de constater l'impuissance des rois
mérovingiens. Quand Charles Martel fait couronner Clotaire III,
celui-ci est roi « nomine, non potestate. » Il ne prend point la
peine de noter la mort de Thierry IV, ni le rétablissement de la
royauté en 743, pour Childéric III. Celui-ci n'est mentionné
qu'après le sacre de Peppin daos des termes dédaigneux : « Peppin
est appelé roi et Childéric, faussement appelé roi, est tonsuré et
cloîtré. » Cet avènement de Peppin forme le centre de la compo-
sition. Au lieu d'abréger le texte de ses sources, ici le chroniqueur
le développe et y joint un tableau de l'oisiveté et de l'impuissance
— no —
des rois mérovingiens qui fait contraste avec l'activité belliqueuse
de Peppin : « L'an 750 de l'Incarnation, Peppin envoya des mes-
sagers à Rome auprès du pape Zacharie pour l'interroger au
sujet des rois des Francs, qui étaient de race royale et étaient
appelés rois, bien qu'ils n'eussent aucun pouvoir dans leur
royaume. Les chartes et privilèges étaient, il est vrai, rédigés
en leur nom, mais ils n'avaient rien de ce qui constitue l'autorité
royale: ils faisaient tout ce que voulait le maire du palais; le
jour du Champ de Mars, où, selon l'antique coutume, on offrait
aux rois les dons annuels, le roi siégeait sur son trône au milieu
de l'armée, le maire du palais devant lui, et il promulguait ce
jour-là tout ce qui avait été décidé par les Francs. Le lendemain
et tous les autres jours, il restait dans sa demeure. » Ce morceau,
écrit avec une exagération et un parti pris évident, n'a pas man-
qué de frapper les contemporains. Einhard l'a imité et développé
dans sa Vita Caroli. Les autres passages saillants sont, indé-
pendamment de quelques détails d'un intérêt tout local sur les-
quels nous reviendrons tout à l'heure, les campagnes d'Italie de
774 et 786, la révolte des Romains contre Léon III, le couronne-
ment de Charlemagne à Rome et le partage de 806. Le chroni-
queur ajoute même quelques détails originaux à ceux que nous
fournissent les autres sources. Remarquons enfin que les seuls
événements politiques dont il nous donne la date précise sont :
la mort de Peppin, la mort de Charles Martel, la consultation du
pape Zacharie par Peppin, le couronnement de Charlemagne. Les
autres dates se rapportent à des événements qui intéressaient le
monastère où vivait l'auteur. L'ouvrage auquel on a donné le
nom à'Anyiales Laurissenses minores est donc une Chronique
composée tout entière à une époque précise, après 806 et avant
814, avec l'intention ouvertement manifestée d'exalter les vic-
toires, la puissance et les mérites des Carolingiens, et de montrer
leur avènement au trône en 751, à l'Empire en 800, comme la
conséquence naturelle et consacrée par l'Église de l'autorité
qu'ils exerçaient et des services qu'ils rendaient depuis la fin du
VII* siècle.
IL
De quelles sources s'est servi l'auteur de cette Chronique? Les
travaux de MM. Diinzelmann, Manitius, Waitz, Pùckert et
Kurze me paraissent l'avoir mis en lumière avec une clarté suffi-
sante, malgré l'incertitude où nous restons et devrons rester sur
— ai —
un certain nombre de points. Les passages vraiment originaux,
qui ne se retrouvent dans aucune source connue et ne sont pas
de simples ornements de style, sont peu nombreux et se rapportent
tous à l'histoire de Charlemagne. Nous pouvons retrouver tous
les autres renseignements donnés par la Chronique dans les Con-
tinuateurs de Frédégaire, dans les Annales Laureshamenses^
et dans les Annales Laurissenses majores. L'auteur a eu cer-
tainement sous les yeux les Continuateurs de Frédégaire et les
Annales Laureshamenses , mais il n'est pas sûr qu'il ait connu
directement les Annales Laurissenses majores. M. Waitz a
montré que le texte de la Chronique se rapproche souvent beau-
coup plus de celui des Annales Mettenses et àes Annales Lobien-
ses que de celui des Laurissenses ; M. Plickert et M. Bernays,
de leur côté, ont fait ressortir les rapports avec les Annales
Maximini et la Chronique de Saint-Yaast, qui fut compilée à la
fin du ix" siècle d'après les mêmes sources que les Annales Met-
tenses. M. Waitz, M. Pïickert et M. Kurze pensent que la Chro-
nique de Lorsch s'est servie de la compilation de 805 mentionnée
plus haut, dont la comparaison des Annales GuelferbytaniaNec.
les Annales de Metz nous atteste l'existence, et qui se rappro-
chait beaucoup par le fond des Annales de Lorsch; M. Bernays
pense au contraire que la Chronique de Lorsch a puisé directe-
ment, comme les Annales Laurissenses, comme les Annales
Mettenses et comme la Chronique de Saint- Vaast, dans les
prétendues Annales de la cour et dans des Annales perdues ima-
ginées par Arnold 2 comme source des Annales Petaviennes,
Maximiniennes et Mosellanes jusqu'en 771. — Il est difficile
d'arriver à une opinion certaine sur ces questions ; car rien ne
nous prouve que l'auteur de la Chronique de Lorsch n'ait pas
eu sous les yeux les Amiales Laurissenses^ et que, d'autre part,
les auteurs du Chronicon Vedastinum et des Annales Met-
tenses ne se soient pas servis directement de la Chronique de
Lorsch ou des extraits de cette Chronique faits par les Annales
de Fulda. Ce qui nous importe, c'est que cette Chronique n'est
pas une source originale, mais depuis 741 se sert des Annales
1. M. Waitz dit que le texte des Annales Laureshamenses, suivi par le chro-
niqueur de Lorsch, est celui qui se trouve au Vatican (Christ. 213) à la suite
des continuateurs de Frédégaire.
2. Beitrxge zur Kritik karolingischer Annalen, Kœnigsberg, 1878.
3. M. Bernays, p. 71, a montré avec raison que le passage relatif à Tassilon,
à la lin de l'année XIX de Charlemagne, semble prouver un rapport direct.
— n2 —
Lauï'issenses et des Annales Laurcshamenses ou d'annales
dont le fond est identique.
m.
Nous savons donc pourquoi et comment la Chronique de Lorsch
a été composée; nous savons aussi avec certitude que c'est à
Lorsch qu'elle a été composée. A l'année 26" de Peppin est rap-
portée la translation, par Chrodegand, des reliques de Saint
Nazaire in monasterio nostro Laureshaim^ . A la huitième
année de Charlemagne, nous lisons que le roi vint en personne
célébrer la dédicace de l'église de Saint-Nazaire, in monasterio
nostro Lau7\>shaim, et la date de ce fait mémorable {i"^ sep-
tembre 774) est une des huit dates d'année et des deux dates de
jour (l'autre est la date de la mort de Peppin) que donne la Chro-
nique. Le monastère de Lorsch dépendait du diocèse de Mayence,
aussi l'établissement de Saint Boniface comme légat du Saint-
Siège a-t-il obtenu dans cette histoire si concise une notice de
sept lignes rédigée avec une certaine emphase; la création des
diocèses de Wurzbourg et d'Eichstedt est aussi mentionnée, ainsi
que la participation de Saint Boniface au sacre de Peppin ; enfin,
la date du martyre de Saint Boniface et de son remplacement par
Lull est une des huit dates fournies par la Chronique.
Qui était le moine à qui nous devons cette histoire de l'origine
et des premiers temps de la dynastie carolingienne? Nous ne
croyons pas nous tromper en disant que c'était probablement un
moine anglo-saxon ou tout au moins un élève fidèle des maîtres
anglo-saxons. J'en veux pour preuve non seulement la place
excessive accordée à la personne de Saint Boniface, mais aussi
le fait que la Chronique de Lorsch est une continuation de la
Chronique de Bède-, que la date de la mort de Bède (730) est
une des huit dates qu'elle nous donne, qu'enfin elle fait l'éloge
d'Alcuin à la 26*' année de Charlemagne (794) : « Alcuinus,
cognomento Albinus, diaconus et abbas sancti Martini, sanctitate
1. M. Manitius croit et nous croyons aussi que ce passage a été emprunté par
la Chronique de Lorsch aux GeMa episcoporum Meltensium de Paul Diacre. Cet
emprunt ne i>eul étonner quand on connaît les relations étroites de Lorsch avec
le siège épiscopal de Metz. Toutefois, le souvenir de la translation des Saints
Gorgon, Nabor et Nazaire devait être précieusement gardé à Lorsch, et une
note identi(iue sur ce fait jmuvait être conservée à Gorze et à Lorsch.
2. Après avoir transcrit la Chronique de Bède, le moine de Lorsch ajoute :
« lluc us(|ue Beda chronica sua perducit : cui nos ista subjicianms. »
— n3 —
ac doctrina clarus habetur. » Nous avons dit l'influence consi-
dérable exercée par les Anglo -Saxons sur l'empire franc au
viif siècle par leurs missionnaires d'abord, puis par leurs maîtres.
Les Anglo-Saxons, et Alcuin plus que tout autre, unissaient un
sentiment monarchique très vif, ce sentiment qui persiste encore
en Angleterre sous le nom de loyalisme, à un dévouement pas-
sionné pour le Saint-Siège. Ce sont ces deux sentiments, avec
l'attachement au monastère de Lorsch et l'admiration pour Bède,
Boniface et Alcuin, que nous retrouvons dans la Chronique de
Lorsch.
Ce monastère de Lorsch, fondé par Chrodegand dans le voisi-
nage des résidences impériales de Tribur, Worms et Ingelheira,
protégé par Charlemagne et en relation constante avec les sièges
épiscopaux de Mayence, de Worras, de Trêves et de Metz, avait
une situation privilégiée. On a trouvé dans cette situation un
argument en faveur de l'opinion qui place à Lorsch la composi-
tion des Annales Laureshamenses et de la première partie des
Laurissenses. La composition de la Chronique de Lorsch, l'ins-
piration politique à laquelle elle a dû naissance nous sont une
preuve encore plus certaine de l'intérêt qu'on prenait à Lorsch
aux grands événements de l'histoire et des sentiments de fidélité
qu'on y avait voués aux princes carolingiens. La révolte et la
soumission de Tassilon tiennent ici, comme dans les Annales
Laureshamenses et dans les Annales Laurissenses, une place
relativement très grande (années 16, 19 et 20 de Charlemagne).
Le lien entre les trois sources est évidemment très étroit et elles
devront toujours être étudiées et consultées simultanément. Ce
sont elles qui fournissent l'ensemble de renseignements le plus
complet sur les événements du règne de Charlemagne, sur le
gouvernement de ses États, sur les sentiments inspirés aux con-
temporains par la dynastie carolingienne et par la restauration
de l'empire d'Occident.
IV.
La Chronique de Lorsch ne s'arrête que dans deux manuscrits
à l'année 807'. Elle continue dans les autres jusqu'en 814 et.817.
Dans les manuscrits de Berne et de Rome, les additions sont insi-
gnifiantes et n'ont pour but que d'indiquer les morts et avène-
l. Celui de Valenciennes et les Annales HUdesheimenses.
— 474 —
ments des princes et des papes; mais, dans celui de Vienne, ce
sont de nouvelles annales qui sont ajoutées à la Chronique, et,
de plus, le texte de la Chronique a été modifié aux années 788,
790, 794, 798, 801, 802, 804. Ces modifications et ces additions
ont été faites à Fulda, qui dépendait, comme Lorsch, du diocèse
de Mayence et qui était uni à ce siège archiépiscopal par des liens
encore plus étroits. C'est de Fulda que vient le manuscrit qui
nous a conservé le texte ainsi modifié. Il nous rapporte la consé-
cration de Raban Maur comme diacre, la mort des abbés de
Fulda et des archevêques de Mayence, il nous renseigne sur les
épidémies et les dissensions survenues dans le monastère de Saint-
Boniface ou de Fulda. Il qualifie d'ailleurs, en 812, ce monastère
de nostrum, tandis qu'il supprime, en 774, cette épithète appli-
quée à Lorsch.
C'est sous cette forme nouvelle que la Chronique de Lorsch
eut la plus heureuse fortune. Le monastère de Fulda grandit en
importance sous Louis le Germanique et ses successeurs; les
archevêques de Mayence tinrent le premier rang à la cour des
Carolingiens d'Allemagne; ils furent les chanceliers et les pre-
miers conseillers des rois. Fulda en profita et devint pendant
quelque temps une sorte de monastère royal comme l'avaient été
Saint-Germain et Saint-Denis pour les rois mérovingiens. Son
rôle grandit encore quand son abbé Raban Maur occupa le siège
de Mayence. Quand on entreprit, à Fulda, d'écrire des Annales
royales, on ne se contenta pas, comme en France, de transcrire
et de continuer les Annales de Lorsch; on prit pour point de
départ la Chronique de Lorsch, interpolée à Fulda, et l'on y
ajouta des extraits des Annales Laureshamenses . C'est ensuite
par les Annales de Fulda que la Chronique de Lorsch fut connue
et utilisée par les historiens du moyen âge.
ERRATA.
Page 100, ligne U, effacer : et minores.
Page 123, ligne '27, au lieu de : qui s'opposent à, lire : qui favorisent.
Page 123, note 4, ligne G, au lieu de : 787, lire : 797.
Page 129, ligne 25, au lieu de : sources, lire : .source.
Page 155, ligne 9, au lieu de : Annales, lire : Annale.
TABLE DES MATIÈRES'
INTRODUCTION.
Pages
Chapitre I. — Caractères généraux de l'historiographie caro-
lingienne 1
Chapitre IL — La Renaissance carolingienne 37
PREMIÈRE PARTIE.
Les Annales carolingiennes.
Livre I. De l'origine de la puissance carolingienne à 829.
Chapitre I. — Les Petites Annales 68
§ 1. Les continuateurs de Frédégaire. — Origine des
Annales 68
§ 2. Les Petites Annales 77
Note sur le système de M, Kurze 100
Chapitre IL — Les Annales royales. Annales Laurissenses majores
et Annales Einhardi 102
§ 1. Les ^nna/e5 Laumseniei de 741 à 788 109
l ^. lies. Annales Laurissenses àQ 1%'è h %{)\ 117
Note sur le système de M. Kurze 126
§ 3. Les Annales Laurissenses de 801 à 829 127
§ 4. Le Remaniement des Annales 143
§ 5. Les Annales Laurissenses sont -elles des Annales
officielles? 148
§ 6. Einhard a-t-il travaillé aux Annales Laurissenses? . 155
Appendice. — Le Poète Saxon 162
Chapitre III. — La Petite Chronique de Lorsch 166
1. Cette table est provisoire. Une table générale et un index seront donnés à
la fin du second fascicule.
Nogent-le-Rotrou, imprimerie Daupeley-Gouverneur.
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