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Full text of "Revue canadienne"

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BEVUE  CANADIENNE 

1901 

SECOND   VOLUME 
Tome  XL  de  la  collection. 


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jif^jmQihtr  Ji^<^ 

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UN  PRÉSENT  DU  CIEL. —  Gravure  tirée  du  splendide  ouvrage  de  l'hono- 
rable juge  Routhier  :  Québec  et  Lêvis  à  l'aurore  du  XXe  siècle. 


SAINT  JEAN-BAPTISTE.— Reproduction  fliftableau  de  MuRn,i.o_ conservé  à  la  National  Gallery, 

à  Londres,  en  Angleterre. 


LA 


EEYUE  CANADIENNE 


RELIGIONI,   PATRICE,  ARTIBUS 


sous  LA  DIRECTION  DE 

M.  ALPHONSE   LECLAIRE. 


3  7^  ANNEE 

SECOND     VOLUME, 


Tome    XLe  de   la   collection. 


•<>^-*— '^•H-O— *f— «-^r^..-  — 


LA  CIE  DE  PUBLICATION  DE  LA  REVUE  CANADIENNE 

Montréal,  Canada. 


SIR  JOSHUA   REYNOLDS 

Peint  par  lui-même. 


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SIR  JUSHUA   REYNOLDS 


IR  JOSHUA  REYNOLDS  naquit  le  i6  juillet 
1723.  Son  père,  Samuel  Reynolds,  était  directeur 
de  l'école  de  Plympton  dans  le  Devonshire.  Le 
modique  revenu  de  cet  emploi  suffisait  à  peine 
~Q>  aux  besoins  d'une  famille  composée  de  douze  enfants, 
dont  le  dixième  était  Joshua.  Il  avait  donné  à  son  fils  ce 
nom,  comparativeuient  rare  en  Angleterre  dans  l'espoir 
d'attirer  sur  lui  l'attention  et  les  bontés  de  quelque  per- 
sonnage de  distinction  qui  le  porterait  lui-même.  Joshua 
fut  d'abord  destiné  à  la  médecine,  mais  le  Ti'aiié  de  la  pein- 
ture de  Richardson  et  des  gravures  qui  lui  tombèrent  sous 
la  main  décidèrent  autrement  de  sa  vocation.  A  l'âge  de 
sept  ans,  il  fut  envoyé  à  Londres  à  l'école  du  peintre  Hud- 
son.  Sir  Joshua  fait  remarquer  que  son  entrée  dans  la 
carrière  de  la  peinture  s'était  faite  le  18  octobre,  jour  de 
la  fête  de  saint  Luc.  Ses  progrès  pendant  les  trois  an- 
nées qu'il  passa  sous  ce  maître  furent  à  peu  près  nulles  ; 
il  perdit  encore  les  trois  années  suivantes,  dans  son  comté 


8  REVUE  CANADIENNE 

de  Devon.  Revenu  à  Londres  en  1746,  il  fit  le  portrait  du 
capitaine  Hamilton,  père  du  marquis  d'Abercorn,  et  ce 
morceau,  où  il  avait  abandonné  pour  la  première  fois  la 
manière  sèche  et  pauvre  de  son  maître,"  était  exécuté  avec 
tant  de  vigueur  et  de  franchise  que  Reynolds  lui-même, 
l'ayant  revu  à  la  fin  de  sa  carrière,  fut  surpris  d'un  tel  début. 
Le  chef  de  l'école  de  peinture  anglaise  est  un  exemple  frap- 
pant de  la  nécessité  d'une  initiation  pour  comprendre  les 
choses  de  l'art. 

Il  raconte  avec  une  s^incérité  qui  lui  fait  honneur, 
son  désappontement  à  la  vue  des  chefs-d'œuvre  de 
Raphaël,  lors  de  sa  première  visite  au  Vatican.  Son  intel- 
ligence droite  et  ferme  lui  fit  avouer  franchement  son  igno- 
rance dans  l'art  qu'il  voulait  étudier  à  fond  ;  sans  hésiter  il 
détruisit  l'édifice  de  ses  préjugés  et  se  fit  volontiers  enfant 
pour  mieux  atteindre  à  la  virilité  du  talent,  pour  mieux  de- 
venir homme,  c'est-à-dire  peintre.  Il  se  livra  à  l'étude  des 
grands  maîtres  avec  la  passion  d'un  artiste  et  la  sagacité 
d'un  philosophe.  Tout  fut  observé,  analysé,  comparé,  jugé  : 
chaque  élan  d'enthousiasme  fut  soumis  au  contrôle  de  la 
raison.  Reynolds  voulut  savoir  et  sut  pourquoi  Michel- 
Ange  était  si  imposant.  Raphaël  si  parfait.  Léonard  si  ex- 
pressif, le  Corrège  si  aimable  et  si  gracieux.  Au  lieu  de 
consacrer  son  temps,  comme  tant  d'autres,  à  copier  les 
œuvres  de  ces  grands  hommes,  il  se  contenta  de  les  con- 
templer avec  les  yeux  de  l'esprit,  de  peur  de  laisser  refroi- 
dir ou  sommeiller  en  lui  les  facultés  de  l'invention,  bien 
autrement  précieuses  que  le  talent  d'imiter.  Il  ne  cherchait 
qu'à  pénétrer  les  conceptions  des  maîtres,  à  découvrir  la 
route  mystérieuse  qui  les  avait  menés  au  sublime,  à  vivre 
avec  eux  par  la  pensée. 

Mais  Rome  n'offrait  pas  encore  un  assez  vaste  sujet 
d'étude  à  notre  artiste.  Après  y  avoir  médité  les  lois  du 
style,  il  s'en  alla  à  Venise,  étudier  la  couleur,  chercher  les 
éléments  du  clair-obscur. 


SIR  JOSHUA  REYNOLDS 


9 


Reynolds  enregistrait  dans  sa  mémoire  et  dans  son  car- 
net de  voyageur,  les  belles  observations  que  lui  inspiraient 
les  maîtres  de  la  couleur,  lorsqu'un  soir,  étant  allé  à  l'Opéra 
de  Venise,  il  entendit  exécuter  par  l'orchestre  l'air  d'une 
ballade  anglaise  qu'il  avait  souvent  entendue  dans  les  rues 
de  Londres.  Ce  souvenir  de  la  patrie  le  toucha  si  profon- 
dément qu'il 
en  versa  des 
larmes.  Le  len- 
demain il  re- 
prit la  route  de 
l'Angleterre. 
A  son  arrivée 
à  Londres,  en 
1752,  Rey- 
nolds attira  sur 
lui  l'attention 
du  public  :  le 
portrait  de  l'a- 
miral Keppel, 
son  ami  et  son 
protecteur 
qu'il  exécuta, 
offrit  de  si 
grandes  beau- 
tés qu'il  fut  de 
suite  considé- 
ré comme  le 
plus      habile 

peintre  qu'eût  possédé  l'Angleterre  depuis  Van  Dick.  On 
se  demandait  même  lequel  des  deux  méritait  de  tenir  la 
première  place  Sans  établir  une  comparaison  entre  eux, 
il  faut  reconnaître  que  Reynolds  est  l'artiste  anglais  qui  a 
porté  le  plus  haut  la  peinture  du  portrait,  dans  le  sens  le 
plus  noble  du  mot.    C'est  dans  ce  genre  qu'il  montre  une 


SAMUiCL.— Tableau  cie  Sik  Joshua  RtYNOLDS. 


10  REVUE  CANADIENNE 

force  d'attention  et'tine-  persistance  de  volonté  qui  eussent 
été  suffisantes  pour  suppléer  au  génie.  Quand  il  était  en 
présence  de  ses  modèles,  il  devinait  leur  caractère,  leur  tem- 
pérament, il  pénétrait  leur  esprit,  et  son  regard  plongeait 
au  fond  de  leur  âme.  La  pose,  le  dessin,  la  couleur,  le  cos- 
tume, le  fond,  les  accessoires,  tout  lui  servait  à  exprimer  la 
ressemblance  physique  et  morale.  Il  arrivait,  à  force  de  ré- 
solution, à  saisir  les  contours  décisifs,  les  traits  importants 
d'une  physionomie,  et  il  les  accusait  avec  une  énergie  sin- 
gulière, souvent  même  avec  une  exagération  bien  calculée. 
Reynolds  a  su  mettre  beaucoup  d'invention,  plus  que  per- 
sonne peut-être,  dans  ce  genre  de  peinture  qui  semble  en 
comporter  le  moins.  Ses  poses  sont  toujours  conformes  à 
la  condition,  aux  habitudes,  aux  tempérament  du  person- 
nage. Tel  amiral  se  tient  debout  au  milieu  des  rochers,  sur 
le  rivage  d'une  mer  furieuse.  Tel  capitaine,  regardant  le 
spectateur,  porte  la  main  à  la  crinière  de  son  cheval,  vu  de 
croupe,  et  va  monter  en  selle  pour  aller  se  jeter  dans  la 
bataille,  qui  se  livre  au  fond  du  tableau.  Si  vous  regardez 
le  portrait  du  docteur  Hunter,  tout  vous  dit  que  c'est  un 
savant  qui  médite  :  son  regard  fixe,  la  légère  inclinaison  de 
sa  tête,  son  bras  gauche  accoudé,  son  bras  droit  pendant  ; 
et  pour  indiquer  que  ce  savant  est  un  physiologiste,  il  suffit 
au  peintre  de  placer  derrière  son  modèle  une  armoire  à 
squelette.  Il  lui  arrive  parfois  de  s'élever,  par  la  profon- 
deur de  l'intention,  jusqu'au  sublime.  Je  ne  connais  rien  de 
plus  saisissant,  de  plus  expressif  et  de  plus  noble  que  le 
portrait  du  docteur  Johnson.  L'œil  à  demi-clos,  le  front 
soucieux,  les  mains  entr'ouvertes,  comme  si  elles  venaient 
de  jouer  sur  une  lyre  imaginaire,  il  paraît  plongé  dans  l'ex- 
tase de  la  méditation  et  agiter  quelque  grand  problème 
dans  les  replis  de  son  intelligence   in  alfa  mcnie. 

Ce  docteur  Johnson,  qui  fut  un  des  grands  esprits  de  son 
temps,  était  fort  lié  avec  Reynolds  ;  on  ne  sera  pas  étonné, 
en  voyant  son  portrait,  d'apprendre  qu'il  était  sujet  à  la  su- 


SIR  JOSHUA  REYNOLDS 


11 


perstition  et  à  la  mélancolie.  Ayant  fondé  en  1758  le  jour- 
nari'/rtV^r  (le  Paresseux),  il  invita  son  ami  à  y  insérer 
quelques  lettres  touchant  la  question  d'art.  Le  peintre  y 
écrivit  en  effet,  l'année  suivante,  et  forcé  pour  la  première 
fois  de  réunir  ses  idées,  de  leur  donner  une  suite,  une  forme, 
il  prit  l'habitude  de  penser  pour  les  autres.  Dans  l'intimi- 
té du  docteur 
Johnson,  Rey- 
nolds connut 
les  plus  illus- 
tres orateurs 
du  parlement, 
les  Burke,  les 
Fox,  les  She- 
ridan,  le  grand 
historien  Gib- 
bon, le  sensi- 
ble et  spirituel 
auteur  de 7V?.y- 
train  Shandy, 
Laurent  Ster- 
ne, le  roman- 
cierGoldsmith, 
le  poète  Ma- 
son  et  le  fa- 
meux comé- 
dien   Garrick, 

PENELOPE  BOOTHBY.— Portrait  par  Sir  JusHUA  KEYNOLns.        l'ZlA^^p  pf  l'ami 

particulier  du  docteur.  Avec  la  tendance  naturelle  de  son 
esprit,  Reynolds  profita  de  la  conversation  de  tous  ces 
hommes  d'élite  ;  il  les  écouta  en  philosophe,  il  les  regarda 
en  peintre,  et  il  n'est  pas  un  d'entre  eux  dont  il  n'ait  fait  un 
portrait  remarquable,  l'en  citerai  pour  exemple  celui  de 
Burke,  avec  ses  yeux  d'un  éclat  vitreux  et  sa  peau  mince 
sur  laquelle  brillent  ces  luisants  qui  accusent  si  bien  le  tem- 


12 


REVUE  CANADIENNE 


pérament  anglais,  et  que  nous  retrouverons  plus  tard  chez 
Lawrence.  Il  convient  de  mentionner  aussi  le  portrait  de 
Garrick,  heureuse  et  expressive  composition  qui  nous 
montre  le  grand  comédien  entre  la  Trasji'éJie  et  la  Comédie' 
On  le  voit  résister  en  riant  à  la  sévère  Melpomène  et  se 
laisse  entraîner  par  son  vrai  génie  qui  l'arrache  à  la  muse 

de  la   terreur 

et  des  larmes. 
Malheureuse- 
ment ces  deux 
figures  man- 
quent  de  sty- 
le :  Reynolds 
a  donné  aux 
filles  de  Mé- 
moire la  phy- 
sionomie et  les 
allures  des  ac- 
trices de  Dru- 
ry-Lane. 

Cependant 
le  genre  des 
portraits  n'est 
pas  le  seul  '  où 
se  soit  distin- 
gué Joshua 
Reynolds.  En- 

...  ,  L'AGE  D'INNOCENCE— Tableau  de  Sik  Joshua  Reynolds. 

nchi     par     le 

haut  prix  qu'il  exigeait — >  il  faisait  payer  jusqu'à  cent  cin- 
quante et  deux  cents  guinées  un  portrait  en  pied, —  il  put 
se  livrer  à  la  peinture  historique,  et  s'il  y  fut  souvent  infé- 
rieur à  ses  propres  théories,  il  fit  du  moins  un  chef-d'œuvre 
dans  son  tableau  d' Ugolin.  Rien  ne  pouvait,  du  reste, 
mieux  convenir  à  son  génie  qu'un  sujet  semblable  ;  il  n'exi- 
geait pas  de  grandes  connaissances  anatomiques,  toute  sa 


SIR  JOSHUA  REYNOLDS 


13 


poésie  était  dans  l'énergie  de  l'expression.  Il  faut  avouer 
que  la  principale  figure,  celle  d'Ugolin,  est  d'une  beauté 
sublime.  La  douleur  morale  de  cet  infortuné  qui  souffre 
dans  ses  entrailles  paternelles,  moins  de  sa  faim  que  de  la 
faim  de  tous  ses  enfants,  cette  tête  pétrifiée,  digne  devMi- 
chel-Ange,  ce   regard  fixe,  ce  muet  désespoir  d'un^père, 

opposé  aux  gé- 
missements de 
sa  famille, l'an- 
goisse des jeu- 
nes prison- 
niers se  mesu- 
rant à  leur  âge, 
à  la  force  de 
leur  âme,  tout 
cela  est  d'une 
grande  beau- 
té, d'un  ordre 
élevé,  et  peut- 
être  même  que 
la  lecture  du 
Dante  ferait 
sur  nous  une 
impression 
moins  terrible 
et  moins  pro- 
fonde. Guérin 
dans  son  Mar- 
ais Sexlus,  et  Géricault  dans  sa  Méduse,  se  sont  souvenus 
de  cette  admirable  tête  d'Ugolin. 

Reynolds  a  été  un  peintre  éminent,  un  artiste  puissant 
par  l'invention  et  l'expression,  comme  par  la  couleur  ;  il  a 
eu  toutes  les  hautes  qualités  qui  se  peuvent  acquérir  ;  mais 
son  plus  bel  ouvrage,  le  grand  fait  de  sa  vie,  c'est  la  série 
des  discours  qu'il  prononça  à  l'Académie  royale  de  Londres. 


La  COMTtssK  SPENCER.  — l'ortrait  par  Sir  Joshua  Reynolds. 


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REVUE  CANADIENNE 


instituée  en  1768  et  dont  il  fut  le  premier  président.  Il  y 
professe  les  principes  les  plus  élevés  et  les  plus  solides, 
même  ceux  qu'il  ne  sut  pas  toujours  mettre  lui-mêm-^  en 
pratique. 

La  publication  de  ses  discours,  assurément  un  des  plus 
beaux  monuments  qu'on  ait  élevés  aux  grands  principes  de 
l'art,  attira  sur 
lui  l'attention 
de  l'impéra- 
trice Catheri- 
ne de  Russie. 
Elle  lui  envoya 
une  tabatière 
en  or  avec  son 
portrait  enrichi 
de  diamants  et 
accompagnés 
de  ce  billet  : 
Au  chevalier 
Reynolds, pour 
le  plaisir  que 
m'a  fait  la 
lecture  de  ses 
excellents  dis- 
cours. 

Parmi  ses 
tableaux  reli- 
gieux la  Nati- 
vité, qu'il  peignit  pour  la  chapelle  de  New  Collège,  à  Oxford, 
fut  le  meilleur.  Il  en  a  ennobli  la  composition  en  éclairant 
la  scène  d'une  lumière  émanant  de  l'enfant  Jésus  ;  heureuse 
réminiscence  de  la  Nuit  du  Corrèofe.  On  admire  aussi 
beaucoup,  en  Angleterre,  sa  Sainte- Famille,  mais  le  paysage 
qui  encadre  ce  tableau  est  trop  anglais  ;  il  y  a  loin  des  sé- 
vères et  miraculeuses  contrées  de  la  Palestine  aux  riants 
cottages  de  Richmond. 


SIMPLICITE.— Tablciiu  de  SiR  Josieia   RK^^O].I>s 


SIR  JOSHUA  REYNOLDS 


16 


De  1770  a  1792  Reynolds  exerça  une  influence  souve- 
raine sur  les  arts  en  Angleteare  ;  il  vit  poser  devant  lui 
toutes  les  grandes  dames,  si  bien  qu'il  disait  lui-même  avoir 
peint  deux  générations  de  beautés.  Le  pinceau  à  la  main, 
il  oubliait  ses  théories  transcendantes  et  ne  songeait  plus 
qu'à  peindre  ses  portraits  comme  les  Vénitiens,  à  les  mo- 
deler comme 
Van  Dick,  à 
les  éclairer 
comme  Rem- 
brandt. Il  alla 
jusqu'à  sacri- 
fier des  ta- 
bleaux du  Ti- 
tien pour  dé- 
couvrir par  le 
frottement  les 
diverses  cou- 
ches de  cou- 
leurs que  ce 
grand  maître 
avait  emplo- 
yées. Devenu 
f  o  r  t  habile 
dans  la  pra- 
tique de  son 
art,  il  ne  cher- 
cha plus  qu'à 
varier  les  atti- 
tudes   de    ses 

portraits,  à  trouver  pour  chacun  d'eux,  soit  un  effet  piquant 
de  lumière,  soit  une  action  imprévue,  soit  un  costume 
étrange,  visant  toujours  à  les  particulariser  par  quelque 
trait  remarquable  de  nature  à  se  bien  graver  dans  la  mé- 
moire. Intéressante  galerie  !  Lady  Spencer  y  figure  en  ama- 


ELIZABETH,  Duchesse  de  Devonshire. — Portrait  par  Sir  Joshua 
Reynolds. 


16 


REVUE  CANADIENNE 


zone,  laissant  porter  sur  son  épaule  la  tête  de  son  cheval. 
La  petite  fille  de  lord  Buccleugh  passe,  frileuse,  enveloppée 
de  fourrures,  sur  un  fond  d'arbres  dépouillés,  comme  pour 
nous  montrer  le  printemps  de  la  vie  dans  l'hiver  de  la  na- 
ture. Celle-ci  porte  une  capeline  qui  projette  sur  son  visage 
une  ombre  transparente,  comme  le  célèbre  chapeau  de 
paille  de  Ru- 
bens.  Celle-là 
(c'est  Miss 
Vernon)  ac- 
court du  fond 
d'un  jardin  et 
vient  sourire 
à  l'action  de 
son  frère,  lord 
Russell,  qui, 
vêtu  à  l'anti- 
que, tue  un 
monstre  à 
coups  de  sa- 
bre. Ces  fan- 
taisies de  cos- 
tumes et  d'ac- 
tions ne  sont 
pas  toujours 
irréprochables 
au  point  de 
vue   du   goût, 

mais  elles  forment  la  partie  la  plus  originale  des  portraits 
de  femmes  de  Reynolds. 

Nos  lecteurs  savent  que  Reynolds  a  enrichi  de  notes 
curieuses  le  poème  de  la  peinture  de  Dufresnoy,  lorsqu'il 
fut  traduit  en  anglais  par  Mason.  On  y  retrouve  l'homme 
de  ses  Discours.  Mais  le  voyage  qu'il  fit  en  1781,  en 
Flandre  et  en  Hollande,  avec  son  ami  M.  Metcalfe,  modifia 


Petite  marclianae  de  fraises  — Tahleau  de  Sir  Joshl'a  Reynolds. 


SIR  JOSHUA  REYNOLDS  17 

légèrement  ses  opinions  sur  l'école  des  Pays-Bas.  Il  en  re- 
vint émerveillé  de  Rembrandt,  enchanté  de  Rubens,  et  les 
observations  qu'il  publia  sur  les  maîtres  dont  il  venait  d'ad- 
mirer les  chefs-d'œuvre  se  ressentirent  de  la  vivacité  de 
ses  impressions  récentes,  beaucoup  plus  que  de  la  rigueur 
de  ses  théories. 

Parvenu  à  la  fortune,  Reynolds  sut  en  user  avec  esprit 
et  avec  grâce.  Ses  manières  douces,  sa  modestie  naturelle, 
sa  grande  réputation  attirèrent  chez  lui  la  meilleure  compa- 
gnie de  Londres.  Souvent  il  invitait  à  sa  table  les  personnes 
les  plus  distinguées  des  trois  royaumes,  et  tandis  qu'il  pen- 
sait à  jouir  de  leur  conversation,  il  leur  faisait,  sans  s'en 
douter,  remarquer  la  sienne,  toujours  substantielle  et  colo- 
rée, pleine  de  sens  et  âH humour.  Atteint  de  surdité  sur  la 
fin  de  sa  vie,  il  écoutait  ses  amis  au  moyen  d'un  cornet 
acoustique  ;  par  allusion  à  cette  infirmité  qui  ne  troublait 
point  la  sérénité  de  son  âme,  il  s'est  peint  lui-même  tenant 
la  main  à  son  oreille  en  guise  de  cornet.  En  1789,  comme 
il  achevait  le  portrait  de  mllady  Beauchamp,  il  sentit  tout  à 
coup  sa  vue  s'affaiblir,  et  il  perdit  bientôt  l'usage  de  l'œil 
gauche.  Deux  ans  plus  tard  il  fut  attaqué  d'une  maladie 
grave  dont  il  ne  put  indiquer  la  nature  ni  le  siège  :  c'était 
un  grossissement  extraordinaire  du  foie  ;  mais  les  médecins 
ne  s'en  doutèrent  que  peu  de  jours  avant  sa  mort,  qui  arriva 
le  23  février  1792.  Reynolds  fut  inhumé  en  grande  pompe 
dans  le  caveau  de  l'église  de  Saint-Paul,  près  du  tombeau 
de  Christophe  Wren,  architecte  de  ce  grand  édifice. 
On  donna  à  chaque  personne  du  convoi  une  estampe,  gra- 
vée par  Bartolozzi,  où  l'on  voit  une  femme  embrassant  une 
urne,  et  le  génie  de  la  peinture  qui  montre  cette  inscrip- 
tion :  Succedei  famâ,  vivusque  per  ora  feretur. 


o.    .^calanew-T. 


Juillet. — 1901. 


VITALITÉ  DE  LA  RACE  FRANÇAISE 
AU  CANADA 


A  tous  les  ans,  lorsqu'il  nous  est  donné  de  saluer  l'aurore  du 
joyeux  anniversaire  de  notre  fête  nationale,  et  que  la  brise  em- 
baumée du  mois  de  juin  nous  apporte  les  harmonieuses  mélo- 
dies de  nos  airs  patriotiques,  il  semble  que  nous  sentons  nos 
cœurs  se  dilater  avec  amour  sous  le  souffle  de  la  patrie,  qui 
passe  en  frémissant  sur  nos  âmes  et  les  fait  déborder  du  trop- 
plein  des  légitimes  émotions  dont  tout  notre  être  est  pour 
ainsi  dire  enivré. 

Comment,  en  effet,  n'éprouverions-nous  pas  une  noble  fierté 
d'être  Canadiens-Français  en  contemplant  les  g-loires  dont  s'est 
couverte  notre  race  et  l'empreinte  profonde  qu'elle  a  laissée  sur 
le  sol  d'Amérique,  découvert  et  christianisé  par  elle  et  fécondé 
des  sueurs  et  du  sang  de  ses  enfants? 

Sortis  du  sein  généreux  de  la  France,  répandus  sur  toutes 
le?  plages  de  la  moitié  d'un  continent,  nous  avons  tenu  haut  et 
ferme  le  drapeau  de  la  foi  et  les  vieilles  traditions  d'honneur  de 
nos  pères,  et  par  un  courage  qui  n'a  pas  connu  les  heures  de 
la  défaillance,  nous  avons  forcé  les  autres  peuples  à  nous  traiter 
avec  respect  et  à  nous  considérer  avec  tout  l'honneur  et  la  di- 
gnité dus  à  une  grande  nation. 

Nous  présentons  aux  autres  peuples  étonnés,  le  spectacle  de 
quelques  familles  groupées  sur  les  bords  du  St-Laurent,  assail- 
lies dès  le  berceau  de  leurs  premiers  établissements  par  des  for- 
ces tellement  supérieures,  qu'on  les  croyait  perdues  et  submer- 
gées pour  toujours,  au  milieu  des  luttes  sanglantes  et  des  ora- 
ges formidables  soulevés  de  toutes  parts  pour  les  broyer  dans 
une  ruine  inévitable. 


VITALITE  DE  LA  RACE  FRANÇAISE  19 

Et  voilà  qu'après  deux  siècles  et  demi  d'existence,  ces  quel- 
ques familles  sont  devenues  une  nation  de  gentilshommes,  dis- 
persés dans  toute  l'étendue  de  l'Amérique  du  Nord.  Nous 
avons  conquis  toute  la  province  de  Québec,  envahi  la  partie 
orientale  d'Ontario,  refoulant  devant  nous  les  autres  nationali- 
tés et  nous  nous  sommes  frayé  un  chemin  jusque  dans  les 
prairies  de  l'Ouest,  où  des  essaims  nombreux  se  sont  enracinés 
dans  le  sol,  avec  la  ténacité  traditionnelle  de  notre  race. 

On  rapporte  que  le  chevalier  de  Fougères,  prenant  posses- 
sion de  l'île  de  France,  déploya  sur  la  plage  le  drapeau  blanc 
et  fit  dresser  une  croix  sur  laquelle  il  grava  cette  inscription  : 
Jubet  hic  Gallia  stare  Crucem.  "  La  France  veut  que  la  croix 
reste  ici  debout." 

Les  Canadiens-Français  ont  arboré,  eux  aussi,  la  croix  sur 
toutes  les  rives  où  ils  ont  porté  leurs  pas  et  c'est  encore  autour 
de  cet  étendard  qui  brille  au  sommet  de  nos  églises  que  se 
groupe  cette  unité  qui  convient  si  bien  à  nos  mœurs  et  qu'on 
appelle  la  paroisse. 

La  paroisse  ainsi  constituée  est  une  forteresse  qui  ne  se  laisse 
pas  plus  entamer  que  les  célèbres  phalanges  macédoniennes. 
C'est  ainsi,  pour  n'en  citer  qu'un  exemple,  que  quelques  colons 
près  de  Windsor,  absolument  isolés  depuis  la  conquête,  ont 
vu  se  fixer  autour  d'eux  de  nombreuses  familles  venues  de  l'é- 
tranger. Comme  des  flots  précipités,  elles  ont  tenté  de  sub- 
merger cette  petite  épave,  dernier  vestige  de  la  domination 
française,  perdu  au  sein  d'Ontario. 

Enserrés  de  tous  côtés,  nos  compatriotes  ont  trouvé  dans 
leur  institution  paroissiale,  une  force  invincible  qui  non  seule- 
ment a  opposé  une  barrière  infranchissable  aux  nouveaux  ve- 
nus, mais  qui  a  fini  par  briser  le  réseau  qui  le  comprimait  de 
toutes  parts  et  par  déborder  dans  tout  le  comté  d'Essex,  où  no- 
tre population  se  trouve  aujourd'hui  en  majorité. 

En  contemplant  la  protection  particulière  dont  Dieu  n'a  ces- 
sé d'entourer  notre  nationalité  et  les  desseins  admirables  de  sa 
providence  sur  nous,  l'hymne  de  la  reconnaissance  s'échappe 


20  REVUE  CANADIENNE 

naturellement  de  nos  lèvres  et  c'est  à  genoux,  aux  pieds  de  nos 
autels,  les  yeux  inondés  de  larmes,  que  nous  pouvons  répéter  à 
bon  droit  :  Non  fecit  taliter  otnni  nationi.  "  Ce  n'est  pas  ainsi, 
Seigneur,  que  vous  avez  traité  les  autres  nations." 

Quelle  est  donc  la  cause  de  cette  fermeté  virile,  de  cette  sève 
sans  cesse  montante,  et  de  cette  inépuisable  vitalité,  qui  nous 
ont  permis  d'atteindre  à  un  si  prodigieux  développement  dans 
un  milieu  qui  semblait  fait  si  peu  pour  le  favoriser?  Sans  doute, 
le  sang  français  possède  des  générosités  instinctives  et  une 
poussée  de  chaleur  et  de  vie  qu'aucune  force  humaine  ne  sau- 
rait refroidir  ou  endiguer,  mais  ces  aspirations  si  nobles,  ces 
énergies  si  puissantes  et  ces  appels  continus  à  tout  ce  qui  est 
beau,  grand  et  héroïque  ne  sauraient  expliquer  suffisamment 
notre  conservation  sans  alliage,  dans  les  conditions  si  difficiles 
où  nous  avons  été  placés. 

Il  faut  porter  ses  regards  plus  haut,  pour  bien  comprendre  la 
raison  ultime  de  ce  phénomène  si  consolant. 

Tout  peuple  a  reçu  de  Dieu  une  mission  spéciale  et  lorsque 
ce  peuple  lui  demeure  fidèle  et  suit  avec  droiture  la  voie  qu'il 
lui  indique,  il  le  bénit  avec  amour  et  le  couvre  de  son  bras  pro- 
tecteur. 

Hâtons-nous  de  le  proclamer,  c'est  à  l'Egli-se  catholique  que 
nous  devons  notre  conservation  comme  race  distincte  et  le  mer- 
veilleux épanouissement  de  nos  forces,  sur  la  moitié  de  ce  con- 
tinent. 

Debout  sur  le  berceau  comme  sur  la  tombe  des  nations,  l'E- 
glise préside  aux  destinées  des  peuples.  Du  haut  de  son  im- 
mortalité, elle  les  voit  naître  et  mourir  au  pied  de  ce  rocher  sur 
lequel  elle  a  été  fondée  par  une  main  divine.  Aussi,  nous  n'au- 
rons rien  à  craindre  pour  notre  avenir  tant  que  la  barque  de 
l'Eglise  portera  le  sort  de  notre  nationalité.  Les  peuples  com- 
me les  individus  ont  besoin  d'enthousiasme  et  de  foi  pour  se 
développer  et  grandir,  et  pour  entretenir  les  sentiments  géné- 
reux qui  souvent  dorment  en  eux. 

S'ils  ne  sont  pas  entretenus  par  des  espérances  très  hautes 


VITALITE  DE  LA  RACE  FRANÇAISE  21 

et  une  conception  supérieure  de  la  vie,  lorsqu'arrivent  les  épo- 
ques de  dissolution  sociale  et  de  crise  violente,  les  doctrines, 
empoisonnées  et  les  passions  mauvaises  brisent  toute  résistance 
et  déflorent  la  société  de  ses  plus  belles  vertus  et  de  ses  tradi- 
tions les  plus  honorables.  Une  fois  lancée  dans  ces  tristes  aven- 
tures, une  nation  finit  bientôt  par  rompre  avec  le  passé  et  par 
ne  plus  se  ressembler. 

Nous  sommes  appelés  sur  ce  continent,  comme  notre  illustre 
patron  saint  Jean-Baptiste;  à  rendre  témoignage  à  la  vérité. 
Or,  c'est  en  conservant  une  foi  robuste  et  des  mœurs  austères 
et  en  faisant  régner  dans  nos  foyers  les  lois  de  l'honneur,  que 
nous  demeurerons  réellement  une  race  forte,  grande,  noble  et 
féconde  en  dévouement. 

En  efïet,  la  croyance  de  nos  pères  a  été  le  principe  de  leur 
existence  sociale  et  le  but  suprême  de  leurs  travaux.  Nous  som- 
mes nés  d'une  pensée  religieuse.  Les  rois  de  France,  animés 
d'un  grand  zèle  pour  la  propagation  des  lumières  évangéliques, 
ont  eu  grand  soin  d'affirmer  dans  les  instructions  données  à 
Cartier  et  à  ses  successeurs,  que  la  fin  principale  qu'ils  devaient 
s'efforcer  d'atteindre,  était  la  conquête  des  âmes.  En  parcou- 
rant nos  archives  nationales,  on  touche  du  doigt  deux  grandes 
vérités  qui  répandent  un  jour  lumineux  sur  toute  notre  histoire 
et  s'imposent  à  l'intelligence  de  tout  penseur.  La  première, 
c'est  que  nous  avons  été  choisis  pour  être  un  peuple  d'apôtres 
chargés  de  disséminer  le  catholicisme  dans  toute  l'Amérique 
du  Nord.  La  seconde,  c'est  que  l'élément  religieux  a  donné  à 
notre  race,  une  vitalité  et  une  force  d'expansion  qui  ont  dé- 
concerté tous  les  calculs  humains. 

Dieu,  qui  avait  des  desseins  si  élevés  sur  nous,  prit  soin  de 
choisir  nos  pères  parmi  les  habitants  les  plus  honorables  de  la 
France. 

Il  est  bon  de  ne  pas  confondre  les  hivernants  qui  ne  venaient 
dans  le  golfe  St-Laurent  que  pour  y  faire  la  traite  en  passant, 
avec  les  véritables  colons,  les  défricheurs  de  la  forêt,  ceux  qui 
faisaient  le  coup  de  feu   à  l'heure  du  danger.     C'est  de  ces  der- 


22  REVUE  CANADIENNE 

niers  que  nous  descendons;  les  autres  n'ont  point  fait  souche. 
L'histoire  de  la  colonisation  de  la  Nouvelle-France  date  de 
1608.  Jusqu'alors,  pas  une  seule  famille  ne  s'était  établie  dans 
le  pays  et  les  prétendus  repris  de  justice  qui  auraient  été  jetés 
sur  le  rivage  canadien,  n'existent  que  dans  l'imagination  d'é- 
crivains peu  scrupuleux  de  la  vérité.  L'abbé  Tanguay,  dans 
son  dictionnaire  généalogique,  a  prouvé  la  pureté  de  nos  origi- 
nes. Nous  sommes,  de  fait,  le  seul  peuple  qui  ait  conservé 
l'histoire  complète  de  toutes  les  familles  qui  le  composent. 
Dieu  merci  !  nous  pouvons  étaler  sous  les  regards  inquisiteurs 
du  public,  les  annales  nationales  qui  prouvent  la  filiation  des  di- 
verses générations  qui  se  sont  succédé  depuis  le  premier  an- 
cêtre, né  sous  le  soleil  de  la  belle  France,  jusqu'à  nos  jours. 
L'anneau  de  nos  descendances  est  parfait  et  nous  n'avons  pas 
à  couvrir  d'ombre,  des  soudures  tristes  et  irrégulières.  Il  est 
permis  de  se  demander,  s'il  y  a  un  grand  nombre  d'autres  na- 
tions qui  pourraient  subir  une  telle  épreuve,  avec  autant  d'hon- 
neur et  de  crédit  que  nous.  En  France,  on  ne  permit  à  aucune 
personne  de  prendre  passage  sur  les  navires  destinés  au  Ca- 
nada, à  moins  qu'elle  ne  fût  recommandable  par  ses  mœurs  et 
sa  foi.  Le  résultat  fut  que  toute  l'île  de  Montréal  ressemblait 
à  une  communauté  religieuse. 

Quel  contraste  avec  les  commencements  de  la  Nouvelle-An- 
gleterre. 

L'historien  Bancroft,  indigné  du  peu  de  soucis  dont  on  avait 
entouré  le  berceau  de  la  colonie  anglaise,  s'écriait  avec  amer- 
tume: "L'histoire  de  la  colonisation  de  notre  pays  est  l'his- 
toire des  crimes  d'Europe." 

Dans  les  Etats-Unis,  il  y  eut  des  déportements  de  criminels, 
malheureusement,  mais  jamais  dans  notre  cher  Canada.  C'est 
que  nous  avions  besoin  de  caractères  bien  trempés,  pour  ne  pas 
faillir  à  la  rude  tâche  qui  nous  incombait.  Nos  pères  se  firent 
d'abord  défricheurs.  Il  faut  un  bras  nerveux  et  une  énergie 
d'acier  pour  entreprendre,  la  cognée  à  la  main,  la  conquête  de 
la  forêt.  Lorsque,  avant  de  déchirer  le  sein  d'une  terre  vierge, 


VITALITE  DE  LA  RACE  FRANÇAISE  23 

pour  lui  confier  les  premières  semailles,  le  colon  est  obligé  d'ar- 
racher dans  les  profondeurs  de  ses  entrailles,  des  racines  atta- 
chées au  sol  comme  les  tentacules  d'une  pieuvre,  il  semble  qu'il 
se  voue  à  une  corvée  surhumaine  et  désespérante.  De  fait,  les 
Canadiens-Français  ont  été  à  peu  près  les  seuls  ([ui  aient  abat- 
tu les  forêts  de  notre  pays  et,  dans  ce  dur  labeur,  nous  n'avons 
jamais  eu  de  rivaux.  Nous  avons  su  prouver,  par  là,  que  si  nous 
possédons  la  vivacité  de  caractère  et  les  manières  enjouées  des 
races  celtiques,  nous  ne  manquons  pas,  non  plus,  de  la  constance 
opiniâtre  et  de  la  détermination  de  volonté  des  Saxons. 

Mais  bientôt  il  nous  fallut  vaincre  un  ennemi  plus  redoutable. 

La  nation  iroquoise,  tout  d'abord  en  haine  des  Hurons  et 
des  Algonquins  nos  alliés  et  plus  tard  tenue  en  efifervescence  et 
armée  par  les  colons  de  la  Nouvelle-Angleterre,  harcela  les 
premiers  établissements  français. 

Les  Iroquois  amoncelèrent  partout  des  ruines,  répandant  le 
sang  et  l'épouvante  sur  leur  passage.  Les  colons  s'armèrent. 
Chaque  demeure  fut  percée  de  meurtrières  et  dans  la  plupart 
des  paroisses,  on  construisit  des  forts  où  se  tenait  continuelle- 
ment une  sentinelle  en  vedette.  Vivant  sans  cesse  dans  les  alar- 
mes, nos  pères  communiaient  presque  tous  les  jours,  afin  de 
n'être  pas  surpris  par  la  mort.  Pendant  que  3  ou  4  d'entre  eux 
labouraient  le  champ,  un  autre  montait  la  garde  autour  du  bois. 
Les  colons  se  fatiguèrent  de  ce  régime  de  terreur  et  ils  deman- 
dèrent à  grand  cri  qu'il  leur  fût  permis  de  porter  la  guerre  au 
sein  même  de  la  confédération  iroquoise.  Ce  plan  hardi  aurait 
été  téméraire  pour  tout  autre  que  ces  cœurs  vaillants  jusqu'à 
l'héroïsme. 

Après  avoir  fait  la  paix  avec  leur  Dieu,  nos  pères  devenaient 
des  foudres  de  guerre  pour  leurs  ennemis,  tant  il  est  vrai  que 
la  foi  et  la  piété  sont  essentiellement  la  vertu  des  héros.  C'est 
vers  1650,  que  commencèrent  ces  séries  de  campagnes  à  travers 
les  bois,  les  neiges  et  les  rivières  glacées.  Les  miliciens  se  nour- 
rissaient au  bout  de  leur  fusil,  au  petit  bonheur  de  leur  course. 
Emportés  par  un  élan  incroyable,  renversant  tout  devant  eux. 


24  REVUE  CANADIEXXE 

ils  forcèrent  les  Iroquois  à  demander  la  paix.  Ces  derniers 
pourtant  comptaient  alors  2000  guerriers.  En  Canada,  on  ne 
put  mettre  sur  pied  que  250  hommes  divisés  en  camps  volants 
de  40  soldats  chacun. 

Cinq  Pères  Jésuites  subirent  le  martyre  et  la  nation  hurotme 
fut  presqu'éteinte  pendant  cette  malheureuse  guerre. 

Nous  allions  reprendre  halçine  et  donner  de  l'essor  à  l'agri- 
culture, lorsque  l'Angleterre,  entraînée  par  ses  colons  d'Améri- 
que, décréta  notre  ruine.  La  lutte  recommença  pour  ne  se  ter- 
miner que  sur  les  plaines  d'Abraham.  Pendant  trois  quarts 
de  siècle,  nous  avons  semé  la  terreur  et  la  ruine  dans  les  Etats 
de  la  Nouvelle-Angleterre.  Nos  bandes  miliciennes  se  prome- 
nèrent en  tous  sens,  détruisant  les  établissements  anglais  jusque 
dans  la  Pennsylvanie.  L'effroi  que  nous  répandions  était  tel  que 
les  mères  américaines,  pour  tranc|uilliser  leurs  enfants  trop  tapa- 
geurs, leur  répétaient  comme  une  menace  terrifiante  :  "  Tais- 
toi,  car  les  Français  vont  venir."  Les  Anglais  tentèrent  dix 
fois  de  franchir  nos  frontières  et.  quoique  toujours  plus  nom- 
breux, ils  furent  autant  de  fois  impitoyablement  battus.  Le 
grand  Washington  lui-même  fut  obligé,  un  jour,  de  s'écrier  en 
face  des  prodiges  de  valeur  de  nos  milices:  "  Nous  avons  été 
honteusement  battus  par  une  poignée  de  Canadiens."  Pourtant 
l'Angleterre  dépêcha  en  Amérique  ses  meilleures  troupes  et 
répandit  l'or  à  pleines  mains,  pour  s'assurer  de  la  victoire.  Pen- 
dant que  les  Américains  recevaient  d'Europe  les  marchandises 
dont  ils  avaient  besoin  et  qu'on  leur  vendait  à  vil  prix,  les  Ca- 
nadiens étaient  obligés,  au  contraire,  de  retirer  de  la  terre  ou 
des  profits  de  la  traite,  toutes  leurs  ressources.  Nous  manquions 
de  tout,  excepté  de  courage. 

Montcalm,  habitué  à  la  stratégie  des  armées  européennes,  ne 
comprenait  rien  à  la  manière  de  combattre  de  nos  milices.  Il 
avoua  lui-même  qu'il  dut  subir  leur  élan  et  remettre  en  poche 
ses  plans  de  campagne. 

Ce  furent  nos  milices  qui  entraînèrent  Montcalm  malgré  lui, 
à  Oswégo,  Henry,  Monongahéla  et  Carillon.     Sur  les  plaines 


VITALITE  DE  LA  RACE  FRANÇAISE  25 

d'Abraham,  les  milices  canadiennes  étaient  malheureusement 
absentes  an  début  de  la  bataille.  Lévis  enfin  vint  couronner, 
par  une  dernière  victoire,  ces  hauts  faits  d'armes  qui  nous  va- 
lurent l'admiration  de  nos  ennemis.  Ceux  qui  devinrent  plus 
tard  nos  premiers  défenseurs  en  Angleterre,  furent  précisément 
ceux  que  nous  avions  rencontrés  sur  les  champs  de  bataille  et 
qui  avaient  eu  l'occasion  d'apprécier  notre  valeur.  On  sait 
quelle  profonde  tristesse  ou  plutôt  quelle  agonie  douloureuse 
éprouvèrent  les  Canadiens,  lorsqu'il  leur  fallut  dire  adieu  au  dra- 
peau bien-aimé  de  la  France.  Les  nobles  traversèrent  l'Océan, 
mais  le  clergé,  identifié  à  nos  combats  et  à  nos  douleurs,  nous 
demeura  fidèle  à  cette  heure  solennelle.  Il  devint  le  guide,  le 
juge  et  l'institutçur  des  paroisses,  tout  comme  il  en  était  le  pas- 
teur. En  présence  d'un  tel  dévouement,  il  est  bien  permis  de 
se  demander  où  l'on  peut  trouver  en  Canada,  un  corps  q,ui  ait 
fait  rayonner  davantage  l'honneur  de  la  patrie  et  qui  ait  autant 
soutenu  l'édifice  national,  que  le  clergé.  Il  ne  constitue  pas 
une  caste  à  part,  une  organisation  en  dehors  du  reste  du  corps. 
Il  tient  à  nous  par  les  liens  de  l'âme.  Sorti  du  sein  de  la  nation, 
il  en  constitue  la  partie  la  plus  généreuse  par  ses  œuvres  et  la 
plus  désintéressée  par  ses  dévouements. 

Lorsqu''en  1760,  la  mort  dans  l'âme  et  les  yeux  humides  d'é- 
motion, nous  passions  sous  un  joug  étranger,  nos  pères  ne  pou- 
vaient guère  prévoir  que  ce  choc,  si  pénible  dans  le  moment,  de- 
vait, dans  les  desseins  de  Dieu,  devenir  pour  eux  une  source 
de  salut.  Dieu  voulait  préserver  ce  petit  peuple  des  souillures 
de  la  révolution  française  et  protéger  sa  foi  naïve  et  touchante 
du  contact  des  railleuses  impiétés  des  encyclopédistes  du  i8e 
siècle. 

Toutefois,  le  joug  de  l'Angleterre  fut  souvent  bien  lourd  à 
porter  et  mit  notre  loyauté  à  l'épreuve.  La  conquête,  il  est 
vrai,  est  toujours  amère  au  cœur  des  vaincus,  mais  si  elle  de- 
vient le  prétexte  d'un  brisement  continuel  de  toutes  les  tradi- 
tions, de  tous  les  souvenirs  et  de  tout  ce  qui  touche  à  des  prin- 
cipes chers;  si  elle  se  traduit  par  l'exorbitante  prétention   d'im- 


26  REVUE  CANADIENNE 

poser,  outre  le  fardeau  de  la  puissance,  l'unité  de  lois,  de  mœurs 
et  d'administration,  à  des  nationalités  complètement  distinctes 
par  l'origine,  les  croyances  religieuses  et  le  langage,  on  peut 
affirmer  qu'un  despotisme  de  ce  genre  sera  court,  impuissant 
et  désastreux.  Le  général  Murray  fut  le  premier  à  se  rendre 
compte  de  la  situation  et  s'efforça  de  nous  rendre  la  transition 
le  moins  pénible  possible.  Il  se  montra  fort  tolérant  et  c'est 
avec  raison  qu'il  put  écrire  en  1766.  dans  son  rapport  au  gou- 
vernement impérial  :  "  Je  me  glorifie  d'avoir  fait  tout  en  mon 
"  pouvoir  pour  gagner  à  mon  Royal  Maître  l'affection  de  ce 
"  peuple  brave  et  courageux,  dont  le  départ  du  pays,  si  jamais 
'■  il  avait  lieu,  serait  une  perte  irréparable  pour  l'empire." 

Ces  sentiments  généreux  ne  furent  pas  cependant  ceux  qui 
animèrent  tous  ses  successeurs.  On  traita  de  préjugé  notre 
attachement  à  notre  foi,  à  notre  langue  et  à  nos  coutumes,  et 
on  tenta  mille  moyens  pour  nous  désafïectionner  de  ces  pré- 
cieux héritages.  Lord  Granville,  indigné  du  traitement  qu'on 
nous  faisait  subir,  ne  craignit  pas  de  répondre  dans  la  Cham- 
bre des  Lords,  que  cet  attachement  était  fondé  sur  la  raison  et 
sur  quelque  chose  de  plus  élevé  encore  que  la  raison,  sur  les 
sentiments  les  plus  sacrés  du  cœur  humain. 

Le  traité  de  Paris  nous  garantissait  les  droits  et  privilèges  de 
sujets  anglais.  Peu  de  temps  après  la  cession,  cependant,  on 
abolit  les  tribunaux  pour  leur  substituer  le  règne  de  l'épée.  Le 
7  décembre  1763,  une  proclamation  royale  prescrivait  à  tous 
les  Canadiens,  une  déclaration  d'abjuration  et  ordonnait  l'ex- 
pulsion de  tous  ceux  qui  refuseraient  de  devenir  apostats. 

Dans  le  premier  conseil,  on  exigeait  des  membres  un  ser- 
ment (|ui  constituait  une  insulte  à  notre  foi.  On  tira  de  prison 
un  ignorant  du  nom  de  Gregory,  pour  le  charger  d'administrer 
la  justice  comme  juge  en  chef. 

Tous  les  fonctionnaires  publics  étaient  protestants  et  pour- 
tant ces  derniers  ne  comptaient  que  500  âmes  sur  une  popula- 
tion de  69,275  habitants. 

Des  conseils  plus  sages    prévalurent  quelque   temps  après. 


VITALITE  DE  LA  RACE  FRANÇAISE  27 

Des  hommes  d'Etat  distingués  comprirent  que  l'assimilation 
des  Canadiens  et  des  Anglais  constituait  une  impossibilité,  et 
les  autorités  se  montrèrent  mieux  disposées. 

Il  n'y  a  aucun  doute  que  l'Angleterre  eîit  consenti  dès  le  dé- 
but à  nous  traiter  avec  moins  de  rigueur,  si  les  colons  de  la 
Nouvelle-Angleterre  n'eussent  sans  cesse  fait  entendre,  à  Dow- 
ning  Street,  leur  clameur  hostile.  Irrité  des  concessions  que 
nous  venions  de  recevoir  du  gouvernement  britannique,  le 
congrès  des  colonies  anglaises  adopta,  en  1774,  une  résolution 
dans  laquelle  il  déclarait  "  qu'il  était  étonné  que  le  parlement 
"  eiit  consenti  à  donner  une  existence  légale  à  une  religion  qui 
"  avait  inondé  l'Angleterre  de  sang  et  répandu  l'hypocrisie,  la 
"  persécution,  le  meurtre  et  la  révolte  dans  toutes  les  parties 
■■  du  monde." 

Cette  explosion  d'un  fanatisme  sauvage  et  révoltant,  trouva 
de  l'écho  en  Canada.  Il  ne  faut  pas  être  surpris,  après  cela,  si 
lors  de  la  guerre  de  l'indépendance,  nous  sommes  demeurés 
sourds  à  leur  appel  intéressé  et  si  nous  nous  sommes  souvenus 
de  leurs  sanglants  outrages. 

Quand  Arnold  et  Montgomery  parurent  devant  les  murs  de 
Québec,  on  vit  le  spectacle  d'un  nombre  considérable  d'Anglais 
travaillant  avec  zèle  à  persuader  aux  Canadiens  de  livrer  la 
ville  aux  mains  des  Américains. 

Plusieurs  marchands  anglais  de  Québec  se  retirèrent  à  l'île 
d'Orléans,  attendant  l'issue  de  cette  campagne,  bien  résolus  à 
se  ranger  du  côté  du  vainqueur,  et  d'entrer  dans  la  ville  avec  les 
fourgons  de  l'armée  américaine,  si  cette  dernière  l'emportait. 
Les  Canadiens,  au  contraire,  prirent  les  armes  sans  hésitation  et 
soutinrent  l'honneur  du  drapeau  anglais. 

Plus  tard,  lorsque  le  Canada  fut  de  nouveau  envahi,  nos  mi- 
lices volèrent  aussitôt  à  la  frontière  et  firent  leur  devoir.  On 
parle  quelquefois  de  la  victoire  de  Châteauguay  comme  d'un 
coup  de  feu,  au  coin  d'un  bois,  avec  une  avant-garde.  Rien  de 
plus  faux. 

Cette  bataille  fut  gagnée  par  la  tactique  scientifique  du  colo- 


28  REVUE  CANADIENNE 

nel  de  Salaberry  et  le  courage  intelligent  de  nos  volontaires.  La 
série  des  marches  militaires,  la  disposition  des  Voltigeurs  et  la 
manière  habile  avec  laquelle  il  sut  attirer  dans  un  piège  un 
corps  d'armée  américaine,  suffisent  à  démontrer  le  génie  de  la 
guerre  de  ce  brillant  officier.  Mais  ce  n'est  pas  seulement  à 
Châteauguay  que  les  nôtres  se  distinguèrent.  Le  lieutenant 
Rolette  fut  chargé  du  commandement  d'un  brigantin  armé. 
En  plein  jour,  n'ayant  avec  lui  que  six  hommes,  il  attaqua  et 
captura  un  navire  américain  chargé  de  troupes  et  de  bagages. 

Pendant  cette  guerre,  il  s'empara  de  dix-huit  navires  amé- 
ricains et  mourut  des  blessures  reçues  dans  un  engagement. 
Un  autre  Canadien-Français  qui  nous  fit  honneur  et  dont  le 
nom  devrait  suivre  ceux  de  Salaberry  et  Rolette,  c'est  le  capi- 
taine Taillon.  Il  remporta  une  victoire  complète  près  de  Dé- 
troit sur  le  major  Van  Horne.  Pendant  ce  temps-là,  Pothier, 
avec  200  voyageurs  canadiens,  s'emparait  de  Michillimakinac  et 
entraînait  les  tribus  indiennes  sous  le  drapeau  anglais.  Enfin 
nous  étions  représentés  dans  l'état-major,  par  les  lieutenants-co- 
lonels Montviel  et  Deschambault,  le  premier  comme  lieutenant 
du  gouverneur  Provost  et  le  second  en  sa  qualité  d'adjudant- 
général  de  la  milice  du  Canada. 

Malgré  ces  services  éclatants  rendus  à  l'Angleterre,  il  faut 
bien  l'avouer,  nous  avons  été  peu  récompensés.  On  oublia  vite 
ce  qu'on  nous  devait.  Nous  avons  été  obligés  de  conquérir 
nos  droits  religieux  et  civils  par  une  lutte  constante  et  des  ef- 
forts prodigieux.  Plaçons  tout  d'abord,  parmi  nos  défenseurs 
les  plus  illustres,  Mgr  Plessis,  ce  champion  de  nos  libertés  sco- 
laires. En  1820,  il  se  rendit  en  Angleterre  pour  presser  la 
sanction  d'une  loi  adoptée  par  la  législature  pour  la  difïusion 
de  l'instruction  primaire  dans  les  campagnes.  Depuis  1801 
toutes  les  écoles  étaient  soumises  à  la  surveillance  et  à  l'influen- 
ce immédiate  de  l'Institution  Royale,  autrement  dit,  du  clergé 
prote.stant. 

Mgr  Plessis  ne  put  rien  obtenir  de  lord  Bathurst,  ministre 
des  colonies.     Ce  prélat  intrépide  ne  se  laissa  pas  décourager. 


VITALITE  DE  LA  RACE  FRANÇAISE  29 

Il  continua  de  demander  justice  et  de  protester  contre  la  ty- 
rannie odieuse  dont  les  catholiques  étaient  l'objet.  La  lutte 
se  poursuivit  avec  la  même  opiniâtreté  de  1820  jusqu'à  1835, 
quand  le  gouvernement  anglais  refusa  de  nouveau,  pour  la  der- 
nière fois,  de  sanctionner  une  loi  qui  permettait  l'enseignement 
du  catholicisme  et  de  la  langue  française  dans  les  écoles.  Lassé 
par  une  si  noble  constance,  le  gouvernement  cessa  d'apposer 
son  veto  et  la  victoire  resta  à  l'illustre  évêque  de  Québec.  Tant 
il  est  vrai  que  la  force  est  bien  peu  de  chose,  quand  elle  est  aux 
prises  avec  la  justice  ou  une  idée  morale. 

On  accuse  parfois  les  Canadiens-Français  de  ne  pas  suivre 
aussi  prestement  que  les  Anglo-Saxons  le  char  rapide  des  pro- 
grès modernes. 

On  oublie  de  noter  le  fait  que  pendant  un  demi-siècle,  nous 
avons  été  mis  en  séquestre,  ostracisés  et  privés  de  toute  fonction 
ou  octroi  public. 

Pendant  ce  temps-là,  les  Anglais  prenaient  les  devants  et  édi- 
fiaient leur  fortune.  On  ne  tient  pas  compte,  non  plus,  du  fait 
que  pour  nous  punir  de  la  levée  de  boucliers  de  1837,  on  nous 
imposa,  en  1840,  une  dette  d'un  million  de  livres  sterling, 
qui  avaient  été  dépensées  à  bâtir  des  écoles  et  des  ponts  ou 
ouvrir  des  chemins  dans  Ontario. 

D'ailleurs,  chaque  race  a  son  génie  propre,  ses  aptitudes  na- 
turelles et  ses  tendances  nationales.  Pour  nous,  nous  sommes 
avant  tout  un  peuple  agricole.  Lorsque  nous  nous  implantons 
quelque  part,  nous  nous  enracinons  au  sol.  Aucune  nation  ne 
présente  autant  de  force  de  résistance  que  la  nôtre,  dans  les 
âpres  difficultés  inhérentes  au  berceau  d'un  premier  établisse- 
ment. Nous  sommes  là  dans  le  milieu  qui  nous  convient  par  ex- 
cellence. Je  ne  veux  pas  dire  que  les  autres  carrières  nous 
soient  fermées  et  qu'aucun  des  nôtres  n'y  brille  au  premier 
rang.   Ce  serait  trop  exclusif. 

fA  suivre) 


NOTRE-DAME  DE  LORETTE  EN  LA 
NOUVELLE-FRANCE 


(Suite) 


CHAPITRE  DIXIEME 

Notre-Dame  de  la  Jeune- Lorette  au  19e  siècle. 

L'histoire  de  la  Jeune-Lorette,  comme  mission  distinc- 
te, finit  avec  le  départ  et  la  mort  subséquente  du 
dernier  missionnaire  jésuite  de  la  bourgade  huronne,  le  P. 
Giraultde  Villeneuve.  Mais  elle  continuera  de  vivre  dans 
la  foi  et  la  piété  à  l'ombre  de  la  croix.  Bientôt  une  parois- 
se canadienne-française  surgira  à  côté  d'elle,  la  couvrant  de 
sa  protection  et  partageant  généreusement  avec  elle  la 
sollicitude  et  le  dévouement  de  son  pasteur. 

Les  Hurons,  toujours  traités  en  enfants  gâtés  par  ceux 
qui  les  avaient  engendrés  à  la  foi,  goûteront  d'abord  mé- 
diocrement le  régime  nouveau,  qui  leur  semble  léser  des 
droits  fondés  sur  l'usage  et  une  prescription  de  deux 
siècles.  Malgré  la  pénurie  de  prêtres  qui  suivit,  durant 
de  longues  années,  la  cession  du  Canada  à  l'Angleterre, 
ils  comprendront  difficilement  pourquoi  on  refuse  un  mis- 
sionnaire particulier  à  une  boui'gade  qui,  naguère,  en  pos- 
sédait le  plus  souvent  deux  à  la  fois. 

Un  jour  leurs  plaintes  revêtirent  une  forme  officielle, 
et  atteignirent  le  "  chef  de  la  prière  ",  l'évêque  Denaut, 
dans  sa  lointaine  résidence  de  Longueuil.  Plein  de  chari- 
té et  d'indulgence  pour  ses  ouailles  confiantes  et  naïves, 
le  vertueux  et  zélé  p.isteur  lui  adresse  la  réponse  suivante. 


NOTRE-DAME  DE  LORETTE  31 

"  Pierre  Denaut,  Evêqiie  de  Québec,  etc.,  etc.  Aux  Sau- 
vages de  la  Mission  de  N.-D.  de  Lorette,  Salut  et  Béné- 
diction. 

"  J'ai  reçu,  mes  chers  enfants,  la  demande  que  vous 
m'avez  faite  d'un  missionnaire  pour  la  desserte  de  votre 
seul  village  ;  et  cette  demande  m'a  réjoui,  en  ce  sens  qu'elle 
montre  en  vous  un  grand  désir  des  biens  spirituels,  et  une 
volonté  bien  marquée  de  participer  plus  abondamment 
aux  grâces  attachées  au  ministère  de  Jésus-Christ  :  mais 
d'un  autre  côté,  elle  m'afflige,  parce  qu'elle  est  faite  dans 
un  temps  oîx   il  m'est  impossible  de  vous  satisfaire. 

"  Occuper,  en  effet,  pour  vous  seuls  un  missionnaire,  au 
moment  où  je  me  vois  obligé  d'ôter  à  certaines  paroisses 
leurs  pasteurs  pour  les  employer  dans  des  postes  plus  im- 
portants, me  priver  d'un  prêtre  pour  une  mission  très  peu 
considérable,  et  à  portée  de  tous  les  secours,  tandis  que 
des  missions  très  nombreuses  et  d'une  très  grande  étendue 
sont  forcées  de  s'en  passer,  c'est  ce  qui  ne  pouvait  s'accor- 
der avec  la  conscience  de  votre  évêque,  qui  est  également 
redevable  à  tous  les  fidèles  de  son  bercail,  puisqu'ils  sont 
tous  ses  brebis. 

''  Oui,  mes  enfants,  j'ai  trouvé  dans  les  extrémités  de  ce 
vaste  diocèse,  des  troupes  nombreuses  de  vos  frères,  de 
bons  sauvages  et  des  fervents  chrétiens,  privés  pendant 
la  plus  grande  partie  de  l'année  du  pain  de  la  divine  paro- 
le et  du  secours  des  sacrements,  et  obligés  de  faire  de 
longs  voyages  pour  se  procurer  l'avantage  d'avoir  un 
prêtre  ;  je  les  ai  vus  partager  cette  disette  des  biens  spi- 
rituels avec  une  foule  de  chrétiens  de  différentes  nations, 
qui  tous  avaient  droit  à  ma  sollicitude;  je  l'ai  vu 
avec  douleur,  et  je  n'ai  pu  y  remédier. 

'*  Priez  donc,  mes  enfants,  et  priez  avec  ferveur  le  maître 
de  la  moisson  d'envoyer  un  nombre  suffisant  d'ouvriers 
pour  la  recueillir,  ^''  et  si  nos  vœux  communs  sont  exau- 

(1)  Luc,  X,2. 


32  REVUE  CANADIENNE 

ces,  je  vous  promets  de  vous  faire  part  de  notre  abon- 
dance, et  de  vous  donner  un  prêtre  pour  vous  seuls,  aussi- 
tôt que  les  besoins  pressants  de  mes  autres  enfants  n'y  met- 
tront plus  d'obstacle. 

"  Longueuil,  le  7  d'octobre  1804. 

"  (Signé)         t  P.,  EvÊQUE  de  Québec.  "   (1) 

Les  sauvages  de  Lorette  se  soumirent  respectueusement 
à  la  décision  de  l'évêque,  et  n'ont  cessé,  depuis  lors,  de 
vénérer  et  de  chérir  les  missionnaires  qui,  sau'»  distinc- 
tion de  race  ou  de  nationalité,  leur  prodiguèrent  leur 
zèle  et  leur  charité.  Autant  que  possible,  et  notam- 
ment dans  deux  cas,  le  curé  de  la  paroisse  canadienne- 
française,  «hargé  en  même  temps  de  la  desserte  de 
la  mission  huronne,  avait  consacré  les  prémices  de  sa 
carrière  au  ministère  des  sauvages  dans  des  régions  loin- 
taines du  Canada.  Les  Hurons  de  Lorette  pouvaient  alors, 
mieux  que  jamais,  compter  sur  uue  prédilection  dont 
leurs  frères  au  visage  pâle  ne  se  montrèrent  jamais  jaloux. 

L'ordre  et  la  clarté  demandent  qu'on  réserve  pour  un 
chapitre  distinct  l'historique  de  la  paroisse  de  Saint-Am- 
broise  de  la  Jeune-Lorette,  ainsi  qu'une  courte  biographie 
de  ses  curés-missionnaires.  L'histoire  du  sanctuaire  de  la 
Madone  au  dix-neuvième  siècle  n'est  guère  mouvementée. 
Un  incendie,  la  reconstruction  de  la  chapelle,  et  une  pre- 
mière messe,  voilà  le  résumé  de  ses  annales. 

L'incendie  de  la  chapelle,  en  1862,  priva  durant  quatre 
ans  les  Hurons  des  privilèges  d'une  desserte  spéciale  et 
des  consolations  qu'ils  y  goûtaient.  Obligés  de  se  trans- 
porter à  l'église  paroissiale,  ils  s'y  trouvaient  dépaysés; 
leurs  yeux  n'y  contemplaient  plus  la  douce  image  de  la 
Vierge   Lorettaine,    ni    la    sainte   maison    portée  par   les 

(1)  Archives  de  l'Archevêché  de  Québec,  Registre  I.    Cette  lettre  ne  figure 
pas  dans  la  collection  iinpriraé«  des  Mandement»  des  Evigues  de  Québec. 


NOTRE-DAME  DE  LORETTE  33 

Anges,   ni  les  offrandes  royales  d'Ononthio,  ni  les   naïfs 
ex-voto  des  enfants  de  la  foret. 

Un    poète   canadien  a  traduit  en  strophes   émues  leur 
épreuve  et  leur  tristesse. 

Naguère  une  chapelle  à  l'antique  façade, 
Donnant  un  air  Joyeux  à  la  pauvre  bourgade, 
Elevait  vers  le  ciel  la  croix  de  .son  clocher. 
Les  Hurons  à  la  messe  arrivaient  le  dimanche 
Avec  leurs  souliers  mous  et  leurs  chemises  blanche». 
Les  femmes,  comme  ailleurs,  promptes  à  s'approcher 
De  la  maison  de  Dieu  dès  qu'elle  était  ouverte, 
Revêtaient,  ce  jour-là,  leur  plus  belle  couverte. 
Bientôt  un  chant  pieux  montait  vers  le  Soigneur 
Avec  les  flots  d'encens  et  la  voix  du  pasteur. 

Mais  hélas  !  aujourd'hui  le  béni  sanctuaire 

N'est  qu'un  mur  délabré  ! 
Le  sauvage  n'a  plus  son  temple  tutélaire, 

Son  refuge  sacré, 
Il  erre,  sombre  et  triste,  au  milieu  des  ruines 

Que  l'herbe  vient  couvrir. 
Cherchant  de  quel  forfait  les  vengeances  divines 

Ont  voulu  le  punir. 

Il  n'entend  plus  la  voix  de  la  joyeuse  cloche 

Annonçant,  tour  à  tour, 
Que  déjà  du  repos  l'heure  calme  s'approche, 

Ou  qu'enfin  il  est  jour. 
Il  n'entend  plus  jamais  le  chant  des  brunes  vierges 

Elevant  vers  le  ciel 
Une  dme  tout  en  feu  comme  les  pâles  cierges 

Qui  brûlaient  sur  l'autel. 

Le  dimanche,  autrefois,  c'était  fête  au  village  ; 

Aujourd'hui,  tout  est  deuil  ! 
De  son  humble  maison  le  timide  sauvage 

Ne  laisse  plus  le  seuil. 
Son  cœur  se  refroidit  et  sa  vertu  chancelle 

Sous  le  poids  du  malheur. 
Comme  on  voit  chanceler  une  frêle  nacelle 

Sur  la  mer  en  fureur. 

Et  l'on  dit  que  le  soir,  lorsque  d'épaisses  ombres 

Enveloppent  ce  lieu, 
On  voit  passer  souvent,  au  milieu  des  décombres 

De  la  maison  de  Dieu, 
Une  forme  suave,  aussi  blanche  et  légère 

Que  le  sont  les  vapeurs  ; 
Et  puis  elle  paraît  s'asseoir  sur  une  pierre 

Et  répandre  des  pleurs. 

Et  plus  loin,  sur  le  bord  de  la  belle  cascade, 

Quand  on  approche  un  peu. 
On  voit  un  spectre  nain  qui  sautille  et  gambade, 

Et,  de  ses  yeux  de  fëu. 

Juillet.— 1901.  3 


34  REVUE  CANADIENNE 

Regarde  sans  cesse,  en  riant  avec  malice, 

Le  saint  temple  détruit  ; 
Puis  soudain,  il  s'élance  au  fond  du  précipice, 

Dès  qu'une  étoile  luit. 

Et  on  croit  au  bameau,  que  cette  forme  exquise. 

Ce  fantôme  brillant 
Qui  visite,  la  nuit,  les  restes  de  l'église 

Et  s'assied  en  pleurant. 
C'est  l'ange  à  qui  le  Ciel   a  confié  la  garde 

Du  village  liuron, 
Et  que  ce  spectre  affreux,  qui  rit  et  le  regarde, 

Est  un  niécbant  démon. 

Mais  comment  faire  pour  relever  de  ses  ruines  l'antique 
sanctuaire  ?  De  police  d'assurance — luxe  inconnu  aux  sau- 
vages sans  souci  du  lendemain,  on  n'en  avait  certainement 
pas.  La  charité  seule,  aidée  d'un  octroi  public,  pouvait 
leur  permettre  de  reconstruire  leur  chapelle. 

Leur  zélé  pasteur,  messire  François  Boucher,  digne  suc- 
cesseur des  Chaumonot  et  des  de  Couvert,  tendra  la  main, 
et  surtout  fera  entendre  sa  voix,  "  à  temps  et  à  contre 
temps,"  aux  législateurs  du  pays.  Il  s'unira  au  député  du 
comté,  l'honorable  François  Evanturel,  pour  rappeler  au 
gouvernement  que  "  depuis  la  mort  du  dernier  jésuite  au 
Canada,  les  biens  de  la  tribu  huronne  furent  réunis  au 
domaine  public,  et  qu'à  compter  de  cette  époque  les  reve- 
nus provenant  de  cette  source  n'ont  fait  que  s'accroître 
précisément  dans  la  même  proportion  que  la  misère  de  la 
peuplade  délaissée"  '".  Enfin,  le  gouvernement  se  laissa 
toucher  et  contribua  soixante-quinze  louis  *^*.  Les  cultiva- 
teurs de  Saint-Ambroise  s'empressèrent  de  charroyer  le 
bois  nécessaire  à  la  charpente  de  l'église.  Les  murs 
étaient  très  peu  endommagés.  On  put  donc  reconstruire 
promptement  le   temple  incendié,  et  l'ouvrir  de  nouveau 

(1;  Voir  \e  Journal  de  Québec,  \2  avril  1864.  Dès  le  12  juillet  1862,  c'est-à- 
dire  deux  jours  seulement  après  l'incendie,  les  Hurons  adressèrent  au  Gou- 
verneur-Général lord  Monck  une  requête  pour  obtenir  les  moyens  de  rebâtir 
leur  chapelle. 

(2)  Trois  cents  piastres.  Il  ne  s'agit  pas  ici  de  louis  sterling,  mais  de 
louis  français,  dont  l'usage  n'avait  pas  encore   disparu  du  langage  monétaire 


NOTRE-DAME  DE  LORETTE  35 

au  culte,  à  la  grande  joie  des  pauvres  Hurons  privés  depuis 
quatre  ans  de  leur  sanctuaire  bien-aimé.  Il  était  temps  de 
les  remettre  sous  la  tutelle  de  la  Madone  de  Lorette  ins. 
tallée  de  nouveau  sur  son  trône  d'honneur,  et  de  les  réunir 
au  pied  de  l'autel  où  l'Agneau  divin  s'était  si  souvent 
immolé  pour  leur  salut.  De  nouvelles  tentations  allaient 
les  assaillir.  Le  "  spectre  nain,"  dont  parle  le  poète, 
n'était  pas  une  pure  chimère.  Le  vautour  tîvait  déjà  flairé 
l'espoir  d'une  proie  facile.  De  faux  apôtres,  zélateurs  d'une 
religion  naine  et  mutilée,  avaient  offert  d'acheter  le 
terrain  de  la  chapelle  et  d'y  construire  un  temple.  Leur 
plan  exécuté,  ils  eussent,  avec  l'appât  séduisant  de  l'or  et 
de  la  bonne  chère,  essayé  d'attirer  quelques  meurt-de- 
faim  à  leur  prêche  hérétique. 

Les  Hurons,  plus  fidèles  à  la  foi  du  Christ  que  leurs 
malheureux  frères  les  Iroquois  du  lac  des  Deux-Mon- 
tagnes ''',  eussent-ils  résisté  à  tant  de  moyens  de  faux  pro- 
sélytisme ?  Il  serait  consolant  de  le  croire,  mais  la  divine 
Providence  n'a  pas  permis  qu'ils  fussent  soumis  à  une 
telle  épreuve. 

Ce  fut  le  dimanche,  12  novembre  1865,  que  se  fit  la  bé- 
nédiction de  leur  église  restaurée. 

"  La  chapelle,  dit  un  chroniqueur,  était  remplie  d'une 
foule  émue  et  recueillie.  Toute  la  population  sauvage, 
sauf  ceux  qui  étaient  partis  pour  la  chasse,  se  pressait 
dans  l'enceinte  sacrée." 

Grande  fut  la  joie  de  ces  braves  gens  en  se  voyant 
groupés  de  nouveau  au  pied  de  la  Madone. 

•'  L'abbé   Racine,  '^'  continue  le    narrateur,  qui   est    un 

(1)  Il  y  a  quelques  années,  se  croyant  frustrés  de  prétendus  droits  qu'ils 
réclamaient  des  prêtres  de  Saint-Sulpice,  leurs  bienfaiteurs  et  protecteurs 
depuis  deux  siècles,  un  groupe  d'Iroquois  et  d'Algonquins  de  cette  mission 
d'Oka,  dirigés  par  un  Canadien-Français  apostat,  se  séparèrent  de  l'Eglise. 
Il  va  sans  dire  que  les  sectes  les  accueillirent  à  bras  ouverts  et  leur  construi- 
sirent un  temple. 

(2)  Devenu  plus  tard  évêque  de  Sherbrooke. 


36  REVUE  CANADIENNE 

enfant  de  la  piiroisse,  a  prononcé  un  discours  éloquent  où 
les  souvenirs  historiques  de  la  tribu  huronne  se  mêlaient 
naturellement  aux  grandes  vérités  chrétiennes.  Le  pré- 
dicateur a  parlé  en  termes  touchants  de  cette  nation 
autrefois  si  puissante,  et  dont  presque  tous  les  descen- 
dants étaient  réunis,  en  ce  moment-là,  dans  l'étroite 
enceinte  de  la  petite  chapelle.  Il  a  évoqué  la  mémoire  de 
leur  grandeur  passée  et  loué  la  foi  qui  les  a  soutenus  dans 
les  épreuves  de  leur  déclin,  et  qui  leur  assigne  un  rang  à  part 
parmi  les  populations  sauvages  qui  ont  laissé  des  traces 
dans  l'histoire  des  peuples  civilisés.  Tandis  qu'il  parlait 
ainsi,  on  pouvait  suivre  sur  les  énergiques  figures  des 
descendants  des  Hurons  le  sentiment  ému  qui  remplissait 
leurs  cœurs.  Un  instant,  évoqué  'par  le  lieu,  la  circons- 
tance, la  parole  de  l'orateur,  le  passé  historique  de  cette 
poignée  d'hommes  qui  furent  un  peuple,  apparut  dans 
cette  petite  chapelle  bâtie  sur  tant'  de  ruines,  et  remplit 
d'émotion  l'âme  des  assistants."  '^*  Elle  était  donc  réalisée, 
la   vision   de   la    Vierge  huronne  chantée  par  le  poète.  '^' 

De  ses  débris  fumants  le  temple  renaîtra, 
Au-dessus  du  hameau  la  croix  de  fer  luira, 
Et  sur  le  saint  parvis  le  sauvage  priera. 

Et  la  vierge  huronne  ira  dans  la  prairie 
Cueillir,  comme  autrefois,  la  fleur  la  plus  jolie. 
Pour  orner,  chaque  jour,  l'image  de  Marie. 


Que  ton  rêve  était  doux,  jeune  fille  huronne! 
Ce  temple  que  tu  vis,  que  le  ciel  te  le  donne  ! 

Il  manquait  pourtant  un  clocher  et  une  cloche  au  sanc- 
tuaire reconstruit.  Cette  lacune  fut  bie>itôt  comblée,  grâce 
à  la  générosité  de  monsieur  François  Evanturel,  et  le 
P' juillet  de  l'année  suivante  (1866),  Mgr  C.-F.  Buillar- 
geon,  évêque  de  Tloa  et  coadjuteur  de  Mgr  Turgeon, 
archevêque  de  Québec,  bénissait  solennellement  Françoise 

(1)  Le  Canadien,  13  novembre  1865. 

(2)  Pampbile  Lemay. 


NOTRE-DAME  DE  LORETTE  37 

Henriette,  '^'  en  présence  de  toute  la  tribu,  d'un  clergé 
nombreux  et  d'une  grande  affluence  d'étrangers  accourus 
pour  être  témoins  du  spectacle.  '-* 

Jamais  le  bronze  sacré  ne  vibra  avec  plus  d'émotion  que 
le  troisième  jour  d'octobre  de  l'an  de  grâce  1870.  Sa  voix 
proclamait  à  tout  venant  un  fait  mémorable  dans  les  faates 
de  l'église  de  la  Nouvelle-France.  Ce  jour-là,  en  effet,  allait 
être  célébrée  la  première  messe  du  premier  prêtre  huron. 

L'histoire  a  enregistré  les  diverses  tentatives  infruc- 
tueuses que  firent  les  missionnaires,  dans  le  but  de  faire 
instruire  et  de  préparer  au  saint  ministère  les  enfiints  dep 
tribus  indigènes. 

En  1636,  le  Père  Daniel  avait  réussi  à  engager  douze 
petits  Hurons  à  descendre  avec  lui  à  Québec  pour  y  com- 
mencer leurs  études.  Au  moment  du  départ,  grâce  à  la 
faiblesse  de  leurs  parents,  bon  nombre  manquèrent  à 
l'appel.  Rendus  aux  Trois-Rivières,  malgré  les  présents 
et  les  ré^mmandes  qu'employa  tour  à  tour  le  P.  Daniel, 
les  autres  en  firent  autant.  Un  seul  demeura  fidèle  et 
persévéra  dans  sa  résolution.  Cependant,  après  un  peu  de 
réflexion,  deux  autres  finirent  par  le  rejoindre,  et  ils  se 
rendirent  au  séminaire  huron  établi  à  Notre-Dame  des 
Anges  en  attendant  un  lieu  plus  convenable.  '^' 

(1)  Les  parrains  et  marraines  de  la  cloche  furent  M.  et  Mme  François 
Evanturel,  le  chef  Paul  Picard  et  Mme  Philippe  Vincent.  La  baptisée  porte  les 
noms  du  premier  parrain  et  de  la  seconde  marraine,  née  Henriette  Romain. 

(2)  Présents  à  la  cérémonie  :  Messieurs  J.  Auclair,  curé  de  Québec  ;  Ant. 
Racine,  desservant  de  l'église  Saint-Jean-Baptiste  de  Québec,  A.  Mailloux, 
V.  G.,  G.  Tremblay,  curé  de  Beauport,  L.  Biais,  curé  de  la  Rivière-au-Renard, 
P.  Dolierty  et  N.  Laliberté,  du  séminaire  de  Québec,  F.  Catellier  et  autres. 
Parmi  les  laïques,  on  remarquait  le  juge  Maguire,  le  major  Coldthurst,  MM. 
Abraham  Haniel,  E.  G.  Caonon,  etc. 

(3)  "  En  1626,  dit  le  P.  Martin,  dans  une  note  à  la  première  édition  de  la 
JÎ^/a(ion  du  P.  Bressany  (p.  15),  les  jésuites  avaient  formé  là  leur  première 
résidence  à  deux  nulles  de  Québec  sur  la  rive  droite  de  la  petite  rivière  Lairet, 
à  l'endroit  où  elle  tombe  dans  la  rivière  Saint-Charles.  C'était  l'extrémité  du 
terrain  que  leur  avait  donné  le  duc  de  Ventadour,  sous  le  nom  de  seigneurie 
de  N.-D.  des  Anges."  Jacques  Cartier,  le  découvreur  du  Canada,  y  hiverna  en 
1535.  C'est  à  cet  endroit  que  s'élève  aujourd'hui  le  monument  Cartier-Brébeuf, 


38  REVUE  CANADIENNE 

Quand  le  P.  Bressany,  en  1644,  partit  pour  le  pays  des 
Hurons,  dang  le  but  de  rétablir  les  relations  interrompues 
depuis  la  mort  du  P.  Jogues  et  de  secourir  les  mission- 
naires en  proie  à  l'abandon  et  à  la  dernière  misère,  il  fut 
accompagné  de  "  six  chrétiens  luirons,  qui  depuis  un  ar. 
vivaient  dans  le  séminaire  liuron  que  les  jésuites  avaient 
commencé  à  Notre-Dame  des  Anges,  près  de  Québec."  " 

Ces  Hurons  n'étaient  pas  des  écoliers,  mais  des  néophytes 
qu'on  avait  instruits  et  baptisés  à  la  réeidence  desjésuites. 

La  tentative  du  P.  Daniel  avait  échoué,  comme  devaient 
également  échouer  plus  tard  celles  de  ses  collaborateurs 
et  de  ses  successeurs  dans  la  mission  du  Canada.  L'inten- 
tion qui  présida  à  la  fondation  de  leur  collège  si  prin- 
cièrement doté  et  si  bien  organisé,  ne  devait  être  réalisée 
qu'à  demi.  Les  fils  des  seuls  Français  devaient  en  béné- 
ficier. Pourtant  c'était  à  l'instruction  des  enfants  des  sau- 
vages qu'il  était  principalement  destiné,  comme  le  prouve 
la  citation  suivante  :  *•  La  compagnie  de  la  Nouvelle-France, 
a  tous  présents  et  advenir  salut.  Les  Révérends  Pères  de 
la  société  de  Jésus,  nous  ont  fait  entendre  le  dessein  qu'ils 
ont  d'établir  un  collège  séminaire  en  la  Nouvelle-France 
pour  y  Instruire  les  enfians  des  Sauvages,  les  hurons  esloi- 
gnez  de  deux  cens  lieues  de  Quebecq  leur  en  aian  désià  en- 
voyé six  avec  promesse  de  Leur  envoyer  un  grand  nombre 
à  l'advenir.  Et  aussi  pour  instruire  les  enfi'ansdes  français 
qui  résideront  sur  les  Lieux.  Et  qu'à  cet  effet  ils  auroient 
besoing  d'une  place  compétante  dans  le  lieu  désigné  pour 
la  ville  que  Notre  Compagnie  veult  faire  construire  à  Que- 
becq pour  y  bastir  L'église,  les  logements  des  Régents  et 
escoliers,  Cours  et  enclos  du  dit  collège  et  séminaire. 

"  A  ces  causes  désirans  contribuer  de  Ntrepart  à  une  si 
louable  et  salutaire  entreprise  avonsdonné  concédé  etc."  '^' 

(1)  Bressany,  Relation,  page  15. 

(2)  L'original  de  ce  document,  conservé  aux  archives  du  Bureau  des  Terres 
de  la  Couronne,  à  Québec,  est  daté  du  18  mars  1637. 


NOTRE-DAME  DE  LORETTE  39 

"  Bien  des  fois  depuis,  dit  Ferland,  '''  dans  la  vue  de  les 
former  pour  le  saint  ministère,  on  a  essayé  de  fiiire  faire 
un  cours  d'études  à  de  jeunes  sauvages  doués  d'heureuses 
dispositions,  et  jamais  l'on  n'a  réussi.  A.  peine  avaient-ils 
subi  une  ou  deux  années  de  captivité  au  collège  que,  pous- 
sés par  un  mouvement  irrésistible,  ils  jetaient  bas  les  ha- 
bits de  l'étudiant,  endossaient  le  capot  de  chasseur,  et 
s'élançaient,  ivre  de  joie,  dans  les  sentiers  de  la  forêt.  " 

Plus  tard,  en  1668,  lors  de  l'ouverture  de  ses  classes,  le 
séminaire  de  Québec  essaya  de  franciser  et  d'instruire 
quelques  entants  sauvages,  mais  avec  fort  peu  de  succès.  *-* 
Une  expérience  contemporaine  n'a  guère  eu  plus  de 
résultat. 

Faut-il  donc  s'étonuer  s'il  y  eut  grande  liesse  à  Notre- 
Dame  de  la  Jeune-Lorette  le  3  octobre  1870? 

'•  Les  drapeaux,  les  pavillons  aux  couleurs  variées,  dit 
la  chronique,  tlottaient  au  vent,  et  rivalisaient  d'éclat  avec 
les  feuilles  brillantes  de  la  forêt  ;  Li  voix  solennelle  du 
canon,  se  mêlant  aux  mille  voix  de  la  cascade,  portait  au 
loin  le  bruit  de  la  fête  et  annonçait  la  joie  de  tous  les 
cœurs.  Dans  le  temple,  les  ornements  antiques  et  précieux, 
les  statues,  les  reliquaires,  les  ex-voto  d'or  et  d'argent 
brillaient  au  milieu  de  la  verdure,  des  fleurs,  des  couron- 
nes et   des   guirlandes.     Les  voix   langoureuses  des    en- 

(1)  Cours  d'kiêloire  du  Canada,  tome  I,  p.  210. 

(2)  Feri.and,  Couru  d'histoire  du  Canada,  tome  II,  page  96.  L'Abeille  (19  octo- 
bre 1878)  racontani  les  origines  Ju  Peiit  Séminaire  de  (Jiiébec,  dont  les  classes 
furent  ouvertes  pour  la  première  fois  le  9  octobre  17d8,  donne  les  noms  des 
premiers  t-lùves  inscrits. 

Ils  étaient  au  nomlire  de  treize,  dont  six  petits  Hurons  :  Joaepn  Haonde- 
cheté,  Joseph  Honhatoroji,  .Joseph  Handeouaturi,  Joseph  Ookonchiandes, 
Jean  Aontronouret  et  Nicolas  Arsaritta. 

"Nos  confrères  huron-,  que  devinrent-ils?  se  demande  le  rédacteur  de 
L'Abrille.  Oh  !  pas  un  ne  persévéra.  Au  bout  de  quelques  mois,  sur  six, 
cinq  s'étaient  déjà  envolés  de  la  cage.  Croit-on  qu'il  fût  si  facile  de  fran- 
ciser ces  jeunes  natures  primitives?  Que  d'embarras,  que  de  petites  entraves 
allaient  contrarier  les  aspirations  de  leur  enfance'  Quai  si:pplice,  par  exemple, 
de  s'appliquer  à  saisir  une  règle  de  grammaire,  quand,  depuis  l'âge  de 
quatre  ans,  on  n'a  connu  qu'un  seul  exercice,  lancer  une  pierre  contre 
l'écureuil  des  bois,  ou  tirer  une  flèclio  contre  l'oiseau  des  airs." 


40  REVUE  CANADIENNE 

fants  sauvages  faisaient  '  entendre  de  pieux  cantiques, 
et  la  foule  recueillie  et  émue,  composée  en  grande  partie  des 
restes  de  la  noble  nation  huronne,  rendait  grâces  à  Dieu  : 
un  de  leur  tribu,  un  frère,  un  enfant  du  village  de  Lorette, 
SaSatancn  (l'homme  du  souvenir),  l'abbé  Prosper  Vincent, 
le  premier  prêtre  huron,  disait  sa  première  messe." 

L'abbé  Benjamin  Paquet,  du  séminaire  de  Québec,  qui 
assistait  le  nouveau  prêtre,  adressa  après  l'évangile  à  l'au- 
ditoire attentif  une  courte  et  chaleureuse  allocution  qui 
fit  verser  de  douces  larmes.  Après  avoir  exposé  briève- 
ment le  rôle  et  la  dignité  du  prêtre,  il  félicita  les  descen- 
dants de  la  vaillante  nation  huronne  d'avoir  offert  un 
prêtre  au  Seignetir,  le  premier  depuis  que  la  bonne  nou- 
velle du  salut  leur  fut  annoncée. 

Après  le  chant  du  Te  Deam,  tous  les  habitants  du  villa- 
ge se  rendirent  à  la  sacristie.  Là,  le  doyen  de  la  nation, 
prenant  la  parole  au  nom  de  tous,  dit  :  "  Mon  frère,  les 
Hurons  sont  heureux  aujourd'hui,  et  moi  plus  que  les  au- 
tres, je  remercie  le  grand  Esprit  de  m'avoir  conservé  la 
vie  (le  vénérable  chef  Paul  avait  alors  quatre-vingt-cinq 
ans).  Nous  venons  demander  la  bénédiction  du  premier 
prêtre  huron." 

Avant  de  bénir  ses  frères,  l'abbé  Vincent  s'exprima  en 
ces  termes  :  "  Chers  et  bien  aimés  compatriotes,  les 
paroles  me  manquent  pour  rendre  la  joie  qui  déborde  de 
mon  cœur  en  ce  moment  solennel.  C'est  un  grand  et  beau 
jour  pour  moi,  hœc  diesquam  feclt  Dominas  ;  ce  jour,  c'est 
le  Seigneur  qui  l'a  fait,  et  le  ciel  comble  mes  vœux  en 
associant  à  mon  bonheur  les  restes  d'une  nation,  illustre 
entre  toutes,  autrefois  plus  nombreuse  que  les  feuilles 
de  la  forêt.  Remercions  le  Grand  Esprit  d'avoir  daigné 
choisir  le  premier  prêtre  sauvage  au  sein  de  la  nation 
huronne.  J'étais  indigne  d'une  aussi  grande  fiveur  :  elle 
est  due,  sans  doute,  au  sang  de  nos  martyrs,  à  l'élan  de  vos 
désirs  pieux  et  à  la  ferveur  des  prières  de  notre  vénérable 


NOTRE-DAME  DE  LORETTE  "      41 

missionnaire  '".  Chers  frères,  c'est  avec  un  indicible  bon- 
heur que  je  vais  vous  donner  ma  bénédiction,  au  nom  du 
Grand  Esprit,  afin  d'attirer  suï  les  débris  de  la  nation  des 
Kondiaronk  et  des  Ahatsistari  '^'  les  grâces  abondantes  du 
ciel.  <^ 


Il  convient  d'sijouter  encore  une  page  à  l'histoire  de 
l'église  huronne  au  dix-neuvième  siècle  pour  raconter  les 
vœux  exprimés  par  la  nation  pour  la  béatification  de  ceux 
qui  étaient  venus    leur    prêcher    la  foi  de  Jésus-Christ. 

Quand,  en  1875,  on  fit  des  démarches  pour  introduire 
la  cause  de  la  vénérable  Marie  de  l'Incarnation,  les 
Hurons  de  Lorettti  se  souvenant,  eux  aussi,  du  zèle  et 
de  la  charité  de  celle  qui  avait  été  particulièrement  la 
bienfaitrice  de  leur  nation,  et  justement  désireux  de  la 
voir  glorifier,  comme  de  témoigner  leur  gratitude  envers 
les  continuatrices  de  son  apostolat  auprès  les  filles  de  la 
tribu,  adressèrent  à  Sa  Sainteté  Pie  IX  une  lettre  postu- 
latoire,  dont  voici  les  principaux  passages  : 

(1)  Messire  François  Boucher. 

(2)  Chefs  renoinniés  de  la  nation  au  17'  siècle,  fervents  chrétiens,  alliés  des 
Français. 

(3)  Voir  le  Journal  de  Québec,  4  octobre  1870. 


(A  suivre) 


LOUIS  JOLLIET 

PREMIER  SEIGNEUR  D'ANTICOSTI 


{Suite } 


XIII 


Pendant  que  JoIIiet  nourrissait  les  projets  d'exploration 
qu'il  avait  exposés  au  gouverneur,  de  graves  événements  se 
préparaient  dans  la  colonie  et  au  delà  des  frontières.  Dès  son 
arrivée  à  Québec,  le  marquis  de  Denonville  avait  vu  clair  dans 
les  affaires  d'Amérique;  c'étaient  les  Anglais  de  la  colonie  voi- 
sine, plus  encore  que  les  Iroquois,  qui  étaient  à  redouter.  La 
cour,  à  qui  il  fit  part  de  ses  observations  sur  les  affaires  cana- 
diennes, ne  tint  aucun  compte  de  ses  opinions  ;  elle  'lui  prescri- 
vit de  porter  la  guerre  chez  les  Iroquois  —  ce  qu'il  était  déjà 
disposé  à  faire  —  mais  de  ne  rien  entreprendre  contre  les  co- 
lons de  la  Nouvelle-York  et  de  la  NouvellenAngleterre,  la  di- 
plomatie se  chargeant  de  régler  les  différends  qui  pourraient 
surgir  entre  Français  et  Anglais  en  Américiue. 

Or,  les  Anglais  d'Amérique  n'avaient  rien  de  la  docilité  des 
colons  du  Canada  à  l'endroit  des  ordres  venus  d'outre-mer. 
Qu'on  en  juge  par  ce  discours  tenu  par  le  colonel  Dongan  aux 
députés  des  cantons  iroquois,  réunis  en  conseil  en  1688  : 
"  Comme  notre  père  le  roi  d'Angleterre  le  désire,  il  faut  mettre 
bas  la  hache,  mais  gardez-vous  bien  de  l'enterrer.  Cachez-la 
sous  l'herbe,  afin  de  la  reprendre  s'il  en  est  besoin.  Mon  roi 
me  défend  de  vous  fournir  des  armes  et  des  munitions  si  vous 
entreprenez  la  guerre  contre  les  Français;  mais  ne  craignez 
point,  car  je  vous  fournirai  à  .mes  dépens  ce  qui  vous  sera  né- 
cessaire, si  la  guerre  continue.    Tenez-vous  sur  vos  gardes,  et 


I 


r 


LOUIS  JOLLIET  "  43 

de  peur  que  les  Français  ne  vous  surprennent,  entretenez  un 
parti  de  guerriers  sur  le  lac  Champlain  et  un  autre  sur  la 
grande  rivière." 

C'est  ainsi  que  Jacques  II,  Fallié  de  Louis  XIV,  était  obéi 
par  ses  sujets  d'Amérique. 

On  ne  se  rendait  pas  compte  de  ces  choses  à  Versailles.  De- 
nonville,  en  vrai  militaire,  se  conforma  strictement  aux  ordres 
qui  lui  furent  signifiés,  et  ne  chercha  pas  à  faire  prévaloir  ses 
opinions  personnelles  au  sujet  des  Anglais  ou  Anglo-Améri- 
cains. Il  envahit  le  pays  des  Tsonnontouans,  où  il  brûla  deux 
ou  trois  bourgades,  désertées  par  leurs  habitants,  et  ravagea 
la  moisson  d'alentour.  Cette  expédition  avait  été  précédée 
du  regrettable  guet-apens  de  Catarakoui.   (1687.) 

Le  roi  de  France  avait  écrit  à  M.  de  LaBarre,  dès  le  mois  de 
juillet  de  l'année  1684  :  "  Comme  il  importe  au  bien  de  mon 
service  de  diminuer  autant  qu'il  se  pourra  le  nombre  des  Iro- 
quois,  et  que  d'ailleurs  ces  sauvages,  qui  sont  forts  et  robustes, 
serviront  utilement  sur  mes  galères,  je  veux  que  vous  fassiez 
tout  ce  qui  sera  possible  pour  en  faire  un  grand  nombre  prison- 
niers de  guerre,  et  que  vous  les  fassiez  passer  en  France." 

Les  mêmes  instructions  avaient  été  données  à  M.  de  Denon- 
ville  et  à  l'intendant,  M.  de  Champigny,  et  c'est  surtout  sur  ce- 
lui-ci que  pèse  la  responsabilité  de  la  "  .surprise  "  du  Fort  Fron- 
tenac. Le  roi  avait  recommandé  de  faire  des  "  prisonniers  de 
guerre  ",  non  pas  de  s'emparer  de.  visiteurs  désarmés.  Il  n'en 
est  pas  moins  vrai  que  l'envoi  à  Marseille  de  captifs  iroquois 
était  la  réalisation  d'un  vœu  émis  par  le  souverain. 

Les  représailles  furent  terribles. 

La  faveur  dont  Denonville  fut  entouré  à  son  retour  en  Fran- 
ce s'explique  par  le  fait  qu'il  ne  portait  pas  l'entière  responsa- 
bilité de  la  politique  qu'il  avait  suivie.  La  cour  voulant  réparer 
Terreur  qui  avait  été  commise,  et  à  la  demande  du  gouverneur 
lui-même,  résolut  de  rapatrier  les  captifs  iroquois.  Afin  d'ef- 
facer le  plus  possible  toute  trace  du  passé,  elle  rappela  le  mar- 
quis de  Denonville  et  renvoya  au  Canada  le  comte  de  Fronte- 


44  .  REVUE  CANADIENNE 

nac,  l'ancien  gouverneur  qui  avait  su  prendre  un  si  grand  as- 
cendant sur  toutes  les  nations  indigènes.  De  sorte  que  les  Iro- 
quois  apprirent  en  même  temps  le  retour  de  leurs  frères  et  l'ar- 
rivée à  Québec  de  l'Ononthio  dont  le  faste  militaire  les  avait 
autrefois  éblouis. 

Le  chevalier  d'Au  fut  envoyé  avec  trois  interprètes  chez  les 
Iroquois  des  cantons  pour  annoncer  la  double  nouvelle  et  dis- 
poser favorablement  les  esprits.  D'après  M.  l'abbé  Bois,  ce  se- 
rait à  Louis  Jolliet  que  l'on  aurait  confié  cette  délicate  mission. 
Nous  devons  avouer  que,  dans  les  documents  de  l'époque  qu'il 
nous  a  été  donné  de  consulter,  nous  n'avons  trouvé  aucune 
trace  de  cette  ambassade  de  Louis  Jolliet  chez  les  Iroquois.  Le 
chevalier  d'Au  se  nommait  Pierre  d'Au-Jolliet  :'  le  savant  abbé 
aurait-il  confondu  ce  personnage  avec  le  découvreur  du  Mis- 
sissipi  ? 

Si  les  relations  avec  les  Iroquois  tendaient  à  s'améliorer,  il 
en  était  tout  autrement  à  l'égard  des  colons  de  la  Nouvelle- 
Angleterre.  Le  7  mai  1689,  le  prince  d'Orange,  devenu  Guil- 
laume III,  avait  formellement  déclaré  Ja  guerre  à  Louis  XIV; 
l'hostilité  des  Anglo-américains,  ses  partisans,  contre  la  colo- 
nie canadienne,  se  manifesta,  dès  l'année  suivante,  par  une  ex- 
pédition formidable  dirigée  par  l'amiral  Sir  William  Phips.  Une 
flotte  de  trente-quatre  vaisseaux  partit  de  Boston,  s'engagea 
dans  le  golfe  et  le  fleuve  Saint-Laurent,  et  vint,  le  16  octobre, 
s'arrêter  en  face  de  Québec,  alors  peu  préparé  à  soutenir  un 
siège.  En  1690  comme  au  siècle  suivant  (en  171 1  et  en  1759), 
les  ennemis  détruisirent  tous  les  établissements  du  bas  du  fleuve 
qu'ils  purent  atteindre,  sur  les  côtes  ou  dans  les  îles.  C'est  ain- 
si que  le  fort  de  Jolliet,  à  Anticosti,  fut  incendié,  de  même  que 
son  établissement  des  îles  de  Mingan.  Les  Anglo-Américains 
eurent  eux-mêmes  à  regretter  cet  inutile  vandalisme,  car,  qua- 
tre ou  cinq  semaines  plus  tard,  après  l'échec  subi  par  Phips  de- 
vant Québec,  un  de  leurs  vaisseaux,  un  brigantin  commandé 
par  le  capitaine  John  Rainsford,  vint  s'échouer  sur  la  pointe 
ouest  d'Anticosti  (la  Pointe-aux-Anglais),  et  ceux  des  naufra- 


LOUIS  JOLLIET  45 

gés  qui  ne  furent  pas  engloutis  dans  les  flots  endurèrent  beau- 
coup de  froid  et  de  misères  faute  d'abri  et  de  secours  d'aucune 
sorte. 

En  remontant  le  Saint-Laurent,  non  loin  de  Tadoussac,  le 
vaisseau  amiral  rencontra  une  barque  venant  de  Québec,  dans 
laquelle  se  trouvaient  Madame  de  LaLande,  sa  fille  Madame 
Louis  JoUiet,  et  Monsieur  de  Grandville.  Celui-ci  se  rendait 
en  éclaireur  dans  le  bas  du  fleuve,  oii  un  grand  nombre  de 
vaisseaux  portant  pavillon  anglais  avaient  été  signalés  par  un 
envoyé  abénaquis.  M.  de  Grandville  ne  soupçonnait  pas  que 
les  ennemis  fussent  si  près  de  Québec,  et  il  avait  cru  pouvoir 
'Sans  inconvénients  partir  dans  le  même  bateau  que  Madame 
de  LaLande,  Madame  Jolliet  et  quelques  autres,  qui  se  ren- 
daient à  Mingan  ou  à  Anticosti.  ^ 

Les  deux  dames  et  leurs  compagnons  furent  faits  prison- 
niers, et  assistèrent  à  bord  du  SLv  Fricnds  au  bombardement 
de  Québec,  et,  finailement,  à  la  déroute  des  assiégeants. 

Dans  sa  relation  du  siège  de  Québec  de  1690,  Charlevoix 
dit  que  les  ennemis,  découragés  et  humiliés,  se  décidèrent,  le 
23  octobre,  à  s'en  retourner  à  Boston.  "  Sur  le  soir,  la  flotte 
leva  les  ancres  et  se  laissa  dériver  à  la  marée.  Le  vingt-quatre 
elle  mouilla  à  V Arbre  Sec  (île  d'Orléans)  ;  elle  emmenait  un 
grand  nombre  de  Français  qui  avaient  été  faits  prisonniers  en 
différentes  rencontres,  et,  entre  autres,  le  sieur  Trouvé,  prêtre, 
que  Phips  avait  détenu  depuis  la  prise  de  Port-Royal,  M.  de 
Grandville  et  les  Demoiselles  Jolliet  et  de  LaLande.  Cette 
dernière,  voyant  qu'on  ne  parlait  ni  de  rançon,  ni  d'échange, 
demanda  à  l'amiral  s'il  n'aimerait  pas  mieux  retirer  les  Anglais 
prisonniers  en  Canada  que  d'emmener  à  Boston  des  Français 
dont  il  serait  embarrassé,  et  s'offrit  d'aller  faire,  de  sa  part,  au 
comte  de  Frontenac,  la  proposition  d'un  échange  où  les  deux 
nations  trouveraient  également  leur  avantage.  Son  offre  fut 
acceptée;  elle  fut  conduite  à  Québec  et  eut  encore  moins  de 
peine  à  résoudre  le  gouverneur-général  à  entrer  en  négocia- 
tions sur  cet  article  avec  l'amiral  anglais.    M.  de  Frontenac  lui 


46  REVUE  CANADIENNE 

envoya  même  son  capitaine  des  gardes,  chargé  d'un  plein  pou- 
voir, et,  comme  le  nombre  de  prisonniers  était  à  peu  près  égal 
de  part  et  d'autre,  le  traité  fut  conclu  sans  aucune  difficulté  et 
exécuté  de  bonne  foi." 

Parlant  de  ce  qui  advint  après  la  déroute  de  Phips,  Cotton 
Mather,  cité  par  M.  Ernest  Myrand,  dit  que  quatre  vaisseaux 
de  la  flotte  firent  naufrage,  et  que  l'un  d'eux  fut  jeté,  le  28  oc- 
tobre (d'après  le  calendrier  julien,  ce  qui  correspondait  au  7 
novembre  du  calendrier  grégorien),  sur  ce  qu'il  appelle  l'île 
"désolée  et  hideuse"  d'Anticosti.  .  .  "  There  were  three  or 
four  vessds  which  totally  miscarried  :  one  was  never  heard  of, 
a  second  was  wrecked,  but  most  of  the  men  were  saved  by  an- 
other  in  company  ;  a  third  was  wrecked,  so  that  ail  the  men 
were  either  starved,  drowned  or  slain  by  the  Indians.  except 
one,  which,  a  long  while  after,  was,  by  means  of  the  French, 
restored  ;  and  a  fourth,  a  brigantine  whereof  captain  John 
Rainsford  was  commander,  having  about  three  score  men 
abord,  was  in  a  very  stormy  night,  October  28th  1690,  stranded 
upon  the  desolate  and  hideous  island  of  Anticosta,  an  island  in 
the  mouth  of  the  mighty  river  of  Canada.  .  . 

"  The  captain  and  his  men.  finding  that  they  should  be 
obliged  to  winter  on  the  Island,  built  a  store  house  and  several 
buts  to  shelter  themselves  from  the  cold,  with  planks  of  the 
wreck;  as  they  were  short  of  provisions  they  agreed  each  man's 
allowance  to  be  two  biscuits,  half  a  pound  of  pork,  half  a  pound 
of  flour,  one  pint  and  a  quarter  of  pease,  and  two  small  fish  per 
week.  It  was  not  long  before  the  dismal  efïects  of  hunger  and 
cold  began  to  appear  among  them,  for  on  the  twentieth  of 
December,  their  surgeon  died,  and,  after  him,  forty  men  in  a 
few  weeks.  And  though  they  were  ail  convinced  of  the  neces- 
sity  of  keeping  to  their  allowance,  unless  they  would  at  last  eat 
each  other,  yet  their  store  house  was  frequently  broken  open. 
An  Irishman,  once,  got  to  the  provisions,  and  eat  no  less  than 
eighteen  biscuits,  which  swelled  him  to  such  a  degree  that  lie 
was  in  great  pain  and  was  near  bursting. 


LOUIS  JOLLIET  47 

"  On  the  twenty-fifth  March,  five  of  the  Company  resolved 
to  venture  out  to  sea  in  their  skiff,  which  they  lengthened  out 
so  far  as  to  make  a  sort  of  cabin  for  two  or  three  men,  and 
having  procured  a  sail,  they  shipped  their  share  of  provisions 
on  board,  and  steered  away  for  Boston.  It  was  on  the  ninth  of 
May  before  thèse  poor  wretches  arrived  there,  through  a  thou- 
sand  dangers  from  the  sea  and  ice,  and  almost  starved  with 
hunger  and  cold  ;  upon  their  arrivai,  a  vessel  was  immediately 
dispatched  away  to  the  Island  and  brought  off  the  few  unfor- 
tunate  wretches  that  had  been  left  behind." 

M.  Ernest  Myrand,  qui,  dans  son  volume  intitulé  :  Sir 
William  Phips  devant  Québec,  a  réuni  dix-neuf  relations  du 
siège  de  1690,  avec  beaucoup  d'autres  documents  précieux  re- 
latifs à  ce  mémorable  événement,  fait  suivre  la  citation  de  Cot- 
ton  Mather,  que  l'on  vient  de  lire,  de  la  note  suivante  : 

"  Il  n'en  revint  (des  naufragés  d'Anticosti)  que  17,  comme 
l'étabhssent  les  archives  de  l'Etat  de  Massachusetts.  Ainsi  nous 
lisons,  à  la  date  du  13  mai  1691,  dans  une  ordonnance  de  la 
General  Court  de  Boston,  que  l'héroïque  capitaine  John  Rains- 
ford  avait  laissé  21  hommes  sur  l'île  d'Anticosti,  le  25  mars 
précédent.  Plus  tard,  à  la  date  du  29  juin  1691,  le  Diary  de  Sa- 
muel Sewall  —  (Massachusetts  Historical  Collections,  vol.  V, 
fifth  séries  - —  Sewall  Papers,  vol.  I,  page  346)  —  contient  l'en- 
trée suivante:  "  Yesterday  (28  juin  1691),  Rainsford  arrived 
"  with  17  men  that  remained  alive  on  Anticosti,  4  dead  of  small- 
"  pox  since  the  Longboat's  coming."  Des  67  hommes  qui 
montaient,  au  départ  de  Québec,  le  brigantin  de  John  Rains- 
ford, 45  étaient  morts."    (') 


(1)  Le  récit  de  ce  naufrage  a  contribué  à  augmenter  encore  les  préjugés  populaires 
à  l'endroit  d'Anticosti.  Nous  di.sons  "préjugés,"  car  si  l'on  supprimait  les  phares 
des  côtes  d'.\ngleterre  et  de  France,  par  exemple,  n'y  verrait-on  pas  aussi  se  multi- 
plier les  désastres  ?  Or,  ce  qui  manquait  à  Anticosti,  c'étaient  des  lumières  pour 
guider  les  pilotes,  et  des  dépôts  de  provisions  pour  secourir  les  naufragés  en  cas 
d'accident.  Ce  ne  fut  que  vers  1836  que  le  gouvernement  du  Bas-Canada  établit  et 
des  phares  et  des  dépôts  de  provisions  sur  divers  points  de  l'île. 

A  ceux  de  nos  lecteurs  qui  voudraient  se  bien  renseigner  sur  la  géographie  physique, 
la  faune,  la  flore,  les  ressources  et  l'histoire  de  l'île  d'Anticosti,  nous  conseillerions 


48  REVUE  CANADIENNE 

Le  baron  de  Lahontan,  dont  l'exactitude  est  souvent  discu- 
table, est.  le  seul  des  écrivains  contemporains  à  dire  que  Louis 
Jolliet  fut  fait  prisonnier  par  la  flotte  de  Phips.  Ce  fut  cette 
même  année  1690,  ou  l'année  précédente,  que  l'explo- 
rateur Canadien  fit  son  premier  voyage  au  Labrador,  et  il 
écrit  en  1693  que  sans  les  pertes  que  lui  avaient  fait  subir  les 
Anglais  par  la  destruction  de  ses  magasins  d'Anticosti  et  des 
iles  de  Mingan,  il  y  aurait  fait  un  deuxième  voyage.  Q)  La 
lettre  qu'il  adressa  à  M.  de  Lagny,  intendant  général  du  com- 
merce de  France,  à  la  date  du  2  novembre  1693,  donne  d'in- 
téressants détails  sur  cette  première  exploration  de  Jolliet  aux 
côtes  de  l'Atlantique.     Nous  citons: 

"  De  Québec,  en  Canada,  le  2€  Novembre  1693. 

"  Monsieur, 

"  Aussitost  que  j'ay  esté  adverti  que  vous  souhaitiez  une  de 
mes  cartes,  j'y  ai  travaillé  avecques  toute  l'inclination  et  l'appli- 
cation possible.  J'avais  veu  plusieurs  fois  depuis  dix-huit  ans 
tout  le  fleuve,  et  j'en  avais  escris  tous  les  rumbs  de  vent  &  ob- 
servé les  hauteurs  en  divers  endroits  comme  je  les  ay  marqués. 
Pour  ce  qui  est  du  destroit  de  .la  baye  d'Hudson,  Mr  d'Iberville 
Lemoyne  en  a  donné  ses  mémoires  qui  sont  fort  justes. 


de  consulter  le  travail  <le  M.  Joseph  Bouchette  :  Topographical  Dictioiiary  of  Low- 
er  Canada  ;  les  récits  de  M.  Faucher  de  Saint- Maurice  publiés  sous  le  titre  :  De. 
Tribord  à  Bâbord,  et  l'ouvrage  fle  M.  l'abbé  Victor  Huard  intitulé  :  Labrador  et 
Anlicosli. 

M.  C.-E.  Rouleau,  dans  le  Courrier  du  Canada,  M.  Charles  Déguise,  dans  la 
Semaine  Commerciale,  M.  Ulric  Barthe  et  M.  Arthur  Buies,  dans  le  Soleil,  ont  aussi 
publié  des  articles  intéressants  sur  Anticosti,  en  1899. 

M.  Buies,  au  cours  de  son  écrit  débordant  d'onthousiasme,  se  demande  comment 
les  ours  ont  pu  pénétrer  dans  l'ancien  domaine  de  Jolliet.  Un  auteur  du  dix-sep- 
tième siècle  répond  à  l'avance  à  cette  question  :  Ces  ours,  dit-il,  sont  de  grands 
nageurs  ;  on  les  voit  nager  six  ou  sept  lieues  d'un  seul  trait,  d'une  pointe  à  l'autre, 
le  long  des  côtes,  sans  prendre  pied  à  terre  pour  se  reposer.  Comme  les  phoques, 
ou  loups  marins,  ils  ne  devaient  pas,  du  reste,  craindre  de  s'aventurer  sur  les  glaces. 

Voilà  une  réponse  :  il  y  a  champ  pour  d'autres  hypothèses. 

(1)  Le  15  septembre  1692,  le  gouverneur  et  l'intendant  (Frontenac  et  Champigny) 
écrivent  au  ministre  que  Jolliet  est  "chargé  d'une  nombreuse  famille,"  qu'il  a 
"  beaucoup  de  talents  pour  les  découvertes,  auxquellex  il  continue,  de  Irarailkr 
actuellement,  et  a  un  établissement  considérable  dans  l'Ile  d'Anticosti,  où  il  a  con- 
sommé la  plus  grande  partie  de  son  bien." 


LOUIS    JOLLIET  49 

"  Je  ne  vous  marque  rien,  Monsieur,  du  passage  du  Canseau 
ny  de  Plaisance  par  ce  que  je  n'y  ay  pas  esté,  et  j'ayme  mieux 
vous  donner  pour  le  présent  une  carte  imparfaite  q.ue  défec- 
tueuse. 

"  A  l'égard  de  cette  mer  que  je  nomme  ici  comme  vers  les 
57e  degrés  et  demi  de  latitude,  je  n'en  ay  approché  qu'à  cinq  ou 
six  journées,  mais  les  Sauvages  que  j'ay  veus  dans  mon  chemin 
m'ont  assuré  qu'elle  est  grande  &  qu'il  n'y  paraist  que  de  l'eau 
du  costé  du  nord,  ce  qui  me  fait  dire  qu'il  est  probable  que 
toutes  les  terres  qui  font  les  bords  du  destroit  d'Hudson  ne 
sont  que  des  isles  &  que  l'on  pourrait  trouver  d'autres  passages 
qui  ne  seroient  pas  si  nord  &  par  conséquent  hors  du  chemin 
des  ennemys  pour  entrer  dans  la  Baye. 

"  Les  Sauvages  de  cette  mer  inconnue  n'ont  jamais  veu  de 
François.  Ils  s'habillent  de  peaux  de  caribou,  se  nourrissent 
de  sa  chair  &  de  celle  de  castor,  quelquefois  de  saumons,  truit- 
tes  &  loups-marins,  dont  l'huile  leur  sert  de  beurre  &  de  vi- 
naigre.    Ils  font  des  canots  que  nous  ne  connaissons  pas. 

"  On  trouve  le  long  des  costes  du  Labrador  les  Esquimaux 
qui  sont  en  grand  nombre.  Quand  ils  n'ont  pas  de  commodité 
pour  faire  du  feu,  ils  mangent  la  viande  &  le  poisson  tout  crus. 
Ils  sont  d'une  taille  haute,  ils  ont  le  visage  &  le  corps  blancs  et 
lies  cheveux  frisés;  chacun  à  plusieurs  femmes  qui  sont  fort 
blanches  &  bien  faites,  leurs  cheveux  trainent  à  terre,  elles  sont 
adroites  à  la  couture  ;  toutes  aussi  bien  que  les  hommes  se  cou- 
vrent de  peaux  de  loups-marins  &  ont  pour  toutes  sortes  de 
choses  beaucoup  d'industrie. 

"  Sans  les  deux  pertes  considérables  que  j'ay  faites  par  les 
Anglois,  j'aurais  poursuivi  cette  découverte,  mais  à  moins  que 
d'estre  un  peu  aydé  de  la  Cour  il  m'est  inutile  d'y  songer.  Vous 
pou\ez  tout,  Monsieur.  &  je  ne  doute  pas,  si  le  Roi  veut  qu'on 
la  fasse,  que  vous  n'ayez  un  jour  de  la  joye  d'avoir  fait  porter 
le  premier  à  ces  peuples  barbares  les  lumières  de  l'Evangile  & 
la  connaisance  de  la  grandeur  de  Sa  Majesté. 

"  On  pourrait  faire  un  trafic  assez  considérable  d'huyle  de 
Juillet.— 1901.  i 


50  REVUE  CANADIENNE 

loup-marin  &  balesne  avecques  eux,  et  en  chemin  un  peu  de 
molue  pour  payer  une  partie  des  frais. 

"  Lorsqu'on  me  jugera  capable  de  quelque  chose,  je  seray 
toujours  prêt  à  marcher  &  à  servir  avec  fidélité. 

"  Je  vous  prie  très-humblement.  Monsieur,  de  donner  mon 
plan  à  Mgr  de  Pontchartrain  &  de  vous  souvenir  de  ce  que  Mr 
le  Comte  de  Frontenac  vous  escrit  en  ma  faveur.  Je  vous  en 
auray  des  obligations  infinies  qui  ne  fairont  pourtant  pas  cpie 
je  sois  plus  que  je  suis, 

"  Monsieur, 

■'  Votre  très  humble  &  très  obéissant  serviteur, 

"JOLLIET." 

Au  dos  :     "  à  Monsieur, 

Monsieur  de  Lagny,  conseiller 
du  Roy  en  ses  conseils  &  In- 
tendant général  de  tout  le 
commerce  de  France,  à  Paris." 

Le  style  de  Jolliet  à  acquis  à  la  fois  de  la  fermeté  et  de  la  sou- 
plesse: l'évolution  littéraire  s'est  fait  sentir  dans  la  nouvelle 
comme  dans  l'ancienne  France.  La  volumineuse  correspon- 
dance de  Denonville  marque,  dans  nos  archives  politiques,  la 
fin  de  cette  période  où  la  syntaxe  s'arrangeait  souvent  comme 
elle  pouvait,  la  correction  parfaite  du  langage  y  étant  chose  ex- 
ceptionnelle.    (^) 


(1)  A  partir  de  la  correspondance  de  Frontenac  —  un  lettré  —  jusqu'à  celle  de 
Montcalm  —  un  autre  lettré  —  les  chercheurs  n'ont  (|u'à  ouvrir  les  yeux  pour  y 
bien  voir  :  tout  y  est  clair  et  précis.  L'œuvre  des  grands  auteurs  du  dix-septième 
siècle  est  dans  tout  son  rayonnement  :  la  langue  qu'ils  ont  perfectionnée  est  de  plus 
en  plus  connue,  de  plus  en  plus  écrite. 

Des  amis  de  notre  pays  ont  déclaré  que  les  Canadiens  d'aujourd'hui  parlent  la 
langue  de   Bossuet  et  de  Pascal  ;  cette  affirmation,   vraiment  trop  bienveillante  si 

on  la  dégage  de  tout  contexte,  a  fait  dire  à  un  homme  d'esprit  ;  " La 

langue  de  Bossuet,  c'est  bien  aml)itieux  !  Bossuet  seul  la  parla  de  son  temps."  — 
(Charles  (iailly  de  Taurines, — La  Nation  canadienne,  page  245).  Ce  niônie  auteur 
parle  avec  éloges  du  langage  des  habitants  de  nos  campagnes  du  Canada  français. 


LOUIS  JOLLIET 


51 


Un  riche  bourgeois  de  Québec,  M.  François  Viennay-Pa- 
chot,  allié  des  Juchereau  de  LaFerté,  qui,  pendant  plusieurs 
années,  avait  été  le  pourvoyeur  et  l'associé  de  Jolliet,  fournit  à 
celui-ci  tout  ce  qu'il  lui  faillait  pour  reprendre  l'exploration  du 
Labrador.  Il  fit  les  choses  largement,  —  la  traite  d'objets  de  fa- 
brication française,  en  échange  de  fourrures,  de  morue  et 
d'huile  de  marsouin,  devant  l'indemniser  de  ses  déboursés.  Un 
Père  franciscain  récollet,  trois  cadets  et  quatorze  hommes  d'é- 
quipage s'embarquèrent  avec  Jolliet  sur  le  navire  Saint-Fran- 
çois, qui  partit  de  Québec  le  28  avril  1694,  en  destination  des 
îles  de  Mingan,  du  détroit  de  Belle-Ile  et  du  Labrador  océa- 
nique. Jolliet  amenait  avec  lui  sa  femme,  son  fils  aîné,  Louis, 
âgé  de  dix-huit  ans,  —  qui,  le  mois  précédent,  avait  quitté  ■ 
l'habit  ecclésiastique,  après  avoir  passé  un  an  au  grand  sémi- 
naire'de  Québec,  —  et  les  autres  membres  de  sa  famille.  Il  les 
laissa  aux  îles  de  Mingan,  où  Madame  de  LaLande  avait  passé 
l'hiver  précédent.  Deux  de  ses  fils  cependant  —  probable- 
ment Louis  et  Charles  —  l'accompagnèrent  au  Labrador, 
ainsi  qu'un  jeune  Juchereau  de  La  Ferté. 

Le  Saint-François  était  "  muni  de  six  pierriers,  de  quatorze 
pièces  de  canon  ",  les  navires  marchands  étant  exposés  alors  à 
livrer  bataille  contre  les  flibustiers  de  toutes  races  et  de  toutes 


^^niic."!'    (2oç|  1101t. 


(  A  .'ii(lore) 


g>-« 


L'OUBLIE  " 

LES   COLONS    DE    VILLE-MARIE 


{Sidte  et  fin). 


XVII 


Se  trouvant  trop  isolé,  Lambert  Closse  avait  cédé  la 
moitié  de  son  fipf  à  un  colon,  M.  de  Sailly,  sous  la  con- 
dition qu'il  s'établirait  proche  de  lui.  Le  lendemain  de  ce 
mémorable  19  avril,  comme  il  revenait  du  champ,  aprè.s 
sa  dure  journée,  le  major  fut  rejoint  par  son  voisin  qui 
montait  du  fort  et  lui  dit  tout  essoufflé  : 

— Nos  jeunes  gens  sont  revenus.  ..  ils  ont  rencontré 
une  bande  d'Iroquois  tout  près  d'ici  et,  dans  le  combat, 
trois  des  nôtres  ont  péri. 

— Lesquels  ?  demanda  le  major. 

— Nicolas  Duval,  Mathurin  Soulard  et  Biaise  Tuillé. . . 
Daulac  a  rauiené  les  corps  pour  leur  faire  donner  la  sépul- 
ture... Aussitôt  le  service  (ini,  il  repartira. 

— Après  le  souper,  j'irai  vous  prendre  et  nous  descen- 
drons à  la  Pointe,  dit  Lambert  Closse. 

Il  continua  sa  route:  et  l'excitation  de  son  chien,  qui 
voulait  s'élancer  à  sa  rencontre,  apprit  à  Elisabeth  son 
approche. 

Elle  fit  jouer  les  barres  de  fer  placées  en  travers  de  la 
porte,  l'ouvrit,  et    s'appuyant    contre  le  chambranle,  elle 


(1)  Voir  la  Rkvue  Canadiknne  des  mois  de  juin,  juillet,  août,  octobre  et 
novembre  1900  et  avril  1901. 


L'OUBLIE 


53 


attendit  avec  cette  joie  intense  qu'elle  éprouvait  toujours 
au  momeût  de  le  revoir.  En  l'apercevant  à  la  porte  de  sa 
maison  où  le  feu  brillait,  en  songeant  à  son  amour  qui  ne 
connaissait  ni  langueur,  ni  déclin,  que  de  fois  le  major 
s'était  trouvé  privilégié,  trop  heureux! 

Son  bonheur  lui  était  devenu    une  sorte  de  remords. 

Cependant,  quand 
il  vit  Elisabeth  lui 
sourire,  son  front 
I  assombri  s'illuini- 
na  et  d'un  bond  il 
fut  devant  elle. 

Mais  comme  une 
plainte,  comme  un 
1  gémissement,  les 
tintements  de  la 
cloche  de  l'hôpital 
irrivèrent  par-des- 
sus les  grands  ar- 
bres. 

— Ce  n'est  pas  le 

tocsin,  dit  le  major 

à    sa    femme,    qui 

avait  pâli.  Soulard, 

Duval     et     Tuillé 

sont     déjà     morts, 

c'est  le  glas. 

Il    suspendit    wn    mousquet    nu    mur,  prit  la  main    de 

sa  femme  qui  le  regardait  tristiMuent,  et  s'agenouilla  pour 

réciter  la  prière  des  morts. 

Il  resta  sombre  et  silencieux,  p^^ndant  qu'Elisabeth 
prenait  la  vaisselle  d'étuin  sur  le  dressoir,  trempait  la 
soupe  et  disposait  tout.  Elle  mettait  à  toutes  choses 
beaucoup  de  grâce  ;  et,  d'ordinaire,  il  la  suivait  amou- 
reusement   des     yeux     pendant     qu'elle     vaquait    à    ces 


54  REVUE  CANADIENNE 

humbles  soins.  Mais,  ce  soir-là,  elle  ne  rencontra  pas 
une  seule  fois  son  regard. .  .Pendant  le  souper,  il  lui  répé- 
ta ce  que  M.  de  Siiilly  lui  avait  appris,  ajoutant  qu'il 
allait  descendre  à  la  Pointe.  Les  yeux  d'Elisabeth  s'em- 
brumèrent, ses  lèvres  s'agitèrent  comme  celles  d'un  enfant 
qui  va  pleurer. 

— Nous  serons  de  retour  avant  la  nuit  :  Pigeon  et  Fla- 
mand resteront  avec  vous. 

— Je  vous  en  prie,  emmenez-moi,  dit-elle,  l'implorant 
du  regard. 

Dans  sa  soumission  jeune,  aimante,  il  y  avait  un  grand 
charme,  et  le  front  du  major  s'éclaircit. 

— Vous  n'appréhendez  pas  de  revenir  à  l'entrée  de  la 
nuit  ?  demanda-t-il. 

— Je  n'appréhende  rien  quand  je  suis  avec  vous, 
affirma-t-etle,  fixant  sur  les  siens  ses  yeux  graves  et 
tendres. 

— Folle  enfant  !  mnrmura-t-il,  plus  touché  qu'il  ne  le 
voulait  paraîti'e.  Il  réfléchit  que  le  danger  était  partout, 
et  ajouta  :  Eh  bien  !  préparez-vous  :  et,  se  levant,  il  chargea 
soigneusement  ses  pistolets. 

XVIIl 

Ville-Marie  ne  formait  qu'une  fomille,  et  à  chacune  des 
trois  maisons  mortuaires,  les  visiteurs  trouvèrent  des 
groupes  émus.  Comme  presque  toutes  les  autres  d'ailleurs 
à  Ville-Marie,  ces  maisons  se  composaient  d'une  seule 
pièce.  Mais  sauf  (juelques  soupirs,  quelques  sanglots 
étouffés,  on  n'entendait  autour  des  morts  que  des  prières. 

Sur  une  table,  à  côté  du  corps,  une  branche  de  buis 
trempait  dans  l'eau  bénite  et  des  chandelles  de  suif  brû- 
laient. 

Rien  de  plus.  Ceux  qui  venaient  de  donner  un  si  grand 
exemple  s'étaient  formés  dans  la  pauvreté  étroite  et  âpre. 


L'OUBLIE  ■  55 

A  cette  belle  heure  du  soir,  au  bord  des  eaux  luisantes 
et  bondissantes,  on  achevait  de  creuser  la  fosse  profonde 
où  les  trois  cercueils  allaient  descendre  :  et  appuyés  contre 
la  clôture  du  cimetière,  deux  hommes  d'apparence  juvé- 
nile cnusaient.  L'un  était  Daulac,  l'autre  Nicolas  Tille- 
mont,  celui  qui  avait  reculé  la  veille,  au  moment  de 
prononcer  le  serment. 

Depuis,  il  avait  pleuré  :  et  son  visage,  qui  rayonnait  en 
ce  moment,  gardait  encore  la  trace  de  ces  larmes  amères. 

—  Je  serais  mort  de  honte,  disait-il,  tout  frémissant. 
Mais,  Dieu  merci  !  vous  êtes  revenus  et  je  peux  réparer 
ma  faiblesse. 

Le  jeune  et  héroïque  cl:^ef  le  regardait  souriant,  ému. 

— C'est  l'amour  de  la  vie  qui  m'a  tout  à  coup  saisi  hier, 
poursuivit  Tillemont  avec  un  reste  de  confusion. 

Et  maintenant  qu'il  venait  de  se  vouer  à  la  mort, 
regardant  la  fosse  béante,  il  se  trouvait  heureux  d'avoir 
tout  sacrifié,  même  le  repos  suprême  dans  la  terre  consacrée. 

Quand  Daulac  rentra  au  fort,  il  dit  à  Maisonneuve  : 

— Monsieur,  nous  partirons  demain  au  complet.  Les 
vides  sont  remplis:  Jean  Le  Comte,  Simon  Grenet,  Fran- 
çois Crusson  et  Nicolas  Tillemont  ont  fait  le  serment. 

— Nicolas  Tillemont  ?  répéta  Maisonneuve  surpris. 

— Oui,  c'est  l'amour  de  la  vie  qui  s'est  tout  à  coup 
réveillé  hier,  mais  il  n'a  pas  tardé  à  regretter  sa  reculade. 
Il  dit  qu'il  ne  savait  où  se  cacher. . .  que  c'est  Dieu  qui 
nous  a  ramenés. 

— Pauvre  enfant  !  murmura  Maisonneuve,  c'est  à  peine 
s'il  a  vingt  ans. 

Et  se  rappelant  le  charme  des  illusions  premières,  il  se 
tut  et  souj^ira. 

Debout  à  la  fenêtre,  Daulac  regardait  les  bois,  les  eaux, 
le  grand  ciel  pur  qui  s'étendait,  et  songeait  à  cet  autre 
monde  invisible,  inconnu,  où  ses  compagnons  venaient 
d'entrer  —  dont  lui-même  était  si  près. 


k 


56  REVUE  CANADIENNE 

Mais  tout  à  coup  au  haut  du  coteau,  il  aperçut  le  major 
et  Elisabeth  qui  s'en  retournaient,  et  son  regard  et  sa 
pensée  les  suivirent. 

Au  bout  du  sentier  solitaire,  verdissant,  il  revit  leur 
maison,  cette  maison  à  peine  meublée  oii  rien  ne  semblait 
manquer. 

— Moi  aussi,  se  disait-il,  j'aurais  pu  être  aimé. ..  moi 
aussi  j'aurais  pu  avohi'  un  foyer. . .  Des  visions  douces  et 
charmantes  flottaient  dans  sa  pensée  :  mais  tout  à  coup 
il  frissonna  comme  sous  l'étreinte  d'une  ombre  glacée 
sortie  de  la  tombe. 

— Le  soleil,  le  printemps,  l'amour,  tout  cela  n'était  plus 
à  lui.  Il  allait  mourir.  .  .  et  de  quelle  mort  ! 

Lentement  il  ferma  la  fenêtre  •  puis  rejoignant  Maison- 
neuve  qui  le  regardait  avec  tristesse,  il  dit  résolument  : 
Vive  la  Nouvelle-France  ! 


XIX 

Il  y  avait  déjà  plusieurs  jours  que  Daulac  et  ses  com- 
pagnons avaient  quitté  Montréal.  Le  ciel  était  resté 
constamment  gris  et  morne,  et  les  brouillards  qui  mon- 
taient du  fleuve  flottaient  ça  et  là  comme  des  voiles 
funèbres. 

L'anxiété  la  plus  vive  pesait  toujours  sur  la  Nouvelle- 
France.  Jamais  la  vie  n'y  avait  été  plus  angoissée  ;  cepen- 
dant ce  n'était  pas  l'imminence  et  l'horreur  du  danger  qui 
faisaient  le  plus  grand  tourment  d'Elisabeth. 

Si  elle  s'était  sentie  aimée  comme  autrefois,  il  lui 
semblait  qu'elle  eût  échappé  sans  peine  à  cette  terreur 
profonde  qu'on  respirait  partout  ;  mais  l'âme  de  Lambert 
Clos.se  était  avec  ceux  qui  s'en  allaient  mourir  pour 
la  patrie  ;  et,  parfois,  il  restait  des  heures  entières,  sans 
paraître  s'apercevoir  de  la  présence  de  sa  femme. 


L'OUBLIE  57 

Voilà  ce  qui  la  faisait  pleurer  si  amèrement,  quand  elle 
était  à  l'abri  de  tout  regard. 

Oh,  la  tristesse  de  ses  pensées  !  et  comme  elle  appelait 
la  mort,  si  le  cœur  de  son  mari  s'était  vraiment  refroidi..- 
si  la  bonté  devait  remplacer  cette  noble  et  passionnée 
tendresse  qui  répandait  un  bonheur  si  grand  sur  sa  vie 
de  périls  et  de  misères. 

La  pensée  d'un  reproche  ne  lui  venait  même  pas.  Elle 
comprenait  qu'en  ces  jours  d'angoisse  patriotique,  toute 
plainte  personnelle  paraîtrait  misérable  à  cet  homme 
souverainement  généreux.  Elle  savait  que  le  sentiment 
qui  le  dominait  était  auguste.  Jamais  elle  ne  l'avait  tant 
admiré,  tant  aimé.  Malgré  la  souffrance  secrète,  malgré 
les  inquiétudes  et  les  alarmes,  jamais  elle  n'avait  été  plus 
attentive  à  ses  plus  légers  besoins. 

Ce  soir-là.  la  pluie  qui  s'amassait  depuis  des  jours  avait 
commencé  à  tomber. 

Leur  voisin,  M.  de  Sailly,  s'était  retiré  de  bonne  heure, 
et  Elisabeth  veillait  seule  avec  son  mari. 

Après  la  prière  récitée  avec  les  domestiques,  il  s'était 
mis  à  marcher  de  long  en  large  dans  la  chambre. 

La  mèche,  qui  brûlait  dans  la  lampe  de  fer,  en  forme  de 
gondole  suspendue  au  plafond,  ne  donnait  qu'une  bien 
faible  lumière,  mais  la  clarté  du  foyer  éclairait  parfaitement 
la  pièce.  L'aiguille  à  la  main  par  contenance,  Elisabeth 
suivait  avec  une  attention  passionnée  tous  les  mouvements 
de  son  mari.  Souvent,  il  s'arrêtait  pour  écouter  la  pluie  qui 
tombait  à  torrents  :  et,  après  avoir  longtemps  marché,  il 
vint  s'asseoir  près  d'elle,  à  l'angle  de  la  cheminée  ;  mais 
jamais  il  n'avait  paru  plus  al)sorbé,  moins  disposé  à  causer. 

Elisabeth  pensait  qu'à  défaut  de  tendres  parole-s,  elle 
aurait  trouvé  doux  d'entendre  sa  voix. 

Chaque  instant  ajoutait  à  l'acuité  de  son  chagrin  ;  et, 
malgré  tous  ses  efforts,  elle  ne  put  bientôt  plus  retenir 
ses  larmes. 


58  REVUE  CANADIENNE 

Penchée  sur  son  ouvrage, elle  les  laissait  couler  sans  les 
essuyer  pour  ne  pas  attirer  l'attention  de  son  mari  ;  mais 
il  s'était  aperçu  qu'elle  pleurait,  et  ces  larmes  discrètes, 
silencieuses  le  toucliaient  plus  que  n'aurait  fait  une  véhé- 
mente explosion  de  douleur.  Au  fond  de  son  cœur,  il 
sentait  comme  un  remords,  et  l'attirant  à  lui  : 

"  Pauvre  enfant,"  dit-il,  en  essuyant  ses  pleurs.  Ces 
jours  sont  terribles  à  traverser. 

— Ce  n'est  pas  cela,  commença-t-elle,  tâchant  de  se 
dominer;  mais  sentant  qu'elle  perdait  tout  empire  sur 
elle-même,  elle  se  tut  et  cacha  son  visage  entre  ses 
mains. 

— Ce  n'est  pas  cela,  répéta  le  major,  surpris  et  troublé. 
Il  appuya  la  main  sur  le  front  de  sa  femme,  le  pencha  un 
peu  en  arrière  et  regarda  son  visage  avec  une  expression 
touchante  d'inquiétude  et  de  tendresse. 

Et  tout  ce  qu'Elisabeth  avait  refoulé  de  douleur  et  de 
passion  lui  échappa. 

— Ah.  je  voudrais  mourir  !  s'écria-t-elle.  Que  m'importe 
que  les  Iroquois  me  déchirent  et  me  brûlent,  si  vous 
ne  m'aimez  pas.  Oui,  je  voudrais  mourir  ;  comment  vivre 
avec  cette  pensée  que  je  vous  suis  une  charge. . .  un  far- 
deau. . .  un  embarras. 

— Une  charge. .  .  un  embarras. . .  répéta-t-il  de  sa  voix 
incisive  et  mâle.  N'écoute  plus  ces  folles  pensées.  Ne  les 
écoute  plus,  je  te  le  défends,  dit-il,  la  serrant  dans  ses 
bras.  Aussi  vrai  que  j'aiine  mon  Dieu,  je  t'aime,  je 
t'aimerai  éternellement. 

Un  .sourire  divin  illumina  le  visage  d'Elisabeth,  mais 
elle  continua  de  pleurer. 

N'avez-vous  pas  assez  à  souffrir,  poursuivit-il  après  un 
silence.  Votre  vie  n'est-elle  pas  assez  triste?  Faut-il  vous 
tourmenter  avec  des  chimères  ? 

Elle  releva  la  tête,  appuya  les  mains  sur  son  épaule,  et 
le  regardant  comme  pour  lire  jusqu'au  fond  de  son  fime. 


L'OUBLIE 


59 


— Vous  ne  regrettez  [pas  de  n'être  pas  parti,  detnanda- 
t-elle  ? 

— Ah  1  je  souffre...  dit-il,  serrant  ses  tempes  de  ses 
mains,  avec  une  sombre  énergie. 

— Ces  enfants  qui  se  sacritient  —  qui  s'en  vont  à  la 
mort  sont  toujours  là  devant  mes  yeux.  Qui  sait  ce  qu'ils 
endurent  en  ce  moment...  Et  moi,  je  suis  tranquille, 
à  l'abri,  heureux,  si  on  pouvait  l'être  quand  la  patrie  est 


en  si  grand  danger. 


XX 


Pendant  ce  temps,  Daulac  et   sa   petite  troupe  souvent 
arrêtés  par  la  rencontre  des  glaces  gagnaient  lentement, 

péniblement  la 


rivière  Ottawa. 
Campés  com- 
me on  sait  au 
pied  du  Long- 
Sault,  dans  un 
mauvais  fortin 
abîindonné  par 
les  Algonquins, 
ilstravaillaient 
à  le  réparer 
quand  ilsfurent 
aperçus  et  in- 
T^y,  vestis  par  l'en- 
nemi. 
Fidèles  à  leur 

serment,  tous  combattirent  jusqu'à  la  mort  et  avec  tant 
d'ardeur  que  le  siègede  ce  misérable  fortin  dura  dix  jours  — 
coûta  la  vie  à  plus  de  (puitre  cents  guerriers. 

Une  fois  dans  la  place,  les  Iroquois  comptèrent  les 
morts  :  alors  aux  hurlenn^nts  de  triomphe  succéda  un 
grand  silence. 


60  REVUE  CANADIENNE 

Epouvantés  que  dix-sept  Français  eussent  pu  tenir  si 
longtemps  et  leur  tuer  tant  de  monde,  ils  jugèrent  leur 
dessein  une  folie;  et,  comme  Daulac  l'avait  espéré,  repri- 
rent le  chemin  de  leur  pays. 

A  Montréal,  on  l'apprit  avec  des  sentiments  inexpri- 
mables. Un  solennel  Te  Deiim  suivit  le  service  funèbre 
célébré  dans  cette  chapelle  de  l'hôpital  où  l'on  avait  vu 
les  jeunes  héros,  à  genoux  autour  du  cercueil  de  leurs 
frères  d'armes,  assistant  pour  ainsi  dire  à  leurs  propres 
funérailles. 

Partout,  dans  la  Nouvelle-France,  on  bénit  ceux  qui 
s'étaient  sacrifiés  pour  la  patrie. 

Une  juste  fierté  se  mêlait  à  la  douleur  des  parents, 
et  leurs  larmes  auraient  coulé  douces  ;  mais, — horrible 
pensée, —  l'un  de  ces  généreux  enfants,  dont  les  blessures 
n'étaient  pas  mortelles,  avait  été  soigneusement  pansé  par 
les  Iroquois  qui  l'avaient  emmené  pour  le  torturer  savam- 
ment et  à  loisir.  (1) 

Si  ces  forcenés  n'espér.aient  plus  anéantir  la  Nouvelle- 
France,  ils  n'en  poursuivirent  pas  moins  la  guerre  ;  et  la 
France  devait  faire  attendre  trois  ans  encore  les  secours 
tant  de  fois  sollicités. 

A  Ville-Marie,  L'.imbert  Closse  S3  multipliait.  Plus  que 
jamais,  il  semblait  possédé  par  une  fièvre  héroïque.  Le 
souvenir  de  Daulac  et  des  autres  restait  étrangement  vif 
en  son  cœur 

— 0  la  belle,  la  noble  mort  !  disait-il  souvent  avec 
enthousiasme  ;  jamais  il  ne  s'est  fait  rien  de  plus  beau  — 
de  plus  français. 

Malgré  sa  profonde  tendresse  pour  sa  femme,  il  enviait 
la  mort  de  ces  généreux  martyrs,  et  la  joie  de  sa  paternité 
ne  suflit  pas  à. endormir  ce  regret  qui  se  trahissait  souvent  : 


(l)On  ne  sut  point  son  nom  :  mais  on  apprit  plus  lard  que  tous  les  tour- 
ments que  la  cruaiilé  peut  inventer  ne  purent  lui  arracher  ni  un  cri,  ni  une 
plainte. 


L'OUBLIE  61 

— Pourtant,  j'aime  bien  sentir  autour  de  mon  cou  les 
bras  de  ma  fillette,  disait-il  parfois  à  Elisitbeth. 

L'enfïint  était  délicieuse  ;  quelque  chose  dp  l'amour 
inquiet,  passionné  de  la  jeune  mère  semblait  avoir  passé 
dans  son  petit  cœur,  et  elle  témoignait  à  son  père  une 
tendresse  extraordinaire. 

Cela  ravissait  Elisabeth.  Malgré  les  difficultés  et  les 
misères  de  s;i  vie,  elle  se  .«erait  trouvée  trop  heureuse, 
sans  les  mortelles  inquiétudes  de  tous  les  jours. 

La  sanglante  mort  de  l'abbé  Vignal  et  celle  mille  fois 
plus  terrible  de  Claude  de  Brigeac  ajoutèrent  encore  à  ses 
angoisses.  La  tristesse  fut  grande  parmi  les  colons  à  la  fin 
de  l'année  1661. 

Cependant,  malgré  tout,  l'esprit  de  sociabilité  se  conser- 
vait à  Ville-Marie  ;  et,  à  l'occasion  du  nouvel  an,  on  échan- 
geait de  petits  présents  avec  les  compliments  et  les  voeux. 

Le  soir  de  ce  premier  janvier  (1662)  Lambert  Closse 
examinait  les  cadeaux  reçus,  étalés  sur  la  table. 

Un  volume  de  l'Ecriture  envoyé  par  les  .'^ulpiciens 
attira  son  attention.  Il  le  prit  avec  la  pensée  que  les  pre- 
miers mots  qu'il  allait  lire  lui  diraient  ce  que  la  nouvelle 
année  lui  réservait  ;  et  l'ouvrant  au  hasard,  il  tomba  sur 
ces  paroles  de  Job  :  "•  Voilà  que  je  vais  m'endormir  dans 
la  poussière  du  tombeau." 

Son  regard  resta  fixé  sur  la  ligne  funèbre  et  une 
crainte  étrange  l'envahit  tout  entier.  Lui  qui  depuis  tant 
d'îuuiées  avait  tant  bravé  la  mort  sentait  dans  ses  veines 
un  frisson  d'horreur  ù  la  pensée  de  l'adieu  à  la  vie.  . .  du 
long  sommeil  sous  la  terre  dévorante. 

Sans  rien  dire,  il  mit  le  livre  sur  la  table  et  s'approcha 
d'une  fenêtre.  Le  givre  s'était  fondu  sur  les  vitres  :  il 
aperçut  le  ciel  profond,  plein  d'étoiles,  et  voulut  élever 
ses  pensées.  Mais  jamais  la  flamme  de  son  foyer  ne  lui 
avait  semblé  si  belle,  si  pure,  si  douce. 


62 


REVUE  CANADIENNE 


— A  quoi  pensez-vous  ?  lui  deiuaiida  Elisabeth  le  rejoi- 
gnant. 

Elle  avait  jeté  un  léger  bonnet  sur  sa  tête  blonde,  et  le 
regardait  de  ses  yeux  tendres  et  profonds,  les  niains 
appuyées  sur  son  épaule. 

Il  sentit  son  cœur  se  serrer  affreusement.     Elle  était  si 

jeune,  si  frêle,  si 
charmante  ;  elle  l'ai- 
mait d'un  amour  si 
vif  et  si  grand. 

— Mon  Dieu,  ayez 
pitié,  murmura-t-il. 
Et  maîtrisant  son 
émotion,  il  la  prit 
dans  ses  bras  et  lui 
dit  avec  calme  : 

—  Ecoutez- 
moi,  mou  ai- 
mée. Le  cora- 
mencementde 
'année  m'ins- 
pire des  pen- 
sées sérieuses, 
et  il  y  a  des 
choses  que  j** 
Nous  sommes  ici  pour  la  gloire 
de  Dieu,  vous  le  savez  ;  vous  savez  que  pour  cette  cause-là, 
il  est  toujours  doux  et  glorieux  de  mourir.  Souvenez-vous 
en  si  je  suis  tué  l'un  de  ces  jours,  et  ne  vous  abandonnez 
pas  à  la  douleur.  Les  morts  ne  sont  pas  des  anéantis. . . 
Là  haut,  je  vous  protégerai  mieux  que  sur  la  terre.  Si 
nous  nous  retrouvions  avec  tant  de  bonheur  pour  quelques 
heures  dans  notre  pauvre  maison,  que  sera  donc  le  revoir 
dans  le  ciel  !. . . 

Le   froid   de   l'acier   glissant  entre    sa  chair  et    ses    os 


veux  vous  dire  ce  soir 


L'OUBLIE  63 

n'aurait  pas  été  plus  insupporte) ble  à  Elisabeth  que  la 
pensée  de  la  séparation.  Cependant  elle  avait  écouté 
dominée  par  ce  souverain  ascendant  que  sou  mari  exerçait 
sur  elle. 

Et  malgré  l'horrible  crainte  qu'elles  éveillèrent,  malgré 
les  larmes  qu'elles  firent  couler,  ses  paroles  lui  laissèrent 
au  plus  profond  du  coeur  comme  une  force,  comme  une 
douceur  sacrée. 

XXI 

On  était  encore  en  plein  hiver  à  Ville-Marie,  mais  la 
température  était  douce.  Le  soleil,  ce  jour-là,  s'était  levé 
magnifique  :  et  la  vive  lumière  matinale  donnait  un  aspect 
radieux  à  la  chambre  où  Elisabeth  priait  comme  prient 
ceux  qui  croient,  aux  heures  de  mortelle  angoisse. 

Le  higubre  tocsin  avait  retenti,  et  son  mari  l'avait 
quittée  en  hâte  pour  courir  au  combat  avec  ses  deux 
serviteurs. 

Elle  l'avait  suivi  du  regard  à  travers  les  arbres  chargés 
de  givre.  Un  instant,  il  s'était  retourné  pour  lui  envoyer 
un  geste  d'adieu,  et  la  pensée  qu'elle  ne  le  reverrait  plus 
lui  était  venue  si  vive,  si  terrible  qu'elle  était  tombée 
comme  morte  sur  la  neige. 

En  rouvrant  les  yeux,  elle  n'avait  plus  aperçu  que  la 
neige  éclatante,  et  à  travers  les  hurlements  féroces  et  le 
bruit  de  la  fusillade,  elle  avait  entendu  les  cris  de 
son  enfant. 

La  petite  s'était  endormie.  Sa  mère  l'avait  couchée  dans 
son  berceau  et  s'était  mise  en  prière.  Elle  aurait  voulu  s'y 
absorber,  mais  chaque  coup  de  feu  la  secouait  et  elle  sentait 
comme  un  couteau  qu'on  liu  enfonçait  dans  le  cœur. 

Oh  !  cette  poignante  souffrance  de  l'inquiétude  à  son 
comble,  que  de  fois  Elisabeth  l'avait  éprouvée  ! 


64  REVUE  CANADIENNE 

Se  rappelant  tous  les  daiifrers  auxciiiels  son  mari  avait 
échappé,  elle  se  reprochait  de  trop  craindre,  de  ne  pas 
assez  espérer. 

Comme  elle  conjurait  Dieu  d'avoir  pitié — de  pardonner 
à  la  faiblesse  de  sa  foi.  . .  Elle  aurait  voulu  élever  jusqu'au 
ciel  une  tempête  de  supplications. .  .Et  lorsqu'elle  essayait 
de  se  reprendre  au  bonheur,  à  l'espérance  —  de  se  figurer 
son  mari  rentrant  cette  fois  encore  sans  blessures,  il  lui 
semblait  qu'une  m-iin  invisible  lui  remettait  sous  les 
yeux  un  tableau  de  Jésus  portant  sa  croix,  bien  des  fois 
regardé  à  l'hôpital  pendant  qu'elle  veillait  les  blessés. 

Elle  revoyait  la  face  résignée  du  Sauveur,  et  sur  son 
épaule  sacrée  qui  pliait,  la  lourde,  l'horrible  croix... 
C'était  comme  une  apparition  douloureuse,  fugitive,  mais 
apaisante,  fortifiante. 

Elle,  pauvre  et  l'aible  créature,  pourrait-elle  marcher 
toujours  dans  la  voie  douloureuse  ...  ne  plus  le  voir  .  . . 
ne  plus  l'entendre  jamais...  Etait-ce  pour  la  préparer 
qu'il  lui  avait  dit  le  soir  du  jour  de  l'an...  Si  je  suis 
tué....  ses  paroles  lui  revenaient  avec  une  pénétrante 
saveur  d'adieu. 

Cependant  les  heures  s'écoulaient.  Il  y  avait  longtemps 
que  YAngeluH  était  sonné  à  l'hôpital.  Combien  de  temps 
encore  la  laisserait-on  sans  nouvelles  ?  Ah  !  qu'elle  se 
sentait  abandonnée. .  . 

Mais,  dans  l'émoi  général,  quelqu'un  s'était  souvenu 
d'elle  :  et  une  huronne  enveloppée  d'une  couverture  aux 
couleurs  éclatantes  accourait  par  le  sentier.  La  neige  sou- 
levée par  ses  raquettes  formait  autour  d'elle  comme  une 
blanche  nuée  et  bientôt  elle  fut  à  la  maison. 

Elisabeth,  dans  son  trouble,  avait  oublié  de  barricader 
la  porte.  L'indienne  entra  doucement  et  l'aperçut  affais- 
sée contre  le  plancher. 

— Je  t'apporte  des  nouvelles,  dit-elle,  sans  prendre  le 
temps  de  respirer. 


L'OUBLIE  65 

La  jeune  femme  qui  ne  l'avait  pas  entendue  entrer 
bondit  sur  ses  pieds. 

Quelques  jours  auparavant,  elle  avait  été  marraine  de 
cette  huronne  ;  elle  s'en  savait  aimée,  et  son  air  joyeux 
calma  soudain  l'horrible  angoisse.  Pourtant  elle  resta 
muette^  la  joie  l'étouffait. 

— C'est  au  Coteau  du  Moulin  que  tout  s'est  passé,  con- 
tinua la  sauvagesse  dont  les  yeux  brillaient  de  plaisir. 
Les  Iroquois  s'étaient  emparés  de  la  redoute,  mais  ton 
mari  les  en  a  chassés.  . . .  Va,  je  suis  contente,  et  tu  dois 
l'être  aussi,  car  ton  mari  est  un  grand  guerrier. 

Elisabeth  l'écoutait  défaillante  de  bonheur. 

Elle  saisit  les  mains  de  la  sauvagesse,  et  d'une  voix  que 
l'émotion  rendait  méconnaissable  : 

— Anita,  dit-elle,  Anita,  toi  qui  viens  d'être  baptisée, 
remercie  Dieu  pour  moi. 

Ah  !  Oui,  je  le  remercie,  dit  la  baronne,  mais  il  faut  tç 
chauffer. . .  Tu  as  l'air  d'une  Heur  gelée. 

Et  comme  il  n'y  avait  plus  que  des  cendres  dans  l'âtre, 
elle  y  mit  du  bois,  battit  le  briquet  et  bientôt  un  feu  clair 
brilla  et  une  douce  chaleur  se  répandit. 

— Anita,  dit  tout  à  coup  Elisabeth,  j'entends  des  coups 
de  fusil.  Es-tu  bien  sûre  que  les  Iroquois  soient  en  fuite  ? 

— Ils  doivent  être  loin  maintenant,  répondit-elle  avec 
un  bon  rire. 

Elisabeth  étendit  des  fourrures  sur  le  banc  lit  placé  le 
long  du  mur  et  s'y  coucha.  Elle  se  sentait  épuisée  et 
tremblait. 

Anita  alla  pi'endre  son  manteau  accroché  à  la  muraille 
et  l'en  couvrit,  puis  elle  s'assit  par  terre  à  ses  pieds  ;  et, 
après  l'avoir  un  peu  regardée  avec  compassion,  elle  lui  dit 
de  sa  voix  musicale  : 

— Tu  aurais  donc  bien  de  la  peine  si  ton  mari  s'en 
allait  au  ciel. 

Elisabeth  ne  répondant  rien,  elle  poursuivit  : 

Juillet.— 1901.  5 


66 


REVUE  CANADIENNE 


— Vois-tu,  je  ne  comprends  pas  cela.  Tu  raime?,  et 
il  serait  si  bien  en  paradis. 

— Je  ne  le  verrais  plus,  murmura  la  jeune  femme. 
— Oui,  ni.Tis  lui  verrait  Dieu ....  Depuis  que  j'ai  reçu  le 
baptême,  depuis  que  je  suis  l'enfant  de  Dieu,  je  sens 
toujours  en  moi  comme  un  désir  de  mourir  pour  voir  mon 
Père  —  et  tout  en  travaillant,  tout  en  marchant,  je  pense 
comme  le  ciel  doit  être  beau. 

— C'est  que  tu  as  encore  toute  l'énergie  de  la  grâce  de 

ton  baptême,  dit  la  jeune 
feuuue   profondément    tou- 
chée. 

En  elle-niême,  elle 
.'■ongeait  à  ce 
nom  de  lumière 
ou  d'illumina- 
"^  tion  que  l'on 
donnait  au  bap- 
tême dans  la 
primitive  égli- 
se. 

Etait-ce  la 
bonne  nouvel- 
e  ?  l'effet  cal- 
mant des  paro- 
les de  l'inno- 
cente chrétienne  ou  un  secours  qui  lui  arrivait  de  l'au- 
delà  invisible,  impénétrable  ?. . . . 

Il  lui  semblait  qu'une  main  tendre  et  puissante  arrachait 
de  son  cœur  toutes  les  racines  d'inquiétude  et  d'angois.se. 
Une  paix  céleste  l'enveloppait,  la  pénétrait.  Transportée 
de  joie,  elle  prit  sa  fillette  entre  ses  bras  :  et  se  rappelant 
comme  le  major  se  plaisait  aux  gazouillements  de  l'enfant, 
elle  se  mit  en  frais  de  lui  apprendre  à  dire  :  "  Vive  mon 
brave  papa." 


I 


L'OUBLIE  67 

Avec  quel  plaisir  elle  prépara  le  souper,  avec  quel  soin 
elle  disposa  tout  pour  que  la  maison  parut  agréable  ;  et 
quel  charme  l'amour  donnait  à  tous  ces  détails. 

Cependant  la  nuit  était  venue  et  Lambert  Closse 
n'arrivait  pas. 

Pour  l'apercevoir  de  plus  loin,  Elisabeth,  oubliant  la 
prudence,  avait  plusieurs  fois  dépassé  l'enclos.  Elle  ne 
pouvait  plus  se  tenir  en  place.  Un  frisson  de  crainte  la 
glaçait  parfois  jusqu'aux  moelles. 

Anita,  dit-elle,  toi  qui  entends  les  moindres  bruits  de 
si  loin,  va  donc  voir  s'il  vient. 

La  sauvagesse  sortit  ;  la  tête  penchée,  elle  écouta 
longtemps,  puis  elle  entra,  disant  :  Il  ne  vient  pas  encore. 

XXII 

Il  ne  devait  jamais  revenir. 

C'était  bien  vrai  que  le  héros,  à  la  tête  d'une  vingtaine 
de  colons,  avait  repris  le  moulin,  mis  l'ennemi  en  fuite  ; 
mais  les  Iroquois  étaient  revenus  plusieurs  fois  à  la 
charge  et  une  balle  avait  atteint  Lambert  Closse  en  plein 
front. 

Pendant  que  sa  femme  épiait  son  retour,  il  gisait  san- 
glant, inanimé  sur  la  grande  table  sinistre  de  l'hôpital. 
Penché  sur  lui, le  docteur  Bouchard  lui  lavait  le  visage,  et 
son  chien  Vaillant  lui  léchait  les  mains  en  gémissant. 

— C'est  fini,  c'est  bien  fini  ;  mais  la  mort  a  été  instan- 
tanée... il  n'a  pas  souffert  dit  enfin  le  docteur  à  ceux 
qui  l'emplissaient  la  salle  et  regardaient  muets,  cons- 
ternés. 

Averti  que  le  major  était  gravement  blessé,  Maison- 
neuve  accourait  bouleversé,  tremblant,  mais  espérant 
encore.  Il  aimait  son  héroïque  compagnon  de  luttes  et  de 
mi.sères...  Il    en  était    pi'esque  venu  à  le  croire  invul- 


68  REVUE  CANADIENNE 

nérable  ;  et  lorsqu'il  l'aperçut  le  front  sanglant,  pour 
toujours  immobile,  silencieux,  un  profond  sanglot  déchira 
sa  poitrine,  et  se  jetant  sur  le  corps  déjà  glacé,  il  l'étrei- 
gnit  et  pleura  comme  un  enfant.  Ceux  qui  l'entouraient 
pleuraient  aussi  :  et,  comme  pour  consoler  leur  chef,  ils 
répétaient  : 

— Il  est  mort  pour  Dieu  et  pour  ses  frères  —  c'était  la 
fin  qu'il  souhaitait. 

— Oui  :  et  Dieu  seul  peut  reconnaître  ce  que  nous  lui 
devons,  dit  Maisonneuve,  commandant  à  sa  douleur  et 
relevant  la  tête.  Vous  le  savez,  c'est  lui  surtout  qui 
a  porté  le  poids  de  la  lutte...  11  a  été  le  défenseur  de 
Ville-Marie,  et  jamais  homme  n'eut  plus  de  grandeur 
d'âme,  de  noblesse  et  de  courage. 

Pour  cacher  aux  Iroquois  la  terrible  perte,  Maisonneuve 
décida  que  le  corps  serait  exposé  à  l'hôpital,  et  que  les 
funérailles  se  feraient  de  nuit.  Pâle  et  tremblant,  il  prit 
le  mousquet  du  héros,  le  chargea,  et,  tout  pénétré  de  dou- 
leur, se  dirigea  vers  la  maison  de  la  pauvre  jeune  veuve, 
où  le  deuil  allait  entrer  pour  jamais. 


LES  MICROBES 


(1) 


iOTRE  siècle  va  finir, 

Laissant  lin   bon   souvenir: 
Des  découvertes  sans  nombre 
Ont  éclairé  maint  point  sombre, 

Et  vont  mettre  au  Panthéon 

Des  savants  de  grand  renom. 


Les  pays  sont  rapprochés, 
Partout  sont  des  débouchés; 


(1)  Quelques  semaines  avant  sa  mort,  arrivée  le  6  juillet  dernier,  l'aimable 
collaborateur  de  la  Revue  qui  signait  P.  P.,  M.  l'ablié  J.-B.  Plamondon,  nous 
adressait  la  boutade  poétique  que  nous  publions  aujourd'hui. 

M.  l'abbé  Plamondon  naquit  à  l'Ancienne-Lorette  et  fit  ses  études  au  Petit 
Séminaire  de  Québec.  Reçu  avocat,  il  s'établit  à  Chicoutimi  et  se  maria.  Sa 
vie  de  famille  fut  de  courte  durée  ;  ayant  perdu  sa  femme,  il  entra  au  Grand 
Séminaire  de  Québec,  en  1865,  et  fut  fait  prêtre  en  juin  1868.  Après  avoir  été 
vicaire  à  Saint-Colomb  de  Sillery,  à  la  Baie-Saint-Paul  et  an  Cap-Saint-Ignace, 
il  devint  curé  de  l'Ile-aux-Grues.  Il  passa  près  de  quinze  ans  dans  cette  île 
solitaire,  soignant  avec  zèle  et  intelligence  non  seulement  les  ftmes  de  sas 
paroissiens,  mais  encore  les  maladies  du  corp.s.  Il  n'y  avait  pas  de  médecin 
sur  cette  île  complètement  isolée  pendant  une  partie  de  l'année,  et  M.  l'abbé 
Plamondon  s'était  appliqué  à  l'étude  de  la  médecine  pour  pouvoir  soulager  l'hu- 
manité souffrante  de  son  île.  Heureux  dans  son  ermitage,  où  il  était  aimé,  il 
y  eût  volontiers  fini  ses  jours,  mais  la  surdité  vint  lui  rendre  le  ministère 
impossible,  et  il  lui  fallut  céder  sa  place  à  un  autre.  En  1885,  il  vint  se  fixer 
à  Saint-Roch  de  Québec,  où  il  est  mort. 

Il  a  employé  ses  loisirs  forcés  à  faire  du  bien  autour  de  lui.  Sa  résidence 
était  le  rendez-vous  de  tous  ceux  qui  avaient  besoin  d'aide  ou  de  conseils,  et 
rares  sont  les  citoyens  de  Saint-Roch  qui  n'en  franchissaient  souvent  le  seuil. 
Aussi  sa  mort  fut  un  deuil  poisr  tous. 

Aimable  jusque  dans  sa  correspondance,  nous  regrettons,  nous  ai\ssi,  ce 
saint  prêtre,  malgré  qu'il  ne  nous  fût  connu  que  par  ses  écrits  et  ses  lettres. 

L.\  DlRECTIOS. 


70  REVUE  CANADIENNE 

Et  sur  la  terre  et  sur  l'onde, 
On  peut  parcourir  le  monde, 
Et  fraterniser  partout, 
Avec  trois  points  ])our  atout. 


Un  nouveau  monde  a  surçi, 
L'Univers  en  a  rugi  ! 
Auparavant,  la  puissance 
Semblait  être  à  l'opulence, 
A  la  force  des  plus  grands; 
Cette  erreur  a  fait  son  temps. 


La  victoire  est  aux  petits, 
Nous  disent  les  érudits; 
On  ne  les  voit  qu'à  la  loupe. 
Des  millions  dans  ma  soupe 
Et  dans  le  lait  des  marmots, 
Nous  préparent  tous  les  maux! 


Autrefois,  mais  bien  à  tort, 

On  représentait  la  Mort 

Comme  un  grand  spectre  tout  blême. 

Fauchant  tout,  la  Vertu  même; 

Mais  c'est  un  microbe,  un  rien. 

Qui  nous  barre  le  chemin  ! 


Lorsque  Pasteur  s'est  montré. 
L'homme  s'est  cru  délivré  : 


LES  MICROBES 


71 


Les  mortels,  par  la  science. 
Allaient  imposer  silence 
A  ces  petits  insolents. 
Désormais,  plus  d'aliments. 


Les  scniiiis  vont  leur  chemin. 
Sans  .sauver  le  genre  humain, 
Et  les  petits,  qu'on  méi^rise. 
Brisent  l'orgueil  dont  se  grise 
Le  larron  du  Transvaal  ! 
Dieu  le  veut.  .  .  ce  n'e.st  pas  mal. 


^:î.  :î. 


LES  CANADIENS  AUX  ETATS-UNIS 


Ce  sont  nos  frères  du  Canada  ;  leurs 
cœurs  batlent  à  l'unisson  des  vôtres. 
Par-dessus  les  frontières,  tendez-vous 
la  main,  et  dans  un  même  élan  de 
patriotisme,  clianlez  ensemble  l'hymne 
national  :  "  O  Canada,  mon  pays,  mes 
amours!" — (Le  R.  P.  Desjardins,  à 
Woonsocket,  R.-I.) 

La  célébration  de  la  fête  nationale  des  Canadiens-Français  a 
été  marquée,  cette  année,  par  un  incident  qu'il  importe  de  ne 
pas  laisser  passer  inaperçu.  La  St-Jean-Baptiste  a  rapproché 
les  enfants  d'une  même  famille  dispersés  par  les  caprices  de  la 
fortune,  les  Canadiens  des  Etats-Unis  et  leurs  frères  du  Canada. 

Que  ce  résultat  ait  pu  être  atteint,  il  y  a  nombre  d'années, 
cela  ne  fait  plus  de  doute.  Mais  il  aurait  fallu  alors  quelque 
peu  violenter  les  esprits  pour  leur  faire  accepter  les  faits  ac- 
complis. Car  on  ne  peut  pas  nier  que  nos  frères  dti  Canada 
n'aient  été  pour  la  plupart  et  pendant  de  nombreuses  années, 
très  mal  informés  sur  ce  qui  se  passait  de  ce  côté-ci,  de  la  ligne 
45e.  Puis,  il  y  avait  ce  mépris  irréductible  dont  on  couvrait 
ceux  qui  étaient  forcés  de  quitter  le  pays  et  qu'on  persiste  en- 
'Core  à  plaindre.  Cependant,  il  erit  été  dé  meilleure  politique  de 
faire  alors  des  efïorts  sérieux  pour  enrayer  l'émigration.  Per- 
sonne ne  l'a  fait,  et  il  ne  faut  plus  s'étonner  du  peu  de  succès 
que  remportent  les  apôtres  du  rapatriement  parmi  ceux  ou  les 
descendants  de  ceux  qui  ont  pris  part  à  l'exode  constant  des 
nôtres  depuis  un  demi-siècle. 

Ce  n'est  pas  que  le  retour  au  pays  manque  d'attrait.  Loin  de 
là.  Les  termes  chaleureux  employés  cha(|ue  jour  par  les  nôtres 
à  l'adresse  du  Canada,  nous  prouvent  d'une  façon  indubitable 
que  le  pays  est  toujours  cher  au  cœur  de  nos  gens,  sans  qu'on 
songe  cependant  à  y  retourner.  D'ailleurs,  ce  retour,  les  cir- 
constances ne  le  permettent' pas.  On  s'est  fait  à  la  vie  de  nos 
villes,  on  y  a  contracté  des  habitudes,  des  goûts  dont  il  serait 
impossible  de  se  défaire.  De  plus  la  génération  "  rapatriable  " 
est  disparue  et  parmi  les  mem1>res  de  la  génération  actuelle  il 


LES  CANADIENS  AUX  ETATS-UNIS  73 

n'est  peut-être  pas  un  Canadien  sur  mille  qui  considérerait  sé- 
rieusement l'idée  de  se  faire  colon,  le  projet  d'aller  défricher  les 
terres  du  Lac-St-Jean  ou  de  la  Matapédia.  Et  je  ne  compte 
pas  l'immense  majorité  de  ceux  qui  sont  nés  aux  Etats-Unis  et 
pour  qui  le  rapatriement  serait  une  véritable  expatriation. 

C'est  peut-être  cette  obstination  des  nôtres  à  rester  où  ils 
sont  qui  leur  a  attiré  tant  de  mauvais  traitements  de  la  part  de 
certains  écrivains  du  Canada.  Tout  dernièrement  encore,  un 
membre  éminent  de  la  population  française  de  Québec  nous 
représentait,  avec  une  assurance  incroyable,  comme  un  tas  de 
dégénérés  au  double  point  de  vue  religieux  et  national.  Ce 
compatriote,  bien  intentionné  peut-être,  a  commis  à  notre  dé- 
triment une  grave  injustice  et  une  erreur  grossière.  S'il  a  vécu 
au  milieu  de  nous,  comme  on  veut  le  faire  croire,  il  sait  très 
bien  qu'il  n'a  pas  dit  la  vérité. 

Dans  tous  les  cas  la  réplique  ne  s'est  pas  fait  attendre.  La 
Tribune  de  Woonsocket  a  protesté  vigoureusement  et  quelques 
autres  de  ses  confrères  après  elle.  De  sorte  que  l'écrivain  qué- 
becquois  n'a  pas  fait  autre  chose  que  de  produire  parmi  nos 
gens  un  vif  ressentiment  contre  le  mépris  systématique  qu'on 
veut  encore  nous  faire  subir  en  certains  quartiers,  un  sentiment 
profond  de  défiance  contre  les  avances  qui  pourraient  nous  ve- 
nir du  pays  natal.  Du  reste,  on  admettra  que  ce  n'est  pas  en 
traitant  les  Canadiens  des  Etats-Unis  comme  des  êtres  infé- 
rieurs, ce  qu'ils  ne  sont  pas,  Dieu  merci,  qu'on  les  engagera  à 
rentrer  au  pays,  s'ilsdoivent  jamais  le  faire.  Un  vieux  proverbe 
dit  "  qu'on  ne  prend  pas  les  mouches  avec  du  vinaigre."  C'est 
le  temps  de  l'appliquer. 

Puisque  le  rapatriement  n'est  pas  possible,  de  consentement 
générail,  pourquoi  ne  pas  lui  donner  un  substitut  servant  à  la 
fois  les  aspirations  nationales  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  Canadiens 
sur  le  continent  américain,  et  respectant  les  allégeances  jurées? 
L'influence  française  est,  en  somme,  le  but  suprême  de  nos 
démonstrations  patriotiques,  qui  ne  sont  qu'une  sorte  d'inven- 
taire de  nos  richesses  nationales.  Qu'importent  les  distances 
qui  nous  séparent,  les  allégeances  que  nous  professons?  Tous 
tant  que  nous  sommes,  nous  appartenons  à  des  contrées  ou 
l'idée  angf.aise  domine;  s'il  nous  fallait  établir  une  différence 
en  faveur  de  quelqu'un,  nous  serions  peut-être  forcé  d'admettre 
qu'au  point  de  vue  social  les  Canadiens  des  Etats-Unis  n'ont 
rien  à  envier  à  leurs  congénères  du  Canada.  Les  Franco- Amé- 
ricains   vivent,  grandissent  sous    l'égide  d'un    gouvernement 


74  REVUE  CANADIENNE 

libre,  tandis  que  le  sort  de  leurs  frères,  avouons-le,  dépend  trop 
souvent  des  caprices  de  la  métropole  ou  des  machinations  des 
politiciens  roués  qu'elle  entretient  dans  son  sein. 

Quelqu'un  a  dit  que  "  les  plus  grandes  guerres  avaient  été, 
plus  d'une  fois,  causées  par  une  indigestion."  Profonde  ré- 
flexion qui  expose  dans  toute  sa  mesure  la  petitesse  des  hom- 
mes, ces  nains'  dont  parle  Lacordaire,  qui  croient  faire  de 
grandes  choses  et  souffrir  beaucoup,  mais  réflexion  qui  n'en 
exprime  pas  moins  avec  une  brutale  franchise  la  futilité  de  notre 
monde.  Cependant,  c'est  tout  ce  que  nous  sommes.  Tant  que 
tout  le  monde  digérera  bien  à  Westminster,  les  colonies  n'au- 
ront pas  à  se  plaindre  en  exceptant  l'Inde,  peut-être,  qui  n'a 
pas  même  la  force  de  le  faire.  Mais  survienne  un  petit  dérange- 
ment, peut-on  prévoir  ce  qui  arrivera? 

Et  (|ui  sait  si,  un  jour,  il  ne  sera  pas  réconfortant  pour  nos 
compatriotes  restés  au  pays  de  savoir  que  par  delà  la  ligne  45e, 
au  sein  de  la  puissante  et  généreuse  nation  américaine,  il  existe 
un  élément  puissant,  canadien-ifrançais  d'origine,  américain 
d'allégeance,  c|ui  serait  prêt  à  faire  pour  la  liberté  ce  que  ses  an- 
cêtres ont  déjà  fait  pour  la  grande  République?     Qui  sait? 

Nous  sommes  de  ceux  qui  croient  à  l'émancipation  future 
du  Canada,  qui,  comme  un  fruit  mûr.  se  détachera  de  l'arbre 
britannique  où  il  fut  greffé  par  droit  de  conquête.  Que  ce  soit 
là  un  rêve  dont  on  ne  puisse  encore  entrevoir  la  réalisation, 
nous  l'admettons.  Mais  c'est  un  rêve  qu'il  faut  caresser,  qu'il 
faut  conserver  à  l'égal  d'une  tradition  parce  qu'il  contient  le 
germe  de  la  liberté  nationale.  Ah  !  combien  patriotique  était 
l'idée  de  l'honorable  M.  Tarte  prêchant  l'union  de  tout  ce  qu'il 
y  a  de  Français  sur  le  continent,  en  vue  des  luttes  futures.  Cette 
idée  a  fait  du  chemin.  Nous  la  retrou\-ions.  hier,  animant  les 
solennités  de  notre  fête  patronale,  la  St-Jean-Baptiste.  Cana- 
diens du  Canada  et  Franco-Américains  ont  fraternisé  sincère- 
ment, pour  la  première  fois  depuis  leur  longue  et  douloureuse 
séparation.  Honneur  à  ceux  qui  ont  amené  ce  rapprochement 
si  désiré  mais  paraissant  si  i>eu  réalisable  !  Ceux-là  ont  bien 
mérité  de  la  nation. 

Puisciu'on  ne  peut  plus  réunir  les  hommes,  réunissons  les 
cœurs;  prêchons,  faisons  le  rapatriement  des  âmes!  Suivant 
le  con.seil  que  nous  donnait,  hier,  le  P.  Desjartlins.  à  l'église  du 
Précieux-Sang:  "Par-dessus  les  frontières  tendons-nous  la 
main."  Nous  aurons  désormais  un  point  de  ralliement  :     l'idée 


LES  CANADIENS  AUX  ETATS-UNIS  75 

française,  et  nous  ne  regrettons  qu'une  chose,  c'est  qu'on  ait 
mis  tant  de  temps  à  Je  reconnaître.  Mais  combien  de  temps 
cela  durera-t-il?  Ce  n'est  pas  aux  Canadiens  des  Etats-Unis 
de  répondre.  Sans  doute  le  patriotisme  exubérant  d'hier  va 
se  ralentir,,  l'âme  canadienne  aura  l'air  'de  sommeiller,  mais 
qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  ce  sommeil  ne  sera  qu'apparent;  c'est 
avec  son  aide  que  s'élaborent  les  grands  mouvements  dont  s'ho- 
nore notre  histoire  ;  c'est  le  sommeil  de  l'enfant  qui  grandit 
et  dont  les  cris  de  joie  ne  sont  qu'une  manifestation  de  la  vie 
qui  pousse  avec  lui. 

Dans  un  article  précédent  nous  avons  signalé  les  progrès  ac- 
complis par  les  Franco-Américains  depuis  qu'ils  ont  pris  leur 
place  dans  la  grande  République.  Nous  parlions  du  travail 
fait  dans  l'esprit  de  ceux  qui  nous  entourent,  de  ceux-là  mêmes 
qui  nous  virent  arriver  avec  méfiance.  Et  nous  affirmions  qu'a- 
vec le  temps  les  préjugés  sont  disparus,  le  fanatisme  a  tourné 
vers  d'autres  buts  ses  attaques  passionnées,  enfin  qu'on  nous 
connaissait  mieux.  Nous  en  avons  la  preuve  aujourd'hui  dans 
un  article  publié  à  l'occasion  de  la  St-Jean-Baptiste,  par  le  Re- 
porter de  Woonsocket,  un  des  plus  anciens  journaux  du  Rhode- 
Island  et  qui  est  en  outre  un  des  mieux  inspirés.  Le  journaliste 
américain  fait  l'éloge  raisonné  des  nôtres  et  admet  que  nous 
avons  fait  nos  preuves.  C'est  l'œuvre  du  temps,  dira-t-on. 
Mais  c'est  le  temps  qui  fait  les  peuples  et  c'est  à  son  école  qu'il 
faut  aller  recueillir  les  enseignements  fournis  par  le  lent  travail 
des  élaborations  populaires.  Nous  citons  cet  article,  dont  la 
traduction  nous  est  gracieusement  fournie  par  M.  Henri  God- 
foin,  de  la  Tribune. 

"  Le  jour  qui  est  célébré  à  Woonsocket  avec  tant  d'éclat,  dit 
le  Reporter,  rappelle  à  notre  esprit  la  part  que  les  descendants 
(lu  peuple  (le  la  belle  France  ont  prise  dans  la  colonisation  et 
l'expansion  de  l'Amérique. 

"  Dans  ces  communautés  f|ui  ont  conservé  la  belle  langue 
fran(;aise  —  une  d'elles  assez  grande  pour  .former  une  nation  — 
il  y  en  a  deux  d'une  célébrité  spéciale  :  les  Fran(;ais  habitant  le 
Dominion  du  Canada,  comprenant,  en  chifïres  ronds,  la  moitié 
de  la  po])ulation,  et  les  Créoles  de  la  Louisiane,  qui  forment  un 
élément  d'une  influence  considérable  dans  les  Etats  du  Golfe. 
Le  milieu  ambiant  est  radicalement  difïérent,  dans  le  nord  et 
dans  le  sud  —  les  Canadiens  et  les  Créoles  sont  aussi  différents 
sous  !e  rapport  des  idées  sociales  et  industrielles  que  sous  celui 


76  REVUE  CANADIENNE 

du  climat.  Mais  les  meilleures  caractéristiques  du  Français  se 
remarquent  cliez  eux  avec  (|uelques  légers  changements  seule- 
ment. Le  Canadien  et  le  Créole  ont  dans  les  veines  quelques 
gouttes  d'un  sang  étranger;  mais  cette  infusion  n'influe  en  rien 
sur  le  caractère  gaulois. 

"  Affabilité  dans  la  vie  sociale,  force  de  caractère  religieux, 
profondeur  de  l'affection  familiale,  économie,  progression  in- 
dustrielle —  modifiées,  il  est  vrai,  par  le  climat  et  l'ancien  es- 
clavage africain  dans  le  Sud  —  voilà  les  traits  qui  distinguent 
le  Français.  Telles  sont  les  qualités  qui  rendent  le  paysan  fran- 
çais —  la  vraie  France  n'est  pas  Paris  —  .si  viril.  C'est  le  carac- 
tère qui  fait  la  force  de  la  République  française,  cjui  maintient 
la  seule  république  vraiment  grande  que  l'on  rencontre  sur  le 
sol  du  vieux  monde.  Cette  capacité  pour  le  gouvernement  ci- 
vil autonome  qui  soutient  cette  républicpie,  quoique  ceux  qui 
se  trouvent  à  sa  tête  soient  une  minorité  de  toutes  les  nuances 
politiques  et  sociales,  s'est  retrouvée  partout  où  la  race  a  été 
transplantée. 

"  Au  Canada,  le  Français  est  le  possesseur,  au  même  titre 
que  le  Saxon,  d'une  nation  qui  tout  en  dépendant  nominale- 
ment d'une  couronne,  est  réellement  un  pouvoir  indépendant. 
Côte  à  côte  et  en  commun  avec  l'élément  saxon,  le  plus  exclusif 
et  qui  n'a  confiance  qu'en  soi-même,  il  a  part  égale  dans  la  di- 
rection d'un  pays  qui  promet  d'être  une  des  plus  grandes  dé- 
mocraties du  monde,  qu'il  reste  ou  non  nominalement  monar- 
chique. La  nation  canadienne  est  forte,  saine,  indépendante  de 
tout,  si  ce  n'est  de  ce  nom,  et  l'élément  français  a  produit  c(uel- 
ques-uns  des  politiques  les  plus  forts  du  dix-neuvième  siècle. 
On  peut  en  dire  à  peu  près  autant  de  l'influence  dont  jouissent 
les  Créoles  de  la  Louisiane. 

"  Aussi  en  jetant  un  regard  vers  le  Nord  et  vers  le  Sud,  on 
reconnaît  l'importance  de  l'invasion  amicale  et  ]>rofitable  de  la 
Nouvelle-Angleterre  par  le  Dominion,  invasion  qui  se  continue 
depuis  25  ans.  Le  Canadien,  comme  le  Français,  ])artout,  fera 
bande  à  part  tout  en  faisant  partie  d'un  autre  peuple.  Dans  cer- 
tains cas  il  sera  facilement  reconnaissable  comme  élément,  et 
ce  qui  lui  permet  d'arriver  à  ceci,  c'est  sa  connaissance  de  deux 
langues.  Le  langage,  la  religion,  les  traditions  de  son  ]ieuple, 
les  traits  nationaux,  son  activité  industrielle,  serviront  toujours 
à  le  classer  et  à  faire  connaître  ses  ancêtres.  Il  prendra  volon- 
tiers part  à  la  direction  honnête  et  capable  d'un  gouvernement 


LES  CANADIENS  AUX  ETA;TS-UNIS  77 

populaire;  travaillera  dans  l'intérêt  de  la  communauté  comme 
le  demandent  le  bon  ordre,  l'avancement  matériel  et  les  raffine- 
ments de  la  vie  moderne.  Autour  de  son  église,  de  son  foyer, 
se  centralisent  ses  intérêts,  et  la  communauté  où  le  Canadien, 
occupe  la  première  place,  prospérera  et  sera  bénie. 

"  Woonsocket,  situé  dans  un  des  Etats  de  la  Nouvelle-Angle- 
terre ouverts  les  premiers  à  la  colonisation,  compte  déjà  dans 
sa  population  une  majorité  considérable  canadienne^française 
de  naissance  ou  d'extraction,  et  offre  un  exemple  frappant  de  ce 
que  nous  avons  dit.  Pour  en  faire  l'expérience,  il  suffit  de  je- 
ter un  coup  d'œil  sur  les  jolis  cottages  que  possèdent  ceux  qui 
les  occupent  ou  leurs  compatriotes  plus  fortunés,  sur  les  inté- 
rieurs luxueux  qu'ils  possèdent,  sur  les  grandes  fabriques  éta- 
blies ici  grâce  à  la  supériorité  et  à  l'habileté  du  travail  manuel, 
à  l'application  intense  et  à  l'esprit  d'initiative  de  la  classe  labo- 
rieuse du  peuple  canadien. 

"  Sans  nous  arrêter  aux  importantes  entreprises  commer- 
ciales dont  notre  population  française  est  la  promotrice  et  la  di- 
rectrice, nous  mentionnerons  le  respect  il'limité  que  la  popula- 
tion qui  ne  parle  que  l'anglais  professe  pour  ses  concitoyens  de 
langue  française,  car  ces  derniers  n'ont  pas  seulement  placé 
notre  ville  au  rang  enviable  qu'elle  occupe  dans  l'armée  indus- 
trielle, mais  aussi  dans  le  monde  social,  commercial  et  politique. 
De  sorte  que,  depuis  le  plus  humble  de  ses  travailleurs,  hommes 
ou  femmes,  jusqu'à  ses  vénérés  directeurs  spirituels  et  ses  con- 
citoyens qui  ont  occupé  les  plus  hautes  positions  de  confiance 
en  politique,  tous  méritent  d'être  honorés,  et  la  population  de 
langue  anglaise  de  Woonsocket  peut  à  bon  droit,  à  l'occasion 
de  cette  fête  du  saint  patron  du  Canada,  dire  à  ses  concitoyens 
français  :  "  Nous  vous  honorons  et  vous  estimons,  nous  vous 
félicitons  de  votre  passé  honorable,  de  votre  présent  prospère 
et  de  l'avenir  plus  prospère  encore  qui  attend  votre  peuple  dans 
tous  les  Etats  de  la  Nouvelle-Angleterre." 

Nous  ne  prétendons  pas  que  ces  éloges  sont  exagérés.  Nos 
frères  américains  seraient  les  premiers  à  nous  signaler  que  nous 
sommes  dans  l'erreur  et  que  nous-mêmes  nous  en  sommes  ve- 
nus à  nous  méconnaître.  L'article  du  Reporter  est  un  tableau 
peint  sur  le  vif,  c'est  notre  portrait  dont  nous  ne  pouvons  plus 
nier  la  ressemblance.  D'ailleurs  le  trop,  quoi  qu'on  dise,  nuit 
rarement  et  ici  il  prouve  une  chose  :  c'est  qu'on  nous  accorde 
la  place  pour  laquelle  nous  avons  si  vaillamment  combattu.    Et 


78  REVUE  CANADIENNE 

l'excès  d'éloges  qu'on  pourrait  nous  faire  aujourd'hui  sera  une 
compensation  pour  les  ennuis  que  nous  avons  endurés. 

Après  tout  ce  qu'on  vient  de  lire,  refusera-t-on  d'admettre 
que  le  moment  était  bien  choisi  pour  effectuer  un  ra])proche- 
ment  entre  le  Canada  franc^ais  et  ses  enfants  d'outre-quarante- 
cinquième?  Depuis  des  années,  depuis  le  jour  où  le  grand  Du- 
vernay  fondait  le  Patriote  à  Burlington,  depuis  le  jour  où  le 
premier  député  français,  Joseph  Cyr,  entrait  à  la  législature  du 
Maine  en  1846,  les  Franco- Américains  ont  travaillé  sans  relâche 
à  l'édifice  de  leur  influence.  Insensibles  à  la  calomnie,  fermes 
devant  la  persécution,  ils  ont  brisé  tous  les  obstacles  et  ont 
prouvé  qu'ils  étaient  dignes  d'une  considération  ])lus  grande. 
Pro  aris  et  focis  ils  ont  passé  à  travers  un  demi-siècle  de  dé- 
boires, défendant  leur  langue,  professant  leur  foi  religieuse, 
faisant  la  conquête  quotidienne  de  droits  méconnus.  "  Aime 
Dieu  et  va  ton  chemin  "  était  leur  devise  et  ceux  qui.  de  nos 
jours,  ont  le  plaisir  de  contempler  l'œuvre,  sont  unanimes  à  dé- 
clarer que  cette  devise  n'a  pas  connu  de  défaillance.  Après 
cinquante  ans  d'émigration  nous  avons  célébré  la  St-Jean-Bap- 
tiste  avec  un  enthousiasme,  un  ]iatriotisme  auxquels  le  Canada 
ne  peut  opposer  que  des  égaux.  Frères,  que  pensez-vous  de 
notre  œuvre?  "Par-dessus  les  frontières"  refuserez-vous 
notre  étreinte? 

Vous  connaissez  l'histoire  des  explorateurs  de  la  Californie, 
l'Eldorado  rêvé  par  Pizarre.  Vous  .savez  la  course  furieuse  à 
la  richesse  qui,  pendant  quelques  années,  poussa  les  foules 
avides  de  bien-être  vers  les  rives  de  l'océan  Pacificpie.  Dans 
ce  temps-là  la  famille  voyait  un  de  ses  membres  s'élancer  vers 
le  "  pays  doré  "  dans  l'espoir  d'y  conquérir,  sinon  la  fortune, 
du  moins  l'aisance  pour  ceux  qui  restaient.  Les  exj^lorateurs 
partis,  on  n'entendait  plus  parler  d'eux,  on  les  oubliait  même 
quelquefois.  Mais  quelle  joie,  vingt-cinq  ans  ])lus  tard,  cpiand 
le  disparu  reparaissait  !  Et  lui  était  heureux  de  raconter  aii.K 
siens  ce  qu'il  avait  fait  là-bas,  de  leur  dire  combien  il  était  digne 
de  leur  nom. 

L'immigration  des  Canadiens  aux  Etats-Unis  a  été  un  peu 
cette  course  vers  l'Eldorado.  On  partait  pour  quelques  mois, 
une  couple  d'années,  tout  au  plus.  Mais  le  retour  ne  se  faisait 
pas.  Au  lieu  de  retourner  au  pays,  on  faisait  venir  ses  parents, 
ses  amis  et  peu  à  peu  la  colonie  gradissait,  se  faisait  aux  cou- 
tumes de  la  nouvelle  patrie.  L'esprit  national,  le  sentiment  re- 


LES  CANADIENS  AUX  ETATS-UNIS 


79 


ligieux,  conservés  dans  toute  leur  intégrité,  présidèrent  au  dé- 
veloppement de  ce  petit  peuple  qui  se  greffait  sur  le  grand.  On 
progressa  à  l'ombre  tutélaire  du  drapeau  de  la  liberté,  et  au- 
jourd'hui deux  millions  de  Canadiens,  Américains  par  le  ser- 
ment, chantent  le  "  Star  Spanglcd  Baiiiicr." 

Mais  ces  deux  millions  de  Canadiens  restés  Français  par  le 
cœur  se  présentent  aujourd'hui  à  leurs  frères  du  Canada  et  leur 
disent  :  "  V^oyez  ce  que  nous  avons  fait  depuis  cinquante  ans. 
Voyez  nos  églises,  nos  écoles,  écoutez  l'accent  de  notre  langue 
et  convenez  que  notre  sang  est  bien  le  vôtre,  que  votre  foi  est 
bien  celle  que  nous  avons  apprise  à  vos  côtés. 

"  Fraternisons.  Oublions  tous  ce  qui  nous  a  divisés  dans  le 
passé,  et  travaillons  avec  ardeur,  quels  que  soient  les  drapeaux 
qui  nous  abritent,  à  agrandir  l'influence  française  dans  cette 
Amérique  du  Nord,  découverte,  colonisée,  évangélisée  par  des 
Français." 

Le  rapprochement  des  Canadiens  du  Canada  et  des  Franco- 
Américains  est  un  projet  qui  mérite  de  grandir  et  nous  espérons 
qu'il  grandira.  Laissons  au  temps  le  soin  de  prouver  sa  sin- 
cérité. 


^.-£.-3C.  ^affa^vvtc. 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES 


Les  événements  en  Chine. — Dénoncenient  en  vue. — J^a.  guerre  sud-africaine. — 
Le  parti  libéral  anglais. — Le  recensement  de  l'Angleterre. — La  session 
française. — La  loi  scélérate  au  Sénat. — M.  Waldeck-Rousseau  et  les  francs- 
maçons. — Un  garde  des  sceaux  marchand  d'alcool. — M.  Edouard  Drumont. 
— Le  coup  d'Etat  du  Figaro. — Jules  Leniaître  et  les  socialistes. — Une  élec- 
tion mouvementée  à  l'Académie. — M.  Edmond  Rostand  et  le  marquis  de 
Vogiié.  —  Guillaume  II  et  la  France.  —  Le  Pape  et  son  successeur.  —  Au 
Canada. 

Les  événements  de  Chine  ont  pris  décidément  une  tournure 
pllus  satisfaisante.  Le  départ  de  Pékin  du  maréchal  Waldersee 
a  marqué  la  fin  d'une  longue  période  de  difficultés  et  d'inquié- 
tudes, qui,  elle-même,  avait  succédé  à  une  période  d'horreurs 
et  de  sangflantes  hécatombes.  Il  y  a  un  an,  un  sombre  mystère 
planait  sur  la  capitale  du  Céleste  Empire;  on  savait  que  des 
scènes  tragiques  avaient  ensanglanté  ses  rues  et  ses  palais  ;  on 
tremblait  pour  les  légations  européennes;  on  apprenait  tous 
les  jours  que  dans  les  provinces  des  bandes  de  fanatiques  per- 
pétraient impunément  d'épouvantables  massacres.  Le  21  mai 
1900,  le  corps  diplomatique,  à  Pékin,  avait  demandé  au  gou- 
vernement impérial  la  suppression  du  mouvement  boxer.  Le 
10  juin  l'amiral  Seymour  partait  de  Tien-Tsin,  avec  2,000 
hommes,  pour  aller  délivrer  les  légations.  Ce  n'était  pas  là 
une  force  suffisante,  et  le  26  du  même  mois,  iforcé  de  reculer,  il 
était  de  retour  après  avoir  perdu  beaucoup  d'officiers  et  de  sol- 
dats. A  ce  moment,  les  troupes  des  difïérentes  puissances, 
alors  réunies  à  Tien-Tsin,  durent  défendre  le  quartier  européen 
contre  une  attaque  furieuse  des  Chinois,  commandés  par  le  gé- 
néral Ma.  L'Europe  s'aperçut  qu'une  tâche  formidable  s'impo- 
sait à  elle.  Elle  expédia  des  troupes.  Les  Chinois  finirent  par 
être  battus  à  Tien-Tsin  ;  et  enfin  au  mois  d'aoiit  une  colonne 
expéditionnaire  fut  envoyée  pour  délivrer  Pékin,  oi!i  les  alliés 
entrèrent  le  14  aoiit,  après  une  série  de  combats  meurtriers. 
L'empereur  et  le  gouvernement  chinois  s'étaient  enfuis.  Les 
(légations  étaient  sauves,  mais  réduites  à  l'état  le  plus  pitoyable. 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES         81 

Seul,  le  ministre  allemand,  le  baron  Von  Ketteler,  avait  été  as- 
sassiné. Depuis  cette  époque  les  troupes  européennes  ont  eu 
à  frapper,  dans  diverses  directions,  des  coups  terribles. 

La  répression  des  troubles  a  pris  trop  souvent  un  caractère 
de  sanglantes  représailles.  Et,  pendant  ce  temps,  les  diplomates 
ont  poursuivi  avec  le  gouvernement  chinois,  réfugié  dans  une 
province,  mais  représenté  à  Pékin  par  le  fameux  Li  Hung 
Chang,  des  négociations  pénibles  et  laborieuses  afin  d'obtenir 
la  punition  des  fauteurs  de  massacres,  des  garanties  contre  le 
retour  d'aussi  tragiques  événements,  et  des  indemnités  pour  les 
dommages  causés  aux  propriétés  et  aux  personnes,  ainsi  que 
pour  les  frais  de  la  guerre.  Cette  indemnité  va  s'élever  de 
$300,000,000  à  $400,000,000.  Tout  n'est  pas  encore  terminé, 
il  reste  à  régler  bien  des  détails,  mais  on  est  fixé  sur  les  grandes 
'lignes,  et  l'on  peut  espérer  que,  d'ici  à  deux  ou  trois  mois,  les 
affaires  seront  rentrées  dans  une  phase  normale. 


Dans  le  Sud-Africain,  on  se  bat  toujours.  Il  y  a  eu  un  an  le 
5  juin,  lord  Roberts  entrait  à  Pretoria,  et  l'on  croyait  que  la 
guerre  était  à  peu  près  terminée.  Et  cependant,  au  bout  de 
douze  mois,  les  commandos  boërs  tiennent  encore  la  campagne. 
Le  29  mai,  l'un  d'entre  eux  a  infligé  un  sanglant  échec  au  corps' 
du  général  Dixon.  L'engagement  a  eu  lieu  à  Vlakfontein, 
près  de  Krugersdorp,  dans  le  Transvaal.  La  colonne  anglaise 
comprenait  1450  hommes,  et  plusieurs  canons.  Les  Boërs  as- 
saillirent l'arrière-garde,  et  enlevèrent  deux  canons.  Ultérieure- 
ment, les  canons  furent  repris.  Six  officiers  et  cinquante-un 
soldats  anglais  ont  été  tués  ;  six  officiers  et  cent  quinze  soldats 
ont  été  blessés.  Trois  jours  après,  Jamestown,  dans  la  colonie 
du  Cap,  a  capitulé  devant  un  détachement  boër,  commandé 
par  Kruitzinger,  après  un  combat  de  quatre  heures.  Les  ma- 
gasins ont  été  pillés,  mais  la  garnison  a  été  relâchée.  Plus  ré- 
cemment encore,  un  détachement  de  carabiniers  australiens, 
appartenant  à  la  colonne  du  générall  Beaston,  a  été  surpris  par 
les  Boërs  à  Steenkoolspruit;  environ  deux  cents  hommes  ont 
été  faits  prisonniers  et  deux  pom-poms  ont  été  capturés.  Ces 
nouvelles  ont  naturellement  produit  une  fâcheuse  impression 
à  Londres.  Cependant,  le  gouvernement  se  montre  plus  déter- 
miné que  jamais  à  poursuivre  la  guerre  jusqu'à  ce  que  la  résis- 
tance de  cette  poignée  de  héros  incultes  soit  domptée.  M.  Bal- 

JUILLET.  — 1901.  6 


82  REVUE  CANADIENNE 

four  a  dit  récemment,  dans  la  Chambre  des  Communes,  que 
les  rumeurs  de  négociations  avec  le  Transvaal  étaient  fausses. 
Il  a  ajouté  qu'on  estime  à  dix-sept  mille  le  nombre  de  Boërs 
qui  tiennent  la  campagne.  Cette  estimation  a  été  aussitôt  trai- 
tée d'exagérée.  Le  correspondant  de  la  Nczc  York  Tribune 
prétend  qu'il  ne  reste  pas  plus  de  cinq  mille  burghers  en  armes. 
Il  vient  d'adresser  à  son  journal  une  dépêche  optimiste,  dans 
laquelle  il  soutient  que  les  moyens  de  résistance  cle  Dewet,  Bo- 
tha.  Steyn,  Delarey,  sont  épuisés,  et  que  la  fin  de  la  lutte  est 
proche. 

En  attendant,  le  gouverneur  du  Cap,  sir  Alfred  Milner,  en 
congé  à  Londres,  est  comblé  d'honneurs.  Le  roi  l'a  élevé  à  la 
pairie,  sous  le  nom  de  lord  Milner,  et  l'a  créé  baron  de  Cape- 
town.  On  avait  dit  qu'il  ne  retournerait  pas  en  Afrique,  mais 
M.  Chamberlain  a  déclaré  qu'il  irait,  après  un  repos  mérité, 
mettre  la  dernière  main  à  son  œuvre. 


L'opposition  libérale  continue  à  être  afïreusement  divisée. 
M.  John  Morley  a  prononcé  deux  discours,  l'un  à  Montrose, 
l'autre  en  Chambre,  dans  lesquels  il  a  dénoncé  sans  merci  et 
avec  éloquence  la  guerre  sud-africaine,  et  la  politique  qui  lui  a 
donné  naissance.  Sir  Henry  Campbell-Bannermann,  lui,  se 
borne  à  attaquer  le  gouvernement  sur  les  détails;  M.  Morley  dé- 
nonce surtout  et  avant  tout  l'impérialisme  qui  est  incarné  en  M. 
Chamberlain  ;  et  un  bon  nombre  de  libéraux,  tout  en  étant 
anti-ministériels,  professent  un  impérialisme  qui  se  différencie 
assez  vaguement  d'avec  celui  du  cabinet.  Cette  divergence  de 
vues  s'est  encore  manifestée  dans  un  vote  récent.  M.  Lloyd 
George  ayant  proposé  une  motion  d'ajournement  au  sujet  du 
traitement  infligé  aux  enfants  boërs,  sir  Henry  Campbell- 
Bannerman,  cette  fois,  a  cru  opportun  de  l'appuyer  de  concert 
avec  sir  William  Harcourt,  et  du  très  honorable  W.  Bryce. 
Mais  on  a  vu  une  cinquantaine  de  libéraux,  sous  la  direction  du 
très  honorable  M.  Asquith  et  de  sir  Henry  Grey,  s'abstenir  de 
voter  pour  ne  pas  être  confondus  avec  les  pro-boërs.  Deux 
cent  cinquante-trois  voix  contre  cent  trente-quatre,  ont  re- 
poussé la  motion  de  M.  Lloyd  George. 

♦  *  « 

Le   rapport   préliminaire   du   recensement   anglais   contient 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES        83 

beaucoup  de  renseignements  intéressants.  La  population  de 
la  Grande-Bretagne  et  de  l'Irlande  est  de  41,454,000,  ou 
presque  le  double  de  ce  qu'elle  était  en  1821.  A  cette  époque, 
la  population  de  l'Angleterre  seule,  constituait  un  peu  plus  que 
la  moitié  de  la  population  totale  du  Royaume-Uni.  Aujourd'hui, 
elle  en  constitue  les  trois  quarts.  L'Ecosse  et  le  pays  de  Galles 
ont  plus  que  doublé,  mais  l'Irlande  est  tombée  de  6,801,000  en 
1821,  à  4,456,000  en  190 1.  La  population  de  la  "  Greater  Lon- 
don  "  a  exactement  doublé  en  quarante  ans;  elle  est  de  6.580,- 
000.  Le  nombre  des  femmes  dépasse  celui  des  hommes  de  i,- 
082.000. 


La  rentrée  des  chambres  françaises  a  eu  lieu  le  14  mai  der- 
nier. Le  projet  de  loi  sur  les  associations  adopté  par  les  dépu- 
tés, a  été  soumis  au  Sénat.  Dès  le  début,  on  a  pu  constater  que 
les  groupes  ministériels  se  proposaient  d'y  mener  rondement 
les  choses.  La  commission  sénatoriale  chargée  d'examiner  la 
loi  contenait  douze  partisans  et  six  adversaires  du  projet.  Elle 
a  empiré  sur  plusieurs  points  le  texte  pourtant  suffisamment 
exécrable  que  lui  avait  expédié  la  Chambre.  Puis,  le  débat  gé- 
néral a  eu  lieu  hier;  il  a  été  mené  au  pas  de  course.  Et  dès  le 
14  juin,  le  Sénat  a  décidé  de  passer  à  la  discussion  des  articles. 
On  peut  donc  prévoir  que  la  loi  scélérate  de  M.  Waldeck-Rous- 
seau  sera  adoptée  définitivement  avant  les  vacances  pariemen- 
taires.  Cette  célérité  enragée  démontre  bien  qu'une  influence 
occulte  préside  à  l'adoption  de  ce  projet  de  loi  néfaste.  La  plu- 
part des  sénateurs  et  députés  que  l'on  voit  acharnés  contre  les 
congrégations  sont  des  membres  ou  des  instruments  du  Grand- 
Orient.  Il  y  a  quelques  semaines,  le  congrès  des  Loges  ma- 
çonniques de  l'Est,  tenu  à  Mâcon,  a  voté  l'adresse  suivante  : 

"  Les  délégués  des  65  Loges  maçonniques  de  la  région  de 
l'Est,  réunis  en  congrès  à  Mâcon.  auquel  assistaient  MM.  Ma- 
gnin,  sénateur  ;  Dubief.  député  ;  Aubien  et  Crestene,  délégués 
du  Grand-Orient  de  France,  envoient  au  ministère  de  défense 
républicaine  ses  félicitations  pour  l'œuvre  déjà  accomplie  et 
l'engagent  à  persister  dans  cette  voie  en  faisant  voter  ensemble 
le  plus  tôt  possible  les  lois  sur  les  associations,  sur  les  retraites 
ouvrières,  le  monopole  de  l'enseignement  et  la  Répiiblicanisation 
des  administrations." 


84  REVUE  CANADIENNE 

Cette  adresse  inspire  à  la  Vérité  française  un  article  où  nous 
lisons  ces  lignes: 

'■  Du  reste,  les  pouvoirs  publics  ne  se  cachent  plus  d'être  lés 
auxiliaires  et  les  collaborateurs  de  la  Franc-maçonnerie.  Ils 
avouent  leur  rôle.  Le  ministère,  recruté  en  partie  dans  les 
Loges,  protège  et  favorise  même  ouvertement  la  secte;  la 
Chambre  des  députés  a  refusé  de  la  comprendre  dans  la  loi  de 
proscription  des  associations  illicites,  et  par  là  elle  lui  a  fait  une 
place  privilégiée.  M.  Waldeck-Rousseau  et  ses  collègues 
s'empresseront  de  répondre  à  l'adresse  des  soixante-cinq  loges 
maçonniques  de  l'Est,  réunies  en  congrès  à  Mâcon.  Ils  se  pro- 
clameront fiers,  heureux  même  de  ce  témoignage  de  satisfac- 
tion, ils  y  verront  la  meilleure  consécration  de  leur  politique." 

Pendant  ce  temps  la  Chambre  des  députés  a  assisté  à  plu- 
sieurs débats  fort  mouvementés.  Le  ministre  de  la  justice  et 
garde  des  sceaux,  M.  Monis,  a  été  l'objet  d'une  interpellation 
peu  agréable.  On  lui  a  reproché  de  faire  le  commerce  de  l'eau- 
de-vie,  en  société  avec  une  maison  allemande,  et  d'avoir  favo- 
risé indûment  cette  maison  en  lui  faisant  attribuer  faussement 
à  l'officiel  une  médaille  d'or  que  lui  avait  refusée  le  jury  durant 
l'exposition  de  1900.  Plusieurs  députés  ont  fait  ressortir  l'in- 
convenance qu'il  y  a  pour  un  garde  des  sceaux,  d'être  en  même 
temps  un  marchand  d'alcool.  Le  ministre  s'est  défendu  plus 
ou  moins  bien  des  accusations  portées  contre  lui.  Mais  quant 
à  sa  qualité  de  commerçant,  il  n'a  même  pas  tenté  de  la  nier. 
Cette  particularité  nous  semble  absolument  étonnante.  Nous 
avions  toujours  cru  que  le  ministre  de  la  justice,  en  vertu  de  la 
tradition  parlementaire,  sinon  d'un  texte  de  loi  formel,  devait 
appartenir  à  la  profession  légajle.  Or  il  est  évident  que  M.  Mo- 
nis ne  peut  être  membre  du  barreau,  puisque  les  statuts  de 
l'ordre  décrètent  l'incompatibilité  complète  de  tout  négoce 
avec  l'exercice  de  cette  profession.  La  carrière  commerciale 
est  très  honorable,  .sans  doute  ;  mais  on  se  fait  difficilement  à 
l'idée  de  voir  un  marchand  d'alcool,  chef  de  la  magistrature 
française.  Plusieurs  députés  ont  signalé  cette  anomalie  en 
termes  véhéments. 

Un  autre  débat  encore  plus  violent  a  été  provoqué  par  la 
situation  de  l'Algérie  où  des  fanatiques  arabes  ont  massacré 
des  colons  européens,  à  Margueritte.  M.  Edouard  Drumont, 
déjnité  d'Alger,  caii  est  l'adversaire  irréductible  des  officiers  de 
l'administration,  là-bas,  a  fait  une  sortie  virulente  contre  le  pré- 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES        85 

fet,  M.  Lutaud.  li  a  fini  par  prononcer  cette  phrase  peu  suave: 
"  J"ai  dit  ce  qu'il  fallait  dire:  que  M.  Lutaud  était  un  misérable 
et  un  assassin.'  Sur  ce  le  dialogue  suivant  s'est  engagé  entre  le 
président,  M.  Deschanel,  et  le  député  d'Alger: 

"  M.  le  président.  —  Monsieur  Drumont,  je  vous  ai  déjà, 
pour  cette  parole,  rappelé  à  l'ordre  avec  inscription  au  procès- 
verbal.  Je  regrette  que  le  règlement  ne  me  permette  que  de 
vous  adresser  un  avertissement. 

"M.  Charles  Bernard.  —  Vous  allez  faire  rougir  M.  le  pré- 
sident du  conseil  comme  une  tomate!     (On  rit.) 

"  M.  le  président.  — •  Monsieur  Bernard,  je  vous  rappelle  à 
l'ordre. 

"  M.  Charles  Bernard.  —  Merci. 

"M.  Edouard  Drumont. — J'ai  dit  que  M.  Lutaud  était  un 
misérable  et  un  assassin  ;    je  le  maintiens.     (Bruit  à  gauche.) 

"  M.  le  président.  —  Je  vous  rappelle  à  l'ordre  avec  inscrip- 
tion au  procès- verbal,  et  je  vous  invite  à  ne  pas  continuer  sur  ce 
ton  ;     autrement  je  serais  obligé  de  consulter  la  Chambre. 

"M.  Edouard  Drumont.  —  En  tout  cas,  si  la  Chambre  juge 
à  propos  de  disjoindre  mon  interpellation  de  celle  de  nos  col- 
lègues, j'espère  qu'elle  ne  voudra  pas  la  renvoyer  à  une  date 
trop  éloignée,  et  qu'elle  consentira  à  ce  qu'elle  soit  discutée  le 
plus  tôt  passible." 

A  la  séance  du  14  juin,  M.  Drumont  est  revenu  à  la  charge 
avec  son  interpellation.  Il  a  traité  M.  Lutaud  d'assassin,  et  M. 
Eon,  juge  d'instruction,  de  magistrat  infâme.  Là-dessus,  rap- 
pel à  l'ordre.  Mais  le  directeur  de  la  Librc-Parolc  a  maintenu 
ses  expressions,  et  il  a  ajouté  qu'il  était  digne  d'un  gouverne- 
ment où  siégaient  des  hommes  aussi  peu  honorables  que  MM. 
de  Lanessan  et  Monis,  ministres  de  la  marine  et  de  la  justice, 
de  protéger  de  tels  fonctionnaires.  Le  président  demanda  à 
M.  Drumont  de  retirer  ses  paroles.  Il  s'y  refusa.  Alors  la 
Chambre  adopta  une  motion  d'exclusion  temporaire,  et  il  fut 
expulsé  par  les  soldats,  en  criant:  "Vive  l'armée,  à  bas  les 
Juifs!" 

*  *  * 

En  dehors  du  Parlement,  l'un  des  incidents  les  plus  notables 
des  dernières  semaines,  a  été  la  crise  du  Figaro.  On  sait  que 
M.  de  Villemessant  avait  fait  de  ce  journal  léger  et  de  morale 
facile  un  des  plus  puissants  organes  de  la  publicité  française.  Il 


86  REVUE  CANADIENNE 

y  a  quelques  années,  le  Figaro  tenait  la  tête  des  grands  jour- 
naux de  Paris.  Sans  être  très  orthodoxe,  ni  très  intransigeant 
quant  aux  principes,  ii  figurait  parmi  les  feuilles  de  conservation 
sociale,  et  combattait  en  voltigeur  les  lois  de  persécution  et  d'os- 
tracisme. Mais  l'affaire  Dreyfus  fut  son  écueil.  A  la  mort  de 
Viilemessant,  M.  Magnard  avait  pris  la  direction  du  journal,  et, 
au  décès  de  celui-ci,  elle  avait  été  partagée  entre  MM.  A.  Pé- 
rivier  et  Fernand  de  Rodays.  Or,  sous  l'influence  de  ce  dernier 
et  d'un  groupe  de  financiers  juifs,  le  Figaro  donna  dans  le  drey- 
fusisme,  et  du  dreyfusisme  il  dégringola  dans  la  complicité  et 
l'apologie  des  attentats  au  droit  et  à  la  liberté  dont  le  ministère 
Waldeck-Rousseau  s'est  rendu  coupable  depuis  deux  ans.  Pour 
cette  besogne,  le  Figaro  nouveau  genre  avait  enrégimenté  un 
écrivain  de  grand  talent,  M.  Cornély,  c|u'il  avait  enlevé  au  Gau- 
lois, en  lui  offrant  de  brillants  avantages  pécuniaires.  Cornély 
avait  été  jusque-là  un  écrivain  catholique,  un  adversaire  ardent 
du  radicalisme  et  du  socialisme.  Pous  assurer  "  le  pain  de  ses 
vieux  jours,"  il  se  mit  à  chanter  la  palinodie  avec  une  absence 
de  pudeur  qui  étonna  et  outragea  ses  anciens  amis.  Nous 
n'entendons  pas  dire  que,  passant  du  blanc  au  rouge,  Cornély 
soit  devenu  un  jacobin  et  un  sectaire.  Mais  il  est  devenu  le 
complaisant,  le  chercheur  d'excuses  des  jacobins  et  des  sec- 
taires. Il  s'est  fait  une  spécialité  d'atténuer  leurs  attentats,  de 
pallier  leurs  crimes  législatifs  et  administratifs.  Et  ses  habiletés, 
sa  finesse  de  style  n'ont  pu  le  soustraire  à  la  juste  appellation 
de  transfuge. 

Cependant,  il  y  avait  au  Figaro  deux  courants,  M.  de  Rodays 
était  dreyfusiste  et  ministériel  ;  M.  Périvier  regrettait  de  voir 
le  journal  s'écarter  de  son  ancienne  ligne.  Et  il  le  regrettait 
d'autant  plus  que  la  situation  financière  du  Figaro  s'en  ressen- 
tait lamentablement.  Ces  dissentiments  s'accentuèrent  de  plus 
en  plus,  et  l'on  pouvait,  depuis  queloue  temps,  prévoir  une 
crise.  Il  y  a  environ  un  mois,  M.  de  Rodays  donna  sa  démis- 
sion, mais  M.  Périvier  se  refusa  à  donner  sa  démission.  Une  réu- 
nion d'actionnaires  fut  convoquée  pour  aviser.  Elle  devait 
statuer  sur  trois  points  :  acceptation  de  'la  démission  de  M.  de 
Rodays,  révocation  de  M.  Périvier,  nomination  d'un  gérant 
provisoire.  Mais  l'assemblée  ne  put  avoir  lieu,  faute  de  quorum. 
C'est  alors  que  M.  Périvier  se  décida  à  faire  un  coup  d'Etat,  que 
le  Matin  rapporte  comme  suit  : 

"  A  la  suite  de  l'avortement  de  l'assemblée  générale  des  ac- 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES        «7 

tionnaires  du  Figaro,  à  la  salle  Charras.  M.  Périvier  qui,  depuis 
la  démission  de  AL  de  Rodays,  est  en  droit  de  se  considérer 
comme  la  plus  haute  autorité  dans  ce  journal,  faisait  signifier 
par  ministère  d'huissier: 

"  !  °  A  M.  de  Rodays,  à  son  domicile,  rue  çle  !a  Chaussée- 
d'Antin,  qu'étant  donné  l'état  d'anarchie  qui  régnait  au  Figaro, 
il  croyait  utile,  pour  le  bien  même  de  la  maison  et  aussi  pour 
sauvegarder  les  intérêts  des  actionnaires,  de  prendre  en  main 
la  direction  du  journal,  faisant  en  même  temps  valoir  ses  droits 
de  gérant  statutaire  resté  fidèle  à  une  œuvre  abandonnée  par 
son  co-gérant.  Il  faisait  savoir  en  même  temps  qu'à  partir  du 
soir  même,  il  n'y  aurait  pas  d'autre  autorité  au  higaro  que  la 
sienne. 

■■  2°  A  M.  Marinoni,  imprimeur  du  Figaro,  qu'à  partir  du 
même  soir  aucune  copie  autre  que  celle  revêtue  de  son  z'isa  ne 
devrait  être  acceptée  dans  les  ateliers  de  composition  du  jour- 
nal, et  il  le  priait  de  vouloir  bien  donner  des  ordres  pour  que 
ses  volontés  fussent  res]5ectées. 

En  efïet,  M.  Marincni  avisait  bientôt  M.  Cassieneul.  direc- 
teur de  l'imprimerie  du  journal,  d'avoir  à  se  conformer  aux  dé- 
cisions qui  lui  étaient  signifiées  et  de  se  mettre  exc'usivement, 
pour  la  confection  du  numéro  du  jour,  à  la  disposition  de  M. 
Périvier,  qui  venait  de  saisir  vigoureusement,  ayant  le  bon 
droit  pour  lui,  les  rênes  du  char  dii  Figaro,  tant  cahoté  jusqu'à 
présent.  Le  metteur  en  pages  et  tout  le  personnel  recevaient 
des  instructions  en  conséquence." 

M.  Périvier,  ayant  de  son  côté  l'imprimeur,  a  réussi  à  con- 
trôler le  journal.  Il  a  congédié  M.  Cornély  et  l'a  remplacé  par 
M.  Henri  des  Houx.  Et  il  a  fait  paraître  en  tête  du  Figaro  une 
déclaration  dont  rrous  extrayons  les  lignes  suivantes: 

"  Je  veux  que  le  Figaro  redevienne  ce  qu'il  était  alors  sous 
la  direction  de  ces  maîtres  journalistes. 

■'  Figaro  doit  surtout  chercher  à  p'aire,  à  instruire,  à  amuser. 
Ce  n'est  pas  un  homme  de  faction.  C'est  un  criticue  souriant  et 
jovial  des  travers  et  des  vices,  un  nouvelliste  infatigable,  ijar- 
fois  bavard  et  quelque  peu  indiscret,  mais  digne  d'être  admis 
dans  la  confidence  et  l'intimité  de  ceux  qu'on  appelait,  au  temps 
de  Louis  XIV,  les  honnêtes  gens. 

"  Figaro  est  frondeur,  mais  pas  méchant.  Il  rit  et  il  ne  veut 
pas  faire  pleurer.  Encore  moins  se  garde-t-il  de  la  vilaine  colère 
et  de  la  grossière  indignation. 


«8  REVUE  CANADlEiNNE 

"  Il  s'occupe  (le  politique  juste  autant  qu'il  faut  pour  être 
informé  et  informer  ses  pratiques.  Il  n'y  apporte  aucune  hu- 
meur farouche.    Ce  n'est  pas  un  tribun. 

■'  Il  a  son  parler  franc;  fl  dit  leur  fait  aux  sots  et  aux  turbu- 
lents. Mais  il  n'a  pas  de  parti  pris.  Il  demeure  toujours  un 
peu  sceptique. 

"  Seulement,  il  y  a  des  questions  sur  lesquelles  Figaro  ne 
transige  pas.  11  est  patriote,  sans  faire  du  patriotisme  le  mono- 
pole d'un  parti  ou  d'une  coterie.  Il  aime  son  pays  et  la  société 
au  miilieu  de  laquelle  il  vit,  et  il  les  défend  contre  tous  les  dan- 
gers de  dissolution  ou  de  ruine.  Il  aime  ausi  les  grandes  insti- 
tutions qui  sont  la  force,  l'honneur  et  la  protection  de  la  ])atrie. 

"  Il  respecte  toutes  les  croyances,  et  il  demande  pour  elles 
toutes  les  libertés.  Figaro,  quoique  railleur.  ])rétend  être  con- 
servateur. 

■'  Il  a  une  instinctive  horreur  des  i^ersécutions  de  religion  ou 
de  race,  des  attentats  aux  droits  légitimement  acquis,  propriété 
i'ndividuejlle,  capital,  fruits  du  travail  et  de  il'industrie.  il  ne 
croit  guère  aux  chimères  du  nivellement  social  et  de  l'égalité 
dans  l'inertie  ou  la  ruine  générale. 

"  Mais  avant  tout  et  surtout.  Figaro  veut  être  un  gai  compa- 
gnon, instruit  de  toutes  choses. 

"  Tel  est  notre  patron,  celui  que  nous  voulons  essayer  de 
faire  revivre,  ou  du  moins  de  rajeunir." 

Ce  programme,  sans  être  parfait,  est  certainement  meilleur 
que  celui  suivi  par  le  Figaro  depuis  deux  ans.  La  question  est 
de  savoir  si  M.  Périvier  pourra  rester  maitre  de  la  place. 

Une  nouvelle  assemblée  d'actionnaires  a  eu  lieu  le  1 1  juin. 
Elle  a  décidé  d'accepter  la  démission  de  M.  de  Rodays,  et  de 
révoquer  M.  Périvier.  Mais  celui-ci,  prétendant  être  le  \rai 
représentant  de  la  majorité  des  actionnaires,  s'est  maintenu  à 
la  direction  du  journal,  et  l'afïaire  devra  avoir  son  dénouement 
final  devant  les  tribunaux. 

Depuis  ((uelcjue  temps  ,les  bandes  socialistes  et  ministérielles 
ont  adopté  la  tactique  de  faire  manquer  par  la  violence  les  ré- 
unions publiques  convo(|uées  par  les  honnêtes  gens.  A  St- 
Etienne,  M.  Jacques  Pion  s'est  vu  en  butte  aux  hurlements 
d'une  horde  de  forcenés  qui  l'a  empêché  de  ]>rononcer  son  dis- 
cours. A  Toulouse,  le  2  juin,  MM.  Cavaignac  et  Jules  Lemaître, 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES         89 

qui  devaient  adresser  la  parole,  se  sont  vus  l'objet  de  violences 
analogues.  M.  Cavaignac  avait  parlé  environ  dix  minutes 
quand  une  troupe  d'anarchistes,  précédés,  s'il  vous  plaît,  par  un 
commissaire  et  des  agents  de  police  qui  prétendaient  mamtenir 
l'ordre,  a  envahi  la  salle  en  faisant  un  vacarme  formidable,  en 
brandissant  des  armes,  et  en  se  portant  à  des  voies  de  fait.  Sur 
quoi  le  commissaire  de  police  a  déclaré  la  réunion  dissoute.  De 
retour  à  Paris  M.  Jules  Lemaitre  a  apprécié  en  ces  termes  ce 
triste  incident  : 

"  Le  fait  important,  le  voici  : 

■■  La  liberté  de  réunion  et  la  liberté  de  parole  n'existent  plus 
en  France. 

"  Qui  les  supprime  ?  Le  gouvernement  même,  qui  a  le  devoir 
de  les  protéger,  et  que  nous  payons  pour  cela. 

"Comment  les  supprime-t-il?  Par  la  collaboration  avouée 
de  sa  police  et  de  quelques-uns  de  ses  fonctionnaires  avec  les 
plus  crapuleux  ennemis  de  tout  ordre  social. 

"  Il  nous  a  semblé  retrouver  à  Toulouse  le  même  gibier  de 
bagne,  les  mêmes  "  gueules  "  que  nous  avions  déjà  vues  à 
Lyon.  La  bande  voyage-t-elle  de  ville  en  ville,  aux  frais  du 
ministère  de  l'intérieur?    Il  est  possible.  .  . 

"  Il  est  ciair  que  les  incidents  de  Toulouse  se  reproduiront 
partout  où  la  "  Patrie  française  "  ira  porter  la  parole.  La  cri- 
minelle consigne  a  été  donnée  par  le  président  du  conseil.  Il  a 
juré  de  nous  interdire  l'exercice  de  celui  de  nos  droits  qui  nous 
est  présentement  le  plus  cher  et  le  plus  sacré. 

'■  Ce  droit,  nous  le  revendiquerons  et  le  défendrons  de  toute 
notre  énergie.     Et  arrive  que  pourra. 

"  On  ne  dira  toujours  pas  que  le  ministère  anti-français  nous 
traite  comme  une  quantité  négligeable.  A  défaut  de  raisons 
plus  sérieuses  (et  nous  n'en  mancjuons  pas  !)  l'idée  du  frisson 
désagréable  que  nous  lui  donnons  suffirait  à  soutenir  nos  cou- 
rages. —  en  attendant  qu'il  nous  fasse  assassiner." 

Et  dire  que  ce  .sont  des  soi-disant  ennemis  de  la  tyrannie  qui 
veulent  ainsi  supprimer  en  France  la  liberté  de  la  parole! 

*  *  ♦ 

Pénétrons  dans  une  sphère  plus  sereine,  et  plus  calme.  Ici 
encore,  nous  allons  trouver  la  lutte,  mais  une  lutte  pacifique  et 
courtoise.  Il  s'agit  d'élire  deux  académiciens  en  remplace- 
ment de  MM.  de  Broglie  et  Henri  de  Bornier.  Pour  le  fau- 
teuil de  l'illustre  historien,  point  de  conflit.     M.  le  marquis  de 


90  RHVLK  CANADIENNE 

Vogué  est  seul  sur  les  rangs,  les  autres  aspirants  se  sont  retirés 
en  sa  faveur.  Il  est  donc  éiu  d'emblée.  Il  n"en  va  pas  de  même 
pour  la  succession  de  M.  de  Bornier.  Elle  est  l'objet  d'une 
compétition  ardente.  Les  candidats  en  présence,  sont  MM. 
Edmond  Rostand,  Frédéric  Masson,  et  Stephen  Liégeard. 
Rostand,  c'est  le  poète  des  Mtisardiscs  (1894),  c'est  l'auteur 
des  Roniaiicsqitcs  (1894),  de  la  Pri)iccssc  lointaine  (1895),  de  la 
Samaritaine  (1896),  c'est  le  triomphateur  de  Cyrano  de  Bergerac 
(1897)  et  de  l'Aiglon  (1900).  M.  Frédéric  Masson  est  un  his- 
torien érudit  et  profondément  attachant.  On  lui  doit  toute 
une  série  de  fortes  études  sur  le  grand  Empereur  et  le  monde 
au  milieu  duquel  il  vécut  :  Napoléon  et  les  femmes,  Joséphine,  etc. 
M.  Stephen  Liégeard  est  un  vétéran  des  lettres.  Il  est  prescpie 
septuagénaire.  Il  a  publié  plusieurs  recueils  de  vers,  les  Abeilles 
d'Or,  le  Verger  d'Isanrc,  une  très  be'rl.e  description  de  la  Côte 
d'Asur.     M.  Liégeard  a  été  député  sous  le  second  Empire. 

Depuis  bien  des  années  l'Académie  n'a  été  île  théâtre  d'un 
combat  aussi  prolongé  autour  d'un  fauteuil.  Six  fois  de  suite 
on  scrutine,  et  ce  n'est  c|u'à  la  sixième  fois  qu'une  majorité  ab- 
solue est  atteinte.  .Vu  début  de  la  séance  il  faut  18  voix  pour 
l'emporter,  car  34  académiciens  sont  présents.  Mais  M.  Paul 
Deschanel  étant  parti,  après  le  quatrième  tour,  pour  aller  pré- 
sider la  Chambre,  la  majorité  absolue  nécessaire  ])our  être  élu 
tombe  à  17  voix.     Voici  un  résumé  des  scrutins: 

Premier  tour.  —  MM.  Edmond  Rostand,  12  voix;  Frédéric 
Masson,  13  voix;  Stephen  Liégeard,  7  voix.  Bulletins  blancs,  2. 

Deuxième  tour.  —  MM.  Rostand,  14  voix;  Mas.son,  15;  Lié- 
geard, 4.     Bulletin  blanc,  i. 

Troisième  tour.  —  MM.  Rostand,  16  voix;  Masson  15;  I^ié- 
geard,  2.     Bulletin  blanc,  i. 

Quatrième  tour.  —  MM.  Rostand,  15  voix;  Masson,  15; 
Liégeard,  2.     Bulletins  blancs,  2. 

Cinquième  tour.  —  MM.  Rostand,  16  voix  ;  Masson,  14;  Lié- 
geard, I.     Bulletins  blancs,  2. 

Sixième  tour.  —  MM.  Rostand,  17  voix  fé'u):  Masson,  14. 
Bulletins  blancs,  2. 

D'après  un  journal  parisien,  voici  comment  se  seraient  ré- 
partis les  votes.  Au  sixième  tour,  pour  M.  Frédéric  Masson  : 
MM.  Mézières,  duc  d'Audiffret-Pasquier,  Rousse,  E.  M.  de 
Vogué,  Lavisse,  Thureau-Dangin,  de  Heredia,  .Anatole  France, 
Costa  de  Beauregard,  comte  de  Mun,  Hanotaux,  Guillaume, 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES         91 

Henri  Lavedan,  Berthelot.  Au  premier  tour,  pour  M.  Ros- 
tand: ^IM.  Legouvé,  OMivier,  Gaston  Boissier,  François 
Coppée,  Ludovic  Halévy,  O.  Gréard,  comte  d'Haussonville, 
Jules  O.aretie,  Henry  Houssaye,  Gaston  Paris.  Paul  Hervieu, 
Emile  Faguet.  A  ces  noms,  seraient  venus  s'adjoindre,  au 
sixième  tour,  ceux  de  MM.  Victorien  Sardou,  de  Freycinet, 
Jules  Lemaître,  André  Theuriet,  Albert  Vandal.  Les  deux 
derniers  bulletins  blancs  auraient  été  ceux  du  cardinal  Perraud 
et  de  M.  Brunetière.  Au  premier  t/our,  les  tenants  de  M.  Lié- 
geard  auraient  été  MAL  Mézières.  de  Heredia,  Paul  Deschanel, 
Audiffret  -Pasquier.  de  Mun  et  Perraud.  Evidemment  ce  ne 
sont  là  que  des  conjectures,  puisque  l'on  vote  au  scrutin  secret. 

M.  Rostand  était  très  inquiet  au  sujet  de  son  élection,  à  la- 
quelle il  tenait  énormément.  Pendant  le  scrutin,  il  stationnait, 
paraît-il.  avec  sa  femme,  dans  une  voiture,  à  trois  minutes  du 
Palais  Mazarin,  attendant  les  nouvelles  avec  anxiété.  Son 
énervement  était  tel  qu'il  a  dû  garder  la  chambre  plusieurs 
jours.  Une  des  causes  de  la  forte  opposition  qu'il  a  rencontrée 
était  son  âge.  M  n'a  que  trente-quatre  ans.  Les  puristes  lui  re- 
prochaient aussi  beaucoup  de  néologismes  et  de  hardiesses 
lexicologiques.  En  somme,  M.  Rostand  n'a  pas  à  se  plaindre 
de  son  sort  :  à  trente-quatre  ans  il  €st  riche,  célèbre  et  immor- 
tel! 

Comme  le  fait  observer  le  Gaulois,  il  peut  se  consoler  de  n'a- 
voir été  élu  qu'au  sixième  tour,  par  dix-sept  voix.  Victor  Hugo, 
—  son  maître  en  définitive  —  fut  encore  plus  mal  partagé. 

"  M.  Rostand  du  moins,  est  élu  la  première  fois  qu'il  se  pré- 
sente :    Hugo  ne  le  fut  qu'après  quatre  essais  malheureux. 

"  La  première  fois,  le  i8  février  1838,  l'Académie  lui  préféra 
le  vaudevilliste  Dupaty.  La  deuxième  fois,  le  29  décembre 
1838,  il  fut  battu  par  Mignet;  le  19  décembre  183g,  nouvel 
échec  :  après  sept  tours  de  scrutin,  l'élection  fut  reportée  au 
20  février  suivant,  date  à  laquelle  un  outsider.  Flourens,  gagna 
la  course. 

■'  Enfin,  Victor  Hugo  se  présenta  pour  la  cînc|uième  fois  le 
7  janvier  1841,  au  fauteuil  laissé  vacant  par  la  mort  de  Népo- 
mucène  Lemercier;  il  fut  élu  par  17  voix.  Ile  chiffre  même  de 
M.  Rostand  —  contre  15  voix  données  à  Ancelot. 

"  Notons  que  Victor  Hugo  avait  commencé  par  traiter  l'A- 
cadémie de  très  haut,  et  qu'il  donnait  à  entendre  qu'il  ne  s'a- 
baisserait jamais  jusqu'à  mettre  le  pied  dans  ce  guêpier  de  vieux 
classioues." 


92  REVUE  CANADIENNE 

L'autre  académicien  élu  le  30  mai,  M.  Le  marquis  de  Vogué, 
est  le  cousin  de  M.  le  vicomte  Melchior  de  Vogué,  déjà  membre 
de  l'Académie. 

Chef  de  la  branche  aînée  de  cette  famille,  alliée  aux  V^illars 
et  aux  MacMahon,  lisons-nous  dans  un  journal  français,  il  a  été 
ambassadeur  à  Constantinopie  en  187 1,  à  Vienne  en  1875.  La 
chute  du  maréchal  entraîna  sa  démission.  Son  long  séjour  en 
Orient  n'avait  pas  été  consacré  à  la  seule  diplomatie.  Ses  tra- 
vaux sur  les  églises  de  Terre-Sainte  et  le  temple  de  Jérusalem, 
ses  études  sur  l'archéologie  et  l'épigraphie  sémitique  le  dé- 
signèrent, il  y  a  quinze  ans,  aux  suffrages  de  l'Académie  des  ins- 
criptions et  belles-lettres.  Depuis,  il  a  publié  d'intéressants  ou- 
vrages sur  le  siècle  de  Louis  XIV  et  donné  à  ila  Société  de  l'his- 
toire de  France  !a  première  édition  intégrale  des  Mémoires  de 
l'illars.  Le  nom  du  marquis  de  Vogué  figure  dans  les  conseils 
de  nombreuses  œuvres  de  charité.  Il  est  président  de  la  So- 
ciété des  agriculteurs  de  France  et  du  cercle  de  l'Union  artis- 
tique. 

*  *  * 

L'empereur  d'Allemagne  a  prononcé  récemment,  au  sujet 
de  la  France,  des  paroles  qui  ont  été  fort  commentées.  .Après 
le  déjeuner  qui  a  suivi  une  revue  de  la  deuxième  brigade  d'in- 
fanterie de  la  garde,  —  déjeuner  auquel  assistait  le  général 
Bonnal  et  un  autre  officier  supérieur  français,  en  mission  à  Ber- 
lin, —  Guillaume  II  a  porté  un  toast  dans  lequel  il  a  parlé  des 
événements  de  Chine  et  de  l'action  commune  des  troupes  euro- 
péennes. "  Les  événements  de  Chine,  a-t-il  dit,  ont  amené  un 
fait  de  la  plus  haute  importance.  Une  entente  s'est  faite  entre 
les  différentes  puissances  qui  rend  possible  de  conclure  la  ])aix 
et  de  rappeler  les  troupes  européennes.  A  cette  occasion,  j'ai 
reçu  de  tous  les  gouvernements  de  nombreuses  félicitations. 

"  Aujourd'hui  même,  j'ai  reçu  un  télégramme  de  l'empereur 
de  Russie,  conçu  dans  les  ternies  suivants: 

"J'exprime  à  Votre  Majesté  mes  sincères  remerciements 
"  pour  les  services  rendus  en  Chine.  Le  maréchal  de  Waldersee 
"  a  rempli  avec  dignité  et  habileté  une  fonction  des  plus  diffi- 
"  ciles  et  ingrates.    Je  lui  témoigne  mon  entière  sympathie." 

"  Le  corps  de  la  garde  a  reçu  aujourd'hui  un  autre  honneur 
dont  iil  se  réjouit  grandement.  Deux  1)raves  officiers  français, 
pour  la  première  fois  depuis  de  longues  années,  sont  venus  mê- 
ler leurs  uniformes  aux  nôtres;     et  c'est  pour  la  première  fois 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES        93 

aussi  que,  là-bas,  en  Extrême-Orient,  des  soldats  français  et 
des  soldats  allemands  ont  combattu  épaule  contre  épaule,  dans 
une  loyale  fraternité  d'armes,  pour  défendre  contre  un  com- 
mun ennemi  la  cause  de  la  civilisation.  Je  salue  cet  événement 
avec  la  plus  vive  joie  et  je  bois  à  la  santé  des  deux  braves  offi- 
ciers français  ici  présents  et  à  celle  de  la  glorieuse  armée  qu'ils 
représentent." 

Ces  paroles  sont  extrêmement  significatives.  Il  est  évident 
que  Guillaume  II  voudrait  voir  disparaître  la  muraille  de  haine 
qui  sépare  la  France  de  l'Allemagne,  depuis  l'année  terrible. 
Dans  ce  but,  il  a  multiplié  les  démarches  et  prodigué  les  avan- 
ces. Réussi ra-t-il  à  faire  oublier  Sedan  et  l'annexion  de  l' Al- 
sace-Lorraine? Les  tragiques  souvenirs  de  1870  sont  encore 
bien  vivaces.  Mais  le  temps  leur  a  enlevé  beaucoup  de  leur 
acuité.  Gambetta  a  dit  un  jour,  en  parlant  de  la  revanche, 
"  qu'il  fallait  y  penser  toujours  et  n'en  parler  jamais."  Con- 
trairement à  son  avis,  on  en  a  beaucoup  parlé  ;  mais  y  pense-t- 
on toujours  autant  en  France?  Question  délicate  que  nous  ne 
saurions  résoudre. 


Un  membre  du  clergé  de  Paris,  M  l'abbé  Sabatier,  a  publié 
il  y  a  quelque  temps,  une  brochure  intitulée:  Cotiiincnt  on  de- 
vient  Pape.  Dans  cet  opuscule,  il  a  jugé  à  propos  de  traiter 
cette  question  :  Le  Pape  peut-il  nommer  son  successeur  f  Et  il 
s'est  prononcé  pour  l'affirmative.  Cette  thèse  a  fait  du  bruit. 
La  presse  hostile  ou  indifïérente  s'en  est  emparée  et  en  a  pris 
occasion  pour  mettre  en  circulation  toutes  sortes  de  racontars. 
Un  journal  a  prétendu  que  c'était  Léon  XIII  lui-même  qui  au- 
rait fait  lancer  ce  ballon  d'essai,  pour  voir  comment  l'idée  serait 
accueillie.  Il  faut  avoir  un  front  d'airain  pour  attribuer  au 
Saint-Père  des  manœuvres  de  cette  espèce.  Un  correspondant 
de  V Indépendance  Belge  a  envoyé  à  ce  journal  les  informations 
suivantes,  qui,  • — •  avons-nous  besoin  de  le  dire,  —  sont  dénuées 
de  toute  autorité. 

"  Si  Léon  XIII  se  décidait  à  désigner  par  un  acte  solennel 
de  son  magistère  suprême  le  cardinal  qui  devrait  lui  succéder, 
il  ne  pourrait  le  faire  que  par  une  bulle  secrète  qui  serait  com- 
muniquée aux  cardinaux  dans  une  des  premières  réunions  après 
la  mort  du  Pape  actuel.  C'est  ainsi  qu'on  le  fit  pour  les  bulles 
secrètes  de  Pie  IX,  modifiant  en  certaines  parties  la  procédure 


94  REVUE  CANADIENNE 

électorale.  Les  cardinaux  se  trouveraient  dans  un  très  grand 
embarras.  Si,  malgré  la  bulle,  ils  élisaient  un  autre,  l'élection 
deviendrait  douteuse  et  les  partisans  du  successeur  désigné  ne 
manqueraient  pas  de  s'en  prévaloir  et  d'attirer  de  leur  côté 
quelques  hésitants.  A  Rome,  vous  le  savez,  le  système  des  com- 
binaisons est  toujours  en  vigueur,  on  sauverait  la  forme  en  pro- 
cédant à  un  vote  dans  lequel  la  majorité  des  voix  serait  acquise 
au  candidat  de  Léon  XIIL 

"  Récemment,  dans  une  réunion  d'ecclésiastiques,  on  discu- 
tait l'éventualité  de  la  désignation  du  futur  Pape  par  Léon 
XIIL  Un  des  cardinaux  les  plus  en  vue  dans  la  curie  romaine 
s'écria  :  "  Qu'on  essaye  de  le  faire,  on  verra  si  nous  oserons 
défendre  nos  privilèges  !  " 

"  C'était  un  cri  du  cœur,  une  protestation  toute  spontanée, 
mais  on  peut  douter  avec  raison  que  les  cardinaux  se  trouve- 
raient fort  dans  l'embarras  s'ils  voulaient  sérieusement  s'oppo- 
ser à  la  volonté  du  Pape,  au  risque  de  produire  dans  l'Eglise  un 
schisme  toujours  fatal  et  dangereux." 

La  presse  catholique  s'est,  elle  aussi,  préoccupée  de  cette 
question.  Le  correspondant  romain  de  la  Vérité  française  pré- 
tend qu'il  a  consuf.té  un  professeur  de  droit  canon  d'une  grande 
école  romaine,  et  il  résume  ainsi  la  réponse  qu'il  a  reçue  de  lui  : 
"  Le  professeur  m'a  dit  que,  sur  le  point  de  savoir  si  le  Pape 
peut  nommer  son  successeur,  il  y  avait  deux  opinions:  l'une, 
plus  probable,  qui  convient  qu'il  peut;  l'autre  soutenable,  qui 
veut  qu'il  ne  puisse  pas.  Celle-ci  part  du  principe  que  cette 
manière  de  choisir  les  papes  serait  funeste,  et  que  dès  lors  le 
Souverain  Pontife  n'a  pas  le  pouvoir  de  l'employer,  l'autorité 
lui  ayant  été  donnée  pour  l'édification  et  non  pour  la  destruc- 
tion. Celle-là,  infiniment  plus  solide,  considère  que,  si  les  papes 
sp  sont  abstenus  de  nommer  leur  successeur,  ce  n'est  point  que 
le  pouvoir  leur  manquât,  mais  c'est  qu'ils  craignaient  ou  de  se 
rendre  odieux,  ou  de  se  laisser  égarer  par  des  sentiments  hu- 
mains: mais  que  du  reste  il  serait  inadmissible  que  le  Pape 
qui  confère  chaque  jour  à  des  coadjuteurs  le  droit  de  succéder 
à  l'évêque  qu'ils  assistent,  n'eût  pas  à  l'égard  de  son  propre 
siège  les  prérogatives  qu'il  ne  cesse  d'exercer  par  rapport  aux 
autres. 

"  Si  donc  le  Pape  attribuait  par  une  bulle  à  un  cardinal  le 
droit  de  lui  succéder,  et  que  ce  cardinal,  du  vivant  du  Pape, 
acceptât  l'ofifre,  on  a  de  la  peine  à  comprendre  en  vertu  de  quel 
raisonnement  on  se  refuserait  à  le  reconnaître  pour  l'évêque 
légitime  de  Rome."  ■    , 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES         95 

Cependant  de  hautes  autorités  se  sont  élevées  contre  cette 
opinion.  Un  docteur  en  droit  canon  a  adressé  la  lettre  suivante 
à  la  Vérité  française: 

"  Cher  monsieur  Roussel, 

"  Votre  aimable  et  si  intéressant  correspondant  romain,  M. 
Bonnet,  dans  son  article  du  20  mai  :  Le  Pape  peut-il  désigner 
son  successenr ?  annonce,  après  le  Times,  la  publication  pro- 
chaine d'un  mémoire  de  M.  l'abbé  Péries  sur  la  question.  Le 
fait  est  exact.  Je  tiens  cependant  à  vous  dire  dès  maintenant 
que  je  ne  partage  pas  du  tout  sur  ce  point  les  idées  de  mon  ex- 
cellent ami  et  confrère,  M.  l'abbé  Sabatier,  et  que  je  me  pro- 
pose de  démontrer,  à  la  suite  de  la  grande  majorité  des  cano- 
nistes,  que  le  Pape  ne  peut  pas  nommer  son  successeur. 

"  Je  vous  serais  obligé  de  publier  cette  lettre,  pour  faire  dis- 
paraître l'impression  erronée  qu'auraient  pu  recueillir  certains 
lecteurs  d'une  phrase  un  peu  amphibologique  de  l'article  de 
M.  Bonnet. 

"  Veuillez  agréer,  cher  monsieur,  la  nouvelle  assurance  de 
mes  religieux  et  dévoués  sentiments. 

"  G.  Périës, 
"  Docteur  en  droit  canonique.'' 

Un  docteur  en  théologie,  M.  le  chanoine  Féret,  écrit,  dans  le 
même  sens  : 

"  Il  sera  facile  d'établir  que  les  canonistes  et  les  théologiens 
les  plus  illustres  parmi  les  plus  ultramontains  se  prononcent 
pour  la  négative.     Nous  n'en  citerons  que  deux. 

"  En  premier  lieu,  Fagnani,  sur  lequel  M.  l'abbé  Sabatier 
semble  vouloir  s'appuyer. 

"  Ce  célèbre  canoniste  expose  l'opinion  affirmative  et  l'opi- 
nion négative  avec  les  raisons  à  l'appui  de  chacune.  A  la  suite 
du  premier  exposé,  il  écrit  : 

"  Malgré  ces  considérations  qui  ne  sauraient  faire  obstacle 
"  (Sed  prœmissis  minimum  obstantibiis),  il  faut  tenir  sans  la 
"  moindre  hésitation  (sine  trepidatione)  cette  conclusion,  à  sa- 
"  voir  que  le  pape  ne  peut  aucunement  élire  son  successeur  et 
"  que,  s'il  le  faisait,  'rélection  serait  nulle  (vidclicet  papa  nuUate- 
"  nus  potest  sibi  snccessorem  eligere  ac,  si  eligat,  irrita  est  electïo).'' 

"  En  second  lieu,  nous  avons  Pirrhing,  canoniste  aussi  cé- 
lèbre que  Fagnani.  Il  écrivait  quelques  années  après  ce  der- 
*nier  et  renvoyait  à  lui  pour  le  développement  de  cette  thèse 
ou'il  faisait  sienne: 


96  REVUE  CANADIENNE 

'■  Il  faut  répondre  que  non  seulement  le  droit  canonique, 
"mais  encore  le  droit  naturel  interdit  au  Pape  d'élire  de  sa 
"  propre  autorité  son  successeur." 

Le  chanoine  Péret  publie  aussi  le  décret  suivant,  porté  par 
Pie  IV,  pendant  !e  concile  de  Trente  : 

"  Nous  déclarons  et  décrétons  que  le  Pontife  romain  ne 
peut  se  nommer  un  successeur  ni  s'adjoindre  un  coadjuteur  avec 
future  succession,  même  du  consentement  de  tous  les  cardinaux 
(ctiam  de  conscnsu  oinnimn  et  singitloriiin  cardiiialiiiiii),  mais 
que  l'élection  appartient  aux  cardinaux  librement  réunis  (sed 
elcctio  spectat  ad  cardinales  libère)." 

Ses  citations  nous  semblent  bien  péremptoires.  et  paraissent 
établir  très  clairement  que  le  Pape  ne  peut  se  nommer  un  suc- 
cesseur. Cette  controverse  touche  à  un  sujet  fort  délicat  et 
fort  grave.  Voilà  pourquoi  nous  avons  cru  devoir  la  résumer  et 
l'analyser  pour  les  lecteurs  de  la  Revue  Canadienne. 


Au  Canada,  les  événements  importants  ont  été  rares  depuis 
quelques  semaines.  La  magistrature  de  la  province  de  Québec 
vient  de  recevoir  l'adjonction  de  trois  nouveaux  membres.  Ce 
sont  les  juges  Desmarais,  Trenholme  et  Rochon.  Les  juges 
Robidoux  et  Lavergne  sons  transférés  des  Trois-Rivières  et  de 
Huill  à  Montréal.  M.  Desmarais  remplace  le  premier,  et  M. 
Rochon,  le  deuxième.  M.  Trenholme  est  nommé  pour  Mont- 
réal. 

Le  shérif  de  Québec,  l'honorable  M.  Gagnon,  est  mort  après 
une  courte  maladie.  Il  avait  joué  un  rôle  notable  dans  notre 
politique  provinciale.  De  1878  à  1890,  il  avait  représenté  le 
comté  de  Kamouraska  à  l'Assemblée  Législative;  en  1887,  il 
était  devenu  secrétaire  provincial  dans  le  gouvernement  de  M. 
Mercier.  Il  exerçait  les  fonctions  de  shérif  à  Québec,  depuis 
environ  onze  ans. 

La  mort  a  aussi  enlevé  le  vénérable  doyen  de  notre  épiscopat, 
Mgr  Moreau,  évêque  de  St-Hyacinthe.  Il  était  âgé  de  soixante- 
dix-sept  ans.  Un  cri  unanime  s'est  élevé  sur  sa  tombe  :  c'était 
un  saint  !  Les  plus  éminentes  vertus  brillaient  en  la  personne 
du  regretté  prélat.  Mgr  Decelles,  qui  était  son  coadjuteur  de- 
puis plusieurs  années,  sera  .son  digne  successeur. 

Québec,  20  juin  1901. 


LE  GRAND-PRIX  DE  ROME 


A    Iv  ECOLE    DES    BEAUX-ARTS. 


^i  ANS  sa  livraison  de  mars,  le  "  Mois  littéraire  et  pit- 
toresque "  contenait  une  remarquable  étude  de 
^g,  M.  Louis-Edouard  Fournier,  sur  le  "  Grand-Prix 
de  Rome,  à  l'Ecole  des  Beaux-Arts."  En  le  par- 
&JÎJ  courant,  je  me  suis  rappelé  avec  bonheur  l'impression 
'^-^  qu'avait  produite  sur  moi,  la  visite  que  je  faisais  à  l'Ecole 
des  Beaux-Arts,  en  août  dernier.  Les  moindres  incidents  de 
cette  intéressante  promenade  à  travers  ces  longues  galeries 
peuplées  de  statues  antiques,  me  sont  aussi  présents  à  l'esprit 
que  s'ils  dataient  d'hier.  Il  me  souvient  même  qu'il  faisait  une 
chaleur  accablante,  que  le  pavé  était  brûlant  et  que  les  façades 
des  maisons  sur  les  quais  flamboyaient  au  soleil.  Tout  Paris, 
semblait-il,  était  attablé  aux  restaurants  et  n'eût  été  le  désir  de 
voir  le  plus  possible  durant  mon  trop  court  séjour  dans  la  ca- 
pitale, j'aurais  suivi  l'exemple  général.  .  .  Il  fait  si  bon,  là-bas, 
s'asseoir  sur  le  trottoir  à  l'ombre  d'un  auvent  enguirlandé  de 
verdure  et  déguster  lentement  une  "  citronnade  "  en  regardant 
passer  les  jolies  promeneuses  et  les  omnibus  encombrés  de 
voyageurs. 

Je    quittai  donc  à  regret  les  frais    ombrages  du    Jardin  des 
Tuileries  et  je  traversai  le  Seine,  sous  un  soleil  de  plomb  ;  après 
Août.— 1901.  «  7 


98  REVUE  CANADIENNE 

avoir  longé  quelque  temps  le  quai  Malaquais,  je  tournai  le 
coin  de  la  rue  Bonaparte  et  je  me  trouvai  bientôt  à  l'entrée  de 
l'Ecole  des  Beaux-Arts. 

Une  vaste  cour  dallée  s'étend  devant  les  différentes  cons- 
tructions de  l'Ecole.  Deux  énormes  bustes  de  Puget  et  de 
Poussin  décorent  la  porte  monumentale.  A  gauche,  sont  en- 
tassés des  fragments  d'architecture,  restes  du  Musée  des  Monu- 
ments que  Lenoir  avait  formé  avec  ce  qui  avait  pu  être  sauvé 
des  églises  et  des  châteaux  détruits  par  la  Révolution.  Une 
partie  de  ces  précieuses  reliques  fut  restituée  à  ses  anciens  pro- 
priétaires, en  1816.  Au  milieu  de  la  cour,  s'élève  une  belle 
colonne  corinthienne,  en  marbre  jaspé,  que  surmonte  une  sta- 
tue de  l'Abondance,  bronze  du  XVIe  siècle  ;  à  droite,  le  cé- 
lèbre portail  du  château  d'Anet,  que  le  roi  Henri  II  fit  cons- 
truire, en  1548,  pour  Diane  de  Poitiers;  en  face,  tout  au  fond 
de  la  cour,  entre  les  arcades  en  ruines  du  château  de  Gaillon, 
on  aperçoit  la  façade  imposante  du  Palais  des  Beaux-Arts, 
élevé  d'après  les  plans  de  Duban  (1838),  assurément  l'un  des 
plus  beaux  spécimens  de  l'architecture  française  au  XIXe 
siècle. 

C'est  de  ce  côté  que  commence  la  visite.  Mais  auparavant, 
il  faut  gagner  les  bonnes  grâces  du  portier  :  ce  qui  est  facile 
quand  on  peut  disposer  de  quelques  francs. 

Je  parcourus  lentement,  silencieusement,  ces  grandes  salles 
et  ces  longues  galeries  qui  renferment  la  collection  la  plus  pré- 
cieuse et  la  plus  complète  des  œuvres  antiques.  Naturelle- 
ment, ce  ne  sont  que  des  copies  en  plâtre  des  chefs-d'œuvre 
disséminés  un  peu  partout,  à  Rome,  à  Florence,  à  Londres 
et  à  Paris  (au  Louvre).  Mais  c'était  pour  moi  une  grande 
jouis-sance  de  voir  réunies,  sous  le  même  toit,  tant  d'œuvres 
sublimes  qui  avaient  si  longuement  retenu  mes  pas  au  Musée 
du  Vatican  et  au  Briti.sh  Muséum  ;  je  récapitulais,  pour  ainsi 
dire,  tout  mon  voyage  artistique  et  revivais,  en  une  Iieure,  les 
fortes  émotions  que  j'avais  ressenties  au  cours  de  ma  ])rome- 
nade  à  travers  l'Europe. 


LE  GRAND-PRIX  DE  ROME  99 

Dans  l'amphithéâtre,  salle  demi-circulaire  où  se  réunissent 
les  élèves  de  l'école,  dans  les  grandes  circonstances,  se  trouve 
la  fameuse  toile  de  Paul  Delaroche,  connue  sous  le  nom  "  d'Hé- 
micycle." On  connaît  le  sujet  de  cette  vaste  toile.  Au  milieu, 
sur  un  trône,  les  grands  maîtres  grecs  :  Phidias,  sculpteur, 
Ictinus,  l'architecte  du  Parthénon,  et  Apelles,  peintre.  Sur  le 
devant,  assises  sur  les  marches  du  trône,  quatre  femmes  repré- 
sentant les  Arts  grec,  gothique,  roman  et  de  Renaisance. 
A  droite,  les  peintres  classiques,  les  architectes  et  les  maîtres 
de  l'école  française  forment  des  groupes  pittoresques,  tandis 
que  de  l'autre  côté,  les  sculpteurs,  les  paysagistes  et  les  colo- 
ristes de  toutes  écoles  s'entretiennent  d'Art,  dans  des  poses 
élégantes  et  dignes. 

Œuvre  de  grande  envolée,  que  la  gravure  a  popularisée  et 
qui  fut,  jadis,  le  sujet  de  longues  polémiques.  Tout  cela  est  bien 
mort  aujourd'hui  et  la  gloire  de  Delaroche  en  a  soufïert;  mais, 
il  n'est  pas  moins  vrai  de  dire  que  c'est  là  une  œuvre  puissante 
et  qui  peut  être  mise  au  rang  des  plus  belles. 

Les  salles  suivantes,  magnifiquement  éclairées,  contiennent 
des  copies  admirables  des  tableaux  de  Bellini,  de  Lippi.  de! 
Sarto,  Corrège,  Titien,  Raphaël,  Michel-Ange.  Botticelli,  Hol- 
bein,  Rembrandt,  Velasquez.  .  .  Les  salles  succèdent  aux  salles, 
les  plâtres  aux  plâtres,  les  peintures  aux  peintures.  C'est  pen- 
dant une  heure  le  défilé  grandiose  de  tout  ce  que  le  génie  hu- 
main a  créé  de  plus  beau,  de  plus  parfait. 

Nous  sommes  dans  le  temple  de  l'Art;  c'en  est  aussi  le  pan- 
théon, puisqu'aux  détours  des  galeries,  dans  les  angles  des 
murailles,  dans  des  niches  ou  seulement  le  long  des  pilastres, 
apparaissent  les  bustes  des  plus  grands  artistes.  L'école  fran- 
çaise, comme  de  juste,  y  est  largement  représentée.  Je  salue 
au  passage,  le  buste  du  père  Ingres.  Il  est  là  avec  sa  physiono- 
mie austère,  son  front  creusé  de  rides  profondes  et  son  œil 
étincelant  ;  là,  aussi,  sont  les  professeurs  éminents  de  cette 
école  qui  a  formé  tant  de  célébrités.  Au  fond  d'une  galerie 
ouverte,  où  sont  conservées  des  sculptures  faites  à  Rome  par 


100  REVUE  CANADIENNE 

d'anciens  élèves  de  l'Ecole,  se  trouve  le  gracieux  monument 
élevé  à  la  gloire  d'Henri  Régnault.  Deux  colonnes  sup- 
portent un  entablement  surmonté  d'un  fronton  où,  parmi  des 
branches  de  laurier  enlacées,  apparaît  en  lettres  d'or  le  mot  : 
Patrie.  Sur  ks  colonnes  sont  gravés  les  noms  des  élèves,  noms 
obscurs  pour  la  plupart,  qui  se  sont  dévoués  pour  le  salut  de  la 
France,  en  1870.  Au  sommet  de  ces  colonnes  se  détache  le' 
buste  de  Régnault  par  Barras.  Sur  le  piédestal,  une  belle  fi- 
gure allégorique,  la  Jeunesse,  gémissante  sous  ses  longs  voiles, 
dans  un  beau  mouvement  d'émotion,  se  hausse  sur  la  pointe 
du  pied  gauche  'et  tend  au  jeune  maître  le  rameau  historique. 
La  palette,  l'appui-main,  les  brosses  sculptés  sur  le  soubasse- 
ment forment  une  jolie  décoration  et  rappe'îlent  en  même  temps 
les  triomphes  artistiques  si  prématurément  interrompus  par  la 
mort. 

Monument  d'une  large  et  puissante  exécution,  quoique  d'une 
grande  simplicité,  devant  lequel  le  plus  morose  ne  peut  rester 
indifférent.  Chapu,  l'auteur  de  cette  gracieuse  figure  de  jeune 
fille,  a  donné  dans  cette  statue  la  mesure  de  son  génie. 

Après  avoir  traversé  la  salle  Melpomène,  vide  de  ses  larges 
toiles  au  moment  de  ma  visite,  le  guide  me  conduit  dans  une 
petite  chambre  carrée,  dont  les  murs  sont  tapissés,  du  haut  en 
bas,  de  tableaux,  tous  de  même  dimension.  Il  y  en  a  tellement 
qu'on  a  dû  en  accrocher  une  vingtaine  au  milieu,  à  des  cloisons 
à  pans.  Les  cent  vingt-cinq  toiles  qui  sont  là,  sous  nos  yeux, 
sont  les  Grand-Prix  de  Rome,  depuis  leur  fondation,  c'est-à- 
dire  depuis  plus  de  deux  siècles.  Elles  racontent  l'histoire  de 
la  peinture  française  depuis  le  XVIIe  siècle  jusqu'à  nos  jours, 
et  je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  en  Europe  une  collection  de  cet  in- 
térêt historique.  Salle  la  plus  curieuse  de  l'Ecole  et  la  moins 
connue  assurément. 

J'ai  demandé  à  mon  guide  si  les  visiteurs  paraissaient  s'inté- 
resser à  l'étude  de  ces  tableaux. 

—  Non,  monsieur,  me  répondit-il  ;  ce  sont,  voyez-vous,  des 
travaux  d'élèves. . . 


LE  GRAND-PRIX  DE  ROME  101 

Oui,  des  travaux  d'élèves  qui  cessaient  de  l'être  et  qui  de- 
vaient être  les  maîtres  du  lendemain. 

Et  justement  parce  que  ce  sont  des  œuvres  de  début,  j'y 
trouve,  moi,  un  intérêt  tout  particulier;  car,  plusieurs  de  ceux 
qui  ont  signé  avec  tant  d'émotion  ces  petites  toiles,  ont  acquis 
une  célébrité  universelle.  On  y  sent,  en  les  étudiant,  une  fièvre, 
une  ardeur  de  jeunesse  qui  peignent  bien  l'état  d'âme  de  chaque 
auteur.  I\  s'en  dégage  même  une  grande  mélancolie  ;  que 
d'espérances  ont  souri  dans  ces  taches  de  lumière  que  le  pin- 
ceau tremblant  posait  sur  les  colonnes  des  temples  grecs  ou  sur 
les  beaux  corps  nus,  d'un  dessin  si  académique,  espérances  qui 
ne  se  sont  jamais  réalisées  ;  que  d'ambitions  sont  tombées  à  ja- 
mais après  ce  premier  effort.  .  .  Et  dire  que  le  plus  grand 
nombre  n'ont  laissé  d'autres  souvenirs  durables  de  leur  car- 
rière artistique  que  ce  petit  tableau  que  l'on  conserve  dans  la 
salle  des  "  Grand-Prix.'' 

L'étude  attentive  de  ces-  tableaux  est  en  outre  instructive. 
Elle  montre  à  quel  point  l'art  d'une  époque  n'est  que  Je  reflet 
de  l'esprit  et  des  mœurs  de  cette  époque.  Nous  n'avons  ici,  je 
le  sais  bien,  que  des  œuvres  d'élèves,  mais  d'élèves  formés  par 
des  maîtres  qui  étaient  bien  de  leur  temps. 

Le  prix  le  plus  ancien  date  de  1688;  il  est  signé  Sarrabat, 
nom  tout  à  fait  inconnu.  Malheureusement,  à  partir  de  cette 
date,  il  y  a  de  nombreuses  lacunes;  mais  nous  pouvons  cepen- 
dant relever  comme  noms  célèbres;  Natoire  (1721),  Vien 
(1743),  Fragonard  (1752),  Ménageot  (1766),  David  (1774), 
Régnault  (1776).  Tous  ces  artistes  ont  une  habileté  manuelle 
extraordinaire,  mais  quelle  fausseté  de  goût,  quel  manque  d'ob- 
servation. queWe  ignorance  archéologique.  C'est  au  temps  de 
Louis  XV  et  de  Louis  XVL  l'époque  des  fêtes  galantes  et  pas- 
torales; il  n'est  pas  étonnant  qu'on  se  plaise  à  représenter  des 
élucubrations  de  ce  genre:  "La  Vérité,  ennemie  des  Appa- 
rences, est  soutenue  par  le  Temps  ;  ce  ballet  commencera  par 
un  chœur  de  Faux-Bruits  et  de  Soupçons."  Et  tout  le  monde 
qui  est  là  est    composé    d'élégants  et    d'élégantes  qui  Se  pro- 


102  REVUE  CANADIENNE 

mènent  sous  des  bosquets  d'orangers  ou  sous  des  charmilles 
ensoleillées,  faisant  risette  à  la  vie,  indifférents  au  nuage  rouge 
de  la  Révolution  qui  se  déroule  lentement  sur  Paris. 

Plus  loin,  voici  David,  le  fougueux  conventionnel,  qui  fait 
montre  dans  son  "  Antiochus  et  Stratonice  "  d'une  habileté 
d'exécution  étonnante,  d'une  adresse  d'éclairage  inconnue 
jusqu'à  lui,  d'une  disposition  des  groupes  impeccable;  mais 
on  sent  qu'il  n'y  a  là  qu'une  belle  enveloppe  sans  vie  et  sans 
âme.  Il  suffit  pour  s'en  convaincre  de  comparer  la  "  Stratonice  " 
de  David  à  celle  de  Ingres,  si  pleine  de  grandeur  et  de  majesté. 
Mais  David  bientôt  donnera  à  l'Art  une  nouvelle  orientation 
et  ce  sont  ses  élèves  qui  pendant  quinze  années  remporteront 
le  Grand-Prix.  Girodet  dans  son  "  Joseph  "  s'est  efforcé  d'at- 
teindre à  la  vérité  du  geste  et  de  l'émotion  ;  ses  Hébreux  sont 
bien  un  peu  les  Romains  de  son  maître,  mais  au  moins  on  est 
sorti  de  l'ornière  et  c'est  vers  la  nature  fidèlement  observée 
que  va  l'esprit.  Guérin  nous  montre,  en  1797,  un  "  Caton  d'U- 
tique  ''  dramatique  et  vécu.  Puis  voici  Ingres  qui  mérite  une 
mention  spéciale  parce  que  la  doctrine  du  futur  maître  est  déjà 
en  germe  dans  son  très  curieux  tableau.  Au  "  type  "  conven- 
tionnel créé  par  David,  d'une  froideur  glaciale,  Ingres  pensa 
très  justement  qu'on  pouvait  mêler  "  l'individu  "  qui  est  le  pro- 
duit de  la  vie.  Il  comprit  que  l'abstrait  manque  nécessaire- 
ment de  vérité  et  qu'en  tous  cas,  il  n'existe  nulle  part  dans  la 
nature.  Alors  il  entreprit  de  demander  à  la  nature  les  carac- 
tères essentiels  de  la  vie  et  d'en  extraire  ce  qu'il  faut  pour  fa- 
çonner un  type  qui  soit  à  la  fois  idéal  et  humain.  C'est  par  cette 
fine  observation  que  les  Grecs  arrivèrent  à  faire  des  œuvres 
immortelles.  Les  maîtres  de  la  Renaissance  n'avaient  pas 
d'autre  principe  esthétique.  Fort  de  cette  découverte,  Ingres 
put  prononcer  cette  parole  qui  est  devenue  le  mot  d'ordre  de 
l'école  moderne  :  "  Ne  cherchez  le  caractère  que  dans  la  na- 
ture." 

Le  sujet  qu'Ingres  avait  à  traiter  était  "  Achille  recevant  les 
chefs  grecs  "  ;  tout  est  intéressant  dans  ce  tableau  :     la  figure 


LE  GRAND-PRIX  DE  ROME  103 

d'Achille,  charmante  dans  sa  gracihté  virile,  l'agencement  de 
sa  draperie  d'un  goiit  parfait,  l'ajustement  d'Ulysse  et  le  pay- 
sage qui  a  bien  la  physionomie  de  ceux  de  la  Grèce.  Ingres 
n'avait  que  vingt  et  un  ans  quand  il  peignit  cette  toile. 

Pour  avoir  maintenant  une  impression  d'art,  il  faut  la  cher- 
cher à  trente-un  ans  d'intervalle  et  c'est  encore  Ingres  qui  nous 
la  donne  dans  son  élève  préféré,  Hippolyte  Flandrin. 

L'Ecole  romantique  est  représentée  par  le  prix  de  Papety 
(1836)  qui  eut  alors,  paraît-il,  un  énorme  succès  et  nous  voilà 
au  seuil  de  l'Ecole  contemporaine. 

En  1839,  Hébert,  l'auteur  de  tant  de  tableaux  exquis,  de  f>or- 
traits  de  femmes  si  finement  traités,  de  vierges  au  regard  can- 
dide, débute  par  un  petit  chef-d'œuvre.  Puis  viennent  Barrias, 
Bénouville,  Cabanel,  Lenepveu,  Boulanger  et  Beaudry,  des 
noms  célèbres  à  coup  sûr.  Bouguereau  se  montre  déjà  le  peintre 
doux  et  consciencieux  qu'il  fut  toujours,  Henner  le  virtuose  du 
nu,  Lefebvre  l'auteur  sentimental.  Henri  Régnault,  qui  fut 
considéré  comme  un  "  violent  "  à  l'Ecole  des  Beaux-Arts, 
offrit  une  toile  qui  effaroucha  bien  des  timides,  mais  qui  mon- 
tra de  quel  tempérament  de  feu  il  était  doué.  Jusqu'où  serait 
monté  ce  puissant  adolescent,  si  une  balle  stupide  ne  fiât  venue 
le  coucher  sur  le  champ  boueux  de  Buzenval? 

Nous  tombons  dans  la  société  des  très  modernes,  plus  diffi- 
ciles à  juger;  ce  sont:  LeBlanc,  Olivier,  Masson,  Ferrier,  Mo- 
rot.  Besnard,  tous  avec  leur  physionomie  bien  tranchée  et  leur 
caractéristique  accusée.  Et  la  série  se  termine  par  le  "  Spar- 
tiate et  l'Ilote  ivre  "  de  Sabatté,  lauréat  de  1900. 

"  La  Jeune  Ecole,  pleine  de  talent,  prend  sa  part  du  mouve- 
ment actueil  des  idées;  dans  ses  oeuvres,  le  style  parfois  n'est 
pas  très  pur,  mais  il  est  racheté  par  une  certaine  sensibilité,  par 
une  curiosité  très  vive  des  nuances  et  surtout  par  l'ardent 
amour  de  la  vie  et  le  respect  de  la  nature.  Eille  sait,  cette  jeune 
école,  qu'elle  peut  user  de  toutes  les  libertés,  car,  en  notre 
temps  où  l'éclectisme  le  plus  absolu  plane  sur  l'Art,  tout  est 
permis  à  l'Artiste,  pourvu  qu'il  nous  intéresse,  pourvu  qu'il 


104  REVUE  CANADIENNE 

nous  dévoile  un  peu  de  sa  propre  nature  et  de  sa  façon  intime 
de  sentir  les  choses." 


M.  Fournier  nous  apprend  que  c'est  en  1648  que  la  reine 
Anne  d'Autriche,  régente  pendant  la  minorité  de  Louis  XIV, 
conseillée  par  le  dilettante  Mazarin,  fonda  officiellement  par 
lettres  patentes  l'Académie  royale  de  peinture  et  de  sculpture, 
dans  laquelle  pourraient  être  admis  "  tous  peintres  et  sculpteurs 
tant  français  qu'étrangers."  Parmi  les  graves  événements  de 
cette  époque,  cette  fondation,  importante  de  toutes  manières, 
passe  inaperçue,  et  pourtant  quelle  influence  n'exerça-t-elle  pas 
et  n'exerce-t-elle  pas  encore  sur  la  société? 

Plus  tard,  après  bien  des  transformations,  l'Académie  royale 
prit  le  nom  d'Académie  des  Beaux-Arts  qu'elle  a  conservé 
jusqu'à  nos  jours.  L'esprit  naturellement  gouailleur  des  étu- 
diants, le  dépit  de  ceux  qui  étudiaient  dans  les  ateliers  privés, 
se  donnèrent  le  malin  plaisir  de  caricaturer  la  vieille  Académie  ; 
mais  au  milieu  des  tourmentes  et  des  nouveautés,  dans  un 
temps  où  la  liberté  n'est  souvent  que  la  licence,  elle  est  restée 
une  force  contre  l'entraînement  et  l'affaissement  des  caractères. 
Insoucieuse  des  railleries,  maintenant  dans  leur  intégrité  les 
saines  traditions  selon  lesquelles  se  sont  formés  les  plus  grands 
génies,  elle  a  produit  toute  une  pléiade  d'artistes  qui  ont  fait  la 
gloire  de  la  France. 

L'histoire  de  cette  Académie  est  intéressante  d'un  bout  à 
l'autre.  Ses  débuts  furent  difficiles.  Les  Corporations,  fortes  des 
privilèges  obtenus  durant  tout  le  moyen  âge,  faisaient  une 
guerre  acharnée  aux  artistes,  ces  éternels  bohèmes,  et  leur  dis- 
putaient les  commandes  importantes.  Orgueilleuses  des  chefs- 
d'œuvre  qu'elles  avaient  produits  dans  le  passé,  ayant  perdu 
le  secret  d'un  art  qui  fut  sublime  à  force  de  naïveté  et  de  sincé- 
rité, elles  se  contentaient  de  l'à-peu-près  et'  ne  faisaient  que 
copier  des  modèles  surannés  et  sans  originalité.  L'Art  des 
grands  mystiques  du  moyen  îge  n'était  plus  qu'un  vulgaire 
métier. 


LE  GRAND-PRIX  DE  ROME  105 

Naturellement,  sentant  que  le  goût  populaire  allait  aux  ar- 
tistes qui,  à  la  connaissance  approfondie  de  leur  art,  appor- 
taient une  consciencieuse  recherche  de  la  beauté,  ces  "  maîtres 
es  arts,"  comme  on  les  appelait,  refusèrent  aux  nouveaux  venus 
jusqu'au  droit  d'exister.  Il  est  vrai  que,  parmi  ces  derniers,  il 
y  avait  les  "  brevetaires,"  certains  favoris  de  la  fortune  ou  du 
pouvoir  qui,  pourvus  du  titre  de  sculpteurs  et  de  peintres  du 
roi,  de  la  reine  ou  des  princes,  pouvaient  vivre  de  leur  art  ; 
mais  quant  aux  autres,  la  loi  ne  semblait  pas  les  reconnaître. 

Lebrun,  qui  avait  remarqué  où  cet  état  de  choses  conduirait 
infailliblement  l'Art,  conseilla  aux  artistes  de  se  constituer  en 
Académie  et  réussit  à  faire  reconnaître  celle-ci  par  le  gouverne- 
ment, qui  conféra  également  à  cette  Académie  la  faculté  exclu- 
sive d'enseigner  la  jeunesse  dans  une  école  publique  et  de  poser 
le  modèle,  selon  l'expression  du  temps. 

Ainsi  naquit  l'Ecole  des  Beaux-Arts. 

Dès  alors,  on  décida  de  décerner  un  prix  d'honneur  tous  les 
ans  à  l'artiste,  peintre,  sculpteur  ou  architecte  qui  aurait  traité 
avec  talent  un  sujet  général  sur  les  actions  héroïques  du  roi:  ce 
fut  le  prix  royal.  Or,  dès  1666,  à  l'instigation  de  Colbert,  Louis 
XIV  résolut  de  récompenser  royalement  ceux  qui,  chaque  an- 
née, remporteraient  le  prix  d'honneur,  en  créant  une  Acadé- 
mie française  à  Rome  et  décréta  que  douze  artistes  y  seraient 
entretenus  aux  frais  du  roi,  chacun  durant  cinq  ans.  Ainsi  fut 
définitivement  fondé  le  Grand-Prix  de  Rome. 

J'ai  visité  cette  charmante  solitude,  la  Villa  Médicis,  où  les 
lauréats  du  concours  annuel  vont  continuer  leurs  études.  Si- 
tuée au  nord  du  Pincio,  la  villa  avec  sa  riche  décoration  de  bas- 
reliefs  antiques,  sous  les  épais  ombrages  de  son  parc  magni- 
fique, semble  l'endroit  le  mieux  fait  au  monde  pour  bercer  un 
rêve  d'idéal.  Dans  l'allée  des  chênes,  les  étudiants  se  pro- 
mènent en  causant  d'art  et,  peut-être,  de  projets  ambitieux, 
ayant  sous  les  yeux  le  beau  et  incomparable  panorama  de  la 
Ville  Eternelle  élevant  dans  le  ciel  bleu  les  élégantes  silhouettes 
de  ses  campaniles  et  de  ses  dômes  étincelants.  Quel  spectacle! 


106  REVUE  CANADIENNE 

Au-dessus  de  la  Place  du  peuple,  au  delà  du  fleuve  tortueux, 
parmi  les  sombres  bouquets  de  cyprès,  le  dôme  gigantesque 
de  Saint-Pierre  se  découpe  harmonieusement  sur  l'horizon.  A 
gauche  de  Saint-Pierre,  la  lourde  masse  du  château  Saint-Ange 
se  profile  sur  le  bleu  lointain  des  collines.  Et  puis  c'est  un 
chaos  de  maisons  aux  tons  chauds,  de  tourelles  ensoleillées,  de 
pahniers  que  la  brise  balance.  .  .  Et  les  costmnes  pittoresques 
des  Romains,  les  robes  rouges  des  étudiants  allemands,  les 
mélodies  des  jardins  en  fleurs,  toute  la  beauté  de  cette  terre 
classique  où  le  passé  a  laissé  des  traces  si  profondes,  que  le 
progrès  moderne,  malgré  tous  'les  efforts  de  la  Triplice,  n'a  pu 
les  faire  disparaître. 

Depuis  une  dizaine  d'années  on  a  entrepris,  en  France,  une 
campagne  injuste  contre  la  Villa  Médicis.  Par  quoi  la  rem- 
placerait-on, au  cas  où  elle  cesserait  d'exister?  Ceux-là  qui, 
pendant  cinc|  années,  ont  vécu,  rêvé  et  espéré  sous  les  voûtes 
élevées  et  parfumées  du  Pincio,  dans  ce  décor  magique  où  la 
pensée  vole  de  clocher  en  clocher  évoquant  les  souvenirs  glo- 
rieux du  passé,  ont  trop  fortement  ressenti  l'heureuse  influence 
de  ce  séjour  enchanteur  sur  leur  tempérament,  pour  jamais  de- 
mander qu'on  privât  leurs  successeurs  de  l'avantage  inestimable 
de  se  former  aux  beautés  de  l'Art  antique  tout  en  cherchant 
par  la  méditation,  dans  le  calme  de  la  solitude,  la  voie  de  leur 
génie.  Quant  à  moi  qui  n'ai  fait  que  passer  dans  cette  Villa 
idéale,  je  me  demande  où  l'Artiste  trouvera  un  endroit  plus 
propice  pour  vivre  en  tête  à  tête  avec  la  Beauté.  L'Italie  c'est 
la  mère  des  Arts;  et  il  faudra  toujours  aller  en  Italie  pour  en- 
soleiller sa  palette  et  retrouver  'la  poésie  qui  se  meurt  partout 
ailleurs. 


Et  comment  se  fait  ce  fameux  concours  du  Grand-Prix  de 
Rome?  C'est  ce  que  nous  apprend,  dans  la  dernière  partie  de 
son  intéressante  étude,  M.  Fournier,  qui  obtint  lui-même  les 
honneurs  du  Grand-Prix,  en  1881. 


LE  GRAND-PRIX  DE  ROME  107 

Chaque  année,  vers  le  20  mars,  la  cour  de  l'Ecole  des  Beaux- 
Arts  s'emplit,  à  8  heures  du  matin,  d'une  rumeur  inaccoutumée. 
Des  groupes  d'élèves  arrivent  de  partout  portant  un  chevalet 
et  une  petite  toile  qui  mesure  32  pouce  par  20  —  en  terme  d'a- 
telier, c'est  une  toile  de  "  six."  C'est  au  pied  des  "  petites 
loges  "  que  vient  se  ranger  cette  petite  armée.  A  l'heure  dite, 
le  Secrétaire  de  l'Ecole  fait  l'appel  des  concurrents  et  tous 
grimpent  l'escalier  qui  conduit  au  second  étage,  avec  la  confu- 
sion qui  sied  à  des  étudiants  tapageurs,  où  ils  s'installent  tant 
bien  que  mal  dans  de  petites  cellules,  grandes  comme  des  ca- 
bines de  bains  de  mer,  alignées  le  long  d'un  corridor.  Ce 
qu'ils  y  vont  faire  c'est  la  première  épreuve  du  concours,  le 
'■  premier  essai,"  comme  ils  disent.  Pour  cette  épreuve  il  faut 
remplir  trois  conditions  :  être  Français,  n'avoir  pas  trente  ans, 
ne  pas  être  marié. 

Vers  huit  heures  et  un  quart,  au  milieu  du  tumulte  général, 
apparaissent  trois  hommes  graves,  solennels,  trois  membres  de 
l'Académie  des  Beaux-Arts,  dont  le  Secrétaire  perpétuel.  Ce 
dernier  lit  et  dicte  le  programme  du  concours.  L'épreuve  con- 
siste à  peindre  dans  la  journée  sur  sa  toile  de  "  six  ",  mais  à  l'é- 
tat d'ébauche,  un  petit  tableau  représentant  le  sujet  donné. 
Comme  on  n'a  ni  modèles,  ni  documents,  on  peint  son  esquisse 
de  "  chic  ".  Le  déjeuner,  ce  jour-là,  est  servi  par  l'Ecole,  ce 
qui  fait  qu'un  si  grand  nombre  d'élèves  prennent  part  à  cette 
première  partie  du  concours;  c'est  toujours  un  déjeuner  de 
pris,  et  Dieu  sait  si  l'on  mange  mal  dans  le  monde  des  étu- 
diants en  arts.  Le  soir,  toutes  les  toiles  sont  recueillies,  mar- 
quées d'un  cachet  rouge  et  alignées  dans  la  salle  Melpomène. 

Les  juges  désignés  pour  trier,  comme  disent  nos  gens, 
les  meilleurs  essais,  se  réunissent,  toujours  graves  et  solennels, 
et  je  vous  prie  de  croire  que  c'est  pour  eux  plutôt  une  besogne 
fastidieuse.  Sur  les  deux  cent  cinquante  esquisses  ils  doivent 
en  choisir.  .  .  vingt.  Le  soir  même  les  noms  des  heureux  can- 
didats sont  affichés  et  c'est  pour  plusieurs  le  commencement 
de  la  fortune,  comme  pour  d'autres  la  ruine  complète,  le  se- 
cours espéré  à  jamais  confisqué. 


108  REVUE  CANADIENNE 

Maintenant  voici  le  tour  de  la  deuxième  épreuve  ou  "  second 
essai."  Pour  cette  seconde  partie  du  programme,  aux  vingt 
élèves  choisis  la  veille,  vient  se  joindre  une  dizaine  d'autres 
qui  ont  obtenu  une  première  médaille  de  figure  peinte.  Ils 
se  réunissent  donc  dans  leurs  loges,  au  nombre  de  trente  à 
trente-cinq,  et  doivent  en  plusieurs  séances,  faire  une  "  acadé- 
mie "  ou  figure  peinte  d'après  un  modèle  vivant.  Le  jury  passe 
de  nouveau  et  choisit  les  dix  prévilégiés  qui  devront  dans  une 
dernière  et  suprême  épreuve  se  disputer  le  Grand-Prix.  Ils  s'ap- 
pelleront les  "  légistes  "  parce  que  durant  soixante-douze 
jours,  dans  une  chambrette  qui  mesure  douze  pieds  sur  quinze, 
ils  devront  exécuter  un  tableau  d'après  un  sujet  commun  pour 
tous.  Ils  vivront  dans  une  solitude  à  peu  près  complète,  ne 
pouvant  recevoir  personne  autre  que  le  modèle.  Toute  liberté 
de  sortir  et  de  rentrer  est  accordée  cependant  à  l'élève:  car,  il 
lui  faut  pour  conduire  à  bonne  fin  son  travail  aller  puiser  aux 
sources  d'histoire,  courir  les  musées,  s'inspirer  des  œuvres  des 
maîtres,  etc. .  .  . 

La  première  nuit,  cependant,  tout  le  monde  doit  rester  en 
loge  :  voici  pourquoi.  Dès  que  le  sujet  a  été  dicté,  on  demande 
aux  logistes  de  faire  une  esquisse  de  leur  composition  et  de  lais- 
ser ce  croquis  à  l'administration,  de  façon  que,  le  concours  ter- 
miné, le  jury  puisse  le  comparer  avec  le  tableau  peint  et  se 
rendre  compte  si  l'élève,  au  cours  de  l'exécution,  n'a  pas  trop 
subi  d'influences  étrangères.  Toutes  les  précautions  sont  prises 
d'ailleurs  pour  qu'il  n'y  ait  de  fraudes  possibles.  Ainsi  la  toile 
est  attachée  aux  châssis  par  des  rubans  cachetés;  de  même 
tous  les  dessins  du  peintre  doivent  être  faits  sur  papier  timbré 
par  l'Ecole  et  on  ne  peut  emporter  ce  papier  au  dehors,  etc. .  .  . 

Pendant  le  repos  du  modèle,  on  se  réunit  dans  le  corridor; 
l'on  cause,  l'on  "  grille  "  des  cigarettes  et  l'on  fait  assaut  de 
railleries  et  de  fines  reparties.  Comme  toute  bonne  farce  se 
traduit  par  le  crayon,  on  couvre  les  murs  de  "  charges  "  qui  ra- 
content les  foll-es  équipées  de  ceux  t|ui  ont,  dans  le  passé,  tenté 
l'épreuve  du  Grand-Prix.  Il  y  a  \à  des  portraits  de  peintres 
maintenant  célèbres:  Régnau't,  Chartran,  Morot,  Dagnan 


LE  GRAND-PRIX  DE  ROME  109 

Quand  arrive  le  dernier  des  soixante-douze  jours,  les  élèves 
ont  la  permission  de  voir  les  tableaux  de  leurs  concurrents.  On 
se  précipite,  on  s'écrase  et  par  un  effet  curieux,  déclare  M. 
Fournier,  tant  on  est  fatigué  de  son  œuvre,  tout  ce  qui  n'est  pas 
elle  semble  merveilleux. 

Il  me  revient  en  mémoire  les  pages  palpitantes  d'émotion 
qu'écrivait  le  bon  et  pieux  Flandrin  à  ses  parents,  durant  le 
concours  de  1812.  Flandrin  était  à  cette  époque  dans  un  tel 
état  de  gêne  qu'il  fut  sur  le  point  de  renoncer  à  la  lutte.  Mais 
comme  il  tenait  en  haute  estime  Ingres,  son  protecteur  et  son 
ami,  il  comprit  quelle  joie  ce  serait  pour  le  maître  de  voir  son 
élève  favori  remporter  ce  triomphe.  Dès  cet  instant,  il  souhaita 
avec  ardeur  de  sortir  vainqueur  de  cette  épreuve  et,  pour  at- 
teindre ce  but,  il  s'imposa  un  surcroît  de  privations.  A  peine 
entré  en  loge,  la  fièvre  et  l'inquiétude  du  travail  épuisèrent  ses 
forces  et  bientôt  frappé  par  le  terrible  fléau  du  choléra,  qui 
venait  de  foudroyer  un  des  concurrents  devant  son  chevalet,  il 
lui  fallut  passer  dans  son  lit  'a  moitié  de  ces  jours  précieux 
qu'il  eiit  voulu  consacrer  tout  entiers  au  tableau  dont  dépendait 
son  avenir.  Cependant  dès  qu'i"  put  se  lever,  appuyé  sur  le 
bras  de  son  frère,  il  se  rendit  à  l'Ecole  et  reprit  avec  un  cou- 
rage héroïque  l'œuvre  interrompue. 

II  écrivait  à  ses  chers  parents,  le  soir  même  de  l'exposition 
des  travaux;  "Je  viens  vous  faire  part  de  notre  joie,  leur  di- 
sait-il, associant  comme  toujours  son  frère  Paul  à  son  triomphe. 
J'ai  bien  travaillé,  je  me  suis  donné  bien  de  la  peine,  mais  j'en 
suis  récompensé  par  la  satisfaction  de  mon  cher  maître.  Enfin 
je  vais  tout  vous  raconter. 

"Aujourd'hui  a  eu  lieu  l'exposition  de  nos  travaux...  Le 
pubHc  est  entré,  et,  derrière,  je  regardais  les  dispositions  des 
groupes  de  spectateurs.  J'en  vis  d'abord  un  énorme  se  former 
devant  mon  tableau,  et  puis  un  grand  nombre  de  personnes  que 
je  ne  connaissais  pas,  m'ont  demandé  si  je  n'étais  pas  M.  Flan- 
drin ;  sur  l'affirmative,  ils  m'ont  complimenté.  Un  moment 
après  sont  arrivés,  tous  à  la  fois,  nos  camarades  d'atelier.  Ils  ont 


110  REVUE  CANADIENNE 

regardé,  jugé,  et  puis  ils  sont  venus  à  moi.  m'ont  serré,  pressé, 
embrassé.  Ah  !  que  ces  témoignages  d'amitié  m'ont  fait  de  plai- 
sir! Bientôt  sont  arrivés  les  élèves  des  autres  ateliers.  Beaucoup 
d'entre  eux  ont  joint  leurs  témoignages  à  celui  de  mes  cama- 
rades, et  leur  nombre  a  été  encore  augmenté  par  une  foule  de 
personnes  que  je  n'ai  jamais  vues,  parmi  lesquelles  se  trouvaient 
des  journalistes,  comme  vous  pouvez  le  voir  dans  le  Constitu- 
tionnel du  26.     J'étais  très  heureux  de  l'assentiment  général, 
mais  il  me  manquait  celui  de  M.  Ingres  :     il  n'avait  pas  encore 
vu  mon  tableau,  et  je  tremblais.     Je  fus  le  voir  sur  le  midi,  et 
lui  racontai  ce  qui  se  passait  à  l'Exposition.  Il  a  pleuré  de  joie, 
m'a  dit  de  revenir  chez  lui  à  cinq  heures,  qu'il  l'aurait  vu.  En 
attendant,  je  suis  rétourné  à  l'Exposition.     La  foule  était  tou- 
jours devant  mon  tableau,  ce  qui  a  duré  jusqu'au  soir.     Cinq 
heures  sont  venues,  j'ai  été  chez  mon  maître.     Il  est  venu  à 
moi  les  bras  ouverts,  m'a  embrassé,  m'a  dit  que  bien  peu  de 
peintres  avaient  débuté  d'une  manière  aussi  brillante,  qu'il  était 
fier  de  m'avoir  élevé,  enfin  une  foule  de  choses  très  flatteuses. 
Je  vous  redis  tout  cela  parce  que  vous  êtes  mon  père,  ma  mère, 
mon  frère,  et  que  ce  qui  me  fait  plaisir  vous  comble  de  joie." 

Ceux  qui  savent  lire  entre  les  lignes,  ou  encore  mieux,  qui 
savent  sous  le  mot  trouver  le  sentiment  qu'il  recouvre,  saisiront 
facilement  tout  ce  que  cette  lettre  renferme  d'espérance,  de 
doute,  d'impatience,  d'afïection  et  surtout  de  joie  délirante. 
C'est  en  quelques  lignes  l'histoire  d'une  joie  humaine  racontée 
par  une  âme  sensible  et  délicate.  Tout  Flandrin  est  dans  cette 
lettre. 

Mais  cette  couronne  il  sait  qu'elle  sera  difficile  à  décrocher. 
Elève  du  grand  dessinateur,  il  sent  qu'au  moment  de  décider 
le  jury  ne  sera  peut-être  pas  assez  impartial  pour  oublier  les 
haines  que  le  nom  d'Ingres  a  suscitées,  les  préjugés  des  écoles 
nouvelles,  les  rivalités  des  maîtres  et  que,  peut-être,  il  fera 
peser  sur  sa  tête  le  poids  d'une  g'ioire  qui  éclipse  toutes  les 
autres.  En  ce  qui  le  regarde,  il  prend  d'avance  son  parti  avec 
une  sérénité  qui  trouve  sa  source  dans  la  certitude  d'avoir  ré- 
pondu à  l'attente  de  son  maître. 


LE  GRAND-PRIX  DE  ROME  111 

"  Certainement  je  ne  pourrais  recevoir  une  récompence  plus 
douce  que  la  satisfaction  de  M.  Ingres  et  que  la  manière  dont 
il  me  l'a  témoignée.  .  .  Avec  le  public  et  M.  Ingres,  je  pense 
bien  mériter  le  prix,  mais  je  ne  crois  pas  l'avoir.  .  .  Nous  voici 
au  jour  du  jugement,  et  cependant  je  suis  bien  plus  tranquille 
que  lorsque  j'attendais  l'arrêt  de  M.  Ingres.  J'ai  fait  ce  que 
j'ai  pu;  j'espère  supporter  avec  courage  l'injustice." 

Au  bas  de  cette  lettre  on  lit  ces  mots  ajoutés  le  soir  par  Flan- 
drin,  d'une  main  que  l'émotion  fait  trembler:  "Eh  bien,  je 
me  suis  trompé  :  je  l'ai,  ce  prix  !  Bientôt  je  vous  en  dirai  plus 
long.     Adieu  !     Votre  fîls  qui  vous  aime,  qui  vous  aime  bien." 

Le  tableau  du  jeune  lauréat  :  "  Thésée  reconnu  par  son  père 
au  milieu  d'un  festin  ",  avait  produit,  en  effet,  une  véritable 
sensation.  Il  y  avait  fait  preuve,  parmi  les  défauts  d'un  style  en- 
core insuffisamment  formé,  d'un  art  de  composition,  d'un  sen- 
timent inné  de  l'Antique,  qui  faisaient  de  ce  premier  triomphe 
le  gage  certain  des  triomphes  futurs.  Flandrin  était  si  pauvre, 
ce  jour-là,  qu'invité  à  dîner  par  un  homme  qui  exerçait  alors 
une  grande  influence  dans  le  monde  des  Arts,  il  dut  refuser 
sous  un  prétexte  ingénieusement  choisi,  mais  en  réalité  parce 
qu'il  n'avait  pas  d'argent  pour  acheter  un  chapeau.  (V.  Four- 
nel.) 

Mais  revenons  à  notre  concours.  Après  trois  jours  d'expo- 
sition, le  jugement  définitif  est  enfin  prononcé  par  l'Académie 
des  Beaux-.-\rts  tout  entière.  A  midi,  la  section  de  peinture 
arrive  et  propose  de  donner  le  prix  à  tel  ou  tel  tableau.  Les 
jurés  adjoints  peuvent  cependant  casser  ce  jugement  et  don- 
ner le  prix  à  qui  ils  veulent.  Tout  doit  se  passer  dans  le  plus 
grand  secret.  Aussi  est-il  expressément  défendu  de  sortir  de 
la  salle  avant  la  fin  du  vote.  M.  Fournier  cite  le  cas  d'un  élève 
qui  apprit,  par  un  signal  fait  à  la  fenêtre  (la  sahe  a  vue  sur  le 
quai  Malaquais),  qu'il  avait  le  prix.  Or,  c'était  le  matin;  à  2 
heures,  le  jugement  était  cassé  et  le  prix  donné  à  un  autre. 
Que!  cruel  crève-cœur! 

Le  mieux  est  donc  pour  les  concurrents  d'attendre  patiem- 


112  REVUE  CANADIENNE 

ment  dans  la  cour  de  l'Ecole  le  verdict  du  jury.  Enfin  les  portes 
s'ouvrent  et  le  nom  de  l'heureux  vainqueur  se  répand  comme 
une  traînée  de  poudre.  Alors,  les  applaudissements  éclatent, 
on  entoure  le  lauréat,  on  l'embrasse,  on  l'étouffé  presque,  et 
l'on  va,  en  procession,  chez  le  restaurateur  préféré  des  rapins 
boire  un  bock  à  la  santé  du  nouveau  pensionnaire  de  la  Villa 
Médicis. 

Et  maintenant,  il  ne  reste  plus  au  lauréat  qu'à  boucler  ses 
malles  pour  Rome.  Mais,  le  plus  dur  de  la  tâche  n'est  pas  ter- 
miné :  il  lui  reste  à  conquérir  la  gloire.  "  Qu'il  ne  s'enivre 
pas  trop  du  parfum  de  sa  couronne,  s'écrie  M.  Fournier  en  ter- 
minant son  article  ;  la  Villa  Médicis,  vision  dorée  qui  a  illu- 
miné ses  rêves,  lui  garde  là-bas  une  place  ;  qu'il  y  étudie  donc 
avec  passion  les  œuvres  grandioses  des  maîtres  d'autrefois, 
mais  qu'il  ne  devienne  pas  leur  esclave  et  conserve  toujours  in- 
tacte son  émotion  intérieure.  C'est  fort  bien  de  parler  de  dis- 
cipline et  de  tradition,  mais  il  ne  faut  pas  oublier  par-dessus 
tout  que  ce  qui  fait  l'artiste,  c'est  la  "  vitalité  du  caractère  in- 
dividuel.'' 

A  quand  donc  notre  "  Grand-Prix  de  Rome  "  et  notre  "  Vil- 
la Médicis"?.  .  . 


^ccin-â?.    S'agace. 


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NAISSANCE  DE  SAINT  JEAN-BAPTISTE 


'ANGE,  près  de  l'autel,  disait  à  Zacharie  : 
"  Ne  craignez  rien,  Dieu  vous  entend, 
Vous  verrez  bientôt  un  enfant 

Combler  d'Elisabeth  la  prière  attendrie. 

Le  fils  qui  lui  naîtra,  vous  l'appellerez  Jean  ; 
D'honneur  et  de  réjouissance. 
Aux  premiers  jours  de  sa  naissance. 

Il  sera  pour  vous  tous  un  message  touchant. 


Il  ne  boira  ni  vin,  ni  liqueur  enivrante; 

Il  deviendra  grand  devant  Dieu  ; 

L'Esprit  de  lumière  et  de  feu 
L'emplira  dès  le  sein  de  sa  mère  fervente. 

Il  gagnera  plusieurs  des  enfants  d'Israël 
Au  Verbe  incarné  sur  la  terre; 
Comme  une  aurore  salutaire 

Il  sera  le  précurseur  du  Fils  de  l'Eternel. 

L'esprit  et  la  vertu  du  saint  prophète  EHe 

En  cet  enfant  reparaîtront; 

Les  ennemis  s'embrasseront, 
Oubliant  le  passé,  la  colère  et  l'envie. 
Août. -190L 


lié  REVUE  CANADIENNE 

Il  fera  pratiquer  au  monde  stupéfait 

La  pénitence  et  la  justice. 

En  préparant  à  Dieu  propice 
Un  peuple  obéissant,  vertueux  et  parfait." 

II 

"  Comment  pourrai-je  croire  à  si  belle  promesse, 

Répond  Zacharie  étonné, 

Lorsque  je  vois,  infortuné. 
Ma  pauvre  femme,  hélas!  déclinant  de  vieillesse?  "  — 

"  Ne  vous  étonnez  point,  car  c'est  moi,  Gabriel, 

Qui  vous  révèle  ce  mystère. 

Moi  qui,  le  front  dans  la  poussière, 
Me  tient  toujours  brûlant  aux  pieds  de  l'Eternel. 

Vous  demandez  un  signe;    eh  !  bien,  que  votre  bouche 

Soit  muette  dès  ce  moment; 

De  plus,  que  votre  entendement 
Se  ferme  jusqu'au  jour  où  votre  épouse  accouche." 

III 

Or,  ce  jour  glorieux  arrive  tel  que  dit  : 

Elisabeth  est  enfin  mère; 

Aussitôt  la  famille  entière 
Autour  du  nouveau-né  chante  et  se  réjouit. 

"  Quel  nom  portera-t-il?    Oh  !  le  nom  de  son  père," 

S'écrie-t-on  d'un  commun  accord  ; 

Mais  faisant  vm  suprême  effort, 
"  Il  s'appellera  Jean,"  —  interpose  la  mère. 

"  Et  toi,  quel  nom  veux-tu  ?  "  —  demandent  les  parents 

Au  père,  en  lui  faisant  des  signes; 

Ecrivant  alors  quelques  lignes, 
"  Ce  sera  Jean,"  dit-il.  —  point  de  récalcitrants." 


NAISSANCE  DE  SAINT  JEAN-BAPTISTE       115 

L'ouïe  et  la  parole  aussitôt  lui  reviennent; 

Il  entend,  parle  et  bénit  Dieu; 

Et  tous  les  habitants  du  lieu 
D'un  prodige  si  grand  s'étonnent,  s'entretiennent. 

On  dit:    "  Que  pensez-vous  du  sort  de  cet  enfant? 

Quelle  gloire  !    Quelle  merveille  ! 

On  n'en  vit  jamais  de  pareille  ! 
La  main  de  Dieu  lui-'même  est  son  char  triomphant  !  " 

IV 

Alors,  le  père,  ému  des  grandeurs  de  la  fête, 

Inspiré  par  le  Saint-Esprit, 

Chante  la  foi  qui  le  saisit, 
Avec  tous  les  transports  d'un  sublime  prophète. 

"  Béni  soit  notre  Dieu  qui  nous  donne  un  Sauveur, 

Selon  ses  antiques  promesses, 

Un  Sauveur  tout  plein  de  tendresses. 
Issu  du  roi  David  son  pieux  serviteur. 

Béni  soit  le  Très-Haut,  le  vrai  Dieu  de  nos  pères, 

Béni  soit  le  Dieu  d'Israël 

Qui  par  son  ange  Gabriel, 
Nous  promet  que  bientôt  finiront  nos  misères. 

Abraham  du  Seigneur  en  reçut  le  serment. 

Et  nous  donna  cette  assurance 

Que,  fidèle  à  son  alliance. 
Dieu  nous  en  fera  voir  tout  l'accomplissement  ; 

Qu'il  nous  pardonnera  notre  ancienne  malice. 

Qu'il  confondra  nos  ennemis. 

Et  qu'à  sa  îoi  toujours  soumis. 
Nous  l'aimerons  sans  cesse  avec  crainte  et  justice. 


116  REVUE  CANADIENNE 

Et  vous,  petit  enfant,  prophète  et  précurseur. 

Vous  irez  devant  le  Messie, 

Criant  à  la  terre  endurcie: 
Réveille-toi,  regarde  arriver  ton  Sauveur. 

Vous  le  ferez  connaître  en  lui  frayant  la  voie 
Pour  conquérir  tout  l'univers; 
Dans  les  cités,  dans  les  déserts, 

Vous  irez  proclamer  la  nouvelle  de  joie. 

Vous  manifesterez  ce  soleil  radieux 
Qui  va  se  lever  sur  le  monde,  — 
O  miséricorde  profonde!  — 

Pour  réconcilier  la  terre  avec  les  Cieux. 

Il  brille  à  l'horizon  :  vous  en  êtes  l'aurore  ; 
Vous  en  montrerez  les  bienfaits, 
Vous  ferez  entrer  dans  sa  paix 

Tout  royaume  aveuglé,  tout  peuple  qui  l'ignore." 


V 


Dès  lors,  l'enfant  grandit  et  se  fortifia 
En  esprit,  en  grâce,  en  sagesse  ; 
Le  désert  cacha  sa  jeunesse 

Jusqu'au  jour  où  sa  voix  retentit  et  cria. 


§.-%.  Wèuzc^uc^  ^Uc. 


VITALITE  DE  LA  RACE  FRANÇAISE 
AU  CANADA 


{Suile  et  fiji) 


J'entends  seulement  exprimer  que  c'est  d'ordinaire  le  champ 
le  plus  convenable  au  développement  de  nos  forces.  II  ne  faut 
pas,  non  plus,  se  laisser  éblouir  par  les  apparences  trompeuses 
ou  le  faux  brillant  d'une  richesse  d'apparat.  Les  cultivateurs 
d'Ontario  semblent  extérieurement  jouir  d'un  confort  qui  tou- 
che souvent  au  luxe  et  on  serait  tenté,  au  premier  examen,  à 
les  considérer  comme  plus  progressifs  que  nos  compatriotes  de 
la  province  de  Québec.  En  réalité,  les  cultivateurs  d'Ontario 
sont  grevés  d'hypothèques  considérables  qui  en  forcent  un 
grand  nombre,  tous  les  ans,  à  aller  se  fixer  ailleurs.  Les  nôtres 
préfèrent  moins  jouir  et  léguer  à  leurs  enfants  le  patrimoine 
familial. 

Dans  le  domaine  politique,  nous  avons  rendu  d'immenses  ser- 
vices au  pays.  Nos  hommes  d'Etat  ont  eu,  de  bonne  heure, 
l'intuition  des  grandes  libertés  qu'une  loyale  application  de  la 
constitution  anglaise   pouvait  nous  apporter. 

Ils  se  mirent  courageusement  à  l'œuvre  et  arrachèrent  com- 
me par  lambeaux,  tous  les  droits  politiques  que  nous  sommes 
si  fiers  aujourd'hui  de  posséder. 

Leur  voix  puissante  réveilla  des  sympathies  jusqu'au  sein  du 
Parlement  impérial.  L'un  des  plus  grands  jurisconsultes  d'An- 
gleterre, lord  Ellenborough  et  l'un  de  ses  plus  vaillants  géné- 
raux, lord  Wellington,  rendirent  hommage  aux  talents  de  nos 
orateurs  politiques  et  eurent  assez  de  grandeur  d'âme    pour 


118  REVUE  CANADIENNE 

prendre  en  main  notre  cause  et  demander  le  redressement  des 
injustices  commises  à  notre  égard.  Pour  ne  citer  que  deux 
noms,  nous  pouvons  dire  que  ce  fut  un  Canadien-Français  qui 
le  premier  ])roposa  d'adoi>ter  le  gouvernement  responsable  en 
Canada,  Pierre  Bédard,  et  que  ce  fut  également  un  Canadien- 
Français  qui  eut  l'honneur  insigne  d'en  doter  notre  pays,  sir 
Louis-Hippolyte  La  Fontaine. 

Arrêtons-nous  un  moment  ici,  pour  jeter  un  regard  rétrospec- 
tif sur  cette  immense  contrée  de  l'Ouest,  qui  nous  est  particu- 
lièrement chère.  Pendant  que  se  passaient  ces  événements  dans 
ce  qui  est  pour  nous,  Canadiens  de  Manitoba,  la  mère  patrie, 
plusieurs  missionnaires  et  voyageurs  remontaient  le  cours  de 
nos  grands  lacs  et  commençaient  à  ouvrir  la  route  de  l'Ouest. 
Nos  grands  découvreurs  étaient  des  hommes  profondément  re- 
ligieux. C'est  ainsi  que  Nicolet,  Desgroseilliers,  Jolliet,  Hertel, 
Marsolet,  Brûlé  et  Godefroy,  qui  furent  les  premiers  à  visiter  les 
pays  d'en  haut,  aidèrent  les  missionnaires  comme  catéchistes. 

On  retrouve  leurs  noms  dans  les  archives  de, cette  époque, 
comme  parrains  banals  des  sauvages,  qu'ils  avaient  le  plus  sou- 
vent préparés  au  baptême,  par  des  cours  d'instruction  de  plu- 
sieurs mois.  La  plupart  des  interprètes  étaient  des  hommes 
fort  distingués  qui  parlaient  le  latin,  le  français,  l'anglais,  le  hol- 
landais et  l'algonquin.  C'étaient  des  jeunes  gens  de  moins  de  20 
ans  qui  sortaient  de  la  Normandie.  On  les  vit  conduire  les 
Pères  Jésuite^  jusqu'au  lac  Supérieur,  parmi  les  tribus  où  le 
plus  souvent  ils  avaient  déjà  instruit  les  chefs  et  baptisé  les  en- 
fants. 

Plus  tard,  fatigués  de  la  vie  des  bois,  voulant  s'occuper  de 
leur  salut  éternel,  ils  renonçaient  à  leurs  courses  si  pénibles  qui 
avaient  fait  le  charme  de  leur  jeunesse,  se  mariaient  et  fondaient 
des  familles.  C'est  bien  à  tort  que  l'on  a  confondu  parfois  deux 
classes  d'aventuriers  bien  distinctes:  les  voyageurs  et  les  cou- 
reurs des  bois.  Les  voyageurs  étaient  des  employés  d'une 
compagnie  de  traite,  qui  faisaient  le  commerce  pour  le  compte 
de  leur  maître.     Les  coureurs  des  bois,  au  contraire,  agissaient 


VITALITE  DE  LA  RACE  FRANÇAISE  119 

pour  eux-mêmes,  indépendamment  de  tout  contrôle  et  le  plus 
souvent  contrairement  aux  ordonnances  qui  défendaient  aux 
individus  isolés    de  s'éloigner  des  habitations. 

Lorsque  les  gouverneurs  voulurent  réprimer  les  désordres 
de  ces  aventuriers,  ils  décrétèrent  que  le  commerce  des  fourru- 
res ne  serait  permis  qu'aux  porteurs  de  licence.  Or,  les  gouver- 
neurs n'en  octroyaient,  la  plupart  du  temps,  qu'à  d'anciens  offi- 
ciers en  retraite,  qu'on  désignait  sous  le  nom  de  "  Comman- 
deurs." 

Ils  paraissent  avoir  commencé  leurs  courses  dès  1670.  En 
1681  la  population  française  ne  s'élevait  qu'à  10,250  âmes  et 
déjà  l'on  comptait  800  coureurs  des  bois.  Il  fallait,  à  tout  prix, 
endiguer  ce  torrent  qui  desséchait  la  colonie  et  emportait  les 
forces  vives  de  la  nation  vers  les  contrées  sauvages. 

Défense  fut  faite  d'aller  dans  les  profondeurs  des  bois,  sous 
peine  des  galères. 

Le  nombre  des  permis  fut  limité  à  vingt-cinq  et  ils  ne  furent 
accordés  qu'à  des  gentilhommes  pauvres  ou  à  de  vieux  officiers 
chargés  d'enfants. 

Il  serait  fastidieux  de  suivre  ces  hardis  canotiers  dans  leurs 
lointaines  excursions.  Il  suffira  d'indiquer  les  plus  célèbres 
d'entr'eux.    Je  ne  ferai  que  les  saluer  en  passant. 

Nicolet,  après  avoir  passé  quelques  années  au  lac  Nipissing, 
atteignit  les  lacs  Huron  et  Michigan  et  ne  s'arrêta  qu'à  quelques 
jours  de  marche  du  Mississipi.  Le  P.  Marquette  et  Jolliet  tra- 
versèrent les  Illinois  et  descendirent  le  Mississipi  jusqu'à  50 
milles  du  golfe  du  Mexique. 

Desgroseilliers,  accompagné  de  son  beau-frère  Radisson,  se 
porta  vers  le  nord,  et  descendit  la  rivière  Albany  jusqu'à  la  baie 
James  qu'il  atteignit  en  1663.  Greysolon  de  La  Tourette  établit 
subséquemment  le  poste  de  Ste-Anne  sur  le  lac  Nipigon,  afin 
d'attirer  les  sauvages  qui  allaient  traiter  aux  postes  anglais  de 
la  baie  d'Hudson.  C'est  là  que  nous  retrouvons  La  Vérendrye 
en  1731. 


120  REVUE  CANADIENNE 

C'était  le  poste  le  plus  avancé  à  l'ouest.  Les  voyageurs,  ef- 
frayés sans  doute  des  difficultés  de  la  route  et  de  la  stérilité  des 
immenses  rochers  qui  ferment  l'entrée  de  nos  fertiles  plaines, 
se  dirigèrent  de  préférence  soit  vers  le  sud,  soit  vers  le  nord. 

Le  Wisconsin  et  le  Minnesota  avaient  été  parcourus  par  bon 
,nombre  de  Français,  ainsi  que  les  plages  inhospitalières  de  la 
baie  d'Hudson,  alors  que  la  rivière  Rouge  était  encore  terra 
ignota.  Il  y  avait  près  de  40  ans  que  les  cartes  indiquaient  "  la 
rivière  par  où  l'on  va  aux  Assiniboels  à  120  lieues  vers  le  cou- 
chant "  et  personne  ne  s'était  présenté  pour  tenter  l'aventure. 
Enfin  lorsque  l'heure  choisie  par  la  Providence  fut  sonnée,  La 
Vérendrye  apparut,  armé  de  foi,  de  dévouement  et  d'un  cou- 
rage invincible.  C'est  lui  que  Dieu  avait  désigné  pour  arljorer 
la  croix  dans  nos  prairies  et  pour  guider  les  missionnares  char- 
gés d'apporter  la  bonne  nouvelle. 

Il  se  mit  à  l'œuvre  en  1731.  En  1733  il  se  trouvait  au  fort 
St-Charles,  sur  le  lac  des  Bos,  avec  le  P.  Mesaiger.  Ce  dernier 
fut  le  premier  missionnaire  qui  visita  notre  diocèse.  En  1736, 
son  neveu  Dufrost  de  La  Jemmeraye  mourait  pendant  l'hiver  au 
fort  Maurepas  et  le  P.  Aulneau  était  assassiné,  avec  21  Fran- 
çais, sur  l'ile  au  Massacre.  Ces  désastres  éprouvèrent  douloureu- 
sement l'âme  si  tendre  du  découvreur,  sans  l'abattre.  A  la  fin 
de  septembre  1738,  le  canot  de  La  Vérendrye  s'arrêtait  au 
confîuent  de  l'Assiniboine.  Saluons  en  passant  ce  chrétien  dis- 
tingué dont  la  radieuse  figure  illumine  d'un  rayon  de  gloire 
tout  l'Ouest  canadien.  La  Vérendrye  érigea  sur  la  ri\e  nord  de 
l'Assiniboine,  tout  près  de  l'endroit  où  ses  eaux  se  mêlent  à 
celles  de  la  rivière  Rouge,  un  petit  fort  d'occasion,  qui  ne  ser- 
vit dans  la  suite  que  comme  poste  de  relais.  C'est  donc  pres- 
qu'en  face  de  la  cathédrale  de  Saint-Boniface,  que  la  première 
messe  fut  dite  dans  notre  province,  par  le  Père  Coquart,  S.  J., 
qui  accompagnait  le  découvreur.  Après  avoir  bâti  le  fort  La 
Reine,  probablement  à  la  fourche  des  rivières  Souris  et  Assi- 
niboine,  il  s'élança  pendant  l'hiver  vers  l'ouest  et  se  rendit  jus- 
qu'au plateau  du  Missouri. 


VITALITET-DE  LA  RACÉ  I^ANÇAISE  121 

Obligé,  à  son  retour,  de  reprendre  le  chemin  de  Michillima- 
kinac,  il  donna  l'ordre  à  son  fils  de  pousser  vers  l'ouest.  Le  ler 
janvier  1743  le  chevalier  de  La  Vérendrye  gravissait  les  pre- 
miers pics  des  montagnes  Rocheuses. 

L'Ouest  était  découvert.  La  Vérendrye,  chargé  de  dettes 
et  de  gloire,  retourna  à  Montréal,  pour  répondre  à  des  accusa- 
tions suscitées  par  la  jalousie. 

Il  réussit  à  confondre  ses  délateurs.  Comme  justice  tardive 
il  fut  promu  au  grade  de  capitaine  et  décoré  de  la  croix  de  St- 
Louis.  Jamais  croix  ne  reposa  sur  une  poitrine  plus  digne  de 
la  porter. 

Il  y  a  quelques  années,  Mgr  Taché  fit  commencer  la  cons- 
truction des  assises  sur  lesquelles  devait  reposer  plus  tard  la 
statue  du  découvreur  de  l'Ouest. 

La  statue  de  la  Vérendrye,  projetant  son  ombre  sur  l'acadé- 
mie Provencher,  la  première  maison  d'éducation  établie  par  le 
premier  évêque  de  l'Ouest,  quel  saisissant  rapprochement  ! 
Laissez-moi  espérer  que  l'association  St-Jean-Baptiste  pourra, 
avant  longtemps,  donner  suite  à  la  noble  pensée  de  Mgr  Taché. 

Nous  devons  ce  témoignage  de  notre  admiration  à  cet  illus- 
tre voyageur  de  notre  sang,  qui  a  eu  le  courage  de  se  frayer  un 
chemin,  à  travers  des  tribus  barbares  et  cruelles,  au  milieu  des 
difficultés  d'une  navigation  périlleuse,  dans  des  contrées  où 
aucun  Européen  n'avait  pénétré  avant  lui. 

Le  Gardeur  de  St-Pierre,  Niverville  et  La  Corne  de  St-Luc 
marchèrent  sur  les  traces  de  La  Vérendrye,  pendant  quelques 
années,  mais  la  guerre  força  bientôt  la  France  de  se  retirer  de 
l'Ouest.  Ce  ne  fut  qu'à  la  fin  du  dernier  siècle,  que  les  Cana- 
diens reprirent  la  route  de  l'Ouest,  au  service  des  compagnies 
de  traite.  Il  est  un  fait  qui  n'a  pas  manqué  de  frapper  d'éton- 
nement  les  officiers  supérieurs  de  la  compagnie  de  la  baie 
d'Hudson  et  du  Nord-Ouest  :  c'est  la  justesse  de  coup  d'œil  et 
la  perspicacité  intuitive  des  découvreurs  français  dans  les  sites 
choisis  pour  la  construction  des  forts  ou  postes  d'occasion. 
Voyons  plutôt. 


122  REVUE  CANADIENNE 

Le  fort  des  Trois-Rivières  est  devenu  le  fort  William.  Le  fort 
St-Pierre  se  trouve  à  quelques  arpents  du  fort  Francis.  Le 
fort  St-Charles  devint  "  l'Angle  Nord-Ouest  "  qui  pendant  des 
années  fut  le  terminus  de  la  navigation  de  la  route  Dawson  ; 
le  fort  Rouge  s'est  transformé  en  la  capitale  de  Manitoba;  la 
ville  du  Portage-la-Prairie  s'est  élevée  à  quelques  milles  plus 
bas  que  le  fort  des  Trembles.  Le  fort  Cumberland  fut  construit 
sur  les  ruines  de  l'ancien  fort  Poskoyac;  enfin  Calgary  occupe 
l'endroit  où  se  trouvait  naguère  le  fort  La  Jonquière.  Cette 
preuve  d'intelligence,  de  sagacité  et  de  claire  vision  topogra- 
phique des  nôtres   ne  s'est  pas  démentie  par  la  suite. 

Les  anciens  colons  du  pays  se  fixèrent  partout  dans  les  val- 
lées les  plus  plantureuses  et  les  plus  propres  à  la  fois  à  la  cul- 
ture et  à  l'élevage  des  bestiaux.  Leurs  pères,  après  avoir  battu 
les  sentiers  de  l'Ouest,  n'ayant  le  plus  souvent  pour  abri  que  la 
voûte  étoilée  des  cieux  ou  un  manteau  de  neige,  après  avoir  dé- 
pensé la  vigueur  de  leurs  bras  nerveux  au  service  des  compa- 
gnies de  traite,  se  retiraient,  au  soir  de  la  vie,  sur  quelques  coin 
de  terre  qui  avait  charmé  leur  vue  durant  leurs  longues  courses. 
C'est  là  qu'entourés  de  leurs  enfants,  ces  patriarches  du  désert 
venaient,  dans  le  repos  et  les  joies  du  foyer,  terminer  une  exis- 
tence si  agitée.  C'est  une  erreur  de  croire  que  le  groupe  de 
l'ancienne  population  tient  son  origine  d'un  grand  nombre  de 
Canadiens-Français  ainsi  fixés  au  pays.  Il  est  assez  certain 
qu'il  n'y  eut  pas  plus  que  200  Canadiens-Français  qui  ont  fait 
souche  dans  l'Ouest  et  que  ce  chififre  doit  être  considéré  comme 
le  maximum.  Les  origines  d'aucune  famille  métisse  ne  remon- 
tent au  delà  de  1784.  Lorsque  Mgr  Provencher  arriva  à  la  Ri- 
A'ière-Rouge,  il  n'y  avait  encore  que  fort  peu  de  familles  métis- 
ses. Le  plus  grand  nombre  des  voyageurs  retournèrent  en  Bas- 
'  Canada. 

Les  officiers  de  la  compagnie  du  Nord-Ouest  firent  l'impos- 
sible pour  leur  persuader  de  se  marier,  afin  de  les  garder  à  leur 
emploi,  mais  la  plupart  hésitaient  de  le  faire  parce  qu'ils  ne 
voulaient  point  élever  une  famille   dans  un  pays  où  ne  se  trou- 


VITALITE  DE  LA  RACE  FRANÇAISE  123 

vait  point  de  missionnaire.  La  présence  de  Mgr  Provencher 
contribua  à  favoriser  ces  unions. 

Il  s'était  écoulé  environ  80  ans,  depuis  que  les  premiers  vo- 
yageurs avaient  épousé  des  femmes  du  pays,  lorsque  Manitoba 
entra  dans  la  Confédération  et  déjà  cette  population  comptait 
6000  âmes.  Elle  était  maîtresse  du  pays.  Elle  imposait  le  res- 
pect aux  tribus  sauvages,  qui  reconnaissaient  la  supériorité  de 
sa  valeur.  Elle  jouait  le  rôle  des  spahis  d'Afrique  vis-à-vis  des 
Arabes.  Dans  leurs  grandes  chasses  légendaires,  les  anciens  du 
pays  trouvaient  une  nourriture  abondante  qui  semblait  inépui- 
sable et  ils  pouvaient  également  y  satisfaire  ce  penchant  irrésis- 
tible vers  la  vie  nomade  et  les  voyages  à  long  cours.  La  colo- 
nisation rapide  de  l'Ouest  a  surpris  cette  race  dans  ses  vieilles 
habitudes.  Refoulée  sur  ses  terres  par  les  nouveaux  venus. 
Dieu  sait  ce  qu'elle  a  soufïert  de  ce  changement  de  régime. 

Les  bienfaits  d'une  civilisation  avancée  ne  sont  pas  toujours 
sans  offrir  un  côté  de  tristesse  et  d'amertume.  Le  char  du  pro- 
grès, en  avançant,  à  broyé  bien  des  races  qui  s'attardaient  trop 
au  passé  et  ne  suivaient  pas  l'élan  imprimé.  Ce  n'est  pas  en  un 
jour  que  l'on  transforme  le  caractère  des  peuples.  Œuvre  lente 
des  siècles,  il  faut  la  poussée  constante  de  plusieurs  générations 
pour  déterminer  une  évolution  dans  leur  mode  d'existence  et 
les  habitudes  de  leur  vie.  Aussi,  nous  devons  conserver  une 
profonde  sympathie  pour  les  premiers  représentants  de  l'élé- 
ment français  au  Nord-Ouest  et  leur  tendre  en  tout  temps  une 
main  fraternelle.  Il  ne  faudrait  pas  s'imaginer,  cependant,  que 
nos  compatriotes  ne  furent  tous  que  de  simples  canotiers,  sans 
influence  dans  les  compagnies  de  traite.  Presque  tous  les  in- 
terprètes furent  pris  dans  nos  rangs,  tant  à  cause  de  leur  gran- 
de facilité  à  parler  les  langues  indiennes,  que  de  la  confiance  et 
de  la  sym])athie  qu'ils  avaient  su  inspirer  aux  aborigènes.  Cha- 
boillez  et  Rocheblave  étaient  bourgeois  en  charge  de  départe- 
ments importants.  Lesieur,  Larocque,  Lamarre,  Cadotte,  St- 
Germain,  Bruce  et  Lespérance  se  distinguèrent  comme  guides 
ou  eurent  le  commandement  de  forts  considérables. 


124  REVUE  CANADIENNE 

Leroux  fut  le  premier  blanc  qui  visita  le  grand  lac  des  Es- 
claves et  il  fonda  le  fort  Résolution.  Quesnel  traversa  les  mon- 
tagnesRocheuses  comme  second  du  célèbre  explorateur  Fraser. 

Bref,  nous  avons  été  de  toutes  les  grandes  expéditions  depuis 
celles  de  McKenzie  jusqu'à  celles  de  Franklin,  Richardson 
et  Dease.  Mais  au-dessus  de  ces  hommes  si  remarquables  par 
la  trempe  de  leur  courage  et  la  fertilité  de  leurs  ressources  au 
milieu  des  déserts  et  de  la  sauvagerie,  s'élèvent  deux  nobles  fi- 
gures dont  l'ombre  plane  encore  au-dessus  de  nos  prairies  et 
qui  dominent  par  leur  grandeur  et  leur  noblesse  tous  les  hom- 
mes de  l'Ouest  de  cette  époque  ;  je  veux  parler  des  deux  pre- 
miers évêques  de  ce  pays,  Mgr  Provencher  et  Mgr  Taché. 

Ils  ont  été,  par  leur  génie  créateur  et  leurs  œuvres  fécondes, 
les  pères  du  Nord-Ouest  dans  l'ordre  de  la  foi  et  de  la  civilisa- 
tion chrétienne. 

A  peine  Mgr  Provencher  avait-il  touché  le  sol  de  la  Rivière- 
Rouge,  qu'il  fondait  une  école  et,  préchant  d'exemple,  il  se 
constituait  lui-même  instituteur.  Il  réussit  à  force  de  persévé- 
rantes sollicitations  et  après  plusieurs  années  d'attente,  à  se 
procurer  une  communauté  de  religieuses.  La  Providence  a  mis 
des  femmes  auprès  du  berceau  de  toutes  les  institutions  humai- 
nes. On  sait  quel  esprit  de  douceur  et  de  charité  les  bonnes 
sœurs  Grises  ont  répandu  dans  cette  province  et  combien  elles 
secondèrent  puissamment  Mgr  Provencher  dans  la  formation 
intellectuelle  et  morale  des  enfants.  De  dures  épreuves  assail- 
lirent les  commencements  de  l'apostolat  de  Mgr  Provencher. 
Des  désastres  ruinèrent  la  colonie  et  il  dut  mendier  pour  se 
procurer,  je  ne  dirai  pas  le  pain  de  chaque  jour,  car  cet  aliment 
était  un  luxe  qui  souvent  était  absent  de  sa  table,  mais  pour 
obtenir  un  peu  de  pémican  ou  de  viande  séchée,  sa  nourriture 
ordinaire. 

Les  historiens  ont  semblé  ignorer  l'œuvre  immense  de  cet 
homme  de  bien  et  de  prière.  C'est  lui,  ])ourtant.  (|ui  par  son 
exemple,  soutint  le  courage  des  colons  et  fit  renaître  l'espé- 
rance, après  les  ruines  causées  par  l'inondation  ou  les  sauterel- 


VITALITE  DE  LA  RACE  FRANÇAISE  125 

les.  Après  avoir  déposé  en  terre  la  semence  de  la  plupart  des 
institutions  que  nous  voyons  aujourd'hui,  il  laissa  à  son  succes- 
seur le  soin  de  développer  et  d'agrandir  le  champ  qu'il  avait  si 
bien  préparé. 

Mgr  Taché  a  joué  un  rôle  unique  dans  notre  histoire  et  fait 
rejaillir  sur  notre  race  une  gloire  dont  nous  avons  bien  raison 
de  nous  enorgueillir. 

Il  embrassa  tout  ce  pays  dans  sa  sollicitude  et  laissa  l'em- 
preinte de  son  intelligence  supérieure  et  de  son  zèle  apostolique 
dans  les  établissements  religieux  qu'il  fonda  dans  son  archidio- 
cèse.  Au  sein  du  conseil  d'Assiniboïa  dont  il  était  membre,  il 
dirigeait  toute  la  colonie,  par  l'autorité  de  sa  parole  et  les  éclairs 
de  son  esprit  délicat  et  prime-sautier,  qui  jetait,  en  un  instant, 
une  vive  lumière  sur  les  questions  les  plus  complexes  et  les 
problèmes  les  plus  ardus.  Disons  le  mot,  son  influence  était 
telle  que  rien  d'important  ne  se  décidait  sans  avoir  reçu  son 
approbation. 

Il  s'avança  jusqu'au  lac  Athabasca,  dont  il  fut  le  premier  mis- 
sionnaire et  ouvrit  la  voie  de  ces  contrées  inhospitalières  aux 
autres  religieux  de  sa  famille,  qui,  à  sa  suite,  se  frayèrent  un 
chemin  jusqu'aux  rivages  de  la  mer  Glaciale.  D'une  activité 
merveilleuse,  il  se  portait  à  tous  les  endroits  de  son  vaste  dio- 
cèse, réchaufifant  et  fécondant  toutes  ces  chrétientés  commen- 
çantes, des  suaves  onctions  de  sa  parole  et  de  la  sagesse  de  ses 
conseils.  Sa  charité  inépuisable  et  la  bonté  de  son  tendre  cœur 
tempéraient  la  majesté  de  sa  haute  dignité. 

Vieilli  par  les  travaux,  les  infirmités  et  la  soufifrance,  il  con- 
tinua jusque  sur  sa  couche  funèbre  à  supporter  les  fatigues  de 
son  laborieux  épiscopat.  Lorsqu'il  vit  venir  le  courant  d'idées 
funestes,  qui  allaient  renverser  des  institutions  qui  touchaient 
au  plus  intime  de  son  âme,  il  sentit  son  courage  plus  fort  que  les 
ans.  Il  se  redressa  avec  l'ardeur  d'un  père  qui  défend  ses  en- 
fants et  avec  des  accents  émus  qui  retentirent  dans  tout  le  Ca- 
nada, il  protesta  contre  les  injustices  dont  nous  étions  la  victi- 
me.    Il  combattit  pour  la  justice,  pour  ainsi  dire,  jusque  dans 


126  REVUE  CANADIENNE 

les  étreintes  de  la  mort.  Il  ne  déposa  pas  les  armes.  Elles  tom- 
bèrent de  ses  mains  défaillantes,  pour  être  recueillies,  quelques 
mois  après,  par  son  illustre  successeur,  qui  montait  à  son  tour 
à  la  garde  de  la  citadelle,  qui  contient  le  précieux  héritage  des 
Provencher  et  des  Taché. 

Animé  du  même  esprit  de  sollicitude  pastorale  que  ses  deux 
prédécesseurs,  pour  tout  ce  qui  touche  à  nos  intérêts  religieux 
ei  nationaux,  il  n'a  cessé,  depuis,  de  donner  des  preuves  tou- 
chantes de  son  dévouement  le  plus  entier  à  l'avenir  de  notre 
race.  Il  s'est  acquis,  par  là,  un  titre  particulier  à  notre  affection 
et  à  notre  gratitude.  C'est  un  orgueil  bien  légitime  pour  nous 
Canadiens-Français,  de  pouvoir  compter  parmi  les  nôtres  un 
archevêque  en  qui  les  qualités  brillantes  de  l'esprit  le  dis])utent 
aux  sentiments  les  plus  nobles  du  cœur  humain.  D'ailleurs,  l'in- 
fluence des  évêques  au  Canada  a  toujours  été  consacrée  au  bon- 
heur de  la  société  et  à  la  grandeur  de  notre  patrie. 

On  ne  saurait  trop  le  répéter,  l'Eglise  est  encore  le  plus  solide 
rempart  des  nations  et  on  ne  saurait  entraver  son  action  bien- 
faisante, sans  se  priver  de  la  seule  force  morale  capable  d'endi- 
guer le  torrent  des  passions  mauvaises  et  des  doctrines  mal- 
saines   qui  menacent  de  nous  inonder  de  toutes  parts. 

Aussi,  ce  n'est  pas  sans  appréhension  que  l'on  constate  par- 
fois, de  la  part  de  l'Etat,  une  tendance  d'embrasser  tout  le  corps 
social  et  de  vouloir  faire  sentir  son  action  partout.  Cette  om- 
nipotence de  l'Etat  a  pour  effet  de  paralyser  h  s  instincts  géné- 
reux de  la  nation,  d'engourdir  ses  efforts  et  d'affaiblir  ses  mou- 
vements sipontanés.  Cette  poussée  de  la  sève,  chez  un  peuple 
qui  dénote  une  surabondance  de  vie  ;  cette  exubérance  de  force 
qui  n'a  besoin  que  d'être  bien  dirigée  pour  se  transformer  en 
moisson  abondante,  est  souvent  refoulée  ou  stérilisée  par  le 
bras  de  l'Etat.  Plus  l'Etat  étend  ses  empiétements  ,  plus  il  ronge 
et  détruit  le  cercle  d'actions  indépendantes  qui  sont  la  vie  pro- 
pre de  l'individu  et  des  familles.  S'il  pousse  à  bout  ses  ingé- 
rences, il  absorbe  en  lui  toutes  les  vies  individuelles.  Désormais 
il  n'y  a  plus  que  des  automates  manœuvres  d'en  haut,  des  rési- 
dus infiniment  petits  de  l'homme. 


VITALITE  DE  LA  RACE  FRANÇAISE  127 

On  ne  légifère  pas  au  tire-ligne,  d'après  les  mesures  de  l'é- 
querre  et  du  compas. 

Les  lois  uniformes  étoufifent  des  sentiments  divers  qui  exi- 
gent des  traitements  particuliers  et  finissent  par  tout  déformer, 
par  détendre  les  ressorts  de  la  nation  et  jeter  le  malaise  et  la 
confusion  partout.  On  oublie  que  l'Etat  n'est  pas  la  société, 
mais  qu'il  n'en  est  que  le  protecteur.  "  Son  rôle  est  rempli,  dit 
"  un  auteur,  lorsqu'il  a  établi  les  particuliers  dans  la  plénitude 
"  de  leur  autonomie  et  lorsque  le  milieu  oîi  leur  puissance  doit 
"  évoluer,  est  dégagé." 

Dans  l'exercice  de  cette  juridiction  sans  limite,  l'Etat  com- 
prime tout  l'individu  et  confisque  les  libertés  les  plus  sacrées 
et  les  droits  les  plus  chers.  C'est  l'application  du  principe  cé- 
sarien  :  Quidqiiid  placucrit  Cœsari  ita  jus  esto.  D'autre  part,' 
certains  esprits  superficiels,  chez  nos  concitoyens  d'origine  an- 
glaise, se  sont  mis  à  la  poursuite  d'une  idée  irréalisable.  A  les 
en  croire,  il  faudrait  jeter  dans  un  creuset  commun,  les  diverses 
nationalités  du  Canada  pour  les  fondre  en  un  tout  uniforme  et 
homogène  et  effacer  ainsi  les  diversités  de  caractère  que  l'on 
rencontre  dans  chacune  d'elles. 

Ce  projet  chimérique  ne  court  aucune  chance  de  succès.  On 
ne  passe  pas  ainsi  au  moule  une  société  composée  d'éléments 
si  disparates  et  ayant  chacune  ses  tendances  et  ses  aspirations. 
Les  froissements  engendrés  par  le  désir  outré  de  vouloir  sou- 
der ensemble,  par  des  points  de  contact  illusoires,  le  caractère 
et  le  génie  propres  de  races  diverses,  créent  des  malaises  et 
provoquent  des  résultats  absolument  opposés  au  but  qu'on  se 
propose.  Il  y  a  de  la  place  sous  le  soleil  du  Canada,  pour  l'ex- 
pansion, dans  toute  son  ampleur,  des  nobles  qualités  et  des  sen- 
timents généreux  de  chacune  d'elles. 

Commnt  veut-on  espérer,  par  exemple,  que  les  Irlandais  ou- 
blient le  souvenir  de  la  verte  Erin  et  les  chants  inspirés  de 
leurs  bardes,  et  substituent  le  4  juillet  au  17  mars,  ou  que  les 
Ecossais  renoncent  à  leur  réunion  fraternelle  de  1'  "  Halloween 
Eve  "  et  consentent  à  cesser  de  goûter  ensemble  l'Hagis  Na- 


128  REVUE  CANADIENNE 

tional  au  son  obligé  de  la  cornemuse  de  leurs  montagnes?  Une 
telle  utopie  heurte  de  front  et  révolte  les  affections  les  plus 
tendres  du  cœur  humain.  Quant  à  nous,  Canadiens-Français, 
tant  que  le  vent  soufflera  de  la  nue  et  que  la  brise  déferlera  les 
plis  de  nos  étendards,  nous  continuerons  à  célébrer  avec  en- 
thousiasme la  fête  de  notre  glorieux  patron,  saint  Jean-Baptis- 
te. Ce  serait  un  suicide  national  et  une  apostasie  honteuse  que 
de  rougir  du  beau  sang  français  qui  coule  dans  nos  veines. 

Nous  sommes  Canadiens,  il  est  vrai,  puiscjue  nous  avons  été 
les  premiers  sur  ce  continent  à  porter  ce  nom  et  que  pendant 
plus  d'un  siècle,  nous  avons  été  les  seuls  qu'on  désignait  sous 
ce  nom.  Nous  avions  couvert  ce  nom  de  gloire  lorsque  d'autres 
sont  venus  le  partager  avec  nous.  Mais  il  faut  nous  prendre  tels 
que  nous  sommes.  Nous  tenons  également  à  celui  de  descen- 
dants de  la  belle  France,  que  nous  ne  cesserons  jamais  d'aimer. 

C'est  en  respectant  ces  liens  si  cliers,  qui  rappellent  l'origine 
et  le  passé  de  chaque  nationalité,  que  chacune  d'elles  s'attache- 
ra davantage  à  notre  cher  Canada. 

L'union  par  un  sentiment  commun  de  respect  et  de  loyauté 
envers  le  drapeau  qui  protège  nos  libertés  et  les  institutions  qui 
nous  gouvernent,  est  un  lien  assez  puissant  pour  grouper  en- 
semble tous  ceux  qui  habitent  la  Puissance  du  Canada  et  leur 
permettre  de  travailler,  dans  une  rivalité  légitime,  à  la  grandeur 
du  pays  et  au  développement  de  toutes  ses  forces  vitales. 

Un  jour,  le  roi  Chararic,  un  des  descendants  du  grand  Charle- 
magne,  éloigné  du  trône  par  un  coup  de  main,  s'attristait  amè- 
rement sur  son  sort.  Pressant  sur  son  cœur  son  fîls  unique,  il 
versait  des  larmes  abondantes,  parce  qu'on  venait  de  lui  enlever 
sa  longue  chevelure,  en  signe  de  déchéance  :  lorsque  son  fils 
lui  dit  :  "  Ne  pleure  pas,  mon  père,  le  feuillage  a  été  coupé  sur 
"  un  arbre  trop  vert,  il  repoussera."  Ne  nous  attristons  pas, 
nous  non  plus,  par  des  pensées  de  désespérance,  lorsque  nous 
songeons  à  la  perte  des  droits  qui  nous  étaient  si  précieux. 
Nous  sommes  encore  trop  pleins  de  sève  et  de  jeunesse  pour 
qu'ils  ne  repoussent  pas  comme  les  cheveux  du  roi  Chararic. 


VITALITE  DE  LA  RACE  FRANÇAISE  129 

On  rapporte  que  dans  les  profondeurs  d'une  sombre  forêt  de 
la  Brtagne,  se  trouvait  autrefois  un  monolithe  immense  que  les 
druides  entouraient  de  respect  et  de  vénération.  Aux  heures 
solennelles  des  luttes  nationales  des  Gaulois,  nos  ancêtres,  les 
guerriers  se  groupaient  autour  de  cette  pierre,  et  à  la  lueur  des 
torches  en  cèdre  qui  éclairaient  cette  scène  émouvante,  chacun 
d'eux  étendant  la  main  droite  vers  cette  pierre,  jurait  d'être  fi- 
dèle à  la  cause  des  libertés  nationales  jusqu'à  son  dernier  soupir. 

Nous  aussi  jurons  tous  ensemble,  la  main  sur  notre  cœur,  de 
conserver  intactes  et  pures  les  nobles  traditions  religieuses  et 
nationales  de  nos  ancêtres  et  de  demeurer  ici  sur  les  bords  de  la 
Rivière-Rouge,  dignes  de  nos  frères  des  bords  du  Saint-Lau- 
rent. 


£.-(3.      i^^tib'lvOM4l14C. 


Août.— 1901. 


PRIERE  AU  CHRIST 


CHRIST,  quand  tu  versais  ta  sueur  d'agonie, 
Abreuvé  d'amertume  et  d'angoisse  infinie, 
Quand  tu  marchais  sanglant  sous  le  faix  abhorré 
Et  que  nul  n'était  là  pour  murmurer  "  je  t'aime  ", 
Quand  tu  léguais  ta  mère   à  Jean,  ton  bien-aimé, 
Et  que  tu  savourais  la  torture  suprême 
D'être  seul  pour  mourir,  oh!  n'as-tu  pas  pleuré? 

O  Christ,  je  me  console  à  tes  larmes  divines, 
Car  j'ai  le  front  aussi   meurtri  par  les  épines, 
Et  je  viens  m'appuyer  sur  ton  cœur,  et  pleurer. 
Aux  douleur?  à  venir  tu  veux  me  préparer. 
C'est  toi  qui  de  ma  lèvre  .approches  le  calice, 
Et  qui  plonges  mon  cœur  aux  eaux  du  sacrifice, 
Afin  de  l'y  tremper,  comme  on  trempe  l'acier. 

O  Christ,  je  te  bénis  !    Oui,  mon  âme  est  brisée. 
Mais  je  sais  où  trouver  tes  larmes  et  ton  sang, 
■  Et  j'irai  recueillir  cette  saint€  rosée. 
J'en  ferai  pour  mon  âme   un  baume  bienfaisant, 
E:  de  nouveau  rempli  de  force  et  d'espérance, 
Tu  convieras  mon  cœur  à  la  bonne  souffrance. 
Appuyé  sur  toi  seul,  j'écouterai  ta  voix, 
Et  quand  j'aurai  gravi  les  pentes  du  Calvaire, 
Comme  un  oiseau  blessé  sous  l'aile  de  sa  mère, 
Je  viendrai  m'abriter  sous  les  bras  de  ta  croix, 
O  Christ,  en  qui  j'espère,  ô  Maître  en  qui  je  crois. 


NOTRE-DAME  DE  LORETTE  EN  LA 
NOUVELLE-FRANCE 


(Suite) 


"  Très  Saint  Père, 

"  Le  plus  grand  de  tous  les  Pores  après  celui  qui  est 
aux  cieux,  nous  sommes  les  plus  petits  de  Vos  enfants  ; 
mais  Vous  êtes  le  Représentant  de  Celui  qui  a  dit  :  '  Lais- 
sez venir  à  moi  les  petits  enfants,  '  et  nous  venons  avec 
confiance  nous  prosterner  à  vos  pieds. 

Très  Saint  Père,  Nous,  les  Chefs  et  Guerriers  de  la 
Tribu  huronne.  T'apportons  et  Te  présentons  à  genoux 
un  parfum  précieux,  le  parfum  des  vertus  de  la  Révérende 
Mère  Marie  de  l'Incarnation.  Ce  parfum  a  été  cueilli 
dans  nos  coeurs  et  se  compose  de  nos  sentiments  de  véné- 
ration et  de  reconnaissance.  Veuille  le  faire  monter  au 
ciel,  afin  que  passant  par  Tes  mains  il  soit  plus  agréable  à 
Dieu. 

"  La  Révérende  Mère  Marie  de  l'Incarnation  nous  a 
appelés  du  fond  de  nos  bois  pour  nous  apprendre  à  con- 
naître et  à  adorer  le  vrai  Maître  de  la  vie.  Elle  a  pris 
dans  ses  mains  nos  cœurs  et  les  a  placés  devant  l'Eternel 
comme  une  corbeille  de  fruits  cueillis  par  elle.  Par  ses 
soins  nous  avons  appris  à  être  doux  ;  les  loups  et  les  ours 
lui  ont  léché  les  mains.  Ceux  qui  ne  savaient  que  rugir 
dans  la  colère  se  sont  mis  soudain  à  chanter  des  hymnes 
de  paix  et  de  reconnaissance. ...  De  sa  main  elle  a  mar- 
qué nos  cœurs  du  signe  de  la  Foi,  et  la  Foi  est  restée  gra- 
vée dans  nos  cœurs. 


132  REVUE  CANADIENNE 

"  Désormais,  l'ours,  le  loup,  le  chevreuil,  le  castor  et  la 
tortue'"  resteront  enchaînés,  liés  à  la  pierre  du  sanctuaire, 
et  trouveront  une  voix  harmonieuse  pour  célébrer  les 
louanges  du  Grand  Maître  de  la  Vie.  Bien  des  lunes  ont 
passé  depuis  cette  pi'emière  aurore  de  la  Vraie  Lumière 
qui  a  lui  sur  nous  ;  notre  nation,  grande  alors,  menace 
même  de  disparaître. 

"  Très  Saint  Père, 

"  Nous  Te  prions  de  recueillir,  avec  le  dernier  vœu  et 
le  dernier  souffle  de  la  Tribu  Huronne,  le  témoignage  de 
?a  profonde  reconnaissance  et  de  sa  vénération  pour  la 
Kévérende  Mère  Marie  de  l'Tncarnation.  Les  os  de  nos 
pères  tressailleront  dans  la  tombe  si  Ta  Voix  proclame  le 
bonheur  éternel  de  notre  Mère  à  qui  nous  devons  la  Foi 
«n  Jésus-Christ.  Elle  a  trouvé  parmi  nos  femmes,  des 
vierges  dignes  du  Sanctuaire;  parmi  nos  guerriers,  des 
missionnaires  et  des  martj^rs,  qui  lui  tresseront  une  cou- 
ronne au  ciel.  Il  ne  nous  reste  plus,  à  nous,  qu'une  der- 
nière goutte  de  sang  huron,  mais  si  cette  dernière  goutte 
de  sang  pouvait  orner  la  couronne  que  la  Mère  Marie  de 
l'Incarnation  recevrait  au  ciel,  nous  l'offririons  de  bon 
cœur." 

Cette  lettre  était  revêtue  de  la  signature  de  François- 
Xavier  Tahourenché  (Point  du  Jour),  et  de  quinze  autres 
chefs  et  guerriers  de  la  tribu. 

Ce  vœu  solennel  et  sincère,  les  Hurons  de  Lorette  te- 
naient à  l'exprimer.  Deux  siècles  et  plus  de  dévouement 
et  de  charité  au  service  de  leurs  âmes,  voilà  le  titre  véné- 
rable qui  consacrait  le  souvenir  de  leurs  bienfaiteurs 
spirituels,  et  leur  imposait  à  eux  le  devoir  de  la  recon- 
naissance. La  foi  qu'ils  avaient  héritée  de  leurs  ancêtres, 
ils  la  devaient  aux  sages. et  vertueuses  leçons  de  Marie  de 
l'Incarnation,  comme  au  sang  généreux  de  Brébeuf  et  de 

(1)  Noms  des  cinq  familles  de  la  tribu. 


NOTRE-DAME  DE  LORETTE  133 

ses  cjmpagnons  de  martyre,  comme  <au  zèle  apostolique  du 
vénérable  François  de  Laval.  Au  moment  où  l'Eglise, 
saintement  fière  de  la  gloire  de  seï'  enfants,  demande  aux 
annales  de  la  Nouvelle-France  les  noms  de  ceux  qui  sont 
dignes  de  briller  au  livre  d'or -de  la  sainteté,  n'est-il  pas 
juste  que  ceux  qui  ont  eu  les  prémices  de  tant  d'héi'oïques 
vertus,  élèvent  la  voix  pour  demander  la  glorification  de 
ceux  qui  les  ont  gagnés  à  Jésus-Christ,  que  les  (ils  de  cette 
église  naissante,  comme  celle  de  la  "  femme  forte,"  se 
lèvent  et  la  proclament  bienheureuse  ? 

Ce  tribut  de  vénération  et  de  reconnaissance,  il» 
s'en  acquittèrent  deux  fois  encore,  dans  des  circonstances 
aussi  mémorables  que  touchantes  et  solennelles. 

Quand,  le  23  mai  1878,  on  transporta,  par  la  vill^  de 
Québec,  les  re.stes  de  l'éveque  apôtre,  du  vénérable  Fran- 
çois de  Laval,  pour  les  dépo.ser  définitivement  dans  la 
chapelle  de  son  Séminaire,  les  Hurons  figurèrent  en  cos- 
tume national,  dans  ce  cortège  qui  ressemblait  plut«)t  à 
une  marche  triomphale  qu'à  une  procession  funèbre. 

Quelques  jours  auparavant,  ils  avaient  envoyé  une  cou- 
ronne de  oiuimpiun  surmontée  d'une  antique  croix  d'argent 
qui  remonte  aux  origines  de  la  colonie.  C'était  leur  offrande 
à  la  mémoire  de  AriSaSaki,  ''  l'homme  de  la  grande 
affaire,"  comme  leurs  ancêtres  avaient  appelé  le  "  chef  de 
la  prière"  quand  il  les  visita  pour  la  première  fois.  Aux 
couleurs  blanche  et  violette  (nuances  naturelles  de  la  por- 
celaine sauvage  et  seules  permises  par  la  liturgie  funèbre),. 
Ils  avaient  ajouté  à  titre  de  privilège  quelques  feuilles 
vertes,  pour  symboliser  l'espérance  de  la  béatification 
prochaine  du  grand  évêque. 

Quelques  années  plus  tard,  une  pompe  analogue  signa- 
lait la  translation  des  restes  des  Pères  Jésuites  du  Pérou 
et  de  Quen,  dont  le  premier  fut  missionnaire  au  pays  des 
Hurons  durant  vingt-sept  ans,  et  du  frère  coadjuteur 
Liégeois. 


134  REVUE  CANADIENNE 

Ces  ossements,  trouvés  dans  la  crypte  de  la  chapelle  du 
collège  des  Jésuites  lors  de  la  démolition  à  jamais  regret- 
table de  ce  monument  historique,  et  mystérieusement  dé- 
robés à  la  vénération  publique,  furent  placés  à  la  chapelle 
des  Ursulines  et  honorés  d'un  monument  dû  à  la  libé- 
ralité du  gouvernement  provincial. 

Les  guerriers  luirons  figurèrent  dans  cette  solennelle 
procession,  pour  l'endre  un  dernier  hommage  à  la  mémoire 
des  vaillants  missionnaires  qui  avaient  tout  quitté  pour  les 
conquérir  à  Jésus,  et  auraient  volontiers  sacrifié  leur  vie 
pour  assurer  à  leurs  ouailles  la  vie  éternelle. 


La  visite  de  Son  Excellence  Mgr  Falconio,  le  premier 
délégué  apostolique  qui  ait  mis  le  pied  dans  la  bourgade 
huronne,  termine  heureusement  l'histoire  de  la  chapelle 
de  Lorette  au  XIXe  siècle. 

C'était  le  28  juillet  1900. 

Toute  la  tribu  avait  revêtu  t^on  costume  de  gala.  Les 
maisons  de  la  paroisse  canadienne-française  et  du  village 
indien  étaient  pavoisées  d'oriflammes  aux  couleurs  variées. 
Les  cloches  sonnaient  à  toute  volée  et  le  canon  tonnait, 
quand  l'équipage  passa  au  milieu  de  la  foule  agenouillée 
pour  recevoir  la  bénédiction  du  représentant  du  Pape. 

Un  des  chefs  de  la  tribu  lut  en  huron  et  en  français  la 
harangue  suivante  : 

"  Père,  Evêque,  et  tous  les  Prêtres,  nous  vous  saluons. 
Le  jour  est  grand,  le  jour  est  beau  ;  car  c'est  Dieu  qui  l'a 
fait  ce  jour,  dans  lequel  les  chefs  hurons,  les  femmes  et  tous 
les  enfants  saluent  le  grand  homme  envoyé  par  Léon  XIII. 

"  Nos  coeurs  sont  réjouis. 

"  Le  vent  est  embaumé  sur  ton  passage  et  ton  ange  gar- 
dien compte  tous  les  pas  que  tu  fais,  puisque  tu  viens  faire 
mieux  prier  Dieu  dans  la  chapelle  de  Marie. 


NÔTRE-DAME  DE  LORETTE  135 

"  Nous  pleurons  sur  le  sort  de  Léon  Xllt,  notre  père 
dans  la  foi,  et  nous  le  prions  de  lui  accorder  de  meilleurs 
jours. 

"  Agenouillés  devant  toi,  nous  demandons  ta  bénédiction 
pour  les  Hurons." 

Son  Excellence  répondit  en  quelques  mots  à  cette  naïve 
adresse,  puis  reçut  les  cadeaux  de  fabrication  indigène, 
que  chacun,  même  les  petits  enfants,  voulut  lui  offrir. 
La  bénédiction  du  Très  Saint  Sacrement,  pendant  laquelle 
le  chœur  de  la  chapelle  chanta  de  pieux  cantiques  en 
langue  huronne,  termina  cette  visite  mémorable  dans  les 
fastes  de  la  Jeune-Lorette. 


CHAPITRE    ONZIEME 

Habitations,  costumes,  usages  traditionnels  et 
industries  des  hurons  de  lorette. 

Lorette  est  sise  au  portique  des  Laurentides.  De  ses 
hauteurs  verdoyantes  le  regard  embrasse  un  vaste  pano- 
rama dont  la  crête  des  monts  AUeghanies  trace  la  limite 
extrême. 

"  Le  coup-d'œil  est  magnifique,  dit  un  pèlerin  ;  de  cha- 
que côté,  à  perte  de  vue,  ondulent  les  vertes  Laurentides  ; 
et  là-bas,  sur  l'autre  versant  de  la  vallée  du  Saint-Charles, 
où  dorment  tant  dé  souvenirs,  apparaît  un  nid  de  pierre  : 
c'est  Québec.  Le  soir,  le  spectacle  devient  féerique.  Le 
soleil  traîne  sur  les  murailles  grises  ses  lueurs  mourantes 
et  teint  de  pourpre  les  coupoles  et  les  flèches.  Les  derniers 
rayons  se  noient  dans  les  flots  du  port.  Alors  tout  revêt  un 
ton  uniforme  ;  les  lignes,  les  couleurs  s'effacent.  Puis, 
tandis  que  la  nuit  descend  sur  les  choses  et  les  enveloppe, 
la  ville  au  loin  s'illumine.    C'est  merveille  de  voir,  dans 


136  REVUE  CANADIENNE 

l'ombre,  s'allumer  ses  mille  feux.  Partout,  sur  le  vieux 
promontoire,  naissent  des  clartés  presque  blanches  qui  vont 
rejoindre  au  bas  do  l'horizon  les  premières  étoiles.  "  *'* 

Le  site  enchanteur  de  la  Jeune-Lorette,  sa  proximité  de 
la  ville,  un  servie  de  chemin  de  fer  à  la  commodité  des 
hommes  de  bureau,  en  font  aujourd'hui  un  lieu  de  villé- 
giature désirable  pour  ceux  qui,  avec  raison,  tiennent  à 
continuer,  durant  les  vacances,  la  vie  de  famille. 

Au  temps  des  omnibus,  on  n'y  allait  guère  que  pour  y 
passer  l'été.  C'était  le  privilège  de  quelques  rares  familles 
avides  de  tranquillité  champêtre.  Mais,  en  revanche,  de 
temps  immémorial,  Lorette  a  été  le  rendez-vous  des  tou- 
ristes, militaires  ou  civils,  qui  débarquaient  à  Québec.  Le 
voyageur  anglais  surtout  aurait  cru  manquer  gravement 
à  la  tradition  s'il  n'avait  pu  raconter  aux  siens  ou  noter  sur 
un  calepin  une  visite  aux  aborigènes  du  Canada.  C'était, 
au  reste,  une  curiosité  bien  légitime. qui  poussait  l'étranger 
à  voir  les  descendants  de  ceux  qui  avaient  été  les  maîtres 
du  pays,  dont  le  nom  et  les  exploits  avaient  dès  l'enfance 
peuplé  son  imagination  de  scènes  fantastiques  et  invrai- 
semblables. Ses  illusions  se  dissipaient  prom])tement  en 
face  de  la  réalité,  et  l^s  peavx-rouyes  de  Gustave  Aymard 
et  de  Fenimore  Cooper  perdaient  à  l'instant  leur  allure 
farouche  et  sanguinaire. 

L'histoire  nous  a  conservé  le  récit  d'un  pèlerinage  au 
sanctuaire  de  ia  Madone  '^'.  Après  la  mort  du  P.  Chaumo- 
not  et  la  dernière  transmigration  des  Hurons,  le  mouve- 
ment des  pèlerins  semble  avoir  continué,  pour  s'affaiblir 
graduellement  jusqu'à  la  mort  du  dernier  missionnaire 
jésuite.  Quelques-uns  des  visiteurs  qui  s'y  rendaient  y 
étaient  attirés  par  la  seule  curiosité  ou  par  le  désir  de 
s'instruire. 

(l)Le  R.  P.  A.-H.  Beaudet,  dans  Le  Rosaire,  livraison  d'octobre  1897,  p.  275. 
(2)  Voir  plus  loin  la  narration  de  ce  pèlerinage. 


NOTRE-DAME  DE  LORETTE  137 

C'est  dans  ce  dernier  but  que  le  naturaliste  suédois, 
Pierre  Kalm,  visita  Lorette  en  1749.  Il  y  fut  conduit 
par  un  guide  que  lui  procura  le  gouverneur-général,  le 
marquis  de  la  Gallissonière.  Arrivé  à  Lorette  dans  la 
soirée  du  12  août,  il  alla  passer  la  nuit  chftz  les  jésuites. 
Après  avoir  employé  la  journée  suivante  à  explorer  les 
environs  et  à  herboriser,  il  y  revint  le  14  du  même  mois. 

Le  récit  de  Kalin  e^t  d'une  exactitude  quasi  photogra- 
phique. Son  œil  observateur  lui  tenait  lieu  de  kodak. 
La  description  suivante  des  habitations  et  du  costume  des 
lorettains  est  donc  aussi  fidèle  que  possible. 

D'après  Kalm,  "quand  le  P.  Richer,  leur  missionnaire  à 
cette  époque,  y  vint  pour  la  première  fois  (en  1715)  ils 
(lesHurons)  vivaient  dans  des  cabanes  {wiywams)  faites 
sur  le  modèle  de  celles  des  Lapons.  Depuis,  ils  se  sont 
bâti  des  habitations  ù  la  mode  française.  Chaque  maison 
est  divisée  en  deux  parties,  dont  l'une  est  la  chambre  à 
coucher,  et  l'autre,  la  cuisine,  qui  contient  un  petit  four 
en  pierre,  recouvert  à  son  sommet  d'une  plaque  de  fer. 
Les  lits  sont  rangés  contre  le  mur  et  dépourvus  de  draps 
et  de  couvre-pieds  :  l'Indien,  lorsqu'il  se  couche,  s'enroule 
dans  la  même  couverture  qu'il  a  portée  toute  la  jour- 
née." (i> 

Sauf  la  substitution  de  poêles  aux  fours  primitifs,  et 
l'addition  de  quelques  modestes  meubles,  l'intérieur  des 
maisons  d'aujourd'hui  ne  conti-aste  guère  avec  la  descrip- 
tion du  savant  suédois.  Quant  à  l'extérieur,  c'est  tou- 
jours le  même  tohu-bohu  de  maisonnettes  en  bois  dispo- 
sées sans  régularité  et  séparées  par  des  sentiers  que  le 
cordeau  n'a  jamais  alignés.  On  remarque  pourtant  quel- 
ques maisons  construites  et  aménagées  avec  un  goût  et  un 
confort  qui  accusent  une  civilisation  avancée. 

Le  costume  des   lorettains  est  décrit  en  détail   par   le 

(1)  Kalm,  Voyage  dans  l'Amérique  du  Nord,  p.  123. 


138  REVUE  CANADIENNE 

même  narrateur.  Après  avoir  dit  que  "  les  hommes 
aiment  à  porter  des  gilets  ou  vestes  comme  les  Français," 
et  que  "  les  femmes  restent  fidèles  au  costume  indien,"  il 
trace  le  portrait  suivant.  L'occasion  était  favorable,  car 
les  Hurons  avaient  revêtu  leur  toilette  de  gala  pour  la 
réception  que  le  nouveau  gouverneur-général,  le  marquis 
de  la  Jonquière,  arrivé  six  jours  auparavant  (le  15  août 
1749)  donnait  aux  réprésentants  des  trois  nations  in- 
diennes du  pays  :  les  Hurons,  les  Micmacs  et  les  Agniers. 

*'  Les  Hurons,  dit  Kalm,  appartenaient  au  groupe  d'In- 
diens établis  à  Lorette  et  convertis  à  la  i-eligion  chré- 
tienne. Ils  sont  grands,  robustes,  bien  faits  et  de  couleur 
cuivrée.  Leur  chevelure  noire  et  courte  est  rasée  sur  le 
front  d'une  oreille  à  l'autre.  Ils  n'ont  ni  chapeaux  ni 
casquettes,  mais  plusieurs  portent  des  pendants  d'oreilles. 
Les  uns  ont  toute  la  figure,  et  même  jusqu'aux  cheveux 
peints  de  vermillon  ;  mais  d'autres  se  sont  contentés  de 
quelques  bariolages  sur  le  front  et  près  des  oreilles.  Le 
rouge  est  évidemment  leur  couleur  préférée.  J'en  ai  vu 
cependant  qui  avaient  toute  la  face  barbouillée  de  noir.  '" 

"  Leur  habillement  se  compose  d'une  chemise  blanche 
ou  en  toile  à  carreaux  et  d'un  morceau  de  gros  drao  à 
longs  poils,  de  couleur  bleue  ou  blanche,  garni  en  bas 
d'une  bordure  bleue  ou  rouge.  Ils  portent  cette  couver- 
ture sur  leurs  épaules  ou  enroulée  autour  de  la  taille. 

"  Leur  cou  est  orné  d'un  collier  de  ouampums  violets 
alternant  avec  de  petits  ouampums  bleus.  Ces  grains  de 
nacre,  menus  et  ressemblant  à  des  perles  oblongues,  sont 
faits  de  l'écaillé  d'une  espèce  de  bivalve  que  les  Anglais 
appellent  clams.     Au  bout  du  collier  de  ouampums  beau- 

(1)  Le  lecteur  se  rappelle  que  pour  réagir  contre  la  pratique  de  semaltachier 
(tatouer)  la  figure,  pratique  si  cliôre  aux  sauvages,  le  P.  Chaumonot  avait 
demandé  que  la  madone  de  Lorotte  fut  toute  blanche,  au  lieu  d'être  noire 
comme  l'original.  Faut-il  conclure  du  récit  de  Kalm  que  son  but  avait  été 
manqué,  ou  que  la  peinture  était  tolérée  seuleme'it  dans  les  grandes  cérémo- 
nies : 


NOTRE-DAME  DE  LORETTE  139 

coup  d'Indiens  portent,  pendue  sur  la  poitrine,  une  grosse 
pièce  de  monnaie  française  marquée  à  l'effigie  du  roi,  ou 
une  grande  écaille  d'une  belle  couleur  blanche  qu'ils  esti- 
ment à  un  haut  prix,  et  qui,  en  effet,  a  une  valeur  consi- 
dérable. Enfin,  d'autres  n'ont  aucun  ornement  autour  du 
cou  ;  ils  vont  toujours  la  poitrine  découverte,  sur  laquelle 
se  balance  leur  sac  à  tabac  fait  de  peau  de  bête  sauvage, 
le  poil  tourné  en  dehors.  Leur  chaussures  de  cuir  ont 
une  grande  ressemblance  avec  les  souliers  sans  talon  des 
femmes  de  la  Finlande.  Ils  s'enveloppent  les  jambes  de 
drap  bleu,  qui  leur  tiennent  lieu  de  bas.  "  "* 

Aujourd'hui  les  hommes  s'habillent  à  l'européenne,  sauf 
les  jours  de  gala,  où  leur  costume  diffère  du  précédent 
dans  les  détails  suivants.  Ils  portent  sur  la  tête  un  bonnet 
brodé  avec  des  poils  de  porc  épie  aux  couleurs  et  aux 
dessins  variés,  et  surmonté  d'une  touffe  ou  d'une  couronne 
de  plumes  blanches.  La  couverture  de  drap  est  remplacée, 
soit  par  une  tunique  en  indienne,  ou  un  capot  de  drap 
bleu  resserrée  à  la  taille  par  une  ceinture  fléchée.  Leurs 
bras  sont  resserrés  par  des  bracelets  en  argent,  et  à  leur 
cou  pend  souvent  une  grande  médaille  du  même  métal, 
portant  l'efRgie  du  souverain  régnant,  marque  distinctive 
des  chefs  de  la  tribu. 

Kalm  n'ii  pas  décrit  le  costume  des  femmes,  tout  en 
rappelant  qu'elles  se  montraient,  sur  ce  point, plus  fidèles 
à  la  tradition  et  moins  esclaves  des  caprices  de  la  mode 
que  leurs  maris  et  leurs  frères. 

Il  faudrait  se  reporter  à  plus  d'un  demi-siècle  en  ar- 
arrière  pour  trouver  toutes  les  matrones  de  la  tribu  revê- 
tues du  costume   national.   Aujourd'hui,  à  peine   une   ou 

(1)  Kalm,  ouvrage  cité,  p.  135.  Le  narrateur  se  trompe  en  donnant  le  nom 
de  rnoccawns  à  l'enveloppe  des  jambes,  appelée  par  les  sauvages  milanife».  Le 
premier  nom  convient  plutôt  aux  chaussures  de  cuir  d'orignal  ou  de  caribou, 
connues  vulgairement  sous  le  nom  de  souliers  mous,  et  dont  la  boUe  sauvage  du 
paysan  canadien  semble  être  une  imitation,  au  moins  quant  à  la  partie  qui 
chausse  le  pied. 


140  REVUE  CANADIENNE  • 

deux,  le?  plus  îinciennes  de  la  bourgade,  l'ont-elles  conser- 
vé. La  nature  et  la  couleur  des  étoffes  sont  les  mêmes  que 
celles  des  hommes  ;  le  capot  est  remplacé  par  un  inaclii- 
coté  ou  cotteron,  et  une  jupe  en  drap  bleu  descendant  un 
peu  plus  bas  que  le  genou  et -garnie  d'une  bordure  de  soie 
jaune  ou  rouge.  Les  mitasses  et  les  mocassins  composent 
la  chaussure.  Mêmes  ornements  d'argent  aux  bras  et  sur 
la  poitrine  ;  une  grande  couverte  bleue  sert  à  envelopper 
et  protéger  la  tête  et  les  épaules. 

Il  va  sans  dire  que  l'usage  de  \ti  peinture  pour  le  ta- 
touage, usage  barbare  et  réservé  aux  hommes  seuls,  a 
complètement  disparu. 

Le  sauvage,  naturellement  vaniteux,  aime  à  se  parer 
de  ses  plus  beaux  atours.  Les  couleurs  ne  sont  jamais  trop 
vives  pour  satisfaire  son  goût.  Les  occasions  ne  man- 
quaient  pas  jadis  d'étaler  son  brillant  costume.  Réceptions 
d'ambassadeurs  d'autres  tribus  ou  de  personnages  de  la 
race  blanche,  nomination  de  chefs  officiels  ou  honoraires, 
tout  lui  servait  d'occasion  pour  de  solennelles  réjouis- 
sances et  des  ripailles  gargantuesques  dont  les  largesses 
du  héros  de  la  fête  faisaient  les  frais.  Le  sauvage  qui,  en 
fait  d'abstinence  et  de  privation,  fait  souvent  de  nécessité 
vertu,  entend  bien  qu'on  ne  se  montre  pas  chiche  envers 
lui.  Son  imprévoyance  et  son  insouciance  n'en  fournissent 
que  trop  souvent  l'occasion. 

Tour  à  tour  Lorette  a  reçu  la  visite  de  tous  l^s  gouver- 
neurs, tant  frnnçiiis  qu'anglais,  qui  se  sont  succédé  au 
Château  Saint-Louis  depuis  la  fin  du  17e  siècle,  date  de  la 
fondation  de  la  bourgade.  Les  intendants,  les  officiers  mi- 
litaires, les  touristes  de  marque  ont  tenu  à  voir  chez  eu.\ 
len  représentants  de  la  grande  nation  huronne. 

L'histoire  n'a  gardé  le  souvenir  qu^  d'une  seule  de  ces 
réceptions  sous  la  domination  française.  Elle  eut  lieu  à 
l'occasion  du  pèlerinage  du  Père  Charlevoix,  en  compagnie 
de  l'Intendant  et  de  Mme  Bégon,  en  février  1721. 


NOTRE-DAME  DE  LORETTE  141 

Après  avoir  constaté  que,  malgré  le  site  sauvage  de  la 
mission,  le  concours  des  fidèles  au  sanctuaire  est  fort 
grand,  et  qu'on  est  saisi  parfois  d'une  "  sainte  horreur" 
en  y  pénétrant,  l'historien  fait  l'éloge  de  la  ferveur  des 
Lorettains.  "  Rien  n'est  plus  touchant,  dit-il,  que  de  les 
entendre  chanter  à  deux  chœurs,  les  hommes  d'un  côté  et 
les  femmes  de  l'autre,  les  prières  de  l'Eglise,  et  des  can- 
tiques en  leur  langue." 

"  Monsieur  et  Madame  Bégon,  continue  le  Père  Char- 
levoix,  étaient  de  notre  pèlerinage,  et  furent  reçus^de  ces 
bons  néophytes,  comme  le  devaient  être  des  personnes  de 
ce  rang,  et  qui  ne  les  laissent  jamais  naanquer  du  néces- 
saire. Après  une  réception  toute  militaire  de  la  part  des 
guerriers,  et  les  acclamations  de  la  multitude,  ou  commen- 
ça par  les  exercices  de  piété,  oh  l'on  s'édifia  mutuelle- 
ment. Ils  furent  suivis  d'un  festin  général,  dont  Madame 
Bégon  fit  les  frais  et  reçut  tous  le?  honneurs.  Les  hommes, 
suivant  l'usage,  mangèrent  dans  une  maison,  et  les 
femmes  avec  les  petits  enfants,  dans  une  autre.  Je  ^dis 
maison,  et  non  point  cabane,  car  les  Sauvages  se  sont 
depuis  peu  logés  à  la  française. 

"  Les  femmes  dans  ces  rencontres  sont  accoutumée»  de 
témoigner  leur  gratitude  que  par  le  silence  et  leur  mo- 
destie ;  mais  parceque  c'était  la  première  Dame  "'  qui 
fût  alors  dans  la  colonie  qui  régalait  tout  le  village,  on 
accorda  aux  Huronnes  un  Orateur,  par  l'organe  duquel 
elles  déployèrent  à  leur  illustre  bienfaitrice  tous  les  sen- 
timents de  leur  cœur.  Pour  les  hommes,  après  que  le  Chef 
eut  harangué  l'Intendant,  ils  dansèrent  et  chantèrent 
tant  que  l'on  voulut." 

Après  une  appréciation  fort  peu  flatteuse  de  la  musique 
baronne,  l'historien  achève  ainsi  sa  relation  : 

"  Dans  ces  rencontres,  la   harangue  est  ce  qui  vaut  le 

(1)  La  marquise  de  Vaudreuil,  femme  du  premier  gouverneur  de  ce  nom. 


142  REVUE  CANADIENNE 

mieux  :  on  y  explique  en  peu  de  mots,  et  presque  toujours 
d'une  manière  ingénieuse,  le  sujet  de  la  fête,  à  laquelle 
on  ne  manque  jamais  de  donner  des  motifs  relevés.  Les 
louanges  de  celui  qui  en  fait  les  frais  ne  sont  pas  oubliées, 
et  l'on  profite  quelquefois  de  l'occasion  des  pei'sonnes  qui 
sont  présentes,  quand  on  parle  surtout  devant  le  Gouver- 
neur-Général ou  l'Intendant,  pour  demander  leur  grâce 
ou  pour  faire  quelque  représentation.  L'orateur  des 
Huronnes  nous  dit  ce  jour-là  des  choses  si  spirituelles 
qu'on  soupçonna  l'interprète,  qui  était  le  missionnaire 
môme,  '^'  de  lui  avoir  prêté  son  esprit  et  sa  politesse 
avec  sa  voix;  mais  il  protesta  qu'il  ji'avait  rien  ajouté  du 
sien,  et  on  le  crut,  parce  qu'il  est  connu  pour  un  des 
hommes  du  monde  le  plus  franc  et  le  plu.s  vrai."  '^' 

Sous  la  domination  anglaise,  il  n'y  eut  plus  de  pèleri- 
nages à  Lorette,  mais  grand  nombre  de  visiteurs  distin- 
gués s'y  rendirent  en  touristes.  On  y  donna  aussi  des 
réceptions  solennelles  aux  deux  premiers  lieutenants- 
gouverneurs  de  la  province  de  Québec,  sir  N.  F.  Belleau 
et  l'hon  R.  E.  Caron. 

Pour  fairejacte  d'hommage  au  gouverneur-général,  une 
députation  de  chefs  et  de  guerriers  de  la  tribu  se  rendait 
à  Québec  et  le  Grand  Chef  haranguait  le  représentant  de 
Sa  Majesté. 

Lord  Elgin,  le  premier  de  l'an  1852,  et  Lord  Dnfferin, 
le  6  octobre  1873,  furent  l'objet  de  pareilles  démonstra- 
tions de  loyauté.  Il  convenait  que  ces  deux  hommes 
d'Etat,  si  illustres  et  en  même  temps  si  sympathiques  au 
Canada  Français,  entendissent  de  la  bouche  des  enfants  de 
la  forêt  l'écho  de  leur  juste  popularité. 

Le  journal  du  grand  chef  F.  X.  Tahourenché  nous  a 
conservé  le  texte  de  la  harangue  qu'il  composa  probable- 

(1)  Le  p.  Daniel  Richer. 

(2)  Charlevoix,  Hiitoire  de  la  Nouvelle-France,  tome  m,  p.  84. 


NOTRE-DAME  DE  LORETTE  ,  143 

meut  lui-raênie  pour  saluer  le  premier  de  ces  deux  per- 
sonnages. 

"  Ononthio,  Grand  Maître. 

.  "  Mon  Père,  les  chefs,  les  guerriers,  les  femmes  et  les 
enfants  de  notre  tribu  vous  saluent  et  vous  souhaitent  une 
bonne  et  heureuse  année,  accompagnée  de  bien  d'autres, 
et  une  bonne  santé,  (ainsi  qu'à  votre  famille).  Aussi,  ils 
saluent  en  même  temps,  en  votre  personne,  leur  grand'- 
mère  "^  qui  est  de  l'autre  bord  du  grand  lac,  et  lui  font 
les  mêmes  souhaits  qu'ils  vous  ont  faits. 

"  Mon  Père,  les  chefs,  les  guerriers,  les  femmes  et  les 
enfants  a'ous  demandent  de  les  avoir  toujours  sous  vos 
ailes,  de  penser  à  eux  de  temps  en  temps,  et  d'en  prendre 
soin.  Vous  êtes  leur  Père,  et  ils  sont  vos  enfantfi,  eux 
qui  ont  été,  qui  sont,  et  qui  seront  toujours  (nous  l'espé- 
rons) prêts,  aussitôt  que  vous  secouerez  les  ailes,  à  se  mon- 
trer, à  prendre  vos  intérêts  et  votre  défense,  en  tout 
temps  et  en  tous  lieux. 

"  Mon  Père,  on  dit  que  vous  êtes  comme  un  oiseau  :  vous 
changez  de  place  de  temps  en  temps,  et  cela,  ^nous  le  pen- 
sons) pour  l'intérêt  de  vos  enfants.  Chacun  vous  a,  à  son 
four,  près  de  lui  pour  vous  demander  ce  dont  il  a 
besoin. 

"  Mon  Père,  nous  prierons  le  Maître  de  la  vie  de  vous 
conserver  longtemps  pour  le  bonheur  de  votre  famille  et 
de  tous  vos  autres  enfants.  To  AhiaSenk.  Ainsi-soit-il." 
Le  roi  d'Angleterre  actuellement  régnant,  Edouard  VII 
alors  Prince  de  Galles,  à  l'occasion  de  son  passage  à  Québec, 
en  1860,  entendit  une  courte  harangue  en  huron  et  en 
français,  que  lui  présentèrent  le  grand  chef  Simon  Romain 
TsaSenhohi  et.  le  second  chef  F.-X.  Tahourenché,  seuls 
admis  auprès  de  Son  Altesse  Royale.    La  sévérité  du  duc 

(1)  La  reine  d'Angleterre. 


I 


144  REVUE  CANADIENNE 

de  Newcastle,  qui  accompagnait  le  prince   en   qualité  de 
mentor,  s'opposa  à  l'entrée  des  autres  chefs.  '" 

Voici  la  version  française  de  l'adresse  au  Prince  de 
Galles  : 

"  Grand  Prince, 

"  Les  descendants  de  la  tribu  des  Hurons  souhaitent  la 
bienvenue  au  Fils  aîné  de  leur  auguste  Mère.  Quoiqu'ils 
n'habitent  plus  les  forêts,  ils  sont  restés  fidèles  à  leurs 
anciennes  traditions.  Il  y  a  heureusement  bien  long- 
temps que  la  hache  de  guerre  a  été  enterrée  ;  mais  si  les 
intrigues  des  ennemis  de  la  Couronne  que  vous  devez 
ceindre  un  jour  le  rendaient  nécessaire,  vos  guerriers  sont 
encore  prêts  à  lever  le  tomahawk  ^-\  et  à  voler  à  son 
secours. 

"  Puisse  le  Grand  Esprit  vous  conduire  en  sûreté  à  tra- 
vers les  dangers  du  Grand  Lac  que  vous  avez  traversé 
pour  venir  visiter  vos  enfants  futurs."  '^' 

Quelques  princes  du  sang  de  la  vieille  France  vinrent 
aussi  voir  chez  eux  les  descendants  d'une  race  qui  avait 
combattu  pour  le  drapeau  fleurdelysé.  Le  prince  de  Join- 
ville,  fils  de  Louis-Philippe,  les  visita  en  voyageur  ifico- 
gnito,  et  plus  tard,  le  comte  de  Paris  reçut  à  Québec  une 
délégation  des  Hurons  de  Lorette,  en  costume  de  gueri-e. 
Cette  réception  a  été  décrite  dans  une  relation  pleine  d'in- 
térêt de  la  visite  du  royal  touriste.  **'    L'auteur,  appré- 

(1)  Une  vieille  liuroniie,  la  doyenne  de  la  tribu,  apprenant  que  le  Prince 
de  Galles  allait  visiter  Québec,  s'écria  :  "  Le  Prince  de  Cralles  !  oh,  je  le  con- 
nais bien,  j'ai  dansé  avec  lui."  Son  partenaire  de  la  fin  du  18e  siècle  avait 
été,  foit  le  prince  \Villiam.Henry,ducdeClarence,  troisième  fils  de  George  III, 
qui  viiit  au  Canadaen  1787,  ou  i"Jdouard,duc  de  Kent,  quatrième  fils  du  même 
roi,  père  de  la  reine  Victoria,  et  grand-père  du  roi  actuel,  qui  séjourna  dans  le 
pays  de  1791  à  1794. 

(2)  Hache  de  guerre. 

(3)  Cette  adresse  fut  composée  par  feu  W.  B.  Lindsay,  avocat,  alors  sous- 
greflier  de  l'Assemblé  Législative  du  Canada  Uni. 

(4)  Ernest  Gagnon,  Le  comte  de  Paris  à  Québec,  chez  Darveau,  Québec,  1891. 


NOTRE-DAME  DE  LORETTE  145 

ciant  ailleurs  le   style   de  la  harangue  des   Hurons,  s'ex- 
prime comme  suit  : 

"  Le  fils  du  chef  appelé  "  Point  du  Jour  "  se  nomme  Paul 
Picard,  et  il  est  notaire, — ce  qui  ne  l'empêche  pas  de 
signer  quelquefois  '  Paul  TsaSenhohi,  guerrier.'  C'est 
un  littérateur  du  cru,  d'un  talent  réel  et  original.  La 
comtesse  de  Paris  ayant  envoyé  à  sa  fille  OJcouésenne,  par 
l'intermédiaire  de  M.  Frémont,  alors  maire  de  Québec,  un 
riche  bracelet  d'or  avec  fleur-de-lis  en  diamants,  le  guer- 
rier-notaire reçut  le  maire  dans  sa  maison  (le  24  février 
1891)  et  lui  fit  son  remerciment  en  ces  termes  : 

"  Mon  Frère, 

"  Au  nom  de  Clémentine  OkSesen  (la  perdrix),  permets- 
moi  de  te  remercier  pour  la  bonté  que  Tu  as  eue  en  venant 
lui  apporter  le  beau  présent  de  la  Femme  d'Ononthio. 

''■  Dis  à  la  Reine  de  France  que  si  je  ne  puis  trouver  de 
mots  assez  éloquents  pour  L'en  remercier  dignement, 
qu'Elle  ne  croie  pas  que  c'est  la  faute  de  mon  cœur,  mais 
peut-être  bien  celle  de  mon  esprit. 

"  Dis-lui  que  la  France  a  toujours  brillé  aux  yeux  des 
Hurons,  mes  ancêtres,  par  la  croix  (jue  les  bons  Pères 
Jésuites  portent  à  leur  ceinturon,  et  qu'elle  brille  aujour- 
d'hui d'un  nouvel  éclat  au  village  de  Lorette  par  le  scin- 
tillement du  beau  lys  envoyé  à  OkSesen. 

"  Dis  a  Ononthio  que  son  portrait  sera  conservé  pré- 
cieusement au  village  avec  les  souvenirs  donnés  par  Ses 
Pères. 

"  Dis  encore  à  Sa  Femme  que  OkSesen  priera  le  Grand- 
Esprit  pour  qu'il  éloigne  d'EUe  les  ouragaiis  aux  ailes  de 
feu  ;  pour  que  les  eaux  tumultueuses  abaissent  leurs 
têtes  et  s'adoucissent,  afin  qu'elles  forment  une  grande 
nappe  d'eau  bien  unie,  et  que  l'on  entende  la  Reine  chan- 
ter doucement  dans  son  pays  les  belles  chansons  de  la 
vieille  France." 

Août.— 1901.  10 


146  REVUE  CANADIENNE 

"  Ainsi  s'exprimait  M.  Paul  Picard  le  24  février  1891 .  Il 
ne  faut  pas  que  les  républicains  s'offusquent  de  ce  langage  ; 
si  TsaSenhohi  se  trouvait  en  présence  du  président  de  la 
république  française,  il  lui  débiterait  ses  plus  belles  méta- 
phores et  lui  donnerait  de  l'Ononthio  à  pleines  périodes. 
Le  fin  Huron  a  cependant  une  notion  très  exacte  des 
choses,  et,  dans  la  circonstance  que  je  viens  de  rappeler, 
il  se  rendait  parfaitement  compte  des  anachronismes  de 
son  langage." 


La  nomination  d'un  chef  était  toujours  accompagnée  de 
cérémonies  imposantes.  Depuis  le  commencement  du  19e 
siècle,  l'usage  s'est  introduit  de  décerner  le  titre  honori- 
fique de  chef,  avec  un  nom  huron  approprié,  aux  bienfai- 
t9urs  de  la  nation,  ou  à  des  personnages  de  marque  qui 
honorent  la  bourgade  d'une  visite  spéciale. 

Le  premier  chef  honoraire  que  mentionne  l'histoire  fut 
Robert  Symes  *".  La  réception  eut  lieu  le  21  février 
1838.  L'élu  reçut  le  nom  de  IlosaSathi,  qui  signifie  "  il  a 
défendu  son  pays."  Il  veut  aussi  dire  "  pacificateur,"  celui 
à  qui  la  tribu  a  recours  pour  régler  ses  différends.  Ce  nom 
lui  fut  décerné  en  souvenir  des  nombreux  bienfaits  que  la 
nation  reçut  de  lui  et  de  son  aimable  épouse  durant  les 
ravages  du  choléra  en  1834,  et  comme  marque  de  recon- 
naissance pour  les  services  précieux  rendus  à  son  pays  en 
sa  qualité  de  magistrat  dans  le  district  de  Québec. 

Le  héros  de  cette  fête,  outre  de  nombreuses  largesses, 
fit  faire  par  un  peintre  anglais,  Henry  D.  Thielcke,  un 
tableau  commémoratif  de  cette  solennité.  Comme  ce 
tableau  représente  un  groupe  caractéristique  de  la  nation 
huronne,  avec   l'élite    de   ses  chefs  et  guerriers  à  cette 

(1)  La  fille  unique  de  M.  Sytiies  est  devenue  par  son  mariage,  la  Marriuise 
de  Bassano. 


NOTRE-DAME  DE  LORETTE  147 

époque,  on  trouvera  au  chapitre  suivant  les  noms  des 
personnages  qui  y  figurent.  Le  nouveau  chef  blanc  fit 
faire  une  reproduction  en  gravure  coloriée  du  tableau,  et 
chacun  des  intéressés  en  reçut  un  exemplaire. 

Le  30  août  1879,  un  illustre  enfant  de  la  paroisse  de 
Saint-Ambroise  dont  la  jeunesse  s'était  écoulée  dans  le 
voisinage  et  la  camaraderie  des  Lorettains,  Monseigneur 
Dominique  Racine,  premier  évêque  de  Chicoutimi,  était,  à 
«on  tour,  l'objet  d'une  démonstration  auiilogue.  L'allocu- 
tion qu'il  fit  en  cette  circonstance  retrace  le  cérémonial 
antique  en  usage  dans  les  solennités  de  ce  genre  et  rap- 
pelle les  paroles  qu'on  y  adressait.  Le  lecfeeur  la  lira  avec 
intérêt. 

"  Chez  la  nation  huronne,  l'amie  et  la  fidèle  alliée  de  nos 
ancêtres,  dans  la  paix  et  dans  la  guerre,  c'était  la  coutume, 
lorsqu'il  s'agissait  de  créer  un  capitaine  et  de  lui  donner 
un  nom  illustré  par  de  nobles  actions,  de  don.  ler  avis  aux 
nations  amies,  de  se  trouver,  si  elles  l'avaient  pour  agréable, 
au  lieu  où  se  devait  faire  cette  imposante  cérémonie. 

"  Pendant  que  le  festin  se  préparait,  deux  capitaines 
allaient  chercher  l'élu  dans  sa  cabane  et  s'entretenaient 
quelques  instants  avec  lui.  Ils  passaient  à  son  cou  un 
grand  collier  de  porcelaine,  le  revêtaient  d'un  i-iche  et 
brillant  manteau,  ornaient  sa  tête  de  plumes  de  diffé- 
rentes couleurs,  lui  mettaient  en  main  un  beau  calumet 
et  du  pétun  poua  en  user. 

'•  Dès  qu'il  paraissait  dans  l'assemblée,  un  hérault  dé- 
clarait le  sujet  de  la  cérémonie  :  •  Que  tout  le  monde 
demeure  en  paix,  ouvrez  vos  oreilles  et  fermez  vos  bou- 
ches ;  ce  que  je  vais  dire  est  d'importance.  Il  s'agit 
d'élire,  ou  de  fiiire  revivre  un  grand  capitaine.'  Puis,  il  le 
nommait,  il  r.ipportait  ses  nobles  actions,  le  genre  de  sa 
mort,  et  disait  à  tous  ceux  de  sa  nation  de  le  regarder 
comme  un  vrai  capitaine  de  leur  nation,  de  l'écouter,  de 
l'honorer,  et  de  lui  obéir. 


148 


REVUE  CANADIENNE 


"  Vous  venez  de  faire  revivre  cette  antique  coutume 
de  vos  ancêtre?.  L'élu  remerciait  la  tribu  de  l'honneur 
qui  lui  était  conféré.  Pour  faire  mon  remerciement,  j'em- 
prunterai les  belles  pai'oles  que  l'histoire  a  conservées,  et 
je  vous  dirai  :  '  Chefs  et  capitaines  de  la  nation  liuronne, 
guerriers  intrépides  et  chrétiens,  je  ne  suis  pas  digne  de 
l'honneur  que  vous  me  faites  aujourd'hui  ;  je  ne  méritais 
pas  un  nom  si  glorieux  (le  nom  d'un  homirie  qui  ne 
devait  pas  mourir,  d'un  homme  que  vous  aimiez  tant,  que 
vous  entouriez  d'un  si  grand  respect).  *  ''' 

"  Celui  que  vous  avez  choisi  pour  capitaine  doit  avoir 
deux  qualités  qui  me  manquent  ;  il  doit  être  généreux, 
tout  plein  d'esprit  et  de  conduite.  Vous  me  donnerez  cette 
seconde  qualité  par  vos  bons  conseils,  et  je  m'eôbrcerai  de 
trouver  la  première  par  mon  industrie. 

"  Si  Celui  qui  a  tout  fait  me  donne  quelque  chose,  je  vous 
assure  qu'il  sera  plus  à  vous  qu'à  moi.  Tant  que  je  vivrai 
je  vous  assisterai  et  vous  aiderai  de  tout  mou  pouvoir." 

(1)  AriSaSahi,   "l'homme  de   la  grande  affaire",  nom  que  donnaient  les 
Hurons  à  Mgr  de  Laval. 


i-  ^^-^- 


;iiib.vTiH,  'îîl'tc. 


(A  suivre) 


LES  EMPLOYES  CIVILS  SOUS 
LES  PHARAONS 


Les  employés  civils!  Le  mot  seul  éveille,  j'en  suis  siir,  l'in- 
térêt et  la  sympathie  du  lecteur. 

Y  a-t-il,  en  effet,  dans  la  société,  une  classe  de  gens  plus  ai- 
mables, plus  utiles  que  les  serviteurs  de  l'Etat?  Peut-on  même 
concevoir  un  pays  bien  administré  et  prospère  sans  le  précieux 
concours  d'employés  publics?  Non.  Ils  méritent  donc  toute 
la  bienveillance,  je  devrais  dire  la  sollicitude  et  des  gouver- 
nants et  des  gouvernés. 

En  lisant  l'histoire  de  l'Egypte  d'après  les  documents  ori- 
ginaux découverts  durant  notre  siècle,  on  est  tout  étonné  de 
constater  que  les  choses  relatives  au  fonctionnarisme  se  pas- 
saient, dès  les  premiers  temps  de  l'empire,  à  peu  près  comme 
de  nos  jours;  la  ressemblance  est  telle  que  l'on  est  tout  natu- 
rellement amené  à  songer  à  ce  vieux  dicton,  devenu  lieu  com- 
mun à  force  d'être  répété:  qu'il  n'y  a  rien  de  nouveau  sous  le 
soleil.  —  La  raison  d'un  fait  si  singulier  est  que  la  nature  hu- 
maine, voyez-vous,  n'étant  point  susceptible  de  changer  avec 
le  temps,  les  hommes  ont  toujours  été  mus  et  ne  cesseront  de 
l'être  par  les  mêmes  motifs  d'intérêt. 

D'abord,  la  carrière  administrative  était  déjà  tellement  en- 
combrée, que  ce  n'était  qu'après  bien  des  démarches  et  de  pro- 
tection que  l'aspirant  parvenait  à  se  faire  caser  dans  les  bureaux 
du  gouvernement.  Hormis  de  faire  des  rêves  extraordinaires 
comme  Joseph,  le  mérite  seul  était  une  pauvre  recommandation 
pour  parvenir.  C'est  exactement  comme  à  notre  époque,  à  l'ex- 
ception toutefois  de  nos  rêves,  qui  sont  devenus  de  la  dernière 
banalité. 

Puis,  il  fallait  être  muni  d'un  certificat  d'aptitude  pour  ob- 


150  REVUE  CANADIENNE 

tenir  un  emploi,  quelque  modeste  qu'il  fût.  Tout  candidat  aux 
examens  devait  faire  preuve  d'une  certaine  instruction  litté- 
raire. Les  subissait-il  heureusement,  il  recevait  le  titre  de 
scribe,qui  pouvait  k  conduire  à  tout.  De  fait,  les  scribes  for- 
maient une  immense  corporation  qui,  seule,  fournissait  à  l'Etat 
tous  les  employés  dont  celui-ci  avait  besoin.  "  La  corporation 
des  scribes,  dit  Lenormant,  était  comme  un  vaste  mandarinat, 
pareil  à  celui  de  la  Chine,  où  l'on  s'élevait  par  une  succession 
d'examens,  depuis  le  poste  d'employé  le  plus  infime  jusqu'aux 
plus  hautes  fonctions  de  l'Etat." 

La  fonction  de  scribe  était  donc  très  prisée.  Témoin,  la 
lettre  siiivante  d'Amon-em-Apt,  chef  des  archivistes  du  trésor, 
à  son  élève  Pen-ta-our: 

"  Quand  cette  lettre  t'aura  été  apportée,  que  ton  cœur  n'ail- 
le plus  voltigeant  comme  la  feuille  au  vent  ;  que  ton  cœur  ne 
néglige  plus  ce  qu'il  est  ou  qu'un  homme  fasse  ;  que  ton  cœur 
ne  poursuive  plus  les  plaisirs  et  l'oisiveté. 

"  Il  ne  brille  pas,  celui  qui  fait  les  travaux  manuels  d'un  jour- 
nalier; il  n'inspire  pas  le  respect.  Faisant  des  travaux  manuels, 
il  est  le  serviteur  des  magistrats  établis  au-dessus  de  lui  ;  fai- 
sant des  travaux  manuels,  il  ne  peut  pas  manifester  sa  valeur. 
Ses  travaux  sont  désagréables;  il  n'a  pas  de  serviteur  qui  lui 
apporte  son  eau,  pas  de  servante  qui  lui  apporte  son  pain.  Les 
autres  se  reposent  à  leur  bon  plaisir;  car  leurs  serviteurs  les 
aident. 

"  L'homme  qui  n'a  point  de  cœur  s'occupe  aux  travaux  ma- 
nuels et  y  fatigue  ses  yeux  :  mais  celui  qui  comprend  les  mé- 
rites des  lettres  et  s'y  est  exercé,  prime  tous  les  puissants,  tous 
les  courtisans  du  palais.     Sache-le  bien." 

Le  principaux  services  de  l'administration  étaient  ceux  des 
travaux  publics,  de  la  guerre  et  de  l'intendance  des  revenus  de 
l'Etat.  Ceux-ci  se  percevaient  en  nature,  l'argent  monnayé 
étant  alors  inconnu.  Cadastres,  registres,  comptes  publics, 
rapports  de  police,  correspondances,  tout  était  tenu  d'une  ma- 
nière aussi  parfaite  que  le  travail  accompli  par  les  fonctionnaires 
de  nos  gouvernements  modernes. 


LES  EMPLOYES  CIVILS  SOUS  LES  PHARAONS  151 

Mais  voici  un  fait  qui  ne  doit  pas  se  voir  parmi  nous  :  celui 
d'un  scribe  ou  employé  public  qui  se  plaint  de  n'avoir  rien  à 
faire.  Il  décrit  comme  suit  la  manière  dont  il  s'efïorce  de  tuer 
le  temps  : 

"  Je  demeure  oisif  dans  la  ville  de  Qenqen-tooui,  sans  y  avoir 
rien  à  faire.  Car  je  n'ai  point  d'hommes  pour  mouler  la  brique, 
jias  de  paille  sur  le  chantier  pour  y  mêler,  pas  d'ânes  pour  la 
transporter.  Je  passe  mon  temps  à  contempler  le  ciel;  je 
cliasse,  mon  œil  fouille  les  chemins.  Je  me  couche  sous  des  dat- 
tiers qui  n'ont  pas  de  fruits,  parce  que  les  oiseaux  les  mangent. 
Mes  jambes  s'étirent,  elles  entraînent  mes  membres;  je  mar- 
che comme  un  homme  vigoureux  de  ses  os,  je  parcours  les 
plaines  à  pied.  Si  parfois  on  ouvre  des  bouteilles  de  bière  de 
Qadi,  tous  les  gens  sortent  pour  se  régaler  dehors. 

"  Il  y  a  deux  cents  dogues  et  trois  cents  chiens-renards,  en 
tout  cinq  cents,  qui  sont  chaque  jour  dans  les  environs  de  ma 
maison,  toutes  les  fois  que  je  sors  de  faire  ma  sieste;  et  ils  font 
le  sabbat  quand  on  ouvre  les  paniers  de  provisions.  Un  petit 
chien  qui  n'est  pas  à  moi,  mais  à  Ta-her-hou,  le  scribe  royal  qui 
demeure  dans  la  même  maison  que  moi.  m'accompagne  dès 
que  je  sors,  courant  devant  moi  sur  la  route;  il  aboie  et  j'ac- 
cours pour  donner  du  fouet  et  du  bâton  aux  bêtes.  Un  chien 
rouge  à  longue  queue  se  promène  la  nuit  dans  les  écuries  des 
bœufs.  Son  poitral  est  aussi  large  que  sa  croupe;  sa  face  est 
terrible.     L'ardeur  de  sa  course  ne  se  peut  dépeindre. 

"  Il  y  a  un  scribe  comptable  qui  demeure  avec  moi.  Tous 
les  muscles  de  sa  face  sont  agités  d'un  tic  ;  l'ophtalmie  s'est 
mise  dans  son  œil  ;    les  vers  rongent  ses  dents." 

Comme  c'est  curieux  de  pouvoir  relire,  après  quatre  mille 
ans  et  plus,  des  détails  empreints  d'un  si  vif  réalisme,  à  l'excep- 
tion toutefois,  du  fait,  je  le  répète,  d'employés  actuels  du  ser- 
vice civil  de  nos  gouvernements  contemporains  qui  n'ont  rien 
à  faire.  Tous  semblent,  au  contraire,  très  occupés,  arrivant  à 
leurs  bureaux  et  les  laissant  aux  heures  fixées  par  ks  règle- 
ments. 


152 


REVUE  CANADIENNE 


Aussi  regardent-ils  comme  l)ien  légitimes  les  rares  congés 
qui  leur  sont  accordés.  Toutefois,  je  suis  porté  à  croire  qu'ils 
ne  mettent  pas  pour  les  obtenir,  lorsqu'ils  s'adressent  à  leurs 
supérieurs,  la  chaleur,  la  véhémence  d'expressions  de  ce  com- 
mis égyptien,  dont  un  papyrus  du  Musée  Britannique  nous  a 
conservé  la  demande  de  congé  : 

"  Mon  cœur,  dit-il,  est  sorti  de  ma  poitrine,  il  voyage  et  ne 
veut  plus  revenir.  Il  voit  Man-nofri  (Memphis)  et  s'y  rend. 
Moi,  puissé-je  être  avec  lui  !  Je  demeure  assis  à  suivre  mon 
cœur  qui  me  dit  la  direction  de  Man-nofri:  je  n'ai  aucun  tra- 
vail en  main  ;  mon  cœur  palpite  en  sa  place.  Plaise  à  Phtah 
me  conduire  à  Man-nofri  !  Accorde  qu'on  m'y  voie  m'y  prome- 
ner. J'ai  du  loisir:  mon  cœur  veille;  mon  cœur  n'est  plus  dans 
mon  sein  ;  une  langueur  saisit  tous  mes  membres.  Mon  œil, 
mon  oreille  se  durcit;  ma  voix  devient  muette;  je  suis  tout 
bouleversé.    Je  t'en  prie,  porte  remède  à  cet  état  (')." 

Le  document  ne  le  dit  pas,  mais  je  n'ai  aucun  doute  que  ce 
commis  a  obtenu  son  congé.  Même  à  notre  époque  de  froid 
calcul,  je  ne  connais  pas,  dans  tous  les  départements  du  service 
civil,  un  seul  chef  de  bureau  c[ui  aurait  accueilli  une  semblable 
prière  avec  indifférence. 


(I)  Les   trois  citatioxis  ci-dessus  sont  extraites  du  giand  ouvrage  de  François  Le 
normant  :   "  Histoire  ancienne  de  l'Orient.  " 


Cnrpft.  (Saquon. 


Québec,  mars  1901. 


LES  CANADIENS  AUX  ETATS-UNIS 


Il  faut  avoir  vu  ces  congrès  à  l'œuvre 
pour  apprécier  combien  la  vie  ae  uos 
compatriotes  immigrés  est  remplie  de 
contrariétés,  de  dévouement,  de  .sacri- 
tice  et  d'abnégation. 

(Hon.  llngo-A.  Dubuque.) 

Gustave  Droz  a  écrit  quelque  part  :  "  En  vérité,  c'est  si  bon 
se  souvenir,  qu'on  voudrait  quelquefois  habiller  l'avenir  avec 
les  habits  du  passé."  Et  nous  retrouvons  dans  cette  pensée 
du  brillant  écrivain  français  l'expression  des  sentiments  qui 
animent  aujourd'hui  toutes  les  âmes  parmi  nos  populations 
franco-américaines.  En  préparant  notre  prochaine  assemblée 
plénière,  les  souvenirs  heureux  des  premières  luttes,  des  pre- 
mières victoires,  montent  à  l'assaut  des  esprits  et  insensible- 
ment l'on  se  surprend  à  espérer  pour  les  travaux  futurs  toutes 
les  patriotiques  et  généreuses  ardeurs  qui  ont  signalé  les  tra- 
vaux du  passé.  Avec  Gustave  Droz  on  voudrait  habiller  l'a- 
venir avec  des  habits  connus,  aimés. 

Vous  le  savez  déjà,  il  y  aura  dans  la  coquette  ville  de  Spring- 
field,  Mass.,  le  ler  et  le  2  octobre  prochain,  un  congrès  géné- 
ral des  Franco-Américains  établis  clans  la  Nouvelle-Angleterre 
et  l'Etat  de  New-York.  Nous  y  voyons  tous  l'événement  im- 
portant qui  signalera  la  dernière  décade  de  notre  séjour  aux 
Etats-Unis,  et  l'enthousiasme  avec  lequel  les  nôtres  se  pré- 
parent à  cette  convention,  que  nous  pourrions  tout  aussi  bien 
appeler  une  gigantesque  réunion  de  famille,  indique  suffisam- 
ment qu'on  en  comprend  toute  l'importance,  qu'on  en  réalise 
toute  la  portée.  Cette  idée  de  congrès  qui  fut  lancée,  il  va  un 
an  tout  au  plus,  par  VOpinion  Publique  de  Worcester,  a  rencon- 
tré dès  son  émission,  l'assentiment  unanime  des  nôtres  ;  plus 
de  soixante  sociétés  ont  déjà  décidé  d'y  envoyer  des  représen- 
tants ;  le  choix  de  ces  derniers  se  fait  partout  avec  un  ensemble 
admirable  et  tout  fait  prévoir  que  leur  nombre  atteindra  le 
millier  le  jour  de  l'ouverture  du  congrès.  Ce  n'est  plus  un 
projet  en  l'air,  comme  on  a  voulu  le  faire  croire  en  certains 
f|uartiers.  c'est  une  œuvre  sérieuse,  solide,  la  plus  belle  peut- 
être  que  l'élément  franco-américain  ait  accomplie  dans  ce  genre. 
Les  lournaux  du  Canada  eux-mêmes  se  sont  émus  de  l'entre- 


154  REVUE  CANADIENNE 

prise  et  ont  témoigné  publiquement  de  leur  admiration  pour 
ses  aureurs.  Qu'ils  nous  permettent  de  leur  dire,  en  passant, 
comoien  leur  sympathie  nous  est  précieuse,  combien  leur  en- 
couragement nous  cause  de  joie.  L'esprit  de  fraternité  que 
nous  inaugurions,  il  n'y  a  pas  deux  mois,  lors  de  la  célébration 
nationale,  se  manifeste  sur  un  champ  plus  pratique  et  nous  en 
sommes  heureux. 

Certes,  les  temps  sont  bien  changés  depuis  les  premières 
assemblées  plénières  des  Franco-Américains;  nous  sommes 
bien  loin  des  congrès  généraux  de  1865,  1866  et  1867.  Mais 
l'utilité,  l'urgence  de  la  convention  qui  se  prépare  n'en  sont 
que  mieux  établies.  Plus  que  jamais  nous  sommes  exposés 
aux  atteintes  du  fanatisme  qui  est  peut-être  moins  tapageur 
de  nos  jours,  mais  dont  la  haineuse  jalousie  n'a  fait  que  grandir, 
en  même  temps  que  notre  influence.  Il  y  a  quelque  part,  ameu- 
tée contre  nous,  une  force  latente  qui  attend  le  moment  de 
s'affirmer  et  porter  un  coup  formidable  aux  institutions,  aux 
traditions  qui  nous  sont  chères.  Il  est  vrai  que  ce  moment  fatal 
semble  devenir  de  jour  en  jour  plus  éloigné;  néanmoins,  l'en- 
nemi est  là  qui  guette,  fourbissant  ses  armes,  dans  l'espoir  d'ob- 
tenir à  la  faveur  d'une  surprise  ce  qu'il  n'ose  pas  demander  aux 
hasards  d'une  bataille  en  champ  clos.  Nous  le  sentons  aux 
tentatives  faites  à  intervalles  réguliers,  sous  des  apparences  de 
conciliation,  pour  nous  attirer  dans  des  fraternités  dont  les 
maîtres  ont  été,  jusqu'à  date  récente,  nos  plus  zélés  persécu- 
teurs. La  paix  actuelle  dont  nous  jouissons  ne  durera  qu'en 
autant  que  nous  serons  préparés  à  la  défendre  et  à  la  mainte- 
nir contre  tout  venant. 

Les  congrès  passés,  disions-nous  récemment  (8  juillet)  dans 
la  Tribune,  de  Woonsocket,  nous  ont  fait  des  conquêtes  qu'il 
faut  à  tout  prix  conserver.  Et,  dans  les  circonstances,  il  ne 
faut  pas  oublier  que  ces  conquêtes  ne  peuvent  être  gardées  que 
par  la  force,  les  armes  qui  ont  servi  à  les  faire.  Le  prochain 
congrès  de  Springfîeld,  lui-même,  ne  terminera  probablement 
pas  l'œuvre  commencée;  il  ira  plus  loin  que  ses  prédécesseurs 
et  contribuera  tout  au  plus  à  compléter  la  victoire.  C'est,  du 
reste,  ce  que  ses  organisateurs  ont  compris  et  ce  qui  explique 
le  ton  sage  de  leur  manifeste.  On  veut  faire  une  démonstra- 
tion de  puissance  c|ui,  tout  en  garantissant  la  stabilité  des  suc- 
cès obtenus,  préparera  les  voies  à  des  succès  nouveaux.  Nous 
montons,  et  il  s'agit  de  stimuler  notre  ardeur  dans  un  moment 
où  nous  allions  être  tentés  de  rester  stationnaires.     A  ce  point 


LES  CANADIENS  AUX  ETATS-UNIS  155 

de  vue,  notre  situation  est  peut-être  plus  risquée  qu'elle  n'était 
il  y  a  trente  ans.  Dans  la  lutte  nous  avons  été  forts,  mais  au- 
jourd'hui que  le  fanatisme  s'est  tu  autour  de  nous,  nous  sommes 
déjà  tentés  de  prendre  pour  une  paix  durable  ce  qui  n'est  en 
somme  qu'un  armistice.  Le  congrès  de  Springfield  arrive  à 
temps,  avouons-le.  . 

Il  arrive,  de  plus,  puissamment  aguerri  ;  il  s'est  donné  un 
programme  qu'il  suffit  de  lire  pour  se  convaincre  de  la  sagesse 
qui  a  présidé  à  sa  formation.  Nous  y  trouvons  réunies  en 
faisceaux  les  questions  qui  ont  toujours  guidé  notre  marche, 
pénible  quelquefois,  glorieuse  toujours,  parmi  les  éléments  qui 
se  partagent  la  population  essentiellement  cosmopolite  des 
Etats-Unis.  Qu'on  lise  plutôt  la  première  partie  du  manifeste 
lancé  par  les  organisateurs  du  congrès  "  à  tous  les  Canadiens- 
Français  établis  dans  la  Nouvelle-Angleterre  et  l'Etat  de  New- 
York.     Voici  : 

"  Compatriotes,  —  Le  projet  de  tenir  un  congrès  général 
des  Canadiens-Français  de  la  Nouvelle-Angleterre  et  de  l'Etat 
de  New- York  ayant  recueilli  partout  de  nombreuses  adhésions, 
et  ayant  pour  ainsi  dire,  la  sanction  de  l'approbation  populaire, 
nous  avons  cru  qu'il  était  opportun  d'en  provoquer  la  prochaine 
réalisation.  Il  semble,  en  effet,  que  le  moment  soit  venu  de 
nous  réunir  dans  un  même  esprit  de  patriotisme  et  de  frater- 
nité, et  de  nous  concerter  sur  les  mesures  à  prendre  pour  assu- 
rer notre  avancement  collectif,  et  pour  obtenir  que  l'on  fasse 
droit  à  toutes  nos  légitimes  revendications. 

"  Nous  sommes,  pour  notre  part,  fermement  convaincus  de 
l'urgente  nécessité  qu'il  y  a  d'organiser  un  congrès  qui  aurait 
pour  objet  de  mettre  en  évidence  les. questions  les  plus. vitales 
intéressant  directement  notre  nationalité,  et  d'instituer  une 
enquête  approfondie  qui  permettrait  de  définir  clairement  notre 
situation  générale  et  nous  aiderait  à  travailler  d'une  façon  in- 
telligente à  la  solution  des  problèmes  qui  réclament  aujour- 
d'hui toute  notre  attention. 

"  C'est  pourquoi  nous  adressons  ce  manifeste  à  tous  nos 
compatriotes,  les  convoquant  en  assemblée  plénière  à  Spring- 
field, Mass.,  le  ler  et  le  2  octobre  prochain. 

"  Le  programme  du  Congrès  n'a  pas  été  arrêté  dans  tous  ses 
détails,  mais  en  voici  les  grandes  lignes: 

"  Le  premier  jour  sera  consacré  à  l'étude  de  notre  situation 
économique,  politique  et  sociale.  Sous  ces  trois  chefs  vien- 
draient les  questions  suivantes: 


15<)  REVUE  CANADIEXXK 

I.   Nos  sociétés  de  bienfaisance; 
"  2.   La  Naturalisation  ; 
"  3.  L  Education. 

■'  Les  débats  et  délibérations  du  second  jour  porteront  ex- 
clusivement sur  notre  situation  religieuse,  au  point  de  vue  spé- 
cial de  la  desserte  des  paroisses  catholiques  composées  en  ma- 
jorité de  Canadiens-Français.  Cette  question  se  subdivisera 
comme  suit  : 

"  I.  Notre  situation  religieuse.  Ce  qu'elle  est.  Rapports 
et  statistiques; 

'■  2.  Ce  qu'elle  devrait  être  ; 

"  3.   Mesures  à  prendre  pour  l'améliorer." 

Quel  vaste  programme  pour  une  convention  ou  mille  délé- 
gués, au  bas  mot,  n'auront  que  deux  jours  pour  discuter,  étu- 
dier tant  de  sujets!  Pourtant  les  congrès  de  ce  genre  ne  peuvent 
pas  s'éterniser  et  il  faut  aller  vite.  Et  c'est  cette  rapide  expé- 
dition des  affaires  qui  a  nui  à  l'efficacité  des  premiers  congrès. 
Néanmoins,  comme  ils  se  faisaient  à  une  époque  d'activé  re- 
vendication, leurs  effets  ont  été  quand  même  importants  et 
durables.  On  ne  pourrait  peut-être  pas  procéder  de  la  même 
manière  aujourd'hui  sans  compromettre  gravement  la  cause. 
Les  chefs  du  congrès  ont  prévu  cet  inconvénient  en  établissant 
des  règles  à  la  discussion  qui  doit  s'y  faire.  La  partie  oratoire 
consistera,  en  grande  partie,  en  études  soigneusement  i)répa- 
rées  sur  les  questions  qui  figurent  au  programme,  sans  comp- 
ter qu'on  fera,  à  cette  même  occasion,  la  compilation  de  toutes 
les  statistiques  que  les  représentants  des  sociétés  ont  été  char- 
gés de  recueillir  dans  leurs  localités  respectives  pour  le  béné- 
fice du  congrès.  De  sorte  que  ce  dernier  n'aura  qu'à  sanction- 
ner une  œuvre  qui  s'élabore  depuis  plusieurs  mois.  C'est  un 
gage  de  succès,  et  ceux  qui  ont  pris  l'initiative  dans  ce  sens  ont 
droit  à  toutes  nos  félicitations.  On  marchera  enfin  en  pleine 
lumière. 

Nous  ne  toucherons  que  d'une  façon  superficielle  les  sujets 
qui  seront  traités  à  Springfield,  l'espace  mis  à  notre  disposition 
ne  nous  permettant  pas  de  le  faire  plus  au  long. 

Le  premier  jour  de  la  convention  sera  consacré  à  "  nos  so- 
ciétés de  bienfaisance,"  la  "  naturalisation,"  l'éducation," 
trois  questions  d'intérêt  vital  qui  ont  toujours  réuni  les  nôtres 
dans  le  même  cadre  d'idées  et  qui  leur  ont  permis  de  maintenir 
dans  leurs  rangs  cette  cohésion  admirable,  source  de  tous  les 


LES  CANADIENS  AUX  ETATS-UNIS  157 

progrès  accomplis  depuis  cinquante  ans.  Les  sociétés  de  bien- 
faisance franco-américaines  se  sont  développées  avec  une  ra- 
pidité qui  tient  du  prodige,  si  l'on  tient  compte  des  obstacles 
qu'elles  ont  rencontrés,  et  dont  le  moindre  n'est  pas  l'attitude 
injustifiable  du  Concile  de  Baltimore  à  leur  égard.  Enfin  elles 
ont  grandi  en  nombre,  en  importance  et  on  s'arrête  rarement  à 
considérer  les  sacrifices  imposés  par  la  bataille  qui  a  été  cou- 
ronnée par  la  plus  belle  des  victoires.  On  profite  des  avantages 
acquis  pour  afïermir  le  succès  obtenu.  C'est  ce  que  nos  socié- 
taires ont  fait.  La  fédération  des  sociétés  en  une  seule.  l'U- 
nion St-Jean-Baptiste  d'Amérique,  étendant  sa  juridiction  à 
toutes  les  organisations  de  bienfaisance  franco-américaines  du 
pays,  est  en  train  de  donner  à  leur  œuvre  un  couronnement 
qui  n'est  pas  indigne  du  rêve  qui  a  présidé,  animé  toutes  les 
luttes  des  nôtres  depuis  un  demi-siècle. 

L'œuvre  de  la  naturalisation  a  créé  notre  influence  politique, 
elle  a  pour  beaucoup  contribué  à  nous  acquérir  des  sympathies. 
C'est  elle  qui  a  prouvé  ce  que  nous  étions,  c'est  elle  aussi  qui 
décidera  de  nos  succès  futurs.  Et  il  est  assez  intéressant  de 
noter  que  les  persécutions  de  tout  genre  qui  ont  marqué  la  pre- 
mière époque  de  notre  séjour  aux  Etast-Unis  ont  diminué  en 
nombre  et  en  fureur  à  mesure  que  le  nombre  des  électeurs  fran- 
co-américains a  grandi.  Le  droit  de  vote  a  contril)ué  pour 
beaucoup,  croyons-nous,  à  améliorer  notre  situation  tant  reli- 
gieuse que  sociale.  Et,  pour  ne  citer  qu'un  exemple,  c'est  lui 
qui,  en  permettant  l'élection  de  M.  Dubuque,  de  Fall  River,  à 
la  législature  du  Massachusetts,  sauva  un  jour  le  principe  de 
nos  écoles  paroissiales  gravement  menacé  dans  l'Etat  voisin. 
La  naturalisation  avait  bien  sa  place  sur  le  programme  du  con- 

Il  en  est  de  même  pour  la  question  de  l'éducation.  Seule- 
ment, nous  ne  sommes  plus  au  temps  où  le  point  important 
était  d'avoir  une  école  paroissiale.  Ah  !  qui  pourra  redire  tous 
les  sacrifices,  tous  les  dévouements  exigés  par  l'enseignement 
primaire  dans  les  colonies  franco-américaines  !  Mais  on  avait 
compris  que  sans  l'école  où  l'on  enseignerait  la  religion  et  la 
langue  des  pères,  c'en  était  fait  de  la  nationalité.  On  se  mit 
bravement  à  l'œuvre  et  les  résultats  obtenus  font  aujourd'hui 
l'étonnement  de  ceux  qui  nous  entourent.  Nos  écoles  parois- 
siales, humbles  à  leur  origine,  se  sont  perfectionnées  avec  le 
temps  à  tel  point  que  nous  pouvons  dire  qu'elles  ne  sont  pas 
les  inférieures  des  institutions  libres  subventionnées  par  le  gou- 


158  REVUE  CANADIENNE 

vernement  du  pays.  Le  progrès  nous  a  portés  à  viser  plus  haut. 
Fall  River  aura  l'automne  prochain  une  école  franco-améri- 
caine d'enseignement  supérieur.  Notre  système  d'éducation 
méritait  une  mention  spéciale,  et  nous  sommes  heureux  de  le 
rencontrer  sur  le  programme  du  Congrès.  Voilà  pour  le  pre- 
mier jour. 

Le  deuxième  sera  entièrement  consacré  à  l'étude  de  notre 
situation  religieuse.  Ce  n'est  pas  trop,  puisque,  pour  nous, 
cette  question  comprend  toutes  les  autres.  Les  luttes  soute- 
nues dans  le  passé,  celles  qui  se  font  encore  de  nos  jours  pour 
obtenir  un  clergé  national,  en  font  foi.  La  bataille  n'a  pas 
changé  d'aspect  depuis  les  généreuses  revendications  de  Mgr 
de  Goësbriand  pour  les  Canadiens  du  Vermont.  Elle  a  tout 
simplement  pris  de  l'extension  et  le  problème  reste  le  même  : 
conserver  notre  nationahté,  notre  foi,  au  nom  du  droit  et  de  la 
justice,  en  dépit  des  attaques  réitérées  des  américanisateurs  à 
outrance.  Quelques  avantages  partiels  remportés  sur  certains 
points  de  la  Nouvelle-Angleterre,  du  New^-York  ou  de  l'Ouest, 
sont  cependant  des  encouragements  précieux  à  continuer  la 
lutte.  Mais  quand  verrons-nous  le  triomphe  définitif?  Qu'im- 
porte la  lenteur  des  procédés?  soyons  fermes.  On  nous  attaque 
du  côté  religieux  parce  qu'on  sait  bien  y  trouver  le  secret  de 
cette  virilité  nationale  dont  nous  sommes  fiers.  Nous  ne  pour- 
rons être  que  des  catholiques  canadiens-français;  notre  na- 
tionalité doit  être  aussi  immuable  que  notre  foi.  Suivons  le 
conseil  d'O'Connell  :    "Pas  de  révolte,  mais  agitons." 

Comme  on  peut  le  voir,  le  congrès  de  Springfield  ne  fera  que 
continuer  en  la  perfectionnant,  une  œuvre  qui  date  de  1865.  Il 
recueille  une  succession.  C'est  un  poste  d'honneur  qu'il  n'au- 
rait pas  le  droit  de  déserter.  Le  mot  de  Démosthène  est  tou- 
jours vrai,  qu'il  s'adresse  aux  individus  ou  a  des  collectivités: 
"  Déserter  le  poste  marqué  par  les  aïeux  est  un  crime  qui  mé- 
rite la  note  d'infamie."  Avant  l'ère  des  conventions  nationales 
on  n'aurait  pu  trouver  une  seule  paroisse  canadienne  dans  le 
New-Hampshire,  le  Massachusetts,  le  Rhode-Island  ou  le  Con- 
necticut.  C'est  à  peine  si  nous  en  aurions  trouvé  quelques-unes 
dans  un  coin  du  Maine,  l'Aroostook  et  le  Madawaska,  exclu- 
sivement habité  par  des  Canadiens-Français  et  des  Acadiens. 
Aujourd'hui  nous  en  trouvons  partout.  Le  congrès  de  Spring- 
field est,  on  l'avouera,  un  heureux  héritier  et  nous  avons  déjà 
dans  la  liste  de  ses  organisateurs  la  garantie  qu'il  sera  digne 
de  son  titre,  digne  de  ceux  qu'il  représente. 


LES  CANADIENS  AUX  ETATS-UNIS  159 

Il  serait  impossible  de  retracer  ici  l'histoire  de  tous  ces  co- 
mices patriotiques  où  l'influence  franco-américaine  a  pris  nais- 
sance. C'est  au  sein  de  leurs  délibérations  que  nous  avons 
vécu  notre  histoire,  que  les  ancêtres  ont  élaboré,  dans  la  prière 
et  l'harmonie  des  airs  nationaux,  l'œuvre  que  nous  admirons 
aujourd'hui,  dont  nous  recueillons  les  fruits  et  que  nous 
sommes  appelés,  sinon  à  compléter,  du  moins  à  asseoir  sur 
des  bases  plus  solides.  On  nous  a  tracé  toute  grande  la  route 
à  suivre,  et  nous  avons  sur  nos  devanciers  l'avantage  d'entre-, 
voir  les  sommets  à  atteindre,  les  hauteurs  sublimes  que  les  hé- 
ros des  premières  luttes  osaient  à  peine  rêver. 

Peut-être  retrouverons-nous,  à  Springfield,  quelques-uns 
des  anciens  lutteurs,  ces  vaillants  qui  ont  blanchi  sous  l'armure 
et  dont  l'expérience  nous  sera  si  précieuse.  Mais  comme  leur 
nombre  sera  restreint  !  Batchelor,  Lapierre,  Lebœuf,  Gagnon, 
Martel,  vous  ne  serez  pas  là!  Tous  morts,  à  part  un,  M.  Le- 
bœuf, terminant,  dans  une  retraite  ignorée  du  New-Hampshire, 
une  vie  dont  la  plus  belle  part  fut  consacrée  au  service  des 
siens  !  Tous  victimes  de  l'ingratitude  oublieuse  qui  tend  à  ra- 
petisser leur  œuvre  !  Comme  tant  d'autres,  après  avoir  dé- 
pensé leur  énergie  dans  l'accomplissement  du  devoir  national, 
ils  sont  allés  rejoindre  la  cohorte  des  héros  obscurs  que  la 
gloire  oublie  de  couronner. 

Montalembert  disait:  "Ne  fait  pas  des  ingrats  qui  veut! 
pour  faire  des  ingrats,  il  faut  avoir  fait  du  bien  à  ses  semblables, 
il  faut  avoir  accompli  de  grandes  choses  pour  l'humanité.  Heu- 
reux donc  ceux  qui  font  des  ingrats  !  " 

Loi  pénible  que  nous  retrouvons  à  travers  les  âges,  aux  plus 
belles  pages  de  l'histoire  du  monde,  que  nous  retrouvons  par- 
tout et  à  laquelle  nos  patriotes  franco-américains  ne  devaient 
pas  échapper.  Mais  elle  a  sa  compensation  dans  une  autre  loi 
plus  douce,  loi  d'amour  qui,  par  la  lente  action  du  temps,  grave 
au  cœur  des  peuples  les  noms  de  leurs  grands  hommes,  ceux 
qu'on  ne  peut  pas  juger  le  jour  de  leur  mort,  suivant  le  mot  de 
Jules  Simon,  et  "  qui  sont  comme  de  hautes  montagnes  dont 
on  ne  se  fait  une  idée  juste  qu'à  quelque  distance." 

Pourquoi  le  congrès  de  Springfield  n'aurait-il  pas  un  sou- 
venir pour  ceux  qui  lui  ont  ouvert  la  voie  et  ne  sont  plus  ?  Son 
œuvre,  croyons-nous,  en  serait  plus  complète. 

Woonsocket,  R.  I.,  25  juillet  1901. 


SONGE  D'UNE  NUIT  D'ETE 


A  ma  petite  Germaine. 

'AI  rêvé  de  toi,  cette  nuit,  ma  chère, 
Et  j'en  rêve  encore  rien  qu'en  y  pensant. 
J'ai  rêvé  d'un  ange,  ange  de, prière, 
Ange  aux  yeux  câlins,  au  front  ravissant. 

Je  pensais  à  toi.  quand  près  de  ma  couche, 
Il  s'est  approché,  le  doigt  sur  la  bouche. 
Et  son  œil  rêveur,  jetant  à  demi. 
Sur  son  front  charmant,  un  regard  ami. 

Ses  boucles  d'argent  tombaient  sur  ses  ailes. 
Leurs  reflets  brillaient  —  vives  étincelles, 
Comme  aux  soirs  d'été,  les  astres  de  feu  — 
On  l'aurait  aimé,  pour  un  seul  cheveu. 

Sans  ses  ailes  d'or,  sans  sa  voix  étrange. 
Murmurant  des  mots  qu'ignorait  mon  cœur, 
Je  n'aurais  pas  su,  si  c'était  ton  ange. 
Ou  si  c'était  toi,  ma  gentille  sœur. 


7)Ctt'fic    ^cfcn 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES 


Les  affaires  internes  du  parti  libéral  anglais. —  M.  Asquith.^  Sir  Henry  Camp- 

bell-Bannerman Un   caucus. —  L'impérialisme. —  Un   manifeste  de  lord 

Rosebery. —  Le  serment  du  roi. —  Une  modification  insuffisante. —  La  loi 
scélérate  en  France. —  L'amiral  de  Cuverville. —  Un  acte  de  foi  à  la  tri- 
bune.—  Le  Pape  et  les  congrégations. —  Un  dilemme. 

Les  affaires  internes  du  parti  libéral  anglais  ont  abondam- 
ment défrayé  la  presse  de  la  Grande-Bretagne,  depuis  quelques 
semaines.  Dans  notre  dernière  chronique  nous  avions  indiqué 
la  scission  qui  s'était  produite  lors  d'un  vote  proposé  par  M. 
Lloyd-George,  et  dont  la  portée  était  de  blâmer  la  tactique 
adoptée  contre  les  Boërs.  Une  cinquantaine  de  libéraux,  M. 
Asquith  et  sir  Edward  Grey  en  tête,  s'étaient  abstenus  de  vo- 
ter, se  séparant  ainsi  de  leur  chef,  sir  Henry  Campbell-Banner- 
man,  qui  appuyait  la  motion.  Subséquemment  M.  Asquith 
prononça  un  discours  extra-parlementaire  dans  lequel  il  blâma 
nettement  le  chef  de  l'opposition.  Celui-ci  répondit  dans  un 
discours  prononcé  à  Southampton.  Et  sir  Henry  convoqua 
une  réunion  du  parti  pour  le  9  juiillet,  afin  de  faire  décider  si 
oui  ou  non  il  jouissait  de  la  confiance  de  la  députation  libérale. 

C'est  l'impérialisme  qui  est  la  cause  du  conflit.  Il  y  a  dans 
la  loyale  opposition  de  Sa  Majesté  deux  écoles.  L'une,  tout 
en  étant  hostile  à  la  politique  intérieure  du  gouvernement,  tout 
en  blâmant  même  dans  le  détail  son  action  diplomatique  et  mi- 
litaire, n'entend  pas  lui  faire,  sur  ce  dernier  terrain,  une  guerre 
de  principes;  ou,  en  d'autres  termes  refuse  de  combattre  ce 
qu'on  appelle  depuis  quelques  années  la  politique  impérialiste, 
ce  système  d'accroissement,  de  développement,  d'agrandisse- 
ment dans  les  diverses  parties  du  monde,  qui,  d'après  ses  cham- 
pions, doit  porter  à  leur  plus  haut  point  la  gloire  et  la  puis- 
sance anglaises.  Lord  Rosebery  s'inspirait  beaucoup  de  ces 
vues,  lorsqu'il  était  premier  ministre;  et,  dans  la  Chambre  des 
Communes,  MM.  Asquith,  sir  Edward  Grey,  sir  Henry  Fowler 
sont  les  esprits  dirigeants  de  ce  groupe.     M.  Asquith,  surtout, 

Août.— 190L  11 


162  REVUE  CANADIENNE 

en  est  l'orateur  attitré.  Le  très  honorable  Herl>ert  H.  Asquith 
est  né  en  septembre  1852;  il  n'a  donc  que  quarante-huit  ans. 
Après  avoir  étudié  à  Oxford,  il  fut  admis  au  barreau  en  1876. 
En  1886,  il  fut  élu  membre  de  la  Chambre  des  Communes  par 
la  division  électorale  de  East  Fife.  Le  18  août  1892,  à  l'avène- 
ment du  quatrième  cabinet  Gladstone,  il  fut  nommé  Home 
Secretary,  ou  ministre  de  l'Intérieur.  En  peu  d'années  il  avait 
conquis,  par  son  éloquence,  une  position  éminente  dans  le  par- 
lement, et  on  avait  appris  à  le  considérer  comme  une  des  plus 
brillantes  i>ersonnalités  du  jeune  parti  libéral.  A  l'heure  ac- 
tuelle, étant  donnée  la  réserve  dans  laquelle  se  tient  lord  Rose- 
bery,  les  libéraux  impérialistes  considèrent  M.  A,s<juith  comme 
leur  leader. 

L'autre  école  est  composée  de  ceux  qui  croient  l'Angleterre 
assez  grande,  et  qui  estiment  la  tâche  de  maintenir  dans  son 
intégrité  cet  immense  empire  assez  considérable  pour  que  l'on 
ne  travaille  pas  à  la  rendre  encore  plus  ardue,  en  donnant  car- 
rière à  de  nouvelles  anïbitions  et  en  provoquant  de  nouveaux 
conflits.  Ce  sont  les  pacifiques,  des  économes,  les  partisans 
d'une  politique  intérieure  hardiment  réformatrice,  mais  d'une 
politique  extérieure  prudente  et  modérée.  MM.  John  Morley 
et  sir  William  Vernon  Harcourt  sont  les  leaders  et  les  porte- 
parole  les  plus  considérables  de  cette  importante  fraction  du 
parti  libéral. 

Il  est  certain  que  MM.  Morley  et  Harcourt  représentent  la 
véritable  tradition  gladstonienne.  Gladstone,  si  hardi,  si  im- 
pétueux, si  téméraire  parfois  dans  sa  politque  de  réformes  cons- 
titutionnelles, économiques  et  sociales,  était  plutôt  rétrograde 
dans  sa  politique  extérieure.  On  se  rappelle  qu'à  un  certain 
moment  il  sembla  faire  bon  marché  des  colpnies.  Ses  critiques 
ne  se  gênèrent  pas  de  l'appeler  parfois  "  the  little  englander." 
Il  n'était  pas  avorable  aux  expansions  lointaines,  aux  initiatives 
diplomatiques  ambitieuses.  Dans  les  questions  étrangères, 
c'était  un  circonspect.  Il  réservait  toute  sa  fougue  pour  le 
"  home  government." 

'  Beaconsfield,  au  contraire,  avait  assumé  le  rôle  de  champion 
de  la  "  Greater  England."  Suivant  lui,  l'Angleterre  n'avait 
pas  encore  atteint  lia  limite  de  sa  légitime  influence  dans  le 
monde.  A  ses  yeux,  la  Grande-Bretagne  n'était  pas  simple- 
ment un  puissant  royaume,  mais  elle  était,  elle  devait  être  un 
immense  empire  dont  le  pouvoir  et  l'action  énergique  devaient 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES       163 

s,e  faire  sentir  sans  cesse  jusqu'aux  extrémités  de  l'univers.  Il 
fut  le  père  authentique  de  l'impérialisme  britannique. 

Les  deux  tendances  s'accusèrent  dans  la  question  du  Home 
Rule.  Les  successeurs  de  Beaconsfield  y  virent  un  affaiblisse- 
ment de  l'empire,  une  diminution  de  sa  force  et  de  son  prestige, 
un  coup  fatal  à  son  unité.  Ils  le  combattirent  à  outrance. 
Gladstone,  au  contraire,  y  vit  surtout  une  grande  réforme  po- 
litique à  accomplir,  et  le  novateur  passionné  qu'il  y  avait  en  lui 
se  précipita  dans  cette  vaste  et  dramatique  entreprise,  avec  une 
fougue  et  un  élan  qui  faillirent  la  conduire  au  succès. 

Cette  mémorable  campagne  fut  l'occasion  d'une  première 
scission  libérale.  Une  fraction  importante  du  parti,  dirigée  par 
le  duc  de  Devonshire  et  M.  Chamberiain,  refusa  de  suivre  le 
'■  grand  old  man."  Ils  arborèrent  le  drapeau  de  l'Union,  et 
tendirent  la  main  aux  conservateurs  pour  faire  échouer  le  bill 
par  lequel  M.  Gladstone  accordait  à  l'Irlande  une  Législature 
autonome.  L'unionisme  fut  une  première  forme  de  l'impé- 
rialisme.    Il  décima  le  parti  libéral. 

La  guerre  du  Transvaal  est  venue  infliger  à  ce  parti  une  nou- 
velle épreuve.  Depuis  deux  ans  il  a  été  facile  de  constater  la  di- 
vision qui  règne  dans  les  rangs  de  l'opposition.  La  présente  ses- 
sion a  empiré  le  mal.  Cependant  l'assemblée  du  9  juillet  a  réussi 
à  empêcher  un  schisme  complet  d'éclater.  Elle  a  même  rétabli 
dans  les  rangs  l'union  officielle.  Sir  Henry  Canipbell-Banner- 
nian  est  un  homme  affable,  courtois  et  dont  les  manières  con- 
ciliantes sont  un  précieux  moyen  d'action  dans  les  circons- 
tances difficiles  où  il  se  trouve  placé.  Il  a  déclaré  qu'étant 
donnée  la  division  qui  existe  dans  le  parti,  il  avait  cru  de  son 
devoir  d'obtenir  une  expression  d'opinion  et  de  s'assurer  s'il 
possédait  la  confiance  de  l'opposition  et  s'il  pouvait  encore  lui 
être  utile.  Si  je  suis  encore  de  quelque  utilité  au  parti,  a-t-il 
ajouté,  mon  premier  souci  doit  être  d'essayer  à  maintenir  l'u- 
nion dans  les  rangs.  La  division  au  sujet  de  la  guerre  a  été 
grandement  exagérée.  Sir  James  Kitson,  M. P.,  appuyé  par  M. 
A.  E.  Pease,  M.  P.,  a  proposé  un  vote  de  confiance.  Sir  Wil- 
liam Vernon  Harcourt  a  appuyé  la  motion  chaleureusement. 
M.  Asquith,  dans  un  vigoureux  discours,  a  dit  qu'il  était  odieux 
de  mettre  en  doute  la  loyauté  de  ceux  qui  différaient  d'opinions 
sur  certains  points.  Il  a  rendu  hommage  au  zèle  et  au  tact 
manifesté  par  sir  Henry  Campbell-Bannerman.  Il  se  déclare 
prêt  à  appuyer  le  chef  du  parti  ;     mais  il  insiste  sur  l'idée  qu'il 


I 


164  REVUE  CANADIENNE 

doit  y  avoir  de  ia  tolérance  si  l'on  veut  voir  régner  la  con- 
corde. Sir  Edward  Grey  parle  dans  le  même  sens.  Le  résultat 
de  l'assemblée  a  été  un  raccordement  au  moins  temporaire  et 
un  vote  de  confiance  en  sir  Henry  Campbell.  On  affirme 
que  M.  Asquith  n'avait  pas  du  tout  l'intention  de  détrôner  son 
leader.  Il  y  avait  159  membres  du  parlement  présents  à  la 
réunion. 

Lord  Rosebery,  l'ancien  premier  ministre  libéral,  qui  venait 
d'arriver  d'un  voyage  à  l'étranger,  a  été  l'objet  de  plus  d'une 
démarche  durant  cette  crise  intime  du  parti.  En  réponse  à 
une  invitation  du  Club  libéral  de  la  Cité  d'aller  y  adresser  la 
parole  sur  la  situation  politique,  il  a  publié  un  manifeste  remar- 
quable que  toute  la  grande  presse  a  commenté.  Ce  document 
politique  est  important.  Le  noble  lord  fait  allusion  à  sa  dé- 
mission comme  chef  du  parti  libéral,  il  y  a  cinq  ans.  "  En  1896, 
dit-il,  j'ai  abandonné  la  direction  du  parti  avec  le  dé.sir  sinon 
l'espoir  de  favoriser  son  union.  Pour  le  même  motif  je  me  suis 
etïacé  depuis,  et  je  me  suis  abstenu  de  toute  parole  ou  de  tout 
acte  qui  pourrait  troubler  cette  union  ou  embarrasser  mes  suc- 
cesseurs. Cette  ligne  de  conduite  n'a  pas  été  généralement 
comprise.  B'.le  était  simple,  loyale,  facile  à  comprendre,  et 
c'est  pour  cela  sans  doute  qu'on  L'a  appelée  mystérieuse.  En 
tout  cas,  elle  n'a  eu  aucun  efïet  sur  l'union  du  parti.  Ce 
parti,  dans  le  but  de  conserver  une  apparence  d'harmonie,  a 
accordé  à  ses  membres  la  liberté  d'action  et  de  parole  au  sujet 
de  la  guerre,  ce  qui  signifie  liberté  universelle.  Je  me  consi- 
dère donc  relevé  de  la  réserve  que  je  me  suis  imposée  il  y  a  près 
de  cinq  ans.  Non  pas  que  je  désire  rentrer  dans  l'arène  de  la 
j)olitique  de  parti.  Loin  de  là;  je  n'y  retournerai  jamais 
volontairement.  Au  contraire,  je  crois  qu'il  y  a  une  place  utile 
et  peu  convoitée,  dans  notre  société  politique,  pour  quelqu'un 
qui  ayant  rempli  de  hautes  fonctions,  et  n'ayant  aucun  désir 
de  les  remplir  encore,  peut  émettre  son  opinion  avec  une  indé- 
pendance absolue.    Je  parle  donc  pour  moi  seul." 

Après  avoir  montré  quelles  sont  les  perspectives  du  parti 
libéral  dans  la  politique  intérieure,  lord  Rosebery  déclare  que 
le  parti  ne  pourra  devenir  une  puissance  que  lorsqu'il  aura  pris 
une  décision  relativement  aux  questions  impériales  qui  sont 
soutenues  par  la  guerre.  "  L'empire  tout  entier,  a-t-il  dit. 
s'est  rallié  à  la  guerre.  Quelle  est  l'attitude  du  parti  libéral? 
Neutralité  et  liberté  d'opinion.     Eh  bien,  je  soutiens  que  c'est 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES       165 

une  attitude  impossible,  et  qui  ne  signifie  rien  autre  chose  que 
l'impuissance  libérale.  Aucun  parti  ne  peut  exister  dans  de 
telles  conditions.  Moralement  la  guerre  est  juste  ou  injuste, 
et  notre  tactique  est  légitime  ou  contraire  à  la  civilisation.  Si 
lia  guerre  est  injuste  et  que  notre  tactique  soit  contraire  aux 
lois  de  la  civilisation,  notre  gouvernement,  notre  nation  est 
criminelle,  et  la  guerre  doit  être  arrêtée  coiàte  que  coûte.  Si  la 
guerre  est  juste  et  soutenue  par  l'emploi  de  moyens  nécessaires 
et  légaux,  il  est  de  notre  devoir  de  l'appuyer  de  toutes  nos  forces 
afin  qu'elle  soit  conduite  à  une  prompte  et  heureuse  conclusion. 
Ce  sont  là  des  questions  vitales.  Jamais  deux  partis  hostiles 
n'en  ont  eu  de  plus  grandes  pour  les  diviser.  Comment  alors 
un  parti  peut-il  s'entendre  pour  se  diviser  à  leur  propos?  Ca- 
valiers et  Tête  rondes  auraient  pu  aussi  bien  s'allier  sur  les 
bases  du  maintien  d'opinions  divergentes  quant  à  la  politique 
de  Charles  ler."  Lord  Rosebery  rappelle  que  Fox,  quand  il 
combattit  la  guerre  avec  la  France,  brisa  son  parti  et  l'écarta 
du  pouvoir  pour  près  de  quarante  ans.  "  La  vérité,  dit-il,  c'est 
que  les  hommes  d'Etat  qui  se  séparent  de  la  nation  sur  une 
grande  question  nationale,  telle  qu'une  guerre  dans  laquelle 
chacun  contribue  par  des  souffrances  et  des  efforts  communs, 
s'en  séparent  pour  plus  longtemps  qu'ils  ne  le  pensent.  Une 
considération  de  ce  genre  ne  saurait  l'emporter  un  instant  sur 
une  conx'iction,  mais  elle  ne  devrait  jamais  être  perdue  de  vue 
par  les  hommes  politiques  qui  ne  désirent  pas  voir  le  gouverne- 
ment de  ce  pays  tomber  permanemment  entre  les  mains  de 
leurs  adversaires,  et  l'application  de  leur  programme  de  poli- 
tique intérieure  ajournée  indéfiniment." 

Lord  Rosebery  se  plaint  ensuite  de  ce  qu'on  semble  vouloir 
ignorer  ou  éluder  la  vérité  réelle  quant  à  la  condition  du  parti. 
"  Notre  division,  dit-il,  n'est  pas  simplement  à  propos  de  la 
guerre  :  —  elle  cesserait  avec  la  guerre  ;  —  mais  elle  est  causée 
par  un  sincère,  fondamental  et  incurable  antagonisme  de  prin- 
cipes au  sujet  de  l'empire  en  général  et  de  sa  politique  à  venir. 
Il  y  a  une  école  aveugle,  suivant  moi,  aux  développements  du 
monde,  qui  est  décidément  insulaire.  Il  y  en  a  une  autre  qui 
inscrit  au  premier  article  de  son  credo  les  responsabilités  et  le 
maintien  de  notre  libre  et  bienfaisant  Empire.  Notre  parti  ne 
peut  renfermer  dans  son  sein  ces  deux  écoles  et  demeurer  un 
facteur  politique  important.  Les  deux  sections  peuvent  s'appeler 
par  le  même  nom  et  ramer  dans  le  même  bateau,  mais  le  bateau 


166  REVUE  CANADIENNE 

n'avancera  pas,  parce  qu'elles  rament  en  sens  inverse.  Tant 
que  l'équipage  ne  sera  pas  tombé  d'accord  sur  le  port  vers 
lequel  elles  rameront,  la  barque  ne  pourra  que  tourner  sur  eUe- 
même."  D'après  lord  Rosebery,  la  source  réelle  de  faiblesse 
pour  le  parti  libéral,  c'est  une  honnête  et  irréconciliable  diver- 
gence d'opinions  sur  un  groupe  de  questions  de  la  plus  haute 
importance.  Ce  n'est  pas  la  faute  d'aucun  leader,  et  ce  n'est 
en  aucune  façon  une  question  personnelle.  C'est  l'évolution 
de  notre  Empire  et  du  sentiment  impérial  durant  les  vingt  der- 
nières années,  qui  a  produit  la  divergence.  Elle  ne  pouvait 
probablement  pas  être  évitée.  Elle  ne  peut  maintenant  être 
guérie  ou  déguisée  par  un  caucus  de  parti.  L'une  ou  l'autre 
des  deux  sections  doit  d'emporter  si  le  parti  libéral  doit  encore 
une  fois  devenir  une  puissance."  Lord  Rosebery  termine  son 
manifeste  en  déclarant  qu'il  n'entrevoit  actuellement  aucune 
issue  favorable  à  cet  imbroglio. 

.  Ce  document  a  été  assez  vivement  critiqué  dans  les  milieux 
libéraux.  Les  impérialistes  nuance  Asquith  reprochent  à  l'an- 
cien premier  ministre  de  se  tenir  à  l'écart,  et  soutiennent  que 
la  situation  n'est  pas  aussi  désespérée  pour  le  parti,  qu'il  a  bien 
voulu  le  prétendre. 

Lord  Rosebery  fait  parler  de  lui  en  ce  moment  de  plusieurs 
manières.  Il  est  fortement  question  de  son  mariage  avec  la 
duchesse  d'Albany,  veuve  du  prince  Léopold,  quatrième  fils 
de  la  reine  Victoria.  La  duchesse  est  âgiée  de  40  ans.  Elle 
appartient  à  la  famille  des  princes  de  Waldeck-Pyrmont.  Elle 
est  veuve  depuis  1848  Lord  Rosebery  est  âgé  de  54  ans.  Il 
avait  épousé  en  1878  Mademoisellle  Hanna  Rotschild.  fille 
unique  du  baron  Rotschild.  et  la  plus  riche  héritière  de  la 
Grande-Bretagne.  Elle  est  morte  len  1890,  laissant  à  son  mari 
deux  fils  et  deux  filles.  On  prétend  que  le  roi  Edouard  VIT  a 
donné  son  consentement  à  cette  alliance,  par  laquelle  'lord 
Rosebery  deviendrait  le  quasi  beau-ifrère  de  son  souverain. 


Le  comité  qui  avait  été  nommé  par  la  Chambre  des  lords 
pour  étudier  la  question  des  modifications  à  apporter  au  ser- 
ment du  roi  a  fait  un  rapport  qui  consiste  simplement  dans  ce 
projet  de  résolution: 

"  Que  la  déclaration  requise  du  souverain,  à  son  accession, 
par  le  Bill  of  Rights,  peut  être  modifiée  avantageusement,  et 
qu'elle  .sera  formulée  comme  suit  à  l'avenir: 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES      167 

"  Je,  par  la  grâce  de  Dieu,  Roi  (ou  Reine)  de  la  Grande-Bre- 
tagne et  d'Irlande,  Défenseur  de  1»  Foi,  professe,  certifie  et  at- 
teste solennellement  et  sincèrement,  en  présence  de  Dieu,  que 
dans  le  sacrement  de  la  Cène,  il  n'y  a  aucun  transsubstantiation 
des  éléments  du  pain  et  du  vin  au  corps  et  au  sang  du  Christ, 
au  moment  de  la  consécration,  ou  après,  par  qui  que  ce  soit. 
Et  je  crois  que  l'invocation  ou  l'adoration  de  la  Vierge  Marie 
ou  de  quelque  autre  saint  et  le  sacrifice  de  la  messe  tels  que  pra- 
tiqués maintenant  dans  l'Eglise  de  Rom-e,  sont  contraires  à  la 
religion  Protestante.  Et  je  professe,  certifie  et  atteste  solen- 
nellement, en  présence  de  Dieu,  que  je  fais  cette  déclaration  et 
chaque  partie  d'icelle  sans  réserve." 

Pour  mettre  les  lecteurs  de  la  Revue  Canadienne  à  même 
de  se  rendre  compte  du  changement  proposé,  nous  allons  don- 
ner l'ancienne  formule,  ou  mieux  la  formule  actuelle,  celle  que 
le  roi  Edouard  VII  a  prêtée  lors  de  son  accession  au  trône  : 

"  Je  professe,  certifie  et  déclare  solennellement  et  sincère- 
ment en  présence  de  Dieu,  que  je  crois  que  dans  le  sacrement 
de  la  Cène  il  n'y  a  aucune  transsubstantiation  des  éléments  du 
pain  et  du  vin  au  corps  et  au  sang  du  Christ,  au  moment  de  la 
consécration,  ou  après,  par  qui  que  ce  soit  ;  et  que  l'invocation 
ou  l'adoration  de  la  Vierge  Marie  ou  de  quelque  autre  saint, 
et  le  sacrifice  de  la  messe,  tel  que  pratiqué  maintenant  par  l'E- 
glise de  Rome,  sont  superstitieux  et  idolâtriques:  et  en  pré- 
sence de  Dieu,  je  professe,  certifie  et  déclare  solennellement  que 
je  fais  cette  déclaration  et  chacune  de  ses  parties  en  particulier 
dans  le  sens  naturel  et  ordinaire  des  mots  qui  m'ont  été  lus,  tels 
qu'ils  sont  communément  compris  par  les  Protestants  Anglais, 
sans  aucun  échappatoire,  équivoque  ou  réserve  mentale  quel- 
conques, et  sans  aucune  dispense  déjà  accordée  à  moi,  dans  ce 
but,  par  le  Pape  ou  par  quelque  autre  personne  ou  autorité  que 
ce  soit  ou  sans  aucun  espoir  d'aucune  dispense  telle  d'aucune 
per.sonne  ou  autorité  que  ce  soit,  ou  sans  penser  que  je  suis  ou 
peux  être  acquitté  devant  Dieu  ou  les  hommes,  ou  absout  de 
cette  déclaration  ou  d'aucune  de  ses  parties,  bien  que  le  Pape, 
ou  quelque  autre  personne  ou  personnes  que  ce  soient,  pour- 
raient m'en  dispenser,  ou  l'annuler  ou  déclareraient  qu'elle  est 
nulle  et  sans  efïet  dès  le  principe." 

C'est-à-dire  que  le  comité  de  la  Chambre  des  lords  propose 
.simplement  la  suppression  des  mots  "  sont  superstitieux  et  ido- 
lâtriques, "  et  leur  remplacement  par  ceux-ci  :  "sont  contraires 


168  REVUE  CANADIENNE 

à  la  foi  protestante;"  et  il  remplace  toute  la  phraséolog-ie  su- 
perflue de  la  fin  par  l'affirmation  que  la  déclaration  est  faite 
"  sans  réserve."  Nous  n'hésitons  pas  à  déclarer  que  cette  modi- 
fication n'est  pas  satisfaisante  pour  les  catholiques.  On  veut 
bien  ne  plus  dire  que  nos  croyances  sont  "  superstitieuses  et 
idolâtriques."  Mais  on  maintient  l'attaque  contre  le  sacrement 
de  l'Eucharistie,  et  on  parle  de  Vadoration  de  la  Ste  Vierge. 
Les  nobles  lords  devraient  savoir  que  les  catholiques  n'adorent 
pas  la  Ste  Vierge.  Est-iil  donc  si  difficile  d'enlever  du  serment 
du  roi  tout  ce  qui  relève  de  la  discussion  théologique? 

Nous  espérons  que  le  parlement  va  aller  beaucoup  plus  loin 
que  le  comité  de  la  Chambre  des  lords. 


En  France,  la  loi  scélérate  contre  les  congrégations  reli- 
gieuses a  été  adoptée  par  le  Sénat  avec  une  servilité  et  une  pas- 
sion sectaire  peut-être  encore  plus  accentuées  que  celles  de  la 
Chambre.  La  justice  et  le  droit  ont  eu  d'intrépides  et  élo- 
quents champions  dans  la  personne  de  MM.  de  Lamarzelle.  de 
Marcère.  Wallon,  etc.  Un  vaillant  homme  de  mer,  l'amiral  de 
Cuverville,  récemment  élu  sénateur,  a  payé  de  sa  personne 
avec  un  dévouement  admirable.  Malgré  son  inexpérience  de 
la  tribune,  il  y  est  monté  à  plusieurs  reprises  pour  protester 
contre  les  clauses  iniques  du  projet,  et  il  a  prononcé  de  bons 
et  solides  discours.  Nous  tenons  à  rapporter  ici  un  incident 
dont  il  a  été  le  héros  et  qui  a  mis  en  pleine  lumière  son  courage 
moral,  souvent  plus  difficile  à  pratiquer  que  le  courage  guer- 
rier. Un  enragé  sectaire,  le  sénateur  Delpech,  dénonçait  l'ex- 
istence de  l'esprit  clérical  dans  l'armée  et  la  marine.  Comme 
preuve  à  l'appui,  il  apportait  une  pièce  dont  il  expliquait  ainsi 
la  nature  : 

"  C'est  un  document  que  j'ai  communicpié  moi-même  à  la 
presse,  il  y  a  trois  ans;  je  l'ai  trouvé  dans  une  circulaire  par 
laquelle  le  cardinal  archevêque  de  Paris  me  demandait  une 
souscription  pour  la  construction  d'une  église  Saint-Michel  à 
Paris.     (Hilarité.) 

"Ce  sont  deux  lettres:  la  première  affirmant  que  le  signa- 
taire avait  obtenu  de  l'archange  saint  Michel  une  protection 
toute  spéciale  dans  des  négociations  délicates  au  Dahomey 
(Rires  à  gauche)  ;  il  ne  s'agit  ni  de  nos  troupes  ni  des  sacrifices 
pour  nous  fournis;     c'est  l'archange  .saint   Michel   (|ui  a  tout 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES      169 

fait;  la  seconde,  qu'ayant  mis  sous  la  protection  de  saint  Mi- 
chel le  bâtiment  battant  pavillon  amiral,  le  danger  d'un  incen- 
die, qui  s'était  déclaré  dans  une  des  soutes,  fut  écarté.  (Mouve- 
ments et  rires  à  gauche.)  " 

Mais  alors,  la  scène  change  de  face  :  "  Vou'lez-vous  nom- 
mer le  signataire  de  ces  deux  lettres?"  crie  de  sa  place  l'amiral 
de  Cuverville,  au  délégué  des  Loges  qui  occupe  la  tribune. 
—  ■■  Elles  sont  signées:  amiral  de  Cuverville,"  répond  M. 
Delpech.  —  "  Je  demande  la  parole  pour  un  fait  personnd," 
dit  l'amiral.  Et  il  s'élance  à  la  tribune  comme  à  un  abordage. 
On  sent  qu'il  va  se  passer  quelque  chose.  Ce  quelque  chose 
c'est  un  acte  de  foi  fait  par  un  soldat  en  plein  parlement  fran- 
çais.    Nous  citons  le  compte  rendu  de  la  séance  : 

"  M.  l'amiral  de  Cuvcnnlle.  —  Messieurs,  je  n'abuserai  pas  de 
la  patience  du  Sénat.  On  vient  d'apporter  à  cette  tribune  un 
fait  qui  m'est  personnel:  c'est  un  acte  de  foi,  et  je  revendique 
pour  moi  le  droit  de  croire  et  de  pratiquer.  (Vive  approbation 
à  droite.) 

"  M.  Maxime  Lccointc.  —  Oui,  mais  non  comme  amiral. 

"  M.  Dcslieux  Junca.  —  Vous  n'avez  pas  le  droit  de  ridicu- 
liser la  France.     (Exclamations  à  droite.  —  Bruit.) 

"  M.  le  président.  —  N'interrompez  pas,  messieurs,  je  vous  en 
prie.  C'est  bien  la  moindre  des  choses  qu'un  collègue  qui  a 
été  mis  en  cause  puisse  s'expliquer.  (Très  bien  !  très  bien!  à 
droite.) 

"  M.  l'amiral  de  Cuverville.  —  J'ai  toujours  considéré  que 
ma  foi  était  pour  moi  le  premier  de  tous  les  biens  et,  je  vous  le 
dis,  j'entends  la  conserver;  nul  n'a  le  droit  d'y  porter  atteinte. 
(Nouvelles  marques  d'assentiment  sur  les  mêmes  bancs.) 

"  J'entends  que  cette  foi  soit  ma  vie  même  ;  elle  a  alimenté 
plus  que  ma  vie.  elle  a  été  ma  consolation,  elle  a  été  mon  sou- 
tien dans  les  circonstances  graves  de  ma  carrière  et,  cette  foi, 
elle  donne  au.x  marins  la  pratique  du  sacrifice.  .  .  (Très  bicnl 
très  bien!  sur  les  mêmes  bancs.),  l'esprit  d'abnégation.  C'est  à 
ce  sentiment  que  nous  devons  de  retrouver,  sous  toutes  les  la- 
titudes, des  hommes  (|ui.  en  joignant  l'amour  de  Dieu  à  celui 
de  la  patrie,  font  triompher  le  drapeau  sur  tous  les  points  du 
globe.  (Vifs  applaudissements  à  droite.  —  L'orateur,  en  rega- 
gnant sa  place,  reçoit  les  félicitations  de  ses  collègues  de  la 
droite.)  " 

Un  journal  catholique  commentant  cet  épi.sode,  s'écrie  : 


170  REVUE  CANADIENNE 

"  Ce^  n'est  pas  seulement  sur  les  bancs  de  la  droite  sénato- 
riale, c'est  dans  toutes  les  galeries  et  tribunes,  —  nous  en  fîimes 
témoin,  — -que  l'acte  de  foi  si  simple  et  si  fier  de  l'amiral  a  pro- 
duit une  émotion  profonde.  Quels  applaudissements  n'eût-il 
pas  suscités  là  aussi,  n'eût  été  l'interdiction  imposée  au  public 
des  galeries  et  tribunes  de  s'abstenir  de  toute  manifestation! 
Mais  on  n'a  pu  réprimer  de  même  les  exclamations  qui  se  pres- 
saient sur  toutes  les  lèvres.  "  Bravo,  amiral  !  C'est  très  bien, 
très  fier,  très  crâne!  " 

Hélas  !  pourquoi  faut-il  que  des  hommes  comme  ce  fier  ami- 
ral ne  soient  qu'une  faible  minorité  dans  le  parlement  fran- 
çais! 


Une  fois  adoptée  définitivement  par  les  deux  Chambres,  la 
loi  de  malheur  a  été  sanctionnée  par  le  président  et  promul- 
guée sans  délai.     C'est  désormais  un  fait  accompli. 

Le  Souverain  Pontife,  qui  avait  élevé  la  voix  au  début  de 
cette  œuvre  de  persécution,  vient  de  parler  de  nouveau.  Il  a 
adressé  aux  supérieurs  généraux  des  ordres  et  instituts  une 
admirable  lettre  pour  les  encourager  et  les  fortifier  dans  l'é- 
preuve. Cet  auguste  document  est  daté  du  29  juin  1901.  Le 
Saint-Père  y  fait  allusion  aux  attaques  dirigées  contre  les  con- 
grégations religieuses  dans  divers  pays. 

"  En  ce  qui  Nous  concerne,  vous  le  savez,  leur  dit-il.  Nous 
n'avons  négligé  aucun  moyen  capable  d'écarter  de  vous  une 
persécution  si  indigne  et  d'épargner  à  ces  nations  un  malheur 
si  grand  et  immérité.  Dans  ce  but,  en  plusieurs  circonstances 
déjà.  Nous  avons  chaudement  recommandé  votre  cause  à 
tout  pouvoir,  au  nom  de  la  religion,  de  la  justice  et  de  la  civili- 
sation, avec  l'espoir,  vain  hélas!  que  Nos  remontrances  seraient 
écoutées.  En  efïet,  dans  ces  derniers  jours,  chez  une  nation 
singulièrement  féconde  en  vocations  religieuses,  et  pour  la- 
quelle Nous  avons  toujours  eu  des  égards  tout  spéciaux,  les 
pouvoirs  publics  ont  approuvé  et  promulgué  des  lois  d'excep- 
tion contre  lesquelles,  pour  les  conjurer.  Nous  avions,  il  y  a  peu 
de  mois,  élevé  notre  voix. 

"  Nous  souvenant  de  Nos  devoirs  sacrés,  et  à  l'exemple  de 
Nos  illustres  prédécesseurs.  Nous  réprouvions  hautement  ces 
lois  contraires  au  droit  naturel  et  évangélique.  aussi  bien  qu'à 
la  constante  tradition,  de  s'associer  librement  pour  un  genre  de 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES       171 

vie,  non  pas  seulement  honnête,  mais  saint;  contraires  égale- 
ment au  droit  absolu  de  l'Eglise  de  fonder  des  instituts  reli- 
gieux dépendant  d'EMe  exclusivement,  pour  l'aider  dans  l'ac- 
complissement de  sa  mission  divine,  ce  qui  procurait  de  grands 
bienfaits  dans  l'ordre  religieux  et  civil,  avantages  qui  se  sont 
multipliés  au  profit  particulier  de  cette  très  noble  nation. 

"  Aujourd'hui,  cédant  à  un  mouvement  intime,  il  Nous  plaît 
de  vous  ouvrir  Notre  cœur  paternel,  désireux  que  Nous 
sommes  de  vous  donner  et  d'en  recevoir  une  sainte  consolation; 
avec  le  dessein  aussi  de  vous  fournir  en  même  temps  des  docu- 
ments opportuns  afin  que  vous  vous  affermissiez  de  plus  en 
plus  dans  les  épreuves  et  que  vous  en  récoltiez  de  copieux  mé- 
rites devant  Dieu  et  devant  les  hommes." 

Le  Pape  rappelle  aux  ordres  religieux  la  parole  de  Notre- 
Seigneur:  "Heureux  êtes-vous  quand,  à  cause  de  moi,  on 
vous  maudira,  on  vous  persécutera,  et  on  portera  contre  vous 
mensongèrement  toutes  sortes  de  méchantes  accusations."  Les 
congrégations  forment  la  portion  choisie  de  la  cité  de  Dieu; 
il  n'est  donc  pas  surprenant  que  contre  elles,  de  temps  à  autre, 
s'acharne  la  cité  du  monde.  Léon  XIII  fait  ensuite,  encore 
une  fois,  l'éloge  des  instituts  religieux,  de  l'œuvre  féconde, 
civilisatrice  et  moralisatrice  qu'elles  accomplissent  dans  le 
monde.  Il  les  encourage  à  redoubler  de  zèle  dans  l'observance 
de  leurs  règles,  et  à  suivre  les  traditions  et  les  exemples  de 
leurs  illustres  fondateurs:  "Tous,  jeunes  et  vieux,  tenez  les 
yeux  fixés  sur  vos  ililustres  fondateurs.  Ils  vous  parlent  par 
leurs  maximes,  ils  vous  guident  par  les  statuts,  ils  vous  pré- 
cèdent par  l'exemple;  ayez  le  souci  aimant  et  sacré  de  les 
écouter,  de  les  suivre,  de  les  imiter.  Ainsi  firent  en  des  condi- 
tions et  en  des  temps  également  très  tristes,  tant  de  vos  aines, 
et  ainsi  vous  transmirent-ils  un  riche  héritage  d'invincible  cons- 
tance et  de  toutes  autres  vertus  des  plus  choisies.  Montrez- 
vous  dignes  de  tels  pères  et  de  tels  frères;  que  tous  vous  puis- 
siez dire  avec  un  légitime  orgueil  :  Nous  sommes  les  enfants 
et  les  frères  des  saints  ! 

"  Par  là  vous  pouvez  vous  promettre  à  bon  droit  des  avan- 
tages signalés  pour  vou.s-mêmes,  pour  l'Eglise,  pour  la  société. 
Vous,  en  efi^et,  en  vous  étudiant  à  atteindre  le  degré  de  sanctifi- 
cation auquel  Dieu  vous  a  appelés,  vous  accomplirez  les  des- 
seins de  sa  divine  providence,  et  vous  mériterez  la  très  large 
récompense  qu'il  vous  a  promise.     L'Eglise,  qui,  en  mère  très 


172  REVUE  CANADIENNE 

aimante,  a  prodigué  ses  grâces  à  vos  diverses  familles,  retirera 
de  vous,  pour  ainsi  dire  en  retour,  une  coopération  plus  que 
jamais  fidèle  et  d'une  singulière  efficacité  dans  sa  mission  de 
paix  et  de  salut.  Et  précisément,  c'est  de  paix  et  de  salut  qu'a 
un  extrême  besoin  la  société  actuelle,  misérablement  affaiblie 
et  dépravée  qu'elle  est,  mais  pour  la  ressaisir,  la  soulever,  la 
ramener  repentante  "aux  pieds  de  son  très  miséricordieux  Ré- 
dempteur, il  faut  des  hommes  de  vertu  supérieure,  de  parole 
ardente,  de  cœur  apostolique,  et  qui  soient  à  point  nommé  des 
médiateurs  de  grâce  accrédités  auprès  de  lui.  Et  vous.  Nous 
n'en  doutons  pas,  vous  serez  tels  ;  et  vous  ne  pourrez  pas 
rendre  à  la  société  plus  opportun  et  plus  noble  bienfait." 

Enfin  le  Saint-Père  conseille  aux  congrégations,  dans  les 
épreuves  qui  les  menacent,  une  attitude  faite  à  la  fois  de  fer- 
meté et  de  douceur.  "  La  charité  du  Christ,  chers  fils.  Nous 
inspire  une  dernière  parole  pour  raffermir  en  vous  les  senti- 
ments dont  vous  êtes  animés  envers  ceux  qui  combattent  de 
toute  façon  vos  instituts  et  qui  en  entravent  l'œuvre.  Autant 
votre  attitude  doit  être  par  conscience  ferme  et  pleine  de  di- 
gnité, autant  par  l'effet  de  votre  profession  elle  doit  être  tou- 
jours douce  et  indulgente  ;  attendu  que  dans  le  religieux 
doit  singulièrement  resplendir  la  perfection  de  cette  charité 
vraie  qui  se  porte  à  la  compassion  mais  ne  cède  pas  à  l'indi- 
gnation. "  Se  voir  payés  d'ingratitude,  se  voir  rejetés,  ne 
peut  pas,  certes,  ne  pas  contrister  la  nature  ;  mais  la  voix  au- 
torisée de  la  foi  vous  rappelle  l'avertissement  :  Triomphe::  du 
mal  par  le  bien;  elle  vous  met  sous  les  yeux  cette  splendide 
magnanimité  de  l'Apôtre  lui-même  :  Nous  sommes  maudits,  et 
nous  héiiissoiis;  nous  souffrons  persécution,  et  nous  tenons  ferme; 
nous  sommes  injuriés  et  nous  prions;  surtout,  elle  vous  invite  à 
répéter,  suppliants  avec  Jésus,  le  bienfaiteur  souverain  de  la 
race  humaine,  suspendu  à  la  croix  :     Père,  pardonnez-leur. 

"  Donc,  fortifiez-vous  dans  le  Seigneur.  Le  Vicaire  du  Christ 
est  avec  vous;  avec  vous  est  tout  le  monde  catholique,  qui 
vous  admire  avec  une  respectueuse  affection  et  reconnaissance. 
Du  haut  du  ciel  vous  encouragent  vos  glorieux  pères  et  frères; 
votre  Chef  suprême  Jésus-Christ  vous  enveloppe  et  vous 
couvre  de  sa  puissance.  Vous,  ses  privilégiés,  insistez  auprès 
de  son  Cœur  divin  par  une  fervente  prière,  assurés  d'en  retirer 
un  accroisement  de  confiance  et  de  forces  pour  vaincre  en  lui 
toutes  les  colères  du  monde.  Son  :  Ayez  confiance,  j'ai  vaincu 
le  monde,  retentit  toujours,  consolant  et  vivace. 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES       173 

"  Qu'elle  vovis  console  aussi  et  vous  soutienne,  Notre  Bé- 
nédiction, qu'en  ce  jour,  consacré  à  la  mémoire  triomphante 
des  Princes  des  Apôtres.  Nous  sommes  heureux  de  vous  accor- 
der abondante,  soit  à  chacun  de  vous,  soit  à  toutes  vos  familles 
et  à  chacune,  qui  nous  sont  très  chères  dans  le  Seigneur." 

Cette  magnifique  lettre  a  été  accueillie  avec  gratitude  par  les 
congrégations  menacées.  Elle  montre  combien  le  Souverain 
Pontife  prend  part  à  leurs  épreuves.  Et  dans  sa  forme  si  noble 
et  si  digne  elle  pèsera  comme  une  écrasante  condamnation  sur 
les  scélérats  politiques  qui  ont  édicté  la  loi  d'ostracisme. 


Maintenant,  que  vont  faire  les  congrégations?  C'est  la 
question  qui  se  pose  en  ce  moment  dans  le  monde  catholique 
français.  En  vertu  de  la  loi  Waldeck  elles  ne  peuvent  subsis- 
ter sans  obtenir  l'autorisation  de  l'Etat,  et  cette  autorisation 
ne  peut  leur  être  conférée  que  par  voie  de  législation.  Voici 
ce  que  l'article  13  dit: 

"  Art.  / j.  —  Aucune  congrégation  religieuse  ne  peut  se  for- 
mer sans  une  autorisation  donnée  par  une  loi  qui  déterminera 
les  conflitions  de  son  fonctionnement. 

■'  Elle  ne  pourra  fonder  aucun  nouvel  établissement  qu'en 
vertu  d'un  décret  rendu  en  Conseil  d'Etat. 

"  La  dissolution  de  la  congrégation  ou  la  fermeture  de  tout 
établissement  pourront  être  prononcés  par  décret  rendu  en 
conseil  des  ministres." 

Et  cet  article  a  pour  corollaire  l'article  16  qui  se  lit  comme 

suit: 

"  Art.  16.  —  Toute  congrégation  formée  sans  autorisation 
sera  déclarée  illicite. 

"  Ceux  qui  en  auront  fait  partie  seront  punis  des  peines  édic- 
tées à  l'article  8,  paragraphe  2. 

"  La  peine  applicable  aux  fondateurs  ou  administrateurs  sera 
portée  au  double." 

Rapprochez  ces  deux  articles:  aucune  congrégation  reli- 
gieu.se  ne  peut  se  former  sans  l'autorisation  d'une  loi,  et  toute 
congrégation  formée  sans  autorisation  sera  déclarée  illicite. 
Donc,  les  congrégations  qui  ne  demanderont  pas  l'autorisation 


174  REVUE  CANADIENNE 

seront  tenues  pour  illicites  et  traitées  comme  telles.  En  pré- 
sence de  cette  situation,  on  se  demande  si  les  congrégations 
doivent  solliciter  l'autorisation  ou  ne  pas  la  solliciter.  La  solli- 
citer c'est  s'incliner  devant  cette  loi  odieuse  et  tyrannique.  C'est 
renoncer  de  fait  au  droit  concordataire.  C'est  abandonner  le 
terrain  sur  lequel  on  s'est  placé  dès  le  début.  C'est  soumettre 
à  l'Etat  des  constitutions  et  des  statuts  religieux  qui  ne  doivent 
relever  que  de  l'Eglise.  Ne  pas  la  solliciter  c'est  accepter  d'a- 
vance la  mort  et  l'extinction  d'œuvres  importantes  qui  ont 
coûté  d'immenses  sacrifices,  et  qui  fout  un  bien  incalculable. 
Que  faire?  quelle  voie  choisir?  Le  dilemme  est  embarrassant 
et  angoissant. 

Des  articles  qui  ont  été  publiés  à  ce  sujet  dans  la  presse  ca- 
tholique, urre  idée  se  dégî^e  ;  c'est  que,  quelle  que  soit  la  so- 
lution du  problème,  l'attitude  des  congrégations  devrait  être 
unanime. 

Un  Abbé  bénédictin  a  adressé  à  la  Férité  Française  la  note 
suivante  relativement  à  cette  grave  question  : 

"  Nous  savons  à  quels  dangers  et  à  quels  sacrifices  s'expose- 
ront ceux  qui  ne  croiront  pas  pouvoir,  en  conscience,  deman- 
der l'autorisation,  surtout  après  qu'un  certain  nombre  d'autres 
se  seront  soumis  à  cette  formalité. 

"  D'un  autre  côté,  mettre  de  l'empressement  à  solliciter,  et 
même  à  accepter  la  faveur  de  la  dite  autorisation,  présente  plus 
d'un  inconvénient  grave. 

"  1°  iCe  serait  faire  le  jeu  d'un  gouvernement  hostile  et  im- 
pie. Aux  yeux  de  beaucoup  ce  serait  accepter  le  principe  et  les 
conséquences  d'une  loi  souverainement  injuste. 

"  2°  Ce  serait  accepter  la  mise  des  congrégations  hors  du. 
droit  commun  —  hors  du  Concordat  c'est-à-dire  déserter  la  plate- 
fortne  du  Concordat,  sur  laquelle  le  Pape  nous  a  placés  ;  en 
cela  n'y  aurait-il  pas  imprudence  et  presque  une  certaine  incon- 
venance ? 

"  3°  Ce  serait  aggraver  la  situation  des  autres  religieux  qui 
seraient  regardés,  même  par  des  honnêtes  gens,  comme  des  ré- 
fractaires  et  des  révoltés,  puis  traités  comme  tels  par  le  gou- 
vernement. 

"  4°  Rien  ne  serait  plus  funeste  et  moin^  honorable,  qu'une 
manière  d'agir  isolée  et  trop  intéressée,  qui  ressemblerait  à  un 
sauve  qui  peut. 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES       175 

"  A  tous  les  points  de  vue,  rien  ne  serait  plus  désirable  que 
de  voir  s'établir  entre  les  congrégations,  non  encore  autorisées, 
une  entente  commune: 

"  Soit  pour  protester,  au  moins  par  la  dignité  du  silence, 
contre  une  loi  inique,  si  injurieuse  à  Dieu  et  à  l'Eglise,  sans  re- 
noncer à  tous  les  moyens  légaux  pour  se  maintenir  sur  le  ter- 
rain du  droit  commun,  du  pacte  concordataire,  pour  obliger  les 
persécuteurs  à  démasquer  leur  violence  et  l'hypocrisie  de  leur 
perfide  loi  ; 

■'  Soit,  si  si  l'autre  parti  paraît  préférable,  dans  les  circons- 
tances actuelles,  demander  l' autorisation  tout<:s  ensemble,  au  même 
titre  et  en  vertu  du  même  droit. 

"  Sous  cette  forme,  l'autorisation  accordée  aux  uns,  paraî- 
trait moins  le  prix  de  leur  soumission  à  l'arbitraire,  et  l'exclu- 
sion prononcée  contre  les  autres  ne  gênerait  en  rien  la  dignité 
de  ceux  qui  auraient  obtenu  le  bénéfice  de  la  reconnaissance 
légale. 

"  Par  cette  entente  pour  une  action  commune,  combien  les 
congrégations  seraient  plus  fortes  contre  l'ennemi  commun, 
et  plus  dignes  en  face  de  la  persécution  !  " 

Le  même  journal  publiait  dans  le  même  numéro  une  com- 
munication qui  lui  était  envoyée  de  Rome,  et  dans  laquelle  on 
semblait  croire  que  le  Pape  allait  donner  une  direction  dans 
le  sens  de  la  seconde  alternative  indiquée  par  l'Abbé.  On  y 
lisait  ces  lignes  : 

"  Dans  cette  situation,  il  était  important  de  savoir  si  le  Pape 
avait  la  pensée  de  donner  aux  religieux  la  direction  qu'ils  en 
attendent,  et  dans  quel  sens  le  Souverain  Pontife  donnerait 
cette  direction. 

"  Or,  je  tiens  de  la  meilleure  source  que  le  Pape  entend  don- 
ner en  effet  cette  direction  et  que,  tout  considéré,  il  incline  à 
formuler  le  désir  ou.  pour  mieux  dire,  la  volonté  que  toutes  les 
congrégations  s'accordent  pour  demander  l'autorisation  exigée 
par  la  nouvelle  loi. 

"  Sans  doute,  et  sans  parler  de  ce  qu'on  doit  redouter  du 
règlement  d'administration  public  en  perspective,  le  texte  déjà 
bien  grave  de  cette  loi  a  été  encore  aggravé  par  les  dispositions 
de  l'arrêté  ministériel  dont  fut  accompagnée  sa  publication, 
puisque  cet  arrêté  crée  des  difficultés  d'ordre  spécial,  au  point 
de  vue  canonique.     Mais,  sans  qu'il  soit  besoin  d'indiquer  la 


176  REVUE  CANADIENNE 

solution  propice,  il  m"a  été  dit  que  Rome  a  le  moyen  de  parer 
aussi  à  ces  difficultés. 

"  Est-ce  à  dire  qu'on  ait  ici  l'illusion  de  croire  c|ue  le  gou- 
vernement, dont  la  loi  vise  évidemment  la  destruction  des  con- 
grégations religieuses,  répondra  par  une  attitude  bienveillante 
à  cette  demande  générale  des  congrégations  !  Je  ne  le  pense 
pas. 

*'  Mais  on  croit  bon  d'éprouver  ce  qu'il  peut  rester  de  bonne 
foi  au  dit  gouvernement  pour  l'application  d'une  loi  qui,  dans 
sa  pensée,  doit  le  délivrer  des  congrégations  qui  gênent  da- 
vantage son  action  maçonnique.  Cette  expérience  faite,  nul 
ne  sera  plus  admis  à  contester  qu'en  faisant  voter  cette  loi,  le 
gouvernement  a  eu  moins  souci  de  protéger  l'Etat  contre  des 
dangers  imaginaires  que  de  se  couvrir  d'un  prétexte  légal  pour 
s'armer  d'un  nouvel  instrument  de  persécution.  " 

Si  l'information  publiée  par  la  Vérité  française  est  bien  ex- 
acte, le  Pape  va  donc  adresser  aux  congrégations  une  instruc- 
tion leur  prescrivant  de  prendre  une  attitude  uniforme  et  de 
demander  l'autorisation.  C'est  alors  que  l'hypocrisie  de  Wal- 
deck-Rousseau  et  compagnie  va  éclater.  Quel  spectacle  que 
celui  de  ces  francs-maçons  officiels,  délibérant  sur  les  statuts 
des  congrégations  !  Quelle  amère  ironie  de  voir  la  question  de 
la  vie  ou  de  la  mort  de  tel  ou  tel  ordre  religieux  livrée  aux  sym- 
pathiques délibérations  des  mandataires  du  Grand-Orient,  des 
Brisson,  des  Trouillot,  des  Combes  et  des  Delpech  ! 

*  *  m 

Au  Canada  la  politique  chôme  complètement,  et  il  ne  s'est 
produit  récemment  aucun  événement  digne  de  mention.  On 
commence  à  organiser  dans  différentes  villes  la  réception  de 
l'héritier  présomptif  du  trône,  le  duc  de  Cornwall  et  d'York, 
qui  arrivera  à  Québec  en  septembre. 

Québec,  25  juillet  1901. 


IRLANDE  ET  FRANCE 


^'^l'^r^.-f  L  y  a  toujours  eu,  je  ne  sais  quelle  attirance  intime, 

-'St      entre  la  terre  d'Irlande  et  la  terre  de  France,  et  la 

raison  en  est  peut-être,  que  ces  deux  peuples,  les 

peuples    les  premiers  nés  du  catholicisme  en  Eu- 

'rope,  ont  été  dès  le  berceau,  caressés  par  la  même  foi,  et 

nourris  des  mêmes  espoirs,  par  les  mêmes  apôtres. 

C'est  des  rives  de  Gaule  que  saint  Patrice  est  allé  prêcher 

la  verte  Erin,  et  c'est  vers  la  France    que  pendant  ses  heures 

d'angoisse,  l'Irlande  a  jeté  les  yeux  pour  demander  secours  et 

sympathies. 

Viva  la,  the  Freiich  are  coniing, 

Viva,  la,  our  friends  are  true, 
Viva  la,  the  French  are  coming, 

What  will  the  poor  yeoiiien  do  ? 

C'était  le  refrain  que  l'on  chantait  dans  les  veillées,  pendant 
la  grande  détresse. 

Je  me  souviens  même  d'une  paire  de  couplets  français  qui 
eurent  leur  heure  de  vogue  sur  la  terre  des  saints. 

De  Lhomond,  verre  en  main  et  droit  comme  une  lance, 
Camarade,  dit-il,  buvons  au  roi  de  France. 
Rasades  et  vivats  respondent   à  ce  cry, 

Car  aux  Anglais  n'en  déplaise, 

Le  roy  Louis  est  chéri 

De  la  brigade  irlandaise. 

Septembre.— 1901.  12 


178  REVUE  CANADIENNE 

Bonne  chance  aux  beautés  que  nous  avons  aimées 

Dans  le  pays  des  lacs  aux  rives  embaumées  ! 

Que  Dieu  garde  l'Irlande  !  Ils  pâlissent  ;  au  cœur 

Sans  cloute  un  chagrin  leur  pèse  ; 

On  ne  tremble  pas  de  peur 

Dans  la  brigade  irlandaise. 

Aux  armes  !  Du  combat  c'est  l'aube  matinale  ; 
Cent  tambours  à  la  fois  battent  la  générale  ; 
Aussitôt  de  la  tente  ils  se  rendent  tout  droit 

A  l'avant-garde  française. 

C'est  là  sa  place  de  droit 

A  la  brigade  irlandaise. 

De  ces  preux,  francs  buveurs,  pas  un  n'a  survécu, 
Tous  ont  été  tués  ;  qu'importe  !     Ils  ont  vaincu. 
D'autres  ont,  après  eux,  combattu  pour  la  France, 
Jamais  ils  n'ont  revu  leur  terre  d'espérance. 
De  Dunkerque  à  Belgrade,  en  tous  lieux  de  combats 

Il  n'est  plaine  ni  falaise 

Oîi  ne  gisent  des  soldats 

De  la  brigade  irlandaise. 

Pendant  la  Révolution  de  1789,  c'est  en  Irlande  que  beau- 
coup de  prêtres  français  se  sont  réfugiés  pour  échapper  à  la 
mort  que  voulait  leur  donner  leur  ingrate  patrie,  et  c'est  d'Ir- 
lande que  nous  est  venu  l'abbé  Firmin  Edgeworth,  pour  assis- 
ter Louis  XVI  sur  les  marches  de  l'échafaud,  et  lui  dire:  "  Fils 
de  saint  Louis,  montez  au  ciel." 

Mais  c'est  surtout  de  l'amitié  prodiguée  par  l'Irlande  à  la 
France  pendant  la  guerre  de  1870,  que  je  voudrais  entretenir 
mes  si  chers  compatriotes  d'adoption,  les  lecteurs  canadiens 
de  la  Revue  Canadienne. 

Je  pourrais  puiser  des  détails  dans  un  joli  livre  que  vient  de 
m'envoyer  la  maison  Murphy,  de  Baltimore.  Il  a  pour  titre 
Ireland  and  France,  et  a  pour  auteur  M.  Alfred  Duquet.  Il  est 
écrit  en  anglais,  mais  c'est  double  plaisir  que  de  lire  une  page 
d'amour  pour  la  France,  dans  la  langue  d'Albion,  quelques 
mots  seulement  pour  donner  appétit. 

C'est  dans  une  réunion  du  ler  septembre  1870.  que  fut  dé- 
cidé à  Dublin  l'envoi  d'un  corps  d'ambulance,  composé  de  300 
personnes  et  d'une  brigade  de  600  soldats  irlandais.  Cette 
petite  armée,  conduite  par  le  capitaine  Kirwan,  arriva  au  Havre 
le  13  octobre  1870  et  fut  reçue  officiellement  le  même  jour. 


IRLANDE  ET  FRANCE  179 

"  Au  nom  de  la  France,  soyez  mille  fois  les  bienvenus,  s'é- 
cria le  maire  de  la  ville.  Je  ne  puis  exprimer  combien  le  pays 
est  touché  de  la  sympathie  que  vous  lui  témoignez  pendant  son 
affliction.  C'ïst  dans  le  malheur  que  l'on  reconnaît  les  vrais 
amis.   Dieu  sauve  l'Irlande  !  " 

"  Au  nom  d'une  nation  sœur,  intimement  unie  à  vous  par 
des  alliances,  je  présente  aux  délégués  de  la  noble  nation  fran- 
çaise, ce  corps  de  secours  que  j'amène,  répondit  M.  McCann. 
S'il  peut  vous  rendre  service  dans  ces  jours  d'épreuves,  il  aura 
accompli  une  mission  chère  au  peuple  d'Irlande." 

M.  Smith,  de  Dublin,  ajouta  ces  quelques  mots  : 

"  Permettez-moi  de  vous  témoigner  l'assurance  des  plus 
tendres  sympathies  des  fîls  et  des  filles  d'Irlande.  Nous  dési- 
rons être  séparés  de  la  honteuse  indififérence  du  reste  de  l'Eu- 
rope. Nous  sommes  Irlandais,  et  c'est  comme  Irlandais  que 
nous  déclarons  notre  amitié  à  la  cause  de  France.  L'Irlande 
est  aujourd'hui  ce  qu'elle  a  été  toujours  envers  la  France,  et  si 
elle  le  pouvait,  elle  enverrait  tous  ses  fils  lutter  et  mourir  pour 
la  France." 

Il  n'y  eut  aucune  réponse,  à  ces  paroles  de  vaillance,  sinon 
ces  mots  sortis  des  poitrines  des  hommes  et  des  femmes  de 
France:   Vive  l'Irlande,  vive  l'Irlande,  vive  l'Irlande! 

Le  15  octobre,  le  contingent  irlandais  fut  dirigé  par  le  mi- 
nistre de  la  guerre,  sur  Evreux  et  de  là  sur  Tours. 

Mais  nous  ne  le  suivrons  pas  dans  ses  opérations,  car  nous 
préférons  renvoyer  nos  lecteurs  au  livre  précité.  C'est  une 
mine  de  détails  inédits  sur  les  relations  franco-irlandaises. 

La  brochure  se  termine  par  une  excellente  biographie  de 
Patrice  Maurice,  comte  de  MacMahon  et  duc  de  Magenta,  Ir- 
landais d'origine,  devenu  Président  de  la  République  française 
en  1873.  Cette  vie  est  due  à  la  plume  de  M.  Ford,  rédacteur  en 
chef  de  Vlrish  World,  de  New-York. 

§'a&ljé    £cfcu. 
Vicaire  à  Cahoes  (N.-Y.). 


DECHIFFREMENT  D'UNE  ANCIENNE 
ECRITURE 


N  attribue  à  M.  Joseph  T.  GoodiTiaii,  de  San-Fran- 
cisco,  la    découverte  du  déchiffrement    des    hiéro- 
glyphes qui  se  voient  sur  Jes  monuments  en  ruine 
du  Yucatan  et  de  l'Aimérique  centrale,  et  dont  les 
Mayas,  déjà  tombés  ,au  rang  de  peuple  dégénéré  à  l'é- 
poque de  l'arrivée  des  Espagnols,  sont  Jes  auteurs. 
Le  système  graphique  des  Mayas  ressemble  à  celui  des  hié- 
roglyphes égyptiens.     Voici  les  détails  que  j'en  donnais  dans 
un  article  publié  dans  La  Revue  du  mois  d'aoiàt  1899: 

"  Les  livres  dont  se  servaient  les  Mayas  consistaient  en  lon- 
gues bandes  de  papier  faites  de  fibres  du  maguey,  pliées  à  la 
façon  d'un  paravent,  de  manière  à  former  des  pages  de  neuf 
pouces  par  cinq  pouces  ;  ces  pages  étaient  couvertes  de  carac- 
tères hiéroglyphiques  nettement  dessinés  et  tracés  à  la  main 
en  couleurs  brillantes.  Des  planchettes  étaient  accolées  aux 
pages  extérieures,  et  le  livre  entier  ressemblait  à  un  élégant 
volume  de  grandeur  octavo.  Les  caractères  avec  lesquels  ils 
sont  écrits  sont  les  mêmes  que  ceux  gravés  sur  les  tablettes 
en  pierre  et  sur  les  monuments  des  villes  détruites  de  Palenque 
et  de  Copan.  Ce  genre  d'écriture,  qui  est  entièrement  différent 
des  peintures  idéographiques  des  Aztecs,  n'appartenaient 
qu'aux  Mayas.  C'était  un  système  d'écriture  très  perfectionné 
et  renfermant,  d'après  l'examen  qui  en  a  été  fait,  un  certain 
nombre  de  principes  phonétiques.  Sous  ce  rapport,  comme 
sous  plusieurs  autres,  les  Mayas  étaient  de  beaucoup  les  plus 
avancés  des  peuples  de  l'Amérique.  Une  ancienne  mais  bien 
vague  légende  attribue  l'invention  de  ces  caractères  à  Iztamna, 
le  Cadmus  Maya,  sorte  de  héros  demi-dieu  qui,  de  l'Est,  point 


DECHIFFREMENT  D'UNE  ANC.  ECRITURE    181 

de  départ,  les  guida,  dans  leur  voyage  à  travers  la  mer,  leur 
donna  des  lois  et  les  gouverna  pendant  plusieurs  années.  L'in- 
terprétation de  cette  écriture  hiéroglyphiciue  est  encore  un  des 
problèmes  les  plus  difficiles  de  l'archéologie  américaine,  et  elle 
constitue  le  premier  obstacle  que  rencontre  le  savant  qui  étudie 
les  ruines  éparses  sur  le  sol  du  Yucatan.  Les  tablettes  et  les 
monuments  sont  là,  devant  lui,  avec  leurs  textes  muets,  qui  lui 
donneraient,  s'il  pouvait  les  lire,  la  clef  de  ce  qu'il  cherche,  et 
tant  qu'il  n'y  aura  pas  réussi,  les  pages  perdues  de  l'histoire 
des  Mayas  ne  pourront  être  retrouvées.  Quoique  personne 
n'ait  encore  rien  découvert  qui  pût  le  conduire  au  déchiffrement 
d'une  seule  inscription  de  cette  écriture,  les  résultats  auxquels 
en  sont  arrivés  quelques  savants,  tant  de  l'Amérique  que  de 
l'étranger,  nous  permettent  d'espérer  que  les  études  qui  se 
poursuivent  seront  plus  fructueuses." 

Jusqu'ici,  c'est  M.  Léon  de  Rosny,  éminent  américaniste, 
qui  avait  fait  faire  le  plus  de  progrès  à  l'étude  de  ces  hiéro- 
glyphes. 

Vers  1840,  le  consul  américain  Stephens  fut  un  des  premiers 
à  explorer  l'Amérique  centrale  et  à  nous  faire  connaître  les  rui- 
nes qui  en  jonchaient  le  sol  ou  qui  étaient  déjà  recouvertes  par 
la  forêt.  De  retour  aux  Etats-Unis,  il  éveilla,  dans  une  série 
de  conférences,  l'intérêt  du  monde  savant  sur  ces  vestiges  d'un 
autre  âge. 

Quelques  années  plus  tard,  M.  l'abbé  Brasseur  de  Bour- 
bourg,  envoyé  par  le  gouvernement  français,  explorait  ces 
mêmes  régions,  et  écrivait  plusieurs  volumes  sur  les  antiquités 
américaines. 

Mais  les  plus  intéressantes  découvertes,  dans  le  dernier 
quart  du  siècle,  sont  dues  à  un  autre  explorateur  français,  M. 
Désiré  Charnay.  Le  résultat  de  ses  voyages  au  Mexique  et 
dans  l'Amérique  centrale  (1867- 1882)  est  contenu  dans  son 
grand  ouvrage  intitulé  :  Les  anciennes  villes  du  Nouveau-Moti- 
de."  M.  Lorillard,  de  New- York,  avait  donné  $200,000  pour 
aider  à  défrayer  les  frais  d'expédition  de  cet  explorateur. 


182  REVUE  CANADIENNE 

Il  faut  aussi  mentionner  M.  Maudsilay  qui,  il  y  a  vingt  ans, 
alors  qu'il  était  étudiant  à  l'Université  d'Oxford,  se  voyant 
forcé,  vu  l'état  de  sa  santé,  de  quitter  son  pays,  arrivait  dans 
l'Amérique  centrale  à  la  recherche  d'un  climat  plus  clément. 
Il  y  rencontra  quelques  curieux,  que  les  inscriptions  des  tem- 
ples attribués  aux  Mayas  intéressaient  vivement,  et  il  se  prit 
d'un  si  grand  intérêt  pour  ces  antiquités,  qu'il  résolut  sur-le- 
champ  de  faire  de  l'étude  de  ces  monuments  et  de  leurs  inscrip- 
tions l'objectif  de  sa  vie.  Depuis  cette  époque,  en  effet,  il  n'a 
cessé  d'enrichir  les  musées  d'Oxford  et  de  South-Kensington 
de  tablettes  couvertes  d'inscriptions  qui  pourront  bien,  quelque 
bon  jour,  nous  dire  l'histoire  de  ce  peuple  mystérieux,  que,  fau- 
te de  mieux,  nous  désignons  sous  le  nom  de  "Mayas."  C'est  à 
cet  enthousiaste  et  infatigable  explorateur  que  M.  Goodman 
vient  de  dédier  son  dictionnaire,  fruit  de  quinze  années  de  tra- 
vail, sur  le  système  g;raphique  de  ces  Américains  d'autrefois. 
C'est  l'opinion  de  M.  Maudslay  que  ce  savant  a  dévouvert  la 
clef  du  déchiffrement  de  l'écriture  hiéroglyphique  des  Mayas. 
Espérons  qu'il  ne  sera  point  trompé  dans  son  attente;  ce  serait 
faire  faire  un  pas  immense  à  l'histoire  de  notre  continent.  Avant 
Champollion,  pour  les  hiéroglyphes  égyptiens,  MM.  Oppert  et 
Rawlinson,  pour  les  caractères  cunéiformes  des  Babyloniens, 
plusieurs  s'étaient  flattés  d'avoir  réussi  à  nous  livrer  le  secret  de 
ces  écritures  ;  les  événements  ont  prouvé  qu'ils  avaient  pris 
l'ombre  pour  la  lumière.  L'avenir  nous  dira  si  M.  Goodman 
nous  apporte  la  lumière.  Je  suivrai  les  événements,  et  si  la 
nouvelle  de  sa  découverte  se  confirme,  les  lecteurs  de  la  Revue 
Canadienne,  pour  ne  parler  que  de  mes  cbers  compatriotes, 
en  seront  les  premiers  informés,  dussé-je  faire  autant  de  jaloux 
de  tous  ceux  qui  ne  sont  pas  abonnés  à  cette  excellente  publi- 
cation. 

Cllpii.  I^aqt-iovi. 
Québec,  avril  1900. 


NOTRE-DAME  DE  LORETTE  EN  LA 
NOUVELLE-FRANCE 


(Suite) 


Un  mot  sur  les  industries  des  Hurons  de  Lorette  com- 
plétera ce  chapitre.  Inutile  de  répéter  ce  qui  a  été  dit 
ailleurs  "'  des  occupations  des  sauvages  de  la  mission  et 
de  leurs  moyens  de  subsisfance. 

Aujourd'hui  l'agriculture  est  moins  en  honneur  chez 
eux  qu'au  18e  siècle.  Au  témoignage  de  Kalm,  choisis- 
sant "  les  Français  pour  modèles,"  ils  cultivaient  tous  le 
maïs,  et  quelques-uns  avaient  de  petits  champs  de  blé  et 
de  seisile.  Plusieurs  d'entre  eux  avaient  des  vaches. 
"  Ils  sèment,  dit  le  naturaliste,  dans  leurs  pièces  de  maïs, 
cette  plante,  si  commune  chez  nous,  que  nous  appelons 
soleil,  et  ses  graines  forment  un  des  ingrédients  de  leur 
sagamiié,  ou  soupe  au  maïs."  '"' 

Au  dix-neuvième  siècle,  sauf  de  rares  exceptions,  ils  pré- 
fèrent se  livrer  à  des  industries  moins  onéreuses,  plus  en 
harmonie  avec  leur  nature  indolente. 

D'après  un  publiciste  contemporain,  '^'  "  les  Hurons  de 
Lorette,  placés  sur  une  étroite  bande  de  terre  arable,  ac- 
culés à  une  région  montagneuse  et  forestière  difficilement 
cultivable,  ont  été,  par  la  force  des  circonstances,  rejetés 
vers  la  chasse  et  les  industries  qui  en  dépendent.  A  l'heure 
actuelle,  peu  d'entre  eux  s'occupent  de  chasse  ;  mais  leur 

(1)  Voir  chapitre  cinquième. 

(2)  Ouvrage  cité,  p.  124. 

(3)  M.  Léon  Gérin-Lajoie. 


184  REVUE  CANADIENNE 

aversion  pour  la  culture  et  les  travaux  pénibles  et  suivis 
subsiste,  et  ils  tii'ent  presque  entièrement  leurs  ressources 
du  tannage  des  peaux,  de  la  fabrication  des  raquettes, 
canots  d'écorce,  moccasins  et  articles  de  fantaisie.  "  "' 

Il  ne  sera  pas  sans  intérêt  pour  le  lecteur  non  initié  de 
décrire  brièvement  l'industrie  principale  à  Inquelle  le  vil- 
lage de  Lorette  doit  aujourd'hui  sa  subsistance,  et  dont  le 
monopole  n'est  pas  réservé  aux  seuls  indigènes.  Cette 
industrie  comprend  la  double  fabrication  des  raquettes  et 
des  moccasins,  ou  souliers  mous,  deux  articles  qui  se  com- 
plètent mutuellement.  En  effet,  la  chaussure  de  rigueur 
pour  le  marcheur  à  la  raijuette  est  le  moccasin,  soulier  à 
la  fois  chaud  et  léger,  qui  laisse  au  pied  toute  sa  souplesse 
et  ne  brise  pas  le  réseau  de  la  raquette. 

La  matière  des  raquettes  n'a  guère  varié  depuis  la  dé- 
couverte du  pay?.  Le  cadre  destiné  à  soutenir  le  réseau, 
dont  l'ampleur  empêche  le  pied  d'enfoncer  dans  la  neige, 
est  invariablement  en  frêne,  bois  qui  se  plie  admirable- 
ment à  la  forme  qu'on  veut  donner  à  la  raquette.  La  ma- 
tière des  cordes  entrelacées''^'  qui  forment  le  réseau  était 
autrefois  exclusivement  la  peau  de  l'orignal  ou  du  caribou. 
On  a  gardé  cette  dernière  peau  pour  les  raquettes  de  qua- 
lité plus  fine.  Mais  aujourd'hui,  les  peaux  de  vache  ou 
de    veau   sont  à  peu  près  seules  employées  à  cet  usage. 

(1  )  Ces  articles  sont  faits  tl'écorce  de  bouleau  et  agrénieiU<''s  de  dessins  naïfs 
(fleurs,  oiseaux,  etc),  brodés  en  soie.s  de  porc-épic  ou  en  poil  d'orignal  ou  de 
caribou  teint  de  diverses  couleurs.  Avant  l'invention  des  teintures  cliimi- 
o.nes  extraites  de  l'aniline  et  d'autres  principes,  les  Sauvages  recouraient  aux 
procédés  suivants  pour  les  différentes  couleurs.  Le  rouge  était  extrait  de  la 
Uaroyane  igalium)  ;  le  jaune,  des  grains  de  la  plante  dite  myrica  gcile ;  le  bleu, 
de  l'espagnolette  ou  raii ne  verte  vieillie  par  l'usage,  qui,  trempée  dans  l'eau 
bouillante,  conserve  la  couleur  jaune,  et  dégage  le  bleu.  On  obtenait  le  vert 
en  trempant  les  objets  teints  en  jaune  dans  la  décoction  bleue  précédente  ;  le 
brun  provenait  de  l'écorce  de  la  noix  (juglan»  catliartini)  ;  le  noir,  du  même 
princi|Te,  et  alors  il  tirait  sur  le  brun  ;  de  l'écorce  de  l'orme  ou  de  l'érable,  et 
dansée  cas,  il  se  rapprocbait  du  violet.  Ces  détails  sont  empruntés  à  une 
l'Otice  publiée  en  1S31,  i)ar  la  f^ociété  Littéraire  et  Historique  de  Québec,  et  due 
à  M.  Green. 

(2)  Le  nom  sauvage  de  ces  filaments  est  hnhiche. 


NOTRE-DAME  DE  LORETTE  185 

Ces  peaux,  à  l'état  cru,  c'est-à-dire  débarrassées  de  leur 
poil,  de  la  chair  et  des  matières  grasses  qui  y  adhéraient, 
sont  taillées  en  filaments  plus  ou  moins  épais  selon  le 
genre  de  raquette  qu'on  veut  confectionner.  Quand  le 
réseau  a  durci,  ces  filaments  gardent  la  translucidité  et 
la  couleur  des  cordes  de  violon,  tirant  sur  le  brun  foncé 
dans  les  raquettes  plus  grossières. 

Quant  à  la  forme  des  raquettes,  elle  varie  considéra- 
blement. On  peut  cependant  en  rattacher  les  variétés  à 
trois  types  généraux  :  les  raquettes  dites  de  chantier,  les 
klonJyl-es  et  les  raquettes  de  fantaisie. 

La  première  variété,  celle  qui  rappelle  le  plus  exacte- 
ment le  type  indigène  original,  est  beaucoup  plus  large 
que  les  autres,  de  manière  à  mieux  soutenir  le  poids  du 
corps.  C'est  la  r.aquette  utilitaire  par  excellence.  Les 
chasseurs,  les  militaires,  les  voyageurs,  les  missionnaires 
n'en  connaissent  pas  d'autres.  Les  raquettes  dites  Idou- 
(Jjjhes  sont  étroites  et  pointues  à  chaque  bout,  le  cadre  étant 
<;o:nposé  de  deux  baguettes  de  frèue  recourbées  en  arc  et 
rejointes  aux  deux  extrémités.  Comme  les  raquettes  des- 
tinées aux  coureurs,  elles  ne  seraient  pas  utiles  en  pleine 
forêt,  oii  la  neige  molle  céderait  trop  facilement  sous  le 
poids  du  marcheur.  Elles  supposent  donc  la  neige  durcie 
par  le  vent,  ou  Ijien  encore  un  sentier  battu  par  des  com- 
pagnons de  marche  ou  des  concurrents,  comme  le  chemin 
que  doivent  suivre  les  chercheurs  d'or. 

Quant  aux  raquettes  de  fantaisie,  il  y  en  a  une  grande 
variété,  depuis  les  raquettes  d'amateurs  et  les  raquettes 
de  dames  et  d'enfants  jusqu'aux  minuscules  raquettes,  que 
les  touri-stes  emportent  comme  souvenir  de  l'hiver  cana- 
dien et  rangent  parmi  les  chinoiseries  et  autres  bibelots 
de  leurs  salons. 

La  nomenclature  des  peaux  qui  servent  de  matière  pre- 
mière pour  la  confection  des  moccasins  ou  souliers  mous, 


186  REVUE  CANADIENNE 

est  plus  variée  encore,  presque  toute  la  faune  des  animaux 
portant  bois  des  cinq  parties  du  monde  y  ayant  successive- 
ment contribué. 

L'histoire  de  cette  convergence  cosmopolite  de  pellete- 
ries homogènes  vers  un  point  aussi  obscur  que  le  village 
de  Lorette  ne  laisse  pas  que  d'avoir  son  côté  [)iquant. 

Comment  se  fait-il  donc  que  le  fournisseur  de  la  matière 
première  d'une  industrie  qui,  après  tout,  n'a  pas  uue  im- 
portance majeure,  achève  de  faire  le  tour  du  globe  à  la 
recherche  de  ce  qu'il  faut  pour  l'alimenter?  La  raison 
en  est  double  :  d'aboi'd,  la  dépopulation  des  forêts  avec  la 
marche  en  avant  de  la  civilisation,  et  l'extinction  progres- 
sive conséquente  des  races  de  fauves  dont  la  peau  est  in- 
dispensable à  pareille  industrie.  La  seconde  raison,  qui 
logiquement  est  antérieure  à  la  première,  c'est  la  demande 
croissante  de  cette  marchandise  causée  par  la  multiplica- 
tion des  clubs  de  raquetteurs,  et  l'engouement  plus  ou 
moins  factice  pour  les  sports  canadiens. 

Il  y  a  une  quarantaine  d'années,  quand  le  nombre  de 
gens  chaussant  moccasins  n'était  pas  légion,  les  chasseurs 
Lorettains,  durant  leur  chasse  d'hiver  dans  les  forêts  qui 
nous  séparent  de  la  région  du  lac  Saint-Jean,  fournissaient 
ample  matière  à  leur  industrie  nationale.  Peaux  d'ori- 
gnaux et  de  caribous,  <''  les  premières  plus  épaisses  et  plu» 
résistables  pour  le  pied,  et  celles-ci,  plus  fines  et  plus 
souples,  pour  les  hausses  du  mocassin,  étaient  seules  en 
usage.  Tout  au  plus,  la  peau  de  mouton  servait-elle 
parfois  pour  remplacer  celle  du  caribou  dans  les  s  juliers  de 
qualité  inférieure. 

(1)  L'orignal  est  nne  variété  de  l'élan  [Alcea  malchls).  Le  caribou  est  le 
renne  de  l'Amérique  dn  Nord  (fi'tfiffi/cr  taramlu«).  L9  major  G.-K.  MacMa- 
lion,  du  31e  répiment  d'infanterie  des  Etats-Unis  (U.  S.  V.),  dans  une  étude 
sur  les  MoroH  de  Miiidanao(une  des  îles  Philippines),  peuplade  originaire  de 
Bornéo  et  attidée  au  mahométisme,  parle  d&carihoui  cumine  faisaut  iiartie  de 
la  faune  de  l'île,  et  dit  que  les  cuirasses  des  guerriers  sont  souvenr  fait  w  de 
peau  de  caribou  durcie.  Le  terme  airibou  est  probablement  employé  par 
l'écrivain  américain  à  défaut  d'un  mot  plus  approprié. 


NOTRE-DAME  DE  LORETTE  187 

Mais  bientôt  les  fauves  de  la  forêt  canadienne  se 
faisant  plus  rares,  et  la  demande  s'étant  subitement 
accrue  par  l'occupatiou  militaire  plus  nombreuse  qui  sui- 
vit l'affaire  du  Trent  et  les  menaces  de  guerre  avec  la 
république  voisine,  il  fallut  chercher  plus  loin  les  maté- 
riaux nécessaires  à  l'industrie  de  Lorette.  Les  domaines 
de  Sa  Majesté  britannique  devaient  être  assez  vastes  pour 
fournir  des  chaussures  aux  braves  soldats  venus  pour  les 
protéger.  Les  Montagnes  Rocheuses  envoyèrent  la  dé- 
pouille de  l'élan  rouge,  et,  plus  tard,  les  plaines  du  Nord- 
Ouest,  celle  du  bison. 

A  leur  tour,  ces  deux  races  puissantes  disparurent  assez 
promptement  sous  la  balle  du  pionnier  et  au  cri  strident 
de  la  locomotive.  Cette  fois  le  problème  se  compliqua 
davantage.  Les  forêts  du  nouveau  monde  ne  suffirent 
plus  pour  chausser  le  pied  de  celui  qui  naguère  les  par- 
courait en  maître  absolu.  Il  fallut  traverser  l'océan  et 
demander  à  l'Afrique  australe  la  dépouille  de  ses  gnus, 
de  ses  hartebeests,  de  ses  girafes,  pour  chausser  l'antipode 
de  l'Amérique  boréale.  Chose  étrange  !  Le  fusil  du 
hurgher  avait  abattu  sur  le  veldt  de  l'Orange  et  du  Trans- 
vaal  la  bête  qui  devait  chausser  son  futur  envahisseur. 

La  chasse  aux  hommes  a  succédé  à  la  chasse  aux  bêtes 
sur  les  kopje  et  les  veldts  du  Sud-Africain.     • 

Mais,  quelques  années  avant  la  guerre,  l'importation 
des  peaux  de  ce  pays  avait  cessé.  Là  aussi,  les  progrès 
de   la  civilisation  avaient  tari  cette  t^ource  de  matériaux. 

C'est  du  berceau  du  genre  humain,  de  l'antique  Asie, 
que  le  Huron  de  Lorette  attend  aujourd'hui  le  cuir  de  ses 
moccasins.  L'élan  de  l'Inde  orientale,  qui  erre  sur  les 
versants  des  Himalayas  a  le  malheur  d'être  le  congénère 
de  l'orignal  ou  élan  du  Canada.  Il  faut  donc  qu'il  paye 
de  sa  vie  le  prestige  de  cette  royale  affinité.  Car  l'élan 
ou  l'orignal  est  vraiment  le   roi  des  forêts  du  Nord.     Sa 


188  REVUE  CANADIENNE 

taille  colossale,  sa  force  prodigieuse,  l'envergure  de  son 
puissant  panache,  la  succulence  de  sa  chair  et  l'épaisseur 
de  sa  peau,  voilà  ses  titres  à  la  supériorité.  C'est  surtout 
cette  dernière  qualité  qui  le  fait  rechercher  aujourd'hui 
par  le  fabricant  de  moccasins,  comme  elle  lui  faisait  pré- 
férer naguère  son  congénère  de  la  province  de  Québec, 
des  forêts  du  Maine  ou  des  Montagnes  Rocheuses. 

La  préparation  des  peaux  pour  la  confection  des  mocas- 
sins ne  compte  que  deux  ou  trois  manipulations. 

L'épilation  se  fait  en  trempant  les  peaux  dans  de  l'eau 
claire.  Pour  les  assouplir,  on  les  baigne  quelque  temps 
dans  l'huile  de  morue,  après  quoi  elles  sont  savonnées.  On 
les  repasse  et  polit  ensuite  au  moyen  de  l'émeri.  Enfin 
on  les  expose  durant  une  dizaine  d'heures,  dans  une  cabane 
close,  à  une  fumée  épaisse  produite  par  la  combustion  du 
bois  pourri.  C'est  cette  dernière  opération  qui  donne  au 
cuir  des  moccasins  un  arôme  particulier.  La  peau  est 
alors  prête  pour  le  tailleur.  '^' 

Celui-ci  a  divers  modèles  à  sa  disposition,  suivant  l'es- 
pèce de  soulier  demand'^e.  Les  deux  variétés  aujourd'hui 
en  usage  sont  le  soulier  à  la  forme,  qui  est  le  type  a  peu 
près  universel,  et  le  soulier  nez  de  hœuf,  dont  le  nom  s'ex- 
plique par  sa  ressemblance  avec  cet  organe  de  l'animal. 

Il  y  a  deux  autres  variétés  qui  ne  sont  plus  aujourd'hui 
dans  le  commerce  :  le  soulier  à  Viroquoise,  dont  le  bout 
est  carré,  les  deux  pièces  de  l'extrémité  étant  rassemblées 
et  plis.sées.  C'était  jadis  le  soulier  favori  des  raquetteurs. 
L'autre  type  est  le  Maniioha,  dont  l'extrémité  est  plus 
pointue. 

(1)  Une  assez  forte  proportion  des  peaux  achetées  sur  le  marché  de  Londres 
est  avariée.  Colle»  qui  proviennent  des  pays  plus  chauds  sont  assez  souvent 
brûlées  par  la  graisse  qui  s'y  est  fondue  au  soleil.  C'était  le  cas,  en  particulier, 
pour  les  peaux  de  girafe,  d'ailleurs  peu  propres  à  l'industrie  des  moccasins,  à 
raison  de  leur  rugosité  et  de  leur  porosité. 


NOTRE-DAME  DE  LORETTE 


18» 


A  ces  deux  industries,  et  à  celle  moins  importiiiite  des 
objets  de  fantaisie,  est  venne  s'ndjoindre  depuis  quelques 
années  la  construction  des  canots  en  toile  goudronnée 
qui,  légers  et  portatifs  en  même  temps  que  solides  et 
étanches,  semblent  destinés  à  remplacer  le  traditionnel 
canot  d'écorce. 

Si  le  sauvage  était  plus  prévoyant  et  économe,  il  pour- 
rait, avec  ces  moyens  de  gagner,  jouir  d'une  aisance  rela- 
tive. Malheureusement,  il  imite  son  voisin,  le  canadien- 
français,  trop  souvent  passionné  pour  le  luxe  et  le  confort 
après  avoir  séjourné  "  en  Amérique,"  ou  fréquenté  ceux 
qui  y  avaient  vécu. 


£.   8i-(^.  Siiibcsaij,  "îlrTc. 


(A  siiiirc) 


LOUIS  JOLLIET 

PREMIER  SEIGNEUR  D'ANTICOSTI 


',  Sinte  I 


XIV 


Comme  pour  l'expédition  de  Jolliet  à  la  baie  d'Hudson, 
nous  sommes  obligés  de  suivre  le  résumé  qu'a  fait  M.  Pierre 
Margry  du  journal  de  l'explorateur  québecquois, — journal 
qui  semble  avoir  été  soit  égaré,  soit  mis  délibérément  à  l'abri 
des  investigations  des  chercheurs.  La  Revue  Canadienne  a 
publié  ce  résvmié  en  1872;  nous  n'en  rappellerons,  et  très  som- 
mairement, que  ce  qui  concerne  le  Labrador  proprement  dit. 

Disons  d'abord  que,  sous  le  régime  français,  la  côte  du  La- 
brador commençait  immédiatement  à  l'est  des  îles  et  îlets  de 
Mingàn  (concession  de  Jolliet  et  de  LaLande)  et  se. poursuivait 
le  long  du  golfe  Saint-Laurent  et  du  détroit  de  de  Belle-Ile, 
puis  —  à  partir  de  la  "  pointe  du  détour  "  —  le  long  de  l'At- 
lantique jusqu'aux  terres  voisines  du  détroit  d'Hudson.  (Traité 
d'Utrecht.)  Aujourd'hui,  on  peut  dire  qu'il  y  a  deux  Labra- 
dor: l'un  dont  le  nom  ne  figure  pas  sur  les  cartes  de  géogra- 
phie, mais  revient  à  chaque  instant  dans  le  langage  courant  et 
populaire  des  habitants  de  la  côte  nord  :  c'est  le  Labrador  lau- 
renticn,  ou  canadien,  qui  fait  bordure  à  la  portion  nord  du  golfe 
Saint-Laurent  ;  l'autre,  le  seul  désigné  sous  son  ancien  nom 
par  les  géographes,  dont  les  côtes  sont  baignées  par  les  eaux 
du  détroit  de    Belle-Ile  et  de    l'Atlantique:  c'est  le    Labrador 


LOUIS  JOLLIET  191 

océanique.  Le  premier  fait  partie  de  la  province  de  Québec;  le 
second  est  annexé  politiquement  à  Terre-Neuve.     {^) 

Parti  de  Mingan  vers  le  commencement  de  juin  1694,  ce  ne 
fut  qu'un  mois  plus  tard,  après  avoir  mouillé  dans  plusieurs 
havres  pour  permettre  aux  explorateurs  d'y  faire  la  traite  et  la 
pêche,  (^)  que  le  Saint-François  atteignit  les  îles  Saint-Jacques, 
en  face  de  la  baie  de  Missina,  d'où  Ton  commence  à  apercevoir 
Terre-Neuve.     (^) 

Jolliet,  à  l'instar  des  premiers  explorateurs  de  la  Nouvelle- 
France,  descendit  sur  une  de  ces  îles  et  y  planta  une  croix. 

Dans  ces  haltes,  et  à  certains  jours,  on  dressait  un  autel,  le 
Père  franciscain  célébrait  le  saint  sacrifice  de  la  messe,  et  l'on 
faisait  les  prières  ordinaires  "  pour  le  roi.  le  bourgeois  du  na- 
vire, ses  associés,  et  aussi  pour  l'heureuse  réussite  du  vovage." 


(1)  Par  proclamation  royale  datée  de  la  cour  de  Saint-James,  le  7  octobre  176;< 
(l'année  même  de  la  signature  du  traité  de  Paris),  l'ile  d'Anticosti,  le  Labrador  et 
une  petite  étendue  de  la  côte  nord  du  fleuve  Saint-Laurent,  à  partir  de  la  rivière 
Saint-Jean  (un  peu  à  l'ouest  de  Mingan),  furent  annexés  au  gouvernement  de 
Terre-Neuve  ;  mais,  en  182.5,  un  acte  du  parlement  impérial  recula  les  bornes  du 
Canada  à  l'est,  et  les  fixa  à  une  ligne  couiant  depuis  l'anse  au  Blanc  Sablon  jusqu'au 
^'2e  degré  de  latitude  nord.  Anticosti  et  le  Labrador  laurentien  revinrent  alors  au 
Canada  et  cessèrent  de  faire  partie  du  gouvernement  de  Terre-Neuve. — (Voir  6 
George  IV,  chap.  50,  sec.  9.) 

(2)  Il  ne  faut  pas  s'étonner  de  voir  .Tolliet  faire  la  traite  sur  ces  côtes.  Le  privi- 
lège des  associés  de  la  ferme  du  roi  ne  s'étendait  que  jusqu'à  deux  lieues  au-dessous 
des  Sept-lles  :  à  l'est  des  concessions  accordées  à  François  Bissot,  à  Jolliet  et  à 
LaLande,  le  champ  était  laissé  libre  à  tous  les  pêcheurs  et  traiteurs,  indistinctement  ; 
seulement,  chacun  d'eux  était  exposé  à  voir  un  ou  plusieurs  concurrents  s'établir 
à  ses  côtés.  Une  petite  concession  portant  privilège  avait  été  faite  cependant,  en 
1689,  près  de  Blanc  Sablon,  mais  comme  un  des  concessionnaires  était  François 
Pachot  lui-même,  ceux  qui  montaient  son  navire,  le  Saint- François,  pouvaient  y 
faire  la  traite  en  toute  sécurité  et  légalité. 

(.3)  C'est  sur  une  île  voisine  de  Terre-Neuve  qu'un  petit-fils  de  Louis  Jolliet,  que 
nous  croyons  être  .lean -Baptiste  .Jolliet  de  Mingan,  fut  tué  accidentellement  par  le 
sieur  Pierre  Tessier,  qui  l'accompagnait,  en  1738.  L'infortuné  jeune  homme  expira 
trois  quarts  d'heure  après  avoir  reçu  le  coup  fatal. — (."Vrchives  du  ministère  de  la 
marine,  à  Paris  ;  document  résumé  par  M.  Edouard  Richard,  archiviste  du  gouver- 
nement canadien.) 

(4)  M.  Margry  ne  donne  pas  le  nom  du  Père  récollet  qui  accompagnait  l'expédi- 
tion. Le  texte  du  manuscrit  de  .Tolliet  le  ferait  sans  doute  connaître.  Nous  savons 
seulement  que  le  Père  .Simon  de  la  Place,  récollet,  se  trouvait  à  .anticosti,  en  1689, 
et  que,  cette  même  année,  il  était  allé  annoncer  l'Evangile  aux  Esquimaux.  Le  Père 
Sixte  Le  Tac  dit  expressément  que  le  Père  .Simon  de  la  Place  fut  le  premier  mission- 
naire qui  soit  allé  chez  les  Esquimaux. 


192  REVUE  CANADIENNE 

Le  9  juillet  au  soir,  on  atteignit  les  îles  de  Balsamon,  qui 
marquent  le  commencement  du  détroit  de  Belle-Ile. 

Le  lo,  les  voyageurs  rencontrèrent  sur  la  mer  "  des  glaces 
qui,  dans  le  lointain,  paraissaient  comme  des  châteaux."  Le 
lendemain  ils  passèrent  en  face  d'une  île  qu'ils  nommèrent  la 
Citadelle.  C'était  un  rocher  à  pic,  de  trente  pieds  de  hauteur, 
qui  formait  un  triangle  de  plus  de  quinze  arpents,  "  avec  des 
fossés  naturels,  des  places  d'armes  tout  à  l'entour,"  pavées  de 
gravier  et  de  cailloux.  Le  même  jour,  —  1 1  juillet,  —  le  Saint- 
François  doubla  "  la  Pointe  du  Détour,  qui  est  la  fin  du  détroit 
de  Belle-Ile,  nommée  par  quelques-uns  le  Cap  Charles."    (*) 

Les  voyageurs  virent  alors  devant  eux  "  une  anse  pleine 
d'îles  ;  "  ils  mouJllèrent  près  des  premières,  à  cause  du  vent 
du  sud. 

Toute  cette  côte  dentelée  et  déchiquetée  du  Labrador  serait 
extrêmement  dangereuse  si  elle  n'était  protégée  contre  les 
vents  par  une  multitude  d'îles  et  îlots  qui  sont  pour  les  navi- 
gateurs un  abri  admirable. 

Le  12  juillet  au  matin,  "  on  entendit  comme  deux  coups  de 
canon  au  loin.  JoUiet  s'embarqua  dans  un  canot  avec  deux 
hommes  pour  aller  à  la  découverte.  Il  reconnut  que  c'étaient 
des  glaces  qui  avaient  fait  ce  bruit  en  se  brisant  et  en  tombant 
dans  la  mer." 

On  était  enfin  entré  dans  la  mer  toute  parsemée  d'îles  de  la 
côte  du  Labrador,  et  là  com.mence  un  véritable  voyage  de  dé- 
couvertes. Jolliet  "  donne  des  noms  aux  lieux  comme  s'ils  n'é- 
taient connus  de  (personne  et  qu'il  en  prît  possession  le  premier. 
Il  veut  aussi  apprendre  ce  que  peut  produire  d'avantages  aux 
Canadiens  le  commerce  avec  les  Esquimaux." 


(I)  La  baie  voisine  du  cap  Charles  a  ^>té  indit|uée  comme  devant  être  le  terminus 
d'une  ligne  de  chemin  de  fer  qui  relierait  Quiibec  au  Labrador  océanique.  Du  cap 
Charles  à  la  cote  de  llrlande,  la  traversée  se  ferait  en  quatre  jours.  Un  autre  projet 
serait  de  relier  la  baie  .James  à  l'Atlantique  par  un  chemin  de  fer  qui  suivrait  la 
vallée  de  la  rivière  appelée  EcikI  Main,  à  l'est  de  la  baie,  puis,  après  avoir  franclii 
un  désert  de  sable  sans  montagnes,  atteindrait  la  vallée  du  fleuve  Hamiltou  et  celle 
du  lac  Melville,  et  aurait  son  terminus  à  l'estuaire  Hamilton  {Hamillon  Inlet), 


LOUIS  JOLLIET  193 

L'explorateur  avait  encore  un  autre  but  :  celui  de  trouver 
un  passage  moins  au  nord  que  le  détroit  d'Hudson  pour  com-  "y 

muniquer  de  l'A^tlantique  à  la  baie  James. 

Jolliet  donna  le  nom  de  Saint-Louis  à  une  baie  dans  laquelle 
il  entra  le  13  iuillet.  (')  On  alluma  des  feux,  on  tira  du  ca- 
non pour  attirer  les  Sauvages,  mais  personne  ne  parut,  et  l'écho 
seul  répondit  aux  détonations. 

Le  14,  "  comme  le  vent  était  contraire  au  point  de  faire  dou- 
ter une  tempête,  (^)  on  s'arrêta  pour  raccommoder  la  barque  ; 
Jolliet  monta  sur  une  île  d'où  il  découvrit  bien  dix  lieues  dans 
la  baie  vers  le  nord-ouest,  en  outre  des  deux  qu'on  avait  déjà 
parcourues.  Par  la  coupe  des  montagnes,  il  pensa  que  la  baie 
continuait  au  delà.  Il  y  vit  plusieurs  îlots  de  roche  et  des  îles 
couvertes  de  grands  bois  d'épinettes,  de  trembles  et  de  bou- 
leaux, ainsi  que  les  montagnes  voisines.  Les  îles  des  bords  de 
la  mer  seules  lui  parurent  peuplées  et  revêtues  de  mousse. 

La  plupart  de  ces  îles  étaient  fort  hautes,  et  chacune  dans  son 
milieu  représentait  comme  des  montagnes  d'une  terre  ferme. 

"  Jolliet  examina  ainsi  avec  la  plus  grande  attention  le  pay- 
sage, mais  le  soleil  se  coucha  sans  montrer  les  Esquimaux  tant 
souhaités. 

"  Enfin  le  15,  comme  l'on  quittait  la  baie,  il  aperçut  au  large 
une  biscaïenne  faisant  la  route  de  Terre-Neuve.  Sa  pensée 
d'abord  fut  que  c'était  un  navire  européen,  parce  qu'elle  re- 
tourna sur  ses  pas  (sic),  mais,  deux  heures  après,  le  Saint- 
François  vit  arriver  les  F,squimaux. 

"  Il  ne  s'en  présenta  d'abord  à  Jolliet  que  deux,  chacun  dans 
un  canot  d€  lotip  marin,  pour  traiter  de  quelques  peaux.  Les 
autres    demeurèrent  au  loin.     Ils  ne    voulurent  pas    aborder, 


(1)  Ce  nom  a  été  conservé  ;  on   le  retrouve  sur  une  carte  officielle  de  la  province 
de  Québ»»,  publiée  en  1898. 

(2)  de  joli  archaïsme — douter  une  tempête — est  sans  doute  cité  textuellement  du 
manusofit  original.     Il  est  regrettable  (|ue  M.  Margry,  qui  a  trouvé  bon  de  publier 
intégralement  des  pages  d'ineptie'  an(  nymes,  dans  un  de  ses  volumes  de  documenta 
histofiques,  n'ait  pas  cru  devoif    reproduire  textuellement  les  manuscrits  autheu 
tiques  de  Louis  Jolliet  qu'il  a  eur   '  nti  e  les  mains. 

Septembre.— 1901.  13 


194  REVUE  CANADIENNE 

mais  ils  ne  cessèrent  tk  crier,  quoique  plus  hardis:  Ahé!  ahé! 
Thou,  tchourakou!  c'est-à-dire:  "  Bas  les  armes!  Point  de  tra- 
hison !  "  Ils  étaient  à  portée  de  mousquet  des  Français,  et 
ceux-ci  voyaient  bien  les  signes  qu'ils  leur  faisaient  d'aller  à 
eux.  Enfin  Jolliet  s'y  décida.  Il  prit  avec  lui,  dans  le  bateau, 
trois  hommes  et  quelques  couteaux  pour  la  traite.  On  s'aborda 
aisément  des  deux  parts. 

"  Des  deux  Esquimaux,  l'un,  vieillard  à  barbe  noire  (qui 
avait  sans  doute  eu  des  rapports  avec  les  Espagnols)...  se 
nommait  Capitena  Joannis;  l'autre,  sans  barbe,  s'appelait  Ka- 
micterineac.   Tous  deux  étaient  grands,  gras  et  blancs." 

Chacun  d'eux  était  couvert  d'un  "  capot  de  loup  marin  à  ca- 
puchon, semblable  à  ceux  des  Récollets,"  se  terminant  par  une 
queue  ou  pointe  "  bien  passée  et  bien  cousue."  L'un  et  l'autre 
avaient  "  une  culotte  de  peau  avec  le  poil,  et  des  1)ottes  de  loup 
marin,  le  tout  bien  cousu  et  bien  fait. 

"  Les  deux  Esquimaux  firent  signe  à  Jolliet  et  à  ses  compa- 
gnons d'entrer  et  de  mouiller  dans  un  havre  qui  paraissait 
proche.  L'espérance  de  faire  quelque  commerce  et  peut-être 
quelque  découverte  porta  Jolliet  à  pénétrer  dans  ce  havre,  que 
l'on  nomma,  en  souvenir  du  vaisseau  et  du  bourgeois  (Fran- 
çois Pachot),  le  havre  Saint-François,  (i) 

"  Le  lendemain,  après  une  nuit  tranquille,  sur  les  huit 
heures,  nos  Français  entendirent  les  mêmes  cris:  Ahé!  ahé! 
C'étaient  les  deux  Esquimaux  de  la  veille  qui  les  invitaient  à 
la  traite.  Mais  comme  ils  voulaient  toujours  ne  pas  venir  à 
bord,  Jolliet  descendit  sur  le  bateau  avec  quatre  hommes.  S'ap- 
prochant  des  nôtres  en  étendant  et  en  agitant  des  peaux  de 
loutres  comme  ils  eussent  fait  de  pavillons,  les  deux  Esqui- 
maux ne  cessaient  de  crier:  Ahé!  ahé!  Thon,  tchourakou!  re- 
doublant fréquemment  :  Thou,  tchourakou,  c'est-à-dire  :  "  Point 
de  trahison  !  bas  les  armes  !  "    Ils  avaient  à  terre,  au  loin,  leurs 


(1)  Ce  nom,  inscrit  sur  les  cartes  de  Jolliet,  a  aussi  été  conservé. 


LOUIS    JOLLIET  195 

arcs,  des  flèches  et  un  fusil.  Ils  faisaient  signe  à  Jolliet  d'agir 
de  même.  Lorsque  le  bateau  de  celui-ci  fut  arrivé  près  des 
roches,  il  aborda  et  alla  seul  au-devant  d'eux;  mais  ils  se  re- 
tirèrent aussitôt  en  arrière  ;  tout  étonnés  et  inquiets,  ils  lui 
firent  signe  avec  la  main  de  retourner  au  bateau,  et  lorsqu'il  y 
fut,  ils  lui  dirent  avec  gaîté,  la  satisfaction  peinte  sur  le  visage  : 
Catchia!  "  Voilà  qui  est  bien."  Alors  ils  joignirent  les  Fran- 
çais. Mais  un  d'eux  gardait  toujours  les  armes  et  les  flèches, 
pendant  que  l'autre  traitait.  Ils  ne  venaient  que  l'un  après 
l'autre,  disant  toujours:     Tchonrakoii! 

"  Jolliet  écrivit  plusieurs  mots  de  leur  langue,  qu'ils  lui  don- 
nèrent avec  des  témoignages  de  joie.  Ces  Esquimaux  furent 
les  deux  seuls  qu'il  aperçut.  En  les  quittant,  ils  lui  firent  en- 
tendre qu'ils  allaient  dans  leur  chaloupe  rejoindre  leurs  gens, 
partis  depuis  peu  de  ce  havre.  Nos  Français,  en  effet,  y  comp- 
tèrent onze  grandes  cabanes  du  printemps,  et  reconnurent  là, 
comme  à  la  baie  Saint-Louis,  que  ceux  qui  y  avaient  séjourné 
y  avaient  fait  des  canots  et  raccommodé  des  biscaïennes. 

"  Le  17  juillet,  ils  doublèrent  le  cap  qui  sépare  le  havre  de 
Saint-François  de  la  baie  appelée  de  ce  nom  par  eux,  et  y  en- 
trèrent. 

"  Le  18,  ils  traversèrent  la  baie  Saint-Michel  et  y  trouvèrent 
un  bon  mouillage,  où  ils  furent  retenus  par  le  vent  de  N.-O.,  et 
par  la  pluie.  Jolliet  profita  de  cette  nécessité  pour  envoyer  un 
canot  reconnaître  les  petites  anses.  Celui  qui  le  menait  remar- 
qua qu'il  y  avait  quantité  de  bois  sur  les  montaignes,  et  dans  les 
vallées  l'apparence  d'une  rivière. 

"  Le  21,  laissant  une  baie  à  gauche,  dans  le  nord-ouest,  et  les 
îles  que  l'on  nomma  îles  Saint-Thomas,  le  Saint-François  entra 
dans  un  canal ..." 

Le  lendemain,  le  vent  étant  sud-sud-ouest,  "  comme  le  Saint- 
François  allait  sortir  des  îles...  l'équipage  découvrit  dans  le 
nord-ouest  une  grande  baie  dont  le  fond  ne  paraissait  point.  (^) 


(1)  Probablement  la  baie  de  Sandwich. 


196  REVUE  CANADIENNE 

On  jugea  aussitôt  que  ce  pouvait  être  la  grande  rivière  que  l'on 
cherchait,  sur  laquelle  les  Esquimaux  devaient  se  trouver,  sinon 
que  l'on  y  rencontrerait  du  moins  un  passage  dans  les  îles  pour 
abréger  la  route. 

"  Après  avoir  bien  considéré  tout,  en  bas  et  du  haut  des 
mâts,  Jolliet  résolut  d'entrer  dans  cette  rivière.  Nos  Fran- 
çais avaient  fait  environ  une  lieue  lorsque,  passant  le  long 
d'une  île  pleine  de  goélands,  ils  entendirent  plusieurs  voix: 
c'étaient  celles  des  Esquimaux,  qui  parurent  presque  au 
même  instant.  Ils  montaient  deux  biscaïennes  qu'ils  s'em- 
pressèrent de  mener  dans  une  île,  puis,  comme  ceux  qu'on  avait 
vus  les  jours  précédents,  ils  se  mirent  à  crier:  Ahé!  allé!,  en 
montrant  des  loups  marins.  Plus  courageux  que  les  autres, 
ils  vinrent  à  bord  du  vaisseau  au  nombre  de  six.  chacun  dans 
un  canot.  .  .  Après  avoir  changé  quelques  loups  marins,  ils 
firent  signe  à  nos  Français  de  gagner  la  baie  et  qu'ils  allaient 
les  y  suivre  avec  leurs  biscaïennes  pour  leur  montrer  leur  vil- 
lage, où  l'on  traiterait  davantage.  Jolliet  le  souhaitait,  car, 
disait-il.  tout  roule  sur  ce  mot  de  traite,  et  cependant  cette 
traite  n'est  pas  grand'chose  jusqu'ici.  Ils  les  crut  donc,  et  peu 
de  temps  après  il  vit  leurs  biscaïennes  arriver  à  la  voile  derrière 
le  Satnt-François,  qui  cargua  les  siennes  pxDur  les  attendre.  Deux 
canots  s'avancèrent  alors  pour  montrer  le  passage  par  lequel 
il  fallait  entrer.  .  .  Jolliet  les  laissa  prendre  les  devants  et  les 
suivit  avec  plaisir  dans  le  canot  faisant  nord-nord-ouest  quatre 
lieues  jusqu'aux  cabanes  du  village." 

Un  village  d'Esquimaux. 

"  Jolliet  estimait  être  par  53°  44  '  de  latitude.  Le  Saint- 
François  mouilla  sur  les  deux  heures  de  l'après-midi  devant  le 
village,  où,  lorsque  tous  furent  assemblés,  nos  Français  comp- 
tèrent neuf  cabanes,  trois  biscaïennes  et  un  charois.  Tout  . 
était  en  bon  ordre.  Neuf  canots  vinrent  trouver  Jolliet  et  son 
monde,  faisant  les  signaux  et  les  harangues  ordinaires:  puis. 
après  avoir  traité,  ils  s'en  retournèrent  avec  beaucoup  de  joie. 


LOUIS  JOLLIET  197 

"  Ils  firent  alors  de  la  fumée  sur  une  montagne  de  leur  île, 
pour  avertir  deux  canots  qui  étaient  dans  la  baie.  Dans  l'un 
était  leur  chef,  nommé  Guignac,  qui  voulut  venir  droit  au  na- 
vire ;  ils  l'approchèrent,  et  ensuite  ces  dix  canots  vinrent  avec 
lui,  tous  rangés  de  front,  les  hommes  toujours  haranguant  et 
disant  sans  cesse  le  Tcharakou  :  "  paix  partout,  bas  les  armes, 
point  de  trahison,  bons  capitaines  de  tous  côtés." 

"  L'abord,  les  embrassades,  les  cérémonies  de  joie  se  firent 
dans  le  bateau,  contre  le  navire,  après  quoi  ils  s'en  retournèrent 
donnant  à  entendre  qu'ils  reviendraient  le  lendemain.  .  . 

Ils  revinrent  en  effet  le  lendemain  matin.  Ils  se  montraient 
gais  et  affables  ;  "  parfois  ils  faisaient  aux  Français  signe  d'aller 
à  leurs  cabanes.  Jolliet  écrivit  quelques  mots  de  leur  langue, 
qui  lui  parut  aisée  à  apprendre."  Ils  vinrent  de  nouveau  le 
soir,  mais  quelque  chose  dans  le  navire  leur  parut  suspect.  "  Ils 
firent  garde  toute  la  nuit  ;  mais  lorsque  le  jour  parut,  une 
grande  fumée  s'éleva,  et  soit  qu'ils  eussent  reconnu  l'esprit  pa- 
cifique des  nôtres,  soit  pour  une  autre  raison,  ils  poussèrent  des 
exclamations  de  joie  et  adressèrent  aux  Français  des  paroles 
de  paix,  les  invitant  à  venir  auprès  d'eux.  Ils  firent  chanter 
leurs  femmes,  dont  Jolliet  trouva  les  voix  fort  douces  et  très 
agréables.  Néanmoins,  après  avoir  considéré  leurs  danses  et 
écouté  leurs  chants  pendant  quelque  temps,  il  prit  garde  que 
ce  n'était  pas  pour  cela  que  le  Saint-François  s'en  allait  à  la  dé- 
couverte, et  il  cria  à  son  tour  aux  Esquimaux  de  venir  sans 
craindre  ;  il  nomma  toutes  les  marchandises  en  leur  langue. 
Ceux-ci  l'écoutèrent  attentivement  et  s'embarquèrent  dans 
onze  canots;  ils  approchèrent,  firent  leurs  échanges.  Il  y 
eut  comme  un  pacte  d'alliance  et  de  paix,  grâce  à  un  petit  pré- 
sent que  le  chef  accepta  en  témoignage  de  sa  joie." 

Jolliet  rapporte  ensuite  que  les  explorateurs  voulurent  don- 
ner aux  indigènes  une  idée  de  leurs  propres  chants.  "  Dans 
cette  entrevue,  dit  M.  Margry,  nos  Français  ne  voulurent  pas 
demeurer  en  arrière  avec  les  Esquimaux  sur  le  point  de  la  mé- 


198  REVUE  CANADIENNE 

lodie."  Le  Père  récolkt  "  entonna  le  Sub  tiimn  prœsidium  et  le 
Domine  salvum  fac  sans  doute  aussi  bien  que  Récollet  ne  put 
jamais  l'entonner  ",  ce  qui  provoqua  "  des  cris  de  remercîments 
et  de  joie  "... 

"  Ceci  se  passait  sur  les  huit  heures  du  matin,  et  après  le 
dîner,  c'est-à-dire  vers  onze  heures  ou  midi,  le  R.  P.  Récollet, 
un  fils  de  Jolliet  et  cinq  hommes  de  l'équipage  descendirent 
tous  armés  dans  le  bateau  pour  aller  à  terre  et  se  familiariser 
plus  encore  avec  les  indigènes." 

Ils  furent  reçus  avec  affabilité.  "  Le  chef  Guignac  s'en  vint 
au-devant  de  nos  Français  dans  son  canot,  leur  montra  le  lieu 
propre  pour  aborder  le  plus  près  des  cabanes,  à  une  portée  de 
fusil.  Lorsqu'on  atteignit  le  rivage,  le  chef  manifesta  un  vrai 
plaisir  de  cette  visite,  vint  prendre  par  la  main  le  père  Récollet 
à  la  descente  du  bateau  et  le  conduisit  au  village,  tandis  que  la 
jeunesse  et  les  femmes  visitaient  les  autres  Français  restés  dans 
le  bateau  avec  leurs  armes.  "  Personne  ne  disait  mot,  sinon 
"  doucement,  et  d'un  visage  riant,  écrit  Jolliet,  passant  la  main 
"sur  l'estomac  et  sur  les  bras:  Catchia!  catchia!  voilà  qui  est 
"  bien,  disaient-ils." 

On  mena  le  Père  récollet  tout  droit  à  la  cabane  du  chef. 
"  La  femme  de  celui-ci  y  entra  la  première,  le  Père  vint  après 
elle,  puis  ce  fut  le  tour  du  chef.  Guignac  fit  voir  à  notre  reli- 
gieux tout  son  ménage,  après  quoi  ils  passèrent  dans  les  autres 
cabanes,  le  chef  tenant  toujours  le  Père  par  la  main,  chaque 
famille  faisant  présent  au  visiteur  de  viande  et  d'huile  de  loup 
marin,  qui  était  alors  le  meilleur  de  leurs  vivres.  Cette  course 
faite,  Guignac  le  ramena  au  bateau,  l'em^brassa  et  s'en  retourna, 
disant  :     Tchotirakoti,  paix  partout,  Catchi,  voilà  qui  est  bien." 

JoivlvIET  VISITE   LE  VILLAGE  DES   ESQUIMAUX. 

Le  lendemaiTi,  25,  Jolliet  voulut  savoir  s'il  serait  reçu  par  les 
Esquimaux  avec  l'empressement  que  l'on  avait  témoigné  au 
bon  Père  franciscain.     Il  descendit  dans  le  bateau,  avec  huit 


LOUIS  JOLLIET  199 

hommes,  tous  armés.  "  Guignac,  l'apercevant,  vint  seul  dans 
son  canot  au-devant  de  nos  Français.  Il  les  harangua,  leur 
montra  le  lieu  propre  au  débarquement,  sauta  le  premier  à 
terre,  puis  il  s'en  vint  recevoir  Jolliet  au  bateau.  Alors  il  l'em- 
brassa et  le  prit  par  la  main  droite,  pendant  qu'un  autre  vieil- 
lard lui  tenait  la  main  gauche.  Un  second  chef  montrait  les 
mêmes' civilités  en  faisant  les  mêmes  cérémonies  à  M.  de  La 
Ferté.  Tout  le  long  du  chemin,  les  jeunes  gens  que  l'on  ren- 
contrait faisaient  de  grandes  amitiés  aux  Français.  Ils  les  em- 
brassaient, les  complimentaient,  et  les  gestes  aidaient  à  com- 
prendre là  où  la  parole  était  insuffisante. 

"  Lorsque  Jolliet  fut  entré  dans  la  cabane  de  Guignac,  celui- 
ci  lui  montra  sa  femme,  qui  était  vieille.  Elle  prit  la  main  à 
notre  Canadien,  l'embrassa  à  la  française.  Sa  fille,  qui  était 
mariée,  en  agit  de  même.  Jolliet,  voyant  le  gendre  de  Guignac 
lui  faire  signe  que  c'était  sa  femme,  et  que  l'enfant  de  dix  mois 
environ  qu'elle  portait  était  son  fils,  les  embrassa  tous  trois,  n'y 
trouvant  rien  de  désagréable,  et  pensant,  d'après  les  embrasse- 
ments  de  la  grand'mère,  que  c'était  une  marque  d'amitié  hon- 
nête et  de  civilité  parmi  eux. 

"  Guignac  et  sa  famille  menèrent  ensuite  nos  Français  par 
la  main,  dans  les  autres  cabanes,  où  on  les  reçut  partout  très 
bien,  avec  les  mêmes  civilités. 

"  Jolliet  manifesta  alors  aux  Esquimaux  le  désir  de  les  en- 
tendre chanter,  et  les  pria  aussi  de  vouloir  bien  danser.  Aussi- 
tôt seize  femmes  se  mirent  en  rond  et  chantèrent,  pendant 
que  le  second  chef  dansait  au  milieu  d'elles. 

"  Notre  découvreur  trouva  que  leur  danse  avait  quelque 
chose  de  celle  des  sauvages  du  Canada,  mais  leur  chant,  par- 
tant de  voix  plus  belles,  lui  parut  .plus  mélodieux. 

"  Durant  toute  cette  visite,  il  ne  cessa  d'observer  tout  ce 
qu'il  voyait  :     hommes,  femmes,  choses. 

"  Les  hommes,  d'après  ce  qu'il  rapporte,  étaient  bien  habillés. 
Chacun  avait  un  justaucorps  de  loup  marin,  une  culotte  de 


200  REVUE  CANADIENNE 

peau  de  chien,  de  renard  ou  d'ours,  avec  une  paire  de  bottes, 
.e  tout  bien  passé,  bien  fait,  bien  cousu.  Les  hommes  ne  pa- 
rurent pas  à  JolHet  aussi  basanés  que  nos  sauvages;  leurs  che- 
veux noirs  étaient  coupés  au-dessus  des  oreiiles;  leur  barbe 
était  noire,  mais  presque  tous  se  la  faisaient." 

Nous  ne  ferons  pas  ici  de  digression  ethnologique  ;  nous  di- 
rons seulement  que  les  Esquimaux  n'appartietment  pas  à  la 
même  race  que  les  Peaux-Rouges  d'Amérique.  L'abbé  Fer- 
land  semble  prétendre  que  l'on  retrouve  chez  eux  les  traits  ca- 
ractéristiques de  la  famille  des  Samoyèdes  et  des  Lapons. 
Quant  au  nom  "  Esquimaux  ",  il  vient  d'une  expression  abéna- 
quise  qui  veut  dire  "  mangeurs  de  poissons  crus."  Les  Es- 
quimaux d'autrefois  mangeaient  non  seulement  du  poisson  sor- 
tant de  l'eau  et  non  apprêté,  mais  aussi  de  la  viande  crue. 

Pour  ce  qui  est  du  caractère  et  des  "  manières  "  des  Esqui- 
maux, Jolliet  "  reconnut  en  eux  une  grande  propension  à  rire, 
et  un  esprit  comme  des  façons  d'agir  tenant  plus  du  Français 
que  du  sauvage. 

"  Les  femmes  lui  semblèrent  bien  faites,  grandes,  grosses  et 
grasses;  il  ne  leur  reprochait  que  d'avoir  le  nez  court;  cepen- 
dant, avec  leur  carnation  parfaitement  blanche,  leur  voix  qui 
n'avait  rien  de  rude,  elles  ne  laissèrent  pas  que  de  lui  paraître 
fort  agréables,  surtout  par  la  manière  dont  elles  disposaient 
leurs  cheveux.  Les  jeunes  femmes  en  faisaient  une  espèce  de 
bouquet  sur  chacune  de  leurs  oreilles  ;  elles  tressaient  le  reste, 
qu'elles  mettaient  en  rond  sur  leur  tête,  ce  qui  formait  comme 
une  beile  rose  épanouie." 

Il  trouva  le  costume  de  ces  femmes  "  moins  sauvage  que 
celui  des  Indiens  du  Canada."  Eiles  portaient  de  grandes 
bottes  qui  allaient  toujours  en  élargissant  et  montaient  jusqu'à 
la  ceinture,  où  était  fixée  une  lourde  peau  de  loutre,  de  caribou 
ou  d'un  autre  animal.  Le  buste  était  couvert  d'un  justaucorps 
qui  avait  des  manches  "  comme  les  capots  des  Canadiens,  et 
un  capuchon  comme  la  robe  des  récollets.     Ce  capuchon,  qui 


LOUIS    JOLLIET  201 

était  assez  grand  pour  qu'elles  portassent  leurs  enfants  dedans, 
leur  servait  aussi  quelquefois  à  couvrir  leur  tête.  Derrière  ce 
justaucorps,  une  grande  queue,  large  de  plus  d'un  demi-pied, 
descendait  à  deux  doigts  de  terre." 

On  a  vu,  dans  la  lettre  adressée  par  Jolliet  à  M.  de  Lagny, 
en  1693,  que  ces  Esquimaux  étaient  polygames.  Ils  vivaient 
l'hiver  dans  des  maisons,  l'été  sous  des  tentes.  Celles-ci  étaient 
faites  en  rond,  et  "  couvertes  de  loup  marin  passé."  Elles  pa- 
raissaient propres  et  nettes.  Les  lits  placés  dans  les  cabanes 
étaient  élevés  d'un  pied  au-dessus  de  terre;  on  y  étendait  des 
peaux  d'ours  ou  de  loups  marins  pour  servir  de  couvertures 
pendant  la  nuit. 

Ces  Esquimaux  mettaient  leur  eau  dans  des  seaux  de  cuir  de 
vache  marine.  On  avait  dit  à  Jolliet  qu'ils  buvaient  de  l'eau 
sa'.ée.  "  M.  de  La  Ferté  voulut  s'en  assurer  et  voir  si  elle  était 
douce.  Il  en  prit  dans  la  main,  mais  aussitôt  le  chef  lui  fit  don- 
ner une  tasse  de  bois,  dont  il  se  servit  pour  boire.  "  L'eau 
était  douce,  écrit  Jolliet,  et  la  civilité  remarquable." 

"  Jolliet  qui  observait  tout  avec  soin,  visita  également  la 
rade,  où  il  aperçut  trois  biscaïennes  et  un  charrois.  Ces  quatre 
bâtiments  nepfs  avaient  leurs  grappins  devant  et  derrière,  des 
mâts,  des  voiles,  des  avirons,  un  baril  d'arcanson,  un  Ijaril  de 
clous  à  carvel  et  demi  carvel,  une  barrique  vide  et  un  coffre. 
Sur  une  biscaïenne,  Jolliet  lut  en  gros  caractères  :  Jestis  Maria 
Joseph  !  Il  ne  put  regarder  que  dans  celle-là,  sans  voir  ce  qu'il 
y  avait  dans  les  autres,  mais  tout  paraissait  neuf  et  bien  peint. 
Jolliet  se  demanda  inutilement  comment  et  en  échange  de  quoi 
les  Esquimaux  avaient  pu  se  les  procurer." 

Plus  au  nord.  —  Une  vaste  baie  a  l'occident. 

Toute  la  bande  annonça  son  départ  et  son  prochain  retour. 
Hommes,  femmes,  enfants  prirent  place  dans  les  biscaïennes 
après  avoir  fait  aux  Français  "  toutes  sortes  de  civilités  et  d'a- 
mitiés." 


202  REVUE  CANADIENNE 

Les  explorateurs  mirent  à  la  voile  presque  aussitôt  et  attei- 
gnirent bientôt  "  un  détroit  situé  vers  le  54e  degré."  Les  Es- 
quimaux les  suivaient  voiles  déployées  avec  leurs  quatre  embar- 
cations, ■'  et  entrèrent  dans  une  baie  de  plus  de  quinze  lieues 
de  profondeur,  où  il  y  avait  apparence  de  rivière." 

Cette  baie  nous  paraît  être  la  Baie  des  Esquimaux,  appelée 
aussi  Estuaire  Hamilton  (Hainiltoii  Inlct),  dont  le  fond  marque 
aujourd'hui  la  limite  nord-est  de  la  province  de  Québec,  (')  et 
qui  reçoit  les  eaux  du  lac  Melville  et  du  fleuve  Hamilton, 
venant  de  l'ouest.    (^) 

Le  vent  ayant  changé,  les  explorateurs  furent  obligés  d'en- 
trer dans  la  baie,  où  ils  pénétrèrent  "  environ  trois  lieues  dans 
l'ouest. 

On  y  tua  trois  canards,  mais  on  n'y  trouva  pas  de  morue. 
Jolliet  depuis  son  entrée  dans  le  Labrador,  n'avait  pas  vu  au- 
tant d'arbres  qu'il  en  aperçut  en  ce  lieu. 

"  Il  pénétra  six  lieues  plus  loin  dans  le  N.-O.,  et  N.-N.-O,, 
jusqu'à  une  pointe  de  bois  sur  laquelle  deux  avirons  d'Esqui- 
maux, que  l'on  trouva,  furent  plantés  debout,  dans  une  île  du 
côté  du  nord,  où  le  Saint-François  était  mouillé  ;  on  la  nomma 
la  Pointe-aux-Avirons." 

Le  dernier  jour  du  mois  de  juillet,  on  fit  dix  lieues  vers  le 
nord-est  pour  sortir  de  la  grande  baie,  "  large  d'au  moins  six 
lieues  et  dont  on  ne  voyait  pas  la  profondeur  dans  l'ouest. 

"  A  midi  on  prit  hauteur;  Jolliet  estima  être  par  55°  15  '  de 
latitude." 

Le  3  août  on  se  trouvait  à  55°  34  '.  On  passa  la  nuit  dans 
une  baie  remplie  d'îles  montagneuses,  qu'on  nomma  la  Baie 
des  Montagnes,  et  l'on  entra  le  lendemain  dans  une  petite  baie 


(1)  Voir  le  Statut  du  Canada,  61  Vict.,  cliap.  ,3. 

(2)  11  ne  faut  pas  confondre  cette  baie  avec  une  autre  Baie  des  Esquimaux,  appelée 
aussi  Baie  Saint- Paul,  voisine  de  la  baie  de  Brador,  ou  baie  de  Phélypeaux  ou  baie  des 
Espagnols,  sur  la  rive  nord  du  golfe  Saint- Laurent,  presque  à  l'entrée  du  détroit  de 
Belle-Ile.  C'est  au  fond  de  la  baie  de  Brador  que  se  trouvait  l'ancien  port  de  Brest 
dont  il  reste  encore  quelques  traces. 


LOUIS  JOLLIET  203 

que  l'on  appela  la  Baie  de  Pachot.  Ce  nom  venait  d'être  donné 
lorsque  les  explorateurs  entendirent  la  voix  de  plusieurs  in- 
digènes, et  bientôt  apparurent  trois  biscaïennes  bordées  de 
peaux  de  loups  marins  et  quatorze  canots.  Toutes  ces  embar- 
cations étaient  remp!ies  d'Esquimaux. 

Jolliet  ordonna  de  mouiller  en  ce  lieu,  et  l'on  y  demeura  trois 
jours. 

"  Le  chef  des  Esquimaux  se  nommait  Abenak.  Tous  vinrent 
plusieurs  fois  au  navire,  hommes,  femmes  et  enfants,  et  chaque 
fois  ce  fut  avec  les  mêmes  cérémonies  et  les  mêmes  civilités 
qu'on  avait  remarquées  chez  ceux  qu'on  avait  déjà  fréquentés. 
Certains  objets  firent  reconnaître  qu'ils  trafiquaient  avec  les 
Européens.  .  . 

"  Le  8,  le  vent  étant  devenu  favorable  pour  la  route,  on  les 
quitta.  Mais  comme  on  avait  fait  six  lieues  dans  le  N.-N.-O., 
et  que  le  Saint-François  passait  entre  deux  îles,  il  échoua.  La 
marée  baissait  alors;  il  fallut  demeurer  jusqu'au  soir  et  at- 
tendre l'autre  marée;  lorsque  celle-ci  arriva,  l'on  tira  au  large 
sans  aucun  dommage,  quoique  la  nuit  fût  mauvaise. 

"  Le  9,  la  hauteur  du  soleil  sur  l'horizon,  avec  l'astrolabe  à 
terre,  était  de  50  degrés.  Jolliet  estimait  pour  la  hauteur  du 
pôle  55°  45,  '  et  la  variation  de  l'aimant  de  26  '  N.-O. 

"  Par  le  travers  de  cette  hauteur,  il  s'ofïrit  à  lui  une  grande 
baie  dont  il  ne  vit  pas  le  fond.  .  .  "Je  ne  sçay  pas,  dit-il,  où  les 
"  eaux  peuvent  traverser,  mais  elles  ont  des  vingt  et  trente 
"  lieues  de  tour,  il  faut  plusieurs  voyages  pour  les  descouvrir, 
"  et  sans  doute  qu'elles  ne  sont  pas  sans  sauvages.  Pour 
"  du  profit,  je  ne  vois  pas  jusqu'icy  qu'il  y  en  ait  beaucoup.  Les 
"  terres  me  paraissent  fort  ingrates  en  toutes  choses." 

Le  II  aoiit,  huit  canots  et  quatre  biscaïennes  parurent  dans 
la  baie.  Ils  venaient  annoncer  l'arrivée  prochaine  du  grand 
chef  Amaillouk. 

Le  lendemain,  "  aussitôt  que  le  jour  parut,  on  vit  arriver 
vingt-deux  canots  et  trois  biscaïennes   pleines  de   femmes,  de 


204  REVUE  CANADIENNE 

filles,  de  garçons  de  tout  âge  et  de  toute  grandeur,  jeunes  et 
vieilles,  petits  et  grands.  C'était  Amaillouk  et  ses  gens.  Ils 
traitèrent  le  peu  qu'ils  avaient  de  loups  marins  et  chantèrent  à 
leur  mode,  faisant  paraître  toujours  beaucoup  de  joie  de  voir 
les  Français  et  de  pouvoir  par  leur  intermédiaire  satisfaire  à 
quelques-unes  de  leurs  nécessités." 

Ces  Esquimaux  étaient  assez  portés  au  larcin.  Leur  chef 
étant  resté  dans  le  navire,  sur  l'invitation  de  Jolliet,  un  jeune 
homme  qui  l'accompagnait  s'empara  adroitement  d'une  bous- 
sole—  la  boussole  même  de  Jolliet  —  et  la  passa  à  sa  femme 
restée  dans  une  chaloupe  auprès  du  navire.  Celle-ci  mit  aussi- 
tôt cet  objet  brillant  dans  une  de  ses  bottes.  Mais  elle  avait 
été  vue.  Jolliet  la  fit  fouiller  séance  tenante,  et  l'instrument  fut 
ressaisi  en  dépit  d'efforts  aussi  comiques  qu'ingénieux  de  la 
part  de  la  receleuse.  "  Ce  fut  un  éclat  de  rire  général  tant  de 
la  part  des  Français  que  du  côté  des  Esquimaux,  fort  portés 
par  eux-mêmes  à  la  gaîté  et  même  à  la  raillerie.  Le  Père  ré- 
collet en  fit  l'épreuve  en  cette  circonstance. 

"  Il  était  entré  dans  une  de  leurs  bi'scaïennes.  Là  il  fut  d'au- 
tant mieux  reçu  qu'il  faisait  des  présents  aux  femmes  et  aux  en- 
fants. Mais  il  trouva  qu'on  le  recevait  trop  bien.  En  effet, 
c'était  parmi  les  femmes  à  qui  l'embrasserait  ;  les  unes  l'em- 
brassaient d'un  côté,  les  autres  de  l'autre,  pendant  que  d'autres 
vieilles  l'inquiétaient  de  leurs  baisers,  faisant  semblant  avec 
leurs  dents  de  vouloir  le  manger.  Tcharakou,  paix  partout, 
disait  le  Père;  mais  cela  ne  cessait  pas,  et  le  vénérable  récollet 
se  trouva  fort  heureux  de  rentrer  au  vaisseau.  Depuis  lors 
l'envie  ne  lui  prit  plus  de  retourner  faire  des  présents." 

Jolliet  avait  eu  le  talent  de  s'initier  suffisamment  au  langage 
des  indigènes  pour  pouvoir,  en  s'aidant  de  quelque  mimique, 
s'entretenir  avec  Amaillouk  et  ses  compagnons.  "  Toutes  les 
harangues  et  les  cérémonies  étant  faites,  des  deux  côtés,  on 
quitta  la  baie,  que  Jolliet  nomma  la  baie  de  Sainte-Claire."  On 
était  au  12  aoijt;     "  c'était  la  fête  de  cette  sainte,  qui  était  la 


LOUIS    JOLLIET  205 

patronne  de  sa  femme,  et  Jolliet  se  consola  par  un  souvenir  de 
ne  pouvoir  donner  à  celle-ci  de  plus  près  l'expression  d'une 
affection  qui  durait  déjà  depuis  vingt  ans.  Ce  souvenir,  en  face 
de  ses  enfants  et  de  ses  amis,  était  encore  une  fête  de  famille." 

Les  jours  suivants  ne  furent  marqués  par  aucun  incident 
important.  "  On  approchait  des  56  degrés  ; .  .  .  on  était  déjà 
à  plus  de  106  lieues  en  droite  ligne  de  Belle-lsle,  à  15  ou  20 
lieues  au  plus  du  havre  Saint-Pierre.  Jolliet  ne  voyait  pas 
chance  de  rencontrer  si  tôt  des  sauvages  dont  le  trafic  piît  payer 
ce  que  le  vaisseau  coûtait  tous  les  jours.  On  n'avait  pas  trouvé 
de  morues  depuis  les  52°  30  ';  on  n'en  avait  vu  que  quelques^ 
petites  aux  côtes  des  Esquimaux;  il  fallait  donc  aller  ailleurs 
en  chercher  pour  employer  le  sel  que  l'on  avait.  D'un  autre 
côté,  les  ancres  semblaient  trop  faibles  et  les  câbles  trop  usés, 
pour  n€  pas  obliger  à  prévoir  de  mauvais  temps  dans  de  mau- 
vais mouillages.  Le  retour  fut  donc  résolu  d'un  consentement 
unanime,  et  l'on  songea  à  trouver  un  havre  pour  mettre  le  na- 
vire en  état  de  supporter  le  voyage.  On  le  trouva  le  jour  même, 
et  le  soir,  au  milieu  du  souper,  qui  était  fort  maigre,  faute  de 
gibier  et  de  morue,  on  put  se  saisir  de  deux  caribous,  une  mère 
et  son  petit,  qui  traversaient  le  havre.  "  C'était,  dit  Jolliet,  le 
veau  gras  dont  nous  avions  besoin."  On  se  prépara  alors  à  re- 
partir avec  ces  munitions,  heureux,  après  tout,  des  résultats  de 
cette  exploration,  en  raison  des  moyens  dont  on  disposait. 

"  Quant  on  fait,  dit  Jolliet,  des  découvertes  de  cette  sorte, 
"  avec  un  navire,  en  travers  des  isles,  des  islots,  des  rochers, 
"  dans  des  bayes  de  dix,  quinze  et  vingt  lieues  de  large,  dont 
"  on  ne  voit  point  k  fond  et  pleines  de  battures,  U  faut  avoir  du 
"  temps  avec  une  grande  expérience,  un  bon  jugement  et  une 
"  prudence  non  commune  (Jolliet  fait  sans  doute  ici  l'éloge  de 
"  son  équipage)  et,  après  avoir  heureusement  réussi,  il  faut  dire, 
"  pour  avouer  la  vérité:     "  Soli  Dco  honor  et  gloria." 

De  retour  à  Québec,  Louis  Jolliet  constata  que  le  château 
Saint-Louis,  l'ancienne  résidence  des  gouverneurs  de  la  Nou- 


206  REVUE  CANADIENNE 

velle-France,  dont  la  construction  remontait  à  1637,  avait 
été  démoli.  Frontenac  venait  de  faire  raser  ce  bâtiment, 
qui  tombait  en  ruine,  et  un  nouvel  édifice  était  déjà  commencé 
sur  les  fondements  de  l'ancien.  {^)  Frontenac  s'était  temporaire- 
ment installé  dans  un  corps  de  garde  voisin  de  l'entrée  du  fort, 
d'où  il  surveillait  lui-même  les  ouvrages,  et  c'est  là  que  JoUiet 
alla  rendre  compte  au  gouverneur  de  son  expédition  chez  les 
Esquimaux. 

Les  pages  qui  précèdent  ne  donnent  que  peu  de  renseigne- 
ments sur  les  ressources  du  Labrador  comme  pays  de  pêche  et 
de  chasse.  Elles  ne  disent  rien  par  exemple,  des  vaches  marines 
que  l'on  capture  sur  ses  rives,  et  dont  les  peaux  mesurent  jus- 
qu'à dix-huit  pieds  de  longueur,  rien  non  plus  de  la  chasse  au 
moyac,  oiseau  dont  les  œufs  ofïrent  une  nourriture  substan- 
tielle d'une  saveur  agréable,  et  fournit  au  commerce  une  quan-. 
tité  considérable  de  plume  et  de  duvet. 

La  côte  du  Labrador  est  la  patrie  des  phoques  (loups  ma- 
rins), que  l'on  peut  abattre  par  centaines  et  par  milliers  tout  le 
long  de  l'année,  mais  surtout  le  printemps  lorsqu'ils  se  réfu- 
gient sur  les  glaces  flottantes.  Le  golfe  Saint-iLaurent  est  vrai- 
ment l'empire  de  la  morue  —  empire  que  des  pêcheurs  étran- 
gers sont  en  train  de  dévaster  au  moyen  d'immen.ses  filets  aux 
mailles  d'une  finesse  excessive.  Les  eaux  du  golfe  recèlent 
aussi  beaucoup  d'autres  poissons  :  saumon,  hareng,  truite  de 
mer,  maquereau,  homard,  que  l'on  exporte,  comime  la  morue, 
dans  difïérents  ports  de  l'Europe  et  de  l'Amérique. 


(1)  Le  château  Saint-Louis  occupait  le  sommet  du  rocher,  immédiatement  au- 
dessus  de  la  rue  Sous-le-Fort.  La  célèbre  galerie  donnait  sur  le  "précipice"  que 
l'on  franchit  commodément  aujourd'hui  au  moyen  d'un  ascenseur.  Le  château 
réédifié  resta  le  centre  de  l'autorité  du  roi  de  France  dans  l'Amérique  du  Nord 
jusqu'au  mois  de  septembre  1759.  Agrandi  sous  le  gouvernement  anglais,  il  fut 
détruit  par  un  incendie  le  23  janvier  1834. 


(La  fin  au  prochain  numéro) 


LE  FRERE  ALEXIS  RAYNARD,  0.  M.  L 


E  n'est  pas  jWécisément  la  vie  de  cet  humble  reli- 
gieux, tout  édifiante  qu'elle  est,  que  je  me  propose 
de  narrer  en  ce  moment. 
Elle  n'offre,  à  \rai  dire,  rien  de  bien  saLUant,  qu'on  ne 
rencontre  chez  ks  autres  frères  Oblats  du  Nord-Ouest. 
Sa  mort  cruelle  et  tragique  présente  toutefois  un  inté- 
rêt particulier  et  se  rattacïie  à  un  drame  sanglant,  qui  dans  le 
temps  a  créé  une  sensation  bien  pénible. 

Cette  lugubre  histoire,  sv:r  laquelle  un  jour  complet  n'a  ja- 
mais pu  être  jeté,  mérite  d'être  racontée. 

Le  frère  Alexis,  car  c'est  sous  ce  nom  qu'il  était  générale- 
ment connu,  naquit  dans  le  département  du  Gard,  en  France, 
en  1828.  Il  fit  son  oblation  dans  la  congrégation  des  Oblats 
en  1852,  et  fut  immédiatement  envoyé  dans  les  missions  du 
Nord-Ouest. 

Taillé  en  hercule,  ayant  près  de  six  pieds  de  hauteur,  admi- 
rable de  dévouement,  il  fut  un  véritable  trésor  pour  les  mis- 
sions du  Nord. 

Il  se  fit  tour  à  tour  catéchiste,  charpentier,  menuisier  et  bate- 
lier, le  tout  pour  la  plus  grande  gloire  de  Dieu.  Il  fut  employé 
en  premier  lieu  à  l'île  à  la  Crosse  et  au  lac  Athabaska;  plus 
tard,  ses  supérieurs  l'envoyèrent  a  i  grand  lac  des  Esclaves  et 
au  lac  la  Biche.  Mgr  Taché,  qui  s'y  entendait  en  hommes,  loue 
son  grand  courage  et  son  zèle  infaUgable,  dans  ses  Vingt  an- 
nées de  mission.  Mgr  Faraud  lui  avait  voué  une  affection 
vraiment  paternelle,  et  lorsqu'il  fut  chargé,  comme  vicaire 
apostolique,  des  missions  d'Athabaska-Mackenzie,  il  ne  voulut 
plus  se  séparer  de  lui. 


208  REVUE  CANADIENNE 

Les  mortifications  que  s'imposait  ce  bon  frère,  rappellent 
celles  des  anciens  anachorètes  de  la  Thébaïde.  C'est  ainsi  que 
pour  obtenir  la  conversion  des  sauvages,  il  portait  une  ceinture 
dentelée  de  pointes  de  fer  aiguës  et  prolongeait  ses  prières  du- 
rant une  partie  des  nuits.  Dans  ces  régions  inhospitalières,  il 
n'avait  pour  nourriture  ordinaire  que  du  poisson  l^lanc. 

Le  pain  était  un  mets  à  peu  près  inconnu.  Et  pourtant,  des 
hivers  durant,  il  passait  tout  le  jour  dans  la  forêt  à  équarrir  le 
bois  destiné  à  la  construction  de  chapelle  ou  résidence  des 
missionnaires  et,  malgré  ces  pénibles  travaux,  il  observait  sé- 
vèrement le  jeîine  du  carême.  Il  poussait  ses  pénitences  jus- 
qu'à s'abstenir  absolument  de  toute  nourriture,  le  vimdredi 
saint.  Tels  sont  en  quelques  mots  les  principaux  trait.»  de  la 
vie  de  ce  religieux. 

Pour  bien  saisir  ce  qui  va  suivre,  il  ne  sera  pas  hors  d\i  pro- 
pos de  le  faire  précéder  d'une  petite  note  historique. 

Jusqu'en  1869,  la  Cie  de  la  baie  d'Hudson  expédiait  ses  mar- 
chandises dans  le  McKenzie,  par  la  voie  du  lac  Cumberlaml, 
le  fleuve  Churchill,  l'ile  à  la  Crosse  et  le  portage  la  Loche. 
C'était  au  milieu  du  portage  la  Loche,  que  les  brigades  du 
Nord,  venaient  rencontrer  à  tous  les  ans,  celles  du  fort  Garry 
pour  leur  remettre  les  riches  fourrures  recueillies  pendant  l'hi- 
ver et  recevoir  en  échange  les  marchandises  destinées  à  la 
traite.  La  Cie  s'était  chargée  jusqu'alors  de  transporter,  moyen- 
nant rémunération,  bien  entendu,  les  effets  des  missionnaires 
en  même  temps  que  les  siens. 

A  mesure  que  le  nombre  des  missions  augmenta,  le  trans- 
port des  coHs  devint  de  plus  en  plus  difficile  et  en  1869,  la  Cie 
informa  Mgr  Faraud  qu'il  lui  serait  presqu'impossible  de  con- 
tinuer ce  service. 

Monseigneur  fut  donc  obligé  de  chercher  une  autre  voie  de 
communication  avec  le  MacKenzie.  C'est  alors  qu'il  se  fixa  au 
lac  la  Biche  et  y  établit  sa  résidence,  pour  mieux  surveiller 
l'envoi  des  choses  indispensables  à  ses  missionnaires.  De  ce 
poste,  les  canots  descendaient  la  rivière  la  Biche,  et  la  rivière 


LE  FRERE  ALEXIS  RAYNARD,  O.  M.  L         209 

Atliabaska,  qui  conduisait  au  lac  du  même  nom  et  de  là  attei- 
gnaient le  fleuve  MacKenzie  par  la  rivière  et  le  lac  des  Esclaves. 

Mgr  Faraud  n'eut  garde  d'oublier  le  frère  Alexis  dans  cette 
occurrence.  Le  frère  le  suivit  donc  au  lac  la  Biche.  Pendant 
l'absence  de  Monseigneur,  qui  était  allé  solliciter  des  secours 
en  France,  le  frère  Alexis  fut  envoyé  de  nouveau  au  lac  Atlia- 
baska. En  1875,  Mgr  Faraud  était  de  retour  au  lac  la  Biche  et 
l'un  de  ses  premiers  soins  fut  de  rappeler  le  frère  Alexis  auprès 
de  lui.  Ce  pauvre  frère  ne  devait  jamais  revoir  son  évêque,  sur 
cette  terre. 

Il  y  avait  alors  à  la  mission  de  la  Nativité  (lac  Athabaska) 
deux  familles  métisses  du  nom  de  Thomas  Huppé  et  Duncan 
Tremblay.  Elles  étaient  à  l'emploi  de  la  Cie  depuis  quelques 
années,  lorsqu'on  1875,  le  terme  de  leur  engagement  étant  ex- 
piré, elles  décidèrent  de  retourner  au  lac  la  Biche,  d'oîi  elles 
étaient  origiinaires. 

Elles  s'entendirent  pour  faire  le  voyage  avec  le  frère  Alexis. 
Il  y  avait  également  au  lac  Athabaska  une  jeune  fille  métisse, 
âgée  d'environ  14  ans,  qui  avait  passé  quelque  temps  dans  la 
maison  des  Sœurs  Grises  et  retournait  chez  les  siens  établis  au 
lac  la  Biche.  Les  Sœurs  Grises  profitant  de  cette  occasion  la 
confièrent  à  Mesdames  Huppé  et  Tremblay,  qui  promirent  de 
l'accompagner  jusque  chez  ses  parents. 

Enfin  le  dernier  compagnon  de  route  était  un  Iroquois  du 
nom  de  Louis.  Il  s'installa  dans  le  canot  du  frère  Alexis.  Ce 
sauvage  avait  émigré  de  Caughnawaga  depuis  plusieurs  années 
et  s'était  réfugié  chez  les  missionnaires  du  lac  Athabaska.  Il 
s'était  donné  à  eux  comme  auxiliaire,  sans  toutefois  prononcer 
de  vœux. 

Irascible,  taciturne,  l'œil  fuyant,  on  prétend  qu'on  ne  l'avait 
jamais  vu  regarder  quelqu'un  en  face.  On  comprend  que  dans 
ces  circonstances,  son  commerce  fiit  peu  agréable  et  qu'on  ne 
tenait  guère  à  le  garder  à  la  mission.  De  son  côté,  Louis  son- 
geait également  à  quitter  le  Nord-Ouest,  lorsque  le  départ  du 
frère  Alexis  le  décida  à  mettre  son  dessein  à  exécution. 

Skptembhe. — 1901.  14 


210  REVUE  CANADIENNE 

Le  trajet  jusqu'au  fort  McMurray  se  fat  sans  accident.  A 
ce  poste  ils  se  ravitaillèrent,  de  manière  à  pouvoir  dans  la  durée 
ordinaire  de  tels  voyages,  se  rendre  jusqu'au  lac  la  Biche  sans 
privations. 

La  troisième  journée  après  leur  départ  du  fort  McMurray, 
les  eaux  de  la  rivière  Athabaska  se  mirent  à  monter  considé- 
rablement. Cette  rivière  prend  sa  source  dans  les  montagnes 
Rocheuses  et  à  certaines  époques  durant  l'été,  lorsque  le  soleil 
fond  les  glaciers  qui  l'alimentent,  ses  eaux  se  gonflent  rapide- 
ment et  montent  parfois  dans  une  seule  nuit  de  5  à  6  pieds. 
Cette  rivière,  qui  compte  neuf  rapides,  est  fort  difficile  à  re- 
monter et  dans  les  crues  d'eau  le  courant  devient  si  violent 
qu'il  est  presqu'impossible  de  la  naviguer. 

La  petite  flottille  fut  donc  forcée  d'attendre  la  baisse  des 
eaux  et  pendant  ce  temps-là  les  provisions  s'épuisèrent. 

L'Iroquois  avait  bien  apporté  avec  lui  son  fusil,  mais  à  cette 
saison-là,  le  gibier  était  disparu.  Huppé  et  Tremblay  déci- 
dèrent de  retourner  au  fort  McMurray  chercher  des  vivres.,  Le 
frère  Alexis  opinait  pour  le  même  parti,  mais  l'Iraquois  n'en- 
tendait pas  rebrousser  chemin.  Il  insista  pour  continuer  le 
voyage  et  ofïrit  de  prendre  la  jeune  fille  à  bord  de  leur  canot. 

Le  frère  Alexis  ne  se  souciait  guère  de  ce  dernier  arrange- 
ment, mais  enfin  ne  voulant  pas  contrarier  son  compagnon  de 
voyage,  il  finit  par  se  rendre  à  ses  désirs. 

Ils  continuèrent  donc  tous  trois  de  marcher  de  l'avant  dans 
la  direction  du  lac  !a  Biche  pendant  que  Huppé  et  Tremblay 
retournaient  au  fort  McMurray. 

Lorsque,  ces  derniers  après  un  retard  d'environ  une  semaine, 
suivirent  le  frère  Alexis  et  l'Iroquois,  ils  furent  fort  surpris  de 
constater  que  les  arbres  auprès  des  endroits  011  ils  avaient  cam- 
pé, étaient  écorticés.  A  l'aide  de  ces  indications,  ils  purent 
retrouver  les  traces  de  leur  passage  jusqu'à  une  petite  rivière 
appelée  "  rivière  des  Maisons  ",  qui  se  jette  dans  l'Athabaska. 
Ils  se  hâtèrent  d'atteindre  le  lac  la  Biche  pour  donner  à  Mgr 
Faraud  ces  renseignements  et  lui  faire  part  de  leur  inquiétude 


LE  FRERE  ALEXIS  RAYNARD,  O.  M.  L         211 

sur  le  sort  de  ces  voyageurs.  Mgr  Faraud,  justement  alarmé 
de  ne  point  recevoir  de  leurs  nouvelles,  envoya  immédiatement 
'le  P.  Husson  avec  un  métis  et  des  provisions,  dans  cette  direc- 
tion-là. 

Le  P.  Husson  se  rendit  jusqu'à  la  rivière  des  Maisons,  située 
à  environ  80  milles  du  lac  la  Biche,  sans  trouver  de  traces. 

Là,  il  découvrit  une  petite  hutte  élevée  sur  les  bords  de  cette 
rivière.  Dans  un  coin  de  cet  abri  se  trouvait  un  foyer  couvert 
de  cendres,  et  tout  autour,  répandus  çà  et  là,  des  phalanges, 
une  omoplate  et  d'autres  ossements  gisaient  épars  sur  le  sol. 
Une  vieille  chaudière  aux  bords  couverts  d'une  couche  de 
graisse,  attestait  qu'on  y  avait  fait  bouillir  une  chair  quelcon- 
que. Dans  un  autre  endroit  le  P.  Husson  trouva  un  crâne  en- 
veloppé dans  une  chemise.  Le  crâne  était  éclaté  à  un  endroit 
et  portait  la  marque  d'une  décharge  de  fusil.  Enfin,  un  peu 
plus  loin,  une  hache  couverte  de  sang  et  de  graisse  et  un  écha- 
faud  sanguinolent  venaient  comme  de  tristes  témoins  révéler 
l'horrible  forfait  qui  avait  été  commis  à  cet  endroit.  Le  frère 
Alexis  avait  été  tué  et  mangé. 

Il  n'est  resté  personne  pour  raconter  le  drame  qui  dut  s'y 
passer,  mais  à  défaut  de  renseignements  précis  et  de  témoi- 
gnage direct,  le  caractère  irréprochable  du  frère  Alexis,  celui 
beaucoup  moins  rassurant  de  l'Iroquois,  l'insistance  de  ce  der- 
nier à  amener  avec  eux  la  jeune  métisse,  enfin  les  objets  retrou- 
vés dans  cette  cabane  nous  permettent  de  déchirer  le  voile 
mystérieux  qui  entoure  cette  lugubre  histoire  et  de  la  refaire 
sinon  dans  ses  détails,  au  moins  dans  ses  traits  principaux.  Il 
est  bien  probable  que  les  privations  que  l'Iroquois  eut  à  endu- 
rer eurent  pour  efifet  d'aiguiser  les  appétits  mauvais,  et  de  ré- 
veiller les  instincts  de  férocité  mal  endormis  de  ce  sauvage. 
L'obstacle  qui  se  dressait  devant  lui,  était  naturellement  le  ver- 
tueux frère  Alexis.  Il  savait  qu'il  aurait  été  prêt  à  sacrifier  sa 
vie,  pour  protéger  la  vertu  de  l'hôte  qui  leur  était  confiée.  En 
assassinant  son  compagnon,  l'Iroquois  y  trouvait  un  double 
profit.  Il  se  procurait  de  la  nourriture  pour  apaiser  sa  faim 
et  demeurait  seul  avec  la  jeune  fille. 


212  REVUE  CANADIENNE 

L'Iroquois  se  fit  donc  meurtrier,  anthropophage  et  libertin. 
Pour  tous  ceux  qui  ont  connu  les  acteurs  de  ce  drame,  cette 
hypothèse  est  demeurée  la  seule  vraisemblable.  D'ailleurs  les 
circonstances  que  je  viens  de  raconter  ne  prêtent  point  à  d'au- 
tres explications. 

Le  P.  Husson  recueilHt  les  tristes  restes  du  frère  Alexis  et 
les  apporta  au  lac  la  Biche  oîi  ils  reçurent  les  honneurs  d'une 
sépulture  chrétienne.  Une  croix  fut  plantée  sur  la  rivière  des 
Maisons,  à  l'endroit  où  ce  meurtre  fut  commis.  Mgr  Faraud 
demeura  inconsolable  de  la  perte  de  cet  excellent  religieux  et 
jusqu'à  sa  mort,  on  ne  pouvait  évoquer  le  souvenir  de  ce  bon 
frère  sans  que  les  larmes  d'une  douce  émotion  ne  vinssent  inon- 
der sa  paupière. 

Que  devinrent  l'Iroquois  et  la  jeune  métisse,  me  direz-vous? 

La  jeune  métisse  ne  fut  jamais  revue  et  toute  trace  d'elle 
disparut  pour  toujours.  L'Iroquois,  après  en  avoir  fait  le  jouet 
de  ses  passions,  lui  fit-il  subir,  ensuite,  le  même  sort  qu'au  frère 
Alexis?  C'est  bien  possible,  car  la  chair  humaine  est,  paraît-il, 
un  mets  succulent  et  quand  une  fois  on  y  a  goiité,  on  se  sent 
pour  ainsi  dire  obsédé  du  désir  de  recommencer  le  festin.  Et 
puis,  en  la  dévorant,  il  prenait  le  moyen  le  plus  sûr  de  cacher 
le  corpus  delicti. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  hypothèses,  les  trois  personnes  qui 
faisaient  partie  de  ce  voyage  devaient  toutes  terminer  leur  ex- 
istence d'une  manière  tragique. 

Deux  mois  après  cet  événement,  quelques  familles  crises 
campées  sur  la  petite  rivière  des  Esclaves,  à  quelques  milles  du 
lac  du  même  nom,  étaient  fort  importunées  durant  la  nuit  par 
les  hurlements  de  leurs  chiens. 

C'était  un  concert  infernal  qui  les  tenait  constamment  en 
éveil. 

Dans  ces  régions  les  sauvages  sont  tous  propriétaires  de 
nombreuses  meutes  de  chiens.  Ce  sont  leurs  coursieurs  et 
leurs  chevaux  de  trait. 

Ces  chiens,  la  plupart  moitié  loups,  ont  l'habitude  de  faire  un 


LE  FRERE  ALEXIS  RAYNARD.  O.  M.  L         213 

vacarme  assourdissant  quand  qudque  être  étranger  se  trouve 
dans  le  voisinage  des  loges  de  leurs  maîtres.  Aussi,  les  Cris 
étaient-ils  très  intrigués  sur  la  cause  qui  faisait  sonner  l'alarme 
à  leurs  chiens  à  toutes  les  nuits.  Voulant  à  tout  prix  mettre  fin  à 
cette  ennuyeuse  répétition,  ils  mirent  quelqu'un  à  l'afifiit.  Quel- 
que temps  après  le  coucher  du  soleil,  le  sauvage  qui  faisait  la 
vigie,  aperçut  une  ombre  qui  se  glissait  furtivement  sur  la  li- 
sière de  la  forêt,  cherchant  à  s'approcher  du  camp.  Il  crut  que 
c'était  un  ours  en  quête  de  quelques  restes  laissés  autour  des 
loges.  Il  déchargea  son  fusil  dans  cette  direction  et  s'en  alla 
ensuite  se  coucher.  Le  matin,  à  sa  grande  surprise,  il  cons- 
tata qu'il  avait  tué  un  être  humain.  Plusieurs  sauvages  qui 
avaient  visité  la  mission  de  la  Nativité,  n'eurent  pas  de  peine 
à  reconnaître  les  traits  de  l'Iroquois  qu'ils  avaient  rencontré 
nombre  de  fois  à  cette  mission.  Ils  l'enterrèrent  sur  les  bords 
de  la  petite  rivière  des  Esclaves.  Le  dernier  acteur  de  ce  drame 
était  disparu. 

Sur  le  promontoire  où  ce  crime  fut  commis,  à  l'embouchure 
de  la  rivière  des  Maisons,  la  modeste  croix  plantée  par  le  P. 
Husson,  s'élève  encore  de  nos  jours,  et  domine  cette  hauteur. 
Les  côtes  à  cet  endroit  ont  environ  150  pieds  d'élévation  et 
les  bateliers  qui  voyagent  dans  cette  région  désolée,  s'arrêtent 
presque  toujours  sur  ce  rivage,  pour  camper.  Il  est  bien  rare 
qu'un. sauvage  catholique  passe  près  de  là,  sans  venir  saluer  la 
croix  avec  le  plus  profond  respect  et  sans  déposer  à  ses  pieds 
une  prière  pour  le  repos  de  l'âme  du  bon  frère  Alexis. 

S. -fil.      'îtllb'^OWlI'HC. 
St-Boniface,  2  avril   1901. 


LA  POLITIQUE  CANADIENNE   ' 

JUGÉE  A  l'Étranger. 


Tandis  que  Bryan  et  Mac-Ki-nley  menaieni  sur  la  bruyante 
plate-forme  américaine  leur  campagne  homérique  pour  la  pré- 
sidence des  Etats-Unis,  une  partie  moins  sensationnelle  peut- 
être,  mais  grave  aussi,  se  jouait  au  Canada.  Il  s'agissait  de  sa- 
voir si  les  élections  du  7  novembre  1900  maintiendraient  au 
pouvoir  le  ministère  Laurier,  présidé  par  un  Français,  si  l'é- 
lecteur canadien  prendrait  franchement  parti  dans  la  guerre 
sud-africaine,  si  l'impérialisme  sortirait  plus  fort  de  cette  grande 
consultation  coloniale. 

L'opinion  française  oublie  bien  facilement  qu'il  y  a  là-bas 
toute  une  race  de  Français  qui,  entraînés  par  les  revers  de  l'his- 
toire dans  il'orbite  d'une  autre  puissance,  continuent  depuis  un 
siècle  à  lutter  pour  leur  langue  et  leurs  traditions.  C'est  à  peine 
si  quelques  entrefilets  dans  nos  journaux  ont  signalé  la  lutte 
du  mois  de  novembre  et  ses  résultats.  Le  monde  anglo-saxon 
en  a  suivi  les  péripéties  avec  un  tout  autre  intérêt.  Depuis 
que  s'est  dessiné  le  mouvement  de  rapprochement  des  colo- 
nies anglaises  et  de  leur  métropole,  le  Canada  a  toujours  été 
considéré  à  Londres  comme  un  des  piliers  de  l'Empire.  Lors- 
que sir  Wilfrid  Laurier  vint  en  1897  au  jubilé  de  la  Reine,  en 
compagnie  des  premiers  ministres  coloniaux,  ce  fut  vers  lui 
que  se  tournèrent  tous  les  regards,  comme  vers  le  leader 
du  monde  colonial.  Puissance  déjà  séculaire,  le  Canada,  pen- 
sait-on, devait  conduire  le  mouvement  impérialiste  et  pré- 
céder dans  cette  voie  le  Cap  et  la  jeune  Australie.  Il  ne  mar- 
chanda pas  en  efïet  ses  témoignages  de  loyalisme  et  de  dé- 
vouement.   Aussi,  lorsque  le  récent  succès  du  cabinet  Laurier 

(1)  De  la  Revue  de»  Qvieslions  politiques  et  coloniales,  de  Paris. 


LA  POLITIQUE  CANADIENNE  215 

fut  connu  à  Londres,  la  presse  tout  entière  le  célébra  comme 
une  grande  victoire  de  l'impérialisme.  Et  cependant,  sir 
Wilfrid  Laurier  est  Français  de  race,  catholique  pratiquant. 
La  majorité  de  ses  électeurs  est  de  même  française  et  catho- 
lique, tandis  que  la  phalange  décidée  de  ses  adversaires  est 
composée  surtout  d'Anglais  protestants  dont  les  sentiments 
impérialistes  ne  sont  pas  douteux.  Comment  expliquer  cette 
étrange  contradiction?  Nous  allons  essayer  de  le  faire,  sans 
nous  dissimuler  combien  la  tâche  est  délicate,  car  la  politique 
canadienne,  semblable  au  jeu  d'échecs  le  plus  compliqué,  en- 
chevêtre si  bien  les  facteurs  de  race,  de  langue,  de  religion,  que 
tous  les  problèmes  en  sont  faussés,  toutes  'les  questions  brouil- 
lées et  que  les  résultats  les  plus  paradoxaux  y  deviennent  pos- 
sibles. 

La  constitution  actuelle  du  Canada  est  un  modèle  de  libéra- 
lisme: c'est  celle  d'une  république  fédérative  où  l'Angleterre 
ne  fait  sentir  sa  suprématie  que  par  la  nomination  du  gouver- 
neur. Le  régime  parlementaire  y  est  une  réalité  et  le  ministère 
n'y  est  responsable  que  devant  les  élus  du  peuple.  La  liberté 
est  rendue  plus  complète  encore  par  une  profonde  décentralisa- 
tion ;  chaque  province  est  un  petit  Etat  doué  d'une  autonomie 
presque  complète,  possédant  son  Parlement,  son  ministère  res- 
ponsable, faisant  ses  propres  lois  et  les  appliquant  à  son  gré. 
Décentralisation,  liberté  du  haut  en  bas  de  l'échelle,  tel  est  le 
mot  d'ordre  dont  les  Canadiens  sont  justement  orgueilleux  et 
te!  est  l'esprit  du  régime  dont  l'Angleterre  a  doté  sa  libre  colo- 
nie. 

Cette  constitution  serait  parfaite  si  la  question  des  races  ne 
venait  dénaturer  les  facteurs  politiques  et  rendre  des  plus  diffi- 
ciles la  tâche  des  gouvernants.  Il  y  a  au  Canada  1.500.000 
Français  catholiques,  profondément  attachés  à  leur  langue  et 
à  leur  religion.  L'Angleterre  a  bien  vite  vu  qu'elle  ne  pouvait 
ni  les  détruire  ni  les  assimiler,  mais  qu'il  fallait  compter  avec 
eux  et  leur  faire,  bon  gré  mal  gré,  une  place  dans  l'Etat.  Elle 
a  délibérément  adopté  vis-à-vis  d'eux  une  politique  de  libéra- 


216  REVUE  CANADIENNE 

lisme  et  de  justice,  si  bien  (|u"aujaurd"liui.  sans  avoir  conquis 
leur  cœur,  elle  a  gagné  leur  loyalisme,  et  que  les  Canadiens- 
Français  peuvent  être  rangés  parmi  les  plus  fidèles  sujets  de 
la  Reine.  C'est  un  des  plus  beaux  monuments  de  cette  sagesse 
politique  dont  l'Angleterre  a  si  souvent  donné  l'exemple  et 
qu'elle  semble  oublier  aujourd'hui.  Mais,  pour  avoir  résolu  pa- 
cifiquement la  question,  on  n'a  pas  transformé  en  Anglo- 
Saxons  ces  Français  de  vieille  roche.  L-es  deux  races  ont  vécu 
plus  d'un  siècle  côte  à  côte,  sans  se  mêler,  et  tout  en  subissant 
des  influences  mutuelles  inévitables,  elles  paraissent,  au  con- 
traire, avoir  accentué  leurs  caractères  distinctifs.  Il  n'y  a  pas, 
à  vrai  dire,  de  peuple  canadien  :  il  y  en  a  deux,  l'un  anglais, 
l'autre  français,  vivant  sous  k  même  régime,  gouvernés  par  les 
mêmes  hommes.  La  large  décentralisation  qui  sépare  les  Fran- 
çais de  Québec  des  Anglais  d'Ontario  adoucit  ou  prévient  les 
heurts.  Mais  dans  les  affaires  fédérales,  les  deux  peuples  se 
rencontrent  à  chaque  pas,  et  la  politique  s'en  trouve  singulière- 
ment compliquée.  Pour  y  voir  clair,  il  nous  faut  d'abord  étu- 
dier les  mœurs  politiques  des  deux  races  et  le  classement  des 
partis. 

Un  court  séjour  au  Canada  suffit  à  prouver  que  les  Cana- 
diens-Français sont  restés  bien  Français  et  qu'i'.s  ont  encore  la 
plupart  de  nos  qualités,  comme  aussi  quelques-uns  de  nos  dé- 
fauts. Et  cela  même  est-il  ipour  nous  déplaire?  Entrons  dans 
un  meeting  d'une  petite  ville  de  la  province  de  Québec.  Nous 
y  entendrons  parler  notre  langue  avec  ce  bon  accent  normand 
qui  résonne  encore  au  Calvados  et  au  pays  de  Caux  ;  nous  y 
verrons  toute  une  assemblée  suspendue  aux  lèvres  de  quelque 
beau  diseur,  souvent  aussi  d'un  orateur  véritable.  Le  Cana- 
dien, comme  le  Français,  aime  l'éloquence,  et  au  moins  a-t-il 
cette  supériorité  d'écouter  ceux  qui  parlent.  Aucune  fête  pour 
lui  n'est  complète  si  quelques  discours  ne  la  terminent  et,  par 
amour  du  beau  langage,  il  est  prêt  à  écouter  adversaires  aussi 
bien  qu'amis.  C'est  par  d'éloquentes  paroles  qu'on  entraîne 
une    assemblée    canadienne.     Pas  n'est   besoin  de    l'entretenir 


LA  POLITIQUE  CANADIENNE  217 

d'affaires  ;  il  faut  la  bercer  de  phrases  mélodieuses  et  la  réveil- 
ler par  des  tirades  retentissantes.  Pour  la  moindre  affaire  de 
village,  il  faut  invoquer  les  plus  grands  principes  et  faire  appel 
aux  plus  glorieux  souvenirs.  Comme  de  vrais  Français,  alors, 
les  Canadiens  enthousiajsmés  félitriteront  l'orateur  et  voteront 
pour  lui. 

Un  auditoire  est  comme  le  raccourci  d'un  peuple.  C'est  dire 
que  les  parleurs  ne  manquent  pas  au  Canada  français.  Les  avo- 
cats sont  légion  et  chacun  d'eux,  pour  ainsi  dire,  se  double  d'un 
politicien.  C'est  encore  un  point  par  lequel  le  Canada  ressem- 
ble beaucoup  à  notre  pays.  L'éducation  classique  y  fleurit,  en 
effet,  comme  chez  nous,  et  prépare  surtout  aux  carrières  libé- 
rales. Tout  le  monde  veut  être  médecin,  avocat,  homme  poli- 
tique. Si  le  pays  y  gagne  des  orateurs  distingués,  des  artistes 
véritables,  il  y  perd  bien  des  commerçants  et  des  industriels. 
C'est  le  défaut  de  la  cuirasse  des  Canadiens-Français.  Rien  ne 
les  prépare  aux  affaires.  Le  manque  de  capitaux,  l'estime  exa- 
gérée qu'ils  accordent  aux  professions  désintéressées,  les  dé- 
tournent plutôt  de  la  lutte  économique  et  ils  ne  font  passer 
qu'au  second  rang  ce  fatidique  business  qui  est  le  veau  d'or  des 
j\nglo-Sa.xons. 

Ce  n'est  pas  cependant  qu'ils  n'aient  subi  dans  une  certaine 
mesure  l'influence  de  l'autre  race.  On  ne  vit  pas  longtemps  au 
contac  des  Anglais  sans  admirer  leur  calme,  leur  ordre,  leur  fa- 
çon expéditive  de  traiter  les  affaires.  En  matière  politique  et 
commerciale,  ce  sont  les  maîtres.  Les  Canadiens-Français  ont 
appris  d'eu.x  la  discipline  des  partis,  l'ordre  des  discussions  et 
les  fortes  traditions  du  régime  parlementaire.  Lorsque  les 
qualités  des  deux  races  s'unissent  dans  un  même  homme,  elles 
en  font  un  homme  supérieur:  témoin  sir  Wilfrid  Laurier,  beau 
type  de  Canadien-Français  modifié  par  l'influence  anglaise,  qui 
parle  également  bien  les  deu.x  langues,  sait  être  froid  dcbater 
avec  les  Anglais,  orateur  entraînant  avec  les  Français,  et  qui, 
rompu  aux  affaires  par  une  longue  vie  politique,  a  su  vraiment 
mériter  le  nom  d'homme  d'Etat. 


218  REVUE  CANADIENNE 

Si  les  Canadiens-Français  sont  restés  bien  Français,  les  Ca- 
nadiens-Anglais semblent  avoir  redoublé  leur  intransigeance  an- 
glaise. Pour  eux,  le  grand  souci,  ce  sont  les  affaires,  et  dès  leur 
jeunesse  ils  songent  à  faire  fortune.  L'éducation  pratique  qu'ils 
reçoivent  les  prépare  à  la  vie  commerciale,  le  milieu  dans  lequel 
ils  vivent  les  dirige  tout  naturellement  dans  cette  voie.  Ils  ho- 
norent le  commerce  autant  que  les  Français  honorent  les  car- 
rières libérales,  et  leur  respect  de  la  fortune  est  une  des  bases 
de  leur  conception  de  la  société.  Ce  ne  sont  généralement  pas 
de  grands  savants;  leur  culture  est  restreinte  et  le  souci  des 
choses  intellectuelles  ne  les  trouble  guère.  Ils  ont  gardé  un  mé- 
pris bien  anglais  de  l'étude  désintéressée  et  toutes  leurs  éner- 
gies se  canalisent  vers  la  pratique. 

Toute  leur  politique  est  inspirée  de  cet  esprit,  mais  elle  se 
double  d'un  exclusivisme  de  race,  d'un  patriotisme  jaloux  et 
violent  qu'on  retrouve  partout  où  il  y  a  des  Anglais.  Ils  sont 
nés  hommes  politiques;  persuadés  que  les  affaires  publiques 
sont  leurs  affaires  privées,  ils  les  suivent  de  très  près.  Les  élec- 
tions les  passionnent  autant  que  les  Français  et  ils  sont  prêts  à 
entendre  autant  de  discours  et  à  les  applaudir  avec  autant  de 
frénésie.  Ce  serait  une  erreur  de  croire  que  les  Anglais  ne  sont 
pas  influençables  par  la  parole.  Y  a^t-il  un  pays  où  les  discours 
politiques  aient  plus  d'influence  qu'en  Angleterre?  Il  en  est  de 
même  au  Canada.  Mais  on  ne  s'y  fera  pas  écouter  avec  des 
phrases  harmonieuses;  il  faut  parler  affaires  ou  chatouiller  l'or- 
gueil anglo-saxon.  L'impérialisme,  la  supériorité  des  Anglais, 
leur  droit  sacré  à  la  conquête  du  monde,  sont  les  thèmes  per- 
pétuels de  discours,  assez  ordinaires,  toujours  les  mêmes,  mais 
toujours  écoutés  et  applaudis. 

Voilà  les  deux  peuples  qui  vivent  sous  les  mêmes  institu- 
tions, se  rencontrent  au  même  Parlement,  collaborent  aux 
mêmes  lois.  La  paix  règne  et  c'est  un  miracle,  car  on  ne  peut  rê- 
ver deux  races  plus  différentes.  Cette  dualité  est  la  clef  de  la 
politique  canadienne.  L'union  s'est  faite  par  nécessité  d'abord, 
puis  par  raison,  jamais  par  inclination.  Un  Canadien-Français 


LA  POLITIQUE  CANADIENNE 


219 


l'exprimait  un  jour  avec  esprit  :  "  La  France,  disait-il,  est  notre 
mère,  et  l'Angleterre.  .  .  notre  belle-mère." 

Dans  les  pays  qui  ne  jouissent  point  de  l'unité  de  race,  la 
dénomination  des  partis  est  une  question  et  un  symptôme  de 
grave  importance.  En  Autriche,  il  y  a  des  partis  allemands, 
tchèques,  polonais.  En  Suisse  au  contraire,  les  électeurs  se  clas- 
sent en  libéraux,  socialistes,  radicaux,  jamais  en  Français, 
Allemands  ou  Italiens.  Que  dire  du  Canada?  Aucune  réponse 
décisive  n'est  possible.  A  la  surface,  nous  voyons  seulement 
des  libéraux,  des  conservateurs,  parmi  lesquels  les  représen- 
tants des  deux  races  sont  mélangés.  Il  n'est  jamais  officielle- 
ment question  de  parti  français  et  anglais.  Et  cependant  il 
serait  inexact  de  dire  que  cette  division  n'existe  pas,  au  moins 
d'une  façon  latente.  Il  n'y  a  pas  de  sympathie  réelle  entre  An- 
glais et  Français.  La  jalousie  pourrait  bien  un  jour  devenir  de 
la  haine.  Mais  la  forte  éducation  politique  des  Canadiens,  leur 
sagesse,  leur  réel  esprit  de  conciliation  ont  toujours  prévenu 
l'ouverture  brutale  d'une  querelle  de  races.  Les  questions  de 
langue,  de  religion  sont  libéralement  et  sagement  réglées.  Dans 
les  affaires  courantes,  on  tâche  d'oublier  qu'il  y  a  deux  races  et 
généralement  on  y  parvient.  Mais  si  un  problème  vraiment 
brûlant  venait  à  se  poser,  il  est  à  croire  que  chaque  race  courrait 
à  son  drapeau.  Rappelons-nous  donc  qu'crfficieHement  il  n'y  a 
que  des  conservateurs  et  des  libéraux.  N'oublions  cependant 
pas  que  le  Canada  est  peuplé  d'Anglais  et  de  Français. 


.ub-té    picq-prtcb. 


(A  suivre) 


L'HOPITAL  GENERAL  DE  ST-BONIFACE*" 

DE  LA  RIVIERE-ROUGE 
(1845) 


(Suite) 


Monseigneur  fait  une  touchante  exhortation  qui  attendrit 
son  auditoire.  La  bonne  mère  demeure  cependant  cahne,  sans 
laisser  paraître  aucune  démonstration  de  sensibiHté;  elle 
éprouve  même  de  la  consolation,  sachant  bien  que  sa  chère  fille 
a  choisi  la  meilleure  part. 

Le  fait  du  moment  amène  une  coïncidence  heureuse.  En  re- 
montant l'échelle  généalogique  de  la  famille  de  Madame 
d'Youville,  fondatrice  des  Sœurs  Grises,  on  y  retrouve  notre 
jeune  Marguerite.  C'est  un  rameau  qui  tient  fortement  à  l'une 
des  branches  de  l'arbre  béni,  Monsieur  Connolly  étant,  par  sa 
mère,  le  petit-fils  de  Madame  Gamelin-Maugras  (née  M. -Clé- 
mence Dufrost  de  Lajeminerais),  sœur  de  Madame  d'Youville. 

La  petite  sœur  Connolly  est  incontestablement  l'arrière-pe- 
tite-nièce  de  la  vénérable  fondatrice,  et  se  nomme  Marguerite, 
comme  elle. 

Ce  nom  de  Marguerite  reporte  également  notre  pensée  à  la 
floraison  abondante  des  prairies  du  nord  dont  parle  Sœur  La- 
grave  dans  une  de  ses  lettres. 

"  L'atmosphère  de  notre  nouveau  pays  est  pur,  le  ciel  est 
"  si  beau  !  Il  n'y  a  presque  pas  de  nuit  dans  les  mois  de  juin  et 
"  de  juillet.     Les  matinées  sont  délicieuses.     Les  zéphirs  nous 

(i)  Voir  Revue  Canadienne  du  mois  d'avril  1901, 


L'HOPITAL  GENERAL  DE  ST-BOXIFACE      221 

"  apportent  le  parfum  des  prairies  où  se  balancent  à  leur  gré  des 
'■  milliers  de  petites  fleurs  que  le  divin  jardinier  y  cultive  lui- 
"  même.  Aucun  parterre,  à  mon  goût,  n'exhale  de  si  précieux 
"  arômes." 

Elle  a  bien  dit,  la  bonne  sœur  Lagrave.  C'est  le  divin  jardi- 
nier qui  cultive  ces  fleurettes  du  nord.  Plusieurs  seront  pour 
Lui,  comme  notre  jeune  Marguerite,  des  fleurs  de  choix  qu'il 
tiendra  plus  près  de  son  divin  cœur. 

Le  printemps  de  1845  est  plein  d'espérance  pour  nos  chères 
internes  de  l'évêché. 

Mgr  Provencher  a  fait  démolir  la  vieille  maison,  et  toutes  les 
pierres  sons  transportées  au  lieu  où  l'on  doit  creuser  les  fonda- 
tions. Les  contrats  ont  été  acceptés,  et  Monseigneur  a  avancé 
même  £50.0.0  sterling  à  un  entrepreneur  qui  s'est  engagé  à  pré- 
parer durant  l'hiver  le  bois  nécessaire  à  la  bâtisse  projetée.  Il 
ne  doit  pas  tarder  à  venir  commencer  ses  travaux.  Mais  quelle 
déception  ! .  .  .  On  apprend  au  mois  de  mai  que  ce  contracteur 
s'est  chargé  d'une  autre  entreprise,  et  qu'il  a  dépensé  les  cin- 
quante louis  à  acheter  des  outils  et  des  provisions.  .  .  On  s'en 
étonne,  on  espère  encore,  c'est  inutilement,  il  faut  se  résigner; 
de  plus,  se  soumettre  à  attendre  une  autre  année.  Impossible 
de  ne  plus  rien  entreprendre  en  celle-ci.  C'est  un  sacrifice  de 
part  et  d'autre,  mais  les  sœurs  sont  moins  affligées  du  retard  de 
leur  bâtisse  que  du  déboursé  onéreux  de  leur  pauvre  évêque, 
qui  a  perdu  dans  cette  somme  le  fruit  de  beaucoup  de  priva- 
tions et  de  sacrifices.  Mais  l'homme  de  Dieu  apprécie  les  cho- 
ses de  ce  monde  à  leur  valeur:  "  Ne  perdons  pas  courage  pour 
"  si  peu  de  chose,  dit-il  aux  religieuses,  qui  lui  témoignent  de 
"  la  sympathie.  Dieu  nous  aidera.     Courage  et  confiance." 

De  semblables  expressions  sont  fréquentes  sur  les  lèvres  de 
Mgr  Provencher.  Depuis  vingt-trois  ans,  il  a  fait  un  gain  spi- 
rituel de  toutes  les  privations  et  les  dépouillements  qu'il  a  ren- 
contrés. 

Un  pesant  souci  atteint  pourtant  le  calme  et  la  sérénité  de 
son  esprit  ;     il  compte  avec  peine  le  trop  petit  nombre  d'où- 


222  REVUE  CANADIENNE 

vriers  évangéliques  qui  se  vouent  au  champ  de  son  apostolat. 
Ce  nombre  va  se  restreindre  encore;  le  bon  P.  Mayrand  songe 
aussi   lui,  à  retourner  au  pays. 

Monseigneur  s'afflige  de  ce  nouveau  départ;  mais  il  convient 
avec  non  moins  de  regret  que  ses  pauvres  missionnaires,  épui- 
sés de  force,  n'ont  aucune  ressource  auprès  de  lui  pour  se  réta- 
blir. 

Une  corporation  religieuse  serait  d'un  plus  grand  secours 
pour  ses  missions. 

Mgr  Bourget  partage  ce  souci.  A  Rome,  en  1841,  il  solli- 
cite les  faveurs  du  général  des  Jésuites  qui  paraît  tout  disposé 
à  envoyer  quelques-uns  de  ses  pères  à  la  Rivière-Rouge.  "  Mais, 
comme  disait  Mgr  Provencher,  le  temps  n'était  pas  venu  pour 
eux."    On  les  attendit  en  vain. 

Autre  chose  se  préparait  dans  les  desseins  de  l'adorable  Pro- 
vidence. Le  Seigneur  appelait  la  congrégation  des  Oblats  de 
Marie  Immaculée  à  évangéliser  le  Nord-Ouest.        , 

En  1844,  Mgr  Provencher  rencontra  ces  religieux,  établis 
dans  le  diocèse  de  Montréal  depuis  trois  ans.  Il  fut  ravi  d'en- 
tendre dire  le  bien  qu'ils  faisaient  dans  la  ville  et  les  campagnes. 
Ces  missionnaires  lui  conviennent.  Il  n'a  plus  qu'un  vœu,  celui 
d'en  obtenir  quelques-uns. 

Mgr  Bourget  reçoit  sa  confidence  et  en  parle  au  P.  Honorât. 

Rassuré  par  cette  prévenante  démarche,  le  bon  évêque  du 
Nord-Ouest  voit  lui-même  le  supérieur,  qui  le  remercie  cor- 
dialement de  la  confiance  qu'il  témoigne  à  sa  congrégation  et 
lui  fait  espérer  un  dénouement  favorable. 

Mgr  Provencher  ouvrit  son  cœur  à  l'espérance  sans  trop  s'y 
bercer,  puisqu'il  écrivait  très  peu  de  temps  après,  à  Mgr  Bour- 
get :  "  Il  me  faut  des  prêtres.  Auriez-vous  des  Oblats  à  m'en- 
"  voyer?  "  Le  P.  Léonard  écrit  aussi:  "  Notre  Père  supérieur 
"  vient  de  me  dire  que  trois  de  nos  Pères  iront  à  la  Rivière- 
■■  Rouge,  l'année  prochaine.  Je  souhaite  que  cette  heureuse 
'■  nouvelle  soit  vraie." 

L'heure  providentielle  allait  enfin  sonner.     Le  24  juin  1845, 


L'HOPITAL  GENERAL  DE  ST-BONIFACE      223 

le  révérend  P.  Pierre  Aubert,  O.M.I.,  (')  et  le  jeune  frère 
Alexandre  Taché  (^),  sous-diacre  de  la  même  congrégation,  re- 
cevait du  très  révérend  P.  Guigues  (^),  leur  supérieur  (en  Ca- 
nada), la  mission  d'aller  à  la  recherche  des  brebis  perdues  de  la 
maison  d'Israël. 

Tout  un  ordre  religieux  va  répondre  au  vœu  le  plus  cher  du 
premier  évêque  de  Saint-Boniface.  Après  une  si  longue  at- 
tente, ne  peut-il  pas  espérer  la  consolante  promesse  faite  au  pa- 
triarche Abraham?  Ses  missionnaires  ne  deviendront-ils  point 
aitssi  nombreux  que  les  étoiles  du  ciel  et  les  grains  de  sable  du 
rivage  de  la  mer? 

Les  deux  premiers  Oblats  s'embarquèrent  à  Lachine  le  jour 
même  où  l'Eglise  célébrait  la  glorieuse  nativité  de  saint  Jean- 
Baptiste,  notre  fête  nationale. 

L'itinéraire  de  Montréal  à  Saint-Boniface  par  la  voie  des  ca- 
nots est  suffisamment  connu,  il  serait  fastidieux  de  le  redire. 
Quelques  hgnes  seulement  d'une  lettre  du  révérend  P.  Aubert 
à  son  frère,  religieux  Oblat  comme  lui,  nous  feront  part  des 
sentiments  des  deux  généreux  missionnaires  en  abordant  les 
lointains  rivages. 

"  L'accueil  bienveillant  du  Prélat  (Mgr  Provenoher)  nous  fit 
bientôt  oublier  les  fatigues  de  la  traversée.  La  beauté  du  pays, 
l'heureux  naturel  des  sauvages,  tout  a  contribué  à  rendre  heu- 

(1)  Lo  R.  P.  Anliert  naquit  à  Digne  (France),  en  1814.  Entré  dan.s  la  con- 
grégation des  Oblat.«,  il  fut  ordonné  prêtre  le  18  août  1844,  et  arriva  la  même 
année  en  Canada. 

(2)  Le  jeune  frère  Taché  vit  le  jour  à  la  Rivière-du-Loup,  district  de  Kamou- 
raska,  ie  23  juillet  1823.  Madame  Taché,  sa  mère,  étant  devenue  veuve,  alla 
demeurer  à  Boucherville  avec  ses  jeunes  enfanta,  chez  son  frère,  M.  de  la  Bro- 
querie.  Le  jeune  Alex.  Taché  fit  ses  études  au  collège  de  Saint-Hyacinthe.  Il 
entra  au  noviciat  des  Rév.  Pères  Oblats,  à  Longueuil,  où  il  reçut  le  sous- 
diaconat. 

13)  Joseph-Eugène-Brnno  Guigues,  né  à  Gap  (France),  le  28  août  1805,  fit 
profession  d'Oblat  de  Marie-Immaculée  entre  les  mains  de  Mgr  Charles- 
Eugène  de  Mazenod,  le  4  octobre  1824,  à  Aix,  en  Provence.  Il  fut  ordonné  à  Aix 
par  Mgr  Fortuné  de  Mazenod,  évêque  de  Marseille,  le  26  mai  1828.  Il  arriva 
en  Canada  le  18  août  1844,  comme  supérieur  à  Longueuil,  où  la  congrégation 
des  Oblats  fut  installée  à  son  arrivée  en  Canada.  Le  R.  P.  Guigues  devint  le 
premier  évêque  de  Bytown  (Ottawa). 


224  REVUE  CANADIENNE 

reuses  les  premières  impressions  qui  nous  sont  venues  de  notre 
nouvelle  patrie. 

"  Les  Indiens  q,ue  nous  devons  évangéliser  commencent  à  se 
montrer  à  mesure  qu'on  avance  vers  le  lac  Supérieur;  mais 
rarement  trouve-t-on  de  nombreuses  familles.  Ils  ne  viennent 
par  bandes  qu'aux  divers  postes  de  la  compagnie  de  la  baie 
d'Hudson,  où  ils  échangent  les  produits  de  leur  chasse  contre 
les  objets  qui  servent  à  leur  usage.  En  général,  ils  sont  peu 
soucieux  du  lendemain,  bien  qu'ils  ne  connaissent  point  quel 
livre  renferme  la  maxime  qu'à  chaque  jour  suffit  sa  peine.  Ils 
savent  parfaitement  la  mettre  en  pratique  dans  un  sens  maté- 
riel. Ils  n'ont  pas  même  l'idée  de  faire  provision  de  vivres  pour 
quelque  temps.  .  . 

"  J'ai  l'intime  conviction  qu'un  nombre  suffisant  d'ouvriers 
apostoliques  dissiperait  bientôt  ici  les  ténèbres  de  l'infidé- 
lité. Mais  les  quelques  missionnaires  qui  partagent  les  travaux 
de  Mgr  de  Juliopoiis,  ne  peuvent  se  montrer  à  un  poste  sans  se 
voir  aussitôt  forcés  de  le  quitter  pour  d'autres,  où  leur  présence 
est  réclamée.  Il  n'est  pas  de  prêtre  ici  qui  ne  fasse  au  moins 
cinq  cents  lieues  par  an.  On  est  souvent  obligé  de  revenir  au 
point  du  départ,  etc.  .  .  Vous  voyez  combien  il  est  nécessaire 
qu'on  vienne  à  notre  secours  sous  tous  les  rapports. 

"  Veuillez,  mon  très  cher  frère,  remercier  Dieu  de  ce  que  sa 
sollicitude  a  éloigné  de  nous  tout  accident  pendant  cette  longue 
course.  Demandez-lui  pour  nous  la  grâce  de  répondre  à  notre 
sainte  vocation,  et  de  remplir  .dignement  le  beau  ministère  qu'il 
nous  a  confié. 

"  Croyez-moi,  etc., 

"PIERRE  AUBERT, 
"  P.  Missionnaire,  O.M.I." 

Le  jeune  frère  Taché  écrivit  aussi  lui.  Qui  nia  pas  lu  ses  ou- 
vrages? Nous  cédons  cependant  au  désir  de  reproduire  l'ex- 
pression de  ses  sentiments  envers  sa  bonne  mère  qu'il  aimait 
tant. 


L'HOPITAL  GENERAL  DE  ST-BONIFACE      225 

"  Je  vous  vis,  ma  chère  mère,  peu  de  temps  avant  mon  dé- 
part, mais  je  vous  vis  sans  vous  faire  mes  adieux.  Je  croyais 
que  votre  cœur  et  le  mien  avaient  besoin  qu'on  leur  épargnât 
les  angoisses  d'une  séparation  qui  peut  être  longue. 

"  Nous  partîmes  de  Longueuil  ('),  le  24  juin  à  4  heures  a.m. 
J'étais  avec  le  P.  Aubert,  mon  supérieur,  et  le  très  révérend  P. 
Guignes;  nous  nous  rendîmes  à  l'évêché  de  Montréal.  Mon- 
seigneur Bourget  nous  accueillit  avec  bonté.  Nous  aillâmes  à 
l'église  pour  recevoir  la  bénédiction  du  Très  Saint  Sacrement. 
Nous  y  trouvâmes  un  grand  nombre  de  personnes  réunies  pour 
voir  partir  les  missionnaires  et  prier  pour  eux.  Les  larmes  de 
quelques  bonnes  femmes  qui  se  trouvaient  près  de  nous,  me 
touchèrent  bien  sensiblement.  Je  supposais  qu'elles  pleuraient 
et  qu'elles  priaient  pour  celle  à  qui  mon  départ  causait  plus  de 
peine.  Je  joignis  mes  prières  aux  leurs,  et  je  suppliai  Dieu  de 
récompenser  ma  mère  pour  le  sacrifice  qu'il  exigeait  d'elle.  .  . 
Nous  retournâmes  à  révêché,  où  nous  reçûmes  la  bénédiction 
de  Monseigneur,  les  souhaits  et  les  adieux  de  tous  ceux  qui 
nous  connaissaient. 

"  De  là,  nous  nous  rendîmes  à  l'Hôpital  Général,  où  l'on 
nous  attendait  pour  le  déjeuner.  J'y  trouvai  Louis,  M.  Dumont, 
M.  Pépin  (curé  de  Boucherville),  M.  Brassard  (curé  de  Lon- 
gueuil), qui  venaient  pour  nous  accompagner.  Mon  oncle  de 
la  Broquerie  me  dit  que  vous  êtes  bien  résignée.  Cela  me 
consola  beaucoup. 

(1)  Longueuil  fut  la  première  résidence  des  Rév.  Pères  Oblats  en  Canada. 


(A  suivre) 


Septembre. — 1901.  15 


LA  NEWYORKICITE 


Louis  Veuillot  a  exhalé  le  Parfum  de  Rome  et  les  Odeurs  de 
Paris,  Eugène  Sue  en  a  pénétré  les  Mystères,  le  Dr  Girdner, 
lui,  vient  de  nous  donner  lia  Maladie  de  New-York,  la  Newyor- 
kicite. 

Le  suffixe  grec  icite,  employé  en  médecine,  signifie  inflam- 
mation ;  ainsi  par  exemple,  icitc  accollé  à  apnendice.  nous 
donne  appendicite,  à  peritoneum  il  nous  gratifie  de  la  peritoni- 
cite,  etc.  :  et  voilà  pour  l'étymologie  du  titre. 

Cette  maladie  est  endémique  à  l'île  Manhattan,  mais  tous 
ses  habitants  n'en  jouissent  pas  cependant  :  voilà  pour  la  loca- 
lisation du  mal. 

Nous  pouvons  maintenant  entrer  dans  l'intérieur  du  livre 
très  curieux  que  la  Grafton  Press  de  la  5e  Avenue  vient  d'a- 
voir la  bonté  de  nous  adresser. 

"  Ecrit  à  la  diajble  pour  l'immortalité,"  il  a  l'air  d'une  con- 
sultation, d'un  rapport  de  médecin  perplexe  et  inquiet  sur  son 
cas. 

Diagnostique  du  sujet  ;  symptômes  intellectuels,  moraux,  pliy- 
siques;  clinique  du  mal  et  son  traitem,ent:  chacun  de  ces  mots 
est  le  titre  d'un  chapitre  très  intéressant. 

Cet  ouvrage  est  le  résultat  de  vingt-cinq  ans  d'études  et 
d'observations  d'un  praticien,  touchant  la  manière  de  vie  des 
habitants  de  la  Babylone  métropolitaine  d'Amérique. 

Le  Dr  Girdner  étudie  le  Newyorkitisme  comme  on  exami- 
nerait la  condition  d'un  client  et  W  le  trouve  soufifrant  d'une 
maladie  qui  embrasse  son  triple  état  d'âme  et  (ju'il  appelle 
Newyorkicite. 

Dans  .son  diagnostique,  il  ne  flatte  pas  ses  concitoyens.  Son 
dessein  est  plutôt    de   châtier  leur  orgueil  et  de   substituer  à 


LA  NEWYORKICITE  227 

leurs  envolées  morales,  un  peu  de  l'humilité  du  publicain,  car 
il  s'adresse  surtout  à  ceux  qui  aiment  les  grands  phylactères, 
et  qui  disent  (leurs  prières  debout  au  coin  des  rues. 

Moins  de  matérialisme  et  plus  de  réel  amour  pour  l'huma- 
nité, moins  de  plutocratie  et  plus  d'amour  du  vrai,  voilà  la  re- 
quête du  Docteur. 

La  Newyorkicite  est,  selon  lui,  une  maladie  contagieuse,  aus- 
si on  peut  en  trouver  déjà  des  cas  dans  les  Etats  environnants, 
néanmoins,  son  lieu  de  naissance  est  l'île  Manhattan. 

Les  symptômes  intellectuels  de  ce  déplorable  désordre  sont 
variés,  mais  tous  peuvent  se  ramener  génériquement  aux  dé- 
ceptions de  la  grandeur.  Une  de  ses  principales  formes  est 
cette  idée  que  tout  ce  qu'il  y  a  de  bien  dans  le  continent  se 
trouve  dans  l'enceinte  bornée  par  l'East  River  et  l'Hudson,  la 
Battery  et  Spuyten  Duyvil.  "  Le  Newyorkitique  imagine  que 
tout  millionnaire  est  nécessairement  un  gentilhomme;  qu'il 
est  le  type  le  plus  accompli  de  l'humanité,  surtout  s'il  donne 
un  petit  percentage  de  ses  revenus  à  la  charité,  du  moins  à  ce 
qu'on  appelle  ainsi." 

La  victime  du  Newyorkitisme  a  de  nombreuses  illusions,  dé- 
ceptions, hallucinations,  sur  ce  qu'elle  appelle  son  rang  ou  sa 
société.  Elle  porte  le  respect  des  habits  et  de  la  couleur  des 
robes,  et  elle  a  le  culte  de  telle  rue  et  de  telle  avenue,  la  5e 
par  exemple.  "  La  valeur  d'un  corsage  ou  le  prix  d'une  mai- 
son jouent  toutes  sortes  de  tours  à  l'imagination  maladive  du 
Newyorkitique  et  lui  faussent  ses  estimations  des  personnes  et 
des  choses  qui  deviennent  comiques  n'étant  basées  que  sur  le 
prix  d'argent."  , 

En  fait  d'appétit  mental  et  intellectuel,  c'est  désespérément 
anormal.  De  livres  sérieux  i'I  n'en  a  cure;  du  iroman  mélodra- 
matique il  veut  le  genre  vulgaire  ou  pernicieux  des  Fleurs  du 
mal.  Ses  journaux  doivent  être  farcis  de  commérages  où  l'on 
babille,  où  l'on  s'habille  et  déshabille,  de  divorces,  de  potins 
et  de  scandales.  Par-dessus  tout  il  lui  faut  les  faire  et  les  dires 
des  millionnaires,  les  plus  petits  détails,  s'il  est  possible,  de  tout 
acte  joué  dans  ces  divines  familles. 


228  REVUE  CANADIENNE 

Un  autre  symptôme  est  la  perte  du  jugement  indépendant 
et  honnête.  "  Ces  infortunés,  dit  Girdner,  adoptent  tel  parti 
ou  telle  croyance,  en  se  basant  uniquement  sur  la  parenté  ou 
les  intérêts  matériels." 

Comme  résultat  de  cette  fracture  d'horizon  intellectuel,  con- 
tinue notre  directeur  de  conscience  laïque.  "  quand  le  New- 
yorkitique  voyage  pour  sa  santé  ou  son  plaisir,  il  lui  faut  abso- 
lument aller  en  dehors  du  pays;  il  franchit  l'Océan,  et  nous  le 
trouvons  dans  quelque  coin  de  l'ancien  monde.  Il  souffre  de 
chagrin  de  ne  pas  avoir  de  rendez-vous,  d'eaux  minérales,  de 
scènes  naturelles  comparables  à  celles  d'Europe.  Son  esprit 
se  remplit  de  sottises  sur  la  royauté  et  la  noblesse  européenne  ;: 
si  par  hasard,  il  peut  frôler  l'épaule  d'un  comte  ou  d'un  duc,  sa 
couf>e  de  joie  est  pleine." 

Et  ainsi  un  voyage  en  Europe,  loin  de  lui  être  bon,  ne  l'aide 
qu'à  aggraver  son  mal  —  il  n'est  pas  satisfait. 

Si  l'esprit  est  blessé,  l'âme  de  New- York  n'est  pas  moins  dé- 
faite. "  Le  Newyorkitique  admet  théoriquement  la  paternité 
de  Dieu  et  la  fraternité  de  l'homme,  mais  il  est  toujours  le  frère 
aîné,  il  se  sent  le  devoir  de  régler  le  sort  des  jeunes." 

Le  clergyman  serait  peut-être  à  même  de  réprimer  la  vio- 
lence du  mal,  mais  ce  médecin  moral  en  est  lui  aussi  atteint  : 
"  Il  rétrécit  les  larges  doctrines  de  la  vérité,  de  la  justice,  de 
l'amour  et  de  la  fraternité  pour  chaque  habitant  de  cette  pla- 
nète et  il  les  transforme  en  dogmes  de  six  sous  pour  recevoir 
l'approbation  de  l'église  qui  l'emploie.  Son  succès  pécuniaire 
ou  autre  ne  dépend  pas  de  sa  manière  positive  de  dénoncer  le 
vice  ou  le  crime,  mais  de  sa  manière  négative  de  ne  pas  l'indi- 
quer et  de  ne  pas  le  condamner." 

Le  Dr  Girdner  n'aime  pas  les  croisades  contre  la  débauche 
qui  ont  tenté  des  réformes  dans  ces  derniers  dix  ans,  et  où  ont 
pris  part  "  nos  meilleurs  citoyens." 

Il  pense  que  les  réformateurs  qui  ilimitent  leur  champ  d'ac- 
tion à  certaines  parties  d'une  ville  ou  à  certaines  formes  de  vice 
commencent  par  le  mauvais  bout.   "  Ils  mettent  les  fondements; 


LA  NEWYORKICITE  229 

en  l'air.  Que  penseriez-vous  d'un  chasseur  qui  brûlerait  toutes 
ses  cartouches  sur  les  putois  et  les  pigeons,  tandis  qu'il  laisse- 
rait le  gros  gibier  détaler  près  de  lui  ?  Si  nos  modernes  réfor- 
mateurs sont  sincères  dans  leurs  efforts  pour  purifier  l'atmos- 
phère moral,  que  leurs  efforts  soient  permanents,  qu'ils  aient 
une  commission  contre  le  vice,  qui  devra  en  plus,  examiner  si 
chez  nous  l'on  ne  pratique  pas  l'extortion  ou  l'excès,  et  si  l'on 
ne  dépose  pas  sur  certaines  épaules  d'hommes  des  fardeaux 
trop  lourds  à  porter." 

Les  charitables  prodigalités  des  Newyorkaises  ne  rencon- 
trent pas  non  plus  l'approbation  du  Docteur:  il  n'y  voit  que  la 
blancheur  des  tombeaux. 

"  Si  le  chèque  donné  pour  l'aumône  est  assez  gros,  cela  per- 
met au  donateur  de  continuer  ses  mailhonnêtetés  durant  six 
jours  de  la  semaine  et  de  se  poser  comme  une  colonne  de  reli- 
gion et  de  société  durant  tout  le  septième.  Chaque  dimanche 
il  bafouille  la  lecture  des  Dix  Commandements  ;  mais  pen- 
dant la  semaine  il  obéit  au  premier  en  adorant  le  veau  d'or  avec 
son  cœur  et  son  âme  ;  il  est  prêt  à  violer  de  même  tous  les  au- 
tres, tandis  qu'il  court  après  son  idole." 

Dans  le  champ  plus  Oarge  des  affaires  nationales,  continue 
notre  La  Bruyère  américain,  le  Newyorkitique  substitue  les 
chiffres  aux  principes  éternels  du  droit.  "  Les  nouvelles  décou- 
vertes et  les  nouvelles  inventions  se  sont  suivies  si  rapidement 
qu'elles  ont  tourné  la  tête  de  ses  névrosés.  Ils  pensent  que  le 
Sermon  sur  !a  Montagne,  les  Dix  Commandements,  la  Décla- 
ration de  l'Indépendance,  et  la  Constitution  des  Etats-Unis, 
peuvent  avoir  été  utiles  au  temps  où  l'on  se  servait  de  la  dili- 
gence et  du  coche,  mais  qu'ils  sont  hors  d'usage  maintenant." 

Les  symptômes  physiques  de  la  Newyorkicite  sont  l'extrême 
rapidité  et  le  manque  de  délibération  dans  le  mouvement,  la 
courte-vue,  la  contre-partie  de  l'étroitesse  morale  de  vision,  un 
goût  très  prononcé  pour  les  stimulants  artificiels  et  pour  les 
nourritures  fortement  épicées. 

Après  ce  généreux  et  inépuisable  examen,  le  Docteur  écrit 


230  REVUE  CANADIENNE 

son  ordonnance  et  lia  voici  :  "  Le  soin,  le  soin  de  la  tête  et  du 
cœur  est  le  seul  remède  de  la  maladie  que  nous  venons  de  voir. 
Apprenez  au  Newyorkais  à  ouvrir  toutes  grandes  les  portes 
et  les  fenêtres  de  son  esprit  et  de  son  cœur,  et  à  se  placer  dans 
une  attitude  où  il  puisse  recevoir  l'air  divin  et  l'éclat  du  soleil 
afin  de  détruire  les  molles  et  énervantes  effluves  de  haine,  d'é- 
gotisme  et  de  bigotisme." 

Notre  Tacite  contemporain  a  vraiment  indiqué  beaucoup 
des  tristes  aspects  de  la  vie  actuelle,  mais  plusieurs  d'entre  eux 
sont  plutôt  inhérents  à  la  nature  humaine,  et  n'appartiennent 
pas  spécialement  aux  formes  newyorkaises. 

L'amour  des  richesses  et  la  vivlgaire  ostentation,  le  salisme 
dépravé,  l'hypocrisie,  ont  depuis  longtemps  été  satirisés  par 
Molière  et  par  Thackeray,  et  avant  cela  par  Aristophane  et 
par  Suétone. 

Si  cette  hypocrisie  s'est  accrue  largement  en  ces  derniers 
temps  dans  les  clans  de  l'humanité,  il  faut  bien  dire  qu'elle 
n'est  pas  native  de  l'île  Manhattan. 

Le  docteur  en  omettant  certains  détails  qui  donnent  la  cou- 
leur locale  à  son  sujet,  aurait  pu  appeler  son  livre  la  Parisiani- 
cite  ou  la  Londonnicite  ou  encore  la  maladie  des  temps  pré- 
sents. 

Le  mal  psychologique  dont  il  s'agit  prévaut  à  New-York 
parce  que  c'est  un  grand  centre.  Mais  le  Docteur  Girdner,  en 
bon  psychiatre  qu'il  est,  n'aurait  pas  de  difficulté  à  montrer 
après  cela  les  beautés  de  New-York  et  ses  bontés  aussi. 

Le  Docteur  Girdner  est  trop  spécialiste  et  il  est  trop  pessi- 
miste ;  il  ne  voit  que  l'organe  dont  il  a  fait  une  particulière 
étude.  Il  a  concentré  tout  son  ta-lent  sur  la  portion  maladive 
de  New- York,  et  cela  l'a  forcé  de  négHger  lies  parties  où  pré- 
valent les  conditions  normales. 

Dans  les  causes  d'abâtardissement  qu'il  énumère,  l'auteur 
aurait  pu  citer  l'apport  d'idées  subversives  fait  par  la  lecture 
des  romans  français. 

Dans  une  enquête  que  j'ai  dressée  récemment,  j'ai  pu  m'a- 


LA  NEWYORKICITE  231 

percevoir  que  les  œuvres  de  Gyp,  par  exemple,  étaient  lues 
presque  autant  à  New- York  qu'à  Paris,  en  traduction,  bien  en- 
tendu. 

Or,  cette  jolie  païenne  de  comtesse  Mirabeau-Martel  est 
une  dilettante  qui  vous  apprend  à  danser  en  pleurant,  c'est  une 
analyste  à  la  Daniel  Lesueur,  qui  ronge  les  fibres  vives  de  . 
l'âme,  qui  anémie,  qui  endort,  qui  déracine,  et  qui  détraque  et 
qui  complique;  à  elle  seule,  elle  a  nui  davantage  aux  Jésuites 
par  son  Dégénéré  que  Sue  et  Prévost  par  tous  leurs  ouvrages 
réunis.  C'est  à  elle  que  l'on  a  dit  un  jour:  "  Madame,  si  j'avais 
une  femme  écrivant  de  tels  livres,  je  ne  serais  pas  tranquille 
lorsqu'il  faudrait  signer  les  enfants." 

Or,  vO'i:''à  ce  dont  se  nourrit  la  Ville-Lumière.  Quoi  d'éton- 
nant si  les  conséquences  en  sont  désastreuses  sur  les  esprits  et 
sur  les  âmes? 

C'est  un  grand  malheur  que  l'importation  de  toute  cette  lit- 
térature faisandée,  aussi  ie  clergé  qui  a  toujours  été  le  bienfai- 
teur social  ])ar  excellence,  ne  saurait  trop  en  écarter  ses  ouailles 
et  l'on  ne  saurait  trop  encourager  le  '  grand  archevêque  de 
Montréal  dans  la  croisade  contre  les  mauvais  livres  qu'il  a  en- 
treprise récemment. 

Tout  ouvrage  impur,  avant  d'être  une  souillure  pour  les 
âmes,  est  déjà  un  principe  dissolvant  pour  les  intelligences  et  à 
l'heure  où  l'on  songe  à  orner  la  métropole  canadienne  de  bi- 
bliothèque américaine,  il  est  bon  de  se  le  rappeler. 

Si  Montréal,  cité  de  la  Vierge  et  Rome  du  nouveau  monde, 
veut  continuer  à  marcher  d'un  pas  sûr  vers  ses  glorieuses  des- 
tinées, qu'elle  garde  sa  proverbiale  honnêteté  :  là  sera  sa  force 
et  sa  gloire. 

Cohoes  (New- York),  15  août  1901. 


LES  CANADIENS  AUX  ETATS-UNIS 


N'avezvous  jamais  lu  celte  parole 
(le  l'Ecriture  :  "  La  pierre  qu'ont 
rejetée  ceux  qui  bâtissaient  est  deve- 
nue la  pierre  angulaire." 

(S.  Matth.,  XXI,  42.) 

.1.  est  notoire  que  depuis  les  premiers  jours  de  rimmigration, 
'.es  catholiques  franco-américains  ont  été  considérés  comme 
quantité  négligeable.  Car,,  s'il  en  eiht  été  autrement,  nous  ne 
pouvons  croire  que  les  dignitaires  de  l'Eglise  aux  Etats-Unis 
les  eussent,  avec  autant  de  persistance,  soumis  à  cette  pression 
américanisante,  ou  plutôt  anglicisante,  que  nous  combattons 
encore  après  trente  ans  de  luttes  pénibles  et  qui  n'a  rien  perdu 
du  fanatisme  qui  l'inspirait  en  1869.  Pourtant,  il  est  facile  de 
comprendre  qu'un  instant  de  réflexion  de  la  part  des  américa- 
nisateurs,  leur  aurait  prouvé  qu'ils  s'attaquaient  à  u-ne  race  gé- 
néreuse, féconde,  qui  ne  s'était  pas  avouée  vaincue  après  la  ba- 
taille des  plaines  d'Abraham,  et  qui  est,  aujourd'hui,  maîtresse 
de  la  plus  belle  province  du  Dominion.  En  passant  la  frontière, 
les  Canadiens-Français  ne  laissaient  pas  leurs  principes  reli- 
gieu.x  et  sociau.x  derrière  eux. 

Aussi  leur  surprise  fut-elle  grande  quand  ils  constatèrent 
que,  dans  un  pays  de  liberté  comme  la  grande  république  amé- 
ricaine, ils  ne  pourraient  plus  prier  Dieu  dans  leur  langtie  ma- 
ternelle, qu'ils  allaient  se  trouver  dans  la  cruelle  alternative  de 
briller  tout  ce  qu'ils  avaient  adoré,  foi  des  ancêtres,  coutumes 
pieuses  du  foyer,  amour  de  la  langue  apprise  sur  les  genoux  de 
la  mère,  ou  d'adopter  la  langue  cpie  leurs  conquérants  eux- 
mêmes  n'avaient  pas  osé  leur  imposer  après  le  traité  de  Paris 
(1763).  Mais  plus  grand  encore  fut  leur  étonnement  lor.sc|u'ils 
virent  dans  leurs  persécuteurs  les  membres  d'une  race  malheu- 
reuse et  tyrannisée  depuis  des  siècles,  les  compatriotes  de  ces 
10.000  Irlandais  qui  furent  reçus  à  bras  ouverts  dans  la  pro- 
vince de  Québec  (1846- 1847).  malgré  l'épidémie  qu'ils  appor- 
taient avec  eux  et  qui  coûta  tant  de  vies  précieuses  à  notre 
cierge  national.  Ah  !  si  l'on  se  souvenait,  il  nous  .semble,  que 
cette  période  de  deuil,  marquée  par  l'immigration  irlandaise  à 


LES  CANADIENS  AUX  ETATS-UNIS  233 

Québec,  ne  serait  pas  sans  toucher  un  peu  les  cœurs  qui,  à 
cause  de  notre  origine,  ne  nous  aiment  pas,  au  point  de  nous 
traiter  avec  injustice. 

Rappe'.ons,  ici,  dans  un  patriotique  et  pieux  souvenir,  les 
noms  des  saints  prêtres  qui  succombèrent  au  chevet  des  pau- 
vres Hiberniens  parqués  sur  la  Grosse-Ile  ou  dispersés  dans  les 
viKes  du  Bas-Canada.  Parmi  les  morts  :  les  révérends  MM. 
Pierre  Roy,  Ed.  Montminy,  Ant.  Roy,  J.  Richard,  Pierre  Ri- 
chard, René  Carof,  le  grand  vicaire  Hudon,  etc.  Puis,  parmi 
ceu.x  qui  contractèrent  la  maladie,  mais  n'en  moururent  pas  : 
les  révérends  MM.  Auclair,  Beaubien  et  Taschereau,  ce  dernier 
surtout  qui  devint  plus  tard  le  premier  cardinal  canadien  et 
mourait,  il  y  a  quelques  années  (1898).  après  un  règne  glo- 
rieu.x  et  fécond  sur  le  siège  archiépiscopal  de  Québec. 

C'est  ce  dévouement  héroïque  qui  inspirait  les  paroles  sui- 
vantes au  patriote  irlandais  William  Smith  O'Brien,  au  cours 
d'une  conférence  donnée  à  Dublin  sur  r.\'mérique  (1859):  "Je 
ne  fais,  disait-i.,  que  payer  au  clergé  catholique  du  BaswCanada 
une  dette  sacrée,  en  déclarant  que  quand  nos  concitoyens  mou- 
raiesit  par  milliers  à  la  station  de  la  Quarantaine  près  de  Qué- 
bec, les  prêtres  canadiens  d'origine  française  se  précipitèrent, 
au  plus  fort  du  danger,  malgré  la  terreur  universelle,  avec  un 
zèle  dont  ni  !a  parole  ni  la  plume  ne  sauraient  donner  une  juste 
idée.  L'histoire  des  fléaux  qui  ont  ravagé  le  monde,  ne  nous 
offre  que  de  bien  rares  exemples  (et  encore,  est-ce  qu'elle  en 
offre?)  d'un  semblal:)le  dévouement.  Beaucoup  de  prêtres  sont 
tombés  victimes  de  leur  charité.  Donnez  à  ceux  d'entre  eux 
qui  ont  survécu,  et  qui,  maintenant  encore,  ne  peuvent  raconter 
sans  horreur  les  affreuses  soufifrances  auxquelles  l'insouciance 
anglaise  condamnait  alors  nos  compatriotes,  donnez-leur  la 
consolation  d'apprendre  qu'en  Irlande,  comme  au  Cana;da, 
leurs  héroïques  travaux  ont  trouvé  de  justes  appréciateurs. 
Prodiguez  et  vos  actions  de  grâces  et  vos  bénédictions  à  ces 
familles  canadiennes  (c'est  par  centaines  qu'on  les  compte), 
qui  ont  reçu  dans  leurs  maisons,  confondu  avec  leurs  propres 
enfants,  les  orphelins  de  ceux  des  émigrés  de  notre  pays  que 
moissonnaient  les  maladies  engendrées  par  la  faim." 

C'est  l'âme  remplie  de  ces  souvenirs  que  les  nôtres  rencon- 
trèrent l'antipaithie  de  ceux  qui  leur  devaient,  sinon  de  l'amitié, 
du  moins  un  peu  de  considération.  Mais  on  ne  soufïrit  pas  de 
la  famine  parmi  les  Irlande- Américains  en  1846,  et  on  s'en  fît 
un  prétexte  pour  répudier  la  solidarité  nationale  qui  aurait  dû 
faire  des  Canadiens-Français  les  am-is  attitrés  de  tous  les  Irlan- 


234  REVUE  CANADIENNE 

dais  du  monde.  L'esprit  de  domination  aveugla  '.es  chefs  de  la 
liiérarcliie  et  leur  fit  rêver  la  concentration  de  tous  les  catho- 
liques du  pays  en  un  seul  et  même  groupe,  n'ayant  plus  qu'une 
seule  et  même  langue:   l'angiais.    Et  la  lutte  s'engagea. 

Les  nôtres  revendiquèrent  le  droit  de  par'.er  le  français  à  l'é- 
glise et  demandèrent  des  prêtres  de  leur  nationalité.  Dans 
l'Etat  du  Vermont,  l'élément  français  remporta  de  premiers 
succès,  grâce  au  zèle  et  au  patriotisme  infatigables  de  Monsei- 
gneur de  Goësbriand.  En  1851,  le  Rév.  M.  Joseph  Quevillon 
était  nommé  curé  de  la  naroisse  St-Joseph  de  Burlington.  Il 
e.?t,  si  nous  nous  rappelons  bien,  le  premier  curé  français  qui 
ait  été  donné  aux  Canadiens  établis  dans  la  Nouvelle-Angle- 
terre. Et  cet  événement  marque  le  premier  pas  fait  par  les 
nôtres  vers  la  solution  du  problème  religieux  qui  a  pris  nais- 
sance à  cause  d'eux  et  contre  eux.  C'est  le  premier  incident 
d'une  lutte  que  nous  continuons  aujourd'hui,  peut-être  avec 
plus  de  chances  de  succès,  mais  contre  les  mêmes  adversaires 
trop  ])ien  représentés  par  leurs  successeurs. 

Nous  aurons  prochainement  l'occasion  de  nous  demander 
quels  progrès  nous  avons  faits  depuis  que  nous  luttons.  Le 
congrès  de  Springfield  va  nous  permettre  de  compter  nos  for- 
ces et  surtout  de  faire,  avec  plus  de  précision,  le  dénombre- 
ment de  nos  ennemis.  C'est  un  avantage  sur  les  premiers  con- 
grès qui  firent  beaucoup  de  bien  mais  furent  forcés  de  marcher 
à  tâtons  et  ne  se  dégagèrent  pas  assez  de  certains  préjugés,  de 
certaines  influences  dont  la  source  n'était  pas  éloignée  du  camp 
ennemi.  Aussi,  est-il  inutile  d'insister  à  nouveau  sur  son  im- 
portance. Il  suffit  de  dire  que  dans  l'esprit  de  ses  organisateurs 
il  a  surtout  pour  but  d'étudier  notre  situation  religieuse,  et  les 
questions  qui  s'y  rattachent  de  plus  i^rès,  mais  qui,  en  somme, 
se  résument  en  une  seule:  les  rapports  entre  catholiques  irlan- 
dais et  canadiens-français.  Ceci  est  admis  de  tous,  même  chez 
les  Américains,  .comme  en  fait  foi  un  article  publié,  le  7  aoiit 
dernier,  par  le  "  Transcript,"  de  Boston,  l'organe  reconnu  des 
lettrés  de  cette  partie  de  la  Nouvelle-Angleterre.  Cet  article 
consistait  en  une  lettre  adressée  au  journal  bostonnais  par  le 
professeur  Osborne.  du  Wesley  Collège  de  Winnipeg.  La  con- 
clusion mérite  d'être  citée  et  se  lit  ainsi  :  — 

"  Les  Canadiens-Français  des  six  Etats  de  la  Nouvelle-An- 
gleterre et  du  New- York  vont  se  réunir  en  congrès  sous  peu. 
Je  suis  porté  à  croire  que  cette  assemblée  sera  des  plus  impor- 
tantes —  qu'elle  marquera,  en  fait,  une  époque  dans  l'histoire 
des  Canadiens-Français  en  ce  pays.    L'objet  immédiat  de  cette 


LES  CANADIENS  AUX  ETATS-UNIS  235 

réunion  est  de  convaincre  le  Pape  —  auprès  de  qui  il  sera  en- 
voyé un  délégué  porteur  d'une  adresse  de  la  part  du  Congrès 
—  de  l'importance  de  donner  des  prêtres  canadiens  à  toutes  les 
paroisses  canadiennes.  Il  y  a  depuis  longtemps  une  tension 
considérable  entre ,  les  catholiques  irlandais  et  canadiens-fran- 
çais. Les  Canadiens  sont  saisis  de  l'idée  que  les  prêtres  irlan- 
dais sont  à  l'affût  de  toutes  les  bonnes  choses.  Ils  pensent  que 
si  Sa  Sainteté  envoie  des  prêtres  italiens  en  Amérique  pour 
s'occuper  des  Italiens,  eux  aussi  devraient  être  pourvus  d'un 
clergé  de  leur  sang. 

'■  Je  crois,  cependant,  que  ce  Congrès  aura  de  l'importance 
dans  un  sens  plus  large.  D'autres  questions  y  seront  discutées 
sans  doute.  La  convocation  de  ce  Congrès  indique  une  cons- 
cience de  puissance  en  voie  de  développement  rapide.  Je  ne 
dis  pas  que  cette  conscience  "  s'éveil'.e  ",  car  elle  est  éveillée. 
En  tout  cas,  il  va  falloir  désormais  tenir  compte  en  politique 
des  Canadiens-Français  de  l'Est." 

Peut-être  devons-nous  à  cette  précieuse  autant  que  sympa- 
thique appréciation,  les  développements  inattendus  qui  ont 
surgi  tout  à  coup  autour  de  notre  prochain  congrès.  Dans 
tous  '.es  cas,  il  y  a  entre  les  deux  des  rapprochements  qui  pour- 
raient nous  le  faire  croire.  Nous  laissons  aux  lecteurs  de  la 
Revue,  le  soin  d'en  juger  par  eux-mêmes. 

L'Ordre  des  Forestiers  Catholiques  s'est  subitement  déclaré 
hostile  au  Congrès  en  défendant  aux  Cours  canadiennes-fran- 
çaises des  Etats-Unis  de  s'y  faire  représenter.  Il  parait  qu'un 
article  constitutionnel  justifie,  sur  ce  point,  rattitude  des  grands 
chefs.  Mais  ces  derniers  sont  allés  plus  loin  ;  ils  ont  pratique- 
ment dénoncé  le  congrès  en  déclarant  qu'il  n'avait  pas  l'appro- 
bation des  autorités  religieuses  et  c'est  surtout  sur  ce  fait  qu'ils 
appuyaient  leur  injonction.  Il  n'en  fallait  pas  plus  pour  soule- 
ver l'indignation  générale  parmi  les  nôtres.  C'est  ce  qui  est 
arrivé.  La  "  Tribune  ",  de  Woonsocket,  dont  nous  avons 
l'honiieur  d'être  le  directeur,  donna  l'alarme  et  tous  ses  con- 
frères, tant  de  la  Nouvelle-Anglieterre  que  du  Canada,  entre- 
prirent avec  elle  une  campagne  vigoureuse  qui  se  poursuit  en- 
core au  moment  où  nous  écrivons  ces  lignes.  Il  y  avait  hosti- 
lité manifeste  de  la  part  d'une  société  puissante  contrôlée  par 
l'élément  irlandais  et  on  ramenait  délibérément  la  question  sur 
le  terrain  des  anciennes  luttes.  Nous  n'avions  pas  cherché  la 
bataille,  mais  nous  n'étions  pas,  non  plus,  disposés  à  la  fuir.  Un 
appel  chaleureux  fut  adressé  à  toutes  nos  sociétés,  qui  redou- 
blèrent d'ardeur  à  choisir  leurs  délégués.    Nous  avons  même 


236  REVUE  CANADIENNE 

constaté  avec  plaisir  que  toutes  les  Cours  franco-américaines  de 
Forestiers  Catholiques  avaient  décidé  de  se  faire  représenter  à 
Springfield.  Et  les  américanisateurs  venaient  de  faire  un  pas 
de  clerc  et  fournissaient  un  argument  puissant  en  faveur  de 
nos  sociétés  nationales  contre  les  organisations  mixtes  où  les 
nôtres  s'étaient,  en  trop  grand  nombre,  laissés  entraîner,  grâce 
à  des  apparences  trompeuses,  à  des  garanties  fictives  qui  sont 
tom'bées  d'el-es-mêmes  dès  qu'on  les  a  mises  à  l'épreuve. 

Que  résultera-t-il  de  tout  ce  potin?  Il  est  peut-être  difficile 
de  le  dire  avec  précision.  Mais  un  résultat  est  déjà  obtenu  :  le 
ralliement  en  masse  des  nôtres,  ce  qui  ne  manepiera  pas  de 
donner  une  énergie  plus  grande  à  nos  revendications.  Si  la 
lutte  devient  plus  acerbe  nous  savons  que  nous  n'avons  rien  à 
y  perdre  et  que  nous  ne  sommes  pas  responsables  de  la  position 
difficile  que  l'on  nous  a  faite.  Les  relations  entre  les  catho'.i- 
ques  franco-américains  sont  tendues  par  la  faute  des  derniers 
qui  n'acceptent  pas  pour  eux-mêmes  ce  qu'ils  désirent  imposer 
et,  de  fait,  imposent  aux  autres.  Ce  qui  s'est  passé  à  East  St- 
Ivouis,  il  y  a  une  couple  d'années,  nous  prouve  que  les  Irlandais 
admettent  le  principe  du  clergé  national.  Pourquoi  nous  blâ- 
ment-ils lorsque  nous  demandons  la  même  chose?  Ils  ont  une 
société,  les  Hiberniens,  où  le  plus  anglifié  des  Canadiens  ne  se- 
rait pas  admis.  Pourquoi  nous  reprocheraient-ils  de  prêcher  en 
faveur  de  nos  sociétés  nationales?  Quant  à  la  question  de 
langue,  ils  nous  rappellent  troj)  l'histoire  du  "  renard  ayant  la 
queue  coupée  "  pour  que  nous  consentions  à  commettre.  ])our 
leur  plaire,  l'apostasie  nationale  dont  ils  sont  ridiculement 
fiers. 

Cependant,  nous  devons  admettre  que  l'élément  irlandais 
nous  fournit  quelques  amis  un  peu  rares,  mais  apparemment 
sincères.  On  peut  les  compter  sur  les  doigts,  mais  il  y  en  a. 
Ainsi,  tout  récemment,  1'  "  Irish  World."  un  journal  hibernien 
important,  publié  à  New-York,  représentait  "  tout  le  bien  qui 
résulterait  pour  l'Eglise  catholique  aux  Etats-Unis,  de  relations 
harmonieuses  entre  deux  éléments  de  notre  population,  dont 
les  forces  numériques  unies  pourraient  être  mises  avec  avan- 
tage au  service  des  intérêts  de  l'Eglise  dans  ce  pays."  Et  il 
ajoutait: 

"  Une  telle  union  s'efïectuerait  facilement  si  le  sage  conseil 
du  grand  saint  Augustin  était  mis  en  pratique  :  '  Dans  les  cho- 
ses essentielles,  unité;  dans  les  choses  non-essentielles,  liberté; 
en  toutes  choses,  charité."  Dans  les  choses  essentielles,  c'est- 
à-dire  en  ce  qui  concerne  la  doctrine  catholique,  nous  sommes 


LES  CANADIENS  AUX  ETATS-UNIS  237 

déjà  unis,  et,  selon  nous,  aucune  raison  ne  devrait  nous  dé- 
tourner du  sens  commun,  et  surtout  de  la  charité,  quand  i!  s'a- 
git d'une  chose  non-essentie'de  comme  la  question  du  langage. 
"  Les  Irlando-Américains,  dont  les  pères  ont  été  forcément 
dépouillés  de  leur  langue  maternelle,  devraient  être  les  derniers 
à  persécuter  nos  frères  canadiens-français  parce  qu'ils  tiennent 
à  ce  que  leurs  enfants  parlent  le  langage  de  leurs  ancêtres. 

"  Nous  ne  cachons  pas  que  nous  avons  été  fort  étonné  d'ap- 
prendre par  la  voie  de  "  l'Indépendant,"  que  l'usage  du  fran- 
çais est  défendu  au  collège  catholique  de  Hartford.  Les  étu- 
diants de  ce  collège  ne  peuvent  manquer  d'apprendre  l'anglais, 
er  nous  ne  voyons  pas  le  mal  qu'il  y  aurait  pour  eux  de  savoir 
le  français,  attendu  que  certains  d'entre  eux  peuvent  être  an- 
pelés  plus  tard  à  pourvoir  aux  besoins  spirituels  de  paroissiens 
franco-canadiens. 

"  A  cette  époque  où  les  anglomanes  proclament  partout  que 
notre  pays  est  anglo-saxon,  le  temps  est  mal  choisi  pour  les 
Ce'.tes.  qu'ils  parlent  le  français  ou  l'anglais,  de  faire  le  jeu  des- 
Américains  dénationalisés  en  fomentant  la  discorde  là  où  de- 
vrait régner  l'harmonie  la  plus  parfaite." 

Quel  joli  projet  pour  arriver  dans  un  temps  où  il  est  irréali- 
sable !  En  efïet,  peut-on  parler  d'une  entente  comme  celle-là, 
tant  que  la  hiérarchie  irlandaise  refusera  de  faire  droit  à  nos 
justes  réclamations,  tant  qu'elle  nous  traitera  comme  les  ilotes 
de  l'église  américaine?  Sans  doute,  c'est  déjà  quelque  chose 
que  l'amitié  d'un  journal  hibernien  puissant.  Mais  où  tout 
cela  peut-il  nous  conduire,  si  nous  ne  discutons  pas  sur  le  ter- 
rain des  droits  égaux  ?  On  ne  s'allie  pas  avec  ses  inférieurs. 
Puis,  nous  en  sommes  un  peu  rendus  à  croire  à  la  justesse  de 
l'adage  virgilien:  "  Timeo  Danaos  et  dona  ferentes."  Il  y  a  si 
longtemps  que  nous  nous  payons  de  mots  dans  nos  relations 
avec  les  Irlandais  américanisateurs,  que  nous  sommes  devenus 
sceptiques  à  leur  endroit.  Et  nous  ne  sommes  pas  loin  d'avoir 
raison.  Malgré  tout  ce  qu'on  fait  et  dit  on  continue  de  nous 
taper  dessus  sans  interruption.  Notre  langue  est  un  cauche- 
mar qui  hante  les  nuits  de  nos  persécuteurs,  les  amis  de 
r  "  Irish  World,"  et  on  cherche  à  nous  l'enlever,  oubliant 
c|u'on  ne  change  pas  de  nationalité  comme  on  change  de  che- 
mise :  oubliant  que  la  langue  de  Bossuet,  celle  que  nous  par- 
lons encore.  Dieu  merci,  est  bien  encore  la  plus  douce,  la  plus 
digne  de  moduler  une  prière  à  Celui  qui  est  venu  dans  le  mon- 
de sauver  toutes  les  races. 

Nous  avons  cru  un  -moment    que    le  jour    des    persécutions: 


L 


238  REVUE  CANADIENNE 

était  passé,  que  les  troubles  de  Fall  River,  de  North  Brook- 
field,  de  Danidson,  ne  se  répéteraient  plus.  Et  nous  disions  : 
"  Notre  Eglise  catholique  des  Etats-Unis  va  enfin  jouir  de 
cette  paix  sereine,  si  chère  aux  âmes  de  ses  fidèles."  Illusion 
que  tout  cela  !  Le  fanatisme  était  là  qui  guettait.  "  French 
dog!"  criait-on  d'un  côté  pendant  que  de  Chicago  arrivait  le 
cri  de  "  A  bas  le  congrès  de  Springfield  !  "  Et  la  lutte  reprend, 
plus  ardente  que  jamais.  Pouvons-nous  entendre,  dans  l'im- 
mense clameur  qui  nous  environne,  la  voix  des  quelques  sym- 
pathies isolées  que  nous  avons  conquises  à  la  faveur  d'un  ap- 
parent armistice?  La  foule  de  nos  ennemis  paraissant  aussi 
nombreuse  qu'autrefois  il  ne  nous  reste  plus  qu'une  seule 
chose  à  faire  :  redoubler  de  vigilance  et  ne  pas  nous  commettre 
avec  les  amis  de  nos  ennemis.  En  cela,  nous  ne  sommes  pas 
réfractaires  aux  idées  de  paix,  nous  ne  sommes  que  sages.  Et 
nous  avons  le  droit  de  dire:  "  Pas  de  rapprochement  où  nous 
devons  tout  donner;  pas  de  rapprochement  surtout,  à  moins 
qu'il  ne  se  fasse  en  respectant  les  droits  primordiaux  que 
nous  garantissent  la  constitution  du  pays,  la  justice  de  l'Eglise 
et  les  principes  immuables  de  la  charité  chrétienne. 

"  C'est  pour  avoir  oru  à  de  fallacieuses  protestations  d'ami- 
tié que  10,000  Franco-Américains  sont  aujourd'hui  enrôlés  dans 
des  sociétés  qui  leur  sont  hostiles.  Naïfs,  nous  l'avons  été  trop 
longtemps  :  trop  longtemps  nous  avons  sacrifié  notre  droit 
pour  l'amour  de  la  paix  ;  trop  longtemps  nous  avons  fait  preu- 
ve d'une  abnégation  qui,  en  général,  ne  nous  attire  que  de  nou- 
veaux déboires.  Notre  droit  est  indiscutable,  nous  demandons 
qu'on  le  respecte.  Et  à  ceux  qui  dorénavant  voudront,  comme 
le  loup  de  la  fable,  s'introduire  au  miHeu  de  nous,  grâce  à  un 
déguisement,  nous  dirons  d'abord:   "  Montrez  patte  blanche!  " 

Et  c'est  à  ce  point  de  vue,  nous  l'espérons,  que  le  congrès  de 
Springfield  envisagera  notre  situation.  Les  derniers  événe- 
ments ont  prouvé  qu'il  arrivait  à  temps;  à  lui  de  démontrer 
qu'il  est  digne  de  son  temps,  digne  de  ses  organisateurs.  Car, 
suivant  nous,  s'il  n'était  pas  un  succès,  il  serait  un  désastre. 
Mais  ce  n'est  pas  tout  de  se  réunir,  ce  n'est  pas  tout  de  décou- 
vrir ses  ennemis,  il  faut  encore  s'assurer  de  la  victoire.  Il  ne 
s'agit  pas  ici  de  diagnostiquer  une  maladie  nouveWe,  ni  de 
trouver  un  remède  nouveau.  Nous  connaissons  tous  le  mal 
dont  nous  soufifrons;  nous  connaissons  également  le  remède 
à  appliquer.  Pour  nos  paroisses  franco-américaines  nous  vou- 
lons un  clergé  national.  Comment  l'obtiendrons-nous?  Nous 
voulons  l'avancement  de  nos  sociétés  nationales.    Comment  y 


LES  CANADIENS  AUX  ETATS-UNIS  239 

parvenir?  Voilà  ce  qu'il  faudra  trouver.  Que  chaque  délégué, 
que. chaque  orateur  apporte  dans  ses  travaux  congressionnels 
tout  le  soin  que  peuvent  lui  inspirer  l'amour  des  siens  et  la 
fierté  de  sa  race.  Qu'il  soit  l'ouvrier  fidèle  de  la  parabole  des 
talents  et  entende  à  son  tour  ceux  qui  l'ont  envoyé  lui  dire  le 
"  Euge,  serve  bone  et  fidelis  ",  qui  sera  le  plus  beau  couronne- 
ment de  ses  efforts. 

Le  congrès  de  Springfield  n'a  pas  pour  mission  de  chasser 
le  fanatisme  de  la  surface  de  la  terre.  Il  lui  suffira  de  prouver 
que  la  justice  y  joue  encore  un  rôle  important.  Après  lui,  il  y 
aura  encore  des  abus,  mais  il  sera  grand  s'il  fait  disparaître  les 
plus  criants,  ceux  qui  nous  font  le  plus  souffrir.  Après  lui. 
comme  avant  lui,  le  mal  continuera  sa  marche  sans  entraver 
celle  du  bien  ;  la  roue  continuera  de  tourner  et  Dieu  sait  tou- 
tes les  désespérantes  contradictions  que  l'égoïsme  et  l'esprit  de 
parti  réservent  à  l'avenir.  Encore  on  prostituera  les  saintes 
choses,  les  principes  sacrés  de  l'éternelle  justice;  mais  toujours 
la  vérité  sera  chère  aux  âmes  bien  nées  qui  voudront  la  servir 
en  aimant  leurs  frères;  toujours  la  liberté  sera  tendrement  vé- 
nérée par  ceux  qui  l'aiment  avec  passion  et  comprennent  trop 
bien  ses  divines  prérogatives  pour  la  faire  servir  de  voile  à  d'i- 
navouables mesquineries  d'écoles;  toujours  l'Eglise  catholique 
continuera  sa  marche  triomphante  à  travers  iks  âges,  sans  s'ar- 
rêter aux  obstacles  jetés  sur  sa  route  par  l'indiscrétion  des 
siens.  Les  peuples  verront  encore  des  révolutions  les  .ébranler 
jusque  dans  leurs  fondements,  mais  le  bien,  mais  le  vrai,  en  dé- 
pit de  tout  fanatisme,  en  dépit  de  toute  révolution,  résisteront 
à  tous  les  chocs,  survivront  à  tous  les  cataclysmes,  se  conserve- 
ront, sans  interruption,  brillants  et  purs  jusqu'à  ce  que  le  temps 
de  la  grande  moisson  étant  venu,  alors  que  toute  chose  verra 
son  accomplissement,  le  Maître  vienne  séparer  l'ivraie  du  bon 
grain. 

Ayons  foi  dans  l'avenir,  parce  que  le  droit  est  de  notre  côté. 
Persécutés,  rejetés  aujourd'hui,  faisons  en  sorte  que  demain 
nous  soyons  la  pierre  angulaire  de  l'édifice  sublime  à  la  cons- 
truction duquel  nous  devons,  en  dépit  de  tout,  contribuer  f>our 
notre  part. 

Woonsocket,  R.  T.,  26  août  1901. 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES 


Encore  lord  Rosebery. — Le  parti  unioniste. —La  représentation  irlandaise. — 
Le  serment  du  roi. — Défenseur  de  la  foi. — John  Morley  et  Justin  McCar- 
thy. — La  question  des  congrégations  en  France. — Une  direction  pontificale. 
— Académiciens  et  ministre. —  L'impératrice  Frédéric.  —  Ses  luttes  avec 
Bismarck.— La  mort  de  Crispi.-- Mgr  Isoard. — Le  prince  Henri  d'Orléans. 
La  vie  de  Louis  Veuillot. — Le  recensement  du  Canada. 

Nous  avons  parlé  dans  notre  dernière  clironique  dti  mani- 
feste publié  par  lord  Rosebery  au  sujet  de  la  crise  du  parti  libé- 
ral anglais.  Il  a  prononcé,  depuis,  au  Club  libéral  de  la  Cité, 
un  discours  dans  lequel  il  a  accentué  ses  déclarations.  On  a 
1)eaucoup  remarqué  les  paroles  suivantes  prononcées  par  le 
noble  lord  : 

"  Je  ne  désespère  pas  de  voir  le  parti  libéral  délivré  de  tous 
ses  éléments  antinationaux  et  certain,  par  suite,  de  i'aoDui  du 
pays  sur  toutes  les  questions  concernant  l'étranger  ou  l'em- 
pire, se  mettre  sérieusement  à  l'œuvre  de  la  réforme  intérieure. 
Est-ce  trop  que  d'espérer  le  retour  à  un  tel  parti  de  ces  libé- 
raux unionistes,  plus  libéraux  que  quelques-uns  de  leurs  dé- 
putés (Très  bien  !  très  bien  !),  qui  ne  croient  pas  avoir  perdu 
tout  droit  au  premier  adjectif  de  leur  nom  compliqué  et  sont 
réduits  au  rôle  de  .supports  d'un  gouvernement  tory?  (Applau- 
dissements nourris.) 

"  Pour  conclure,  je  ne  puis  pas  comprendre  caniment  on  a 
jamais  pu  s'attendre  à  me  voir  rentrer  volontairement  dans  l'a- 
rène politique,  mais  m'y  voir  rentrer  en  ce  moment  de  mon  pro- 
pre gré  dans  l'état  actuel  <lu  parti  libéral,  encore  moins  ! 
(Rires.)  Non,  messieurs,  je  le  répète,  pour  le  présent  tout  au 
moins,  je  dois  suivre  ma  route  .seul,  labourer  mon  propre  sillon. 
Plaisant  ou  non,  tel  est  mon  destin;  mais,  avant  d'arriver  au 
bout  du  sillon,  il  se  peut  que  je  m'aperçoive  que  je  ne  suis  plus 
seul  (Applaudissements  nourris.)  Gela,  c'est  une  autre  affaire; 
sinon,  je  resterai  très  satisfait  en  .société  de  mes  livres  et  de 
mon  foyer.  (Rires.)  Dans  l'autre  cas,  je  verrai.  (Applaudisse- 
ments nourris.)  " 

Ces   déclarations   semblent   indiquer   que,    si   lord    Rosebery 


I 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES       241 

n'est  pas  disposé  à  redescendre  en  ce  moment  dans  l'arène  po- 
litique, il  n'a  pas  juré  de  n'y  redescendre  jamais.  Certains  jour- 
naux prétendent  que  l'ancien  premier  ministre  songe  à  former 
un  nouveau  parti  avec  les  mécontents  du  parti  gouvernemental 
et  de  l'opposition. 

Pendant  ce  temps  le  gouvernement  va  son  chemin  et,  grâce 
à  la  division  de  ses  adversaires,  il  évite  tous  les  écueils  sur  les- 
quels il  pourrait  sombrer.  Il  lui  arrive  parfois  des  accidents, 
comme  on  l'a  vu  le  12  août  courant  à  propos  du  bill  des  manu- 
factures. Une  clause  décrétant  que  les  filatures  devraient  fer- 
mer leurs  portes  le  samedi  à  midi  au  lieu  d'une  heure,  a  été 
adoptée  malgré  le  gouvernement,  par  163  voix  contre  141. 
!Mais  ce  n'était  pas  là  une  question  de  confiance,  et  le  Home 
Secretary  a  déclaré  qu'il  acceptait  l'amendement.  L'opposition 
a  applaudi  et  s'est  bruyamment  réjouie  de  cet  incident  qui  n'en 
valait  guère  la  peine. 

Le  duc  et  la  duchesse  de  Marlborough  ont  donné  une  gran- 
de fête  politique  au  parti  unioniste,  dans  leur  magnifique  rési- 
dence de  Blenheim.  MM.  Balfour  et  Chamberlain,  et  plusieurs 
milliers  de  leurs  partisans  y  ont  assisté.  Il  y  a  eu  lunch  en  plein 
air.  excursion  en  bateaux  sur  le  lac,  audition  d'orgue.  Des  dis- 
cours importants  ont  été  prononcés.  M.  Balfour  a  déclaré  que 
le  lien  politique  entre  les  conservateurs  et  les  libéraux  unio- 
nistes a  été  autrefois  une  alliance,  mais  qu'il  est  maintenant 
une  union  indissoluble.  M.  Chamberlain  a  fait  entendre  cette 
phrase  :  "  Il  y  a  quinze  ans  nos  adversaires  étaient  un  parti 
puissant  et  uni  sous  la  direction  de  Gladstone  ;  maintenant  ils 
ne  sont  plus  qu'un  "  rump  ",  —  littéralement  un  "croupion." 
Il  a  de  plus  fait  entendre  que,  suivant  lui,  l'Irlande  a  une  repré- 
sentation parlementaire  plus  considérable  que  celle  à  laquelle 
lui  donne  droit  sa  population.  On  en  a  conclu  que  le  gouver- 
nement méditait  de  diminuer  le  nombre  des  députés  irlandais. 
Les  journaux  nationalistes  ont  commencé  à  jeter  feu  et  flam- 
mes à  ce  propos.  Si  le  cabinet  avait  l'imprudence  de  risquer  une 
telle  tentative,  on  pourrait  s'attendre  à  de  belles  tempêtes. 


La  solution  de  la  question  relative  au  serment  du  roi  semble 
plus  éloignée  que  jamais.  Le  projet  de  déclaration  soumis  par 
le  comité  a  été  amendé  en  retranchant  le  mot  "  adoration  " 
que  l'on  appliquait  au  culte  de  la  sainte  Vierge.  Mais  les  ca- 
tholiques ayant  encore  manifesté  leurs  objections  à  la  déclara- 

Septembre. — 1901.  16 


242  JIEVUE  CANADIENNE 

tioii  blasphématoire  contre  la  transsubstantiation,  il  semble  que 
le  bill  n'ira  pas  plus  loin  et  que  la  vieille  formule  va  être  main- 
tenue. Nous  espérons  que  les  catholiques  anglais  ne  laisseront 
pas  tomber  l'agitation  sur  cette  question. 

Un  incident  vient  de  imettre  en  plein  jour  l'illogisme  de  la 
majorité  protestante  du  parlement.  La  chambre  des  com- 
munes a  rejeté,  le  13  août,  une  motion  de  M.  John  Redmond 
pour  retrancher  du  titre  royal  les  mots  "  défenseur  de  la  foi." 
Or,  on  sait  en  quedes  circonstances  cette  appellation  glorieuse 
avait  été  accordée  au  souverain  d'Angleterre.  En  présence  des 
pamphlets  hérétiques  de  Luther,  Henri  VIH,  encore  ortho- 
doxe, avait  conçu  le  désir  de  réfuter  le  moine  allemand  révol- 
té. Il  avait  écrit,  —  avec  l'aide  de  Wolsey  et  de  l'évèque  de 
Rochester,  —  un  traité  intitulé  "  Assertio  septem  sacramento- 
rum  adversus  Martinum  Luthermn."  Le  royal  controversiste 
y  défendait  contre  l'hérésiarque  les  sept  sacrements  de  l'Eglise, 
y  compris  l'Eucharistie.  C'est  à  cette  occasion  que  le  Pape  lui 
décerna  le  titre  de  "  Défenseur  de  la  foi."  Voici  ce  qu'on  lit  à 
ce  sujet  dans  Y  Histoire  d' Angleterre  de  Lingard  : 

■■  Clarke.  doyen  de  Windsor,  porta  l'œuvre  royale  à  Rome. 
et,  en  plein  consistoire,  la  soumit  à  l'inspection  et  à  l'approba- 
tion du  pontife,  en  lui  donnant  l'assurance  que  son  maître,  de 
même  qu'il  avait  réfuté  les  erreurs  de  Luther  avec  sa  plume, 
était  prêt  à  combattre  avec  son  épée  les  disciples  de  l'héré- 
siarque, et  à  faire  marcher  contre  eux  toutes  les  forces  de  son 
royaume.  Clément  reçut  ce  présent  avec  de  nombreuses  ex- 
pressions d'admiration  et  de  reconnaissance;  mais  Henri  s'at- 
tendait à  quelque  chose  de  plus  flatteur  pour  sa  vanité  que  de 
simples  remerciements.  Les  rois  de  France  étaient  depuis 
longtemps  désignés  par  le  nom  de  "  très  chrétiens,"  ceux  d'Es- 
pagne par  celui  de  "  catholiques."  Quand  Louis  XII  convo- 
qua le  synode  schismatique  de  Pise,  on  soutint  qu'il  avait  perdu 
tout  droit  au  premier  de  ces  titres,  et  Jules  II  le  transféra  à 
Henri,  mais  sous  la  condition  que  le  transfert  serait  tenu  secret 
jusqu'à  ce  que  les  services  du  roi  pussent  justifier  aux  yeux  des 
hommes  la  faveur  du  pontife.  Après  la  victoire  de  Guincgate, 
Henri  demanda  la  publication  de  cette  concession;  mais  Jules 
était  mort  :  Léon  déclara  ignorer  l'affaire,  et  on  trouva  moyen 
d'apaiser  le  roi  par  la  promesse  de  quelque  autre  distinction 
équivalente.  Wolsey  avait  récemiment  appelé  sur  ce  sujet  l'at- 
tention de  la  cour  papale,  et  Clarke,  lorsqu'il  alla  porter  l'ou- 
vrage du  roi,  demanda  pour  lui  le  titre  de  "  défenseur  de  la 
foi."    Cette  nouvelle  dénomination  rencontra  d'abord  quelque 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES      243 

opposition  ;  mais  on  ne  pouvait  décemment  la  refuser,  et  Léon 
la  conféra  par  une  bulle  formelle  à  Henri  qui  en  obtint  la  con- 
lirmation  de  Clément  VH,  successeur  de  Léon." 

Il  est  bizarre  de  voir  aujourd'hui  le  parlement  anglais  s'a- 
charner à  conserver  au  roi  un  titre  gagné  en  défendant  tous  les 
sacrements  de  l'Eglise,  et  refuser  en  même  temps  la  suppres- 
sion d'une  formule  par  laquelle  le  roi  est  forcé  de  dénoncer  le 
sacrement  de  l'Euciiaristie.  Il  faudrait  pourtant  choisir:  abo- 
lissez la  dénonciation  du  sacrement,  ou  abolissez  le  titre  obtenu 
en  défendant  le  sacrement  ! 

Pour  le  quart  d'heure  la  question  du  seriment  royal  va  rester 
dans  le  sfahi  quo,  car  le  parlement  a  été  prorogé  le  17.  Mais 
nous  espérons  que  les  chambres  eh  seront  de  nouveau  saisies  à 
la  prochaine  session. 

Un  mot  de  littérature  avant  de  quitter  l'Angleterre.  On  an- 
nonce que  John  Morley  ne  pourra  publier  que  dans  un  an  sa 
■'  Vie  de  Gladstone."  Il  a  de  si  nombreux  matériaux  à  sa  dispo- 
sition qu'il  lui  faut  plus  de  temps  qu'il  ne  pensait  pour  terminer 
son  œuvre.  Elle  sera,  à  vrai  dire,  l'histoire  philosophique  du 
parti  libéral  depuis  un  demi-siècle. 

Justin  McCarthy,  délaissant  l'histoire  contemporaine,  recule 
jusqu'au  règne  de  la  reine  Anne,  sur  lequel  il  va  publier  bien- 
tôt deux  volumes. 


En  France  c'est  la  question  des  congrégations  qui  occupe 
toujours  le  premier  plan  dans  les  préoccupations  publiques. 
Nous  donnions  dans  notre  dernière  chronique  une  information 
de  la  l'critc  française,  d'après  laquelle  il  paraissait  que  le  Pape 
allait  prescrire  aux  ordres  religieux  d'adopter  une  attitude  uni- 
forme en  demandant  l'autorisation  exigée  par  la  loi.  Cette  in- 
formation n'était  pas  absolument  exacte.  Le  Saint-Siège  a 
adressé  aux  congrégations  une  lettre  de  direction,  par  l'inter- 
médiaire de  la  Congrégation  des  évêques  et  réguliers.  Et  cette 
lettre  ne  contient  pas  un  ordre  mais  une  permission.  Elle  est 
rédigée  en  réponse  à  un  doute  formulé  comme  suit  : 

"  Les  congrégations  qui  ne  sont  pas  encore  reconnues  offi- 
ciellement en  France  peuvent-elles  demander  l'autorisation 
dans  les  termes  voulus  par  l'article  13  de  la  loi  nouvelle  et  le 
règlement  qui  accompagne  cette  loi?  " 

Le  règlement  dont  il  est  ici  question  est  celui  que  le  minis- 
tère a  promulgué  en  même  temps  que  la  loi.  En  voici  les  trois 
premiers  articles  : 


244  REVUE  CANADIENNE 

"  Article  premier.  —  Les  directeurs  et  administrateurs  des 
congrégations  déjà  existantes,  les  fondateurs,  s'il  s'agit  d'une 
congrégation  nouvelle,  adresseront  au  ministre  de  l'intérieur 
la  demande  tendant  à  obtenir  l'autorisation  prévue  par  l'article 
13  ci-dessus  visé. 

"  Article  deuxième.  —  A  cette  demande  ils  joindront  : 

"1°  Deux  exemplaires  certifiés  conformes  des  statuts  de  la 
congrégation  ; 

"  2°  Un  état  de  ses  biens,  meubles  et  immeubles,  ainsi  que 
des  ressources  consacrées  à  la  fondation  ou  à  l'entretien  de  ces 
établissements; 

"  3°  Un  état  de  tous  les  membres  de  la  congrégation  indi- 
quant leur  nom  patronymique,  celui  sous  lequel  ils  sont  con- 
nus dans  la  congrégation,  leur  nationalité,  leur  âge  et  lieu  de 
naissance  et,  s'il  s'agit  d'une  congrégation  déjà  formée,  la  date 
de  leur  entrée. 

"  Art.  troisième.  —  Les  statuts  devront  faire  connaitre  no- 
tamment l'objet  assigné  à  la  congrégation  ou  à  ses  établisse- 
ments, son  siège  principal  et  celui  des  établissements  qu'elle 
aurait  formés  ou  se  proposerait  actuellement  de  former,  les 
noms  de  ses  administrateurs  ou  directeurs. 

"  Ils  devront  contenir  l'engagement,  par  la  congrégation  et 
par  ses  membres,  de  se  soumettre  à  la  juridiction  du  lieu." 

Comme  on  le  voit,  ce  règlement  aggrave  la  loi,  et  en  rend 
l'application  encore  plus  onéreuse  pour  les  congrégations. 

La  Sacrée  Congrégation  des  Evêques  et  Réguliers  a  répon- 
du comme  suit  à  la  question  qui  lui  était  posée: 

"  Ce  doute  ayant  été  examiné  sérieusement  dans  une  réu- 
nion particulière  de  cardinaux,  le  Saint-Père  a  décidé  que,  par 
l'organe  de  la  Sacrée  Congrégation  des  Evêques  et  Réguliers, 
il  serait  donné  la  réponse  suivante  : 

"  Le  Saint-Siège  réprouve  et  condamne  toutes  les  disposi- 
tions de  la  nouvelle  loi  qui  lèsent  les  droits,  les  prérogatives  et 
les  libertés  légitimes  des  congrégations  religieuses.  Toutefois, 
pour  éviter  les  con.séquences  très  graves  et  empêcher  en 
France  l'extinction  des  congrégations  qui  font  un  si  grand  bien 
à  la  société  religieuse  et  à  la  société  civile,  il  permet  que  les 
instituts  non  reconnus  demandent  l'autorisation  dont  il  s'agit, 
mais  seulement  aux  deux  conditions  suivantes: 

"  1°  Que  l'on  présente  non  pas  les  anciennes  règ'es  et  cons- 
titutions déjà  approuvées  par  le  Saint-Siège,  mais  seulement 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES      245 

une  rédaction  de  statuts  qui  réponde  aux  divers  points  de  l'ar- 
ticle 3  du  règlement  susnommé;  ces  statuts  pourront  sans  dif- 
ficulté être  soumis  préalablement  à  l'approbation  des  évêques  ; 

"  2°  Que  dans  ces  statuts  que  l'on  présentera,  il  soit  promis 
seulement  à  l'Ordinaire  du  lieu  cette  soumission  qui  est  con- 
forme au  caractère  de  chaque  Institut.  Par  conséquent,  sans 
parler  des  Congrégations  purement  diocésaines  qui  dépendent 
complètement  des  évêques,  que  les  congrégations  approuvées 
par  le  Saint-Siège  et  visées  par  la  Constitution  Apostolique 
Conditœ  a  Christo,  publiée  par  Notre  Saint-Père  le  Pape  Léon 
XIII  le  8  décembre  1900,  promettent  soumission  aux  évêques 
dans  les  termes  de  cette  même  Constitution  ;  quant  aux  Ordres 
réguliers,  qu'ils  promettent  soumission  aux  Evêques  dans  les 
termes  du  droit  commun.  Or,  d'après  ce  droit  commun, 
comme  vous  le  savez  fort  bien,  les  Réguliers  dépendent  des 
Evêques  pour  l'érection  d'une  nouvelle  maison  dans  le  diocèse, 
pour  les  écoles  publiques,  les  asiles,  les  hôpitaux  et  autres  éta- 
blissements de  ce  genre,  la  promotion  de  leurs  sujets  aux  or- 
dres, l'administration  des  sacrements  aux  fidèles,  la  prédica- 
tion, l'exposition  du  Saint-Sacrement,  la  consécration  des 
églises,  la  publication  des  indulgences,  l'érection  d'une  con- 
frérie ou  pieuse  congrégation,  la  permission  de  publier  des 
livres;  enfin,  les  réguliers  dépendent  des  évêques  pour  ce  qui 
regarde  la  charge  d'âmes  dans  les  endroits  où  ils  sont  investis 
de  ce  ministère." 

.^linsi  donc  le  Pape  permet  aux  congrégations  de  demander 
l'autorisation  ;  mais  il  ne  leur  permet  pas  de  présenter  au  gou- 
vernement leurs  règles  et  constitutions  approuvées  par  le 
Saint-Siège  ;  il  les  autorise  simplement  à  mettre  devant  le  mi- 
nistre de  l'Intérieur  une  rédaction  de  statuts  correspondant  à 
l'article  3  du  règlement.  Et  pour  la  déclaration  de  soumission 
à  !a  juridiction  des  évêques.  Sa  Sainteté  entend  qu'elle  soit 
renfermée  dans  les  limites  du  droit  commun,  et  qu'elle  ne  s'é- 
tende à  aucune  des  exemptions  canoniques  sanctionnées  par 
l'Eglise. 

Parmi  les  congrégations,  les  unes  vont  se  résoudre,  paraît-il, 
à  demander  l'autorisation,  les  autres  vont  s'abstenir,  convain- 
cues d'avance  de  l'inutilité  d'une  telle  démarche.  Il  ne  faut  pas 
oublier  que  ce  n'est  pas  le  gouvernement  qui  a  le  pouvoir 
d'autoriser.  Ce  sont  les  chambres  seules.  Il  faut  donc  que  les 
congrégations  passent  au  creuset  parlementaire.  Or,  avec  un 
parlement  composé  comme  le  parlement  actuel,  dominé  par  les 
loges,  inspiré  par  la  haine  de  l'Eglise,  quel  sort  attend  la  plu- 


246  REVUE  CANADIENNE 

part  des  instituts  religieux  qui  se  présenteront  pour  être  auto- 
risés? Imaginez-vous  les  Brisson,  les  Viviani,  les  Marcel  Sem- 
bat,  scrutant  les  statuts  et  les  constitutions  monastiques  !  A 
quelles  insanités,  à  quelles  énormités,  à  quels  outrages,  à  quels 
dénis  de  justice  ne  peut-on  pas  s'attendre  !  Ainsi  plusieurs 
ordres  religieux  sont  décidés  à  quitter  la  France.  Les  Jésuites 
se  préparent  à  la  dispersion.  Les  Bénédictins  de  Solesmes  et 
de  Ligugé  organisent  déjà  leur  .déménagement.  Il  est  certain 
que  des  centaines  de  congrégations  vont  en  faire  autant. 
Quelle  énorme  déperdition  de  forces  ix)ur  la  France  ! 


L'esprit  d'ostracisme  et  d'intolérance  du  ministère  Waldeck- 
Rousseau  se  manifeste  dans  toutes  les  sphères.  C'est  ainsi 
que  le  ministre  de  l'Instruction  publicme,  M.  Leygues,  a  récem- 
ment donné  l'exclusion  à  deux  membres  de  l'Institut,  MM. 
Emile  Faguet  et  Gebhart,  proposés  pour  présider  à  la  distri- 
bution des  prix  aux  lycées  Chariemagne  et  Henri  IV.  Le  pre- 
mier est  membre  de  l'Académie  française,  et  le  second,  membre 
de  l'Académie  des  Sciences  morales  et  politiques.  Ils  sont,  pa- 
raît-il. suspects  de  nationalisme.  De  là  leur  mise  à  l'index. 
L'Académie  française  a  ressenti  ce  procédé  et  protesté  par  la 
résolution  suivante  : 

"  L'Académie,  étonnée  que  l'un  de  ses  membres  ait  été  écar- 
té de  la  présidence  d'une  distribution  de  prix  dans  un  lycée  de 
Paris,  exprime  tous  ses  regrets." 

L'Académie  des  Sciences  mor'ales  et  politiques  a  adopté  la 
même  résolution.  Cet  incident  a  créé  toute  une  sensation  dans 
le  monde  intellectuel.  Commentant  l'acte  de  M.  Leygues. 
Jules  Lemaître,  le  fin  critique,  a  écrit  dans  VEcho  de  Paris: 

"  Et  par  qui  le  ministre  a-t-il  remplacé  Gebhart  et  Faguet  ? 
Par  le  préfet  de  police  et  par  le  préfet  de  la  Seine.  Pourquoi 
pas  par  deux  gendarmes? 

"  Je  ne  sais  encore  par  qui  on  reraplaeera  Marcel  Dubois. 
Probablement  par  le  vénérable  de  la  Loge  de  Sèvres. 

"  J'espère  qu'on  ira  jusqu'au  bout,  et  que  les  proviseurs  de 
Chariemagne  .et  de  Henri  IV  vont  être  expédiés  dans  quelque 
Carpentras.  . . 

"  Nous  ne  sommes  pas  encore  tout  à  fait  accoutumés  à  voir 
la  République  commettre,  contrairement  à  ses  principes  les 
plus  déclarés,  des  actes  d'un  arbitraire  aussi  gratuit  et  aussi 
mesquin.  De  telles  vilenies  ne  sont  pas  moins  significatives  et 
nous  touchent  presque  autant  que  des  crimes. 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES       247 

■'  L'Académie  e'.le-méme  s'est  émue  de  l'affront  misérable 
fait  à  l'un  de  ses  membres.    Et  pour  que  l'Académie  s'émeuve! 

■'  La  République  qu'on  nous  a  faite  depuis  deux  ans  est  une 
bien  sotte  et  bien  odieuse  plaisanterie." 

A  la  séance  de  distribution  des  prix  du  concours  général, 
M  .Leygues  a  été  salué  par  le  cri  <le  :   "  Vive  Faguet  !  " 


La  mort  a  fait  disparaître  plusieurs  personnalités  marquantes 
durant  les  dernières  semaines.  La  mère  de  l'empereur  d'Alle- 
magne et  la  sœur  du  roi  d'Angleterre,  l'impératrice  Frédéric, 
est  décédée  le  5  aoi^it,  au  château  de  Friedrichsof.  Elle  était 
née  le  21  novembre  1840  du  prince  Albert  de  Saxe-Cobourg 
Gotha,  et  de  Victoria,  reine  de  la  Grande-Bretagne  et  d'Ir- 
lande. Elle  portait  les  noms  de  Victoria-Adelaïde-AIarie- 
Louise.  Le  25  janvier  1858,  elle  avait  épousé  le  prince  Fré- 
déric-Guil.aume,  fils  de  Guillaume  1er,  roi  de  Prusse,  et  plus 
tard  empereur  d'Allemagne.  L'impératrice  Frédéric  comman- 
dait le  respect  et  la  symipathie  par  les  éminentes  qualités  d'es- 
prit et  de  cœur  dont  ia  Providence  l'avait  douée.  Epouse  dé- 
\ouée.  elle  avait  fortifié  son  mari  dans  ses  tendances  humani- 
taires et  dans  son  esprit  de  réaction  contre  le  système  de  com- 
pression et  d'ostracisme  brutal  dont  Bismarck  était  l'âme. 
Durant  de  longues  années  il  y  eut  une  lutte  sourde  entre  le 
puissant  ministre  et  la  princesse  royale.  Cette  lutte  prit  vm 
caractère  émouvant  et  tragique  à  la  fin  du  règne  de  Guillaume 
1er  et  à  l'aurore  du  règne  éphémère  de  Frédéric  III.  Ce  der- 
nier succombait  lentement  aux  atteintes  d'un  cancer  à  la  gorge. 
Pendant  que  la  femme  forte  luttait  héroïquement  pour  arra- 
cher son  mari  à  la  mort,  Bismarck  s'efforçait  de  l'écarter  du 
trône  en  essayant  d'extorquer  au  prince  moribond  une  abdi- 
cation en  faveur  de  son  fils,  celui  qui  est  devenu  Guillaume  IL 
Il  réussit  même  à'broiiiller  le  fiîs  avec  la  mère.  Mais,  juste  re- 
tour des  choses  humaines,  quelques  années  plus  tard,  Bismarck 
était  frappé  lui-même  par  ce  fils  devenu  son  maître.  M.  Ernest 
Daudet  rappelle  ces  souvenirs  dans  le  Gaulois. 

"  Dans  cette  lutte,  écrit-il,  il  y  avait  des  coups  terribles.  La 
princesse  impériale  'était  résistante  et  dans  les  privilèges  de 
son  rang  trouvait  de  solides  éléments  de  défense.  Bismarck 
avait  pour  Ivi  l'empereur  Guillaume  et  le  fils  de  Frédéric,  celui- 
ci  trop  jeune  pour  échapper  à  sa  domination,  celui-là  trop 
vieux  et  depuis  trop  longtemps  asservi  pour  en  sentir  le  joug 


248  REVUE  CANADIENNE 

ni  pour  le  secouer.  Les  deux  combattants  étaient  donc  armés 
l'un  et  l'autre.  Mais  les  coups  portés  par  le  chancelier  étaient 
les  plus  rudes,  car  il  ne  iménageait  rien,  tandis  que  la  princesse 
devait  songer  sans  cesse  à  son  mari,  que  ces  rivalités  et  ces  in- 
trigues désolaient,  et  dont  «lies  contribuaient  à  altérer  la  santé 
déjà  si  fragi.e.  En  ce  temps-là,  dans  la  solitude  de  ses  nuits, 
eUe  a  versé  d'amères  larmes.  Ees  (personnages  de  sa  maison, 
lorsqu'ils  entraient  chez  elle  le  matin,  la  trouvèrent  souvent  le 
visage  blême  et  les  yeux  rougis,  confiant  à  ses  plus  intimes  ses 
préoccupations  et  ses  angoisses,  comparant  Bismarck  à  Crom- 
well." 

Au  sujet  de  l'abdication  qu'on  essaya  d'obtenir  de  Frédéric 
1.11,  M.  Daudet  donne  ces  détails: 

"  Bismarck  conçut  l'audacieux  projet  d'obtenir  son  abdica- 
tion et  à  cette  démarche,  il  employa,  qui?  Le  propre  fi.s  de, ce 
mourant  qui  recueillait  l'héritage  paternel  un  pied  dans  le  cer- 
cueil. On  a  raconté  que,  sur  son  conseil,  le  nouveau  prince  im- 
périal alla  trouver  sa  mère  et  lui  demanda  d'intervenir  pour  dé- 
cider l'empereur  proclamé  de  la  veille  à  abdiquer.  On  ajoute 
que  pour  toute  réponse,  elie  lui  ordonna  de  sortir  de  sa  pré- 
sence et  que  de  cette  scène,  dont  les  détails  sont  restés  incon- 
nus, date  le  refroidissement  des  relations  de  la  mère  avec  le 
fils,  qui  ne  devait  plus  cesser." 

L'impériale  défunte  était  bonne.  Durant  l'Année  terrible, 
elle  écrivait  à  son  mari  le  conjurant  d'atténuer  autant  qu'il  le 
pourrait  les  horreurs  de  la  guerre.  On  raconte  d'elle  un  trait 
touchant.  "  C'était  quelques  années  après  les  événements  de 
1870.  L'armée  allemande  faisait  ses  grandes  manœuvres  d'au- 
tomne. Pour  la  première  fois  depuis  les  désastres  de  la  France, 
un  officier  français  y  assistait.  Mission  pénible  et  délicate  pour 
laquelle  avait  été  désigné  le  colonel  Grandin.  qui,  par  la  suite, 
devint  divisionnaire. 

"  A  certain  jour,  il  y  avait  grande  revue  de  cavalerie.  Il  fai- 
sait un  temps  épouvantable.  On  attendait  l'empereur  Guil- 
laume ler,  qui  devait  inspecter  les  escadrons  assemblés. 

"  Tout  à  coup,  on  vit  arriver,  galopant  sous  la  pluie,  en  tête 
d'un  peloton  et  dra]>ée  dans  un  grand  manteau,  une  femme,  la 
princesse  Victoria,  la  future  impératrice.  Elle  piqua  droit  sur 
le  groupe  des  attachés  étrangers  et,  s'arrêtant  devant  le  colonel 
Grandin  : 

"  Colonel,  lui  dit-elle,  je  suis  particulièrement  heureuse  de 
vous  voir  aujourd'hui,  aujourd'hui  9  septembre. 

"  Et  comme  le  brave  officier  s'inclinait  profondément,  non 
sans  montrer  quelque  surprise  : 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES       249 

"  Oui,  le  9  septembre,  anniversaire  de  la  prise  de  Sébastopol, 
expliqua  la  princesse  impériale.  Ce  jour-là,  nos  deux  pays  ont 
remporté  ensemble  une  grande  victoire. 

'■  Ainsi,  la  fille  <le  la  reine  d'Angleterre  avait  compris  quels 
sentiments  devait  éprouver  un  otficier  français  à  se  trouver, 
presque  au  lendemain  des  épreuves  infligées  à  sa  patrie,  tout 
seul,  comme  perdu,  au  milieu  de  l'anmée  allemande. 

'■  Et  elle  lui  apportait  ce  précieux  réconfort  :  le  rappel  d'une 
belle  victoire  française. 

"  Le  général  Grandin  se  plaisait  à  raconter  cet  émouvant 
épisode  de  sa  carrière." 

Ce  simple  trait  fait  ressortir  toute  la  délicatesse  de  senti- 
ments et  la  bonté  de  cœur  de  la  noble  princesse. 

L'impératrice  Frédéric  laisse  plu.sieurs  enfants:  i.  Frédéric- 
Guillaume  n,  empereur  actuel  d'Allemagne;  2.  Henri,  prince 
de  Prusse,  né  en  1862.  marié  en  1888  à  Irène,  princesse  <le 
H  esse  ;  3.  Princesse  Charlotte,  mariée  à  Bernard  de  Saxe- 
Meiningen  ;  4.  Princesse  Victoria,  mariée  à  x\dolphe,  prince  de 
Schaumbourg-Lippe;  5.  Princesse  Sophie,  mariée  à  Constan- 
tin, duc  de  Sparte;  6.  Enfin,  princesse  Marguerite,  mariée  à 
I'"ré(léric-Charles,  prince  de  Hesse. 


Presque  en  même  temps  que  cette  noble  femme,  Francesco 
Crispi  disparaissait  aussi  de  la  scène  de  ce  monde.  L'ex-pre- 
mier  ministre  du  royaume  d'Italie  a  été  l'un  des  plus  notables 
malfaiteurs  politiques  du  19e  siècle.  Conspirateur,  révolution- 
naire, insurgé,  démolisseur  de  trône,  puis  courtisan,  partisan  de 
la  monarchie,  ministre  de  deux  rois,  répresseur  implacable  des 
soulèvements  populaires  qu'il  provoquait  jadis,  sa  vie  a  été  un 
tissu  d'aventures  étranges,  dramatiques,  et  trop  souvent  scan- 
daleuses. Né  en  1819,  il  étudia  le  droit  à  l'université  de  Pa- 
lerme,  où.  à  18  ans.  il  tomba  éperdument  amoureux  d'une  jolie 
Palermitaine  âgée  de  16  ans  et  l'épousa.  Elle  mourut  au  bout 
de  deux  ans.  De  bonne  heure  Crispi  se  jeta  corps  et  âme  dans 
les  conspirations  et  les  menées  ténébreuses  des  sociétés  se- 
crètes. Il  était  de  tous  les  complots,  et  on  le  déclara  bientôt  le 
plus  dangereux  des  ennemis  du  roi  de  Naples.  Lors  du  mou- 
vement insurrectionnel  de  1848,  il  prit  une  part  active  aux  tra- 
vaux du  parlement  sicilien  et  devint  secrétaire  général  de  la 
guerre  dans  le  gouvernement  révolutionnaire  de  Sicile.  En 
1849,  après  le  triomphe  du  roi  Ferdinand  et  l'avortement  de  la 


250  REVUE  CANADIENNE 

révolution,  Crispi  fut  emprisonné,  puis    forcé    de    s'exiler.    Il 
passa  dix  ans  à  Paris,  où  ii  vécut  dans  la  pauvreté  et  en  conspi- 
rant toujours.    l\\  avait  épousé  une  jeune  blanchisseuse  dont  il 
s'était  épris    pendant    son    incarcération.    En  1859,  les    événe- 
ments le  rappelèrent  en  Italie.   Il  fut  l'un  des  agents  les  plus  ac- 
tifs du  soulèvement  de  la  Sicile,  appeia  Garibakli,  prit  part  à 
l'expédition  des  Mille,  et  à  l'organisation  du  gouvernement  in- 
surrectionnel à  Palerme.   Lorsque  la  Sicile  fut  annexée  au  nou- 
veau royaume  d'Italie,  élu  député  de  Palerme    au    parlement 
italien,  il  devint  le  chef  de  l'opposition  constitutionnelle.    Un 
moment  il  se  rallia  au  cabinet  Rattazzi  en  1867.    Mais,  à  part 
cette  trêve,  Crispi  combattit  tous  les  ministères  jusqu'en  1876. 
L'avènement  du  cabinet  de  gauche  Depretis-Nicotera  lui  ou- 
vrit alors  le  chemin  à  la  présidence  de  la  chambre  des  députés. 
En  1877  il  fut  chargé  d'une  mission  auprès  des  gouvernements 
européens,  pour  protester  contre  ce  que  les  usurpateurs  italiens 
appelaient  les  menées    uitramontaines  en  faveur    du    pouvoir 
temporel  du  Pape.    Au  mois  de  décembre  de  cette  année  il  de- 
vint ministre  de  l'Intérieur  dans  le  cabinet  Depretis.    Sur  les 
entrefaites  il  avait  prétendu  rompre  son  mariage  avec  la  fem- 
ime  qui  avait  partagé  ses  mauvais  jours  et  qui  faisait  tache  au 
milieu  de  ses  splendeurs  présentes.    Puis,  peu  après,  il  se  rema- 
ria.   Cet  événement  fit  scandale  ;    il  fut  obligé  de  sortir  du  mi- 
nistère et  fut  poursuivi  pour  bigamie.    Acquitté,  il  resta  pour- 
tant en  dehors  du  cabinet  jusqu'en  1887.    Il  reprit  alors  le  por- 
tefeuille de  l'Intérieur,  et  devint  premier  ministre  à  la  mort  de 
M.  Depretis.    C'est  à  ce  'moment    qu'il  inaugura    sa    politique 
mégalomane,  se  lança  dans  les  inmienses  travaux  publics  et  les 
grands  armemients  qui  ont  grevé  l'Italie  d'une  dette  écrasante. 
Il  fut  un  agent  actif  de  la  Triple  Alliance,  et  montra  plus  d'une 
fois  des  sentiments  d'hostilité  envers  la  France.  En  1891  un  vote 
hostile  le  renversa  du  pouvoir;   mais  le  roi  le  rappe'.a  en  1894. 
Durant  son  second  ministère  il  engagea,  Tltalie  dans  une  guerre 
avec  l'Abyssinie:    L^echec  dé.sastreux  subi  par  les  troupes  ita- 
liennes à  Adouah  en  1896.  le  firent  choir  une  seconde  fois.  Peu 
après  éclatèrent  les  scandales  de  la  Banque  Romaine:    il  fut 
prouvé  que  Crispi  avait  puisé,  suivant  l'expression  d'un  jour- 
nal parisien,  dans  les    coffres    de    cette    institution,  "  avec    un 
manque  de  scrupules  et  une  aisance  de  manières  cjui  montrè- 
rent une  grande  supériorité  de  main    sur   les    pratiques    hon- 
teuses de  nos  panamistes."    Cet  ennemi  de  l'Eglise,  cet  instru- 
ment   des    loges,  ce  révolutionnaire    de    haute    lice,  est    mort 
comme  il  avait  vécu,  en  sectaire  et  en  impie.    L'influence  et  la 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES       251 

fortune  longtemps  insolente  de  ce  scélérat  politique  seront 
l'une  des  hontes  de  l'Italie  contemporaine.  Edouard  Drumont  a 
l'ait  de  Crispi  cette  sanglante  oraison  funèbre: 

"  Nul  peut-être  n'a  rempli  plus  consciencieusement  que 
Crispi  le  curriculum  vitœ  du  francnmaçon  de  haute  marque;  c'est 
le  type  complet.  Il  a  conspiré  éperdument  dans  sa  jeunesse, 
déclamé  contre  les  tyrans,  indiqué  aux  camarades  le  moyen  de 
fabriquer  des  bomibes.  Une  fois  au  /pouvoir,  il  a  traqué  impla- 
cablement ceux  qui  suivaient  son  exemple;  il  a  fait  fusiller 
sans  pitié  les  ouvriers  qui  demandaient  du  pain,  il  a  traité  les 
paysans  de  Sicile  comme  on  traitait  jadis  les  esclaves  antiques 
et  les  a  enfermés  dans  ces  efîfroyables  ergastules  où  la  lumière 
du  jour  ne  pénétrait  que  par  un  étroit  soupirail. 

"  La  vie  privée  a  répondu  à  la  vie  publique.  Crispi  a  été  bi- 
game et  même  trigame  ;  il  a  abandonné  lâchement  cette  bonne 
Rosalie  Montmasson,  qui  nourrissait  le  futur  ministre  de  son 
travail  de  couturière,  alors  qu'il  traînait  la  misère  à  Paris.  Il  a 
prévariqué,  concussionné  ;  il  a  panamisé  avec  un  cynisme  extra- 
ordinaire ;  il  a  mis  au  pillage  la  Banque  Romaine  et  il  a  été, 
pour  ses  tripotages  et  ses  malpropretés,  ignominieusement  flé- 
tri par  la  Chambre...  Il  meurt  chevalier  de  l'Annonciade  et 
cousin  du  roi.  .  ." 


C'est  une  oraison  funèbre  d'une  autre  allure  et  d'un  autre 
ton  qu'il  faudrait  consacrer  à  la  mémoire  de  Mgr  Isoard,  évè- 
que  d'Annecy,  mort  le  5  août,  à  l'âge  de  81  ans.  La  France 
catholique  a  perdu  en  lui  un  de  ses  plus  grands  évêques.  Né  en 
1820,  il  ne  put  recevoir  le  sacerdoce  qu'en  1853.  par  suite  du 
mauvais  état  de  sa  santé.  En  1866  il  fut  nommé  auditeur  de  Rote 
à  Rome,  pour  la  France.  Il  occupa  ce  poste  important  jusqu'en 
1879  où  il  fut  nommé  évêque  d'Annecy.  Depuis  cette  date,  il 
s'est  consacré  tout  entier  à  son  diocèse  et  à  son  ministère  pas- 
toral. 

Mgr  Isoard  était  un  théologien  éminent,  un  docteur  inté- 
griste, résolument  hostile  aux  atténuations  de  la  vérité,  et  au 
système  du  moins  possible  en  matière  religieuse.  Les  in- 
novations aventureuses  et  hasardeuses,  les  congrès  de  reli- 
gions, les  congrès  sacerdotaux,  l'américanisme  trouvèrent  en 
lui  un  contradicteur  et  un  censeur  redoutable.  Il  avait  été  ce- 
pendant un  des  premiers  à  applaudir  au  fameux  toast  d'Aleer 
du  cardinal  Lavigerie,  et  à  seconder  la  politique  du  ralliement 


252  REVUE  CANADIENNE 

à  la  forme  républicaine.  Mais  en  acceptant  !a  république,  il 
n'acceptait  pas  la  domination  tNTannique  des  jacobins  qui  la  sé- 
questrent à  leur  profit.  Il  leur  jeta  un  jour  cette  véhémente  et 
foudroyante  apostrophe  : 

"  Vous  n'êtes  point  la  République,  \ous  n'êtes  .point  la  Fran- 
ce; vous  n'êtes  pas  des  maîtres  et  nous  ne  sommes  point  des 
sujets.  -Nous  ne  vous  demandons  rien;  nous  ne  demandons 
rien;  nous  ne  demandons  pas  à  traiter  avec  vous:  nous  n'en 
avons  nul  besoin.  La  Constitution  de  tout  Etat  républicain 
donne  à  tous  les  citoyens  le  droit  et  les  moyens  de  prendre 
leur  place  au  débat.    Nous  voulons  la  prendre." 

Deux  des  ouvrages  les  plus  miportants  laissés  par  Mgr 
Isoard  sont:  Le  Système  du  moins  possible  dans  la  société  chré- 
tienne, et  Si  l'ons  connaissiez  le  don  de  Dieu. 


Le  mois  d'août  a  vraiment  été  un  mois  funèbre  par  le  nom- 
bre de  figures  marquantes  qu'il  a  vues  disparaître.  Un  autre 
de  ces  illustres  défunts  est  M.  le  prince  Henri  d'Orléans,  décé- 
dé le  9  du  courant  à  Saigon.  Le  prince  Henri  était  le  fils  du 
duc  de  Chartres,  frère  cadet  du  comte  de  Paris  ;  par  consé- 
quent il  était  :e  cousingermain  du  duc  d'Orléans,  le  prétendant 
monarchiste.  Le  défunt  était  né  en  1867.  C'était  un  vaillant 
explorateur,  et  il  avait  acquis  déjà  une  glorieuse  réputation  par 
ses  expéditions  scientifiques  dans  les  Indes,  en  Afrique  et  dans 
l'Extrême  Orient.  Il  était  en  ce  moment  en  route  pour  la  Co- 
rée. Il  ne  reste  plus  au  duc  et  à  la  duchesse  de  Chartres  que 
trois  enfants:  le  prince  Jean,  né  en  1874;  la  princesse  Marie- 
Amélie,  née  en  1865,  mariée  en  1885  au  prince  Waldemar  de 
Danemark;  enfin  la  princesse  Marguerite,  née  en  1869,  ma- 
riée au  commandant  de  Mac-Mahon,  duc  de  Magenta. 


Nous  tenons  à  signaler  ici  la  publication  du  tome  second  de 
la  vie  de  Louis  Veiiillot,  par  M.  Eugène  Veuillot;  un  beau  vo- 
lume de  578  pages,  orné  d'un  excellent  portrait  du  grand  écri- 
vain. Nous  l'avons  lu  avec  le  plus  profond  intérêt.  C'est  la 
période  de  1845  à  1855  qui  y  est  étudiée.  Années  mouvemen- 
tées, fécondes  en  luttes  et  en  campagnes  mémorables;  années 
brillantes  et  sombres,  mélangées  de  joies  pures  et  de  cruelles 
épreuves.  Dans  ces  pages  attachantes  on  voit  grandir  le  rôle 
et  le  talent  de    Louis  Veuillot,  se    développer   son    caractère. 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES       253 

s'accroître  son  influence  et  sa  renommée.  Comme  la  vie  pu- 
blique de  l'illustre  polémiste  a  été  mêlée  à  tous  les  événements 
importants  de  son  époque,  c'est  une  leçon  d'histoire  en  même 
temps  qu'une  étude  biographique  que  nous  donne  M.  Eugène 
Veuil'.ot,  avec  une  compétence  devant  laquelle  devra  s'incliner 
la  critique,  et  un  talent  sur  lequel  l'âge  ne  semble  avoir  aucune 
l)rise. 

Une  des  parties  les  plus  intéressantes  de  ce  volume,  c'est  le 
récit  des  relations  intimes  et  tourmentées  de  Louis  Veuillot 
avec  Montalembert.  Des  détails  absolument  inédits  nous  y 
sont  donnés.  Les  alternatives  de  cordialité  et  de  froideur,  d'u- 
nion et  de  mésintelHgence.  de  ruptures  et  de  raccordements, 
sont  racontées  par  le  menu.  Le  caractère  de  Montalembert  ne 
paraît  pas  ici  sous  un  jour  très  favorable,  malgré  la  modération 
à  laquelle  le  biographe  de  Louis  Veuillot  s'est  astreint  sans 
effort,  après  tant  d'années  écoulées.  Il  est  certain  que  le  grand 
orateur,  doué  d'un  admirable  talent  et  d'une  belle  âme,  avait 
un  caractère  très  difficile.  Irascible,  inégal,  impérieux,  à  la 
fois  absolu  dans  ses  idées  et  mobile  dans  ses  attitudes,  il  était 
d'un  commerce  fort  orageux.  Louis  Veuillot  eut  peut-être 
quelques  torts  envers  Montalembert,  mais  celui-ci  en  eut  da- 
vantage envers  le  journaliste  qui  fut  l'un  de  ses  plus  fidèles 
compagnons  d'armes,  et  peut-être  le  plus  puissant  artisan  de  sa 
gloire.  Il  n'a  jamais  été  écrit  rien  d'aussi  favorable  à  sa  répu- 
tation et  à  son  prestige  que  les  enthousiastes  et  merveilleux  ar- 
ticles consacrées  par  Louis  Veuillot  aux  grandes  journées  par- 
lementaires de  l'orateur  catholique. 

Un  exemple  montrera  com1)îen  il  était  difficile  de  s'accorder 
avec  Montalembert.  Villemain,  le  ministre  de  l'Instruction  pu- 
blique, contre  qui  les  catholiques  étaient  très  montés,  à  un  cer- 
tain moment,  est  soudainement  affligé  d'une  attaque  d'aliéna- 
tion mentale.  Montalembert  croit  qu'il  est  de  bonne  tactique 
de  mentionner  le  fait  dans  V Univers  et  d'y  signaler  un  avertis- 
sement providentiel.  Louis  Veuillot  refuse.  De  là,  refroidisse- 
ment et  quasi-rupture.  L'incident  est  rapporté  au  long  dans 
une  lettre  de  Veuillot:  "  Il  y  a  huit  jours,  M.  de  Montalembert 
me  faisait  des  compliments  que  je  n'acceptais  pas  sans  réserve. 
Qu'est-il  donc  arrivé  depuis  huit  jours?  Un  incident  presque 
ridicule.  M.  de  Montalembert,  dont  vous  connaissez  la  promp- 
titude, a  voulu  nous  faire  dire  en  toutes  lettres  crue  Villemain 
est  fou  et  donner  tous  les  détai's  de  sa  folie:  je  m'y  suis  refusé. 
Mon  sentiment  m'y  poussait  et  la  famille  de  ce  malheureux: 
nous  en  faisait  prier.    Voilà  le  dissentiment,  voilà  ma  tyrannie. 


I 


254  REVUE  CANADIENNE 

Je  n'ai  jamais  connu  entre  M.  de  Montalembert  et  moi  que  des 
difficultés  de  ce  genre."  Ce  sont  là  des  détails  pris  sur  le  vif  et 
qui  sont  inappréciables  pour  l'étude  d'un  caractère. 

La  question  de  la  fameuse  loi  d'enseignement  de  1850  est 
traitée  à  fond  dans  ce  volume.  On  y  trouve  encore  des  pages 
attachantes  sur  le  coup  d'Etat  de  185 1,  sur  la  polémique  rela- 
tive à  la  question  des  classiques  et  sur  plusieurs  autres  épisodes 
qui  ont  marqué  dans  l'histoire  intellectuelle,  religieuse  et  poli- 
tique du  19e  siècle.  Entre  temps,  et  comme  pour  nous  reposer 
des  luttes  et  des  graves  débats,  l'auteur  nous  ouvre  l'intérieur 
de  Louis  Veuillot,  et  nous  laisse  entrevoir  le  charmant  et  tou- 
chant tableau  de  sa  vie  de  famille.  Cette  partie  de  l'œuvre  de 
M.  Eugène  Veuillot  est  une  des  plus  captiv^antes.  Elle  illumine 
d'un  pur  rayon  la  physionomie  vigoureuse  du  formidable  com- 
battant. Elle  nous  démontre  que  le  soldat  intrépide  était  dou- 
blé d'un  époux  et  d'un  père  admirables.  Nous  avons  parfois  en- 
tendu dire  par  des  personnes,  sympathi(|ues  d'ailleurs  à  Louis 
Veuillot  :  "  Comme  on  sait  peu  de  choses  de  sa  femme  ;  elle 
semble  avoir  tenu  peu  de  place  dans  sa  vie."  Dieu  merci,  cette 
lacune  est  maintenant  comblée.  Ceux  qui  liront  ce  second  vo- 
lume, ceux  qui  savoureront  quelques-unes  des  lettres  émouvan- 
tes écrites  par  Veuillot  à  sa  "  douce  Mathilde,"  ceux-là  sau- 
ront enfin  de  quelle  trempe  était  ce  cœur  vaillant,  quels  trésors 
il  recelait,  et  de  quelles  profondes  tendresses  il  était  l'intaris- 
sable source. 

M.  Eugène  Veuillot  écrit  dans  son  introduction  :  "  Ce  vo- 
lume donne  beaucoup  aux  questions  du  temps  dans  leurs  rap- 
ports avec  les  intérêts  religieux  et  aux  luttes  qui,  de  1845  à 
1855,  divisèrent  les  catholiques.  Toute  une  phase  très  agitée 
de  l'histoire  de  l'Eglise  en  France  est  touchée  dans  ces  pages. 
Je  me  suis  appliqué  à  les  écrire  avec  justice;  et  si  j'ai  tenu  à 
marquer  mes  préférences,  j'ai  tenu  également  à.  respecter  la  vé- 
rité. La  nécessité  d'exposer  avec  les  développements  néces- 
saires tant  de  faits  importants  et  d'en  éclairer  les  dessous,  m'a 
forcé  de  restreindre  la  place  donnée  aux  travaux  littéraires  et 
aux  relations  personnelles  de  Louis  Veuillot.  Je  ne  les  ai  pas 
écartés  cependant.  De  belles  œuvres,  de  saines  joies,  de  pré- 
cieuses amitiés,  de  profondes  douleurs  ont  marqué  peur  mon 
frère  ces  dix  années.  Je  m'arrête  aux  plus  graves.  Ce  que  j'ai 
ajourné  pouvait  attendre.  Le  troisième  volume,  où  j'ai  tant  de 
choses  à  dire,  comblera  ces  lacunes  qui  ne  sont  pas  des  oublis." 
Ce  troisième  volume,  il  nous  tarde  de  le  lire.  C'est  une  œuvre 
forte  et  belle  que  M.  Eugène  Veuillot  élève  à  la  gloire  de  son 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES      255 

iiiustre  frère,  et  nous  faisons  des  vœux  pour  que  la  Providence 
prolonge  sa  vigoureuse  vieillesse  (*)  assez  longtemps  pour  lui 
permettre  d'écrire  au  bas  de  sa  dernière  page  :  cxegi  nioiiuiiicn- 
tum. 

*  *  * 

Au  Canada,  la  grande  question  du  moment  c'est  le  recence- 
ment  et  la  déception  que  ses  résultats  ont  fait  éprouver.  Les 
chiffres  qui  viennent  d'être  livrés  au  public  indiquent  que  la  po- 
pulation du  Canada  est  de  5,338,883.  Elle  était  de  4,833,239 
en  1891.  L'augmentation  n'est  donc  que  de  505,644.  Bien  des 
gens  prétendaient  qu'elle  serait  de  près  de  6,000,000.  L'écart 
entre  l'espoir  et  la  réalité  est  considérable. 

Voici  quelle  est  la  population  par  provinces  :  Ontario, 
2,167,978  :  Québec,  1,620,974  ;  Nouvelle-Ecosse,  457,116  ; 
Xouveau-Brunswick,  331,093:  Manitoba,  246,000;  la  Colom- 
bie anglaise,  190,000;  l'île  du  Prince-Edouard,  103,258;  les 
Territoires  organisés,  145,000;  les  Territoires  non  organisés, 
75,000:   total.  5.338,883. 

Voici  maintenant  quelle  a  été  l'augmentation  de  la  popula- 
tion dans  chaque  province,  depuis  1891  :  Québec,  132,439  ; 
Colombie  anglai.se,  91,827;  Manitoba,  83,858;  les  Territoires 
organisés.  78,000:  Ontario,  53,657;  les  Territoires  non  orga- 
nisés. 43,832  :  le  Nouveau-Brunswick,  9,830  ;  la  Nouvelle- 
Ecosse,  8,720.  L'île  du  Prince-Edouard  a  diminué  de  5,820. 
Comriie  total  d'augmentation,  c'est  la  province  de  Québec  qui 
tient  la  tête  :  comme  augmentation  proportionnelle  ce  sont  les 
Territoires,  la  Colombie  et  Manitoba.  Les  Territoires  et  la 
Colombie  ont  plus  que  doublé  leur  population  en  dix  ans;  le 
Manitoba  a  augmenté  la  sienne  de  63  pour  cent  environ.  La 
population  de  Québec  s'est  accrue  d'à  peu  près  9^/^  pour  cent, 
et  celle  d'Ontario  de  2]^  pour  cent  seulement.  Cette  dernière 
province  éprouve  un  cruel  désappointement.  Elle  se  voit  mena- 
cée de  perdre  cinq  députés  à  la  Chambre  des  Communes.  Plu- 
sieurs de  ses  principaux  journaux  jettent  feu  et  flamme  et  atta- 
quent violemment  le  recensement  comme  entaché  d'inexacti- 
tude. 

On  conçoit  que  la  perspective  de  perdre  cinq  députés  ne  soit 
pas  gaie  pour  la  grande  province,  Mais  la  question  est  encore 
douteuse.    Comme  on  le  sait,  la  population  de  la  province  de 

(M  M.  Eugène  Veuillot  est  n^  en  1818  ;  il  a  donc  aujourd'hui  83  ans.  Il  était 
de  cinq  ans  plus  jeune  que  son  frère. 


256  REVUE  CANADIENNE 

Québec  sert  de  base  à  la  répartition  des  sièges  parlementaires 
aux  Communes,  pour  'les  autres  provinces.  La  représentation 
de  Québec  est  fixée  invariablement  à  65  députés.  Après  chaque 
recensement  on  divise  par  65  le  chiffre  de  la  population  de 
cette  province.  L«  quotient  indique  couTbien  elle  renferme  de 
mille  âmes  par  député.  Disons  par  exemple  que  la  population 
actuelle  de  Québec  divisée  par  65  donne  25,000  âmes.  Cha- 
cune des  autres  provinces  n'aura  droit  qu'à  un  député  par 
25,000  âmes.  Et  si  la  représentation  actuelle  d'une  province 
dépasse  cette  proportion,  elle  doit  être  réduite  ;  dans  le  cas 
contraire  elle  doit  être  augmentée.  Or,  actuellement,  en  vertu 
de  cette  règle,  il  semble  c|ue  la  représentation  d'Ontario  de- 
vrait être  diminuée  de  cinq  députés.  Cependant,  il  y  a  une  au- 
tre clause  qui  est  maintenant  invoquée  pour  sauver  Ontario  de 
cette  réduction.  C'est  la  sous-section  4  de  l'article  51  de  l'Acte 
constitutif  de  l'Amérique  Britannique  du  Nord.  La  voici  : 
"  Lors  de  chaque  nouvelle  répartition,  nulle  réduction  n'aura 
lieu  dans  le  nombre  des  représentants  d'une  province,  à  moins 
qu'il  ne  soit  constaté  par  le  dernier  recensement  que  le  chiffre 
de  la  population  de  la  province,  par  rapport  au  chiffre  de  la  po- 
pulation totale  du  Canada  à  l'épociue  de  la  dernière  répartition 
du  nombre  des  représentants  de  la  province,  n'ait  décru  dans  la 
proportion  d'un  vingtième."  On  argumente  en  ce  moment  au- 
tour de  cette  clause.  La  proportion  de  la  population  d'Ontario 
comparée  à  la  population  totale  du  Canada  a^t-elle  diminué 
fl'un  vingtième  depuis  1891  ?  TeLle  est  la  question  (|ue  l'on 
discute. 

En  général,  la  poulation  urbaine  a  beaucoup  plus  augmenté 
que  la  population  rurale.  La  cité  de  Montréal  proprement  dite 
a  266,826  âmes.  Mais  en  calculant  les  municipalités  qui  en  font 
vraiment  partie  au  point  de  vue  politique,  industriel  et  com- 
mercial, elle  est  de  323,000,  soit  une  augmentation  de  73.221 
sur  le  chiffre  de  1891.  Toronto  a  207,971  âmes;  Québec,  68,- 
834:  Ottawa,  59,902;  Hiamilton.  52,559;  Wiraiipeg,  42,336; 
Halifax.  40,788;   St-Jean,  40,711;   Victoria,  20,821,  etc. 

Au  résumé,  l'augmentation  de  la  population  du  Canada  est 
appréciable.  Pour  un  vieux  pays  elle  serait  très  satisfaisante. 
Mais  elle  ne  correspond  pas  à  ce  que  l'on  pourrait  attendre 
d'un  jeune  et  vaste  pays  comme  la  confédération  canadienne. 

Québec.  24  août  1901. 


LOUIS  .lOLLIET 

PREMIER  SEIGNEUR  D'ANTICOSTI 


(Suite  et  fin) 


XV 


L'exemple  et  les  récits  de  Louis  Jo'.liet  déterminèrent  sans 
doute  un  certain  nombre  d'hommes  entreprenants  à  aller  ex- 
ploiter les  ressources  des  côtes  labradoriennes.  Le  Gardeur  de 
Courtemanche  obtint,  vers  1702,  plusieurs  concessions  impor- 
tantes, dont  l'une  un  peu  à  l'est  de  Natashquan,  et  une  autre 
plus  près  du  détroit  de  Beîle-Ile.  D'autres  concessions  avec  pri- 
vilèges furent  accordées  subséquemment,  sur  la  rive  nord  du 
golfe  et  du  détroit,  aux  sieurs  de  Brouague,  Lafontaine  de  Bel- 
court,  Pommereau,  La  Valtrie,  Vincent,  de  Beaujeu,  Estèbe, 
Foucault.  Godfroy  de  Saint-Paul,  ainsi  qu'à  la  veuve  Fornel  et 
à  quelques  autres  ;  mais  le  sieur  Constantin  paraît  être  le  seul 
voyageur  de  cette  époque  reculée  qui  ait  suivi  jusqu'au  bout  la 
voie  tracée  par  Louis  Jolliet  et  soit  allé  explorer  les  côtes  de 
l'Atlantique  habitées  par  les  Esquimaux. 

Le  bureau  des  archives  de  la  marine,  à  Paris,  contient  plu- 
sieurs cartes  de  Jolliet  qui  ont  été  d'une  grande  utilité  auk  géo- 
graphes du  dix-huitième  siècle  pour  la  description  générale  du 
nord  de  l'Amérique.  La  dernière  en  date  porte  le  numéro  225, 
et  est  intitulée:  "  Carte  de  la  Baie  d'Hudson  et  du  Labrador," 
avec  la  dédicace  suivante:  "A  Monsieur,  Monsieur  de  Ville- 
bois,  par  son  très  humble  et  très  obéissant  serviteur  Jolliet.  A 
Kebec,  le  23  octobre  1699." 

Octobre.— -1901  17 


258  REVUE  CANADIENNE 

Louis  Jolliet  était  décidément  le  premier  entre  ses  pairs  dans 
la  colonie.  Le  gouverneur,  l'intendant,  les  directeurs  de  la 
ferme  du  roi  avaient  en  lui  une  égale  confiance.  Au  mois  de 
novembre  1695,  un  vaisseau  chargé  de  fourrures  expédiées 
pour  le  compte  des  fermiers  du  domaine,  étant  sur  le  point  de 
partir  de  Québec  pour  la  France,  le  commandant,  M.  des  Ur- 
sins,  demanda  un  pilote  expérimenté  pour  conduire  ce  vaisseau 
hors  du  golfe,  jusqu'en  plein  océan.  Il  n'y  avait  alors  personne 
à  Québec  qui  'connût  le  fleuve  et  le  golfe  Saint-Laurent  aussi 
bien  que  Jolliet  ;  les  autorités  de  la  colonie  le  prièrent  donc  de 
diriger  lui-même  la  flûte  La  Charente  vers  les  rives  de  France, 
ce  qui  devait  lui  permettre  et  lui  permit  en  efïet  d'expliquer 
ses  cartes  et  d'exjx>ser  ses  projets  à  M.  de  Lagny,  intendant 
général  du  commerce.  (^) 

Le  navire  quitta  Québec  vers  la  fin  de  novembre,  et,  d'après 
certaines  indications  de  l'une  des  cartes  dont  nous  avons  déjà 
fait  mention,  Jolliet  dut  le  sortir  du  golfe  par  le  passage  que 
Jean-Alphonse,  le  pilote  de  Roberval,  appelait  l'Entrée  des  Bre- 
tons, au  sud  de  Terre-iNeuve,  qui  était  alors  la  voie  ordinaire 
suivie  par  les  voyageurs  de  long  cours,  en  s'orientant  sur  l'Ile- 
aux-Oiseaux  et  les  îles  Brion  et  Saint-Paul.  (-) 

Le  voyage  s'effectua  heureusement.  Jolliet,  muni  de  lettres 
flatteuses  de  la  part  du  gouverneur  et  de  l'intendant,  fut  reçu 
avec  déférence  au  ministère  de  la  marine,  où,  d'après  un  au- 
teur, on  lui  conféra  le  titre  de  pilote  royal. 

Notre  explorateur  eut  le  Moisir  de  se  rendre  au  lieu  de  la 
naissance  de  son  père,  (la  province  de  Brie  d'après  l'abbé  Tan- 
guay,  l'Aunis  d'après  l'abbé  Bois,)  où  sans  doute  il  tlevait 
avoir  encore  des  parents.  Nous  sommes  sans  renseignements 
sur  ce  point. 


(1)  Le  comte  de  Frontenac  écrivit  à  M.  de  Lagny,  le  2  novembre  1695  :  "  M.  de 
Champigny  n'est  pas  moins  disposé  que  je  le  suis  i'i  ayder  Jolliet  en  tout  ce  qui  se 
pourra,  et  il  le  mérite  assurément." 

(2)  Les  autres  passages  pour  sortir  du  golfe  sont  le  détroit  de  Belle-Isle  et  le  dé- 
troit de  Canseau. 


J 


LOUIS    JOLLIET  259 

Le  cuite  des  ancêtres,  qui  est  un  des  traits  caractéristiques 
des  familles  franco-canadiennes,  n"avait  pas  alors  acquis  !e  de- 
gré d'intensité  qu'il  a  aujourd'hui  parmi  nous.  On  dirait  que  la 
rupture  des  liens  politiques  qui  nous  attachaient  à  la  France  a 
eu  pour  efïet  de  rendre  plus  cher  encore  les  liens  du  sang  qui 
nous  unissent  à  notre  ancienne  mère-patrie.  La  science  géné- 
alogique devait  donc  être  «loins  en  honneur  dans  notre  Nou- 
velle-France il  y  a  deux  siècles  qu'elle  ne  l'est  aujourd'hui. 

De  retour  à  Québec,  l'année  suivante,  Louis  Jolliet  trouva 
sa  famille  augmentée  par  une  alliance  à  laquelle  il  avait  sans 
doute  donné  son  consentement  avant  son  départ.  Le  30  avril 
1696,  sa  fille  Marie-Geneviève,  âgée  de  quinze  ans  et  quelques 
mois,  (')  avait  épousé,  à  Québec,  le  sieur  Jean  Grignon,  jeune 
négociant  natif  de  La  RocheP-ie,  en  France,  dont  le  père  avait 
établi  des  relations  commerciales  avec  le  Canada.  (^) 


Franque'iin  avait  quitté  Québec  depuis  quelque  temps,  lais- 
sant sans  titulaire  la  charge  de  professeur  d'hydrographie  qu'on 
lui  avait  confiée.  Nous  voyons  par  une  liste  annotée  des  hom- 
mes méritants  de  la  colonie,  envoyée  en  France  vers  1696,  que 
Jolliet  n'avait  pas  abandonné  son  projet  de  former  dans  la  capi- 
tale de  la  Nouvelle-France  une  classe  d'élèves  destinés  à  se  li- 


(1)  Elle  était  née  à  l'Islet  le  12  janvier  1681,  et  y  avait  été  baptisée  le  17  du 
même  mois. 

(2)  Une  fille  fie  .lean  Grignon  et  de  Marie-Geneviève  .Jolliet  (  Louise  Grignon) 
épousa  le  baron  de  Castelneau.  Le  nom  de  la  baronne  de  (jastelneau  figure  avec 
ceux  des  héritiers  de  Lonis  Jolliet  et  de  Jacques  de  LaLaude  dans  un  acte  de  foi  et 
hommage  relatif  à  l'île  d'Anticosti,  aux  îles  et  îlets  de  Mingan,  etc.,  portaut  la  date 
du  28  mai  1781. 

Marie(;eneviéve  Jolliet,  épouse  de  Jean  Grignon,  est  la  seule  de  sa  famille  qui  se 
soit  établie  avant  la  mort  de  son  père.  Trois  autres  enfants  de  Louis  Juillet — 
Claire,  Jean  Baptiste  et  Charles — se  marièrent  après  l'année  1700  : 

Claire  épousa  Joseph  Fleury  de  LaGorgendière,  sieur  d'Eschambault,  le  11  mai 
1702.  .Ses  nombreux  enfants  s'allièrent  aux  familles  Langlois,  Boudreau,  Tasche- 
reau,  T'éron  de  Grandmesnil,  Rigaud  de  Vaudreuil,  Marin  de  LaMalgue,  Trottier 
Dufy-Désaulniers,  Prost  (de  Saint-Domingue) 

Jeaii/iaplhte  (Jolliet  de  Mingan)  épousa  Marie  Mars  le  11  septembre  1708.  Ses 
enfants  s'allièrent  aux  familles  Larchevêque,  Taché,  Volant,  Boisseau. 

CAetctei  (Jolliet  d'Anticosti)  épousa  Jeanne  Lemelin  le  7  novembre  1714,  et  eut 
aussi  plusieurs  enfants,  qui  s'allièrent  aux  familles  C'aron,  Abraham,  Cotton,  Mar- 
coux,  (Juichet,  Sore. 


I 


260  REVUE  CANADIENNE 

vrer  à  la  navigation.  Voici  un  extrait  de  cette  liste  annotée  qui, 
nous  dit  M.  Phi^éas  Gagnon,  est  conservée  dans  la  collection 
Moreau  de  Saint-Méry,  aux  archives  coloniales  de  France: 

"  Le  sieur  Jolliet.  Iiabitant  du  Canada.  —  Il  r  fait  la  première 
découverte  du  Mississipi.  Il  a  fait  depuis  la  carte  du  Saint-Lau- 
rent et  celle  des  côtes  du  Labrador.  Il  est  passé  en  France  sur 
la  flûte  "  La  Charente,"  ayant  eu  ordre  de  M.  de  Champigny 
de  la  sortir  de  la  rivière  de  Québec,  ce  qui  était  fort  difficile  à 
cause  de  la  saison  trop  avancée.  —  Supplie  de  lui  donner  l'em- 
ploi d'hydrographe  à  Québec  qu'avait  le  sieur  Franquelin." 

Louis  Jolliet  reçut  le  titre  de  professeur  d'hydrographie 
pour  le  roi  à  Québec  par  document  daté  du  30  avril  1697. 

Cette  même  date  se  trouve  sur  l'acte  de  concession  d'une  pe- 
tite seigneurie,  non  éloignée  de  Québec,  accordée  à  Jolliet  par 
Frontenac  et  Champigny,  le  gouverneur  et  l'intendant. 

Des  trois  seigneuries  que  posséda  Jolliet,  cette  dernière  est 
la  seule  qui  ait  porté  son  nom,  bien  que  ce  soit  la  seule  qu'il 
n'ait  jamais  lui^^^ême  exploitée.  Q)  Elle  était  contiguë  à  la  sei- 
gneurie de  Lauzon,  devenue  la  propriété  d'Etienne  Charest, 
beau-frère  de  Jolliet,  ou  de  ses  enfants.  Notre  explorateur 
avait-il  songé  à  fonder  un  établissement  agricole  dans  le  voisi- 
nage de  ces  parents  de  sa  femme  ?  S'il  eut  un  moment  cette  ]:)en- 
sée,  il  ne  fit  rien  pour  la  mettre  .sérieusement  à  exécution. 
Nous  donnons  ici,  à  titre  de  document  historiographique  le 
texte  de  l'acte  de  concession  de  cette  seigneurie: 


(1)  La  paroisse  de  Sainte-Claire,  cointi^  de  Porchester,  se  trouve  dans  les  limites 
de  cette  seigneurie,  concédi'e  le  30  a\  ril  l(i!)7,  (|ue  des  membres  de  la  famille  Tas- 
chereau,  descendants  de  Louis  •Jolliet,  ont  possMi'e  depuis  un  siècle  et  au  del;\.  On 
lit  dans  les  "  Note»  sur  les  registres  de  Notre-Dame  de  Québec  "  de  l'abhé  Ferland  : 
"  On  pourra  observer  connne  certains  noms  de  baptême,  une  fois  introduits  dans  une 
famille,  s'y  maintiennent  de  génération  en  génération.  Cîlaire-Franvoi.'se  Bissot  avait 
reçu  le  nom  de  sa  marraine.  Claire-Françoise  ('lément  du  Wault.  femme  de  sieur 
Ruette  d'Auteuil  :  ce  nom  de  Claire  passa  à  sa  fille  Claire  Jolliet,  à  sa  petite-fille 
Claire  Fleury  d'Eschambanlt,  et  à  une  de  ses  arrière-petites-filles  ;  il  a  depuis  été 
donné  {(Sr  M.  le  juge  Taschereau  à  une  paroisse  érigée  dans  la  seigneurie  de  Jolliet." 

Il  ne  faut  pas  confondre  la  seigneurie  de  Jolliet.  voisine  de  la  seigneurie  de  Lauzon, 
dans  la  région  de  Québec,  avec  la  seigneurie  de  f/vValtrie,  où  M.  ISarthélemi  Joliette 
fonda,  au  siècle  dernier,  la  ville  qui  porte  aujourd'hui  son  nom. 


1 


LOUIS    JOLLIET  261 

"  Louis  de  Buade,  comte  de  Frontenac,  gouverneur  et 
lieutenant  général  pour  le  roy  en  toute  la  France  Septentrio- 
nale ; 

"  Jean  BocharT,  chevalier,  seigneur  de  Champigny,  Noroy 
et  Verneui!,  conseiller  du  roy  en  ses  conseils,  intendant  de  jus- 
tice, police  et  finances  au  dit  pays  ; 

"  A  tous  ceux  qui  les  présentes  lettres  verront,  salut  : 

"  Sçavoir  faisons  que,  sur  la  requête  à  nous  présentée  par  le 
sieur  Louis  Jolliet,  tendante  à  ce  qu'il  nous  plût  de  luy  vouloir 
accorder  les  islets  qui  sont  dans  la  Rivière  des  Etchemins  au 
dessus  du  premier  sault,  contenant  trois  quarts  de  lieues  ou  en- 
viron, avec  trois  lieues  de  terre  de  front  sur  pareille  profon- 
deur, à  prendre  demie  lieue  au  dessous  des  dits  islets  en  mon- 
tant la  dite  rivière,  tenant  d'un  costé  à  la  seigneurie  de  Lozon 
et  de  l'avitre  aux  terres  non  concédées,  le  tout  à  titre  de  fief  et 
seigneurie,  haute,  moyenne  et  basse  justice  ;  pour  par  le  dit 
sieur  Jolliet  s'y  faire  un  étalblissement  et  y  mettre  des  habitans  ; 
à  quoi  ayant  égard.  Nous,  en  vertu  du  pouvoir  à  nous  con- 
jointement donné  par  Sa  Majesté,  avons  donné,  accordé  et 
concédé,  donnons,  accordons  et  concédons  par  ces  présentes 
au  dit  sieur  Jolliet  les  dits  islets  contenant  trois  quart  de  lieue 
ou  environ,  avec  les  dites  trois  lieues  de  terre  de  front  sur  pa- 
reille profondeur,  en  la  manière  que  le  tout  est  cy  dessus  dési- 
gné, pour  en  jouir  par  luy,  ses  hoirs  et  ayant  cause  en  proprié- 
té à  toujours,  à  titre  de  fief  et  seigneurie,  haute,  moyenne  et 
basse  justice,  avec  droit  de  chasse,  pêche  et  traite  avec  les  sau- 
vages dans  toute  i'étendue  de  la  dite  concession,  à  la  charge  de 
porter  la  foy  et  hommage  au  château  Saint-Louis  de  Québec, 
duquel  il  relèvera  aux  droits  et  redevances  accoutumées;  que 
les  appellations  du  juge  qui  y  sera  étably  ressortiront  nuement 
en  la  prévôté  du  dit  Québec  ;  de  conserver  et  faire  conserver 
par  ses  tenanciers  les  bois  de  chêne  propres  pour  la  construc- 
tion des  vaisseaux  de  Sa  Majesté;  de  donner  avis  au  roy  ou  au 
gouverneur  du  pays,  des  mines,  minières  ou  minéraux  si  au- 
cuns se  trouvent  dans  la  dite  étendue;    d'y  tenir  feu  et  lieu  et 


262  REVUE  CANADIENNE 

de  le  faire  tenir  par  ses  tenanciers,  de  déserter  et  faire  déserter 
'la  dite  terre  incessamiment,  à  peine  d'être  déchu  de  la  posses- 
sion d'icelle;  et  enfin  de  laisser  les  chemins  et  passages  néces- 
saires pour  l'utilité  publique,  le  tout  sous  le  bon  plaisir  de  Sa 
Alajesté,  de  laquelle  il  sera  tenu  de  prendre  confirmation  des 
présentes  dans  un  an. 

"  En  foy  de  quoy  nous  les  avons  signées,  à  icelles  fait  appo- 
ser les  sceaux  de  nos  armes  et  contresigner  par  nos  secrétaires. 

"  Fait  et  donné  à  Québec  le  dernier  avril  mil  six  cens  quatre- 
vingt  dix-sept." 

Ainsi  signé  :     Frontenac. 

BocHART  Champigny. 

Toutes  les  seigneuries  du  Canada  proprement  dit  étaient 
mouvantes  du  château  Saint-Louis  de  Québec  :  mais  comme  la 
foy  et  hommage  devait  être  portée  devant  l'intendant,  c'est  au 
palais  de  celui-ci  que  se  rendaient  les  seigneurs  de  "  l'ancien 
régimie  "  pour  cette  cérémonie.  Dans  chaque  cas  l'intendant 
dispensait  le  vassal,  "  pour  cette  fois  seulement,"  de  se  rendre 
au  château  Saint-Louis.  Q) 


(1)  Le  premier  acte  de  foi  et  liommage  se  rapportant  aux  fiefs  ou  seigneuries 
d'Anticosti,  des  isles  et  islets  de  Mingan  et  de  la  rivière  Etchemin  qui  soit  conservé 
dans  nos  archives  canadiennes,  date  <le  1725.   On  nous  saura  gré  de  le  transcrire  ici  : 

"  Domination  française,  vol.  II,  page  128. 

"  Du  douze  avril  17'25.  (Devant  Michel  Bégon,  intendant.) 

"  En  procédant  à  la  confection  du  Papier  Terrier,  etc.,  est  comparu  en  Notre 
hôtel  Sr  Joseph  Fleury  de  la  ftorgendière,  négociant  en  cette  ville  (de  Québec),  au 
nom  et  comme  ayant  épousé  Dlle  Claire  .loUiet,  fille  et  héritière  de  feu  Sr  Louis 
JoUiet  et  Dame  t'iaire  Bissot,  sa  femme,  ses  père  et  mère,  et  encore  héritière  de 
feux  Srs  Louis  JoUiet,  son  frère  aine,  et  François  Jolliet  d'Abancour,  son  autre  frère, 
décédés  garçons,  et  en  ces  qualités  propriétaire  pour  un  tiers  dans  les  trois  fiefs  ci- 
après  expliqués,  l'un  sans  nom,  situé  dans  la  Rivière  des  Etchemins,  et  les  deux 
autres  nommés  l'un  l'isle  d'Anticosty  et  l'autre  les  Islets  de  Mingan,  situés  au  bas  du 
fleuve  St-Laurent,  le  d.  comparant  faisant  aussi  pour  Charles  Jolliet  Sr  d'Anti- 
costy et  Jean  Jolliet  Sr  de  Mingan,  ses  beaux  frères,  liéritiers,  comme  la  dite  DUe 
Claire  Jolliet,  leur  sœur,  chacun  pour  un  autre  tiers  dans  les  d.  fiefs  ; 

"  Lequel  Sr  comparant,  es  ri.  noms,  Nous  a  dit  iiu'il  comparoist  pour  rendre  et 
porter  au  Roy,  entre  nos  mains,  la  foy  et  hommage  qu'il  est  tenu  rendre  et  porter 

Sa  Majesté  au  (;hâteau  StLouis  de  Québec,  à  cause  des  d.  fiefs,  et  à  cet  effet 
Nous  a  reprébenté  pour  titres  de  propriété  d'iceux,  savoir (Suit  une  énuméra- 


LOUIS  JOLLIET  263 

Le  dix-septième  siècle  achevait  de  disparaître  dans  la  nuit 
du  passé;  Frontenac  était  mort  à  Québec  le  28  novembre  1698, 
plein  de  jours  et  de  gloire,  laissant  les  actes  de  sa  vie  à  la  dis- 
pute des  hommes.  (^)  Jolliet,  lui  aussi,  disparut  de  la  scène  du 
nonde  avant  la  fin  de  la  dernière  année  du  siècle  qui  avait 
vu  naître,  puis  s'organiser  notre  Canada  à  l'image  de  la  France. 
11  mourut  entre  le  4  mai  1700,  date  d'un  acte  des  registres  pa- 
roissiaux de  Québec  où  apparaît  sa  signature,  et  le  18  octobre 
de  la  même  année,  date  d'une  lettre  des  MM.  de  Callières  et  de 
Champigny  où  il  est  fait  mention  de  son  décès. 

Voici  l'extrait  de  cette  lettre  du  18  octobre  1700  auquel  nous 
faisons  allusion: 

"  Le  sieur  Jolliet,  qui  enseignait  l'hydrographie  à  Québec, 
étant  mort,  et  les  Pères  Jésuites  s'ofifrant  d'en  tenir  une  classe, 
nous  suppHons  Votre  Majesté  de  leur  en  faciliter  les  moyens 


tion  des  titres  îles  trois  fiefs,  avec  désignations,)   . .  .    .  Nous  suppliant,  le  d.  Sr  com- 
parant, qu'il  Nous  plaise  le  recevoir  à  la  d.  foy  et  hommage  ; 

"  Et  à  rinstant  s'estant  mis  en  devoir  de  vassal,  teste  nuë,  sans  espée  uy  espé- 
rons, et  un  genouil  en  terre,  auroit  dit  à  haute  et  intelligible  voix  qu'il  rendoit  et 
portoit  entre  Xos  mains  la  foy  et  hommage  qu'il  est  tenu,  es  d.  noms,  rendre  et  por- 
ter au  Roy  au  Château  Sjt- Louis  de  Québec,  à  cause  des  d.  fiefs  situés  dans  la 
Rivière  des  Etchemins,  Anticosty  et  Mingan  ;  à  laquelle  Foy  et  Hommage  Nous 
l'avons  reçu  et  recevons  par  ces  présentes,  sauf  les  droits  du  Roy  et  de  l'autruy  en 
toutes  clioses,  et  a  fait  le  serment  entre  Nos  mains  de  bien  et  fidèlement  servir  Sa 
Majesté  et  de  Nous  avertir  et  Nos  successeurs  s'il  apprend  qu'il  se  fasse  quelque 
chose  contre  son  service,  l'avons  dispensé  pour  cette  fois  seulement  d'aller  au  d. 
Château  St- Louis  de  Québec,  à  la  charge  de  bailler  et  fournir  son  aveu  et  dénom- 
brement dans  les  quarante  jours,  suivant  la  Coutume  de  Paris.  Dont  et  du  tout  il 
Nous  a  requis  acte  que  Nous  luy  avons  octroyé,  et  a  signé." 

(Signé)         De  la  Gorhendière. 
(Signature  de  l'intendant  :)  Bécox. 

(1)  Voir,  au  premier  volume  des  Rteherrhea  HinloriiiiieK,  l'éloge  funèbre  du  eomte 
de  Frontenac,  et,  dans  le  même  volume,  la  réfutation  de  ce  panégyrique. 

L'illustre  gouverneur  avait  une  foi  très  vive  et  fit  une  mort  édifiante.  On  a  dit  et 
répété  qu'il  demanda,  avant  de  mourir,  que  son  cœur  fût  envoyé  à  sa  femme,  et  que 
celle-ci  ne  voulut  pas  accepter  cet  hommage  posthume.  M.  J. -Edmond  Roy  a 
soufflé  sur  cette  légende  et  rétabli  les  faits.  "  Frontenac,  dit-il,  demanda  par  tes- 
tament que  son  cœur  fût  placé  dans  une  boite  d'argent  pour  qu'on  le  transportât 
dans  la  chapelle  que  MM.  de  Montmort  possédaient  dans  l'église  de  Notro-Dame- 
des-Champs,  â  Paris.  Madame  de  Montmort,  sa  sœur,  et  l'abbè  Dobazine,  son  oncle, 
étaient  inhumés  dans  cette  chapelle  ;  il  crut  aller  au  devant  des  désirs  de  sa  femme 
en  faisant  cette  demande.  Le  supérieur  des  Récollets  de  Québec,  le  P.  Joseph 
Denis  de  la  Ronde,  se  chargea  d'exécuter  son  vœu  suprême.  Il  passa  en  France  et 
<léposa  sa  funèbre  dépouille  là  où  l'avait  désiré  celui  (jui  fut  le  bienfaiteur  de  son 
ordre  au  Canada. — (Courrier  du  Canada  du  23  octobre  1890.) 


264  REVUE  CANADIENNE 

en  leur  accordant  les  quatre  cents  livres  par  an  dont  le  sieur 
Jolliet  jouissait.  Cette  instruction  serait  très  utile  à  la  colo- 
nie." (1) 

Nos  registres,  dit  l'abbé  Ferland,  "  ne  présentent  aucun  acte 
qui  puisse  faiire  connaître  la  date  et  le  lieu  de  la  sépulture  de 
Louis  Jolliet.  .  .  Il  est  probable  qu'il  sera  décédé  dans  son  île 
d'Anticosty,  où  il  se  rendait  chaque  année  pour  la  traite  et  la 
pêche  du  loup  marin." 

M.  Faribault  a  aussi  exprimé  la  même  opinion  :  mais  ni  lui, 
ni  l'abbé  Ferland,  ni  sir  Hippolyte  Lafontaine.  qui  a  aussi  fait 
des  recherches  à  ce  sujet,  n'ont  pu  découvrir  de  documents 
conduisant  à  une  certitude  absolue. 

M.  Margry,  dans  un  écrit  qui  a  été  reproduit  ]:)ar  la  "  Revue 
Canadienne"  en  1872,  s'exprime  ainsi: 

"  Feu  mon  honorable  ami  M.  l'abbé  Ferland  supposait  qu'il 
(Louis  Jolliet)  était  décédé  dans  son  île  d'Anticosti.  Un  docu- 
ment me  permet  de  dire  qu'il  fut  inhumé  dans  une  des  îles  Min- 
gan,  celle  qui  est  située  devant  le  Gros  Mécatuia." 

Quel  est  ce  document?  Pourquoi  M.  Margry  ne  l'a-t-il  pas 
fait  connaître?  M.  l'abbé  Ferland,  nous  le  savons,  estimait  que 
M.  Margry  était  beaucoup  trop  réticent  à  l'endroit  des  archi- 
ves dont  il  avait  la  garde  ;  la  manie  cachotière  du  fonctionnaire 
parisien  dura  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie.  L'affirmation  de  M.  Mar- 
gry pourrait  suffire,  à  la  rigueur,  s'il  nous  avait  accoutumé  à 
reconnaître  en  lui  un  esprit  judicieux,  doué  de  cette  faculté  de 
discernement  qui,  d"a]>rès  La  Bruyère,  est  p'.us  rare  c|ue  les  dia- 
mants et  les  perles;    mais  M.  Margry,  écrivain  dénué  du  sens 


(1)  Ce  fut  Franquelin,  le  prédc'cesseur  de  Jolliet  c^omnie  professeur  d'hydrogra- 
phie, qui  fut  aussi  son  successeur.  Le  5  octobre  1701,  MM.de  Callièreset  de  Cham- 
pigny  écrivent  au  ministre  : 

"  Le  sieur  Franquelin,  à  qui  Sa  Majesté  a  accordé  la  place  de  maître  d'hyilrogra- 
phie  vacante  par  la  mort  de  Jolliet,  ne  doit  pas  venir  cette  année  en  ce  pays,  quoi- 
qu'il en  ait  reçu  les  appointemens.  Comme  les  Pères  Jésuites  ont  continué  cette 
école  il  Qué))ee  depuis  la  mort  du  dit  sieur  Jolliet,  et  qu'ils  en  tenaient  même  une  à 
Montréal,  dans  l'espérance  qu'ils  pourraient  avoir  cette  place,  nous  croyons.  Mon- 
seigneur, qu'il  y  aurait  de  la  justice  qu'ils  en  reçussent  les  appointemens  pendant 
une  année  qu'ils  ont  enseigné." 


LOUIS   JOLLIET  265 

historique,  si  nous  pouvons  ainsi  parler,  ne  vaut  guère  que 
par  ce  qu'il  cite,  lorsque  ce  qu'il  cite  a  de  la  valeur. 

Le  Gros  Mécatina  est  à  plus  de  cent  milles  à  l'est  des  îles  de 
Mingan  ;  toutefois  nous  croyons  que  Jolliet  avait  établi  une 
station  de  pêche  dans  l'île  qui  fait  face  à  cette  montagne  de  la 
Côte  Nord,  et  nous  savons  que  —  abusivement,  sans  doute,  — 
ses  héritiers  considéraient  cette  île  comme  faisant  partie  des 
îles  et  îlets  de  Mingan. 

Jolliet  eut-il  auprès  de  lui  un  prêtre  pour  l'assister  à  ses  der- 
niers moments?.  .  .  Dans  ses  grands  voyages  historiques,  il 
avait  toujours  été  accompagné  d'un  missionnaire;  au  Missis- 
sipi  c'était  le  Père  Marquette,  à  la  Baie  d'Hudson  c'était  le 
Père  Silvy,  au  Labrador  c'était  un  Père  récollet,  et  lorsqu'il  se 
décida  à  aller  séjourner  dans  l'île  d'Anticosti  pour  la  première 
fois,  il  amena  avec  lui  un  religieux  franciscain,  peut-être  le 
même  que  celui  qui  l'accompagna  au  Labrador.  Le  document 
dont  parle  M.  Margry  fait-il  connaître  les  circonstances  qui  ont 
accompagné  l'événement  qu'il  rapporte? 

Quoi  qu'il  en  puisse  être,  il  est  certain  que  Louis  Jolliet  est 
mort  à  une  date  inconnue  de  la  dernière  année  du  dix-septième 
siècle  —  entre  le  4  mai  et  le  18  octobre.  —  et  il  est  de  toute 
vraisemblance  que  l'illustre  découvreur  repose  dans  cette  ré- 
gion du  golfe  Saint-Laurent  où  tant  de  fois  il  conduisit  sa  nef 
aventureuse,  sur  une  de  ces  îiles,  si  belles  de  leur  sauvage  beau- 
té, que  les  brumes  enveloppent  parfois  d'un  blanc  linceuil,  et 
dont  les  rives  répercutent  sans  cesse  le  cri  monotone  des  goé- 
lands mêlé  à  la  plainte  harmonieuse  des  vagues  de  la  mer. 

Quelques  historiens  ont  représenté  Jolliet  comme  une  vic- 
time de  l'ingratitude  des  hommes.  S'il  a  été  victime  de  quel- 
qu'un, c'est  de  lui-même,  de  son  zè  e  pour  la  science,  de  sa  pas- 
sion pour  les  voyages  lointains  et  difficiles.  Dans  ses  "  Notes  " 
sur  la  Nouvelle-France,  M.  Harrisse  a  écrit  :  "  Louis  Jolliet 
était  un  très  honnête  homme,  aussi  zélé  qu'instruit  ;  "  l'explora- 
teur québecquois  était,  de  plus,  extrêmement  désintéressé  :  s'il 
efit  donné  à  la  poursuite  de  la    fortune  la  moitié    de    l'énergie 


266 


REVUE  CANADIENNE 


qu'il  apporta  à  continuer  ses  voyages  d'observations  et  de  dé- 
couvertes, il  eût  pu  réparer  les  pertes  que  lui  fit  subir  la  flotte 
de  Phips  et  arriver  à  une  grande  aisance.  Il  n'amassa  pas  de  ri- 
chesses, mais  il  sut  laisser  à  son  fils  l'habitude  des  oc- 
cupations viriles  et  à  tous  ses  enfants  une  situation  qui  leur 
permit  de  contracter  d'honorables  alliances.  Ses  contempo- 
rains ne  lui  furent  pas  hostiles:  c'est  plutôt  la  postérité  qui,  jus- 
qu'à la  mémorable  fête  célébrée  à  l'Université  Laval  le  17  juin 
1873,  s'est  montrée  trop  oubilieuse  à  son  égard. 

Le  mystère  qui  entoure  la  fin  de  la  carrière  de  Louis  JoUiet, 
le  cadre  dans  lequel  se  déroulèrent  les  derniers  événements  de 
sa  vie,  les  diverses  péripéties  de  ces  événements  eux-mêmes, 
tout  cela  est  empreint  d'une  grandeur  que  les  poètes  ne  man- 
queront pas  d'exploiter.  M.  Louis  Fréchette  a  déjà  chanté  le 
découvreur  du  Mississipi  dans  de  belles  strophes  plusieurs  fois 
éditées  :  qui  maintenant  chantera  le  premier  habitant  d'Anticos- 
ti,  l'explorateur  des  solitudes  boréales  et  du  Labrador  océa- 
nique ? 


ëtitG;>t    iSaqnoti. 


NOTRE-DAME  DE  LORETTE  EN  LA 
NOUVELLE-FRANCE 


(Suite) 


CHAPITRE  DOUZIEME. 


LA  LANGUE  ET  LES  CHANTS  DES  HURONS. 


OTpf  NE  étude  .approfondie  et  scientifique  de  la  langue 
huronne  n'entre  évidemment  pas  dans  le  cadre 
du  présent  travail.  Outre  que  cp  serait  une 
^^  œuvre  de  spécialiste  en  philologie  et  en  linguis- 
tique, elle  présente  des  difficultés  quasi  insurmon- 
tables. Il  n'existe  pas,  en  effet,  de  grammaire 
méthodique  de  la  langue,  ni  de  dictionnaire  huron-fran- 
çais  proprement  dit,  car  on  ne  saurait  regarder  comme 
tels  quelques  vocabulaires  incomplets  et  des  listes  de 
mots-racines.  De  toutes  les  langues  indigènes  importantes 
de  l'Amérique  celle  des  Hurons  a  été  la  moins  étudiée  dans 
les  temps  modernes.  La  raison  eu  est  facile  à  trouver: 
c'est  que  cette  langue,  depuis  plus  d'un  siècle,  est  véri- 
tablement une  liingue  uu)rte.'"  Tandis  que  la  survivance 


(1)  A  la  fin  du  18"  siècle,  la  lanjriie  huronne  était  la  seule  en  usage  lians  la 
tribu  de  Lorette,  comme  il  appert  de  l'acte  d'une  convention  entre  les  Hurons 
(Je  ce  village  et  les  habitants  de-î  diflërentes  cotes  de  Charlesbourg,  relative- 
ment à  l'agrandissement  de  la  cha|>elle  de  la  mission,  en  vue  de  la  formation 
d'une  paroisse  nouvelle.  II  est,  en  effet,  dit  dans  ce  document,  que  les  clauses 
en  ont  été  interprétées  "  par  Louis  Monique  de  mot  à  moten  langue  Huronne" 
aux  chefs  signataires  de  l'acte,  "  en  la  présence  de  la  majeure  partie  du  village 
Huron  en  assemblée." 

Dans  une  harangue  adressée  en  1850  à  Mgr  Turgeon,  archevêque  de 
Québec,  à  l'occasion  d'une  visite  à  la  chapelle  des  Hurons,  l'orateur  de  la 


268  REVUE  CANADIENNE 

des  Iroquois,  des  Algonquins,  des  Montagnais  et  des 
Abnakis  dans  la  province  de  Québec,  a  nécessité  des 
travaux  de  grammaire  et  de  lexicologie,  destinés  à  fixer 
ces  langues  et  à  leur  conserver,  avec  un  vocabulaire  à  peu 
près  complet,  leur  caractère  essentiel  et  distinctif,  la 
langue  baronne  a  été  forcément  négligée  et  oubliée,  faute 
de  voix  pour  la  parler  et  d'oreilles  pour  l'entendre. 
Sauf  quelques  plaquettes,  reproduites  plutôt  à  titre  de 
curiosité  bibliographique  que  pour  leur  utilité,  sauf  la 
réimpression  du  Voyage  de  Sagard,  avec  le  dictionnaire 
quasi-énigmatiqne  qui  termine  son  livre,  et  l'impression, 
en  1831,  d'une  traduction  anglaise  de  la  grammaire 
huronne  du  P.  Chaumonot  (?)  par  John  Wilkie,^'*  la  biblio- 
graphie de  cette  langue  ne  se  compose  que  de  manuscrits 
du  17**  et  du  commencement  du  18®  siècle. 

"  La  grammaire  huronne  "  du  P.  Garnier,  mentionnée 
dans  la  vie  du  P.  Chaumonot.  et  "  Les  principes  de  la 
langue  huronne  "  du  P.  Jérôme  Laiemant,  dont  parle  le 
P.  Jacques  Laiemant,  dans  une  de  ses  lettres,  ainsi  que 
des  travaux  analogues  de  la  Vén.  Marie  de  l'Incarnation, 
ont  disparu. 

Resterait  à  consulter  les  Elementa  grammaticœ  huro- 
nicœ  du  P.  Pierre  Potier  et  les  Radiées  linguœ  huronicœ, 
du  même  auteur,  lesquelles  sont  vraisemblablement 
une  reproduction  du  travail  du  P.  Etienne  de  Carheil.*^' 
Il  y  a  aussi  plusieurs  dictionnaires  ou  plutôt  vocabulaires 
manuscrits   d'une     grande     valeur.      Celui     du     récollet 

circonstance,  parlant  au  nom  de  la  tribu,  déplora  dans   les  termes  suivants, 
la  disparition  de  leur  lanjrue  nationale: 

"  Notre  race  diminue  toujours,  et  notre  langue  est  presque  éteinte.  Nous 
nous  plaignons,  nous  autres  jeunes,  que  nos  pères  ne  nous  l'aient  pas  montrée, 
et  aussi,  de  ce  que  nous  n'avons  pas  eu  de  missionnaire  qui  aurait  pu  l'ap- 
prendre et  nous  la  faire  apprendre.  11  a  fallu  tout  apprendre  en  français,  les 
prières  et  le  catéchisme  ;  cela  a  bien  aidé  à  la  perdre  !  " 

(1)  Publiée  dans  le  volume  ii  des  Transactions  of  Ihe  Lilerary  and  Historical 
Society  of  Québec,  1831. 

(2)  Voir  Pn.LiNO,  B'Miogruphy  of  Iroquoian  Languagea,  pages  25  et  135. 


I 


NOTRE-DAME  DE  LORETTE  269 

Joseph  LeCaron,  dont  la  première  rédaction  remonte  à 
1616,  après  avoir  été  augmenté  avec  l'aide  d'un  petit 
Huron  qu'il  avait  amené  à  Québec,  et  à  l-i  suite  d'un  second 
voyage  au  pays  des  Hurons,  fut  présenté  au  Roi  en  1625. 
Il  semble  avoir  été  perdu.  Les  dictionnaires  ou  vocabu- 
laires connus  sont  au  nombre  de  quatre.*^'  Ils  sont  tous 
exclusivement  français-hurons,  et  avec  quelques  cahiers 
manuscrits  de  sermons  et  de  cantiques,  ils  complètent  la 
nomenclature  de  la  bibliographie  de  la  langue  huronne. 

Ce  qui  manque  à  tous  ces  documents  pour  faciliter  une 
étude  de  la  langue,  soit  en  elle-même,  soit  en  comparai- 
son avec  d'autres,  ce  sont  les  paradigmes  ou  déclinaisons*^ 
et  conjugaisons  types  dont  toute  grammaire  systématique 
est  néces.saireuieut  fournie.  Faut-il  en  blâmer  leurs 
auteurs?  Rien  ne  serait  plus  injuste  et  déraisonnable. 
Ceux-ci,  en  effet,  mus  par  le  désir  de  s'outiller  le  plus  tôt 
possible  pour  leur  mission  apostolique,  avaient  intérêt  à 
se  pourvoir  d'un  trésor  de  mots  et  de  locutions  propres  à 
traduire  eu  langue  indigène  la  doctrine  chrétienne.  Or, 
vocabulaires  et  racines  suffisaient  à  pareil  but.  Leur 
pédagogie  allait  donc  au  plus  pressé,  et  ils  laissaient  aux 
missionnaires,  leurs  collaborateurs,  des  manuels  moins 
didactiques  et  moins  savamment  gradués  que  s'il  se  fût 
agi  d'enseigner  le  huron  à  des  élèves  d'un  cours  régulier. 

Si  l'on  y  ajoute  les  difficultés  natives  d'une  langue 
dont  la  structure  n'a  aucune  analogie  avec  les  mieux 
connues  du  monde  ancien,  on  comprendra  pourquoi  les 
sources  de  cette  langue  offrent  si  peu  d'encouragement  à 
quiconque  tente  de  les  exploiter. 

Et  pourtant,  à  cause   de   sa  haute    antiquité  et  de    sa 

(1)  Le  Séminaire  de  Québec  en  possède  deux,  dont  l'un  attribué  au  P.  de 
Brébeuf.  (?) 

(2)  L'absence  de  déclinaison  tient  à  l'essence  même  de  la  langue,  car,  dit 
le  P.  Lafitau,  "  les  langues  huronne  et  iroquoise  n'ont,  à  proprement  parler, 
que  des  verbes  qui  en  composent  tout  le  fonds  ;  de  sorte  que  tout  se  conjugue 
et  rien  ne  se  décline."    (Lafitau,  Mœurs  des  sauvages.) 


270  REVUE  CANADIENNE 

parenté  étroite  avec  d'autres  langues  indigènes  dont  elle 
est  la  mère,  elle  mériterait  d'être  plus  connue. 

Tout,  en  effet,  semble  prouver  que  la  langue  huronne- 
iroquoise  fut  celle  des  premiers  maîtres  du  Canada,  dont 
le  domaine  comprenait  surtout  le  bassin  nord  du  grand 
fleuve,  d'où  les  Iroquois  des  Cinq  Cantons,  rejetons  de  la 
même  famille,  et  destinés  à  devenir  un  jour  les  oppres- 
seurs et  les  exterminateurs  de  leur  mère  commune, 
émigrèrent  pour  élire  domicile  sur  la  rive  opposée  du 
Saint-Laurent,  dans  le  vaste  territoire  qui  forme  aujour- 
d'hui l'État  de  New- York.'" 

Les  naturels  qui  reçurent  Jacques  Cartier  en  1535  à 
Stadaconé  et  à  Hochelaga  étaient  incontestablement  de 
la  famille  huronne-iroquoise.  Il  suffit,  pour  s'en  con- 
vaincre, de  comparer  les  mots  du  "  lâgage  des  pays  & 
Royaulmes  de  Hochelaga  et  Canada,"  '■'^^  recueillis  par 
Jacques  Cartier,  avec  les  mots  correspondants  de  la  langue 
des  Wyandots  (ou  Wendats)  demeurant  dans  la  province 
d'Ontario,  et  avec  ceux  des  vocabulaires  trouvés  à  la 
Jeune-Lorette.'^' 

La  fin  du  passage  suivant  de  Charlevoix  semble  affaiblir 
la  conclusion  tirée  d'un  tel  rapprochement  ;  mais  pour  ne 
pas  céder  devant  l'apparente  contradiction  entre  les  deux 
groupes  de  mots,  il  faut  tenir  compte  des  difficultés  d'une 

(1)  "  1^8  anciens  habitants  du  pays  avaient  (^mij^ré  vers  le  Sud.  La  rivière 
dite  encore  riviire.  des  Iroqucris  les  avait  amenés  au  pays  appelé  depuis 
l'Élat  de  Neu'-York.  C'est  là  qu'étaient  leurs  Cinq  Cantons  à  l'époque  de 
Lescarbot  et  de  Champlain."  Citation  d'une  étude  sur  la  linguistique  et 
l'ethnographie,  par  l'abbé  Cuoq,  P.S.S.,  dans  les  Annales  de  Philosophie 
chrétienne,  vol.  79,  p.  190. 

(2)  PiLLiNO  (ouvrage  cité,  p.  27)  donne  un  fac-similé  du  titre  du  "  Brief  récit, 
etc."  des  voyages  de  Cartier. 

(3)  Un  philologue  américain,  M.  Horatio  Haie,  a  dressé  le  tableau  compa- 
ratif des  noms  de  nombre  et  des  mots  désignant  les  parties  du  corps  de 
l'homme,  etc.,  contenus  dans  la  liste  de  Cartier,  et  des  mêmes  mots  tels  que 
usités  cliez  les  Wyandots  de  la  réserve  du  township  d'Andordon,  près 
d'Amherstburg,  Ontario.  Voir  le  professeur  Daniel  Wilson,  On  tlie  Huron- 
Ironuois  of  Canada.  (Transactions  of  the  Royal  Society  of  Canada,  vol.  ii,  sec.  2, 

p.  i9.) 


NOTRE-DAME  DE  LORETTE  271 

orthographe  toute  phonétique  et  d'une  langue  veuve  de 
labiales  et  de  plusieurs  autres  consonnes. 

"  La  langue  huronne,  dit  l'historien  jésuite,  est  d'une 
abondance,  d'une  énergie  et  d'une  noblesse,  qu'on  ne 
trouve  peut-être  réunies  dans  aucune  des  plus  belles  que 
nous  connaissons,  et  ceux  à  qui  elle  est  propre,  quoique 
réduits  à  une  poignée  d'hommes,  ont  encore  dans  l'âme 
une  élévation  qui  s'accorde  bien  mieux  avec  la  majesté  de 
leur  langage  qu'avec  le  triste  état  où  ils  sont  réduits. 
Quelques-uns  ont  cru  y  trouver  des  rapports  avec  l'hé- 
breu ;  d'autres,  en  plus  grand  nombre,  ont  prétendu  qu'elle 
avait  la  même  origine  que  celle  des  Grecs;  mais  rien  n'est 
plus  frivole  que  les  preuves  qu'ils  en  apportent.  Il  ne 
faut  point  surtout  compter  sur  le  vocabulaire  du  Frère 
Gabriel  Saghard,  Récollet,  qu'on  a  cité  pour  soutenir  ce 
sentiment  ;  encore  moins  sur  ceux  de  Jacques  Cartier  et 
du  Baron  de  la  Hontan.  Ces  trois  auteurs  avaient  pris  à 
la  volée  quelques  termes,  les  uns  du  huron,  les  autres  de 
l'algonquin,  qu'ils  avaient  mal  retenus,  et  qui  souvent 
signifiaient  toute  autre  chose  que  ce  qu'ils  croyaient."'" 

Il  paraît  certain  aujourd'hui  que  le  huron  aussi  bien  que 
toutes  les  autres  langues  indigènes  de  l'Amérique  septen- 
trionale, n'a  aucune  affinité  avec  les  langues  sémitiques 
de  l'Asie,  ni  avec  les  langues  indo-européennes.  La  langue 
des  Esquimaux  se  rattache  néanmoins  au  type  mongol,  ce 
qui  peut  s'expliquer  pur  l'habitat,  de  l'une  et  l'autre  race 
sur  le  littoral  arctique  de  l'Amérique  et  de  l'Asie,  et  par 
la  facilité  de  transmigration  qu'offre  le  voisinage  des  deux 
continents  près  du  cercle  polaire.  La  seule  langue  parlée 
en  Europe,  avec  laquelle  les  langues  américaines  aient 
quelque  affinité,  est  la  langue  des  Basques,  langue  parfaite- 
ment isolée  et  distincte,  parlée  au  nord-est  de  la  péninsule 
ibérique  (l'Espagne)  et  la  partie  avoisinante  de  la  France. 

(1)  Charlevwx,  Hist.  de  la  Nouv.-France,  tome  n,  p.  196. 


272  REVUE  CANADIENNE 

Cette  ressemblance,  paraît-il,  est  une  ressemblance  de 
structure  plutôt  que  de  sons. 

La  langue  huronne,  comme  celle  de  tout  peuple  menant 
la  vie  naturelle,  est  éuiineinment  coucrète,  dépourvue 
d'abstractions  et  de  généralités.  De  là,  une  grande  diffi- 
culté pour  rendre  les  choses  de  l'ordre  supra-sensible.  Le 
présent,  réel  et  actuel,  vit  dans  le  langage.  "  Dans  le 
huron,  dit  Charlevoix,  tout  se  conjugue  ;  un  certain  arti- 
fice y  fait  distinguer  les  noms,  les  prouoms,  les  adverbes, 
etc.,  des  verbes.  Les  verbes  simples  ont  une  double  con- 
jugaison, l'une  absolue,  l'autre  réciproque.  Les  troisièmes 
personnes  ont  les  doux  genres,  car  il  n'y  en  a  que  deux 
dans  ces  langues,  à  savoir,  le  genre  noble,  et  le  genre 
ignoble.  Pour  ce  qui  est  des  nombres  et  de."  temps,  on  y 
trouve  les  mêmes  différences  que  dans  le  grec.  Par  ex- 
emple, pour  raconter  un  voyage,  on  s'exprime  autrement, 
si  on  l'a  fait  par  terre,  ou  si  on  l'a  fait  pnr  eau.  Les 
verbes  actifs  se  multiplient  autant  de  fois  qu'il  y  a  de 
choses  qui  tombent  sous  leur  action  ;  comme  le  verbe  qui 
signifie  manger,  varie  autant  de  fois  qu'il  y  a  de  choses 
comestibles.  L'action  s'exprime  autrement  à  l'égard  d'une 
chose  animée  et  d'une  chose  inaniuiée  :  ainsi  voir  un 
homme,  et  voir  une  pierre,  ce  sont  deux  verbes.  Se  ser- 
vir d'une  chose  qui  appartient  à  celui  qui  s'en  sert,  ou 
à  celui  à  qui  on  parle,  ce  sont  autant  de  verbes  diffé- 
rents." <'> 

"  Pour  apprendre  la  langue  huronne,  dit  Bressani,  *  il 
a  fallu,  outre  la  grâce  de  la  vocation,  un  travail  excessif. 
La  connaissance  de  cette  langue  a  été  le  fruit  de  l'humilité 
du  P.  de  Brébeuf  qui,  à  l'âge  de  près  de  40  ans,  s'est  sou- 
mis pendant  trois  ans  aux  plus  dures  humili.ttions,  au  mi- 
lieu de  la  cendre  et  de  la   fumée,  pour  trouver  ce  trésor," 

(1)  Hift.  df  la  Nouv.-France,  tome  ii,  p.  197, 

(2)  Relaliont,  Ire  édition  canadienne,  p.  144. 


NOTRE-DAME  DE  LORETTE  273 

N'est-ce  pas  le  cas  de  se  rappeler  cette  belle  parole  de  saint 
Augustin  :    TTbi  amatnr  non  lahoratar? 

Il  était  réservé  à  son  compagnon  de  labeur  et  d'aposto- 
lat, au  P.  Chaumonot,  le  fondateur  de  laNouvelle-Lorette, 
de  se  rendre  maître  de  la  langue,  et  d'en  rédiger  la  gram- 
maire pour  l'usage  de   tous  les  missionnaires  de  la  tribu. 

"Alors,  dit  ce  bon  Père,  je  m'appliquai  à  faire  et  à  compa- 
rer les  préceptes  de  cette  langue,  la  plus  difficile  de  toutes 
celles  de  l'Amérique  septentrionale. ...  Il  n'y  a  dans  le 
huron  ni  tour,  ni  subtilité,  ni  manière  de  s'énoncer  dont 
je  n'aie  eu  la  connai^ance.  Comme  cette  langue  est,  pour 
ainsi  dire,  la  mère  de  plusieurs  autres,  nommément  des 
cinq  iroquoises,  lorsque  je  fus  envoyé  aux  Iroquois,  que  je 
n'entendais  pas,  il  ne  me  fallut  qu'un  mois  à  apprendre 
leur  langue."  '" 

"  Tous  les  Jésuites  qui  apprendront  jamais  le  huron, 
dit  le  continuateur  de  l'autobiographie  du  P.  Chaumonot, 
l'apprendront  à  la  faveur  des  préceptes,  des  racines,  des 
discours  et  de  plusieurs  autres  beaux  ouvrages  qu'ils  nous 
a  laissés  en  cette  langue.  Les  sauvages  eux-mêmes  avouent 
qu'il  la  parlait  mieux  qu'eux,  qui  se  piquaient  la  plupart 
de  bien  parler,  et  qui  parlent  en  effet  avec  beaucoup  de 
pureté,  d'éloquence  et  de  facilité."  '^' 

En  feuilletant  les  écrits  vénérables  laissés  par  ces  hom- 
mes apostoliques,  on  ne  peut  se  défendre  d'un  sentiment 
d'admiration  pour  des  oeuvres  relativement  si  parfaites  à 
une  époque  où  la  philologie  était  encore  inconnue  et  la 
lexicographie  dans  sa  première  enfance.  *^'  Au  souvenir 
de  leurs  souffrances,  de  leurs  fatigues,  de  leur  dévouement 
jiisqu'à  l'effusion  du  sang  pour  gagner  les  idolâtres  à  leur 

(1 J  AulobioijrajihÀe  du  P.  Chaumonot,  citée  par  RoclieiiKinteix,  tome  i,  p.  402. 

(2)  Cité  par  Rochementeix,  ihid. 

(3j  Le  premier  dictionnaire  français-anglais  et  anglais-français  ne  date  que 
de  lUU. 

Octobre.— 1901.  18 


274  REVUE  CANADIENNE 

maître  Jésus,  on  est  tenté  de  baiser  avec  vénération  ces 
pages  jaunies  par  le  temps  et  l'usage,  ces  volumes  rudi- 
mentaires  dont  les  feuillets  parfois  reliés  en  peau  de  cari- 
bou trahissent  la  pauvreté  de  leurs  auteurs.  Qui  pourrait 
compter  le  nombre  d'âmes  que  chacune  de  ces  pages  bénies 
a  permis  d'initier  aux  vérités  du  salut  et  d'introduire  au 
bercail  de  l'Eglise  du  Christ  ? 

*  *  * 

Frappés  de  la  beauté  des  voix  des  sauvages  et  de  leur 
aptitude  pour  le  chant,  les  Jésuites  surent  promptement 
utiliser  ce  don  de  la  nature  pour  faciliter  les  voies  de  la 
grâce,  traduisant  en  cantiques  mélodieux  les  vérités  chré- 
tiennes et  les  affections  pieuses.  ''  Ils  ont,  dit  la  Mère 
Duplessis  *'',  tourné  en  langue  sauvage  les  hymnes,  les 
proses  et  les  antiennes  de  l'Eglise,  avec  quantité  de  motets 
pour  toutes  les  fêtes  de  N.-S.,  de  la  sainte  Vierge  et  des 
Saints;  et  ces  pauvres  gens  les  chantent  sur  les  tons  de 
l'église,  à  merveille;  ils  chantent  quelquefois  en  parties 
fort  harmonieusement;  d'autres  fois  les  hommes  font  un 
choeur,  et  les  femmes,  un  autre." 

Ce  qui  était  vrai  à  l'époque  ou  elle  écrivait  ainsi  (1723), 
l'était  déjà  depuis  longtemps  auparavant.  Le  P.  Enjalran, 
à  peine  arrivé  au  Cjinada,  traduisait  dans  les  termes  sui- 
vants son  admiration  pour  le  chant  des  Hurons  et  autres 
sauvages  réunis  à  Sillery  :  <^' 

"  On  est  ravi  d'entendre  les  divers  choeurs  que  font  les 
hommes  et  les  femmes  pour  chanter  pendant  la  messe  et 
à  vêpres.  Les  religieuses  de  France  ne  chantent  plus 
agréablement  que  quelques  femmes  sauvages  qu'il  y  a,  et 
universellement  tous  les  sauvages  ont  beaucoup  d'aptitude 

(1)  Lettre  citée  par  Rochementeix,  tome  III,  p.  380. 

(2)  Sa  lettre  est  datée  du  15  octobre  I67G. 


NOTRE-DAME  DE  LORETTE  275 

et  d'inclination  à  chanter  les  cantiques  de  l'Église  qu'on  a 
rais  à  leur  langue.  "  , 

Fidèles  à  ces  touchantes  traditions,  les  Lorettains  mé- 
ritent encore  aujourd'hui  leur  réputation  de  chantres. 
Rien  n'est  si  mélodieux  que  leurs  cantiques  en  langue 
huronne  chantés  sur  les  vieux  airs  api^ortés  de  France 
par  les  premiers  missionnaires.  On  sent  qu'un  souffle  de 
christianisme  a  transfiguré  ces  voix  sans  toutefois  les 
priver  de  leur  accent  caractéristique. 

Si  les  chants  d'église  sont  si  mélodieux,  en  revanche  la 
nature  affirme  ses  droits  dans  les  chants  de  guerre  et 
autres  exécutés  par  les  Huruns  aux  jours  de  gala.  La 
description  qu'en  fait  le  P.  Charlevoix  en  1721,  après  une 
visite  à  Lorette,  n'a  rien  perdu  de  son  actualité. 

"  Rien,  dit-il,  n'est  moins  divertissant  que  ces  chants 
et  ces  danses.  D'abord  tous  sont  assis  à  terre  comme  des 
singes,  sans  aucun  ordre  ;  de  tems  en  tems  un  homme  se 
lève,  s'avance  lentement  au  milieu  de  la  place,  toujours, 
dit-on,  en  cadence,  tourne  la  tête  de  côté  et  d'autre, 
chante  un  air  qui  n'est  rien  moins  que  mélodieux,  pour 
quiconque  n'est  pas  u>i  sauvage,  et  prononce  des  paroles 
qui  ne  signifient  rien.  Tantôt  c'est  un  chant  de  guerre, 
tantôt  une  chanson  de  mort,  quelquefois  une  attaque,  ou 
une  surprise  ;  car  comme  ces  gens-là  ne  boivent  que  de 
l'eau,  ils  n'ont  point  de  chanson  à  boire,  et  ils  ne  se  sont 
pas  encore  avisés  de  mettre  leurs  amours  en  chant. 
Tandis  qu'on  chante,  le  parterre  ne  cesse  point  de  batti'e 
la  mesure,  en  tirant  du  fond  de  la  poitrine  un  hé,  qui  ne 
varie  point.  Les  connoisseurs  disent  qu'ils  ne  perdent 
jamais  la  mesure  ;  je  m'en  rapporte  à  eux. 

"  Quand  l'un  a  fini,  un  autre  prend  sa  place,  et  cela 
dure  jusqu'à  ce  que  l'assemblée  les  remercie,  ce  qui  arri- 
verait bientôt  sans  un  peu  de  complaisance  qu'il  est  bon 
d'avoir  pour  ces  gens-là.  C'est  en  effet  une  musique  bien 
ennuyante  et  bien  désagréable,  du  moins  à  en  juger  par  ce 


276  REVUE  CANADIENNE 

que  j'en  ai  vu.  Des  gosiers  serrés,  une  monotonie  con- 
tinuelle, des  airs  qui  ont  toujours  quelque  chose  de 
féroce,  ou  de  lugubre.  Mais  leur  voix  est  toute  autre, 
quand  ils  chantent  à  l'église.  Pour  ce  qui  est  des  femmes, 
elles  l'ont  d'une  douceur  qui  surprend  ;  elles  ont  même 
beaucoup  de  goût  et  de  disposition  pour  la  musique.  "  *^' 

La  musique  des  danses  et  des  chants  de  guerre  de? 
Hurons  n'avait  jamais  été  notée.  Elle  s'était  transmise 
par  la  mémoire  et  la  tradition  orale  de  génération  en 
génération.  Mais  voici  qu'avec  la  disparition  accélérée 
de  la  tribu  originale,  ces  airs  menaçaient  d'être  complè- 
tement oubliés  et  perdus.  Et  pourtant  leur  conservation 
intéresse  à  un  haut  point  l'histoire  de  la  mélodie  au.«si 
bien  que  l'ethnographie.  Des  musiciens  de  marque,  à 
Paris,  avaient  déjà  prié  M.  Ernest  Gagnon,  historiographe 
distingué  autant  que  savant  musicien,  de  recueillir  ces 
rythmes  indigènes.  Cédant  à  leur  désir  et  à  un  légitime 
intérêt  pour  tout  ce  qui  concerne  l'histoire  des  aborigènes 
du  Canada,  M.  Gagnon  put  noter  ceux  de  ces  chants  qui 
sont  Le  plus  caractéristiques.  Une  récente  entrevue  avec 
l'abbé  P.  Vincent,  le  seul  peut-être  qui  possède  exacte- 
ment le  souvenir  de  ces  airs  nationaux,  a  permis  à  l'habile 
musicien  de  compléter  une  audition  de  même  genre  faite 
il  y  a  bon  nombre  d'années. 

Avant  de  faire  connaissance  pour  la  première  fois  avec 
ces  airs  originaux  et  typiques,  on  lira  avec  un  vif  intérêt 
l'appréciation  qu'en  fait  M.  Gagnon.  '^' 

"  Les  chants  des  Hurons  de  Larette,  écrit  Monsieur 
Gagnon,  ont  subi,  d'une  manière  générale,  les  intluences 
tonales  et  rythmiques  résultant   de    l'audition  fréquente 

(1)  Hitt.  de  la  Nouv.-France,  tome  Ilf,  p.  84. 

(2)  Les  pages  citées  ont  été  écrites  spécialement  pour  cette  étude  liistorique. 
Avec  un  déHinléressement  qui  n'a  d'égal  que  sa  parfaite  courtoi.sie,  M.  Gagnon 
a  bien  voulu  réserver  aussi  pour  ce  cliapilre  la  primeur  de  sa  transcription 
des  chants  hurons. 


I 


NOTRE-DAME  DE  LORETTE  277 

des  ch.ants  européens.  Quelques-uns  cependai  t  sont  d'une 
originalité  frappante,  comme  le  chant  de  la  "  danse  ronde  " 
et  le  chant  de  la  "  découverte  ",  que    l'on  verra  plus  loin. 

"  Tous  les  chants  profanes  des  Hurons  doivent  être  ac- 
compagnés des  chichigouunes  ou  des  tambours. 

*'  Le  chichigou'ine  ordinaire  est  une  corne  de  bœuf  par- 
tiellement remplie  d'osselets  ou  de  petits  cailloux,  que 
l'on  agite  à  intervalles  réguliers  et  rapprochés,  pour  mar- 
quer les  subdivisions  des  périodes  rythmiques  et  les  batte- 
ments des  pieds  des  danseurs.  Chez  les  Iroquois,  on  se 
servait  de  courges  (citrouilles  ayant  la  forme  de  gourdes) 
pour  remplacer  les  cornes  de  bisons.  Le  c/whigonaue  est 
un  instrument  exclusivement  rythmique.  Les  Sauvages 
de  la  Nouvelle-France  ne  faisaient  usage  d'aucun  instru- 
ment mélodique  ou  harnioni(jue. 

"  Le  tambour  jouait  un  grand  rôle  dans  les  pratiques 
superstitieuses  des  Sauvages.  La  forme  des  tambours 
hurons  était  à  peu  près  celle  des  tambours  basques. 

"  Les  mélodies  transcrites  ci-après  se  chantent  avec  une 
foule  de  petites  notes  qui  en  font  le  charme,  comme  disait 
le  Père  Marquette  en  parlant  des  chants  des  Illinois,  mais 
qui  échappent  à  toute  notation. 

"  Cela  me  rappelle  un  souvenir  personnel  assez  lointain 
que  l'on  me  permettra  de  consigneriez  C'était  en  1859  ; 
j'arrivais  de  France  et  d'Italie,  et  je  voulais  faire  une 
étude  des  tonalités  en  consultant  les  gosiers  indigènes.  Je 
me  rendis  à  Lorette  et  j'y  fus  présenté  à  Madame  Philippe 
Vincent,  femme  du  chef  de  ce  nom,  appelée  aussi  Orité, 
ou  la  Tourte.  Je  fis  connaître  l'objet  de  ma  visite,  et 
Madame  Vincent  voulut  bien  me  chanter,  à  plusieurs  re- 
prises, avec  une  parfaite  complaisance,  la  mélodie  si  origi- 
nale Okioriona  ouarissuoué,  avec  accompagnement  de 
chichigouane.  Lorsque  je  crus  avoir  noté  cet  air  avec 
le  ry^'hme  et  les  intervalles  voulus,  je  le  chantai  à  mon 
tour   et  je   demandai  à   la  chanteuse   huronne  si  j'avais 


278  REVUE  CANADIENNE 

réussi  à  le  bien  saisir.  Mon  interlocutrice,  qui  ne  savait 
pas  déguiser  la  vérité,  secoua  la  tête  et  me  dit  ce  mot  char- 
mant :  "  Vous  le  chantez  bien,  mài^  vous  ne  le  menez  pas 
bien." 

"  Les  appogiatures  minuscules,  les  sonorités  nasales,  les 
heurts,  les  notes  coulées  avec  inflexions  du  terroir,  je 
n'avais  rien  noté  ni  rendu  de  tout  cela.  Je  ne  le  menais 
pas  bien  :  on  ne  pouvait  mieux  dire. 

"  Les  Hurons  actuels  de  Lorette  ne  connaissent  p.as  la 
signification  des  paroles  qu'ils  chantent  sur  leurs  airs 
indigènes  profanes.  Leurs  ancêtres  comprenaient-ils  eux- 
mêmes  ces  paroles  ?  Lescarbot  déclare  que  les  Souriquois 
d'il  y  a  trois  siècles  ne  comprenaient  rien  à  ce  qu'ils  chan- 
taient dans  leurs  jongleries.  Il  dit  aussi  que  le  mot 
alléluia  était  souvent  répété  par  ces  Sauvages  infidèles 
dans  les  chants  qui  accompagnaient  leurs  "  magies,"  et  il 
suppose  que  le  démon  leur  suggérait  ce  mot  afin  de  se  faire 
louer  dans  les  termes  mêmes  employés  par  les  fidèles  pour 
louer  le  Seigneur. 

"  Nos  Hurons  de  Lorette  ignorent  les  pratiques  super- 
stitieuses des  peaux-rouges  d'autrefois.  Kalm  écrivait, 
en  1749,  que  ces  Indiens  de  Lorette  étaient  presque  entiè- 
rement francisés  ;  et  cependant,  après  un  siècle  et  demi, 
en  1900,  les  habitants  de  la  bourgade  ont  encore  quelque 
chose  du  type  et  de  l'allure  de  l'Indien  d'autrefois. 

'•'  A  part  les  quatre  chants  qui  suivertt,  les  Hurons  de 
Lorette  ne  chantent  plus  guère  danià  leur  idiome  particu- 
lier que  des  messes,  des  hymnes,  des  motets  adaptés  au 
plain-chant  et  un  certain  nombre  de  cantiques  îijustés  sur 
des  airs  français.  Les  livres  de  chant  des  Hurons  remon- 
tent à  la  période  des  martyrs  :  ce  sjnt  des  traductions  et 
des  compositions  que  l'on  a  attribuées  au  Père  Chaumonot, 
au  Père  Ragueneau  et  au  Père  de  Brébeuf  lui-mêiHe." 


notrë-daMe  de  lorette 


279 


DANSE  RONDE 


CHANT   IIURON 


Chauté  par  Orité  —  la  Tourte  —  femme  du  chef  Philippe  Vincent. 
Moderato. 


'~^- 


^— N- 


-0--—0 


tni 


M 


0     -     kio    -     ri  -  oua  oua  -  ris  -  sa   -    -    oué,         ïai   -    sa  - 


--»*'- 


-«-•- 


-^-^- 


^-^-- 


^--1^=1^1 


koué,  Yé  o    -    kio  -  ri  -  oua  ouaria  -  sa     -     -     oué,  O  - 

3  3 


'^ I I 


fct: 


kio-ri-oua  -  ki   oua- ris  •  sa    -    oué.         0  ■   kio-rioua-ki  oua-ris - 

3  rT\ 


-A- 


A— ^- 


ë—É' 


-A-A-^r— ^-^^- 


'^~ 


-ip-#-^— ^— ^— -fv-#— ^-^- 


kio  -  ri  -  oua  -  ki     oua  -  ris    -   sa    -    -    oué. 


Dans   le   chant  qui  précède,  chaque  battement  du  chichigouane  représente 
la  valeur  d'une  croche. 


DANSE  DU  CALUMET 

ciiANT  HURON  d'orlglne  Iroquolse 

Chanté  par  M.  Prosper  Vincent  {Saouatanin  —  l'Homme  du  Souvenir)  fils  du 
chef  Philippe  Vincent. 

Con  apirito. 


0^0    -&—-■ 


-0^-0. 


Hé-ia,  Hé   -   ia- 


You  -  ken-non  -  oué.  Hé  -  ia.   Hé- 


280 


REVUE  CANADIENNE 


-3^. 


::t: 


You  -  ken  -  non  -  oué. 


:SE^. 


Pil==3 


■ — G>- 


Hé  -  ia,       hé    - 


,_X-^_. 


1 


You  kennon  -  oué, 


Hé  -    ia,     hé 


You  ken-non 


oué. 


On  répète  indéfiniment  peudant  que  l'on  improvise  une  pantomime. 

Dans  ce  chant  de  la  "  Danse  du  Calumet  "  chaque  battement  du  chichigouane 
représente  la  valeur  d'une  noire. 


AUTKE  DANSE  DU  CALUMET 

CHANT    IIURON 

Chanté  par  M.  l'abbé  Prosper  Vincent,   "  l'Homme  du  Souvenir  ". 
Moderato. 


am,     hi  •   éh,      ho    ■    oui    yé  -  héh 


—*—É 


oui     yé  -  héh  ! 


Hi 


am,     hi  -  éh. 


ho 


oui     yc 


héh! 


On   répète   ce   chant   indéfiniment,  tant   que   dure  la  danse-pantomime   du 
ilumet,    chaque   battement  du   chichigouane    représentant   la   valeur  d'une 


Calumet, 
croche, 


NOTRE-DAME  DE  LORETTE 


281 


DANSE  DE  LA  DÉCOUVERTE 

CHANT  HUROS 

Chanté  par  le  chef  F.-X.  Picard  (  Tahourenché  —  Point  du  Jour). 
Moderato. 
ff 


--■X 


— m— 


Oué  -  ni  •  a,        oué  -  ni  •  a,         oué  -  ni    -    a,         oué  -  ni    -    a, 


-^—^ 


oué  -  ni    -    a, 


oué  -  ni   -   a, 


fe-^- 


I±2IZ.^=   =^ 


^p 


oué  -   ni    -    a,    oué  -  ni  - 


fz::=st.*_i: 


You 


oua      ta    -    né     -     ha, 


You 


-• 0- 

1 — 

-I 1— 


-s^-- g— 


id: 


:^=-:^: 


oua       ta  -    né      -      ha, 


-•— *— ci- 

oué  -  ni    -    a,  oué  -  ni    -     a, 


-^— ^— ^ — ^— +-r« — ^V-^ — I — I — ht— 


=^==^^-^=1=q: 


oué    -    ni     -     a. 


oué   -   ni     -     a,    oué.  -  ni 


On  recommence  indéfiniment  ;  puis  le  danseur  fait  signe  qu'il  a  découvert  un 
ennemi  ;  alors  on  chante  ce  qui  suit  : 

Allegro. 


^ 


^=^-*- 


-m — 9     -*—é — ë — 9— 


nti 

You 

ken  -  non  -  oua  -  ké 

-      rin, 

You 

kin  -  chi  -  can-non  - 

V  ff 

/L               •! 

^      j_ 

f>S         »    ~      ifc    ■ 

.   q 

fh. 

t     t       ^       h 

-^—9-^ 

^    é 

-é    ^ 

-9-É—ë—É-^ 

ouak,       You         kennon  -  oua  -  ké     -     rin,     Yo.u        kin-chi  -  can  -  non  • 


282 


REVUE'  CANADIENNE 


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rin,      You        kin  -  chi  -  oan  •  non 


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oua,     oua,     oua,     oua,     oua,     oua,     oua,     oua  !       (Cris  de  rinerre.) 

Lancez  une  note  très  forte  en  fausset,  et  frappez  en  même  temps  sur  votre 
bouche  avec  la  main,  à  plusieurs  reprise  :  vous  aurez  le  cri  de  guerre  des 
Hurons. 


Dans  le  journal  manuscrit  de  F.-X.  Tahourenché,  on 
trouve  le  texte  suivant  de  la  même  chanson  de  guerre, 
avec  traduction  et  rubrique  pour  le  chanteur  et  le 
danseur. 

lo.    Sesnia  (8  fois)  :  ndio  Satonnia  (bis),  Sesnia  (5  fois). 

Explication.  C'est  un  guerrier  qui  dit  : 
"  Je  peux  aller  à  la  guerre." 

Il  arrive  devant  les  chanteurs  et  dit  : 

Thiaha  AleliiSahe  , 

"  Je  t'avertis.  Je  pars.  " 

2o.     InonSakeren  onkSet  sikennonSak  (Bis). 
"  Je  vais  faire  coup  tout-à-l'heure.  " 

Il  revient  au  chanteur  et  dit  : 

Atiklo  koSanen  akhelen  Sastonleronon. 
"  J'ai  vu  un  grand  nombre  d'ennemis." 

Il  se  traîne  sur  le  ventre  pour  surprendre  ses  ennemis  ; 
il  tire. 

3o.    Sesheshia  (Bis). 

Il  se  réjouit  de  ses  prisonniers  et  de  ses  chevelures.  Il 
revient  encore  au  chanteur  et  dit  : 

Alatakiedaon  akie. 
"Je  vous  amène  des  prisonniers." 

Le  chanteur  dit  : 


Etsihenret. 
''  Fais  le  cri  de  guerre." 


|t-(5.  £iM6aatj, 


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"i^ttc. 


(A  suivre) 


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A  DES  SŒURS  D'APOTRES 


^mrM  '^^'^  ^l^^  comiprenez  k  sainte  parole, 
'/IwJ'L  ^°"^  *3-"  contemplez  la  chaste  auréole 

De  Jésus  Martyr, 
Vous  n'avez  pas  dit  cette  plainte  immonde 
Qu'hélas  répétaient  les  joyeux  du  monde 

Les  voyant  partir. 
Vous  n'avez  pas  dit  :   "  C'est  pour  des  chimères 
Que  vous  briserez  le  cœur  de  vos  mères, 

Jeunes  gens  sans  cœur?  " 
Vous  n'avez  pas  dit  :   "  Amis   qu'on  abuse. 
Restez  avec  nous,  ici  l'on  s'amuse, 

Haine  à  la  douleur." 
Pour  vous  et  pour  nous  la  grâce  divine 
A  mis  dans  la  plaie  où  plonge  l'épine 

Un  baume  sacré. 
Pour  eux  la  souffrance  est  une  misère. 
Mais  nous,  nous  l'aimons  comme  un  saint  mystère: 

Jésus  a  pleuré. 
Du  monde  odieux  fuyons  toute  chose; 
Sur  le  sein  du  Christ  notre  espoir  repose 

Et  c'est  le  bonheur. 
D'autres  rient  hélas  !  ibien  triste  est  leur  âme. 
Ici-bas  le  cœur  a  ce  qu'il  réclame 

En  vous  seul.  Seigneur. 
Et  ce  qui  pour  nous  est  douceur  suprême. 
C'est  de  retrouver  tous  ceux  ique  l'on  aime 

Chastes  et  pieux. 
Autour  de  Jésus,  charmante  famille. 
Comme  auprès  d'un  feu  qui  chante  et  qui  brille, 

Des  enfants  joyeux. 


£  a^^é  2chu. 


LA  POLITIQUE  CANADIENNE 

JUGÉE  A  l'étranger. 


(Suite  et  fin) 


Quels  sont  les  principes  qui  distinguent  là-bas  un  conserva- 
teur d'un  libéral?  Il  est  fort  malaisé  de  le  dire.  Les  libéraux 
ne  sont  pas  toujours  libéraux  et  les  conservateurs  le  sont  quel- 
quefois. Ils  gouvernent  le  pays  les  uns  après  les  autres  sans 
qu'il  soit  facile  de  voir  en  quoi  leur  politique  diffère.  Les  libé- 
raux étaient  autrefois  libre-échangistes.  Maintenant  qu'ils 
sont  au  pouvoir,  ils  maintiennent  le  régime  de  protection  établi 
par  leurs  prédécesseurs.  En  réalité,  comme  du  temps  de 
Thiers,  c'est  l'éternelle  liistoire  de  la  chanson  que  chacun  pré- 
tend chanter  mieux  que  l'autre.  Lorsque  les  libéraux  sont  au 
pouvoir,  les  conservateurs  les  accusent  de  dilapider  les  finances, 
de  rompre  l'équilibre  du  budget,  de  ruiner  le  pays.  Quand  les 
conservateurs  gouverneront  à  leur  tour,  ils  subiront  sans  doute 
les  mêmes  attaques.  Ce  qui  empêche  les  partis  canadiens  de  se 
constituer  un  progrmme,  c'est  l'extrême  diversité  de  leur  per- 
sonnel. Parmi  les  libéraux,  il  y  a  des  Français  catholiques,  des 
Ecossais  presbytériens,  des  Anglais  évangéliques,  des  Irlan- 
dais, et  l'on  pourrait  en  dire  autant  des  conservateurs  !  Com- 
ment espérer  que  des  hommes  aussi  différents  par  la  race,  la 
langue,  la  religion  pourront  s'entendre  sur  un  ensemble  com- 
plet de  réformes  précises?  C'est  pourquoi  les  partis  canadiens 
n'ont  pas  de  programme  historique  et  ne  peuvent  pas  en  avoir. 

On  est  tenté  de  s'imaginer  que,  dans  ces  conditions,  les  li- 
mites des  partis  sont  aussi  indéterminées  que  leurs  programmes 
et  que  les  hommes  politiques  canadiens  passent  d'autant  plus 


LA  POLITIQUE  CANADIENNE  285 

facilement  d'un  camp  dans  l'autre  qu'ils  y  retrouvent  des  idées 
analogues  et  les  mêmes  procédés  de  gouvernement.  Les  choses 
ne  se  passent  pas  ainsi  cependant,  et  le  parti  canadiai  est  consti- 
tué avec  une  rigueur  que  l'Angleterre  elle-même  ne  connaît 
pas.  C'est  une  institution  quasi  sacrée,  qu'on  n'abandonne  qu'au 
prix  de  sa  réputation  et  de  son  avenir.  On  lui  doit  jusque  dans 
les  moindres  votes  une  fidélité  complète,  et  toute  fantaisie  indi- 
viduelle est  sévèrement  jugée.  Il  faut  voir  la  façon  dont  les  jour- 
naux traitent  le  membre  infidèle  !  Aucun  sarcasme,  aucune  at- 
taque ne  lui  sont  épargnés.'  Les  mots  de  transfuge,  de  traître  ne 
semblent  pas  assez  forts  pour  qualifier  la  lâcheté  de  son  action  : 
indignation  assez  ridicule  si  l'on  songe  que,  dans  les  circons- 
tances ordinaires,  on  peut  changer  de  parti  sans  changer  appré- 
ciablement  de  programme  !  Chose  plus  compréhensible  si  l'on 
considère  que  le  parti  est  une  sorte  de  club,  de  confrérie,  d'as- 
sociation d'hommes  marchant  à  la  conquête  du  pouvoir  et  par- 
tageant ensemble  la  bonne  et  la  mauvaise  fortune.  On  peut 
dire  de  la  sorte  que,  dans  la  vie  politique  canadienne,  les  hom- 
mes jouent  souvent  un  plus  grand  rôle  que  les  idées.  Il  n'y  a 
pas  toujours  de  grave  question  sur  le  tapis  et,  sur  les  affaires 
courantes,  le  programme  des  deux  partis  est  la  plupart  du 
temps  analogue.  On  vote  alors  sur  les  hommes  plutôt  que  sur 
]e:5  principes:  le  parti  qui  possède  des  orateurs  connus,  des 
hommes  d'Etat  déjà  célèbres,  un  chef  surtout  dont  le  nom  et 
le  talent  s'imposent,  a  grande  chance  de  triompher,  indépen- 
damment, pourrait-on  dire,  du  programme  qu'il  soutient.  Il 
faut  donc  se  garder,  lorsqu'on  juge  la  politique  canadienne,  des 
distinctions  trop  précises  et  des  conclusions  trop  nettes;  on  se- 
rait sîir  de  tomber  dans  l'erreur. 

C'est  à  la  suite  des  élections  libérales  de  1896  que  sir  Wilfrid 
Laurier  arriva  au  pouvoir.  Il  avait  trouvé  des  partisans  aussi 
bien  parmi  les  Anglais  d'Ontario  que  parmi  les  Français  de  la 
province  de  Québec.  Sa  grande  et  sympathique  personnalité 
n'avait  pas  été  étrangère  à  son  succès  et  le  Canada  tout  entier 
ne  jurait  que  par  lui.     On  inclinait  alors,  parmi  les  libéraux,  à 


286  REVUE  CANADIENNE 

une  entente  économique  avec  les  Etats-Unis.  Ce  fut  dans  ce 
sens  que  sir  Wilfrid  Laurier  travailla  tout  d'abord.  Mais,  avec 
sa  finesse  habituelle,  il  ne  tarda  pas  à  se  rendre  compte  qu'il 
n'obtiendrait  rien  de  Washington  et  que  la  barrière  douanière 
américaine  résisterait  victorieusement  aux  efforts  de  sa  diplo- 
matie. Il  se  retourna  délibérément  vers  l'Angleterre  et,  depuis 
lors,  les  rapports  les  plus  intimes  n'ont  cessé  d'exister  entre  la 
métropole  et  sa  grande  colonie.  Au  jubilé  de  la  Reine,  sir  Wil- 
frid Laurier  fut  reçu  avec  des  égards  extraordinaires.  Venant 
d'un  Français,  ses  déclarations  loyalistes  firent  un  effet  considé- 
rable et  dès  ce  moment  il  fut,  à  tort  ou  à  raison,  considéré 
comme  le  chef  de  l'impérialisme  canadien  et  colonial.  A  son 
retour  au  Canada,  il  proposait  et  faisait  voter  au  Parlement  un 
tarif  de  faveur  pour  les  marchandises  anglaises,  sans  demander 
le  moindre  avantage  en  retour.  C'était  un  cadeau  dans  toute 
la  force  du  terme,  et  l'Angleterre  y  vit  à  juste  titre  un  preuve 
supplémentaire  du  loyalisme  canadien.  Les  Anglais  n'avaient 
pas  assez  de  louanges  pour  Laurier;  quant  aux  Français  qui 
suivaient  sa  politique  économique,  sans  être  pour  cela  des  im- 
périalistes convaincus,  ils  se  disaient  :  "  C'est  un  Français,  un 
des  nôtres,  soutenons4e."  Le  premier  ministre  avait  réahsé 
ce  miracle  de  contenter  tout  le  monde.  C'était  trop  beau  pour 
durer.  La  guerre  sud-africaine  vint  brouiller  les  cartes  et  ré- 
veiller des  passions  que  la  sagesse  des  générations  précédentes 
avait  su  endormir. 

Sir  Wilfrid  Laurier  était  Français  et  catholique  ;  mais,  avec 
sa  conscience  éclairée  et  droite,  il  se  considérait  comme  pre- 
mier ministre  du  Canada  tout  entier.  Si  ses  préférences  allaient 
plutôt,  comme  on  peut  le  supposer,  vers  les  Français  et  l'éloi- 
gnaient  des  jingoes  et  de  l'impérialisme  intransigeant,  il  se  ren- 
dait bien  compte  que  sa  situation  de  premier  ministre  français 
d'une  colonie  anglaise  l'obligeait  à  une  prudence,  à  un  tact  tout 
particuliers.  Il  n'avait  pas  vis-à-vis  de  l'impérialisme  la  liberté 
d'allures  qu'aurait  pu  avoir  un  Anglais.  Malgré  ses  beaux  états 
de  service,  des   adversaires   hargneux   pouvaient  à  la   moindre 


LA  POLITIQUE  CANADIENNE  287 

faiblesse  crier  à  la  grande  trahison  du  Français  Laurier  et  en- 
traîner une  bonne  partie  de  l'opinion  jingoe.  Il  fallait  beaucoup 
de  diplomatie  pour  louvoyer  au  milieu  de  tous  ces  écueils.  D'un 
côté  comme  de  l'autre,  il  était  loin  d'avoir  ses  coudées  franches  : 
s'il  cédait  trop  aux  Anglais,  la  fraction  avancée  des  Français  de 
Québec  montrait  les  dents;  s'il  résistait  aux  prétentions  im- 
périalistes, les  Anglais  d'Ontario  ameutaient  l'opinion  aux  cris 
de  french  domination.  Laurier  sentit  qu'une  attitude  intransi- 
geante lui  était  impossible  et  qu'elle  serait  même  nuisible  à  l'é- 
lément français  en  faisant  douter  de  son  loyalisme.  Il  lâcha 
pied  et  se  laissa  entraîner  par  le  courant  impérialiste. 

C'est  à  ce  moment  qu'éclata  la  guerre  sud-africaine  et  qu'il 
fallut  décider  si  le  Canada  y  prendrait  part.  La  grande  majo- 
rité des  Anglais-Canadiens  voulait  donner  à  l'Ang'teterre  une 
preuve  de  sympathie.  Parmi  eux  cependant,  une  minorité  ap- 
préciable n'approuvait  pas  la  guerre,  ou  craignait  le  précédent 
d'un  envoi  de  troupes  qui  plus  tard  pourrait  entraîner  le  Cana- 
da dans  de  nouvelles  guerres.  L'opinion  française  presque  en- 
tière condamnait  la  politique  de  M.  Chamberlain,  mais  dans  les 
milieux  politiques  français  on  sentait  bien  qu'une  opposition 
déclarée  serait  dangereuse.  Sir  Wilfrid  Laurier  pensa  de 
même,  et  comme  l'Angleterre  attendait  beaucoup  de  lui  et  le 
lui  faisait  fort  bien  sentir,  il  se  fît  presque  plus  royaliste  que  le 
roi  et  prit  l'initiative  de  l'organisation  d'un  corps  canadien  pour 
la  guerre  sud-africaine. 

Les  Français  du  Canada  ont  un  sens  très  remarquable  de  la 
politique  et  de  ses  compromis  nécessaires.  Bien  que  pro-Boers 
pour  la  plupart,  ils  suivirent  leur  chef.  Il  ne  se  produisit  que  des 
oppositions  individuelles,  au  nombre  desquelles  il  faut  citer  la 
courageuse  protestation  de  M.  Bourassa,  député  de  Labelle, 
qui  donna  sa  démission  et  se  présenta  devant  ses  électeurs  pour 
les  faire  juges  de  .sa  conduite  et  créer  nn  mouvement  d'opinion. 
Il  fut  renommé  avec  une  énorme  majorité  et  rentra  triompha- 
lement au  Parlement.  Beaucoup  pensaient  au  fond  comme  lui, 
même  parmi  les  Anglais.  Cependant  la  discipline  du  parti  fut 


288  REVUE  CANADIENNE 

plus  forte  que  les  préférences  individuelles  et  M.  Bourassa  ne 
fut  pas  suivi.  On  admira  son  talent  et  son  courage,  mais  la  ma- 
jorité libérale  lui  en  voulut  un  peu  d'avoir  été  trop  franc  et  d'a- 
voir fait  passer  la  défense  des  principes  avant  les  intérêts  du 
parti:  on  le  regretta  d'autant  plus  que  M.  Bourassa  représen- 
tait évidemment  l'opinion  de  la  province  de  Québec.  La  situa- 
tion du  ministère  len  parut  ébranlée.  On  se  demanda  si  Laurier 
ne  paraîtrait  pas  désonnais  trop  français  aux  Anglais,  trop  an- 
glais aux  Français,  et  s'il  retrouverait  aux  élections  de  1900  sa 
majorité  de  1896.  Les  événements  viennent  de  prouver  que  ces 
craintes  étaient  vaines. 

Après  les  élections  du  7  novembre  1900,  sir  Wilfrid  Laurier 
conserve  le  pouvoir  avec  une  majorité  d'environ  60  voix  dans 
une  Chambre  de  213  députés.  C'est  une  .des  victoires  les  plus 
complètes  que  le  parti  libéral  ait  jamais  remportées,  d'autant 
plus  que  les  principaux  leaders  conservateurs  sont  battus  dans 
leurs  propres  circonscriptions.  Ce  qui  est  particulièrement  in- 
téressant dans  ces  élections,  c'est  le  changement  notable  qui  en 
résulte  dans  la  composition  de  la  majorité  parlementaire.  La 
grande  province  anglaise  d'Ontario,  qui  en  1896  donnait  12 
voix  de  majorité  à  Laurier  sur  92  sièges,  a  passé  aux  conserva- 
teurs, et  le  ministère  y  est  en  minorité  de  20  voix.  Toutes  les 
autres  provinces  au  contraire  ont  voté  pour  les  libéraux.  A 
Québec,  c'est  un  triomphe  :  sur  65  sièges,  ils  en  enlèvent  58. 
Dans  ces  conditions,  le  ministère  peut  compter  sur  un  nouveau 
bail  de  cinq  ans. 

Cherchons  maintenant  la  cause  de  ce  <lé'i>lacement  de  suf- 
frages. Québec  a  voté  pour  Laurier,  Ontario  contre.  Cepen- 
dant Laurier  passe  pour  impérialiste.  Comment  se  fait-il  que 
la  province  anglaise  par  excellence  l'ait  abandonné?  C'est  sans 
doute  au  fond  une  (juestion  de  races.  Il  y  a  entre  les  deux  pro- 
vinces une  jalousie  constante.  Les  Anglais  d'Ontario  ont  tou- 
jours été  exclusifs  et  mal  disposés  pour  leurs  voisins  français. 
La  différence  de  langue  et  de  religion  est  une  cause  de  sépara- 
tion profonde.  A  Toronto,  ville  anglaise  et  protestante  par  ex- 


LA  POLITIQUE  CANADIENNE  289 

cellence,  on  soulève  et  on  entraîne  l'opinion  en  dénonçant  la 
tyrannie  catholique  des  Français  de  Québec.  C'est  un  de  ces 
leitmotivs  de  la  politique  canadienne  qui  reviennent  à  chaque 
élection  et  qui  réussissent  toujours.  Cette  fois-ci,  au  miHeu  des 
excitations  brutales  de  la  guerre,  de  pareils  encouragements  à 
la  discorde,  répétés  à  l'envi  par  une  presse  sans  scrupules,  ont 
eu  plus  d'influence  encore  que  d'habitude.  A  ces  "  purs  "  du 
nationalisme  britannique,  sir  Wilfrid  Laurier  n'a  pas  paru  assez 
pur,  et  ils  l'ont  mis  en  minorité  d'autant  plus  facilement  que  le 
parti  libéral  ontarien  manquait  justement  de  ces  chefs  impo- 
sants qui  sont  si  nécessaires  au  succès  dans  les  élections  cana- 
diennes. 

A  Québec,  la  victoire  libérale  est  complète.  Ce  n'est  pas  que 
les  Canadiens-Français  aient  entendu  voter  pour  l'impérialisme  : 
ils  y  sont  opposés,  tout  le  monde  le  sait.  Mais  ils  se  sont  dit 
qu'après  tout  il  valait  mieux  soutenir  un  des  leurs  et  maintenir 
un  premier  ministre  français  au  pouvoir  que  de  faire  le  jeu  des 
véritables  impérialistes  anglais  en  combattant  le  cabinet  libé- 
ral ;  c'est  ainsi  qtle  les  Français  se  sont  trouvés  être  en  appa- 
rence les  plus  fidèles  soutiens  de  l'impérialisme  britannique. 

Les  résultats  des  élections  ont  été  diversement  jugés.  "  Vic- 
toire française  !  "  crient  avec  rage  les  Anglais  d'Ontario  battus 
et  pas  contents.  "  Victoire' impérialiste  au  contraire!"  disent 
les  journaux  de  Londres,  pour  qui  sir  Wilfrid  Laurier  reste  l'in- 
carnation de  l'impérialisme  colonial. 

Où  est  la  vérité  ?  A  ne  regarder  que  les  résultats  électoraux, 
c'est  évidemment  une  grande  victoire  des  Français.  Ils  ont 
fait  passer  presque  tous  les  leurs,  ils  ont  montré  ce  qu'ils  sont, 
ce  qu'ils  peuvent,  surtout  ce  qu'ils  pourront  plus  tard,  s'ils  con- 
tinuent à  se  développer  comme  Ils  l'ont  fait  jusqu'ici.  A  ce 
point  de  vue,  les  élections  de  1900  sont  faites  pour  leur  donner 
grand  courage,  car  elles  prouvent  de  quel  poids  le  vote  fran- 
çais pèse  dans  la  politique  canadienne. 

Mais  au  fond,  la  note  juste  est  celle  qu'ont  donnée  les  jour- 
naux anglais.     "  Réjouissons-nous,  dit  par  exemple  la  West- 

OCTOBBE.  — 1901.  19 


290  REVUE  CANADIENNE 

mhisicr  Gazette,  du  succès  de  sir  Wilifrid  Laurier;  il  est  tout 
dévoué  à  notre  politique  impérialiste  et  il  est  le  seul  homme 
d'Etat  canadien  capable  de  la  faire  accepter  par  les  Canadiens- 
Français."  Voilà  un  raisonnement  très  fin  et  très  vrai.  Lau- 
rier n'est  sans  doute  pas  impérialiste  dans  l'âme  ;  mais  il  l'est 
par  la  force  des  choses;  les  Anglais  voient  donc  en  lui,  à  juste 
titre,  un  allié.  D'autre  part,  il  est  parfaitement  exact  que  les 
Canadiens-Français  accepteront  de  lui,  parce  qu'il  est  Fran- 
çais, ce  qu'ils  condamneraient  ouvertement  chez  un  premier 
ministre  anglais.  Par  suite  de  cette  combinaison  compliquée, 
les  Français  se  trouvent  donc,  en  fin  de  compte,  travailler  pour 
l'impérialisme. 

Sir  Wilfrid  Laurier,  objectera-t-on,  ne  pourrait-il  pas  s'ap- 
puyer résolument  sur  sa  majorité  française  de  Québec  pour  réa- 
gir contre  le  courant  impérialiste?  Un  Anglais  le  ferait  peut- 
être,  mais  la  chose  est  impossible  à  un  Français  ;  ce  serait  creu- 
ser un  goufïre  entre  Ontario  et  Québec,  développer  et  exaspé- 
rer cet  antagonisme  latent  des  deux  races  qu'vme  sage  politique 
a  su  apaiser  jusqu'ici.  Dieu  merci,  les  Canadiens-Français  ont 
toujours  été  assez  sages  pour  renoncer  à  cette  tactique  intran- 
sigeante. Ils  s'y  briseraient  à  coup  sûr,  car  les  Anglais  ne  se 
résigneraient  jamais  à  cette  french  domination  qui  leur  serait  in- 
tolérable. Les  Français  l'ont  compris  et  ils  préfèrent  exercer 
dans  l'Etat  une  influence  moins  provocante  et  plus  réelle,  sa- 
chant bien  que  le  temps  travaille  pour  eux  et  ciu'iis  sont  désor- 
mais un  facteur  sans  lequel  on  ne  peut  ])lus  compter. 

Sir  Wilfrid  Laurier  est  entièrement  dans  ces  idées.  C'est  un 
homme  de  paix  et  de  conciliation,  un  diplomate  de  premier  or- 
dre, qui  ne  brusquera  jamais  les  choses  et  saura  prévenir  ou 
adoucir  les  heurts  et  les  froissements.  Les  hasards  de  la  poli- 
tique l'ont  amené  à  faire  pour  l'impérialisme  plus  qu'aucun  de 
ses  prédécesseurs  anglais.  C'est  lui  qui  a  rapproché  le  Canada 
de  l'Angleterre  et  qui  a  fait  à  la  mère  patrie  le  cadeau  d'un  tarif 
préférentiel.  C'est  lui  qui,  au  jubilé  de  la  Reine,  a  mené  le 
chœur  des  impérialistes  coloniaux,  et  c'est  encore  lui  qui  a  en- 


LA  POLITIQUE  CANADIENNE  291 

voyé  des  troupes  canadiennes  dans  l'Afrique  du  Sud.  Si  quel- 
ques mécontents,  dans  rOntario,  trouvent  que  ce  n'est  pas 
assez,  ils  sont  vraiment  bien  difficiles  et  les  Anglais  de  Londres 
ne  pensent  pas  comme  eux.  Sir  Wilfrid  Laurier  est  pcrsona 
grata  auprès  du  ministère  impérial  et  quelque  chose  en  rejaillit 
sur  ses  amis  français  de  la  province  de  Québec.  Ceux-ci  le 
comprennent  à  merveille.  Ils  se  disient  qu'il  v^aut  mieux  être 
au  pouvoir  avec  un  programme  de  compromis  que  de  s'épuiser 
dans  une  opposition  stérile.  L'impérialisme  s'appuie  sur  eux; 
mais  sous  son  ombre  ils  grandissent  et  prospèrent.  La  sagesse 
opportuniste  des  Anglais  les  a  pénétrés  et  à  leur  école  ils  ont 
appris  toutes  les  ressources  de  la  politique. 

Quelques  Français  de  France  pourront  regretter  cette  tac- 
tique de  temporisation.  II  faut  avouer  que,  malgré  son  compro- 
mis regrettalile  avec  un  principe  dangereux,  elle  est  la  seule 
utile  aux  intérêts  de  la  race  française  canadienne.  A  la  faveur 
de  la  paix,  les  Français  s'accroissent  rapidiement  et  sûrement, 
ils  prennent  dans  les  conseils  de  l'Etat  une  place  de  plus  en 
plus  considérable  et  peuvent  avec  confiance  regarder  l'avenir. 
Les  intransigeants  qui  voudraient  opposer  les  Français  aux  An- 
glais et  soulever  une  guerre  de  race,  sous  prétexte  q,ue  les  Fran- 
çais sont  dès  maintenant  assez  forts  pour  lutter  sous  leur  pro- 
pre drapeau,  commettent  une  erreur  coupable  et  dangereuse. 
Du  reste,  ils  n'existent  pour  ainsi  dire  point  au  Canada.  S'il  y 
a  des  défenseurs  éloquents  des  principes,  comme  M.  Bourassa, 
il  n'y  a  point  parmi  les  Canadiens-Français  de  semeurs  de  haine 
et  de  révolte.  Que  les  Canadiens  continuant  donc  la  politique 
conciliante  et  pacifique  qui  leur  a  si  bien  réussi  depuis  un  siè- 
cle. Ils  ne  peuvent  mieux  faire  pour  leurs  propres  intérêts  et 
])our  le  développement  de  la  race  française  en  Aimérique. 


Qiibté  Oicgtticb. 


ENCORE  UN  MOT  SUR  "L'AIGLON" 


Les  Etats-Unis  ne  comptent  aucune  autorité  compétente, 
aucun  législateur  suffisamment  élevé  aux  yeux  de  la  nation, 
pour  avoir  le  droit  d'émettre  des  sentiments  absolus  au  sujet 
d'une  œuvre  d'art. 

"  Et  c'est  heureux,  dit  M.  Howells  dans  le  Nczu  York  Herald, 
que  nous  n'ayons  pas  d'autocrate  attitré  pour  régler  la  pluie 
et  le  beau  temps.  Tous  nous  avons  ainsi  des  droits  égaux  de 
parler  à  la  communauté.  Il  est  bon  de  laisser  à  l'initiative  per 
sonnelle  la  liberté  complète." 

"  Et  c'est  heureux,  disait  jadis  Byron,  avec  sa  petite  note 
d'élégante  méchanceté  habituelle,  car  il  faut  croire  à  une  fem- 
me, à  une  épitaphe,  à  n'importe  quelle  fausseté  avant  de  croire 
à  la  critique  : 

"  Believe  a  woman  or  an  epitaph, 

"  Or  any  other  thing  that's  false,  before 

"  You  trust  in  critics." 

Est-ce  heureux  vraiment?  Ce  serait  bien  difficile  à  juger, 
car  si  d'une  part  le  peuple  a  besoin  d'une  conduite  pour  diriger 
son  goût,  ses  inclinations,  son  engouement,  il  est  certain  que 
la  critique  use  trop  souvent  de  son  pouvoir  mauvais  pour  lancer 
un  ouvrage  de  peu  de  valeur,  et  étouffer  un  chef-d'œuvre.  • 

Pour  les  intelligences  qui  ne  veulent  pas  voir  par  elles- 
mêmes  —  ou  qui  ne  savent  pas  —  la  critiqire  aura  toujours  son 
utilité  actuelle:  on  aimera  toujours  à  marcher  sur  les  brisées 
d'un  autre,  le  principe  du  moindre  effort  n'est  pas  près  d'être 
aboli. 

Ceci  posé,  nous  sommes  bien  à  l'aise  pour  apprécier  la  cri- 
tique de  M.  Howells  sur  l'Aiglon  de  Rostand. 


ENCORE  UN  MOT  SUR  "  L'AIGLON  "  293 

Selon  lui  "  L'Aiglon  is  made  up  of  the  lumber  of  Bonapar- 
tism.  The  p!ay  is  puerilized  by  the  puerility  of  the  protagonist  : 
rather  tall  words,  but  they  express  niy  meaning.  I  consider 
that  melodrama  is  inferior  art." 

O  bon  maître,  il  ne  faut  pas  confondre  la  puérilité  avec  l'en- 
fance. Vous  avez  déjà  vu,  n'est-ce  pas,  l'image  où  le  duc  de 
Reichstadt  se  dresse  dans  l'es  plaines  de  Wagram,  les  bras  éper- 
dument  tendus  en  haut,  sur  son  cheval  d'officier;  et  bien, 
c'est  là  tout  le  sketch  du  drame,  le  drame  de  l'hérédité  physio- 
logique, qui  met  aux  prises  le  sang  des  Habsbourg  et  des  Bona- 
parte, le  drame  de  l'hérédité  morale  qui  expie  sur  le  fîls  les 
fautes  du  père.    Comme  Rostand  l'a  dit  lui-même  : 

Grand  Dieu  !  ce  n'est  pas  une  cause 
Que  j'aUaque  ou  que  je  défend, 
Car  ceci  n'est  pas  autre  chose 
Que  l'histoire  d'un  pauvre  enfant. 

En  tout  cela  je  ne  vois  rien  de  puéril,  rien,  pas  même  les  enfan- 
tines réparties  du  petit  roi  de  Rome,  porteur  de  l'avenir. 

Des  grands  mots,  dites-vous,  mais  ils  sont  en  rapport  avec  la 
taille  du  sujet  le  plus  formidable  que  Dieu  ait  donné  à  la  nation 
française  et  à  l'humanité  pour  manifester  sa  puissance  provi- 
dentielle. Sans  doute  ils  sont  d'une  splendeur  qui  éblouit,  mais 
ils  sont  aussi  d'une  vérité  qui  émeut  jusqu'au  plus  intime  de 
l'âme  et,  vrai,  je  ne  puis  pas  davantage  être  d'accord  avec  vous 
quand  vous  dites  :  "  Rostand's  play  is  literary,  but  he  has  a 
false  view  of  human  nature.  Of  course  he  is  absolutely  sincère 
in  his  perception,  but  it  is  a  false  conception  none  the  less,  in 
my  opinion." 

Il  paraît  que  M.  Rostand  doit  venir  prochainement  aux 
Etats-Unis:  il  faut  espérer  que  pour  ce  moment-là.  M.  Howells 
aura  modifié  son  opinion. 

Cohoes   (N.  Y.),  ler  septembre  1901. 


I 


DESILLUSION 


Avec  trente-tleux  gravures,  par  M.  Mas. 


"-*^^'    ÉTAIT  un  dimanche  de  novembre,  un  jour  gris,  froid, 
morne,  où  sous  la  couche  de  brouillard  qui  le  noyait 
^  d'ombre,  Paris  perdait  la  gaîté  de  son  animation  cou- 
f  V  tumière. 

Alexis  d'Erizel,  dans  la  petite  chambre  maussade 
qu'il  habitait  au  troisième,  sur  la  cour,  rue  du  Croissant, 
fumait  une  cigarette,  près  du  poè'e  demi-éteint,  qui  chaufïait  à 
bon  compte  son  modeste  appartement,  et  'devant  la  tôle  sombre 
qui  répandait  incognito  la  chaleur  autour  d'elle,  sans  en  laisser 
deviner  le  rayonnement,  mélancoliquement,  il  songeait.  .  . 

Il  songeait  à  sa  prime  jeunesse,  à  la  province  où  elle  s'était 
écoulée,  à  la  lueur  des  grands  feux  de  bois  de  la  maison  fami- 
liale, qui  réchauffaient,  par  leur  vision,  aussi  bien  l'âme  que  le 
corps,  à  ce  confort  relatif  où  il  avait  vécu  son  enfance,  à  ses 
parents  disparus,  à  ses  rêves  évanouis.  .  .  Il  songeait!.  .  . 

Il  se  revoyait  écolier  dans  la  bonne  ville  d'Abbeville.  où  son 
père  était  receveur  d'enregistrement.  Grâce  à  ses  a])pointe- 
ments,  venant  aider  ses  modestes  revenus,  M.  d'Erizel  vivait  à 
l'aise  ;  sa  femme  partageait  ses  goûts  simples,  ils  n'avaient 
qu'un  fils,  Alexis,  et  étaient  heureux.  .  . 


DESILLUSION  295 

Comment  à  ce  fils,  —  alors  que  tous  deux  ignoraient  l'ambi- 
tion et,  se  contentant  à  merveille  de  leurs  modiques  ressources, 
n'attachaient  à  la  fortune  que  le  prix  qu'il  convient,  ne  la  re- 
grettant ni  ne  la  désirant  —  comment  à  ce  fils  naquit  cet  amour 
immodéré  de  l'argent,  qui  fut  le  mobile  de  toutes  ses  actions? 
par  quel  atavisme  mystérieux  ou  lointain  s'était  allumée  en  lui 
cette  soif  de  l'or,  qui,  dès  les  premières  manifestations  de  la 
raison,  avait  dominé,  au  moins  dans  ses  projets  d'avenir,-  tous 
ses  autres  sentiments?   Nul  n'aurait  pu  le  dire. 

Aussi  haut  cai'il  pouvait  remonter  dans  ses  souvenirs,  Alexis 
d'Erizel  y  retrouvait  le  désir  d'être  riche. 

Il  n'avait  soufïert,  pourtant,  aucune  de  ces  privations  qui 
peuvent  éveiller  la  pensée  d'un  dédommagement  ou  d'une  re- 
vanche. Il  avait  été  aimé,  soigné,  choyé  comme  un  petit  roi, 
un  refus  ne  s'était  jamais  opposé  à  ses  juvéniles  caprices,  il 
avait  été  un  privilégié  de  l'enfance.  Jamais,  non  plus,  il  n'a- 
vait entendu  ses  parents  se  plaindre  d'un  sort  dont  ils  étaient 
sagement  satisfaits,  et  cependant,  déjà,  dans  ses  raisonnements 
enfantins,  revenaient  souvent  ces  mots  :  "  Quand  je  serai 
riche  !  "  prononcés  avec  l'autorité  d'une  certitude  formelle. 

Malheureusement,  cette  ambition  qui  eiit  dîi,  par  un  ration- 
nel désir  de  réalisation,  exciter  son  courage  à  il'étude  et  le  déve- 
loppement de  ses  facultés  intellectuelles,  était  restée,  toute  sa 
jeunesse,  latente  en  lui.  Il  désirait  la  fortune,  mais  l'attendait 
de  pied  ferme,  sans  faire  un  pas  au-devant  d'e.le,  sans  acquérir 
l'instruction  c(ui  pouvait  l'aider  à  y  parvenir. 

Sa  nature  paresseu.se  et  nonchalante,  ne  trouva  pas  un  sti- 
mulant suffisant  dans  le  but  qu'il  s'était  proposé,  et  auquel  l'as- 
surance vaine  de  l'atteindre  l'empêchait  de  tendre  efficacement. 

Ses  études  furent  longues  et  incomplètes  et  il  arriva  au  jour 
de  choisir  sa  voie,  de  se  faire  une  position,  sans  y  penser,  et 
sans  s'être  muni  du  bagage  scientifique  indispensable.  La  né- 
cessité était  là  qui  le  talonnait.  Il  ne  pouvait  songer  à  vivre  de 
ses  rentes,  trop  restreintes.  Son  père,  à  la  retraite  maintenant, 
et  dont  l'aisance  se  trouvait,  de  ce  chef,  un  peu  diminuée,  n'é- 


296  REVUE  CANADIENNE 

tait  pas  en  mesure  de  lui  servir  une  suffisante  pension  ;  et,  du 
reste,  l'eût-il  pu,  qu'il  ne  l'eût  pas  voulu;  il  avait  travaillé  toute 
sa  vie  et  entendait  que  son  fils  l'imitât.  Il  multiplia  donc  les  dé- 
marches et,  au  bout  de  quelques  mois,  —  Alexis,  ayant  satis- 
fait aux  exigences  du  service  militaire  qui,  à  cette  époque,  se 
bornaient  à  un  an  de  séjour  sous  les  drapeaux,  —  Alexis  entra 
au  ministère  des  Finances,  aux  appointements  de  1.200  francs. 
C'était  loin  de  ses  rêves  d'or  ! 

Il  s'en  aperçut  le  premier  soir  où,  loin  des  siens,  il  se  trouva 
dans  sa  petite  chaimbre  à  30  francs  par  mois,  seul  loyer  que  lui 
permît  sa  bourse.  Et  il  commença  dès  lors  à  regretter  le  passé, 
et  tant  d'années  perdues  en  une  insouciante  paresse,  sans  qu'il 
lui  parût  possible  de  les  regagner  par  le  travail .  .  . 

C'était  toujours  là  un  moyen  d'arriver  à  la  fortune  qu'instinc- 
tivement il  repoussait,  et  cet  autre,  l'économie,  ne  lui  était  pas 
moins  antipathique.  Il  aurait  voulu  devenir  riche  tout  à  coup, 
fabuleusement  riche,  sans  prendre  aucune  peine,  et  l'être,  non 
pour  thésauriser,  mais  pour  s'accorder  toutes  les  facilités,  tou- 
tes les  jouissances,  tous  les  plaisirs  et  tous  les  luxes  réservés 
aux  seuls  millionnaires. 

Cet  état  d'esprit  devait  fatalement  le  mener  au  jeu  et  l'y  con- 
duisit en  effet.  Mais  pas  au  tapis  vert,  à  la  satisfaction  malsaine, 
sans  doute,  et  poignante  de  tenir  des  cartes  qui,  suivant  que 
l'une  ou  l'autre  tomberont  de  vos  doigts,  décideront  de  votre 
destinée ...  Ce  plaisir  le  laissait  indifférent  ;  c'est  à  la  Bourse 
qu'il  porta  ses  efforts. 

Ils  furent  d'abord  très  restreints:  quelques  louis  qu'il  ro- 
gnait à  grand'peine  sur  ses  appointements  et  la  petite  somme 
que  lui  donnait  son  père.  La  chance  sourit  à  ses  essais  timides  ; 
peu  à  peu  Alexis  vit  s'arrondir  son  petit  capital  de  spéculation. 
Dès  lors,  il  reprit  courage  ;  avec  plus  de  confiance  que  jamais 
il  accompagna  tous  ses  projets  de  son  fameux  "  Quand  je  serai 
riche  !  "  car  il  se  croyait  en  main  le  moyen  de  le  devenir. 

Il  continua  donc  de  jouer  avec  une  prudence  que  lui  imposait 
la  modicité  de  ses  ressources,  et  que  le  succès  ne  cessa  de  cou- 


DESILLUSION  297 

ronner.  Il  n'y  avait,  lui  sem'blait^l,  plus  que  patience  à  prendre, 
végéter  encore  quelques  années,  puis,  lorsqu'il  serait  maître  de 
son  patrimoine,  pouvant  répéter  sur  une  échelle  plus  vaste  ses 
opérations,  elles  le  mèneraient  vite  à  l'opulence. 

Cette  perspective  lui  faisait  d'avance  considérer  très  froide- 
ment le  jour  où  il  serait  orphelin.  Non  qu'il  n'aimât  pas  ses  pa- 
rents, mais  c'était  un  garçon  absolument  dénué  de  sensibilité  : 
la  passion  de  la  richesse,  qui  dominait  sa  vie,  avait  étoufïé  en 
lui  l'expansion  de  tout  autre  sentiment.  Il  ne  désirait  pas  la 
mort  de  ses  parents,  mais  comme  c'était  une  circonstance  iné- 
vitable, il  s'y  soumettait  d'avance,  songeant,  non  au  chagrin 
qu'elle  lui  causerait,  mais  aux  avantages  qui  en  pourraient  ré- 
sulter pour  lui. 

Ce  jour  vint  trop  vite  :  l'un  après  l'autre,  dans  l'espace  de 
deux  ans,  il  vit,  l'œil  sec,  disparaître  son  ipère,  puis  sa  mère,  et 
dès  lors  en  possession  de  tout  son  avoir,  il  commença  les  spé- 
culations qui,  à  son  sens,  .devaient  le  décupler. 

Pressé  d'arriver  au  but,  il  se  départit  un  peu  de  sa  primor- 
diale prudence.  Il  en  fut  bientôt  puni  par  quelq,ues  pertes  sé- 
rieuses, qui  eussent  dii  Jui  apprendre  la  sagesse  ;  il  n'en  fut  rien. 
Il  ne  pensa,  au  contraire,  qu'à  les  réparer,  oubliant  que  les  cau- 
ses multiples,  —  et  toujours  ignorées  quant  au  fond  mysté- 
rieux des  choses, — qui  les  lui  avaient  infligées,  avaient  autant 
de  chance  de  se  répercuter  que  de  disparaître. 

Il  y  eut  pourtant  quelques  alternatives,  quelques  hauts  et  bas 
dans  cette  entreprise.  Quelle  que  soit  la  science  que  l'on  puisse 
posséder  des  questions  financières,  elle  n'en  fait  pas  moins  de 
toute  spéculation,  —  où  l'imprévu  et  l'inconnu  ont  deux  parts 
égales.  —  un  jeu  de  hasard.  Il  gagna,  puis  il  perdit;  regagna, 
reperdit  de  nouveau,  et,  en  deux  ans,  la  petite  fortune,  labo- 
rieusement amassée  pour  lui  par  ses  parents,  sombra  entière 
dans  le  goufïre. 

Devant  la  catastrophe  finale,  son  optimisme  l'avait  abandon- 
né, il  ne  disait  plus:  "  Quand  je  serai  riche!  "  mais;  "  Si  j'avais 
été  riche  ".   Et  il  désespérait,  maintenant,  de  l'être  jamais. 


298  REVUE  CANADIENNE 

Au  milieu  de  ces  orages  financiers,  ses  bénéfices  n'avaient  ja- 
mais été  assez  considérables  ni  assez  stables  pour  lui  permettre 
d'abandonner  ses  modestes  fonctions.  II  les  remplissait  métho- 
diquement, sans  entrain,  sans  zèle,  mais  assez  consciencieuse- 
ment pour  avoir  obtenu  l'avancement  d'usage.  11  était  mainte- 
nant sous-chef  de  bureau,  il  avait  changé  d'appartement,  des- 
cendu un  étage,  pris  sa  pension  dans  un  restaurant  un  peu  plus 
confortable.  Dans  quelques  années,  un  autre  avancement,  an- 
térieurement prévu,  lui  permettrait  sans  doute  de  descendre 
encore  d'un  étage  et  de  diner  sur  le  boulevard,  c'était  tout  ce 
que  l'avenir  lui  réservait  de  meilleur,  tout  ce  qu'il  pouvait  en 
espérer. 

Il  s'en  rendait  conij^te,  et  cela  le  navrait ...  II  avait  aussi 
fondé  quelque  espoir  sur  un  mariage  riche,  mais,  après  les  au- 
tres, celui-là  encore  s'était  dérobé.  Sans  doute  il  eîit  trouvé  à 
se  marier,  car  il  était  joli  garçon,  bien  élevé,  sérieux,  rangé,  et 
n'avait  pas  dépassé  la  trentaine  ;  mais,  pour  lui  qui  n'avait  que 
sa  place,  une  dot  de  cent  mille  francs  était  le  summum  par  ex- 
cellence, et  il  ne  lui  suffisait  pas.  Traîner  misère  à  deux?  Ah! 
mais  non  !  La  négation  des  joies  de  l'afïection,  de  la  famille,  du 
foyer,  le  laissait  indifférent.  I!  ne  voyait,  dans  k  mariage,  s'il 
ne  lui  apportait  la  fortune,  qu'une  femme  à  nourrir,  des  enfants 
à  élever,  des  privations  à  s'imposer,  des  inquiétudes  à  subir;  et 
la  compensation  d'une  tendresse  sincère  et  partagée,  d'une 
main  amie  dans  la  sienne,  de  bras  d'enfants  autour  du  cou, 
était,  à  ses  yeux,  absolument  insuffisante. 

Il  avait  cherché  à  s'introduire  dans  le  monde  des  million- 
naires, avait  fait  valser  de  délicieuses  misses  américaines,  mais, 
malgré  sa  bonne  volonté,  tous  ses  flirts  n'avaient  eu  c|ue  la  du- 
rée d'un  soir  de  bal.  Lorsqu'au  lendemain  de  ces  fêtes,  encou- 
ragé par  les  faveurs  obtenues,  il  avait  timidement  fait  entendre 
qu'il  désirait  plus  et  mieux,  immédiatement  on  avait  fermé  la 
porte  au  nez  de  ses  ambitions.  Dans  un  salon,  le  joli  homme, 
élégant,  distingué  qu'il  était,  avait  droit  de  cité,  mais  lorsqu'on 
l'apprenait  modeste  employé  de  ministère,  —  "  rond-de-cuir  ", 


DESILLUSION  299 

comme  disaient  irrévérencieusement  quelques-unes  de  ces  de- 
moiselles, —  et  sans  fortune,  toutes  les  héritières  lui  tournaient 
le  dos. 

Il  en  enrageait  !  x\h  !  s'il  avait  pu  pendant  six  mois  mener 
l'existance  brillante  qui  l'aurait  rapproché  de  ces  étrangères, 
monter  à  cheval,  le  matin,  au  Bois,  avec  elles;  Les  suivre  aux 
courses,  au  théâtre,  partout  où  leurs  caprices,  souvent  ruineux, 
pouvaient  les  mener?.  .  .  Six  mois  seulement,  faire  figure,  tenir 
bon  à  côté  d'elles,  cela  eût  bien  été  le  diable  qu'il  n'en  décro- 
chât pas  une  ! 

Mais  comment  faire?.  .  .  Il  n'avait  p'.us  rien,  rien.  Et  eût-il 
même,  par  miracle,  économisé  et,  avec  cela,  gagné  au  jeu  la 
somme  suffisante  pour  risquer  ce  hasard  suprême,  qu'il  n'eût 
pu  se  rendre  libre  sans  quitter  son  gagne-pain  quotidien,  et 
c'eût  été  démence  de  le  sacrifier  à  l'a'léa  d'un  succès  si  problé- 
matique. 

Et  dire  qu'il  en  serait  toujours,  toujours  ainsi!...  C'était 
cette  pensée  qui,  en  ce  soir  de  novembre,  rendait  si  tristement 
songeur  Alexis  d'Erizel.  La  veille,  il  avait  encore  eu  une  dé- 
convenue :  une  veuve  très  riche,  sur  l'âge  de  (laquelle  il  fermait 
volontairement  les  yeux,  avait  semblé,  depuis  quelque  temps, 
agréer  ses  hommages;  il  avait  jugé  le  moment  opportun  pour 
en  déclarer  le  motif,  et  s'était  fait  rembarrer.  Oh  !  mais  rem- 
barrer !.  .  . 

—  Je  croyais  pourtant  lui  plaire,  murmurait-il,  mâchonnant 
sa  cigarette.  Il  est  donc  dit  que  pas  une  femme,  si  elle  a  quel- 
cjues  rentes  sérieuses,  ne  s'éprendra  de  moi,  tandis  que  de  pe- 
tites sottes  sans  le  sou  m'adorent  !  Cette  jeune  dinde  d'Anaïs 
Thirvenet,  par  exemple,  je  l'affole.  Elle  est  jolie  comme  un 
amour  avec  ses  yeux  noirs  et  sa  peau  blanche  ;  hier,  en  faisant 
ma  déclaration  à  Mme  Frusselle,  je  la  regardais,  pour  m'inspi- 
rer,  car,  en  sa  robe  rose,  elle  était  à  croquer,  mais  si  elle  croit 
c|ue  je  vais  l'épouser  avec  ses  trois  mille  francs  de  revenu!.  .  . 

Alexis  en  était  là  de  ses  réflexions  lorsqu'un  coup  discret, 
frappé  à  sa  porte,  vint  l'en  tirer. 


300 


REVUE  CANADIENNE 


—  Entrez  ! 
C'était  le  concierge. 

—  Une  lettre  pour  Monsieur,  dit-il  ;  connue  je  vais  à  l'étage 
supérieur,  j'ai  pensé  être  agréable  à  Monsieur  en  la  lui  mon- 
tant. 

—  Merci  bien,  répondit  Alexis,  tout  surpris  d'une  préve- 
nance à  laquelle  son  cerbère  ne  l'avait  pas  habitué. 

Il  en  trouva  l'explication  dans  le  blason  qui  fleuronnait  l'en- 
veloppe. 


—  Oh!  oh!  fit-il.  le  bonhoniiue  a  dairé  là  une  lettre  d'un 
personnage  d'importance,  et,  comme  il  est  opportuniste,  il 
pr€nd  ses  précautions.  Mais  qui  donc  m'écrit  ?  Je  ne  comiais 
ni  ce  cachet,  ni  cette  main,  et  le  timbre  de  la  poste  est  effacé. 

Prenant  son  canif,  Alexis  ouvrit  le  message  :  il  était  très  bref. 

—  Tiens,  fît-il  indifférent,  Elisabeth  est  morte,  je  ne  m'atten- 
dais guère  à  cette  nouvelle. 

Il  replia  la  lettre  et.  pour  toute  oraison  funèbre,  roula  une 
nouvelle  cigarette. 


DESILLUSION  301 

La  comtesse  Elisabeth  de  Cramans,  dont  un  ami  de  la  fa- 
mille lui  annonçait  le  décès,  était  sa  cousine  germaine.  La 
sœur  de  son  père,  Mlle  d'Erizel,  qui  avait  été  merveilleusement 
jolie,  avait  épousé,  par  amour,  vers  ses  vingt  ans,  un  industriel 
du  Nord,  plusieurs  fois  millionnaire.  Ce  ménage  n'avait  eu 
qu'une  enfant,  Elisabeth,  qu'ils  avaient  mariée  au  comte  Cé- 
saire  de  Cramans. 

Ils  étaient  morts  tous  deux,  maintenant,  et  voici,  qu'inopi- 
nément, après  trois  ou  quatre  ans  de  mariage,  leur  fille  allait 
les  rejoindre  dans  ila  tombe. 

Alexis  aimait  sa  cousine  autant  qu'il  était  susceptible  d'ai- 
mer quelqu'un,  c'est-à<lire  par  rapport  à  lui,  aux  avantages 
qu'il  pouvait  retirer  de  cet  attachement,  ou  aux  bienfaits  reçus 
qui,  à  ses  yeux,  le  légitimaient.  C'est  par  ces  derniers  liens 
qu'il  était  uni  à  Mme  de  Cramans.  Elle  était  très  bonne  pour 
lui,  l'avait  plusieurs  fois  reçu  dans  sa  terre  de  Mirebois,  qu'elle 
habitait  une  partie  de  l'année,  passant  l'autre  dans  le  Midi,  non 
qu'elle  fût  délicate,  mais  par  goût  de  grande  dame  à  qui  la  for- 
tune permet  l'accompHssement  de  toutes  ses  fantaisies.  Elle  ne 
revenait  à  Paris  qu'au  printemps. 

Là,  Alexis  la  voyait  encore,  elle  l'invitait  souvent,  elle  s'é- 
tait même,  mais  sans  succès,  occupée  de  son  avenir.  .  . 

Ce  souvenir  lui  valut  du  jeune  homime,  à  la  réflexion,  un  lé- 
ger soupir  de  regret.  Vraiment,  la  perdant,  il  perdait .  .  .  Son 
mari,  avec  lequel  elle  était  si  tendrement  unie  qu'on  les  citait 
comme  un  exceptionnel  ménage  d'amoureux,  s'était  toujours 
montré  très  accueillant  pour  Alexis,  mais  il  était  à  présumer 
que,  sa  femme  disparue,  il  ne  se  préoccuperait  plus  guère  de  ce 
parent,  auquel  il  ne  s'intéressait  que  pour  elle.  Ale.xis,  du 
moins,  jugeant  les  autres  d'après  lui,  le  supposait  ainsi.  Et  sa 
mémoire  lui  retraçant  les  fins  dîners  de  l'hôtel  de  la  rue  de  Ma- 
rignan,  les  coupons  de  loge  à  l'Opéra  ou  aux  Français,  les 
chasses  d'automne  à  Mirebois,  il  conclut,  plus  affirmativement 
encore,  que  la  mort  de  la  comtesse  de  Cramans  était  une  perte 
pour  lui. 


302  REVUE  CANADIENNE 

Ce  sentiment  lui  fit  ouvrir  la  lettre,  si  légèrement  parcourue, 
])our  savoir  quel  jour  sa  cousine  avait  fermé  les  yeux. 

Il  relut. 

"  Monsieur,  le  comte  de  Cramans,  accablé  par  la  plus  grande 
et  légitime  douleur,  me  charge  de  vous  faire  part  de  la  perte 
cruelle  qu'il  vient  de  faire  en  la  personne  de  la  comtesse  de 
Cramans,  enlevée  hier  soir  à  sa  tendresse,  à  la  suite  de  couches 
difficiles.  Les  obsèq,ues  de  cette  femme  de  bien.  (|ui  ne  laisse 
après  elle  que  des  regrets  et  des  souvenirs  de  sa  bonté,  auront 
lieu  le  mardi  26,  à  1 1  heures,  en  l'église  de  Mirebois.  Des  voi- 
tures seront  à  la  gare.  .  .  etc." 

—  Ah  bien  !  fit  Alexis  s'interrompant,  s'ils  croient,  le  comte 
et  son  ami  que,  dans  cette  maison,  et  par  cette  température,  je 
vais  me  transporter  à  deux  ou  trois  cents  kilomètres  dans  une 
campagne  .perdue,  pour  enterrer  ma  cousine  ?  Grand  merci  ! 
On  fera  bien  la  cérémonie  sans  moi.  Je  vais  envoyer  un  mot 
à  Césaire,  lui  expliquer  que  je  suis  retenu,  empêché.  .  . 

Ayant  consulté  sa  montre  et  constaté  qu'il  aurait  encore  le 
temps  d'écrire  cette  lettre  et  de  la  porter  à  la  poste  avant  l'heu- 
re de  son  dîner,  il  déchira,  par  la  lueur  soudaine  d'une  allu- 
mette, l'ombre  grandissante  de  l'api^artement,  mit  le  feu  à  une 
I>etite  lampe,  posée  sur  l'étroit  bureau  qui  en  occupait  le  coin 
le  plus  sombre,  et,  prenant  une  feuille  de  papier,  commença,  de 
sa  belle  écriture  large  et  nette  d'employé  exipéditionnaire. 

"  Mon  cher  cousin." 

Puis,  M  s'arrêta,  les  idées  ne  lui  venaient  pas.  L'absence  to- 
tale de  toute  sensibilité  le  rendait  inapte  aux  termes  de  condo- 
léance, aux  formules  de  sympathie,  aux  banales  consolations. 
Ignorant  les  douleurs  du  cœur,  il  jugeait  exagérées  et  ridicules 
les  protestations  de  tristesse  ressentie,  de  part  prise  au  grand 
malheur,  de  larmes  versées,  et  il  restait  devant  sa  page  blanche, 
ne  trouvant  rien  à  dire. 

Pour  s'inspirer,  il  pensait  à  sa  cousine,  à  ce  qu'il  avait  su  de 
sa  vie,  de  son  amour  pour  son  mari,  de  l'union  de  leur  ménage. 
A  ce  sujet,  quelques  mots  vinrent  sous  sa  plume.  .  .   Il  .songea 


DESILLUSION  303 

alors  à  la  soudaineté  de  sa  mort,  au  moment  où  un  nouveau  lien 
allait  resserrer  ceux  qui  unissaient  l'heureux  ménage.  Il  igno- 
rait les  espérances  de  famille  de  sa  cousine,  mais  l'ami  avait  par- 
lé de  couches  difficiles.  II  pouvait  donc  encore  placer  l'enfant 
récemment  né  au  rang  des  consolations  à  ofïrir.  .  . 

Mais,  à  cette  pensée,  il  eut  un  sursaut  :  cet  enfant  vivait-il 
qu'on  n'en  disait  rien,  pas  même  son  sexe?  S'il  n'existait  plus? 
Elisabeth,  qui  n'en  avait  point  eu  encore,  mourait  sans  héritier 
direct?.  .  . 

L'émotion  fit  trembler  ses  doigts  :  sans  autre  héritier  direct 
que  lui,  lui,  son  seul  parent  proche  !  Il  était  donc  possible  que 
l'immense  fortune  que  la  comtesse  de  Cramans  tenait  de  ses 
parents  lui  revînt  à  lui,  leur  neveu? 

Il  essuya,  sur  son  front,  une  sueur.  .  . 

Jamais  il  n'avait  songé  à  cette  hypothèse.  Elisabeth  était 
plus  jeune  que  lui,  robuste  et  bien  portante.  Mariée  depuis 
cinq  ans,  elle  avait  eu  déjà  un  espoir  de  maternité,  qui  avait  été 
déçu  avant  l'heure  de  sa  réalisation.  Personne  ne  mettait  en 
doute  qu'il  ne  se  renouvelât  bientôt,  ce  qui  était  arrivé;  mais 
l'enfant  existait-il  ?.  .  . 

Alexis  réfléchit  un  moment,  puis,  déchirant  la  lettre  com- 
mencée : 

—  J'irai  à  l'enterrement,  dit-il. 

II 

Il  partit  dans  la  nuit  et  le  lendemain,  à  lo  heures  du  matin, 
débarquait  à  la  halte  qui  desservait  le  village  et  le  château  de 
Mirebois. 

Nombreux  étaient  les  voyageurs  pour  la  même  destination, 
mais  il  n'en  connaissait  aucun.  Il  monta  au  hasard  dans  la  pre- 
mière voiture  où  il  trouva  une  place  libre,  et  parcourut  ainsi, 
silencieusement,  à  l'allure  fatiguée  des  chevaux  de  louage,  le 
court  trajet  du  chemin  de  fer  au  château,  trajet  qui  s'efïectuait 
surtout  à  travers  l'immense  parc. 


304  REVUE  CANADIENNE 

Alexis  le  considérait  par  la  vitre  embuée,  qu'il  essuyait  sou- 
vent pour  reconnaître  une  allée,  un  carrefour,  où  il  s'était  pro- 
mené, où  il  avait  chassé.  Il  cherchait  à  évoquer  les  souvenirs 
des  jours  meilleurs  où  il  était  venu,  à  Mirebois,  trouver  l'ac- 
cueil amical  et  joyeux  de  sa  cousine,  pour  éloigner,  par  ces  ré- 
miniscences, l'impression  pénible  du  lugubre  retour  en  ce  logis 
hospitalier,  car  elle  le  poignait  un  peu.  D'autres  pensées  occu- 
paient encore  son  esprit  et  l'aidaient  à  se  distraire  de  l'émotion 
involontaire  contre  laquelle  il  voulait  réagir;  d'autres  pensées, 
les  dominantes  en  lui,  toujours,  celles  qui  l'avaient  amené  ce 
matin-là,  dans  ce  coin  perdu  d'Artois:  des  pensées  d'intérêt. 
L'enfant  existait-il  ou  non?  Il  eut  un  instant  la  tentation  de  le 
demander  à  ses  compagnons  de  voyage,  mais  lui,  que  l'on  sau- 
rait bientôt  un  parent  proche,  très  proche,  entamer  la  conver- 
sation par  cette  question,  qui  pouvait  trahir  ses  secrètes  préoc- 
cupations, c'était  équivoque,  et  Alexis  possédait  trop  le  sens 
des  convenances  pour  la  risquer.  Il  patienta  donc,  mais,  lors- 
qu'au tournant  d'une  avenue  le  château  apparut,  tout  blanc, 
éclairé  par  le  soleil  d'automne,  encadré  de  l'or  bruni  des  rares 
feuilles  qui  demeuraient  encore  aux  arbres  des  massifs,  il  eut 
un  trouble  intime  et  profond  en  songeant  que,  si  le  petit  être 
problématique  qui  avait  causé  ce  deuil  n'existait  pas,  ce  ma- 
gnifique domaine,  héritage  des  parents  de  la  comtesse  de  Cra- 
mans,  pouvait,  un  jour,  être  le  sien. 

Quelques  obstacles  qu'il  ipût  y  avoir  encore,  même  en  ce  cas, 
à  une  telle  probabilité,  elle  n'en  remua  pas  moins  profondé- 
ment Alexis,  et  il  était  tout  pâle  lorsque  le  landau  de  remise, 
contournant  le  château,  vint  s'arrêter  devant  une  des  ailes  de 
l'autre  façade. 

Là,  c'était  le  deuil,  la  tristesse,  la  mort.  Tandis  que  le  côté 
opposé  prenait,  du  soleil  qui  le  baignait,  un  aspect  joyeux,  mal- 
gré ses  fenêtres  closes,  celui-ci  entièrement  tendu  de  noir  jus- 
qu'au premier  étage,  avait  un  air  lugubre  et  désolé.  Un  grand 
catafalque,  aux  lourdes  draperies  festonnées  d'argent,  couvrait 
tout  le  perron,  sur  lequel,  à  l'abri  de  cette  tente  protectrice,  le 


DESILLUSION  305 

cercueil  était  exposé  au  milieu  d'une  véritable  jonchée  de 
fleurs.  Ce  n'était  pas  seulement  les  couronnes  qui  s'empilaient 
les  unes  à  côté  des  autres,  presque  les  unes  sur  les  autres,  tant 
elles  étaient  nombreuses,  mais  le  sol  était  couvert  de  fleura  cou- 
pées et  rares.  Chrysanthèmes  immenses  et  bizarres,  roses  et 
mimosas  des  ciels  lointains,  violettes  parfumées,  camélias  aux 
pétales  de  satin,  jacinthes  délicates,  œillets  aux  nuances  vives 
étaient  jetés  là  en  brassées,  sans  ordre  ni  mesure  par  l'insou- 
ciance d'une  main  pour  laquelle  rien  n'a  plus  de  prix,  étant 
l)ârtie  celle  qui  lui  était  tout,  et  ([ui  veut  faire,  à  son  dernier 
chemin  de  la  terre,  htière  de  tout  ce  qu'il  y  a  en  ce  monde  de 
doux,  de  beau,  de  précieux. 

Descendant  de  voiture,  les  voyageurs  s'approchèrent  du  ca- 
tafalque et  se  découvrirent.  Alexis  les  suivit.  Ils  s'arrêtèrent 
quelques  instants,  regardant  et  admirant  autant  que  blâmant. 

—  Quel  luxe,  dit  l'un  d'eux,  c'est  insensé  ! 

—  Absolument,  répondit  un  autre,  mais  que  voulez-vous,  il 
l'aimait  tant! 

—  C'était  justice,  elle  le  lui  rendait  bien  et  était  si  charmante! 
C'est  égal,  c'est  une  véritable  prodigalité  que  ces  fleurs. 

—  Bah  !   il  peut  le  faire. 

Et  ils  s'éloignèrent,  sans  une  prière  pour  la  pauvre  petite 
morte,  qui  dormait  au  milieu  des  roses. 

Alexis  les  accompagnait  toujours  :  ils  entrèrent  par  une  des 
portes  de  l'aile.  Un  domestique  les  guida  dans  un  long  corri- 
dor, qui  les  amena  au  liall  central,  où  se  trouvait  l'escalier 
d'honneur,  et  sur  lecjuel  s'ouvrait,  à  gauche,  l'enfilade  des  sa- 
lons de  réception. 

Le  comte  de  Cramans  se  tenait  dans  !e  dernier,  entouré  de 
f|llelques  amis.  Adossé  à  la  cheminée,  sa  haute  taille  écrasée 
par  la  douleur,  son  visage,  d'une  noblesse  et  d'une  régularité 
de  traits  exceptionnelles,  et  pâle  comme  un  suaire,  avait  une 
marque  de  désespoir  qui  le  contractait  affreusement.  Sa  volon- 
té, une  volonté  mâle,  presque  héroïque  dans  la  cruelle  circons- 
tance présente,  immobilisait  son  expression  dans  une  fixité 
Octobre.— 1901.  20 


306 


REVUE  CANADIENNE 


froide,  mais  qu'on  devinait  si  douloureuse  qu'elle  poignait  rien 
qu'à  regarder. 


Alexis  s'avança.  Le  comte  lui  tendit  la  main.  A  sa  vue,  un 
nuage  passa  sur  ses  traits,  qui  sembla  une  seconde  les  détendre, 
les  larmes  furent  près  de  jaillir  de  ses  yeux  secs  et  brûlés,  les 
sanglots,  de  sa  bouche,  crispée  sous  la  moustache  noire.  Ce  ne 
fut  (|ù'un  éclair,  et  il  se  ressaisit. 


DESILLUSION  307 

Cependant,  Alexis,  ému  davantage  par  cette  peine  digne  et 
profonde  que  par  une  explosion  de  chagrin  plus  coutumière, 
balbutiait  : 

—  Quel  coup!  imon  cher  Césaire,  avec  quelle  peine  j'ai  ap- 
pris. .  .  je  m'attendais  si  peu! 

Le  comte  resta  un  moment  sans  répondre,  l'émotion  l'étouf- 
fait.  Dès  qu'il  la  put  surmonter,  d'une  voix  brève,  entrecoupée 
par  des  silences,  en  lesquels  il  comprimait  ses  sanglots,  il  dit  : 

—  Hélas!  cela  a  été  si  rapide!.  .  .  Du  premier  moment,  elle 
a  été  perdue.  .  .  tous  les  soins  inutiles.  .  .  En  deux  jours.  .  . 
moins  que  cela.  .  .  et  en  pleine  connaissance.  .  .  elle  s'en  est  al- 
lée, chère  créature  ! 

Il  s'interrompit  et  abaissa  son  front  sur  sa  main.  .  .  Lorsqu'il 
le  releva,  des  larmes  brillaient  sous  ses  paupières,  où  sa  volonté 
les  retenait. 

—  Et,  risqua  Alexis  en  tremblant,  l'enfant?.  .  . 

—  L'enfant  n'a  pas  vécu,  répondit  tout  d'un  trait  le  comte, 
d'une  voix  rauque. 

De  nouveaux  arrivants  séparèrent  M.  d'Erizel  du  pauvre 
veuf,  et  il  s'en  fut  dans  un  coin  essuyer  son  front  moite  de 
sueur.  Il  n'y  avait  pas  d'enfant  !  Sans  doute  existait  quelque 
viager,  quelque  douaire  peut^tre,  et  encore  s'il  avait  été  assuré 
par  contrat  de  mariage,  car  certes,  la  pauvre  comtesse  ne  son- 
geait pas  à  mourir  et  n'avait  pas  fait  de  dispositions  testamen- 
taires .  .  .  Mais,  même  un  viager  lui  laisserait  une  esoérance . .  . 
lointaine,  selon  toute  probabilité,  et  encore  qui  savait?  Elisa- 
beth était  bien  partie,  elle  si  fraîche,  si  robuste  !  Son  mari,  écra- 
sé de  douleur,  lui  survivrait-il  ? .  .  . 

Alexis,  hanté  par  ces  pensées,  s'était  un  peu  écarté  et  on  res- 
pectait son  isolement.  Son  nom  avait  couru,  quelques  voisins 
le  connaissaient,  on  le  savait  le  iplus  proche  parent  de  la  pauvre 
morte  et  on  avait  des  égards  pour  ce  qu'on  jueeait  sa  douleur. 

Il  suivit  le  funèbre  convoi  derrière  le  comte  de  Cramans. 
dont  le  pas  automatique  et  la  démarche  chancelante  étaient 
épouvantables  à  voir.    Des  larmes  eussent  été  moins  pénibles 


308  REVUE  CANADIENNE 

(lue  cette  résistance  à  l'accablement  de  la  douleur.  Lorsqu'à 
l'église  le  malheureux  s'écroula  sur  son  prie-Dieu  de  velours 
non  pour  prier,  hélas  !  car  il  n'était  pas  croyant,  mais  pour  san- 
gloter, tout  le  monde  pleura  avec  lui.  Et  Alexis,  mordillant  sa 
moustache,  un  peu  gagné  superficiellement  par  cette  contagion 
de  larmes,  murmurait  au  fond  de  lui-même: 

—  Il  l'aimait  trop  ;  il  ne  lui  survivra  pas  ! 

Jusqu'au  cimetière,  le  comte,  toujours  héroïque,  conduisit  sa 
bien-aimée.  Il  la  vit  descendre  sous  la  pierre  glacée  du  caveau 
de  famille  où  elle  allait  l'attendre,  et  au  moment  où  la  dalle 
allait  s'interposer  entre  le  cercueil  renfermant  les  restes  adorés 
et  son  regard  angoissé,  il  eut  un  geste  de  folie  ;  une  hallucina- 
tion de  désespoir  ipassa  dans  ses  yeux  agrandis,  d'une  main  fié- 
vreuse il  arracha  autour  de  lui  à  quelques  somptueuses  couron- 
nes des  fleurs,  des  roses,  des  violettes,  des  pensées,  et  les  meur- 
trissant en  ses  doigts  crispés,  il  les  jeta,  après  les  avoir  baisées, 
sur  le  chêne  incrusté  d'argent,  puis  stoïque,  sa  brève  exaltation 
subitement  apaisée,  il  reprit  tout  seul,  sans  attendre  le  signal, 
les  yeux  mi-clos,  titubant  aux  aspérités  du  chemin,  la  route  du 
château. 

Tout  le  monde  le  suivit,  comme  lui  muet  et  angoissé.  On  se 
sentait  en  face  d'un  tel  désespoir  que  cette  évidence  suspendait 
'es  distractions  inévitables,  les  causeries  banales,  la  légèreté  in- 
différente de  ces  sortes  de  cérémonies. 

Au  château,  où  il  rentra  par  le  perron,  débarrassé  du  cata- 
falque, mais  où  il  restait  encore  des  traces  de  fleurs,  des  pétales 
effeuillés,  échappés  au  balayage  rapide,  il  vint  reprendre  sa 
place  à  la  cheminée,  et  chacun  passa  devant  lui  qui,  la  gorge 
serrée,  tendait  la  main,  saluait,  mais  était  hors  d'état  de  pro- 
noncer une  parole. 

Le  défilé  près  de  finir,  le  comte  fit  signe  à  Alexis,  qui  se  rap- 
prochait de  lui  et,  tout  bas: 

—  Je  ne  puis  plus,  dit-il,  mes  forces  sont  à  bout,  je  remonte 
chez  moi  ;  unissez-vous  à  mes  amis  pour  faire  les  honneurs  d'un' 
lunch,  servi  là-bas. 


J 


DESILLUSION  309 

Et  il  s'esquiva.  On  l'entendit  monter  d'un  pas  chancelant  et 
s'enfermer  chez  lui. 

Comme  il  l'en  avait  prié,  Alexis  s'occupa  d'offrir  quelque  ré- 
confortant aux  personnes  qui,  venues  de  loin  pour  assister  à  ce 
service,  n'avaient  pu  déjeuner.  Malgré  ce  qu'a  d'affreusement 
réaliste,  ce  besoin  humain  de  se  restaurer  après  les  secousses. 
même  les  plus  tristes,  ces  repas  funéraires  sont  une  nécessité 
à  laquelle  il  est  impossible,  à  la  campagne,  de  se  soustraire.  Un 
buffet  amplement  servi  et  quelques  petites  tables  dressées 
ôtaient  à  cette  obligation  l'odieuse  solennité  des  traditionnelles 
agapes,  souvent  trop  copieuses.  Le  comte  n'étant  plus  là,  un 
peu  délivré  de  l'oppression  que  mettait  sur  toutes  les  poitrines 
le  spectacle  de  sa  douleur,  on  causait. 

Presque  dans  chaque  groupe,  on  parlait  de  la  fin  soudaine  de 
la  jeune  femme,  de  sa  bonté,  de  sa  grâce,  des  regrets  qu'elle 
laissait,  elle  que  tout  le  monde  aimait.  Les  femmes,  surtout, 
s'attendrissaient: 

—  Un  .si  bon  ménage  !  ils  s'aimaient  tant  !  Jamais  une  heure 
l'un  sans  l'autre,  ne  vivant  que  l'un  pour  l'autre  ;  après  quatre 
ans  de  mariage,  s'adorant  comme  au  premier  jour. 

—  C'en  était  un  peu  ridicule,  dit  la  marquise  de  Perses,  qui 
menait  mauvais  ménage. 

Et  après  un  temps,  elle  ajouta  et  fut  unanimement  approu- 
vée : 

—  Mais  cela  faisait  envie! 

Après  ces  constatations,  vinrent  les  suppositions. 

—  Ce  pauvre  comte,  que  va-t-il  devenir?  Sans  sa  femme, 
c'est  un  corps  sans  âme.  —  Elle  était  le  but  unique  de  sa  vie  ; 
il  a  perdu,  la  perdant,  toute  raison  de  se  reprendre  à  l'exis- 
tence. —  Avez-vous  vu  .son  désespoir?  cela  faisait  d'autant  plus 
mal  qu'on  sentait  tous  ses  efforts  pour  le  dominer.  —  Il  n'y  est 
pas  parvenu.  —  Comment  voulez-vous?  je  trouve,  moi,  qu'il  a 
été  stoïque,  le  pauvre  homme.  —  C'est  vrai,  il  est  si  malheu- 
reux !  —  Et  ce  .sont  toujours  ceux-là,  qui  s'adorent,  qui  sont 
séparés.  —  Permettez,  cette  règle  n'est  pas    sans    exception  : 


310  REVUE  CANADIENNE 

ainsi  Mme  de  Lendre,  qui  vient  de  perdre  son  mari  ?  —  Vous 
êtes  une  mauvaise  langue.  —  M.  de  Cramans,  lui,  n'est  pas  de 
ceux  qui  oublient.  —  Oh!  non,  et  c'est  pour  lui  un  coup  fatal, 
mortel  peut-être.  —  Oh  !  mortel  !  fît  un  sceptique.  —  Laissez, 
reprit  une  femme,  je  le  connais  bien,  il  aimait  la  comtesse  au 
pohn  de  ne  pas  lui  survivre.  Il  taira  sa  peine,  la  renfermera  en 
lui-même,  et  elle  le  dévorera  secrètement.  —  Avez-vous  remar- 
qué sa  pâleur?  Hier,  il  a  eu  une  syncope,  quand  on  a  mis  sa 
femme  au  cercueil .  .  .  Allez  !   il  ira  bientôt  la  rejoindre .  .  . 

Si  l'on  avait  dit,  à  ce  moment,  à  Alexis,  qu'il  souhaitait  la 
mort  de  son  parent,  il  eût  tressauté  d'indignation  et,  pourtant, 
ces  derniers  mots  entendus  lui  causèrent  une  satisfaction  non 
consentie  et  très  secrète.  Peut-être  —  il  se  l'expliqua  du  moins 
ainsi,  —  parce  que  cette  assertion  corroborait  son  opinion  per- 
sonnelle et  qu'on  aime  toujours  trouver  des  gens  de  son  avis? 
Bref,  la  pensée  que  la  mort,  dans  ce  grand  château,  un  mois 
auparavant  encore  si  plein  de  joie  et  d'espérance,  ferait  coup 
double  et  ne  séparerait  pas  longtemps  ceux  qui  s'aimaient,  prit 
dans  son  esprit  la  place  acquise  plutôt  aux  certitudes  qu'aux 
présomptions. 

Cependant,  le  repas  léger  et  succulent  terminé,  chacun  pen- 
.sait  à  s'en  aller  avec  cette  hâte  très  humaine  qu'on  a  de  fuir 
le  voisinage  des  deuils  et  des  douleurs.  On  s'informa  s'il  était 
possible  de  serrer  encore  une  fois  la  main  du  comte.  Il  n'avait 
pas  près  de  lui  de  parents  proches.  Orphelin,  comme  sa  femme 
enfant  unique,  et  presque  sans  famille,  des  amis  surtout  l'en- 
touraient. L'un  d'eux,  consulté,  répondit  qu'il  valait  mieux  ne 
point  chercher  à  revoir  le  malheureux  et  lui  épargner  cette  nou- 
velle émotion,  devant  laquelle  il  s'était,  à  bout  de  courage,  dé- 
robé. Personne  ne  se  le  fit  <lire  deux  fois,  et,  successivement, 
chacun  regagna  la  station  de  chemin  de  fer  ou,  en  voiture,  les 
châteaux  des  environs. 

^Htotic    cFfo-ratt. 
(A  suivre) 


LES  CANADIENS  AUX  ETATS-UNIS 


Instruisez-vous,  afin  de  rester  catho- 
liques et  Français. 

Honoré  Mercier. 

Nous  avons  sous  les  yeux  le  texte  d'un  charmant  discours 
prononcé  par  M.  le  Dr  J.  M.  Beausoleil,  à  son  retour  d'Europe, 
le  22  octobre  1896.  M.  Beausoleil,  après  plusieurs  années  de 
séjour  dans  la  Ville-Lumière,  revenait  à  Montréal,  émerveillé 
de  tout  ce  qu'il  avait  vu.  heureux  de  posséder  le  dernier  mot 
de  la  science  médicale  d'alors.  Les  amis  entourèrent  ce  nou- 
veau Prométhée,  ayant  dérobé  le  feu  du  ciel  sans  être  foudroyé 
par  Jupiter,  et  lui  offrirent  un  banquet  intime,  q.ui  eut  alors  un 
certain  retentissement,  mais  dont  le  souvenir  était  peut-être 
près  de  sombrer  dans  l'oubli  de  cinq  années  de  luttes  quoti- 
diennes pour  la  vie,  lorsque  le  hasard  nous  fournit  l'occasion 
de  citer  à  nouveau  les  enseignements  qui  y  furent  alors  donnés 
et  auxquels  le  temps  n'a  fait  qu'ajouter  plus  d'actualité.  Et  on 
nous  saura  gré,  sans  doute,  de  rappeler  ici  les  paroles  pronon- 
cées dans  cette  circonstance  par  le  brillant  Esculape,  d'autant 
p!us  qu'elles  servent  admirablement  bien  la  thèse  que  nous  vou- 
lons soutenir  dans  cet  article.    Nous  citons  :  ■ — 

"  Grâce  aux  progrès  scientific|ues  des  cin(|uante  dernières 
années,  disait  M.  Beausoleil,  l'agriculture,  l'industrie,  le  com- 
merce se  sont  développés  sur  des  bases  nouvelles  parfaitement 
sûres.  L'économie  pdlitique,  la  science  sociale,  ont  trouvé 
leurs  lois,  l'hygiène  est  devenue  une  science.  La  vulgarisation 
de  ces  données  a  permis  à  la  lumière  de  pénétrer  jusqu'aux  plus 
humbles  couches  sociales.  La  presse  a  porté  sur  ses  ailes  les 
idées  générales  qui  font  la.  force  des  peuples  comme  celle  des 
individus.  La  science  n'est  plus  le  partage  d'une  caste  :  elle 
s'est  démocratisée.  C'est  elle  la  co'onne  lumineuse  qui  doit 
nous  guider  vers  la  terre  promise:  c'est  elle  la  manne  du  dé- 
sert ! 


312  REVUE  CANADIENNE 

"  Messieurs,  il  y  a  aujourd'hui  deux  ans,  un  littérateur  fran- 
çais proclamait  "  la  banqueroute  de  la  science."  A  l'exemple 
de  cette  Athénienne  dont  parle  l'histoire,  la  science  humble, 
modeste  mais  convaincue,  répondit  dans  un  sourire  délicat  : 
"  Vous  n'êtes  pas  d'ici." 

"  S'il  est  vrai  que  ia  science  est  la  compréhension  des  rap- 
ports, elle  ne  peut  déchoir;  et,  tant  qu'il  existera  des  cher- 
cheurs d'équations,  la  science  vivra  et  sera  honorée. 

"  Vous  n'ignorez  pas  que  les  procédés  d'analyse  ont  dérangé 
bien  des  calculs  faits  "  à  priori,"  qu'ils  ont  été  la  ruine  d'une 
multiplicité  de  conventions  adoptées  sans  examen.  Le  con- 
trôle expérimental,  voilà  la  pierre  de  touche  de  ce  qui  est. 

"  Mais,  je  ne  veux  pas  restreindre  ces  remarques  à  une  cer- 
taine classe  d'études;  au  mot  science,  substituez  le  mot  "  ins- 
truction, savoir."  Le  savoir  est  le  premier  besoin  de  l'homme; 
besoin  de  tous  les  jours,  en  tous  les  lieux. 

"  L'enfant  a  droit  à  une  part  d'instruction,  laquelle  doit  con- 
courir à  son  développement  intellectuel,  physique  et  moral.  11 
ne  s'agit  pas  ici  de  lecture,  d'écriture,  de  calcul  —  simples  ins- 
truments —  il  s'agit  d'un  enseignement  technique  qui  lui  per- 
mette d'accomplir  les  devoirs  de  sa  carrière.  L'intérêt  collectif, 
comme  l'intérêt  individuel,  l'exige. 

"  L'Europe  sait  ce  qu'il  en  coûte  de  négliger  l'instruction  pu- 
blique. Aussi,  les  pages  de  son  histoire  sont-elles  écrites  avec 
du  sang.  Si  notre  mère  patrie  a  été  souvent  bouleversée  par  le 
souffle  des  révolutions,  eWe  île  doit  à  l'insuffisance  d'un  ensei- 
gnement convenable. 

"  C'est  ce  qu'elle  a  compris  après  la  terrible  leçon  de  1870. 
Elle  a  multiplié  non  seulement  ses  chaires  d'enseignement  pri- 
maire, secondaire  et  supérieur,  mais  elle  dispense  à  ses  enfants 
un  enseignement  technique  et  pratique  d'agriculture,  d'arts  et 
de  métiers.  La  somme  des  impôts  que  chaque  citoyen  paie  re- 
tourne au  service  de  la  collectivité  ;  à  l'instar  de  ce  cjui  se  passe 
dans  la  nature:  tous  les  cours  d'eau  tendent  à  l'Océan  pour  re- 
venir à  la  terre  sous  forme  de  pluie  fécondante." 

Culture  intellectuelle,  culture  physique,  enseignement  qui 
permette  à  chacun  des  nôtres  de  "  remplir  les  devoirs  de  sa  car- 
rière tout  en  ne  renonçant  pas  aux  légitimes  ambitions  de  cha- 
cun, voilà  bien  le  mot  d'ordre  que  les  circonstances  seml>lent 
donner  à  nos  chers  compatriotes  des  Etats-Unis.  Placés  de- 
puis déjà  un  demi-siècle  au  milieu  d'un  peuple  industriel  avant 


LES  CANADIENS  AUX  ETATS-UNIS  313 

tout,  ils  ont  mis  peut-être  un  peu  trop  de  temps  à  sonder  le  ter- 
rain sur  lequel  ils  marchaient,  à  comprendre  les  côtés  pratiques 
des  efforts  faits  dans  leur  entourage,  et  à  s'assimiler  les  quali- 
tés mûries  par  un  sang  qui  n'était  pas  le  leur  mais  faisant  le 
fond  de  coutumes  dont  ils  devaient  prendre  leur  part  afin  de 
lutter  à  armes  égales  dans  le  pays  même  des  "  stnigglc  for  lifc." 
Sans  doute,  il  n'est  pas  ([uestion  ici  des  coutumes  ancestrales 
apportées  par  chacun  de  nous  dans  la  grande  république.  Ces 
coutumes  sacrées  qui  constituent,  en  quelque  sorte,  l'arche 
sainte  où  nous  conservons  religieusement  le  dépôt  sacré  de  nos 
aspirations  nationales,  les  traits  caractéristiques  et  indélébiles 
■de  notre  race,  sont  pour  nous  un  héritage  cpie  nous  tenons  de 
trop  haute  et  trop  vieiiMe  source  pour  que  nous  songions  un 
seul  instant  à  en  amoindrir  l'importance  ou  en  ternir  le  cachet. 
Grâce  à  elies  nous  pouvons  offrir  à  nos  conquérants,  sur  la  terre 
d'Amérique,  le  spectacle  su1)lime  et  unique  dans  l'histoire,  d'une 
race  résistant  à  la  propre  faiblesse  des  siens  et  trouvant  dans 
son  cœur,  après  le  plus  cruel  des  abandons,  pour  siirvivre  à 
tous  les  cataclysmes,  résister  à  toutes  les  persécutions,  imposer, 
en  fin  de  compte,  ile  respect  aux  fiers  Sicambres  qui  les  mena- 
çaient du  "  2'œ  victis;  "  grâce  à  elles  nous  avons  formé  une  des 
branches  les  plus  vigoureuses  de  l'arbre  américain  et  conquis 
une  place  enviable  au  soleil  de  la  nation  qui  nous  a  tendu  la 
main,  qui  nous  fait  encore  bénéficier  de  sa  large  hospitalité. 

Mais  le  milieu  où  nous  vivons,  en  nous  créant  des  besoins 
nouveaux,  a,  par  le  fait  même,  indiqué  à  notre  initiative  des 
voies  nouvelles,  fourni  à  nos  efforts  des  buts  nouveaux  qiue 
nous  sommes  trop  souvent  portés  à  croire  inaccessibles.  Pour- 
tant nous  n'avons  qu'à  tendre  la  main  pour  saisir  les  armes  qui 
rendront  moins  i>énibles  nos  combats  pour  la  vie  et  nous  pro- 
mettent les  triomphes  qu'elles  ont  déjà  valus  à  tant  d'autres. 
Accepter  les  faits  accomplis  devient  alors  non  seulement  un 
acte  de  prudence  mais  un  signe  de  sagesse  exceptionner.e  chez 
ceux  qui  adoptent  cette  ligne  de  conduite.  On  a  beau  dire,  l'é- 
volution sociale  se  fait  avec  une  puissance  irrésistible  dans  no- 
tre siècle  d'électrique  activité  et  le  conservatisme  revêt  assez 
souvent  une  apparence  de  rétrogression  qui  est  de  longue  date 
])assée  de  mode.  Plus  que  jamais  on  est  forcé  d'admettre  l'ax- 
iome disant  que  "  tout  ce  qui  ne  croit  pas  décroit." 

C'est  surtout  le  cas  pour  les  classes  ouvrières,  pour  les  tra- 
vailleurs que  le  statu  quo  conduit  inévitablement  à  la  misère. 


314  REVUE  CANADIENNE 

En  effet,  l'ouvrier  peut-il  raisonnablement  se  refuser  à  toute 
idée  de  perfectionnement  dans  ses  manières  de  procéder  quand 
son  entourage  subit  sans  relâche  la  poussée  du  progrès?  Evi- 
demment non.  Autrement  il  se  trouverait  bientôt  dans  la  posi- 
tion de  cet  homme  qui  était  né  un  quart  d'heure  trop  tard  et 
qui  n'avait  jamais  pu  rattrai>er  ce  quart  d'heure.  Le  monde 
marchant  sans  lui,  le  laisserait  bien  loin  sur  la  route  à  caresser 
des  méthodes  vieillies,  des  procédés  dont  un  passé  déjà  loimtain 
s'est  emparé.  A  côté  de  la  machine  perfectionnée  il  faut  le  tra- 
vail perfectionné,  il  faut  l'expérience  mécanique  de  l'ouvrier, 
cette  habileté  manuelle  qui,  devenant  presque  un  art,  sera 
comme  l'éclatante  revanche  de  l'esprit  sur  le  métal  qui  semble, 
■de  nos  jours,  avoir  dérobé  la  pensée  de  l'homme. 

Et  les  moyens  d'atteindre  ce  résultat  ?  Il  n'y  en  a  qu'un  : 
l'éducation  technique,  ce  raffinement  de  l'habileté  manuelk  qui 
en  faisant  de  chacun  un  maitre  dans  son  métier  ])ourra  "  cons- 
tituer l'homme  le  plus  indépendant  qui  ait  jamais  existé."  C'est 
d'ailleurs  un  point  sur  lequel  tous  les  économistes  sont  d'accord 
et  sur  lequel  nous  avons  cru  devoir  attirer  l'attention  de  nos 
compatriotes.  La  condition  particulière  où  ces  derniers  se  trou- 
vent, surtout  aux  Etats-Unis  où,  dams  plusieurs  endroits,  ils  ont 
le  monopole  des  travaux  de  fabrique,  leur  impose  l'obligation 
d'étudier  avec  soin  cette  nouvelle  proposition  du  problème  so- 
cial. Nous  traversons  une  époque  d'évolution  générale,  l'indus- 
trie soumise  aux  données  de  la  science  s'avance  vers  des  som- 
mets plus  élevés  et  il  faut  marcher  avec  elle.  Au  reste,  nos  com- 
patriotes prolétaires  ont  déjà  subi  cette  influence  entraînante 
du  progrès  et  nous  les  savons  aujourd'hui  largement  représen- 
tés parmi  ceux  qui  donnent  le  ton.  Les  inventeurs  canadiens 
ont  fait  plus  que  leur  part  des  inventions  qui  ont  transformé 
via  mécanique  et  sont  .même  en  train  de  faire  subir  ime  trans- 
formation radicale  à  l'industrie  manufacturière  c|u'iils  soutien- 
nent de  leurs  bras.    Il  suffirait  <le  généraliser  le  înouvement. 

Un  économiste  écrivait  récemment  : 

"  L'habitude  est  une  seconde  nature.  On  peut  même  dire 
que  souvent  elle  s'implante  en  place  de  la  nature,  qu'elle  do- 
mine le  libre  arbitre  et  lui  fait  accomplir  des  actes  logiquement 
inexplicables.  On  trouve  des  gens  qui  font  le  contraire  de  ce 
qu'ils  voudraient,  et  même  qui  semblent  s'en  j^laindre.  C'est 
vrai,  disent-ils,  mais  que  voulez-vous?  C'est  l'habitude.  On 
n'en  finirait  pas  si  l'on  prouvait  par  des  exemples  combien  cette 


LES  CANADIENS  AUX  ETATS-UNIS  315 

force  est  grande."  Mais  pour  être  grande,  cette  force  n'en  est 
pas  plus  invincible  pour  tout  cela.  Il  suffit  d'un  peu  de  bonne 
volonté  pour  la  dominer  entièrement  et,  au  besoin,  pour  la  faire 
servir  au  plus  grand  bien  de  la  cause  qu'elle  était  tout  naturel- 
lement encline  à  combattre.    Le  but  est  trouvé,  atteignons-le. 

Quelques-uns  se  déclareront  peut-être  satisfaits  de  l'ordre 
actuel  des  choses  et  nous  répondront  :  "  Cela  durera  bien  au- 
tant que  nous."  Ce  n'est  pas  certain.  Dans  tous  les  cas  cela  ne 
durera  pas  autant  que  nos  fils.  Et  personne  n'a  le  droit  de  ré- 
pudier cette  solidarité  qui  unit  les  familles  et  impose  aux  pa- 
rents le  devoir  ide  prévenir  autant  que  possible  et  les  déboires 
qui  pourraient  attendre  leurs  fils  sur  la  route  qu'ils  ont  eux- 
mêmes  parcourue  avec  tant  de  difficultés.  L'ouvrier  doit  tenir 
à  ce  que  son  fi!s  atteigne,  dans  son  art,  un  degré  de  perfection 
qui  ie  met  en  parfait  accord  avec  les  progrès  accomplis.  Le 
XXe  siècle  est,  de  consentement  général,  le  siècle  de  l'ouvrier 
qui  a  déjà  à  sa  disposition  une  science  "  démocratisée."  Pour- 
quoi n'en  profiterait-il  pas?  Pourquoi  nos  compatriotes  surtout 
ne  prendraient-ils  pas  les  devants  sous  ce  rapport  et  ne  donne- 
raient-ils pas  à  leurs  enfants  cette  éducation  technique  qui  en 
fera  les  premiers  ouvriers  du  pays  comme  elle  a  fait  des  Gene- 
vois les  premiers  horlogers  du  monde?  Là  où  ils  se  trouvent,  à 
quelque  métier  qu'ils  appartiennent,  qu'ils  soient  les  premiers  ! 
Ils  vivent  dans  un  pays  neuf  où  des  millionnaires  eux-mêmes 
ne  croient  pas  les  travaux  manuels  indignes  de  leur  attention. 
Un  fils  de  Vanderbilt  est  l'inventeur  et  le  constructeur  d'une 
locomotive  qui  va,  sans  aucun  doute,  afïecter,  dans  des  propor- 
tions considérables,  les  idées  déjà  reçues  dans  le  monde  des 
chemins  de  fer.  Et  c'est  l'éducation,  l'éducation  particulariste 
que  nous  retrouvons  au  fond  de  tous  ces  'succès  de  l'ouvrier. 

Deux  opinions  que  nous  allons  citer  nous  donnent  à  ce  sujet 
une  idée  exacte  de  ce  que  doit  être  l'éducation  de  l'ouvrier  si 
elle  veut  réellement  le  mettre  en  état  de  remplir  toutes  les  con- 
ditions de  sa  carrière  et  lui  assurer,  dans  une  juste  mesure,  le 
libre  exercice  de  ses  droits  au  bonheur.  L'homme,  suivant  de 
Bona'.d.  étant  une  intelligence  servie  par  des  organes,  il  im- 
porte de  trouver  le  moyen  de  développer  la  première  et  les  se- 
conds de  manière  à  servir  les  intérêts  des  individus  dans  les 
milieu.x  où  ils  s'agitent,  dans  les  diverses  couches  socia'.es  où 
ils  évoluent.  Voici,  d'abord,  le  plan  que  propose  M.  Edmond 
Desmollins.  un  économiste  français  qui  est  déjà  connu  des  lec- 
teurs de  la  Revue: 


316  REVUE  CANADIENNE 

"  Notre  but,  dit-il,  est  d'arriver  à  un  développement  harmo- 
nieux de  toutes  les  facultés  humaines.  L'enfant  doit  devenir 
un  homme  complet,  afin  qu'il  soit  en  état  de  remplir  tous  les 
buts  de  la  vie.  Pour  cela,  l'école  ne  doit  pas  être  un  milieu  ar- 
tificiel dans  lequel  on  n'est  en  contact  avec  la  vie  tjiue  par  les 
livres;  elle  doit  être  un  petit  monde  réel,  pratique,  qui  met 
l'enfant  avissi  près  que  possible  de  la  nature  et  de  la  réalité  des 
choses.  On  ne  doit  pas  apprendre  seulement  la  théorie  des 
phénomènes,  mais  aussi  leur  pratique,  et  ces  deux  éléments 
doivent  être  joints  intimement  à  l'école,  comme  ils  le  sont  au- 
tour de  nous,  afin  qu'en  entrant  dans  la  vie,  le  jeune  homme 
n'entre  pas  dans  un  monde  nouveau  auquel  il  n'a  pas  été  pré- 
paré, et  où  il  est  comme  désorienté.  L'honTme  n'est  pas  une 
pure  intellig'ence,  mais  une  intéitigence  unie  à  un  corps,  et  on 
doit  aussi  former  l'énerg-ie.  la  volonté,  la  force  physicpie,  l'ha- 
bileté manuelle,  l'agilité.  .  ." 

M.  Macivnight,  dans  la  dernière  livraison  de  il'"  Anglo-Ame- 
rican  Magazine,"  précise  davantage  et  idonne  aiix  ouvriers  des 
conseils  qui  forment  un  excellent  corollaire  des  idées  de  M.  Des- 
mollins,  cité  plus  haut.  .\  son  dire,  et  il  a  certainement  raison, 
l'éducation  technique  s'impose  à  tout  travailleur  qui  veut  se 
maintenir  à  la  hautevir  des  services  qu'on  attend  de  lui  et  qui 
doit,  sans  cesse,  viser  plus  haut,  monter  en  perfection  à  mesure 
que  le  progrès  transforme  le  travail.  Mais  citons  plutôt  AI. 
MacKnight  : 

"  La  valeur  de  l'éducation  technique,  dit-il,  sert  de  thème  à 
la  plupart  des  études  de  nos  économistes.  Le  monde  moderne 
exige  la  science  —  technique  s'entend  —  des  méthodes  et  des 
améliorations  les  plus  récentes.  Il  exige  cette  science  même 
chez  le  plus  humble  ouvrier  si  ce  dernier  veut  réellement  réus- 
sir dans  la  vie  et  se  maintenir  dans  une  position  honorable  en 
face  de  la  compétition.  L'habileté  manuelle  constitue,  elle  aus- 
si, un  élément  nécessaire  de  l'éducation  générale,  à  cause  de  l'é- 
quilibre plus  parfait  qu'elle  donne  aux  facultés  et  au  caractère. 
Et  il  ne  faut  pas  oublier  que  cette  éducation  technique  doit  être 
surtout  pratique  dans  la  nature,  si  elle  ne  veut  pas  s'adresser 
qu'aux  esprits  exceptionnellement  aptes  à  apprendre  comme 
c'est  ordinairement  le  cas  pour  ceux  qui  sont  exclusivement 
astreints  à  l'éducation  par  le  livre." 

Voilà  un  programme  tout  tracé  que  nous  offrons  à  nos  com- 
patriotes dans  l'espoir  qu'ils  sauront  y  trouver  les  moyens  d'à- 


LES  CANADIENS  AUX  ETATS-UNIS  317 

mé.iorer  leur  sort  tout  en  contribuant  pour  leur  part  à  l'a- 
grandissement de  la  prospérité  nationale.  Dans  le  Massachu- 
setts on  a  déjà  compris  l'importance  de  cette  éducation  tech- 
nique. La  législature  de  Boston,  il  n'y  a  pas  encore  deux  ans, 
sur  les  instances  réitérées  de  notre  excellent  compatriote  M. 
Dubuque  et  de  quelques  autres  amis  des  ouvriers,  autorisait 
l'établissement,  à  FaU  River,  d'une  école  industrielle  au  coût  de 
quelque  cent  mili'.e  dollars.  La  même  chose  était  déjà  un  fait 
accompli  pour  Lowell.  Pourquoi  cet  exemple  ne  serait-il  pas 
suivi  par  les  autres  Etats  de  l'Union?  Tout  mouvement  entre- 
pris dans  cette  direction  devrait  rencontrer  la  plus  chaleureuse 
approbation  de  tous  les  véritables  amis  du  progrès. 

Comme  nous  le  disions  récemment  dans  la  "  Tribune,"  de 
Woonsocket,  nous  ne  sommes  plus  au  temps  où  les  révolutions 
devaient  édifier  dans  le  bruit  et  le  carnage  îles  temples  où  la 
liberté  sainte  était  offerte  au  culte  des  peuples.  Aujourd'hui, 
on  se  bat  contre  l'envahisseur,  on  défend  sa  liberté  à  la  maison, 
mais  on  songe  peu  à  prendre  les  armes  jx>ur  la  conquérir,  tant 
les  combats  pacifiques  de  la  raison  ont  d'empire  sur  les  âmes  et 
savent  inspirer  de  salutaires  espérances.  Chacun  a  conscience 
des  droits  primordiaux  qu'il  possède  sous  le  soleil  et  cherche 
à  en  convaincre  son  voisin,  celui  quelquefois  qui,  en  secret,  lui 
aurait  forgé  des  chaînes.  Le  droit  des  peupiles  à  la  liberté  est 
admis  comme  celui  des  individus  à  l'existence  et  au  bonheur. 
Et  ceux  qui  ignorent  ce  principe,  en  volant  une  province  ou 
un  morceau  de  pain,  sont  impitoyablement  dénoncés  à  l'éter- 
nelle Justice  qui  tôt  ou  tard  finit  par  s'affirmer.  La  guerre  sud- 
africaine  universellement  détestée  et  maudite,  la  réprobation 
qui  accueille  les  "  trust  "  nous  en  offrent  une  preuve  indéniable. 

De  toutes  les  guerres,  la  plus  pénible,  la  plus  déplorable  c'est 
bien  celle  qui  s'impose  chaque  jour  à  l'ouvrier  sous  la  forme 
impérieuse  du  "  struggle  for  life."  Quant  aux  exigences  impo- 
sées au  travailleur  par  la  conservation  de  son  e.xistence  et  celle 
des  êtres  chéris  qui  dépendent  de  lui  vient  s'ajouter  l'égoïsme 
(lu  capital  sans  âme,  la  situation  devient  sinistre.  L'ouvrier,  ré- 
duit à  l'état  de  machine  par  un  progrès  sorti  de  son  cerveau  et 
tourné  contre  lui,  s'étonne  quelquefois  de  l'injustice  du  sort 
c|ui  le  frappe,  et  semble  lui  disputer  les  privilèges  que  lui  garan- 
tit le  ciel  en  lui  permettant  de  naître.  Souvent  une  révolte  se 
produit  dans  son  âme  sous  le  coup  de  la  souffrance  des  siens 
et  il  demanderait  à  la  violence  le  soin  de  le  venger  s'il  ne  crai- 


318  REVUE  CANADIENNE 

gnait  pas  lui-même  de  tomber  dans  des  excès  dont  d'autres  au- 
raient à  souffrir  injustement.    D'ailleurs  il  se  sent  faible. 

Cependant  il  lui  reste  une  arme  pacifique  :  l'union.  Sa  fai- 
blesse unie  à  la  faiblesse  de  ses  frères,  sa  souffrance  unie  aux 
souffrances  sœurs  donneront  un  accent  plus  profond  à  sa  voix 
aux  heures  des  revendications.  C'est  de  là  qiUe  sont  nées  toutes 
les  unions  ouvrières  qui  couvrent  aujourd'hui  le  monde  et  com- 
battent l'injuste  exploitation  de  l'homme  avec  une  énergie  qui 
devrait  inspirer  des  craintes  à  ceux  qui  ont  le  cynisme  d'écraser 
le  pauvre  sous  le  poids  d'une  opulence  qu'il  a  produite  mais 
dont  il  n€  jouit  pas. 

Mais,  suivant  l'Ecc-ésiaste  (XXXIV,  9):  "Celui  qui  n'a 
pas  souffert,  que  sait-il  ?  "  Le  capitaliste  sait-il  quelque  chose 
des  souffrances  de  ceux  qui  sèment  son  chemin  de  roses?  S'il 
le  savait  on  verrait  du  coup  se  produire,  sans  effort,  la  réconci- 
liation de  ceux,  qui  sont  destinés  à  travailler  avec  ceux  qui  sont 
destinés  à  jouir. 

Entre  d'excès  de  misère  imposé  à  celui  qui  travaille  et  pro- 
duit et  l'excès  de  jouissance  accordé  à  celui  qui  achète  ce  tra- 
vail et  cette  production,  il  y  a  un  abîme  à  combler  par  un  ca- 
taclysme ou  par  les  ouvriers  de  la  paix.  Et  si  le  XXe  siècle 
doit  être  l'époque  des  libertés  populaires,  que  le  bouleverse- 
ment qui  devra  se  produire  dans  la  société  pour  le  plus  grand 
bien  du  riche  comme  du  pauvre,  se  fasse  sans  secousse,  sans 
violence,  sous  l'iniipulsion  généreuse  des  cœurs. 

L'humanité  aura  atteint  le  degré  de  perfection  ((u'elle  cher- 
che depuis  des  siècles  et  ce  sera  une  suprême  consolation  pour 
ceux  qui  auront  souffert  de  voir  que  leur  liberté  a  pour  base 
les  principes  immuables  donnés  au  monde  par  Ce'.ni  qui  a  pro- 
mis le  ciel  aux  humbles  et  aux  pacifiques. 

Ce  sera  l'âge  d'or  ramené  sur  la  terre  avec  l'amour  dans  le 
cœur  des  hommes;  les  joies  du  présent  feront  oublier  les  lar- 
mes du  passé;  chacun  aimera  son  frère  et  le  monde  aura  fait 
un  pas  de  plus  dans  la  voie  du  suprême  perfectionnement.  Et 
qui  sait  si  cet  idéal  rêvé  par  les  économistes  ne  doit  pas  être  le 
produit  exclusif  de  l'éducation  technique  répandue  parmi  les 
ouvriers?  D'ailleurs  cette  éducation  implique  chez  ceux  qui  en 
seront  doués  une  idée  de  perfection  qui  les  placera  du  coup  au 
premier  rang.  Cette  raison  seule  suffit  pour  la  rendre  désirable 
et  nous  engager  à  répandre  sa  doctrine  parmi  nos  compatriotes. 
Notre  système  d'éducation  primaire  répond  déjà  aux  besoins 


LES  CANADIENS  AUX  ETATS-UNIS  319 

du  moment.  Complétons-le  par  l'éducation  technique  qui  fera 
de  nos  compatriotes  le  pilier  de  l'industrie  partout  où  ils  de- 
vront manier  un  outil  ou  tracer  un  plan,  qui  fera  de  notre  popu- 
lation franco-américaine  une  pépinière  d'artistes  industriels, 
d'iiommes  parfaitem^ent  équilibrés  dont  aucune  faiblesse  causée 
par  l'ignorance  ne  viendra  paralyser  les  efforts. 

Napoléon  disait:  "  J'ai  deux  cents  millions  dans  mes  cofîres 
et  je  les  donnerais  tous  pour  le  maréchal  Ney."  Le  grand  em- 
pereur, dans  ses  paroles,  lançait  le  cri  suprême  que  le  monde 
ne  cesse  de  répéter  depuis:  "  Donnez-nous  un  homme!  "  Nous 
sommes  à  l'époque  des  spécialistes  et  nous  n'avons  plus  qu'une 
route  à  suivre  :  être  de  notre  époque,  spécialiser.  Le  monde  in- 
dustriel exige  des  hommes  supérieurs,  dont  la  main  est  habile, 
l'œil  exercé,  l'intelligence  primesautière  et  bien  développée. 
Soyons  ceux-là.  Sans  doute  un  pareil  résultat  ne  peut  pas  être 
atteint  d'un  seul  coup.  Il  ne  s'agit  pas  de  trouver  une  route  nou- 
velle. Perfectionnons  nos  moyens  actuels  d'action  qui  sont  un 
peu  comme  les  grandes  routes  dont  parle  Descartes,  ces  che- 
mins "  qui  tournaient  entre  des  montagnes  et  deviennent,  peu 
à  peu,  si  unis,  si  commodes,  à  force  d'être  fréquentés,  qu'il  est 
beaucoup  meilleur  de  les  suivre  que  d'entreprendre  d'aller  plus 
droit,  en  grimpant  au<lessus  des  rochers  et  descendant  jusque 
au  bas  des  précipices."  En  un  mot,  ne  soyons  pas  réfractaires 
à  l'évolution  qui  nous  entraîne  et,  si  c'est  possible,  soyons  au 
premier  rang  de  ceux  qui  répondent  à  sa  puissante  impulsion. 
Le  résultat  serait  déjà  magnifique  si  la  génération  actuelle 
pouvait,  un  jour,  réclamer  l'honneur  d'avoir  aplani  les  voies 
à  celle  qui  la  suivra,  et  bénie  serait-elle  si  devenant  le  Chris- 
tophe Colomb  d'un  autre  monde,  après  avoir  montré  à  ses 
compagnons  de  voyage  les  difficultés  de  la  traversée  qu'ils  font 
de  conserve,  elle  leur  ouvrait  les  radieu.ses  perspectives  d'un 
nouvel  avenir. 

Woonsocket,  R.-L,  26  septembre  1901. 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES 


L'assassinat  du  président  McKinley.  —  Un  crime  anarchiste.  —  Lincoln  et 
Gariield.  —  La  constitution  américaine.  —  M.  Roosevelt.  —  Les  présidents 
des  Ktats-Unis.  —  En  France.  —  Les  congrégations  religieuses.  —  La  visite 
du  Tsar. — L'incident  Cassagnac-Déroulède. —  La  paix  à  Pékin. —  La  guerre 
en  Afrique. — Une  proclanialion. — Le  duc  d'York  au  Canada. 

Le  grand  événement  du  mois  c'est  l'assassinat  du  président 
des  Etats-Unis,  tombé  sous  les  coups  d'un  scélérat,  au  milieu 
d'une  solennité  brillante  et  pacifique.  M.  McKinley  s'était  ren- 
du à  Buffalo  pour  honorer  de  sa  présence  la  grande  exposition 
pan-américaine.  Le  5  septembre,  il  y  avait  prononcé  un  dis- 
cours important  dans  lequel  il  avait  fait  un  grand  éloge  de 
James  Blaine,  homme  d'Etat  américain  décédé  il  y  a  plusieurs 
années,  candidat  malheureux  à  la  présidence  en  1889.  Le 
])résident  avait  aussi  parlé  de  la  politique  commerciale  et  fis- 
cale des  Etats-Unis,  et  il  avait  prononcé,  sur  ce  sujet  les  pa- 
roles suivantes  qui  avaient  produit  une  vive  sensation  :  "  Notre 
puissance  de  production  a  pris  un  si  énorme  développement 
et  nos  produits  se  sont  multipliés  à  un  tel  point  que  le  pro- 
blème de  nouveaux  marchés  réclame  une  attention  pressante, 
immédiate.  Seule  une  politicpie  large  et  éclairée  peut  conser- 
ver ce  que  nous  avons  acquis.  Par  des  arrangements  commer- 
ciaux intelligents,  qui  n'arrêteront  pas  notre  prodirction,  nous 
trou\erons  de  nouveau.x  débouchés  pour  notre  excédent  tou- 
jours croissant.  Nous  ne  devons  pas  nous  reposer  dans  cette 
sécurité  imaginaire  que  nous  pourrons  toujours  tout  vendre  et 
n'acheter  que  peu  ou  rien.  Nous  devrions  prendre  à  nos  clients 
tous  ceux  de  leurs  ])rodnits  cpie  nous  pouvons  em])loyer  sans 
nuire  à  notre  ])ropre  industrie  et  à  notre  main-d'œuvre.  La  ré- 
ciprocité est  la  conséquence  naturelle  de  notre  prodigieux  dé- 
veloppement commercial.  L'excédent  de  production  (|ue  nous 
ne  pouvons  consommer  à  l'intérieur,  nous  devrions  l'envoyer 
à  l'étranger."  Ces  déclarations  avaient  été  commentées  par 
toute  la  grande  pre.sse  américaine  et  européenne.  Le  lende- 
main, 6  septembre,  M.  McKinley  avait  retourné  à  l'exposition. 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES       321 

et  c'est  au  cours  de  cette  seconde  visite,  au  moment  où  il  était 
entouré  par  une  foule  joyeuse  et  distribuait  de  cordiales  poi- 
gnées de  mains  à  droite  et  à  gauche,  qu'un  misérable  anar- 
chiste, nommé  Czolgosz,  lui  a  tiare  deux  balles,  dont  l'une  a  pé- 
nétré dans  la  poitrine  et  l'autre  dans  l'abdomen.  On  a  d'abord 
espéré  que  l'illustre  victime  survivrait  à  ses  blessures.  Mais, 
au  bout  de  quelques  jours,  les  médecins  ont  pefdu  toute  illu- 
sion, et  M.  McKinley  est  mort  le  14  septembre. 

Nous  empruntons  à  l'un  de  nos  confrères  de  la  presse  quo- 
tidienne les  notes  biographiques  suivantes:  "  William  McKin- 
ley était  le  24e  président  de  la  Républiqiue  américaine.  Né 
dans  le  village  de  Niies,  comté  de  Trunibull,  Ohio,  le  26  fé- 
\Tier  1844,  il  avait  fait  ses  études  au  collège  Alleghany,  et  il  ne 
les  avait  pas  encore  terminées  lorsqu'éclata  la  guerre  civile  et 
retentit  l'appel  aux  armes.  Le  jeune  McKinley  n'avait  alors 
que  18  ans.  Sans  hésitation,  il  abandonna  ses  livres  pour  pren- 
dre le  fusil  et  aller  se  ranger  sous  le  dfapeau.  Sa  compagnie  fit 
partie  du  20e  régiment  d'infanterie  d'Ohio.  Sergent  en  avril 
1862,  il  fut  promu  au  grade  de  second  lieutenant,  pendant  le 
mois  de  septembre  suivant,  et  un  mois  plus  tard  il  devint  ler 
lieutenant.  Le  25  juillet  1864,  il  était  promu  au  grade  de  capi- 
taine, et  un  peu  plus  tard,  en  récompense  de  sa  conduite  à 
Cedar  Creek  et  Fishers  Hill,  il  fut  élevé  au  grade  de  major  sur 
la  recommandation  du  généra!  Sheridan.  Selon  tous  ses  bio- 
graphes, McKinley  fut  toujours  un  soldat  sans  peur  et  sans  re- 
proches. 

"  Il  avait  22  ans  lorscju'il  aJbandonna  la  carrière  militaire.  Il 
n'avait  pas  de  profession.  En  sortant  de  l'armée  il  se  trouvait 
sans  moyen  d'existence.  Il  se  livra  immédiatement  à  l'étude 
<lu  droit,  fut  admis  au  Barreau  en  1868  et  alla  exercer  sa  profes- 
sion à  Canton,  Ohio. 

"  Il  entra  dans  ia  politique  en  1877.  Il  n'avait  que  33  ans 
lorsqu'il  fut  élu-àGanton  comme  représentant  au  Congrès.  Il 
a  été  pendant  dix  îKis  président  du  comité  des  voies  et  moyens 
à  Washington,  et  C'est  surtout  pendant  qu'il  ocupait  cette  char- 
ge (ju'il  a  acquis  cette  popularité  qui  devait  bientôt  le  porter 
au  fauteuil  présklentiel.  En  1890,  défait  à  Canton  comme  re- 
présentant au  Congrès,  nous  le  trouvons,  trois  ans  plus  tard, 
gouverneur  de  l'Ohio.  En  novembre  i8g6,  il  était  élu,  pour  la 
première  fois,  président  des  Etats-Unis,  contre  W.  J.  Bryan, 
et  réélu,  le  6  novembre  dernier,  contre  le  même  adversaire." 
Octobre— 1901.  21 


322  REVUE  CANADlENxNE 

L'acte  législatif  qui  a  commencé  à  rendre  célèbre  M.  McKin- 
ley  fut  le  fameux  tarif  qui  a  porté  son  nojii.  C'était  un  tarif  de 
protection  à  outrance.  Il  fut  adopté  par  le  Congrès  en  1890, 
grâce  aux  eiîorts  de  M.  McKinley,  alors  président  du  comité 
des  voies  et  moyens.  Suivant  l'expression  de  son  principal  au- 
teur, il  n'était  pas  fait  pour  les  peuples  étrangers,  mais  pour  le 
peuple  américain,  yuelques  années  plus  tard,  M.  McKinley 
affirmait  que  son  tarif  avait  augmenté  les  gages  des  travail- 
leurs, favorisé  l'établissement  de  grandes  industries,  donné 
partout  de  l'ouvrage  aux  artisans,  grossi  le  revenu  public,  et 
cela  sans  augmenter  le  prix  des  produits  indigènes.  Au  Cana- 
da, cette  politique  fiscale,  qui  élevait  une  muraille  entre  nous 
et  nos  voisins,  nous  força  à  chercher  de  nouveaux  débouchés. 

L'événement  capital  de  la  présidence  que  la  balle  d'un  as- 
sassin vient  de  terminer  si  tragiquement,  a  été  sans  contredit 
la  guerre  hispano-américaine.  Elle  a  marqué  le  point  de  départ 
d'une  ère  nouvelle  pour  les  Etats-Unis,  l'ère  de  l'impérialisme 
et  des  conquêtes  lointaines.  M.  McKinley  ne  s'était  pas  engagé 
dans  cette  voie  de  propos  délibéré.  Au  début  il  ne  voulait  pas 
la  guerre  cubaine,  et  l'on  assure  qu'il  était  partisan  de  la  poli- 
tique pacifique.  Mais  les  circonstances,  exploitées  par  une 
presse  sans  frein,  —  la  presse  jaune.  ^  créèrent  un  courant  d'o- 
pinion tel  qu'il  ne  put  y  résister.  Ce  fut  pour  lui  un  malheur; 
car  la  guerre  hispano-américaine,  examinée  à  la  lumière  de  la 
raison  et  du  droit  international,  sera  considérée  par  l'histoire 
équitable  comme  un  abus  de  la  force,  comme  un  acte  de  flibus- 
terie  militaire. 

Il  n'y  a  pas  de  doute  que  l'anarchisme  a  été  la  puissance  insti- 
gatrice du  crime  qui  a  plongé  dans  le  deuil  la  nation  améri- 
caine. Les  peuples  civilisés  devraient  se  liguer  pour  écraser  les 
fanatiques  adeptes  de  cette  mon.strueuse  doctrine.  L'opinion 
publique  aux  Etats-Unis  est  exaspérée,  et  le  Pouvoir  pourra 
compter  sur  l'approbation  de  toutes  les  classes  pour  l'adoption 
des  mesures  préventives  et  répressives  les  plus  rigoureuses. 

M.  McKinley  est  le  troisième  président  des  Etats-Unis  qui 
succombe  sous  les  coups  d'un  assassin.  Le  premier  fut  Abraham 
Lincoln.  Il  avait  été  réélu  président  de  l'Union,  pour  un  se- 
cond terme,  en  novembre  1864.  Après  avoir  déployé  une  in- 
domptable énergie  et  des  talents  administratifs  de  premier  or- 
dre, il  touchait  au  moment  où  la  guerre  civile  allait  prendre  fin. 
'Richmond,  la  capitale  des  Etats  du  Sud.  avait  été  prise  le  12 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES       323 

avril  1865;  le  général  Lee  avait  capitulé,  le  9  du  même  mois, 
entre  les  mains  de  Grant.  Lincoln  voyait  triompher  sa  poli- 
tique. Le  14  avril,  il  était  particulièrement  joyeux,  et  résolut 
d'aller  passer  la  soirée  au  théâtre. .  Pour  un  chrétien,  c'était  un 
jour  bien  mal  choisi:  c'était  le  Vendredi  Saint!  "  On  donnait 
une  pièce  assez  gaie,  intitulée  Our  american  cousin,  écrit  un  bio- 
graphe ;  ■■  on  était  au  troisième  acte  et  le  président  penché  en 
avant,  la  tête  appuyée  dans  sa  main  avec  le  sans-façon  qui  lui 
était  habituel,  riait  franchement,  les  yeux  tournés  vers  la  scène. 
Tout  à  coup  on  entendit  un  coup  de  feu.  Au  même  instant,  un 
homme  saute  de  la  loge  sur  la  scène,  et  brandissant  un  poi- 
gnard, s'écrie  en  regardant  les  spectateurs  :  "  Sk  semper  tyran- 
nis!  Le  Sud  est  vengé."  Ces  mots,  entendus  distinctement  de 
toute  la  salle,  y  éclatèrent  comme  un  coup  de  tonnerre.  La  sou- 
daineté de  l'action,  le  ton  déclamatoire  des  paroles,  firent  croire 
un  instant  à  un  épisode  théâtral.  Mais  ce  fut  la  durée  d'un 
éclair.  L'inconnu  s'élança  dans  les  coulisses.  Un  avocat,  M. 
Stewart,  se  précipita  en  même  temps  sur  la  scène;  il  allait  at- 
teindre le  meurtrier,  lorsque  celui-ci  lui  échappa  en  lui  fermant 
la  porte  au  visage.  Le  temps  de  rouvrir  cette  porte,  l'assassin 
avait  disparu  ;  mais  il  avait  été  reconnu  pour  un  acteur  nommé 
J.  Wilkes  Booth."  La  balle  avait  atteint  le  président  à  la  tête  ; 
il  expira  le  lendemain  matin.  Son  meurtrier,  qui  s'était  sauvé 
au  milieu  de  la  stupeur  universelle,  fut  pourchassé  par  la  police, 
découvert  au  fond  d'une  grange  dans  le  Maryland,  et  tué 
d'un  coup  de  feu  par  l'un  de  ceux  qui  le  poursuivaient. 

Le  second  président  des  Etats-Unis  assassiné  durant  son 
terme  d'office  a  été  James  Garfield.  Il  avait  été  élu  président 
le  4  novembre  1880.  Le  5  juillet  suivant,  un  avocat  décavé  et 
quelque  peu  déséquilibré,  nommé  Guiteau,  tira  sur  lui  deux 
coups  de  revalver,  dans  la  gare  du  chemin  de  fer  Baltimore  et 
Potomac.  Garfield  succomba  à  ses  blessures,  au  bout  de  deux 
jours  et  demi.   Son  meurtrier  fut  pendu  au  mois  de  juillet  1882. 

Conformément  à  la  constitution  américaine,  c'est  le  vice- 
président,  M.  Roosevelt,  qui  a  succédé  de  plein  droit  au  pré- 
sident décédé.  Voici  en  efïet  ce  qu'on  lit  à  l'article  deux,  sec- 
tion première,  de  cette  constitution:  "  Au  cas  de  la  déchéance 
du  Président,  ou  de  sa  mort,  de  sa  démission,  de  son  incapacité 
à  exercer  les  pouvoirs  et  à  remplir  les  devoirs  de  cette  charge, 
le  Vice-Président  en  sera  investi  :  et  le  Congrès  peut,  par  lé- 
gislation, pourvoir  aux  cas  de  déchéance,  de  mort,  de  démis- 


I 


324  REVUE  CANADIENNE 

sion,  d'incapacité,  à  la  fois  du  Président  et  du  Vice-Président, 
en  déclarant  quel  officier  agira  alors  comme  Président,  et  cet 
officier  agira  comme  tel  jusqu'à  ce  que  l'incapacité  soit  dispa- 
rue ou  qu'un  Président  soit  élu." 

Le  vice-président  des  Etats-Unis  est  de  droit  président  du 
Sénat.  Lorsqu'il  devient  président  de  la  République,  comme 
dans  le  cas  actuel,  le  Sénat  s'élit  un  nouveau  président.  Jus- 
c|u'en  1886,  un  statut  décrétait  que  si  le  vice-président,  devenu 
président,  disparaissait  à  son  tour,  le  président  du  Sénat  était 
appelé  à  la  suprême  magistrature.  Mais  à  partir  de  cette  année, 
un  nouveau  statut  a  décidé  que,  dans  ce  cas,  ce  serait  le  secré- 
taire d'Etat  qui  deviendrait  président,  et,  après  lui,  d'autres 
inembres  de  l'administration  d'après  l'ordre  de  leur  dignité. 

C'est  la  cinquième  fois  qu'un  vice-président  des  Etats-Unis 
parvient  au  premier  rang  par  la  mort  du  président.  En  1841, 
le  président  William  Henry  Harrison,  qui  venait  d'être  élu, 
mourut  et  fut  remplacé  par  le  vice-président  John  Tyler.  En 
1850,  le  président  Zachary  Tayior,  intronisé  en  1849,  fut  em- 
porté lui  aussi  par  la  nia'.adie  et  fut  remplacé  par  le  vice-prési- 
dent Millard  Fillmore.  En  1865,  Abraham  Lincoln,  réélu  au 
mois  (le  novembre  1864,  fut  assassiné  et  remplacé  par  le  vice- 
l)résident  Andrew  Johnson.  En  1881,  le  président  James  Gar- 
field.  élu  en  1880,  tomba  sous  les  balles  de  Guiteau.  et  fut  rem- 
placé par  le  vice-président  Chester  Arthur. 

M.  Roosevelt  est  le  vingt-cinquième  président  des  Etats- 
Unis.  (^)  Il  aura  quarante-trois  ans  le  27  octobre  prochain.  Il 
fit  ses  études  à  l'université  d'Harvard  où  il  gradua  en  1880.  En 
i88r,  il  fut  élu  à  la  Chambre  des  représentants  par  le  21e  dis- 
trict de  New- York.  En  1886,  il  fut  candidat  à  la  mairie  de 
New- York.  En  1889,  le  président  Harrison  l'appela  aux  fonc- 
tions de  commissaire  du  service  civil  qu'il  remplit  jusqu'en 
1895.    Il  devint  alors  président  des  commissaires  de  police  de 

(1)  Voici  la  liste  complète  des  présidents  :  Georze  Washington,  1789-1797  ; 
.Tnhn  Adams,  1797-1801  ;  Thomas  .lofforson,  1801-1809  ;  James  Madison,  1809- 
1817;  James  Monroe,  1817-1825;  John  Qnincy  Adams,  1820-1829;  Andrew 
Jackson,  1829-1837  ;  Martin  Van-Bnren,  1837-1841  ;  William-Henry  Harrison, 
ISii;  John  Tvler,  1841-1845;  James-K.  Polk,  18451849;  Zachary  Tayior, 
1849-1850;  Millard  Fillmore,  1850-18.53;  Franklin  Pierce,  1853-1857;  James 
Bnchanan,  1857-1801  ;  Abraham  Lincoln,  1801-1805  ;  Andrew  Johnson,  1865- 
1869;  Ulysse  Grant,  1869-1877;  Rntherford-B.  Hayes.  1877-1881;  James- 
Abram  Garfield,  1881  ;  Chester-A.  Arthur,  1881-1885  ;  Stephen-Grover  01e- 
veland,  1885-1889  ;  Benjamin  Harrison,  1889-1893  ;  Stephen-Grover  Cleveland, 
1893-1897  i  William  McKinley,  1897-1901  ;  Théodore  Roosevelt,  1901. 


I 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES      325 

New- York.  Il  montra  dans  ce  poste  beaucoup  d'énergie  et 
d'activité.  Quand  M.  McKinley  arriva  au  pouvoir,  il  le  nomma 
assistant-secrétaire  de  la  marine.  M.  Roosevelt  fut  l'un  des 
hommes  publics  américains  qui  firent  le  plus  d'efforts  pour  je- 
ter leur  pays  dans  la  regrettable  campagne  de  Cuba.  Lorsque 
fut  déclarée  la  guerre  où  il  avait  une  si  large  part  de  responsa- 
bilité, il  voulut  au  moins  payer  de  sa  personne,  donna  sa  dé- 
mission, leva  à  ses  frais  le  fameux  régiment  des  Rough  Riders, 
et  partit  pour  l'armée.  Il  se  comporta  brillamment  à  l'attaqvie 
de  San-Juan,  et  lorsque  la  guerre  fut  terminée,  il  était  l'tm  des 
hommes  les  plus  populaires  des  Etats-Unis.  En  1898,  il  fut 
élu  gouverneur  de  New- York,  et  à  l'élection  présidentielle  de 
1900  il  fut  choisi  comme  vice-président  des  Etats-Unis.  Le  pis- 
tolet de  Czolgosz  vient  de  faire  de  lui  le  premier  citoyen  de  la 
république  américaine.  Après  avoir  prêté  le  serment  d'allé- 
geance, il  a  prononcé  les  paroles  suivantes:  "  En  ce  moment 
de  profonde  et  terrible  affliction  nationale,  je  veux  déclarer  que 
mon  but  sera  de  continuer  sans  changement  la  politique  du 
président  McKinley,  pour  la  paix,  la  prospérité  et  l'honneur 
de  notre  chère  patrie." 

M.  Roosevelt,  outre  sa  carrière  militaire,  administrative  et 
politique,  a  aussi  fourni  une  carrière  littéraire.  Voici  quelques- 
uns  des  ouvrages  dont  il  est  l'auteur:  History  of  thc  Naval  War 
of  18 12;  1886,  Life  of  Thomas  H.  Benton,  dans  les  séries  des 
Hommes  d'Etat  américains;  1887,  Life  of  Govenwr  Morris; 
1888,  Ranch  Life  of  the  Hiinting  Trail;  1889,  Thc  IVinning  of 
the  West;  1890,  History  of  Nezv  York  City;  1892,  Bssays  on 
Practica!  Politics;  1893,  Thc  Wildcrness  Hunter;  1894,  le  troi- 
sième volume  de  The  IVinning  of  the  West;  1898,  Hcro  Talcs 
of  American  History: 

Le  nouveau  président  est  un  homme  de  talent  et  d'initiative. 
Impulsif  et  prompt  à  l'action,  amoureux  de  la  lutte  et  d'hu- 
meur quelque  peu  aventureuse,  possède-t-il  la  pondération  et 
la  rectitude  de  jugement  si  importante  dans  l'e.xercice  de  ses 
hautes  fonctions?  L'avenir  nous  l'apprendra.  Peut-être  les 
graves  responsabilités  qui  lui  incomj^ent  à  J'improvisfe  vont- 
elles  mûrir  ses  facultés  et  tempérer  son  caractère  ardent. 


A  mesure  que  se  rapproche  !a  date  du  ler  octobre,  la  que.-^ 
tion  des  congrégations  en  France  préoccupe  davantage  les  es 


k 


326  '  REVUE  CANADIENNE 

prits  religieux  et  les  vrais  patriotes.  Les  trois  mois  accordés 
pour  demander  l'autorisation  expireront  ce  jour-là.  Dès  à  pré- 
sent, il  est  manifeste  qu'un  grand  nombre  d'entre  elles  vont 
prendre  la  route  de  l'exil.  •  M.  Henri  des  Houx  écrit  à  ce  sujet 
dans  le  Figaro: 

"  Le  Saint-Siège  a  laissé  les  ordres  religieux  français  libres 
de  se  soumettre  à  la  loi  ou  de  s'exiler. 

"  Les  Dominicains  demandent  l'autorisation  ;  les  Bénédic- 
tins, les  Chartreux,  les  Trappistes,  sans  doute,  préfèrent  s'expa- 
trier. Chacun  use  d'une  liberté  permise,  avec  l'intention  cer- 
taine de  servir,  ipar  des  voies  dififérentes,  l'intérêt  de  l'EMise 
et  celui  de  Tordre. 

"  Mais  on  sait  déjà  que  'la  plupart  des  grands  monastères  se; 
ront  bientôt  déserts.  Des  processions  de  citoyens  français  s'a- 
cheminent vers  les  frontières,  interrom])ant  de  grandes  entre- 
prises de  science,  de  travail,  de  charité,  dont  l'étranger  bénéfi- 
ciera. 

"  On  a  accusé  tous  ces  moines  d'être  des  parasites  sociaux. 
Parmi  ceux  qui  portaient  cette  accusation,  beaucoup  sont  des 
ouvriers  aux  mains  blanches,  qui  ne  tirent  leurs  ressources  que 
des  prélèvements  opérés  sur  les  salaires  d'autrui. 

"  Eh  bien  !  on  va  voir  si  ces  moines  étaient  des  parasites. 
On  mesurera  le  vide  q,ue  leur  départ  va  laisser  en  France .  .  . 

"  Je  ne  parle  pas  des  Chartreux,  dont  le  départ  est  un  mal- 
heur public  pour  la  France. 

"Croit-on  qu'autour  de  Solesmes,  de  Ligugé,  des  grandes 
abbayes  que  la  loi  dévaste,  on  ne  crée  pas  de  la  misère? 

"  De  combien  de  miHions  faudra-t-il  augmenter  le  budget 
de  l'assistance  publique  dans  les  campa^gnes,  avant  d'égaler  le 
budget  des  bienfaits  monastiques?  On  regrettera  ces  moines, 
qu'il  faudrait  inventer,  s'il  n'existaient  pas. 

"  On  ne  tardera  pas  à  savoir  ce  que  coûte  une  loi  injuste. 
EFe  indigne  d'abord  ;  ensuite,  elle  ruine," 

Le  numéro  des  Etudes  Religieuses  du  5  septembre  s'ouvre  par 
un  article  intitulé  :  Les  derniers  jours  d'un  condamne.  En  voici 
les  premières  lignes  : 

"  La  loi  oui  remet  à  la  discrétion  des  pouvoirs  puiblics  le  sort 
de  deux  cent  mille  religieux  ou  religieuses  de  France,  accorde 
rmatre-vingt-dix  jours,  à  ipartir  du  ler  juillet,  aux  congréga- 
tions non  autorisées  pour  déposer  la  demande  d'autorisation 


\ 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES      327 

désormais  obligatoire.  Passé  ce  délai,  celles  qui  n'auraient 
point  fait  les  diligences  nécessaires  "  sont  réputées  dissoutes 
de  plein  droit.  Il  en  sera  de  même  de  celles  auxquelles  l'auto- 
risation aura  été  refusée." 

"  C'est  à  chacune  des  congrégations  de  savoir  ce  qu'elle  a 
à  faire  et  de  prendre,  dans  la  plénitude  de  son  indépendance,  le 
parti  qui  lui  semblera  le  meilleur.  Mais  il  ne  fait  doute  pour 
personne  que,  dans  le  nombre,  il  y  a  des  victimes  marquées 
d'avance  pour  le  sacrifice.  Qu'elles  demandent  l'autorisation 
ou  qu'elles  ne  la  demandent  pas,  leur  sentence  est  prononcée. 
Qui  sont  celles-là?  Y  en  a-t-il  deux,  comme, l'ont  dit  certains 
journaux?  Y  en  a-t-il  plusieurs?  C'est  le  secret  des  dieux,  en- 
tendez des  ministres,  sénateurs  et  députés  qui  se  sont  réservé, 
dans  toute  la  force  du  terme,  le  droit  de  vie  et  de  mort  vis-à-vis 
des  instituts  religieux. 

"  Mais,  en  toute  hypothèse,  du  moment  que  'l'un  d'eux  doit 
être  frappé,  il  faut  sans  doute  que  '.es  jésuites  le  soient  : 

Et  s'il  n'en  est  qu'un  seul,  nous  serons  celui-là. 

"  J'en  demande  pardon  à  ceux  q|Ui  servent  dans  un  autre  ré- 
giment que  le  mien.  J'estime  avec  la  plus  complète  sincérité 
qu'ils  méritent  tout  autant  que  nous  les  haines  dont  on  nous 
honore;  je  constate  seulement  un  fait  devenu  assez  banal  pour 
([ue  l'amour-propre  n'ait  plus  à  s'en  prévaloir.  La  Compagnie 
de  Jésus  est  en  possessipn  de  recevoir  les  premiers  coups." 

Le  Temps  de  Paris  donnait,  il  y  a  une  quinzaine  de  jours,  des 
informations  qui  semblaient  avoir  un  caractère  officieux.  D'a- 
près ce  journal,  à  ce  moment,  sept  congrégations  d'hommes 
seulement  avaient  fait  parvenir  au  ministère  de  l'Intérieur  leur 
demande  à  fin  d'autorisation.  Une  seule  importante,  celle  des 
Dominicains,  figurait  parmi  ces  sept  congrégations. 

Parmi  les  religieux  qui  se  préparent  à  partir,  on  mentionne 
ceux  de  la  Grande-Chartreuse,  près  de  Grenoble.  Le  Conseil 
général  de  l'Isère  a  poussé  le  fanatisme  jusqu'à  émettre  le  vœu 
que  la  loi  leur  fût  appliquée  dans  toute  sa  rigueur.  Le  Gaulois 
publie,  à  ce  propos,  les  renseignements  qui  suivent  :  "  Un  prê- 
tre du  pays  a  expliqué  que  le  vote  du  conseil  général  de  l'Isère 
avait  particulièrement  surpris  et  peiné,  et  même  écœuré  les 
Chartreux.  Indépendamment  de  leur  industrie  spéciale,  les 
Chartreux  répandaient  beaucoup  d'activité  dans  la  région;    et, 


328  REVUE  CANADIENNE 

sous  forme  d'aumônes,  de  subventions  à  des  liôpitaux  et  à  des 
œuvres  charitables,  ils  dépensaient,  dans  l'Isère,  de  900,000  à 
1,300,000  francs  ■  par  an.  (Ils  payaient  à  l'Etat  2  millions  de 
droits  ou  de  contributions.) 

"  Or,  le  vœu  qui  les  chasse  a  été  adopté  par  3 1  voix 
contre  4;  et  les  Chartreux  ont  reconnu,  parmi  leurs  adversaires, 
des  conseillers  généraux  tels  que  le  maire  de  Vinay,  "  qui  ve- 
nait à  peine  d'obtenir  pour  l'égiise  de  sa  commune  une  subven- 
tion de  60,000  francs." 

Il  est  profondément  triste  de  voir  le  gouvernement  de  la 
France  chasser  ainsi  du  sol  de  la  patrie  les  meilleurs  citoyens 
français. 


La  visite  du  tzar  a  fait  quelque  diversion  aux  pénibles  préoc- 
cupations que  font  naître  naturellement  ces  événements  lamen- 
tables. Ee  souverain  de  la  Russie,  après  avoir  eu  une  entrevue 
avec  l'empereur  d'Allemagne  à  Dantzig,  est  arrivé  à  Dunker- 
que  le  18  septembre,  accompagné  de  la  tzarine.  Le  président 
de  la  République,  M.  Loubet,  était  arrivé  la  veille.  Une  flotte 
française,  magnifique  par  le  nombre  et  la  force  de  ses  unités 
de  combat,  a  été  passée  en  revue  par  le.moijarique .russe 'et  le 
président.  Dans  l'après-midi  du  même  jour  ils  se  sont  rendus 
à  Compiègne,  et  ils  ont  couché  au  château  historique  qui  porte 
ce  nom,  et  qui  fut,  sous  le  second  empire,  ;a  résidence  favorite 
de  Napoléon  III  et  de  l'impératrice  Eugénie.  Le  19  ont  eu  lieu 
les  grandes  manœuvres  de  l'armée  de  l'Ouest.  L'empereur  de 
Russie  a  pu  voir  sous  les  armes  140,000  hommes  auxquels 
étaient  réparties  l'attaque  et  la  défense  d'un  point  stratégique 
important,  le  fort  de  Vitry.  Les  manœuvres  ont  été  couron- 
nées d'un  succès  complet.  C'était  un  grandiose  spectacle  que 
celui  des  évolutions  de  cette  armée  superbe,  réunie  en  ])leine 
paix,  pour  montrer  ce  qu'elle  pouvait  faire  en  temps  de  guerre. 
Les  dépêches  annoncent  que  le  tzar  a  suivi  de  près  les  opéra- 
tions, galopant  en  avant  parmi  les  soldats  comme  s'il  voulait 
se  rendre  bien  compte  de 'leur  valeur  et  de  leur  efficacité.  Dans 
l'après-midi,  l'empereur  et  l'impératrice  et  le  président  se  sont 
rendus  à  Reims  où  ils  ont  été  reçus  à  la  cathédrale  par  le  car- 
dinal Langénieux,  qui  leur  a  fait  visiter  ce  monument  où  revi- 
vent quatorze  siècles  de  l'histoire  de  France.  Le  21  septembre, 
à  Betheny,  près  de  Reims,  a  eu  lieu  une   autre   grande   revue 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES       3^9 

militaire,  (jui  a  été  suivie  d'un  dîner  au  cours  duquel  le  prési- 
dent de  la  République  a  porté  au  tzar  et  à  la  tzarine  le  toast 
suivant  : 

"  Sire,  en  remerciant  Votre  Majesté  et  Sa  Majesté  l'Impéra- 
trice, au  nom  de  la  République  Française,  d'avoir  bien  voulu 
assister  aux  manœuvres  imposantes  de  ces  derniers  jours,  ma 
pensée  retourne  en  arrière  et  se  reporte  au  grand  acte  poli- 
tique qui  les  a  précédés  et  qui  leur  doaine  toute  leur  significa- 
tion. 

"  Préparée  et  conclue  par  votre  auguste  père,  l'empereur 
Alexandre  III,  et  le  président  Carnot,  et  proclamée  solennelle- 
ment à  bord  de  "  rAmiral'.-Pothuau  "  par  Votre  Majesté  et  le 
président  Faure,  l'alliance  de  la  Russie  et  de  la  France  a  eu  le 
temps  d'affirmer  son  caractère  et  de  porter  ses  fruits. 

"  Si  personne  ne  peut  douter  de  l'idée  essentiellement  paci- 
fique qui  a  présidé  à  sa  conception,  personne  ne  peut  manquer 
de  constater  que  cette  alliance  a  contribué  puissamment  à  main- 
tenir l'équilibre  des  forces  de  l'Europe  dans  un  état  de  paix 
qui,  pour  être  fructueux,  ne  doit  pas  rester  précaire. 

"  L'alliance  s'est  développée  avec  les  années  et  toutes  les 
questions  qui  se  sont  soulevées  l'ont  trouvée  sur  ses  gardes  et 
résolue  à  concilier  ses  propres  intérêts  avec  ceux  du  monde 
entier.  Elle  est  modérée  parce  qu'elle  est  puissante  et  elle  est 
appelée  à  régler  les  difficultés  en  s'inspirant  des  idées  de  justice 
et  d'bumanité.  (Sensation.) 

"  Le  bien  qu'elle  a  fait  est  une  garantie  qu'elle  fera  encore 
davantage  et  c'est  dans  cette  confiance,  que,  après  avoir  payé 
un  tribut  à  la  mémoire  du  noble  fondateur  de  l'œuvre,  dont  ce 
jour  est  une  magnifique  consécration,  je  lève  mon  verre  à  la 
gloire  et  au  bonheur  de  Votre  Majesté,  de  l'Iimpératrice  et  de 
toute  sa  famille,  ainsi  qu'à  la  grandeur  et  à  'la  prospérité  de  la 
Russie,  l'amie  et  l'alliée  de  la  France." 

Ce  discours  officiel  était  incontestablement  très  heureux 
d'inspiration  et  de  forme.  L'empereur  de  Russie,  Nicolas  II, 
a  répondu  en  ces  termes  : 

"  Monsieur  le  Président,  au  moment  de  quitter  la  France, 
où  nous  avons  reçu  de  nouveau  un  si  cordial  et  chaud  accueil, 
je  désire  vous  exprimer  notre  sincère  reconnaissance  et  les  sen- 
timents qui  nous  animent.    Nous  <;ons€rverOins  tolijôi1rs,'*!*Tm-' 
péfatrice  et  moi,  le  précieux  souvenir  de  ces  quelques  jours  si 


I 


330  REVUE  CANADIENNE 

pleins  d'impressions  profondément  gravées  dans  nos  cœurs  et 
nous  continuerons  à  nous  associer  de  près  ou  de  loin  avec  tout 
ce  qui  touche  le  bonheur  de  la  France.  Les  liens  qui  unissent 
nos  deux  nations  ont  été  de  nouveau  affirmés  et  ont  reçu  une 
récente  confirmation  dans  les  manifestations  de  mutuelle  sym- 
pathie qui  ont  été  faites  si  éloquemment  et  ont  trouve  un  puis- 
sant écho  en  Russie. 

"  L'union  intime  des  deux  grandes  puissances  animés  par  les 
intentions  les  plus  pacifiques  et  qui  tout  en  faisant  respecter 
leurs  droits  ne  cherchent  en  aucune  façon  à  jxirter  atteinte  aux 
droits  des  autres,  est  un  précieux  élément  d'apaisement  i>our 
toute  l'humanité. 

"  Je  bois  à  la  prospérité  de  la  France,  à  la  prospérité  d'une 
nation  amie  et  alliée,  à  la  vaillante  armée  et  à  la  superbe  flotte 
de  la  France.  Pemiettez-moi  de  vous  renouveler  tous  nos  re- 
merciements et  de  lever  mon  verre  en  votre  honneur." 

Cette  visite  du  tzar,  si  elle  a  réjoui  tous  les  bons  Français,  a 
jeté  les  socialistes  dans  une  rage  extrême.  Plusieurs  groupes 
collectivistes  ont  protesté  violemment  contre  les  honneurs  ren- 
dus au  despote  du  Nord.  A  ce  propos,  la  situation  de  l'un  des 
ministres,  collègue  de  M.  Waldeck-Rousseau,  s'est  trouvée  as- 
sez singulière.  On  comprend  que  nous  voulons  parler  de.  M. 
Millerand.  '  Ce  monsieur  est  un  des  chefs  du  parti  socialiste. 
Quand  il  était  dans  l'opposition,  il  a  injurié  à  maintes  reprises 
l'empereur  de  Russie,  et  dénoncé  l'alliance  franco-russe.  Bien 
pus,  en  1897,  quand  le  gouvernement  Méline  demanda  à  la 
Chambre  de  voter  les  crédits  pour  le  voyage  du  président 
Faure  à  St-Péter.sbourg,  vingt-neuf  députés  seul'ement  donnè- 
rent un  vote  hostile,  et  M.  Millerand  était  un  de  ces  vingt-neuf 
récalcitrants.  En  même  temps  il  publiait  dans  son  journal  des 
articles  rùssophobes.  Après  avoir  rappelé  ces  souvenirs,  quel- 
ques jours  avant  la  visite  du  tzar,  un  journal  de  Paris  publiait 
ces  lignes: 

"  Il  se  confirme  que  "  tous  les  ministres  sans  exception  "  se- 
ront invités  par  M.  Loubet  à  l'accompagner  à  Dunkerque  pour 
saluer  Nicolas  II. 

"  Nous  osons  espérer  cpie  M.  Millerand,  cpii,  après  avoir  ou- 
tragé l'empereur  de  Russie  à  bouche  et  à  plume  que  veux-tu, 
comme  député  et  comme  journaliste,  et  l'avoir,  traîné  sur  la 
claie  depuis  quinze  jours  par  ses  feuilles  les  plus  notoircmcni 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES       331 

dévouées,  par  les  organes  officieux  dont  l'inspiration  est  direc- 
tement puisée  au  ministère  qu'il  dirige,  n'aura  pas  l'effronterie 
de  déférer  à  l'invitation  du  président  de  la  République. 

■'  Si  le  commerce  déprimant  des  .  anarchistes  ,.du  pavillon 
d'Armenonville  et  des  renégats  socialistes  lui  a  laissé  quelques 
lueurs  de  sens  moral,  il  trouvera  une  crise  de  rhumatisme  aussi 
opportune  que  diplomatiqiue  pour  s'abstenir  de  paraître  devant 
notre  hôte." 

Les  dépêches  ne  nous  ont  pas  appris  si,  oui  ou  non.  le  collec- 
tiviste Millerand,  l'associé  ministériel  du  néfaste  Waldeck,  a  eu 
!a  décence  de  s'abstenir. 


La  visite  impériale  a  encore  été  l'occasion  de  divers  autres 
incidents..  Plusieurs  journaux  avaient  lancé  l'idée  que  le  prési- 
dent devrait  profiter  de  cette  circonstance  pour  gracier  tous 
les  condamnés  politiques,  entre  autres  ceu.x  du  procès  de  la 
Haute-Cour,  MM.  Déroulède,  Marcel  Habert,  Jui'.es  Guérin,  de 
Lur-Saluces,  etc.  Il  parait  que  M.  Wakleck-Rousseau  et  ses 
collègues  ne  goûtaient  que  médiocrement  cette  idée,  mais 
qu'elle  souriait  assez  à  M.  Loubet.  M.  Paul  Déroulède,  en  ré- 
ponse à  certaines  interrogations,,  parut  disposé  à  accepter  la 
remise- du  reste  de  son  terme  d'exil  si  oiii  le  lui  offrait,  et  à  ren- 
trer en  France,  sans  cependant  mettre  bas  les  armes  ni  cesser 
sa  lutte  pour  la  république  plébiscitaire.  Un  article,  publié 
dans  le  Drapeau  par  le  poète  banni,  donnait  cette  note.  Com- 
mentant cet  article,  Paul  de  Cassagnac  écrivit  dans  V Autorité: 

"  Hein!  comme  nous  sommes  loin  du  temps  où  Déroulède 
donnait  le  signal  de  ce  hurlement  également  patriotique  :  "  A 
bas  Panama  !  " 

"  J'avoue  que  cela  m'afflige  chez  Déroulède  et  que  le  plaisir 
sincère  que  j'aurai  à  voir  revenir  ce  brave  et  loyal  homme  —  si 
b.uriuberlu  qu'il  soit  —  me  sera  gâté  par  l'empressement  cpi'il 
met  à  aller  au-devant  de  la  grâce. 

■'  L'amnistie,  oui. 

"  La  grâce,  non  !    Car  elle  suppose  la  culpabilité  avouée. 

"Et  puis  on  revient  diminué,  amoindri,  j^rivé  de  ses  droits 
politiques,  tel  un  banqueroutier. 

"  Enfin,  quand  on  vise  au  héros,  on  ne  rentre  point  par  la 
même  porte  que  Dreyfus. 


332  REVUE  CANADIENNE 

"  C'est  une  porte  basse  qui  oblige  à  courber  la  tête. 

"  On  subit  parfois  une  grâce. 

"  On  ne  l'accepte  jamais,  et  surtout  on  ne  va  pas  au-devant 
par  l'affichage  de  sentiments  qu'on  s'efïorce  de  rendre  chevale- 
resques et  qui  ne  sont  que  puérils." 

En  lisant  ces  lignes,  Paul  Déroulède,  chez  qui  l'exil  semble 
avoir  poussé  à  l'extrême  l'irritabilité  et  la  nervosité,  est  tombé 
dans  un  accès  de  rage,  et  il  a  adressé  au  Drapeau  un  article  qui 
se  termine  par  ces  lignes  furibondes  :  . 

"  Et  maintenant  que  j'ai  mis  les  choses  au  point  en  ce  qui 
concerne  mon  attitude  vis-à-vis  de  M.  Eoubet,  maintenant  que 
j'ai  nettement  fait  voir  à  mes  amis  et  à  mes  ennemis,  de  bonne 
foi,  par  quelle  infâme  perfidie  on  a  essayé  de  me  faire  sortir  de 
la  réserve  que  je  m'étais  imposée,  en  travestissant  odieusement 
mes  paroles,  il  me  reste  le  devoir  d'arracher  le  masque  de  pseu- 
do-bravoure, de  soi-disant  honnêteté,  de  prétendu  loyalisme  et 
même  de  fausse  noblesse  dont  s'afifuble  depuis  tantôt  vingt  ans 
une  des  plus  hideuses  figures  de  politicien  véreux. 

"  M.  Paul  Granier,  dit  de  Cassagnac,  agent  orléaniste,  agent 
dreyfusard,  agent  ministériel  et,  ce  qui  est  pis  encore,  agent 
provocateur,  vous  êtes  un  misérable  !  " 

Cette  virulente  apostrophe  n'a  point  fait  perdre  son  sang- 
froid  au  directeur  de  V Autorité.  Au  lieu  de  s'emporter,  comme 
il  l'eût  fait  sans  doute  autrefois,  il  a  répliqué  avec  beaucoup  de 
calme  : 

"  Je  crois  que  M.  Déroulède.  depuis  son  duel  manqué  avec 
M.  Bufïet  et  manqué  uniquement  par  sa  faute,  par  la  jrompe  et 
l'apparat  qu'il  cherchait  à  mettre  à  la  rencontre,  ne  désire 
qu'une  occasion  de  s'en  prendre  à  moi. 

"  Je  sais  aussi  qu'il  cherche  à  faire  du  l^ruit  autour  de  son 
nom  et  de  sa  politique,  mais  je  suis  bien  résolu  à  ne  pas  lui  ser- 
vir de  peau  d'âne.  Déroul'.ède,  qui  a,  rorriipu  bruyamment  avec 
les  royalistes  pour  prouver  qu'il  n'est  pas  d'accord  avec  eux, 
alors  qu'on  sait  très  bien  qu'il  marchait  avec  eux  dans  l'afïaire 
de  Reuilly,  veut  briser  maintenant  avec  les  plébiscitaires.  A 
son  aise. 

"Mais  je  n'ai  pas„à  faciljjtèr  Ses  petites -combinaisons  politi- 
ques. Au  contraire,  je  suis  tout  disposé  à  îles  déranger;  chaque 
fois  que  Déroulède  fera  une  gafîe  —  cela  lui  arrive  souvent  — 
je  la  signalerai,  mais  sans  me  croire,  pour  cela,  obligé  de  faire 
des  milliers  de  kilomètres  pour  aboutir  à  un  duel  avorté." 


J 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES      333 

En  somme  on  pourrait  répéter  à  propres  de  cet  incident  : 
"  beaucoup  de  bruit  pour  rien  ;  "  car  M.  Loubet  n'a  point  usé 
de  droit  de  grâce.  M.  Waldeck-Rousseau  aura  sans  doute  es- 
timé que  la  rentrée  trop  prompte  des  condamnés  de  la  Haute- 
Cour  eût  pu  l'empêcher  de  faiii-e  sonner  aussi  haut  son  titre  de 
sauveur  de  la  République. 


En  Chine  le  protocole  de  paix  a  été  signé  à  Pékin  le  7  sep- 
tembre. Li-Hung-Chang  et  le  prince  Ching  représentaient  le 
Fils  du  Ciel.  Le  premier  paraissait  très  faible  et  deux  hommes 
durent  presque  !e  soulever  de  sa  chaise.  On  Ht  dans  une  dépê- 
che de  Pékin  : 

"  Aux  termes  du  protocole,  les  troupes  doivent  évacuer  les 
places  publiques,  y  compris  la  Cité  défendue  et  le  Palais  d'Eté, 
avant  le  17  courant.  De  plus,  tous  les  corps  de  troupes  qui  se 
trouvent  dans  les  provinces,  à  l'exception  des  garnisons  per- 
manentes, doivent  être  retirés  avant  le  22  septembre. 

"  Les  Français  ont  complètement  évacué  Pao-Ting-Fou  et 
la  voie  ferrée  conduisant  à  cette  ville  pendant  la  semaine  der- 
nière. "Les  Anglais  et  les  Américains  ont  été  autorisés  à  occu- 
per les  temples  jusqu'à  l'achèvement  des  baratjuements.  Les 
ministres  de  Russie  et  du  Japon  vont  partir  prochainement 
pour  leurs  nouveaux  postes." 


Si  l'on  signe  la  paix  en  Chine,  elle  ne  semble  pas  près  de  ré- 
gner dans  le  Sud-Africain.  Il  y  aura  bientôt  deux  ans  que  les 
hostilités  sont  commencées  entre  l'Angleterre  et  les  deux  répu- 
bliques, et  les  indomptables  Boërs  tiennent  encore  campagne 
avec  une  incroyable  ténacité  !  Les  dépêches  annonçaient  der- 
nièrement qu'ils  avaient  fait  trois  compagnies  prisonnières  et 
capturé  plusieurs  canons.  Elles  ajoutaient  que  le  général  Botha 
à  la  tête  de  1500  hommes  se  préparait  à  envahir  de  nouveau  le 
Natal. 

Les  journaux  français  ont  publié  une  proclamation  que  les 
chefs  burghers  ont  lancée  au  commencement  du  mois  d'août 
dernier  et  q,ui  fait  présager  toute  autre  chose  que  leur  soumis- 
sion prochaine.  En  voici  le  texte,  que  notre  presse,  croyons- 
nous,  n'a  pas  encore  reproduit: 


334  KEVUE  CANADIENNE 

•'  Par  la  présente  proclamation,  nous  décidons  que  le  8  août 
sera  un  jour  d'actions  de  grâces,  afin  de  remercier  Dieu  : 

"  1°  Pour  toutes  les  grandes  et  petites  victoires  que  nous 
avons  remportées  dans  ces  derniers  temps; 

"  2°  Pour  la  miraculeuse  façon  dont  nous  avons  échappé  à 
l'écrasante  supériorité  des  forces  anglaises; 

'■  Pour  ce  que  la  providence  paternelle  de  Dieu  a  fourni  le 
nécessaire  à  nos  besoins  quotidiens,  en  vêtements,  aliments  et 
munitions  ; 

"  4°  Pour  l'échec  subi  par  l'ennemi  dans  ses  tentatives  de  dé- 
pouiller notre  pays  de  ses  provisions  en  vue  de  nous  prendre 
par  la  famine  ; 

"  5°  Pour  le  magnifique  esprit  d'endurance  et  de  courage 
montré  par  nos  hommes  et  nos  enfants,  que  la  captivité  même 
avec  toutes  ses  misères,  ne  peut  affaiblir; 

"  En  un  mot,  pour  notre  survivance  comme  peuple  dans 
cette  lutte  gigantesque,  qui  dure  depuis  près  de  deux  ans,  et 
d'où  il  ressort  que  Dieu  n'a  nullement  envie  de  nous  perdre, 
mais  désire  notre  retour  à  l'existence  et  à  Lui." 

La  proclamation  fixe  ensuite  le  g  août  comme  jour  de  péni- 
tence. 

"  Nous  demandons  pardon  au  Seigneur  pour  tous  les  péchés 
que  nous  avons  commis.  Nous  reconnaissons  que  nous  avons 
notamment  péché  en  n'observant  pas  le  repos  du  dimanche  par 
ivrognerie,  par  incrédulité,  par  manque  de  loyauté  envers  nos 
frères  ;  nous  reconnaissons  que  nous  avons  péché  en  déposant 
les  armes,  en  nous  montrant  cupides,  en  commettant  des  vols, 
en  blasphémant,  etc. 

"  Mais  nous  ne  voulons  pas  énumérer  tous  nos  péchés,  ils 
sont  légion.  Comme  gouvernement  et  comme  peuple  nous  de- 
mandons pardon  à  Dieu  !  Nous  le  supphons  de  donner  à  notre 
gouvernement,  à  notre  pouvoir  législatif,  la  grâce  d'avoir 
comme  but  suprême,  dans  toutes  leurs  actions,  la  glorification 
du  Seigneur! 

"  Ont  signé  : 

"  Schalk  Burger,  faisant  fonction  de  président  de  la  Répu- 
blique sud-africaine  ; 

"  M.  T.  Steijn,  président  de  l'Etat  libre  d'Orange; 

"Christian  de  Wet,  ooimmandant  général  des  forces  de  l'Etat 
libre  d'Orange; 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES       335 

'■  Louis  Botlia,  cotrumanidant  général  des  forces  de  la  Répu- 
blique sud-africaine; 

"  J.  A.  Sniuts,  procureur.  d'Etat  de  la  Réputtique  sud-afri- 
caine." 

C'est  le  lo  octobre  1899  que  la  guerre  a  éclaté  en  Afrique. 
Qui  aurait  pu  prévoir  alors  que  la  résistance  des  Boërs  serait 
aussi  longue,  aussi  tenace,  aussi  formidable? 


Détournons  nos  regards  de  l'/^frique,  et  contemplons  un 
spectacle  plus  rassérénant.  Depuis  dix  jours,  Leurs  Altesses 
Royales,  le  duc  et  la  duchesse  d'York,  sont  arrivés  au  Canada, 
et  leur  passage  au  milieu  de  nous  est  marqué  par  une  série  de 
démonstrations  grandioses.  L'héritier  présomptif  de  la  cou- 
ronne britannique  esit  reçu  par  le  peuple  canadien  avec  tous  les 
honneurs  qui  lui  sont  dus.  Québec,  Montréal,  et  Ottawa,  lui 
ont  donné  des  fêtes  dont  il  conservera  sans  doute  un  vivace 
souvenir.  Arcs  de  triomphe,  dîners  de  gala,  illuminations,  feux 
d'artifice,  présentations  d'adresses,  immense  concours  de  po- 
pulation, rien  n'a  manqué  à  ces  réceptions  brillantes. 

L'Université  Laval  a  donné  au  cluc  le  titre  de  docteur  en 
droit. 

•  A  l'occasion  de  la  visite  du  prince  héritier,  des  décorations 
€t  des  honneurs  ont  été  accordés  à  plusieurs  Canadiens.  Le 
lieutenant-gouverneur  de  la  province  de  Québec  a  été  nommé 
chevalier  commandeur  de  l'ordre  de  St-Michel  et  St-George, 
et  s'appellera  désormais  Sir  Louis  Jette.  Le  chancelier  d'On- 
tario, M.  Boyd,  a  reçu  le  même  titre.  Le  président  du  Paci- 
fique. M.  Shaughnessy,  est  créé  "  knigirt  bachelor  "  du  même 
ordre,  ce  qui  lui  donne  droit  de  s'appeler  Sir  Thomas  Shaugh- 
nessy. Le  recteur  de  l'Université  Laval,  M.  l'abbé  Mathieu,  le 
major  Mande,  secrétaire  militaire  du  gouverneur  général,  le 
maire  de  Toronto,  M.  Howland,  le  principal  Grant,  de  Kings- 
ton, le  principal  Peterson.  de  l'Université  M-cGill,  et  M.  Joseph 
Pope,  sous-secrétaire  d'Etat  à  Ottawa,  sont  faits  commandeurs 
de  l'ordre  de  St-Michel  et  St-George. 

-  Il  paraît  que  les  maires  de  Québec  et  de  Montréal  ont  cru 
devoir  refuser  ce  dernier  titre,  comme  inférieur  à  la  dignité  de 
leur  position. 

Québec.  25  septembre  1901. 


A  TRAVERS  LES  LIVRES  ET  LES  REVUES 


Saint  Antoine  de  Padone  (1195-1231),  par  M.  l'abbé  Albert  Lepitre,  docteur 
es  lettres,  professeur  à  l'université  catholique  de  Lyon.  1  vol.  in-12  de 
vni-205  pages,  de  la  collection  "  Le.1  Saints."  Librairie  Victor  Lecoffre, 
rue  Bonaparte,  90,  Paris.  Prix  :  50  cts. 

On  attendait  avec  impatience  une  vie  scientifique  de  saint  Antoine  de 
Padoue.  L'action  surnaturelle  du  grand  thaumaturge  e?t  bien  populaire 
â  l'heure  actuelle,  et  la  piété  des  foules  perpétue,  dévelopjie  même  ce  qu'on 
peut  appeler  sa  légende.  Mais  que  [leut^on  aflirmer,  historiquement,  autheri- 
tiquement  de  l'dlustre  compagnon  de  saint  François  d'Assise?  on  ne  le  savait 
jçuère  jusqu'ici.  11  y  avait  là  un  travail  très  ardu  à  entreprendre.  M.  le  cha- 
noine Lepitre,  professeur  à  l'Institut  catholique  de  Lyon,  a  \)ien  voulu' s'en 
charger.  11  était  soutenu. par  une-connaissahce  approfondie  de  tous  les  docu- 
ment!', les  faux,  les  vrais,  les  suspects  et  aussi  de  tous  les  travaux  que  les 
meilleurs  érndits  d'Allemagne  avaient  composés  sur  le  sujet.  Entre  cette  cri- 
tique si  volontiers  négative  et  la  piété  docile  qui  accepte  sans  trop  do  discer- 
nement tous  les  récits,  pourvu  qu'ils  soient  édifiants,  M.  Lepitre  a  su  garder 
une  juste  mesure.  Assurément  quelques  âmes  seront  un  peu  déçues  de  voir 
mettre  en  doute  un  grand  nombre  de  miracles  :  mais  finalement  elles  se 
diront  que  si  tout  a  été  passé  à  un  crible  très  étroit,  ce  qui  reste  est  désormais 
assuré  de  défier  tout  scepticisme.  Et  alors  chacun  se  félicitera  d'avoir  devant 
sui  un  personnage  réel,  dont  les  traits,  dont  l'altitude,  dont  l'action,  appa- 
raissent dans  leur  vérité.  On  se  dira  qu'un  pareil  travail  sur  un  toi  ensemble 
de  légendes  discutées,  exigeait  plus  de  discussions  critiques  que  n'en  compor- 
taient beaucoup  d'autres  vies  de  la  collection.  Ce  que  le  nouvel  historien 
laisse  subsister  de  la  renommée  du  bienheureux  suffit  d'ailleurs  amplement  à 
justifier  l'admiration  et  la  dévotion  du  peuple  chrétien. 


Prère  et  Sœur,  par  le  R.  P.  Jean  Charruau,  S.  J.,  in-12.  Ancienne -maison 
Charles  Douniol,  P.  Téqui,  libraire-éditeur,  29,  rue  de  Tournon,  Paris. 
Prix  :  85  cts. 

Voulez-vous  lire  une  histoire  qui  vous  fera  tour  à  tour  rire  et  pleurer? 
Ouvrez  le  livre  du  P.  Charruau,  et  je  suis  convaincu  que  vous  ne  me  repro- 
cherez pas  de  vous  avoir  fait  une  promesse  trompeuse. 

Ce  récit  vivant  et  pittoresque  attache  le  lecteur  dès  les  premières  pages  et 
le  conduit,  pour  ainsi  dire,  sans  qu'il  s'en  doute,  jusqu'au  dénouement. 

*  *  * 

Clovls,  par  Go<Jefroi  Kurth,  professeur  à  l'université  de  Liège.  Deuxième 
édition,  revue,  corrigée  et  augmentée.  Deux  beaux  volumes  in-S".  Librai- 
rie de  Victor  Retaux,  éditeur.  Prix  :  $2.00. 

L'Institut  de  France  a  accordé  à  cet  ouvrage  lé  1"  prix  d'antiquités  natio" 
nales;  nous  n'avons  pas  besoin  d'ajouter  à  ce  fait  pour  montrer  toute  l'impor- 
tance et  l'intérêt  qu'offre  cet  ouvrage  et  pour  le  recommander  à  nos  lecteurs. 


N.  B. — Tous  les  livres  mentionnés  ci-dessus  sont  en   vente  il  la  librairie 
C  O.  Beauchemin  et  fils,  256  et  258,  rue  Saint-Paul,  Montréal. 


t  t 


NOTRE-DAME  DE  LORETTE  EN  LA 
NOUVELLE-FRANCE 


(Suite) 


CHAPITRE  TREIZIEME. 

CHEFS    DE    LA  TRIBU    HURONNE    DE    LORETTE — HOMMES    ILLUS- 
TRES— TYPES  ET    FAMILLES  —  DÉNOMBREMENT 

EXPÉDITIONS  GUERRIÈRES. 

'A  tradition  nous  a  conservé  les  noms  de  tous  les 
grands  chefs  des  Hurons  depuis  1650  jusqu'à  nos 
jours. 

'•  Le  premier  chef  ou  capitaine  chrétien  de 
^  Sillery  se  nommait  Shastaretsi.  Il  mourut  à  la 
®  Vieille-Lorette,  où  Ignace  TsaSenhohi  (le  Vautour) 
lui  succéda  comme  grand  chef.  Vint  ensuite  Paul 
TsaSenhohi,  mort  à  la  Jeune-Lorette.  Fut  ensuite  nommé 
grand  chef  Thomas  Martin  ThodatoSan.  Ensuite  Nico- 
las Vincent  TsaSenhohi  '^'  fut  élu  grand  chef  par  la  tribu 
liuronne  de  la  Jeune-Lorette.  et  reconnu  par  le  grand/eu 
de  CanaSakeronon,  ^Sault  Saint-Louis  ou  KhânaSaga.)  -^' 

(1)  Cette  trailition  orale,  recueillie  de  la  bouche  des  anciens  Hurons  et  écrite 
en  1825  par  Vincent  Sasennio,  a  été  conservée  par  l'abbé  P.  Vincent. 

f2)  D'après  l'auteur  de  la  description  d'un  tableau  représentant  ie  groupe 
de.s  principaux  personnatres  de  la  tribu  de  Lorette,  Nicolas  Vincent  aurait  eu 
comme  prédéces.>ieur  immédiat  dans  la  charge  et  la  dignité  de  grand  chef, 
son  oncle  José  Vincent. 

(3)  Ce  même  Nicolas  Vincent,  parlant  on  hurcn  devant  im  comité  de  la 
Législature  de  Québec  en  1819,  et  interprété  par  Louis  Vincent,  reud  compte 
dans  les  termes  suivants  de  l'élection  des  chefs.  A  la  question  :"  Comment 
est  nommé  le  Conseil  ?"  il  répond  :  "  Voici  la  manière,  mes  Frères;  lorsqu'il 
meurt  un  chef  le  Conseil  en  nomme  un  autre  et  l'annonce  à  la  nation  assem- 
blée. Mais  lorsque  le  Capitaine  ou  Grand  Chef  meurt,  on  envoie  des  messa- 
gers aux  Sept  Nations  ou  villages  de  sauvages  chrétiens  dans  le  Bas-Canada, 
avec  commission  de  dire  que  le  Mât  est  to  nbé  et  qu'ils  viennent  aider  à  le 
relever.  Une  députation  de  chaque  s'assemble  au  village.  Le  Grand  Chef 
est  nommé  par  le  Conseil  de  la  nation  et  présenté  aux  députés  des  autres  vil- 
lages." 

Novembre. — 1901.  22 


338  REVUE  CANADIENNE 

Simon  Komain  Tehariolin  lui  succéda,  et  fut  reconnu  par 
la  nation  huronne  et  par  le  grand  feu  le  17  juillet  1845. 

François-Xavier  Picard  Tahourenché  fut  nommé  grand 
chef  et  reconnu  par  les  Ilurons  de  Lorette  en  juin  1870. 
Il  était  déjà  chef  des  guerriers  de  la  nation  depuis  1840.  *" 

A  sa  mort,  en  1883,  Maurice  Sébastien  Aghionlin  fut 
élu  grand  chef  à  vie,  par  le  conseil  des  chefs.  Depuis, 
"  l'acte  des  Sauvages,  1880,"  règle  la  nomination  des 
grands  chefs  et  des  chefs. 

L'histoire  nous  a  coneervé  les  noms  de  plusieurs  chefs 
hurons  qui  se  distinguèrent  par  leur  bravoure  et  par  leurs 
vertus  chrétien:ies.  Les  Relations  nous  font  connaître  ces 
âmes  vaillantes,  prémices  du  sang  des  martyrs  et  soutiens 
des  missionnaires  dans  les  épreuves  de  leur  pénible  apos- 
tolat. 

C'est  Totiri,  capitaine  huron,  du  bourg  de  Saint- Joseph, 
qui  embrassa  un  des  premiers  le  christianisme  et  conver- 
tit la  moitié  de  sa  cabane  en  chapelle.  Quand  les  païens 
voulurent  la  détruire  et  forcer  auparavant  leur  capitaine 
d'en  sortir,  "  J'en  sortirai,  répondit  le  fier  chrétien,  quand 
les  Pères  qui  nous  instruisent  quitteront  eux-mêmes  la 
bourgade,  et  ce  sera  pour  les  suivre  en  quelque  lieu  qu'ils 
aillent.  Je  suis  plus  attaché  à  eux  qu'à  ma  patrie  et  à 
tous  mes  parents,  car  ils  nous  portent  les  paroles  d'un 
bonheur  éternel.  Mon  âme  ne  tient  pas  à  mon  corps;  un 
moment  peut  les  séparer,  mais  jamais  on  ne  me  ravira 
ma  foi." 

C'est  Joseph  €hihaten8a,  dont  la  sainteté  fut  si  mani- 
feste que  les  missionnaires  l'invoquèrent  après  sa  mort.'^' 

(1)  Ce  personnage,  qui  ne  manquait  pas  d'instruction  et  qui  même  avait  été 
maître  d'écolo,  rapporte  dans  son  journal  intime  les  principaux  détails  de  la 
cérémonie  de  son  élection.  Quelques  éphémérides,  empruntées  à  la  même 
source,  ne  seront  pas  sans  intérêt  pour  le  lecteur.  (Voir  Appendice  à  la  tin 
du  volume.) 

(2)  SiiBA,  Catholic  MUtions,  p.  204. 


NOTRE-DAME  DE  LORETTE  339 

C'est  Téondéchoren,  c'est  Tsondatsaa,  qui,  adonnés  au 
vice  avant  leur  conversion,  deviennent  des  exemples  de 
probité  et  de  constance. 

Mais  celui  dont  le  nom  est  resté  le  plus  célèbre,  et  dont 
la  mémoire  est  encore  vivante  dans  la  tribu,  c'est  Ahasis- 
tari,  le  brave  d'entre  les  braves.  Miraculeusement  pré- 
servé de  maint  danger  avant  que  la  "  bonne  nouvelle  " 
eût  retenti  à  ses  oreilles,  cet  homme  remarquable  avait 
eu  comme  une  intuition  du  vrai  Dieu  que  les  Pères  ve- 
naient lui  faire  connaître  et  aimer.  C'est  à  sa  main  toute 
puissante  et  paternelle  qu'il  attribua  ses  victoires  sans 
nombre  et  sa  préservation  de  la  mort  dans  les  circonstances 
les  plus  périlleuses. 

"Lorsque,  dit-il  au  missionnaire,  j'ai  entendu  parler  des 
grandeurs  du  Dieu  que  vous  prêchez,  et  de  ce  que  Jésus- 
Christ  a  fait  étant  sur  la  terre,  je  l'ai  reconnu  pour  celui 
qui  m'avait  conservé,  et  me  suis  résolu  de  l'honorer  toute 
ma  vie.  Allant  en  guerre,  soir  et  matin,  je  me  recom- 
mandais à  lui  ;  c'est  de  lui  que  je  tiens  toutes  mes  vic- 
toires ;  c'est  en  lui  que  je  crois,  et  je  vous  demande  le 
baptême,  afin  qu'après  ma  mort  il  ait  pitié  de  moi."  '^' 

Il  n'y  a  pas  dans  l'histoire  de  haut  fait  comparable 
au  dévouement  de  Daulacet  de  ses  compagnons.  Une  lutte 
si  disproportionnée,  une  bravoure  si  sublime  jettent  dans 
l'ombre  la  gloire  de  Léonidas  aux  Thermopyles.  Quelle 
race  de  héros  que  celle  de  ces  hommes  qui  furent  les  pion- 
niers de  la  Nouvelle-France  !  Leur  audace  peut  paraître 
insensée,  mais  elle  sauva  la  colonie  de  la  hache  des  Iro- 
qois  justement  effrayés  d'une  telle  valeur. 

Or,  un  chef  huron  de  Québec,  Anahotaha,  eut  une  large 
part  dans  ce  glorieux  épisode  de  nos  annales.  Son  rôle 
est  d'autant  plus  brillant  qu'il  résista  à  toutes  les  offres  de 

(1)  Rochemonteix,  ouvrage  cité,  tome  ii,  pages  17  et  18. 


340  REVUE  CANADIENNE 

l'ennemi,  et  refusa  de  suivre  les  trois  quarts  de  sa  bande 
de  quarante  guerriers  dans  leur  lâche  trahison.  "' 

Au  moment  suprême  où,  par  suite  d'un  malheureux 
accident,  l'explosion  d'un  baril  de  poudre  sema  la  mort  et 
la  confusion  parmi  les  rares  défenseurs  du  fort,  un  neveu 
d'Anahotaha,  qui  était  passé  aux  Iroquois,  invita  son  oncle 
à  se  rendre,  en  lui  promettant  la  vie  sauve.  "  J'ai  donné 
ma  parole  aux  Français,  répondit  le  chef,  je  mourrai  avec 
eux."  Peu  a^rès  il  tombe  mortellement  frappé,  et  supplie 
ses  compagnons  d'armes  de  lui  mettre  la  tête  sur  les  char- 
bons afin  que  les  Iroquois  n'aient  pas  l'honneur  de  lui 
enlever  la  chevelure.  *-* 

Le  lecteur  se  rappelle  la  vaillante  et  noble  figure  de 
Thaouvenhos,  si  bien  mise  en  relief  par  le  P.  Davaugour 
dans  son  tableau  de  la  chrétienté  de  Lorette  au  commence- 
ment du  18e  siècle.  '^^ 

A  ces  noms  fameux  il  convient  d'ajouter  quelques  célé- 
brités plus  modernes  de  la  bourgade  de  Lorette. 

En  1781,  Louis  Vincent  Sa8atanneu,  après  un  cours 
d'études  au  collège  de  Dartmouth,  dans  la  Nouvelle- 
Angleterre,  y  conquit  le  degré  de  Bachelier-ès-Arts.  C'est 
le  pionnier  du  Baccalauréat  dans  la  Nouvelle-France.  ** 

En  1825,  André  Romain  Tsohahisen,  second  chef  du 
conseil,  se  rendit  en  Angleterre  avec  Nicolas  Vincent, 
grand  chef,  Stanislas  Kostka  Ahihathenha  et  Michel 
Tsi8eï  (Sioui)  Tehachiendalé,  pour  les  affaires  du  village 
huron  de  Lorette.  Ils  furent  admis  à  la  cour  du  roi 
George  IV,  et  le  haranguèrent  en  termes  éloquents. 

(1)  Quand  Anahofaha  et  ses  guerriers  se  joignirent  il  Daulac,  en  1660,  les 
Hurons  demeuraient  à  Québec,  où  ils  résidaient  depuis  leur  départ  de  l'île 
d'Orléans,  le  4  juin  1656. 

(2)  Voir  Ferland,  Cours  d'histoire  du  Canada,  tome  i,  p.  458. 

(3)  Voir  chapitre  cinquième. 

(4)  Le  diplôme  de  Bachelier  de  Louis  Vincent  figure  sur  la  liste  des  dons  au 
musée  de  la  Société  littéraire  et  historique  de  Québec  en  1831. 


NOTRE-DAME  DE  LORETTE  341 

Il  reste  à  mentionner  une  figure  d'artiste  :  c'est  celle 
de  Zacharie  Vincent  Tehariolin.  Le  peintre  canadien, 
Plamondon,  après  avoir  peint  son  portrait,  qui  obtint  en 
1838  le  grand  prix  offert  au  concours  par  la  Société  litté- 
raire et  historique  de  Québec,  donna  à  son  modèle  des 
leçons  de  peinture.  Celui-ci  fit  de  nombreuses  copies  de 
l'original,  qu'il  n'emprunta  pas  au  tableau  de  Plamondon 
devenu  la  propriété  du  gouverneur  Loi'd  Durham,  mais 
qu'il  peignait  d'après  nature  en  s'aidant  d'un  miroir. 
C'est  ce  portrait  qui  inspira  à  l'historien  Garneau  ses  plus 
beaux  vers  dans  les  deux  chants  Le  dernier  Ilaron  et  Le 
vieux  chêne,  '" 

O  guerriers,  levez- vous; 

dit  le  sauvage  attristé, 

Couvrez  cette  campagne, 
Ombres  de  mes  aïeux  ! 

Mais  la  voix  du  Huron  se  perdait  dans  l'espace 

Et  ne  rL'veillait  plus  d'i'chos, 
Quand,  soudain,  il  entend  comme  une  ombre  qui  passe, 

Et  sous  lui  frémir  des  os. 

Le  sang  indien  s'embrase  en  sa  poitrine  ; 

Ce  bruit  qui  passe  à  fait  vibrer  son  cœur. 

Perfide  illusion  !  au  pied  de  là^coUine, 

C'est  l'acier  du  faucheur. 

Mais  Tehariolin  était-il  vraiment  le  dernier  représen- 
tant de  sa  race  ?  C'est  une  question  difficile  à  résoudre, 
étant  données  les  alliances  fréquentes  des  sauvages  avec 
les  français  et  même  avec  des  anglais  capturés  en  guerre 
et   adoptés  par  la  tribu.  '^' 

(1)  Voir  la  critique  de  ces  poëmes  par  P.-J.-O.  Chauveau,  dans  la  Notice  bio- 
graphique de  l'historien,  p.  xi.ii. 

(2)  Si  l'on  en  croit  le  "  Québec  Star  "du  8  avril  1829,  ?(■  dernier  des  Ilurons 
serait  mort  le  2i)  mars  précédent.  ''  Dikd. — On  Friday,  29tli  ult.,  at  Indian 
Lorette,  near  tins  city,  8en8aclalironhé,  or  Gabriel  Vincent,  third  cliief  of  the 
Hurons  residing  at  that  village.  He  was  the  only  remainina  Indian  of  the 
village  wlio  had  desconiled  in  a  direct  line,  wilhout  interniixtnre  of  blooil, 
irom  the  original  iribe  inhabiting  the  borders  of  Lako  Huron.  He  was  aiso 
one  who  retaine<l  most  of  the  habits,  and  the  only  one  who  reared  bis  family 
in  the  u.^e  of  the  language  of  his  forefathers,  the  younger  inhabitants  of  the 
village  nowspeaking  the  French  language  only  and  not  understanding  their 
own.  After  a  successful  and  arduous  chase  on  snowslioesof  threeelks,  on  the 
sùuth  side  of  the  river,  he  was  attacked  by  a  pleuri>iy,  and  passing  three  days 


342  REVUE  CANADIENNE 


*  *  * 


Chez  la  plupart  des  nations  de  l'Amérique  du  Nord  on 
divisait  généralement  les  tribus  en  compagnies,  et  on  don- 
nait à  ces  compagnies  le  nom  générique  d'un  animal,  d'une 
plante  ou  d'un  autre  objet  de  la  nature.  Ainsi,  chez  les 
Hurons,  il  y  avait  les  compagnies  des  Loups,  des  Che- 
vreuils, des  Ours  et  des  Tortues  ;  quelques-uns  disent  qu'il 
y  avait  la  compagnie  des  Castors.  '^" 

L'enfant  appartenait  à  la  compagnie  de  sa  mère  :  ainsi, 
si  une  mère  était  de  la  compagnie  des  chevreuils,  ses  en- 
fants appartenaient  à  la  même  compagnie  en  vertu  de 
l'axiome  sauvage,  "  c'est  la  femme  qui  nourrit  la  terre.'' 
Il  n'y  avait  pas  à  proprement  parler  de  noua  de  famille. 
Le  conseil  des  chefs  était  autorisé  à  donner  un  nom  à 
chacun  des  enfants  lorsqu'ils  atteignaient  un  certain  âge. 
Ce  nom  se  donnait  d'après  les  aptitudes  particulières  de 
l'enfant,  ses  qualités,  son  occupation.  ^-* 

D'où  viennent  les  noms  de  famille  que  portent  quelques 
membres  de  la  tribu  de  Lorette  ?  Evidemment  des  étran- 
gers avec  qui  ils  ont  contracté  mariage.  Déju,  durant  la 
première  moitié  du  18e  siècle,  leur  type  s'était  notable- 
ment altéré  par  ces  unions.  Le  natura,liste  Kalm,  obser- 
vateur judicieux  et  narrateur  e.vact,  en  rend  compte  en 
ces  termes  : 

"  Cet  indien,'^'  dit-il,  était  un  anglais  de  naissance  qui 
fut  pris  par  les  .sauvages  il  y  a   trente  ans,  alors  qu'il 

in  the  woods  iina.ssistod,  disease  had  tuken  firin  hold  of  liiiii,  so  tliat  in  a  few 
day.s  sickness  cariied  liini  ofl'at  57,  yet  in  tlie  prime  of  life." 

Il  est  juste  d'ajouter,  à  l'appui  de  la  thèse  du  journal,  que  Gabriel  Vincent 
était  père  de  Zacharie  Tehariolin,  et  que  le  type  du  fils  était  celui  d'un  sauvage 
tout-à-fait  pur  sang. 

(1)  D'après  Garneau  (tome  i,  p.  377),  le  castor  était  le  tigne  héraldique  des 
Hurons. 

(2)  Ces  renseignements  ont  été  empruntés  aux  notes  manuscrites  de  l'abbé 
P.  Vincent. 

(3)  Il  s'agit  d'un  guide  que  le  gouverneur  lui  avait  donné. 


NOTRE-DAME  DE  LORETTE  343 

n'était  encore  qu'un  petit  garçon,  et  adopté  par  eux,  sui- 
vant leur  coutume,  pour  tenir  la  place  d'un  des  leurs  tué 
par  l'ennemi.  Depuis  ce  temps  il  est  toujours  resté  avec 
eux;  devenu  catholique  romnin,  il  s'est  marié  avec  une 
femme  indienne,  s'habille  comme  un  indien,  parle  anglais 
et  français  et  plusieurs  des  idiomes  sauvages. 

"  Les  tribus  amies  des  Français  ont  fait  beaucoup  de 
prisonniers  des  deux  sexes  dans  les  colonies  anglaise.?,  les 
ont  adoptés  et  mariés  avec  les  gens  de  leur  nation.  Il 
s'en  suit  que  le  sang  "indien  en  Canada  est  très  mélangé 
de  sang  européen,  et  une  grande  partie  des  sauvages  main- 
tenant vivants   peuvent  se  dire  d'origine  anglaise 

Il  y  a  aussi  un  grand  nombre  de  Français  qui  sont  allés 
habiter  avec  les  indiens  et  ont  adopté  leur  manière  de 
vivre."  *" 

Un  tableau  dessiné  par  un  artiste  étranger,  Henry 
D.  Thielcke,  et  reproduit  à  quelques  rares  exemplaires 
par  la  lithographie,  représente  un  groupe  caractéristique 
des  Hurons  de  Lorette  en  1839-40.  Ce  tableau  est  dû  à 
la  munificence  d'un  citoyen  de  Québec,  d'origine  anglaise, 
Robert  Symes,  qui  le  fit  faire  à  l'occasion  de  son  installa- 
tion comme  chef  honoraire  de  la  tribu. '^' 

Une  notice  de  l'époque,  traduite  de  l'anglais,  fera  con- 
naître aux  lecteurs  les  divers  personnage,'^  du  tableau. 

"  Comuiençant  à  la  droite  du  tableau,  dit  la  notice,  la 
première  figure  (lue  l'oeil  rencontre  est  celle  d'une  sauva- 
gesse,  dont  le  noui  indigène  signifie  '  celle  qui  agite  Itts 
eaux.'    La  tête  en  demi-teinte  dans  l'arrière-plan  est  celle 

(1)  Kalm,  ouvrage  cité,  p.  11(>.  Le  monastère  des  Ursulines  de  Québec  a 
abrité  plu.sieiirs  jeunes  tilles  unfjjlaises  enlevées  à  leur.-;  familles  par  les  Aliena- 
(|ui-.  Trois  d'entre  elles  devii;rent  relij:ieuses  :  Mary  Ann  Davis,  Durothy 
.]eiyan(?iet  Ksther  Wheelwriiilit,  dont  l'histoire  est  phi-<  émouvante  qu'un 
roniiin.  L'illustre  évêquo  Ple.-^sis  était  petit-tils  de  Martlia  Frencli,  une  cap- 
tive. Le  nom  Hôtesse  ou  Oti'i  fij^urait  réceminent  parmi  ceux  des  llnrons 
de  Loretle  ;  c'est  celui  d'un  célèlire  jiénéral  américain  de  nos  jours.  ]1  y  eut 
parmi  les  prisonniers  de  guerre  des  i)ersonnes  de  ce  nom. 

(2)  Cette  gravure  est  dédiée  par  l'artiste  à  la  reine  douairière,  Adélaïde. 


I 


844 


REVUE  CANADIENNE 


de  Paul  Zacharie  Hôtesse  (Otis),  dont  le  nom  hiiron  veut 
dire  '  celui  qui  passe  au-dessus  des  faîtes  des  maisons.' 
Son  grade  est  celui  de  chef  des  guerriers  de  la  compagnie 


Installation  de  Robert  Synics  comme  clicf  liiuiortLirc  ik.-^  Ihmms  du  Lorette,  en  1S;Î8. 

des  Tortues  ;  il  est  fils  d'un  chef  du  conseil,  et  agit  comme 
interprête  de  la  langue  iroquoise.  Puis  le  regard  tombe 
sur    le  portrait  en  pied    du  grand  chef  Nicolas  Vincent 


NOTRE-DAME  DE  LORETTE  345 

TsaSenhohi,  'le  Vautour.'  Son  oncle  (José  Vincent)  fut 
grand  chef  jusqu'à  sa  mort,  après  quoi  le  neveu  succéda  à 
son  titre  par  l'élection  des  Six  Nations  qui  seules  peuvent 
accoïder  cette  haute  distinction.  Les  chefs  de  conseil  sont 
élus  par  les  conseillers  de  la  tribu  qui  en  possèdent  le 
droit  par  inhérence,  et  les  guerriers  choisissent  parmi  ceux 
de  leur  compagnie  le  chef  des  guerriers,  qu'ils  présentent 
à  la  sanction  et  approbation  du  conseil.  Le  grand  chef 
appartient  à  la  compagnie  des  Chevreuils. 

"  Puis  vient  un  jeune  chef  de  guerriers.  Il  s'appelle 
François-Xavier  Picard  Tahourenché,  c'est-iVdire  '  l'aube 
du  matin.'  Il  est  de  la  compagnie  des  Loups.  En  avant 
de  lui  se  tient  André  Romain  Tsohahisen,  '  celui  qui  est 
près  du  chemin.'  Il  est  premier  chef  du  conseil  et  appar- 
tient à  la  compagnie  des  Chevreuils.  La  tête  en  arrière 
de  la  figure  centrale,  immédiatement  à  gauche  d'André 
Romain,  est  celle  de  Psul  Picard.  Il  est  fort  respecté  de 
tous  ceux  qui  le  connaissent.  Son  nom  sauvage  est 
OhdaSanonk,  '  il  a  la  rivière  dans  la  bouche.'  Il  est  marié 
à  la  sœur  du  grand  chef  et  son  père  était  chef  du  conseil. 
Il  est  de  la  compagnie  du  Chevreuils.  Stanislas  Kostka, 
second  chef  du  conseil,  vient  ensuite.  Son  nom,  Ahra- 
thenha,  signifie  '  celui  qui  gravit  promptement  une  émi- 
nence.'  Son  père  fut  grand  chef;  il  appartient  à  la  com- 
pagnie des  Ours;  c'est  le  médecin  de  la  tribu. 

"Le  jeune  indien  coiffé  d'un  couvre-chef  de  sa  propre 
manufiicture  figure  dans  le  tableau  comme  type  du  sau- 
vage Huron  dont  la  lignée  n'a  subi  aucune  alliance  avec 
les  blancs.  L'artiste  y  tenait  comme  souvenir  historique 
de  la  race.  Le  nom  de  ce  personnage  est  Zacharie  Vin- 
cent Tehariolin,  '  non-divisé  '  ou  '  sans  mélange  ;'  il  est 
de  la  compagnie  des  Tortues.  Le  portrait  en  pied  qui 
vient  ensuite  est  celui  de  Michel  Sioui.  Son  nom  indien, 
Theachiendalé,  signifie  '  celui  qui  a  deux  noms.'  Il  est  le 
troisième  chef  du  conseil  et  appartient  à  la  compagnie  des 


346  REVUE  CANADIENNE 

Tortues.  On  le  représente  introduisant  un  jeune  indien 
à  qui  il  désigne,  comme  modèle  propre  à  exciter  son  ému- 
lation, un  chef  nouvellement  élu.  La  figure  placée  immé- 
diatement à  la  gauche  de  Michel  Sioui  est  celle  de  Laurent 
Picard,  qui  porte,  en  langue  sauvage,  le  nom  expressif 
de  Atedjaka,  c'est-à-dire  '  guerrier  parfait.'  Il  est  de  la 
compagnie  des  Chevreuils,  et,  comme  son  frère  Paul 
Picard,  est  fils  d'un  chef  du  conseil.  Devant  lui  se  tient 
Christine  Vincent,  fille  du  grand  chef,  appelée  en  huron 
Athianonk,  '  celle  qui  prend  soin  de  la  source  d'eau.'  Elle 
est  de  la  compagnie  des  Loups.  Françoise  Bastien,  veuve 
de  Basile  Picard  et  veuve  de  Laurent  Picard,  n'a  pas  de 
nom  sauvage,  mais  appartient  à  la  compagnie  des  Che- 
vreuils. Elle  .se  penche  en  avant  pour  attirer  l'attention 
de  son  enfant  sur  la  figure  principale  du  tableaxi.  L'ex- 
pression du  visage  de  la  petite  Marguerite  dénote  à'  la 
fois  la  surprise  et  la  timidité." 


Jusqu'en  1851  on  distribuait  annuellement  à  la  plupart 
des  familles  du  village  de  Lorette  des  articles  divers 
qu'on  désignait  sous  le  nom  de  "  présents  du  Roi."  Pen- 
dant longtemps  ce  fut  le  colonel  Napier  qui  présida  à  la 
distribution  de  ces  dons,  qui  consistaient  en  munitions  de 
chasse  (poudre,  balles,  plomb,  etc.,)  en  couvertes  de  laine, 
drap  bleu,  indienne,  couteaux,  chaudières  de  cuivre,  etc. 
On  donnait  aussi  aux  chefs,  après  leur  élection,  et  de  la  part 
du  souverain  régnant,  une  riche  et  belle  médaille  en  argent, 
frappée  à  l'effigie  du  roi  ou  de  la  reine  d'Angleterre. 

Le  21  mai  1845,  il  y  avait  au  village  huron  de  la  Jeune- 
Lorette  61  hommes,  62  femmes,  et  68  enfiints  ayant  droit 
de  recevoir  les  "  présents  du  Roi." 

Le  gouvernement  du  Canada,  tout  en  faisant  ce.sser  la  dis- 
tribution de  munitions  et  d'étoffes  aux  iïuronsde  Lorette, 
continue  de  donner  une  subvention  annuelle  pour  le  mis- 


NOTRE-DAME  DE  LORETTE  347 

feionnaire  et  pour  l'école  du  village.  En  agissant  ainsi, 
il  peut  servir  d'exemple  à  la  nation  voisine  dont  le  fana- 
tisme a  récemment(depuis  le  30  juin  1900)  retranché  toute 
allocation  aux  écoles  catholiques  établies  dans  l'intérêt 
des  sauvages  de  la  République  américaine.  '" 

La  France,  très  chrétienne  avait  prodigué  son  or  et  son 
sang  pour  agrandir  le  royaume  du  Christ  dans  le  nouveau 
monde.  La  conversion  des  infidèles,  tel  avait  été  aussi 
le  mobile  de  Christophe  Colooîb,  du  grand  découvreur  et  de 
la  catholique  Espagne  dont  l'étendard  abritait  la  flotte. 
La  charité  qui  avait  poussé  ces  nations  fidèles  à  engendrer 
des  âmes  à  la  foi,  réussit  également  à  les  y  conserver,  et 
en  sauvegardant  également  leurs  mœurs,  à  maintenir  et 
à  prolonger  leur  existence  nationale. 

Sans  prétendre  excuser  la  cruauté  de  certains  conquw- 
tof7o?-s,  plus  avides  de  richesses  que  de  mérites,  on  ne  peut 
nier  l'action  conservatrice  de  la  religion  dans  les  pays 
dont  le  découvreur  et  le  missionnaire  ont  pris  possession 
en  y  arborant  l'étendard  de  la  croix  ;  tandis  qu'ailleurs 
l'aborigène  est  voué  à  une  extermination  trop  rapide  pour 
être  e.xplicable  par  les  seuls  empiétements  d'une  civilisation 
incompatible  avec  la  nature  et  des  habitudes  séculaires. 

La  condition  des  Philippins,  d'abord  si  méconnue,  et 
récemment  mise  en  lumière  par  des  esprits  impartiaux  du 
monde  officiel  de  Washington,  confirme  admirableinent 
cette  assertion. 

Le  dernier  dénombrement  du  village  huron  de  la  Jeune- 
Lorette  (mai  1901),  donne  le  chifï're  de  448  âmes.  La 
tribu  a  encore  trois  réserves  :  l''  la  i-éserve  du  village  de 
Lorette  (30 acres)  ;  2°  la  réserve  des"  Quarante  arpents," 
dans  le  comté  de  Québec  (1,352  acres)  ;  3°  la  réserve  de 
Rocmout  dans  le  comté  de  Portneuf  (9,600  acres).  *-' 

(1)  Voir  La  Vérité  de  Québec,  31  mars  l'JÛO. 

(2)  Bulletin  des  Recherches  historiques. 


348  REVUE  CANADIENNE 


*  *  * 


Vu  la  privation  de  documents,  l'histoire  militaire  de 
Lorette  est  fort  difficile  à  tracer.  Les  détails  ne  man- 
quent pas  sur  le  rôle  guerrier  des  Hurons  de  Michilli- 
mackinac  et  du  Détroit.  Par  leur  position  et  leur  impor- 
tance ces  groupes  durent  prendre  une  part  active  dans  les 
guerres  contre  les  Iroquoi?  à  la  fin  du  17e  et  au  commen- 
cement du  18e  siècle.  Plus  tard,  après  avoir  lutté  contre 
les  Anglais  sous  le  célèbre  chef  Pontiac,  les  braves  Ouian- 
dottes  devaient  combattre  sous  le  drapeau  britannique  en 
1812,  et  contribuer  à  la  victoire  du  Général  Brock  au 
Détroit.  *" 

Ceux  de  Lorette  luttèrent  également  contre  les  Iro- 
quois  à  difl'érentes  reprises. 

"  Dans  l'armée  que  leva  le  gouverneur  Denonville  pour 
envahir  le  pays  des  Senecas,  les  Ii'oquois  des  Réductions 
et  les  Hurons  de  Lorette  (l'ancienne)  combattirent  à  côté 
des  Canadiens  et  des  milices  régulières  de  la  France- 
Tegaret8an,  ou  le  "Soleil",  conduisait  cinquante  braves 
de  la  Montagne,  Garonhiagué,  un  nombre  égal  de  Cnugh- 
naSaga,  et  cinquante  autres  suivaient  GonhiagSi  (le  Ciel) 
de  Lorette."  '2) 

Durant  la  gueri'e  contre  les  Iroquois,  en  1691,  parmi  les 
sauvages  domiciliés  au  Fort  Chambly,  Oureouharé,  chef 
d'une  grande  réputation,  commandait  les  Hurons  de 
Lorette  au  combat  de  la  Prairie  de  la  Magdelaine. 

On  trouve  encore  les  guerriers  de  Lorette,  en  1093, 
faisant  partie  de  l'aruiée  qui,  sous  M.  de  Callières,  devait 
faire  irruption  dans  le  Canton  des  Agniers. 

En  1696,  sous  le  même  gouverneur,  ils  font  partie  d'une 
troupe  composée  d'eux-mêmes  et  d'Iroquois  fidèles,  et 
commandée  par   Messieurs  de   Beauvais  et   Le   Gardeur, 

(1)  Voir  Gazette  de  Québec,  27  a.\riï  1812. 

(2)  Shea,  Catholic  Missions,  p.  317. 


NOTRE-DAME  DE  LORETTE  349 

frères,  tous  deux  lieutenants.  Ils  marchent  contre  les 
Iroquois  Onnontagués  dans  la  guerre  de  M.  de  Fronte- 
nac. '1' 

Au  commencement  du  18e  siècle  les  Hurons  de  la 
Jeune-Lorette  prirent  part  à  quelques  unes  des  incursions 
des  Abenaquis  dans  la  Nouvelle  Angleterre.  La  lettre 
du  P.  Davaugour  '^  en  fait  foi,  et  la  présence  parmi  eux 
de  types  anglais  signalés  par  Kalm  confirme  son  asser- 
tion. 

Ces  même?  guerriers  se  distinguèrent  plus  tard,  en  1755, 
à  la  Monongahéla  et  à  Chouaguen  (Oswego.) 

Ils  prirent  part  à  la  désastreuse  bataille  des  Plaines 
d'Abraham,  où  leur  tactique  sauvage  de  se  jeter  à  plat 
ventre  pour  tirer  et  se  mettre  en  embuscade  dans  les 
taillis,  nuisit  à  l'ordre  du  combat  et  jeta  la  confusion  dans 
les  rangs.  Mais  ils  prirent  leur  revanche  en  combattant 
glorieusement  sous  les  ordres  de  Levis  à  la  journée  de 
Sainte-Foye.  <^' 

En  1812  et  1813,  deux  chefs,  dont  l'un  était  André 
Romain  Tsonhahisen,  et  six  guerriers  de  Lorette  aidè- 
rent les  Anglais  et  les  Canadiens  dans  la  guerre  contre  les 
Américains.  (8astonteronons.  )  Ils  marchaient  sous  le 
commandement  du  Capitaine  Davis,  et  construisaient  des 
cabanes  de  six  lieues  en  six  lieues  pour  y  loger  les  trou- 
pes, car  on  était  en  hiver. 

Le  gouverneur  anglais,  sir  George  Prévost,  remercia  les 
chefs  et  se  déclara  content  de  leurs  services.  '^' 

(1)  Charlevoix,  Hist.  de  la  N.  France,  tome  ii,  pp.  102, 126,  168. 

(2)  Voir  chapitre  cinquième. 

(3)  Un  illustre  orateur,  dans  une  circonstance  mémorable,  rendit  hommage 
à  la  vaillance  des  Hurons,  "  les  fidèles  alliés  de  nos  ancêtres,  qui  donnèrent 
leur  part  de  sang  et  cueillirent  leur  part  de  gloire  sur  tous  les  champs  de  ba- 
taille de  l'Amérique."  (P.-J.-O.  Chauveau  à  l'inauguration  du  "monument 
des  braves.") 

(4)  L'Honorable  Colonel  Louis  de^Salaberry,  surintendant  du  département 
sauvage,  témoigne  ainsi  des  dispositions  des  Huronsrélativement  à  la  guerre: 
"  Ils  sont   très',fidèles^  et  dévoués  au  service  de  Sa  Majesté.     Durant  la  der- 


350  REVUE  CANADIENNE 

Depuis  cette  époque,  leur  ardeur  guerrière  a  dû  se 
ralentir.  Le  clairon  du  combat  ne  retentit  plus  à  leur 
oreille.  "  Les  fusils  du  Roi  "  ne  servent  plus  que  pour 
abattre  le  gibier  et  tirer  des  salves  aux  jours  de  réjouis- 
sance publique. 

Lord  Dalhousie,  gouverneur  de  1820  à  1828,  signala 
l'esprit  guerrier  qui  les  animait  encore  au  commencement 
du  19e  siècle,  alors  que,  cependant,  ils  n'étaient  plus 
qu'une  poignée  d'hommes,  et  que  la  civilisation  et  la  vie 
sociale  les  avaient  depuis  longtemps  détournés  de  la 
guerre. 

Un  touriste  anglais,  quelque  peu  crédule,  accusait  même 
le  missionnaire  de  Lorette  de  favoriser  les  instincts  belli- 
queux de  leurs  ouailles.  "  Nous  croyons  même  savoir,  écrit- 
il,  qu'ils  (les  missionnaires)  encouragent  plutôt  qu'ils  ne 
répriment  l'esprit  guerrier  de  leur  troupeau.  Il  parait,  en 
effet,  qu'à  leur  fête  religieuse  annuelle  appelée  la  grande 
fête  de  Dieu,  les  Indiens  ont  coutume  de  se  rendre  à  l'é- 
glise en  ordre  militaire,  précédés  de  leurs  chefs,  portant 
armes,  et  au  son  des  tambours  et  des  fifres."  ^^' 
On  ne  saurait  être  plus  naïf. 

nière  guerre  (1812-13),  ces  sauvages  n'ayant  pas  été  appelés  aux  frontières,  ils 
se  plaignirent  à  moi  de  cette  négligence,  et  je  fis  à  Sir  George  Prévost  une 
représentation  à  ce  sujet,  à  laquelle  Son  Excellence  répondit  en  substance 
qu'elle  était  très  éloignée  d'avoir  l'intention  de  les  négliger,  mais  qu'il  était 
(le  son  devoir  de  réserver  quelques  fidèles  et  bons  guerriers  pour  garder  les 
frontières  de  Québec,  et  que  c'était  pour  cette  seule  raison  qu'elle  ne  les  avait 
pas  appelés  aux  frontières  dans  le  District  do  Montréal."  (Journaux  de  la 
Chambre  d'Assemblée  du  Bas-Canada,  vol.  28,  1819,  app.  R.) 

(1)  N.  P.  WiLLis,  CanadianScenery,  tome  i,  p.  102.  Jusqu'en  1830  les  sauvages 
relevant  entièrement  de  l'organisation  militaire,  on  les  considérait  comme 
des  soldats  en  service  permanent.  Le  surintendant  était  un  officier  de  l'ar- 
mée.   (L.  Gerin,  Mém.  de  la  Soc.  Royale  du  Canada,  1900,  i^.  114.) 

(A  suivre) 


DESILLUSION 


Avec  trente-deux  gravures,  par  M.  Mas. 


(Suite) 

Alexis  restait  fort  perplexe.  Devait-il  s'en  aller  ainsi  comme 
les  autres,  comme  un  étranger,  lui,  peut-être  l'hé.  .  .  Mais  de 
ce  mot:  "  héritier,"  il  arrêta  dans  sa  pensée  la  formule  impru- 
dente. 

—  Dirai-je  adieu  à  mon  cousin?  demanda-t-il  à  M.  de  Sa- 
rieux  qui,  voisin  de  campagne  de  Mirebois,  y  semblait  en  ce 
jour  suppléer  le  maître  de  maison.  .  . 

—  Vous,  peut-être,  répondit-il,  risquez... 

Alexis  se  fit  conduire  à  la  chambre  du  comte.  Il  frappa  deux 
fois  et,  comme  on  ne  lui  répondit  pas,  bravement  il  entra.  Il 
aperçut,  dans  la  demi-obscurité  des  volets  clos,  le  comte  étendu 
sur  un  fauteuil,  tenant  entre  ses  mains  son  visage  qu'il  ne  rele- 
va pas  au  bruit  de  la  porte. 

Fort  eml>arrassé  de  son  personnage,  M.  d'Erizel  restait  de- 
bout près  de  M.  de  Cramans,  qui  semblait  ne  l'avoir  vu  ni  en- 
tendu. 

—  Césaire,  dit-il  enfin  doucement,  pardonnez-moi  de  vous 
troubler,  je  ne  voulais  pas  repartir  sans  vous  avoir  revu. 

Les  longues  mains  fines  et  soignées  se  détachèrent  du  visage 
pâle,  qui  apparut  à  Alexis  avec  l'expression  égarée  de  la  han- 
tise d'un  cauchemar.    Sur  lui  se  fixèrent  les  beaux  yeux  noirs 


352  REVUE  CANADIENNE 

éperdus,  dont  le  regard  témoignait  du  vertige,  comme  si  un 
tournoiement  épouvantable  en  avait  troublé  la  raison. 

Il  se  fit  un  silence,  et  le  comte,  ramené  à  la  notion  des  choses 
présentes,  se  souleva  un  peu  et  tendit  la  main  au  jeune  homme. 

—  Ah!  vous  partez,  Alexis,  déjà!  excusez-moi,  j'ai  perdu 
la  notion  du  temps,  de  l'heure,  de  tout.  .  .  Merci  d'être  venu, 
merci  pour  elle,  qui  vous  était  attachée  sincèrement. 

Alexis  balbutia  quelques  paroles  de  réciprocité  émue,  de 
condoléance  affectueuse. 

- —  Merci,  reprit  encore  le  comte  fermant  les  yeux,  votre 
sympathie  m'est  précieuse  et,  en  souvenir  d'elle,  vous  m'êtes, 
vous  me  serez  toujours  cher.  .  . 

Alexis  en  témoigna  sa  reconnaissance. 

—  Si  vous  me  le  permettez,  ajouta-t-il,  embarrassé  pour 
quitter  M.  de  Cramans  et  ne  sachant  que  dire,  plus  tard,  je  re- 
viendrai vous  voir. 

—  Oui,  répondit  le  comte,  plus  tard;  bien  volontiers,  je  vous 
recevrai.  Je  ne  vous  retiens  pas  aujourd'hui,  j'ai  besoin  de  soli- 
tude pour  me  retrouver  dans  cet  abîme  de  désespoir  où  j'ai  été 
si  soudainement  plongé  que  ma  pauvre  tête  s'y  perd.  Mais  plus 
tard,  oui,  plus  tard,  revenez,  nous  parlerons  d'elle;  je  n'ai  plus 
que  des  souvenirs,  désormais,  pour  remplir  ma  vie .  .  . 

Et  lui  tendant  de  nouveau  la  main,  dans  un  geste  qui  était 
un  congé,  le  comte  salua  de  la  tête  Alexis,  qui  s'éloigna. 

Il  allait  donc  partir,  il  fallait  même  qu'il  partît,  mais  comme 
cela,  sans  rien  savoir  de  positif  de  ce  que,  au  demeurant,  il  était 
venu  pour  apprendre!.  .  .  Et  bien  des  jours  se  passeraient  dans 
cette  incertitude  s'il  ne  la  faisait  cesser  aujourd'hui,  profitant 
de  sa  présence  dans  ce  pays,  car  qui  savait  ciuand  il  y  revien- 
drait, ni  s'il  y  reviendrait  jamais? 

Une  idée  subite  se  présente  à  son  esprit:  le  notaire?  Mais 
comment  savoir  quel  était  celui  qui,  chargé  des  affaires  de  fa- 
mille, avait  dû  faire  le  contrat?  Alexis  n'admettait  pas  la  pos- 
sibilité d'un  testament,  Elisabeth  s'étant  mariée  à  Mirebois. 

Il  paya  d'audace  et  abordant  M.  de  Sarieux: 


DESILLUSION 


353 


—  Je  viens  de  faire  mes  adieux  à  mon  pauvre  cousin,  il  m'a 
donné  une  commission  verbale  pour  son  notaire,  mais  il  était 
si_  affaissé  qu'il  ne  m'en  a  pas  dit  le  nom,  et  moi,  si  ému,  que  je 
n'ai  pas  songé  à  le  lui  demander.  Savez-vous  qui,  en  ce  pays, 
s'occupe  de  ses  affaires? 

—  Parfaitement,  c'est  maître  Ribet,  de  Longcours-au-Bois; 
il  était  ici  tantôt,  il  doit  être  reparti,  car  je  ne  le  vois  plus. 

—  J'irai  le  trouver,  alors. 

—  Voulez-vous  qu'on  vous  y  conduise  ? 

—  Merci,  j'irai  seul,  je  vous  prierai  même  de  ne  pas  parler 
de  cette  démarche,  mon  cousin  désirant  qu'elle  reste  secrète. 
Je  préfère  qu'il  ignore  que  j'ai  dû  vous  interroger. 


—  Soyez  tranquille,  fit  M.  de  Sarieux,  sans  témoigner  le 
moindre  étonnement,  car  il  était  très  naturel  que  le  comte  ait 
quelque  affaire  d'intérêt  à  régler  avec  le  seul  parent  proche  de 
sa  femme. 

Alexis,  ne  voulant  mettre  personne  dans  sa  confidence,  reprit 
le  train  à  la  gare  d'arrivée  en  même  temps  que  tout  ]e  monde, 
mais,  à  la  deuxième  station,  il  descendit  et,  revenant  un  peu 
sur  ses  pas  pour  dépister  toute  curiosité,  il  gagna  à  pied  le  vil- 
lage de  Longcours-au-Bois. 

Novembre.— 1901.  23 


354  REVUE  CANADIENNE 

Il  faisait  nuit  lorsqu'il  y  arriva.  Il  se  dirigea  vers  la  place  où 
un  rayon  de  lune,  frappant  deux  panonceaux,  lui  indiqua  l'é- 
tude. Il  y  pénétra.  Les  clercs  venaient  de  partir,  Mtre  Ribet 
s'y  trouvait  seul. 

Sans  embarras  visible,  Alexis  lui  exposa  le  motif  de  sa  visite. 

—  j€  suis,  lui  dit-il,  Alexis  d'Erizel,  cousin  germain  de  la 
comtesse  de  Cramans.  Une  afïection  étroite  nous  unissait.  Si 
la  mort  ne  l'eût  surprise,  je  ne  serais  pas  étonné,  qu'à  la  pen- 
sée de  disparaître,  elle  n'ait  eu  quelque  recommandation  parti- 
culière et  confidentielle  à  m'adresser,  et  ne  l'ait  fait  par 
écrit.  Dans  le  doute,  et  bien  que  la  chose  soit  délicate,  il  est 
de  mon  devoir  de  m'informer  si  elle  n'a  pas  pris  quelque  dis- 
position de  ce  genre  et,  pour  cela,  je  ne  pouvais  mieux  faire, 
sachant  que  vous  vous  occupez  des  afïaires  de  mon  cousin,  que 
d'avoir  recours  à  vous.  Monsieur,  à  votre  obligeance  et,  sur- 
tout, à  votre  discrétion. 

—  Vous  avez  eu  parfaitement  raison.  Monsieur,  repartit  le 
notaire,  de  compter  sur  l'une  et  l'autre,  et  je  puis  répondre  à 
votre  confiance  par  un  renseignement  précis.  Je  ne  sais  pas  si 
Mme  la  comtesse  de  Cramans  a  exprimé  spécialement  quelque 
volonté  dans  un  autre  écrit  que  celui  que  j'ai  entre  les  mains, 
mais  je  ne  le  pense  pas,  puisqu'elle  a  fait  un  testament. 

—  Un  testament  !  —  Alexis  faillit  se  trahir,  —  un  testament  ! 
je  n'aurais  pas  cru.  .  .  et  il  n'y  a  rien  de  particulier.  .  .  rien  à 
mon  égard? 

—  Non,  Monsieur,  mais,  du  reste,  votre  qualité  de  parent 
proche  de  Mme  la  comtesse  de  Cramans  m'autorise  à  vous  en 
donner  connaissance,  puisque,  indirectement,  il  vous  intéresse. 
Je  vais  donc  vous  le  chercher. 

Laissant  Alexis, sous^k  coup  de  la  plus  poignante  incertitude, 
le  notaire  sortit  de  l'appartement.  Il  y  revint  bientôt  tenant  à 
la  main  une  enveloppe  cachetée  de  noir  et  ouverte  par  le  haut, 
dont  il  tira  la  feuille  timbrée.  Et  de  sa  voix  indififérente  d'hom- 
me de  loi,  il  en  commença  la  lecture: 

"  Moi,  Elisabeth  Sergier,  comtesse  de  Cramans,  en  quelque 


DESILLUSION  355 

lieu  et  quelque  époque  que  je  mourrai,  déclare  que  ce  sera  tou- 
jours dans  la  foi  catholique,  apostolique  et  romaine,  à  laquelle 
je  serai  toute  ma  vie  fidèle,  et  désire  être  inhumée,  suivant  les 
rites  accoutumés  de  ma  religion,  dans  la  chapelle  funéraire  du 
château  de  Mirebois  où  une  iplace  sera  réservée,  près  de  moi, 
pour  mon  bien-aimé  époux,  s'il  me  survit.  De  même  que  je 
désire  être  enterrée  à  côté  de  lui  s'il  m'a  précédée  dans  la 
tombe,  afin  que  rien  ne  nous  sépare  ni  dans  la  mort,  ni  dans  la 
vie." 

Suivaient  quelques  dispositions  pieuses  d'aumônes  et  de 
prières,  puis,  de  sa  grande  écriture  ferme,  la  comtesse  avait 
ajouté  : 

"  Si,  lorsque  je  mourrai,  nous  n'avons  point  d'enfant,  je 
donne  en  toute  propriété,  sans  aucune  restriction  ni  charge, 
tout  ce  que  je  possède  aujourd'hui  et  puis  posséder  dans  l'ave- 
nir, immeubles,  valeurs,  meubles  et  bijoux,  etc.,  à  mon  cher 
mari,  le  comte  Césaire  de  Cramans,  qui  pourra  en  user  abso- 
lument à  son  gré.  Je  l'engage  seulement,  et  sans  l'y  obliger 
nullement,  à  disposer,  pour  après  lui,  de  ma  fortune  en  faveur 
de  l'œuvre  des  mariages.  Faciliter  dans  notre  pays,  par  des 
dots,  les  aidant  à  vivre  et  à  élever  leurs  familles,  l'union  chré- 
tienne de  gens  qui  s'aiment,  afin  que  le  bonheur  que  nous  avons 
eu  en  ménage  se  répercute  autour  de  nous  et  en  souvenir  de 
nous.  De  même,  j'aimerais,  qu'après  nous  c^ux,  notre  château 
de  Mirebois  devînt  un  hospice  religieux  pour  les  vieux  ména- 
ges qu'on  ne  séparerait  point.  Mais  de  cela  je  ne  fais  non 
plus  à  Césaire  de  Cramans  aucune  obligation.  Je  ne  mets  au 
legs  que  je  lui  fais  de  ma  fortune  entière  qu'une  seule  condi- 
tion, c'est  que,  s'il  se  remariait,  cette  fortune  complète,  im- 
meubles, valeurs,  objets  personnels,  retournerait  immédiate- 
ment, propriété  et  jouissance,  à  mes  héritiers  selon  la  loi." 

Venaient  ensuite  d'autres  dispositions  en  cas  d'existence 
d'enfant,  et  la  comtesse  terminait  par  quelques  dons  sans  im- 
portance à  ses  domestiques  et  à  ses  pauvres. 

Une  nouvelle  perspective  s'ouvrait  désormais  devant  Alexis. 


356  REVUE  CANADIENNE 

Il  en  repoussa  momentanément  le  mirage  pour  concentrer  tou- 
tes ses  facultés  sur  la  révélation  qui  venait  de  lui  être  faite, 
afin  d'achever  de  s'éclairer  complètement. 

—  De  quelle  date  ce  testament  ?  dit-il,  il  me  surprend  ;  ma 
pauvre  cousine  s'attendait  donc  à  mourir? 

—  Il  est  daté  du  15  juillet  188...  au  moment  où  Mme  la  com- 
tesse de  Cramans  a  eu  un  accident. 

—  Et  il  n'y  en  a  pas  d'autre  depuis  ? 

—  Absolument  pas:  j'en  suis  certain. 

—  La  teneur  en  est  étrange,  reprit  Alexis;  le  contrat  de  ma- 
riage de  ma  cousine  ne  donnait  donc  pas,  comme  d'usage,  la 
jouissance  de  sa  fortune  à  son  mari? 

—  Si,  mais  en  cas  de  convoi,  ce  bénéfice  cessait. 

—  Toujours? 

—  Toujours,  répondit  le  notaire. 
Et  d'un  ton  pénétré,  il  ajouta: 

—  Mme  la  comtesse  de  Cramans  était  ime  créature  excep- 
tionnelle, elle  ne  vivait  que  par  le  cœur  et  adorait  son  mari 
d'une  afïection  exclusive  et  jalouse,  dont  cet  acte  est  bien  le 
témoignage. 

Edifié  maintenant,  Alexis  se  leva  pour  partir. 

—  Monsieur,  dit-il  à  Mtre  Ribet,  j'espère  pouvoir  compter 
sur  votre  discrétion:  je  tiens  absolument  à  ce  que  mon  cousin 
ignore  ma  démarche  auprès  de  vous. 

—  Oh  !  Monsieur,  protesta  celui-ci,  le  secret  professionnel  ! 
Vous  pouvez  être  entièrement  tranquille. 

Et  ayant  reconduit  avec  une  véritable  obséquiosité  M.  d'E- 
rizel  qui,  pressé  de  rejoindre  la  voie  ferrée,  s'en  allait  à  grands 
pas,  iVItre  Ribet  eut,  dans  l'ombre,  la  grille  refermée,  un  iro- 
nique haussement  d'épaules  : 

—  S'il  croit,  celui-là,  que  le  comte  de  Cramans  va  se  rema- 
rier pour  lui  faire  plaisir! 


DESILLUSION  357 


III 


Bien  qu'ayant  voyagé  presque  toute  la  nuit,  la  matinée  était 
déjà  avancée  lorsqu'Alexis  d'Erizel,  ayant  déjeuné  en  chemin, 
rentra  chez  lui.  Dans  l'escalier,  il  croisa  la  famille  Thirvenet, 
locataire  d'une  partie  du  premier  étage  de  la  maison  qu'il  ha- 
bitait. 

Ce  quasi-voisinage  les  avait  mis  en  relations  d'autant  plus 
suivies,  que  M.  Thirvenet,  chef  de  bureau  au  ministère  des  Fi- 
nances, se  trouvait  le  collègue  du  jeune  homme. 

Il  avait  un  fils,  magistrat  en  province,  et  une  fille,  cette  jolie 
Anaïs  qu'Alexis,  dans  sa  fatuité  de  beau  garçon,  croyait  folle 
de  lui.  C'était  peut-être  beaucoup  dire,  mais  assurément  il  lui 
plaisait,  et  M.  et  Mme  Thirvenet,  qui  s'en  étaient  aperçus  et 
désiraient  marier  leur  enfant  à  son  govit,  avaient  fait  à  AI.  d'E- 
rizel quelques  politesses  qu'il  avait  acceptées,  et  quelques  avan- 
ces auxquelles  il  n'avait  pas  répondu. 

Ce  matin-là,  les  rencontrant  sur  le  palier,  forcément  il  dut 
s'arrêter  pour  leur  livrer  passage. 

—  Conument  allez-vous,  dit  M,  Thirvenet,  et  quelle  surprise 
de  ne  pas  vous  avoir  vu  hier  au  bureau,  vous,  la  ponctualité 
même? 

—  Le  motif  en  e.st  triste,  répondit  Alexis  après  avoir  salué, 
je  reviens  de  l'inhumation  d'une  de  mes  cousines,  la  comtesse 
de  Cramans. 

—  Une  parente  proche?  interrogea  Mme  Thirvenet  avec  un 
intérêt  poli  et  apitoyé. 

—  C'était  la  fiile  d'une  sœur  de  mon  père,  une  charmante 
femme  de  vingt-huit  ans. 

—  C'est  une  fin  bien  prématurée,  observa  M.  Thirvenet. 

—  Et  bien  inattendue,  répondit  Alexis  ;  ma  pauvre  cousine 
est  morte  en  couches.  Son  mari  est  au  désespoir,  et  je  reviens 
moi-même  tout  bouleversé  de  ce  coup  soudain,  et  du  spectacle 
de  cette  douleur. 

—  Il  y  a  de  quoi,  fit  M.  Thirvenet. 


35.S 


REVUE  CANADIENNE 


—  Soyez  sûr,  Monsieur,  que  nous  compatissons  1)ien.  .  .  crut 
devoir  dire  Mme  Thirvenet. 

—  Oh  !    oui,  appuya  Anaïs,  levant  sur  le  jeune  homme  ses 
beaux  yeux  noirs  avec  une  véritable  expression  de  sympathie. 

Et  voyant  qu'on  se  séparait,  elle  ajouta  très  vite: 


—  Vous  voilà  en  deuil  ;  vous  ne  viendrez  sans  doute  pas 
chez  Mme  Daustine? 

—  Assurément  non,  repartit  vivement  Alexis,  je  serai  au 
moins  plusieurs  semaines  sans  aller  dans  le  monde. 

—  Oh  !   fit  l'ingénue,  avec  une  intonation  naïvement  désolée. 
Et  il  passa  dans  ses  deux  yeux,  rieurs,  d'ordinaire,  une  larme, 

que  n'y  amenait  point  la  seule  mort  de  Mme  de  Cranians! 

Alexis,  à  ce  témoignage  d'un  sentiment  qu'il  n'ignorait 
point,  répondit  par  un  regard  et  un  sourire  (|ui  n'étaient  pas 
pour  l'atténuer,  et  il  prit  congé,  tout  en  murmurant  à  part  lui  : 

—  Si  elle  se  figure,  la  mignonne,  qu'elle  va  me  prendre  au 
filet!...  Moins  que  jamais  maintenant  ! 


DESILLUSION  359 

Il  rentra  dans  son  appartement  sur  ces  derniers  mots,  qui 
peignaient  nettement  son  état  d'esprit.  "  Moins  que  jamais, 
maintenant  !  Maintenant  que  j'ai  retrouvé  un  espoir  de  devenir 
plusieurs  fois  millionnaire." 

Car,  cet  espoir,  il  l'avait  désormais  au  fond  de  son  cœur.  Il 
ne  s'agissait  plus,  'fKJur  le  réaliser,  que  le  comte  de  Cramans 
ne  survécût  pas  à  sa  femme,  comme  un  instant  il  l'avait  cru,  il 
fallait,  au  contraire,  qu'il  vécût,  qu'il  se  reprît  à  la  vie,  qju'il  se 
consolât,  qu'il  oubliât, ...   et  qu'il  se  remariât  ! .  .  . 

Ces  conditions  semblaient  à  Alexis  plus  aisées  à  remplir  que 
la  première.  Il  me  s'agissait  plus  d'attendre  ce  fait  surnaturel  et, 
—  à  moins  d'exception  monstrueuse, — échappant  à  la  volon- 
té de  tous  :  une  mort,  mais  une  résolution  bien  humaine,  qui 
rentrait  dans  l'ordre  des  choses  possibles,  sinon  probables;  et, 
de  même  qu'il  lui  était  interdit  d'aider  à  la  première  solution, 
de  même  il  lui  était  très  aisé  de  s'employer  à  amener  la  se- 
conde. Il  ne  pouvait  pas  pousser  son  cousin  dans  la  tombe,  il 
n'était  pas  de  loi  au  monde  qui  l'empêchât  de  le  pousser  au 
mariage. 

Qu'il  réussît  à  l'y  amener?  il  n'en  doutait  pas.  Son  opti- 
misime  d'autrefois,  qui  renaissait  de  ses  cendres  pour  le  lui  faire 
espérer,  s'unissait  à  l'opinion  qu'il  se  faisait  de  tous  les  hom- 
mes en  général  et  du  comte  en  particulier.  Pour  les  juger,  il 
regardait  en  lui-même,  et  n'admettait  pas  l'existence  d'un 
amour  éternel,  résistant  au  temps  et  à  l'absence,  d'une  fidélité 
survivant  à  la  séparation.  Il  accordait  bien  au  comte  une  sen- 
sibilité, une  passion  dont  il  se  sentait  incapable,  mais  il  ne 
croyait  pas  cjue  ses  sentiments,  qu'il  qualifiait  d'exaltation  pas- 
sagère, pussent  lutter  contre  l'action  dissolvante  des  jours  qui 
passent  et  contre  l'intérêt  personnel  qui,  tôt  ou  tard,  parle 
haut.  Or,  cet  intérêt,  pour  le  comte  qui  avait  été  heureux  avec 
une  femme  qui  l'aimait,  qui  avait  eu,  grâce  à  elle,  un  intérieur 
charmant,  c'était  de  retrouver  l'une  et  l'autre,  au  lieu  de  se 
consumer  en  regrets  stériles  à  un  foyer  désert. 

Malgré  la  clause  du  testament  qui,  en  ce  cas,  devait  l'appau- 


360  REVUE  CANADIENNE 

vrir,  Alexis  était  persuadé  que,  le  jour  où  il  le  voudrait,  M.  de 
Cramans  rencontrerait  dix  femmes  pour  une,  prêtes  à  sécher 
ses  larmes  et  à  porter  son  nom,  car,  non  seulement  il  était  per- 
sonnellement presque  aussi  riche  que  la  comtesse,  mais  il  était 
encore  séduisant  et  bien  fait  pour  être  aimé. 

Il  avait  trente-cinq  ans  anviron,  alors,  et  quelques  mois  avant 
cette  catastrophe  qui  l'avait  ébranlé  —  comme  une  tempête 
efïeuille  et  ébranche,  sans  pourtant  l'abattre,  un  arbre  vigou- 
reux et  sain,  dont  la  prochaine  sève  réparera  les  désastres,  — 
on  ne  îles  lui  eût  pas  donnés. 

Grand,  brun,  élégant,  souverainement  distingué,  il  était  par- 
tout remarqué  pour  son  grand  air  et  sa  beauté  d'homme,  une 
beauté  mâle,  aux  traits  réguliers,  qu'adoucissaient  ses  mer- 
veilleux yeux  noirs,  au  regard  pénétrant  et  charmeur. 

La  note  dominante  de  son  intelligence,  très  fine,  très  culti- 
vée, était,  par  contraste  avec  son  physique,  une  délicatesse 
vraiment  féminine.  Il  en  résultait,  pour  lui,  un  tact  affiné,  une 
acuité  de  sensations  qui  les  lui  rendaient  plus  nombreuses  et 
plus  intenses.  Il  n'en  faisait  rien  paraître  ;  de  même  que.  plus 
qu'instruit,  savant,  sa  simplicité  n'en  laissait  ordinairement 
rien  présumer,  de  même  il  enveloppait  de  réserve  ses  grandes 
qualités  d'esprit  et  de  cœur.  D'elles  aussi  il  était  modeste,  en 
avait  la  pudeur,  qui  lui  faisait  facilement  garder  pour  lui  des 
impressions  qu'il  jugeait,  non  sans  raison,  incompréhensibles 
pour  la  majorité  des  gens. 

Mais,  lorsque  mis  en  confiance  par  une  amitié,  une  sympa- 
thie, ou  même  une  similitude  de  vues,  devinée  en  ses  interlo- 
cuteurs, il  se  laissait  aller  à  l'expansion,  il  découvrait  un  vrai 
trésor  de  sensibilité  et  de  tendresse,  une  haute  élévation  de 
sentiments,  une  ingéniosité  d'aperçus,  une  originalité  de  sen- 
sations, tout  à  fait  exceptionnelles. 

Sa  nature  douce  n'excluait  ni  la  fermeté  ni  l'autorité.  Il  pos- 
sédait l'une  et  l'autre,  mais  n'en  abusait  pas.  Il  avait,  au  con- 
traire, le  talent  de  se  faire  pardonner,  à  force  d'humilité  sincère 
et  d'amabilité,  sa  supériorité  en  toutes  choses.    C'est  là  une  ha- 


DESILLUSION  361 

bileté  rare  chez  les  favorisés  de  ce  monde,  qui  leur  assure  de 
nombreux  amis,  en  respectant  l'amour-propre  que  chacun 
porte  en  soi,  et  qui,  chez  quelques-uns,  prend  ombrage  des 
avantages  des  autres. 

Il  était  donc  généralement  très  apprécié,  surtout  par  les 
femmes,  qui  se  sentaient  de  lui  coniiprises  et  admirées.  Lui 
aussi  les  aimait;  justement  en  raison  de  sa  féminité  exquise, 
leurs  tendances,  leur  commerce,  leur  amitié,  leurs  habitudes, 
leur  conversation  l'intéressaient.  Mais  d'amour?  ayant  mis 
très  haut  son  idéal,  il  n'en  avait  jamais  aimé  réellement  qu'une, 
la  sienne. 

Son  mariage  avait  été  un  roman. 

Il  avait  vingt-huit  ans  et,  après  les  études  les  plus  sérieuses, 
des  voyages,  des  explorations  avaient  utilement  rempli  les  an- 
nées de  sa  jeunesse,  lorsqu'au  retour  d'une  expédition  africaine, 
où  il  avait  tenu  un  rôle  honorable,  encore  tout  bronzé  par  le 
soleil  de  feu  des  longs  déserts  brûlants,  il  avait  rencontré  à 
Arras,  où  il  faisait  un  séjour  chez  un  de  ses  oncles,  Mlle  Elisa- 
beth Sergier,  dont  les  parents  habitaient,  pendant  l'été,  le  châ- 
teau de  Mirebois,  à  5  kilomètres  de  là.  Elle  était  délicieuse- 
ment jolie. 

Sans  doute,  il  avait  vu  des  jeunes  filles  aussi  séduisantes, 
mais  celle-là,  probablement,  lui  était  destinée,  car,  dès  la  pre- 
mière heure,  lui  qui  jusque-là  avait  gardé  son  cœur,  s'en  éprit 
follement. 

Elle  était  blonde,  avec  de  grands  yeux  bleu  clair  qui,  mal- 
gré leur  innocence,  vous  remuaient  jusqu'au  fond  de  l'êtne. 
Vive,  gaie,  confiante,  un  peu  exubérante,  elle  avait  toutes  les 
qualités  qui  manquaient  à  Césaire.  Fut-ce  ce  contraste  qui 
l'attacha  si  fortement  à  elle,  en  qui  il  trouvait  le  complément 
de  sa  propre  nature?  Il  ne  la  connaissait  pas  de  quinze  jours 
qu'il  repartait  pour  Versailles  où  habitait  sa  mère,  la  comtesse 
douairière  de  Cramans,  afin  de  la  supplier  de  venir  demander 
pour  lui  la  main  d'Elisabeth  Sergier.  La  comtesse,  ayant  pris 
quelques  renseignements,  ne  se  fit  pas  prier  pour  accéder  au 


862  .       REVUE  CANADIENNE 

désir  de  son  fils.  On  ne  fit  pas  davantage  de  fâchons  pour  ac- 
cueillir favorablement  sa  démarche;  en  moins  d"nn  mois,  le 
mariage  fut  conclu. 

Un  dîner  de  famille  devait  réunir  les  deux  familles  à  Mire- 
bois.  D'avance,  Mme  de  Cramans  était  venue  s'installer  à  Ar- 
ras,  chez  son  frère,  d'où  Césaire  ne  l>ougeait  plus  guère  que 
pour  aller  chaque  jour  retrouver  Elisabeth.  Pourtant,  depuis 
la  veille,  il  était  parti  pour  aller  chercher  à  Paris  la  bague  et  les 
fieurs  qu'il  était  désormais  autorisé  à  ofïrir.  On  l'attendait  à 
cinq  heures  à  Mirebois  où  sa  mère  devait  le  rejoindre.  La  sur- 
prise de  cette  dernière,  y  arrivant  vers  sept  heures,  et  ne  l'y 
trouvant  pas,  n'eut  d'égale  que  celle  des  Sergier  de  ne  pas  le 
voir  avec  la  comtesse,  comme  ils  le  pensaient,  depuis  que  la 
voiture  envoyée  à  la  gare,  à  sa  rencontre,  était  revenue  vide. 
De  part  et  d'autre,  on  s'inquiéta  de  cette  ab.sence,  puis  avec 
l'optimisme  enraci'né  des  gens  heureux,  on  lui  découvrit  une 
rassurante  raison  :    L'étourdi  avait  manqué  le  train  ! 

On  retarda  le  dîner  et  l'on  renvoya  les  chevaux  au-devant 
de  l'express  de  huit  heures.  Encore  une  fois,  ils  ne  ramenèrent 
aucun  voyageur.  .  .  Alors  on  s'alarma  davantage,  Mme  de 
Cramans  plus  que  les  autres.  Que  voulait  dire  cela?  Etait-il 
advenu  quelque  accident  au  pauvre  garçon?  Avait-il  confondu 
les  dates  et  cru  que  le  dîner  n'était  que  pour  le  lendemain  ?  On 
se  le  demandait  tout  haut,  mais,  tout  bas,  dans  les  coins,  les  in- 
différents et  les  envieux,  les  malveillants  et  les  jaloux,  chucho- 
taient :   S'était-îl  dédit,  le  comte  Césaire? 

Il  fallut  bien  se  mettre  à  table  et  il  n'y  eut  rien  de  plus  con- 
traint ni  de  plus  triste  que  ce  dîner  de  fiançailles  sans  fiancé. 

En  en  sortant,  Elisabeth  qui,  très  pâle,  faisait  pourtant 
bonne  contenance,  s'approcha  de  François  d'Abrèze,  le  fils  de 
cet  oncle  qui  recevait  Césaire  à  Arras,  et  courageusement  lui 
dit: 

—  Monsieur  François,  il  est  arrivé  quelque  malheur  à  M.  de 
Cramans. 

—  Vous  croyez  ? 


DESILLUSION  363 

—  J'en  suis  sûre.  Je  n'ose  le  dire  à  sa  mère  pour  ne  pas 
l'angoisser  davantage,  mais  je  voudrais  bien  qu'on  se  rensei- 
gnât. 

—  Je  vais  partir,. Mademoiselle,  répondit  le  jeune  homme. 

II  se  mit  en  route  pour  Paris.  Les  données  étaient  vagues 
pour  retrouver  son  cousin,  il  ne  savait  même  pas  où  il  était  des- 
cendu. 

—  D'ordinaire,  c'est  au  Grand  Hôtel,  qu'il  s'installe,  lui 
avait  dit  Mme  de  Cramans. 

Le  jour  se  levait  lorsque  François  d'Abrèze  arriva  boulevard 
des  Capucines.  Il  s'informa.  Oui,  M.  de  Cramans,  l'autre  nuit, 
avait  bien  occupé  une  chambre,  mais  il  était  parti  dans  la  ma- 
tinée de  la  veille,  après  avoir  réglé  son  compte. 

Il  s'était  donc  mis  en  route?  qu'est-ce  qui  avait  pu  l'y  re- 
tenir? 

François  se  demanda  s'il  n'y  avait  pas  eu  quelque  accident 
de  chemin  de  fer  qu'il  ignorait.  Il  se  fit  conduire  à  la  gare  du 
Nord  pour  se  renseigner.  La  réponse  négative  le  jeta  dans  une 
perplexité  terrible.  .  .  La  pensée  de  s'adresser  à  la  pohce  l'en 
tira  soudain.  Il  n'avait  plus  que  cette  ressource  et  en  usa  aus- 
sitôt. Deux  heures  après  sa  démarche  à  la  préfecture,  il  fut  in- 
formé que  son  malheureux  cousin,  victime  d'une  chute  de  voi- 
ture, était  mourant,  mort  peut-être  à  l'hôpital  Beaujon,  où, 
d'urgence,  on  l'avait  transporté. 

Lorsque  François  y  arriva,  le  pauvre  Césaire  était  dans  un 
état  comateux  qui  lui  enlevait  toute  connaissance. 

Par  ceux  qui  le  soignaient,  dont  un  interne,  il  apprit  l'acci- 
dent. Le  cheval  du  fiacre  qui  reconduisait  M.  de  Cramans  à  la 
gare  du  Nord  ayant  ipris  peur,  s'était  emballé,  et,  dans  sa  course 
folle  avait  accroché  un  tramway  à  vapeur  qui,  par  le  choc  pe- 
sant de  sa  puissante  masse,  avait  réduit  en  miettes  le  léger  vé- 
hicule. Césaire,  projeté  au  loin  par  la  violence  du  premier 
heurt,  était  allé  tomber  dans  les  jambes  des  chevaux  d'un  om- 
nibus, qui  venait  en  sens  inverse,  et  là  il  avait  été  piétiné, 
meurtri,  écrasé.  On  l'avait  retiré  inanimé  et  porté  à  l'hôpital, 
où,  à  l'arivée,  une  hémorragie  avait  failli  l'emporter. 


36+ 


REVUE  CANADIENNE 


Maintenant,  le    vomissement    de    sang    arrêté,  on    espérait 
quelciue  peu  le  sauver,  malgré  de  graves  lésions  à  la  poitrine. 


Et  il  était  là  depuis  presque  vingt-quatre  heures,  mourant, 
sans  avoir  pu  prononcer  une  parole,  dire  son  nom.  faire  appe- 
ler sa  mère.  .  .  Sa  valise  avait  dû  être  perdue  dans  le  tumulte. 


DESILLUSION  365 

on  n'en  savait  rien.  La  poche  de  poitrine  de  son  vêtement, 
éventrée  par  l'horrible  chute  et  les  piétinements  affreux,  avait 
dû  laisser  échapper  des  papiers,  un  portefeuille  peut-être,  sans 
doute  effeuillés  au  vent,  car  on  avait  trouvé  dans  ses  autres 
poches  bien  des  menus  objets,  mais  aucun  n'indiquant  l'iden- 
tité du  malheureux. 

L'adresse  du  tailleur,  au  col  de  la  jaquette,  et  Jes  armes  de  la 
bague  chevalière  qu'il  portait  au  doigt,  étaient  les  indices  seuls 
pouvant  le  faire  reconnaître.  On  pensait  à  les  utiliser  dans  la 
mesure  du  possible  lorsque  François  arriva  et  fut  accueilli 
comme  un  sauveur  par  le  personnel  de  l'hôpital,  ennuyé  de 
l'anonymat  du  blessé. 

Quelques  heures  plus  tard,  sa  mère  était  auprès  de  lui,  et 
celle  qui  n'était  pas  encore  officieUement  sa  fiancée  l'accompa- 
gnait. .  .  Elle  avait  voulu,  au  mépris  des  habituelles  convenan- 
ces, revoir  celui  à  qui  elle  s'était  promise,  et  le  premier  regard 
du  pauvre  garçon,  revenant  à  la  vie,  fut  pour  les  deux  chères 
tendresses  qui,  désormais,  la  remplissaient. 

Contre  presque  tout  espoir,  le  malheureux  jeune  homme  fut 
sauvé,  mais  son  existence  n'était  plus  immédiatement  eii  péril 
que  sa  santé  générale  la  compromettait  encore.  Des  lésions  au 
poumon,  il  restait  des  traces  graves,  une  toux  d'alarme,  des 
crachements  de  sang,  sinistres  avertisseurs,  réclamant  des 
soins  assidus.  Ils  furent  prodigués  à  Césaire.  Dès  que  cela  fut 
possible,  on  le  transporta  —  non  à  Versailles  —  il  n'eiit  pu 
supporter  le  voyage,  —  mais  dans  un  appartement  à  Paris,  où 
sa  mère  s'installa  pour  Je  soigner. 

Elle  n'était  pas  souvent  seule  à  son  chevet.  .  .  Lorsque  les 
médecins  eurent  déclaré  qu'il  n'y  avait  plus  de  danger  pro- 
chain, M.  Sergier  emmena  sa  fille,  mais,  au  bout  d'une  semaine, 
elle  demanda  à  revoir  son  fiancé,  et  ses  parents,  tout  en  sen- 
tant l'imprudence  d'une  pareille  démarche,  n'osèrent  la  refuser 
à  la  généreuse  impulsion  de  leur  enfant.  EMe  vint  donc  une 
fois  encore  près  du  blessé,  puis,  la  saison  s'avançant,  et  l'épo- 
que où  les  Sergier  rentraient  chaque  année  à  Paris,  Elisabeth 


3G6  REVUE  CANADIENNE 

obtint  qu'on  la  devançât  un  peu  pour  se  rapprocher  de  Césaire. 

Une  fois  installée  là-ibas,  elle  prit  l'habitude  d'aller  chaque 
jour,  avec  sa  mère,  prendre  des  nouvelles  de  son  ami  et  lorsque, 
étant  mieux,  il  put  jouir  enfin  de  sa  présence,  d'y  passer  toutes 
ses  après-midi. 

On  en  parlait  bien  un  peu,  en  blâmant  Mme  Sergier,  mais 
elle  n'avait  plus  le  courage  d'éloigner  l'un  de  l'autre  ces  jeunes 
qui  s'aimaient,  alors  qu'elle  voyait,  surtout,  quel  bien  faisaient 
au  comte  Césaire  les  visites  de  sa  chère  fiancée,  et  pensait  au 
coup  mortel  qu'assurément  elle  lui  porterait,  en  l'en  privant. 
La  séparation,  pourtant,  leur  fut  imposée.  Césaire  toussait 
toujours.  On  lui  prescrivit  le  Midi.  Il  partit,  accompagné  de 
sa  mère.  Elisabeth  eût  bien  voulu  les  suivre,  mais  son  père 
s'opposa  à  ce  déplacement.  Il  commençait  à  s'inquiéter  du  ré- 
tablissement si  lent  à  venir  du  jeune  homme,  se  demandant  si, 
de  l'accident  funeste,  il  n'avait  pas  gardé  quelque  germe  mor- 
tel. Et,  dans  le  doute,  il  comptait  sur  cette  absence  pour  déta- 
cher un  peu  sa  fille  de  lui .  .  .  Il  n'y  réussit  pas. 

—  Je  comprends  vos  raisons,  lui  répondait-elle,  et  le  sacri- 
fice que  j'y  fais  est  de  ne  pas  vous  demander  d'épouser  Césaire 
tout  de  suite,  pour  ne  pas  le  quitter  et  avoir  le  droit  de  le  soi- 
gner. J'attends  donc,  j'attendrai  tant  que  vous  l'exigerez,  mais 
s'il  avait  le  malheur  de  ne  pas  se  remettre,  je  vous  supplierais 
de  nous  laisser  marier,  afin  que  je  puisse  porter  ostensiblement 
son  deuil,  qu'éternellement,  j'aurais  au  cœur. 

Et  M.  et  Mme  Sergier  se  taisaient  devant  cet  amour  pro- 
fond, qu'ils  avaient  vu  naître,  ipuis  imprudemment  encouragé, 
et  contre  lequel  ils  se  sentaient,  désormais,  impuissants. 

Le  malheur  qu'ils  redoutaient  pour  leur  fille  lui  fut  épargné. 

Césaire,  dont  la  forte  constitution  avait  été  ébranlée,  non 
mortellement  atteinte,  Césaire  se  remit.  Le  printemps  le  vit 
revenir  dans  le  Nord,  où  l'attendait  sa  fiancée  fidèle.  S'il  n'a- 
vait tenu  qu'à  elle  et  à  ses  parents,  dont  elle  eût  emporté  le 
consentement,  le  mariage  eût  eu  lieu  alors;  mais  le  jeune 
homme,  dans  sa  délicatesse,  ne  le  voulut  pas  ainsi.    Il  n'était 


DESILLUSION  367 

point  encore  assez  certain  de  sa  guérison  et,  s'il  s'était  cru  ap- 
pelé à  disparaître,  n'eût  pas  consenti  à  lier  sa  vie  condamnée  à 
celle  de  cette  enfant  qui  l'adorait,  mais  devant  laquelle  l'avenir 
s'ouvrait.  L'été  se  passa  donc,  qui  le  mena  aux  eaux;  puis, 
au  commencement  de  l'hiver,  il  repartit  pour  le  Midi,  malgré 
les  larmes  d'Elisabeth,  qui  oubliant,  dans  la  confiance  de  son 
amour,  toute  dignité,  lui  avait  dit  : 

—  Oh  !  Césaire,  donnez-moi  le  droit  de  vous  accompagner 
et,  quel  qu'il  soit,  de  partager  votre  sort  en  ce  monde  ! 

Il  avait  été  touché  au  cœur  par  tant  d'amour,  mais  il  avait 
résisté  à  la  tentation  suprême. 

—  Non,  avait-il  répondu,  en  conscience  je  ne  le  dois  pas,  je 
ne  le  puis  pas;  mais,  puisque  vous  le  voulez  bien,  Elisabeth, 
et  que  vous  m'aimez  assez  pour  cela,  accordez-moi  encore  quel- 
ques mois  de  fidélité  et  d'attente  et  j'espère,  alors,  s'il  plaît  à 
Dieu,  pouvoir,  sans  scrupule  et  sans  danger,  assumer  devant 
le  ciel  et  les  hommes  le  devoir  d'assurer  votre  bonheur  et  de 
protéger  votre  vie. 

Au  printemps  suivant,  Césaire  revenant,  cette  fois,  entière- 
ment rétabli,  ils  s'étaient  épousés  ! .  .  . 

Il  y  avait  cinq  ans  de  cela,  cinq  ans  qu'ils  étaient  heureux 
d'un  bonheur  au-dessus  des  bonheurs  de  ce  monde.  La  main 
de  Dieu,  dans  ses  impénétrables  desseins,  venait  de  le  briser,  et, 
aujourd'hui,  la  catastrophe  à  peine  accomplie,  Alexis  pensait 
déjà  pour  le  comte,  à  le  consoler  du  présent  et  à  lui  faire  ou- 
blier le  passé  ;  jugeant  l'amour  qui  avait  illuminé  sa  vie  sus- 
ceptible de  consolations  et  capable  d'oubli. 


CA  suivre) 


UN  APPEL  A  DIEU 


La  livraison  des  Etudes  des  Pères  de  la  Compagnie  de  Jésus 
du  5  septembre  1901,  nous  apportait  naguère  un  article,  signé 
par  le  Révérend  Père  Joseph  Burnichon,  qui  est  vraiment  ad- 
mirable de  fond  et  de  forme. 

De  nos  jours,  nous  le  savons,  on  prodigue  à  tout  propos  et 
souvent  hors  de  propos,  les  qualificatifs  et  les  épithètes.  C'est 
assez  embarrassant  pour  qui  veut  gander  sa  liberté  d'allure  et 
admirer  en  conscience  un  article  digne  de  l'être;  il  a  l'air  de 
brûler  l'encens  et  l'on  se  demande  s'il  est  convaincu. 

Le  moyen  sans  doute  d'éviter  cette  banalité  du  parti-pris  est 
vite  indiqué:    il  ifaut  justifier  ses  louanges,  c'est  tout  simple. 

Nous  allons  nous  y  essayer,  bien  assuré  de  porter  tout 
seul,  au  cas  d'insuccès,  le  poids  de  la  culpabilité  ;  car  si  jamais 
un  article  de  revue  a  été  admirable,  c'est-là-dire  étonnant  et 
beau  tout  ensemble,  c'est  celui-là. 

Le  Père  Burnichon  l'intitule:  "Les  derniers  jours  d'un 
condamné."  On  devine  qu'il  s'agit  de  ces  condamnés  pour  le 
crime  de  vœux  de  religion,  que  la  loi  dite  à' Association,  en 
France,  va  chasser  ou  a  déjà  chassés  loin  du  sol  de  leur  patrie. 

Avec  une  vivacité  saisissante,  le  distingué  Jésuite  peint  l'état 
d'âime  de  ces  vénérables  bannis,  au  imc«nent  de  leur  départ  ; 
avec  une  vigueur  très  fîère,  il  stigmatise  les  illogismes  et  les 
brutalités  des  républicains  autocrates  de  1901  :  avec  une  di- 
gnité très  noble,  il  proteste  contre  les  lois  odieuses;  avec  un 
bon  sens  implacable,  il  écarte  les  explications  boiteuses  et  les 
prétextes  fallacieux  ;  puis,  à  la  façon  des  martyrs,  il  finit  par 
s'incliner  devant  l'iniquité  des  hommes  en  appelant  à  Dieu  : 
"  Ad  tuum.   Domine  Jesu,  tribunal  appello  !  " 

Nous  avons  lu  cet  article,  une  première  fois,  par  un  dimanche 


UN  APPEL  A  DIEU  369 

d'octobre.  La  nature  était  triste.  Les  feuilles  s'en  allaient  au 
\ent,  toutes  jaunies  et  froissées.  Les  arbres  dénudés  parais- 
saient comme  abandonnés.  Le  ciel  lui-même,  en  gris  sombre, 
pleurait  doucement,  par  intervalle.  Cette  poésie  automnale 
était  comme  le  cadre  naturel  dans  lequel  nous  groupions,  par 
la  pensée,  les  bannis  fugitifs  de  là-'bas. 

Nous  arrivions  aux  dernières  lignes  de  rarticle  précité  quand 
un  rayon  de  soleil  traversa  soudain  la  croisée,  juste  au  moment 
où  ce  cri  du  chrétien,  venu  du  cœur  sous  la  plume  du  Jésuite, 
illuminait  notre  tristesse:  "Ad  tuum,  Domine  Jesu,  tribunal 
appello!  " 

Oui,  certes,  ils  ont  droit  d'en  appeler  à  Dieu,  les  chers  pros- 
crits de  France  !  et  c'est  pour  le  redire  à  nos  amis  de  la  RevuE 
Canadienne  que  nous  nous  hasardons  à  analyser  les  belles 
pages  signées  par  le  Père  Burnichon.  Ceux  qui  soufïrent  là- 
bas  sont  deux  fois  nos  frères,  par  le  sang  et  par  la  foi.  Sou- 
venons-nous-en et  ne  leur  marchandons  ni  nos  sympathies  ni 
nos  prières. 


Du  1er  juillet  au  ler  octobre  deux  cent  mille  religieux  et  reli- 
gieuses de  France,  ont  dfi  prendre  parti  entre  la  demande  d'au- 
torisation exigée  par  la  loi  et  Ta  dissolution  menaçante.  Le 
Pape  a  laissé  à  chacune  des  Congrégations  visées  par  l'ultima- 
tum de  la  loi  Waldeck,  le  soin  de  voir  et  de  décider  lequel  des 
deux  maux  était  pour  elle  le  moindre.  Beaucoup  ont  choisi 
l'exil. 

Le  Père  Burnichon  explique  que  les  Jésuites  n'ont  pas  eu  à 
choisir.  "  Certaines  victimes  étaient  marquées  d'avance  pour 
le  sacrifice,"  entre  autres  évidemment,  les  fils  de  LoyoJa.  "  La 
Compagnie  de  Jésus,  écrit-il,  est  en  possession  de  recevoir  les 
premiers  coups."  D'ordinaire  en  efïet,  de  tous  les  condamnés 
à  mort  par  les  potentats  de  la  libre-pensée,  les  Jésuites  sont 
pour  le  moins  de  la  première  charrette.  On  se  souvient  des  lois 
de  M.  de  Bismarck  et  des  décrets  de  1880.  D'oii  l'écrivain  des 
Novembre.— 1901.  24 


370  REVUE  CANADIENNE 

Etudes  conclut  qu'il  est  aussi  bien  que  personne  en  position  de 
parler  des  derniers  jours  d'un  condamné. 

Quant  à  nous  qui  voyons  les  choses  de  loin  et  qui  n'avons  pas 
à  en  souffrir  personnellement,  nous  nous  consolerons  peut-être 
en  pensant  que  les  Jésuites  savent  mourir.  .  .  et  ressusciter, 
parce  que  pour  eux  plus  que  pour  tout  autre  sans  doute,  s'est 
réalisée  la  prophétie  de  Tertulliein,  le  sang  de  leurs  martyrs  a 
toujours  été  une  semence  féconde. 

Mais,  pour  les  condamnés  eux-mêmes,  il  s'agit  de  marcher  au 
supplice,  et  si  forte  que  soit  la  foi,  la  nature  a  bien  le  droit  de 
protester. 

Tout  d'abord  que  vont-ils  souffrir? 


'Quitter  son  couvent,  sa  famille  religieuse,  ses  frères,  ses 
œuvres  et  sa  vie  pour  la  terre  de  l'exil  qu'est-ce  que  c'est  bien  si 
ce  n'est  laisser  là  "  tout  un  ensemble  de  choses  dont  on  ne  fait 
pas  l'inventaire,  dont  le  banni  lui-même  ne  saurait  pas  dire  le 
nom  et  dont  pourtant  l'absence  hie.'^ 

"  Supposez,  continue  le  Révérend  Père,  qu'on  vienne  un  jour 
"  vous  arracher  par  la  force,  de  votre  demeure,  cette  demeure 
"  fût-elle  une  chaumière,  vous  séparer  de  votre  famille,  vous 
"  disperser,  vous  et  les  vôtres,  avec  défense  de  vous  retrouver 
"  sous  le  même  toit  ;  est-ce  que  votre  cœur  ne  sera  pas  brisé  et 
"  votre  existence  flétrie  ?  Est-ce  que  l'on  vous  consolera  beau- 
"  coup  en  vous  montrant  ks  rues  et  les  boulevards,  et  en  vous 
"  disant  que  vous  êtes  libres  maintenant  d'aller  où  bon  vous 
"  semble,  de  loger  comme  il  vous  plaira,  à  l'hôtel  ou  en  garni, 
"  à  condition  que  pas  un  des  vôtres  n'y  sera  avec  vous?  " 

Ah  !  sans  doute,  ceux  qui  prétendent  anéantir  les  congréga- 
tions en  seront  pour  leurs  frais  —  et  ces  frais-ilà  vont  grever  le 
budget!  —  Oui,  on  peut  dissoudre  les  communautés  en  abusant 
de  la  force,  mais  la  congrégation  se  maintiendra  quand  même, 
car  son  existence  dépend  de  la  conscience  de  ses  membres  et 


UN  APPEL  A  DIEU  371 

la  conscience  est   au-dessus  des  atteintes  de  la  force   brutale. 

Jadis  les  édits  des  Néron  et  des  Domitien  se  sont  exécutés,  mais 

l'Eglise  a  vécu. 

Il  n'en  reste  pas  moins  vrai  que  la  dissolution  et  la  dispersion 

feront  souffrir.    L'écrivain  des  Etudes  le  sait  par  expérience  et 

il  en  parle  avec  une  émotion  comunicative  :  "  Il  y  a  vingt 
'  ans,  le  gouvernement  mobilisa  la  police,  l'armée  et  les  serru- 
'  riers  pour  nous  jeter  à  la  rue.  .  .  Oui;  il  y  eut  alors,  pendant 
'  des  années,  pour  la  plupart  des  religieux  expulsés,  de  cruelles 

■  souffrances  morales,  sans  parler  des  autres.  Nous  sommes 
'  hommes  après  tout  et  nos  âmes  ne  sont  pas  fortes  à  la  façon 
'  des  rochers.    Puis,  on  ne  recommence  pas  sa  vie  à  tout  âge, 

■  et  quand  on  essaie  de  transplanter  les  arbres  qui  ne  sont  plus 
'jeunes,  ils  languissent  et  ils  meurent. . ." 


Et  c'est  cette  vie-là  qu'il  leur  faut  revivre! 

De  par  quel  droit  ose-t-on,  en  ce  temps  de  liberté  et  d'égalité, 
mettre  ainsi  les  gens  à  Ja  porte?  Il  n'y  en  a  pas  d'autre  que 
celui  de  la  force.  La  voix  autorisée  de  Léon  XIII  a  réprouvé 
hautement  "de  telles  lois,  parce  qu'elles  sont  contraires  au 
droit  naturel  et  évangélique.  .  .  "  (Lettre  aux  supérieurs  géné- 
raux, 22  juin  1901).  Le  droit  évangélique,  les  Jacobins  qui 
gouvernent  la  France  ne  s'en  préoccupent  guères,  mais  au 
moins  on  serait  en  lieu  d'attendre  qu'ils  n'aJbdiquent  pas  leur 
raison.  Même  pour  eux  le  droit  naturel  subsiste.  Et  pour- 
tant!. .  . 

Le  Père  Burnichon  rappelle  à  propos  le  mot  de  Renan,  ré- 
pondant à  quelqu'un  qui  demandait  à  suivre  un  cours  de  droit 
naturel  au  Collège  de  France  :  "  Il  n'y  a  pas  de  droit  naturel  !  " 
Cette  parole  peut  surprendre  dans  la  bouche  d'un  homme  aussi 
avisé  que  Renan,  mais,  après  tout,  quand  on  nie  Dieu,  que 
voulez-vous  qu'il  reste  à  l'homme  si  ce  n'est  sa  force  brutale .  .  . 
et  ses  faiblesses  ? 


372  REVUE  CANADIENNE 

Le  droit  naturel,  écrit  le  Père  Burnichon,  "  a  été  singulière- 
ment négligé  dans  les  discussions  de  l'une  et  de  l'autre 
chambre,"  lorsque  s'est  votée  Ja  loi  d'association. 

Nous  en  demandons  pardon  à  l'illustre  écrivain  des  Etudes, 
mais  nous  ne  sommes  pas  prêt  à  admettre,  pour  notre  part,  ces 
reproches  indirects  à  l'adresse  des  députés  et  des  sénateurs 
catho^liques. 

On  comprend  sans  peine  qu'il  ait  fallu  aux  champions  de  la 
bonne  cause,  et  au  Palais  Bourbon  et  au  Luxembourg,  suivre 
avant  tout  leurs  adversaires  sur  le  terrain  où  ils  se  plaçaient. 
A  cela  rien  d'étonnant.  Mais  dire  qu'ils  ont  singulièrement  né- 
gligé de  traiter  la  question  au  point  de  vue  du  droit  naturel, 
c'est  à  notre  avis  —  disons-le  respectueusement  —  aller  trop 
loin. 

Les  députés  catholiques  et  leurs  collègues  du  sénat  ont  trop 
noblement  et  trop  fièrement  défendu  ime  cause  qu'ils  savaient 
à  peu  près  perdue  d'avance,  pour  qu'on  ne  leur  rende  pas  ce  té- 
moignage qu'ils  ont  fait  ce  qu'ils  ont  pu,  qu'ils  n'ont  rien  négligé 
et  qu'ils  ont  livré  le  (plus  beau  combat  oratoire  ,qui  se  soit  en- 
tendu, sous  les  voûtes  des  chambres  françaises,  depuis  les  jours 
de  Montalembert  et  de  Dupanloup. 

Qu'on  relise,  par  exemple,  le  discours  du  21  janvier,  à  la 
chambre,  de  M.  le  comte  Albert  de  Mun,  ou  encore  les  décla- 
rations du  13  juin,  au  sénat,  de  M.  l'amiral  de  Cuverville,  et 
nous  croyons  que  l'expression  du  Révérend  Père  Jésuite  pa- 
raîtca  au  moins  un  peu  forte. 

Dans  l'un  de  ces  brillants  mouvements  d'éloquence  dont  M  a 
le  secret,  et  alors  qu'il  donnait  aux  députés  de  France  l'une  des 
plus  profondes  leçons  de  christianisme  qu'ils  aient  jamais  re- 
çues, M.  de  Mun  s'écriait  :  "  Non  !  ce  n'est  pas  le  décourage- 
"  ment  et  la  lassitude,  ce  n'est  pas  la  déception  du  cœur  ni 
"  l'effroi  de  la  vie  qui  peuplent  les  couvents,  c'est  l'irrésistible 
"  et  l'impérissable  attrait  du  sacrifice  et  du  dévouement  (vifs 
"  applaudissements)  ;  c'est  le  mystérieux  besoin  que  la  foi  met 
"  aux  âmes  croyantes  d'accomplir  par  ce  don  de  soinmême  la 


UN  APPEL  A  DIEU  373 

■■  loi  fondamentale  du  christianisme.  Ne  cherchez  pas  ailleurs 
"  le  secret  de  la  vie  religieuse  :  il  est  là,  à  des  profondeurs  où 
"  les  lois  et  les  gouvernements  ne  peuvent  atteindre,  où  s'alimente 
"  sa  source  intarissable  et  d'où  s'élancent  sans  trêve,  vers  le 
'■  monde  mouvementé  d'ambitions,  de  révoltes  et  de  passions, 
"  vers  le  monde  refroidi  par  l'égoïsme,  labouré  par  la  misère  et 
"  la  souffrance,  ces  hommes  et  ces  femmes  qui  ont  renoncé  à 
"  lui  demander  ses  joies  pour  lui  donner  leurs  exemples  de 
"  pauvreté  volontaire,  de  charité  héroïque,  d'obéissance  réflé- 
"  chie,  de  dévouement  sans  récompense  humaine,  quelquefois 
"  payés  par  l'outrage  et  par  le  mépris,  et  qui  font  ainsi  dans  le 
"  sacrifice  de  leur  liberté,  le  dernier,  le  plus  magnifique,  le  plus 
'■  décisif  nsage  de  la  liberté  cUc-nicmc!  "     (Appl.  prolongés.) 

Et  le  13  juin,  au  sénat,  en  réponse  au  rapporteur  M.  Vallé, 
nous  entendons  M.  l'amiral  de  Cuverville  rappeler  avec  énergie 
les  propres  paroles  du  Pape,  à  savoir  que  "  partout  où  a  été  res- 
"  pecté  le  droit  nattirel  de  tout  citoyen  de  choisir  le  genre  de 
"  vie  qu'il  estime  le  pJus  conforme  à  ses  goûts  et  à  son  perfec- 
"  tionnement  moral,  partout  aussi  les  ordres  religieux  ont  surgi 
"  comme  une  production  spontanée  du  sol  catholique.  .  .  "  Et 
ce  n'est  pas- avec  une  force  moindre  que  M.  l'amiral  proclame 
ensuite  "  que  les  vœux  ne  relèvent  que  de  la  conscience  et  que 
■'  la  loi  ne  les  connaît  pas  ",  ou  encore,  en  citant  une  lettre  d'un 
père  de  famille  justement  indigné,  "  que  traiter  ainsi  les  reli- 
"  gieux  en  criminels  c'est  les  priver  de  leurs  droits  légitimes...  !  " 

Nous  le  savons  bien,  personne  ne  s'est  borné  à  ne  développer 
que  la  thèse  de  droit  naturel,  on  y  ajoutait  des  considérants 
venus  d'autre  source;  mais  il  nous  avait  paru  que  de  tous  ces 
discours  catholiques  et  modérés  (factions  de  Mun-Gayrand 
et  Méline-Ribot),  que  nous  avons  tous  lus  aussi  bien  que  ceux 
de  leurs  adversaires,  il  jaillissait  une  note  d'ensemble  qvù  disait 
à  M.  Waldeck-Rousseau  et  à  ses  fidèles  :  "  Vous  commettez 
une  injustice  !  Vous  péchez  contre  le  bon  sens  !  Vous  violez 
la  nature."    N'était-ce  pas  là  un  appel  au  droit  naturel  ? 


374  REVUE  CANADIENNE 

Le  Père  Burnichon  y  revient — et  en  cela  nous  l'admirons, — 
avec  une  belle  vigueur  que  n'affaiiblit  en  rien  une  fine  pointe 
d'ironie.  Le  Code,  dit-il,  ne  reconnaît  pas  les  vœux?  Soit. 
Mais  de  ce  qu'il  ne  les  reconnaît  pas,  s' ensuit-il  qu'il  les  dé- 
fende?   C'est  absurde. 

D'ailleurs,  continue-t-il,  je  ne  demande  pas  à  la  loi  de  sanc- 
tionner mes  vœux.  J'ai  le  droit  naturel  de  formuler  dans  mon 
for  intérieur  tel  engagement,  même  perpétuel .  .  .  cela  me 
regarde  et  ne  regarde  que  moi  !  La  loi  n'a  rien  à  y  voir  sans  se 
permettre  une  "  invasion  tyrannique  et  vaine  sur  le  domaine  de 
"  la  conscience." 

C'est  là  du  franc-parler  ou  nous  ne  nous  y  connaissons  pas. 
C'est  dire  carrément  à  ces  Messieurs  du  Parlement  :  frappez, 
si  vous  le  voulez,  du  glaive  de  votre  loi;  mais,  sachez-le  bien, 
ma  conscience  est  plus  haute  que  vos  coups.  Libre  je  suis  et 
libre  je  reste  dans  mon  cœur  et  dans  mon  âme.  Vous  vous 
attaquez  au  droit  naturel?  Cela  ne  l'empêche  pas  de  rester 
debout.    Votre  loi  n'en  est  pas  une. 

Encore  une  fois  ce  langage  est  digne  et  ferme;  mais  le  dis- 
tingué correspondant  des  Etudeis  n'eîit  rien  perdu  à  ne  pas  re- 
procher aux  orateurs  catholiques  de  la  chambre  et  du  sénat  une 
négligence  que  l'on  peut,  croyons-nous,  persister  à  ne  point  voir. 


Si  on  attente  au  droit  naturel  par  cette  loi  d'association,  on 
viole  aussi,  argumente  l'écrivain  des  Etudes,  le  droit  constitu- 
tionnel qui  veut  l'égalité  de  tous  les  citoyens  devant  la  loi. 
C'est  très  clair  en  efïet.  Pour  les  uns  la  loi  Waldcck  est  "  libé- 
rale jusqu'à  l'abdication,"  pour  les  autres  elle  est  "  autoritaire 
jusqu'à  l'absolutisme."  En  vertu  de  son  dispositif,  vous  êtes 
libres  d'être  des  francs-maçons,  des  socialistes,  des  anarchistes, 
des  sans-patrie...  mais  pas  des  rehgieux  ou  des  religieuses! 
Pour  cela  il  vous  faut  demander  l'autorisation  au  gouverne- 
ment et  non  pas  l'autorisation  légale,  qui  confère  la  personna- 
lité civile,  mais — comme  le  note  très  bien  le  Père  Burnichon — 


UN  APPEL  A  DIEU  375 

ce  qu'il  vous  faut,  dans  toute  la  force  odieuse  du  terme,  c'est  la 
permission. 

Pourquoi  deux  poids  et  deux  mesures? 

Le  savant  religieux  a  cherché  les  raisons  des  persécuteurs 
de  riioines  et  de  nonnes  dans  leurs  rapports  et  leurs  discours.  Il 
n'a  rien  trouvé  et  pour  cause. 

M.  Vallé,  le  rapporteur  au  sénat,  a  parlé  de  vœux  non  auto- 
risés par  le  Code  !  Déjà,  justice  est  faite  de  ce  procédé  qui 
consiste  à  conclure  du  fait  qu'une  chose  n'est  pas  sanctionnée 
par  la  loi  à  ce  fait  tout  autre  qu'elle  est  défendue.  C'est  tout 
bonnement  absurde. 

M.  le  rapporteur  a  rappelé  en  outre  —  lui,  un  républicain  !  — 
que  l'autorisation  préalable  était  jadis  exigée  sous  les  régimes 
monarchique  !  Les  voilà  bien  sous  leur  vrai  jour,  quoi  qu'ils 
en  disent,  Jes  hommes  des  principes  de  89  !  "  Crois  ce  que  je 
dis  !  Fais  ce  que  je  veux.  .  .  ou  meurs  !  "  Louis  XIV  n'a  jamais 
été  aussi  autocrate. 

Mais,  avait  expliqué  M.  WaldeckHRousseau,  et  beaucoup  ont 
repris  l'argument,  les  associations  religieuses  ne  développent 
pas  l'individu  comime  les  autres  sociétés  humaines  ;  elles  le  dimi- 
nuent au  contraire,  l'annihilent  au  profit  de  la  congrégation.  Et 
voilà  pourquoi  il  faut  aux  religieux  un  traitement  spécial,  un 
règlement  particulier  ! .  .  . 

Oh!  comme  elle  est  fière  et  belle  la  riposte  du  fils  de  St- 
Ignace  :  "  Non  ;  nous  ne  nous  sentons  pas  le  moins  du  monde 
"  absorbés,  ni  diminués,  moins  encore  anéantis.  Il  n'est  pas 
"  un  religieux  qui  ne  puisse  dire  comme  ce  moraliste:  Quand 
■'  je  me  regarde,  je  me  méprise  ;  mais  quand  je  me  compare, 
"je  suis  tenté  de  m'enorgueillir.  Sans  forfanterie  aucune, 
"  nous  pouvons  affirmer  que  nous  cultivons  notre  intelligence 
"  et  trempons  notre  volonté,  sous  la  discipline  religieuse,  autant 
"  que  nos  voisins,  dans  la  possession  de  ce  qu'ils  appellent  leur 
"indépendance;  et  à  tout  prendre,  nous  nous  estimons  plus 
"  libres  que  beaucoup  de  nos  concitoyens  dont  les  servitudes 
"sont  autrement  lourdes  que  celle  de  notre  règle;     et  je  ne 


376  REVUE  CANADIENNE 

"  pafle  ipjas  même  ici  des  fonctionnaires  de  haut  et  bas  étage 
"  pour  qui  la  liberté  sous  ses  iormes  les  plus  précieuses  est  cer- 
"  tainement  moindre  que  dans  les  couvents  les  plus  austères. 
"  Avant  de  crier  au  paradoxe,  je  demande  qu'on  prenne  la  peine 
"  d'examiner  et  de  réfléchir.  Non,  une  fois  encore;  notre  per- 
"  sonnalité  n'est  point  si  diminuée,  si  anéantie  qu'on  se  plaît  à 
"  le  dire;  si  eJle  l'était  en  effet,  apparemment  on  ne  se  donne- 
"  rait  pas  tant  de  mal  pour  nous  exterminer.  On  ne  part  pas 
"  en  guerre  contre  des  cadavres." 

Au  reste,  si  prononcer  des  vœux  c'est  une  violation  des  lois, 
comme  on  l'a  proclamé  du  banc  des  ministres,  pourquoi  parler 
d'autorisation?  Et  l'intelligent  Jésuite,  bon  dialecticien  comme 
tous  ses  frères,  laisse  ces  Messieurs  du  ministère  et  des  commis- 
sions dansl'impasse  d'un  dilemme  qui  n'est  pas  commode:  Ou 
bien,  leur  dit-il,  nos  vœux  sont  contraires  au  droit  et  vous 
n'avez  ipas  à  les  autoriser;  ou  bien,  ils  sont  dans  l'ordre  et 
vous  n'avez  qu'à  nous  laisser  tranquilles  !  C'est  simple  et  con- 
cluant. 


Cette  prétendue  raison  de  "  l'abdication  des  droits  de  l'indi- 
vidu "  n'est  donc  qu'une  habileté  qu'on  présente  pour  la  gale- 
rie et  que  les  auteurs  de  la  loi  néfaste  ne  jugent  pas  au  sérieux, 
c'est  évident;  mais,  ils  s'en  vont  répétant,  et  d'autres  avec 
eux  —  même  des  catholiques  !  —  :  "  Ces  sociétés  de  religieux 
ce  ne  sont  pas  des  associations  comme  les  autres.  .  .  !  " 

Pour  ça,  bien  sûr,  admet  le  Père  Burnichon,  "  il  y  a  certaines 
"  différences  entre  un  couvent  d'Ursulines  et  une  loge  de 
"francs-maçons";  mais  la  question  est  de  savoir  si  le  carac- 
tère propre  du  religieux  lui  mérite  d'être  privé  des  franchises 
communes . 

Les  religieux  font  des  vœux,  des  promesses  à  Dieu  ! 

En  quoi,  cela  fait-il  tort  à  la  société?  Si  absolue  que  soit  leur 
obéissance,  elle  ne  les  mènera  jamais  qu'à  faire  bien  et  mieux. 
Que  dites-vous,  au  contraire,  de  l'obéissance  aveugle  et  idiote 


UN  APPEL  A  DIEU  377 

du  socialiste  anarchiste  dont  le  bras  frappe  souvent  à  la  tête  et 
au  cœur  des  nations?  Vraiment,  le  Caserio  de  Carnot  et  le 
Czolgoss  de  McKinley  ne  vous  paraissent-ils  ipas  autrement 
dangereux  que  tous  les  Jésuites  du, monde? 

Mais  les  Jésuites  et  autres  religieux  vivent  en  communauté? 

A  qui  cela  nuit-il  ?  si  c'est  leur  goût  et  leur  désir,  qu'avez- 
vous  à  y  voir?  Ne  vit-on  pas  en  communauté  dans  vos  lycées 
et  dans  vos  hôtels  des  bains  de  mer? 

Oui,  mais  les  moines  ne  sont  pas  libres  de  quitter  la  commu- 
nauté, on  exerce  sur  eux  une  contrainte  morale,  il  faut  les  pro- 
téger contre  leurs  supérieurs  ! 

D'abord,  ce  n'est  pas  le  cas  qu'on  leur  en  impose,  le  Père 
.Burnichon  le  nie  avec  raison.  Celui  qui  possède  un  tant  soit 
peu  l'histoire  de  l'Eglise  et  des  communautés  le  sait  très  bien. 
D'ailleurs  ce  qu'on  affirme  sans  preuve  se  réfute  de  même: 
"  quod  gratis  asseritur  et  gratis  negatur!  "  Enfin,  il  serait  cu- 
rieux de  demander  aux  milliers  de  religieux  et  de  religieuses 
qui  quittent  la  France,  au  moment  où  nous  écrivons  ces  lignes, 
'd'oîi  vient  la  contrainte  qu'ils  euibissent,  si  c'est  de  leurs  chers 
règlements  ou  de  la  néfaste  loi  Waldeck! 

Mais  toujours,  reprend-on,  il  y  a  le  danger  économique,  le 
péril  de  la  mainmorte. 

On  se  le  rappelle,  l'illustre  comte  de  Mun  a  fait  jadis  s'éva- 
nouir bel  et  bien  le  fantôme  du  milliard  des  Congrégations. 
L'écrivain  des  Etudes  n'ignore  pas  que  ce  point  est  réglé  pour 
tout  le  monde.  Inutile  d'insister,  chez  les  voteurs  de  la  loi,  ra- 
dicaux et  autres,  aussi  bien  que  chez  les  opposants,  modérés  ,et 
catholiques,  l'épouvantail  des  richesses  congrégationnistes  est 
une  simple  mise  en  scène  destinée  à  éblouir  les  badauds;  et 
puis,  souligne  le  Révérend  Père,  "  si  la  mainmorte  est  nuisible 
■'  la  mainmorte  religieuse  ne  l'est  pas  plus  que  la  mainmorte 
"  laïque  "  ;  or,  tout  le  monde  sait  que  celle-ci,  en  France,  se 
compte  dans  la  colonne  des  mille,  tandis  que  celile-là  n'en  est 
qu'aux  unités. 

Encore  un  coup,  pourquoi  donc  les  religieux  doivent-ils  être 


378  REVUE  CANADIENNE 

traités  avec  une  rigueur  spéciale?  Et  le  Jésuite  logicien  fouille 
les  discours.  .  .  ?  Enfin,  il  trouve  dans  celui  de  M.  Léon  "Bour- 
geois à  la  chambre,  une  pièce  de  résistance.  Nous  la  connais- 
sions cette  pièce,  ayant  lu  dans  le  temips  le  discours  de  l'ancien 
ministre  radical.  A  la  cham'bre  même  on  ne  s'était  pas  gêné 
l>our  hausser  les  épaules.    Il  y  a  de  quoi  ! 

Parmi  les  innombrables  .cahiers  de  devoirs  envoyés  à  l'Expo- 
sition de  1900,  le  dit  M.  Bourgeois  a  lu  sur  celui  d'un  élève  des 
Frères  de  la  Doctrine  chrétienne  des  paroles  blessantes.  .  . 
pour  les  Protestants!  Horreur!  On  s'est  voilé  la  face  et  on 
a  .  .  .  affiché  le  discours  Bourgeois  dans  toutes  les  communes 
de  France  ! 

Et  dire  que  c'est  là  de  l'histoire  !  que  c'est  par  quelques  faits 
de  cette  nature  qu'on  prétend  prouver  que  les  religieux  sont  un 
danger  pour  la  République  !  O  liberté  des  républicains  radi- 
caux de  1901,  que  ton  soleil  est  pâle! 


Qu'on  ne  nous  parie  plus  des  excès  d'absolutisme  du  Roi- 
Soleil  ou  du  grand  Bonaparte!  Au  moins  ces  gens-là  étaient 
roi  ou  empereur  et  ils  étaient  logiques;  mais,  Messieurs  Wal- 
deck-Rousseau,  Millerand  et  Vallé  ne  sont  que  républicains, 
eux! 

Cela  ne  les  a  pas  empêchés  —  tant  la  nécessité  est  mère  de 
l'invention  —  de  chercher  des  précédents  à  leur  loi  draconienne 
dans  V autorisation  préalable  de  jadis.  "  Du  temps  des  rois, 
"  disent-ils,  on  ouvrait  et  on  fermait  les  couvents ...  à  sa  dévo- 
"  tion,  selon  son  bon  plaisir!  Donc  nous  pouvons  en  faire 
"  autant." 

"  Mais  alors,  riposte  finement  le  Père  Jésuite,  ce  n'était  pas 
"  la  peine  de  changer,  et  l'on  pouvait  faire  l'économie  de  ré- 
"  volutions  qui  nous  ont  coiité  horriblement  cher." 

La  monarchie  avait  autrefois  absorbé  toutes  les  libertés  des 
citoyens.     C'est  un  excès  dont,  au  dire  de  plusieurs,  les  mo- 


UN  APPEL  A  DIEU  379 

narques  sont  morts  !  Alais  au  moins  les  gens  s'appelaient  en 
ce  temps-là  des  sujets  et  non  pas  des  citoyens\  Mais  au  moins 
on  avait  la  décence  de  dire  carrément:  l'Etat  c'est  moi!  (Louis 
XIV)  ou  encore:  c'est  légal  parce  que  je  le  veux!  (Louis 
XVI).  Et  puis,  devant  l'omnipotence  du  souverain  tous  de- 
vaient s'incliner.  Le  favoritisme  créait  des  "  mignons  "  et 
c'était  un  abus,  c'est  vrai;  mais  il  ne  constituait  pais  toute  une 
catégorie  de  sujets  en  une  cohorte  de  bannis  et  de  chassés. 

Sous  les  Louis  XIV  et  les  Napoléon,  dit  très  bien  l'écrivain 
des  Etudes,  "  nul  n'avait  la  liberté  de  ses  gestes.  Aujourd'hui, 
"  tout  le  monde  l'a,  nous  seuls  exceptés.  Pourquoi  ?  On  a 
■■  renversé  le  trône  et  avec  lui  tout  l'édifice  politique  que  le 
"  trône  soutenait.  Pourciuoi  aller  ramasser  dans  ces  ruines  les 
■'  liens  qui  enchaîneront  toute  une  catégorie  de  citoyens.  .  .  ?  " 

Et  le  Jésuite  justement  indigné,  jette  à  la  face  de  ses  persé- 
cuteurs la  vraie  réponse  à  ce  ppurquoi.  Ah  !  c'est  parce  que 
vous  êtes  les  plus  forts  et  que  vous  abusez  de  votre  force  !  Vous 
ne  faites  penser,  continue-t-il  (équivalemment)  avec  une  ironie 
mordante,  à  ces  revendeuses  du  sac  des  Tuileries,  de  1848,  qui 
se  carraient  dans  les  fauteuils  des  rois  en  ricanant  grossière- 
ment :    "  A  présent,  c'est  nous  qui  sont  les  princesses." 

Mise  en  bel  humeur — malgré  la  tristesse  de  l'heure  actuelle 
—  la  fine  plume  du  Révérend  Père  pénètre  avec  adresse  les  des- 
sous de  la  table  où  sont  assis  les  princes  nouveaux,  "  ces  huit  à 
"  neuf  cents  personnages,  dit-elle,  parmi  lesquels  un  certain 
"  nombre  ne  sont  honorables  que  selon  la  formule  parlemen- 
"  taire  ",  et,  savez- vous  ce  qu'elle  nous  révèle?  C'est  que,  pa- 
raît-il, il  n'y  a  pas  moins  de  soixante-dix  de  ces  Messieurs  qui 
ne  touchent  pas  leur  traitement,  attendu  que  leurs  créanciers 
ont  obtenu  en  justice  une  saisie-arrêt  !  Qui  sait,  si  on  eût  voulu 
les  acheter,  se  demande  le  Père  Jésuite,  si  la  majorité  de  60 
votes  de  M.  Waldeck-Rousseau  se  fût  maintenue?.  .  . 

*  *  * 

Ce  n'est  pas  tout  de  faire  voir  l'injustice  de  la  loi  Waldeck  et 


380  KEVUE  CANADIENNE 

la  faiblesse  de  ses  considérants.  Puisque  le  Père  Burnichon  a 
entrepris  de  nous  dire  l'état  d'âme  de  ces  condainncs  nouveau 
genre,  à  leurs  derniers  jours,  il  lui  convient  d'analyser  aussi  la 
position  que  crée  la  néfaste  loi  à  ceux-là  mêmes  qui  demandent 
l'autorisation  ;  car,  il  ne  faut  pas  l'oublier,  ceux-là  restent  aussi 
des  condamnés!  Quelques-uns  verront  sûrement  échouer  leur 
requête  dès  l'ouverture  des  procédures  et  les  formalités  de  la 
demande.  C'est  entendu,,  "il  y  a  des  victimes  marquées  d'a- 
vance pour  le  sacrifice."  Celles-là  elles  ifont  aussi  bien  de 
prendre  tout  de  suite  le  chemin  de  l'exil.     Mais  les  autres  ? .  .  . 

On  n'ignore  pas  que  les  congrégations  autorisées  restent 
quand  même  à  la  merci  d'un  décret  des  ministres.  Sitôt  qu'elles 
déplairont  à  l'une  ou  l'autre  des  têtes  importantes  du  souverain 
à  700  têtes,  on  leur  biffera  l'autorisation  d'un  trait  de  plume. 
C'est  la  lettre  de  cachet,  tout  simplement  ! 

Qu'on  se  serve  de  pouvoirs  discrétionnaires  pour  rappeler  à 
l'ordre  certaines  sociétés  dangereuses  et  même  les  dissoudre, 
c'est  parfois  nécessaire  au  bien  de  l'Etat  ;  mais,  ces  pauvres 
religieux  quelle  nouvelle  conspiration  des  poudres  peuvent-ils 
imaginer?  N'importe,  ce  sont  des  suspects!  Il  faut  les  pros- 
crire ! 

En  les  supprimant  ainsi  en  bloc,  songe-t-on  qu'on  atteint  les 
religieux  jusque  dans  leurs  foyers  et  dans  leur  intimité?  Dans 
une  société  politique,  scientifique  ou  littéraire,  il  n'en  va  pas 
'  ainsi;  la  société  supprimée,  les  sociétaires  ont  encore  leur  foyer 
et  leur  toit.  Mais  une  congrégation  est  tout  ensemble  la  so- 
ciété, le  toit  et  le  foyer,  où  se  meut,  s'abrite  et  s'alimente  la  vie 
du  religieux.  Partant,  on  ne  devrait  dissoudre  une  congré- 
gation qu'avec  mille  précautions  ;  il  faut  être  aveuglément  pré- 
venu pour  ne  pas  le  comprendre.  Quand  même,  à  celles-ilà  qu'ils 
daignent  autoriser  ces  Messieurs  du  Parlement  n'offrent  en 
perspective  rien  de  plus  rassurant  qu'un  coup  de  plume... 
qui  peut  être  mortel.  O  égalité  républicaine,  que  tu  es 
étrange  ! 


UN  APPEL  A  DIEU  381 


Donc  la  lettre  de  cachet  existe  bel  et  bien.  Vous  êtes  moines 
ou  nonnes!  "Nonpiacet!"  AUez-vous-en  !  Vous  n'avez  pas 
de  droits  ! 

Et  le  Révérend  Père  cite  le  mot  cruel  de  la  mégère  de  Ju- 
vénal  :  "  Qu'on  dresse  une  croix  pour  cet  esclave,"  dit-elle.  — 
'.'  Mais,  quand  il  s'agit  de  la  mort  d'un  homme,  on  peut  at- 
*'  tendre  qu'il  soit  coupable  de  quelque  chose ...  "  —  "  Imbé- 
"  elle,  un  esclave  est-il  un  homme?.  .  .  Je  le  veux,  je  l'ordonne; 
"  sit  pro  ratione  voluntas  :  là  où  il  n'y  a  pas  de  raison  que  ma 
"  volonté  suffise  !  "     (Sat.  VI.) 

Ce  qui  est  le  plus  attristant,  poursuit  l'écrivain  des  Etudes, 
c'est  que  l'esiprit  public  se  désintéresse  de  cette  si  grave  ques- 
tion. Le  Révérend  Père  reconnaît  certes  que  des  voix  et  des 
plumes  autorisées  n'ont  pas  ménagé  leurs  sympathies  aux  re- 
ligieux proscrits,  mais  il  note  avec  douleur  que  beaucoup,  par- 
mi ceux  qui  n'ont  pas  à  souffrir  personnellement  de  l'injustice 
de  cette  loi,  se  consolent  assez  vite.  On  croit  que  la  loi  ne  sera 
pas  appliquée,  qu'il  y  aura  des  adoucissements.  D'aucuns  vont 
jusqu'à  justifier  leur  tranquillité  en  faisant  des  reproches  aux 
religieux,  par  exemple  :  d'avoir  bâti  trop  d'églises,  d'avoir  fait 
trop  d'oeuvres,  de  n'avoir  pas  soutenu  les  journaux  catholiques, 
de  n'avoir  pas  repris  l'Alsace-Lorraine  aux  Allemands,  même 
d'avoir  envoyé  Dreyfus  à  l'ile  du  Diable  et  de  n'avoir  pas  assez 
(ou  trop?)  travaillé  à  l'élection  des  députés  catholiques  et 
enfin  (qui  le  croirait?)  de  n'avoir  pas,  par  ladrerie,  acheté  les 
députés  à  vendre  !  Assurément  ces  reproches  et  d'autres  sem- 
blables, venus  de  plumes  catholiques,  sont  singulièrement  pé- 
nibles! Hélas!  l'humanité  est  toujours  faible  par  un  point  et 
l'égoïsme  est  parfois  bien  osé  ! 

Quoique  le  Père  Burnichon  se  soit  un  peu  complu  à  ressasser 
ces  vilenies  et  à  faire  voir  ce  mauvais  côté  des  choses,  nous  ne 
nous  permettrons  pas  de  l'en  blâmer.  Il  était  en  droit  de  lé- 
gitime défense  aussi  bien  contre  les  faibles  de  la  bonne  cause 


382  REVUE  CANADIENNE 

que  contre  les  intolérants  du  parti  adverse.  Nous  souhaitons 
de  tout  cœur  qu'on  ouvre  davantage  les  yeux  à  certains  en- 
droits et  qu'on  réfléchisse  mieux  à  la  situation  que  cette  loi 
malheureuse  à  faite  aux  catholiq^ues  de  France  ! 

*  *  * 

Que  reste-t-il  donc  aux  religieux  bannis  de  leur  patrie?  Il 
leur  reste  à  pardonner  et  à  s'en  remettre  à  Dieu  !  "  C'est  toute 
"  la  vengeance  que  ces  affreux  Jésuites  tireront  des  hommes 
"  qui  leur  auront  fait  tant  de  mal." 

D'autres  crieraient  "  aux  armes  "  et  demanderaient  du  sang  î 
L'écrivain  des  Etudes  est  trop  bien  le  fils  de  St-Ignace  pour  ne 
pas  connaître  l'étonnante  leçon  que  le  Christ  et  ses  martyrs  ont 
enseignée  au  monde,  dix-neuf  siècles  passés  ! 

Nous  n'avons  pas  pu  lire  sa  dernière  page  sans  ressentir  une 
vive  émotion,  et,  comme  nous  le  disions  au  début  de  notre  ar- 
ticle, le  rayon  de  soleil  que  nous  octroyait  soudain  cette  triste 
nature  d'automne,  au  moment  où  nous  finissions  la  lecture  des 
"  derniers  jours  d'un  condamné,"  était  une  bien  faible  image 
du  rayon  de  foi  chrétienne  qui  sortait  réconfortant  de  cette 
page  dernière  et  de  ce  dernier  cri  du  cœur:  "J'en  appelle,  ô 
Jésus,  à  votre  tribunal  —  ad  tuum.  Domine  Jesu,  tribunal  ap- 
pello!" 

Avant  de  finir  ainsi,  le  Père  Jésuite  avait  voulu  cependant 
remarquer  que  la  Providence  ménage  parfois,  dès  ici-bas,  des 
représailles  qui  sont  terribles  aux  persécuteurs.  Voici  le  sou- 
venir historique  qu'il  remémore  avec  un  à-propos  significatif: 
"  Au  dix-ihuitième  siècle,  un  homme  d'Etat  se  distingua  entre 
"  tous  par  une  animosité  sauvage  contre  les  Jésuites  ;  ce  fut 
"  Pom'bal.  La  destruction  de  la  société  ne  suffit  pas  à  l'assou- 
"vir;  il  lui  fallut,  par  surcroît,  la  mort  de  plusieurs  centaines 
"  de  religieux  qu'il  fit  emprisonner  et  laissa  pourrir  dans  des 
"  cachots  infects.  Soixante  ans  après,  la  Compagnie  de  Jésus, 
"  rappelée  du  tombeau  par  le  pape  Pie  VII,  rentrait  au  Portu- 


UN  APPEL  A  DIEU 


383 


gai.    Deux  Jésuites  français  venaient  y  fonder  un  collège.  La 
première  messe  qu'ils  célébrèrent  sur  le  territoire  portugais, 
■  fut  dite  dans  une  chapelle  délabrée,  devant  un  cercueil.     Ce 
'  cercueil  portait  une  simple  inscription  ;     Sébastien  Carvalho, 
'  marquis  de  Pombal.    Depuis  de  longues  années,  les  restes  du 
'  -malheureux  avaient,  pour  ainsi  dire,  été  oubliés  là,  attendant 
'  qu'un  Jésuite  vînt  leur  donner  la  sépulture  chrétienne.     Le 
'  Père  Delvaux  récita  les  prières  de  l'Eglise  sur  le  cadavre  du 
'  persécuteur  et  du  meurtrier  de  ses  frères.  Après  la  cérémonie, 
'  une  femme  en  grand  deuil  vint  se  jeter  à  ses  pieds,  lui  deman- 
der pardon   pour  sa  famille,  et  lui   oiïrir  ses  jeunes   enfants 
pour  être  les  premiers  élèves  du  futur  collège.     C'était  la 
petite-fille  de  Pombal." 
L'histoire  nous  ofïre  ainsi  de  ces  rapprochements  qui  de- 
vraient porter  à  réfléchir  même  ceux  qui  bornent  leur  ambition 
aux  choses  d'ici-bas. 

Pendant  qu'on  chasse  les  religieux,  les  socialistes  et  les  anar- 
chistes ont  le  champ  libre  !  Que  les  Princes  et  les  Présidents 
se  tiennent  pour  avertis  !  Sans  religion,  point  de  morale  et 
sans  morale  point  d'ordre  social  !  Prenez  garde,  ô  puissants 
d'un  jour,  pendant  que  vous  bannissez  les  moines,  les  bombes 
se  préparent  et  les  poignards  s'aiguisent:  Carnot,  Humbert  et 
McKinley  seront  suivis'  par  d'autres.  La  vie  est  faite  d'imprévu  ! 
Hier  trente-deux  princes  de  sang  royal  se  promenaient  dans  les 
jardins  de  Christian  IV  de  Danemark,  mais  hier  aussi  Humbert 
était  frappé  et  McKinley  tombait.  La  scène  change  vite  sur 
le  théâtre  de  notre  pauvre  terre  !  Une  seule  chose  est  centaine, 
et  celle-là  les  religieux  l'enseignent,  l'avenir  est  à  Dieu  pour  le 
temps  et  pour  l'éternité  ! 

Et  voilà  pourquoi  nous  comprenons  que,  malgré  la  voix  de 
la  nature  peut-être  et  en  dépit  de  sa  iuste  indignation,  le  Ré- 
vérend Père  Burnichon  trouve  la  force  de  conclure  son  émou- 
vant article  par  un  mot  de  pardon  qui  rend  plus  vibrant  son 
éloquent  appel  à  Dieu: 

"  Quels  que  puissent-être,  écrit-il,  les  retours  de  la  fortune 


384 


REVUE  CANADIENNE 


'  politique,  il  est  à  croire  que  les  humiliations  posthumes  de 

■  Pombal  lui  seront  épargnées  (à  M.  Waldeck-Rousseau).  De 
'  retour  en  France,  les  Jésuites  —  car  ils  reviendront  —  n'iront 
'  pas  jeter  l'eau  bénite  sur  le  sarcophage  de  M.  Waldeck-Rous- 
'  seau,  qui,  peut-être,  reposera  au  Panthéon .  .  .  Qu'il  savoure 
'  donc  en  paix,  in  senectute  bona,  la  gloire  d'avoir  à  son  tour 

■  proscrit  les  Jésuites  !  Et  puisse  cette  gloire  lui  être  légère, 
'  quand  il  lui  faudra  paraître  devant  Celui  dont  le  nom  sacré 
'  nous  a  mérité  sa  haine  ! 

"  C'est  le  seul  recours  que  sa  loi  laisse  aux  victimes  contre 
'  leurs  oppresseurs.  C'est  là  qu'elles  leur  donnent  rendez-vous  : 
"  Ad  tuum,  Domine  Jesu,  tribunal  appello." 
On  ne  saurait  mieux  penser  ni  mieux  dire. 


£at6é  êfic-^.  aucfair,  ^izc. 


Sherbrooke,  15  octobre  1901. 

Séminaire  Saint-Chailles-Borromée. 


LES  CANADIENS  AUX  ETATS-UNIS 


LE  CONGRES  DE  SPRINGFIELD  ET  SON  CËUVRE 


A  Rome  donc  !  à  Rome,  chaque  fois 
que  l'on  refusera  de  faire  droit  à  nos 
justes  demandes. 

Le  Dr  Omer  Larue, 

de  Putnam,  Conn. 

Il  est  difficile  de  tirer  immédiatement  'les  conclusions  du 
Congrès  de  Springfield.  Un  mois  à  peine  nous  sépare  de  la 
date  mémorable  où  il  a  eu  lieu,  les  mesures  qu'il  a  recomman- 
dées sont  encore  à  l'état  de  projets,  les  enseignements  qu'il  a 
donnés  ne  sont  pas  encore  universellement  répandus  dans  tous 
nos  centres,  en  un  mot,  son  œuvre  n'est  encore  qu'à  l'état  d'é- 
bauche où  on  l'a  laissée  le  2  octobre  au  soir.  Nous  n'y  voyons 
encore  que  le  bloc  de  marbre  où  les  premiers  coups  de  ciseau 
de  l'artiste  laissent  à  peine  deviner  l'idéal  rêvé.  Pourtant  l'idée 
est  là,  féconde  et  n'attendant  que  le  concours  généreux  du 
maître  pour  s'affirmer  joyeusement  et  s'élancer,  triomphante, 
en  pleine  lumière.  Quel  fut  donc  ce  congrès,  quelle  est  donc 
cette  œuvre  sublime  née  de  lui  et  dont  on  attend  de  si  beaux 
résultats? 

Le  Springfield  Republkan,  un  des  journaux  les  mieux  faits  et 
les  mieux  écoutés  des  Etats-Unis,  un  des  plus  fidèles  échos  de 
la  haute  opinion  américaine,  a  donné  un  rapport  minutieux  des 
premières  délibérations  du  Congrès  et  le  faisait  précéder  de  la 
note  suivante  : 

"  Celui  qui  aurait  pénétré  dans  l'hôtel  de  ville,  hier,  se  serait 
cru  transporté  au  cœur  même  du  vieux  Québec.  La  grande 
salle  était  remplie  d'hommes  écoutant  des  discours  sur  les 
sujets  d'importance  vitale  pour  les  Franco-Américains,  et  pro- 
noncés dans  cette  langue  française  "à  tir  rapide"  des  pro- 
vinces. Ceux  qui  sont  venus  dans  notre  ville  prendre  part  au 
Congrès  franco-américain  forment  un  groupe  intéressant  ; 
ce  sont  des  citoyens  sincères,  paisibles,  délicats  et  surtout  inté- 
ressés à  ne  pas  perdre  un  mot  de  tout  ce  qui  se  dit.     Il  y  a  ici 

NOVEMBRF.  — 1901.  25 


386  REVUE  CANADIENNE 

plus  de  750  (il  y  en  avait  814)  délégués  venus  de  toutes  les 
parties  de  la  Nouvelle-Angleterre  et  de  l'Etat  de  New- York,  et 
pour  tous,  la  journée  d'hier  a  été  d'une  activité  fiévreuse. 
Comme  toute  journée  française  et  catholique,  celle  d'hier  a 
commencé  par  des  exercices  reJigieux." 

Le  même  journal  complétait  son-  éloge  des  nôtres,  quelques 
jours  plus  tard,  par  les  paroles  suivantes: 

"  Le  Congrès  franco-américain  peut  être  considéré  comme 
l'une  des  plus  admiraliles  et  des  plus  intéressantes  assemblées 
qui  aient  jamais  eu  lieu  en  notre  ville. 

"  Comme  organisation  et  comme  exécution,  ce  congrès  a 
été  complet  ;  et  sa  composition  fut  de  nature  à  mettre  en  relief, 
au  plus  haut  point,  l'importance  que  gagne,  de  plus  en  plus, 
cet  élément  de  l'Est  des  Etats-Unis  et  du  Canada.  Ce  fut  une 
réunion  d'hommes  d'un  physique  distingué,  d'une  intelligence 
d'élite,  et  de  belles  manières  sociales,  mariant  la  politesse  gra- 
cieuse de  la  France  à  l'esprit  ilibre  d'Amérique.  Ils  ont  repré- 
senté à  perfection  l'idéal  du  cosmopolitisme  américain.  Si 
leurs  manières  ne  sont  pas  précisément  conformes  à  celiles  de 
la  Nouvelle-Angleterre,  elles  conviennent  mieux  à  la  Nouvelle- 
Angleterre  qu'a  tout  autre  Etat  de  ce  pays." 

Le  Springûeld  Republican  ne  fut  pas  île  seul  à  témoigner  de 
son  admiration  pour  l'œuvre  du  Congrès  et  le  patriotisme  de 
ses  organisateurs.  Une  autre  feuille  américaine  que  nous 
avons  déjà  eu  te  plaisir  de  présenter  aux  leoteuiis  de  la  Revue, 
le  Reporter  de  Woonsocket  disait  en  date  du  3  octobre  : 

"  Le  Congrès  canadien^français  de  Springfielldfi,  Mass.,  a 
fourni  une  nouvelle  preuve  de  l'intense  activité  mentale  de  cet 
élément  qui  comprend  déjà  600,000  citoyens  et  habitants  de  la 
Nouvelle- Angleterre,  représentés  à  ce  congrès.  La  discussion 
qui  s'y  est  faite  est  instructive  à  la  fois  pour  la  population  an- 
glaise et  française  de  la  Nouvelle-Angtleterre,  mais  a  surtout 
été  inspiratrice  pour  les  Canadiens-Français,  auxquels  eUe  a 
demandé  si  le  français  ou  l'anglais  devait  être  kur  langue.  Du 
commencement  à  la  fin  la  pensée  dominante  du  congrès  a  re- 
posé sur  la  nécessité  de  la  religion,  du  véritable  patriotisme 
chez  le  citoyen  et  de  l'éducation.  Beaucoup  de  chaleur  est 
entrée  dans  le  débat,  mais  de  frivolité  point.  Les  questions 
discutées  étaient  de  celles  qui  s'imposent  à  l'esprit  des  meil- 
leurs chrétiens,  des  meilleurs  citoyens,  enfin,  de  l'homme  qui  a 


LES  CANADIENvS  AUX  ETATS-UNIS  387 

de  l'ambition  et  n'est  pas  réfractaire  au  progrès.  La  discussion 
y  était  d'une  portée  beaucoup  trop  grande  pour  que  nous  puis- 
sions l'étudier  ici  dans  ses  détails,  mais  les  résolutions  qu'on  a 
adoptées  résument  bien  les  intérêts  principaux  et  la  position  de 
l'élément  canadien-français  de  la  Nouvelle-Angleterre." 

Nous  tenions  à  citer  les  deux  opinions  qu'on  vient  de  lire 
parce  que,  venant  de  gens  désintéressés,  reflétant  surtout  l'o- 
pinion de  nos  compatriotes  américains,  elles  mettaient  en  plus 
parfaite  lumière  le  rôk  que  nous  sommes  appelés  à  jouer  et 
que  nous  voulons  jouer  dans  la  grande  république.  Il  ne  fait 
plus  de  doute  pour  personne  que  Je  Congrès  de  Springfield 
avait  surtout  pour  but  de  discuter  notre  situation  religieuse  et, 
de  ce  chef,  devait  venir  en  conflit  avec  les  opinions  reçues  dans 
un  groupe  de  la  population  américaine  avec  lequel  notre  foi 
religieuse  nous  met  en  contact  plus  immédiat.  Depuis  nombre 
d'années  nos  coreligionnaires  irlandais,  grâce  à  une  conni- 
vence inexplicable  de  la  hiérarchie,  nous  faisaient  sentir  avec 
trop  de  rigueur  une  autorité  (|ui,  dans  certains  cas,  était  plutôt 
un  joug  intolérable.  A  toutes  nos  protestations  on  répondait 
quelquefois,  avec  un  fin  sourire,  qu'à  l'instar  des  grenouilles  de 
la  fable,  on  nous  faisait  trop  d'honneur  en  nous  croquant  sans 
pitié.  D'autres  fois,  le  plus  souvent  peut-être,  on  ne  répondait 
pas  du  tout,  mais  on  encourageait  sourdement  une  campagne 
de  presse  où  nous  étions  représentés  comme  une  race  infé- 
rieure vouée  d'avance  à  l'assimilation,  à  la  "  saxonisation," 
dirait  notre  ami  le  Dr  Larue,  comme  un  tas  de  sans-patrie, 
frustres,  ignares,  dépréciant  dans  une  notable  proportion  l'i- 
déal de  la  nation  où  nous  étions  venus  donner  l'énergie  de 
notre  pensée  et  de  nos  bras  en  échange  d'un  peu  d'hospitalité 
et  de  liberté.  Mais,  laprès  trente  années  de  luttes,  de  sacrifices 
et  de  dévouement,  nous  constatons,  à  notre  grande  joie,  que  le 
temps  s'est  chargé  de  désabuser  les  esprits  sur  notre  compte. 
Le  Congrès  de  Springfield,  en  résumant  (les  travaux  de  ceux 
qui  l'ont  précédé,  a  fourni  l'occasion  à  ceux  qu'on  nous  repré- 
sentait, à  dessein,  comme  hostiles  à  nos  aspirations,  de  nous 
prouver  combien  notre  erreur  était  grande,  de  nous  montrer 
toute  l'amitié  que  nous  avions  conq.uise  et  que  nous  ne  soup- 
çonnions même  pas.  Le  congrès  de  Springfield  n'aurait  pas 
obtenu  d'autre  résultat  qu'il  aurait  déjà  eu  sa  raison  d'être, 
qu'il  aurait  accompli  une  oeuvre  durable.    Mais  il  a  fait  plus. 

Son  programme,  vaste,  préparé  avec  soin,  nous  a  montré, 


388  REVUE  CANADIENNE 

avec  une  précision  admirable,  la  route  à  suivre  pour  être  d'ex- 
cellents citoyens  et  des  catholiques  fervents,  jaloux  de  leurs 
prérogatives  et  zélés  dans  la  conservation  de  leur  foi.  Ah  ! 
nous  voudrions  pouvoir  donner  ici,  sans  en  retrancher  une  pa- 
role, le  texte  des  discours  qui  ont  été  prononcés  à  cette  occa- 
sion, tous  des  études  approfndies,  mîiries  par  le  travail  et  la 
réflexion.  Mais  l'espace  nous  manque  et  nous  devons  nous 
contenter  de  citer  les  résolutions  admirables  qu'ils  ont  pro- 
duites et  qui  les  résument  parfaitement.  Voici  ces  résolutions, 
qui  ont  déjà  fait  le  tour  des  grands  journaux  de  l'Amérique  du 
Nord  : 

"  Nous,  les  représentants  des  Franco-Américains  de  la  Nou- 
velle-Angleterre et  de  l'Etat  de  New- York,  réunis  en  assem- 
l)lée  plénière.  à  Springfield,  Mass.,  affirmons  notre  soumission 
filiale  à  l'Eglise  catholique  et  notre  inaltérable  loyauté  à  la 
République  américaine. 

"  Nos  sociétés.  —  Nous  nous  déclarons  en  .faveur  de  la  fédé- 
ration en  une  seule  grande  association  de  toutes  nos  sociétés  de 
secours  mutuels  recrutant  leurs  membres  parmi  les  personnes 
d'origine  française. 

"  En  vue  de  faciliter  cette  fédération,  nous  recommandons  à 
nos  sociétés  d'adopter  le  plus  tôt  possible  des  règlements  uni- 
formes. 

"  Nous  engageons  nos  compatriotes  à  faire  partie  de  ces  so- 
détés  de  préférence  à  toutes  autres,  et  de  coopérer  de  la  façon 
la  plus  active  à  leur  recrutement  et  à  leur  succès. 

"  La  naturalisation.  —  Nous  recommandons  la  fondation  de 
clubs  de  naturalisation  dans  toutes  les  circonscriptions  électo- 
rales et  dans  tous  les  arrondissements  où  ces  clubs  n'existent 
pas. 

"  Nous  croyons  que  ces  clubs  méritent  le  concours  de  tous 
nos  compatriotes,  et  qu'ils  devraient  poursuivre  leur  but  au 
moyen  de  séances,  de  conférences,  et  surtout  par  une  propa- 
gande personnelle  de  tous  leurs  membres. 

"  Nous  sommes  aussi  d'avis  que  ces  clubs  devraient  veiller  à 
ce  que  tous  les  citoyens  franco-américains  qui  habitent  leurs 
diverses  circonscriptions  se  fassent  inscrire  chaque  année  sur 
les  listes  électorales;  et  que  leurs  noms  soient  inscrits  cor- 
rectement. 

"  Education.  —  Nous  considérons  qu'il  y  a  absolue  nécessité 
pour  nous  de  maintenir  des  écoles  paroissiales  où  île  français  et 
l'anglais  seront  enseignés  sur  un  pied  d'égalité; 


LES  CANADIENS  AUX  ETATS-UNIS  389 

"  Nous  sommes  aussi  convaincus  que  l'enseignement  de  la 
doctrine  catholique  devrait  avoir  la  première  place  dans  l'édu- 
cation de  nos  enfants  et  nous  demandons  que  cet  enseignement 
fasse  partie  intégrante  du  programme  des  études  de  ces  écoles; 
Nous  reconnaissons  les  éminents  services  qui  ont  été  ren- 
dus jusqu'ici  par  les  écoles  paroissiales  et  nous  exprimons  le 
vœu  que  l'enseignement  qui  s'y  donne  devienne  de  plus  en  plus 
efficace,  et  qu'il  prépare  les  élèves  à  l'admission  aux  écoles  su- 
périeures, dites  High  Schools  ; 

"  Nous  recommandons  la  diffusion  de  l'enseignement  tech- 
nique des  arts  et  métiers,  parmi  nos  compatriotes,  et  nous  les 
engageons  à  s'adresser  aux  législatures  des  divers  Etats  pour 
obtenir  l'établissement  d'écoles  techniques  libres  partout  où 
ce  sera  praticable; 

"  Nous  croyons  qu'il  y  a  lieu  de  fonder  dans  tous  les  centres 
des  cercles  littéraires  dans  le  but  d'aider  à  lia  conservation  de  la 
langue  française  et  d'encourager  l'étude  des  questions  sociales 
et  économiques. 

"Situation  religieuse.  —  Considérant  que  nous  comptons 
près  d'un  million  des  nôtres  dans  la  Nouvelle-Angleterre  et 
l'Etat  de  New-York; 

"  Considérant  que  le  meilleur  moyen  de  conserver  la  foi  par- 
mi eux  est  de  leur  donner  des  curés  et  des  missionnaires  de 
leur  nationalité,  qui  partagent  leurs  aspirations  et  connaissent 
parfaitement  leur  caractère; 

"  Considérant  que  au  moins  la  moitié  des  nôtres  sont  des- 
servis par  des  prêtres  et  des  missionnaires  qui  parlent  impar- 
faitement leur  langue,  et  ne  sont  pas  au  courant  de  leurs  cou- 
tumes, de  leurs  mœurs  et  de  leurs  traditions,  ou  qui  leur  sont 
antipathiques; 

"  Considérant  que,  de  ce  fait,  la  foi  court  des  dangers  réels 
de  s'éteindre  dans  nombre  d'âmes; 

"  Nous  nous  prononçons  de  toutes  nos  forces  en  faveur  de 
l'établissement  de  paroisses  sous  la  conduite  de  prêtres  de 
notre  nationalité  partout  où  nos  compatriotes  sont  assez  nom- 
breux pour  maintenir  des  œuvres  paroissiales  ;  et  dans  les  pa- 
raisses mixtes  où  les  nôtres  sont  en  majorité,  nous  demandons 
des  curés  de  notre  nationalité. 

"  Nous  réclamons  le  droit  d'être  desservis  par  des  prêtres  de 
notre  nationalité,  non  purement  au  point  de  vue  national,  mais 
parce  que  nos  intérêts  religieux  l'exigent  impérieusement. 


390  REVUE  CANADIENNE 

"  Nous  manifestons  par  les  présentes  notre  intention  de 
poursuivre  ce  but  dans  le  plus  grand  respect  des  autorités  éta- 
blies, mais  fermement  et  sans  relâche. 

"  Et  en  vue  du  succès  de  notre  cause,  nous  recommandons 
l'élection  d'une  commission  permanente  chargée  : 

"  1°  De  faire  une  enquête  approfondie  sur  tous  tes  griefs 
qui  lui  seront  soumis; 

"  2°  De  rédiger  un  mémoire  résumant  les  griefs  des  nôtres 
au  point  de  vue  de  la  desserte  de  nos  paroisses,  et  de  recueillir 
toutes  les  statistiques  à  cet  effet  pour  les  adresser  à  qui  de  droit; 

"3°  De  prendre  toutes  les  mesures  nécesaires  pour  la  mise 
à  exécution  des  résolutions  de  ce  congrès  ; 

"  4°  Cette  commission  se  composera  de  1 5  membres,  dont 
le  président  du  Congrès,  et  de  14  délégués  choisis  à  raison  de 
deux  par  Etat  représenté  au  Congrès.  Cette  commission 
pourra  déléguer  ses  pouvoirs  et  s'adjoindre  de  nouveaux 
membres  à  son  gré;  elle  pourra  aussi  convoquer  un  autre 
Congrès,  soit  régional,  soit  général,  lorsqu'elle  le  jugera  à 
propos." 

Voilà  l'œuvre  du  Congrès  dans  toute  sa  piireté,  dans  tout 
son  éclat.  Et  à  la  seule  lecture  des  résolutions  qui  précèdent, 
malgré  soi  on  évoque  les  scèttes  sublimes,  les  élans  patriotiques, 
les  prières  généreuses  et  profondes  ciui  les  ont  précédées;  sous 
l'impulsion  irrésistible"  du  souvenir  l'esprit  revoit  l'ineffable  ta- 
bleau contemplé,  comme  dans  un  rêve,  à  l'hôtel  de  ville  de 
Springfield,  et  l'oreille  entend  lencore  les  accents  émus,  îles 
voix  inspirées  des  orateurs.  A  l'église,  dans  l'éblouissement 
des  lumières,  dans  le  scintillement  pieux  des  encensoirs  et  des 
ornements  religieux,  dans  le  silence  recueilli  des  voûtes  encore 
frémissantes  du  concert  des  orgues  et  des  voix,  dans  l'atmos- 
phère parfumée  des  nefs,  nous  entendons  encore  la  parole  ins- 
pirée du  Révérend  M.  Caisse  répandant  dans  le  cœur  des  dé- 
légués les  conseils  du  sage  patriotisme  qui  feront  de  leurs  déli- 
bérations une  œuvre  de  paix,  de  charité  et  d'espérance. 

"  Hommes  de  principes,  dit-il,  aimez,  conservez,  parlez  la 
belle  langue  de  nos  pères.  Ah  !  c'est,  après  la  foi,  notre  héri- 
tage le  plus  précieux;  c'est  une  chose  sacrée.  Elle  est  pour 
nous.  Canadiens,  le  grand  moyen  de  garder  intactes  nos 
croyances  catholiques.  Soyez  fiers  de  votre  langue,  l'une  des 
plus  belles  qui  soient  parlées  sous  le  soleil.  Défendez-la  comme 
la  prunelle  de  vos  yeux.     Au  reste  n'a-t-dlle  pas  droit  de  cité 


l 


LES  CANADIENS  AUX  ETATS-UNIS  391 

dans  l'Eglise  des  Etats-Unis?  Est-ce  que  nos  premiers  mis- 
sionnaires ne  s'appelaient  pas  Brébœuf,  Davost,  Daniel, 
Jogues,  Lallemand,  tous  Français?  Et  cjuand  le  grand  évêque 
Carroll  a  établi  la  hiérarchie  épiscopale  dans  ce  pays,  les 
prêtres  Flaget,  Gheverus,  Dubois,  David,  Dubourg,  tous 
prêtres  français,  ont  été  les  premiers  évêques  catholiques.  Et 
dans  un  autre  ordre  d'idées,  est-ce  que  la  langue  française,  cette 
langue  si  généreuse  et  si  riche,  n'a  pas  été  avec  celle  du  pays  la 
seule  ilangue  étrangère  à  saluer  l'avénement  et  à  chanter  :e 
triomphe  de  la  jeune  république? 

"  Oh  !  non,  on  ne  veut  pas,  on  ne  peut  vouloir  vous  ravir  la 
langue  de  vos  aïeux.  Et  puis,  comment  prier  Dieu  dans  une 
langue  étrangère?  "  Quomodo  cantabimus  canticum  Domini 
in  terra  aliéna?"  disait  l'Hébreu  en  exil.  Nous  ne  sommes 
pas  exilés  ici,  nous  sommes  chez  nous  grâce  à  la  constitution 
libérale  de  ce  pay.<\  et  grâce  à  notre  travail  et  à  notre  esprit 
d'économie;  aussi  je  dirai  avec  une  petite  variante:  "Quo- 
modo cantabimus  canticum  Domini  in  linguà  aliéna?"  Donc 
parlez  dans  la  famille,  en  public,  quand  l'occasion  s'en  présente, 
la  langue  maternelle.     Mais  surtout  priez  en  français." 

Puis  tout  le  monde  se  rend  à  la  salle  des  réunions,  et  là  c'est 
un  premier  triomphe  qui  les  attend.  Le  maire  de  Springfield 
souhaite  la  bienvenue  à  ces  Canadiens-Français  qu'on  s'étonne 
de  voir  persécutés.  C'est  au  norn  de  la  population  américaine 
qu'il  parle,  c'est  l'âme  de  la  république  qu'il  interprète.     Il  dit  : 

"  Les  Américains  apprécient  les  représentants  de  l'élément 
canadien  qui  habite  parmi  nous.  Ils  n'oublient  pas  non  plus 
les  services  rendus  par  vo'tre  ancienne  mère  patrie  aux  colonies 
qui  se  battaient  pour  leur  indépendance.  Les  noms  de  La- 
fayette  et  de  Rochambeau  occupent  une  place  en  vue  dans 
l'histoii-e  américaine,  et  leurs  services,  et  ceux  de  leurs  .soldats 
à  la  cause  de  la  Révolution  américaine  ne  seront  jamais  oubliés. 

"  Nous  ne  saurions  oublier  q,ue  plus  de  60,000  Canadiens- 
Français  combattirent  pour  maintenir  l'intégrité  de  la  Répu- 
blique durant  la  guerre  de  sécession,  ni  les  exploits  de  Mar- 
quette, Champlain  et  les  autres  pionniers  français  qui  ont  ou- 
vert à  la  civilisation  la  partie  septentrionale  de  ce  continent." 

Des  applaudissements  enthousiastes  couvrent  sa  voix  et  dans 
la  fiévreuse  émotion  qui  envahit  tous  les  coeurs,  on  croit  sentir 
dans  l'atmosphère  ambiante  la  magnétique  impulsion  de  l'idée 


392  REVUE  CANADIENNE 

des  lutteurs  disparus,  cette  idée  sublime  qui  va  se  réincarner, 
s'affirmer  de  nouveau  et  assister,  cette  fois,  au  couronnement 
de  son  œuvre. 

On  se  met  à  l'œuvre.  MM.  Boivin,  de  Fall  River,  Mass., 
Cadieux,  de  Holyoke,  Mass.,  ouvrent  la  discussion  par  d'élo- 
quents plaidoyers  en  faveur  de  nos  sociétés  de  bienfaisance. 
Et  trente  cours  de  Forestiers  catholiques  sont  là  qui  applau- 
dissent, en  dépit  des  défenses  réitérées  de  leur  cour  suprèime. 
C'est  une  défaite  pour  les  organisations  mixités  qui  prenaient 
le  meilleur  de  notre  énergie,  c'est  un  succès  nouveau  pour 
l'idée  franco-américaine. 

La  discussion  se  porte  ensuite  sur  le  deuxième  sujet  incrit  au 
programme:  la  naturalisation.  Et  M,  une  surprise  heureuse 
attend  les  délégués.  C'est  le  major  Edmond  Mallet,  fonction- 
naire du  gouvernement  américain  à  Washington,  vétéran  de 
la  Grande  Armée,  compagnon  des  luttes  de  Ferdinand  Gagnon, 
de  Houle,  Martel,  Chagnon,  c'est  le  major  Edmond  Mallet  qui 
vient  conseiller  aux  600,000  Canadiens-Français  de  la  Nou- 
velle-Angleterre et  du  New-York,  de  devenir  citoyens  améri- 
cains.    Il  dit: 

"  Quand  un  homme  s'impose  les  devoirs  d'un  citoyen  dans 
sa  patrie  adoptive,  il  ressemble  au  fils  qui  quitte  mère  et  famille 
pour  prendre  une  femme  et  pour  fonder  une  souche  nouveille. 
Cette  femme  devient  tout  pour  ilui:  il  en  fait  l'objet  de  sa  plus 
tendre  sollicitude  et  lui  voue  un  dévouement  à  toute  épreuve. 
Ceci  n'empêche  point  la  mère  d'être  toujours  la  mère,  ni  de 
retenir  comme  par  le  passé  l'affection  d'un  bon  fils,  lors  même 
qu'elle  l'a  vu  s'éloigner  en  compagnie  d'une  autre  femme.  C'est 
ainsi  que  l'amour  du  sol  natal  se  laissie  fort  bien  associer  avec 
l'amour  d'une  patrie  adoptive. 

"  Et  après  tout,  n'est-ce  pas  une  simple  technicalité  qui  nous 
dénomme  étrangers  au  pays  de  Washington  et  de  Roosevelt? 
Nos  ancêtres  autrefois  n'ont-ils  pas  possédé  plus  de  la  moitié 
de  ce  pays  ?  Ce  sont  eux  les  premiers,  qui  explorèrent  et  colo- 
nisèrent le  pays,  qui  élevèrent  des  croix  et  des  autels  à  la  gloire 
du  vrai  Dieu  et  pour  la  sanctification  de  leurs  âmes,  qui  don- 
nèrent aux  rivières,  aux  vallées  et  aux  montagnes,  et  à  tout  ce 
qui  les  entourait  les  noms  chéris  de  personnages  ou  de  lieux 
de  leur  pays  natal.  Par  conséquent,  les  traditions  <le  notre 
passé,  les  obligations  filiales  qui  nous  sont  imnosées  par  notre 
religion  et  notre  légitime  fierté  pour  avoir  contribué  à  la  gloire 


J.ES  CANADIENS  AUX  ETATS-UNIS  393 

et  à  la  grandeur  des  Etats-Unis,  aujoiird'hui  notre  pays  adoptif, 
tout  nous  oblige  à  nous  montrer  de  vrais  patriotes.  Nos  soldats, 
sur  tous  les  champs  de  ba.taille,  ont  prouvé  Ce  dévouement  que 
nous  portons  à  la  République  américaine  et  à  ses  institutions, 
basées  comme  elles  le  sont  sur  les  droits  inaliénables  de  l'homme 
et  sur  ;a  liberté  civile  et  religieuse  :  dans  ces  derniers  temps 
encore,  ils  ont  montré  leur  loyauté  sur  les  vaisseaux  de  guerre 
■de  la  République.  C'est  la  même  loyauté  qui  anima  les  fonda- 
teurs de  nos  collèges  et  de  nos  écoles  et  qui  anime  tous  ceux 
qui  entretiennent  ces  institutiorns,  où  la  langue  du  grand  peuple 
qui  rendit  ix)ssible  l'indépendanoe  américaine,  la  langue  polie 
du  monde,  se  perpétue  en  Américjue  à  côté  de  la  langue  prin- 
cipale du  pays;  ces  sentiments  se  font  jour  par  notre  clergé, 
dont  les  membres,  dès  l'origine,  portèrent  la  croix  dans  des  ré- 
gions jusqu'alors  inconnues,  et  qui  sont  aujourd'hui  les  pères 
du  peuple,  apprenant  à  celui-ci  les  maximes  du  Sauveur,  l'a- 
mour de  Dieu  et  l'amour  du  prochain,  en  même  temps  qu'ils 
inculquent  dans  l'esprit  populaire  les  principes  de  l'ordre  et  du 
1)ien-être  sociail  ;  c'est-à-dire,  l'attachement  au  foyer,  la  pré- 
servation de  la  langue,  l'amour  de  la  patrie. 

"  Et  aujourd'hui,  que  le  pays  se  trouve  plongé  dans  un  deuil 
si  grand,  qu'une  tristesse  si  profonde  vient  de  s'emparer  de  tous 
les  cœurs,  notre  dévouement  pour  la  République  peut  seul  ex- 
pliquer la  part  si  sincère  et  si  intime  que  prennent  tous  les  Ca- 
nado-Américains,  sans  exception,  à  la  douleur  poignante  du 
reste  de  la  nation,  et  le  frémissement  d'hoirreur,  Je  sentiment 
unanime  d'indignation  avec  lequel  —  tous  —  nous  avons  ac- 
cueilli le  crime  abominable  qui  vient  de  nous  enlever  le  chef 
honoré  de  la  République.  Tout  en  offrant  au  ciel  des  prières 
fréquentes  pour  notre  pays,  espérons  que  notre  République 
demeurera  toujours  le  temple  choisi  de  la  liberté,  qu'au-dessus 
de  ses  autels  planera  toujours  l'ange  bienfaisant  des  institu- 
tions libres,  et  que  son  drapeau  sera  toujours  pour  les  peuples 
opprimés  le  symbole  protecteur  d'un  avenir  dont  la  gloire  ira 
toujours  s'agrandissant  à  travers  des  siècles  sans  fin." 

La  question  de  l'éducation  vient  ensuite  et  est  discutée  sé- 
rieusement par  tous  les  orateurs.  Les  défauts  à  corriger  dans 
notre  système  d'écoles  paroissiales  sont  indiqués  courageuse- 
ment, l'importance  de  l'éducation  technique  pour  les  nôtres 
est  démontrée  pour  la  première  fois  devant  une  convention 
franco-américaine,   l'éducation  dans  la  famille,   par  le  journal 


394  REVUE  CANADIENNE 

est  étudiée  avec  un  soin  méticuleux  par  les  orateurs.  Une  des 
résolutions  adoptées  par  le  congrès  nous  a  prouvé  que  tous 
ces  discours  n'ont  pas  été  faits  en  vain.  La  première  partie 
des  travaux  du  Congrès  était  terminée,  il  ne  restait  plus  qu'une 
question  à  étudier;  notre  situation  religieuse,  une  question 
qui  formait  le  but  principal  du  congrès. 

L'honneur  d'ouvrir  le  débat  sur  cette  ([uestion  revenait  de 
droit  au  président  du  congrès,  le  Dr  Omer  Larue,  cet  infati- 
gable ami  des  nôtres,  ce  champion  sans  peur  et  sans  reproche 
de  la  cause  franco-américaine.  Et  on  relira  avec  un  vif  pf.aisJr 
les  principaux  passages  du  spkndide  discours  qu'il  prononça 
au  milieu  de  l'enthousiasme  délirant  des  délégués.  Après  avoir 
dénoncé  l'œuvre  néfaste  des  assimilateurs  à  outrance,  il  ajou- 
tait: 

"  L'histoire,  les  faits  et  les  statistiques  sont  là  pour  prouver 
la  vérité  de  ce  que  j'avance. 

"  Nous  avons  eu  de  nombreux  congrès  :  lisez  l'histoire  de 
ces  congrès,  vous  y  verrez  qu'à  chaque  fois  que  nous  nous 
sommes  réunis  nous  avons  dii  entendre  une  longue  liste  de 
plaintes.  .  .  Tous  ces  congrès  ont  exprimé,  par  des  résolutions 
adoptées  à  runanimité,  qu'il  était  de  notre  intérêt  national  et 
religieux  d'être  desservis  par  des  prêtres  de  notre  origine  et 
que,  partout  où  la  chose  était  possible,  nous  devions  établir 
des  congrégations  franco-américaines  et  bâtir  des  écoles  où 
l'on  enseignerait  à  nos  enfants  la  religion  de  leurs  pères,  les 
sciences  élémentaires  et  la  connaissance  du  français  et  de  l'an- 
glais. 

"  C'était  là  le  vœu  et  la  volonté  des  nôtres. 

"  Pourquoi,  après  tant  d'années,  voyons-nous  encore  l'ex- 
posé des  mêmes  griefs?  Comment  se  fait-^il  que,  dans  cette 
religion  toute  d'amour  et  de  justice,  l'on  entende  encore  les 
plaintes  des  opprimés?  Ccmiment  se  fait-ij  (|ue,  dans  certain 
diocèse  l'on  voit  aujourd'hui  une  congrégation,  comijosée  de 
3,000  Canadiens  et  400  Irlandais,  desservie  par  un  prêtre  belge 
et  un  vicaire  irlandais,  une  antre  de  2,000  Canadiens  et  20  ou  30 
Irlandais  desservie  par  un  curé  irlandais  et  un  vicaire  canadien  : 
une  paroisse  complètement  canadienne  desservie  par  un  prêtre 
belge  et  une  autre  par  un  curé  canadien  et  un  vicaire  irlandais? 

■'  Rome  a  cependant  reconnu  la  justice  de  nos  demandes  et 
de  nos  réclamations  dans  la  cause  des  Canadiens  de  Fall-River. 


LES  CANADIENS  AUX  ETATS-UNIS  395 

"  Cornent  se  fait-il  que  les  mêmes  demandes  et  les  mêmes 
réclamations  faites  ailleurs  ne  rencontrent  que  dédain  et  déné- 
gations de  la  part  des  autorités  diocésaines? 

"  Oh  !  c'est  parce  que  nous  manquons  d'organisation  pour  la 
défense  de  nos  droits.  .  .  Il  semble  révoltant,  à  première  vue, 
d'être  obligé  de  dépenser  son  temps  et  son  argent  pour  obtenir 
de  l'autorité  compétente  le  redressement  de  torts  sur  lesquels 
cette  autorité  a  déjà  prononcé. 

"  Mais  les  prêtres  et  les  évêques  ne  sont  pas  l'Eglise  catho- 
lique ;  ils  en  forment  partie  comme  nous.  Les  avocats  et  les 
juges  ne  sont  pas  la  justice.  .  .  ils  ne  sont  que  des  parties  dans 
l'exercice  de  la  justice. 

"  Mais  pour  arriver  à  faire  redresser  nos  griefs,  il  faut  une 
organisation  durable,  il  faut  de  l'argent. 

"  Choisissons  un  comité  permanent,  'dit  Ce  Dr  Larue,  auquel 
on  laissera  le  champ  libre  pour  défendre  la  cause  nationale  et 
auquel  on  donnera  l'argent  nécessaire  pour  remplir  toute  sa 
mission  et  obtenir  les  résultats  désirés.  Il  est  bon  de  parler, 
imais  il  est  encore  mieux  d'agir.  Le  temps  de  la  parole  est 
passé,  c'est  maintenant  le  moment  de  l'action.  Si  le  peuple 
franco-américain  a  réellement  à  cœur  de  conserver  le  français 
à  ses  descendants,  il  nous  donnera  les  moyes  de  réagir  contre 
ceux  qui  se  servent  du  pouvoir  religieux  et  de  l'argent  que  nous 
leur  donnons  pour  nous  faire  disparaître  comme  race  distincte. 
La  justice  existe  pour  nous  comme  pour  les  autres  peuples  ;  et 
Rome  ne  peut  faire  autrement  que  de  sanctionner  ce  qu'eiUe  a 
déjà  décidé  dans  les  causes  identiques  à  la  nôtre.  A  Rome  donc  ! 
à  Rome  !  chaque  fois  que  l'on  refusera  de  faire  droit  à  nos  justes 
demandes." 

La  question  était,  du  coup,  traitée  sous  toutes  ses  faces  et 
après  quelques  remarques  faites  par  le  Dr  David,  et  M.  F.-X. 
Belleau,  de  Lewiston,  Me,  elle  fut  référée  au  Comité  des  réso- 
lutions. Ainsi  on  faisait  trêve  aux  récriminations  vàngt  fois 
répétées  des  anciens  congrès,  pour  prendre  les  seuls  moyens 
pratiques  d'arriver  à  des  résultats  définitifs.  Après  des  reven- 
dications infructueuses,  perpétuées  de  congrès  en  congrès,  on 
constatait  que  la  cause  franco-américaine  ne  pouvait  être  jugée 
que  par  le  tribunal  suprême  de  l'Eglise  et  on  prenait  les  moyens 
d'en  arriver  là,  portant  ainsi  un  coup  direct  à  ceux  qui  s'obs- 
tinent à  ne  pas  nous  rendre  justice. 


396  REVUE  CANADIENNE 

Une  partie  des  travaux  du  congrès  qui  n'a  pas  été  rendue 
publique,  mais  qui  sera  une  arme  puissante  aux  mains  du  co- 
mité permanent,  c'est  le  recueil  de  -statistiques  établissant,  avec 
la  brutale  éloquence  des  chiffres,  notre  situation  véritable  dans 
les  cinq  diocèses  représentés  au  Congrès  de  Springfield.  Grâces 
à  ces  statistiques,  on  a  constaté  que  dans  trois  de  ces  cinq  dio- 
cèses, Portland,  Manchester  et  Ogdensburg,  les  catholiques 
franco-américains,  étaient  en  majorité.  Il  n'est  pas  besoin  de 
dire  que  dans  les  rangs  du  clergé,  les  prêtres  canadiens-fran- 
çais sont  en  minorité.  Depuis  longtemps,  nous  soupçonnions 
un  état  de  choses  semblable,  mais  le  moyen  de  le  révéler?  Le 
Congrès  de  Springfield  a  tout  simplement  fait  l'histoire  des 
catholiques  francoHaméricains,  et  cette  histoire  est  belle,  grande 
comme  la  race  dont  elle  retrace  la  marche  ascendante,  malgré 
l'envie,  malgré  le  fanatisme,  malgré  tout.  Quelle  vigueur  d'ex- 
pansion, quelle  foi  tenace  et  vigoureuse,  quelle  noblesse  fran- 
çaise !  Dans  le  seul  diocèse  de  Providence,  dont  les  statis- 
tiques ont  été  fournies  par  M.  Charles-C.  Gauvin,  de  ila  Tribune, 
de  Woonsocket,  la  population  canadienne-française  catholique 
s'est  doublée  en  dix  ans.  Partout,  l'augmentation  de  la  popu- 
lation franco-'américaine  s'est  faite  dans  des  proportions 
énormes  pour  ne  pas  dire  qu'elle  s'est  faite  dans  les  mêmes  pro- 
portions que  dans  le  diocèse  de  Mgr  Harkins. 

Ce  détail,  ignoré  des  nôtres  jusqu'aujourd'hui,  explique  sans 
doute  le  fait  que  la  hiérarchie  irlandaise  a  combattu  de  toutes 
ses  forces,  et  souvent  par  des  moyens  aussi  peu  charitables  que 
difficilement  avouables,  -l'influence  grandissante  de  l'élément 
franco-américain  dans  l'Eglise  catholic|ue  des  Etats-Unis.  C'est, 
à  vrai  dire,  de  leur  part,  une  lutte  désespérée  pour  la  conserva- 
tion d'un  pouvoir  juridique  que  la  force  des  circonstances,  im- 
périeusement secondée  par  le  temps,  leur  enlève  graduellement. 
On  n'a  jamais  connu  à  Rome  île  nombre  des  Canadiens  catho- 
liques faisant  partie  des  diocèses  américains.  Si  on  l'avait 
connu,  le  congrès  de  Springfield  n'aurait  jamais  été  convoqué 
parce  que  les  droits  dont  il  s'est  fait  le  revendicateur  auraient 
été  respectés  et  seraient  respectés  depuis  longtemps. 

Il  est  notoire  que  irélément  irlandais  ne  doit  son  augmenta- 
tion qu'à  l'immigration  qui  se  fait  d'Irlande.  Or,  iil  est  évident 
que  cette  immigration  a  vu  ses  beaux  jours.  Les  Irlandais  ne 
viennent  plus,  comme  autrefois,  en  Amérique.  Quant  à  ceux 
qui  y  sont  déjà,  ils  sont  à  peu  près  stattonnaires  au  point  de 


LES  CANADIENS  AUX  ETATS-UNIS  397 

vue  de  la  population.  Les  familles  y  sont  moins  nombreuses, 
les  mariages  moins  fréquents.  Et,  il  n'y  a  pas  encore  deux  ans 
qu'un  des  curés  irlandais  de  Woonsocket  protestait  énergique- 
ment  contre  le  fait  qu'il  n'y  avait  eu  que  quatorze  mariages 
dans  sa  paroisse  pendant  toute  une  année.  Le  même  état  de 
choses  a  pu  être  constaté  dans  nombre  d'autres  paroisses  ir- 
lando-américaines.  Les  évêques  irlandais  constatant  la  crois- 
sance prodigieuse  et  constante  des  nôtres,  voient  surtout  l'état 
stagnant  de  -leurs  conationaux.  Et  comme  ils  savent  que  le 
pouvoir  "  n'a  pas  l'habitude  de  rester  aux  mains  des  minorités, 
ils  voient  dans  nos  populations  franco-'américaines  un  flot  irré- 
sistible que  l'assimilation,  ou  plutôt  la  "  saxonisation  "  peut 
seule  endiguer.  Voilà  la  source  véritable  de  toutes  nos  mi- 
sères. Futile,  en  elle-même,  elle  est  formidable  entre  les  mains 
de  ceux  qui  peuvent  opposer  une  barrière  quasi  infranchissable 
à  toutes  nos  revendications. 

Mais  ces  barrières,  nous  allons  les  franchir,  maintenant  que 
le  Congrès  de  Springfield  nous  en  fournit  les  moyens.  Et  rien 
ne  s'oppose  à  ce  qu'un  jour  nous  voyions  des  évêques  cana- 
diens-français dans  les  diocèses  où  les  Canadiens-Français  sont 
en  majorité.  Il  va  de  soi  qu'avant  d'en  arriver  là  notre  clergé 
national  aura  lui-même  grandi  dans  les  proportions  voulues. 
Ce  ne  sera  pas  encore  l'âge  d'or,  mais  ce  ne  sera  pas,  au  moins, 
l'âge  de  fer  que  nous  traversons  actuellement.  Si  le  pouvoir 
change  un  jour  de  mains,  la  faute  en  sera  à  ceux  qui  auront 
refusé  de  grandir,  à  ceux  qui  auront  ignoré  le  précepte  divin, 
énoncé  à  l'origine  du  monde,  qui  a  présidé  au  développement 
des  races  et  qui  est,  en  somme,  la  loi  du  véritable  progrès,  dans 
la  société,  comme  dans  la  nature.  L'avenir  est  aux  races  vi- 
goureuses et  nous  remercions  le  ciel  de  ce  que  le  Franco-Amé- 
ricain  appartient  à  une  de  ces  races-là. 

Certains  de  nos  assimilateurs  les  plus  zélés  nous  raii>pellent 
une  vieille  daime  qui  fut  partiellement  frappée  de  cécité  à  l'âge 
de  80  ans  et  avait  l'habitude  de  dire  :  "  Dans  mon  temps,  il  faisait 
beaucoup  plus  clair  qu'aujourd'hui."  Conservateurs  obstinés 
de  coutume  créées  par  des  circonstances  que  le  temps  à  mo- 
difiées, ils  refusent  de  voir  l'immense  remuement  des  foules 
placées  sous  leur  direction  et  veulent  faire  de  demain  ce  qu'ils 
aimaient  il  y  a  cinquante  ans.  Pour  d'autres  c'est  l'amour 
du  pouvoir  rapetissé  jusqu'à  l'égoïste  "  politique  du  plat  de 
fraises  "  dont  parle  Leconte  de  Lisle  et  rappelée  fort  à  propos 


398  REVUE  CANADIENNE 

par  M.  Henri  de  Régnier  à  l'ocoasion  de  la  guigne  britannique. 
C'est  l'histoire  de  l'Anglais  qui  s'assied  à  une  taible  de  restau- 
rant et  verse  dans  son  assiette  toutes  les  fraises  que  Je  garçon 
vient  d'apporter.  Les  autres  convives  lui  font  remarquer  q,u'eux 
aussi  aiment  les  fraises.  "  Oh  !  pas  tant  que  moi  !  "  riposte  l'An- 
glais imperturbable.  Le  pouvoir,  même  hiérarchique,  est  ce 
plat  de  fraises  dont  une  part  revient  de  droit  à  chaque  élément, 
dans  l'Eglise  qui  est  cosmopolite,  et  surtout  quand  ce  partage 
judicieux  favorise  davantage  les  progrès  de  la  foi  et  le  salut 
des  âmes.  Que  certains  assimilateurs  aiment  ,1e  pouvoir  "  plus 
que  d'autres  ",  ce  n'est  pas  une  raison  pour  qu'ils  s'en  servent 
à  maltraiter  ceux  qui  ne  l'ont  pas  et  généralement  ne  le  de- 
mandent pas.  Une  meilleure  interprétation  de  la  justice  au- 
rait fermé  la  route  à  bien  des  abus,  aurait  épargné  bien  des 
mécontentements.  Il  n'en  a  pas  été  ainsi  et,  aux  Etats-Unis, 
ce  sont  Jes  Franco-Américains  qui  en  ont  le  p'jus  souffert. 

Le  congrès  de  Springfield  a  pris  les  moyens  de  rétablir  les 
faits.  Souhaitons  que  son  œuvre  soit  durable  et  fructueuse. 
Cette  œuvre,  disons-^le  avec  joie,  elle  se  continue  déjà.  Dans 
toutes  nos  sociétés  franco-américaines  de  la  Nouvelle-Angle- 
terre et  du  New- York,  on  s'efforce  d'appliquer  les  enseigne- 
ments du  congrès.  L'élan  est  donné  et  nous  nous  croyons 
bien  près  de  recueillir  les  fruits  de  trente  années  de  luttes,  de  • 
sacrifices  et  de  dévouement.  Le  comité  permanent  qui  sera 
choisi  dans  quelques  jours  aura  immédiatement  à  sa  disposition 
toutes  les  armes  nécessaires  pour  entreprendre  sans  délai  les 
combats  pacifiques  qui  constituent  toute  sa  mission  et  le 
rendent  déjà  cher  aux  milliers  de  compatriotes  qui  en  ont  fait 
leur  "  preux  chevalier  ".  Le  Congrès  de  Springfield  a  fait  une 
œuvre  vraiment  nationale  et,  à  ce  titre,  méritera  pour  ses  orga- 
nisateurs, corne  pour  ceux  qui  exécuteront  ses  décrets,  l'éter- 
nelle reconnaissanoe  de  tous  les  cœurs  sincèrement  épris  de 
l'âme  française  en  Amérique.  Entièrement  dévoué  aux  Cana- 
diens-Français et  à  l'Eglise,  il  peut  réellement  se  donner  la  de- 
vise de  Marie  Leczinska,  reine  de  France  :  "  Tout  pour  eux, 
tout  pour  Elle." 

Woonsocket,  R.-L,  26  octobre  190 1. 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES 


Une  date  fatidique. — Le  3  octobre  et  les  congrégations  en  France. — Diversité 
d'attitude. — Les  avantages  de  l'uniformité. — La  différence  des  cas. — La 
parole  du  Pape. — Un  article  des  Etudes  Religieuses. — La  déclaration  des 
Jésuites. — La  crise  du  Conseil  de  la  Légion  d'honneur. — Les  finances  fran- 
çaises.— Enorme   déficit. — Une   page    de    M.   Leroy- Beaulieu. — Grève   en 

perspective Que  peut-on  espérer  des  prochaines   élections  ? — Les  partis 

d'opposition  en  France. — La  guerre  d'Afrique. — Après  deux  ans. — Un 
exposé  de  M.  Brodrick. — Un  discours  de  M.  Asquith. — La  visite  du  duc 
d'York  au  Canada. 

Avec  le  3  octobre,  a  expiré  l'extrême  délai  accordé  aux  con- 
grégations religieuses,  en  France,  par  la  loi  scélérate  du  sieur 
Waldeck,  pour  produire  leur  demande  d'autorisation.  L'ac- 
tion des  différents  instituts  a  été  diviers«.  Les  uns  ont  estimé 
qu'il  valait  mieux  ne  pas  courir  l'aventure  d'une  instance  de- 
vant le  parlement  français,  dominé  par  le  Grand-Orient,  et 
qu'ils  ne  pouvaient  se  prêter  aux  exigences  d'une  loi  contraire 
au  droit  canon.  Ils  se  sont  donc  dispersés  d'eux-mêmes  et 
ont  pris  le  chemin  de  l'exil.  Les  autres  ont  cru  devoir  essayer 
de  sauver  leurs  œuvres  en  se  pliant  aux  circonstances,  quelque 
dures  que  soient  les  conditions  imposées,  et  quelqne  mi- 
nimes que  soient  les  chances  de  salut.  Ainsi  donc,  la  majes- 
tueuse uniformité  d'attitude  que  tant  de  catholiques  avaient 
rêvée,  au  moment  ovi  maître  Waldeck  promulguait  sa  législa- 
tion persécutrice,  cette  uniformité  solennelle  let  redoutable  qui 
aurait  porté  au  ministère  jacobin  un  si  terrible  coup,  elle  n'a 
pas  été  réalisée.  Pourtant,  c'eût  été  un  grand  et  émouvant 
spectacle  si,  le  3  octobre,  d'un  bout  de  la  France  à  l'autre,  les 
sept  cent  cinquante-trois  congrégations  non  autorisées,  repré- 
sentant quatre  mille  deux  cent  quatre-vingt-douze  établisse- 
ments, se  fussent  levées  en  face  des  oppresseurs  et  leur  eussent 
crié  :  "  Votre  loi  est  injuste  et  tyrannique  ;  elle  est  contraire 
aux  principes  les  mieux  établis  de  notre  droit  pu'blic  et  de  notre 
droit  civil  ;  elle  est  la  négation  de  la  liberté  et  de  l'égalité  dont 
vos  pères  avaient  inscrit  les  noms  en  tête  de  leur  constitution  ; 


400  REVUE  CANADIENNE 

nous  refusons  de  nous  courber  devant  ses  dispositions  iniques; 
appliquez-la  si  vous  l'osez;  poursuivez-nous,  expulsez-nous, 
volez  nos  biens;  nous  sommes  citoyens  français  et  nous  en 
appelons  à  la  justice  de  la  France!  "  Cette  attitude  unanime 
et  énergique  eût  mis  sur  les  bras  de  Wakleck-Rousseau  et  de 
ses  séides  une  terrible  besogne.  Reculer,  ils  ne  l'auraient  pu, 
sans  doute.  Mais  alors,  il  leur  eût  fallu  se  mettre  à  l'œuvre,  à 
l'Est  et  à  l'Ouest,  au  Nord  et  au  Midi  ;  lancer  leurs  argousins 
contre  les  couvents  et  les  monastères  ;  fermer  les  hôpitaux, 
faire  maison  nette  dans  les  hospices,  vider  les  asiles,  détruire 
des  centaines  de  foyers  de  charité  et  d'assistance  gratuite,  tarir 
les  sources  vives  où  s'alimentait  la  prospérité  de  noinbreuses 
régions.  Il  leur  eût  fallu,  par  leurs  expulsions,  par  leurs  spolia- 
tions, par  leurs  exécutions  odieuses,  semer  le  trouble,  l'inquié- 
tude, la  gêne,  dans  presque  tous  les  départements,  et  provoquer 
des  ressentiments  dangereux  parmi  les  populations  qui  ont  soif 
de  paix  et  d'ordre.  Ah  !  cette  résistance  passive  et  générale 
eût  été  belle  ;  elle  eût  peut-être  jeté  bas  le  gouvernement  de 
malheulr  qui  déshonore  la  France.  Au  lieu  de  cela,  on  voit 
hélas  !  des  congrégations  qui  courbent  la  tête,  et  d'autres  qui 
s'en  vont  le  front  haut;  des  congrégations  qui  cèdent,  à  côté 
d'autres  qui  résistent.  Ce  n'est  pas  de  la  division,  si  l'on  veut, 
mais  c'est  de  la  disparité,  et  du  manque  de  cohésion.  Au  lieu 
d'un  bloc  imposant  et  solide,  le  gouvernement  a  en  face  de  lui 
une  multitude  de  fragments  épars,  sur  lesquels  il  peut  agir  sé- 
parément et  à  loisir. 

Nous  n'écrivons  pas  ceci  pour  blâmer  les  congrégations  qui 
ont  demandé  l'autorisation.  Nous  ne  nous  en  reconnaissons 
pas  le  droit.  Hélas,  l'unité  d'action  était  peut-être  irréali- 
sable. Le  devoir  du  moment  ne  pouvait  peut-être  pas  se  pré- 
senter à  chaque  institut  sous  la  même  forme.  Et  il  est  pos- 
sible que  le  pire  côté  de  la  dure  condition  où  se  sont  trouvées 
placées  les  associations  religieuses,  ait  été  la  complexité  et 
les  différences  de  leurs  situations.  Quelques-unes  d'entre  elles 
ont  dû  hésiter  et  délibérer  longtemps  dans  l'angoisse,  avant  la 
décision  finale.  Que  faire?  quelle  voie  prendre?  Le  devoir 
est  parfois  plus  difficile  à  discerner  qu'à  accomplir.  Plusieurs 
congrégations  se  sont  sans  doute  déterminées  à  subir  l'iniquité, 
les  humiliations,  les  périls  et  les  hasards  de  la  loi,  pour  empê- 
cher la  ruine  totale  et  irrémédiable  d'œuvres  fondées  au  prix 
des  plus  généreux  sacrifices.     Elles  seront  peut-être  déçues 


I 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES       401 

dans  leur  fragile  espoir,  elles  ont  pu  se  tromper  en  principe, 
mais  il  serait  difficile  de  ne  pas  respecter  leurs  motifs.  Maudits 
soient  les  hommes  néfastes  qui  ont  placé  les  congrégations  re- 
ligieuses dans  cette  torturante  incertitude! 

Le  numéro  du  20  septembre  de  la  revue  des  Révérends 
Pères  Jésuites,  les  Etudes  Religieuses,  contient  un  article  où  l'on 
entrevoit  quelque  chose  de  ces  doutes  et  de  ces  combats  in- 
times. "Jamais,  depuis  1793,"  écrit  le  Père  Brucker,  "les 
religieux  et  religieuses  de  France  n'ont  eu  à  subir  une  épreuve 
pareille  à  celle  qu'ils  traversent  aujourd'hui.  Et,  peut-être,  en 
aucun  temps  n'auront-ils  soufifert  à  un  égal  degré  la  torture  de 
l'âme,  plus  cruelle  que  les  supplices  matériels,  causée  par  les 
obscurités  et  les  doutes  angoissants  où  il  leur  faut  chercher  et 
choisir  la  voie  à  suivre.  Combien  implorent  encore  une  parole 
d'une  autorité  et  d'une  lumière  assez  décisive  pour  couper 
court  à  leurs  hésitations?  Et  pourtant,  cette  parole  n'a-t-elle 
pas  déjà  été  dite  ?  Le  Pape  n'a-t-il  point  parlé  par  six  fois  et 
n'a-t-il  pas  manifesté  assez  dlairement  aux  congrégations,  ses 
ordres,  ses  désirs,  sies  conseils?  "  C'est  précisément  ce  dernier 
point  qui  a  préoccupé  beaucoup  d'esprits  éminents  parmi  les 
catholiques.  Le  Pape  a  parlé,  mais  il  n'a  pas  ordonné  l'unité 
d'action  aux  associations  religieuses.  Il  les  a  laissées  libres  de 
demander  l'autorisation  ou  de  ne  pas  se  soumettre  à  cette  ser- 
vitude. Il  est  certain  que  les  congrégations  n'ont  point  reçu 
du  Saint-Siège  une  consigne  nette,  péremptoire,  absolue,  tra- 
çant à  toutes  une  seule  et  même  ligne  de  conduite.  Un  tel 
mot  d'ordre  eût  simplifié  la  situation  et  fortifié  la  causé  des 
ordres  religieux,  à  un  certain  point  de  vue.  Mais  le  Pape  n'a 
pas  voulu  le  pronooer  parce  qu'il  s'est  rendu  compte,  sans 
doute,  de  certaines  difficultés  d'ordre  pratique,  qu'il  peut  con- 
naître mieux  que  personne.  Il  voit  de  plus  haut  et  de  plus  loin 
que  nous;  il  a  des  clartés  auxquelles  nous  ne  pouvons  pré- 
tendre; et  lorsque  son  action  n'est  pas  celle  que  nous  croirions 
la  meilleure,  nous  devons  nous  incliner  devant  la  sagesse  et  la 
vision  supérieures  de  oelui  qui  représente  ici-bas  Notre-Sei- 
gneur-Jésus-Christ,  le  Verbe  de  Dieu. 

Cepen'dant,  l'auteur  de  l'article  que  nous  venons  de  citer 
semble  croire  que  le  Pape  a  indiqué  assez  clairement  de  quel 
côté  il  incline.  Et  il  cite  une  remarquable  brochure,  parue  en 
septembre,  sous  ce  titre  :  La  parole  du  Pape,  —  Les  Congréga- 
tions Religieuses  en  France  :    Soumission  ou  résistance.    Voici  un 

Novembre.— 1901.  26 


402  REVUE  CANADIENNE 

passage  de  cet  opuscule,  écrit  par  un  éminent  religieux  :  "  Le 
Pape,  qui  est  le  clief  de  l'Egtiise,  condamne  et  Hétrit  la  loi; 
il  la  marque  comme  contraire  au  droit  naturel,  au  droit  évan- 
gélique,  au  droit  ecclésiastique.  Il  n'ordonne,  ni  ne  conseille  de 
s'y  soumettre;  il  n'invite  pas  à  le  faire.  Néanmoins,  à  ceux 
qui,  à  leurs  risqjues  et  périls,  croiront  pouvoir  quand  même  sol- 
liciter l'autorisation,  le  Souverain  Pontife  par  un  acte  de  tolé- 
rance, condescend  à  permettre  une  démarche  de  soumission 
envers  une  législation  qu'il  réprouve  ;  cette  mesure  de  condes- 
cendance lui  est  inspirée  par  la  crainte  de  conséquences  très 
graves:  l'extinction  de  la  vie  religieuse  en  France.  Mais,  en 
même  temps,  il  limite  cette  concession  extrême  par  deux  ré- 
serves, par  deux  restrictions  dont  il  fait,  de  la  seconde  surtout,  — 
"  que  l'on  promette  à  l'ordinaire  du  lieu  seulement  la  soumission 
qui  est  conforme  au  caractère  de  chaque  institut,"  —  la  condi- 
tion sine  qtiâ  non  de  la  'licéité  de  la  démarche  de  soumission. 
Or  de  ces  deux  restrictions,  de  la  seconde  surtout,  le  gouverne- 
ment ne  veut  pas;  il  prétend  n'en  tenir  aucun  compte;  il  exige 
du  Supérieur  d'ordre,  comme  formalité  préliminaire  indispen- 
sable, une  signature  qui  en  est  la  négation.  Il  nous  semble  que 
la  conclusion  s'impose." 

Après  avoir  cité  ces  lignes,  le  R.  P.  Brucker  ajoute  :  "  Il 
nous  semble,  à  nous  aussi,  que  quiconque  aura  pu  lire  le  dé- 
veloppement de  ces  idées  avec  le  seul  désir  de  reconnaître  et 
d'embrasser  la  vérité,  conclura  sans  hésiter  qu'aucune  congré- 
gation jouissant  à  quelque  degré  de  V exemption,  et  voulant 
suivre  simplement  la  direction  du  Pape,  ne  peut  demander 
l'autorisation."  Toutefois,  à  l'encontre  de  cette  conclusion  se 
dresse  l'objection  suivante  :  "  Mais  alors  c'est  la  ruine  des 
congrégations,  la  ruine  de  leurs  œuvres,  et,  d'un  trait  de  plume, 
l'abolition  de  tous  les  services  rendus  par  les  ordres  religieux." 
L'auteur  de  la  brochure  répond  ainsi  à  cette  objection  :  "  A 
l'heure  actuelle,  l'œuvre  qui  s'impose  et  prime  toutes  les  autres, 
le  service  le  plus  précieux  que  l'on  puisse  rendre  à  la  société 
chrétienne,  c'est  de  sauver  la  dignité  et  la  liberté  de  l'Eglise 
de  France.  .  .  Lorsque  n'existeront  plus  en  France  ces  boule- 
vards de  Taultorité  immédiate  du  Pape  qui  s'appellent  les  ordres 
religieux,  la  France,  à  qui  l'Etat  choisit  ses  évoques,  sera  miire 
pour  l'Eghse  nationale  et  pour  le  schisme."  D'ailleurs,  en  de- 
mandant l'autorisation,  les  congrégations  sont-elles  sûres  de 
sauver  leurs  œuvres  ?     L'auteur  ne  le  pense  pas.     Il  fait  "  re- 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES      403 

marquer  aux  congrégations  combien  elles  sont  peu  assurées, 
en  se  soumettant,  de  conserver  ces  œuvres  dont  l'intérêt  ies 
préoccupe  ;  combien  plutôt  elles  ont  de  raison  de  craindre  que 
la  conséquence  de  leur  soumission  soit  une  ruine  pire  à  tous  les 
points  de  vue,  parce  qu'elle  sera  déshonorante  et  irrémédiable." 
Quoi  qu'il  en  soit,  la  date  fatale  du  3  octobre  est  passée,  et 
voici  un  aperçu  de  la  situation.  Sur  les  sept  cent  cinquante- 
trois  congrégations  non  autorisées,  —  six  cent  six  de  femmes, 
et  cent  quarante-sept  d'hommes, — il  y  en  avait  six  cent  sept 
qui  avaient  demandé  l'autorisation,  le  4  octobre,  d'après  les 
journaux  officieux.  Ces  six  cent  sept  congrégations  se  dé- 
composaient en  soixante-quatre  congrégations  d'hommes  et 
cinq  cent  quarante-trois  congrégations  de  femmes.  Quatre- 
vingt-trois  congrégations  d'hommes  et  soixante-trois  de 
femmes  ont  refusé  de  se  soumettre  è  la  loi.  En  étudiant  ce!s 
chiffres  on  constate  qu'une  majorité  des  congrégations 
d'hommes  n'a  pas  voulu  se  courber  devant  la  législation  du 
sieur  Waldeck,  tandis  que  la  grande  majorité  des  congréga- 
tions de  femmes  s'est  résignée  à  subir  le  joug.  On  conçoit  fa- 
cilement que  les  religieuses  soient  en  général  moins  armées, 
aient  moins  d'aptitudes  pour  la  lutte,  soient  imoins  capables 
d'affronter  la  dispersion  et  l'exil  que  les  religieux.  En  somme, 
le  plus  grand  nombre  des  congrégations  non  autorisées  se  sont 
conformées  à  la  loi  en  demandant  l'autorisation.  Combien 
vont  l'obtenir?  Combien  vont  sortir  vivantes  de  la  gueule  des 
bêtes  fauves  parlementaires  pour  qui  la  haine  du  Christ  est  de- 
venu une  seconde  nature? 

Nous  ne  pouvons  nous  empêcher  d'éprouver  une  profonde 
tristesse  en  voyant  l'œuvre  du  tyranneau  Waldeck  s'imposer 
ainsi  triomphalement,  et  presque  sans  coup  férir,  aux  congré- 
gations religieuses  de  France.  Nous  nous  demandons  avec 
angoisse  si  la  lutte  quand  même,  la  ruine  et  l'expatriation  en 
masse  n'auraient  pas  mieux  valu  que  cette  capitulation  péril- 
leuse, que  cette  entrée  navrante  dans  une  voie  d'asservissement 
et  de  douleur,  qui,  pour  la  plupart  des  instituts,  nous  le  crai- 
gnons, ne  sera  qu'une  lente  agonie. 

Les  principales  congrégations  d'hommes  qui  ont  refusé  de 
demander  l'autorisation  sont  les  Bénédictins,  les  Jésuites,  les 
Carmes,  les  Capucins,  les  Chartreux,  —  à  l'exception  de  ceux 
de  la  Grande-Chartreuse,  —  les  Assomptionnistes,les  Pères  du 
Sacré-Cœur    d'Issoudun,  les    Frères    de    St-VincentHde-Paul, 


404  REVUE  CANADIENNE 

etc.  Parmi  celles  qui  ont  formulé  leur  demande,  nous  remar- 
quons les  Dominicains,  les  Oblats,  les  Pères  de  l'Oratoire,  les 
Marianites.  les  Rédemptoristes,  les  Eudistes,  les  Prémoaitrés, 
les  Maristes,  les  Clercs  de  St-Viateur,  les  Trappistes,  les 
Lazaristes,  les  Carmes  déchaussés,  les  Pères  du  Saint-Sacre- 
ment, les  Chanoines  de  l'Immaculée-Conception,  les  Frères  de 
la  Doctrine  chrétienne. 

A  la  tête  des  congrégations  qui  n'ont  pas  voulu  passer  sous 
les  fourches  caudines  de  MM.  Waldeck  et  Millerand,  les  Jé- 
suites et  lies  Bénédictins  se  sont  signalés  par  la  netteté  de  leurs 
protestations  et  la  fermeté  de  leur  attitude.  Quelques  jours 
avant  l'expiration  du  délai  légal,  les  quatre  Provinciaux  de  la 
Compagnie  de  Jésus,  en  France,  ont  publié  une  déclaration 
dans  laqxielle  ils  ont  exposé  les  motifs  de  leur  résistance  à  la 
loi  scélérate.  Nous  tenons  à  mettre  sous  les  yeux  des  lecteurs 
de  la  Revuk  Canadienne  de  larges  extraits  de  ce  noble  énoncé 
de  principes. 

"  Le  délai  accordé  par  la  loi  du  ler  juillet  1901  aux  congré- 
gations religieuses  pour  demander  l'autorisation,  touche  à  son 
terme,  écrivent  les  vénérables  signataires. 

"  Après  avoir  mûrement  réfléchi,  les  sotissignés,  provinciaux 
de  la  Compagnie  de  Jésus  en  France,  avec  les  religieux  qu'ils 
représentent  et  dont  ils  vont  se  séparer,  déclarent  avoir  résolu 
de  s'abstenir  de  toute  demande  d'autorisation^ 

"  Dautres  congrégations,  adoptant  la  même  résolution,  ont 
déjà  protesté,  en  prenant  le  chemin  de  l'exil,  contre  la  situation 
que  leur  préparait  la  loi  sur  les  associations.  Et  de  toute  part 
elles  ont  reçu  les  témoignages  les  plus  éclatants  et  les  plus  mé- 
rités de  respect  et  de  sympathie. 

"  Pour  nous,  qui  avons  lieu  de  craindre,  après  les  fréquentes 
attaques  dont  nous  avons  été  l'objet  devant  le  Parlement,  que 
nos  intentions  ne  soient  dénatvirées  et  calomniées,  nous  croy- 
ons devoir  faire  connaître  au  public  les  graves  motifs  de  notre 
abstention 

"  La  loi  actuelle  n'est'  qu'un  nouveau  pas  en  avant  dans  la 
guerre  qui  se  poursuit  contre  l'Eglise.  C'est  l'EgliSe  qui  est 
attaquée  dans  les  congrégations,  et  c'est  elle  que  les  congré- 
gations défen'dent  en  repoussant  une  autorisation  qui  a  pour 
but  de  les  asservir  et  de  préparer  l'asservissement  de  l'Eglise 
elle-même.  Une  telle  autorisation,  nous  ne  pouvons  pas  la  de- 
mander. 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES       405 

■■  En  faisant  cette  déclaration,  loin  de  nous  la  pensée  de  con- 
damner ceux  de  nos  frères  dans  la  vie  religieuse  qui  croient 
devoir  prendre  un  autre  parti.  Nous  savons  combien  la  déli- 
bération est  pleine  d'angoisses.  Forcés  de  choisir  entre  deux 
maux,  tous  deux  très  graves,  entre  les  ruines  de  toutes  sortes 
qui  vont  suivre  l'abstention  et,  d'autre  part,  l'atteinte  profonde 
portée  par  la  loi  aux  prérogatives  de  l'Eglise  non  moins  qu'aux 
libertés  individuelles,  l'hésitation  s'explique,  et  le  So'Uverain 
Pontife  lui-même,  sous  certaines  réserves,  a  laissé  aux  congré- 
gations la  faculté  de  se  déterminer.  Plusieurs  d'entre  elles 
croient  pouvoir  trouver  une  formule  de  conciliation  qui  satis- 
fasse le  gouvernement  sans  sacrifier  les  droits  du  Saint-Siège. 
Pour  nous,  entre  le  gouvernement,  qui  persiste  à  mettre 
comme  condition  préalable  à  l'autorisation  l'abandon  par  les 
congrégations  de  l'exemption  canonique,  et  le  Saint-Siège  qui 
déclare  "  ne  pas  permettre  qu'on  méconnaisse  ou  amoindrisse 
l'exercice  direct  et  immédiat  de  son  autorité  suprême  sur  les 
ordres  ou  instituts  religieux  "  (Lettre  du  card.  Gotti  aux 
éveques  de  France,  lo  juillet),  nous  avouons,  avec  tous  les  re- 
ligieux qui  ont  pris  le  chemin  de  l'exil  ou  se  sont  dispersés,  ne 
pas  trouver  de  formule  de  conciliation. 

"  Persuadés  en  outre  que  demander  l'autorisation  serait 
livrer  aux  adversaires  de  l'Eglise  des  œuvres  cent  fois  approu- 
vées par  elle,  sacrifier  nos  droits  individuels,  notre  indépen- 
dance et  notre  dignité; 

"  Que  ce  serait  porter  une  atteinte  profonde  à  notre  vie  reli- 
gieuse elle-même  et  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  intime; 

"  Que  mis,  enfin,  en  position  de  rendre  à  la  France  un  si- 
gnalé service,  en  résistant,  autant  que  nous  le  pouvons,  à  une 
persécution  religieuse  qui  la  tue,  ce  serait  refuser  de  nous  sa- 
crifier pour  elle,  il  ne  nous  reste  plus,  croyons-nous,  qu'à 
prendre  le  parti  que  nous  dicte  notre  devoir  de  Français,  de  ca- 
tholiques et  de  religieux.  Et  nous  aimons  à  le  croire,  per- 
sonne parmi  ceux  que  n'aveuglent  point  l'esprit  de  parti  et  les 
passions  sectaires,  ne  verra  dans  notre  conduite  un  acte  d'insu- 
bordination ou  de  révolte  ;  mais  uniquement  l'accomplissement 
de  ce  que  nous  considérons  comme  notre  devoir. 

"  C'est  une  douloureuse  résolution  que  nous  sommes  con- 
traints de  prendre.  Toutes  les  œuvres  auxquelles  nous  avons 
voué  notre  vie  sont  menacées  de  destruction.  A  une  heure  où 
l'avenir  nous  apparaît  bien  sombre,  c'est  notre  plus  grand  re- 


40(i  REVUE  CANADIENNE 

gret  de  ne  plus  pouvoir  travailler  au  bien  de  la  France,  et  de 
voir  même  compromises,  dans  les  missions,  des  œuvres  qui 
n'étaient  pas  sans  honneur  et  sans  utilité  pour  elle.  Cependant, 
nous  le  déclarons,  nous  n'avons  aucune  amertume  dans  l'âme 
contre  ceux  qui  nous  condamnent.  Nous  n'oublions  pas  que 
nous  sommes  les  disciples  de  celui  qui  a  dit  :  "  l'riez  pour  ceux 
qui  vous  persécutent."  Daigne  la  main  miséricordieuse  de 
Dieu  arrêter  la  France  sur  la  pente  fataile  où  on  l'entraîne,  c'est 
notre  prière  la  p'.us  ardente  !  " 

Cette  lettre  est  signée  par  les  RR.  PP.  de  Scarraille,  provin- 
cial de  Toulouse,  Labrosse,  provincial  de  Paris,  Paultier,  pro- 
vincial de  Champagne,  et  Bouillon,  provincial  de  Lyon.  Pvu,-se 
leur  prière  être  entendue,  et  la  France  préservée  de  maux  cpii 
l'attendent,  si  ses  gouvernants  continuent  à  la  faire  marcher 
dans  la  voie  d'iniquité  et  de  persécution  où  ils  l'ont  engagée  ! 

m  *  * 

Les  maîtres  actuels  de  la  République  ne  font  pas  seulement 
la  guerre  aux  'moines.  Ils  la  font  aussi  à  <les  institutions  que 
leur  caractère  national  devrait  mettre  à  l'abri  de  leurs  cou]ds. 
Ainsi,  dernièrement,  le  ministère  a  provoqué  une  crise  doulou- 
reuse dans  le  Conseil  de  l'ordre  de  la  Légion  d'honneur.  Il  a 
révoqué,  sans  aucune  explication,  le  général  Davout.  duc 
d'Auerstaedt,  oommp  gr^-nd-ciiancelie,  et  nommé  à  sa  place 
le  général  Florentin,  ancien  gouverneur  de  Paris.  Cette  des- 
titution brutale  a  provoqué  une  vive  émotion.  Le  général  Da- 
vout est  un  vaillant  soldat,  porteur  d'un  nom  glorieux  dans  les 
annales  militaires  de  la  France,  et  jouissant  d'une  réputation 
sans  tache.  Pour  quel  motif  a-t-il  été  ainsi  frappé?  On  pré- 
tend que  c'est  parce  qu'il  a  résisté  à  certaines  exigences  du 
gouvernement  au  sujet  de  radiations  politiques,  que  celui-ci 
aurait  voulu  obtenir.  Ainsi  après  la  condamnation  de  M,  Paul 
Déroulède,  par  la  Haute-Cour,  le  cabinet  a  demandé  qu'il  fût 
rayé  des  cadres  de  la  Légion  <rhonneur.  A  l'unanimité,  le  con- 
seil de  l'ordre  a  refusé,  pour  la  raison  que  la  sentence  ne  décré- 
tait j>as  la  radiation.  Dans  le  cas  de  M.  de  Lur-Sauices,  qui 
était  analogue,  le  grand-chancelier  n'a  même  pas  voulu  sou- 
mettre la  question  au  conseil,  c|ui  s'était  déjà  prononcé  une  fois. 
On  dit  aussi  que  M.  Monis,  garde  des  sceaux,  s'est  vengé  . 
du    général    Davout,  parce   qu'il    s'était   opposé  à    ce    que  le 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES       407 

jeune  Monis  reçût  l'autorisation  de  porter  la  cravate  de  com- 
mandeur d'un  ordre  étranger.  On  affirme  que  le  grand-chance- 
lier a  été  révoqué  sans  même  être  prévenu  et  qu'il  en  a  été  in- 
formé par  l'Officiel.  Cet  acfe  inqualifiable  a  eu  pour  premier 
résultat  la  démission  de  trois  membres  mi'.itaires  du  conseil  de 
l'ordre,  les  généraux  La  Veuve  et  Lebelin  de  Dionne,  et  le  vice- 
amiral  Lefèvre,  qui  ont  voulu  se  solidariser  avec  le  général  Da- 
vout  et  protester  contre  sa  disgrâce.  On  prévoit  de  plus  la  dé- 
mission du  général  Hartung. 

Au  sujet  du  refus  de  radier  le  nom  de  Paul  Déroulède  des 
registres  de  l'ordre,  les  journaux  de  Paris  publient  cet  extrait 
d'une  lettre  de  M.  Sully-Pru'homm,e,  membre  civil  du  conseil  : 
"  En  ce  qui  me  concerne,  bien  que  je  désapprouve  le  projet 
plébiscitaire  de  Déroulède  et  que  je  réprouve  sa  tentative  d'em- 
ployer la  force  pour  le  mettre  à  exécution,  au  risque  de  diviser 
l'armée,  rien  au  monde  ne  me  ferait  contribuer  à  prononcer  sa 
dégradation.  L'honneur,  selon  moi,  consiste  tout  entier  dans  la 
belle  qualité  du  mobile  qui  dirige  les  actes.  Or,  j'ai  toujours  vu 
dominer  dans  la  conduite  de  Déroulède  l'anxieux  et  continuel 
souci  de  notre  grandeur  nationale  par  la  réparation  de  nos  dé- 
sastres. Tous  les  mouvements,  tous  les  vœux  suprêmes  de  son 
cœur  sont  éminemment  français.  Cela  me  suffit,  et  je  ne  suis 
pas  le  seul-  qui  s'en  contente."  Sans  doute,  ces  paroles  géné- 
reuses de  M.  Sully-Prud'homme  auront  fait  hausser  les  épaules 
à  M.  Waldeck  et  à  ses  acolytes.  Ce  sont  là  propos  de  poète  ! 
Pour  trouver  grâce  à  leurs  yeux,  il  ne  sert  de  rien  d'être  fran- 
çais et  patriote,  il  faut  être  franc-maçon  et  sectaire. 

Voilà  donc  le  conseil  de  l'ordre  de  la  Légion  d'honneur  en 
pleine  désorganisation  par  suite  de  l'arbitraire  ministériel. 


On  dirait  vraiment  que  ces  hommes  funestes  doivent  ruiner 
tout  ce  qu'ils  touchent.  La  situation  financière  de  la  France, 
sous  leur  administration,  est  désastreuse.  L'année  fiscale  1901 
va  se  clore  sur  un  déficit  énorme.  Pour  les  neuf  premiers  mois, 
l'écart  entre  les  prévisions  et  les  recettes  actuelles  est  de  90 
millions:  il  est  de  139  millions  entre  les  recettes  de  l'exercice 
courant  et  celles  de  l'année  dernière.  Pour  le  seul  mois  de 
septembre,  le  déficit  est  de  20  millions.  Les  douanes  accusent 
une  moins-value  de  2  millions,  les  sucres  une  moins-value  de 
4  millions,  les  contributions  indirectes  vme  moins-value  de  14 


408  REVUE  CANADIENNE 

millions.  Le  progrès  du  socialisme,  depuis  que  M.  Waldeck- 
Rousseau  lui  a  ouvert  les  portes  du  pouvoir,  sont  pour  beau- 
coup dans  cette  dépression  financière.  Les  intérêts  sont  alar- 
més, l'industrie  se  sent  menacée,  le  commerce  est  craintif,  les 
capitaux  émigrent  à  l'étranger,  et  îles  recettes  générales  baissent 
fatalement.  Devant  cette  situation  déplorable,  un  journal  peu 
suspect  d'hostilité  envers  le  régime,  pousse  un  cri  d'allarme  : 

■'  Il  n'est  pas  possible,  déclare  le  Temps,  d'envisager  sans  de 
sérieuses  inquiétudes  une  pareille  situation.  Aucun  fait  parti- 
culier, aucune  dépense  extraordinaire  ue  la  justifie.  Nous  n'a- 
vons sur  les  bras  aucune  expédition  coloniale,  nous  ne  faisons 
pas  d'armements  anormaux.  C'est  le  déficit  à  l'état  pur,  le  dé- 
ficit dans  toute  sa  hideur  et  avec  toutes  ses  menaoes.  Puisqu'il 
n'est  pas  dû  à  des  causes  exceptionnelles,  on  ne  peut  se  flatter 
de  le  voir  disparaître  avec  les  causes  cjui  l'auraient  amené. 

"  L'Angleterre,  certes,  est,  elle  aussi,  dans  une  situation  fi- 
nancière embarrassée,  mais  elle  sait  que  ces  embarras  sont  dé- 
terminés par  la  guerre  du  Transvaal  et  qu'ils  finiront  en  même 
temps.  Mais  nous,  c'est  en  pleine  paix  que  nous  nous  ruinons. 
Et  nous  sommes  obligés  de  nous  demander  avec  angoisse  ce 
qu'il  adviendrait  si,  nous  ruinant  déjà  en  pleine  paix,  nous 
avions  un  jour  ou  l'autre  à  pourvoir  par  surcroît  aux  frais  d'une 
guerre.  La  dette  publique  française  est  colossale:  l'augmen- 
ter encore  paraît  une  pure  folie,  propre  à  nous  conduire  droit 
à  la  faillite.  Et  pourtant,  les  dépenses  publiques  ne  peuvent 
être  couvertes  que  par  l'impôt  ou  par  l'emprunt  et,  puisque  les 
impôts  sont  en  moins-value,  c'est  par  des  emprunts  plus  ou 
moins  déguisés  qu'il  faudra  combler  le  déficit. 

"  Dans  les  cas  de  ce  genre,  le  peuple  simpliste  a  son  explica- 
tion toute  trouvée:  C'e.st,  dit-ilî,  la  faute  au  gouvernement." 
On  peut  discuter  cette  explication,  qui  man(iue  évidemment  de 
nuances,  mais  il  est  d'abord  prudent  d'en  tenir  grand  compte, 
en  un  pays  où  le  suffrage  universel  est  maître  absolu  et  où  un 
courant  de  mécontentement  général  peut  détruire  la  Répu- 
blique. Rappelons-nous  que  c'est  le  déficit  qui  a  été  la  cause 
efficiente  et  immédiate  de  la  perte  de  la  monarchie  sous  Louis 
XVI." 

Précisément  au  sujet  de  cette  question  financière  en  France, 
nous  relisions  ces  jo'urs-ci  !a  conclusion  du  grand  ouvrage  de 
M.  Paul  Leroy-Beaulieu  sur  la  Science  des  finances.  Cette  con- 
clusion était  écrite  en  1877.  L'éminent  économiste  y  passait  en 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES       409 

revue  toutes  les  raisons  d'espérer  en  une  situation  florissante, 
dans  un  avenir  rapproché,  pour  le  Trésor  français,  toutes  les 
causes  qui  allaient  contribuer  à  dégrever  le  budget.  Il  signa- 
lait l'expiration  graduelle  d'une  masse  d'annuités  diverses  qui 
devait  réaliser  bientôt  une  économie  annuelle  de  150  ou  160 
millions.  Il  mentionnait  aussi  la  suppression  des  garanties 
d'intérêts  envers  les  compagnies  de  chemins  de  fer,  le  rembour- 
sement partiel  des  avances,  le  retour  à  l'Etat  de  40,000  kilo- 
mètres de  voies  ferrées,  la  diminution  du  service  de  la  dette 
par  une  série  de  conversions  judicieusement  pratiquées.  "  Si 
la  conduite  économique  de  la  France  était  intelligente,  pré- 
voyante et  éq,uitable,"  écrivait-il,  "  dans  un  petit  nombre  d'an- 
nées nous  aurions  reconquis  une  position  singulièrement  so- 
hde,  et  effacé  tous  les  vestiges  de  nos  désasitres ...  Si  l'on 
trouve  lointaines  toutes  ces  brillantes  perspectives,  dont 
quelques-unes,  cependant,  sont  relativement  prochaines,  du 
moins  l'on  a  comme  ressources  nouvelles  qui  se  présentent 
d'elles-imêmes  presque  chaque  année  les  plus-values  des  impôts. 
Si  une  administration  sévèrement  économe  voulait  consacrer 
ces  plus-values,  non  pour  la  totalité,  mais  pour  la  moitié  seule- 
ment, à  des  réductions  de  taxes,  en  dix  ans,  avec  les  ressources 
complémentaires  provenant  des  concessions  et  de  l'expiration 
de  certaines  annuités,  on  aurait  supprimé  à  peu  près  tous  les 
impôts  établis  depuis  la  guerre.  Combien  l'allégement  de 
tant  d'entraves  ne  servirait-il  pas  le  génie  industriel  et  la 
puissance  productive  de  la  France  !  " 

Six  ans  après  avoir  écrit  ces  lignes,  M.  Leroy-Beaulieu  pu- 
bliait une  nouvelle  édition  de  son  ouvrage.  Et  voici  la  note 
qu'il  ajoutait,  en  1883,  à  la  fin  du  chapitre  dont  nous  venons  de 
citer  un  pasage  : 

"  Nous  n'avons  eu  rien  à  changer  à  cette  conclusion  de  la 
première  édition  de  notre  ouvrage  écrite  en  1877;  tout  ce  qui 
s'est  passé  dans  les  six  dernières  années  n'a  fait  que  confirmer 
nos  opinions  concernant  les  ressources  et  les  dangers  des  fi- 
nances françaises.  Les  retards  nouveaux  apportés  à  la  conver- 
sion du  5  p.  100,  malgré  les  exemples  de  l'Angleterre,  de  l'A- 
mérique, de  plusieurs  autres  pays  et  d'un  grand  nombre  de 
villes,  nous  ont  prouvé  une  fois  de  plus  que  le  gouvernement 
français,  en  quelques  mains  qu'il  soit,  continue  à  professer  le 
plus  souverain  mépris  pour  les  droits  du  contribuable.  Le  gi- 
gantesque et  impraticable  plan  Freycinet,  l'accès  de  folie  qui 


410  REVUE  CANADIENNE 

s'est  emparé  des  cerveaux  des  membres  du'  Parlement  et  ciui 
leur  fait  sans  cesse  augmemter  le  nombre  des  places,  élever  les 
traitements,  multiplier  les  subventions,  développer  le  dévorant 
socialisme  d'Etat,  tout  ce  dévergondage  inoui  et  ce  pillage  sans 
frein  dont  le  budget  de  la  France  et  le  budget  des  communes 
sont  la  proie,  ont  complètement  changé  les  riantes  perspectives 
financières  que  la  France  avait  devant  elle  en  1877." 

Voilà  ce  que  M.  Leroy-Beauilieu  écrivait  en  1883.  Au  bout 
de  quatre  ans  il  donnait  au  public  une  quatrième  édition  de  son 
magistral  traité  ;  et  l'on  y  trouvait  cette  nouvelle  note  : 

"  Les  quatre  années  qui  se  sont 'écoulées  depuis  1883,  ont 
malheureusement  encore  accentué  le  gaspillage  des  pouvoirs 
publics.  La  démocratie  française  est  en  proie  à  un  véritable 
vertige.  Les  souffrances  de  la  crise  agricole  et  commerciale 
semblent  impuisantes  à  l'instruire.  Aussi  a-t-on  complètement 
compromis  la  situation  de  nos  finances  si  brillantes  en  1877. 
Néanmoins,  il  reste  encore  des  ressources  cpii  nous  ramène- 
raient de  meilleurs  jours,  si  l'on  voulait  être  désormais  pré- 
voyant." 

Enfin,  dans  l'édition  de  1892.  nous  lisons  cette  simple  ligne: 
"  Le  développement  du  socialisme  d'Etat  depuis  1888  accroît 
les  appréhensions  qui  précèdent."  Ces  tristes  prévisions  de  l'é- 
minent  écrivain  n'ont  été  que  trop  justifiées  par  les  événe- 
ments. Et  en  1901,  comme  nous  'l'avons  vu  plus  haut,  les  fi- 
nances de  la  France  sont  dans  un  état  lamentable.  La  fameuse 
sentence  du  baron  Louis  est  toujours  vraie:  "  Faites-moi  de 
bonne  politique  et  je  vous  ferai  de  bonnes  finances."  Depuis 
plusieurs  années  on  a  fait  en  France  de  la  détestable  politique  ; 
voilà  pourquoi  on  se  trouve  aujourd'hui  en  face  d'une  désas- 
treuse situation  budgétaire. 

Comme  addition  à  tous  les  maux  de  l'heure  présente,  voici 
qu'on  annonce  maintenant  une  grève  générale  des  mineurs 
français  pour  le  premier  novembre.  On  a  procédé  dans  les 
centres  houillers  à  un  référendum  qui  a  abouti  à  un  vote  écra- 
sant en  faveur  de  la  grève.  A  quels  conflits  formidables,  à  (|uels 
désastres  peut  conduire  cette  détermination  ! 


Est-il  possible  d'espérer  que  le  triste  spectacle  que  nous  offre 
en  ce  moment  la  France  va  changer  pour  le  mieux  ?  Oui,  cela 
serait  possible  si  tous  les  citoyens  honnêtes,  si  tous  les  bons 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES       411 

Français  le  voulaient  sérieusement  et  énergiquement,  et  surtout 
s'ils  comprenaient  la  nécessité  de  s'entendre.  Nous  croyons 
qu'il  y  a  en  France  actuellement  une  majorité  hostile  au  régime 
Waldeck-AIillerand.  Mais  cette  majorité  est  éparse.  Elle 
manque  de  lien.  Dans  un  récent  numéro  de  l'Univers,  M. 
Pierre  Venillot  passe  en  revue  les  trois  principaux  éléments  qui 
composent  l'opposition  :  l'élément  natioinaliste,  l'élément  pro- 
gressiste, et  l'élément  constitutionnel-catholique.  L'élément 
nationaliste  est  né  du  sentiment  patriotique  froissé  par  les  au- 
daces du  parti  dreyfusard,  et  par  l'abominable  campagne  contre 
l'armée.  Il  a  eu  des  succès,  il  s'est  emparé  du  conseil  de  ville 
de  Paris,  mais  les  violences  et  les  impairs  de  M.  Déroulède  lui 
ont  fait  du  mal.  Seuls,  les  nationahstes  ne  saunaient  prétendre 
à  emporter  les  élections  de  1902.  "  Les  événements  se  sont 
chargés,  à  temps  encore,  écrit  M.  Veuillot,  de  les  éclairer  sur  la 
situation.  Ils  doivent  comprendre  maintenant  qu'ils  ont  un  in- 
térêt vital  à  se  séparer  des  plébiscitaires,  césariens  et  antirépu- 
blicains. Ils  se  rendent  compte,  nous  n'en  doutons  pas,  qu'il 
leur  faut  contracter  d'autres  alliances  où  ils  traiteront,  non 
point  en  puissance  prépondérante,  mais  sur  le  pied  d'égalité 
avec  les  éléments  qui  peuvent,  comme  eux,  concourir  à  sauver 
le  pays.  M.  Jules  Lemaitre,  qui  a  toujours  été  la  vraie  tête 
raisonnable  et  perspicace  du  nationalisme,  voit  très  bien  la  né- 
cessité d'une  rupture  politique  entre  lui  et  M.  Déroulède.  Il 
voit  très  bien  qu'il  lui  faut,  par  contre,  s'établir  en  collaboration 
intime  et  complète  avec  MM.  Pion  et  Méline.  Son  patriotisme, 
plus  fort  que  d'honorables  sympathies  et  que  la  crainte  des  mé- 
chants commentaires,  nous  garantit  ses  prochaines  résolu- 
tions." 

Quant  au  parti  progressiste,  qui  a  détenu  le  pouvoir  deux 
ans  avec  M.  Méline,  il  doit  se  rendre  compte  qu'il  ne  le  repren- 
dra pas  sans  contracter  des  alliances.  Il  est  encore  considérable 
par  son  nombre  et  la  valeur  de  ses  chefs.  Mais  la  défection  de 
M.  Waldeck-Rousseau  lui  a  enlevé  un  groupe  d'adhérents,  et 
l'influence  ministérielle  peut  encore  décimer  ses  rangs  dans  la 
mêlée  électorale.  "  Cent  cinquante  au  Palais-Bourbon,  dit  M. 
Pierre  Veuillot,  ils  n'y  reviendront  point  augmentés,  ils 
courent  plutôt  le  risque  d'y  revenir  réduits,  s'ils  font  bande  à 
part.  Ils  ne  l'ignorent  pas.  On  les  trouvera  tout  disposés  à 
l'alliance,  pourvu  qu'elle  se  noue,  loyalement  et  nettement,  sur 
la  base  du  respect  des  institutions.     C'est  leur  droit,  c'est  même 


412  REVUE  CANADIENNE 

leur  devoir  de  formuler  cette  exigence.  Ils  se  perdraient  en 
ne  la  posant  point  comme  principe  intangible.  Et  s'ils  se  per- 
daient, on  peut  dire  ([ue.  pour  longtemps  au  moins,  nous 
serions  perdus." 

Enfin,  pour  ce  qui  est  du  groupe  constitutionnel-catholique, 
•dirigé  par  M.  Pion,  il  forme  un  appoint  fort  appréciable. 
Toutes  les  nuances  de  la  droite,  quelques  que  soient  leurs  pré- 
férences moinarchiques.  doivent  coinpreiidre,  à  l'heure  actuelle, 
combien  il  est  urgent  de  s'y  rallier.  Ce  groupe,  ainsi  fortifié  et 
grossi,  peut  tendre  loyalement  la  main  avix  deux  autres  po>ur 
livrer  bataille  au  nom  de  la  liberté,  de  l'ordre  social  et  du  pa- 
triotisme. 

Si  une  entente  n'a  pas  lieu  entre  ces  trois  éléments,  s'ils  ne 
vont  pas  aux  élections  avec  ensemble,  tout  est  perdu.  La 
chambre  future  sera  plus  mauvaise  que  la  chambre  actuelle  ; 
les  socialistes  y  domineront  irrésistiblement,  et  alors  malheur 
à  la  propriété,  malheur  à  la  liberté  individueMe  ou  collective, 
malheur  à  la  société,  malheur  à  la  France  ! 


Le  1 1  octobre  courant  était  le  deuxième  anniversaire  du 
commencement  des  hostilités  dans  le  Sud-Africain.  Déjà  deux 
ans  !  Et  la  guerre  n'est  pas  terminée.  Les  commandos  boërs 
tiennent  de  tous  côtés  'la  campagne  ;  ils  attaquent  les  convois, 
ils  menacent  constamment  les  communications  de  l'armée  an- 
glaise, ils  vont  et  viennent  avec  une, rapidité  merveilleuse,  et 
l'on  se  demande  quand  leur  étonnante  résistance  va  cesser. 
Dans  la  colonie  du  Caijî  le  mécontentement  et  la  désaffection 
de  la  population  hollandaise  vont  toujours  croissants.  Le  gou- 
vernement a  dû  proclamer  l'état  de  siège  à  Cape-Town.  Quelle 
que  soit  l'issue  de  la  lutte,  le  petit  peuple  boër  se  sera  vraiment 
immortalisé  par  l'héroïsme  idont  il  ifait  preuve  clans  la  défense 
de  .son  autonomie. 

Evidemment,  il  y  a  deux  ans,  on  ne  s'attendait  guère  dans 
les  sphères  officielles  anglaises  à  une  guerre  aussi  longue, 
aussi  coûteuse,  aussi  meurtrière  et  aussi  épuisante.  En  réponse 
à  une  lettre  de  M.  Howard  Vincent,  M.  Brodrick,  le  secrétaire 
de  la  guerre,  donnait  l'autre  jour  les  informations  suivantes. 
Le  gouvernement  anglais  a  actuellement  en  Afrique  200,000 
hommes  et  450  canons.  Il  pourvoit  à  l'approvisionnement  de 
314,000  personnes,  à  la  nourriture  de  248,000  chevaux  et  mu- 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES      4i:5 

lets.  II  tient  en  campagne  69  colonnes  mobiles,  et  il  débarque 
mensuellemient  dans  les  ports  sud-africains,  10,000  chevaux.  En 
Angileterre  on  exerce  continuellement  100,000  hommes,  afin 
de  pouvoir  maintenir  l'armée  d'Afrique  à  l'efïectif  requis.  Ce 
sont  là  incontestablement  de  prodigieux  efforts.  Bien  peu  de 
puissances  européennes  pourraient  ainsi  maintenir  une  im- 
mense armée  à  l'autre  bout  du  monde.  Mais  le  côté  fâcheux 
de  tout  ce  déploiement  d'énergie,  de  ténacité  et  de  ressources, 
c'est  qu'il  n'a  pas  encore  donné,  après  deux  ans,  de  résultats 
définitifs.  On  conçoit  que  cette  prolongation  de  la  guerre  et 
les  échecs  dont  le  télégraphe  transmet  trop  souvent  la  nouvelle, 
finissent  par  énerver  l'opinion,  et  donnent  des  armes  aux  cri- 
tiques anti-ministériels.  Parlant  dernièrement  à  la  réunion  an- 
nuelle de  l'Association  libérale  à  Ladybank,  l'un  des  chefs  de 
l'opposition,  M.  Asquith,  a  fait  entendre  des  paroles  sévères  : 

"  Il  y  a  un  ans,  s'est-il  écrié,  les  ministres  affirmaient  que  les 
opérations  militaires  étaient  terminées.  Où  en  est-on  ?  Deux 
cent  mille  hommes  en  armes,  du  côté  des  Anglais,  le  Cap  en- 
vahi et  fournissant  des  rebelles,  le  Natal  menacé  d'une  formi- 
dable invasion.  Qu'a  fait  le  gouvernement  pour  faire  face  à  la 
situation  ? 

"  Les  documents  où  sont  exposés  ses  actes  resteront  comme 
des  chefs-d'œuvre  dans  l'histoire  de  l'optimisme  insouciant  et 
mal  informé.  Il  y  a  eu  défaut  absolu  de  coopération  entre  les 
personnes  solidairement  responsables  de  la  conduite  des  opéra- 
tions. Il  n'est  rien  que  la  postérité  ne  condamnera  plus  vive- 
ment que  les  manœuvres  électorales  de  l'automne  1900  où  l'on 
déclarait  la  guerre  terminée.  Depuis,  le  gouvernement  a  en- 
voyé dans  le  Sud  de  l'Afrique  des  soldats  non  exercés,  dont  un 
grand  nombre  ont  dû  être  rapatriés.  Le  bannissement  des 
officiers  boërs  est  en  contradiction  formelle  avec  l'assurance 
donnée  par  le  gouvernement  à  la  Chambre  des  communes  que 
la  déclaration  de  lord  Kitchener  ne  serait  mise  à  exécution 
qu'après -avoir  été  sanctionnée  législativement."  . 

Comment  tout  cela  va-t-il  se  terminer?  L' Angileterre  va-t- 
elle  venir  à  bout  de  la  tâche  herculéenne  qu'elle  a  entreprise,  ou 
mieux  (|ue  M.  Chamberlain  lui  a  fait  entreprendre?  C'est  en- 
core possible.  Mais  nous  croyons  qiue,  quoi  qu'il  advienne,  le 
secrétaire  d'Etat  pour  les  colonies  trouvera  dans  cette  question 
■sud-africaine  sa  pierre  d'achoppement,  et  qu'un  énergique 
mouvement  de  réaction  contre  ses  pratiques  et  sa  politique  va 


414 


REVUE  CANADIENNE 


se  manifester  dans  un  avenir  peut-être  pilus  rapproché  qu'on  ne 
le  croit. 

*  *  * 

Le  duc  d'York  a  terminé  sa  visite  au  Canada,  après  avoir  été 
jusqu'à  Victoria,  et  touché  les  flots  du  Pacifique.  Partout  il  a 
été  reçu  avec  les  honneurs  dus  au  fils  du  souverain.  Et,  avant 
de  quitter  le  sol  canadien,  il  a  témoigné  dans  une  lettre  pu- 
blique, sa  profonde  satisfaction,  et  l'enthousiaste  impression 
qu'il  emporte  de  son  contact  avec  notre  pays. 

Ce  voyage  n'a  pas  été  sans  causer  quelques  froissements. 
Auprès  d'un  bon  nombre  de  nos  compatriotes,  le  spectre  de 
rimpérialisme  a  paru  jeter  une  ombre  sur  la  visite  ])rincière. 
Dans  d'autres  circonstances,  l'enthousiasme  eût  sans  doute  été 
plus  grand.  Cependant,  si  nous  sommes  pour  vivre  encore 
durant  une  période  indéterminée  sous  le  sceptre  royal  d'Angle- 
terre,—  comme  nous  le  pensons,  —  ill  nous  semble  que  ce 
voyage  du  prince  héritier  devra  avoir  de  bons  résultats.  Quand 
l'on  a  vu  soi-même  les  lieux  et  les  hommes,  on  doit  saisir  mieux 
les  questions  et  mieux  comprendre  les  problèmes  nationaux  et 
politiques. 


'S^c»    ^f-iapai; 


Québec,  25  octobre  1901. 


£-1    ^.l-filVIir-    , 


A  TRAVERS  LES  LIVRES  ET  LES  REVUES 


L'Eglise  de  France  et  l'Etat  an  dix-nenvième  siècle  (1802-1900).  Conférences 
faites  aux  Facultés  catholiques  d'Angers,  par  L.  Boiirgain.  2  vol.  in-12,  360 
pages.  jNncienne  maison  Charles  Douniol,  P.  Téqui,  libraire-éditeur,  29, 
rue  de  Tournon,  Paris.  Prix  :  $1.50. 

Pour  faire  connaître  la  valeur  et  l'actualité  de  cet  ouvrage,  il  suffira  de  citer 
quelques  mots  de  pa  préface  et  d'indiquer  les  sujets  qu'il  traite. 

"  Ces  conférences  sur  V Eglise  de  France  et  l'Etat  au  dix-neuvième  siècle,  dit 
l'auteur,  font  suite  aux  conférences  sur  l'Eglise  d'Angers  pendant  la  Révolution. 
Aussi,  malgré  l'étendue  et  la  variété  de  la  matière,  y  suit-on  la  même 
méthode:  la  synthèse,  et  rien  que  la  syntlièse.  Puissent-elles,  quelque  impar- 
faites qu'elles  soient,  trouver  auprès  des  lecteurs  l'accueil  qu'elles  ont  déjà 
trouvé  auprès  des  auditeurs  des  facultés  catholiques  et  des  dix  mille  abonnés 
de  l'Ami  du  Clergé  !..  .." 

La  Réalité  des  Apparitions  angéliqnes,  par  le  R.  P.  D.  Bernard- Marie  Maré- 
chaux, Bénédictin  de  la  Congrégation  Olivétaine.  Un  volume  in-12  de 
ix-140  pages.  Ancienne  maison  CI).  Douniol,  P.  Téqui,  libraire-éditeur,  29, 
rue  de  Tournon,  Paris.  Prix  :  25  cts. 

L'Angélique  dans  la  vie  des  Saints,  ou  Epiphanies  des  bienheureux  esprits, 
voilà  tout  le  sujet  de  cette  étude.  L'histoire  à  la  main,  fort  du  témoignage  si 
autorisé  des  Bollandistes,  l'auteur  nous  montre,  tant  dans  l'Ancien  que  dans  le 
Nouveau  Testament,  des  visions  intellectuelles,  des  manifestations  angéliques 
dûment  constatées  et  entrant  parfaitement  dans  le  plan  divin.  Puisque  le 
démon,  malgré  sa  révolte,  ne  conserve  un  rôle  que  trop  réel  ici-bas,  pourquoi 
les  anges,  les  archanges,  les  principautés,  les  vertus,  les  puissances,  les  domi- 
nations, les  trônes,  les  chérubins,  les  séraphins  ne  viendraient-ils,  messagers 
de  la  divine  Providence,  se  montrer  aux  hommes,  les  assister,  les  consoler, 
les  instruire,  les  orienter  sur  le  chemin  du  ciel  ? 

*  *  * 

Mes  Amis  et  mes  Livres,  par  Marie  Jenna.  Un  volume  in-16  illustré  de  18  pho- 
togravures. Ancienne  librairie  Douniol,  29,  rue  de  Tournon,  Paris,  Tequi, 
éditeur.  Prix  :  75  cts. 

C'est  tout  une  galerie  d'écrivains  distingués,  la  plupart  du  xix'  siècle,  que  le 
pinceau  magique  de  Marie  Jenna  a  entrepris  de  buriner  pour  la  postérité.  Ses 
personnages  sont  vivants.  A  contempler  leurs  traits  si  sobrement,  mais  si 
vigoureusement  esquissés,  le  lecteur  a  l'illusion  de  croire  qu'il  entend  encore 
le  P.  Lacordaire  et  Mgr  Dupanloup  ;  il  ranime  sa  foi  chancelante  dans  les 
inoubliables  études  de  M.  Aug.  Nicolas  ;  il  combat  avec  le  terrible  Louis 
Veuillot  pour  l'Église,  et  admire  la  verve  etinoelante  du  fougueux  polémiste  ; 
il  savoure  les  poésies  bretonnes  et  les  cantilènes  des  félibres  de  Provence  ;  il 
applaudit  aux  Chants  du  Soldat  de  Déroulède  et  aux  accents  de  F.  Schubert, 
etc.  Poésie,  histoire,  éloquence,  critique  littéraire,  philosophie;  Marie  Jenna 
ne  dédaigne  rien. 


41G  REVUE  CANADIENNE 

Mannel  Théorique  et  Pratique  d'Horticulture,  par  un  rolicrieux  de  2ti  ans  de  pra- 
tique et  d'etiseisinenieiit,  ;î"  raille.  (Jii  volmno  in-l:i  de  700  pages.  Ancienne 
maison  Ch.  Douniol,  29,  rne  de  Tournon,  Paris.  Prix  :  $1.00. 

Je  suis  tout  heureux  de  présenter  à  ceux  (Je  nos  lecteurs  qui  s'occupent 
d'iiorticulture  et  de  jardinage,  soit,  par  profession,  soit  par  ag'-ément,  un 
excellent  livre,  digne  de  toute  leur  attention. 

Ils  y  trouveront  une  foule  de  (dioses  intéressantes:  des  notions  exactes, bien 
données  sur  la  botanique,  la  géologie,  les  amendements  rt  les  engrais,  la  cul- 
ture du  jardin  potager,  un  cours  élémentaire  d'arboriculture  fruitière,  un 
extrait  de  travaux  à  faire  chaque  mois  de  l'année  et  des  renseignements  utiles 
pour  la  conservation  des  fruits,  un  traité  complet  sur  la  taille  des  diflërents 
arbri's  fruitiers.  Cette  nouvelle  édition  d'un  ouvrage  d'une  réelle  valeur  a  été 
augmentée  d'un  traité  complet  sur  les  plantes  floréales  de  plein  air.  Nous 
recommandons,  nous  conseillons  à  nos  amis  d'acheter,  d'étudier  ce  manuel  de 
notre  "  Jardinier."  Ce  modeste  anonyme  a,  pendant  vingt-six  ans,  enseigné  et 
pratiqué  l'hoiticulture,  d  en  raisonne  en  liomme  du  métier,  sans  aucune  appa- 
rence de  prétention.  Son  livre,  d'aspect  attrayant,  est  parfiiiement  clair, 
complet,  bien  compris  et  contient  tout  ce  qu'il  faut.  TJji  petit  atlas  de  planches 
gravées  donne,  en  une  quarantaine  de  dessins,  tout  ce  qui  peut  compléter  le 
texte  :  éléments  de  botanique,  greffe  et  taille  des  arbres. 


Voici  deux  beaux  volumes  sortis  des  presses  de  la  librairie  Aubanel  frères, 
d'Avignon,  imprimeurs  de  N.  S.  P.  le  Pape. 

Les  Sacrements  expliqués  d'après  la  doctrine  et  les  enseignements  de  l'Eglise 
catholique,  par  le  K.  P.  Arthur  Devine,  passionniste,  ouvrage  traduit  de 
l'anglais  avec  l'autorisation  de  l'auteur  par  l'abbé  C.  Maillet.  1  vol.  grand 
in-10,  LI1-6Ô8  pages.  Prix  :  $1.50. 

Méditations  sur  l'Evangile,  par  le  cardinal  Wiseman,  traduit  de  l'anglais  par 
l'ubbé  J.  Caudron.  1  vol.  grand  \n-ï<S  de  280  pages.  Prix  :  75  cts. 

Cette  traduction  de  l'ouvrage  du  K.  P.  Devine  mérite  le  même  succès  qu'a 
eu  en  Angleterre  l'original  des  SacremenU  expliqués.  Mettre  à  la  portée  du 
public  français,  dans  un  style  clair  et  facile,  les  fruits  d'un  travail  d'autant 
plus  digne  d'attention  que  le  sujet  en  est  plus  important,  il  notre  époque 
surtout,  où  le  don  divin  de  la  grâce  et  ses  sources  sont  méconnus  d'un  si 
grand  nombre  ;  unir,  dans  cette  matière,  A  la  pureté  et  à  la  solidité  de  la  doc- 
trine, les  conseils  pratiques  que  suggère  une  longue  expérience  des  âmes,  c'est 
rendre  un  véritable  service  aux  prêtres  et  aux  fidèles. 

C'est  donc  avec  empressement  que  l'ouvrage  du  savant  et  pieux  Passion- 
niste anglais  doit  être  recommandé  à  tous. 

M.  l'abbé  J.  Caudron,  qui  a  déjà  traduit  les  Méditations  sur  la  Passion  d\i 
cardinal  Wiseman,  nous  donne  aujourd'hui  ses  Méditations  sur  l'Eoangile. 
L'Evangile  est  la  source  intarissable  où  les  chrétiens  trouvent  l'aliment 
substantiel  de  la  piété;  où  lésâmes  qui  doutent  ou  qui  chancellent  rencontrent 
les  attraits  les  plus  puissants  vers  la  foi  et  la  vertu.  L'Evangile  prêché,  étudié, 
médité,  c'est  la  condition   indispensable  du   progrès  réel  et  du  salut  des  âmes. 

Les  pensées  toujours  solides,  originales  et  neuves  souvent  que  l'éminent  car- 
dinal a  su  tirer  de  l'Evangile,  aideront  de  nombreux  lecteurs  à  en  mieux  péné- 
trer le  sens  profond  et  à  en  retirer  des  fruits  abondants. 

N.  B. — Tous  les  livres  mentionnés  ci-dessus  sont  en  vente  à  la  librairie 
C.  0.  Beaichemin  &  Fii.s,  256  et  258,  rne  St-Paul,  Montréal. 


a.  £. 


NOS  COUSINS  D'OUTRE-MER 


N  peut  compter  les  années  où  la  mention  de  notre 
existence  était  toute  une  révélation  pour  les  habi- 
tants du  vieux  pays  de  nos  ancêtres,  quoique  le 
Canada  ait  été  autrefois  la  plus  étendue  et  la  plus 
importante  des  colonies  françaises.  Encore  aujourd'hui, 
de  combien  d'appréciations  fantaisistes,  de  récits  imagi- 
naires, ne  se  rendent  pas  coupables,  à  notre  grand  étonnement, 
nos  cousins  de  France,  lorsqu'ils  veulent  bien  parler  de  nous. 
Et  ce  n'est  pas  seulement  des  journalistes,  des  écrivains  de  re- 
nom, qui  pèchent  ainsi  par  défaut  de  renseignements,  mais  des 
savants  même,  de  qui  on  devrait  attendre  mieux,  puisqu'ils  sont 
supposés  avoir  étudié  les  faits  et  ne  point  se  tromper.  On  dirait 
vraiment  qu'ils  ressemblent  tous,  ou  presque  tous,  sous  ce  rap- 
port, à  ce  maître  d'hôtel  dont  parle  M.  Tardivel  dans  sa  confé- 
rence sur  la  "  langue  française  au  Canada  ",  lue  cette  année 
même  de\ant  l'L'nion  catho^que  de  Montréal.  C'était  à  l'oc- 
casion d'un  de  ses  voyages  en  France.  Ce  brave  homme,  à 
l'hôtel  de  qui  M.  Tardivel  était  descendu,  savait  que  celui-ci 
venait  du  Canada.  "  Au  cours  du  repas,  dit  notre  comipatriote 
(il  y  avait  là  beaucoup  de  commis  voyageurs),  je  ne  sais  trop 
comment,  je  réussis  à  placer  quelques  mots.  Je  fis  voir  aussi 
c|ue  j'avais  compris  certains  calembours  assez  compliqués."  Le 
patron  me  regarda  d'un  air  intrigué,  et,  après  le  dîner,  il  m'a- 
DÉCEMBUE.  — 1901.  27 


-H^^  REVUE  CANADIENNE 

borda  résolument i-'— "  Permettez,  Monsieur!  je  vois  que 
"  vous  venez  du  Canada,  et  cependant  vous  parlez  français 
"  comme  nous.  Je  n'y  comprends  rien.  Je  croyais  qu'au  Ca: 
"  nada,  on  parlait  \V américain." 

Tous  les  Français  qui,  jusqu'ici,  à  part  quelques  rares  excep- 
tions, se  sont  avisés  de  parler  de  cho.ses  du  Canada,  l'ont  fait  en 
des  termes  tels  que,  plus  d'une  fois,  nous  nous  sommes  dit  : 
"  En  vérité,  ils  n'y  comprennent  rien."  Pour  un  grand  nombre, 
le  Canada,  c'est  encore  les  "  quelques  arpents  de  neige  "  de 
Voltaire.  Le  fait  est  cpie  la  masse  du  peuple  français  est  très 
peu  au  courant  de  ce  c|ui  se  dit  ou  se  produit  au  delà  des  fron- 
tières de  son  pays,  et  M.  Emile  Massard,  il  y  a  quelques  mois, 
revenant  d'Autriche  où  il  avait  été  témoin  d'événements  du 
]>!us  haut  intérêt  pour  ses  compatriotes,  mais  que  ceux-ci  igno- 
raient complètement,  pouvait  écrire  avec  raison  :  "  On  ne  sait 
pas  en  France  ce  qui  se  passe  à  l'étranger." 

Je  relevais  naguère  dans  le  Monde  Illustré  de  Montréal,  une 
de  ces  méprises  dont  un  grand  savant  pourtant,  M.  de  Quatre- 
fages,  s'était  rendu  coupable,  oh  !  bien  involontairement,  je 
m'empresse  de  le  recon^naître.  On  peut  lire,  en  effet,  l'éton- 
nante affirmation  suivante  dans  son  Histoire  générale  des  races 
humaines,  Paris,  1889,  p.  47:  "Les  lecteurs  savent  que,  dans 
l'Amérique  Septentrionale,  les  métis  de  Français  et  de  Peaux- 
Rouges  forment  la  très  grande  majorité  des  habitants  de  la 
province  de  Québec,  au  Canada."...  Ces  mêmes  métis  de- 
viennent des  tribus  nomades  dans  le  Nouveau  Larousse  illustré. 
en  cours  de  publication,  tribus  nomades,  dit-il,  que  Mgr  Forbin- 
Janson  évangélisa  ai'cc  succès  lors  de  son  séjour  au  milieu  de 
nou.s..  en  1840. 

Jusqu'à  M.  Onésime  Reclus,  le  symi)athic|ue  et  distingué 
géographe  français,  qui  voit  notre  avenir  national  compromis 
pour  avoir  envoyé  des  volontaires  centre  les  Boërs.  Et  que  dire 
de  ce  bon  monsieur  Herbette  que  nous  ne  pouvons,  malgré 
tout,  nous  empêcher  d'aimer,  en  dépit  de  ses  doléances  sur 
notre  compte.  Pourtant,  il  était  pas.sé  ici  au  milieu  de  nous  ;  il 


1 


NOS  COUSINS  D'OUTRE-MER  419 

nous  avait  vus;  mais  ce  n'est  pas  dans  un  voyage  fait  à  tire- 
d'aile,  ce  n'est  pas  même  après  un  séjour  ide  quelques  semaines 
'dans  un  pays  que  l'on  peut  se  flatter  de  connaître  ie  peuple  qui 
l'habite,  le  juger  sainement,  surtout  quand  ce  peuple  présente 
des  différences  marquantes  avec  les  habitants  du  vieux  monde. 

Depuis  notre  séparation  d'avec  la  mère  patrie,  nous  avons 
évolué.  Français  et  Franco-Canadiens,  chacun  dans  sa  sphère 
particulière,  et  aujourd'hui  si  nous  sommes  restés  Fran- 
çais de  sentiments,  d'aspirations  pour  tout  ce  qui  est  noble  et 
généreux,  expansifs,  prompts  à  l'enthousiasme,  des  différences 
radicales  nous  distinguent  de  nos  cousins  d'outre-mer.  Sans 
doute,  notre  communauté  d'origine  se  recomnaît  encore  facile- 
ment. "  Nos  âmes  se  touchent  ,par  le  haut  ",  a-t-on  dit  avec 
infiniment  de  raison  ;  mais  c'est  surtout  dans  la  pratique  de  ia 
vie  que  s'accusent  les  traits  caractéristiques  maintenant  propres 
aux  deux  races.  Essayer  de  mettre  en  parallèle  ces  deux 
branches  ethnographiques  d'une  même  souche  pour  ce  qui  est 
du  domaine  de  la  science  et  des  arts,  serait  plus  que  oiseux. 
M.  Renan  a  bien  dit  que  "  la  France  est  de  tous  les  pays  celui 
de  tous  où  la  haute  spéculation  a  été  la  plus  stérile  "  ;  mais  il 
est  probable  qu'il  écrivait  ces  lignes  sous  l'empire  d'une  pensée 
subjective,  —  car  cet  aligneur  de  belles  périodes  s'y  entendait 
à  merveille  dans  la  haute  et  stérile  spéculation.  Il  n'en  est  pas 
moins  vrai,  et  proclamons-Je  bien  vite  et  bien  haut,  que  c'est 
encore  en  France  que  la  science,  la  science  sérieuse,  compte  les 
plus  nombreux  et  fervents  adeptes:  les  savants  français,  par  la 
gloire  qui  en  revient  à  leur  patrie,  atténuent  le  triste  renom  que 
lui  ont  valu  ses  gouvernants  depuis  ces  vingt  dernières  années. 

Pendant  un  siècle  et  au  delà,  la  situation  de  gêne  et  d'isole- 
ment où  nous  nous  sommes  trouvés,  ne  nous  a  guère  permis 
de  cueillir  des  fruits  de  l'arbre  de  science.  L'acquisition 
d'autres  biens,  dont  l'immédiate  et  impérieuse  nécessité  s'im- 
posait, demandait  toute  notre  énergie.  Il  a  fallu  d'abord  for- 
mer des  hommes  capables  de  se  faire  écouter  en  haut  lieu  et  de 
prendre  ia  défense  de  nos  droits  menacés:  nos  prêtres,  par  les 


420  REVUE  CANADIENNE 

collèges  qu'ils  fondèrent  à  même  leurs  deniers,  se  sont  mis  à  la 
tâche  et  ont  si  bien  réussi  que  les  hommes  d'Etat  les  pkis  dis- 
tingués, les  meilleurs  orateurs  politiques  qu'a  fournis  la  colo- 
nie, sont  sortis  de  nos  rangs.  Puis,  il  fallait  assurer  lie  progrès 
de  la  colonisation  ;  c'était  pour  nous  une  question  de  vie  ou 
de  mort  au  point  de  vue  national.  S'emparer  du  sol  est  encore 
la  grande  affaire  du  jour,  celle  qui  prime  toutes  les  autres, 
celle  qui  doit  être  l'oibjet  de  notre  constante  sollicitude.  Grâce 
à  Dieu,  notre  situation  sociale  s'est  beaucoup  améliorée  en  ces 
derniers  temps,  et,  à  cette  heure,  nos  hommes  instruits,  j'allais 
dire  nos  savants,  figurent  avantageusement  aux  réunions  des 
grands  congrès  internationaux.  Sans  doute,  nos  universités 
sont  inférieures,  quant  au  choix  des  professeurs  et  à  l'outillage 
scientifique,  aux  universités  européennes  et  même  à  certaines 
universités  anglaises  du  pays;  mais  lorsqu'elles  auront  été 
dotées  aussi  richement  que  ces  dernières,  elle  n'auront  rien  à 
leur  envier.  En  attendant,  c'est  encore  dans  notre  province  que 
le  mouvement  intellectuel  est  le  plus  intense  et  le  plus  général. 
Nos  concitoyens  d'origine  anglo-saxonne  nous  cèdent  le  pas 
dans  la  production  des  oeuvres  de  l'esprit  :  littérature,  histoire, 
sculpture,  peinture,  musique,  etc.  Un  progrès  sensible  a  surtout 
été  accompli  durant  la  dernière  décade  ;  notre  système  d'éduca- 
tion va  toujours  se  perfectionnant,  et  il  est  à  e.spérer  que,  pour 
parler  comme  la  légende, 

"  Un  temps  viendra  qui  n'est  venu  " 


Mais  ne  préjugeons  point  de  l'avenir:  il  sera,  suivant  l'intelli- 
gence et  les  aspirations  de  la  génération  prochaine,  enviable  et 
glorieux  ou  d'un  uniforme  et  désolant  terre  à  terre.  Le  pré- 
sent doit  être  pour  nous  un  motif  d'encouragement,  si  l'on  con- 
sidère le  milieu  oii  nous  avons  été  placés,  la  nécessité  où  nous 
étions  d'assurer  tout  d'abord  notre  avenir  national,  et  enfin  la 
quasi  impossibilité  de  mener  de  front  l'étude,  la  méditation,  et 
la  conquête  du  pain  quotidien. 

Si  ces  circonsatnces  ne  nous  ont  pas  permis  d'acquérir  une 


NOS  COUSINS  D'OUTRE-MER  421 

culture  intellectuelle  aussi  forte,  aussi  étendue  que  celle  qui  dis- 
tingue la  nation  la  plus  littéraire  du  monde,  il  est  toutefois 
d'autres  points  de  comparaison  que  nous  ne  craignons  pas  de 
revendiquer  comme  étant  tout  à  notre  avantage.  Qu'il  me 
suffise  de  citer  deux  de  ces  traits  distinctifs  :  Je  développement 
de  l'individualisme  et  la  jouissance  de  la  liberté,  deux  biens 
précieux  entre  tous. 

Plus  d'une  cause  a  contribué  à  ce  résultat. 

Remarquons  d'abord  qu'un  grand  nombre  des  premiers  co- 
lons du  pays  venaient  d'une  ancienne  province  <\e  France  qui 
n'avait  jamais  connu  le  servage.  Les  Normands,  dont  les  ex- 
])loits  étonnèrent  le  monde  pendant  tout  le  moyen  âge,  n'ont 
jamais  pu  se  plier  à  cette  nécessité  politique  de  l'époque.  Puis, 
les  immenses  horizons  de  la  Nouvelle-France,  les  longues 
courses  à  travers  nos  forêts  \'ierges,  les  luttes  journalières  que, 
pendant  plus  d'un  siècle,  il  nous  fallut  soutenir  contre  de  per- 
])étue's  ennemis,  furent  autant  de  facteurs  qui  concoururent  à 
la  formation  du  caractère  aventureux  et  indépendant  de  nos 
ancêtres.  Lors(|ue  le  sort  des  armes  changea  les  destinées  de 
notre  cher  pays,  la  rupture  des  liens  qui  nous  rattachaient  à 
notre  ancienne  mère  patrie  fut  suivie  de  longs  jours  de  deuil  et 
d'amers  regrets  ;  mais  elle  eut  ceci  de  bon  qu'elle  brisa  du  coup 
les  entraves  d'une  administration  excessive  qui  paralysait  l'es- 
sor du  commerce  et  l'exercice  de  l'iiiitiative  individuelle.  Cette 
dernière  vertu  nous  devenait  d'autant  plus  uti'e  que  nous  étions 
livrés  à  nos  propres  forces,  obligés  de  ne  compter  que  sur  nous- 
mêmes  dans  la  lutte  que  nous  dûmes  engager  contre  ceux  de 
nos  nouveaux  maîtres  qui  voulaient  notre  anéantissement. 
Cette  lutte  fut  longue,  vive,  constante  ;  le  maintien  de  notre 
homogénéité  comme  ]>eu])le,  la  jouissance  jjleine  et  entière  de 
tontes  les  libertés  désirab'.es:  liberté  individuelle,  liberté  poli- 
tique, liberté  religieuse,  liberté  d'enseignement,  liberté  de  la 
presse,  liberté  d'association,  liberté  du  foyer,  furent  la  récom- 
pense de  nos  efîforts. 

Jouit-on  de  'a  liberté  dans  notre  ancienne  mère  patrie?     On 


422  REVUE  CANADIENNE 

serait  tout  d'aibord  porté  à  le  croire,  puisqu'il  n'y  a  guère  de 
pays  au  monde  où,  depuis  un  siècle,  ce  thème  ait  fourni  matière 
à  plus  de  discours  ou  d'écrits.  Pourtant,  si  l'on  prête  l'oreille 
aux  récriminations  qui  s'élèvent  de  toutes  parts,  aux  revendica- 
tions de  tous  les  partis  politiques  qui  s'y  disputent  le  pouvoir, 
il  est  évident  que  la  mise  en  pratique  pure  et  simple  de  ce  droit 
naturel  à  l'homme  reste  encore  à  l'état  de  problème,  qu'elle 
semble  même  comporter  un  caractère  incompatible  au  tempé- 
rament de  la  race.  Que  d'essais  infructueux  tentés  depuis  un 
siècle  ! 

Lacordaire  disait  déjà,  de  son  temps: 

"  La  France  est  un  pays  qui  n'a  pas  compris  une  seule  fois 
en  trois  cents  ans  ce  que  c'est  que  la  liberté,  pays  où  quekiues- 
uns  ont  peur  de  la  messe,  tous  de  l'inégalité  des  rangs,  et  où 
ces  deux  idées  forment  la  somme  totale  de  la  philosophie  cou- 
rante (1)." 

Qu'aurait-il  pensé  s'il  eut  vécu  à  notre  époc|ue,  s'il  eût  vu 
l'usage  qu'ont  fait  de  la  liberté,  du  moins  si  l'on  s'en  tient  à  l'i- 
dée que  semble  se  faire  de  ce  mot  le  reste  du  monde,  les  célèbres 
hommes  d'Etat  qu'a  produits  la  troisième  RépuMique?  L'his- 
toire contemporaine  n'ofïre  pas  d'exemples  d'un  peuple  aussi 
administré  que  le  peup'e  français.  Le  rouage  bureaucratique 
d'il  y  a  cinquante  ans  même  était  relativement  anodin  si  on  le 
compare  à  la  centralisation  absorbante  et  despoticiue  de  ces 
dernières  années,  qui  supprime  les  volontés  et  l'initiative  indi- 
vidue  le,  et  qui  devient  la  plus  formaliste,  !a  plus  compliq.uée, 
la  plus  intolérable  et  la  plus  coûteuse  des  machines  adminis- 
tratives. Le  pouvoir  central  entend  contrôler  tous  les  actes  de 
la  vie  publique,  jusqu'aux  plus  infimes.    La  vie  locale,  si  vivace 


(1)  Le  P.  Laronlaire  fait  ici  allusionrà  IVpnqiie  où  l'Ktat  ooinmonça  à  absor- 
ber les  attributions  des  autoritt'S  locales,  c'est-à-dire  aux  rp^ncs  de  fjonis 
XIII  et  de  Louis  XIV,  centralisation  de  pouvoirs  continuée  et  ng'^nivôo  sou.s 
tous  les  règnes  subséquents  pour  aboutir  aux  excès  de  la  troisième  Républi- 
que. Antérieurement,  la  commune  et  la  province  géraient  elle.s-mêmes  leurs 
propres  affaires. 


NOS  COUSINS  D'OUTRE-MER  423 

autrefois,  est  aujourd'hui  presque  éteinte.  "  L'Etat,  par  ses 
règlements,  touelie  à  tout,  s'occupe  de  tout  et  nous  périssons 
étouffés,  énervés,  garrottés  par  une  réglementation  tatillonne  et 
minutieuse  qui  traite  les  Français  en  mineurs,  perpétuellement 
soumis  à  la  tutelle  anonyme  de  quelques  chefs  de  bureaux  des 
préfectures  ou  des  ministères,  de  quelques  contrôleurs  fiscaux 
et  d'un  certain  nombre  d'agents  de  la  force  publique.  Les 
Français,  qui  sont  présumés  connaître  la  loi,  ignorent,  heureu- 
sement pour  leur  tranquillité,  la  plupart  des  règlements  cjui  les 
guettent  de  leur  naissance  à  leur  mort,  à  la  campagne,  en  che- 
min de  fer,  sur  les  routes  et  jiisque  dans  l'intérieur  de  leur  mai- 
son. S'ils  en  étaient  instruits,  ils  éprouveraient  l'impression  de 
Buffon  étudiant  le  mécanisme  du  corps  humain  et  n'osant  plus 
ramasser  sa  jjlume  dans  la  crainte  de  détraquer  quelqu'un  des 
rouages  multiples  et  délicats  qu'il  venait  de  décrire.  Ils  ne 
sortiraient  plus,  i!s  ne  parleraient  plus,  ils  n'agiraient  plus.  Ils 
attendraient,  inertes  et  résignés,  l'heure  fatale  de  leur  compa- 
rution en  simple  ]X>lice  ou  en  police  correctionneHe.  La  na- 
ture, la  bonne  et  miséricordieuse  nature  a  heureusement  mis  le 
remède  à  côté  du  mal,  et,  en  limitant  les  forces  humaines,  a  li- 
mité par  cela  même  les  eflfets  des  réglementations  démesurées. 
Mais  il  en  résulte,  comme  le  déclarait  ingénument  un.  des 
agents  chargés  de  veiller  à  ce  que  ces  règlements  soient  exacte- 
ment observés,  cpie  les  dépositaires  du  pou\'oir  poursuivent  qui 
ils  veulent,  quand  ils  le  veulent,  comme  ils  le  veulent.  C'est 
ainsi  que  la  peur  des  inconvénients  de  la  liberté  amène  tous  les 
désagréments  de    l'arbitraire  et  de  la    tvrannie    administrative 


il)  Millot,  Que  finil-U.  Juirn  pour  lu  peuple  f  Esquisse  d'un  l'ro/jrumiiie.  d'K- 
Itiilts  socidlKs,  Paris,  1901,  papre  396. 

A  l'appui  '\e,  son  asserlidii,  l"aiitenr  cite  les  denv  faits  suivants;  c'est  à  faii-e 
rêver  :  Un  Parisien  de  notre  connaissance,  ilit-il,  avait  loaé  sur  le  honl  «le  la 
mer  une  maisonnette  cliarniaiite  et  merveilleusement  situi'e,  mais  où  l'eau 
potalile  était  contenue  dans  une  citerne  qu'il  voyait  avec  désespoir  s'épuiser 
rapidement.  Il  trouva  très  simple  de  descendre  le  sentier  de  la  falaise  et  de 
rapporter  cliaque  jour  quelquef-  seaux  d'onde  amère  qui,  si  elle  ne  servait  pas 
pour  la  table,  pouvait  servir  ailleurs.     Au  bout  d'un  mois,  il  apprit  avec  ter- 


424  REVUE  CANADIENNE 

"  De  quelque  côté  que  l'on  prête  l'oreille,  on  n'entend  que 
des  appels  à  la  contrainte  morale,  quand  ce  ne  sont  pas  des  ap- 
pels à  la  violence  "  (Léon  Eefebvre,  le  Devoir  social,  pp.  1-3.) 

"  Le  préfet  est,  dans  sa  circonscription,  l'inquisiteur  en  chef 
de  la  loi  républicaine  jusque  dans  la  vie  privée  et  dans  le  for 
intime,  le  directeur  responsable  des  actes  et  des  sentiments  or- 
thodoxes ou  hérétiques  qui  peuvent  être  impu'tés  aux  fonction- 
naires de  l'innombrable  armée  par  laquelle  l'Etat  central  entre- 
prend aujourd'hui  la  conquête  totale  de  la  vie  humaine  (*)." 
(Taine,  le  Régime  moderne,  liv.  IV,  cli.  11,  §  VII,  loe  édit., 
p.  429.) 

"  Révolutions  sur  révolutions  ont  été  faites  au  noiui  de  la  li- 
l^erté  ;  c'est  pour  la  conquérir  que  des  malheureux  ont  rougi 
de  leur  sang  les  pavés  de  Paris,  et,  par  une  amère  ironie,  ce 
peuple,  proclamé  souverain,  n'a  pu  obtenir  des  maîtres  de  ha- 
sard qu'il  s'est  donnés,  la  libre  gestion  de  ses  intérêts  domes- 
tiques, comme  il  la  possédait  autrefois.  .  . 


ronr  qu'il  était  sons  le  coup  d'une  poursuite  pour  avoir  dérobé  de  l'eau  de  mer, 
délit  prévu  par  un  rôjrlement  spécial  et  justifié  par  la  peur  administrative  de 
lui  voir  fabriquer  du  sel  en  concnrrenoe  avec  la  régie. 

Peu  de  temps  auparavant,  le  médecin  avait  ordonné  ù  une  malade  de  la  plage 
des  bains  d'eau  salée  en  baignoire;  il  avait  fallu  toute  une  série  de  ilémarches 
et  d'autorisat'ons  administratives,  et  pendant  le  lemps  nécofsr.ire  pour  les 
avoir,  la  malade  avait  fait  comme  Mabomel  et  était  allée  à  la  mer,  puisque  les 
règlements  ne  fiermeltaienl  pas  à  la  mer  de  venir  chez  elle- 

Ajontons-en  un  troisième:  tCu  ]8!)S,  un  professeur  de  rhétorique  du  lycée 
Louis  le-Grand,  M.  Marc  le  Goupils,  quitta  l'Université  pour  faire  un  essai  de 
colonisation  à  la  Nouvelle-Calédonie.  Il  a  raconté,  dans  le  Figaro  du  20  sep- 
embre  1S1I8.  les  diflicultcs  que  lui  a  faites,  non  l'ailiidnistration  univeisitaire, 
mais  l'administration  coloniale.     Elles  sont  invraisemblables. 

(1")  "  Le  receveur  des  postes  d'une  ville  de  la  Vendée  qui,  comme  c'est  l'ha- 
bitude de  ce  pays,  observait  ses  devoirs  religieux,  se  vit  mander  par  le  sous- 
préfet  et  en  reçut  l'admonition  suivante  :  "  L'on  me  rend  compte  que  vous  êtes 
un  assistant  régulier  à  l'église,  le  dimanche;  même,  plus  que  cela,  que  vous 
êtes  porteur  d'un  livre,  et  un  homme  qui  suit  l'office  avec  un  livre  ne  doit  pas 
être  surpris  d'être  classé  comme  clérical.  De  plus,  il  y  a  vos  files  :  l'aînée,  qui 
est  élevée  diins  un  couvent,  chante  à  la  chapelle,  et  sa  sicur  fait  la  quête  à 
l'église  dans  la  iiaroisse.  'J'ous  ces  faits  figurent  à  votre  dossier  ;  il  est  juste 
que  vons  en  soyez  averti,  afin  que  vous  ne  soyez  pas  surpris  de<  conséquences 
qui  s'y  attachent."    (Cité  par  le  CorreupoiidorU,  L'5  décembre  1898,  page  lllK.) 

C'est  inimaginable.  Il  est  évident  que  ce  mot  de  liberté,  en  France,  a  une 
signiticatinn  tout  à  fait  originale  et  locale. 


NOS  COUSINS  D'OUTRE-MER  425 

"  En  réalité,  le  gouverné  français,  proclamé  souverain,  est 
de  tous  les  citoyens  de  l'Europe,  le  moins  libre  de  gérer  ses 
affaires,  le  plus  asservi  par  ses  maîtres,  et  celui  qui  leur  paie  le 
plus  fort  tribut."  (U.  Guérin,  l'Evolution  sociale,  Paris,  1891, 
p.  149.) 

Pour  uous,  même  en  y  mettant  la  meilleure  volonté  du 
monde,  un  pareil  gouvernement  serait  simplement  impossible. 
Monsieur  Maurice  de  la  Fargue  avait  1:)ien  raison  d'écrire  dans 
sa  "  Lettre  de  France  "  à  la  Patrie,  de  Montréal,  du  9  août  der- 
nier: 

"  Les  Français  ont  décidément  beaucoup  à  apprendre  pour 
la  ■■  pratique  de  la  liberté  "  et  certains  d'entre  eux  ne  feraient 
])as  mal  d'a'.Ier  demander  des  leçons  de  l'autre  côté  de  l'Atlan- 
tique, au  Canada,  par  exemple  {')." 

Je  remarque  qu'on  se  paie  facilement  de  mots  en  France. 
Les  termes  de  liberté,  de  démocratie,  d'égalité,  de  solidarité 
humaine,  de  réformes  progressives,  qui  reviennent  si  fréquem- 
ment dans  les  harangues  politiques  et  les  discours  officiels,  ont 
le  don  de  griser  et  ceux  qui  les  prononcent  et  ceux  qui  les 
entendent,  comme  si  ces  expressions  finissaient  par  prendre 
dans  leur  esprit  une  forme  concrète.  "  L'abus  d'une  dizaine  de 
mots  (eeux  que  je  viens  d'énumérer  et  quelques  autres)  qu'on 
ne  définit  pas,  ])longe  nos  esprits  dans  un  état  honteu.x  d'inertie. 
Les  orateurs  de  nos  500,000  cabarets  et  les  journalistes  qui  les 
endoctrinent,  exploitent,  à  J'aide  de  ces  mots,  les  vagues  aspi- 
rations des  classes  ignorantes,   dégradées  ou  souffrantes  (-)." 


fl)  I/iinnée  dernière,  dans  une  excursion  de  pêche  à  l'un  de  nos  clubs,  sur  le 
parcours  du  chemin  de  fer  du  Lac-Saint-Jean,  je  fis  la  rencontre,  dans  un 
iianican  en  plein  milieu  des  Laurenti<les,  d'un  jeune  Français  de  la  classe 
ouvrière  établi  déjà  depuis  plusieurs  années  dans  notre  proviiu;e.  Dans  le  cours 
de  la  conversation,  je  lui  demandai  ce  qu'il  pensait  du  pays,  ses  "  impressions," 
dirait  un  reporter.  —  "Mais  c'est  un  charmant  pays,  dit-il;  il  est  vraiment 
plai-ant  d'y  vivre,  on  y  f.iit  ce  qu'on  veut,  chacun  est  maître  chez  soi."  Ce 
témoifrua^e  naïf,  spontané,  tout  empreint  de  sincérité,  peint  bien  l'état  de  cho- 
ses existant.  Seulement,  comme  je  l'ai  appris  un  peu  plus  tard,  notre  jeune 
homme,  heureux  de  jouir  de  la  liberté,  en  avait  même  abusé.  L'expérience 
qui  s'en  est  suivie  le  rendra  sans  doute  plus  sage. 

(2)  LcPlay,  Réforme  mciale.  Préface  de  la  4e  édition. 


426  REVUE  CANADIENNE 

Vraie  ou  fausse,  une  formule  con'tente  notre  esprit,  dit  un  phi- 
losophe des  temps  présents.  "  Nous  croyons  être  en  démo- 
cratie, ajoute-^t-il,  nous  sommes  livrés  à  l'oliparchie  des  pires... 
Nous  n'avons  pas  le  gouvernement  du  peuple  par  lui^nême, 
nous  avons  le  gouvernement  des  moins  nombreux  ])ar  les  plus 
nombreux,  qui  sont  eux-mêmes  gouvernés  par  un  petit  nombre 
d'intrigants  (')." 

Au  Canada,  on  ne  discourt  guère  èur  la  liberté,  mais  on  en 
jouit;  on  ne  parle  pas  de  démocratie:  on  y  est,  en  ce  sens  que 
c'est  vraiment  l'élément  populaire  c|ui  gouverne.  "  Sans  aucune 
revendication  envieuse  d'égalité,  l'habitant  de  la  ])rovince  de 
Québec  (le  cultivateur,  le  propriétaire  du  sol,  à  qui  il  faudrait 
bien  se  garder  d'appliquer  l'épithète  de  paysan)  n'admet  pas 
plus  que  tout  autre  Américain  les  distinetions  de  classes  ;  un 
habitant,  eomme  on  l'appelle,  en  vaut  im  autre  (-)." 

Comment  cela  est-il  venu  ?  Quand  avons-nous  ainsi  accam- 
l)li  cette  évolution  ?  Ma  loi  !  il  me  semble  que  je  pourrais  ici  ré- 
pondre comme  le  faisaient  les  haibitants  de  cette  partie  de  la 
terre  au  dieu  dont  parle  le  poète  allemand  Rûckrt  c|ui.  tous  les 
50  mille  ans.  visitant  leur  endroit  et  y  trouvant  tantôt  une  fo- 
rêt, tantôt  une  ville,  tantôt  une  mer,  après  s'être  enquis  auprès 
des  personnes  qui  vivaient  au  moment  de  sa  visite,  de  l'origine 
de  cette  forêt,  de  cette  vi'l!e  ou  de  cette  mer,  recevait  invariable- 
ment la  réponse  suivante  :  "  Il  en  a  toujours  été  ainsi  ".  Puis- 
je  ajouter,  en  complétant  leur  réponse:  "Et  il  en  sera  tou- 
jours ainsi." 


(1)  A.  Fouillée,  la  France  au  point  de  vite  moral,  page  407. 

(2)  Th.  Bentzon,  Nnurelle- France  cl  Nouvelle- Anylelnrc,  I'Hii.«,  18i)il. 

Th.  Bentzon  est  le  psendonyine  d'une  Française  aussi  ainial)le  qu«  di.'-tiii- 
cuée,  collaboratrice  assidue  de  la  Rerw  de»  Deux  Mondes,  qui  visitait  notre 
province  il  y  a  quelques  années.  Le  volume  Nourellc-Friincr  ri  \'mipetle-Aii- 
ijtelerre  résume  ses  notes  et  impressions  de  voyajre,  et  si  l'on  considÎTe  le  peu 
de  temps  qu'elle  a  i)a8sé  au  pays  et  abstraction  faite  de  quelques  létrôros  jue.v- 
actitudes  inévitables,  on  est  tout  étonné  de  constater  l'étendue  et  la  justes.se 
de  SCS  appréciations.  C'est  un  des  auteurs  étran<;ers  qui  nous  ont  le  mieux 
vus,  qui  ont  le  mieux  parlé  de  nous  et  dont  nous  nous  plairons  toujours  à  rap- 
peler le  Bouvenir, 


NOS  COUSINS  D'OUTRE-MER  427_ 

Cela  ne  veut  pas  dire  totitefois  qu'une  bienfaisante  nature  ait 
réparti  également  ses  dons  sur  chacun  de  nous.  Ici,  comme 
partout  aiMeurs,  i'I  y  a  des  esprits  bien  doués,  d'autres  qui  le 
sont  moins,  des  gens  qui  réussissent  et  des  malchanceux,  des 
riches  et  des  pauvres,  et,  c'est  bien  le  cas  de  le  dire  :  "  il  en 
sera  toujours  ainsi  "  tant  que  la  boule  sur  laquelle  nous  nous 
mouvons  continuera  d'exister. 

Pour  préciser,  voici  exactement  ce  qui  en  est: 

"  Notre  état  social  repose  sur  les  l^ases  les  plus  démocra- 
tiques et  les  plus  égalitaires.  Les  quelques  familles  qui  auraient 
pu  prétendre,  selon  les  idées  de  notre  temps,  à  une  crtaine  pré- 
jwndérance,  se  sont  appauvries.  Tous  ceux  qui  aujourd'hui  se 
trouvent  à  la  tête  de  notre  société,  sont  fils  ou  petits-fils  de 
cultivateurs,  de  négociants  ou  d'ouvriers.  Il  n'est  aucune  fa- 
nn'lle  au  Canada  dont  quelques  membres  ne  se  soient  occupés, 
liendant  les  dernières  générations,  de  travaux  manuels;  aussi, 
le  travail  est-il  justement  honoré  dans  notre  pays.  Espérons 
qu'il  ne  cessera  jamais  de  l'être  (*)." 

La  société,  en  France,  n'est  plus  hiérarchisée  politiquement, 
il  est  vrai,  mais  elle  l'est  toujours  socialement.  Jamais  peut- 
être  l'antagonisme  des  classes  n'a  été  plus  aigu:  il  n'est  pas 
de  pays  au  monde  où  les  décorations  et  les  titres  soient  recher- 
chés avec  autant  d'empressement.  L'égalité  absolue  est  inscrite 
en  tête  de  la  constitution.  Dans  le  cours  ordinaire  de  la  vie, 
])ersonne  ne  veut  ressembler  à  celui  qu'il  croit  au-dessous  de 
lui,  et  on  ambitionne  d'égaler  celui  (|ui  est  placé  au-dessus. 
"  Nos  tendances  sont  tellement  aristocratiques,  dit  un  contem- 
porain, (|ue,  presque  tous,  nous  n'avons  (|u'une  idée:  sortir 
du  commun  par  l'influence  de  l'argent,  l'étalage  du  luxe,  les 
distinctions  artificielles,  les  titres  honorifiques." 

C'est-à-dire  que,  moins  le  désordonné,  l'excès,  la  nature  se 
charge  toujf)urs  de  démontrer  (|ue  l'utopie  égalitaire,  telle  que 


(I)  Ednioml  de  Nevers,  l'Aremr  dupeupli'  caïKidkn-francnù,  1896. 


428  REVUE  CANADIENNE 

l'entendent  les  socialistes  et  les  collectivistes,  est  la  plus  dé- 
cevante des  chimères.  Exception  faite,  fort  minime  d'ailleurs, 
de  l'arbitraire  des  circonstances,  la  différence  des  conditions 
est  la  conséquence  logique  et  inéluctable  des  aptitudes,  des 
qualités  naturelles  ou  acquises  et  du  degré  de  bonne  ou  mau- 
vaise volonté  d'un  chacun.  Aucune  organisation  humaine  ne 
fera  jamais  disparaître  l'inégalité  sociale;  il  n'y  a  c|ue  la  cha- 
rité évangélicate  qui  puisse  maintenir  cette  égalité  entre  les 
hommes,  en  inclinant  le  puissant  \ers  le  faible,  le  riche  vers  le 
pauvre.  Elle  était  pratiquée  à  l'état  parfait  dans  les  premiers 
tenips  du  Christianisme  ;  eiKe  le  serait  encore  si  nous  a\  ions 
le  même  esprit  chrétien  et,  d'autre  part,  si  nous  voulions  tout 
simplement  nous  en  tenir  aux  choses  possibles,  sans  perdre 
notre  temps  à  courir  après  des  ombres  ou  à  nous  arrêter  aux 
rêveries  de  nos  réformateurs  modernes. 

Si,  du  général,  nous  descendons  au  particulier  et  considé- 
rons, par  exemple,  l'état  social  de  la  classe  ouvrière  des  deux 
pays,  c'est  alors  surtout  que  nous  apercevons  des  dissemblances 
marquantes.  Nos  ouvriers  sont  religieux,  moraux,  respectueux 
de  la  loi.  En  France  "  les  travailleurs  de  l'usine  appartiennent 
presque  entièrement  au  socialisme  révolutionnaire,  qui  a  pour 
caractère  un  anti-oléricalisime  violent  "  (StainviF.e). 

Haine  de  Dieu,  de  la  religion  et  de  ses  ministres  !  Toujours 
la  même  et  incurable  infirmité  mentale,  qui  fait  envisager  l'a- 
venir avec  tant  de  tristesse! 

"  Pas  n'est  besoin  de  refaire  le  tableau  cent  fois  retracé  de 
l'incrédulité,  de  l'inconduite  et  de  la  débauche  de  l'ouvrier  des 
villes.  Un  concubinage  immonde  ne  remplace  que  trop 
souvent  le  mariage  ;  les  liens  de  la  famille  sont  relâchés  ou 
brisés;  l'alcoolisme,  ce  fléau  du  19e  siècle,  achève  d'abrutir  les 
âmes  et  de  ruiner  les  corps.  Que  reste-t-il  de  la  tempérance,  de 
la  fidélité,  du  respect,  de  la  prévoyance,  du  renoncement,  de  la 
probité  du  monde  ouvrier?  Interrogez  les  prêtres,  les  ])atrons. 
les  ouvriers  chrétiens  et  honnêtes,  les  juges  d'instruction,  et 
vous  n'obtiendrez  pour  réponse  qu'une  longue  et  douloureuse 
plainte."  (Antoink,  Cours,  p.  160.) 


NOS  COUSINS  D'OUTRE-MER  429 

L'irréligion  rend  tous  ces  prolétaires  misérables,  et  ils  de- 
viennent les  dupes  des  meneurs  politiques,  des  journaux  socia- 
listes et  ralicaux,  enfin  de  tous  les  visionnaires  et  déinagogues 
qui  les  exploitent.  L'expérience  parviendra-t-elle  jamais  à  les 
désabuser,  à  les  débarrasser  de  leurs  àveug'ks  préjugés,  qui  les 
empêchent  de  discerner  leurs  véritables  intérêts  et  de  recon- 
naître leurs  vrais  amis? 

Ajoutez  à  tous  ces  maux  celui  de  l'impôt,  qui  non  seulement 
renchérit  considérablement  les  objets  de  première  nécessite, 
mais  dont  l'accroissement  continu  accable  aujourd'hui  l'ouvrier 
français  et  l'oblige  souvent  à  se  contenter  d'une  nourriture  in- 
suffisante. Je  ne  parle  point  du  préjudice  que  les  cliarges  fis- 
cales, si  aveuglément  aggravées  par  la  Répulblique,  causent  à 
l'industrie  française,  qu'elles  placent  dans  une  situation  d'in- 
fériorité marquée  vis-à-vis  des  industries  étrangères,  moins 
écrasées  par  leurs  gouvernements.  "  Notre  production  res- 
semble à  celle  d'un  fabricant  trop  chargé  de  frais;  elle  végète 
et  va  s'étiolant  à  l'ombre  de  la  concurrence  étrangère.  Comme 
à  l'époque  de  la  décadence  romaine,  le  fisc  domine  tout,  prend 
tout,  et  menace  de  tout  dévorer." 

Combien  est  préférable  la  condition  de  nos  ouvriers,  "  que 
leur  envient  les  travaileurs  de  tous  les  pays  du  monde."  Sans 
doute,  même  chez  nous,  tout  n'est  pas  parfait  et  n'arrive  à  sou- 
hait. Nous  avons  Jjien  aussi  nos  malentendus,  nos  grèves,  nos 
conflits  ;  mais  les  théories  révolutionnaires,  socialistes,  collec- 
tivistes, sont  étrangères  à  nos  gens,  incompréhensibles  même; 
leurs  efiforts  tendent  à  obtenir  des  réformes  dans  le  domaine 
(les  choses  réalisables  :  relèvement  des  salaires,  diminution  des 
heures  de  travail,  adoption  de  toute  mesure,  de  tout  règlement 
ayant  pour  but  l'amélioration  morale  et  matérielle  de  leur  con- 
dition. 

Enfin,  l'ouvrier  canadien  éprouve  moins  de  déceptions  dans 
la  vie,  accoutumé  qu'il  est  à  compter  plus  sur  lui-même  que 
sur  l'Etat  pour  l'avancement  de  .ses  affaires. 

De  l'autre  côté  de  l'Atlantique,  ce  n'est  pas  .seulement  parmi 


430  REVUE  CANADIENNE 

le  monde  ouvrier  que  le  malaise  se  fait  sentir,  mais  il  embrasse 
la  nation  tout  entière.  "  Le  ma!aise  est  partout  et  le  dégoût 
partout.  Tous  souffrent  du  haut  en  l^as  de  l'échelle  sociale.  .  . 
On  dirait  que  notre  société  épuisée  est  en  proie  à  l'une  de  ces 
maladies  terribles  qui  minent  lentement,  sourdement  l'orga- 
nisme, et  conduisent  fatalement  au  tomibeau  (^)."  Avec  l'oli- 
garchie qui  s'est  emparée  du  pouvoir  depuis  une  vingtaine 
d'années,  la  France  a  cessé  de  jouer  un  rôle  préiwndérant  en 
Europe.  "  Quels  faits,  quels  hommes  donneraient  du  reste 
aujourd'hui  du  prestige  au  régime?  Tous  nos  rêves  de  gloire 
se  sont,  hélas!  envolés;  le  pouvoir  ne  se  présente  plus  avec  un 
cortège  de  brillants  orateurs,  de  généraux  glorieux,  <riionnnes 
d'Etat  illustres;  il  ne  dicte  pas  ses  volontés  à  l'Euroi^e,  i'I  n'in- 
voque pas  à  son  actif  le  ferme  maintien  de  la  paix  sociale,  il  n'é- 
tale pas  sous  nos  yeux  le  spectacle  de  la  richesse  publique  dé- 
veloppée, de  nos  ressources  sévèrement  ménaigées  (^)." 

Il  semble,  en  effet,  <|ue  la  patrie  des  anciens  héros  "  sans 
l^enr  et  sans  reprodie  "  ait  pendu  le  sens  national,  son  type  psy- 
chologique, et  ne  soit  plus  capable  de  retrouver  sa  vraie  direc- 
tion. 

On  ne  veut  iplus  du  règne  de  Dieu  sur  les  âmes;  mais  comme 
il  faut  toujours  subir  le  règne  de  quelqu'un  ou  .de  quelque 
chose,  et  qu'on  n'éprouve  pAis  le  sentiment  de  fierté  des  Francs 
d'autrefois,  on  souffre  vrfontiers  'aujf)ur(rhui  le  règne  des  para- 
sites exotiques  et  des  francs-mac^ons.  Ceci  n'est  pas  une  méta- 
phore, encore  moins  une  de  ces  phrases  vides  de  sens,  mais  vi- 
sant à  produire  son  effet.  Taisez  plutôt  :  c'était  au  lendemain 
des  élections  de  1893: 

"Nos  candidats  l'ont  emporté  presque  partout...  Nou^ 
sommes  profondément  heureux  de  leur  réussite.  l)ien  certains 
ciue,  au  Palais-Bourbon  connnc  ailleurs,  ils  s'inspirent  toujours 


(1)  Etienne  Mansiiy,  la  Misère  en  France  il  la  fin  du  19t  sihcle,  l'aris,  1S89. 

(2)  VThMnÇjnéT\n,l'Ernlul%oniiociale,   Paris,  1889. 


NOS  COUSINS  D'OUTRE-MER  431 

de  la  solidarité  maçonnique,  et  qu'ils  poursuivent  infatàgable- 
ment  l'application  de  nos  principes."  {Bulletin  du  Grand-Orient, 
1893,  p.  561.) 

Ils  n'ont  pas  manqué  de  s'inspirer  de  la  solidarité  maçon- 
nique depuis  qu'ils  sont  au  pouvoir.  Et  aux  principes  de  la 
secte  sont  sacrifiées  la  traniquillité  sociale,  la  paix  religieuse  du 
pays,  la  liberté  :  liberté  individuelle,  liberté  d'association,  li- 
berté d'enseignement,  liberté  pour  les  fonctionnaires  de  mettre 
leurs  enfants  ailleurs  qu'aux  écoiles  de  l'Etat  (}).  Périssent 
l'honneur  national,  l'influence  de  la  France  à  l'étranger,  si  ces 
êtres  de  raison  viennent  en  conflit  avec  les  axiomes  qui  ré- 
gissent les  loges. 

Mais  ce  n'est  ni  plus  ni  moins  que  l'avenir  du  pays  qui  est 
directement  en  cause.  L'Etat  paie  aujourd'hui  deux  fois  plus 
qu'il  ne  faisait  il  y  a  deux  tiers  de  siècle  pour  les  services  admi- 
nistratifs. La  dette  a  également  plus  que  doublé  depuis  trente 
ans,  et  chaque  année  se  creuse  le  goufïre  du  déficit  budgétaire, 
quoiqu'on  ait  fait  rendre  à  l'impôt  tout  ce  qu'il  pouvait  donner 
(-);  et  comme  cela  arrive  chez  un  peuple  dont  la  population 
n'augmente  iplus,  qui  a  à  sa  tête  une  anarchie  parlementaire  tou- 
jours prête  à  tout  sacrifier  à  ;de  mesquines  préoccupations  élec- 
torales et  qui,  voulant  tout  faire,  épuise  le  pays  par  des  dépenses 
qui  croissent  en  des  proportions  jusqu'ici  inconnues,  à  quelle 


(1)  "  Dans  di.x  ans  d'ici,  la  maçonnerie  aura  emporté  le  morceau,  et  per- 
sonne ne  bonsrera  en  France  liors  de  nous."  [Bulletin  du  Grand-Orient.  1890. ) 
AÏai.s  c'est  gentil  cela  !  Autres  temps,  autres  mœurs  ;  l'Etat  maintenant,,' c'est 
la  maçonnerie  !  Et  penser  qu'il  y  a  de  par  le  monde, même  en  France,  des  gens 
à  préjugés  qui  se  refusent  d'admirer  ce  nouvel  ordre  de  clioses  I 

(2)  lA'cart  entre  les  prévisions  et  les  recettes  pour  1900  et  celles  de  l'année 
courante  est  de  KÎO  millions. 

En  l?4f),  le  nombre  des  fonctionnaires  était  de  200,000,  et  le  coût  des 
services  administratifs  n'atteignait  point  20(1  millions;  en  1899,  le  chiffre  des 
traitements  s'élcve  à  (iOO  millions,  et  celui  des  employés  à  400,000.  Les  charges 
imposées  au  budget  pour  le  service  des  pensions  ont  augmenté  dans  la  propor- 
tion suivante  sous  le  régime  de  la  République  : 

1809 ()7,7ôO,000  francs. 

1896 199,345,000      — 

déduction  faite  du  pro<luit  des  retenues  o|)érée8  sur  les  traitements. 


I 


432  REVUE  CANADIENNE 

autre  perspective  peut-on  s'attendre,  si  la  nation,  à  la  fin,  per- 
dant patience,  n'y  porte  remède,  ([ue  celle  de  la  ruine  financière 
et  matérielle:  la  banqueroute  finale  (')?  S'il  est  parfois  question 
de  réformes,  dit  M.  Léon  Poinsard  dans  le  livre  si  pondéré 
auquel  nous  avons  fait  plus  d'un  emprunt,  "  les  forces  parasites 
nourries  de  la  substance  même  de  la  nation  se  coalisent  pour 
les  emiîêcher;  les  citoyens,  déroutés,  impuissants,  découragés, 
n'osent  point  entrer  en  lutte  contre  ces  résistances  sourdes, 
partout  présentes,  organisées,  puissantes.  Ils  iclierchent  hors 
d'eux-mêmes  un  secours  spontané,  providentiel,  dont  ils  at- 
tendent le  sakit.  Mais  ce  secours  ne  viendra  jamais,  car  les 
peuples  sont  comme  chacun  des  individus  (|ui  les  composent: 
leur  sort  est  entre  leurs  propres  mains,  non  ailleurs.  .  .  Nous 
sommes  encore  un  peuple  qui  compte  par  sa  grandeur,  son  in- 
telligence, son  savoir,  son  activité  productrice,  ses  réserves  de 
forces  vives.  Mais  notre  situation  intérieure  est  de  nature  à 
compromettre  singulièrement  l'avenir.  L'énormité  de  notre 
dette,  l'exagération  de  nos  dépendes,  les  abus  de  la  fiscaHté  qui 
nous  oppresse,  l'état  de  trouble  de  notre  vie  politique,  et  sur- 
tout l'inertie  des  initiatives  particulières,  toiit  cela  nous  affaiblit 
considérablement  en  présence  des  progrès  constants  des  races 
riva'es." 

Je  trouve  encore  sévère,  malgré  tout,  le  jugement  du  grand 
économiste  français,  M.  Eeroy-Beaulieu,  sur  les  gouvernants 
actuels  de  la  I-'rance  : 

"  Les  politiciens  contemporains,  dit-il,  à  tous  degrés,  depuis 
les  conseillers  municiiiaux  des  villes  ju.scpi'aux  ministres,  repré- 
sentent, pris  en  masse,  et  la  part  faite  de  (|uel(iues  exceptions, 
une  des  classes  les  plus  viles  et  les  plus  bornées  de  sycophantes 
et  de  courtisans  <:;u'ait  jamais  connues  l'humanité.     Leur  seul 


(1)  La  detle  publique  est,  avec  l'ensemble  de  la  fortune  des  Français,  ilans  le 
rapport  do  1  à  6.  En  1898,  le  service  de  la  detle  a  prCîlevé  :18  p.  JOO  des  res- 
gourcos  budgétaires,  qui  moulaient  à  3,3(12  millions.  Les  quatre  cinquièmes 
de  cette  immense  somme  sont  absorbés  par  le»  intérêts  de  la  detle,  les  dépenses 
militaires  et  les  frais  de  recouvrement  des  impôts.  (  Leroy-Beanlieu,  TraHè  de» 
FiniinrcH,  (!e  é<lition.) 


NOS  COUSINS  D'OUTRE-MER  433 

but  est  de  flatter  bassement  et  de  développer  tous  les  préjugés 
populaires,  qu'ils  partagent  d'ailleurs  vaguement  pour  la  plu- 
part, n'ayant  jamais  consacré  un  instant  de  leur  vie  à  la  ré- 
flexion et  à  l'observation."  (P.  Leroy-Beaulieu,  Traité  d'E- 
conomie politique,  t.  IV,  p.  6i8.) 

Je  préfère  l'appréciation  suivante;  elle  peint  plus  exacte- 
ment k  caractère  des  hommes  au  pouvoir  et  la  situation  mo- 
mentanée : 

"  Toute  leur  science  du  gouvernement  consiste  à  servir  les 
intérêts  et  à  suivre  les  directions  de  quelques  grands  spécula- 
teurs sans  heurter  l'opinion  publique.  Ils  amusent  leurs  élec- 
teurs avec  des  promesses  ou  les  occupent  par  de  bonnes  haines, 
comme  la  haine  religieuse  ;  et  cependant  conduisent  la  barque 
nationale  au  mieux  des  afïaires  auxquelles  i'is  participent.  Cette 
exploitation  cynique,  mais  très  habilement  menée,  de  tous  au 
profit  de  quelques-uns,  rend  plus  aigu  le  conflit  social.  Elle 
ruine  le  pays,  et  sa  ruine  est  d'autant  plus  irrémédiable  que  ses 
exploiteurs  officiels  ont  sa  confiance,  sont  ses  élus  et  désignent 
à  ses  vengeances  les  patriotes  sincères  qui  essaient  de  l'aver- 
tirC)." 

Tout  autre  est  la  condition  sociale  et  politique  de  notre  pays. 
Pour  nous,  Canadiens-Français,  nous  pouvons  envisager  l'a- 
venir avec  plus  de  confiance  que  jamais.  Depuis  un  quart  de 
siècle  surtout,  nous  avons  marché  à  grands  pas  dans  la  voie 
du  progrès.  Notre  commerce  et  nos  industries  se  développent 
rapidement.  Nous  augmentons  en  nombre,  nous  préparant  à 
remplir  dans  l'Amérique  du  Nord  la  mission  que  la  Providence 
semble  nous  avoir  as.signée.  Il  est  assez  difficile  de  dire  ce  ([ue 
sera  cet  avenir;  mais  ce  que  nous  pouvons  dès  maintenant  tenir 
pour  assuré,  c'est  que  cet  avenir  sera  ce  que  nous  voudrons;  il 
dépend  entièrement  et  uniquement  de  nos  propres  efïorts.  Des 
générations  qui  nous  ont  précédés  n'ont  pas  failli  à  leur  devoir; 
elles  nous  ont  légué  un  héritage  de  foi  et  de  patriotisme  que 


(1)  Millot,  Que  faut-il  fuire  pour  lepevplef—^Rge  lb7. 

DliCEMBKE.  — 1901.  28 


434  REVUE  CANADIENNE 

nous  n'avons  qu'à  conserver  si  nous  voulons  prospérer.  On  l'a 
déjà  dit,  mais  on  ne  saurait  jamais  trop  le  répéter:  un  peuple 
incrédule  et  indifférent,  c'est  un  peuple  sans  force,  sans  énergie, 
sans  expansion.  C'est  une  vérité  d'expérience.  Inspirons-nous 
des  sentiments  de  fierté,  de  désintéressement  et  de  générosité 
de  nos  pères;  an  moins,  ne  détrui'sons  point  par  de  vaines  ri- 
valités politiques  leur  œuvre  patriotique.  Si  la  vie  de  l'individu, 
pour  être  fructueuse,  est  un  conubat,  les  peuples  n'en  sont  pas 
moins  tenus  à  exercer  une  continuelle  vigilance  pour  ne  point 
déchoir,  et  cette  vigilance  est  encore  plus  nécessaire  aux 
époques  de  calme  et  de  sécurité  coanme  celle  dont  nous  jouis- 
sons. Travaillions.  "  La  superficialité  n'est  plus  de  mise  de 
nos  jours  ",  disait  tout  récemment  monsieur  le  maire  de  Mont- 
réal. La  vie  doit  être  prise  au  sérieux.  Donnons  tout  notre 
savoir  et  notre  énergie  à  ce  que  nous  entreprenons,  et 
nous  réussirons  à  l'instar  de  nos  voisins,  ((ui  pensent  moins  à 
s'amuser  qu'à  travailler,  et  dont  la  volonté  constante  est  de  se 
créer  une  existence  indépendante.  Quoique  l'acquisitiom  des 
richesses  ne  soit  point  le  but  de  notre  raison  d'être  ici-bas,  rien 
cependant  ne  nous  empêche  d'augmenter  notre  capital,  de  de- 
venir millionnaire  même  si  les  circonstances  s'y  prêtent,  pre- 
nant garde  toutefois  de  ne  pas  nous  laisser  dominer  par  la  fièvre 
du  lucre,  qui  engendre  le  pilat  égoïsme,  lequel,  à  son  tour,  est 
la  source  des  sentiments  bas  et  des  viles  actions.  Gardons  un 
idéal  élevé  de  la  vie  humaine.  Sachons  faire  un  usage  intelli- 
gent des  biens  de  ce  monde.  Donnons  un  généreux  concours 
au.x  oeuvres  destinées  à  favoriser  nos  intérêts  nationaux.  Sa- 
chons distinguer  le  mérite  et  encourager  ceux  d'entre  nous 
dont  les  talents  peuvent  honorer  la  patrie.  Nous  croyons  as- 
surer le  bien-être  à  nos  descendants  en  leur  lai.ssant  une  grande 
fortune:  .souvent  nous  ne  leur  léguons  (|ue  rinii>ré\()yance  et 
le  malheur.  Dotons  richement  nos  écoles  d'art  et  de  métiers: 
mettons  nos  universités  sur  un  pied  d'égalité  avec  les  institu- 
tions anglaises  du  même  genre  ;  fondons  des  bibliothèques  pu- 
bliques libres;  il  faudrait  cpie  cliac|ue  ville,  grande  ou  petite,  eût 


I 


NOS  COUSINS  D'OUTRE-MER  435 

la  sienne.  Mais  encourageons,  avant  tout,  la  cause  de  la  coloni- 
sation, la  cause  nationale  par  excellence.  Puisque  le  rapatrie- 
ment de  nos  compatriotes  émigrés  aux  Etats-Unis  est  un  rêve 
difficile  à  réaliser,  dit^pn,  cherchons  au  moins  à  garder  ici  au 
pays  tous  ceux  de  notrCv  sang.  D'ailleurs,  notre  enthousiasme 
pour  la  République  américaine  doit  être  réfléchi  ;  Dieu  sait 
combien  de  temps  durera  cette  prospérité  matérielle,  qui 
éblouit  tant  d'esprits.  "  Nous  ne  devons  pas  toujours  nous 
reposer  dans  cette  sécurité  imaginaire  que  nous  pourrons  tout 
vendre  et  n'acheter  que  peu  ou  rien  ",  disait  le  populaire  et  si 
regretté  président,  M.  MacKinley,  la  veille  même  du  jour  où 
la  main  d'un  criminel  devait  l'atteinidre.  Le  Canada,  notre  pro- 
vince (le  Québec,  offre  bien  plus  de  garanties  d'une  véritable  et 
solide  grandeur  future;  cette  grandeur  —  le  présent  n'est  déjà 
pas  à  dédaigner  —  repose  sur  une  base,  base  essentid-'le,  qui 
manque  aux  Etats-Unis:  la  culture  du  sol.  Quoi  qu'on  fasse 
ou  (|u'on  dise,  "  le  lal)ourage  et  Je  pastourage  seront  toujours 
les  vrayes  mines  et  .trésors  <lu  Pérou  ". 

"  La  colonisation  de  notre  pays  par  les  enfants  du  sol,  disait 
dernièrement  notre  vénéré  archevêque  de  Québec,  voilà  le 
gage  de  notre  avenir  comme  peuple  ;  c'est  en  elle  que  reposent 
les  espérances  de  notre  nationalité  canadienne-française  ;  c'est 
vers  cete  oeuvre  patriotique  entre  toutes  qu'il  faut  diriger  nos 
efforts.  Enij/oyons  à  son  .succès  tout  le  zèle  dont  nous 
sommes  cajjables:  conservons-lui  généreusement  lies  trésors 
d'un  patriotisme  éclairé,  dévoué  et  vraiment  chrétien  (*)." 

Faisons  aussi  notre  profit  du  conseil  que  l'honorable  premier 
ministre  d'Ontario  donnait,  ces  jours  derniers,  aux  jeunes  gens 
(|ui  l'écoutaient  :  "  Nous  nous  devons  d'abord  à  notre  province, 
en  .second  lieu  au  Canada,  et  enfin  au  grand  empire  dont  nous 
formons  partie." 

Nous  avons  déjà  plusieurs  sociétés  de  coloni.^ation  qui  fa- 


[1)  R'i  onse  à  l'adresse  de  la  Société  Saint-Jean-Baptiste,  le  2-4  juin  1001. 


430  REVUE  CANADIENNE 

cilitent  aux  courageux  colons  les  moyens  de  défricher  des  terres 
nouvelles,  qui  leur  procurent  les  bienfaits  de  l'éducation  reli- 
gieuse et  de  l'instruction  ;  multiplions  ces  sociétés.  Un  bon 
mouvement  dans  ce  sens,  au  point  où  nous  en  sommes  de  notre 
vie  nationale,  aura  un  effet  immédiat,  irrésistible  et  décisif. 
Nous  avons  à  nous  garder  contre  toute  surprise  éventuelle. 
Nous  vou'ons  bien  vivre  en  paix  et  en  bonne  intelligence  avec 
les  diverses  races  qui  composent  cette  vaste  région  de  l'Amé- 
rique du  Nord  :  mais  on  nous  jalouse,  et  d'aucuns  ne  laissent 
point  pas.ser  l'occasion  de  nous  témoigner  leur  mécontente- 
ment. Et  pourtant,  c'est  bien  nous,  Canadiens-Français,  qui 
avons  conservé  le  Canada  à  l'Angleterre.  Où  et  que  seraient 
aujourd'hui,  sans  les  premiers  possesseurs  du  sol,  ceux  qui, 
ignorant  ou  feignant  d'ignorer  l'histoire,  ne  peuvent  rien  de 
mieux  pour  l'avancement  et  le  bonheur  de  ce  pays,  que  de  pro- 
voquer la  défiance  et  la  discorde  parmi  ses  habitants  (i).  A 
tout  événement,  comme  le  dit  avec  un  si  grand  sens  patriotique 
M.  L.-O.  David,  l'avenir  est  à  la  race  qui  aura  le  plus  grand 
nombre  d'acres  de  terre.  Dans  le  domaine  politique,  elle  aura 
l'influence,  elle  commandera.  Ses  hommes  d'Etat  seront  les 
plus  considérés,  ses  droits  seront  protégés;  sa  voix  et  sa  vo- 
lonté seront  respectées." 


(1)  J'ai  déjà  dit  qu'il  n'y  a  rien  de  parfait  en  ce  bas  monde,  tnêiiie  on  Ca- 
nada. En  effet,  notre  pays,  si  heureux  sous  tant  de  rapport»,  traîne  un  lourd 
boulet,  qui  ne  sera  peut-être  pas  un  grand  obstacle  au  développement  <le  son 
progrès  matériel,  mais  qui  le  retardera  dans  sa  inarelio  vers  l'aimable,  éclairée 
et  véritable  civilisation.  Les  hommes  que  ce  boulet  symbolise,  à  part  qnel- 
ques  r  ires  exceptions,  appartiennent,  par  l'étroitesse  de  leurs  idées,  par  l'esprit 
d'absolutisme  qui  les  anime,  à  un  Age  depuis  longtemps  disparu.  Apres  avoir 
causé  le  malheur  de  l'Irlande,  ils  menacent  de  devenir  un  fléau  jxjiir  le  Domi- 
nion; en  tous  temps,  depuis  leur  existence,  ils  ont  été  une  cause  d'ennuis  [«lur 
l'empire.  Qu'ils  viennent  directement  d'Ulster  ou  d'ailleurs,  un  trait  commun 
les  distingue — tenant  toujours  compte  de  l'e.xception — quant  à  ce  qui  fait  l'objet 
de  leurs  préjugés  et  de  leur  haine;  s'ils  le  pouvaient,  ils  feraient,  dès  domain, 
de  notre  province  le  champ  de  leurs  actes  d'intolérance.  Cette  année  même, 
le  9  juin  1001,  8,000  oran'gistes  de  Belfast,  armés  de  bâtons  et  de  pierres,  ont 
donné  une  nouvelle  preuve  de  leur  amour  de  la  justice  et  de  la  liberti's.en 
attaquant  brutalement  la  procession  du  Très  Saint  Sacrement,  conduite  par  les 
catholiques  de  cette  ville,  procession,  chacun  le  sait,  d'un  caractère  |^urcnient 
personnel  et  religieux.  Enfin,  ce  sont,  je  le  répète,  des  hommes  d'un 
autre  &''e. 


NOS  COUSINS  D'OUTRE-MER 


487 


Si  Josepli,  premier  ministre  d'Egypte,  eût  casé  ses  frères 
dans  les  Inireaux  publics  avec  de  Ijons  appointements  au  lieu 
de  leur  donner  coimme  pasteurs  la  terre  de  Gessen,  on  peut  se 
demander  si  les  Hébreux  auraient  conservé  leur  homogénéité 
de  race?  La  sagesse  et  la  prévoyance  politique,  on  le  voit,  ne 
sont  pas  de  nos  jours. 

Le  vrai  patriotisme  se  compose  tout  entier  de  dévouement 
et  d'abnégation.  Le  seul  vrai  patriote,  dit  Silvio  Pellico,  est 
l'homme  vertueux,  l'iiomme  qui  comprend  et  qui  aime  tous  ses 
devoirs,  et  se  fait  une  étude  de  les  rem]>lir.  Se  faire  le  détrac- 
teur de  la  religion  et  des  bonnes  mœurs,  ajoute-t-il,  et  aimer 
dignement  sa  patrie,  sont  choses  incompatibles  (*). 


il)  Le.s  citoyens  [leu  estimables  parmi  nous,  les  Canadiens-Fran(;ai.s,  ou- 
blieux (les  traditions  et  "qui  osent  renier  publiquement  la  religion  de  leurs 
pères,"  forment  l'exception  et  ne  possèdent  aucune  autorité.  Aussi  la  littéra- 
ture antipalriotiqiie,  méprisable  et  corruptrice  qui  circule  dans  le  pays,  peut- 
elle  généralement  être  attribuée  à  des  "  plumes  étrangères." 


^fpft.  SaaMon. 


Québec,  novembre   1901. 


L'APPENDICITE 


I 

L'appendicite  est  à  l'ordre  du  jour.  Il  y  a  dix  ans,  personne 
n'en  parlait  ;  maintenant  le  nom  de  la  redoutable  maladie  est 
sur  toutes  les  lèvres;  les  enfants  eux-.mêmes  essayent,  en  baU 
butiant,  d'en  prononcer  les  syllabes!.  .  .  —  Chaïque  famille  paye 
son  tribut  de  souffrances  ou  d'in(|uiétudes.  L'opération  de  i'ap- 
dendice  est  imminente  pour  f(uekju"un  de  nos  proches:  finie 
pour  l'un,  elle  se  présente  pour  l'autre.  Périodiquement  d'ail- 
leurs, nous  arrive  la  foudroyante  nouvelle  d'une  infection  su- 
bite, énigme  où  médecin  et  chirurgien  ont  vainement  épuisé  les 
ressources  de  la  science  et  de  l'art.  —  C'est  la  jeunesse,  mais 
de  préférence  encore  l'enfance,  en  pleine  exubérance  de  vie, 
sous  les  apparences  d'une  santé  robuste,  que  le  terrible  mal  at- 
taque, comme  s'il  jetait  un  défi  à  ceux  qui  sem'blent  le  mieux 
faits  pour  braver  la  mort. 

Qu'est-ce  que  l'appendicite?  ID'où  vient  cette  efïrayante  nou- 
veauté morbide  brusquement  installée  en  maîtresse  au  milieu 
de  l'humanité  déjà  si  soufïrante?  S'agit-il  d'une  ma'adie  incon- 
nue ou  simplement  d'une  forme  ancienne  récemment  définie  par 
l'incessant  progrès  des  connaissances  médicals?  L'a])pendice 
tant  incriminé  a-t-il  une  utilité  physiologique,  ou  bien  n'est-il 
qu'une  bizarrerie  de  la  nature  destinée  à  disparaître?  —  Est-ce 
le  médecin  ou  le  chirurgien  qu'il  faut  appeler  lorsq,u'on  souffre 
du  mal  d'app-endiee?  L'hygiène  peut-elle  quelque  chose  ])our 
prévenir  réclo.sion  du  mal?.  .  . 

Ce  sont  bien  là,  n'est-ce  pas,  les  questions  que  chacun  se 
pose,  celles  que  vous  agitez  vainement  et  avec  quelque  angoisse 
dans  vos  conversations  journalières.  —  Je  vais  tenter  de  leur 
donner  une  réponse. 


L'APPENDICITE  439 

II 

L'appendicite  est  rinflaiimiation  de  rappendicite.  On  connaît 
cette  règle  de  nomenclature  médicale  ;  le  nom  de  la  maladie  in- 
flammatoire d'un  organe  s'obtient  en  ajoutant  au  nom  de  cehti-ei 
la  terminaison  iTE.  —  Il  s'agit  ici  de  l'appendice  ilco-cœcal  ou  ver- 
miculaire.  Nous  allons  d'abord  faire  connaître  cet  organe,  cher- 
cher sa  place  exacte,  examiner  ses  rapports  avec  les  organes 
voisins,  et  déterminer  sa  nature  physiologique. 

A  la  suite  de  l'estomac,  se  trouve  cette  longue  et  sinueuse 
portion  du  tube  digestif  que  l'on  connaît  en  anatomie  sous  le 
nom  d'intestin  grêle.  Ses  nombreuses  circonvolutions  se  déve- 
loppent sur  une  longueur  de  sept  à  huit  mètres.  Issu  du  pylore 
(porte  de  sortie  de  l'estomac),  l'intestin  grêle  décrit  en  descen- 
dant une  série  de  sinuosités  transversales  qui  l'amènent  en  Ijas 
du  ventre  dans  la  fosse  iliaque  droite  où  il  aboutit  au  gros  intes- 
tin .  Ce  paquet  intestinal  répond  donc  à  la  région  ombilicale  et 
au  bas-ventre  ;  il  déborde  aussi  sur  les  côtés  dans  les  flancs  et 
dans  les  deux  fosses  iliaques  situées  à  hauteiu'  des  hanches.  Lue 
fine  membrane  très  riche  en  vaisseaux,  en  ganglions  lymphati- 
(pies  et  en  nerfs  et  fixée  en  arrière  à  la  colonne  vertébrale,  joue 
à  l'égard  de  l'intestin  grêle  le  même  rôle  que  l'échanpe  pour  le 
bras  malade  ;  c'est  le  péritoine  avec  son  repli  suspenseur,  le  mé- 
sentère. <|ui  soutient  l'intestin. 

Ce  dernier  débouche  donc  au  bas  du  ventre  et  à  droite  dans 
le  gros  intestin.  Le  branelicment  se  fait  à  angle  droit,  l'intestin 
grêle  étant  à  peu  ])rès  horizontal,  tandis  (|U'e  le  gros  intestin, 
])our  sortir  de  la  fosse  i.iaque,  s'élève  verticalement  dans  le  flanc 
droit.  Cette  disposition,  déjà  ])eu  favorable  à  la  circulation  des 
matières,  est  encore  aggravée  j^ar  la  présence  du  cœcuin,  cul- 
dc-sac  p'acé  à  l'extrémité  inférieure  du  gros  intestin,  bas-fond 
dans  lequel  ces  matières  accumulées  par  la  poussée  de  l'intestin 
grêle,  ont  la  plus  grande  difficulté  à  retrouver  leur  route,  c'est- 
à-dire  k  trajet  vertical  qui  doit  les  conduire  à  l'extrémité  du 
tube  digestif. 


440  REVUE  CANADIENNE 

Remarquons  maintenant  que  c'est  préciséiment  dans  ce  carre- 
four dangereux,  au  fonid  même  du  cul-lde-sac  cœcal,  que  s'im- 
plante le  trop  fameux  appendice  iléo-cœcail.  Gros  comme  une 
plume  d'oie,  long  de  om,io,  ce  tube  fermé  comiime  un  doigt  de 
gant  semble  placé  tout  exprès  —  par  une  bizarrerie  de  la  na- 
ture —  pour  subir  l'obstruction  imminente  et  l'inflammation 
consécutive. 

Il  est  donc  clair  que  cette  inflammation  s'est  maintes  fois  pro- 
duite chez  nos  ancêtre  et  qu'elle  ne  constitue  pas  une  morbidité 
nouvelle.  Toutefois,  on  peut  se  demander  quel  est  celui  des 
deux  organes  qu'il  faut  incriminer.  Est-ce  le  cœcum  ou  l'a])- 
penidice?  Le  péril  vient-il  de  l'inflammation  de  celui-ci  ou  de 
celui-là,  de  Vappcndicitc  ou  de  la  typhlitc? 

Bien  des  personnes  se  rappellent  avoir  plus  ou  moins  soufïert 
de  douleurs  dans  la  partie  droite  du  bas-ventre.  Elles  avaient 
un  malaise  général,  des  maux  de  tête,  de  la  fièvre  et  de  la  cour- 
bature. Le  médecin  leur  a  dit  alors  cju'elles  soufïraient  d'une 
typhlite  et,  si  le  mal  s'aggravait,  qu'elles  étaient  atteintes  de 
péritonite. 

Aujourd'hui,  le  même  mal,  avec  les  mêmes  symptômes  et  la 
même  évolution,  porte  le  nom  d'appendicite. 

L'idée  de  faire  peser  toute  la  responsabilité  sur  l'appendice 
n'est  pas  nouvelle.  Au  début  du  siècle  dernier,  JadeloT,  Mé- 
TiviER,  puis  Grisolle  et  Forget  avaient  professé  la  théorie  du 
m.al  d'appendice.  Beaucoup  de  médecins  pourtant  se  mirent 
à  incriminer  le  cœcum,  et  leur  opinion  finit  i)ar  prévaloir.  On 
admit  que  l'inflamimation  cœcale,  souvent  inofïensive,  pouvait 
finir  par  prendre  un  caractère  grave,  engendrant  tantôt  une  per- 
foration du  péritoine  voisin  (péritonite),  tantôt  un  abcès  de  la 
fosse  iliaque. 

Mais  voici  que,  depuis  quelques  années,  à  !a  suite  de  Regi- 
nald  Fitz  et  de  l'école  américaine,  on  revient  à  l'ancienne  théo- 
rie. Les  chirurgiens,  en  intervenant  au  cours  de  l'afïection,  ont 
en  efïet  trouvé  un  cœcum  normal  et  un  appendice  enflammé. 
Les  anatomistes,  à  leur  tour,  ont  prétendu  <|u'il  est  matérielle- 


L'APPENDICITE  441 

ment  impossible  que  l'inflammation  du  cœcum  se  communique 
directement  au  tissu  de  la  fosse  iliaque.  Bref,  on  a  abandonné 
le  cœcum  pour  s'occuper  de  nouveau  de  l'appendice.  .  .  Faut-il 
maintenant  s'attemlre  à  quelque  nouvelle  variation  de  l'opinion 
médicale?  C'est  probable;  mais  cette  discussion  manque  un 
peu  d'intérêt.  Cœcum  ou  appendice,  appendice  ou  cœcum? 
avouez  qu'il  importe  peu  de  le  savoir;  d'ailleurs,  étroitement 
unis  par  l'anatomie,  les  deux  organes  sont  forcément  solidaires 
dans  le  mal.  La  lésion  de  l'un  entraîne  évidemment  la  lésion  de 
l'autre.  Si  cependant  il  existe  un  ordre  et  une  hiérarchie,  il  est 
vraisemblable  que  le  mal  commence  par  le  cœcum,  siège  de  'la 
stagnation,  pour  se  poursuivre  par  l'appendice,  siège  de  l'obs- 
truction, et  s'étendre  au  péritoine,  théâtre  de  l'inflammation 
consécutive. 

En  somme,  le  débat  entre  la  typhlite  et  l'appendicite  ne  pa- 
raît pas  absolmnent  tranché.  Il  ne  le  sera  pas.  en  tout  cas,  par 
cet  argument  un  peu  trop  intéres.sé,  à  savoir  que,  le  cœcum  n'é- 
tant pa^  opérable,  il  est  heureux  que  l'appendice  soit  accessible 
à.l'opérateur!.  .  . 

m 

Quel  est  le  rô'e  de  l'appendice  cœcal  ?  Il  serait  peut-être 
utile  de  le  savoir  avant  de  se  prononcer  sur  l'imiportance  de  sa 
lésion  et  sur  l'opportunité  de  son  opération. 

Il  y  a  longtemps  que  B.\uhin  a  appelé  l'attention  des  anato- 
mistes  sur  la  conformation  exacte  de  la  région  iléo-cœcale.  C'est 
lui  qui  a  décrit  cette  soupape  placée  entre  les  deux  intesthis  et 
dont  le  jeu  s'oppose  au  reflux  des  matières,  la  valvule  de  Bau- 
hin  encore  api)elée,  en  un  style  imagé,  barrière  des  apothicaires. 

A  leur  tour,  les  zoologistes  ont  étudié  cette  région  chez  les 
divers  animaux.  Ils  ont  cherché  et  découvert  le  cœcum  et  l'ap- 
])endice  chez  la  plupart  des  animaux  à  sang  chaud.  En  général, 
au  lieu  de  deux  parties  distinctes,  l'une  courte  et  large,  l'autre 
étroite  et  allongée,  l'appendice  des  animaux  présente  un  organe 


442  REVUE  CANADIENNE 

d'une  seule  venue,  en  forme  de  cylindre  analogue  à  l'intestin  et 
simplement  appelé  cœcum.  Chez  les  oiseaux,  l'organe  est  dou- 
ble; chaque  moitié  est  aussi  grande  que  l'intestin  tout  entier. 
Parmi  les  mammifères,  à  part  une  seule  espèce,  le  Dasypc,  l'or- 
gane est  unique  et  impair.  Les  singes  anthropoïdes  (chini])an- 
7.é,  gorille,  etc.).  ont  cœcum  et  appendice  comme  l'homme. 
Chez  les  herbivores,  le  cœcum  est  énorme  et  les  aliments  y  sé- 
journent pour  achever  leur  transformation.  Les  chauves-souris, 
les  insectivores,  les  fauves  et  la  plupart  des  carnassiers  sont  dé- 
])oui"vus  de  cœcum.  Enfin,  chez  les  rongeurs,  l'organe  est 
énorme  et  plus  volumineux  (jue  l'estomac. 

Les  anatomistes  ont  été  frappés  de  la  structure  glandulaire 
du  tissu  de  l'aippendice.  Cet  organe  n'est  donc  pas  fait  pour  re- 
cevoir les  aliments  ni  pour  en  absorber  les  produits  solubles.  Au 
contraire,  il  verse  dans  le  gros  intestin  un  li(|uide  cjui  contribue 
évidemment  pour  une  part  à  la  chimie  digestive. 

L'appendice  n'est  donc  pas  l'organe  inutile  dont  le  chirurgien 
rêve  de  débarrasser  l'humanité,  et  nous  pouvons  encore  éloi- 
gner pour  longtemps  ce  cauchemar  de  voir  nos  chers  bébés  sou- 
mis au  bistouri  pour  cause  de  résection  de  leur  minuscule  ap|)cn- 
diee  ! .  .  . 

Au  surplus,  n'est-elle  pas  ridicule  et  presque  insup])ortable 
cette  prétention  de  corriger  un  oubli  de  la  nature.'  —  En  cpioi 
d'ailleurs  la  nature  mérite-t-el!e  un  reproche?  —  On  ]>rétend 
bien,  il  est  vrai,  que  l'appendice  est  un  organe  herbivore  et  l'on 
s'étonne  de  le  rencontrer  dans  l'anatoimie  de  l'homme  omnivore. 
Mais  on  oublie  que.  de  fait,  l'homme  n'est  pas  plus  omnivore 
(;ue  Carnivore  ou  herbivore.  Sa  dentition,  sa  structure  diges- 
tive, sont  c.vactement  celles  du  frugigranivore.  Or,  jamais,  enten- 
dez bien,  jamais  on  n'a  vu  le  singe  manger  la  chair  animale.  .  . 
et  pourtant,  il  est,  conime  le  carnassier,  dépourxu  d'appendice. 
—  Quant  aux  anthropoïdes  cpii.  eux  aussi,  s'abstiennent  com- 
p'.ètement  de  chair,  ils  sont  pourvus  du  même  ap])areil  cœea! 
(|ue  l'homme.  Oui  donc  s'est  encore  trompé  ici,  la  nature,  l'ani- 
mal ou  l'homme?.  .  . 


L'APPENDICITE  443 

N'est-il  pas  plus  raisonnable  de  penser  que  la  présence  ou 
l'absence  d'aippendice  ne  permet  aucune  conclusion  relative- 
ment au  type  alimentaire  d'un  animal  ?  Nous  tiendrons  donc 
pour  puérile  fantaisie  cette  théorie  transformiste  très  classique 
c|ui  veut  que  l'appenidice  soit  un  reste  d'organisation  vég'éta- 
rienne  primitive  et  qui  enseigne  que  ce  dernier  vestige  ancestral 
a  été  illogiquement  et  imprudemiment  conservé  par  la  nature 
à  l'homme  moderne  heureusement  devenu  Carnivore  grâce  aux 
progrès  de  la  civilisation  ! .  .  . 

Nous  refuserons,  en  un  mot,  au  chirurgien,  le  droit  de  corri- 
ger une  erreur  anatomique,  en  nous  gardant  de  faire  opérer, 
sans  raison  majeure,  un  organe  physiologique  évidemment 
utile. 

IV 

La  région  iléo-cœcale  —  appendice  ou  cœcum  —  peut  deve- 
nir le  siège  d'une  inflanmiation  dont  les  conséquences  sont  tou- 
jours incpiiétantes.  dont  l'issue  est  souvent  fata'le.  La  question 
de  savoir  d'où  provient  cette  inflammation  a  donné  naissance, 
elle  aussi,  à  de  nombreuses  polémiques;  elle  a  surtout  mis  en 
valeur  l'extraordinaire  fécondité  d'imagination  du  monde  et 
des  médecins.  Que  n'a-t-on  pas  dit  à  ce  sujet!.  .  .  Les  journaux, 
les  bavardages  mondains,  les  on-dit  impersonnels  et  mystérieux 
ne  nous  ont-ils  pas  trop  longtemps  obsédés  de  leur  fantaisie  ! 

On  a  incrimuié  les  huîtres;  non  pas,  remarquez-le  bien,  en 
raison  de  l'action  échauffante  qu'elles  possèdent  en  commun 
a\ec  les  autres  mollusques,  avec  les  crustacés  et  les  poissons, 
mais  à  cause  de  leur  coqui'.le  dont  les  éclats  parfois  avalés  avec 
l'animal  vivant  ont  pu  faire  corps  étranger  et  détermhier  l'obs- 
truction appendiculaire.  .  .  Qui  ne  se  rappelle  aussi  le  succès 
c|u'a  eu  l'hypothèse  assez  drôle  de  l'appendicite  ]iar  la  tôle 
émaillée  de  nos  casseroles?  On  sait  que,  soumise  à  de  l)ru.st|ues 
variations  de  température,  la  tôle  émaillée  se  fendiLle  à  cause 
de  l'inégale  dilatation  du  métal  et  de  sa  couverte.    Les  silicates 


444,  REVUE  CANADIENNE 

qui  forment  ces  débris  ne  sont  attacjualjles  par  aucun  agent  chi- 
mique ou  digestif;  on  a  donc  supposé  qu'ils  devaient  fatalctncnl 
s'arrêter  dans  le  cœcum,  forcer  l'orifice  apipeixdiculaire  et  déter- 
miner rinflammation.  Justement  les  deux  vogues  —  celle  <lc 
l'appendicite  et  celle  de  la  tôle  émaillée  —  se  sont  dévelo]>pées 
simultanément;  celle-ci  a  donc  engendré  celle-là!.  .  .  Le  grand 
public  et  l'opinion  médicale,  trouvant  à  cet  argument  la  force 
d'une  démonstration  mathématique,  lui  ont  longtemps  donné 
une  entière  adhésion ... 

Quant  aux  noyaux  de  cerises  et  de  pruneaux,  pépins  de  rai- 
sin, haricots  et  lentilles,  ce  sont  eux  que  l'opinion  poipulaire  a 
le  plus  vivement  attaqués. 

Il  y  a  quelques  années,  un  de  mes  bons  élèves  mourait  d'ap- 
jjendicite  (on  disait  encore  à  cette  épocpie  péritonite).  Peu 
après,  soii  frère  vint  me  trouver  à  l'issue  d'un  cours  sur  les  ré- 
gimes alimentaires  et  me  dit:  "  11  existe  donc  encore  des  per- 
sonnes qui  gardent  la  déqjilorable  habitwle  de  manger  des  hari- 
cots? Et  vous-même,  Monsieur,  d'a^orès  votre  enseignement 
d'hygiène,  ne  laissez-vous  ])as  chacun  libre  de  consommer  ce 
mets  qui,  cent  fois,  en  un  seul  repas,  nous  expose  à  la  mort  ! .  .  .  " 
Intrigué  de  cette  boutade,  j'appris  alors  qu'en  oi:)érant  son  frère, 
le  chirurgien  avait  trouvé  un  haricot  dans  l'ai>pen.<Hce  !  Vous 
a\'Ouerai-je  que  j'ai  vainement  essayé  de  défendre  rinoffensi\c 
légumineuse?  Tout  entier  à  son  idée,  il  me  quitta  sur  ces  mots: 
"  C'est  folie  de  manger  des  haricots;  jamais  je  n'en  absorberai  ; 
d'ailleurs,  dans  ma  famille,  nous  avons  tous  pris  la  môme  déci- 
sion ..." 

Beaucoup  de  mes  lecteurs  sans  doute  sont  victimes  de  la  mê- 
me erreur  et  peut-être  —  quelques-uns  du  moins  —  du  même 
serment.  Je  paraîtrai  domc  bien  téméraire  de  résister  au  flot  de 
l'opinion.  M'est-il  permis  cependant  de  faire  observer  tpie  hari- 
cots et  légumineuses  qui  se  consomment  depuis  si  longtemps 
n'ont,  en  tout  cas,  jamais  causé  le  nombre  extraordinaire  de  dé- 
cès d'appendicite  qu'enregistrent  nos  statistiques  modernes. 
D'ailleurs,  personne  n'osera,  je  suppose,  soutenir  cette  thèse 


L'APPENDICITE  445 

({ue  la  consommation  des  haricots  a  subi  de  nos  jours  une  mar- 
clie  accélérée  qui  explique  le  développement  effrayant  de  l'ap- 
pendicite.  On  en  rirait,  n'est-ce  pas  ? 

N'incriminez  pas  non  plus  trop  vite  le  noyau  de  cerise. 

Vous  savez  que  chez  le  paysan  on  ne  se  donne  pas  souvent  la 
peine,  en  mangeant  le  fruit  à  l'arbre,  d'en  séparer  la  chair  sa- 
\oureuse.  Eh  bien  !  c'est  précisément  à  la  campagne,  où  les  in- 
testins sont  fréquemment  surchargés  de  noyaux,  que  l'appendi- 
cite est  rare,  et  tout  le  monde  sait  que  la  maladie  exerce  tout 
particulièrement  ses  ravages  parmi  les  populations  urbaines. 

Alais,  de  toutes  les  hypothèses  qui  circirlent  dans  le  monde 
médical  au  sujet  de  l'appendicite,  voici  bien  la  plus  inattendue. 
Admettons  pour  un  moment  l'arrêt  dans  le  cœcum  du  fameux 
haricot,  du  noyau  de  cerise,  du  débris  d'émail.  Il  n'y  a  encore 
rien  de  fait,  car  il  faut  que  le  corps  étranger  entre  dans  l'appen- 
dice lui-même.  Mais,  il  suffit,  paraît-il,  d'un  cifort,  d'une  forte 
pression,  d'un  jeu  violent,  d'un  exercice  de  gymnastique  d'une 
marclie  prolongée,  d'une  séance  de  danse,  etc.  .  .  et  voilà  l'éûlat 
d'émail,  le  noyau  de  cerise,  le  haricot  dans  l'appendice.  Ee  mal 
est  accompli  ! .  .  .  Certes,  c'est  bien  imaginé.  Mais  vous  êtes 
avertis,  Messieurs  les  sportifs  qui  cultivez  le  cycle  et  la  course, 
vous  aussi,  disciples  de  Sandow  et  de  ses  méthodes  d'extension 
à  la  mode,  mondains  amateurs  de  danse,  gymnasiarques  et 
acrobates,  athlètes,  chasseurs,  soldats  alpinistes.  Entendez 
bien  !  vous  êtes  tous  des  candidats  à  l'appendicite.  Et  vous. 
Athéniens  des  jeux  olympiques,  merveilleux  modèles  des  Phi- 
dias et  des  Praxitèle,  vous  étiez  donc  voués  aussi  au  terrible 
mal  !  Quant  à  toi,  Hippocratc,  père  de  la  médecine,  tu  n'as  pas 
su  prévenir  tes  fils,  tes  disciples  et,  par  eux,  l'humanité  tout  en- 
tière, des  dangers  auxquels  elle  s'expose.  M  fallait  lui  apprendre 
([u'elle  se  trompe  lorsque,  confiante  dans  les  bienfaits  de  l'ex- 
ercice, elle  croit  y  trouver,  avec  l'épanouissement  harmonieux 
(les  formes,  le  précieux  talisman  de  la  force  et  de  la  santé!.  .  . 

Le  bon  sens  proteste  évidemment  contre  les  théories  qui  con- 
tiennent de  si  ridicules  conclusions.    Que  l'on  ne  se  trompe  pas 


44()  REVUE  CANADIENNE 

cependant  sur  la  portée  de  ma  critique.  Je  ne  rejette  pas  sys- 
tématiquement l'influence  possible  de  la  pression.  Mais  je  re- 
fuse et  attaque  avec  énergie  une  affimiation  propre  à  égarer 
l'esprit  public  en  lui  donnant  ma/ladroitement  une  antipathie 
injustifiée  envers  l'exercice. 

11  convient,  pour  en  finir  avec  cette  question  du  corps  étran- 
ger et  de  l'obstruction,  de  noter  que,  dans  bien  <les  cas,  le  corps 
étranger  rencontré  dans  l'appendice  n'est  (|u'/(;;i'  si)iiplc  concré- 
tion de  matière  fécale  durcie  dans  le  cœcum  et  entrée,  sous  luie 
influence  quelconque,  dans  le  cul-densac  appendiculaire.  Plus 
sage  que  beaucouip  d'autres,  le  professeur  Dieulafoy  enseigne 
(|u'il  s'agit  souvent  de  véritables  calculs  produits  sur  place  et 
grossis  de  jour  en  jour  par  couches  successives,  commie  ceux 
des  reins  et  du  foie.  Des  concrétions  analogues  se  rencontrent 
d'ailleurs  dans  les  diverses  parties  de  l'intestin  où  elles  ne  sont 
pas  dépourvues  de  danger. 

V 

Je  n'aurais  pas  entièrement  examiné  cette  question  des  cau- 
.ses,  si  j'oubliais  de  mentionner  la  part  très  grande  (|ue  l'on  a 
donnée  à  l'inévitable  microbe. 

Je  ne  veux  pas  trop  médire  de  la  microbiologie.  J'ai  pour- 
tant le  droit  de  faire  remarquer  qu'elle  est  parfois  encombrante. 
X'avez-vous  pas  remarqué  que  le  microbe  est  devenu  la  cliosc 
de  tout  le  mon<le,  comme  s'il  était  en  quelque  sorte  tombé  da)is 
le  domaine  public?  Cela  prouve-t-il  qu'on  le  connaisse?  Certes 
non,  car  s'il  s'agit  de  dire  ce  qu'il  est,  d'où  il  vient,  où  il  va,  per- 
sonne ne  le  sait  au  juste,  du  moins  parmi  les  gens  du  monde 
cjui  en  parlent  tant.  —  Le  microbe  plaît  même  davantage  par  ce 
mystère.  L'imagination  est  plus  à  l'aise,  'plus  libre  de  lui  attri- 
buer les  mille  choses  inex/pHquées  de  la  maladie  et  même  de  la 
vie  normale.  Grâce  à  lui,  on  peut  même  se  donner  des  airs  de 
savant  sur  ce  qu'on  ignore.  Est-il  bien  utile,  dira-t-on,  d'étu- 
dier les  structures  anatomiques,  les  propriétés  chimiques,  les 


L'APPENDICITE  447 

fonctionnements  .physiologiques  du  corps  humain  ?  N'est-il  pas 
suffisant  de  regarder  cet  organisme  comme  un  vase  inerte  où 
agissent,  vivent  et  se  disputent .  .  .  des  microbes  ! .  .  .  Vous  êtes 
malade?  Rien  de  plus  simple  à  comprendre:  vous  avez  attrapé 
le  microbe  de  la  maladie.  —  Vous  vous  portez  bien  ?  Tant  mieux  ; 
c'est  que  vous  n'avez  pas  de  méchants  microbes;  et  si  vous  digé- 
rez bien,  c'est  que  vous  êtes  suffisamment  pourvu  d'un  bienfai- 
sant microbe  qui  vous  apporte  la  précieuse  contribution  de  son 
pouvoir  digestif!.  .  . 

Bientôt,  je  le  crois,  cette  hantise  en  arrivera  à  faire  croire  que 
chaque  fonction  normale,  comme  chaque  trouble  de  l'organis- 
me, a  pour  facteur  essentiel  un  microbe  spécifique. 

Ce  n'est  pas  tout.  On  parle  beaucoup  aussi  du  terrain  favo- 
rable où  s'e.valfc  la  virulence  des  microbes.  Il  faut  bien,  en  effet, 
être  prêt  à  répondre  à  ces  indiscrets  qui  demandent  pourquoi 
les  microbes  réputés  les  plus  dangereux  peuvent  haibituellement 
régner  dans  un  organisme  sans  lui  faire  de  mal.  C'est  le  terrain 
qui  n'est  pas  favorable  à  la  virulence,  car  il  faut  un  certain  de- 
gré de  morbidité  dans  ce  terrain  pour  donner  au  microbe  sa 
iiialfaisance.  Cette  théorie  bizarre  a  suggéré  au  professeur  Bé- 
champ  la  réflexion  suivante:  "On  nous  enseigne  que  c'est  le 
microbe  qui  rend  malade;  mais,  pour  éviter  l'objection  évi- 
dente du  même  microbe  inoffensif,  on  nous  enseigne  aussi  que 
c'est  seulement  en  terrain  morbide  que  le  microbe  devient  lui-même 
uiorbifcrc;  de  .'forte  qu'il  faut  être  malade  pour  que  le  microbe  7'ous 
fa.'ise  malade!  "  Conclusion  paradoxale  et  pour  le  moins  équi 
vcK|ue,  où  la  raison  se  perd  en  efiforts  stériles,  et  qui  conduit  à 
se  demander  s'il  fallait  créer  la  microbiologie  pour  comprendre 
les  vraies  causes  morbides. 

Je  n'insiste  pas.  de  peur  de  blesser  les  croyances  de  mes  lec- 
teurs. Car.  par  un  ])ri\ilège  unique  dans  les  sciences,  la  micro- 
biologie est  une  .sorte  de  religion  dont  on  parle,  non  pas  posé- 
ment et  sagement,  mais  avec  exaltation,  en  disant  :  '  j'y  crois, 
credo.  —  Croyez  donc  à  l'omnipotence  pathologic|ue  et  même 
physiologique  du  microbe.   Croyez  que  ce  débris  informe  et  po- 


448  REVUE  CANADIENNE 

lymorphe,  dont  certaines  variétés  se  confondent  avec  les  élé- 
ments de  vie,  est  un  parasite.  Croyez  qu'il  suffit  pour  être  guéri 
de  détruire  un  microbe,  comme  on  fait  pour  les  vrais  parasites 
ailés  ou  sauteurs  qui  exaspèrent  parfois  notre  chatouilleux  épi- 
démie. Croyez  tout  cela,  et  réjouissez-vous  maintenant  d'ap- 
prendre que  l'on  a  découvert  des  microbes  de  l'appendicite  ! .  .  . 
Mais,  apprenez  aussi  que,  selon  la  théorie  de  la  cavité  close  de 
Dieulafoy,  ces  microbes,  habituellement  inofïensifs,  ne  devien- 
nent malfaisants  que  par  l'exaspération  oîi  les  met  l'emprison- 
nement dans  l'appendice.  —  RoGER  et  JosuÉ,  en  enfermant  des 
microbes  dans  des  cavités  appendiculaires  ligaturées,  ont  réali- 
sé de  véritables  infections.  Il  est  vrai  que,  pour  interpréter  ce 
fait,  il  suffirait,  d'après  la  théorie  de  M.  Tai^amon,  d'imaginer 
que  le  mal  vient  tout  simplement  de  la  ligature,  ou  en  général, 
du  bouchon  étranger  qui,  trouWant  la  circu'.atioii  et  la  vie  de 
cette  région,  désorganise  et  mortifie  le  tissu  de  l'appendice. 
Cette  explication  serait  sans  doute  plus  vraisemblable  que  la 
vengeance  quelque  peu  dramatique  du  microbe  furieux. 

Malgré  tout,  la  médecine  n'a  pas  hésité  à  dénoncer  les  micro- 
bes comme  facteurs  essentiels  de  l'infection  appendiculaire.  En 
tête,  elle  cite  le  fameux  coli-bacille  dont  aucun  intestin  n'est  ex- 
empt; puis  le  streptocoque,  le  staphylocoque  et  le  pneumocoque. 

En  tout  cas,  par  ces  causes  ou  par  d'autres,  lor.sque  l'infec- 
tion se  développe,  il  y  a  de  la  fièvre  avec  très  haute  température 
du  corps,  petitesse  et  fréquence  du  pouls,  sécheresse  de  la  lan- 
gue, vomissements  alimentaires  et  bilieux,  abattement,  faciès 
grippé,  etc.,  etc.  .  .  Si  le  coma  se  développe,  c'est  que  le  pus 
baigne  l'organe,  devient  fétide,  et  s'étend  avec  tendance  à  la 
gangrène:  alors  l'issue  fatale  est  proche.  Mais,  au  début,  avant 
l'entrée  en  scène  de  ces  synT^ttômes  lugubres,  le  premier  signal 
du  mal  s'est  manifesté  par  une  douleur  exactement  limitée  au 
flanc  droit.  Puis  la  doulur  apparaît  dans  la  fosse  iliaque  droite 
à  l'endroit  précis  de  l'appendice.  Elle  s'irradie  ensuite  vers  les 
régions  voisines  et  la  jambe  elle-imême  parfois  s'engourdit.  Fort 
heureusement,  dans  un  grand  nombre  de  cas,  les  choses  en  res- 


L'APPENDICITE  44i) 

tent  là;  les  symptômes  s'amendent  et  le  malade  se  trouve  rapi- 
dement guéri,  comme  à  la  suite  d'une  grippe  légère.  .  .  Mais  la 
récidive  est  fréquente  et  nombreux  sont  les  malades  qu'une  ap- 
pendicite chronique  d'abord  légère  finit  par  emporter. 

VI 

Comment  faut-il  traiter  l'appendicite?  Doit-on  ou  ne  doit-on 
pas  l'opérer?  C'est  l'importante  question  qui  partage  les  mé- 
decins et  les  chirurgiens,  l'embarrassante  et  angoissante  énigme 
qui  chaque  jour  se  pose  devant  la  conscience  du  malade. 

Naturellement  le  chirurgien,  appelé  pour  les  cas  graves  et  le 
plus  désespérés,  a  tendance  à  croire  que  l'affection,  toujours  dan- 
gereuse, exige  toujours  son  ministère. 

Consulté  maintes  fois  pour  de  légères  atteintes,  le  médecin 
regarde,  au  contraire,  volontiers  la  .maladie  comme  bénigne  et 
presque  spontanément  guérissaib'.e.  —  Les  statistiques  ne  per- 
mettent guère  mieux  de  trancher  le  différend.  Le  même  ma- 
lade. ]>lusieurs  fois  touché  d'une  appendicite  de  plus  en  plus 
grave  qui  finit  par  l'emporter,  est  compté  une  fois  dans  les  dé- 
cès, et  cinq  ou  six  fois,  par  exemple,  dans  les  guérisons.  Il  y  a 
donc   pour  le  moins  équiv'oque. 

D'autre  part,  d'après  une  statistique  du  Dr  ChauvEL  relative 
à  l'armée  et  portant  sur  i8i  cas  d'appendicite,  la  mortalité  s'est 
élevée  à  t,2  pour  loo  chez  les  malades  opérés,  à  30  pour  100 
chez  les  non-opérés.  Ce  n'est  pas  encore  ce  résultat  qui  termi- 
nera la  discussion. 

Naturellement  les  éclectiques  ont  cherché  à  concilier  les  deux 
partis.  Cela  dépend,  disent-ils,  de  la  marche  du  mal  et  de  la  na- 
ture du  pronostic.  Suivant  qu'on  déterminera  la  présence  ou 
l'absence  de  la  suppuration,  que  cette  suppuration  sera  circons- 
crite et  transformée  en  abcès,  ou  que  l'inflammation  s'étendra 
brusciuement,  la  formule  du  traitement  changera  du  tout  au 
tout. 

En  effet,  si  la  suppuration  n'a  pas  lieu,  la  guérison  spontanée 

DÉCEMBRE.  — 1901.  29 


450  REVUE  CANADIENNE 

sera  presque  certaine.  —  Si  la  suppuration  circonscrite  fait  ab- 
cès, la  guérison  spontanée  ne  sera  iplus  assurée,  car  l'abcès  peut 
s'ouvrir  dans  le  péritoine;  toutefois,  elle  aura  des  chances  de 
se  faire  par  ouverture  de  la  collection  purulente  à  la  peau  ou  à 
l'intestin,  ou  encore  par  résorption  ou  enkystement.  —  Si  la 
maladie  doit  se  généraliser,  mais  (lentement,  c'est  le  cas  où  l'o- 
pération faite  à  temps  peut  sauver  le  malade.  Mais  l'interven- 
tion chirurgicale  elle-même  deviendrait  illusoire  si  la  générali- 
sation avait  lieu  d'emblée. 

Tout  cela  est  clair  et,  en  principe,  je  n'y  fais  aucune  objec- 
tion. Mais,  je  vous  le  demande,  quel  usage  pratique  pourra-t- 
on faire  en  clinique  de  cette  classification  des  cas?  Coniment 
sur  ce  tableau  schématique  osera-t-on  affirmer,  pour  chaque 
malade  particulier,  si  le  chirurgien  doit  prendre  la  place  du  mé- 
decin ?  Il  faudrait,  pour  cela,  connaître  a  priori  la  nature  et  la 
gravité  de  la  crise  débutante,  et  c'est  précisément  ce  qu'on  ne 
sait  pas  faire. 

Conclura-t-on  donc,  commie  cela  se  fait  maintenant  pour  les 
maux  de  gorge,  que,  dans  la  crainte  du  plus  grand  mal,  il  faut 
dès  le  dé1)ut  traiter  toute  appendicite  comme  si  elle  devait  con- 
duire à  la  forme  grave  où  le  chirurgien  peut  intervenir  utile- 
ment ? 

Mais  ce  serait  trop  souvent  s'exiposer  sans  raison  à  une  opé- 
ration douloureuse  et  toujours  plus  ou  moins  dangereuse.  Nous 
ne  devons  pas  oublier  que  l'orgianisme  n'est  pas  créé  pour  le  fer 
de  l'opérateur  et  que  chacun  de  nous  a  le  droit  pour  le  moins, 
avant  de  se  livrer  au  bistouri,  de  savoir  ([u'il  était  impossible 
ou  déraisonnable  de  s'y  soustraire  ! 

Le  médecin  d'ailleurs  prétend  posséder  des  moyens  de  sou- 
lager le  mal.  Il  recommande  le  repos,  la  diète  absolue,  l'emploi 
des  vessies  de  glace  sur  la  fosse  iliaque.  —  A  mon  avis,  il  y  a 
mieu.x  encore.  L'étude  approfondie  du  mécanisme  des  réfrigé- 
rations me  i>ermet  de  recommander  dès  le  début  de  la  crise,  au 
lieu  de  vessies  de  glace,  les  compresses  froides  vinaigrées  pla- 
cées sur  le  ventre  tout  entier  et  renouvelées  de  demi-heure  en 


L'APPENDICITE  451 

demi-heure;  chaque  jour,  en  outre,  dans  les  crises  violentes,  le 
malade  doit  recevoir  pendant  une  heure,  matin  et  soir,  une  che- 
mise mouillée  froide,  avec  enveloppement  dans  une  couverture 
de  laine.  On  obtiendra  ainsi  un  effet  révulsif  et  éliminateur 
bien  supérieur  à  celui  qui  résulte  de  l'emploi  local  de  la  glace. 

Au  total,  l'impossibilité  de  reconnaître  au  début  la  gravité 
d'une  crise,  l'incertitude  du  bien  fondé  de  l'opération,  la  réelde 
efficacité  d'un  traitement  médical  énergique,  tout  cela  tend  à 
faire  rejeter  l'opportunité  de  cette  intervention  chirurgicale 
systématique  qu'on  cherche  à  nous  imposer. 

Reste  à  savoir  si,  la  crise  passée,  et  pour  éviter  le  retour  d'ac- 
cès plus  graves,  il  y  a  lieu,  pendant  cette  ,phase  de  repos,  de  re- 
courir au  chirurgien  pour  opérer  l'appendice.  On  vous  le  con- 
seillera sûrement.  Que  dis-je?  On  vous  l'a  déjà  conseillé  et 
vous  allez  peut-être  céder  à  des  sollicitations  pressantes.  Eh 
bien!  lisez  attentivement  le  dernier  chapitre;  il  vous  décidera, 
j'en  suis  sûr,  à  donner  une  réponse  négative. 

VII 

Nous  avons  entendu  l'enseignement  de  l'anatomie  et  de  la 
physiologie.  '  A  la  médecine  et  à  la  chirurgie  nous  avons  de- 
mandé leurs  lumières.  Elles  n'ont  guère  réussi  à  éclairer  le 
mystère  dont  s'enveloppe  l'appendicite  ni  à  écarter  les  incer- 
titudes de  son  traitement. 

Ne  nous  décourageons  pas  cependant,  car  l'hygiène  n'a  pas 
encore  été  consultée.  C'est  à  elle  que  doit  en  cette  matière, 
comme  en  beaucoup  d'autres,  rester  le  dernier  mot.  Vous  allez 
voir  d'ailleurs  comme  son  enseignement  clair  est  bien  fait  pour 
consoler  ceux  qu'pouvante  à  juste  titre  la  imarche  accélérée  du 
fléau. 

Mais,  entendons-nous  bien.  L'hygiène,  la  véritable  hygiène, 
n'est  pas,  comme  on  le  croit  habituellement,  l'art  de  désinfec- 
ter, stériliser,  aseptiser,  antiseptiser.  Ce,tte  manière  u'.tra-sim- 
pliste  de  comprendre  l'hygiène  la  ramènerait  à  tm  pur  massacre 


452  REVUE  CANADIENNE 

de  microbes,  et  vous  soupçonnez,  je  suppose,  que,  pour  se  bien 
porter,  il  y  a  autre  chose  que  cela  à  faire. 

L'hygiène  conduit  les  actes  de  la  vie,  et  règle  les  mœurs  de 
façon  à  équilibrer  le  mieux  possible  les  fonctions  de  l'organis- 
me, à  épanouir  les  puissances  vitales,  à  conserver  ainsi  ou  à  re- 
trouver l'incomparable  trésor  de  la  santé.  C'est  dans  un  heu- 
reux contact  avec  le  milieu  extérieur,  dans  un  usage  convenable 
de  matière  et  d'énergie  cosmique,  c'est,  en  un  mot,  dans  un 
harmonieux  échange,  ou,  comme  nous  disons  en  physiologie, 
dans  un  mctahoUsmc  bien  équilibré,  que  se  trouve  le  secret  de 
toute  hygiène  rationnelle  et  féconde  (").  Cette  harmonieuse 
nutrition  est  presque  impossible  avec  les  routines  et  les  pas- 
sions de  l'humanité.  L'estomac  et  l'intestin,  victimes  des  ty- 
rannies de  la  mode,  ou  des  préjugés  mondains,  reçoivent  les 
matières  les  moins  appropriées  à  leur  nature  et  à  leur  activité. 
Les  menus  modernes  ne  prodiguent-ils  ])as  crustacés,  mollus- 
ques, poissons,  volailles,  viandes  rouges  et  gibiers,  vins  géné- 
reux, cafés  et  liqueurs,  comme  s'ils  s'ingéniaient  à  choisir  les 
matières  échauffantes  qui  engendrent  le  plus  sûrement  l'inHani- 
mation  gastro-intestinale.  La  constipation  opiniâtre  se  révèle, 
élargissant  ]3rogressivement  le  cœcum.  Sous  cette  pres.sion, 
l'orifice  appendiculaire  devient  béant,  prêt  à  recevoir  le  corps 
étranger  ou  le  fragment  desséché  de  matière  fécale  qui  avec 
l'inflammation  achèvera  l'cruvre  de  désorganisation  de  la  ré- 
gion délicate. 

Ces  conséquences  presque  fatales  d'une  alimentation  échauf- 
fante et  surexcitante  ont  été  magistralement  exposées  par  le 
Dr  Lucas  Championnièrë.  dans  une  communication  faite  à 
l'.Aca'démie  de  Médecine  de  Paris,  le  19  février  dernier.  Ecou- 
tez le  savant  chirurgien  chef  de  l'hôpital  Saint-Louis: 


il)  Accessoirement  peut-être  vous  pourrez  faire  rentrer  dans  ce  |)roj;r:iinni(' 
les  clii'ses  qui  concernent  le  trop  redout*"'  et  trop  thiiatnatique  niic|nl)e.  iSi 
toutefois  les  règles  de  l'hygiène  pliy.«iologi<iuc  siénérale  sont  bien  ol).servées', 
le  reste  viendra  si  bien  par  surcroît  qu'on  ne  pensera  iionr  ainsi  dir/i  plus  au 
microbe  ni  à  l'antisepsie. 


L'APPENDICITE  ,  453 

"  Lors  des  infections  intestinales  et  surtout  sous_  l'influence 
lies  enconihrenicnts  intestinaux,  la  propagation  de  l'infection  peut 
se  faire  à  rappendice  et  là  elle  devient  l'origine  de  tous  les  mé- 
faits aigus  dont  on  vous  a  signalé  l'extrême  vio^lence.  .  ." 

■■  Il  est  certain  que,  dans  les  villes  dans  lesquelles  nous  oh- 
bcrvons  cette  extraordinaire  multiplication  de  rapi)endicite, 
l'alimentation  s'est  prodigieusement  transformée.  —  La  nour- 
riture animale  est  devenue  le  fond  de  l'a-imentation.  Le  mai- 
gre et  le  jeûne  ont  disparu  à  peu  près  de  nos  coutumes.  La 
consommation  de  la  viande  prend  des  proportions  extraordi- 
naires. .  .  —  Il  est  bien  remar<|uabi!e  que  la  fréquence  de  l'ap- 
pendicite est  plus  grande  encore  dans  les  pays  où  l'alimenta- 
tion par  la  viande  est  plus  répandue  encore  que  chez  nous,  en 
Angleterre,  en  Amérique.  Dans  les  grandes  vil'.es  des  Etats- 
Unis,  l'appendicite  est  si  répandue  qu'un  des  observateurs  les 
])lus  éminents,  Keen,  de  Philadelphie,  estime  que  le  tiers  de  la 
lK)])ulation  en  est  atteint ..." 

'■  J'ai  vu  un  I)on  nom1>re  d'appendicites  chez  de  jeunes  su- 
jets qui  avaient  été  élevés  avec  de  la  nourriture  animale  à  une 
époque  à  laquelle  l'a.imentation  doit  être  encore  exclusivement 
lactée.  .  ." 

Allant  plus  loin  que  son  illustre  confrère,  le  Dr  Albert  Robix 
blâme  non  seulement  l'usage  de  la  chair  animale,  mais  l'excès 
de  l'alimentation  azotée  par  les  œufs  ou  les  légumineuses  (ha- 
ricots, lentilles).  .  .  "  Parmi  les  causes  prédisposantes,  dit-il,  il 
en  est  une  cpii  figure  à  l'origine  d'un  nombre  considérable  d'ap- 
])endicites,  c'est  la  dyspepsie  hypersthénique  ou  hyperchlorhy- 
drie.  dans  laquelle  les  malades  consomment  généralement  une 
grande  quantité  d'alinuiits  a::otcs.  et  qui  s'accompagne,  dans  la 
plupart  des  cas,  de  la  stase  des  matières  fécales  aiuinnales.  siège 
de  fermentations  à  produits  irritants." 

La  presse  elle-même  s'est  émue  de  ces  déclarations.  Un  ré- 
dacteur du  Journal  est  allé  interviewer  le  Dr  Lucas  Ohampion- 
nière  qui,  dans  la  forme  plus  vivante  de  la  causerie,  a  encore 
accentué  son  opinion.  —  Sans  o.ser  .se  déclarer  nettement  pour 


454 


REVUE  CANADIENNE 


le  végétarisme,  l'iillustre  praticien  se  prononce  contre  l'usage 
habituel  de  la  chair.  Il  insiste  beaucoup  sur  ce  fait  que,  depuis 
quarante  ans,  l'alimentation  carnée  s'est  répandue  à  un  degré 
extraordinaire,  et  que  cet  excès  n'a  plus  aucun  correctif  dans 
les  pratiques  religieuses  qui  ne  sont  plus  suivies.  Et  il  conclut 
par  cette  importante  réflexion  :  "  Ualimcntatiim  canicc  ne  crée 
pas  les  sources  de  puissance  et  de  vigueur  qu'on  lui  attribue,  et  voici 
que  nous  la  prenons  sur  le  fait  d'une  infection  intestinale  qui  nous 
■menace  gravement  par  l'appendicite! .  .  ." 

Tout  commentaire  affaiblirait  la  portée  de  cette  parole  auto- 
risée et  presque  officielle.  Seule,  elle  a  placé  la  question  de 
l'appendicite  sur  son  vrai  terrain. 

Mais  à  vous  tous  qui  souffrez  gravement  de  l'intestin  et  c|ui 
redoutez  les  coups  de  la  terrible  maladie,  je  dis  encore  en  ter- 
minant : 

Vous  avez  la  solution  du  problème  (|ui  vous  incpiiétait.  Il  ne 
tient  donc  qu'à  vous  maintenant  d'échapper  à  l'appendicite. 
Prenez  la  résolution  d'abandonner  l'usage  habituel  de  la  chair 
et  des  matières  animales,  et  surtout,  quand  cette  résolution  se- 
ra prise,  TENEZ-LA  fermement!.  .  . 


5J.    Scfcurc. 


H    ?•  L3f^ 


DESILLUSION 


Avec  trente  deux  gravures,  par  M.  Mas. 


(Suite) 


IV 


Quelque  temps  se  passa,  laissant  Alexis  absolument  sous  le 
charme  du  rêve  qui  le  hantait.  Il  menait  en  apparence  sa  vie 
ordinaire,  se  rendant  exactement  à  son  bureau  et  y  accomplis- 
sant méthodiquement  sa  monotone  besogne;  et,  en  dehors  du 
ministère  il  appartenait  à  ses  habitudes  régulières  et  quoti- 
diennes, mais  une  seule  pensée  occupait  les  facultés  de  son  es- 
prit, à  tel  point  qu'il  marchait,  agissait  comme  un  automate, 
un  somnambule  dont  l'intelligence  est  absente.  Riche!  il  pou- 
vait être  riche  !  fabuleusement  riche,  plus  que  ses  espoirs,  quel 
que  insensés  qu'ils  aient  été,  le  lui  avaient  jamais  promis!.  .  . 
A  quoi  tenait  la  réalisation  de  celui-là,  qui  .surpassait  tous  les 
autres?  A  la  fi'déhté  d'un  homme  envers  un  souvenir.  Or,  y 
a-t-il  un  homme  fidèle?  Alexis  se  frottait  les  mains  de  joie  en 
constatant  l'imperfection  de  son  sexe  sous  ce  rapport,  et  qu'il 
n'y  a  pas  d'homme  de  trente-cinq  ans,  isolé  dans  la  vie,  sans 
enfants,  sans  famille  proche,  avec  une  nature  passionnée  com- 
me celle  du  comte  de  Cramans,  qui,  surtout,  ayant  pris  l'accou- 
tumance de  l'amour  et  du  charme  d'une  épouse,  puisse  résister 
à  certaines  séductions  féminines. 


456  REViUE.:.eANADlENNE 

Mais  ces  séductions,«que»que]quefois  le  hasard  ne  vienne  pas 
les  placer  sur  la  route  du  comte,  il  s'agissait  de  les  y  faire  sur- 
gir, et  c'était  à  Alexis  jgu 'appartenait  ce  soin.  Déjà,  mille  fois 
peut-être,  il  avait  évoq,Âé  riftiage  de  toutes  ks  jeunes  filles,  de 
toutes  les  jeunes  veuves  qu'il  connaissait,  cherchant,  parmi 
elles,  celle  qui  aurait  réuni  assez  de  grâce,  d'esprit  et  de  beauté 
pour  subjuguer  M.  de  Cramans  au  point  de  lui  faire  oublier, 
sinon  renier,  le  passé,  et  de  le  conduire  à  l'autel,  mais  il  n'en 
trouvait  pas. 

Celle-ci  eût  bien  eu  les  attraits  nécessaires  pour  remuer  un 
cœur  d'homme,  mais  l'intelligence  n'habitait  point  sa  jolie  tête. 
Celle-là,  qui  avait  beaucoup  d'esprit,  n'avait  pas  de  beauté. 
Cette  autre,  enfin,  qui  avait  autant  d'esprit  que  de  beauté,  n'a- 
vait point  de  cœur,  point  de  sensibilité,  point  de  tendresse,  et 
cela  perçait  assez  clairement  le  luasque  souriant,  pour  que 
(Ale.xis  le  devinait)  son  cousin,  nature  afTectueuse  au  premier 
chef  sous  son  ap])arente  froideur,  en  fiit  repoussé  à  jamais.  Car, 
pour  choisir  la  séductrice  au  pouvoir  de  laquelle  il  devait  suc- 
comber, Alexis  ne  devait  point,  il  s'en  rendait  compte,  consul- 
ter ses  préférences  et  ses  goûts  personnels,  mais  ceux  du 
comte,  ce  qui  était  d'autant  plus  difficile  qu'il  ne  les  connaissait 
qu'imparfaitement.  Comment  devait  être  celle  qui  pourrait  le 
charmer?  Blonde,  brune,  grande,  petite,  mince,  replète?  Ces 
questions  se  posaient  pour  le  physique;  et  au  moral  la  fallait-il 
douce  ou  résolue,  joyeuse  ou  mélancolique,  tendre  ou  passion- 
née, hardie  ou  timide,  réservée  ou  expansive?.  .  .  Quelle  per- 
plexité ! 

Pour  pénétrer  les  tendances  intimes  de  M.  de  Cramans, 
Alexis  n'avait  qu'une  notion  sûre  :  le  souvenir  de  sa  femme,  de 
cette  Elisabeth  (|ui.  du  premier  couj)  d'œil,  naguère,  l'avait 
conquis,  et  qu'il  avait  adorée.  Or,  Elisabeth  était  une  grande 
femme  blonde,  très  fraîche,  très  blanche,  très  svelte,  infiniment 
afîectueuse,  bonne,  simple,  avec  une  nature  joyeuse,  sincère, 
ouverte  c.ui  laissait  lire  au  fond  de  son  âme  de  cristal. 

Fallait-il  que  la  fenmie  qui  devait  la  remplacer  lui  fût  sem- 


DESILLUSION  457 

blable,  ou  la  loi  des  contrastes  était-elle  plus  puissante  que  l'en- 
chantement des  souvenirs,  et  la  fallait-il  tout  autre? 

Alexis  se  le  demandait  sans  cesse.  Lui,  peu  curieux  des 
femmes  en  général,  tout  entier  qu'il  était  à  ses  ambitions  se- 
crètes et  démesurées,  était  désormais  intéressé  par  toutes.  Il 
les  recherchait,  s'approchait  d'elles,  tentait  de  pénétrer  dans 
leur  intimité.  Il  cultivait  surtout  les  jeunes  fiWes,  les  très  jeunes 
veuves,  ce  qui,  dans  ses  relations,  faisait  dire  : 

—  M.  d'Erizel  cherche  à  se  marier. 

Et  l'on  s'étonnait  qu'il  fût  occupé  tantôt  de  celle-ci,  tantôt 
de  celle-là.  sans  prendre  autrement  garde,  —  lui  qu'on  savait 
ambitieux,  —  à  la  fortune,  ni  à  la  position  sociale.  C'est  que, 
])our  le  mariage  qu'il  avait  en  vue,  ces  questions  étaient  secon- 
daires. 11  se  demandait  'même  souvent  si  une  jeune  fille  sans 
dot.  ou  d'une  situation  de  famille  modeste,  n'eût  pas  été  plus 
apte  au  rôle  cju'il  désirait  lui  faire  jouer,  sans  l'en  prévenir.  Car 
celles-là,  lorsqu'elles  désirent  se  marier,  sont,  pour  plaire  aux 
hommes,  p'.us  ingénieuses  et  plus  adroites.  Une  jeune  per- 
sonne.qui  n'aurait  qu'à  choisir  ne  se  mettrait  peut-être  pas  en 
peine  de  consoler  ce  \euf  inconsolable,  à  moins  d'un  coup  de 
foudre,  assez  improbable  à  première  vue. 

Non  que  le  comte  ne  fût  très  capable  d'insj^rer  une  passion 
soudaine,  mais  son  deuil  le  privait  d'une  partie  de  ses  moyens 
et.  en  jjremier  lieu,  du  désir  de  plaire,  qui  est  le  plus  puissant 
parce  qu'il  met  en  jeu  tous  les  autres.  N'ayant  donc  guère  à 
compter  sur  !a  chance  d'un  amour  subit,  c[ue  M.  de  Cramans 
inspirerait  sans  le  chercher,  ni  le  vouloir,  il  valait  mieux  une 
jeune  fille  désirant  se  marier.  Mais,  d'un  autre  côté,  Césaire 
était  si  fin,  si  perspicace  !  S'il  sentait  qu'on  tentait  de  le  con- 
quérir, c'était  une  raison  pour  (|u'il  se  dérol)ât  aussitôt.  Po'ur 
remporter  cette  difficile  victoire,  il  eût  fallu  presque  l'impossi- 
ble :  une  femme  assez  bien  douée  ])our  le  charmer  et  qui,  une 
fois  son  attention  attirée  sur  lui.  ressentirait  à  son  endroit  assez 
de  sympathie,  sinon  tout  de  suite  assez  d'amour,  pour  jouer, 
avec  une  entière  bonne  foi,  le  jeu  qui  devait  l'amener  à  sa  merci. 


458  REVUE  CANADIENNE 

Et  dominé  par  ces  'préoccupations,  Alexis  passait  en  revue 
le  bataillon,  toujours  nombreux,  des  filles  sans  dot  et  à  marier, 
sans  y  trouver  la  perle  rare  qu'il  désirait,  mais  en  éveillant,  de 
ci,  de  là,  par  ses  assiduités  purement  enquêteuses,  des  espoirs 
d'un  soir,  des  rêves  d'avenir  d'une  heure,  que,  le  lendemain,  il 
décevait  chez  l'une  pour  les  inspirer  chez  l'autre. 

Pour  cette  recherche,  Alexis,  après  quelques  semaines  -de  re- 
traite, était  retourné  dans  le  monde.  Il  avait  fallu  ce  motif 
pour  l'y  décider.  Il  se  complaisait  dans  la  pensée  que,  portant 
le  deuil  d'une  proche  parente,  il  remplissait  un  devoir  d'héri- 
tier. Cette  constatation  matérielle  donnait  un  corps  à  ses  espé- 
rances, et  les  lui  faisait,  en  quelque  sorte,  toucher  du  doigt  dans 
une  certitude  qui  le  ravissait.  Aussi,  inconsciemment,  les  jjre- 
mières  fois  où  il  reparut  dans  les  salons  dont  il  était  le  familier, 
affecta-t-il  des  airs  mélancoliques  tout  à  fait  de  circonstance, 
c(ui  firent  se  demander  autour  de  lui  si  quelque  secrète  afïec- 
tion  d'enfance  ne  l'unissait  ])as  à  la  cousine  c[u"il  semblait  tant 
regretter. 

Cette  conjecture,  (jui  courut  de  bouche  en  oreille,  vint  à 
celles  d'Anaïs  Thirvenet.  Oui.  c'était  cela,  sans  doute,  il  avait 
aimé  Mme  la  comtesse  de  Cramans,  et  cela  lui  tenait  le  cœur 
fermé,  mais  maintenant  qu'elle  n'était  plus?  Son  apparente 
tristesse  émouvait  la  i)itié  tendre  de  la  jeune  fille,  dont  le  plus 
cher  désir  eût  été  de  l'en  consoler.  Mais  il  ne  semblait  point  la 
voir.  Il  ne  la  négligeait  pas,  pourtant,  il  s'en  savait  aimé,  et 
pas  un  homme  n'est  indifférent  au  sentiment  qu'il  inspire,  mê- 
me lorsqu'il  ne  le  partage  nullement.  Il  entretenait  son  enfan- 
tine passion  par  quelques  lieux  communs,  (pielques  tours  de 
valse,  quelques  compliments,  sans  se  rendre  nettement  compte 
de  l'odieux  de  sa  conduite. 

Un  moment  même,  il  l'avait  observée  de  ])lus  près,  et  cette 
attention,  soutenue  un  ou  deux  soirs,  avait  rempli  la  jeune  fille 
d'espérance  et  d'amour.  C'était  une  ingénue,  dans  la  force  du 
terme,  et  la  jeunesse  tendait  agréable  sa  fraîcheur  de  brune  au 
teint  de  blonde.    Aurait -elle  plu  au  comte?   La  certitiide  de  la 


DESILLUSION  459 

négative  éloigna  bientôt  d'elle  Alexis,  la  laissant  plus  naïve- 
ment éprise  et  quand  même  aveuglément  confiante  en  l'avenir. 

Ne  trouvant  pas  encore  la  sirène  qu'il  cherchait  pour  séduire 
son  cousin,  M.  d'Erize!,  sans  abandonner  ses  recherches,  prit 
souci  d'une  autre  partie  du  jeu  qu'il  voulait  jouer.  Pour  pré- 
senter une  femme  au  comte  de  Cramans,  ou  pour  simplement 
l'orienter,  sans  qu'il  s'en  doutât,  vers  le  but  caché  d'un  ma- 
riage, il  était  nécessaire  de  rester  avec  lui,  non  seulement  en 
bons  termes,  mais  même  sur  le  pied  d'une  intimité  aussi  étroite 
que  possible. 

Cela  non  plus  n'était  pas  facile,  â  distance,  avec  un  carac- 
tère aussi  fermé  que  celui  de  M.  de  Cramans  !  Il  n'était  pas 
question,  pour  Alexis,  de  se  rapprocher  de  lui,  il  ne  pouvait  le 
faire  sans  abandonner  sa  p'ace,  son  gagne-pain,  et  quelque  foi 
([u'il  ait  eue  dans  la  réussite  de  ses  projets,  le  passé  l'invitait  à 
la  prudence  et  la  lui  faisait  conserver.  Il  ne  restait  donc  à  Alexis, 
pour  se  rappeler  au  souvenir  de  son  cousin,  que  le  moyen  de  la 
correspondance. 

Bien  qu'il  ne  fût  point  écrivassier,  les  besoins  de  la  cause 
l'inspirant,  il  écrivit  au  comte  Césaire  une  longue  lettre,  supé- 
rieurement tournée,  en  laquelle  il  lui  disait  que  le  cher  souve- 
nir qui  les  unissait  dans  une  même  pensée  d'afïection  et  de  re- 
gret, ne  lui  permettait  pas  de  se  tenir  à  l'écart  d'un  parent 
éprouvé,  qu'il  voulait  l'assurer  de  sa  constante  sympathie  et 
savoir,  de  lui-même,  comment  il  se  trouvait  après  une  catas- 
trophe "  que  la  réflexion  hélas  !  devait,  après  l'étourdissement 
du  premier  coup,  lui  rendre  deux  fois  douloureuse." 

Il  y  en  avait  quatre  pages  sur  ce  ton  affectueux  et  ému.  Avant 
de  les  cacheter.  Alexis  les  relut,  puis  se  tâta  pour  savoir  si  c'é- 
tait bien  lui  qui  avait  écrit  cela,  et,  heureux  d'en  convenir,  il 
ajouta  à  part  lui,  d'un  air  enchanté  et  victorieux,  un  :  "  Décidé- 
ment je  deviens  très  fort,"  qui  confirma  la  confiance  qu'il  avait 
en  l'avenir  d'abord,  puis  en  lui-même,  pour  faire  tourner  cet 
avenir  au  gré  de  ses  désirs. 

Il  était  vraiment  "  très  fort,"  car  le  comte  de  Cramans,  ma!- 


460 


REVUE  CANADIENNE 


gré  la  perspicacité  (rune  nature  fine,  fut  complètement  <lupe 
de  la  bonne  foi  de  son  épître  et  des  sentiments  qu'il  y  témoi- 
gnait. Il  lui  répondit  poste  pour  poste  par  une  lettre  un  peu 
moins  longue,  mais  non  moins  affectueuse. 

Très  touché  du  souvenir  du  seul  parent  proche  qui  survécût 

à  sa  hien-aimée  Elisa- 
beth, il  le  remerciait 
(ra\-oir  pensé  à  tout 
le  prix  que  donnait,  à 
ses  témoignages  (de 
sympathie,  ses  liens  de 
sang  et  d'amitié  avec 
cdle  qu'il  pueurait,  car 
rien  de  ce  cjui  l'avait 
touché  ne  le  trouve- 
rait jamais  indifférent. 
Il  savait  donc  un  gré 
infini  à  Alexis  de  sa 
démarche,  et  accueil- 
lait a\ec  une  recon- 
naissance attendrie 
rex])ression  de  son 
affectueux  désir  de 
voir  continuer  leur  in- 
timité, Elisabeth,  mor- 
te ou  vivante,  restant 
toujours  entre  eux  ))our  les  réunir.  II  parlait  ensuite  de 
sa  douleivr  en  des  termes  mesurés,  dignes,  calmes,  qui  la  fai- 
.saient  deviner  profonde,  et  qui  inciuiétèrent  Alexis.  On  guérit 
plus  facilement  les  bruyants  désespoirs,  à  fleur  de  ])eau,  c(ue  ces 
chagrins  muets,  cachés  au  fond  de  l'être  (|u"i!s  dévorent  en  se- 
cret. 

Mais  le  comte  terminait  sur  une  phrase  cjui  ramena  l'espoir 
au  cœur  et  le  sourire  aux  lèvres  de  M.  d'Erizel.  Parlant  de  ses 
projets,  il  di.sait  : 


Avant  (le  le.s  cacheter,  .Me.xis  les  relui. 


DESILLUSION  461 

'■  Je  ne  retournerai  point  à  Paris  cet  Iiiver,  je  ne  saurais  m'é- 
loigner  de  la  chère  tombe  —  tout  ce  qui  me  reste,  avec  le  sou- 
venir, du  bonheur  perdu.  —  Je  ne  puis  donc  répondre  à  votre 
amical  "  au  revoir  "  par  un  terme  réciproque,  à  moins  que  vous 
ne  vous  décidiez,  vous,  à  venir  jusqu'à  Mirebois.  Je  n'ose  vous 
y  encourager,  car  la  perspective  n'aurait  rien  d'engageant  pour 
vous,  mais  je  tiens  à  vous  dire  que,  dans  le  présent  et  l'avenir, 
comme  dans  le  passé,  la  'même  cordiale  amitié  vous  y  recevra 
toujours." 

A  ces  derniers  mots,  Alexis  exulta,  car  une  pensée  venait  de 
lui  traverser  l'esprit.  Au  commencement  de  l'année,  il  avait 
deux  jours  de  congé,  il  irait  les  passer  à  Mirebois. 

La  veille  du  premier  jour  de  l'an,  donc,  sitôt  le  bureau  fermé, 
il  se  mit  en  route,  et  quand  il  arriva  à  Mirebois,  la  soirée  était 
déjà  très  avancée. 

Malgré  cela,  le  comte  l'attendait,  il  le  trouva  dans  le  vesti- 
bule. Rendu  muet  par  une  émotion  violente  en  revoyant  le  pa- 
rent, l'ami  d'enfance  de  sa  chère  femme,  M.  de  Cramans  tendit 
la  main  à  son  visiteur  nocturne  et  l'introduisit  dans  le  petit  sa- 
lon tendu  de  mousseline  à  fleurs,  que  sa  femme  habitait  ordi- 
nairement. Tout  y  était  resté  dans  l'ordre  accoutumé.  A  droite 
de  la  cheminée,  près  du  grand  fauteuil  où  la  comtesse  s'assey- 
ait habituellement,  la  petite  table  avait,  comme  naguère,  le  ro- 
man commencé  dans  la  couverture  de  peau  blanche  peinte  de 
fleurs  de  ])rintemps,  et  le  coupe-papier  d'ivoire  en  ouvrait  les 
])ages.  La  bonbonnière  de  vieux  Sèvres  était  à  côté,  et  la  i)e- 
tite  jardinière  d'argent  vieilli,  où  poussaient  de  minuscules  fou- 
gères, de  délicats  saxifrages. 

-\  droite  du  fauteuil,  à  l'encoignure  de  la  cheminée,  la  cor- 
beille à  ouvrage  en  osier  laqué  l)lanc,  trouée  de  rubans  roses, 
où  s'entassaient  une  tapisserie,  puis  un  tricot  de  laine  épaisse, 
—  quelque  ouxrage  de  bienfaisance  ;  —  et.  devant  le  siège  con- 
fortable, sur  le  tapis  moelleux,  le  coussin  oriental  où,  souvent, 
Alexis  avait  admiré  le  pied  mignon  de  la  comtesse,  dans  l'é- 
crin  de  son  soulier  de  satin. 


462  REVUE  CANADIENNE 

Un  peu  remué  de  oe  cadre  familier,  auquel  manquait  l'image 
charmante  qui  l'animait,  Alexis  s'avança  vers  un  grand  feu 
clair,  rendu  précieux  par  cette  nuit  d'hiver. 

—  Asseyez-vous,  lui  dit  le  comte,  lui  désignant  le  fauteuil  à 
gauche  d*  l'âtre. 

Et  il  prit  lui-même  un  escabeau. 

—  J'ai  votre  place,  fît  le  jeune  homme  en  s'excusant. 

■ —  Laissez-moi  vous  l'ofïrir,  répondit  le  comte,  au  lieu  de 
celle-ci,  fit-il  lui  désignant  la  vaste  bergère  de  soie  ancienne, 
qui  est  et  restera  éternellement  vide!.  .  . 

Puis  il  ne  parla  plus. 

Un  peu  embarrassé,  Alexis  reprit. 

—  Comment  vous  trouvez-vous,  mon  cher  Césaire,  depuis... 

—  Comme  on  /peut  être  quand  on  a  le  cœur  brisé,  mon  pau- 
vre ami,  répondit  le  comte. 

Et  il  se  tut  encore. 

—  J'ai  pensé,  reprit  le  jeune  homme,  que  ce  premier  de  l'an 
vous  trouverait  bien  seul,  bien  triste,  c'est  pourquoi  j'ai  tenu  à 
me  rapprocher  à  cette  date. 

—  Je  vous  en  sais  gré,  mon  ami,  votre  sympathie  m'e.st  chère 
et  votre  démarche  me  touche.  Elisabeth  vous  aimait  beaucoup  ; 
je  ne  puis  rien  vous  dire  de  plus  éloquent,  pour  vous  assurer  de 
mes  sentiments  à  votre  égard  et  du  point  auquel  l'amitié,  que 
vous  me  témoignez,  si  fidèle,  dans  mon  malheur,  m'a  trouvé 
sensible. 

—  Mon  pauvre  Césaire,  reprit  Alexis,  elle  est  très  sincère  ; 
moi  aussi  j'étais  profondément  attaché  à  ma  cousine;  il  m'est 
doux  de  l'aimer  encore  un  peu  en  vous,  et  elle  m'a  toujours 
montré  tant  de  bonté  que  c'est  pour  moi  un  devoir  de  recon- 
naissance autant  que  de  sympathie  personnelle  de  vous  entou- 
rer un  peu  et,  en  souvenir  d'elle,  d'apporter  qjuelque  conso'.a- 
tion,  quelque  apaisement,  si  faibles  qu'ils  puissent  être,  à  votre 
soufïrance. 

—  Je  vous  en  remercie,  Alexis,  dit  le  comte  très  ému,  mais 
se  dominant.  .  .  sur  ce  terrain,  vous  le  savez,  nous  nous  enten- 
drons toujours. 


DESILLUSION  463 

Alexis  respecta  les  lannes  que,  lui  senibla-t-il,  le  malheureux 
dévorait  sous  ses  paupières  abaissées. 
Au  bout  d'un  moment,  celui-ci  lui  dit  : 

—  Je  suis  un  très  mauvais  maître  de  maison,  mais  enfin,  j'ai 
pourtant  pensé  qu'à  cette  heure  tardive  vous  deviez  avoir  be- 
soin de  prendre  quelque  chose.  On  a  dû  vous  tenir  à  dîner,  à 
souper,  que  sais-je  ?  Voulez-vous  venir  à  la  salle  à  manger  ? 

—  Merci,  interrompit  Alexis,  j'ai  dîné  au  buffet  d'Amiens, 
je  n'ai  absolument  besoin  de  rien.  Mais  la  soirée  est  avancée, 
je  vais,  si  vous  me  le  permettez,  prendre  congé  de  vous. 

Le  comte  ne  s'y  opposant  pas,  ils  se  levèrent  tous  deux. 
Alexis  tourna  la  tête  vers  un  cartel  Louis  XV,  aippendu  au 
mur  et  qui  sonnait  minuit. 

—  Je  suis  confus,  dit-il,  d'avoir  ainsi  retardé  l'heure  de  votre 
repos  et  bouleversé  toutes  vos  habitudes. 

—  Ne  parlez  point  de  cela,  fit  le  comte  amèrement,  le  repos, 
je  n'en  connais  plus  guère;  quant  à  mes  habitudes,  je  les  eusse 
volontiers  dérangées  pour  vous,  mais  je  n'en  ai  plus,  je  ne  dé- 
pends plus  de  rien,  ni  de  personne;  rien  désormais  ne  me  re- 
tient, pas  plus  que  rien  me  me  pousse,  ma  vie  est  sans  projets, 
sans  exigences,  sans  devoirs,  sans  but  ! 

—  Mon  pauvre  ami  !  fit  Alexis,  avec  un  attendrissement  tel- 
lement bien  simulé  qu'il  devait  y  entrer  une  part  de  vérité. 

Les  deu.x  hommes  se  serrèrent  la  main,  puis  se  séparèrent,  et 
Alexis,  resté  seul  dans  la  chambre  qui  lui  avait  été  préparée, 
eut  l'involontaire  frisson  d'une  impression  douloureusement  dé- 
sagréable. Le  spectacle  de  la  grande  demeure  en  deuil  et  de 
la  profonde  affliction  du  comte  l'avait,  malgré  lui,  remué  et 
glacé  tout  à  la  fois. 

—  Brr.  .  ..  fit-il  à  part  lui.  sans  l'intérêt  puissant  qui  m'y 
amène,  du  diable  si  je  serais  jiamais  venu  en  cette  galère! 

Le  lendemain,  retrouvant  son  cousin  dans  le  petit  .salon  à 
fleurs,  la  force  de  l'habitude  amena  sur  ses  lèvres  la  formule 
(l'un  souhait.  La  réflexion  l'y  retint,  mais  une  brève  hésitation 
lui  fit  se  demander  s'il  convenait  vraiment  qu'il  restât  muet  sur 


i 


464  REVUE  CANADIENNE 

cette  circonstance  de  renouvellement  d'année,  pértexte  à  pro- 
testations d'affection  et  de  dévouement. 

—  Mon  cher  Césaire,  commença-t-il,  1890...  a  été  bien 
cruel. 

—  Ah  !  interrompit  le  comte  avec  une  véritable  angoisse, 
pas  de  vœux  de  bonheur  à  un  désespéré  ! 

—  Je  .ne  voulais  pas  vous  en  faire,  dit  Alexis,  se  reprenant. 
et  je  sais  bien  qu'avec  1890,  hélas!  n'est  pas  close  votre  épreu- 
ve, la  catastrophe  qui  vous  frappe  étant  de  celles  qui  durent  une 
vie;  mais  je  voulais  vous  dire  q^ue  je  n'oublie  pas  votre  douleur, 
et  qu'en  ce  jour  qui  la  ravive,  j'y  suis  particulièrement  associé. 

—  Merci,  fit  le  comte,  et  à  votre  tour  pardonnez-moi  cette 
amertume  dont  l'expression  m'a  échappé,  il  faut,  voyez-vous, 
être  indulgent  à  ceux  qui  souffrent  :  l'indulgence  est  une  des 
formes  de  la  pitié. 

—  Si  vous  en  aviez  besoin,  Césaire,  je  n'en  manquerais  pas, 
répondit  Alexis. 

Les  deux  hommes  s'assirent  :  Alexis,  respectant  scrupuleu- 
sement le  fauteuil  de  la  morte,  ainsi  que  le  comte,  la  veille,  lui 
en  avait  délicatement  exprimé  le  désir.  Et  vraiment,  ainsi,  sa 
place  restant  vide  -entre  eux,  dans  ce  petit  appartement  où 
étaient  demeurés  tous  les  vestiges  de  son  habituelle  présence, 
il  semblait  (pi'elle  n'en  était  (|ue  temporairement  absente, 
tju'on  l'y  attendait,  et,  (ju'à  un  moment  ou  l'autre,  on  allait  l'y 
voir  rentrer,  souriante,  parée  de  sa  jeunesse,  de  sa  beauté  et  de 
son  triom])bant  bonheur. 

Ils  causèrent;  pour  le  faire,  le  comte  s'imposait  un  \isible 
effort.  11  vivait  si  seul  avec  sa  douleur,  si  absorbé  par  son  uni- 
c|ue  .sentiment,  (|ue  toute  manifestation  de  l'intelligence  (|ui  l'en 
détachait,  était  pour  lui  une  souffrance.  11  ne  se  déroba  ])as, 
pourtant,  devant  elle.  Touché  de  la  visite  d'Alexis,  —  surtout 
à  cause  de  sa  parenté  avec  Elisabeth,  qui  le  rendait,  à  ses  yeux, 
encore  quelque  chose  d'elle,  —  il  ne  voulait  pas  décourager 
son  amitié,  qu'il  croyait  désintéres.sée  et  .sincère.  Il  se  violenta 
donc  un  peu  pour  parler  des  faits  courants  de  ce  monde,  des 


DESILLUSION  465 

événements  du  jour,  de  la  politique.  Alexis  remarqua  avec 
stupeur  que  ces  choses  qui,  naguère,  le  passionnaient,  non  seu- 
lement le  laissaient  indifïérent,  mais  encore  qu'il  n'était  même 
pas  au  courant  de  celles  qui  s'étaient  passées  depuis  six  se- 
maines. Il  en  eut  l'exp'ication  quelques  instants  plus  tard  où, 
s'étant  approché  de  la  fenêtre,  il  vit,  sur  une  table  d'encoignure, 
un  amoncellement  de  journaux,  dont  les  bandes  étaient  presque 
toutes  intactes.  Sa  surprise  fut  telle  qu'il  n'en  put  retenir  l'ex- 
pression. 

—  Quoi!    dit-il,  vous  ne  lisez  même  plus  vos  journau.x? 

Le  comte  eut  l'attitude  d'un  enfant  pris  en  faute  et,  avec  un 
navrant  sourire,  .secoua  négativement  la  tête. 

—  Césaire  !   fit  Alexis  avec  un  geste  de  reproche  afïectueux. 

—  Que  voulez-vous  !  répondit  le  comte,  la  curiosité  est 
morte  en  moi,  comme  l'intérêt,  comme  tout  autre  sentiment. 

Et  se  levant,  il  se  retourna  pour  cacher  .ses  yeux  remplis  de 
larmes. 

Sauf  ces  allusions,  M.  de  Cramans  ne  parlait  point  de  sa  dou- 
leur, de  ses  regrets,  ni  même  de  sa  femme.  A'.exis,  moins  dé- 
licat et  ne  comprenant  ni  l'exquise  pudeur  qui  le  retenait,  ni 
cette  crainte  qu'il  avait  de  ne  pas  se  dominer  devant  l'évocation 
des  chers  souvenirs,  ne  s'expliquait  pas  ce  silence.  A  plusieurs 
reprises,  i!  avait  essayé  de  prononcer  le  nom  de  la  comtesse,  de 
rappeler  d'elle  tel  ou  tel  trait,  Césaire  avait  volontairement 
laissé  tomi:)er  la  conversation. 

Tout  le  jour  de  l'an,  le  comte  resta  enfermé  au  château.  Il  en 
donna  la  raison  à  M.  d'Erizel. 

—  Je  ne  veux  pas,  lui  dit-il,  m'exposer  aux  vœux  aussi  nom- 
breux qu'intéressés  de  tout  le  village.  Mon  régisseur  est  char- 
gé de  les  recevoir  et  de  les  récompenser;  aussi  ne  me  montre- 
rai-je  pas  aujourd'hui;  mais  je  ne  prétends  pas  vous  garder 
prisonnier,  et  si  un  tour  de  parc  vous-  dit  quelque  chose,  même 
le  fusil  sur  l'épaule?.  .  . 

Alexis  comprit  qu'un  peu  de  solitude  ferait  autant  de  bien 
à  son  cousin,  qu'un  peu  de  détente  à  lui-même,  dont  cette  at- 
DÉCEMBBE.  — 1901.  30 


46(i 


REVUE  CANADIENNE 


mosphère  ambiante  de  deuil  dépassait    les    forces.    Il  accepta 
donc  de  sortir,  mais  non  de  chasser. 

—  J'aurais  aussi  voulu,  dit-il,  accomplir  à  Mirebois  un  dou- 
loureux pèlerinage.  Je  ne  vous  en  ai  pas  encore  parlé,  parce 
que  j'ai  pensé  que  vous  y  étiez  allé  ce  matin. 

—  En  effet,  c'est  chaque  jour,  ma  première  sortie.  Si  vous 
le  souhaitez,  demain,  vous  pourrez  m'accompagner. 

Le  lendemain,  Ale.xis  suivit  le  comte  au  cimetière  et  pénétra 
avec  lui  dans  la  chaiJcHe  funéraire  où  des  fleurs  jetées  à  profu- 
sion couvraient  les  dalles.  Au  milieu  d'elles,  le  comte  s'age- 


nouilla. S'il  ne  professait  plus,-  ayant  ))erdu  la  foi,  la  religion 
de  la  prière,  il  avait  celle  de  la  tom])e.  Il  couvrit  son  visage 
dans  ses  mains,  et  .Alexis  crut  c'u'il  y  cachait  des  larmes. 

.\u  bout  de  (|ucl(|ucs  instants,  il  se  releva,  très  calme,  les 
yeux  secs,  comme  encouragé,  plutôt,  fortifié,  par  son  court  en- 
tretien avec  l'âme  qu'il  aimait  à  travers  la  mort. 

—  Pauvre  Elisabeth!  risqua  Alexis,  comprenant  (|u'il  fallait 
dire  (pielque  chose  et  ne  trenivant  rien. 

—  Ce  n'est  pas  elle  ([u'il  faut  plaindre!    répondit  le  comte. 
i!,t  comme  'il  refermait  la  grille  de  la  chapelle, 


DESILLUSION 


467 


—  Quelles  admirables  roses!  fit  Alexis,  toujours  pour  par- 
ler, montrant  celles  sous  lesquelles  disparaissait  la  pierre  sé- 
pulcrale. 

—  Elles  sont  arrivées  hier  de  Cannes.  Je  lui  en  offrais  tou- 
jours le  premier  janvier,  car  elle  les  aimait  beaucoup;  j'ai  con- 
tinué. .  .  Mettre  des  fleurs  sur  sa  tombe,  donner  du  pain  à  ses 
pauvres,  ce  sont  là,  je  puis  le  dire,  mes  deux  seules  occupations. 

Au  milieu  de  l'après-midi,  Alexis  se  disposa  à  partir. 

—  Je  ne  vous  retiens  pas,  dit  le  comte,  aussi  bien  je  sais 
qu'il  ne  vous  serait  pas  possible  de  rester  longtemps,  et  que 
vous  avez  déjà  fait  un  grand  effort  en  venant  jusqu'à  moi  ;  mais 
seriez-vous  même  libre,  j'aurais  scrupule  de  vous  garder  davan- 
tage, Mirebois  est  désormais  un  si  triste  séjour!  Pourtant,  si 
l'amitié  et  le  souvenir  vous  y  ramenaient,  sachez,  imon  cher  ami, 
avec  quelle  reconnaissance  vous  y  serez  reçu. 

—  Je  vous  remercie,  Césaire,  répondit  le  jeune  homme,  et, 
puisque  vous  m'y  autorisez,  je  reviendrai.  Je  suis  pour  vous,  je 
ne  me  le  dissimule  pas,  d'un  piètre  secours  et  d'une  faible  conso- 
lation, mais,  enfin,  tout  ce  que  je  puis,  je  vous  l'apporte. 

—  Et  je  vous  en  sais  gré.  Oui,  revenez,  et  quand,  quand.  .  . 
je  serai  plus  fort,  ajouta  le  comte,  en  hésitant,  croyez  que  j'au- 
rai une  grande  douceur  à  parler  û'elle  avec  vous. 

Ils  se  quittèrent  sur  ce  dernier  mot  et  A-exis,  remontant  dans 
la  voiture  qui  le  reconduisait  à  la  gare,  murmura  à  part  Uii  : 

—  Ce  sera  diantrement  difficile  ! 


91îar-u.    oFfota  H-. 


CA  suivre) 


PRIMAVERA  OU  SOUVENIRS  D'ETE 


Ji 


A  petite  Gkrmainh. 


OICI  que  Mai  prend  parure 


(^ifWI"  -^^  verdure. 


^ 


LT    II  a  chassé  la  froidure 
Et  ramène  le  beau  temps. 
Tout  refleurit  et  verdoie, 

C'est  la  joie, 
C'est  l'aimour  que  Dieu  renvoie, 
Tout  chante,  c'est  le  printemps. 

Les  fleurs  prennent  leurs  toilettes 

Violettes, 
Pervenches  et  pâquerettes 
Au  roi  soleil  font  leur  cour. 
Vers  elles  avec  tendresse 

Lui  se  baisse, 
De  ses  rayons  les  caresse 
Et  les  baise  avec  amour. 

L'hirondelle  est  revenue, 

Je  l'ai  vue. 
Pour  dire  sa  bienvenue 
Mille  oiseaux  chantent  en  choeur. 
Pour  tous  c'est  la  renaissance. 

L'espérance, 
La  joie  après  la  souff^rance, 
Aussi  quels  chants  de  bonheur. 


PRIMAVERA    OU    SOUVENIRS    D'ETE         469 

Entendez-vous  dans  la  ramui'e 

Ce  murmure? 
C'est  la  voix  de  la  nature 
Qui  chante  son  renouveau. 
Dirait-on  pas  une  mère  ' 

Toute  fière 
Quand  un  ange  à  sa  prière 
Vient  habiter  son  berceau? 

Ce  beau  printemps  c'est  l'image 

De  votre  âge, 
"V'otre  ciel  est  sans  nuage, 
Votre  cœur  est  ,sans  souci. 
Le  gracieux  polivole 

Toujours,  vole 
Sans  but  dans  sa  course  folle  : 
Ma  sœur,  vous  vivez  ainsi. 

Vous  dites  au  lis,  "  je  t'aime," 

Lis  vous-même, 
Vous  ceignez  un  diadème 
De  fleurs  moins  pures  que  vous. 
Votre  âme,  fleur  éternelle, 

Est  si  belle 
Que  Jésus  se  repose  en  elle: 
Les  anges  en  sont  jaloux. 

Que  Dieu  vous  garde  et  vous  mène, 

O  Germaine, 
Bijou  vivant,  fleur  humaine, 
Polivole,  oiseau  chanteur. 
Gardez  toujours  l'innocence 

De  l'enfance, 
Et  cultivez  la  semence 
Qui  germe  dans  votre  cœur. 


470 


REVUE  CANADIENNE 


Car  le  printemps  passe  vite, 

Ma  petite, 
Par  là  même,  il  vous  invite 
A  préparer  la  moisson. 
Ma  sœurette  puisse-t-elle 

Etre  belle; 
Que  sa  richesse  rappelle 
Cette  riche  floraison. 


c'3»C'tiriC     £cf€U. 


LES  CANADIENS  AUX  ETATS-UNIS 


He  wlio  is  false  to  présent  duty  breaks 
il  thread  in  tlie   loom,  and  may  find  a 
flaw  when  he  lias  forgotten  the  cause. 
Henry  Ward  Beecher. 

Le  Congrès  de  Springfield  a  marqué  une  époque  dans  l'his- 
toire des  Canadiens  établis  aux  Etats-Unis.  En  dépit  de  tout 
ce  qu'on  a  pu  en  dire  de  mal  —  et  en^core  ceux  qui  ont  voulu  le 
dénigrer  se  recrutent-ils  parmi  les  esprits  stériles  qui  se  ren- 
contrent sous  tous  les  cieux  — ^  il  a  été  une  sublime  manifesta- 
tion (le  J'âme  franco-américaine  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  cher 
et  de  plus  caractéristique.  Et  nous  nous  étonnons  de  constater 
((ue  des  compatriotes  n'y  voient  encore  (ju'une  oeuvre  inutile, 
sous  l'égoï.ste  et  fallacieux  iprétexte  que  tous  les  griefs  ides  ca- 
tholiques franco-américains  ne  sont  pas  déjà  redressés.  On 
était  moins  exigeant,  il  y  a  (|uelques  années.  Un  journal  de 
l'Ouest,  l'Eclio  de  Minnéapolis.  dit  naïvement  "  que  le  Congirès 
de  Springfield  n'aurait  rien  fait  de  pratiepte  s'il  n'avait  pas  adop- 
té des  résolutions  et  choi.si  le  Comiité  permanent."  Certes,  tant 
qu'on  s'attaquera  à  l'ceuvre  du  Congrès  avec  des  vérités  de  ce 
genre,  elle. ne  s'en  ])ortera  pas  plus  mal. 

Malheureusement  toute  cette  critique,  inoffensive  en  appa- 
rence, n'est  pas  sans  produire  certains  résultats  par  le  fait  seul 
(lu'elle  signale  à  nos  ennemis  un  état  de  faiblesse  qui  n'existe 
])as  en  réalité,  mais  que  nous  ne  devrions  pas  laisser  soupçon- 
ner. On  croit  q,ue  nous  ne  sommes  pas  unis  et  on  retarde  autant 
(|ue  possible  le.  règlement  des  c[uestions  en  litige.  Et  tout  cela 
pour  avoir  procuré  un  plaisir  de  légitimité  douteuse  à  quelques 
écrivains  qui  semblent  se  donner  la  mission  de  tout  mépriser 
]3arce  qu'ils  ne  se  sentent  pas  la  force  de  respecter  le  courage 
des  autres.  Mais  ce  ne  sont  là  Oiue  les  passagères  contrariétés  qm 
as.saillent  toutes  les  œuvres  généreuses  entreprises  pour  la  foi 
ou  le  ])atriotisme  :  ce  ne  sont  là  cpie  les  coléireuses  rafales  ([ui 
marquent  même  les  plus  sereines  traversées.  Il  suffît  que  le  but 
])oursuivi  n'échai^pe  ])as  à  l'esprit  des  lutteurs,  que  le  port  dé- 
siré ne  cesse  pas  d'ap])araître  à  la  direction  des  boussoles.  Le 
triomphe  serait  moins  beau,  le  voyage  manquerait  de  charme 
s'ils  ne  pos.sédaient  pas  les  ombres  qui  en  font  ressortir  les 
énergiques  et  indescriptibles  beautés. 


472  REVUE  CANADIENNE 

D'ailleurs,  pourquoi  les  Franco-Américains  échapperaient-ils 
à  la  loi  commune?  Les  privilèges  religieux  ou  politiques,  une 
fois  méconnus,  ne  sont  reconquis  qu'avec  le  concours  du  temps, 
cette  arme  victorieuse  des  persécutés  de  tous  les  âges.  Il  y  a 
cinquante  ans  que  les  nôtres  luttent,  au  nom  de  la  foi  qu'ils  pro- 
fessent, pour  la  conservation  de  leur  langue,  de  leurs  coutumes. 
Et  après  cinquante  ans  d'efforts  et  de  sacrifices,  c'est  à  peine  si 
nous  pouvons,  nous  les  fils,  entrevoir  le  règlement  de  griefs  cin- 
quante fois  exposés  et  de  demandes  systématiquement  refusées. 
Nous  luttons,  comime  luttent  les  troupes  de  renfort  lancées  à 
la  place  des  premiers  rangs  décimés,  quekiuefois  anéantis  par 
le  feu  de  l'ennemi.  C'est  un  drapeau  qu'it  s'agit  de  sauver. 
Nous  n'avons  pas  le  droit  d'exiger  de  ceux  qui  nous  ont  pré- 
cédés, une  victoire  que  nous  ne  connaîtrons  peut-être  pas  nous- 
mêmes.  Nous  n'avons  qu'un  mot  d'ordre  à  retenir:  char- 
geons !  chargeons  froidement,  sans  relâche,  avec  une  patience 
et  un  courage  capables  de  faire  contrepoids  à  la  tenace  obstina- 
tion de  nos  adversaires.  Ne  nous  décourageons  pas  si  la  lutte 
est  longue.  Nous  combattons  pour  un  jM-imcipe  sacré  qui  tient 
à  l'essence  même  de  notre  race,  un  principe  qui  doit  triompher 
et  que  sauront  défendre,  cpiand  nous  ne  serons  plus,  d'innom- 
brables phalanges  qui  se  fomient  déjà  en  rangs  serrés  derrière 
nous  et  où  nous  reconnaissons  avec  joie,  le  i)lus  beau  de  notre 
sang.  Nous  faisons  notre  part  du  travail  des  siècles  sur  les  évo- 
lutions populaires  et  si  nous  ne  devons  être  que  des  précurseurs, 
.soyons  au  moins  des  précurseurs  dignes  des  libertés  que  nous 
aiimons  si  ardemment. 

Le  Congrès  de  Springfield  n'avait  pas  promis  plus  que  cela. 
Oetpendant  le  ton  dont  il  a  été  accueilli  ilidique  déjà  d'une  façon 
disicrète  qu'il  va  dépasser  ses  promesses  en  devenant  une  sauve- 
garde contre  un  danger  qui  allait  fondre  sur  toutes  nos  sociétés 
nationales,  les  prendre  par  surprise  peut-être  et  les  entraîner 
dans  une  conspiration  dont  allés  devaient  être  les  premières 
victimes.  Nous  voulons  parler  d'un  projet  de  fédération  de 
toutes  les  sociétés  catlK)!ic|ues  des  Etats-Unis,  sous  l'unique 
vocable  de  "  American  Fédération  of  Catholic  Societies."  Nous 
conservons  'le  nom  anglais  afin  de  ne  pas  lui  enlever  le  cadiet 
"  saxonisateur  "  qui  en  inspire  l'idée  génératrice. 

Les  journaux  ont  parlé,  il  y  a  quek|ues  imois,  en  termes  ridi- 
culement exagérés,  de  ce  projet  de  fédération.  Naturellement, 
il  est  d'inspiration  irlandaise  et  a  surtout  pour  but  de  faire  dis- 
paraître, devant  les  intérêts  disciplinés  d'un  "  trust  "  social  im- 
mense, tous  les  ennuis  que  la  question  des  races  et  des  langues 


LES  CANADIENS  AUX  ETATS-UNIS  473 

suscite  chaque  jour  à  la  hiérarchie  américaine  —  il  faudrait 
dire  irlandaise  —  anglifiée  et  intolérante.  C'est  l'assimilation 
en  bloc  de  tous  les  groupes  nationaux  qui  composent  l'Eglise 
enseignée  aux  Etats-Unis.  Pour  un  coup  d'audace,  c'en  était 
un,  mais  il  était  trop  peu  déguisé  pour  devenir  ce  qiu'on  eîit  ap- 
pelé dans  la  suite  un  coup  de  maître.  Et  il  est  réellement  inté- 
ressant d'étudier  les  origines  et  les  chances  de  succès  d'un  (pro- 
jet comime  celui-là. 

Cette  féflération  en  herbe  "eut  des  commencements  assez 
obscurs,  malgré  la  réclame  tapageuse  qu'une  presse  trop  obli- 
geante a  bien  voulu  faire  autour  de  son  berceau.  Elle  est  née 
dans  une  pseudo-convention  tenue  à  Long  Bramch,  les  28  et  29 
août  dernier,  dans  une  pseudo-convention  où  on  n'a  entendu 
que  des  opinions  individuelles,  où  pas  une  société  n'était  repré- 
sentée officiellement  et  à  laquelle  cinquante  personnes,  tout  au 
plus,  ont  pris  part.  C'est  être  bien  loin  de  cette  réunion  repré- 
sentant 600,000  sociétaires  catholiques,  dont  parlèrent  alors 
certains  journaux  de  langue  anglaise. 

Puis  on  fait  le  silence  le  plus  complet  autour  des  délibéra- 
tions de  ce  congrès  en  miniature.  Mgr  McFaul.  évêque  de 
Trenton.  N.-J.,  est  l'âme  du  mouvement,  il  prononce  un  dis- 
cours où  il  e.xpose  le  but  de  la  "  fédération."  Ce  discours  n'a 
pas  été  rendu  public.  On  en  a  même  refusé  le  texte  à  des  jour- 
nalistes qui  en  ont  fait  la  demande.  Tout  ce  qu'on  en  sait  se 
résume  à  la  note  suivante  insérée  dans  les  minutes  de  l'assem- 
blée: "  Le  Très  Révérend  Evêque.  est-il  dit,  remercia  Father 
Cantvvell  (présiident  de  la  réunion)  «pour  ses  paroles  de  bien- 
venue, donna  un  court  exposé  du  mouvement,  le  progrès  qu'il 
a  fait  jusqu'ici,  et  par  ses  "  remarques  "  éloquentes  créa  beau- 
coup d'enthousiasme."  Voilà  un  enthousiasme  dont  nous  ne 
doutons  pas,  étant  données  les  circonstances,  mais  nous  eussions 
préféré  en  mieux  connaître  la  cause.  Le  rapporteur  voulait, 
sans  doute,  faire  un  court  rajjport  du  "  court  expo.sé  "  de  Mgr 
McFaul.  Il  a,  certes,  tro])  bien  réussi.  Pourquoi  ce  mystère? 
Est-ce  qu'un  projet  comme  celui-là,  un  projet  qui  doit  changer 
la  face  des  choses  dans  l'Eglise  américaine,  ne  méritait  pas  d'être 
exposé  sous  un  plus  grand  jour?  Il  y  a  là  une  lacune  regret- 
table que  les  "  fédéralistes  "  de  Long  Branch  auraient  dû  com- 
1)!er,  à  moins  qu'ils  n'eussent  c'uek|ue  chose  à  cacher,  et,  dans 
ce  cas,  nous  comprenons  leur  silence. 

Les  congressionnels  de  Long  Branch  se  sont  sé])arés  après 
s'être  donné  le  titre  de  "  représentants  de  plusieurs  sociétés  ca- 
tholiques des  Etats-Unis  d'Amérique  "  et  après  avoir  adopté 


474  REVUE  CANADIENNE 

des  règlements  qui  décrivent  comme  suit  (le  but  de  la  "  fédéra- 
tion "  :  "  Le  ibut  de  cette  fédération  est  de  danenter  les  liens 
de  fraternité  entre  les  laïques  catholiques  et  les  sociétés  catho- 
liques des  Etats-Unis  ;  de  proimou\'oir  les  intérêts  catholiques 
et  les  oeuvres  de  la  religion,  de  la  piété,  de  l'éducation,  !et  de  la 
charité."  Ces  mêmes  règlements  donnent  le  contrôle  de  la 
société  à  un  exécutif  composé  des  fonctionnaires  élus  et  d'un 
bureau  d'a\'iseurs  comi>o:sé  'des  arche\'èques  et  évêques  kIu  pays, 
qui  consentiront  à  s'adjoindre  cinq  (membres  laïques.  ^lainte- 
nant,  entrez  dans  cette  histoire-là,  groupes  généreux  qui,  depuis 
des  années,  luttez  pour  les  privilèges  qui  sont  la  sauvegarde  de 
votre  foi  et  l'orgueil  de  votre  noiiu,  et  l'assimilation  aura  bien- 
tôt raison  de  votre  résistance  ! 

Mais,  à  Long  Branch,  tout  n'était  qu'à  l'état  de  projet.  Une 
autre  convention  se  piréipare  {[ui  aura  lieu  à  Cincinmati,  Ohio, 
le  lo  décembre  prochain,  et  qui  doit  consommer  l'œuvre  ébau- 
chée à  la  première.  C'est  !e  temps  de  discuter  les  chances  de 
succès  du  rêve  des  fédéralistes.  Les  journaux,  renseignés  à 
source  autorisée  naturellement,  déclarent  déjà  c|ue  1500  délé- 
gués, au  bas  mot,  prendront  part  au  Congrès  de  Cincinnati. 
Ce  nombre  est  certainement  exagéré,  si  l'on  en  juge  par  l'op- 
ixïsition  sérieuse  que  ce  jjrojet  de  fédération  rencontre  un  peu 
partout.  Et,  même  s'il  était  exact,  il  serait  bien  faible  pour  re- 
présenter toutes  les  sociétés  catho!ic|ues  des  Etats-Unis.  Le 
Congrès  de  Springfield  n'intéressait  que  les  sociétés  catholiques 
franco-américaines  de  la  Nouvelle-Angleterre  et  de  l'Etat  de 
New-York;  cependant,  il  y  avait  là  huit  cent  quatorze  délégués 
officiellement  reconnus.  Il  est  inutile  de  dire  c|ue  tous  ceux 
((ui  étaient  au  congrès  de  Springfield,  n'iront  pas  à  celui  de 
Cincinnati. 

En  efïet,  les  catholiques  franco-américains  ne  sont  ])as  prêts 
à  accepter  les  promesses  fallacieuses  des  "  fédéralistes  "  irlan- 
dais. Ils  ont  assez  de  trouble  à  faire  redresser  les  griefs  dont  ils 
souffrent  aujourd'hui  pour  se  livrer  i>ieds  et  poings  liés  à  une 
organisation  contrôlée  i)ar  ceux  dont  ils  ont  à  se  'plaindre.  Les 
catholiques  franco-américains  ne  peuvent  discuter  une  fédéra- 
tion comme  celle-ilà  que  sur  le  terrain  des  droits  égaux.  Et 
tant  qu'on  ne  leur  aura  pas  rendu  justice,  ils  s'aibstiendront.  Les 
sociétés  mixtes  leur  ont  fait  trop  de  mal  pour  (|u'ils  .songent  à 
entrer  de  cœur  léger  dans  une  fédération  qui  ne  serait  pas  autre 
chose  qu'une  concentration  de  ces  mêmes  sociétés  mixtes. 
D'ailleurs,  nous  ne  sommes  pas  seuls  à  repousser  les  avances 
de  cette  fédération,  ([ui  est  déjà  reconntie  discrètement  conmie 


LES  CANADIENS  AUX  ETATS-UNIS  475 

le  commencement  d'une  immense  organisation  politique.  Les 
catholiques  allemands  la  repoussent  comme  nous;  les  catho- 
liques polonais  font  de  même. 

Le  président  et  secrétaire  du  congrès  du  "  Central  Vereiii  — 
fédération  des  sociétés  allemandes  —  recommande,  dans  une 
lettre  circulaire,  à  toutes  les  branches  de  sa  société  de  ne  pas 
envoyer  de  délégués  à  Cincinnati.  Et  la  critique  qu'il  a  sou- 
levée par  cette  attitude  a  tellement  peu  d'imiportance  qu'elle  a 
plutôt  mis  en  relief  le  sentiment  hostile  au  projet  de  Mgr  Mc- 
Faul,  chez  nos  coreligionnaires  allemands.  Et  la  presse  alle- 
mande qui,  à  diverses  reprises,  a  montré  beaucoup  de  sympa- 
thie aux  Canadiens-Français  dans  leurs  revendàcations  reli- 
gieuses, condamne  ouvertemnt  le  congrès  de  Cincinnati  ou 
s'abstient  d'en  parler.  Il  y  a  donc  un  échec  sérieux  pour  les 
"  fédéralistes  "  de  ce  côté-là. 

Les  catholiques  polonais  ont  également  répudié  la  "  fédéra- 
tion ''  ])roposée  à  Long  Branch,  et  cela  dans  un  congrès  qu'ils 
ont  tenu  à  Bufïalo,  N.-Y.,  deux  semaines  avant  celui  de  Spring- 
field.  Un  de  leurs  prêtres  les  plus  distingués,  le  révérend  John 
Kubacki,  de  East  Chicago,  Ind.,  écrit  ce  qui  suit  à  la  Rcvicw  de 
St-Louis,  Mo.,  le  journal  de  M.  Arthur  Preuss,  qui  encourageait 
un  peu  timidement  la  "  fédération  "  :  "  La  manière  dont  vous 
blâmez  les  Canadiens-Français  parce  qu'ils  ont  répudié  la  "  fé- 
dération des  sociétés  catholiques"  contraste  étrangement  avec 
l'approbation  que  vous  donnez  à  leurs  griefs.  Nous  avons  déjà 
une  "  phalange  formidable  "  à  opposer  à  "  nos  ennemis  du  de- 
hors "  dans  cette  fédération  d'institution  divine  qui  s'appelle 
l'Eglise  catholique,  et  nous  n'en  voulons  pas  d'autre.  Ce  serait 
lui  donner  un  méprisable  et  indigne  substitut.  En  outre  les  Ca- 
nadiens-Français sont  convaincus  que  la  fédération  proposée  ne 
serait  qu'un  moyen  fécond  de  "décatholiciser  "  l'Eglise  catho- 
lique, non  seulement  parmi  eux  dans  la  Nouvelle-Angleterre, 
mais  parmi  toutes  les  autres  nationalités  dispersées  dans  le 
pays.  , 

"  Votre  sympathie  pour  la  lutte  généreuse  entreprise  par  les 
Canadiens-Français  pour  leurs  droits  sacrés  "  pourrait  être  plus 
conséquente  avec  elle-même  et  pourrait  même  s'étendre  égale- 
ment à  toutes  les  nationalités.  Les  Polonais,  par  exemple, 
sont  dans  la  même  "  boîte  "  que  îles  Canadiens-Français,  avec 
cette  différence  qu'ils  sont  peut-être  dans  un  compartiment 
plus  étroit.  Ils  souffrent  des  abus  allemands,  surtout  dans  leur 
mère  patrie,  la  Pologne.  En  conséquence,  connne  les  Cana- 
diens-Français l'ont  fait,  ils  ont  tenu  un  congrès  à  Bufïalo,  N.- 


476  REVUE  CANADIENNE 

Y.,  deux  semaines  avant  celui  de  Springfield,  et  n'ont  rien  dit 
de  cette  "  fédération  "  parce  que  leur  sentiment  à  son  sujet 
étaii't  si  évidemment  hostile  qu'il  eût  été  absurde  de  l'exprimer 
avec  des  mots. 

"  Ces  deux  congrès  ont  été  faits  à  l'insu  l'un  de  l'autre  ;  ce- 
pendant, leurs  programmes,  leurs  griefs,  leurs  résolutions,  leurs 
méthodes  de  procéder  sont  presque  identiques,  sont  d'une  simi- 
litude étonnante.  C'est  une  coïncidence  significative.  Cela 
veut  dire  qu'il  en  est  "  d'autres  "  dont  les  droits  sacrés  sont 
foulés  aux  pieds."  Comme  les  Allemands,  aucune  nation  "  ne 
veut  de  l'esclavage  "'  et,  au  lieu  d'un  coup  de  foudre,  c'est  une 
fusillade  régulière  qui  éclatera  dans  le  ciel  de  Rome  lorsque  les 
nations  réaliseront  tous  leurs  torts.  Depuis  trop  longtemps 
déjà,  pour  le  bien  de  la  cause  catholique,  les  nations  les  ])lus 
fortes  par  le  nombre,  se  sont  servis  de  l'Eglise  ipour  "  dénationa- 
li,ser  "  les  victimes  de  leur  conquête.  Tl  ne  devrait  pas  en  être 
ainsi  dans  l'Eglise  catholique." 

Cette  opinion,  élmise  avec  un  peu  de  rudesse,  peut-être,  n'en 
reflète  c|ue  mieux  le  sentiment  de  nos  coreligionnaires  |)olonais 
sur  la  fédération  de  Mgr  McFaul.  Et  M.  l'abbé  Ivubacki  a 
d'autant  plus  droit  de  parler  franchement  en  cette  affaire  que 
ses  compatriotes  savent  surtout  res]:)ecter  les  droits  'des  autres. 
Ils  nous  offraient,  tout  dernièrement  encore,  un  exemple  d'im- 
partialité qu'il  serait  injuste  de  passer  sous  silence.  Nous  l'em- 
pruntons à  VAî'cnir  National  de  Manchester,  N.-H.,  qui  le  ra- 
conte ainsi  :    . 

"  Le  dernier  numéro  de  la  Rcvicxi'  de  St-T^ouis  contient  un 
article  sur  la  c|uestion  de  nationalité  dans  l'archidiocèse  de  Po- 
sen-Gne.sen,  dans  la  Pologne  allemande,  et  sur  les  idroits  res- 
pectifs en  matière  re'igieuse  des  fidèles  de  langue  allemande  et 
de  langue  polonaise,  cpii  peut  s'aii])li(|ucr  singulièrement  à  la 
position  des  Canadiens  aux  Etats-Unis. 

"  Les  princi]3es  émis  sur  cette  question  ipar  l'éminent  arche- 
vêque de  Posen,  Mgr  Stablewski,  méritent  une  sérieuse  consi- 
aubs^d  ;io.io  ou  ^Bj^jd  33  ■3nbqui;[î\- j  ap  i.-y-aioo  ao  api  uoniî.iap 
la  dualité  de  langue  est  un  ol)stac!e  à  la  sanctification  des  âmes 
et  à  la  propagation  de  l'idée  catholi(|ue.  .\u  contraire,  les  .\lle- 
mands  de  son  (hocèse  cpii  par'er.t  une  langue  étrangère  à  une 
nntre  partie  de  son  troupeau  .sont  l'objet  d'une  tendre  sollici- 
tude de  sa  part,  bien  que  l'archidiocèse  soit  en  grande  majo- 
rité de  nationailité  polonaise  et  que  rarclievê<|ue  lui-même  soit 
de  race  polonaise. 

"  En  conséc|uence  de  rinvasit)n  continue  d'Allemands  dans 


LES  CANADIENS  AUX  ETATS-UNIS  477 

les  paroisses  polonaises  et  de  Polonais  dans  des  paroisses  alle- 
mandes, des  difficultés  graves  s'étaient  élevées. 

"  Qu'a  fait  Mgr  Steblewki  pour  concilier  les  intérêts  divers  ? 
A-t-il  voulu  essayer  d'imposer  la  langue  de  la  majorité  à  la  mi- 
norité? Point  du  tout.  S'inspirant  du  principe  que  devant  Dieu 
et  l'Eglise  les  évêques  et  les  prêtres  sont  responsaibles  des  âmes 
de  tous  ceux  qui  dépendent  d'eux,  et  que  les  demi-mesures  ne 
donnent  jamais  satisfaction  à  aucun  parti,  il  a  formulé  deux 
principes  fondamentaux  que  la  Revieiv  reproduit  et  que  nous 
traduisons  de  l'anglais  comme  suit: 

1°  Chaque  nationalité  doit  être  desservie  conforunément  au 
nombre  de  ses  imembres  dans  la  paroisse.  Afin  d'obtenir  une 
base  certaine,  l'ordinaire  a  donné  instruction  à  chaque  prêtre 
ayant  charge  de  paroisse,  de  faire  une  liste  de  ses  paroissiens, 
donnant  la  nationalité  de  chacun,  cette  liste  devant  être  expo- 
sée publiquement  pendant  plusieurs  semaines,  de  manière  à  ce 
que  chacun  puisse  voir  qu'il  est  mis  sur  la  bonne  liste. 

2°  Aucune  nationalité  ne  perdra  la  propriété  d'une  église. 
Dans  les  paroisses  allemandes  où  l'on  faisait  des  sermons  en 
polonais,  les  Allemands  continueront  à  avoir  le  même  nombre 
de  sermons  et  à  la  même  heure  qu'auparavant,  les  sermons  po- 
lonais devant  être  donnés  à  un  autre  temps,  et  vice  versa. 

"  Ces  principes,"  dit  le  Volkszeitung  de  Cologne,  sont  simple- 
ment incontestables.  Ils  définissent  l'attitude  que  doit  prendre 
l'Eglise  chaque  fois  qu'il  y  a  conflit  entre  nationalités,  et  qu'elle 
prend  partout  quand  le  gouvernement  de  l'Eglise  est  entre  les 
mains  d'un  ordinaire  qui  a  pleine  conscience  de  ses  responsa- 
bilités. 

"  L'Eglise  doit  embrasser  avec  un  amour  égal  l<es  membres 
de  toutes  les  nationalités,  elle  doit  pourvoir  avec  une  égale  sol- 
licitude aux  besoins  spirituels  de  tous,  et  elle  doit  aussi  lés  pro- 
téger avec  une  fermeté  égale  contre  un  tort  quelconque.  Il  n'y 
a  pas  de  phuce  dans  l'Eglise  catholiciue  pour  l'idée  exagérée  de 
nationalité,  cette  grande  hérésie  de  nos  temps,  au  nom  de  la- 
quelle il  se  commet  tant  de  crimes.  Jamais  l'Eglise  ne  sacrifiera 
à  cette  idole,  jamais  elle  ne  prêtera  la  main  ipour  supprimer  ivne 
nationalité  en  faveur  d'une  autre.  L'ne  telle  conduite  la  ren- 
drait impropre  à  remplir  sa  tâche." 

"  Voilà  la  question  de  langue  dans  l'Eglise  assez  clairement 
définie,  n'est-ce  pas?  et  ces  renseignements  nous  viennent 
d'outre-mer.  Le  principe  catholique  qui  a  cours  sur  le  vieu.x; 
continent  doit  également  prévaloir  sur  le  sol  d'Amérique  où 
tant  de  nationalités  se  coudoient.     Si  ces  principes  n'ont  pas 


478  REVUE  CANADIENNE 

toujours  été  respectés  en  ce  pays,  comme  on  l'a  prétendu,  ils 
.n'en  sont  pas  moins  imimuaibles  ici  que  ilà-^sas,  et  quoi  qu'il  ad- 
vienne, avec  la  grâce  de  Dieu,  la  ;prière,  une  volonté  ferune  ide 
marcher  dans  les  droits  sentiers  et  d'éviter  les  écarts,  et  une 
conduite  respectueuse  vis-à-vis  l'autorité  établie,  ces  principes 
ne  sauraient  jaimais  être  pour  nous.  Franco- Américains,  un  vain 
mot." 

La  citation  qui  précède  nous  fournit  notre  conclusion  en  in- 
diquant il'unique  cause  qui  eng-age  les  Allemands,  les  Polonais  et 
les  Canadiens-Français  catholiques  à  repousser  la  fédération  qui 
.sera  proposée  à  Cincinnati.  Ah  !  si  l'on  savait,  si  l'on  voulait 
respecter  les  droits  de  tous,  que  de  choses  pourraient  être  ac- 
coimplies  sous  l'égide  bénie  des  libertés  religieuses  !  Mgr  Mc- 
Faul  serait-il  prêt  à  appliquer  dans  son  diocèse  les  principes  gé- 
néreux et  justes  consacrés  ipar  Mgr  Steblewski,  de  Posen-Gne- 
.sen?  C'est  son  voisin,  Mgr  O'Connor,  de  Newark,  N.-J.,  qui 
faisait  mettre  à  sac  une  église  canadienne  pendant  l'aibsenoe  de 
son  pasteur,  le  Rév.  M.  Larocque.  Et  quand  c'est  du  New-Jer- 
sey que  part  ce  mouvement  de  fédération,  doit-on  s'étonner 
s'il  ne  rencontre  pas  les  adhésions  qu'il  désire? 

Les  catholiques  franco-américains  n'ont  pas  créé  la  position 
particulière  où  ils  se  trouvent  vis-à-vis  la  hiérarchie  américaine. 
Ils  ne  repoussent  pas  l'union,  on  la  leur  refuse  en  les  maltrai- 
tant, et,  .dans  les  circonstances,  nous  ne  voyons  pas  pourquoi 
cette  fédération  de  sociétés  catholiques  recevrait  notre  con- 
cours. D'ailleurs,  elle  a  idéjà  'permis  à  quelques-uns  de  nos  pré- 
tendus amis  de  se  faire  mieux  connaître.  Parmi  les  plus  fervents 
adeptes  de  la  "  fédération  "  nous  retrouvons  les  Forestiers  Ca- 
tholiques, une  société  qui  nous  a  combattus  ouvertement  à  l'oc- 
casion du  Congrès  de  Springfield.  En  un  mot,  à  Cincinnati 
nous  ne  rencontrerions  pas  d'amis  et  nous  courrions  un  grand 
risque  d'y  trouver  autre  chose  que  des  indifférents.  D'ailleurs 
nous  savons  que  le  projet  est  désapprouvé  quasi  ouvertement 
par  des  évêques  ^distingués,  au  nomîjre  desquels  serait  Mgr  Ire- 
land  lui-même.  L'opinion  de  ces  derniers  confirme  trop  bien 
nos  appréhensions  pour  que  nous  commettions  la  faute  de  l'i- 
gnorer. 

Ju.squ'à  complet  redressement  de  nos  griefs,  une  seule  union 
nous  paraîtrait  désirable  :  celle  de  tous  les  groupes  qui  souffrent 
des  mêmes  abus  que  nous  et  combattent  pour  les  mêmes  privi- 
lèges. 

Woonsnckct,  R.-T.,  25  nov.  ujor. 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES 


La  session  française.  —  L,e  ministère  et  les  progressistes.  —  Sauvetage  et  fausse 
manœuvre.  —  Un  concert  de  reproches.  —  Le  budget  des  cultes  et  la  dénon- 
ciation du  Concordat. —  La  crise  franco-turque. — Un  succès  pour  la  France. 
— En  Angleterre. — Pléthore  de  discours.  -M.  Chamberlain  et  la  guerre. — 
Une  critique  sanglante  de  M.  John  Morley. — Sir  Michael  Hicks-Beacli  et 
les  finances.  —  Mécontentement  ministériel.  —  Dissensions  intestines.  — 
Y  aura-t-il  remaniement  ? — Sir  William  Harcourt. — Lord  Salisbury  au  ban- 
quet du  lord-maire. — Le  nouveau  prince  de  Galles. — Le  titre  royal . — LiHung 
.  Chang. —  Le  nouveau  traité  Hay-Pauncefote.—  La  défaite  de  Tammany. 
— Au  Canada. — Notes  littéraires. — Le  discours  académique  d'Edmond  Ros- 
tand.— Un  livre  posthume  de  Victor  Hugo. 

La  session  du  parlement  français  s'est  ouverte  le  22  octobre. 
Et  dès  son  'début,  le  néfaste  ministère  Walldeck  a  subi  un  assaut 
c|ui  aurait  t\m  lui  être  fatal,  s'il  n'avait  été  sauvé  ipar  quelques- 
uns  de  ses  adversaires.  Pendant  que  les  délégués  ouvriers  déli- 
béraient à  Saint-Etienne  sur  la  question  de  savoir  si  la  grève  gé- 
nérale serait  décrétée  (pour  le  i  er  novembre.  M.  Basly,  député  so- 
cialiste, déposait  devant  la  cbambre  une  proposition  concluant  : 
i^  à  l'établissement  dans  les  usines  et  minières  d'un  salaire  mi- 
nimum légal;  2°  à  la  fixation  d'une  retraite  au  moins  égale  à 
deux  francs  par  jour  après  \-ingt-icinic|  ans  de  travail;  3^  à  la 
réglementation  à  JTuit  beures  'de  la  durée  ,de  la  journée  de  tra- 
\ail.  Kt  M.  Basly  demandait  la  discussion  immédiate  de  sa 
proposition. 

Evidemment  M.  Waldeck-Rousseau,  quelque  lié  ciu'il  soit 
a\ec  les  collectivistes,  ne  ])ouvait  laisser  passer  cela.  Il  monta 
donc  à  la  tribune,  et  'd'un  ton  assez  trancliant  il  déclara  que  le 
gouvernement  repoussait  le  minimum  de  salaire,  qu'il  était  dis- 
]>osé  à  examiner  dans  c|uel!e  mesure  la  ,loi  de  1894,  sur  les  re- 
traites, pouvait  être  complétée,  et  qu'on  ne  saurait  songer  à  ré- 
duire la  journée  de  traivai'l  à  huit  heures,  sans  avoir  pris  toutes 
les  précautions  pour  que  la  production  nationale  ne  puisse  pas 
être  atteinte.  Là  dessus,  les  socialistes  protestèrent  énergi- 
quement.  M.  Viviani  prit  la  parole  pour  reprocher  au  minis- 
tère son  inaction  et  faire  peser  sur  sa  tète  la  res])onsabilité  de 


-180  REVUE  CANADIENNE 

la  grève  si  elle  éclatait.  Il  terminait  son  discours  par  cette  me- 
nace: "Il  faut  déterminer  les  responsabilités.  Il  faut  qu'on 
sache  que,  si  le  gouvernement  avait  rédigé  un  projet  de  loi,  il 
n'y  aurait  pas  de  réunion  iplénière  à  Saint-Etienne. 

Je  souhaite  que  les  ouvriers  mineurs  ne  soient  pas  acculés 
à  la  grève  générale,  mesure  grave,  qui  pourra  avoir  une  issue 
■meurtrière  ;  mais  je  suis  siir  qu'il  .n'est  ^ms  un  député  socia- 
liste qui  songe,  en  ce  cas,  à  faillir  à  ses  convictions;  qu'il  n'en 
est  pas  un  qui  voudra,  ce  jour-là,  ne  pas  se  trouver,  je  ne  dis 
pas  même  à  côté  des  mineurs,  mais  devant  eux  !  (Applaudisse- 
ments à  l'extrême  gauche.) 

La  chambre  se  trouvait  placée,  au  moment  du  vote,  dans  la 
.situation  suivante:  M.  Basly  demandait  la  discussion  immé- 
diate de  sa  proposition;  M.  Waldeck-Rousseau  la  repoussait 
nettement  au  nom  du  ministère.  Si  la  motion  Basly  pour  la 
discus-sion  immédiate  était  adoptée,  c'était  la  défaite  du  gou- 
vernement. Or  celui-ci  recrute  principalement  sa  majorité 
chez  les  radicaux  et  les  socialistes.  Le  gros  de  ces  derniers  vo- 
tant contre  lui,  l'échec  du  cabinet  était  certain,  du  moment  que 
tous  ses  adversaires  habituels  déposeraient  un  vote  hostile. 
Ou'est-il  arrivé?  Les  socialistes,  MM.  Viviani  et  Basly  en  tête, 
ont  voté  contre  le  ministère.  La  droite  imonarohique,  la  droite 
constitutionnelle  et  ralliée,  en  a  fait  autant,  suivant  ainsi  une 
tactique  indiciuée  ipar  la  circonstance.  Mais,  à  la  stupéfaction 
générale,  cent  trente  progressistes,  ennemis  déclarés  du  cabi- 
net, ont  voté  en  sa  faveur  et  contre  la  motion  Basly.  C'était  le 
saiut...  salnfcni  ex  inmkis!  En  effet,  le  ministère  n'a  eu  que  cpia- 
rante-cinc|  voix  de  majorité.  La  simple  abstention  de  MM. 
Méline,  Ribot  et  de  leurs  amis  jetait  Ijas  le  gouvernement. 
Cette  défaillance  a  produit  dans  les  cercles  parlementaires  et 
dans  la  presse  une  vive  émotion.  On  a  re])roché  amèrement 
aux  progressistes  cette  fausse  démarche.  Quand  on  bataille 
contre  un  cabinet  néfaste  comme  celui  du  sieur  Waldeck.  leur 
a-t-on  crié,  on  ne  lui  fait  pas  quartier  ;  on  profite  de  toutes  les 
chances  ipour  l'abattre.  Les  meniibres  du  groupe  Méline  ont 
voulu  invo<[uer  la  question  de  j^rincipes.  Nous  sommes  ennemis 
du  socialisme,  ont-ils  dit,  nous  ne  pouvions  voter  pour  la  pro- 
position Basly.  —  Il  ne  s'agissait  ]]as  d'apiprouver  les  idées  dti 
citoyen  Basly,  leur  a-t-on  répliqué,  mais  de  voter  pour  la  discus- 
sion immédiate  et  de  culbuter  le  gouvernement  qui  la  repous- 
sait. MM.  'de  Mun,  Jacques  Piou,  Cassagnac,  de  Mackau,  de 
Baudry  d'Asson,  qui  ont  voté  contre  le  ministère,  n'ont  rien 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES      481 

de  commun  avec  Je  parti  collectiviste.  Dans  l'arène  parlemen- 
taire, comme  à  la  guerre,  il  faut  avoir  de  la  tactique. — Les  pro- 
gressistes ont  évidemment  fait  un  faux  pas,  et  ils  en  ont  eu  de 
dures  nouvelles.  Un  membre  important  de  ce  groupe,  le  séna- 
teur Gotteron,  lui  a  envoyé  sa  démission  par  la  lettre  suivante  : 

"  Monsieur  le  président, 

"  A  la  suite  de  la  séance  d'hier  à  la  Ohambre  des  députés  où 
le  gouvernement  actuel  a  été  sauvé  par  le  vote  de  la  majorité 
des  députés  du  groupe  progressiste,  j'ai  l'honneur  de  vous 
adresser  ma  démission  de  membre  de  ce  groupe. 

"  Il  me  semble  complètement  inadmissible  qu'un  parti  poli- 
tique puisse  être  alternativement  antiministériel  quand  le  gou- 
vernement n'a  pas  besoin  de  ses  sufïrages,  et  ministériel  dès 
que  le  gouvernement  est  menacé  de  tomber  en  minorité. 

"  Le  vrai  danger  pour  le  pays,  ce  n'est  pas  la  grève  générale, 
mais  le  maintien  aux  affaires  du  cabinet  Waldeck-Rousseau 
et  de  ses  préfets  anarchistes. 

"  Veuillez  agréer,  etc .  .  . 

"  L.  Gotteron, 
"  Sénateur  de  la  Haute-Vienne." 

Un  autre  membre  du  même  grouipe,  M.  Maurice  Lasserre,  a 
aussi  envoyé  sa  démission  en  l'appuyant  des  mêmes  motifs. 

Les  journaux  antiministériels  ont  avec  raison  malmené  les 
progressistes.  Quelques  extraits  donneront  une  idée  du  ton  de 
la  presse  à  propos  de  cet  incident  parlementaire.  Voici  le  début 
d'un  article  de  la  Vérité  française:  "  Les  progressistes,  les  mo- 
dérés, les  mélinistes  —  que  chacun  les  nomme  à  sa  guise  —  ont 
donné  inardi  le  plus  lamentable  spectacle,  en  votant  avec  en- 
semble pour  le  ministère  que,  trop  justement,  ils  condamnent 
dans  leurs  discours. 

"Le  blâme  ne  leur  a  pas  été  ménagé;  nous  y  joignons  le 
nôtre,  et  ne  pouvons  taire  les  inquiétudes  qu'éveille  en  nous 
l'état  d'âme  vrai,  auquel  correspond  une  semblable  conduite." 
Ecoutez  maintenant  M.  Jules  Lemaître,  l'académicien  nationa- 
liste, dans  Y  Echo  de  Paris  :  "  Plus  de  la  .moitié  des  députés  pro- 
gressistes ont  sauvé,  mardi  dernier,  le  ministère  en  lui  donnant 
leurs  voix. 

"  Pourquoi  ?  Par  scrupule  ?  Parce  qu'ils  craignaient,  en  vo- 
tant la  discussion  immédiate  de  la  proposition  Basly,  de  pa- 
raître approuver  les  termes  de  cette  proposition  ?  Ils  pou- 
vaient être  tranquilles  :  personne  ne  leur  eiit  prêté  cette  pensée. 

DÉCEMBRE.— 1901.  31 


h 


482  REVUE  CANADIENNE 

"  Ou  bien,  ont-ils  voulu  sauver  M.  Waldeck-Rousseau  pour 
le  remercier  d'avoir  lui-même  "  sauvé  la  société"?  Elle  ne  me 
semble  pas  si  sauvée  que  cela.  Et  puis,  vraiment,  le  dernier 
geste  du  président  du  conseil  ne  méritait  pas  tant  de  reconnais- 
sance, ni  l'oubli  de  deux  années  de  crimes." 

Le  Gaulois  est  encore  plus  dur,  il  s'écrie  :  "  Ils  (les  progres- 
sistes) ne  veulent  pas  comprendre  que  les  plus  dangereux  en- 
nemis de  la  société  ne  sont  pas  les  agitateurs  disciplinés  et  ap- 
privoisés de  Saint-Etienne,  mais  bien  les  membres  du  caibinet 
qui  livre  la  France  aux  collectivistes. 

"  Une  formule  vaguement  conservatrice,  tombée  par  hasard 
des  lèvres  de  M.  Waldeck-Rousseau,  les  a  complètement  re- 
tournés, et  docilement,  sans  se  faire  prier,  ils  ont  comblé  les 
vides  laissés  dans  la  majorité  ministérielle  par  la  défection  mo- 
mentanée des  socialistes. 

"  Quand  ceux-ci  rentreront  au  bercail,  ce  qui  ne  saurait  tar- 
der, on  renverra  brutalement  les  modérés  à  leur  place,  et  les 
pauvres  gens  n'auront  même  pas  entrevu  la  prestigieuse  as- 
siette au  beurre." 

Pour  ce  qui  est  de  la  question  de  principes  et  de  scrupules, 
aucun  journal  m'a  plus  nettement  que  VUnivers,  démontré  l'er- 
reur du  parti  Méline:  "Nous  comprenons,  écrit  M.  Pierre 
Veuillot,  que  les  progressistes  aient  éprouvé  des  scrupules. 
Mais  nous  estimons  qu'ils  auraient  dii  les  vaincre.  La  cons- 
cience ne  permet  pas  de  voter  une  mesure  qu'on  trouve  mau- 
vaise en  soi,  même  s'il  en  pveut  résulter  la  chute  d'un  ministère 
néfaste,  parce  que  la  fin  ne  justifie  pas  les  moyens.  Se  basant 
sur  ce  principe,  les  progressistes  n'ont  pas  voulu  se  ranger  avec 
les  socialistes. 

"  Il  faudrait  donc  approuver  M.  Méline  et  son  groupe,  s'il 
s'était  agi  d'apprécier,  au  fond,  la  proposition  Basly.  Seulement, 
ce  n'était  pas  du  tout  cette  question  qui  se  posait.  On  pouvait 
fort  bien,  il  nous  semble,  voter  la  discussion  immédiate,  juste- 
ment pour  en  finir  plus  vite,  par  un  rejet  définitif,  avec  une  pro- 
position estimée  condamnable. 

"  Nous  regrettons  que  les  progressistes  n'aient  pas  eu  cette 
idée  fort  simple,  ou  l'aient  écartée,  si  elle  leur  est  venue  à  l'es- 
prit. Dans  le  vote  qu'ils  avaient  à  rendre,  aucun  principe  ne  se 
trouvait  en  jeu;  ce  n'était  qu'une  afïaire  de  tactique.  Ils  ont 
trop  cédé  à  la  préoccupation  de  se  montrer  hommes  de  gouver- 
nement. A  certaines  heures,  mieux  vaut  savoir  se  montrer  des 
hommes  d'opposition." 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES      483 

Tout  cela  est  absoluiment  sans  réplique.  Il  est  fort  probable 
que  MM.  Méline,  Ribot  et  leurs  amis  s'aiperçoivent  eux- 
mêmes,  après  coup,  qu'ils  ont  fait  une  maladroite  manœuvre  et 
commis  une  grosse  faute  politique.  Il  peut  maintenant  s'écou- 
ler bien  des  mois  avant  qu'ils  se  retrouvent  une  pareille  chance; 
ils  ne  la  retrouveront  peut-être  jamais. 

La  grève  générale,  que  l'on  redoutait  pour  le  premier  no- 
vembre, a  été  ajournée.  MM.  ries  collectivistes-anarchistes  ont 
daigné  accorder  un  sursis  à  la  société. 

Mais  les  radicaux  et  'les  sectaires  ne  semblent  pas  vouloir  en 
accorder  à  l'Eglise  et  à  la  religion.  La  loi  sur  les  associations  ne 
les  a  pas  satisfaits.  Ils  veulent  maintenant  aller  jusq.u'au  bout 
du  programme  maçonnique.  Leur  dernière  manifestation  dans 
ce  sens  a  été  le  rapport  de  la  commission  idu  budget  ou  règne 
l'esprit  du  Grand-Orient.  Ce  rapport  ^recommande  la  suppres- 
sion du  budget  des  cultes,  et  la  dénonciation  du  Concordat. 
Il  faut  voir  la  sereine  impudence  avec  laquelk  ces  instruments 
des  loges  proposent  cette  nouvelle  spoliation  et  cette  nouvelle 
violation  du  droit.  "  La  commission  du  budget,  disent-ils,  a 
décidé  la  suppression  du  budget  des  cultes,  dont  les  crédits  fi- 
guraient au  projet  de  budget  de  1902  pour  une  somme  de  42,- 
983,553  francs;  elle  a  également  supprimé  dans  les  budgets 
des  divers  départements  ministériels,  toutes  les  dépenses  affec- 
tées au  sevice  des  cultes  et  les  subventions  attribués  aux  œuvres 
confessionnelles,  ce  qui  représente  une  somme  de  1,608,238 
francs. 

"Cette  solution,  confonne  à  la  tradition  républicaine,  est  im- 
médiatement réalisable. 

"  Le  Parlement  a  voté,  dans  sa  dernière  session,  la  loi  sur  les 
associations  qui  est  la  préface  de  la  séparation  des  Eglises  et  de 
l'Etat.  Ll  appartient  maintenant  au  gouvernement  de  dénon- 
cer le  Concordat  et  au  Parlement  d'élaborer  une  loi  sur  la  police 
des  cultes  et  une  loi  réglant  la  situation  des  personnes.  Cette 
œuvre  n'est  pas  au-dessus  des  forces  du  Parlement  et  la  sépa- 
ration des  Eglises  et  de  l'Etat,  inscrite  dans  le  programme  de 
Gambetta,  peut-être  accomplie  avant  le  ler  janvier  1902,  non 
par  simple  suppression,  mais  par  voie  législative." 

Et  voilà  !  Les  radicaux  de  la  commission  du  budget  sont  évi- 
demment satisfaits  d'eux-mêmes  et  de  leur  idée.  N'est-elle  pas 
géniale,  en  effet.  Et,  sans  être  nouvelle,  n'est-elle  pas  d'une  spé- 
ciale opportunité,  en  ce  moment  où  le  ministre  des  finances 
est  mis  en  mauvaise  posture  par  un  déficit  toujours  grossissant. 


484  REVUE  CANADIENNE 

L'équilibre  budgétaire,  cet  objectif  insaississable,  la  commis- 
sion le  met  à  la  portée  de  M.  Caillaux.  Voici  les  43  millions  des 
cultes;  supprimons-les,  et  nous  sommes  à  flot!  —  Oui,  mais  le 
budget  des  cultes  est  sous  la  sauvegarde  du  Concordat.  Et  le 
Concordat  est  un  acte  bi-latéra'l,  un  traité  conclu  entre  deux 
puissances.  —  Qu'à  cela  ne  tienne,  dénonçons  ce  traité  solen- 
nel, de  notre  seule  autorité  ;  que  notre  volonté  soit  loi,  et  si  k 
Pape  n'est  pas  content,  qu'il  aille  .se  promener.  —  Mais  le  bud- 
get des  cultes,  stipulé  et  garanti  par  le  Concordat,  n'est  qu'une 
indemnité,  une  compensation  due  à  l'Eglise  pour  les  biens  dont 
^lle  était  la  légitime  propriétaire  et  dont  l'Etat  s'est  emparé.  — 
Peu  nous  importe;  à  bas  le  budget  des  cultes  et  le  Concordat! 

Raisonnez  donc  avec  ces  fous  furieux  !  Ils  sont  fermés  à  toute 
idée  de  justice,  de  loyauté  et  d'honneur.  Quel  résultat  obtien- 
dra cette  nouveille  tentative  de ila  secte?  A-t-elle  quelque  chance 
■de  réussir  durant  lia  présente  session  ?  Nous  ne  le  croyons  pas. 
Sans  doute,  M.  Waldeck-Rousseau  va  résister  encore  une  fois. 
11  ne  voudra  pas  se  jeter  dans  cette  aVenture  à  la  veille  des  élec- 
tions. Et  i'I  trouvera  une  majorité  pour  résister  avec  lui,  par 
des  raisons  d'opportunité  et  de  politique.  Mais  que  les  élections 
soient  mauvaises,  que  l'élément  raldical  et  socialiste,  ilont  le 
premier  ministre  est  le  complice,  en  sorte  fortifié  davantage, 
■que  la  droite  et  les  modérés  en  reviennent  plus  alïaiblis,  et  le 
Concordat,  le  budget  des  cultes  auront  vécu.  Il  ne  restera  plus 
alors  qu'à  faire  inaugurer  le  régime  de  93,  la  persécution  vio- 
lente, l'interdiction  du  culte,  l'exil  ou  la  mort.  A  bien  des  points 
de  vue,  donc,  les  élections  de  mai  1902  seront  décisives:  M.  Ar- 
thur Loth,  l'un  des  vétérans  de  la  presse  catholique,  termine 
par  ces  lignes  un  article  dans  la  Vérité  française  : 

"  Malgré  l'arideur  dont  se  montre  animée  pour  l'une  ou 
l'autre  solution  la  secte  dominante,  il  ne  sera  peut-être  pas 
donné  au  Parlement  actuel  de  couronner  l'œuvre  de  la  persécu- 
tion. Mais,  c'en  est  fait:  la  grande  question  esit  à  l'ordre  du 
jour,  et  il  n'y  a  plus  d'autre  chance  qu'elle  soit  écartée,  que  des 
élections  qui  changeraient  la  composition  de  la  prochaine 
Chambre  et  du  gouvernement." 

»  ♦  ■• 

L'imbroglio  franco-turc  s'est  dénoué  pacifiquement,  et  d'une 
manière  satisfaisante  pour  la  France.  Il  avait  été  causé  par  le 
refus  de  la  Turquie  de  régler  certaines  créances  de  citoyens 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES       485 

français,  et  certaines  rédlamations  au  sujet  de  quais  à  Constan- 
tinople;  outre  les  g-riefs  d'ordre  supérieur  intimemeint  liés  à  la 
question  du  protectorat  français  en  Orient.  Après  plusieurs 
échanges  de  notes  diplomatiques,  rainibassadeur  île  la  Répu- 
blique auprès  de  la  Sublime  Porte,  le  célèbre  M.  Constans, 
avait  quitté  l'ambassade,  ne  laissant  qu'un  chargé  d'affaires,  ce 
qui  était  le  préliminaire  de  la  rupture  des  relations  officielles 
entre  les  deux  pouvoirs.  Subséquemment,  et  vu  l'obstination 
de  la  Turquie,  le  gouvernement  français  se  détermina  à  faire 
une  démonstration  navale.  L'amiral  Gaillard  fut  envoyé  dans 
les  eaux  turques  avec  une  escadre  composée  de  sept  navires  de 
guerre.  Le  5  novembre,  il  arrivait  à  Mitylène  et  occupait  les 
trois  ports  de  l'île.  Cette  position  était  l'une  des  plus  fortes  de 
toute  la  Méditerranée  orientale.  De  Mitylène,  l'escadre  fran- 
çaise pouvait,  en  quelques  heures,  menacer  le  littoral  de  la  Tur- 
quie d'Europe,  ou  les  ports  de  la  Turquie  d'Asie.  L'attitude 
de  lia  France  était  approuvée  par  les  puissances  soit  explicite- 
ment, soit  tacitement.  Devant  les  extrémités  menaçantes  aux- 
quelles il  avait  à  faire  face,  le  sultan  a  cru  prudent  de  céder. 
D'après  les  journaux  de  Paris,  voici  tm  aperçu  des  termes  o'b- 
tenus  par  !e  gouvernement  français.  Reconnaissance  légale  des 
écoles  françaises  établies  en  Turquie,  reconnaissance  légale  de 
tous  les  établissements  de  bienfaisance  ou  de  culte  placés  sous 
la  protection  de  'a  France;  reconstruction  de  tous  les  couvents 
ou  écoles  détruits  en  1894  et  en  1896;  reconnaissance  du  pa- 
triarche chaldéen  (catholique)  Emmanuel.  Teilles  sont  les  ré- 
clamations relevées  par  V Agence  Havas  et  par  le  Tanps  dans  la 
note  que  M.  Bapst  a  fait  remettre  à  Tewfik-^pacha,  ministre  otto- 
man des  affaires  étrangères,  pour  riposter  aux  atermoiements 
qu'a  à  subir  le  règlement  des  quatre  affaires  d'ordre  matériel 
discutées  jusque-là,  à  savoir,  celle  des  quais,  des  marais  d'Ada- 
Bazar  et  des  créances  Tubini  et  Lorando.  C'est-à-dire  que  la 
France  a  vu  toutes  ses  réclamations  et  ses  demandes  reconnues 
et  accordées.  Il  est  clair  que  la  Turquie  aurait  mieux  fait  de 
céder  tout  d'abord,  au  lieu  de  s'exposer  à  subir  cette  nouvelle 
humiliation,  qu'elle  a  d'ailleurs  richement  méritée. 

Dans  ce  dénouement,  une  chose  nous  frappe.  N'est-il  pas  sin- 
gulier de  voir  le  gouvernement  Wakleck-Rousseau  subir  l'in- 
fluence de  la  tradition  française,  au  point  de  poser  à  l'extérieur 
en  patron  des  établissements  religieux  qu'il  persécute  en 
France? 


I 


486  REVUE  CANADIENNE 


En  Angleterre,  le  vent  est  aux  discours  politiques;  depuis 
quelques  semaines,  la  plupart  des  hommes  publics  en  vue  ont 
péroré  coram  populo.  Le  25  octobre,  M.  Chamberlain  a  adressé 
la  parole  à  8,000  auditeurs,  à  Edimibourg.  Il  a  naturellement 
parlé  de  la  guerre,  qu'il  a  déclarée  "  juste,  nécessaire,  inévi- 
table." Il  y  a  aujourd'hui  dans  l'empire  une  foule  de  loyaux 
sujets  qui  se  demandent  avec  angoisse  si  cette  triple  affirmation 
pourra  être  soutenue  devant  l'inipartiale  histoire.  Après  avoir 
rendu  hommage  à  l'intrépide  persévérance  des  Boërs,  le  secré- 
taire colonial  ajoute: 

"  Les  chefs  boërs  ont  déclaré  qu'ils  n'accepteraient  pas  une 
paix  qui  ne  'leur  donnerait  pas  l'indépendance.  Or,  cette  con- 
dition pourrait  peut-être  amener  la  paix,  mais  pas  sur  des  bases 
honorables  en  ce  qui  concerne  l'Angleterre  tout  au  moins. 
Nous  avons  ofïert  aux  Boërs  les  conditions  les  plus  avanta- 
geuses qu'un  vainqueur  puisse  ofifrir  à  un  vaincu. 

"  L'Angleterre  a  tout  fait  pour  éviter  la  guerre.  Elle  a  fait 
preuve  d'ime  patience  exemplaire  :  elle  a  même  failli  s'aliéner 
l'appui  de  ses  sujets  loyaux  du  sud  de  l'Afrique,  et  ces  condi- 
tions représentent  la  limite  des  concessions  que  l'Angleterre 
est  prête  à  consentir;  elles  représentent  lia  politique  définitive 
de  la  nation,  mais  elles  ne  seront  plus  désormais  présentées 
comme  des  conditions  de  paix.  La  guerre  doit  être  poursuivie 
jusqu'au  bout,  et  lorsque  le  moment  du  règlement  arrivera,  il 
sera  fait  en  sorte  que  le  danger  auquel  nous  avons  de  si  peu 
échappé  ne  se  renouvelle  jamais." 

•  M.  Chamberlain  dit  :  "  L'Angleterre  a  tout  fait  pour  éviter 
la  guerre."  En  changeant  un  peu  la  phrase,  pourrait-il  affir- 
mer qu'il  a  tout  fait,  lui,  pour  éviter  de  jeter  son  pays  dans 
cette  dévorante  entreprise  africaine?  Et  s'il  l'affirmait,  pour- 
rait-iil  le  prouver? 

Dans  le  même  discours  le  secrétaire  colonial  a  touché  la 
question  irlandaise.  Il  a  déclaré  que  la  représentation  de  l'Ir- 
lande aux  Communes  "  constitue  un  abus  et  un  scandale,"  et 
([ue  la  proportion  des  membres  irlanidais  est  injuste  pour  l'An- 
gleterre et  pour  l'Ecosse.  Le  cabinet  Sali.sbury  croit-il  qu'il 
est  bien  sage  de  soulever  une  pareille  question  dans  un  pareil 
moment?  Il  est  possible  que  la  représentation  de  l'Irlande  au 
parlement  britannique  soit  disproportionnée  avec  sa  population 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES      487 

actuelle.  Mais  en  traitant  cette  question  il  faut  se  placer  à  un 
point  de  vue  plus  élevé.  L'Irlande  n'est-el!e  pas  dans  une  si- 
tuation spéciale  vis-à-vis  l'Angleterre  et  l'Ecosse?  On  lui  a 
volé  son  parlement  autonome  en  1800,  on  a  refusé  de  le  lui 
rendre,  on  l'a  écrasée  durant  des  siècles  par  des  lois  iniques; 
n'a-t-elle  pas  droit  au  moins  à  ce  qu'on  respecte  ila  représen- 
tation qu'on  ilui  a  garantie  en  lui  arrachant  sa  liberté  législative  ? 

Si  le  gouvernement  anglais  s'engage  dans  cette  grosse  afïaire, 
il  va  déchaîner  tme  tempête  dont  on  ne  saurait  prévoir  l'issue. 
Le  problème  sud-africain  n'est-il  pas  assez  ardu,  sans  que  l'on 
crée  à  plaisir  un  nouveau  et  formidable  problème  irlandais? 
Lord  Salisbury,  le  duc  de  Devonshire,  M.  Balfour  vont-ils  donc 
emboîter  le  pas  derrière  M.  Chamberlain?  Cet  homme  a  du 
talent,  des  ressources,  une  trempe  d'acier,  mais  il  a  une  passion 
fatale  pour  les  aventures  et  les  crises. 

Quelques  jours  après  le  discours  de  M.  Chamberlain,  M. 
John  Morley  a  parlé  à  Arbroath,  en  Ecosse.  Il  a  fait  le  procès 
de  la  politique  ministérielile  dans  les  affaires  d'Afrique.  Après 
avoir  rappelé  ila  paix  et  la  tranquillité  dont  jouissaient  la  colonie 
du  Cap  et  les  républiques  d'Orange  et  du  Transvaal  avant 
iQOO,  il  a  tracé  un  émouvant  tableau  de  leur  situation  actuelle. 
"  Le  sang  et  l'argent  anglais,  a-t-il  dit,  inondent  les  deux  ré- 
publiques, qui  ont  maintenant  disparu.  Des  millliers  de  Boërs 
et  d'Anglais  sont  dans  la  tombe  ;  des  milliers  d'hommes  sont 
retenus  loin  de  leurs  foyers,  des  milliers  de  foyers  sont  détruits, 
de.q  milliers  de  vies  sont  brisées,  et  la  guerre  s'est  changée  en 
une  double  guerre,  dont  l'une  est  une  guerre  civile.  La  colonie 
anglaise  n'est  plus  libre.  Son  parlement  est  fermé. 

"  La  blessure  originaire,  qui  était  saine,  s'est  transformée  en 
ulcère  qui  ronge  la  colonie  du  Cap,  qui  ronge  le  sud  de  l'A- 
frique, qui  nous  ronge  nous-mêmes."  Comme  on  le  voit,  l'an- 
cien lieutenant  et  ile  futur  historien  de  M.  Gladstone  n'a  pas 
ménagé  ses  expres-sions.  Il  s'est  écrié  en  teriTiinant  :  "  La  so- 
lution de  ce  douloureux  problème  ne  saurait  être  laissée  aux 
soldats;  ce  serait  avouer  qu'on  manque  d'hommes  d'Etat." 

De  son  côté  le  chancelier  de  l'échiquier,  sir  Michael  Hicks- 
Beach  a  fait  un  discours  à  BristO'l,  et,  fort  naturellement,  il  a 
parlé  finances.  Sir  Michael  n'est  pas  optimiste  et  il  est  franc; 
peut-être  trop  pour  un  'ministre,  qui  n'est  pas  o'bligé  de  dire 
toujours  toute  la  vérité,  et  pour  qui  souvent  le  silence  e.s-t  d'or. 
Il  a  parlé  de  l'énorme  augmentation  des  dépenses,  a  fait  une 
revue  des  taxes  de  guerre  et  déclaré  que  les  appels  toujours 


I 


488  REVUE  CANADIENNE 

croissants  au  trésor  public  étaient  de  nature  à  faire  songer  sé- 
rieusement et  anxieusement  à  l'avenir.  "  Le  coût  de  la  guerre 
dans  le  Sud  de  l'Afrique  est  énorme,  a-t-iil  dit,  il  grossit  conti- 
nullement,  et  je  crains  d'être  obligé  l'année  prochaine  de  de- 
mander au  peuple  de  ce  pays  de  porter  des  fardeaux  encore  plus 
lourds  et  de  faire  des  sacrifices  encore  plus  grands."  Ce  discours 
pessimiste  a  causé  une  vive  sensation.  Un  de  ses  premiers  ré- 
sultats a  été  de  faire  baisser  les  fonds  publics  de  plusieurs 
points.  Les  collègues  du  chancelier  de  l'échiquier  ont  été  fort 
ennuyés  de  sa  sortie  intempestive,  si  l'on  en  croit  la  rumeur. 
Il  y  a  eu  une  séance  orageuse  du  cabinet  à  ce  propos.  Il  pa- 
raît que  tous  les  ministres,  même  ceux  qui  avaient  l'habitude  de 
sympathiser  avec  sir  Michael,  comme  M.  Balfour,  lui  ont  fait 
des  reproches.  Lord  Salisbury  lui-même  se  serait  montré  mé- 
content. Dans  les  cercles  pohtiques  on  a  parlé  de  la  démission 
du  chancelier  de  l'échiquier.  C'est  M.  Chamberlain  qui  est 
surtout  furieux  contre  sir  Michael.  Ils  n'ont  jamais  été  très 
amis,  et  l'année  dernière  ils  se  sont  heurtés  assez  violemment 
au  sujet  des  mesures  fiscales.  M.  Balfour  soutenait  alors  le 
ministre  des  finances.     Cette  fois,  il  l'a  abandonné. 

En  supposant  que  sir  Michael  Hicks-Beaoh  remettrait  son 
portefeuille,  qui  lui  succéderait?  On  prétend  qiue  ce  serait  pré- 
ciséiment  le  secrétaire  des  colonies.  Si  un  tel  fait  se  réalisait,  il 
serait  gros  de  conséquences.  L'un  de  ses  premiers  résuiltats 
serait,  dit-on,  l'adoption  d'un  nouveau  système  de  taxation  in- 
directe, qui  soulagerait  les  contribuables  de  Yincmne  fax  et  fa- 
voriserait les  relations  comimerciales  de  l'Angleterre  avec  ses  co- 
lonis  du  Canada,  de  l'AustralIie  et  d'ailleurs.  Mais  ce  rema- 
niement ministériel  aura-t-il  lieu?  A  notre  avis,  rien  n'est  plus 
incertain.  Sir  Michael  Hicks-Beach  est  un  tory  de  l'ancienne 
école  et  il  possède  un  grand  prestige  auprès  du  vieux  parti  con- 
servateur.   Son  départ  affaiblirait  certainement  le  ministère. 

*   :|c   * 

L'ancien  leader  de  l'opposition,  sir  William  Vemon-Har- 
court,  a  publié  dans  le  Times  une  longue  lettre  contre  la  poli- 
tique du  gouv.emement  et  sa  coinduite  de  la  guerre.  Cette  at- 
taque est  une  des  plus  vives  et  des  plus  véhémentes  auxquelles 
le  cabinet  se  soit  vu  en  butte  depuis  quelque  temps. 

Dans  son  discours  au  banquet  du  lord^inaire  de  Londres,  le 
9  novembre,  lord  Salisbury  a  fait  allusion  à  toutes  les  critiques 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES      489 

subies  par  le  cabinet.  "  Je  déplore  et  dénonce,  a-t-il  dit,  l'esprit 
pessimiste  qui  se  manifeste  si  fréquemment  dans  les  paroles 
de  quelques-uns  de  nos  hommes  puiblics,  au  sujet  de  la  guerre 
où  nous  somms  engagés.  Contrairement  aux  guerres  d'autre- 
fois, la  prise  de  la  capitale  ennemie  et  la  miise  en  déroute  de  ses 
forces  régulières  ne  constituent  plus  une  victoire  finale.  Il  faut 
maintenant  faire  face  à  un  système  de  guérilla  qui  doit  être 
lentement  et  efïectivement  comprimé.  Nous  faisons  des  pro- 
grès lents,  mais  constants."  En  dépit  de  ces  efforts  pour  toni- 
fier l'esprit  public,  le  discours  du  premier  ministre  n'a  pas  eu 
de  succès.  '  On  a  trouvé  généralement  qu'il  manquait  d'entrain. 

Dans  les  cercles  politiques,  on  affirme  que  le  gouvernement 
est  décidé  à  proposer  une  nouvelle  procédure  parlementaire,  afin 
de  triompher  de  l'obstruction.  D'après  ce  projet,  la  chambre  se 
réunirait  à  deux  heures  et  demie  au  heu  de  quatre,  les  affaires 
du  gouvernement  auraient  toujours  préséance  au  début  just^u'à 
la  suspension,  qui  durerait  de  sept  heures  et  demie  jusqu'à  neuf 
heures,  et  alors  les  interpellations  et  la  besogne  ordinaire  se- 
raient prises  en  considération  jusqu'à  minuit.  Actuellement 
les  interpellations  viennent  eu  premier  lieu  et  prêtent  à  l'obs- 
truction. On  doit  proposer  aussi,  paraît-il,  que  les  estimations 
budgétaires  soient  d'abord  étudiées  par  un  comité  nombreux, 
représentant  toutes  les  sections  de  la  chambre;  dans  ce  comité 
la  durée  des  discours  serait  limitée.  On  changerait  aussi  le 
mode  antique  et  incommode  de  prendre  le  vote,  et  on  adopte- 
rait le  système  des  parlements  du  continent.  Les  membres  qui 
causeraient  du  désordre  seraient  pilus  sévèrement  punis  pour  la 
première  offense,  suspendus  ipour  un  mois,  avec  aggravation  de 
peine  à  chaque  récidive,  et  les  délinquants  ne  pourraient  re- 
prendre leurs  sièges  avant  d'avoir  fait  amende  honorable  au 
parlement. 

Le  retour  du  duc  et  de  la  duchesse  d'York  en  Angleterre, 
après  leur  long  voyage  à  travers  l'empire  britannique,  a  été 
salué  par  une  imposante  démonstration.  Et  immédiatement 
après  l'arrivée  de  l'héritier  du  trône,  le  roi  lui  a  conféré  le  titre 
de  prince  de  Galles,  que  lui-même  a  si  longtemps  porté  et  qu'il 
avait  rendu  si  connu  dans  tout  l'univers.  Edouard  VII  lui 
aussi  portera  un  nouveau  titre.  La  Gazette  OfHcicUe  du  4  no- 
vembre contenait  une  proclamation  décrétant  que  désormais 
Sa  Majesté  s'appellerait  ainsi  :  Bdnardus  VU,  Dei  gratiâ  Bri- 
tanniarmn  et  terranim  transmarinaruni  qiiœ  in  ditione  sttnt  Bri- 
tannica, rex,  fidei  dcfensor,  Indice  impcrator.  —  Edouard  VII,  par 


490  REVUE  CANADIENNE 


la  grâce  de  Dieu,  roi  du  royaume-uni  et  des  possessions  britan- 
niques au  delà  des  mers,  défenseur  de  la  ifoi  et  empereur  des 


Indes. 


*  *  » 


Une  des  figures  les  plus  remarquables  des  pays  de  l'Extrême 
Orient,  Li-Hung-Chang,  le  célèbre  diplomate  et  homme  public 
chinois,  vient  de  disparaître  de  la  scène  du  monde.  Il  était  âgé 
de  80  ans.  Sa  naissance  assez  modeste  ne  semblait  pas  le  des- 
tiner aux  grandes  dignités  de  l'Etat.  Mais  son  ardeur  à  l'étude 
et  sa  vive  intelligence  lui  firent  remporter  une  série  de  succès 
dans  les  examens  successifs  qui  sont  la  clef  de  toutes  les  fonc- 
tions dans  le  Céleste  Empire.  lîl  était  sur  le  point  d'obtenir 
quelque  emploi  qui  le  mettrait  à  même  de  poursuivre  ses  études 
littéraires  quand  édlata  la  grande  et  sanglante  révolte  des  Tai- 
pings  qui  mit  en  danger  la  dynastie.  Ce  fut  l'oooasioin  ipour  Li- 
Hung-Chang  de  se  révéler  bomime  de  guerre.  Au  moment  où 
l'im^mense  armée  des  rebelles  marchait  sur  Pékin,  il  se  mit  à  la 
tête  d'une  troivpe  de  volontaires  et  harassa,  tellement  leur  ar- 
rière-garde qu'il  les  força  à  abandonner  leur  expédition.  Cet 
exploit  le  mit  en  évidence  ;  il  fut  investi  peu  de  temps  après  du 
commandement  des  troupes  imipériailes,  et  de  concert  avec  Je 
général  Ward,  il  eut  la  gloire  de  réprimer  cette  formidable  in- 
surrection. 

Il  devait  être  aussi  heureux  dans  le  chamip  de  la  diplomatie. 
En  1870,  lors  des  troubles  de  Tien-Tsin,  au  cours  desquels  la 
populace  fanatisée  contre  les  étrangers  avait  brûlé  le  consylat 
français  et  la  cathédrale  catholique  française,  assassiné  le  con- 
sul, les  prêtres  et  les  sœurs  de  l'orphelinat,  le  gouvernement 
français,  appuyé  par  tous  les  pouvoirs,  demanda  réparation.  Ce 
fut  Li-Hung-Chang  qui  fut  envoyé  pour  négocier  à  Tien-Tsin, 
avec  les  plus  amplles  pouvoirs.  Sa  mission  fut  couronnée  d'un 
plein  succès.  Après  ce  nouveau  service  rendu  à  l'empire  il  fut 
placé  à  la  tête  des  relations  étrangères.  Pendant  plus  d'un 
quart  de  siècle,  il  occupa  Je  poste  important  de  vice-roi  du  Chi- 
li, et  subséquemment,  il  devint  vice-roi  de  deux  importantes 
provinces  dont  Canton  est  la  capitale,  et  qui  renferment  une 
population  de  40  millions. 

Pendant  qu'il  était  vice-roi  du  Chi-li,  il  avait  été  chargé  d'or- 
ganiser une  armée  et  une  flotte  à  l'européenne.  Au  moment 
du  conflit  avec  le  Japon,  il  s'opposa  à  la  guerre,  mais  les  belli- 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES      491 

queux  de  Pékin  la  firent  décréter.  On  pensait  que  l'armée  et  la 
flotte  chinoises  étaient  en  état  de  tenir  tête  à  celles  du  Japon. 
Il  en  fut  tout  autrement.  Aux  premières  défaites,  Li-Hung- 
Chang  fut  disgracié.  Mais  quand  il  fallut  négocier  pour  la 
paix,  on  fut  forcé  de  recourir  à  ses  talents  et  à  son  expérience, 
et  il  fut  réinstallé  dans  ses  dignités.  Enfin,  Jors  des  récents 
événements,  tout  le  monde  connaît  le  rôle  prépondérant  qu'il 
a  joué  dans  les  conseils  de  son  pays  et  dans  les  négociations 
qui  ont  abouti  au  traité  de  Pékin. 

Li-Hung-Chang  avait  amassé  une  imimense  fortune.  Il  n'était 
pas  scrupuleux  quant  aux  moyens,  paraît-il.  On  affirme  qu'il 
était  le  particulier  le  plus  riche  du  monde. 


Les  dépêches  annoncent  un  nouveau  traité  Hay-Pauncefote, 
qui  abroge  le  traité  Claytoin-Bujlwer  de  manière  à  donner 
pleine  satisfaction  aux  Etats-Unis.  L'ambassadeur  d'Angle- 
terre et  le  secrétaire  d'Etat  américain  avaient  conclu  en  1899  un 
premier  traité  pour  modifier  celui  qui  avait  été  conclu  en  1890, 
au  sujet  de  la  construction  du  canal  de  Nicaragua.  Le  traité 
Clayton-Bu'lwer  contenait  des  stipulations  qui  garantissaient  à 
l'Angleterre  et  aux  Etats-Unis  des  droits  égaux,  qui  assu- 
raient la  neutralité  du  canal,  qui  défendaient,  par  exemple,  aux 
vaisseaux  de  guerre  de  stationner  dans  un  certain  rayon,  etc. 
Celui  de  1899  faisait  disparaître  quelques-unes  des  conditions 
favorables  à  l'Angleterre.  Mais  le  Sénat  de  Washington,  ne 
le  trouvant  pas  encore  assez  exclusivement  américain  dans  son 
esprit  et  ses  dispositions,  le  rejeta  sans  cérémonie.  Le  traité 
Clayton-Bulwer  restait  donc  en  foax:e.  Mais  tes  politiciens 
yankees  ne  rentendaient  pas  de  cette  oreille.  Un  traité  qui 
nous  gêne  !  la  belle  afïaire  !  On  le  déclare  abrogé  de  sa  seule 
autorité,  et  l'on  passe  outre  !  C'est  très  primitif  et  très  simple. 
Il  pouvait  y  avoir  une  autre  issue  ;  c'était  que  l'Angleterre  con- 
sentît à  de  nouvelles  et  plus  complètes  concessions.  C'est  fait, 
nous  annonce-t-on.  La  presse  américaine  exulte.  Mais  à 
Londres,  il  y  a  des  journaux,  comme  le  Globe,  qui  disent  :  "  A 
moins  que  lord  Pauncefote  et  le  secrétaire  Hay  n'aient  pris 
pour  base  de  leurs  négociations  le  principe  des  coimpensations, 
le  traité  aura  plutôt  pour  efïet  de  diminuer  l'amitié  des  deux 
peuples  que  de  l'augmenter.  Que  l'Angleterre  consente  à  ^iban- 
donner  ses  droits  sur  l'Isthme  sans  un  équivalent  tangible,  et 


492  REVUE  CANADIENNE 

avant  peu  elle  sera  invitée  à  se  retirer  des  Indes  Occidentales 
et  du  Canada  pour  ne  pas  dépilaire  au  chauvinisme  américain." 
Les  élections  municipales  qui  ont  eu  lieu  récemment  aux 
Etats-Unis,  ont  été  favorables  au  parti  républicain.  A  New- 
York,  le  fameux  Tammany  "  ring  "  a  été  battu.  M.  Seth  Low 
a  été  élu  maire  de  cette  gigantesque  municipa)lilé  à  une  majo- 
rité de  plus  de  vingt  mille  voix.  La  déroute  de  Tammany  a 
réjoui  tous  les  honnêtes  gens.  La  puissance  du  fameux  boss 
Croker  semble  avoir  été  brisée  pour  longtemps. 


Au  Canada,  les  événements  importants  sont  rares.  Nous 
traversons  une  période  de  calme  plat.  On  parle  en  ce  moment 
de  l'envoi  d'un  troisième  contingent  en  Afri<iue.  L'offre  en 
aurait  été  faite  le  printemps  dernier.  Et  maintenant  le  War 
Office  est  en  pourparlers  avec  le  cabinet  fédéral  à  ce  sujet.  Il 
s'agirait  d'un  détachement  de  600  cavaliers.  Le  département 
de  la  Milice  enrôlerait  les  hommes,  donnerait  les  commissions, 
et  le  gouvernement  anglais  paierait  les  dépenses.  Mais  à 
l'heure  où  nous  écrivons  ces  lignes,  le  ministère  fédéral  n'a 
encore  fait  aucune  communication  officielle  à  la  presse. 


Quelques  notes  littéraires,  avant  de  tenminer.  Dans  les 
cercles  académiques,  à  Paris,  on  se  préoccupe  beaucoup  de  l'i- 
dée qu'aurait  conçue  M.  Rostand  de  prononcer  en  vers  son  dis- 
cours de  réception.  Cela  n'est  contraire  à  aucun  texte,  à 
aucun  règlement.  Mais  c'est  contraire  aux  usages.  Un  ré- 
dacteur du  Temps  est  allé  questionner  à  ce  sujet  l'auteur  de 
V Aiglon:  "  Vous  n'êtes  pas  le  premier  à  me  demander  si  j'écrirai 
mon  discours  en  vers,  lui  a  dit  celui-ci.  De  divers  côtés  on  me 
conseille  de  le  faire  ainsi.  M.  Jules  Lemaître  entre  autres.  Mais 
la  vérité  m'oblige  à  vous  confesser  que  jusqu'ici  je  n'ai  pris 
aucune  résolution.  Je  ne  sais  pas.  Mon  laagage  en  prose,  en 
prose  publiée,  se  réduit  à  une  préface  que  j'ai  donnée  à  Jules 
Huret.  Le  reste  dort  dans  mes  cartons.  J'ai  toujours  sacrifié 
à  la  poésie,  et  cependant,  à  cette  heure,  je  pencherais  pour  le 
discours  en  prose.  En  ce  moment,  j'ai  fini  de  lire  et  d'étudier 
les  œuvres  de  Henri  de  Bornier.  Je  n'ai  pas  connu  l'homme;  je 
me  souviens  de  l'avoir  rencontré  une  ou  deux  fois.  Je  vais  me 
procurer  des  renseignements,  des  anecdotes  pour  la  partie  bio- 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES      493 

graphique.  Il  me  restera  à  voir  M.  Boissier  afin  de  lui  deman- 
der si  les  règlements  de  l'Académie  n'intiendiseTit  pas  le  discours 
en  vers,  puis  je  partirai  pour  Cambo.  C'est  là  que  je  prendrai 
la  plume  et  si  "  ça  me  chante  "  j'accorderai  ma  lyre." 

Le  reporter  est  ensuite  allé  interviewer  M.  Melchior  de  Vo- 
gué, qui  doit  recevoir  M.  Rostand  :  "  Savez-^ous,  lui  a-t-il  dit, 
que  M.  Rostand  est  capable  de  faire  son  discours  de  réception 
en  vers? 

"  M.  Halévy  m'a  dit  que  c'était  une  plaisanterie,  a  répondu 
M.  de  Vogiié.  Pour  mon  compte,  je  n'y  crois  pas  au  discours 
en  vers.  Certes,  il  n'y  a  pas  de  loi  qui  défende  cette  manifesta- 
tion poétique  —  et  tout  ce  que  la  loi  ne  défend  pas,  elle  le  per- 
met —  mais  la  tradition  n'est  point  sans  importance,  et  la  tra- 
dition est  pour  la  prose." 

Interrogé  à  son  tour,  le  secrétaire  perpétueil,  M.  Gaston 
Boissier  a  dit  que  pour  évoquer  les  idées,  les  œuvres  de  M. 
Henri  de  Bornier,  —  à  qui  M.  Rostand  succède,  —  les  vers 
pourraient  aller  fort  bien  ;  mais  pour  la  biographie  ? .  .  .  "Je  ne 
vois  guère  une  biographie  en  vers,"  s'est-il  écrié. 

Il  nous  semble  qu'après  'rinoroyable  four  de  sa  pièce  à  l'im- 
pératrice de  Russie,  le  brillant  dramaturge  devrait  se  reposer 
un  peu,  et  donner  à  l'Académie  de  la  prose,  aussi  poétique  qu'il 
le  voudra,  mais  de  la  prose  !  Il  est  certainement  incompréhen- 
sible que  l'étincelant  poète  qui  a  semé  tant  d'enlevantes  tirades 
dans  Cyrano  et  V Aiglon,  ait  pu  produire  un  morceau  aussi  par- 
faitement raté.  Il  y  a  là-dedans  .des  vers  qui  resteront  marqués 
d'un  ridicule  immortel  :  celui-ci  par  exemple,  qui  menace  de 
passer  à  l'état  de  balançoire,  et  que  lauteur  fait  dire  à  un  tapis 
d'Aubusson  foulé  par  le  pied  délicat  de  la  tsarine: 

Oh  !  oh  !  c'est  une  impératrice. 

Les  journaux  parisiens  annoncent  la  publication  d'un  nou- 
veau livre  posthume  de  Victor  Hugo.  Des  manuscrits  inédits 
du  grand  poète,  il  ne  reste  plus  à  publier  que  deux  volumes, 
un  volume  de  prose,  et  un  volume  de  vers.  Celui  qui  va  pa- 
raître prochainement  est  le  volume  de  prose.  M  sera  intitulé 
Post-scriptum  de  ma  vie.  Ces  pages,  d'après  le  Rappel,  "datent 
de  l'exil,  et  des  années  où  la  santé  de  Victor  Hugo  subissait 
une  crise  assez  grave.  Il  y  a  deux  parts  à  y  faire  ;  la  part  litté- 
raire et  la  part  philosophique  ;  dans  la  première  les  idées  sur 
l'art,  la  poésie  et  les  poètes;  dans  la  seconde,  les  hautes  médi- 
tations sur  l'âme  et  la  destinée,  sur  la  création  et  Dieu." 


494  REVUE  CANADIENNE 

Le  même  volume  contiendra  des  feuilles  volantes,  auxquelles 
Victor  Hugo  avait  donné  ce  titre:  Tas  de  pierres.  Ce  sont 
des  poésies  détachées.  "  L'ensemble,  dit  Je  même  journal, 
donne  ainsi  une  sorte  de  testament  de  la  pensée  du  poète,  la 
somme  de  son  expérience  et  de  sa  sagesse,  le  dernier  mot  de  sa 
critique  littéraire  et  de  sa  philosophie  religieuse." 

Puisse  ce  volume  ne  pas  être  un  recueil  de  blasphèmes  et 
de  sophismes  habillés  en  style  sibyllin  ! 

Québec,  25  novembre  1901. 


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A  NOS  LECTEURS 


Avec  ce  numéro  nous  terminons  notre  37e  année-  Nous  osons  nons  flatter 
d'avoir  rénssi  à  rendre  la  REVUE  digne  dn  Canada  français.  Il  nons  fait  plaisir  de 
constater,  qu'à  l'étranger,  elle  est  remarquée  et  qne  les  revues  et  journaux  de 
France,  d'Italie  et  des  Etats-Unis  font  souvent  mention  des  articles  de  notre  Revue 
Canadienne,  que  nous  désirons  mettre  à  la  hauteur  de  ses  sœurs  de  France.  Nous 
faisons  appel  à  nos  compatriotes  pour  nons  aider  dans  cette  entreprise  patriotique, 
et  nous  appelons  lenr  attention  sur  l'offre  qne  nons  faisons,  dans  la  partie  des 
annonces,  pour  les  engager  à  travailler  avec  nous. 

Avec  le  numéro  de  janvier  nous  reprendrons  la  reproduction  mensuelle  d'un 
chef-d'œuvre  de  la  peinture  on  de  la  sculpture,  plusieurs  de  nos  lecteurs  nons 
ayant  exprimé  leur  préférence  pour  ce  mode,  snr  celui  adopté  cette  année.  Nous 
gommes  heureux  de  ponvoir  annoncer  qne  H.  J.-B.  Lagacé  s'est  chargé  de  nons 
faire  admirer  les  beautés  de  ces  œnvres  d'art.  Accompagnés  de  la  critique  si  sûre 
et  si  attrayante  tout  à  la  fois  de  notre  jeune  et  savant  collaborateur,  ils  acquer- 
ront un  surcroît  d'intérêt. 


?a    witcction. 


GRAVURES    ARTISTIQUES. 

PAGES 

Un  présent  du  ciel 2 

Saint  Jean-Baptiste,  d'après  Murillo 4 

Sir  Joshua  Reynolds,  peint  par  lui-même 6 

Samuel,  d'çprès  sir  Joshua  Reynolds 9 

Pénélope  Bootliby,  d'après  sir  Josliua  Reynolds 11 

L'âge  d'innocence,  d'après  sir  Joshua  Reynolds 12 

La  comtesse  Spencer,  d'après  sir  Joshua  Reynolds 13 

Simplicité,  d'après  sir  Joshua  Reynolds 14 

Elisabeth,  duchesse  de  Devonshire,  d'après  sir  Joshua  Reynolds 15 

Petite  marchande  de  fraises,  d'après  sir  Joshua  Reynolds 16 

GRAVURES    D'ILLUSTRATION. 

ninstrations  de  l'Onblié  : 

Pendant  qu'Elisabeth  prenait  la  vaisselle  d'étain  sur  le  dressoir 53 

Tous  combattirent  jusqu'à  la  mort 59 

Maîtrisant  son  émotion,  il  la  prit  dans  ses  bras 62 

Il  ne  vient  pas  encore 66 

ninsirationg  de  DésiUnsion  : 

Une  lettre  ponr  Monsieur 300 

Le  Comte  lui  tendit  la  main 306 

Il  gagna  à  pied  le  village  de  Longcours-au-Bois 353 

Je  reviens  de  l'inhumation  d'une  de  mes  cousines 358 

On  l'avait  retiré  inanimé 364 

Avant  de  les  cacheter,  Alexis  les  relut 460 

Au  milieu  d'elles,  le  comte  s'agenouilla 466 

ninstratton  de  Notre-Dame  de  Lorette  : 

Installation  de  Robert  Symes  comme  chef  honoraire  des  Hurons    de 

Lorette,  en  1838 344 

MUSIQUE. 

Danse  ronde  (chant  Huron) 279 

Danse  du  calumet  (chant  Huron  d'origine  Iroquoise) 279 

Autre  danse  du  calumet  (chant  Huron) 280 

Danse  de  la  découverte  (chant  Huron) 281 


TABLE   DES  MATIERES 


Du   TOME    XL.. 

PAGES 

A  nos  lecteurs 494 

Appendicite,  par  J.  Lefevre 438 

A  travers  les  faits  et  les  œuvres,  par  Ths  Chapais 80,  161,  240,  320,  399,  479 

A  travers  les  livres  et  les  revues 336,  415 

A  des  sœurs  d'Apôtres  (poésie),  par  l'abbé  Leleu 283 

Canadiens  aux  Etats-Unis  (les),  par  J.-L.-K.  Laflatnme..72, 153, 232, 31 1, 385, 471 

Déchiffrement  d'une  ancienne  écriture,  par  Alph.  Gaanon 180 

Désillusion,  roman,  par  Marie  Floran,  illustré  de  trente-deux  gravures, 
par  M.  Mas 294,  351,  455 

Encore  un  mot  sur  l'Aiglon,  par  J.  de  la  Bassée 292 

Employés  civils  sous  les  Pharaons  (les),  par  Alpli.  Gagnon 149 

Frère  Alexis  Raynard  (le),  O.  M.  L,  par  L.-A.  Prud'homme 207 

Grand-prix  de  Kome  (le),  à  l'école  des  Beaux-Arts,  par  J.-B.  Lagacé 97 

Hôpital  Général  (1')  de  St-Boniface  de  la  Rivière-Rouge  (1845) 220 

Irlande  et  France,  par  l'abbé  Leleu 177 

Louis  Jolliet,  premier  seigneur  d'Anticosti,  par  Ernest  Gagnon 42,  190,  257 

Microbes  (les),  poésie,  par  P.  P 69 

Newj'orkicite  (le),  par  J.  de  la  Bassée 226 

Naissance  de  saint  Jean-Baptiste,  poésie,  par  F.-X.  Burque,  ptre 113 

Nos  cousins  d'outre-mer,  par  Alph.  Gagnon 417 

Notre-Dame  de  Lorette  en  la  Nouvel  le- France,  par  L.  St-G.  Lindsay,  ptre. 

30,  131,  183,  267,  337 

Oublié  (1'),  par  Laure  Conan 52 

Politique  canadienne  (la),  jugée  à  l'étranger,  par  Alfred  Siegfried 214,  284 

Prière  au  Christ,  poésie,  par  l'abbé  Leleu 130 

Primavera  ou  souvenirs  d'été,  poésie,  par  Berthe  Leleu 468 

Sir  Joshna  Reynolds  et  ses  œuvres,  par  A.  Leglaneur 7 

Songe  d'une  nuit  d'été,  poésie,  par  Bertlie  Leleu 160 

Un  appel  à  Dieu,  par  l'abbé  Elie-J.  Auclair 368 

Vitalité  de  la  race  française  au  Canada,  par  L.-A.  Prud'homme-  18,  117 


I 


AP 
21 

v.AO 


Revue  canadienne 


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